LES SOIRÉES AMUSANTE S. T O M E S E C O N D.   LES SOIRÉES AMUSANTE S, o u RECUEIL CHOISI DE NOUVEAUX CONTES MORAUX. T O M E S E C O N D. AA MSTERDAM* M. DCC. LX XX V,   LES SOIREES AMUSANTES, RECUEIL CHOISI DE NOUVEAUX CONTES MORAUX. TEL AMANT, TELLES AMOURS, C O N T E Mo RA L. XVosette n'avoit que cinq ans; elle ctoit née fans doute pour être belle; mais on ne pouvoit pas dire encore qu elle le fut: la beauté" ne commence qua lage oü le coeur eft capable d'aimer. Tome II, \  I Les Soirees Rofette avoit grand befoin des bien- mts de la nature , car Ja fortune n'avoit rien fait pour elle : etf e vivoic cbez un bon homme , a qui des parens ineonnus 1'avoient confiéc; fes parens navoient point reparu % 8c Ie vieillard avoit toujours gardé Rofette. II ne pouvoit la rendre riche, car ii étoit pauvre lui-méme. II ne put la dédommager de ttnjuftWé de la fortune 5 mais il réparoit, autant qu'if etoit en lui, fes torts , ou le malheur de fes parens: il lui fervoit de pere. Le hafard avoit donné pour voiiin a notre Orpheline , un aflfez jeune hévitier , qui jouhfoit d'une grande réputation d'honnêteté; fa fortune lui procuroit unc aifance qui approchoit de la richeiTe : on 1 appeloit Lormon. Rofette , comme nous lavons déja dit a n avoit que cinq ans encore. Lormon la vit: fon hiftoire, qu'il apprit de h douche du vieillard, parut 1'intéreiïer |  ■AMUSANTE S. il lui fit quelques vifites accompagnées depetits préfens, Sc fin-u par of&ir de fe charger de Ton fort. Le bon homme ne crut pas devoir préférer les propres plaifrs, au bonheur de fa chere OrpheJine; il pleura Rofette, maïs il la remit a Lormon. Rien ne fut négligé pour 1'éducation de Rofette. Lormon fit pour elle Sc au-deü , tout ce qu'il auroit fait pour ia nlle $ il lui procura fur-tout les talens agréables, la Mufque, la Danfe Parmi les infoumens qui lui furent propofcs , elle préféra la harpe ü fort en vogue aujourd'hui, Sc li favorable a. a beauté, fur-tout aux graces;par elle une jolie femme nous féduit fouvent par les yeux, quand elle paroït ne vouloir charmer que nos oreilles. Maïs ü Rofette avoit befoin de le?ons pour apprcndrc a fe préfenter avec grace dans un cercle, a figurer flans un bal, a fe faire honneur dans AH  4 Les Soirees un concert, elle n'avoit pas befoin de Maïtres pour s'inftruire a la vertu , a Fhonnêtetéelle avoit un de ces caraóteres heureux en qui la vertu n'eit pas un grand mérite , paree qu'ils ont trop peu de peine a être vertueux* La nature 8c Tart la paroient de jour en jour : les traits de fa figure gagnoient par les années, & fa beauté augmentoit avec fes talens. Rofette arriva bientót a eet age ou les graces 8c la beauté ne Te bornent plus a exciter une ftérile admiration : elle en étoit déja a fon qua-, torzieme printemps. Elle plaifoit trop pour qu*on ne cherchat pas a lui plaire. Mais fi Ton parloit de la beauté de Rofette, on ne parloit pas moins des vertus de fon bienfaiclreur. Avant fa quarantieme année , on 1'avoit déja vu adopter une pauvre Orpheline, 8c confacrer a fon éducation une partie de fon revenu : 8c fes foins ne fe bor-  AMU-SANTES. t ïioient pas a lui donner des talens futües. Quand elle eut atteint 1'age oü ■un feul inftant de foiblefle peut faire le malheur de la vie entiere, Lormon tak toiis fes fóms a furveilier fa conduite. Bien perfuadé que les dangers d'une jeune perfonne font ton jours en proportion de fa beauté, il fembloit ne rien épargner pour la prémunir contre les pieges de la fédu&ion; il montroit pour elle, en un mot, tourc 1'mquiétude que peut avoir un pere pour 1'honneur de fa fille. Cette conduite étoit bien faite pour lui concilierfellime publique ; auffi ne voyoiton rien de comparable a la vertu du tuteur que la beauté de la pupille. Mais il eft temps d'arracher a Lormon ce mafque de vertu. Ce qui reflembloit en lui k 1'inquiétude dun pere tendre, n'étoit que la jaiou/ïe intereffëe d'un amant; en furveillant ion Orpheline , il fongeoit bien plu- A iij  c Les Soirees tot a la réferver pour fes plaifirs, qu a la conferver a la vertu; enfin il ne cherchoit a la défendre de la féduo tion, que pour la féduire lui-même. Ce projet, grace k nos mceurs, étonnera peu ; il pourra même trouver de nombreux apologiftes. Lormon étoit jeune encorei Rofette étoit jolie: elle étoit aimable 5 il devint amourcux: tout cela parottra dans lordre. Mais ce qui fera difficile a croire pour ' ccux qui aiment les hommes, & ce qui Cera très-vraifemblable pour ceux qui les connoüTent, c'eft que Lormon n'avoit jamais eu d'autres projets envers Rofette. En 1'adoptant, il cherchoit a la féduire •, criminel de fangfroid, cédant, pour ainfi dire, i une paflïon qu il ne fentoit pas encore , il ne cherchoit a acquérir des droits fur elle , que pour en abufer; il méditoit le crime , en exercant Hiümanité; enfin, il vouloit achcter , par  AMUSANTE S, y dix arts de bienfaits, le pouvoir de corrompre un jour i'innocence, & faire , d'une vertueufe Orpheline , le vil inftrument de fes plaiïïrs. En tous lieux &dans tous les temps, 1'amour maiheureux a été voifin du crime : par-tout, on a eherché a féduire 1'objet qu on avoit défiré; mais, tramer la féduóèion avant d'avoir connu le dé/ir, c'eft un raffinement qui ne peut être connu que dans nos grandes Vilks. A mefure que Rofette approchoit du temps ou 1'amour vient animer la beauté, Lormon redoubloit de foins auprès d'elle. Mais, il fallut fe faire entendre , Sc cela n'étoit pas facile. Rofette , dont le coeur étoit fi heureufement né , qui avoit autant de naïveté que d'efprit, Sc qui n'èut pas foupconné le vice le plus apparent, auroit-ejle pu lire dans Partje de fon bienfaióleur un crime fi bien cachc A iy  8 Les Soirees Sc fi peu vraifemblable ? Lormon effaya néanmoins de découvrir fes véritables fentimens > il s'expliqua d'abord comme un homme intérene a fe faire entendre,& qui rougit d'être entendus il lui fit, pour la préparer , un exorde aflez long & aflez embarrafle; Sc plufieurs fois, comme il étoit fur le point de prononcer le mot pour lequel il venoit d'entaflêr tant de phrafes préliminairs , un regard innocent de Rofette le déconcertoit, Sc il recommencoit encore ce qu il avoit déja dit plus d'une fois. II lui rappela tous fes bienfaits, lui peignit 1'ingratitude comme le vice le plus honteux: Rofette , lui dit-il, tout le monde a les yeux fur vous : on jugera de votre cocur par votre conduite envers mol II ajouta enfin qu'iï alloit lui demander le prix de tant de foins. Rofette, en le regardant de 1'air le plus ingénu, lui dit qu elle étoit prête a faire tout  AMUSANTE s. 9 « qu'il voudroit, & Lormon n'ofa Jui ««e ce qu'il vouloit. Cependant craignant qu'un autre ne rut ecoute avant qu'il tót fu Jui- meme fe faire entendre il J. ■ enfin J ' t- 'cnare> " parvint a s«Pl'q"er a(Tez clairement la reponfede Rofette fut un refus j ■ «aISce„efutpaslecourrouxconcerj d"ne P™de>niJerefils attirant d'unc coguette ; & malgré fa vm Jnut b.enplusaffligée,^,,,^ lu. "-He avec le ton Je pJus atten-' *tfm, vous qui ave2 toujours en Pour moi les fentimens ^ , vous m aimez, dites-vous ? Hé bien ' quelthredéformaisvoulez-vousavoi; aupres de moi? en eft-il un plus doux que celu de pere > A fi i f ■ 1C P£re de Rofote- Voudriez-vous la perdrevous-même.aprèsl'avoircomWee de vos bienfaits ? Mais peut-être chercbez - vous a mWver ; ^ A v  ÏO Les Soirees -roulez voir fi mon cceur eft digne de vos tendres foins , ü mes fentimens répondent a 1'éducation que vous m avez fait donner. Oui, mon pere , cotitinua-t-elle en fe je tant a fes pieds, croyez que je mets ma vertu au nombre des bienfaits que j'ai reeus de vous: c'eft le plus précieux de vos bientaitsj il m'eft plus cher que la vie; & je iure a vos pieds , que je réfilterai a tout, que je faerifierai tout pour le conferver. v Ce difcours étoit bien propre a detruire les efp^ances de Lormon-, & ce qui le chagrinoit fur-tout, eelt qu'il n avoit pas plus le droit de s en plaindre,que le pouvoir de le refum II fit encore d'autres efforts qui „Vfurent pas plus heureux & enfin, quoique Rofette s'exprimat toujours avec douceur ,& mêmc avec amme, elle parut fi ferme dans fes refus, que Lormon vit bien qu'il ne devoit en  AMVSANTES. n attendre auamé foibleffe. L'honnêteté de Rofette 1'irrita, fans Je corriger« qu'il défefpéra d'obtenir par fes foms & par fes prieres , il réfolut de iemporterpar la rufe & par Ia fora" «erna, s'il le falloit. La pauvre Rofette ignoroit les dange» dom elle étoit environnée: fe Welle méfiée de fon bienfaicleur elle qui ne fe méfiott de perfonne ? D adleurs, Lormon è fes yeux étoit b.en moins coupable que malheureuxle projet qu',1 avott concu de fang.' frotd paiToit auprèsdc Rofette p0Hr 1 effet d une paffion «volontaire ; Sc 1 on eut dit qu'elle n'en vouloit qu'A elle-meme,de lui avoir donné de 1'a. tnour. Cependant, Lormon employa plu* d un moyen digne d'un cmur peu ^eufequ'adroite, Rofette echappaplufcurs fois au pie,e fans 1 avoir jamais apperfu. Enfin °a A vj  i% Les S-o i r è e s rcfolut de faire jouer un reffort qui dévoiloit fon ame entiere. II avoit lu le beau Roman de Clarice : il avoit vu fon perfide amant, après avoir épuifé auprès cl'elle toutes les reiTources de la fédu&ion, compofer un bremvage pour endormir fes forces & fa vertu. Les objets nous frappent d'ordinaire par le cóté qui eft analogue a nos fentimens 5 il avoit etc charmé de Timagination de Lovelace , fans être touché de ia vertu de Clarice. Tel eft le digne modele que Lormon votilut choifir. Comment le breuvage fut préparé, comment on le fit prendre a Rofette : ce détail eft trop peu intéreflant pour qu il doive longtemps nous arrêter s il fuflït de dire que Lormonfut fecondé par une vieille domeftique. Un foir Rofette , fans avoir fait plus d'exercice dans la journée > fe trouva beaucoup plus fatiguée qua  AMU SANTÉ S. 15 Ion ordinaire. Avant 1'heure 011 elle avoit coutume de fe coucher, elle fentit la plus forte envie de dormir. Surprife de eet affoupiiTement, 8c s'agitant expres pour le difliper, le hafard la fit entrer dans une efpece de petit cabinet qui faifoit partie de fon appartement; e'étoit une piece inutile ou Rofètte n'entroit jamais. Celt-la qu'a travers une fïmple cloifon , elle entendit Lormon faire a fa vieille gouvernante des interrogations qui furprirent étrangement Rofette; il lui demandoit li la dofe qu'elle lui avoit donnée lui fembloit fuffifante : la gouvernante répondoit que Rofette ne tarderoit pas a s'endormir , &- qu'il pouvoit compter fur le fommeil le plus profond 8c le plus létargique. Songez, lui dit Lormon > fi par hafard elle s'éveilloit quand je ferai dans fa chambre, fongez a ne pas répondre en cas qu'elle appelle: c'eft trop fon-  14 Les Soirees pirer en vain , ajouta-t-il puifqu'elle ne peut confentir a me rendre heureux , il faut bien fonger a 1'être malgré elle. A eet étrange difcours , les cheveux de Rofette fe drefferent fur fa tête. Dans fon premier mouvement, 1'indignation fuccéda a 1'amitié, a la reconnoiiïance : fes yeux s'ouvroient fur le compte de Lormon •, mais fon ame etoit déchirée: elle tomba malgré elle dans la rêverie la plus noire & la plus profonde. En réfléchiifant aux horreurs qu'elle venoit d'entendre, elle óublia un moment les dangers ou elle étoit; Sc quand elle y reporta fapenfée, Sc qu'elle fongea aux moyens de 1'éviter, elle s'appereut que le breuvage opéroit fur fes fens avec plus de force. Elle vent fuir , fes genoux tremblent fous fon corps ; elle recueille toutes fes forces, traïne fes jambes vers la porte de fon appartement; mais la  A MUSANTE S. iy force de TaffoupifleiTient , augmente avec les efforts qu'elle fait pour le vaincre. Quelle horrible fituation ! le fommeil dont elle effc menacée , elt plus affreux pour elle que le fommeil de la mort. En le combattant, elle tombe maJgré elle dans un fauteuil : la , elle fent fes paupieres s'appefantir; foudain i'image de FafFront qui i'attend 3 la rempüt d'horreur; fon ame foulevée par Tindignation & Feffroi, redonne un moment d'énergie a fon corps affaiifé •, elle s elance de fon fauteuil avec un mouvement convulff; elle étend les bras autant pour divifer les forces du fommeil, que pour implorer le fecours du Ciel; mais cc fommeil irréfiftible s'appefantit de plus en plus fur elle : c'eft un poids énorme qui 1'accabie ; elle paiFe un moment dans cette lutte , auffi péni» ble que douloureufe : fa force s'épuife; elle retombe enfin fans voix, fans  ït? Les Soirees mouvement, 8c paroiflant moins frappée du fommeil que de la mort. Oh! (ï cette affreufe lethargie a permis aux fonges de 1'approcher, quels rêves müftres 8c effrayans ont du prolonger les tourmens de fon ame ! Sans doute elle a fouffert durant Ton fommeil tout ce qu'elle avoit fouffert avant d'y fuccomber. Voila donc 1'infortunée Rofette en proie a la brutale paffion de fon amant! C'en elt fait, li le Ciel ne travaille lui-même a renverfer fes laches projets, en réveillant la pitié dans le caeur de la vieille domeftique, ou le remords dans celui de Lormon. Ce denier miracle étoit plus diflicile : c'eft par les remords de la gouvernante qu'elle devoit être fauvée. Louife ( c'étoit fon nom), honteule d'avoir prêté les mains un moment au projet de fon Maïtres réfolut de le faire échouer; mais comme fon fort dépendoit de Lormon,  AMUSANTE S. ij elle n'ofa le contrarier ouvertement; & pour concilier, s'il étoit poffible, fon intérêt Sc fon devoir, elle cacha Ja clef de la chambre de Rofette, chez qui elle avoit coutume d'entrer tous les matins. lormon, qui avoit épié 1'inftant favorable a fon entreprife , courut a Ia vieille pour lui demander la clef de Rofette. Qu'on fe repréfente fa rage quand Louife, après 1'avoir cherchée long-temps en vain , finit par lui Qn ^ en arnvant, l la taite & l Rofette ' qu'il s'étoit trouvé makde, & qu>il' avoit befoin de repos. On le coucha bien vne ; & R0fette eut a„ moinj ■utant d'inquiétude que k bonne «ante qUl aimoit fon tendrement foa nevcu. Bii  On ne put cacher long-temps dans Ia maifon, que Minval s'étoit battu ; mais on cacha toujours que Roiette en avoit été 1'objet. On donna tous les foins poffibles au malade, qm avoit recu réellement une bleflure des plus dangereufes. Le Chirurgien étoit habile & fort zélé; & Minval etoit adore par toute fa maifon. Mais les fecours qui lui étoient les plus agreables 8c les plus falutaires , étoient ceux qu il recevoit de la main de Rofette y$C foit quon s'en fut déja appercu, loit qu'on ifosat refufer a Rofette un emploi qu'elle follicitoit avec tant de chaleur , tout ce que prenoit Minval, lui étoit préfenté par elle. II fembloie qu'elle devinat que c'étoit pour elle qu'il fouffroiti & de fon coté , Minval n étoit confolé que par ttdée de foutBr pour Rofette. Mais, que dis-je> Rofette étoit guidée par un feminiene plus tendre que celui de la reconnoiÊ fance*  ■AMUSANTE 2£ Cependant les remedes , les foins, & plus encore 1'amour, commencerent •a difliper les craintes qu'on avoit fur 1'état de Minval. On le trouvoit mieux de jour en jour, & 1'on compta bientót fur une prompte & parfaite guérifon. Sa fanté rendit fes converfations avec Rofette plus fréquemes ; & le femiment qui les animoit tous deux, y ajoutoit chaque jour un nouveau' degré d'intérêt. Ces converfations rouloient alTez fouvent fur 1'amour ; Rofette un jour rendoit compte a Minval d'une ledure qu'elle venoit de faire: il étoit qucftion par hafard d'un amant éloigné de fa maureife , qui, étant malade & perfécuté pour elle , n'avoit pas meme le pouvoir de 1'en inftruire. Ils s'attendrirent 1'un & 1'autre après quelques réflexions mutuelles. II eft 4 plaindre , dit' Rofette : il le feroit moins, s'il étoit auprès de ce qu'il aime. Que dites-vous, Rofette, in- E iij  30 Les Soirees tcrrompit Minval ? il ne le feroit point du tout. Et elle ajouta fur 1'heure: II doit y avoir au moins du plaifir a dire a fa maitreffe , qu'on fouffre pour elle. Ah ! répondit Minval, il y en a même a le lui cacher ! En parlant ainfi , il avoit pris, comme fans y penfer , la main de Rofette. Ses yeux avoient ï'expreffion la plus tendre de 1'amour heureux, 3c Rofette avoit fenti les fiens baignés de larmes. Surprife elleméme de fon attendriflement, elle fortit pour le cacher a Minval. II ne lui étoit plus permis de douter de fon amour pour lui mais en fortant, fes réflexions fe porterent fur fes dernieres paroles 3c, pour la première fois, elle commenea a foupgonner la caufe de fa maladie qu'on avoit cachée avec tant de foin. Elle fit plufieurs démarches , 3c elle parvint a favoir 1'hiftoire du combat. Les dangers de Minval, fa délicatelTe 3c fa difcrétion n'étoient  A M V S A X T E S, t ï pas hks pour la guérir de fon amour; elle fentit dcs-lors qu'il étoit devenu néceffaire a fon bonheur. Elle ne pouvoit douter de la tendreffe de Minval, & cette feule idéé la rendoit heureufe; mais la réflexion vint empoifonner fes plaifïrs. Quel fera le fuccès de leurs •amours ? Rofette connoit fon origine & celle de Minval. Minval n'eft pas ïe maïtre de fon fort ; Sc quand il le feroit, voudroit-il en difpofer malgré fes parens ? en fuppofant même qu'il le voulut, devroit - elle y confentir? Toutes ces réflexions étoient défefpérantes. Ils retomberent 1'un Sc 1'autre dans la plus vive inquiétude; Sc malheureufement les tentatives que fit Minval pour la faire ceuer, ne fervirent qu'a 1'augmenter encore 5 car ayant voulu fonder adroitement les difpoftions de fa familie, il vit qu'elles n*étoient nullement favorablcs a fon amour.  3i Les Soirees Cette facheufe découverte le jeta dans la plus noire mélancolie. Egalement incapable d'affliger fes parens Sc de rerioncer a ce qu'il aimoit , fes combats douloureux entre la nature Sc 1'amour , fans lui infpirer aucune réfolution , ne fervoient qu'a déchirer fon coeur fa fanté qui commencoit a peine a fe rétablir , en fut tout-acoup altérée; Sc il y avoit d'autant plus a craindre pour lui, que fon coeur, auparavant confolé par 1'efpérance d'ètre aimé, étoit alors tourmenté par la crainte de perdre ce qu'il aimoit. De fon cóté , Rofette darmee Sc ne pouvant plus fe méprendre a la caufe de fa maladie, jugeoit de fes tourmens, par ceux qu'elle enduroic elle-même. Je ferai donc toujours infortunée , fe difoit-elle ! ( Sc fongeant a rhiftoire de Lormon, ) quel eft mon fort! je dois donc également être malheureufe , Sc par 1'amour que je fens2 Sc par celui que j'infpire!  AMUSANTE S. n la tendreffe de Rofette augmenpar Jes tourmens que Minval foufW pour elle. Le fouvenir de fes bienfaits y ajoutoit encore; Sc eet amour, qui devoit ne lui killer que des regrets, lui donnoit auifi des remords. Elle fe reproehoit le malheur de ion amant. La reconuoiffance, Sc We de Minval pret a mourir pour elle , enflammerent fon eoeur fait pour ientir vivement 1'amour. Elle förrit pour ainfidire,horsd'elle-même Elk «e vit plus au monde d'autre malheur que eelui de perdre fon amant, ni dautre crime que celui de le kiffer penr. Mon ami, lui dit-elle un jour avec 1'expreffion de 1'amour Sc du courage! vous m'aimez, je vous aime; je vous doit tout, & je me vois menacee de vous perdre. Votre profonde tnfteflè me fait tout craindre pour vous. Vos parens s'oppofent a notre umon; Sc votre amour dclicat èc ref- B y  34 Les Soirees pedtueux n'ofe afpirer qu'a 1'hyménée ; je viens moi - même renhardir. On s'oppofe anotre bonheur-, faifonsle dépendre de nous-mêmes. Minval, voila ma main : je vous appartiens dès ce moment. Notre hymen fera facré, il fera juré par le Ciel*,il feradurable, il eft fondé fur nos fentimens. Cette réfolution furprendra fans doute ; mais ce qui étonnera bien autant, c'eft que Minval, le coeur pénétré de cette preuve d'amour, brulant d'envie d'être heureux, refufa le bonheur qui lui étoit offert. II fe jeta dans les bras de Rofette , Sc ce fut pour la refufer ; il la baigna de fes larmes, Sc 1'ame déchirée par 1'effort qu'il faifoit fur lui-même , il jura de mourir plutót que de confentir au facrifice que lui propofoit fa maïtreffe. Ne cherchons pas ici a juger ces deux amans-, admirons feulement avec quel courage ils facrihoient, 1'un fon tinnneur, & 1'autre fon amour.  -» M V S A Jv T E S. u Telle étoit Ja crife oü étoient Rofette & Minval. Mais fouvent, pour la confolation de la vertu, il arrivé m moment °» Ia vérité, trop long temps étouffée par le hafard ou la T K' édate enfin' & ^ montre dans tout fon jour. On fut bientót infwutt de 1'amour délicat de Minval & de la paffion courageufe de Rofettelormon lui-même . «teint d'une maJadte mortelle, honteux de la ven. geance qu'il avoit prife de Minval <& du tort qu'il avoir fait i Rofette «n decriantfa vertu qu'il n'avoit p» «orrompre . confeifa fe fautes publiquement; & par rexpofé de fe con_ Jutte. il juftifia pleinement celle de Rofette. Rofette obtint 1'admiration &lelt.mede tout le monde par le flence dtfcret dont elle avoit payé les i.enfattS de Lormon. Les parens mê«e JeM,nva , quifurent inftruits paria publi9ue , cn furent towm B vj  56 Les Soirees aufli-bien que de fa conduite envers Minval $ enfin, la crainte de perdre leur fils acheva -de vaincre leur rér fiftance. On confentit a les unir. Ils furent heureux , & tout le monde applaudit ï leur bonheur.  amusante s. j7 IA DIFFÉRENCE de neuf ans a quatorze, C O N T E. Le jeune d'Ambreville, né riche venoit de doubler au moins fa fortune en Amérique, plus par hafard que par ambition. Un oncJe qui 1'avoit appelé a Saint-Domingue , lui avoit tait gagner des fommes conf dérables • après quoi, il étoit mort pour lui laifIer fa propre fortune. Cela s'appelle vivre & mourir pour fon neveu. Cette doublé opération n'avoit codté a d'Ambreville que cinq ans d'abfence A ton retour a Paris, il avoit encore des parens; mais le jour qu'il y entra etoit le dernier de fa vingt-cinquieme afmee i c'e/t^dire que le lendemain ilfereveilla majeur. Ce jour-la, quand pn eit riche, on leve la tête plus fiére-  5S Les Soirees ment; on fe trouve grandi de moitié. II ne fera pas plus hors de propos de peindre en deux mots d'Ambreville. Cétoit un cceur droit Sc honnête , il avoit même de 1'efprir, mais le don de méditer ne lui étoit pas encore venu. Cétoit de ces caracteres fenfibles a cc qui leur arrivé, fans avoir la patience d'en rechercher la caufe ; pour qui un événement eft toujours une peine ou un plaifir , Sc jamais une leeon-, chez qui un fentiment n amene jamais uné rérlexion; pour qui, en un mot , 1'ex* périence eft toujours nulle. Du refte , il étoit délicat dans fes procédés *, vif , mais feniible Sc généreux exaót dans fa conduite, & indulgent pour celle d'autrui. D'Ambreville revint dans le même hotel qu'il avoit occupé avant fon départ, II y rctrouva d'Origné, fon meilleur Sc fon plus ancien ami. Ce« ïoit un jeune homme plein d'efprit Sc de raifon. D'Ambreville lui d£*,  AMUSANTE S. 59 manda des nouvelles de ce qui pouvoit 1'mtéreftér. Comme ij avoit éiê un peu amoureux de Léonor, il s'in*orma un peu de Léonor. Quand il cut appns que tout alioit bien : Et la petite Antoinette, demanda -1 - il en «ant, que fait-elle ? Cette petite Antoinette étoit une grande & fort jolie perfonne; il 1'avoit vue fort petite en car elle avoit a peineneuf ans quand il la quitta ; & il n'y avoit quc cmq ans qu'il 1'avoit quittée. II lui lembloit que cinq ans ne devoient pas amener de grandes révolutions. D'Ongné lui dit qu'elle étoit plus jolic que jamais. La charmante enfant continua d'Ambreville i comme elle eft folie 6V douce tout-a-la fois! comme elle vient jouer fur mes genoux , comme elle me fait cent petites careffes mignardes quand elle a quelque chofe a obtenir! En effet, tout cela ctouvrai cinq ans auparavant.  4o Les Soirees Antoinette, orpheline des fon basage , ne devant poiïéder qu'une trèspetite fortune , vivoit chez un tuteur qui étoit des- amis de d'Ambreville. Ce deniier avoit toujours eu pour elle 1'amitié la plus tendre, & menie la plus défintéreiféecar il ne 1'avoit encore vue , comme je Pai dit, que jufqu'a 1'age de neuf ans. Alors elle jouoit fans ceife avec lui; d'Ambreville lui apprenoit mille petits jeux, des tours de cartes qui 1'amufoienr, & elle le follicitoit fans ceiïe pour en apprendre de nouveaux. II lui montroit a déclamer la tragédie , la comédie toutes ces leeons , ou pour mieux dire , tous ces plaifirs lui avoient donné fur elle un afcendant, une efpece d'autorité paternelle. Auifi 1'appeloit - elle fon papa , quoique d'Ambreville eüt alors a peine vingt ans. La première fois qu'il la revit, il fut étonné, malgré lui, de Taccueil  AMUSANTE S. +I qu'il en re5ut. Ce n'eil pas que cet accued fut froid,( elk avoit a-op — Comment ! c'eft qu'il eft  A M V $ A N' T E 8. ^ cien vrai que Léonor a cinq ans de plus ; mais il eft vrai auffi qu'elle avoit plus de neuf ans quand tu 1'as quittée, 8c que par conféquent aujourd'hui elle eft bien au-dela de fon quatorzieme. Je t ai déja dit qu'en fait d'age , une femme marche très-rapidement > mais elle va fï vite auffi, qu a la fin elle va trop vïte , 8c qu'elle eft obligée de revenir fur fes pas. Cela veut dire, que Léonor cherchea couvrirfes pertes, 8c Antoinette a jouir de fes acquifitions. Tout cela eft dans 1'ordre.. D'Ambreville trouva que ce raifonnement étoit auffi vi&orieux que le premier. II ne chercha point a ie refuter, 8c il fe contenta de dire è fon ami: Quoi qu'il en foit, il me femble que je m'accoutume beaucoup mieux au nouvel empire d'Antoinette, qua la douceur de Léonor. II difoit vrai. Très-occuppé de ce qu'étoit alors Antoinette avec lui, il  4$ Les S o i r è e s oublia ce qu'elle étoit autrefois. II croyoit que fes yeux feuls & fon efprit s'y étoient accoutumés *, mais le cceur, a fon infu, s'étoit mis auflï de la partie , foit qu'il n'eüt pu réfifter a la beauté Sc aux graces d'Antoinette,foit qu'il fut piqué par la fingularité de fa fituation. Cette jolie enfant qui venoit jouer autrefois fur fes genoux , 1'appelle aujourd'hui a fes pieds; il y vient , Sc trouve töut cela naturel. D'Origné s'appercut le premier de ce qui fe patfoit dans le coeur de fon ami. Comme il avoit de 1'efprit, il lui en fit de douces plaifanteries. D'Ambreville, lui dit-il un jour en fouriant: Tume parois oublier unpeu ladignité du röle que tu jouois autrefois auprès d'Antoinette. Oh! ce röle-la , répond d'Ambreville, feroit ridicule aujourd'hui. — Quand tu as envie de t'en aller , elle te dit de refter, & tu reftes. — II eft vrai; c'eft que lorfqu'elle me  * M V S A N T E S. 4J *e dit de refter, 1'envie de fortir me paffe auffi-tót. - As tu remarqué que le motje veux M eft très-famiJterr — Oui, mais ce mot lui fted ft bien! _ U y a beaucoup de defpotifme «ans fes volontés. _ Je ne m>en per?ois pas Fort bien, reprit en riant d Ongne. U me paroit que te voila touta-rait accoutumé k la nouvelle Antoinette. Sais-tu pourquoi, d'Ambreville è -Paree que je vois mieux; paree que ffiesTeux Mon ami, interrompit d'O- t'gne, je crois que ceci vient plutöt V!°\ d'A"«e que des tiens. U Ambeeville ne vit ou ne voulut vom dans le difcours de d'Origné qauneplaifanterie.&enlequittant il alla voir Antoinette. ' Cependant, en la voyant avec de nouveau* yeux , en ne trouvant plus rien detrange dans fa maniere detre fon propre róle devenoit bien plus' iade ; ft avoit repris fes graces natuj-oms ii, q  fö Les Sol re e s rcllcs 5 fe moyens de plaite étoienc rcvcnus: ainfi, plus Antoinette lui plaifoit, plus il devenoit aimable luimême. Enfin , 1'amiué qu elle avoit toir-ours eue pour lui devmt plus. tendre 5. & bientèt il ne leur manqua plus pour s'entendre bien que: de s'expliquer tout-a-tó. . Mais a la fin d'Ambreville ne put plus Te diflïmuler fes fentimensy & tè fit conndence de ce nouvel .amour a d'Orignc. Je te remercie bien, lui dit celui-ci, de me confier ce que je t'at appris moi-même il y a long-temps. Ne te 1'avois-je pas dit, que tu aimois Antoinette? Oui, répond d'Ambreville 5 mais je ne 1'avois pas cru. Comme ils en étoient-la, d'Ambreville recut un billet d'Antoinette qui le prioit de 1'aller voir. II y courut, & la trouva tout-a-fait feule. d'Ambrebreviller, lui dit - elle , vous m'avez, toujours vue empreffée a.vous deinan*  ■AMUSANTE S. m der vos confeils. Oui, répond - il en founant ; mais je „e vous crois pas auffi difpofée i les fuivre que vous 1 et.ez autrefois. Ecoutez-moi, interrompit Antoinette ; ceci eft férieux. II e prefente pour moi plufcurs partis ( cemotfeul jeta en effet d'Ambreville dans le férieux le plus décidé,). & ie vois que mon tuteur ne fooit Pas feche de me voir déji faire un chotx. Que me confeillez-vous ? On maparlé du-Vicomte d'Elcour D'EIeourldit d'Ambreville, il a plus de trente ans. C'eft beaucoup pour votre uge. II eft tl-op vieux. _ Le Cheva- fterdftrmon.-D'Ermonlilefttrop jeune. Ceftainft que d'Ambreville «ouvoitquelquedéfautefl-entielachaqU£ frfon"e qu'elle nommoit. II me P.armt,ajouta Antoinette, qu'on aura oe la pemeame trouver un mari qui vous convienne. Oh ! beaucoup, dit dAmbreville avec un peu d'humeur Cij  f. Les Soirees qu'il ne put contenir , & qui ne fkha pas Antoinette • car elle ne lui par'loit que pour fonder fes feminiens. Enfin, reprit-elle en lui cachant a peine le plaifir qu'elle goutoit au fond du coeur , i'attends de votre amitie que vous voudrez bien vous occuper d'un objet qui doit faire le bonheur 4U le malheur de ma vie. Nous en parierons une autrefois j & peut-être me trouverez-vous plus difpofée que vous ne penfez * fuivre le confcil que me donnera votre amitie. A ces mots, on entra chez elle * fans cela d'Ambreville auroit eu de la peine a attendre le lendemain pour le confeil qu'il avoit a lui donner. II fe retira , & alïa trouver d'Ongné non pour le confulter, mais pour lui faire approuver la réfolution qu'il avoit prife. Une feule chofe i'embarranoit, Cétoit Léonor. Une conftdence que lui fit d'Origne le ktt* un peu plus a fon aifo  AMUSANTE S. js» • D'Origné avoit cu du gout pour léonor ; mais, en ami tendre & délicat, il avoit cru devoir impofer illence a fon amour. D'Ambreville le remercia de ce fiience; mais il le pria de le rompre Je plutót poflible, öc d'Origne y confentit voiontiers. II étoit plus raifonnable qu'il n'étoit riche ; léonor poflédoit une fortune honnetc ; elle avoit encore de quoi plaire ; elk voyoit toujours avec plai/ïr. d'Origné: tout cela rendoit cette affaire dé%able pour lui, öc même facile a terminer Léonor avoit déjk foupconné 1 mfideJitede d'Ambreville. D'Origné übre du cóté de l'amitié, ne manqua Pas de la confirmer dans fes foupcons. üientöt il paria pour lui - même ; IV inour ou le dépit le fit écouter, öc Lconor finit par fignifier a d'Ambreville un congé qui le combla de joie Un beaufoir,d'Origné vint annoncer a d'Ambreville qu'il époufoit Léo- C iij  t4 Les Soirees nor le lendemain. D'Ambreville ecriyk alors a Antoinette ( je crois même que la lettre étoit écrite auparavant •,) & Ton fe doute bien du confeil qu'il lui donna: il lui fit Faveu de fon amour 3c 1'orTre de fa main. Le jour même il fe rendit chez elle , 3c la maniere dont il fut recu en arrivant lui annonca une réponfe favorable. II demanda 'des nouvelles de fa lettre. Antoinette lui répondit en rougüTant qu'elle 1'avoit renvoyée a fon tuteur. Belle Antoinette , lui dit d'Ambreville en fouriant, mais avec un cceur qui n'étoit pas tout-a-fait exempt de cramte avez-vous mis au bas un mot de recommandation? On ne lui répondit pas,maisonfourit,& au même mitant le tuteur entra. On perdit peu de temps & peu de paroles. Le Notaire fut mandé , & leur mariage mt terminé prefque en même - temps que celui de d'Origné & de Léonor.  A M U 'S A N T E S. y* 1E FAT COKRIG É, ï^'amante géne reu se. C o N T E. TT • c V/N jeune SeigneurFrancois , beau, ïiche, & d'un caractere très-inconf*ant, après avoir trompé Jes plus joJies femmes de Ja Cour, fans oubiier celles de la CapitaJe, réfolut de faire fon tour d'Europe. L'ambition du Comte d'Armance ( nous le nommerons *inf ); fon ambition, dis - je, étoit de captiver^ toutes les belles des différens pays qu'il fe propofoit de parcounr ; eet homme modeièe n'afpiroit qu'au titre de conquérant univerfel. Tl commenca fes voyages par 1'Efpagne. Cette contrce.féconde en maris jaloux & en femmes galantes, fembloit lui ipromettre les liaifons les plus délicieu- C iy  i$ Les Soirees fes. Onverra par la fuite s'il fut trompé dans fon attente. Arrivé a Madrid, Sc Te plaifant aflez dans cette ville, il réfolut de s y fita quelque temps. Dona Rofa , veuve d'un Gentilhomme Efpagnol^, maitreffe d'un bien conndérable 5 agée de vingt ans , belle, fpirituelle Sc bonne, fixa bientót 1'attention de notre étourdi. Malheureufsment pour elle, fon coeur infenfible jufqu'alors, ( on n'a pas oublié que fon mari étoit vieux,) ne fut pas a 1'épreuve de la figure Sc des graces du Comte elle 1'aima bientót avec excès. Quel triomphe pour d'Armance ! embrafer une ame indifférente , Sc 1'emporter ^ fur mille rivaux!.... Cette vidoire m'etoit réfervée,difoit-il en lui - même des amans langoureux, des Efpagnols, n * toient point faitspour fubjuguer cette belle ; il lui falloit un Fran9ois , mi homme fpirituel , charmant, un  AMUSANTE S. ^«««omme moi. Cétoit avec cettl humiJlK ^'^applaudiiToit de facotiquete. Trop fenfible R0fa . efforcez-vous ?air?rIepenchantqui--- ne.Nl votre jeuneffe , ai vos at_ «a-ts mvos vertus „e pourront fixer Loconftant que vous aimez , feaübL cTPrrerera,svo,age;«^ c.pe , tl cramdra de fe donner un ridtcule en formant un engagement * I£"XV& — foez btentöda^ tI1"cd;fava»"é extravagante. Le Comte „Woitd-autredenein fur Rofa que celut de la féduire. II avoit trouvetant de femmes faciies, quy «croyottpas qu'il y Ën ejJ( U'J 1 -onde capable de lui réMer. II £ enon a cette haute opinion rfe 11,Cme' une av«"™ décidée pour Je manage ; averilon qui Temp&hoit de Penfer que ce lien put étre le feul but que le propofoic notre belle veuve, C v  t8 I E S S O I R È E S II ne tarda pas k lui faire connoltre fes vues injurieufesj elle en fut aufli courroucée que furprife. Elle fit plus, elle n'envifagea dans une conduite de cette nature que des fujets de le mcprifer:tropheureufefielleeutpernfte dans des fentimens f. conformes a la raifon! Qui pourroit peindre 1'etonnement du Comte , quand il fe vit repouffe avec une rigueur a laquelle il ne s attendoit pas ! Larmes, prieres, proteltaüons d'une fidélité éternelle , a» negeS adroits, airs coquets grands fentimens, maximes phQofophiques, tout fut employé, rien nercumt Rofa eut affez de courage pour combattre contre elle-même , lui interdnretoM efpoir, & lui défendre 1'acces de fa Un coupdefoudre ne feut pas plus frappé que ce terrible arrêt Qu alkit-onpenfer de lui ?Etoit-il encore  A M V S A N T £ s, f9 le Comte d'Armance, eet homme unigae, ce féducleuradorable, qui „'avoit qua ie prefenter pourvaincre, & qui fouvent recueilloit des lauriers fans combattre J Etoit-eebien lui dont on •dedatgnoitles vosux, dont on rejetoit Jes propofitions ? Que]]e aCcablante ïdee ,l „eput,afouten.rJon *1 iailoit triompher de Rofa, faBJoire yetoitintérelfée;maiscommew . xoitre chez elle ?.... Aptès avo-. J fo.scha„gededeireins>aprèsblendes ^flex.ons.ilfedétermina^lmenvover «ne lettre a-peu-prés confue eJ kermes : ? Le p,us c°upable des hommes ofe » eenre a la p]us ^ _ *' ",eS-°VOUs!qUe''aitai"offenfée - fivous pouviez lire dans mon cceur! » fi .vous pouviez voir les reproches - 9«ie me fais a moi-rftême-,-tous * aunezfansdoutepitiédel'étatoüie " ffiê tt0UVe- Je fcns gue je ne C vj  © Les S o i r è e s >d vivre éloigné de vous, daignez donc 33 rétracter une défenfe trop févere, os Ne craignez pas que me rendanc »3 doublement criminel, je renouvellc os des tentatives auffi déplacées qu'in33 fru&ueufes. Je ne veux reparoitre 33 a vos yeux que pour abjurer mes » erreurs & pour en folliciter le paras dom Je ne veux être déformais que 33 votre anri... Oui ! votre ami.... car 33 je ne dois plus prétendre au doux *? nom de votre époux..,. Si pourtant 33 vous daignez.... Si mon repentir..., «3 Non! je m'en fuis rendu trop indi93 gne. Adieu , belle & chere Rofa. 33 J'attends votre réponfe avec 1'im33 patience la plus vive ; & jufqu'a ce 3j que jel'aie recue, lesmomens vont ?3 me paroitre des annnées. Le Comte d'Armance. On penfera peut-être qu'il n'entroit que de 1'hypocrifie dans une lettre aufii  AMUSANTE S. Cl refpectueufe & aufli éloignée du careétere du Comte , il en étoit luimême perfuadé. Cependant un fentiment plus vif que tous ceux qu'il avoit éprouvés jufqu'alors , conduifoit la plume. II cherchoit des expreffions adroites, il n'en pouvoit trouver que de tendres. En un mot il n'étoit pas très-éloigné du repentir qu'il croyoit feindre , & qui commencoit a fe faire fentir a fon cceur. Plus une ame eft honncte, moins elle eft défiante. Comment connoitroit - elle les manoeuvres du vice ? elle ne peut pas même s'en former une ïdée. C'eft ce qui arriva a Rofa, elle fut la dupe du ftratagême de fon amant, elle lui permit de revenir chez elle. II demanda grace, Tobtint, protefta que 1'hymen étoit devenu 1'objet de tous fes vceux, qu'il alloit écrire en France a un de fes vieux oncles a qui ju devoit, difoit-il, des égards, pour  €i Les Soirèes ©btenir fon confentement j qu'une fois ce confentement arrivé, il n'auroit . plus d'autre défr que celui de hater le moment ou il lui jureroit, au pied des autels , une fidélité inviolable, Ce difcours étoit-il vrai? Non. Queï ctoit donc fon motif ? Le voici. Une femme honnête , quand elle ne voit dans fon amant qu'un homme que les liens facrés vont bientót unir a elle , ne tarde pas a donner 1'eiTor a fa tendreffe; loin de s'en méfier , elle s'y livre: trop de fécurité eft fouvent FéV cueil de la vertu.... Voila fur quoi étoient fondées les efpérances du Comte. Quelquefois pourtant il rougiffoit «de fa conduite. La belle Efpagnole lui avoit donné fon portrair, chaque jour al recevoit d'elle les lettres les plus tendres *, en les lifant il fentoit les remords s'élever dans fon ame , fouvent même il étoit tenté d'unir fon fort au fien. Mais la feuie idéé de  AMUSANTE S. g$ contracrer un engagement éternel le révoltoit. D'ailleurs , un coup de cette nature lui feroit perdre fa réputation; il n'auroit plus le plaifïr d'entendre dire de lui , Perfonne ni lui rejjembh ; il cefferoit enfin d'être un homme extraordinaire, Sc c'eft a quoi il ne pouvoit fe réfoudre. Cependant le temps s'écouloit *, il alloit bientót être forcé de s'engager pour toujours, ou de renoncer a Rofa: 1'un & Tautre parti lui déplaifoient également •, il étoit d'autant plus erafoarraffé, que la vertu de cette belle lui faifoit prefque perdre 1'efpérance d'en triompher. Que faire donc ? Un jour qu'ils avoient dmé enfemble, il crut s'appercevoir qu'elle le regardoit plus tendrement qu'a Pordinaire, que fon vifage s'animoit, que fes expreffions étoient plus vives Sc plus panionnées.... II ofa être téméraire.... mais ce*fut inutilement. La plus vertueufe  64 Les Soirées desfemmes, défefpérée de ne voir dans Tob jet de fon amour qu'un vil féducteur,s'oppofe a fes tranfports avecl'indignation la plus vive , 1'accable de reproches amers, lui voue un éternel mépris öc d'un ton abfolu , öc qui terrafle le coupable, lui ordonne de fortir öc de ne jamais fe montrer a fes regards. II n'a que la force d'obéir : la confulïon dans les yeux , la fureur dans 1'ame, ne fachant ou porter fes pas, errant dans les rues de Madrid, pret a fuffoquer de rage, il eft forcé de s'arrêter devant un fuperbe hotel, qu'il reconnoït bientöt pour être celui de Leonore, Marquife de Caftella. Nous n'avons pas encore parlé de cette femme; il eft temps de placer ici fon portrait. Sa taille étoit avantagcufe, fa figure fpirituclle, fes traits réguliers, fon caractere diffimulé, fa conduite fcandaieufe, & fon coeur corrompu,  AMUSANTE S. ^ La mort de fon mari, arrivée depuis peu de temps, lui laifToit une tresgrande liberté, dont elle fe gardoit bien de ne pas faire ufage. Elle étoit parente de DonaRofa, & cette vertueufe femme ne la rccevoit chez elle que par égard pour ce titre j car dans le fond de fon ame elle la méprifoit; cependant elle s étoit flattce quelquefois de la ramener a des fentimens honnêtes, en lui remontrant, par de fages difcours, le tort qu'elle faifoit a fa réputation dans 1'efprit de tout le monde. Léonore, qui la regardoit comme une ennuyeufe moralifte, ne lui rendoit pas des vifites bien fréquentesjmaiselles le devinrent bientöt, quand elle eut rencontré chez la belle précieufe ( c'eft le nom qu'elle lui donnoit) un Cavalier dont la tournure refpiroit la galanterie, & dont les yeux ne prêchoient que la moralc 4e Tamour. Léonore ne haïlToit pas  €6 Les Soirees les fermons de ce genre. Elle fit mille agaceries au Comte. II y répondit, jnais avec précaution car il étoit de fon intérét que Rofa ignorat une pareille conduite. La Marquife s'appercevoit bien de cette contrainte, Sc ne s'en accommodoit pas. Elle 1'invitoit fouvent a venir chez elle: foit oubli, foit négligence, il n'avoit pas encore prorité de cette permiflion, quand le hafard le eonduilit devant fa demeure. Outré de la conduite de Rofa, Sc fe promettant bien de Toublier pour toujours , Tidée de Léonore vint frapper fon efprit. II fe la repréfente ornée des charmes les plus féduifans, lui jetant de doux regards, Sc lui offrant une conquête aifée. Après fon inflexible maitreife, elle étoit la plus belle femme de Madrid.... Ces réflexions le déterminent , il entre. La Marquife jette un cri de furprife Sc de joie en 1'apf>ercevan.t. Quoi3 cdl vous,Monfieux  AMUSANTE S. 6j le Comte ! par quel hafard heureux ?.... le hafard, Madame , il na aucune part a ma démarche ; le bonheur de vous voir 8c de vous rendre mes hommages , voila le motif qui m'attire en ees lieux. Je ne me défends pourtant pas d'avoir un guide; on dit qu'il eft fouvent aufli aveugle que celui dont Vous parlez. Pour moi, je regarde cette opinion comme une calomnie, 8c je trouve que Texiftence de fes yeux êc la bonté de fa vue font fuffifamment prouvées, puifqu'il m'amene aupres de vous. La Marquife fourit a ce difcours ; mais elle lui reprocha fa lenteur a profïter de fes invitations. U s'excufa comme il put, en débitant mille galanteries, qu'on penfe bien qui furent écoutées avec plai/ir. Jevousjure, lui difoit-il, que vous êtes la beauté la plus parfaite que j'aie encore vue. Si yous veniez en France , vous feriez  '6$ Les Soirees mourir les hommes d'amour Sc les femmes de jaloufie. — Ah! Comte, vous êtes bien inhumain de me plaifanter de la forte. —Je ne plaifante point, charmante -Léonore , je dis la vérité. —Réellement, vous me trouvez fupérieure a quelques femmes ? .... — A quelques femmes! a toutes. — Mais, vous n'avez pas toujours penfé de même ? — moi, Madame ! — Oui , vous. — D'honneur , vous vous trompez. — Je ne me trompe point, Sc Dona Rofa.... — Quoi ! cette prude ? il eft vrai qu'elle m'a plu pendant quelques jours; mais ce n'étoit qu'un caprice ; Sc d'ailleurs.... Cette femme efl: d'un bégueulifme , fon efprit eft fi plein de préjugés.... — Dites plutót de diffimulation; je n'ai point de confiance en cette vertu (I févere , Sc je gagerois qu'elle a bailfé pavillon devant vous.... — Arrêtez, Madame , je dois cette juMice a Rofa, jamais....  AMUSANTE S* 65? A merveille ! d'Armance , j'approuve ce Jangage \ la difcrétion f ed toujours bien aux perfonnes de votre fexe \ mais je n'en (ais pas moins ce que je dois penfer de notre précieufe \ d'ailleurs la difficulté de ré/ïiter a un homme de votre mérite! .... A propos, écrit-ellc bien ? fon ftyle doit être lingulier j je ferois curieufe de voir quelques-unes de fes lettres \ me refuferez-vous cette marqué de confiance? Le Comte ne s'attendoit pas a une pareille de, mande 5 un relte d'honneur lui faifoit regarder ce que Léonore exigeoit de lui comme une aótion baffe : mais cette femme adroite voyant fon irréfolution, prit tout-a-coup un ton froid dc réfervé qui le déconcerta entiérement. Le fouvenir des mépris de Rofa, le dépit qu une fi ferme réiirtance lui avoit infpiré ; les charmes de Léonore , qui fembloit n'attendre que ce facrifice pour fe livrer a lui; toutes ces  jo Les Soirees confidérations reünies, le déterminerent enfin a obéir a la Marquife. II pouffa même fi loin la complaifance, qu'en peu de jours elle eut entre fes mains, non-feulement les lettres de Rofa, mais encore fon portrait. Cétoit ce qu'elle défiroit depuis long-temps. Elle fit mille remereïmens au Comte •, & quoiqu'il eut exigé d'elle de ne montrer a.perfonne ce qu'il lui conrioit, il ne fut pas plutot parti, qu'elle courut chez fa belle & malheureufe parente : Je viens , lui dit-elle, vous faire une confidence, &: j'efpere qu'elle vous intéreffera; j'ai un nouvel amant. La vertueufe Rofa, auffi choquée que furprife de ce difcours mal-honnête, voulut recommencer les difcours qu'elle lui avoit tenus tant de fois fur fa conduite j mais Léonore ne lui laiiTant pas le temps d'achever : — Epargnez-vous, madame, des confeils fuperfius *, écoutez - moi  AMUSANTES. y% - ieuïement, & ne ^m'interrompez pas. L'amant qui m'adore a eu un léger ca-» price pour une de ces femmes dont la vertu eit li grande en apparence, & n* petite en effet; mais comme le fentiment que de pareils etres infpirent ne fauroit être de longue durée, il m*a facrifié fes lettres., les voici. En connonriez-vous par hafard fécriture > Quant a ce portrait, ne trouvez-vous pas qu'il vous reflemble un peu ? .... Vous paMéz, je crois. Raffurez-vous, ma belle prude, je ne montrerai vos tendres billets qu'a mes amis les plus intimes. Puiiïe eet événement vous corriger & vous apprendre le cas que 1'on fait d'une fageife hypocrite. A ces mots elle difparut, fans que Rofa eut la force de 1'arrêter ni de lui répondre un feul mot, tant elle étoit frappée d'étonnement Sc d'indignation. La barbare Léonore ne tint que trop ce qu'elle avoit promis a fa rivale: elle  yi Les Soirees montra par-tout les lettres que le comte avoit eu la foiblefïe de lui confier. Les gens malins prétendirent y voir la défaite de leur auteur; les gens honnêtes fe doutercnt de la vérité, Sc nen eftimerent pas moins Rofa ; mais ils détefteixnt l'action de la Marquife; fon amant même en fut choqué. II navoit point d'amour pour cette femme, chaque jour lui dévoiloit fon caraótere déteftable: il plaignoit Rofa, il fe repentoit d'être la caufe de 1'affront qu'elle avoit recu ; quelquefois il vouloit bannir fes charmes de fon idee ; & malgré fes erTorts, ils y revenoient toujours. Telle étoit la fïtuation de fon creur , quand un événement , auquel il ne s'attendoit pas , acheva de lui ouvrir les yeux. Mais lauTons-le pour quelques inftans Sc re venons a fa viétime. O le plus perfide des hommes! s'éfitioit cette belle infortunée. Voila donc  AMUSANTES. y% donc le prix que tu me réfervois ? Tu n'as pu me rendre crimineile, êc tu veux que je le paronTe .' Tu elfayes de fletrir a tous les yeux celle qui ne refpiroit que pour toi, celle qui t'auroit tout fact&è, hors ftionneur. Adorateur méprifable d'une femme plus méprifable encore, tu peux ternir ma réput-ation par tes horribles fauffetés ! mais-ma vertu me re/te ; elle fera ma confolation, elle m'affermira dans le deifein de t'oublier.... T'oublier. Dieux 1 eet effort pénibïe fera-t-il en mon pouvoir ? tu déchires mon cceur, Sc ce cceur ne peut te haïr • je ne t'e£ time plus, 6c je t'aime encore.... Ah, d'Armance ! d'Armance i quel fera le fruit de ta barbarie ? elle fera le malheur de mes jours, Sc ne te rendra pas heureux. Ces plaintes étoient accompagnées de torrens de larmes. Elle cefTa bientót de paroïtre en public, la fociété Fome II, y>  74 Les Soirees lui devint odieufe, fa maifon fut fermee a tout 3e monde 5 elle ne s'occupa plus qu'a gémir & a foulager des malheureux.. Les prifonniers étoient ceux dont 1'étatla touchoit le plus; elle les vifïtoit, les confoloit,.& leur faifoit tenir les feco-urs de première néceffité, tels. que ceux de la nourrit.ure & du vetement. Un jour ou, pouflee par le délir de la bienfaifance ék le fentiment de la douleur,.. elle erroit dans les affreufes demeures du crime, elle apprit qu'un destnfortunésquelle daignoitiecourir, étoit forti de fon cachot depuis plufeurs jours , & qu'il avoit été immédiatement remplacé par un homme dont 1'apparente tranquillité fembloit cacher un morne défefpoir. Curieufe de connoitre celui dont on lui parle, & fe promettant bien de ne pas 1'abandonner a fa triue fouation, elle entre  AMUSANTE S. 7£ dans 1'endroit qui Ie renferme. Ses veux, encore frappés de 1'ccJat du grand jour, ont peine a difcerner les objets qui 1'environnent; mais le criminel, déja habitué a 1'obfcurité de fon cachot, entend du bruit, tourne la tete,appercoit la belle veuve, femble frappé d'un coup de foudre, poulfe un cri percant, & s'efForce de fe cacher le vifage en s'enveloppant deg débris d'une mauvaife couverture. Etonnée d'une réception auiïi fnguliere, Rofa eflaye de raflurer ce mallieureux. Ne craignez rien, lui ditelle, qui que vous foyez, je ne viens point ici pour infulter a votre état, je viens au contraire pour vous orVrir tout ce qui eft en mon pouvoir. Parlez, demandez, éclairez-moi fur les lervices que je puis vous rendre. O femme divinei répond une voix étouftée par les fanglots , femme que je n ofe plus nommer! fuyez de ces lieux D ij  y6 Les Soirees fuyez un monftre abominable , qui n' attend Sc ne demande au Ciel que la moi»t. Quelle voix , s'écrie Rofa t quels affreux foup9ons i lui dans un cachot!.... Seroit - il pofïible ? A ces mots, plus prompte que i'éclair , elle s'élance fur eet homme, arrache les kmbeaux qu'il s'éff orce de retenir , lui découvre le vifage , Sc reconnok... le Comte d'Armance. Un fentiment d'indignation fut le premier qu'elle éprouva. La préfence du perfide qui 1'avoit trahie, qui, abufant de fon amour & de fa confiance, avoit pu en facrifier les preuves a une femme méprifable , étoit bien faite; pour exciter une émotion pénible dans fon cceur. Mais que cette première impreffion dura peu Ha pitié ne tarda pas a fe faire entendre. L'air confus Sc défefpéré du Comte , fes larmes, 1'état arTreux ou il fe trouvoit, n'ayant que 4e la paille pour lit, un cachot pout  AMUSANT- ES. y? dcmeure, du pain Sc de 1'eau pour iipurriture, quelle fïtüation i.... Ah l que la tendre Rofa la fentit vivement ! Tous deux accablés, tous deux immohiks, ils gardoient le flence. Le Comte le rompit le premier. ^ Le repentir Sc la douleur me dévorent. J'ai pu vous offenfer, je fuis le plus coupahk des hommes : ö Rofa ! je n'attends point de pardon , je n'en demande point ; mais j'ofe vous attefter que depuis 1'inftant fatal oü j'ai eu la haffelle de vous trahir , mon cceur n'a pas joui d'un moment de repos; ce n eft qu'alors que j'ai fenti combien vous m'étiez chere. Les fens, la va*hé% voiU Jes feuls liens qui m'attachoientaTinfame Léonore. Un fentiment profond que je m'efForcois de rejeter, voila ce qui m'attachoit h vous. Mais que vous etes vengée ! Je Tai retrouvée au fond de mon cceur , ce fentiment que je croyois éteint; il D iij  78 Les Soirees s'eiï rallumé avec plus de force que jamais. Je brule, je détefte mon exiftence. L'amour me confume, les remords me déchirent j'ai privé un homme de la vie, j'ai porté la douleur dans votre ame vertueufe ; un prompt trépas peut feul expier mes crimes & terminer les hombles tourmens que i'endure. Quelles funeltes iHées, s'écrie la fenfible Rofa ! O malheureux d'Armance, s'il eft vrai qu'un repentir fincere fe faflfe fentir a votre coeur, & vos remords me rerident quelques droits fur vous, j'exige le detail des événemëns qui vous ont plongé dans ce cachot. Vos peines ne font peut-être pas fans remede , pourquoi vous livrer au défefpoir?Ne vous refte-t-il pas une amie ? Votreige & de faux principes ont pu vous mener d'erreurs en erreurs mais 1'adverfité vous a ouvert les yeux. S'avouer criminel, c'elt com-  AMUSANT ES, ry§ meiktï a cetfér de f être : un retour yertueux peut tout réparer. Vous avez êié coupable envers moi : hé bien je vous pardonne ; fuivez monexemple, & pardonnez - vous a vous-même. Ie Comte s'attendoit a des reprodies : qu'on juge de 1'étonnenient Sc de 1'admiration qu'un pareil difcours' fit naitre dans fon ame ! Sa fureur s'éteint, fes larmes redoubJent : il fe pr-ofterne aux pieds de Rofa ; il veut parler, fa voix expire. Suffoqué par les fanglots, ce n'eli qu'au bout de quelques heures qu'il peut commencer le récit qu'elle demande, Sc que nous allons réduire en peu de mots. Trahi par Léonore , facrifié a un nouvel amant, mltriïit de fon infidélité, Sc les ayant furpris enfemble , il avoit forcé fon rival a mettre 1'épée a la main; il lui avoit arrachc la vie, & fe difpofoit a fuir, quand , 1 la porte de la Marquife 9 des hommes armés D iv  go Les Soirees l'arrêterent malgré fa réfiftance Sc le conduifrent au cachot. Le lendemain, 1'exécrable Léonore vint 1'accabler de reprocheselle lui apprit qu'elle 1'avoit fait dénoncer par fes domeftiques, Sc lui jura qu'elle pourfuivroit la vengeance de fon amant jufqu'a fon dernier foupir. Cet amant étoit d'une des plus puiffantes maifons d'Efpagne j fa familie s'étoit jointe a la Marquife. Le Comte étoit étranger; perfonne neprenoit fa défenfe; 1'échafaud ou au moins une prifon perpétuelle , voila le fort auquel il devoit s'attendre , Sc qu'il auroit fubi fans Rofa, fans cette femme ïncomparable qu'il avoit pu trahir, & qui s'intéreffoit encore a lui. Si fa bienfaifance naturelle la portoit a foulager des infortunés qu'elle ne connoilfoit que par leurs malheurs; qu'on juge des foins qu'elle prodigua au Comte. Elle ne palfoit pas un feul jour fans le voir ; fes difcours affec i  AMUSANTE S. $h tueux ramenoient la paix dans fon amc ; jamais de reproches, a chaque mftant de nouvelles marqués de ten**fc & de bonté. Elle avoit de puifiantes prote&ions 5 elle ufa, poUr la première fois, du crédit que de pareilles connoiffances lui donnoient 5 elle Paria, pria, follicita, fit tant de démarches , employa tant d'amis, qu'elle eut enfin le bonheur d'obtenir du Roi la gracc&la liberté de fon amant. Une pareille conduite donna beaucoup * parler a tout le monde. Les uns louoient Rofa, les autreslabümotent; mais comme elle n'avoit rien a fe reprocher , 6V qu'elle étoit fatisfaite d elle -même, elle s'embarraiïa fort peu de la maniere dont fes aclions* feroient vues, & du jugement qu'on en pourroit porter. Le Comte a peine forti de/onhorrible demeure, vole chez fa bicnfti Arice H s'apprete a lui témoigner 1'admira- D y  gi Les Soirees tion Sc ia vive reconnoülance que fes nobles procédés ont fait naïtre dans fon ame il.fe flatte en lui même que, touchée de fonrepentir, elle daignera peut-être un jour lui accorder fa main. Comme il fe difpofe a entrer chez elle, on lui remet un billet de fa parr, voici ce qu'il contenoit. ™ D'Armance dans les fers a fait nai53 tre ma compalhon ; la bienfaifance 03 m'ordonnoit d'oublier les torts irré33 parables qu'il avoit eus envers moi, 33 Sc de ne m'occuper que du foin dz w faire celfer fes maux, s'il m'étoit pof53 fible.Vous êteslibre, jefuis contente. 5o J'ai fatisfait aux devoirs de i'huma3» nité je dois maintenant fatisfaire a 33 1'honneur. II me défend de vous 53 voir; Sc fi vous êtes fenfible a ce que 55 j'ai fait pour vous, la feüle maniere .33 de me prouver votre reconnohTance 53 eft de fuir loin de moi, Sc de quit?3 ter 1'Efpagne pour toujours. «=  AMUSANTE S. Quel ordre arareux, s ecrie le Comte! II ne peut en dire davantage, & tombe privé de toutc connoiftance. Ses domeftiques le ramenent chez lui j il S»J Wau plusaffreux défefpoirjil écrit lettres fur lettres : point de réponfes. Pendant plufieurs jours, il fe préfente* a la porte de cette femme aufli étonnante que vertueufe; il ne peut jamais pénétrer jufqu'a elle. Ce n eft plus ce perfide qui ne cherchoit quMla tromper, c eft un amant paffionné, fincere, qui ne peut plus vivre éloigné de celle qu'il adore. II pafTe des nuits entieres autourde fa demeure, les yeux fixés fur les murs qui la renferment; il Coupire , il pleure; une paleur affreufe défigure fon vifage. Le chagrin le confume \ il ne marche plus, ilfe traïne. Un ètat G violent neut pas tardé I le conduire au tombeau.... Mais, quelle ueureufe nouvelle IRofa le demande, Rofa veutlui parler.,.. Modere ta joie* D vj  §4 Les $ o i r ê e ê b d'Armance , tu vas paffer par une terrible épreuve ! II eft arrivé chez fon amantc il ne la trouvoit point, il la demande. Un vieillard inconnu fe préfente a fes regards. Rofa n'eft point ici, Monfieur, mais voila ce qu'elle m'a chargé de vous remettre. Ciel! encore une lettre, s'écrie le Comte ! que m'annoncet-elle ? 35 Je vous avois prié de quitter 1'Ef?> pagne ; vous ne m'avez point obéi: os c'efl donc a moi a m'éloigner pour o3 toujours du lieu fatal ou je vous ai os connu, du lieu ou vous m'infpirates 33 des fentimens trop tendres & trop -» mal récompenfés, dont , graces au »3 Ciel, il ne refte aucune tracé dans 33 mon cceur. Gardez-vous de conferver 33 des efpérances ; elles feroient défor35 mais inutiles , car vous ne me rever33 rez jamais. Un couvent eft 1'afile que 35 j'ai choifi; j'y vais former des nceuds 33 indifTolubles. La raifon mappelle  AMUSANTE S. 8f dans cc féjour , le bonheur 8c la » tranquillité m'y attendent. Efforcez'> vous, croyez-moi, de. vaincre une ?3 pamon qu'il ne feroit plus en mon 33 pouvoir de partager j c'eft 1'amitié » qui vous en prie \ elle fait plus.... 33 elle vous 1'ordonne. Vous connoiflez 33 ma niece Ifabelle , époufez - la. Sa ' 33 beauté , fes vertus feront'votre bon33 heur: fon pere confent a cette union, 33 c'eft lui qui vous remettra eet écrit, 33 8c un papier par lequel je vous fais 33 don de tous mes biens. Adieu , 33 Comte, adieu..,, pour toujours. « A peine a -1 - il fini de lire, que le veillard lui préfente 1'acFe de donation. II le failit avec fureur, 8c le déchire en mille morceaux ; puis fe promenant a grands pas : Voila donc fes dernieres réfolutions ! Omalheureux ! je 1'ai perdue, 8c c'eft pour toujours.... Femme adorée ! chere 8c trop barbare Rofa, tu veux que je t'oublie, tu le  $6 Les Soirees veux, tu 1'ordonnes.... As-tu pu prononcer ce funefte arrêt ? Ta main at-elle pu Técrire ? Eh ! que me fait ton Ifabelle Sc toutes les beautés de 1'Univers ! Je ne connois que toi, je n'aime, je n'adorerai jamais que toi. Arrêtez, Mon(ïeur,lui dit le vieillard > Sc fongez que vous parlez de ma fille. Votre fille foit,répond le Comte furieux. Si ce difcours vous offenfe , vengez - vous, tuez-moi, auffi - bien la vie m'eft-elle en horreur. Vous ne favez pas, Monfieur , vous ne connoiiTez pas toute Fétendue de mes maux. Si je n'étois qu'infortuné ! mais je fuis criminel; j'ai trahi Rofa , la perte de fon cceur , fon mépris , fa haine ne font que 1'effet Sc la jufte punition de mes crimes. Ah ! que né fuis-je encore dans 1'horrible cachot dont fes mains m'ont tiré ! L'inhumaine ne m'arrachoit donc des portes du trépas , que pour prolonger mes  A MUSANTE S. %j tourmens Sc pour me donner mille morts en m'en épargnant une. Je fus coupable , il eft vrai; mais rien né~ gale mon repentir. Les Dieux vengeurs felaiffent quel quefois déïarmer ; ils pardonnent aux remords: Rofa fcnle eft inflexible!.... A ces mots il fe laiftb tomber dans un fauteuil , il y refte quelque temps comme anéanti, il balbutie des mots entre-coupés j puis fe relevant tout-a- coup , Sc s'adreflant au vieillard : Si vous n'êtes pas le plus barbare des hommes, accordez - moi la grace que je vais vous demander. Songez que mon fort, que ma vie en dépend. Vous êtes le confident de Rofa , vous favez fans doute le couvent qu'elle a choifi.... — Vous vous trompez , Monfieur , j'ignore.... Lu Non , vous ne 1'ignorez pas : non.... Vous aurez pitié de moi, vous daignerez m'inftruire du lieu qu elle habite ; je volerai a fes pieds;  SS Les Soirees elle verra mon état, mes larmes,mon affreux défefpoir; elle me pardonnera, ou je me tuerai a fes yeux.... Au nora du Ciel ne me refufez pas.... Que voisje? votre cceur eft ému, vos pleurs font prêts a couler. Ah, Monfieur, je tombe a vos genoux (öc il s'y jette en effet); vous ferez mon bienfaideur , mon Dieu tutélaire ; je vous devrai plus que la vie , qu une vie que la douleur empoifonne, Öc que je détefte s'il faut la pafl'er loin de celle que j'adore. Tu triomphes, d'Armance ! s'écrie une voix entre-coupée de larmes. A ces mots il fent des bras qui Tentourent, qui le preftent. II regarde, ó momens délicieux ! c'eft Rofa , c'eft elle. Cachée dans un cabinet voilin, elle avoit tout entendu. — Pardonnemoi, cher öc tendre amant, les épreuves que je t'ai fait fubir; mais j'ai voulu m'aifurer de ta conftance avant de te rendre beureux : maintenant je fuis  AMUSANTE S. fatisfaite. Re9ois donc ma main, Sc le ferment que je te fais de n'aimer jamais que toi. II n'eft pas dimcile de fc repréfenter Jes tranfports du Comte. Sa joie étoit un vrai déiire ; il fe jetoitaux genoux de Rofa, couvroit fes mains de baifers ; fe relevoit, pleuroit , rioit, faifoit mille extravagances ; fieureufement pour lui il ne tarda pas a s'unir a 1'objet de tous fes vceux y mais plus heureufement encore 1'hymen, ce lien fï trifte Sc fi horrible quelquefois, loin d'arfoiblir leurs fentimens mutuels, ne fit que les fortifier. Effet bien furprenant, bien finguiier, & fans doute auflï rare en Efpagnc' qu'en France. C'eft ainfi qu'une femme belle Sc vertüeufe vint a bout de corriger un fat. Quand le cceur eft bon , quand , maigré les erreurs auxquelles il fe li' vre, il conferve un peu de fenfbilité, ©n peut le ramener a des fentimens  5>o Les Soirees raifonnables : maïs n'cfpcrons rien des ames froidei & dures, de ces ames que rien ncmeut, a qui la pitié eft inconnue \ point de reftburces quand elles fe tournent au mal. Leurs premiers pas dans la carrière du crime touchent aux derniers, & malheureufement elles roulentau fond du précipicefans avoir eu le temps d'en mefurer la profondeur.  AMUSANTE S, ULu._.immmusBammumnrw* KmnKxmtwium mmmfi t tmmi^.^ LA LEfON IN ATT EN DU E .> Eulalie tomba dans la pauvreté, après avoir vécu dans 1'aifance. II eft düïicile de favoir étre pauvre , quand on ne Ta pas toujours etc. Eulalie avoit feize ans, lorfque, par 1'inconduite de fon pere , elle vit ia fortune renverfée fans .retour. Elle fentit ce malheur; mais fa douleur ne la rendit ni foible niinjufte. Loin de reprocher fon infortune a fon pere , elle ne lui en paria que pour le confoler : ce fut fans regret qu'elle alla s'enterrer avec lui dans une campagne, dont le Seigneur charitable leur avoit donné un petit terrain a dcfricher. Le vieillard avoit un rils prefque auffi jeune. Tous deux fe mirent a travailleraleur champ, tandis qu'Eulalie,qui avoit du compter  pi Les S o i r e e s fur une maifon fervie avec atitant d'abondance que de luxe, prenoit foin de leur ménage ruftique. En peu de temps on eut dit qu'elle étoit née dans Ie genre de vie qu'elle menoit 3 tant elle paroifïoit familiarifée avec des foins qui devoient lui être fi étrangers. Bien-, tót même elle trouva de la douceur a les remplir. Son emploi n'intéreffoit point fa vanité , mais il flattoit fon coeur. C'eft moi, .oifoit-clle quelquefois , qui apprête les alimens dont mon pere fe nourrit \ c'eft moi qui prépare la couche ou il fe délaffe de fes travaux : fa fanté, fon repos font mon ouvrage \ c'eft un plaifïr que je n'aurois pas connu dans 1'opulence. C'eft ainfi que le tendre cceur d'Eulalie favoit trouver fes plaifirs dans fon malheur même. Aufli quand elle pleura la mort de fon pere , qui ne tarda pas a arriver, on eüt dit que c'étoit la le premier malheur qu'elle eut fouffert.  'AMUSANTE S. 5,3. Eulalie devenue orpheline , ne s'attacha que plus fortement a fon frere. Mais ce tendre coeur avoit encore un vide a remplir , Sc i'Amour vint s'en emparer. Elle avoit trop de raifon Sc de fagelTe pour ne pas mettre fes projets d'hyménée au niveau de fon état a&uel: ce fut pour un habitant du même hameau qu'elle devint fenf ble. Ia feule ambition que luilaifla le fouvenir de fa nahfance, ce fut de ne vouloir donner fon cceur qu'a un amant qui fut au moins, comme elle, audeffus de fon état par fes fentimens. Ia fortune ne trompa point fes projets; Georges qu'elle avoit choifi, étoit digne en tout de fon amour. Ie cceur d'Eulalie étoit d'autant plus fatisfait, quelle avoit acquis 1'amitié de fes compagnes. Ia crainte d'être accufée de fierté 1'avoit rendue plus modefèe qu'elles-mêmes. Ayant perdu Koute efpérance de fortune, elle regar*  94 Les Soirees don le hameau qu'elle habitoit comme 1'endroit oü fes jours devoient finir. Perfuadée que 1'orgueil ifole tout, elle favoit en éviter jufqu'au foupcon; Sc 1'éducation qu'on lui avoit donnée ne lui fervoit qu'a mettre dans fes foins, ces attentions , ces prévenances, ces rufes innocentes du cceur , qui rendent 1'amitié plus aimable. C'eitainfi qu'Eulalie couloit des jours heureux entre 1'amitié, la nature Sc 1'amour. Le fouvenir d'un pere tendrement aimén'étoit pas effacé de fa mémoire mais la nature, dont 1'intérêt s'oppofe aux douleurs éternelles, verfe toujours un baume fur les bleffures du cceur. Après avoir pleuré douloureufement la mort d'un ami, d'un pere, il arrivé un temps ou quclque douceur fe mêle a 1'amertume de ce fouvenir ; Sc fi Fon pleure encore , ce font plutót des larmes d'attendrhTement que de douleur. Tandis qu'Eulalie , fatisfaite de foa  A MUSANTE S. fort, ne regrettoit plus une fortune qui auroit pu la rendre plus malheureufe, un événement défaftreux vint renouveler toutes fes douleurs. Som frere, pour qui elle avoit 1'amitié la plus tendre, en fut l'auteutv Le hls du Seigneur de ce hameau venoit d'hériter de fon pere ; il avoit nom Sainrive. Vif, étourdi, encore plus jeune que fonage, il avoit vécu a Parisdans i'indépemhnce , pour ne rien dire de pis. Sans être méchant, il étoit capable d'aéiions de méehanceté, paree qu'il ne raifonnoit point fa conduite. Comme il n'étoit guidépar aucun principe de morale , il s'égaroit fort fou*ent, non par amour pour le vice , mais raute davoir réfléchi fur la vertu. Vivant toujours avec des jeunes gens inconfidérés , il les imitoit mieux qu'ü ne les jugeoit \ Sc comme il voyoit faire beaucoup plus de fottifes que d'a&ions honnêtcs, il faifoit beaucoup plusfouvent le mal que le bien.  0 Les Soirees Tracér le portrait du maitre , c'eft: faire connoitre les gens qui le fervoient. L'un d'eux ayant pris querelle avec René (c'étoit le frere d'Eulalie), celuici ufa des armes qu il avoit dans ce moment-la, Sc le frappa fi rudement d'une canne qu'il tenoit en main, qu'on le jugea blefté mortellement. Ce matinla, René , en déjeünant avec des amis, avoit oublié la tempérance , dont il ne s'étoit jamais écarté , moins encore par principe que par caractere. Le premier trouble de fa raifon eut une fuite bien funefte. Lecon cruelle Sc effrayante! d'un jeune homme fage Sc modefte, d'une ame tendre Sc humaine, 1'oubli d'un moment en avoit fait un homicide. La juftice du Seigneur verbalifa, fit des écritures, &, plus difpofée a empoifonner le mal qua le pallier > elle donna bien vite a une rencontre malheureufe , a un mouvement de colere, 1'apparence d'un pro jet Sc d'un aflalïïnat  AM U SANTÉ S. $j alTaflinatde fang-froid. Qu'on fe reprcfente les alarmes de la plus tendrc fceur, de ia fenüble Eulalie. Elle ne perd pas un moment. Sainrive étoit ce jour-la dans fon chateau ; elle y vole, öc demande a fe je ter aux genoux de Monfeigneur. Sainrive ayant appris que c'étoit une fille jeune öc jolie, veut bien la recevoir a fes pieds , öc elle y tombe avec tout le défordre de la douleur Öc du défefpoir. Ses beaux yeux étoient inondés de larmes, öc fes fanglots étouffoient fa voix. Grace , Monfeigneur, s'écrioit-eile ! Rendezmoi mon frere. Eulalie crut voir un air d'intérêt dans les regards de Sainrive. En effet il commengoit a s'attendrir , mais plus fur fa beauté que fur robjet de fon défefpoir. Plus attentif a laregarderqua 1'écouter, il fembloit s'intérefier au frere, tandis qu'il n'étoif occupé que des charmes de la fceur. Allez, mon enfant, lui dit-tl enfin, Tome. II. £  $5 Les Soirees je me ferai mftruire de cette affaire 2 fevenez demain, Sc croyez que je vous. rendrai juftice. Jufttce tout au moins y ajouta-t-il, en lui paflfant la main fous. le menton; Sc Eulalie fortit avec Fe& poir de fauver fon frere. Ayant pafte la nuit a le confoler, le lendemain elle revint au chateau. Sainrive lui fourit en la voyant, Sc ce fourire lui fembla d'unheureuxaugure. Eulalie, luidit-il aprcs Favoir fait afïèoir, je me fuis inforde tous les détails 5 Faclion de votre frere eft trés - criminelie : mais , avec d'auffi beaux y eux que vous en avez, 011 peut fe flatter de faire abfoudre de plus grands coupables encore. Eulalie ne foupconnant rien des fentimens de Sainrive , ne réfléchit pas même fur le fens de ces paroles Sc naïvement elle s'applaudiffoit d'avoir de beaux yeux, puifqu'ils pouvoient fervir au falut de fon frere. Sainrive, en lui parlant ainfi > s'étoit approché d'elle. Depuis quil;  AMUSANT ES. 99 avoit quitté Eulalie, il n avoit pas celïé d y fonger; & le fentiment qu il avoit cprouvé en la voyant, n'avoit fait que s'accroitre par la réflexion. II mit plus de galanterie dans fes difcours, plus d'expreffion dans fes regards : bientót même 1'éloquence du gefte vint fe joindre a celle de la bouche & des yeux. Eulalie ne pouvant plus douter de fes projets, le repoulfa doucement: elle trembloit pour fon frere , en fongeant au prix qu on alloit mettre a fa grace. Retombée aux pieds de Sainrive, elle demanda la vie de Renéj fes larmes coulerent plus abondamment; fa voix étoit plus touchantc, fes regards plus tendres : ce qui ne fervoit quarallumer lesdélirs de Sainrive. Enfin il s'expliqua fi clairement que la pauvre Eulalie vit bien qu elle ne pouvoit rien obtenir qu aux dépens de fon propre honneur. Allez , lui dit-il, je vous lailfe y 1'amant lui-même fut informé de ce nouveau malheur.Qu'on jette uh coup» d'ceil rapide fur ces infortunés. Renc apprend qu'il ne peut fe fauver que par 1'infamie; Eulalie, quand elle pourroit fermer 1'oreiile a. la voix de 1'honneur , fe voit toujours dans la cruelle alternative de trahirfon amant, ou d'abandonner fon frere: & le pauvre Georges , martyr tout a Ja fois de fa dciïcateiïe & de fon amour, n'ofe encore laiffer voir fa jaloulie a fon amante, paree qu'il ne peut la prier d'ëtre fidelle a 1'amour , fans la preiïer de trahir la nature. Lemême jour, Eulalie promenant fes noires penfées autour du village, fut yencontrée par Sainrive qui 1'aborda,  AMUSANTE S. 101 Hé bien , lui dit - il; rêvez - vous au parti que vous prendrez? S^ngez-y bien : fi je fais beaucoup pour vous, il eft bien jufte que vous fafilez quelque chofe pour moi. Non, Monfeigneur , répondit vivement Eulalie , je ne peux croire que vous ayez formé fur moi des pro/ets. Vous aviez réfoiu de facrifier mon frerè; & vous n'avez mis des conditions a fa grace , que pour la rendre impoffible. Petite incrén dule, lui répondit Sainrive, & il enfila' auffi-tót quelques douceurs impertinentes. Enfin il la quitta, en lui difant: Je vous prie, ma belle enfant, de venir pafter feuiement quinze jours k Paris avec moi. YoiH mon dernier mot. Pour éviter 1'éclat, je viendraf demam matin dans ce même endroit chercher votre derniere réponfe. Eulalie, en le voyant partir, fe promit bien de ne pas s> rendre ; cepen vre enfant, tu nas point de pere, 33 Sc ta mere éprouve toutes les hor3> reurs du befoin ! cc Les fenfations agréables, qui, im moment auparavant, enivroient mon ame de plaifir, difparurent toutes pour  si© Les Soirees faire place a des réflexions aftligeantes. 33 Mon ami, dis-je au petit garcon, 33 retrouve-toi ici a la chute du jour, *> tu me conduiras chez ta mere ; je 33 veux. voir li elle eft en effet aufli 33 a plaindre que tu le dis «. II me le promit, Sc je continuai ma promenade. J'eflayai en vain de me diftraire Sc de m'occuper des amufemens que f avois goütés Sc de ceux qui m'attendoient, je ne pus me défendre d'une fombre inquiétude; jedevancai,comme malgré moi , 1'heure du rendez-vous. Hélas! le pauvre enfant m'attendoit; il m'aborda en fautant, Sc il fe mit auftltót a marcher devant moi, fe retournant fouvent pour voir ft vraiment je le fuivois. II me conduifit dans une maifon que je n'aurois jamais cru habitée par la pauvreté. Je rérléchis alors que la plupart des honnêtes malheureux cherchent fouvent a cacher leur mifere fous Textérieur de la firn-  AMUSANTE S. tu plicité, Sc qu ils langunfent fans ofer avouer leur indigence. Mon conducteur m'ouvrit enfin une chambre pres du toit, ou je vis une jeune femme affife pres d'une table; elle étoit vêtue fimplement, mais avec propreté. Elle s'appuyoit fur fon bras, Sc cachoit fon vifage avec la main gauche ; Sc dans la droite qu'elle tenoit négligemment fur fes genoux, elle avoit un ouvrage de tricot. Une petite fille a fes pieds penchoit fa tête fur elle , Sc dormoit paifiblement. Ma préfence inattendue 1'eftraya; elle feleva en tremblant. » Reftez , lui dis-je , je viens favoir en quoi je puis vous f>3 être utile. Cet enfant, qui felon » toute apparence eft le votre , ma 3> dit que vous n'aviez point de pain; 33 je veux vous en procurer. Que ne » fuis-je aftez riche! Dieu m'eft témoin ^ que je vous en donnerois aftez pour » vivre, vous §c vos enfans.  mx Les Soirees La petite fille s'ctoit éveillée lorfque fa mere fe leva : elle étendit fes deux mains vers elle en pleurant, 8c criant d'un ton qui alloit au cceur : J'ai faim. Hélas! penfai-je alors, il eft refté tant de fuperflu fur la table fle mon ami! Le petit gareon tira de fa poche un pain au lait qu'il avoit acheté avec le creutzer que je luiavois donné, 8c il le mit d'un air content dans la main de ïalceur. La mere lui fouritj les cnfans reprirent un peu de gaieté , 8c cette pauvre femme un peud'afturance. 35II me femble, lui dis-je, que vous 33 êtes étrangere en cette Ville. Un 33 court récit de vos malheurs me met^ 33 troit peut-être en état de vous pro33 curer quelques fecours de la part de 33 mes amis, fi votre fort n'eft pas un 39 fecret «. — Ah ! Monfieur , s'écria - t - elle d'une voix douloureufe, pourquoi fuisje forcée de rompre le filence que je  AMUSANTE S. ij* m ctois impofé ? Que ne puis-je enfevelir dans un oubli éternel le fujet de mes chagrins ! mais la mifere m'en arrache laveu. Mon pere exergoit une charge conndérable a D**: j'eus k malheur de plaire a un Officier j & moi je devins encore plus éprife de lui. L'amour qu'il m avoit infpiré ne put jamais s eteindre , malgré les efForts que je fis pour le vaincre. Mon pere ne voulutpas, je ne fais par quel motif, confentira notre union. Mon amant trouva encore plus d obftacles a furmonter auprès de fa familie. II n'elt point de prieres, ni de démarches humiliantes que nous n employames pour obtenir leur confentement ; mais tout fut inutile. Je ne veux point vous faire , Monfieur, un long roman. La pafiion, & peutêtre encore plus, 1'inconféquence de la jeunefie, nous féduifirent. Nousfimes ce que tant d'autres ont fait avant nous,  iï4 Les Soirees cc dont ils fe font repentis j nous nous épousames fecrérement. Notre manage ne put refter long-temps ignoré ; mon pere m'abandonna a mon fort. Les parens de mon mari firent tant d'éclat a cette occailon 3 qu'il fut difgracié & obligé de quitter le fervice. Mais comme il pofiédoit quelque bien de fon cóté} nous nous trouvames a 1'abfi de la mifere. Pendant les quatre ans que je paft ai avec lui dans une petite terre, je goütai tout le bonheur imaginable. Lorfque j'accouchai de cette petite fille , ie crus appercevoir pour la première fois un air de mécontentement dans les yeux de mon époux, qui avoient toujours été fereins, & ou la douceur 6V l'amour dont il étoit rempli pour moi, avoient toujours été exprimés. Je lui en demandai la raifon, mais il ne me fit que des réponfes courtes öc équivoques. Cette conduite ,^a  AMUSANTE S. ïif laquelJe j3étois ü peu accoutumée, mc remplit de trouble Scd'effroi. Je n'ofai le preifer davantage a ce fujet. II me dit, quelque temps après, qu'il devoit s'abfenter pour quelques jours. Je ne me doutai de rien. II alloit fouvent dans le voifinage chez un de fes amis j mais cette fois il y refta plus que de coutume. J'eus bientöt recouvré alfez de force pour pouvoir vaquer moiméme aux foins de mon ménage. La longue abfence de mon mari me caufoit de 1'inquiétude j j'envoyai un domeltique pour en avoir des nouvelles. II m'apporta en effet une lettre écrite de la main de mon mari; mais il m'apprit en même temps qu'il étoit parti depuis lïx jours, Sc qu'il avoit laiiTé eet écrit pour qu'on me 1'envoyat auffi-töt que le danger de mes couches feroit paffé. J'ouvris en tremblant la lettre. Elle me préfageoit mon infortune. Ah ! Moniieur , épargnez - moi  lts Les Soirees la douleur de vous en répéter tout le contenu. Elle renfermoit les reproches les plus amers , mais auffi, j'en prends Dieu a témoin, les accufations les plus injuftes. II fe fondoit fur un foupgon que la méchanceté feule , ou plutöt le démon, pouvoit lui avoir infpiré. Enfin il m'avoit abandonnée , & ne vouloit plus me voir. II me laiflbit la liberté, ou de refter dans fa terre , & d'y vivre d'une penfion honnête qu'il me fixoit, ou de me rendre ailleurs. Je fus quelques jours entiérement indécife fur le parti que je devois prendre. J'étois tombée dans un abattement qui me rendoit prefque infenfible. Mon chagrin éclata enfin : Je veux le voir, m'écriai-je, le chercher, le convaincre de mon innocence, lui mener mes enfans , &, s'il me trouve puniftable, mourir de fa main. Accablée comme je 1'étois par la douleur , je pris mal les mefures néceftaires a 1'exécution de'  AMUSANTE S. ijj mon deflëin. Je ne me fentois pas la force de difFérer mon départ. Je craignois que chaque inft ant ne 1 'éioignat dc moi. Sans rérlexion, fans avoir égard a mon état futur, j'entaflai k la hate ce qui me tomba entre les mains. J'emmenai mes deux enfans, ayant pour conducteur un homme fur lequel je pouvois me repofer. II nous mena de nuit a ia Ville laplusprochaine, oü j'efperois avoir des nou velles de mon mari; mais ayant été trompée dans mes efpérances, je pourfuivis ma route ; & de la forte j'ai parcouru dans 1'efpace de quatre ans une grande partie del'Allemagne , allant toujours d'une Ville a 1'autre, Sc ayant toujours 1'efpoir de le trouver. J'avois économifé en grande partie les préfens que j'avois regus de mon époux; Sc quelques jours aprês h lettre fatale, fon ami me paya d'avance une année entiere de Ja pen/ion qu'il mVoit fixée. II avoit ordrc  nS Les Soirees de prendre mon fils fous fa tutelle; mais il céda néanmoins aux prieres inftantes que je lui fis de me le laifter encore pour quelque temps. Je fus obligée de me défaire peu a peu de mes meilleurs efFets \ 8c maintenant jen fuis venue au point de perdre entiérement fefpérance de revoir mon cher Arifte , 8c de mourir de faim avec mes ênfans. Arifte ! m'écriai-je en me levant brufquement, feroit-ce le malheureux Arifte que je connois ? Oui > ce Feft fans doute. Elle n'avoit remarqué ni mon mouvement ni ce que j'avois dit j car a fes dernieres paroles avoit fuccédé un torrent de larmes, dont elle arrofoit fes deux enfans quelle tenoit ferrés entre fes bras. Je lui laiftai quelques inftans pour revenir a elle-même. Votre pofition eft bien trifte , lui dis-je ; mais avouezJe-moi fincérement, êtes-vous süre de  AMUSANTE S. nf votre innocence , Sc vous fentiriezvous le courage de paroitre devant votre époux avec laffurance que donne la vertu ?-~ Ah! Monfieur , s'écriat-elle avec le plus grand tramport, je paroitrois devant lui avec la ferrneté que donne le fentiment intérieur d'une bonne confcience, de menie que j'efpere un jour de paroïtre au tribunal du Juge fuprême. Hé bien, repris-je en lui failÏÏTanc la main , cela fuffit : venez avec moi. Je vous conduirai chez un ami qui vous* acaieillera bien.N'ayez aucunecraintc; je fuis trop connu dans cette Ville pour que vous ayez rien a appréhender fous ma prote&ion. Elle prit fa petite fille entre fes bras, me donna 1'autre main j Sc de la forte nous allames, accompagnés du petzt garcon, a la demeure de Simon. II étoit déja tard, Sc fon avoit douté Sue je revinfle pour fouper. Toutc  no Les Soirees la fociété s'étoit mife a table. Je fis conduire dans une chambre voifine cette pauvre femme avec fes enfans. Elle étoit toute tremblante. Je joignis alors la fociété. Mon ami, dis-je a Simon, feriez-vous faché que j'augmentafïe le nombre des convives de quelques perfonnes, dont la connoiffance ne vous fera peut-être pas défagréable? — Tout convive amené par un ami tel que vous, répondit Simon, eft le bien-venu. Je le remerciai, 8c ouvris auffi-tót la porte du cabinet, d'ou je fis fortir la mere infortunée avec fes enfans. Un peintre habile repréfenteroit mieux cette fcene que je ne püis le faire. La furprife , la curiofité, la crainte étoient les principaux traits marqués fur chaque vifage. Arifte étoit devenu aufli immobile qu'une ftatue. II portoit fixement fes regards fur fa femme, qui au moment que je 1'introduifis, courut a  4 M U S A N T E S. til l lui avec fes enfans, Sc tomba fans connohTance a fes pieds. Un fience général, &une certaincfenfation qu'il elf impoffible d exprimer, rendit cette fcene fi touchante, que je ne me fouviens pas d'avoir vu ou éprouvé quelque chofe de femblable. Arifte jetant fes bras autour de fa femme Sc de fes enfans,ies tint long-temps ferrés contre fon fein; Sc après qu'il eut repris fa fermeté, il fe leva, couruta moi ,8c m'embrafta tendrement. Ah Jmon ami, s'ecria-t-il, ou vous me rendez aujourd'hui la vie, ou vous me caufez la mort la plus cruelle. Soyez tranquille 'Arifte, lui dis-je, votre époufe feroit Ia plus criminelic des femmes, ft elle étoit capable de vous en impofer en ce moment; je fuis sur qu'elle eft innocente & digne de tout votre amour. U s'éleva alors un grand murmure Chacun pritle parti de 1'époufe infortunéc. On fe mit enfin a table ; nous TQtW II. £•  l%1 Les Soirees napprimes rien autre chofe de toute cette hiftoire , fmon qu Arifte avoit écouté trop facilement les fauftes infinuations que fon ami lui avoit domiées» & nous conclumes, avec aflez de vraifemblance, que fon perfide ami avoit eu le deflein de tendre des pieges a la vertu de cette digne époufe iorfqu'eile feroit abandonnée de fonmari.Nouspafsames la foirée, & même une partie de la nuit* l célébrer la réunion de ces époux, qui fe promirent bien de ne plus croire la jaloufie , & de jamais y donner lieu,  a m u s a n t e s. m .-9 LE MASQUÉ GÉNÉREUX, Nouvelle Une des jolies femmes de Bordeaux regrettoit fon mari, qui s'étoit embarqué dans un vanfeau qui avoit, dit-on, fait naufrage. Piuïïeurs foupirans , attirés par fa jeuneflè öc par fes charmes, attendoient, pour Jui ofFrir leur main, qu'elle eöt des nouveiles plus certaines de la perte qu'elle pleutoiu Cette Dame obfervoit beaucoup de régularité dans fa conduite ; cependant, voulant répondre aux politelfes de fes amies , elle leur donna une petite fête chez elle un des derniers jours du carnaval. On étoit au jeu quand unmafque incomiu, déguifé en Génie , fe préfenta, öc fe mit k jouer avec la Dame. II perdit; il demanda ia revanche , il perdit encore. La F ij  H4 Les Soirees chance lui parut contraire dix ou douze fois de fuite, paree qu'il brouilloit les dez avec tant de promptitude & de fagon qu'il les faifoit toujours tourner contre lui. D'autres joueurs vouiurent temer fortune , mais ils n'y trouverent pas leur compte. La Dame recommenga } & gagna un argent immenfe , que le mafque perdit avec une gaieté & un plailir qui étonnoient les fpe&ateurs. Quelquun dit aliez haut pour fe faire entendre , que c'étoit donner avec prodigalité, & non pas jouer. Alors le mafque élevant la voix , dit qu'il étoit le Démon des richeiTes; qu'il ne les aimoit que pour cn faire part a fa Dame, & qu'il ne difoit rien qu'il ne s'offrit a juftifier par les erfets. En meme-temps il tira plufieurs bourfes pleines d'or, & d'autres remplies de diamans , qu'il mit devant la mtutrefle du logis, propo* fant de les jouer en un feul coup  AM U SANTÉ S. Hf cofttre ia moindre chofe qu'elle voudtmt hafarder. Ia Dame, embarraflé'e de cette déclaration , renonga au jeu. On ne favoit que penfer de cette aventure , lorfquW vkilk Dame de h compagnie dit a fa voifme, que ce mafque étoit le Diable , & que fes richelfes, fes habillemens, fes difcours fes fubtilités au jeule faifoicnt alïez voir. Le joueur généreux entendanc ce difcours, en profita. 11 prit Ie ton les manieres d'un Magicien. II die pikeurs chofes qui ne pouvoient «re cönnues que par fa Dame 5 il paria plufeurs iangues inconnues, fit quelques tours d'adreflë , & termina fon role , en difant qu'il venoit demander une perfonne de la compagnie qui s'etoit donnée a lui; protefta qu elle lui appartenoit, Sc qu'il alloic sen emparer pour ne la plus quitter, tel obftacle qu'on put lui oppofer Chacun regarda la Dame , qui ne fa- F iij  ri6 Les S ö i r é e s voit que penfer de cette aventure. Les femmes trembloient, les hommes fourioient , le Génie continuoit a s'amufer. Cependant la fcene continua aifez de temps pour qu'on fit venir des gens d'un cara&ere grave qui interrogerent le Démon, Sc qui étoient pres de 1'cxorcifer. Le mafque tourna le tout en plaifanterie avec tant d'efprit , qu'il avoit les rieurs de fon cóté. Enfin comme il vit qu'on commencoit a ne plus entendre raillerie , il öta fon mafque, ce oui aniena le dénouement de cette r - : Piece , par un grand cri de joie que fit la Dame du logis. Cétoit fon mari qui, ayant été en Efpagne , s'étoit enfuite rendu au Pérou, s'y étoit enrichi, & en revenoit chargé de tréfors. II avoit appris, en arrivant, que fa femme régaloit fes amis particuliers. La faifon favorahle aux déguifemens lui fit naitre 1'envie de fe mettre de la  A M Ü S A N T Ê S. XVj ïête fans être connu ; il avoit pris pour cela l'habillement le plus bizarre qu'il put trouver. Toute FafTemblée , compofée en grande partie de fes parens &: de fes amis, le féliciterént fur fon heureux retour, èVlui abandonnerent la Dame fort aimable öc fort fatisfaite, qu'il avoit dit avec tant de raifon lui appartenir, F iv  ïi3 Les Soirees L'ALCHIMISTE CHINOIS, Nouvelle. Un de ces fourbes qui difènt avoir trouvé la pierre philofophale , affe&oit par-tout un grand air de probité, Sc fur-tout le défintérelTement d'un homme a qui Tor nait fous la main. II trouva le moyen de fe faire connoitre d'un riche Seigneur, qui, après avoir occupé les premiers emplois de FEmpire , s'ctoit retiré dans fa Province. II s'infnua adroitement dans fa maifon; Sc peu a peu il fut ü bien le captiver par fes complaifances Sc par fes foupleffes, qu'il gagna entiérement fes bonnes graces. Alors il lama échapper dans fes entretiens eertains traits de fon habileté dans la tranfmutation des métaux. La curiofité du Mandarin fut extraordinairement  AMUSANTE S. Hp piquéc, &k Charlatan Juiavoua enfin qu'il avoit trouvé le feeret de lapierrc philofophale. II s'offrit même a lui comnwniquer ce fecret, uniquement par reconnoiflhnce de fes honnêtetés & des marqués fingulieres qu'il reCevoit de fon affe&ion. Le crédule Mandarin donna dans Je Piege, & s'entêta & fort de 1'Alchimifte, qu'il brüloit de lui voir com«encer fes opérations. II n'avoit garde & seffiayer de la dépenfe; perfuadé ccmmë lUtm, de trouver dans ft madon une mine d'or intariflable; & ce qui le flattoit le plus, un m mfatlhble de prolonger fes jours 1-Alchimifte ne fe fit pas Jol temps prier; il choifit dans Je palais du nehe vieillard un appartemenr commode & agréable, ou 1'on n'épargna rien pour le bien régaler, lui, ft pretendue femme & fes domeftiques; car. cette femme n'étoit rien moins F v  ,jo Les Soirees que fon époufe : c'étoit une courtifane d'une rare beauté, qu'il avoit aflociée a fa charlatanerie, 8c qui devoit y jouer le principal röle. Des que le travail fut difpofé, on apporta de grófes fomrrfcs a i'Alchimille pour les précieux ingrédiens qu'il devoit mcttre dans le crcufct, mais qu'il fitpafler auffi-tot dans fes coffres. Rien n'en impofoit plus au crédule vieillard que les foins quele Charlatan arTedoit de fe donner pour s'aflurer de la prote&ion du ciel. II fe profternoit fans ceffe , il bmloit quantité de parfums, il exhortoit le Mandarin a ne pas entrer dans le laboratoire fans s'ctre purifié auparavant, paree que la moindre fouillure eut pu détruire le travail de plufieurs jours. La dame, de fon coté, fe montroit fouvent a la dérobée, 8c laiffoit, comme par mégarde, entrevcir fes attraits. L'ouvrage alloit fon train. Au bout  AMUSANTE S. ^t de quelques temps 1'Alchimüte montra au vieux Mandarin d'heureufes trantiriutations qui annoncoient un terme aflez court pourlaperfe&ion du grand* oeuvre. Ce fut pour lui un grand fujet de joie; mais elle fut bientót troublée par la nouvelle que le Charlatan regut de la mort de fa mere. II étoit trop bon fils Sc trop exact obfervateur des lois de 1'Empire pour n'aller pas fur Ie champ lui rcndre les derniers devoirs. II confola néanmoins le Mandarin , en FalTurant qu'il reviendroit dans peu de jours, & que 1'ouvrage ne feroit point interrompu , paree qu'il laifleroit fa femme & quelques domeftiques qui en favoient alfez pour ce qui reftoit a faire. La Dame parut fort touchée de cette courte féparation; fes pleurs Sc fes^ gémiifemens prouvoient le défir qu'elle avoitd'accompagner fon mari, & de partager avec lui les devoirs de' ia piété filiale. F vj  151 Les Soirees Pendant 1'abfence de 1'Alchimifte, le riche vieillard vifitott fouvent le laboratoire. La Dame fit bien fon perfonnage öc nomit rien de tout ce qui pouvoit lui infpirer de la paftion : elle réuffit au-dela. de fes efpcrances. Le vieillard fut bientót épris de fes charmes. Les vifites du laboratoire devinrcnt plus fréquentes 9 öc les entretiens plus longs & plus fecrets. Les domeftiques s'en appercurent, öc c'étoit Tintention de la Dame que rien nechappat a leur connoiuance , paree que dans la fuite ils devoient fervir de témoins. Cependant rAlchimifte arrivé. Certains fignes que fit la Dame 1'inftruifent d'abord de ce qui s'étoit pafte. Après avoir regu du Mandarin les complimens ordinaires fur fon prompt retour, il va vifiter 1'ouvrage; il trouve tout en dcfordre, preuve certaine , s'écria-t-il, des infamies dont le laboratoire a été fouillé; öc entrant en  AMUSANTE $; tff fureur, il renvcrfe les creufets & les fourneaux , Sc veux toer tout a la fois fa femme & les domeftiques. La Dame Te jette a fes pieds, demande pardon en verfant des larmes, Sc avoue qu'elle a été féduite. Les domefciques en pleurs déteftent le jour ou ils font entrés dans une maifon n abominable. L'Alchimiile plus furieux que jamais, tempête , crie, Sc jure qu'il va de ce pas porter fes plaintes aux Magiftrats, & demander juftice contre ie Mandarin qui 1'a déshonoré. A la Chine , unaduJtere prouvé en: un crime digne de mort, Sc capable de ruiner les -maifons les plus opulentes. L'mfortuné vieillard faiiï d'eftroi Sc cherchant a éviter la home du chatiment Sc la perte de fes biens , fait tous fes efForts pour adoucir 1'efprit furieux de 1'Alchimiite. II lui offre des fommes confi dérables d'or Sc d'argent* &pour réparer le déshonneur de la  %H ■L e s Soirees Dame, il 1'accable de pierreries & de bijoux de toutes fortes. L'Alchimifte Sc la Dame ne fe laiffant fléchir qu avec peine , promettent enfin de ne pas poufler plus loin cette affaire, Sc ils fe retirent, en s'applaudifïant dans le fond du cceur d'avoir fi bien réufli a trouver la pierre philofophale.  AMUSANTE S. 13 f QUE NE PEUT L'AMOUR paternel? C O N T E. Quand le Ciel adonnea 1'homme des défïrs violens, le plus funefte préfent qu'il puiflë y ajouter , c'eft une grande étendue de pouvoir. M. de Frémival étoit né avec des fens fougueux j une furabondance de fanté Öc de vigueur lui donnoit des paffions brulantes, öc il étoit riche \ c'efl-adire qu'il avoit la faculté de les fatisfaire. De bonne heure il avoit eu la' paflion de l'amour, ou , pour mieux dire , l'amour des femmes ; de bonne heure il en avoit fait, non pas fon délaffement, mais fon occupation; Öc ce goüt chez lui n'avoit fait que fe renforcer encore par 1'habitude de s'y livrer. Depuis vingt ans ( car Frémi-  ï 3 Sc je pourvoirai a tout; mais hatez- vous, paree que je pars pour la campagne. Je veux qu'elles vous vifitent fouvent, que vous veniez les voir vous-même, Dans peu de jours je vous donnerai de leurs nouvelles. II faut convenir qu'on ne pouvoit guere foupQonner Frémival de mauvaife foi. Son ton , fes manieres , le titre qu'il ufurpoit, ne permettoient $ueun doute fur fes fentimens ; aufft n entra-t-il dans le coeur des enfans Sc du pere que le chagrin de fe quitter. On oublia même, ou plutot on ne crut pas avoir befoin de demander a Frc,mival ou il alloit. II eft pourtant a préfumer qu'il avoit préparé une réponfe a cette queftion, fi Jéróme avoit. fongé a la faire, Les deux fceurs ayanü  AMUSANTE S. f^y ramafié quelque peu de hardes, embrafiérent leur pere bien tendrement; & après bien des larmes répandues de part & d'autre, ils Te dirent adieu. Cependant, ce bon Jéröme a peine a s'arracher des bras de Miléfie. Malbeureux vieillard ! tu ne fais pas a qui tu viens de livrer ta fille ! Tu crois ne pleurer que fon départ ; mais ton coeur paternel a preflenti fans doute de plus grands chagrins. Après lavoir quittée , tes bras s'ouvrent encore pour 1 embrafler, & il femble que ces embraflèmens ne foient qu'une rufe innocente de ton cceur, pour retarder , pour empêcher fon départ. II fallut pourtant fe féparer. Jéröme donne de fages confeils a fes deux filles ; il ne les recommande pas a Frémival (il ne croit pas en avoir befoin) Mis il les exhorte a bien aimer ce fecond pere : il ignoroit combien il profanoit ce titre facré en 1'appliquant G ij  r4§ Les Soirees a Frémival ! La tendre Miléfie, tenant fa fceur par la main , defcend pour monter dans un carrofte qui 1'attendoit a la porte. Quand fes yeux humides ne virent plus fon tendre pere , elle les baifta modeftementilfembloit qu elle n'osat les lever vers Frémival: qu'eut-elle fait fi elle avoit fu que celui quelle prenoit pour un bienfaicteur-, n'étoit qu'un féducteur audacieux ? Ce qu'il y a fans doute de plus étonnant jufqu'ici, c'eft i'audace de Frémival. Sa démarche , quelque puiftant, quelque riche qu'il fut, pouvoit avoir des fuitesfacheufes j mais, ou il n'avoit rien prévu , ou il étoit décidé a tout braver. Quoi qu'il en foit, après avoir envoyé la laide fceur de Miléfie on ne fait pas ou, il 1'emmena elle-même dans une Terre qu'il venoit d'acheter, II eft temps d?avertir que Frémival avoit été époux , Sc qu'il étoit pere encore d'un garcon Sc d'une fille, tous  AMUSANTE S. i¥j deux a-peu-prés de lage de Miléfie. Ce détail ne fërvira guere a diminuer fes torts : le titre de pere ne le rend que plus coupable. Mais en declarant ce nouveau motif de blame, je dois avouer auffi une quaïité que fon inconduite ne lui avoit pas fait perdre. Malgré Ie défordre de fa vie ( Sc eed paroïtra auffi heureux qu'étonnant ) fes enfans avoient confervé leur place dans fon coeur : eet homme toujours coupable , n'avoit jamais ceffé d etre bon pere. Ceiè un bonheur dont il n'étoit pas digne ; mais enfin ce fenti™ent, quiinflucra furie dénouement de cette hiftoire , avoit furvécu aux autres qualités de fon coeur. En arrivant dans fa Terre avec lui, Miléfie fut un peu étonnée de n> trouver perfonne. Frémival lui dit que fa femme arriveroit fous peu de jours. II lui conta quelques douceurs; cepenWll^^M mais il les pria avec cette timide inquiétude que donne une grande envie d'être exaucé : il omrit fes fervices comme un véritahle amant fait une déclaration d'amour : ils furent acceptés; Sc ce qu'il y a de plus étonnant, c'eft que ce diable d'homme réuffit dans fon projet. J'ignore quelle recette il employa: ce que je fais fort bien , c'eft que le même jour que le cadet vit clair , fame entendit tresbien. Mais voici ce qui réfulta de ces deux cures étonnantes. Le cadet, quoique aveugle, avoit fait eonnoiftance avec une jeune perfonnc qui venoit fouvent caufer avec lui.  i66 Les $ o i r è e s Cette jeune perfonne avoit un Ion de voix li doux, ü agréable , un organ~ £ feniible, qu'il en devint amoureux. II parvint a s'en faire aimer ; Sc il étoit cn droit de s'appeler heureux : car , pouvant étre prefque toujours avec elle , il n'avoit pas le temps de fentir 1'ennui. Hélas! le pauvre gareon en recouvrant la vue , perdit a la fois tous fes plaifirs , paree que cette jeune perfonne , dont Porgane charmoit fon cceur, n'eft ni jolie ni bienfaite. Cette laideur auparavant 'n'exiftoit pas pour lui, puifqu'il ne la voyoit pas: que dis-je ? il regardoit fa Maitrefte patles yeux de Pimagination, Sc il la voyoit jolie ; les charmes de fa voix fe répandoient fur toute fa perfonne. Maintenant elle a perdu pour lui jufqu'a Pagrément de fon organe. Ce. quil voit aujourd'hui, gate ce qu'il entend. Illufion, réalité, le pauvre clair-voyant a tout perdu.  AM U SANTÉ S. iffy PaflTons a ï'nilroire de 1'amé. Je vous ai dit qu'il étoit fourd a ne rien entendre: le fens de 1'ouïe étoit abfolnment nul pour lui. II s'étoit auffi avifé d'aimer; mais fa maitreiïé ne reflembloit nullement a celle de fon frere. Cétoit la plus charmante figure du monde. II ne pouvoit pas Pentendre, mais il avoit tant de plaiftr a laregarder, qu'il n'avoit pas le temps de dé& rer rien au-dela. D'ailleurs deux beaux yeux lui difoient qu'il étoit aimé: qu'avoit-il befoin d'en favoir davantage ? Enfin il avoit le bonheur de Ia trouver parfaite en tout, quand. ce forcier, en lui rendant 1'ouïe, vint lui apprendre qu'elle étoit béte. II entend aujourd'hui ce que dit fa maïtreffe , Sc il n'entend que des fottifes. En un mot, par cette cure, la maïtrefTe a perdu fa beauté; car les yeux de Pamant ne la trouvent plus jolie; depuis mie fon oreille Pentend; & lui, il a  itf8 Les Soirees perdu tous les plaifirs quelle lui donnoit. Les deux freres s'étant confié mu* tuellement leurs chagrins, regretterent les heureux jours de leur incommodité: En vérité, fe dirent-ils , nous avions bien affaire que ce maudtt homme fe donnat tant de peine pour nous rendre malheureux ! A peine ils achevoient de parler , qu'ils virent entrer les deux Amantes qui venoient leur faire une viftte. Cette vifite étoit peupropre a les réjouir. Le ci-devant aveugle , ayant jeté les yeux fur fa maïtreffe, ne put s'empêcher de fe dire a lui-même : Ah ! qu'elle eft latde ! Et quand celle du frere lui eut fait fon compliment en entrant, il fe dit tout bas: Ah ! qu'elle eft bete ! Si je ne la voyois pas, ajouta 1'un, je la trouverois jolie. Si je ne 1'entendois pas, ajouta l'autre , elle feroit toujours charmante. Le cadet avoit beau fe fermer  AMUSANTE S. 16$ «K* ks yeux-, il voyoit toujours la laideur de fa maitreffe ; & \'aM avoit beau fe boucherles oreilles, il enten. «ou toujours fa maïtrefte , lors m£me quc k ne. parloit pas. On juge bien que la vtilte fut courte, & la Converlatton peu animée. Les deux maïtrefies le renrertnt fort mécontentes. Elles ne fe croyoient pas moins aimables • «ais elles penfoient que chacun des deux ^amans , en recouvrant le fens qutlu.manquoit étoit devenu plus *«, & lon fe dit :res.fl.oidemeM adieu de part & d'autre. Mais les deux freres ne purent ren- fermerleurdcpitiils allerent trouver leurofficreüx Médecin, lui firent des Plamtes ameres fur leur guérifon, fc tacberent contre lui; & celui-ci étant tombe dans la plus grande rêverie garda un profond fdence, qu'il rom* pit enfin par ces mots prononcés fleg- manquement:» Tant il eft vrai qu'en lomz II\ jt  I7o Les Soirees *> multipliant autour de Thomme les » moyens de jouir , on n ajoute pas » toujours a fon bonheur ! « Cette réflexion philofophique , a laquelie ils ne s'attendoient pas , mit les deux freres dans une colere épouvantable. Plaifante maniere de nous cón* foler , s ecrierent-ils, que de nous débiter unèfroicle moralité qui nerendra jamais a nos maïtrefies ni la beauté ni 1'efprit i Ils le quitterent, Sc ils coururent chez le - Jurifconfulte mon ami, pout favoir s'ils n étoient pas fondés a attaquer eet homme-la en Juftice, Sc l demander de forts dommages Sc intéréts v car enfin , difoient-ils, il nous a fait plus de mal que s'il nous avoit fait perdre notre fortune. On fe doute peut-être de la réponfe du Jurifconfulte : il leur dit que la Loi n'avoit pas prévu le cas ou ils fe trouvoient; Sc les deux freres fortirent aum mécon-  AMïfSANTES. ift tens de lui, que ^ avoit donné v chacun un fens de plus. Ils firent beaucoup de bruit en fe retirantiils s'en allerent, criant partout qu'il n'y avoit plus de jufticc parmt les hommes ; & ils accufoient tout haut de barbarie leur Médecin , qui de fon cöté, les accufoit d'ingratitude' Pour moi, cette aventure me jeta daiis de grandes réflexionsc> je Ms par dire tout bas: Bon Dieu ! fl jamais je me trouve dans la lïtuation ou etoientces bonnes gens, préfervez11101 des Médecins. Hij  i7i Les Soirees CON5TANCE, O V XE REPENTIR VERTUEUXj jnecdote. CoNSTANCE naquit a Paris de parens fort pauvres. H fembloit que la nature eut voulu la venger de la fortune: elle lui donna la beauté. Mais ce don précieux , en procurant a .une jeune perfonne des moyens de bien-être, multiplie auffi autour d'elle les dangers: elle étoit née dans la pauvreté , cela fuppofe une éducation négligée : elle étoit jolie , par conféquent expofée aux regards & aux pourfuites; elle vivoit a Paris , c'eft - a - dire au milieu de toutes les féduóHons, fur un vafte théatre ou Fon fent ft bien les privations par le fpeótacle des jouiffances. On coneoit combien, dans une  A M U S A N T E S. ïfi pareille pö*tioh, il faut de courage pour ne pas déftrer les richeiTes, ou de bonheur pour les acquérir innocem«lent. Ge courage Sc ce bonheur manquerem a Conftancc: elle ne put éviter tafit decueils , ou plurót elle ne les appergut qu'après fon naufrage Le mauvais fuccès d'une première foibleiTe en néceflite une feconde; Sc bientót ou neregardeplusaunombre. On a peint Inonneur comme Une We efcarpée & fans boris, Ou Ion „erena* plus dès qu'on en eft deho«; On pourroit ajouter qu'une fois dehors , en être a cent lieues ou a quel^es milles, eft a-peu-près Ia même chofe. Dès qu'on eft en chemin , on rois 1 nonneur. Les aventures de Conftance fire« du brlut; eJk °«upoit toutes les bou- H iij  t74 Les Soirees ches delaRenommée galahte.Sa beauté la faifoit défi rer , 8c fon efprit rcndoit fon commerce agréable. Sa courfe fut aufti brillante que rapide. Conftance avoit un cara&ere a tout approfondir, quand par Petat dans lequel elle vivoit, elle neut pas fenti cette ivrefte qui ote la faculté de réfléchir. Conftance avoit regu de la nature une de ces imaginations vives 8c ardentes, propres a exagérer les vices comme les vertus. Rien ne réprimoit fes délirs; rien ne faifoit obftacle a fes jouiftances. Mais elle poftedoit aufti des qualités précieufes: elle avoit de la fenfibilité , 8c même de la franchife : elle aimoit a donner, non pas pour dépenfer , mais pour être utile : fes préfens, en un mot, venoient de fa bienfaifance, & non de fa prodigalité. Au milieu de fa carrière trop peu édifiante, Conftance devint mere d'une fille bien digne de la pitié des cceurs  AMVSANTES. 175 fenftbies. Cette innocente creature étoit rejetéc par les lois ; & quand les lois Tabandonnoient, nul prote&eur, perfonne au monde n'étoit dans le cas de la réclamer : elle demeurera fans alile , fi elle ejt repoulfée du fein maternel. Mais Ci cette enfant étoit fondée a lui reprocher fa naiflance illégitime , fa mere ne voulut pas du moins qu elle eut a lui reprocher un abandon plus criminel encore. Elle fit choix d'une fiourrice , & lui confia Lucette j c'efl: ainfi qu'on nommoit fa fille. Le tourbillon qui 1'entraïnoit , ne 1'empêcha pas de lui donner fes foins, ou tout au moins fon attention. Elle avoit voulu 1'envoyer a la campagne , non pour 1'éloigner d'elle , mais pour lui faire refpirer un air plus fain. Plufteurs fois par femaine il lui venoit des nouvelles ; ou fi elles n'arrivoient point, elle alioit les chercher eJIemême. Rien ne fut négligé de ce qui H iv  *7£ Les Soirees étoit nécclTaire a fa fanté ou a fon édu? cation. Mais a mcfure qu'elle avancoit en age , Conftance fentoit des inquiétudes qu'elle ne pouvoit vaincre. Que dis-je? dès le moment oü elle étoit devenue mere, il setoit fait une révolution dans fon ame. La tendrefte qu'elle fentoit pour fa fille , lui infpira de férieufes réflexions fur le fort qu'elle avoit a lui faire. Elle commenca l s'erTrayer du défordre de fa conduite , en fongeant que fa fille en partageroit la honte. Mais, quoi! fi elle alloit tomber dans les mêmes fautes, 6V juftifier par fon inconduitc le préjugc qui la flétrit injuftcment? Cet effroi la pourfuivoit par-tout, & troubloit tous fes plaifirs. Enfin, foit que l'amour maternel, devenu la paflion dominante, la feule paflion de fon coeur, 1'eut changée entiérement \ foit qu elle neut eu befoin que d'avoir a réftéchir un moment fur fon genre de  AMUSANTE S. IJ7 Vie pour le détefter, elle s'indigna contre elle-même. Elle fit p]us . j>aJ dit que Conftance étoit capable d'une refolution ferme, & même d'une ac«on courageufe; mais on ne s'attend Pas au projet qu'elle a ofé concevoir **? avoit un Pe" de fortune ; elle la' nnt en valeur: elle réal.fa tous les effets qui ui étoient reftés, rompit toutes liaifons5&s'éloig„amême de Paris, pour tacher d'être oubliée. Desle moment ou elle jugeaquefes «tam pourroient s'imprimer dans la fflcmoire de Lucette , elle ceffa de la voir pour n*cn être pas reconnue. Elle lut, de loin comme de prés, pourvoir a cous fes befoins. Bientót elle feignit de difparoïtre tout-a-fait; & u„e per. fonne qui lui étoit acquife par rami. «e, ou qu elle acheta par fes bienfaits la rempla9adès-lorsauprès de Lucette' tmfin quand celle-ci eut atteint 1'agè • de puberté, elle fut appelée ü Pa H v  i7S Les Soirees chez fon prétendu bienfaicteur , qui n'étoit. que fagent de Conftance. A peine y fut-elle arrivée , que fa mere s'y rendit aufii, mais fans fe faire connokre a fa fille. Ce n'étoit ' plus cette Nymphe brillante qui favoit relever fa beauté naturelle par toutes les fédudions de la parure : une grofliere cornette cachoit fa belle chevelure aplatie 5 de gros fouliers bleffoient fes pieds délicats , Sc un jufte de grofle laine déroboit a tous les yeux la finefle de fa taille. Enfin la belle Conftance, déguifée en Payfanne, vint fe préfenter pour fervir la jeune perfonne } Sc comme elle avoit averti le prétendu bienfaideur, celui-ci Paccepta fur i'heure , Sc prépara un appartement pour Lucette Sc pour la faufte Suivante. Pourfuivie par le fouvenir Sc le regret de fa vie paffee , Conftance vouloit fauver Lucette du piege oü elle s'étoit laiftee prendre  AMUSANTE S. i?9 elle-méme. Elle ne voulut cönficr qu'k foi-même Pemploi de veiller fur fes jours 8c de guider fa jeunefle. Par fes proprcs fautes , elle croyoit avoir perdu le droit de lui parler de vertu; mais, ala faveur de fon déguifement/ elle efpéroit obtenir de nouveaux titres auprès d'elle. En prenant cette nouvelle réfolution, elle avoit totalement changé fes fentimens: elle saffu/ettit a tous les devoirsdefétat qu'eJlvenoit d'embrafter: elle rempliftoit ™ un mot , auprès de Lucette , ks tonóhonsdu dernier domeftique IV mour-propre étoit chez elle un fentiment que le remords 8c Pamour maternel venoient d'éteindre fans retour Conftance ne tarda pas a gagner la conftance de Lucette 5 fon amitié étoit fi tendre & ft empreftée ! Lucette ne lui cachoit aucune de fes penfées , 8c Ia faufte Suivante avoit foin defédai*er par fes avis, mais ne Pattriftoit H vj  iSo Les Soirees jamais. Elle avoit fenti qu'il falloit lui plaire d'abord , pour parvenir enfuite a lui être utile. Vint le moment enfin ou le défir paria au cceur de Lucette. Ce fut alors que eet amour maternel qui maitrifoit 1'ame de Conftance, lui donna les plus vives inquiétudes. Elle xedoubla de foins & de zele. Mais en ne perdant pas de vue une feule de fes a&ions , elle fembloit toujours lui donner des foins , fans avoir jamais 1'air de 1'obferver. Elle caufoit fréquemment avec elle , même fur l'amour elle évitoit également de 1'inftruire trop, & de la tenir trop dans 1'ignorance. Lucette étoit jolie •, les foupirans róderent bientöt autour d'elle. Mais fa mere veilloit fur elle, ne dormoit plus > & & funefte expérience que fes fautes lui avoient acquife , elle fut 1'employer au moins a dérober fa fille aux dangers qui la menacoient. Si elle s'appercevoit quel-  A M U S A N T E S. igf quefois que Je péril augmcntoit, clfc aJloit fe cacher un moment , pour aonner un iibre cours a fes Jannes. Comme fon cceur étoit agité ! EUe craignoit a chaque inftant que Je Ciel ne vouJiit punir fes fautes par ceJJes de fa fille. Dans la foule des amans qui couroient après Lucette, 8c qui n>héfitoient point a fe déclarer (car il n'y avoit rien chez elle ni autour d'elie qui put leur en impofer ) , on diftingua deux jeunes gens plus aimables ou plus empreffés. L'un deux, né de parens fort riches , sadrefta un jour a Conftance, & lui fit, pour Lucette, des propofitions qui alarmerent fon coeur maternel. Elle en connoilToit le danger, car elle y avoit fuccombé autrefois. Cet amant ofFroit de donner a la jeune perfonne une maifon brillante , un équipage , 8c tout ce qui peut féduire un jeune cceur. Conftance  tti Les Soirees étoit loin de feconder ce projet; maïs elle crut qu'il y avoit plus de danger a le taire a Lucette , qu'a le lui déclarer. Elle favoit trop que le jeune homme trouveroit bien, fans elle , le moyen de faire parvenir fes offres. En les portant elle-mème , elle efpéroit prémunir Lucette contre la féduction, ou pénétrer au moins les difpofitions de fon cceur. Lucette, lui dit-elle un jour, ce jeune homme qui nous a faluées hier ( en faifant le portrait du jeune homme ) vous aime ( a ce mot Lucette rougit), Sc il m'a chargée pour vous de propofitions très-avantageufes. Son état ne lui permet point de vous donner fa main; mais, voici ce qu'il vous offre pour vous en dédommager. Alors Conftance fit expres a Lucette la peinture la plus féduifante du fort qu'on lui deftinoit. Mais ayant cru lire un moment dans fes yeux que fon cceur étoit pret a s'émouvoir, une ten-  AMUSANTES. 185 dre frayeur la précipite dans fes bras : Ma chere enfant, s'écrie-t-elle en fondant en larmes ! Qu'avez-vous, ma bonne , lui dit Lucette toute efft-ayée ? Lucette , répondit Conftance avec une voix entrecoupée de fanglots, ma chere Lucette ! craignez de tomber dans le piege qu'on tend a votre jeuneftè. En courant après les plaiftrs, croyez que vous ne rencontreriez que la honte Sc les remords. Vous en avez un exemple eftrayant, ma chere Lucette ! Sc je ne craindrai pas de vous le citer ici, paree que ce n'eft pas 1'orgueil que j'ai befoin de vous infpirer, 1'exemplede votre'malheureufe mere..! Ce mot ne put échapper a Conftance, fans que fon coeur ne fe fentït déchirer : mais Conftance avoit renoncé a elleméme , Sc ne vivoit plus que dans fa chere Lucette. Après un long foupir qu'elle ne put étouffer, rappelant toute la fermeté de fon ame, elle ofe lui  £84 Les Soirees préfetiter le tableau le plus énergique des égaremens de fa mere , de la violence de fes remords, & de ia fin déplorable ( car Lucette fe croyoit orpheline ). Ce tableau lui fait verfer un torcent de larmes. Conftance pro* fite de eet attendrhTement, la preife dans fes bras, öc lui fait jurer de vivre toujours fidelle a la vertu. II n'en coüta rien a Lucette pour prononcer ce ferment, car fon coeur étoit honnête Sc fenfible: Sc ce ferment fit tant de plaiiir a fa malheureufe mere ! Quelques jours après, elle hafarda devant Lucette 1'éloge d'un jeune homme qu'elle avoit remarqué , plus amoureux , Sc par conféquent plus timide que tous ceux qui venoient offrir leur hommage. C'étoit 1'enfant d'une familie honnéte, mais nullement remarquable par le rang ni par les richelfes. Sa phyfionomie avoit intéreffé Conftance; elle avoit cherché a  ■AMUSANTE s. iSr le connoltre j & contente du réfultat de fe recherches, elle lui avoit laiflé un hbre accès auprès de Lucette. Elle sappercut avec ,oie qu'il prenoit fort bien auprès de fa chere éleve; & enfin quand elle crut les chofes aflez avance»Lucette, lui dit-elle , il faut enfin faare un choix. Voila deux rivaux Qui le dtfputent ta pofleffion. L'un ne veut etre que ton amant, mais il eft «che: lautre veut devenir ton époux, «W.d eft pauvre. Ah J ma bonne! s ecna Lucette ! je fuis sure queje vais vous plaire, que je vais vous répondre lelon vos défir« • r'„a i , 06 cienrs . c eft le jeune homme ^uvre que je choifis. Conftance 1'em- °™fla en pleurant de joie. Elle ne Perdtt pas lm moment. Sa tendrefle avon tout difpofé pour laiffer a fa fille une dot aflez honnête; les parens du jeune homme confentirent au mariage de eur fi,s &Conftance ë lautel les deux époux. Le mari de lu-  Les Soirees cette étoit devenu le fils de Conftance», Ü eut part comme elle a fa tendrefte. Elle ne négligea rien pour en faire un homme aimable ; elle vouloit qu il efit de quoi plaire a fa jeune compagne; pcrfuadée qu'il eft plus fccüe a une femme d'avoir de i'honneteté, quand elle eft heureufe. Conftance, après cela , ne crut pas encore avoir acquis le droit de fe repofer. Ses bons confeils & fa vigilance avoient fait de Lucette une mie fage; elle crut devoir en faire une femme vertueufe. L'afcendant qu elle avoit pris fur elle , & même fur fon époux , facilita fon projet. Non, jamais dans 1'ivrefle de 1'age & des paffions, les jouiflances fans nombre qu on avoit prodiguées a fa beauté, & qu'elle n'avoit achetées qu'au prix de fon innocence , n'avoient valu un feul inftant des délices qu elle goutoit alors * voir marcher fa fille dans le chemin  AMUSANT ES. i%j de la vertu. La fidéiité 8c la tendreffe de Lucette faifoient moins de plailir a fon époux, tout amoureux qu'il étoit, qu'elles n'en faifoient a Conftance. Cette tendre mere la remercioit fans ceftè de fa conduite irréprochable '} il fembloit que la vertu de Lucette fut moins un bonheur pour elle-même, q.u'un bienfait pour fa mers : bienfait qu'elle payoit du plus tendre amour. Elle ne fongeoit plus a 1'état brillant qu'elle avoit tenu autrefois ; 8c3 a tous les triomphes de fa jeunefte imprudente, elle eut préféré rhumiliation ou elle vivoit alors; elle fembloit fe confoler de tout, en difant: Ce que j'ai enduré , ma fille naura point a le fouffrir , paree qu'elle n'aura point de fautes a expier. Combien de fois a genoux au pied de fon lit, les yeux levés vers le Ciel, Sc baignés de larmes, s'écria-t-elle avec un épanchement de joie : Grand Dieu ! que je te  £88 Les Soirees remercie de ta clémence ! je n aurois jamais cru mériter encore d'ètre heureufe , & je le fuis ! II ne manquoit plus enfin a Conftance que de faire de Lucette une mere tendre. Mais pour eet article , elle s'en repofa fur la nature, Sc fur la fenfibilité de fa fille. Conftance n'avoit plus rien a dcfirer. Auffi , comme fi elle n'avoit vécu que pour fa fille , quand elle neut plus rien a faire pour fon bonheur , elle fut attaquée d'une maladie mortelle. Lucette lui prodigua en vain les plus tendres foins. Quand Conftance vit qu'elle touchoit a fon dernier moment, elle fit venir Lucette auprès de fon lit j Sc 1'appelant, pour la première fois, du tendre nom de fille : II faut enfin nous quitter , lui dit-elle avec attendriffement. Je meurs. Mais vous êtes heureufe mais vous m'avez aimée : tous mes vceux font remplis. Lucette demeuroit muette de  AMUSANTE S, douleur. Ma chere enfant, continua Conftance, de quelamour m'avez-vous aimée ? — Ah ! de l'amour qu'infpire la plus tendre mere. Hé bien , reprit Conftance avec un profond foupir, votre cceur m'avoit devinée ! Vous voyez cette malheureufe mere dont j'ai tremblé de vous voir fuivre les traces. J'ai ofe vous citer fon exemple erTrayant, pour vous empécher a jamais de devenir coupable dc malheureufe comme elle. Je crois avoir réulfi j je quitte la vie fans regret. Qu'on fe peigne la fttuation de Lucette qui retrouve fa mere au moment ou elle va pour jamais s'en féparer. Elle fe jette dans fes bras, 1'arrofe de larmes, & lui demande cent fois pardon de' 1'avoir méconnue. II m'en a coüté, ma chere enfant, reprit Conftance ' non pour te rendre des foins, mais' poür te cacher ce que j'étois. Je fuis bien payée de tous mes facriftces.  t9o Les Soirees Adieu. Je m'étois rendue indigne du titre de mere , mais je 1'ai mérité par ma tendrefte & j'ofe t'appeller ma £lle en mourant. A peine avoit - elle prononcé ces mots, qu'elle expira dans les bras de Lucette. Elle laifla un exemple des prodiges que peut enfanter l'amour maternel, cVprouvaque fi 1'honneur, une fois perdu , ne peut plus fe recouvrer, il eft toujours temps de retourner a la vertu.  amusante s. lyf LA JALOUSIE BIEN CORRIGÉE, Anecdote. Satnt-Mékicï:, né avec le gout des voyages, viilta, ou du moins courut bien des pays: il voyageoit en Franeois. II fiek fes courfes par FItalie. La, plus jaloux de samufer que de s'inftruire , les monumens des vieux Romains Foccupoient bien moins que les charmes des jeunes Romaines; il paffoit. beaucoup moins de temps a confulter les Savans Sc les Artiftes, qu a gagner des Duegnés féveres , Sc a tromper de vieux jaloux ; enfin fes mémoires fur fes voyages, fe réduifoient a-peu -pres a la Me de fes bonnes fortunes. Son cceur, qui voyageoit beaucoup plus fouvent que lui, parut enfin fe hxer. On a beau ne chercher que des  ic>i Les Soirees conquêtes, on finit par fe laifler enchaïner : arrivé le moment d'aimer, Sc l'amour finit le regne de lafatuité comme de la coquetterie. C'eft a Camille qu'il étoit réfervé de fubjuguer SaintMérice. Camille avoit a peine quinze ans •, mais dans le pays ou elle étoit née, la nature ne croit jamais avoir du temps a perdre; on y aime le plutót &le plus tard poflible : dans ces climats moinfc propres a la coquetterie , une jeune perfonne y fent l'amour avant d'avoir le projet de Finfpirer. Camille étoit une brune des plus piquantes-, fa taille étoit médiocre, mais des mieux faites. J'ignore fi elle defcendoit de cette fameufe Italienne nommée Camille , qui couroit fur les épis fans les courber; mais il femble qu'elle auroitpu en faire autant, tant elle étoit fvelte Sc légere : de grandes paupieres noires s'abaiftoient de temps en temps fur les plus beaux yeux du monde.  AMUSANTE S. S9f monde , comme pour en tempérek 1 eelat 5 fa bouchc qui n'étoit un peu grande qUe pour iaifïer voir Jes plus belles dents poffibles , étoit frakhe , amoureufe, & rien ne pourroit exPrimer le fourire qui en fortoit. Enfin toute la perfonne de Camille formoit un de ces enfembfes qu'on n'admirtf pas , mais qui enflamment d'abord. C'eft dans une EgJife que SaintMerice la vit pour la première fois j les agréables a Rome vont dans les Egiifes, comme ceux de Paris vont a 1'Opéra! Après 1'y avoir vue une fois, il ne faut pas demander s'il y revint. La vue de cette belle avoit allumé fes fens comme a 1'ordinaire; mais, ce qui arrivoit alors pour la première fois, Je charme avoit pafte jufqu'a fon cceur! II fit parler fes yeux, qu'on entendit a merveille. Dans cette contrée , ou les furveiUans &les jaloux empéchentou abregent fi fort les converfations amouTome II, j  i5>4 Les Soirees reufes, le langage des yeux eft bien perfe&ionné. Un coup-d'ceil propofe le cceur, la main , Ia fortune 5 un coupd'ceil accepte, & indique prefque les moyens de réuftir. On y fait mieux : le temps des épreuvcs que la beauté impofe aux amans eft fortlimite; les préliminaire* n'y trainent jamais en longueur-, & comme la difficulte de s'entretenir eft la plus grande qu adleurs, une belle veut bien travailler elle-même a furmonter les obftacles. Par-tout ou Pamour eft efclave , il eft aufli plus compatiflam •, & ü vaut encore mreux qu'une belle fafle les avances, que ft perfonne ne les faifoit. Ce code galant étoit déja famnier a Saint-Mérice. II favoit que fouvent en fortant d'un lieu public, vos yeux avoient a peine dit J'aime , qu'un meifage amoureux venoit vous annoncer que vous aviez plu. C'eft ce qui lui arriva juftement la feconde fois quil  ■* M V s A N T E S. ,9f eut parlé des yeux k CamilJe. Dès gu.1 fut qu'il pouvoit ofcr; les concern noébrnes, ]es déguifemens, les efcalades.ilépuifatoutl'arfenalamou«ux , &cene fut pas en vain. Camille r°U, u,1*^^ lePJ-rigou*eux;doublé raifon pour s'en affan- ch.r. Enfin, malgré tous les obftacles, ies perfecutions, les grilles, les verton , n deux amans parvinrent k fe donnerlanneau; c'eft unufage introduit chez les Peuples Italiques, qui Su£rnt T ParenS J£ dr°" de retuiei leur confentement a leurs filles donnent k celles-ci la faculté de s'en Saint-Mérice& Camille, devenus epoux.refolurent de quitter un pays ouilsnepouvoients'aimerlibrement &ftsfedeciderentAvenire„France' lis arrangent tout pour leur départ & vo.Ia nos deux époux qui s'achemin'e„t ™s Pans. Avant de les montrer fur lij  J96 LES SOIREE* ce nouveau théatre , j'ai befoin de réclamer la conftance de mes Lecteurs, quiferont tentés de trouver romanelcues &fabnleux, les détails que je vais leur raconter, Pour conferver de la vraifemblance aux amours de Camille, j'ai befoin d'avertir que les »qnm Uiennes ne reffemblent nullement auxufages parifiens-, qu'en Italië ,1ajnour eft toujours plus éloigne de 1 in, dulgence que de la tyrannie; qu il y elt moins efclave des bienféances ; & que fi 1'on peut dire Paris on aime mieux, Ü feW confeffer auffi qu en Italië on aime davantage. Mais cette liberté que Saint-Mcnce & Camille étoient venus chercher en France , ils ne devoient pas IjrtPt en joutr. Le fort de Saint-Mérice depen. doit d'un vieux oncle qui jouiffoit a Paris d'une très-graude fortune : ion „om étoit Saint-Géran. II aimoit fon peveu, mais il étoit impérieux öf <#!  AMUSANTE S. i97 niatre; Sc s'il avoit fu que Saint-Mérice fe fut matte fans fon aveu , il n'auroit pas manqué de le déshériter. Ce dernier le connoiflbit trop pour en courir le rifque. Auffi en arrivant a Paris, il prit toutes les précautions imagmables pour lui dérober eet important fecret. Mais la jaloufe Camille n'étoit pas d'humeur de fe féparer de Saint-Mérice : il fallut choim- un appartement aftez fpacieux Sc aftez commode pour pouvoir y loger Camille, & avoir fair d'y vivre en garcón. Cette cohabitation qui faifoit grand plailïr a Camille, ne fuffifoit point pour guérir fes inquiétudes amoureufes. Saint-Mérice étoit obligé de fortir , Sc elle ne pouvoit raccompagner. Cette gêne la mettoït au fuppliee. Enfin elle n'a point de repos qu'elle n'ait imaginé un moyen pour fuivre par-tout ce qu'elle aime. Ce moyen, Mefdames , n'eft pas facik a devinerj Sc quand vous 1'auriez' Iiij  ic,s Les Soirees - trouvé, avec le défir d'en faire ufage, je doute que vous euftiez pu vous y réfoudre : c'eft ici, encore une fois, que j'ai befoin de dire a mes Ledeurs que je peins des moeurs étrangeres. Un jour que Saint-Mérice étoit rentré de bonne heure (ce qui lui arrivoit fouvent pour éviter les reproches, Camille le prit par la main, & le regardant tendrement: Mon ami, lui dit-elle , j'eufle été trop heureufe , li avec le bonheur de pofteder ton amour , j'avois eu la liberté d'en jouir publiquement i la fortune, ton intérêt s'y oppofent; il feut bien que mon coeur y renonce. Mais quand tu es force d'aller te montrer dans la ville, c'eft malgré toi fans doute que tu me quittes tu dois donc pardonner, ft j'ai rêvé au moyen de guérir mes ennuis (elle n'ofa dire, mes craintes). Quelque étrange que ce moyen te paroifte, j efpere que ta tendrelfe voudra bien  J. M U S A N t E S. i9$ y foufcrire ! il m'eft infpïré pat Ta-, mour (elle pouvoit ajouter., tk par la jalou/ïe.) Saint-Mérice la pria de s'expliqueiv & Camille continua ainlï : Quand tu fors, mon ami, undomeltique fuis tes pas \ tandis que je pleure ici ton abfence; . ce domeftique t'accompagne par-tout; il te voit, t'entend, tu lui parles quelquefois. ... fon bonheur me fait envie: Saint-Mérice, j'en jouirois fi tu vou- lois Perfonne ne me connoït ici...fc laiife-moi prendre fes habits : que je puiffe t'accompagner en tout lieu. Je te ferai par-tout ailleurs un ferviteur auifi obéiflant que je te fuis ici maitrelfe & époufe fidelle. Qu'on fe hgure la furprife de SaintMérice. Quoiqu'il fut touché de cette nouvelle preuved'amour, il repréfenta a Camille les dangers d'un projet auili bafardeux; mais elle lui jurafi fort que fa bouche ni fes yeux ne ie trahiroient I iv  ioo Les Soirees jamais, lui paria fi tendrement, Sc lui fit tant de carefles ! elle employa jufqu'aux larmes j car elle ne défiroit rien foiblement. Enfin Saint-Mérice fut ohligé de céder , Sc de donner les mains a ce bizarre pro jet. Ce ne fut pas fans beaucoup de peine qu'il y confentit. Sans doute il avoit de la répugnancc a faire fon valet de fa maitrefle Sc de fa femme j mais peut-être aufli étoit-il un peu faché d'en faire un efpion de fa conduite. Saint-Mérice étoit amoureux , mais il étoit Francois j il aimoit fa liberté Sc plus d'une fois il s'étoit plaint de la jaloufie de Camille, bien qu'il fut charmé de fon amour. Quoi qu'il en foit, fon projet ne fut pas plutót adopté , qu'il fallut s'occuper de 1'exécution. On lui fait bien vue un habit , Sc voila Camille en Jockey. Oh! comme elle fut enchantée de fa métamorphofe , la première fois qu'elle fortit avec Saint-Mérice 1 On  AMUSANTE S. toi • fe doute bien qu'il avoit foin d'adoucir ionfervice autant qu'il étoit poffible ~eut dit que Camille avoit fuivi unManre toute fa vie. Cependant ce Pia.hr etoit fouvent empoifonné Eile fevoit Saint-Mérice J table; & f, ells «o.t attenrive a tow fes befoins, elle ^ I eton pas moms i p a fes reponfes.a f« regards mémeéU ^guonluiadreftoit.QuoiqueSaintMncesobfervat^lajalou&deCa^Ueeto.tfunquietcqu'üfalloitbienPeu de chofe pour i'alarmer. Souvent 'nemeons'appercevoit de fon humeur estfk loin d - f°^»- L'amoureux Jockey ne négligeoit nen qu, eut rapport ^ fon fervice ; ij 7Ubi:°" ^ k moi"dre détail donnet meme des foins a ceux 4 'il ^"f-^sdefonmaitre.L S. Vet°" Unh°mme ou yieiJle femme. Mais malheur a Ia jeune I v  aoi Les Soirees ou jolie perfonne qui, placée a eóté de Saint-Mérice, fe feroit permis quelques agaceries ! Elle auroit bien pu mourir ou de faim , ou de foif, que le jaloux ferviteur ne lui auroit offert ni un morceau de pain, ni un verre d'eau. . Rien n humilioit Camille. SaintMérice eüt voulut 1'empêcher au moins de monter derrière la yoiture/, mais Camille avoit voulu s'y foumettre, & avoit fupplié fon amant de pas sy oppofer. Comme eet emploi lm fournüToit 1'occafion de lui donner la main foit pour monter, foit pour defcendre, c'étoit, difoit-elle , un plaihr dont elle efpéroit quon ne voudroit pas la priver C'eft ainfi qu'elle favoit fi bien nuHiverfes volontés, qu'il falloit les adopter comme des lois auffi juftcs que raifonnables. Un fouper qui n'avoit pas fait plaiirf a Camille, faillit occafionner un éclat,  AMUSANTE S. 205 Elle avoit vu ou cru voir une jeune veuve adrefter de tendres regards a Saint-Mérice , qui y répondoit par un fourire gracieux; & après le fouper, Saint-Mérice dit a fon Jockey de fe retirer, paree que de la foirée il n'auroit plus befoin de lui. Cet ordre, joint aux foupcons qu'elle avoit déj^ , confirma Camille dans 1'idée que SaintMérice craignoit un témoin importun. Son imagination fit du chemin. Elle exagéra, interpréta tout ce qu'elle avoit vu ou entendu, & elle conclut que la veuve & Saint-Mérice étoient d'intelügence pour la tromper. La téte de Camille s'enflamme ; elle n'eft plus la maitreftè de fes tranfports jaloux, & elle fe propofe, pour confondre fon ïnfidelle, d'exécuter un projet qu'elle feule pouvoit concevoir. Au lieu de rentrer auftï-tót, elle attendit dans la rue le moment du départ. Quelque temps après elle vit arriver un fiaerfc Ivj  2.04 Les Soiree vide qui pouvoit fort bien être pouir la veuve, car elle n'avoit pas de -venture. Elle n'examine plus rien ; elle veut les fuivre , car elle ne doute point que Saint-Mérice ne reconduife fa nouvelle conquête. Mais il fait clande lune-, elle craint d'être reconnue..... Son parti eft pris, quel qu'en foit le danger, 1'énergiedes paflions centuple les forces du corps-, par elles on vient about de tout, paree qu'on ne redoute rien. On a vu que Camille étoit ferme & hardie dans fes réfolutions ; en voici une nouvelle preuve qui ne le cede point aux premières. Elle aborde le Cocher, Ie gagne a force d'argent, s'affuble d'une large redingotte qu il avoit, Sc monte fur fon fiege pour mener elle-même la voiture. Un móment après, defcend en eftet SaintMérice ; mais la perfonne qu'il reconduit n'eft pas la jeune veuve fi formidable 5 c'eft une vieille, trés - vieille  AMUSANTE S. lof femme, incapable de donner de la jaloufïe, meméi Camille j cdk-ci fentit alors quelle avoit fait une étourderie, mais il n'étoit plus temps de reeuier! Elle prit les rénes en mam< & s'achemma vers Ja rue qu'on venoit de lui mdiquer. Ce ne fut pas fans peine qu'elle y arriva. Elle regarda comme fort mal employé 1'argent qu'elle venoit de donner; & elle fe promit bien de ne jamais conclure aucun marché avec un Cocber de fiacre, avant de favoir a coup sur quelle femme il doit mener. Lacourfe finie, tandis que SaintMérice donnoit la main a fa Dame jufqu'a fon appartement, Camille fe mit a rendre au Cocher qui avoit toujours fuivi fa voiture, 8c fa redingotte 8c fon fïege. Mais Saint-Mérice perdit ft peu de temps pour remettre la vieille Dame chez elle , qu'il arriva ju/Ie au moment oü Camille 8c le Cocher changeoient d'habits. II s'approcha  10s Les Soirees pour -éclaircir cette aventure, Sc il reconnut Camille, qui ne pouvant fe tirer d'affaire autrement, Sc voulant éviter un éclairciftement très-peu néceftaire , fe hata de lui dire quelle lui raconteroit tout. Quand ils furent de retour chez eux, Camille avoua tout en effet. Mais avec 'quelle tendreife elle demanda pardon de fon extravagance ! c'eft ainfi qu elle qualifioit elle-même cette lubie.Telle étoit Camille : fi fes foupcons tyrannifotent fon amant, comme fon cceur favoit le rendre heureux! fes tranfports amoureux effagoient bien les torts de fa jaloufte. Enfin Saint-Mérice qui aimoit toujours Camille , lui faifoit de juftes reproches j maisil convenoit qu'il n'avoit jamais été ft tourmenté, ni fi heureux. Cependant il lui repréfenta les dangers d'une jaloufïe auffi effrénée-, Sc Camille lui promit d'êtrc plus raifonnable.  AMUSANTE S. lö7 A la fin le vieux oncle mourut. SaintMérice devenu riche & indépendant, renouvela, avoua publiqucment fon manage j öc Camille n'ayant plus rien a défirer , pouvant fuivre par-tout fon époux, fe crut guérie de fes terreurs. Mais c'étoit un feu qui couvoit fous la cendre, & qui fut encore füjet a plus d'une explofion. Cependant SaintMérice la prêcha tant, elle eut tailleurs dans fon nouveau genre de vie tant de fujets de diftraclion, que fa jaloufie devint moins bruyante. Elle forma des liaifons d'amitié; elle vit les Specracles, connut les Bals: d'ailjctirs 1'habitude de voir le monde öc de vivre a Paris lui fit regarder comme un devoir facré ce qu'on appelle politelTe. Elle s'afiervit aux bienféances, öc garda a Saint-Mérice un amour plus confiant. Mais, l'amour ! efi-ce bien la le mot que je devois employer ? efi-ce a la raifon qu'il faut attribuer le change-  io3 Les Soirees ment de Camille ? Hélas! je dois avouer que non. Elle laifta fortir , il eft vrai, Saint-Mérice fur fa bonne foi; elle recut a fa table des femmes charmantes, fans témoigner les moindres alarmes: leslongues abfences, mcme nocturnes , de Saint - Mérice ne lui arrachoient plus aucun reproche j elle lui permitd'ètre poli, galant même envers tout le monde \ mais, puifqu'il faut le dire , elle cefta d'être jaloufe de SaintMérice , paree qu'elle cefta de 1'aimer ; car on prétend qu'elle forma de fon cóté plufteurs intrigues galantes \ qu'elle eut enfin ce qu'on nomme des gouts, des fantaifies: en un mot, fi, par 1'habitude de vivre dans cette Capitale , elle vint a bout de fe guérir de fa jaloufie , elle y perdit aufli fon amour , plufieurs vertus.. .. Sc c'eft ainfi qu'on fe cor-. rige a Paris.  amusante S. 10f LES AFFICHES, Conté imité de l'Allemand. On fonnoit la première meiTe au fouvent de *-Quoi/ déja fept heures , secria Louife !....& il n'eit pas encore venu! Elle ne favoit plus a quóis/occuper; le déjeuner étoit pret Elle veut fe mettre a fon filet Tinquiétude enchaïne fes doigts. Elle quitte fouvrage, prend un livre. mais ce ne font tout au plus que dés cara&eres qui fe peignent a fes regards. On devine que Louife aimoit. Elle attendoit Dorval, qui étoit arrivé la veille a minuit d un voyage de quelques femaines. Dorval a coutume de venir déjeuner avec Louife öc fa mere, & il ne paroit pas aujourd'hui. Toute autre que Louife auroit trompé le temps a 1'aide de fon miroir. On auroit  tio Les Soirees taché d'étre bien jolie ; depuis que Dorval étoit parti, on ne 1'avoit pas été. Pour qui développera-t-on fes charmes, fi ce n'eft pour fon amant ? C'eft ainfi que la vanité auroit un peu calmé les impatiences de 1'Amour. Mais Louife n'eft point vaine, elle eft belle & fimple comme une rofe qui s'entr'ouvre aux premiers rayons du jour. Mais quel obftacle retient Dorval ? La fatigue feroit-elle la caufe de ce retard? Le voyage étoit long j il ne s'eft peutêtre pas aftez ménagé en revenant vers fa Louife. Louife fentoit combien elle fe feroit hatée a fa place. Mais il eft temps de faire connoitre Dorval a nos Lecleurs. Ses parens qui n'étoient pas riches ? lui firent prendre une profeftion contraire a fes goiits: il avoit fuivi le Barreau; mais a leur mort, ayant quitté k Ville , pour diminuer fes befoins,  A M U S A N T E S. ijz il chercha a la campagne un aiile ou il.put fe livrer a fon amour pour le repos. II le trouva dans la maifon de Madame DumouiTeau, mere de Louife, qui setoit retirée dans un village, fe difant veuve d'un Officier mort a 1? Armee. A peine fut-il entré dans cette pailible habitation, qu'il gagna 1'eflime de tout le monde. L'amitié fuivit 1'eftime de prés \ & bientöt vous euffiez dit que c'étoit le fils de Madame Du» moiufeau 3c le frere de Louife. L'amour du repos n'étoit pas le feul motif qui 1'avoit exilé de Ja Ville. Des chagrins de cceur avoient eu encore plus de part a cette réfolution. Dorval avoit déja aimé ; mais , trompé , facriflé a ia richelTe, il s'étoit bien promis de ne plus s'expofer a être ie jouet du caprice 3c la vi&ime de fmtéréV Le premier 3c 1'unique objet qui avoit enchaïné fon cceur, 1'Amour le lui *  in Les S o i r é e s avoit préfente comme 1'ornement de fon fexe s en le perdant, il étoit naturel qu'il abjurat pour toujours l'amour de ce fexe qu'il ne pouvoit plus eftimer. II porta dans fa retraite un cceur ulcéré par la haine & le reftentiment, un cceur qui fe fentoit né pour 1'Amour, Sc qui fe voyoit forcé d'y renoncer. Cependant, au milieu de fa folitude, abandonné comme a lui-mêmc , il promenoit avec regret fes yeux fur le pafte, il s'étonnoit du vide de fon cceur; il fentoit bien qu'il manquoit quelque chofe a fa tranquillité •, il avoit été trompé & peut-étre n'ofoit-il s'avouer qu'il voudroit bien encore s'expofer a letre. Mon reffenriment eft jufte, s'écrioit-il > je dois haïr, je dois fuir a jamais ce fexe perfide; mais il ne pouvoit étouffer une voix fecrete qui lui difoit : II eft encore , il eft des cceurs vertueux , capables d'aimer Sc _ dignes d'être aimés. 11 en venoit quel-  AMUSANTE S. 11$ quefois jufqu'a pardonner al'objet qui 1'avoit trahi. II ne s'en prenoit qua Ja fédu&ion, & il commencoit a exeufer un fexe trop foible par lui-même? 8c expofé encore a mille dangers. Le temps n'étoit pas la feule caufe de fon indulgence \ les charmes ingénus de la jeune Louife y avoient beaucoup plus contribué. Les vertus aimables de Madame Dumouifeau 1'avoient confolé ; elles avoient diflipé fon chagrin; 8c la candeur 8c la beauté de la fille avoient ramené dans fon cceur le défir & 1'efpoir d'ètre heureux. Madame DumouiTeau avoit vu naitre cette inclination \ 8c fon cceur y avoit applaudi. De jour en jour celui de Dorval fembloit s'épanouir davantage. Chacun des charmes que 1'age ou 1'éducation faifoient éclore chez la tendre Louife , étoit pour lui un nou-, veau lien qui 1'attachoit plus fortement> Si 1'expérience 8c le malheur n'avoiem  ii4 Les Soirees pu défendre Dorval contre 1'Amour, quelles arrnes pouvoit lui oppofer la jeune 8c fenfible Louife ? Ce cceur naïf étoit peu propre a diflimuler fes fentimens. Elle les laifta voir avant de s'en être appercue elle même ? Que dis-je? elle fembla venir au-devantde Dorval avec toute la fécurité de fon innocence, 8c lui apporta fon coeur avec une naïveté fi franchc , que ce feul trait auroit touché Dorval, füt-il demeuré infenlible jufqu'alors. Enfin, eet amant fortuné ne foupire plus qu'après le moment qui doit mettre le comble a fon bonheur. L'amour, 1'amour feul.occupe tout fon efprit, remplit toute fon ame. II ne penfe, il ne reir pire que pour fa Louife. Rien ne manque a fon bonheur que le plaifir d'être tout a elle. Un événement inattendu. vint confirmer fon efpérance j c'eft la mort d'une vieille tante, que le hafard avoit enrichie depuis peu par un fort  A M U S A- N T E S. 21 f béritage, & dont enfin Dorval alloit hériter a fon tour. II étoit parti pour aller recueillir cette fucceffion. Le voila de retour ! & il ne paroït p oint! Tandis que la tendre Louife fè livroit aux plus triftes idéés , un bruit fe fait entendre; on defcend.... Ah! le voila ■* —• Non, ce n'eft pas lui \ il volcroit.... C'eft le lourd Phihppe , fon valet!.... n'importe , entrez Philippe. Votre maitre n' eft donc pas encore levé ? — II ne s'eft pas encore couché. — Comment ? — Pendant toute la nuit il a.... que fais-je, tout ce qu'il a fait! il a foupiré, pleuré ; il s'eft mis aécrire* il a tout déchiré; il a ouvert la fenétre, 1'a refermée.... U sell tordu les mams , s'eft promené, s'eft affis, s'eft agité fur fa chaife,... Voila tout ce qu'il a fait jufqu'au jour. Alors il ma dit d'avertir Madame votre mere qu'il défïroit lui parler en particulier; elle  tiö Les Soirees étoit fortie, & je viens voir li elle eft rerenue. — Mais, Philippe.... ö ciel! — Depuis quinze jours il eft de même. Quel coup de foudre pour la tendre Louife i voila donc le fuccès d'un voyage , d'oü ils avoient attendu tout leur bonheur. Elle continue d'interroger Philippe \ mais pendant le féjour de Dorval a Wefèl (c'eft-la qu'il devoit recueillir fa fucceflion) Philippe avoit été abfentplufieurs jours. A fon retour, il avoit trouvé fon maitre enfermé , feul, livré a la plus fombre triftefte, & qui ne lui avoit parlé que pour lui donner fon congé.... on n'avoit plus de pain a lui donner. A ce récit, 1'infortunée Louife demeure comme anéantie.... Que lui eft-il donc arrivé?.... Par quel accident? Qu'il m'explique ce myftere; je veux le voir, lui par Ier , a 1'heure même.... pu je meurs,... Philippe eft obligé de monter.  AMUSANTE S. *]£ monter, Öc de priër Dorval de defeend re. il revïent.... Dorval nepeut fe ren- dre auprès d'elle H efpere qu>eJJe voudra bien ie lui pardonner. Madame DumouiTeau arrivé. louife éperduefe jette dans fes bras en fangiottant. . II ne peut venir me parler, s'écriet-eiie. Cette bonne mere refte immobile feffroi. Elle cherche interprater cec evenement. Son imaginatie» alarméa im préfente les images les plus finiftres. Eile fe jette dans les bras de fa Wie , la preffe contre fon fein , & 1Mdit, du ton le plus trifte : C'eft moi louife c'eft moi qui ai fait ton mal.' heur.Mele pardonneras-tu, ma fille > Ce dtfeours fut un nouveau coup de foudre pour le tendre cceur d= We. Ma fille, continua Madame Dumoufleau,ilfautenfinvousi.év,jer des fecrets que j'ai cru devoir voUS A ome I/f £  tiS Les Soirees cacher pour ne pas affiiger votre tendrefle. La violence de mes parens, qui vouloient me faire époufer un jeune homme indigne d'eux & de mov m'a rendue coupable &c malheureufe, J'ailai me jeter dans les bras ^ d'un Officier qui étoit en quartier d'hiver i \Yefel, qui m'avoit parlé d amour j Sc qui avoit fu me rendre fenfible. Ii me donna le titre de Ton époufe. Mais, hélas! ce cceur que j'avois cru digne de mon amour, n'avoit brulé que pour ma fortune. II s'étoit flatté de fe réconcilier avec mes parens par 1'entremife de fes fupérieurs. Mais quand il vit fon efpoir décu par i'inflcxibilité de mon pere, qui me déshérita, & qui fit pafter en mourant tous fes biens art jeune homme qu'il avoit voulu unir a mon fort, mon cruel époux ne cacha. plus fes fentimens fous une fauiTetendrefie ; le dégout fuivit le repentir 3 la haine s'y joignit bientot s enfin il cu*  A M ïï S A N T E S. iI9 1'injuftice & ja cruauté dWj. Ja calomnie contre mon innocence; le menfonge paria plus haut que la vérité; wes Juges furent trompés, peut-êtré leduits , & un divorce déshonorant fut Je pnx du PluS tendre amour. Je quitttai Wefel, pour me réfugier ici fous un nom ftppofi. C'eft a Wel que Dorval vient de pafter trois femaines; il y a fans doute appris mon hiftoire : ainfi, ma Mie, ce font mes fautes & mes malheurs qui t'ont perdue malgré moi Les craintes de Madame Dumouffeair ne paroilfoient que trop fondées La calomnie qui 1'avoit fait condamner avoit pu la pourfuivre encore; & la conduite étrange de Dorval étoit fans doute une fuite de 1'indignation & du mepns qu'il avoit con?us. Louife étoit prete a fuccomber i fa douleur ; elle « put foutenirl'idée de perdre jamais 1 umqueobjet de fon amour, nn amant qui etoit tout pour elle. Dans ce proli ij  txé Les Soirees fond accablcmcnt, la raifon n'avoit aucun empire fur fon cceur; il étoit fermé a toute efpece de confolation.... Etoit-il poffible de fe rcpréfentcr 1'image d'un avenir fans Dorval ? II cntre enfin, voit fa Louife éperdue, mourante.,.. L'amour le fait tomber afes pieds. Il preife fes mains de fes mains tremblantes; un trouble fubit stempare de fon ame. L'amour, le défefpoir 1'agitent tour a tour; & la vue de celle qu'il aime, lui rend 1'idee de la perdre mille fois plus accablante. Louife revient a elle; elle fixe fes yeux languifians fur ceux de Dorval.... Un rayon confolateur pénetre dans fon ame.... Elle fent qu'elle vit encore.... Mais peut-être, hélas ! pour de* tefter la vie, pour pleurer fon amant... Qui pourroit donc les défunir ? .... L*hiftotre malheureufe de fa mere fe retrace alors a fon fouvenir.... Mais quand tout feroit conforme a la vérité^  AMUSANTE s. lxl Dorval devroit-il 1'en aimer moins ? Elle jugeoit d'après fon coeur La calomnie, 1'infortune n'auroient rien pu fur elle.... fur fon amour. Pénétrée «e ce fentiment, elle jette fur lui un «■egard d'attendrifTement & d'amertuml' r&.s'éloi8«e en pleurant, fans quil talfe le moindre effort pour la retenir. Voiü Dorval feul avec Madame DumouiTeau. Ilsdemeurent tous deux oans le plus profond flence , & i P«ne ofent-ib fe regarder. L'infortunee mere de Louife attendoit, en tremblant, que Dorval 1'accablit de reproches. Le remords & la honte 1 avoient tourmentée long-temps; mais jamais elle n'avoit fouffert ce qu'elle louffroit alors; & la crainte ne caufoit pas moins d'agitation dans fon coeur que n'en avoit caufé dans celui de Louife le défefpoir de l'amour. .Qu'on juge de fa furprife lorfque K üj  ui Les Soirees Dorval, après avoir recueilli fes efprits, vola dans fes bras avec toute la tendrefie filiale qu il avoit coutume de lui témoigner, &, au milieu de fes fanglots, verfa dans fonfein le fecret fatal qu'il craignoit de dévoiler. Dans les derniers jours de mon fcjour & Wefel, lui dit-il, je me fuis occupé a exammer les papiers de la défunte, fur lefquelsje n'avois pas encore jete les yeux. J'en ai trouvé un qui renverfe tout i'édifice du bonheur que l'amour avoit éievé. C'eft une lettre du parent dont ma tante avoit herite; elle eft adreftée a eUe-même. Par cette tatalc lettre , il lui prcfcrit de faire des recherches fur une familie quil a, dit-il 9 dépouillée de fes biens; & fi elle exifte encore , il ordonne qu'on lui reftitue fa fortune. Je n'ai pu balancer un inftant.... J'ai fait ce que vous auriez fait a ma place , & malgré.... tout ce qu'il va men coüter, j'ai fait averur  AMUSANTE $. par tous les papiers publiés cette familie de venir prendre pofïéffion d'un bien fur lequel je n'ai plus de prétentions. De quel poids affreux Madame Dumouffeau fe fentit foulagée a cette nouvelle! La joie , Tadmiration pour la nobleflè dame de ce vertueux jeune Eomme, la crainte de le perdre , lui quelle aimoit comme fon fils, qui ulloit le devenir, (car elle devoit ne* ceflairement lui accorder ce titre , li elle vouloit conferver fa chere Louife;) tous ces fentimens réunis font taire la curiolité , öc ne lui permettent point d'entrer avec Dorval dans de plus grands détails. Elle eft trop effrayée du trifle parti qu'il veut prendre. Le deffein de Dorval étoit de fe défaire du peu de bien qui lui refloit, öc d'entrer au fervice étranger. Elle mit tout en ufage pour 1'en détourner \ mais que pouvoitelle lui dire que l'amour nelui eut déji dit, öc a quoi la raifon n'eut déja répondu? K iv  *U4 Les Soirees Dans 1'efpérance flatteufe de ccttc fucceflïon , Dorval avoit moins ménagé fon bien. Quelques créanciers le preifoient vivement. D'ailleurs , foit éloignement pour fes anciennes occupations, éloignement quaugmentoit encore 1'obitination avec laquelle il $étoit oppofé au zele de fes amis Sc de fes prote&eurs , foit méfiance de fes talens , tout lui perfuadoit qu il n'avoit plus rien a prétendre dans fa patrie, Sc qu'il ne s'y produiroit jamais avec avantage. Cependant , Madame Dumouffeau Cétoit hatée d'aller tout apprendre a fa fille v Sc au plus douloureux effroi avoit fuccédé le plus tendre intérêt. Louife n'avoit jamais penfé ce qu'elle fentoit alors, qu'elle pouvoit encore aimer davantage fon cher Dorval Mais, héias ! fon malheur étoit trop grand pour qu'elle put croire a quelque moyen d'y remédier. Elk con-  * M V S A JV T E S. xxr üoiffbit Dorval, & favoit ce qu'elle en devoit attendre; auffi ne vouloitelle pas le voir. Elk pkatok fofl malheur en fe couvrant le vifage de fes mains, lorfqueDorval, après avoir tout arrangé pour fon départ, entra chez elle.... Quel momem, ^ fc «gure ces deux amans , s'aimant plus que,amais, muets, fe tenant embraftés comme dans un inftant qui concen«rost toute 1'éternité de leur amour 1JS neo 'e Pa*-loient q„e par leurs f0„. Pu-s & par km Jarmes) e ^ «ere entra fubitement, tenant en mai„ une affiche & Une lettre du feul de fo amis de \Vefel qui jflj, fa retrake « les malheurs. Avez-vous jamais vu Cur le rivale "ne mere dans les bras de laquelL on rernet fon enfant qu'elle croyoit enlevehfous Iesflots?Tellerepréfentezvous la mere de Louife. Dorval, lif?2 secrie-t-elle, Lfez. _ C'eft J'avis è la K v  "tv$ Les Soirees familie dont je vous ai fdxiè. — Hé bien.... Dorval! Louife! mes enfans! £)ieu ! nous fommes ces héritiers.... FinilTez cette fcenc, ames, capables de la bien fentiiv  AMUSANTE S. tiy IE MOYEN INFAILUBLE, C O N T E. D'Ek ville étoit d'un rang a(Tez dife étoit riche; d'Erville «oit ,eune encore: ces titres ne «_ rantuTent pas de l'amour, mais il, ne font pas fuffifa„s pour fe fefë aj_ nier. Laurette n'avoit ni nailfance ni tortune; mais elle étoit jolie D'Ev vdle la vit, Sc 1'aima. Ce n'étoit pas Ja le plus difficile; car, comme je 1'ai deja dit, Laurette étoit une fille charmante : fa taille feule, a la voir de lom , auroit fuffi poUr faire des con«uetes ; fa %ure étoit encore au-deffus. Dès que d'Erville 1'eut vue, il ne «ongea plus qu>au moyen de Ja revoir. .Ireuffit même 4 lui parler; mais pour « jout-tó, Ü ne voulut point faire eonnoure fes fentimens. La maniere K vj  n3 LesSöïRÈés de parler d'amour eft toujours analo* gue a la perfonne qui aime. L'hommel riche fait des préfens-, le Poete eiivoie des vers, des couplcts j le Petit-Maitre pafte la main fous le menton , prend un baifer ; le grand Seigneur fait des proméftes qu'il ne tient guere : enfin xacontez-moi une déclaration d'amour, je vous dii-ai quel eft 1'amant qui la faite. D'Erville s'annonca donc par de petits préfens , qui furent refufés tant par la jeune perfonne , que par fes parens, qui étoient pauvres, mais honnêtes. Le genre d'amour qu'annoncoit d'Erville , n'étoit pas celui qui leur convenoit; aulTi redoublerent-ils d'attention auprès de Laurette , pour la fauver des pieges de la féduction. Mais la vertu de Laurette pouvoit fe paffer de leur vigilance : elle étoit défen-. due par une force majeure , par 1'amour : fon cceur ne pouvoit plus fe donner; un amant plus heureux s'en  AMUSANTE S, 11? 'étoit déji emparé. Le jeune Verval n avoit pas vu Laurette fans 1'aimer & ilne 1'avoit pas aimée fans fuccès' «1 ne fit point de promeiTe infideile ; il ne hafarda point de careffes impertinente* ; il n'envoya ni préfens, ni pents vers; fes regards parierent pour lui, & la réponfe ne fut ni tardive ni défefpérante. ' D'Erville rebuté, n'en fut que plus amoureux; & ajoutons ici qu'il avoit toutes les qualités qui font un homme «mable. II mic dans fes pourfuites des formes plus honnétes; il en vint meme jufiqu'A les ]égi„mer par des oftres de mariage. Ces offres ne parvmrent pas è vaincre le coeur de Laurette ; mais fes parens n'y réfifterent Pomt: ils fe rangetem du ^ ^ dErvilIe,q„i eut la iiberté de la voir & de lui parler. Cette iiberté lui parut un garant de fes fuccès; il comptoit ou lur l'amour, ou fur 1'amour-propre ■  ijo Les Soirees mais par malheur l'amour avoit déja parlé pour un autrc-, & depuis ce moment -la, l'amour-propre ne parloit plus. D'Erville avoit cru attaquer un cceur libre. Quand il s'appercut de fa méprife , il perdit un peu de fa conftance i fans néanmoins fe rebuter 5 il crut feulement devoir mefurer fes efforts aux dimcultés: il devint plus emprefté , plus complaifant. Mais fon rival ne changeoit rien a fa maniere d'aimer Laurette; c'eft-a-dire, qu'il paroifloit toujours aimable , & qu Ü étoit toujours aimé. D'Erville crut devoir avertir les parens, de cette rivalité qu'on ignoroit encore ; & auffitót on défendit a Laurette de revoir jamais Verval. Nous avons vu la libéralitc , les foins, la complaifance échouer contre le cceur de Laurette. Ce nouveau procédé de d'Erville ne fut pas plus heureux jil n'avoit été qu'ennuyeux juf  AMUSANTE S. l3t qu'alors; il devint bientöt odieux. Tyrannifer l'amour, c'eft encore pis que J'importuner; auffi Verval n en fut que plusaimé. Nos deux amans fe voyoient moins , mais ils fe déftroient davaniage 5 ils fe voyoient, ils s ecrivoient même; car il eft impoffible d'anéantir toute correfpondance entre deux cceurs qui s'aiment bien. Que fera donc d'Erville, ft riche , fipuiffant, ftaimable Sc ft peu aimé > II étoit prés d'abandonner fes projets, & de renoncer a la main de Laurette* Enfin, avant de fe retirer,il prit le parti d'écrire une longue lettre , qu'Ü médita long - temps, Sc qui étoit con~ £ue en ces termes ; ^ Belle Laujrette, » Je vois que tous mes efforts pour » me faire aimer, ne fervent qu'a irri* ? terr votre haine. Je vois que Ja févéwrité de vos parens devient mon  %fi LesSoirêes 33 propre crime. 11 eft vrai que j'ai » épanché dans leur fein tous les cha33 grins de mon cceur. Ce cceur , desa chiré par vous, na pu étouffer le 53 cri de fes douleurs. Au défaut de w votre amour, il cherchoit au moins 33 a fe confoler par la pitié des cceurs 53 fenfibles. Cette pitié a poufte fon 33 zele beaucoup plus loin que je ne » voulois. Vos parens, par amitié pour 33 moi, font devenus cruels en vers vous. Mais pourquoi m'en punir , 33 inexorable Laurette?Si je vousavois 33 moins aimée , je ne me ferois jamais 3j plaint de vos rigueurs j c'eft l'amour 33 feul qui m'a rendu coupable •, c'eft a 3o lui de me juftifier. Ah! pardonnez un 33 crime bien involontaire. Je fouffre 33 plus que vous-même de la tyrannie de 33 vos parens. Je fuis plus efclave, plus 33 perfécuté que vous ; &lesmaux que 33 vous fourTrez me font d'autant plus 33 douloureux,quej'enfuisrauteurmal*  AMUSANTE S. P gré moi. Vous me direz, belle lauretw te, que je peux les terminer en me re35 tirant: 11 eft vrai • mais il m'eft impof^ ftble de renoncer a vous voir, de cef* fer de vousaimer. D'ailleurs , croyez >> que Tintérêt demon amour n'eft pas *> le feul motif qui me retienne auprès *> de vous: 1'envie de vous voir heureufe •> Temporte furie déftr de mon propre » bonheur. Je vois le fort que je peux 93 vous & je frémis de celui qui 33 vous attend, ft vous me facrifiez a ^ un amour que vos parens & la raifon ont condamné. Peut-être aurois33 je pu moi-même m nnmoier , & » renoncer a mon amour, ft ie mortel *» qui ma ravi votre cceur, pouvoit •> vous rendre heureufe. Mais ft vous »> fentez un jour le poids de finfor93 tune' V0LIS regretterez peut-être un » amant qui n'eftimoit fon rang & 33 fes ricneftes , que par !a faculté de w vous les oftrir. Je vous en fupplie,  i34 Les.Soirees 33 aveugle Laurette , ne vous expofea *3 plus au regret d'avoir rejeté votre 33 bonheur, Sc au remords d'avoir fait m un maiheureux de Thomme qui vous 35 a le plus tendrement aimée. J'at33 tends votre réponfe, qui deviendra oo mon arrêt. Songez que je n en ap~ 5, pellerai point jfongez qu un mot va 53 faire le bonheur de d'Erville 9 ou 1'é33 loigner de vous pour jamais. « Cette lettre fit grand plaifir a Laurette, non par les oftxes féduifantes qu'elle contenoit, mais paree qu'elle fe flatta qu avec un non , elle ailoit fe délivrer d'un amant importun. Ce non lui coüta peu ; cependant le plaifir qu'elle avoit a i'écrire , lui fit alTaifonner au moins fon refus de quelques politefies vagues-, elle marqua a d'Erville qu'elle le regrettoit, qu'elle le regretteroit peut être encore plus un jour > mais qu elle étoit forcée de le  AMU SANTÉ S. 1$ f refufer. C'étoit-la des efpeces de douceurs ; öc Ton peut dire que d'Erville n'avoit jamais été traité auffi-bien que le jour qu'il avoit regufon congé. Ces politeftés ne le confolerent point. C'en eft fait, dit-il, il faut donc renoncer a ce que j'aime, a tout ce que je pourrai jamais aimer. La nuit qui fuivit ce cruel congé , fut des plus longues pour d'Erville ; fes yeux ne purent fe fermer un moment : il ne formoit plus aucun projet : Laurette étoit perdue pour lui. Au milieu de fes réflexions léthargiqués , il fe fentit comme frappé d'une idéé qui lui rendit tout-a coup un rayon d'efpérance. D'Erville avoit de 1'efprit; il connoiffoit le cceur humain ; il enfanta un proiet aftez hardi , rare, öc qui furprendra fans doute. J ai dit que d'Erville étoit fort riche : il en avoit befoin pour le deftem qu'il avoit formé. II cefta pendant  136 Les Soirees quelque temps de voir Laurette il fcignit de vaincre fon amour, & il reparut enfuite avec les feules prétentions de 1'amitié. II dit a Laurette , que par un effort de raifon il étoit parvenu a triompher de fon propte cceur, & qu'il ne folÜcitoit plus auprès d'elle, que le titre de fon ami; mais il ajouta ' qu'en étouifant fon amour, il avoit toujours confervé le défir de faire fon bonheur. " Vous allez voir , conti33 nua-t-il, fi mes vceux font délïnté33 reifés. Je confens a vous unir a mon 33 rival; je ne demande que 1'emploi 33 de veiller fur votre fortune. J'ai une 33 Terre en Normandie, que je vous 33 prierai d'accepter pour dot j mais a »3 une condition que voici: Je veux 33 être sur du coeur de votre amant; 33 je veux vous éprouver 1'un & l'autre 33 avant de vous voir unis, pour ne pas 33 vous expofer a un repentir inütile. 33 J'exige donc que vous alliez habiter  AMUSANTE S. i$j avec vos parens, cette Terre que je vous abandonne, & qui eft fort ^ foÜtaire ; 1'heureux Verval tra s'y fixer au fein de votre familie. Vous n'y ferez pas expofés a mes importunités, a mes vilïtes; je n'y parot- » trai que lorfque j'y ferai appelé par * vous- Ia maifon y eft commode Sc » agréahle, le pare fpacïeux, le jar35 din aftez beau ; mais vous n'y ver- * rez que Verval. Si après y avoir * vécu pendant trois mois, vous per»> ftftcz tous deux dans le defte-in de M vous époufer, ma Terre encore un coup , fera votre dot; Sc je veux que » votre manage fefafte dans ma Cha>* pelle. cc II eft bonderedireames Leéteurs, que d'Erville n'avoit nuliement renonce a fes prétentions ; car on pourroit s'y méprendre fort aifément. Mais quoi ! conferver des prétentions fur une bdle. & lui ordonner de vivre  ï3S Les Soirees fans celfe avec fon rival! Vouloir défunir deux amans, & les laiflér toujours enfemble I Oui, voila juftement le projet de d'Erville. La généroiïté, ks foins n avoient pu fervir fon amour; il n'avoit pas été plus heureux en mettant a la gêne les deux amans j ik voulut voir fi, en leur laiflant une entiere Iiberté, il ne rcuffiroit pas mieux. que par la contraintc. Les parens de laurette y donnerent les mains. Peutctre que quelques perfonnes fcrupuleufes tremblent déja pour la vertu de Laurette ,& blament fa familie d'avoir appronvé ce fingulier projet; mais fans leur dire ici, pour les ralTurer , qu'on avoit des preuves de 1'honnêteté de Laurette , il fuffira de leur apprendre que les parens étoient dans la confidence de d'Erville, & qu'on n'avoit pas renonce a furveüler la conduite des deux amans. Qu'on fe ngure la joie de Laurette $  AM W'SANTÉ S» 13$ elk étoit délivrée d'un amant qu'elle ne pouvoit fouffrir 5 elle étoit réconciliée avec fes parens qui la tyrannifoient ; elle avoit la Iiberté de voir fans cefte un amant qu'on lui avoit défendu de regarder ;cV les faveurs de la fortune venoient fe joindre encore aux dékces de l'amour. Ce tableau eft bien féduifant) Voyons ce qui réfuU tera de ce nouveau genre de vie. Les premiers jours s'écoulerent avec une rapidité incroyable j & d'Erville, fans fe montrer, veilloit a tous leurs plaiftrs 5 une fete fuccêdoit a l'autre , fans aucun intervalle ; on eut dit que la baguette d'Armide avoit frappé ces lieux : cbaque fpeótacle fembloit y tenir du prodige. Laurette y voyoit fans cefte fon amant. Verval étoit de tous fes repas-, point de plaiftrs q»'elle ne partageat avec lui ; point de bal oü il ne dansat avec elle. Mais, quelque temps après , leurs plaiftrs de*  i.40 Les Soirees vinrent plus froids , fans qu'ils en foupconnaftent la caufe. Quand ils avoient un air d'ennui, ils aimoient mieux fe croire malades, que de s'en prendre a la fituation de leur cceur. Un jour Laurette dit a Verval : » Il »ya long - temps, mon cher Verval, 33 que tu ne m'as écrit. C'eft que je n'en 33 ai pas befoin, répondit-il je tc 35 vois tous les jours, a tout moment. 33 11 eft vrai, répliqua-t-elle-..mais je 33 voudrois que tu en eufles befoin. >3 Tes lettres me faifoient tant de plai33 ftr ! Tiens, ne me vois pas demain 33 dans la matinée refte dans ton ap55 partement, pour avoir occafion de 33 m'écrire cc. Le, lendemain matin, Verval ne la vit point, Sc il eut plus de plaifir a lui écrire, qu'il n'en avoit eu la veille a lui parler. Pour Laurette, il ne manqua au plaifir qu'elle eut en lifant cette lettre, que de 1'avoir regue furtivement, Sc d'avoir trompé, poux  AMUSANTE « jjjjj pour cela, la vigilance de fa familie Une autrefois, Verval diloit a Laurette : » Te fouviens - tu , ma chere " Laure»e , de toutes les rufes que j'ai " «nalees & exécutées pour te voir » malgré tes parens ? Quel plaifir nous * a^°ns * met^ leur prudence en * ^ ! ^ue ks inftans que nous ? derobl°™ pour nous voir avoient 33 de darmes ! oui, je voudrois encore -avoir des obftacles a vaincre, des » dangers a courir, des argus a trom-per, pour te prouver combien ie -taime. Et moi, lui répondit Lau» rette , je voudrois aufti vivre dans la " mêmc con-rainte> pour éprouver ton » amour, & te convaincre du mien. cc Comme nos deux amans fe trouvoient fans avoir befoin de fe chercher U ne leur reftoit guere plus d'autre* plaifir que celui de s'éviter ; ils s'en faifoient quelquefois une plaifanterie- mais üs y goütoient toujours un plaifir réel. Tornt II. j  i4i L e s Soirees Les fêtes torent par les ennuyef complétement, non paree que ciétoient toujours les mêmes pïaifirs, mais paree qu ils étoient toujours en meme compagnie : ils ne fe plaignoient néanmoins que de la monotonie de leurs divertiffemens j & lorfqu on leur annoncoit quelque nouveau fpeclacle , ils s'écrioient tous deux en baillant : Encore une fête ! Quelquefois ils fe difoient: »' Amu*>fons-nous a nous promencr tous s> deux féparément dans ces deux al33 lées,& nous nous rejoin.drons quand nous ferons au bout «. Ils s'y promenoient fi lentement, fi lentement, qu'ils étoient une heure fans arriver au bout de 1'allée j & quand ils fe revoyoient , ils ne fe faifoient aucun reproche. Enfin, ce genre de vie leur parut d'une fatigue infupportable. Verval trouvoit fi enriuyeux de ne 'voir jamais que fa maïtrefle, & Lautcttc, de ne voir jamais que fon amant»  AMUSANTE S. 24* qu'ils ne pouvoient plus y tenir. Cétok une fatiété qui alioit jufqu'a'u dégout. Chacun des deux n'ofoit faire confidence a l'autre de ce qui fe paffoit dans fon cceur. Ils pouvoient pourtant en hafarder 1'aveu, & compter fur une indulgence mutuelle• mais ils craignoient de s'affliger 1'un l'autre. Laurette difoit tous bas : Que deviendra Verval, s'il vient a lire dans mon ame! Et Verval difoit de fon cóté : Pauvre Laurette , que je te plains, fi , malgré moi, tu viens a découvrir mon fecret ! Les yeux qui veilloient fur eux ne tarderent pas a s'appercevoir de ce changement ,& d'Erville en eut bientót des nouvelies. II demanda la per.miffion de leur'faire une vifite. On avoit un fi beau motif pourlalui accorder, la reconnoi/Tance ! II fut accudlli comme un bienfaicLeur ; il 1'étoit en effet dès ce moment-la, car il rompoft leur tête-a-tête. Le chateau fembloit M  144 1 E s S ° 1 R E S avoir pris une nouvelle face ; la promenade étoit plus belle. On ne vit par, tir d'Erville qu a regret j on le revit avec un nouveau plaifir. Laurette lui favoit tant de gré de la délivrcr de l'cnnui d etre feule avec Verval , & Verval étoit fi charmé de voir d'Erville entretenir Laurette \ il fembloit le remercier de 1'arfranchir d'un foin pénible Sc faftidieux. Enfin , quand d'Erville, qui fiiivoit tous leurs mouvemens, crut avoir trouvé le moment favorable , il pria Verval de lui céder laurette j & Verval accorda cette priere de 1'air dont on recoit un bien-. fait. D'Erville alors offrit fa main a Laurette, qui la reout avec reconnoiiTance, non par amour pour lui 9 mais par le défir d'etre déiivrée de Verval, quelle voyoit depuis fi longtcmps. Toute la familie fut enchan-. téc de eet événement & d'Erville^ qui vouloit que tout le monde fut content 3 fit la fortune de Verval  AMUSANTE S. Mf £A DÉLICATESSE RÉCOMPENSÉE, V d ,!KrMIUï av" la %ure & avoit du mérite, des vertus ; & ij toitpw heureux. Belle occafion pour ^peter ce qu'on a dit mille fois, qu. lafortuneeftaveugle.Oui,fanSdoute nous voyons f0UV£m j£s b.Ms ^ , ote ' &Jes ta'^ ou 1£S vertus de lautre.Mais pourquoi vouloir que la nat«y^e mere commune des hommes, ft plaife i donner tout aux uns Pour desheriter les autres ? N'eft-cc donc pas alfa d'être fot fans être pauvre ? Croyons que la nature eft £n_ core plusfage que nous ; & voyons. ia, lans murmurer, confoler la fottife par Ia richefTe. Revenons è Vermiily qui fut d'au-  M(f Les Soirees tant pks malheuren*, qu'il devint orphelin prefque dès fon enfance. U homme riche, qui avoit ete ami de fon pere ,1e prit chez lui& lefitelever comme un de fes enfans. Ces bienfaits ne futent pas perdus pour M Lorvey ( c'eft le nom du bienfaicteur ) ,ilen fut payé par les progres & la reconnoiffance de Vermi y. 11 étoit pere de trois filles qu'on elevott fousLyeux-,maiS,foitreffetdekur heureuxnaturel, foit que lhonnete ^ attentive & la candeur defintereffee de Vermiily fuffent propres a ecarter laialoufie, il étoit regardé par eux , „on comme un étranger, mais comme un frere. Quand fon ige & fon int* ligencel'eurentrenduutile;.l donna t0Susfes foins aux affaires domeft, ques-,il parloit des biens de fa famdfe adoptive , comme n'ayant rien a y prétcndre.&ilyveilloit comme s ik eüflent du n'appartenir qu a lui leul.  AMUSANT ES. Madame Lorvey elle-même, qui ne f avoit pas vu entrer dans fa maifon fans une efpece d'effroi, s accoutuma bientót a le voir avec des yeux de mere; 8c elle eut pleuré fon départ ccmme on pleure la mort d'un fils, Vermiily étoit deftiné a perdre un fecond pere • il vit mourir prefque fubitement fon bienfai&eur. II eut befoin, pour n'en être pas accablé,de tout Jeffort de fa raifon, & de Ia con« vidion ou il étoit que cette mort le rendoit plus néceffaire a ia familie du défumvEn effet, fes foins étoient devenus d'autant plus efifentiels, que M. Lorvey avoit laiffé, en mourant, fes affaires fort embrouillées, par d'injuftes procés dont il n'avoit pu voir la fin. loin que cette circonftance enorgueilüt Vermiily, elle fembloit augmenter a la fois fon zele 8c fa modefiie; quoiqu'il ne fót guere plus agé que' fes fceurs, fa raifon prématurée appdoit L iv  a4S LES SOIREES de fixoit la conftance ; il crut devoir a la familie qui 1'avoit adopté, la tendrefte Sc les foins d'un pere •, mais toujours femblable a lui-même, il ne vit dans fa nouvelle pofition que des devoirs nouveaux, Sc non un titre de plus. II eft vrai qu'il ne travailloit point pour desingrats. Lestrois fceurs étoient juftes &:fenfiblesSc elles béniftoient de plus en plus le jour ou il étoit entré dans leur famille.Toutes les trois étoient jolies, mais avec des traits Sc des caracteres öppofés. Lacadette étoit vive, étourdie même; mais fes fautes étoient aulfi - tót réparées que commifes; Sc un repentir acfcif Sc prompt expioit fon étourderie. L'aïnée , plus fenfée , plus raifonnable , avoit une gravité dans le m'aintien, qui donnoit a fon premier abord une apparence de froideur , 8c même de fterté j mais fa froideur  AMUSANTE S. z49 n'étoit que décence , Sc fa fierté qi,c fagelïe. Sérieufe fans être tri/te , eJle avoit acquis par 1'étude, chofe aiTez rare, queiques-unes de nos qualités , fans perdre aucune des graces de fon fexe: fon efprit s'étoit formé par Ja lecture des bons livres, fon cceur par 1'habitude de faire de bonnes aclions ; mais elle cachoit également fes bienfaits Sc fon favoir. La plus jolie des trois étoit la troifeme, qu'on nommoit Cécile. Elle tenoit de fes deux fceurs par le èaractere,fans relfemblera aucune. Sa taille étoit fvelte, fon teint étoit de la plus grande blancheur ; Sc cette blancheur étoit relevée par deux beaux yeux noirs couronnés de fourcils noirs bien defünés ; fes yeux étoient faits pour être vifs, ü fon cceur ne leur eüt donne lexpreffion de la tendrelfe ; elle étoit née pour fentir fortement les palfions; mais elie avoit une timidité naturelle L y  i^o Les Soirees qui, en concentrant leurs efforts, en modéroit les fignes extérieurs. Un mot,un regard, la couvroit de cette rougeur intéreifante qui embellit une femme timide, furvit même a la pudeur , & en prolonge 1'illufion. Ajoutez a cela quinze ans, & vous aurez le portrait de Cécile. Les trois foeurs après la mort de M» Lorvey > fentirent encore mieux le prix du préfent qu il leur'avoit fait en adoptant Vermiily. Le titre de frere qu elles lui avoient donné , n'avoit été d'abord qu'un ade d'obéiflance , il devint bientot un befoin de leur cceur, Cécile étoit celle qui lui témoignoit jnoins d'amitié 5 mais on verra que cette froideur ne devoit pas être attribuée a 1'ingratitudc. La veuve ne fut pas plus injufte que fes filles bien des gens vont même trouver qu'elle poutfa la reconnoiffancc un peu trop loin. Quand Ver-  AMUSANTE S. milly, par fon zele öc par fon intelligente , eut remis 1'ordre dans les affaires, 3c terminé avantageufement tous les proces, Madame Lorvey ne fongea plus qua jouir de fa fortune, qui étoit confidérable, 3c a reconnoitre les foins de 1'homme honnéte öc fenfible qui avoit fu 1'augmenter encore. Elle n'étoit ni fans jeuneflé, ni fans beauté ; Sc j'ai dit que Vermiily étoit réellement aimable. Elle avoit encore le cceur fenfible; elle paffoit fa vie avec Vermiily, qu'elle voyoit chéri de tout le monde, il falloit bien qu'elle l'aimat auffi ; öc comme il y a des femmes qui n'ont qu'une maniere d'aimer, elle 1'aima, après fon mari , comme elle avoit aime fon mari. Cet amour étoit d'autant plus diffidle a éviter,qu'il étoit entré dans fon cceur fous les traits de la reconnoiflance, öc qu'elle n'avoit pas cru devoir s'en méfïer. Au refte , Madame Lorvey avoit toujours mérité L vj  i\i Les Soirees l'eftime de fon mari öc le refpeól: de fa familie j auffi ne faut-il pas regarder cette paffion comme le délire de fes fens, mais Terreur d'un cceur fenfible. II falloit pourtant déclarer un fcntiment que lamodeftie de Vermiily n'auroit jamais foupconné, öc que, par délicateiTe, il n*eut jamais cherché a faire naitre. Dans toute autre occafion > Madame Lorvey auroit trouvé une pareille déclaration pénible, impoffible même. Mais eet aveu devenoit bien plus facile par la fituation ou elle Ce trouvoit. Elle-n'avoit pas même befoin d'employer le mot d'amour. Au lieu de dire, Je vous aime, elle pouvoit dire, Je vous dois tout; au lieu de dire, Je veux fatisfaire, en vous époufant, le gout que vous m'avez infpiré, elle pouvoit dire, Je veux payer vos bienfaits en vous faifant partager ma fortune. Enfin elle pouvoit paroitre , en  amusantes. ifj fuivant l'amour, ne céder qua la reconnoifTancej&ceft une grande reffource pour la pudeur. Peut-être aufli que, dupe jufqu au bout de fon propre cceur , elle crut n'obéir qu'a un fentiment généreux Sc délmtérefTé. Quoi qu'il en foit, après avoir effayé vingt fois en vain d'offrir fa mam a Vermiily, elle y réuffit unjour, Sc quoiqu'eile fe föt expliquée avec'un peu de défordre , elle étoit parvenue i fe faire entendre. Cette propo/ïtion que Vermiily n'avoit (ollickét pat aucun moyen, n'en étoit pas moins fédüifante. Mais ttntérêt n'étoit pas Tarme la plus propre a le vaincre j Sc 1'amitié de Madame Lorvey , les' titres qu'elle avoit a fa reconnoifTa'nce, étoient plus puiflans auprès de lui que les richeiTes qu'on lui offroit. II craignoit plus d'affliger fa bienfaiflrice, qu'il ne dénrótt de s'enrichir. 11 ns mk dans fa réponfe, ni hypocriiïe, ni  M4 L % s S ö ï r è e * morgue, ni coquetterie : il lui exprlma tous les fentimens dont il étoit pénétré , Sc fe borna a lui dire que cc mariage-la pourroit etre blamé dans le monde, Sc fur-tout dans la familie, Mais tout modeite quil étoit, il ne put s'empêcher de lire dans les difcours de Madame Lorvey, & même dans fon fdence, tout ce qui fe pafloit dans fon cceur. II vit quelle étoit entrainée par un fentiment qu elle n'avouoit point, qu'elle ignoroit peut-être ellemême ; & ü fot effrayé de 1'idée de faire le malheur de fa bienfaidrice. Sa délicateffe n'étoit facile ni a vaincre nt a féduire. Madame, lui dit-il, vous m'offrez un bonheur auquel je n'ai jamais du prétendre , que je n'auroisi pas même ofé défirer. Je fais tout ce que je dois a eet excès de générofité 'r mais fouffrez que je donne quelque chofe a ma délicateffe. Souffrez que je n'acceptc ce bienfait qu après que le  AMUSANTE S. tff Cönfentement de votre familie 1'aura rendu légitime. Enfin, j'ai befoin qu'elle m'adopte elle-même pour chef, comme vous avez daigné me choifir pour époux. Si, d'une part, le coeur de Madame Lorvey pouvoit avoir $ fe plaindre de cette délicatefle ; fon efprit lui fourniiToit peu d'objeclions pour la combattre ; il fallut fe rendre aux défirs de Vermiily. D'ailleurs elle comptoit peut-être aflez fur la tendreflè que fa familie avoit pour elle öc pour Vermiily, pour ne rcdouter aucun obftacle. Celui-ci ayant alfemblé non-feulement les trois fceurs, mais d'autres proches parens, fe mit en devoir de leur annoncer les favorables difpofitions de Madame Lorvey afon égard; mais il le fit avec le ton d'honneteté Sc de ménagement qu'il devoit k Ca. bien&Orice, öc qu'il fe devoit a lui-  xjé Les Soirees même il leur dit , que , trompée par un exces de générolïté, Madame Lorvey vouloit payer fes foins par un prix bien au-deflus de fes foibles fervices j qu'il avoit cru ne devoir accepter ce bienfait qu'après leur cönfentement unanime. II ajouta que la confidence qu'il leur faifoit, n'étoit pas un vain compliment , ni un moyen adroit pour écarter leur fuffrage & il s'engagea par une parole d'honneur a renoncer fur 1'heure a toutes fes prétentions , fi elles déplaifoient a un feul d'entre eux. Dès le commencement de fon difcours , l'intéreifante Cécile , qui étoit placée entrc fes fceurs, avoit paru fe troubler: elle rougit, palif, elle s'efforca, mais en vain de rappeler fes forces Sc au moment ou un cri unanime s'éleva pour adopter Vermiily, elle tomba dans les bras de fon aïnée fans couleur Sc fans connoiifance. De  AM U SANTÉ S, tty prompts fecours lui rendirent fufage de fes fens ; mais l'affemblée fut rompue, öc 1'on 'fe mit a interpréter eet événement qui ne parut point naturel, paree que les deux autres fceurs en • avoient appercu la naiflance Sc obfervé les progrês. Cet accident alarma la probité fcrupuleufe de Vermiily. II s'imagina que la nouvelle qu'il venoit d'annoncer , pouvoit bien être la caufe de cet évanouitfement; Sc il conclut que Cécile n'approuvoit pas fon manage avec Madame Lorvey. Sa conclufion parut fe rapporter a 1'idée qu'en avoient les autres parens : on trouva feulement étrange que le difcours de Vermiily eut fait fur elle une aulü vive fenfation. On avoit raifon d'être furpris d'une fi vive impreffion, paree qu'on ne fe doutoit pas du principe qui 1'avoit caufée. Si le cceur de Cécile s'oppofoit  t^t Les.Soi rees a ce mariage , c'étoit pour un motif plus noble & plus intéreftant que celui qu'on foupconnoit. En voyant Vermiily , en lui parlant tous les jours, elle n'avoit pu fe défendre d*un amour qui, caché au fond de fon cceur, ne fe nourriftbit pas moins fans ceffe de la vue &" des difcours de celui qui 1'avoit fait naitre. Sa timidité, d'autres motifs 1'avoient forcée a garder fon fecret peut-être même avoit-elle réfolu de facrifier fón amour mais jufques-la elle avoit vu Vermiily indifférent , Hbre de toute paftion. II eft plus facile de renoncer a un amant qui ne fe donne a perfonne *, quand on le voit pret a pafter dans les bras d'une autre, c'eft alors qu'un pareil facrifice devient dif^ ficile , impoflible, ou tout au moins déchirant : & voila ce qui vient d'arriver a la pauvre Cécile. Perfonne ne lui paria, on vouloit la laiffer repofer i fon cceur lui permettoit-il le  AMUSANTE S. z<$ repos ? quelle affreufe nuit elle alloit paftér ! A peine fut - elle dans fon Kt, qu'elle fentit fes larmes couler abondamment. Malheureufè Cécile, fe difoit - elle i tu pleures! .... Pourquoi ces larmes & ce défefpoir ? tu n'étois pasaimée ! Que dis-je? on ignoroit ton amour. Et elle reprenoit enfuite: Ah ! du moins fi je n'avois pas le cceur de Vermiily , perfonne ne le poflédoit. Et puifque je pouvois vivre Sc lui cacher mon amour , fans doute qu'a mon infeu 1'efpérance reftoit tou* jours dans mon cceur. Quelquefois elle fe reprochoit fon filence. Hélas ! s'écrioit-elle, qu'ai-je fait ! peut-être ü j'avois parlé , j'aurois prévenu .mon malheur ; aujourd'hui il eft fans remede. Irai - je me déclarer la rivale de ma mere? mon amour étoit innocent, il eft aujourd'hui criminei. Que dis* je, parler?le pouvois-je ? le puis-je encore ? Eh ! quand mon fexe ne m'en  i6o Les Soirees feroit pas un crime , irois-je montref de l'amour a un cceur indifférent ?*.,. indifférent ! Eft-il bien sur qu'il le foit ? ne confent-il pas a être 1'époux de ma mere ? qui fait s'il ne bruloit pas en feCret pour elle , comme je brulois pour lui ? ou plutót , qui fait fi leurs cceurs n'étoient pasd'accord, tandis que le tuien périfloit d'un amour fans efpoir, mais fans alarmes ? Malheureufe ! malheureufe Cécile ! C'eft ainfi qu'au milieu des combats qui déchiroient le cceur de la tendre Cécile, la jaloufïe même trouvoit encore fa place. Cependant tout étoit fufpendu ; Vermiily 1'avoit demandé ; öc Madame Lorvey elle-même aimoit trop fes filles, pour ne pas céder aux inquiétudes que Cécile lui donnoit j car elle 1'avoit vue dès le matin avec fes deux foeurs , elle 1'avoit trouvée mal,& Cécile elle-même, peut-être dans la crainte d'être interrogée, avoit dit qu'elle avoit befoin de repos.  AMUSANT ES. Z<$% Quelque temps après, comme on entendoit du brult dans fa chambre, en crut qu'elle étoit levée, ou au moins qu'elle ne dormöit point, & la mere pria Vermiily d'aller la voir ; Voyezla, lui dit-elle. La crainte lui ferme peut-être la bouche avec moi; la conftance pourrala faire expliquer devant vous. Voyez-la, fi c'eft le motif que vous croyez, nous le faurons au moins. Elle n'ofoit lui dire: Vous pourrez difftper fes doutes , fes craintes ; vous pourrez vaincre fa répugnance. Mais Vermiily entendoit peut-être très-bien ce qu'elle ne difoit pas. II entra chez elle. Cécile étoit levée, aflife auprès d'une table, fes deux coudes pofés deftiis, & fa tête dans fes deux mains. Elle fe détourne au bruit, appercoit Vermiily, fent un frémiffement qu'elle ne peut vaincre , & détourne brufquement les yeux, non pas pour ne pas voir Vermiily, mais.pour  ztz Les Soirees cacher fon émotion. Vermiily prend ce mouvement pour une exprcftion involontaire de haine. Ah ! Cécile , s'écria-t-il douloureufement ! quel mouvement j'excite en vous ! il ne mc lailTe plus aucun doute fur vos fentimens. Mais fi mon projet vous a déplu , pourquoi ne 1'avoir pas dit ? vous faviez que vous y oppofer , c'étoit le détruire. II eft encore temps ; dites un mot. Je naurois jamais cru ce que je vois je n'aurois jamais cru vous être devenu odieux. Vous, odieux, répond Cécile! qui vous 1'a dit? je ne vous hais pas (& fa bouche étoit bien d'accord avec fon cceur.) Non9 je ne vous hais pas. Croyez - le.... Elle ne put continuer, tant le trouble de fon cceur étoit grand. Alors Vermiily fe mit a parler de fon mariage projcté, des motifs qui Py avoient fait confentir, & de ceux qui le lui faifoient rejeter déformais.  A M U S A N T E S. X£S Tout ceci n'étoit pas écouté fans plaifir. Cécile voyoit que 1,'amour n'avoit point décidé Vermiily; elle voyoit qu'il étoit pret a renoncer a cet hymen. Mais ce plaifir étoit bientót détruit par cette cruelle réflexion : Et les fentimens que ma mere a déclarés, ne ferment - ils pas pour jamais mon cceur a 1'efpérance ? Vermiily en ouvrant fon ame devant elle pour la foulager, ne faifoit que 1'affliger encore plus j les vertus, la fenfibilité qu'il lui laiffoit voir, ne fervoient qua redoubler fes regrets. Quel cceur m'eft enlevé, fe difoit-elle tout bas, öc le fien étoit déchiré ! Enfin elle recueillit toutes fes forces pour lui dire qu'on ne devoit pas être furpris de fon accident , qu'il ne falloit y voir que ce qui y étoit, öc que ce n'étoit pas la première fois qu'elle étoit malade. Malade, répond Verrcilly ! ce n'eft pas votre fanté qui  a£4 L E s Soirees vous tourmente en ce moment. Je vous connpis, Cécile, la maladie vous feroit fouffrir ; elle ne vous feroit pas pleurer, Sc vous pleurez. Quoi ! je pleure , secrie la pauvre Cécile en s'effuyant, je pleure ! Alors Vermiily crut devoir fe retirer. II alla retrouver'la mere , Sc lui dit que Cécile paroifloit un peu mieux, mais quelle avoit befoin de tranquillité. Le lendemain Cécile quitta fa chambre, entretint fes fceurs qui 1'aimoient, Sc parut plus tranquille , peut - etre paree qu'on ne lui parloit de rien, Sc qu'elle fe flattoit que rien ne fe renoueroit fans qu'on lui parlat. Le pere avoit voulu autrefois avoir le portrait de Vermiily comme celui de fes enfans , Sc il 1'avoit placé dans un cabir net ou il travailloit fouvent avec lui. En allant Sc venant dans la maifon , Cécile, foit par hafard, foit entrainée doucement  AMUSANTE S. 16$ doucement par fon cceur, entra dans ce cabinet, öc fes yeux s'attacherent fur le portrait de Vermiily. Us ne purent plus le quitter : Vermiily , fe difoit-elle en le regardant douloureufement! tu ne feras jamais a moi, & je fuis a toi pour la vie: j'aurois * pu faire ton bonheur, öc tu feras celui d5une autre ! Ces idéés Tattriltoient, mais ce qu'elle voyoit lui procuroit une jouifiance ; elle ofoit fi peu regarder Vermiily, quelle trouvoit du plaifir a lui parler , a le regarder au moins dans fon portrait ; elle le contemploit, öc des larmes de tendreffe couloient le long de fes joues. Cette vue i'occupoit tellement qu'elle n'entendit pas Vermiily, qui la furprit dans cette attitude. II vit clairement ce qu'elle regardoit; il vit fes larmes couler : mais pour ne pas jouir de fon embarras, il revint fur fes pas bien doucement, öc fit enfuite Tom II M  *66 Les S o i r i e s de loin beaucoup de bruit avant d'ëtsr trer dans le'cabinet ou il avoit affaire.. A ce bruit, Cécile, comme réveillée en furfaut, quitte la place oü elle étoit % & fe range de maniere a ne pouvoir envifager le portrait *, elle avoit trop de rnotifs de le regarder, pour ofer le regarder devant le monde. La rougcur avoit couvert fon vifage. Vermiily .neut pas Fair de s'en appercevoir j il lui adreffa quelque phrafe indifférente x fit ce qu il avoit a faire, & fortit du cabinet, ou Cécile ne crut. pas devoir yefter après lui. On fe doute bien que 1'attkude dans laquelle Vermiily avoit furpris Cécile % n'avoit pas gliftc fur fon efprit. II ne put s'empeclier d'y rcver , & en y revant il fut fcrcé de croire ce qu'il ne pouvoit prcfque comprendre | qu'il étoit 1'auteur de la maladie de Cécile. En fortant de fa première furgrife, il tombe dans un embarras plut  AMUSANTE S. lëj cruèl encore. Après avoir forpris les fentimens de Cécile, il defcend dans fon propre cceur. II n'avoit pas oublié qu'il avoitdéja, depuis quelque temps, fenti auprès de Cécile de tendres impreftions. Usetoit armé de tout le courage que peuvent donner la pro■ bité Sc la raifon ; Sc il avoit combattu les premières atteintes d'un amour qu'il n'efpéroit pas de voir heureux , Sc qu on pouvoit regarder comme coupable. Peut-être ces impreffions étoient moins effacées qu'il n'imaginoit; Sc ce qu'il venoit de voir n'étoit guere fait pour guérir fon cceur. Si l'amour elf ft difccik a éteindre lorfqu'il lui refte quelque efpérance, comment le réprïmer quand il a la certitude du retour ? Vermiily eft aime , même fans avoir dit qu'il aime: quel attrait pour une ame fenftble ! II avoit bien les mêmes raifons pour combattre fon amour ; mais fon amour avoit acquis de nou- M ij  %c% Les Soirees velles forces pour réftfter. II réfolut néanmoins d'être toujours le même Sc il vit bien qu il alloit être d'autant plus malheureux, qu il faifoit le malheur de la charmante Cécile, Plus il la voyoit, plus il lui trouvoit de charmes $ & peut-être ( tel eft le coeurhumain) quand il regrettoit le bonheur qu il iaiftoit échapper , 'il croyoit ne faire que plaindre les maux qu'il eau* foit fans le vouloir. Cepcndant la tendre Cécile recueik lit toutes fes forces. Elle réfolut de fe priver de toute efpérance , afin d'é-* touffer fon amour. C'étoit un facrifice qu elle crut devoir a fa mere. Elle écrivit donc une lettre dans laqueile elle engageoit fa mere a fuivre le projet qu'elle avoit congu, a époufcr Vermiily. Qu'on juge combien une pai-eille lettre étoit pénible a écrire ! Elle donnoit des éloges a la généroftté qui infpiroit fa mere •, eüe approuvoit enfi$  AMUSANTE S. 165 ce qu'elle croyoit lui devoir coutër la vie. Comme elle achevoit d'écrire > Vermiily entra chez elle. Tenez, lui dit-elle, en profitant d'un refte de courage qui étoit prêt a s'éteindre , voila une lettre.que j'écris a ma mere; elle détruira tous vos foupcons s je l^ngage a fuivre fon projet envers vous. Vermiily ne peut cntendre ces paroles ni prendre la lettre fans fnffonner ; Sc peut-être ce mouvement myolontaire n'échappa point è Cécile. U ht 5& avec une émotion qui 1'empêchoit d'articuler: Cécile, lui dit-il votre mere ne pourra point lire cette lettre, elle elt écrite d'une main toute tremblante ; Sc ia plupart dés mots font eiFacés....parvos larmes. Vous croycz, reprit-elle fans favoir ce qu'elle difoit I.... n'importe.. & un torrent de larmes termine ces mots ent-c-coupés. Enfuite revenant a elle-même, elle le prie de rendre M iij  x7o Les Soirees lui-même la lettre, la lui préfente , la retient malgré elle, & tombe comme accablée de lamtude fur une table qui étoit a cöté de fon fauteuil. Vermiily ne peut plus réfifter a ce fpe&acle. II fe jettea fes pieds, baigné lui-même de fes larmes. Divine Cécile, s'écrie-t-il ! j'ai lu dans votre cceur. PunnTez-moi de vos tourmens; punülez-moi d'avoir ofé les deviner. Je pouvois être le plus heureux de tous les hommes; j'en fuis le plus infortuné, & je dois 1'être. A ces mots , Cécile pouvoit jouer la colere; mais elle avoit plus de candeur que de fierté, & fon cceur n'avoit plus la force de fe combattre. Elle ne répondit que par de nouveiles larmes. Vermiily lui ouvrit alors fon propre cceur, &, entraïné par fes fentimens, il lui en fit 1'aveu. Ah ! Vermiily, s'écria-t-elle d'une voix prefquc éteinte, quavez-vous fait ? que m'avez - vous  AMUSANTE S. ifi öppris? n'étois-je pas aflez ïnalheuteufe ? Hé bien, continue-t-elle, en te levant, mon fecret connu ne rend mon devoir que plus rigoureux. Elle donne a Vermiily fa lettre, avec ordre de la tendre a fa mere, & s'enfiuit brufquement fans ofer le regarder» Vermiily demeura en proie a mille mouvemens divers j il céda a celui de fon devoir, II alla trouver Madame Lorvey pour lui rendre la lettre : ellè étoit fortie j fon cceur ne put fe défendre d'un mouvement de joie. Madame Lorvey reutra 5 Vermiily firémit de tout fon corps, &luiremit la lettre de Cecile. Cette lettre auroit du caufer a Madame Lorvey plus de plaifir qu'elle ne parut lui en faire. De nouveaux foins, que Vermiily ne devinoit pas, fembloient occuper fon efprit. Elle va trouver fa fille. Cécile, lui uit-elle, je viens de lire ta lettre. Je fcns'toüt ce que tu fais pour moi; M iv  i7i Les Soirees je viens te demander a mon tour tout ce que je peux faire pour toi. Cecile crut devoir profiter de cette ouverture , & demanda a fa mere la permiffion de fe retirer dans un Convent. — Quoi, tu veux me quitter ! II le faut bien, reprit Cécile. Et ce mot ne fut pas plutot prononcé quelle eut voulu pouvoir le retenir. Ce mot échappé & la demande du Couvent, plongea dans la rêverie Madame Lorvey , qui fit appeler Vermiily. Quand il fut arrivé : Hé bien, lui dit-ellc , ma fille confent a notre union. Etes-vous dans les mêmes fentimens ? Oui, fans doute , s'emprefia de répondre Cécile : & 1 on fent combien ce difcours la faifoit fouffrir. Mes enfans , continua Madame Lorvey, vous me jurez donc de faire ce que je défire ? Comme on eut répondu oui : Hé bien , dit-elle , ma fille, je veux terminer d'abord J'affaire qui m'intcrcuej nous fongerons après  A M U S A N T E S. tyx I celle du Couvent. A ces mots elle forti t. Le foir même elle raflembla fes enfans ; Sc un moment après, arriva un Notaire, qui fit frémir Cécile Sc Vermiily. Vous allez donc figner , dit Madame Lorvey, en s'adreftant a 1'un öc a l'autre. Tous deux prennent la plume: ils étoient fi troublés qu'ils auroient figné leur fentence de mort fans y regarder. Quoi! dit-elle a Vermiily, vous fignez ce papier fans le lire ? il faut donc vous en dire le contenu. Mais avant tout, Vermiily, Sc vous ma fille, fachez que j'ai lu dans vos cceurs. Je fais quel facrifice vous me faifiez, Sc je fais quel devoir il m'in> pofe. Vous m'avez promis de m'obéir;. je vous ordonne donc de figner cc contrat, qui eft celui de votre mariage. Après cela, Cecile ajouta-t-elle , avec un fourire aimable, tu choifiras le Couyent que tu voudras pour ta retraite. M v  274 Les Soirees A ces mots , les deux amans tombent aux pieds de Madame Lorvey , fans avoir la force d'exprimer leur reconnoiffance *, Sc les deux fceurs remercierent leur mere de ce mariage > qui fut cclé-bré avec la joie la plus vive, Sc qui eut les fuites les plus heureufes»  AMUSANTES. LE SOUPER SENTIMENTAL, C O N T E. Si vous me demandicz, Mefdames, Je nom de celui qui le premier apporta les vapeurs en France , je vous dirois : C'eft un Florentin j êc quand faurois ajouté : C'eft un Abbé (*), vous me croiriez fur parole. S'il falloit auffi vous donner 1'origine despetitsmaïtres , vous me croiriez, quand je vous dirois: Condé , le vainqueur de Rocroi, étoit un grand Maitre j Sc ces jeunes gens de Cour qui s'attachcrent a lui, finges infidelles du grand homme , furent appelés petits-maitres. Mais je ferois bien embarrafté de vous nommer 1'aimable invcnteur de nos petits ( *) L'Abbé Ruccelaï Florentin, fils d'un Parti* fan confid&é foijs Louis XIII. M vj  ij6 Les Soirees foupers. Toujours eft-il bien vrai que 1'époque ne remonte pas au-dela de Louis XII. Ce bon Roi, qu on réprtmanda ft févérement pour avoir r ^culé fon coucher a dix heures, amufoit fans doute par un petit fouper les longs tête-a-tête qu il avoit avec Marie d'Angletcrre. II eft bien vrai aufli que Louis XIV, ce Roi que Frédéric a nommé le grand Magicien de 1'Europe, ft magnifique, fi galant, na pas porté la délicatefte des foupers au point ou fon fuccefteur Ta vue s'étendre depuis fon retour de Metz. Minuït marquoit toujours la ligne de démarcation du jour & de la nuit j aujourd'hui la nuit n'aplus d'onv bres: un faifceau de bougies eft attaché au flambeau paliftant du jour; 1'oeil trompé cherche en vain les ténebres. 'Alors on ne favoit point fe retrancher contre 1'éclat du foleil pour dormir en plein midi. Long-temps on ne favoit  AMUSANTE S. ijy que donner quatre parties a la journée, le travail semparoit avidement de deux; la troifteme étoit confacrée au repos : que reftoit-il pour les plaiftrs ? C eft aujourd'hui que des mains charmantes découpent ingénieufement la journée Sc coufent a la robe du temps des heures dékcieufcs. Les falons (car tous les arts fe tiennent, Sc fur-tout les arts d agrément) vinrent bien vue au fccours des petits foupers. Bientöt le compas, dirigé par le gout, traca des cloifons, abaifta les voütes, rétrécit les vaftes falies, plus propres a des conférences d'Ambaftadeurs Suiftés qu a de petits foupers. Les grandes cneminées difparurent : a une fculpture groftiere, a des amours mal maconnés Sc mal aftls fur les angles, fuccéderent les glacés de Venife au cuir doré, le dames , le fatm Sc la perfe. Ces fauteuils matértelle* ment tournés, a longs dos, a longs  ty% Les $ o i r é e s bras, fitrent rcmplacés par des bergeres, des ottomanes, Sec. Sec. La réforme avoit déja gagné les mceurs. Déja, graces a Richelien, les grands Vaftaux enchainés auprès du Trönë , devenus plus humains, apprivoifés par les arts, adoucis par les femmes, parloienc moins de noblefte , de ferfs, Sc parloient davantage de plaiftrs. II eft vrai qu'on ferrailloit encore pour le haut du pavé , Sc que, pour conferver la ridicule diftindion des éperons dorés, on rendoit des viiites en bottes, Sc on arrivoit crotté. Dans tout cela rien ne regarde les Dames. Que vous dirai-je des femmes ? Si la Tradition étoit muctte , je jugerois ce qu elles ont été d'après ce qu elles font. II eft bien vrai qu elles furent aimables dans tous les temps ; toujours le gouc les avertit vingt années avant nous des réformes néceflaires. Elles avoient mis de la poudre d or dans leurs cheveux»  AMUSANTE S. z7$ arant que nous euffions tailladé notre barbe ; elles avoient inventé les corps 6c les baleines, Sc nous avions encore nos fouHers; carrés. Avant que nous euffions fongé a dénouer la large agrafte de nos manteaux , elles faifoient ufage de ces gazes officieufes, auxquellea la décence Sc l'amour fourient également: fans doute elles aimoient, plaifoient , faifoient des fottifes comme aujourd'hui. L'art de plaire eft un fecret qu'elles n'ont jamais appris, qu'elles ont toujours fu , avec cette différence que chaque ftecle a imprimc fon cachet fur chacune de leurs manieres. _ Notre ftecle a fans doute beaucoup d'avantages fur ceux qui 1 ontprécédé; mais je puis le comparer a un Metteuren-ceuvre, qui, & force d'affiner fon métal, diminue fon poids; ou plutöt a ce Marivaux, ft juftement célebre, qui, pour trop vouloir du&ilifer fa  iSo Les Soirees penfée, en cmouft'oit le trait. LapoKteife a altéré nos couleurs primitives: on portoit autrefois fon caractere , fon attitude dans les falons. Le beau Latizun dut a cette originalité la main de 1'augufte Montpenfier. On remarquoit dans la phyfionomie Sc dans 1'expreffion des traits faillans ; aujourd'hüi nous nous relfemblons tous; plus de couleurs, point d'expreffion. II femble qu'un niveau eft fufpendu dans nos antichambres, Sc qu'on n'ofe en outrepafter la hauteur. Fous > li c'eft porte ouverte a la folie : Catons , fi 1'on veut, c'eft une hypocrifie continuelle dans lemaintien; le vice Sc la vertu, enun mot, dépendentde 1'affiche qu'on lit en entrant, fur le front de la Dame du lieu. Je fais qu'il feroit facile d'entreprendre notre apologie. Je fais que la bienféance Sc 1'honnêteté y trouvent leur compte. Plus de détonation: c'eft un concert exécuté a voix baife 3 aveq  AMUSANTE S. tSl peu de chaleur, fi fon veut, mais d'accord. PJus de ces oui opjniatres ; plus de ces non efFrontés, , étcrnels «ujets de difcorde pami nos francs aïeux i la penfée polie & retournée vmgt fois, fort lentement de la filiere des convenances, & flatte ou fe tair. Point d'accent; un cajme toujours* egal. Mais Famitié, mais la confiance y ont-eJles gagné? Moi je préférerois le iïecle qui ne cache point fes vices, a celui qui cache fes vices fous fes defauts.... Pardon, Mefdames; c'eft d un fouper que j'ai a vous entretenir. Hier au foir Montcalde fe promenoit, avec Fair du défceuvrement dans ce jardin dont i!n Régent aimaMe avoit confié la clef aux Amour* Montcalde, jeune, riche, aimable, netoit pas fait pour être abandonné iur le fable mouvant d'une allee. 11 e^ pour un homme aimable mille reflourccs ; autrefois les portes ne  i3i Les Soirees s'ouvroient qu'après des informations interminables : D'ou vient - il ? quel efiVil ?.... II eft vrai qu'autrefois c'étoit Monfieur qui ouvroit la porte : aujourd'hui c'eft Madame. Eft-il aimable? Oui. Amenez-le, Sc voila tous les préliminaires : Finconnu eft impatronifé fans autres lettres de créance , fi bien ! ft vïte...! II femble qu'on craint de n'avoir pas le temps de pouvoir fe connoitre. II eft vrai qu'on n'a jamais mieux connu le prix de 1'occafion. Voila Montcalde accofté par un de ces hommes charmans, qui femblent emprifonner les plaiftrs dans leurs v tablettes , Sc dont les tablettes renferment un calendrier fidelle des plus beaux jours, qui ont toujours un moment a donner au plaiftr , & un plaifir deftiné au moment; qui ont "toujours un lieu ou la beauté les attend, Sc une heure ou ils vont attendre la beauté. Unbal.... Un fouper....  AMUSANTE S. 1%^ , Que fais-je ? Ai-je befoin de tout dire ? Heureux mortel l il manquoit quelque chofe a Montcalde pour reftèmbler entiérement a Joinville, ( c'eft le nom duMerveilleux;) il n'étoit pas tout-afait ce qu'on appelle a la rigueur un homme a femmes. II avoit des diftractions , il étoit trop gai Sc n'avoit pas dans 1'ame ce fond tendre, qui promet aux Dames de faire de nous de légers camaïeux , qu'elles effacent, retournent Sc décompofent. Le voila introduit chez Euphroftne. II ne connoiftoit point Euphroftne ; mais, fidelle a 1'ufage , il ne demanda point : Ou fuis-je ? Euphroftne étoit jolie c'étoit le premier titre de noblefte , titre inconteftable ; elle étoit aimable , c'étoit le fecond; elle plaifoit, c'étoit le troifteme. Je pourrois lui donner douze quartiers auffi inconteftables, ftgnés F Amour, & plus bas, Nous tous qui l'avons vue. Euphroftne  i§4 Les Soirees fans rouge , fansblanc , fourcils noirs, foftette au menton , n'oftroit pas non plus un faux baptiftaire. Elle annoncoit, fe ne fais pas li c'eft dix - huk ans, mais je fais bien que c'étoit le bel age. Peignons le caractere d'Euphrofine. Elle n'étoit point bruyante; elle parloit a voix bafte , parloit peu. C'étoient des inflexions, des afpirai*ations.... Elle fembloit dire a tout le monde : Je ne parle que d'après mon cceur. Elle ne difoit point: Je fais cela, mais, Je fens cela. Elle ne répondoit point : Cela eft bien dit, mais, Cela eft fenti.Vouloit-elle louer? Elle ne difoit point : Monfieur a de Tefprit, mais, Monfieur a de 1'ame. Le fentiment étoit fur fes levres avec autant de vérité qu'il étoit dans fon cceur. Tout, autour d'elle, en portoit la tendre livrée. Cependant venoit d'arriver Elife, brune piquante, dont les traits décéloient 1'enjouement; Hor tenfe, blonde,  AMUSANTE S. i3f grande , feche, qui n'avoit jamais eu que de 1'orgueil Sc de la maigreur dans l'ame j Luciie, qui n'avoit pas vingt-huit ans, Sc qui étoit tentée de parler a tout moment. Ces difparates s'évanouirent au premier regard d'Euphronne , Sc ces trois vifages fe peignirent aum-tót de la couleur tendre du lieu. Auprès d'elles , étoit un de ces quarantcnaires , encuirarlés fous une tripie nacre, portam 1'audace fur ie front, Sc 1'impudence dans les yeux: des jeunes gens fans vices, fans vertus, équivoques, grands enfans, qui, après avoir foufflé des boules de favon le matin , jouoient 1'importance le foir j des foi-difant penfeurs, rléaux de la fociété , gens aflis fur la regie Sc- fur le compas, entre un fi Sc un mais % définiffant, analyfant S: comptant les p'lis de la c einture de Vénus, au lieu de la ehiffonner. Tel étoit le cercle d'Euphrofine. On eut dit qu'ils n'avoient  to6 Les Soirees qu'une ame, qu'une même facon de penfer, celle d'Euphrofïne; tant le fceau des bienfeances elt impérieux. II eut été poffible dé tirer -de cette divernté d'efprits Sc de caracteres :un meilleur parti i mais le volant reftoir a terre, perfonne qui osat prendre la raquette Sc le balotter. Un fouper fut fervi avec élégance Sc fans profuiion : il fembloit avoir été ordonné par une Fée. C'étoit un fouper a la mode , oii 1'ceil appercevoit du premier coup toutes les faifons Sc tous les cümats, Sc ou 1'on ne trouve pas un fac nourricier pour l'eltomac, pas une boiffon défaltérante : en revanche on pouvoit parler, Sc on parloit. Euphrofine avoit donné le mouvement, Sc perfonne n'efoit s'écartér de cette monotonie fentimentale. C'étoient des phrafes interrómpues par des exclamations, ou coupées par des foupirs. J'ai dit que Montcalde étoit  AMUSANTE S< if$7 gai: cc ton le décontenancoit. II favoit qu'on eft jugé au premier coup d'ceil; ü craignoit de s'énoncer mal. Son emba rras croiftoit de moment en mo« ment; car de moment en moment la converfation prenoit une teinte plus fombre j une hiftoire trifte finiftbit, une autre plus trifte recommencoit. On en vint a 1 eloge des abfens : de leloge a 1'oraifon funebre, il n'y a qu'un pas. Montcalde fe crut perdu. Quelle contcnance garder, lui qui étoit gai parmi des perfonnes qui étoient prêtes a larmoyer ! Qn regrettoit un ami: un ami! A ce nom , un foupir univerfel fit friftonner tous les cceurs. Montcalde fut pénétré du ton fur lequel on célébroit 1'amitié. Eh l fans doute, dit-il tout bas a Euprofine, je fuis dans le temple de Caftor & Pollux; jecroyoisn'être que dans celui des Graces. Aimables Grecs, c'eft: votre imagination qui perfonnifta avec  *8S Les S o i r ê e s tant d'agrément tous ces êtres moraux ! C'eft vous qui, les premiers , donnates un nom öc un corps au fentiment, öc qui , fatigués de reflembler a Ixion embraftant une nue, donnates a Caftor, Pollux; a Nifus, Euriale. Amitie ! c'eft toi qui dictas le teftament immortel d'Euladymas. Montcalde, en prononeant mentalement cette profopopée , étoit pénétré, mais n'étoit point attendri. Euphroftne continuoit 1'oraifon funebre de fon ami; elle avoit rendu avec un touchant intérct les derniers öc triftes périodes de fa vie : des larmes couloient des yeux d'Euphroftne. Tout le monde , mouchoir en main , féchoit fes pleurs. Montcalde étoit défefpéré de ne pas pouvoir pleurer. II appelle fon imagination au fecours, s'inveftit des fouvenirs les plus noirs; confulte a la fois fa mémoire , fon efprit öc fon cceur; fonge a fon pere , a fa mere, 4 fa fceur , a fes amis, a fa maitrefté,  amusante $. fjw atous Jes défunts poftibles; enfin une larme s 'échappe de fes yeüx. II tira auffi-töt fon mouchoir avec bruiC; oa eut dit que c'étoit Ja banniere déraillement. Tous les yeux fe fixerent fur tol ; une hiclination admïrative lui annonca qu'il étoit réconcilié. Euphroftne lui dit ; Vous etes fenfible, Monfieur La première qualité de 1'homme aimable, c'eft lafenfibilité; confervezfa; c'eft le feu facrés une fois éteint, il tot un miraele pour le rallumer. Le Ciel aujourd'hui eft avare de femblables prodiges. Revenez fouvent me voir. Montcalde fit de fon mieux pour tirer parti de fon maintien j il .brüloit de nre aux éclats. Heureufement une Dame lui offrit une place dans fa voiture, & le jeta chez une folie, ou il rit de tout fon cceur. Je pourrois vous peindre Hor- < terne riant a ne pas s'entendre, au momdre mot; badinanta tort & a traTornt II,  55?o- Les Soirees vers-, faifant mille gueftions, n'attendant jamais la réponfe ; chantant, fautant, parlant tout a la fois; changeant de place a chaque feconde, n'étant bien nulle part, Sc difant: Le bonheur eft par-tout. Je pourrois placer Montcalde a fon aife ; mais, qu en concluriez - vous ? Qu'il eft des fous triftes Sc des fous gais dans le Faubourg Saint-Germain comme dans le Marais; que nous avons tous notre grain de folie 5 Sc que le plus fage eft celui qui fait mieux le cacher , ou en tire meilleur parti. La femme fenfible Sc la folie ont chacune leur prix: heureux ceux qui favent manier ces précieux diamans avec des doigts de rofe. Malheur au fauvage ou au méchant qui ne les ménage point , Sc ne les, honore point aftez.  AMUSANTE S. i9ï GEORGETTE ET D'ORLY, Conté. Georgette vivoit a la campagne chez de pauvres gens qui J'éJevoient comme Jeur fille & fous Je nom de leur fille. Sa figurc étoit bien ; mais fa phyfionomie étoit mieux. Elle avoit moins cette beauté qui plaït aux yeux , que ce charme, cet intéret qui parle au cceur Sa naive candeur donnoit un caraétere particulier a fes regards , a fon maintien; fon ame étoit fur fa Sgare, öc cefi-lafur-tout ce qui la rendoit jodie Ses quinze ans étoient le moindre de fes charmes. La maifon qu'elle habijt, étoit riche ™ neurs; pJufieurs allees étoient bordées deftuperbes plates-bandes en rofiers ; d'un peu loin quand elle s'y promenoit, fon vifa^e avoit 1'air de s'élever du milieu des N ij  %e,i Les Soirees rofes, Sc fa fraïcheur n'y perdok rien. Cette fraïcheur attiroit, Sc ia douceur de fa phyfionomie favoit fi bien retenir l Que dis-je ? on 1'aimoit avant de la trouver jolie. C'eft fans doute a ce caradere de candeur Sc de bonté qu'elle dut 1'amitié de fes compagnesquoi-^ qu elle fut la plus jolie du village , on n'ofoit en dire du mal; on lui pardonnoit tout, paree qu'elle n'abufoit de rien. Par les attentions qu'elle avoit pour les jeunes hlles , elle leur faifoit oublier que les garcons n'en avoient que pour elle feule. Cela s'appelle un beau miracle ! Elle auroit pu en être fiere; mais c'étoit une jouftïance pour fon cceur : fon amour-propre n'y entroit pour rien. Avec tant davantages perfonnels on peut fe paffer de fortune auiïi Georgette n'y fongeoit-elle pas. Elle étoit orpheline Sc fans bien; mais par ponheur le hafard eft jufte quelquefois,  AMUSANTE S. 193 tik n'avoit pas été abandonnée. Un homme riche s'étoit chargé de fon éducation. Hatons-nous de dire que ce n'étoit pas un de ces bienfaiótcurs qui, même en fe ruinant pour la beauté,' lui vendent cher leurs bienfaits. Celuici étoit abfolument délmtéreiTé; il ne prétendoit qu'au titre de pere, Sc il en reinplhToit tous les devoirs. Pourquoi donc faifoit-il élever Georgette comme une Viliageoife ? Le voici Minval ( c'eft k nom du bienfaicleur) jouidoit d'une fortune confidérabïe; mais il avoit un vieux proces qui pouvoit ia lui faire perdre. II avoit craint de rendre Georgette maiheureufe en lui iaiftant concevoir des efpérances qui pouvoient ne point fe réalifer II aimoit mieux lui laiflTerignorer quelque temps le bonheur qu'il lui defti«oit, que del'expofer au danger de renoncer un jour a de douces prétentions. Enfin il cachoit bien fioigneu- N ii;  2^4 Les Soirees fement fes bienfaits , pour éviter les malignes interprétations; ce qui eft fouvent un moyen pour les favorifer. Si Minval donnoit des foins a la jeunefte de Georgette , il en étoit payé par la plus tendre reconnoiftance. Mais il n'étoit pas feulement content du cceur de fa fille adoptive , fon efprit, fur-tout fa raifon précoce , lui faifoit pafter les plus doux. momens. II Tenvoyoit chercher fouvent pour s'entretenir avec elle ; il la confultoit même fur fes affaires, 8c il s'applaudit plus d'une fois d'avoir fuivi fes confeils. Minval avoit aufli un fils qu'il aimoit, êc qui étoit digne de fon amour \ mais comme ils étoient 1'un 8c l'autre d'un caraótere très-vif, ils avoient de temps en temps quelques petites altercations \ ils fe reftembloient trop, pour vivre touta-fait bien enfemble cependant 1'un étoit bon fils , 8c l'autre avoit toute la fenfibiüté d'un pere. Mais Minval  Amusante s. in vouloit être obéi. II étoit né dans une de nos Proyinces méridionales ou la Nature Sc la Loi ont confacré le defpotifme paternel; Sc il trouvoit que la Nature Sc la Loi avoient raifon. Ie pere vivoit a Paris , Sc le fils dans une Ville voilme , oü il faifoit fon Droit. D'Orly ( c'eft le nom du fils) avoit de fefprit, de la taille Sc de la figure. Voila fans doute de quoi plaire , Sc il avoit auffi dans le cceur de quoi fentir vivement 1'amour. Un jour, en fepromenant feul a cheval, il rencontra par hafard Georgette qu il n'avoit jamais vue , Sc dont Minval, d'après fes principes, ne lui avoit jamais parlé. Elle étoit avec quelques-unes de fes compagnes , Sc il ne vit qu'elle. Les . yeux de Georgette qui s'ouvrirent vers lui fans le regarder, pénétrerent jufqua fon cceur. II laiffioit aller fon cheval au plus petit pas en s'éloignant N iy  icj6 Les Soirees d'elle; 8c quand il 1'eutperdue de vue, il le remit bien vite au galop pour la xattraper. Quand il i'eut revue , il ne vouloit plus la quitter ; mais, pour n'être pas trop remarqué, il defcendit de fon cheval, qu'il laifia quelque part aux environs; 8c il fe mit a la fuivre a pied fans, en être apperca. II la regarda jufqu'a ce qu'il ne fut plus a portee de la voir, c'eft-a-dire , lorfqu'ayant pris congé de fes compagnes elle fut rentrée chez elle. D'Orly ne tarda pas a refaire cette promenade, quoiqu'elle fut fort éloignée de 1'endroit qu'il habitoit. Son coeur étoit refté auprès de Georgette ; il ne pouvoit être heureux qu'auprès d'elle. II revint donc, revit Georgette, öc la quitta toujours avec plus de regret. Enfin, bientot il ne lui fut plus pomble de fortir un moment du Village ou elle vivoit, 8c il concut un projet que la pailion feule peut fug-  AMUSANTE S. l$y gérer , que le fage bJamera, que I'indifféren* jugera fou, & que plus d'un amant trouvera fort raifonnable. Comme le fentiment qu'on lui avoit infpirc n'étoit pas un pur caprice, une fantaiiie paiiagere , il étoit auffi timide que paffiormé } il craignoit, en fe faifant connoitre , d'erïaroucher Georgette, êc d armer les parens quiiaTurveiiloient | il craignoit que 1'eifet d'une tendre déclaration ne fut de lui fermer tout acces auprès d elle. Que fit-il ? II prit des habits villageois; öc ayant appris que le pere adoptif de Georgette cherchoit un jeune homme qui put faider dans fes travaux , il fe préfenta chez lui. Sans doute la délicatelfe entroit pour beaucoup dans le projet que d'Orly avoit concu. II ne vouloit pas, en déciarant fes fentimens a Georgette , intérefïer fon amourpropre , mais toucher fon cceur ; öc s'il eut réuffi a plaire fous fa forme N y  Les Soirees naturelle, il auroit craint de devoir a fon rang, ce qu'il vouloit ne devoir qu'afon amour. Quoi qu'il en foit, il ofFrit fes fervices , qui furent acceptés. Sa phyfionomie prévint en fa faveur; &: il ne préfumoit pas trop de fon intelligence , quand il promit de (e rendre très-utile. Le prétendu pere dc Georgette étoit un Jardinier-Fleurifte; Sc le hafard ayant voulu que d'Orly fe fut toute fa vie occupé de la culture des fleurs, ils pouvoient aifément fe convenir. La faculté de voir fouvent Georgette, de vivre avec elle , lailfoit a d'Orly 1'efpérance de lui plaire Sc de lui infpirer un amour défintéreffé; car il avoit réfolu de demeurer inconnu , même a Georgette. II auroit bien voulu ne pas la quitter un moment; mais il craignoit, avec raifon, que fon pere ne fut averti de fon abfence. II dit donc a fon nouveau maitre, qu'il étoit obligé d'aller coucher le foir  A MUSANTE S. 2^ chez fon pere qui étoit a quelques lieues de la; inais que fon devoir n'en fouffriroit point. Onrefpeda fonmotif;& on le plaignit feulement des fatigues qu'il alloit endurer. Sans doute d'Orly avoit prïs fes mefures , en cas d'informations; peutêtre auffi navoit-il pas poufte la prév-oyance fi loin; car l'amour eft plus ardent a déftrer, qu'adroit a combiner fes démarches. Au moins avoit-il Jaifte fon cheval a quelque diftance de 1'endroit; &il en payoit fort cher Ja nourriture öc ie logement, paree qu'avec fon cheval on avoit promis de garder auffi fon fecret. II voyageoit donc la nuit, öc travailloit le jour; c'eft-a-dire, qu'il ne dormoit guere. Mais fes travaux du jour le confoloient bien des fatigues de la nuit ! II voyoit Georgette ; öc dès qu'il l'avoit vue, il fe trouvoit délafté. Comme Georgette étoit 1'unique objet de fes travaux', il N vj  tcö Les Soirees les dirigeoit fans ceife vers fes plaiftrs. Ce qu'elle aimoit le mieux , profpéroit toujours le plus ; la fleur qu'elle préféroit, étoit toujours la mieux cultivée. On fait que dans les jardins il y a toujours un eridroit, une allée qu'on affeclionne le plus; d'Orly avoit eu grand loin de remarquer J'allée favoïite de Georgette; & 1'on juge bien que celle-la étoit mieux foignée , plus propre que le refte du jardin. Quand elle s'y promenoit, il la fuivoit piefque toujours, quoique fans affectation, avec fon rateau a la main; & il s'y prenoit ft bien , que lorfqu elle revenoit fur fes pas, 1'endroit qu'elle venoit de parcourir fembloit n'avoir pas encore été foulé. Dès qu'il avoit vu Georgette (iairer une rofe, il alloit lui-même la baifer amoureufement; Sc quel baifer voluptueux ! Cette feule rofe avoit alors de quoi flatter tous fes fens a la fois. II alloit s'affeoir ou  AMUSANTE S. 301 Georgette s'étoit affife ; öc qilcJie molle ottomane t&t pu vaioir le banc ou le gazon qu'elle avoit touché? 1'intérieur elle croyoit n'avoir pour Louis (c'eft le nom que d'Orly s'étoit donne) qu'un peu de pitié öc de reconnoiflance ; Öc en peu de temps, fous ces noms qui n'alarment pas un jeune coeur, l'amour fait fouvent bien du chemin. Mais elle ne douta plus de fon amour, quand d'Orly ofa lui faire 1'aveu du fien. Elle fit plus; elle laifla lire dans fon ame. Elle n'avoit ni la force de rejeter 1'offre d'un amour qu'elle défi-  AMUSANTE S. 305 foki ni 1'adrefte de déguifer celui qu'elle fentoit elle-même. En pareil cas , un cceur neuf Sc naïf s'exprime toujours par le ftlence de la pudeur , ou la franchife de 1'innocence. Cet embarras , ou cette ingénuité , qui porte la plus douceivrefte dans le coeur d'un amant, eft un art que la Nature donne , qu'une coquette cherche toujours , Sc qu'elle n'attrape jamais. Oh! comme dès ce moment, la pofttion de Georgette s'embellit afes propres yeux! comme fes jouiftances fe multiplierent i comme le genre de vie qu'elle menoit depuis ft long-temps avoit pris de nouveaux charmes! Ce jardin qu'elle parcouroit auparavant fans en jouir, étoit devenu enchanteur. les fleurs dont il étoit paré avoient acquis des formes plus heureufes, un incarnat plus frais, Sc de plus doux parfums j c'étoit fon amant qui les cultivoit, qui les faifoit épanouir; ii  304 Les Soirees fembloit que la Nature n'y étoit pour rien , 8c que tout étoit 1'ouvrage de l'amour. Cependant Minval, qui ne fe feroit pas cru obligé de fe preter aux vues des deux amans , quand il les auroit devinées , formoit un projet bien contraire a leur repos. II venoit de trouver un parti très-avantageux pour fon hls, Sc il lui écrivit pour lui en faire part. On concoit aifément 1'effet que produifit cette lettre fur le cceur de d'Orly. II fe feroit cru coupable s'il fe fut arrèté long-temps fur une idéé qui tendoit a le féparer de Georgette. II répondit fur 1'heure a fon pere par le refus le plus refpectueux , en le fuppliant de ne pas contrarier le projet qu'il avoit formé de ne pas fe marier encore de long-temps. Minval, qui avoit compté fur 1'obéiffance de fon fils, fut étonné 8c révolté de fa réponfe il s'emporta yivement, fuivant fon caracl:ere; 8c il  AMUSANTE S. jc-f ne sappaifa que par 1'efpérance de le réduire bientöt a fon devoir. Quand Minval avoit du chagrin, il envoyoit chercher Georgette, pour fe confoler ou fe plaindre avec elle. Son véritable nom, par une fuite de fon extreme difcrction (dont au refte il fut ailèz puni), étoit ignoré de Georgette même. Une voiture venoit la prendre pour la mener chez Minval, qu'elle connoiifoit fous un nom «range* \ Öc ia même voiture la ramenoit enfuite a fon Vilhge, fans autre éciairciftêment. Minval en la voyant, lui raconta le refus de fon fils , dont il fembloit fort affectc; car dans le cceur d'un pere , le chagrin prend bientót la place du courroux. Georgette aimoit fi tendrement Minval, & elle avoit le cceur fi fenfible, qu'elle ne put s'empêcher de biamer ce fils indocile qui affligeoit fi cruellementfon pere. C'eft ainiï que , fans le favoir, elle condam-  $oö Les Soirees noit celui qu'elle aimoit le plus au monde •, c'eft ainft qu'elle trouvoit criminel un refus dont font cceur fe feroit bien applaudi s'il en eut connu 1'auteur. Cependant elle s'efforca de confoler Minval , en lui faifant efpérer plus de docilité de la part de fon fils > elle lui difoit qu'un ft bon pere ne pouvoit avoir qu'un fils obéiftant; 8c en retournant dans fon Village , elle ne ceffoit de faire des vceuxpour que ,1e fils de Minval fe montrat plus docile. D'Orly, en revoyant Georgette, oublia prefque le chagrin que lui avoit fait la lettre de fon pere. II auroit bien voulu lui conter ce chagrin-la; mais ne lui ayant pas dit qui il étoit, il ne pouvoit luiparler du refte. Sa fituation ne laiffoit pourtant pas que de devenir embarraftante. Sa délicatefte devoit être fatisfaite, puifque ne s'étant pas fait connoitre , il ne pouvoit attribuer l'amour qu'il avoit infpiré3 a aucun  AM V S A N T E S. 307 motif d'intérêt. Vingt fois il fut tenté d'avouer tout; mais fon amour toujours craintif appréhendoit de voir mal interpréter ce qui n'étoit que le fruit de fa délicatefle. II craignoit que Georgette n'attribuat fon ftratagême au défir de la féduire & s'il ne renonca pas tout-a-fait a fon aveu, il réfolut au moins de le différer. Minval, de fon cöté, n'abandonnoit pas fon projet de mariagc. II avoit donné fa parole, Sc ne' jugeoit pas a propos de la retirer. II écrivit a fon fils une lettre beaucoup plus vive que la première. Cette lettre troubla le bonheur de d'Orly, fans changer la réfolution. II fe défendit encore avec des formules de refpeét, qui n'empêcherent pas de trouver fon refus fort infolent. A la fin Minval foupconna que cette réfifiance pouvoit avoir quelque motif fecret. II pria un ami, qui étoit fur leslieux, de smformer exac-  308 Les Soirees tement de la conduite de fon fils; Sc enattendant, ii fufpendit fes lettres Sc fes réprimandes afiéz inutiles. Dans 1'intervalle des informations, Georgette vit encore Minval, qu'elle trouva malade de chagrin. Cet objet réveilla fa fenfibilité ; elle fouffroit de voir fouffrir fon bienfaicteur; & elle ne cefioit de répéter qu'il falloit que ce fils fut bien ingrat Sc bien méchant pour arfiiger ainfi un fi bon pere. Pauvre Georgette 1 Elle plaignoit des maux dont elle étoit la caufe ; elle condamnoit un crime qu'elle faifoit commettre bien innocemment. Cependant, 1'ami chargé de furveilIer d'Orly ne s'acquitta que trop bien de fon emploi. II parvint a découvrir ce qui pouvoit faire trouver d'Orly coupable , fans avoir fu ce qui pouvoit fervir a 1'excufer. Il écrivit au pere3 Sc lui marqua que fon fils ne paroiffoit plus que la nuit, Sc les Fêtes Sc  AMUSANTES. $0$ Dimanches 5 qu'on avoit fu qu'il montoit tous les jours a cheval pour s'en aller bien loin; qu'on n'avoit pas pu découvrir au jufte ou il s'arrétoit; mais que fur la route il fe déguifoit, Sc qu'il prenoit un habit indigne de fon rang öc de fon nom ; qu'on ne doutoit point que ce ne fut quelque intrigue galante ; öc que les précautions qu'il prenoit, donnoient lieu de penfer qu'il avoit a en rougir, öc faifoient craindre pour les fuites. A ce fond, qui étoit a-peu-près vrai, 011 ajoutoit des détails plus graves Öc calomnieux; il falloit bien mettre quelque chofe a la place de ce qu'on n'avoit pas pu découvrir. Ces nouvelles n'étoient pas faites pour rétablir la fan té de Minval. II mande auffi-tot Georgette, qui le retrouve dans fon lit. Mon enfant, lui cria-t-il, ce fcéiérat de fils, ce monftre a réfolu ma mort. Votre  5io Les Soirees mort, répond Georgette toute efFrayée. — Oui, il veut vous ravir un bienfaicteur , un pere. Je ne m'étonne plus de fa réfiftance. Mon projet contrarioit fes plaiftrs effrénés. Le lache ( on vient de m'en informer) me déshonore par fa conduite. II a déja fait un choix indigne de fon état, de fon nom, mais bien digne de fon cceur bas Sc vil. Alors Minval dit a Georgette qu'il venoit d'obtenir un ordre pour le faire arrêter. Quoique Georgette ne put pardonner au fils de Minval 1'état cruel ou il réduifoit fon pere, ce mot la fit frémir. Le voila , cet ordre , ajouta Minval. S'il ne le corrige pas , il me vengera du moins. Un cachot, & ma malédiction, voila 1'héritage qu'il aura de moi, Sc le feul qu'il ait mérité. Mais avant de faire exécuter cet ordre, j'ai voulu vous voir, ma fille •, vous prendre a témoin comme je n'ai rien oublié pour le  AMUSANTE 3rï ramener a fon devoir. Me trouvez^ vous injufte, barbare ? Non , lui difoit en pleurant Georgette , qui craignoit de le voir expirer de douleur; non, vous n'étes pas un barbare. Ce malheureux, reprit Minval, court, diton, le plus grand danger. Je crois le voir dans/es honteux égaremens. Cette image me pourfuit; öc tant qu'on ne fe fera pas aiTuré de fa perfonne, je ne vivrai pas. Vous voyez qu'il a mérité fon fort. Remarquons ici que Minval, au milieu de fa colere, fembloit encore avoir befoin de s'exciter a punir. Remarquons encore qu'en fe vengeant de fon nis, il s'occupoit auffi, fansy fonger, de 1'arracher au péril dont il le croyoit menacé. La vengeance d'un pere a toujours un cara&ere particulier. Enfin 1'ordre partit. Minval avoit commandé qu'on luiamenatle coupable avant de Temprifonner, öc qu'on Je faisït par  $ii Les Soirees tout ou on le trouveroit Sc tel qu'on le trouveroit. En attendant il retint Georgette chez lui. On fit la plus grande diligence; Sc dès le léndemain d'Orly fut arrêté. On le furprit jullement comme il venoit de prendre fon coftume villageois ; Sc c'eft fous cet habit qu'il fut conduit devant fon pere. Malheureux, s'écria Minval en le voyant ! dans quel ctat tu parois devant moi? C'en eft fait, tu n'as plus de pere; je n'ai plus de fils, mais j'ai une fille. Regarde - la , fcélérat; toute fenfible qu'elle eft , elle applaudit a ma vengeance, elle fait tout. Figurez-vous, a ces terribles mots, d'Orly reconnoiftant Georgette, Sc Georgette rencontrant les yeux de fon amant. D'Orly demeure comme pctrifié. L'idèe de Georgette qui le trahit, qui le fait déshériter , eft une idee horrible, monftrueufe, accablante; Sc c'eft  AMUSANTE S. JI} c'eft pourtant la feule alors que puifte admettre fon efprit. II alloit répondre aux reproches de fon pere; mais, k cette nouvelle, il demeure immobile & fans voix. Quant a Georgette, fes forces ne Peuvent fuffiFe k nne furprife auffi «uelle & auffi imprévue ; elle tombe ians connoiftance. Revenue de cet accident, que Minval n'attribue qa'k un excès de fenfibilité, elle coacoie quel effet a du produire fur 1'efprü de d'Orly le difcours qu'il vient d'en_ tendre. O mon bienfaicteur ! s'éciriat-elle en tombant aux pieds de Minval un coup de foudre vient de m'éclairer tout-a-coup. Puniftez-moi • c'eft moi feule qui fuis coupable. Vous coupable , repond Minval en la relevant vous! Oui, c'eft moi qui aitrendu' votre fils rebelle k vos volontés. Mais ce fils m'étoit inconnu. Ces habits qui m ont trompée.il les apris fans doute pour fe rapgrocher de moi. Je n'ctois Tr* Ie foleil étöh couché depuis longtemps , la nuit alloit leur dérober a tous les deux le plailir de fe voir, lorf qu ils arriverent a un fuperbe chateau. L'on étoit alors au fort de 1'été, le foleil avoit brille fans nuage depuis fon lever. Ce jour 3 le plus beau des jours d'Arrodian , avoit été beau pour toute la nature. Mille vapeurs que la terre bruiante avoit exhalées, s'enrlammoient Sc voltigeoient fur 1'horizon ; on entendoit dans le lointain le bruit fourd de quelques coups de tonnerre; les arbres s'agitoient doucement Sc par degrés depuis leurs racines jufqu'a leur fommet, leurs rameaux fe preffant les uns contre les autres fembloient fe plaindre du fort qui les meïiacoit. Le ciel devenu fombre perdoita chaque inftant quelque étoile; fa voute iioircie fe fllonnoit de traits enllammes : tout annoncoit un affreux orage Sc nos voyageurs n'y penfoient pas. O vj  32.4 Les Soirees Un coup de tonnerre leur fit appercevoir le chateau. Arrodian propofe d'y chercher un afile. Hermine y confentit mais le pont étoit levé Sc des folies larges Sc profonds en défendoient 1'entrée. Notre héros fonne du cor. Aufli-töt l'on voit paroitre en haut d'une tour, & a la clarté du flambeau le plus brillant,. non pas urn Nain diftbrme tel que ceux qui fervoient de Pages aux Seigneurs de ce temps-la, mais un enfant, le plus. beau des enfans. D'une main il tenoit ee flambeau dont. la clarté étoit fi vive 5> de l'autre il portoit un petit are. Chevaliers ,„ leur cria-t-il, je fuis le maitre de ce chateau, Sc feul je fuffis pour en. défendre 1'entrée., C'eft en vain que le: Roi Artus Sc fes Paladins réunis voudroient s'en rendre manres *, avec cet are je viendrois a bout de tous les Chevaliers de la Table-ronde.. II eft un moyen cependant x ajouta-t-U en fou-  AMUSANTE S. riant, de trouver un afiJe chez moi. Deux amans qui font a la porte le ferment de s'aimer toujours, font sürs de devenir mes hótes : c'eft a vous de voir fi vous voulez entrer. A ces mots Arrodian regarde Hermine , qui, fans répondre, tourne bride, &reprendau petit pas le chemin quelle vient de parcourir. Notre héros remercie 1'enfant , öc fuit triftement fa maitrefte. Cependant le tonnerre gronde , les nuages répandent des torrens. La fiere Hermine defcend de cheval, s'aftied prés d'un arbre, öc malgré les éclairs, la foudre öc latempête, elle s'endort^ ou fait femblant de dormir. Arrodian debout prés d'elle ne fonge pas a prendre du repos , il regarde triftement ce beau chateau ou ils auroient pu trou-* ver un afiie ; öc fans ofer murmurer de pafter la nuit dans.le bois, il fonge aux moyens de ramener quelque jour Hermine frapper a la porte du beat* cbateau»  $i6 Les S o i r è e s Tandis qu'iis fe livroient tous deux a leurs rêveries, Sc peut - être aux mcmes penfées, le bruit d'un cor fe fait entendre. Hermine til a 1'inftant fur pied. Ils regardent, ils voient a la lueur des éclairs un Chevalier qui fonnoit de toute fa force. Bientót le même enfant paroit fur la tour , Sc dit au Chevalier les mêmes chofes qu'il avoit dites a Arrodian. Ouvrez , ouvrez 5 répond une voix ; c'étoit une jeune Dame que le Paladin avoit en croupe : Ouvrez bien vïte ; je fuis Yfcult : voici mon cher Tridan; nous jurons de vivre a jamais 1'un pour l'autre. Sur le champ les fleches du pont s'abattent; Trirtan Sc Yfcult paiTent, Sc le pont fe releve. Arrodian, retombé dans la nuit, foupire. Hermine n'ofe foupirer ; elle fe rafleoit au pied de fon arbre,& lapluie tombe plus fort que jamais. Nos deux amans attendoient le jour en filence; il arriva en-  AMUSANTE S. 327 fin, 8c la pluie ceifa. A peine Faurore avoit teint 1'horizon , qu'Hermine étoit a cheval, 8c Arrodian la iuivoit. Comme ils pafFoient devant le chateau , 1'heureux Triftan, avec fa tendre Yfcult en croupe , en fortoit pour continuer fa route. Ces deux amans, tous deux a la fleur de lage, beaux, frais,8c charmés du gïte quils avoient trouvé, faluerent en fouriant Hermine 8c Arrodian qui, tout mouillés, pales 8c défaits pour n'avoir pu prendre de repos, leur rendirent gravement leur falut. Je me reproche, dit Hermine, qui n'avoit pas encore par!é5 de n'avoir pas employé la force pour cbtenir un afile dans ce chateau. Si nous y revenons, reprit Arrodian, je vous promets de ne rien épargner pour vous y faire entrer. En effet, le guerrie-r ne s'occupoit que de ramener Hermine a ce chateau ; mais il craignoit de n'en plus retrouver le chemin yks  Les Soirees détours de la forêt d'Orcanie en faifoient prefque un labyrinthe. Arrodian eut voulu pouvoir femer fur les chemins quelque chofe de reconnoiffable pour lui feul; mais un Chevalier qui n'a que fes armes n'a rien a killer fur les chemins. L'amour lui infpira une idee qui penfa lui couter bieii cher. II imagina de déviffer toutes les vis d'argent qui tenoient les pieces de fon arm ure. A mefure qu'il les ótoit, il les femoit fur la route. Hermine ne s'en appercevoit pas; 8c voulant rompre un iïlence qui la gênoit 3 elle lui demanda fon hiftoire. Arrodian la lui raconta avec cette fenfibilité & ce charme que les amans mettent aux récits qu'ils font a leurs belles. II paria peu de fes exploits, point du tout des maitre(fes qu'il avoit eues, 8c beau* coup du bonheur d'avoir rencontré Hermine»  A M U S A N T E S. Cette belle guerriere lui apprit a fon tour Sc fa naiflance Sc la raifon qui lobligeoit de mener une vie errante. Elle avoit quitté la Cour du Roi fon pere, pour fe dérober aux pourfuites d'un Chevalier fameux par fa férocité. Ie redoutable Sacremor , fier d'une taille gigantefque Sc d'une force peu commune, avoit ofé demander Hermine a fon pere. Celui-ci, trop timide pour refufer Sacremor , la lui avoit promife; Sc la jeune Prineeiïe, n'écoutant que fon courage Sc fon averfion pour le barbare , fuyoit de tous les lieux ou elle pouvoit rencontrer Sacremor. Ie récit de la belle guerriere enflammoit de plus en plus Arrodian. Quand on commence d'aimer, on tremble fi fort que le cceur qu'on veut conquérir ne foit a quelqu'un ! on demande en tremblant tout ce qui peut éciairer fur ce doute \ öc le doute  33 par M. Imfort, ■ Le Feftin> Nouvelle ïmitée de ÜAlkmand , par un Anonyme, 10J Le Mafque généreux , Nouvelle , par un Anonyme, VAlchimiJie Chinois y Nouvelle , par un Anonyme, I2g; Que nepeut famour patemei, Conté, parM. Imbert, Tome II, p  T A B L E. La Confultation , Anecdote 9 par U mime, 165 Conftance ou le Repentir vertueux, Anecdote , par le même, 171 La Jaloufïe bien corrigie, Anecdote, par le même, 191 Les Affiches , Conté imitê de l''AlIemand y par M. de Friedel, 209 Le Moyen infaillible , Conté, par un Anonyme, i<0 La Dêlicatejfe rêcompenfle > Anecdote , parM. Imbert, Le Souper fentimental y Conté 9 par M. de May er, i-JS Georgette & d'Orly , Conté , par M» Jmbert, 23r Hermine & Arrodian, Anecdote du regne d'Artus 3 par M. de Florian > 516 Fin de la Table du lecond Volume»