LES SOIREES AMU SANTÉ S. T O ME T RO I s I EME.   LES SOIRÉES AMUSANTE S, o u RECUEIL CHOISÏ DE NOUVEAUX CONTES MORAUX, TOME TROISIEME. A AMSTERDAM. M. DCC. LX XXV.   LES SOIREES AMUSANTES, RECUEIL CHOISI DE NOUVEAUX CONTES MORAüï. Q U E L AMI! o rr *< E RARE PROCÉDÉ Anecdote. M. de CJinfort & M. de Mmval amis des leur plus tendre enfance' caufoient familiércmenc un fok. U Tomc IIL  i Les Soirees converfation étoit d'abord indifférente Sc vague; elle devint particuliere, Sc fe fixa fur un objet intéreffant. Tenez, dit M. de Minval, dans toutes les affaires de la vie , favez-vous ce qu'on trouve de plus embarraffant ? Quoi donc, répondit M. de Clinfort ? — Ceft de marier fa fille (M. de Minval avoit alors une fille a marier.) Ma foi, lui dit fon ami, je crois que vous avez raifon. A'uili - tót M. de Minval lui confia toutes fes craintes : Vous favez , lui dit-il, que je ne veux que le bonheur de ma fille; mais je crains de me tromper fur le choix du moven: j'aï confulté fur cela mon cacur, ma raifon Sc 1'exemple d'autrui Sc mon indécifion eft toujours la même. J'ai vu des peres ne calculer que la fortune, d'autres ne confulter que le coeur de leurs enfans enfin c*eft toujours la raifon ou Famour qui fait les mariages; Sc j'ai toujours vu la raifon Sc Famous  H V s A N T E S. &« de bons ou de mauvais mariagesie vousavoue que CeJa m'effraie. li tecaradere.eommeon vaTOir,avoit un comdorigmalité;il eft vra que Jtouscöcé^jevoisfeinconvénLs' d£S danSe" Prefque inévitables Pour u„e fille fllr_tout;carü m°ms fadle i femme qu>a fen man.déchapperauxchagrins domeft ques. Mais comment fame? ou une faudra qu elle aime après - cela doir «re ceJa eft) &]evcEiide]a ^ nefi,amalstrompé. Si elle aime fon q>°ux auparavant, elle cefiera de 1'aiCariIfaut^toUrfinifle;fie]J LrT7am ^^.elleaira-t-elle?Ileftaprtfumerqiie ^ Kia pas ion inari. Fh ? A ij  4 Les Soirees vous que ce ne foit pas fon mari ? Et pourquoi a reprit M. de Clinfort, voulez - vous que ce foit plutót fon mari qu'un autre ? On aime toujours, non ce qu on doit aimer, mais ce qu on trouve aimable. D'après cela, fi une jeune femme eft entourée de cent perfonnes qui cherchent a lui plaire , ii y a quatre - vingt - dix - neuf a parier contre un que ce n'eft pas Ton mari qu elle aimera : encore ce calcul que vous devez trouver jufte, d'autres le trouveroient indulgent, car je compte ici le mari tout~a-fait pour un-, & je ne vous paffe pas en compte le déchet que ce titre apporte aux qualités d'un homme aimable, au moins aux yeux de fa femme. M. de Minval ne put s'empêcher de fotirire, & M.de Clinfort , fans s'interrompre : Je conclus donc, continua-t-il, que s'il faut qu'une femme ,tót outard après fonmariage, cefTe d'aimer fon mari 3 ou commcncQ  * M U S A N T E S. f ff airiler un autre, en pareil cash hafard eiè un auffi bon confeiller que la prudence. II eft temps de dire quelques mots du caractere de M. de Clinfort: c'étoit m homme d'efprit, qui avoit de la probité & de la droiture. Avcc une dofe de lumieres très-fuffifantes pour bien juger, c'étoit un homme défolant pour qui le confultoit. II trouvoit tonjours des expédiens , mais il en voyoit trop bien tous les dangers. II avoit Ci peu de coniiance en fes confeils, qU'ü les difcreditoit lui - méme par Jc ton peu ferme dontil les donnoit. Veniezvous vous plaindre k lui de quelques revers, il vous y faifoit remarquer des details chagrinahs que vousn'aviez pas appercus , ce n'eft pas qu'il eüt envie de vous attrifter, mais fon imagination vivelui faifoit tout voir, fafranchife lui feifoit tout dire-, &il ne vous effrayoit que paree qu'il étoit alarmé lui-même. A jii  Les Soirees La converfation de M. de Clinfort m'étoit guere propre, comme on voit % a éclairer M. de Minval, mais tandis que celui-ci délibéroit, il fe préfenta un parti qui lui parut fortable. C'étoit un jeune homme qui avoit déja. une fortune honnête, fait pour aller a tout, êc dont 1'alliance étoit honorable. L'irréfolution deM. de Minval ne put tenir contre tant d'avantages. II regarda la propofition qu on lui fit, comme un avis, un ordre du Ciel 5c fa confcience, raifurée par la droiture de fes intentions > le mit au-deilus de toutes fes craintes. Dès le jour mcme , Milcour fut préTenté a Mademoifelle de Minval, en qualité d'époux futur. Mademoifelle de Minval étoit, dès fonenfance , au Couvent, avec la plus forte envie de voir le monde. Cette difpofition d'efprit eft dangereufe pour le coeur d'une jeune perfonne. II y auroit du péril fans doute a la jeter  AM'U SANTÉ S. 7 tlans le monde avant de la marier; mais n'y en a-t-il pas auffi a Ten tenir trop éloignée jufqu a ce moment ? ne feroit-il pas plus fage de fy accoutumer par degrés , au lieu de la faire paffer brufquement de la fervitude a la plus grande liberté : car c'eft ^-peu-près 14 le chemm qu'on fait faire i une jeune fille, quand on lui donne un epoux au fortir du Couvent ? Quelle violente fecoufle en efFet pour une jeune tête , que de lui faire quitter tout-a-coup, Sc le même jour, la folitude pour le monde, öc la fervitude pour Tindépendance ! Que fera-ce, s'il vient a s'y meier des paffions vives , Sc Tamour des plaiïïrs ? Les réflexions que nous venons de tranfcrire, font le réfultat d\me converfation qu'eut avec M. de Minval, le bon M. de Clinfort, qui, comme' on fait, raifonnoit toujours entre le pour Sc le contre. Tels font en efFet A iv  $ Les Soirees les dangers que courut Mademoifelle de Minval : nous allons voir li elle eut le bonheur d'y échapper. A peine vit-elle Milcour au parloir, qu'elle crut avoir de l'amour pour lui , paree qu'elle fentit bien que c'étoit a ce fentimenr-la qu'étoit attachée fon ïndépendance. Dès qu'il s'offroita elle, auiTi-tót elle fongeoit que c'ctoit lui qui alloit la mettre dans le monde, cette idee riante 1'embellhToit a fes yeux , le lui rendoit aimable j en un mot, elle croyoit 1'aimer pour les agréraens de fon efprit & fes qualités perfonnelles, tandis qu'elle ne i'aimokque pour le lervice qu'elle attendoit de lui. C'eft dans ces feminiens qu'elle le fuivit a 1'Autel pour lui donner la main. Le tourbillon du monde qui 1'entraïna d'abord , ne lui permit pas de s'appercevoir li fon coeur s'étoit mépris, elle n'eut pas le temps d'y fonger. D'ailleurs Madame de Milcour  AMUSANTE S. n (ï'eft ainfi que nous la nommerons dcformais), „'avoit pas pris un de ces mans faftidieux, dom on doit rougir par décence. Si elle étoit jolie Milcour étoit aimable; fi elle n'avóit pas ans, Milcour n'en avoit pas trente; <& les qualités du cceur répondoient en lui aux charmes de 1'eforir. f mmoit v«'itablement fa femme; le lom de lui procurer des plaifrs fut fa première étude. Elle 1'en remercioit mals dansl'expreffion de fa reconnoiflance ,1 y avoit PJUS de politeife qae de fenübilitr. Ce n'eft pas qu'elle recüc lesfoins affidus de fon mari, comme on re5oit 1'hommage d'un vaffal; elle »y mettoit ni fierté ni mépris- elle auroit été reconnoiflante, li elle eüc longc qu'elle devoit 1'ètre ; car elle ne manquoit ni de fenfibilité ni d'efpritelle eüt trouvé fon mari aimable, & elle euc eftimé fon cceur, fi efle s'étoh donnelapeine de 1'interroger. Ajo«- A r  io L e"'$ Soirees tons, pour finir fon portrait, que Ia mode étoit fon tyran. Cette étude mene: loin, emporte bien du temps *, Sc oa ne peut pas fonger a tout. Milcour ne tarda pas a s'appercevoir qu il ne faifoit aucun progrès fur lecceur de fa femme , Sc comme il en étoit amoureux,. cc fentiment exagéroit fes chagrins Sc fes craintes. II ne trouvoit jamais fa femme indifférente „ qu il ne craignït de ia voir bientöt infidelle. II communiqua fes craintes * ou tout au moins fes chagrins a fon; beau-pere dont il étoit tendrement. chéri, Sc le confulta fur la conduite qu'il devoit tenir avec elle. M. de Minval le menachez M. de Clinfort, qui le connoiffoit aufli, afin de le confulter fur un point aufli important. II y a de ces gens qui font ainii le confeil de toute une familie. Les petits-enfans, vont prendre leur avis, par la feule raifon que leur aïeul y alloit.. II ne fe  AMUSANTE S. n fait pas un manage ni un enterrement, quils n'en iixent les frais, ou n'en di&ent les conditions; & pas un baptême, qu'ils n'aient nommé le parrain. Cet hommage dl prefque regardé comme un devoir religieux ; & fouvent on auroit bien de la peine a deviner ce qui a pu fonder cette confiance fans bornes. PourM. de Clinfort, on fait qu'il avoit beaucoup defprit; mais il avoit un genre d'efprit qui le ren* doit peu proprc a donner des confeils. Dans les affaires delavie , qui ne voit pas aflez , paife fon temps a faire des fottifes; & qui voit trop, k perd ^ difcuter. Auffi M. de Clinfort étoit-il bien plus capable d'ouvrir les yeux a Milcour fur la conduite de fa femme, que de lui tracer la route qu'il devoit tenir. II ne lui fit pourtant pas pour cette fois beaucoup dWervations effrayantes; il lui dit que fa femme n'avoit d'autre tort jufqu'a ce moment A vj  n Les Soirees avec lui, que fa jeunelTe & fon gout pour la diffipation. Alors Milcour lui ayant demandé s'il jugeoit plus prudent de la gcner un peu dans fes plaifirs, ou de lui laifïer toujours la même liberté , M. de Clinfort fe mit a lui expofer tous les inconvéniens qui étoient attachés a Tim & a 1'autre fyftême. Un mari, ajouta-t-il , peut rendre fa femme coupable , précifément par les précautions qu'il aura. prifes pour Tempécher de Têtre. S'il lui laiffe toute fa liberté, elle trouve des occafions : s'il la lui óte, elle les cherche elle-mème. Ainfi Milcour quitta M„ de Clinfort, fans favoir comment il s'y prendroit pour ramener fa femme, & réfolu , malgré Timpatience li naturelle a Tamour, d'attendre tout. du temps & de fes foins, auprès d'elle. Le péril depuis ce moment ne fit qu'augmenter par des circonftances:  AMUSANTE S. ij qu'il eft temps de faire connoïtre. Milcour avoit précifémentpour intime ami un rils de M. de Clinfort, qui étoit abfent lors de fon mariage. Le Chevalier (c'eft 1'amide Milcour) étant revenu quelque temps après, Milcour fe hata de le préfenter a fa femme. Jl comptoit fur fon amitié , ik Ion verra qu'il avoit bien jugé fon cceur. Le Chevalier avoit toutes les qualités qui peuvent tourner la tête aux femmes, Sc mériter 1 effime 3c lamme des hommes : c'étoit 1'un des jeunes gens les plus aimables de fon temps ; Sc fous le vernis des graces , fous lextérieur dun homme du monde, même fous 1'apparence de la légéreté * il cachoit les principes d'une probité févere, Sc même le courage de la vertu. Son mérite, fes agrémens furtout, frapperent les yeux de Madame de Milcour , qu'il voyoit fortfouvenr. Le Chevalier aimoit tend-rement foa  i4 Les Soirees ami; Sc il fut fïncéremem alHigé quand il s'appercut que fa femme ctoit injufte envers lui. II'ne tarda pas a faire une autre découverte , il s'appercut qu'il avoit fait quelque impreffion fur le cceur de Madame de Milcour. La connoüTant afiez pour ne pas la foupC,onner d'un fentiment profond , 1'amitié lui fuggéra un projet.... C'eit bien le plus fingulier projet qu'on ait jamais concu en pareille circonirance. Dès qu'il eut reconnu le penchant que Madame de Milcour avoit pour lui, il réfolut d'éluder la déclaration ; mais afin d'avoir un prétexte pour nourrir ce penchant amoureux, fans être obligé de le prendre pour de 1'amour, il la pria, comme par amitié pour Milcour, de vouloir bien fe fervir de lui dans toutes les occaiions ou elle auroit befoin d'un Cavalier; en lui difant , que comme il n'avoit po'mt d'engagement de cceur > il pouvoit lui  AMUSANTE S. i c donner des foins fans lui faire aucun facrificé, ik qu'il la fupplioit de compter fur une amitic conllante & attentive a tous fes plaifïrs. Si jamais votrer cceur, ajouta-t-il avec un fourire aimable , vient a former quelque tendre engagement, je vous promets de me retirer avant d'en être averti par vous, Je fais que 1'amitré ne doit pas être importune a 1'amour, Madame de Milcour accèpta d autant plus volontiers ces offres d'amitié qu'elle s'imagina peut-être que, fousce nom, Ie Chevalier pouvoit fort bieneacher un fentiment plus tendre ; oir du moins elle fe flatta qu'elle auroit plus d'occafions de le lui infpirer. Bientót après , les alFiduités du Chevalier , fes difcours même la confirmeren t dans 1'idée qu'elle avoit eue d'abord. L'intention du Chevalier n'étoit pasd'erfaroucher le gout qu elle avoit pour lui, puifque cetoit fur ce  ■i6 Les Soirees gout-la qu'il fondoit la réüflite de fon pro jet. Dans un de leurs premiers téte-atête, il crut devoir frapper les premiers coups. Madame de Milcour mettoit plus d'éloquence dans fes regards, plus de tendrefle dans fes difcours ; Sc le coeur du Chevalier fembloit s'ouvrir aux plus douces impreffions. Peua-peu , Sc par une tranftion imperceptible il amena la converfation a 1'article des procédés. Sur ce point-la 3 difoit-il, le monde eft inexorable ; il eft peu févere fur la conduite d'une jeune femme , mais il eit très-exigeant pour les égards qu'elle doit a fon mari, Sc une femme n'a guere de prétextes pour y manquer. C'eit un hommage qu'elle fe doit a elle-même , fi elle a choifi fon mari, ou qu'elle doit a fes parens, fi on le lui a donné. Aprèscette morale un peu férieufe Sc quafr trifte , le Chevalier ajoutoit une galaix-  AMUSANTE S. jy terie, & fans oublierla lec:on, on Ia lui pardonnoit. Quelque temps après il la bouda un jour entier, paree qu elle avoit parlé en compagnie a fon mari avec une légéreté indifcrete. Une autre, a la place du Chevalier, auroit eu fair d'un pedant, iln'avoit 1'air que d'un homme aimable. Comme il craignoit quelquefois qu'elle ne lui cchappat, il étoit tendre öc emprefTé, & c'eit a la faveur de la galanterie, qu'il pouvoit faire parler la raifon. En vérité, difoit quelquefois Madame de Milcour quand elle fe trouvoit feule , il me femble que me voila dans une fituation aflèz fnguliere : il faut que je faflè ma cour a mon mari, pour plaire a mon amant ! j'aurois cru tout le contraire. Ce Chevalier eft, ma foi, plus original que je ne 1'aurois foupconné. Cependant celui-ci pourfuivoit tou-  18 Les Soirees jours fon projet, fans négliger les détails les plus minutieux en apparence. Un jour il entreprit de mettre en réputation la taille Sc les yeux de Milcour. II propofa la queftion dans une aflèmblée; on fut unanimemenr de fon avis, Sc Madame de Milcour, en y regardant, convint que fon mari avoit une belle taille 8c de beaux yeux. Une autrefois il arriva dans un eerde ou elle fe trouvoit auffi. On avoit appris uneanecdote qui faifoit honneur au Chevalier, Sc chacun s'empreifa de lui en faire compliment. Vous louez trop, Meffieurs, une bagatelle , répondit le Chevalier. Tout le monde en auroit fait autant. Je fais un trait analogue a celui dont vous voulez bien vous occuper ici, mais qui eit bien fupérieur : Sc fur le champ ilraconta avec intérêt unbeau trait de Milcour, que fa femme fut obligée d'approuver, car tout le monde le célébra tout haut.  AMUSANTE S. lp Le Chevalier ne fe contentoit pas de faire valoir Milcour, plulïeurs fois il 1'exaltoit a fes propres dépens. Un jour on propofa une partie dc campagne. II y avoit beaucoup de monde, & Milcour n'en devoit pas être. La veille, fa femme eut un entretien avec le Chevalier. La converfation fut des plus tendres de la part de Madame de Milcour; & le Chevalier ne parut jamais plus amoureux. Mais au milieu de leur entretien , en pariant de la partie de campagne , il exigea d'elle qu'elle priat fon mari d'en être. Je le veux , ajouta-t-il avec un tendre fourire. Ce n'elt pas lui qui rompra notre tête-a-tête, puifque nous fommes beaucoup de monde fans lui-, & cette honnêteté lui fera plaifr ainii qu'a moi, car j'aime beaucoup fa converfation. L'invitation fut faite, Ia partie eut lieu , mais il fit fort mauvais temps, ilfallut jouer, 5c par un hafard  io Les Soirees iïngulier, peut-être menagé par le Chevalier lui-même , Madame de Milcour, Ton mari & le Chevalier furent condamnés enfemble aux monotones langueurs d'un éternel loto. Milcour perdit beaucoup , mais fort tranquillement. II ne laiffa échapper aucune plainte; car il étoit fort beau joueur. Le Chevalier perdit peu, & fe facha beaucoup ; il joua avec une humeur aiïèz remarquable. Pardon , mes Dames , s ecria-t-il après la partie, j'ai été aujourd'hui un déteftable joueur. Mais ce qui a du vous venger (car j'en ai été bien humilié quand je m'en Tuis appercu,) c'eft que Milcour qui, a mes cötés, a perdu iïx fois plus que mot, ne seft pas permis un feul mot qui annoncat la moindre humeur. II eit vrai, s'écria-t-on tout d'une voix. Et tout le monde convint que Milcour étoit le ,, plus beau joueur du monde. Je ne Tai jamais vu autrement, dit  A M U S A N T E S. li Madame de Milcour : eet hommage qu'elle rendoit a fon mari j lui valut un tendre regard du Chevalier. Ceft ainfi que, pour faire valoir fon ami, il immoloit jufqu'a fon amour-propre : Sc c'elè ainfï que, par fes foins Sc fes adroites obfervations, Madame de Milcour trouvoit dans fon époux des qualitcs qu'elle n'avoit pas foupeonnées jufqu'alors. Depuis ce moment, il lui arriva plus d'une fois de rérléchir , ce qui eit alfez furprenant; Sc ce qui eft plus étonnant encore , de rérléchir a fon mari. Le hafard fournit enfin au Chevalier 1'occafïon d'amener une crife, Sc de hafarderun coup d'éclat. Une femme du plus haut rang, qui ne fe croyoit célebre que par fa beauté, Sc qui fétoit encore plus par fes aventures galantes,* avoit pris de 1'amour pour Milcour, qu'elle avoit rencontré dans le mondde. Une femme accoutumée a céder aux  ?.x- Les S o i n £ e- s fantailies d'autrui, eut regardé fans doute comme une duperie de réiifter aux fïcnnes; Sc elle fe rlatta de féduire Milcour par fon crédit, li elle ne pouvoit y réuffir par fes charmes. Mais on voulut tenter Ion cceur, avant de chercher a intérefler fon amour-propre out fon intérêt. Par-tout ou le rencontroit la Ducherïe de.... (c'étoit cette célebre beauté ) les premiers regards, les premières queftions, lui étoient adrelfés. II y répondoit d'un air vague Sc indifférent , qu'on auroit pris pour de la bétife, li 1'on n'avoit fu qu'il aimoit fa femme. C'elt eet amour-la qui piquoit la DuchelTe , elle bniloit d'en triompher. Infpirer un premier fentiment a un homme , ou engager un homme aimable dans une première infidélité, ce font deux conquêtes pre£ que également glorietifes , & la Du> chefle étoit très-avide de gloire. Aufïï ne négligea-t-elle rien pour fubjuguer  AMUSANTE S. 1$ Milcour. Elle gagna fon valet-dechambre , dont Femploi chaque matin étoit d'habiller fon Maitre, & de lui vanter les charmes de la Ducheife. Ces éloges étoient li exagérés & li afFedés, que Milcour en foupconna le motif; &: fur quelque autre prétexte , il renvoya fon vaiet de-chambre. Ce revers ne découragea point la Duchede c'étoit chaque jour quelques nouvelles agaceries. Milcour raconta fon aventure au Chevalier, qui fut tenté d'abord d en faire part a fa femme pour lui faire connoitre le cceur de fon époux, mais une nouvelle idéé qui lui fut fuggérée par les circonftances , lui fit penfer qu'il pouvoit faire beaucoup mieux. La Ducheffe apprit un jour que Milcour devoit viiiter un jardin curieux que tout le monde s'emprefToit d'aller voir; & elle prit fes mefures pour fe trouver feule avec lui dans ce même  i\ Les Soirees jardin. Le Chevalier, foit .par adreffe, foit par hafard , fut inftruit de ce projet; Sc il réfolut de le tourner au pront du iien. II voulut que Madame de Milcour fut témoin de la fcene qui alloit fe paffer entre fon mari Sc la Ducheffe; il étoit affez sur du cceur de fon mari, pour ne pas craindre de le compromettre par cette indifcrétion. Tout s'arrangea comme le Chevalier 1'avoit déliré ; il trouva le moyen de conduire Madame de Milcour dans un cabinet d'ou Ton pouvoit entendre tout ce qui fe difoit dans 1'allée oli Milcour étoit attendu. Enfin le doublé rendez-vous réuffit. La Ducheffe fe trouvant avec Milcour, abrégea les préliminaires de la converfation \ il eft un rang ou il eft permis d'exprimer plus clairement les défïrs, paree qu'on noferoit les deviner. Qu'entends-je , dit le Chevalier a Madame de Milcour, en feignant un air de furprife! C eft Ui  AMUSANTE S. if M. de Milcour 8c la Duchéfle de...! Ecoutons ; & ils écouterent, . Vous n'avez qu a dire un mot, ajouta la Duchéfle, 8c je vous fais donner dès demain la brillante place du Chevalier de Clinfort (elle ignoroit que le Chevalier étoit fami intime de Milcour). Madame, lui diAiilcour, après des ofFres auffi obligeantes, je vous dois au moins de mettre de la franchüe dans ma répqnfe. D'abord, vous ignorez que le Chevalier de Clinfort eit mon ami ; & vous 1'apprendre, c'eit refufer fa place que vous in'offrez. Votre feconcl bienfait ed bien plus feduifant; mais fans vous oppofer un engagement facré , 1'amour feul me rend incapable de 1'accepter. Je de-" vrois m'en défendre comme époux, je le fais comme amant. La Dame, humilice de ce refus injurieux, fit femblant de rire de fon amour conjugal, öc fe retira. On fe fouvient fans doute Tomc III. B  16 Les Soirees que Madame de Milcour Sc le Chevalier écoutoient leur converfation. Hé bien , Madame , s'écria le Chevalier comblé de joie , vous avez entendu ? Voila 1'époux que vous auriez trompé ; voila Fami que j'aurois trahL II n'en dit pas davantage , & Madame de Milcour ne répondit rien. Us fortirent enfemble ; on ne rappela plus un leul mot de leurs anciennes converfations; mais les yeux de Madame de Milcour étoient ouverts , Sc fon cceur étoit changé. Elle aima Ion époux, vécut heureufe avec lui, en le rendant heureux; Sc le Chevalier lahTa aux amis un bel exemple, qui fera rarement fuivi.  AMUSANTE S. LA RÉUSSITE INFAILLIBLE, C O N T E^ Avec de lanaifiance, du bien, de jolrsyeux , Lucinde pouvoit, je crois, raifonnablement fe flatter d'être ma* riée a quinze ans , & eJJe en avoit déjk vingt iorfque fes parens s> détermrnarent) il eft vrai qu'ils lui laiifoient 3'honneur du choix, aM qu'ils i'avoient annoncé dans le monde. Un choix..., Mais étoit-il sér que Lucinde en kroït un bon ! AfTez frivole pour devenir coquette, affez raifonnable pour devenir une femme fenfée, de quel cóté fe tournera - t - elle ? Les douceurs des plaifirs , les févérités de Ia vertu 1'enthoufiafment également a I'excès : un roué en peut donc tirer parti auffi-bien qu'un homme honnéte 5 de plus il étoit affiche que fon cceur devoit être pour B ij  ïS Les Soirees celui qui fauroit rendrc plus aimables a fes yeux les convenances nécefiaires clans le mariage. Ses parens la font enfin paroïtre dans le monde ; Sc aufli-tot lui pleuvent de tout cóté des hommages, des vccux, parmi lefquels nous diftinguerons ceux confignés dans les lettres fuivantes : Voici la première. 33 Trois amis, Mademoifelle , vont 33 vous offrir un fentiment que vous s> leur avez également infpiré : leur w naiflance, leur fortune font pareilles; 33 mais leurs trois caracleres très-difFc?i rens. Comme il eft jufte que vous les 33 connoiffiez , ils auront foin de fe « peindre au naturel, chacundans une 33 lettre quils auront 1'honneur de vous 33 adreffer.Quils eftimeroient heureux » celui auquel vous permettriez des 33 démarches auprès de vos parens pour 33 obtenir votre main ! Rivaux fans 33 jalóufie,les autres vousentendroient  AMUSANTE S. zc> » prononcer fur le bonheur d'un feul, 53 fans prendre la liberté d'en mur33 murer. « Lucinde reffentit a ia réception de cette lettre un mouvement de joi«. Trois amans enfemble pour début l ce miracle étoit-il réfervé pour elle? Mais 'Lucinde fortant du Convent , n'avoit point encore appris Tart de conduire autant dmtrigues a la fois que Céfar dictoit de lettres. Epoufer 1'un, confoler les autres, étoit li fimple! Ouipour nos expérimentées. Le lendemain en arrivé une feconde. 33 Tout homme qui fe met fur les 33 rangs, Mademoifelle, doit d'abord 33 annoncer fa naiiTance, fon bien, fa ■>3 tournure j'ofe vous afturer qua 33 mon égard ils font tels qu'aucune .33 femme , excepté vous , Mademoi33 felle, ne feroit en droit de trouver mon hommage trop hardi: mais ü » eft encore plus important de faire B iij  3o Les Soirees 33 connoitre fon caractere Sc fon fyitê» me de conduite en ménage j le mien >o conf fte a fermer la porte aux dé33 gouts par la grande liberté qu'il faut *> y faire régner, a ne laifler dans 1'hy*> men de droits que ceux de 1'amour y 33 a n'établir que les plaiiirs pour feuls 33 garans des fermens, a ne confulter 93 que Fétat de fon coeur pour des ca3>3 relfes qui n*ont de graces qu'autant » qu'elles font les fruits des défirs, Sc 33 non des devoirs. <« Quelques jours après une troifieme lettre arrivé. 33 Ce n'eft point un amour ordi~ 53 naire 5 Mademoifelle, que j'ofe vous » préfenter c'eit le droit de me don33 ner a vous tout entier Sc pour tou93 jours ; c'eft celui d'obtenir de votre 33 part un retour pareil, que j*ambi»3 tionnc de pouvoir folliciter auprès 3o de vos parens: mon creur ne peut » éprouver une demi-paiïion5 ni fe con-  AMVSANTÈS* $t »3 tenter d'un demi-fentiment. Quel 33 bonheur comparable a celui dont 33 jouilTent deux cceurs bien épris! Ca33 relTes. tranlports, regards flatteurs, 33 tendres propos rempliifent tous les 33 momens j Ton n'exifte que deux dans 33 le monde : Sc dans ces êtres froids 33 que 1'empire feul des lois tient réu33 nis, on ne voit que des hommes Sc 33 des femmes machines, de 1'ame def33 quels on a droit de douter : a foi feul 33 cette portion de la divinité , pour 33 foi feul fon bienfait. « Quelles efpérances pour un cceuf fufceptible d'ivreffe ! qu'ils font inté* reifans ces élans d'amour ! eux fèuls peuvent faire les douceurs de la vie ; fans eux 1'on ne doit compter que fur des momens fafHdieux. Ainii le fort de Lucinde étoit de s'enflammer a la peinture de chaque fentiment. Cela eft aflez rare ; les femmes ne font cas ordinairement que d'un feul : mais B iv  5i Les Soirees Lucinde avoit donné la préférencc 1 cc dernier , lorfqu'elle eut le foir une nouvelle lettre a ouvrir. >3 Qu'il eft difficile , Mademoifelle, » de débuter par vous parler raifon ! il 33 faut que mon enthoufiafme pour elle 33 foit fans borne , puifque je lui dois la 33 liberté de le faire. Je crains de ne 331'avoir pas affez confultée,lorfque j'ai >3 eu la hardieiïe de memettre au nom33 bre des prétendans dont votre choix 33 doit excüfer celle d'un feul. Si par >3 trop de préfomption aujourd'hui je 33 me fuis écarté de fes principes, je puis 33 au moins vous aiTurer,Mademoifelle, 33 que j'avois toujours jufques-la foumis •3 ma conduite a fes calculs; ils m'ont 33 appris que feulement dans les liens 33 du mariage, dans 1'union légitime de 33 deux cceurs tendres, vertueux & 33 fenfibles, exilte le vrai bonheur; la 33 longue fuite des tnftans ne peut alors 53 altérer celui que la raifon a établi  AMUSANT ES, 33 » fous la garde de ce nceud: elle em'3 péclie 9ue la perte de notre jeune/Te 33 même n'Mue ;fur notre ÉJÉté ^ paree qu'elle- s'en é 11 chargée pour tous-lcs momens3pour toutes les an.*> néesypo.ur toutes les circonftances. cc = La-Jiberte indéfinie a Dien fes agréïp.ms, l'ivrefle de 1'amour a bien les iiens auffi ? mais combien font préterables ceux qu'offrent la raifon & fur-tout une raifon auffi douce ' auffi perfuafve ! Je. yeux n'écouter qu elle & je fai? choix de qui fait me la faire autant aimer = Voila ce que Lucinde fe dit. Que penferiezvous de eet homme k cataracte qui parleroit .de.s. couleurs fur ce qu'ü en auroit entendudire?Quel étonnement lui devons-nous fuppofer, lorfque l'operation faite , fes yeux leront arrivés au point de dilKngucr ce magfqüe f tacle fur lequel il avoit difcouru > Lueinde en étoit a ce point, elle ne con- B y  ^4 Les Soirees nöiflbit la liberté, la raifon, 1'amour^ qu* par ouï-dire. Elle fe réfout donc a faire un heu~ reux ; mais un point 1'embarrafToit: il s'étoit abfolumen tu fur fa figure, & il eft fi ordinaire aux gens laids de parler raifon ! Lucinde fentoit que la fienne ne lui permettroit jamais d'étre heureufe avec un mari repoufTant> elle écrivit cette lettre. 33 Puifque je fuis obligée de choifir » je dirai avec la franchife exigée , que 33 le premier m*a plu , le feeond m'a: »3 ému , le troifeme m'a perfuadée s >3 j'agrée donc les démarches qu'il S3 pourra faire auprès de mes parens.« Elle eut cependant la force d'ajouter ce correctif : 33 Je défïre que fa figure 33 puifle arrêter fur lui mes yeux avec 33 complaifance «„ Etpuis enfuite: 33 Je 33 ferai de Jeudi en huit au Bal de. fQ33 péra. cc Jufqu a ce jour elle fut fouvent avec  A M V S A N T E $. fa mere chez une anciennc amie, ou certain jeune homme, parent de la maifon, ferendoit réguliérement toutes les fois que Lucinde y foupoit. Elle a déja remarqué qu'il eit aimable , mais fans trop y réfléchir: elle attribuoit fes foins a la galanterie ordinaire d'un jeune homme ; cependant fon efprit, fa douceur, fa figure avoient fait naïtre dans fon ame quelque bienveillance pour lui : de ce fentiment a 1'amour il n'y a guere qu'un pas [ il ne manque plus qu'une occafïon. Ce foir même, Lucinde crut voir d'Olban plus trifte qu'a 1'ordinaire. Ah ! dit - elle , d'Olban eft un des prétendans ; d'Olban eft exclus j & fon cceur lui reproche d'avoir prononcé fans connoïtre. Le lendemain elle doic le revoir; elle fe promet de lui arracher fon fecret : enfin, ce lendemain arnve. Alors timide, elle n'ofe fatisfaire fa curioflté. Bientöt la conver- B vj  $6 Les Soirees fation générale fait briller les belles qualités du Comte d'Olban. Lucinde comme nee a fe perfuader qu'il eft dans la confidence de fes trois amans & des lettres qu'il en a recues. Le tonde mélancolie avec iequel tl s'exprime l'alfure encore plus, qu'il n'étoit pas èrt fa faveur; Sc en vérité Lucinde en étoit fachée: cette crainte tourmente le cceur de Lucinde jufqu'au jour du Bal. Un mafque fe préfente pour celui dont elle a daigné approuver les vceux, c'étoit d'Olban accompagné d'un inconnu a qui elle avoit promis , Sc c'étoit a eet inconnu, qu'il falloit facrifier d'Olbam Elle avoit bien quelques reftburces dans 1'heureux Si qu'elle avoit placé en PojtScriptum de fa lettre mais ce que le mafque laifloit voir ne lui donnoit anemie efpérance: 33 St vous étiez ( dit-elle avant qu'il 33 put réclamer fes droits ) exclus par » votre figure a vous ne vous feriezpas  AMUSANTE S. 37 33 préfente ; mais, quoi ! vous 1'étes 53 par votre ame 3c votre raifon, Ci 33 elles font telles que vous me les avez 33 peintes «. U parut accablé. 33 Ecou33 tez , dit-elle , & jugez-moi. Lorfque 33 je vous ai répondu, j'aimois déja, 3c 33 je ne m'en doutois pas > je n'étois 33 déja plus libre, 8c je croyois 1'étre 33 encore > je ne 1'ai appris que par le 33 défr de retrouver en vous celui que 3> j'aime, 8c par la crainte dont je fuis 33 agitée de ne pas i'y rencontrer. Son 33 efprit eft celui de votre aimable ams 3> qui m'a écrit le premier ; fon cceur 33 a toute la fenfibilité que le fecond 33 annoncoit dans fa lettrejfa raifon 33 eft égale a la vótre: une longue con33 noiifance m'avoit bien inftruite qu'if 33 avoit toutes ces qualités, mais un 33 feul inftant m'a fait connoitre com33 bien elles m'avoient touchée. Ah t 33 s'il étoit polfible que vous fuffiez..., 33 Mais^quelie chimère! je ne puis pW  38 Les Soirees *> aimer que lui, je ne puis plus aime? 33 que d'Olban.... cc Le mafque a cenom paroit tranfporté. Quoi, dit-il, feroisje affez heureux !.... A fa voix qui n'étoit plus contrefaite , a fon exclamation, elle ree onnut celui qu'elle aimoit, pour celui qui avoit eu 1'adreffe de faire tomber fur lui le choix. Elle en devine davantage , elle découvre fa fupercherie : Ah ! dit-elle , d'Olban, les trois prétendans ne font plus un myftere pour moi j je choins le premier , le deuxieme, le troifieme, le fpirituel , le tendre, le raifonnable 3 car c'efl vous que je choifis; vous avez fu trois fois me plaire. D'Olban connoifloit les femmes ; il faut les attaquer de plus d'une maniere. Ayez donc, même avec de bonnes vues, toutes les qualités, lorfque vous voulez traiter avec elles: vous rencontrerez , a coup sur, celle qui doit vous faire aimer, Le moyen eft infaillible.  A M U SANTÉ S. 3^ L* E X E M P L E INUTILE, O V LES AMOURS INVRAISEMBLAELES* A N E C D O T E. Il eft bon dofFri r aux hommes des exemples d'amour & de fidélité: ils ne font guere fuivis, mais ils amufent, ils intcrefTent un moment les Lecteurs^ êc fi ces récits-la font infructueux , on les ht a*u moins fans danger. Je ne nfattends pas a voir mon héroïne trouver beaucoup d'imitateurs; mais en la faifant conhoïtre , je fuis fur de la faire eftimer, admirer même ; Sc è Ia tendre Suzette ( c eft ainfi qu on 1 appelle ) ne devient pas le modeier des amans, elle obtiendra deux au moins le tribut d'hommages qui lui eft dn. Dans une petite vüle de Province<|,  40 Les Soirees vivoit, 'Sc vit encore ( car mon hiitoire eit tres-récente ) une jeune enfant dont le portrait feroit difficile a faire j elle ne reiTcmbloit a perfonne. Je ne jetterai pas ici a pleines mains les lis Sc les rofes (toutes les héroïnes en font pourvues) j je dirai feulement qu'elle étoit jolie comme on ne 1'eft. guere , Sc qu'elle favoit aimer comme on n'aimera jamais. Mais tout fon bien étoit dans fa beauté , Sc fa noblerfe dans fon coeur-, je veux dite qu'elle étoit fans fortune Sc fans nahTance. Par bonheur elle n'y avoit jamais fongé : les grandes Dames envioient la beauté de Suzette, Sc Suzette n'envia jamais leur fortune ni leur rang. Quant a fon caractcre, c'étoit de ces naturels auiïi rares que précieux qui pourroient fe paMer de 1'éducation. Ses parens avoient toujours été pauvres elle étoit alors orpheline, Sc 1'on peut dire qu'elle avoit toutes les vertus> ou.du moin^  A M V S A N T E S. 4t toutes les qualités du «Eur, fans qu'on eut pns foindeJui en infpirer aueune. Unne Jui avoit fraais dit, e]Je ^ vou jamais fongé qu'on doit fecourir Jes maJhoureux , & elIe ne ma »deJe fiure, même a fes dépens, eJle n avoit. pas befoin de réflécbir pour etre bonne : Ja bienfaifance n'étou pas ehezeUeun principe ,maisim fenmnent. JoJie comme eiJe étoit !"e "e "^"a Poi«t dadorateurs ; Ja fcdu&on tend.t autour d'eJle tous fes fcets : mais étant née fans ambition & lans coquetterie, la féduéHon n'arrivon pas jufqu'a fon cceur; elle n'avoit pas meme befoin de combattre, pour tnotnpher.Sa vertu n'avoit pourprinc néanmoins, foit par un orgueil déplacé , foit qu'ils craigniffent qu'un tel hymen ne fit obRade a la fortune de leur hls, foit par quelque autre raifon, ils refuferent conflamment de les unir. On dérendit a Charles de voir fa chere Suzette; c'étoit lui ordonner de 1'aimer davantage. Les deux amans ne celferent point de fe voir , mais ils fe virent plus fecrétement, & avec plus de précaution. Une aventure qui furvint alors, auroit fuffi pour unir leurs cceurs , quand 1'amour n'en auroit pas pris le foin auparavant. Les armes de notre jeune Roi qui femble avoir foumis la fortune a fes  A M U $ A N T E S. 45; vertus • venoient de remporter un avantage fur 1'ennemi. Tous les cceurs Francois étöïent pénétrés de la joie Ja plus vive , & ceux dont la richeffe favorifoit les vceux, la manifeftoient par des fètes publiques. L'un des principaux de la Ville avoit voulu fe fignaler par un bal & de brillantes Üluminations 5 & il avoit établi lafcene dans fon chateaü, qui n'étoit féparé de Ja Ville que par une riviere qui en baigne les „murs. Quelque motif étran^er fans doute a la curiofté, y appela Suzette. Tout s'y pafTa comme on 1'avoit défré. II y eut de 1'affluence fans confufïón; aucun defaftre n'empoifonna les plaifrs, & ne fit fuccéder le repentir k la joie publique. Au retour, Suzette s'ctant remife dans le bateau qui 1'avoit menée a Ja fête • alloit être rendue fur le rivage, lorfqu'une de fes compagnes, en jouant tout pres de 1'eau 9 s'y laifïa tombeiv  a6 Les Soirees Suzette, qui vit la moitié de fon corps hors du bateau, s'élanca promptement vers elle pour la retenir mais fe trouvant entraïnée elle - même, elles furent précipitées Tune Sc 1'autre dans les flots. Tout 1'équipage jette alors un cri de terreur, Sc Ton appelle du fecours. Charles qui par hafard promenoit dans ce moment fur le rivage fa triftelfe & fa rêverie , entend ce cri, & a la faveur de la lune qui 1'éclairoit alfez pour laüTer voir, pas adez pour faire reconnoitre les deux malheureufes victimes que les flots avoient englouties , s'y précipite auffi-tót pour les fauver. Dans le même moment un autre jeune homme, qui étoit dans le bateau avec elles, s'y jette auffi. Ils furent heureux l'un Sc Pautre. La compagnede Suzette futfauvée parle jeune homme inconnu ; Sc Charles, qui par hafard, ou par un mouvement involontaire de fon cceur, s'étoit attaché  AMUSANTE S. 4^ a Suzette fans Ja reconnoïtre, eut le bonheur de Ja ramener fur Ja rive. On accourut aJors avec des flambeaux pour lui porter les fecours néeeffaires. Que devint Charles , quand, s etant mêié a ceux qui Ja fecouroient' il reconnut fa chere Suzette ? La furprife, Ja joie, la crainte, toutes Jes paffions a Ja fois s'emparerent de fon ame, Sc il neut que Ja force de secrier : Suzette ! Suzette en menie temps rendue a Ja vie ouvre Jes yeuxj Sc fon amant eft Je premier objet qu'elle appercoit. Ah! Dieu l s'écria -1 - elle avec joie, mais d'une voix foible : c'eft lui! Oui, c'eft moi, c'eft moi* lui répond Charles, en fe jetant dans fes bras ! c'eft moi qui t'ai fauvé Ja vie fans te connoitre. Tous Jes fpectateurs attendris demeurerent muets de furprife j Sc il feroit difficiJe d exprimer ce qui fe paftoit aJors dans Je cceur de Charles. Oh l comme il hémt  4S Les Soirees le hafard qui 1'a conduit ü heureufement au bord de la riviere ! comme il s'applaudit de s'être élancé dans les flots ! & en efFet jamais acte d'humanité n eut une plus douce récompenfe. Sa joie , en reconnoiffant Suzette, venoit de s'accroitre au centuple. ïl avoit cru d'abord n être quhumain , il avoit cru ne fauver qu une femme, & il avoit fauvé fa maitreffe. Ce feroit infulter aux coeurs fenfibles , que d'effayer de , kur faire fentir cette différence. Mais comme ramour eft toujours inquiet, & que fa délicateffe eft excefoe, Charles eft faché de n avoir pas plutot reconuu Suzette. L'amour eut augmenté fa force avec fon zele; il 1'eüt fauvée plus promptemenr, Suzette eut moins fouffert. Cette idee lui donne des fcrupules qui empoifonnent prefque fon bonheur : fes bras, en s'attachant a elle , ont pu ne pas ménager aflez fa foiblefle , il a pu la bleflèr en rentrainant.  AMUSANTE S. 49 IWaïnant. II fe rcproche comme un crime d'avoir tenu fa maitreffe dans les bras fans la deviner , fans que fon cceur lui aft dit : C eft elle. Cependant de prompts fecours & fur-tout Ia vue de fon amant, avoient rendu la vie & fa force 4 Suze{te . on la ramena chez elle , & Charles nek quitta qu'avec plus de regrets. II fembloit, pour le coup, que Suzette dut lui appartenir inconteftablement En racontant a fes parens fon aventure il ne manqua point de 1'interpréter comme un don que le Ciel lui avoit feit de Suzette ; n'étoit-ce pas par un nuracle évident qu'il s'étoit trouvé Ik a pomt nommé pour lui fauver la vie> Charles a ces raifons joignit les fupplications les plus touchantes. Ses parens qui ne voyoient qu'un heureux nalard dans cette aventure , ne f> crurem pas obligés de changer d'avis pour Cda' lls Jm ^entque Suzette pour Tomé iiit q  sq Les Soirees avoir été noyée n'en étoit pas devcnue plus riche \ öc ils perfifterent dans leur refus. Quelques jours après, il vient redemander a fon pere la main de Suzette avec plusd mftance & de chaleur. L'entretien fut très-vif le pere mit plus de dureté qua 1'ordinaire dans fon refus. Charles fortit peut-être des bornes du refpeót 5 & fon pere, dans le premier mouvement de fon indignation, le chalfa en lui jurant par tout ce qu'il y a de plus facré, que jamais il ne lui accorderoit Suzette. Charles fe retira; &, guidé par un aveugle défefpoir a il alla s'enróler dans un Régiment pour lequel on recrutoit alors; il ne vouloit que mourir, puifqu'il lui falloit renoncer a Suzette. Charles étoit fi perfuadé que fon malheur lui faifoit un devoir de mourir , qu'il ne fentit fa faute que par la douleur qu'en témoigna Suzette en  ■jc m u s a at r n s. fr i'apprenant. Le défefpoir de cette tendre amante fat ü graad, qu'elle lui reprocha plufieurs fois de lui avoir fauve la vie : Je „e ferois plus ; lui ditelle; je ne fentirois point la douleur de te voir partir. II allégua, pour fejuftiher , le défefpoir qui 1'avoit égaré, 1 affreux f«"*« que fo„ pere avoit prononcé devant lui. Mais Suzette «oit prête k le perdre, & peut-être pour toujours; rien ne pouvoit Ja con*eJer. Eüe concut mille projets; J3 plupart annon?oient le trouble de fa«don, tous prouvoient fon amour ie pere de Charles fentit des remords d'avoir réduit fon fils * cette fata e extrémité. Dans le regret cuifant quil avoit, il at,roit confenti peut«re a lui donner enfin fa chere Su^tte; mais 1'enrölement étoit un malheur que fa fortune ne lui permettoit pomt de réparer. II demanda i revoir ion fils; il le ferra dans fes bras, tkha C ij  n Les Soirees de le confoler , & lui témoigna le plus' amer repentir \ & Charles neut pas* la force de lui dire : Mon pere , vous m'avez mis le poignard dans le fein. On fixa pour le départ du malheureux Charles un terme peu éloigné \ enattendant, onlui montroit plufieurs fois par jour 1'exercice, ainfi qua d'autres nouveaux foldats qui devoient partir avec lui. Suzette fe rendoit fur les lieux pour le voir. Attentive a fe plaeer un peu a 1'écart pour netre pas remarquée, avec quel tendre intérct elle fuivoit tous fes mouvemensl elle: voyoit avec plaifir que Charles étoit le plus beau , le mieux fait de tous fes camaradesi mais combien ce plaifir étoit empoifonnc par cette cruelle réflexion: ïl va partir ! Elle le plaignoit quelquefois de la peine que lui coutoit eet apprentiffage militaire \ fi 1'exercice duroit trop long-temps , Suzette, fans Sivoir quitté fa place, étoit plus forë  AMUSANTE S. y, goée que lui; & fi elk s'appercevoit qu'on le grondat, de grolfe larmes couloient de les yeux. Arrivé enfin le jour du départ. Charges avoit voulu s'épargner, ainfi qu'i Wtte, le déchirement d'un fi cruel adteu. II écrivit une lettre de congé Chotfit quelqu'un pour la remettre * Ia chere Suzette; mais au moment de Ja donner lui-même, tout fon courage parut 1'abandonner , & ij jugea «o.t encore moins douloureux pour deuxamans de fe dire adieu, que de partirfansfe voir. II n'en. jugea plus amfi quand il eut dit k Suzette: II faut nous quitter. Les tendres reproches qu elle lui adrelTa, fes' larmes, fon détfpmt, lui firent fouffiir mille morts; '1 ü fit au Régiment ne fu en P« longs;&1] ne s'amufa guere en route. Precipitons fon arrivée.quidoi: W dautant plus de plaifir i tous deux que la fortune fembkit avoir «Ac de ks perfécuter. Le Capitaine aptes avoir déhvré k congé, s>étoit rendu chez k pere de Charles, pour C v  fS Les $ o i re e s lufraconter cette aventure, Sc pou* 1'engager a ne plus tyrannifer d'aufii tendres amans-, Sc fur celale pere ayant mandé Suzette , lui avoit fait beaucoup de careiïes. Suzette, a qui Charles avoit annonce fon arrivée , voulut aller au-devant de lui: elle reprit la route ou elle s'étoit trainee autrefois avec tant de douleur. Mais que fon cceur aujourd'hui eft bien autrement agité | Fit-elle mamtenant fix fois plus de chemin qu'elle n'en avoit fait la première fois, elle feroit bien moins fatiguée. Elle Fappercut enfin v Sc Dieu fait s'ils volerent dans les bras l'un de fautre. Charles ne la remercia point, quoique fon Capitaine Teut informé de tout *9 la joie, la reconr noiflance lui avoient óté 1'ufage de la voix. Suzette au contraire avoit de trop bonnes nouvelles a lui corner, pour fe taire long-temps: Mon arm, lui dit-elle, j'ai vu ton pere chez. lui *  A M U S A N T E S. ^ & c'étoit par fon ordre ; il m'a careA {ée 11 ni aime nous ferons heu- reux. II fcftrit difficik en efFet de trouver un couple PIUS fortune. Charles eft Jibre , & fa hberté eft un bienfait de fa maitrefle : Suzette a retrouvé tout « qu'elle aime au monde, 1'homme a qm elle doit le jour qu'elle refpire; &la feuleperfonne qui pouvoit s'oppofer k leur bonheur, le pere de Charles, vient de leur rendre fon amitié Leur bonheur eft trop parfait, ü nc' fauroit être durable. A peine font-ils entrés dans Ja ViJJe qu'on leur apPrend que Je pere de Charles vient de mourir fubitement Ce malheur eft encore plu, effrayant qu on n'imagine ; car les droits de ce pere qui étoit pret a les unir, ont pafTe dans les mains d'un tuteur qui a «eja declare qu',i n'approuvera jamais mt Wnee. Cette nouveJJe fut m C vj  60 Les Soirees coup de foudre pour eux,«3c ils nV voient jamais été auffi malheureux que dans ce moment funefte ; ils étoient d'autantplusaplaindre,quils pafloient prefque en un moment du faite du bonheur au comble de 1'inrortune. C'eft ainfi que le fort .femhloit fe complaire a frapper de coups imprévus les plus tendres amans. Suzette , malgré tout fon courage , ne peut plus fupporter ce dernier malheur \ fa fanté, qui avoit réiifté a plus d'une année d'un travail exceflif, fuccombe au chagrin de perdre de nouveau fon amant -, dans peu de jours on défefpéra de fa vie. Tous ceux qui étoient inftruits de cette hiftoire , verfoient des; larmes £ur ces deux infortunés. Mais, la douleur qu'on en reflentit fut fufpendue par une heureufe nouvelle qui vient de combler de joie toute la. France : on apprit que le Gel avoit sempli nos vceux par la Naiflance d un  AMUSANTE S, d Dauphin j & toutes Jes ViJJes s'empreflèrent de témoigner Jeur fenfibilité par des fetes 8c par des aótes de bienfaifance. CelJe oü Suzette étoit née, vouJut marier un nombre de jeunes filles, & on i'infcrivit fur Ja Me. Comme on connoiflbit Ja caufe de fa maladie , on s'imagina que 1'offre de Ja marier a Charles pourroic bien en devenir Je remede. Par Je moyen de Ja dot qu'on lui donna, peut-être même par de jultes menaces^ on fit confentir Je tuteur ; 8c Ja démar* che eut un plein fuccès; car cette nouvelle rendit en peu de jours a Suzette fa première fanté. Nos deux amans furent mariés. Ia publicité de leurs amours, leur con£ tance, leurs malheurs, tout ajoutoit un nouvel intérêtacet hyménée intéreifant par lui-même. Toute la Ville les accompagna au pied des AuteJs^ comme on auroit fuiyi un Triompha-  ■fi Les Soirees teur. Charles & Suzette n'en étoient ni plus fiers, ni plus embarralfés > ils ne voyoient plus qu'eux - momes \ ils n'étoient occupés que de leur bonheur. Après la cérémonie , le Peuple les fuivit jufque dans leur maifon , comme il les avoit accompagnés a 1'Eglife. L'ancien Capitaine de Charles joignit a la dot de Suzette, la fomme qui avoit fervi a dégager Ton amant. Oh! commè ces heureux époux bénirent cette Naiifance fortunée qui a eomblé les vceux de tout un Peuple ! Comme ils célébrerent les vertus d'un jeune Roi , qui ne fait qu'exercer on infpirer la bienfaifance ! Suzette fe repentit prefque de lui avoir dérobé un Soldat, en dégagcant fon époux: mais celui-ci fit vceu de confacrer a foa fervice un de fes fils.  AMUSANTE S. 6$ ON NE ST RECONNOITRA PAS, C O N T E. M a d a m e d'Elmon avoit fait autrefois les plus briilantes conquêtes; elle avoit été coquerte &jolie. La coquetterie & la beauté logent fouvent enfemble, mais la coquetterie eit toujours la derniere a s'en aller. La beauté de Madame d'Elmon n'exi/toit plus que dans la mémoire des hommes. Je me trompe 3 elle exiftoit encore dans fon imagination. C'elt U fon dernier afile ; &, pour le bonheur du fexe, elle y habite encore long - temps après avoir difparu a nos regards. Madame d'Elmon confervoit toujours les mêmes prétentions j elle ne comptoit pas avec le temps ; & fi elle recevoit moins d'hommages,elle en concluoitque les hommes étoient moins galans,  #4 Les Soirees Madame d'Elmon avoit une fille, A la coquetterie pres , Cécile étoit alors ce que fa mere avoit été autrefois. Son age ( elle commencoit fa quinzieme année ) étoit le moindre de fes agrémens. Son teint eut été plus blanc qu'un lis, fi 1'incarnat 8c la rofe ne s'y fuiTent mêlés pour 1'embellir 8c en ranimer 1'éclat. De longues paupieres noires s'élevoient ou s'abaiffoient mollement fur deux grands yeux bleus qui peignoient 1'amour, &l'infpiroient encore mieux. Tous fes traits étoient auffi piquans que réguliers; en un mot, elle étoit belle, fans celfer d'être jolie. Cécile, en quittant le Couvent pour entrer dans le monde , ne fongeoit point a 1'amour \ elle ne fongea plus qu'a cela , quand elle eut vu d'Erviley. D'Erviley ne lui avoit point dit, Je vous aime \ mais il 1'avoit fi bien regardée t mais fes yeux avoient fi bien trahi le fecret de fon cceur t ils fe voyoient fouvent y ils fe trouvoiem  AMUSANTE S. 6f même quelquefois feuls. Cependant ils ne s'étoient point avoué leur amour , ou du moins ils n'en avoient pas encore parlé. D'Erviley, plus tendre que galant, n'étoit rien moins qu'audacieux. II avoit affez de beauté & de mérite pour efpérer, il avoit trop d'amour pour ne pas craindre. L'amour ell naturellement timide, & cette timidité peut-être ne nuiroit point aux amans, s'il ne falloit que piaire a ce qu'on aime ; mais il faut piaire aufli a des parens, dont 1'oreille n'e/l pas toujours ouverte a la féduction. A la fin d'Erviley, bien sur du cceur de fa maïtrelTe, chercha a gagner Madame d'Elmon. II devint fort affidu auprès d'elle j les foins, les prévenances, rien ne fut négligé. II réuffit même fur un point au-dela de fes efpérances. Madame d'Elmon ne tarda pas a remarquer les foins du jeune homme , mais elle fut mal les interpréter. Comme en public , il ne s'abandonnoit pas aux  66 Les Soirees mouvemens de fon amour pour Cécile , & qu'il ne s'occupoit que de piaire a Madame d'Elmon, Madame d'Elmon le regarda bientöt comme un nouveau captif que l'amour venoit de lui donner. En pareil cas, une femme d'efprit efl: toujours dupe même d'un fot. Elle aura vu un fat tromper toutes les femmes , en feignant d'en être amoureuxj elle aura ri plus d'une fois de leur crédulité; que ce même fat vienne lut dire aufli Je vous aime, elle le croira. Madame d'Elmon le crut, faris que d'Erviley eut pris foin de le lui dire. II s'appercut de la méprife & il jugea qu'il étoit également dangereux pour fon amour , de la laiifer dans Terreur ou de la défabufer. Dans cette perplexité , il s'ouvrit a un ami de la maifon qu'on appeloit M. d'Emicourt. Ce M. d'Emicourt étoit un honnête homme , mais un peu original. II avoit une fortune aïTez confidérable qui lui donnoit la tranquillité de 1'efprit, comme  AMU SANTÉ S. 67 fa bonne conduite lui afïuroit la paix du cceur. II joignoit a un enjouement naturel, une franchife qui nefe renfermoit pas toujours rigoureufement dans les bornes de la politeffe. II promit a d'Erviley de parler a Madame d'Elmon \ Sc il tint parole. Madame d'Elmon répondit a M. d'Emicourt qu'il étoit mal inftruit, Sc que d'Erviley 11'étoit pas amoureux de fa fille. En un mot, elle finit par lui avouer modeftement que c'étoit elle - même qui, fans y fonger, avoit enflammé ce jeune cceur. M. d'Emicourt lui dit franchement qn'elle fe trompoit ; mais il trouva fon amour-propre fi difficile k défabufer , qu'il fe mit dans une colere qui égaya la converfation. Je vais en rapporter ici quelques traits, paree qu'ils fèrviront a faire connoitre le caractere de Madame d'Elmon, Sc que c'eft-la 1'unique but de cette hiftoire. Ceux qui accuferont le Peintre d'avoir chargé le portrait, n'auront pas vu  63 Les Soirees 1'original qui, entre nous, ne manque pas de copies dans le monde. Morbleu, s'écria M. d'Emicourt en colere, fur quoi fondez-vous cette idéela? Que voulez-vous qu'il aime en vous ? Le fouvenir de vos attraits ? Cette apoftrophe étoit un peu vive; Madame d'Elmon voulut bien ne pas fe facher , & lui prouver qu'il n'étoit qu'un fot. Elle lui permit de détailler les traits de fon vifage, d'en faire la critique, & de lui dire ce qu'il trouvoit de mal en elle. Par exemple, mes yeux, dit - elle ? — Vos yeux ? ils font grands, mais fans aucune exprerlion. — Ah ! Ciel ! que dites-vous la, Monfieur d'Emicourt? Le Comte d'Ermine, ce Paris de toutes les Déeifes, difoit a qui vouloit 1'entendre, qu'il n'avoit jamais vu deux yeux aulfi expreffifs queles miens. — Votre nez ? vous conviendrez.... — Ah ! n'en dites point de mal. II avoit infpiré a M. de Marbeuf une chanfon qui fit beaucoup de bruit.  AMUSANTE S. 6$ Et ma Douche ? — Oh ! pour celuila! — Hé bien , vous voila encore ! ce même M. de'Marbeuf, qui faifoit des vers comme un Ange, m'avoit dit, dans un bouquet, que 1'Amour avoit collé fur mes levres des feuiiles de rofe. — Fort bien. Allez-vous auflï vanter la hneffe de votre taille ? -— Ah! M. d'Emicourt ! en vérité je ne vous concois pas : on ne parloit dans le monde que de ma taille de Nymphe. C'eft ainii que Madame d'Elmon prétendoit prouver 1'exiftence du préfent par celle du pafté ; c'eft ainfi qu'elle croyoit démontrer qu'elle étoit belle, en faifant voir qu'elle 1'avoit été. Bien des perfonnes qui riront de fa logique , raifonnent fouvent de la même maniere. Quoi qu'il en foit, M. d'Emicourt fe facha beaucoup ; il paria des deux amans, Sc finit par dire a Madame d'Elmon, que d'Erviley 1'avoit chargé de lui demander fa fille, Sc qu'elle n'avoit pas le fens commun, fi  yo Les Soirees elle la lui refufoit. Ce furent la fes adieux, Sc il s'en alla. Madame d'Elmon appela fa fille , la gronda, lui dit qu'elle étoit une fotte d'avoir piïs de l'amour pour un jeune étourdi qui peut-être n'en avoit point pour elle. Elle ajouta que ces jeunes têtes ne manquoient jamais d'en conter a tout le monde. Bien folie , ajoutat-elle, qui s'imagine être aimée d'eux 1 On en eft bientót défabufé. On croit les team , ils font a centlieues de la. Enfin elle défendit a fa fille d'aimer d'Erviley. Mais M. d'Emicourt n'abandonna point nos deux amans, Sc il réfolut de les rendre heureux a quelque prix que ce fut. D'ailleurs il étoit piqué contrc Madame d'Elmon, Sc il ne fut pas f aché de s'en venger un peu. Ilprit un parti qui furprendra fans doute ; il lui fit une cour aflidue, qui fut bientót fuivie d'une déclaration d'amour. Mais, dira-t-on, fans doute après 1'exa-  AMUSANTE S. yi men ciïtique qu'il avoit fait des charmes de Madame d'Elmon, il n'avoit pas la prétention de lui perfuader qu'il en étoit amoureux. II en avoit la prétention, 1'efpoir, j'ai prefque dit , la certitude. M. d'Emicourt connoilfoit les femmes , Madame d'Elmon furtout. II ne brufqua point fa déclaration; il y mit quelques préliminaires habilement gradués! IIfut d'abordpoli, car on a vu qu'il ne 1'étoit pas toujours ; enfuite il rendit quelques foins ; puis il fut empreifé, même tendre \ enfin il en vint aux grands mots, & il lui dit qu'il 1'adoroit. Ce mot devoit être entendu, avec indignation ; Madame d'Elmon auroit dü ne répondre a ZVT. d'Emicourt qu'en le confignant a fa porte ; ou bien elle auroit dü lui dire : Vousctes un impertinent ! Après la maniere brutale dont vous avez traité mes charmes, vous avez le front de me parler d'amour l vous ofez joindre.  7i Les Soirees ^ 1'ironie a rinfolence ! Quand vous m'avez taxée de laideur , vous efpérez donc encore me convaincre de bêtife, cn me faifant croire a votre amour ! Allez, je ne vous dois que de 1'indignation ou du mépris. Hé bien , Madame d'Elmon ne fit rien , ne dit rien de tout cela. Plutót que de foupconner la fincérité de cette déclaration, elle aima mieux croire que le cceur de M. d'Emicourt étoit changé. Ce miracle lui parut plus vraifemblable que le projet de latromper; enfin elle ne vit plus dans eet événement qu'une vengeance complete de fa beauté méprifée. Quand une fois M. d'Emicourt eut perfuadé qu'il étoit amoureux , Madame d'Elmon ne tarda pas a le devenir elle - même. L'intrigue fut filée pendant quelques jours ; Sc a la fin, il fut quefirion de mariage. C'eftla ce qu'attendoit M. d'Emicourt. Madame %  A M V S A N T E S. ?. dame, Jui dit - il, c'eft bien un manage que je prétends faire : je n'aipas d autre ambition ; mais je veux vous cpargner des reproches a vous-même On vous blameroit de vous marier quand vous avez déïendu a votre fille d'en faire autant. II faut commencer par Ja pourvoir, 6> j'exige que vous la donniez a d'Erviley. Faifons leur noce 5 quelques jours après , nous terons Ja notre. Cette^propontion-Ja n eto,t nuJJement du godt de Madame dElmon. Comment choifir pour gendre un homme qui avoit eu J'infolenee de ne pas la préférer a fa Bik > Elle tut tentée d'abord de refufer, & duferpoureela de 1'empire que fa beauté lui donnoit fur Jes voJontés de M. dEmicourt. Mais enfin Ja raiIon, pour Ja première fois, fit taire fon amour-propre : après avoir épuiféJes objeéHons, eJJe accepta le marehé j Sc dhrviley obtint Ja main de Cécile. Tomé 111, q  74. Les Soirees Cela fait, Madame d'Elmon avertit M. d'Emicourt que quelques jours s'étoient palfés. Mais celui-ci , qui n'avoit plus rien a obtenir d'elle, lui dit : Madame , j'ai fait de nouvelles réflexions. Vous êtes toujours joite » mot , je commence a vieillir, & je me fens du penchant a devenir jaloux. Je vous avoue que les éloges du Comte d'Hermine, la chanfon fur le nez, les feuilles de rofe 3 & la taille de Nymphe, m'alarment trop. Puis, revenan* fur fes pas après lui avoir dit adieu : Madame d'Elmon, ajouta-t il,vous avez traite de folie votre fille , pour avoir cru a l'amour de d'Erviley, & vous avez cru au mien, après que je vous avois dit men fentiment fur votre beauté ; c'eft a vous de vous donner la qualification qu'il vous plaira. A ces mots, il s'en alla. Ceft ainfi que les injuftes prétentions furent punies , &* que l'amour fut récompenfé. _  A m- u s ante $. L £ MA L-E N T E N D U, Anecdote ^aint-Alme avoit recu une education conforme a Ia fortune de les parens, qui étoient enrichis dans Ie commerce. Son cceur étoit honnête & fen/ÏWc. II avoit de la figure & de lexpnt ; mais par malheur I'efprit qui influe fur nos jugemens ne décide guerc notre conduite. Bien voir, n'e/t pas toujours une raifon pour bien agir : il ya des gens, en un mot, qu'il faut confulter fouvent Sc ne jamais jmiter Samt-Alme ne fit pourtant pas beaucoup de fottifes j en cela il fut p]us beureux que fage. II avoit recu de la nature une imagination bien propre a Tégarer : Sc il avoit befoin de bonheur pour n'en être pas la viótime. Les parens de Saint-Aime, impa- D ij  y6 Les Soirees tiens de le maner, jeterent les yeux fur la fille d'un ancien ami, M. de Malvillc, qui fut enchanté de cette propofition. Les deux families furent bientót d'accord. Mais Saint-Aime qui avoit fans doute lu des romans , concut un projet qui parut ctrange , Sc qu'on n'ofa pourtant pas contrarier. II de-, manda a partir pour aller cherchér , de leur part, la Demoifelle, fans fe faire eonnoïtre, Sc fous le nom d'un ami de la famüle, II vouloit fonder fes difpofitions avant le manage *, & il fut recu par les parens de Pulchérie (c'eft le nom de la jeune perfonne) non pas comme Saint - Aime , mais comme Fami de leur gendre. 11 fe faifoit appeler Pyrantc , c'étoit le nom d'un véritable ami qu'il avoit. Celui - ci paria que Saint-Alme ne feroit pas longtemps fans fe faire eonnoïtre \ Sc SaintAlme fe promit bien de gagner le pari: on verra qu'il auroit mieux fait de fq décider a le perdre fur 1c champ,  A M Ü S A N t E S. 7y 11 fut enchanté de Pulchérie en Ja Voyant. C'étoit une brune des plus piquantesjellc étoit jolie, plus intéreffante encore par fa phyfionomie que par fa figurefes grands yeux noir§ étoient propres a ex-primer l'amour, 8c fon cceur étoit bien fait pour ie fentir. Elle étoit capabie , en un mot, d'infpirer 8c d'cprouver une violente paffon. Saint-Alme qui Ja trouva bien, s'efforca de lui paroïtre aimable. II n'auroit pu faire parler l'amour fans renoncer en même-temps au róie qu'il avoit pris. II ne pouvoit tout a Ja fois fe décJarer 1'amant de Pulchérie 8c Tami de i'époux. Mais il pouvoit donner des foms a la maïtreife d'un ami | & il n'oublta rien pour laiflèr voir tous Jes avantages qu'il avoit recus de la nature. On avoit décidé que Pulchérie partiroit avec fon frere pour aller trouver fon époux, Sc que ie faux Eyrante les accompagneroit. Comme D iij  73 Les Soirees Pulchérie n'avoit aucune inclination, elle avoit donné les mains.a ce mariage, que fa familie défiroit paiïionnément. Tandis qu'on préparoit tout pour le voyage, Saint-Alme eut oceafion de la voir fouvent, Sc de s'en* tretenir avec elle. II gouta fort fon efprit j Sc le fien ne parut que trop aimablea Pulchérie. Elle avoit chaque jour plus de plaifir a le voir Sc a lui parler. Enfin le fentiment qui lui faifoit rechercher fon entretien , Sc qu'elle avoit pris pour de 1'amitié , devint bientót un véritable amoux, dont elle ne commenca a s'alarmer que lcrfqu'il n' étoit plus temps de le vaincre. Ce n étoit pas fans doute un malheur pour elle d'aimer Saint-Alme, puifque lui qu'elle devoit époufer ^ mais, par une fatalité bien étrange % cette ten.;-:; (> voathie faillit a reuverfer tout Fédifice de leur bonheur. Dès; que Pulchérie fentit qu'elle aimoit  AMUSANTE yg celui qu'elle prenoit pour Pyrante, elle craignit la douieur de pafler dans les bras d'uh époux qu'on n'aime point. La plus fombre trifteiTe vint s'emparer de fon ame. Quand la pudeur lui eut permis de fe déclarer , tout cc. (Ces mots acheverent de jeter Saint-Alme dans Terreur. Je fuis découvert, s'écria-t-il 3 Sc il continua en tremblant). 33 C'eft a vous - même que j'ofe m'a» drefter. Une répugnance que vous *3 ne m'avez point infpirée, me rend dé3ö formais impolïible le mariage qu'on 33 vient d'arrêter. C'eft votre honnc33 teté que je réclame ici. J'efpere que loin de me fufciter d'inutiles perfé33 cutions j vous voudrez bien aban33 donner vous -même un projet qui 33 ne pourroit fervir qu'a faire deux 33 malheureux a la fois. Voila , Monö3 fïeur, le feul moyen de mériter ma 33 reconnoiftance, Sc c'eft Tunïque fen33 timent qui foit déformais en mon 33 pouvoir. cc Cette lettre plongea Saint-Alme  AMUSANTE S* S5 dans le plus arfreux défefpoir. II demeura qtfelque temps muet & immobile. II adoroit Pulchérie, Sc il s'en croyoit abhorré. Eh ! quoi, s'écria-t-il enfin, en verfant un torrent de larmes, elle me hait! Sc elle ne peut vaincre fa répugnance ! A ces mots, il courut vers le frere de Pulchérie , auquel iJ fe fit eonnoïtre, Sc qui, a la lecture de cette lettre, refla comme accablé de furprife Sc de crainte , car il aimoit tendrement fa fceur. Tandis qu'ils couroient par-tout pour s'informer du chemin qu'elle avoit pris , le frere re$ut une lettre de fa tante, c'eft-a-dire, de la Supérieure du Couvent ou fa fceur s'étoit refugiée. Peut-être ne ferat-on pas faché de eonnoïtre a fond cette Supérieure qui avoit beaucoup d'influence fur toute fa familie. Elle s'étoit jetée dans un Couvent, fans avoir beaucoup de gout pouiTe* tat monafHque. Par un bonheur peu D vj  84 Les Soirees commun, elle s'y étoit accoutumée.. • C'étoit un eiprit des plus aclifs ^ qui n'ayanr pu briller dans le monde ,, avoit cherché du moins a jouer un role dans le clonre : elle y avoit réufli y Sc fe voyant au faite des honneurs mor nafliques, elle avoit fini par aimer un état qu'elle n'avoit embrallé que malgré elle. Tel eft fouvent le cceur hu— main , l'amour - propre lui tient lieu d'amour. Elle fut ra vie d'entendre fa niece lui demander un aiile contre le mariagela prier de lui. aider a fink: ia vie dans le Couvent qu'elle gouvernoit. Elle ne manquoit pourtant ni d'efprit ni de bonne foi. Elle blama beaucoup fa- fceur Sc fon beau-frere d'avoir voulu contraindre 1'inclmation de leur fille j Sc par une foibleffe trop naturelle a 1'éfprit humain , elle fe feroit permis , pour' faire une Religieufe, la même violence qu'elle n'auroit pu pardonner a aucun parem pour  AMUSANT ES-. 8f eonclure un mariagc ; fon intention feut raflurée fur les fuites, C'eft ainfi que toutes nos paffions apportent avec elles une illuiion qui en prolonge la durée,. 8c qui femble prefque les jufti-fier. Des parens quimarient leur fille malgré elle g eroient ne 1'afHiger un moment, que pour la rendre heureufe loute fa vie. Après un moment d entretien avec fa niece, elle fe mit a écrire, 8c fit tenir a fon neven la lettre fuivante i » Mon cher Neveu , » Votre fceur vient de fe jeter dans 33 mes bras. Elle me demande un $ alïle contre un mariage auquel on $ veut laforcer, & qui contrarie fon P gOLit infurmontable pour la retraite,. 33 Elle demande 9 8c je défre comme » elle , qu'on la laifte au. moins quet « que temps a elle - mcme fans lui f parler 8c mcme fans la. voir. Le fen-  t6 Les S o i r è e s 33 timent qui ladécide e(t très-rcfpec33 table , & elle me paroït Ci affiigée 33 de la violence qu'on vouloit lui faire, 33 que lui en parler davantage, ce fe33 roit expofer même fa fanté. Com33 muniquez le plutót poflible ma let33 tre a mon beau-frere Sc a ma fceur. 33 Je leur manderai li ma chere niece 33 perffte toujours dans fa pieufe ré33 folution. « Le frere de Pulchérie ne crut pas devoir cacher cette lettre a Saint-Alme. Après la lui avoir montrée, il partit pour 1'aller communiquer a fes parens; mais il pria Saint-Alme de Tattendre au même endroit, en lui promettant de venir le rejoindre au plutót, ou de 1'inf truire par une lettre, de la réfolution qu'on auroit prife. Saint-Alme, pour avoir fu en quels lieux s'étoit retirée Pulchérie, ne s'en eftimoit pas plus heureux •, il relut la lettre qu'il en avoit recue, Sc chaque mot étoit pour  AM U SANTÉ S. %y lui un coup de poignard. Tantot il y croyoit voir 1'expreffion de la haine; li Pulchérie avoit écrit, une répugnancz que vous ne mave^pas infpirée , c'étoit une formule de politelïè ou d'ironie cruelle : tantót il regardoit la lettre 8c la fuite même comme un chatiment du a fa fupercherie. Si j'en avois fait moimême Paveu, s'écrioit - il, fi j'étois tombé a fes pieds, j'aurois obtenu mon pardon 5 elle auroit lu dans mon cceur, 8c elle m'auroit faitgrace, en faveur de mon amour. II s'achemine alors vers le Couvent qui renferme ce qu'il aime. Hélas ! il n'y voit que des murs inabordables , des portes 8c des fenêtres grilléesjle filence , la folitude,oif des gardiens incorruptibles. II fe met a roder tout autour fans projet, même fans efpérance, toute la journée j Ie* foir il tombe accable de Jaffitude au pied des murs \ il y pafle la nuït étendit fans fermer 1'ceil j 8c ne troublant Pair  $3 Les Soirees que par des foupirs qui n étoient pas entendus. Enfin il remarque une maifbn dont les fenétres avoient vue fur le jardin du Cóuvent. II parvient a ga-* gner celui qui 1'habite, 3c il s'y introduit , efpérant voir de la Pulchérie fe promener au jardin. En effet elle s'y promenoit alors avec fa tante, Sc SaintAlme 1'appercut par une des fenctres de cette maifon. Mais Pulchérie ne le voit pas, paree qu'elle ne regarde perfonne , paree qu'elle ne foupconne pas qu'il puiüe y avoir rien autour d'elle capable de 1'intérefTer. Saint-Alme y revient le lendemain avec une lettre -r il croit n'avoir plus rien a ménager. II fa.ifit un moment ou il la cröit feule * il lance la lettre, 3c ajufte aflez bien pour qu'elle aille tomber aux pieds deia Maitreue. Oh ! comme fon Cfjeur palpite dans ce moment ! A l'inftant ou la lettre s'échappe de £ès magis"^ fon cceur la fuit comme fes yeux. Quel  AMUSANTE S. 8$ plaifir quand il la voit tomber a cóté de Pulchérie ! Quel tranfport, quelle ïvrefle, quand il voit Pulchérie fe baiffer auffi-töt pour la ramafler ! Enfin il voit fa lettre dans les mains de fa Maitrefiè. Ceux qui ont aimé , peuvent fe figurer tout ce qu'il fentit alors. Tout fon corps frufonnoit, Sc fa force étoit prête a fuccomber a une fi forte agitation. Quelle fut fa furprife quand il vit Pulchérie tendre la mam pour remettre la lettre a la Supérieure qui, dans ce moment, fortoit d'une efpece * de berceau J Tenez , lui dit la jeune perfonne fans y regarder , vous avez peut-être laiflTé tomber ce papier. II efi: vrai, dit la Supérieure, a tout hafard & fans y avoir regardé auffi, Sc elle ferra la lettre pour la lire en temps Sc lieu. Qu'on fe repréfente la cruelle fituation de Saint-Alme, d'autant plus malheureux alors, qu'il venoit de fentir 1'ivrefie la plus voluptueufe. Mille  20 Les $ o i n. e e s triftes idees , mille foupeons affreux viennent ajouter encore a cette horrible ftuation. Peut-être Pulchérie at-elle deviné ou reconnu fa main. II avoit vu les geiles , les mouvemens qu'on avoit faits ; mais il n'avoit pas entendu le difcours qu'on avoit tenu. La Supérieure , qui fans être bien perfuadée que la lettre lui appartint, 1'avoit toujours regue par état ou par curiofité, ne tarda pas a quitter Pulchérie pour aller la lire a 1'écart. Elle vit avec étonnement qu'elle étoit pour fa niece ; il y avoit bien quelques détails qu'elle ne comprenoit point; mais elle aima mieux les ignorer, que de montrer la lettre a Pulchérie : elle eut craint d'ébranler ce qu'elle appeloit fa pieufe réfolution. C'eit ainli que tous les hafards fe réuniffoient contre le malheureux Saint-Alme. S'il avoit fait une faute, il en étoit puni bien févérement. Et la pauvre Pulchérie ! elle  AMU SANTÉ S. 91 fait un amant qu'elle aime & dont elle eft adorée ! elle redoute un hymen qui eombleroit tous fes vceux ! Enfin Saint-Alme ne peut plus fupporter un état aufli affreux, fans faire au moins de nouveaux efforts pour en fonir. II n'attend plus le retour du frere de Pulchérie, 8c il court fe jeter lui-même aux pieds de leur mere. II avoua fes torts avec tant de franchife, paria de fon amour avec tant d'intérêt, que ce cceur maternel en fut attendri. Je ne peux plus être heureux que par vous, ajouta Saint-Alme. Vous avez aime, Madame, 8c vous êtes mere : voila mes titres auprès de vous. Pulchérie ne vous réfiftera pas; 8c vous m'aurez rendu plus que Ia vie. Madame de Malville, qui ne concevoit pas le bonheur d'être Religieufe , 8c qui croyoit que fa. fille devoit être heureufe dans les bras d'un homme qui aimoit aufti tendrement, partit fur  5>i Les Soirees 1'heure pour le Couvent 011 étoit Pulchérie. Eile eut hien de la peine aparvenir jufqu'a elle. La Supérieure étoit fi peu difpofée a permettre cette entrevue, qu'il fallut la menacerde faire valoir 1'autorité maternelle,pour triompher de fa réfülance. Pulchérie, de fon cöté , avoit réfolu de garder le filence fur les fecrets de fon cceur. Mais quel coeur peut fe fermer aux yeux d'une tendre mere,,qui ne fait parler que 1'amitié & la tendrefie? Enfin Madame de Malville fit a Pulchérie une fi douce violence, qu'elle en vint jufqu'a lui arracher 1'aveu de fon amour pour 1'ami de Saint-Alme. Eh! mon Dieu, s'écria Madame de Malville, que ne parlois-tu, ma chere amie ! Cet ami de Saint-Alme, c'eft Saint-Alme lui-même. A ces mots, elle fe jeta dans les bras de fa fille, qu'elle arrofa de larmes de joie. Pulchérie pria fa mere de vouloir bien  AMUSANTES. s'expliquer. Nous t'avons crue infor. mee de cette hiftoire, machere enfant; mais quant au récit que tu demandes, je vais en charger un Hiftorien plus inftruit que moi. Alors elle alla prendre elle - même Saint-Alme qui 1 attendoit a la porte du Convent, 8c IV 'mena vers fa fille. L'explication ne fut pas longue entre les deux amans. Elle embarrafia beaucoup Pulchérie , mais elle lui fit tant de plaifir ! On informa aufli-töt les deux families du fuccès de cette négociation ' Sc Ton ne tarda pas a célébrer ce mariage, malgré Ia tante Supérieure , qui jugea qu'on auroit du faire plutöt une utile réfiftance a Pulchérie, que de céder fi complaifamment a ce nouveau caprice, 8c qui foutint que fa niece avoit grand tori de trouver du plaifir a fe marier,  94 Les Soirees LES DEUX PALADINS O V l'amitié a l'épreuve, CONTÉ de CHevalerie. Il y avoit a la Cour de l'Empeireur Charlemagne , deux jeunes Paladins , neveux du célebre Witikind , Duc des Saxons. Leur oncle les avoit envoyés > bien malgré lui, a Aix, en qualité d'otages. Ces deux freres fe nommoient, l'un Sigifrid, & 1'autre Fridigerne. Sigifrid étoit 1'aïnëj mais le droit d'aine(fe étoit nulentre eux: uneunion, une amitié fraternelle jufqu'alors fans exemple, avoit fait difparoïtre toute inégalité dans 1'ordre de la naiflance. Leurs peines, leurs plaifirs étoient les mêmes. L'un eut regretté de ne point partager la captivité de Tautre. Ils avoient les mêmcs goüts ? les mêmes volontés,  AMUSANTE S. les mêmes paffe-temps , les meines habitud.es. Us partageoient par-tout la même table ; a la Ville, le même hotel ; au camp , la même tente. Mais ce qui furprenoit toute la Cour de 1'Empereur, c'eft qu'au milieu des plus célebres beautés de 1'Europe, ces deux jeunes Seigneurs portoient encore 1'écharpe blanche, fymbole de leurinfenfibilité pour les Dames , 8c de leur éloignement pour 1'efclavage amoureux. Cette inertie de leurs cceurs ne devoit pas long-temps durer. Elle cefta a 1'arrivée de k belle Armonde, fille d'Amaury, Comte de Baviere. Tous deux la virent tous deux , a fa vue , fentirent les premières atteintes de l'amour; tous deux fe les diffimulcrentle plus long-temps qu'ils le purent. II eft naturel de tenir fecret a fon ami ce qu'on s'efforce de fe cacher a foimême. Les deux Paladins fe renfermerent dans une réferve mutuelle. Ils fe  $6 Les Soirees refufoient jufqu'a la douceur de prononcer en préfence l'un de 1'autre le nom de 1'objet adoré. Ils craignoient qu'en proférant ce nom, leur trouble ne les trahit. Une telle difcrétion eft un crime en amitié *, aufli leur amitié en fourTrit-elle ; car Sigifridfe croyoit coupable envers Fridigerne , comme Fridigerne envers lui; öc rien ne nous refroidit plus a 1'égard de quelqu'un, que le fentiment de nos propres torts. Mais li leur (lamme étoit pour chacun un myftere réciproque , elle n'en fut point un pour la clairvoyante Armonde , a qui cependant nul des deux n'avoit ofé déclarer fa palnon. Les femmes ont un fens particulier, par 1'organe duquel elles démêlent ce qui fe paffe pour elles dans le cceur d'un Cavalier ; organe unique, fupérieur & prophétique, qui les inftruit de tout avant même la première déclaration-, ik quand le Cavalier s'avife enfin de cette  ■ A M l/ SANT E S. $j cette déclaration tardive & qui lui coüterant, 'd efi venu , comme dit Je Poëte, avant que cfêire arrivé, Quand les deux freres, chacun a part, chaciui fans fe rien communiquer, eurentfait a 1'objet de leur amonr cetaveu difevet &pénible, Armonde-enfutmoitié plus qu'elle n'avoit,befoin d'enfavoir. Elle les éconduifit tous deux fous -différens prétextes, mais fans exclufi on exprelfe, c\ avec 1'amorce flatteufe de 1'efpéxance. Armonde avoit k choitlr entre les deux freres ; car rien a la Cour de J'Empereur n'égaloit ni le mérite de cette belle, ni le leur; & depuis Ja création du monde iJ eit arrivé., on ne fait comment, que Jes analogues s'attirent,ceu>a-dire5 que le beau recherche le beau, & que les perfecf ions du même genre fympathifent entre elles. Mais Je malheur que nous avons tous d'ètre nés avec un feul cceur, fiege unique de nos fentimens, fait qu'entre deux Tome III. E  r> Vers ce mime temps ,: une oonjagion. effrayante .par la rapiditiide fes. ravagesvte rép.andit dans AixóV:dans; fes enyirons, On m .volyoit dans< Jes tues & fut les routes, que morts' ou» mourans. Ce néau.teorriblei n'êp^gnmb Hiilea gramis *hk jpeiiple , ni fexe rni 3ge. Sigtfrid;v-.q,ue-.'la jaloufie anéme E vj  108 b E S $ O ï R E E S avoit rendu plus pafhonné , &- dont les vues fecretes, fur-tout d'epuis Ie départ de fon frere, étoient de s'approprier la polfeffion exclufive d'Ar-' monde Sigifrid-, dis-je-, pr-ofita de la contagion dont on vient de parler, pour faire courir lë bruit qu'elle avoit atteint fa future belle-fceur, Sc qu'elle 1'avoit emportéè entrois jours. Comme tous les gens du chateau étoient fes eréatures, il en difpofaxi fön gré pour accréditer cette fable. -II fic faire a la prétendue morte des obfeques magnifiques, Sc lui fit ériger un tombeau vide dans fa chapelle feigneuria'le. Cependant Armonde , tandis qu'on rendoit ces vains honneurs I fon céno-; taphe, gémiiloit dans un donjon fous la garde de deux Geoliers inflexibles Sc farouches qui ne répondoient a aucune de fes queilions, Sc qui lui refufoient 'jufqu'a la confolation de lui dhre pourquoi on la traitoit avec cette  ,JÊ M V S A N T E S. fe?) rigueur. La vifite de Sigifrid vint lever fes doutes. II lui apprit qu'au moyendes mefures qu'il-avoit prifes , elle "étoit* . morte pour tout autre que pour lui. II-lui annonea qu'elle ne devoit plus longer a Fridigerne , & qu'elle ne fortiroit de ce donjon qu'époufe de Sigifrid. II la quitta après cette déclaratioivfans ofer la regarder, niattendre fa réponfe \ en fuppofant que la furprife $ la douleur & I'indignation: qu'elle éprouvoit lui eulfent- permis d'em faire une. Leravhfeur, tourmentépar de fecrets rcmords; ( Sigifrid en étoit fufceptible ) n'ofa fe rep-réfenter devant fa proie.que trois jours après fa première vif te. II s'excufaavec un embarras qui n'étoit point feint, & dont Armonde lui fut gré. Elle profita de cetavantage qu'elle fe voyoit fur lui, pour lui faire des rcprochcs fenfibles, pathétiques, mais fans aigreur ni amertume, fur 1'attentat  iio Les S o i n è e s auquel il s'étoit porté, Sigifrid fe troubla,rougit, frémit, foupira, fe jeta aux pieds d'Armonde', mais toujours commandé par une paflion effrcnce,, il jura, même a fes genoux , qu'il pourfuivroit le deiTein coupable , funelte y irrefiftible , qu'il avoit formé de s'auu-' rer fa poifeflion a quelque prix que ce put être. Que me rsprochez-vous, Madame,- lui difoit-il ? Les exces, les crimes que vous m'avez fait commettre, ma félonie envers mon frere , mes parjures envers mon ami ? Ah ! plus je me fuis rendu coupable, & moins je puis me réfoudre a perdre le fruit de tels forfaits. Que dis-je , Madame ? il ne tient qua vous de les iégitimer ou de les sbfoudre. Partagez ma faute, tranfportez-moi votre arfecKon $c le don de votre main. Mon frere, quelque irrité qu'il puiife être quand il fera ünftrnit de mon attentat, n'ofera mur-r murer de votre fecond choix refpec*  A M U S A N T -E $. ' jT1 tera en moi, je ne dis pas fon frere ou fon ami, mais le poffeffeur de votre main 7 1'époux adoptif d'Armonde. Un iilence morne fut cette fois laréponfe de la fille du Comte de Baviere. Une tête a demi-détournée, un i-egard fans colere prononcée, mais fixé vers un des angles du plafond de la chambre, &non fur la perfonne 4u coupable, apprirent a Sigifrid 1'arxêt tacite émané de Fame de fa Dame. II fe retira trifte , confus, accablé , dans Pétat d'un homme condamné , Sc qui a foufcrit a fon. jugement. Une femaine fe pa(fa fans que Sigifrid osat retourner au donjon. Comme il prenoit fur lui d'y remonter , on lui annonca le retour de fon frere 3 qui étoit revenu de fon voyage d'Auftraue fans même être entre dans cette Prövince; fur favis qu'il avoit recu que tous ks troubles y étoient appaifés, ■ Ce fut Charlemagne lui-méme quiy  rxtf Les Soek i e s trompé par le faux bruitde la mort d'Armonde, communiqua a Fridigerne' fes regrets Sc fon erreur. Cette nouvelle fut un coup de foudre pour 1'ame fenfble de eet amant, II courüt au chateau de fon frere , &fe proftemant fur le marbre de la tombe 011 il fe* %uroit que repofoit 1'objet unique de fes penfées , il colla fur cette pierre froide fes baifers- brulans, entremêléV de fanglots, Sc noyés d'un déluge de-' pleurs. Son frere accourut pour 1'embrafler Sc pour le relever. Mais,, Fridigerne protefta qu'il refteroit fansmanger Sc fans boire dans cette trifte' attitude, jufqu'a ce que la froideur mortelle de la pierre fépulcrale eut: penétré jufqu'a fon cceur , Sc eut force fon ame tardive de rejoindre celle defa bien-aimée. Sigifrid fe retira dans fön appartement, plus confus, plus interdit, plus défefpéré que jamais, Ses inflances auprès de fon frere furent  AMVSAN%ES. ii » ïnutiles, & ce jour-la & Je jour fuivant. L'état de Sigifrid empiroit en proportion du danger de Fridigerne , pour qui toute fa tendreffe fraternelk s ctoit réveillée. Voici bientót trois jours, difoit-ilen lui-méme, que mon ami, mon frere, eft fans nourriture; Sc c'eft moi qui k met au tombeau! Voici bientót un mois que j'alarme, que j'afflige, que je défefpere f objet même de fon amour Sc du mien I Qu'il foit enfin un terme a ce doublé crime; Sc, quelque effort qu'il puiflè m'en coüter, fauvons au moins deux têtes fi cheres. Avant même qu'il eut falué, M. de Mazincour lui dit qu'il alloit le faire appeler; Sc en efFet, tandis que Drilly fe difpofoit a lui demander Georgette, fon pere alloit le mander pour lui annoncer qu'il avoit arrêté fon manage avec la fille de fon ancien ami. Quoique M. de Mazincour ne fut pas prefFé de marier fon fils,. qui étoit encore afïez jeune pour attendre , des circonftances particulieres lui faifoient craindre de manquer un mariage qu'il jugeoit très-avantageux. II lui dit d'un ton qui paroilfoit fort décidé , qu'il lui avoit trouvé une femme jeune, jolie, riche , & qu'il comptoit fur fon obéifFance. Ce difcours foudroya le pauvre Drilly, qui ne fut plus tenté de lui demander la main de Georgette; il prétexta une indifpoiition fubite, Sc fe re dra. II favoit bien que cette nouvelle feroit auffi un coup de poignard pour Geor- F iij  n6 Les Soirees gette; il trembloit a chaque inftant de 1'afHiger: 8c cependant il n'eut rien de plus prefle que d'aller la lui apprendre. Drilly elfuya les larmes qu'il venoit de faire couler; il jura de défobéir , 8c alla trouver fur le champ uit autre ami de M. de Mazincour, homme fenfible 8c officieux , mais foible 8c fans caractere. On le nommoit Dorval. Au récit des amours de Drilly, Dorval pleura , & fe fit habiller uir le champ pour aller trouver M. de Mazincour. En lui parlant,. il fit un long exorde fur les vertus de Drilly, 8c il finit par dire , d'un air fort attendri, que ce pauvre garcon étoit bien amoiireux d'une jeune perfonne bien intéreflante. M. de Mazincour ayant demandé quelle étoit fa fortune ? Je crois qu'elle n'en a point, répondit Dorval. Hé bien, interrompit le pere , celle que j'ai choiiïe a de lajeunelfe,, de la beauté 8c une grande fortune.  AMUSANTES. lij M. de Mazincour étoit bon , mais il tenoit a fes idees, d'ailleurs , il étoit convaincu d avoir trouvé un très-riche parti pour fon fils , & il prononga ce peu de mots d'un ton fi ferme, que Dorval n ofa répliquer. Avec la plus grande envie de rendre Drilly heureux , il ne trouva plus une phrafe pour le défendre, & il ne prononga point le nom de Georgette. M. de Mazincour eut avec fon fils un fecond entretien qui le mit en colere. Le foir même s fuivant f ufage , Georgette étant venue chez lui \ il la regut comme a Fordinaire, car il ignoroit fon fecret; mais après quelques phrafes indifFérentes: Hé bien, Georgette, lui dit-il , vous devez voir que j ai du chagnn, ( Georgette en avoit plus que lui,) & vous. ne m'en demandez pas la raifon !.., Vous favez cependant que mon cceur ne cherche qu a souvrir devant vous j vous favez fi je vois F iv  1*8 Les Soirees en vous une amie que j'aime a intérefier a mes peines '8c a mes plaifirs. Qui 1'eut penfé, continua M. de Mazincour ? J'ai toujours défiré le bonheur de mon fils: hé bien , je trouve pour lui un établifiement des plus avantageux , qui ne laifiè rien a défirer, même a un jeune homme 5 8c il le refufe. Ne fuis-je pas bien malheureux ( en lui . prenant affectueufement la main ) ? Et Georgette , qui s'efForgoit de cacher ce que lui faifoit fouffrir eet entretien , fut forcée de dire oui. II s'efi amouraché ,.ajouta-t-il, d'une fille qui n'a rien ; 8c voila 1'obftacle qu'il oppofea mes projets 1 N'ai-je pas raifon de me plaindre , & de le contraindre a m'obeïr ? Georgette , qui étoit prête a pleurer , fut forcée de dire oui; mais avec ce óui il femhloit qu'on lui arrachat le cceur. Par bonheur une vifite interrompit cette cruelle converfation;, 8c Georgette fe retira dans fa chambre.  AMUSANTE S. 129 Ce fut la que fes larmes coulerent abondamment; elle fentoit qu'elle ne furvivroit pas a la perte de Drilly, 8c elle voyoit qu'il falloit y renonc'er; elle regardoit alors comme le jour le plus malheureux de fa vie celui ou elle avoit^ trouvé chez M. de Mazincour un afile 8c un bienfaiéteur. Hclas, s'écrioit-elle, que deviendrai-je quand il faura que c'eft moi qui ai rendu fon fils rebellea fes volontés? Comment éviter ie reproche d'ingratitude ? Ses larmes, a ces mots, recommengoient a couler. Quand elle ne fe feroit pas jugée coupable, elle auroit gcmi amérement de voir M. de Mazincour malWux; elle en venoit quelquefois ^fqu'a- défrer de n'ètre plus aimée de Drilly. Georgette pafta Ie refte de la journée dans cette lutte douloureufe; 8c Ie lendemain, étant chez fon Inftitutrice, Drilly, qui n'avoit pas ofé lui parler F v  r Les S ö i r e e s chez fon pere, trouva le moyen d'avoir avec elle un entretien fecret. Elle avoit recueilli toutes fes forces v Sc dccidée a un facrifice dont elle comptoit bien être la vi&ime : Drilly, luidit-elle Ie Ciel m'eft témoin que je ne voyois de bonheur fur la terre que dans la pofleflion de votre cceur ! mais ce n'eft pas a moi que ce bonheur eft réfervé il faut renoncer a nous voir.».. a nous; aimer. J'en mourrai fans doute; mais j'ai jeté la difcorde dans votre maifon,,. il eft jufte que j'én fois punie. Moi, renoncer a vous, s'écria Drilly ! Ah!: ne 1'efpérez pas; eet efFort eft au-defliis de moi. Je cours plutót, je cours me jeter aux pieds de mon pere ; je lui déclarerai que c'eft vous qui poftédez mon cceur ? II connoït vos vertus ; ii; vous aime-, il me pardonnera ; que dis-je ? il me louera de mon choix y Sc il abjurera le projet d'un hymem qui ne fe conclura jamais* Je vous  AMUSANTE S. 13! cntends, cruel, interrompit Georgette, C'eft trop peu pour moi que d'étre malheureufe y vous voulez que mes crimes foient connus j vous voulez que je fois haïe de mon bienfaicreur. Ah l mon cher Drilly , continua-t-elle en fe jetant dans fes bras, ne me caufez pas ce mortel chagrin; cachez-lui toujours que j'ai eu, dirai-je le bonheur d'être aimée de vous ? Oubliez-ie vous-même, fi vous pouvez.... Pour moi je ne 1'oublierai jamais , je le fens Ses larmes Sc fes fanglots écoufferênt fa voix j Sc Drilly lui promit de laifter paftèr au moins quelques jours avant de découvrir tout a fon pere. La malheureufe Georgette avoit bien juré de fe vaincre elle - même j mais elle avoit la modeftiede craindre fa foiblefle ; elle fe méfioit de fon amour pour Drilly, qui lui avoit défc propofé de1 epoufer fecrétement, bien sur, difoit-il, d'appaifer enfuite fon F vj  iji L e s S o i r e e s pere ,, 8c de faire fa paix avec lui. Les inUanees du: fils, les entretiens du pere étoient pour ce tendre cceur une torture continuelle :. quel courage ne lui falloit-il pas pour réiifter a tous deuxl Un jour que M. de Mazincour lui parloit du chagrin que lui eaufoit la; réfiftance de fon fils ,, elle eut la force de lui dire qu'on lui avoit parlé des amours de Drilly, qu'il n'y avoit pas un moment a perdre & qu'elle lui: eonfeilloit d'envoyer fon fils a la campagne pour tacher de le diftraire de fa paifion. On fent combien ce confeil dut couter au cceur de Georgette-,.mais en éloignant Drilly,. elle vouloit lui épargner , ainfi qu'a elle-même ,. des combats tout a la fois inutiles 8c douloureux. Ce confeil ne fut pas fuivi,. J'ai déja dit que M. de Mazincour étoit preifé de conclure \ 8c les rnoyens lents* ne s'aecommodoient pas a- fon impatience*  AMUSANTE S. 155 Cependant Drilly, pretje tous les jours plus vivement par fon pere, vint déclarer a Georgette que, pour échapper a la perfécution, il étoit pret a quitter la maifon paternelle. Elle frémit de ce projet; & voyant que Drilly étoit capable de 1'exécuter, elle réfolut furie champ de 1'enempêcher, a quelque prix que ce fut. Hé bien , lui ditelle avec une joie feinte, il me vient une idéé qui pourra concilier peut-être notre amour & notre devoir ; refpectez mon fecret, & attendez le fuccès de mes démarches. Aufli-tót elle alla trouver M. de Mazincour. Oen eft fait, difoit-elle; il faut faire cefter le mal en fupprimant la caufe. Que la difcorde forte avec moi de cette maifon. Que Drilly ceffe de me voir, il m'oubliera; je mourraü... II m oubliera i Quelle mort affreufe ! A ces mots, elle entra chez M. de Mazincour, qui ne manqua pas de lui parler  2 54 Les Soirees de fon' fils. Je fais quel eft 1'objet de fon amour, lui dit Georgette en fe faifant la plus cruelle violence; c'eft une fille fans fortune, qui pis eft, fans naifiance, Sc qui n'a d'autre mérite que de faimer pour lui-méme. Votre fils eft coupable envers vous , je le vois Sc j'en gémis; mais moi qui vous dois tout, peut-étre qu'un jour je pourrois devenir auift coupable que lui. L'amour eft fi tyrannique, fi cruel! Vous 9 Georgette , interrompit M. de Mazincour ! non je ne crains rien pour vous; |e connois votre cceur : votre fagefte vous garantira toujours des preges de la féduction. Ces éloges déchiroient Ie cceur de la pauvre Georgette, qui ne put plus renfermer fa douleur Sc fon défefpoir. Elle tombe aux genoux de M. de Mazincour, qu'elle baigne de fes larmes : O mon pere y s'écriet-elle , ó mon bienfaicteur ! vous avez. tout fait pour me réconcilier avec uii  A M U SANTÉ S. ijf monde qui m avoit rejetée de fon fein, Daignez mettre le comble a vos bienfaits en me donnant aujourd'hui le moyen d'en fortir. Mon gout, peutctre la voix du Ciel, m'appellent versla retraite ; je ne veux pas vous fuiry ce feroit me rendre coupable , Sc je veux emporter votre eftime en vous quirtant; je ne vous demande après qu'une grace , c eft de laifler ignorer a Funivers entier le lieu de ma retraite je vous en conjure par tout ce qu'il y a de plus facré, ne vous refufez point. a ma priere. En parlant ainf,. elle pleuroit amérement; Sc M. de Mazincour , qui Taimoit, ne put s'empêcher de pleurer avec elle. II ne pouvoit. eoncevoir la caufe de ce défefpoir irn~ prévu , quand tout - a - coup furvint Drilly, qui , voyant fon pere attendri jufqu aux larmes, Sc Georgette a fes; genoux, s'écrie avec joie: AM mon? pere! Georgette vient de toucher votre  i$6 Les Soirees cceur; elle m'a renclu mon pere vous avez lu dans fon ame; vous avez vu fa tendrefle pour moi; vous me pardonnez de 1'avoir aimée , Sc vous allez nous rendre heureux. II n'en fallut pas davantage pour découvrir tout a M. de Mazincour Sc Georgette plus trem» blante qu'auparavant, fe retourne vers Drilly, en lui difant : Ah! Drilly, qu'avez-vous fait ! Cependant M.de Mazincour , en fe rappelant toute la conduite de Georgette , ne put réiiffcer au fpectacle d'un amour aufii courageux «Sc auflï défintéreifé. II ouvre fes bras a Georgette Sc a Drilly, qu'il appelle fes enfans, Sc les embralfe en verfant des larmes de joie Sc de tendrefle. La voix de l'amour - propre Sc de 1'ambition fut étoufire par le fentiment qui maitrimit fon ame toute entiere-, il confentit a leur union, Sc il s'en applaudit toute la vie en voyant le bonheur de fon fils Sc la reconnoiÜanee de Georgette»  AMUSANTE S, 127 L'ENGAGEMENT IMPRÉVU, C O N T E. D'ÉRimont étoit entte dans le monde avec toutes les qualités nécef faires pour y réuffir. Une brillante éducation , conforme aux vues qu'on avoit fur lui, ajoutoit aux riches préfens que la Nature lui avoit faits. Aux graces du corps , aux agrémens de 1'efprit il joignoit la magie des talens. II aimoit les Lettres & les Arts, & s'y connoilfoit a(fez bien pour en parler avec ceux qui les cultivoient. Un taót naturel, & 1'influence qu'il eut bientót dans la fociété, firent ambitionner fon fufFrage. Quand il eut recu les deux éducations quexige le monde, celle qu'un jeune homme regoit de fes maitres, & celle que les femmes /empreifentde lui donner,il fe trouva  138 Les Soirees jeté dans les brillantes aventurcs. 11 avoit le bonheur d'être aflez tendre d'abord pour intérefler, Sc pas aflez conltant dans la fuite pour être importun. II étoit de 1'intelligence la plus fine pour faifir le mot ou le coupd'eeil qui 1'appeloit a la vi&oire, Sc jamais il ne fe faifoit répéter le fignal de Ia retraite. Voila, ce me femble, la perfetftion de la galanterie. II en fut amplement récompenfé. Pendant plufieurs années , fes jours ne furent qu'une chaine de plaifirs, ou tout au moins de triomphes. II pafia par les trois degrés de gloire réfervés aux héros du monde galant; il y régna d'abord par la féduétion d'un cceur tendre , enfuite par les charmes d'un homme aimable, Sc enfin par fa réputation. Ce troifieme regne eft fouvent encore aflez long, même chez les femmes. Mais tout, jufqu'a la gloire Sc aux  AMUSANTE S. l$p plainrs , a des momens d'ennui. D'Érimont, quoiqu'il n'eüt pas perdu la faculté de jouir, par 1'abus même des joui{fances, éprouvoit néanmoins quelques inftans de langueur. II fentoit, fïnon la fatigue , au moins la fatiété. Dans un de ces momens prefque léthargiques , il étoit rentré chez lui le jfoir avant 1'heure du fouper. II y étoit feul. Que dis-je , feul ? En fuivant le cours de fes triomphes , j'avois oublié, comme lui, qu'il étoit marié. II eft temps que je m'en fouvienne , car en jetant au tour de foi un regard de défceuvrement, d'Erimont vient luimême de s'en fouvenir. Mais apropos, dit-il , comme un homme frappé d'une réminifcence imprévue l & aufli - tot ayant appelé un de fes gens, il lui ordonna d'aller demander fi Madame d'Erimont étoit viiïble pour lui. Le laquais tout étonné ouvre de grandes ©reilles; de peur de faire quelque fot-  *4° Les Soirees dfe faute d'avoir bien entendu , il fe fait redire fon ordre \ 8c après fe 1'ètre fait répéter , il ne fe difpofe encore a 1'exécuter qu'en tremblant. Madame d'Erimont étoit aimable 8c même jolie. N'ayant trouvé dans les chaines du mariage qu'une plus grande liberté, elle s'étoit vue réduite a lalternative d'en jouir, ou de vivre dans la folitude. II n'y a pas la a balancer pour une jeune perfonne. Entraïnée dans le monde , ne fut - ce que pour éviter 1'ennui d'être feule , elle y rencontroit quelquefois fon mari ; •mais jamais ils ne s'y cherchoient. Ils ne fongeoient pas même aflez l'un a 1'autre pour prendre foin de s'éviter. Par bonheur pour le repos de Madame d'Erimont, fon cceur ne lui avoit jamais parlé pour lui. Ils ne s'étoient que peu vus avant de s'époufer , 8c ils avoient encore moins eu le temps de fe voir depuis. D'après cela  AMUSANTES. 141 on juge que Madame d'Erimont avoit au moins fongé a piaire dans les fociétés ou elle vivoit; Sc comme elle avoit des charmes Sc de 1'efprit, elle avoit trouvé des jouiffances , finon pour fon cceur, au moins pour fon amourpropre. Le jour que d'Erimont lui fit demander fi elle vouloit le recevoir, elle fe trouvoit peut-être dans les mêmes di/pofitions ou étoit alors fon mari. Tres - étonnée de cette ambafiade, qu'elle n'eut pas même la prétention d'interpréter, elle lui fit dire qu'elle le recevroit avec plaifir. D'Erimont fe préfenta 5 Sc après avoir demande s'il n'incommodoit point, il s'affit. Quand on eut fait les complimens d'ufage, on paria du temps Sc de la nouveile du jour. La converfation, quoique vague Sc indifférente , fe prolongea , paree qu'ils avoient l'un Sc 1'autre affez d'efprit pour la nourrir.  14Z Les Soirees II s'appercut qu'il étoit tard; Madame d'Erimont avoit fait fermer fa porte-, il lui demanda li elle vouloit lui permettre de fouper avec elle. Vous ferez un fort mauvais fouper, lui répondit Madame d'Erimont; mais fi vous voulez vous en contenter, je le veux bien. On fervit aurli-töt; le fouper fut gai fans être bruyant: ce plaifir tranquille avoit quelque chofe de nouveau 8c de piquant pour les deux convives; ils étoient aimables l'un 8c 1'autre ; chacun des deux étoit pour 1'autre une nouvelle connojffance \ les heures s'écoulerent auez vite \ 8c d'Erimont fe retira fort content pour s'aller coucher. Le furlendemain il étoit engagé pour un concert qui manqua ; il n'en fut la nouvelle que fort tard. Que faire de fon avant - fouper ? II n'auroit pas eu grand'peine fans doute a 1'employer; mais peut-être il ne s'en occupa guere. £1 fe reffouvint de Madame d'Erimont,  AMUSANTES. 14* qui avoit une légere indifpofition cc jour-Ia; il envoya chez elle, ou plutot il lui écrivit pour lui demander ü elle vouloit permettre qu'il allat lui faire compagnie jufqu'a fon fouper. On accepta fa propoiition de la maniere la plus obligeante. II fe rendit chez elle, y fut plus aimable que la première fois ; & 1'heure du fouper venue , ce fut pour le coup Madame d'Erimont qui le pria de reiter. D'Erimont étoit engagé ailleurs, mais il refta. La converfation fut au moins aufli agréable, & plus libre. Savez-vous, dit en riant Madame d'Erimont, au milieu du fouper, que la ou vous étiez attendu , on ne devinera pas au moins pour qui vous manquez a votre engagement ? D'Erimont fourit; & un moment après: II faut, lui dit-il, Madame, que je vous falfe une confidence , ou vous trouverez peut-être plus de franchife que de politelfe. Savez-vous qu'il  144 Les Soirees n'en: pas croyable combien vous avez gagné depuis votre manage ? Mon mariage, répondit Madame d'Erimont avec un fourire aimable ! mais je crois .que mon mariage s'efl fait a-peu-près en même temps que le vótre. — Vous avez raifon, Madame. Mais vous n'avez pas 1'idée de 1'heureufe métamorphofe qui s'eft opérée en vous depuis ce temps-la. Vous aviez un air d'embarras, (pardon, Madame,) unmain- tien de Couvent ! c'eft a ne pas vous reconnonre. Ce n'eft pas la 1'efprit que vous aviez; vos traits même font embellis. Hé bien, Monfieur, dit Madame d'Erimont, fans vouloir vous rendre votre compliment, ce que vous avez dit la de moi, je le penfois de vous-même. Mais en vérité , ajoutat-elle en fe reprenant, fï quelqu'un écoutoit notre converfation, on pour•roit la trouver étrange. Voila prefque ^des douceurs, au moins. Je vous jure, Madame,  A M U S A N T E S. r.fr Madame , reprit d'Erimont \ que vous n'êtes plus ia même ; 8c je le dirois.... Devant des témoins, interrompit-elle ? Ah 1 cda feroit fcandaleux. On caufa long-temps encore fans s'appercevoir qu'il fe faifoit tard; è Ja fin Madame d'Erimont, regardant a & montre, lavertit qu'il étoit temps de fe retirer! L'heure efi indue , ajouta-t-elle avec le fourire fe plus gracieux; 8c d'Erimont fe ieva pour s'en aller. Madame j lui dit-il en revenant fur fes pas, je prends mon chocolat le ma tin , feul aflez triftement. Voulez-vous bien que demain je vienne déjeuner avec vous? Vous en êtes le maitre , .répondit Madame d'Erimont ; & iJs fe féparerent; te lendemain ils n'oublierent ni l'un ni 1'autre leur' engagement. Mais d'Erimont commenca l fonger que ces fréquentes vidtes feroient remarquées; & il fut pret a demander le fecret è fon vaiet-de-chambre. Le déjeuner ne 7b«z<; ƒƒƒ. q  Les Soirees difréra du fouper que par la durée ; car il fut tout aulfi gai. Madame d'Erimont rit beaucoup, plaifanta même; & Ton convint qu'il valoit cent fois mieux déjeuner ainfi, que féparément. On en fit autant le lendemain & les jours d'après. Mais., Madame , dit un matin d'Erimont, il me femble que nous avons fait, tête-a-tête , deux jolis foupers ; je ferois tenté d'un troifieme. Quand vous voudrez, lui répondit Madame d'Erimont. Ce foir, reprit-il.; & Je foir même ils flrent un troifieme fouper tête-a-tête. Leur entretien ce jour-la fut aimable , mais encore plus intérelfant. Ils furent moins brillans, parierent moins, fe regarderent davantage , & le cceur fit un peu de tort a 1'efprit. Les momens n'en furent que plus rapides. Madame d'Erimont s'appercut bien qu'il étoit fort tard; mais elle ne regarda plus a fa montre. Pour lui, il fe plaignit d'une parefie qui ne.  A M V S A N T E S. 14.7 demandoit rien moins que Je repos. Enfin , dès ce jour-Ia, ce ne fut plus Je foir, mais le matin qu'ils fe féparerent; C\: ils fe trouverent ainfi a portee pour Ie déjeuner. Le lendemain d'Erimont, enchanté de fa nouvelle conquête, partit avec elle pour la campagne, ou ils palferent quelques jours délicieiifement fans le fecours des fêtes, du bal öc de la mufique.,On dit même que d'Erimont ne s'en tint pas la. II poufla le courage jufqu'a la témérité : a fon retour de la campagne, il fe montra avec Madame d'Erimont dans fa loge a 1'Opéra. Vous voyez a quoi 1'on s'expofe par un feul moment de diftraction: on s'engage infenfiblcment fans y penfer; & 1'on ne sappergoit du chemin qu'on a fait, que lorfqu'il n'elt plus temps de revenir fur fes pas. G ij  Rj.S Les Soirees LES AMANS PERSÉCUTÉS, Conté. Da n s une Ifle , qui depuis a été fubmergée , ( fon nom , trop peu fameux , ne nous eft point parvenu , } mourut une bonne femme dont 1'hiftoire n'auroit pu fournir un éloge académique , mais qui durant fa vie avoit préfenté un fpeclacle allez rare Sc fingulier. Elle avoit toujours aime fon amant après en avoir fait fon mari, Sc elle avoit acquis une grande fortune fans manquer a la probité. Elle avoit fait un teftament. Une jeune perfonne , appelée Azéline, qu'elle avoit élevée comme fa fille, fut nommée fon héritiere. La teftatrice , en lui léguant fa fortune , l'exhortoit a aimer Elénor, jeune homme qu'ellelui avoit deftiné pour époux : c'eft  AMU SANTÉ S. 149 1'article du teftament qui fut le plus fidellement exécuté. Les filles infulaires étoient prefque toutes jolies> & la beauté de la jeune Azéüne étoit dans rille un objet d'étonnement; fon efprit étoit encore plus aimable que fa figure, & fon cceur valoit encore mieux que fon efprit. Elénor étoit le plus beau des garcons; il étoit aimé de la plus belle fille de rifle , 8c il n'étoit point envié: il étoit cher même a fes rivaux ; ce qui fait fuppofer que 1'amour n'étoit pas 1'unique fentiment dont il futcapable, 8c qu'il favoit être un fidelie ami*, comme il étoit le plus tendre des amans. II étoit auffi vertueux qu'il étoit aimable , 8c il méritoit les faveurs de 1'amour par la bienfaifance. Prés d'aller trouver fa Maitrefle, rien n'erlt pu retarder fes pas, que 1'occafion d'être utile a fon ami. II n'eiit pas dérobé une beure a fon amour pour faire fa pro- G iij  ifo Les Soirees pre fortune; il eut perdu des jours entiers pour faire celle d'autrui. Quand il arrivoit au rsndez-vous une heure trop tard, un fervice rendu étoit fon excufe : Sc Azéline, auffi fenfible Sc auffi généreufe que fon amant, le remercioit de 1'heure qu'il lui avoit dérobée. On fent qu'Azéline Sc Elénor étoient heureux, Sc tout le monde conviendra qu'ils étoient dignes de Têtre. Mais je dois raconter 1'événement qui fit naitre leur amour. - r.Les lois du commmerce étoient dans cette Me ce qu'elles font parmi nous le créancier avoit des droits fur la liberté du débiteur. Les mceurs des: Infiilaires avoient aufli beaucoup d'analogie avec les nötres. II y avoit parmi eux des débiteurs fans bonne foi, Sc des créanciers fans humanité. Un de ces derniers alloit faire trainer dans un cachot un pauvre homme qui lui-  AMUSANTE S. Ifl devoit une fomme aflez confidérable. Les larmes du prifonnicr, les prieres des parens Sc des amis n'avoient pu le fléchir ; il avoit même réfifté aux folJicitations d'une jolie femme : c'étoit un de ces hommes pour qui il n'exifte de fcduótion que dans 1'appat du gain. Cependant a la fin , comme il avoit fait commencer des travaux confidérables dans une de fes terres , il confentit a la liberté de fon débiteur, a condition que celui-ci travailleroit fans relache a fes travaux rufiiques jufqu'a 1'entier paiement. Ce malheureux y foufcrivit; mais bientót fa fanté altérée par le chagrin, ou fes forces épuifées par le travail, le mirent hors d'état de pourfuivre. Sur fon refus,le créancier inhumain alloit rouvrir les portes de fa prifon. Elénor étoit le compatriote Sc 1'ami de eet infortuné. II n'étoit pas plus riche que lui, mais il avoit plus de fanté Sc de force. II ofFre fes bras G iv  ifi Les Soirees au créancier, qui les accepte 5 Sc il com> mence a rcmplir la condition impofée a Ton ami. Comme pour fa propre fubfftance il lui falloit au moins quelques heures de fon travail , il n'avoit prefque pas un feul inftant de repos. II prenoit fur fon fommeil, fur la durée de fes repas, Sc même fur la quantité des alimens dont il fe.nourrifloit. Enfin , après plüfeurs mois d'un travail excelfif, il court plein de joie vers fon ami, Sc lui porte la quittance de fon créancier. Ainfi ce malheureux recouvra tout a la fois la liberté, la joie, & par conféquent la fanté. Son hiftoire fit du bruit. Un jour qu'on la racontoit en préfence d'EIénor Sc d'Azéline , qui ne fe connoiffoient pas encore ; On eft bien heureux, s'écria quelqu'un des fpectateurs, quand on regoit de pareils fervices ! Ah ! reprit Azéline , on eft bien plus heureux quand on peut  AMUSANTE S. 1^5 les rendre ! Elénor, a ces mots • reconnoifïant une ame qui répondoit a la iïenne, fe retournc pour voir la perfonne qui a parlé. Avant d avoir vu Azéline , il étoit pénétré d'eftime pour elle ; il la vit, il fentit fon cceur rempli d'amour. Une ame tendre & une beauté célefte formerent la féducfion la plus complete j & Elénor vit bien | de ce moment, qu'il aimeroit toute' fa vie. De fon cÓté, Azéline ne regarda pas Elénor avec tranquillité: fon cceur fentit au même inftant ce que fes yeux venoient d'infpirer. Elle fut charmée de trouver beau Elénor, elle feut aimé fans cela. Enfin, ils éprouverent, en fe voyant pour la première fois', le fentiment qu'on éprouve en retrouvant ce qu'on a long-temps cherché. Dés le premier inftant, ils femblerent s'écrier tous deux a la fois: C'eft lui C'eft elle. UI' I'arTaire, comme on voit, étoit fort G v  15-4 Les Soirees gvancée entre nos deux amans , Sc pas. un mot n'avoit encore été prononcé,. Elénor n'avoit point déclaré fon amour mT quand on aime bien, ce n'eft pas une chofe facile qu'une déclaration.. Cette terrible entreprife épouvantoit Elénor il ne hafardoit encore que le langage des yeux , mais fes yeux parloient. 11 bien, qu'ils difoient tout a ceux d'A•zéline., • N'ofant déclarer Ces feminiens r, Elénor crut qu'il lui feroit plus facile de Jes écrire ; il fit donc une lettre fort longue a fort diffufe. 11 répétoit fouvent la même chofeparee qu'il n'avoit ■qu'une chofe a dire : mais s'il y avoit du défordre dans fon ftyle , il n'y avoit pas moins d'éloquence. En relifant fa lettre , il trouva qu'elle n'exprimoit l>as ce qu'il fentoit; il la rent, Sc la lettre n'étoit pas mieux , enfin il fallut la fermer, Sc fonger aux moyenj 4e la faire parvenir a Azéline.  AMI/ SANTÉ S. Au milieu de fa rêverie,. croyant ferrer fa lettre , il la Jaiflfa tomber fur le gazon. S'étant levé pour faire quelques pas, le hafard ou l'amour amena Azéline pres du même gazon; elle appercut le billet, le faifit avidement, 8c tout en délibérant fi elle devoit le lire, elle le lut tout entier. Oh ! comme fon cceur palpitoit ! Elénor en même temps fe recourna ; 8c Azéline toute confufe d'avoir étc furprife 'en lifant, fe remit du mieux qu'il lui futpoffible; elle porta la main fur fon vifage comme pour effacer la rougeur qui le couvroit, rajufta fon tablier qui n'étoit pas dérangé -y 8c Elénor s'étant approché d'elle : Elénor, lui dk-dk d'une voix mal aflurée, c'eft vous qui avez laifle tomber ce billet ? Elénor n'étoit pas moins embarrafté qu'elle. Trop timide pour dire oui, trop hncere pour dire non , il rougit, ouvrit la bouche pour parler,& ne dit mot. II eft fans G vj  ifè Les S o i r e e; s adrefle '3 ik Azéline: peut-on favoir a qui vous favez écrit > lei 1'embarras d'Elénor redouble; enrépondant, C'eft a vous-méme, il craint de facher Azéline ; & s'il dit le contraire, il pafte' pour aimer ailleurs; Dans cette perplexité, il étoit pret a s'excufer & a demander pardon pour avoir écrit a Azéline ce qu'elle avoit eu tant de plaifr a lire, lorfqu'elle ajouta, d'im ton mal allure : II y a dans ce billet...,. beaucoup d'amour ! Ce mot d'a- mour , forti de la bouche d'Azéline> foulagea beaucoup Elénor. C'étoit le mot qui lui coütoit f fort a dire ; une fois prononcé, il le répéta cent fois. II tomba aux pieds d'Azéline. Oui, s'écria-t-il, c'eft de Tamour, c'eft moi qui 1'ai écrit; c'eft a vous qu'il eft adrefté. Quelle autre que vous pourroü infpirer tant d'amour ? quel autre cceur que le mien pourroit aimer ft tendrement? - .. .  A M U $ A N T E' S. i^j La feriiible Azéline étoit entrainée par les rranfports de fon amant; elle ne lui dit point, Je vous aime, non qu'elle héfitat a prononcer ce mot, mais il lui fembloit que dès long-temps elle 1'avoit dit. C'eft ainfi qu'ils s'aimerent; c'eft ainfi qu'ils fe dédarérent leur amour y c'eft ainfi qu'ils furent heureux j heureux ! ils le furent trop. II y avoit dans 1'Me un Magiftrat, une efpece de Gouverneur, qui fe croyoit aimé, paree qu'on le craignoit; Sc qui fe croyoit du mérite, paree qu'il étoit riche Sc puiftant. Nul homme n'étoit plus orgueilleux que Morian ( c'étoit fon nom), Sc aucun n'étoit plus fait pour être modefte. II n'avoit pas la force de s'élever jufqu'aux grands crimes 5 il ne verfoit pas le fang des Infulaires , paree qu'il craignoit de ne pouvoir le répandre impunément ; c'étoit un méchant homme, a qui il ne manquoit que de  ïfS Les Soirees 1'énergie pour être un fcélérat. Son grand plaifir étoit d'exercer ce genre de malice qu on appelle du nom d'efpiégierie au College, qui fe change en méchanceté dans le monde, Sc qui devient cruauté chez les gens puifians. La tendre intelligence d'Azéline Sc d'Elénor parvint jufqu'a fes oreilles : on ne parloit que du bonheur des deux amans. II leur fit prefque un crime d'ofer être heureux; Sc il fur jaloux de leurs amours, qu'aucune rivalité n'ofoit traverfer. II les fit appeler; il les vit, leur paria; Sc il devint amant d'Azéline, ou plutót il réfolut d'être le rival d'Elénor. II n'eut pas> aimé Azéline ,, s'il n'eut été jaloux du bonheur de fon amant; enfin il afpiroit bien moins au droit de fe rjendre heureux, qu'au plaifir de faire' deux malheureux a la fois. A peine eut-il formé le projet drenvlever a Elénor le cceur de ia tendre  AMUSANTE S. 10 Azéline, qu'il fongea aux moyens de Fexécuter. II fit fa déclaration du ton de ces hommes riches Sc puiflans qui ne faven-t qu'infulter a l'amour en lui rendant hommage 5 c'eft-a-dire qu'il paria d'amour, 1'or Sc les préfens a la main, Ces offres n'étoient pas dangereufes pour Azéline. Morian fut éconduit, Ephife me railura fur cette crainte::  AMUSANTE S. i7} mais fes larmes fe mêlerent biemót aux mienes pour pleurer ton abfence. Azéline , me dit - elle, vous favez fi je partage vos ennuis ! vous favez que j'ai pleuré comme vous le départ d'Elénor. En efFet, mon ami, Ephife me parut fi affligée, fa douleur me fembla fi vive, que (je iavouerai) je fentis, malgré moi, un mouvement de jalouhe. A ces mots , Elénor ayant témoigné fa furprife, Azéline fe hata de fe juftirier. Raïfure-toi, mon ami, lui dit-die plus tendrement : je n'ai pas un feul doute fur la pureté de fes fentimens ; je n'ai pas eu une feule crainte fur ta ndélité ï mais Ephife fembioit t'aimer Cl tendrement, que je craignis prefque que fon cceur ne fut auffi tendre que ie mien ; mon amour étoit jaloux de fon amitié. Auffi-tot Elénor faift une mam H vj  iSo Les Soirees d'Azéline , la baifa avec tranfport,1'arrofa de larmes de plaifir, & Azéline continua ainfi : Ephife fe jetant dans. mes bras avec cette tendre familiarité que tu lui connois : Chere amie, me dit-elle, je viens dépofer mes alarmes dans votre fein ; mon frere trame quelque noir complot: il ne m'a pas eonfié fon projet, paree qu'il craint mon amitié pour vous \ mais je foup§onne quelque impofture qui peut vous perdre.. II veut. écrire a Elénor , & c'eft fans doute pour 1'abufer : peutêtre veut-il le réduire au défefpoir en vous accufant auprès de lui. Ah ! mon cher Elénor , a ce difcours un frifton mortel parcourut rapidement tout mon corps. Ephife, fondant en larmes, me quitta pour aller chercher de nouvelles lumieres j.& moi je demeurai enfevelie dans la plus profonde douleur. La nuit vint •, fon ombre ne fit qu'augmenter mes terreurs ; mes  AMUSANTER iSr yeux ne fe fermerent point; les plus funeftes images vinrent efFrayer mon imagination .-enfin il ne me fut plus pofiible de commander a mes tranfports; & les premiers rayons du matin ayant éclairci les ténebres, je concus un projet qui me fut fuggéré par l'amour Sc le défefpoir. Je voulois te voir, te parler, te prémunir contre les rufes du tyran : tout m'étoit fufpect ; je ne voulois confier qu'a moi feule 1'intérêt de mon amour Sc le foin de ta vie ; j'ai revêtu , comme tu vois, pour n'être pas reconnue a 1'habit d'un frere que la mort m'a enlevé; j'ai détaché un bateau que j'ai appergu pres du rivage ; j'ai faifi deux rames qui fe trouvoient fous ma main y Sc j'ai fendu les flots pour voguer vers toi : mais foudain un horrible coup de vent me frappe, renverfe le bateau, qui eft entrainé par les vagues, Sc me jette fur ce rivage, oü l'amour t'a fans doute;  181 Les Soirees amené pour me rendre tout a la fois la vie 8c mon amant. Ainfi paria Azéline. Elénor ne pouvoit fe laffer d'admirer fon courage 8c fa candeur : tant d'amour le confoloit de toutes fes infortunes : il s'enivroit de plaifir en la regardant. Leurs tranfports furent fi vifs ! leur converfationt fut fi tendre ! leurs malheurs pafiés? leurs dangers préfens, tout avoit difparu a leurs yeux : ils ne fentoient que le bonheur de fe retrouver , que le plaifir de s'aimer : il n'y avoit plus de tyran pour eux : Elénor enfin ne connouToit plus dans la nature èntiere que l'amour Sc Azéline. Mais la nnit vint les rappeler a eux-mêmes : il fallut fe réfoudre a fe féparer ; 8c commenr Azéline repaftera-1-elle les flots F e'eft a quoi ils n'avoient pas fongé un feul inftant. Deux amans, deux amans fi tendres, pouvoient-ils, en fe retrouvant,fonger aux moyens de fe quitter?  AMVSANTE&. iS| Pas nn bateau fur Ie rivage, & Ja nuit s'épaifhffoit de moment en moment. Enfin Elénor ne voit d autre moven que de pafïèr Azéline a la nage., II s'applaudit au fond du cceur d avoir trouvé Toccafion de lui donner une nouvelle preuve de fon amour. II Ja force de confemir a fon projet. Elénor légérement vêtu, charge fur fes épaules la tendre Azéline, qui 1'entoure de fes deux bras amoureux;& il s'élance au milieu des fïots.. II feroit; difficile de repréfenter ici fardéur d'Elénor a fendre les vagues, & Ie tendre effroi d'Azéline. Elle craint d'afFoiblir , par fon poids, les forces de fon amant, Comme elle fait fon corps léger g comme elle retient fon haleine ! elle craint pour Elénor, qui ne tremble que pour elle \ elle femble par un mouvement involontaire, chercher è faciliter la pénible navigatton de fon amant. Ils arrivent enfin; &l'heureus  10*4 Les Soirees Elénor dépofe fur la rive la fenfible Azéline, qui fans avoir fait le moindre mouvement, étoit bien plus fatiguée que lui. On fe figure aifément les tranfports de joie d'Elénor , & les remer^ cimens d'Azéline. II fallut bientót interrompre ces épanchemens par de nouveaux adieux.. Elénor doit repaffer la riviere, pour retourner au lieu de fon exil. Azéline juge ce paflage plus dangereux que le premier, car fon amant feul eft en péril: fa crainte redouble, Sc fa trifteffe abatle courage d'Elénor. Les forces de fon amant ne font pas épuifées par la. fatigue, mais fon cceur eft affoibli par la douleur de quitter encore tout ce qu'il aime. II fallut pourtant s'arracher de fes bras: Sc malgré fon défefpoir, malgré les larmes d'Azéline, Elénor eft encore au milieu des flots. II nageoit feul, Sc il fembioit chargé d'un pefant fardeatu A fon premier voyage , le  AMUSANTE S. fSf phifa de potter fa chere Azéline allégeoit fa navigation ; la trrftefle qu'il emporte dans fon cceur, femble le furcharger bien plus que ce précieux fardeau qu'il a dépofé fur la rive. Cependant Elénor eft arrivé dans fondéfert, comme Azéline eft demeurée dans fa trifte folitude. Après les dangers qu'ils ont courus l'un 8c 1'autre , il ne leur refte plus que les ennuis de 1'abfence. C'en étoit trop, 8c ils y auroient fuccombé fans doute, ft Fefpérance, qui eft la mere du courage, ne leur eut donné la force d'y rélifter. Cependant Ptnimitie de Morian ne dormoit pas. Ce n'eft pas fans raifon qu'Ephife 1'avoit accufé de tramer un complot criminel. A peine Elénor avoit - il quitté Azéline, qu'il regut de lui une lettre artincieufe, congue apeu-près en ces termes : *> Pardon , mon cher Elénor, des  i%6 Les Soirees *> chagrins que je t'ai caufés. C'eft a 33 moi de te confoler après t'avoir 30 perfécuté. Si quelque chofe peut ext* cufer mes procédés, c'eft que j'étois 33 ton rival : mais je fuis d'autant plus 33 honteux de mes perfécutions, que je 33 te fus cruel, par amitié pour une w ingrate. Je t'ai fait perdre Azéline ao fans la gagner j car je dois t'appren33 dre que 1'inndelle n'a réfifté a mon 33 amour que pour trahir le tien. Je 33 voulois la rendre parjure : elle 1'eft, 33 mais c'eft pour un autre que moi. « C'eft ainfi qu'elle a fu faire deux 33 malheureux ; & je le fuis d'autant 53 plus moi-même, qu'au chagrin de 33 n'être pas aimé, fe joint le remords 33 d'avoir été injufte envers toi. cc On fent le chagrin que cette lettre auroit caufé a Elénor s'il n'avoit été prévenu. Elle ne fervit qu'a augmenter fa haine contre Morian, & fon amour pour Azéline. Morian fentoit  amusante s. j$j bien, en écrivant, que fon impofture ne tarderoit pas a fe découvrir: mais il étoit poifible que dans fon premier mouvement Elénor s'abandonnat a fon défefpoir : d'ailleurs il étoit au moins sur de lui caufer un chagrin paffager, Sc 1'on a vu que ces petites cruautés appartenoient au caraótere de Morian. Chaque peine qu'il caufoit aux deux amans, étoit un plaifir qu'il fe donnoit. Mais Elénor Sc Azéline ne pouvant fe confier a perfonne , furent forcés d'employer toutes les reffources de leur imagination , pour fe communiquer leurs penfées amoureufes. Ils trouverent divers ftratagemes pours'écrire, Sc ils furent forcés de changer fouvent de moyens , pour n'etre pas découverts. A la fin, foit qu'il eut appris qu'on avoit fait autrefois de quelques oifeaux de fidelles mefiagers d'amour,foit que l'amour qui eit tou-  tSS Les S o i r é e s jours inventif, lui en eut fuggéré fidée, Elénor drefta un jeune pigeon, Sc lui apprit a recevoir dans fon bec un billet doux, Sc a 1'aller porter difcrétement a Azéline. La tendre colombe eft 1'oifeau que lesPoetes donnent ala Déefte Vénus. II eft plus propre a fervir les amans, paree qu'il fent plus vivement l'amour. Ce fidelle meftager fervit longtemps Azéline Sc Elénor avec fuccès; mais a la fin Morian ( foit que le hafard eut éclairé fa jaloufe haine , foit qu'il eut été inftruit par quelque délation ) découvrit le ftratagême des deux amans. II apofta des efpions , fit lui-même fentinelle ; Sc il apprit bientót par fes propres yeux comment Sc a quelle heure fe faifoit le meftage amoureux. Cette découverte fuggéra au tyran un projet bien digne de lui. Une pareille idéé ne pouvoit guere entrer que  AMUSANTE S. ig$ dans la tête de Morian , de cet homme , qui, fi j'ofe mexprimer ainfi , poffédoit fi hien le detail de la cruauté.' II sarma d'un fufil, Sc vint attendre 1'oifeau a fon paifage. II auroit bien pu furprendre Azéline au moment ou elle auroit recu la lettre ; mais il n'eut pas été content de lui-même, fi en interceptant le menage, il n'eilt tué 1'innocent meffager. II vient donc 1'attendre au paffage ; il le furprend ; le barbare 1'ajufte , il tire j Sc le plomb frappe 1'oifeau mortellement. Cependant comme il ne mourut pas fur le coup, il tomba vivant encore aux pieds de Morian ; le tendre oifeau avoit toujours le billet dans fon bec; malgré la mort qui le gagnoit par degrés, il fembioit le ferrer plus étroitement ; Morian ne pouvoit le lui arracher, Sc 1'oifeau ne lacha fa lettre qu'en expirant. Morian étoit aufïï charmé d'avoir  i^o Les Soirees tué 1'oifeau , qu'il étoit fier d'intercepter la lettre qu'il portoit. De tous les billets qu'Elénor avoit écrits, c'éloit celui qui demandoit le plus de fècret. Las d'une abfence fi douloureufe , il exhortoit Azéline a y mettre fin , & lui écrivoit en ces mots : 33 C'eft trop long-temps foufFrir, ma s> chere Azéline : te poneder ou mouw rir, voila le vceu d'Elénor. Ofons 3? tout entreprendre. Quel danger pou33 vons-nous courir ? Connois - tu un »3 plus grand malheur que 1'abfence ? 33 Abandonnons cette Ifle qui nous vit *> naitre, pour échapper a. la vengeancé >3 de notre perfécuteur. Nous irons 33 chercher des climats ou l'amour ne 33 foit pas en butte a la cruauté des >3 tyrans. Nous irons porter nos vceux 33 au pied des Autels ; le Ciel rece33 vra nos fermens, Sc nous vivrons 33 heureux fous fes aufpices. Ah! ma »> tendre Azéline, cette idéé doit nous  AMUSANTE S. i Sans changer de fentiment a leur égard, il réfolut un beau jour de changer de conduite. Jugeant que la difficulté de fe voir ne feroit qu'augmenter leur amour, il prit le parti de ' les rapprocher; il crut travailler plus fiirementafa vengeancé, en couvrant fa haine d'un voile d'amitié. II les pria d'oubher le pafïé, & leur permit de fe livrer a leur amour; il déguifa fi bien fes véritabies fentimens, que la généreufe Ephife le remercia en verfant des larmes de joie; & Morian pour achever d'éloigner tous les foupTome III, i  104 Les Soirees gons, lui permit de fe lier d'amitié avec AzéJine. Après avoir laiffé couler unalfez long intervalle pour affermir leur confiance 3c leur fécurité, il travailla aleur fufciter des obftacles 3c des chagrins. Un jour il engagea fa fceur a faire un peu loin avec Azéline une partie de plaifir fur la riviere. Azéline s'étoit donné depuis peu de jours un habit de fantaifïe j 3c Morian en avoit fait faire fecrétement un autre tout femblable pour s'en fervir comme on va voir. Pendant cette promenade, il manda Elénor, fous prétexte de 1'entretenir • de fon mariage avec Azéline. A peine étoient - ils entrés en converfation , qu'il arrivé un homme apofté par Morian , tout hors d'haleine , 3c avec toute la pantomime de la douleur, Morian 1'interrogea tout haut, pour avoir une réponfe qu'il avoit diótée lui-même j & cet homme, qui étoil  AMUSANT ES. t9f «ne efpece de Matelot, raconta devant Elenor, qu>etant fur fc bord ^ ™ere, une jeune perfonne qui s'étoit m"e a 1 ecart pour fe baigner avec uneanfte, avoit eu le malheur de fe "°yer , & q„.a appmoh ^ Pour voir £ par-la elle pourroit être reconnue. EnpaHant ain/I.il déplova la robe guavoufa,tfaireMorianl[j._ * /o"4«n Elénor ayant cru J, reconnoitre : Azéline ! s'écria t-il, c'eft Azéime. Morian feignit de fon cóté la Plus vive douleur; & voyailt ,n°r *>r* » ft trouver „al, il i"'paria avec bonté, & le fit recon. «TV" dirant qU',J P^ndroitpour droiTeme tOUS lM f0i"S qU'°" lui ren- . 7"an,dis ^"'Elénor ramené chez luf s abandonne a tout fon défefpoir Mo«an court rejoindre Azéline & Ephife • &P0Urfuivantfe projets, iljoueau'  i96 Les Soirees pres d'Azéline la fcene qu'il venoit de jouer devant Elénor, c'eft-a-dire,qu'il lui perfuade qu elle a perdu fon amant. On fe figure la douleur d'Ephife & le défefpoir d'Azéline. Morian ne paroït pas moins affligé5 il femble n avoir 1'efprit occupé que des moyens de confoler cette amante défolée. Enfin il perfuade "a Ephife d'amener Azéline a une campagne , pour tacher de la diftraire de fes ennuis : &c ces deux amies qui ne doutoient plus de la bonne foi de Morian, fe retirent fur le champ dans une terre qu'avoit ce dernier, un peu éloignée de ia Ville. Azéline, accablée par la douleur, fuivit Ephife fans dire oui, fans dire non; elle n'avoit plus ni défir, ni volonté ; fon ceil étoit fee la fource de fes larmes fembioit tarie;fa voix narticuloit plus aucun fon-, on 1'auroit crue muette & infenfible. Le lendenen elle fe leva avec un vifage riant,  A M U S A N T E S. ieft plus:jeim_ tphife s etant approchée de plus prés le prit a pleurer amérement: Vivez s: ecria-t-elle , Azéline vit encore J Ces mots > « fe retourne, & d'une vo.x un peu moins foible ï Elle vit Ephife! t)ui, répond-ell"e' Azehne eft encore a vous. Êiénor craignoit qu'on ne 1'abusat pour le rappeler 4 la vie , il-craignoic qu on „e fo„geat ^ pro] topmens IJ apprit a Ephife leproiet quilavouformédeneprendreaucune no„rnture/& lui déclara qu'il „epouvon fe refoudre 4 violer fon ferment quapresavoir vudefes propres yeux Aze me. faJ]ut bien confentir 4 ce qu ,1 vouloit. Ephife etoit confolée de tout par le-plaifir de retrouver Elénor & par 1 efpoir de le r£ndre heureux.' Cette tendre fille etoit fi enchantée, eüe fentoic une joie fi vive■& fi pro- I v  ie2 Les Soirees fonde , qu'enfaifant un nouveau retour fur elle-même, elle fut prête a s'acculèr encore d'un amour intérene; elle craignit d'être, fans le favoir , la rivale de fon amie. Cependant,, en interrogeant fon cceur , elle fentit que fon vceu le plus ardent, que fa feule envie étoit de reporter Elénor dans les bras d'Azéline. Elle vit bien qu'elle auroit toujours la plus tendre amitié pour Elénor : mais elle vit bien auffi qu'elle aimoit toujours Azéline -r Sc cette conviction la ralfura fur fes fentimens. L'amitié d'Ephife n'étoit capable; d'aucune crainte. Elle brava le courroux de fon frere jufqu'a faire porter Elénor auprès de fon amie , qu'elle eut foin pourtant de préparer a cette entrevue. Les fens d'Azéline, n affoiblis par la douleur , n'auroient peutêtre pas réftté a tant de joie , fi fon. ame ny avoit été difpofée par degrés. Je n'entreprendrai point d'exprimer  AMUSANTE S\ zo} ici le bonheur des deux amans; avoir repréïenté W douleurs, c'eft avoir fait preftentir leur joie. La nouvelle en arriva bientót aux oreilles de Monan, qui fe rendit auprès d'eux ennammé de colere. II accabla Ephife des reprochesles plus injurieux. Avant de les quitter , il crut devoir a fa vengeancé de déciarer aux deux amans que le temple de 1'hymen leur étoit terme pour jamais. Dans cette vue, il manda fur Ie champ les Jurifconfuites qu'il avoit chargés de vérifter ft Elénor n'étoit pas proche parent d'Azéline , comme on le lui avoit fait efpérer,mais qui, nialheureufement pour lui, après bien des recherches, avoient trouvé ce qu'il ne cherchoit pas. Comme il leur commanda de déciarer tout haut ce qu'ils avoient appris de la naiflance d'Elénor, ils le prierent, par ménagement pour lui-meme, de les difpenfer de I vj  204 Les Soirees patier: mais Morian, aveuglé paria colere, leur ordonna de nouveau , §c d'un ton plus menacant, de dire quel avoit été le fruit de leurs recherches-. Quel fut 1'étonnement de toute 1'affemblée quand on apprit que les perquifitions faites avoient découvert un echange extraordinaire ! Par une hiftoire bien circonftanciée, & appuyce fur des écrits authentiques. &; fur des témoignages évidens , on prouva a Morian qu'il n'étoit qn'un enfant fuppofé , 8c que le véritable frere d'Ephife étoit Elénor lui-même. A cette nour veile qui fembla foudroyer Morian Ephife tout-a-fait raifurée fur fes fentimens , courut dans les bras d'Elénor, en s'écriant : Mon frere !... Tandis qu'Elénor , Azéline & Ephife s'abandonnoient a 1'expremon de leur joie:, Morian demeuroit muet 8c fhupide. Ce fecret divulgué le privoit de fa fortune & de fon rang. Les deux amans x{ktis-  AMUSANTE S. lof faits du bonheur de vivre enfemble, pouflerentlagcnéroiïté jufqu alui propofer de garder fon premier état; mais les Infulaires ayant appris cette nouvelle 5 ne voulurent pas confentir a lui laifler une dignité dont il avoit fi fouvent abufé: Sc ils en revêtirent, comme malgré lui, le généreux Elénor. On fit cependant un fort heureux a Morian , a la priere des deux amans Sc de leur fceur Ephife. Azéline Sc Elénor fcellerem 1'union de leurs cceurs par le fceau du mariage. Ils vécurent heureux Sc fideles; &pour comblerleur bonheur, qui étoit le prix de leurs vertus , ils moururent tous deux le même jour. Leur hifioire fe conferva parmi leurs concitoyens; Sc on ne prononcoit jamais leur nom lans bénir leur mémoire.  io6 Les Soirees LA VENGEANCÉ, Nouvelle*. Un Pédagogue nommé Claude, fans naiflance, fans efprit, fort laid,fort pauvre, fe croyoit un cavalier parfait, quoique rien ne fut plus grotefque que fa perfonne-, il fut aflez hardi pour prendre defamour, & aflez fot pour fe flatter d'en infpirer. Son choix étoit encore plus infenfé que la pafïioii même; il ofa adrefler fes vceux a une demoifelle qui logeoit dans fon voifïnage, également refpeótable par fa naiflance & par fon rang , & pour quf un pareil amour étoit un affront. La jeune perfonne étoit belle , dc s'appeloit Zéphirine. Le Pédant amoureux pafloit & repaflbit a chaque inftant * Le fond de ce Coate appartient au Lafsa*  amusante S. Iqj fous fes fenëtres, en la lorgnant avec cet air de Ja bétifë qui fe croit aimable y mais Zéphirine ne prenoit pas garde a lui. Le préïomptueux Pédant voyant qu'il avoit beau repafler devant la porte, regarder Sc foupirer tout haut, faire du bruit en frappant le pavé de fon talon , réfolut de hafarder une lettre: il écrivit donc une épitre bien tendre ; Sc sadreflant alafemmede-chambre, ij la pria inftamment de remettre le billet a fa maïtrefle. La foubrette qui en vouloit peutêtre au Pédagogue , fe chargea de la ' lettre, promit de la rendre a Zéphirine, Sc la remit a Tibere, frere de la jeune perfonne. Ce jeune homme étoit vif,emporté; & fon orgueil fut indigné d'un tel exces d'audace. Dans les premiers tranfports de fa colere, il juroit d'aller tuer le Pédant, lorfque Lambert fon ami, 1'ayant abordé , lui demanda par quelle raifon il fembioit  20S Les S o i r k e s fi fort agité : Tiens, lis, répond Tibere ; un miférable , un impertinent a Faudacc d'écrire a ma fceur un billet doux; as-tu jamais oui parler d'une impudence pareille ? Je veux, avant la fin du jour, que mes gens le fafient mourir fous le baton. Quelle folie , dit Lambert l fi tu m'en crois , tu prendras un autre parti. Veux-tu t'expofer a t'expatrier a perdre ta fortune ? Tu n'auras tué qu'un gredin, & Ton te fera payer un honnête homme : crois - moi, mon cher Tibere, ce coquin-la ne vaut pas 1'argent qu'il t'en coüteroit pour le faire rouer de coups. Tibere , malgré fon reflentiment y fentit bien que fon ami avoit raifon * mais , lui dit—il, comment sy prendre pour chatier cet infolent ? Le voici\ répondit Lambert; il faut répondre au nom de Zéphirine, fans 1'en avertir , öc amufer le Pédant, en lui don*  AMUSANTE S. 109 nant quelque efpoir. Ce premier fuccès 1'enhardira; nouvelle lettre , nouvelle réponfe ; enfin, de lettre en lettre, on lui donnera un rendez - vous; il y viendra; Sc on le recevra de maniere a le guérir pour jamais de fon amour. Tibere trouva le plan excellent Sc fur le champ on fit une réponfe qu'on porta bien vite au Pédant. La lecfure du billet penfa le faire mourir de joie. Zéphirine lui écrivoit qu'elle n'étoit pas infenfible a fon amour ; mais qu'elle le prioit de ne pas paroitre fi fouvent fous fes fenetres , a caufe de fes parens, & de mettre aufli plus de difcrétion dans fes regards amoureux. Je vous prie encore, ajoutoit-elle , de ne pas me favoir mauvais gré fi je feins de ne pas vous appercevoir. Attribuezle a la contrainte, Sc non a 1'indifférence. Claude plus content Sc beaucoup plus fat, écrivit une feconde lettre  210 Les Soirees qui lui valut une réponfe plus tendre 8c plus amoureufe. Enfin le Pédagogue enflammé de plus en plus , ne mit plus de frein a fes défirs , 8c il demanda nettement a Zéphirine un rendez-vous pour y recevoir le prix de fon amour. Les deux amis auffi preflés que lui d'en venir au dénouement, le prierent, toujours au nom de Zéphirine , d'attendre la femaine d'après, paree que Tibere devoit faire un voyage a Florence. II feroitdifiicile d'exprimer le raviffement du Pédagogue: la tête lui tournoit quand il fongeoit a la récompenfe promife a fon amour. En attendant il repafioit cent fois par jour devant la porte de Zéphirine, qui ne foupconnant rien de ce qui fe pafloit, continuoit a le regarder avec la plus profonde indifférence; 8c Claude enchanté, s'écrioit: Qu'elle eft prudente ! que dadrefte ! que d'efprit ! Cette  AMUSANTE S. in jeune perfonne eft un tréfor. Son imagination s echauffoit; il revoyoit en efprit toutes les belles qui figurent dans les annales de FHiftoire Sc de la Fable; Sc il ne trouvoit rien de comparable a Zéphirine. Son délire augmenta de jour en jour. II étoit déjk fou ; il fut bientót Poè'te. II répandit fon feu dans un déluge de fonnets, fouvent galans Sc tendres, quelquefois libres, toujours extravagans. Ia femaine fuivante , Tibere fit les apprêts de fon prétendu voyage, mais fi publiquement que tout le voifinage Sc Claude lui-méme le virent partir. Oh ! pour le coup, cdui-ci ne fut plus le maitre de fa joie; Sc fes tranfpom augmenterent encore lorfqu'une heure après il reent une lettre oü Zéphirine lui donnoit rendez-vous pour le foir a minuit, en lui recommandant de faire le moins de bruit pofiible pour n'ètre pas apper^u. II devoit battre des mains  2i2 Les Soirees pendant quatre fois: a ce fgnal, la femme-de-chambre devoit lui ouvrir la porte , Sc le conduire fecrétement a 1'appartement de Zéphirine. Du moment oü Claude recut la lettre jufqu'a 1'heure du rendez-vous, il employa tout fon temps a lire Sc relire, a baifer Sc rebaifer la lettre , Sc a 1'arrofer de larmes de joie. Minuit étant arrivé, il courut au rendez-vous, donna le fignal convenu Sc la foubrette , qui fervoit toujours Lambert Sc Tibere , 1'ayant doucement introduit , lui dit: Monheur, Zéphirine eft encore a fe chauffer avec fa mere j ayez la bonté de 1'attendre dans cette chambre oü elle ne tardera pas a venir. Claude, qui ne fe poftédoit plus, répondit toujours oui, fans entendre ce qu'on lui difoit. La femme-de-chambre lui répéta encore ce qu'elle lui avoit déja dit; Sc le placant auprès du lit: Moniïeur , lui dit-elle } vous pou-  AMUSANTE S. 11 z. vez vous coucher en attendant qu'elle vienne. Volontiers, répondit le Pédagogue ; Sc comme fon bonheur le rendoit infolent, il donnoit fes ordres a la foubrette qui le fervoit avec tout le refpect imaginable. La fuivante lui ayant laiffé de la lumiere, ferma la porte, en lui difant que fa Maïtreffe feule avoit la clef. Comme il fe difpofoit a répondre, il vit que la porte étoit déja fermée. Relté feul , il fe déshabille Sc fe met au lit. Comme la nuit étoit déja avancée, Tibere, qui étoit rentré chez lui furtivement, avertit plufeurs amis qu'il avoit raffemblés. Le Pédagogue commen^oit a s'inquiéter de ne pas voir arriver fa chere Zéphirine. II ne foupgonnoit point de rufe : il craignoit feulement quelque malheur. Puis il finilfoit par dire : Sans doute elle attend que tout foit ehdormi. Oh ! cette fille - Ia eft la prudence même.  ti4 Les Soirees II prononcoit a peine ce court panégyrique, que Tibere, Lambert 8c autres amis arrivent tous vêtus de blanc. Quatre d'entre eux avoient les mains armées d'un martinet de cuir; 8c deux portoient des torches allumées. En entendant la clef entrer dans la ferrure, Claude levé fur fon lit, treflaillit 8c fauta de joie ; mais il faillit mourir de peur en voyant entrer ce cortege effrayant. La porte fut auffi-tot refermée a clef, 8c les couvertures du lit enlevées. Cela fait, on ne lui dit rien; mais on commenca a le fouetter avec toute la gravité polfible. II demanda grace, en jetant les hauts cris : le martinet feul répondoit a fes larmes. Les cris du patiënt étoient quelquefois plus forts, quelquefois plus foibles; mais les coups qu'on lui alfenoit étoient toujours les mêmes : ils étoient donnés du plus beau fang-froid du monde, 8c ils tomboient prefque en cadence.  AM U SANTÉ S. 2ic Le malheureux Claude s elance hors du lit; mais ces Meffieurs le fuivent toujours le fouet a la main; Sc 1'amoureux Pédant faute Sc bondit fous les coups, comme unfabot tourmenté par des Ecoliers. A la fin on celfa de frapper, non par pitié , mais par laflitude. On lui fit gravement une profonde révérence , Sc 1'on fortit comme on étoit entré, en filence Sc fort lentement. ■Ah i fi du moins après cette lecon on lui eüt permis de s'en aller. II s'en étoit Matte, Sc il recueilloit déja toutes fes forces pour fe trainer vers fon appartement. Mais les fantomes fonts, la porte fut refermée auffi-tót. Zéphirine n'étoit pas fortie de la mémoire du Pédant, mais il ne la trouvoit plus auffi jolie. II foupiroit bien encore en fongeant a elle, mais ce n'étoit plus de:1a même maniere. Ah ! Zéphirine, Zéphirine , s'écrioit-il! ce n eft pas Ia  ii6 Les Soirees le traitement que je vous réfervois! II maudiffoit 1'inftant ou il 1'avoit vue pour la première fois. II fe repentoit bien de fa folie crédulité ; Sc peutêtre , fi elle s'étoit montrée a fes yeux, quelques fbupirs amoureux fe feroientils mêlés a fes gémifïemens ? Mais, hélas ! ce n'étoit pas elle qu'il devoit revoir. Cette première vifite fut fuivie , le foir, d'une feconde tout aufli polie Sc aulfi meurtriere. Claude n'appeloit plus fa chere maitrelfe : il n'afpiroit déformais qu'au bonheur de fortir, Sc de s'en aller bien loin. II avoit la permiifion de parler, mais on ufoit avec lui du droit de frapper fans répondre. Enfin , quand ils crurent que la correction étoit fufiifante, ils réfolurent de mettre la derniere main a 1'ouvrage. Pour finir , ils compoferent avec du fiuc Sc des chiffons, une eifigie du Pédant revêtue de fes propres habits ,  AMUSANTE S. Xlj habits, qu'ils aJlerent attacher au carcan pendant la nuit. On le rendit luijneme témoin de cette julfHce'. & on le ramena en lieu de ftreté, jufqu'a ce que fon effigie eut été vue, le lendemam, par les paflans. Ia copie fut reconnue par tout le monde, Sc Técrueau qu'on avoit mis au fmulacre pour expliquer le crime du Pédant en ayant fait fobjetde routes les piaiFanteries, on Jui fendit Ja mais ij s>en feryft qu£ pour f_ f laVilie,oüfaconfufonl'empêcba de reparortre. II n'oublia point Zéphinne, mais il n'eut plus envie de lux parier d'amour. Tome IIIf K  aiS Les Soirees LE MODELE DES FRERES, C O N T E. B limo nt avoit fait comme tant d'autres : jeune. aimable , ne avec des palfions vives , il avoit aime j mais il n'avoit pas voulu fe lier par d'autres noeuds que ceux de 1'amour. Ayant plus d'indulgence pour la nature que de refpecl pour les lois, il étoit devenu pere. Peut - être ce fentiment 1'eüt - il emporté dans fon cceur fur l'amour de la liberté •, peut-être eut-il confenti a devenir époux , afin de pouvoir être pere authentiquement , d'en remplir plus fructueufement les devoirs , d'en favourer mieux les délices *, mais la jaloufie, peut-être rinconftance , loin de lui permettre les nceuds de 1'hymen, 1'avoit arraché a ceux même de 1'amour. II avoit quitté Léonore , celle  AMUSANTE S. 215 * qui 11 devoit le titre de pere. II f avoit foupconnée d'inhdélité ; 6c il avoit rompu avec elle fans 1'avoir con~ vaincue. Long-temps les rcmontrances, les menaces de fa familie, qui Craignoit les fuites de cette intrigue, avoient conibattu vainement fon amour; un leul foupcon en avoit triomphé 5 encore ce foupcon étoit-il injuftc . maïs comme il étoit d'un caracferc violent, emporté, il n'avoit voulu ecouter aucun éclaircilfement 6c il avoit réMé a tous les efForts direcfs ou indirecfs de 1'mfortunée Léonore. J > qui avoit PT* pour un aéte dobeiflance une rupture qui n'étoit ^ueleffet d'un caprice, ou plutot d'une injdtice, lui avoit rendu fes bonnes graces, 6c lui avoit bientót propofé la mam d'une jeune héritiere qu'il avoit acceptée. IJ étoit devenu pere une feconde fois 5 6c le fecond Gis 9^ I hymen lui avoit donné, n'avoit K ij  2io Les Soirees pas deux ans de moins que celui de Léonore. Celui-ci avoit été enveloppé dans la difgrace de fa mere, il avoit été délaiffé , oublié ; d'ailleurs Léonore, par dépit ou par fierté, n'ayant pu réuffir a fe juftifier, avoit réfolu d'oublier un ingrat j & elle s'étoit éloignée de lui, fans lui faire eonnoïtre 1'afile oü elle alloit cacher fahonte & fon chagrin. Elle avoit emmené fon fils avec elle. Comme elle n'avoit aucun rang a lui donner dans la fociété, elle avoit cru qu'il la connoitroit affez tóf, elle avoit cru pouvoir différer de lui faire voir des honneurs auxquels il ne devoit point prétendre, Sc de luf montrer le fpectacle des richeflês dont elle ne pouvoit le faire jouir. D'ailleurs, il étoit encore fort jeune; & elle s'étoit chargée feule de fon cducation. De fon cóté , Blimont faifoit auffi ékver fon fecond fils, qu'il regardoit  AMÜSANTeS. zit comme fon fils unique. Ce fils cotri»en?oit i grandif, & Con pere ne i avoit pas encore revu. Voici pourquoi. Blimont avoit un parent fort nche, mais qui étoit bien au moins' auffi original. Ce parent, qu'on appelott Minville, vivoit feul dans une i erre fort éloignée de Paris. Ayant reSu quelques mécontentemens dans le monde, il avoit réfolu de le quitter IIavotttrouvé/ce qui n'étoit pas une rare decouverte, des amis faux & des ™.trenes infidelles } d'autres auroient oublie les faux amis, & ft ftroieM venges des maïtreflés infidelles en les toitan» : Minville avoit mieux aimé eur ceder la place, & n'avoit pas voulu leur pardonner. Pour ft venger des hommes, il avoit réfolu d'étre mifanthrope. Vous fentez ce que c'eftqu'une n^anthropie en projet ! comme s'il foffifo t de dire, Haïifons les hommes P°w les haïr ! Ce pauvre Minville' K üj  in Les Soirees n'avoit pas 1'énergie dont il avoit befoin pour le róle qu'il avoit pris, Sc qu'il jouoit pourtant de fon mieux. II Vouloit oublier le monde, Sc il aimoit a voir quelqu'un qui le lui rappelat. II avoit même été tenté de fe marier; mais il avoit cru un pareil a&e contraire a fon projet', Sc il s'en étoit abftenu par logique. Néanmoins , en haïffant tous les hommes , il fentoit qu'il auroit quelque jour befoin d'en aimer un par exception. Cette haine étoit le réfultat de fes principes , Sc cet amour le befoin de fon cceur. Du refte , c'étoit un homme d'une probité tncorruptible. Quoique fes vertus eulTent des formes fingulieres, le fond n'en étoit ni moins réel ni moins folide. II avoit même des lumieres Sc de 1'efprit y Sc il n'eut tenu qua lui de piaire en fe faifant eftimer; mais il eut rougi d'être aimable. Minville ne crut donc pas déroger  AMUSANTE s. li; l fa demi-mifanthropié , en demandant a BJimont fon fils, pour lelever 8c h garder auprès de lui. Blimont ne douköit point que le vieux Minville ne fut capable de donner a fon fils une bonne éducation ; d'ailleurs le bon homme étoit fort riche; on prétendoit a fon héritage j 8c ce motif fait taire bien des fcrupules. Quoi qu'il en foit, le fils de Blimont, & peine forti de' 1'enfance , fut envoyé a Minville, qui jugea, en le voyant, qu'ilfalloit haïr le monde entier, mais que cetenfantla pouvoit devenir tres -aimable. Ce fut méme pour lui une occafion de voir un peu de monde j il raifuróit fa confcience mifanthropique, en fe difant qu'il ne voyoit ce monde-la que pour fon éleve. Un hafard fingulier fit que Yafih qu'avoit choifi la trifte Léonore avec fon fils , fe trouva voifin de la retraite de Minville. Un hafard moins extraor- K iv  H4 Les Soirees dinaire fit que les deux jeunes gens Ie rencontrerent; Sc Minville, foit que ce fut encore la une' infidélité fake a fa mifanthropie , foit que la nature lui parlat pour cet enfant inconnu, foit encore qu'il crüt devoir donner a fon éleve un compagnon,. pria la mere de les laifier fouvent jouer enfemble. Les études Sc les plaifirs devinrent communs entre eux ; leur liaifon devint un fentiment avec les années ; ils ne pouvoient plus. fe quitter ; Sc ils s'aimerent comme s'ils s'étoient connus. L'éleve de Minville ( je 1'appellerai d'Eperny, Sc fon jeune ami, Maurice) d'Eperny donc approchoit de fa quinzieme année, Sc par conféquent Maurice en étoit forti a peine. D'Eperny étoit de beaucoup au-defius de fon age \ fes difcours annoncoient un efprit Sc une raifon rares ; Sc toutes fes a&ions prouvoient la fenfibilité la plus intérefiante. II étoit aux petits  AMUSANTE S. 225- Coins avec Maurice ; il craignoit toujours de ne pas deviner fes befoins. On eüt dit que ia nature avoit écJairé fon cceur ; qu'il avoit appris qu'il pofiedoit feul une fortune que Maurice avoit naturellement droit de partager avec lui, & qu'il cherchoit k réparer linjuftice de fon pere. II eft vrai que Maurice étoit digne de fon amitié, & qu'il répondoit a fes foins par une tendrefteauffidéftntéreftéequ'attentive. De fon cöté, Minville, tout courroucé qu'il étoit contre les hommes, n'avoit pas pu s'empecher de parier i léonore ; Ü n'avoit pas, pu lui parier fans f interroger fur fon fort; fes queftions avoient amené des aveux 5 Minville attiroit la confiance; enfin Léonore lui racontafon hiftoire, qui attendrit notre mifanthrope : mais malheureufement fon chagrin étoit un mal fans remede, vu 1'engagement qu'avoit xontracté Blimont. Kt  %i6 Les Soirees Ce fecret ne demeura pas entre Minville 8c Léonore. Soit par imprudence, foit par une confidence volontaire, les deux freres furent inllruitsde leur fort. Le modefte Maurice fembla prefque honteux d'être le frere de d'Eperny •, 8c le fenfible d'Eperny parut tout fier de fe trouver le frere de Maurice. Ils ne s'aimerent pas davantage mais ils fe trouverent plus heureux. Minville s'occupoit toujours du malheur de Léonore, ou plutót il étoit. défolé de n'y voir aucun remede. Il défendit au 'moins a d'Eperny de faire part a fon pere de ladécouverte qu'i l avoit faite. Une année s'écoula ainfi 5 Minville plaignant toujours en vain. Léonore, 8c les deux freres s'aimant toujours avec, la même tendrefle. Un jour d'Eperny concoit un pro-, jet bien fingulier, intéreflant, rare v 8c qui demandoit un cceur aufli fenfible 8c une raifon aufli prématurée» II  A M U 5 A N T E S. zij veut dédommager Maurice de 1'injuftice du fort cV de Ja févérité des Jois. II a concu feui Je projet, iJ veut feul 1 exécuter ; il ne follicite aucune médiation ; ij ne demande que la liberté de retourner dans la maifon paternelle. Mais pour cela il faut s'ouvrir k Minville. D'Eperny va le trouver un matin. »'Mon bienfai&eur, dit-il, v (c'eft ainfi qu'il 1'appeloit) il faut V aujourd'hui mettre le comble a vos * bienfaits. Maurice a retrouvé fon * frere ; ce n'efè pas tout • il faut que » je lui rende un pere «.Alors il communiqué fon projet a Minville, qui demeure un moment muet de furprife cV d'attendriffement, & qui i'embrafïe en pleurant de tendreffe. En faveur de ce trait, fi dans ce moment-la Je genre humain avoit demandé grace a Minville , Minville lui auroit pardonné fans reftriclion. On juge bien d'après cela> qu'il neut pas de peine a coxv & V3  2i8 Les Soirees defcendre a ce que lui demandoit fardent d'Eperny. Celui - ct avoit befoin d'être fecondé par une difcrétion' invincible,&par un iïïence courageux-, &il profita del'intérêt qu'il avoit infpiré', pour engager Minville afe lier par iaparole d'honneur5&même par un ferment». La réfolu tron que venoit de prendre d'Eperny n'étoit pas un de ces mouvemens de genérolité imitative Sc paifagere , d'un enfant qui jette des biens dont il ne fent point la jouiffance, Sc dont il ne connoit point la privation ; c'étoit un pro jet enfantc* par une raifon forte , Sc par un fentiment profond. Ce qu'il eut plus de peine a obtenir, ce fut lexonfentemenc de Maurice, qui , en reprenant une place que la nature lui avoit marquée, fe croyoit coupable d'ufurpation. D'Eperny employa toute Téloquence de 1'amitié; il lui prouva li vivement que du fuccès de cette entreprife dépendoh  AMUSANTES. iz9 fon bonheur, fa vie même 5 que Maurice ctTrayé promit tout, foufcrivit è tout; & il y mit tant de zeJe^ ^ avoit 1'air de feryir fon ami en travailiantafapropre fortune ; defacon qu'on auroit pu dire qu'il avoit 1'air intérefle par un excès de défïntérefïement. Quand tout fut arrangé, ayant dit adieu a Minville, les deux freres fe mettent en route, arrivent a Paris, & fe préïentent chez Blimont. ü\fr temps de dire ici que Blimont, d'après tout ce qu'il avoit appris de d'Eperny d'après les lettres qu'il en recevoit * avoit concu pour lui une tendrefle* inexprimable. II ne 1'avoit pas fait venir encore auprès de lui de peur d'affliger ce bon Minville; & il n'étoit pas allé le voir, paree que des occupations, des affaires habituelles qu'il ne pouvoit fufpendre, le retenoient eA clave a Paris. * Mon pere, dit d'Eperny en en-  t5o Les Soirees » trant, le même titre Sc le même » intérêt nous arnenent ici. Si je porte 33 la parole, c'eft fans avoir aucun motif » de plus pour vous parier. L'amitié x> Sc un ferment facré rendent notre 33 fort commun Sc inféparable. L'un 3> de nous deux eft d'Eperny, & tous 33 deux nous fommes vos fils. L'un a •» été délaifte , abandonné par vous ? 3> 1'autre vous eft cher, Sc il eft comblé 53 de vos bienfaits. L'un de nous eft » d'Eperny mais il ne fe fera jamais y> eonnoïtre ; Sc, quelques démarches « quelques efforts que vous fafliez , 33 vous ne parviendrez jamais a le dé33 couvrir. Voyez maintenant fi en 33 choififlant l'un de nous deux vous 33 voulez vous expofer a chafler le fils 33 qui vous eft cher, Sc pour qui vous >3 avez tout fait. « Qu'on fe figure a ce difcours fér tonnement de Blimont. Pendant un moment, il regarde, il écoute, fan*  AMUSANTE S* 2$t rien voir 8c fans rien entendre. Ses yeux ont beau parcourir l'un 8c 1'autre , fon embarras eft toujours le même. Enfin il ne fait que rcpondre. II les recoit tous deux en attendant, 8c il les quitte pour écrire a Minville, qui3 lié par fon ferment & par fon amitié pour d'Eperny , répond a Blimont qu'il eft complice du projet, 8c qu'il n'eft pas naturel de fe déceler foi - même. Cette réponfe, comme on voit, n'étoit pas propre a éclairer Blimont „ qui d'ailleurs après avoir réftéchr , avoit moins befoin de Fêtre pour fe determiner. Touché d'une généroftté fi rare, il avoit cru que d'Eperny, quel qu'il fut des deux, méritoit la grace de fon frere $ 8c il adopta l'un & 1'autre. Cependant, fans avoir envie de changer cette derniere réfolution, fi fentoit de temps en temps le plus violent défirde eonnoïtre d'Eperny. A chaque inftant il les mettoit l'un & l'au~  231 Les Soirees tre a une nouvelle épreuve mais la tendrefle toujours ingénieufe de d'Eperny prévoyoit tout, paroit a tout. II oppofoit aux tentatives de Blimont toutes les rufes innocentes que fon cceur pouvoit lui fuggérer. Maurice heureufement pouvoit rivalifer avec lui en talens 8c en vertus; d'ailleurs, ce qu'il ne pouvoit pas faire, d'Eperny le faifoit pour lui. A la fin tous les, deux parvinrent a fe faire aimer de Blimont •, d'Eperny craignit moins que fon frere ne fut renvoyé; mais il craignoit toujours que fi fon pere venoit a le reconnoitre , il ne lui marquat ' plus d'amitié, 8c que cette préférence ne rendit malheureux Maurice : aufil fon amitié ne s'endormbit jamais; 8c fon ingénieufe délicatefle n'oublioit rien pour empêcher d'entr'ouvrir le voile qui le déroboit a 1'oeil paternel., Il elf vrat que 1'heureux naturel de Maurice le fecondoit bien il fit tant  AMUSANTE $f auprès de Blimont, il fut fi bien gagner fon cceur, que ce pere trop heureux finit par défirer de ne pénétrer jamais ce fecret. II réfolut de partager aveuglément entre eux fon cceur comme fa fortune \ bien perfuadé qu'après fa mort, le partage de fes biens fe feroit fans que la loi eut befoin de s'en meier. Bientót il fut difficile de décider lequel des trois étoit le plus heureux. Que dis-je ? 1'un des trois ne pouvoit trouver fon bonheur parfaitMaurice ne pouvoit oublier que fa mere vivoit dans un abandon ignominieux $ 3c cette idéé venoit l'attrilter dans les plus heureux inftans. II étouffoit fes pJaintes, fes .foupirs 5 maisilfe taifoit en vain : les cceurs de d'Eperny 3c de Maurice n'avoient pas befoin de 1'organe de la parole ; ils s'entendoient, ils fe devinoient. La triftefle de Maurice aiHigeoit d'autant plus d Eperny, qu'il ne pouvoit le confoler  2.34 Les Soirees que par de vains difcours. Ce n'efl -pas fur la fortune de Léonore qu'on gémuToit; Blimont, en adoptant Maurice fans le eonnoïtre , avoit foudain répandu fes bienfaits fur fa mere, dont on lui avoit découvert 1'anle. Mais 1'or confole-t-il de tous les malheurs ? Que faifoit cependant Minville ? II s'ennuyoit, quand il croyoit philofopher. Dans toutes les lettres, dans tous les écrits qu'il lifoit, il ne voyoit que le crime Sc la fottife. Le chagrin d'ctre féparé de d'Eperny compofoit feul toute Ion humeur, Sc il croyoit que la haine des hommes y entroit pour plus des trois quarts. Au milieu de fes ennuis, quand il écrivoit a Blimont , il le trouvoit fort malheureux ; il le plaignoit de vivre avec des fots Sc des méchans. Ce motif n'étoit pas capable de faire le malheur de Blimont; mais un événement vint troubler fon bonheur. Il  AMUSANTE S. perdit fa femme, pour laquelle il avoit, finon de l'amour, au moins de J'eftime & de 1'amitié. Quoiqu'elle eut vécu prefque toujours abfente, a caufe de fa fanté, elle n'emporta pas moins de regrets; & le deuil fufpendit un moment le bonheur de toute la maifon. Quand d'Eperny eut payé le tribut de pleurs qu'il devoit a la nature ; quand fa tendreife & celle de Maurice eurent effuyé Jes larmes de Blimont, celui - ci n'ayant plus d'autres devoirs k remplir, n'eut plus a s'occuper que du bonheur detre pere. II refpecta toujours le myftere qui étoit répandu fur fes deux fils; il eut trembléde foulever ce voile qui ajoutoit k fon bonheur ; il aimoit enfin a voir fes deux enfans confondus a fes yeux par leur nom comme ils 1'étoient dans fon cceur par l'amour paternel. Mais Je cceur de d'Eperny avoit été trop affligé pour n'avoir pas befoin  i$6 Les Soirees d'être confolé par quelque acte de bienfaifance ou d'amitié. Sa fenfibilité toujours aetive avoit toujours quelque jouiffance a lui procurer. Un jour il va trouver Maurice j Sc 1'ayant inftruit d'un nouveau projet, le fomme de le fuivre pour lui aider a 1'exécuter. Maurice fe jette dans fes bras en pleurant de joie Sc de tendreffe, Sc marche avec lui. lis entrent tous deux chez Blimont, Sc tombent enfemble a fes genoux fans rien dire. Qu'avez - vous, mes enfans, leur dit Blimont ; que venez - vous me demander ? parlez. O mon pere , s'écria d'Eperny ! l'un de nous deux étoit orphelin, abandonné, malheureux. Vous avez daigné jeter fur lui un regard de bonté Sc de bienfaifance : vos bras, votre cceur fe font rouverts pour lui; vous 1'avez comblé de bienfaits ; vous lui avez rendu un pere, enfin tout ce que vous avez pu faire pour lui, vous 1'avez fait : il ne  AMUSANTE S. i«y déïïroit plus rien, paree qu'il n'avoit plus rien a demander qui put lui être accordé par vous. Aujourd'hui qu'un nouvel efpoir s'eft gliffé dans fon ame, il redevient malheureux li vousne daignez le remplir. Malheureux , interrompt Blimont ! eh i que lui manquet-il donc ? Ce qui lui manque, secrierent les deux freres avec une voix qui eüt attendri Je cceur d'un barbare ? II lui manque une mere. Comment, dit Blimont tout troublé ! — Oui, une femme infortunée que vous avez ai- mée , qui vous aime encore A ces mots Blimont tombe dans un fauteuil , cache fon vifage dans fes mains, Sc appuyéfurune table, il y demeure comme muet &■ accablé. Enfin reprenant fes efprits & fon courage. O mes enfans , leur dit- il, en fe penchant fur eux, je vous pardonne votre demande ; mais vous ne favez pas que vous me demandez ce qu'il m'efl  Les Soirees impoffibie de vous accorder. Puiffiezvous Hgnorer toujours ! Impoffibie , s'écrie d'Eperny ! quoi! il vous feroit impoffibie d'être pere tout-a-fait, de mettre le comble a vos bontés ! Non ; vous calomniez votre cceur , votre fenfibilité , votre juftice. Alors Blimont les prenant tous deux par la main : Eh bien ! vous m'y forcez , leur dit-il, je vais affliger l'un de vous deux > je vais déchirer fon cceur. Mais vous m'accufez ; il faut que je me juftifie. Ce que vous regardez de ma part comme un abandon, n'eft qu'un acte de juflice ce qui vous paroit un malheur digne de pitié , n'elt qu'un jufte chatiment. Cette mere que. vous réclamez l'un & 1'autre, s'eft ferme mon cceur volontairement; elle a outragé l'amour , 8c 1'honneur m'a fait un devoir de la vengeancé. Un moment, je vous prie, interrompt d'Eperny avec une noble fermeté : Voici ma réponfe. En même - temps il tira  AMUSANTE S. 239 de fa poche des papiers qui renfermoient une juftification complete de Léonore. A ce trait inattendu ( car. Maurice, lui-même n'étoit pas dans la confidence de ces papiers que d'Eperny s'étoit procurés en fecret,) Blimont fe tait, 8c jette les yeux fur les .écrits qu'on lui préfente. II ne peut fe refufer a 1'évidence ; il reconnoit fon erreur j fon injuftice ; il tombe dans les bras de fes deux fils, en fondant en larmes. O mes enfans , leur ditil ! qu'elle vienne cette mere, cette victime je fuis pret a réparer tout, fi elle content a tout pardonner. Mais, que dis - je ? réparer ! le puis - je ? Oui, vous le pouvez, s'écrient les deux freres avec tranfport. Alors ils te jettent tous deux a fon cou , 8c le couvrent de baifers 8c de larmes de joie. Enfin il content a époufer Léonore. C'eft ainfi que le tendre d'Eperny, par fon intérefiante tenfibilité , ;redevint le frere de Maurice, lui rendit un  140 Les Soirees pere, Sc donna un époux a Léonore, Pour combler la joie qu'il en eut, il demanda la permiffion d'aller la cher-* cher lui - même, Sc de 1'amener dans les bras d'un époux qu'elle ne s'attendoit plus a pofléder ; Sc Blimont ne put lui refufer cette jouifïance. Enfin il partita Sc reviht bien vite avec Léonore, dont le mariage fut célébré avec une joie également fentie par les deux époux, Sc par les deux fils de Blimont. Minville apprit cette nouvelle ; il s'en réjouit en bon parent ; en bon parent , il vint vifiter cette heureufe familie. ïl paffa avec eux un mois qui lui donna 1'envie d'y en paffer encore un autre ; il aima comme de raifon fes parens , puis les parens de fes parens , puis leurs amis, puis d'autres perfonnes encore. Enfin, il redevint ce qu'il étoit né \ Sc il fe délaffa par le role de bon homme, de fa grimace mifanthropique. LES  AMUSANTS S. 141 LES RUSES INNOCENTES, Conté. Dans ces temps obfcurs Sc reculés, ou ia France avoit autant de Rois que de grands Seigneurs, Sc prefque autant de Tyrans qu'elle avoit de Rois, vivoit ou régnoit un Comte d'Eribert, trèsinconnu aujourd'hui, Sc trop connu de fon vivant par le defpotifme cruel qu'il exercoit fur fes vaflaux. Le Comte pouvoit toujours tout ce qu'il vouloit j c'étoit une raifon pour faire plus de fottües que de bonnes actions. II croyoit toujours avoir raifon, paree qu'on ne lui difoit jamais qu'il avoit tort Sc il gagnoit tous fes procés, car il les jugeoit lui-même. II ne fe mettoit pas en peine de tromper fes vaiïaux -, il étoit méchant avec toute la franchife poffible ; il s'embarralfoit Torne HL L  14-z. Les S o i r è e s fort peu du mal qu'on pourroit dire de lui après fa mort, perfuade qu'on n'oferoit pas lui en dire en face tant qu'il vivroit. En un mot, né avec de 1'efprit Sc toutes les qualités qu'il faut pour piaire, fon cceur avoit empoifonné tous les dons de la nature: Sc il avoit perdu enfin le droit Sc le talent d'ctre aimable. Mais comme, avant de prendre de l'amour , on ne fonge pas fi 1'on fera capable d'en infpirer , il devint amoui-eux d'une jeune Sc charmante perfonne , qu'on nommoit Agathide; c'étoit une orpheline un peu parente du Comte, Sc qui v/ivoit fous fa tutelle, Sc auprès de lui. Son hifloricn lui donne le teint des fleurs, le pied Sc la taille des Nymphes , de grands yeux noirs , plus tendres que vifs, le fourire de l'amour , Sc quinze ans. Voila pour fa perfonne. Quant a fon ame, peignez le contrafte du Comte, vous aurez le portrait d'Agathide,  A M U S A N T E s. 243 Son cceur n etoit pas encore ouvert a l'amour, mais fes regardsiembloient 1'appeler, Sc 1'on devinoit qu'elle aimeroit bien tendrement. Le Comte qui avoit formé le pro jet de 1'époufer, travailloit a la rendre digne , comme il difoit, de 1'honneur de porter fon nom. II 1'entretenoit fouvent fur l'amour ; mais il n'étoit pas plus heureux a le peindre qua 1'infpirer. II vouloit engager Agathide a aimer , Sc il ne lui montroit rien ; d'aimable, car elle ne voyoit que lui. Enfin dans fes lecons d'amour il ne réuhlffoit qu'al'ennuyer s comme fa conduite ne fervoit qua le faire haïr. Heureufement pour Agathide, fon cceur étoit 1 encore indifférent. Mais les temps étoient arrivés. La beauté d'Agathide lui avoit fait un tyran; il falloit bien qu'elle lui fit un efclave. Le jeune Azémon, qui ne valoit pas le Comte par la naiffance, Lij  244 Les Soirees mais qui lui étoit tres - fupérieur par fes vertus , vit un jour la jeune perfonne ; c'eft dire aflez qu'il 1'aima pafTionnément. II 1'appercut allant a la Mefte du Chateau Sc il fut fi frappé de fes attraits, que fes yeux ne la quitterent pas un moment. II fentit bien qu'il 1'aimcroit toute fa vie; Sc cette idéé le fit trembler , paree qu'il favoit que le Comte l'avoit condamnée au malheur d'être fa femme. Quant au moyen de voir Sc d'entretenir Aga^ thide , il étoit prefque inutile d'y fonger. II eut été difiicile de tromper le Comte, Sc plus dangereux encore de le braver. Regarder la belle Agathide étoit fon feul plaifir, Sc prefque fa feule efpcrancei II ne tarda pas a s'en faire appercevoir, paree qu'il avoit de la beauté, des graces, Sc fur-tout paree qu'il étoit amoureux. Agathide lut bientót dans les yeux d'Azémon qu'elle avoit touché fon cceur , Sc prefque en  A MUSANTE S. 24J même temps elle s'appercut qu'elle etoit fenfible a fon amour. Nos plaidrs font toujours en proportion de nos efpérances 5 moins un bonheur eft attendu, plus il eft vivement fenti : le premier regard qu'il obtint d'Agathide le rendit plus heureux, qu'un billet, un rendez-vous ne rend heureux un amant ordinaire ; mais fon plaifir fut bien vïte empoifonné par cette trifte réftexion : Hélas.' voila le feul bonheur qui me foit réfervé. Les idees qui fattriftoient affligeoient auffi la tend're Agathide , qui commenca dès-lors a fentir la fervitude ou elle vivoit. Tout commerce étoit pour jamais interdit aux deux amans; mais comme fouventes fois , dit le vieil Hiftorien qui me fert de guid?, fiux £ amour rejfemblent a de volantes êtincelles , que poujfent Les vents de leur haleine , tant que , par helles enfin > r'mcendie sallume au loin ; tout ainfi L iij  %46 Les Soirees venoient les foupirs cFAqémon faire foupirer le cceur a" Agathide. L'amour dans 1'efclavage eft bien plus expreffif, & bien moiiis lent as'exprimer. Les regards d'Agathide apprirent bientót a Azémon qu'il étoit aimé y de cette découverte étoit bien faite pour eonfoler fon cceur; un véritable amant eft plus heureux par la certitude d'être aimé , que par la pofteffion de ce qu'il aime. Tous les matins en fe levant, il alloit fe promener autour du Chateau, ayant fait vceu de ne prendre aucune nourriture , avant d'avoir vu Agathide. II attendoit quelquefois longtemps ; il rentroit fouvent après avoir enduré une partie de la journée, la pluie , la neige & le froid le plus rigoureux ; mais il avoit vu Agathide, il étoit confolé. Le foir il étoit heureux par le fouvenir de 1'avoir vue , & le ma tui par 1'efpérance de la voir. L'organe de la voix lui étoit interdit;  AM V SANTÉ S. 247 mais fes yeux s'exprimoient ü éloquemment! Ses regards , fes geiles, fes foupirs alloient trouver Agathide j les bailers même auroient volé, li tant de hardiefle pouvoit accompagner tant d'amour dans fa naiflance. Mais par une méfiance bien naturelle a 1'amour, Agathide aflurée de la tendrefle d'Azémon, craignoit de ne lui avoir pas fait aflez eonnoïtre la fienne. L'amour contraint eft plus fécond en flratagêmes ; il mefure toujours les moyens aux diflicultés j il fait, quand il le faut , infpirer la rufe, même a 1'innocence. Agathide apprit un jour que c'étoit la fête de fon amant: toute efclave qu'elle étoit, elle réfolut de lui envoyer un bouquet. Comme le Comte n'avoit aucun foupexm fur fes amours, il n'avoit pas encore donné des ordres bien rigoureux a fes gensy il fe repofoit fur lui-même du foin de garder Agathide. Elle gagna quelque L iv  24S Les S o i r ê e s domeftique du Chateau, qui fe chargea du meflage 5 mais n'ofant néanmoins hafarder une lettre , elle imagina de compofer une efpece de bouquet fymbolique Sc figure , qui put exprimer ce qu'elle n'ofoit écrire a fon amant. Le fond du bouquet, formé de fleurs rouges, repréfentoit un cceur, d'ou s'échappoit du myrte , parfemé de foucis Sc de penfées. Oh ! comme cet emblême , qui n'étoit point de la part d'Agathide une fimple galanterie, mais la naïve exprefiion de fes fentimens, eut été deviné Sc encore mieux fenti par Azémon! Mais par malheur Ie mefiager fut furpris au palfage , Sc arrêté par le Comte qui lui fit tout avouer. Le Comte furieux , mais dirnmulant fa colere , monte chez Agathide qui ne peut fe défendre d'un mouvement de frayeur. Agathide , lui dit-il , en s'aifeyant auprès d'elle , j'ai fait une autre maitrefie; ( ce n'étoit pas la ce  A M U S A N T E S. 24p qui pouvoit effrayer Agathide,) c'eft aujourd'hui fa féte, & je viens vous confuhcr fur le bouquet que je dois lui ofFrir. Agathide qui ne foupconnóit pas^ le malheur qui venoit d'arriver, s'excufa modeftement; & lui répondit que , fur cepoint-la, comme fur tout autre, elle en favoit bien moins que lui. Pardonnez-moi, lui dit le Comte, voici mon idee , vous me direz ce que vous en penfez. Je veux imaginer un bouquet ingénieux , qui fupplée au filence de mon amour; enfin un bouquet oü les fleurs ellesmemes parient pour moi k ma mak/ treffe, & lui peignent naïvement tout ce que je fens pour elle. C'eft ici que reffroi commen9a k s'emparer du cceur d'Agathide. Le Comte s'étant arrêté un moment pour confïdérer Ja padeur qui fe repandoit fur fon vifage : Je veux, reprit-il, que mon bouquet repréfente un cceur brüiant d'amour, L v  i^o Les Soirees enfuite. . „. mais vous en jugerez mieux par Teflai que j'en ai fait faire. Ces derniers mots furent prononcés du ton de la rage. Le Comte ne put fe maïtriferplus long-temps il tira le bouquet qu*il tenoit caché fous fon manteau Sc le déchirant Sc le difperfanr avec fureur : Perfide y s'écria-t-il! » La vue du bouquet, la voix Sc les regards du Comte femblerent foudroyer Agathide : elle fe fut jetée fans doute aux pieds de fon Tyran , mais fes forces 1'abandonnerent, Sc elle tomba fans connoiiTance. Le Comte toujours furieux, appela du monde fe retira , de peur de s'attendrir. On fe repréfente afiez la fituation d'Agathide, quand elle eut rappelé fes fens. Les plus trines idees vinrent Faifaillir; elle avoit vu fon bouquet dans les mains du Comte; mais elle ignoroit comment il y etoit tombé, Elle étoit enfoncée dans la plus  AMUSANTE S. l^i fombre rêverie ; Sc fon cceur étoit en proie a la plus profonde trifteife , lorfqu'elle vit rentrer le Comte , qui n'étoit point difpofé a la confoler. II avoit fur fon vifage un calme faux Sc perfide, qui étoit a la fois 1'effet Sc le témoignage d'une fureur concentrée. Une autre fois , Agathide, lui dit-il en 1'approchant, une autre fois, choifilfez mieux 1'objet de votre tendreffe; prenezun amant ou plusfidelle, ou plus courageux. Vous avez vu dans mes mains votre bouquet ! je le tenois d'Azémon lui-même qui, par inconftance ou par timidité, étoit venu a mes pieds faire 1'aveu de fes amours , pour en obtenir le pardon. Toutce qu'avoit fourfert Agathide n'approchoit point de la douleur que lui caufa cette confidence. L'image d'Azémon infidelle étoit le plus horrible tableau. Le Comte, en 1'offrant a fes yeux, avoit mis le poignard dans L vj  ift Les Soirees fon cceur. Elle avoit craint d'abord de mourir de la mam du Comte ; mais cette mort qui kii avoit paru li terrible , paree qu'elle 1'arrachoit a fon amant, elle 1'eüt regardée alors comme le' plus grand des bienfaits. Après un moment de flence, le Comte reprit ainfi: Vous voyez , Agathide , que je (ais tout, Sc vous devinez a quel prix je peux vous pardonner a. tous deux. Alors il la quitta pour la laifier livrée a fes réflexions, Sc' pour aller pourfuivre fes projets. II' fit appeler Azémön, Sc après avoir' 1'aifle éclater devant lui les tranfports: de fa colere, il lui dit qu'il étoit encore; en fon pouvoir d'éviter fa vengeancé s Je t'ai repréfénté, continua-t-il ,■ comme infidelle a Agathide; tu vas paroitre; devant elle; li tu ne confirmes mon récit , compte fur la mort la plus; affreufe. Ce difcours fit reculer d'horreur le tendre Azénion;. jl alloit fur le champ demander la mort, quand  AMUSANTE S. Ie Comte ajouta , qu'avant de le faire mourir, il le rendroit témoin du trépas d'Agathide. Cette menace le détermina : il n'ofa réfifter au Comte, 8c fe rendit avec lui, ou plutót il fe laifla trainer chez Agathide. II fuffi roit d'annoncer la fcene qui va fe paftér, pour intérefler tous les cceurs fenfibles. Quel tableau déchirant i Agathide 8c Azémon font unis par l'amour le. plus tendre; ils vont s'entretenir pour la première fois: c'eft la leur premier rendez-vous ; 8c c'eft pour fe promettre de ne plus s'aimer. Ce n'étoit pas la ce qu'ils avoient projeté de fe dire en fe voyant. Leur fttuation étoit cruelle fans doute; 8c néanmoins (tel eftle cceur des amans , ) a 1'horreur qu'elle leur infpira, fe mêla, comme malgré eux , un mouvement de joie en s'abordant. Mais Piinpatiente cruauté du Comte leur laifta bien peu de temps pour en jouir. N'efjt-il pas vrai, dit-il a Azémon  25"4 Les Soirees d'un air effrayant, que vous m'avez remis le bouquet d'Agathidc? Voyant qu'Azémon héfitoit a répondre, le Comte lui fit la même queftion avec un ton de voix plus terrible, 3c en mettant dans fon gefte 3c dans fes regards toute la fureur dont il .étoit capable. Azémon, croyant déja voir le fang de fa maitretfe pret a coukr, répondit qu'oui; 3c jamais on n'entendit un oui prononcé fidifïicilement, ni fi mal articulé. Par 1'effort qu'il en coüta a Azémon pour le proférer, on peut juger de la douleur qu'Agathide fiouffrit a 1'entendre. Ce n'étoit pourtant la que le prélude d'un entretren déja fi long 3c fi do ulo ure ux pour le coeur d'un amant. II fe fentoit trop foible pour le foutenir plus long-temps, & il en défiroit ardemment Ia fin. Hélas ! une heure auparavant, il étois loin de penfer que la première fois qu'il verrolt Agathide , il feroit impatient de la quitter.  AM U S A N T E S, 2f f Enfin le Comte avoit dicté tout ce que devoit dire Azémon ; auteur Sc témoin de fon fupplice > il le forcoit a aftafliner Agathide par fes difcours. Ce malheureux fut contraint de défavouer 1'amour le plus tendre il fembioit que 1'ame lui fut arrachée avec chacun des mots qui fortoient de fa bouche* Après le départ d'Azémon , les larmes d'Agathide, trop long-temps retenues par la terreur y commencerent a couler avec abondance ; fon vifage Sc fon fein en furent bientót inondés. Oh l qu'elle regrette a préfent ces inftans rapides, ou du pied du Chateau, les yeux de fon amant venoient lui jurer un éternel amour! Ces jours de contrainte Sc de fervitude lui femblent maintenant des jours dignes d'envie» Alors du moins ellefavouroit le plaifir d'aimer Sc d'être aimée; alors du moins elle étoit confolée par 1'efpérance \ au~ jourd'hui tout eft perdu pour elle; elle ne voit que des regrets dans le pafte, la  Les Soirees douleur dans le préfent, & le défefpoir dans 1'avenir. Le premier mot que lui a dit fon amant, eft un adieu éternel. Cependant, en fe rappelant cette fatale entrevue , en fe retracant les douloureux efforts d'Azémon, un doute flatteur vient la foutenir, & femble verfer un baume divin fur fes bleffures. Azémon a paru me parier que malgré lui; ce qu'on lifoit dans fes yeux étoit fi différent de ce que prononcoit fa bouche ' En s'avouant infidelle , il fembioit recevoir dans fon cceur tous les coups qu'il portoit dans le cceur de fon amante. 11 étoit peutêtre lui-même dupe de la rufe, ou vicfime de la violence. IJ peut encore aimer.... Ah ! il aime fans doute. Tels étoient les combats du cceur d'Agathide, tantot accablé par la douleur, tantöt ranimé par 1'efpérance. Mais quand Azémon feroit hdelle, qu'attendre , hélas ! de fon amour ? ils dépendent l'un & 1'autre d'un  AMUSANTE S. l^y implacable rival. Cette réflexion la replongeoit dans toute 1'horreur de fon défefpoir. Elle fentoit qu'aprês cette funefte aventure , fon appartement alloit devenir fa prifon ; Sc que le Comte , autrefois fon maitre , ne feroit plus que fon geolier, peut-être bientót fon éporx. Cette image eft alfreufe ; elle veut la rejeter; fon imagination la reproduit fans ceffe; fes maux lui femblent enfin au-deffus de fon courage. Sa rêverie 1'ayant conduite au bord d'une terralïe : 33 Azémon, s'écrie-t-elle , cher Azé36 mon! Si tu m'aimes encore , fi ton 33 amour te fait fouffrir tout ce que 33 je fouffre pour toi, que tu es a « plaindre Sc que je te plains! Mais >3 quel relïouvenir vient ajouter en33 core a mes tourmens l C'eft moi qui 33 ai caufé ton malheur : ton infor33 tune eft: le crime de ton amante. « Sans moi, le Comte ignoreroit 33 encore nos innocentes amours, fans  zj-3 Les Soirees m moi, nous aurions encore 1'efpé*? rance d'ètre heureux. cC Cependant le Comte , après avoir donné fes ordres dans le Chateau > vint la retrouver avec un front plus ferein ; il I'aborda en fouriant, Sc lui dit qu'il venoit lui faire compliment de fon obéiffance. J'ai été fort content, ajouta-t-il, de votre converfation tantot , Sc vous devez avoir été contente de vous-même. A ces mots, qui fembloient infulter a fa douleur , elle ne put contenir fon indignation. Elle ofa lui demander de quel droit il prenoit fur fon cceur un empire aulfi tyrannique i Mais le Comte qui n'étoit pas venu pour 1'irriter, lui dit qu'il ne 1'avoit chagrinée un moment, que pour la rendre heureufe toute fa vie , Sc qu'il juftifieroit le préfent par 1'avenir. II ajouta quelques propos obligeans pour la confoler, Sc il finit par lui dire qu'il avoit arrêté pour le lendemain la cérémonie du  AMUSANTE S. 1^- mariage. Agathide alloit répondre: 25 Ce n'elt pas dans ce moment, in33 terrompit le Comte , que je veux *> entendre votre réponfe. Songez que « je prie avec le droit de commander. 33 Confultez la raifon fur vos intéréts^ >? 8c fongez que de vous feule enfin 33 dépend votre bonheur, ou votre 33 malheur cc. A ces mots il la quitta. Ce dernier coup étoit fait pour accabler Agathide. Dans deux jours perdre fon amant 8c fe trouver dans les bras du Comte I Ses réfiexions infenfiblement égarerent fa raifon ; fa vie étoit fon tourment, elle n'afpira plus qu'a la voir finir. Le Comte 1'avoit laiflec aux bords d'une terrafie, attenante a fon appartement. Tout-a-coup elle forme le projet de fe précipiter: Azémon! Azémon! s'écrie-t-elle, comme pour lui adrefler fes dernieres paroles 8c fes derniers foupirs.... Elle eit préte a s'élancer; mais une voix s'éleve au fond de fon cceur, 8c lui crie : Arrcte >  i»5o Les Soirees Azémon vit encore, & tu veux mourir ! tu veux quitter un monde , un pays qu'habite 1'objet de tous tes voeux ! tu meurs pour lui, mais il 1'ignore; tu meurs pour lui, Sc peut-être lui-même, par un plus grand effort, fe condamne a vivre pour tbi. Sais-tu fi ton bonheur eft tout-a-fait défefpéré ? Sais-tu fi 1'hymen qui doit être célébré demain, le fera jamais ? Sais - tu fi au pied des Autels même, un Dieu,unjuge, un Vengeur.... Elle s'arrête; l'amour ranime fon courage, Sc lui difte un projet hardi; elle fe décide a fuivre le Comte aux Autels. Le lendemain arriva, Sc le malheu-" reux Azémon apprit les réfolutions du Comte. II feroit difficile d'exprimer tout ce qui fe paffa dans fon ame a cette nouvelle. Agathide a-t-elle été la dupe de fon défaveu forcé, ou eft-elle la viétime du Comte? Ne doit-il imputer fon malheur qu'a fon rival, ou doit-il s'en accufer lui-même ? Ah J  AMU SANTÉ S. iGl peut-ètre Agathide fe croit-elle abandonnée, trahie. Elle cherche peut-être dans les bras du Comte un afile contre la perfidie apparente de fon amant : toutes ces réflexions déchirent 1'ame d'Azémon qui fe croit auffi coupable que s'il eut été réellement infidelle. De fon cóté, Agathide qui avoit concu courageufement le projet de fuivre le Comte a 1'Autel, fentoit affoiblir fon courage a mefure que le moment approchoit. Cependant elie recueille toutes fes forcés : 1'heure fonne, le Comte arrivé \ il demande fa vicfime, Sc 1'entraine avec lui, Le malheureux Azémon, épuifé, fans force, s'étoit fait porter dans le Tetnple; il avoit voulu être témoinde la cérémonie, efpérant au moins y mourir de douleur. Les deux époux font a 1'Autel; Sc le Prêtre qui fe difpofe a les unir, demande a Agathide fi elle choifit le Comte pour fon époux?Frappée de cette quelfion, elle éleve la voix; Non, s'é-  i6i Les Soirees Crie-t-elle, non; je ne comparois devant ce peuple & a la face des Autels , que pour le dénoncer comme mon tyran. En parlant ainfi, elle étoit debout, 6c tournee vers le peuple. Voila mon tyran, reprit-elle; 1'époux que je demande au CM , c'eft Azémon. La nouveauté de ce fpeótacle, la voix touchante d'Agathide, fes beaux yeux inondés de larmes, fa couronne de fleurs qui, dans cette attitude de douleur, repréfentoit plutot une victimc qu'une époufe; fon courage, fon amour; tout fit fur le peuple une profonde impreflion, qui ne s'exprima d'abord que par un morne filence. Le Comte ordonna au Prêtre de pourfuivre la cérémonie ; mais celuici enhardi par Ia dignité de fon mi niftere, a le courage de défobéir; il réfifte aux menaces du Comtè, dont la colere 8c le dépit fe manifeftent par les plus violens tranfports , 8c qui s'arme de fon épée. Le malheureux  A M U S A N T ES. 16} Azémon, a qui cette fcene imprévue faifoit éprouver toutes Jes paflions a la fois , ne fachant dans queJ fein va fe plonger cette épée, faif t la Cienne, Sc s elance fur Ie Comte 5 mais la fenfble Agathide fe jette au milieu des deux épées, 6c fépare les combattans. Les forces d'Azémon, déja épuifées par la douleur, fuccombent a ce dernier effort; il tombe fans connoiifance. Le Comte fait arrêter fon rival, ordonne a Agathide de le fuivre au Chateau, 6c elle le fuit avec un vifage alfuré, qui femble lui dire : Tyran , je crains moins la mort que tu me deftines fans doute, que fhymen dont j'étois menacée. Cependant le peuple qui 1'accompagne 6c qui connoït la cruauté du Comte, cede a la pitié qu Agathide a réveillée dans tous les cceurs s on croit déja la voir périr par la main du Comte la crainte s'exprime par des murmures, les efprits s echauffent, la  i.6.\ Les S o i r è e s fermentation augmente de moment en moment \ enfin Je cri de la rebellion fe fait entendre , & le Chateau eit afliégé. Bientót le Comte eft efFrayé des clameurs de la populace, qui ne connoit plus de frein dès qu'elle a brife celui de 1'obéiiiance. On a réfolu la mort du Tyran, on la demande a grands cris \ les portes cedent aux eftbrts de la multitude. C'étoit fait du Comte, fi Agathide elle-même, après avoir foulevé fes vaflaux contre lui, n'avoit paru pour demander fa grace : elle appaifa le peuple, qui ne confentit néanmoins a fe retirer , que pour aller voir célébrer le mariage d'Agathide & d'Azémon. Le Comte fut forcé d'y confentir j &l'on ne voulut fouffrir aucun retardement. On courut a Azémon qui fut porté en triomphe jufqu'aux marches de 1'Au tel: leur union fut folennifée, ils vécurent heureux, & firent le bonheur d'une nombreufe familie. COMMENT  AMUSANTE S. 16$ COMMENT FAIRE? C O N T £, V VERsrEüXavoitaimë,nonpas une crudlfi , mais une infidelle. Ce malheur eft affez commun 5 ce qui l>eft Kioins, c'eft Ia douleur qu'il en eut: il voulut renoncer pour toujours a la Eociété. II parut bien qu'il aima encore fa maitrefle après fon inconftance, car il ne pouvoit lui pardonner. II avoit pris le parti de fe retirer \\ la campagne , dans un petit hermitage quil avoit, avec la ferme réfolution de ny recevoir perfonne. II n'eft pas befoin de dire qu'ü s'étoit promis de ne plus aimer. II décida qu'il „>auroit plus d>autr£ compagnie quecelJe de queIquesJivres qud emporta aux ehamps avec hi Comme notre eomr agit fouvent fans' lome III M  isè Les Soirees confuher notre efprit, quand Verfieux, arrivé dans fon hermitage , voulut jeter les yeux fur les livres qu'il avoit emportés de la Ville, il s'appercut que , fans y fonger , il n'avoit choifi que des livres d'amour. Verfieux avoit. le cceur tendre : il ne vouloit plus fuivre l'amour; il avoit befoin d'y penfer. D'ailleurs, au milieu de fon défefpoir, il fe fouvenok encore de fes premiers plaifirs. Les favoris de l'amour font bien moins ingrats que ceux de la fortune: ceuxci, une fois malheureux, oublient tout ce qu'ils ont rec,u de leur Déelfe ; les amans, dans le malheur, fe rappelJent encore avec voiupté les douces faveurs de leur Dieu. Verfieux avoit un fils, Sc ce fils 1'aimoit fi tendrement , qu'il voulut malgré lui 1'accompagner dans fa retraite. La converfation , la promenade Sc la leóture étoient leur unique arau^  * M lT -S A N T E $, 16? fement. Le pere s'abftenoit tant qu'il pouvoit de parier d'amour avec fon ™? ll ne vouloit ni rcveiller ni éteindre en lui ce fentiment, qui donne tant de peine Sc tant de plaifir; mais il n avoit ofé lui. fermer fa'bibliotheque. Dans la folitude oü ils vivoient tous deux, en fabfence des autres pïaife , il n'auroit pas cru pouvoir , fans inhumanité , ki interdire encore celui-la. On a vu déjk Verf eux compofer fa bibliotheque de livres d'amour; c'étoit la colle&ion des romans les plus tendres. Difons maintenant que le jeune homme , qui fe nommoit Sainclair avoit 1'imagination la plus ardente [ «pres cela on fera peu furpris de le voir s'attacher * cette tóure avec la Plus grande avidité. U dévoroit tous lesromansquitomboientfousfamain IIetoit dans 1'age oü 1'on aime, Sc le Pere lui avoit toujours caché que fes M ij  i6§ Les Soirees malheurs n'avoient d'autre caufe que l'amour. Sur ces entrefaites, foit que VerHe ux eut regagné le cceur de fon infidelle , foit qu'il 1'eüt tout-a-fait oubliée , il s'ennuy.a de fa folitude, <3c revint a la ville, oü il ramena fon hls, Sainclair y arriva la tête remplie de fes romans qu'il avoit appris par cceur, fans les avoir étudiés ; il étoit ivre encore des délices dont il avoic vu fous tant d'afpech la féduifante peinture, II ne connoiifoit encore 1'amour que par le portrait qu'il en avoit vu chez quelques romanciers, qui, en parlant de leur tendrefle , peignoient bien moins les piaihrs de leur cceur, que les délirs de leur imagination. Toutes ces tendres idéés formoient la logique de Sainclair, lorfqu'il entra dans le monde. Son premier foin fut de chercher le modele du portrait parmant qui iavoit féduit, & qu'il  * M V S A N T E S. zGp Porton toujours dans fon cceur. Trop douce iliufion, s'il avoit pu la confereer . Oh ! comme l'amour qu'il trouva «on différent de celui qu'il cherchoit I II v,t bientót qu'a fouftraire ce que J imagination avoit prêté a la vérité ll reftoit bien moins qu'on avoit fouf«ait ; l'amour lui parut prefqne ref- fembleral'i,Kl,fférence,&fesPlai&s a lennui. Avant d'avoir aimé, il fem. Wou avoir fenti ce dégout, cette fa««e qui foit 1'abus des joudfances. Cependant il ne pouvoit fe réfoudre a renoncer i ce qu'il avoit tant dé/ïré; chaque belle qu'il rencontroit lui fembioit toujours celle que l'amour lui deft,noit;& toujours trompé, jamais defabufe, il couroit fans cefle après fa chimère. Verfcur plaignoit d'autant plus le malheur de fon hls, qu,, en ^ iui-meme la caufe innocente. C'eft lui qui, fans le voufoir, avoit jeté dans M iij  27o Les Soirees fon .cceur les femences.de cette pafjfion maHieureufe. Sa tendrefle paternelle lui fit tenter plufieurs fois de 1'en arracher ; mais il per dit fes raifonnemens , fes prieres même > Sainclair ufoit fa jeunefle par le défir 8c Timpuilfance d'aimer. Après avoir épuifé toutes les reffources ordinair es pour guérir fon fils, amoureux, pour ainfi dire, de l'amour „ Verfieux réfolut enfin d'employer un jnoyen violent 8c peu ufitc. II le fit introduire un jour dans une de ces maifons qu'il n'eft guere plus permis de nommer que de fréquenter; ou les faveurs de l'amour font une marchandife •, ou 1'on permet au vice de fervir a la honte de volontaire vidime, pour empêcher la palnon de lui facrifier la vertu même ; ou Ton öte enfin a l'amour fa dignité > pour lui óter fes fureurs. Voila le fpeclacle que Verfieux  AMUSANTE S. 271 Voulut préfenter a fon fils. il avoit fu, fans fe montrer, lui donner lenvie Sc le moven d'en jouir; il ne Voulut pas en être le témoin , mais en répandant Tor, la feule divinité adorée dans ces temples du fcandale , il avoit prépare lui - même la fcene qu on joua comme il 1'avoit ordonné. Sainclair obfervoit tout avec les yeux de ia plus avide curiofité; c'eft la qu'il vit 1'infulte au lieu du défir, Sc la débauche au lieu de la voluptéj il vit enfin l'amour enlaidi par fa nudité, ne recueillir pour hommages que des mépris. ^ II feroit difficile de rendre ici toute fimpreftion que fit ce fipe&acJe fur les fens du jeune Sainclair 5 elle fut telle , qu'on le fit reculer d'eftroi quand on vint 1'inviter lui-même a ces triftes voluptés. ^ Cette épreuve hardie , Sc dont lexemple feroit dangereux a fuivre, M iv  i7i Les Soirees réuifit donc a Verfieux , fuivant fon efpérance elle réuffit même au-dela de fes défirs. L'amour trop embelii par rimagination , avoit enflammé Sainclair 5 l'amour avili, fali par la débauche , venbit de faire fuccéder 1'horreur a 1'enthounafme j «3c Verfieux vit avec chagrin qu'iln'avoit corrige un exces que par un autre. Mais il jugéa en même temps qu'en pareil cas il étoit plus aifé de vaincre la répugnance, que de fatisfaire a 1'enthoufiafme, Sc qu'il étoit bien plus facile a l'amour de rallumer les défirs dans un jeune cceur, que de fuinre a ceux d'une imagination trop exaltée. Le hafard Sc la beauté le fervirent heureufement. Mérife que Verfieux Sc fon fils voyoient fouvent , fe prit d'amour pour Sainclair. La décence défend a une belle de commencer a dire qu'elle aime, mais elle ne lui défend pas de cherchcr a fe faire aimer: c'eft auffi  A M V S A N T E s. i7, le plan que fuivit Mérife. Son efprit & fa beauté n'échapperent pas k Saindan: elle avoit féduit la raifon du jeune homme ; elle ne tarda pas k mettre fon cceur de la partie: il j'aima; & 'ffut guéri par elle de fa feconde maladie.qui eft peut-être k la vérité moins incurable que la première. II comprit que l'amour ne doit étre mis m au-deflus, ni au-deifous de 1'humane, & qu'il n>eftj ^ ^ ^ diie.m un dieu , ni une brute. II fut heureux avec Mérife , & Verfieux pardonna tous fes chagrins k l'amour cn voyanHe bonheur qu'U accordoft a fon fik  474 £ E s $ ° 1 m E E s* t. - • , • . i - . • 1 ■ » * L E PROCÉS JU GÉ, C o n t m U N Roi d'EcoOfe avoit une fille u piqué : Ifabelle étoit fon nom. Née nans un état obfcur ,. elle eut paffe pour belle : on juge bien que le titre Je. Princefie n'étoit pas fait pour TenIaidir; Le nombre de ceux qui afpiroient a fa main ,. fut en raifon de fon rang & de fa beauté; mais le pere qui 1'aimoit beaucoup , n'en jugea aucun digne de poftéder fa fille. Cependant les charmes de la Princeffe neceftoienr de faire au tour d'elle des efclaves, 8c même des vi&imes, ear l'amour qu 'elle infpiroit étoit defnature a>confumer un cceur. Soudaincmenil, dit fon rfiftorien, quiconque la voyoit étoir contraint k lui dejneurer fervitcar ; & tant hroitement y que qui la regardoit y pour elk,  AMUSANTE S. 275* hruloit , tant que plufieurs en moururent : dont s\nfuivit que la fleur de la Nobleffe, qui en la maifon d'icelle Ifabelle , de plus grande efiime étoit, en cette amoureufe guerre finirent leurs jours. Le pere qui étoit bon Roi, voyant que les yeux de la Princeile' donnoient la mort a ceux qui laregardoient de trop prés j ia fit enfermer étroitement, aimant mieux apparemment faire mourir d'ennui fa fille , que de Jaifier mourir d'amour fes courtifans. Deux jeunes amans, demeurés en vie parmi un fi grand nombre de mom, aimoient fecrétement la Princefie Ils étoient liés par 1'amitié, mais au'cun des deux n'avoit voulu faire fon comfident de fon ami. Une nuit qusjjs s'étoient armés iVn Sc 1'autre d'une echelle , pour aller repaitre au moins leurs yeux de la vue de ce qu'ils aimoient, leurs écfielies s'étant heurtces M v/  ij<5 Les Soirees au-bas de la fenêtre, chacun d'eux fe douta bien qu'il avoit furpris un rivah Sur le champ ils fe- failirent de leurs épées, Sc les deux amis fe battirent en rivaux furieux. Au milieu du combat.y qui étoit déja meurtrier ^ s'étant reconnus au fon de leur voix, ils s'arrêterent tout-a-coup. Ils. ne: s'étoient rien dit avant de fe hattre : quand. ils fe furent bien battus, ils s'expliquerent, Sc même. un peu longuement.. Ayant conclu que 1'amour leur défendoit de renoncer a Ilabelle , comme 1'amitié leur défendoit d'être rivaux 3 l'un d'eux propofa de titerau fort.. Vouloir s'ën' remettre au fort, répondit 1'autre , c'eft anno neer qu'on a peu d'amouiv Ainii, par cette fèule propofïtion , vous avez décidé la queftion vous-même. Vous devezmoins* prétendre , puifque vous êtes moins, amoureiix \ Sc c'eft a vous de renoncer a Ifabellev  AMUSANT ES, ijf Ie premier répliqua, que, bien afturé de Je vaincre, foit par les armes, foit par le fort, (paree que la fupériorité de fon amour lui alfuroit le feeours du Gel, toujours favorable au plus jufte parti), il avoit cru , par amitié , devoir lui propofer lepre-uve la moins périlkufc; que d'ailleurs il comptoit fur fon heureufc étoile j qu'il étoit accoutumé a n'entreprendre jamais rien fans réuffir ; qu'enfin „ bien sur d'être le vainqueur de fon rival,. 6c de ne fe battre jamais fans tuer, il auroit voulu au moins n'être pas le. meurtrier de fon ami. Ce raifonnement n?ayant pas convaincu le premier, ils reeommencerent leur combat, 6c celui qui avoit une heureufe étoile rut tué.. Aurélio (c'eft le nom du vainqueur ) ne borna pas fes (uccès i la mort de fon rival , il eut encore le bonheur de fe faire aimer d'Ifabeile; 6c comme  ij% Les S o i r è e § on pourroit dire avec raifon, que défendre a une belle d'ufer de fa liberté, c'eft 1'avertir d'en abufer, Ifabelle fembla vouloir fe dédommager de la rigueur de fon pere. Enfin elle accorda par amour au tendre Aurélio ce qu'on ne doit obtenir que par 1'hyménée. Leur bonheur fut plus vif que durable. Le Roi ayant appris leur intelligence 5 les épia, 8c les ayant furpris, il les fit emprifonner l'un 8c 1'autre. Ce Monarque, fort amoureux de la juftice , craignant que fa qualité de pere ne le rendit trop indulgent, ou que fon courroux ne le rendit trop févere 7 voulut qu'on les jugeat légalement. Les Ecoifois avoient alors une loi, qui, de deux amans coupables, c'efta-dire heureux, condamnoit a la mort celui qui avoit été le premier inftigateur du délit : 1'autre étoit feulement puni par 1'exilr Comme les amours Alfabelle 8c d'Aurélio avoient été fors  AMUSANTE S. 2?9 iècretes, & qu'on n'efpéroit découvrir la vérité que par leur aveu, ils forcnt interrogés■ juridiquement; Sc ion fe doute bien que chacun des deux fe fit coupable pour juftifier 1'autre. Aurelia vouloit fauver Ifabelle aux dépens de fa propre vie ; Sc la Princeffe, par un effort encore plus grand, piltifioit fon amant, aux dépens de fa pudeur. Leur conftance ayant réiifté aux menaces , & même aux tourmens , il fut décidé qu'on feroit plaider la caufe des deux fexes, pour favoir de quel €otê9 en amour ; fe trouvoit la féduction ; Sc que , d'après le jugement qui s'enfuivroit , on puniroit de mort ou 1'amant, ou la maitreffe. La belle Hortenfia Sc ie jeune Affranio , tous deux étrangers, tous deux experts pour les rufes d'amour, Sc grands connoilfeurs en féducLion , furent appelés pour être les Avocats de ce nouveau proces. Le Roi i toujours incorruptible y ne  i8o Les S o i r è e s voulut folliciter Hortenna ni Afframo;' mais la Reine chercha a féduire Hortenlia pour fauver la PrinceiTe. Peutêtre , pour entreprendre cette féduction, il auroit fuffi a la Reine d'être femme , 8c elle étoit mere. On avoit pris pour Juges un eertain nombre d'hommes connus 8c irréprochables : 8c quand le jour du Jugement fut arrivé, d'un cöté de la Salie d'audience parut la Reine, 8c de 1'autre le Roi, tous deux arfis avec leur Cour. Plus bas étoit Ifabelle avec fon Avocat Hortenlia;. 8c vis-a-vis étoit fon amant avec Affranio. Après un; jfignal donné, Hortenfa commenea la première a parier. Le premier grief allégué contre nous: par 1'Avocat du beau fexe , fut que les:, amans qui n'ont pu fe faire écouter d'une belle pendant le jour , la forcent a les entendre dans le lilence de la nuit par des concerts inventés pour  AMUSANTE S. Ja féduction; que tfïfe échouent par Ia muiique, ils om «cours aux danfes, joutes, tournois, combats de taureaux, jeux de cannes, &c, : viennent erifuitc les ambaffades & Jes bilJets doux: Sc quand, malgré tous leurs ftratagemes, ilsnont puréuffiraetre heureux , ils cherchent a le paroïtre par des indifcretionsalFectées; li bien que les femmes toujours puntes, foit coupables, ioit innocentes, fe voient forcées de céder a l'amour ou a la crainte. Affranio , qui fut d'abord moins éloquent , peut-etre paree qu'il fut poli ayant réfuté de fon mieux ces accufations préliminaire*, Horten/Ia reprend la parole, & par 1'exemple du paon qui, malgré fa beauté, follicite fa femelle , quoique bien moins belle que hl, elle conclut, en difant a fon adverlaire; Ainfi VOus hommes , vous êtes des revedleurs de tous te/s défirs. Donc P«rce que fai dit afo apertement 9 efi  Les S o i r è e s Certain que la défenfe efi a nous , & le requérir efi votre. AJors ArFranio lui reprocha le goüt de la parure fi naturel öc fi précoce chez les femmes, comme une maniere tacite de parier d'amour, de folliciter adroitement. Si une belle a quelquefois Fair de nous réffter , c'eft pour nous enflammer davantage : elle veut que fa rénftance mette un prix a fa défaite. La plus fiere n eft que la plus rufée; bien convaincue que les dedains de la beauté font pour nous un charme de plus, elle nous rebute, pour nous attirer. Le plaidoyer d'Affranio commengoit a effrayer un peu Hortenfia : mais elle fut encore avec efprit trouver une preuve de fa caufe dans 1'éloquence même de fon Adverfaire. Plus il a 1'air d'avoir raifon, mieux il prouve fon talent pour la féduction. Comment 1'innocence nue Öc fans art pourroit - elle  AMUSANTE S. 283 ré/uier a celui qui fait fi bien au menfonge donner 1'apparence de la vérité > II eut été difficile, même a un Fran & franchement je ferois tentée de « voir fi en vous faifant du bien, on 33 pourroit vous engager a en dire. Je 33 m'imagine , a voir la grace que vous 3> mettez dans vos fatires, que vous 33 devez mettre de la chaleur dans vos 33 éloges. En vérité je ferois très-cu3. rieufe de favoir fi la louange peut 3> fortir de votre bouche ; d'ailleurs^ 35 ayant fait le malheur de mon fexe =3 en perdant fa caufe , je croirois avoir *3 toutregagné, fi je pouvois le récon33 cilier avec vous paree que j'ai trop 53 fenti que votre gloire & notre honte^ 33 étoient dans vos mains. Ce motif 33 pourroit juftiner ma foibleife; mais 03 je ne pourrois me rendre qu'a cette *3 condition. Ainfi par 1'injure & la 53 perfécution, vous aurez öbtenu de 93 moi ce que perfonne n'a pu obtenir *3 encore a force d'amour & de fera3 vice.« Cette lettre combla de joie AfFranicy  A M U S A N T E S. 2oi qm , malgré fon efprit naturel Sc fes lumieres acquifes, ne douta pas un moment de la fincémê d'Hortenfta, tant il eft vrai que l'amour - propre dérouteaifémentfexpérience. II courut a la chambre d'Hortenfia qui 1'attendoit; il alloit y cliercher une bonne fortune , Sc il y trouva la mort. II fut üvré a ia vengeancé de la Reine Sc des femmes de fa fuite. Toutes furent cruelles , excepté la Reine , qui ne pouvoit pas 1'étre, car elle vengcoit fa fille. Le rédt des cruautés qu'on exerca contre lui, eft de la part de 1'Auteur une fatire plus humiiiante que toutes les harangues d'Affranio. Quelques Lecteurs trouveront peut - être qu'il fut puni trop févérement, mais tous a la fois confefteront qu'il devoit «tte puni. N ij  %yt Les Soirees LE BOUQUET ET LES ÉTRENNES , C o n t et D o R M É J O N ne nageoit point dans la richeffe, mais il jouilfoit d'une honnête aifance. ïl fe trouvoit alors, par hafard, dans un village pres de Paris, avec fa familie, qui étoit compofée de fa femme encore jeune , de deux filles tk d'un gargon, agé de pres de vingt ans. Tout cela s'aimoit tendrement , vivoit dans la plus grande union. La mere , qui pouvoit prétendre encore aux hommages, avoit confervé 1'amabilité de la jeunelTe fans en garder les prétentions ; elle bornoit fon ambition a l'amour de fa familie , les expreflions naïves & entrecoupées de fes enfans flattoient bien plus fes oreilles que la déclaration la plus galante ? elle trouvoit dans fon cceur plus de  AMUSANTE S. 2j93 Jouiflances que l'amour-propre n'au• rou pu lui en procurerj les fêtes qu'elle le donnoit, c'étoieut les plaifirs qu'elle imaginoit pour fes enfans ou pour leur Pere 5 elle avoit beaucoup d efprit mais elle le tournoit tout au pront de la fen/ibilitc. Le pere étoit d'un caractere oppoic5 qui ne troubioit pourtant point la Paix de la maifon. Fort occupé des af faires du dchors.il paroiffoit moins touche des plainrs dome/liques; il étoit ardent, impatientmême, & la vivacité de fon efprit cachoit la fenf bilité de fon cceur 11 s'emportoit quelquefois 5 mais aumilieudefesbrufquenes5ii étoit tout ctonne de fe trouver attendri. Le frere & les deux fceurs fembioient négli.er leurs amufemens pour ne s'occuper que de fes piaifrs ; & il n'y avoit de jaloufie entre eux que pour les foins que chacun auroit voulu lui donner exciuixvement. N iij  Les S o i R È e s Ces foins, que leur mere parta* geoit avec eux, font intéretfans , ils étonneront quand on faura que depuis un certain temps, le pere étoit, fur un point, oppofé aux défirs de fa familie. Son fils étoit amoureux, fa mere confentoit a fon mariagey mais le pere s'y op po foit pour des raifons de fortune. Plu (leurs fois on avoit taché de vaincre fes refus ; il avoit toujours paru inébranlable. Le jeune d'Orméjon aimoit ardemment Cécile mais il étoit fils tendre Sc refpe&ueux : malheureux dans fes amours, il auroit cru ajouter a fes propres chagrins en aiHi ?:ant le cxur de fon pere , Sc il oublioit fa rigueur pour fe livrer a I'efpoir de le fféchir un jour. Ce fentiment prouvoit fon tendre refpect Sc non la foib!e!Te de fon amour. Son cceur en étoit dcchiré ; mais fa mere ëonfoloit fes chagrins en ne luifaifant envifager ce refus que comme un  AMUSANTE S. %^ délai. EJle poufioit la complaifanee jufqu'a lui faciliter quelquefois, malgré la défenfe du pere , la vue Sc 1'entretien de fa chere Cécile , foit par une foiblefie de l'amour maternel , foit qu'elle regardat réellement ce refus comme paflager. II faut avouer auffi qu'on ne pouvoit voir Sc entendre Cecile une feule fois, fans concevoir pour elle de leftime Sc la plus tendre amitié. Sa fortune étoit médiocre, mais fes qualités étoient fans nombre : elle joignoit a la beauté la plus piquante, f efprit •le plus aimable & le cceur le plus fienfible. Madame d'Orméjon la croyoit capable de faire le bonheur de fon ük',8c ce motif étoit tout enfemble la caufe , Sc 1'excufe d'une condefcendance quelle fe reprochoit encore quelquefois. Ainfi vivoit cette aimable familie, divifée par Pefprit Sc réunie ï>ar le cceur. La mere défiroit le bon- ■ N iv  196 Les Soirees heur de fon fils, fans en aimer moins un époux qui s'y oppofoit; & le fils, loin de reprocher fes maux a celui qui ,en étoit 1'auteur, fe confoloit du chagrin d'ètre éloigné de fa maitrefle par les foins qu'il. rendoit a fon pere. II écrivoit a la belle Cécile, qu'il voyoit rarement, mais qui lui répondoit avec une tendrefie fi. naïve J Ces lettres, quelques converfations très-rares, & un peu d'efpoir , tout cela le confoloit, 8c fuififioit prefque a fon bonheur. Aux amans qui s'aiment en liberté , il faut de grands bonheurs pour les rendre un peu contens ; les amans perfécutés regardent comme une infigne faveur un regard, ungefte, un mot, 8c de la moindre faveur fe font de grandes jouifiances. Dans ces occurrences, on voyoit s'approcher la fète du pere elle étoit toujours déhrée long - temps avant d'arriver. On épioit de trés - loin les occafions de lui témoigner la tendrefie  AmvsAntes. i9y qu'on avoit pour lui. Tous les ans on avoit imaginé un nouveau bouquet, ( 1'amitié eftinduftrieufe.) Chaque aiinée il s'attendoit bien a être fête j mais il ignoroit toujours quel genre de fete on luipréparoit, & c'étoit a chaque fois une nouvelle furprife. . Ia veille de cette fète fl attenduc arrivé enfin. Comme on étoit k diner avec de nombreux convives , furvient un étranger, qui demande k parier k la compagnie, & k qui 1'on permet d'entrer. I'inconnu , après de grandes révérences , fe met k difiribuer * tout le monde des affiches deComédie, avec très-humble fupplication k chacun d'honorer le fpectacle de fa préfence. l'un des convives alors fe met a lire tout haut faffichelies nouveaux Comédiens, qui fe qualifioient la Troupc Ingénue, & qui annongoient deux Piecès nouvelles. Ce titre de Troupc Ingènut fit rire les uns, intérefla les N v  2«>S Les S o i r e e- s- autres \ tout le monde s'écria foudam qu'il falloit voir cela, & qu'on n'avoit pas tous les jours de nouveaux Acteurs öc deux Pieces nouvelles. D'Ormcjoa perefe mit auffi de la partie, & Pon accéléra le diner pour avoir de meilleures places. On fe rendit a 1'endroit indiqué, Sc Pon entra dans une falie de fpectacle qu'on ne trouva ni brillante ni commode ; mais comme au bas de Fannonce on avoit pmé les Speétateurs de confdcrer que c'étoit un tbéatre bati a la hate , Sc dans un local trés - reilerré , cet avis avoit difpofé tout le monde a Pindulgence. La falie étoit déja remplie de Spectateurs, Sc M. d'Orméjon fut obligé de fe placer dans un balcon qu'on avoit pratiqué fur le cöté droit de la fcene. Après quelques morceaux exécutés par 1'Orcheltre , après la toile levée , les Acteursparurent. Et quels Acteurs? Son fils, fes deux filles Sc leur mere. Et quelle Piece ? Un petit Drame fait  A M V S A N T E S. expres pour fa fete. La mere avoit formé Jes Acteurs öc compofé la Piece. Son efprit, fon cceur avoit tout fait. H étoit difficiJe de voir ce fpeclacle" avec un cceur indifférent. Une fi vivc furprife faillit même produire fur les fens du pere une facheufe impre/hon, par bonheur , fes larmes couJereiu abondamment, öc fouJagerent fon cceur trop ému. Les A&eurs , ?rêts a lui Préfenter leur bouquet, s'en aPf»ileu^ darmes coulerent aufïï. Au heu de donner chacun fa flcur avec les vers qui devoient J'accompagner, ils tombent dans fes bras avec leur bouquet, ils oublient Jes répétitions qu'ils ont fakes-, ils ne cherchent plus dansJeurmémoire, iJs prennent leurs róles dans Jeur cceur ; Ja mere en fait autant; AcTreurs, Specfateurs tout pJeurede joie a Ja fois ;& jamais' Piece n'aJJa fi mal öc ne produifit un ettet ü touchant. N v;  ■$oo Les Soirees Quand tout fut fmi, d'Orméjoiï pere voulut gronder a fa facon. II demanda fi Ton vouloit le faire mourir de plaifir ?On lui dit qu'oui , mais dans cent ans. On fortit de cette falie encore plus gaiement qu'on n'y étoit entré ;- cbacun étoit content des autres Sc de foi-méme. D'Orméjon fils, dans les - plaifirs qu'il venoit de gouter , avoit lui-même oublié quelques inlians les chagrins que lui caufoit l'amour; mais fon cceur paria bientót pour Cécile Sc re-commenca a fentir les ennuis de 1'abfenee. tl eut envie de faire en ce moment une nouvelle tentative auprès de fon pere en faveur 4e fon amour ; mais il tut retenu par un excès de déiicatefie. II craignit de paroitre n'avoir porté a la fête qu'un fentiment intéreffé ; d'avoir 1'air enun mot de demander le falaire de fa peine Sc de fes foins. II fe contenta d'écrire a Cecile ; de luiraconterle bonheur qu'il avoit eu > en gémifiant fur celui qui  A M V S A JV T EIS. 501 lui etoit refufé. Cecile lui répondit, le confola i mais li 1 'exprefhon de fa tendrefle faifoit plaifir a fon amant, elle augmentoit auffi fes regrets. Cependant, comme la fête de d'Orméjon pere arrivoit vers la fin de 1'année, on fe trouva bientót a la veille du jour de fan. II annonca, contre fa coutume, qu'il recevroit toutes fes vifites ie lendemain. Le viilage qu'ils babitoient alors étoit affez peuplé , c'étoit s'expofer a recevoir nombre 'd'importuns. Onne lui demanda pourtant pas les motifs de cette réfolution; toute fa familie fe décida feulement a refter avec lui, pour lui faire compagnie, & c'étoit - la ce qu'il demandoit. Ce jour-la, & les jours d'auparavant , il avoit paru fort oceupé , il avoit écrit beaucoup de lettres ; il en avoit reeues qu'il n'avoit point communiqué-es : tout cela avoit quelque chofe de myftérieux 5 cependant fon niaintien étoit au moins auffi ferein  302 Les Soirees qu'a 1'ordinaire, Sc on crut devoif refpe&er fes fecrets ou attendre fa confidence. On lui demanda feulement s'il étoit toujours auffi content de fa fanté ; Sc il répondit qu'il fe portoit aflez bien , pour efpérer de fe porter encore mieux au nouvel an. On I'embrafla, Sc 1'on fe dit adieu en délirant le nouvel an. Le lendemain, dans la matinée , les vifïtes commencerent. On fut un peu étonné de voir entrer dans i'apparte*" ment nombre de perfonnes qui arrivoient de Paris, Sc fort peu de gens de 1'endroit. II ne venoit que des amis» En vérité , dit Madame d'Orméjon a fon mari, vous étes heureux a un point que je ne congois pas ; vous n'avez pas eu encore une viiite ennuyeufe. II femble que vous choif ffiez ? il ne vous vient que des amis. Eh ! c'eft bien-la ce qu'il me faut, répondit M. d'Orméjon. Et en méme-tems, en faifant les honneurs avec une gaisté douce Sc  AMUSANTE s. 3q3 aimable, il retenoit a diner chaque perfonne qui arrivoit. Ses enfans avoient du plaifir a ie voir 5 & ijs }e complimenterent fur fa fanté, qui, en efFet > leur fembioit meilleure depuis le nouvel an. Comme ils finiffoient de parier, on voit encore arriver des amis & des parens j Sc la familie de M. d'Ormé/on voyant plufïeurs perfonnes venir expres de Paris pour une vtfite, trouva qu on étoit beaucoup plus poli cette année-ü que les précédentes. A propos , s'écria tout-a-coup M, d'Orméjon , j'oubliois de vous dire qu'il viendra ces jours-ci, peut-être aujourd'hui méme, une nouvelle parente. Elle faifit, me marque-t-elle Toccafion de la nouvelle année, pour venir fe faire reconnoitre par notre familie ; Sc je vous avoue que je fuis embarrafFf fur 1'accueil que je lui feraL Car enfin , nous appartient-elle ? C'eft ce que nous ne favons ni vous ni moi Quen penfez-vous ? Qu'en dis-m*  jo4 Lés Soirees toi, d'Orméjon, continua-t-il, en s*adreflant a fon fils ? —■ Mais j mon pere, il faut la recevoir d'abord avec une politefie froide. — Une politeffe froide ? A la bonne heure. Alors la converfation devint générale ; chacim fe mit a raifonner fur la démarche de la Dame; les uns la jugeoient inconfidérée ; elle paroifloit toute naturelle aux autres ; au refte , ajouta le pere 3 nous verrons. Une politelfe froide 5 comme le dit mon fils, n'engage point. Puifqu'elle fonge a fe faire reconnoitre, fans doute elle a des preuves a nous donner ; nous les examinerons. Si elle a des titres réels, nous la reconnoitrons •, fi a fes titres elle joint de 1'honnêteté', desmceurs, nous 1'adopteronSi Mais, mon pere, interrompit avec un air inquiet le jeune d'Orméjon qui étoit alors l'mterprete de fes, fceurs, en 1'adoptant, vous ne 1'aimerez peut-être pas autant que vous nons aimez ? — Je ne peux rien vous dire  AMUSANTE S. ^of la-deflus, mon fils. La tendrefle eft un fentiment qu'on ne choiftt pas , mais qu'on re§oïtï Je Taimerai autant qu'elle faura fe rendre aimable. Au Turplus, nous n'en fommes pas-la. Elle n'eft pas encore arrivée ; peut-être n'amvera-t-eile jamais. Sur-tout que cette idce-la n'attrifte point notre diner. Car je veux que ce premier jour ■de Pannée foit confacré tout entier au plaifir s je ne veux m'occuper que de ma familie Sc de mes amis. ■ Alors Madame d'Orméjon tourna Ja converfation vers un autre objet. Un moment après on voit entrer un laquais de la maifon avec un paquet qu'il dit très-prefle, 3c qu'il remeta fon maitre. Celui -ci 1'ouvre fur le champ. Oh ! oh! secria-t-il après y avoir jeté les yeux, voilé:, ma foi, notre parente arrivée. Et elle eft méthodique, trés - méthbdique j elle veut que fes titres arrivent ici avant elle ; Sc ks voici: en pariant ainfi il dé-  $ocï Les Soirees ployoit du parchemin & du papier timbre. Je voudrois bien, ajouta-t-il, avoir le temps de vérifier un peu ces :titres-Ja. On reprend la converfatioii ; 8c d'Orméjon continue fon examen. Ma foi, s ecria t il quelques momens après, je crois qu'elle nous appartient rceliement. A peine a-t-il •fini de parier, qu'un domeftique annonce tout haut Madame d'Orméjon. Le pere fe levant pour recevoir la Dame : Tenez, dit-il a fon rils, en lui mettant un des papiers danslamain, voyez li ce n'elt pas la une piece bien convaincante, un titre authentique. En même - temps entre une jeune Dame d'une figure charmante, en grande parure, avec des diamans 8c un gros bouquet de marih. Qu'on devine a préfent. La jeune Dame, c'eft Cécile; 8c le papier remis au jeune homme, eft un contrat de mariage figné par elle, fa familie 8c d'Orméjon pere. Alors ceux qui étoient au fait partent  AMUSANTS S. 507 d'un battement de mains Sc d'un éclat de rire qu'on n'interrompit que pour contempler la furprife de Madame d'Orméjon avec fès enfans. Elle pleure de tendrefle. Pour le jeune homme, il n'ofe s'abandonner a fes tranfports , paree qu'il n'ofe croire a ce qu'il voit» Hé bien, lui dit fon pere, es - tu d'avis de la reconnoitre a préfent ? Oui, mon pere, s'écria-t-il en tombant a fes pieds , de la il tombe aux genoux de Cécile , fe releve, Sc dans 1'ivreffe de fa joie, embraffe a droite , a gauche , veut parier, pouffe des fons , Sc ne dit rien. Alors fon pere le prend par la mam ; Sc s'adredant a fa mere, ainfi qu'a lui : J'avois fur le cceur, leur ditil avec un fourire aimable , la féte de 1'autre jour; j'ai voulu m'en venger; nous voila quittes. Je dois a, préfent jullifier ma conduite antérieure. Si les calculs de fortune ne doivent pas faire les mariages, ils doivent, quoi qu'on en dife, y entrer pour quelque chofe»  5oS Les Soirees amusjntes. Cécile ne m'avoit pas paru aflez riche \ mais je viens d'apprendre que cinquante miile-Kvrés que j'avois fur mer ont profpéré au-dela de mon efpérance. J'ai quadruplé ma fomme; Sc cet argent, que j'ajoute a Ia dot de Cécile > rapproche fa fortune de celle de mon fils; & en fait un parti très-fortable. A ces mots, Cécile, Madame d'Orméjon, fon fils, fe jettent a fon cou, 1'embraflént tous a la fois j mais il croit devoir interrompre ces tranfports. Mes enfans, leur dit-il, nos convives ont befoin de fe mettre a table. Nous voila, je crois, tous contens ; vous m'avez donnc mon bouquet, je vous donne vos étrennes." On fit entrer auffi-tót les parens de Cécile qui étoient arrivés, Sc 1'on fe mit a table. Le diner fut très-gai, ce qui n'elt plus auffi commun qu'on le croit; Sc ce qui eft plus rare encore, le mariage fut tres - heureux.  ZÉPHIRINE E T LINDOR, PRO FE RB £ DRAMA TIQ17£ En un a&e & en profe,  $io Les Soirees ACTEURS. La Fée morgant. Aline fa Suivante. La Princejfe zéphirine. Charmant , Génie boflu, fils de la Fée. Le Prince Lindor , amant de Zéphirine , avec une faufie bofle. 'La Fée Bienfaisante , d'abord traveftie en vieille, & paroiflant a la fin fous fa forme naturelle.  amu santé s. in Z É P H IR I N E e t LINDOR, PROVERBE DRAMA Tl QUE En un acte Sc en profe. SCÈNE PREMIÈRE, La Fée Morgant , Aline. e a Fée. Hé bien, Mademoifelle , a-1-on mis les griffons a ma voiture ? Aline. Oui, Madame. LA F ê e , (en bdillant.) Voila deux jours que je me fuis cnnuyée cruellement.  5iz Les Soirees A li n e. Une grande Fée comme vous, s'ennuyer! La Fée. Oh ! vous vous étonnez de cela, les bêtes ne s'ennuient jamais. Aline. Mais , Madame, quand on peut tout La Fée. On a beau pouvoir tout , on ne peut pas toujours avoir du plaifir ; on n'a pas toujours la quelqu'un a défefpérer : II y a deux fois vingt-quatre heures que je n'ai trouvé perfonne a qui jouer quelque bon tour. Aline, (a part.) C'eft - a - dire , quelque tour bien fanglant. La Fée. Que dites-vous la entre vos dents ? Aline,  AMUSANTE S. 313 A E i n e. Je dis , Madame, que cela n'eft pas plaiiant. Ia F é e. 'Ceft a en mourir. Je fuis obligée de fortir aujourd'hui pour me rendre a 1 aftemblée des Fées : s'il fe rencontre en mon chemin des gens quï aient fair dJêtre heureux, ils tfont qua fe bien tenir. Ie gout de Madame eft bien différent de celui de la Fée Bienfaifante. Ia "Fée. ' Ne voudriez-vous pas que j'euffe comme elle, la fottife de me donner bien du tourment pour le bonheur d'autrui? J'ai affez de peine a faire le mien : le plaifir des autres eft un Tol qu'ils me font. Tomé III O  3 r4 Les S o i r è e s Aline. . Mais, Madame La Fée. Point de mais , Mademoifelle ; l'opinion d'une petite efpece comme vous m'intéreffe fort peu. Croyez-vous que j'imagine que la Fée Bienfaifante fait du bien pour le plaifir d'en faire ? Je ne crois point du tout a ce plaifir la; elle n'a d'autre objet que de me contrarier. Aulli je la hais! C'eft fur-tout pour lui faire piece que j'ai enlevé la Princeflé Zéphirine au moment qu'elle alloit époufer le Prince Lindor. La Fée les protégé. Aline» On dit qu'elle a doué cette Prin* ceffe au berceau , du don des graces ^ öc qu'elle y a joint la bonté. La Fée. Le beau préfent qu'elle lui a fait lat  AMUSANTE S. <ïf Zéphirine eft héritiere d'un grand Royaume: voila ce que j'eftime en elle, &pourquoi je veux qu'elle époufe mon fils; le Genie Charmant-. II pourra fe vanter de pofleder la plus belle perfonne qu'on ait jamais vue. Ia Fée. Qu'on ait jamais vue ? Vraiment, Mademoifelle Aline , vous avez donc' de bien mauvais yeux ! Aline. Pardonnez, Madame ; c'eft parmi les Princefles que je veux dire ; les Fées font hors de toute comparaifon. Ia Fée. Zéphirine eft belle, fi 1'on veut; bonne ou fotte , j'y confens > mais on m avouera que Charmant la vaut bien: fes yeux, quoique un peu louches, ont O ij  $16 Les Soirees un charme particulier ; Sc cette bolde qui diftingue tous les Génies de fa race, donne a fa taille une grace Sc une dignité peu communes. Certainement, on ne m'accufiera pas de voir mon fils avec les yeux d'une mere; tout le monde en parle comme moi : cependant Zéphirine a eu 1'infolence de faire la dédaigneufe ; Sc ne dira-t-on pas encore que la Fée Morgant efi; méchante , paree que , pour apprendre a vivre a la Prineefie , je 1'ai fait enfermer dans la tour noire ? Je ne 1'y ai pourtanf tenue qu'un mois. Aline. Vous venez de 1'en faire fortir } La Fée. Oui, j'efpere qu'elle aura fait des réflexions, Sc qu'elle feutira que je n'ai agi que pour fon bien. Quelle comparaifon de Lindor a mon fils {  A M U S A N T E S. 517 -Aline. C'eft ce que chacun penfe & dit l Votre cour. Ia Fée. Je voudrois bien que queJqu'un s 'a- Visat de dire le contraire Une chofe pourtant me fait de la peine , & cela prouve bien que je ne fuis pas aveugle fur Je compte de mon % Aline. Quoi donc , Madame ? Ia Fée. Charmant ne tient pas tout ce qu'il promettoit dans fon enfance : il avoit une efpiéglerie qui m'enchantoit. II pmcoit fes pages, il les égratignoit, tourmentoit betes öc gens, perfonne ne pouvoit durer auprès de lui: je ne lui vois plus tant cette vivaché agréable, Sc j'ai peur que du cöté* de Tefprit il ne tienne un peu de fon O iij  jiS Les Soirees pere, mon cher öc refpecfable époux, qui, comme on fait, étoit le plus fot de tous les Génies. Aline. En tout cas, Madame*.... la FÉE. Qifappelez-vous en tout cas , Mademoifelle ? Je puis dire , fi je veux % que mon fils a peu d'efprit, mais ce n'eft pas a vous de le croire , öc je trouve votre en tout cas très-infolenu Aline, (a part,) Quelle humeur !.... La Fée. Vous murmurez , je crois...... Aline. Si Madame m'avoit laifie achever.**» La fée. Hé bien l.  amusante s. 313 A l i N E. Je voulois dire qu'en tout cas il n'y avoit que Madame qui put s'en appercevoir. Ia Fée. Faites-le moi venir, Mademoifelle, ilfaut que je luiparle avant de partir. Mais \ le voici, envoyez-moi ia Princeife. SCÈNE II. La Fee, Charmant. E a FÉE. Oh ca ! Charmant, je (lus obligée de vous quitter, je reviendrai bientót; il faut cependant, mon fils, vous tenir fur vos gardes, öc obferver exactement ce que je vais vous dire. Songez ale bien retenir. O iv  3*0 Les S o i r é e s Charmant. Oh ! Maman , ce n'eft pas a moi qu'il faut dire deux fois les chofes, je ne fuis pas un Génie pour rien, êc je pénetre déja... La Fée. Quoi! que pénétrez-votis ?.... Charmant. . Eh ! mais, je pénetre que vous avez a me parier. La Fée. Ecoutez - moi donc Vous favez que je veux vous faire époufer la Princeflé Zéphirine ? C hakman t. Eh oui; vous m'avez dit qu'elle étoit bien belle , bien belle ! La Fée. Ne 1'avez-vous pas vue?  <* m u s a n t e s. 31, C h a a M a n t. Heft vrai; mais eJle étoit fi trifte.... Ia F é e. Je vous ai dit que Ja Fc:e Bienfaf_ Tm tnneu,ic» la protégé,* ^elledeftinoitra^n^p^f^* «or qui en eft aimé. Charmant. Je ne 1'ai jamais vu ce Prince Lin- ^ a Fée. Non, mon rils. € h a e m a n t. aia!comfflentfait-ildoncpowétre Ia Fée. Z^phiHne eftprevenue Uf , d", protégé 1W &J'autre. Voici un O v  311 Lés S o i r ê e s anneau qui vous garantira du pouvoir de la Fée : mettez - le a votre doigt , & gardez - le foigneufement jufqu'a mon retour: ne le confiez a perfonne car li Bienfaifante en étoit une fois maitreife, elle le feroit de: votre fort & du mien. Charmant. Oh! pardi elle n'a qua venir me Ie demander. La Fée. Elle ne pourroit cependant , même avec cet anneau , unir Zéphirine a Lindor,. a moins que vous n'euffiez vous - même préfenté ce Prince a la Princelfe. Charmant. «Ah ! oui, qu'il s'y attende. La Fée, Ce que je vous recommande fe ré-  AMUSANTE S. 323 duit donc a deux chofes: garder votre anneau , & ne pas préfenter votre rival a votre maïtreffe. Si ces deux chofes étoient moins faciles k obferver, je ne partirois pas li tranquille. Charmant. Pourquoi donc, Maman ? Ia Fée. Hem ! j'ai grand peur que vous ne foyez le fils de votre pere Cependant , pour plus grande fu'reté, j'ai fait afficher en gros caracferes* fur différens poteaux, une pancarte * qui défend a toutes perfonnes , fous peine de la vie , 1'entrée de la forêt qui entoure le palais. Vous, de votre cöté, mon fils, tachez de piaire k Zéphirine , fans vous gêner pourtant; ii elle eft encore affez fotte pour ne pas vouloir fon bonheur , je me charge...., O v/  1*4 Les Soirees Charmant. Laiffez-moi faire , Maman s je lui plairai. Je fuis un Génie d'abord, öc puis les gens de ma cour difent tous que je fuis bolfu a ravir. II faut que la Princeflé foit de bien mauvais goüt fi elle. continue de me préférer ce Lindor qui efi: tout d'une venue comme une perche. Mais la voici. SCÈNE ï PI. La Fée , Zéphirine , Charmant» La F é e. Princesse ,. i fe priere de mon fils s, je vous ai fait fortir de la tour noire , oü votre obftination m'avoit forcée de vous mettre j- car naturellement je fuis borme. Je pars pour quelques heures 'y je vous laifie avec Charmant: fongez a vous rendre digne de 1'honneur qu'il veut vous faire.  AMUSANTE S. Zéphirinf. Madame , cet honneur eft fi grand, que je rnen confeffe indigne, & je fens que je ne pourrai jamais le me? riter. Ia Fée. Indigne ou non , Mademoifelle, il faut vous préparer a m'obéir, ou a ren» trer dans la tour pour n en fortir jamais. > Zéphirine. Madame efi: naturellement bonne. Ia Fée. Oui, Mademoifelle , quand on fait ce que je veux. Je vous donne jufqu'a mon retour pour y penfer. Craignez dlrriter une Fée qu on n offenfe pas impunément. Charmant. Oh I Maman \ ne la grondez pas y  %i6 Les Soirees furement elle m'aimera: je ne fuis pas un benêt comme fon Lindor , qui eft , dit-on , tendre comme un Roman. La Fée. Adieu. Songez bien, mon fils, a ce que je vous ai dit. Et vous, Zéphirine vous m'avez entendue . II fuffit. ( Charmant lui baife la main , & elle part.) SCÈNE IV. Zéphirine y Charmant. Zéphirine, (a part.) ^)ue je fuis malheureufe \ ó mon cher Lindor ! Impitoyable Fée , nous as-tu féparés pour jamais? Charmant. Oh ca, ma belle Zéphirine, ne par-  AMUSANTE S. 527 lez point comme 5a toute feule y vous avez un Génie a cöté de vous , une fois; Sc ce n'elt pas pour me vanter, mais c'eft qu'on n'elt pas toujours aimée d'un Génie de ma forte. Xe matin encore , a mon lever , on difoit que , lorfqu'on étoit fait comme moi „ on pouvoit jeter le mouchoir a toutes les belles Princefles de la terre , Sc qu'il n'y en avoit point qui ne pri-t bien volontiers Ia peine de le ramafier* Zéphirine. Hé bien , Monfteur Charmant moi qui ne fuis point belle ... Charmant, O que fi fait, vous 1'êtes, vous Ie favez bien; Sc ce que vous en dites 3. c'eft par maliee % Mademoifelle Zéphirine. Zéphirine. En tout cas je vous déclare que  5*8 Les Soirees vous ne me pJaifez point du tout, 8c que vous ne me plairez pas, fufhezvous cent fois plus Génie 8c plus boffu que vous ne 1'êtes. Charmant. Ne faites donc pas comme ca la dégoütée, Mademoifelle : on m'appelle Charmant, afin que vous le fachiez; 8c fans me ftatter , il y a quelque différence de votre Prince a moi. Zéphirine. Oh ! oui , Monfïeur Charmant , une très-grande différence ! Charmant. Tenez, c'eft encore malin ce que vous dites-la; je vois bien quand on fe moque , voyez-vous. Zéphirine. Oui!  AMUSANTE S. 3i9 Charmant. Mais cela ne M plaït pas, entendez-vous? & fi vous ëtiez moins belle, je vous pincerois bien ferré, Mademoifelle Zéphirine. Zéphirine, (apart.) Quel efi' mon fort ! Charmant. Tenez, je vois que Maman vous a mis de mauvaife humeur : dame , c'eft que c'efi fon naturelj mais pour vous divertir je vais faire venir un Page que j'ai ce matin arrêté pour vous, ün boflu prefque auffi bien fait que moi, 3c qui m'a tout 1'air d'un dróle de corps j mais , tenez , le voila qui s avance.  33° Les Soirees SCÈNE V. Zéphirine , Charmants LlNDOR fous la figure d'un Page bojju, Zéphirine, (a part.) Que vois-je? Lindor! Charmant. Approchez , Blondin , que je vous préfente a la Princeflé. Hé*bien, comment le trouvez-vous ? Zéphirine, (a part.) Je n'ofe le regarder (haut) H eit (d part) Je fuis toute troublée Charmant. Avancez-donc, Page, vous avez 1'air tout embaralfé. Lindor. Monfeigneur 3 le relpecc  amusante s. 331 Charmant. Je vous donne a elle , Sc je prétends que vous la fuiviez en tous lieux , Sc a toute heure ; vous entendez? Lindor. Oui, Monfeigneur. Charmant. Et puis, c'eft que les fllles Tont &&es* mais sll n'y a pas la quel- qu'un qui y veille Vous entendez?.... La Princeflé s'eft mis en tête je ne fais quel mal-bati de Prince , un Lindor. Lindor, (d foreil/e du Genie.) Fantaifte de Princeflé. Charmant. Bien dit, Page ; Lindor cherchera peut-être loccaflon de voir Zéphirine, Sc c eft pour cela que je vous ordonne de ne la quitter jamais,  '$3.1 Les S o i r i e s Lindor. Monfeigneur prend bien fes precautions. Charmant. Oh ! oh ! ce n'eft pas moi qu'on attrape. Nous verröns, Mademoifelle Zéphirine , fi Zéphirine. Hé bien, oui, ce Lindor je 1'aime de tout mon cceur , je fuis au défefpoir d'en être fépaxëé , & s'il étoit-la, je ie lui dirois devant vous. Charmant. Vous 1'entendez Elle n'en rou- git point.... Oui, oui, Mademoifelle Zéphirine , je vous permets de lui dire tout 5a quand il fera devant vous; mais j'y mettrai bon ordre, & Maman auffi. Page , je vous iaifle avec elle j vous avez de 1'efprit, parlez-lui, fai-  amusante s. 2*1 1> y y tes-lui fentir ce que je veux. Je ferois faché qu'elle al]£t coucher ce fok dans la tour , & qu'elle £fe& pour fon fouper qu'une cruche d'eau & du pain noir, SCÈNE VI. Zéphirine, Lindor, Zéphirine. Ah .' cher Prmce, qu'avez-vous ofé faire? Je n'ofe me livrer aux tranfports que m mfpire une ft chere vue : vous me voyez toute faife öc tremblante a la fois de plaifir öc d'effroï. E i n d o r. j RaiTurez-vous. Le Génie efi dans Terreur , comme vous 1'avez vu ; une bofTe eft un titre de recommandation auprès de lui, paree qu'il ne veut>  Ji4 Les Soirees dit-il, que des gens bien faits a fon fervice. Je men fuis fait une; je me fuis préTenté, & il m'a recu. Mais lai£ fons les difcours inutiles. O ma chere Princeffe , je vous revois, mon coeur auroit mille chofes a vous dire: combien j'ai fouffert loin de vous! Mais les momens font précieux , hatonsnous d'en profiter. J'ai reconnu un endroit par Jequel nous pouvons nous échapper > Sc fi nous fommes une fois hors de la forêt, nous ferons en fureté ; la Fée Bienfaifante nous recevra. Zéphirine, Hé bien, je vous fuis , cher Frince; fi la mere du Génie revenoit, elle vous reconnoitroit, Sc nous ferions perdus. Ah! li vous faviez tout ce qu'elle m'a fait fouffrir ! Mais je fouffrois pour vous, je fongeois que vous m'aimiez, Sc je ne fentois plus mes maux.  a m u S a~n t e S. LlNDOR, (lui baifant lamain.) Ah ! Princeflé , comment reconnoitre tant de bonté ? Venez. SCÈNE VII. Z É p h i r ine, Lindor, Charmant fuivi de Gardes. Charmant. Courage, M. Lindor , ne vous gênez pas. Zéphirine. Ah ! Lindor. Lindor, moi! Charmant. Oui, oui, vous ! Un de mes gens qui vous a reconnu vient de m'en üiftruirc. Ah i ah! Monfïeur le mal-  Les Soirees bati, vous contrefaites donc le boffu pour venir baifer la main des Dames ? Vous vouliez m'attraper! Lindor. Oui, je fuis Lindor; 8c fi je n etow fans armes C h a r m a n t , ( d fes Gardes.) Prenez garde a moi, vous autres; le dröle me menace : qu'on 1'arrête , 8c qu'on le mene a la tour. Lindor. O le plus lache des Gcnies! Charmant. II me dit encore des injures! Qu'on. femmene. zéphirine. Ciel! quel coup affreux ! SCÈNE  amusante st 357 SCÈNE VIII. Zipxi.RziTE, Charmant. Charmant. T A-'a Fée, a fon retour, le traitera comme il mérite ; elle faura le tour qu'il m'a joué Sc comme vous le laiffiez faire, Mademoifelle Zéphirine. Vraiment, c'eft pour lui donner comme ga votre main k haifer que nous vous gardons ici. Quel droit avez-vous de m'y retenir ? Charmant. Mon droit, Mademoifelle Zéphirine c'eft que cela plafc k Maman 5 qu elle eft Fée ; que je fuis Génie , Sc que,comme on fait, c'eft pour le piaifo Tomé IJl, p  #3 Les Soirees des Génies qu'il y a de belles Prin-t ceftes au monde. Zéphirine. Que vous fervira de me rendre malheureufe ? Je mourrai avant que d'être a vous. Charmant. Tout cela eft temps perdu, comme on dit i Maman m'a bien mis au fait. Toutes les ftlles , quand on ne veut pas ce'qu'elles veulent, difent qu'elles vont mourir; mais elles ne meurent point: & puis, li je ne doispoint vous avoir, que m'importe a moi que vou$ viviez ? Zéphirine. J'admire la délicatefle de vos fen^' timens.  amusante s. vy9 SCÈNE IX. Zephirtne, Charmant. une Vieille que des Gardes amenent. Charmant. Qü'Esx.ce donc que vous voulez faire de cette bonne femme , vous autres ? U n Garde. Monfeigneur, c'eft qu'il faut qu'elle ïoit pendue : elle a contrevenu k la tónfe; elle s'eft introduite dans la toret, & nous 1'y avons trouvee faiiant un fagot. zéphirineb Mon Dieu ! la pauvre Vkilk , elle me fait compaffion. Charmant. Comment! n'avez - vous pas vu h Pij  34° Les Soirees pancarte qui défend , fous peine de la vie, d'enrrer dans la forêt ? La Vieille. Monfeigneur, pardonnez , je ne fais pas lire. Charmant. Vous ne favez pas lire a votre age, cV je le fais déja moi , qui n'ai pas encore vingt ans. La Vieille. Ceft que vous êtes un Génie > Monfeigneur. Charmant. Oh bien, pour vous 1'apprendre r il faut que vous foyez pendue. Zéphirine. Ah ! je vous demande grace pour elk-, vous voyez qu'elle n'a pêché que par ignorance,  AMUSANTE S. 54I La Vieille , (pleurant.) Hi, hi, hi, grace, Monfeigneurgrace , ma belie Dame ; bi, hi, hi.' Charmant, (U conmfaifant.) Hi, hi, hi, je veux qu'on la pende; je fuis curieux de voir la grimace qu'elle terai & puis cela nous fera paifer un bon quart d'heure. Zéphirine> Je me jette l vos genoux; il faut que vous m'accordiez fa grace. La Vieille, {toujours p Uurant.) Je vous en conjure, Monfeigneur, par cet efprit & par cette boffe qui di/tmguent tous les Génies de votre maifon. Charmant. Bonne femme, rendez grace l h PnncCffC5 fans elle, vous auriez été Pendue, & Vous m'en auriez dit des  34- Les Soirees nouvelles. Maman ne me le pardonnera pas. La Vieille. Je vous rend graces, ma belle PrinceiTe ; je ne fuis qu'une pauvre femme, mais j'ai le cceur reconnoiflant, & je ne mourrai pas ingrate. Vous avez bien des charmes, bien des graces; mais vous êtes bonne, les pauvres gens font votre prochain^cx: vous en ferez récompenfée. Vous verrez qu'un bienfait n'eft jamais perdu. Charmant. Bonne femme, vous me faites rire: 3, quoi pouvez - vous être bonne ? Et que peut - on faire d'une méchante La Vieille. La la, Monfeigneur, il ne faut méprifer perfonne. Les Grands ont quelquefois befoin des petits; témoin h fable du Lion & du Rat.  AMUSANTE Sé 342 Charmant. Je ne me foucie ni du Lion , ni du Hat, ni des VieiJJes qui radotent ; je n aime que la belle Zéphirine. La Vieille En ce cas, Monfeigneur, je puis vous rendre un fervice a vous-méme. Charmant. A moi? oh, oh.' cela eft curieux. Voyons un peu. La Vieille. Pour nfexpliquer , il faut que la Princefte ait la bonté de s'éibigher un peu. {bas) Princefté, ne vous inquiétez pas; ce que je fais eft pour vous fervir. Zéphirine. Je m eloigne donc. La Vieille, (a Charmant.) Je unfecret infaillible pour fe P iv  544 Les SoirÉes faire aimer des perfonnes qui ne nous aiment pas. Charmant. Et tu crois qu'un Génie comme moi La Vieille. II n'en devroit pas avoir befoin > mais on a quelquefois affaire a de petites Princeffes qui n'ont point de gout, 8c dont le cceur s'eft foüemeix prévenu. Charmant. Eh! mais, en efFet, je commence a croire que tu en fais Jong; voila juftement mon cas : dis-moi vïte ton fecret, 8c tu pourras faire dans la foret tant de fagots que tu voudras, fans être pendue. E a Vieille. Grand-merci, Monfeigneur; il faut avoir YOlfeau bleu, 8c en faire pré-  AMUSANTE S,' 345fent^a la Princeflé. Elle ne faura pas plutót, que la tête lui tournera. de Monfeigneur. Charmant. VOifiau bku\..\. Oui - da.... je congois.... Un Oifeau qui fait aimer les gens : eh ! ou trouve -t-on cet Oifeau ? Je n'en avois jamais entendu parier. La Vieille. Je fais ou il eit. Charmant. Oh 1 la bonne petite NitiWt l E a Vieille. Mais pour s'en rendre maïtre, il faudroitavoir 1'anneau de votre mere, & malheureufement elle n'eft pas fafc Charmant. II femble qu'elle ait deviné que feu aurois: befoin; le voici cet anneau; P v  34^ Les Soirees allons, charmants Vieille, conduismoi, nous prendrons VOifeau bleu. La V i e i l*l e. II n'y a qu'une femme qui puiffe pirendre cet Oifeau, Sc il faut qu'elle foit feule. Charmant. Vieille, vous" avèz bien de 1'efprït y je ne favois pas un mot de tout cela: il n'y a qu'une chofe qui m'embarraife, c'eft que Maman m'a cfcfendu de le quitter cet anneau, yoyez-vous ; s'il tomboit en de certaines mainspu pourroit en abufer. La Vieille. Vous ne rifquezJ rfën dé me lë eoftfier; votre Maman n'en faura rien ; vous aurez 1'Oifeau , Sc la Princeflavous aimera A la folie. Charmant. Oh l je brule A - t - elle enfin pris le parti de m obéir ? Charmant. Oh! tout au contraire, Maman; Sc fans une bonne Vieille qui nfeft allé chercher Y Oifeau bleu E a Fée. Que voulez-vous dire? Qu'eft-ce que cet Oifeau bleu ? .Charmant. C'eft un Oifeau la...... Eft ee que vous ne favez pas ? Un Oifeau qui fait  tfó Les Soirees aimer les gens quand on ne les aime pas ; c'eft ce qui fait que quand je 1'aurai, Mademoifelle Zéphirine m'aimera de tout fon cceur, & qu'elle plantera la fon Prince Lindor que j'ai fait enfermer dans la tour. La Fée. Quel galimatias me faites-vous la ? Etes-vous devenu fou, mon fils ? Charmant. Maman, c'eft que vous ignorez que le Prince Lindor s'eft introduit ici, fous prétexte d'une bofte , pour être mon Page \ qu'en cette qualité je 1'ai préfenté a la Princeflé. Zéphirine, (a part.) Je tremble. La Fée. Que me dites-vous la ? vous 1'avez préfenté a ia Princeflé ? Ne vous fa-, vois-je pas défendu ?  AMU SANTÉ S. 3 ft Charmant. Oh ! dame , avec fa bofte je ne pouvois pas le reconnoïtre , d autant que je ne 1'avois jamais vu j öc s'il n'avoit pas baifé la main a la Priïfc ce&Q Tant y a qu'il eft enfermé dans la. tour. La F é e. Cette circonftance raccommode tout: il faut en profiter. Princeffe , c'eft 3 vous de choifir : fi vous n'époufez mon fils , votre amant va périr. Zéphirine. Ciel! quel pard prendre ! Charmant. Maman, il n'eft pas befoin de tout cela, paree que , comme je vous ai dit, YOifeau bleu vous m'enten- dez bien fuffit que la Vieille eft allee le prendre , öc que je lui ai prété pour cela votre anneau,  5p Les Soirees La Fée. Mon anneau ! Ah! mifërahJe, nous fommes perdus: cette Vieille eft la Fée Bienfaifante , qui vous a attrapé. SCÈNE XII ET DERNIERE. La Fee Bienfaisante , tenant par la main le Prince Lindor ; Zéphirine , Charmant y la FÉE MORGANT. La Fée Bienfaisante. Oui, Madame, la (ottifë du fils m'a mife en état de réparer la méetóiceté de la mere. Je viens de tifer le Prince de la tour; je vais 1'unïr avec la Princeflé , 8c je gardera] votre anneau , non pour vous faire du mal, mais pour vous empêcher d'en faire. Lindor. Ah ! ma chere Zéphirine !  AMUSANTE S. Zéphirine. Ah i mon cher Prince. La Fée Bienfaisante. Donnez-vous la main l'un 8c 1'autre 5 vivez long-temps pour votre bonheur 8c pour celui d'un grand Royaume, dont les peuples feront votre familie. Ia Fée Morgant , (a fon fils.) Ote-toi de ma vue, imbécille; tu nes bon qu'a confirmer le proverbe: Bete comme un Génie. La piecefinit par un Diyertiffement. Fin.  TABLE De ce qui eft contenu dans ce troifieme Volume. Quel ami ou U rare Procédé 2 Anecdote, par M.Imbert, Page. r La Réujjlte infaillible , Conté , par un Anonymey 27 VExemple inutile 011 les Amours in~ vraifemblables, Anecdotc , par M, Imbert, (j ^ Onne sy reconnoitrapas > Conté , par le même, 6$ Le Mal - entendu , Anecdott , par k même, j Les deux Paladins ou t amitié a Vêpreuye y Conté de Chevalerie, par M. Poinfinet de Siyry , , 94 VAmour dêjintêreffê 3 Anecdote, par M: Imbert 3 ï 1 ^  TABLE. L'Engagement imprévu, Conté, parit même, ^? Les Amans perfêcutès , Conté , par le même, ^ La Vengeancé, Nouvelle , par le même, 2.06 Le Modele des Freres, Conté, par le même. 2I§ Les Rufes innocentes, Conté , par le même, ^ Comment faire > Conté , par le même * Le Procés jugé, Conté , par le même, 274 Le Bouquet & hs Etrennes, Conté , par le même , Zéphirine & Lindor, Proverbe dramatique , en un acle & en profe , par M» Fin de Ja Table.