LES SOIRÉES AMUSANTES. T O M E PREMIER.   LES SOIRÉES AMUSANTE S, o u RECUEIL CHOISI DE NOUVEAUX CONTES MORAUX. T O ME PREMIER, A AUsTERDAM. M- DCC. LXXXV.   AVIS DE L'ÉDITEUR. En offrant au Public un Recueil choifi de Nouveaux Contes Moraux, épars dans divers Recueils, nous nous croyons d'autant plus affurés de lui plaire 9 que la plu* part d'entre eux ont déja obtenu fon fuffrage , & que ie nom des Auteurs qui ont contribué a former cette Colleclion eft un garant für de lmtérét qu'elle doit infpirer 5 ii iuffit de nommer M. Ie Chevalier de Florian.M, de  yj AVI S. May er > M. Saurin , M. Imbert qui s'eft particuliérement exercé dans ce genre , pour fixer fur eet Ouvrage les regards du Public , accoutumé a accueillir avec empreffement tout ce qui fort de leur plume. Nous avons eipéré que. cette Collecüon auroit 1'avantage de réunir de petites Pieces fugitives de Profe , auffi propres a former le goüt qua remplir agréablement quelques inftans de loifir , & dont on ne jouiffoit point, faute de les avoir raffembléesNous avons cherché è. les préfenter dans un ordre qui put  yiij A VIS. Peut-être verra-t-on dans cette Colleftion Tavantage de préfenter 1'état aftuel de nos richeffes dans un genre de littérature , fait pour plaire , digne d'être encouragé, qui exige a la fois une grande connoiffance du monde & 1'art plus difficile de dévoiler les replis du cceur humain, & dont enfin les rapports avec Tart théatral ont été fi heureufement indiqués par un Ecrivain diftingué. LES  les SOIREES AMUSANTES, O V RECUEIL CHOISI DE N O U F E A U X CONTES MORAUX. LA SOIRÉE ESPAGNOLE C O N T E. Ti "Mans im viUage de l'Andalou/ïe, vivoit un Jaboureur nommé Pcdro. II poflfédoit la plus belle ferme du* pays j mais c etoit fa moindre richéfTe. Trois filles & trois garcons qu'il avoit Tome I. ' a  z Les Soirees eus cie fa femme Thérefe 3 étoknt déja marles, avoient des enfans , 8c habitoient tous dans fa maifon. Pédro agé de quatre~vingts ans, Thérefe de foixante-dix-huit, étoient fervis, aimés 6c refpecTrés par cette nombreufe famille , qui -n'étoit occupée que de proJonger leur vieillefle, Comme toute leur vie ils avoient été fobres & labo-» rieux, nulle infirmité ne les tourmentoit dans leurs vieux ans. Contens d'eux-mémes, s'aimant toujours, heureux & fiers de leur familie 5 ils remercioient Dieu & bénüfoient leurs enfans, Un foir, après avoir pafle la journee a faire la moiflon , le bon Pédro, Thérefe & fa familie fe repofoient devant leur porte, aflis fur des gerbes. Ils admiroient le fpedacle de ces belles nuits d-été, que ne connoiflent point les habitans des villes. Voyez % difoit le vieillard 3 comme ce beau cie!  fftparfcmé d'étoiles briJlantes, dont Quelques-unes , en fe détachant , laiffait après eJJes un chemin de feu La hm cachée derrière ces peuplicrs, nous donne une lumiere paJe 8c tremelante, qui teint tous les objets d'un Wanc uniforme ; Je vent n'ofe fouffler; les arbres tranquilles fembient refpeder le fommeil des oifeaux qui lont a f abri dans leurs nids; le rof%iol ne chante plus; la hnoite dort latetefous fon aile; le ramier repofe avec fa.compagne au milieu des petits qui n ont encore d'autres plumes que celles de leur mere. Ce profond nlencc n eft troublé que par un cri plaintif 8c lomtain qui vient frapper nos ordlles a mtervalles cgaux. C'elt le bibou image du méchant: il veille quand les autresrepofent; il craint la lumiere du jour. O mes enfans ! foyez toujours bons, 8c vous ferez toujours heureux. Depuis foixante ans votrc A ij  4 Les Soirees mere 6V moi nous jouiiïons d'une féli-, cité tranquille 5, puiniez - vous ne pas 1'acheter auffi cher qu'elle nous couta! A ces paroles, quelques larmes vinrent baigner les yeux de Pédro; Ifabelle, raïnée de fes filles, les cfifuya en 1'embranant. Mon pere, lui ditelle , les maux panes ne font pas difficiles a raconter : vous jugez avec quel intérét nous en écouterons le rédt j ma mere ferabien aife que vous rappeliez vos premières années: il , n'eft pas tard, la foirée eft belle-, & le plaifir de vous entendre nous délauera mieux que le fommeil. Toutc la familie de Pédro lui fit les mêmes inlances. On fe mit en cercle autour de lui, chaque mere prit fur fes genoux 1'enfant dont les cris auroient pu diftraire leur attentionj il fe fit un profond filence \ & le bon vieillard, s'appuyant fur fa fille , & tenant la main de Thérefe , commenca- ainfi fon récit,  AMUSANTE S. f .Jé navois que dix-huit aris, Thérefe en avoit feize. EUe étoit fiile ünique de Lorencjo , le plus riche fermer du pays. J'étois le payfan lé plus pauvre du village. Je ne m'appergus <ïe ma pauvreté qu'en devenant amoureux de Thérefe. Je fis tous mes efForts pour étemdre une pairion que je prévoyois devoir faire le malheur de ma vie. J'étois bien sur que mon peu de fortune feroit un obfracle étcrnel pour obtenir Thérefe, & que je devois renonceraelle, ou fonger aux moyens de m'enrichir. Mais pour m'enrichir, il felloit quitter mon village , le vilhge ou demeuroit Thérefe ; eet efFort étoit au-delfus de moi. Après avoir bien réfléchi , après avoir ufé le peu de raifon qui me reftoit a faire des projets , je me déci & les habitans des grandes villes font fi peu de cas de Tart qui les nourrit! Thérefe n étoit guere plus habile que moi; elle fouffroit, elle trembloit pour 1'avenir 5 nous nous cachions mutuellement nos peines, fupplice cent fois plus affreux que les maux dont nous gémiflions i enfin, n'ayant plus de reflource , je m'engagai dans le Régiment de Cavalerie qui étoit en garnifon a Cordoue. Le prix de mon engagement fut donné a Thérefe, qui le regut en pleurant.  A M U $ A T Ë S. u Ma paye me fuffifoit pour vivre; les petits ouvrages que faifoit Thérefe (car rindigence Tavoit initruite ) M donnoient le moyen de faire aller notre petit ménage. Un enfant vint reflerrcr nos noeuds. C'étoit toi, ma chere Ifabelle , nous te regardames Thérefe & moi, comme devant faire le bonheur de nos vieux jours. A chaque enfant que le Ciel nous a donné5 nous avons dit la méme chofe , Sc jamais nous ne nous fommes trompés. Je te mis en nourrice, paree que ma femme ne put te nourrir: elle en fut défolée s elle paffoit les jours auprès de ton berceau, tandis que par mon exadtitude a mes devoirs, je tachois d'acquérir feltime de mes chefs 6t Famitié de mes camarades. Dom Fernand , mon Capitaine, n'avoit que vingt ans: il fe dilHnguoit de tous les autres Officiers par fon amabilité & par fa figure. II m4avoif A vj  14 L B S $ O ï R È E S moment de fa colere \ je 1'appaifai par mes larmes : il confentit a m'écouter i je n'entrepris point de me juftifier , mais je tachai de le fléchir. » Le mal 33 eft fait , lui dis-je : Thérefe eft I 93 moi, elle'eft ma femme. Ma vie »» eft dans vos naams, puniflez-moi 33 mais épargnez votre enfant, votre w fille unique *, ne déshonorez pas 93 fon époux , ne la faites pas mou33 rir de douleur •, oubliez-moi, pour 53 n'avoir pitié que d'elle feule «. En difant ces mots , au lieu de le con- _ duire chez Thérefe , je le conduifois vers Fendroit ou 1'on te. nourruToit ^ ma fille : 35 Venez, lui dis-je , venez 33 voir encore quelqu'un dont il faut que vous ayez pitié cc. Tu étois alors dans ton berceau , tu dormois *, ton vifage blanc 6V vermei! peignoit Finnocence & la fanté. Lorengo te regarde , fes yeux fe mouillent; je te prends, je te préfente a lui: Voila encore votre I  AMUSANT ÈS. lp rateur. ïl confirma le don qu'il m'avoit fait de ma liberté; il voulut y joindre des bienfaits que nous n'acceptames point. Nous revïnmes enfuite dans ce village, ou la mort de Lorengo m'a laiflë maïtre de fes biens, & ou nous fmirons nos jours, Thérefe 8c moi, dans la paix Sc au milieu de vous. Tous les enfans de Pédro s'étoient preflés autour de lui pendant fon récit. II ne parloit plus, qu'ils écoutoient encore, Sc leurs pleurs couloient le long de leurs joues. Confolez - vous, leur dit le bon vieillard; le Ciel m'a récompenfé de toutes mes peines par 1'amour que vous avez pour moi. En difant ces mots il les embraifa, 8c foute la familie alla fe coucher.  ïo 'Les Soirees TOUT CELA, f AUTE de s'eNTENDRÈ, C o n t e* rri 1 out le monde fa.it que le DiableBoiteux , a la médifance pres, étoit un bon diable. Sa reconnoüTance pour celui qui a brifé fa prifon de verre, ( car on fait auffi qu'il étoit prifonnier dans une bouteille ) le foin qu'il prend de lui raconter Sc de lui faire voir toutes les aventures fcandaleufes, lui ont fait une réputation d'honnêteté qui durera tant qu'il y aura des Diables dans le monde c'eft lui promettre 1'immortalité. Je vais mettre en fcene un autre Diable 5 parent du Diable-Boiteux, Sc qui fe nommoit Aftarot. Aftarot aimoit Surival, Sc ce Surival étoit une  AMUSANT ES. 2 f efpece de Philofophe; il raifonnoit beaucoup fur les hommes ; Sc vous dire que dans ce moment-la il étoit malheureux , c'eft vous dire qu'il médifoit du genre humain. II trouvoit que tout ici-bas étoit alfez mal arrangé, Sc que le bonheur étoit bien plus difhcile a trouver que la pierre philofophale. Aftarot le prit un jour a part pour lui donner une legon, ou plutót un fpecl-acle de morale ; il le conduifit pour cela fur une tour a(fez élevée, une grande lunette qu'il avoit dans les mains lui donnoit J'air d'un Savan t qui monte a 1'obfervatoire : leur intention n'étoit pourtant pas d'examiner ce qui fe faifoit dans les cieux, mais de fcruter ce qui fe paffoit parmi les hommes, qui, au fond, font peutêtre plus difficiles a déchiftrer que Jes aftres. Aftarot avoit aufii apporté un de  ^4 Les Soirees fur le point de devenir veuf; il verfoit de groftes larmes, Sc il s'arrachoit les cheveux. Ah ! bon, dit Surival, voila qui eft édifiant, un mari qui aime fa femme. Oui, dit Aftarot, voila le texte : écoutez a préfent la glofe. A la mort de fa femme, ce mari fera obligé de rendre une dot conftdérable qui corapofe toute fa fortune, Sc cela, faute d'enfans. (Alors Surival rabattit un peu de fon eftime pour ce mari.) Mais regardez un peu plus loin , continua Aftarot; voyez eet homme qui, a coups de baton, chaiTe de chez lui un nis qui revient toujours. Ce fils lui eft a charge , paree qu'il a trop jd'enfans, tandis que le mari que nous venons de voir n'en a pas aflèz. Celui-ei favoit depuis long-temps qu'il n'en auroit point; fa femme dont il eft aimé, défroit beaucoup en avoir a caufe de lui; Sc les femmes, en pareil  A M U $ A T E S. Xf pareil cas , ont tant d'expédiens ? Cmyez -vous qu'en s'y prenant de bonne heure , Ja femme de concert avec fon mari, n'auroit pas pu furtivcment en aller commander chez eet homme qui Jes fait £ bien ou meme en prendre de tout faits , en s arrangeant avec lui ? Tout cela faute de s entendre. : Surival ™oh perdu la fin de ce difcours , paree que fa Junette , en fe dérangeant, lui avoit laiOe voir un objet qui avoit diitrait fon attentton; c'ctoit une jeune perfonne qui foupiroit, qui gémilfoit tout bas, Sc dont la feule maJadie étoit d'avoir quinze ans. Elle étoit dans la maifon paternelle, qui avoit fair d'une prifon j fon pere 1'appeloit ma fille , Sc elle n'ctoit que fon efclave ; enfin fa poitnne qui étoit gonfiée par des foupirs ie trouvoit dans une agitation conti' nuelle ,& fa beauté n'y perdoit rien, Tornt l g  AMUSANTE S. 27 neparlequ'en chuchotant, qui a Fair ^ntngué, quircpand 1'argent a droitc & a gauche pour rendre muets ceux qU1 °m de tr°P bons yeux; qui, en f mot> ^fïemble k un voleur pres de tomber dans Jes mains de la Juftice ? Ceft un mari qui introduit en tecret, dans fon appartement, une jeune fille dont il eft éperdument amoureux. II fe dit en lui-méme: Ah F femme> <*ui w «'eft que trop hdelle , pouvoit choifr un amant P je ne craindrois pas qu'elle eüt les yeux ouverts fur ma conduite: je ferois plus hbre , 8c par conféquent plus heureux Ha raifon , dit Surival. Fort bien, ré* pondit Aftarot; mais voyez fa femme, dont 1'appartement eft féparé du fïen : qui, dans ce méme inftant, introduit chez elle un jeune homme qu'elle aime auffi. Voyez comme elJe eft dans la meme contrainte, dans le méme cmbarras,dans la méme inquiétude» Bij  i8 Les Soirees Oh ! dit - elle de fon eóté , fi mon fidelle époux pouvoit devenir volage une fois en fa vie! je n'aurois rien a me reprocher, Sc je ferois plus heureufe. Vous voyez, Surival > que ces deux époux n auroient qu un mot a fe dire , pour s'accorder une indulgence mutuelle, Sc pour vivre en paix Sc tranquilles. Cela n eft pas encore bien certain, reprit Surival qui en méme temps porta le cornet a fon oreille ; Sc auiri-tot ils furent interrompus par un grandbruit qu'ils entendirent. Cétoit un homme de moyen age , qui querelloit a haute voix le Ciel Sc la terre. Je fuis tout a la fois, s'écrioitil, un homme d'efprit Sc un favanr, je'fais de la profe & des vers-, je parcours avec gloire la carrière du théatre Sc celle de la philofophie , Sc 1'indigence me pourfuit par-tout! Je céde^ rois volontiers beaucoup de gloire pour pn peu d'argent,  A M U S A N T ES. 19 Cet homme-la vous attrifte, dit Aftarot ? Regardez par ici. Et en méme temps il lui fit voir un homme riche, Sc fort ennuyé. Cela ne parut pas extraordinaire a Surival 5 ce qui Pétön* na davantage, ce fut de lentendre, a la faveur de fon cornet, fe pïaindre a-peü-près en ces termes: Je regorge de biens, & je fuis loin detre content ! C'eil de la gloire qu'il me ratidroif, je voudrois avoir la réputation d'un grand homme, 8c je n'ai que celle d'un homme riche. Ah ! que je dcrnnerois de bon coeur beaucoup d'argent pour un peu de gloire ! Surival dans fon premier mouvement , fans fonger s'il étoit entendu ou non, lui cria d'achetér quelque manufcnt du favant qui 1'intirelToit* mais comme tout le monde n'avoit pas fon cornet, les vents emporterent fes confeils. Ils ne .vous enterident pas 3 dit B iij  AM U SANTÉ S. 3 f s'entendre. Fort bien , interrompit enfin Surival, mais je voudrois bien favoir quel eft le but moral du fpectacle que vous me donnez ici: que prétendez - vous en conclure ? J'en conclus, répondit Aftarot, que la nature a mis chez les hommes tout ce qu'il leur falloit pour être heureux; & qu'ils ne doivent s'en prendre qu a eux - mêmes, s ils ne le font pas. Vous avez raifon, mon cher Philófophe , reprit Surival, je n'ai qu'un mot a vous répondre: je vois fort bien que les hommes ont parmi eux tout ce dont ils ont befoin, mais je erois qu'ils n'en feront pas mieux pour cela, tant qu'ils n'auront pas votre lunette pour fe voir, öc votre cornet pour s'entendre. Biv  ^ Les $ o i r è e s LE PLUS GRAND DES DANGERS , A N E C D O T E. Saint-Leu étoit né de parens honnêtes & opulens. Ce n'étoit pas un fage , car il n'avoit que dix-liuit ans,, & il vivoit a Paris : ce n'étoit pas. non plus tout-a-fait un étourdi, ni un fot, car il avoit été bien élevé , Sc fon caeur étoit honnête Sc fenfble* Mais en fait d'amour, il avoit cette légéreté fi commune parmi les jeunes, gens', fes procédés étoient lelies, paree que fes défirs étoient vifs , Sc que la fortune lui avoit donné la facilité de les fatisfaire. Une feule circonltance le contrarioit quelquefois:. ü étoit encore dans la dépendance de fes parens 5 il logeoit avec eux. Un jour il fe promenoit dans un Jardin que vraifemblablement il ne  Amusante s. ?, frequentoit guere, Je Luxerobourg genade pe.nnalog.eafes gol5tl' & QU. noffie aUx Amat£urs > Beaux-£(prits, des méianeoligues & quelques Voifi* Dans une alL d« Pius fohtaires qu'il traverfoit d iur un banc a IVWï ' • 5 > - w> a icca",«oi tune jeune Perfonne que nous nommerons PétroniJle. Ses veVmpnc • / - vetemens , qm étoient d Plus ^ples,n»auroient point attiré les regards de Saint-Ieu.5 mais avan, hafa d ,ete Jes yeux fe elle , il apper. 9« ^ plus (olie figure du mondbui -non?oitauplusdix-feptanS-C,to.t 6" e™ JAaSe 9"*avait Pétronille. Un peu de paleur repandue fur fe traite en ajoutant a iWérêt de fa beauté' ~?oit quelque grand chagri„. Sa' figure Sc fon regard modefte n>invi, toient point i Ja témémé . orconftance & le ]tóu étoiem en ^ tradtdhon avec fon air & fa modeffie üne 'enne ****** jofe, feuIe;  34 Les Soirees affife dans un Jardin public , peut bien être honnête & vertueufe y mais a Paris, il eft prefque permis de s'y tromper. Saint-Leu fut au moins curieux de favoir ce que c'étoit', il pafta pourtant devant elle fans s'arrêter , 8c fans lui parler ; mais il la regarda fixement; 8c a la feconde fois , 1'ayant retrJiivée au méme lieu , il vint s'afleoir fur le méme banc, mais a quelque diftance de la jeune perfonne. Soit qu elle ne Peut point appercu ( car elle avoit Fair très-occupé ) , foit que le maintien honnête , 8c plus honnête qu'a 1'ordinaire, du jeune Saint-Leu, ne Teut point alarmée , Pétronille ne quitta point fa place. Saint-Leu, aprés 1'avoir confidérée un inftant fans rien dire, ofa lui adreflferlaparole. L'airtrifte qu'elle avoit fut le prétexte qu'il faiiït pour lui parler ; 8c il tourna aftez heureufement fon compliment pour ny laüTer rien d'effrayant pour la pudeur >  AMUSANTE S. |i en cas que la pudeur fe uit hafardée a une pareille folitude. Après un entretien préliminaire, auquel Pétronille ne contribua guere que par des demiphrafes, Saint - Leu lui demanda la pcrmiffion de la ramener chez elle. Elle lui répondit fort naïvement qu elle n'avoit point de demeure. II. lui ofFrit alors un fouper Sc un afile chez lui& il fut peut-etre furpris de n'être pas refufé. Pétronille, après Pavoir regardé un moment fans parler , accepta ia propoftion , fe mit en devoir de le fuivre , Sc Saint - Leu 1'ayant fait entrer dans une voiture qui 1'attendoit k h porte du Jardin, Ja fit conduire tout droit afon appartement Peut-étre avoit-il „n laquais Sc un < portier accoutumés a fermer les yeux & a fe taire. Quoi qu'il en foit le ^oiü chez lui, tête-a- tête avec Pétronille. Pétronille étoit toujours auffi jolie i mais elle ne paroiiToit pas plus B vj  'f£ L E S $ Q I R E E, S' contente. Sa beauté gagnoit. a. être vue de prés 'y elle étoit fans parure, & le fard lui étoit étranger.. Son organe. étoit encore un nouveau moyen de. {edu&ion; elle. avoit ce genre de voix. qui- paroit embellir la bouche dont elle fort. Saint-Leu étoit enchanté defa bon-ne fortune ,, rnais il. ne lui étoit pas permis de s'en applaudir tout Baut car j'ai. dit quil vivoit encore chez. fes parens ; Sc quoique fon ap-. part.e.ment fut fép.aré des leurs, il.avoit. befoin de précaution pour n'être pas, découvert 11 feignit une indifpoiition^ & fe fit apporter a fouper dans fa, chambre. On juge bien: qu'il, ne. devoit pas y fouper feuf: il. avoit un; charmant convive qui fe mit a table: avec lui, Saint-Leu crut. s'appercevoir: qu'elle avoit plus de befoin que d'appctit j Sc bientót il n'attribua qu'a fa., foiblelte eet air abattu qui atm/ïoit, fa phyiionomie. Quand le fouper £u&  AMUSANTER avance, tl s'enhardit \ a de vagues propofitions, il fit fuccéder la galanterie, On lui répond froidement:. il eft furpris., mais il croit que le moment n'eft pas encore venu , & il attend. Au. deflert, il quitta la place pour aller s'aCeoir a cóté d'elle. Son regard, devient plus animé , fon entretien plus vif i il prend une main d'un air familier, mais la furprife de SaintLeu redouble , quand il fè fent repoufte par Pétronille. Pétronille ccarta fa main, non pas avec eet air étudié qui ne femble fe refufer au défir que pour Pirriter davantage 5 ce n'étoit ni du mépris, ni méme de la fierté % c'étoit un refus doueement exprimé y mais qui paroiftoit réellement fentL Saint-Leu alloit s'en plaindre ou témoigner au moins fa furprife; mais fes yeux rencontrerent ceux de Pétronille , & le reproclie expira fur fa, bouclie. Si un regard de Pétronille:  1% Les Soirees 1'empécha de parler, il ne 1'empécha pas de réfléchir a fa fituation, qui ne laiilbit pas d'étre fïnguliere. II étoit loin de pouvoir expliquer ce qu'il voyoit. Quand ils eurent quitté la table, ils s'arlirent auprès du feu \ on étoit alors en hiver. Un moment après, méme liberté de la part de Saint-Leu, &: méme conduite de Pétronille. Ces refus réitérés infpiroient a Saint - Leu un dépit fecret, & il n'ofoit le témoigner. Sa pofition paroïtra encore plus embarrafifante , quand on faura que de moment en moment Pétronille 1'intérelToit davantage. S'il avoit peine a lire dans 1'ame de cette fille fingultere, il commen^ok a ne pas voir plus clair dans fon propre cceur: ce n'avoit été d'abord que curiofité, fantaifie ; ce qu'il éprouvoit alors étoit un fentiment, fentiment vague encore a la vérité, Sc dont il n'avoit pas cherché a fe ren-  40 Les S o i r e é s fon ame. Pétronille, de fon cöté s fembloit le regarder avec intérêt j & en effet tant de réferve en pareille circcnltance étoit remarquable dans un jeune homme; il avoit d'ailleurs de la figure 8c de 1'amabilité; 8c n'être pas infolent dans une telle fituation, c'étoit une grande preuve de modeltie, Mais a la fin, impatient de voir le dénouement de cette aventure, il demanda la permiffion de fe coucher, pour voir comment cette propofition feroit recue. II le faut bien, dit-elle. avec un air cmbarraue. Et vous, reprit Saint-Leu, qu'allez-vous faire?Saint-Leu ne fit point cette quefrion fans trembler de la réponfe qu'il alloir recevoir. Elle fut peu fatisfaifante.. Pétronil'le lui demanda a pafier Ja nuit dans un fauteuil au coin du. feu ; 8c elle fit cette de mande avec eet air qui ne permettoit pas a SaintJ-eu de contredire. Comme il ne:  'AMUSANTE S: 4* rcpondoit pas, elle renouvela fa demande , mais avec plus d'inftarice , & pria Saint-Leu de fe coücher. Sa phyfionomie ne s 'étoit pas cgayée\ & G. fa beauté parloit aux fens de SaintLeu é fon air de trifteue touchoit fon cceur, & le défarmoit. Enfin il fe mit au lit j & Pétronille , les yeux baiffés & tournés vers ie feu , s'enfonca dans fon fauteuil. Vraifemblablement ils dormirent peu 1'un 8c 1'autre. Quand le jour fut venu , Saint-Leu, a qui la rénexion avoit infpiré fans doute plus de courage , ofa commencer un difcours qui tendoit k un édairciiTement. Mademoifelle, lui dit-il, vous avez jeté mon efprit & mon cosur dans un trouble que je ne faürois fupporter plus long-temps. Permettez-mpi de vous faire remarquer que mon aventure efi: bien étrange , 8c que votre conduite avec moi ofFre des concradicüons au  4i Les Soirees moins apparentes, très-difficiles a expliquer. II eft vrai, lui répondit Pétronille mais ma conduite envers vous, ma démarche , que la néceftité a déterminée, & non pas la réflexion , me furprend bien autant qu elle vous étonne. Peut-étre votre phyfionomie , qui ne paroit pas m'avoir trompée fur ks difpofitions de votre cceur , m'a -1 - elle infpiré le courage dont j'avois befoin ; peut-étre auroisje fait la méme démarche avec moins .de raifon de m'y hafarder. Quoi qu'il en foit, vos procédés mentent de ma part une entiere franchife , Sc vous allez connoitre enfin la malheureufe Pétronille, c'eftainfi qu'onme nomme. A ces mots ayant gardé un moment le filence, comme pour recueillir fes forces , elle commen^a ainfi: Je fuis née en Province , de parens honnêtes, mais pauvres; une tante qui avoit quelque bien, Sc qui-  AMUSANTE S. 45 m'avoit recue chez elle ï Paris, me mit en apprentiffage chez une Brodeufè , a qui elle devoit donner une certaine fomme. Le malheur qui m'a toujours pourfuivie , m'enleva ma tante , qui, avant de mourir, venoit de perdre fa fortune par un proces. La femme qui m'avoit recue ne put plus, ou ne voulut plus me garder. Un homme riche du voifinage me fit ofïrir chez lui une place que je me vis förcée d'accepter. Je fus afïez contente du traitement qu'il me fit d'abord, fans doute paree que je ne foupconnois pas fon véritable deffein; mais il ne tarda pas a me le faire connoitre , Sc j'appris bientót que mon honneur devoit payer fes bienfaits. 11 fit jouer auprès de moi tous les relforts que peut employer Ie riche corrompu contre la vertu indigente. II attaquoit tantot mon cceur, tantöt ma1 vanité. Après avoir perdu fes  44 Les Soirees prieres, il employa jufqu'a la menace i ayant réfifte a tout , je 1'ai vu difpofé a pafler jufqu'a la viole.nce \ & Ja peur d'y fuccomber m'a jetée dans le délire du défefpoir. J'ai cru devoir prendre la fuite; Sc n'emportant rien avec moi, de peur d eveiller le foupc;on Sc de rendre ma fortie plus difficüe , je me fuis échappée des le grand matin. Ne fachant oü por ter mes pas, n'ayant pas méme de quoi acheter un afïle d'un moment, la' peur m'a fait entrer dans une ÈglifQ ; Sc je m'y fuis cachée au fond d'une Ghapelle, ou j'ai paiïé le jour entier & la nuit fuivante. Le matin j'en fuis fortie fans projet, fans efpoir. Etrangere, inconnue a tous les habitans de cette Capitale , clans quel fein aurois-je pu répandre mes malheurs ? J'errai longtemps encore, toujours pourfuivie par la crainte de tomber dans les mains de mon tyran. J'avois paüe prefque  AMUSANTE S. 45- deux jours entiers fans prendre aucune nourriture; j'avois peine a me foutenir, mais mon efprit étoit fï préoccupé de mes chagrins, que j'ai fenti ma foiblelfe avant d'avoir fenti mes befoins. Tout prés d'y fuccomber, je venois d'entrer dans le jardin du Luxembourg; Sc quand vous m'avez rencontrée , je m'aiTeyois fur le banc ou vous êtes venu vous placer. Vous favez tout le refte, Sc vous favez aufli, d'après le récit de mon infortune , quels font les fentimens de mon cceur. Vous voyez , Monfeur , que j'ai tout facrifié pour conferver 1'honneur. Cela peut vous fervir a expliquer ma conduite envers vous; Sc vous pouvez , d'après cela , décider celle que vous devez tenir envers mof. Je fens que mon malheur elt tel qu'il peut rendre ma franchife fufpecte ; mais je préfere ma vertu, méme a ma réputation; Sc n'ayant pu  46 Les Soirees conferver 1'une Sc 1'autre a la fois, je me confolerai, s'il le faut, d'être foup£onnée, accufée méme par la bouche d'autrui, li je fuis innocente a mes propres yeux. Ce récit de Pétronille étoit dans la plus grande vérité ; & il eft temps de 1'affirmer ici pour détruire les injuftes foupcons que fon aventure a pu faire naïtre dans 1'efprit de quelques lecteurs. Cet éclairciflement détruifoit les efpérances de Saint-Leu , Sc il ne put fe défendre d'un mouvement de joie en 1'écoutant. Pétronille qui s'intéreffóit de plus en plus au cceur de SaintLeu , parut contente de la fenfation qu'elle venoit de produire fur fon efprit. Elle ajouta a fon récit des chofes bonnétes pour lui; Sc fon vifage plus tranquille , annoneoit que fon cceur étoit moins affligé. L'amour enfin, par un effet contraire , mais affez naturel dans la fïtuation oü ils fe trou-  AMUSANTE S. 47 voient, avoit rafitiré Pétronille , & rendu Saint-Leu plus timide. II tacha de la confoler & de lui faire efpérer un avenir plus heureux. Enfuite ayant a fortir, il la pria de permettre qu'il fermat fa porte, & qu'il emportat la clef, pour ne pas 1'expofer a être appercue de fes parens. 11 ne tarda pas a rentrer; & de nouveaux entretiens avec elle , enfoncerent le trait plus profondément dans fon cceur. Bientöt il ne put fe diffimuler qu'il avoit concu pour elle 1'amour le plus paffïonné. II ne balanca plus ; il courut trouver un parem qui logeoit dans la même maifon, & qui avoit pour lui 1'amitié la plus tendre. II lui raconta fon aventure, dont Alinval ( c'eft le nom de ce parent) ne fit que rire d'abord. II regarda cette hiltoire comme une fable débitée a un jeune homme étourdi par une aventuriere intérelfée; mais pour y croire fans héfiter, U  48 Les Soirees neut befoin que de voir 3c d'entretemr Pétronille un feul moment. Ce parent avoit un cceur fenfible 3c une philofophie douce. Les préjugés de naiffance 3c les confidérations de fortune étoient nuls pour lui, II s'intérefla a leurs amours; mais avant de rien entreprendre, il voulut donner a Pétronille un logement ou Saint-Leu put la voir fans demeurer avec elle: les deux amans fe virent en effet, Tune toujours honnête, 3c 1'autre toujours amoureux. Pendant ce temps-la, Alinval avoit écrit dans 1'endroit ou étoit née Pétronille , 3c avoit pris a Paris des informations fur la conduite. Content du fuccês de fes démarches, il s'étoit bien promis de rendre heureux ces deux amans, dont 1'amour mutuel ne faifoit que s'affermir de jour en jour par 1'eftime. Pétronille, en échappant ;aux embuches du corrupteur qu'elle avoit  'A MUSANTE S. 49 avoit quitté, croyoit bien avoir évité le plus grand péril qui put menacer fa vertu. Elle reconnut bientöt fon erreur. Jufque-la elle n'avoit été attaquée que par les richeflés qu'une ame noble peut méprifer, ou par la menace qu'on peut braver avec du courage; mais auprès de Saint-Leu, elle avoit a combattre fon propre cceur. C'eft un ennemi d'autant plus dangereux, qu'on s'en méfie d'autant moins , 6c qu'on vit toujours avec lui. Enfin un jour , a la fuite d'un entretien des plus tendres , ils fe trouverent tellement enivrés d'amour, que Saint-Leu alloit remporter une vidoire qu'il n'avoit pas fongé a pourfuivre : Saint - Leu n'ayant point eu le projet de féduire, 6c Pétronille, avec le ferme deflein de réfilter a la féduclion , étoient prés Pun 6c 1'autre de fuccomber, lorfqu'Alinval vint frapper a la porte pour leur annoncer leur bonheur. II Tornt I, C  co Les Soirees avoit li bien travaillé auprès des pere Sc mere de Saint - Leu , qu'il les avoit fait confentir a fon mariage avec Pétronille, Ainfï un moment plus tard, la vertu de Pétronille faifoit naufrage après avoir rélifté aux affauts les plus orageux : elle apprit par-la qu'on a bien plus befoin d'être en garde contre fa foiblefle que contre la force d'autrui. Elle époufa Saint-Leu, Sc ils furent heureux 1'un Sc 1'autre ; mais elle n'oublia jamais le quart-d'heure qui avoit précédé leur union. Elle fit plus : la tendrefle maternelle 1'emporta fur fon amour - propre j elle eut le courage de raconter a fes enfans les dangers qu'elle avoit courus; êc eet exemple fut peut-être pour eux une lecon plus éloquente Sc plus utile que tous les livres de morale qu'elle eut pu mettre dans leurs mains,  amusante s. fi ELLE FIT BIEN, Conté, ■ Hortense n'avoit qne quinzc ans. A eet age on eft encore jeune ; mais fon efprit ne 1'ctoit plus, Ce n'eft pas que le monde 1'eüt formée : elle fortoit a peine du couvent. Quelle école que le couvent ! Comme vingt jeunes Penfionnaires reünies enfémble vont loin ! On diroit qu'elles ont une efpece d'inftincl: qui leur fait preffentir& deviner ce qu'elles ignorent, Sc rarement elles fe trompent; inftincl: charmant, qui leur apprend toutes ces fineffes, ces efpiégleries, Sc ce manege enfin que fix mois d'ufage développent affez. Pour ce qui eft de la trempe de fon efprit & de fon caradere, Hortenfe étoit déja bien loin de la nature. Elle C ij  ji Les Soirees n'avoit plus que eet efprit & ce caractere que la ledure des romans compofe aux jeunes perfonnes. Elle en avoit lu, grace a 1'indulgence de la Touriere , de toutes les efpeces ; &, fans connoïtre le monde , elle étoit en état de deffiner dans fon imagination le portrait d'un Lovelace ou d'un Grandiffon. Sa tête exaltée ne voyoit le bonheur que dans 1'amour, Sc voyoit 1'amoLir par-tout. Elle s'étoit pétri un cceur a fa manicre , Sc ce cceur-la devoit 1'infpirer Sc la conduire. Vous tremblez déja pour elle.... Raflurezvous. Heureufement elle fe fit unplan de conduite, finguiier a ia vérité, unique peut-étre, Sc qui la préferva de bien des faux pas. Je reviens au couvent, Sc je n'oublierai point le parloir. Le parloir influe plus qu'on ne penfe fur 1'éducation des jeunes Penfionnaires. Les tête-a-tête y font bien longs \ tête-a-  A M U S A N T E S. en frac, en chapeau rabattu. II avoit plus de fouplefle dans fa taille , plus de graces dans fon maintien 5 fa tête enfin difoit quelque chofe. Peu s'en fallut qu'Hortenfe ne prêtat tout-afait Toreille. Mais elle avoit un plan 3 êc déja elle avoit gagné un terrain immenfe , car Mélidor avoit dit: Je vous aime. Le jour du mariage eft enfin arrivé. Hortenfe époufe Mélidor. Vous allez voir quels moyens elle mit en ufage pour pouvoir être aimée long-temps. Sans doute il n eft pas a fouhaiter que  AMUSANTE S. 5^ ces moyens foient employés fouvent; mais il eft bien vrai que les femmes feroient en général des époufes plus heureufes. Je me hate de préfenter a mes lecteurs la fcene que j'ai a décrire. Dans une falie richement meublée, ou s'élevoit un lit nuptial fuperbement paré, dont une jeune femme-dechambre détachoit en fouriant les rideaux, Hortenfe avoit été conduite par Mélidor. Mélidor ( car enfin il étoit époux ) fe préfenta le moment d'après en robe-de -chambre. Hortenfe promena fur lui des yeux étonnés, öc lui dit avec le fourire le plus gracieux: — Que prétendez-vous, Monfieur ? En vérité ceci me paroit d'un fingulièr Ah ! du moins veuil- lez permettre que nous ayons fait connoiffance. — Mais, Madame. — Mais, Monfieur. — On fe figure aifément la furprife de Mélidor. II tombe aux genoux d'Hortenfe; prie , preffe...» C vj  Co Les $ o i r i e s Madame, 1'hymen a des droits facrés : je fuis bien éloigné de les réclamer ; mais quand 1'amour.... — L'amour, dit Hortenfe en le regardant avec les plus beaux yeux du monde, je ne demande pas mieux. Aimez-moi3 Monfeur , aimons-nous , j'y confens mais je vous préviens que je ne veux point reffembler a toutes ces époufes qu'on aime 3 qu'on quitte, & qui, dupes d'une fatiété qu'elles infpirent par trop de complaifance, font vraiment a plaindre. Oubliez, je vous prie, que vous êtes mon époux , Sc tacbez d'ètre mon amant. Voici mon appartement, chercbez ailleurs le vótre. -— Quoi! tout de bon, Madame ! — Un jour peut-étre me faurez-vous gré de eet arrangement. Mélidor fut contraint de fe retirer, Sc de fe réfgner. Le lendemain il fe préfenta de bonne heure a la porte 4'Hortenfe j il n'étoit pas joun Hor-  AMUSANTE S. 61 tenfe lui fit mille excufes , Sc lui annonca qu'elle ne recevoit perfonne pendant qu'elle étoit dans fon lit. Mélidor voulut avoir accès a fa. toilette ; il n'y eut pas moyen. Hortenfe n'avoit garde de fe montrer fous un li grand négligé, Sc de découvrir tout ce qu'elle étoit forcée d'emprunter a 1'art. Elle ne fut vifible pour Mélidor que dans fon boudoir, Sc après que toutes les glacés 1'eurent ralïurée fur le pouvoir de fes charmes Sc 1'effet de fa. parure. Elle reent fon époux comme une aimable connoiiTance dont on veut faire fon ami 5 Sc pendant qu'elle brodoit au tambour elle laifia a Mélidor tout le temps de revenir de fon étonne•ment , Sc de lui dire les plus jolies •chofes. On eut dit de la plus aimable des coquettes, fouriant aux décentes agaceries d'un aimable féducteur. Ils avoient 1'un Sc 1'autre beaucoup d'efprit, Sc 1'on imagine bien tout le fel  J'état déplorable ou je me trouve sa avec mon époufe, m'arrache enfin 33 le fecret de mes malheurs.*, mais m j'efpere , en vous les confiant, met» tre en füreté fon honneur 6c nos 33 jours , menacés des plus grands « dangers cc. Daignez, répondit Ifidore , me faire part de vos craintes 6c de vos infortunes, 6c comptez que femploirai mes richeffes 9 mes amis 9  AMU SANTÉ S, 6$ ma vie même ? s'il le faut a votre fervice. L'étranger encouragé par des fentimens auffi généreux, lui dit : 53 Vous faurez donc que je fuis le fils unique du Comte de Tolingue, Je devins éperdument amoureux de Mclanie, fille du Marquis de MagueIonne. Je n'ai rien négligé pour obtenir fa mam; mais une vieille inimitié qui fubfifte entre nos deux maifons, s'eft toujours oppofée au fuccès de mes vceux. Informé que , pour m'óter tout efpoir , fes parens avoient choifi pour fon époux le Chevalier de Ramure , qu'elle ne pouvoit fouffrir, j'ai pris le parti, d'accord avec Mélanie, de 1'enlever de chez fon pere , qui ne craignant rien de pareil, ne veilloit pas de fort prés a fes actions. Une belle nuit, afFiflé de quatre de mes vaffaux les plus affidés, j'entrepris de la conduire en Picardie dans une terre d'une de mes paren-  •ja Les Soirees tes, pour la foultraire aux perfccutions de fa familie. Avec le renfort de quelques amis bien montés, nous fuivions notre route , lorfqu'au fortir d'un bois nous rencontrames le Comte de Rones , coufin de Mélanie, homme fier & violent, qui prétendoit aufii a fa main , mais qu'elle avoit toujours rejetée. II étoit accompagné de gens a cheval; il avoit fans doute fait épier notre marche. Aufii-töt qu'il nous appergut: Quon arrête ces gens-la , dit-il d'un ton impérieux , je yeux favoir qui ils font , & ou ils emmenent cette jeune perfonne. Nous fümes en méme temps inveftis de toutes parts. Perfuadé qu'avec ma foible efcorte je ne pouvois réffter a tant de monde, je crus mettre fin a cette aventure , en déclarant qui nous étions, & notre deffein. Que je fus cruellement détrompé ! Dès que le Comte de Rones entendit mon nom, devenu encore plus fu-  AMU SANTÉ S. 71 rieux , il s'écria : Traitre ! infame rayiffeur ! j 'arrêterai tes odieux projets ; tu vas périr de la mort la plus af freufi , pour fervir a jamais d'exemple aux fcelerats de ta forte l A ces mots il me porte un coup cfépée fï terrible , que , li je n'eufTe effacé le corps en me précipitant de cheval, il m'auroit tué. Mes gens me croyant mort, 1'attaquerent avec intrépidité , Sc comme il étendoit fon bras pour faifïr aux cheveux Mélanie , ils le bief ferent dangereufement. Le combat devint général avec ma troupe Sc la fïenne. Sans doute que la nuit, qui approchoit, aura donné aux miens, qui étoient en trop petit nombre, la facilité de s'échapper. Pour moi, fongeant a fauver Mélanie, qui étoit étendue par terre fans co.nnoilfance , je m'approchai d'elle en tremblant, Elle m'appercoit, fe fouleve , Sc fe précipite dans mes bras, je lui dis  yi Les Soirees d'une voix baffe Sc prefque étoufïee; Idole de mon cceur, iï jamais il fallut montrer du courage & de l'agilité9 c'eft a préfent;, rappelez toutes vos forces Sc fuivez-moi. Aufti-töt je 1'entrainai dans la forèt. Nous y courumes long-temps , jufqu'a ce que fuccombant a la laflitude Sc a la détrefle 3 nous nous jetames au pied d'un arbre. Nous ne favions comment fortir de ce bois touffu , ou il ne paroiftoit ni voie ni fentier ; nous appréhendions de n'avoir été préfervés par notre barbare deftinée , que pour devenir la proie des bêtes fauvages qui pouffoient des hurlemens affreux. Dans cette extrémité, au milieu des hailiers Sc des ronces, nous entendimes le tré* pignement de quelque animal qui s'avancoit vers nous; craignant, non fans fondement, que ce ne fut quelque bete carnaftiere, j'aidai Mélanie a grimper fur 1'arbre, Sc je me mis en  A M V S A N T E S. y$ tri défenfe. Heureufement que ce n'étoit qu un mulet fort pacifique. Je 1'armai, me doutant bien qu'il s'étoit échappé de quelque maifon ou cabane voifine. Je fis delcendre ma compagne, 8c la placai fur le mulet, que nous laiflames aller en liberté, le prenant pour notre guide. En effet, il nous conduiik a la chaumiere d'un bucheron, qui nous regut avec d'autant plus de joie que nous lui ramenions fa monture , qu'il croyoit dévorée par les loups dont le bois eft rempli. Obiigés de fuir précipitamment, nous avions laifté fur le champ de bataille, équipages, argent, bijoux; il ne nous reftoit que nos habits, une cbaine d'or que j'avois au cou T 8c quelques pierredes. Nous fimes le projet de palier en Italië, 8c d'y demeurer inconnus jufqu'a ce que le temps, remede univerfel de tous les maux, mit fin a nos miferes. Le len-r Tornt ƒ. d  74 Les Soirees ' demain nous priames le bücheron Sc fa femme de nous donner quelquesuns de leurs vétemens en place des nótres; a quoi ils acquiefcerent volontiers , dans 1'efpérance de quelque gain : car la fmplicité ruftique n'ex- ' clut point la cupidité, Sc 1'amitié'du payfan 1'aveugle rarement fur fes intéréts. Habillés en villageois, Sc inftruits par ces bonnes gens, qui nous accompagneren quelque temps} de la route qu'il falloit tenir, nous les quittames. Arrivés a Marfeille , nous nous embarquames pour Genes , ou Mélanie , fatiguée de fa mer, me propofa de faire quelque féjour. Nous vendimes la chaïne d'or Sc le peu de pierredes qui nous reftoient, Sc , abandonnant nos habits ruftiques, nous achetames ceux que vous nous voyez. La fortune n'avoit pas épuifé tous fes traits contre nous-, elle nous préparoit encore de nouvelles difgraces. Nous avions pris  AMUSANTE S. 7£ dans Gencs , a 1'auberge de SainteMarie, un logement fort ifolé. Certain jour que fétois forti du matin pour quelques affaires, le vaiet de Thótellerte , qui avoit été fans doute gagné, introduiflt un jeune homme fuperbement vêtu dans la chambre de Mélanie, Je ne fais comment ce galant avoit pu la voir, pour en être fi paffionnément épds, car elle vivoit extrêmement retircc. II employa les ofFres les plus riches, les flatteries 5 Sc tous les moyens de fédu&ion; mais ne pouvant réuffir dans fon criminel deffein, il vouloit recourir a la violence : Mélanie crioit, fe défefpcroit, appeloit du fecours, lorfque j'arrivai, fort a propos fans doute. J'enfonce la porte; je melanee fur eet homme , Sc le perce de mon épée , délivrant a la fois Mélanie Sc moi d'un commun opprobre: ce malheureux tomba roide mort. Ie meurtre s etant fait fans éclat 3 j'en- D i)  7S Les. Soirees traïnai auffi-tót Mélanie, fermant la chambre , ou la frayeur nous fit oublier encore nos hardes Sc 1'argcnt qui nous reftoit de la vente de nos bijoux. C'étoit avant-hier. Nous nous réfugiames, fans être appercus de perfonne , chez un Franeois dont j'avois fait depuis peu connoiffance : nous lui avons caché notre funefïe aventure, prétextant des affaires tres-preffantes, nous Favons engagé d aller voir au mole , fï aucun vaifïêau ne mettoit a la voile. II nous a rapporté qu'une tartane devoit partir pour Lêrici. Nous avons alors follicité le patron d'accélérer fon départ: il nous a dit qu'il étoit obligé de vous attendre j mais nos inftances réitérées Font déterminé a vous aller chercher de grand matin. Dieu fait le trouble Sc Finquiétude ou nous avons été piongés jufqu'a votre arrivée. Enfin , nous comptions être en füreté, lorfque la  AMUSANTE S. ?j Mier, les vents Sc Ia fortune ont coitjuré contre nous, pour que la juftice, informée de 1'homicide, puifte encore envoyer fur nos traces, nous faire arrêter Sc nous livrer au fupplice cómme de vils aflaffins. Jugez , Seigneur, s'il. fut jamais une fituation plus cruelle Sc plus alarmante ! cc Le jeune Tolingue termina fon récit en fuppliant le généreux Pavefau de lui accorder fes confeils&fon appur. I/ïdore ne put refufer des iarmes dattendriflement aux malheurs de ces étrangers. Comptez, dit-il, fur tous les fecours qui feront en ma puiflance, Sc regardez - moi comme un ami Sc comme un frere qui vous eft inviolablement attaché. Je veux, en dépït des ouragans Sc de la mer, vous tirer d'ici, Sc vous arracher au danger qui vous menace. Si le chemin par terre n'étoit pas impraticable , nous monterions tout-a-i'heure a cheval, mais D iij  y% Les Soirees quelque temps qu'il faiTe , il faut nous rembarquer cette nuit. II promit triple paye au patron & aux matelots s'ils mettoient fur le champ a la voile 3 Sc les détermina a partir fans délai, quoique le vent fut tres-contraire. On étoit a la vue de Monurmo r paffage fort dangereux , ou la mer fe divifant, s'engouffre dans des grottes profondes avec un fracas épouvantable. Le temps devint tellement orageux , que le patron dit a fes gens , qui étoient immobiles d'effroi: Si la tempéte continue % je me jette a Peau, & fauve qui pourra. Chacun paltt a ces mots : Mélanie conlternée , embraflé le Pavefan , qui la raflure de fon mieux. II va trouver le pilote au gouvernail, & , manceuvrant avec lui, il le dirige avec prudence contre la fureur des ondes •> il harangue les matelots, leur diftribue des liqueurs fortes , & leur rend le courage & la vigueur. Tolingue tra-  A M U S A N T E S. y$ vailloit aufii avec les autres paftagers. Enfin on parvint 3 avec des efforts ïncroyables , a Porto - Fenere, ou le généreux Pavefan régala tout 1 equipage j Sc le lendeinain on arriva de bonne heure a Lérici. ïfidore retint les deux filles au fervice de Mélanie , Sc Jes conduiiit avec Tolingue a MaiTa, qui eft a peu de diftance de cette ville. Le Prince recut avec diftinótion fon parent Sc les deux jeunes étrangers , Sc leur aftigna un logement dans fon palais. II prit le plus yif intérêt air fort de ces Amans infortunés ; Sc, ayant euautrefois quelques Üaifons avec leurs families , dont il avoit connu plufieurs Officiers dans les guerres d'Italie > il fit palfer un de fes gentilsbommes en France pour ménager leur réconciliation. L'envoyé agit avec tant de zele Sc d'adrefte, qu'il parvint a réconcilier leurs intéréts : le plus prelfant de tous étoit de revoir leurs enfans, dont D iv  So Les Soiree s ils pleuroient Pabfence &les malheurs. Ils envoyerent vers eux des gens de confiance, pour les ramener dans leur patrie, ou ils étoient attendus avec un tendre empreffement. Ils prirent donc congé du Prince , après 1'avoir remercié mille fois de fes bontés officieuss. Ils exigerent du bienfaifani ïlidore qu'il les accompagnat, Sc vim afiifter a leurs noces : elles furent célcbrées avec grande pompe au fein des deux families reünies. Les deux époux Sc leurs parens ne pouvoient affez fèter a leur gré leur commun bien> faióteur. Dans ce même temps, une coufïne de Mélanie, riche, aimable, Sc encore dans la fleur de la jeuneflé, ayant perdu un vieux mari qui lui laiifoit de grands biens, ils la lui firent épou?fer-, ce qui le fixa pour toujours en France, cm ces deux couples charmans goüterent long - tems les délices de 1'amour Sc de Famitié,,  A M U S A jtf T E $. §r THÉRITIER MAIHEUREUX, A N E C D O T E. A H ! maudite fortune ! tu es encore plus ingrate que légere. Tu n'as pas cï'yeux pour faire le bien, tu vois trèsclair k faire le mal; fouvent on te trouve fans te ehercher , & fon te fait fuk en courant après toi. On na jamais eu pour cette ingrate un amour plus vrai & plus naïf que ie pauvre Oriphile. II avoit un gout déeidé pour les héritages , paree qu'il jugeoit que de toutes les manieres de s'enrichir, celle d'hcriter étoit toujours la plus commode & ia plus innocente. Tous les habits noirs en pieureufes. qu'il rencontroit le faifoient fourire & lui donnoient des idees agréables. Joiü peut-être un héritier, fe difoitil! il prétendoit que ce mot- étoit h; D v  Si Les S o i r é e s plus doux & le plus harmonieux de la. langue fran9.0i.fe. Oriphile avoit un oncle & une tante.. Tous deux étoient ricfies, êc tous deux 1'appeloient auprès de leurs perfonnes. Eft-ce a la tante , eft-ce a Tonele, qu'il donnera la préférence ? C'eft ce qu'il ne voulut décider qu'après une miïre délibération. Comme Oriphile vouloit n'avoir rien a fe reprocher, il 11'épargnoit ni les interrogations, ni les 'démarches*. Avantde prendre fon parti il s'étoit fait dormer un état de leurs biens; il avoit fait lever leur extrait baptiftere , pour favoir au jufte leur age; & enfin il avoit pris fur leur fanté Favis de leurs Médecins. II fe décida pour la tante , paree qu'avec autant de fortune que Tonele, elle avoit au moins douze ans de plus. On voit qu'Oriphile n'agifloit point en étourdi, & «qu'il raifonnoit fa conduite. Rendu auprès d'elle, il mit en pra*  M V S A N T £ s; $< tique les premiers principes de Part de ■ plaire j ii étudia le cara&ere de la vietlle tante. Ie (uccès étoit difficile -r mais une grande envie de réuffir en fournit prefque toujours les moyens Du cóté des petits foins , il n'étoic jamais endéfaut- &pour le travail il etoit infatigable. MadameErbine (c'eft Je nom de la veuve ) aimoit beaucoup la ledure ; mais comme elle ne pouvoit plus voir fans lunettes, ck qu'ej/e ne vouloit point pafter pour avoir befoin de lunettes , elle faifoit lire continuellement fon neveu, fous prétexte qu'il lifoit bien. Le pauvre Oriphile étoit condamné a faire des lecrures continuelies: le jour pour amufer fa tante, la nuit pour Tendormir: & eet exercice duroit prefque toutc la. nuit, paree que Madame Erbine ne pouvant jamais fermer Pceil fans le fecours d'un Orateur, ou d'unPoëte, .comme elle ne s'endormoit qu'ai  84 Les $ o i r é e s bruit de la voix de fon Lecteur 5 elle fe réveilloit auilï dès que la voix le taifoit. Le jour il n'étoit pas queftion d'aller prendre un feul repas en Ville it n'avoit point a fe négliger, paree qu'il y avoit d'autres parens Sc de proches parens j enfin la vie d'Oriphile n'étoit qu'un travail Sc un facrifice continuels. AulTi Madame Erbine ne parloit que de fon charmant neveu. If étoit charmant en effet; avec le titre d'héritier , il avoit les graces de Fétat. II avoit appris a être maniéré dans fes révérences, minutieux dans fes foins, ingénieux dans fes complaifances, il faifoit Féloge"du temps pafier Sc la fatire du temps préfent, il ne fei plaifoit qu'avec la vieilleife ; les jeunesgens 1'excédoient, il ajoutoit fur cela^ de nombreufes réfiexions : Que des; quatre ages de 1'homme il y en avoir deux a réformer j.que de plein faut on*.  AMUSANTE S* gV ' anroit du paffe* de 1enfance a Ja vieillelTe ; que lmtervalle qui s'écouloir entre ces deux points de la vie hurnaine , étoit réellement du temps perdu, puiiqu'il étoit toujours partagé entre des projets fous & des démarches infenfées ; enfin c'étoient mille autres difcours, tous auffi profonds , qui enchantoient la bonne tante, méme un peu trop pour les intéréts d'Oriphile- i car la fatisfaótion qu'elle en avoit, influoit fur fa fanté 5c fembloit la rajeunir. Oriphile fe plaignoit tout bas du fuccès de fes foins : ce qui lui fournifioit une reflexion morale, Heit bien malheureux, difoit-il en lui? même, qu'un galant homme ne puüTe mériter un héritage que par des foins qui fervent a en retarder le moment! Tandis qu'il s'enfoncoit dans ces réflexions, il recut une lettre qui lui apprenoit que fon oncle étoit bien malade & abandonné des Médecins,,  '66 Les S o i r è e s Oriphile , toujours fenfé, raifonnant fesmoindres actions, fit des réflexions nouvelles; & il conclut, en fe réfumant, qu'il falloit quitter la tante pour aller trouver Tonele , paree qu'une jeune perfonne agonifante eft naturellement plus pres de la mort qu'une autre plus agée, mais en bonne fanté, Voila ce qui s'appelle raifonner, fonger a tout. Sa confeience même y étoit intéreffée : car enfin les malades ont plus befoin d'être fecourus que ceux qui fe portent bien. II écrivit donc fon départ a Ia tante, qui cria beaucoup y mais inutiiement, puifqu'Oriphile étoit déja auprès de fon oncle. Cet oncle s'appelloit d'Herminy. Oriphile eut affez d'adrefTe pour s'excufer de n'être pas venu plutót auprès de lui. II montra tant de zele pour le fervir, que par les foins dir préfent, il fit oubiier la négligence jdu pafte.. Enfin il ne tarda point $  AMUSANTE S. tj gagner la confiancc Sc Pamitié du maJade. Mon ehcr neveu , lui dit unjour ce dernier dans un moment d epanchement, li tu avois toujours été auprès de moi, je ne ferois pas dans1'état ou je fuis. Et Oriphile fut fur le point de lui répondre :'Si vous n'étiez pas dans Fétat oü vous êtes, je ne ferois pas auprès de vous. Cependant d'Herminy, que la Faculté Sc la Société Royale avoient sbandomié, fe mit entre les mains. d'un Charlatan qui parvint a le guérir, foit par fcience, foit par hafard. Ce guérifièur avoit cherché Sc cherchoit encore la pierre philofophale. D'Herminy , revenu enfanté, lui ayant un jour demandé comment il avoit pu le guérir, quand les plus fameux Médeeins 1'avoient condamné, il répondir que c'étoit par des fecrets qu'il avoit: découverts dans Fetude de FAlchimie,. 5'étant liés tous deux étroitement, ÈéM  $8 Les Soirees chimifte, qui étoit de bonne foi, découvrit a d'Herminy une partie de Tes fecrets. Un jour ce dernier entra chez fon neveu , avec un air de fanté formidable. Mon cher Oriphile, lui dit-il avec une erTufion de joie Sc de tendrelfe , je viens te faire une confidence, qui , j'en fuis sur, te fera le plus grand plailir. Tu connois Thomme qui m'a guéri ? Oüi mon oncle , dit Oriphile , Sc je fais quelle recom noiifance je lui dois pour un tel fervice. Oh ! reprend d'Herminy, tu ne fais pas encore toutes les obligations que tu lui as. Oriphile, qui connoilfoit les prétentions de rAlchimifte, s'imagina d'abord qu'il avoit communiqué a fon oncle le fecret de faire des lingots; Sc auffi-töt , avec un air d'attendrnTement, il demanda a d'Herminy li fon ami lui avoit appris a faire de 1'or B Mieux que cela, répond fon- oncle*  AMUSANTE S. 8> Mieux que cela, s'écria Oriphile ! je ne vous entends plus. Alors djïerminy croyant combler de joie fon tendre neveu, lui confia, en baiiTam la voix , que 1'Alchimi/te lui avort donné une liqueur qui devoit le faire vivre des fiecles entiers. On devine aiTez rimpreffion que fit fur le tendre neveu cette confidence inattendue. Ce fecret-Ja ne méritoit pas plus de foi, que tant d'autres qui nen méritent aucune ; mais un tel difcours étoit d'autant plus fait pour alarmer, que la guérifon inefpérée de d'Herminy Jui prêtoit de la vraifemblance , Sc devoit infpirer de la confiance pour le favoir de l'Alchimi/te. Oriphile en fut fi erfrayé , qu'il s'enfuit a toutes jambes, en fouhaitant a fon oncle une douce immortalité. En attendant qu'il put faire négocier fa réconciliation avec fa tante, il fe logea dans une maifon oü logeoit  t)o Les Soirees aufii la vieille Orphife. C'étoit une perfonne auili chargée d'années que de richeffes, & encore plus accablée d'infirmités. Dans le chagrin ou étoit Oriphile, elle neut pas excité fon attention , s'il n'eüt appris, par hafard, qu'elle étoit riche &fims parens. Cette circonftance 1'intérefia. La pauvre femme, fe dit-il ! étre riche & n'avoir pas le moindre neveu auprès de foi! il lui fit, en qualité de voifin, une vifite d'honnèteté. II prit fort bien, revint très-vite , enfuite fort fouvent, Sc avec tant de fruit, que, fans-avoir eu la moindre explication avec elle, il fut regarde comme 1'héritier de la maifon il en recevoit prefque les complimens. Depuis peu il venoit aulfi chez Orphife un jeune homme arïez aimable qui alarmoit un peu Oriphile. Un jour Orphife fe trouvant feule avec ce dernier, lui dit du ton le plus affec-  A MUSANTE S. $1 tueux : Mon cher Oriphile , j'ai fait 1'cpreuve ,de vos fentimens pour moi, J'ai reconnu votre attachement, votre amitté délmtéreftee; il faut que je vous fafle part d'un projet que j'ai concu. Oriphile a ces mots croyott dqa voir un Notaire pret a écrire fon nom en toutes lettres fur un bon 8c valide teftament, lorfqu'Orphife ajouta: Je me marie ; vous connoüTez ce jeune homme qui vient ici fort fouvent: c'eft lui que j'époufe, 8c je lui fais donation de tous^mes biens. A cette confidence, qui valoit bien celle qu'il avoit recue de fon oncle , Oriphile demeura muet 8c immobile,. Félicitez - moi donc, lui dit Orphife, puifque vous vous intéreftèz a mon bonheur,car vous favez que ce jeune homme eft aimable. Oriphile, en balbutiant, lui ftt un compliment qui n'avoit pas le fens commun. Un moment après il lui dit adieu ; 8c dès le  pi Les Soirees lendemam il quitta Ion appartement, Oriphile étoit furieux : pour achever de le défoler,on lui apprit en mémetemps que fa tante ne vouloit plus entendre prononcer fon nom. II faut avouer néanmoins que jufqu'ici Oriphile eft irréprochable , ck que s'il n'eft pas encore arrivéf au précieux grade d'héritier, il na rien négligé pour y parvenir. II étoit li piqué de n'avoir pu réufGr encore, qu'il avoit juré de renoncer a ce genre de pourfuite. Je ne fuis pas heureux, dit-il ; la peite moiffonneroit les deux tiers du Royaume , que je n'hériterois de perfonne. II fe retira dans un petit appartement, ou il peftoit contre 1'Alchimie qui donnoit des fecrets pour ne jamais mourir, contre la rancune des tantes qui refufoient de fe réconcilier avec leurs neveux, contre la fureur du mariage qui fruftroit un galant homme d'un  AMUSANTE S. 9$ béritage bien mérité. Ce pauvre Oriphile ! toutes ces réflexions, loin de le confoler, le livroient a la plus noire mélancolie. Enfin, faute de voir fon nom écrit fur le teftament d'autrui , il fe voyoit bientót lui-méme au moment de dicter le fien. II étoit dans cette langueur mortelle , lorfqu'un nouvel incident vint réveiller dans fon cceur 1'efpoir d'hériter un jour. II lut dans les papiers publics qu un particulier fort agé, rapportant de chez 1 etranger une grande fortune , s'informoit s'il lui reftoit encore des parens. La reflèmblance de fon nom avec celui de la mere d'Oriphile, fit concevoir a ce dernier les plus flatteufes efpérances. II fe préienta comme parent de 1'étranger. Je ne fais point s'il Pétoit, mais il le prouva. Le vieillard le pria de refter auprès de lui poür lui fermer la paupiere. Oriphile ne demandoit pas mieux: commq  94 Les Soirees il étoit bon parent, il ne tarda pas a gagner 1'amitié du vieillard, qui étoit bon homme : on 1'appeloit Valémon, Bientót il ne vit plus que par les yeux d'Oriphile, ne jugea que par fon efprit *, il avoit pour lui toute la tendrelTe d'un pere. Après le lui avoir prouvé par fes difcours, par fes éloges, il en vint a la grande preuve, au teftament. Oh ! pour le coup le voila héritier ! «Sc, comme pour lui faire fentir plus vivement cette jouiffance, on eut dit que Valémon, en afturant fa fucceflion a Oriphile , vouloit en accélérer le moment *, car, le teftament a peine écrit, il tomba malade. Enfin la fortune avoit mis un terme a fon ingratitude ; le temps de la juftice étoit venu & Oriphile ne négligea rien pour mériter de plus en plus fon bonheur. Depuis quelque temps Valémon étoit en procés; le procés devint plus  A MUSANTE S. £f eonfidérable qu'on ne 1'avoit d'abord imaginé ; il devint même défaftreux. Valémon le perdit, je veux dire Oriphile : car Valémon eut 1'adreiTe de mourir un quart d'heure avant qu'on apprit fon Jugement. Oriphile fut reconnu pour fon véritable héritier: mais comme il étoit écrit que la fortune le perfécuteroit jufqu'au bout, la perte de ce procés entrama toute la fortune du défunt. Enfin le malheureux Oriphile, en qualité d'héritier, ayant plus a payer qu'il ne recueilloit de la fucceflion, fut obligé d'y renoncer légalement. Et voila , fans contredit, un héritier malheureux I Après avoir couru toute fa vie après les héritages , il n'en put attraper qu'un feul, 8c il fe vit forcé de le répudier. II n'eut d'autre confolation que le témoignage de fa confcience, car il n'avoit jamais rien épargné pour? liériter fruótueufement,  $r» Les Soirees ALMAMOÜLIN, C O N T E OrIENTAL. Sous le regne de Gengis-Kan, le conquérant de TAfie , vivoit a Samarcande,Nouradin le Ma-rchand, célebre dans toutes les régions de 1'Inde par Pétendue de fon commerce, fes richelfes Sc fon intégrité. Ses magalins étoient remplis de toutes les produótions que peuvent fournir les contrées les plus éloignées de la terre. Ce que la nature offre de plus rare , Tart de plus curieux , les ehofes précieufes Sc les chofes utiles , fe trouvoient entre fes mains. Les chemins étoient couverts de fes chariots, les mers de fes vaiffeaux les ondes de TOxus gémiffoient fous le poids de fe & défient toutes les influences pernicieufes. Ia prudence fait la folidité de fon tréne autour duquel danfe la profpé>iti Mamtenant, Almamoulin, regarde- moi couché fur le Jit de douleurs ; vois - moi fouffirant, depénflant , Sc ecoute. J'aitraflqué, j'ai profpéré, j'ai fait des gams immenfes. Ie luxe Sc IV bondance étalent leurs magnificences dans ma maifon. Mon domeftique eft nombreux; je pafte pour le plus riche propriétaire de TAfe 5 cependant je n'ai montré que la plus petite partie de mes richeftes. Ie refte , dont Ia crainte dexciter 1'envie ou de temer la cupidité m'a empêché de jouir je E ij  ico Les Soirees 1'ai entaffé dans des tours, je Pai enterré dans des cavernes, je 1'ai caché dans divers depóts inconnus & fecrets, que ce papier feul peut te faire déco uvrin Mon deflèin étoit de continuer encore mon commerce pendant tftx mois, de me retirer enfuite avec mes tréfors dans une contrée plus sure que celle-ci,de pafler fept ans dansles plaifrs, les fètes 8c les jeux, öc de confacrer le refte de mes jours a la folitude & a la priere ; mais la main de la mort déconcerte mes projets 8c s'appefantit fur moi. Je fens mon fang refroidi circuler a peine dans mes vcines j 8c fon mouvement ra^ lenti m'avertit de fa fufpenfion totale & prochaine. II faut que je te laiife le produit de mes travaux ; ton aftaire eft d'en jouir avec fageftè. « Nouradin ne put en dire davantage. Lidce de quitter fes richeftes le trouhh tellement, qu'il tomba dans des,  AMUSANTE S. 101 convulfïons qui furent fuivies d'un délire terminé par la mort. Almamoulin, qui aimoit fon pere, montra d'abord une jufte douleur. II refta pendant deux heures affis a cóte du lit de Nouradin , plongé dans une profonde méditation, fans ouvrir le papier qu'il avoit pris des mains du mourant, auffi-tót qu'il 1'avoit vu perdre connoifiancc. II fe retira enfin dans fa chambre avec 1'air d'un homme étoui-di de'fa perte. II ne sy fut pas plutót enfermé qu'il JLU 1'inventaire de fes nouveiles poileiTions; elles le remplirent de tant de tranfports, que, dés eet inftant, il n'eut plus le temps de fentir la mort de fon pere. II fe trouva alors alfez tranquille pour en ordonner Ia pompe funebre. II y mie une magnificence mode/te, convenable a la profemon de Nouradin , Sc a 1'opinion qu'on avoit de fa fortune. Ces devoirs templis, il employa les E iij  io2 Les Soirees deux nuits fuivantes a reconnoitre 5c a vifiter les tours & les cavernes ou fes tréfors étoient dépofés. Ils furpafferent encore a fes yeux Pidée que s'en étoit faite une imagination avide Sc ardente. Elevé dés Penfance dans la plus grande frugalité , par un pere plus emprefle d'amalfer des richeftes que d'en jouir , Almamoulin avoit fouvent énvié le fort des jeunes gens de fon age , qu'il avoit vu briller -par la magnificence de leurs habits Sc par leur dépenfe. II ne douta pas qu'il n'eüt entre les mains les moyens d'étre aufii heureux qu'il étoit poffible, puifqiul lui étoit aifé de fe procurer toutes les chofes dont il avoit fi long-temps regretté de manquer. II réfolut donc de fatisfaire tous fes défirs, de multiplier fes jouidances , perfuadé qu'il éloigneroit loin de lui le chagrin Sc la peine, en ne permettant pas aux privations de Papprocher.  AMUSANTE S, 105 II acheta fur Je champ un fuperbe équipage, rëyctit fes gens des habits les pJus riches , fit répandre les métaux les plus précieux fur les harnois de fes chevaux, & jeter de i'argent a la populace , dont les acclamations flattent fa vanité, le mirent hors de lui-meme. Dautres voix seleverent pour 1'y faire rentrer. Les Grands , que fon luxe infultoit, Je regarderent avec envie, & rappelerent infolence, paree qu'il furpailbit le leur. Les Mini/bes Sc les Gens de Lor méditerent de lui enlever fes biens, 8c les Militaires , par-tout plus vifs 8c peu endurans, le menacerent de Ie tuer. La terreur dilfipa 1'ivreffe de la vanité. Effrayé des dangers qu'il couroit, Almamoulin revetit des habits de deuil, & fe préfenta devant fes ennemis, qui daignerent recevoir en niême-temps fes excufes a fon or 8c fes diamans. E iy  io4 Les Soirees L'envie de fe dérober pour jamais a leur fureur, lui fit concevoir le projet de fe fortifier par une alliance avec les Princes de Tartarie. II offrit la valeur de pluiieurs Royaumes pour obtenir une femme dont la naiffance illuftre couvrk en quelque forte 1'obfcurité de la fienne. Toutes fes demandes furent rejetées généralement, t]c fes préfens refufés. La feule Princefï'e d'Aitracan daigna condefcendre a Padmettre en fa préfence. Ellelerecut afiife fur un tróne, revétue des ornemens fouverains , la tête parée des joyaux de Golconde, le commandement s'exprimant dans fes yeux , & la majefté repofant fur fon front. Almamoulin n'approclia qu'en tremblant. Elle vit fa confufion, & le dédaigna. Un malheureux qui tremble a ma vue peut - il, dit - elle , efpérer mon obéiffance ? Retire - toi ; jouis de tes biens: tu ne naquis que pour  A M 17 S 'A N T E S. Tof «être riche 5 tu ne peux jamais être grand. Almamoulin renoncant a salJier a des PrincefTes, borna majgré lui fes défirs a ces jouiflanees particulieres Sc domeltiques , qui portent feulement Pempreinte d'une grande fortune. II batit des palais avec des jardins enchantés j il changea la face de la terre 5 il aplanit des montagnes pour ouvrir des vues plus vaftes qui s'étendoient jufque dans des contrées étrangeres ; il tranfplanta des forêts , fit jaillir des fontaines a la cime des tours qu'il avoit élevées, Sc couler les rivieres dans de nouveaux canaux. Ces amufemens du luxe Sc de h vanité l arracherent pendant quelque •temps a Pennui qui reparnt bientót. Les fleurs qui croi/Toient fous fes pas perdirent devant lui leur odeur Sc leur éclat 5 fon oreille accoutumée au murmure. des eaux , ny faifö^  ïos Les Soirees plus attention , ou s'en trouvoit fatiguée. II acheta de vaftes terrains dans différentes Provinces éloignées les unes des autres. II y fit batir des palais de plaifance fuperbes. Le changement de place , la nouveauté des jouuTances le tirerent d'abord de fa langueur habituelle. Mais cette nouveauté, qu'on fe procure fi difiicilement, Sc qu'on paye fi cher, difparoit bientót, Sc Phabitude ramene la fatiété. Le cceur d'Almamoulin fe trouva de nouveau vidé; Sc , faute d'objets étrangers qui puffent les occuper , fes défirs le tourinenterent encore. II prit le parti de revenir a Samarcande 5 Sc d'ouvrir fa maifon a tous ceux que Pennui Sc Poifiveté conduifent fans cefTe a la pourfuite du plaifir qu'ils ne trouvent jamais. Des tables couvertes des mets les plus dé■Jicats, des vins exquis, une mufique  AMUSANT ES. 107 'délicieufe, les voix 8c les pas des Danfeufes, 8c des Chanteufes les plus fameufes & les plus belles de 1'Orient, ofTroient'dans fon palais de quoi charter tous les fens , 8c attiroient la foule empreflèe de prendre part aux fetes qui syperpétuoient, en commencant avec le jour, 8c ne finiffant que Jongtemps après lui. J'ai donc enfin trouve le véritable cmploi des richeffes, s'écria un jour Almamoulin ! jc fuis entouré de compagnons qui voient ma fortune fans envie, 8c je jouis a la fois des agréjnens de la fociété 8c de la fureté inféparable d'un état obfcur. Quelle mquiétude peut agiter celui a qui tous s'empreffent de plaire, paree qu'il peut les payer par le plaiiïr ? Quel danger peut craindre 1'homme dont tout le monde eft 1'ami ? Ainfi parloit Almamoulin en jetant «les yeux fatisfai-ts fur les convives E vj  10S Les S o i r è e è joyeux qui fe réjouiflbient a fes dé-« pens ; mais au milieu de ce ïoliloque 3 il fut interrompu par un Officier de 1'Empereur, qui entra dans fa maifbn, & lui fïgnifia Fordre de le fuivre fur le champ au palais , en lui montrant un detachement de gardes prêts a Fy trainer de force 3 s'il ofoit refufer d'obéir. Ses convives troublés en entendant eet ordre, fe haterent de fe lever 8c de fuir. Tous s'éclipferent ; il n'en relta pas un leul qu'il put prier de Faccompagner , pour attefter fon intégrité par fon témoignage , dans le cas ou fes ennemis 1'auroient calomnié. Tremblant, ignorant Ie motif du melfage qu'il avoit recu , Almamoulin prit le chemin du palais. Le premier homme qu'il appercut au piedi du tróne , étoit le plus affidu de fes convives 3 qui' étoit venu Faccufer d§,  trahifon, dans 1'efpérance d'avoir part a la confifcation de fes biens. L'innocence elf quelquefois plu* facile a confondre que le crime ; mais celui dont on 1'accufoit étoit ft peti vraifemblable , qu'il n'eut pas de peine a fe jultifier devant un Souverain éclairé. Son calomnieux délateur, forcé de convenir de fa bafleiTe, fut condamné a périr en prifon, tandis* que 1'accufé abfous fut renvoyé avec honneur. Cette derniere épreuve fut la plus fenftble pour Almamoulin ; il fentit qu'il avoit eu fort de compter fur la juftice 8c la probité de ces hommes qui ne voient qu'eux dans la nature, a qui tout eft étranger hors eux-mêmes^ 8c dont le cceur étroit eft incapable de fentiment. Las des vaines tentatiyes qu'il avoit faites, ne fachant plus - ou trouver le bonheur , il eut recours a un Sage qui avoit beaucoup voyagé  iro Les Soirees 8c obfervé, 8c qui, retiré dans une pe* tite cabane fur les bords de POxus, avoit prefque rompu avec les hommes, Sc ne recevoit que ceux qui venoient demander fes confeils. Frere, lui dit le Sage , après avoir entendu fon hiftoire , des illufions vaines ont jufqu'a préfent égaré ta raifon &c tu 1'as bien voulu : paree que tu as d'abord défiré les richeifes, tu as appris a les eftimer plus qu'elles ne valent, 8c tu as attendu d'elles ce que 1'expérience vient enfin de t'apprendre, qu'elles ne peuvent proCurer. Tu es fans doute convaincu qu'elles ne donnent point la fageife : tu n'as qu'a te rappeler pour cela a quel prix elles t'ont fait acheter les frivoles acclamations d'une populace infenfée a ta première entree dans le monde. L'homme qui n'a paru qu'en tremblant devant un être que la nature a  A M V § A N T E S. ttf fait fon inferieur, &: que les circonftances feules ont élevé, doit être certain qu'elles ne donnent pas non plus le courage 8c la magnanimité. EUes ne procurent pas des plai/ïrs qui durent toujours : jette les yeux fur tes palais 8c tes jardins, batis 8c pJantés a fi grands frais, abandonnés enfuite 8c negligés ! Elles n'achettent pas les amis ; tu 1'as découvert tout-a-l'heure, quand , accufé devant 1'Empereur, il a fallu te préfenter feul, fans appui, fans dé-s fenfeur au pied de fon tröne. Ne crois pas cependant que ces richeifes foient inutiles. II y a des mages auxquels 1'homme peut trouver un plaifir pur a les employer. En en faifant une part raifonnable a ceux qui en manquent,- il adoucit les peines d'un malade privé de fecours : il rappelle a la vie une familie défolée & manquant de pain ; il arrache 1'in-  km Les Soirees nocence a Toppreffion qui cherche a abufer du malheur , Sc a mettre un prix a fes bienfaits. Fais tout le bien qu'elles te mettent en état de faire. Cet emploi te procurera le feul bonheur dont nous pouvons jouir fur cette terre oü nous ne faifons que paifer. Ainli paria le Philofophe. Le voile étendu fur les yeux d'Almamoulin fe déchira. II fe jeta aux pieds du Sage. Tu m'éclaires Sc tu me confoles, lui dit - il je fuivrai tes confeils ; mais novice dans la carrière de la bienfaifance, je crains de m'égarer encore t, j'aurois befoin d'un guide. Le vieillard le releva, 1'embraiTa 3 & lui promit de le diriger dans la diftribution de fes bienfaits. Les richefles accumulées par Nouradin fervirent au foulagement d'un grand nombre de families. Leurs bénedictions émurent le cceur d'Almamou^  AMUSANTE S. ilj Iin, bien autrement que ne 1'avoient fait les acclamations achetces de la populace de Samarcande. II fe paffok peu de jours qu'il ne les entendit ; & fréquemment il alloit fur les bords de 1'Oxus remercier le Sage de fon bonheur.  ix4 L.es Soirees LTLLUSION DE L'AMOUR, O V l'erreur de l'amitié, C o n t e. Caroline & Zelmire naquirent prefque le ïnême jour. Filles de deux intimes amis , elles furent élevées coirime deux fceurs. Les jeux de leur enfance , les travaux de leur éducation , peines & plaifrs , tout fut cominun entre elles. Enfin on les mit enfemble dans le méme couvent. On s'attend déja, fans doute, a trouver ici deux perfonnes charmantes, mais différentes d'humeur; Fune piquante par fa vivacité, 1'autre intérefiante par une fenfbilité douce j en un mot, ce qu'on appeile deux caracteres contraftés. II ne tiendroit qu'a moi de les  A MUSANTE S. I15 peindre ainn", fans m'expofer a être démenti par aucun hiftorien. Mais la nature, quoiqu'on lui- doive de fort beaux ouvrages, ne fonge pas toujours aux contraftes pour varier fa beauté. Quand elle deftine deux perfonnes a vivre enfemble , elle ne cherche pas toujours a leur donner le charme des oppofïtions, comme un Auteur qui les met en fcene. Je laifferai donc mes héroïnes telles qu'elles font forties de fes mains, c'eft-a-dire , avec cette feule différence que 1'une étoit brune, Sc 1'autre blonde. Du refte leur caraéfere étoit parfaitement le même. Aufli furent - elles toujours d'accord, hors dans les jeux de leur premier age i car 1'égoïfme de 1'enfance eft d'autant plus exigeant, qu'il ne fent pas encore le befoin de (e cacher. Mais quand la railon vint approuver Sc fortifler leurs fentimens, leurs efprits adopterent les mêmes  \i6 Les s o i r é e s opinions , contracterent les mêmes habitudes. Leur converfation n'avoit pas befoin d'être nourrie par la contradiction ; elle n'avoit pas befoin de variété pour être piquante ; elle étoit monotone fans ennui j tant elles étoient charmées de fe trouver de méme avis, tant elles prcfcroient aux agrémens de 1'efprit les jouiflances du fentiment. Dans leur couvent on ne les* appeloit jamais que les deux amies j & il faut avouer en effet que c'ctoit-la un vrai modele d'amitté. Cependant , plus d'une fois, en fongeant a Pamitié des femmes , il m'eft venu une idéé que je n'ai jamais voulu adopter , de peur qu'elle ne fut calomnieufe. J'ai donc penfé plus d'une fois (je veux le dire tout haut, ne fut-ce que pour expier ma faute par mon aveu ) j'ai penfé qu'entre deux jeunes perfonnes Famitié n'eft fouvent, pour  AMUSANTE S. 117 ainfi dire , qu'un prête-nom, ou , 11 1'on veut, le prélude d'un cceur qui ie difpofe a s'occuper mieux; que ce qu'elles font Tune a 1'autre ne fert qu'a faire entrevoir ce qu'elles féront pour un mortel plus fortuné ^ 3c qu'en un mot, les foins que chacune des deux rend a Famitic, ne font que des arrhes qu'elle donne a 1'amour. Cette idéé eft fans doute chimérique ; peutêtre cette anecdote fervira - t - elle a mettre la queftion dans un plus grand jour 3c le leóteur pourra prononcer enfuite : car, pour moi, je n'y veux être pour rien , 3c je me récufe dV vance. M. de Vernouillet, pere de Zelmire, homme opulent 3c magnifique, avoit une fuperbe campagne auprès de Paris, C'étoit un endroit charmant, propre a appeler, a fixer tous les plaiiirs. II voulut que fa fille , qui avoit alors c^uatorze ans, vint y pafter avec lui  118 Les Soirees la belle faifon. Mais 1'y amener feule } c'eft-a-dire , la féparer de Caroline \ c'eüt été changer en exil pour toutes deux une partie de plaifïr. Aufïi M. de Vernouillet, qui les aimoit Tune 8c 1'autre, ne balanca pas un moment. 11 écrivit au pere de Caroline, a M. de Vilfont. Les deux peres furent bientöt d'accord , les deux amies encore plus facilement -} 8c voila Zelmire & Caroline a la campagne. Ce déplacement ne fervit point a. diftraire leur amitié. Les délices du lieu ne firent qu'ajouter a celles de leur liaifon, au plaifir de vivre enfemble, D'ailleurs, elles voyoient un monde qu'elles ne connoiiloient pas, & bien différent de celui ou elles avoient vécu. De la le befoin des confidences. Que d'aveux , que de queftions a fe faire ! Cert bien alors qu'on a befoin d'être deux. Zelmire 8c Caroline avoient perdu  AMUSANTES. II? leurs meres dès leur bas age , M. de Vernouillet étoit un galant homme, 8c méme un honnête homme ; ce qui n'eft pas toujours la même chofe. Sa richelfe & le grand monde n'avoient pü altérer fa vieille candeur militaire; 8c a. la bonté du cceur il joignoit les lumieres de Fefprit. II aimoit tendrement fa fille ; 8c M. de Vilfont, qui eonnoiifoit fon cceur , 8c qui d'ailleurs vivoit dans le voifinage, n'avoit aucune inquiétude fur fa chere Caroline. M. de Vernouillet étoit fait pour recevoir beaucoup de monde > mais il favoit fubordonner fes plaifirs a fes devoirs. En appelant fa fille auprès de lui, il avoit prévu tous les dangers , ou plutót il avoit fu s'en garantir. II avoit pris fon parti en pere tendre 8c courageux. Comme fa fortune lui donnoit la faculté de choiiïr 9 il fe fit une fociété qui ne pouvoit lui  iio Les Soirees faire craindre aucun regret. II n'admk que des jeunes gens qui pouvoient prétendre a la main des deux amies, Sc d ont il connoifloit les mceurs Sc la fortune. II penfoit qu'il n'eft plus temps de dire a une jeune fille qui aime, de n'aimer plus; que le cceur n'examinc pas avant de fe donner j que la jeunefïe eft faite pour aimer, comme la beauté pour plaire j Sc qu'enfin, quand on aime une fois, il n'y a prefque plus de raifons de n'aimer pas. Lorfqu'une fille bien nee reconnoit qu'elle a fait un choix indigne d'elle , elle peut cefler d'être foible *, mais elle ne ceffe point d'être malheureufe , paree qu'il lui eft plus facile d'immoler fon cceur que de le guérir. D'après ces principes, M. de •Vernouillet s'étoit fait une loi irrévo£able de ne pas recevoir un feul jeune homme chez lui qu'il ne put donnerpour époux a fa fille ou a la fille de  AMUSANTE S. m de fon ami. Tout Je monde na pas le courage ni méme la facuJté de prendre un parti fembJabJe; mais ij faut convenir que rien n'eft plus fage Par-Ü M. de VernouiJJet n'étoit point dans Je cas d'irriter Jes défrs par Ja dcfenfe , ou de condamner un jeune cceur a une trifte foJitude; par-lk il fe déroboit a Ja crueJJe alternative, ou de tyrannifer les fentimens de fa Glle ou d'approuver un choix qui pfo fa rendre malheureufe. J'ai déja dit que Zelmire & Caroline furent auffi bonnes amies £ la campagne qu'au couvent. Rien n'étoit plus intéreftant que leur amitié, quf avoit tous les charmes d'une candeur naïve. Déja depuis long - temps elles s'étoient promis de s'aimer toujours; & c'étoit fort bien fait afturément.' Mais a cette promefte eJJes en avoient joint une autre qui tenoit beaucop de la témérité, ou plutót qui provenoit Tornt ƒ. p  i li Les Soirees de leur inexpérience. Leur jeune ima^ gination , trop a Pétroit dans les mars d'une celluie ou entre les grilles d'un parloir, s'étoit plus d'une fois élancée hors de leur en-ceinte. Leur entre^ tien avoit fouvent roulé fur 1'amitié , fur Famour, fur le mariage , fur tout ce qu'elles eonnoiifoient , &" méme fur ce qu'elles ne connoifloient pas encore : Fon a le temps de parler a & Fon parle de tout au couvent. Enfin , dans Penthoufiafme de leur amitié, elles s'étoient promis de ne jamais fe marier i promefie qui dok faire rire tout homme raifonnable , mais qui doit intérefier le leeteur fenfible. De tous les jeunes gens que recevoit M. de Vernouillet, les plus aimables étoient Meicour & d'Erly., Ils ne virent pas avec indilférence la beauté & les graces des deux jeunes amies. Le pere foupconna leur fecret > mais il n/en fut pas alarmé, paree qu©  A M V S A N T E S. n3 Pun Sc 1'autre étoient dignes de fon alliance. On fent bien qu'ils étoient affidus a venir viriter M. de Vernouillet. D'Erly Sc Meicour fe rencontrerent fort fonvent; ils fe devinerent fans beaucoup de peine; Sc comme ils étoient liés par 1'amitié, ils trembloient de s'interroger fur leur choix, de peur de fe trouver rivaux. Mais enfin leur bonheur voulut que Fun (Meicour) s'enflammat pour Zelmkc , Sc 1'autre pour Caroline. C'étoit beaucoup, ce n'étoit pas afïèz pour le cceur des deux amis. Ils navoient rien k craindre pour leur amitié; mais leur amour n'étoit pas tranquilie. Zelmire Sc Caroline , par leur aimable naïveté , fembloient tenir encore k 1'enfance. Tous leurs vceux paroinoient fe borner k 1'amitié ; Sc cette amitié qui, comme on le verra bientöt , ne fut pas inutile a 1'amour , jetoit le plus F ij  ii4 Les Soirees grand effroi dans le cceur des deux Meicour parut le premier attirer 1'attention de Zelmire ; elle écoutoit vlonders fa converfation , mais elle ne foupconnoit pas encore qu'elle eut du plaifr a 1'entendre parler. La tendre Caroline toujours attentive aux démarches , au moindre mouvement de fon amie , £c toujours occupée de fon bonheur, s'en appercut la première ; mais elle ne foupconnoit point que 1'amour put s'en meier, 1'amour étoit loin encore de leur penfée. Des qu'elle s'appercut que la converfation de Meicour amufoit Zelmire , loin de vouloir empêcher leur entretien, elle cherchoit au contraire a le faciliter. Elle ne pouvoit pas être jaloufe d'un tiers qui fembloit faire plaifir a fon amie. Bientót Caroline de fon cóté s'accoutuma par degrés a voir & a écouter  - AMUSANTE S. d'Erly. Elle parut s'intérefTer de jour en jour a ce qui le regardoit; elle interrogeoit fouvent Zelmire fur fon efprit, fur fa figure , & lui demandoit comment elle le trouvoit. Ce qu'il y a de fingulier , 8c même d'intérelfant 3 c'eft que Zelmire s'en étant appercue, crut devoir, par amitié pour Caroline, favorifer les afliduités de d'Erly auprès de fon amie. Dès ce moment-la, Zelmire s'attacfia a faire de fréquens éloges de d'Erly; 8c Caroline en confirmant ces éloges, croyoit parler d'après 1'efprit de fon amie , tandis qu'elle parloit d'après fon propre cceur. M. de Vernouillet connut bientöt pourquoi d'Erly 8c Meicour étoient ü affidus chez lui; 8c il crut s'appercevoir qu'ils ne 1'étoient pas en vain. Comme les deux amies ne fe fcparoient prefque jamais, il ne pouyoit pas voir clair dans cette doublé intri- F iij  n6 Les Soirees gue 'y ce qui le fit trembler un moment, paree qu'il craignit que les deux amies ne fuftent rivales: mais quand il vit un accord ü parfait entre les quatre perfonnes intérefiées , il n'appréhenda plus de rivalité facheufe. Cependant les deux amis faifoient chaque jour des progrès fur le cceur de leurs maitreftes, qui ne s'en doutoient pas encore , Sc qui ne travailloient que pour 1'amour , en croyant fervir 1'amitié. Ma chere Zelmire > difoit quelquefjis Caroline , je te recommande Meicour il a de 1'amitié pour toi, Sc fon efprit eft eftimable. II eft vrai, répondoit Zelmire , qui s'imaginoit répéter la penfée d'autrui quand elle exprimoit fes propres fentimens: elle louoit, fêtoit Meicour, Sc ne faifoit qu'obéir a fon cceur, quand elle croyoit ufer de complaifance envers fon amie. De fon cóté % Zelmire 3 quand il s'agifloit de quel-  A M V $ A N T É S. ilf que jeu de fociété , trouvoit toujours que d'Erly y étoit fort adroit, afin de pouvoir 1'y appeler pour Caroline. Caroline renchérifioit toujours fut* 1'éloge avec une iiidulgence qu'elle croyoit délmtéreifée ; elle fe plaifoit beaucoup a voir , a entendre d'Erly,; Öc elle regardoit chaque plaifir qu'elle goutoit ainfi, comme un fervice qu'elle rendoit a 1'amitié. Enfin M. de Vernouillet parvint 4 lire dans leur cceur beaucoup mieux qu'elles^mêmes. Bientót les deux jeunes amis, qui avoient de 1'honnêteté, crurent devoir mettre le pere dans leur confidence. II agréa leur pourfuite, il feconda méme leur fuccés, en leur laiflant autant de liberté que fa fagefTe & la décence le permettoient; öc un beau jour il écrivit en ces termes a fon vieil ami, M. de Viifont: 33 Vicloire! nos deux cceurs de F tv  •il8 Les Soirees " quatorze ans font, ma foi, pn's. 33 UArchzrot qui vole , pour parler 33 comme nos vieux Poëtes , les tient 33 dans fes filets. C'eft un rude chaf33 leur ! mais je ne vois pas grand 33 mal a cela. II faut que tout le 33 monde paye, 8c mon grand regret 23 a moi, c'eft d'être quitte. J'ai tou33 jours trouve 1'amour bon créancier, «3 3c je lui rendrois volontiers fa quit33 tance. Au refte, il" faut voir nos 33 bonnes gens ! pour moi, cela me 33 rajeunit 3 8c je compte bien danfer 33 aux deux noces, car je regarde 33 ceci comme arrangé. J'ai un fils 33 qui feroit plus riche héritier ft je 33 faifois ma fille teligieufe , mais je 33 n'entends rien a ces calculs •> 8c je 33 n'aime point ces vceux-la. J'en ai 33 fait un auparavant ? quand mes 33 enfans font venus au monde, c'eft 33 de les aimer tous. Oh ' pour ce 53 vceux - la , il tiendra ? je vous en  AMUSANT ES. iic, » réponds. Quand je parle ainu*, * mon vieux camarade, je fuis bien 33 fur de dire ce que vous penfez. =» A'mCi, je n'attends plus que votre * préTence : j'ai examiné tout, j'ai " Pourvu a tout, & tout ira bien. w Mais , vous ne favez pas ? ceci 95 va vous amufer. Vous voyez que »> je vous parle de cette affaire comme » avancée. Hé bien, je crois, Dieu 33 me pardonne, que nos fiiles ne fe » doutent point de ce qui fe paffe *> dans leur pauvre cceur. Elles ont » une fécuri-té qui m'enchante. Jl y 33 a plus : dans mes interrogations je 33 crois avoir découvert qu'au couvent 33 elles s'étoient promis de ne pas fe »3 marier, pour s'aimer toutes les deux » plus a leur aife. Trouvez - vous 33 rien de plus plaifant que cette 33 extravagance-la ? elle m'a fait rire 33 comme un fou. Je gagerois que «3 voila tout ce qui les raflure Contre F v  130 Les Soirees 33 1'amour. Elles ont promis de ne 33 pas aimer , donc elles n'aiment 33 point. Voila leur raifonnement „ >3 j'en fuis fur. Ah ! le beau projet ! >3 il a été fuggéré par 1'amitié j mais 33 1'amour n'a pas figné celay 8c je 33 compte fur lui. cc Dans le refte de la lettre y qui étoit fort longue , paree qu'il parloit de fa fille 8c de la fille de fon ami 5; Ie bon M. de Vernouillet s'étendoit fur la fortune y le. cara&ere 8c les moeurs de d'Erly 8c de Meicour. M„ de Vilfont n'héfita pas un moment °r il connoiffoit la ïincérité & la prudence de M^de Vernouillet; commelui il avoit des fils, mais comme lui il étoit bon pere. Cette nouvelle lui caufa beaucoup de joie ,. 8c il partit auffi - tot pour aller gouter un plus grand plaifir encore , celui d'embra£fer fa- fille , 8c de lui. anno 11cer urn bonheur,.  AMUSANTE S, | 'Arrivé chez fon ami, M. cie Vilfont recut les careifes de fa fille; & après une converfation affez vague i il fallut bien parler affaires de cceur. Mais les peres Sc les enfans ne s'entendoient guere. Les peres parloient amour, les filles répondoient amitié, Pour s'expliquer encore plus clairement, M, de Vernouillet prononca le mot de mariage. A ce mot, foit que nos deux amies n'euffent pas fentï encore la fïtuation de leur cceur, foit que chacune rougït devant 1'autre de fe parjurer envers 1'amitié , elles demanderent de concert que ce projet fut différé , elles finirent. méme par dire qu'elles avoient réfolu de vivre dans le célibat. Ah ! quel gros mot, ma fille, s'écria M, de Vilfont t par bonheur tu ne le comprends pas.. On ne voulut pourtant pas les con* trarier d'abord ouvertement; on vonkt laiffer agir 1'amour, qui perfuadö F vj  132 Les Soirees encore mieux fans parler que toute réloquence des peres. Quelques jours après M. de Vernouillet ayant pris Zelmire a part, lui dit: Ma fille , quelques-uns de nos parens défiroient que tu fulTes religieufe, moi j'ai voulu te marier. Mais mon intention n'étoit pas de contrarier tes fentimens, 8c de t'expofer a être malheureufe. L'amitié te paroit préférable a 1'amour; tu peux avoir raifon; c'eft un bonheur plus tranquille & moins fujet aux revers. Hé bien , mon enfant, je ne veux point mériter tes reproches , je ne te parle plus de te marier : mais Meicour t'aime ; bien qu'il n'ait avec toi qu'une liaifon de fociété , le public qui ne lit pas dans les cceurs , peut interpréter fes afliduités autrement; il eft temps de les faire cefter. Zelmire , que le nom de Meicour avoit fait d'abord rougir, paJit a ces derniers mots. Meicour avoit fait de nouveaux  A M U $ A N T E S. 153 progrès fur fon cceur, Sc elle fentoit bien qu'il n'y avoit que lamme qui combatnt encore 1'amour. Cependant elle recueillit fes forces; Sc tout fon courage ne l'empêcha pas de trembler en difant a fon pere qu'il fit ce qu'il jugeroit a propos. Moi, reprit M. de Vernouillet, je n'ai rien k faire: j'ai permis k Meicour de t'aimer; fi cela te déplait, c'eft a toi de Ie lui défendre : je ne veux point pafter tout-a-la-fois pour un homme impoli Sc pour un inconféquent; il faut que tu lui écrives toi-même pour lui ftgnificr fon congé. M. de Vernouillet, qui vit fa fille croublée, ne lui laifta point le temps de fe remettre. Allons, continua-t-il > voila de 1'encre Sc du papier; écris. Zelmire fans favoir ce qu'elle faifoit, choifit parmi les plumes qui étoient la; pas une n'alloit bien; fa main alloit encore plu^ mal : enfin elle  ï34 Les Soirees demanda a fon pere ce qu'il ralloi'c écrire. Tout ce que tu voudras , lui répondit M. de Vernouillet > tu peux lui écrire pour 1'appeler ou pour le chafler. Ma conclu/ion a moi, c'eft que tu es libre de prendre un partt, mais qu'il faut le prendre fur le champ, Choilis. Je ne m'oppofe pas au vceu de ton amitié. Dès ce moment, fi tu veux, tu ne quitteras plus ton amie 5 mais tu ne reverras plus Meicour. Ces dernieres paroles cauferent k Zelmire la plus vive émotion elles éclair er ent fon cceur , ou tout au moins le déciderent. Elle avoit bien fongé au plaifir de vivre toujours avec Caroline mais elle n'avoit pas encore fongé a la douleur d'être féparée a jamais de Meicour.. Cette cruelle image écarta toute autre idéé êc tout fentiment étranger. T/amour triompha, & la pauvre amitié perdis Ion proces*  A M V S A N T E $. r^f Tandis que M. de Vernouillet entretenoit ainiï Zelmire , la méme fcene fe pafloit entre M. de Vilfont Sc Caroline. Les deux peres avoient concerté leurs démarches ; mêmes objeclions öc méme réfultat. Les deux amies fe pardonnerent mutuellement,, fe remercierent méme au fond dit cceur. Le doublé mariage fut célébré de part Sc d'autre avec beaucoup de pie, Sc fut aufli heureux qu'il avoit cté défré. J'ai promis de n'attacher aucune conclufïon a mon récit.. Le le&eus décidera li , dans cette aventure , 1'amitié avoit travaillé contre elleméme fans le favoir, ou fi Pamous avoit agi fous le nom de 1'amitié^  \$6 Les Soirees IA RÉPARATION, C o n t e. D ormenon recut un jour de fon frere la Lettre fuivante : m Je vous ai 33 demandé votre fils, vous me 1'avez 33 confié des fa plus tendre enfance. 33 Avant de le nommer mon héritier, 33 j'ai voulu m'en faire un ami, doué 33 d'un cceur tout paternel, j'ai voulu 33 me donner ce que m'avoit refufé la 33 nature, un fils que je pu(fe aimer. 33 J'ai défïré 1'avoir tout jeune auprès 33 de moi, voir fes organes fe déve33 lopper fous mes yeux, 8c 1'accou33 turner, par de longs bienfaits, a 33 voir en moi, non pas un oncle 33 riche, mais un pere tendre. Vous 33 avez cédé a< mes inltances; vous 33 vous êtes féparé de ce que vous 33 aviez de plus cher au monde j 8c  AMUSANTE S. i$y » mettantcent Jieues entre votre fils & * vous, vous avez cru avoir fait au =» moins le bonheur d'un fiere. Hé "bien, mon frere, mon ami, nos » efpérances font trompées. C'eft un » aveuque j'ai re tardé plu/ie urs années, '5 Payce 1ue j'ai preftenti le chagrin ^ qu'il vous cauferoit. Mais jenepeux » le différer plus long - temps , Mer33 ^enil ert indigne de vous & de moi, 33 & fa conduite paffee ne me laiffe 33 plus aucun efpoir pour 1'avenir. Je 33 ne vous parle point des torts de fon ^ enfance, les défauts, a cette époque, ^ font plutót attribués a lage qu'au cara&ere. Que dis-je > fon extreme 33 vivacité me fembloit le gage öc les 33 peémices de fon efprit; je ne voyois 33 dans fon indocilité qu'un noble 33 orgueil : en adoptant le titre de 33 pere , j'en avois contracèé les foi33 bleftes. Et il faut 1'avouer aufli, les '3 défauts de Merfenil avoient un éclat  138 Les Soirees 03 fait pour féduire. J'etois aveugle, w que ne m'eft - il permis de 1'être 33 encore! II ne me quitte plus fans 33 me laifler dans les plus vives alarmes, 33 en proie a toutes les paffions de fon 33 age , ily porte une effetvefcence que 33 la raifon ni 1'autorité ne peuvent 30 calmer enfin il ne fe paffe pas un 33 feul jour qu'il ne mette en péril Sc 33 fa fortune & fa fanté. Ni mes cha33 grins ni les fiens propres n'iniluent 33 fur fa conduite; & il eft a chaque 33 inftant puni fans être corrigé. Je 33 fens que je déchire votre cceur; mais 33 le mien a long-temps faigné avant 33 que j'ai pu me réfoudre a rompre le 33 filence. II me refte encore un efpoir, 33 c'eft vous. Ecrivez-lui; faites parler 33 le cceur & 1'autorité d'un pere. Si 33 ce dernier effort ( & je le crains) ne 33 nous réuflit point, je renonce a toutes 33 mes efpérances; je vous rends un 33 préfent qui fera funefte a tous deux,  AMUSANTES. *> car on ne change point de cceur en « fe déplacant; & j'aurai ce malheur ^ encore, de ne pouvoir me défaire 33 d'un neveu ingrat, fans être prefJ3 que sur de vous charger d'un fils 33 dcnaturé. « Cette Lettre plongea Dormenon dans le plus violent chagrin, II polfédoit a Lyon une fortune bornée qu'il avoit mife dans le commerce. II n'avoit que ce fils, qu'il aimoit tendrement; öc pour lui affurer un riche héritage, il 1'avoit envoyé a Paris auprès de fon frere. Ce facrifice rendoit plus amer le fentiment de fes maux. Peut-être même un refte d'illufion, qui ne quitte guere un cceur paternel , lui perfuadoit que fi fon fils étoit demeuré fous fes yeux, il eut été plus fidelle a fon devoir. II lui en coutoit moins pour accufer le fort > que pour condamner fon fils. Cependant il avoit befoin d'un cceur  140 Les Soirees pour y épancher tant de chagrins, II va trouver Florimel, qui étoit moins fon aflbcié que fon ami: ils habitoient enfemble ; Sc ils étoient plus unis par leurs fentimens que par leur commerce. Aprcs s'étre affiigés d'un malheur qui leur devenoit commun par Famitié, Dormenon écrivit a Merfenil. Merfenil recut la lettre , pleura peut-étre en lalifant, Sc ne changea rien a fa conduite. C'étoit un des agréables du jour, il en avoit toutes les graces Sc tous les ridicules. II fit de groftès pertes au jeu , joua des tours fanglans aux femmes, fes pertes 1'engagerent dans des aétions que Fhonneur condamnoit; fes tours fanglans lui firent des affaires; Sc il expofa plufieurs fois le repos de fes parens Sc fa propre vie, pour des objets qu'il méprifoit. Les prieres , les menaces de fon oncle ne portoient qu'un vain bruit a fes oreilks j Sc les lettres de fon pere ne lui  AMUSANTE S. 141 parurent bientót plus que de ridicules déclamations. Eh ! comment corriger un fat ? il tire vanité des égaremens qu'on lui rcproche. L'entrée de toutes les maifons honnêtes lui fut fermée. Les uns étoient indignés , les autres le plaignoient, perfonne n'ofoit le recevoir. Enfin il alla fi loin, que 1'autorité des lois crut devoir s'armer contre fon inconduite : 1'une de fes aótions fut dénoncée , empoifonnée peut-étre par des ennemis j & bientót eet exil, dont il avoit été fi fouvent menacé par fon oncle , devint fa reffource unique 6c fon feul moyen d'impunité. Forcé de s'enfuir, abandonné par fon oncle , n'ofant reparoitre devant fon pere , quel afile ira-t-il chercher ? Quel fecours implorera-t-il ? II ne voyoit d'autre perfpecFive que la mifere 6c Phumiliation. Ce tableau étoit d'autant plus effrayant pour lui, que la fortune 6c la conlidération dont  142 Les Soirees fon oncle jouiftoit, ne lui avoient laifté connoitre encore que 1'aifance de la richefte 8c les jouiflances d'amourpropre.En raftemblant d'un coup d'ceil fon état préfent, fa fortune paffee , 8c ce qu'il devoit attendre de 1'avenir, il refta un moment comme accablé fous le poids de fes douleurs, mais bientót recueillant toutes les forces de fon ame, il concut un projet qui étonnera peut-être. Quand y par les égaremens de fa jcunefle, Thomme a perdu fon bienêtre, 8c, ce qui eft plus effrayant encore , Feftime publique •, alors le fort de fa vie- entiere dépend de la première réfolution qu'il embralfe, 8c cette première réfolution eft déterminée par fon carac5lere particulier. Alors celui qui eft né foible, même avec 1'amour des chofes honnêtes , ne trouve aucune reftource en lui-même; il ne fait oppofer a fes malheurs que  AMUSANTE S. 145 des larmes & de vains regrets. Le remords qui le pourfuit eft toujours fuivi du découragement; il fent le repentir de fes fautes, fans avoir la force de les réparer. Des qu'il s'appercoit qu'il a perdu 1'eftime des. hommes, il eft effrayé des eftbrts qu'il lui faudroit faire pour la recouvrer, öc le défefpoir d'éviter la honte fait qu'il s'y devotie volontairement. Celui que le Ciel, au contraire, a doué d'une ame énergique, n'a pas plutót vu 1'abyme ou fes paftions 1'ont précipité, qu'il s'indigne des obftacles qui Ty enchainent , le remords ne lui apprend pas feulement a pleurer fes fautes, il le poufte a les effacer: il ne cherche point cette philofophie qui fait fupporter les malheurs , mais le courage qui fait les vaincre. C'eft par-la que des hommes célebres dans 1'hiftoire, après avoir traïné leur jeunefle dans le fentier méme du vice  144 Les Soirees font parvenus enfin a la gloire qui accompagne la vertu. Cette fermeté active, qui elt prefque toujours couronnée par le {acces, étoit dans 1'ame de Merfenil. Ses yeux n'étoient plus couverts du bandeau de 1'illufion , il vit fon inconduite avec les yeux de la raifon & de lequité, ils'avoua juftement puni, il fentit qu'il avoit mérité f abandon de fes parens & le mépris des hommes vertueux, mais il crut que ne faire aucun effort pour s'y foultraire , c'étoit les mériter deux fois. Puni par le malheur, corrigé par le repentir , il commenca par vouloir recouvrer fa propre eftime. Le mouvement le plus naturel peut-être a fa fituation, étoit d'aller fe jeter aux pieds de fon pere ; mais il ne vouloit pas demander fa grace, il vouloit la mériter. Les talens divers qu'on ne lui ayoit procurés que pour fon amufetïtent, il les fit fervir a fes befoins. II  AMVSANTES. II parcourut pluiïeurs villes de la Province fous un nom ctanger; il ajoutoit par 1 etude aux connoifïances qu'il avoit déja 5 mais il entroit fur - tout dans fes vues de s'inlfruire dans Part du Commercant. Déja quelques années s'étoient écoulées depuis qu'il avoit quitté la maifon de fon oncle. Son pere, averti de fes déportemens & de fa fuite , avoit prefque renoncé a 1'efpérance de le revoir ; mais il n'étoit pas encore confolé de faperte. II avoit condamné fon- fils, tk il le pleuroit encore. II n'avoit d'autre confolation que 1'amitié de Florimel qui avoit celfé de lui parler de fon fils, & qui cherchoit a le lui faire oublier. Ce Florimel étoit un bon-homme, qui avoit peu d'efprit, mais un bon cceur. Son intelligence fe bornoit a la fcience de fon commerce, qu'il favoit faire profpérer fans inanquer a la probité la plus rigoureufe, Tom. L Q  146 Les Soirees II étoit refré veuf de bonne heure avec une fille de feize ans, qui , a la franchife qu'elle avoit héritée de fon pere > joignoit la pudeur qui appartient a fon fexe , c3c la timidité qui eft naturelle a fon age. Aux charmes de fa figure fe réunifloit la grace qui embellit la plus jolie femme a öc cette fleur d'efprit qui doublé le pouvoir de la beauté. Marianne (c'eif ainfi qu'on 1'appeloit} partageoit fes foins entre fon pere öc Dorménon qui Paimoit tendrement , Sc qui tachoit de retrouver en elle le fils qu'il avoit perdu. Les chofes en étoient la, quand Merfenil, bien différent de ce qu'il étoit chez fon oncle , bien appauvri, mais bien changé de mceurs öc de principes, revint dans la Ville que fon pere habitoit. II fit plus: toujours fidelle au vceu qu'il avoit formé, d'expier & de réparer fon inconduite , il s'étoit promis de pénétrer jufque dans la maifoa  AMUSANTE S. i4? paternelle; mais ij „e vouloit pas SV prefenter comme un fils coupable m™ pai- le repentir. Peut-être pouvoit-dfe flateer d'obtenir grace aux yeux d un pere qui n'avoit pas été temoin de fes égaremens ; mais moins jalouxdetrepardonnéque de mériter fon pardon, il vouIoit pmwet des fans que fon cceur étoit changé, & acquerir des droits effedifs a h clemence paternelle. ; " "e faut Pas °»Wier ici que Merfentl ayant été éloigné de fon pere dèS fa première enfance, ne devoit pas en etre reconnu. Cette circonftance ravonfoit fon projet; & il ne négligea nen pour le faire réuffir. Je n'entrerai pomt dans le détail de tous les relTom quil employa. II fuffira de rappeler m qu'il avoit férieufement travaillé i s'inftruire de 1'art du négoce , Sc d'ajouter que fous le nom qu'il a'voic adopté i il s'y étoit fait une réputation Gij  i4g Les Soirees &z que, recommandé de Ville en Ville, il eut le bonheur d'arriver jufqu'auprès de Florimel, qui avoit alors befoin d'un Commis. Merfenil fut charmé de eet heureux hafard: mais j'ai dit que Florimel & Dorménon vivoient enfernble; 8c ce ne fut pas fans frémir que Merfenil mit le pied dans leui? maifon. II fut un peu raflurépar 1'acr cueil qu'on lui fit. Sa phyfionomie prévint d'abord. II étoit naturellement beau & bien fait; 8c quoiqu'il füt un peu changé par fes chagrins, 8c méme par fes plaifirs, il étoit encore affez bien pour plaire par les feuls agrémens de fa figure. II ne tarda pas a faire connoitre fon intelligence ; 8c Fon vit bien que fon habileté fe trouveroit toujours au niveau des affaires les plus délicates: mais pour lui accorder une entiere confiance , il falloit des titres flus eflentiels ; 8c il ne tarda pas a les acquérir. On mit, fans, 1'en avertir ?  ■ A M U s a n T e S. j4$ ta probité a Iepreuve 5 elle n eut pas de peine a demeurer intacFe. Sa fen& bilitc fe manifefta dans plufieurs occafions; &ladélicateffe de fes feminiens éclatoit encore plus dans fes acFions que dans fes difcours. Quant a fes mceurs, elles ne fiirent pas fbupconnées un feul moment. Ces qualités lui acquirent Feftime des deux peres, Sc a ce fentiment fe joigait bientót Familie. Des complaifances fans bM?3k , des égards fans affectation, cette politeife qui eft un befoin du cceur , Sc non une coquetterie de Fefprit 5 tout concourut a le faire aimer de Dorménon Sc de Florimel. II entroit toujours dans la confidence de leurs affaires , Sc il partageoit tous leurs plai/irs. O comme le premier mot affecfueux que lui adreffaDorménon fans le connoitra toucha fon cceur ! comme il étoit confolé! comme il fentoitfes remords s'appaifer! il lui fembloit au moins que G iij  tfö Les Soirees ehaque louange que fon pere lui donnoit, effacoit une des fautes de fa je une (Fe. Cependant la conduite de Merfenil, en obtenant 1'eftime de Dorménon, renouveloit fes chagrins paternels. II comparoit le jeune Sérigny (c'eft le nom qu'avoit pris Merfenil) a ce fils qu'il croyoit perdu , & il gémiftbit. Un jour que cette idéé, trop préfente a fon imagination, peignoit fa douleur fur fon vifage , le fenfible Merfenil ofa lui demander s'il avoit quelque chagrin. Oui, mon ami, lui répondit Dorménon, & ce chagrin ne finira qu'avec ma vie. J'eus un fils autrefois^ mais tous les peres ne font pas heuleux. Vous pleurez , m'avez-vous dit, un pere tendre. O cruelle bizarrerie du fort! iln'eft plus, celui qui pourroit être heureux par le fpectacle des vertus de fon fils & moi, moi, je vis encore! A ces mots fes larmes  AMUSANTES. iyi coulerent fur la main de Merfenil qu'il avoit prife, öc qu'il ferroit affecfueufement. Merfenil fentit alors fa poitrine fe gonfler, öc fes larmes coulerent malgré lui. Dorménon, charmé d'un attendriffement dont il ne foup^onne point la caufe, 1'embraffe avec tranfport, öc leurs larmes fe confondent. On fe figure fans doute la douce joie de Merfenil , quand il fe fentit dans les bras de fon pere. II eut de la peine a garder fon fecret; mais il eraignit de perdre tout fon mérite en fe nommant; il né croyoit pas encore avoir mérité fon pardon. Cependant les affaires des deux amis étoient de beaucoup améliorés depuis  Amusante s. ïyj & il Te piaifoit a lui ouvrir fon cceur, a lui parler de fes chagrins. Pourquoi' luidifoit-il quelquefois en le regardant tendrement, le Ciel ne m'a-t-il pas permis d'être votre pere ? Je ferois li heureux ! Alors il lui racontoit les égaremens de fon Bs. Ce récit puniffoit, affligeoit Merfenil ; mais les careftès qui Faccompagnoient, le confoloient auffi-tót. Combien de fois mt-il fur le point de fe découvrir! mais ia crainte venoit toujours J'arrêtcr. Non, fe difoit-ii, reftons tel que je fuis, puifqu'ain/ï je fuis heureux. Eh ! pourquoi rappeler ce que j'ai été, quand je voudrois 1'oublier moi-même ? J'ai Feftime & 1'amitié de mon pere; pourquoi hafarder 1'une & 1'autre ? Serigny eft aime, cftimé ; Merfenil feroithaïpeut-être. Aprèscelailredoubloit d'attentions auprès de Dorménon, & il fe confoloit du déplaifïr de ne pouvoir Tappeler mon pere , en lui G yr  1^4 Les Soirees rendant tous les devoirs d'un nis* Telle eft lavie que menoitr Merfenil j elle ne s'écouloit point dans le bruit öc dans les plaifrs, öc fon cceur la préféroit a ces jours de tumulte ÖC d'éclat qui 1'avoient rendu coupable. Mais ce cceur , pour être changé 9 n'étoit pas dcvenu infenfible j 1'amitié , 1'amour méme y avoit confervé fes droits. II voyoit, il entendon trop fouvent la jeuneMarianne, pour n'être pas touché de fa beauté öc des charmes de fon efprit. II avoit eftayé d'arrêter les progrès de cette pafiion dans fa naiftance; mais comment pouvoit-il éteindre fon amour, quand il étoit obligé de voir a chaque inftant celle qui pouvoit le rallumer d'un coup d'ceil? D'ailleurs 9. outre que la confcience de ce qu'il étoit né, fervoit at 1'enhardir, Florimel lui avoit laiiTé entrevoir plus d'une fois qu'il ne feroit !>as faché de le vok plaire a fa fille*  AMUSANT ÉS. ijy II n'en falloit pas tant pour encourager un cceur ardent & amoureux. II ofa donc Te livrer aux douces impreffions de 1'amour; mais ce Merfenil, eet audacieux conquérant, pour qui une déclaration amoureufe n'étoit autrefois qu'un jeu , ofe a peine aujourd'hui laiffcr parler fes regards. ils furent pour tant aifez expreffifs pour fe faire entendre, Sc alfez timides pour intéreffer. Merfenil étoit auffi aimable que fa conduite étoit honnête. Sa morale étoit pure fans êtrefauvage, & il avoit de la vertu fans pedanterie! II polfédoit plufieurs talens; la danfe, la mufique, plufieurs inftrumens & le delfein; tout cela formoit une féduction d'autant plus puüfante qu'il avoit Fair d'en faire ufage pour amufer, fans y chercher un moyen de plaire! Enfin , foit que Marianne regardat les talens de Merfenil , Sc la diftindHon qu'on ki avoit accordée, comme un G vj  Les Soirees équivalent a la fortune qui lui man-' quoit, foit qu'elle eut deviné la-deflus les difpofïtions de fon pere, foit enfin qu'elle eut plutót écouté fon cceur que fa raifon , Merfenil obtint 1'aveu d'un amour qu'il avoit peut - être infpire avant d'avoir ofé déclarer le fien. Dés que leurs deux cceurs fe furent expliqués , quel charme fe répandit fur tous leurs entretiens t L'amour de Marianne fembloit augmenter par 1'aveu qu'elle en avoit fait* & la naïveté de fon caradere y ajoutoit un intérêt nouveau. Son efprit öc fon cceur avoient des graces que Merfenil n'avoit point connues., qui nefe trouvoient point ailleurs* Enfin elle mettoit dans 1'expreffion de fes fentimens nne franchife ingénue, qui favoit tout 1 la fois enflammer le défir öc infpirer le reipect. J'aurois pu dire déja que de tout semps les deux peres avoient projeté  AMUSANTE S. U7 'de refierrer les nceuds de leur amitié par Fhymen de Merfenil Sc de Mawanne. On les en avoit informés 1'un Sc 1'autre : Sc avant d'être inftruit de la conduite de Merfenil, Dorménon avoit cru devoir lui en parler plu-, fieurs fois dans fes lettres. Comme Merfenil étoit déja jeté dans le tourbillon des jeunes gens de fon age, il en avoit pris le langage ordinaireil lui avoit répondu qu'il étoit bien jeune pour fonger au mariage, & que d'ailleurs il fentoit beaucoup de gout pour le célibat. Dorménon avoit infifté; Merfenil, dans 1'ivrelfe de fa dilfipation, s'étoit méme permis fur le compte de Marianne des traits de légéreté , de fatuité méme ; Sc en piaifantant fur fa beauté, qu'il ne connoilfoit pas, il avoit, comme ie Dorantc du Méchant, parlé de fes beaux yeux da Province. Cette infulte avoit été réparée depuis par fon amourreP  x^S Les Soirees pe&ueux , Sc expiée par fon repentlr; mais Marianne, dans le temps, ayant furpris une de fes lettres, fon amourpropre en avoit été juftement offenfé, Sc elle gardoit la lettre, peut - être pour s'en faire un titre de refus , & 1'on vouloit un jour 1'obliger d'époufer Merfenil. Un foir, comme nos deux amans s'entretenoient feuls de ce qui fe paffoit dans leur cceur, Marianne apprit a Merfenil ce qu'il favoit au moins auliï- bien qu'elle, qu'on avoit promis fa main au fils de Dorménon *, mais que ce fils , par fon inconduite , avoit mérité la colere de fon oncle Sc de fon pere ; Sc que même , depuis longtemps , il avoit difparu tout-a-fait. Mais, lui dit Merfenil avec une efpece de tremblement, fi ce fils revenoit un jour, votre cceur Oh! non, interrompit Marianne , il ne reviendra point, on le croit mort; Sc d'ailleurs  AMUSANTE S. iyj quand je pourrois difpofer dc mon cceur , il fe 1'eft ferme par fa conduite 8c par des affronts que je ne lui pardonnerai jamais. Ces mots firent frémir le tendre Merfenil; 8c la naïve Marianne lui montrant la lettre qu'elle avoit furprife : Tenez, lui dit-elle, voyez comme il me traite ! moi, qui ne lui avois jamais rien fait; moi, qu'il devoit époufer ! Non, ajouta-t-elle, je ne fuis point méchante; mais je n'épouferai jamais un homme qui ma méprifée. Merfenil reconnut bien cette lettre fatale; il eut voulu effacer avec fes larmes, laver de fon propre fang ces affreux caraderes. Ce fut de bien bon cceur qu'il traita de blafphémes ces coupables plaifanteries. Son cceur (la crainte accompagne toujours 1'amour ) étoit en proie aux plus vives alarmes ; il regardoit le difcours de Marianne comme un arrêt qu'elle venoit de prononcer contre lui. II ne  ï^o L\gs Soirees répondit que des mots entre-coupés Sc, fans fuite; Sc tout ce qu'il put prononeer d'intelligible, ce fut: Ah! belle Marianne !'fes remords ont fans doute expié fon crime ; Sc il eft affez puni s'il a perdu 1'efpoir de vous pofleder. Allons 5 reprit Marianne , ne parions plus de cette lettre qui nous aftlige tous deux. Enfin, un jour (Sc c'étoit un beau jour) Florimel, après avoir confulté Dorménon , fit appeler Merfenil, Sc lui propofa la main de fa fille. Merfenil accepta cette offre avec des tranfports de reconnoiftance, Sc il fut décidé que le jour méme on figneroit le contrat. Le foir, quand onfe fut raftem-; blé pour mander le Notaire Sc quelques témoins, Merfenil^ pret a donner fa fignature , ne crut pas pouvoir garder plus long-temps Vincognito, Sc il trembloit de lequitter. Jamais il n'avoit fenti tant de troubk Sc d'effroi, fa triftefte fut bien remarquée, Sc on lui  A M U S A N T E S. T#% en demanda la caufe. O mes bienfaicreurs , leur dit-il, pardonnez ft la trifteffe femble me pourfuivre au moment le plus heureux de ma vie. II manque a mon bonheur un confentement Quel confentemem , interrompit Florimel ? celui d un tuteur ? vous êtes orphelin. Quoi, demanda prefque en meme temps Dorménon, auriez-vous un pere ? Je Pignore, Monfieur, s'écria Merfenil en fe jetant l fes pieds, f ignore s'il me refte un pere : c'eft a vous feul a me Fapprendre. Vous voyez ce coupable Merfenil qui a mérité votre colere & votre abandon.. J ai voulu commencer une nouvelle carrière , me punir de mes fautes , les expicr. Vous m'avez vu, non tel que j etois , mais tel que je ferai toute ma vie. En parlant ainii, il le regardoit en fondant en larmes , Sc dans Fattitude d'un homme qui attend la vie ou la mort. Dorménon avoit eu ie temps  i6i Les Soirees de revenir de fa furprife en Fécoutaut. Son cceur ne put réfifter l ce fpecFacle; il tombe dans les bras de Merfenil, Farrofe de fes larmes , & non - content de lui pardonner, ce bon pere le remercie encore de lui avoir rendu fon fils. Florimel mêla fes larmes a celles de fon ami & de fon gendre; Marianne brula bien vite fa lettre ; lc mariage fut célébré comme un événement qui faifoit quatre heureux a la fois, &c le bon-bomme d'oncle , qui apprit cette nouvelle avec autant de furprife que de plaifir, affura toute fa fortune aux deux époux.  AMUSANTE S. AZÉMA ou IL FIT BIEN, C O N T E. Azéma étoit un homme cie boa fens. II avoit d'abord réfolu de ne point fe marier, paree qu'on Fait ce que font les maris d'aujourd'hui. Cependant il fe maria. On lui avoit propofé deux partis. L'un étoit une jeune coquette, foupconnée delégéreté, Sc qui auroit été fidelle ; Fautre étoit une veuve dont tout le monde vantoit la vertu, Sc qui pouvoit n'être pas vertueufe en fecret. II n'ignora aucune de ces particularités ; il époufa cette derniere, Sc il fit bien. Cela paroitra un paradoxe; mais c'eft une vérité, «Sc fon hiftoire va le démontrer. Irene, mere d'Azéma, voyant approcher fa derniere heure, appela le Génie dans lequel elle avoit mis fa  i5"4 Les Soirees eonfiance, Prenez foin, je vous prie , lui dit - elle , de féducation de mon fils. Ayez foin de perfeótionner fon entendement, de maniere qu'il puilfe voir les chofes comme elles font réellement. Rien n'eft plus difficile, je le faismais il eft encore jeune. II faut qu'il fe livre a toutes les erreurs de fon age pour en connoïtre ia folie. Faites - lui fréquenter les femmes pour le préferver du vice. Ce font elles qui forment 1'ame d'un jeune homme ; il apprendraa excuferleurs défauts, Sc il pourra tirer des lec^ons utiles de leurs foibleifes. Quand il aura vu affez le monde pour en être dégouté, mariez-le, afin qu'il tienne une maifon qui puifie fervir d'afile a une compagnie choifie. Le bonheur d'un jeune homme confifte a vivre toujours avec fes égaux ; celui d'un être raifonnable feroit d'ctre fouvent feul, Je n'afpire pas a le procurer a mon fils ; il me fuffit qu'il  AMUSANTE S. ièty jouifie de celui qui eft a la portee du plus grand nombre. II eft plus agréable de recevoir un ami, que de faire des vifttes a des connoiftances. L'ami* tié eft le plaiftr de lage mur. Irene expira après avoir tenu ce di£ cours; <3c, dans le fond, elle n'avoit rien de mieux a faire. On obfervera, en paftant, qu'il y a long^temps que le monde feroit défert , s'il falloit mourir quand on n'a plus rien de bon a dire. Ge conté n'exifteroit pas , 8c Pon y perdroit peu. Mais les chofea font autrement; 8c ft ceux qui ne favent écrire que des bagatelles, font nombreux, ceux pour lefquels elles font faites, le font encore davantage. Le Génie attendit qu'Azéma eut quinze ans accomplis , 8c alors il lui paria en ces termes : Votre mere m'a recommandé de faire de vous un homme prudent ; Jl faut donc que vous fafliez beaucoup de fottifes. Vous n'i*  \6g Les Soirees maginez pas fans doute avoir befoin d'avis pour cela. Je ne vous en donnerai point. Je vous lailfc a vousmême jufqu'a ce que vous ne fachiez plus que faire alors je ne vous abandonnerai pas. Azéma entreprit de répondre a cc difcours par un compliment gauche Sc mal-tourné. Je ne vous prefcris pas de dire des fottifes , mais d'en faire , interrompit brufquement le Génie. Lorfque vous aurez envie de parler, que la raifon 6c la réflexion conduifent votre langue. Après avoir achevé ces mots, il difparut. Azéma abandonné a lui-même , 6c confidérantfadeftination, ne fe trouva pas fort a plaindre. II réfléchit un moment fur les moyens de la remplir loyalement, 6c de bonne foi. Dans le nombre des folies qui entroient dans le plan de fon Inftituteur, il y en ayoit fans doute qui méritoient  % AMUSANTE S. \6j la préférence ; mais il ne pouvoit les choi/ir fans les connoitre, 8c il ne pouvoit acqucrir cette connoiffance qu'en allant de Tune a 1'autre. II nc réfléchit plus, 8c il pritle parti de fe livrer avec excès a toutes celles qui fe préfenteroient fur fon chemin. Ses commencemens furent brillans, II fortoit d'une familie ancienne 8c honorable , mais point aflez cependant pour pouvoir dire : Un homme de ma nanTance. 11 ne s'amufa pas a faire cette diftinction. La différence qui elt iï feniible aux yeux d'autrui, n'eit qu'une nuance imperceptible a ceux de Thomme qui devroit naturellement la faire. II dédaigna les vertus fimples 8c obfcures d'un particulier pour les vices brillans d'un courtifan. II eut une meute de chiens, des attelages fuperbes , des voitures élégantes, un nombreux domeftique, deux coureurs , trois cuifiniers s plufieurs  i£g Les Soirees maitrefles, & pas un ami. II paflfa Ca vie dans la recherche des amufemens -, & 1'ennui qui dirigeoit toutes fes démarches , tous fes mouvemens, toutes fes occupations, en fut auffi le réfultat. En peu de temps il eut diflipe toute fa fortune, Sc il apprit qu'un grand Seigneur n'eft confidéré qu'autant qu'il eft riche , Sc qu'il ne differe pas d'un pauvre particulier lorfqu'il ne 1'eft plus. II fe trouva ruiné fans avoir méme entrevule plaifir, Sc il reconnut, mais trop tard, qu'il ne s'achette point. Preflé par fes créanciers, trompé par fes maïtreftes, abandonné par fes flatteurs, il tomba dans le défefpoir , Sc s'écria : Que ferai-je maintenant ? Une voix aérienne fe fit entendre , Sc lui dit : Vas gagner des plumes. C'eft une belle reflource , répondit iAzéma ! XJn avis fi ridicule le plongea dans une  AMUSANTE S. %r>9 une profonde rêverie , qui Poccupa long-temps, Sc pendant laquelie il marcha devant lui fans favoir ou il alloit. Iln'en fortït qu'a IVntrée de la nuit , qu'il fe trouva dans une belle avenue qui conduifoit.a un palais vers lequel il porta fes pas. La porte en étoit gardée par un Sunfe dont les épaules étoient ornées de plumes , Sc le corps chamarré de rubans de toutes les couleurs. A eet habillement , Azéma ie prit pour le Génie de fon fiecle, Sc, dans cette idee* il lui fit un compliment convenable. Ami , ki dit le SuilFe , je vois que vous n'êtes pas familier avec les Génies : je n'ai pas 1'honneur de Têtre ; j'appartiens a la Fée des rubans. Ala Fée des rubans , s'écria Azéma ! j'en ai entendu parler : elle eil pui£ famment riche ; elle cherche par-tout un mari, ü jepouvois le devenir! Je ne fais pas , réponiu le Suiue, d vous  ï7o Les Soirees lui conviendrez •, mais vous pouvez eftayer. Je vais vous mettre entre les mains de fon Ecuyer qui vous préfentera. L'Ecuyer parut. II examina le nouveau venu 5 3c après avoir marmotté d'un ton de proteófceur, Cela peut réuC fr, il 1'introduift dans un appartement fuperbe , ou il le laifta, en lui difant : Mettez toute votre attention a gagner les plumes. ; Pendant quelques momens, Azéma fe crut feul | bientót il entendit une Voix qui partit d'un lit magniftque , 3c qui appela : Roufcha, Roufcha ? Une femme parut auiïi-tot pour demander ce que 1'ori fouhaitoit. Je veux voir 1'Étranger, répondit la Voix, qui étoit celle de la Fée des rubans. Tirez mes rideaux. Hé bien, c'eft un joii jeune homme , en vérité. Roufcha , laiffez - nous. Roufcha fortit, en répétant a Azéma de ne rien négligé* pour gagner les plumes.  AMUSANTE S. r»f '•Azéma, en voyant Ja Fée affife fur fon lit, fut penétré de refpect , & refta immobiJe. Approchez , jeune homme, lui dit-eUe. Le jeune homme fit une profonde révérence , Sc recula deux pas au lieu d'avancer. Que veut dire cela, s'écria la Fée ? Quelie timidité ! QueJJe enfance ! Peut-on attacher fi peu de valeur } mes plumes ? Azéma, que le refpecF avoit tem! jufqu'i ce moment les yeux baififés les leva fur la Fée , dont il vit la tete coiffée de la maniere la plus élégante & chargée d'une multitude incroyable de plumes. Perfuadé, par tous les avis qu'il avoit recus, qu'il n'avoit nen de plus important que de s'en rendre maitre , il s'approcha , Sc y porta les mains : II n'eut pas plutöt touché ces plumes, qu'elles fe trouverent converties en diamans. Ah Madame!s'écria-t-il,quelle riche parure r La trouyez-vous de votre goüt ré- Hij  t7ï Les $ o i R ee s pondit ia Fée ? Jugez-vous qu'elle peut vous aider a vaincre votre HmH dité ? Hé bien, cette parure eft a vous 3 ie ne demande pas mieux que de vous donner toutes ces plumes Tune après Pautre mais ilfaut les mériter. Chaque fois que vous me direz une chofe agréable ou ingénieufe , vous en aurez une. Ne faut-il que cela, répondie , Azéma avec toute la vivacité du tranfport & de la confiance ? f efpere bien les emporter toutes. Je ne les regretterai point, reprit la Fée \ mais je vous avertis que je fuis difficile. On fervit une collation élégante a cbté du lit de la Fée. Azéma , plein de 1'efpoir de redevenir plus riche qu'il ne Favoit eté, mit fonimagination a la torture pour faire de Pefprit. % eftaya fucceflwement les épigrammes , les calambours , les bons mots, les railieries, les réparties fines, les nouvelles politiques, & fur-toi^  AMUSANTE S. 173 les fcandaleufes. Pas une plumc he fe détacha. Cela le déconcerta un peu j mais redoublant d'efforts, ilpaffa de Ja Ville a la Cour, du lever des Mi-niflres a la toilette des AcFrices, aux fpecFacles , aux bals. Ce fut en vain; il n'oublia rien, & rien ne réuffit. La Pee fut a la vérité, tentée une fois de défaire la plus petite de fes plumes > mais, après une courte rérlexion, elle ia kiffa a fa place. Elle ordonna enfin a Roufcha de faire deiïervir ; Sc fe trouvant de nouveau (eule avec Azéma, elle lui dit: Voila donc, mon enfant, ■tout ce qu'on appelle efprit dans le monde ? Oui, Madame , répondit Azéma , Sc je n'en connois pas d'autre. En ce cas , je garderai donc mes plumes , reprit la Fée. Azéma fort embarrafie , fort afHige , propofa une partie de piquet, oii il fe fiatta d'être plus heureux. II le futen effet. II joua d'aborcl avec tant H lij  i74 Les Soirees de fuccès, qu'il gagna plufieurs plumes qui devinrent des diamans, a mefure que la Fée5 qui perdoit, les lui remettoit entre les mains. II éprouva qu'il eft plus aifé a bien des hommes de faire fortune par le jeu que par 1'efprit s mais il éprouva aufli que les richeifes ainfi acquifes, ne font pas bien, folides. La chance, qui lui avoit été favorable, tourna *, & fon revers fut li conftant, qu'il auroit perdu tout ce qu'il avoit gagné, fi la Fée par compalfion pour fa jeunelfe & pour fes befoins, n'eiït voulu quitter abfolument le jeu. Ne rifquez pas davantage , lui dit - elle. J'attends ce foir un nouvel étranger dont la fortune he fera pas fi rapide y mais elle fera plus durable. Retirez - vousj réalifez 'les diamans qui vousreftent, & puiflc le fouvenir du moyen par lequel vous les avez acquis, vous préfcrver de les perdre de même!  AMUSANTE 5". Azéma fuivit ce confeil. II vendit fes diamans., payafes dettes, racheta tous fes biens, & reparut dans le monde. II n'y eut pas vécu quelque temps, que craignant la vie folitaire & trifte d'un célibataire, il fongea a fe marier. Mais après avoir fait tant de fottifes, ïl fe défia de lui ; ëc tremblant d'en faire une nouvelle, il refta plufieurs jours fans ofcr prendre une réfolution. Enfin, tourmenté par fes incertitudes, il s'écria : O mon Génie I mW bandonneras - tu dans ce moment critique ? Le Génie parut. Me marieraije ? lui demanda Azéma. — Sans doute. — Mais fi je me rnarie , ne ferais-je point expofé au fort commun a tant de maris? — La bonne queftion, répondit le Génie !Suis-moi, je vais voir tout-a-1'beure fi tu fais clioifir. II le conduifit dans un hotel nabité par les plus jolies femmes du monde. H iv  tyé Les Soirees La vivacité de leur efprit ajoutoit a leur beauté. L'amour dans leur bouche avoit perdu 1'ufage des foupirs 3 aff.ura eet hotel étoit Je Céjom des dupes ; ?•*• ks maris s'affligeoient de craintes imagmaires, qui les empêehoient de Jouir des agrémens qu'ils avoient autour d'eux 5 que Jes amans ^ redoutoient ne VéMént que de nom * que toutes ces femmes attachées aux ilktons.aux vanités & aux folies de la mode, étoient dans Je fait vertueufes, avec J'apparence d'une conduite qui ne J'étoit pas. II fe trouvoit dans cette fociété une jeune perfonne qui n'étoit pas «™iee & qui forma ^ »oins fur le cceur que fur la main d Azema. Elle n'avoit d'autre but que de changer de nom 5 & d'avoir une ma.fon a elle, pour la monter fur le ton de celle-ci; mais Azéma craignoit encore plus 1'opiniondu monde qu'une mfidelite réelle mais cachée. le Génie Je conduifit enfdte dans H v  t78 Les Soirees la maifon d'un riche citoyen : -lelégance Sc 1'abondance s'y réuniifoient pour le bonheur du maitre. La maitrefle s'empreifoit de montrer Tattachement le plus tendre pour fon mari, fans employer une liberté indécente, ni uneréferve affeeStée. Gaie en fociété, fenfible avec fes amis, elle n 'invitoit jamais que les perfonnes qui pouvoient être également agréables a elle Sc a fon mari Sc quand celui - ci arrivoit, elle le recevoit comme un aimable ami dont elle défiroit la préfence plus qu'elle ne 1'attendoit. Azéma diftingua dans cette maifon ■une jeune veuve , qui joignoit a la beauté Sc aux graces un jugement & une difcrétionrares. Le Génie 1'avertk qu'elle avoit une inclination fecrete, Sc que s'il 1'époufoit, il ne pouvoit lui garantir que cette inclination ne fut un jour plus forte que fa vertik Mais, ajouta-t-il, vous pouvez cö&p-  AMUSANTE S. iy9 ter fi bien far fa prudence, que vousttême vous ne la foupgonnerez jamais Ü entra dans Pattelier du fameux Pra-  iSi Les Soirees xitele. II eft faift d'un tranfport involontaire , a la vue de tant de chefd'ceuvres; il regarde , il admire ; & s'adreftant a Praxitele , avec cette hardiefle Sc ces graces qui n'appartiennent qu a 1'enfance: *> Mon pere; os lui dit-il, donne-moi un cifeau, n Sc apprends - moi a devenir un »3 grand homme comme toi «. Praxitele regarde ce bel enfant; il eft ctonné du feu qui brille dans fes yeux 5 Sc 1'embraftant avec tendrefte : 33 Oui je ferai ton maïtre, lui répondao t-il j refte avec moi, j'efpere que & tu me furpaftèras. « Le jeune Sophronime, heureux Sc reconnoiflant, ne quitta plus Praxitele, Sc fentit bientót fe développer le grand talent qu'il avoit recu de la naturea dix - huit ans il faifoit déja des ouvrages que fon maïtre auroit avoués. Malheureufement pour lui, a cette  A M V $ A N 7 E S. j$f époque , Praxitele mourut, & laitfa par fon teièament une fomme affez conlidérable a fon éleve favori. Sophronime fut inconfolable. Le féjour cie Thebes lui devint odieux ; il quitta fa patrie, & employa le legs de fon bienfaicteur a parcourir la Grece. Comme il portoit dans toutes les villes eet amour du beau, le défïr d'apprendre qui Pavoit enflammé des Penfance \ chaque jour le rendoit plus inftruit, chaque chef - d'ceuvre qu'il voyoit lui apprenoit un fecret. Le befoin de plaire acheva de polir fon caraótere & fon efprit ; plus modefte ï mefure qu'il devenoit plus favant, penfant toujours a ce qui lui manquoit, & jamais a ce qu'il avoit acquis , Sophronime a vingt ans fut le plus habile & le plus aimable des hommes. Réfolu de fe fixer dans une grande ville, il choint Milet, Coionie Grec-  ï§4 Les Soirees que , fur la cóte d'Ionie : il y acheta une petite maifon, des bloes de marbre, & fit des ftatues pour vivre. La réputation trop lente quelque fois a fuivre le mérite, ne le fut pas pour Sophronime. Ses ouvrages furent eftimés j 1'on ne paria bientót plus que de fon talent. Le jeune Thébain, (ans fe laiiTer enivrer de ces éloges, redoubla d'efforts pour les mériter. Tranquille 8c folitaire dans fon attelier , il confacroit fa journée au travailj le foir il fe repofoit en lifant Homere : ce plaifir utile élevoit fon ame , 8c fourniifoit a fon génie les idees du lendemain. Satisfait du jour paffe 8c pret pour le jour a venir , il remercioit les Dieux, 8c fe livroit au fommeil. Ce bonheur ne dura pas. Le fèul ennemi qui puiffe óter le repos a la vertu , ne laüla pas Sophronime en paix, Carite , fille d'Ariftée , premier  AM U SANTÉ S. igj. Aagifl&c de Miict, vint , avec fon Pere, vi/Iter Tattelier du jeune Thébain. Carite efFa?oit toutes les Beautés d Ionfe, & fo„ ame étoit encore plus belle que fon vifage. Ariftée fon pere * plus^ riche Hes Miléfiens, s'étoit confacre tout entier a féducation de fa fille. II n'£ut pas de peine 4 lui faire aimer la vertu , fes tréfors prod>gues lui donnerent tous les taIénS qui 1 embelhffent. Carite j avec feize ans un efprit fin, Une ame tendre, une figure charmante, penfoit comme rUton , & chantoit comme Orphée Sophronime , en la voyant, fentit ■in trouble , „ne émotion qui lui etotent inconnus. II baifia les yeux Ü balbutia. Arirtée attribuant fon embarras au refpeét, le raflura par des paroles pleines de bonté : » Montrez» nous, lui dit-il, votre plus belle * ltatue; touc Je monde vante votre  tU Les S o i « i é s sa talent. Hélas ! répondit Sophro» mme , j'ai ofé faire une Vénus , 33 dont j'étois content jufqu'a ce jour, w mais je vois bien qu'il faut la re33 faire «. En difant ces mots, ü déeouvroit fa Vénus , Sc jetoit un coup-d'ceil timide fur Carite. Celle-ci, qui avoit compris fes paroles , faifbit fcmblant de s'occuper dê la ftatue 3 & penfoit au jeune fculpteur. Ariftée , après avoir admiré les ouvrages de Sophronime , fortit de f attelier , Sc lui promit de venir le revoir. Carite, en le quittant, le falua d'un air gracieux. Le pauvre Sophronime s'appercut pour la première fois, quand elle fut partie , qu'il reftoit tout feul dans fa maifon. Ce foir-la il ne lut point Homere; il réfléchit \ ü fe répéta bien qu'il alloit faire le malheur de fa vie, s'il ofoit aimer celle qu'il ne pouvoit jamais poneder. Le lendemain , au  AMUSANT ES* t$? Iieu de travailler, il fe redit tout ce qu'il avoit penfé la veille. Sa raifon combattit de toute fa force contre le penchant qui lentramoit: mais depuis Que le monde elf monde , aucun de ces combats n'a fmi 4 1'avantage de la raifon» Déja depuis long - temps Sophronime fe difoit tous les jours qu'il falloit oublier Carite , Sc tous les jours H couroit la ville dans 1'efpérance de la voir un moment. Plus de travail, plus de repos ; les ftatues' imparfaites reftoient au fond de 1'attelier , fans qu'il daignit les regarder. Apollon , Diane s Jupiter n'étoient plus rien pour Sophronime ; toujours occupé te Carite, il pa{foit fa vie dans les cirques, dans les lieux publics, dans les promenades. Quand il ne 1'avoit pas vue, il revenoit penfer a elle ; quand il 1'avoit appercue, il revenoit soccuper des moyens de la revoir.  iS8 Les Soirees Enfin , fa réputation, fa conftance, fon adrefTe lui ouvrirent la maifon d'Ariftée. II vit plus foüvent Carite, il n'en fut que plas amoureux. Comment ofer le lui dire ? Comment un fculpteur fans fortune, fans parens , pouvoit-il prétendre au premier parri de la ville ? Tout jufqu'a fa délicateiTe , lui défendoit de parler. Carite étoit fi riche, qu'il n'étoit pas per-, mis a un homme pauvre de la trouver belle. Sophronime favoit tout cela j il étoit fur de fe perdre en fe declarant, mais il falloit mourir ou fe déclarer. II écrivit a Carite. Cette lettre fi tendre, fi foumife , fi re£peclueufe, fut confiée a un efclave d'Arifèée, a qui Sophronime donna tout ce qu'il avoit amailé du prix de fes ftatues. L'infidelle efclave, au lieu de porter la lettre a Carite , courut la livrer a fon pere. Le vieux Arifiée, indigné de 1'au-  AMUSANTE S. iS? dace , abufa , pour la première fois , du droit que lui donnoit fa charge. II fuppofa des crimes I Sophronime, 1'accufa lui-même dans le confeil 5 Sc le fit bannir de la ville. Le malheureux attendoit chaque jour, en tremblant, la réponfe de lefclave; il recut J'ordre de quitter Milet. II ne douta pas que Carite öffenfée n'eüt elle-même follicité cette vengeance : J'ai mérité mon fort , s'écria-t-il ; mais je ne puis m'en repentir. O Dieux 1 rendez - la heu* reufe, Sc raifemblez fur ma téte tous les maux qui pourroient troubler fa vie. Sans murmurer de la rigueur de fes juges il s'achemina triftement vers le port, Sc s'embarqua fur un vaiffeau Crctois, qui mettoit a la voile: ce ne fut pas fans verfer des larmes qu'il perdit de vue cette ville oü il lailToit tout ce qu'aimoit fon cceur. Cependant le pere de Carite crut  ijo Les Soirees devoir cacher a fa fille le véritable motif qui avoit fait bannir Sophronime ; Carite s'en douta. Elle avoit lu dans les yeux du Thébain tout ce qu'elle n'auroit ofé lire dans fa lettre y elle donna quelques pleurs au louvenir d'un homme devenu malheureux pour 1'avoir aimée : mais Carite étoit bien jeune , elle 1'oublia bientót Sc Ariftée , tranquille , ne fongeoit plus qu'a marier fa fille , lorfqu'un événement extraordinaire répandit la confternation dans Milet. Des pirates de Lemnos furprirent un quartier de la ville. Avant que les citoyens ar més fuffent accourus pour les chalfer, ces barbares pillerent le temple de Vénus, &" enleverent jufqu'a la ftatue de la Déelfe. Cette ftatue étoit le Palladium de Milet: a fa poiTefiion étoit attachée la félicité «les Miléfiens. J-e peuple confterné envoie des  AMUSANTE S. ijf Ambaftadeurs a Delphes, pour confulter Apoilon. L'Oracle répond que » Milet ne fera en furetc que lorf» qu'une nouvelle ftatue de Vénus , * aufli belle que la Déefte méme, »3 aura remplacé celle que 1'on a >• perdue. cc Sur le champ les Miléfiens font publier dans toute la Grece, que la plus belle fille de Milet, öc quatrc talens d'or, feront la récompenfe du fculpteur qui remplira les conditions de 1'Oracle. Plufieurs fameux artiftes arrivent avec leurs ouvrages ; on les expofe fur la place publique ; les Magiftrats , le peuple admirent: mais dés que la ftatue eft pofée fur Pau* tel, un pouvoir furnaturel la renverfe. Les Miléfiens défefpérés regrettent alors Sophronime ; ils demandent a grands cris que Pon s'occupe de le chercher. Ariftée lui-même eft obligé de  i$i Les Soirees prendre des informations fur le vaiiTeaur Crétois ou le mallieureux banni s'étoit embarqué. L'on rapproche les époques , les jours ; Ton envoie jufqu'en Crete; Sc l'on apprend que ce vaifteau a péri avec tout fon équipage a la bauteur de i'ille de Naxe. Les Miléliens défolés, s'en prennent a leur Magiftrat, Sc de fon peu de vigilance, caufe de 1'invafion des Barbares , Sc de la mort de Sophronime, qu'il avoit fait bannir injuftement. Le peuple paffe bientót du murmure a ja révolte : il court a la maifon d'Ariftée, il fentoure , il la force. Les larmes de Carite , fes cris , .fes prieres ne peuvent fauver fon pere-, Ariftée eft faifi , chargé de fer Sc traïné dans un cachot. Le peuple décide qu'il n'en fortira que lorfque la ftatue de Vénus aura été remplacée. Carite au défefpoir , veut aller elle* jinême a Athenes, a Corinthe , ou a Jhebes»  'AMUSANTE S. ijj Thebes , chcrcher un artifte qui pmfe délivrer fon pere. Elle prend d'abord des mefures pour adoucir fa prifon ; un efclave fur doit veiller a tous fes befoins. Carite, tranquille de ce cöté, équipe un vaiffeau , le charge de' tréfors , 8c part. Les premiers jours les vents fembl«nt la protéger; Ia moitié du chernin eft déja faite, lorfqu un orage epouvantable détourne le vaifteau de fa route, 8c force Je pilote de fe réfugier dans une anfe qui lui étoit inconnue. A. peine y eft>il5 que ]'0. rage cefte, le foleil revient, & Carite , invité?par la beauté du temps, •veut defcendre * terre , pour fe repc^ fer quelques heures de la fatigue de Ja mer. Elle eft bientót fur le rivage. JjTn doux fommeil , fur un Jit de gazon , la délafte , & lui feit oublier pour un moment toutes fes peines. Ce fommeil ne fut pas long: Carit§ Tome J. j  ï94 Les Soirees s'éveille , Sc voyant que fes efclaves dormoient encore , elle ne veut pas les troubler. Seule avec fes chagrins, elle fe promene fur la rive ; Sc défirant connoïtre ces Üeux inhabités, elle franchit les rochers qui mettoient a 1'abri des flots Tintérieur de 1'Iile, Elle appereoit une vallée délicieufe , traverfée par deux petits ruiiOfeaux , Sc couverte d'arbres fruitiers. Elle s'arrête pour contempler ce beau fpectacle. La nature étoit alors dans les plus beaux jours du printemps j tous les arbres font fleuris *, les gouttes tfeau de 1'orage paifé , pendent en* core a Textrémité de chaque fleur, Sc le foleil, en les frappant de fes rayons , parfeme les branches de pierres précieufes. Les papillons, heureux de revoir le beau temps, recommencent a voler fur les campanelles* des légions d'abeilles bourdonnent mi-defïus des arbres, n ofant pas ton-  AMUSANTE S. tm cher aux fleurs, de peur de mouiller leurs ailes tranfparentes. Le roirignol öc la fauvette, revenus de leur frayeur, font retentir 1'écho de leur ramage, tandis que leurs femelles, plus tendres , öc ne fongeant qui 1'amour , voltigent fur la prairie, efTayent avec leur bec le foin encore' trop vert pour elles; & lorfqu'elles ont trouve un brin d'berbe fee & flexible, pleines de joie, elles 1'emportent a tire d'ailes au nid qu'elles ont commencé. Carité adrnira ce fpectacle, Öc foupira. Elle defcendit dans le vallon, öc traverfant la prairie , elle appereut une petite cabane , entourée de noyers verts. Un bofquet lui en déroboit 1'entrée $ elle entre dans ce bofquet , elle entend le murmure d'un ruilïeau qui ferpentoit a fes pieds; bientót les accens d'une lyre fe mêlent a ce bruit fi doux j elle ccoute lij  jy6 Les Soirees une voix douce & tendre chante ces paroles : J'ai payé cher ce court moment d'erreur » Oü j'ai cru que 1'amour fuffifoit pour lui plaire» Je reffemble a ce téméraire Dont la Reine du Ciel avoit féduit le cceur % Junon y plus barbare que fage , Feignit jufques a lui d'abaifler fes appas; II crut la ferrer dans fes bras..... Le malheureux n'embraffoit qu'un nuage.; Tel eft mon trifte fort, hélas ! Et je fens trop que ma peine cruelle Doit furvivre même au trépas. Si 1'ame eft immortelle , L'amour ne 1'eft-il pas ? La voix n'avoit pas achevé , que Carite , reconnoiflant Sophronime , tombe évanouie : au bruit qu'elle fait, il aceourt, il la voit, il la prend dans fes bras , il la regarde encore, il ne peut croire a fon bonheur il la porte m bord du ruiffeau: de 1'eau jetce fur;  ■AMUSANTE Si ipf fon beau vifage la fait bientót reve* nir a elle ; Sophronime étoit a genoux : Êtes-vous Carite , difoit-il , ou bien une divinité ? Je fuis la fille . d'Ariftée , lui réponciit-elle avec douceur j mon pere eft en danger, vous feul pouvez le fauver. Ah ! parlez s reprit Sophronime avec tranfport $ que faut-il faire ? ma vie eft a lui comme a vous. Carite alors lui raconta le fervice qu'il pouvoit rendre a fa patrie Sc £ fon pere. A mefure qu'elle parloit, la joie brilloit dans les yeux de Sophronime : Raffurez-vous, lui dit-il d'un air fier; j'ai dans ma cabane un ouvrage qui dok plaire a votre Déefte, comme a vos concitoyens: il eft a vous,des ce moment, Carite; mais j'exige que vous ne le voyez que dans le tempie de Milet. La fille dAriftée y confentit, & Sophronime lui raconta comment il I iij  ï^S Les Soirees s'étoit fauvé du naufrage, feul avec fes outils de fculpture. II avoit trouve dans cette Me déferte, de 1'eau, des fruits Sc du marbre. Tranquille dans la cabane qu'il s'étoit conftruite, il avoit travaillé au chef - d'ceuvre qui devoit délivrer Ariftée. Venez, ajouta-t-il, venez voir 1'afile ou je vivois en penfant a vous. Carite fuit Sophronime, Sc entre avec lui dans fa chaumiere: par-tout le nom de Carite étoit écrit, par-tout fon chiffre Sc celui de Sophronime étoient enlacés : Pardonnez , lui dit le fculpteur, feul dans cette ifle, j'ofoïs tracer les fentimens de mon cceur , je n'avois pas peur d'ètre exilé. Ce mot fit venir les larmes aux yeux de la tendre Carite 5 elle regarda Sophronime , Sc lui ferrant prefque la main : Ah ! lui dit-elle , ce n'efl: pas moi Elle n'acheva pas , Sc eonfidé- rant une ftatue couverte d'un voile  AMUSANTE S. 15^ qui étoit fur une efpece d'autel: Hatons-nous, ajouta-t-elle 5 d'aller trouver mes efclaves, ils emporteront ce chef-d'ceuvre , que je ne dois voir qu'a Milet: vous viendrez avec moi; Sc quel que foit Tévénement, je fens que nous ne nous quitterons plus. Sophronime tranfporté, ofa baifer Ia main de Carite , qui ne s'en facha pas. Ils alloient prendre le chemin du rivage , quand ils furent joints par les efchves Sc les matelots , qui, alarmés de 1'abfence de leur maitreffe, parcouroient Flfle en la cherchant. Carite leur ordonna de porter avec précaution fur le vaiffeau la ftatue voilée; 011 lui obéit. Sophronime ne quitta pas fa cabane fans remercier avec des larmes les divinités champêtres qui 1'avoient protégé dans eet afile. II pofa fur 1'autel ou avoit été la ftatue , tous fes outils, Sc les confacra au Dieu Pan, enfuite baifant I iv  2oo Les Soirees refpectueufement le feuil de la porte: Je reviendrai, s'écria-t-il, mourir ici, fï je ne peux vivre pour Carite. Après ces adieux, ils gagnerent le vaiftèau, Sc reprirent la route de Milet. La traverfée ne fut pas longue, heureufement pour Carite, qui vouloit que Sophronime eut délivré fon pere avant de lui avouer fa tendrefte. Si le voyage eut dure plus long-temps, peut - ètre le fculpteur eut - il été récompenfé par eet aveu, avant d'avoir mérité de l'étre. Mais la fagefte de Carite, Ie refpect de Sophronime, Öc fur - tout le vent hivorable, firent arriver les deux amans comme ils étoient partis de 1'Ifle déferte. Le nom de Sophronime répandit la joie dans Milet. Le peuple qui 1'aimoit, s'aftemble , öc décide que fa ftatue n*a pas befoin d'être examinée par les citoyens, Öc qu'elle doit fur le champ fubir 1'épreuve de 1'autei  AMUSANTE S. lol pour ne point géner fon édueation, il confentit a fe priver de la vue de fon fils, qu'il envoya avec fon maitre a quelques lieues de Troye. Le maitre s'appeloit Manaftus , Sc Téleve avoit nom Lénidor. Ce Manaftus étoit 1'homme le plus méthodiquement favant qu'on ait vu avant Sc après le fiege de Troye. II connoiftbit fort bien fes anciens Auteurs , que nous ne connoiftbns point, Sc il les citoit avec la plus fcrupuleufe fidélité. Egalement correcl; dans fa conduite Sc dans fes difcoursjil fem-,  AMUSANTE S. 20f bloit, en parlant, compter öc mefurer tous fes mots, comme il comptoit Sc mefuroit fes pas en marchant. Depuis trente ans, il fe levoit, dïnoit, foupoit Sc fe couchoit a la méme heure. II régnoit dans fon cabinet un ordre merveilleux. II prétendoit qu'un homme dont le domeftique étoit dérangé , ne pouvoit pas avoir une bonne logique. II difoit fouvent a fon éleve: Comment voulez-vous ranger vos idéés, li vous ne favez pas ranger votre appartement? Croyez-moi, ajoutoit-il , chaque livre hors de fa place dans un cabinet, annonce une idee dérangée dans la tête de fon maitre. Mais s'il étoit méthodique dans fes lecons, il étoit bien auffi exaéc è rendre compte a Policléas de Ja conduite Sc des progrès de fon éleve. Tous les jours il écrivoit ce que Léni**or avoit fait le jour d'auparavant $  tos Les Soirees Sc chaque matin , Policléas recevoi'c le bulletin de la veille , ou chaque aótion de fon fils étoit bien articulée, bien motivée , 8c datée fort exaótement pour 1'heure 8c le lieu. L'Inftituteur avoit voulu par gout s'affujettir a cette loi, 8c Policléas y avoit foufcrit d'autant plus volontiers, qu'il y étoit engagé , comme on va voir, par des motifs particuliers. Policléas étoit un des premiers perfonnages de 1'État ; 8c comme il avoit obtenu la faveur de la Cour par fa naiffance 8c par fes fervices , il avoit aufli mérité la proteéKon des Dieux par fa longue piété. Jupiter , qui ne fait plus de miracles , mais qui en faifoit alors , lui avoit promis, par fon oracle , d'exaucer les fix premiers vceux qu'il lui adrefferoit. Or ce bon vieillard étoit fort aife d'apprendre fréquemmênt des nouvelles de Léni-r 4or , afin de pouvoir implorer a pro-?  AMUSANTE S. 207 pos le pouvoir de Jupiter , Sc faire, pour ainfï dire, conconrir le Maitre des Dieux 3 1 education de fon fils. Lénidor avoit déja pris lage de puberté, quand le pere recut un jour le bulletin qu'on va lire: « Hier matin, a fix heures & dix » minutes , prés la porte de Scée , le » penchant naturel d'un fexe vers » 1'autre, s'eit déclaré dans Lénidor » d'une maniere effrayante. cc Après cela , Manaffus racontoit comment les yeux de fon éteve s'étoient enfiammés, en voyant palier une jeune fille ; comment il avoit voulu courir après elle ; comment fa voix i comment, ó^c. Enfuite ils etendoit favamment fur les dangers de la paffion de 1'amour, Sc rendoit compte a Policléas des efForts d'éloquence qu'il avoit faits auprès de fon éleve, afin de lui infpirer de 1 eloignement pour les femmes.  toS Les Soirees Le pere épouvanté lui-même par la frayeur du pédagogue , courut aux autels de Jupiter , fon protecteur, 8c le pria de vouloir bien, fuivant le vceu de Manalfus, infpirer a fon fils de Téloignement pour les femmes. Jupiter, lié par fa promeffe envers Policléas, fut obligé de 1'exaucer. Manaifus aimoit les hommes, 8c par conféquent il n'aimoit point la guerre. Un jour il s'appercut que Lénidor ayant trouvé par hafard fous fa main une épée , s'en étoit faifi avec ardeur, 8c ne vouloit pas la quitter. A cette vue, 1'indignation & la terreur s'emparerent de Manalfus; 8c le lendemain de grand matin, nouveau bulletin en campagne. 33 Hier a trois heures précifes, au 33 bord du Simoïs, prés d'un bofquet 33 ou la belle Vénus venoit trouver 3j le jeune Anchife , une fievre mar» tiale efc venue pour la deuxieme.  AMUSANTE S. zo$ ». fois agiter le cceur de Lénidor, * qui annonce une violente paffion 33 pour la guerre. cc Nouvelles alarmes de la part du pere , nouvelle priere a Jupiter, 8c Jupiter de 1'exaucer. Un troifieme bulletin vint apprendre a Policléas que fon fils étoit bienfaifant; mais que fouvent il placoit mal fes bienfaits, 8c qu'il ne pouvoit fe mettre dans la tête qu'on ne doit jamais donner, fans favoir a qui l'on donne. Une autre fois , grande femonce a Lénidor , 8c grandes plaintes au pere , fur ce que fon fils avoit été convaincu d'avoir joué aux échecs quelques minutes plus tard qu'il n'auroit du : ce qui annongoit une grande pairion pour le jeu. C'eft ainfi que Manaftus épioit chez fon éleve les moindres défauts, pour Jes extirper dés leur naiftance; 8c  iio Les S o i r é e s Policléas alloit implorer Jupiter, quï mettoit toujours la derniere main a Pouvrage. Quand le maitre eut cru avoif rempli fa tache , il écrivit en ces ter* mes a Policléas: » Ce jourd'hui a quatre heures, je 35 vous écris pour vous avertir que 33 demain a la méme heure , nous 33 nous mettrons en route , mon éleve 33 Sc moi, pour aller vous rejoindre. ?3 D'un enfant informe que vous 33 m'aviez confié , j'ai fu faire un être 33 parfait, cc En effet, le lendemain a quatre heures très-précifes, il fe mit en marche avec fon être parfait, Sc ils arriverent le mêmc jour auprès de Policléas, qui penfa mourir de joie en embra(fant fon fils. Lénidor fut annoncé avec falie dans le monde; Sc l'on ne manquoit pas de motifs pour fon éloge. II n'avoit  ■AMUSANT ES. lil ni la paftion du jeu, ni celle des femmes, Sc il avoit vingt ans, ü prouvoit démonftrativement,. par des raifons Sc par des exemples , que la guerre étoit le fléau de Phumanité , il raifbnnoit vertu, Sc s'y connoiflbit comme Socrate lui-même, enfin on ne lui trouvoit aucun des défauts de Ja jeunefle. Lénidor recut par-tout un accueil diftingué, le pere des compümens, Sc le pédagogue des éloges Sc des penfions. Mais quand on| le fut familiarifé avec ce prodige, la critique trouva bientót a mordre a la perfection de Lénidor. Son cceur auprès d*une jolie femme, étoit auffi invulnérable que celui d'un vieux Philofophe 5 mais on ne tarda pas a s'appercevoir que par-la méme il étoit groflïer, impoli, quand il fe trouvoit dans un cercle. C'eft un mal que d'aimer trop le  m Les Soirees jeu , mais on jugea, dans plufieurs maiforts , que c'étoit encore un grand mal que de ne Paimcr point du tout. Plus d'une fois, s'étant trouvé néceffaire pour une partie 3 il refufa ( affez poiiment pourtant, quoiqu'il parlat a des dames), & l'on dit prefque tout haut, qu'il étoit abfurde que tout le monde s'ennuyat, paree qu'un feul homme ne vouloit pas s'amufer. On le décida un être inutile, & un fort mauffade perfonnage. Cependant 1'enlevement d'Hélene étoit confommé , Sc le fiege de Troye commen^oit. Policléas étant un des premiers hommes de PEtat, on lui perfuada, quoique avec beaucoup de peine, qu'il devoit envoyer fon fils contre 1'ennemi, Sc comme Lénidor pafloit pour être d'une fageffe miraculeufe , on le détacha avec une petite troupe bien aguerrie, contre Ménélas qu'on favoit être cantonné dans une  AMUSANTE S. 115 efpece de petit bourg voiiin, avec un detachement de 1'armée. Sa marche fut li prompte Sc Ci fecrete, que Ménélas n'apprit leur arrivée que par le cri des mourans qui tomboient pele - mèle fous les épées Troyennes. Le carnage devoit être général, c'é^ lo.it pour les Troyens une viótoire , peut-être même le falut de la malheur reufe Troye 5 car la mort de Ménélas eut pu terminer cette guerre quon n'entreprenoit que pour lui. Mais a la vue du fang qui ruüTeloit, 1'ame 4u philofophe Lénidor fe fouleva : O fainte humaniré, dit-il, j'entends, ta voix! En même temps il crie, armes bas, a fa troupe, avec une voix tonnante. Le fer tombe des mains des affaillans, Sc Lénidor ordonne foudain la retraite. Les Grecs, prefque aufli étonnés de leur départ qu'ils 1'avoient été de leur arrivée , eiirent le temps de prendre les armes; ils  214 Les Soirees coururent après les fuyards, qu'ils taillerent en pieces *, Sc Lénidor vainqueur, ne revint a Troye que pour annoncer fa défaite. Cette affaire lui fit peu d'honneur*, Sc Ton décida que, pour avoir été trop bon philofophe, il avoit été mauvais citoyen. On le furprit encore dans d'autres Imgularités a-peu-près pareilles, Sc qui partoient également d'un principe louable. Par exemple, inftruit a ne pas donner le titre de vertu a ce qui n'en avoit que 1'apparence , il fcrutoit fi fort les motifs des belles actions qu'on racontoit devant lui, qu'il les réduifoit prefque a rien. II oublioit que les vertus humaines tiennent néceffairernent un peu de Phumanitéj Sc comme aflez fouvent ce qui étoit éloge dans la bouche d'autrui, devenoit, fans méchanceté, une fatire en pailant par la fienne , il fe fit des ennemis en foule, & pas un ami.  AMUSANTE 5. ïïf II aimoit pourtant Ia bienfaifance s mais il avoit une plaifante maniere de 1'exercer. II s'étoit fait une loi fi inviolable de placer bien fes fervices, qu'un jour ayant a fecourir un infortuné qu'une heure de retard pouvoit faire périr , il voulut auparavant s'informer de fa vie Sc de fes mceurs. Policléas , étonné des reproches qu'on faifoit k fon fils, confulta un vieux camarade , qui lui répondit : Mon ami, celui qui a élevé Lénidor, eft vraiment Pennemi du vice & 1'ami de la vertu; mais il me paroit ignorer deux points capitaux : le premier, c'eft qu'il y a telles qualités qui tiennent effentiellement a tels défauts; Sc que fouvent, en déracinant trop fort un vice , on rifque d'extirper une vertu; le fecond, c'eft que la maxime qui dit, Rien de trop , doit être la devife du fage, A ces réftexions, Pami ajouta un  iitT Les Soirees confeil qui fut fuivi par Policléas. On mit les farouches vertus cie Lénidor aux prifes avec la beauté d'une jeune Troyenne qui en avoit plus appris de la ïimple nature, que de longues études n'en avoient enfeigné au maitre & a 1'éleve tout a la fois. II fallut du temps & des foins pour entreprendre ce grand oeuvre, mais quand elle s'appercut que Lénidor commeneoit a la trouver jolie , elle arrangea pour lui un nouveau plan d'éducation. L'écolier trouva bientót que les lecons de Zanire ( c'étoit fon nouveau maitre ) avoient un charme que n'avoient pas celles de Manaffus. Cependant, comme elles étoient bien différentes (de celles qu'il avoit recues du dernier, il eut toutes les peines du monde a s'y accoutumer; mais a mefure que Zanire prenoit un nouvel afcendant fur lui, elle lui donnoit une nouvelle lache a remplir, Elle  AMUSANTE S. lij Elle lui fit apprendre quelques jeux de fociété ; elle ne vouloit pas qu'il fut joueur , mais elle vouloit qu'il jouat. Dès Ie commencement elle lui avoit prefcrit la maniere dont il devoit lui faire la cour ; 8c elle avoit arrangé fon plan de facon que Lénidor fe corrigeat par les mémes moyens qu'il cmploiroit pour lui plaire. Par exemple, les douceurs qu'il devoit lui dire, c'étoit de lui communiquer tantót une lettre de remerciment de la part de quelque malheureux qu'il auroit fecouru prefque fans examen; tantót, quelque autre chofe du même genre : 1'éloge de quelque brave Militaire qut avoit bien fervi PEtat, avoit auprès d'elle la valeur d'un compliment fait a fa beauté: on lui tenoit compté d'un faiut gracieux, d'un honnête propos adreffé a quelque jolie femme ; 8c la récompenfeétoit toujoursprête. C'étoit Tomé 1, K  n8 Les Soirees un mot tendre , un regard amoureux; on alloit même un peu plus loini C'eft: ainfi que Zanire fut faire a la fois de Lénidor un honnête homme $c un homme aimable; c'eft ainfï qu'une folie femme corrigea 1'ouvrage d'un Dieu & d'un Savanu A la fin Zanire époufa fon eleve , qui la rendit heureufe après qu'elle 1'eut rendn fage*  AMUSANTE S. tïp Ie GEN TIL HOMME £ T l e Vannier, Conté. L'ho mme, dans les fociétês policées, femble attacher plus de prix a* ce qui lui eft étranger, qu'a ce qui lui eft perfonnel. Les diftindtions, les rangs, les richeftes, ces chimères de convention, que le htigd diftribue, &dont il tire tant de vanité, ne font chez lui que des acceftbires, 8c ne le conftituent pas. » Laifle-z a 1'homme *> civilifé le temps de raftembler fes >» machines autour de lui, on ne peut douter qu'il ne furmonte facilement 1'homme fauvage. Mais ft » vous voulez voir un combat plus » inégal encore , mettez - les nus 8c «défarmés vis-a-vis 1'un de 1'au-  120 Les Soirees* >3 tre «. Ce que Jean-Jacques a cftt au phyfique, peut s'entendre auni au moral. Les Ifles de Salomon, répandues dans le vafèe océan qu'on appelle la Mer du Sudont regu ce nom de la plus confidérable de ces Ifles, dont un homme de genie tira les habitans. de la longue barbarie dans laquelle ils avoient vécu jufqu'a lui. II les raffembla , les poli9a , leur donna des lois, leur fit connoitre les douceurs, de la fociété, & leur apprit les premiers aits qui la rendent agréable.. Les peuples fenfibles reeonnurent leur bienfaiéfeur pour leur Roi. 'Ses def-> cendans marchant fur fes traces , perfe&ionnerent fon ouvrage, & régnex-ent comme lui par les bienfaits. Cette origine de la dignité fouveraine, fuf aufli celle des diltinétions dans i'Ifle de Salomon, Les premiers Nobles furent ceux qui feconderent le Fonda*  AMUSANTE S, 221 t-e-ur de 1'Empire dans Pexécution de fes pro jets, Sc le titre qu'ils acquirenc Sc tranfmirent a leur poltérité, ne pouvoit être plus honorable. Pendant plus de deux liecles on ne vit point dans cette Me heureufe & civilifée ce que l'on voit fréquemment parmi les autres Nations de la terre : des Nobles , fiers de leurs prérogatives, oublier que leurs aïeux n'ctoient fortis de 1'égalité primitive que par leur talens & leurs vertus, dedaigner ces titres précieux de leur nobleflè, Sc, contens du hafard qui les avoit fait naitre de ces hommes vertueux, ne pas fentir qu'ils feroient reftés confondus dans la foule , s'ils avoient été a la place de leurs ancêtres. Onotama en donna le premier exempie , 2co ans après la fondation de 1'Empire de Salomon. II n'avoit que le mérite que lui donnoient fes aïeux : fier de porter K iij  ui Les Soirees un nom refpedé, paree qu'il rappeloic un grand homme, il crut ne de voir en foutenir 1'éclat que par 1'orgueil 8c 1'oiiiveté , dont il ne fortoit que pour fe livrer a tous les plaifrs que de grandes riche(fes le mettoient en état de fe procurer. La chaffe 8c la pêche étoient fes amufemens favoris *, 8c pour les goüter plus facilement 8c plus fréquemment , il padoit la plus grande partie de Tannée dans une fuperbe maifon de campagne fituée fur la cöte la plus agréable de Tlfle. Entre fa maifon 8c la mer , étoit une petite portion de terrain bas 8c marécageux, couvert de joncs 8c de rofeaux , bordé d'une haie épaüTe d'olier. Elle appartenoit a un pauvre habitant appelé Tayo, qui en tiroit les matieres premières qui fervoient a fon métier de Vannier} dont il vivoit. Onotama ne pouvoit fe rendre fur le bord de la mer fans faire un détour.  A M Ü $ A M T E S, 223 paree que ce terrain étoit fur fon paflage; lorfqu'il chaffoit, fon gibier s'égaroit fouvent au milieu de ces rofeaux oü il ne pouvoit pénétrer. Pour fè débarrafl er de eet obflacle, qu'il n'éprouvoit qu'avec impatience , il propofa plufieurs fois aTayo de lui vendre fon terrain , mais celui-ci ne pouvant fe réfoudre a fe défaire d'un objet qui fourniiïoit a fon travail 5 & par-la a fa fublifrance , le refufa conftamment. Onotama , indigné de la réfiftance qu'un vil artifan oppofoit aux défirs d'un homme de fa fortune & de fon "rang, éclata en menaces. Un accident arrivé a fon chien favori 3 qui fe bleffa a la patte en pourfuivant une piece de gibier dans ces rofeaux , Pirfita a nn tel point qu'il réfolut de les exécuter. II faifit Foccafion d'un grand vent qui fouffloit, 6V fit mettre le feu aux rofeaux qui furent entiérement réduits en cendres.  124 Les Soirees Tayo ruiné par ce défaflre , fe plan gnit en termes très-vifs Sc plus conformes au fentiment de ï'injure qu'il avoit recue, qu'au refpeft du au rang de 1'offenfeur. Cette imprudence lui fut encore funefte , Sc lui attira de nouveaux outrages Sc des coups, dont Onotama le fit accabler par fes gens. Tayo battu Sc réduit a la mendieité, n'avoit qu'une reffource pour fe venger de fon opprefïeur, «3c en obtenir une réparation. II fe rendit a la capitale, portant dans fes yeux toutes les marqués du défefpoir, Sc fur fon corps celles des plus mauvais traitemens. II fe jeta aux pieds du Souverain , lui montra fes' meurtriffures , Sc implora fa prote&ion Sc fa juftice. Le Roi, acceiTible au dernier comme au premier de fes Sujets , 1'accueillit avec bonté , le plaignit Sc fit venir Onotama, qui, non moins étonné du meüage qu'indigné du motif, déclara  'A MUSANTE S. 22c avec fierté qu'il n'avoit fait a Tayo que le traitemem que méritoit un vil ouvrier qui avoit oublié le refpeóc qu'il devoit a un homme comme lui. Un homme comme vous, lui réponditle Roi! Eh ! dites-moi, quelle différence y avoit-il entre eet artifan dont vous parlez avec tant de mépris 5 Sc 1'aïeul de votre grand-pere , lorfqu'en récompenfe d'une marqué éclatante de courage &'de fidélité qu'il donna en défendant la vie de fon maïtre, on le tira de la fonclion fervile de couper du bois pour le Palais de mes ancêtres ? II dut a fes vertus les diffinctions dont on 1'honora. Quoique le premier nobie de fon fang, il le fut plus que vous , il le fut par 1'ame, Sc non par la naiflance ; fon mérite , Sc non le hafard, fit fon titre , il fut le premier de vos aïeux , Sc vous nen rappelez que le nom. Je vois avec regret, continua le Monarque , un K y  'ix6 Les Soirees homme comme vous ignoxer que Ia véritable noblefle n'enrichit celui qui en eft décoré , 3c ne le difpenfe du ravail des mains, que pour qu'il puifte fe li /rer tout entier a une occupation digne de lui : celle d'employer fon cceur , fa tête 3c fon bras a la protection de fes inférieurs, 3c non a leur opprefiion. Ce difcours , loin de faire rentrer en lui-même Onotama , ne fit que révolter fon orgueil. — De pareils principes font-ils faits pour fe trcuver dans la bouche d*un Roi ? Ne feroit-ce pas donner trop d'importance au peuple que de fuppofer envers lui des devoirs de la part de ceux qu'il doit fervir 3c refpecler ? Le lot de 1'infede obfcur eft de ramper 3c de s'anéantir devant 1'aigle, dont il doit craindre de blefter 1'ceil en fe montrant a fa vue. II eft inutile , dit le Roi avec le fou-  AMUSANTE S. zij lire du dédain, de raifonner avec 1'infenféincapable de réflexion. L'homme égaré par 1'orgueil doit trouver fon chatiment öc ime lecon dans eet orgueil méme. Yanhamo , ajouta-t-il en fe tournant vers le Général de fes Galeres, prenez FofFenfeur öc Toffenfé; conduifez-les dans une des Mes les plus éloignces de celles-ci 5 choifuTez la plus barbare ; expofez-les nus fur le rivage pendant la nuit , öc abandonnez-les a leur fortune. Lordre fut exécuté fur ie champ. Onotama öc Tayo furent fai/is 1'un öc 1'autre , conduits a travers les mer$ dans une Me fauvage, dépouillés, débarqués Öc lailfés fur un rivage folitaire. Le lieu oü on les mit a terre étoit couvert de joncs Öc de rofeaux, dans 1'épaiffeur defquels le grand feigneur fe propofa de fe cacher pour fe dérober a fon compagnon, qu'il accu- K vj  22.8 Les Soirees foit d'être 1'auteur de fon infortune ; dont la baifefle, dans 1'état d'humiliation ou il fe trouvoit lui - même , excitoit toujours fes dédains *, & avec lequel il auroit été honteux d'être rencontré. II exécuta ce projet, tk s'enfonca dans les rofeaux, réfolu de n'en fortir que lorfque Tayo fe feroit éloigné. Mais celui-ci, fans fonger a fon compagnon , ramalfa des rofeaux Sc en fit une haie derrière laquelle il fe mit a 1'abri d'un vent du nord qui fouffloit, Sc s'endormit tranquillement en attendant le jour. Son fommeil duroit encore, lorfque Onotama fortit de fa retraite dans laquelle il rentra fur le champ pour fe cacher de nouveau k FArtifan qu'il gémit de retrouver fi pres de lui. Les flambeaux allumés fur la galere qui les avoit débarqués pendant la nuit y avoient été appercus dans 1'éloignement par les habitans de 1'Ifle.  AMUSANTE S. 119 Ignorant d'oii venoient ces feux , 8c craignant une invafion, ils avoient paffe cette nuit a fe raffembler 8c k s'armer; 8c lorfque le jour fut venu, ils prirent le chemin du rivage pour faire la recherche & la découverte des objets qui les avoient effrayés. Ils étoient en grand nombre , armés de maffues , d'arcs , de fleches 8c de frondes. Ils pouffoient des cris menacans qui porterent la terreur dans i'ame d'Onotama. II leva fa tête du milieu de fes rofeaux, 8c la cacha incontinent a 1'afpect de cette troupe qu'il jugea barbare 8c fans quartier. II fentit que la nobleffe de fon fang le défendroit mal contre eux, 8c qu'ils ne reconnoitroient pas fa fupériorité. Nu, a demi-mort du froid rigoureux de la nuit, qu'il n'avoit jamais éprouvé; tremblant de 1'approche des Sauvages dont il ne favoit comment talmer qu détourner laférocité; plus  i$o Les Soirees timide dans fon alile ou il étoit ifolé, il en fortit pour fe rapprocher de Tayo ; 3c, avec un effroi plus facile a imaginer qu'a décrire , il fe plaga derrière lui, abandonnant volontiers le pofte d'honneur a celui qu'un moment auparavant il regardoit comme le dernier degré de 1'opprobre d'avoir pour compagnon. Tayo , que la pauvreté de fa con* dition avoit accoutumé depuis longtemps a fe pafter de vêtemens, 3c a qui une fuite de befoins 3c de maux phyftques 3c moraux avoit rendu la vie pénible , ne voyant pas la mort lous un afpecf ft redoutable , puifqu'elle devoit être le terme de fes peines , conferva fon fang froid, fa force 3c fa fermeté. Se fouvenant qu'il favoit un art abfolument ignoré de ces Sauvages, il fe flatta qu'il pourroit fervir a lui concilier leur amitié, öc qu'il réufliroit peut-être a fe pré-  AMU SANTÉ S. 23 % ferver de leur fureur, en leur faifant voir qu'il pouvoit leur être utile. Dans cette confiance , il continua d'agir avec fa froideur 8c fa liberté ordinairesjil arracba une braiïée de rofeaux, 8c s'aiféyant a terre , fans laiifer paroitre la moindre émotion , il leur fit fïgne qu'il alloit leur montrer quelque chofe quiméritoit leur attention, 8c il fe mit a 1'ouvrage en fouriant , & en y joignant les gelfes dun homme qui leur préparoit un préfent digne d'eux. Les Sauvages lentendirent, 8c s'arrêterent les yeux flxcs fur lui , dans 1'attente de quelque chofe d'important 8c de rare. Le Vannier qui travailloit avec emprelfement , eut bientót fini un ouvrage de fon métier; c'étoit une efpece de couronne de rofeaux treffés avec art. Se levant auffi-tót 8c s'approchant des Sauvages d'un air refpectueux 8c übre en même-temps, il la  i$i Les Soirees pofa fur la tête de celui qu'il jugea le principal de la troupe. Cette parure fit tant de plailir a celui qui en étoit décoré 8c aux au tres qui la virent > que fe prenant tous par la main, ils fe mirent a danfer autour de 1'auteur de cette invention nouvelle , eftimée en raifon de fa nouveauté. Tous les Sauvages ne manquerent pas de défirer d'être auffi braves que leur Chef, 8c ils témoignerent leur envie d'une maniere fi claire 8c fi preffante , que Tayo fe remit au travail au grand contentement de la troupe, pénétrée d'admiration pour fon adreffe, 8c enchantée de la poflefiion prochaine d'un ornement fi nouveau. En fe prelfant autour de 1'étranger, dont l'indufirie excitoit leur vénération , & en lui allant chercher les rofeaux nécefiaires pour hater fa befogne , leurs yeux fe porterent par hafard fur fon iiluftre compagnon ?  AMUSANTE S. 13) §ui, jufque-Ja n'avoit pas attiré leur attention. Etonnés d'abord de le voir oilif Sc les bra« croifés, tandis que 1'autre s'occupoit avec tant d'application Sc d'empreifement pour leur fervice, ils finirent par le trouver mauvais, Sc le regardant d'un ceil irrité, ils leverent leurs ïnalïues pour en faire juftice 3 réfolus de le punir de fa négligence ou de fon mépris, ou de le forcer a travailler. Tayo, quoique attentif a fon ouvrage, apperyut cependant leur itjouvement. La pitié étouffa dans fon cceur le fouvenir de fes injures. II fe leva Sc cour ut au fecours de fon opprelfeur ; il fe mit entre lui Sc les Sauvages, leur faifant entendre par lignes que ce n'étoit pas fa faute s'il ne travailloit point, puifqu'il ignoroit fon art. Cet avis n'adoucit point les infulaires, peu difpofés a des égards pour un être qu'ils jugeoient leur être  154 Les Soirees inutile, lorfque le Vannier ajouta qu'il pouvoit être employé a cueillir les rofeaux dont il avoit befoin Sc a les lui apprêter, pour ne pas interromprc fa befógne, qui en iroit plus vïte. Certe derniere ouverture eut Feffet qu'il en attendoit. Ils confentirent volontiers a le charger d'une peine qu'ils avoient prife, Sc dont leur gout pour 1'oi/ïveté leur fit trouver agrcable de fe difpenfer , pour ne pas perdre de vue 1'habile ouvrier dont les mams travailloient pour eux. Ils forcerenc le Gentilhomme a fervir 1'Artifan ; ils le conftdérerent dès eet inftant comme un homme fort inférieur a leur bienfaiéteur, Sc ils le traiterent en coniequence. Les hommes, les femmes, les enfans de tous les cantons de 1'Ifie vinrent en foule pour fe procurer une parure dont aucun infulaire ne vouloit plus fe palier. Ils employerent Ono-  AMUSANTE S. tama a couper des arbres, des rofeaux, öc a ramaflér de la terre öc du gazon, dont ils fe fervirent pour batir une jolie hutte a Tayo; ils lui apportoient journellement toutes fortes de provifïons ; avec Tattention de n'en jamais offrir la plus petite partie a celui qu'ils jugeoient digne d'être tout au plus fon valet, avant que le maitre n'eütchoüi fa portion. Onotama, pendant quelque temps, ne fit que gémir de la difiinction qu'on faifoit entre le Vannier öc lui. Son orgueil humilié lui infpiroit fouvent 1'envie de réfifter aux Sauvages ; la vue de leurs mafiiies, prêtes a tomber fur fes épaules , lui impofoit la néceflité de lobcilfance. IIne put que céder öc fe déleipérer. Trois mois écoulés dans cette tri/te fituation, firent prendre un nouveau tour a fes réfiexions ; les larmes que lui arrachoit fon état accuel fe tari-  %$6 Les Soirees rent •, le fcntimcnt de les injuftices s'éveilla, Sc lui en fit vcrfer de nouvelles. J'ai mérité le chatiment que je fubis, dit-il un jour a Tayo. J'ai été coupable ; mais je ne 1'ai été que pour avoir manqué de jugement. Né dans un rang que donne le hafard , élevé au fein des richeifes Sc dans la vanité qu'elles infpirent, j'ai dédaigné tout homme qui n'avoit pas mes avantages, que j'ai trop appréciés, Sc qui n'étant qu'accidentels , pouvoient m'être ravis. Les diftinctions de la fortune Sc des cpnventions font bien audeiïous de celles que l'on ne doit qua foi-même Sc a la nature. Les feules chofes utiles lont véritablement honorables. J'ai honte de moi-même quand je fonge a ma méchanceté Sc a votre humanité. Mais fi les dieux me rappellent jamais a la pofleffion de mon rang Sc de mes richelfes, je n'en jouirai point  A 14 U S A N T E S. iz j fans les partager avec vous. C'eft de cette maniere feule que je puis, Sc que je dois eftacer le fouvenir de mon arrogance, qui eft trop juftement punie. Onotama tint parole, quand le Roi de Salomon envoya peu de temps après fur ce rivage ie même Capitaine qui 1'y avoit débarqué. II apportoit des préfèns pour les Sauvages, Sc 1'ordre de ramener les deux exilés. Depuisce temps, 1'ufage dans 1'Ifte de Salomon eft de dégrader tout Gentilhomme qui ne peut donner d'autre raifon pour juftifier fon infolence Sc fon oiftveté, ftnon qu'il eft ne pour ne rien faire ; Sc le mot de forme qu'on emploie dans la Sentence qui le condamne ainfi , eft : Qu'il prmm um kgon du Vannier.  i$S Les S o i r e e s 1'AMOUR VOYAGEUR, conté al leg ori que. Encore une allegorie !... Pourquoi non ? Eft-ce ma faute, fi, intempérant dans tous nos plaifirs 9 nous tombons /1-töt dans la fatiété ? Ce voile ingénieux me paroit très-propre a envelopper quelques vérités utiles. Je commence. Je rapproche afTez volontiers le temps pafle , le temps préfent & les fiecles mythologiques : d'un faut me voila dans la Cour de Louis XIV j 8c d'un autre faut a un fouper d'une petite maitrefle d'hier. Qu'importe ! la moralité n'en fera pas moins claire, ni le trait moins expreffif.. L'Amour avoit offenfé Vénus; car il offenfe quelquefois la beauté. Plus ieune, bien plus pudibond qu'il ne 1'eft aujourd'hui, il craignitle courroux de  AMUSANTE S. z$f fa mere. Heureufement pour Jui, Ü avoit deux ailes. Son premier vol lui fervit a fuir la beauté courroucée. Voici ce qu'il chantoit en prenant fon cflor, & c'étoit une lecon pour les belles a venir. L'amour fi'aime point les querelles; Aux moindres cris il prend 1'effor : C'eft pour les fuir qu'il a des ailes , Vénus, gronderez - vous encor ? Voulez-vous qu'il fuive vos traces ? N'ayez point ces yeux de courroux; Imitez Ia douceur des Graces , Et ce Dieu tombe a vos genoux. II mit pied a terre dans un hameau. Oh , oh , dit - il, du chaume ! tant mieux. Les Romains ne furent /amas fi vertueux que quand leurs maifous étoient de bois. Lesfoupers fins d'Atticus préfageoient déja la défaite de Pharfale & 1'aviliilèment du Sénat. (II étoit philofophe eet Amour-Ja.)  240 Les Soirees II heurta du bout de fon are a la porte d'une cabane : je me trompe ; il pofa le doigt fur un loquet; la porte s'ouvrit. Une douzaine de jeunes Payfans Sc autant de Patres aux cheveux dorés, aux joues pommelées Sc rouges, étoient raftemblés autour d'un foyer. Le feu ne petilloit point. Ils avoient froid. Attendez , leur dit 1'Amour : il jette aufli-tót quelques fleches dans 1'atre. La flamme qui en jaillit,pénetre bientót. Le Patre réchaufté ouvre deux grands yeux clairs, préfente, fans favoir pourquoi , fa main a la Bergère, qui la prefle fans le vouloir. L'Amourprie VAncien de fermer fon gros livre , Sc débite fon art d'aimer, non pas le notre, mais celui qu'on mettoit en pratique au lïecle d'or de 1'amour. La nuit parut bien longue aux Paftoureaux qui avoient entendu le Dieu. Les Paftoureaux rêverent aufli toute la nuit. C'eft depuis ce tempsJa qu'on a connu les rêves d'amour, mais  A M U SANTÉ S. 241 mais nous y avons ajouté des rêves d'intérêt, des rêvesd'ambition, enfin mille rêves. Des le point du jour, des chanfons firent retentir les échos , Pair fut frappé le foir des fons du flageolet öc delacorne mufe. Pendant le jour, un vent du midi fembla ne s'élever que pour porter au gai Berger les ardens foupirs de la Bergère. Aflife fur ie bord d'un petit niifïe'au, fuivant de Fceil deux blanches geniflés, elle filoit Sc ne cueilloit plus la violette öc le thym. Son cceur lui difoit tout bas: Une main plus chérie doit cueiilir déformais les fleurs dont je parerai mon fein. Le Berger, pour étancher la foif d'Annette, ne courut plus rempltr fon cbapeau de Peau d'une fontaine. II prefik les mamelles de fa brebis, 8c vint lui préfenter une liqueur blancbe öc fucrée, dans une talie dargent. C'eft pour Louife que Colin, pendant la nuit, préparoit dans une panetiere Tomé I% '  242 Les Soirees d'ofler la crème 6c le fromage. Que d'inventions nous devons a FAmour! II devoit refter plus long-temps au village. II y faifoit des amans inventifs Sc heureux. II voulutvenir a la Ville, il eut tort. II prit le cfiemin de la Cour. Un Monarque couvert de gloire, ami des plaifirs 6c des femmes, faifoit tournes toutes les tetes : il fembloit fier de xecevoir les Ambaffadeurs de Siam 6c de Perfe dans une fuperbe galerie qu'il avoit élevée par un pouvoir magique Sc que tous les arts avoient embellie. X'Amour vit le falon d'Hercule, celui de la Guerre, de la Viótoire: J'aurai lans doute lemien, dit-il , car je fuis tin dieu comme un autre. En atten* dant le lever du Roi, il fut a Faudience du grand Louvois ; (car, par flatterie fans doute , tout étoit grand fous Louis XIV) : il y entendit former bien des vceux a PAmbition, pas un £  AMUSANTS S. 141 1'Amour. Cependant, au nombre des foliiciteufes , ilyit quantité de minois quiavoientdesprojets furie Minutre 8c ifefc premier Commis. I audience du grand Colbert étoit moins brillante. Plutus , ce dieu écourté 8c maffif, en perruque carrée , canne a bec-acorbin, habit de velours cramoifi a large broderie, longues manchettes, diamant au doigt, tapoit du pied en parlant auMiniilre, & les derniers mots étoient: Impót9 impét! Le Miniftre, qui étoit forcé de vendre les gouvernemens , les armoiries , les lanternes , pour fournïr aux befoins de TEtat, répondit: Argent, urgent'! Ce langage étoit étrangef a 1'amour. L'heure du lever fonne; il fe rendit dans f appartement du Roi : Qu3ü elf aimable, dit le dieu en ie voyant. Le Monarque fourioit avec bonté aux Dames qui fe prcfentoient : Qu'il e/c galant, pour un Roi! Ah! fans doute L ij  244 Les Soirees ï Arnour neft pas loin I Ce dieu atteiv' doit la venue d'une jolie femme pour être en pays de connonTance. Les belles ne manquerent point j mais le Monar-que n'aimoit pas, ou n'étoit pas aimé Sc cela, paree qu'il étoit Roi. Oü elldonc 1'Amour, s'écria le dieu ? — Il vient de partir en verfant des larmes , lui répondit-on : la fiere Montefpan a chafie la tendre la Valkn : un cilice, une haire, un cloitre, c'eft-la fon partagela, gémiifante, abandonnée, elle foupire encore pour un ingrat couronné. Je volai a fon couvent, ditTAmour, 3c je la fuivis jufqu'au pieddes autels ou elle prononca les vceux... Vceux ter* ribles! Eh ! qui 1'a remplacée ? Confole-toi, tendre Ducheife de Vaujour., la vieiile Maintenon va bientót te ven'ger ! Fontange , moins ambitieufe x aufii peu fenfible que Monufpan 9 mais plus avare, mérita, dit 1'Amour , toute ma colere, Jufques-a elle on avoi^  AMUSANTE S. 24^ toujours reconnu les amans au bandeau qu'ils portoient fur les yeux. Fontange coupa le fien en bandes légeres; ce ne fut plus qu'un ruban dont elle orna fa coiffure, & a qui elle a donné fon nom. Les femmes ont fuivi eet exemple, elles ont été punies : plus de bandeau , plus d'amour* - Le dieu vint a la Ville, & frappé du frontiipice impofant & du nom plus impofant encore, qui étoit gravé en lettres dor fur la porte d'un hotel, il s'arrêta & s'introduifit chez Artémife. Artlmifi étoit belle , elle f êtoit impunément; lencens qu'on br'&Ioit autour d'elle ne lui porton point a la tête : belle & infenlïble , c'étoit un crime de lefc - nature. Je me gliiTai dans fon cceur pour éclaircir ce myftere , dit 1'Amour. Je fus étonné de voir que j'avois été prévenu: tout étoit fi biendifpofé, qu'une légere étincelle y caufa un embrafement. Des adora- L iij  i46 Les Soirees teurs fans nombre fe préfenterent; mais ils étoient refpecfueux : Les fenv mes de qualité, difoient-ils , font les avances, il n'eft pas befoin de demander comme a des roturieres. J'infirmai cette vieille maxime, Sc j'établis cette égalité li néceftaire en aimant c'eft depuis ce temps-la que le Prince devient Berger dès qu'il aime , Sc la Bergère une Princefte. Mais Artémife, plus avide de réputation que de bonhenr, mit a fa porte un grand Suifte, pour repouffer les importuns «Sc: 1'Amour; mais ce Suifte... Ici 1'Amour s'arréte, Sc ajoute : Je pris la fuite en la menacant de dévoiler fa bonte, Sc > pour prévenir déformais une femblable confuiion, je frappai de ftupidité toute cette clafte de la poftérité Helvétique. Aminte, continue 1'Amour, ralentit ma courfe. Qui jamais connut mieux qu'elle eet art charmant dont on n'avoit pas befoin au fiecle d'or , Sc qui fait  -AMUSANTE S. 24^ valoir les plus petites chofes! Laide a fon lever, A min te étoit jolie après deux heures de toilette, Sc très-aimable quand elle avoit lu fes brochures, parcouru les papiers publiés , caufé avec fon Médecin, qui au lieu de differter fur le pronoftic ou diagnofric, lui récitoit Fhifcoire fecrete des boudoirs, les anecdotes des foupers, du lever, Sc la chronologie de toutes les fantés délabrées. En peu de temps Je lui fis une ample moillbn de cceurs. •J'imaginois qu'elle feroit un choix, Sc qu'un cceur, un feul cceur.... Elle les gardoit tous, Sc bruloit toujours d'en conquérir de nouveaux. Quelle femme ! Ce fut la que j'appris toutes ces perfidies qu'on met fur le compte de l'Amour : la, j'entendis tenir pour la première fois des propos.... Quels propos! Aminte s'écrioitavec dignité: Finffii, MeJJieurs , je me fdcherai. On n'avoit pas 1'air de 1'entendre , Sc on £ iv  1^8 Les Soirees pouiTbit la témérité fi loin j mais fï loin... Je me fdche , difbit-elle; & cependant elle ne fe fichoit jamais. La je rus convaincu que de toutes les métamorphofes de Jupiter, la pluie d'or paroiffoit même plus ingénieufè que celie du taureau. Je ne pus diffimuler le mépris qu'Aminte m'infpira. En partant, j'aflichai fur fa porte un grand placardou on lifoit en gros caraclere: Point d'argent 3 point de femme. J'allois quitter la terre... Le hafard me conduift dans un jardin trè,s-connu3 dont un régent aimable a ouvert la porte aux Amours. II étoit nuit: j'y vis des femmes, des femmes charmantes. On les couroit, on les environnoit. Serois-je ici a ma place , dis-je ? & je me placai fur la ceinture de la plus belle. On monta chez Théone. Sa maifon étoit un temple dont les fondemens fembloient pofer fur des images. Je crus qu'un Amour complai*  AMUSANTE S. 24* Tant avoit confié a larchitecte le plan de celui d'Amathonte. Des Nyniphes en plumets , trefles tombantes, robes légeres, avoient déja pris place: je crus voir les Graces, mes fceurs & une douzaine de Plaife. On chantoit en chceur ces anciennes parolles de Lully. ^ Suivons 1'Amour, c'eft lui qui nous mene, Tout doit fentir fon aimable ardeur ; Ce Dieu charmant fait moins de peine Que 1'embarras de garder notre cceur. ' Ah ! m'écriai-je, je refpire. Voicf Fa£le que je cherchois. J'animai tous les convives, &lechceur recommenca, le plafond retentit du nom d'Amour A ce nom une Pfyché , qui étoit peintê dans un tableau, parut treflaiïlir. Déja de tous les yeux jaillüToient des étincelles auffi brillantes que les rayons qui partoient de cent bougies allumées. Les Plaif rs conduifïrent les Graces dans* la falie épulatoire , ou je les {mVis. L v  a^o Les Soirees J'y rencontrai Bacchus. Ce dieu jeune &r volage y verfoit lui-même, a petits flots, une liqueur qu'il avoit apportée des Indes. Théone me préfenta fa coupe : la coupe de Théone! aurois-je pu refufer ? Je bus.... Liqueur perfide!. Je tournai aufli - tot mes regards fur les Plaifirs convives; ils étoient difparus. Je ne vis plus que des traits livides, & a la place de Théone , une femme qui paroüfoit avoir été belle , & que je reconnus pour la Débauche. Soudain, Téciat de mes plumes fe ternit, & mes ailes retomboient fans force» Dans eet état, comment me préfenter a Vénus ? comment remonter aux Cieux? J'étois sur que l'innocente Volupté, ma faeur > me repoufleroit avec mépris. — ïci finit.l'allégorie. On fent que j'aurois pu faire entrer dans ce cadre ingénieux, biend'autres tableaux. Rien ne m'empcche d'y revenir une autre fois.  AMUSANTE S. 1'HONNÊTE FAMILIE, -dXECDOTE. T eft des perfonnes fans doute dont Ia foible fenfibilité ne peut embrafler qu un feul objet. Mais il en eft auffi (öc cela confole) a qui aucun fentiment n'eft étranger ; qui confervent a la fois une ftncere amitié pour leurs compagnes ou leurs amis; un attachément vrai pour leur frëre ou fceur > une vive tendreffe pour leurs pere & mere, öc un amour paffionné pour leur amant ou leur maitrefte. Telle eft 1'héroïne de cett'e Anecdote. Rofe( c'eft ainft qu'on la nommoit) avoit toujours rempli les devoirs de la nature öc de 1'amitié. Son dixleptieme printemps arrivaj on fent bien que 1'Amour ne fe fit pas Jongtemps attendre. Joinval ne put la voir L vj  2^2 Les Soirees fans brul er pour elle , & Rofe ne paria pas a joinval fans reflentir ce trouble qui eft 1'avant - couleur de Famour , ft ce n'eft pas Famour même. Le jour ou leurs cceurs s'expliquerent , ils rfavoient rien de nouveau a fe confier-, leurs yeux s'étoient déja tout dit. La nature leur avoit donné a tous deux la beauté & un cceur fenfible \ leur naiftance & leur fortune étoient a peu pres les mêmes \ aufti en jetant les yeux fur 1'avenir, ils ne voyoient rien qui put alarmer leur amour. Tout paroifloit donc favorable aux déiirs de Joinval. Le fort voulut lui faire trouver un obftacle dans le cceur même de Rofe, dans ce cceur ou il régnoit avec tant d'empire : encore étoit-il obligé de refpeder le motif qui retardoit fon bonheurcar Rofe, comme on va voir, ne chagrinoit fon amant que paria tendrefte qu'elle avoit pour fon pere. Ce pere , que j'appel^  AMUSANTE S. itf lerai Firmin, étoit déja d'un age avancé; il étoit veuf, Sc n'avoit d'atitre enfant que Rofe, dont les foins lui devenoient de jour en jour plus nécelfaires. Rofe, fans rougir de fon amour, n'ofoit Favouer a fon pere. Elle appréhendoit qu'un pareil aveu ne chagrinat la tendrelfe un peu ombrageufe de ce bon vieillard-, il pouvoit craindre en effet que le cceur de Rofe, en fe partageant, ne fe refroidit pour lui, 5c qu'elle ne prït, fur les foins qu'elle lui donnoit, ceux qu'elle voudroit donner a fon amant ou a fon époux. Rofe n'oppofoit pourtant pas un refus formel aux inftances de Joinval elle s'étoit méme fouvent décidée a rompre le filence; mais le courage lui manquoit au befoin, Sc elle différoit fans ceife. Enfin Joinval n'étoit pas méme connu du pere de fa maitreife. Si les tendres foins, les témoignages de Famour le plus vrai, avoient pu  Les Soirees dédommager Joinval, il eut encore été le plus heureux des amans. Rofe 1'aimoit Cl tendrenaent, Sc elle avoit tant de plaifïr a lui ouvrir fon cceur !... Elle n'oublioit rien, en un mot, pour le confoler d'un chagrin qu'elle fentoit plus vivement que luimême j car elle s'accufoit d'en être 1'auteur. Ces délais faifoient gémir Joinval; mais que ne fouffre-t-on pas quand on aime Sc qu'on efl: aimé ? 1'efpérance du bonheur tient alors lieu du bonheur même. Rofe fe partageoit entre la nature Sc 1'amour, mais avec une aótivité li continue, qu'on eut dit qu'elle prodidiguoit tout fon temps a 1'un d'eux j ce qu'elle donnoit a fon amant ne faifoit rien perdre a fon pere. Mais tandis qu'elle étoit heureufe dans 1'attente d'un plus grand bonheur encore, un orage inattendu étoit prés de mettre fa fennbilité ala plus cruelle des épren-  AMUSANTE S. i.^ ves. Son pere qui vivoit du revenu d'un commerce honnête , fe trouva tout-a-coup hors d'état de le pourfuivre ; des pertes imprévues Sc accumulées lui óterent la faculté , même 1'efpoir de fatisfaire a fes engagemens; Sc il vit renverfer en un feul jour fa fortune, fa réputation; il perdit même ce qui pouvoit lui fervir a recouvrer 1'un Sc 1'autre , fa liberté. Parmi fes créanciers fe trouvoit un de ces hommes inexorables qui mettent le malheur au rang des crime^; qui dans un commercant regardent du même ceil un faux calcul Sc un vol préméditéj pour qui enfin , malheureux Sc innocens, font deux mots inconciliables. Que dis-je ? n'attribuons pas a un amour exeeffif de 1'ordre , ce rigorifme de Durmont (c'eft ainft qu'on 1'appeloit.) 11 prenoit fa fource dans une ame dure , intéreftée , implacable. II n'eüt pas donné la plus vile  2)£ Les Soirees monnoie pour foulager un malheureux, & il eut payé eher le plaifir de fe venger; il étoit avarc, Sc cependant il étoit encore plus méchant qu'intéreflé. Enfin, quand par-tout on plaignoit Firmin, quand tout le monde renoncoit a le poürfuivre, Durmont feul paria de punir. On eut beau folliciter fa clémence, les prieres fembloient 1'endurcir encore. ïl donna Tordre d'arrêter le pauvre Firmin, avec la volupté que goute une ame (enfible a fecourir ui,> infortuné. II fembloit fe dédommager de i'argent qu'il perdoit, par le mal qu'il alloit faire. Tous ces coups avoient été portés fi rapidement , que Joinval ignoroit tout encore , lorfqu'il vint trouver Rofe le foir même dans la maifon d'une amie , ou ils avoient coutume de fe voir. Cette amie étoit chargée de lui dire les chofes les plus tendres Sc les plus trifies a la fois. On lui  AMUSANTS S. Itf rendit les témoignages de Famour le plus fidelle , mais en le priant de ne plus chc'rcher a voir Rofe , tant que les circonftances feroient les mêmes : enfin on lui dit de compter fur fon cceur, comme elle comptcit fur fa difcrétion. Cette nouvelle frappa d'autant plus Joinval, qu'elle étoit inattendue; 8c la douleur ne lui laiiïa qua peine la force de répondre quelques mots malarticulés. En fe retirant, il demanda la permilfion d'écrire au moins quelques lettres, & Famie lui promit de les rendre. Des le lendemain il eut occafiond'en profiter; 8c voici ce qu'il écrivit a Rofe. 33 Par votre douleur, ma chere amie 93 jugez de mon accablement. Vous " fouffrez , & je ne puis vous con33 foler l Une lettre que je regois a 33 l'inftant même acheve de mettre le 33 comble a mes chagrins. Vous favez  ifS Les Soirees » que je ne fuis pas né ici, Sc que 33 Je reftc de ma familie habite Ja ViJJe » Ja plus prochaine. Je fuis mande 33 pour affaire qu'on ne peut, dit-on, 33 reculerj Sc Ponme Jaiffe a peine Je " temps de vous écrire. C'étoit donc 33 peu du malheur qui nous accable 33 1'un Sc 1'autre; il falloit y joindre 33 encore les tourmens de 1'abfence. 33 Non que j'euffe réfolu de braver la 33 défenfe que vous m'avez faite, Sc 33 que je dois refpecier; mais du moins 33 j'aurois habité la même enceinte que 33 vous ; mes lettres , vos réponfes 33 auroient été rendues plus vite, Sc 33 les nouvelles de votre fort me 33 feroient parvenues plutót Sc plus 33 facilement Hélas! fenfible Rofe i 33 les chagrins qui déchirent votre 33 cceur y laifïèront-ils encore un peu 33 de place pour 1'amour ? Pardon fi 93 j'ofe vous rappeler ici un fentiment «• qui ne peut être coupable, puifque  AMUSANTE S. P vous avez daigné le partager ?oi Adieu , les minutes me font comp« tées. Demain j'efpere me dédom33 mager de ce court billet par une 33 lettre plus longue. Adieu, rappelez 33 tout votre courage •> le mien n'elt, 33 foutenu que par 1'efpoir d'être en>3 core aime de vous. m'a-t-il dit, vous ne concevez pas » tout ce que je vous devrai, fi vous » vous rendez a mes prieres. Vous » devenez par-la mon bienfaicleur. » Je fuis arrangéavec vos crcanciers; « Je féroce Durmont a confenti ames » vceux; ferez-vous plus inexorabJe * 1ue Iui ? Enfin, a-t-iJ ajouté, ni Rofe, •> ni vous ne pouvez réfifter plus Jong»> temps a cette captivité j Sc vous » ne pouvez refufer d'en fortir fans » abandonner Je foin de votre vie & " de votre bonneur qui doit être ré» paré, Sc fans aflaffiner une fiJJequi v vous adore. * Ah ! chere Rofe , ces dernièrs » mots m'ont fait frémir, Sc je n'ai pu » combattre plus Jong-temps fa géné- * rolIté- tailleurs il m'a dit qu'il » favoit que jamais par aucun autre '> moyen je ne recouvrerois ma Jiberté, » & qu'il étoit sur, lui, d'en être* v quitte pour quelgues jours de détea-  4/5*4 Les Soirees 33 tion. — Ah ! mon pere, s'ccria " Rofe, fouffrez que j'aille me jeter 33 aux pieds de eet homme fi bienfai33 fant. Non, ma fille, interrompit m Firmin. II m'a demande le fecret, 33 auquel, il a , m'a-t-il dit, intereffé 33 le geolier même; Sc j'ai promis que ^3 nous n'irions le voir que lorfqu'il 33 nous appelleroit. Peut-être le cruel 93 Durmont n'a -t-il confenti a ma li33 berté que fous la condition du fecret; 33 peut-être a-t-il voulu faire paffer 33 pour un ade de bienfaifance envers 33 moi, ce qui n'eft qu'un vil calcul 33 de fon avarice , puifqu'il n'a fait m qu'échanger un prifonnier que Ia 33 mort pouvoit lui enlever dans peu, 33 contre un homme dont 1'age Sc la 33 fanté affurent mieux a tous égards 33 fa créance. Mais tu dois t'y atten»3. dre, ajouta Firmin ; fi la captivité de w ce galant homme fe prolongeoit, je *? le faurois, ma fille; Sc pour lors j'irois  AMUSANTE S. irtc » j'irois le tirer de Ia prifon, & je n>en » lortirois plus qu'avec lui. « ^ Ces deux emirs fenfiblcs fe livroient «leur joie.quoiqu'elleÖt imparfaite Par la detention de leur libérateur Ce bon vieiilard s'eftima heureux ce jour-K de s endormir dans Ton lit, fans gu'un afremt geolier , en agitant fes énorme* elefs vïnt fermer fa porte i grand brute. Rofe, après avoir confié fon pere au fommeil, crut pouvoir prendre fur fon repos pour écrire h fon cher Joinval. Elle lui marquoit que fon pere etott libre, & M commlmiq„oit Jes derads de ce bienfait inefpéré ; elle lui apprenoit qu'a ce bonheur fe joignoit lelperancede voir rétablir leurs affaires ; & après les affurances de famour leplus tendre, elle terminoitfa lettre par 1'mviter k accélérer fon retour Lafituation de Rofe étoit bienchangéejillui étoit permis de refpirer après tant de fatigues: & cependant tel eft Tornt I. |^  2^ Les Soirees le cceur humain, tel eft fur-tout le caraccere de Famour-, elle fe plaignit amérement de fon fort, paree que la réponfe de Joinval arriva deux jours plus tard qu'elle n'étoit attendue : mais la lettre étoit fort tendre % fort amoureufe j elle annoncoit un prompt retour, & tout fut oublié. Rofe crut méme devoir enfin récompenfer la fidélité de fon amant, & elle réfolut de déclarer tout a fon pere. En effet, quelques jours après , comme le vieillard rentroit chez lui après une abfcnce de quelques heures, elle ouvrit la bouche pour lui parler de fon amour, lorfqu'elle s'appercut qu'il avoit quelque nouvelle a lui communiquer. Elle ne fe trompoit point. Le bon Firmin la faifant afteoir a cöté de lui, lui dit: » Ma fille, j'ai une grande nouvelle a 3o t'apprendre. Je viens de chez mon s» libérateur, qui m'avoit fait appeler. y> J'ai voulu lui parler de notre recon*> noiffance. Hé bien , m'a-t-il dit, fi  AMUSANTE S. xe7 » vous croyez m'en de voir, vous pou» vez me la témoigner d'une maniere » a m en impofer une éternelle -k moi" même- A)°" il a demande le prix » de fes bienfaits , prix quUappeloit * un no"veau bienfait de ma part II » a demande avec crainte, avec mo» neftie; mais il a denwwdé beau» coup , oh ! beaucoup , ma cher= " ™e!i} te connoït,ilfavueplu» &urS fois... ü m>a demand, ta » mam. Me pardonneras-tu, conti» nua-t-tl en la prenant & la ferrant '™ns fes bras > me pardonneras-tu * dE , lui avoiraccordée? J'auroi* " voulu te confulter, mais tu tfétois » pas la. Je ne pouvois refufer fans " sra»tude. Tu la hais comme moi * Wratitude; j'ai promis ct q^j coup de foudre pour le tendre cceur de Rofe 1 au moment oü elle va par- .Ier de fon amant, il fe préfente u» nval.&cerivaleftle libérateur de Mij  2-53 Les Soirees fon pere ! Elle n'y réTifta point; elle tomba dans les bras du vieillard, muette & fans connoiifance. Le pere fe douta bien qu'il s'étoit engagé contre le vceu de fa fille, Sc une explication 1'en auroit bientbt convaincu , fi une vifite qui furvint neut rompu la converfation. On donna des feeours a Rofe , qui, reprit fes efprits & fe retira dans fa chambre. . Le foir , Firmin 3 pénétré de douleur , fe fit informer de la fanté de fa fille; mais il évita de la voir , pour ne pas la forcer fi vite a un éclairciffement. Quelle foirée venoit de paflec Rofe ! quelle nuit elle alloit pafier encore ! Le fommeil ne put fermer fa paupiere un feul inftant, & fon cceur refta en proie aux combats les plus douloureux. Tantót elle appelle fon amant, qui ne peut répondre a fes foupirs; tantbt elle fonge au chagrin qu elle va caufer au plus tendre, au  AMUSANTES. iG9 plus chéri cie tous les peres, ü elle refufe de lui obéir. Mais, s'écrie-telle un moment après, pourquoi ce nouvel amant, que je ne connois pas, veut-il que je fois fon époufe, fa victime ? Qu'a-t-il fait pour me mériter? - Ce qu'il a fait! il a fauvé mon pere j je lui dois tout; il peut tout me demander. A ces mots, elle fe croyoit prête a fuivre ce qu'elle. appeloit fon devoir> elle renoncoit a Joinval. Renoncer a Joinval, s'écrioit-elle auffitot. Eh ! qu'a-t-il fait pour être malneureux ? de quel crime ai - je a le punir ? Alors les larmes de Rofe couloient abondamment. Après cette lutte pénible entre la nature & l'amour, elle pouffe un profond foupir, & s'écrie avec douleur: Ah ! Rofe , fans ton amour , tu ferois une fille tendre , docile; tu ferois le bonheur d'un pere. Et quel pere ! Auffi-tót elle fe repréfente ce fenlible vieillard charmé M iij  lyo Les S o i r è e s de pouvoir témoigner fa recormoiffance a fon bienfaióteur; Sc fe croyant tout-a-coup en butte au reproché d'ingratitude : II ne me tyrannifcra point, dit-elle, mais il en mourra de chagrin. Je ne peux donc prétendre au bonheur que par unparricide! C'en eft fait, continue-t-elle enfe relevant avec courage, il faut y renoncer. Mon amour étoit innocent; il devient coupableaujourd'hui. A ces mots , Rofe recueille toutes fes forces ( elle en avoit befoin ); elle écrit a fon amant la lettre la plus tendre , lui annonce le facrifice qu'elle va faire , 1'exhorte a oublier fon amour, fans ofer lui promettre d'en faire autant. J'efpcrois vivre pour vous, lui difoit-elle ; je vais mourir de chagrin d'avoir renoncé a vous. Cette lettre , dont prefque toutes les lignes étoient eftacées par fes larmes , fut envoyce bien vite a la pofte, Sc pour ne pas laifter refroidir cette effer-  A M Ü $ A N T Ê S. lyi vefeence de courage, Rofe va trouver fon pere; öc sexcufant du mieux qu'elle peut s Mon pere , lui dit-elle , pardonnez, li j ai ïaiifé voir hier ma répugnance pour le mariage. La raifon a diffipé mon effroi öc me rend a mon devoir; me voila prête a vous obéir. Ces mots remirent le calme dans fame du vteilfard; il eut enfuite des inquiétudes fur le cceur de Rofe. Ma fille , lui dit-il, fi en m obcifTant, tu allois facrifier ton bonheur au mien ? Rofe eut bien de la peine a répondre, Non, mon pere ; mais enfin elle le dit; öc ils s'acheminerent enfemble vers la prifon ; car le prétendu avoit demande a voir Rofe le même jour. Hélas ! elle marchoit comme une vicfime qui s'avance vers le couteau mortel. La prifon s'ouvre devant eux ; Rofe y entre avec fon pere. Elle n ofoit lever les yeux. Tout-a-coup le prétendu tombe a fes pieds; elle ne M iv  iy± Les Soirees peut s'empêcher de le regarder. O ciel! elle voit, elle reconnoit, qui ? Joinval, fon amant lui-même. Elle pouffe un cri, & ne peut proférer un feul mot. Elle eft arrivée mourante de douleur, elle eft prête a mourir de joie. Oui, c'eft moi 5 s'écrie fon amant, c'eft Joinval qui ne ceftêra jamais de vous adorer un feul inftant. Tenez , eontinua-t-il en fe tournant vers Firmin , & lui remettant un papier ftgné par fes créanciers, voila toutes vos affaires arrangées. Je n'ai parlé de bonheur pour moi, que paree que le votre eft fait des aujoLird'hui. Tout eft terminé, Firmin, nous fommes tous libres, fi vous voulez, nous allons être tous heureux. On fbupconne bien que les queftions, les pourquoi, ne finirent point du cöté du pere de la fille , mais le le&eur y répondra de lui-même. Laiffons ces cceurs honnêtes & fenfibles, jouir d'une fi douce furprife, & favourer un bonheur qu'ils ont fi bien mérité.  AMUSANTE S. 275 THONNÊTE VENGEANCE, CONTÉ IMITE DE ïlTALIEN. &J A N s la. ville de Milan , vivoient autrefois deux jeunes gens de familie, Ubaldi & Lélio, unis par la plus intime amitié. Ils avoit étudié enfemble au même College. Cette eonrraternitéla forme toujours une liaifondamitié, ou tout au moins une habitude qui y reffemble. Depuis Ie College, Ubaldi Sc Lélio ne s étoient point quittés, Sc Ton devine bien que chacun des deux étoit devenu amoureux. Lélio aimoit une jeune perfonne qui pouvoit s egaler a lui pour la naüTance Sc pour la fortune ; mais des raifons particulieres a fa familie, soppofoient a ce mariage, Sc les deux amans étoient forces de saimer Sc de fe voir en cachette. Ubaldi aimoit un peu moins férieu- M v  274 Les Soirees fement. Le hafard avoit fait tomber fon choix fur une perfonne a qui la nature avoit tout prodigué, Sc a qui la fortune n'avoit rien accordé. Elle étoit fort jolie , mais fans bien Sc fans naiifance. C'étoit ce qu'on appelle une grifette. Les parens d'Ubaldi n'auroient pas confentia cette union, &il eft douteux que lui - même eut cherché a 1'obtenir. Son amour refternbloit aftez a ce qu'on homme une fantaifie ; du moins eft-il vrai qu'il n'avoit pas interrogé fon cceur la - deifus, Avant de favoir s'il auroit le courage d'époufer fa maitrefte , il 1'aimoit toujours en attendant ; mais il étoit obligé, comme Lélio, de mener fecrétement fon intrigue, a caufe des parens de la jolie perfonne, qui auroient pu 1'embarraflér en 1'interrogeant fur fes intentions. Nos deux amis n'avoient pas tardé a fe confier leurs aventures amou-  AMUSANTE S. ijj reufes. Leur liaifon eut été moins intime, que leur confiance eut peutêtre toujours été la même , car aflêz fouvent, tel qui fait un pareii aveu, fe donne pour un ami confiant, tandis qu'il n'eft qu'un amant indifcret, Une affaire indifpenfable obligea Lélio de s'abfenter pendant quelque temps. Ce n'eft pas avec un ceil fee qu'il en porta la trifte nouvelle a Orette; c'étoit le nom de fa maitreflè. II la confola de fon mieux , quoiqu'il eut bien autant befoin d'être confolé lui-même. Enfin, en 1'embraftant pour lui dire adieu, il lui annonea que fon ami Ubaldi viendroit fecrétement lui tendre fes lettres, 8c fe chargeroit de cdks qu'elle voudroit bien luiconfier, Orette, qui favoit leur liaifon, confentit a tout, 8c lui promit bien de n'avoir que deux plaiftrs pendant fon abfence : lire fes lettres, 8c s'entretetiir avec Ubaldi» M vj  tj6 Les Soirees Lélio, en la quittant, courut chez ce dernier, 8c le pria de vouloir bien fe charger de fa correfpondance avec fa chere Orette. II lui dit qu'il avoit cru ne devoir confier qu'a lui les intéréts de fon amour. II la lui recommanda comme ce qu'il avoit de plus cher au monde. II lui dit ( car il étoit tendrement amoureux, 8c 1'amour difpofe naturellement aux idéés paftorales) qu'Orette étoit comme un agneau chéri qu'il mettoit fous la houlette de 1'amitié ; qu'il 1'en faifoit le pafteur. De pareils pafteurs font quelquefois des loups. Mais n'anticipons point fur les événemens. Ubaldi promit tout, 8c Lélio partit. Ubaldi, demeuré feul, fe confoloit de fon mieux avec fa maïtrelfe de Tabfence de fon ami, quand il rec;ut de lui une lettre pour Orette. Suivant les intentions de fon ami, il fe rendit fecrétement chez ellè , de la maniere  AMUSANTE S. ±77 qui Jui avoit été indiquée. II ne put rendre la lettre a Orette fans lui parler , il ne put lui parler fans la regarder : il vit qu'elle étoit jolie ; il trouva qu'elle avoit de 1'efprit , il caufa avec elle avec plaiiir, Sc ne la quitta qua regret. Deux jours après ilrevint chez elle pour prendre fa réponfe. Leur entreden fut plus long, Sc Ubaldi trouva Orette plus aimable encore que la première fois. A force de parler d'amour pour fon ami, il fut tenté den parler auftï pour lui-même : il eut envie de remplacer tout-a-fait fon ami, c'étoit pouflèr 1'amitié un peu trop loin. Peut-être qu'en cherchant a plaire a Orette, il n'avoit pas le projet de 1'enlever a fon ami, mais de la garder feulement jufqu'a fon retour. Au fond , difoit - il en lui-même , je n'aurai fait qu'ent-retenir Orette dans rhabitude'd'aimer. C'eft toujours travailler pour mon ami , Sc ft a fon  %jZ Les Soirees retour je lui rends tout ce qu'il m'a confié , pourvu qu'il ne factie rien, je ne lui aurai fait aucun mal. Avec ce beau raifonnement, il fit taire fa confcience, qui apparemment ne parloit pas bien haut. II continua fes vifites , 8c tout en rendant des lettres, ou en venant chercher des ré* ponfes, il finit par une déclaration en forme. Par malheur elle fut fort mal recue. Ubaldi, maitre du fecret d'Orette, croyoit 1'avoir enchaïnée, ou par la reconnoillance , ou par la crainte j mais elle lui répondit avec une fierté fi courageufe , qu'Ubaldi, qui n'avoit pas encore fini la phfaie de Ca déclaration , n'eut pas envie de la reprendre. Tout honteux d'avoir parlé, il la pria d'oublier ce qu'il avoit ofé lui dire., 8c lui demanda le fecret fur cette aventure, avec autant de chaleur qu'il en auroit mis a folliciter un tendre retour. II Ia fupplia de n'en rien écrire  A MUSANTE S. lyc) a Lélio, en lui repréfentant qu'elle ne pouvoit lui en parler fans les brouiller tous deux , Sc fans les expofer peutétre a un danger plus cruel encore. Orette fe laifle défarmer; foit qu'elle craigmt en effet d'expofer fon amant, foit qu'une femme, en rejetant un aveu téméraire , ne punfe défendre fon cceur d'un mouvement de reconnoiflance , elle promit de fe taire Sc d'oublier ce qu'elle avoit entendu •, mais elle lui défendit de la revoir,s'il avoit la témérité de garder encore quelque prétention. Ubaldi protefta que le refpecl avoit étouffé tous fes défirs; il tomba a fes pieds, il la loua fur fa vertu, contre laquelle il peftoit peut-étre au fond du cceur *, Sc quand il crut avoir expié fes torts par 1'expreifion de fon repentir, il prit congé d'Orette fort humblement. II revint encore lui porter des lettres, mais il fe renferma toujours dans lesfbornes du refped, voyant  iSo Les Soirees bien qu'il lui feroit diflicile den fortir avec iuccès. Cependant Lélio revint a Milan; öc Ubaldi f ayant appris , courut vïte chez lui pour 1'embrauer. On juge bien que Lélio ne tarda pas a* lui demander des nouvelles de fa chere Orette. Son ami lui répondit qu'elle étoit toujours auili belle que tendre, öc qu'elle n'avoit pas celfé un moment de le défïrer. Cependant, malgré la promeffe d'Orette s il craignit qu'elle n'allat tout raconter , Öc il crut faire plus fagement d'en parler le premier a Lélio. II lui dit donc qu'ayant voulu éprouver le cceur de fa maïtreffe , il avoit rifqué une feinte déclaration : mais qu'il avoit reconnu avec plaifir que le cceur d'Orette étoit un modele de fidélité öc de tendreife, Öc que fa vertu étoit égale a fa beauté. Cette conlidence , malgré 1'éloge dont elle étoit aflaifonnée, ne fut point  AMUSANTE S, iSl 'du goiit de Lélio, & quand il auroit eu ia force de fe taire, fon vifage eut révélé malgré lui ce qui fe paftoit dans fon cceur. Quoiqu on lui eut annoncé une heureufe iftue, il ne put s'empêcher de trembler en écoutant ce récit. De pareils dangers font effrayans, lorS même qu'ils font paffes; & un tel aveu eft toujours fufpecl a un amant. Lélio dit a Ubaldi qu'il s'étoit donné beaucoup plus de foin que 1'amitié ne lui en impofoit , qu'il ne 1'avoit point chargé d eprouver fa maitreffe, qu'il n'auroit jamais eu une curioftté auftï impertinente. Tu as échoué, continuat-il, & tu m'en fais confidence ; & ft tu avois réufti , ferois - tu .... ? Ah ! mon ami, s'écrie Ubaldi en 1'inter- rompant, peux-tu croire ? Je ne crois rien. Mais enfin, je ne vois pas quel avantage jepouvois retirer d'une pareille épreuve. Je ne doutois point de fon cceur; & tout le changement  i8i LesSoi&èms que pouvoit opérer cette tentative ; c'étoit cie me le faire perdre tout-afait. Et en mppofant que tu aurois eu la franchife de m'avertir de fa foibkds, fans en profiter , le beau fervice que tu me rendois-la! Ce font-Ia des aveux bien agréables pour un amant! Plus Lélio fongeoit a cette aventure, plus il étoit tenté de croire Ubaldi coupable , & il n'en douta plus , lorfqu'ayant revu fa maitreife , il la ror9a de lui tout avouer. Dès-lors ïl n'en paria plus a Ubaldi j mais il jura bien cordialement de s'en venger. Comme il en défïroit ardemment 1'occafon , il ne tarda pas a la trouver. On fe fouvient fans doute qu'Ubaldi avoit aulïi une maitre (fe. Mais plus léger dans fes amours, ou moins amoureux que Lélio , il avoit 1'air de ne chercher qu'un amufement. Cependant Rofïne ( c'étoit le nom de la jeune perfonne ), aulïï honnête qu'elle  AMUSANT ES, 18$ étoit jolie, méritoit autant l'efiime que 1'amour d'un galant homme. Le lecteur s'imagine fans doute que Lélio chercha a fédairc Rofine, afin de fe venger d'Ubaldi de la même maniere qu'il en avoit été offenfé. Point ctu tout : rien n'eft plus éloigné du projet de Lélio ; Sc l'on va voir, par la facon dont il vöulut punir Ubaldi , qu'il cherchoit a faire un acle d'équité, tout en fe donnant Ie plaifir de la vengeance. Comme il ne parloit plus a Ubaldi de ce qui s'étoit palïë, cedernier étoit fans méfiance, Sc lui confioit comme auparavant fes Cccrets. Lélio favoit donc quand & comment fon ami alloit voir fa belleRoime. Gr, un foirqu'il les favoit tous deux enfermés, il courut auffi-tót chez les parens de la jeune fille, leur dit qu'elle étoit enfermée feule avec Ubaldi, Sc leur confeilla d'aller bien vite les furprendre , Sc  284 Les Soirees d'obliger, s'il le falloit par la force ,1e jeune homme a réparer leur honneur. La familie ne perdit pas un moment» On courut vite au rendez-vous, oü Ton furprit en effet les deux amans. Lés parens étoient venus armés, öc ils préfcnterent a Ubaldi le choix de la mort ou du mariage. Quelque effrayant que parut le mariage aux yeux d'Ubaldi , mourir lui fembla pis encore» II n epargna pourtantrien pour éluder , car depuis peu de jours il étoit touta-fait dccidc a ne pas époufer Rofine. Mais voyant qu'on ne vouloit pas entendre raifon, il fut forcé de dire oui; öc auffi-tót un Notaire, qui étoit a la porte, entra pour prendre fa iignature, qu'il donna quoiqu en rechignant. Alors les parens qui vouloient le tuer, lui firent beaucoup de carelTes; ök il fe retira tout confus Öc marié. II rencontra chemin faifant Lélio, qui lui demanda d'ou il venoit. Ubaldi  AMUSANTES. 1%$ lui raconta comme il venoit d'époufer malgré lui Roftne; 8c Lélio, de lui dire avec beaucoup de fang froid, Je le favois. Embrafte - moi, continua-t-il; c'eft moi qui t'ai marié. Ubaldi demeuroit muetde furprife, quand Lélio, après lui avoir rendu compte en peu de mots de fa démarche, ajouta d'un ton aftectueux : Eh quoi ! injufte ami, tu me pi;enois donc pour un cceur ingrat ? Après le fervice que tu m'as rendu auprès d'Orette , penfois - tu que je ferois en rcfte avec toi auprès de Roline ? Mais tu dois avouer que ma reconnoiftance a été plus loin que le bienfait. Tu n'as fait que me tranquillifer fur le cceur de ma maïtrefte, 8c moi je viens de t'afturer la poflèflion de la tienne, car Roftne eft a toi déformais, 8c l'on ne peut plus te la difputer. Ubaldi ne répondit rien. II garda fa femme, 8c renonga a fe charger des maïtreftes de fes amis.  i%6 Les Soirees IE BIENFAÏT INATTENDU, C o jv r £, Bkaddock & Graham, deux anciens amis qui ne s étoient point vus depuis Jong-tcmps, fe rencontrerent un jour dans le pare de Londres. Graham ne put voir fans attendriftement fon ami dévoré de quelque peine fe- crete Aifeyons-nous fur ce banc, lui dit-il, & racontez-moi ce qui vous rend fi chagrin. — Je fuis auffi malheureux, répondit Braddock, que peut 1'être un Officier réformé , fans biens ni prote&ion, qui plus eft, marié 8c pere de quatre enfans. Ce qu'il y a de plus accablant pour moi dans mon malheur , c'eft de m'être vu forcé, après huit ans de 1'union la plus chere, de vivre féparé de ma tendre Henriette Molemort, qu'il ne m/etoit plus pof-  AMUSANTE S. fble de foutenir a Londres. Nous nous fommes mariés fans impru'dence , 8c nous avons vécu enfemble fans inconduite. Je n'ai négligé aucune occaiïon de faire mon de voir en brave Soldat; mais j'ai perdu mon bien par la banqueroute du malheureux Henville , 8c j'ai offènfé les amis du Lord *** par un témoignage que je n'ai rendu que trop fidellement. Malade des blelfures que j'avois regues a 1'armée, réduit a la moitié de ma folde, 8c ne pouvant prendre fur moi d'avouer ma pauvrete, je perfiftai a vouloir foutenir les apparcnces d'une fortune aifée. Mais bientót mes amis m'abandonnerent y les efpérances dont ils m'éblouiffoient, s'évanouirent, 'je me vis forcé de vendre tous mes effets , 8c 1'indigence devin t mon partage. Juge de mon fupplice, mon cher Graham ! je voyois manquer du néceffaire ceux a qui j'avois donné le jour 5  iS8 Les Soirees je voyois la jeunefle de ma tendre époufe , fe rlétrir dans la mifere ; 8c j'aurois fuccombé, fi fon courage ne m'avoit foutenu, 8c n'eut ramené le calme dans mon ame, quand le défefpoir s'en étoit emparé. Elle réfolut enfin de fe retirer chez fa nourrice, en attendant que j'euffe obtenu de 1'emploi. Je différai tant que je pus une feparation aufli cruelle; mais enfin il fallut céder , tk la meilleure des femmes me quittapour fe réfugier dans un miférable hameau , ou le fort le plus doux qu'elle puiffe efpérer, c'elf de vivre péniblement du travail de fesmains. Depuis ce moment, je follicitc fans fucccs, 8c pour comble d'amertume j j'ai été forcé d'entendre le Lord me répondre que j'avois 1'air de ne pas avoir tiré un grand parti de mon faux témoignage. En achevant ces mots, Braddock fe leva avec fureur. Son ami le eon- fola3  AMUSANTE S. fola, lui oftfit fa bourfe , & lui dit que fans être , a la vérité , plus riche qu'auparavant, il avoit au moins de quoi le foutenir tant qu'il auroit befoin de fon fecours. Braddock alloit rcmercier le brave Graham d'une offre aulfi généreufe, lorfqu'ils virent pafter le Duc de Montague. Braddock le falua avec un re£ peet marqué. Quel eft ce feigneur, demanda Graham ? — Le Duc de Montague. — Probablement , reprit fon ami, un de ces grands feigneurs du jour , qui vous protégé — Non , on dit beaucoup de bien du Duc , je fis autrefois fa connoiftance a Bath , dans un temps ou ma fttuation étoit plus heureufe, & je n'ai jamais recherché fa prote&ion s je doute même qu'il ait quelque crédit. De ce moment, Braddock ne quittoit guere fon ami, il étoit certain que Graham ne pouvoit rien pour lui j Tome I. N  ic)o Les Soirees mais cétok une douce confolation d'avoir retrouvé un ami que fon fort intéreffoit, öc dans le fein duquel il $ pouvoit dépofer fes peines. Quatre jours après leur rencontre dans le pare , au moment ou Braddock fe difpofoit a aller folliciter le Miniftre, il apprit qu'un domeftique du Duc de Montague demandoit a lui parler. ïl fut plus furpris encore % lorfque ce domefrique Pinvita a diner de la part du Duc. II craignit d'abord que ce ne fut une méprife du domef* tique , mais celui-ci s'étant fort bien expliqué: Apparemment, dit Braddock. en lui-même , le Duc n'eft pas encore inltruit de ma trifte fituation. Le malheur öc la pauvreté jettent une ame noble dans le découragement. Dans 1'infortunc , on fent une efpece de répugnance a fe préfenteg de van t ceux qu'on a connus dans des temps heureux. Braddock éprouva ce  A MUSAKTES. l9i ftmtment, Sc refufa finvitation du Duc; mais ie domeftique revint fur ies pas, Sc Jui dit que fon maitre avoit Jes chofes les pJus importantes a Jui communiqucr, & qu'il le prioit ^e ne point fe refufer 4 fes inftances. Braddock ne put fe défendre ; Sc il fe rendit chez Je Duc. II étoit feul dans fon cabinet. Mon cheramijui dit-il, en 1'embraftknt , comment avez-vous pu prendre fur vous de vous refufer a ma première invitation ? Renonceriez - VOus a une Won, dont le commencement m'a fait tant de plaiïïr? Milord, lui répondit Braddock, je connois tout Je prix de vos bontés; pardonnez a Ja dmidité d'un homme que J'infortune Sc les chagrins ont banni de la fociété. Je fais vos malheurs, répliqua Je Duc; il ne tiendra qu'a vous de les termi' ner; je peux vous faire donner une Compagnie. Mais, monfteur Braddock N ij  %y% L es Soiree s cela ticnt a une condition , fans laquelle je ne puis rien: II faut que vous acceptiez la main d'une femme jeune Sc jolie, qui, de plus, a une fortune afFez honnête. Q'endites-vous? — Cet infortuné avoit écouté Ie Duc avec une agitation qu'il cherchoit vainement a diilimuler. II étoit entré dans cette maifon, avec le preilentiment d'un événement heureux. On lui avoit peint le caraftere du Duc avec des eouleurs avantageufes, lui-même, autrefois, avoit cru reconnoïtre en lui un homme délicat Sc généreux. A cette indigne propofition , il fe fentit le cceur déchiré : elle lui ótoit la haute opinion qu'il avoit du Duc , & le fentiment de fa fierté bleffée ajoutoit encore a fes chagrins. Je fuis donc tombé dans un état aifez vil, fe difoit-il a lui-même, pour que cet horn^ me, qui me connoit depuis iong-temps, me deftine hardiment a ie remplacei?  'A MUSANTE S. 293" dans le lit de quelque maitrefie délaiffée, comme un malheureux que 1'efpérance de voir fintt fes peines, doit décider a tout. Cependant, comme fes malheurs lui avoient appris a fe polféder , même dans une fituation humiliante, il répondit avec un fourire amer: Mylord, vos bonnes intentions pour moi ne fauroient avoir leur effet; je fuis marié. — Marié ! secria le Duc avec une furprife apparente. Mais vous ne 1'éticz point, lorfque nous nous fommes vus a Bath, a préfent méme vous vivez feul. — En effet , je ne ïétoïs point, Mylord , lorfque nous nous fommes vus a Bath; Sc il eft vrai que je vis feul ici: la fituation ou je fuis, ma forcé d'envoyer ma familie dans le comté d'Yorck. — Vous marié! répétoit le Duc en fe promenant dans fon appartement. Ma foi, c'eft une circonftance malheureufe pour vous, Sc je doute N iij  X94 Hes Soirees même , a préfent, que je puifle vous être utile. Mais avec quoi contez-vous donc foutenir votre familie ? Quoique Braddock fe fut déja fait mille fois cette queftion a lui-même , il n'avoit jamais fenti, comme dans ce moment, 1'impolBbilité de la réfoudre. II ne fut plus le maitre de garder le fang-froid qu'il afFedoit. Mylord, dit-il, puifque vous convenez vous-même que vous ne pouvez point m'aider a réfoudre cette trifte queftion, il feroit mieux, ie crois , de n'en plus parler. Non, monfteur Braddock, répliqua le Duc avec 1'air de ne point s'appercevoir qu'il fut piqué, traitons plutót enfemble comme des amis. Je veux vous parler a cceur ouvert. J'avois bien entendu parler de votre manage; mais j'en doutois , ou plutót, je ne le regardois point comme un obftacle a mon projet. Car , de quoi peut fervir ce mariage a votre époufe, puifqu'il  AMUSANTE S. faut que vous viviez féparés i'un de 3'autre ? Je ne doute nuUement qu'elle ne confente a un divorce, moyennant une peniïon annuelle qu'on lui offrira: je me charge de 1'arrangement. Paria , vous devenez libre , 6c vous êtes a même d'accepter une propofition que je ne vous fais, puifqu'il faut 1'avouer, que paree que vous plaifez fïnguliérement a la Dame dont il elf queftion. Braddock ne put retenir fon indignation: Mylord, répondit-il avec un ton 6c un regard qui marquoient tout fon mépris, vous êtes bien heureux d'avoir choifi votre maifon, pour m'outrager auffi cruellement. Par-tout ailleurs, rien au monde ne vous auroit fouftrait a ma vengeance. II alloit fe retirer en difant ces mots; mais le Duc 1'embraffa, & le retint malgré lui. Je n'ai point voulu vous offenfer, lui dit-il *, je ne pouvois pas imaginer que ma propofition dut vous courrou- N iv  t$6 Les Soirees eer a ce point. Je vous en eftime davantage •, Sc je vous aflure que je feraï tout pour vous obtenir de 1'emploi, quoiquc vous dérangiez le plan que j'avois formé. Mais j'attends de vous une petite complaifance ; j'ai prié a diner la Dame dont il s'agiifoit : il faut bien que vous reftiez avec nous^ Sc que vous preniez un air plus ferein. C'eft précifément-la , Mylord , ce que je ne ferai point, reprit Braddock; je ne vous donnerai aucun efpoir de venir a bout de votre indigne projet. — Vous vous emportez, mon ami, continua le Duc ; fi vous voulez vous remettre, vous reconnoitrez qu'une impolitefte feroit inuttle pour me convaincre que vous penfez plus noblement que votre fituation ne femble le permettre. — A ces mots, il fonna un domeftique , ordonna de fervir, Sc 1'entraina prefque par force dans la falie a mangei'.  AMUSANTE S. 2r>7 A peine étoit-il entre" clans Je fallon, qu'il fe trouva dans Jes bras d'une femme que fon étonnement Jui permit a peine de reconnoitre. C 'étoit fon époufe elle-même. Ses quatre enfans embrafloient fes genoux, éV Ie falon retentilfoit des noms d'époux & de pere. Pour achever le tableau de cette fcene touchante , on voyoit Graham au milieu du falon qui jouüToit de ce fpe&acle délicieux avec toute la chaleur de 1'amitié. Le fentiment de la reconnoillance rappela Bvadock è lui-même. IJ s'arracha des bras de fon époufe, pour fe jeter aux pieds du Duc de Montague. Qu'ai - je fait ? homme généreux ! secria-t-il• ë®~H poffible que I'apparence m'ait trompt au point de me faire méconnoïtre le plus digne des mortels ! Pourrez-vous jamais me pardonner tout ce que /e vous ai dit dans mon emportement > Le Duc le ferra dans fes bras: N'en N v  it/8 Les Soirees parlons point, mon cher Braddock , lui dit-il ■■> je vous eftimerois moins , fi vous eufliez regu autrement un badinage que j'ai poufte plus loin que je n'aurois dü le faire. Je vous ai vu dans le Pare , j'ai écouté , fans en être foupgonné , ce que vous difiez de vos malheurs a votre ami. Je n'ai pu voir , fans le plus vif intérêt> qu'un brave Officier que j'avois connu pour tel, fut auffi mal récompenfé de fes fervices. Je projetai aufii-tót d'employer tout mon crédit pour vous obtenir de 1'emploi 5 j'ai réufli : voici votre brevet. Vous êtes mandé pour vous rendre a Gibraltar: j'ai prévu que vous y meneriez certainement une époufe ü chere, il étoit donc néceflaire que je la fiffe venir a Londres. Vous êtes bien heureux de ne pas vouloir la changer pour une autre , elle a entendu notre converfation. J'avois parié cent livres fterling, que je ferois  AMUSANT ES. z99 faire une infidélité a M. Braddock. Je Jes ai perdues, il eft jufte que je m'acquitte. En méme-temps, il préfenta a Madame Braddock une lettre de ■ehange de cette valeur. Ces tendres époux , tenterent inutilement de prouver a leur bienfai&eur , qu'ils fuccomboient déja fous le poids de la reconnoiftance; ils furent obligés de 1'acceptcr. Dans ce moment, Braddock s'appergut que fes enfans (trois petits gargons & une fille, que Fair de Ia campagne n'avoit fait qu'embellir) étoient tous habilJcs de neuf, Sc avec beaucoup de goüt. Sachant combien cela étoit au-deftüs des .moyens de fon époufe , il ne put retenir fes larmes a cette nouvelle marqué d'attention de fon noble bienfaiéteur. Quand on fut a table , Graham, qui fe trouvoit au nombre des convives, dit a fon ami que le Duc 1'avoit inftruit la veille de Ja furprife qu'il lui préparoit, Sc qu'il N vj  3oö Les S o i r ê e s 1'avoit invité a venir prendre part a. la joie que ce changement fubit de fortune , cauferoit a Braddock Sc -a fa familie. Aulfi leur reconnoiftance étoit-elle fi vive , que le Duc crut y devoir mettre des bornes. Ce que j'ai pu faire pour vous, dit-il a Braddock, eft bien peu de chofe. J'en fuis trop récompenfé , Sc vous avez le cceur trop fenfible ,pour ne pas voir que ce fpeétacle me rend plus heureux que vous-mêmes.  AMUSANTE S. 3OI L'HOSTILITÉ GALANTE, Nouvelle. JVIadame de Mérival étoit veuve, Sc n'avoit encore que vingt ans. Elle avoit fait d'abord un de ces mariages que les Amans trouvent toujours déraifonnables, Sc que les parens appelJent des mariages de raifon. On lui avoit donné un mari, qui n'eut d'autre mérite que de fe laüTer mourir bientót, Sc Je veuvage Jui avoit rendu fa gaieté naturelle. Enjouée avee efprit; vive jufqu'a 1'étourderie; toujours irréprochable, mais fouvent inconfidérée; donnant quelqüefois , fans le vouloir, des efpérances qu'elle n'avoit jamais envie de réalifer; ne bravant point les bienféances, mais les ncgligeant quelqüefois fans y fonger: telle étoit madame de Mérival. Elle vivoit chez  *|02, Les Soirees un oncle , M. de Rincour, dont le caractere étoit oppofé au fien , Sc qui ne Ten aimoit pas moins. M. de Rincour étoit 1'homme du monde le plus formalifte. Les étourderies de ia niece le mettoient fouvent en colere , Sc il lui faifoit quelqüefois des fermons qui 1'auroient fort ennuyée , li elle n'avoit eu 1'art de les abréger, mais fïtót que le fermon com* mencoit, elle fautoit au cou de fon oncle, Sc le faifoit taire en 1'embrafjfant. Un matin cependant M. de Rincour vint trouver fa niece, Sc lui dit: Ma niece, votre conduite eft irréprochable , mais j'en réponds au public. II eft temps que vous changiez de caution, Sc qu'un mari prenne la place de votre oncle. Je ne veux pas forcer votre choix, mais j'exige que vous en faftiez un. II vient ici plufieurs perfonlies qui afpirent a votre mam , il faut  AMUSANTÊS. 303 vous décider. Par exemple , cc M. Morbrock eft un fort galant homme ; je 1'attends ce matin. II demande a t'entretenir un moment: il faut 1'écouter, ma niece. Je préfume qu'il a des propofitions a te faire; il eft fort riche , je ferois charmé qu'il put te convenir. Comme il achevoit de parler , on vint annoncer M. Morbrock. Le voila juftement, continua M. de Rincour, je te laifte avec lui • c'eft un fort galant homme , un homme riche , fonges-y bien , ma niece. M. Morbrock étoit un Anglois des pks opulens, öc qui avoit autant d'eftime pour les richeftes, que de haine pour la Nation Francoife. On auroit tort, ft d'après cela on 1'accufoit d'avarice. Sa manie n'étoit point d'entaffer 1'or , mais de croire que ce mot-la renfermoit tout. On eut dit, a 1'entendre, que 1'or diftipoit tous les chagriens, &: guériftbit toutes les mala-  304 Les Soirees dies. S'il vous eut privé d'un ami, d'un pere , il auroit cru vous confoler Sc vous dédommager avec de 1'argent. Si l'on parloit devant lui d'un homme de génie , il demandoit qu'elle étoit fa fortune. II prétendoit qu'il n'y avoit qu'un bien Sc un mal dans le monde : la richeife Sc la pauvreté. Du re^e, fa liberté d'efprit naturelle , jointe a 1'indépendance qui accompagne une grande fortune, lui faifoit attacher peu de prix a ce que nous nommons politeiïê. II rendoit peu d'égards dans la fociété, mais aufli il en cxigeoit peu lui-même. Reffé feul avec Madame de Mérival, il eut avec elle une converfation qui dut 1'étonner. II lui dit qu'il la trouvoit bien, fort bien , mais qu'elle n'étoit pas riche , Sc qu'il falloit le devenir. Moi, je le fuis, continua-t-il, je le fuis trop. Nous pourrions nous arranger de maniere a 1'être tous deux,  AMUSANTE S* 5®f aftez. Cela peut être , lui répondit Madame de Mérival , mais je ne comprends pas comment. Je vais mieux me faire entendre , reprit-il: je vous aime , je viens me propofer Ne vous alarmez point, ce n'eft pas d'un mariage que j'ai a vous parler. Je fais que vous aimez votre liberté, je tiens beaucoup a la mienne; tenez, ne nous marions pas. — Ah ! bon , j'y confens très-volontiers, dit Madame de Mérival, ne nous marions pas. Madame de Mérival commencoit a voir fon pro jet, Sc piquée au vif de fon impertinente propofttion , elle réfolut néanmoins de 1'attendre jufqu'au bour. Rafturez-vous encore un coup , dit-il; je viens vous oftrir un fmple engagement , une liaifon d'efprit Sc de cceur, c'eft-a-dire ma fortune fans ma main. Ah! dit Madame de Mérival, cet arrangement eft bien plus honnête. Quand je dis honnête, c'eft en fup-  <§ö£ Les Soirees pofant un état d'opulence , car vous favez bien, Monfieur Morbrock , que Tor anoblit tout. Ah! vous avez bien raifon , s'écria-t-il avec enthoufïafme. Et aufti-tót il fe met a développer aux yeux de Madame de Mérival, le plus beau plan de conduite imaginable : il lui fait voir dans'la perfpective , des laquais de fix pieds, de fuperbes équipages , de gros cochers a mouftaches , grand hotel & petite maifon des terres une table magnifique , en outrë , de trés - gros revenus ; la plus riche garde-robe •, des loges a tous les fpectacles •, enfin, tout ce que peuvent offrir le luxe 8c 1'abondance a la beauté la plus ambitieufe. Madame de Mérival ne 1 mterrompit point 8c quand il eut fini: Monfieur , lui dit - elle, d'après cette énumération , toute bril» lante qu'elle eft, je vois que nous aurons de la peine a conclure. Ce n'eft pas la m'offrir moitié de cc qu'il me  AMUSANTE S. 507 faut, je me mets a bien plus baut prix ! Comment, Madame , interrompit-ü'! y penfez-vous? mais c'eft un prix fou. II alloit continuer, Madame de Mérival prenant un air férieux , lui impofa ftlence, & il fortit un peu honteux. Madame de Mérival ne revenoit point de fa furprife. Quoi! difoit-ellc dans fon dépit, me parler d'amour fans me parler d'bymenée! Expliquer fes déftrs comme un vrai Sultan ! Ah ! Monfteur Morbrock, vous avez cru commencer & finir le même jour votre Roman ! Le trait eft: lefte ! Nous verrons. Tandis qu'elle roule dans fon efprit des projets de vengeance , entre M. de Rincour , qui fans avoir fu leur converfation, a vu fortir M. Morbrock mécontent, êc vient pour en faire des reproches a fa niece. Eh bien ! lui dit-il, vous 1'avez donc éconduit ? Oui , mon oncle . Tant pis, ma niece, tant pis.—Quoi!  '308 Les Soirees vous auriez voulu que j'eufte accepté fa propofition? — Afturément, ilfalloit le prendre au mot. Madame de Mérival Finterrompit par un grand éclat de rire , qui faillit le mettre en colere. En vérité, lui dit-il, ma niece, voila un rire bien incivil i je n'aurois jamais cru que je ferois forcé de vous rappeler un jour'que vous me devez du refpecf. Après quelques excufes, qui 1'appaiferent bien vite , on reprit la converfation. Mais enfin , dit M. de Rincour, fa propofition... — étoit très-avantageufe. Je devois partager une fortune immenfe. — Hé ! fans doute , quand on eft marié.... — Marié ? Oh ! non, mon oncle; il ne fe marie pas, lui. — Comment ? il ne fe marie pas, qu'eft - ce a dire ? M. de Rincour furieux alloit le configner a fa porte , quand fa niece Tarrêta. Non, laiftez-moi faire, lui dit-elle, le dépit vient de me fuggérer un projet de  AM U S A N T E S. 509 vengeance , permettez - moi dc 1'exécuter. II cut bien de la peine a s'y prêter *, mais enfin il y confentit. Cependant M. Morbrock, en fongeant au peu de fuccès de fa demarche , étoit tout honteux de 1'avoir hafardé e , & comme la contradicfion irrite fouvent le défir , il fentit le goüt qu'il avoit pour Madame de Mérival, fe changer en amour. II vint faire des excufes, qu'on fit femblant d'agréer, paree que , pour en venir ou l'on vouloit, il falloit feindre de lui avoir pardonné. On fit plus, on s'efforca de lui paroïtre aimable ; Sc Madame de Mérival pouvoit aller loin dans ce genre-la. M. Morbrock étoit d'autant plus enchanté de fon pardon, qu'il avoit tremblé de ne pouvoir 1'obtenir. II crut devöir expier fa faute , Sc comme ü ne connoiffoit qu'un genre de réparation, il répanditl'or a pleines mains j  5io Les Soirées il prodigua des fêtes qu on trouva fort galantes, 8c offrit des cadeaux qui furent refufés, mais avec tant de grace, qu on n'ofa infilter, ni fe facher du refus. Enfin il crut avoir tout fait, quand il eut fait de la dépenfe, 8c il fongea a renouer, mais avec le projet de s'y prendre mieux. II jeta les yeux tout autour de lui, pour voir s'il n'avoit point cl'obftacle a redouter ; 8c il s'appercut qu'il n'étoit pas la feule perfonne qui fut fenfible aux charmes de Madame de Mérival. Sinville, jeune homme fort bien né , qui venoit afiidument chez M. de Rincour, aimoit aufii fa charmante niece : il étoit moins riche que fon rival, mais beaucoup plus aimable ; il fit plus de progrès auprès de fa Maitreife. Madame de Mérival ne diffimula point, ou, pour mieux dire x laifia voir exprès a M. Morbrock, qu'il avoit Sinville pour rival; mai«  A M U S A N T E S. $it elle ne lui dit point que c'étoit un rival aime. M. Morbrock ne pouvoit fe diffimuler que Sinville étoit aimable; cette rivalité 1'efFraya: le bon Anglois crut avoir trouve un expédient infaillible; il courut chez Sinville, Sc lui offrit de 1'argent pour le Faire défifter de fes pourfuites. Avec moins de générofïté que n'en avoit Sinville , on eut mal reeu cette propofition; aufli rejeta-t-il fes offres aflez brufquement, Sc M. Morbrock fe retira bien furpris d'avoir été refufé. En quittant Sinville, ilrevint auprès de Madame de Mérival. II la trouva plus aimable, car elle cherchoit a lui plaire ; Sc il fortit de chez elle plus amoureux. II ne tarda pas a s y remontrer, ce dernier entretien ne fit que lenflammer davantage , Sc c'étoit-la ce que vouloit Madame de Mérival. Enfin il fit reparler fon amour; mais cet amour n'ofa reparoitre que fou*  312. Lés Soirees la fauve-garde de fhyménée : il n'ofa propofer fa fortune qu'avec fa main. Madame de Mérival le voyant enfin parvenu ou elle avoit defiein de 1'amener, ne fongea plus qu'a jouir de fon ouvrage. Quoi! lui dit-elle , vous pourriez aller jufqu'au mariage ! Pour en venir a cette extrémité, fongez qu'il faut avoir beaucoup d'amour. II jura aufii-tót qu'il fentoit fon amour s'accroïtre de moment en moment. Monfieur , répondit Madame de Mérival qui s'entendoit a merveille, fi votre amour eft au plus haut degré, je vous avouerai que c'eft-la ce que je défirois. M. Morbrock cnhardi par ce difcours , la prefik plus vivement; öc Madame de Mérival, qui afiaifonnoit toutes fes réponfes d'une maligne équivoque, lui dit qu'elle voyoit bien qu'il falloit céder a 1'amour. D'ailleurs, ajouta-t-elle , 1'équité m'en fait un deyoir; elle m'ordonne d'accorder enfin k  tT a 9Ui 1>a CeS der n^ im n. Morbrock»q«i nedoutapas uninftant qu'ellp n,» j« . lui All » "e vou,« parler de 5 ^«.Monfieur, reprit fur 1= -eme ton Madame de Mérival, allez ^eu„tourdeMrdi„;)eveu jet d^adanspeupoflefleurdemamain Uallctferépandreenaftionsdegra- Jafemme&leNotaire , CePenda« Sinville, qui n'avoit pas acramdre ee rival, & qui Je ^ Pounant carillon bien amou eu* li m f . , üe Jeui converfation. ? e" fot ,a d"P^ ainfi que M. Mor- broek rnaic A3 il Pn M autre ™nkre; rol r*de chagrin rfoa  $l4 L e s Soirees rival en avoit de joie : & Madame de Mérival acheva de combler fon défefpoir par ces mots, qu elle prononga tout haut en 1'appercevant: M. Morbrock , vous reviendrez dans un moment Sinville , attendez - moi, vous m etes nécetfaire ici ; je vous quitte pout mander le Notaire : vous ferez témoin.... Adieu. Cet adieu faillit rendre fou Sinville. O ciel! s'écria-t-il, que veut-elle donc dire ? Elle mande un Notaire , & je ferai témoin ! Je friffonne ! Un moment après, Madame de Mérival rentra fuivie d'un Notaire êc de fon oncle qui n'étoit plus dans la confidence. Elle fit avertir M. Morbrock; & quand tout le monde fut raflemblé : Madame , dit Sinville avec le ton du dépit , d'après tout ce que ,e vois je ne vous fuis pas néceflaire. Pard'onnez-moi, lui répondit - elle , très-néceffaire. Puis fe tournant vers  AMUSANT BS. jIf M. Morbrock, qui nageoit ^ j ;oie:M. Morbrock, lui dit-eUe, J'Anfois Sc le Fran5ois font ell guerre dans ce moment - ci; chez ces deux ieuplesnvaux, les bons citoyens ferment divers projets: 1'un arme des vauTeaux ; 1'autre court lui-même af, fronterles périls de la mer; un auV X e"VOief« Propres fils; moi," ' ' V°ulu ea*y™ «ne hoftiüté d'un genre tout nouveau, & je me fuy iervte des armes que la nature m'avoit donnees Mes yeux ont attaqué votre tente. II „e me manque plus que de donner devant vous ma main 1 Sin vJie. Ah .- CorfaW, s'écria 1'onde to«t etonné ! M. Morbrock fortit fu™«» & Sinville demeura quelque 7PS fflUet <<= P'aüïr & de furprL Mms quand il eut rappelé fes Ls Pardo„ne2 Sinville, lui dit Madame " Menval avec Pl»s gracieux O ij  $16 Les Soirees Amusante®. fourire. Madame, lui répondit Sinville en fouriant aufli, fapprouve, j'admfre même , fi vous voulez , ce triomphe, puifque je n'en fais point les frais. Mais croyez-moi, Madame, la guerre a trop de hafards tenez , après cette victoire, donnez la paix a tous les cceurs Anglois. Fin du premier Volume*  TABLE De ce qui eft comenu dans ce premier Volume. La Soirée EfpagnoU, Conté, par M' dt Flori™, Page i Tout cela ,faute de s'tntendre , Conté . par M. Imbert, 20 Le plus grand des dangers , Anecdote , par le même, ,, Elle fit bien, Conté, par M. de May er , Aventures de Voyage , Nouvelle imitét de ritalien de Malefpini, par un Anonyme, €& VHéritier malheureux , Anecdote > par M. Imbert, g x "Almamoulin , Conté Oriental, par un Anonyme, ^ Vlllufwn de Famour ou VErreur de 1'amitié , par M* Imbert, 114  T A B 1 E. La Réparation , Contc, par le même, Azéma ou II fit bien , Conté , par un Anonyme ^ 16$ Sophronyme , Nouvelle Grecque , par M. de Florian , iSi VEducation pédantefque ou Rien de trop , Conté , parM. Imbert, 203 Le Gentilhomme & le Vannier, Conté , par un Anonyme, 115? Ü Amour voyageur , Conté allégorique , par M. de May er, 238 lïhonnêu Familie , Anecdotz , par M. Imbert, 251 Vhonnête Vengeance , Conté imité de VItaliën , par un Anonyme, 273 Le Bienfiait inattendu , Conté , par M. de Friedel, 1S6 VHojlilitê galante , Nouvelle , par M» Imbert, 301 Fin de la Table du premier Volume,    AVIS. vij offrir la variété qu'on aime k trouver dans un Ouvrage d'amufement. Une Hiftoriette, ou une Anecdote touchante, eft fuivie d un morceau moins fombre. La maniere de chacun des Auteurs qui ont contribué a ce Recueil, s y trouve contrafter avec celle de 1'Auteur qui i'avoifine. Nous avons taché de former une galerie de tableaux vivans & animés dont 1'enfemble & les détails puiïent également réuflïr a plaire, & dont le choix put ne point alarmer la délicatefle de ceux qui voudroient mettre ce Recueil entre les mains de Ia Jeuneffe.  S Les Soirees mule •, quelques provifions, trés-peu d'argent , fruit de fes épargnes. Voila ce qu'einportoit Thérefe > m.oi , je n'avois rien voulu prendrë. Tam il eft vrai que la jeunefle fe fait des vertus a fon gré : j'enlevois une frlle a fon pere , 3c je me ferois fait un fcrupuls de rien emporter de chez lui. Nous marchames toute la nuit; au point du jour nous nous trouvames dans la montagne hors de crainte d'étre rejoints. Nous nous arrêtames dans un vallon, au bord d'un de ces petits ruiffeaux que les amoureux aiment tant a trouver. Thérefe defcendit de la mule, s'affit avec moi fur le gazon; nous mangeames quelques fruits fecs, nous biirnes de Teau du ruiifeau. Après ce repas frugal & délicieux , nous commen9amss a nous occuper de ce que nous allions devenir. Après un long entretien , après  iz Les Soirees pris en amitié ; je lui avoit raconté mon aventure \ il avoit voulu voir Thérefe, notre fort 1'avoit intércfle : il nous promettoit tous les jours de faire des démarches auprès de Lorengo ; Sc comme je dépendois abfolument de lui, j'avois fa parole qu'il me rendroit ma liberté auifi-tót qu*il auroit appaifé mon beau - pere. Dom Fernand avoit déja écrit a notre village fans recevoir de réponfe. Le temps sécouloit , mon jeune Capitaine ne paroilfoit pas fe refroidir. Thérefe cependant devenoit chaque jour plus mélancolique. Lorfque je lui en demandois la raifon , elle me parloit de fon pere, Sc détournoit la converfation ; j'étois loin de foupgonner .que Dom Fernand étoit la caufe de fes chagrins. Ce jeune homme, ardent comme on 1'eft a fon age, avoit vu Thérefe comme je la voyois. Sa vertu avoit  AMUSANTES. i§ eté plus foible que fa palFion. II connoiffoit notre infortune ; il favoit le befoin que nous avions de lui; il ofa expliquer a Thérefe quel prix il vouloit de fa proteétion. Ma malheureufe femme lui témoigna fon 'indignation \ mais connoüfant mon caractere violent Sc jaloux, elle me déroboit avec le plus grand foin ce fatal fecret: elle réfftoit a Dom Fernand fans me le dire, tandis que trop crédule je lui vantois tous les jours la généreufe amitié du jeune Capitaine. Un jour qu'après avoir monté ma garde je gagnois la maifon oü demeuroit ma femme, j'appergus devant moi, jugez de ma furprife , Lorengo. » Te voila donc, s'écria - t-il, ravif» feur rends - moi ma rille, rends« moi le bonheur que tu m'as enlevé » pour prix de Tandde que je t'avois » marquée «. Je tombai a genoux 4evant Lorengo ; j'eflüyai le premier  AMUSANTE S. Tf fille , lui dis-je. Tu te réveillas a mon mouvement; mais comme fi le Ciel t'avoit infpirée , loin de te plaindre, tu te mis a fourire, Sc tendant tes deux petits bras vers Lorengo, tu faifis fes cheveux blancs , que tu ferrois dans tes doigts en approchant fon vifage du tien. Le vieilJard ne put y tenir; il te couvrit de baifers, il me preffa contre fa poitrine , Sc t'emportant avec lui: ^ Allons, allons trouver 33 ma fille; viens mon fils, s'écria-t-il, 33 en me tendant la main cc. Jugez, mes enfans, avec quelle joie je le conduifis a notre maifon. Pendant Je chemin je craignis que la vue de fon pere ne fit du mal a Thérefe ; je voulus la prévenir: je cours devant Lorengo ; je monte, j'ouvre la porte, Sc je vois Dom Fernand aux genoux de Thérefe , qui étoit obligée d'employer la force pour fe dérober a fes tranfports. A peine ce fpe&acle avoit frappé mes  t# Les s o i r é e s* yeux, que mon épée étoit dans ló fein de Dom Fernand. II tombe baigné dans fon fang; il s'écrie , on accourt; la garde arrivé , mon épée fumoit encore ; on me faift, & Pinfortuné Lorengo arrivé avec la foule pour voir fon malheureux gendre chargé de fers Sc tramé dans un cachot. Je PembrafTai > je lui recommandai mon enfant Sc ma femme qui étoit fans connoiiTancc; je t'embralTai aufli , ma chere fille , Sc je fuivis mes camarades, qui me conduifirent a la prifon. J'y fus deux jours Sc deux nuits en proie a toutes les réflexions accablantes que je devois faire; j'ignorois le fort de Thérefe ; je ne voyois perfonne que mon finiftre geolier, qui ne répondoit a toutes mes queftions qu'en m'afiurant que je ne pouvois demeurer long-temps fans étre con. "amné.  Amusanté s. iy Ie troi/ieme jour les portes s'ouvrent. On me dit de fortir: un detachement m'attendoit: Ton rnentoure* je marche , 1'on me conduit a la place darmes. Je vois de loin mon régiment fous les armes & j'appergois f afFreux inltrument de mon fupplice. L'idée que j'étois au comble de mes maux me rendit les forces que j'avois perdues ; je doublai le pas par un mouvement convul/ïf; ma langue prononcoit malgré moi le nom de Thérefe ; je la cherchois des yeux , j'ofois me plaindre de ne pas la trouver: j'arrivé enfin. L'on me lit ma fentence; je vais recevoir la mort. Des cris pergans fufpendent mon fupplice; je regarde, je vois un fpeótre a demi-nu, pale, fanglant, faifant des efforts pour percer la troupe armée qui m'entouroir. C'étoit Dom Fernand: » Mes amis , » grace pour 1'innocent, crioit - il j  tS Les S o ï k e e $ c'efi: moi qui fuis coupable, c'elt mol 33 qui merite la mort : j'ai voitlu te* ^ duire fa femme , il m'en a puni: 33 il a été jufte , vous êtes des barbares 33 fi vous ofez le frapper «. Le Chef du régiment court a Dom Fernand ; il le foutient, il lui parle , il lui montre la loi qui me condamne pour avoir porté ma main fur mon Officier. 33 Je 33 ne 1'ctois plus, s'écrie Dom Fer33 nand j je lui avois rendu fa liberté : 33 voila fon congé figné de la veille ^ 33 il n'eft pas foiimis a votre juftice % 33 vous n'avéz point de droits fur 33 lui cc. Les Chefs étonnés s'alïemblent: Dom Fernand & Phumanité élevent leur voix pour moi. L'on me fait reconduire a la prifon. Dom Fernand écrit au Miniftre *, il s'accufe luimême : il dsmande ma grace ; il Fobtient. Lorengo, Thérefe 8c moi nous alla» mes nous jeter aux pieds de ce libé-  ii Les Soirees ces cornets a 1'ufage des perfonnes attaquées de furdité : Tenez , dit-il a Surival, avec cette lunette-ci vous allez voir au bout du monde, & avec ce cornet vous entendrez du bout du monde. En même temps il approcha fa lunette de Tacil de Surival, qui apperqut un homme pale Sc maigre a fa toilette; c'étoit un particulier fort riche , encore jeune Sc charge de toutes les infirmités de la vieilleiïc. II étoit afthmatique , goutteux, Sec. mais il avoit par-deffus tout cela une efpece de loupe placée au beau milieu du vifage , Sc qui Taffligeoit beaucoup plus que fon afthme Sc fa goutte ; car ces maladies fe bornoient a le faire fouffrir, au Hén que fa loupe 1'enlaidifloit. Aftarot ayant dirigé la lunette d'un autre cóté , Surival vit un Docteur en Médècine, qui n'étoit pas un grand  AMUSANT ES. i* Méderin , mais qui fe vantoit d'avoir des remedes infailiibles Sc mille ment dangereux pour les cxcroiflances de la peau, telles que les loupes , les vernies, dcc. N'efUce pas H un charlatan , demanda Surival > Point du tout, lui répondit fon ami; il feroit partaitement capable d'extirper la loupe que vous venez de voir, fï 1'on s'adre/Ibit a lui pour cela: mais il meurt de faim, paree qu'il ne trouve pas de malades ; Sc notre malade enrage , paree qu'il ne trouve pas de Médecin : vous voyez que cela vient faute de s'emendre. Ssils s etoient adrelfés 1'un a 1'autre, le premier feroit guéri, Sc 1'autre auroit de quoi diner. II fe préfenta bien a Surival quelques obje&ions a faire, mais il voulut aller jufquau bout. D'ailieurs cette lunette 1'amufoit, Sc il aima mieux s'en fervir que de perdre le temps a difputer. II regarda plus loin 3 Sc il vit un marl  xc Les Soirees Hélas! s'écria Surival ému par un fentiment qu il prit pour un fimplc mouvement de pitié; hélas 1 qua donc cette charmante enfant ? Elle a befoin d'être aimce , dit Aftarot. Tout en pairlant il dérangea la lunette , & Surival fut bien étonné de voir un jeune homme, un peu plus agé que la jeune fille , courant, fe tourmentant, ayant 1'air de ne pouvoir refter debcut ni alfis; il fembloit fe porter fort bien, & il étoit plus inquiet qu un malade. Bon Dieu, dit Surival ! qu'a donc ce pauvre jeune homme ? H a befoin d'aimer , repondit Aftarot. Eh! que ne va-t-il trouver la jeune fille , interrompit Surival ? Voila juftement, reprit Aftarot, ce que j'allois vous dire; c'eft qu ils ne s'entendent pas. Tenez, tenez , ajouta -1 - il, voici deux perfonnes qui ne s'entendent guere mieux. Voyez-vous eet homme qui marche fur la pointe du pied, qui  5o Les Soirees Aftarot} & qui pis eft, ils ne s'entendent pas eux-mcmes. Vous Ie voyez > d'après vos confeils, i'un pourroit acquérir de la gloire, 1'autre des richeffes, 3c tous les deux feroient contens. II lui fit voir enfuite plufieurs chofes toutes aufli curieufes. Tantót c'étoit un homme auflï ennuyé qu'ennuyeux, qui, ayant befoin d'amener des coi> vives a fa table , alloit recruter au Palais Royal, nombre de perfonnes qu'il connoiifoit a peine de nom , 3c qu'il prioit inftamment de venir diner avec lui j 3c dans le Jardin des Tuileries , un honnête homme pale , abattu , qui ne trouvoit pas un ami qui 1'invitat. Tantót c'étoit un galant homme qui fouffroit, pour ne pouvoir faire un emprunt utile 3c bien allure j & d'un autre cóté , un riche héritier qui s'impatientoit de ne pouvoir préter utilement fon argent 3c fans cefte revenoit ce refrein: Tout celafaute de  AMUSANTE S. 3$ dre compte; mais quoique fon cceur femblat fe mettre de Ja partie, une pareille conduite 11e Jui paroifioit pas moins étrange. Enfin, difoit-il en lui-même, voyons la fin de tout ceci. II fe faifoit tard; Sc ce moment devenoit très-délicat pour 1'un & pour 1'autre. MademoifelJe, Jui dit-il enfin , il eft fort tard , tout le monde va fe coucher dans la maifon. Faut-il que je ferme, ou que je vous ouvre ma porte ? Monlieur, lui répondit Pétronille, je vous ai déja dit que je n'avois point d'afile. Elle prononca ces mots d'un ton fi intéreftant ! II y avoit dans fes regards une douceur ingénue, un fentiment difficile a définir, Sc que Saint-Leu ne put interpréter. Mille idéés fe croifoient dans fa tête : plufieurs fëntimens fe combattoient dans fon cceur. II voulut parler; il ne trouva rien a dire , Sc il fe tut. Cependant Tefpérance s'étoit gliflée dans