I E CABINET DES F Ê E S.  CE VOLUME C O NT IE NT Les Contes des Fées , par Charles Perrault, de 1'Académie Frangoife. S a v o i r : Le Chaperon Rouge, les Fées, Ia Barbe Bleue, Ia Belle au Bois Dormant, le Chat Botté, Cendrillon, Riquet a Ia Houpe , Ie Petit Poucet , 1'Adroite Princeffe , Grifelidis , Peau d'Ane, les Souhaits Ridicules, Les Nouveaux Contes des Fées , par Madame la Comtefle de Murat. 5 a v o i r : Le Parfait Amour, Anguillette , Jeune & Belle, le Palais de Ia Vengeance, le Prince des Feuilles, 1'Heureuf» Peine.  LE CABINET DES FÉES; o u COLLECTION CHOISIE DES CONTES DES FÉES, ET AUTRES CONTES MERVEILLEUX, Ornés de Figures. TOME PREMIER. A AMSTERDAM, Etfe trouvea PARIS, RUE ET HOTEL SERPENTE. M. DCC. LXXXV.   LISTE COMPLETTE DES OUVRAGES QUI COMPOSERONT LE CABINET DES FÉES. C O nte s des Fées, par Charles Perrault, de 1'Académie Francoife, concenant : Le Chaperon rouge. Les Fées. La Barbe bleue. La Belle au bois dormant. Le Chat botté. Cendrillon. Riquet a la houppc. Le pttit Poucet. L'adroite Princeffe. Grifelidis. Peau-d'Ane. Les Souhaits ridicules. Nouveaux Contes des Fées, par Madame la Comtefle de Murat , contenant : Le Parfait Amour. Anguillette. Jeune & Belle. Le Palais de la Vengeance. Lc Prince des Feuilles. L'Heureufe Peine. Les Contes des Fées & les Fées a la mode, par Madame la Comteffe d'Aulnoy , contenant: Gracieufe Sc Perfïfiet. La Belle aux cheveux d'or. L'Oifeau bleu. Le Prince Lutin. La Princeffe Printannière. La Princeffe B.ofette. Le Raraeau d'or. L'Orangcr 8c 1'Abeille. La bonne petite Souris. Dom Gabriel Ponce de Léon. Le Mouton. Finette Cendron. Fortunée. Babiole. Don Fernand de Tolède. Le Nain jaune, fuite de Don Fernand de Tolède. Serpentin verd. La Princeffe Car- Tome I.  pillen. Le Grenouille bienfaifante. La Biche au bois. Le nouveau Gentilhomme Bourgeois. La Chatte blanche. Belle-Belle , ou le Chevalier fortuné. Suite du Gentilhomme Bourgeois. Le Pigeon & la Colombe. Suite du Gentilhomme Bourgeois. La Princeffe BelleEtoile & le Prince chéri. Suite du Gentilhomme Bourgeois. Le Prince Marcaflin. Suite du Gentilhomme Bourgeois. Le Dauphin. Conclufions du Gentilhomme Bourgeois. Illuftres Fées, contenant : Blanche - Belle. Le Roi Magicien. Le Prince Rcgcr. Fortunio. Le Prince Guerini. La Reine de l'Iflc des I'leurs. Le Favori des Fées. Le Bienfaifant, ou Quiiibirini. La Princeffe couronuée par les Fées. La Supcrcherie malheureufe. L'Ifle inacceffible. La Tyrannie des Fées détruite, par Madame la Comtefle d'Auneuil. Contes moins Contes que les autres , par le fieur de Prefchac, contenant : Sans Parangon. La Reine des Fées. Fées, Contes des Contes , par Mademoifelle de Laforce , contenant : Plus belle cjue Fée. Perfinette. L'Enchanteur. Tourbillon. Verd & Bleu. Le Pays des Délices. La Puiffance d'Amour. La bonne Femme. Les Chevaliers errans & le Génie familier, par Madame la Comtefle d'Aulnoy. Mille & une Nuk.  [ 3 1 La Tour ténébreufe & les Jours lumineux, par Mademoifelle Lhéritier , contenant : Rïcdin-Ricdon. La Robe de Sincérité. Les Aventures d'Abdalla. Mille & un Jours. Hiftoire de la Sultane de Perfe & des Vifirs, Contes Turcs. Les Voyages de Zulma dans le pays des Fées. Contes & Fables Indiennes, de Bidpa'i & de Lokman , traduits d'Ali Tchelebi-ben-Saleh , Auteur Tui-c; Far M. Galland. Fables & Contes des Fées , compofés pour 1'éducation de feu Mgr. le Duc de Bourgogne, par Meffire Francois de Salignac de la MotteFénélon. Boca , cu la Vertu récompenfée , par Madame Huffon. Contes Chinois , ou les Aventures du Mandarin Fum-Hoam. Florine , ou la belle kalienne. Le Bélier. Fleur-d'Epine. Les quatre Facardinsj Contes, par M. le Comte Hamilton. Les mille & un Quart d'Heures 3 Contes Tartares. * i  [ 7 ] nos intéréts d 1'ornement d'une Colledion précieufe, & aux défirs de rendre nos travaux recommandables. Ces planches feront deffinées par M. Marillier, & gravées fous la diredion de M. Delaunav. II paroitra deux Volumes par mois, a'commencer a la fin d'Avril 1785 , & fucceffivement de mois en mois jufqu'd la fin. La quantité de planches ne permet pas de déïivrer plus de Volumes a la fois ■ il en réfultera une faciiité pour le Soufcripteur, qui n'aura que 7 liv. 4 {, a donner par mois. Cette Coliedion fera précédée dun Difcours, qui contiendra 1'origine des Contes des Fées & les notices des Auteurs; ce Difcours formera un Volume féparé, qui fe dclivrera a la fin. CONDITIONS •D E L'INSCRIPTIO N. Le prix de chaque Volume, broché , avec trois planches, fera de 3 liv. 1 z fols. On ne demande point dargent d'avance, maïs feulement un Engagement conforme au modele fuivant. Jefoujfignéj promets & m'engage de prendre la Coliedion des Contes des Fées > & de payer la  C 8 ] fomme de 3 liv. 12 fols par chaque Volume j broche' j felon l'ordre des livraifons. A ce 178 On s'infcrit a Paris, chez Cüchet , Libraire , Ediceur des GEuvres de le Sage , de celles de 1'Abbé Prévoft , & de la prcfente Coliedion , rue & hotel Serpente , chez les principaux Libraires de 1'Europe , & chez les Diredeurs des Poftes. Les perfoniies qui ne feront point a la proximité des Libraires de Province , pourront s'adreffer diredement au fieur Cüchei, en lui faifant paffer un engagement conforme au modèle ci-deffus, avec le montant de chaque livraifon , mois par mois, depuis le premier Mars 17S5 , toujoars accompagné d'une lettre d'avis, le zout franc de port; & de fuite on leur fera expédition a leurs frais par les voitures publiques. Si ces mêmes perfonues veulent recevoir les livraifons, franc de port, par la pofte , eiles ajouteront au montant defdites livraifons, 10 fols de plus par chaque Volume. Nota. Nous devons faire remarquer combien cette Coliedion eft a bon marché, & nous pouvons afiurer qu'il n'exifte pas dans route la Librairie , des Volumes in-'o0. ornés de rrois planches , faites par les meiileurs manres, au prix de 3 livres 12 fols. PRÉCIS  PRÉCIS DE LA VIE ET DES OUVRAGES DE CHARLES PERRAULT, 'AVEC L'ANALYSE DE SES CONTES. D e u x frères ont rendu ce nom célèbre ; leurs taleas , leurs ouvrages , Sc les différentes qualités de leur efprit , font également connus. Les écrits de Claude Perrault Aula médecine & fur 1'architeéture , fa traduélion de Yitruve , fes delTins, & fur-tout la facade du Louvre du cöté de S. Germain 1'Auxerrois , lui ont mérité un nom immoreel. Les vers fatyiiques de Defpréaux contre Charles Perrauk notre auteur,' n'empêcheront jamais qu'on ne rende jufticc aux agi-émens de fon efprir, a 1'étendue de fes connoiffances, & a 1'utilité méme de la plupart de fes écrits ; tels par exemple , que fon poè'me fur la peinture , fon parallèle des anciens & des modernes , Sec. Cet académicien écrivit en vers comme en profe; & les trois Contes que nous réimprimons, font écrits avec autant de facilité, d'agrément & d'ingénuité que les autres ; ils ont aulïï leur Tornt I. a  ij Analyse des Contes moralité, & ils feront pour les cnfans une nouvelle fource de plaifir & d'inftruélion. II eft feulement bicn étonnant qu'on les ait omis danS toutes les édkions qu'on en a faites jufqu'a préfent ; & fi on a ajouté a fes Contes en profe , ce n'a été que pour donner des Contes qui n'étoient point de lui 5 comme la Veuve Sc fes deux Filles , Sec. II y a tout lieu de croiro que les édkeurs ne connohToient que fes Contes en profe , & ignoroient qu'il en eüt donné d'autres en vers; ils euffent été encoie long-tems ignorés, fi M. le marquis de Paulmi, après les avoir annoncés & fait défirer dans plufieurs numéros de fa bibliothèque des romans , cadre charmant oii il a fait revivre , par fes efquüTes ingénieufes , tant de morceaux délaiffés ou peu conuus , ne s'étoit enfin décidé a faire lui-même réimprimer tout au long le contc de Peau d'Ane. Les dinïcukés que M. de Paulmi rencontra pout s'en procurer un exemplaire , retardèrent pendant quelque tems rempreiTement du public , qui ne cefloit de demander ce conté ; les mêmes raifons nous ont engagés k les réimprimer , & a donner enfin une colleéïion com-< plette des Contes de Perrault. Nous ne ferons donc point ici comme les éditeurs avides feulement d'imprimer tout ce qu'ils tuouvent fouslamain, mais peu foucieux de la gloire de leur auteur. Perrault 11'aura plus ici le fprt de Senecé , dont 1'éditeur oublia aufli dans le recueil qu'il donna de fes poéfies , fon mcilleur, fon charmant conté du Kaïmac. Nous donnerons donc le conté de Peau d'Ane ; Sc malgré le ridicule du fujet, racheté par tant de jolis détails, on pourra répéter avec  iv Analyse des Contes Houpe ,j le pech Pouctt, & L'adroite Princeffe ou lef Aventures de Finette , adrefle a madame la comtefle de Murat. On doute que ce dernier conté foit de Perraült, quoiqu'il foit d'une narration agréable & facile. Les autres , que le plus grand nombre de nos leéteurs connoit fans doute des 1'enfance , furent imprimés , pour la première fois , en 1597, & dédiés a Mademoifelle , fous lenom du jeune Perrault d'Armancour , encore enfant, fils du célèbre Charles Perrault 1'académicien , qui en eitje véritable auteur. Le ton naïf & familier , 1'air de bonhomie , la fimplicité, qui règnent dans ces fidtions, étoient bien prcpres a leur acquérir la célébrité dont elles jouiffent; & nous ne favons fi-tant de Contes écrits de nos jours avec plus de prétention , & d'un flyle plus brillant, plus noble & plus recherché , peuvent efpérer la méme fortune, II y a dans les contes de Ferrault une ingénuité qui met au niveau le conteur & 1'enfant qui 1'écoute : 011 croit ici les voir également affe&és du merveilleux du récit, également fimples dans la manière d'exprimer ce qui les affeéte ;' de forte que fi le leéteur fuppofoit f enfant qui lui raconte cc qu'il lit, il n'en auroit ni plus ni moins de plaifir qu'il en trouve en lifant 1'académicien Perrault. Chacun de ces Contes eft terminé par une moralité en vers , quelquefois par deux. .Ces moralités ont le même caracltre de fimplicité que les récits. Les huit premiers de ces Contes font fi connus , qu'on, fe fouvient, pour ainfi dire , de tout ce qu'ils renferment, en les entendant nommer , tant ils firent d'impreffion dans la jeuncfle : nous nous contenterons , pai cette raifon , de  de Perrault. v rappeller le but moral qu'eut 1'auteur en les écrivant, Sc d'y ajouter quelques réflexions. Le Petit Chaperon Rouge. Le but de ce conté eft d'apprendre aux jeunes perfonnes a fe défier des charmes d'un entretien dont leur amourpropre eft flatté. La jeunclTe eft 1'age de la confiance ; ce fentiment eft la fource des dangers. On a dit avec efprit & avec vérité : Quand on daigne ccoutcr les fons de la mufettc, On écoute bientöt les foupirs du Berger. Les bergers font les véritables loups. Une jeune perfonne f appée de voir une imprudente de treize ans dévorée par un loup rufé , dont elle a trep écouté les louanges ou les confeils , craindra d'écouter les difcours de quiconque peut tromper fa crédulité ; & la fable qui lui peint une cataftrophe aufll effrayante , devient pour elle une vérité, en lui donnant tout-a-coup de 1'expérience. Les Fées. II s3agit de deux jeunes filles inégalement partagées da cöté du caraétère. L'une eft douce & officieufe , 1'autre eft fiére & défobligeante. Leur humeur influe fur leurs procédés. Elles trouvent toutes deux le prix qui eft dü a leur différente manière d'agir , dans la même circonftance. Le conté dans lequel l'une eft oppofée a 1'autre par la deftinée , comme par la conduite , préfente une doublé leeon. a 3  vj Analyse des Contes La mère des deux filles eft idola-n: de celle que Ces yenx ne devroient envifager qu'avec d }nk.w ; la pks aimable eft 1'objet de fa haine. Cet exemple eft cemmun 3 les fuites en font ordinaires. La morale a fouvent effayé de dérruire ce fcandale donv-ftique , par 1'ufage de fes maximes refpeclables; le mal fubfifte , & nous éronne tous lep jours. I'auteur a cru qu'unc aétion furnarurelle , racontée 'd'unc manière naïve , entrcroit plus utilemcrt dan< 1'cfprit, qu'une ayenture plus ordinaire. La mère injufte , la fille órgueilleufe , font routes deux punies. Ceft un petit eadre. qui renferme un grand tableau. La Barbe Bleue. Un homme fort puifiant Sc fort rietje a une phyffonomie reburante , & une barbe très-bleue. Ces défauts Ie rendent fi laid , qu'il n'y a pas de fille qui puilTe fe flatter de 1'aimer , en <'unifTart a lui. De plus, il paffe , avec raifon , pour très-niéchant ; &- les premières femme* qu'il a épou'ées ont difparu fans <]u'on fache ce qu'elles font devenues : ce!a eft caufe que toutes les filles a qui on le propofe en manage , refufent d'accepter fa main. II a beau afficher la plus grande magnificence & faire parade de fes richefies , rien ne peut balancer fes défauts. La couleur de fa barbe révolte plus que la grandeur de fon chateau & Tétendue de fes domaines ne peuvent éblouir. Cependant une jeune imprudente j ne confultant que fa vanité , cède a 1'éclat dont elle eft frappée& au charme des préfens. On peut époufer tin homme qui n'eft point digne de trouver un cceur , lorfque des foins délicats & des galanteiïes intéreflantes excitent la reconnoif-  de Perrault. vi} fance. Ce fentiment fupplée a 1'amour quand le coeur eft bon , & que la raifon eft formée. Mais 1'hymen n'eft qu'un malheur , & qu'une fource de repentirs , lï Ia magnificence qui féduit n'intérciTc que la vanité. C'eft le fort qu'éprouva la jeune indifcrète , & c'eft bien la le fujet d'une moralité. Son mari , qui joignoit a la brutalité une forte de malice , feint d'être obligé de s'éloigner d'elle pour quclques jours , lui laiflant 1'abfolue liberté de s'amufer , ne lui défendant que d'entrer dans un appartement dont il lui laifle cependant la clef. Elle promet, & ne tient point parole ; la curiofité conduit a la défobéiffance. Le mari, a. fon retour , convaincu de la faute cju'elle a commife , veut lui faire fubir un chatiment affreux , dont elle éprouve toute I'horreur , & dont elle n'eft fauvée que par un fecours inefpéré. Ce tableau terrible fait une imprelfion profonde fur des enfans, & leur apprend a réfifter a une curiofité , a refpecler leurs engagemens, & a n'en pas prendre légèrement. En même tems, rien n'eft plus propre a développer dans un jeune coeur le fentiment de pitié qui doit Tammer un jour en faveur des malheureux , s'il eft heureufement formé , que la fituation vraiment tragique que cette fidion leur préfente. Nous nous rappellons que ce fujet a été traité au théatre: il eft en efïet très-théatral. Le tableau qu'il renferme , & la moralité qui en réfulte, ne font pas plus étrangers aux perfonnes formées qu'aux enfans. Nous ignorons le nom de Tauteur, & ce qu'eft devenue la pièce. On peut ici s'adiefler aux parens & aux inftituteurs dc a 4  de PeRRAUIT. IX. Le Maüre Chat ou le Chat Botté. l'iiiduftrie & le favoir faire Valcnt mieux que des bicns acquis. C'eft 1'efprit de ce conté , dont le but, plus philofophique que moral , eft d'apprendre a la jeunefle que Temde , le travail , les talens font Téquivalent de la fortune, quand on fait mettre a profït les avantages qui en réfultent. Il ne fuffit pas de favoir , il faut agir. L'inattion & Tindifférence font imbécillité , lorfqu'on eft né avec des difpofitions , ou que Ton a acquis des talens qui peuvent réparer les rigueurs de la deftinée. Le génie ne connoltroit jamais la pauvreté , fi la parefle ou Tétourderie n'étoit fouvent le partage des efprits les plus propres a s'avancer heureufement dans Ie monde , par les dons naturels ou acquis. Des maximes difent les mêmes chofes a Tefprit ; mais un tableau parle aux fens ; & les jeunes gens ont befoin , pour ainfi dire , de voir pour penfer Sc pour réfléchir. Ce conté , qui eft tout en action, doit produirc TefFet que Tauteur s'en eft promis. Cendrillon. Un enfant maltraité dans le fein de fa familie , eft fouvent dans le cas d'éprouver la fenfibilité des perfonnes étrangères. Cette fenfibilité le confole Sc Tencouragc a cultiver avec modeftie fes vertus & fes talens , pour mériter de plus en plus des dédommagemens auflï flatteuts. Un autre enivré des preuves de tendreiTe , Sc mêma d'une admiration aveugle qu'il obtient de fes pareus,  x Analyse des Contes: concoit un orgueil qu'il porte dans Ie mende , & qui ly rend infupportable. L'ingratitude & 1'indocilité font le prix des bontés dont fon amour-propre fe nourrit. II faut qu'un enfant fache que la modeftie, au fein du bonheur, eft encore plus touchante que les qualités les plus aimables ; Sc que Ia meilleure manière de vaincrë rhumeur des parem les plus injuftes & les plus prévenus , c'eft de confcrver avec eux le caraérère de foumiflïon & de fimplicité dont la nature a fait un devoir envers eux , tandis que I'accueil & les louanges des étrangers femblent difpenfer de ce tribut néceflaire. C'eft Ie but que 1'auteur s'eft propofé en écrivant ce conté , oii le merveilleux ne fert qu'a relever , pour ainfi dire, les charmes de Ia fimplicité. Tout Ie monde eonnoit la pièce lyrique jouée avec fuccès fous ce titre : dans le conté , Sc dans 1'opéra-comique , Ie bonheur de Cendrillon eft reffet d'un coup de baguette; des rc'fïexions fages peuvent opérer , avec le tems, ce que la Fée que la malheureufe Cendrillon intérene , fait réulïïr tout d'un coup. Riquet a la Houpe. Si le plus grand plaifir eft d'augmenter les avantages de ce que 1'on aime , ou de réparer les outrages de la nature envers lui, quel moment que celui oü fon ingratitude lui fait oublier tout ce que la reconnoifiance devoit lui infpirer en notre faveur ! C'eft bien connoïtre la jeunefle , que de lui préfenter dans un petit cadre les objets de fon inftruction 5 & Riquet a la Houpe éprouvant, a  de Perrault. xj «juïnze ans • 1'ingraritude de la princelTe a qui il a donné de fefprit , touchera to«jourS plus des enfans de dix ans , qu'un grand perfonrage livré au malheur de Ia même fituation. Si 1'cnfant qui Ut ou écoute ce conté eft né avec du fentiment, 1'inftant ou la jeune priucefle confenï enfin a exercer le pouvoir d'embellir Riquet , dont elle a prefque méconnu le bienfait , n'effacera point le mépris que lui a infpiré fon premier procédé. Du refte , tien de fi ingénieux que le fond Sc la première idéé de cette nétion. Perrault n'en a pas tiré tout le parti polTible 5 il na fait, en quelque facon , qu'un croquis. Madame de ViUeneuve a mieux faifi cette idéé dans fes contes marras ; car le conté cBatmaftt de la Belle & la Bêre en eft le fflBri Le Procope Sc Romagnefi avoient fuivi plus a la lcttre le conté de Perrault, en donnant au théatre Italien , fous le titre des Fées , \ne comédic charmante , ou les auteurs ont fu répandre un intérêt délicat , qui n'eft pas dans le conté ; en convertiiTant , pour ainfi dire , en fentiment , 1'efprit que recoit Ia jeune perfonne. Cette comédie eft du nombre de celles qu'on regrette de ne pouvoir plus voir qu'en province. Le Petit Poucet, II femble que dans ce conté , Perrault , qui en vouloit a Homère , ait effayé de parodier quelques traits de 1'Odyffée & de 1'ancienne Mythologie. Le petit Poucet ramenant, au moyen des cailloux blancs qu'il avoit femés dans fon chemin , fes frères du fond de la forêt od leurs parens les avoient abandonncs, eft Ariane aidant Théféè  xij* Analyse des Contes a débrouiller les erreurs du labyrinthe, par Ie fecours d'u» ft Le perit Poucet chez 1'Ogre , eft UlyiTe chez Poliphême; & nous ne favons fi la manière dont il délivre fes frères n'eft pas auflï adroire que celle dont Ulyffe s'y prend pour délivrer fes compagnons. Quoi qu'il en foit, I-auteur veut que des enfans fachent qu'a tout age , avec d- I'efprir , du courage & de la prudence, on peut échapper a Ia méchanceté des hommes ; & la conduite du petit Poucet eft ici un excmple d'autant plus capable de les inftruire , qu'il eft plus a ]eur ?onée, La meilieure mw\èrc de former Ia jeunefle , eft de lui donner, pour ainfi dire , de grandes idéés avec de petits moyens. M. Carmontel a trouvé dans cette fiétion le fujet d'un proverbe dramatique , & en a fait un uf,ge conforme a 1'opinion que 1'on a de fon goüt & de fes talens. L'adroke Princeffe 3 ou les Aventures de Finette. C'eft ici" le Conté que nous croyons n'êrre pas de Perrault, que 1'on a ajouré dans 1'édition de la Haye , & qui n'étoit point dans Ie» Éditions précédentes. Comme il eft nécelTairement moins connu que les huir premiers, nous croyons devoir nous artacher a dévcloppet I'objet moral que 1'on s'eft p10pole, en donnanr une certaine étendue i notre Excrair. L'Auteur met en aftion ces deux principes : Que Voifiveci efi mère de tons vices ; que défiance eft mère de süretê. Au tems des croifades , un roi qui alloit faire Ia guerre aux infidèles, après avoir remis fon royaume entre Ie*  de Perrault. xiij jliains d'un fage miniftre , alloit partir fort inquiet fur le fort de. fes filles ; Nonchalante , 1'aïnée ; Babillarde, la cadette ; Finette , la plus jeune. Quant a celle-ci , il étoit fort tranquiüe : adtive , adroite , elle réunilToit tous les talens Sc toutes les qualités. Le roi pria une Pee , fa voifine , de lui faire trois que* nouilles de verre. II défira que chaque quenouille cafsat fitöt que celle a qui elle appartiendroit feroit quelque cliofe de contraire a fa gloire. Lorfqu'il eut les trois quenouilles, il condnifit fes filles dans une tour bien haute , & dans un lieu défert ; leur défendit d'en fortir , & d'y tecevoir perfonne ; préfenta a chacune une quenouille ; leur óta tous leurs officiers 5 ferma la porte , prit les clefs , & partit. Au haut de la tour , il y avoit une poulie , pat le moyen de laquelle on faifoit parvenir aux princeiTes tout ce dont clles avoient befoin. C'étoient elles-mêmes qui tiroient la «orde , Sc qui la lachoient, pour évitet toute furprife. Nonchalante & Babillarde s'cnnuyoient , l'une d'êtrc obligée de fe fervir , 1'autre de n'avoir que fes fceurs avec qui parler. Pour Finette , elle fe faifoit des amufemens de fes occupations , de fes talens , Sc de fon efprit. Le miniftre leur envoyoit tous les quinze jours un &at de ce qui fe panoit au dedans & au dehors du royaume : Finette le lifoit, Sc s'en occupoit; les autres ne s'en embarralToient guère. Un jout que Finette étoit occupée, Nonchalante &  xïv Analyse des Contes Babillarde vïrent au pied de la tour une pauvre femme route déguenillée , qui les fupplioit de lui permettre d'entrer , & qui offroit de les fervir. Nonchalante & Babillarde y confcntirent ; elles defcendirent leur corbillon, & le remontèrent. La vieille étoit fale & dégoutante; mais Nonchalante voyoit en elle une femme qui la ferviroit, & Babillarde une femme avec qui elle pourroit jafer. Quant a Finette , elle fut très-fachée lorfqu'elle la vit; mais il n'y avoit plus de remède. II y avoit un prince nommé Riche-Cautèlc , voifin & ennemi du père des princeffes , dont il avoit juré de fe venger ; & ce prince étoit la vieille qui s'étoit introduite auprès des prifonnières. Quand Ia nuit fut venue , il quitta fes haillons, & parut en cavalier aux yeux des princeiTes , qui fuirent dans leurs chambres. Mais Nonchalante , qui ne marchoit pas vite , fur bientót jointe par Riche-Cautèle. II 1'alTura que ce n'étoit que pour elle qu'il s'étoit déguifé , qu'il 1'adoroit, & qu'il venc.it lui offrir fa main , pour la délivrer de fa prifon. Nonchalante fe défendit d'abord , mais 1'indolence ne fait pas difputer 5 elle lui promit fa foi, & le mariage fut conclu. II la conduifit dans une chambre , 1'enferma, & alla faire les mêmes proteltations a Babillarde a travers la ferrure. Celle-ci , féduite par Ie plaifir de parler , ouvre la porte au féduéteur , 1'écoute avec trop de foiblelTe & fa quenouille caifa comme avoit fait celle de Nonchalante. II reftoit Finette a féduire. Celle-ci refufa obftinémm d'ouvrir, & réponditavec colère a ja propofition  de Perrault. xy qui iui en fut faitc. Le prince prit une buche , Sc cnfonca ia porte. Finette indignée de fon audace , s'arma d'un marteau , dont elle menaca de caflér la tête au téméraire. Cependant, défirant de fe venger de lui , elle feignit bientót de 1'écoüter plus favorablement; & mettant a pront fa .confiance , elle fit faire un lit fur 1'ouverture d'un égout qui donnoit dans une chambte du chateau : ce lit portoit fur deux batons croifés. Le lendemain , ce prince s'érant préfenté a elle , elle feignit de confentir au manage ; le prince , fans fe déshabiller , fe jeta fur le lit, & s'enfonca dans eet horrible égoüt, meurtri & fracafle par tout , barbotant dans 1'ordure , & paffant de caverne en caverne , jufqu'a ce qu'enfin il trouva une iflue qui donnoit fur le bord de la rivière. Mais quelle fut la douleur de Finette & de fes fceurs , lorfqu'elles connurent toute fa perfidie ! Cependant Ricbe- Cautèle fongeoit a fe venger, & imagina bien des moyens pour cela ; mais Finette , conduite par la prudence , & animée par la haine , eut toujours 1'avantagc de triomplier de fes artifices; 8c devenue plus furieufe lorfqu'elle eut vu les fuites cruelles de la foiblefle de fes fceurs dans une groflefle déshonorante , elle fit éclater tous fes fentimens en exer^ant fon génie contre ce prince coupable , & il trouva enfin la mort dans les pièges qu'elle fut lui tendre. Finette reijut la récompenfe de fes vertus des mains de 1'amour même. Riche-Cautèle avoit un frère que la nature avoit formé avec complaifance , & qui unifloit les dons auuables aux qualités folides. Il admira Finette dans  18 LaBelle noit fa place a table , on vit entrer une vieille fée qu'on n'avoit point priée, paree qu'il y avoit plus de cinquante ans qu'elle n'étoit forrie d'une tour, & qu'on la croyoit morte, ou enchantée. Le roi lui fit donner un couvert; mais il n'y eut pas moyen de lui donner un étui d'or maffif, comme aux autres, paree que 1'on n'en avoit fait faireque fept pour les fept fées. La vieille crutqu'on la méprifoit, & grommela quelques menaces entre fes dents. Une des jeunes fées, qui fe trouva auprès d'eile, 1'entendit; & jugeant qu'elle pourrbit donner quelque facheux don a la petite princeffe, alla, dès qu'on fut forti de table, fe cacher derrière la rapilferie, afin de parler la dernière , & de pouvoir réparer, autant qu'il lui feroit poilible j le mal que la vieille auroit fait. Cependant les fées commencèrent a faire leurs dons a la princeffe. La plus jeune lui donna pour don , qu'elle feroit la plus belle perfonne du monde; celle d'après , qu'elle auroit de 1'efptit comme un ange; la troifième , qu'elle auroit une grace admirable a tout te qu'elle feroit; la quatrième, qu'elle danfercit parfaitement bien; la cinquième, qu'elle chanteroit comme un roffignol; & la fixième, qu'elle joueroit de toutes fortes d'infttumens dans la dernière perfection. Le rang de la vieille fée étant venu, elle dit en branlant la tête , ayec plus de dépit que de vieil-  AU BOIS DOR. MANT. 3 I nes bêtes qu'elle y avoit fait mettre. Le roi ne lailfa pas d'en être faché, elle étoit fa mère; mais il s'en confola bientót avec fa belle femme & fes enfans. MORALITÉ. ATTENDRE quelque tems pour avoir un époux Riche , bien fait, galant &. doux, La chofe eft affez naturelle ; Mais 1'attendre cent ans, & toujours en dormant, On ne trouve plus de femelle Qui dormtt fi tranquillement. La Fable femble encor vouloir nous faire entendre , Que fouvent de 1'hymen les agréables nceuds , Pour être différés , n'en font pas moins heureux, Et qu'on ne perd rien pour attendre; Mais le fexe , avec tant d'ardeur Afpire k la foi conjugale, Que je n'ai pas la force, ni le cceur, De lui prêcher cette morale.  3* LE MAITRE CHAT, o u LE CHAT BOTTÉ. CONTÉ. Un meünier ne laiffa pour tous biens, a trois enfans qu'il avoit, que fon moulin, fon ane & fon chat. Les partages furent bientót faits : ni le notaire, ni le procureur n'y furent point appelés j ils auroient eu bientót mangé tout le pauvre patrimonie. L'aïné eut le moulin , le fecond eut 1'ane, Sc le plus jeune n'eut que le chat. Ce dernier ne pouvoit fe confoler d'avoir un fi pauvre lot: Mes frères , difoit-il, pourront gagner leur vie honnêtement en fe metrant enfemble ; pour moi, lorfque j'aurai mangé mon chat, & que je me ferai fait un manchon de fa peau, il faudta que je meure de faim. Le chat qui entendoit ce difcours, mais qui n'en lit pas femblant, lui dit d'un ait pofé & férieux : Ne vous affligez point, mon maitre; vous n'avez qu'a me donner un fac, & me faire faire une paire de bottes pour aller dans les brouffailles , Sc vous verrez que vous  Li Chat boit! 35 vous n'êtes pas fi mal partagé que vous croyez. Quoique le maïtre du chat ne fit pas grand fond la-deiïüs, il lui avoit vu faire tant de tours de fouplefle pour prendre des rats & des fouris , comme quand il fe pendoit par les piés, ou qu'il fe cachoit dans la farine pour faire le mort , qu'il ne délefpéra pas d'en être fecouru dans fa misère. Lorfque le chat eut ce qu'il avoit demandé , il fe botta bravement, & mettant fon fac a. fon cou , il en prit les cordons avec fes deux pattes de devant, & s'en alla dans une garenne oü il y avoit grand nombre de lapins. 11 mit du fon 8c des lacerons dans fon fac , & , s'étendant comme s'il eut été mort, il attendit que quelque jeune lapin, peu inftruit encore des rufes de ce monde, vïnt fe fourrer dans fon fac pour manger ce qu'il y avoit mis. A peine fut-il couché, qu'il eut contentement: un jeune étourdi de lapin entra dans fon fac ; 8c le maitre chat, tirant auffitót les cordons, le prit, & le tua fans miféricorde. Tout glorieux de fa proie, il s'en alla chez le roi, & demanda a lui parler. On le fit monter a 1'appartement de fa majefté , oü étant entré il fit une grande révérence au roi, & lui dit : Voila , fire, un lapin de garenne que M. le marquis de Carabas, ( c'étoit le nom qu'il lui prit en gré de donner a fon maïtre ) m'a chargé de vous préfenter de fa part. Dis a ton Tome I. C  '34 L£ Chat botté; maltre , répondit le roi 3 que je le remercie, & qu'il me fait plailir. Une autre fois il alla fe cacher dans un blé, tenant toujours fon fac ouvett; & lorfque deux perdrix y furent entrées, •il tira les cordons, & les prit toutes deux. II alla enfuite les préfenrer au roi, comme il avoit fait le lapin de gatenne. Le roi recut encore avec plailir les deux perdrix , & lui fit donner pour boire. Le chat continua ainfi , pendant deux ou trois mois, de porter de rems en tems au roi, du gibier de la chaffe de fon maitre. Un jour qu'il fut que le roi devoit aller a. la promenade fur le bord de la rivière, avec fa fille, la plus belle princeffe du monde, il dit a fon maïtre : Si vous voulez fuivre mon confeil, votre fortune eft faite ; vous n'avez qu'a vous baigner dans la rivière, a 1'endroit que je vous montrerai, &: enfuite me laifTer faire. Le marquis de Carabas fit ce que fon chat lui confeilloit, fans favoit a quoi cela feroit bon. Dans le tems qu'il fe baignoit, le roi vint a paffer; & le chat fe mie a crier de toute fa force : Au fecours! au fecours! voila M. le marquis de Carabas qui fe noie. A ce cri le roi mit la tête a la portière, &, reconnoiffant le chat qui lui avoit apporté tant de fois du gibier , il ordonna a fes gardes qu'on allat vite au fecours de M. le marquis de Carabas. Pendant qu'on retiroit le pauvre marquis de la  Le Chat botté. 35 rivière, le chat, s'approchant du carroffe, dit au roi que dans le tems que fon maïtre fe baignoit, il étoit venu des voleurs qui avoient emporté fes habits , quoiqu'il eüt crié au voleur de toute fa force : le dróle les avoit cachés fous une groffe pierre. Le roi ordonna auffitót aux officiers de fa garde-robe d'aller querir un de fes plus beaux habits pour M. le marquis de Carabas. Le roi lui fit mille careffes; & , comme les beaux habits qu'on venoit de lui donnet relevoient fa bonne mine ( car il étoit beau, & bien fait de fa perfonne, ) la fille du roi le trouva fort a fon gré j Sc le marquis de Carabas ne lui eut pas plutót jeté deux ou trois regards fort refpectueux Sc un peu tendres, qu'elle en devint amoureufe a la folie. Le roi voulut qu'il montat dans fon carrofle, & qu'il fut de la promenade. Le chat, ravï de voir que fon deffein commencoit a réuffir 3 prit les devans; & ayant rencontré des payfans qui fauchoient un pré , il leur dit : Bonnes gens qui fauche^ _, (i vous ne dites au roi que le pré que vous fauche^ appartient a M. le marquis de Carabas , vous fere^ tous hachés menu comme chair d paté. Le roi ne manqua pas a demander aux faucheurs, a qui étoit ce pré qu'ils fauchoient ? C'eft a M. le marquis de Carabas, dirent - ils tous enfemble; car la menace du chat leur avoit C 1  36" Le Chat botte. fait peut. Vous avez la un bel héritage , dit le roi au marquis de Carabas. Vous voyez, fire, répondit le marquis; c'eft un pré qui ne manque point de rapporter abondamment toutes les années. Le maitre chat qui alloit tonjours devant, rencontra des moiffonneurs, & leur dit : Bonnes gens qui moifjonne^ } fi vous ne dites que tous ces blés appartiennent ei M. le marquis de Carabas 3 vous fere^ tous hachés menu comme chair a paté. Le roi qui pafta un moment après , voulut favoir a qui appartenoient tous les blés qu'il voyoit ? C'eft a M. le marquis de Carabas, répondirent les moiflbnneurs; &c le Roi s'en réjouit encore avec le marquis. Le- chat , qui alloit devant le carroffe , difoit toujours la même chofe a. tous ceux qu'il rencontroit; & le roi étoit étonné des grands biens de M. le marquis de Carabas. Le maitre chat arriva enfin dans un beau chateau, dont le maitre étoit un ogre , le plus riche qu'on ait jamais vu; car routes les terres pat oü le roi avoit paffé étoient de la dépendance de ce chateau. Le chat eut foin de s'informer qui étoit eet ogre, & ce qu'il favoit faire, & demanda a lui parler , difant qu'il n'avoit pas voulu paftet fi prés de fon chateau, fans avoir 1'honneur de lui faire la révérence. L'ogre le recut auffi civilement que le peut un ogre , & le fit repofer.  4o CENDRILLON, OU LA PETITE PANTOUFLE DE VERRE. C O N T E. IL étoit une fois un gentilhomme, qui époufa en fecondes noces une femme, la plus hautaine & la plus fiére qu'on eut jamais vue. Elle avoit deux filles de fon humeur , & qui lui refTernbloient en toutes chofes. Le mari avoit de fon coté une jeune fille , mais d'une douceur & d'une bonté fans exemple : elle tenoit cela de fa mère, qui étoit la meiHeure perfonne du monde. Les' noces ne furent pas plutót faites, que la bellemère fit éclater fa mauvaife humeur; elle ne put fouffrir les bonnes qualités de cette jeune enfant qui rendoient fes filles encore plus haïfTables.' Elle la chargea des plus viles occupations de la maifon : c'étoit elle qui nettoyoit la vaiflelle 8c les montées, qui frottoit la chambre de madame 8c celles de mefdemoifelles fes filles : elle couchoit tout au haut de la maifon dans un grenier fur une méchante paillafTe, pendant q„e fes  Cekdr.ili.0N. 41 fceurs étoient dans des chambres parquetées , oü elles avoient des Hts des plus i la mode, & des miroirs oü elles fe voyoient depuis les piés jufques a la tête. La pauvre fille fouffroit tout avec patience, & n'ofoit fe plaindre a fon père qui Fauroit grondée, paree que fa femme le gouvernoit entièrement. Lorfqu'elle avoit fait fon ouvrage, elle s'alloit mettre au coin de la cheminée , & s'affeoir dans les cendres ; ce qui faifoit qu'on 1'appeloit communément dans le logis Cucendron : la cadette, qui n'étoit pas fi malhonnête que fon aïnée, 1'appeloit Cendrillon. Cependant Cendrillon , avec fes méchans habits, ne laiffbit pas d'être cent fois plus belle que fes fceurs, quoique vètues très-magnifiquement. II arriva que le fils du roi donna un bal, 8c qu'il en pria toutes les perfonnes de qualité : nos deux demoifelles en furent aulli priées; car elles faifoient grande figure dans le pays. Les voila bien-aifes, & bien occupées a. choifir les habits 8c les coe'ffures qui leur fiéroienr le mieux. Nouvelle peine pour Cendrillon; car c'étoit elle qui repaffoit le linge de fes fceurs, 8c qui godronnoit leurs manchettes. On ne parloit que de la mamère dont on s'habilleroit. Moi, dit 1'ainée, je mettrai mon habit de velours rouge , & ma gamiture d'angleterre. Moi, dit la cadette, je n'aurai que ma jupe ordinaire, mais en récomr  4-. Cendrillon. penfe je mettrai mon manteau a fleurs d'or, & ma barrière de diamans, qui n'eft pas des plus indifférentes. On envoya querir la bonne coiffeufe, pour dreffer les cornettes d deux rangs, & on fit acheter des mouches de la bonne faifeufe. Elles appelèrent Cendrillon pour lui demander fon avis ; car elle avoit le goiït bon. Cendrillon les confeilla le mieux du monde, & s'offrit même a les coiffer • ce qu'elles voulurent bien. Et les coiffant, elles lui difoient : Cendrillon , ferois-tu bien-aife d'aller au bal? Hélas , mefdemoifelles, vous vous moquez de moi : ce n'eft pas-la ce qu'il me faut. Tu as raifon; on nroit bien , fi on voyoit un Cucendron aller aa bal. Une autre que Cendrillon les auroit coiffées de travers ; mais elle étoit bonne , & elle les coiffa parfaitement bien. Elles furenr prés de deux jours fans manger, tant elles étoient tranfportées de joie : on rompit plus de douze lacets a force de les ferrer pour leur rendre la taille plus menue, & elles étoient toujours devant leut mitoir. Enfin Theureux jour arriva : on partit, & Cendrillon les fuivit des yeux le plus longtems qu'elle put; lotfqu'elle ne les vit plus , elle fe mit a pleurer. Sa marraine, qui la vit toute en pleuts, lui demanda ce qu'elle avoit. Je voudrois bien Je voudrois bien Elle pleuroic fi fort, qu'elle ne put achevei. Sa marraine,  Cendrillon. 43 qui étoit fée , lui dit : Tu voudrois bien aller au bal, n'eft-ce pas ? Hélas oui , dit Cendrillon en foupirant. Hé bien , feras-tu bonne rille, dit fa marraine, je t'y ferai aller ? Elle la mena dans fa chambre , & lui dit : Va dans le jardin , & apporte-m'oi une citrouille. Cendrillon alla auffitót cueillir la plus belle qu'elle put trouver , & la porta a. fa marraine , ne pouvant deviner comment cette citrouille la pourroit faire aller au bal. Sa marraine la creufa; & n'ayant laiffé que 1'écorce , la frappa de fa baguette , & la cittouille fut auffitót changée en un beau carroffe rout doré. Enfuite elle alla regarder dans fa fouricière, oü elle trouva fix fouris toutes en vie. Elle dit i Cendrillon de lever un peu la trappe de la fouricière , & a chaque fouris qui fortoit , elle Lui donnoit un coup de fa baguette; & la fouris étoit auffitót changée en un beau cheval, ce qui fit un bel attelage de fix chevaux, d'un beau gris de fouris pommelé. Comme elle étoit en peine de quoi elle feroit un cocher : Je vais voir , dit Cendrillon, s'il n'y a point quelque rat dans la ratière; nous en ferons un cocher. Tu as raifon, dit fa marraine, va voir. Cendrillon lui appotta la ratière, oü il y avoit ttois gros rats. La fée en prit un d'entre les trois , a caufe de fa maïtrefle barbe; & 1'ayant touché, il fut changé en un gros cocher, qui avoit une des plus belles  44 Cendriilón. mouftaches qu'on ait jamais vues. Enfuite elle lui dit : Va dans le jardin, tu y Kóuveras fix lézards derrière Parrofoir, apporte-les moi. Elle ne les eut pas plutót apportés, que la marraine les changea en fix laquais, qui montèrent auffitót derrière le carroffe avec leurs habits chamarrés , & qui s'y tenorènt attachés, comme s'ils n'euffent fait autre chofe 'toute leur vie. La fée dit alors a Cendrillon : Hé bien, voila de quoi aller au bal; n'es-tupas bien-aife ? Oui, mais eft-ce. que j'irai comme cela avec mes vilains habits ? Sa marraine ne fit que la toucher avec fa baguette , & en meme tems fes habits furent changés en des habits de drap d'or & d'argent tout chamarrés de pierreries : elle lui donna enfuite une paire de pantoufles de verre, les plus jolies du monde. Quand elle fut ainfi parée, elle monta en carroffe ; mais fa marraine lui recommanda fur toutes chofes de ne pas paffer minuit, Pavertiffant que fi elle demeuroit au bal un moment davantage , fon carroffe redeviendroit citrouille, fes chevaux des fouris, fes laquais des lézards ' & que fes vieux habits reprendroient leur première forme. Elle promit i fa marraine qu'elle ne manqueroit pas de fortir du bal avant minuit. Elle part, ne fe fentant pas de joie. Le fils du roi, qu'on alla avertir qu'il venoit d'arriver une grande princeffe qu'on ne conuoiffoit point,  Cendrillon. 45 courut la recevoir ; il lui donna la main a la defcente du carroffe , & la mena dans la falie oü étoit la compagnie. Il fe fit alors un grand filence : on ceffa de danfer , & les violons ne jouèrent plus, tant on étoit attentif a contempler les grandes beautés de cette inconnue : on n'entendoit qu'un bruit confus, ha , qu'elle eft belle ! Le roi même, tout vieux qu'il étoit, ne lailtoit pas de la regarder, & de dire tout bas a. la reine , qu'il y avoit long-tems qu'il n'avoit vu une fi belle & fi aimable perfonne. Toures les dames étoient attentives a. confidérer fa coëffure Sc fes habits , pour en avoir dès le lendemam de femblables , pourvu qu'il fe trouvar des étoffes aflez belles j & des ouvriers affez habiles. Le fils du roi la mit a la place la plus honorable , & enfuite la prit pour la mener danfer : elle danfa avec tant de grace, qu'on 1'admira encore davantage. On apporta une forr belle collation , dont le jeune prince ne mangea point, tant il étoit occupé a la confidérer. Elle alla s'afleoir auprès de fes fceurs, & leur fit mille honnêtetés : elle leur fit part des oranges & des citrons que le prince lui avoit donnés; ce qui les étonna fort, car elles ne la connoiftbient point. Lorfqu'elles caufoient ainfi , Cendrillon entendit fonner onze heures trois quarts : elle fit auffitót une grande révérence a la compagnie, Sc s'en alla le plus  4^ Cendrillon.' vinrent du bal, Cendrillon leur demanda fi elles s'étoient encore bien diverties , & fi la belle dame y avoit été ; elles lui dirent que oui, mais qu'elle s'étoit enfuie lorfque minuit avoit fonné, & fi promptement, qu'elle avoit laifle tomber une de fes petites pantoufles de verre, la plus jolie du monde; que le fils du roi 1'avoit ramaffée, & qu'il n'avoit fait que la regarder tout le refte du bal, & qu'affurément il étoit fort amoureux de la belle perfonne a qui appartenoit la petite pantoufle. Elles dirent vrai ; car peu de jours après , le fils du roi fit publier a fon de trompe qu'il épouferoit celle dont le pié feroit bien jufte a la pantoufle. On commenca a 1'ef%er aux princeflès, enfuite aux duchelïes, &a toute la cour ; mais inutilement. On la porta chez les deux fceurs, qui firenr tout leur pollïble pour faire entrer leur pié dans la pantoufle ; mais elles ne purent en venir a bout. Cendrillon, qui les regardoit, & qui reconnut fa pantoufle, dit en riant : Que je voie fi elle ne me feroit pas bonne. Ses fceurs fe mirent a rire & d fe moquer d'elle. Le gentUhomme qui faifoit 1'eiTai de la pantoufle, ayant regardé attentivement Cendrillon , & la trouvant fort belle , dit que cela étoit rrès-jufte, & qu'fi avoic ordre de pefpayer a [QÜ_ tes les filles. II fit affeoir Cendrillon, & approchant la pantoufle de fon petit pié, il vit qu'elle y  Cendrillon: 49 y entroit fans peine, & qu'elle y étoit jufte comme de cire. L'étonnement des deux fceurs fut grand, mais plus grand encore, quand Cendrilion tita de fa poche 1'autre petite pantoufle qu'elle mit a fon pié. La - defliis arriva la marraine , qui , ayant donné un coup de fa baguette fur les habits de Cendrillon, les fit devenir encore plus magnifiques que rous les autres. Alors fes deux fceurs la reconnurent pour la belle perfonne qu'elles avoient vue au bal. Elles fe jetèrent a fes piés , pour lui demander pardon de tous les mauvais traitemens qu'elles lui avoient fait fouffrir. Cendrillon les releva , 8c leur dit, en les embraffant, qu'elle leur pardonnoit de bon cceur, & qu'elle les prioit de 1'aimer bien toujours. On la mena chez le jeune prince, parée comme elle étoit : il la trouva encore plus belle que jamais , & peu de jours après il Pepoufa. Cendrillon , qui étoit auffi bonne que belle , fit loget fes deux fceurs au palais, & les maria dès le jour même a deux grands feignetjrs de la cour. MORALITÉ. XjA beauté pour le fexe eft un rare tréfor; De 1'admirer jamais on ne fe laffe. Mais ce qu'on nomme bonne grace, Eft fans prix, &. vaut mieux encor. C'eft ce qu'a Cendrillon fit avoir fa marraine, Tome I. D  5 o Cendrillon} En Ia dreflant, en l'inftruifant Tant & fi bien , qu'elle en fit une refne; Car ainii fur ce Conté on va moralifant. Belles, ce don vaut mieux que d'être bien coiffées. Pour engager un coeur, pour en venir a bout, La bonne grace eft le vrai don des fées; Sans elle on ne peut rien, avec elle on peut tout. AUTRE MORALITÉ. Cj'Est fans doute un grand avantage D'avoir de 1'efpn't, du courage , De la naiffance, du bon fens, Et d'autres femblables talens , Qu'on recoit du ciel en partage : Mais vous aurez beau les avoir; Pour votre avancement ce feront chofes vaines, Si vous n'avez, pour les faire valoir , Ou des parrains, ou des marraines.  Le petit Poücet.' Gj enfemble : nous voila ! nous voila ! elle courut vïte leur ouvrir la porte, 8c leur dit en les embraflant: que je fuis aife de vous revoir , mes chers enfans ! vous êtes bien las , 8c vous avez bien faim : & toi , Pierrot , comme te voila. crotté ! viens que je te débarbouille. Ce Pierrot étoit fon fils aïné qu'elle aimoit plus que tous les autres , paree qu'il étoit un peu rouffeau, & qu'elle étoit un peu rouffe. Ils fe mirent a table, 8c mangèrent d'un appétit qui faifoit plaifir au père & a la mère, a qui ils racontoient la peur qu'ils avoient eue dans la forêt, en patlant prefque toujours tous enfemble. Ces bonnes gens étoient ravis de revoir leurs enfans avec eux, 8c cette joie dura tant que les dix écus durèrent : mais lorfque 1'argent fut dépenfé , ils retombèrent dans leur premier chagrin , 8c réfolurent de les perdre encore ; 8c , pour ne pas manquer le coup , de les mener bien plus loin que la première fois. Ils ne purent parler de cela fi fecrettement qu'ils ne fuffent entendus par le petit Poucet, qui fit fon compte de fortir d'affaire commeil avoit déjafait: mais quoiqu'il fe fut levé de bon matin pour aller ramaffer de petits caiiloux, il ne put en venir a bout , car il trouva la porte de la maifon fermée a doublé tour. U ne favoit que faire , lorfque la bucheronne leur ayant donné a chacun un morceau de pain pour leur E z  68 Le petit Poucet. déjeüné, il fongea qu'il pourroit fe fervir de fon pain au lieu de cailloux , en le jetant par miettes le long des chemins oü ils palferoient : il le ferra donc dans fa poche. Le père & la mère les menèrent dans 1'endroit de la forèt le plus épais & le plus pbfcur , & dès qu'ils y furent, ils gagnèrent un faux.-fuyant & les laiffèrent la. Le petit Poucet ne s'en chagrina pas beaucoup , paree qu'il croyoit retrouver aifément fon chemin , par le moyen de fon pain qu'il avoit femé par-tout oü il avoit paffe : mais il fut bien furpris lorfqu'il ne put en retrouver une feule miette les oifeaux étoient venus , qui avoient tout mangé. Les voili donc bien affligés ; car plus ils s'égaroient, & plus ils s'enfoncoient dans la forèt. La nuit vint , & il s'éleva un grand 'vent qui leur faifoit des peurs épouvanrables. II;, croyoient n'entendre de tous cötés que des hurlemens de loups qui venoient a eux pour les manger. Ils n'ofoient prefque fe parler ni toumer la tête. 11 furvint une groffe pluie qui les perca jufqu'aux os; ils glhToienr a chaque pas, tomboient dans la boue d'oü ils fe relevoient tout c.ottcs, ne fachant que fiire de leurs mains. Le petit Poucet grimpa au haut d'un atbre pour voir s'd ne découvriroit rien : ayant tourné la tête de tous cotés , il vit une petite lueur comme d'une chandelle , mais qui étoit  Le petit Poucet. 69 bien loin par-deü la forêt II defcendit de 1'arbie; 6c lorfqu'il fut a terre, il ne vit plus rien : cela le défola. Cependant ayant marché quelque tems avec fes frères du cöté qu'il avoit vu la lumière , il la revit en fortant du bois. lis arrivèrent enfin a la maifon oü étoit cette chandelle, non fans bien des frayeurs; car fouvent ils la perdoient de vue , ce qui leur arrivoit toutes les fois qu'ils defcendoient dans quelques fonds, lis heuttèrent a la porte , & une bonne femme vint leur ouvrir. Elle leur demanda ce qu'ils vouloient. Le petit Poucet lui dit, qu'ils étoient de pauvres enfans qui s'étoient perdus dans la forèt, & qui demandoient a coucher par charité. Cette femme, les voyant tous fi jolis, fe mit a pleurer , & leur dit: Hélas! mes pauvres enfans , oü êtes-vous venus ? Savez vous bien que c'eft ici la maifon d'un ogre qui mange les petits enfans ? Hélas 1 madame , lui répondit le petit Poucet, qui trembloit de toute fa force auffi-bien que fes frères, que ferons-nous? 11 eft bien sur que les loups de la forèt ne manqueront pas de nous manger cette nuit, fi vous ne voulez pas nous retirer chez vous •, & cela étant , nous aimons mieux que ce foit monfieur qui nous mange; peut-être qu'il aura pitié de nous, fi vous voulez bien Pen prier. La femme de 1'ogre, qui crut qu'elle pourroit les cacher a fon mari jufqu'au lendemain matin , E 3  7° Le petit Poucit.' les laiffa entrer, & les njena fe chauffer anprès d'un bon feu ; car il y avoit un mouton tout entier a la broche pour le foupé de 1'ogre. Comme ils commengóient a fe chauffer, ils entendirent heur-ter'trois ou quatre grands coups a la porte : c'étoit 1'ogre qui revenoit. Auffitót fa femme les fit cae'her fous le lit, & alla ouvrir la porte. L'ogré demanda d'abord fi le foupé étoit prêt 8c fi on avoit tiré du vin-, & auffitót il fe mit a table. Le mouton étoit encore tout fangknt; mais il ne lui en fenibla que mëilleur; II fieuroit a droite & a gauchè, ciifant quii fentoit la chair fraiche. ïl faut, lui dit fa femme, que ce foit ce veaii que je viens d'habiller que vous fentiez. Je fens k chair fraiche, te dis-je encore une fois , reprit 1'ogre, en regardant fa femme de travers, & il y a ici quelque chofe que je n'entends pas : en difant ces mots, il fe leva de table & alla droit au lit. Ah! dit-il, voila donc comme tu veux me tromper, maudite femme! Je ne fais a quoi il tient que je ne te mange auffi : bien t'en prerid d etre une vieille bete. Voila du gibier qui me vient bien a propós pour rraiter rrois ogres de mes amis qui doivent me venir voir ces jours-ci. II les tira de deflbüs le lit 1'un après 1'autre. Ces pauvres enfans fe mirent a genoux en lui demandant pardon; mais ils avoient affaire au plus cruel de tous les ogres, qui, bien loin d'avoir de k    L E PETIT P O ü C E T.' 7I pitié, les dévoroit déja. des yeux , & difoit a fa femme que ce feroient la de friands morceaux lorfqu'elle leur auroit fait une bonne fauce. Il alla prendre un grand couteau; &, en approchant de ces pauvres enfans , il 1'aiguifoit fur une longue pierre qu'il tenoit a fa main gauche. II en avoit déja empoigné un lorfque fa femme lui dit : Que voulez-vous faire a 1'heure qu'il eft? N'aurez-vous pas affez de tems demain ? Tais-roi, reprit 1'ogre; ils en feront plus mortihés. Mais vous avez encore tant de viande, reprit fa femme : voila un veau, deux moutons, & la moitié d'un cochon. Tu as raifon , dit 1'ogre : donneleur bien a fouper afin qu'ils ne maigriirent pas, & va les mener coucher. La bonne femme fut ravie de joie, & leur porta bien a fouper; mais ils ne purent manger, tant ils étoient faifis de peur. Pour 1'ogre, il fe remit a boire, ravi d'avoir dequoi fi bien rcgaler fes amis. II but une douzaine de coups plus qu'a 1'ordinaire; ce qui lui donna un peu dans la tête, 8c 1'obligea de s'aller coucher. L'ogre avoit fept filles qui n'étoient encore que des enfans. Ces petites ogreffes avoient toutes le teint fort beau, paree qu'elles mangeoient de la chair fraiche comme leur père ; mais elles avoient de petits yeux gris 8c tout fonds, le nez crochu, & une fort grande bouche, avec de Ion- E 4  Le petit Poucet. 75 rent nos petits dróles ; n'en faifons pas a deux fois. II monta donc a tatons a la chambre de fes filles, & s'approcha du lit oü étoient les petits garcons, qui dormoient tous , excepté le petit Poucet, qui eut bien peur lorfqu'il fentit la main de 1'ogre qui lui tatoit la tête, comme il avoit taté celle de tous fes frères. L'ogre qui fentit les couronnes d'or : Vraiment, dit-il, j'allois faire la un bel ouvrage ; je vois bien que je bus trop hier au foir. 11 alla enfuite au lit de fes filles, oü ayant fenti les petits bonnets des garcons: Ah! les voila, dit-il, nos gaillards ; travaillons hardiment. En difant ces mots , il coupa , fans balancer, la gorge a fes fept filles. Fort content de cette expédition, il alla fe recoucher auprès de fa femme. Auffitót que le petit Poucet entendit ronfler l'ogre, il réveilla fes frères, & leur dit de s'habiller promptement & de le fuivre. Ils defcendirent doucement dans le jardin , & fautèrent par-deffus les murailles. lis coururent prefque toute la nuit , toujours en tremblant & fans favoir oü ils alloient. L'ogre , s'étant éveillé , dit a fa femme : Va-t-en la-haut habiller ces petits dröles d'hier au foir. L'ogreffe fut fort étonnée de la bonté de fon mari, ne fe doutant point de la manière qu'il entendoit qu'elle les habillat, & croyant qu'il lui ordonnoit de les aller vêtir. Elle monta en haut, oü elle fut bien furprife, lorfqu'elle appercut fes fept filles  74 Lï petit Poucet. égorgées & nageant dans leur fang. Elle commen$a par s'évanouir (car c'eft le premier expediënt que trouvent prefque toutes les femmes en pareilles rencontres). L'ogre , craignant que fa femme ne fut trop long-rems a faire la befogne dont il 1'avoit chargée, monta en haut pour lui aider. II ne fut pas moins étonné que fa femme , lorfqu'il vit eet affreux fpecïacle. Ah! qu'ai-je fait la, s'écria-t-il ? Ils me le payeront, les malheureux, & tout-a-l'heure. IJ jeta auffitót une potée d'eau dans le nez de fa femme; & 1'ayant fait revenit : Donne-moi vite mes bottes de fept lieues , lui dit-il, afin que j'aille les attraper. II fe mit en campagne ; & , après avoir cotiru de tous cótés, enfin il entra dans le chemin oü marchoient ces pauvres enfans, qui nétoient plus qua cent pas du logis de leur père. Ils virent l'ogre qui alloit de montagne en montagne, & qui traverfoit des rivières auffi aifément qu'il auroit fait le moindre ruiffeau. Le petit Poucet, qui vit un rocher creux proche le lieu oü ils étoient , y fit cacher fes fix frères , & s'y fourra auffi , regardant toujours ce que l'ogre deviendroit. L'ogre , qui fe trouvoit fort las du long chemin qu'il avoit fait inutilement (car les bottes de fept lieues fatiguent fort leur homme), voulut fe repofer • &, par hafard, il alla s'affeoir fur la roche oü les petits garcons s'étoient cachés. Comme il n'ea  Le petit Poucet: 75 pouvoit plus de fatigue, il s'endormit après s'ètre repofé quelque tems, & vint a ronder fi effroyablement, que les pauvres enfans n'en eurent pas moins de peur que quand il tenoit fon grand couteau pour leur couper la gorge. Le petit Poucet en eut moins de peur, & dit a. fes frères de s'enfuir promptement a. la maifon pendant que Pogte dormoit bien fort, & qu'ils ne fe miffent point en peine de lui. Ils crurent fon confeil, & gagnèrent vite la maifon. Le petit Poucet s'étant approché de l'ogre,. lui tira doucement fes bottes , & les mit auffitót. Les bottes étoient fort grandes & fort larges: mais comme elles étoient fées, elles avoient le don de s'aggrandir & de s'appetiffer felon la jambe de celui qui les chauffoit; de forte qu'elles fe trouvèrent auffi juftes a. fes piés & a fes jambes, que fi elles avoient été faites peur lui. II alla droit a la maifon de l'ogre , ou il trouva fa femme qui pleuroit auprès de fes filles égorgées. Votre mari, lui dit le petit Poucet, eft en grand danger; car il a été pris par une troupe de voleurs , qui ont juré de le tuer s'il ne leur donne tout fon or & tout fon argent. Dans le moment qu'ils lui tenoient le poignard fur la gorge, il m'a apper^u , & m'a prié de vous venir avertir de Pétat oü il eft, & de vous dire de me donner tout ce qu'il a vaillant, fans en rien retenir , paree qu'autrement ils le tueront fans miféricorde,  8b" L' ADROITE P R I N C E S S E. Point du tout: on avoit eu foin d'attacher une poulie a une des fenêtres de la tour, & on y avoit mis une corde , a laquelle les princefles attachoient un corbillon , qu'elles defcendoient chaque jour. Dansce corbillon on mettoit leurs provifions pour la journée , & quand elles 1'avoient remonte , elles retiroient avec foin la corde dans la chambre. Nonchalante & Babillarde menoient dans cette folitude une vie qui les déféfpéroit: elles s'ennuyoient a un point qu'on ne fauroit exprimer ; mais il falloitprendre patience, car on leur avoit fait la quenouille fi terrible, qu'elles craignoient que la moindre démarche un peu équivoque ne la fit caffer. Pour Finette , ellenes'ennuyoitpoint du tout: fon fufeau, fon aiguille , & fes inftrumens de mufique, lui fbuminoient des amufemens; & , outre cela, par 1'ordre du miniftre qui gouvernoit Pétat, on mettoit , dans le corbillon des princeffes, des lettres qui les informoient de tout ce qui fe palfoit au dedans & au dehors du royaume. Le roi Pa voit petmis ainfi ; & le miniftre , pour faire fa cour aux princeffes , ne manquoit pas d'être exact fur eet article. Finette lifoit toutes ces nouvelles avec empreftement , & s'en divertiiïoit. Pour fes deux fceurs , elles ne daignoient pas y prendre la moindre part: elles difoient queUes éjoient trop chagrines pour avoir  88 L'adroite Princesse. Penfez-vous, dit Babillarde a fa fceur , que la défenfe du roi s etende fur des gens comme cette malheureufe ? Je crois que nous la pouvons recevoir fans conféquence. Vous ferez ce qu'il vous plaira, ma fceur, répondit Nonchalante. Babillarde, qui n'attendoit que ce confenrement, defcendit auffi-töt le corbillon : la pauvre femme fe mit dedans , & les princeffes la montèrent avec le fecours de la poulie. Quand cette femme fut devant leurs yeux , Phorrible mal-propreté de fes habits les dégoüta: elles voulurent lui en donnet d'autres ; mais elle leur dit qu'elle en changeroit le lendemain , & que pour 1'heure qu'il étoit, elle alloit fonget a les fervir. Comme elleachevoit de parler, Finette revint de fa chambre. Cette princelfe fut étrangement furprife de voir cette inconnue avec fes fceurs ; elles lui dirent pour quelles raifons elles 1'avoient fait monter; & Finette, qui vit que c'étoit une chofe faite, diffimula le chagrin qu'elle eut de cette imprudence. Cependant la nouvelle officière des princeffes fit cent tours dans le chateau , fous prétexte de leur fervice , mais en effet pour obferver la difpofition du dedans : car , madame , je ne fais fi vous ne vous en doutez point déja ; mais cette gueufe prétendue étoit aufii dangereufe dans le chateau, que le fut le comte Ory dans le cou-  L'adroite Princesse. 89 vent oü il entra déguifé en abbefle fugitive. Pour ne vous pas tenir davantage en fufpens , je vous dirai que certe créature couverte de hailIons, étoit le fils ainé du puiiTant roi, voifin du père des princeffes. Ce jeune prince , qui étoit un des plus artificieux efprits de fon tems, gouvernoit entièrement le roi fon père; & il n'avoit pas befoin de beaucoup de fineffe pour cela : car ce roi étoit d'un caraótère fi doux & fi facile, qu'on lui en avoit donné le furnom de Moultbenin. Pour le jeune prince , comme il n'agifloit que par artifices 8c par détours , les peuples 1'avoient furnommé Riche-en-cautble, 8c pour abréger,on difoit Riche-caucèle. II avoit un frère cadet qui étoit auffi rempli de belles qualités , que fon ainé Pétoit de défauts : cependant, maigré la différence d'humeurs , on voyoit entre ces deux frères une union fi parfaite , que tout le monde en étoit furpris. Outre les bonnes qualités de 1'ame qu'avoit le prince cadet, la beauté de fon vifage 8c la grace de fa perfonne étoient fi remarquables , qu'elles 1'avoient fait nommer Bel a-voir. C'étoit le prince Riche-cautèle qui avoit infpiré a 1'ambaffadeur du roi fon père ce trait de mauvaife foi , que l'adreffe de Finette avoit fait tomber fur eux. Riche-cautèle , qui n'aimoit déja guère le roi père des princeffes, avoit achevé par-la de le prendre  9D L'adroite Princesse-; en averfion ; ainfi quand il fut les précautions que ce prince avoit prifes a Pégard de fes filles , d fe fit un pernicieux plaifir de tromper la prudence d'un père fi foupconneux. Riche-cautèle obtintpermiffion du roi fon père, d'aller faire un voyage , fous des prétextes qu'il inventa, 8c il pfit des mefures qui le firent parvenir a entrer dans la tour des princeffes , comme vous avez vu. En examinant le chateau , ce prince remarqua qu'il étoit facile aux princefies de fe faire enrendré des paffans , & il en conclut qu'il devoit refter dans fon déguifement pendant tout le jour, paree qu'elles pourroient bien, fi elles s'en avifoient, appeler du monde & le faire punir de fon entrepnfe téméraire. II conferva donc toute la journée les habits & le perfonnage d'une gueufe de profeffion •> & le foir, lorfque les trois fceurs eurenr foupé , Riche-cautèle jeta les haillons qui le couvroient, & laiffa voir des habits de cavalier tout couverts d'or 8c de pierreries. Les pauvres princelTes furenr fi épouvantées de cette vue, quetouees fe mirent a fnir avec précipitation. finette & Babillarde , qui étoient agiles, eurent bientbt gagné leur chambre ; mais Nonchalante , qui avoit a peine 1'ufage de marcher , fut en óp inftant atteinte par le prince. Auffitót il fe jeta a fes piés, lui déclara qui il étoit, & lui dit que la féputation de fa beauté  5>* L'adroite Princesse. fon manage. Le prince lui dit qu'il fe chargeoit de le leur faire approuver j & après quelques difcours il fortit, & enferma Nonchalante fans qu'elle s'en appercÜt: enfuite il fe mit a chercher les princeffes avec foin. II fut quelque tems fans pouvoir découvrir dans quelles chambres elles étoient enfermées. Enfin , 1'envie qu'avoit Babillarde de toujours parler, étant caufe que cette princeffe parloit toute feule en fe plaignanr, le prince s'approcha de la porte de fa. chambre, & la vir par le trou de la ferrure. Riche-cautèle lui paria au travers de la porte , & hu dit, comme il avoit dit a fa fceur, que c'étoit pour lui offrir fon cceur & fa foi qu'il avoit fait 1'entreprife d'entrer dans la tour. II louoit avec exagération fa beauté 8c fon efprit y 8c Babillarde , qui étoit très-perfuadée qu'elle polfédoit un mérite extreme , fut affez folie pour croire ce que le prince lui difoit : elle lui répondit un flux de paroles qui n'étoient pas trop défobligeantes. II falloit que cette princelfe eut une étrange fureur de parler , pour s'en acquitter comme elle faifoit dans ces momens ; car elle éroit dans un abattement terrible , ourre qu'elle n'avoit rien mangé de la journée , par la raifon qu'il n'y avoit rien dans fa chambre propre a manger. Comme elle étoit d'une pareffe extréme, & qu'elle ne fongeoit jamais a rien qua toujours  L'adroite Princesse." 97 reculant : prince , li vous approchez de moi, je vous fendrai la tête avec ce marteau. Quoi! belle princefle, s'écria Riche-cautèle de fon ton d'hypocrire , 1'amour qu'on a pour vous s'attire une fi cruelle haine? 11 fe mit a lui próner de nouveau, mais d'un bout de la chambre a 1'autre, 1'ardeur violente que lui avoit infpiré la réputation de fa beauté 8c de fon efprit merveilleux. II ajouta, qu'il ne s'étoit déguifé que pour venir lui offrir avec refpeét fon cceur 8c fa main , & lui dit qu'elle devoit pardonner a la violence de fa paffion , la hardieffe qu'il avoit eue d'enfoncer fa porte. II finit en lui voulant perfuader, comme il avoit fait a. fes fceurs, qu'il étoit de fon intérêt de le recevoir pour époux au plus vite. II dit encore a. Finette , qu'il ne favoit pas oü s'étoient retirées les princelfes fes fceurs , paree qu'il ne s'étoit pas mis en peine de les chercher , n'ayant fongé qu'a elle. L'adroite princelfe , feignant de fe radoucir, lui dit qu'il falloit chercher fes fceurs, 8c qu'après on prendroit des mefures tous enfemble ; mais Riche-cautèle lui répondir qu'il ne pouvoit fe réfoudre a. aller trouver les princeffes , qu'elle n'eüt confenti a 1'époufer, paree que fes fceurs ne manqueroient pas de s'y oppofer, a caufe de leur droit d'aineffe. Finette, qui fe défioit avec raifon de ce prince perfide, fentit redoubler fes foupgons par cette Tome I. G  98 L'adroite Princesse. réponfe : elle trembla de ce qui pouvoit être ari rivé a fes fceurs , & fe réfolut de les venger du même coup qui lui feroit éviter un malheur pareil a celui qu'elle jugeoit qu'elles avoient eu. Cette jeune princeffe dit donc i Riche-cautèle, qu'elle confentoit fans peine a. 1'époufer; mais qu'elle étoit perfuadée que les mariages qui fe faifoient le foir, étoient toujours malheureux j qu'ainiï elle le prioit de remettre la cérémonie de fe donner une foi réciproque au lendemain matin : elle ajouta , qu'elle 1'affuroit de n'avertir les princeffes de rien, & lui dit qu'elle le prioi t de la laiffer un peu de tems feule pour penfer au ciel; qu'enfuite elle le mèneroit dans une chambre oü il rrouveroit un fort bon lit, 8c qu'après elle reviendroit s'enfermer chez elle jufqu'au lendemain. Riche-cautèle , qui n'étoit pas un fort courageux perfonnage, 8c qui voyoit toujours Finette armee du gros marteau , dont elle badinpit comme 'on fait d'un éventail; Riche-cautèle, dis-je, confentit a ce que fouhaitoit la princeffe , 8c fe retira pour la laiffer quelque tems méditer. 11 ne fut pas 'plutót éloigné , que Finette courut faire un lit fur le trou d'un égoüt qui étoit dans une chambre du chateau : cette chambre étoit auffi propre qu'une autre ; mais on jetoit dans le trou de eet égour, qui étoit fort fpacieux , toutes les ordures du chateau. Finette mit fur ce trou deux batons croifés  X'adroite Princesse. 99 très-foibles; puis, elle fit bien proprement un lit par-deffus , & s'en retourna auffitót dans fa chambre. Un moment après Riche-cautèle y revint Sc la princeffe le conduifit oü elle venoit de faire le lit, & fe retira. Le prince, fans fe déshabüler, fe jeta fut le lit avec précipitation; 8c fa pefanteur ayant fait tout d'un coup rompre les petits batons , il tomba au fond de 1'égoüt, fans pouvoir fe retenir , en fe faifant vingt boffes a. la tête, 8c en fe fracaflant de tous cótés. La chute du prince fit un grand bruit dans le tuyau : d'ailleurs il n'étoit pas éloigné de la chambre de Finette; elle fut auffitót que fon artifice avoit eu tout le fuccès qu'elle s'étoit promis , Sc elle en relfentit une joie fecrète qui lui fut extrêmement agréable. On ne peut pas décrire le plaifir qu'elle eut de 1'entendre barboter dans 1'égoüt. 11 méritoit bien cette punition, Sc la princefTe avoit raifon d'en être fatisfaite. Mais fa joie ne 1'occupoit pas fi fort, cju'elle ne pensat plus a fes fceurs. Son premier foin fut de les chercher. II lui fut facile de trouver Babillarde. Riche-cautèle, après avoir enfermé cette princefTe a doublé tour, avoit laiffé la clé a fa chambre. Finette entta dans cette chambre avec emprefTement, & le bruit qu'elle fit réveilla fa fceur en furfaut. Elle fut bien confufe en la voyant. Finette lui raconta de quelle manière elle s'étoit v G z  ico L'adroiti Princesse. défaite du prince fourbe qui écoit venu pour les -outrager. Babillarde fut frappée de cette nouvelle comme d'un coup de foudre; car, maWé fon caquet, elle étoit li peu éclairéè, qu'elle avoit cru ridiculement tout ce que Riche-cautèle lui avoit dit. II y a encore des dupes comme celle-la au monde. Cette princeffe, diffimulant 1'excès de fa douleur, fortit de fa chambre pour aller avec Finette chercher Nonchalante. Eiles parcoururent toutes les chambres du chareau, fans trouver la fceur; enfin , Finette s'avifa qu'elle pouvoit bien ctre dans 1'appartement du jardin : elles 1'y trouvèrent en effet, demi-morte de défefpoir & de foibleffe; car elle n'avoit pris aucune nourriture de la journée. Les princelfes lui donnèrent tous les fecours nécelfaires; enfuite elles firent enfemble des éclaitciffemens qui mirent Nonchalante 8c Babillarde dans une douleur mortelle : puis toutes trois s'allèrent repofer. Cependant Riche-cautèle paffa Ia nuit forr mal a fon aife; & quand le jour fut venu, il ne fut guère mieux. Ce prince fe trouvoit dans des cavernes dont il ne pouvoit pas voir route Phorreur, paree que le jour n'y donnoit jamais. Néanmoins, a force de fe tourmentet, il trouva 1'iffue de 1'égoüt , qui donnoit dans une rivière affez éloignée du chateau. H trouva moyen de fe faire entendre a des gens qui pêchoient dans cette ri-  L'adroite Princesse. i®i yière , dont il fut tiré dans un état qui fit com-: paifion a ces bonnes gens. 11 fe fit tranfporter a la cour du roi fon père pour fe guérir a loifir; & la difgrace qui lui étoit arrivée lui fir prendre une li forte haine contre Finette , qu'il fongea moins a fe guérir, qua fe venger d'elle. Cette princeffe paffoit des momens bien tnftes : la gloire lui étoit mille fois plus chère que la vie; & la hon'teufe foibleffe de fes fceurs la mettoit dans un défefpoir dont elle avoit peine a fe rendre maitrelfe. Cependant la mauvaife fanté de ces deux princeffes, qui étoit caufée par les fuites de leurs mariages indignes, mit encore la conftance de Finette a 1'épreuve. Riche-cautèle , qui étoit déja un habile fourbe , rappela tout fon efprit depuis fon aventure pour devenir fourbiffime. L'égoüt ni les contufions ne lui donnoient pas tant de chagrin, que le dépit d'avoit trouvé quelqu'un plus fin que lui. Il fe douta des fuites de. fes deux mariages; &, pour tentet les princeffes malades, il fit portet fous les fenêtres de leur chateau, de grandes caiffes remplies d'arbres tout chargés de beaux fruits. Nonchalante & Babillarde , qui étoient fouvent aux fenêtres, ne manquèrent pas de voir ces fruits : auffitót il leur prit une envie violente d'en manger y & elles perfécutèrent Finette de defcendre dans le corbillon G5  lot L' a d r o i t e Princesse. pour en aller cueillir. La complaifance de cette princeffe fut affez grande pour vouloir bien contenter fes fceurs; elle defcendit, & leur rapporta de ces beaux fruits , qu'elles mangèrent avec la dernière avidité. Le-lendemain il parut des fruits d'une autre efpèce. Nouvelle envie des princeffes : nouvelle complaifance de Finette ; mais des officiers de Riche-caurèle , cachés, & qui avoient manqué leur coup la première fois , ne le manquèrent pas celle-ci : ils fe faifirent de Finette , & 1'emmenèrent aux yeux de fes fceurs , quis'arrachoient les cheveux de défefpoir. Les fatellites de Riche-cautèle firenr fi bien , qu'ils menèrent Finette dans une maifon de campagne oü étoit le prince pour achever de fe remettre en fauté. Comme il étoir rranfporté de Fureur coutre cette princefTe , il lui dit cent chofes brutales , a quoi elle répondit toujours avec une fermeté & une grandeur d'ame digne d'une héroïne comme elle étoit. Enfin, après Pavoir gardée quelques jours prifonnière , il la fit conduire au fommet d'une montagne extrêmement haute , & il y arriva lui - même un moment après elle. Dans ce lieu , il lui annonca qu'on Palloit faire mo urir d'une manière qui le vengeroit des tours qu'elle lui avoit faits. Enfuite ce perfide prince montra barbarement a Finette  L'adroite Princesse. 105 a de nouveaux chagrins. Les deux princeffes mirent au monde chacune un fils , dont Finette fe trouva fort embarraffée. Cependant le courage de cette princeffe ne s'abattit point: 1'envie qu'elle eut de cachet la honte de fes fceurs , la fit réfoudre a s'expofer encore une fois , quoiqu'elle en vit bien le péril. Elle prit, pour faire réuffir lc deffein qu'elle avoir , toutes les mefures que la prudence peut infpirer : elle fe déguifa en homme , enferma les enfans de fes fceurs dans des boites , & elle y fit de petits trous vis - a - vis la bouche de ces enfans , pour leur laiffer la refpiration : elle prit un cheval , emporta ces boites & quelques autres; & , dans eet equipage , elle arriva a. la ville capitale du roi Moult-benin , oü étoit Riche-cautèle. Quand Finette fut dans cette ville, elle apprit que la manière magnifique dont le prince Bela-voir récompenfoit les remèdes qu'on donnoit a fon frère , avoir attiré a la cour tous les charlatans de 1'Europe : car dès ce tems-la il y avoit quantité d'aventuriers fans emploi, fans talent, qui fe donnoient pour des hommes admirables , qui avoient recu des dons du ciel pour guérir toutes fortes de maux. Ces gens, dont la feule fcience étoit de fourber hardimenr , trouvoient toujours beaucoup de croyance parmi les peuples. Ils favoient leur impofer par leur extérieur extra-  iocï L'a.droite Princesse, ordinaire, Sc par les noms bizarres qu'ils prenoient. Ces fortes de mcdecins ne reftent jamais dans ,1e lieu de leur nailTance ; & la prérogative de venir de loin , fouvent leur tient lieu de mérite chez le vulgaire. L'ingénieufe princeffe, bien informée de tout cela , fe donna un nom parfaitement étranger pour ce royaume-la : ce nom étoit Sanatio ; puis elle fit annoncer de tous cótés que le chevalier Sanatio étoit arrivé avec des fecrets merveilleux , pour guérir toutes fortes de bleffures les plus dangereirfes & les plus envenimées. Auffi-töt Bela-voir envoya querir le prétendu chevaliet. Finette vint, fit le médecin empirique le mieux du monde ; débita cinq ou fix mots de 1'art d'un air cavalier : rien n'y manquoit. Cette princeffe fut furprife de la bonne mine Sc des manières agréables de Bel-a-voir; Sc , après avoir raifonné quelque tems avec ce prince au fujet des bleffures de Riche-cautèle , elle dit qu'elle alloit querir une bouteille d'une eau incomparable, Sc que cependant elle laiffoit deux boites qu'elle avoit apportées , qui contenoient des onguens excellens, propres au prince bleffé. La-deffus le prétendu médecin fortit; il ne revenoit point : 1'on s'impatientoit beaucoup de le voir tant tarder. Enfin, comme on alloit envoyer le pteffer de revenir , 0n entendit des cris de pe-  L'adroiie Princesse. i07. dB enfans dans la chambre de Riche-cautèle. Cela furprit tout le monde , car il ne paroiffoit point d'enfans. Quelqu'un prèta Poreille , & on découvrit que ces cris venoient des boites de Pempirique. C'étoient en effet les neveux de Finette. Cette princeffe leur avoit fait prendre beaucoup de nourriture avant que de venir au palais; mais comme il y avoit déja long-tems , ils en fouhaitoient de nouvelle, & ils expliquoient leurs befoins en chantant fur un ton dolent. On ouvrit les boites, Sc Pon fut fort furpris d'y voir bien efFeótivement deux marmots qu'on tróuva fort jolis. Riaiecautèle fe douta aufTi-töt que c'étoit encore un nouveau tour de Finette : il en congut une fureur qu'on ne peut pas dite, & fes maux en augmentèrent a un tel point , qu'on vit bien qu'il falloit qu'il en mourüt. Bel-a-voir en fut pénétré de douleur ; Sc Riche-cautèle , perfide jufqu a fon dernier moment, fongea a abufer de latendreffe de fon frère. Vous m'avez toujours aimé, prince , lui dit-il, Sc vous plenrez ma perte. Je n'ai plus befoin des preuves de votre amitié , par rapport a la vie. Je meurs ; mais fi je vous ai été véritablementcher , promertez-moi de m'accorder la prière que je vais vous faire. Bel-a-voir, qui, dans Pétat oü il voyoit fon  ïeS L'adroite Princesse. frère, fe fentoic incapable de lui rien refufer , lui promit avec les plus terribles fermens , de lui accorder tout ce qu'il lui demanderoit. Auffi-tót que Riche-cautèle eut entendu ces fermens , il dit a fon frère en Pembraffanr : Je meurs confolé , prince , puifque je ferai vengé ; car lx prière que j'ai a vous faire , c'eft de demander Finette en mariage auffi-tót que je ferai mort. Vous obtiendrez fans doute cette maligne princeffe , & dès qu'elle fera en votre pouvoir , vous lui plongerez un poignard dai« le fein. Bel-avoir frémit d'horreur a ces mots : il fe repentit de Pimprudence de fes fermens ; mais il n'étoit plus tems de fe dédire , & il ne voulut rien témoigner de fon repentir a fon frère , qui expira peu'de tems après. Le roi Moult-benin en eut une fenfible douleur. Pour fon peuple , loin do regretter Riche-cautèle, il fut ravi que fa mort afïurat la fucceffion du royaume a. Bel-a-voir , dont le mérite étoit chéri de tout le monde. Finette, qui étoit encore une fois heureufement retournée avec fes fceurs, apprit bientót la mort de Riche-cautèle; 8c , peu de tems après, on annonga aux rrois princeffes le retour du roi leur père. Ce prince vint avec emprefTement dans leur tour , 8c fon premier foin fut de demandet a voit les quenouilles de verre. Nonchalante alla querir la quenouille de Finette, la montra au  V a d r o i t e Princesse. 113 achevé cette belie marionnette , elle alla rejoindre la compagnie , & peu de tems après on conduifit la princeffe & fon époux dans leur., appartement. Quand on eut donné a ,1a roilette le tems qu'il lui falloit donner , la dame d'honneur emporta les flambeaux & fe retira. Auffi-tót Finette jeta la femme de paille dans le lit, & fe cacha dans un des coins de la chambre. Le prince, après avoir foupiré deux ou trois fois fort haut, prit fon épée & la paffa au travers du corps de la prétendue Finette. Au même moment il fentit le fang ruiffeler de tous cótés, & trouva la femme de paille fans mouvement. Qu'ai-je fait, s'écria Bel-a-voir ! Quoi ! après tant de cruelles agitations ! quoi! après avoir tant balancé fi je garderois mes fermens aux dépens d'un crime, j'ai óté' la vie a une charmante princeffe que j'étois né pour aimer ! Ses charmes m'ont ravi dès le moment que je Pai vue ) cependant je n'ai pas eu la force de m'affranchir d'un ferment qu'un frère poffédé de fureur avoit exigé de moi par une indigne furprife ! Ah ciel! peut-on fonger a vouloii- punir une femme d'avoir trop de vertu? Hé bien , Riche-cautèle , j'ai fatisfait ton injufte vengeance ; mais je vais venger Finette a fon tour par ma mort. Oui , belle princeffe , il faut que de la même épée.... A ces Tomc I. H  ii4 L'adroite Princesse. moes Finette entendit que le prince , qui dans fon tran-fport avoit laiffé tombet fon épée, la cherchoit pour fe la paffer au travers du corps : elle ne voulut pas qu'il fit une telle fottife; ainfi elle lui cria : prince , je ne fuis point morte. Votre bon cceur m'a fait deviner votre repentir; & , par une tromperie innocente , je vous ai épargné un crime. La-deffus Finette raconta a Bel-a-voir la prévoyance qu'elle avoit eue touchant la femme de paille. Le prince , tranfporté de joie d'apprendre que la princeffe vivoit, admira la prudence qu'elle avoit en toutes forres d'occafions, Sc lui eut uneobligation infinie de lui avoir épargné un crime auquel il ne pouvoit penfer fans horreur; Sc il ne comprenoit pas comment il avoit eu la foibleffè de ne pas voir la nullité des malheureux fermens qu'on avoit exigés de lui par arrifice. Cependant, fi Finette n'eüt pas toujours été bien perfuadée que défiance eft mère de süreté3 elle eut été tuée , & fa mort eut été caufe de celle de Bel-a-voir; & puis après on auroit raifonné a loifir fur la bizarrerie des fentimens de ce prince. Vive la prudence & la préfence d'efprit! elles préfervèrent ces deux époux de malheurs bien funeftes, pour les réferver a un deftin le plus doux du monde. Ils eurent toujours Pun pour 1'autre une  L'adroite Princesse. 115 teridreflè, extréme , &' pafsèrent une longue fuite de beaux jours dans une gloire Sc dans une féJicitc qu'on auroit peine a bien décrire. Voila , madame , la très-merveilleufe hiftoire de Finette. Je vous avoue que je 1'ai brodce, Sc que je vous 1'ai contce un peu au Jong ; mais quand on dit des contes, c'eft une marqué que Pon n'a pas beaucoup d'aftaites ; on cherche a s'amufer , Sc il me paroït qu'il ne ccftte pas plus de les ailonger , pour faire durer davantage la converfation. D'ailleurs , il me femble que les circonftances font le plus fouvent Pagrément de ces hiftoires badines. Vous pouvez croire, charmante Comtefle, qu'il eft facile'de les réduire eu abrégé. Je vous allure que quand vous voudrez , je vous dirai les aventures de Finette en fort peu de mots. Cependant ce n'eft pas ainfi que 1'on me les racontoit quand j'étois enfant : le récit en duroit au moins une bonne heure. Je ne doute pas que vous ne fachiez que ce conté eft trés-fameus ; mais je ne fais fi vous êtes informée de ce que la ttadition nous dit ce fon antiquité. Elle nous afliire que les troubadours , ou conteurs de Provence , ont inventé Finette, bien long-tems devant qu'Abeilard, ni le célèbre comte 'I hibaud de Champagne ëufient produit des romans. Ces fortes de fables renferment une bonne morale. Vous avez remarqué , H z  ï 55 t'ABROïTE pRiücisn, avec beaucoup de juftefle, qu'on fait parfaitement bien de les raconter aux eqfaös , pour leur infflrer 1'amour de la vertu. Je ne fais pas fi dans eet a  Peau d' A n e. 175 ment qu'il avoit fait a la reine , dénant tous fes confeillers de pouvoir ttouver une princeue plus belle & mieux faite que feue fa femme , penfant que cela étoit impoffible. Mais le confeil traita de babiole une telle promefTe, Sc dit qu'il importoit peu de la beauté , pourvu qu'une reine fut vettueufe & point ftérile ; que Pétat demandoit des princes pour fon repos Sc fa tranquillité ; qua la vérité , 1'infante avoit toutes les qualités requifes pour faire une grande reine , mais qu'il falloit lui choifir un étranger pour époux ; & qu'alors , ou eet étranger 1'emmèneroit chez lui, ou que, s'il régnoit avec elle , fes enfans ne feroient plus réputés du même fang, Sc que, n'y ayant point de prince de fon nom, les peuples voifins pouvoient leur fufcitet des guerres qui entraïneroient la ruine du royaume. Le roi, frappé de ces confidérations , promir qu'il fongeroit a les contenter. Effeétivement, il chercha parmi les princefTes a marier, qui feroit celle qui pourroit lui convenir. Chaque jour on lui portoit des portraits charmans j mais aucun n'avoit les graces de la feue reine. Ainfi , il ne fe déterminoit point. Malheureufement il • s'avifa de trouver que Pinfiinte fa fille étoit non-feulement belle & bien faite a ravir , mais qu'elle furpalfoit encore de beaucoup la reine fa mère, en efprit Sc en agré-  Peau d' A n e. ment. Sa jeunefle , Pagréable fraïcheur de fon beau teint , enflamma le roi dun feu fi violent, qu'il ne put le cacher a 1'infante , & lui dit qu'il avoit réfolu de 1 epoufer , puifqu'elle feule pouvoit le dégager de fon ferment. La jeune princefTe , remplie de vertu & de pudeur , penfa s'évanouir a cette horrible propofition. Elle fe jeta aux pieds du roi fon père, 8c le conjura , avec toute la force qu'elle put trouver dans fonefprit, de ne la pas contraindre a commettre un rel crime. Le roi , qui s'étoit mis en tête ce bizarre projet, avoit confulté un vieux Druïde , pour mettre la confcience de la jeune princeffe en repos. Ce Druïde, moins religieux qu'ambitieux, facrifïa a 1'honneur d'être confïdenr d'un grand roi, 1'intérêt de 1'innocence & de la vertu, & s'infinua avec tant d'adrefTe dans 1'efprit du roi, lui adoucit tellement le crime qu'il alloit commettre, qu'il lui perfuada même que c'étoit une ceuvre pie que d'époufer fa fille. Ce prince, flatté par les difcours de ce fcélérat, 1'embralTa, & revint d'avec lui, plus entêté que jamais de fon projet : il fit donc ordonner a 1'infante de fe préparer a lui obéir. La jeune princefTe , outrée d'une vive douleur , n'imagina rien autre chofe que d'aller trouver la fée des Lilas fa marraine. Pour eet effet  Peau d' A n e. i7j effet , elle parrit la même nuit dans un joli cabriolet attelé d'un gros mouton qui favoit tous les chemins. Elle y arriva heureufemenr. La fée , qui aimoit 1'infante , lui dit qu'elle favoit tout ce qu'elle venoit lui dire, 'mais qu'elle neut aucun fouci, rien ne lui pouvant nuire, fi elle exéctitoit fidélement ce qu'elle alloit lui prefcrire. Car, ma chère enfant, lui dit-elle , ce feroit une grande faute que d epoufer votre père 5 mais , fans le contredire , vous pouvez Péviter : dites-lui que, pour remplir une fantaifie que vous avez, il faut qu'il vous donne une robe de la couleur du temps ; jamais , avec tout fon amour & fon pouvoir, il ne pourra y parvenir. La princefTe remercia bien fa marraine ; & dès le lendematin matin, elle dit au roi fon père ce que la fée lui avoit confeillé, & prótefta qu'on ne rireroit d'elle aucun aveu, qu'elle n'eüc la robe couleur du temps. Le roi, ravi de Pefpérance qu'elle lui donnoit, alTembla les plus fameux ouvriers , & leur commanda cette robe , fous la condition que s'ils ne pouvoient réuflïr , il les; feroit tous pendre. 11 n'eut pas le chagrin den venir a cette exfrémité: dès le fecond jour ils apportèrent ia robe fi defirée. L'empirée n'eft pas d'un plus beau bleu , lorfqu'il eft ceint de nuages d'or , que cette belle robe lorfqu'elle fut étalée. L'infante Torne J. \{  lyS P e a ü d' A n e. ea fut toute contriftée , & ne favoit comment fe rirer cPembarras. Le roi prefïbit la con:lufion. II failut recourir encore a la marraine, qui, étonnée de ce que fon fecret n'avoit pas réufii, lui dit d'eHayer d'en demander une de la couleur de la lune. Le roi , qui ne pouvoit lui rien refufer, envoya chercher les plus habjles ouvtiers, & leur commanda fi exprefTcment une robe couleur de la lune , qu entre ordonner & Papporter, il n'y eut pas vingt-quatre heures. L'infanre, plus charmée de cette fuperbe robe que des foins du roi fon père , s'afljigea iinmoderément lorfqu'elle fut avec fes femmes & fa nourrice. La fée des Lilas , qui favoit tout, vïnt au fecours de Paffligée princeffe, & lui dit : ou je me rrompe fort , ou je crois que iï vous demandez une robe couleur du foleil, cu nous viendrons a bout de dégoüter le roi votre père , car jamais on ne poiirra parvehir a faire une, pareille robe, ou nous gagnerons toujours du tems. L'infaute en convint, demanda la robe ; & Pamoureux roi donna fans regret tous les diamans & les rubis de fa couronne pour aider a ce fuperbe ouvrage , avec ordre de' ne rien cpargner pour rendre cette robe égale au foleil. Auffi , dès qu'elle parut, tous ceux qui la virent déployée furent obligés cle fermer les yeux , rant ils furent éblouis. C'eft de ce rems que fe da-  if?o Peau d' A n e. défefpérer lorfque la marraine accourut. Que faites-vous, ma fille ? dit-elle , voyant la princeffe déchirant fes cheveux & meurtrifTant fes belles joues j voici le moment le plus heureux de votre vie. Enveloppez-vous de cette peau , forrez de ce palais , 6c allez tant que terre vous pourra porter : lorfqu'on facrifie tout a la vertu , les Dieux favent en récompenfer. Allez, j'aurai foin que votre toilette vous fuive par-tout, en quelque lieu que vous vous arrêtiez , votre caffette , oü feront vos habits & vos bijoux , fuivra vos pas fous tetre; Sc voici ma baguette que je vous donne : en frappant la terre quand vous aurez befoin de cette caffette , elle paroitra devant vos yeux : mais hatez-vous de partir, Sc ne tardez pas. L'infante embralfa mille fois fa marraine , la pria de ne pas Pabandonner , s'affubla de cette vilaine peau , après s'être barbouillée de fuie de cheminée, Sc fortit de ce riche palais fans être reconnue de perfonne. L'abfeuce de l'infante caufa uue grande rumeur. Le roi, au défefpoir , qui avoit fait préparer une fête magnilique , étoit inconfolable. 11 fit partir plus de cent gens-d'atmes &: plus de mille moufquetaires pour aller a la quête de fa fille ; mais la fée, qui la protégeoit, la rendoit invifible aux plus habiles recherches j ainfi, il fallut bien s'en confoler.  Peau d'Ane. i 8 i Pendant ce tems l'infante cheminoit. Elle alla bien loin, bien loin, encore plus loin , & cherchoit partout une place j mais, quoique par charité on lui donnar a manger, on la rrouvoit fi crafleufe , que perfonne n'en vouloit. Cependant elle entra dans une belle ville , a la porte de laquelle étoit une métairie , dont la fermière avoit befoin d'une fouillon pour laver les rorchons , 8c nétoyer les dindons & 1'auge des cochons. Cette femme, voyant cette voyageufe fi malpropre , lui propofa d'entrer chez elle 7 ce que l'infante accepta de grand cceut , tant elle étoit laffe d'avoir tant marché. On la mit dans un coin reculé de la cuifine , ou elle fut, les premiers jours, en butte aux plaifanteries groffières de la valetaiile, tant fa peau d'ane la rendoit fale 8c dégoutante. Enfin on s'y accoutuma ; d'ailleurs elle étoit fi foigneufe de remplir fes devoirs , que la fermière la prit fous fa proteéHon. Elle conduifoit les moutons, les faifoir parquer au tems oü il le falloit j elle menoit les dindons paitre avec une intelligence qui fembloit qu'elie n'eüt jamais fait autre chofe : aufli tout fruétifioit fous fes belles mains. Un jour qu'afiife pres d'une claire fontaine, oü elle déploroit fouvent fa trifle condition , elle s'avifa de s'y mirer, 1'effroyable peau d'ane , qui faifoit fa coiffure 8c fon habillement , 1'épou- M 3  l8i Peau d' A n e. vanta. Hontêufe de eet ajuftement , elle fe décralTa le vifage & les mains qui devinrenc plus blanches que i'ivoire , & fon beau teint reprit fa fraïcheur naturelle. La joie de fe trouver li belle lui donna envie de s'y baigner, ce qu'elle exécuta ; mais il fallut remettre fon iudigne peau pour retourner a la mctairie. Heureufemenr le lendemain étoit un jour de fète ; ainfi elle eut le loifir de tirer fa caflerte , d'arranger fa toilette, de poudrer fes beaux cheveux , & de mettre fa belle robe couleur du tems. Sa chambre étoit fi ■petite , que la queue de cette belle robe ne pouvoit pas s'érendre. La belle princefTe fe mira & s'admira elle-même , avec raifon , fi bien qu'elle réfolut , pour fe défennuyer , de mettte tour-atour fes belles robes les fêtes & les dimanches; ce qu'elle exécuta ponétuellement. Elle mêloit des fleurs & des diamans dans fes beaux cheveux avec un art admirable ; & fouvent elle foupiroit de n'avoir pour témoin de fa beauté, que fes moutons & fes dindons qui Paimoient autant avec fon horrible peau d ane , dont on lui avoit donné le nom dans cette ferme. Un jour de fête que Peau-d'Ane avoit mis la robe couleur du foleil , le fils du roi a qui cette ferme appartenoit , vint y defcendre pour fe repofer en revenant de la chaffe. Ce prince ctoit jeune , beau & admirablement bien fait,  Peau r>' A y | 183 Pamour de fon père & de la reine fa mère , adoré des peuples. On onrir. a ce jeune prince une collatk>n champêtre , qu'il aecepra ; puis il fe mit a parcourir les balles-cours & tous leurs re~ coins, En courant ainfi de lieu en lieu , il entra dans une fombre allee , au bout de laqnelle il vit une porte fermée. La curi /fité lui fit mettre Pce-il a la ferrure. Mats que devint-il. en appercevant la princefle fi belle &: fi richemenr vcuie, qu'a fon air noble & modefte il prit ponr une divinité ? L'impétuofité du fentjment qu'il cprouva dans ce moment , 1'auroit porté a enfoncer la porte, fans le rcfpeól que Uü infpira cette raviffante perfqane. 11 fortit avec peine de cette petite allee fom bre & obfcure , mais ce fut pour s'informer qui demeuroit clans cette petite chambre. On lui répondit que c'étoit une fouillon qu'on nommoit Peau d'Ane , a caufe de la peau. dont elle s'hahilloitj & qu'elle étoit fi fale & fi craffeufe, que perfonne ne laregardoit ni neluipar!oit,& qu'on ne Pavoit grife que pat pitié peur garder les moijtons & les dindons, Le prince, peu fatisfait de eet éclairciflement; vit bien que ces gens grofliers n'en favoient pas davantage , & qu'il étoit inutile de les queftionner. 11 revint au palais du roi fon père, plus arooureux qu'on ne peut dire , ayant continueüernent M 4 ■  184 Peau d' A n e. devant les yeux la belle image de cette divinitc qu'il avoit vue par le trou de la ferrure. 11 fe repentit de n'avoir pas heurté a Ia porte, & fe promit bien de n'y pas manquer une autre fois. Mais 1'agitation de fon fang , caufée par 1'ardeur de fon amour , lui donna , dans la même nuit , une fièvre fi terrible , que bientót il fut réduit a 1'extrêmité. La reine fa mère , qui n'avoit que lui d'enfant 3 fe défefpéroit de ce que tous les remèdes étoient inutiles. Elle promettoit en vain les plus grandes récompenfes aux mcdecins ; ils y employoient tont leur art, mais rien ne guénifoit le prince. Enfin ils devinèrent qu'un mortel chagrin caufoit tout ce ravage : ils en averti- ... b ' rent Ja reine, qui, toute pleine de tendreffe pour fon fils , vint le conjurer de dire la caufe de fon mal; & que quand il s'agiroit de lui céder la courcnne , le roi fon père defcendroit de fon fröne fans regret pour 1J faire monter : que s'il défiroit quelque ptincelfe, quand même on feroit en guerre avec le roi fon père , & qu'on eut de juftes fujets de s'en plaindre , on facrifieroit tout pour obtenir ce qu'il défiroit; mais qu'elle le oonjuroit de ne pas fe laiffer mourir , puifque de fa vie déperfdoit la leur. La reine n'acheva pas ce touchant difcours fans mouiller Ie vifage du prince d'un torrent de larmes. Madame, lui dit enfin le prince, avec une voix fort foible, je  Peau d' A n e. 1S5 ne fuis pas affez dénaturé pour défirer la couronne de mon père ; plüt au ciel qu'il vive de longues années , & qu'il veuille bien que je fois long-tems le plus fidéle Sc le plus refpeetueux de fes fujets ! Quant aux princelfes que vous m'offrez , je n'ai point encore penfé a me marier; Sc vous penfez bien que, foumis comme je le fuis a vos volontés , je vous obéirai toujours , quoi qu'il m'en coüte. Ah ! mon fils, reprit la reine , rien ne nous coütera pour re fauver la vie ; mais, mon cher fils , fauve la mienne Sc celle du roi ton père , en me déclarant ce que tu défires , Sc fois bien affuré qu'il te fera accordé. Eh bien , madame , dit-il, puifqu'il faut vous déclarer ma penfée, je vais vousobéir; je me ferois un crime de mettre en dan?er deux têtes qui me font fi chères. Oui, ma mère , je défire que Peau-d'Ane me faffe un gateau , Sc que , dès qu'il fera fait, 011 me 1'apporte. La reine étonnée de ce nom bizarre , demanda qui étoit cette Peau-d'Ane ? C'eft , madame , reprit un de fes officiers , qui par hafard avoit vu cette fille , c'eft, dit-il, la plus vilaine bete , après le loup ; une noire peau, une cralfeufe qui loge dans votre métairie, & qui garde vos dindons. N'importe, dit la reine : mon fils, au retour de la chafte , a peut-être mangé de fa patifterie 7 c'eft une fantailie de malade; en un mot, je veux que  i Peau d' A n f. Peau-dAne puifque Peau-d'Ane y a , lui fadé promptement un gateau. On courut a la métaine , & 1'on fit venir Peau-d'Ane pour lui ordonnerde fairedefon mieux , un gateau pour leprince. Quelques auteurs ont afiüré que Peau-dAne ,. au moment que ce prince avoit mis 1'ecil » la ferrure, les fiens 1'avoient appercu; & puis, que tegardantpar fa petite fenëtre, elle avoit vu ce prince li jeune , fi beau & fi bien fait, que 1'idée lui en étoit reftée , & que fouvent ce fouvemr lui avoit coüté quelques foupirs. Quoi qu'il en foit , Peau-d'Ane 1'ayant vu , ou en ayant beaucoup enrendu parler avec éioge , ravie de pouvoir trouver un moyen d'être connue, s'enferma dans fa chambrette, jeta fa vilaine peau , fe décraiTa le vifage & les mains-, fe coiffa de fes blonds cheveux , mit un beau corfet dargent brillant , un jupon pareil , & fe mit a faire le gateau tant défiré : elle prit de la plus pure farine , des ceufs & du beurre bien frais. En travaillant, foit de deffein ou autrement , une bague qu'elle avoit au doigt tomba dans la pate , s'y mela; & , dès que le gateau fut cuit, s'afiiiblant de fon horrible peau , elle donna le gateau al'officier, a qui elle demanda des nouvelles du prince , mais eet homme ne daignant pas lui répondre , courut chez le prince lui portcr ce gateau.  Peau d' A n e.' 187 Le prince le prit avidement des mams de eet homme , & le mangea avec une telle vivacité , que les medecins qui étoient préfens ne manquèrent pas de dire que cette fureur n'étoit pas un bon figne. ÉfFêótivement le prince penfa s'étrangler par la bague qu'il trouva dans un des morceaux du gateau, mais il la retira adroitement de fa bouche; & fon ardeur a dévorer ce gateau fe ralentit, en examinant cette fine émetaude montée fur un jonc d'or dont le eercle étoit fi étroit, qu'il jugea ne pouvoir fervir qu'au plus perit joli doigt du monde. 11 baifa mille fois cette bague , la mit fous fon chevet , & 1'en tiroit a tout moment, quand il croyoit n'être vu de perfonne. Le tourment qu'il fe donna pour imaginer comment il pourroit voir celle a qui cette bague pouvoit aller, & n'ofant croire , s'il demandoir Peau-d'Ane qui avoit fait ce gateau qu'il avoit demandé , qu'on lui accordat de la faire venir , n'ofant non plus dire ce qu'il avoit vu par le trou de cette ferrure, de crainte qu'on ne fe moquat de lui, & qu'on ne le prit pour un vifionnaire , toutes ces idéés le tourmentant a la fois , la fièvre le reprit fortement; & les médecins , ne fachant plus que faire , déclarèrent a la reine que le prince étoit malade d'amour. La reine accourut chez fon fils avec le roi qui fe défcioit : Mon fils, mon  i88 Peau d'Ane. cher fils , s'écrie le monarque affligé, nommenous celle que tu veux -y nous jurons que nous te la donnerons, füt-elle la plus vile des efclaves. La reine , en 1'embralfant, lui confirma le ferment du roi. Le prince attendri par les larmes & les carelfes des auteurs de fes jours : Mon père & ma mère , leur dit-il , je n'ai point deffein de faire une alliance qui vous déplaife y Sc pour preuve de cette vérité , dit-il en riant 1'émeraude de defious fon chevet , c'eft que j'épouferai celle a qui cette bague ira, telle qu'elle foit; Sc il n'y a pas apparence que celle qui aura ce joli doigt foit une ruftaude ou une payfanne. Le roi Sc la reine prirent la bague , 1'examinèrent curieufement, Sc jugèrent, ainfi que le prince , que cette bague ne pouvoit aller qua quelque fille de bonne maifon. Alors le roi ayant embraffé fon fils, en le conjurant de guérir, fortit, fit fonner les tambours, les fifres Sc les trompettes par toute la ville, Sc ctier par fes hérauts, que 1'on n'avoit qu a venir au palais elfayer une bague ; Sc que ceile a qui elle iroit jufte , épouferoit Phéritiet du trone. Les princeffes d'abord arrivèrent , puis les ducheffes, les marquifes & les baronnes y mais elles eutent beau toutes s'amenuifer les doigts , aucune ne put mettre la bague. II fallut en venir aux gnfettes, qui, toutes jolies qu'elles étoient ,  Peau d' A n e.' 189 avoient toutes le doigt trop gros. Le prince , qui fe portoit mieux , faifoit lui-mème 1'effai. Enfin on en vint aux filles de chambre ; elles ne réuffirent pas mieux. II n'y avoir plus perfonne qui n'eut effayé cette bague fans fuccès , lorfque le prince demanda les cuifinières , les marmitonnes, les gardeufes de moutons : on amena tout cela; mais leurs gros doits rouges &; courts ne purent feulement aller par-dela 1'ongle. A-t-on fait venir cette Peau-d'Ane qui m'a fait un gateau ces jours derniers 3 dit le prince ? Chacun fe prit a rire, &c lui dit que non, tant elle étoit fale & craffeufe. Qu'on Paille chercher tout-a-Pheure, dit le roi; il ne fera pas dit que j'aie excepté quèlqu'un. On courut, en riant & fe moquant, chercher la dindonnière. L'infante qui avoit entendu les tambours & le cri des hérauts d'armes , s'étoit bien doutée que fa bague faifoit ce tintamare : elle aimoit le prince ; & , comme le véritable amour eft craintif & n'a point de vanité , elle étoit dans la crainte continuelle que quelque dame n'efyfc le doigt aulli menu que le fien. Elle eut donc une grande joie quand on vint la chercher, & qu'on heurta a fa porte. Depuis qu'elle avoit fu qu'on chetchoit un doigt propre a mettre fa bague , je ne fais quel efpoir Pavoit portée a fe coiffer plus foigneufement & a mettre fon beau  ï?° Peau d' A n e; corps dargent, avec le jupón plein de falbalaS de dentelles dargent, femés d'émeraudes. Si-tótqu'elle entendit qu'on heurtöit a la porte , &c qu'on 1'appeloit pour aller chez le prince, elle remit promptement fa peau d ane , ouvrit fa potte; & fes gens, en fe moquant d'elle ,• lui dirent que le roi la demandoit pour lui faire epoufer fon fils; puis , avec de' longs éclats de rire , ils la meneren! chez le prince, qui, luimême étonné de 1'accoutrement de cette fille , n'ofa croire que ce fut celle qu'il avoit vue fi pompeufe & fi belle. Trifte.& confus de sene fi lourdement trompt-: eft-ce vous , lui dit-il, qui logez au fond de cette allee obfcure, dans! la troifième balTe-cour de la métairie ? Oui , Seigneur répondit-elle. Montrez-moi votre main , dit-il en trëmblant & pouflant un profond foupir. Dame! qui fut bien furpris ? Ce' furent Ie rei & la reine, ainfi que tous les chambellans & les grands de la cour , lorfque de deflbus certe peau noire & crafieufe, fortit une petite main délicate , blanche & couleur de rofe, ou la bague sajufta fans peine au plus petit joli doigt du monde ; & par un perit mouvement que 1'infante fe donna, la peau tomba, & parut d'une beauté fi raviiïante, que le prince , tout foible qu'il étoit, fe mit a fes genoux , & les fer,ra avec une ardeur qui la fit rougir; mais on    Peau d' A n e. i$t ïie s'en appercut prefque pas, paree que le roi & la reine vinrent i'embrailer de toute leur force, & lui demander li elle ne vouloit pas bien epoufer leur fils. La princeffe, confufe de tant de careflès & de 1'amour que lui marquoit ce beau jeune prince , alloit cependant les en remercier, lorfque le plafond du fallon s'ouvrit, & que la fée des Lilas defcendant dans un char fait de branches Sc de fleurs de fon nom , conta, avec une grace infinie , 1'hiftoire de l'infante. Le roi Sc la reine > charmés de voir que Peau d'Ane étoir une grande princeffe , redoublèrent leurs carelfes ; mais le prince fut encore plus feufible a la vertu de la princefFe , & fon amour s'accrut par cette connoiifance. L'impatience du prince pour epoufer la princeffe fut telle , qu'a peine donna-t-il le tems de faire les préparatifs convenables pour eet angufte hyménée. Le roi & la reine qui étoient affolés de leur bellefille i lui faifoient mille careffes, Sc la tenoient inceffamment dans leuis bras. Elle avoit déclaré qu'elle ne pouvoit époufer le prince , fans le cönfenrement du roi fon père : auffi fut-il ie premier auquel on envoya une invitation, fans lui dire quelle étoit Pépoufée; la fée des Lilas, qui préfidoit a tout , comme de raifon , Pavoit exigé j a caufe des conféquences. 11 vint des rois de tous les pays y les uixs en chaife a por-  192 P E A o d' A n e. ■ teurs d'autres en cabriolet, de plus éloignéi montcs fur des éléphans , fur des tigres, fur des aigles: mais le plus magnifi & ,e poifint.fct le père de 1'infante, qui heureufemenr avoit oublié fon amour déréglé, & avoit epoufe une terne veuve fort belle, dont ü n'avoit po.nt eu d'enfant. L'infante courut au devant de ü la reconnut auffitót, & l'en,braffa avec une grande tendreffe , avant qu'elle eut eu le temps de fe jeter a fes genoux. Le roi & la mne lux préfencèrent leur fils , qiül Comhh d amute Les noces fe firent avec toute la pompe 'maginable Les jeunes époux, peu fenffbles a ces magnfficences, ne virent & ne regardèrent queux. Le rot, pète du prince, fit couronner on fils ce meme jour; &, lui baifant la main le pac^afurfon tróne, malgré la réfiftance de' ce fils fi bien né : mais il fkllut bien obéir. Les fetes de eet illufhe mariage durèrent prés de "ois mois ; mais 1'amour des deux époux durei'oit encore, tant ils s'aimoient, s'ils n'étoient pas morts cent ans après. MORALITÉ. Le conté de Peau d'Ane eft difneile a croire: Ma.s tant q„e dans le monde on aura des enfans, Des mères&des mères-grand's, On en gardera Ia mémoire. LES  LES SOÜHAITS RIDICULES, CONTÉ. Si vous étiez moins raifonnable, Je me garderois bien de venir vous conter La folie & peu galante fable Que je m'en vais vous débitef. Une aune de boudin en fournit Ja matière: Une aune de boudin, ma chère Quelle pitié ? C'eft une horreur, S'écrioit une précieufe, ,Qui, toujours tendre & férieufe, Ne veut ouïr parler que d'affaires de cceur. Mais vous qui, mieux qu'ame qui vive, Savez charmer en racontant, Et dont 1'expreftion eft toujours fi naïve, Que 1'on croit voir ce qu'on entend; Qui favez que c'eft la manière Dont quelque chofe eft inventé , Qui, beaucoup plus que Ia matière, De tout récit fait Ia beauté; Vous aimerez ma fable & fa moralité : J'en ai, j'ofe le dire, une ailiirance entière. Torne I. ^  194 Les Souhaits Il étoit une fois un pauvre Bucheron Qui, las de fa pénible vie, Avoit, difoit-il, grande envie De s'aller repofer aux bords de 1'Achéron, Repréfentant dans fa douleur profonde, Que, depuis qu'il étoit au monde, Le Ciel cruel n'avoit jamais Voulu remplir un feul de fes fouhaits. Un jour que, dans le bois, il fe mit a fe plaindre, A lui, la foudre en main , Jupiter apparut: On auroit peine a biefi dépeindre La peur que le bon homme en eut. Je ne veux rien , dit-il, en fe jetant par terre ; foint de fouhaits , point de tonnerre , Seigneur ; demeurons but a but. Ceffe d'avoir aucune crainte ; 1 Je viens , dit Jupiter, touché de ta complainte, Te faire voir le tort que tu me fais : Ecoute donc. Je te promets , Moi qui du monde entier fuis le fouverain maitre, D'exaucer pleinement les trois premiers fouhaits Que tu voudras former fur quoi que ce puille être : • Vois ce qui peut te rendre heureux, Vois ce qui peut te fatisfaire; Et comme ton bonheur dépend tout de tes vceux, Songes-y bien avant que de les faire. A ces mots , Jupiter dans les cieux remonta; Et le gai Bucheron, embralfant fa falourde, Pour retourner chez lui fur fon dos la jeta. Cette charge jamais ne lui parut moins lourde. 11 ne faut pas, difoit-il en trottant , Dans tout ceci, rien faire a la légere ;  Ridicule s. ij? Pour un époux merveilleux avantage , Et fi grand , qu'il penfa , dans eet heureux moment, Ne fouhaiter rien d'avantage! Je pourrois bien , difoit-il a part foi, Après un malheur fi funefte , Avec le fouhait qui me refte , Tout d'un plein faut me faire roi. Rien n'égale , il eft vrai, la grandeur fouveraine; Mais encore faut-il fonger Comment feroit faite la reine , Et dans quelle douleur ce feroit. la plonger , De 1'aller placer fur un tröne Avec un nez plus long qu'une aune. 11 faut 1'écouter fur cela; Et qu'elle-même elle foit la maitrefTe De devenir une grande princelfe , En confervant 1'horrible nez qu'elle a ; Ou de demeurer Bucheronne Avec un nez comme une autre perfonne, Et tel qu'elle l'avoit avant ce malheur-la. La chofe bien examinée, Quoiqu'elle füt d'un fceptre & la force, & 1'effeti Et que , quand on eft couronnée , On a toujours le nez bien fait; Comme au défir de plaire il n'eft rien qui ne cède , Elle aima mieux garder fon bavolet, Que d'être reine & d'être laide. Ainfi le Bucheron ne changea point d'état, Ne devint point grand potentat, D'écus ne remplit point fa bourfe; Trop heureux d'employer fon fouhait qui reftoit, Foible bonheur, pauvre reflource , A remettre fa femme en 1'état qu'elle étoit. N 5  ï5>8 Les Souhaits Ridicule;, Bien eft donc vrai qu'aux hommes miférables, Aveugles, imprudens, inquiets, variables, Pas n'appartient de faire des fouhaits ; Et que peu d'entre eux font capables De bien ufer des dons que le ciel leur a faits.  NOUVEAUX CONTES DES FÉES, Par Madame la Comtejfe de MüRAT, N 4   LE PARFAIT AMOUR, C O N T E. Da n s un de ces agréables pays qui font dépendans de 1'empire des fées , régnoit la redoutable Danamo ; elle étoit favante dans fon art, cruelle dan« fes actions , & glorieufe de 1'honneur d'être defcendue de la célèbre Calipfo, dont les charmes eurent la gloire & le pouvoir, en arrêtant le fameux Ulyffe, de triompher de la prudence des vainqueurs de Troyes. Elle étoit grande , avoit 1'air farouche, & fa fierté s'étoit foumife avec beaucoup de peine aux dures loix de- 1'hymen ; 1'amour n'avoit jamais pu parvenir jufques a fon cceur , mais le deffein d'unir un royaume florifTant a celui dont elle étoit reine , & un autre qu'elle avoit ufurpé, lui avoit fait époufer un vieux roi de fes voifins.  loz Lfi Parfait Amour. II mourut peu d'années après fon mariage , & il en demeura a la fée une fille , qui fut nommée Azire ; elle étoit d'une laideur exrraordinaire , mais elle ne paroilïoit point telle aux yeux de Danamo , elle la trou voit charmante » peut-être a caufe qu'elle lui relTembloit parfaitement. Elle devoit être reine de trois royaumes , cette circonftance adoucit bien des défauts; elle fut demandée par tous les princes les plus puilfans des contrées voifines. Cet empreirement, joint a 1'aveugle amitié de Danamo, acheva de rendre fa vanité infupportable: elle étoit défirée avec ardeur donc elle étoit digne de Pêtre. C'étoit ainfi que la fée & la princeffe raifonnoient entr'elles 5; joiüuoient du plailir de fe tromper. Cependant Danamo ne fongeoit qu'a rendre le bonheur de Ia princeile auffi parfait qu'elle Pen trouvoit digne; elle élevoit dans fon palais un jeune Prince , fils de fon frère. II s'appelloit Patcin Parcinet, il avoit Pair noble , la taille fine , une grande quantité de cheveux blonds admirables ; 1'amout pouvoit être jaloux de fon pouvoir , car ce dieu n'a jamais eu de flèches aux pointes dorées , fi füres de triompher des cceurs fans réfiftance , que 1'étoient les beaux yeux1, de Parein Parcinet. II faifoit bien tout ce qu'il vouloit faire, il dan-  Le Parfait Amour. 203 foit parfaitement, il chantoit de même , & il gagnoit tous les prix des tournois 5 dès qu'il prenoit la peine de les difputer. Ce jeune prince faifoit les délices de la cour, & Danamo qui avoit fes delfeins , ne s'étoit point oppofée aux refpects , & d 1'admiration que 1'on avoit pour lui. Le roi , père de Parein Parcinet, étoit frère de la fée ; elle lui déclara la guerre, fans même en chercher de raifons. Ce roi combatit vaillamment a la tête de fes troupes ; mais que peut une armée contre le pouvoir d'une fée auffi favante que Danamo ? Elle ne laiffa balancer la vicloire qu'autant qu'il falloit pour que fon malheureux frère pérït en cette occafion. Dès qu'il fut mort, d'un coup de baguette elle diflïpa fes ennemis , & fe rendit maittelfe du royaume. Parein Parcinet étoit encore au berceau , on 1'apporta a Danamo : on auroit entrepris en vain de le cacher a une fée , il avoit déja. ces graces féduifantes qui gagnent les cceurs. Danamo le carelTa, & peu de jours après elle 1'emmena avec elle dans fon royaume. Ce prince avoit dix-huit ans , quand la fée voulant enfin exécuter fes deffeins, formés depuis tant d'années , réfolut d'unir Parein Parcinet a. la princeffe fa» fille. Elle ne douta pas un üio4  204 Parfait Amour. ment de la joie infinie qu'auroit ce jeune prince, né ambitieux, deftiné par fes «malheurs a vivre fujet , de devenir en un jour fouverain de trois empires; elle envoya querir la princeffe , & lui découvrit enfin le choix qu'elle avoit fait pour elle. La princefTe écouta ce difcours avec une émotion qui fit juger a la fée que cette réfolution , en faveur de Parein Parcinet, déplaifoit a fa fille. Je vois bien, lui dit-elle, en remarquant que fon trouble augmentoit encore, que tu voulois porter ton ambition plus loin , & joindre a ton empire celui d'un de ces rois qui t'ont tant de fois demandée. Mais de quels rois Parein Parcinet ne peut-il pas être vainqueur ? Son courage eft au-deffus de tous ; lesfujets d'un prince fi parfait pourroient bien unjour en fa faveur devenir rebelles. En te donnant a lui, je t'affure la poffeflion de fon royaume. Pour fa perfonne il eft inutile d'en parler , ttt fais que les plus fières beautés n ont pu réfifter a fes charmes. La princeffe fe jetant tout d'un coup aux piés de la fée, interrompit fon difcours , &z lui avoua que fon cceur n'avoit pu réfifter a ce jeune vainqueur, fameux par tant de conquêtes; mais ajouta-t-elle en rougiiTant, j'ai donné mille marqués de ma tendreffe a 1'infenfible Parci»  Le Parfait Amour. loy Fhrcinet, il les a recues avec une froideur qui me défefpère. C'eft qu'il n'ofoit élever fes penfées jufques a toi , reprit 1'orgueilleufe fée , il a fans doute craint de me déplaire , & je lui fais bon gré de fon refpecl. Cette opinion flatteufe étoit trop convenable a Pinclination & a la vanité de la princefTe, pour ne s'en pas lailTer perfuader. Enfin, la fée envoya querir Parein Parcinet; il vint la trouver dans un cabinet magnifique oü elle 1'attendoit avec La princefTe fa fille. Appelle tout ton courage a ton fecours , lui dit elle dès qu'il parut; ce n'eft pas pour foutenir des malheurs , mais c'eft pour ne pas fuccomber fous ta bonne fortune : tu vas régner, Parein Parcinet, & pour comble de bonheur , tu vas régner en époufant ma fille. Moi, madame , s'écria le jeune prince , avec un étonnement oü il étoit aifé de remarquer que la joie n'avoit point de part, moi je vais époufer la princefTe , continua t-il, en reculant quelques pas? Hé! quel dieu vient fe mêlet de ma deftinée? que n'en laiffe-t-il le foin au feula qui je demandois du fecours ? Ces paroles furent prononcées par le prince avec un emportemeut oü fon cceur prenoit trop de part , pour pouvoir être d'abotd arrêté par fa raifon. La fée crut que le bonheut inefpéré de Parein Parcinet le mettoit hors de lui-même,  ioS L e Parfait Amour..' mais la princefTe 1 aimoir, & 1'amour rend quelquefois les amans plus pénetrans que 1'efprit même. De quel dieu, Parein Parcinet, lui ditelle avec émotion, implorez-vous fi rendrement le fecours? Je connois trop bien que je n'ai point de part aux vceux que vous lui faites. Le jeune prince qui avoit eu le tems de fe remettre de fon premier étonnement, & qui avoit compris Pimprudence de ce qu'il venoit de faire , appela fon efprit au fecours de fon cceur. II répondit plus galamment d la princelTe qu'elle n'avoit efpéré , & remercia la fée avec un air de grandeur, qui marquoit affez qu'il étoit nonfeulement digne des empires qui lui étoient offerts, mais de celui de tout le monde. Danamo & fon orgueilleufe fille furent fatiffaites de fes difcours , elles réglèrent toutes chofes avant que de fortir du cabinet, & la fée ne différa le jour des noces de quelque t2ms , que pour donner le loilir d toute Va C3iir de fe préparer d cette grande fère. En förtant du cabinet de la reine, la nouvelle du mariage de Parein Parcinet avec Azire fut rrpandue en un ' moment dans tout le palais; on vint en foule s'en réjouir avec le prince! Quelque peu aimable que fut la princeffe, c'étoit une belle fortune que celle oü elle alloit le faire monter.  Le Parfait Amour ïxsf Parein Pareiner recevoit tous ces honneurs avec un air fioid qui furprenoit d'autant plus fes nouveaux fujets, qu'il paroiffoit mêlé d'un chagrin & d'une inquiétude extreme :il fallut, le refte de la journée, qu'il recut les empreffemens de toute la cour , & qu'il foutïnt les témoignages d'amour que lui donnoit fans celfe Azire. Quelle fituation pour un jeune prince occupé d'une vive douleur ! La nuit lui parut avoir rerardé fon retour mille fois plus long-tems qu'a 1'ordinaire. L'impatient Parein Parcinet la preffoit par fes fouhairs; elle vint enfin, il fortit avec précipitation de ce lieu ou il avoit tant fouffert, il rentra dans fon appartement, & après avoir écarté tout le monde, il ouvrit une porte qui donnoit dans les jardins du palais, il les traverfa , fuivi feulemenr d'un jeune efclave. Lhie belle rivière , mais de peu d'étendue , paffoit au bout de ces jardins , & féparoit du magnirlque palais de la fée , un petit chateau fianqué de quatre tours , & entouré d'un foffé affez profond que remplilfoit cette même rivière: c'étoit dans ce lieu fatal que voloient fans ceffé les vceux & les déiirs de Parein Parcinet. Quelle merveille y étoit renfermée ! Danamo y faifoit garder foigneufement ce tréfor: c'étoit une jeune princeffe, fille de fa fceur. Elle Pavoit  ioS L e Parfait Amour.' confiée en mourant aux foins de la fée ; fa beauté , digne de 1'admiration de tout le monde, parut trop dangereufe a Danamo, pour laiffer voir Azire auprès d'elle. Quelquefois on permettoit a. la charmante Itolite ( c'eft ainfi qu'elle fe nommoit) de venir au palais voir la fée Sc la princefle fa fille , mais jamais on ne Pavoit laiftee paroitre en public ; fes charmes naiifans étoient inconnus , mais non pas ignorés de tout le monde. Ils avoient paru chez la princeffe Azire aux yeux de Parein Parcinet, & il Padora dès qu'il Peut vue. La proximité du fang ne donnoit aucun privilege a. ce jeune prince auprès d'Irolite, depuis que la jeune princeffe n'éroit plus un enfant , 1'impitoyable Danamo ne permettoit a perfonne de la voir. Cependant Parein Parcinet brüloit d'un feu auffi ardent que le devoient allumer les charmes d'Irolite : elle avoit quatorze ans, fa beauté étoit parfaite, fes cheveux étoient d'une couleur charmante , fans être tout a fait noirs ni blonds; fon reint avoit tout a fait la fraicheur du printems , fa bouche étoit belle, fes dents admirables, fon fourire gracieux ; elle avoit de grands yeux bruns , vifs Sc touchans , Sc fes regards paroilfoient dire mille chofes que fon jeune cceur ignoroit. On  Le Parfait Amour. 109 On Pavoit élevée dans une grande foiitude : quelque prés du palais de la fée que fut le chateau oü elle demeuroit, elle n'y voyoit pas plus de monde qu'elle auroit fait au milieu des deferts. Danamo faifoit fuivre exactemcnt cetotdre ; la belle Irolire paffoit fa vie avec les femmes deftinées a être auprès d'elle. Leur nombre étoit petit, rriais quelque peu de fortune qu'on dut attendre dans une cour fi folitaire & fi bornée, la renommée qui ne redoutoit point Danamo , publioit tant de merveilles de cette jeune princelfe, que les perfonnes les plus élevées de la cour s'offroient a s'aller renfermer avec la jeune Irolite. Sa préfence ne démentoit point cequela renommée en faifoit attendre , on ttouvoit toujours en elle a admirer. Une gouvernante d'un efprit Sc d'une fageffé extréme , autrefois attachée a la princeffe mère d'Irolite , étoit demeürée auprès d'elle , Sc gémiffoit fouvent des rigueurs de Danamo pour la charmante Irolite ; elle s'appelloit. Mana. Le défir de rendre a la princeffe la liberté dont elle devoit jouir , & le rang oü elle devoit êtte , lui avoient fait foufTrir 1'amour de Parein Parcinet. II y avoit alots trois ans qu'il s'étoit un foir introduit dans le chateau en habit d'efclave; il trouva Irolite dans le jardin , il lui paria de fa tendreffe } elle n'étoit alots qu'un enToma I, O  2io Le Parfait Amour. fantadmirable; elle aimoit Parein Parcinet comme s'il eüt été fon frère, & ne pouvoit encore comprendre que Pon aimat autrement. Mana, qui ne s'éloignoit guère d'Irolite , furprit le jeune prince dans le jardin , il lui apprit fon amour pour la princeffe , & le deffein qu'il avoit formé de perdre la vie , ou de lui rendre un jour la liberté, & d'aller enfuite chercher, en fe montrant au peuple de fon royaume, un moyen glorieux de fe venger de Danamo , & de placer Irolite fur le rróne. Le mérite nailTant de Parein Parcinet pouvoit rendre croyables les projets les plus difliciles, &c c'étoit le feul fecours qui s'offroit pour délivrer Irolite. Mana lui permit de venir quelquefois dans le chateau quand la nuit feroit arrivée; il ne voyoit Irolite qu'en fa préfence , mais il lui parloit de fon amour , & tachoit fans ceffe par fes rendres difcours & par fes foins conftans, de lui infpirer une ardeur auffi vive que la fienne. Parein Parcinet depuis trois ans n'étoit occupé que de fa tendtelfe ; prefque toutes les nuits il alloit au chateau de fa princeffe, & tous les jours il ne faifoit que penfer a elle. Nous 1'avons laiffe traverfant les jardins de Danamo fuivi d'un efclave , & pénétré de la douleur oü le réduifoient les réfolutions de la fée. II arriva au bord de la rivière ; une petite barque dorée , attachée fur Je rivage , dans laquelle Azire fe promenoit  Le Parfait Amour.. 211 quelquefois fur Peau , fervic a paffer Famoureuk prince. L'efclave ramoit, & dès que Parein Parcinet avoit monté une échelle de foie qu'on lui jetoit d'une petite terraffe qui régnoit fur toute lal face du chateau, le fidéle efclave ramenoir labarque oü elle devoit être , & ne la raprochoit du chateau , qu'a un fignal que lui faifoit Parein Parcinet ; c'étoit de faire voir pendant quelques momens un flarnbeau allumé fur la terralTe. Ce foir le prince fit fon chemin ordinaire, on lui jetta Péchelle de foie , & il entra fans obftacle jufques a la chambre de la jeune Irolire , il la trouva couchée fur un lit de repos toute en larmes. Quelle lui parut belle dans eet état douloureux ! fes charmes n'avoient jamais paru fi touchans au jeune prince. Qu'avez-vous, ma princeffe, lui dit-il , en fe jetant a genoux devant le lit fur lequel elle éroit couchée? qui peut faire couler ces précieufes larmes ? hélas ! continua-t-il en foupirant, autai-je encore ici de nouveaux malheurs a apprendre! Les larmes & les foupirs de ces jeunes Amans fe confondirent enfemble , 6c il fallut qu'ils en laifTaflent paffer le cours avant que de fe pouvoir dire la caufe de cette vive douleur. Enfin ce jeune prince pria Irolite de lui apprendre quelle nouvelle rigueur la fée avoit encore exercée contr'elle. Elle veut vous faire époufer Azire , lui répondit O 2  xi i L e Parfait Amour. la belle Irolite en rougilTant : quelle de ces ctuautés pouvoit jamais m'être fi douloureufe ? Ah! ma chère princeffe , s'écria le prince , vous craignez que j epoufe Azire ! mon fort eft mille fois plus doux que je ne 1'avois penfé. Pouvez-vous vous louer de ia deftinée, reprit languiffamment la jeune Irolite, quand elle s'apprête a nous féparer ? je ne faurois exprimer les peines que cette frayeur me fait fentir? Ah ! Parein Parcinet, vous aviez raifon , on aime autrement un amant qu'un frère. L'amoureux prince penfa remercier la fortune de fes malheurs ; jamais le jeune cceur d'Irolite ne lui avoit paru connoitre 1'amour, &z enfin il ne pouvoit plus douter du bonheur d'avoir infpiré fes tendres fentimens a fa princeffe. Cette félicité , qu'il n'attencloit pas, releva toutes fes efpérances. Non , s'écria-t-il avec tranfpert, je ne défefp'ère plus de vaincre nos malheurs, puifque je fuis affuré de vorre tendreffe; fuyons, ma princefTe, fuyons les fureurs de Danamo , & de fon odieufe fille : allons confier a un féjour moins funefte , 1'ardent amour qui peut feul nous rendre heureux. Quoi! je partirois avec vous, reprit avec étonnement la jeune princeffe , & que diroit de ma fuite tout ce royaume ? Oubliez ces vaines confidérations , belle Irolite, interrompit 1'imparient Parein Parcinet, tout nous preffe de quitter ces lieux , allons .... Mais oü irez-vous, reprit la  Le Parfait Amour. 213 prudente Mana, qui avoit toujours été préfente, & qui moins préoccupce que ces jeunes Amans, prévoyoit toutes les difficultés de leur fuite? J'ai des defleins dont je vais vous rendre compte , lui dit Parein Parcinet; mais comment avezvous fi-t6t appris ici les nouvelles de la cour de la fée ? Un de mes pareus , teptit Mana, m'a écrit dès que ce bruit a été répandudansle palais, Sc j'ai cru en devoir avenir la princeffe. Que j'aï fouffert depuis ce moment, reprit Paimablc Irolite! non, Parein Parcinet, je ne pourrois pas vivre fans vous. Le jeune prince, tranfporté d'amour Sc charmé de ces paroles , porta fur la belle main d'Irolite un baifer ardent Sc tendre , qui eut toutes les graces d'une faveur précieufe , Sc d'une première faveur. Le jour qui commenca a pafottre, avgrtit trop tót Parein Parcinet, qu'il étoit tems de fe retirer j il affura la princefTe qu'il reviendroifc la nuit fuivante pour lui faire part de fes delïeins; il retrouva la barque & fon fidéle efclave , & fe retira dans fon appartement. II étoit tranfporté du plaifir d'être a\pé de la belle Irolite , & agité par les difficultés qu'il prévoyoit bien qui fe rencontreroient a fa fuite : le fommeil ne put calmer cette inquictude, ni lui faire oublier un moment fon bonheur. A peine le maan étoit-on entré dans fon appartement , qu'un nam iui préfenta une écharpe O 3 j  ii4 Le Parfait Amour. magniflque de la part de la princefTe Azire, qui par un billet plus tendre que Parein Parcinet n'eüt défiré , le prioit inftamment de porter dès ce jour-la cette écharpe. II fit une réponfe qui Pembarraffa fort, mais il falloit délivter Irolire; & a, quelle contrainte ne fe feroit-il pas expofé pour lui rendre fa liberté ? II venoit de renvoyer le nain dAzire, quand un géant vint lui piefen-ter de la part de Danamo, tui fabre d'une beauté extraordinaire; la poignée étoit d'une feule pierre plus brillante qu'un diamant , & qui jetoit une lumière fi éclatante , qu'elle éclairoit pendant la nuit ; fur ce fabr,; étoient gravées ces paroles : Pour la main d'un vainqueur. Ce ptéfent plut a Parein Pareiner, il alla en remercier la fée , & parut chez elle paté de ce fabre merveil'eux qu'elle lui venoit d'envoyer , de & la belle écharpe d'Azire. La tendreffe qu'Irolite avoit pour lui, fufpendoit toutes ces inquiétudes \ elle avoit répandu dans foo cceur cette joie fi douce fi parfaite que fait fentit 1'amour heureux : eet air content paroiffoit dans toutes fes adtions , Azire 1'attribuoit a fes charmes , & la fée a 1'ambition fatisfaite de Parein Parcinet. La journée fe paffa en plaifirs qui ne diminuèrent rien de la longueur infupportable dont Parein Parcinet la trouva. Sur le foir on fe ptomena dans les jardins du  Lï Pasiait Amour. 215 palais , & fur cette même rivière que le prince connoiffoit fi bien; fon cceur fentit une vive émotion en entrant dans la petite barque. Quelle différence , des plaifirs oü elle avoit accoutumé de le conduire , a Pennui mortel qu'il fentoit alors! Parein Parcinet ne put s'empêcher de regarder plufieurs fois la demeure de la charmante Irolite y elle ne patut point fur la terraffe du chateau , car il y avoit un ordre exprès de ne la pas laiffer fortir de fa chambre , quand la fée ou Azire fe promenoient fur Peau. Certe princeffe , qui étoit attentive a toutes les aótions du prince, remarqua que fes regards étoient fouvent tournés vers le chateau. Que regardez-vous prince , lui dit-elle ? au milieu des honneurs qui vous environnent, la prifon d'Irolite eft-elle digne de votre attention ? Oui, madame, reprit Parein Parcinet aifez imprudemment , je fuis fenfible aux fouffrances de ceux qui ne fe font point attité leur malheur. Vous êtes trop pitoyable, reprit dédaigneufement Azire y mais pour vous tirer de peine, ajouta-t-elle en baiffant fa voix ,.je vous dirai qu'Irolite ne fera pas long-tems prifonnière: Et que deviendra-t-elle , reprit bmfquement le jeune prince ? La reine lui fera époufer dans quinze jours le prince Ormond , répliqua Azireül eft, comme vous lef avez, du. même fang que nous 3 & fuivant les intentions de la reine, O 4  »*! Le Parfait Amour. le lendemain de fon mariage il emmènera Irolite dans une de fes fortereffes, d'oü elle ne reviendra jamais a la cour. Quoi! reprit le prince avec une émotion extraordinaire, la reine donneroit cette belle princeffe a un prince li effroyable , & dont les mauvaifes qualités furpaifent encore la laideur : quelle cruauté ! Ce dernier mot lui échappa malgré lui , mais il ne put trahit plus long-tems fon courage & fon cceur. II me femble que ce n'étoit pas a vous , Parein Parcinet, lui tépondit fièrement Azire , a vous plaindre des cruautés de Danamo ? Cette converfation auroit fans doute été pouffée trop loin pour un jeune prince qui devoit feindre, quand, par bonheur pour Parein Parcinet, des filles de la fuite d'Azire fe rapprochèrent d'elle; & un moment après la fée ayant paru au bord de Peau , Azire la voulut aller rejoindre- En fortant de Ia barque , Parein Parcinet feignit de fe trouver mal , pour avoir du moins la liberté d'aller fe plaindre fans rémoins de fes nouvelles infortunes. La fée, &z fur-tout Azire , lui témoignèrent une grande inquiétude de fon mal ; il fe retira chez lui. Ce fut la qu'il accufa mille fois le deftm , des qialheurs qui menacoient la chatmante Irolite, qu'il s'abandonna a toute fa douleur & a toute fa tendreffe , & que conimencant enfin de rernédier a des maux fi douloureux pour  Le Parfait Amour. 117 nn amant fidéle , il écrivit avec les expreffions les plus touchantes que fon amour lui put dicter, a une de fes tantes qui étoit fée comme Danamo, mais qui avoit autant de joie a foulager les malheureux, que Danamo prenoit de plaifir a en faire; on la nommoit Favorable. 11 lui expliqua donc la fituation cruelle ou 1'amour & la fortune Pavoient réduit; & n'ofant s'éloigner lui-même de la cour de Danamo , fans trahir les deffeins qu'il avoit fotmés , il envoya fon fidele efclave a Favorable. Quand tout le monde fut retiré , il fortit a fon ordinaire de fon appartement, traverfa feul les jardins , & entrant dans la petite barque , prit lui-même une rame , fans favoir encore s'il pourroitbien s'en fervir; mais que n'apprend point 1'amour ! il enfeigne des chofes bien plus difficiles : il fit ramer Parein Parcinet avec autant d'adreffe & de diligence que le plus expert en ce métier ; il entra dans le chateau d'Irolite , & fut bien furpris de ne trouver que la fage Mana, fondant en pleurs dans la chambre de la princeffe. Qu'avez-vous, Mana, lui dit le prince avec empreffement, & en quel lieu eft ma chère Irolite ? Hélas, Seigneur , lui dit Mana, elle n'eft plus ici, une troupe des gardes de la reine , & quelques femmes a qui apparemment elle fe confie , Pont emmenée de ce chateau il y a trois ou quatre heitres. Parein Parcinet n'entendit point la fin de ces  21S Le Parfait Amour. triftes paroles, il s'étoit évanoüi dès qu'il avoit appris le départ de la princefTe. Mana le fit revenir avec des peines infinies ; il ne fortit de eet état Ianguilfant , que pour paffer rout d'un coup a la fureur : il tira un petit poignard qu'il portoit d fa ceinture , & s'en feroit percé le cceur , fi la fage Mana ne lui eut dit en lui retenant le bras le mieux qu'il lui fut poflible, & fe jetant a fes genoux : Quoi, Seigneur , vous voulez abandonner Irolite ? vivez pour la délivrer des fureurs de Danamo. Hélas! fans vous , oü trauveroit-elle du fecours contte les cruautés de la fée ? Ces paroles fufpendirenr un moment le défefpoir dn malheureux prince. Hélas , reprit-il en verfant des larmes que tout fon courage ne pur retenir, en quel lieu eft ma princeffe? oui, Mana, je vivrai pour avoir du moins la trifte fatisfaction de mourir pour elle, &c d'expirer en la vengeant de fes ennemis. Après ces mots, Mana le conjura de fortir de ce funefte féjour , pour éviter de nouveaux malheurs. Allez prince , lui dit-elle; que favons- nous fi la fée n'a point ici quelqu'un ptêt a lui rendre compte de ce qui s'y paffe? ménagez donc une vie li chère a la princeffe que vous adorez ; je vous ferai favoir tout ce que je pourrai apprendre d'elle. Le prince partit après cette promeffe, & fe retira chez lui, avec toute la douleur que peut infpitet un amour bien malheu-  Le Parfait Amour. 119 reux & bien tendre. II paiïa la nuit fur un fiège, fur lequel il s'étoit jeté en entrant y le jour Py furprit , & il y avoit déja. quelques heures qu'il étoit commencé, quand il entendit quelque bruit a la porte de fa chambre ; il y courut avec cette impatience fi prelfante , que Pon reffent quand ou attend des nouvelles oü le cceut s'intéreffe fi vivement : il trouva que fes gens lui amenoient un homme qui vouloit lui patier fans aucun retardement; il le reconnut pour un des parens de Mana, il remit une lettre entre les mains de Parein Parcinet, il enrra dans fon cabinet pour cacher 1'émotionque lui donnoit cette lettre , il 1'ouvrit avec précipitation , ayant reconnu 1'écriture de Mana , & il y trouva ces paroles : MANA, Au plus grand prince du monde. Raffure^-vous , Seigneur , notre princeffe ejl en süreté , fi ce mot peut être permis, tant quelle fera foumife au pouvoir de fon ennemie ; elle m'a demandée d Danamo 3 qui m'a permis de retourner auprès d'elle _, on la garde dans le palais. Hier au foir la reine la fit venir dans fon cabinet > lui ordonna fièrement de 'regarder le prince Ormond comme devant être fon époux dans peu de jours j & lui préfenta ce prince fi indigne d'être  220 Le Parfait Amour. votre rival. La princeffe étoit ft affiigée 3 qu'elle: ne répondit d la reine que par des larmes ; elles n'ont point encore tari. C'eft d vous Seigneur 3 d trouver, s'il eftpojjible , du fecours contre des maux Jipreffans. Au bas de la lettre étoient ces mots écrits d'un& main tremblante , & cjui paraiffoient effacés; en quelques endroits. Que je vous plains , mon cher prince ! vos maux me font encore plus douloureux que les miens ; j'épargné d votre tendreffe le rédt de ce que j'ai fouffert depuis hier: pourquoi faut-it que je trouble le repos de votre vie ! Hélas 'fans moi _, peut-être ferie\ - vous heureux. Quel mouvement de joie & de douleur ne fentit point le cceur du jeune prince! quels baifers ne donna-t-il point a cette précieufe marqué de Pamour de la divine Irolite! II étoit fi hors de lui-même , qu'il eut toutes les peines du monde a faire une réponfe qui eut quelque fuite; il remercia la fiige Mana , il inftruifit la princeffe, du fecours qu'il attendoit de Ia fée Favorable ; & que ne lui dit-il pas fut fa douleur & fur fon amour \ 11 porta enfin fa lettre au parent de Mana, & lui donna une attaché de pierreries d'une beauté & d'un prix ineftimables, pour commencer a le lécompenfer du plaifir qu'il venoit de lui faire.  Le Parfait Amour, Ui A peine le parent de Mana étoit forti, que la reine & la princefle Azire envoyèrent favoir comment Ie prince avoit palfé la nuit. 11 leur fut aifé de juger, par fon vifage , qu'il n'étoit pas en bonne fanté; on le prelfa de fe mettre au lit , & comme il comprit qu'il y feroit moins contraint que s'il alloit chez la fée , il y confentit. L'après-dïiier la reine le fut voit & lui paria du mariage d'Irolite Sc du prince Ormond , comme d'une chofe qu'elle avoit réfolue. Parein Parcinet qui avoit enfin ptis la réfolution de fe contraindre pour ne pas rendre inutiles fes deffeins , parut approuver les intentions de la fée, Sc la pria feulement d'attendre que fa fanté fut rétablie, paree qu'il vouloit être des fêtes de ce grand mariage. La fée & Azire, qui étoient au défefpoir de fon mal, lui promirent tout ce qu'il vouloit , & du moins Parein Parcinet retarda quelques jours la trifte noce d'Itolite. La converfation qu'il avoit eue en fe promenant fur Peau avec Azire, avoit avancé le malheur de la belle princeffe qu'il aimoit fi tendrement. Azire avoit rendu compte a la reine des difcours de Parein Parcinet , & de fa pitié pour Irolite. Ia reine, qui ne retardoit jamais Pexécution de fes volontés, envoya dès le même foir querir Irolite, Sc réfolut avec Azired'achever le mariage de cette princeffe , & de preffer fon départ avant que Pat-  m Le ParïAii Amour. cin Parcinet eut une autorité plus établie; cependanr au bout de dix jours le fidéle efclave du prince arriva. Quelle joie pour lui de ttouver dans la lettre que Favorable lui écrivoit , des marqués de fa compaffion & de fon amitié pour lui Sc pour Irolite! Elle lui envoyoit une petite bague mêlée de quatre métaux différents , d'or , d'argent, d'airain Sc de fer. Cette bague pouvoit le gatantir quatre fois des perfécutions de la cruelle Danamo; Sc Favorable affuroit le prince que la mauvaife fée ne commanderoir qu'on le pourfuivrt, que le nombre de fois que la bague avoit le pouvoir de le fauver. Ces bonnes nouvelles rendirent la fanté au jeune prince , Sc il envoya chercher en diligence le parent de Mana. II lui donna une lettre qui inftruifoit Irolite de 1'heureux fuccès dont ils pouvoient fe flatter. II n'y avoit point de tems a perdre ; la reine vouloit achever le mariage d'Irolite dans trois jours: Ce même foir il y eut un bal chez Azire: Irolite y devoit être. Parein Parcinet ne put fe réfoudre a y paroïtre négligé; il mit, un habit magnifique, Sc il parut mille fois plus brillant que le jour. II n'ofa d'abord parler a. la divine Irolite : mais que ne fe difoient-ils pas , quand leurs yeux ofoient quelquefois fe rencontrer ? Irolite avoit le plus bel habit du monde; la fée lui avoit donné des pierredes merveilleufes ; & n'ayant  Le Parfait Amour. 223 plus que quatre jours a Pavoir dans fon palais ,' elle avoit réfolu de la trairer pendant ce peu de tems comme elle le devoit être. Sa beauté , qui n'avoit pas accoutumé d'être accompagnée de tant d'ornemens , parut merveilleufe a tout le monde , & encore plus a 1'amoureux Parein Parcinet : il jugea même, par quelques mouvemens de joie qu'il vit briller dans fes beaux yeux , qu'elle avoit rec^i fa lettre. Le prince Ormond parloit fouvent a. Irolite , mais il paroiffoit de fi mauvaife mine fous Por & les pierreries dont il étoit accablé , que ce n'étoit pas un rival digne de la jaloufie du jeune prince. Le bal étoit prés de finir, quand Parein Parcinet, emporté par fon amour , fouhaita avec une ardeur extreme la liberté de pouvoir parler quelque moment a fa princeffe. Reine cruelle , & toi odieufe Azire, dit-il en lui-même, m'ötetez - vous encore longtems le charmant plailir de dire mille fois a la belle Irolite que je 1'adore ? que ne fortez-vous de ces lieux, témoins jaloux de mon bonheur, 1'amour ne triomphe qu'en votre abfence. A peine Parein Parcinet eut formé ce fouhait , que la fée fe trouvant un peu mal , appela Azire , & paffa avec elle dans une chambre prochaine oü Ormont les fuivit j Parein Pareiner avoit a fon doigt la bague que la fée Favorable lui avoit envoyée; elle pouvoit le délivrer quatre fois des perfécu-  2i4 Le Parfait Amöur; tions de Danamo. II auroit du garder ce fecours affuré pour des occafions plus prelTantes ; mais un violent amour peut-il s'accorder avec la prudence ! Le jeune prince fe douta bien, par le départ de la fée & d'Azire, que la bague commencoir a fervir fon amour -y il vola prés de la belle Irolite, il lui paria de fa tendreffe avec des expreffions plus vives qu'éloquentes ; il voyoit bien qu'il avoit peut-être employé légèrement le charme de Favorable j mais pouvoit-il fe repentit d'une imprudence qui le faifoit paivenir au doux plailir de parler a fa chère Irolite ? Ils réfolurent enfemble pour le lendemain, le lieu & Pheure oü ils devoient enfin s'affranchir de leur pénible efclavage. La fée & Azire revinrent au bout de quelque tems. Parein Parcinet s'éloigna avec regret d'Irolite j il regarda la bague fatale , & s'aperc^ut que le fer s'étoit confondu avec les autres méraux, 8c ne patoiffoit plus du tout, ainfi il vit trop bien qu'il n'avoit plus alots que trois fouhaits a faire. Il fe réfolut de les employer plus utilement que le ptemier pour fa princeffe j mais il ne fit conhdence de fon départ qu'a fon fidéle efclave , 8c paffa le refte de cette nuit a difpofet toutes les chofes nécelfaires pour fa fuite. Le lendeniain il parut tranquille chez la reine, & même d'une humeur plus vive qu'a fon ordinaire, il fit des plaifanteries au prince Ormond fur foi» mariage,  Le Parfait Amour, 22,5 mariage , & agit enfin d'une manière capable de calmer tous les foupcons , fi 1'on en avoit eu quelques-uns fur fon amour. A deux heures après minuit, il fe rendit dans le pare de la fée ; il y trouva fon fidéle efclave, qui, pour exécuter les ordres de fon maitte, avoit amené en ce lieu quatre de fes chsvaux. Le prince attendit peu ; 1'aimable Irolire parut marchant d'un pas chancelant & appuyée fur Mana: cette jeune princeffe faifoit cette démarche avec peine, il avoit fallu toutes les cruautés de Danamo , & toutes les mauvaifes qualités d'Ormond pour 1'y réfoudre , 1'amour feul n'auroit peut-être pas fuffi. On étoit alors en été , la nuit étoit belle, & la lune qui éclairoit dans le ciel, avec les étoiles bnllanres , faifoient une clarté plus aimable que celle du jour. Le prince s'avanca avec empreffement, ils n'étoient pas en lieu de faire de long difcours; Parein Parcinet baifa tendrement la main d'Irolite , &c 1'aida a monter a cheval , heureufement elle y étoit a merveilles , & c'étoit un des plaifirs qui 1'avoient amufée pendant fa prifon. Elle montoit quelquefois a cheval: avec fes filles dans un petit bois peu diftant de fon chateau , dont la fée lui avoit. permis la promenade. Parein Parcinet, après avoir encore parlé quelques momens a la princeffe , fut lui-même prendre fon cheval j les deux autres fervirent a Mana & au fidéle Tome. I, p 1  xx6 Le Parfait Amoor. efclave. Alors le jeune prince tiranr le fabre brillant cju'il-ténoit de la fée, jura a la belle Irolite de Padorer toute fa vie & de mourir s'il étoit néce'ffaire pour la défendre de fes ennemis. Après ces mots , ils partirent, & il fembloit que les zéphirs fiüfenr d'intelligence avec eux , ou qu'ils priffent Irolite pour ïlore , car ils Paccompagnèrenr. Cependant le jour découvrit a Danamo une nouvelle ft peu attendue; les dames qui étoient auprès d'Irolite s'étonnoient de ce qu'elle dormoit bien plus tard qu'a 1'ordinaire 7 mais fuivant 1'ordre que la fage Mana leur avoit donné le foir, elles n'ofoient entter chez la princeffe fans qu'elle les vint avertir. Mana couchoit dans la chambre d'Irolite , & elles étoient fotties par une petite porte qui donnoit dans une cour du palais , peu fréquentée ; cette porte étoit dans le cabinet d'Irolite , elle étoit fermée j mais avec un peu de peine , en deux ou rrois foirées elles avoient trouvé le moyen de 1'ouvrir. Enfin, la reine envoya chez Irolite , pour lui erdonner de fe rendre chez elle j tout obéiiïoit aux ordres de la fee , on frappe a la porte de la chambre de la princeffe, on ne répondit point. Le prince Ormond arriva ; il venoit pour conduire Irolite chez la reine, & fut très-étonné de voir qu'on frappoit vainement j il fit eofoncer la porte, oia,  Le Parfait Amour. 227 entra, & voyant la petite porte du cabinet forcée, on ne douta plus que la piïncetTe n'eüt fui du palais. L'on porra, cette nouvelle a la reine , elle fremit de colère en Papprenant. Elle ordonna que Pon cherchat par-tout Irolite; mais ce fut inutilement qu'on voulut s'inftruire de fa fuite, perfonne n'en avoit été informé. Le prince Ormond partit lui-même pour aller chercher Irolite ; on envoya les gardes de la fée en toute diligence fut les chemins qu'on jugea qu'elle devoit avoir pris. Cependant Azire s'appercut que, dans ce trouble général, Parein Parcinet n'avoit point paru ; elle envoya chez lui avec empreffement, & enfin la jaloufie ouvrant les yeux d'Azire, lui fit penfer que ce prince avoit enlevé Irolite , quoiqu'elle ne Peut pas encore foupconné d'en être amoureux. La fée ne le pouvoit croire, mais elle alla confulter fes livres., & trouva que le fbupcon d'Azire étoit une vériré. Cependant cette princelTe ayant appris que Parein Parcinet n'étoit point dans foii appartement , ni dans rout le palais , envoya dans le chareau ou Irolite avoit demeuré fi long-tems , pour voir fi l'on n'y trouveroit rien qui put juftifier ou condamner le prince. La fage Mana avoit eu foin de n'y rien laiffer qui put marquer 1'intelligence d'Irolite avec Parein Parcinet, mais on trouva prés du fiège fur lequel P 2  228 Le Parfait Amour; ce jeune prince avoit refté long-tems évanoui, 1 écharpe qu'Azire lui avoir donnée; elle s'étoit détachée pendant fon évanouilfèment , & ce prince Sc Mana , occupés de leur douleur, ne s'en étoient apper$us ni Piin ni l'autre. Que ne fentit point Porgueilleufe Azire , a la vue de cette écharpe ? fon amour Sc fa gloire la faifoienr foufffir également, elle s'affligea - avec exces, elle fit mettre dans les prifons de la fée tous ceux qui avoient été au fervice d'Irolite, Sc a celui du prince. L'ingraritude que la reine croyoit que Parein Parcinet avoit pour elle , pouffa a 1'extrémité fa fureur naturelle, & elle auroit donné volontiers un de fes royaumes , pour pouvoir fe venger de ces deux amans. Cependant ils étoient pourfuivis de tous cötés: Ormond & fa troupe trouvoient par-tout des chevaux frais par 1'ordre de la fée ; ceux de Parein Parcinet étoient las, & ne répondoient plus par leur ardeur a rimpatience de leur maitre. En forrant d'une forêt , Ormond le joignit : le premier mouvement du jeune prince fut d'allcr combattte eer indigne rival; il couroit déja au-devant de lui , Sc pottoit la main fur fon fabre, quand Irolite lui cria : Prince ! ne cherchez point un danger inutile , obéiffez aux ordres de Favorable! Ces paroles arrêtèrent la colère de Parein Parcinet, Sc pout obéir a fa  L e Parfait Amour. ziy princeffe & i la fee , il fouhajta que la belle Irolite füt en fiïreté contre les perfécutions de la cruelle reine. A peine ce fouhait fut-il formé, que la terre s'ouvrit entre lui & Ormond : il fe préfenta a fes yeux un petit homme affez mal fait , vêtu d'un habit magnifique , qui lui fit figne de le fuivre. La pente étoit douce de fon coté , il defcendit de cheval avec la belle Irolite j Mana & le fidéle efclave les fuivirent , & la terre fe referma. Ormond, furpris d'un événement fi extraordinaire, courut en diligence pour en rendre compte a Danamo. Cependant nos jeunes amans fuivirent le petit homme par une roure fort obfeure, au bout de laquelle ils trouvèrent un vafte palais , qui n'étoit éclaité que par une grande quantité de flambeaux & de lampes. On les fit defcendre de cheval , ils entrèrent dans une falie d'une grandeur prodigieufe ; elle étoit foutenue par des colonnes de terre luifante , couverte d"ornemens d'or; les murs étoient de même matière; un petit homme tout couvert de pierreries, étoit affis au fond de la falie, fur un tróne d'or, entouré d'un grand nombre de gens faits comme celui qui avoit conduit le prince jufqu'en ce lieu. Dès qu'il parur avec la charmante Irolite , ce petit homme fe leva de fon tróne , & lui dit: Venez , prince, la grande fée Favorable, qui eft dès. P 3  230 Le Parfait Amour. long-tems de mes amies, m'a prié de vous Huiver des cruautés de Danamo. Je fuis le roi des Gnomes , foyez le bien venu dans mon palais avec la belle princeffe qui vous accompagne. Parein Pareiner le remercia du fecours qu'il venoit de lui donner. Ce roi & tous fes fujets furent enchantés de la beauté dlfeokte , ils la pnrent pour un aftre qui venoit éclairer leur féjour : on fervit un magnihque repas a Parein Parcinet, & a la princelfe. Le roi des Gnomes en fir les honneurs : une mufique forr harmonieufe, mais un peu barbate, fit le' divertilfeuient de la foirée ; on y chanta les charmes d'Irolite , & ces vers furent répétés plufieurs fois: ■ Quel aftre defcend fotis la terre \ ■ Pour embeidr ce fejour ténébreux : Ne regardons point trop cette vive lumière Qui féduit & charme les yeux; L'aftre brillant qui nous éclaire , ■ . Pour les cceurs cfl bien dangereux. ;>-..:<, tui ; . J . larn 6b 11 toM zitira >'■. Apfés ïa mufique , 011 conduifit le prince & la princelTe chacun dans une chambre magnifique : Mana & le fidéle efelave les fervirent. Le lendemain on leur fit voir le palais1 du roi; il difpofe de rous les ttéfors que la terre renferme; on ne pouvoit rien ajouter a ces richeffes: c'étoit un amas confus de belles chofes, mais Part y  L e Parfait Amour. 131 manquok par-tout. Le prince & la princefTe demeurèrent huit jours dans ce lieu fouterrain : Favorable 1'avoit ainfi ordonné au roi des Gnomes. Pendant ce tems on donna tous les jours a la princefTe & a fon amant, des fêtes peu galantes , mais magnifiques ; la veille de leur départ le roi, pour immortalifer la mémoire de leur féjour dans fon empire, fit élever leurs ftatues aux deux cótés de fon tróne ; elles étoient d'or, & les piedeftaux de marbre blanc : ces paroles étoient écrites avec des lettres formées de diamans fur le piedeftal de la ftatue du prince : NOUS ne desirons flus la vue du soleil y NOUS avons vu ce prince , Il est flus beau et plus erillant que lui. Et fur le piedeftal de la ftatue de la princefTe, étoient ces mots écrits de la même manière : a la gloire immortelle , De la deesse de la beauté , Elle est descendue ici bas , SOUS les traits et le nom d'IrOLITE. Le neuvicme jour on donna au prince les plus beaux chevaux du monde ; leurs harnois étoient d'ot, tout couverts de diamans : il fortit de la fombre demeure des Gnomes avec fa petite P 4  2j2 Le Parfait Amour. troupe , après avoir témoigné fa reconnoiffance au roi. II fe retrouva dans la même campagne oü Ormond Pavoit attaqué, il regarda fa bague, & ne trouva plus que 1'argent & Pairain qui paroi/foient. II pourfuivit fon chemin avec la charmante Irolire , Sc ils fe haroient d'arriver a la demeure de Favorable , oü enfin ils devoient être en füreté, quand tout d'un coup en fortant d'un vallon , ils rencontrèrent une troupe des gardes de Danamo, qui continuoient a les chercher. Ils s'apprêtoient a fondre fur eux, quand le prince fit promptement fon fouhait, & tout auffitót il parut un grand efpace couvert d'eau entre la ttoupe de Parein Parcinet & celle de la fée. Une belle nymphe a demi - nue parut au milieu de Peau, dans un petit bateaude rofeaux entrelacés. Elle s'approcha du rivage , pria le prince Sc fa belle maitrelfe d'entrer dans le petit bateau ; Mana & 1'efclave les y fuivitent, leurs chevaux reftèrent dans la campagne , Sc le petit bateau s'enfoncant tout d'un coup dans Peau , fit ctoire aux gardes de la fée qu'ils étoient péris en voulant fe fauver de leurs mains. Cependant ils fe trouvèrenr dans un palais dont les murs n'étoient que grandes nappes d'eau , qui, tombant fans ceffe également, formoient des falies , des chambres , des cabinets, Sc entouroient fes jardins , oü mille jets d'eau , de  Le Parfait Amour. 253 figure bifarre , formoient le delTein des parterres. II n'y avoit que les nayades , dans 1'empire defquelles ils étoient, qui pufient habiter ce palais, aulfi beau qu'il étoit fingulier. Pour donner donc une demeure plus folide au prince & a la belle Irolire , la nayade qui les conduifoit les mena dans des grottes de coquillages oü brilloit ie corail , les perles & toutes les autres richelTes de la mer. Les hts étoient de moufle , cent dauphins gardoient la grotte d'Irolite, & vingt baleines celle de Parein Parcinet. Les nayades admirèrent a leur retour la beauté d'Irolite, 8c plus d'un triton fut jaloux des regards 8c des foins qu'attiroir le jeune prince. On leur fervit, dès qu'ils furent dans la grotte de la princefTe, une collation fuperbe de toutes fortes de fruits glacés : douze Sireines vinreut charmer par leurs chants doux & gracieux, les inquiétudes du jeune prince & de la belle Irolite ; elle? finirent leurs concerts par ces paroles: , En quelques Vieux oh 1'amour nous amene Ce dieu fait nous y rendre heureux; Parfaits amans 3 charmés de votre chafne _, Jufques au fond des eaux faites briller vos j"eux: En quelque lieu ou 1'amour nous amene, Cc dieu fait nous y rendre heureux. Le foir il y eut un feftin oü l'on ne fervit  234 Le Parfait Amour. cjiie des poiffons , mais d'une grandeur extraordinaire & d'un goüt exquis; après le repas les nayades danfèrent un ballet avec des habits d'écailles de poilTons de difTérentes couleurs , qui faifoient le plus bel effet du monde; les corps des tritons,& d'autres inftrumens inconnus aux mortels , compofoient la fymphonie ; elle étoit bifarre , mais nouvelle 8c trés - agréable. Parein Pareiner & la belle Irolite furent quatre jours dans eet empire , Favorable 1'avoit ainfi ordonné. Le cinquième jour les nayades vinrent en foule conduire le prince & la princeffe : les deux amans éroient dans un petit bateau , fait d'une feule coquille , & les nayades a moitié hors de 1'eau les aceompagnèrent jufques au bord d'une petite rivière , ou Parein Parcinet rettouva fes chevaux, & fe mit a marcher avec d'autant plus de diligence qu'il s'appercut en regardaiit fa bague , que 1'argent en étoit difparu ; il n'y reftoit plus que l'airain, mais aufli étoient-ils fort prés de la demeure tant defirée de Favorable. Hs marchèrent encore trois jours, mais au quatrième , le foleil qui venoit de fe lever, fit briller de loin a leurs yeux des armes, & quand ceux qui les porroient furent un peu approches , ils les reconnurent pour le pnnce Ormond 8c fa troupe. Danamo les avoit renvoyés pour les pourfuivre , avec ordre de ne  Le Parfait Amour. 155 les point quitter s'ils les trouvoient , & de ne pas s'éloigner Hu lieu oü il leur arriveroit peutècre encore quelque chofe d'extraordinaire , & fur-tout de tacher d'engager Parein Parcinet au combat. Danamo avoit bieil jugc , après le récit d'Ormond , qu'une fée protégeoit le prince & la princeffe , mais elle étoit fi favante, qu'elle ne défefpéroit pas de la vaincre par des charmes plus forts que les fiens. Ormond, ravi de revoir le prince & Irolire qu'ils cherchoient avec tanr de peine & de foins , courut 1'épée a la main a Parein Parcinet, pour tacher de le combattre fuivant les ordies qu'il avoit recus de Danamo. Le jeune prince tira aulïi fon fabre d'un air li fier, qu'Ormond. fe repentit plus d'une fois de fon entreprife. Mais Parein Parcinet qui appcrc^it Irolite toute en larmes, attendri par cette vue, forma fon quatrième fouhait, & tout auffitót un grand feu qui s'éleva prefque jufques auxnues, fépara Parein Parcinet de fon ennemi. Ce feu fit reculer Ormond & fa troupe. Le jeune prince & Irolire, toujours fuivis du fidéle efclave & de la fage Mana, fe trouvèrent dans un palais dont la vue caufa d'abord beaucoup de frayeur a la jeune Irolite. II étoit tout de feu , mais elle fut bientót raffurée quand elle s'appefcut qu'elle ne fentoit point une chaleur  Le Parfait Amour, plus ardente que celle du foleil, & que ce feu avoit feulement le brillant & la flamme de celui qu'elle craignoit ,. fans avoir routes les autres qualités qui le rendent infuppottable. Un grand nombre de jeunes & belles perfonnes. vêtues d'habits ou paroiffoient ondoyer des Hammes , vinrent recevoir Ia princeffe & fon amanr. Une d'entr'elles, qu'ils jugèrent être la reine de ce lieu-Ia par les refpects qui lui étoient rendus , leur dit : Venez, charmante princefTe , & vous, beau Parein Parcinet, vous êtes dans le royaume des Salamandres , j'en fuis la reine, & c'eft avec plaifir que je me fuis chargée de vous cacher fept jours dans mon palais, fuivant les ordres de Favorable ; je voudrois feulement que votre féjour ici fut d'une plus longue durée. Après ces mots on les fit entrer dans un grand appartement tout de feu, comme le refte du palais, & qui brilloit d'une clarté plus vive que celle du foleil. II y eut le foir chez la reine un grand fouper délicat & bien entendu. Après le repas on pafTa fur une terraffe, pour voir un feu d'artifice d'une beauté merveilleufe & d'un defTein tiès-finguliet, qui étoit préparé dans une grande cour du palais des Salamandres. Douze amours étoient fur autant'de colonnes de marbre de différente couleur : fix d'entr eux paroif-  Le. Parfait Amour: 237 foient prêcs a tirer des flèches , & les fix autres foutenoient un grand cartouche, oü ces parole* étoient écrites en caraétère de feu: La belle Irolite en tous lieux A la victoire pour partage. Quelques ardens que soient .nos feux; Celui qui brille dans ses yeux Brule mieux et plait davantage. La jeune Irolite rougit de fa propre gloire ; & Parein Parcinet étoit ravi qu'on la trouvat *ufïi belle qu'elle le paroüToir. a. fes yeux. Ce- pendant les amours tirèrent des flèches de feu, qui , fe croifant en Pair , formèrent en mille endroits le chifre 8c le beau nom d'Irolite , 8c 1'élevèrent jufques, au ciel. Les fept jours qu'elle demeura dans ce palais fe paffèrent en plaifirs. Parein Parcinet remarqua que tous les Salamandres avoient de 1'efprit & une vivacité chatmante , & qu'ils étoient tous galans 8c ■amoureux : la reine même ne leur parut pas exempte de cette paffion , pour un jeune Salamandre d'une beauté merveilleufe. Le huitième jour ils fortirent a regret d'un féjour fi conforme a leur tendreffe. Ils fe trouvèrent dans une belle campagne; Parein Parcinet regarda fa bague,  238 Le Parfait Amour. & trouva que fur ces quatre mécaux mêlés .enfemble , ces mots écoient gravés: vous avez souiiaité trop tot. Ces paroles affligèrent le prince & la jeune princeffe, mais ils étoient fi prés de la demeure de Favorable, qu'ils efpéroient y pouvoir arriver ce même jour. Cette penfée fufpendit leur douleur , ils marchèrent en invoquanr la fortune Sc 1'amour , mais ce font fouvent des guides infidèles. Parein Parcinet étoit enfin prés d'entrer fur les rerres de Favorable , mais Ormond , fuivant les ordres de la fée, ne s'étoit point éloigné du lieu ou le feu les avoit féparés, il s'étoit campé derrière un bois, & des fentinelles qui faifoient une garde perpéruelle , le vinrent avertir que le prince & la princeffe venoient de reparoitre.dans la plaine. Il fit monter fes gens a cheval , & joignit fur le foir le malheureux prince & la divine Irolite. Parein Parcinet ne s'effraya point du grand nombre de ceux qui Pattaquèrent tous a la fois. II fut a eux avec line valeut qui les épouvanta. J'accomplis mes promeffes, belle Irolite , dit-il en tirant fon fabre, je vais mourir pour vous, ou vous délivrer de vos ennemis. Après ces mots, il frappa le premier qui fe préfenta devant lui, & 1'abbatnt  Le Parfait Amour. 2.39 a fes piés; mais, ó douleur non attendue! ce fabre merveilleux qu'il tenoit de la fée fe rompit en mille éclats. C'étoit la ce que Danamo attendoit du combat du jeune prince : quand elle donnoit des armes , elle les charmoit d'une manière particuliere , dés que Pon s'en fervoit contr'elle; le premier coup que Pon portoit les faifoit brifer en mille pièces. Parein Parcinet défarmé ne pur réfifter long-tems, le nombre Paccabla : on le prit , 8c 011 le chargea de chaines , 8c la jeune Irolite eut le même deftin. Ah! fée Favorable , s'écria triftement le prince, abandonnez-moi a toutes les rigueurs de Danamo , mais fauvez la belle Irolite. Vous avez défobéi a la fée, lui répondit un jeune homme d'une beauté furprenante qui parut en Pair , il faut que vous en portiez la peine: fi vous n'aviez. pas prodigué le fecours de Favorable, aujourd'hui nous vous aurions fauvé pour toujours des cruautés de Danamo : tout 1'empire des Sylphes eft affligé de n'avoir pas eu la gloire de rendre heureux un prince fi charmant , & une fi belle princefTe. Après ces paroles il difparut, & Parein Parcinet gémit alors de fon imprudence ; il paroiffoit infenfible a fes propres malheurs : mais qu'il relfentoit vivement ceux d'Irolite! le regret d'y avoir contribué 1'auroit fait mourir de douleur , fi le deftin n'eüt réfolu de lui faire encore  24° Le Parfait Amour. fouffrir de plus cruelles peines. La jeune Irolire témoignoit un courage digne de Pilluftre fang dont elle étoit defeeiidue , & i'impitoyable Ormond , loin de s'attendrir I un fpe&acle fi touchant, tachoir encore a redoubler les malheurs qu'il leur caufoit. II les faifoit conduire féparément, & leur ótoit par ce moyen la trifte douceur de fe plaindre d'un mal fans remède. Après un voyage fi cruel, ils arrivèrent a la mauvaife fée; elle fentit une maligne joie en voyant ce prince & cette jeune princeffe dans un état fi digne de faire naitre la pitié dans toute autre ame que la fienne. Azire en relfentir pour Parein Parcinet, mais elle n'ofa le témoigner devant la fée. Je vais donc , dit cette cruelle reine en s'adreiTant au jeune prince , avoir le plaifir de me venger de ton ingratitude! va, au lieu de monter fur le tróne que ma bonté t'avoit deftiné, dans la prifon de la mer, oü je ferai finir ta malheureufe vie par des fupplices affreux. J'aime mieux la prifon la plus cruelle, reprit ce ptince en la regardant fièrement, que les faveurs d'une reine auffi injufte que toi. Ces paroles irritèrent encore la fée, elle s'artendoit a le voir humilié a fes piés. Elle le fit conduire a la prifon qu'elle lui avoit deftinée ; Irolite pleura en le voyant partir, Azire ne put retenir fes foupirs , & toute la cour gémit en fecret d'un ordre fi impitoyable. Pour la belle Irolite,  Le Parfait Amour.' 241 Irolite, la reine la fit remener dans ce chateau oü elle avoit demeuré fi long-tems, la fit garder avec foin & traiter avec toute l'inhumarnté dont elle étoit capable. . La prifon oü fut conduit le prince , étoit une tour affreufe au milieu de la mer, batie dans une petite ifle déferte; il y fut enfermé chargé de fers , & Pon eut pour lui toutes les duretés imaginables. Quel féjour pour un prince digne de régner fur tout Punivers! Le fbuvenir d'Irolite , étoit fa feule occupation ; il n'appelloit Favorable qu'au fecours de fa chère princeffe , & il fouhaitoit, mille fois le jour , de mourir pour expier feul la faute qu'il avoit faite. Son fidéle efclave avoit été enfermé dans la même prifon, mais il n'avoit pas la fatisfaétion de fervir fon illuftre maitre, & Parein Parcinet n'avoit auprès de lui que des foldats farouches, dévoués a la fée , qui pourtant en lui obéiffant, refpecToient malgré eux-mêmes le malheureux Parein Parcinet. Sa jeunefle, fa beauté, & furtout fon courage, les touchoit d'une admiration qui leur faifoit regarder ce prince comme un homme fort au-, delTus des autres. La fage Mana étoit traitée dans le chateau d'Irolite , comme 1'efcLwe du prince dans la prifon de la mer. Les femmes de Danamo approchoient feulés de la princeffe , & par les ordres de la fée', 1'accabloient a tout Tome I. Q  242 Le Parfait Amour. moment d'une nouvelle douleur par le récit des fouffrances de Parein Parcinet. Les maux de ce prince faifoient oubliet a Irolite le fouvenir des fiens , & tout renouveioit fes larmes dans un lieu oü elle avoit tant vu de fois ce prince charmant lui jurer une fidélité éternelle. Hélas! difoit-elle en elle-même, que n'avez-vous été moins conftant, mon cher prince : votre infidélité m'auroit couté la vie; mais qu'importe, vous vivriez heureux. Après trois mois de fouffrances, Danamo , qui avoit paffé ce tems a faire un charme d'une force extraordinaire , envoya un matin a la belle Irolite deux lampes , l'une d'or & l'autre de cryftal; celle d'or étoit allumée, & Danamo lui fit ordonner de ne laiffer jamais éteindre l'une des deux lampes; mais elle lui fit dire qu'elle pourroit les allumer a fon choix. Irolite répondit avec fa douceur naturelle, qu'elle obéiroit, fans chercher même a comprendre ce que fignifioit le commandement de la fée. Elle porta foigneufem ent les deux lampes dans un cabinet; celle d'or étoit allumée , elle ne Péteignit point de tout ce jour-la , & le lendemain elle alluma l'autre : elle continua ainfi a obéir a la fée. II y avoit quinze jours qu'elle gardoit les lampes , quand fa fanté commenca a devenir languiffante ; elle ne douta pas un moment que fa douleur n'en fut la caufe, & on lui apprit pour redoubler  Le Parfait Amour. 243 fes maux , que Parein Parcinet étoit fort makde. Quelle nouvelle pour Irolite ! fa vive douleur & fon accablement attendrirent toutes les femmes qui étoient auprès d'elle. Un foir qu'elles s'étoient toutes endotmies , une d'entr'elles s'approcha doucement de la princeffe , & la. voyant allumer la lampe de criftal : que faites vous, grande princeffe, lui dit-elle ? éteignez cette fatale lumière , vos jours y fonr attachés , fauvez une fi belle vie des cruautés de Danamo. Hélas ! reprir la trifte Irolite d'un air languiffant, elle a rendu ma vie fi malheureufe , que c'eft une efpèce de faveur a la fée , que de me donner le moyen de la finir ; mais, continua-t-elle un moment après avec une émorion qui ramena de belles coiffeurs fur fon vifage , quelle vie menace la lampe d'or dont je prens le même foin d'entretenir la lumière ? Les jours de Parein Parcinet, reprit la confidente de Danamo ; car elle parloit par fon ordre a la princeffe. La mauvaife fée la vouloit tourmenter , en lui faifant apprendre que fa deftinée étoit cruelle. A cette nouvelle , la douleur d'avoir pris foin elle-même de terminer les jours de Parein Parcinet , la fit demeurer long - tems fans. connoiffance; elle tevint, & reprenant fes fens elle reprit auffi fon défefpoir. Fée odieufe, difoitelle quand elle avoit la force de parler ; fée  244 Le Parfait Amour: barbare ! quoi; ma mort ne»fuffifoit pas a ta fureur ; tu voulois encore, cruelle ,. faire périr par mes mains un prince qui m'eft fi cher, & qui eft li digne de Pamour le_ plus parfait & le plus tendre? mais la mort mille fois plus douce que toi , va bien tót me délivrer de tous les maux que ta fage t'a fait inventer contre une paffion fi violente & fi fidéle. La jeune princeffe pleuroit fans ceffe fur la lampe fatale oü étoient attachés les jours de Parein Parcinet & n'allumoir plus que la fienne: elle Ja regardoit br-uler avec joie , comme un facrifice qu'elle faifoit a fon amour &:a fon amant. Cependant ce malheureux prince étoit tourmenté par des fupplices oü tout fon courage ne pouvoit réfifter : la fée lui avoit fait dite par un des foldats qui le gardoient dans fa prifon , & qui feignit d'être fenfible aux douleurs de eet illuftre prince, qu'Irolite avoir confenti a époufer le prince Ormond, peu de jours après qu'il eut été conduit dans 1'affreufe prifon oü il gémiffoit encore ; que cette princeffe avoit paru contente après fon mariage , qu'elle s'étoit trouvée a toutes les fêtes que l'on avoit faites pour le célébrer , & qu'enfin elle étoit partie avec fon époux : c'étoit la le feul malheur oü le prince ne s'attendoit pas , & c'étoit auffi le feul qui put êtie plus fott que fa conftance. Quoi 1  Le Parfait Amour. 245 ma chète Irolire, vous rn'êtes infidelle , difoit ce trifte prince , & vous Pêtes pour Ormond ! Vous n'avez pas feulement plaint mes malheuts ? vous n'avez fongé qu'a finir ceux que vous caufoit ma tendreffe ? vivez heureufe , ingrate Irolite; je vous adore toute inconftante que vous êtes ,. & je veux mourir pour mon amour , puifque vous n'avez pas voulu que j'euffe la gloite de mourir pour ma princeffe. Tandis que 1'infortuné Parein Parcinet s'afTligeoit ainfi, & que la rendre Irolite donnoit fa vie pour prolonger celle de fon amant, Danamo fut touchée du défefpoir d'Azire : elle moutoit de douleur des maux de Parein Parcinet ; enfin la cruelle fee qui vit bien que pour fauver la vie de fa fille il faloit pardonner a ce prince , lui permit de Palier voir, & de Lui promettre tous les biens qu'il avoit autrefois efpéré , pourvu qu'il la voulut époufet, & la fée réfolut de faire mourir Irolite , dès que le prince auroit accepté ces propofitions. L'efpérance de revoir Parein Parcinet, rendit la vie a la tiifte Azire ; & la reine lui permit d'envoyer au chateau d'Irolite, reprendre la lampe d'or qu'elle vouloit gatder , pour être plus affurée qu'on ne 1'allumeroit pas. Cet ordre parut plus. cruel que tous les autres a 1'affligée Irolite. Que d'inquiétudes pour la vie de Parein Parcinet ! foyez moins en peine de la fortune de ce prince, lui dirent les  24^ Le Parfait Amour. femmes qui étoient auprès d'elle ; il va époufer la princeffe Azire, & c'eft elle qui, foigneufe de fa vie , vient d'envoyet chercher la lampe oü fes jours font attachés. Le tourment de la jaloufie manquoit aux malheurs de 1'infortunée Irolite; après ces mots; elle la fentit naitte dans fon cceur : cependant Azire fut voir le prince, & lui offrit fon hymen & fes royaumes ; puis feignant d'ignorer qu'il avoit appris qu'Irolire avoit époufé Ormond , elle le voulut convaincre , par eet exemple , qu'il avoit pouffé la conftance trop loin. Parein Parcinet, a qui rien n'étoit précieux fans la charmante Irolite, préféra fa prifon & fes malheurs , a la liberté & aux empires : Azire fut défefpérée de ces refus, & fa douleur la rendoit auffi malheureufe que lui. Pendant ce tems-la la fée Favorable, qui jufqu'alors avoit fait gloire de Pinfenfibilité de fon cceur, ne put réfifter aux charmes d'un jeune prince , qui brilloit alors dans fa cour; il prit de 1'amour pour elle; Favorable ne pouvoit fe réfoudre d lui laiffer entendre que la fierté de fon ame s'étoit laiffée vaincre d fes foins ; enfin elle céda au défir de ne lui killer plus ignorer fon triomphe. Le plailir de parler a ce qu'on aime, lui parut alors un plaifir fi charmant & fi digne d'être fouhaité, qu'approuvant lafaute qu'elle avoit tant  Le Parfait Amour. 247 blamée , elle vin: en diligence au fecours de Parein Parcinet, & de la belle Irqlite. Un peu plus tard, il n'eüt plus été tems de les pouvoir fecourir y la lampe fatale d'Irolite devoit finir dans fix jours, & la douleur du malheureux Parein Parcinet étoit prête a terminer fa vie. Favorable arriva dans le palais de Danamo,fa puiffance étoit bien au- deffus de la fienne, elle fe fit obéir malgré la colère de la méchante fée ; le prince fut retiré de fa prifon, il n'en fortit qu'après avoir été affuré par Favorable , que la belle Irolire pouvoir encore être a lui. Il parut, malgré fa paleur , plus beau que le jour qu'il venoit de revoir; il fut avec la fée Favorable au chateau de fa princelfe; la lampe ne jetoit plus qu'une foible lueur , Sc la mourante Irolite ne voulut confennr a la lailfer éteindre , qu'après avoir été alfurée de la fidélité de fon heureux amanr. Il n'eft pint d'expreflion affez vive & alfez tendre, pour exprimer la joie parfaite qu'ils fentirent a fe revoir; Favorable leur fit reprendre en un moment tous leurs charmes , les doua d'une longue vie & d'un bonheur conftant; mais pour leur tendreffe , elle ne ttouva rien a y ajouter. Danamo, furieufe de voir fon autotité renverfée , fe tua de fa propre main. Le fort d'Azjre & celui d'Ormond, furent remis par le prince entre les mains d'Irolite; elle ne s'en voulut venger qu'en les uhiffant enfem- . Q4  *48 Le Parfait A m o ü r; ble pour toujours; & Parein Parcinet, auffi généreux que fidéle , ne voulut reprendre que le royaume de fon père, & kifla régner Azire dans ceux de Danamo. La noce du prince & de la divine Irolire fe fit avec une magnificence infinie, & après avoir témoigné leur reconnoiffimce ï Favorable, & comblé de bienfaits Pefclave & la fage Mana, ils partirent pour leur royaume , oü le pnnce & l>aimabIe Irolite du ^ ^ neur de brüler toujours d'un amour auffi tendre & auffi conftant dans une fortune tranquille, que pendant leurs malheurs il avoit été ardent & fidéle.  149 ANGUILLETTE, CONTÉ. C^Uelque grandeur ou le deftin élcve ceux qu'il favorife, il n'eft poinr de félicité exempte de véritables chagrinS ; on ne peut connoitre les fées, & isnorer que, quelques favantes qu'elles puiftent être , elles n'onr pu trouver le fecrer de fe garantir du malheur de changer de figure quelques jours de chaque mois, en prenant celle d'un animal terreftre, célefte, ou de ceux qui vivent dans les eaux. Pendant ces jours fi dangereux, oü elles fe trouvent en proie a la cruauté des hommes, elles ont -fouvent peine a fe fauver des périls oü cette du/e néceflité les expofe. Une d'entr'elles , qui fe transformoit en anguille, fut malheureufement prife par des pêcheurs ; ort la porta aulli-tót dans un petit quarré d'eau , au milieu d'une belle prairie oü Pon mettoit les poiffons réfervés pour la table du toi de ce pays-la. Anguillctte, c'étoit le nom de la fée 5 trouva  25° A N G XS I L Z E. T T B dans ce nouveau féjour, „n grand nombre de beaux poiflons deftinés, comme elle, i ne vivre Plus que quelques heures; elle avoit entendu les Pccheurs qui fe difoient Ies uns aux autres, que ce loir meme le roi devoit donner un grand feftin , Pour lequel ces grands poiuons avoient été choilis avec foin. Quelle nouvelle pour la malheureufe fee ! elle accofa mille fois le deftin : elle foupira douleureuW„ti mais après s'êrre cachéequelque tems au fond de I eau pour déplorer en particulier fon infortune, le défir de fortir d'un fi preffant danger la fit regarder de tous cótés , pour voir fi elle ne pourroit point fe fauver de ce réfervoir, & rega. gner la rivière, qui étoit d une afTez petite diftance de ce lieu-la; mais ia fée regarda inutilernent, le quarré d'eau étoit trop profond pour elperer d'en pouvoir fortir fans fecours, & fa douleur augmenta encore en voyant arriver les pecheurs qui 1'avoient prife. Us commencèrent a jeter leurs filets, & Anguillette, en les évitant avec adreffe , ne reculoit fon trepas que de quelques momens. La plus jeune des filles du roi fe promenoit alors dans la prairie; elle s'approcha du quarré d eau pour s'amufer a voir pêcher. Le foleil, qui fe couchoit alors , faifoit briller fes rayons dans les ondes; la peau d'Anguillette,  Anguillette. 251 qui étoit fort luifante, paroiffoit, au foleil, dorée en quelques endtoits , ék mêlée de diverfes couleurs. La jeune pr-incelfe la remarqua, & la trouvant fort belle, commanda aux pècheurs de la prendre & de la lui donner ; on obéit: la malheureufe fée fut bientót remife entre les mains qui alloieut décider de fa vie. Quand la princefle eut regardé quelques momens Anguillette, touchée de compaftion , elle courut jufques au bord de la rivière, & la remit dans 1'eau. Ce fervice inefpéré toucha le cceut de la fée d'une vive reconnoilfance. Elle reparut fur la rivière , & dit a la princeffe : je vous dois la vie , généreufe Ploufine: c'étoit fon nom; mais c'eft un grand bonheur pour vous: n'ayez point peur, continua-t-elle, en voyant la jeune princefle prête a s'enfuir; je fuis une fée; je vous ferai connoitre la vérité de mes paroles par un nombre infini de bienfaits. Comme on étoit accoutumé en ces tems-la a voir des fées, Ploufine fe rafliira , & prêra beaucoup d'attention aux agréables promefles d'Anguillette. Elle commencoit même a lui répondre quelque chofe , quand la fée Pintetrompant, lui dit: attendez , après avoir recu mes bienfaits a m'affurer de votre reconnoiffance, allez, jeune  M2- Amjui ,t i j) princefle , & revenez demain matin an iieu o* vous êtes: voyez quel fouhait vous voudrez faite, Sc auflitót je 1'accomplirai. Choififlez d'une beauté parfaite & touchante, de 1 efpnt le plus grand & le plus aimable, ou des ncheflës infinies. Après ces mots, Anguillette fe cacha au fond de leau , & laiiTa Ploufine très-farisfaite de fon aventure. Elle réfolut de ne faire confidence a perfonne de ce qui venoit de lui arriver; car, difoit-elle en elle-meme, fi Anguillette me trompoit, mes fceurs croitoient que c'eft une fable que j'ai mventée. Après cette petite réflexion-, elle alla rejoindre ia iu.ce , qui n'étoit compofée que d'un petit nombre de femmes ; elle les trouva qui cherchoient a la rejoindre. Pa nuit qui fuivit cette journée , la jeune Ploufine ne fut pccupée que du choix qu'elle devoit faire : celui de la beauté emportoit prefque la balance; mais comme elle avoit aifez d'efprit pour fouhaitet den avoir davantage s elle réfolut ae demander cette grace a la fee. Elle fe leva en même tems que le jour • elle courut dans la prairie.pour, difoit-eile , cueiüir des fleurs , & en faire une guirlande qu'elle vouloit prefenter a la reine fa mère a fon lever ^es femmes fe difperfèrent dans la prairie  Anguillette. 253 pour choifir les fleurs les plus belles & les plus vives; elle étoit toute émailiée. Cependant la jeune princeffe courut au bord de la rivière, & trouva a Pend'roit oü elle avoit vu la fee , une colonne de marbre blanc parfaitement belle : un moment après, la colonne s'ouvrit & la fée en fortit, & fe fit voir a ia princeffe : ce n'étoit plus un poiffon ; c'étoit une grande femme, belle, d'un air majeftueux, & dont la coiffure & 1'habit étoient couverts de pierredes. Je fuis Anguillette, dit-elle a la jeune princefTe , qui la regardoit avec une grande attention; je viens accomplir ma prorneffe : vous avez fait choix de 1'efprit, vous en aurez des ce moment même , & vous en aurez aiTez pour mériter 1'envie de tous ceux qui jufques a ce jour ont pu fe flatter d'en avoir. La jeune Ploufine , après ces paroles , fe fentit ttès-différente de ce qu'elle étoit un inftant auparavant ; elle remercia la fée avec une éloquence que jufqu'alors elle n'avoit jamais connue. La fée fourit de 1 etonnement que marquoit la princeffe , de trouver tant de facilité a s'énoncer. Je vous fais fi bon gré , continua la gracieufe Anguillette , du choix que vous avez fait préférablement a la beauté qui flatte tant une perfonne de votre age , que pour vous en récompenfer, je  254 anguillett£ vous do d k beaut, yous ^ dhiullfagementnégligée. J do-trT "emam ' ^ mSme h—>ievous donne jufqu a ce tems-H pour choifir cclnent vous defirerez d etre belle. La fée difparur, & laiffa Ja w pl g - Lechoxxde Pefprit étoit un effet de fa rai- ctuT Iapr0mfdekb--^toitfon cceur, & ce qui touche le cceur Pff • plusfenfible. ' eft toujours le La jeune princeffe, en quittant le bord de 1eau , alla prendre les fleurs que lui préfentèrent '^V0"^13^'"^ ^Ifutl'eW netnent de cette princefle, celui du roi & de route Ia cour, dentendre parler Ia jeune Ploufine avec une grace qui enlevoit les cceu-s Les princeffes fes fceurs tachoient inutilement de lui trouver moins d'efprit que les autres • elles étoient contramtes de s'étonner, & d^irér toujours. La ürit vint; la pnn„& ,£ j fc;*",« re'»P" * portraiB, oü fo„s la & PI"ICe'fe * f" ■ re' ceS po™ t  Anguillette. 255 étoient beaux ; elle efpéra qu'ils 1'aideroient a choifir une beauté digne d'être demandée a la fée. Une Junon s'offrit d'abord a fes regards ; elle étoit blonde , Sc avoit l'air tel qu'il doit être pour repréfenter la reine des dieux ; Pallas & Vénus étoient auprès d'elle , ce rableau repréfentoit le jugement de Paris. La noble fierté de Pallas plut fott a la jeune princefle , mais la beauté de Vénus penfa fixër fon choix ; cependant elle paffa au tabieau fuivant: on y voyoit Pomone a demi-couchée fur un lit de gazon, fous des arbres chargés des plus beaux fruits du monde ; elle paroifloit fi charmante , que la princeffe , qui depuis ce matinla favoit tout , ne s'étonna point qu'un dieu eut pris diverfes figures pour tacher de lui plaire. Diane paroiiïbit enfuite telle que les poé'tes la repréfentent, le carquois fur le dos Sc 1'arc a la main; elle pourfuivoit un cerf, fuivie d'une grande troupe de nymphes. Flore fe faifoit remarquer un peu plus loin; elle paroifloit fe promener dans un parterre dont les fleurs, quoiqu'admirables , brilloient pourtant beaucoup moins que fon teint; on voyoit enfuite lesgraces, elles paroiffoient belles Sc touchantes, ce tableau achevoit le tour du cabinet. Mais la princeffe fut frappée de celui qui ornoit le deflus de la cheminée ; c'étoit la déeffe de  2-5^ Anguillette. la jeunefle : un air divin étoit répandu fur toute fa perfonne, fes cheveux étoient du plus beau blond du monde ; elle avoit le tour du vifage d'une forme agréable , la bouche charmante , la taille & la gorge parfaitemenr belle, & fes yeux paroiflbient bien plus redoutabfes pour troubler la raifon, que le nectar dont elle paroifloit s'amufer a. remplir une coupe. Je veux , s ecria la jeune princeffe , après avoir admiré eet aimable portrait, je veux être belle comme Hebé , & 1'être W-tems , s'il eft pofflbie. ' ^ Après ce fouhait , elle retourna dans fa chambre i oü le jour qu'elle attendoit lui parut trop lent a feConder fon impatience. _ II vint enfin , & elle retourna au bord de la rivière : la fée tint fa parole ; elle parut, & jeta un peu d'eau fur le vifage de Ploufine , qui devint auffi belle qu'elle Pavoit défiré. Quelques dieux mnrins avoient accompagné Ia fée ; leur applaudifiement fut le premier effet des charmes de la fortunée Ploufine ; elle fe re^arda dans Peau , & ne put fe reconnoitre, fon filence & fon étonnement furent alors les feules mar- ' ques de fa recontjoiöance. J'ai rempli tous vos fouhaits , lui dit Ia généreufe fée, vous devez être contente , mais je ne la ferois pas encore, fi je ne furpaflbis tous vos défirs par mes bienfaits. Je  Anguillette. 25-7 Je vous donne avec 1'efprit & la beauté, tous les tréfors dont je difpofe; ils ne peuvent s'épuifer; fouhaitez feulement, quand vous le voudrez , des richeffès infinies, vous les obtiendrez dans le moment même pour vous , & pour tous ceux que vous en croirez dignes. La fée difparut , & la jeune Ploufine , alors auffi belle qu'Hébé , retourna au palais : tout ce qui la rencontroir en étoit charmé ; on annonca fon arrivée chez le roi qui Padmira luimême , Sc ce fut a fa voix & a fon efprit, qu'on reconnut 1'aimable princefle ; elle apprit au roi qu'une fée lui avoic fait tous ces dons fi précieux, & on ne la nomma plus qu'Hébé , paree qu'elle reffembloit parfaitemenr au beau portrair de cette déeffe. Quels nouveaux fujets de haine contr'elle pour fes fceurs ! fon efprit leur avoit encore moins donné de jaloufie que fa beauté. Tous les princes qui avoient été touchés de leurs attraits , ne balancèrent point a devenir infidèles ; on abandonna de même toutes les autres beautés de cette cour ; les larmes & les reproches , n'arrêtèrent point ces amans volages , & ce procédé , qui parut alors fi furprenant, a depuis , dit-on , paffe en coutume. Tout briiloit auprès d'Hébé , & fon cceur demeuroit infenfible. Tome I.  2.5 S Anguillette. Malgré la haine de fes fceurs , elle ne négligea rien de ce qui pouvoir leur plaire ; elle fouhaita tant de tréfors a 1'amée; car fouhaiter Sc donner , étoit pour elle la même chofe, que le plus grand roi de ce pays- la demanda certe princelfe en mariage, & 1'époufa avec des magniricences incroyables. Le roi, pèred'Hébé, voulut mettre une armée en campagne ; les fouhaits de la belle princeffe firent réuffir toutes fes entreprifes, & fon royaume fut rempli de richeffès immenfes , qui le rendirent le plus redoutable de tous les rois. Cependant la divine Hébé s'ennuyant du tumulte de la cour , voulut aller paffer quelques mois dans une agréable maifon qui étoit peu diltante de la ville capitale ; elle en avoit banni la magnificence, mais tout y étoit galant Sc d'une fimplicité charmante; la nature feule avoit foin d'en embellir les promenades , oü 1'art n'y avoit point été employé. Un bois dont les routes avoient quelque chofe de fauvage , entre-coupé de ruiffeaux Sc de petits torrens qui faifoient des cafcades naturelles , environnoit cette belle retraite. La jeune Hébé fe promenoit fouvent dans ce bois folitaire. Un jour qu'elle fentoit redoubler dans fon cceur un ennui Sc une langueur qui ne la quittoient plus guère, elle voulut en cher-  Anguillette. 259 cher Ia caufe; elle saffie fur un gazon au bord d'un ruiifeau , dont le bruit entretenoit fa rêverie. Quel chagrin , difoit-elle en elle-même , vient troubler 1'excès de ma félicité ? quelle princeffe dans tout i'univets , jouit d'un bonheur auffi parfait que le mien ? J'ai par les bontés de la fée tout ce que j'ai fouhaité j je puis combler de biens tout ce qui m'environne » tout ce que je vois m'adore , Sc mon cceur ne connoït que des fentimens tranquilles : non , je ne faurois imaginer d'oü vient 1'infupportable ennui qui s'oppofe depuis quelque tems au bonheur de ma vie. Cette réflexion occupoit inceffamment la jeune princefle ; enfin elle fe réfolut d'aller au bord de Ia rivière d'Anguillette, pout tacher de la voir. La fée accoutumée a flattet fes fouhaits , parut fur 1'eau : c'étoit un de ces jours oü elle étoit métamorphofée en poiffon. Je vous revois toujours avec plaifir, jeune princelfe , dit-elle a Hébé ; je fais que vous venez de paffer quelque tems dans une demeute affez fohtaire , Sc vous me paroiifez dans une langueur qui ne convient point a votre fortune. Qu'avez-vous , Hébé ? faites-moi cette confidenee ? Je n'ai rien , reprit la jeune princefle d'un R 2  z6o Anguillette. air embarralfé ; vous m'avez comblée de trop de biens pour qu'il puiffie manquer quelque chofe a. un bonheur dont vous avez fait votre ouvrage. Vous voulez me tromper, reprit la fée ; je le connois facilement, vous n'êtes plus contente mj mais que pouvez-vous encore dcfirer ? méritez mes bontés par un aveu fmcère , ajouta la gracieufe fée, & je vous promets d'accomplir encore vos fouhaits. Je ne fais ce que je déiire , répondit la charmante Hébé ; je iéns pourtant , continua-t-elle en bailfant fes beaux yeux, qu'il me manque quelque chofe, Sc que ce qui me manque eft abfohjment néceffaire a mon bonheur. Ah ! s ecria la fée ! c'eft de 1'amour que vous défirez; cette paffion peut feule faire penfer auffi bizarremenr que vous faires. Dangereufe difpolition! continua la prudente fée ; vous voulez de 1'amour , vous en aurez; les cceurs ne font que trop naturellement difpofés a en prendre; mais je vous avertis que vous m'invoquerez en vain , pour faire ceffer cette paffion fatale que vous croyez un bonheur fi doux ; mon pouvoir ne s'étend pas jufques-la. 11 n'importe, reprit promptement la jeune princeffe en fouriant , & en rougiffant tout enfemble : Eh ! que ferai-je de reus les biens que vous m'avez donnés , fi je n'en faifois a moa  Anguillette. i6i tour la félicité d'un autre ? La fée foupira a ce difcours , & fe cacha au fond des eaux. Hébé reprit le chemin de fa folitude , avec une efpérance qui commencoit déja de calmer fon ennui 5 les menaces de la fée 1'inquiétoient, mais ces fages réflexions étoient bientót chaflees par d'autres plus dangereufes , mais beaucoup plus aimables. En arnvant, elle trouva un courier de la part du roi, qui lui tnandoit de revenir ce même jour, pour être le lendemain d'une fête qu'il avoit fait préparer. Quelques heures après favoir recue , elle partit pour retournef a la la cour : le roi & la reine la recurent avec plaifir, & lui apprirent , qu'un prince étranger qui voyageoit , étant arrivé depiiis quelques jours , ils avoient voulu lui faire une fête, pour qu'il put dire dans les autres pays combien de magnificences brilloient dans leur royaume. La jeune Hébé , par un preiTentiment qu'elle ne connoiffbit pas , demanda d'abord a la princeffe fa fceur , fi 1'étranger étoit aimable ? Rien de pareil ne s eft encore offert a nos yeux, répondit la princeffe. Dépeignez-le moi , reprit Hébé, avec émotion. II eft tel qu'on peint les héros, reprit Ilerie; fa taille eft belle , fon air eft grand , fes jéxt font pleins d'un feu dont R 3  2 & Hébé fe trouva heureufe avec un prince qui 1'adoroit. Cependant le roi , père d'Hébé , avoit recu des ambaffadeurs de la part d'Atirnir: il lui demandoit la permiffion d epoufer Ilerie. Le rei, père d'Atimir étoit mort, il étoit maitre abfolil dans fon royaume: on lui accorda avec joie cette princeffe qu'il avoit enlevée. Après ce mariage, la reine Ilerie demanda au roi fon père & a la reine fa mère, par de nouveaux ambaifadeurs, la permiffion de venir ellemême a leur cour, les prier de lui pardonner une faute que 1'amour lui avoit fait faire, & que le mérite d'Atimir devoit excufer. Le roi le lui permit, & Atimir y vint avec elle ; mille plaifirs marquèrent le jour de leur arrivée. Peu après , la belle Hébé &c fen charmant époux envoyèrent auffi des ambaffadeurs ati roi & a la reine , pour leur faire part de la nouvelle de leur mariage : Anguillette les avoir déja prévenus ; mais ils n'en furent pas recus avec moins de plaifit & de magnificence. Atimir étoit chez le roi , quand ils s'y préfentèrent pour la première fois : 1'aimable idéé d'Hébé ne pouvoit jamais s'effacer abfolument d'un cceur oü elle avoit tégné avec tant d'étripire : Atimir foupira malgré lui au récit du bön> Terne I. X  ï2 Ancuiliette. cette vifite plus courte , il propofa a la princeffe de defcendre dans les jardins du palais. Atimir n'ofa donner la main a Hébé ; ilia faiua refpectueufemenr, & fe retira. Mais quelles idéés & quels fentimens n'emporta-t-il pas dans fon cceur! Toute cette paffion, G vive & fi tendre , qu'il avoit fentie pout Hébé, fe ralluma dans un moment : il hait Ilerie, il fe hait lui-même : jamais ififidélité ne fut fuivie de tant de repentir, nide tant de douleur. Le foir, il fut chez la reine ; la princeffe Hébé y étoit; il n'eut d'attention que pour elle : il chercha avec beaucoup de foin a lui parler; elle 1'évita toujours, mais fes regards lui en firent trop entendre pour fon repos : il continua quelque tems a lui remarquer, par toutes fes aétions, que fes yeux avoient repris fur lui leur premier empire. Le cceur d'Hébé en fut allarmé : Atimir lui paroifloit toujours trop aimable : elle fe réfolut de le fuir avec autant de foin , qu'il en prenoit de la chercher. Elle ne lui parloit jamais que chez la reine, & ce n'étoit même que quand elle ne s'en pouvoit abfolument difpenfer: elle fe réfolut aufli de confeiller au prince de 1'IflePaifible de retourner bientót dans fon royaume. Mais que de difficultés, quand il faut quirtet ce que l'on aime !  Anguillette. i9j Un foir qu'elle étoit occupée de cette penfée, elle s'enferma dans fon cabinet, pour y rêver avec plus de liberté. Elle trouva un biller qu'on avoit mis dans fa poche, fans qu'elle s'en fut appercue ; elle 1'ouvrit , & 1ecriture d'Atimir qu'elle reconnut, lui fit fentit un trouble qui ne fe peut exprimer: ellecrut ne le devoir pas lire, mais fon cceur 1'emporta fur fa raifon j elle le lut, & y trouva ces paroles : Vous n'êtss plus fenfible d mon arden: amour 3 Vous n'ave^plus pour moi que de l'indifférence : Belle Hébé, votre coeur eft léger d fon tour : II imitafi bien ma fatale inconflance3 Hélas! qu'il ne fauroit imiter mon retour, Cet heureux tems n'eft plus 3 ou , de mon tendre amour 3 Vous daignieir partager les plaifïrs & lespeines : Nous fümesjil eft vrait volages tour d tour ; Mais je reviens d vous chargé des mêmes chaines : Hélas } ne faurie^-vous imiter mon retour? Ah cruel ! s'écria la princeffe, que vous ai - je fait, pour chercher a rallumer dans mon ame une rendreffe qui m'a tant coüté de douleurs ? Les larmes d'Hébé interrompirent fon difcours. Cependant Ilerie languilfbit d'une jaloufie qui T 3  2£J4 Anguillette." n'étoit que trop bien fondée. Atimir , emporté par fa paffion, ne pouvoit plus fe conrraindre : le prince de Plfle-Paifible, commenca a s'appercevoir de fon amour pour Hébé ; mais il voulut examiner davantage la conduite d'Arimir, avant que den parler a la princefTe; il 1'adoroit conftamment, & il craignoit, par fes difcours, de la faire appercevoir lui-même de fa paffion de ce prince. Quelques jours après qu'Hébé eut recu ce billet , il y eut des courfes de chevaux; les princes Sc toute la belle jeuneffè de la cour deyoienc rompre des lances a 1'honneur des dames. Le roi & la reine honorèrenr ce divertiffement de leur préfence : la belle Hébé Sc la princefTe Ilerie devoient elles-mcmes donner le prix \ 1'uii étoit une épée , dont la garde Sc le fourreau étoient couverts de pierredes d'une beauté extraordinaire; Sc l'autre, un bracelet de diamans brillans trèsparfaits. Tous les chevaliers nommés pour les courfes, parurent d'une magnificence merveilleufe, Sc montés fur les plus beaux chevaux du monde : ils portoient tous les couleurs de leurs maitreffes, Sc fur leurs écus des devifes galantes, convenables aux fentimens de leut cceur. Le prince de 1'Ifle-Paifible patut fuperbement vêtu, Sc montant un cheval ifabelle a crins noirs d'une beauté incomparable : dans tout fon équi-  Akgttiliette. 295 page brilfok Ia couleur Je rofe; c'étoit cefte qa aimoit Hébé. On voyoit fur un cafque fait léger, qui coiivfroit fa tête, ffotter an bonqnet de plumes de cette même cottlenr. II atrira les appfettdillemens de tous les fpeétateurs y Sc il prosilbic fi beau fous ces armes briflantes, qa'Kt&é fe fit mille reprocbes fecrets des fentimens qste fon malheur lui infpüroit pour in autre. La fuite éa prince dePIile-Paifible étoit nombreafe; elle étoit vêtue a Ia mode de fon pays; tout y paraiflbit galant & magnifique : un ccuyer portoit fon écuj on s'emprefia d'en voir Ia devife. C'étoit utï cceur percé d'une ffècfte : un petit amour en lancok un grand nombre , pour eöaver d'y faire de nouvelles bleflures; mais dies paros ffoient toutes , hors Ia première , avoir été tïrées inutilement; ces mots étoient écrits au-defious: Je n'en crains point d'autres. Les coufeurs & k devife du prince de PlÖePaifible, firent facilement remarquer que c'étoit comme chevalier de la belle Hébé, qui! avoit voulu entrer dans Ia lice. On étoit occupc de fa magnificênce, quand Atimir parut: il montoic un cheval tout nok, qui paroiffoit ardent Sc fuperbe, La couleur que portoit ce föur'-Ia ce prince, étoit la feuille morte: il n'y avoit mêlé ni or, ni argent, ni pierredes j ü avoit fur fon cafque un bouquet de plumes cou- T4  ïyt Anguillette. leur de rqfe; & quoiqu'il eüt affecté une grande négligence dans fa parure, il étoit de fi bonne mme, il menpit fon cheval avec tant de grace, & il avoit 1'air fi fier, qu'on cefla, dès qu'il fut entré, de regarder tout autre chofe. Sur fon écu, qu'il.portoit lui-même, paroifloit un amour qui fouloit des chaines fous fes pieds , & qui s'en attachoit d'autres fort pefantes ; autour étoient ces paroles ; Seules dignes de moi. La troupe d Atimir étoit vêtue de feuille-morte & argent, 8c l'on y avoit prodigué les pierredes: elle étoit compofée des principaux de fa cour; & quelque bien faits qu'ils fuflent, il étoit aifé dejuger, a 1'air d'Atimir, qu'il étoit né pour leur commander. On ne fauroit exprimer les divers mouvemens que produifit la vue d'Atimir dans le cceur d'Hébé & dans celui d'ïierie; & la cruelle jaloufieque fentit le prince de 1'Ifle-Paifible, quand il vit flotrer fur le cafque d'Atimir, des plumes de la même couleur que les fiennes. La leéture de fa aevife acheva de lui infpirer une fureur, dont il ne fufpendit alors les effets , que pour choifir mieux le tems de la faire fentit a fon rival. Le roi & la reine remarquèrent facilement 1'audace 8c 1'imprudence d'Atimir : ils en eurent une extréme colère ; maiq il n'étoit pas tems dq la témoigner.  Anguillette. 297 On commenca les courfes au bruit de mille trompettes, qui retentilfoient dans les airs : elles furent fort belles; tous ces jeunes chevaliers y firent paroitre leur adreffe. Le prince de 1'IflePaifible, quoiqu'occupé d'une férieufe jaloufie , y fignala la fienne, & demeura vainqueur. Atimir, qui favoit que le premier prix des courfes devoit être donné par Ilerie , ne fe préfenta point pour difputer la vióboire au prince de 1'Ifle-Paifible. Les juges du champ le déclarèrent vainqueur; & au bruit des acclamations & des louanges de tous les fpectateurs , il s'avanca de la meilleure grace du monde, au lieu oü étoit le roi & les princeifes, pour recevoir le braceler dè diamans. La princeffe Ilerie le lui préfenra; il le recut refpectueufement; puis ayant falué le toi, la reine & les priucefles, il retourna fe remettre fur les rangs. ' • La trifte Ilerie avoit trop bien remarqué le mépris , que le léger Atimir avoit fait d'un prix qui devoit être donné de fa main : elle en foupira douioureufement; & la belle Hébé en fentit une fecrète joie , dont toute fa raifon ne put défendre fon cceur. On recommenca de nouvelles courfes : elles eurent un même fuccès que les premières. Le prince de 1'ifle-Paifible, animé par la vue d'Hébé, y kt des merveilles, & fut vainqueut pour la fe-  AngüILIETTE. conde fois; mais Atimir , ennnyé d'être ipedfateur de la gloire de fon rival, & ffatté de ia penfée de recevoir tm prix de la main d'Hébé^ alla fe préienter au bout de la lice. Ces rivanx fe regardêrent ficrement; S: cerre courfe, entre deux li grands prïflces, fut céiébrée par le trouble nouveau qu'elle infpira aux princeffes. Les princes coururent, Vim cóttttè l'autre, avec un égal avantagej ils brisèrent leurs Iances fans en être ébranlés.' Les applaudiffemens redoubièrent; & les princes, fans donner le tems & leurs chevaux de reprendre haleine , retournèrent au bout de la carrière. Ils reprirent de nonvelles lances, & coururent avec le même bonheur & la même adretfe que la première fois. Le roi , qui craignoit de voir décider , par la Fortune , un vainqueur entre ces deux rivaux , pour ne pas faire un illuftre mécontent, envoya promptement dire, de fa part, aux princes, qu'ils devoient fe contenter de la gloire qu'ils avoient acquife, & les prier de termiuer les courfes de cette journée par la dernière qu'ils venoienr de faire. Celui que le roi leur envoyoit s'étant approchc d'eux , ils écoutèrent fa commifficn avec affez d'impatience; fur-tout Atimir , qui, prenant Ie premier la parole : Allez dire au roi, lui dit-il, que je ferois indigne de I'honneur qu'il me fait de prendre part a ma gloire, fi je pouvois fouf-  Anguillette.' 299 frir un vainqueur. Voyons, reprit le prince de ï'Ilre-Parfifcle, en pouffant fori cheval avec arcleur, qui mérite le mieux Peftitrie du roi, & les faveurs de la förtufié. Celui que le roi avoit envoyé n'étoit pas encore retourné auprès de lui, que les deux rivaux, animés par des fentimens plus forts que le défir de rémpöfter fe ptix de la courfe, avoient déja fbrfrni leur carrière. La forcune favorifa 1'audacieux Atimir , il fut vainqueur. Le cheval du prince de 1'Ifle-Paifible, las de tant de belles courfes qu'il avoit faites, fe renverfa &c fit tomber fon maitre fur le fable. Quelle joie pour Atimir! & quelle rage pour le malheureux prince de 1'Ifle-Paifibie ! 11 fe releva promptement, 8c s'approchant de fon rival avant qu'on fut arrivé a eux : Tu m'as vaincu dans des jeux, Atimir, lui dit-il d'un air qui marquoit affez fa coière j mais c'eft avec 1'épée que je veux décider tous nos différends. J'y confens , reprit le fier Atimir; je t'attcndrai demain, au lever du foleil, dans le bois qui termine les jardins du palais Les juges du camp les joignirent comme ils finiffoient ces paroles; &c ils diffimulèrent mutuellement leur coière, de peur que le roi ne s'oppofat a leur deffein. Le prince de 1'We-Paifible remonta a cheval, 8c le pouifa a toute bride, pour s'élöigner du  joo Anguillette. Een fatal oü Atimir venoit de le vaincre. Cependant , ce prince alla recevoir le prix de la courfe de la main d'Hébé , qui le préfenra avec un embarrasqui marquoit affez les divers mouvemens de fon ame ; & Atimir fit, en le recevant, toutes les extravagances d'un homme fort amoureux. Le roi Sc Ia reine , qui avoient les yeux attachés fur lui , le remarquèrenr; & mal-contens de la fin de cette journée , retournèrent au palais. Atimir occupé de fa paffion , fortir de Ia tce , fans vouloir être accompagné de pas un des fiens j & Ilerie outrée de douleur & de jaloufie,, retourna a fon appartement. Quels étoient alors les fentimens d'Hébé! il faut partir, difoit-elle en elle-même : quel autre remède pourroit-on ttouver aux maux que je prévois ? Cependant, Ie roi Sc la reine réfolurent de prier Atimir de fe retirer dans'fon royaume, pour éviter les nouveaux troubles que leur pouvoit caufer fon amour : ils réfolurent auffi de faire la même propofition au prince de 1'IfiePaifible, pour ne point marquer de prcference entre ces deux princes. Mais, ó prudence trop tatdive ! tandis que l'on délibcroit du départ des deux princes , ils fe difpofoient au combat. Cependant Hébé , en revenant des coutfes,  Anguillette. 301 demanda d'abord oü étoit le prince de 1'Ifle-Paifible ? On lui dit qu'il étoit dans le jardin du palais , qu'il avoit voulu y demeurer feul, & qu'il paroilToit fort trifte. La belle Hébé crut qu'il étoit de fon devoir d'aller le confoler de la petite difgrace qui lui étoit arrivée : ainfi , fans s'arréter dans fon apparrement , elle defcendit dans les jardins , fuivie feulement de quelques-unes de fes femmes. Elle commencoit a chercher le prince de 1'Ifle-Paifible , quand en er.trant dans une allée couverte , elle appercut 1'amoureux Atimir qui, tranfporté de fa paffion , Sc n'écoutant plus que ce qu'elle lui infpiroit , fe jeta a genoux a quelques pas de la princefle ; & tirant 1'épée qu'il avoit recue ce jour-la de fa main : ou écourezmoi, belle Hébé , lui dit-il, ou laiflez - moi mourir a vos piés. Les femmes d'PIébé , effrayées de Paftion du prince , fe jerèrent fur lui pour tacher de lui óter fon épée, qu'il tournoit déja contre luimême , avec beaucoup de fureur. Hébé , la malheureufe Hébé vouloit fuir ; mais que de raifbns pour s'arréter prés de ce qu'on aime! Le défir de calmer le bruit que pouvoit faire cette aventure ; le deflein de prier Atimir de chercher a fe guérir d'une paffion qui leur  joz Anguillette. étoit Ci fiiaflfte; la pitié que fait naitre ua objet tonchanr, tout enfin anêca la princeffe. Elle s'approcha du prince. La préfence d'Hébé fufpendit fa fureur ; il JaifTa romber fon épée aux piés de la princefTe. Jamais tant de trouble , tant d'amour Sc tant de douleur , nont paru dans une converfation d'un quartd'heure. II n'eft point de termes affez tendres, pour ex? primer ce que fentirent alors ces malKeureux amans. Hébé , inquiète de fe voir avec Atimir , & li prés du prince de 1'Ifle - Paifible, fit un grand eftbrt fut elle-même , pour quitter Atimir ; & elle le quirta , en lui ordonnant de ne la revoir de fa vie. Quel ordre pour Atimir ! fans le fouvenir du combat qu'il devoit faire contre le prince de 1'Ifle-Paifible, il auroit cent fois tourné fon épée contre lui-même ; mais il vouloit périr en fe vengeant de fon rival. Cependant la belle Hébé fe retira dans'fon appartement, pour éviter plus sürement la préfence d'Atimir. Impitoyable fée ! s'écria-t-elie, tu ne m'avois prédit que la mort , fi je revoyois ce malheureux prince; & les maux que je fens , font bien plus cruels que la perte de la vie. Hébé envoya chercher le prince de 1'Ifle-Paifible dans les jardins Sc dans tout le palais, & on ne  Angttiilette. 305 le trouva point ; elle -en eut une extréme inquiérude. Oa le cherclu toute la nuit , mais inutilement •, car il s'étoit caché dans une petite maifon ruftique , au^nilieu d'un bois , pour être plus sur que perfonne ne Pempêcheroit de fe Trouver au lieu defimé pour le combar. 11 s'y readit au lever du foleil , Sc Atimir y arriva peu de momens après. Ces deux rivaux, impatiens de fe venger Sc de remporter la vicfoire , tirèrenr leurs épces. C'étoit pour la première fois que le prince de 1'Ifle-Paifible fe fervoit de la fienne : car il n'y avoit jamais de guerre dans fon Üle. II n'en parut pas moins un ennemi redoutable a Atimir; il avoit peu d'expérience , mais beaucoup Je valeur & beaucoup d'amour : il com'oatit en homme qui méprifoit fa vie ; Sc Atimir foutint dignement, dans ce combat, la haute réputation qu'il avoit acquife. Ces princes étoient animés de rrop de différentes paiïions, pour que la fin de leur combat ne leur fut pas funefte. Après avoir confervé long-tems un égal avantage , ils fe portèrenr deux coups fi furieux , que 1'un Sc l'autre tombèrent fur Pherbe , qui fut bientót toute rouge de leur fang. Le prince de rifle-Paifible , s'évaaouit par la perte du lien ? Sc Atimir mortellement bleifé,  3°4 A N G. U I L L E T T E. prononca le nom d'Hébé , en expirant pour elle. Une partie de ceux qui cherchoient le prince de Plfle-Paifible, arrivèrent en ce lieu , Sc furent faiiis de frayeur a la vue de ce cruel fpeétacle. La princeffe Hébé, entrainée par fon inquictude i venoit de defcendre dans les jardins ; elle courut oü elle entendit les cris de fes gens , qui prononcoient confufément les noms des deux princes, & trouva ces obje.ts fi funeftes & fi touchans. Elle crut que le prince de 1'IflePaifible étoit mort , comme Atimir; Sc en ce moment, ils ne paroiffoient point différens 1 un de l'autre. Après avoir jeté quelques regards fur ces malheureux princes : Précieufes vies , qui venez d'être facrifiées pour moi! s'écria douloureufement Hébé , je vais vous venger par la perte de la mienne. Après ces mots , elle fe jeta fur 1'épée fatale qu'Atimir avoit re^ue d'elle , & elle s'en perca le fein, avant que fes gens , étonnés de cette cruelle aventure , fe fuffent mis en devoir de Pen empêcher. Elle expira , & la fée Anguillette touchée de tant de malheurs , oü elle avoit oppofé autant" d'obftacles que fa fcience lui avoit petmis , parut au lieu oü venoient de fe terminer ces belles vies. La fée accufa le deftin , & ne put «'empêcher de verfer des larmes : alors fbngeant a  Anguillette. joj a fecourir le prince de 1'Ifle - Paifible, qu'elle favoit bien qui n'étoit pas mort; elle le guétit de fa bleifure,&, le fit tranfportet en un moment dans fon ifle , ou par le don merveilleux qu'elle y avoit attaché, ce prince fe confola de la perte qu'il venoit de faire , & oublia la paffion qu'il avoit eue pour Hébé. Le roi & la reine, qui n'eurent pas un femblable fecours , fe livrèrent tout entiers a leur douleur , & le tems feul put les confoler. Pour Ilerie , rien ne peut exprimer fon défefpoir :.elle fut toujours fidéle a fa douleur,. &c au fouvenir de 1'ingrat Atimir. . Cependant, Anguillette. ayant fait tranfportet le prince de 1'Ifle-Paifible dans fon royaume, toucha avec fa baguette les reftes inforrunés de 1'aimable Atimir & de la belle Hébé. Dans 1'inftant méme ils fe changèrent en deux arbres, d'une beauté parfaite. La fée les nomma Charmes , pour conferver a jamais, la mémoire de ceux qu'on avoit vu briller dans ces malheureux amans. Tome I.  JOfj JEUNE ET BELLE, CONTÉ. Il y eut autrefois une favante fée, qui voulut réfifter a 1'amour; mais ce petit dieu étoit encore plus favant qu'elle : il la rendit fenfible, fans même employer tout fon pouvoit. Un beau chevalier arriva dans la cour de la fée , en cherchant des aventures. II étoit aimable , fils de roi, 8c fameux par mille belles actions. Sa valeur étoit connue de la fée ; la renommee en avoit potté le bruit jufques dans ce royaume. La perfonne de ce jeune prince répondoit fi bien a fa haute réputation , que la fée, touchée de tant de charmes, regut en peu de tems les vceux que le beau chevalier lui offrit. La fée étoit belle ; il en étoit véritablement amoureux. Elle 1'époufa, & le rendit, par fon hymen, le plus riche & le plus puilfant roi de l'univers : ils furent long-tems heureux , après s'être unis pour toujours. La fée vieillit, 8c le roi fon époux , quoiqu'il eüc vieilli comme elle , cefla de Paimer dès  Jeune et Belle.' 307 qu'elle ne fut plus belle. II s'attacha a de jeunes beautés de fa cour; la fée en fentit une jaloufie, qui devint funefte a plulieurs de fes rivales. Elle n'avoit eu qu'une fille de fon mariage avec Ie beau chevalier : c'éroit 1'objet de toute fa tendrefTe ; 8c elle étoit digne de 1'attachement qu'elle avoit pour elle. Les fées, fes parentes, 1'avoient douéea fa naiffance de 1'efprit le plus charmant, de la beauté la plus aimable , des graces encore plus rouchantes que la beauté. Elle danfoit au-deffus de tout ce qu'on a jamais vu , & fa voix enlevoit tous les cceurs. Sa raille étoit parfairement belle, fans être des plus grandes; fon air étoit noble , fes cheveux du plus beau noit du monde, fa bouche petite 8c gracieufe, fes dents d'une blancheur furprenante, fes beaux yeux étoient noirs , vifs 8c touchans; & jamais des regards fi pergans & fitendres, n'ontfait nairre 1'amour dans les cceurs. La fée favoit nommée Jeune 8c Belle. Elle ne lui avoit point encore fait de dons ; elle avoit fufpendu cette faveur, pour juger mieux dans la fuite par quelle efpèce de bonheur elle pourroit afïurer celui d'une fille qui lui étoit fi chère. Les infidélités du roi affligeoient fans cefle Ia fée; le malheur de n'être plus aimée lui fit imaginer que le plus doux des biens .étoit d'être V z.  308 Jeune et Belle. toujours aimable. Ce fut, après mille réflexions; la félicité dont elle doua Jeune & Belle. Elle avoit alórs feize ans : la fée employa toute fa fcience pour la faire demeurer toujours telle qu'elle étoit alors. Que pouvoit-elle donner de plus précieux a Jeune & Belle , que le bonheur de ne jamais ceffer d'être femblable a elle-même ? La fée perdit le roi fon époux, 8c quoiqu'il fut dès long-tems infidèle , fa mort lui fit fentir une fi véritable douleur , qu'elle réfolut d'abandonner fon empire , & de fe retirer dans un chateau qu'elle avoit fait batir en un pays trèsdéfert; il étoit entouré d'une forêt fi vafte, que la fée feule en pouvoit démêler les chemins. Cette réfolution affligea Jeune 8c Belle ; elle ne vouloit point quitter la fée , mais elle lui ordonna abfolument de demeurer : & avant que de .fe retirer dans fon défert , rappelant dans le plus beau palais du monde les plaifirs & les jeux qu'elle en avoit depuis long-tems exilés , elle en compofa la cour de Jeune & Belle, qui, dans cette agréable compagnie , fe confola quelque tems après de 1'abfence de la fée. Tous les princes & les rois qui fe croyoient dignes de plaire f & l'on fe flattcit beaucoup moins alors qu'en ce tems-ci, ) vinrent en foule a la cour de Jeune 8c Belle, efiayer , par leurs foins 8c par  Jeune et B ï l l ï.' 309 leurs amours , de rendre fenfible une fi aimable princefle. Jamais rien n'a égalé la magnificence & les agrémens du palais de Jeune & Belle : tous les jours y étoient marqués par des fêtes nouvelles, tout le monde y étoit heureux, excepté fes amans qui Fadoroient fans efpérance : aucun n'étoit regardé favorablement; mais ils la voyoient fans ceffe; & fes regards les plus indifTérens étoient dignes de les arrêter pour toujours. Un jour, Jeune & Belle, fatisfaitede fafélicité &c de la douceur de fon règne , fe promenoit dans un bois charmant , fuivie feulement de quelques-unes de fes nymphes, pour mieux gouter le plaifir de la folitude : une douce rêverie 1'entretenoit: que pouvoit-elle penfer qui ne lui fut agréable ? Elle fortit du bois infenfiblement, & tourna fes pas vers une prairie délicieufe, émaillée de mille fleurs. Ses beaux yeux étoient occupés par cent objets différens & agréables , quand elle appercut un troupeau qui paiffbit dans la prairie, au bord d'un perit ruiffeau , qui , roulant fur des cailloux , formoit par fes eaux un doux murmure. II étoit ombragé d'une touffe d'arbres. Un jeune berger, couché fur 1'herbe, dormoit tranquillement au bord du ruiffeau; fahoulette étoit appuyée contre un arbre, & un joli chien qui paroifloit plutoc V3  ?ïo Jeune et Belle/ favori de fon maitre que gardien du troupeau, étoit couché ptès du berger. Jeune & Belle s'approcha du ruiiTeau, Sc jeta fes regards fur le berger: quelle vue! L'amour lui -meme dormant enrre les bras de Plïché ne brilloit pas de plus de charmes. La jeune fée s'arrêra, & ne put fe défendre de quelques mouvemens d'admiration, qui furent bientót fuivis de fentimens plus tendres. Le beau berger paroilfoit dix-huit ans; il étoit d'une taille avantageufe; fes cheveux bruns, naturellement frifés par groffes boucles, accompagnoient parfaitement le plus aimable vifage du monde. Ses yeux, que le fommeil tenoit alors fermés , cachoient a la fée de nouveaux feux , dont l'amour vouloit fe fervir encore pour redoubler fa tendreffe pour le berger. Jeune & Belle fentit une émotion inconnue a fon cceur; & il ne lui fut plus pofïible de s 'éloigner de ce lieu. Les fées ont les mêmes privileges que les déeffes : elles aiment un berger quand il eft aimable , comme s'il étoit le plus grand roi de 1'univers ; car tout eft au-deffous d'elles. Jeune & Belle trouva trop de plailir dans fes fentimens, pour chercher a les combattre. Elle aima tendtement, Sc ne fongea plus dès ce moment qu'au bonheur d'être aimée ; elle n'ofa  Jeune et Belle. ju réveiller le beau berger , de peur de laifler remarquer fon trouble ; & fe faifant un plailir de lui découvrir fon amour d'une manière galante & agréable , elle fe rendit invifible, pour jouk de 1'étonnement qu'elle lui alloit caufer. Aufli-töt une mufique charmante fe fit entendre. Quelle fymphonie! Elle alloir au cceur : ces fons gracieux réveillèrent Alidor , c'étoit le nom du beau berger; il crut quelques momens que c'étoit un fonge agtéable. Mais quelle fut fa furprife, quand en fe levant de delfus le gazon ou il étoit couché, il fe trouva vétu d'un habit galant & magnifique. II étoit jaune , gris-de-lin & argenr; fa panetière étoit toute brodée des chiffres de Jeune & Belle , & attachée avec une écharpe de fleurs; fa houlette étoit d'un travail merveilleux, omée de pierres précieufes de différentes couleurs , qui formoienr des devifes galantes ; fon chapeau étoit de jonquilles & de hyacintes bleues, entrelacées avec beaucoup d'art. Content & futpris de fa nouvelle parure , il fe mira dans le ruifleau prochain. Jeune & Belle craignit cent fois pour lui, dans ce moment, la deftinée du beau Narcifle. La furprife d'Alidor augmenta encore , en voyant fes moutons chatgés d'une foie plus blanehe que fa neige , au lieu de leur toifon ordi- v4  'jfrï' Jeune et Belle; naire, & couverts de mille nceuds de rubans de difFérentes couleurs. Sa brebis la plus chérie étoit auffi plus parée que les autres. Elle vint d lui en bondiffiant fur 1'herbe , paroiffant fiére de fon ajulfement. Le jofi ehien du berger avoit un collier d'or, oüdepetites émeraudes entrelacées formoient ces quatre vers: Lorfque l'on veut bruler d'une ardeur immortelle , Qu'un tendre cceur eft alarmél : Etre charmant fuffit pour être aime'; Mais pour le rendre heureux J il faut être fidéle. Le beau berger jugea par ces vers que c'étoit a. l'amour qu'il devoit fon agréable aventure. Le foleil étoit couché alors. Alidor occupé d'une aimable rêverie, reprit le chemin de fa cabane; il n'y remarqua nul changement au-dehors : mais a peine y fut-il entré , qu'une odeur délicieufe lui annonca quelque chofe de nouveau. II rrouva fa petite cabane tapiffiée d'un tiffu de jafmin & de fleurs d'orange: les rideaux de fon fit étoient de la même efpèce, relevés par des guirlandes d'ceillets & de rofes ; une fraicheur agréable entretenoit ces fleurs dans toute leur beauté. Le parquet étoit de porcelaine , fur lequel on  Jeune et Belle." ■ 313 voyoit repréfentées toutes les hiftoires des déeffes qui avoient aimé des bergers. Alidor le remarqua \ il avoit beaucoup d'efptit; les bergers de cette contrée n'étoient pas des bergers ordinaires. Quelques-uns d'entr'eux defcendoient ou de rois, ou de gtands princes , & Alidor tiroit fon origine d'un fouverain qui avoit long-tems régné fur ces peuples, avant qu'ils fulfent fous la domination des fées. Jufques alors le beau berger avoir été infenfible ; mais il commenca de fentir, fans avoir encore d'objet déterminé, que fon jeune cceur bruloit de fe rendre. II mouroit d'impatience de connoitre la déelfe ou la fée qui lui donnoit des marqués de tendreffe fi galantes & fi gracieufes. Alidor fe promenoit avec une douce inquiétude, qu'il n'avoit jamais fentie : la nuit vint; il parut une agréable illumination, qui fit un nouveau jour dans la cabane. La rêverie d'Alidor fut interrompue par un repas délicat & magnifique, qui fut fervi devant lui. Quoi! dit le berger en fouriant, roujours de nouveaux plaifirs , & perfonne pour les parrager avec moi! Son joli chien voulut 1'agacer j mais Alidor éroit trop occupé pour répondre a fes careffes. Le berger fe mit a table : un petit amour lui préfenta a boire dans une coupe faite d'un feul diamant 5 il foupa alfez bien pour le héros d'une aventure. II voulut faire  J H J ï V N B E T B E L l E' des queflions au petit amour; mais au lieu de lui répondre, eet enfant tiroit des flèches; & dès qu'elles atteignoient le berger, elles fe changeoient en eau d'une odeur merveilleufe. Alidor comprit bien par ce badinage, que le petit amour n'avoit pas ordre de lui expliquer ce myftère. La table difparut dès qu'Alidor cefla de manget, & le petit amour s'envola. Une fymphonie charmante fe fit entendre : elle faifoit naitre mille tendres fentimens dans le cceur du beau berger; fon impatience d'apprendre a qui il devoit tant de plaifirs, redoubloit fans ceffe ; & ce fut avec beaucoup de joie qu'il entendit chanter ces paroles: Sous quelle forme, amour > lanccras-tu tes traits A ce jeune berger que j'alme ? Satisfait de mon caur, de ma tendreffe extréme> Lefera-t-il aujfi de mes foibles attraits ? 11 nefauroit douter de mon ar deurfincère ; Mais ce n'eft pas affe^ pour plaire : Puiffant amour, prends foin d'augmenter ma beauté t Je n'enprendrai que trop de mafidélité! Paroiffez donc objet charmant, s'écria le berger ; achevez par votre préfence de combler ma  Jeune et Belle. 315 félicité ; je vous crois trop aimable pour pouvoir jamais cefler d'être fidéle a vos charmes. On ne répondit rien a fes paroles : la fymphonie finit peu après; & un profond füence régna alors dans la cabane, & invita le berger aux douceurs du fommeil. II fe jeta fur fon lit, & s'endormit avec quelque peine , agité par fon impatience , & par fon nailfant amour. Le chant des oifeaux le réveilla au point du jour; il fortit de fa cabane , & conduifit fon joli troupeau dans le même lieu oü le jour précédent avoit commencé fa bonne forrune. A peine s'étoitil affis au bord du ruilfeau, qu'un pavillon d croffe fort btillant, couleur de feu vert & or , fe trouva attaché aux branches des arbres , pour garantir Alidor de 1'ardeur du foleil. De jeunes bergers & de belles bergères des environs, arrivèrenr en ce lieu. Ils cherchoient Alidor; fon pavillon , fon troupeau & fa parure, les jetèrent dans un grand étonnement. Ils s'avancèrent en diligence, & lui demandèrent avec beaucoup d'emprefiement, la caufe de tant de merveilles ? Alidor fourit de leur furprife, & leur apprit tout ce qui lui étoit arrivé. Plus d'un berger en fentit de la jaloufie , & plus d'une bergère en rougit de dépit. Il y en avoit peu dans cette contrée qui n'euffent formé des defleins fur  '3i6 Jeune et Belle: Ie cceur du beau berger j & une déeffe ou une fée leur paroilfoit une trop dangereufe rivale. Jeune & Belle , qui ne perdoit guères fon berger de vue , fourfrit impatiemment la converfation des bergères : il y en avoit de charmantes Parmi elles ; & une bergère fort aimable peut être une rivale redoutable a une déefTe même. L'indifférence qu'Alidor marqua pour elles , ralfura la jeune fée. Les bergères quittèrent Alidor avec peine , & conduifirent leur troupeau plus avant dans la ptairie. Peu de momens après, qu'il n'y eut plus qu'une troupe de bergers avec Alidor , un feitin délicieux parut fervi fur une rable de marbre bknc, Des fièges de verdure s'élevèrent autour ; & Ahdor fit part de ce repas aux bergers de fes amis qui 1'étoient vernis joindre. En s'afTéyant a table, ils fe trouvèrent tous vêtus d'habits galans , mais moins magnifiques que celui d'Alidor, qui parur alors tout briljant de pierredes. Une mufique champêtre , mais gracieufe, fit retentirles échos d'alentour. Et l'on entendit chantet ces paroles : Admire^ d'Alidor le fuprême bonheur; C'eft par lui que l'amour m'a fait fentir fes armes. Bergers 3 qui connoiffe^ fes charmes j Refpeclei le choix de mon cceur.  Jeune e t B e l l e; 317 L'étonnement des bergers redoubloit a tous momens. Une ttoupe de jeunes bergères arrivèrent au bord du ruilTeau; le bruit de la fymphonie les attiroit bien moins en ce lieu , que le défir de voir Alidor. On commenca , fous les arbres, un petit bal champêtre très-agréable. La jeune fée, qui étoit invifible, mais toujouts préfente, prit, en un moment, avec fix de fes nymphes, les plus jolies habits de bergères qu'on eut jamais vus. Elles n'étoient parées que de guirlandes de fleurs leurs houlettes en étoient ornées j & Jeune & Belle , coiflée fimplement avec des jonquilles , qui faifoient un eflet charmant dans fes beaux cheveux noirs, parut la plus merveilleufe perfonne du monde. L'arrivée de ces belles bergères furprir toute 1'affemblée. Toutes les beautés de ce lieu en fentirent du dépit. II n'y eut pas un berger qui ne cherchat, avec empreflement, a leur faire les honneurs de la fête. Jeune & Belle, inconnue patmi eux pout une fée, n'en recut pas moins d'honneurs, & ne s'attira pas moins de vceux. C'eft la beauté qui fait recevoir les hommages les plus fmcères. Jeune & Belle fut flattée des effets de la fienne, oü fa dignité n'avoit point de part. Pour Alidor, dès qu'elle parut dans Paflemblée, oubliant que l'amour qu'une déefle on une fée  Ji8 Jeune et Belle. avoit pour lui, 1'obligeoit a quelque attention pour ne lui pas déplaire ; il vola prés de Jeune Sc Belle , Sc s'en étant apptoché de la meilleure grace du monde : venez , belle betgète, lui ditil , venez prendre une place plus digne de vous. Une li merveilleufe perfonne eft trop au-deflus de toutes les autres beautés, pour demeurer confondue parmi elles. II lui préfenta la main; Sc Jeune Sc Belle , charmée des fentimens que fa vue commencoit d'infpiter a fon berger, fe laiffa conduire. Alidor la mena fous ce pavillon brillant, qui s'étoit trouvé le matin attaché aux arbres , dès qu'il étoit arrivé dans ce lieu. Une troupe de jeune bergers apporta , par les ordres d'Alidor , des faifceaux de fleurs & de verdure, Sc en élevèrent une efpèce de petit tróne ou Jeune Sc Belle fe placa. Le beau berger fe mit a fes piés. Ses nymphes s'aflirent auprès d'elle, & le refte de 1'aflemblée forma un grand cercle, oü chacun fe rangea fuivant fon inclination. Ce lieu, orné de tant de beautés, faifoit Ie plus agréable fpeétacle du monde. Le bruit de 1'eau fe mêloit a la fymphonie , Sc il fembloit que tous les oifeaux des environs fe fuflent affemblés dans ce lieu pour prendre part a la fête. Un nombre infini de bergers fe détachoient par troupes, pour venir faire leur cour a Jeune & Belle. Un d'encr'^ux, nommé, Iphis , s'approchant de Ia  JEVNE ET BEILE. JI9 jeune fée. Quelque belle que foit la place que vous a fait prendre Alidor, dit-il a Jeune Sc Belle, elle eft peut-être ttès-dangereufe a occuper. Je le crois , lui dit la fée avec un fourire capable d'enlever tous les cceurs: les bergères de ce hameau auront fans doute quelque peine a me pardonner la préférence qu'Alidor femble m'avoir donnée fur tant de beautés qui la méritoient mieux que moi. Non, lui dit Iphis, nos bergères fe rendront plus de juftice j mais une déefle aime Alidor. Iphis conta alors a Jeune & Belle toute 1'aventure du beau berger. Quand il eut achevé fon récis, la jeune fée fe tournant vers Alidor, d'un air gracieux : je ne veux point, lui dit-elle , d'une auffi redourable ennemie que la déefle dont vous êtes aimé. Aparemment elle ne m'avoit pas deftiné la place que j'occupe : mais je la lui rendrai. Elle fe leva en achevant ces paroles : demeurez, lui dit Alidor en la regardant tendrement, Sc en 1'arrêtant; demeurez , belle bergère : il n'eft point de déefle dont je ne factifie la tendreffe au plaifir de vous adorer; & celle dont vous a patlé Iphis n'eft pas fort favante , du moins en amour, puifqu'elle a permis que je vous aie vue. Jeune & Belle ne put répondre a Alidor ; on la vint prendre dans ce moment pour danfer , & jamais on ne s'en eft acquitté avec tant de gtace. Elle prit le beau  3*o J e. u n e et Belle. berger , qui fe farpaffa lui-mÊme. Jamais les plus magnifiqaes fêtes de la cour de Jeune & Belle ne lui avoient fait tant de plailir que cette afTemblée champêtre. L'amour embellit tous les beux oü l'on peut voir ce que l'on aime. Alidor fentoit augmenter d tous momens fon amour , & faifoit mille fermens de facrifier toutes les déeffes & toutes les fées de 1'univers, au tendre amour que lui infpiroit fa bergère. Jeune & Belle étoit charmée des fentimens du beau berger • mais elle voulut éprouver quelques momens fa tendrefTe. Iphis étoit aimable ; & fi Alidor n'eüt pas été préfent , on 1'auroit fans doute admiré. La jeune fée lui paria deux ou trois fois d'un air aflez gracieux , cc danfa plufieurs fois avec lui. . Alidor en fentit une jaloufie auffi vive que fon amour. Jeune & Belle le remarqua ; & s'en croyant plus süre du cceur de fon berger , elle ceffia de lui faire de la peine ; elle ne paria plus d Iphis le refte de journée , & Alidor eut fes regards les plus favorables. Hé quels regards ! ils portoient l'amour dans les cceurs les plus infenfibles. Le jour finit , cette belle troupe fe fépara d regret j mille foupits fuivirent Jeune & Belle : elle défendit d tous les bergers de 1'accompagner j mais elle promit en peu de mots d Alidor , que m  Jeune et Belle. 511 que fe lendemain il la reverroit dans la prairie. Elle quitta enfuite la belle troupe , & fes nymphes la fuivirent. Les bergers les lailfèrent partir •, ils efpéroient qu'en les fuivant d'un peu loin, ils pourroient apprendre , fans en être appercus, quel étoit 1e hameau de ces divines perfonnes ; mais dès que Jeune & Belle eut gagné un petit bois qui la déroboit aux yeux des bergers , elle difparüt avec fes nymphes : elles s'amufèrent quelque tems a regarder les bergers chercher inutilement la route qu'elles avoient prife. Jeune & Belle remarqua avec plailir qu'Alidor paroilToit un des plus emprefles. Iphis fe défefpéroit d'avoir tardé un peu trop a les fuivre , & beaucoup d'autres bergers , dont les nymphes avoient fait la conquête , paflerent une partie de la nuit a les chercher dans 1e bois & aux environs. Quelques auteurs ont affuré que les nymphes, autotifées par 1'exemple de la jeune fée , trouvérent quelques-uns de ces bergers plus aimables que tous les rois qu'elles avoient vus jufques alors. Jeune & Belle retourna dans fon palais : & bien qu'une fée toujours occupée de mille foins différens put s'abfenter fans conféquence, elle trouva tous fes amans biens inquiets de ne Favoir point vue de toute la journée; mais pas un Toms I. X  }i2. Jeune et Belle. n'ofa lui en faire des reproch.es. 11 falloir être amans foumis & refpectueux prés de Jeune 8c Belle , ou recevoir d'elle un ordre de fe retirer de fa cour. Ils n'ofoient même lui pariet de leur tendreffe; ce n'étoit que pat leurs foins , leur refpeét 8c leur conftance , qu'ils efpéroient enfin de la toucher. Jeune 8c Belle parur peu occupée de tout ce qui fe préfenta a fes yeux : elle foupa peu , elle rêvafouventj & les princes fes amans, arrenrifs a toutes fes a&ions , crurent l'avoir entendue foupirer plufieurs fois. Elle congédia toute la cour de fort bonne heure, & fe retira dans fon appartement. Quand on doit revoir ce qu'on aime , tout ce qui fe préfente en attendant ce moment agréable , paroit bien froid 8c bien ennuyeux. La jeune fée, avec les nymphes qui l'avoit fuivie tout le jour , cachées dans un nuage , furent en un inftant a la cabane du beau berger. 11 y étoit retourné fort trifte de n'avoir pu trouver le chemin qu'avoit pris fa divine bergère. Tout étoit aufli charmant dans fa cabane , que quand il l'avoir quittée j mais en rêvant, ayant bailTé les yeux fur le parquet de fa petite chambre , il s'appercut qu'il étoit changé; au lieu des hiftoires de déeffes qui avoient eu de l'amour pour des bergers, il vit eu la place les exemples-  Jeune et Belle. 32$ terribles des amours infortunés , qui ne s'écoient pas rendus dignes de la tendreffe de ces divinités. Vous avez raifon , s'écria le beau berger en regardant ces petites peintures j vous avez raifon, déeffè ; je mérite votre couroux : mais pourquoi avez-vous permis qu'une bergère trop aimable vint s'offrir a mes regards ? Hé! quelle divinité peut défendre un cceur contre fes charmes ? Jeune & Belle étoit déja dans la cabane quand Alidor prononca ces paroles; elle en fentit toute la douceur , & fa tendreffe en redoubla encore. II parut, comme le jour précédent, un repas magnifique ; mais Alidor n'en fit pas un fi bon dage que la veille ; il étoit amonreux , & même un peu jaloux : car il fe fouvenoir toujouts que fa bergère avoit parlé avec quelque attention a Iphis. Cependant la promeffe qu'elle lui avoit faite, qu'il la reverroit le lendemain dans la plaine, adouciffoit un peu fes chagrins. Le petit amour le fervit pendant le repas ; mais Alidor , occupé de fa nouvelle inquiétude, ne lui dit pas un feul mot. La table difparut; & le jeune enfant s'approchant d'Alidor, lui préfenta deux boetes de portraits magnifiques , puis il s'envola. Le beau berger ouvrit avec précipitation une X 2  524 Jeune et B e l l e. des boetes ; elle renfermoit le portrait d'une jeune perfonne d'une beauté fi parfaite, que 1'imagination peut a peine la repréfenter : au-deffous de cemerveilleux portrait, cesparoles étoient ccrites en lettres d'or. Ton bonheur est attaché a sa tendresse, II faut avoir vu ma bergère , dit Alidor , en regardant ce beau porttait , pour n'être pas enchanté d'une fi charmante perfonne : il referma la boëte , Sc la mit négligemment fur une table. 11 oüvrit l'autre boete que le petit amour lui avoit dómiée ; mais quel fut fon étonnement quand il y vit le portrait de fa bergère , brillanr de tous ces charmes qui avoient fait une fi vive impreflion fur fon cceur ! Elle étoit peinte telle qu'il Favoit vue cette même joumée , coiffée avec des fleurs ; Sc le peu que l'on voyoit de fon habit, paroifloit celni d'une bergère. Le beau berger étoit fi tranfporté de fon amour , qu'il fut long tems fans, s'appercevoir que ces paroles étoient écritjes audeflous du portrait. Oublie ses appas, ou tonamqurs te sera funeste. Hé ! fans ma bergère , s'écria Alidor, eft-iÜ quelque felicité ? Ce tranfport charma Jeune Sa  J ms 6 et Belle. 325 Belle. Le beau portrait que méprifoit Alidor, n'étoit qu'un pottrait d'imagination. La jeune fée avoit voulu voir fi fon berger la préféreroit a une fi belle perfonne, qui lui paroilfoit une déelfe ou une fée. Satisfaite de l'amour d'Alidor , elie retourna a fon palais , après avoir affernblé fes nymphes par un fignal dont elles étoient conventies. C'étoit de faire briller en 1'air quelques éclairs; & c'eft de-la que font venus ceux qui ne font point fuivis du tonnerre. Les nymphes revinrent : elles avoient voulu voir auffi ce que faifoient leuts amans : quelquesunes furent affez contentes : elles les trouvèrent occupés d'elles , & en parlant avec empreflemenr. Mais d'auttes furent moins fatisfaites des effets de leur beauté: elles trouvèrent leurs bergers profondément endotmis. On paroït quelquefois fort amoureux dans la journée, qu'on nel'eft pas aflez pour veiller la nuit. La jeune fée fe coucha en arrivant en fon paiais , charmée de l'amour de fon berger. Elle n'étoit agitée que de la douce impatience de le revoir. Pour Alidor, il dormit peu; & fans s'inquiéter des menaces qu'on avoit fait lire au-deflbus des deux petits portraits, il ne fongea qu'a retourner dans la prairie : il efpéroit d'y voir fa bergère X 3  Jeune et Belle. dans la journée: il ne croyoit pas pouvoir y arriver trop tot. II conduifit fop aimable troupeau au lieu fortuné oü il avoit vu Jeune & Belle; fon jolichien eut foin de le garder : le beau berger ne pouvoit fonger qu'a fa bergère. Jeune & Belle fur occupée malgré elle , cette journée, arecevoir des ambaffadeurs de plufieurs rois des contrées voifines. Jamais audiences ne furent fi courtes ; cependant une pattie du jour fe palfa a ces ennuyeufes cérémonies. La jeune fée fouffroit autant que fon berger, i qui une vive impatience faifoit fentir mille tourmens. Le foleil étoit couché : Alidor crut enfin ne point voir ce jour-H fa divine bergère ; quelle douleur pour lui! 11 fe plaignit, il foupira mille fois; il fit ces vers fur fon abfence, & avec le fer de fa houlétte il les grava fur irrr jeune ormeau : Vous dom Vénus ne peut regarder fans envie La brillante beauté par les grdces fuivie ; Ovous!pourqui l'amourprodigua tant d'attraits, Quece Dieu, qui vous fitfi charmante&fi belle] Eft plus fur de bleffer par vous que par fes traits: Bergère , que pour moi votre abfence eft cruelle' Defiinéloin de vous d paffer tout un jour 3 A ma trifteffe au moins je veux être fidéle ; Elle a rapport d mon amour.  Jeune et Belle. 327 li achevoit de graver ces vers , quand Jeune Sc Belle parut de loin, dans la plaine, avec fes nymphes, toujours vêtues en bergères. Alidor les reconnut d'une diftance trcs-cloignée ; il courut, il vola vers Jeune Sc Belle , qui le recut avec un fburire charmant , digne de faire la félicité des dieux mênies. 11 lui paria de fon amour , avec une ardenr capable de perfuader un cceur moins touché que celui de la jeune fée. Elle voulut voir ce qu'il avoit gravé fur 1'arbre; & elle fur charmée de 1'efprit, Sc de la tendreffe de fon berger. Il lui conta tout ce qui lui étoit arrivé le foir précédenr, & lui offrit mille fois de la fuivre au bout du monde, pour foir l'amour qu'une déefle, 011 une fée , avoit malheureufement pris pour lui. J'y perdrois trop, fi vous fuyez cette fée , reprit gracieufement Jeune & Belle : il n'eft plus tems de vous cacher mes fentimens , puifque je fuis contente des vótres. C'eft moi, Alidor, continua la charmante fée ; c'eft moi , qui vous ai donné des marqués d'une tendreffe qui fera a jamais , fi vous m'êtes fidéle , votte bonheur Sc le mien. Le beau berger, tranfporté d'amour & de joie, fe jeta a fes piés : fon filence en fit plus entendre a la jeune fée, que n'auroient fait les difcours les mieux fuivis. jeune & Belle le fit lever, Sc il fe trouva vêtu d'un habit fuperbe; puis la X 4  ?i8 Jeune et Belee. fée touchant la terre avec fa houlette, il parut un char magnifique , tiré par douze chevaux blancs, d'une beauté furprenante : ils étoient attelés quatre de front. Jeune & Belle monta dans le char ; elle lit afTeok le beau berger auprès d'elle. Les nymphes y rrouvèrenr auffi leurs places, & dès qu'elles y furent, les beaux chevaux, qui n'avoient pas befoin de conducteur pour fuivre les intentions de Jeune & Belle, les menèrent avec beaucoup de diligence dans un chateau qu'aimoit la jeune fée. Elle 1'avoit embelii de tout ce que fon art lui fournifibit de merveilleux; il s'appelloitle chateau des fleurs; c'étoit le plus aimable lieu du monde. La jeune fée, & fon heureux amant, arrivèrent, avec les nymphes, dans une grande cour, dont les murs n'étoienr que des paliflades rrès-épailfes de jafmtns & de citronniers 5 elles n'étoient qua hauteut d'appui. On voyoit au-delfous couler une belle rivière , qui entouroit cette cour : pardela, un petit bois charmant; & de 1'autte coté, des ptairies a perte de vue , oü cette même rivière' faifoit mille & mille tours, comme fi elle avoit eu regret de quitter une fi belle demeure. Le chateau étoit plus admirable par fon architecture , que par fa grandeur ; il y avoit douze appartemens, qui avoient chacun leur beauté différente. Us étoient très-vaftes; mais ce n'étoit pas  Jeune et Belle. 329 aflez pour loger Jeune & Belle & route fa cour, qui étoit la plus nombreufe & la plus magnifique de 1'univers. La jeune fée ne fe retiroit dans ce chateau , que dans une efpèce de folitude. Elle n'y étoit d'ordinaire fuivie que de celles de fes nymphes qu'elle aimoit le plus, & des officiers de fa maifon. Jeune Sc Belle , conduifit fon berger dans 1'appartementdes myrtes. Tous les meubles y étoient compofés de myrtes toujours fleuris , entrelacés avec un art qui faifoit patoitre le pouvoir & le bon goüt de la jeune fée jufques dans les chofes les plus fimples. Tous les appartemens de ce chateau étoient ainfi meublés feulement de fleurs; on y refpiroit toujours un air doux & pur. Jeune Sc Belle, par fa puiflance, en avoit banni pour jamais les rigueurs de 1'hiver; & fi elle permettoit quelquefois aux ardeurs de 1'été de fe faire fentir dans un lieu fi agréable, c'étoit pout jouir avec plus de plaifir de la beauté des bains qui y étoient délicieux. Cet appartement étoit de porphyre blanc & bleu, d'un rravail merveilleux ; les cuves, faites de diverfes formes fingulières Sc agréables. Celle oü Jeune Sc Belle fe baignoir, étoit d'une feule topaze, élevé fur une eftrade de porcelaine. Quatte colonnes d'amatiftes, d'une beauté parfaite , foutenoient un dais d'une étoffe magnifique, jaune  $5° Jiwnb et Belle. & argent, en broderie de perles. Alidor, occupé du bonheur de voir la charmante fée, & de la voir fenfiblepour lui, ne remarqua prefque pas toutes ces merveilles. Une converfation aimable & tendre, enehanta long-tems ces amans fortuncs dans 1'appartement des myrtes. Un foupé magnifique fut fervi dans le fallon des jonquilles : une fête galante le W : les nymphes y repréfentèrent, en mufique, les amours de Diane & d'Endimion. Jeune & Belle oublia de retourner a fon pakte, &pa(fa le refte de la nuit dans 1'appartement des narcilfes. Alidor, rranfporté d amour, fut long-tems fans pouvoir goüter les douceurs du fommeil dans 1'apparrement des myrtes, oü les nymphes 1'avoient conduit après la fête. Jeune & Belle, qui ne voulut point fe fervit de fon pouvoir pour calmer un trouble agréable , ne s'endormit aulfi qu'au point du jour. Alidor, impatient de revoir la charmante fée, attendit quelque-tems ce bienheureux moment dans le fallon des jonquilles. II n'avoit rien négligé dans fa parure de tout ce qui peut ajouter des graces aux beautés naturelles. Jeune & Belle parut mille fois plus charmante que Vénus. Elle pafTa une partie de la journée, avec Alidor & les a/mphes, dans le jardin du chateau, dont les  Jeune et Belle. 3 3r beautés étoient au-deffus de la defcription la plus merveilleufe. 11 y eut une petite fête champêtre & agréable, dans un bois délicieux , oü Alidor, pendant quelques momens favorables, eut le doux plaifir de parler de fon ardent amour a Jeune & Belle. Elle voulut, ce foir même, retourner a fon palais ; elle promit a Alidor de revenir le lendemain. Jamais abfence de quelques heures n'a été célébrée par tant de regrets. Le beau berger fouhaitoit paffionnément fuivre la jeune fée; mais elle lui ordonna de demeurer dans le chateau des fleurs. Elle vouloit cacher fa tendreffe aux yeux de toute fa cour. Nul n'entroit dans ce chateau fans fon ordre ; & elle ne craignoit point que les nymphes découvriffent fon fecret. Ceux d'une fée font toujours en süreté; on ne les divulgue jamais , la punition fuivroir de trop prés la faute. Jeune & Belle demanda a Alidor fon joli chien, qui l'avoir toujours fuivi, pour 1'emmener avec elle. Tout ce qui plak a ce qu'on aime nous eft cher. Après le départ de la jeune fée , Ie berger • pour entretenir fon inquiétude , bien plus que pout la difliper , s'enfonca dans le bois pour rêver a fon adorable fée. Dans un petit pré émaillé de fleurs, & arroft d'nne agréable fontaine qui fe trouvoit vers le mi-  »** Jeune et Belle.' keu du bois , il appercuc fon troupeau bondiffimr tel herbe : il étoit gardé par fix jeunes efelaves de bonne mine, vêrus d'habirs or & bleu, avec des colliers 6c des chaines d'or. Sa brebis la plus chene reconnut fon maitre, & vint i lui; Alidor ia careffa, & vivement tQUché dej ^ ^ Jeune & Belle, pour tout ce qui avoit rapport a lui. rr Les Jeunes efelaves firent voir a Alidor leur cabane: elle étoit alfez prés de-la, au bour d'une belle allee fort couverte. Cette petite demeure etoit batie de bois de cèdre : les chiffres de Jeune & BeLe 6c ceux d'Alidor, mêlés enfemble, y paroiflbient par-tout formés avec des bois précieux. Cette inferiprion étoit écrite en lettres d'or tui une grande turquoife : Dans ces beaux lieux que l'on vole d jamais Le troupeau du berger dont mon ame eft charmée • De ce Berger je fuis aimée ; Lefort des dieux a moins d'attraits. Le beau berger retourna au chateau des fleurs ' charmé des bontés de la jeune fée : il ne voulut' aucune fete ce foir-ü. Quand on eft abfent de ce que Ion aime, peut-on défiret des plaifirs > Jeune & Belle revint le lendemain, comme elle 1 avoit promis a fon heureux amant. Que de  Jeune et Belle. 335 joie de fe revoir ! Tout le pouvoir de la jeune fée ne lui avoit jamais fait fentir une fi douce félicité. Elle paffbit prefque tous les jours au chateau des fleurs , & ne fe montroit plus que rarement a la cour. En vain les princes fes amans en fentoient une douleur mortelle ; tout étoit facrifié a 1'heureux Alidor. Mais un bonheur fi dóux peut-il durer longtems fans trouble ? Une autre fée que Jeune & Belle, avoit vu le beau berger: elle fentit aufli fon cceut touché de fes chatmes. Un foir que Jeune & Belle étoit allée donner a fa cour quelques heures de fa préfence, Alidor, occupé de fon amour , rêvoit profondément dans le fallon des jonquilles, quand il entendit un peu de bruit a une des fenêtres ; & regardant de ce cóté-la, il appergut une lueur fort brillante, & un moment aptès , il vit fur une rable auprès de laquelle il étoit aflis , une petite perfonne haute d'une coudée , fort vieille , avec des cheveux plus blancs que la neige , un collet monté, & un vettugadin a 1'antique. Je fuis la fée Mordicante , dit-elle au beau berger, & je viens t'annoncer un bonheur bien plus grand que celui d'ètte aimé de Jeune & Belle. Quel pourroit être ce bonheur, lui dit Alidor avec un air dédaigneux ? Les dieux n'en ont point de  534 Jeune et Belle, plus parfait pour eux-mêmes ! C'eft celui de me plaire, répartit fièrement la vieille fée : je t aime & mon pouvoir eft fort au-deffus de celui de Jeune Sc Belle, Sc prefque égal d celui des dieux. Quitte pour moi cette jeune fée : je te ven^erai de tesenuemis, Sc de cous ceux d qui tu voudras nuire. Tes faveurs me font inutües, reprit le beau berger en fonnant: je n'ai pomt d'ennemis ; je ne veux nuire d perfonne; je fuis trop fatisfait de ma deftmée ; & fi la charmante fée que j'adore n eto.t qu'une bergère, j'aurois été auffi heureux auprès d'elle dans une cabane, que je le fuis dans le plus beau palais de I'univers. Après ces mots, la mauvaife fée fe fit tout d'un coup auffi grande Sc auffi groffe qu'elle avoit d abord paru petite, Sc difparut en faifant un bruit épouvan table. Le lendemain , Jeune & Belle revinr au chateau des fleurs : Alidor lui conta fon aventureds connoiflbient 1'un & l'autre la fée Mordicante • elle étoit fort vieille, avoit toujours été laide & très-fenfible d l'amour. Jeune & Belle , & fon heureux amant firent mille plaifanteries de fa paffion , Sc ne s'mquiéterent pas un moment des effm de fa vengeance, Powoéi être amant fortuné, Sc fonger auxmal-, heurs de 1'ayenir ?  Jeune et Belle. $55 Htiic jours après , Jeune & Belle & le beau berger étant entrés dans un joli bateau tout doté, pour fe proinener fur cette belle rivière, qui faifoit le tour du chateau des fleurs, ils furent fui* vis de toute leur petite cour dans les plus jolis bareaux du monde. Celui ou étoit Jeune & Belle étoit couvert d'un dais d'une étoffe légère bleue & argent: les tameurs étoient vêtus de même. D'autres petits bateaux remplis de muficiens excellens , accompagnoient ces amans heureux , & formoient une fymphonie agtéable. Alidor , plus amoureux que jamais, ne regardoit que Jeune & Belle, dont la beauté paroifloit ce jour-la plus charmante que l'on ne la peut repréfenter. Ils continuoient leur promenade , quand ils virent douze fyrènes fortir de 1'eau ; un moment après,douze tritons parurent, & fe rangèrent avec les fyrènes autour du petit bateau de Jeune & Belle. Les tritons firent des fymphonies extraordinaires avec leurs cornets, & les fyrènes chan-. tèrent des airs gracieux qui amusèrent quelque tems la jeune fée & le beau betger. Jeune & Belle , qui étoit accoutumée aux merveilles , crut que c'étoit un divertiffement qui lui avoit été préparé par ceux qui étoient chargés de conttibuer a fes plaihrs , en inventant des fêtes nouvelles; mais tout d'un coup, ces perfides tritons & les fyrènes,  3 3 Jeune e^t Belle. ayant pofé leurs mains fut le bateau de la jeune fée, le coulèrent i fond. Le feul péril que craignit Alidor, fut celui que couroit la jeune fée: il voulut nager vers elle; mais les tritons 1'emportèrent malgré lui; & Jeune & Belle, enlevée en même tems par les fyrènes, fut remife dans fon palais. Une fée n'ayant pas de pouvoir fur une autre , la jaloufe Mordicante borna fa vengeance a faire fentit a Jeune & Belle ce que 1'abfence a de plus cruel & de plus douloureux. Cependant, Alidor fut conduit par les tritons dans un chateau terrible , gardé par des dragons ailés. C'étoit-la que Mordicante avoit réfolu de fe faire aimer du beau berger , ou de fe venger de fes mépris. On mit Alidor dans une chambre fort obfcure. Mordicante , toute brillante des plus belles pierredes du monde , vint le trouver, 8c lui voulut parler de fa tendreffe. Le berger, défefpéré d etre féparé de Jeune & Belle , traita la mauvaife fée avec tous les mépris qu'elle méritoit. Quelle rage pour Mordicante! Mais fon amour étoit encore trop violent, pour vouloir perdre celui qui l'avoir fait naïtre. Elle fe réfolut, après plu- ' fieurs jours oü Alidor fut retenu dans uneaffreufe prifon, de vaincre ce fidéle berger par de nouveaux artifices. Elle le tranfporta tout d'un coup dans  Jeune et Belle; 337 dans un palais magnifique : il fut fervi avec une pompe qui ne cédoit en rien a celle qu'il avoit vue dans le chateau des fleurs. On tachoit de diffiper fa douleur par mille fêtes agréables ; & les plus belles nymphes de 1'univers, qui formoient fa cour, fembloienr briguer eutr'elles 1'honneur de lui plaire. On ne parloit plus a Alidor de l'amour de la mauvaife fée; mais le fidéle berger languiffoit au milieu des plaifirs , &c n'étoit pas moins défefpéré de 1'abfence de Jeune & Belle parmi les fètes les plus galantes, qu'il l'avoit été dans 1'horreur de fa cruelle prifon. Cependant Mordicante efpéroit que 1'abfence de Jeune & Belle, les plaifirs continuels dont on tachoit d'amufer Alidor , & la vue de tant de chatmantes perfonnes, porteroit enfin le cceur du berger a. devenir infidèle; & elle ne faifoit paroïtte tant de belles nymphes a fes yeux , que pout ptendre elle-même la figure de celle dont il paroïcroit le plus touché. Elle étoit déguifée parmi fes nymphes; quelquefois elle paroiffoir la plus charmante brune du monde, & quelquefois la plus belle blonde de 1'univers. L'amour, qui peut tout fur les cceurs, avoit fufpendu ft cruauté naturelle; mais le défefpoir de ne pouvoir ébranler la fidélité d'Alidor, ralluma fi bien fa fureur, qu'elle réfolut de faire périr ce charmant berger, & de le rendre la victime de Tome I. Y  338 Jeune et Belle. l'amour conftant qu'il confervoit pour Jeune Sc Belle. Un jour qu'elle 1'obfervoit, fans être vue , dans une belle galerie dont les fenêtres donnoient fur la mer s Alidor appuyé fur une baluftrade , rêva long-tems fans prononcer une feule parole j mais enfin foupirant douloureufcment , il fit des plaintes fi tendres & fi touchantes , & qui marquoient fi vivement la paffion qu'il fentoit pour la jeune fée , que Mordicante tranfportée de rage , fe laitfa voir a Alidor fous fa figure naturelle ; & après l'avoir accablé de reproches , le fit remener dans la prifon , & lui annonca que dans trois jours il feroit facrifié a fa haine , & que les plus cruels fuplices vengeroient fon amour méprifé. Alidor ne regretta point la perre de fa vie ; elle lui étoit infupportable , éloigné de Jeune & Belle ; & fatisfait de n'avoir rien a craindre pour elle de la coière de Mordicante , paree que le pouvoir de la jeune fée étoit égal au fien , il attendit conffamment la mort qui lui venoit d'êtte annoncée. Cependant Jeune & Belle , auffi fidelle que fon berger , gémiflbit de Ia douleur de fa perre. Les fyrènes qui 1'avoient remife dans fon palais , avoient difparu dans le moment même; & la jeune fée ne douta pas que ce ne fat la cruelle  Jeune et Belle. 339 Mordicante qui lui enlevoit Alidor. L'excès de fa douleur apprit en même tems a toute fa cour , & fa tendreffe pour le beau berger , & la perte qu'elle avoit faite. Que de rois furent jaloux des malheurs mêmes oü la mauvaife fée précipitoit Alidor ! quelle rage pour ces princes amoureux , d'apprendre qu'ils avoient un rival aimé , & de voir Jeune & Belle ne s'occuper plus qu'a répandre des larmes pour ce mortel fortuné ! Cependant la perte d'Alidor réveilla leur efpérance. Ils favoient enfin que Jeune 8c Belle favoit auffi bien aimet , qu'elle favoit plaire ; ils redoublèrent leurs empreffëmens , chacun d'eux flatté de la douce efpérance de remplir unjour la place de eet amant heureux. Mais Jeune & Belle , toujours également afïligée de 1'abfence d'Alidor , & fatiguée de l'amour de fes rivaux, abandonna fa cour , & fe retira au chateau des fleurs. La vue de ces lieux charmans, oü tout rappeloit dans fon cceut le fouvenit du beau berger , augmentoit encore fa langueur & fa tendreffe. Un jour qu'elle fe promenoit dans fes beaux jardins : Hélas , dit-elle , en regardant les divers ornemens dont ils étoient embellis , vous faifiez autrefois mes plaifirs ; mais je fuis trop occupée de ma douleur , pourpenfer encore a, vous donner des beautés nouvelles. Y 2  54° Jeune et Belle. Comrne elle achevoit ces' paroles , elle entendit un zéphyre agréable, qui agitant les fleurs de ce beau parrerre , les arrangea en un inftant de diverfes mamères. D'abord elles repréfentèrent les chiffres de Jeune & Belle , puis d autres chiffres qu'elle ne connoiflbit pas ; & un moment après , elles formèrent diftinctement des lettres, & Jeune & Belle furprife de cette nouveauté , lut ces vers écrits d'une fagon fi lingulière : Pour embellir ces lieux , ordowe\ a Zéphyre, Les fleurs naiffent quand il foupire ; [ Pour Flore chaque jour il prodigue fes foins. ■ Plus glorieux cent fois d'être fous votre empire Pour vous , quand vous voudre%, il n'en fera pas moins. Jeune & Belle lifoit ces vers , quand elle vit paroitre en 1'air ce dieu qui venoit de lui déclarer fon amour. II étoit dans un petit char de rofes , attelé de cent ferains blancs , attachés dix a dix avec des cordons de perles. Le char s'aprocha de la terre , & Zéphyre defcendit ptès de la jeune fée. II lui paria avec toute la grace d'un dieu fort aimable & fort galant; mais la jeune fée , fans être flattée d'une conquête li brillante , hu répondit en amante fidelle. Zé-  Jeune et Belle. 341 phyre ne s'étonna point des rigueurs de Jeune 8c Belle; il fe flatta de 1'attendrir par fes foins ; il lui lit aflidument fa cour , & n'oublia rien pour lui plaire. II ne manquoit plus rien a la gloire d'Alidor; il avoit un dieu pour rival, 8c il étoit préféré par Jeune 8c Belle. Cependant eet heureux mortel étott pret a périr par la fureur de Mordicante, II y avoit pres d'un an que la jeune fée 8c le beau berger étoient féparés, quand Zéphyre , qui n'efpéroit plus pouvoir vaincre la conftance de Jeune & Belle, 8c touché des larmes qu'il lui voyoit répandre fans ceffe , pour la perte d'Alidor; un jour qu'il la trouva encore plus trifte qu'a 1'ordinaire : Puifqu'il ne m'eft plus permis 3 lui dit-il , charmante fée , de me flatter du bonheur de vous plaire , je veux du moins contribuer a votre félicité. Que faut-il faire , continua-t-il, pour vous rendre heureufe? II faut pour mon bonheur lui répondit Jeune & Belle avec un regard charmant qui penfa réveiller tout l'amour de Zéphyre ; il faut me rendre Alidor. Je ne puis rien contre le pouvoir d'une autre fée : mais vous , Zéphyre , vous êtes un dieu, & vous pourriez •tout contre cette cruelle rivale. Je vais tacher, lui répartit Zéphyre , de vaincre affez bien les tendtes fentimens que vous m'avez infpirés 3 Y 3  342- Jeune et Beiie. pour vous pouvoir rendre enfin un fervice agréable. Après ces mots il s'envola , & laufa Jeune & Belle flatfee d'une douce efpétance. Zéphyre ne la rrompa point ; il n'aimoit pas long-tems fans être afliiré de plaire ; «Sc la jeune fée lui avoit paru trop conftanre, pour pouvoir efpérer de lui faire oublier Alidor. Zéphyre vola vers 1'horrible prifon , oü ce beau berger n'attendoit plus que la perte de fa vie. Un vent impétueux formé par fix aquillons qui avoient accompagné Zéphyre , ouvrit tout d'un coup les portes de la prifon ; & le beau berger enfermé dans un nuage fort brillant, fut conduit au chateau des fleurs. Zéphyre , après avoir vu Alidor, s'étonna moins de la fidéhté de Jeune & Belle ; il ne voulut point fe montrer au beau berger , qu'il ne 1'eüt rendu a la charmante fée. Qui pourroir exprimer la joie parfaire , qu'Alidor & Jeune & Belle fentirent a fe revoir ? Qu'ils fe rerrouvèrent aimables , & qu'ils s'aimèrenr tendrement ! que de graces furent reudues par ces amans heureux , au dieu qui venoit d'afliirer leur félicité ! II les quitta peu après, pour retourner auprès de Flore. Jeune & Belle voulut que toute fa cour prit part a fon bonheur : on le célébra par mille jeux dans toute 1 etendue de fon empire , mal-  Jeune et Belle. 343 gré la douleur des princes fes amans, qui furent fpeéfateurs du triomphe du beau berger. Cependant , pour n'avoir plus rien a craindre de la coière de Mordicante contre Alidor, Jeune & Belle lui apprit Part de féetie , «Sc lui fitpréfent du don de Jeuneffe. Après avoir affuré un bien fi doux a fon heureux amant, fongeant au foin de fa gloire , elle lui donna le chateau des fleurs , «Sc le fit reconnoitre fouverain de ce beau pays, ou fes ayeuls avoient autrefois régné. Alidor fut le plus grand roi de 1'univers, dans les mèmes lieux ou il avoit été le plus charmant berger du monde : il combla de biens tous ceux qui avoient été de fes amis ; & confervanr a jamais tous fes charmes, comme Jeune «Sc Belle , on affure qu'il s'aimèrent toujours , paree qu'ils furent toujours aimables , «Sc l'hymen ne fe mêla point de finir une paflion qui faifoit la félicité de leut vie. Y4  344 IE P A L A I S DE LA VENGEANCE, CONTÉ. Xl fut autrefois un roi & une reine d'lflancle , cjui, après vingt ans de mariage eurent une fille, dont la naiffance leur donna d'autantplus de joie, qu'ils défefpéroient depuis long-tems d'avoir des enfans qui fuccédaffent un jour d leur royaume. La jeune princefTe fut nommée Imis; fes charmes naiffans promirenr, dès fon enfance , toutes les merveilles que l'on vit briller en elle dans un age un peu plus avancé. Rien n'auroit été digne d'elle dans toutf univers, fi 1'Amour, qui crut êrre de fon honneurde pouvoir afiujétir un jour d fon empire une fi merveilleufe perfonne, neut pris foin de faire naitre dans cette même cour un prince auffi charmant que la princeffe Imis étoit aimable. II s'appelloit Philax, & il étoit fils d'un frère du roi d'Iflande; il avoit deux ans de plus que la princeffe , & ils furent élevés enfemble avec toutes les  Le Pal ais de la Vengeance. 345 libertés que donne Penfance & la proximité du fang. Les premiers mouvemens de leurs cceurs furent donnés a Padmiration & a la tendreffe. lis ne pouvoient rien voir de fi beau qu'eux-mêroes, aufli ne trouvoient-ils rien ailleurs qui put les détoumer d'une paffion qu'ils fentoient 1'un & l'autre , même fans favoit encore comment ou la devoit nommer. Le roi & la reine voyoient naitre eet amour avecplaifirj ils aimoient le jeune Philax ; il étoit prince de leur fang, & jamais un enfant n'avoit donné de fi belles efpérances. Tout fembloit d'accord avec l'amour , pour rendre un jour Philax le plus heureux de rous les hommes. La princeffe avoit environ douze ans , quand la reine , qui 1'aimoit avec une tendreffe infinie , voulut confulter fur fa deflinée une fée , dont la fcience prodigieufe faifoir alors grand bruir. Elle partit pour Palier trouver. Elle mena Imis avec elle , qui, dans Ia douleur de quitter Philax , s'éronna mille & mille fois que l'on put fonger a 1'avenir, quand le préfenr étoit agréable. Philax demeura auprès du roi, & tous les plaifirs de la cour ne le confolèrenr point de 1'abfence de la princeffe. La reine arriva au chateau de la fée; elle y fut magnifique ment recue; mais la fée ne s'y trouva pas. Eile habitoit d'ordinaire fur le fommet d'une montagne a quelque diftance de fon chateau , oü  34^ L E P A l A I S elle demeuroit feule, occupée de ce profond favoir, qui la rendoit fi céïèbre par tout le monde. Dès qu'elle fut 1'arrivée de la reine , elle revint: la reine lui préfenta la princefTe, lui apprit fon nom , 1'heure de fa naifTance , que la fee favoit auffi-bien qu'elle , quoiqu'elle n'y eut point été ; (mais la fée de la montagne favoit tout). Ellepromit i la reine de lui rendre réponfe dans deux jours, & puis elle retourna furie fommet de fa montagne. Au commencement du troiiième jour, elle revint, fit defcendre la reine dans un jardin' & lui donna des tablettes de feuilles de palmier bien fermées; mais elle lui ordonna de ne les ouvrir qu'en préfence du roi. La reine , pour fatiffaire du moins en quelque facon fa curiofité, lui * fit diverfes queftions fur la fortune de fa fille: Grande reine, lui dit la fée de la montagne, je ne vous faurois dire prédfément de quelle efpèce de malheur la princefTe eft menacée; je vois feulement que Pamour aura beaucoup de part dans les évènemens de fa vie, & que jamais beauté n'a fair naitre de fi violentes paffions que celles que doit infpirer Imis. II ne falloit point êtte fée pour promettre des amans a cette princefle; fes yeux fembloient déja exiger de tous les cceurs 1 amour que la fée affuroit que l'on auroit pour elle. Cependant Imis, beaucoup moins inquiète de fa deftinée que de 1'abfence de Philax, s'amufoita cueil-  be ia Vengsance. 347 lir des fleurs ; mais occupée de fa tendreffe & de Pimpatience de partir , elle oublia le bouquet qu'elle avoit commencé de faire, & jeta, en rèvan^ les fleurs qu'elle avoit d'abord amaflées avec plaifir. Elle alla rejoindre la reine , qui difoit adieu a la fée de la montagne. La fée embraffa Imis, & la re^ardant avec 1'admiration qu'elle méritoit; Puifqüil ne m'eft pas poflible (dit-elle après quelque moment d'un filence qui avoit quelque chofe de myftérieux), puifqu'il ne m'eft pas poflible, belle princefle, de changer en ta faverlr 1'ordre des deftinées , du-moins je tacherai de te faire éviter les malheurs qu'elles te préparent. Après ces mots, elle cueillit elle-même une rouffe de muguet, & s'adreffant a la jeune Imis : Portez toujours ces fleurs que je vous donne,lui dit elle; elles ne fe flétriront jamais; & tant que vous les aurez fur vous , elles vous garantiront de tous les maux dont le deftin vous menace. Elle attacha enfuite le bouquet fur la coiffure d'Imis , & les fleurs obéiflant aux intentions de la fée , dès qu'elles furent fur la tête de la princefle, s'ajuftèrent d'elles-mêmes , & fcrmèrent une efpèce d'aigrette, dont la blancheur fembloit ne fervir qu'a faire voir que rien ne pouvoit efFacer celle du teint de la belle Imis. La reine partit après avoir encore remercié mille fois la fée , & revint en Iflande, ou toute la cout attendoit avec impatience  $48 Le Palais le retour dé la princeffe. Jamais la joie ne parut plus brillante «Sc plus aimable que dans les yeux d'Imis & de fbu amant. On n'expliqua qu'au roi le myftère de 1'aigrette de muguet; elle faifoit un effet fi agréable fur les beaux cheveux bruns de la princefTe, que tout le monde la prit feulement pour un ornement qu'elle avoit choifi elle-même dans les jardins de la fée. La princefTe paria beaucoup plus a Philax des chagrins qu'elle avoit fentis en ne le voyant pas , que des malheurs que lui promettoient les defrinées. Philax en fut pourtant alarmé; mais la joie de fe trouver étoit préfente, les malheurs encore incertains; ils les oublièrent, & s'abandonnèrent au doux plailir de fe revoir. Cependant la reine rendit compre au roi de fon voyage , & lui donna les tablettes de la fée. Le roi les ouvrit, & y trouva ces paroles écrites en lettres d'or. Le deftin pour Imis fous un efpoir flaneur, Cache une peine rigoureufe ; Elle deviendra malheureufe Par le long cours de fon bonheur. Le roi «Sc la reine furent fort affligés de eet oracle , «Sc cherchèrent vainemenr a le pouvoir expiiquer. Ils n'en dirent rien a la princeiTe, pour ne lui pas donner une inutile douleur. Un jour  de la Vengeance. 349 que Philax étoit allé a la chaffe , ce qui lui arrivoit aflez fouvent, Imis fe promenoit feule dans un labyrinthe de myrtes; elle étoit fort tnfte , paree qu'elle trouvoit que Philax tardoit trop a revenir , & elle fe reprochoit une impatience qu'il ne partageoit pas avec elle. Elle étoit occupée de fa rêverie , quand elle entendit une voix qui lui dit: pourquoi >ous afTligez-vous , belle princefle ? fi Philax n'eft pas aflez fenfible au bonheut d'être aimé de vous , je viens vous offrir un cceur mille fois plus reconnoiflant, un cceur vivement touché de vos charmes, Sc une fortune aflez brillante, pour devoir être défirée par toute autre que par vous, dont tout le monde doit reconnoïtre 1'empire. La princefle fut très-furprife d'entendre cette voix; elle croyoit être feule dans le labyrinthe ; Sc comme elle n'avoit point parlé , elle s'étonnoit encore plus que cette voix eut répondu a fa penfée. Elle regarda autour d'elle, Sc elle vit paroïtre en Pair un petit homme monté fur un hanneton. N'ayez point peur , belle Imis, lui dit-il, vous n'avez point d'amant plus foumis que moi; Sc quoique ce foit aujourd'hui la première fois que je parois devant vous, il y a longtems que je vous aime ,'& que je vous vois tous les jouts. Que vous m'éronnez , lui dit la princefle ! Quoi! vous me voyez tous les jouts, Sc  ?5° Le Palais vous favez ce que je penfe ? Si cela eft, vous avez du voir qu'il eft inutile d'avoir de l'amour pour moi. Philax, i qui j'ai donné mon coeur, eft erop aimable, pour pouvoir ceiTer d'en être le maitre ; & quoique je ne fois pas contente de lui, je ne Pai jamais tant aimé. Mais, dites-moi qui vous êtes, & oü vous m'avez vue? Je fuis Pagan 1'Enchanteur, lui dit-il, & mon pouvoir s'étend fur tout Ie monde , hors fur vous. Je vous vis dans les jardins de la fée de la montagne. J'étois caché dans une des tulipes que vous cueillïtes ; je ptis d'abord pour un heureux préfage le hafard qui vous avoit fait choifir la fleur oü j'étois. Je me flattal que vous m'emporteriez avec vous; mais vous étiez trop occupée du plaifir de penfer a Philax ; vous jettates les fleurs après les avoir cueilhes , & vous me laifsares dans le jardin , Ie plus amoureux de tous les hommes. Depuis ce moment, j'ai fenti que rien ne pouvoit me rendre heureux que 1'efpérance d'être aimé de vous. Penfez l moi, belle Imis, s'il vous eft poflible • &permettez-moide vous faire fouvenir quelquefois de mon amour. Après ces mots il difparut & Ia princefle retourna au Palais, oü la vue dé Philax, qu'elle rettouva, difiipa la peur qu'elle avoit eue. Elle avoit tant d'empreflement de 1'entendre fe juftifier du long tems qu'il .Wpaffé  DE LA VENGEANCE. 35I a la chalTe , qu'elle penfa oublief de lui conter fon aventure. Mais, enfin, elle lui apprit ce qui lui venoit d'arriver dans le labyrinthe des myrtes. Le jeune Prince , malgré fon courage, craignit un rival ailé , contte lequel il ne pourroit difputer fa princelTe aux dépens de fa vie. Mais Paigrette de muguet le ralfuroit contre les enchantemens, & la tendrelfe qu'Imis avoit pour lui, ne lui permettoit pas de craindre fon changement. Le lendemain dé 1'aventure du labyrinthe, la princelTe, en s'éveillant, vit volet, dans fa chambre , douze petites nymphes, aflifes fur des mouches a miel, qui portoient dans leuts mains de petites corbeilles d'or. Elles s'approchèrent du lit d'Imis , la faluèrent, & puis allèrent mettre les corbeilles fur une table de marbre blanc, qui parut au milieu de la chambre. Dès qu'elles furent pofées , elles devinrent d'une grandeur ordinaire. Les nymphes, après avoir quitté leuts corbeilles, faluèrent encore Imis; & une d'entr'elles, s'approchant de fon lit plus prés que les autres , laiffa tomber deffus quelque chofe, puis elles s'envolèrenr. La princeffe , malgré 1'étonnement que lui donnoit un fpeótacle fi nouveau, prit ce que la nymphe avoit laiffé tomber auprès d'elle ; c'étoit une émetaude d'une beauté metveilieufe. Elle s'ouvrit dès que la princeffe y toucha; elle trouva 1  35* Le P a l a i s qu'elle renfermoit unefeuille de rofe, fur laquelle elle luc ces vers : Que 1'univers apprenne 3 avec étonnement 3 Du pouvoir de vos yeux les effecs incroyables ; Vous me renden > en vous aimanc 3 Les tourmens même défirables. La princeffe ne pouvoit revenir de fa furprife ; enfin elle appela les dames qui la fervoient; elles furent auffi étonnées qu'Imis a la vue de la table & des corbeilles. Le roi, la reine, & Philax accoururent au bruit de cette aventure ; la princeffe ne fupprima dans fon récit que la lettre de fon amant; c'étoit au feul Philax qu'elle croyoit en devoir rendre compte. Les corbeilles furent examinées avec foin , & elles fe trouvèrent toutes remplies de pierredes d'une beauté extraordinaire, & d'un fi grand prix, qu'elles redoubièrent encore 1'étonnement des fpectateurs. La pnnceffe n'y voulut point toucher ; & ayant trouvé un moment oü perfonne ne 1'écouroit , elle s'approcha de Philax , & lui donna Pémeraude & la feuille de rofe. II lut la lettre de fon rival avec beaucoup de peine. Imis, pour le confoler , déchira devant lui la feuille de rofe. Mais que ce facrifice leur coüta cher! II fe paffa quelques jours_ fans que la princeffe entendit parler  de £a Vengeance. 353 parler de Pagan; elle crut que fes mépris pour lui auroienr éteint fon amour , 8c Philax fe natta de la même efpérance. Ce prince retourna a la chalfe , comme il avoit accouturhé. Il s'arrêta feul au bord d'une fontaine pour fe rafraïchir. II avoit fut lui 1'émeraude que la princeffe lui avoit donnée , & fe fouvenant de ce facrihce avec plailir , il la tira de fa poche pour la regarder; mais a peine 1'eut-il tenue un moment , qu'elle lui échappa des mains, & dès qu'elle eut touché la terre , elle fe changea en un chariot. Deux monftres ailés fortirent de la fontaine, & s'y attelèrent eux-mêmes. Philax les regardoit fans peür : car il étoit incapable d'en avoir : mais il ne put s'empêchér de fentir quelque émotion, quand il fe vit tranfporter dans le charriot d'émeraude , par une force invincible ; 8c auffi-töt élevé en Pair oü les monftres allés nrent voler le chariot , avec une facilité & une rapidité prodigieufe. Cependant la nuit arriva , Sc les chaffeurs, après avoir clierché Philax par tout le bois inutilement , revinrent au palais , oü ils crurent qu'il pourroit être rerourné. Ils ne Py trouvèrent pas , 8c perfonne ne Pavoit vu depuis qu'il étoit allé avec eux a la chalfe. Le roi ordonna que l'on retournat chercher le prince. Toute la cour prit part a fon inquiétude ; Pon retourna dans le bois , on courut aux enviTome I. Z  M4 Le Pal ais rons, on n'en revint qu au point du jour , Sc fans avoir appris aucunes nouvelles du prince. Imis avoit paffe la nuit a fe défefpérer de 1'abfence de fon amant, dont elle ne pouvoit comprendre la caufe. Elle étoit alots fur une terraife du palais , pour voir revenir ceux qui étoient allé chercher Philax , & elle fe flattoit de le voir arriver avec eux ; mais rien ne peut exprimer 1'excès de la douleur dont elle fut faifle, quand elle ne vit point arriver Philax , & qu'on lui dit, qu'il avoit été impoffible d'apprendre ce qu'il étoit devenu. Elle s'évanouit, on 1'emporta, Sc une de fes femmes qui s'empieffbit de la mettre au lit, détacha de deffus la tête de la princeffe , 1'aigrette de muguet qui la garantiifoit des enchantemens. Dès qu'elle fut ótée , un nuage obfcurcit la chambre, Sc Imis difparut. Le roi Sc la reine furenr au défefpoir de cette perte , Sc ne purent jamais s'en confcler. La princeffe en revenant de fon évanouiffement , fe trouva dans une chambre de corail de diverfes couleurs , parquerée de nacre de perles , environnée de nymphes qui Ia fervoient avec un profond refpeót. Elles étoient belles, & vêtues d'habits magnifiques Sc galans. D'abord Imis demanda oü elle étoit. Vous êtes dans un lieu oü l'on vous adore , lui dit une des nymphes: ne craignez rien , belje princefle ,  DE X A VENGEANCE. 3 <, 5 vous y trouverez tour ce que vous pouvez défirer. Philax eft donc ici ? ( dit alors la princelTe , avec un mouvement de joie qui paiut dans fes yeux ,) je ne fouhaite que le bonheur de le revoir. C'eft vous fbuvenir trop long.rems d'un ingrat , ( dit alors Pagan , en fe faifant voir a la princelTe ) & puifque ce prince vous a quitté , il n'eft plus digne de l'amour que vous avez pour lui. Joignez le dépit & les foins de votre gloire a la paffion que j'ai pour vous ; régnez a jamais dans ces lieux , belle princefTe , vous y trouverez des richeffès immenfes, & tous les plaifirs imaginables feront attachés a vos pas. Imis ne répondit au difcours de Pagan que par des larmes. II la quitta , de peur d'aigrir fa douleur. Les nymphes reftèrent auprès d'elle , & effayèrent par leurs foins de la confoler. On lui fervit un repas magnifique, elle refufa de manger; mais enfin le lendemain , le défir de voir encore Phi* lax la fit réfoudre a vivre ; elle mangea, & les nympes pour diffiper fa douleur, la menèrent en divers endroits du paiais; il étoit tout bati de coquillages luifans , mêlés avec des pierres précieufes de différentes couleurs; ce qui faifoit le plus bel effet du monde : tous les meubles en étoient d'ot , & d'un ttavail fi merveilleux , qu'on voyoit bien qu'il ne pouvoit venir que de la main des fées. Les nymphes , après avoir fair Z 2 É  tt'i L E P A L A I S voir a Imis le palais, la conduifirent dans des jardins , dont la beauté ne peut être repréfentée. Elle y trouva un char fort brillant , attelé de fix cerfs, qu'un aam conduifoit. On la pria d entrer dans le char ; Imis obéit , les nymphes s'y aflirent a fes piés ; on les mena fur le bord de la mer, oü une nymphe apprit a la princelTe que Pagan régnoit dans cette Iile , dont il avoit fait par la force de fon art, le plus beau lieu de 1'univers. Un bruit d'inftrumens interrompit le difcours de la nymphe -y toute la mer parut couverte de petites barques de corail, couleur de feu , remplies de tout ce qui pouvoit compofer une fête maritime fort galante. Au milieu des petites barques, il y en avoit une beaucoup plus grande que les autres , fur laquelle les chiffres d'Imis paroilfoient par-tout formés avec des perles ; elle étoit traïnée par deux dauphins. Elle s'approcha du rivage : la princefle y entra avec les nymphes. Dès qu'elle y fut, une fuperbe collation parut devant elle; & elle entendit un concert merveilleux qui fe faifoit dans les barques qui entouroient la fienne. On n'y chanta que fes louanges ; mais Imis ne fit attention a rien. Elle remonta dans fon char , & retourna d fon palais accablée de triftefle. Le foir, Pagan fe préfenta encore devant elle. II la trouva plu.s infenfible a fon aWour qu'elfe,  »e la Vekgeance. 357 ne lui avoic encore paru; mais il ne fe rebuta point, &: fe flatta fur la foi de fa conftance. H ignoroit encore qüen amour , les plus conftans ne font pas toujours les plus heureux; il donnoit chaque jour des fêtes a la princelTe , des divertilTemens dignes d'attirer 1'admiration de tout le monde , excepté de celle pour qui on les inventoit : Imis n'étoit touchée que de 1'abfence de fon amant. Cependant ce malheuteux prince avoit été conduit par les monftres aïlés dans une forêt , dont Pagan étoit le maitre. Elle s'appeloit la forêt trifte. Dès que Philax y fut arrivé , le chariot d'émeraude &c les monftres difparurent. Le prince furpris de cette aventure, appek rout fon courage a fon fecours , & c'étoit le feul fecours fur lequel il pouvoit compter dans ce lieu-la., II parcourut d'abord quelques routes de la forêt; elle étoit affreufe , & le foleil n'en pénétroit jamais 1'obfcuiité. Il n'y trouva perfonne, pas même des animaux d'aucune efpèce ; il fembloit que les animaux même euflent de 1'horreur pour un fi trifte féjour. Philax y vécut des fruits fauvages qu'il y trouva, 11 paflbit les jours dans une douleur mortelle ; 1'abfence de la princefle le mettoit au défefpoit , & quelquefois avec fon épée qui lui étoit demeurée, s'amufoit a gtavet le nom d'Imis fur des arbres qui n'étoient pas deftinés pour. tl  '5 5 8 L E P A L A I 5 un ufage fi tendre 5 mais quand on aime véritablement, on fait quelquefois fervir a l'amour les chofes du monde qui lui paroiffent le plus contraires. Cependant le prince avancoit tous les jours dans la forêt; & il y avoit environ un an qu'il Phabitok , lorfqu'une nuit il entendit des voix plaintives , dont il ne put diftinguer les paroles. Quelques efFrayantes que dulfent êteè ces plaintes pendant la nuit, & dans un lieu oü le prince n'avoit jamais vu perfonne , le défir de n'être plus feul , & de trouver du moins des malheureux comme lui , avec qui il put fe plaindre de fes infortunes ; lui fit attendre le jour avec impatience , pour chercher ceux qu'il avoit entendus. 11 marcha vers 1'endroit de la forêr, d'oü il crut que pouvoient venir les voix. U marcha toute la journée inutilement; mais enfin , fut le foir , il trouva dans un lieu oü les arbres s'éclairciifoient , les débris d'un chateau qui paroiffoit avoir été fort fpacieux & fort fuperbe. II entra dans une cour , dont les murs qui étoient de marbre vert, paruiflbient encore aflez entiers : il n'y trouva que des arbres d'une hauteur prodigieufe , plantés fans ordre en divers endroirs de la cour. II s'avanca plus loin vers un lieu oü il vit quelque chofe d'élevé fur un piédeftal de marbre noir; c'étoient des armes confufément amaffces les unes fur les au-  de La VeNGEANCE. JJ$ tres , des cafques , des boucliers , des épées i Pantique , qui formoient une efpèe de trophée mal arrangée. il regatda s'il n'y autoit point quelque infeription , qui put 1'inftruire du nom de ceux a\ qui avoient appartenu autrefois ces armes. II en ttouva une gravée fut le piedeftal , dont le tems avoit a demi effacé les caractères , & ce fut avec beaucoup de peine qu'il y lut ces patoles. A l'Immortelle mémoire de la gloire de la fee Ceoré. C' est ici Que dans une même journée Elle ttiompha de l'amour Et punit fes amans infidèles. Cette infcription n'inflruifoit point Philax de tout ce qu'il vouloit favoir jj auffi aurok-il continué de marcher dans la forêt , fi la nuit ne fut arrivée. 11 s'affit au pié d'un cyprès j & & peine y €Ut-il été un moment, qu'il entendit les mêmgs voix qu'il avoit ouïes la nuit précédente. II en fut moins furpris, que de s'appercevoir que c'étoient ces arbres mêmes qui fe plaignoient, comme des hommes autoient pu faire. Le prince fe leva, mk 1'épée a la main, <5c frappa fur le cyprès qui étoit Z 4  3ff0 Le Palais' Je plus prés de lui; il alfefc redoubler fes cour* quand 1'atbre lui cria: Arrête, arrête, n'outtage Point un prince malheureux, & qui n'eft plus en etat de fe défendre. Philax s'arrêta, & s'accoutumant d cette furprenante aventure, demanda au cyprès pat quelles merveilles il étoit homme & arbre tout enfemble? Je veux bien tePapprendre; lui ditle cyprès, & puifque depuis deux mille ans voici la première occafion que me donne le deftin de me plaindre de mes malheurs, je ne veux pas la perdre. Tous ces arbres, que tu vois ici furent des princes confidérables dans leur fiecle, par le rang qu'ils tenoient dans le monde & par leur valeur. La féeCéoré régnoit dans cette contrée : elle étoit belle; mais fon favoir la rendoit encore plus renommée que fa beauté. Aufli ufa-t-elle d'autres charmes pour nous alfujettir a fes loix. Elle étoit devenue amoureufe du jeune Oriz,ée, prince digne cïïme meilleure fortune par fes admirables qualités. (C'eft premièrementV ajouta le cyprès, ce chêne que tu vois d cöté de moi.) Philax regarda le chêne, & l«i entendit poufler un grand foupir que lui arrachafans doute le fouvenir de fon infortune. La fée, pour attirer ce prince d fa cour, continua le cyprès, fit publier uu tournoi; nous courümes tous d cette petite oc cafion d'acquérir de la gloire; Orizée fut du nompre des princes qui difputèrent le prix. (C'étoit  DE LA VENGEANCE. 361 des armées fées, qui rendoient invulnérables.) Je fus malheureufement vainqueur. Céoré , irritee de ce que le deftin ne s'étoit pas déclaré d'accord avec fes inclinations , réfolut de fe venger fut nous de ce crime de la fortune; elle enchanra des glacés de miroirs , dont une galerie de fon chateau étoit toute remplie. Ceux qui la voyoient reprefentée feulement une fois dans ces glacés fatales , ne pouvoient fe défendre de fentir pour elle une violente paflion. Ce fut dans ce lieu qu'elle nous recut le lendemain du tournoi ; nous la vimes tous dans ces glacés, & nous la trouvames fi belle, que ceux d'entre nous, qui jufqu'alors avoient été indifférens, ceflerenr de 1'être en un moment, & ceux qui avoient aimé, devinrent auffi facilement infidèles. Nous ne pensames plus a quitter la cour de la fée , nous ne fongions qu a lui plaire. En vain les affaires de nos états nous rappeloient dans nos royaumes : tout nous patoiffbit indigne de nous , hors Fefpérance d'êtte aimés de Céoré. Orizée fut le feul qu'elle favorifa , Sc la paffion des autres princes ne fervoit a la fée , qua faire des facrifices a eet amant, qui lui étoit ff cher, Sc qu'a répandre dans tout le monde le bruit de fa beauté. L'amour fembla pendant quelque tems avoir adouci 1'humeur cruelle de Céoré ; mais après quatte ou cinq années, elle reprit fa première férocité ; elle fe vengea de légers déplaifirs,  LePalais fur des rois fes voifins, par des meurtres épouvantables 7 & abufant du pouvoir que fes enchantemens lui donnoienc fur nous , eile nous rendoit les miniftres de fes cruautés. Orizée tachoit en vain d'arrêter fes injuftices: elle 1'aimoit; maïs elle ne lui obéiffoit point. Un jour que je revenois de combattre & de vaincre pour fes intéréts un géant qu'elle m'avoit envoyé défier au combat, je lui fis apporter les armes du vaincu. Elle étoit feule dans la galerie des miroirs. Je mis les armes du géant a fes piés , &c lui patlai de mon amour avec une ardeur incroyable, qui fans doute s'augmentoit par la fbrce des enchantemens du lieu ou j'étois. Mais bien loin de me témoigner quelque reconnoilfance pour le fuccès de mon combat, & pour l'amour que j'avois pour elle, Céoré me traita avec des mépris infuppurtables; & fe retirant dans un cabinet, elle me laiffa feul dans Ia galerie, dans un défefpoir & une fureur qui ne fe peu vent exptimer. J'y demeurai longtems fans favoir quelle réfolution je voulois prendre y car les enchantemens de la fée ne nous permettoient pas de vouloir combattre Orizée. Soigneufe de Ia vie de fon amant, la cruelle Céoré nous rendoit jaloux, & nous otoit ce défir, fi naturel aux hommes , de fe venger d'un rival heureux. Enfin , après avoir marché quelque tems dans la galerie, me fouvenant que c'étoit dans  de xa Vengeance. 3^3 cè lieu que j'avois commencé d'être amoureux de la fée; c'eft ici, m'écriai je , que j'ai pris le funefte amour qui me défefpère; & vous, glacés funeftes, qui m'avez tant de fois repréfenté 1'injufte Céoré avec cette beauté qui fédmt mon cceur & ma raifon, je vous punirai du crime de l'avoir offerte a mes regards avec trop de charmes. A ces mots , prenant la maffue du géant , que j'avois fait apporter pour préfenter a la fée, j'en donnai quelques coups dans les glacés. A peine furent-ellcs caffées, que je me fentis plus de haine pour Céoré que je n'avois eu d'amour pour elle. Les princes , mes rivaux, fentitent, dans ce même inftant, rompre leurs fers , & Orizée lui - même fut honteux de l'amour que la fée avoit pour lui. Céoré effaya en vain d'arrêter fon amant par fes larmes; il fut infenfible a fa douleur , & malgré fes cris , nous partions tous enfemble pour fuir ce funefte féjour, quand en paffant dans la cour oü nous fotomes, le ciel parut tout en feu , un tonnerre épouvantable fe fit entendre, & il nous fut impoffible de changer de place. La fée parut en 1'air, montée fur un grand ferpent, & s'adreffant a nous , avec un fon de voix qui marquoit fa furent : princes inconftans, nous dit-elle, je vais punir , par une peine qui Él finira jamais, le crime que vous avez commis en rompant mes chaines, qu'il vous étoit trop  3*4 Le Palais glorieux de porter; & toi, ingrat Orizée; ;<5 tnomphe enfin de l'amour que tu m'avois donné. Contente de cette vicfoire, je vais te faire éprouver les mêmes malheurs qu'ates rivaux, 8cfor~ donnc3 ajouta-t-elle , en mémoire de cette aven^ ture3 que quand l'ufage des miroirs fera connu dans tout 1'univers, que la perte de ces glacés fatales foient toujours un af ure' préfage de l'infidelttéd'un amant. La fée fe perdit en 1'air, après avoir prononcé ces paroles. Nous fümes changés «* "bres, & la cruelle Céoré nous laifia, fans doute, la raifon pour nous faire fouffrir davaatage. Les tems ont détruit ce fuperbe chateau j qui fut le témoin de nos difgraces ; & tu es le feul qui foit venu dans cette arfreufe forêt, de. puis deux mille ans que nous y ibmmes. Philax alloit répondre aux difcours du cyprès, quand il fut tout d'un coup tranfporté dans un jardin fort agréable; il y trouva une belle nymphe, qui s'approchant de lui d'un air gracieux : fi vous voulez, Philax , lui dit-elle, je vous ferai voir la princelTe Imis dans trois jours. Le prince, tranfporté de joie aune propofition fi peuattendue , fe jeta afes piés pour lui témoigner fa reconnoilfance. Dans ce même inftant, Pagan étoit en 1'air , caché dans un nuage avec la princelTe Imis : il lui avoit dir mille fois que Philax étoit infidèle ; elle av<*C ****** reft# 4e le croire, fur la parole d'ua  DE LA VeNGEANCE." }S$ amant jaloux : il la conduifoit en ce lieu pour la convaincre , difoit-il, de la légèreté d'un prince qu'elle lui préféroit fi injuftement. La princefle vit Philax d'un air content, aux piés de la nymphe ; elle fut au défefpoir de ne pouvoir plus fe tromper fur la chofe du monde qu'elle craignoit le plus. Pagan ne Pavoit pas mife a une diftance de la terre, oü il lui fut poflible d'entendre ce que Philax & la nymphe fe difoient; c'étoit par fes ordres qu'elle s'étoit préfentée a ce prince. Pagan ramena Imis dans fon ifle, oü après l'avoir convaincue de Pinfidélité de Philax , il trouva qu'il avoir feulement redoublé la douleur de cette belle princefle, & qu'elle n'en éroit pas plus fenfible pout lui. Défefpéré de voir que cette infidélité prétendue , dont il avoit efpéré un plus doux fuccès , lui devenoit inutile , il réfolut de fe venger de la conftance de ces deux amans : il n'étoit pas cruel, comme la fée Céoré fon aïeule; aufli imagina-t-il une autre vengeance que celle dont elle avoit puni fes malheureux amans : il ne voulut pas faire périr ni la princefle qu'il avoit fi tendrement aimée, ni même Philax qu'il avoit aflez fait fouffrir; & bornant fa vengeance a détruire une paflion qui avoit été fi contraire a la fienne, il éleva dans fon ifle un palais de cryftal, prit foin d'y mettre tout ce qui peut être agréable a la vie, hors le moyen, d'en pouvoir.  ;66 L E P A L A I J fortir • il y renferma des nymphes Sc des nains pour fervir Imis Sc fon amant, & quand tout fut difpofé pour les y recevoir , il les y tranfporta l'une & Paurre : ils fe crurent d'abord au comble du bonheur, & rendirent mille graces d la douce coière de Pagan. Cependant il ne voulut pas fi-tót les voir enfemble, il comprit que de jour en jour, ce fpeclracle deviendroit moins cruel pour lui; il s'éloigna du palais de cryftal , après avoir d'un coup de baguette gravé cette infcription : les tourmens 3 les ennuis 3 les malheurs de 1'abfence 3 D'Imis & de Philax troublèrent les beaux jours. Sans pouvoir vaincre leur confiance 3 Pagan fut offenfé de leur perfévérance 3 Et pour détruire enfin de fi tendres amours 3 II les a dans ces lieux, te'moins de fa vengcance3 Condamnés a fe voir toujours. On dit qu'au bout de quelques années, Pagan fut auffi vengé qu'il avoit défiré de Pêtte , & que la belle Imis & Philax , accompliflant la prédiction de la fée de la montagne, fouhaitèrent avec autant d'ardeur de retrouver Paigrette de muguet , pour détruire des enchantemens agtéables , qu'ils 1'avoient confervée autrefois  de la Ving e'a n c e. $67 avec foin , pour fe garantir des malheurs qui leur avoient été prédits. Avant ce tems fatal 3 les amans trop heureux Bruioient toujours des mèmes feux 3 Rien ne troubloit le cours de leur bonheur extreme y' Pagan leur fit trouver le fecret malheureux 3 De s'ennuyer du bonheur même.  LEPRINCE DES FEUILLE S, CONTÉ. Dan s une de ces parties du monde, vulgair rement appellée le pays des fées, ou les Poëtes ont feuls le droit de donner des noms , régnoit autrefois un roi fi renommé par fes belles qualités , qu'il attiroit Peftime & 1'admiration de tous les princes de fon tems. II avoit petdu depuis plufieurs années la reine fa femme , dont il n'avoit point eu de fils ; mais il n'en avoit plus défiré, depuis qu'il en avoit eu une fille d'une beauté fi merveilleufe , qu'il lui donna dès le moment de fa nailfance, toute fa tendreffe & tout fon attachement. Elle fut nommée Raviffante, par une fée proche parente de la reine qui prédit que 1'efprit & les charmes de la jeune princeffe furpaiferoient toutce qu'on avoit vu jufqu'alors , & même Pefpérance qu'ils devoienr donner, quelque belle qu'elle düt être : mais elle ajouta a cette agréable prédidion, que le bonheur  Le Prince des Feuille s. 3 69 heur de la princefle feroit parfait, pourvu que fon cceur fut toujours fidele aux premières impreflions qu'il recevroit de l'amour, avec cette circonftance , qui peur s'afliirer d'un deftin heureux. Le roi, qui ne fouhaitoit que le bonheur de Raviffante , défiroit paflionnément qu'il eut été attaché a toute autre fatalité : mais on ne fait pas a fon gré fes deftinées. II pria mille fois la fée de donner a la jeune Raviffante le don de la conftance , comme il lui avoit vu donner a d'autres le don de 1'efprit & de la beauté. Mais la Fée qui étoit affez favante pour ne le point tromper fur les différens effets de fon favoir , apprit fincèrement au roi, que le pouvoir des fées ne peut s'étendre fur les qualités du cceur j mais elle lui promit qu'elle appliqueroit rous fes foins a imprimer a la jeune princeffe les fentimens oü fon bonheur fe trouvoit attaché. Sur la foi de cette promeffe , le roi lui confia Raviffante dès qu'elle eut atteint Page de cinq ans , aimant mieux fe priver du plailir de la voir , que de hafarder , par ce plailir, de devenir contraire a fa fortune. La fée emmena la petite princeffe , que la joie & la nouveauté d'aller par les airs dans un petit char fort brillant, confola en peu de momens d'avoir quitté la cour du roi fon père. Le quatrième jour d'après fon depart, le char volant s'arrêta au milieu de la mer, fur Torne I. A a  37° Le Prince un rocher d'une grandeur prodigieufe; il étoit d'une pierre unie & luifante , dont la couleur imitoit parfairement celle du ciel. Pa fée remarqua avec plaifir, que la jeune Raviffante trouvoit cette couleur fort belle, & elle en tira un heureux préfage pour 1'avenir, paree que c'eft elle qui fignifie la fidélité. Peu de momens après être arrivée, la fée roucha le rocher avec une baguette d' L'Heureuse Peine. libre avarw que de faire fon trpiüème cercle ; étoit occupé par une forêt d'acacias toujours fleuris ; les routes en étoient charmantes & fi fombres , que le foleil ne le pouvoit pénétrer: on y voyoit de tendres colombes , dont les plumes pouvoient faire honte a la neige j tous les arbres étoient couverts d'un nombre infini de ferins blancs qui faifoient des concerts agréables. Lumineufe, d'un coup de baguette , leur avoit appris les plus beaux Sc les plus aimables chants du monde. On fortoit de cette belle forêt par un pont de tubéreufes , & Pon entroit dans une belle campagne toute couverte d'arbres chargés de fi beaux fruits & fi délicieux, que le moindre arbre de ce lieu-la faifoit honte aux fameux jardins des Hefpérides. Cependant la reine trouvoir tous les fairs les plus belles tentes du monde, Sc de magmfiques repas fe trouvoient fervis dès qu'elle arnvoit, fans que Pon vit aucun de fes officiers fi diligens & fi habiles. La fée , qui avoit appris dans fes livres Parrivée de la reine, prenoit foin de fon voyage, elle ne vouloit pas même qu'elle put être fatiguée un moment. La reine, pour fortir de cette metveilleufe campagne , pafla la rivière fur un pont dceillets blancs, Sc entta dans le pare de la fée. II étoit auffi beau que tout le refte. La fée y venoit chaüer quel-  L'Heureuse P ii h i. 413 quefois; il étoit rempli d'un nombre infini de cerfs & de biches blanches, & d'auttes animaux de la même couleur; une meute de levrons blancs étoit difperfée dans ceparc , & couché fur 1'herbe avec des biches & des lapins blancs , & d'autres animaux qui d'ordinaire font fauvages , mais ils ne 1'étoient point en ce lieu-la ; 1'art de la fée les avoit apprivoifés , & quand les chiens chaffoient quelque bete pour amufer Lumineufe, il fembloit qu'il euffenr compris que ce n'étoit qu'un jeu, car ils faifoient tout ce qu'ils devoient faire, excepté qu'ils ne faifoient jamais de mal. En ce lieu , la rivière faifoit fon cinquième cercle au tour de la demeure de la fée. La reine, pour fortir du pare, la pafla fur un pont de petits jafmins, & fe trouva dans un hameau charmanr. Toutes les petites cabanes y étoient baties d'albatres; les habirans de eet aimable lieu étoient fujets de la fée, ils gardoient fes troupeaux ; leurs habits étoient de gaze d'argent, ils étoient couronnés de guitlandes de fleurs , & leurs houlettes étoient toutes brillantes de pierreries. Tous les moutons étoient d'une blancheur furprenante : toutes les bergères étoient jeunes & belles, 8c Lumineufe aimoit trop la couleur blanche, pour avoir oublié de leur faire un teint fi beau, qu'il fembloit que le foleil même aidat a. le rendre plus éclatant, Tous les bergers étoient aimables,  41 * L'Hibriuse Peine." & le défaut qu'on pouvoit trouver dans eet agréable pays , c'eft qu'il n'y avoit pas une feule beauté brune. Les bergères furent recevoir la reine, & lui préfentèrent des vafes de porcelaine , templis des plus belles fleurs du monde. La reine & toute fa cour étoient charmées d'un voyage fi galant , & cette princefTe en tiroit un heureux préfage pour ce qu'elle défiroit de la fée. Comme elle fe mettoit en chemin pour fortir duhameau, une jeune bergère s'avancant vers la reine , lui apporta une petite levrette fut un carreau de velours blanc , brodé dargent & de perles j a peine diftinguoit-on la levtette fut fon carreau, tant leur couleur étoit femblable. La fée Lumineufe, fouveraine de 1'empire heureux y dit la jeune bergère a la reine , m'a ordonné de vous préfenter Blanc Blanc de fa part, c'eft le nom de la petite levrette; elle a 1'honneur d'être aimée de Lumineufe, fon art en a fait une merveille, & elle lui a commandé de vous conduire jufqu'a la tour ; vous n'aurez , grande princeffe, qua la laiffer aller & la fuivre. La reine recut la petite levrette avec plaifir , charmé du foin que la fée prenoit d'elle. Elle careffa Blanc Blanc, qui, après lui avoir rendu fes careffes avec beaucoup d'efprit & de gtace,fauta légèrementa terre, & fe mit a matcher devant la veine, qui la fuivit avec fa toute cour. Ils arriveren C  L' Heurïuse Peine 413 au bord de la rivière qui faifoit la fon flxième tour; ils furent fort étonnés de n'y point ttouver de pont pour la palfer. La fée ne vouloit pas que fes bergers allaffent la ttoubler dans fa retraite; il n'y avoit jamais de pont dans ce lieu-li , que quand elle y vouloit paffer , ou y recevoir fes amis. La reine rêvoit profondément a cette aventute , quand elle entendit Blanc Blanc qui aboya trois fois : auffitót un zéphir agita les arbres qui étoient au dela de la rivière, & fit tomber dans Peau une fi grande quantité de fleurs d'oranges, qu'il s'en forma un pont, Sc la reine pafla la rivière deffus. Elle remercia Blanc Blanc par des careffes, Sc elle fe trouva dans une avenue de myrtes Sc d'orangers délicieux, Sc après l'avoir traverfé fans s'ennuyer, quoiqu'elle fut d'une longeur extréme, elle retrouva le bord de la rivière qui faifoir fon feptième tour dans eet endroit la : elle n'y vit point de pont ; mais 1'aventure du matin la rafluroir. Blanc Blanc frappa la terre trois fois avec fa perite patte, Sc dans le moment même il parut un pont d'hyacinthes blanches. La teine le pafla, & elle entra dans une prairie toute émaillée de fleuts. Ses belles tentes s'y trouvèrent dreffées; elle s'y repofa , puis elle continua fon chemin, Sc elle ttouva encore le bord de Peau. Il n'y avoit point de paffage; Blanc Blanc s'avanca, but dans cette belle rivière, Sc auffitót il parut un pont de rofes  414 L'Heureuse Peine. blanches, qui fervit a la reine pour entrer dans le jardin de la fée. Il étoit fi rempli de fleurs merveilleufes , de jets d'eaux exrraordinaires & de ftatues d'une beauté futprenante , qu'il n'eft pas poflible d'en faire une exacte defcription. Si la reine n'avoit pas fenti une impatience extréme de prévenir les maux dont la cruelle Formidable Pavoit ménacée , elle auroit refté plus longtems dans ce beau lieu. Toute fa cour en fortit a reeret: mais il fallut fuivte Blanc Blanc qui conduifit la reine ou la riviète faifoit fon dernier cercle au tour de la demeure de Lumineufe. La reine vit enfin de prés la tour de la fée; il n'y avoit que Ia rivière entre-deux; elle la regarda avec plaifir, comme etant le fujet de fon voyage ; elle lut cette infcription qui étoit écrite fur la tour en lettres d'or ; C'ejl ici le charmant féjour De la félicité parfaite ; Lumineufe a bdti cette belle retraite j Elle y recoit les ris , elle en bannit l'amour j Et pour lui cependant elle femble être faite. Cette infcription avoit été faite a fa gloire , par les fées les plus renommées de fon tems! elles avoient voulu laifler a la poftériré ce témoignage de leur amitié & de leur eftime. Pendant que la reine s'amufoit ainfi au bord de Peau , Blanc  L' Heureuse P e in j. 415 Blanc pafla ce petit trajet a la nage, & faifant le plongeon, rapporta une coquille de nacre de perle, qu'elle laifla retomber dans la rivière. A ce bruit fix belles nymphes vêtues d'habits brillans , ouvtirent une gtande fenêtre de cryftal, il en fortit un dégré de perles, qui s'approcha peu-a-peu de la reine. Blanc Blanc monta promptement jufqu'a la fenêtte de la fée, Sc entra dans la tour: la reine prir le même chemin ; mais a mefure qu'ellemontoit ce joli dégré, les marches qu'elle avoit paflees difparoiflbient , & 1'empêchèrent ainfi d'être fuivie. Elle entra dans la belle tour de Lumineufe , & la fenêtte fut refermée. Toute la fuite de la reine fur au défefpoir de ne la voir plus, Sc de ne pouvoir la fuivre; car elle étoit exttêmement aimée : leurs cris fe firent entendre jufqu'au lieu ou Lumineufe enttetenoit la reine, Sc pour raflurer ces malheureux, la fée envoya une de fes nymphes pour les conduire au hameau, oü ils devoient attendre le retour de la reine. Le degré de perles reparut, & leur rendit 1'efpérance ; la nymphe defcendit, & la reine parut a fa fenêtre pour leur ordonner de la fuivre Sc de lui obéir. Cette princeffe demeura avec la fée, qui la recavt avec une magnificence prodigieufe, avec un air divin qui gagnoit les cceuts. La reine y demeura ttois jours , qui ne fuffirent pas pour voir toutes les metveilles de la tour de  416 L'Heureuse Peine. Lumineufe, & il auroit fallu des iiècles entiers pour admirer tout, & les beautés de la fée. Le quatrième jour Lumineufe, après avoir donné a, la reine des préfens auffi galans que magnifiques: Belle princefTe , lui dit-elle, je fuis fachée de ne pouvoir réparer le malheur dont Formidable vous a menacée; mais c'eft la faute du deftin: il nous permet de répandre des biens fur ceux que nous favorifons; mais il nous défend de garantir & de finir les maux ordonnés par une autre fée. Ainfi , pour vous confoler du malheur que Fon vous prépare , je vous promets, avant qu'il foit un an, une fille fi belle, que tous ceux qui la verront en fe-, ront chatmés, & je ptendrai foin, ajouta la fée, de faire naïrre un prince digne d'elle. Une prédiótion fi favorable fit oublier pour quelque rems a la reine la haine de Formidable & le malheur qu'elle attendoit. Lumineufe ne dit point a la reine ce qui rendoit Formidable fon ennemie. Les fées, qui même ne s'accordent pas enfemble , confervent exactement entr'elles les fecrets qui peuvent les rendre méprifables aux mortels; & l'on affute que ce font les feules femmes qui ont eu 1'efprit de ne point dire de mal les unes des autres. Après des remercimens infinis de la part de la reine , Lumineufe ordonna a douze de fes nymphes de fe charger de préfens, & de reconduire la reine jufqu'au hameau, & elle la conduifijj  L'Heureuse P e r n e.' 4i? condtunt elle-même jufquau dégré de perles qui parut dès que Pon eut ouvert la fenêtre. Quand Ia reine & les nymphes furent au bas du «fcgrc elles virent un char dargent attelé de hx biches Manches} leurs harnois étoient tous couverts de dia-mans* un jeune enfant beau comme 6 Pm Cü»d»tf°" le char, & les nymphes le fuivoient montées fur des chevaux blancs qui pouvoient dtfputer de beauté avec ceux du Soleil. a"S C6,fknt é^P^, Ia reine arriva au hameau; elle y trouva toute fa cour, qui fLlcravie de la revoir; les nymphes prirent congé de Ja reine & Jui préfentèrent ces douze beaux cheya«x fees pour „e fe Ja/fer jamais , Sc elles dirent a la reine que Lumineufe la prioit de les donner de fa part au roi. La reine, comblée des bontés de la fee , retourna dans fon royaume. Le roi la vint recevoir jufques fur la frontière, Sc fut charme de fon retour & de Pagréable nouvelle qu elle lm an„oncoit de la part de Lumineufe quil ordonna des réjouilfances publiques , dont' h bruit qui parvint jufqu'a Formidable , redoubla encore fa haine & fa coière pour le roi Peu de tems après le retour de Ia reine, elle devint g-ife &eIienedouta point que ce ne füt de cette belle princeffe qui devoit charmer tous les cceurs; car Lumineufe lui avoit promis fa naiffance avant la fin de 1'aunée, Sc Formidable n'a2W /. D d  418 L'Heureuse Peine. voit point prefcrit Je tems oü fa vengeance devoit s'accomplir; mais elle n'avoit pas delfein de la retarder. La reine accoucha de deux princefles, & ne douta pas un moment laquelle lui avoit été promile par Lumineufe , par 1'emprelTement .qu'elle fe fentit d'embraffer celle qui avoit vu le jour la première. Elle la trouva digne des promefTes de la fée; rien au monde n'étoit fi beau; le roi & tous ceux qui étoient préfens, s'empreffoient d'admirer la petite princeffe, & Pon oublioit abfolument l'autre, quand la reine, qui jugea par cette négligence générale que les prédittions de Formidable s'accomplilToient aulfi , ordonna plufieurs fois qu'on en eut le même foin que de Fainée. Les femmes lui obéirent avec une répugnance qu'elles ne pouvoient vaincre , & que le roi & la reine n'ofoient prefque blamer, paree qu'ils la fentoient eux-mêmes. Lumineufe arfiva en diligence fur un nuage, & nomma la belle princelTe, Aimée , pour lui donner un nom convenable an deftin qu'elle lui avoit promis. Le roi rendit a Lumineufe tous les refpe&s qu'elle méritoit; elle promit a la reine qu'elle protégeroit toujours Aimée ; elle ne lui fit point alors de don , car elle lui avoit déja tout donné. Pour l'autre princelTe, en vain le roi lui donna le nom d'une de fes provinces : on s'accoutuma infenfiblement a 1'appe-  L'Heureuse P e i k i! 4 i 0 Ier Naimée par une oppoiïtion bien cruelle pour* elle. Quand les deux princeifes eurertt atteintl'age de douze ans , Formidable voulut qu'on les éloignat de la cour, pour diminuer, difoit-elle , la haine & l'amour qui fe partageoient entr'elles. Lumineufe lailFoit ordonnerFormidable; elle étoit sure que rien ne pouvoit empêcher la belle Aimée de régner dans le royaume de fon père , & dans tous les cceurs; elle l'avoit fait naitre avec tant de charmes, qu'il ne falloit que la voir pour n'en pas dourer. Leroi, pour racher d'appaifer la "haine que Formidable répandoit fur fa maifon , réfolut de hu obéir. II envoya donc les deux princefTes avec une jeune & aimable cour, dans un chateau merveilleux qu'il avoir a Fextrêmité de fon royaume : il s'appeloit le chateau des Portraits ; c'éroit un lieu digne de la favante fée qui l'avoit bati il y avoit quatre mille ans. Les jatdins & toutes les promenades des environs étoient admirables; mais ce qu'il y avoit de plus beau, étoit une galerie a perte de vue, oü l'on voyoit les portraits de tous les princes & de routes les princelTes du fang royal de ce royaume & ceux des pays voifms : dès qu'ils avoient quinze ans, leurs portraits s'y ttouvoient peints, avec un art qui ne pouvoit être que foiblement imité par tout autre que. par une fée. Ce don devoit durer jufques au Dd x  420 L'Heureuse Peine. tems qu'il entreroit dans ce'chateau la plus belle princelTe du monde. Cette galerie féparoit deux appartemens vaftes Sc magnifiques ; les deux princeffes les occupèrent : elles eurent les mêmes maitres, la même éducation ; on n'apprenoit rien a la charmante Aimée que l'on n'enfeignat a fa fceur \ mais Formidable venoit lui faire des lecons qui gatoient routes les autres, Sc Lumineufe venoit de fon coté y par fes converfations , rendre Aimée digne de 1'admiration de tout Funivers. II y avoit ttois ans que les princeffes étoient dans ce chateau, éloignées de la cout: elles entendirent un jour un bruit inconnu, qui fut fuivi d'une mufique charmante ; elles regardoient de tous cötés pour voir d'oü partoient ce bruit & ce concerr agréable, quand elles apper^urent trois portraits qui remplirent trois places qui , un moment aupatavant , étoient vuides -y il y en avoit un qui étoit couronné de fleurs par deux Amours; Pun regardoit ce beau porttait avec toute Pattention qu'il méritoit, & fembloit avoir oublié le foin d'en tirer une fléche qu'il avoit toute prête a partir fur fon are. L'autre tenoic. une petite bandetolle fur laquelle étoient ces vers : Aimée eut en naiffant, de la. fage nature Les folides beautés qui ne meur ent jamais, i  L'Heureus e PeinIi. 4zr les Cruces prirent foin d'embellir fes attraits Et Vénus, pour toujours, lui donna fa ceinture. Ils n'étoient pas néceifaires pour faire connoïtre le portrait de la belle Aimée; on y remarcjuoit tous fes traits, & cette grace charmante quï attiroit les cceuts : elle avoit le tein d'une blancheur furprenante , les plus belles couleurs du monde, le vifage fond, les cheveux d'un blond admirable, les yeux bleus , mais qui brilloient d'un feu fi vif, que tous ceux qui avoient le plaifir de les voir jugeoient qu'il étoit inutile que Lumineufe eut fait préfenta Aimée d'un don qu'elle avoit en elle-même; fa bouche étoit charmante , fes dents étoient aufli blanches que fon teint, 8c Vénus fembloit lui avoir donné le pouvoir de fourire comme elle. Ce fut ce divin portrait qui occupa un des bouts de la galerie. Le fecond fut cecelui de Naimée ; elle étoit blonde, elle ne manquoit pas de beauté; mais ce portrait étoit comme elle-même , il ne plaifoit point : ces mots étoient écrits au-delfous en letttes d'or. Naimée , avec fes traits qui forment la beauté, Dans tous les cceurs ne peut trouver de place ; Apprens de la poJlérité , Que la beauté n'efi rien fans 1'efprit & les grdces. Ces deux portraits occupoient toute 1'attention des deux princeffes 8c de toute leur jeune cour, Dd 3  4*a L'Heureuse Peine. quand Aimée, qui n'étoit point vaine de fes propres charmes , & laiflant au refte du monde le foin de les admirer , jeta les yeux fur le troilième portrair qui avoit paru en même tems que le fïen; elle y trouva de quoi artirer- fes regards : c'étoit celui d'un jeune prince, plus beau mille fois que PAmour ; il avoit plus Pair d'un dieu que d'un homme; fes cheveux étoient noirs, & tomboient par groffes boucles fur les épaules ; & des yeux promettoient autant d'efprit qu'on voyoit de charmes dans fa perfonne. Ces paroles étoient écrites au-deifous du portrait : C'eft le Prince de l'Ijle Galante. Sa beauté furprit tout le monde; mais elle toucha plus vivement la belle Aimée 5 fon jeune cceur en fentit une émotion inconnue ; & Naimée même, a la vue de ce beau portrait, ne fut pas exempte d'une paffion dont perfonne ne pouvoit être touché pout elle. Cette aventure ne furprit perfonne ; car on étoit accoutumé a voir ces merveilles en ce lieu-la. Le roi & la reine vinrent au chateau voir les princeffes ; ils lirent faire un grand nombre de copies de leurs portraits; ils en envoyèrent dans tous les royaumes voifins. Cependant Aimée, dès qu'elle étoit feule , entrainée par un mouvement involontaire , alloit dans la galerie des portraits; celui du prince de 1'Ifle Galante occupoit toute fon attention , &  L'Heureuse Peine. 425 attiroit tous fes regards y il paroilfoit digne de 1'un & de l'autre. Naimée,.qui n'avoit rien de commun avec fa fceur que le même empreffement pour le portrait du prince , paffoit prefque tous fes jours dans la galerie. Cette paffion naiffante augraenta fi bien la haine de Naimée pout la belle princelTe , que ne pouvant trouver le fecret de lui nuire , elle prioit fans ceffie Formidable de la venger des charmes de fa fceur. La cruelle fée ne refufoit jamais les occafions de faire du mal; fuivant donc fon inclination & les prières de Naimée , elle fut trouver 1'aimable princelTe, qui fe promenoit au bord d'une rivière qui palToit au pied du chateau des Portraits : Va, lui dit Formidable , en la touchant d'une baguette d'ébène , qu'elle tenoit dans fa main ; va , fuis toujours le bord de cette rivière jufqu'au jour ou tu trouveras une perfonne qui te haïfle autant que moi; &■ jufqu'a ce moment, tu ne féjourneras en nul lieu du monde. La princefle, a eet ordre terrible, fe mit a pleurer. Quelles larmes! il n'y avoit, dans tout 1'univers, que le cceur de Formidable incapable d'en être attendri. Lumineufe accourut au fecours de la belle & malheureufe Aimée: Confole - toi, lui dit - elle, ce voyage oü Formidable vient de te condamner, finira par une aventute Dd 4  4M L'Heu-reuse Peine, agréable; & jufqu'a ce jour, tu ne trouveras que des plaifirs. Aimée, après ces mors favorables, partit avec le feul regret de ne plus voir le beau portrait du prince de 1'Ifle Galante j mais elle n'ofa en témoigner fa douleur a la fée. Elle fe mit donc en chemin, & tout fembloit être fenlible a fes charmes; le zéphyr régnoir feul dans les lieux ou elle paflbit; elle trouvoit par-tout des nymphes prêtes a la fervir avec un refped extréme ; les prairies fe couvroient de fleurs a fon abord ; & quand le foleil etoit trop ardenr, les bois redoubloient leur ombrage. Pendant que la belle princefle fait un voyage fi charmant, Lumineufe ne borne pas fa vengeance a rendre le deflein de Formidable inutile; elle fut trouver Naimée, & la frappant d'une baguette d'yvoire : Va , lui dit - elle, pars a ton tour fur le bord de la rivière, tu ne te repoferas jamais que tu n'aye ttouvé une perfonne qui t'aime autant que tu mérite peu de 1'être. Naimée partit, & ne fut point regtettée. Formidable même, a qui tout paroifloit a fon gré, pourvu qu'on fit fouffrir quelque peine, ne fongea plus a Naimée, & ne daigna pas la protéger plus long-tems. Les deux princefles continuèrent ainfi leur voyage. Naimée, avec toutes les fatigues imaginables, les plus belles fleurs fe chan-  L'Heureuse Peine.' 425 geoient en épines fur fon palTage ; & la belle princefTe , avec tous les plaifirs que Lumineufe lui avoit fait efpérer, elle en trouva même de plus fenhbles que ceux qui lui avoient été promis. Sur la fin d'un beau jour, a 1'heure que Ie foleil va fe repofer enrre les bras de Thétis , Aimée s'aifit au bord de la rivière : auffi-tót un nombre infiui de fleurs naiffantes autour d'elle formèrent une efpèce de lit de repos, dont elle eut admiré plus long-tems 1'agrément , fi elle neut appercu un autre objet fur la rivière, qui 1'empêcha de penfer pour lors a toute autre chofe ; c'étoit une petite barque d'amétifte , elle étoit ornée de mille banderolles de la même couleur, chargée de chiffres & de devifes galantes. Douze jeunes hommes, vêtus d'habits légers, gris de fin c^argent, couronnés de guirlandes d'immortelles, ramèrent avec tant de diligence , que la barque fut en peu de tems aflez prés du rivage, pour laifler remarquer a la belle Aimée toute cette différente beauté. Ce fut avec un étonnement & une furprife agréable, qu'elle appercut par-rout fon nom & fes chiffres. Un moment après, la princefle reconnut fon portrait fur un petit autel de topaze, élevé au milieu de la barque; au-deflbus du portrait elle lut ce paroles: Si ce n'eft V Amour } qu'efi-ce donc?  4i Préfentez-lui Ie fpeclacle du fupplice que va éprouver Hmprudente qui a donné lieu a ce conté tragique. Si 1'enfant babille , s'il n'eft pas effrayé , & fi la terreur de la vidtime ne pafle pas dans fon coeur , & ne fe peint point fur fa phyfionomie avec les traits de la pitié , c'eft du marbre que vous formez. La Belle au boïs dormant. Ce conté fe divife naturellement en deux parties. Dans la première , 1'Auteur femble n'avoir voulu offrir qu'un grand tableau a 1'imagination des enfans. Dans la feconde, il a voulu , fans doute , leur faire fentir les charmes de la bienfaifance, en donnant un zèle toujours renailfant au maïtre-d'hótel de la reine , en faveur des objets infortunés qu'elle veut tous les jours immoler a fon appétit barbare. Nous pourrions citer au moins trois tragédies bien applaudies au théatre Francois , dont les auteurs ont pronte de Ia pieufe infidélité du maltre-d'höiel, & de quelques autres circonftances de ce Conté, qui, par ce moyen , fait pleurer les grands enfans comme les petits. Le fommeil d'Epiménide a pu donner a Perrault 1'idéc de cette fiftion.  xvj Analyse des Contes de Perrault. fa conduite avec fon frère , & prit pour elle les fentimens les plus tendres. L'aveu qu'il en fit fut payé du retour dont il étoit digne. Lorfque le père des trois princeffes fut revenu dans fes états , il confirma les fentimens de Pinette , & accorda fa main a celui qui prétendoit moins tonorer fes charmes que couronner fes vertus. LE  L E PETIT CHAPERON ROUGE > CONTÉ. Il étoit une fois une petite fille de village, la plus jolie qu'on eut fu voir. Sa mère en étoit folie , & fa mère-grand' plus folie encore. Cette bonne femme lui fit faire un petit chaperon rouge , qui lui féyoit fi bien , que par - tout on 1'appeloit le petit Chaperon rouge. Un jour fa mère ayant fait des galettes, lui dit : Va voir comment fe porte ta mère-grand' -y car on m'a dit qu'elle étoit malade : porte-lui une galette & ce petit pot de beurre. Le petit Chaperon rouge partit auffitöt pour aller chez fa mère-grand', qui demeuroir dans un autre village. En paffant dans un bois, elle rencontra compère le Loup, qui eut bien envie de la manger; mais il n'ofa, a caufe de quelques bücherons qui étoient dans la forêt. ii lui demanda ou elle alloit ? La pauvre enfant, qui ne favoit pas qu'il étoit dan- Tome I. ^  2 Lepetit gereux de s'arrêter a écouter un loup, lui dit: Je vais voir ma mère grand', & lui porter une galette avec un petit pot de beurre que ma mère lui envoie. Demeure-t-elle bien loin, lui dit le Loup ? Oh oui, lui dit le petit Chaperon rouge j c'eft par - dela le moulin que vous voyez tout la-bas , la-bas, a la première maifon du village. Eh bien , dit le Loup, je veux 1'aller voir auffi ; je m'y en vais par ce chemin-ci , & toi par ce chemin-la, & nous verrons a qui plutöt y fera. Le Loup fe mit a courir de toute fa force par le chemin qui étoit le plus court; & la petite fille s'en alla par le chemin le plus long, s'amufant a cueillir des noifettes , a courir après des papillons, & a faire des bouquets des petites fleurs qu'elle rencontroit. Le Loup ne fut pas longtems a arriver a la maifon de la mère grand'; il heurte, toe, toe. — Qui eft la? C'eft votre fille le petit Chaperon rouge , dit le Loup en contrefaifant fa voix, qui vous apporte une galette & un petit pot de beurre que ma mère vous envoie. La bonne mère-grand', qui étoit dans fon lit a caufe qu'elle fe trouvoit un peu mal, lui cria : Tire la chevillette, la bobinette cherra. Le Loup tira la chevillette , & la porte s'ouvrir. II fe jeta fur la bonne femme , & la dévora en tnoins de rien \ car il y avoit plus de trois joursqu'il n'avoit mangé. Enfuite il ferma la porte,  Chaperon rouge. j Sc s'alla coucher dans le lit de la mère grand' , en attendant le petit Chaperon rouge , qui, quelque tems après, vint heurter a la porte. Toe, toe. — Qui eft-la? Le petit Chaperon rouge, qui entendit la grolfe voix du Loup, eut peur d'abord j mais croyanr que fa mère-grand'étoit enthumée, répondit : C'eft votre fille le petit Chaperon rouge , qui vous apporte une galette & un petit pot de beurre que ma mère vous envoie. Le Loup lui cria , en adouciffant un peu fa voix : Tire la chevillette, la bobinette cherra. Le petit Chaperon rouge tira la chevillette, & la porte s'ouvrit. Le Loup la voyant entrer, lui dit en fe cachant dans le lit fous la couverture : Mets la galette & le petit pot de beurre fur la huche, & viens te coucher avec moi. Le petit Chaperon rouge fe déshabille , & va fe mettre dans le lit, oü elle fut bien étonnée de voit comment fa mère srand' étoit faite en fon déshabille. Elle lui dit : Ma mère-grand', que vous avez de grands bras! — C'eft pour mieux t'embrafler, ma fille. — Ma mère grand' , que vous avez de grandes jambes ! — C'eft pour mieux courir, mon enfant. — Ma mère grand', que vous avez de grandes oreilles ! — C'eft pour mieux écouter , mon enfant. — Ma mère grand', que vous avez de grands yeuxl — C'eft pour mieux voir, mon enfant. — Ma mère grand', que vous avez de grandes dents! A a  4 Le pëtit Chaperon rouge." — C'eft pour te manger. Et en difant ces mots 5 ce méchant Loup fe jeta fur le petit Chaperon rouge , & la mangea. moralité. On voit ici que de jeunes enfans, Sur-tout de jeunes filles , Belles, bien faites , & gentilles , Font très-mal d'écouter toutes fortes de gens; Et que ce n'eft pas chofe étrange, S'il en efl: tant que le loup mange. Je dis le loup , car tous les loups Ne font pas de la même forte ; II en eft d'une humeur accorte, Sans bruit, fans fiel & fans courroux, Qui, privés, complaifans & doux, Suivent les jeunes demoifelles Jufques dans les maifons, jufques dans les ruelles. Mais, hélas! qui ne fait que ces loups doucereux, De tous les loups font les plus dangereux ?  5 LES FÉES, CONTÉ. AL étoit une fois une veuve qui avoit deux filles.' L'aïnée lui reiTembloit fi fort & d'humeur & de vifage j que qui la voyoit, voyoit la mère. Elles étoient toutes deux fi défagréables & fi orgueilleufes, qu'on ne pouvoit vivre avec elles. La caderte, qui étoit le vrai portrait de fon père pour la douceur & pour 1'honnêteté, étoit avec cela une des plus belles filles qu'on eüt fu voir. Comme on aime natutellement fon femblable , cette mère étoit folie de fa fille aïnée, & en même tems avoit une averfion effroyable pour la cadette. Elle la faifoit manger a. la cuifine, & travailler fans celTe. 11 falloit, entr'autres chofes, que cette pauvrè enfant allat deux fois le jour puifer de 1'eau a une grande demi - lieue du logis , & qu'elle en rapportat plein une grande cruche. Un jour qu'elle étoit a. cette fontaine, il vint a elle une pauvre femme qui la pria de lui donner a boire. Ouida , ma bonne mère , dit cette belle fille; & rincant aiiffitót fa cruche, elle puifa de 1'eau au A}  6 LesFÉes. plus bel endroit de la fontaine , Sc la lui préfenta, foutenant toujours la cruche, afin qu'elle büt plus aifément. La bonne femme ayaut bu, lui dit: Vous êtes fi belle, fi bonne & fi honnête, que je ne puis m'empêcher de vous faire un don; ( car c'étoit une Fée qui avoit pris la forme d'une pauvre femme de village , pour voir jufqu'oü iroit 1'honnêteté de cette jeune fille. ) Je voüs donne pour don , pourfuivit la Fée , qu'a chaque parole que vous direz, il vous fortira de la bouche ou une fleur, ou une pierre précieufe. Lorfque cette belle fille arriva au logis , fa mère la gronda de revenir fi tard de la fontaine. Je vous demande pardon, ma mère, dit cette pauvre fille, d'avoir tardé fi long-tems; & en difant ces mots, il lui fortit de la bouche deux rofes, deux perles, & deux gros diamans. Que vois-je la, dit fa mère toute étonnée? je crois qu'il lui fort de la bouche des perles & des diamans. D'oü vient cela, ma fille ? ( ce fut - la la première fois qu'elle 1'appela fa fille.) La pauvre enfanr lui raconta naïvement tout ce qui lui étoit arrivé, non fans jeter une infinité de diamans. Vraiment, dit la mère, il faut que j'y envoie ma fille. Tenez, Fanchon, voyez ce qui fort de la bouche de votre fceur quand elle parle : ne feriez-vous pas bien aife d'avoir le même don ? Vous n'avez qua aller puifer de 1'eau a la fontaine, & quand une pau-  Les Fées. 7 vre femme vous demandera a boire, lui en donnet bien honnêtement. Il me feroit beau voir, répondit la brutale, aller a la fontaine! Je veux que vous y alliez, reprit la mère , & tout-a-l'heure. Elle y alla, mais toujours en grondant. Elle pnt le plus beau flacon dargent qui fut dans le logis. Elle ne fut pas plutót arrivée a la fontaine, qu'elle vit fortir du bois une dame magnifiquement vêtue, qui vint lui demander a boire ; c'étoit la même Fée qui avoit apparu a fa fceur , mais qui avoit pris 1'ait & les habits d'une princeffe, pour voir jufqu'ou iroit la malhonnêteté de cette fille. Eft-ce que je fuis ici venue, lui dit cette brutale orgueilleufe, pour vous donner a boire ? Juftement, j ai apporté un flacon dargent tout exprès pour donner a boire a madame j j'en fuis d'avis : buvez a même fi vous voulez. Vous n'êtes guère honnête, reprit la Fée, fans fe mettre en colère; eh bien , puifque-vous êtes fi peu obligeante, je vous donné pour don, qua chaque parole que vous direz, il vous fortira de la bouche ou un ferpent, ou un crapaud. D'abord que fa mère 1'appercut, elle lui cria : Hé bien, ma fille? Hé bien , ma mère, lui répondit la brutale, en jetanc deux vipères & deux crapauds. O ciel! s'écria la mère, que vois-je la ? c'eft fa fceur qui en eft caufe, elle me le paiera; & auflitót elle courut pout la battre. La pauvre enfant s'enfuit, & alk A4  8 L e s F é E s. fe fauver dans la forêt prochaine. Le nis du roi qui revenoit de la chaffe, la rencontra , & k voyant fi belle, lui demanda ce qu'elle faifoit la toute feule , & ce qu'elle avoit a pleurer ? Hélas ! monfieur, c'eft ma mère qui m'a chaflee du logis. Le fils du roi, qui vit fortir de fa bouche cinq ou fix perles & autant de diamans, la pria de lui. dire d'oü cela lui venoit. Elle lui conta toute fon aventure. Le fils du roi en devint amoureux , &, confidérant qu'un tel don valoit mieux que tout ce qu'on pouvoit donner en mariage a une autre, 1'emmena au palais du roi fon père, ou il 1'époufa. Pour fa fceur, elle fe fit tant haïr , que fa propre mère la chaffa de chez elle; & la malheureufe, après avoir bien couru fans trouver perfonnequi voulüt la recevoir, alla mourir au coin d'un bois. MORALITÉ. IjEs diamans & les piftoles Peuvent beaucoup fur les efprits ; Cependant les douces paroles Ont encor plus de force , & font d'un plus grand prix. AUTRE MORALITÉ. X/HonnÊtetÉ coüte des foins, Et veut un peu de complaifance ; Mais tot ou tard elle a fa récompenfe, El fouveat dans le tems qu'on y penfe le moins.  LA BARBE BLEUE, CONTÉ. Ïl étoit une fois un homme qui avoit de belles maifons a la vdle & a la campagne, de la vaiffelle d'or Sc d'argent, des meubles en broderie, 8c des carroffes tout dorés j mais par malheur eet homme avoit la barbe bleue ; cela le rendoit fi laid & fi terrible, qu'il n'étoit ni femme nï fille qui ne s'enfuit de devant lui. Une de fes voifines , dame de qualité, avoit deux filles parfaitement belles. Il lui en demanda une en mariage , en lui laifiant le choix de celle qu'elle voudroit lui donner. Elles n'en vouloient point toutes deux, & fe le renvoyèrent l'une a 1'autre , ne pouvant fe réfoudre a prendre un homme qui eut la barbe bleue. Ce qui les dégoütoit encore , c'eft qu'il avoit déja époufé plufieurs femmes, &c qu'on ne favoit ce que ces femmes étoient devenues. La Barbe bleue, pour faire connoiffance, les mena avec leur mère, & trois ou quatre de leurs meilleures amies Sc quelques jeunes gens du voifinage, a une de fes maifons de campagne, oü ön demeura huit jours entiers. Ce n'étoit que promenades , que parties de chaffe & de pêche, que danfes & feftins, que colations : on ne dor- 9  io La Barse bleue. moit point, & on pafloit toute la nuit a. fe faire des malices les uns les autres j enfin tout alla fi bien , que la cadette commen$a a trouver que le maitre du logis n'avoit plus la barbe fi bleue , & que c'étoit un fort honnête homme. Dès qu'on fut de retour a la ville, le mariage fe conclut. Au bout d'un mois, la Barbe bleue dit a fa femme , qu'il étoit obligé de faire un voyage en province, de fix femaines au moins, pour une affaire de conféquence j qu'il la prioit de fe bien divertir pendant fon abfencej qu'elle fit venir fes bonnes amies , qu'elle les menat a la campagne fi elle vouloit- que par-tout elle fit bonne chère. Voila., lui dit-il, les clés de deux grands garde-meubles j voila celles de la vailTelle d'or & dargent qui ne fert pas tous les joursj voila celles de mes coffres-forts, oü eft mon or & mon argentj celles des caflettes oü font mes pierreries j & voila. le paiTe-partout de tous les appartemens. Pour cette petite clé-ci, c'eft'la cié du cabinet au bout de la grande gallerie de 1'appartement bas : ouvrez tout, allez par tout; mais pour ce petit cabinet, je vous défends d'y entrer, &r je vous le défends de telle forte , que s'il vous atrive de 1'ouvrir , il n'y a rien que vous ne deviez attendre de ma colère. Elle promit d'obferver ^xaótement tout ce qui venoit de luiêtre ordonné j & lui, après l'avoir embraftee , il monte dans fon carroffe & part pour fon voyage. Les voifines  La Barbe bleue. n & les bonnes amies n'attendirent pas qu'on les envoyat querir pour aller chez la jeune mariée , ranr elles avoient d'impatience de voir toutes les tichelles de fa maifon, n'ayant ofé y venir pei>dant que le mari y étoit, a caufe de fa barbe bleue qui leur faifoit peur. Les voila auffitót a parcourir les chambres, les cabinets, les garderobes , toutes plus belles & plus riches les unes que les autres. Elles montèrent enfuite aux gardemeubles, ou elles ne pouvoient affez admirer le nombre & la beauté des tapifïeries , des lits, des fofas, des cabinets , des guéridons , des tables &c des miroirs , oü 1'on fe voyoit depuis les piés jufqu'a la tête, & dont les bordures, les unes de glacé, les autres d'argent & de vermeil doré, étoient les plus belles & les plus magnifiques qu'on eut jamais vues. Elles ne ceffoient d'exagérer & d'envier le bonheur de leur amie, qui. cependant ne fe divertiffoit point a voir routes ces richeffes , a caufe de 1'impatience qu'elle avoit d'aller ouvrir le cabinet de 1'appartement bas. Elle fut fi preffée de fa curiofité, que, fans confidérer qu'il étoit malhonnête de quitter fa compagnie , elle defcendit par un efcalier dérobé, 3c avec tant de précipitation, qu'elle penfa fe rompre le cou deux ou trois fois. Etant arrivée a la porte du cabinet , elle s'y arrêta quelque tems , fongeant a. la défenfe que fon mari lui avoit faite, Sc confidérant qu'il pourroit lui arriver malheur  12 LaBarbe bleue. d'avoir été défobéiifante j mais la tentation étoit fi forte , qu'elle ne put la furmonter : elle prit donc la petite clé , & ouvrit en tremblant la porte du cabinet. D'abord elle ne vit rien, paree que les fenêtres étoient fermées; après quelques momens , elle commenca a voir que le plancher ctoit tout couvert de fang caillé , dans lequel fe miroient les corps de plufieurs femmes mortes 8c attachées le long des murs : c'étoient toutes les femmes qae la Barbe bleue avoit époufées, 8c qu'il avoit égorgées l'une après 1'autre. Elle penfa mourir de peur , 8c la clé du cabinet, qu'elle venoit de retirer de la ferrure, lui tomba de la main. Après avoir un peu repris fes fens , elle ramaffa la clé, referma la porte, & monta a fa chambre pour fe remettre un peu ; mais elle n'en pouvoit venir a bout, tant elle étoit émue. Ayant remarqué que la clé du cabinet étoit tachée de fang, elle 1'effuya deux ou trois fois; mais le fang ne s'en a'lloit point : elle eut beau la lavet, & même la frotter avec du fable & avec du grès, il y demeura toujours du fang; car la clé étoit fée, 8c il n'y avoit pas moyen de la nettoyer tout-a-fait: quand on ótoit le fang d'un cóté, il revenoit de 1'autre. La Barbe bleue revint de fon voyage dès le foit même, 8c dit qu'il avoit recu des lettres dans le chemin , qui lui avoient appris que 1'afFaire pour laquelle il étoit parti, venoit d'être terminée z fon avanrage. Sa femme fit tour.  La Barbe ileue.' 13 ce qu'elle put pour lui témoigner qu'elle étoit ravie de fon prompr retour. Le lendemain il luï redemanda les clés, & elle les lui donna, mais d'une main fi tremblante, qu'il devina fans peine tout ce qui s'étoit paffé. D'oü vient, luidit-il, que la clé du cabinet n'eft point avec les autres ? II faut, dit-elle, que je 1'aie laifTée la-haut fur ma table. Ne manquez pas, dit la Barbe bleue, de me la donner tantot. Après plufieurs remifes, il fallut apporter la clé. La Barbe bleue Fayant confidérée , dir a fa femme : Pourquoi y a-t-il du fang fur cette clé ? Je n'en fais tien , répondit la pauvre femme , plus pale que la mort. Vous n'en favez rien , reprit la Barbe bleue ? je le fais bien , moi. Vous avez voulu entrer dans le cabinet ? Hé bien, madame, vous y entrerez , & irez prendre votre place auprès des dames que vous y avez vues. Elle fe jeta aux piés de fon mati, en pleurant & en lui demandant pardon, avec toutes les marqués d'un vrai repentir de n'avoir pas été obéiffante. Elle autoit attendri un rocher, belle & affTgée comme elle étoit; mais la Barbe bleue avoit un coeur plus dur qu'un rocher. II faut mourir, madame, lui dit-il, & tout-a-l'heure. Puifqu'il faut mourir , réponditelle , en le regardant les yeux baignés de larmes, donnez-moi un peu de rems pour prier dieu. Je vous donne un demi-quart d'heure, reprir la Barbe bleue, mais pas un moment davantage. Lorfqu'elle fut feule, elle appela fa fceur, & lui  14 La Barbe buue, die : Ma fceur Anne, car elle s'appeloit ainfi, monte, je te prie, fur le haut de la tour, pour voir fi mes frères ne viennent point s ils m'ont promis qu'ils me viendroient voir aujourd'hui; &, fi tu les vois, fais leur figne de fe hater. La fceur Anne monta fur le haut de la tour; & la pauvre affligée lui crioit de tems en tems : Anne 3 ma fceur Anne 3 ne vois-tu rlen venir? Et la fceur Anne lui répondoir : Je ne vois rien que le folell qui poudroie3 & Vherbe qui verdoie. Cependant la Barbe bleue, tenant un grand courelas a fa main, crioit de toute fa force a fa femme : Defcends vite, oü je monterai la-haut. Encore un moment s'il vous platt, lui répondit fa femme; Sc aullitöt elle crioit tout bas : Anne 3 ma fceur Anne : ne vois-tu rien venir ? Et la fceur Anne répondoit : Je ne vois rien que le foleil qui poudroie 3 & l'herbe qui verdoie. Defcends donc vïte, crioit la Barbe bleue , oü je monterai la-haut. Je m'en vais , répondit la femme; & puis elle crioit, Anne 3 ma fceur Anne 3 ne vois-tu rien venir? Je vois, répondit Ia fceur Anne, une groffe pouffière qui vient de ce cóté - ci. — Sont - ce mes frères ? — Hélas non , ma fceur , je vois un rroupeau de moutons. Ne veux-tu pas defcendre, crioit la Barbe bleue ? Encore un petit moment3 répondit fa femme; & puis elle crioit : Anne 3 ma fceur Anne 3 ne vois-tu rien venir ? Je vois, réponditelle, deux cavaliers qui viennent de ce coté-,    La Barbe bleue. 15 mais ils font bien loin encore. Dieu foit loué J s'écria-.r-elle un moment après , ce font mes frères ; je leur fais figne tant que je puis de fe hater; La Barbe bleue fe niit a crier fi fort, que toute la maifon en trembla. La pauvre femme defcendir, Sc alla fe jeter a fes piés route éplorée & toute échevelée. Cela ne fert de rien , dit la Barbe bleue , il faut mourir; puis la-prenant d'une maifi pat les cheveux, Sc de 1'autre levant le coutek-s en Fair, il alloit lui abbatre Ia tête. La pauvre femme fe tournant vers lui, & le regardant avec des yeux mourans, le pria de lui donner un petit moment pour fe recueillir. Non, non, dit-il, recommande - roi bien a dieu; Sc levant fon bras. .Dans ce moment pn heurta li fort a la porte, que Ia Barbe bleue s'arrêta tout: cöurt : on ouvrit; & auffitót on vit entter .deux cavaliers qui , mèttant' Fépée a la main, coururent droit a la Barbe bleue. II reconnut que c'étoient les frères de fa femme, j 1'un dragon, & 1'autre fnöufqu©taire , de forte qu'il s'enfuir auffitót pour fe fauver; mais les deux frères le pourfuivirehr de fi ptès, qu'ils 1'attrapèrent avant qu'il put gagner le perron. Ils lui passèrent leur épée au travers du corps, & le laifsèrent mort. La pauvre femme étoit prefque auffi morte que fon mari, & n'avoit pas la force de fe lever pour embralTer fes frères. II fe ttouva que la Barbe bleue n'avoit point  i6" La Barbe bleue.' d'héritiers, 8c qu'ainfi fa femme demeura maïtreffe de tous fes biens. Elle en employa une partie a marier fa fceur Anne avec un jeune gentilhomme, dont elle étoit aimée depuis longtems; une autre partie a acheter des charges de capitaines a fes deux frères; & le refte a fe marier elle-même a un fort honnête homme, qui lui fit oublier le mauvais tems qu'elle avoit pafte avec la Barbe bleue. MORALITÉ. JL|A curiofité, malgré tous fes attraits , Coüte fouvent bien des regrets ! On en voit tous les jours mille exemples paroitre. C'eft , n'en déplaife au fexe, un plaifir bien léger : Dès qu'on le prend 3 il cefle d'être ; Et toujours il coüte trop cher. AUTRE MORALITÉ. Pour peu qu'on ait 1'efprit fenfé, Et que du monde on fache le grimoire, On voit bientöt que cette hiftoire Eft un conté du tems pafte. 11 n'eft plus d'époux fi terrible, Ni qui demande 1'impoflible : Füt-il mal content & jaloux, Prés de fa femme on le voit filer doux; Et de quelque couleur que fa barbe puhTe être On a peine »juger qui des deus eft le maitre. LA  LA BELLE AU BOIS DORMANT. CONTÉ. Il y avoit une fois un toi & une reine , qui. étoient fi fachés de n'avoir point d'enfans , fi fachés, qu'on ne fauroit dire. Ils allèrent a toutes les eaux du monde : vceux , pélerinages, tout fut mis en oeuvre, & rien n'y faifoit. Enfin, pourtant la teine devint groffe , & accoucha d'une fille. On fit un beau batême; on donna pouf marraines ■X la petite princeffe , toutes les fées qu'on put ttouver dans le pays , (il s'en rrouva fept) afin que chacune d'elles lui faifant un don, comme c'étoit la coutume des fées en ce tems-la, la princeffe eut par ce moyen toutes les perfeóHons imaginables. Après les cérémonies du batême , toute la compagnie revint au palais du roi, oü il y avoit un grand feftin pout les fées. On mit devant chacune d'elles un couvert magnifique, avec un étui d'ot maffif, oü y il avoit une cuiller, une fourchette & un couteau de fin or, garni de diamans & de rubis. Mais, comme chacun preTome I. b '7  AU BOIS DORMANT. lp Je/Te , que la princeffe fe perceroit la main d'un fufeau, & qu'elle en mourroit. Ce terrible don fit frémir toute la compagnie, & il n'y eut per» fonne qui ne pleurat. Dans ce moment la jeune fée fortit de detrière la tapiffetie, & dit tout haut ces patoles : RaiTurez - vous , roi Sc reine, votre fille n'en mourra pas; il eft vrai que je n'ai pas aflez de puilfance pour défaire entièrement ce que mon ancienne a fait : la princeffe fe percera la main d'un fufeau; mais , au lieu d'en mourir, elle tombeta feulement dans un profond fom nieil qui durera cent ans, au bout defquels le fils d'un roi viendra la réveil Ier. Le roi , pour tacher d'éviter le malheur annoncé par la vieille, fit publier auffitót un édit, par lequel il défendoit a toutes perfonnes de filer au fufeau, ni d'avoir des fufeaux chez foi, fur peine de la vie. Au bout de quinze ou feize ans, le roi & la reine étant allés a. une de leurs maifons de plaifance, il arriva que la jeune princeffe courant un jour dans le chateau, & montant de chambre en chambre, alla jufqu'au haut d'un donjon , dans un petit galetas oü une bonne vieille étoit feule a filer fa quenouille. Cette bonne femme n'avoit point ouï parler des défenfes que le roi avoit faites de filer au fufeau. Que faites-vous-la, ma bonne femme, dit la princeffe ? Je file, ma belle enfant, lui répondit la vieille qui ne la connoif- B i  io LaBelle foit pas. Ha ! que cela eft joli! reprit la princefTe : comment faites-vous? donnez-moi que je voie li j'en ferois bien amant. Elle u'eut pas plutöc pris le fufeau, que comme elle étoit fort vive, un peu étourdie , & que d'ailleurs Tarra des fées 1'ordonnoir ainfi, elle s'en perca la main , & tomba évanouie. La bonne vieille , bien cmbarraffée, crie au fecours : on vient de tous cótés; on jette de 1'eau au vifage de la princtlfe j on la délace; on lui frappe dflJtt les mains j on lui frotte les tempes avec de 1'eau dc la reine de Hongrie : mais rien ne la faifoit revenir. Alors le roi , qui étoit monté au bruit, fe fouvint de la prédiction des fées, & jugeant bien qu'il falloit que cela arrivat, puifque les fées 1'avoient dir, fit mettre la princeffe dans le plus bel appartement du palais, fur un lit en broderie d'or & d'argenr. On eut dit d'un ange, tant elle étoit belle; car fon évanouiffement n'avoit pas óté les couleurs vives de fon teint : fes joues étoient incamates, & fes lèvres comme du corail ; elle avoit feulement les yeux fermés, mais on 1'entendoit refpirer doucement, ce qui faifoit voir qu'elle n'étoit pas morte. Le roi ordonna qu'on la laifsat dormir en repos , jufqu'a ce que fon heure de fe~ réveiller fïit venue. La bonne fée qui lui avoit fauvé la vie , en la condamnant i dormir cent ans, étoit dans le royaume de Mata-  AU BOIS DORMANT. 21 quin, a douze mille lieues de-Ja , lorfque 1'accident arriva a la princeffe; mais elle en fut avertie en un inftant par un petit nain , qui avoit des bottes dè fept lieues, (c etoient des bottes avec lefquelles on faifoit fept lieues d'une feule enjambée ). La fée partit auffitót, & on la vit au bout d'une heure arriver dans un chariot tout de feu, traïné par des dragons. Le roi lui alla préfenter la main a la defcente du chariot. Elle approuva tout ce qu'il avoit fait; mais, comme elle étoit grandement prévoyante , elle penfa que quand la princeffe viendroit a fe réveiller, elle feroit bien embarraffiée toute feule dans ce vieux chateau : voici ce qu'elle fit. Elle toucha de fa baguette tout ce qui étoit dans ce chateau, ( hors le roi & la reine ) gouvernantes , filles d'honneur , femmes de chambre, gentilshommes, officiers , maitres-d'hótel , cuifmiers , marmitons , galopins, gardes , fuiffes, pages , valets de pied ; elle toucha auffi tous les chevaux qui étoient dans les écuries } avec les palfreniers, les gros matins de la baffe-cour, & la petite Poujle , petite chienne de la princeffe, qui éroit auprès d'elle fur fon lir. Dès qu'elle les eut touchés , ils s'endormirent tous, pour ne fe téveiller qu'en même tems que leur maïtrelTe > afin d'être tous prêts X la fervit quand elle en auroit befoin. Les broches mêmes qui étoient au feu toutes pleines de perdrix &  21 LaBelle de faïfans s'endormirent, & le feu auffi. Tout cela fe fit en un moment : les fées n'étoient pas longues a leur befogne. Alors le roi & la reine, après avoir baifé leur chère enfant fans qu'elle s'éveillat, fortirent du chateau , & firent publier des défenfes a qui que ce foit d'en approcher. Ces défenfes n'étoient pas néceffaires j car il crüt dans un quarr d'heure tout autour du pare une fi grande quantité de grands arbres & de petits, de ronces Sc d'épines entrelacées les unes dans les autres , que bete ni homme n'y auroit pu paffer : enforte qu'on ne voyoit plus que le haut des tours du chateau, encore n'étoit-ce que de bien loin. On ne douta point que la fée n'eut encore fait la un tour de fon métier, afin que la princeffe , pendant qu'elle dormiroit, n'eüt rien a craindre des curieus Au bout de cent ans, le fils du roi qui régnoit alors, & qui étoit d'une autre familie que la princeffe endormie , étant allé a la chalfe de ce cótéla, demanda ce que c'étoit que des tours qu'il voyoit au-deffus d'un grand bois fort épais. Chacun lui répondit felon qu'il en avoit ouï parler : les uns difoient que c'étoit un vieux chateau oü il revenoit des efprits; les autres, que tous les forciers de la contrée y faifoient leur fabbat. La plus commune opinion étoit qu'un Ogre y demeuroit, Sc que la il emportoit tous les enfans  AUBOISDORMANT. 2-5 qu'il pouvoir. attraper , pour, les pouvoir manger a fon aife & fans qu'on le put fuivre, ayant feul le pouvoir de fe faire un paflage au travers du bois. Le prince ne favoit qu'en croire, lorfqu'un vieux payfan prit la parole , & lui dit : mon prince, il y a plus de cinquante ans que j'ai oui dire a mon père, qu'il y avoit dans ce chateau une ptincefle , la plus belle qu'on eüt fu voir j qu'elle y devoit dormir cent ans, & qu'elle feroit réveillée par le fils d'un roi, a qui elle etoit réfervée. Le jeune prince a. ce difcours fe fentit tout de feu; il crur fans balancer qu'il mettroit fin a une fi belle aventure i &, pouifé par 1'amour & par la gloire, il réfolut de voir fur le champ ce qui en étoit. A peine s'avanca-t-il vers le bois , que tous ces grands arbres , ces ronces & ces épines , s'écartèrent d'elles-mêmes pour le laiffer paffer. II marche vers le chateau qu'il voyoit au bout d'une gtande avenue ou il entra; & ce qui le furprit un peu, il vit que perfonne de fes gens ne 1'avoient pu fuivre, paree que les arbres s'étoient rapprochés dès qu'il avoit été paffé. Il ne laiffa pas de continuer fon chemin : un prince jeune & amoureux eft toujours vaillant. 11 entra dans une grande avant-cour, ou tout ce qu'il vit d'abord étoit capable de le glacer de crainte. C'étoit un filence affreux: 1'image de la mort s'y préfentoit par-tout; & ce n'étöient que des corps étendus B 4  *4 LaBelle d'hommes & d'animaux , qui paroifioient morts. II reconnut póuttant bien aux nés bourgeonnés Sc a la face vermeille des fuifles, qu'ils n'étoient qu'endormis • & leurs tatfès oü il y avoit encore quelques gouttes de vin , montroient affez qu'ils s'étoient endormis en buvant. II paffa une grande cour pavée de marbre : il monte 1'efcalier ; il entre dans la falie des gardes qui étoient rangés en haie, la carabine fur 1'épaule, & ronflant de leur mieux. II traverfe plufieurs chambres pleines de gentilshommes & de dames, dormant tous , les uns debout, les autres affis. II entre dans une chambre route dorée; & il vit fur un lit, dont les rideaux étoient ouverts de tous cótés, le plus beau fpedacle qu'il eut jamais vu : une princeffe qui paroiffoit avoir quinze ou feize ans, & dont 1'éclat refplendiffant avoit qnelque chofe de lumineux & de divin. 11 s'approcha en tremblant & en admirant j & fe mit a genoux auprès d'elle. Alors , comme la fin de l'enchantement étoit venue, la princefle s'éveilla; & , le regardanr avec des yeux plus tendres qu'une première vue ne fembloit le permettre : Eft-ce vous , mon prince, lui dit-elle? vous vous êtes bien fait attendre. Le prince, charmé de ces paroles , & plus encore dè la manière dont elles étoient dites, ne favoit comment lui témoigner fa joie & fa reconnoiffance; il 1'affura qu'il 1'aimoit plus que lui-même.  AU BOIS DOR MANT. 25 Ses difcours furent mal rangés; ils en plurent davantage : peu d'éloquence , beaucoup d'amour. II étoit plus embarralfé qu'elle , & 1'on ne dolt pas s'en étonner : elle avoit eu le tems de fonger a ce qu'elle auroit a lui dire; car il y aapparence ( 1'hiftoire n'en dit pourtant rien) que la bonne fée , pendant un fi long fommeil, lui avoit procuré le plaifir des fonges agréables. Enfin il y avoit quatre heures qu'ils fe parloient, & ils ne s'étoient pas encore dit la moitié des chofes qu'ils avoient a fe dire. Cependant tout le palais s'étoit réveille avec la princeffe : chacun fongeoit a faire fa charge ; & , comme ils n'étoient pas tous amoureux , ils mouroient de faim. La dame d'honneur, preflee comme les autres , s'impatienta, & dit tout haut & la princeffe que la viande étoit fervie. Le prince aida a la ptinceffe i fe lever : elle étoit toute habillée , & fort magnifiquement , mais il fe garda bien de dire qu'elle étoit habillée comme ma mère-grand', & qu'elle avoir un collet monré : elle n'en étoit pas moins belle. Ils pafsèrent dans un fallon de miroirs , & y foupèrent, fervis pat les officiets de la princeffe. Les violons & les hautbois jouèrent de vieilles pièces , mais excellentes, quoiqu'il y eut ptès de cent ans qu'on ne les jouat plus; & aptès foupé, fans perdre de  16 LaBelle tems, le grand aumónier les maria dans la chapelle du chateau, 8c la dame d'honneur leur tira le rideau. Ils dormirenr peu : la princeffe n'en avoit pas grand befoin; & le prince la quitta dès le matin pour retourner a la ville , ou fon père devoit être en peine de lui. Le prince lui dit, qu'en chaflant il s'étoit petdu dans la forêt, & qu'il avoit couché dans la huche d'un charbonmer, qui lui avoit fait manger da pain noir 8c du fromage. Le roi fon père, qui étoit bon homme , le crut; mais fa mère n'en fut pas bien perfuadée; & voyant qu'il alloit prefque tous les jours a la chaffe , & qu'il avoit toujours une raifon en main pour s'excufer, quand il avoit couché deux ou trois nuits dehors , elle ne douta plus qu'il n'eüt quelque amourette; car il vécut avec la princeffe plus de deux ans entiers, & en eut deux enfans, dont le premier, qui fur une fille, fut nommée YAurore, & le fecond un fils, qu'on nomma le Jour, paree qu'il paroiffoit encore plus beau que fa fceur. La reine dit plufieurs fois a fon fils , pour le faire expliquer , qu'il falloit fe contenter dans la vie; mais il n'ofa jamais fefier a elle de fon fecret : il la craignoit, quoiqu'il 1'aimat; cat elle étoit de race ogrefle, & le roi ne 1'avoit époufée qua caufe de fes grands biens. On difoit même, tout bas, a la  AU BOIS DORMANT. I7 cour qu'elle avoit les inclinations des ogres, & qu'en voyant pader de petits enfans , elle avoit toutes les peines du monde a fe retenir de fe jeter fur eux : ainfi le prince ne voulut jamais rien dire. Mais quand le roi fut mort, ce qui arriva au bout de deux ans, & qu'il fe vit le maicre, il déclara publiquement fon mariage, & alla en grande cérémonie querir la reine fa femme dans fon chateau. On lui fit une entrée magnifique dans la ville capitale , oü elle entra au milieu de fes deux enfans. Quelque rems après, le rol alla faire la guerre a Pempereur Cantalabutte , fon voifin. II laiffa la régence du royaume a. la reine fa mère , & lui recommanda fort fa femme & fes enfans. II devoit être a la guerre tout 1'été; & dès qu'il fut parti, la reine-mère envoya fa bru & fes enfans a une maifon de campagne dans les bois , pour pouvoir plus aifément alïouvir fon horrible envie. Elle y alla quelques jours après, & dit un foit a fon maitre-d'hötel : Je veux manger demain a mon diner la petite Aurore. Ah ! madame, dit le maïtre-d'hötel. Je le veux, dit la reine, ( & elle le dit d'un ton d'ogrefle qui a envie de manger de la chair fraïche,) & je la veux manger a la fauce robert. Ce pauvre homme, voyant bien qu'il ne falloit pas fe jouer £ une ogteffe , prit fon grand couteatt, & monta  *8 LaBelle a la chambre de la petite Aurore : elle avoit pour lors quatre ans, Sc vint en fautant & en riant fe jeter a fon cou , & lui demander du bon-bon. II fe mit a pleiner : le couteau lui tomba des mains; & il alla dans la baffe-cour couper la gorge a un petit agneau, & lui fit une fi bonne fauce , que fa maïtreffe 1'affura qu'elle n'avoit jamais rien mangé de fi bon. II avoir emporté en même tems la petite Aurore, & 1'avoit donnée a fa femme, pour la cacher dans le logement qu'elle avoit au fond de la bafle-cour. Huit jouts -après, la méchante reine dit X fon maïtre-d'hórel: Je veux manger a mon foupé le petit Jour. Il ne répliqua pas , réfolu de la rromper comme 1'autre fois. II alla chercher le petit Jout, Sc le trouva avec un petit fleuret a la main , dont il faifoit des armes avec un gros ilnge : il n'avoit pourtant que trois ans. II le porta a fa femme, qui le cacha avec la petite Aurore, & donna, a la place du petit Jour , un petit chevreau fort tendre, que 1'Ogreife trouva admirablement bon. Cela étoit fort bien allé jufques-la; mais un foir cette méchante reine dit au maitre-d'hótel : Je veux manger la reine a la même fauce que fes enfans. Ce fut alors que le pauvre maïtre-d'hótel défefpéra de Ia pouvoir encore tromper. La jeune reine avoit vingt ans paffes, fans compter les  AU BOIS DORMANT. 2£ cent ans qu'elle avoit dormi : fa peau étoit un peu dure , quoique belle & blanche; & le moyen de trouver dans la ménagerie une béte auiïi dure que cela! II prit la réfolution , pour fauver fa vie, de coupe* la gorge a la reine , & monta dans fa chambre , dans 1'intention de n'en pas faite a deux fois. II s'excitoit a, la fureur, & entra le poignard a la main dans la chambre de la jeune reine : il ne voulut pouttant point la furprendre, & il lui dit avec beaucoup de refpect 1'ordre qu'il avoit recu de la reine-mère. Faites , faites, lui dit-elle , en lui tendant le cou; exécutez 1'ordre qu'on vous a donné; j'irai revoir mes enfans , mes pauvres enfans que j'ai tant aimés : elle les croyoit morts depuis qu'on les avoit enlevés fans lui rien dire. Non , non , madame, lui répondit le pauvre maitre-d'hótel tout attendri, vous ne mourrez point, &c vous ne laifferez pas d'aller revoir vos enfans; mais ce fera chez moi oü je les ai cachés, & je ttompetai encore la reine, en lui faifant manger une jeune biche en votte place. II la mena auffitót a fa chambre, oü, la laiffant embraffer fes enfans & pleiner avec eux, il alla accommoder une biche, que la reine mangea a. fon foupé , avec le même appérit que fi c'eüt été la jeune reine. Elle étoit bien contente de fa cruauté; & elle fe préparoit a dire au roi,  }& La Belle a fon retour, que les ]oups enragés la reine fa femme, & fes deux eufan$< Un foir qu'elle rodoit i fon ordinaire dans les cours & bafTe-cours du chateau, pour y halener quelque viande fraiche, elle entendit dans une falie baffe le petit Jour qui pleUroit, paree que la reine fa mère le vouloit faire fouetter, a caufe qu'il avoit été méchant; & elIe emendjc aufli la petite Aurore qui demandoit pardon pour fon frère. L'ogreffe reconnut la voix de Ja reine & de fes enfans; & furieufe d'avoir été trompee, elle commanda dès le lendemain au matin, avec une voix épouvantable qui faifoit trembler tout le monde, qu'on apportat au milieu de la cour une grande cuve , qu'elJe fit remplir de crapauds , de vipères, de couleuvres & de ferpens , pour y faire jeter la reine 8c fes enfans le maitre-d'hótel, la femme 8c fa fervante : elle' avoit donné ordre de les amener les mains liées derrière le dos. Ils étoient la, & les bourreaux fe préparoient a les jeter dans la cuye, lorfque e roi, qu'on n'attendoit pas fitót, entra dans la cour 4 cheval; il étoit yenu en pofte, 8c demanda tout étonné ce que vouloit dire eet hornble fpe«5tacle. Perfonne n'ofoit 1'en inftruire quand Togrelfe, enragée de voir ce qu'elle voyoit, fe jeta elle-même la tête la première dans Ja cuve, 8c fut dévorée en un inftant par les vilai-  Lë Chat botté.' 57 On m'a afTuré , dit le chat, que vous aviez le don de vous changeren toutes fortes d'animaux; que vous pouviez , par exemple , vous transformer en lion, en éléphant ? Cela eft vrai, répondit Fogre brufquement ; & pour vous le montrer , vous m'allez voir devenir lion. Le chat fut fi effrayé de voir un lion devant lui, qu'il gagna auffitót les gouttières , non fans peine & fans péril, a. caufe de fes bottes qui ne valoient rien pour marcher fur les tuiles. Quelque tems après, le chat ayant vu que 1'ogre avoit quitté fa première forme, defcendit, & avoua qu'il avoit eu bien peur. On m'a aifuré encore, dit le chat, mais je ne faurois le croire, que vous aviez auffi le pouvoir de prendre la forme des plus petits animaux ; par exemple , de vous changer en un rat, en une fouris. Je vous avoue que je tiens cela tout- a- fait impoffible. Impoffible , reprit 1'ocre ? vous allez voir: & en même tems il fe changea en une fouris s qui fe mit a courir fur le plancher. Le chat ne 1'eut pas plutót appercue , qu'il fe jeta deffus, & la mangea. Cependant le roi, qui vit en paflant le beau chateau de 1'ogre , voulur entrer dedans. Le chat , qui entendit le bruit du carroffe qui paffoit fur le pont-levis , courut au devant , & dit au rol : Votre majefté foit la bien venue dans le chateau de M. le marquis de Carabas. Comment, M. le C3  38 LeChatbotté. marquis, s'écria le roi, ce chateau eft encore a vous ? Ii ne fe peut rien de plus beau que cette cour, & que tous ces batimens qui Penvironnent: voyons les dedans, s'il vous plait. Le marquis donna la main a la jeune princeffe j &, fuiyant le roi qui montoit le premier, ils entrèrent dans une grande falie oü ils trouvèrent une magnifique collation, que 1'ogre avoit fait préparer pour fes amis qui le devoient venir voir ce même jour-la , mais qui n'avoient pas ofé entrer , fachant que le roi y étoit. Le roi , charmé des bonnes qualités de M. le marquis de Carabas 5 de même que fa fille qui en étoit folie, & voyant les grands biens qu'il poficdoit, lui dit, aptès avoir bu cinq ou fix coups : II ne tiendra qua vous, M. le marquis, que vous ne foyez mon gendre. Le marquis , faifant de grandes révérences , accepta 1'honneur que lui faifoit le roi; & dès le même jour il époufa la princeffe. Le chat devint grand feigneur, & ne courut plus après les fouris que pour fe divertir. MORALITÉ. . QüELQUE grand que foit 1'avanfage De jouir d'un riche héritage, Venant a nous de père en fils ; Aux jeunes gens, pour 1'ordinaire, L'induflrie & le favoir-faire Valent mieux que des biens acquis.  Le Chat botté. 39. AUTRE MORALITÉ. Sl le fils d'un meünier, avec tant de vlteffe Gagne le cceur d'une Princeffe, Et s'en fait regarder avec des yeux mourans; C'eft que 1'habit, la mine & la jeuneffe, Pour infpirer de la tendreffe, Ne font pas des moyens toujours indifférens. C 4  5r RIQUET A LA HOUPE, CONTÉ. Il étoit une fois une reine qui accoucha d'un fils fi laid & fi mal fait, qu'on douta long-tems s'il avoit forme humaine. Une fée, qui fe trouva a fa naiflance, aflTura qu'il ne laifferoit pas detre aimable , paree qu'il auroit beaucoup d'efprit : elle ajouta même qu'il pourroit, en vertu du don qu'elle venoit de lui faire , donner autant d'efprit qu'il en auroit, a la perfonne qu'il aimeroit le mieux. Tout cela confola un peu la pauvre reine , qui étoit bien affligée d'avoir mis au monde un fi vilain marmot. II eft vrai que eet enfant ne commenca pas plutöt a patier , qu'il dit mille jolies chofes, & qu'il avoit dans toutes fes actions je ne fais quoi de fi fpirituel, qu'on en étoit charmé. J'oubliois de dire qu'il vint au monde avec une petite houpe de cheveux fur la tête , ce qui fit qu'on le nomma Riquet a. la Houpe , car Riquet étoit le nom de la familie. Au bout de fept ou huit ans, la reine d'un royaume voifin accoucha de deux filles. La pre- D z  52 Riquet a la Houpe. mière qui vint au monde étoit plus belle que le jour : la reine en fut fi aife, qu'on appréhenda que la trop grande joie qu'elle en avoit ne lui fit mal. La même fée qui avoit affifté a la naiffance du petit Riquet a la Houpe étoit préfente; & pont modérer la joie de la reine, elle lui déclara que cette petite princeffe n'auroit point d'efprit , & qu'elle feroit auffi ftupide qu'elle étoit belle. Cela mortifia beaucoup la reine : mais elle eut, quelques momens après , un bien plus grand chagrin; car la feconde fille dont elle accoucha, fe trouva extrêmement laide. Ne vous afïligez pas tant, madame, lui dit la fée : votre fille fera récompenfée d'ailleurs ; 8c elle aura tant d'efprit, qu'on ne s'appercevra prefque pas qu'il lui manque de la beauté. Dieu le veuille, répondit la reine! mais n'y auroit-il point moyen de faire avoir un peu d'efprit a 1'aïnée qui eft fi belle ? Je ne puis rien pour elle, madame, du cöté de Pefprit, lui dit la fée, mais je puis tout du cóté de la beauté ; & comme il n'y a rien que je ne veuille faire pour votre fatisfaótion, je vais lui donner pour don , de pouvoir rendre beau ou belle la perfonne qui lui plaira. A mefure que ces deux princefles devinrent grandes, leurs perfeótions crürent auffi avec elles; 8c on ne parloit par-tout que de la beauté de 1'aïnée 8c de 1'efptit de la cadette. II eft vrai auffi que leurs  Riquet a ï.a Hoop!. 53 défauts augraentèrent beaucoup avec 1'age. La cadette enlaidiffoit a vue d'ceil, & 1'ainée devenoit plus ftupide de jour en jour j ou elle ne répondoit rien a ce qu'on lui demandoit, ou elle difoit une fottife. Elle étoit avec cela 6 maladroite, qu'elle neut pu ranger quatte procelaines fur le bord d'une cheminée fans en caffer une , ni boire un verre d'eau fans en répandre la moitié fur fes habits. Quoique la beauté foit un grand avantage dans une jeune perfonne , cependant la cadette 1'emportoit prefque toujours fur fon alnée dans toutes les compagnies. D'abord on alloit du coté de la plus belle, pour la voir & pour 1'admirer i mais bientót après on alloit a celle qui avoit le plus d'efprit, pout lui entendre dire mille chofes agréables; & on étoit étonné qu'en moins d'un quart d'heure 1'ainée n'avoit plus perfonne auprès d'elle , & que tout le monde s'étoit rangé autour de la cadette. L'aïnée, quoique fort ftupide , le remarqua bien ; & elle eut donné fans regret toute fa beauté , pour avoir la moitié de 1'efprit de fa fceur. La reine, toute fage qu'elle étoit, ne put s'empêcher de lui reprocher plufieurs fois fa bêtife ; ce qui penfa faire mourir de doulenr cette pauvre princeffe. Un jour qu'elle s'étoit retirée dans un bois pour y plaindre fon malheur, elle vit venir a elle un petit homme fort défactéable, mais vêtu très-magnifiquement. C'étoit  54 Riquet a la Houpe. le jeune prince Riquet l la Houpe, qui, étant devenu amoureus d'elle fur fes portraits qui couroient par tout le monde, avoit quitté le royaume de fon père pour avoir le plailir de la voir & de lui parler. Ravi de la rencontrer ainfi toute feule, il 1'aborde avec tout le refpeéfc & toute la politeffe imaginables. Ayant remarqué, après lui avoir fait les complimens ordinaires, qu'elle étoit fort mélancolique, il lui dit : Je ne comprends point, madame, comment une perfonne auffi belle que vous 1'êtes, peut être auffi tnfte que vous le paroiffiez • car , quoique je puiffe me vanter d'avoir vu une infinité de belles perfonnes , je puis dire que je n'en ai jamais vu dont la beauté approche de la vótre. Cela vous plan a dire, monfieur, lui répondit la princeffe, & elle en demeura - la. La beauté, reprit Riquet a la Houpe, eft un fi grand avantage , qu'il doit temr heu de tout le refte; & quand on le pofsède, je ne vois pas qu'il y ait rien qui puilTe vous affliger beaucoup. J'aimerois mieux , dit la princeffe , être auffi laide que vous, & aVoir de 1'efprit, que d'avoir de la beauté comme j'en ai, 8c être béte autant que je le fuis. 11 n'y a rien , madame , qui marqué davanrage qu'on a de 1'efprit, que de croire n'en pas avoir • 8c il eft de la nature de ce bien-ld, que plus on en a, plus on croit en manquer. Je ne fais pas  Riquet a ia Houpe: 55 cela, dit la princeffe , mais je fais bien que je fuis fort bete j & c'eft de-la que vient lechagrin qui me tue. Si ce n'eft que cela, madame, qui vous afflige, je puis aifement mettre fin a votre douleur. Et comment ferez-vous , dit la princeffe ? J'ai le pouvoir , madame , dit Riquet a la Houpe , de doaner de 1'efprit autant qu'on en fauroit avoir, a la perfonne que je dois aimer le plus; & comme vous êtes, madame , cette perfonne , il ne tiendra qua vous que vous n'ayez autant d'efprit qu'on en peut avoir , pourvu que vous vouliez bien m'époufer. La princeffe demeura toute interdite , & ne répondit rien. Je vois , reprit Riquet a la Houpe, que cette propofition vous fait de la peine , & je ne m'en étonne pas ; mais je vous donne un an tout entier pour vous' y réfoudre. La princeffe avoit fi peu d'efprit , & en même tems une fi grande envie d'en avoir , qu'elle s'imagina que la fin de cette année ne viendroit jamais ; de fotte qu'elle accepta la propofition qui lui étoit faite. Elle 11'eut pas plutot ptomis a Riquet a la Houpe qu'elle Tér pouferoit dans un an a pareil jour , qu'elle fe fentit toute autre qu'elle n'étoit auparavant: elle fe trouva une facilité incroyable a dire tout ce qui lui plaifoit, & a le dire d'une manière fine , aifée & naturelle. Elle commen$a des ce moment une converfation galante & foutenue avec D 4  ïf Riquet a la hoüpe, R^queta Ja Houpe, oüeJle babiJla d'une telle W que Rlquec i Ja Hoiipe crut luia J donne p,us d'efprit qu>, ne s>en ^ .J«« tos, toute Ja cour ne favoit que penfer /un clement fi fubit & fi ex Jord J ^ Paravant autant Jut entendoit-on dire des chofes b en fen£ées & infinimem ^gg^ « -ar en eut une ;üle qui ne fe peut imaginer; ny eut que fa cadette qm „■„ fac * bie„> v £ ' PajCe, *ue» plus fur fon ainée 1'a- vantagedelefprit,ellene paroifioit plus auprès delle qu une guenon fort défagréable. Le roi fe conduifou par fes avis , & al,oic même . gt" T ^ C°nfeil f°" W-emen, Ie buut de ce changement s'étant répandu , t s l e princes P • W leurs efforts pour s'en faire aimer , & prefquetousla demandèrent en mariage ; mais elle n en trouvoit point qui eut a/Fez d'efprit & elle les écoutoit tous fans s'engager i aucun deux. Cependant il en vint un fi Jofc, fi nche fi fpirituel & fi bien fair, qu'e]le ne s empecher d'avoir de la bonne volonté pour lui. ?on pere s'en étant appercu , lui dit qu'il Ja faifoit la maztreffe fur le choix d'un époux , & qu elle n'avoit qu'a fe déclarer. Comme plus on  Riquet a la Houpe. 57 a d'efprit , & plus on a de peine I prendre une ferme réfolution fur cette affaire , elle demanda , après avoir remercié fon père , qu'il lui donnat du tems pour y penfer. Elle alla par hafard fe promener dans le même bois oü elle avoit trouvé Riquet a la Houpe, pour rêver plus commodément a ce qu'elle avoit a faire. Dans le tems qu'elle fe promenoit , rêvant profondément, elle entendit un bruit fourd fous fes piés , comme de plufieurs perfonnes qui vont & viennent , & qui agiffént. Ayant ptêté 1'oreille plus attentivement, elle outt que 1'un difoit : apporte-moi cette marmite ; 1'autre , donne-moi cette chaudière ; 1'autre , mets du bois dans ce feu. La terre s'ouvrit dans le même tems, & elle vit fous fes piés comme une grande cuifiné pleine de cuifiniers , de marmitons, & de toutes ■fortes d'officiers néceffaires pour faire un feftin magnifique. Il en fortit une bande de vingt ou trente rótiffeurs qui allèrent fe camper dans" une allee du bois autour d'une table fort longue , & qui, tous la lardoire a- la main & la queue de renard fur 1'oreille , fe mirent a travailler en cadence au fon d'une chanfon harmonieufe. La princeffe , étonnée de ce fpeélacle , leur demanda pour qui ils travailloient. C'eft , madame , lui répondit leplus apparent de la bande, pour le prince Riquet a la Houpe , dont les  58 Riquet a la Houpe; noces fe feront demain. La princeffe encore plus furprife qu'elle ne 1'avoit été, & fereffouvenant tout-a-coup qu'il y avoit un an qu'a pareil jour elle avoit promis d'époufer le prince Riquet a la Houpe, penfa tomber de fon haut. Ce qui faifoit qu'elle ne s'en fouvenoit pas , c'eft que , quand elle fit cette promefte, elle étoit une bete , 8c qU'en prenanr Je nouvel efpnt que le prince lui avoit donné, elle avoit oublié toutes fes fottifes. Elle n'eut pas faittrente pas en continuant fa promenade , que Riquet a la Houpe fe préfenta d elle , brave, magnifique , 8c comme un prince qui va fe marier. Vous me voyez , dit-il, madame , exact a tenir maparolej & je ne doute point que vous ne veniez ici pour exécuter la vórre , & me rendre, en me donnant la main , le plus heureux de tous les hommes. Je vous avouerai frauchement, répondit la princefTe , que je n'ai pas encore pns ma réfolution la-delfus, 8c que je ne crois pas pouvoir jamais la prendre telle que vous Ia fouhaitez. Vous m'étonnez , madame, lui dit Riquet d la Houpe. Je le crois , dit la princeffe j & affurément fi j'avois affaire d un brutal , a un homme fans efprit, je me trouverois bien embarraffée. Une princeffe n'a que fa parole, me diroit-il ; & il faiIt que vous m'époufiez ^ puifque vous me 1'avez promis : mais comme  Riquet a la Houpe.' '59 celui a qui je parle eft 1'homme du monde qui a le plus d'efprit, je fuis süre qu'il entendra raifon. Vous favez que quand je n'étois qu'une bete , je ne pouvois néanmoins me réfoudre a vous époufer , comment voulez-vous qu'ayant 1'efprit que vous m'avez donné , qui me rend encore plus difficile en gens que je n'étois, je prenne aujourd'hui une réfolution que je n'ai pu prendre dans ce tems-la ? Si vous penfiez tout de bon a m'époufer , vous avez eu grand tort de m oter ma bêtife , & de me faire voir plus clair que je ne voyois. Si un homme fans efpnt, répondit Riquet a la Houpe, feroit bien recu , comme vous venez de le dire, d vous reprocher votre manque de parole , pourquoi voulez-vous, madame , que je n'en ufe pas de mème dans une chofe ou il y va de tout le bonheur de ma vie? Eft-il raifonnable que les perfonnes qui ont de l'efprit, foient d'une pire condition que ceux qui n'en ont pas ? Le pouvez-vous ptétendre ; vous qui en avez tant , & qui avez tant fouhaité d'en avoir ? Mais venons au fait , s'il vous plait. A la réferve de ma laideur, y a-t-il quelque chofe en moi qui vous déplaife ? Etes - vous mécontente de ma naiffance , de mon efprit, demon humeut & de mes manières ? Nullement, répondit la princeffe; j'aime en vous tout ce que  Riquet a la H o ü p j, vous venez de me dire. Si cela eft ainfi, reprit Riquet a la Houpe, /evais être heureux, puifque vous pouvez me rendre le plus aimable de tous les hommes. Comment cela fe peut-il faire, lui f^P^f ? Cela fe fera, répondit RiqUeta ia Houpe fi vous m 'aimez aflez pour fouhaiter que cela fou-ec afin, madame, que vous n en jW pas,fachezque la même fée qui, au Jourdemanaiifance,mefirle don de pouvoir rendre fpmtuelle la perfonne qu'il me plairoit vous a auffi fait le don de pouvoir rendre beau' celui que vous aimerez, & a qui vous voudrez bien faire cette faveur. Si la chofe eft ainfi , dit Ja princeffe , je fouhaite de tout mon cceur que vous deveniez le prince du monde le plus aimable , & ,e vous en fais le don autant qu'il eft en moi La princeffe n'eut pas plutót prononcé ces paroles , que Riqliet a la Houpe parut k fes yeux 1 homme du monde le plus beau , le mieux fa", &le plus aimable qu'elle eut jamais vu. Quelques uns affurent que ce ne furent point les charmes de la fée qui opérèrent, mais qne l'amour feul fit cette métamorphofe. Us difem quQ la princeffe , ayant fait réflexion fur Ia perfévérancede fon amant, fur fa difcrétion , & fur toutes les bonnes qualités de fon ame Sc de fon efpnt, He vit plus la difformité de fon corps ni  Riquet A la Houpe. 'éi la laideur de fon vifage ; que fa boffe ne lui fembla plus que le bon air d'un homme qui fait la gros dos j & qu'au lieu que jufqu'alors elle 1'avoit vu boiter effroyablement, elle ne lui ttouva plus qu'un cettain air penché qui la charmoit. Ils difent encore que fes yeux, qui étoient louches, ne lui en parurent que plus brillans j que leur déréglement paffa dans fon efprit pour la marqué d'un violent exces d'amour j & qu'enfin fon gros nez rouge eut pour elle quelque chofe de martial & d'héroïque. Quoi qu'il en foit, la princeffe lui promit fur le champ de 1'époufer, pourvu qu'il en obrint le confentement du roi fon père. Le roi ayant fu que fa fille avoit beaucoup d'eftime pour Riquet a la Houpe , qu'il connoiffoit d'ailleurs pour un prince très-fpirituel & très-fage, le recut avec plaifir pour fon gendre. Dès le lendemain les noces furent faites, ainfi que Riquet a la Houpe 1'avoit prévu, & felon les ordres qu'il en avoit donnés 'long-tems auparavant. MORALITÉ. CjE que 1'on voit dans eet écrit, Eft moins un conté en 1'air que la vérité même : Tout eft beau dans ce que 1'on aime, Tout ce qu'on aime a de 1'efprit.  Riquet.a la Houpe,1 AUTRE MORALITÉ. Dans un objet oü la nature Aura mis de beaux traits , & la vive peinture D'un teint oü jamais 1'art ne fauroit arriver, Tous ces dons pourront moins pour rendre un coeur fenfible, Qu'un feul agrément invifible Que 1'Amour y fera trouver.  LE PETIT POUCET, CONTÉ. Il étoit une fois un bucheron 8c une bucheronne qui avoient fept enfans , tous garcons : Païné n'avoit que dix ans , & le plus jeune n'en avoit que fept. On s'étonnera que le bucheron ait eu tant d'enfans en fi peu de tems ; mais c'eft que fa femme alloit vïte en befogne , 8c n'en faifoit pas moins de deux a la fois. Ils étoient fort pauvres, 8c leurs fept enfans les incommodoient beaucoup , paree qu'aucun d'eux ne pouvoit encore gagner fa vie. Ce qui les chagrina encore, c'eft que le plus jeune étoit fort délicat, 8c ne difoit mot, prenant pout bêtife ce qui étoit une marqué de la bonté de fon efprit. II étoit fort petit , & quand il vint au monde il n'étoit guère plus gros que le pouce ; ce qui fit que 1'on 1'appela le petit Poucet. Ce pauvre enfant étoit le fouffre-douleurs de la maifon , & on lui donnoit toujours le tort. Cependant il étoit le plus fin & le plus avifé de tous fes frères; 8c s'il parloit peu , il écoutoit  &A Le petit Poucet. beaucoup. II vim une année trés facheufe , & Ia famine fut fi grande, que ces pauvres gens réfolurent de fe défaire de leurs enfans. Un foir que ces enfans étoient couchés , & que le bucheron étoit auptès du feu avec fa femme , il lui dit, le coeur ferré de douleur : tu vois bien que nous ne pouvons plus nourrir nos enfans : je ne faurois les voir mourir de faim devant mes yeux , Sc je fuis réfolu de les mener perdre demain au bois, ce qui fera bien aifé ; car, taudis qu'ils s'amuferont a fagoter , nous n'avons qua nous enfuir fans qu'ils nous voient. Ah! s'écria la bucheronne, pourrois-tu bien toi-même menet perdre tes enfans ? Son mari avoit beau lui repréfenter leur grande pauvreté, elle ne pouvoit y confentir ; elle étoit pauvre , mais elle étoit leur mère. Cependant , ayant confidéré quelle douleur ce lui feroit de les voir mourir de faim, elle y confentit, & alla fe coucher en pleuranr. Le petit Poucet oirit tout ce qu'ils dirent; car, ayant entendu de dedans fon lit qu'ils patloient d'affaires , il s'étoit levé doucement, Sc s'étoit .gliffé fous 1'efcabelle de fon père , pour les écouter fans être vu. II alla fe recoucher , Sc ne dormir point du refte de la nuit , fongeant a ce qu'il avoit a faire. II fe leva de bon matin , Sc alla au bord d'un ruiffeau oü il remplit fes poches de petits cailloux blancs, & enfuite re- vint  Lt petit Poucet. Ge vint a la maifon. On partit , & le petit Poucet ne découvrit rien de tout ce qu'il favoit a fes frères. Ils allèrent dans une forèt fort épaiffe , oü, a dix pas de diftance , on ne fe voyoit pas Pun 1'autre. Le bucheron fe mit a couper du bois , & fes enfans a ramaffer des brouffailles pour faire des fagots. Le père & la mère les voyant occupés a. travailler, s'éloignèrent d'eux infenfiblement, 8c puis s'enfuirent tout-a-coup par un petit fentier détourné. Lorfque ces enfans fe virent feuls , ils fe mirent a crier & a pleurer de toute leur force. Le petit Poucet les laifToit criër , fachant bien par oü il reviendroit a la maifon; car , en marchant, il avoit laillé tomber le long du chemin les petits cailloux blancs qu'il avoit dans fes poches. II leur dit donc : ne craignez point, mes frères, mon père & ma mère nous ont laifles ici , mais je vous remènerai bien au logis; fuivez-moi feulement. Ils le fuivirent, & il les mena jufqu'a leur maifon , par le même chemin qu'ils étoient venus dans la forèt. Ils n'ofèrent d'abord entrer ; mais ils fe mirent tout contre la porte , pour écouter ce que difoient leur père & leur mère. Dans le moment que le bucheron 8c la bucheronne arrivèrent chez eux , le feigneur du village leur envoya dix écus qu'il leur devoit il y avoit long-tems, 8c dont ils n'efpéroient plus Tome I. E  6S L e petit Poucet rien. Cela leur redonna la vie j car les pauvres gens monroient de faim. Le bucheron envoya fur 1'heure fa femme a la boucherie. Comme il y avoit long-tems qu'ils n'avoient mangé , elle acheta trois fois plus de viande qu'il n'en falloit pour le foupé de deux perfonnes. Lorfqu'ils furent raffafiés, la bucheronne dit : hélas ! oü font maintenant nos pauvres enfans ? Ils feroient bonne chère de ce qui nous refte la. Mais auffi, Guillaume , c'eft toi qui les as voulu perdre ; j'avois bien dit que nous nous en repentirions : que font-ils maintenant dans cette forêt ? Hélas ! mon dieu , les loups les ont peut-être déja mangés : tu es bien inhumain d'avoir perdu ainfi tes enfans. Le bucheron s'impatienta k la fin ; car elle redit plus de vingt fois qu'ils s'en repentiroient, & qu'elle 1'avoit bien dit. II la menara de la battre , fi elle ne fe taifoit. Ce n'eft pas que le bucheron ne fut peut-être encore plus faché que fa femme; mais c'eft qu'elle lui rompoit la tête , & qu'il étoit de 1'humeur de beaucoup d'autres gens qui aiment fort les femmes qui difent bien , mais qui trouvent trés importunes celles qui ont toujours bien dit. La bucheronne étoit toute en pleurs : hélas! oü font maijitenant mes enfans, mes pauvres enfans ? Elle le dit une fois fi haut, que les enfans qui étoient a h porte 1'ayant entendue, fe mirent a criet tous  7* Le petit Poucet. gues dents fort aiguës & fort éloignées Pune de 1'autre. Elles n'étoient pas encore fort méchantes \ mais elles promettoient beaucoup, car elles mordoient déja les petits enfans pour en fucer le fang. On les avoit fait couchet de bonne heure, & elles étoient toutes fept dans un grand lit, ayant chacune une couronne d'or fur la rête. 11 y avoit dans la même chambre un autre lit de la même grandeur : ce fut dans ce lit que la femme de 1'ogre mit coucher les fepts petits garcons , après quoi elle s'alla coucher auprès de fon mari. Le petit Poucet, qui avoit remarqué que le^ filles de 1'ogre avoient des couronnes d'or fur la tête, & qui craignoit qu'il ne prit a 1'ogre quelque remords de ne les avoir pas égorgés des le foir même, fe leva vers le milieu de la nuit, & prenant les bonnets de fes frères & le fien , il alla tour doucement les mettre fur la tête des fept filles de 1'ogre , après leur avoir óté leurs couronnes d'or , qu'il mit fur la tète de fes frères & fur la fienne , afin que 1'ogre les prit pour fes filles , & fes filles pour les garcons qu'il vouloit égorger. La chofe réuffit comme il Pavoit penfé ; car 1'ogre , s'étant éveillé fur ie minuit, eut regret d'avoir différé au lendemain ce qu'il pouvoit exécuter la veille. II fe jeta donc brufquement hors du lit, & prenanr fon grand couteau : Allons voir, dit-il, comment fe por-  7^ Le petit Poucet. Comme la chofe preffe beaucoup, il a voulu que je pnffe fes bottes de fept lieues que voila pour faire diligence, & auili afin que vous ne croyez pas que je fois un affronteur. La bonne femme, fort efFrayée , lui donna auffitót tout ce qu'elle avoit; car eet ogre ne laiffoit pas d'être fort bon mari , quoiqu'il mangcat les petits enfans. Le petit Poucet étant donc chargé de toutes les richeffes de l'ogre, s'en revint au logis de fon père, oü il fut recu avec bien de la joie. U y a bien des gens qui ne demeurent pas d'accord de cette dernière circonftance , & qui prétendent que le petit Poucet n'a jamais fait ce vol a l'ogre ; qua la vérité il n'avoit pas fait confcience de lui prendre fes bottes de fept lieues, paree qu'il ne s'en fervoit que pour courir après les petits enfans. Ces gens-la alfurent le favoir de bonne part, & même pour avoir bu & mangé dans la maifon du bucheron. Ils alTurent que lorfque le petit Poucet eut chauifé les bottes de l'ogre , il s'en alla a la cour, oü il favoit qu'on étoit fort en peine d'une armée qui étoit a deux eens lieues de la , & du füccès d'une bataille qu'on avoit donnée. II alla , difent-ils , trouver le roi , & lui dit que s'il le fouhaitoit, il lui rapporreroit des nouvelles de 1'armée avant la fin du jout. Le roi lui promit une grolfe fomme d'argent s'il en venoit a bout. Le petit Poucet  Le petit Povcet. 77 rapporta des nouvelles dès le foir même ; & cette première courfe 1'ayant fait connoitre, il gagnoit tout ce qu'il vouloit : car le roi le payoit parfaitement bien pour porter fes ordres a 1'armée-, Sc une infinité de dames lui donnoient tout ce qu'il vouloit pour avoir des nouvelles de leurs amans, 8c ce fut la. fon plus grand gain. 11 fe ttouvoit quelques femmes qui le chargeoient de lettres pour leurs maris ; mais elles le payoient fi mal, 8c cela alloit a fi peu de chofe , qu'il ne daignoit pas mettre en ligne de compte ce qu'il gagnoit de ce cbré-la. Aptès avoir fait pendant quelque tems le métier de coureur, & y avoir amalfé beaucoup de bien , il revint chez fon père, oü il n'eft pas polfible d'imaginer la joie qu'oa eut de le revoir. II mit toute fa familie a fon aife. II acheta des offices de nouvelle création pour fon père 8c pour fes frères ; & par-li il les établit tous, & fit parfaitement bien fa cour en même tems. MORALITÉ. ONne s'afflige point d'avoir beaucoup d'enfans, Quand ils font tous beaux, bien faits & bien grands , Et d'un extérieur qui brille ; Mais li 1'un d'eux eft foible , on ne dit mot; On le méprife, on le raille, on le pille: Quelquefois cependant, c'eft ce petit marmot Qui fera le bonheur de toute la familie.  '7* L'ADROITE PRINCESSE, O u LES AVENTURES DE FINETTE, NOUVELLE. A madame ia comtejfe de Murat. "Vous faites les plus jolies nouvelles du monde en vers; mais en vers auffi doux que naturels. Je voudrois bien, charmante comtefle , vous en dire .une a mon tour; cependant je ne fais fi vous pourrez vous en divertir. Je fuis aujourd'hui de 1'humeur du bourgeois gentilhomme; je ne voudrois ni vers , ni profe pour vous la conter : point de grands mots , point de brillans , point de rimes; un rour naïf m'accommode mieux ; en un mot, un récit fans fagon & comme on parle : je ne cherche que quelque moralité. Mon hiftoriette en fournir alfez , & par-la elle pourra vous être agréable. Elle roule fur deux proverbes au lieu d'un : c'eft la mode ; vous les aimez : je m'accommode a 1'ufage avec plaifir. Vous y verrez comment nos aïeu.x favoient infi-  L' A D R O I T E PRINCESSE. 79 nuer qu'on tombe dans mille défordres quand 011 fe plaït a ne rien faire , ou , pour parler comme eux , qaoijïvete' eft la mere de tous vices; & vous aimerez fans doute leur maniere de perfuader. Le fecond proverbe eft, qu'il faut être toujours fur fes gardes : vous voyez bien que je veux dire, que la défiance eft la mere de sureté. Non } 1'amour ne triomphe guères Que des cceurs qui n'ont point d'afFaires. Vous, qui craignez que d'un adroit vainqueur Votre raifon ne devienne la dupe , Beautés , fi vous voulez conferver votre cceur, II faut que votre efprit s'occupe. Mais li , malgré vos foins , votre fort eft d'aimer , Gardez du moins de vous laiffer charmer , Sans connoitre Cehii que votre cceur fe veut donner pour maitre. Craignez les blondins doucereux Qui fatiguent les ruelles , Et, ne fachant que dire aux belles , Soupirent fans être amoureux. Défiez-vous des conteurs de fleurettes ; ConnoiiTez bien le fonds de leurs efprits : Auprès de toutes les Iris Ils débitent mille fornettes. Défiez-vous enfin de ces brufques amans , Qui fe difent en feu dès les premiers momens Et jurent une vive flame ; ' Moquez-vous de ces vains fermens: Pour bien afTujettir une ame II faut qu'il en coüte du tems.  8o L'adroite Princesse. Gardez qu'un peu de complaifance Ne défarme trop tót votre auftère fierté ; De votre jufte défiance Dépend votre repos &. votre süreté. Mais je n'y fonge pas , madame; j'ai fait des vers : au lieu de m'en tenir au goüt de monfieur Jourdain, j'ai rimé fur le ton de Quinaut. Je reprends le tour fimple au plus vïte, de peur d'avoir part aux vieilles haines qu'on eut pour eet agréable moralifeur , & de peur qu'on ne m'accufe de le piller & de le mettre en pièces, comme tant d'auteurs impitoyables font tous les jours. Du tems des premières croifades, un roi de je ne fais quel royaume de 1'Europe , fe réfolut d'aller faire Ia guerre aux infidèles dans la Baleftine. Avant que d'entreprendre un li long voyage, il mit un fi bon ordre aux affaires de fon royaume, & il en confia la régence a un miniftre fi habile , qu'il fut en repos de ce cóté-la. Ce qui inquiétoit le plus ce prince, c'éroir le foin de fa familie. II avoir perdu la reine fon époufe depuis affez peu de tems : elle ne lui avoit point laiffé de fils; mais il fe voyoit père de trois jeunes princeffes a marier. Ma chronique ne m'a point appris leur véritable nom; je fais feulement que , comme en ces tems heureux la fimplicité des peuples donnoit , fans facon , des furnoms aux perfonnes eminentes , fuivant leurs bonnes qualités ou leurs défauts j  L'adroite Princesse. Si défauts, on avoit furnommé 1'ainée de ces princeffes, Nonchalante 3 ce qui fignifie indolente en ftyle moderne ; la feconde, Babillarde j & la troifième, Finette : noms qui avoient tous un jufte rapport aux caractères de ces rrois fceurs. Jamais on n'a rien vu de fi indolent qu'étoit Nonchalante. Tous les jours elle n'étoit pas éveillée a. une heure après midi: on la trainoit a 1'églife telle qu'elle fortoit de fon lit, fa coiffure en défordre , fa robe détachée , point de ceinture, & fouvent une mule d'une fagon & une de 1'autre. On corrigeoit cette différence durant la journée ; mais on ne pouvoit réfoudre cette princelfe a ètre jamais autrement qu'en mules ; elle trouvoit une fatigue infupportable a mettre des fouliers. Quand Nonchalante avoit diné , elle fe mettoit a fa toilette, oü elle étoit jufqu'au foir : elle employoit le refte de fon tems, jufqua minuit , a jouer & a. fouper, enfuite on étoit prefque auffi longtems a la déshabiller, qu'on avoit été a 1'habiller : elle ne pouvoit jamais parvenir a aller fe coucher qu'au grand jour. Babillarde menoir une autre fortè de vie. Cette princeffe étoit fort vive, & n'employoit que peu de tems pour fa perfonne; mais elle avoir une envie de parler fi étrange , que depuis qu'elle étoit éveillée jufqu'a ce qu'elle fut endormie, la Tome I. F  S 2. L' adroite PriNCESSË. bouche ne lui fermoit pas. Elle favoit 1'hiftoire des mauvais ménages, des liaifons tendres , des galanteries, non-feulement de route la cour, mais des plus petits bourgeois. Elle tenoit regiftre de routes les femmes qui exercoient certaines rapines dans leur domeftique , pour fe donner une parure plus éclatante, & étoit informée précifément de ce que gagnoit la fuivante de la comtefle une telle, & le maitre d'hótel du marquis un tel. Pour être inftruite de toutes ces petites chofes, elle écoutoit fa nourrice & fa couturière avec plus de plailir qu'elle n'auroit fair un ambafladeur, & enfuite elle étourdiflbit de ces belles hiftoires, depuis le roi fon père jufqu'a fes valets de pié; car, pourvu qu'elle parlat, elle ne fe foucioit pas a qui. La démangeaifon de parler produilit encore un autre mauvais effet chez cette princeflè. Malgré fon haut rang, fes airs trop familiers donnèrent la hardiefle aux blondins de la cour de lui débiter des douceurs. Elle écouta leurs fleurettes fans facon, pour avoir le plailir de leur répondre; car, a quelque prix que ce fut, il falloit que, du matin au foir, elle écoutat ou caquetat. Babillarde , non plus que Nonchalante , ne s'occupoit jamais, ni a penfer, ni a faire aucune réflexion, ni a lire; elle s'embarraffoit aufli peu d'aucun foin domeftique, ni des amufemens que  L' AD ROI TE PrINCESSË. 83 produit 1'aiguille & le fufeau. Enfin ces deux fceurs , dans une éternelle oifiveté, ne faifoient jamais agir ni leur efprit, ni leur main. La fceur cadette de ces deux princeffes étoit d'un cara&ère bien différent. Elle agiffoit inceffamment de 1'efprit & de fa perfonne : elle avoit une vivacité furprenante, & elle s'appliqucit a en faire un bon ufage. Elle favoit parfaitement bien danfer, chanter , jouer des inftrumens: réufliffoit avec une adreffe admirable a tous les petits travaux de la main , qui amufent d'ordinaire les perfonnes de fon fexe; mettoit 1'ordre & la règle dans Ia maifon du roi, & empêchoit, par fes foins, les pilleries des petits officiers; car dès ce tems-la ils fe mêloient de voler les princes. Ses talens ne fe bornoient pas la ; elle avoit beaucoup de jugement, & une préfence d'efprit fi merveilleufe , qu'elle trouvoit fur le champ des moyens pour fortir de routes fortes d'affaires. Cette jeune princefTe avoit découvert, par fa pénétration, un piège dangereux qu'un ambaffadeur de mauvaife foi avoit tendu au roi fon père , dans un traité que ce prince étoit tout prèt de figner. Pour punir la perfidie de eet ambaffadeur & de fon maitre , le roi changea Partiele du traité ; & en le mettant dans les termes que lui avoit infpirés fa fille, il trompa a fon tour le trompeur même. La jeune princefTe découvrit encore un F 1  84 L'adroite Princesse. tour de fourberie cjü'un miniftre vouloit jouer au roi; 8c par le confeil qu'elle donna a fon père, il fit retomber Pinfidelité de eet homme-la fur lui-mème. La princeffe donna, en plufieurs autres occafions, des marqués de fa pénétrarion & de fa fineffe d'efprit; elle en donna tant, que le peuple lui donna le nom de Finette. Le roi 1'aimoit beaucoup plus que fes autres filles ; & il faifoit un fi grand fonds fur fon bon fens, que s'il n'avoit point eu d'autre enfant qu'elle , il feroit parti fans inquiétude : mais il fe déficit autant de la conduite de fes autres filles, qu'il fe repofoit fur celle de Finette. Ainfi , pour être sur des démarches de fa familie, comme il fe croyoit sur de celles de fes fujets, il prit les mefures que je vais dire. Vous, qui êtes fi favanre dans toutes fortes d'antiquités, je ne doute pas, comtefle charmante , que vous n'ayez cent fois entendu parler du merveilleux pouvoir des fées. Le roi dont je vous parle, étant ami intime d'une de ces habiles femmes , alla trouver cette arme ; il lui repréfenta 1'inquiétude oü il étoit touchant fes filles. Ce n'eft pas, lui dit ce prince, que les deux ainées dont je m'inquiète, aient jamais fait la moindte chofe contre leur devoir ; mais elles ont fi peu d'efprit, elles font fi imprudentes, 8c vivent dans une fi grande défoccupation,que je crains que, pendant  L' ADROITI PRINCESSE. S $ mon abfence, elles n'aillent s'embarralTer dans quelque folie intrigue pour trouver de quoi s'amufer. Pour Finette , je fuis sür de fa vertu j cependant je la traiterai comme les autres, pour faire tout égal: c'eft pourquoi, fage fée , je vous prie de me faire ttois quenouilles de verre pour mes filles, qui foient faites avec un tel art , que chaque quenouille ne manque poinr de fe caffer , fitöt que celle a qui elle appartiendra fera quelque chofe contre fa gloire. Comme cette fée étoit des plus habiles , elle donna a ce prince trois quenouilles enchantées, & travaillées avec tous les foins néceffaires pour le deifein qu'il avoit. Mais il ne fut pas content de cette précaution ; il mena les princeftes dans une tour fort haute , qui étoit batie dans un lieu bien défert. Le roi dit a fes filles , qu'il leut ordonnoir de faire leur demeure dans cette tour pendant tout le tems de fon abfence, & qu'il leur défendoit d'y recevoir aucune perfonne que ce fut. 11 leut óta tous leurs officiers de 1'un & de 1'autre fexe ; & , après leur avoir fair préfent des quenouilles enchantées , dont il leur expliqua les qualités , il embtafla les princeffes , & ferma les portes de la tour , dont il prit luimême les clés ; puis il partit. Vous allez peut-être croire , madame, que ces princeffes étoient la en danget de mourir de faim. F 5  L' aoroitê Princesse. 87 la force de s'atnufer de fi peu de chofe ; il leur falloit au moins des cartes , pour fe défennuyer pendant Pabfence de leur père. Elles paffoient donc ainfi triftemen't leur vie en murmuranr contre leur deftin; & je crois qu'elles ne manquèrent pas de dite : Qu'il vaut mieux être né heureux , que d'être né fils de roi. Elles étoient fouvent aux fenêtres de leur tour, pour voir du moins ce qui fe pafferoit dans la campagne. Un jour , comme Finette étoit occupée dans fa chambre a quelque joli ouvrage, fes fceurs , qui étoient a la fenêtre , virent au pié de leur tour une pauvre femme vêtue de haillons déchirés, qui leur crioit fa misère fort pathétiquement; elle les prioit a. mains jointes de la laiifer entrer dans leur chateau, leur repréfentant qu'elle étoit une malheureufe étrangère qui favoit mille forres de chofes , & qu'elle leur rendroit fervice avec la plus exa&e fidélité. D'abord les princeffes fe fouvinrent de 1'ordre qu'avoit donné le roi leur père, de ne laiifer entrer perfonne dans la tour ; mais Nonchalante étoit fi laffe de fe fervir elle-même , & Babillarde fi ennuyée de n'avoir que fes fceurs a qui parler , que 1'envie qu'eut l'une d'être coiffée en détail, & 1'emprelfement qu'eut 1'autre d'avoir une perfonne de plus pour jafer , les engagea a fe réfoudre de laiffer entrer la pauvre étrangère. S 4  L'adroite Princesse. 91 Sc fes portraits Favoiént engagé a quitter une cour délicieufe, pour lui venir offrir fes vceux Sc fa foi. Nonchalante fut'd'abord fi éperdue , qu'elle ne pouvoit répondre au prince qui étoit toujours a genoux ; mais comme en lui difant mille douceurs & lui faifant mille proteftations, il la conjuroit avec ardeur de le recevoir pour époux des ce moment-la même , fa molleffe naturelle ne lui laiuanr pas la force de difputer , elle dit nonchalamment a Riche-cautèle qu'elle le croyoit fincère, & qu'elle acceptoit fa foi. Elle n'obferva pas de plus grandes formalités que celles-la dans la concluhon de ce mariage; mais auffi elle en perdit fa quenouille : elle fe brifa en mille morceaux. Cependant Babillarde & Finette étoient dans des inquiétudes étranges : elles avoient gagné féparément leurs chambres , & elles s'y étoient enfermées. Ces chambres étoient altez éloignées l'une de 1'autre ; Sc , comme chacune de ces princeffes ignoroit entièrement le deftin de fes fceurs, elles pafsèrent la nuit fans fermer 1'ceil. Le lendemain, le pernicieux prince mena Nonchalante dans un apparrement bas qui étoit au bout du jardin ; Sc la cette princefTe témoigna a Riche-cautèle 1'inquiétude oü elle étoit de fes fceurs , quoiqu'elle n'osat fe préfenter devant elles., dans la crainte qu'elles ne blamafTent for  L'adroite Princesse. 9 $ parler , elle n'avoir pas la moindre prévoyance: quand elle avoit befoin de quelque chofe, elle avoit recours a Finette ; 8c cette aimable princeffe, qui étoit aufli laborieufe & prévoyante que fes fceurs 1'étoient peu , avoit toujours dans fa chambre une infinité de maffepains, de patés , 8c de confitures sèches & liquides qu'elle avoit faites elle-même. Babillarde donc, qui n'avoit pas un pareil avantage , fe fentanc preffée par la faim 8c par les tendres proteftations que lui faifoit le prince au ttavers de la porte, 1'ouvrit enfin a ce féducteur; & quand elle eut ouvert, il fit encore parfaitement le comédien auprès d'elle : il avoit bien étudié fon róle. Enfuite ils fortirent tous deux de cette chambre , & s'en allèrent a 1'oflice du chateau , 011 ils trouvèrent toutes fortes de rafraichiffemens; car le corbillon en fourniffoit toujours les princeffes d'avance. Babillarde conrinuoit d'abord a être en peine de ce qu'étoient devenues fes fceurs; mais elle s'alla mettre dans 1'efprit, fur je ne fais quel fondement , qu'elles étoient fans doute toutes deux enfermées dans la chambre de Finette, oü elles ne manquoient de rien. Riche-cautèle fit tous fes efForts pour la confirmer dans cette penfée , & lui dit qu'ils iroient trouver ces princeffes vers le foir: elle ne fut pas de eet avis; elle ré-  54 L'adroite Princesse. pondit, qu'il falloic les aller chercher quand ils auroient mangé. Enfin le prince & la princeffe mangèrent enfemble de fort bon accord; Sc, après qu'ils eurent achevé , Riche-cautèje demanda a aller voir le bel appartement du chateau: il donna la main a Ia princefTe, qui le mena dans ce lieu; Sc, quand il y fut, il recommenga a exagérer la tendreffe qu'il avoit pour elle, & les avantages qu'elle trouveroit en 1'époufant. II lui dit, comme il avoit dit a Nonchalante, qu'elle devoit acceptet fa foi au moment même, paree que, fi elle alloit trouver fes fceurs avant que de l'avoir recu pour époux, elles ne manqueroient pas de s'y oppofer, puifqu'étant fans conttedit le plus puiffant prince voifin , il paroifToit plus vraifemblablement un parti pour 1'ainée que pour elle; qu'ainfi cette ptincefTe ne confentiroit jamais a une union qu'il fouhaitoit avec toute 1'ardeur imaginable. Babillarde, après bien des difcours qui ne fignifioient rien , fut auffi extravagante qu'avoit été fa fceur ; elle accepra le prince pour époux, Sc ne fe fouvint des effets de fa quenouille de verre, qu'après que cette quenouille fut caffée en cent pièces. Vers le foir, Babillarde retourna dans fa chambre avec le prince; & la première chofe que vit cette princefTe, ce fut fa quenouille de verre en  L' a d r o l t e Princesse. $j mofceaux. Elle fe rroubla a ce fpe&acle: le prince lui demanda le fujet de fon trouble. Comme la rage de parler la rendoit incapable de rien taire , elle dit fottement a Riche-cautèle le myftère des quenouilles ; & ce prince eut une joie de fcélérat, de ce que le père des princefTes feroit par-la entièrement convaincu de la mauvaife conduite de fes filles. Cependant Babillarde n'étoit plus en humeur d'aller chercher fes fceurs: elle craignoit avec raifon qu'elles ne puffent approuver fa conduite ; mais le prince s'ofTrit de les aller trouver, & dit qu'il ne manqueroit pas de moyens pour les perfuader de 1'approuver. Après cette affurance , la princeffe, qui n'avoit point dormi la nuit, s'affoupit; & pendant qu'elle dormoit , Riche-cautèle 1'enferma a la clé , comme il avoit fait Nonchalante. N'eft-il pas vrai, belle comteffe, que ce Richecautèle étoit un grand fcélérat, & ces deux princeffes , de laches & imprudentes perfonn.es ? Je fuis fort en colère contre tous ces gens-la, & je ne doute pas que vous n'y foyez beaucoup auffi : mais ne vous inquiétez point; ils feront tous traités comme ils méritent. II n'y aura que la fage & courageufe Finette qui triomphera. Quand ce prince perfide eut enfermé Babillarde , il alla dans toutes les chambies du chateau  9&" L'adroite Princessï, les unes après les autres ; & , comme il les trouva toutes ouvertes, il conclut qu'une feule , qu'il voyoit fermée par dedans , étoit affurément celle ou s'étoit retirée Finette. Comme il avoit compofé une harangue circulaire, il s'en alla débiter a. la porte de Finette les mêmes chofes qu'il avoit dites a fes fceurs. Mais cette princefTe, qui n'étoit pas une dupe comme fes ainées, Técouta aflez long-tems fans lui répondre. Enfin , voyant qu'il étoit éclairci qu'elle étoit dans cette chambre , elle lui dit, que s'il étoit vrai qu'il eut une tendrefTe auffi forre & aufïi fincère pour elle qu'il vouloit le lui perfuader, elle le prioit de defcendre dans le jardin , & d'en fermer la porte fur lui; & qu'après elle lui parleroit tant qu'il voudroit par la fenêtre de fa chambre, qui donnoit fur ce jardin. Riche-cautèle ne voulut point accepter ce parti; &, comme la princefTe s'opiniatroit toujours a ne point vouloir ouvrir , ce méchant prince, outré d'impatience , alla querir une büche & enfonca la porte. Il trouva Finette armée d'un gros marteau, qu'on avoit laifTé par hafard dans une garde-robe qui étoit proche de fa chambre. L'émotion animoit le teint de cette piinceife; & , quoique fes yeux fuffent pleins de colère, elle parut a Richecautèle d'une beauté a enchanter. II voulut fe jeter a. fes piés j mais elle lui dit fièremenr en fe reculant:  L'adroite Princesse. 103 un tonneau tont hériffé par dedans de canits ; de rafoirs & de clous a crochet, &c lui dit que pour la punir comme! elle méritoit, on 1'alloit jeter dans ce tonneau , puis le rouler du haut de Ia montagne en bas. Quoique Finette ne fut pas romaine, elle ne fut p ;s plus effrayée du fupplice qu'on lui préparoit, que Régulus l'avoit été autrefoisala vue d'un deftin pareil. Cette jeune princelfe conferva toute fa fermeté , & même toute fa préfence d'efprit. Riche-cautèle , au lieu d'admirer fon caracFère héroïque , en prit une nouvelle rage contre elle , & fongea a hatet fa mort. Dans cette vue , il fe baiffa vers 1'enttée du tonneau , qui devoit être 1'inftrument de fa vengeance , pour examiner s'il étoit bien fourni de toutes fes armes menrtrières. Finette , qui vit fon perfécuteur attentif a regarder, ne perdit point de tems; elle le jeta habilement dans le tonneau, & elle le fit rouler du haut de la montagne en bas, fans donner au prince le tems de fe reconnoïtre. Après ce coup elle prit la fuite ; & les officiers du prince , qui avoient vu avec une extréme douleur la manière cruelle dont leur maitre vouloit traiter cette aimable princefle , n'eurent garde de courir après elle pour 1'arrêter. D'ailleurs , ils étoient fi erfrayés de ce qui venoit d'arriver a Riche-cautèle , qu'ils ne purent fönger a autte chofe qua tacher d'arrêter le ton- G4  i»4 L'abroite Princesse.' neau qui rouloit avec violence : mais leurs foins furent inutiles ; il roula jufqu'au bas de la montagne , & ils en tirèrent leur prince couvert de mille plaies. L'accident de Riche-cautèle mit au défefpoir le roi Moult - benin & le prince Bel - a - voir. Pour les peuples de leurs états , ils n'en furent point touchés. Riche-cautèle en étoit très-haï , & même Pon s'étonnoit de ce que le jeune prince, qui avoit des fentimens fi nobles & fi généreux , put tant aimer eet indigne ainé. Mais tel étoit le bon naturel de Bel-a-voir , qu'il s'attachoit fortement a. tous ceux de fon fang ; & Riche-cautèle avoit toujours eu 1'adreffe de lui témoignet tant d'amitié , que ce généreux prince n'auroit jamais pu fe pardonner de n'y pas répondre avec vivacité. Bel-a-voir eut donc une douleur violente des bleffures de fon frère, & il mit tout en ufage pour tacher de les guérir promptement : cependant, malgré les foins emprelfés que tout le monde en prit , rien ne foulageoit Riche-cautèle; au contraire, fes plaies fembloient toujours s'envenimer de plus en plus , & le faire fouffrir long-tems. Finette,après s'être dégagée dePeffroyable danger qu'elle avoir couru , avoir encore regagné heureufement le chateau oü elle avoit laiffé fes faurs , & n'y fut pas long-tems fans être livrée  V a d r o i t e Princesse. io$ roi; puis ayant fait une profonde révérence, elle reporta la quenouille ou elle Pavoit prife. Babillarde fit le même manége , & Finette a fon tour apporta fa quenouille", mais le roi, qui étoit foupconneux , voulut voir les trois quenouilles a la fois. II n'y eut que Finette qui put montrer la fienne 5 & le roi entra dans une relle fureur eontre fes deux filles ainées, qu'il les envoya a Pheure même a la fée qui lui avoit donné les quenouilles , en la priant de les garder toute leur vie auprès d'elle , Sc de les punir comme elles le méritoient. Pour commencer la punition des princeffes, la Fée les mena dans une gallerie de fon chateau enchanté, oü elle avoit fait peindre 1'hiftoire d'un nombre infini de femmes illuftres, qui s'éroient rendues célèbres par leurs vertus Sc par leur vie laborieufe. Par un effet merveilleux de 1'art de féerie, toutes ces figures avoient du mouvement, & étoient en adion depuis le matin jufqu'au foir. On voyoit de tous cotés des trophées Sc des devifes a la gloire de ces femmes vertueufes} Sc ce ne fut pas une légère mortification pour les deux fceurs , de comparer le triomphe de ces héroïnes, avec la fituation méprifable oü leur malheureufe imprudence les avoit réduires. Pour comble de chagfin, la Fée leur dit avec gravité , que fi elles s'étoient auffi bien occupées que celles dont ellw  iio L' ad roi te Princesse. voyoient les tableaux, elles ne feroient pas tombéés dans les indignes égaremens oü elles s étoient perdues; mais quel'oifiveté étoit la mère de tous vices & la fource de tous les malheurs. La fée ajouta, que pour les empêcher de retomber jamais dans des malheurs pareils, & pour leur faire réparer le tems qu'elles avoient perdu, elle alloit les occuper d'une bonne manière. En effet, elle obligea les princeffes de s'employer aux travaux les plus groffiers Sc les plus vils ; Sc, fans égard pour leur teint, elles les envoyoit cueillir des pois dans fes jardins & eil arracher les mauvaifes herbes. Nonchalante ne put réfifter au défefpoir qu'elle eut de mener une vie fi peu conforme a fes inclinations i elle mourutde chagrin Sc de fatigue. Babillarde , qui trouva moyen, quelque tems après, des'échapper la nuk du chateau de la Fée , fe caffa la tête contre un arbre , Sc mourur de cette blefTure entre les mains des payfans. Le bon naturel de Finette lui fit reffentir une douleur bien vive du deftin de 'fes 'fceurs ; & au milieu de fes chagrins, elle apprit que le prince Bel-a-voir Pavoit fait demander en mariage au roi fon père, qui Pavoit accordée fans Pen avertir; car, dès ce tems-la, 1'inclination des parties étoit Ia moindre chofe que 1'on confidéroit dans les mariages. Finette trembla a. cette nouvelle; elle craignoit avec raifon que la haine que Ricbe-  L' ADü-OiTï Princesse. iii cautèle avoit pour elle, n eut paffe dans le cceur d'un frère dont il étoit fi chéri; & elle appréhenda que ce jeune prince ne voulut 1'époufer pour la facrifiet a fon frère. Pleine de cette inquiétude, la princeffe alla confulter la fage fée, qui 1'eftimoit autant qu'elle avoit méprifé Nonchalante & Babillarde. La fée ne voulut rien révéler a Finette; elle lui dit feulement : princeffe , vous êtes fage 8c prudente ; vous n'avez pris jufqu'ici des mefures fi juftes pour votre conduite , qu'en vous mettant toujouts dans 1'efpiit que la défiance eft mere de sfireté. Continuez de vous fouvenir vivement de 1'importance de cette maxime , 8c vous parviendrez a être heureufe fans le fecours de mon art. Finette n'ayant pu tirer d'autre éclaircifTement de la fée, s'enretourna au palais dans une extréme agitation. Quelques jours après , cette princeffe fut époufée par un ambaffadeur, au nom du prince Bela-voir ; & on 1'emmena trouver fon époux dans un équipage magnifique. On lui fat des entrees de même dans les deux premières villes frontières du roi Moult-benin; & dans la troifième , elle trouva Bel-a-voir qui étoit venu au-devant d'elle par 1'ordre de fon père. Tout le monde étoit furpris de voir la triftefTe de ce jeune prince aux approches d'un mariage qu'il avoit témoigne  11z L'adroite Princesse.'' fouhaiter : le roi même lui en faifoit la guerre, & r avoit envoyé malgré lui au-devant de la princeffe. Quand Bel-a-voir la vit, il fut frappé de fes charmes : il lui en fir compliment, mais d'une manière fi confufe , que les deux cours , qui favoient combien ce prince étoitfpirituel & galant, crurent qu'il en étoit fi vivement touché , qu'a force d'être amoureux il perdoit fa préfence d'efiprir. Toute la ville retentiffoit de cris de joie , & Pon n'entendoit de tous cótés que des concetts & des feux d'artifice. Enfin , après un foupé magnifique, on fongea a mener les deux époux dans leur appartement. Finette, qui fe fouvenoit toujours de la maxime que la Fée lui avoit renouvelée dans 1'efprit , avoit fon deffein en tête. Cette princeffe avoit gagné une de fes femmes qui avoit la clé du cabinet de 1'appartement qu'on lui deftinoit, 8c elle avoit donné ordre a certe femme de porter , dans ce cabinet, de la paille, une velfie, du fang de mouton , & les boyaux de quelques-uns des animaux qu'on avoit mangés au foupé. La princeffe paffa dans ce cabinet fous quelque pretexte, & compofaune figure de paille , danslaquelle elle mit les boyaux & la veffie pleine de fang. Enfuite elle ajufta cette figure en déshabille de femme 8c en bonnet denuit. Lorfque Finette eut achevé  L'ADRorrE Princesse. 117 Si vous voulez , belle comtefle T Par vos heureux talens- orner de tels récits, L'antique Gauïe vous en preflet Daignez donc mettre dans leurs jours , Les contes ingénus , quoique remplis d'adreffej, Qu'ont inventés les Troubadours.. Le fens myllérieux que leur tour enveloppe-a Egale bien celui d'Efope. II 5  Griselidis. ui A leur donner un fils le convioient fans ceffe. Un jour dans le palais ils vinrent tous en corps Pour faire leurs derniers efiorts. Un orateur d'une grave apparence , Et le meiileur qui fut alors , Dit tout ce qu'on peut dire en pareille occurrence* II marqua leur défir preffant De voir fortir du prince une heureufe lignée Qui rendit a jamais leur état florilfant ; 11 lui dit même en finiffant , Qu'il voyoit un aitre nailfant, Iflu de fon chafte hyménée , Qui faifoit palir le croilfant. D'un ton plus fimple & d'une voix moins forfe , Le prince a fes fujets répondit de la forte : Le zèle ardent , dont je vois qu'en ce jour Vous me portez aux nteuds du mariage , Me fait plaifir , & m'eft de votre amour Un agréable témoignage ; J'en fuis fenfiblement touché , Et voudrois dès demain pouvoir vous fatisfaire : Mais , a mon fens , 1'hymen eft une affaire Oïi, plus 1'homme eft prudent, plus il eft empêché. Obfervez bien toutes les jeunes filles; Tant qu'elles font au fein de leurs families 3 Ce n'eft que vertu , que bonté , Que pudeur , que fincérité ; Mais fitöt que le mariage Au déguifement a mis fin , Et qu'ayant fixé leur deftin , II n'importe plus d'être fage , Elles quittent leur perfonnage , Non , fans avoir beaucoup pati;  1*4 GRrsEEiDrs. Qu'infpirent les grands bois, les eaux & les pr»tia , 11 fent foudain frapper & ion coeur & fes yeux Par 1'objet le plus agréable , Le plus doux & le plus aimable Qu'il eut jamais vu fous les cieux„ C'étoit une jeune bergère Qui filoit aux bordj d'un ruilTeau, j ■ Et qui , conduifant fon troupeau , D'une main fage & ménagère Tournoit fon agile fufeau. Elle auroit pu dompter les cceurs les plus fauragess; Des Ijs fon teint a la blancheur, Et fa naturelle fraicheur S'étoit toujours fauvée a lombre des boccages : Sa bouche , de 1'enfance avoit tout 1'agrément ; Et fes yeux , qu'adoucit une brune paupière, Plus bleus que n'eft le firmament, Avoient aufli plus de lumière. Le prince , avec tranfport dans le bois fe gMaot Contemple les beautés dont fon ame eft éraue; Mais le bruit qu'il fait en palfant , De la belle fur lui fit détourner Ia vue. Dès qu'elle fe vit appercuc , D'un brillant incarnat Ia prompte & vive ardear ' De fon beau teint redoubla la fplendeur, Et fur fon vifage épandue x Y fit triompher Ia pudeur. S-ous le voile innocent de cette honte aimable , Le prince découvrit une fimplicité, Une douceur , une fincérité , Dont il croyoit le beau fexe incapable y Et qu'il voit li dans toute leur beauté. Saifi d'une frayeur pour lui toute nouvelle,  ' D'habit & de maintien toutes elles changèrent; D'un ton dévot elles toufsèrent, Elles radoucirent leurs voix; De demi-pied les coëffures baifsèrent; La gorge fe couvrit , les manches s'allongèrent; A peine on leur voyoit le petit bout des doigts. Dans la ville avec diligence , Pour 1'hymen dont le jour s'avance 3 On voit travaüler tous les arts ; lei, fe font de magnifiques chars D'une forme toute nouvelle , Si beaux & fi bien inventés , Que 1'or , qui par-tout étincelle , En fait la moindre des beautés. La , pour voir aifément & fans aucun obfiacle Toute la pompe du fpeclacle , On drelfe de longs échafauds ; Ici de grands ares triomphaux , Oü du prince guerrier fe célèbre la gloire , Et de 1'amour fur lui 1'éclatante viéloire. La , font forgés d'un art indnftrieux, Ces feux qui, par les coups d'un innocent tonnerre, En effrayant la terre , De mille aftres nouveaux embelliffent les cieux. La , d'un ballet ingénieux Se concerte avec foin 1'agréable folie ; Et la , d'un opéra peuplé de mille dieux , Le plus beau que jamais ait produit 1'Italie, On entend répéter les airs mélodieux. Enfin du fameux hyménée Arriva la grande journée. > Sur  G R. I S E L I D I Si tig Sur le fond d'un ciel vif & pur A peine 1'aurore vermeille Confondoit 1'or avec 1'azur, Que par-tout en furfaut le beau fexe s eveille : Le peuple curietix s'épahd de tous cötés ; En différens endroits des gardes font poftés Pour contenir la populace, Et la contraindre a faire place. , Tout le palais retentit de clairons , De fiutes , de hautbois , de ruftiques mufettes ; Et r on n'entend aux environs Que des tambours & des trompettes. Enfin , le prince fort entouré de fa cour ; II s'élève un long cri de joie : Mais on eft bien furpris , quand , au premier détouri De la forèt prochaine on voit qu'il prend la voie, Ainfi qu'il faifoit chaque jour. Voila , dit-on , fon penchant qui I'emporte ; Et de fes paffions , en dépit de 1'amour, La chaffe eft toujours la plus forte. II traverfe rapidement Les guèrets de la plaine; & , gagnant la montagne, 11 entre dans le bois , au grand étonnement De la troupe qui raccompagne. Après avoir paffe par différens détours , Que fon cceur amoureux fe plait a reconnoitre, II trouve enfin la cabane champêtre Oü logent fes tendres amours. Grifelidis , de 1'hymen informée Par la voix de Ia renommée, En avoit pris fon bel habillement j Et, pour en aller voir la pompe magnifique , De deffous fa cafe ruftique Terne I. \  i3G Griselidis. Pour lui former les mceurs, & pour la p.éferver De certains mauvais airs gu'avec vous 1'on peut prendre » Mon heureux fort m'a fait trouver Une Dame d'efprit qui faura lelever Dans toutes les vertus & dans la politefTe Que doit avoir une princeffe, Difpofez-vous a la quitter , On va venir pour 1'emporfer, II la laiffe a ces mots , n'ayant pas le courage , Ni les yeux affez inhumains, Pour voir arracher de fes mains De leur amour 1'unique gage. Elle, de mille pleurs fe baigne le vifage Et dans un morne accablement Attend de fon malheur Ie funefte moment. Dès que d'une aclion, fi trifle & fi cruelle, Le miniftre odieux a fes yeux fe montra, II faut obéirj lui dit-elle ; Puis prenant fon enfant qu'elle confidéra x Qu'elle baifa d'une ardeur maternelle, Qui de fes petits bras tendrement la ferra , Toute en pleurs elle le livra. Ah 1 que fa douleur fut amère 1 Arracher 1'enfant ou le cceur Du fein d'une fi tendre mère , C'eft la même douleur. Prés de la ville étoit un monaftère Fameux par fon antiquité 3 Oü des Vierges vivoient dans une règle auftère, Sous les yeux d'une Abbeffè , illuftre en piété. Ce fut-la que dans le filence , Et fans déclarer fa naifTance , On dépofa 1'enfant, & des bagues de prix,  G R I S E L I D I S. I37 Sous 1'efpoir d'une récompenfe Digne des foins que 1'on en auroit pris. Le prince , qui tachoit d eloigner par la onaffe Le vif remords qui 1'embarraffe Sur 1'excès de fa cruauté , Craignoit de revoir la princeffe , Comme on craint de revoir une fiére tigreffe A qui fon faon vient d'être óté; Cependant il en fut traité Avec douceur , avec carefTe , Et même avec cette tendreffe Qu'elle eut aux plus beaux jours de fa profp'érité. Par cette complaifance & fi grande , & fi prompte, 11 fut touché de regret & de honte , Mais fon chagrin demeura le plus fort : Ainfi deux jours après , avec des lannes feintes, Pour lui porter encor de plus vives atteintes, II lui vint dire que la mort De leur aimable enfant avoit fini le fort. Ce coup inopiné mortellement la bleffe; Cependant, malgré fa trifteffe , Ayant vu fon époux qui changeoit de couleur, Elle parut oublier fon malheur, Et n'avoit même de tendreffe Que pour le confoler de fa fauffe douleur. Cette bonté, cette ardeur fans égale D'amitié conjugale, Du prince tout-a-coup défarmant la rigueur, Le touche , le pénètre , & lui change le cceur, Jufques-la qu'il lui prend envie De déclarer que leur enfant Jouit encore de la vie : Mais fa bije s'élève , & fiére lui défend  Griselïbis. De rien découvrir du myftère Qu'il peut être utile de taire. Dès ce bienheureux jour, telle des deux époux Fut la mutuelle tendreffe , Qu'elle n'eft point plus vive aux momens les plus doux, Entre 1'amant & la maitreffe. Quinze fois le foleil, pour former les faifons , Habifa tour-a-tour dans fes douze maifons , Sans rien voir qui les défuniffe : Que fi quelquefois par caprice II prend plailir a la facher , C'eft feulement pour empêcher Que 1'amour ne fe ralentilfe : Tel que le forgeron qui, preffant fon labeur, Répand un peu d'eau fur la braife De fa languiffante fournaife, Pour en redoubler la chaleur. Cependant la jeune princeffe Croiffoit en efprit, en fageffe ; A la douceur, a la naïveté Qu'elle tenoit de fon aimable mère, Elle joignit de fon illuftre père L'agréable & noble fierté : L'amas de ce qui plak dans chaque caractère, Fit une parfaite beauté.. Par-tout comme un aftre elle brille; Et par hafard un feigneur de la cour, Jeune, bien fait, & plus beau que le jour, L'ayant vu paroitre a la grille, Concut pour elle un violent amour. Par 1'inftincl qu'au beau fexe a donné la nature, Et que toutes les beautés ont, De voir I'invincible bleffure  G R t S E L I D I S. 145 Cela n'eft pas vrai toutefois. Qui ne croiroit encor qu'en fa jufte colère, Grifelidis ne pleure & ne fe défefpère l Elle ne fe plaint point, elle confent k tout, Et rien n'a pu poufler fa patience a bout. Qui ne croiroit enfin que de ma deftinée Rien ne peut égaler la courfe fortunée, En voyant les appas de 1'objet de mes vceux l Cependant, fi 1'hymen me lioit de fes nceuds, J'en concevrois une douleur profonde , Et de tous les princes du monde Je ferois le plus malheureux. L enigme vous paroit difficile a comprendre; Deux mots vont vous la faire entendre, Et ces deux mots feront évanouir Tous les malheurs que vous venez d'ouïr. Sachez, pourfuivit-il, que 1'aimable perfonne Que vous croyez m'avoir bleffé le cceur, Eft ma fille , & que je la donne Pour femme a ce jeune feigneur Qui 1'aime d'un amour extréme, Et dont il eft aimé de même. Sachez encor , que , touché vivement De la patience & du zèle De 1'époufe fage & fidelle Que j'ai chalfée indignement, Je la reprends , afin que je répare Par tout ce que I'amour peut avoir de plus doux, Le traitement dur & barbare Qu'elle a recu de mon efprit jaloux. Plus grande fera mon etude A prévenir tous fes défirs , Qu'elle ne fut dans mon inquiétude Tome I. j£  146 Griselidis. A 1'accabler de déplaifir; Et fi dans tous les tems doit vivre la mémoire Des ennuis dont fon cceur ne fut point abattu , Je veux que plus encore on parle de la gloire Dont j'aurai couronné fa fuprême vertu. Comme quand un épais nuage A le jour obfcurci, Et que le ciel, de toutes parts noirci, Menace d'un affreux orage ; Si de ce voile obfcur par les vents écarté, Un brillant rayon de clarté Se répand fur le payfage , Tout rit & reprend fa beauté. Telle dans tous les yeux oü régnoit la triflelfe, Eclate tout-a-coup une vive allegrelfe. Par ce prompt éclaircilfement, La jeune princeffe, ravie D'apprendre que du prince elle a recu la vie, Se jette a fes genoux qu'elle embraffe ardemment. Son père , qu'attendrit une fille fi chère , La relèi e , Ia baife , & la mène a fa mère, A qui ?rop de plailir en un même moment, Otoit prefque tout fentiment. " Son cceur, qui tant de fois en proie Aux plus cuifans traits du malheur, Supporta fi bien la douleur, > Succombe au doux poids de la joie; A peine de fes bras pouvoit-elle ferrer L'aimable enfant que le ciel lui renvoie ; Elle ne pouvoit que pleurer. Alfez dans d'autres tems vous pourrez fatisfaire , Lui dit le prince , aux tendreffes du fang; Reprenez les habits qu'exige votre rang,  G n i s e i i t i s. 147 Nous avons des noces a faire. Au temple on cenduifit les deux jeunes amans., Oü la mutuelle promelfe De fe chérir avec tendrefle Affermit pour jamais leurs doux engagemens. Ce ne font que plaifirs , que tournois magnifiques, Que jeux, que danfes , que mufiques, Et que feflins délicieux , Oü fur Grifelidis fe tournent tous les yeux ; Oü fa patience éprouvée 3 Jufques au ciel eft élevée Par mille éloges glorieux. Des peuples réjouis la complaifance eft telle Pour leur prince capricieux, Qu'ils vont jufqu'a louer fon épreuve cruelle, A qui d'une vertu fi belle , Si féante aux beau fexe 3 & fi rare en tous lieux, On doit un fi parfait modèle. Ki  i4S A MONSIEUR***, EN LUI ENVOYANT G R I S E L I D I S. Si je m'étois rendu a tous les différens avis qui m'ont été donnés fur 1'ouvrage que je vous envoie, il n'y feroit rien demeuré que le Conté tout fee & tout uni; & en ce cas j'aurois mieux fait de n'y pas toucher & de le laiffer dans fon papier bleu, oü il eft depuis tant d'années. Je le lus d'abord a deux de mes amis. Pourquói, dit 1'un , s'étendre fi fort fur le caraétère de votre héros ? Qu'a-t-on a faire de favoir ce qu'il faifoit le matin dans fon confeil, & moins encore a quoi il fe divertiffoit I'après-dinée ? Tout cela eft bon a retrancher. Otez-moi, je vous prie, dit 1'autre, la réponfe enjouée qu'il fait aux députés de fon peuple, qui le prefient de fe marier; elle ne convient point a un prince gtave & férieux. Vous voulez bien encore, pourfuivitil, que je vous confeille de fupprimer la longue defcription de votte chaffe. Qu'importe tout cela au fond de votre hiftoire? Croyez-moi, ce font de vains & ambitieux ornemens qui appauvriflent votre Poème au lieu de 1'enrichir. II en eft de même, ajouta-t-il, des préparatifs qu'on fait pour le mariage du prince; tout cela eft oifeux & inutile. Pour vos dames qui rabaiffent leurs coëffures, qui couvrent leurs gorges & qui  149 alongent leurs manches, froide plaifanterie., auffi bien que celie de l'arateur qui s'applaudit de fon éloquence. Je demande encore , reprit celui qui avoit parlé le premier , que vous óriez les réflexions chrétiennes de Grifelidis, qui dit que c'eft Dieu qui veut 1'éprouver; c'eft un fermon hors de fa place. Je ne faurois encore fouffrir les inhumanités de votte ptince ; elles me mettent en colère, je les fupprimerois. II eft vrai qu'elles font de 1'hiftoire, mais il n'importe. J'oterois encore 1'épifode du jeune feigneur, qui n'eft la que pour époufer la jeune princefTe; cela alonge trop votte Conté. Mais, lui dis-je, le Conté finiroit mal fans cela. Je ne faurois vous dire, répondit-il j je ne laifferois pa& de 1'öter. A quelques jours de la, je fis la même leóture a deux autres de mes amis, qui ne me dirent pas un feul mot fur les endroits dont je viens de patier, mais qui en reprirent quantité d'auttes. Bien loin de me plaindre de la rigueur de votre critique, leur dis-je, je me plains de ce qu'elle n'eft pas aflez févère; vous m'avez paffe une infinité d'endroits que Ton ttouve très-dignes de cenfure. Comme quoi , dirent-ils ? On trouve , leur dis-je , que Ie caractère du prince èft trop étendu , & qu'on n'a que faire de favoir ce qu'il faifoic le matin , & encore moins 1'après-dinée. On fe moque de vous, dirent-ils tous deux enfemble, quand on vous fait de femblables critiques. On blame, pourfuis-je , la réponfe que fait le prince a ceux qui le preflent de fe marier, comme trop enjouée, & indigne d'un prince grave & férieux. Bon, reprit 1'un d'eux , & oü eft 1'inconvénient qu'un jeune prince d'Italie , pays oü 1'on eft accoutumé a voir les hommes les plus graves & les plus élevés en dignité, dire des plaifanteiies, & qui d'ailleurs fait profeffion de mal parler &: des fera- K 5'  i5o mes & du mariage, matières fi fujettes a la raillerie, fe foit un peu réjoui fur eet article ? Quoi qu'il en foit, je vous demande grace pour eet endroit, comme pour celui de 1'orateur qui croyoit avoir converti le prince , & pour le rabaiflement des coëffures ; car ceux qui n'ont pas aimé la réponfe enjouée du prince, ont bien la mine d'avoir fait main baffe fur ces duux endroits-la. Vous 1'avez deviné, lui dis-je. Mais d'un autre cöté , ceux qui n'aiment que les chofes plaifantes, n'ont pu fouffrir les réflexions chrétiennes de la princefTe, qui dit que c'eft Dieu qui la veut éprouver; ils prétendent que c'eft un fermqn hors de propos. Hors de propos ? reprit 1'autre; non-feulement ces réflexions conviennent au fujet, mais elles y font abfolument néceflaires. Vous aviez befoin de rendre croyable la patience de votte héroïne ; & quel autre moyen aviez-vous, que de lui faire regarder les mauvais traitemens de fon époux ,commevenantde la main de Dieu?fans cela,on la prendroit pour la plus ftupide de toutes les femmes , ce qui ne feroit pas aflurément un bon eftet. On blame encore, leur dis-ie , lépifode du jeune feigneur qui époufe Ia jeune ptincefle. On a tort, reprit-il : comme votre ouvrage eft un véritable Poëme , quoique vous lui donniez le titre da Nouvelle , il faut qu'il n'y ait rien adéfirer qund il finit. Cependant fi la jeune princeffe s'en retournoit dans fon couvent fans être mariée, après s'y être attendue , elle ne feroit point contente , ni ceux qui liroient la Nouvelle. Enfuite de cette conférence , j'ai pris le patri de laiffer mon ouvrage tel a peu pres qu'il a été lu dans I'Académie. En un mot, j'ai eu foin de cortiger les chofes qu'on ma fait voir étre mauvaifes en elles - mêmes ; mais a I'égard de edles que j'ai trouyé n'avoir poiiu d'autre défant qus  11 de n'être pas au goüt de quelques perfonnes peut-être un peu trop délicates, j'ai cru n'y devoir pas toucher. Eft-ce une raifon décifive D'óter ün bon mees d'un repas, Paree qu'il s'y trouve un convive Qui par malheur ne 1'aime pas ï 11 faut que tout le monde vive , Et que les mets, pour plaire a tous, Soient différens comme les goüts. Quoi qu'il en foit, j'ai cru devoir m'en remettre au public, qui juge toujours bien. J'apprendrai de lui ce que j'en dois croire , & je fuivrai exacfement tous fes avis, s'il m'arrive jamais de faire une feconde édition de eet ouvrage. K 4  I5i PEAU D' A N E, CONTÉ. Il eft des gens de qui 1'efprit guindé, Sous un front jamais déridé Ne fouffre , n'approuve & n'eflime Que le pompeux & le fublime ; Pour moi , j'ofe pofer en fait, Qu'en de certains momens 1'efprit le plus parfait Peut aimer fans rougir jufqu'aux marionnettes; Et qu'il eft des tems & des lieux , Oü le grave & le férieux Ne valent pas d'agréables fornettes. Pourquoi faut-il s'émerveiller Que Ia raifon la mieux fenfée , Laffe fouvent de trop veiller , Par des contes d'Ogre * & de Fée Ingénieufement bercée, Prenne plailir k fommeiller ? Sans craindre donc qu'on me condamne De mal employer mon loifir, Je vais , pour contenter votre jufte délir, Vous raconter au long 1'hifloire de Peau d'Ane. IL étoit une fois un roi, Le plus grand qu'il fut fur Ia terre , * Homme fauvage qui mangeoit les petits enftns.  Peau d'Ane. 155 Aimable en paix , terrible en guerre , Seul enfin comparable a foi. Ses voifins le craignoient, fes Etats étoient calmes; Et 1'on voyoit de toutes parts Fleurir , a 1'ombre de fes palmes , Et les vertus 8c les beaux arts. Son aimable moitié , fa compagne fidelle , Etoit fi charmante 81 fi belle , Avoit 1'efprit fi commode & fi doux., Qu'il étoit encore avec elle Moins heureux roi , qu'heureux époux. De leur tendre 8c chafte hyménée , Plein de douceur & d'agrément, Avec tant de vertus une fille étoit nee, Qu'ils fe confoloient aifément De n'avoir pas de plus ample lignée. Dans fon vafte 8c riche palais, Ce n'étoit que magnificence \ Par-tout y fourmilloit une vive abondance De courtifans 8c de valets : 11 avoit dans fon écurie , Grands 8c petits chevaux de toutes les faeons , Couverts de beaux caparacons , Roides d'or 8c de broderie; Mais ce qui furprenoit tout le monde en entrant, C'eft qu'au lieu le plus apparent , Un maitre Ine étaloit fes deux grandes oreilles. Cette injuftice vous furprend ; Mais lorfque vous faurez fes vertus nompareilles , Vous ne trouverez pas que 1'honneur fut trop grand. Tel 8c fi net le forma la nature, Qu'il ne faifoit jamais d'ordure; Mais bien beaux écus au foleil,  154 Peau d' A n e.' Et Louis de toute manière , ' Qu'on alloit recueillir fur la blonde litière Tous les matins a fon réveil. Or le ciel , qui par fois fe laffe De rendre les hommes contens , Qui toujours a fes biens mêle quelque difgrace , Ainfi que Ia pluie au beau tems , Permit qu'une apre maladie Tout-a-coup de la reine attaquat les beaux jours. Par-tout on cherche du fecours ; Mais ni Ia Faculté qui le grec étudie , Ni les dharlatans ayant cours, Ne purent tous enfemble arrêter 1'incendie Que Ia fièvre allumoit en s'augmentant toujours. Arrivée a fa dernière heure , Elle dit au roi fon époux : Trouvez bon qu'avant que je meure , J'exige une chofe de vous ; C'eft que , s'il vous prenoit envie De vous remarier quand je n'y ferai plus.... Ha ! dit le roi, ces foins font fuperflus, Je n'y fongerai de ma vie, Soyez en repos la-deffus. Je le crois bien , reprit Ia reine , Si j'en prends a témoin votre amour véhément; Mais pour m'en rendre plus certaine, Je veux avoir votre ferment, Adouci toutefois par ce tempérament, Que fi vous rencontrez une femme plus belle, Mieux faite & plus fage que moi , Vous pourrez franchement lui donner votre foi, Et vous marier avec elle. Sa confiance ea fes attraits  Peau d' A n e. 155 Lui faifoit regarder une felle promeiTe Comme un ferment furpris avec adrefle De ne fe marier jamais. Le prince jura donc , les yeux baignés de larmes, Tout ce que la reine voulut. La reine entre fes bras mourut; Et jamais un mari ne fit tant de vacarmes. A 1'ouïr fangloter & les nuits & les jours, On jugea que fon deuil ne lui dureroit guère , Et qu'il pleuioit fes défuntes amours, Comme un homme preffé qui veut fortir d'affaire. On ne fe trompa point. Au bout de quelques mois, II voulut procéder a faire un nouveau choix; Mais ce n'étoit pas chofe aifée : II falloit garder fon ferment, Et que la nouvelle époufée Eüt plus d'attraits & d'agrément Que celle qu'on venoit de mettre au monument. Ni la cour en beautés fertile, Ni la campagne , ni la ville , Ni les royaumes d'alentour, Dont on alla faire le tour , N'en purent fournir une telle; L'infante feule étoit plus belle , Et poffédoit certains tendres appas Que la défunte n'avoit pas. Le roi le remarqua lui-même, Et, brülant d'un amour extréme, Alla follement s'avifer Que par cette raifon il devoit 1'époufer; II trouva méme un cafuifte Qui jugea que le cas fe pouvoit propofer. Mais la jeune princeffe , trifte  l$6 Peau d' A n e< D'ouïr parler d'un tel amour , Se lamentoit & pleuroit nuit & jour. De mille chagrins I'ame pleine , Elle alla trouver fa marraine Loin dans une grotte a 1'écarf, De nacre & de corail richement étoffée : C'étoit une admirable Fée , Qui n'eut jamais de pareille en fon art. II n'eft pas befoin qu'on vous die Ce qu'étoit une Fée en ces bienheureux tems, Car je fuis sur que votre mie Vous 1'aura dit dès vos plus jeunes ans. Je 4ai, dit-elle , en voyant Ia princeffe , Ce qui vous fait venir ici, Je fai de votre cceur Ia profonde trifteffe; Mais avec moi n'ayez plus de fouci, II n'eft rien qui vous puiffe nuire , Pourvu qu'è mes confeils vous vous laiffiez conduire. Votre père , il eft vrai, voudroit vous époufer ; Écouter fa folie demande Seroit une faute bien grande ; Mais fans Ie contredire on peut Ie refufer. Dites-Iui qu'il faut qu'il vous donne, Pour rendre vos défirs contens, Avant qua fon amour votre cceur s'abandonne, Une robe qui foit de la couleur du tems. Malgré tout fon pouvoir & toute fa richeffe , Quoique le ciel en tout favorife fes vceux, II ne pourra jamais accomplir fa promeffe. Auffi-töt Ia jeune princeffe L'alla dire en tremblant a fon père amoureux, Qui dans le moment fit entendre Aux tailleurs les plus importans,  P' E A U ü' A N E.' I 17 Que s'ils ne lui faifoient, fans trop le faire attendre, Une robe qui fut de la couleur du tems, lis pouvoient s'alTurer qu'il les feroient tous pendpe. Le fecond jour ne luifoit pas encor, Qu'on apporta la robe denree; Le plus beau bleu de 1'empirée N'eft pas , lorfqu'il eft ceint d'un gros nuage d'or , D'une couleur plus azurée. De joie &. de douleur 1'infante pénétrée , Ne fait que dire , ni comment Se dérober a fon engagement. Princeffe , demandez-en une , Lui dit fa marraine tout bas, Qui, plus brillante & moins commune , Soit de la couleur de la lune; II ne vous la donnera pas. A peine la princeffe en eut fait la demande , Que le roi dit a fon brodeur: Que 1'aftre de la nuit n'ait pas plus de fplendeur, Et que dans quatre jours fans faute on me la rende. Le riche habillement fut fait au jour marqué, Tel que le roi s'en étoit expliqué. Dans les cieux oü la nuit a déployé fes voiles , La lune eft moins pompeufe en fa robe d'argent, Lors même tru'au milieu de fon cours diligent Sa plus vive clarté fait palir les étoiles. La princeffe admirant ce merveilleux habit, Etoit k confentir prefque délibérée; Mais par fa marraine infpirée , Au prince amoureux elle dit: Je ne faurois être contente , Que je n'aye une robe encore plus brillante , Et de la couleur du foleil.  J58 Peau d' A n e. Le prince, qui 1'aimoit d'un amour fans pareil. Fit venir auffi-töt un riche lapidaire , Et lui commanda de la faire D'un fuperbe tiflu d'or & de diamans , Difant que s'il manquoit a le bien fatisfaire , II le feroit mourir au milieu des tourmens. Le prince fut exempt de s'en donner la peine ; Car 1'ouvrier induftrieux , Avant la fin de la femaine 3 Fit apporttr 1'ouvrage précieux , Si beau , fi vif, fi radieux , Que le blond amant de Climène, Lorfque fur la voute des cieux Dans fon char d'or il fe promène, D'un plus brillant éclat n eblouit pas les yeux. L'infante , que ces dons achèvent de confondre, A fon père , a fon roi ne fait plus que répondre. Sa marraine auffi-töt Ia prenant par la main : II ne faut pas , lui dit-elle a 1'oreille , Demeurer en & beau chemin. Ell-ce une fi grande merveille Que taus ces dons que vous en recevez , Tant qu'il aura lane que vous favez , Qui d'écus d'or fans ceife emplit fa bourfe t Demandez-lui la peau de ce rare animal : Comme il eft toute fa refTource, Vous ne 1'obtiendrez pas, ou je raifonne mal. Cêtte Fée étoit bien favante Et cependant elle ignoroit encor Que 1'amour violent, pourvu qu'on le contente , Compte pour rien 1'argent & 1'or. La peau fut galamment auffi-töt accordée Que l'infante 1'eut demandée.  Peau d'Ane. i 5 ^ Cette peau , quand on 1'apporta , Terriblement lepouvanta, Et la fit de fon fort amérement fe plaindre. Sa marraine furvint , & lui repréfenta Que quand on fait Ie bien on ne doit jamais craindre; Qu'il faut laiffer penfer au roi Qu'elle eft tout-a-fait difpofée A fubir avec lui la conjugale loi; Mais qu'au même moment, feule & bien déguifée, II faut qu'elle s'en aille en quelque état lointain, Pour éviter un mal fi proche & fi certain. Voici, pourfuivit-elle , une grande caffette Oü nous mettrons tous vos habits , Votre miroir , votre toilette , Vos diamans , vos rubis. Je vous donne encor ma baguette ; En la tenant en votre main, La caffette fuivra votre même chemin , Toujours fous la terre cachée • Et lorfque vous voudrez 1'ouvrir , A peine mon baton la terre aura touchée, Qu'auffi-tót a vos yeux elle viendra s'oftrir. Pour vous rendre méconnoiffable, La dépouille de I'ane eft un mafque admirable : Cachez-vous bien dans cette peau ; On ne croira jamais , tant elle eft effroyable , Qu'elle renferme rien de beau. La princefTe ainfi traveftie, De chez la fage Fée a peine fut fortie Pendant la fraïcheur du matin , Que le prince , qui pour la fête De fon heureux hymen s'apprête, Apprend tout effrayé fon funefre deftin.  i6o Peau d* A n t. 11 n'eft point de maifons , de chemin , d'avenue, Qu'on ne parcoure promptement; Mais on s'agite vainement, On ne peut deviner ce qu'elle eft devenue. Par-tout fe répandit un trifte & noir chagrin ; Plus de noces , plus de feftin , Plus de tarte , plus de dragees : Les dames de la cour , totftes découragées, N'en dinèrent point la plupart ; Mais du curé fur-tout la triftelfe fut grande , Car il en déjeüna fort tard , Et qui pis eft , n'eut point d'offrande. L'infante cependant pourfuivoit fon chemin , Le vifage couvert d'une vilaine cralfe ; A tous paffans elle tendoit la main , Et tachoit pour fervir de trouver une place ; Mais les moins délicats & les plus malheureux, La voyant fi maulfade & fi pleine d'ordure, Ne vouloient écouter ni retirer chez eux Une fi fale créature. Elle alla donc bien loin , bien loin , encore plus loin. Enfin, elle arriva dans une métairie , Oü la Fermière avoit befoin D'une: fouillon , dont 1'induftrie Allat jufqu'a favoir bien laver des torchons, Et nettoyer 1'auge aux cochons. On la mit dans un coin au fond de la cuifine, Oü les valets , infolente vermine, Ne faifoient que la tirailler, La contredire & la railler : Ils ne favoient quelle pièce lui faire, La harcelant a tout propos ; Elle étoit la butte ordinaire De  Peau d' A k ï. jgt De fous leurs quolibefs & de tous leurs bons mots. Elle avoit le dimanche un peu plus de repos; Car , ayant du matin fait fa petite affaire , Elle entroit dans fa chambre, & tenant fon huis clos, Elle fe décraffoit, puis ouvroit fa caffette, Mettoit proprement fa toilelte , Rangeoit deffus fes petits pots Devant fon grand miroir : contente & fatisfaite, De la lune tantöt la robe elle mettoit, Tantöt celle oü le feu du foleil éclatoit, Tantöt la belle robe bleue , Que tout 1'azur des cieux ne fauroit égaler ; Avec ce chagrin feul, que leur tralnante queue Sur le plancher trop court ne pouvoit s etaler. Elle aimoit a fe voir jeune , vermeille & blanche , Et plus blanche cent fois que nulle autre n'étoit. Ce doux plaifir la fubftantoit, Et la menoit jufqu'a 1'autre dimanche. J'oubliois de dire en paffant, Qu'en cette grande métairie , D'un roi magnifique & puiffant Se faifoit la ménagerie ; Que la , poules de Barbarie , Rales , pintades , cormorans , Oifons mufqués , canes petières , Et mille autres oifeaux de bizarres manières , Entre eux prefque tous différens Rempliffoient a Fenvi dix cours toutes'entières. Le fils du roi , dans ce charmant féjour, Venoit fouvent au retour de la chaffe, Se repofer, boire k la glacé Avec les feigneurs de fa cour. Tel ne fut point le beau Céphale: Tome I,  iét1 Peau d' A n e. Son air étoit royal , fa mine martiale , Propre a faire trembler les plus fiers bataillons. Peau d'Ane de fort loin le vit avec tendreffe, Et reconnut par cette hardieffe , Que fous fa craffe & fes haillons Elle gardoit encor le cceur d'une princeffe. Qu'il a fair grand , quoiqu'il l'ait négligé ; Qu'il eft aimable , difoit-elle , Et que bienheureufe eft la belle A qui fon cceur eft engagé ! D'une robe de rien s'il m'avoit honorée, Je m'en trouverois plus parée Que de toutes celles que j'ai. Un jour le jeune prince errant a 1'aventure , De baffe-cour en baffe-cour , Paffa dans une allee obfcure , Ou de Peau d'Ane étoit 1'humble féjour. Par hafard il mit 1'ceil au trou de la ferrure. Comme il étoit fête ce jour , Elle avoit pris une riche parure Et fes fuperbes vêtemens , Qui, tiffus de fin or & de gros diamans , Egaloient du foleil la clarté ia plus pure. Le prince, au gré de fon délir , La contemple , & ne peut qu'avec peine, En la voyant , reprendre haleine, Tant il eft comblé de plaifir. Quels que foient les habits, la beauté du vifage , Son beau tour , fa vive blanclieur , Ses traits fins , fa jeune fraicheur Le touchent cent fois davantage ; Mais un certain air de grandeur , Plus encore une fage & modefte pudeur,  Peau d'Ane. i£j Des beautés de fon cceur afTuré témoignage , S'emparèrent de tout fon coeur. Trois fois , dans Ia chaleur du feu qui Ie tranfporte, II voulut enfoncer la porte ; Mais croyant voir une divinité, Trois fois par le refpect fon bras fut arrêté. Dans le palais , penfif il fe retire ; Et la , nuit & jour il foupire ; II ne veut plus aller au bal, Quoiqu'on foit dans Ie carnaval. II bait Ia chaile , il hait la comédie ; II n'a plus d'appétit , tout lui fait mal au cceur j Et le fond de fa maladie Eft une trifte & mortelle langueur. II s'enquit quelle étoit cette nympbe admirable Qui demeuroit dans une balTe-cour, Au fond d'une allée effroyable , Oü 1'on ne voit goüte en plein jour. C'eft , lui dit-on , Peau d'Ane , en rien nymphe ni belle, Et que Peau d'Ane 1'on appelle , A caufe de la peau qu'elle met fur fon cou. De 1'amour c'eft Ie vrai remède, La béte , en un mot, la plus laide Qu'on puilTe voir après le loup. On a beau dire, il ne fauroit le croire ; Les traits que 1'amour a tracés , Toujours préfens a fa mémoire, N'en feront jamais effacés. Cependant la reine fa mère } Qui n'a que lui d'enfant, pleure & fe défefpère i De déclarer fon mal elle le prefle en vain; II gémit , il pleure , il foupire; 11 ne dit rien, fi ce n'eft qu'il défire L u  i4 Peau d' A n e. Que Peau d'Ane lui falTe un gateau de fa main ; Et la mère ne fait ce que fon fils veut dire. O ciel ! madame, lui dit-on, Cette Peau d'Ane eft une noire taupe, Plus vilaine encore & plus gaupe Que le plus fale marmiton. N'importe , dit la reine , il le faut fatisfaire , Et c'eft a cela feul que nous devons fonger: 11 auroit eu de 1'or 3 tant 1'aimoit cette mère, S'il en avoit voulu manger. Peau d'Ane donc prend fa farine , Qu'elle avoit fait bluter exprès Pour rendre fa pate plus fine, Son fel , fon beurre & fes ceufs frais; Et, pour bien faire fa galette , S'enferme feule en fa chambrette. D'abord elle fe décraffa Les mains , les bras & le vifage; Et prit un corps d'argent que vite elle laca , Pour dignement faire 1'ouvrage Qu'auffi-tót elle commenca. On dit qu'en travaillant un peu trop a la hate, De fon doigt par hafard il tomba dans la pate Un de fes anneaux de grand prix; Mais ceux qu'on tient favoir le fin de cette hiftoire , Affurent que par elle exprès il y fut mis ; Et pour moi , franchement, je 1'oferois bien croire, Fort sür que quand le prince a fa porte aborda Et par le trou la regarda, Elle s'en étoit appercue. Sur ce point la femme eft fi drue , Et fon ceil va fi promptement, Qu'on ne peur la voir un moment,  Peau d' A n i. 165 Qu'elle ne fac'ne qu'on 1'a vue. Je fuis bien sur encore , & j'en ferois ferment, Qu'elle ne douta point que de fon jeune amant La bague ne fut bien recue. On ne pêtrit jamais un fi friand morceau, Et le prince trouva Ia galette fi bonne , Qu'il ne s'en fallut rien que d'une faim gloutonne 11 n'avalat auffi 1'anneau. Quand il en vit 1'émeraude admirable , Et du jonc le cercle étroit , Qui marquoit la forme du doigt, Son cceur en fut touché d'une joie incroyable : Sous fon chevet il le mit a 1'inftant; Et fon mal toujours augmentant, Les médecins fages d'expérience , En le voyant m'aigrir de jour en jour, Jugèrent tous par leur grande fcience Qu'il étoit malade d'amour. Comme 1'hymen, quelque mal qu'on en die, Eft un remède exquis pour cette maladie , On conclut a le marier. II s'en fit quelque tems prier ; Puis dit: Je le veux bien , pourvu que 1'on me donne En mariage la perfonne Pour qui eet anneau fera bon. A cette bizarre demande , De la reine & du roi la furprife fut grande; Mais il étoit fi mal, qu'on n'ofa dire Bon. Voila donc qu'on fe met en quête De celle que 1'anneau , fans nul égard du fang , Doit placer dans un fi haut rang. 11 n'en eft point qui ne s'apprête A venir préfeuter fon doigt, L 3  ï6"ö" Peau d' A n e. Ni qui veuille céder fon droir. Le bruit ayant couru que , pour prétendre au prirtceII faut avoir le doigt bien mince, Tout charlatan , pour être bien venu, Dit qu'il a le fecret de le rendre menu. L'une , en fuivant fon bizarre caprice , Comme une rave le ratiffe L'autre en coupe un petit morceau; Un autre , en le preffant croit qu'elle I'appetiffe ; Et l'autre , avec de certaine eau , Pour le rendre moins gros , en fait tomber la peau: II n'eft enfin point de manoeuvre Qu'une dame ne mette en oeuvre Pour faire que fon doigt quadre bien a 1'anneau. L'effai fut commencé par les jeunes princeffes, Les marquifes & les ducheffes ; Mais leurs doigts , quoique délicafs , Étoient trop gros & n'entroient pas. Les comteffes & les baronnes, Et toutes les nobles perfonnes, Comme dies tour-a-tour préfentèrent leur main, Et la préfentèrent en vain. Enfuite vinrent les grifetfes , Dont les jolis & menus doigts, Car il en eft de très-bien faites , Semblèrent a 1'anneau s'ajuffer qüelquefois; Mais la bagne toujours trop petite ou trop ronde, D'un dédain prefque égal rebutoit tout le monde. II fallut en venir enfin Aux fervantes , aux cuifinières , Aux tortillons , aux dindonnières , En un mot a tout le fretin , Dont les routes & noires pattcs,  Peau d' A n e.' 167 Non moins que les mains délicates , Efpéroient un heureux deflin. 11 s'y préfenta mainte fille Dont le doigt gros & ramaffé, Dans Ia bague du prince eut aulfi peu paffe Qu'un cable au travers d'une aiguille. On crut enfin que c'étoit fait, Car il ne reftoit en effet Que la pauvre Peau d'Ane au fond de la cuifine. Mais comment croire , difoit-on , Qu'a régner le ciel la deftine ? Le prince dit : Et pourquoi non ! Qu'on la faffe venir. Chacun fe prit a rire, Criant tout haut: Que veut - on dire , De faire entrer ici cette fale guenon l Mais lorfqu'elle tira de deffous fa peau noire Une petite main qui fembloit de 1'ivoire Qu'un peu dé pourpre a coloré , Et que de la bague fatale , D'une jufteffe fans égale Son' petit doigt fut entouré , La cour fut dans une furprife Qui ne peut pas être comprife. On la menoit au roi dans ce tranfport fubit; Mais elle demanda qu'avant que de paroitre Devant fon feigneur & fon maitre, On lui donnat le tems de prendre un autre habit. Dé eet habit, pour la vérité dire, De tous cótés on s'apprêtoit a rire ; Mais lorfqu'elle arriva dans les appartemens, Et qu'elle eut traverfé les falies, Avec fes pompeux vêtemens Dont les riches beautés n'eurent jamaii d'égales; L 4  168 Peau d' A n e. Que fes aimables chevenx blonds Melés de diamans dont la vive lumière En faifoient autant de rayons; Que fes yeux bleus, grands , 'doux & Iongs Qui, pleins d'une majefte fiére Ne regardent jamais fans plaire & Ls blefferEt que fa taille enfin , fi menue & fi fine Qu'avecque les deux mains on eüt pu 1'embraner Montrèrent leurs appas & leur grace divine : ' Des dames de la cour & de leurs ornemens Tombèrent tons les agrémens. Dans Ia joie & Je bruit de toute 1'anemblée, Le bon Roi ne fe fentoit pas De voir fa bru pofféder tant d'appas ; La reine en étoit afFoIée; Et le prince, fon cher amant, De cent plaifirs J'ame comblée, Succomboit fous.le poids de fon ravifTemenf. Pour 1'hymen auffitót chacun prit fes mefures ; Le monarque en pria tous les rois d'alentour, Qui tous brillans de diverfes parures, Quittèrent leur états pour être a ce grand jour. On en vit arriver des climats de I'aurore, Montés fur de grands éléphans ; H en vint du rivage More Qui, plus noirs & plus Iaids encore, Faifoient peur aux petits enfans ; Enfin de tous les coins du monde II en débarque, & Ia cour en abonde. Mais nul prince , nul potentat, N'y parut avec tant d'éclat Que le père de 1 epoufée , Qui, d'elle autrefois amoureux,  Peau r>' A n e. ic9 Avoit avec le tems purifié les feux Dont fon amé étoit embraféè : II en avoit banni tout déiir criminel, Et de cette odieufe flame, Le peu qui reftoit dans fon ame N'en rendoit que plus vif fon amour paternel. Dés qu'il la vit: Que bénit foit le ciel Qui veut bien que je te revoie Ma chère enfant, dit-il; & , tout pleurant de joie , Courut tendrement 1'embraner. Chacun a fon bonheur voulut s'intéreffer Et le futur époux étoit ravi d'apprendre Que d'un Roi fi puiffant il devenoit le gendre. Dans ce moment la marraine arriva , Qui raconta toute l'hiftoire , Et par fon récit acheva De combler Peau d'Ane de gloire. Il n'eft pas mal aifé de voir Que le but de ce Conté eft qu'un enfant apprenne Qu'il vaut mieux s'expofer a la plus rude peine , Que de manquer a fon devoir; Que Ia vertu peut être infortunée, Mais qu'elle eft toujours couronnée ; Que contre un fol amour & fes fougueux tranfports, La raifon Ia plus forte eft une foible digue , Et qu'il n'eft point de fi riches tréfors Dont un amant ne foit prodigue; Que de 1'eau claire & du pain bis Suflïfent pour la nourriture De toute jeune créature , Pourvu qu'elle ait de beaux habits ; Que fous le ciel il n'eft point de femelle  17° Peau d' A k e, Qui ne s'imagine être belle, Et qui fouvent ne s'imagine encor Que, li des trois beautés la fameufe querelje S'étoit démêlée avec elle , Elle auroit eu la pomme d'or. Le conté de Peau d'Ane eft difficile a croire; Mais tant que dans le monde on aura des enfans, Des mères & des mères-grand's On en gardera la mémoire.  É P I T R E A M AD E MO IS ELLE ÉLÉONORE DE HUBER. V Otre jeune age , Eléonore , Vous permet les amufemcns; Vous y verrez affez de documens Pour merker qu'on s'en honore. Quoique vous foyez a 1'aurore Du printemps de vos jeunes ans , Déja vous préférez des écrits pleins de lens, A ceux que nous voyons éclore D'un fade Auteur outrant le fentiment. O vous, ma chère Eléonore, Qui fentez tout fi vivement, Et dont !e cceur encore ignore Ce que les paffions y caufent de tourment, Jgnorez-le toujours! Peau d'Ane vous apprend Qu'il eft un don plus cher encore Que la beauté, qui fuit rapidement 5 La folide vertu, c'eft des dons le plus grand. Mais, hélas! c'eft trop rarement Que Ie fotbls mortel rimplore. x7i  IJl PEAU D' A N E, CONTÉ. Ïl étoit une fois un roi fi grand , fi aimé de fespeupies, fi refpedé de tous fes voifins & de ies allics, qu'on pouvoit dire qu'il étoit le plus heureux de tous les monarques. Son bonheur étoit encore confirmé par ■ Ie choix qu'il avoit fait d'une princeffe auffi belle que verrueufe j ces heureux époux vivoient dans une tinton parfaite. De leur chafte hymen étoit née une ■fille douce de tant de graces & de charmes , qu'ils ne regrettoient point d'avoir une plus ample lignée. La- magnificence , le , goüt cv 1'abondance régnoient dans fon palais ; les miiiifties fages & habiles, les courtifans vertueux & attachés, les domeftiques fidèles & laborieux y fes écuries vaftes & remplies des plus beaux chevaux du monde , couverts de riches caparacVns. Mais ce qui étonnoit les étrangers qui venoient admirer ces belles écuries, c'eft qu'au lieu le plus apparent, un maitre ane étaloit de longues & grandes  Peau d' A n e. ijrf treilles. Ce n'étoit pas par fantaifie, mais avec raifon , que le roi lui avoit donné une place particuliere &: diftinguée. Les vertus de ce rare animal méritoient cette diftin&ion , puifque la nature Pavoit formé fi extraordinaire , que fa litière, au lieu d'être malpropre, étoit couverte tous les matins , avec profufion, de beaux écus au foleil & de louis d'or de toute efpèce , qu'on alloit tecueillir a fon réveil. Or, comme les viciffitudes de la vie s'érendent auffi-bien fur les rois que fur les fujets , & que toujours les biens font mêlés de quelques maux , le Ciel permit que la reine fut tout acoup attaquée d'une apre maladie pour laquelle, malgré la fcience &c 1'habileté des médecins, on ne put trouver aucun fecours. La défolation fut générale. Le roi, fenfible & amonreux , malgré le proverbe fameux, qui dit que 1'hymen eft le tombeau de 1'amour , s'affligeoir fans modération , faifoit des vceux ardens a tous les temples de fon royaume , offroit fa vie pour celle d'une époufe fi chérie; mais les Dieux & les Fées étoient invoqués en vain. La reine , fentant fa dernière heure approcher , dit a. fon époux , qui fondoit en larmes : trouvez bon , avant que je meure, que j'exige une chofe de vous; c'eft que, s'il vous prenoit envie de vous remarier.... A ces 'mots , le -roi fit des erk  Peau d' A n e. 179 tent les lunettes vertes & les verres noirs. Que devint 1'infante a cette vue ! Jamais on n'avoit rien vu de fi beau & de fi attiftement ouvré. Elle étoit confondue; & fous prétexte d'en avoir mal aux yeux, elle fe retira dans fa chambre, oü la fée 1'attendoit , plus- honteufe qu'on ne peut dire. Ce fut bien pis; car en voyant la robe du foleil , elle devint rouge de colère. Oh ! pour le coup, ma fille , dit-elle a 1'infante , nous allons mettre 1'indigne amour de votre père a une terrible épreuve. Je le crois bien entêté de ce mariage, qu'il croit fi prochain; mais je penfe qu'il fera un peu étourdi de la demande que je vous confeille de lui faire j c'eft la peau de eet ane qu'il aime fi paffionnément, & qui fournit d routes fes dépenfes avec tant de profufion : allez , & ne manquez pas de lui dire que vous delirez cette peau. L'infante , ravie de trouver encore un moven d eluder un mariage qu'elle déteftoit, & qui penfoit en même tems que fon père ne pourroit jamais fe réfoudre a facrifier fon ane, vint le trouver, & lui expofa fon défir pour la peau de ce bel animal. Quoique le roi fut étonné de cette fantaifie , il ne balanc,a pas a la fatisfaire. Le pauvre ane fut facrifié , & la peau galamment apportée a 1'infante , qui , ne voyant plus aucun moven d'éluder fon malheur , s'alloit M z  Ridicule s. it,j II faut, le cas eft important, En prendre avis de notre ménagère. Ca, dit-il, en entrant fous fon toit de fougère , Faifons, Fanchon , grand feu , grand'chère; Nous fommes riches a jamais , Et nous n'avons qua faire des fouhaits. La-deffus tout au long le fait il lui raconte. A ce récit, IVpoufe , vive & prompte, Forma dans fon efprit mille valies projets : Mais , confidérant 1'importance De s'y conduire avec prudence , Blaife , mon cher ami, dit-elle a fon époux, Ne gatons rien par notre impatience; Examinons bien entre nous Ce qu'il faut faire en pareille occurrence : Remettons a demain notre premier fouhait, Et confultons notre chevet. Je l'enteads bien ainfi , dit le bon homme Blaife; Mais va tirer du vin derrière ces fagots. A fon retour, il but; &, goütant a fon aife , Prés d'un grand feu, la douceur du repos, II dit, en s'appuyant fur le dos de fa chaife : Pendant que nous avons une fi bonne braifê , Qu'une aune de boudin viendroit bien a propos 1 A peine acheva-t-il de prónoncer ces mots, Que fa femme appercut, grandement étonnée , Un boudin fort long, qui, partant D'un des coins de la cheminée, S'approchoit d'elle en ferpentant. Elle fit un cri dans 1'inftant; Mais, jugeant que cette aventufe Avoit pour caufe le fouhait N %  ipG Les So'uhaits^ Que , par bêtife toute pure , Son homme imprudent avoit fait, II n'eft point de pouille & d'injure Que , de dépit & de courroux , Elle ne dit au pauvre époux. Quand on peut, difoit-elle , obtenir un empire , De 1'or , des perles , des rubis , Des diamans , de beaux habits , Eft-ce alors du boudin qu'il faut que 1'on défire ? Eh bien , j'ai tort, dit-il; j'ai mal placé mon choix; J'ai commis une faute énorme ; Je ferai mieux une autre fois. Bon , bon, dit-elle, attendez-moi fous 1'orme : Pour faire un tel fouhait, il faut être bien bceuf! L'époux, plus d'une fois emporté de colère, Penfa faire tout bas le fouhait d'être veuf; Et peut-être , entre nous, ne pouvoit-il mieux faire. Les hommes, difoit-il, pour fouiïrir font bien nés ! Pefte foit du boudin, & du boudin encore ; Plut a Dieu , maudite pécore , Qu'il te pendit au bout du nez. La prière auffitót du ciel fut écoutée; Et dès que le mari Ia parole l&cha, Au nez de 1'époufe irritée L'aune de boudin s'attacha. Ce prodige imprévu grandement le facha. Fanchon étoit jolie; elle avoit bonne grace ; Et, pour dire fans fard Ia vérité du fait, Cet ornement en cette place Ne faifoit pas un bon effet; Si ce n'eft qu'en pendant fur le bas du vifage 3 11 1'empêchoit de parler aifément;