I E CABINET DES FÊES.  CE VOLUME CO NT IE NT La suite des ContesdesFies, par Madame Ja ComrefTe d'A u l n o y. Sa v o i s. } Fortunéc , Babiole , don Fernand de Tolcde , le Nain Jaune 3 fuire de don Fernand de Tolede , Serpentin Vert. . Les Fies a ia Mode, par Ia même: 5 wt v o i x , La prince/Te Carpillon , la Grenouille bienfaifante , la Biche au Bois, le nouveau Gentilhomme Bourgeois, la Chatte Blanche,  LE CABINET DES FÉES, o u COLLECTION CHOISIE DES CONTES DES FÉES, ET AUTRES CONTES MERVEILLEUX, Ornés de Figures. TOME TROISIÈME. A AMSTERDAM, Et fe trouve a PA RIS, RUE ET HOTEL SERPENTE, M. DCC. LXXXV-    Vtfir Mvv ma/mrf* *** M, .f«* E'™^.f . et w/ iorrc' d'fltwen/-■. m  FORTUNE E, C O K T E. I L étoit une fóis un pauvre kboureür , qui fe Voyant fur le poinr de mourir, aé voulut laiffk dans fa fucceffion aucuns fujets de difpute a fon fils & a fa rille qu'il aimoit tendrement. Votre mère m'apporta, leur die-il, pour doe, deus efcabelles Sc une paiilaiïe. Les voihl avec ma poule , uh pot d'eelliets, & un jonc dargent qui me fut donné par une grande dame qui 'féjourna dans ma pauvre chaumière ; elle • me die en partant : món bon homme , voila un don qus je vous fais; foyez foigneux de bien arrofer les ceillets, & de bien ferrer la bague. Au refte, votre fille fera d'une incomparable beauté , nommez-la Portunée, donnez-lui la bague & les ceillets , pour la confoler de fa pauvreté j ainfi, ajouta le Tome III. ^  % FoRTUNÉE. bon bomme , ma chère Fortunée , tu auras 1'un & 1'autté , le refte fera pour ton frère. Les deux enfans du laboureur parurent contens • il mourut. Ils pleurèrent, & les partages fe firent fans procés. Fortunée croyoit que fon frère 1'aimoif, mais ayant voulu prendre une des efcabelles pour s'afleoir: garde tes ceillets & ta bague, lui dit-il , d'un air farouche , & po™ mes efcabelles ne les dérange point, j'aime 1'ordre dans ma maifon. Fortunée qui étoit trés douce, fe nut a pleurer fans bruit; elle demeura debout, pendant que Bedou (c'eft le nom de fon frère) etoit mieux affis qu'un doéteur. L'heure de foupet vint , Bedou avoit un excellent ceuf frais de fon uniqne poule , il en jeta la coquille a fa W. Tiens , lui dit-il , je n'ai pas autre chofe a te donnet ; fi tu ne t'en accommodes point, va ï la chatte aux grenouilles , il y en a dans le marais prochain. Fortunée ne répliqua rien. Qu'auroit-elle tépliqué ? Elle leva les yeux au ciel, elle pleura encore, & puis elle entra dans fa chambre. Elle la trouva toute parfumée , & ne doutant point que ce ne füt 1'odeur de fes ceillets , elle s'en approcha triHement , & leur dit : beaux ceillets , dont la variété me fait un extreme plaific a voir, vous qui fortifiez mon cceur affligé , pat ce doux parfum que vous répandez , ne craignei  Fortunée. j point que je vous lalde itianquer d'eau, Sc que dune main cruelle , je vous arrache de votre tige j j'aurai foin de vous , puifque vous êtes mon unique bien. En achevant ces mots, elle regarda s'ils avoient befoin d'être arrofés ; ils étoient fort fecs. Elle pilt fa cruche, Sc courtin au clair de la lune jufqu a la fontaine , qui étoic allez loin. Comme elle avoit marché vite, elle saffie au bord pour fe repofer ; mais elle y fut a peine , qu'eile vit venir une dame , dom 1'air majeftueux répondic bien a la nombreufe fuice qui 1'accompagnoic ; Ax filles d'honneur foutenoient la queue de fon manteau ; elle s'appuyoic fur deux autres , fes gardes marchoient devant elle , richement vêtus de velours amaranehe, en broderie de perles : on porcoit un fauteuil de drap dor , ou elle s'affit, & un dais de campagne , qui fut bientót tendu • en même tems on dreffia le buffet, il étoit tont couvert de vailTelle dor & de vafes de criftal. On lui fervit un excellent fouper au bord de la fontaine , dont le doux murmure fembloit s'accorder a plufieurs voix, qui chantoient ces paroles : Nos bois font agités des plus tendres ze'phirs, Flore brille fur ces rivages ; Sous ces fombres feuillages Les oifeaux enchantés exprimeiu leurs d-e'fns. Aij  4 Fortunée. Occupez-vous a les entendre; Et li votre cocur veut aimer, 11 eft de doux objets qui peuvent vous charmer: On fera gloire de fe rendre. Fortunée fe tenoit dans un petit coin , n'ofant remuer , tant elle étoit furprife de toutes les chofes qui fe paffoient. Au bout dun moment, cette grande reine dit a 1'un de fes écuyers : il me femble que j'aopercois une bergère vers ce buiflbn, faites-la approcher. Auffi-tot Fortunée s'avarxa , & quelque timide qu' elle fut naturellemem , elle ne laifla pas de faire une profonde révérence a la reine , avec tant de gra.ce , que ceux qui la virent en demeurèrent étonnés j elle prit le bas de fa robe qu'elle baifa , puis elle fe tint debout devant elle , baiuant les yeux modeftement •, fes joues s'étoient couvertes dun incarnat qui relevoit la blancheur de fon teint, & il étoit aifé de remarquer dans fes manières eet air de fnnplicité & de douceur, qui charme dans les jeunes perfonnes. Que faites-vous ici , la belle fille , lui dit la reine , ne craignez-vous point les voleurs ? Hélas ! Madame , dit Fortunée , je n'ai qu'un habit de toile , que gagneroient-ils avec une pauvre bergère comme moi? Vous n'êres donc pas riche , reprit la reine en fouriant? Je fuis fi pauvre , dit Fortunée , que  je n'ai hérité de mon père qu'un pot d'oeillet? cv un jonc d'argent. Mais vous avez un cceur , ajoura la reine , li quelqu'un vouloit vous le prendre , voudriez-vous le donner ? Je ne fais ce que c'eft que de donner mon cceur, madame, répondit-elle , j'ai toujours entendu dire que fans fon cceur on ne peut vivre , que lorfqu'it eft bleffé il faut mourir, Sc malgré ma pauvreté, je ne fuis point fachée de vivre. Vous aurez toujours raifon, la belle fille, de défendre votre cceur. Mais , dites-moi, continua la reine, avezvous bien foupé ? Non , madame, dit Fortunée, mon frère a tout mangc. La reine commanda qu'on lui apponat un couvert , &: la faifant mettre a table , elle lui fervit ce qu'il y avoit de meilleur. La jeune bergère étoit fi furprife d'admiration ? Sc Ci charmée des bontés de la reine, qu'elle pouvoit a peine manger un morceau. Je voudrois bien favoir , lui dit la reine , ce que vous venez faire fi tard a la fontaine ? Madame , dit-elle , voila ma cruche , je venois querir de 1'eau pour arrofer mes ceillets. En parlant ainfi , elle fe baifla pour prendre fa cruche qui étoit auprès d'ellej mais lorfqu'elle la montra a. la reine, elle fut bien étonnée de la trouver d'or, toute couverte de gros diamans, Sc remplie d'une eau qui fentoit admirablement bon. A iij  6 Fortunée. Elle n ofoit l'emporrer, craignant qu'elle ne fut pas a elle. Je vous la donne, Fortunée, dit la reine; allez arrofer les fleurs dont vous prenez foin , & fouvenez-vous que la reine des Bois veut être de vos amies. A ces mots , la bergère fe jeta a fes piés. Après vous avoir rendu de très-humbles graces, madame, lui dit-elle , de 1'honneur que vous me faites , j'ofe prendre la liberté de vous prier d'attendre ici un moment, je vais vous querir la moitié de mon bien, c'eft mon pot d'oeillets, qui ne peur jamais être en de meilleures mains que les vötres. Allez , Fortunée , lui dit la reine, en lui touchant doucement les joues, je conlens de refter ici jufqu'a ce que vous reveniez. Fortunée prit fa cruche d'or, cV courut dans fa petite chambre ; mais pendant qu'elle en avoit été abfente , fon frère Bedou y étoit entré , il avoit pris le pot d'oeillets , & mis a la place un grand chou. Quand Fortunée appercut ce malheureux chou , elle tomba dans la dernière affliótion, & demeura fort irréfolue fi elle retourneroit a la fontaine. Enfin elle s'y détermina , & fe mettant a genoux devant la reine, madame, lui dit-elle , Bedou m'a volé mon pot d'ceillets , il ne me refte que mon jonc \ je vous fupplie de le recevoir comme une preuve de ma reconnoiflance. Si je prends votre jonc, belle bergère,  dit la reine , vous voila rutnee ? Ha! Madame , dit-elle, avec un air tout fpirituel, fi je pofsède vos bonnes graces , je ne puis me ruiner. La reine prit le jonc de Fortunée , & le mit I fon doigt ; auffi-tót elle monta dans un char de corail, entichi d'émeraudes, tiré par fix chevaux blancs, plus beaux que 1'attelage du foleil. Fortunée la fuivit des yeux, tant qu'elle put; enfin les différentes routes de la forct la dérobèrent a fa vue. Elle retourna chez Bedou, toute remplie de cette aventure. La première chofe qu'elle fit en entrant dans la chambre , ce fut de jeter le chou par Ia fenètre. Mais elle fut bien étonnée d'entendre une voix , qui crioit: ha! je fuis mort. Elle ne comprit rien a ces plaintes , car ordinairement les choux ne parient pas. Dès quil fut jour , Fortunée , inquiette de fon pot d'ceillets, defcendit en bas pour 1'aller chercher; & la première chofe qu'elle trouva , ce fut le malheureux chou ; elle lui donna un coup de pié , & difant: que faistu ici, toi qui te mêles de tenir dans ma chambre la place de mes ceillets? Si 1'on ne m'y avoit pas porté , répondit le chou , je ne me ferois pas. avifé de ma tête d'y aller. Elle frhTonna , car elle avoit grand peur ; mais le chou lui dit encore: fi vous voulez me reporter avec mes camarades, je vous dirai en deux mots que vos ceillets Aiv  8 Fortunée. font dans la pailiafïe de Bedou. Fortunée , au défefpoir , ne favoit comment les reprendre ; elle eut la bonté de planter le chou , & enfuire elle prit la poule favorite de fon frère , & lui dit : méchanre bete , je vais te faire payer tous les chagrins que Bedou me donne. Ha ! Bergère, dit la poule , laidTez-moi vivre, & comme mon humeur eft de caqueter , je vais vous apprendre des chofes furprenantes. Ne croyez pas être fille du labouteur chez qui vous avez été nourrie ; noiji, belle Fortunée , il n'eft point votre père ; mais la reine qui vous donna le jour , avoit dcja eu fix filles > & comme fi elle eüt été la maittefle d'avoir un garcon , fon mari &c fon beau-père lui dirent qu'ils la poignarderoient, a moins qu'elle ne leur donnat un héritier. La pauvre reine affligée devint grafie 5 on 1'enferma dans un chateau, & 1'on mit auprès d'elle des gardes , ou pour mieux dire, des bour* reaux, qui avoient ordre de la tuer, fi elle avoit encore une fille. Cette princefle alarmée du malheur qui la mena9oit, ne mangeoit & ne dormoit plus; elle avoit une fceur qui étoit fée ; elle lui écrivit fes juftes craintes ; la fée étant grofTe , favoit bien qu'elle auroit un fils- Lorfqu'elle fut accouchée, elle chargea les zéphirs d'une corbeille, oü elle enferma fon fils bien proprement, 8c elle leut  Fortunée; 9' donna ordre qu'ils portaflent le petir prince dans la chambre de la reine , afin de le changer contre la fille qu'elle auroir : cette prévoyance ne fervit de rien , paree que la reine ne recevant aucune nouvelle de fa fceur la fée , profira de la bonne volonré d'un de fes gardes , qui en eut pitié, & qui Ia fauva avec une échelle de cordes. Dès que vous fures venue au monde, la reine afïligée cherchant a fe cacher , arriva dans cette maifonnette , demi-morte de laflitude & de douleur ; j'étois laboureufe , dit la poule , & bonne nourrice , elle me chargea de vous , & me raconta fes malheurs , dont elle fe trouva fi accablée , qu'elle mourut fans avoir le tems de nous ordonner ce que nous ferions de vous. Comme j'ai aimé route ma vie a caufer , je n*ai pu m'empêcher de dire cette aventure j de forte qu'un jour il vint ici une belle dame , a laquelle je contai tout ce que j'en favois. Auflitöt, elle me toucha d'une baguette , & je devins poule, fans pouvoir parler davantage : mon afflicYion fut extreme & mon mari qui étoit abfent dans le moment de cette métamorphofe, n'en a jamais rien fu. A fon retour , il me chercha partout 5 enfin il crut que j'étois noyée, ou que les bêtes des forêts m'avoient dévorée. Cette même dame qui m'avoit fait tant de mal , pafia une feconde fois par ici j elle lui ordonna de  1© Fortunée. vous appeler Fortunée , & lui fit préfent d'un jonc d'argent & d'un pot d'oeillets ] mais comme elle éroit céans , il arriva vingt-cinq gardes du roi votre père , qui vous cherchoient avec de mauvaifes intentions: elle dit quelques paroles, & les fit venir des chonx verts, du nombre defquels eft celui que vous jetates hier au foir par votre fenêtre. Je ne 1'avois point entendu parler jufqu'a préfent, je ne pouvois parler moi-même» j'ignore comment la voix nous eft revenue. La princefle demeura bien furprife des merveilles que la poule venoit de lui raconter; elle étoit encore pleine de bonté , & lui dit : vous me faites grand'pitié, ma pauvre nourrice, d'êrre devenue poule, je voudrois fort vous rendre votre première figure , fi je le pouvois j mais ne défefpérons de rien , il me femble que toutes les chofes que vous venez de m'apprendre , ne peuvent demeurer dans la même fituation. Je vais chercher mes ceillets, car je les aime uniquement. Bedou étoit allé au bois, ne pouvant imaginer que Fortunée s'avisat de fouiller dans fa paillafTe j elle fur ravie de fon éloignement, & fe flatta qu'elle ne trouveroit aucune réfiftance , lorfqu'elle vit tout d'un coup une grande quantité de rats prodigieux , armés en guerre : ils fe rangèrent par bataillons, ayant derrière eux la fa-  Fortunée.' ti meufe paillafle & les efcabelles aux cotés; plufieurs grofles fouris formoient le corps de réferve, réfolues de combattre comme des amazones. Fortunée demeura bien furprife • elle n'ofoit s'approcher, car les rats fe jetoient fur elle, la mordoienr & la mettoient en fang. Quoi! s'écria-t-elle, mon ceillet, mon cher ceillet, refterez-vous en. fi mauvaife compagnie ? Elle s'avifa tout d'un coup , que peut-êire cette eau li parfumée qu'elle avoit dans un vafe d'or, auroit une vertu particulière ; elle courut la querir j elle en jeta quelques gouttes fur .le peuple fouriquois ; en même tems Ia racaille fe fauva chacun dans fon trou, Sc la princefle prit promptement fes beaux ceillets , qui éroient fur le point de mourir, tant ils avoient befoin d'ètre arrofés j elle verfa deiTus toute 1'eau qui étoit dans fon vafe d'or , & elle les fentoit avec beaucoup de plailir, lorfqu'elle entendit une voix fort douce qui fortoit d'entre les branches, Sc qui lui dit : incomparable Fortunée, voici le jour heureux & tant défiré de vous déclarer mes fentimens ; fache-^ que le pouvoir de votre beauté ejl tel, quil peut rendre fenjible jufquaux fleurs. La princelTe , tremblante Sc furprife d'avoir entendu parler un chou , une poule , un ceillet, Sc d'avoir vu une armée de rats, devint pale 8c s'évanouit.  ütft F O R T V N É E. Bedou arriva la-defïïis : le travail Sc le foleil lui avoient échaufté la tête ; quand il vit que Fortunée étoit venue chercher fes ceillets , Sc qu'elle les avoit trouvés , il la traïna jufqu'a fa porte , & Ia mit dehors. Elle eut a peine fenti la ftaïcheur de la terre, qu'elle ouvrit fes beaux yeux; elleappercut auprès d'elle la reine des Bois , toujours charmante Sc magnifique. Vous avez un mauvais frère, dic-elle a Fortunée,j'ai vu avec quelle inhumanité il vous a jetée ici; voulez-vous que je vous venge ? Non , madame , lui dit-elle , je ne fuis point capable de me facher, & fon mauvais naturel ne peut changer le mien, Mais , ajouta.la reine, j'ai un preflenti ment qui m'affure que ce gros laboureur n'eft pas votre frère ; qu'en penfez-vous? Toutes les apparences me perfuadent qu'il 1'eft , madame , répliqua modeftement la bergère, Sc je dois les en croireQuoi! continua la reine , n'avez-vous pas entendu dire que vous êtes née princelTe ? On me 1'a dit depuis peu , répondit - elle , cependant oferois-jeme vanter d'une chofe dont je n'ai aucune preuve ? Halma chère enfant, ajouta la reine , que je vous aime de cette humeur ! je connois a préfent que 1'éducation obfcure que vous avez recue n'a point étouffé la nobleffe de votre fang. Oui, vous êtes princelTe, & il n'a pas tenu a moi de vous garantir des dif-  Fortunée. i$ graces que vous avez èprouvées jufqu'a cette heure. Elle fut interrompue en eet endroit par 1'arrivée d'un jeune adolefcent plus beau que le jour; il étoit habillé d'une longue vefte mêlee d'or Sc de foie verte , ratachée par de grandes boutonnièresd'émeraudes, de rubis & de diamans; il avoit une couronne d'oeillets, fes cheveux couvroient fes épaules. Aufli-tot qu'il vit ia reine, il mit un genou en terre , Sc la falua refpeftueufement. Ha! mon fils, mon aimable (Killet, lui dit-elle ,1e tems fatal de votre enchantemenc vient de finir , par le fecours de la belle Fortunée : quelle joie de vous voir! Elle le ferra étroitement entre fes bras; Sc fe tournant enfuite vers la bergère : charmante princelTe , lui dit-elle , je fais tout ce que la poule vous a raconté : mais ce que vous ne favez point, c'eft que les zéphirs que j'avois chargés de mettre mon fils a votre place , le portèrent dans un parterre de fleurs. Pendant qu'ils alloient chercher votre mète qui étoit ma foeur, une fée qui n'ignoroic rien des chofes les plus fecrèttes , & avec laquelle je fuis brouillée depuis long-tems , épia fi bien le moment qu'elle avoit prévu dès la naiflance de mon fils, qu'elle le changea fur le champ en ceillet, & malgré ma fcience , je ne pus empécher ce malheur. Dans le chagrin ou j'étois réduite, j'ern-  *4 FoRTüNÉE. ployai tout mon art pour chercher quelque remède, & je n'en trouvai point de plus allure que d'apporter le prince (Eillec dans le lieu oa vous étiez nourne , devinant que lorfque vous auriez arrofé les fleurs de 1'eau délicieufe que j'avois dans un vafe dor , il parleroir, il vous aimeroit, & qua 1'avenir rien ne troubleroit votre repos; j'avois même le jonc "dargent qu'il falIoitque je recuflè de votre main, n'ignoranc pas que ce feroit Ia marqué a quoi je connoitrois que 1'heure approchoit oiï le charme perdoit fa force , malgré les rats & les fouris que notre ennemie devoit mettre en campagne, pour vous empêcher de toucher aux ceillets. Ainfi , ma chcre Fortunée , li mon rils vous époufe avec ce jonc, votre félicité fera permanente : voyez a préfent fi ce prince vous parolt aiTez aimable pour le recevoir pour époux. Madame, répliqua-r-elle en rougilfant, vous me comblez de graces , je connois que vous êtes ma tante ; que par votre favoir, les gardes envoyés pour me tuer , ont été métamorphofés en choux , & ma nourrice en poule 5 qu'en me propofant 1'alliance du prince (Eillet, c'eft le plus grand honneur oü je puifle prétendre. Mais, vous dirai-je mon incertitude? Je ne connois point fon cceur , & je commence a fentir pour la première fois de ma vie que je ne pourrois être contente s'il ne m'aimoit pas.  Fortunée. 15 N'ayez point d'incertitude la-deflus , belle prittceflè, lui die le prince , il y . a long-tems que vous avez fait en moi toute 1'impreflion que vous y voulez faire a préfent, & fi 1'ufage de la voix m'avoit été permis , que n auriez-vous pas enrertdu tous les jours des progrès d'une paffion qui me confumoit ? mais je fuis un prince malheureux , pour lequel vous ne reuentez que de 1'indirférence. 11 lui dit enfuice ces vers. Tandis que d'un ceillet j'ai gardé la figure, Vous me donniez vos tendres foins : Vous veniez quelquefois admirer fans témoins, De mes brillantes fleurs la bizarre peinture. Pour vous je répandois mes parfums les plus doux , J'affe&ois a vos yeux une beauté nouvelle ; Et lorfque j'étois loin de vous , Une féchereffe mortelle Ne vous prouvoit que trop , qu'en fecret confumé. Je languilTois toujours dans 1'attente cruelle De 1'objet qui m'avoit charmé. A mes douleurs vous étiez favorable , Et votre belle main , D'une eau pure arrofoit mon fein , Et quelquefois votre bouche adorable , Me donnoit des baifers, hélas ! pleins de douceurs. Pour mieux jouir de mon bonheur , Et vous prouver mes feux Sc ma reconnoiflance, Je fouhaitois , en un fi doux moment, Que quelque magique puiffance , Me fit fortir d'un tufte enchantement.  FoRTÜNEEi Mes voeux font exaucés, je vous vois, je vous aimcj Je puis vous dire mon tourment : Mais par malheur pour moi, vous n'êtes plus la mêma. Quels vccux ai-je formés ! juftcs dicux, qu'ai-je fait! La princefle parut fort contente de la galan-> terieduprince j elleloua beaucoupcet impromptu, & quoiqu'elle ne fut pas accoutumée a entendre des vers, elle en paria en perfonne de bon goüt, La reine , qui ne la fouffroit vêtue en bergère qu'avec impatience , la toucha , lui fouhaitant les plus riches habits qui fe fuflent jamais vus ; en même temps fa toile blanche fe changea en brocard dargent, brodé d'efcarboucles j de fa coiffure élevée , tomboit un long voile de gaze mele d'or j fes cheveux noirs étoient ornés de mille diamans; & fon teint, dont la blancheuf éblouiflbit, prit des couleurs fi vives, que le prince pouvoit a peine en foutenir 1'éclat. Ha! Fortunée, que vous èces belle & charmante , s'écria-t-il en foupirant! ferez-vous inexorable a mes peines ? Non , mon fils , dit la reine , votre coufine ne réfiftera point a nos prières. Dans le tems qu'elle parloit ainfi, Bedou qui retournoit a fon travail, palTa s & voyant Fortunée comme une déefle , il crut rêver; elle 1'appela avec beaucoup de bonté, & pria la reine d'avoir pitiéde lui. Quoi! après vous avoir fi malïraitée, dit-elle! Ha ! madame, répliqua la princelTe l  Fortune ê, \j telTe , je fuis incapable de me venger. La reine l'embralTa , & loualagénérofité de fes fentimens. Pour vous contenter , ajouta-t-elle, je vais enrichir 1'ingrat Bedou ; fa chaümière devinc un palais meublé &c plein dargent; fes efcabelles ne changèrent point de forme , non plus que fa paillalïe , pour le faire fouvenir de fon premier état , mais la reine des Bois lima fon efprit; elle lui donna de la politefle, elle changea fa figure. Bedou alors fe trouva capable de reconnoifiance. Que ne dit-il pas a la reine & a la princefie pour leur témoigner la fienne dans cette occafion! Enfuire par un coup de baguette, les choux devinrent des hommes, la poule une femme; le prince GEillet étoit feul mécontent; il foupiroit auprès de fa princefle; il la conjuroit de prendre une réfolution en fa faveur : enfin elle y confentit j elle n'avoit rien vu d'aimable , & tout ce qui étoit aimable, 1'éroit moins que ce jeune prince. La reine des Bois, ravie d'un fi heureux mariage, ne négligea rien pour que tout y fut fomptueux ; cette fête dura plufieurs années , & le bonheur de ces tendres époux dura autanc que leur vie. Sans le fecours d'aucune fée, On connoüToit de quels parein Sortoit 1'aimable Fortunée. Tome III. 3  iS P O K C Ë Les brillantes vertus dont elle étoit ornée , Etcient autant de suis garans Que d'un beau fang elle étoit nee : Le feul mérite & la vertu Font la véritable noblefle. O toi! qui d'lionneur revêtu , Ne montre qu'orgueil & foiblefTe, Appiends de moi cette le$on : Envain d'une antique familie, Tu nous vantes l'illuftre nom , Envain fur toi la pourpre brille. Quiconque a des vertus, malgré fon liumble étati PalTe pour noblc , ou pour digne de 1'être : Mais tes honneurs & ton éclat, Pour noble ne fauroient te faire reconnoltre. Lorfque Lucile eut fini fa romance, Juana &C fes nièces la remercièrent du plaifir qu'elle leur avoic fait. La dclicatefle de votre efprit paroïc entoutes chofes, lui dirent-elles, & jufqu'a un petit conté, qui eft de foi fort ftérile , vous 1'avez fait valoir infiniment. II eft vrai, ajouta don Louis, qu il eft des génies brillans qui tirent tout de 1'obfcurité, & qui font valoir les moindres bagatelles. Lucile fe défendit avec autant de pojitetTe que de modeftie , des louanges qu'on lui donnoitj & comme dans ce moment on vint avertir Juana que 1'on avoit fervi, elle pria fon neveu de manger avec les pélerins, & de leur faire un accueil favorable.  » E L é o N> ^ Auffi-toc que les dames furent fonies de table, don Louis & les péierins vlnrent les rrouver; mais Juana prenant Lucile par la main, elle la fiï entrer dans fcn cabinet; & après lui avoir fait do nouveaux complimens, elle lui dit quelle étoit demeui-ée d'accord avec fon neveu de partir pour aller proche de Seville , dans une de fes terres; qu'elle la lailToit avec un fenfible regret maisqu'après Ia démarche qu'elle avoit fake en faveur de don Louis , elle ne pouvoit pas fe défendre d'achever fon bonheur par fon mariage, qu'ainfi fa gloire n'en fouffriroit pointj & qu'en reftant avec un époux que 1'on ai me , 1'on ne s'appercevoit guères des ennuisdela folitude. Lucile ne put s'empêcher de rougir entendantparlerd'un mariage fi prompt ; elle répondit a dona Juana fort honnêtement qu'elle vouloit d 1'avenir régiet fa conduite par fes ordres , qu'elle renentoit vivement le départ qu'elle médicoir; mais que le croyant nécefiaire d fon repos, elle n'ofoic travailler a 1'en détourner. Ifidore & Metanie entrèrent li-defllis , & lui firent beaucoup d'honnêtétés; elles étoient déjd fi prévenues les unes pour les autres , que fe voir & s'aimer navofc été qu'une méme chofe ; elles lui rémoignèrenj qu'elles avoient un fenfible regret de la quitter. Je fuis bien malheureufe, leur dit Lucile , d'apporter tant de trouble parmi vous ; c'eft moi Bij  XO P O N C E qui vous éloigne de votre maifon , j'imaginois mille plaifirs dans votre fociété; je n'aurois pu me réfoudre a fortir de Séville, fi je n'avois été remplie de cette flatteufe idéé ; cependant vous me quittez. Des paroles fi tendres réveülèrent dans le cceur des deux fceurs la cruelle féparation de Ponce de Léon & du comte : elles penfèrent alapeine qu'elles auroient de ne plus les voir, «Hes en foupirèrent, quelques larmes coulèrent de leurs yeux. Lucile décue par de fi obligeantes marqués d'amitié, fe jeta a leur cou, & les embralTa étroitement, mêlant fes foupirs & fes larmes aux leurs. Pendant qu'elles pleurent & qu'elles s'affligent; don Louis confole Ponce de Léon & le comte d'Aguilar; il leur rend compte de la fituation de teurs affaires; ils favent enfin qu'lfidore aime celui qui ne 1'aime pas , & que Mélanie s'y méprend de même. lis pourroient efpérer que le tems, la perfévérance & la raifon changeroient leur cceur , mais ils prévoient une prochaine féparation. Ah ! quel tourment de s'éloigner de ce qu'on aime, fans être aimé. Comme don Louis comprenoit toute la cruauté de leur état, il eflayoit de les foulager en leur difanf.Ne vous affligez point, mes chers amis, j'efpère que mes fceurs entendront leurs véntables intéréts, & je veux dès aujourd'hui vous  B E L E O N. 21' donner les moyens de les entretenir , car il y a beaucoup d'apparence que dona Juana partira d'ici trés promptement. Nous efpérons tout de vos foins, répliquèrent-ils , 8c jugez de notre reconnoifTance par la grandeur de 1'obligation; car enfin nous regardons comme le fouverain bonheur d'être aimés de ces aimables perfonnes. Dona Juana fongeoit bien moinsa fon voyage, qu'a trouver les moyens d'emmener fon chec muficien: elle craignoit que 1'on n'en fit quelques mauvaifes plaifanteries, 6c elle attendoit avec une extréme impatience que le préten da mariage dont le comte 1'avoit amufée, füt cafTé pour conclure le fien. Après avoir fait mille réflexions, fa tendrefle 1'emporta fur tous les égards qu'elle fe devoit ; elle envoya querir le comte , elle entra avec lui dans fon cabinet, & pouvant lui parler en liberté : don Efteve , lui dit - elle , je quitte cette maifon pour aller en Andaloufie, voulez-vous y venir? Je vous fuivrai par-tout, madame , s'écria-t-il, trop heureux que vous mele permettiez. En effet, il étoit ravi de faire ce voyage avec Melanie. Dona Juana lui dit tout ce qu'elle put imaginer de plus obligeant, 6c comme Pefpérance d'accompagner fa maitreue le mettoit a. fon tour de belle humeur , il lui difoit mille chofes agréables qui la charmoienf. Biij  x% Ponce Tout étoit en eet état, lorfque fur le foir } Dona Juana fut dans le pavillon du pare. II y avoit du cóté du falon qui donnoit fur le bois , un petit cabinet dont elle gardoit la clef ; il étoit rempli de livres & de papiers; elle en vouloit chercher pour emporteravec elle ; Sc comme elle n'alloit prefque jamais dans ce lieu-la, don Louis Sc fes fceurs n'eurent garde de 1'y croire , quand elles s'y rendirent pour entretenir Ponce deLeon, Sc le comte d'Aguilar. Don Louis les quitta au bas du degré. Je vais avertir mes amis de vemr, leur dit-il; fi vous m'aimez , fi vous vous aimez vous-même, ménagez leur cceur , ne négligez pasunfibon établiflement, Dona Juana entendant parler, ota la clef du cabinet, Sc s'enferrna dedans. A peine fes nièces furent-elles entrees , que jetant les yeux du coté du bois: voila, ma chère fceur , dit Ifidore , le lieu fatal a notre repos, le lieu , dis-je , ou nous avons entendu pour la première fois ces aimables pélerins: aurions-nous cru que c'étoit pour nous voir qu'ils jouaient un tel róle. Ha 1 ma fceur , interrompit Melanie , que je ferois fort contente fi leurs coeurs ou files riötres n'avoient point erré dans le choix; mais qu'allons-nous leur dire ? Avouerons-nous nos fentimens? Comments'y réfoudre, ma chère Melanie, s'écria Ifidore , n'eft ce pas encore trop d'é-  deLeon. 23 couterles leurs ? Ne bleflbns-nous point notre devoir de confentir a cette efpèce de rendez-vous ? Et mon frère qui nous conduit dans une aventure oü nous fommes fi nouvelles, n'eft-il point trop nouveau lui-même fur les régies de bienféance ? Avant que de venir ici, interroinpit Melanie , il auroit été fort a propos de faire les réflexions que vous faites a préfent; mais favezvous , ma fceur , ce que je crains plus que toutes chofes, c'eft: que dona Juana ne découvre nos fentimens. II lui fiéroit bien de s'en facher, répondit Ifidore ; elle qui en nourrit de fi tendres pour le comte , Sc qui fe fait faire un habit vert brodé d'or , dont elle veut nous furprendre au premier jour. Cela n'eft pas poffible , dit Melanie, vous outrez trop 1'extravagance pour que je la croye. Je vous protefte que c'eft la vérité 5 ajouta t-elle ; & fi vous prenez garde, la plupart des dames ne veulent point régler leurs habits a. leur age , elles penfent tromper le public avec un ruban couleur de rofe , Sc felon moi, elles fe trompent toutes feules. Quoi! je verrai ma vieille tante auffi vette qu'une cigale, reprit Melanie en s'éclatant de rire ! O ui, ma fceur , dit Ifidore , vous la verrez cigale pour plaire a fon cher muficien. Melanie alloit répondre lorfqu'il entra avec Ponce de Leon : les uns & les autres fe firent de profondes révérences, d'un air fi embarrafle » Biv  14 Ponce qu'il paroiflokbien quechacun penfoit beaucoup de fon coté, fans ofer déclarer fes fentimens. Enfin Ifidore prenant Ia parole : fi nous ne vous avons pas rendu tout ce que 1'on doit a votre naiffance & a votre mérite, leur dit-elle, cette faute vous doit être imputée, puifque le myftère que vous en avez faken eft la caufe. Ha! madame, répliqua Ponce de Leon , nous ne demandons point de complimens; vous favez notre paffion & nos defleins , daignez les approuver , & nous ferons trop heureux : vous ne pouvez douter, continua-e-il, que votre mérite n'ak produit tout fon effet fur nous , puifque nous fommes partis de Cadix expres pour vous voir , & que fachant la conduite trop févère de dona Juana, nous avons parufous un déguifement fi fingulier ; il ne falloit pas moins qu'une paffion violente pour nous réfoudre a faire de telles démarches; mais fi nous avons été capables de les faire fans vous voir, de quoi ne nous rendent-elles pas capables aprè-s vous avoir vues? Oui j madame, interrompit le comte , qui vouloit parler a fon tour ; oui, belle Melanie, cette paffion me fera tout entreprendre , pourva que vous 1'approuviez , & que de tant de vceux & defoupirs que je vous ai confacrés , quelquesuns vous foient agréables. Lorfque ma complaifance pour don Gabriel m'obligea de 1'accompa-  deLeon: H «mer je regardois 1'amour comme un écueil terrible V je ne pouvots trop éviter ; ïétat ou je le voyoism'mfpiroituntel éloignement pour la légère galanterie, que j'aurois bien jure de ne m'engager de mes jours. O dieu! que ma refolution dura peu lorfque je vous vis; mon cceut trop charmé ne rendit pas le moindre combat ; il fembloit qu il n'étoit fait que pour vous aimer. La jufte crainte , feigneur, que vous avez eue d'aimer , répliqua Melanie au comte , me doit être une leconpour me défendreun engagement. Oui, madame, répondit-il, j'avoue que les chagtins de don Gabriel étoient fi violens, que i»ai été cent fois prés de renoncer a fon armtie. Hélas! Vous n'avez que trop pris foin de les juftifier dans mon efprit; j'ai appris, en vous connoiffant, qu'il eft une heure fatale, eu enfin tl faut fe rendre: mais a quoi penfai-je, de nommer cette heure fatale? Si vous le voulez , madame, elle fera la plus heureufe de mavie. Le filence & 1'embarras de Melanie jeta le comte dans une confufion de penfées fi terribles , qu'il n ofou plus lui parler ; elle voyoit fon état dans fes yeux. Seigneur, lui dit-elle , 1'aveu que vous me demandez ne dépend point aftez de mol , pour vous 1'accorder ; vous n'ignorez pas ce que je dois a ma familie , & ce que je dois a molmème.  ^ Ponce Une converfation fi tendre ne pouvoit être Jong-tems générale , Ponce de Leon fouhaitoit dencretenir Ifidore en particulier; il s'avanca avec elle vers une eftrade garniedeplufieurs piles decarreaux. Melanie, de fon cóté , s'affit contre Ia potte du cabinet, ou la bonne Juana s'étoit enfernue;le comte fe mit i fes piés,&quelque bas qu'ils parlaflent, elle pouvoit les entenore aifement. Quel quart d'heure , bon dieu, pour cette Pauvre perfonne! elle découvrit dans le même «loment que je muficien, que don Efteve , que ion amant n'étoit rien de tout cela; qu'il avoit «ne.grande naiiTance, beaucoup d'amour pour ia niéce ; quil fongeoit a 1 epoufer ; qu'il n'oubioit rien pour toucher fon cceur, qtfj employoulesfermens, les foupirs, les promeflês; que Melame n'y paroilïbit point infenfible 8c quelle étoit la dupe de teute cette aventure: que le comte Ia plaifantoit même fur le delTein ch,menque de fon mariage. Enfin , pour achever de pouller fa patience a bout, il chanta a Melanie ces paroles, qu'il avoit faites fur une paflacaille qu'elle aimoir. Souvent dans quelque lieu feCret, Croyant pouvoir parler fans crainte, D'nn ton langui/Tant & difcret, Juana fait au ciel cette plainte.  D E L E O KJ a7 Des cheveux blancs le trifte afpeft. Et les rides de la vieilleffe , Peuvent infpirer du refpecT: , Mais ne donnent point de tendteffe. Enfin, rienne manqua a cette converfation, pour convaincre dona Juana de fon malheur. U eft difficile de comprendre comment elle put le Ml elle adit depuis qu'elle étoit tombee en foiblefle, & qu'elle neut pas aflez de force pour ouvrir la porte, & pour paroïtre dans un lieu ou elle auroit apporté beaucoup de trouble. Ifidore & Melanie entendirent avec plaifir les proteftations qu'on leur faifoit de les aimer jufqu'a la mort; elles pénétrèrent même qu elles ne devoient point efpérer que leurs amans changeaflent cette réfolution; ÏW pour fe donner a Ifidore, & 1'autre pour s'attacher a Melanie ; qu'ils refteroient fixes dans leur premier deflein; & confidérant leur mérite , & tous les avantages qu'elles trouveroient dans leur alliance, elles pensèrent très-férieufement qu'elles ne devoient pas les éloigner, & qu'il falloit rendre juftice aux fentimens qu'ils avoient pour elles. Jamais deux amans n'ont été plus fatisfaits; ils commencèrent k prendre des efpérances, dont ils n'avoient ofé fe flatter jufqu'alors. Ils avoient toujours appréhendé qu'Ifidore prévenue pour le comte , & Melanie pour don Gabriel,  Ponce ne refiifaflent de prendre d'aucres impreffions; ils les quittèrënt avec une extreme peine; ils n'avoient poinr encoregoüté de fi doux momens, & la nouveauté en augmentoit le plaifir. Ces deux belles fiiles, qui pénétroient jufqu'au fond de leur ame, s'applaudffibient d'avoir fait des conquêtes fi gloneufes : mais les premières impreffions qu'elles avoient prifes étoient encore trop fortes pour changer au gré de leurs défirs ; elles croyoient qu'un peu de tems étoit néceffaire pour s'affiirer elles-mêmes de leur propre fentiment. Ponce de Leon & fon coufin, furent joindre don Louis dans la chambre de Lucile , pendant qu'Ifidore & fa fceur retournèrent dans leur appartement ; alors dona Juana, un peu remife de fon étonnement & de fa douleur , revint au chateau & s'enferma dans fon cabinet pour écrire cette lettre au comte d'Aguilar. La nobleffe de votre naijfance ne vous met point a couvert des ju/les reproches que je vous dois; vous aveifeint une bleffure , vous ave^fuppofé un nom; je ne vous ai pas feulement recu dans ma maifon , je vous ai recu dans mon cceur. Hélas ! j'exercois t'hofpitalité A votre egard, pendant que vous médïtie^ ma pene. J'ai deux nièces aujji jeunes qu'innocentes , vous & votre parem ufei de la liberté de les voir, pour engager leur csur, & pour  DE L E O K.' z$ les traiter enfuite comme vous venei de me traiter: ne troyei pas que jefois afc lache pour oublïer votre ingratitude , jen porterai le fouvenir & le refftndment jufques dans le tombeau ; car enfin, que ne voulois-je pas faire pour vous, dans un tems oh mon ignorance vous faifoit paroüre fort au-dejfous de moi ? la bonté de mon cceur méritoit toute la reconnoifance du vótre ; mais bien lom ■d'en rejfentir, vous me prene^ pour le fujet de vos fatyriques chanfons ; jeferois au défefpoir d'éprouVer un trahement fi indigne, fans que la fortune me fournit une prompte vengeance. Oui, feigneury ma vengeance fera ma confolation ; je vous arrache celles que vous aime\; un aufière couvent me répondra a l'avenir de leur conduite ; & fi elles prennent une aïïiance avec vous, je les deshériterai. Auffi - tot que cette lettre fut achevée , Sc qu'elle eut employé encore quelques heures pour tranquülifer fa douleur , elle fit appeler fon majordome, & lui dit qu'elle vouloit partir a minuit, qu'il envoyat fon équipage a la porte du pare, qu'elle méneroit très-peu de monde, Sc qu'il tint la chofe fecrète. Enfuite elle paria a fon neveu : croyez-moi, lui dit-elle, ne perdez pas un moment pour époufer Lucile; car il eft a craindre que fes proches ne viennent vous 1'enlever a leur tour ; Sc puifque vous 1'aimez, Sc que d'ailleurs vous y trouvez tant d'avanta-  5° P O N C Ê ges, pour éviter den avoir le démenti, i\ fauï que vous alliez cette nuir a Compoftelle querir la permiffion de 1'époufer ici. Ce confeil s'accordoit trop bien avec la paffion de don Louis, pour qu'il y apportat aucunes difficultés; il dit a Juana qu'il alloit en parler d Lucile, & qu'auffi-tót il monteroir a clieval. Ainfi 1'adroite Juana éloigna fon neveu,ayant prefqu'autant de chagrin contre lui, que contre les pélerins , dont elle avoit fu qu'il écoit ami; mais voulant témoigner une entière liberté d'efprit, pour qu'ils ne priiTent aucune défiance de fon départ, elle parut gaie & contente; elle leur fit même chanter toute Ia ibirée des paroles efpagnoles, qu'elle venoit de faire fur une farabande rrès-agréable : comme elles découvroient aiTez 1'état de fon ame, en voici la traduótion. Gloire , fierté , févère honneur, Revenez, s'il fe peut, revenez dans mon cceur ; Hélas ! n'ofez-vous me défendre ? Je chéris un ingrat qui méprife mes vceux , II refufc d'entendre Les foupirs embrafés de mon cceur amoureux , Je ne connois que trop fes mépris rigoureux, II me préfère une autre amantc : Mais bien loin d'étoufFer mon amour malheureux ; Ma tendreffe , liélas ! s'en augmente : Gloire, fierté, févère honneur, Revenez , s'il fe peur, revenez dans mon cceur.  r> e L e o k. 3* Toute cette agréable compagnie ne fachant rien du fuiet qui avoit donné lieu a ces paroles, fe tua de les chanter pour faire fa cour a dona Juana; & le comte d'Aguilar, qui trouvoit un grand intérêt a la ménager , s'étant approché d'elle , lui dit d'un air tendre : a quoi penfezvous , madame , de faire des vers fi triftes ? avez-vous jamais trouvé une rivale en votre chemin, qui ait ofé vous difputer la polTeffion de quelque cceur? Non, répliqua-t-elle, avec un fourire forcé; ce que je viens de vous faire entendre, ne me regarde point; c'eft par un pur caprice que j'ai fait ces paroles. Ifidore, Melanie & Ponce de Leon n'en comprenoient point le myftcre : mais ils fe difoient tout bas : ne femble-t-il pas que la bonne tante devine ? fe peut-il rien de plus convenable a ce qui s'efc paflé aujourd'hui ? Enfuite ils prenoient des prétextes , & s'éclatoient de rire; elle étoit alors plus informée qu'ils ne le croyoient de leurs intrigues, de forte qu'elle pénétroit leurs regards & leurs geftes; & il eft difficile de comprendre la violence qu'elle fe faifoit pour ne pas parler; enfin elle dit dès neuf heures , qu'il étoit tatd; aufli-tot chacun lui donna le bon foir, & fe retira. A minuit jufte, elle entra dans la chambre da fes nièces, & les fajfant lever , elle ne les quitta plus; elles fe regardoient fans en rien dire, éga-  P O N C E Jement furprifes d'un départ fi prompt &fifecrer| elles ne voyoient paroure ni leur frère, ni leurs amans; elles pafsèrent par le pare , fans dire même adieu a Lucile: tout cela les furprenoit beaucoup, & les jetoit dans une grande confternation; elles montèrent en carrofle, & partirent pour l'Andaloufie. Tout étoit dans un filence qui ne préfageoit rien de facheux aux galans pélerins, lorfque fur les dix heures du matin, 1'aumönier entra dans la chambre du comte, & lui préfenta lalettre de dona Juana; il en demeura furpris ; mais il le fut bien davantage de ce qu'elle contenoit; il la donna a don Gabriel, & demanda a 1'aumónier, fi elles étoient toutes parties ? II lui dit qu'ouij & après avoir répondu a quelques autres queftions, il fe retira. Nous avons été trahis, s'écria le cómte ; mais par qui ? Mais comment ? Nous n'avons confié notre fecret a perfonne capable de le révéler ; don Louis a trop d'honneur , Lucile eft trop difcrète : feroit-il poffible qu'Ifidore ou Melanie nous eufTent joué un fi méchant tour ? Il n'eft pas aifé de le croire , interrompit don Gabriel; dona Juana paroit irritée contr'elles; vous voyez qu'elle les menace d'un couvent & de les déshériter ; fi elles lui avoient rendu compte de notre paffion , fi elles avoient confenti a s eloigner, elle  DE L E Ö N. »> e!le nen feroit pas fi mécontente. II faut donc que 1'on nous ait écoutés , répliqua le comte, car elle fait qui nous fommes, & jufqu'a ce malheureux couplet de chanfon qui n eft fait qUe depuis deux jours. Dom Gabriel rêvoit profondement pendant qu'il parloit; il fe mit d rêver k fon tour; & reprenant la parole : ilri'en faut pas dourer, s'écria-t-il, nous avons été écoutés dans le falon du pare. 11 me fouvient qu etant affis avec Mélanie proche du cabinet, j'entendis plu, fieurs fois du bruit, & j'aurois cru même qift quelqu'un foupiroit , fans qu'il me vint jamais dans 1'efprit que 1'on pouvoit être enfermé la. O bon dieu, continua c il! fi c'étoit Juana comme je n'en doute plus, pourquoi n'en fortit elle point pour m'étrangler? Ce qu'elle vienr de nous faire , repliqua triftement don Gabriel, eft plus cruel que la mort ; croyez-moi, elle eft afTez vengée; elle nous enlcve ce qui'J10us eft plus cher que la lumière; je ne verrai plus Ihdore , vous ne verrez plus Mélanie. Hélas I cette liberté charmante de les voir, de leur par' Ier, de nous promener avec elles , nous eft ravie tout d'un coup; nous allons trouver dona Juana irritée , qui s'oppofera k tous nos deiïeins : elle préviendra fon frère contre nous ; il fe penl encore que fes nièces, peu afFermies dans leurs fenumens , en chaogeront par contrainte ou par Tome iii. q  24 Ponce complaifance pour elle. Que je prévois de malheurs & de peines continua-t il! je me meurs de douleur 8c de rage , fans favoir a quoi me réfoudre. Un profond filence fuivit ces triftes réflexions; on les auroit plutöt pris pour des ftatues , que pour des hommes vivans: mais cette lethargie dura peu; l'aumoiuer entra dans leut chambre avec un air effrayé :1e chateau , leur dit-il, eft in•vefti par des gens armés qui en demandent rentree: tout ce que j'ai pu faire , ca été de bien fermer les portes; mais ils menacent de les enfoncer a coups de bachéj Sc s'üs fe mettent en devoir de le faire , nous ne fommes pas en état de les en empècher. . Don Gabriel & le"comte demeurèrent aufli furpris qu'irréfolus , fur ce qu'ils devoient' faire. Confervons Lucile a don Louis , s'écria le comte, c'eft le fervice le plus etTentiel que nous puilTions lui rendre. Mais quoi, interrompit don Gabriel, prétendez-vous tenjr le fiége contre cette petite armée? Non, répliqua-t-il, je prétends que nous montions a cheval, Sc que nous emmenions Lucile, nous fortitons par leparc ; il n'y a guères d'apparence qu'on foit de ce coté-la; nous gagnerons Tui; nous palTerons la rivière de Miniftrio: &C quand nous ferons a Valentia, nous n'aurons plus rien a ctaindre , paree que  deLeon. 35 cette place eft au roi de Portugal. Ce quim'embarrafie , dit raumonier , c'eft que les chevaux qui font reftés ici, ne valent guères , & la chofe prefte fi fort que 1'on ne peut en chercher ailleurs. II n'y a point d'autre parti a prendre, s'écria don Gabriel, partons en diligence. lis alloient dans la chambre de Lucile pour 1'avertir de ce qui fe palToit, lorfqu'elle entra dans la leur. Ah! feigneur, dit-elle au comte qui s'avanca le premier,je fuis perdue fi vous ne trouvez le moyen de me fauver; mon père eft ici avec celui qu'il me deftine pour époux ; je les ai reconnus 1'un & l'autre du donjon oü j'ai monté ; ils font accompagnés d'un nombre confidérable de mes parens & de leurs amis. Hélas! malheureufe que je fuis, continua-t-elleen pleu. rant, faut il que je caufe tant de défordres dans ma familie , & tant de déplaifir a don Louis ; car enfin jugez de fa douleur, fi pour la récompenfe de fes peines, il me voyoit a fon retour au pouvoir d'un rival. Belle Lucile, lui dit le comte, foyez perfuadée que nous ne vous fervirons pas avec moins d'ardeur que le feroit don Louis s'il étoit ici; nous avons réfolu de vous emmener tout-a-l'heure ; il ne faut pas différerd'un moment. En achevant ces mots , ils 1'obligèrent de defcendre; elle étcit couverte de fa mante. Don Gabriel rnonta- Gij  yS Ponce a cheval , & la prit derrière lui \ Ie comte ent une mule , qui fervoit ordinairement a 1'aumönier : ils fortirent par le pare fans aucun obftacle , & s'cloigncrent auffi vite qu'ils le purent \ mais leur équipage étoit trés-mauvais ; & dans les circonftances ou ils étoient, il n'étoit pas poffible d'envoyer a Ciudald Rodrigo querir leur valet de chambre & leurs chevaux qui les attendoient depuis le jour que dona Juana les recut chez elle. Don Fernand de la Vega , qui vouloit époufer Lucile ., piqué d'honneur & d'amour , n'oublioit rien pour irriter fon père & fes parens. Aufli-tót qu'ils furent arrivés, il craignit que don Louis & elles ne s'échappalïent par quelque porte de derrière ; il avoit engagé des payfans d'y veiller : cëux-ci connoilToient la porte du pare; ils feignirent de travailler dans le champ prochain ; mais a peine virent-ils Lucile & les deux cavaliers qui 1'accompagnoienr, qu'ils en donnèrent avis a don Fernand. C'étoit un jeune homme étouidi, fans bravoure , brural , & capable d'une mauvaife action; il étoit bien perfuadé que s'il attaouoit don Louis fans avanta^e , il n'y trouveroit pas fon compte; il prit un de fes coufins & deux valets, tous également bien montés ; ils favoient le chemin que Lucile tenoit \ & fans aucune réflexion , ils allèrent par un autre route dans un bois fort épais, oïi ils  deLeon. 37 eurent le tems de fe cacher, & de prendre toutes les mefures néceflaires pour ne pas manquer leur coup. Ainfi couvert par des buiflbns, ils furent affez laches de tirer fans quartier fur don Gabriel & fur le comte. Don Gabriel fut blefle augenou, Sc le comte eut le bras droitcafle; fa mule cpouvantée du bruit & du feu, prit fa courfe d'une teUe furie , que le comte n'ayant plus afiez de force pour la retenir , vouloit fejeter par terre: mais fon pied refta embarrafle dans 1'étrier ; il tomba fans pouvoir fe dégager , & fa tête porta tout le poids de fon corps ; il n'a jamais été un état fi déplorable , cette mule ombrageufe couroit de tous cötés ; enfin les fangles de la felle fe rompirent, il demeura au bord du chemin, noyé dans fon fang. Don Louis revenoit en diligence de Compoftel avec la permiflion qu'il avoit été demander a 1'archevêque ; fon tendre cceur fe promettoit une félicité prochaine ; illecroyoit déja le plus heureuxde tous les hommes. Ah 1 que 1'on a peu de raifonde compter fur les biens de la vie; ils nous échappent fouvent quand nous les croyons plus certains. C'eft ce qui arriva dans cette occafion. Don Louis appercut un ho.mme demi-mort; le fang qui lui couvroit le vifage , Tempêcha de le reconnoitre : mais quelqu'emprelTement qu'il C iij  38 Ponce eüt d'arriver chez lui, il ne voulut pas fe repofer fur un gentilhomme & un valet de chambre qui 1'accompagnoienr, du foin de le fecourir; il s'approcha. O dieu qu'elle rencontre pour un auffi véritable ami que lui! II fe précipita de fon cheval fur le corps du comte; il 1'embralTa; il neput retenir fes larmes; & pendant que fon valet de chambre appottoit de 1'eau d'une fontaine qui par hafard n'étoit pas éloignée, don Louis & fon gentilhomme regardoient les bleffures dontil étoit couvert. Enfin il commenca de refpirer ; il ouvrit enfuite les yeux , & reconnut don Louis. Que faites-vous ici, lui dit-il , d'une voix fi bafle qua peine pouvoit-on 1'entendre? Courez après Lucile , on 1'enlève dans le bois prochain, oü don Gabriel a été biefle. A des nouvelles fi funeftes , don Louis penfa expirer : quel parti prendre dans une telle extrémité ? Deux amis morts ou vivans, une maïtrefie fi chère au pouvoir de fes plus terribles ennemis. II prit cependant bien vïte la réfolution de la fuivre , & de mourir ou de la recouvrer. 11 laifTa fon gentilhomme avec le comte, II commanda afon valet de chambre d'aller chercher du monde; & s'adreflant a fon ami: je vais au fecours de Lucile & de don Gabriel; je vais chercher a vous venger; vous ne ferez pas longtems fans me revoir.  » E L E O N. 9f II monta acheval , le cceur fi ferré qu'il föüfc froirtoutce qu 'on peut fouffrir •, & bien que la foiblefle du comte Peut empêché de lm nenparticularifer , il imaginoit aiïez quel étoit le ravifleur de fon bien. 11 courut a route bnde vers w bois; il y entendit pouffer de hauts cns ; A lm fembla même reconnoitre la voix de fa chere Lucile: c'étoit elle en effet qui faifoit la réfiftancé dontelle étoit capable, pour fe défendre contré don Fernand & un de fes valets, qui vouloient la mettre fur un cheval. Don Gabriel avoit déja oté la vie a deux de fe* alTalfins , & les autres auroient eu un femblable fort, s'ils avoient ofé le combattre ; mais ils reftèrenr cachés derrière lesarbres, & lui tirèrent de-li un coup qui le fit tomber. Lucile n'ayant plus de défenfeur voulut fuir; mais don Fernand delaVegalaretint, & lui faifoit beaucoup de violence pour qu'elle fe laifsat emmener. A cette vue, don Louis , plus furieuxqu'un jeune lion a qui le chalTeur arrache fa proie, fe jeta 1'épée a la main fur ces deux laches adverfaires ; leur défaite lui couta trop peu , pour qu'elle lui apportat de la gloire. Quel carnage ! quatre hommes morts d'un coté , don Gabriel étendu de 1'autre, fans aueun fentiment de vie. Don Louis & Lucile coururent a lui: cette- Civ  4° Ponce fcène ne fut pas moins trifte que celle qui s'étoit paffee avec Ie comte d'Aguilar. Don Louis fe trouvou dansun embarras étrange ; car s'il abandonnoxtfonami,!] falfoic la dernière lacheté , , S 1Veten0it Ludle en ce > ü hafatdoit de Ja perdre une feconde fois. Comme il rèvoit profondement il emendir du bruk: c,,tojtfon ? «Ihomme. II lui commanda d'aller promptemcnt quenr du monde pour emporter don Gabriel cnez un de fes amis, dont la maifon étoit proche: pendant ce temps , il obligea LuciIe de fc ^ dans le plus épais du bois Quenecraignoit-il point après I'extrême malheur de fes deux amis;ilappréhendoit quela fatalue de fon étoile ne fe répandft aufïï fur fa «aitteflê ; qu'un ferpenr.que quelqu'autre ani»al vemmeux ne la piquat dans 1'endroit oü il 1 avoit laiftée feule. Ah ! que fon ame étoit pénétree de douleur ! qu'il reffentoit d'inquiétude! Amour , cruel amour , c'eft toi quicaufe les plus grands maux de la vie! Bien que don Gabriel parut mort, don Louis ne pouvoit perdre 1'efpérance de le voir revenude ce pitoyable état: il le fuivit avec Lud,e chez fon ami. La force des remèdes le tira de fon évanouiffement; & Pon jugea que res ^ to.ent pas dangereufes. Don Louis 1avant ainfi depofe entreles mains d'un très-honnêtehomme,  DE L E O H.' 4% & fachant que le comte étoit dans une maifon dont i! connoifloit particulièrement le maïtre , il laifla fon gentilhomme pour prendre foiu de 1'un Sc de 1'autre, monta a cheval avec les deux fils de fon ami, qui éroient de jeunes hommes fort braves. 11 dit adieu a fon cher Ponce de Leon , en l'a(Turant qu'Ifidore ne feroit jamais a d'autre qu'a lui. II n'auroit pu 1'entretenir long-temps, & le remercier de la manière généreufe dont il lui avoit confetvé Lucile , fans 1'incommoder. II partit au commencement de la nuit avec elle , Sc fe rendit en Portugal 011 il 1'époufa. Le grand-père de cette belle fille, étoit entré avec fes amis dans le chateau deFelix-Sarmiente, Sc ils y demeuroient tranquilles, attendantque don Fernand de la Vega ramenat Lucile. La nuit étoit déja bienavancée , fans qu'ils euffent appris de fes nouvelles ; 1'inquiétude s'empara de leur efprit; ils envoycrent le chercher, Sc 1'on vint leurapprendre fon malheur. Rien n'eft égal al'affliction dont le père de Lucile Sc celui de la Vega furent faifis ; mais, comme ces deux vieillards , peu accoutumés aux adions de vigueur, dès qu'ils ne furent plus animés par les jeunes gens qui les avoient accompagnés, ils nefongérent qu'a retourner a Seville, pour continuer les procédures qu'ils avoient commencées contre don Louis.  41 P O N C I Dona Juana irritée, prit en partant de chez elle Ia route de Malaga, fans rien dire a fes nièces; elle les amena droit au convent des dames Jeronymites, oii elles avoient été élevées. Après avoir entretenu 1'abbeiïe en particulier, elle s'enferma avec Ifidore & Mélanie: je n'ai pas voulu vous parler plutot, leur dit-elle , des fujets de plakte que j'ai contre vous; mais comptez que j e n'en ignore aucuns; que je meurs de douleur que vous ayez été coupables de foutfrir auprès de vous de jeunes feigneurs traveftis , qui vont vous perdre dans le monde 5 & que pour expier une conduite fi affreufe, je vous laifle ici , dont vous ne fortirez que par 1'ordre de votre père. Madame , repliqua Ifidore, avec une fierté qui ne 1'éloignoit point du refpeót qu'elle lui devoit, nous n'avons rien a nous reprocher : &c s'il eft vrai que vous fachiez les chofes comme elles fe font palTées , vous favez que nous n'avons appris le nom de ces feigneurs , que le jour dont nous fommes parties la nuit avec vous; vous pouvez encore vous fouvenir , que lorfque vous réfolutes de les arrêter, nous n'oubliames rien pour les faire partir. Etions-nous d'intelligence avec vous , madame, puifque nous avions de la peine a les voir dans notre maifon ? II eft vrai qu'ils nous ont parlé de leurs fentimens , fans nous ofFenfer; nous les trouvons très-avaiv  deLeon. 43 tageux ; Sc fi nous avions 1'honneur d'être dans vos bonnes grac.es , vous ne perdriez pas une occafïon fi favorable de nous établir Dona Juana manquant de bonnes raifons pour répondre a fes nièces , ne manquapas d'injures, elle les en accabla ; car fon entêtement pour Ie comte , bien loin de diminuer par 1'abfence , prenoit de nouvelles forces , & le peu d'efpoir qui Lui reftoit de l'engager, achevoit de la rendre futieufe. Ifidore & Mélanie entrèrent dans le convent; elles croyoient y trouver toute 1'honnête liberté que méritoit leur bonne conduite : mais a peine les portes furent refermées fur elles } qu'on leur dit qu'elles ne verroienr perfonne , qu'elles n'écriroient point, Sc qu'on ne les quitteroit pas de vue. Dona Juana avoit fait accroire a Pabbefle , que des gens d'une condirion fort an-defibus de la leur , vouloient les enlever, qu'elles y donnoient les mains, Sc que Ton ne pouvoit les éclairer de trop prés. Cette précaution fut caufe que les defleins de cette vieille ne réulfirent pas •, Tabbede choifit entre fes religieufes , celles qui avoient le plus de naiflance , pour les mertre auprès de ces helles prifonnières ; entr'elles dona Iphigenie d'Aguilar fut nommée comme la première , paree qu'elle n'avoit commerce qu'avec fes parans , Sc que des malheureux tels que dona Juana  44 Ponce venoit de dépeindre les amans de fes nièces , fe rrouvoient fort éloignés d'un tel cara&ère. Dona Iphigénie avoit beaucoup d'efprit & de douceur ; elle trouva tant de mérite a ces nouvelles penfionnaires , que les voyant dans une extréme mélancolie , elle n'oublioit rien pour les en retirer. Mais elle ne fut pas long-temps fans avoir befoin eile-même de la confolation qu'elle vouloit leur donner ; elle recut une lettre que le comte d'Aguilar fon frère lui faifoit écrire; il lui mandoit oü il étoit, & fans lui dire le fujet de fon combat, il fe contentoit de fe recommander a fes prières j paree qu'il ér.oit dangereufement blefle ; qu'il avoit des déplaifirs extrêmes, & que don Gabriel Ponce de Leon étoit auffi mal que lui. Ifidore ayant remarqué fur le vifage d'Iphigénie une paleur extraordinaire , elle lui en demanda la caufe. Iphigénie lui dir qu'elle éroit trèsaffligée, &lui donna lalertre: Ifidore,en lalifant, poufia un grand cri, & fe laifla tomber fur un fauteuil: Mélanie accourut; Ifidore, fans lui pouvoir parler , lui préfenta la lettre du comte ; Mélanie ne témoigna pas moins d'afflidtion que fa fceur. Iphigénie , jufqu'a ce moment, ne leur avoit point dit le nom de fa maifon; fa modeftie Tempèchoit de fe vanter de ces fortes d'avantages, qui ne conviennent guères a une ^eligieufe ; ainfi  deLeon. 45 elle n'avoit jamais eu lieu de parler avec elles du comte & de don Gabriel ; mais la fenfibilité qu'elles témoignèrent dans cette occafion, paflbit de bien loin celle que 1'on a ordinairement pour une nouvelle amie ; elle les voyoit pleurer plus amèrement qu'elle , 8c leur connoiffance étoit encore fi récente , qu'elle n'ofoit attribuer a la tendrefle une douleur de cette nature ; elle les regardoit fans parler; enfin Ifidore comprenant une partie de ce qui fe paflbit dans fon efprit: eeflez d'ètre furprife , madame , lui dit-elle , de 1'état oü vous nous voyez ; nous fommes aimées, £c nous voulons bien vous avouer que nous n'avons point d'indirférence pour le comte d'Aguilar, 8c pour don Gabriel Ponce de Leon ; c'eft a caufe d'eux que nous fommes ici; quelque peine qu'on püc nous y faire , dieux! qu'elles nous feroient douces , en comparaifon des cruelles nouvelles que nous apprenons. Quoi! mon cher frère 8c mon cher coufin vous aiment , reprit dona Iphigénie , en embraflant Ifidore 8c Mélanie ; quoi! vous leur voulez du bien , vous fouffrez pour eux , 8c je ne 1'ai pas fu plutót ? que je m'en veux de mal! Hélas! me pardonnerez-vous tous mes airs d'efpion ? Oui, fans doute , continua-t-elle , après quelques momens de filence, vous me le pardonnerez , par le foin que je prendrai a 1'avenir de vous plaire; mon cceur n'a pas attendu que je vous connufle par  4 Ponce votre propre nom, pour s'attacher a vous. Madame, répliqua Mélanie, un preflentiment fecret lui infpiroit la tendrefle qu'il vous doir, par rapport au comte d'Aguilar & a don Gabriel; mais que ferons-nous pour les foulager ? II faut leur écrire, reprit Iphigénie, j'enverrai Rn exprès porter nos lettres; votre tante a trcsinutilement ordonné que vous foyez captives ici, je vous aflure qu'elle fera mal obéie. Ifidore & Mélanie la remercièrent du plaifir qu'elle leur faifoit, & fans diflcrer , elles écrivirent. La lettre d'Ifidore a don Gabriel étoit en ces termes : Vous fere% aujffi furpris d'apprendre que je fuis mux Jéronymites de Malaga, que je l'ai été de votre blejfure. Que vous peut-il être arrivé', feigneur, depuis notre féparation ; & cette féparation n'ejl-elle pas affe\ doulourcufe ,fans qu'elle foit fuivie de nouvelles difgraces ? Si vous m'aime^, ne négligé-^ point une fanté a laquelle je m'intéreffe autant que vous le fouhaite^. Vme\ le plus prompiement que vous pourre^ ici, & foye\ perfuadé, feigneur, que votre fouvenir me tiendra fidelle compagnie. Mélanie écrivit au comte d'Aguilar : Vous êtes éloigné, vous êces en péril, que de maux a la fois , feigneur! S'il fuffifoit de les partager pour vous foulager , hélas que je vous ferois utile! Ma douleur & mon inquiétude font affreufes; j'aurai peu de repos jufqu'a ce que je vous voie. Elles écrivkent aufli a leur frère. Iphigénie ,  deLeon. 47 ayant fait un paquet de toutes ces lettres, en chargea un homme de confiance. 11 eft aifé de juger de la joie que recut le comte, par des nouvelles fi chères & fi peu attendues j elles contribuèrent plus a fa guérifon , que tous les remèdes qu'on lui faifoit. Don Gabriel étoit avec lui dans la même chambre ; dès qu'il put fouffrir la litière , il s'y fit porter : les témoignages de bonté qu'il recevoit d'Ifidore , le comblèrent de facisfaction : ils prièrent le gentilhomme de don Louis d'écrire tout ce qui s'étoit pafle depuis le départ de Juana , afin d'en informer fes dames: & comme le comte étoit encore fort mal, il ne put écrire que ce peu de mots a Melanie: Vous me vcrre-[ bientót a vos pieds le plus tendrt & le plus refpeclueux de tous les amans. Ponce de Leon écrivit a Ifidore : Nous croyions vous fuivre, lorfque mille accidens fe font fuccédés pour nous arrêter : mais , madame, fe peut-il une furprife plus agréable , que celle de recevoir un billet de votre main ? Avec quel tranfport ai-je vu ces témoignages de votre bonté! Je ne faurois vous les faire mieux entendre, quen vous parlantde ma paffion; elle efltelle que, fur le point de perdre la vie, je ne regrettois que vous. En effet vous me tene% lieu de tout; heureux, madame, Jije vous tiens lieu de quelque chofe. Le meflager fit toute la diligence néceflaire , pourne pas laifler long-tems Iphigénie Sc les deux  4$ Ponce aimables fceurs dans 1'inquiétude oü elles étoient de la faaté de ces cavaliers. Le caraclère de leurs lettres leur parut fi rendre & fi touchant, qu'elles réfolurent de rendre une entière juftice a leurs fentimens , d'aimer ceux qui les aimoient, Sc de feconder les démarches qu'ils vouloient faire pour leur mariage. Elles écrivirent, dans eet efprit a don Louis ; Sc comme il n'attendoit que leur confentement , pour mander a don Felix Sarmiente la recherche que don Gabriel & le comte faifoient de fes fceurs, il ne fut plus queflion que de favoir la dernière réfolution de ces deux amans; mais lorfqu'il leur en écrivit, ils renchérirent fur eet empreflement, Sc lui déclarèrenc qu'encore que dona Juana les déshéritar, ce ne feroit point un obftacle , puifcju'ils les aimoient aflez, pour ne regarder, en les époufant, que leur feule perfonne. Don Gabriel manda de fon coté a fon père qui étoit a Madrid , les fentimens qu'il avoit pour Ifidore : Sc comme il ne fouhaitoit pour fon fils qu'une fille aimable Sc verrueufe, il donna volontiers les mains a ce qu'il défiroit, & il chargea le comte de Leon fon frère, qui étoit a Cadix, de prendre tous les foins néceffaires pour cette affaire. Don Felix Sarmiente fe fent.it fi honoréde I'alliance que fon fils propofoit pour fes fceurs, qu'il jugea néceflaire de fe rendre a Malaga0 afin d'ap- planir  BE L E O N. 49 toutes les difficultés; car le procés de don Louis ne lui permettoit pas de venir en Andaloufie. Les amans & les maitrefles recurent ces bonnes nouvelles, avec une fatisfaótion difficile a exprimer; don Gabriel & le comte furent bientöt en état de fe rendre a Malaga; ils arrivèrent dans le tems que leur oncle & don Félix , qui avoient commercé enfemble pour ce mariage , s'y rendirent auffi. Cependant dona Juana, trifte & défolée, fe nourrilToit de fon propre poifon dans une maifort de campagne , oü fon frère fut la trouver pour la prier de venir aux nóces de fes filles. Un coup de foudre ne lui auroit pas été plus terrible; elle lui dit tout ce que fa rage put lui faire imaginer, afin de rompre cette affaire ; mais don Felix étoit déja prévenu , & fes emportemens, non plus que fes remontrances & fes menaces, n'eurent aucun effet. Lorfqu'elle vit que la chofe étoit fans remède , elle fut a Seville, & donna tout fon bien au grand-père de Lucile , & au père de don Fernand de Vega , a condition de plaider éternellement avec fa familie. Mais c'étoient des parties trop peu redoutables, pour faire long-tems de la peine a des perfonnes fi diftinguées par leur mérite & par leur qualité^ On leur propofa un accommodement qu'ils acceptèrent avec joie : ainfi les mariages de don Gabriel &c d'Ifidore, du comte &C de Mélanie , Tornt III. D  50 Ponce de Leon. s'achevèrent en peu de jours, avec toute la magnificence poflible , & route la fatisfaótion que 1'on doit s'imaginer, entre des perfonnes fi accomplies, Sc qui s'aimoient fi chèremenr. Pour Juana , elle auroit été ruinée par la folie donation qu'elle venoit de faire , fi don Felix n'avoit heureufement trouvé le moyen d'appaifer le père de Lucile. Après avoir pardonné fon enlevement a don Louis, il donna a fa fille , outre fon bien , celui de Juana; & comme ce bien revenoit dans la familie des Sarmientes , ils eurent la générofité d'en laifler jouir Juana, qui fe retira, pour le refte de fa vie, aux Carmélites de Séville. Aufli-töt que madame D. eut fini, 1'on avertit la compagnie que 1'on avoit fervi une grande collation dans le cabinet de verdure qui étoit proche de la fontaine : allons-y, dit la comtefle de F....... j'y confcns, pourvu qu'on me pro- mette qu'en fortant de table , on achèvera la lecFure de ce cahier ; car je fuis perfuadée , par tout ce que nous avons entendu, Sc par ce qui refte a lire , que nous perdrions bien de jolies chofes ; chacun applaudit a ce que la comtefle fouha'itoit. Puifque vous le voulez, dit madame, D.. ., nous recommencerons par le conté de Babiole; il y en a encore quelques autres , avec une nouvelle Efpagnole , qui ne vous déplairont peut-être pas.  5* B A B I O L E, CONTÉ. fgggggg gg | _!. 1 1 111 1 Il y avoit un jour une reine qui ne pouvoit rien fouhaiter, pour être heureufe, que d'avoir des enfans : elle ne parloit d'autre chofe , & difoit fans cefle que la fée Fanferluche étant venue a. fa naifTance , & n'ayant pas été fatisfaite de la reine fa mète, s'étoit mife en furie, & ne lui avoit fouhaité que des chagrins. Un jour qu'elle s'affligeoit toute feule au coin de fon feu, elle vit defcendre par la cheminée une petite vieille, haute comme la main; elle étoit a cheval fur trois brins de jonc; elle portoit fur fa tête une branche d'aube-épine, foij habit étoit fait d'ailes de mouches; deux coques de noix lui fervoient de bottes, elle fe promenoit en 1'air , & après avoir fait trois tours dans la chambre , elle s'arrêta devant la reine. II y a long tems, lui dit - elle , que vous murmurez contre moi, que vous m'accufez de vos déplaifirs, & que vous me rendez refponfable de tout Dij  52. Babiole. ce qui vous arrivé : vous croyez , madame , que je fuis caufe de ce que vous n'avez poinr d'enfans, je viens vous annoncer une infante, mais j'appréhende qu'elle ne vous coüte bien des larmes. Ha! noble Fanferluche , s'écria la reine , ne me refufez pas votre pitié Sc votre fecours ; je m'engage de vous rendre tous les fervices qui feront en mon pouvoir, pourvu que la princelTe que vous me promettez , foit ma confolation Sc non pas ma peine. Le deftin eft plus puiflant que moi, répliqua la fée ; tout ce que je puis, pour vous marquer mon afFection, c'eft de vous donner cette épine blanche \ attachez la fur la tête de votre fille, aufli-tót qu'elle fera née, elle la garantita de plufieurs périls. Elle lui donna Tépine blanche, Sc difparut comme un éclair. La reine demeura trifte Sc rêveufe : que fouhaitai-je, difoit-elle ! une fille qui me coütera bien des larmes & bien des foupirs : ne ferois-je donc pas plus heureufe de n'en point avoir ? La préfence du roi qu'elle aimoit chèrement diflipa une partie de fes déplaifirs ; elle devint groile, Sc tout fon foin , pendant fa groflelTe , étoit de recommander a fes plus confidentes, qu'aufii-töt que la ptincelTe feroit née on lui attachat fur la tête cette fleur d'épine , qu'elle confervoit dans une boite d'or couverre de diamans, comme la chofe du monde qu'elle eftimoit davantage.  Babioli. 5j Enfin la.reine donna le jour a la plus belle créature que 1'on ait jamais vue : on lui attacha en diligence la fleur d'aube-épine fur la tête'; & dans le même inftant, ó merveille ! elle devintune petite guenon, fautant, courant & cabriolant dans la chambre , fans que rien y raairquat. A certe métamorphofe, toutes les dam- ; poufsèrent des cris effroyables, & la reine, plu:; allarmée qu'aucune, penfa mourir de dcfefpoir : elle cria qu'on lui ótat le bouquet qu'elle avoifur 1'oreille : 1'on eut mille peines a prendre la guenuche,& onlui eut ötéinutilement ces fatales fleurs ; elle étoit déja guenon ^guenon confirmée , ne voulant ni tetter, ni faire 1'enfant, il ne lui falloit que des noix & des marrons. Barbare Fanferlucbe , s'écrioit douloureufement la reine, que t'ai-je fait pour me traiter fi cruellcment ? Que vais-je devenir ! quelle honre pour moi, tous mes fujets croiront que j'ai fait un monftre : quelle fera Thorreur du roi pour un tel enfant! elle pleuroit & prioit lës dames de lui confeiller ce qu'elle pouvoit faire dans une occafion fi preffante. Madame, dit la plus ancienne, il faut perfuader au roi que la princefle eft morte, & renfermer cette guenuche dans une boïte que 1'on jetera au fond de Ia mer; car ce feroit une chofe épouvantable, fi vous gardiez plus long-tems une beftiolé de D iij  '5 4 B a b i e i a' cette nature. La reine eut quelque. peine a s'y réfoudre; mais comme on lui dit que le roi venoit dans fa chambre, elle demeura fi confufe & fi troublée , que fans délibérer davantage, elle dit a fa dame d'honneur de faire de la guenon tout ce qu'elle voudroir. On la porta dans un autre appartement; on 1'enferma dans la boire, & 1'on ordonna a un valet-de-chambre de la reine de la jeter dans la mer; il partit fur Ie champ. Voila donc la princelTe dans un péril extréme : eet homme ayant trouvé la boue belle, eut regret de s'en défaire ; il s'aflit au bord du rivage , & tira Ia guenuche de Ia boite , bien réfolu de la tuer, car il ne favoit point que c'étoit fa fouveraine ; mais comme il la tenoit , un grand bruit qui le furprit, 1'obligea de tourner la tere ; il vit un charriot découvert, trainé par fix licornes ; il brilloit dor & de pierreries , plufieurs inftrumens de guerre le précédoient : une reine, en manteau royal, & couronnée , étoit aflife fur des carreaux de drap d'or, & tenoit devant elle fon fils agé de quatre ans. Le valet de chambre reconnut cette reine, car c'étoit la fceur de fa maïtrelTe; elle Tétoit venue voir pour fe réjouir avec elle; mais aulfitöt qu'elle fut que la petite princelTe étoit morte» elle partit fort trifte, pour retourner dans fon  B A B i O L E. 5 5 royaume; elle rêvoit profondément lorfque fon fils cria : je veux la guenon, je veux 1'avoir : la reine ayant regardé, elle appercut la plus jolie guenon qui air jamais été. Le valet de chambre cherchoit un moyen de s'enfuir ; on 1'en empëcha : la reine lui en fit donner une grofie fomme, & la trouvant douce & mignonne , elle la nomina Babiole : ainfi, malgré la rigueur de fon fort, elle tomba entre les mains de la reine , fa tante. Quand elle fut arrivée dans fes états, le petit prince la pria de lui donner Babiole pour jouer avec lui : il vouloit qu'elle fut habillée comme une princefle : on lui faifoit tous les jours des robes neuves, & on lui apprenoit a ne marcher que fur les pieds ; il étoit impolfible de trouver une guenon plus belle & de meilleur air : fon petit vifage étoit noir comme geai, avec une barbette blanche & des touffes incarnates aux oreilles -y fes menottes n'étoient.pas plus grandes que les aïles d'un papillon, & la vivacité de fes yeux marquoit tant d'efprit, que 1'on n'avoit pas lieu de s'étonner de tout ce qu'on lui voyoit faire. Le prince, qui 1'aimoit beaucoup, la carreffoit fans cefle; elle fe gardoit bien de le mordre, &c quand il pleuroit, elle pleuroit auffi. U J avoit déja quatre ans qu'elle étoit chez la reine , D iij  1* B A B I O L E. lorfqu'elle commenca un jour a bégayer comme un enfant qui veut dire quelque chofe; tout le monde s'en étonna, & ce fut bien un autre «onnement, quand elle fe mit a parler avec une petne voix douce & claire, fi diftinéte, que 1'on «en perdoit pas un mot. Quelle merveille! Babiole pariante, Babiole raifonnante ! La reine voulut Ia ravoir pour s'en divertir; on la mena danS fon appartement au grand regret du . Jl Un en couta quelques larmes; & pourle confo. • on Iui donna d« chiens & des chats, des oifeaux, des écureuils, & même un petit cheval appelé Criquetin, qui danfoit Ia farabande : mais tout cela ne valoit pas un mot de Babiole. Elle étoit de fon coté plus contrainte chez la reine que chez Ie prince; il falloit qu elle répondit comme une fybille,a cent queftions fpirituelles &favantes, dont elle ne pouvoit quelquefois fe bien démêler. Dès qu'il arrivoit un ambafladeur ou un étranger, on la fëifoit parokre avec une robe de velours ou de brocard, en corps & en colerette : fi la cour étoit en deuil, elle trainoit une longue mante & des crêpes qui la fatiguoient beaucoup : on ne lui laiflbit plus la liberté de manger ce qui étoit de fon gom; le médecin en ordonnoit, & cela ne lui plaifoit guères, car elle étoit volontaire comme une guenuche née princefle.  Babiole.' $/ Ia reine lui donna des maitres qui exercèrent bien la vivacité de fon efprit; elle excelloit a jouer du clavecin : on lui en avoir fait un merveilleux dans une huïtre a 1'écaille : il venoit des peintres des quatre parties du monde, & partlculièrement d'Italie pour la peindre; fa renommée voloit d'un pole a 1'autre, car oil n'avoit point encore vu une guenon qui parlat. Le prince, aufli beau que 1'on repréfente 1'amour , gracieux & fpirituel, n'étoit pas un prodige moins extraordinaire; il venoit voir Babiole; il s'amufoit quelquefois avec elle ; leurs converfations , de badines & d'enjouées , devenoient quelquefois férieufes & morales. Babiole avoit un cceur, & ce cceur n'avoit pas été métamorphofé comme le refte de fa petite perfonne : elle prit donc de la tendrefle pour le prince, & il en prit fi fort qu'il en prit trop. L'infortunée Babiole ne favoit que faire ; elle paflbit les nuits fur le haut d'un volet de fenêtres , ou fur le coin d'une cheminée, fans vouloir entrer dans fon pannier ouaté , plumé , propre & mollet. Sa gouvernante (car elle en avoit une) 1'entendoit fouvent foupirer , & fe plaindre quelquefois ; fa mélancolie augmenta comme fa raifon, 8C elle ne fe voyoit jamais dans un miroir, que par dépit elle ne cherchat a le cafler ; de forte qu'on difoit ordinairement, le linge eft toujours finge,  *8 Babiole. Babiole „e faurpu fe défaire de la malice natureile a ceux de fa familie. Le prince éranr devenu grand, il aimoit la chafle ,1e bal, la comédie, les armes, les livr«s &po«rlaguennche, il n'en étoir prefque pIus' «ennon Leschofes alloienr bien différLmenc de fon corejelle ïaimoit mieux d dotue qu elle ne 1 avoit aimé d fix ; elle lui faifoit quelfois des reproches de fon oubü,ilCroyoit en être fort julhfic, en lui donnant pour toute raifon une pomme aapis , ou des marrons glacés Enfin, la réputation de Babiole fit bruit au royaume desGuenons^IeroiMagoteut grand «me delcpoufer , & dans ce defiein il erTvoya nne celebre amba/Tade, pour 1'obtenir de la reine11 neWPas dePei»e a faire entendre fes intenuons a fon premier miniftre : mais il en auroic eu dmfimesd les «primer , fans le fecours des perroquets & des pies, vulgairement appelces margots ; celles-ci jafoient beaucoup, & les oeaisqui fuivoient 1'équipage, auroient été bienfdchés decaqueter moins qu'elles. Un gros finge appelé Miriifiche , fut chef d. ambaflkde: il fit faire un carrofle de carte, fur lequel on peignit les amouts du roi Magot avec Monette Guenuche, fameufe dans l'empire Magonque; elle mourut inmitoyablement fous ia griffe dun chat fauvage , peu accoutumé d fes  Babiole; 5* efpiègleries. L'on avoit donc repréfenté les douceurs&que Margot SfMonette avoient goütées pendant leur mariage , & le bon naturel avec lequel ce roi 1'avoit pleurée après fon trépas. Six lapins blancs, d'une excellente garenne , trainoient ce carroffe , appelé par honneur carroiTe du corps : on voyoic enfuite un chariot de paille peinte de plufieurs couleurs , dans lequel étoient les guenons deftinésa Babiole; il falloit voir comme elles étoient parées : il paroidoit vraifemblablement qu'elles venoient a la noce. Le refte du cortéae étoit compofé de petits épagneuls, de levrons , de chats d'Efpagne, de rats de Mofcovie, de quelques hériiïbns , de fubtiles belettes, de friands renards; les uns menoient les charriots, les autres portoient le bagage. Mirlihche, fur le tout, plus grave qu'un didateur romain , plus fage qu'un Caton , montoit un jeune^ levraut qui alloit mieux 1'amble qu'aucun guildain d'Angleterre. La reine ne favoit rien de cette magmfique ambalTade, lorfqu'elle parvint jufqu'a fon palais. Les éclats de rire dupeuple & de fes gardes 1'ayanc obligée de mettre la tête a la fenêtre, elle vir la plus°extraordinaire cavalcade qu'elle eut vue de fes jours. Auffi-tót Mirlifiche, fuivi d'un nombre confidérable de finges , s'avanca vers le charriot des guenuches , & donnant la patte a la groflc  B A B I O I E. Puis Mchant Je petit peln ' 1f defce»dre; d'interprère ^ ar ?UetqUI deVok lnite dW de fa part ^ demandé ™' ^onfeigneJrjep,USj°lldu-o«de:madame, -d-nce a votre IJ£^^'d^ dience, ou fe vJv T "$ k f*lle d'™«outei^^.VaiSlattendref—ontróneavec P»»le de Miriifiche & 7j! f Percha f™«- fiche "> fut pas fcfr r 6 reCeV°ir- Mirli" de Ia reine parMargotJa pie,aili  B A B I 6 I !. 6Ï! s'étolt érigée en fous-incerprète , s'il vouloit bien lui donner une chambre pour fe délafter pendant quelques momens. On ouvrit auni-tot un fallon, pavé de marbre peint & doré, qui étoit des plus propres du palais; il y entra avec une partie de fa fuite; mais comme les finges font grands furetenrs de leur métier, ils allèrentdécouvrir un certain coin , dans lequel on avoit arrangé maints pots de confiture ; voila mes gloutons après; Pun tenoit une tafle de criftal pleine d'abricots, 1'aurre une bouteille de drop; celui-ci des patés, celuila des mauepains. La gente volatille qui faifoit cortège, s'ennuyoit de voir un repas oü elle n'avoit ni chenevis, ni millet -y & un geai, grand caufeur de* fon métier , vola dans la falie d'audience , ou s'approchant refpe&ueufement de la reine : madame, lui dit-il, je fuis ttop ferviteur de votre majefté , pour être complice bénévole du dégat qui fe fait de vos très-douces confitures: le comte Mirlifkhe en a déja mangé trois boïtes pour fa part: il croquoit laquatricme fans aucun refpeft de la majefté royale, lorfque le cceur pénétré , je vous ea fuis venu donner avis. Je vous remercie , petit geai , mon ami, dit la reine en fouriant, mais je vous difpenfe d'avoir tant de zèle pour mes pots de confitures , je les abandonne en faveur de Babiole que j'aime de tout mon cceur. Le geai un peu honteux de la  ez B a t i o t ï. levée de bouclier qu'il venok de faife > ft f ians dire mot. L'on vitentrerquelques momens après 1^ LtóiTlÖVeC fajfHke : U "'éto- P-tout-a-fak iabillcikmode.car depuis le retour du fameux Fagotm, qui avoit tantbrillé dans le monde, il ne leur étoit venu aucun bon modèle : fon chapeauetoit pointu , avec un bouquet de plume verte un baudrier de papier bleu, couvert de papillottes d'or, de gros canons & une canne lerroquet qui paflbit pour un aflez bon poëre ayant compofé une harangue fort férieufe ' savanca jufqu'au pied du tröne ou la reine **? ^5 11 s'^fla i Babiole, & paria ainfi: r Madame, de vos yeux connouTez Ia puifTance , 1 ar I amour dont Magot rcffent la violence Ces fi^eS& ces chats .ee corxège pompeux, Ces otfeaux , tout ici vous £ de fef ^ Lorfque d'un cÜat fauvage dprouvanr la Furie' Monette (c'eft le nom d'une guenon chérie) ' Madame, je ne peux la comparer qua vous, Lorfquelle fut ravie a Magot fon époux. Lc roi jura cent fois qu'a fes manes s fidelle II lm conferveroit un amonr éternelle. Madame, vos aPpas ont cnaffé de ftn ^ Ic tendrc fouvenir de fa première ardeur. II ne penfequ-a vous : fi vous favie, , madaaic JufqueSaqueleïcèsil or£éfa mt>  Babiole. ^3 ■Sans doute votre cceur, fenfible a la pitié, pour adoucir fes niaux , en prendröu la moitié 1 Lui qu'on voyoit jadis gros , gras, difpos, alègre, Maintcnant inquiet , tout défak Sc tout maigre , Un éternel fouci femble le confuraer , Madame, gu'U fent bien ce que c'eft que d'aimer! Les olives , les noix dont H étoit avide, Ne lui paroiffcnt plus qu'un ragout infipide. II fe meurt : c'eft a vous que nous avons recoursl Vous feule , vous pouvez nous conferver fes jours. Je ne vous dirai point les charmans avantages Que vous pouvez trouver dans nos heureufes plage* La.figue & lc raif.n y viennent a foifon , j La , les fruits les plus beaux font de toute faifon. Perroquet eut a peine fini fon difcours , que la reine jetales yeux fur Babiole, qui de fon coté fe trouvoit fi interdite, qu'oli ne 1'a jamais été davantage; la reine voulut favoir fon fentiment avant que de répondre. Elle dit a perroquet de faire entendte I monfieur 1'ambafladeur quelle favoriferoit les prétentions de fon roi, en tout ce qui dépendroir d'elle. I/audience linie, elle fe retira , & Babiole la fuivit dans fon cabinet : ma petite guenuche , lui dit-elle , je tavoue que j'auraibien du regret de ton éloignement, mais il n'y a pas moyen de refufer le Magot qui te demande en mariage , car je n'ai pas encore oublié que fon père mit deux eens mille finges en campagne , pour foutenir une grande  ^ B A B I o L I. guerre contre Ie mien; ils mangèrem tant de no* fujets que nous fümes obli és de faire aueZhonteufc;CeIa/ig„ifie3 mada„ie, repliL -pauemn.ent Babiole , que vous êtes rLL demefacnfierdcevilainmonfrre^ouréviterfa de maccorder qUelqueS jours pour prendre ma fermere réfoiutiön. Cela eft jufte, die la reine; «eamnoinSjfimveux ^ ^ ^^ toIpromptemenr; confidères les honneurs q„'on ^prepare; la magnificence de lambaffade, & quelle, dames d'honneuron t'envoie; jefuisfure ^Vr" M^-f- Po- Monette, qudfau Pour toL Je nefai.ee qu'aa fair ponr Monette, répondic dédaigneufement la petite Babiole, ma)s je fcis bien que jefui des fentimens dont il me diftinaue Elle fe Ieva auffi-töt, & faifant la révérence de bonne grace elle fut chercher Ie prince pour lui conter fes douleurs. Dés qu'il Ia vit, il s'écria Hé bien ma Babiole, quand danferons-nous i tanoce? Je lignore, feigneur, lui dit-elle triftementjmai) 1'état oü je me trouve eftfx déplorable,que jene fuis plus Ja maïtreife de vous tatre fecret, & quoiqu'il en coüte a ma pudeur d faut que je vous avoue que vous êtes le feul que ,e puiffe fouhaiter pour époux. Pour *poux, du Ie prince, en s'éclatant derire! pour époux,  Babiole. £ j époux , ma guenuche ! je fuis charmé de ce que tu me dis ; j'efpère cependant que ru m'excuferas, fi je rt'accepte point le parti; car enfin , notre taille, notre air & nos manières ne fontpas tout a fait convenables. Jen demeure d'accord , dit-elle , & fur-tout nos cceurs ne fe refiemblent point; vous ctes un ingrat, il y a lono-temps que je men appercois , & je fuis bien extravagante de pouvoir aimer un prince qui le mérite fi peu. IMais, Babiole , dit-il, fonge d Ia peineque j'aurois de te voir perchée fur la pointe d'un fycomote, tenant une branche par le bout de la queue : crois-moi, rournons cette affaire en raillerie pour ton honneur & pour le mien, époufe leroi Magot, & en faveur de la bonne amitié qui eft enrre nous, envoie-moi le premier Magotin de ta facon. Vous êtes heureux, feigneur, ajouta Babiole, que je n'ai pas tout k fait 1'efprit d'une guenuche ; une autre que moi vous auroit déjd crevé les yeux, mordu le nez , arraché les oreilles; mais je vous abandonne aux réflexions que vous ferez un jour fur votre indigne procédé. Elle n'en put dire davantage, fa gouvernante vint la chercher, rimbafladeUt Mirlifiche s'étoit rendu dans fon appartement , avec des préfens magnifiques. II y avoit une toilette de rézeau d'araignée , brodée de petits vers luifans , une coque d'ceuf Tome III. g  ceux qui entendirent furent furpris qu'un homme fi malade put marquer tant de paffion & de reconooiffance. L'infante qui en rougit plus d'une foïs, le pna de fe taire; mais 1'émotion & 1'ardeur de fes difcour-s Je menèrehc fi loiu , qu'elle Ie vk Tome III, j;  8l Babiole. tomber tout d'un coup dans une agonie affreufe. Elles'étoit armée juiques-la de conftance ; enfins elle la perdit a tel point qu'elle s'arracha les cheveux , qu'elle jeta les hauts cris, & qu'elle donna lieu de croire a tout le monde , que fon cceur étoit de facile accès, puifqu'en fi peu de temps, elle avoit pris tant de tendrefle pour un étranger; car on ne favoit point en Babiole ( c'eft le nom qu'elle avoit donné a fon royaume) que le prince étoit fon coufin , & qu'elle 1'aimoit dès fa plus grande jeunefle. C'étoit en voyageant qu'il s'étoit arrêté dans cette cour, & comme il n'y connoiffoit perfonne pour le préfenter i 1'infante, il crut que rien ne feroit mieux que de faire devanr elle cinq ou fix galanteries de Héros; c'eft-a-dire , couper bras & jambes aux chevaliers du tournois: mais il n'en troüva aucun aflez complaifant pourlefouffrir. II y eut donc une rude mêlée; le plus fort battit le plus foible, & ce plus foible , comme je .1'ii déja dit, fut le prince. Babiole défefpérée, couroit les grands chemms fans carrofle & fans gardes , elle entra ainfi dans un bois, elle tomba évanouie au pied d'un arbre, ou la fée Fanfreluche qui ne dormoit point , & qui ne cherchoit que des occafions de mal faire, vint ï'enlever dans une nuée plas noire que ,de 1'encre, 6c qui alloit plus vite que le vent. La  B A B I O 1 f. jjj pnnceiïe refta quelque temps fans aucune conhoidance: enfin elle revinta elle; jamais furprife n'a été égale a la fienne , de fe rrouver fi loin de la terre , & fi proche du Pöle- le parquec de nuée n'eft pas folide , de forte qu'en courant deca & dejd , il lui fembloit marcher fur des plumes , & la nuée s'enrr'ouvrant, elle avoit beaucoup de peine de s'empêcher de romber elle ne trouvoit perfonne avec qui fe plaindre , car la méchante Fanfreluché s'étoir rendue invifible : elle eut le temps de penfer a fon cher prince , 8c a 1'état oü elle l'avoit laifie, & elle s'abandonna aux fentimens les plus douloureux qui pujflent occuper une a-me. Quoi ! s'écrioitelle , je fuis encore -capable de furvivre a ce que j'aime , & 1'appréhenfion d'une morr prochaine trouve quelque place dans mon cceur! Ah! fi le foleil vouloit me rótir Ij qu'il me rendroit un bon office ; ou fi je pouvois me noyer dans Farcen-del, que je ferois contente! Mais, hélas! tout le zodiaqne eft fourd a ma voix, lefagitraire n'a point de flêches, le taureau de cornes & Ie hon dedents: peut Être que la terre fera plus obligeante , & qu'elle m'offrira la pointe d'un rocher fur lequel je me tuerai. O ! prince, mon cher coufin , que n'êtes-vous ici, pour me voir faire la plus tragique cabriole dont une amants défefpérie fe puiffe avifer. Enaehevant ces mots, Fij  £4 B A B I O t E. elle courut au bout de Ia nuée, Sc fe précipita comme un trait que 1'on décoche avec violence Tous ce'ux qui la virent, crarent que c'étoit la lune qui tomboit ; Sc comme 1'on étoit pour lors en décours , plufieurs peuples qui 1'adorent & qui reftent du tems fans la revoir , prirent le grand dueil, & fe perfuadèrenr que le foleil, par jaloulie , lui avoit joué ce mauvais tour. Queiqu'envie qu'eüt 1'infante de mourir, elle ..n'y réufïit pas , elle tomba dans la bouteille de verre oü les fées mettoient ordinairément leur ratafia au foleil : mais quelle bouteille! il n'y a point de tour dans 1'univers qui foit fi grande; par bonheur elle étoit vuide , car elle s'y feroit •noyée comme unembüche. Six géans la gardöient, ils reconnurent auffitot 1'i'nfante ; c'étoient les. meines qui demeu•roiént dans fa cour Sc ;qui 1'aimoient: la maligne Fanfreluche .qui ne.'faifoit rien au hafard, ;les avoit tranfportés.-Ja, jcnacun fur un dragon volant, &' ces dragons• g^rdoient ia, bouteille quand les; géans dormpieïit. Pendant qu'elle y fut, il'y eut bien des jours.oü elle rggr'etïa fa peau de guenuche ; ,eile..yivoit comme les caméléons, de 1'air & de Ja rofée. La prifon de 1'infante n'étqit fue de perfonne; Je jeune prince 1'ignoroit , il n'étoit pas mort, ,& demandoit fans ceiïe Babiole. II s'appercevoic  Babiole. 85 aflTez , par la mélancolie de tous ceux qui le fervoient, qu'il y avoit un fujet de douleur générale a la Cour; fa difcrétiou naturelle 1'empêcha de chercher a la pénétrer ; mais lorfqu'il fut convalefcent, il preffa fi fort qu'on lui apprit des nouvelles de la princeffe , que 1'on n'eur pas le courage de lui céler fa perte. Ceux qui 1'avoient vue entrer dans le bois, foutenoient qu'elle y avoit: été dévorée par les lions ; & d'autres croyoiem qu'elle s'étoit tuée de défefpoir; d'autres encore qu'elle avoit perdu 1'efprit, 8c qu'elle alloit errante par le monde. Comme cette dernière opinion étoit la moins terrible , 8c qu'elle foutenoit un péu 1'efpsrance du Prince, il s'y arrêta, 8c partit fur Criquetin dont j'ai déja. parlé , mais je n'ai pas dit que c'étoit le fils aïné de Bucephale , & Fun des méiileurs chevaux qu'on air vus dans ce fièclela : il lui mit la bride fur le cou , 8c le lailfa aller a ï aveuture ; il appeloit 1'infante , les échos feuls tui répondoient. Enfin il arriva au bord d'une grofle rivière. Criquetin avoit foif, il y entrapour boire , & le prince, felon la coutume ,fe mit a crier de toure fa force, Babiole, belle Babiole oü êtes-vous ? II entendit une voix , dont la douceur fembloit réjouir 1'onde : cette voix lui dit : avances , 8c tu fauras oü elle eft. A ces mots, le prince ï iij  %S Babiole. auffi téméraire qu'amoureux , donne deux coup» d'éperons a Criquetin , il nage & trouve un gouffre oü 1'eau plus rapide fe précipitoit , il tomba j ufqu'au fond, bien perfuadé qu'il s'alloit noyer. Il arriva heureufement chez le bonhomrne Biroquoi, qui célébroit les noces de fa fille avec un fleuve des plus riches & des plus graves de la contrce; toutes les déités poilfonneufes étoient dans fa grotte; les tritons &c les firennes y faifoient une mufique agréable , & la rivière Biroquie , légèrement vêtue, danfoit les olivettes avec la Seine, la Tamife, 1'Euphrate 6c le Gange, qui étoient affurément venues de fort loin pouc fediverrir enfemble. Criquetin qui favoit vivre , s'arréta fort refpectueufement a 1'entrée de Ia grotte, & le prince qui favoit encore mieux vivre que fon cheval, faifant une profonde révérence , demanda s'il étoit permis a un mortel comme lui de paroitre au milieu d'une fi belle troupe, Biroquoi prit la parole , & repliqua d'un air affable qu'il leur faifoit honneur & plaifir, Il y a quelques jours que je vous attends, feigneur, conrinua-t-il, je fuis dans vos intéréts , & ceux de 1'infante me font chers : il faut que vous la retiriez du lieu fata! oü la vindicative Fanfreluche 1'a mife en prifon , c'eft daas une bouteille.. Ah J  Babiole. 87 que me dites-vous , s'écria le prince , 1'infante eft dans une bouteille? Oui, dit le fage vieillard , elle y fouffre beaucoup : mais je vousavertis, feigneur , qu'il n'eft pas aifé de vaïntre les géans & les dragons qui la girdent, a moins que vous ne fuiviez mes confeils. II faut laifler ici votre bon cheval, & que vous montiez fur un dauphin aïlé que je vous élève depuis longtemps: il fit venir le dauphin fellé & bridé , qui faifoit fi bien des voltes & courbettes , que Criquetin en fut jaloux. Biroquoi & fes compagnes s'emprefsèrent auftitbt d'armer le prince. Elles lui mirent une brillante cuirafle d'écailles de carpes dorées, on le coiffa de la coquille d'un gros limacon, qui étoit ombragée d'une large queue de morue , élevée en forme d'aigrette ; une nayade le ceignit d'une anguille, de laquelle pendoit une redoutable épée faite d'une longue arête de poidbn ; on lui donna enfuite une large écaille de tortue dont il fe fit un bouclier; & dans eet équipage , il n'y eut fi petit goujon qui ne le prit pour le dieu des Soles, car il faut dire la vérité , ce jeune prince avoit un certain air , qui fe rencontre rarement parmi les mortels. L'efpérance de retrouver bientot la charmante princefle qu'il aimoit, lui infpira une joie dont il n'avoit pas été capable depuis fa perte; 6c Ia F iv  8^ Babioie. chronique dece fidelle conté, rrrarque qu'il mangcacle bon appétir chez Biroquoi, & qu'il remer. cia toute la compagnie en des termes peu communs ■ d dit adieu a fon Criquetin , puis monta fur le poifion volant qui parrit auflï-töt. Le prince fe trouva, a la fin du jour, fi haut, que pour fe repofer un peu, il entra dans le royaume de la lune. Les raretés qu'il y découvrit auroient «c capables de 1'arrcter, s'il avoit eu un défir moinspreiTant de tirer fon infante de la bouteille oü elle vivoit depuis plufieurs mois. L'aurore paroidbit a peine lorfquil la découvyt environnée des géans & des dragons que la fee, par la vertu de fa petite baguette , avoit retenusauprès d'elle ; elle croyoitfi peu que quelqu'un eut adez de pouvoir pour la délivrer, qu'elle fe repofoit fur la vigiiance de fes terrible* gardes pour la faire fouffrir. Cette belle princede regardoit pitoyablement ie ciel, & lui adreflbit fes triftes plaintes, quand elle vit le dauphin volant & le chevalier qui venoit la délivrer. Elle n'auroir pas cru cette aventure poffible, quoiqu'elle fut, par fa propre expénence , que les chofes les plus extraordinaires fe rendent familières pour certaines perfonnes. Seroit-ce bien par Ia malice de quelques fées , difoit-elle que ce chevalier eft tranfporté dans les airs ? Hélas, que je le pbins, s'il faut  Babiole. 89 qn'une bouteille ou une carafe lui ferve de ptïfon comme a moi ? Pendant qu'elle raifonnoit ainfï , les géans qui appercurent le ptince au-dedus de leurs tètes , crurent que c'étoit un cerf-volant, &c s'écrièrent 1'un a 1'autre : Attrapes, attrapes la corde , cela nous divertira; mais lorfqu'ils fe baiiFèrent, pour la ramalFer , il fondit fur eux , & d'eftoc & de taille , il les mit en pièces comme un jeu de cartes que 1'on coupe par la moitié , & que 1'on jstte au vent. Au bruit de ce grand combat, 1'infante tourna la tête , elle reconnut fon jeune prince. Quelle joie d'étre certaine de fi vie! mais quelles allarmes de la voir dans un peril (1 évident , au milieu de ces terribles colodes, 8c des dragons qui s'élancoient fur lui! Elle pouffa des cris afireux, & le danger oü il étoit penfa ia faire mourir. Cependant 1'atête enchantée , dont Biroquoi avoit armé la main du prince, ne portoit aucuns coups inutiles; & le léger dauphin qui s'élevoit & qui fe baiffoic fort a propos, lui étoit auffi d'un fecours merveilleux ; de forte qu'en très-peu de tems, la terre fut couverte de ces monftres. L'impatient prince , qui voyoit fon infante au travers du verre, 1'auroit mis en pièces , s'il n'avoit pas appréhendé de 1'en bletFer: il prit le parti de defcendre par le gouleau de la bjuteiüe*  5>o Babiole. Quand il fut au fond, il fe jeta aux pieds de Babiole & lui baifa refpeclueufement la main. Seigneur, lui dit-elle , il eft jufte que pour ménager votre eftime , je vous apprenne les raifons que j'ai eues de m'intérelTer li tendrement a votre confervation. Sachez que nous fommes proches patens , que je fuis fille de la reine votre tante , & la même Babiole que vous trouvates fous la figure d'une guenuche au bord de la mer , & qui eut depuis la foiblefle de vous témoignerun attachement que vous méprisares. Ah! Madame , s'écria le prince, dois-je croire un événement li prodigieux? Vous avez été guenuche; vous m'avez aimé, je 1'ai fu , & mon cceur a été capable de refufer leplus grand de tous les biens! J'aurois z 1'heure qu'il eft très-mauvaife opinion de votre goüt, repliqua 1'infante en fouriant,fi vous aviez pu prendre alors quelqu'attachement pour moi: mais , feigneur, partons, je fuis lade d'être prifonnière, Sc je crains mon ennemie; allons chez la reine ma mère, lui rendre compte de tant de chofes extraordinaires qui doivent 1'intérefler. Allons, madame , allons,dit 1'amoureux prince, en montant fur le dauphin allé, Sc Ia prenant entte fes bras, allons lui rendre en vous la plus aimable princefle qui foit au monde. Le dauphin s'éleva doucement 3 Sc prit fon vol  Babiole. 91 vers la capitale ou la reine paflbit fa trifte vie ; la fuite de Babiole ne lui laifloit pas un moment de repos , elle ne pouvoit s'empêcher de fonger a elle , de fe fouvenir des jolies chofes qu'elle lui avoic dites , & elle auroit voulu la revoir , toute guenuche qu'elle étoit, pout la moitié de fon royaume. Lorfque le prince fut arrivé, il fe déguifa en vieillard , öc lui fit demander une audience particuliere. Madame , lui dit-il, j'étudie dès ma plus tendre jeunefle 1'art de négromancien; vous devez juger par-la que jen'ignore point lahaine que Fanfreluche a pour vous, & les ternbles eftets qui 1'ont fuivie : mais ediiyez vos pleurs , madame, cette Babiole que vous avez vue fi laide, eft a préfent la plus belle princefle de l'univers; vous 1'aurez bientót auprès de vous, fi vous voulez pardonner a la reine votre fceur, la cruelle guerre qu'elle vous a faite , & conclure la paix par le mariage de vötre infante avec le prince votre neveu. Je ne puis me flatter de ce que vous me dites, répliqua la reine en pleurant; fage vieillard , vous fouhaitez d'adoucir mes ennuis, j'ai perdu ma chère fille , je n'ai plus d epoux, ma fceur prétend que mon royaume lui appartient, fon fils eft aufli injufte qu'elle; ils me perfécutent, je ne prendrai jamais d'alliance avec eux. Le deftin en ordoune autrement, cou-  51 Babiole. tinua-t-il, je fuis choifi pour vous 1'apprendre' He! de quoi me ferviroit, ajouca la reine, de confenttr a ce mariage ? La méchante Fanfreluche a trop de pouvoir & de malice, elle s'y oppofera toujours. Ne vous inquiétez pas, madame,rephqUa ie bon hom me, prometrez moi ieulemeut que vous ne vous oppoferez point au manage que 1'on defire. Je promets tout , s'ccria lareme, pourvu que je revoye ma chère fille. Le prince fortit, & courut oü 1'infante 1'attendoit.Elle demeurafurprife de le voir déguifé, Cda 1 °hh§s> de lui "center que depuis quelque tems, les deux reines avoient eu de grands mterets a démêler, & qa'U y avoit beaucoup d aigreur entr'elles , mais quenfin il venoit de faue confentir fa tante ace qu'il fouhaitoit. La princelTe fut ravie, elle fe rendit au Dalais j tous ceux qu, la vuent padet lui trouvèrent une fi parfaitereflemblanceavec fa mère, qu'ons'emprelTa de les fuivre , pour fa voir qui elle étoit. Dès que la reine 1'appercut, fon cceur s'agita fi fort, qu'il ne fallut point d'autre témoi?„a<,e de la vérité de cette aventure. La princelTe fe jeta a fes pieds , la reine la recut entre fes bras & après avoir demeuré longtemps fans parler ' cfTuyant leurs larmes par mille tendres baifers ' elles fe rendirent tout ce qu'on peut imaginer dans une telle occafion : enfuite la reine jetant  Babiole. 93 les yenx fur fon neven, elle lui fit un accueil tres favorable , 8c lui réitéra ce qu'elle avoit promis au négromancien. EÜe auroit parlé plus longtems , mais le bruin qu'on faifoit dans la cour du palais, 1'ayant obiigé de mettre la tête a la fenécre, elle eut l'agréable furprife de voir arriver la reine fa fceur. Le prince & 1'infante qui regardoientauffï, reconnurent auprès d'elle le véritable Biroquoi,& jufqu'au bon Criquetin qui étoit de la partie; les uns pour les autres poufsèrentde grands cris de joie; 1'oncourut fe revöir avec des tranfports qui ne fe peuvent exprimer ; le célèbre manage du prince & de 1'infante feconclut fur le champ en dépit de la fée Fanfreluche, dont le favoir 8c la malice furent également confondus. On doit d'un enncmi craindre les préfens même. Tel paroit a vos yeux vouloir vous engager, Et vous protcfte qu'il vous aime , Lorfque dans le fecret il cherche a fe venger. L'irrfante dont ici je tracé 1'aventure, Eat fous une aimable figure , Vu couler fes jours fortunés, Si dc 1'injufte Fanfreluche Elle n'avoit recu les dons empoifonnés Qui la changèrent en guenuche. Un fi funefte changement Ne fait point garantir fon ame , Des traits de 1'amoureufe flamme. Elle ofa choifu même un Prince pour amant.  24 B A B r o L É. Jen connois bien encore dans Je fiècle ou nous fommei En gu. d une guenuche on trouve Ia Jaideur Et cjuipourtanr des plus grands hommes Pretendent captiver Je cceur; Mais il faudroit en Jeur faveur, Que quelque enchanteur chantage Voulut bien leur donner . pOUr hater leur bonheur ém& qua Babiole, une forme  DON FERNAND D E T O L E DE. NOU VELLES ESPAGNOLES. XjE comte de Fuentes avoit pafte prefque toute fa vie a Madrid. Sa femme étoit la perfonne du monde la plus ennuyeufe & la plus infupportable : tant que fon mari fut jeune, elle le perfécuta par une jaloufie affreufe ; quand il fut vieux, elle perfécuta fes enfans, Elle avoit deux filles Sc un neveu : 1'ainée s'appeloit Léonore ; elle étoit blanche, blonde & piquante ; fa taille avoit quelque chofe d'aifé & de noble; tous fes ttaits étoient réguliers, Sc le caractère de fon efprit paroifloit fi doux & fi judicieux , qu'elle s'attiroit également 1'eftime Sc lamme de ceux qui Ja connoiffbient. Dona Matilde étoit fa cadette; elle avoit les cheveux noirs & luftrés , le teint vif Sc uni, les yeux ballans , les dents admirables, unair de gaieté, Sc toutes les manières  0<* DonFernand ficharmantes > W'elle "a P^ifoit pas moins que fon ainée. Don Francifque , leur coufin , s'étoic ii forr artiré 1'eftime & la diftinéfioii de routes les perennes de mérite, qu'on le voyoit par-tout avec plaifir. Ils avoient pour volfins deux jeunes feigneurs qui étoient parens & amis : lun s'appelolt don Jaime de Cafareal , & 1'autrè don Fernand de Tolede ; ils demeuroient enfemble , & fi proche de la maifon du comte de Fuentes , qu'ils lïèrent une étroite amitié avec don Francifque. Comme ils alloient fouvent chez lui, ils virent fes couïines; les voir & les aimer ne fut qu'une même chofe. Elles n'auroient pas été infenfibles d leurs mérites , fi Ja vigilance de leur mère n'étoit venn troublerces difpofitions, par des menaces furieufes, que fi elles parloient jamais a don Jaime & d don Fernand, elle les mettroit en religion pour Ie refte de leur vie 5 elle ajouta d ces menaces deux furveillantes , plus terribles que des argus, & ces nouveaux obftacles ne fervirent qua augmenter la paffion des cavaliers que la comtefie vouloit éloigner. Elle découvrit quds faifoient tous les jours de nouvelles galanteries pour fes filles: elle s'en mettoitdans unecolère effroyable,& fachant que fon neven, moins févère qu'elle, fourniffioit d fes amis mille occafions iimocentes de voir fes coufines  DéToIEDE. (jj coufines, foit fur leurs balcons,au travers desjaloufies, ou dans le jardin, ou elles alloieiir quelquefjis prendre 1'fcr , cüe fe fuigua de gronder fans eeffe & de ne gagner rien fur la peifévérance de ces jeunes amans ; & pour déconcerrer abfolumeut leurs mefures, un jour que fon mari étoit allé a 1'Efcurial faire fa cour , elle partit avec fes filles dans un carroflè aufll fermé qu'un cercueil , & plus trifte pour elles, que fi en effetc'en eut été un. Elle s'en alla proche de Cadix, ou le comte de Fuentes avoit des terres confidérables. Elle laifFa une lettre pour lui, par laquelle elle le prioit de la venir trouver , & d'emmener fon neveu: mais le comte de Fuentes qui étoit fatigué depuis long-temps des bifarreries de fa femme, ne fe preda pas de 1'aller rejoindte. Il béniï Ie ciel d'une féparation qu'il fouhaitoit depuis long-tems, & plaignit fes deux filles d'être fans ceflTe expofées aux méchantes hümeurs de leur mère. Lorfque don Jaime & don Fernand apprirent par don Francifque le départ de leurs maitréfles, ds en pensèrent mourir de chagrin, & cherchèrenttous les moyens imaginables dans leurs efprits de les rappeler l Madrid : mais don Francifque leur dit que fi Ion en mettoit quelqu'un _ en ufaSe > c'"oit le moyen de les empecber d'y revenir. Lorfqu'iis virent donc que la chofe Torna UI. q  5>S Don Fernand étoit de ce cbté-la fans remède, ils réfolurent d'aller a Cadix , & de trouver quelques momens favorables ponr les entreteniri Ils prièrent fi inftamment don Francifque d'être de la partie, qu'il ne put les refufer. Outre que le comte de Fuentes qui ne vouloit pas quitter la cour, fut trés aife que fon neveu allat teuir compagnie a la comtefle , elle eut beaucoup de joie de le voir: il fe pafla quelque temps fans qu'elle découvrit que don Fernand & don Jaime étoient arrivés; ils voyoient fes filles le foir par une fenêtre grillée , qui donnoit fur une petite rue oü 1'on ne padoit point. En ce lieu ils fe plaignirent de leur deftinée ; ils fe jurèrent une fidélité éternelle, Sc fe confolèrent par des efpérances qui flattoient leurs fentimens. Bien qu'ils euflent mille chofes d fouhaiter plus agréables que celles qui les amufoient, ils ne laifloient pas defe trouver hettreux de pouvoir tromper la comtefle ; mais les Duègnes qu'elle avoit mifes auprès de fes filles, entendoient trop bien leur devoir pour être la dupe de ces jeunes amans. Ils furent furpris a la grille; quelques promedes & quelques prières qu'ils puflent faire, cela n'empêcha point ]es vieilles d'aller avertirlacomtefTe de ce qu'elles favoient. A ces nouvelles, la mère furieufe fe leva , & quoiqu'il ne fut pas encore jour, elle monta  deTöiedè. 95 en carrofle avec fes filles, qu'elle querela beaücoup , 8c elle s'aüa renfermer avec elles dans un thateau prefque inaccedible j a une journée de Cadix : il eft aifé de s'i'rriagïhêt le nouveau défordre qu'un départ fi brufque apporta parmi nos amans; 1'on foupira , 1'ön fe plaignit de part & d'autre, Sc lorfque don Francifque alloit a las Penas, ( c'eft ainfi que fe nommoit le chateau de la comtefle) il étoit chargé de lettres & de mille petits préfens pour fes coufines : il les obligeoit a les recevoir, paree qu'il coniioifloit les véritables fentimens de fes amis, Sc qu'il étoit fort alTuré qu'ils voüloieht les époufer. A peine êtoit-il de retour de las Penas 3 que don Fernand Sc don Jaime le perfécutoient pour y retourner, 8c le conjuroient de trouver quelque rhdyen dè les mener avec lui, afin qu'ils puflent revoir leurs chcres maïtrefies ; mais la chofe étoit li délicate, que don Francifque héfitoit a 1'entreprendre , & fe contentoit de leur procurer le moyen de s'éCrire. Don Francifque ayant palTé plufieurs jours avec fa tante & fes coufines , comme il étoit fur le point de les quitter , la comtefle lui dit qu'elle favoit qu'il étoit arrivé depuis peu a Cadix un ambafiadeur du roi de Maroc , Sc que fi quelque chofe la preuoit de s'y rendre , c'étoit i'envie de le voir avant qu'il en partït. II penfa aaflr-toq G ij  ioo Don Fernand que cette occafion , bien menagée , pouvoit deyenir utile a fes amis pour leur procurer le plaifir d'entretenir fes coufines. Dans cette vue, il répondit a la comtefle qu'il connoifloit déja particulièrement les deux fils de 1'ambafladeur, qu'ils .avoient de 1'efprit Sc de la policefie, Sc que fi elle vouloit lui promettre de les recevoir avec toutes les cérémonies que les perfonnes de leur naripn exigent, il fe faifoit fort de les amener chez elle ; paree qu'ils confidéroient très-particulièrement les perfonnes de qualité , Sc qu'il ne leur parleroit pas plutót de la fienne, qu'ils bruleroient d'impatience de lui faire leur cour. C'étoit une des plus grandes foiblefles de cette bonne dame ; fon cabinet étoit tout rempli de fes vieux titres, & fes armes étoient mifes jufque fur la cage de fon perroquet. Don Francifque , qui la connoifloit parfaitement fur eet article , ajouta aufli-tot : vous avouerez, madame , que fi les enfans de 1'ambafladeur de Maroc viennent vous chercher fi loin , 1'on faura iufiquen leur pays la noblefle de votre nailFance, Sc dans la fuite , cette vifite fe pourra joindre anx ornemens que vous mettez a votre arbre géncalogique. La comtelFe , qui ne manquoit ni de curiofité ni de vanité , penfa qu'en efFet cela feroit grand bruit dans fa province , de manière queiie parut ravie de la propofition de fon ne-  DE T O L E D É. lol ven. Vous penfez a tout, lui dit-elle , & je vous tiens un véritable compte de cette attention. Ne négligez donc rien pour me procurcr le plaifir de recevoir dans ma maifon ces excellences Mahométanes. Don Jaime & fon coufin furent au-devant de don Francifque pour avancer de quelques momens la fatisfa&ion qu'ils fe promettoient d'apprendre des nouvelles de leurs maitreffes ; aprcs avoir lu leurs lettres, & 1'avoir remercié des bons offices qu'il leur rendoit auprès d'elles , don Francifque leur dit que fa tante avoit une paffion extreme de voir les enfans de 1'ambarTadeur de Maroc ; que le bon de la chofe c'eft que fes coafines ne favoient rien du déguifement qu'il avoit prémédité pour eux, & qu'elles auroient lieud'en être furprifes d'une manière qui plait toujours. II leur raconta alors ce qui s'ctoit pafle entre la comtefle & lui : je vous confeille, continua-t-il, de vous traveftir & d etudier les nouveaux perfonn'agcs qu'il faut mettre fur la fcène ; a mon egard je vous promets d'y jouer fort bien le mien. Les deux amans demeurèrent charmes de 1'imagination de don Francifque, ils ne pouVóiëht afiez louer fon efprit & fon adrefie • ils ne perdirent pas un moment a fe faire habiiler , ils oi'donnèrent de riches veftes de drap d'or, garnics Giij "  icn Don Fernand de pierredes; des cimeterres, dont la garde étoit garnie de diamans ; des turbans, & tout 1'équipage nécelTaire pour cette efpèce de mafcarade. Ils trouvèrent par bonheur un peintre qui leur fit une huile compofée pour leur rendre 1 e teint aufii brun qu'il falloit 1'avoir ; & lorfque tout fut pret pour ce petit voyage, don Francifque envoya tmde fes gens a lacomtede, pour 1'avertir du jour qu'il lui mèneroit les fils del'ambaffadeur. Elle fe donna beaucoup de mouvement , & prit des foitis extrêmes pour bien recevoir ces illuftres maures. Elle ordonna afes filles de ne rien négliger pour paroïtre aimables a leurs yeux; & fa févérité, qui s'étendoit fur totues les nations du monde, 1'abandonna a 1'égard de celle de Maroc , paree qu'étant fort dévote , elle les regardoit comme des barbares &z les ennemis de la foi; fur ce pied , elle s'étok mis dans 1'efprit qu'il étoit impoffible qu'une Efpagnole aimat. jamais un homme qui n'auroit point été baptifé; & par 1'effet de cette prévention, elle jugea qu'elle ne rifquoit rien en laidant voir fes filles aux galans Africains. Comme c'étoit le foir qu'ils arriverent, tout le Chateau fe trouva éclairé d'un nombre infini de lumières; elle fut les recevoir jufques furl'efca^ lier , & ils firent en la faluant des révérences fi extraordinaires, ils haufsèrent &c baifsèrent tant.  DE TOLEDÜ. IO^ de fois les mains , ils faifoient des hi , des ha, & des ho, fi fubits Sc fi fréquens, que don Francifque , qui fe contraignoit pour ne pas rire , étoit fur le point d'en étouffer. La comtefle de fon cóté , leur faifoit mille complimens , mais elle ne pouvoit s'empêcher , toutes les fois cju'ils prononcoient hala, de faire un petit figne de croix. Ce ne fut pas fans une reconnoiflance extreme , qu'elle recut de leurs mains des pièces d'étorTes de brocard , des éventails, des coffres de la Chine , des pierres gravées d'un merveilleux travail, Sc d'autres raretés confidérables, qu'ils avoient apportés pour elle Sc pour fes filles -y ils leur dirent que c'étoient des chofes communes en leur pays , & s'étudièrent a parler aflez mal la langue Efpagnole , pour qu'on eut quelque peine a les entendre. La bonne comtefle étoit tranfportée de tous ces honneurs; mais pendant qu'ils 1'entretenoient avec toutes les diftractions que 1'amour caufe, lorfque 1'on voit ce que 1'on aime , & quelque violence qu'ils fe fiffent pour ne pas regarder leurs maitrefles , ils attachèrent toujours les yeux fur elles. Dona Leonore fentoit une fecrette inquiétude qui ne laifloit pas de flatter fon cceur , elle n'en pouvoit démêler la caufe; Sc bien qu'elle connut les yeux de don Fernand, Sc qu'elle remarquat quelques-uns des traits de don G iv  io4 Don Fernand Jaime dans le vifage d'un de ces maures, quel moyen de les rcrouver fous cette teinture fi brune , & fous des habits fi extraordinaires ? La comtefle les mena dans une grande galerie ornée de tableaux ; elle leur en fit'remarquer un qu'elle avoic achecé depuis peu , c'étoit des amours qui jouoient a divers jeux, le plus petit fe couvroit le vifage d'un mafque, pour faire peur aux autres. Don Fernand louafimagination du peintre & 1'cxcellence de fon travail, dans des termes qui faifoient aflèz connoitre fon efprit , & la jufl-fle de fon goüt; il s'y arrèta , fans faire pare&re aucune aflecFation. Pendant que la comtefle parloir d fon neveu , car il lamufon a chaque pas , 1'amoureux Maure prit un crayon, & il écrivit ces mots aux pieds du petit amour mafqué : Efcoiidido a todos, Por/er vïfto de tus lïndos ojos. Cela veut dire ; Je me cacke a tout le monde, pour voir vos beaux yeux. A peine la jeune Leonore eut-elle regardé ces • caracFères , elle fentit un grand trouble mêlé de joie.Dom Fernand connut bien qu'elle avoit démêlé le myftère, & qu'elle n'étoit point fdchée de le voir; \\ en parut encore plus gai & plus fpirituel : il dit dans la converfation mille  DE ToiEDE^ IOJ jolies chofes, oü Leonore eut lieu de s'intéi'elTer: mais tel plaifir qu'elle, prit a 1'encendre , elle ne put s'empêcher de fe féparer de la compagnie , & tirant fa faut a part , ah ! ma chère Matilde , lui dit elle, n'appréhendez-vous point comme moi, que don Fetnand & don Jaime ne foieut reconnus ? Je ne vous entends pas , répondit Matilde , de quoi donc parlez-vous ? Hélas 1 pauvre fille , continua Leonore en fourinnt, que vos yeux fervent mal votre cceur ! Quoi! vous n'avez pas encore re marqué que ce Maure , qui ne vous a point quitté , eft don Jaime , & que 1'autre qui m'a parlé, eft don Fernand ? Cela eft-il pcflible , s'écria Matilde 2 Me dites-vous vrai , ma fceur ? mais continua-t-elle , 1'attention qu'il a eue a me regarder, & mes prefTentimens ne me permettent pas d'en douter. Dans le moment qu'elles fe rapprochoient d'eux, elles entendirentque lacomtcffe leurpropofoit d'entrer dans le jardin , oü elle avoit fait faire une illumination que 1'on appercevoit au fond d'un bois affez éloigné, & qui produifoit un effet charmant; toute la compagnie paffa dans une longue allee , qui étoit renfermée d'un doublé rang de canaux : les jafmins entrelacés avec les orangers & les chevrefeuilles, formoient au bout un grand cabinet ouvert de plufieurs cótés; une fontaine s'élevoit au milieu, & re-  io6 Don Fernand be Tolede. tomboit fur elle-meme avec un doux murmure; elle animoit les roflignols a faire plus de briiie qu'elle. Chacun fe récria que ce cabinet étoit le vrai féjour des plaifirs : on s'y placa fut des fiéges de gazon , 1'on fervit des eaux glacées, du chocolat, & des confitures, en attendant 1'heure du fouper; & comme la comtefle chetchoit a divertir les maures, & que les romances étoient fort a la mode, elle dit a Dona Leonore de raconter celle qu'on lui avoit apprife depuis peu. Cette belle fille n'ofa s'en défendre ; fa mère ne l'avoit pas élevée fur Ie pied d'éluder Ie moindre de fes ordres , elle commenca aufiitbt en ces termes.  'xo7 LE NAIN JAUNE, CONTÉ. Il étoit une fois une reine , a laquelle il ne refta, de plufieurs enfans qu'elle avoit eus, qu'une fille qui en valoit plus de mille: mais fa mère fe voyant veuve, & n'ayant rien au monde de fi cher que cette jeune princelTe, elle avoit une fi terrible appréhenfion de la perdre , qu'elle ne la corrigeoit point de fes défauts ; de forte que cette merveilleufe perfonne , qui fe voyoit d'une beauté plus célefte que mortelle , & deftinée a porter une couronne , devint fi fiére Sc fi entêtée de fes charmes naitTans, qu'elle méprifoit tout le monde. La Reine fa mère aidoit, par fes carefles Sc par fes complaifances , a lui perfuader qu'il n'y avoit rien qui put être digne d'elle : on la voyoit» prefque toujours vêtue en Pallas ou en Diane , fuivie des premières de la cour , habillées en nymphes ; enfin, pour donner le dernier coup a fa vanité, la reine la nomma Toute-Belle, &c  I0S L E N A I N %ant fair peindre par ]es pIus habi]es elle envoya fon portrait chez pïufieurs rois , avec leiquels elle entrerenoit une étroite amitié.Lorfqu ils' went ce portrait, iln'yen ent aucun qui ie derendu du pouvqir inévirable de fes charmes: les uns en tombèrenr malades , les autres en perdnent 1'efprit, &les plus heureux arrivèrenc en bonne fanté aupres d'elle mais li-tót qu'elle' pamt, ces pauvres Princes devinrent fes efclaves. • J enu • II na jamais été une cour plus galante & plus pohe. Vingt rois , i Unfi , elTayoient de lui Plaire; & aprcs avoir dépenfé trois ou qiiatre" cens mrllioris a lui donner feufement une fête • orfqu'ils en avoient tiré un cela eft joli, ils fe trouvoient trop récompenfés. Les adorations qu'on avoit pour elle ravilToient la reine; il n'y avoit point de jour qu'on ne recüt l fa cour fept ou nuit mille fonnets, autant d'élégies, de madrigaux & des chanfons , qui étoient envoyés par tous les Poëtes de 1'univers. Toute-Belle étoit 1 umque öbjet de la profe & de la poé/ie des Auteurs de fon tems : 1'on ne faifoit jamais de feuxde joie qü'avec ces vers, qui pétilloient Sc bruloientmieuxqu'aucunefortedebois. 1 ' La princelTe'avoit déjd quinze ans , perfonne n'ofoit prétendre d 1'honncur d'être'fon époux , & il ny avoit perfonne qüine défirat de le deve-  J A U N E. IOC) nir. Mais comment toucher un cceur de ce caractère ? On fe feroit pendu cinq ou fix fois par jour pour lui plaire , qu'elle auroit traité cela de bagatelle. Ses amans murmuroient fort contre fa cruauté ; & la reine qui vouloit la marier , ne favoit comment s'y prendre pour 1'y réfoudre. Ne voulez-vous pas, lui difoit-elle quelquefois , rabattre uri peu de eet orgueil infupportable qui vous fait regarder avec mépris tous les rois qui viennent a notre cour : je veux vous en donner un , vous n'avez aucune complaifance pour moi? Je fuis fi heureufe, lui répondoit TouteBelle, permettez, Madame, que je demeure dans une tranquille indifférence ; fi je 1'avois une fois perdue, vous pourriez en être fachée. Oui, répliquoit la reine, j'en ferois fachée fi vous aimiez quelque chofe au-defTous de vous; mais voyez ceux qui vous demandent, & fachez qu'il n'y en a point ailleurs qui les valenr. Cela étoit vrai; mais la princelTe prévenue de fon mérite, croyoit valoir encore mieux; & peu ü peu, par un entètement de refter fille, elle commenc^a de chagriner fi fort fa mère, qu'elle fe repentit, mais trop tard , d'avoir eu tant de complaifance pour elle. Incertaine de ce qu'elle devoit faire, elle fut toute feule chercher une célèbre fée , qu'on appeioit la fée du défert; mais il n'étoit pas aife  tio L É N A I M de la voir, car elle étoit gardée par des lionS. La reine y auroit été bien empêchée , fi ellè n'avoit pas fu, depuis long- terhs , qu'il falloit leur jeter du gateau fair de farine de millet, avec du fucre candi & des ceufs de crocodiles 5 elle pétrit elle-même ce gateau Sc le mit dans Un petit panier a fon bras. Comme elle étoit lade d'avoir marché fi long-tems, ri'y étant point accoutumée, elle fe cducha au pié d'un arbre i pour prendre quelque repos ; infenfiblement elle s'adoupit, mais en fe réveillant, elle troüva feulement fon panier , le gateau n'y étoit plus ; Sc pour comble de malheur, elle enrendit les grands lions venir , qui faifoient beaucoup de bruit, car i!s 1'avoient fentie. Hélas! que deviendrai-je, s'écria-t-elle douloureufement ; je ferai dévorée. Elle pleuroit, & tt'ayant pas la force de faire un pas pour fé fauver , elle fe tenoit contre 1'arbre ou elle avoit dormi: en même tems elle entendit: chet: chethem , hem. Elle regarde de tous cótés, en leyant les yeux , elle appercoit fur 1'arbre un petit homme qui n'avoit qu'nne eoudée de haut , il mangeoit des oraftges & lui dit : oh ! Reine , je vous connois bien, & je fais la crainte oü vous ctes que les lions ne vous dévorënt; ce n'eft pas fans raifon que vous avez peur , car ils en ont dévoré bien d'autres ; Sc pour comble de dif-  J A U N E. Hl grace , vous n'avez point de gateau. Il faut me réfoudre a Ia more, dit la Reine en foupirant, helas! j'y aurois moins de peine fi ma chère fille étoit mariée ! Quoi, vous avez une fille ? s'écria le nain Jaune , (on le nommoit ainfi, a caufe de la couleur de fon eint & de 1'oranger oii d demeuroit), vraiment je men réjouis, car je cherche une femme par 'terre & par mer ; voyez: fi vous me Ia voulez promettre , je vous garantirai des lions , des tigres & des ours. La reine le regarda, & elle ne fut guères moins effrayée de fon horrible petite figure , qu'elle 1'étoit déja des lions; elle rêvoit & ne lui répondoit rien. Quoi, vous héfitez , madame , lui cria-t-il , il faut que vous n'aimiez guète la vie ? En même tems la reine appercut les lions fur le haut d'une colline, qui accouroient a elle -, ils avoient chacun deux têtes, huit pieds , quatre rangs de dents , & leur peau étoit aufli dure que 1'écaille & aufli rouge que du maroquin. A cette vue la pauvre reine , plus tremblante que la Colombe quand elle appercoit un Milan , cria de toute fa force: monfeigneur le Nain , Toute-Belle eft a vous. Oh! dit-il d'un air dédaigneux , Toute-Belle eft trop belle , je n'en veux point, gardez-la. Hé , monfeigneur , continua la reine affligée , ne la refufez pas , c'eft la plus charmante princelTe de 1'univers. Hé bien , répliqua-t-il, je 1'ac  H2 L E N A. I N cepce par criante; mais fouvenez- vous du don que vous men faites. Aufli-tot 1'oranger fur lequel il étoit, s'ouvrit, la reine fe jota dedans a corps perdujil fe referma , & les lions n'attrapèrenr rien. La reine étoit fi troublée , qu'elle ne voyoit pas une porte mériagée dans eet arbre j enfin, elle lappereüt & louvrir ; elle donnoit dans un champ d'orries & de chardons. II étoit entouré d'un fofle bourbeux , & un peu plus loin étoit une maifonnette fort baffb , couverts de paille : le Nain Jaune en fortit d'un air enjoué , il avoit des fabots, une jacquette de bure jaune , point de cheveux, de grandes oreilles , & tout 1'air d'un petit fcélérat. Je fuis ravi, dit-il d la reine , madame ma belle-mère, que vous voyez le petit chateau ou votre Toute-Belle vivra avec moi; elle poutra nourrir de fes orties & de fes chardons un ane qui la portera a Ia promenade , elle fe garanrira fous ce ruftique toït de 1'injure des faiforts, elle boira de cette eau , & mangera quelques grenouilles qui s'y nourriuent graftement ; enfin elle m'aura jour & nuit aüprès d'elle, beau , difpos & gaillard comme vous me voyez ; car je ferois bien faché que fon ombre 1'accompagnat mieux que moi. L'infortunée reine, confidérant tout d'un coup la  J A Ü N 1. | 11' la déplorable vie que ce Nain promettoit a fa chère fille , & ne pouvant foutenir une idéé fi terrible, tomba de fa hauteur fans connoiflance & fans avoir eu la force de lui répondre un mot: mais pendant qu'elle écoit ainfi , elle fut rapportée dans fon lit bien proprement avec les plus belles cornettes de nuir & la fontange du meilleur air qu'elle eut mifes de fes jours. La reine s'éveilla & fe fouvinc de ce qui lui étoit arrivé j elle n'en crut rien du tout, car fe trouvant dans fon palais au milieu de fes dames, fa fille a fes cotés , il n'y avoit guères d'apparence qu'elle eut été au défert, qu'elle y eüt couru de fi grands périls, & que le Nain l'en eut tirée a des conditions fi dures , que de lui donner Toute-Belle. Cependant ces cornettes d'une dentelle rare, &c le ruban 1'étonnoient autant que le rêve qu'elle croyoit avoir fait, & dans 1'excès de fon inquiétude , elle tomba dans une mélancolie fi extraordinaire , qu'elle ne pouvoit prefque plus ni parler , ni manger , ni dormir. La PrincefTe , qui 1'aimoit de tout fon cceur , s'en inquiéta beaucoup ; elle la fupplia plufieurs fois de lui dire ce qu'elle avoit : mais la reine cherchant des prétextes, lui répondoit , tantót que c'étoit 1'efFet de fa mauvaife fanté, & tantót que quelqu'un de fes voifins la menacoit d'une grande guerre. Toute-Belle voyoit bien que fes Tome III. pj  j 14 L e Nain tcponfes étoient plaufibles , mais que dans le fond ü y avoit autre chofe , & que la reine s'étudioit a le lui cacher. N'étant plus maitreiTe de fon inquiétude , elle prit la réfolution d'aller trouver la fameufe fée du Défert, dont le favoir faifoit grand bruit partout; elle avoit auffi envie de lui demander fon confeil pour demeurer fille ' ou pour fe marier , car tout le monde la preflbit fortement de choifir un époux : elle prit foin de pétrir elle-même le gateau qui pouvoit appaifer la fureur des lions; & faifant femblant de fe coucher le foir de bonne heure , elle fortit par un petit degré dérobé , le vifage couvert d'un grand voile blanc qui tomboit jufqu'a fes piés; Sc ainfi feule elle s'achemina vers la grotte ou demeuroit cette habile fée. Mais en arrivant a 1'oranger fatal dont j'ai déja. parlé , elle le vit fi couvert de fruits Sc de fleurs, qu'il lui prit envie d'en cueillir; elle pofa fa corbeille par terre , Sc prit des oranges qu'elle mangea. Quand il futqueftion de retrouver fa corbeille Sc ion gateau , il n'y avoit plus rien ; elle s'inquiète , elle s'aftlige, Sc voit tout d'un coup auprès d'elle 1'affreux petit Nain dont j'ai déja parlé. Qu'avez-vous la belle fille, qu'avezvous a pleurer , lui dit-il ? Hélas! qui ne pleuteroit, répondit-elle , j'ai perdu mon panier Sc mon gateau, qui m'étoient fi néceflaires pour  T A ü N E. ItJ arriver a bon porc chez la fee du Défert. Hé ! que lui voulez-vous , la belle fille , dit ce petit magot, je fuis fon parent , fon ami, & pour Ie moins aufli habile qu'elle ? La reine ma mère, répliqua la princelTe , eft tombée depuis quelque tems dans une affreufe triftelTe , qui me fait tout craindre pour fa vie; j'ai dans 1'efprit que j'en fuis peut-être la caufe, car elle fouhaite de me marier ; je vous avoue que je n'ai encore rien trouvé digne de moi ; toutes ces raifons m'engagent a vouloir parler a la fée. N'en prenez point la peine, princelTe , lui dit le Nain , je fuis plus propre qu'elle a vous éclairer fur ces chofes. La reine votre mère a du chagrin de vous avoir promife en mariage. La reine m'a promife , dit-elle en 1'interrompant! Ah ! fans doute vous vous trompez, elle me 1'auroit dit, & j'y ai trop d'intérêt , pour qu'elle m'engage fans mon confentemenr. Belle princelfe , lui dit le Nain en fe jetant tout d'un coup l fes genoux, je me flatte que ce choix ne vous déplaira point quand je vous aurai dit que c'eft moi qui fuis deftiné a ce bonheur. Ma mère vous veut pour fon gendre , s'éctia Toute - Belle en reculant quelques pas! eft - il une folie femblable a la votre? je me foucie fort peu , dit le Nain en colcre, de eet honneur : voici les lions qui s'ap- Hij  n 6 L e Nain prochent, en trois coups de dents ils m'auront vengé de votre injufte mépris. En même tems la pauvre princelTe les entendit qui venoient avec de longs hurlemens. Que vais-je de venir , s'écria-t-elle ? Quoi, je finirai donc ainfi mes beaux jours? Le méchanr Nain la regardoit, & riant dédaigneufement: vous aurez au moins la gloire de mourir fille , lui dit-il, &c de ne pas méfallier votre éclatant mérite avec un miférable Nain tel que moi. De grace, ne vous fachez pas, lui dit la princede en joignant fes belles mains, j'aimerois mieux époufer tous les Nains de 1'univers , que de périr d'une manière fi affreufe. Regardez-moi bien , princedé , avant que de me donner votre parole, repliqua-t-il, car je ne prétends pas vous furprendre. Je vous ai regardé de refte , lui dit-elle, les lions approchent, ma frayeur augmente; fauvez-moi, fauvez-moi, ou la peur me fera mourir. EffeéHvement elle n'avoit pas achevé ces mots qu'elle tomba évanouie; & fans fa voir comment, elle fe trouva dans fon lit avec le plus beau linge du monde, les plus beaux rubans, & une petite bague faire d'un feul cheveu roux, qui renoit fi fort, qu'elle fe feroit plutót arrachée la peau, qu'elle ne 1'auroit ótée de fon doigt. Quand la princede vit toutes ces chofes, & qu'elle fe fouvint de ce qui s'étoit pade la nuit,  Jaune. ny elle tomba dans une mélancolie qui furprit & qui inquiéta toute la cour; la reine en fut plus alarmée que perfonne, elle lui demanda' cent & cent fois ce qu'elle avoit: elle s'opiniatra a lui cacher fon aventure. Enfin, les états du royaume, impatiens de voir leur princelTe mariée, s'ademblèrent & vinrent enfuite ttouver la reine pour la prier de lui choifir au plutót un époux. Elle réphqua qu'elle ne demandoit pas mieux , mais que fa fille y témoignoit tant de répugnance, qu'elle leur confeilloit de 1'aller trouver & de la haranguer : ils y furent fur le champ. TouteBelle avoit bien rabattu de fa fierté depuis fon aventure avec le Nain Jaune ; elle ne comprenoic pas de meilleur moyen pour fe tirerd'affaire, que de fe marier a quelque grand roi, contre lequel ce petit magot ne feroit pas en état de difputer une conquête fi glorieufe. Elle répondit donc plus favorablement que Ton ne 1'avoit efpéré, qu'encore qu'elle fe fut eftimée heureufe de refter fille toute fa vie, elle confentoit a époufer le roi des mines d'or : c'étoit un prince trés - puiflant &c trés-bien fait, qui 1'aimoit avec la dernière paffion depuis quelques années, & qui, jufqu'alors n'avoit pas eu lieu de fe flatter d'aucun retour. \\ eft aifé de juger de 1'excès de fa joie, lorfqu'd apprit de fi charmantes nouvelles, & de la fureur de tous fes rivaux, de perdre pour tou- Hiij  I I 8 L E N A I N jours une efpérance qui nourriflbit leur paflion : mais Toute-Belle ne pouvoit pas époufer vingt rois; elle avoit eu même bien de la peine d'en choifir un , car fa vanité ne fe démentoit poinr, Sc elle étoit fort perfuadée que perfonne au monde ne pouvoit lui être comparable. L'on prépara toutes les chofes nécefiaires pour la plus grande fête de 1'univers : le roi des mines d'or fit venir des fommes fi prodigieufes , que toute la mer étoit couverte des navires qui les apportoient: l'on envoya dans les cours les plus polies & les plus galantes, & particulièrement a celle de France, pour avoir ce qu'il y avoit de plus rare, afin de parer la princelTe ; elle avoit moins befoin qu'une aurre des ajuftemens qui ïelèvent la beauté : la fienne étoit fi parfaite , qu'il ne s'y pouvoit rien ajouter, & le roi des mines d'or fe voyant fur le point d'être heureux, ne quittoit plus cette charmante princelTe. L'intérêt qu'elle avoit a le connohre , 1'obligea de 1'étudier avec foinj elle lui découvrit tant de mérite, tant d'efprit , des fentimens li vifs & fi délicats, enfin une fi belle ame dans un corps li parfait, qu'elle commenca de redentir pour lui une partie de ce qu'il redentoit pour elle. Quels heureux momens pour 1'un & pour 1'autre, lorfque dans les plus beaux jardins du monde , ils fe trouvoient en liberté de fe décou-  Jaune. 119 vrir toute leur tendrefle : ces plaifirs étoient fouvent fecondés par ceux de la mufique. Le roi, toujours galant & amoureux , faifoit des vers &C des chanfons pour la princefle : en voici une qu'elle trouva fort agréable. Ces bois , en vous vijyant, font parés de feuillages., Et ces prés font brtller leurs charmantes couleurs. Le zéphir fous vos pas fait éclorre les fleurs; Les oifeaux amoureux redoublent leurs ramages » Dans ce charmant féjour Tout rit , tout reconnoit la fille de Tamour. L'on étoit au comble de la joie. Les rivaux du roi, défefpérés de fa bonne fortune , avoient quitté la cour; ils étoient retournés chez eux accablés de la plus vive douleur, ne pouvant être témoins dumariage de Toute-Belle; ils lui dirent adieu d'une manière fi touchante, qu'elle ne put s'empêcher de les plaindre. Ah! madame , lui dit le roi des mines d'or, quel larcin me faites-vous aujourd'hui ? vous accordez votre pitié a des amans qui font trop payés de leurs peines; par un feul de vos regards. Je ferois fachée, repliqua Toute-Belle, que vous fufliez infenfible a la compaflion que j'ai témoignée aux princes qui me perdent pour toujours , c'eft une preuvft de votre délicatefle dont je vous tiens compte ï mais, feigneur, leur état eft fi différent du votre; Hiv  I2» L e N a r n vous devez être fi content de moi, ils ont fi peu de fujet de s'en louer, que vous ne devez pas ponder plus loin votre jaloufie. Le roi des mines d'or, toutconms de la manière obligeante dont la princelTe prenoit une chofe qui pouvoit la chagriner, fe jeta a fes pieds , & lui'baifant les mains, il lui demanda mille fois pardon. Enfin , ce jour tant attendu & tant fouhaité arriva : tout etant prêt pour les noces de TouteBelle, les inftrumens & les trompettes annoncèrent par toute la ville cette grande fête ; l'on tapifla les rues, elles furent jonchées de fleursje peuple en foule accourut dans la grande place du palais ■ la reine ravie , s'étoit 1 peine cotichée, & «He fe leva plus matin que 1'aurore pour donner les ordres nécelfaires, & pour choifir les pierrexies dont la princelTe devoit être parée; ce n'étoit que diamans jufqu'a fes fouliers , ils en étoient faits, fa robe de brocard d'argent étoit chamarée d'une douzaine de rayons du foleil que l'on avoit achetés bien cher; mais aufli rien n'étoit plus bnllant, & il n'y avoit que la beauté de cette princeffe qui put être plus éclarante : une riche couronne ornoit fa rête, fes cheveux flottoient jufques a Tes pieds, & la majefté de fa taille fe faifoit diftinguer au milieu de toutes les dames quil'accompagnoient. Le roi des mines d'or n'étoit pas moins accompli ni moins magnifique;  Jaune. 121 fa joie paroiiToit fur fon vifage & dans toutes fes a&ions; perfonne ne 1'abordcit qui ne s'en retournat chargé de fes libéralités, car il avoit fair arranger au rour de la falie des feftins , mille tonneaux remplis d'or , & de grands (acs de velours en broderie de perles, que l'on rempliiïoit de piftoles ; chacun en pouvoit tenir cent mille : on les donnoit indifféremment a ceux qui tendoient la main ; de forte que cette petite cérémonie , qui n'étoit pas une des moins utiles & des moins agréables de la noce, y attira beaucoup de perfonnes qui étoient peu fenfibles a tous les autres plaifirs. La reine & la princelTe s'avancoient pour fortir avec le roi, lorfqu'elles virent entrer dans une longue galerie oü elles étoient, deux gros coqs d'indé qui tramoient une boïte fort mal faite; il venoit derrière eux une grande vieille , dont 1'age avancé & la décrépitude ne furptirent pas moins que fon extreme laideur ; elle s'appuyoit fur une béquille , elle avoit une fraife de tafFetas noir , un chaperon de velours rouge , un vertugadin en guenille ; elle fit trois tours avec les coqs d'inde fans dire une parole , puis s'arrêtant au milieu de la galerie , & branlant fa béquille d'une manière mena$ante : Ho , ho , reine , ho , ho , PrincelTe , s'écria t-elle , vous prétendez d.onc faufler impunément la parole que vous.  izi L e Nain avez donnée a mon ami le Nain Jaune ; je fuis la fée du Défert; fans lui, fans fon oranger, ne favezvous pas que mes grands lions vous auroienc dévorées? L'on ne fouffre pas dans le royaume de féerie de relles infultes ; fongez promptement a ce que vous voulez faire; car je jure par mon efccëfion que vous 1'épouferez , ou que je brülerai ma béquille. Ah! princelTe, dit la reine en pleurant, qu'eftce que j'apprends; qu'avez-vous promis ? Ah! ma mère , repiiqua douloureufement Toute-Belle , qu'avez-vous promis vous-même ? Le roi des mines d'or , indigné de ce qui fe pafloit, & que cette méchante vieille vint s'oppofer a fa félicité, s'approcha d'elle 1'épée a la main, 8c la portant a fa gorge : malheureufe , lui dit-il, éloigne-toi de ces lieux pour jamais, ou la perte de ta vie me vengera de ta malice. II eut a peine prononcé ces mots, que le defliis de la boïte fauta jufques au plancher avecunbruit affreux, & Tonen vitfortir le Nain Jaune, monté fur un gros char d'Efpagne , qui vint fe mettre entre la fée du Dcfert & le roi des mines d'or. Jeune téméraire ,lui dit-il, ne penfe pas outrager cette illuftre fée ; c'eft a. moi feul que tu as affaire , je fuis ton rival, je fuis ton ennemi; Tinfidelle princelTe qui veut fe donner a toi m'a donué fa parole, Ik re§u la miemie j regarde fi elle  Jaune. ïM n'a pas une bague d'un de mes cheveux ; tachè 'de la lui bter, & tu verras par ce petit efTai que ton pouvoit eft moindre que le mien. Miférable monftre , lui dit le roi, as - tu bien la témérité de te dire 1'adorateur de cette divine princelTe, & de prétendre a une poireflion fi glorieufe ? Songestu que tu es un magot, dont 1'hideuCe figure fait mal aux yeux , &c que je t'aurois déja óté la vie, fi tu étois digne d'une mort fi glorieufe. Le Nain Jaune offcnfé jufqu'au fond de 1'ame, appuya 1'éperon dans le rentte de fon chat , qui commenca un miaulis épouvantable , & fautant de-cA & de-U , il faifoit peur a tout le monde , hors au brave roi , qui ferroit le Nain de prés, quand il lira un large coutelas dont il étoit armé ; & défiant le roi au combat, il defcendit dans la place du palais avec un bruit étrange. Le roi courroucé le fuivit a grands pas. A peme furent-ilsvis-avis l'ttïi de 1'autre & de toute la cour fur des balcons , que le foleil devenant tout d'un coup aufli rouge que s'il eut été enfanglanté , il s'obfcurcit a tel point, qu a peine fe voyoit-on : le tonnerre & les éclairs fembloient vouloir abimer le monde ; & les deux Coqs d'inde parurent aux cótés du mauvais Nain , comme deux géans plus hauts que des montagnes , qui jetoient le feu par la bouche & paf les yeux , avec une telle abondance, que  efit era que c'étoit une fournaife ardente. Toutes ces chofes nauroient point été capables deff7" Je Cffiur »»gn«ume du jeune monarque ; al marquoK une inttépidité dans fes regards * dans fes a^ons qui raduroit tous ceux qui -nteredotent a fa confervation , Sc qui embarradoxt peut-etre bien le Nain Jaune : mais fon courage ne fut pas a I epreuve de i'état ou il appercut fa chère princelTe, Ioriqu'il vit Ia fée f PCferr> COÏffée e» Tifiphone, fa tête couverte «e longs ferpens , montée fur un griffen ailé , 3rmee dlme la»ce ^nt elle la frappa fi rude«ent, quelle la fit tomber entre les bras de Ia feine, toute baignée de fon fang. Cette rendre P«e plus UeiTée du coup que fa fille ne 1'avoitete.poanades cris, & fit des plaintes que Ion ne peut repréfenter. Le roi perdit alors fon courage & fa raifon-il abandonna Ie combat, & courut vers la princelfe pour la fecourir oa Pour expirer avec elle : mais le Nain Jaune ne lui JailTa pas Ie rems de s'en approcher, il s>é lanca avec fon chat Efpagnol dans le balcon ou elle etoit; il 1'arracha des mains de Ia reine & de celles de toutes les dames, puis fautant fur Ie toit du palais , il difparut avec fa proie Le rot , confus Sc immobile , regardoit avec Ie dernier défefpoir une aventure fi extraordinaire, Sc i laquelle il étoit adez malheureux de.  Jaune. 125' ne pouvoir apporter aucun remède \ quand pour comble de difgrace , il fentit que fes yeux fe couvroient, qu'ils perdoient la lumière, & que quelqu'un d'une force extraordinaire 1'emportoit dans le vafte efpace de 1'air. Que de difgraces ! Amour , cruel amour , eft-ce ainli que tu traites ceux qui te reconnoiGTent pour leur vainqueur ? Cette mauvaife fée du Défert, qui étoit venue avec le Nain Jaune pour le feconder dans TenJèvement de la princelTe , eut a peine vu le roi des mines d'or , que fon cceur barbare devenant fenfible au mérite de ce jeune prince , elle en voulut faire fa proie , & Temporta au fond d'une affreufe caverne , oü elle le chargea de chaïnes qu'elle avoit attachées a un rocher ; elle efpéroit que la crainte d'une mort prochaine lui feroit oublier Toute-Belle , & Tengageroit de faire ce qu'elle voudroit. Dés qu'elle fut arrivée, elle lui rendit la vue , fans lui rendre la liberté , & empruntant de Tart de féiïe les graces & les charmes que la nature lui avoit refufées , elle parut devant lui comme une aimable nymphe que le hafard conduifoit dans- ces lieux. Que vois-je , s'écria-t-elle ? Quoi, c'eft vous, prince charmant; quelle inforrune vous accable & vous retient dans un fi trifte féjour? Le Roi décu par des apparences fi trompeufes, lui répliqua : Hélas! belle nymphe, j'ignore ce que  la ils étoient vêtus d'un habit comme le fien , ils étoient pales Sc défaits, comme s'il fe fut noye j Iiij  i34 L i Nain en même tems la bonne fyrène fit affèoir le roi fur fa grande queue de poilfon, & tous les deux Voguèrent en pleine mer, avec une égale fatiffaction. Je veux bien a préfent, lui dit-elle, vousapprendre que lorfque le méchant Nain Jaune eut enlevé Toute-Belle, il la mit , malgré la bleflure que la fée du Défert lui avoit faite, en troufle derrière lui fur fon terrible chat d'Efpagne ; e:le perdoit tant de fang, 5c ëlle étoit fi troublée de cette aventure, que fes forces 1'abandounèrent ; elle refta évanouie pendant tout le chemin ; mais le Nain Jaune ne voulut point s'arrêter pour la fecourir , qu'il ne fe vit en siireté dans fon terrible palais d'Acier : il y fut recu par les plus belles perfonnes du monde qu'il y avoit tranfportées. Chacurië a 1'envi lui marqua fon empreflement pour fervir la princelTe ; elle fut mife dans un lit de drap d'or , chamaré de perles plus grodes que des noix. Ah ! s'écria le roi des mines d'or , en interrompant la fyrène, il Pa époufée, fe pame, je me meurs. Non, lui dit-elle, feigneur, radurezvous, la fermeté de Toute-Belle Pa garantie des violences de eet affreux Nain. Achevez donc, dit le roi. Qu'ai-je a vous dire davantage , continua la fyrène ? elle étoit dans le bois, lorfque vous avez pade, elle vous a vu avec la fée du  Jaune. 135 Déferr, elle étoit fi fardée, qu'elle lui a para d'une beauté fupérieure a lafienne, fon défer~ poir ne fe peut comprendre , elle croit que vous 1'aimez. Elle croit que je 1'aime ! juftes dieux, s'écria le roi, dans quelle fatale erreur eft-elle tombée, & que dois-je faire pour 1'en détromper? Confultez votre cceur , répliqua la fyrène avec un gracieux fourïre, lorfque l'on eft fonemen! engagé , l'on n'a pas befoin de confeils. En achevant ces mots ils arrivèrent au chateau d'Acier, le cóté de la mer étoit le feul endroit que le Nain Jaune n'avoit pas revêtu de ces formidables murs qui bruloient tout le monde. Je fais fort bien , dit la fyrène au roi, que Toute-Belle eft au bord de la même fontaine oü vous la vites en paflant; mais comme vous aurez des ennemis a combattre avant que d'y arriver, voici une épée avec laquelle vous pouvez tout entreprendre, & affronter les plus grands périls , pourvu que vous ne la laiffiez pas tomber. Adieu, je vais me retirer fous le rocher que vous voyez; fi vous avez befoin de moi pour vous conduire plus loin avec votre chère princelTe , je ne vous manquerai pas, car la reine fa mère eft ma meilleure amie, & c'eft pour la fervir que je fuis venue vous chercher. En achevant ces mots, elle donna au roi une épée faite d'un feul diamant; les rayons du foleil brillent moins; il en cofeïpri- Iiv  l*6 L E N A X M toute lutilité, & „e pouvant rrouver des ffZ f°n* P°ur lui "-^«er fa reconnoilTance, '^Pnady vonloirfuppléer.en imaginan: ce qu un cceur b.en fair eft capable de reflendr pour de fi grandes obligations. II faut dire quelque chofe de la fée du Défert Comme elle ne vu point revenir fon aimable' amant, elle fe hata de 1 aller chercher; elle fut fur le nvage avec cent filles de fa fuite , toutes chargees de préfens magnifiques pour Ie roi Les unes porroient de grandes corbeilles remplies de Aamans, les autres des vafes d'or d'un travail & des perle»; d'autres avoient fur leurs têtes des ballots d'etoffes d'une richeife inconcevable quelques autres encore des fruirs, des fleurs & jufqu a des oifeaux. Mais que devint la fée qui rnarchoitaprèscertegalante&nombreufetroupe, Jorfquelle appercut les joncs marins fi femblables au roi des mines d'or , que pon ny recon, noiflbit aucune différence ? A cette vue, frappée d etonnement, & de la plus vive douleur , elle jeta un cri fi épouvantable , qu'il pénétra ,M cieux, fit trembler les monts & rerentit jufquaux enfers. Mégère furieufe , Aleóto Tifi phone ne fauroient prendre des figures plus ' redoutablesque celle qu'elle prit. Elle fe jeta fur le corps du roi3 elle pleura, elle hurla, elle mit  J A U N !. *Ï7 en pièces cinquante des plus belles perfonnes qui l'avoient accompagnée , les immolant aux manes de ce cher défunt. Enfuite elle appela onze de fes fceurs qui étoient fées comme elle , les priant de lui aider a faire un fuperbe maufolée a ce jeune héros. 11 n'y en eut pas une qui ne fut la dupe des joncs marins. Cet événement eft affez propre a furprendre , car les fées favoient tout; mais 1'habile fyrène en favoit encore plus qu'elles. Pendant qu'elles fourniffoient le porphyre, le jafpe , 1'agate & le marbre, les ftatues, les devifes , lor & le bronze , pour immortalifer la mémoire du roi qu'elles croyoient mort, il remercioitl'aimable fyrène, la conjurant de lui accorder fa protection ; elle s'y engagea de la meilleure grace du monde , & difparut a fes yeux. II n'eut plus rien a faire qua s'avancer vers le chareau d'Acier. Ainfi guidé par fon amour, il marcha a grands pas, regardant d'un ceil curieux s'il appercevroit fon adorable princelfe : mais il ne fut pas longtems fans occupation :. quatre fphinxs terribles 1'environnèrent , & jetant fur lui leurs griffes aigues, ils 1'auroient mis en pièces, fi 1'épée de diamans n'avoit commencé a lui être auffi utile que la fyrène 1'avoit prédit. II la fit a peine briller  *3S L E N A I N aux yeux de ces monftres, qu'ils tombèrent fans force a fes pieds : il donna a chacun un coup portel , pUls s'avancant encore , il trouva fix dragons couverts d'écaiües plus difficiles a pénétrer que le fer. Quelque effrayanre que fut cette rencontre, il demeura inrrépide, & fe fervant de fa redoutab!e épée, il n'y en eut pas un qu'il ne coupat par la moitié : il efpéroit d'avoir furmontéles plus grandes d'ifficultés, quand il lui «n furvmt une bien embarrafFante. Vingt-quatre nymphes, belles 8c gracieufes, vinrent a fa rencontre tenant de longues guirlandes de fleurs dont elles lui fermoient le paiTage. Ou voulezvous aller, feigneur, lui dirent-elles ? nous fommes commifes a la garde de ces lieu* ; fi nous vous laiflbns pafler, il en arriveroit 4 vous & a nous des malheurs infinis; de grace, ne vous opmiatrez point ; voudriez-vous tremper votre mam yicForieufe dans le fang de vingt-quatre Mes mnocentes qui ne vous ont jamais caufé de deplaifir? Le roi a cette vue demeura inrerdit & en fufpens; il ne favoit a quoi feréloudre : lui qui faifoit profeffion de refpecter le beau fexe, & d en être le chevalier a toute outrance , il falloit que dans cette occafion il fe portat d le détruire : mais une voix qu'il entendit le fortifia tout d'un coup. Frappes, frappes : n'épargne  Jaune. i39 tien, lui dit cette voix, ou tu perds ta princefle pour jamais. En même tems fans rien répondre a ces Nymphes, il fe jette au milieu d'elles, rompt leurs guirlandes , les attaque fans nul quartier , & les diflipe en un moment : c'étoit un des derniers obftacles qu'il devoit trouver; il entra dans le petit bois oü il avoit vu Toute-Belle: elle y étoit au botd de la fontaine , pale 8c languiflante. 11 1'aborde en tremblant; il veut fe jeter a fes pieds; mais elle s'éloigne de lui avec autant de vitefle 6c d'indignation que s'il avoit été le Nain Jaune. Ne me condamnez pas fans m'entendre , Madame , lui dit-il ; je ne fuis ni infidelle, ni coupable ; je fuis un malheureux qui vous ai déja déplu fans le vouloir. Ah! barbare , s'écria-t-elle , je vous ai vü traverfer les airs avec une perfonne d'une beauté extraordinaire ; eft-ce malgré vcus que voüs faifiez ce voyage ? Oui , PrincelTe, lui dit-il, c'étoit malgré moi j la méchante fée du Défert ne s'eft pas contentée de m'encbainer a un rochet, elle m'a enlevé dans un char jufqu'a un des bouts de la terre , oü je ferois encore £ languir fans le fecours inefpéré d'une fyrène bienfaifante, qui m'a conduit jufqu ici. Je viens, ma Princefle , pour vous arracher des mains qui  H° L e N a i k vous retiennent captive ; ne refufez pas le fecours du plus fidelle de tous les amans : il fe jeta a fes piés, & I'arrêtant par fa robe, il laiffa malheureufement romber fa redoutable epée. Le Nain Jaune qui fe tenoit caché fous une laitue, „e la vit pas plutot hor$ de ^ ^ da roi, qu'en connoifiant tout le pouvoir , il ie jeta deflus & s'en faifir. La PrincelTe poulTa un cri terrible en appercevant le Nain ; mais fes plaintes ne fervirent qu'a aigrir ce petit monftre : avec deux mots de fon grimoire , il fit paroïtre dei:x Géans , qui chargerent le roi de chaïnes & de fers. C'eft d préfent , dit le Nain , que je fuis maïtre de la deftinée de mon rival ; mais je lui veux bien accorder la vie & la liberté de partir de ces lieux ,/pourvu que fans différer vous confentiez a m'époufer. Ah ! que je meure plutot mille fois, s'écria 1'amoureux roi. Que vous mouriez, hélas ! dit la PrincelTe, Seigneur, eft-il nen de fi terrible ? Que vous deveniez la vicnme de ce monftre, répliqua le roi, eft-il rien de fi affreux ? Mourons donc enfemble , continua- t elle. Laidez-moi, ma PrincelTe, la confolation de mourir pour vous. Je confens plutót, dit-elle au Nain , 4 ce que vous fouhaitez. A mes yeux, reprit le roi, i mes yeux, vous  J A U N B. 141 en ferez votre époux , cruelle PrincelTe , la vie me feroit odieufe. Non , dit le Nain Jaune , ce ne fera point a tes yeux que je deviendrai fon époux ; un rival aimé m'eft trop redoutable. En achevant ces mots, malgré les pleurs Sc les cris de Touie-Belle , il frappa le roi droit au cceur, Sc Tétendit a fes pieds. La PrincelTe ne pouvant furvivre a fon cher amant, fe laiiTa tomber fur fon corps , & ne fut pas long-tems fans unie fon ame a la lienne. C'eft ainfi que périrent ces illuftres infortunés , fans que la fyrène y put apporter aucun remède ; car la force du charme étoit dans Tépée de diamant. Le méchant Nain aima mieux voir la PrincelTe privée de vie, que de la voir entre les bras d'un autre; & la Fée du Défert ayant appris cette aventure , détruilït le maufolée qu'elle avoit élevé , concevant autant de haine pour la mémoire du roi des Mines d'or , qu'elle avoit concu de paffion pour fa perfonne. La fecourable fyrène, défolée d'un li grand malheur , ne put rien obtenir du deftin, que de les métamorphofer en palmiers. Ces deux corps fi parfaits devinrent deux beaux arbres , confervant toujours un amour fidelle Tun pour 1'autre , ils fe carreflent de leurs branches entrelacées ,  Le Nain Jaüne. & immortalifenc leurs feux par letir tendre union. Tel qui prornet dans le naufrage Un hécatombe aux immortcls , Ne va pas feulement embraffcr leurs aurels Quand il fe voir fur le rivage. Chacun prornet dans ]e danger; Mais le danger de Toute-Belle. T'apprend a ne point t'engager, Si ton cceur aux fermens ne peut êcré fidelle.  *4J SUITE D E DON FERNAND DE T.OLEDE. T iorsque Leonore eut fini fa romance , chacun la remercia avec empreffement du plaifir qu'elle venoir de leur donner. Je fuis trompé , dit don Francifque , fi elle n'eft de la compofition de 1'aimable Leonore ou de la jeune Matilde -y j'y remarque un tour délicat qui redemble beaucoup a celui de leur efprir. Quand je 1'aurois imaginée , répliqua - t-elle modeftement, j'en mériterois peu de louanges ; ces fortes d'ouvrages me paroident très-aifés , & pour raconter fimplement quelque chofe , il ne faut pas un grand génie. Vous en dites adez , madame ajouta don Jaime dans fon baragouin , pour nous perfuader que don Francifque a connu votre caractère : l'on doit juger , par le mépris que vous avez pour une romance fi fpirituelle, de votte modeftie. Toute la compagnie fe leva , témoignant qu'il  144 Don Fernand falloit jouir de la liberté que la campagne donne ; Sc comme l'on fe fépara en plufieurs bandes, il ne fut pas difficile a don Fernand de trouver lê moyen d'entretenir Leonore. Après s'être promené avec la comtefle , il la quitta adtokement, 8c vint chercher fa mak re (Te : il 1'appercut qui traverfoit le cabinet de jafmins; il 1'arrêta refpecFueufement, & s'y voyant feul avec elle, il ne put s'empècher de fe jeter a fes piés- Ëft-il quelqu'un plus heureux que moi, lui dit-il? je fuis a vos piés, Madame , Sc je puis vous faire entendre que je vous adore. Je ne trouve pas , répliqua cette belle fille , d'un air modefte & embarrafle, que cette liberté foit aufli bien établie que vous 1'imaginez : car enfin, Seigneur, ne dois-je pas vous 1'óter ? Non, Madame, répliqua-t-il, non , vous êtes trop aimable & trop bonne pour me punk fi cruellement d'une offenfe que je ne fuis pas le maitre de ne vous point faire j vous m'avez forcé de vous donner mon cceur ; ne m'eft - il pas permis de vous entretenir de votre conquête? Hélas ! Madame, je ne vous parle que de cela, continua t-il; fi j'ofois , ne vous parlerois-je pas du retout que je mérite. Je n'ai jamais vu faire tant de chemin en fi peu de tems, lui dit-elle ; j'ignore encore fi je dois vous accorder la permiflion de me parler. Mais, hélas!  DE T O L E D E." 14 J hélas! dit-elle, en s'interrompant , comment la refuferois-je a votre mérite, a la hncérité de vos intentions , a mon penchant, a vos inftancès,' a ce que vous faites , Seigneur , pour me prouver votre empreflement ; car fe peut - il rien d'égal a votre perfévérance ? Je ne ferai jamais capable d'en manquer, Madame , répliqua don Fernand ; la mauvaife humeur de la comtefFe de Fuentes ne me rebutera point; & je fuis déja trop bien payé de mon déguifemenr , & des complaifances que j'ai pour elle, puifque je me trouve a vos piés, que vous fouffrez 1'aveu de ma paffion , que je puis me flatter que mes foins, mes refpecFs Sc ma conftance pourront vous toucher quelque jour. Je ne vous défends point d'efpérer, lui dit Leonore ; fongez a rendre vos fentimens aufli agréables a mon père, qu'ils me le peuvenc être , & elle ne fut continuer une conver- fation qui commencoit d'être li tendre ; fon trouble acheva d'expliquer ce qu'elle penfoit; Sc don Fernand ravi , étoit fur Ie point de mourir de joie a fes piés , quand il prit malgré elle une de fes mains : mais la voulant baifer , il fentit tout d'un coup quelqu'un qui le tira n* rudement par le pié , qu'il tomba fur le nez ; que devint il, lorfque fe relevant brufquement dans le deffein de fe venger de 1'infulte qu'on venoit de lui faire aux yeux de Leonore , il vit Tome III. K  14^ DonFernakd Ja comtefle comme un fantóme ? Ni lui, ni fa makrede ne s'étoient point appercus qu'elle étoit derrière eux , & qu'elle les écoutoit. Cette défiante viedle eut a peine remarqué que le prétendu maure 1'avoit quittée adroitement, pour retourner dans le cabinet, qu'elle craignit que quelques-unes de fes filles ne s'y trouvaflent; & venant le plus doucement qu'elle put après lui, elle vit a la lueur de plufieurs bougies qu'on avoit mifes dans les Iuftres de criftal, que 1'Africain étoit aux pieds de Leonore. Quelque tranfportée de fureur qu'elle fut, elle eut la patience d ecouter toute la converfation de ces tendres amans; mais lorfqu'il prit lamain de fa fille , elle nejugea pas apropos d'être plus long-tems fpectatrice bénévole. Ha! ha ! don Fernand , s'écria-t-elle , c'eft donc vous qui prenez Ja peine de vous traveftir en maure, pour connnuer vos foins a Leonore ; 6c cette imprudente eft aflez dépourvue de raifon pour vous écouter & pour permettre que vous baifiez fa main? Leonore & don Fernand étoient fi confus , qu'il eft plus aifé d'imaginer leur état, que de le dépeindre : cependant comme il fe flattoit que la comtefle n'avoit pas entenduce qu'ils s'étoient dit, il fe remit bientót, & voulut payer de hardiefle. Quoi! c'eft un crime en Efpagne , répliqua-t-il de parler a une fille, .& de lui baifer la main; en  DE T-OI, EDE. 147 mon'pays, c'eft une marqué de refpecF: & au mien , dit la comtefle en colcre , c'eft une preuve qu'on 1'a perdu; mais foyez Maure ou Caftiüan, fachez que je ne fuis pas d'humeur d'être plus Jong-tems votre dupe ; Sc chargeant la-dedlis fa fille des reproches les plus cruels , elle 1'obligea de rentrer avec Matilde dans le Chateau, oü elle les enferma fous vingt clés. Don Fernand & don Jaime étoient fi défefpérés , que fans don Francifque , ils auroient oppofé la violence a la violence. L'il'umination & le fouper qui étoient préparés , difparurent tout d'un coup comme par enchantement; elle dit a fon neveu les chofes du monde les plus dures ; & que s'il ne partoit fur-le-champ avec ces deux démons (c'eft ainfi qu'elle nommoit ces Cavaliers) elle fe porteroit contr'eux a des extrêmités , dont les uns & les autres auroient lieu de fe repentir. Jamais une fête ne s'eft terminée d'une manière plus facheufe : les deux amans & leur ami étoient au défefpoir de laifler leurs maitredes en de fi terribles mains; mais ils craignoient bien davantage que la comtelFe n'éclatat; & lorfqu'on aime véritablement, on s'intérefle plus au repos de la perfonne aimée , qu'a fa propre farisfaction. Hspartirent fans avoir même foupé, demi- Kij  'i-jS Don Fernand mores de Faim & de rage; ils foutinrent avec le refte de la compagnie, autant qu'il leur fut poffible , leur mafcarade , difant que 1'ambafladeur venoit de les envoyer querir ; ils menacèrent la comtefle de Mahomet & d'Aly, & de fe plaindre a la cour d'Efpagne de fes emporremens , dont ils efpéroient trouver les moyens de fe venger, dès qu'ils feroient de retour a Maroc; cela ne fervit qua 1'irriter encore davantage; elle les nomma perturbateurs du repos public, filoux de cceurs, gens fans foi & fans loi, elle s'échaufFoit fi fort a leur faire des reproches, qu'ils aimèrent mieux partir, que de voir plus longtems cette femme furieufe. Ils avoient un déplaifir mortel d'avoir fi peu parlé a leurs maitrefles, & de les laiiFer expofées a la mau vaife humeur de cette mère terrible; elle doutoit quelquefois que ce füt don Fernand & don Jaime , car ils étoient parfaitement bien traveftis. Mais enfin elle étoit bien perfuadée que c'étoit deux efpagnols, qui , felon toutes les apparences, n'étoient venus chez elle que pour voir & pour parler a fes filles. En s'en retournant a Cadix , ils reftèrent longtems fans avoir la force de s'entretenir; les différentes réflexions auxquelles ils s'abandonnoient, les menoienr fi loin, qu'a peine en pouvoientils revenir. Mais quelque chagrin que fut don Francifque , comme il n'étoit pas fi piqué au jeu  D E T O L E D E. 145L que les autres, il leur paria le premier. Bien que je ne veuille pas infulter a votre malheur , dit il, par des reproches a contre-tems, je nepuis m'empêcher de vous demander, mon cher don Fernand , s'il y avoit hien de la prudence a vous jeter aux piés de Leonore, dans un jardin ou fa mère pouvoit vous furprendre? 11 eft vrai, ajouta don Jaime , que fans ce malheureux tranfport qui m'a pris, tout alloit le mieax du monde, &£ j'entretenois Matilde fans qu'on s'en appercüt. Vous autres gens de fang froid , répliqua don Fernand , vous parlez bien a votre aife de cette aventure; hélas! fi vous aimiez comme moi, que vous auriez trouvé difficile d'être avec Leonore , fans lui témoigner par quelques tranfports 1'état de votre ame! Don Jaime attendit impatiemment qu'il eut fini pour lui dire d'un air alFez dur : quoi donc ? Vous prétendez a la gloire d'aimer Leonore plus que je n'aime Matilde? Oui, jele prétens , ajouta don Fernand, & je vous le foutiendrai. Don Jaime , plein de vivacité , ouvrit la portière du carrolFe ; & fe jetant a terre, venez donc me le foutenir, dit-il, en mettant 1'épée a la main ; don Fernand fauta aulFi-töt fur le pré, & don Francifque fe précipitant pour fe mettre entr'eux : quelle fureur vous anime , s'écria-t-il , voulez-vous vous couper la gorge fur un tel fujet ? Vivez, vivez pour Küj  i$o Don Fernand les perfonnes que vous aimez ; c'eft a elles feules qu'il faut perfuader la grandeur de votre padion , fans entreprendre un combat dont elles refteroient offenfées , s'il venoit a leur connoidance. Quelque bonnes que fuftent ces raifons , les deux amans avoient fort envie de s'eftocader , <& de venger 1 un fur 1'autre le dépit mortel qu'ils avoient contre la comtede de Fuentes. Mais enfin , les prières de leur ami les appaisèrent dis remontèrenten carrode, touthonteux d'une promptitude qui offenfoit fi fort la fincère amitié qu'ils s étoient toujours jurée. D'un autre cóté , don Francifque étoit fort inquiet de la querelle qu'il s etoit faite avec fa tante, en amenant chez eile des africains fuppofés : il h'imagitióït point de moyens pour 1'appaifer; & il craignoit même qu'elle n'obligeat fon mari a entrer dans fon teffentiment. Don Fernand, ayant remarqué fon inquiétude, lui dit qu'il feroit au défefpoir de tous les contre-tems qui leur étoient arrivés, fans qu'il fe flattoit que le retour de fon père feroit fuccéder le calme a la tempête. En entrant chez don Francifque , on leur apprir que le marquis de Tolede étoit arrivé. Don Fernand & don Jaime en parurent ravis; ils renouvelèrent a leur ami toutes les paroles qu'ils lui avoient déja données d'époufer fes coufines > fi le comte de Fuentes  de Tolede. 151 y confentoit. Don Fernand le pria de lui confier le porcrait de Leonore , qu'il avoit depuis peu , pour convaincre fon père que rien n'étoit plus aimable qu'elle. Don Francifque qui fouhaitoit ce mariagè auffi ardemmcnt que lui, ne fit aucune difficulté de le lui donner , comprenant que fa coufine feroit une des plus heureufes perfonnes du monde, d'époufer un homme d'une li grande qualitê , & d'un fi grand mérite. Don Fernand le remercia mille fois du plaifir qu'il lui faifoit, & fe retira avec don Jaime , rempli des plus douces efpérances. lis réfolurent enfemble de faire demander dans le même tems dona Matilde. lis entretinrent aufTi-tót un de leurs amis, des agrémens qu'ils trouvoient dans ces mariages; ils le prièrent d'en parler au marquis de Tolede, &c de le porter a les fouhaiter; don Fernand ajouta qu'il falloit faire entendre a fon père , qu'il ne pouvoir trouver une fille plus vertueufe, ni plus aimable ; qu'il avoit même jugé a propos de lui faire voir fon portrait , pour le convaincre par fes yeux, d'une partie de ce qu'on lui diroit. II donna celui de fa maïtrefTe a fon ami, pour qu'il ne perdit point de tems a le lui montrer. Ils ne manquèrent pas de leur coté de fe rendre auprés du marquis de Tolede ; & don Fernand qui Kiv  151 Don Fernand avoit fes raifoas pour chercher a hui plaire , n'avoit jamais paru fi aife de fon retour, li complaifant, ni fi alfidu. Cependant leur ami emprefle, pour leur faire plaifir, alla trouver le marquis, auquel ilfitfi bien comprendre les avantages qui fe renconrroient dans 1'alUance du comte de Fuentes, qu'il lui Promitde tnivailler ace que fon fils fouhaitoit: Je vous ai porté le portrait de cette charmante perfonne , continua fon ami, & je fuis perfuadé que fans compter fa beauté, qui eft des plus parfaites , vous en aurez bonne opinion fur fa feule phyfionomie. Le marquis en parut charmé a tel point qu'il le pria de lui laider ce charmant portrait pour le refte du jour. Lorfqu'il fut feul, il le regarda avec un plaifir &c une attention extraordinaire. II commenca de porter envie a Ia bonne fortune de fon fils; quelle félicité , difoit-il, de plaire d une perfonne fi aimable ! Mais, continuoit-il , 4 quoipenfé-je de la vouloir unir a mon fils, je ne fuis pas encore dans un age a renoncer au mariage ? Sachons quelques particularités de fon humeur; cela me déterminera abfolument. II envoya querir don Fernand , & après avoir applaudi a fon choix , il s'informa de 1'efprit & ducaraétère de fa maitrede: 1'amoureux efpagnol  de Tolede. 15 J ne lui paria d'elle qu avec les exagérations d'un amant, il n'en eft point qui n'ayent la-deflus une éloquence naturelle ; de forte que le marquis fe lafloit aufli peu d'interroger fon fils , qu'il ne fe laflbit de lui répondre ; & ne fachant pas les peines qu'il fe préparoit, il remarquoit avec plaifir l'attention avec laquelle fon père récoutoic; il en tiroir même de fi heureux augures, qu'il ne metcMt prefque pas fon bonheur en doute; car il favoit aflez que le comte de Fuentes ne le refuferoit point: ainfi il continuoit a lui dire des merveilles de fa maurefie , afin de 1'engager d'avancer fon mariage j fon père lui promit de favorifer fon amour , & de lui en donner bientot des nouvelles. Don Fernand , tranfporté de joie, lui fit des remercimens proportionnés au bonheur qu'il lui faifoit efpérer. Dès qu'il fut retiré , il écrivit a Leonore 1'état oü il venoit de mettre fes prétentipns; elle recut cette lettre par les foins de fon coufin , malgré la vigilance de la comtefle. Pendant que don Fernand & fa belle maïtrefle fe félicitoient fur des efpérances fi flatteufes , le comte de Fuentes, perfécuté par les continuelles lettres de fa femme , vint la trouver au chateau de las Penas , pour la mettre en repos fur les fentimens de jaloulie qu'elle fentoit fe rallumer dans fon ame.  'r54 Don Fèrnand Dès que don Fernand le fut, il en avertit fön père ; & celui-ci qui connoifloit particulièrement Je comte , lui écrivit un billet, pour le prier qu'il put 1'entretenir ailléurs que chez lui ; ils fe donnèrent rendez-vous chez un ami comiimn. Après les premières civilités: Je viens , dit Ie marquis de Tolede au comte, vous demander un gage de votre amitié, & vous en donner un de Ja mienne qui pourroit vous furprendre, fi le fufet dont il s'agit étoit moins propre a faire des miracles; je viens,dis-je,vous demander 1'aimable Leonore , dont la beauté & la jeunefie pourront me rajeunir, au point de ne lui être pas tout a faitdéfagréable; accordez-Ia moi, feigneur; & pour que nos maifons foient plus étroitement unies, donnez 1'aimable Matilde a mon fils. Le comte de Fuentes répondit 4 cette demande, avec toutes la civilité & les témoignages de joie que le marquis pouvoit s'en promettre ; ils s'embralTèrent, & fe donnèrent leur parole, & Paffaire ayant étéarrêtée entr'eux, ils réfolurent de Ia tenir fecrète. Le comte de Fuentes ne put fe difpenfer d'en parler d fa femme , pour avoir fon confentemenr. Mais il lapria en même tems de n'en rien dire a" fes filles, trouvant que c'étoit aflez qu'il ap-  DE Tolede. 155 prouvat une chofe, pour qu'elles en dulïênt être contentes; le marquis de Tolede étant de retour a Cadix, il dit a don Fernand que tout alloit le mieux du monde, & qu'il feroit bientót heureux , fans rien particularifer davanrage , deforte qu'il ne put être éclairci du mauvais tour que fon père lui jouoit J Sc comme ils avoient chacun des motifs d'impatience , ils prèfloieht également le jour de leur manage. Don Jaime qui n'avoit pas moins de paffion pour Matilde , que don Fernand pour Leonore , ne manqua pas de prefler le marquis de Tolede ' d'en faire la demande, afin que les deux fceurs puftént être mariées en même tems ; le vieux marquis fe garda bien de 1'inftruire de ce qui fe paftbit; au contraire , il lui promit de le fe'rvïr utilement: mais dans la crainte que la fourberie qu'il faifoit a fon hls Sc a fon ami, ne fe découvrit avant qu'elle eut fon efFet , il prefTa le retour de Leonore & de Matilde ï Cadix. Le comte de Fuentes , qui s'ennuyoit a la campagne , ne fut point fiché d'avoir unprétexte pour revenir avec fa familie dans un lieu plus agréable. ƒ 11 étoit' bien difficile que deux hommes aufli clair-voyans que don Fernand Sc don Jaime , ne découvrilFent pas la perfidie qu'on leur vouloit faire : ils la découvrirent auffi , & qu eft ce  qu'ils devinrent i cette noavelle ? Tout ce que ^^u^+Ucotecptaw infpi! ^ deviolenc feraiTernbladans leur cceur } on "eWoKreprcTenterenquelétatécoKcelu de .pa;Iiu<3iie ie a- p*, c»eft L: nTLll e^m^Cluil"iai-«-éleportraitde ^beIIe7-efleïje rai trop foi.neufement mlti uit de foc K^.,„„ 1/ au'il qUalUeS' Pouvo^-je croire <ï«» feroit capablede la voir avec indifférence; iamourna-t.il pas des flêches pout tous les ages *Po- tous les tems ?A quoi donc penfai-e, malheureux que je fuis, quand je lui fis voir cette cWmarueperfonne? Enfuite, paffant de cette T™1 daUtreS P!us lentes: fuis-ie caPable, duWil d'excufer celui qui vtenc me ra- refpecls je ne vous écoute plus, & ce ne fera queparlafi„demavie,qu'u„autrepourra s'affurer de la poiTenion de ma maitrefle'. Don Jaime qui n'étoit pas arrêté par de fi grands egards, fe promettoit une vengeance Propomonnee a Finjure qu>on ^ ^ J 1 autre fachant que Leonore & Matilde devoient amver le lendemain , ils prièrent don Francifque  Dl T O t E B li 157 Met au-devant d'elles, pour les avertir de ce qai fe palToit; il voulut bien faire cette démarche , malgré tout le chagrin de fa tante , a laquelle il avoit écrit inutilement pour eflayer de fe juftifier fur 1'aventure des maures: il ne laifTa pas de rendre a Leonore la lettre de don Fernand , elle étoit en ces termes. L'exces de ma douleur eft beaucoup au-dejjus des paroles dont je pourrois me fervir pour vous rexprimer. C'eft mon Père, belle Leonore , qui yeut e'teindre mes efpérances ; m'arracher votre cceur , & vous épouftr ; je ne me pojfede plus depuis cette affreufe nouvelle ; je nè fais plus ce que je Juis , ni ce que je fais ; vous feule pouvc% empêcher tous les malheurs de ma vie : permette^ que je vous conduife dans un lieu qui fervira d'aftle a notre amour. C'eft l'unique remede a. des maux fi prejfans ; mais , Madame , fi vous refufei de l'accepter, je ne chercherai plus que la mort. Don Francifque trouva la Comtefle de Fuentes fur le point de quitter las Penas; il entretint fes coufines a la faveur du défordre de leur départ. O Dieu ! quelle fut leur douleur a des nouvelles fi fatales & fi peu attendues) un coup de foudre les auroit moins furprifes Sc moins  i$2 Don Fernans défolées. Pourqnoi vous affligez-vous tant, leur die don Francifque ? Ne voyez-vous pas que fi vous y confentez, don Fernand & don Jaime vous garantiront de ce cruel hymen ? Mais il faut, pour y réufïir , que vous jouïez bien votre perfonnage , & que lorfque vous ferez a Cadix vous paroifliez gaies & contentes; fous ces conditions je vous allure que tout ira au gré de vos défirs. Ah ! mon cher coufin, lui dit Leonore, vous nous flattez trop j apres ce maiheur-ci nous avons tout a craindre, & fort peu a efpérer ; cependant je fuis réfolue a fuivre vos confeils , & je cacherai ma douleur autant qu'il dépendra de moi : retournez a Cadix, je vous en conjure ; afiiirez don Fernand que je fuis difpofée 4 tout ce que vous fouhaitez. Dites i don Jaime , la même chofe pour moi , ajouta Matilde , a laquelle il avoit écrit la lettre du monde la'plus tendre ; afliirez-le que ma main m mon cceur ne feront jamais a d autre qu a lui. Cela ne fuffit pas , interrompit don Francifque , il faut écrire, & qUe je leur porte vos ordres. Leonore le chargea auffi-tót d'un billet, dont voici les paroles. Don Francifque vous dira en quel êtat jt  de Tolede. 159 fuis ; & fincèrement je ne crois pas quej'eujfepu réfifter a. I'exi.es de mon déplaifir , fans que je meflatte encore de voir réuffir le deffe'm que vous avei formé; je Vapprouve , feigneur, & je vous fuivrai avec plaifir, fous les condhions qui conviennent d la vertu & a la bienféance. Le billet de Matilde pour don Jaime, conté-; noitce peu de mots. JSle vous attendei pas de ma part a des plaintes éloquentes; le coup qui vous menace me tue, & les grandes douleurs font oriinairement muettes. Mais comme elles portent quelquefois aux dernieres extrémltès, campte^ que je feconderai vos defjeins , afin d'unir notre defiinée pour jamais. Don Francifque fe rendit a Cadix , les deux amans de fes coufines 1'attendoient impatiemment, ils furent ravis de leurs généreufes réfolutions : pendant qu'ils donnoient les ordres néceflaires , elles arrivèrent , & furent dinimulerles juftes déplaifirs dont elles étoient accablées. Elles furent a peine a Cadix , que le marquis de Tolede les vint voir fans don Fernand •, d dit feulement d'un air fort embarrafle fes inten-  'i<5o Don Fernand tions , I'aflurantque s'il s?y coriformoic de bonne grace , il n'y avoir rien qu'il ne dut attendre de fon amitié. Don Fernand fe fit la dernière violence pourfe contraindre, il répliqua en peu de mots qu'il obéiroit a fes ordres. Le marquis n'avoit rien négligé pour cacher quelques-unes de fes années aux yeux de la jeune Leonore; la poudre, les bonnes odeurs , les diamans, la broderie , tout y avoit été employé, II lui dit ce qu'il put imaginer de plus obligeant; elle y répondit avec beaucoup de modeftie : la vifite fut courte , & aufïi-tót qu'il fut de retour chez lui, il envoya a Leonore & a Matilde les plus belles pierreries du monde. Elles les regardoient triftement, lorfque Leonore remarqua dans une boïte couverte d'émeraudes , un petit billet; elle 1'ouvrit, & y trouva ces mors : Nous entrerons cette nuk dans votre jardin; trouvei-vous-y , belle Leonore, dona Maalde'; ayei des mantes pour n'être pas reconnues ; tout ejl pret, afin de vous mettre eu süreté. Elles fe dérobèrent le foir, & fe rendirent 4 Fheure marquée dans le jardin. Don Francifque qui étoit averti de tout, les y accompagna , Sc ce fut lui qui ouvrit aux deux amans une porte, dont  DE t O 1 ! u ï; iWt 'dont U avoit pris la clé; ils s'étoient cachés le Vifage de leurs manteaux ; & voyant leurs maltredes couvertes de mantes, ils les emmerièrent avec beaucoup de diligence Sc de feeree. Elles trouvèrent un earrode au bout de la rue, auquel ils firent prendre le chemin du port, une chlloupe les attendoit avec quelques gentilshommesj ils entrèrent dedans, Sc firent promptemenÊ ram er. lis joignirent le vaideau qui les attendoit, & qui mit aufii-tot a la voile pour Venife. Leonorö Sc Matilde furent conduites par le capitaine dan9 la chambre de poupe; un vent fraisqui s'éleva, fur très-favorable a la fuite de ces tendres amans $ chacun d'eux placé vers fa maïtrede , lui témoigna fa joie & fa reconnoidance. Mais elles fe trouvoient url peu étonnées de la démarche qu'elles venoient de faire : des filles qui avoient padé toute leur vieauprès d'une mère plus rigide qu'aucune autre, pouvoient bien réfléchir fur une démarche de cette nature. Don Fernand n'eut pas de peine a pénétrer dans quel état étoit leur efprit; il en redentitde 1'inquiétude; & comme il étoit fort amufant, pour les diftraire de la profonde rêverie ou elles fembloient s'abandonuer , il leur propofa de leur dire un conté, puifqu'elks ne vouloient pas encore fe coucher; elles en Tome III. L  16*1 Don Fernand de Tolede. furent ravies & voulurcnt monter fur le tillac; paree que la nuit étoit belle , la lune brillante * la met fi douce & fi calme , qu'elle n'étoit agitée que par les zéphirs j le capicaine leur demanda permiffion d'y refter auprès d'elles. Don Fernand commenca ainli.  S.ERFËNTÏN VER T* CONTÉ. Ïl y avoit une Fois une grande reine , qui étant accouchée dè deux filles jumelles, convia douze Fées du voifinage de les venir voir , & de les douer, comme cetoit-la coutume dans ce temsla , courume trés-commode ! Car le pouvoir des fées raceommodoit prefque toujours ce que la nature avoit gaté 5 mais quelquefois aufli, il gatoit bien ce que la nature avoit le mieux fait. ■ Quand les fées furent toutes dans la falie des feftins , on leur fervit ttn repas magnifique ; chacune alloit fe placer a table, lorfque Magotine' entra; c'étoit la fceur de Carabofle , qui n'étoit pas moins méchante qu'elle. La reine a cette vue friflbnna, craignant quelque défaftre, paree qu'elle ne 1'avoit point priée de venir a la fète 5 mais cachant fon inquiétude avec foin , elle fut elle-mème querir un fauteuil de velours vert en broderie de faphirs. Comme elle étoit la doyenne des fées, toutes les autres fe rangèrent pour lui Lij  \6\ Serpentiw faire place , & chacune fe difoit a 1'oreille : dépêchons-nous, ma fceur, de douer les petites princeffes, afin de prévenir Magotine. Lorfqu'on lui préfenra un fauteuil, elle dit rudement qu'elle n'en vouloit point, & qu'elle étoit alTez grande potir manger debout; mais elle fe trompa, car la table étant un peu haute, elle ne la voyoit feulement pas, tant elle étoit petite ; elle en eut un dépit qui augmenta encore fa mauvaife humeur. Madame, lui dit la reine , je vous fupplie de vous mettre a table. Si vous aviez eu envie de m'avoif, répliqua la fée, vous ïn'auriez fait prier comme les autres ; il ne faut a votre cour que de jolies perfonnes , bienfaites, & bien magnifiqiies, comme font mes fceurs : pour moi, je fuis trop laide& trop vieille; mais avec cela je n'ai pas moins de pouvoir qu'elles; 8c fans me vanter, j'en ai eu peutêtre davantage. Toutes les fées la prefsèrent tant de fe mettre a table, qu'elle y confentit; l'on pofa d'abord une corbeille d'or, & dedans douze bouquets de pierreries : les premières venues prirent chacune le leur , de forte qu'il n'en refta point pour Magotine ; elle fe mit a gromeler entre fes dents. La reine courut a fon cabinet, 8C lui apporta une caflette de peau d'Efpagne parfumée , couverte de rubis, toute remplie de diamans ; elle la fupplia de les recevoir; mais Ma-  V E R T. It>5 gotine fecoua la tête, & lui dit: gardez vos bijoux , madame , j'en ai de refte; je venois feulement pour voir fi vous aviez penfé a moi, vous m'avez fort négligée ; la-defFus elle donna un coup de baguette fur la table, &c toutes les viandes dont elle étoit chargée , fe changèrent en ferpens fricalfés: les fées en eurent tant d'borreur , qu'elles jetèrent leurs ferviettes, & quittèrent le Feftin. Pendant qu'elles s'entretenoient du mauvais tour que Magotine venoit de leur faire, cette barbare petite fée s'approcha du berceau oü les princeiTes étoient enveloppées de langes de drap d'or, & les plus jolies du monde. Je te doue, ditelle promptement a 1'une , d'être parfaite en laideur : elle alloit donner quelque malédiction a 1'autre, quand les fées toutes émues accoururent & 1'en empêchèrent; de forre que la mauvaife Magotine cafia un paneau de vitres, & palfant au travers comme un éclair , elle difparut aux yeux. De quelques dons que les rees bienfaifantes pulfent douer la princelfe , la reine reiTèntoit moins leurs bontés, qu'elle ne reiTèntoit la douleur de fe voir mère de lapkis laide créature du monde ; elle la prit entre fes bras , & elle eut le chagrin de la voir enlaidir d'un inftant i 1'autre; elle eiTayoitinutilemenD.de fe faire vio-^ L üj  Serpentin ïence.pour ne pas pleurer devanc mefdames les fées , elle ne pouvoit s'en empêcher , & l'on ne fauroit comprendr? la pitié qu'elle leur faifoit. Que ferons-nous, ma fceur, sentredifoientfiles, que ferons-nous pour confoler la reine? Elles tintent un grand confeil, & l„i dirent en-, fuite d'écouter moins fa douleur , paree qu'il y avoit un rems marqué oü fa fille feroit fort heureufe: mais, interrompit la reine, deviendra, t-elle belle ! Nous ne pouvons, repliquèreniv elles, nous expliquer davantage : qu'il vous fuffife , madame, que votre fille fera contente. Elle les remercia fort, &ne manqua pas de les char. ger depréfens-, car encore que les fées fufTent bien riches , elles vouloient toujours qu'on leur donnar quelque chofe ; & cette coutume a pade depuis chez tous les peuples de la terre , fans que le tems 1'air détruite. La reine appela fa fille auiée Laidronette , 8c la cadette Bedotte; ces noms leur convenoientparfaitemenr bien; car , Laidronnette devenoic fi afFreufe, que quelqu'efprit qu'elle eut, il étoit impoffible de la regarder ; fa fceur embelliiïbit , 8c paroiiïbit toute charmante; de forte que Laidronnette ayant déja douze airs, vint fe jeter aux pieds du roi & de la reine, pour les prier de^ lui permettre de s'aller renfermer danS le shateaii des folkaires , afin de cacher fa laideu? i  Vint. ^7 & de ne les en point défoler plus longtems ; ils ne laiflbient pas de 1'aimer malgré fa difformité, de forte qu'ils eurent quelque peine d'y confentir, mais Bellotte leur reftoit, c'étoit aflez de quoi les confoler. Laidronnette pria la reine de n'envoyer avec elle que fa nourrice & quelques officiers pour la fervir. Vous ne devez pas craindre , madame , lui dit-elle, que l'on m'enlève , & je vous avoue qu'étant faite comme je fuis, je voudrois éviter jufqu'a la lumière du jour. Le roi &: la reine lui accordèrent ce qu'elle demandoit: elle fut conduite dans le chateau qu'elle avoit choüi. 11 étoit bati depuis plufieurs fiècles; la mer venoit jufques fous les fenêtres , & lui fervoit de canal; une vafte forêt voifine fourniflbit des promenades ; & plufieurs prairies en terminoient la vue. La princefle jouoit des inftrumens , & chantoit divinement bien : elle demeura deux ans dans cette agréable folitude, oü elle fit même> quelques livres de réflexions; mais 1'envie de revoir le roi & la reine, 1'obligea de monter en carrofle, & d'aller a la cour. Elle arriva juftement comme on alloit marier la princefle Bellotte ; tout étoit dans la joie: lorfqu'on vit Laidronnette , chacun prit un airchagrin; elle ne fut embraflce } ni carreflee par aucun de fes pareus ; &pour tout régalj on lui dit qu'elle étoit fort en- L iv  Wie, Sc qu'on Jui confeiiioir de ne pas paroicre au bal; que cependant fi elle avoit envie dele voir, on pourroit lui ménager quelque petin trQ« pour leregarder. EHe répondit quelle n croit venue , ni pour danfer, ni pour entendre les violons; qu'il y avoit fi long- tems qu'elle étoit dans le chareau folitaire , qu'elle n'avoit pu s'empecher de le quitter pour rendre fes refpeéls au rpi Sc a Ja reine ; qu'elle connoilïbit avec une vive douleur, qu'ils ne pouvoieut la foufFrir- qu'ainfi elle allou retourner dans fon défert ,oüles arbres, les fleurs & les fonraines ne lui reprochoienr PPint fa laideur lorfqu'elle s'en approchoir. Quand 1P roi «Sc la reine virent qu'elle étoit fi fachée, 4s lm dirent en fe faifant quelque violence qu elle pouvoit reder deux ou trois jours auprès d eux. Mais comme elle avoit du cceur, elle ré, pliqua qu'elle auroit trop de peine a les quitter , Ü elle paflbit ce tems en fi bonne compagnie. Ils' fouhaitoient trop qu'elle s'en allat pourtaretem'r ; jls lui dirent donc froidement qu'elle avoit raifon, La princelTe Bedotte lui donna pour préfent de nÓces un vieux rubau qu'elle avoit porté tout Onver * fon roanchon ; & le roi qu'elle époufoit lm dpnpadu.taffetas zinzolin pour lui faire une jupe. Si ellp s'en étoit crue, elle auroit bien jeté leruban Si le zinzofinage aux nez des généreufes  V E R T. ïg9 perfonnes qui la régaloient fi mal | mais elle avoit tant d'efprit , de fageffe & de raifon, qu'elle ne voulut témoignet aucune aigreur; elle parut donc avec fa fidelle nourrice pour retourner dans fon chateau, le cceur fi rempli de triftefle , qu'elle fic tout le voyage fans dire une parole. Comme elle étoit un jour dans une des plus fombres allées de la forêt, elle vit fous un arbre un gros Serpent vert, qui haüflant latere, lui dit: Laidronnette , tu n'es pas feule malheureufe; vois mon hornble figure , & faches que j'étois né encore plus beau que toi. La princefle effrayée, n'enrendit pas la moitié de ces paroles •, elle ,'enfuit, & demeura plufieurs jours fans ofer fortir , tant elle avoit peur d'une pareille rencontre. Enfin s'ennuyant d'être toujours feule dans fa chambre, elle en defcendit fur le fon , & fut au bord de la mer : elle fe promenou lentement, & rèvoit afa trifte deftinée, lorfqu'elle vit venir a elle une petite barque toute dorée, & peinte de mille devifes dirTérentes; la voile en étoit de brocard d'or, le mat de cédre,les rames de cananbour ; il fembloit que le hafard feul la faifoit voguer; & comme eile s'arrêta fort proche du rivage , la princefle curieufe den voir toutes les beaut -s , entra dedans", elle la trouva gamie ce velours cramoifi i fond d'or-, & ce qui fervoit de clous, étoit fait de diamans:  >I7° S I » P H K T t N a Ja fG1 rune, perfuadée qu'elle ne!,,; f ■ guèrefavorablP * w feroIt dïm défe t ' ' " 'el*"ë"U fond «He. Elle regardo.t avec mtrépidité de <,„>! - ■ «endroic ,a «. elle femb( Jt P« tarder, lorfqu'elle vit fur le, «„, , J-^tad. 'efabatq tS rd^^™ enez d'hemeur a recevoi „j V V°US Pauvre Serpe„rl„ V ZT ^ i «e fairequelque plaflir ne l' ^ i iee piauir, ne te montres januis  V ï R T. *7I ames yeux. Serpentin Vert fit unlong fifflemenc, ( c'eft la maniète dont les ferpens foupiroient); & fans rien répliquer , il s'enfonca dans We, Quel horrible monftre, difoit la princefle en elle-même j il a des ailes verdatres , fon corps eft de mille couleurs, fes griffes d'ivoire , fes yeux de feu & fa tête hériffée de longs cnns : ah j'aime mieux périr que de lui devoir la vie. Mais , reprenoit-elle, quel attachement a-t-il % me fuivre & par quelle aventure peut-il parler comme s il étoit raifonnable ? Elle rêvoit ainfi quand une voix répondant i fa penfée, lui dit: apprens, Laidronnette, qu'il ne faut point mépnfer Serpentin Vert ^ & fi ce n'étoit pas te dire une durete, je t'afliirerois qu'il eft moins laid en fon efpèce, que tune 1'es en la ttenne-, mais bien lom de vouloir te facher, l'on voudroit foulager tes peines , fi tu voulois y confentir. Cette voix furprit beaucoup la princefle , & ce qu'elle lui avoit dit lui parut fi peu foutenable , qu'elle n'eut pas aflez de force pour retenir fes larmes ■ mais y faifant tout-a-coup réflexion : quoi. s'écria-r-elle , je ne veux pas pleurer ma mort, paree qu'on me reproche ma laideur : de quoi me ferviroit, hélas ! d'être la plus belle perfonne du monde , je n'en périrois pas moins ; ce me doit être même un motrf de confolation pour m'empccher de regretter la vie.  TERPENTIJ, Pendant qil'eiJe moraü flortant toujours au Pré A. ' ^ue -ntre un rocher fn'e 7*'™^»% deboisenfemble V ^ Pas de-P-ces Péril fi évidenr e P°UV01t co«* * ïebois Se etr°UVa^le4—rceaux mentail pié °UleVee» fe «« heureufe- Percut dP ï, f , ^omme il s'ap- moins ƒ &,U,c™:»^mecrain- ***** * dévorer, ou k, „ , " VIen<,ra '"e "^o»r,eilercgardaIar„a;&lori.  V E R Ti «?j k nuit fut tout-A-fait venue, elle bta fa juppe de taffetas zinzolin , elle fe couvrit la tête &C le vifage ; puis elle refta aind bien inquiette de ce qui s'alloit pafler. Enfin elle s'endormit , & il lui fembla qu'elle entendoit divers inftrumens ; elle demeura perfuadée qu'elle rèvoir : mais au bout d'un moment, elle entendit chanter ces vers, qui fen» bloient faits pour elle. Souffrez quici 1'amour vous blefle ,' L'on y rellent fes tendres feux. Ce Dieu bannit notre triftene : Nous nous plaifons dans ce féjoiu heureux J Souffiei quici 1'amour vous blefle , L'on y relTent fes teudres feux. L'attention qu'elle fit a ces paroles , la révéilk tout-a-fait: de quel bonheur & de quelle infortune fuis-je menacée , dit elle ! en 1'état oü je fuis, me refte-t-il encore de beaux jours? Elle ouvrit les yeux avec quelque forte de crainte, appréhendant de fe trouver environnée de monftres : mais quelle fut fa furprife , lorfqu'au lieu de ce rocher affreux & fauvage , elle fe trouva dans une chambre toute lambriffée d'or : le Ut oü elle étoit couchée , répondoit parfaitement a la magnificence du plus beau palais de 1'uniyers : elle fe faifoit la-dedus cent queftions,  J74 SuPHNU . ne pouvanr croire qu'el'e &, l- , des jard.ns rerhplïs Je fleurs Z f > gnemenc, des palais donc o-és de piec Jes 1. : s " "T ?** veilleufemenc faits 'u Sr4* Pedes> W dWvre, • u JT ' f C eC0K aUrant de c«efs^nvies, une met douce & Püaue r ^ mille forces de tenens dfff ^ns ?T voües , lesjbanderoles & les fff ' ,M «gréable a la vue. m°nde Je P,us Dieux ! ;uftes jv , . y entra & vic venir j «11 ^P"rcement , elle fairs de een s m \ vêtUS * e cen" manières différentes • „I g^nds avoient une coudé* de hauJ e ? " petit, n'avoient pas plus de 1 pluS r*» pms de quatre doigts} Jes  Ver*. »7$ ons beaux, gracieux , agréables •, les autres hi» deux & d'une laideur effrayante j ils étoient de diamans, d'émeraudes, de rubis, de perles , de cryftal, d'ambre , de corail, de porcelaine, d'or , dargent, d'airaia ,debronze , de fer>de bois, de terre; les uns fans bras , les autres fans piés, des bouches a 1'oreille , des yeux de travers , des nez écrafés ; en un mot, il n'y a pas plus de différence entre les créatures qui habitent le monde , qu'il y en avoit entre ces pagodes. Ceux qui fe ptéfentèrent devant la Princefle, étoient les députés du royaume ; après lui avoit fait une hatangue mèlée de quelques réflexions très-judicieufes , ils lui dirent, pour ladiverrir, que depuis quelque tems ils voyageoient dans le monde, mais que pour en obtenir la permiflion de leur fouveram, ils lui faifoient ferment en partant de ne point parler ; qu'il J en avoit même de fi fcrupuleux , qu'ils ne vouloient remuer ni la tête , ni les piés, ni les mains : mais que cependafit la plupart ne pouvoient s'en empêcher , qu'ils couroient amfi 1'univers ; & que lorfqu'ils étoient de retour, ils réjouiflbient leur roi par le récit de tout ce qui fe paflbit de plus fecret dans les différente» cours oü ils étoient recus. C'eft , madame, ajoutèrent ces députés, un plaifir que nous vous doa«erons quelquefois , car nous avons ordre  de ne rien oublier pour vous défennuyer ; dtt lieu de vous apporter des préfens , nous venons vous diveitir par nos chanfons & par nos danfes. Ils fe mirent aufli-tót a chanter ces paroles, en danfant en danfe ronde avec des tambours de bafque & des caftagnettes. Les plaifirs font charmans, Lorfquils fuivent les peines» Les plaifirs font charmans , Après de longs tourmens. Ne biifez point vos chaines, Jeunes amans , Les plaifirs font charmans , Lorfquils fuivent les peines, Les plaifirs font charmans , -Après de longs tourmens. A force de fouffiïr des rigueurs inhumaineê, Yous trouverez d'heureux momcns 5 Les plaifirs font charmans, Lorfcju'ils fuivent les peines , les plaifirs font charmans , •Après de longs tourmens. Lorfqu'ils et-rent fini, Ie députó qui avoiê porté la parole , dit a la PrincelTe : Voici, madame , cent pagodines , qui fönc deftinees i 1'honneurde vousfervir : tout ce que vous voudtez au monde s'accomplira , pourvu que vous reftiez parmi nous. Les pagodines parurent £ leus  V E R T. I77' leur tour; elles tenoient des corbeilles próportionnées a leur taille , remplies de cent chofes difFérentes , fi jolies , fi utiles , fi bien faites & fi riches , que Laidronnette ne fe laffoit point d'admirer, de louer, & de fe récrier fur les merveilles qu'elle voyoit. La plus apparente des pagodines, qui étoit une petite figure de diamans , lui propofa d'entrer dans la grotte des bains , paree que la chaleur augmentoit ; la princefle marcha du cóté qu'elle lui montroit t entre deux rangs de gardes du corps, d'une taille & d'une mine a faire mourir de rire : elle trouva deux cuves de criftal garnies d'or, pleines d'eau d'une odeur fi bonne & fi rare , qu'elle en demeura furprife ; un pavillon de drap d'or mêlé de vert s'élevoit au-deflus ; elle demanda pourquoi il y avoit deux cuves ; on lui dit que Tune étoit pour elle , & 1'autre pour le fouverain des pagodes : mais , s'écria-t-elle , en quel endroic eft-il ? Madame , lui dit-on , il fait a préfent la guerre ; vous le verrez a fon retour. La Princefle demanda encore s'il étoit marié : on lui dit que non , & qu'il étoit fi aimable, qu'il n'avoit trouvé jufqu'alors perfonne digne de lui. Elle ne poufla pas plus loin fa curiofité; elle fe déshabüla & fe mit dans le bain. Auifi-tot pagodes & pagodines fe mirent a thanter & a jouer des 'nftrumens : tels avoient des thuorbes faits Tome III, j^j  ly$ Serpentin d'une coquille de noix ; tels avoient des violes faites d'une coquille d'amande ; car il falloit bien proportionner les inftrumens a leur taille ; mais rout cela étoit fi jufte & s'accordoit fi bien, que rien ne réjouiffoit davantage que ces fortes de concerts. Lorfque la princede fut fortie du bain , on lui préfenta une robe de chambre magnifique; plufieurs pagodes, qui jouoient de la dure & du haut-bois, marchoient devant elle ; plufieurs pagodines la fuivoient chantant des vers a fa louange : elle entra ainfi dans une chambre ou fa toilette écoit mife. Aufli-tót pagodines dames d'atours, pagodines femmes de chambre alloient 8c venoient, la coifFoient , 1'habilloient , la louoient, 1'applaudiflbient, il n'étoit plus queftion de laideur, de jupe zinzolin , ni de ruban gras. La princefle étoit véritablement étonnée. Qüeft-ce qui peut, difoit-elle, me procurer un bonheur fi extraordinaire ? Je fuis fur le point de périr, j'attends la mort, je ne puis efpérer autre chofe, & cependant je me trouve tout d'un coup dans le lieu du monde le plus agréable , le plus magnifique , 8c oir l'on me témoigne le plus de joie de me voir ! Comme elle avoir infiniment d'efprit & de bonté, elle faifoit fi bien que toutes les petites créatures qui  V E R T. tj£ 1'approchoient , demeuroient charmées de fes manières. • Tous les jours a fon lever elle avoit de nöuveauxhabits, de nouvelles dentelles, de nouvelles pierreries $ c'étoit trop de dommage qu'elle füt fi laide ; mais cependant elle qui ne pouvoit fe fouffrir , commenca de fe trouver moins défagréable, par le grand foin que Ton preuoit de la parer. II n'y avoit point d'heure oü quelques pagodes n'arrivaflent & ne lui rendiflenr compte des chofes les plus fecrètes & les plus curieufes qui fe pafloient dans le monde , des traités de paix , des ligues pour faire la guerre, trahifons & ruptures d'amans, inlidélités de maïtreffes, défefpoirs , raccommodemens , héritiers décus , mariages rompus, vieilles veuves qui fe remarioient fort mal-a-propos , tréfors découverts , banqueroutes, fommes fakes en un moment ; favoris tombés , fièges de places, maris jaloux , femmes coquettes, mauvais enfans , villes abïmées ; enfin que ne venoient-ils pas dire a Ia princefle pour la réjouir ou pour 1'occuper. II y avoit quelquefois des pagodes qui avoient le ventre fi enflé, & les joues fi bouffies , que c'étoit une chofe furprenante. Quand elle leur demandok pourquoi elles étoient ainfi, elles lui difoient: comme il ne nous eft pas permis de rire , nt de parler dans monde, & que nous y voyons Mij  ï-So Serpentin faire fans ceffe des chofes toutes rifibles , & des fottifes prefqu'intolérables ^l'envie d'en railier eft fi forte , que nous en enflons , & c'eft proprement une hydropifie de rire , dont nous guériffons dès que nous fommes ici. La princeffe admiroit le bon efprit de la gente pagodine ; car effectivement l'on pourroit bien enfler de rire , s'il falloit rire de toutes les impertinences que l'on voit. Il n'y avoit point de foir que l'on ne jouat une des plus belles pièces de Corneille ou de Molière. Le bal étoit très-fréquent, les plus petites figures, pour tirer avantage de tout, danfoient fur la corde , afin d'être mieux vues; au refte , les repas qu'on fervoit a la princefTe , pouvoient paffer pour des feftins de fête folemnelle. On lui apportoit des livres férieux, de galans , d'hiftoriques \ enfin , les jours s'écouloient comme des momens, quoiqu'a la vérité toutes ces pagodes fi fpirituelles, lui paruffent d'une petireffe infupportable ; car il arrivoit fouvent qu'allant a la promenade, elle en mettoit une trentaine dans fes poches , pour 1'entrerenir ; c'étoit la plus plaifante chofe du monde de les entendre caqueter avec leurs petites voix plus claires que celles des marionettes. II arriva une fois que la princefle ne dormant point, difoit : que deviendrai-je ; ferai-je toujours ici ? Ma vie fe pafle plus agréablement  V E R T. l81 que je n'aurois ofé l'efpérer; cependant il manque quelque chofe a mon cceur , j'ignore ce que c'eft, mais je commence-a fentir que cette fuite des meines plaifirs , qui n'eft variée par aucuns événemens, me femble infipide. Ah! princelTe , lui dit une voix , n'eft-ce pas votre faute ? Si vous vouliez aimer , vous fauriez bien vite que l'on peut refter long-tems avec ce qu'on aime, dans un palais & même dans une folitude affreufe , fans fouhaiter d'en fortir. Quelle pagode me parle , répondit-elle ? Quels pernicieux confeils me donne-t-elle , contraires a tout le repos de ma vie ? Ce n'eft point une pagode , répondir, on , qui vous avertit d'une chofe que vous ferez rót ou tard ; c'eft le malheureux fouverain de ce royaume qui vous adore, madame , & qui n'oferoit vous le dire qu'en tremblant. Un roi m'adore ! répliqua la princefle, ce roi a-t-il des yeux, ou s'il eft aveugle ? A-t-il vu que je fuis la plus laide perfonne du monde ? Je vous ai vue, madame , répliqua 1'invifible , je ne vous ai point trouvée telle que vous vous repréfentez , & foit votre perfonne , votre-mérite ou vos difgraces , je vous le répète, je vous adore , tinais mon amour refpeéhieux & craintif m'oblige a me cacher. Je vous en ai de Tobligation, reprit la princefle, que ferois-je, hélas! fi j'aimois quelque chofe? Vous feriez la félicité de celui quine peut M ii j  i 8a Serpentin vivre fans vous, lui dit-il; mais fi vous ne lui permettez pas de paroitre , il n'oferoit le faire. Non , dit la princeffe , non , je ne veux rien voir qui m'engage trop fortement. On ceffa de lui répondre , & elle fut le refte de la nuit trèsoccupée de certe aventure. Qt:elque réfolution qu'elle eut prife de ne rien dire qui eüt le moindre rapport a cette aventure, elle ne put s'empêcher de demander aux pagodes li leur roi étoit de retour : ils lui dirent que non. Cette réponfe qui s'accordoir mal avec ce qu'elle avoit entendu , 1'inquiéta y elle ne laiffa pas de demander encore fi leur roi étoit jeune & bien fait; on lui dit qu'il étoit jeune, qu'il étoit bien fait & fort aimable : elle demanda fi l'on avoit fouvent de fes nouvelles : on lui dit que l'on en avoit tous les jours j mais fait-il, ajouta-t-elle, que je fuis dans fon palais ? Oui s madame, répliqua-t-on, il fait tout ce qui fe palTe a votre égard, il s'y intéreffe , & l'on fait partir d'heure en heure des courriers qui vont lui apprendre de vos nouvelles. Elle fe tut & commenca a rcver beaucoup plus fouvent qu'elle n'avoit accoutumé de le faire. Quand elle étoit feule , la voix lui parloit : elle en avoit quelquefois peur ; mais elle lui faifoit quelquefois plaifir ; car il n'y avoir rien de li galant que tout ce qu'elle lui difoit. Quelque réfo  V E R T. iSj lutlon que j'aie faite de ne jamais aimer, répondoit la princelTe , Sc quelque raifon que j'aie de défendre mon cceur d'un engagement qui ne lui pourrcit être que fatal, je vous avoue cependant que, je ferois bien aife de connoitre un roi dont le goüt eft aufli bizarre que le vótre ; car s'il eft vrai que vous m'aimiez , vous êtes peut-être le feul dans le monde qui puifliez avoir une femblable foiblefle pour une perfonne aufli laide que moi. Penfez rout ce qu'il vous plaira de mon caradtère, mon adorable princefle , lui répondoic la voix, je trouve aflez de quoi le juftifier dans votre mérite ; ce n'eft pas cela aufli qui m'oblige a me cacher , j'en ai des fujets fi triftes, que fi vous les faviez , vous ne pourriez me refufer votre pitié. La princefle alors prefloit la voix de s'expliquer ; mais la voix ne parloit plus ; elle entendoit feulement poufler de longs foupirs ; toutes ces chofes 1'inquiétoient, quoique ce fut un amant inconnu Sc caché , il lui rendoit mille foins ; a joindre que le lieu oü elle étoit lui faifoit fouhaiter une compagnie plus convenable que celle des pagodes. Cela fut caufe qu'elle commenca de s'ennuyer partout, la voix feule de fon invüible avoit le pouvoir de 1'occuper agréablement. Une des nuits la plus obfcure de 1'année, oü elle étoit endormie, elle s'appercut, en fe réveiL M üj  'i84 Serpentin lant, que quelqu'un étoit affis proche de fon Üt ; elle crut que c'étoit la pagodine de Perles qui ayant plus d'efprit que les autres , venoit quelquefois 1'enrretenir. La princelTe avanca les bras pour la prendre , mais on lui prit la main, on la fetra , on la baifa , quelques larmes tombèrent delTus, on étoit fi faifi qu'on ne pouvoit parler ; elle ne douta point que ce ne fut le roi invifible : que me voulez-vous donc, lui dit-elle en^foupirant, puis-je vous aimer fans vous connoitre & fans vous voir? Ah! madame, répondit-on, quelles conditions attachez - vous a la douceur de vous plaire ? 11 m'eft impoffible de me ladder voir. La méchante Magotine qui vous a joué un d mauvais tour , eft la même qui m'a condamné a une pénitence de fept ans, il y en a déjd cinq d'écoulés, il m'en refte encore deux, dont vous adoucirez toute Tamertume , fi vous voulez bien me recevoir pour époux ; vous allez penfer que je fuis un réméraire, & que ce que je vous demande eft abfolument impoffible; mais, madame , fi vous faviez jufqu'ou va ma paffion,' jufquoü va Texcès de mes malheurs , vous ne me refuferiez point la grace que je vous demande. Laidronnette s'ennuyoit, comme je Tai déji 'dit; elle trouvoit que le roi invifible avoit tout ce qui pouvoit plaire dans 1'efprit, & 1'amoun  V E ft T. l8S fe faifit de fon cceur , fous le nom fpécieux d'une généreufe pitié ; elle répliqua qu'il falloit encore quelques jours pour fe pouvoit réfoudre :re etoit beaucoup de 1'avoit amenée jufqu'a ne diftetet que de quelques jours, une chofe dont on n'ofoit fe flatter ; les fètes Si les concerts redoublètent; on ne chantoit plus devant elle que les chants d'Hyménée : on lui appottoit fans ceffe des préfens d'une magnificence qui furpaflbit tout ce que l'on avoit jamais vu; 1'amoureufe voix aflidue auptès d'elle, lui faifoit fa cour dès qu'il etoit nuit, & la princelTe fe retiroit de meilleure heure, pour avoir plus de tems a 1'entretenir. _ _ Enfin elle confentit de prendre le roi invifible pour époux, & elle luiptornit de ne le voir qu'après que fa pénitence feroit achevée.ll y va de tout pour vous & pour moi, lui dit-il ; li vous aviez cette imprudente curiofité, il faudroit que je recommencalïe ma pénitence , & que vous en partageafliez la peine avec moi; mais ü vous pouvez vous empêcher de fuivre les mauvais confeils qu'on vous donnera , vous autez la fatisfadion de me trouver felon votre cceur, & de retrouver en même tems la merveuleufe beauté que la méchante Magotine vous a btée. La princelTe ravie de cette nouvelle efpérance , fit mine fermens i fon époux de n'avoit aucune curiofité contraire a fes défirs; airifi les noces  xS Serpentin sachevèrenc fansbruit & fans éclat , le cceur & 1'efpnt n'y trouvèrent pas moins leur compre. Comme routes les pagodes cherchoient avec empreflement d diverrir leur nouvelle reine il y en eut une qui lui apporta 1'hiftoire de Pfyché qu'un auteur des plus d la mode venoit de mettre en beau langage; elle y trouva beaucoup de chofes qui avoient du rapport a fon aventure, « iljui prit une fi violente envie de voir chez elle fon père & fa mère , avec fa fceur & fon beau-frere, que quelque chofe au monde que püc lui direle roi, rien ne fut capable de lui óter cette fantaifie. Le livre que vous lifez, ajoutat-d, vous peut faire favoïr dans quels malheurs Wjrche tomba: hé! de grace , proflrez-en pour les cviter. Eile promit plus qu'il ne lui demandoit: enfin un vaideau chargé de pagodes & de prélens fut dépêché avec des lettres de la reine Laidronnerte a la reine fa mère. Elle Ia conjuroit de Ia venir voir dans fon royaume, & les pagodes eurent pour cette fois feulement la permiffion de parler aiüeurs que chez eux. Laperre de la princelTe n'avoit pas laifié que de trouver de la fenfibilité dans fes proches ; ou la croyoitpérie , deforte que fes lettres furent mfimment agréables 4 Ia cour; & la reine qui mouroitd'envie de larevoir, ne réfifta pas un moment d partir avec fa fille & fon gendre. Les  V E R T. l87 pa-odes q^ü favoient feules le chemin de leur royaume ,y conduifuent toute la familie roy.-üe ; & lorfque Laidronnette vit fes parens , elle en penfa mourir de joie; elle lat & relut Pfyché, pour être en garde fur tout ce qu'on lui diroit, & fur tout ce qu'elle devoit répondre: mais elle eut beau faire, elle s'égara en cent endroits; tantbt le roi étoit a 1'armée , tante* il étoit malade, & de fi mauvaife humeur , qu'il ne vouloit voir perfonne , tantbt il faifoit un pélerinage, puis il étoit a la chalTe ou a la pêche. Enfin il fembloit qu'elle étoit gagée pour ne rien dire qui vaille , & que la barbare Magotine lui avoit renverfé 1'efptit. Sa mère & fa fceur en raifonnèrent enfemble; U fut conclu qu'elle les trompoit, & que peut-être elle fe trompoit elle-même , de forte que par un zèle afTez mal réglé , elles réfolurentdelui parler: elles s'en acquittèrent avec tant d'adrerle , qu'elles jetèrent dans fon efprit mille craintes & mille doutes; après s etre long-tems défendues de convenir de ce qu'elles luiVoient , elle avoua que jufqu'alors, elle n'avoit point vu fon époux , m*XS qu'il avoit tant de charmes dans fa converfation, que c'etoa affez de Ventend» pour être contente, qu'il ctou en pénitence encore pour deux suis , & qüapres ce tems-la, non feulement elle devoit le voir , mais qu'elle deviendroit belle comme 1'aftte  d"7r' A"!mslt^»f=,s-&ria Ia reine' ? ^elgrandé Quelle emilr .&m la reine b,,,^ , „ ^%h= ,u'el!e avoit u„mo„ft[epouré "ft „r rreftiev6tre- &^™,e„t .feiten r M votte fa:llrme e" & autant, &fo„ge„d,e encore davamage. La pauvr, p*ncdre demeura fi confufe&fi avec des prefens qui ^ de ^1* * leroban de-Who», eüe réfo4 q^qu Jen pütarriver, de voir fon rna* Ahi cunolite fatale, dontmi,le afieux esemples ne Peuvent „ous corriger, q„e B vas «fo^* -te tWheuteufepHncelTe-elleaut-oit eu bL de forte qu elle rarho i Jycne, & s'en fe, kmpe C°mme el1^ & sen ferm pour regarder ce roi invifible fi ^^oncceur.Mais quels cns-épouv^    V E R T. 185> ne fit-elle pas, lorfqüau lieu du tendre amour ; blond, blanc , jeune & tout aimable , elle vit 1'arTre.ux Serpentin Vert aux longs crins hérifléV II s'éveilla tranfporté de rage & de défefpoir \ barbare, s'écria-t-il , eft-ce la la récompenfe de tant d'amour ? La princeire he Teritendoit plus ,' la peur 1'avoit fait évanouir , & Serpentin étoit déja bien loin. Au bruit de toute cette tragédie, quelques pagodes étoient accourus; ils couchèrent la princefle, ils la fecoururenr , & lorfqu'elle fut revenue, elle fe trouva dans un état oü 1'imagination ne peut atteindre : combien fe reprochoitelle le mal qu'elle alloit. procurer a fon mari? Elle 1'aimoit tendrement, mais elle abhorroit fa figure, & elle auroit voulu pour la moitié de fa yie ne 1'avoir pas vu. . Cependantfes trines rêveries furent interrompues par quelques-pagodes qui entrèrent d'un air effrayé dans fa chambre , ils venoient 1'avertir que plufieurs vaifleaux remplis de marionnettes , ayant Magorine a leur tète, étoient entrés fans obftacle dans le port. Les marionnettes & les pagodes font ennemis de,tout tems ; ils font en concurrence fur mille 'chofes , & les marionnettes ont même le privilege de parler par rout, ce que les pagodes n'ont point. Magotine étoit leur reine, 1'averfion qu'elle avoit pour le pauvre  ' TERPENTIN Serpentin Vert & p0ur rinfortunée Uidton obligo d aflembler des troupes dans Ia réfo leurs dotdeursferoient les plLls vives ; EIIe n'eutPas ^ peine a réudir dans fes projets.car Ia reine étoit fidéfolée, quencore qu'on a prefsat de donner les ordres néceffaires" elle 5 Cn deff,ndK' ^antqu'elle n encendoit pointla guerre:l>on «a par fon ordre les pagodes 7 Srer°ient trouv" dans des villes affiégJe, & dans, ecabi net des plus grands eapitaineS: elle leur ordonna de pourvoir a toutes chofes, 8c d un ai, prefqi ,égal tous ,es éyénemetfsdeIa Magotine avoit pour généralle fameux Polichinelle, qm favoit bien fon métier, & qui avoit «n gros corps de réferve, compofé de mouches guefpes, de hannetons & de papillons qui firent mervedles contre quelques gtenouilles & quelques lezards armés a la légère. Ils étoient depuis longtems a la lolde des pagodes, d la vérité plus redoutables par leur „om que par Jeur ^ Magotine fe divertit quelque tems a voir Ie combat pagodes & pagodines s'y furpafsèrent: -ais Ia fee d'un coup de baguette diffipa tous ces fuperbes edifices, ces charmans jardins, ces bois, ces pres, ces fontaines furent enfévelis fous leurs-  V E R T. propres mines, & la reine Laidronnette ne put éviterla dure condition d'être efclave de la plus maligne fée qui fera jamais; quatre ou cinq eens Marionnettes 1'obligèrent de venir jufqu'oü étoit Magotine. Madame, lui dit Polichinelle, voicl la reine des pagodes que j'ofe vous préfenter. Je la connois il y a longtems , dit Magotine elle eft caufe que je recus un aftronr le jour de fanaiflance , je ne 1'oublirai jamais. Hélas , madame, lui dit la reine, je croyois que vous vous en étiez fuffifamment vengée ; le don de laideur que vous me diftribufces au fuprêmedegré, pourroit avoir fatisfait une perfonne moins vindicative que vous. Comme elle caufe, dit la fée, voici un dodeur d'une nouvelle édition , votre premier emploi fera d'enfeigner la philofophie k mes fourmis, préparez-vous k leur donner tous les jours une lecon. Comment m'y prendrai-je , Madame, répliqua la reine affligée , je ne fais point la philofophie; & quand je la faurois vos fourmis font - elles capables de 1'apprendre ? Voyez , voyez cette raifonneufe, s'écria Magc «ne: hé bien, reine , vous ne leur apprendrez pas la philofophie , mais vous donnerez k tout le monde, malgré vous , des «temples de patience qu'il fera diflicile d'imiter. U-deffus elle lui fit apporter des fouliers de fer fi écroits que la moitié de fon pié n'y pon-  ICJ1 SERPENTIN voitenaer;inaiscependant a chauffer: cette pauvre reine eut tout le tems d pleurer & de fouffrir: Oh ca dir 1U wn ca, dit Magotine, voici Je na. ,a„,a„ file, Madame, l„i dit Ia teine im^r^ « ^ n,e patois condn.fit auffi-têt dans .e fo„d ft. £ * ^''"^"'•^-ecnnegtofi-eplet »FesIn,avo,don„én„painbisi„nefraci:; Lotfqn'elk vonlnt filet cette ctafllnfe toile i:xt.::rdee,trtUp"ienMde,e Air ' e recoi»mencer 1'ouvraee a plufieurs repnfes • mais c'étoit tou/outsinuf Wnt Je connois bien d cette hetJ, dit1 exces de mon malheur, je fi* Uyréc i n > cable Magotine, elle ne.fi pas contente de mÏ voir derobe toute ma beauté , elle veut trouver des pretextes pour me faire mourir. Elle fe pric4 pleurer repaffant dans fon efpric ïétat heureux dont elle vemnt ^ ^ ^ Pagodie,& jetant fa ouenouille par LTqZ Magotine vienne quand il lui plaira, dit elï lene fais point faire nmpoffibIe>E1]; ^ une  V B R. T. igj üne voix qui lui dit: ah ! reine , votre curiofité trop indifcrète vous coute les larmes que vous répandez : cependanr il n'y a pas moyen de voir fouffrir ce qu'on aime, j'ai une amie dont je ne vous ai point parlé, elle fe nomme fée pro» te&rice, j'efpère qu'elle vous fera d'un grand fecours» Aufïi-tót on frappa trois coups , & far« qu'elle vit perfonne, fa quenouille fut filée & dévidée. Au bout de deux heures , Magotine qui cherchoit noife , fit óter la pierre de la grotte, & eile y entra, fuivie d'un nombreux eortége de marionnettes. Voyons , voyons, dit-elle , 1'ouvrage d'une parefleufe qui ne fait ni coudre, ni filer. Madame , dir la reine , je ne le favois pas en effet, mais il a bien fallu 1'apprendre. Quand Magotine vit une chofe fi étrange, elle prit le peloton de fil d'araignée , & lui dit : vraiment Vous êtes trop adroite, ce feroit grand dommage de ne vous pas occuper : tenez, reine, faites des filets avec ce fil,quifoient affez forts pout prendre des faumons. Hé , de grace , répliqua - t- elle, confidérez qu'a peine les mouches s'y peuvent prendre : vous raifonnez beaucoup , ma belle amie, dit Magotine, mais cela ne vous fervira de rien. Elle fortit de fa gtotte, fit remettre la grofle pierre devanr, & 1'aflura que fi dans deux heures les filets n'étoient pas achevés, elle étoit petdue. Tomé Hl. N  194 Serpentin Ha! fée proteótrice , dit alors la reine, s'il eft vrai que mes malheurs puifTent vous toucher, ne me refufez pas votre fécours : en même tems fes filets fe trouvèrent achevés. Laidronnette demeura furprife au dernier point, elle remercia dans fon cceur cette fecourable fée qui lui faifoit tant de bien, & elle penfa avec plaifir que c'étoit fans doute fon mari qui lui procuroit cette amie. Hélas, Serpentin Vertdit-elle , vous êtes bien généreux de m'aimer encore après les maux que je vous ai faits. On ne lui répondit rien, car Magotine entra, & fut bien étonnée de trouver les filets fi induftrieufement travaillés, qu'une main ordinaire n'étoit pas capable de faire un tel ouvrage. Quoi, lui dit-elle, auriezvous bien la hardiefle de me foutenir que c'eft vous qui avez tiffij ces filets ? Je n'ai aucun ami a votre cour, madame , lui dit la reine, & quand j'y en aurois , je fuis fi bien enfermée, qu'il feroit difficile qu'on me put parler fans votre permilfion. Puifque vous êtes fi habile & fi adroite, dit Magotine , vous me ferez fort utile dans mon royaume. Elle ordonna auffi-tót que l'on appareillat fes vaifieaux , & que toutes les marionnettes fuflent ptêtes a partir; elle fit attacher la reine avec de grofles chaïnes de fer, crainte que par quelque mouvement de défefpoir, elle ne fe jetat dans la  V E K T. met. Cette princefle ihfortuhée déploroir pendant une nuit fa trifte deftinée, lorfqu'elle apperCut,a la clatté des étoiles, Setpentin Vert qui s'approchoit doucemenc du vaiffeau. Je craihs toujours de vous faire peur, lui dit-il, & ma]CTré les raifons que j'ai de ne vous point ménager s Vous m'êtes infiniment chère. Pouvez - vous me pardonner mon indifcrète curiofité, répliquat-elle ? Et puis-je vous dire fans vous déplaire ? Eft-cc-vous, Serpentin, cher amant, eft-ce-vous ? Puis-;e revoir 1'objec pour cjui mon cceur foupire ! Quoi! je puis vous revoir, mon cher & tendre époux * O ! ciel, que j'ai foufferc un rigoureux manyrc J Qüe j'ai fouffert, hélas! En ne vous voyant pas. Serpentin répliqua ces vers i Que les douleurs de I'abfence Troublent les cceurs arrioureux ! Dans le royaume affreux , Ou les dieux irrités exercent leur vengeance » On ne fauroit fouffrir de maux plus rigoureux Que les douleurs de I'abfence. Magotine n'étoit pas de ces fées qui dorment quelquefois , 1'envie de mal faire la tenoit toujours éveillée , elle ne manqua pas d'entendre la converfation du roi Serpentin & de fonépoufe; elle vint 1'interrompre comme urte furie : ah! ah! Ni;  ic)S Serpentin dit-elle, vous vous mêlez de rimer , & de vous plaindre fur le ton de phébus! vraiment j'en fuis ■bien aife: Proferpine qui eft ma meilleure amie, m'a priée de lui donner quelque poëte a fes gages ; ce n'eft pas qu'elle en manque, mais elle en veut encore. Allons, Serpentin Vert, je vous ordonne, pour achever votre pénitence, d'aller au fombre manoir, & de faire mes cDtnplimens a la gentille Proferpine. L'infortuné Serpentin partit aufli-tót avec de longs fiftlemcns , il laifla la reine dans laplus vive douleur; elle crut qu'elle n'avoit plus rien a ménager: dans fon rranfport elle s'écria: par quel crime t'avons-nous déplu, barbare Magotine ? J'étois a peine au monde, que ton infernale malédiction m'óta ma beauté, & me rendit affreufe. Peux-tu dire que j'étois coupable de quelque chofe , puifque je n'avois point encore 1'ufage de la raifon, & que je ne me connoiflois pas moi-même ? Je fuis certaine que le malheureux roi que tu viens d'envoyer aux enfers eft aufli innocent que je 1'étois : mais achèves , fais-moi promptement mourir : c'eft la feule grace que je te demande. Tu ferois trop contente , lui dit Magotine , fi je t'accordois ta prière , il faut auparavant que tu puifes de 1'eau dans la fource fans fond. Dés que les vaifleaux furent arrivés au royaume des marionettes, la cruelle Magotine prit une  Vert. 107 menie de moulin , elle 1'attacha au cou de la reine , &c lui commanda de monter avec jufqu'au fommet d'une montagne qui étoit fort au-delTus des nué?s ; que lorfqu'elle y feroit, elle cueillit du trefle a quatre feuilles, qu'elle en emplït fa corbeille, & qu'enfuite elle defcendit jufqu'au fond de la vallée, pour y puifer dans une cruche percée 1'eau de difcrérion , & qu'elle lui en apportat allez pour remplir fon grand verre. La reine tut dit qu'il étoit impoffible qu'elle put obéir •, que la meule de moulin étoit dix fois plus pefante qu'elle ; que la cruche percée ne pourroit jamais retenir 1'eau qu'elle vouloit boire, & qu'elle ne pouvoit pas fe rendre a enrreprendre une chofe fi impoffible. Si tu y manques , lui dit Magotine, aflures-toi que ton Serpentin Vert en fouffrira. Cette menace caufa tant de frayeur a la reine , que fans examiner fa foiblefle , elle eilaya de marcher • mais hélas ! c'a-uroit été bien inutilement, fi la fée Protectrice qu'elle appela , ne fut pas venue a fon fecours. Voila, lui dit-elle ^ en 1'abordant, le jufte paiement de votre fatale curiofité , ne vous plaignez qu'a vous-même de 1'état oü Magotine vous réduit ; auffi-tót elle la tranfporta fur la montagne , & lui mit du trefle a quatre feuilles dans fa corbeille , malgré les monftres affreux qui le gardoient , & qui firent pour le défendre, des effbns furnaturels : mais Nüj  *9? Serpentin d'un coup de baguette, la fée Proteétrice les rendit plus doux que des agneaux. ^ Eile n'attendit pas que la reine reconnoiflante 1'eüt remerciée , pour achever de lui faire tout le plaifït qui dépendoit d'elle. Elle lui donna un petit charriot tralné par deux ferïns blancs , qui parloient & qui fiffloient a merveille ; elle lui dit de defcendre la montagne , de jeter fes fouliers de fer contre deux géans armés de malfues, qui gardoient la fontaine , qu'ils tomberoient fans aucun fentiment; qu'elle donnat fa qruche auxpetits ferins, qu'ils trouveroient bien le moyen de 1'emplir de 1'eau de difcrétion , qu'auffi-tót qu'elle en auroit, elle s'en frottat le vifage , & qu'elle deviendroit la plus belle perfonne du monde ; qu'elle lui confeillojt encore de ne point refter i la fontaine , de ne pas remonter fur la montagne, mais de s'arrêter dans un petit bois très-agréable , qu'elle trouveroit fur fon chemin ; qu'elle pouvoit y palTer trois ans ; que Magotine croiroit toujours qu'elle feroit occupée a puifer de 1'eau dans fa cruche , ou que les. autres périls du voyage 1'auroient fait mourir. La reine embraifa les genoux de la fée proteétrice , elle la remercia cent fois des faveurs pamcuhères qu'elle en recevoit; mais., ajoutat-elle, madame , les heureux fuccès que je de-. Yoi? ayoir, ui la beauté que vous me pro-nette*»  V F. R T. I?? ne fauroient me toucher de joie , jufqu'a ce que Serpentin foit déferpentiné. C'eft ce qui arrivera après que vous aurez été trois ans au bois de Ia montagne , lui dit Ia fée , & qu'a votre retour vous aurez donné 1'eau dans la cruche percée, & le trefle a Magotine. La reine promit a la fée protedtrice de ne man. quer a rien de tout ce qu'elle lui prefcrivoit. Cependant, madame, ajouta-t-elle , ferai-je trois ans fans entendre parler du roi Serpentin? Vous mériteriez d'être tout le tems de votre vie privée de fes nouvelles, répondit la fée ; car fe peut-il rien de plus terrible, que de réduire comme vous avez fait ce pauvre roi a recommencer fa pénitence? La reine ne répondit rien, les larmes qui couloient de fes yeux , & fon lilence marquoient aflez la douleur qu'elle reiTèntoit. Elle monta dans le petit charriot, les ferins de Canarie firent leur devoir , & la conduifirent au fond de la vallée , oü les géans gardoient la fontaine de difcrétion. Elle prit promptement fes fouliers de fer qu'elle leur jeta a la tête; dès qu'ils en furent touchés, ils tombèrent comme des colofles, fans vie; les ferins pritent la cruche percée, &la raccommodèrent avec une adreffe (i furprenante, qu'il ne paroiflbit pas qu'elle eut jamais été caffée. Le nom que cette eau portoit, lui donna envie d'en boirej elle me rendra, dit-elle, plus Niv  ioo Serpentin prudente Sc plus difcrète que par Ie pafle. Hélas , fi j'avois eu ces qualités, je ferois encore dans le royaume de Pagodie! Après qu'elle eutbu un long trait, elle fe lava Ie vifage «Sc devint fi belle, fi belle , qu'on 1'auroit plutót prife pour une déefïe , que pour une perfonne mortelle. Audi - tót la fée proteófcrice parut , & lui dit: vous venez de faire une chofe qui me plaat infimment ; vous faviez que cette eau pouvoit embellir votre ame Sc votre perfonne, je voulois voir laquelle des deux auroitla préférence ; enfin c'eft votre ame qui 1'a eue , je vous en loue , Sc cette aétion abrégera quatre ans de votre pénitence. Ne diminuez tiena mes peines, répliqua la reine, je les mérite toutes , mais foulagez Serpentin Vert qui n'en mérite aucune. J'y ferai mon podible, dit la fée en 1'embradant; mais aurefte, puifque vous êtes fi belle, je fouhaite que vous quittiez le nom de Laidronnette , qui ne vous convient plus , il faut vous appeler Ia reine Difcrète. Elle difparut a ces mots, lui laif-' fant une petite paire de fouliers , fi jolis & fi bien brodés, qu'elle avoit prefque regret de les mettre, Quand elle fut remontée dans fon charriot, tenant fa cruche pleine d'eau ; les ferins la menèrent droit au bois de la montagne, II n'a jamais été un lieu plus agréable,, lesmyrtes Si les  V E R Ti 201 orangers joignoient leurs branches enfemble, pour former de longues allées couvertes, & des cabinets oü le foleil ne pouvoit pénétrer •, mille ruiiïeaux de fontaines qui couloient doucemenr, contribuoient a rafraichir ce beau féjour: mais ce qui étoit de plus rare , c'eft que tous les animaux y parloient, & qu'ils firent le meilleur accueil du monde aux petits ferins. Nous croyons, leur dirent-ils, que vous nous aviez abandonnés. Le tems de notre pénitence n'eft pas encore fini, repartirent les ferins, mais voici une reine que la fée protettrice nous a chargés d'amener , prenez foin de la divertit autant que vous le pourrez. En mëme tems elle fe vit entourée d'animaux de toute efpèce , qui lui faifoient de^grands eomplimens. Vous ferez notre reine, lui difoient-ils, il n'y a point de foins 5c de refpefts que yousne deviez attendre de nous. Oü fuis-je, s'écria-t'elle; par quel pouvoir furnaturel me parlez-vous? Un des petits ferins qui ne la quittoit point, lui dit a 1'oreille : il faut que vous fachiez, madame, que plufieurs fées s'étant rmfes a voyager, fe chagrinèrent de voir des perfonnes tombées dans des défauts effentiels, elles crurent d'abord qu'il fuffiroit de lesavertir de fe corriger: mais leurs foins furent inutiles, & venant tout d'un coup a fe chagriner , elles les mirent en pénitence i elles firent des perroquets , des pies 5c  .^peitiioT-r, fo«tóre, fans tora. qu'elle m'avoit déTe/V ! ;our i avoit delefperejUne vénérable vieille  Vert.' zoj trer, elle s'en appercut Sc s'en facha. Je te condamne , lui dit-elle, a devenir ferin de Canarie pour trois ans , Sc ta maïtrefle mouche-guefpe. Sur le champ je fentis une mécamorphofe en moi la plus extraordinaire du monde ; malgré mon afflidion , je ne pus m'empêcher de voler dans le jardin de 1'ambafladeur, pour favoir quel feroit le fort de fa fille : mais j'y fus a peine, que je la vis venir comme une grofle mouche-guefpe, bourdonnant quatre fois plus haut qu'une autre: je voltigeois autour d'elle avec 1'empreflement d'un amant que rien ne pouvoit détacher; elle eflaya plufieurs fois de me piquer; voulez-vous ma mort , belle guefpe , lui dis-je, il n'eft pas néceflaire pour cela d'employer votre aiguillon, il fuffit que vous m'ordonniez de mourir , & je mourrai. La guefpe ne me répondit rien , elle s'abatit fur des fleurs qui eurent a. fouffrir de fa mauvaife humeur. Accablé de fon mépris & de mon état, je volai fans tenir aucune route certaine. J'arrivai enfin dans une des plus belles villes de 1'univers que l'on nomme Paris ; j'étois las, je me jetai lur une touffe de grands arbres qui étoient enclos de murs, & fans que je fufle qui m'avoit pris, je me trouvai a la porte d'une cage peinte de vert, Sc garnie d'or j les meubles Sc 1'appartement étoient d'une magnificence qui me furpritj  iS4 S E R P E N T t N «fli-t&t une jeune perfonne vint me carrelTer, &»e paria avec canr de douceur, que j'en fus charme e ne demeurai guère dans fa chambre fanset nftruit dii w ^ ^ ^ ven* chez elle une efpèce de matamore, toujours 'uneux, qui ne pouvant ^ M ,a char_ geon pas feulement de reproches injuftes, mais iabauortalalailTerpour morte entre les mains oe les femmes; je nerois pas médiocrement •Mige de lui voir fouffrjr un traitement fi bd'gne : & ce qui m en déplaifoit davantage , c eft qu ü fembloK que les coups dont il 1'adbmmoit, avotent la vertu deréveiller toute la tendrefle de cette johe dame. Je fouhaitois jour & „uit que ,es fées qui m>a. voient rendu ferin, vin/Tent mettre quelqu'ordre a desamours fimal adortisj mesdéfirs slccom^rent-Jes fees parurent brufquement dans la chambre, comme 1'amant furieux commencoic f°n fab" °rdlnaire > ^les le chargèrent de 'reProchesj &Ie condamnèrent | devenir loup • pour la patiënte perfonne qui foufFroir qu'on la bamt ^ls en firent une brebis, & les envoyèrent aubülsdeIarnomagne.,mon efrou_ va a fement moyen de m'envoler. Je voulois voir les differentes cours de 1'Europe. Je palTai 2^>\hh^™*< elle leur rendit le royaume de Pagodie ; ils y retournèrent fur le champ, & vécurent avec autant de bonne  V É K T. 113 fortune, qu'ils avoient éprouvé jufqu'alors de difgtaces & d'ennuis. Souvent un défir curieux Eft la fource des maux les plus épouvantables : Sur un fecret qui doit nous rendre miférablcs , Pourquoi vouloit ouvrir les yeux ? Le beau fexe a fur-tout cette audace cruelle. Prenons-en a témoin la première moitelle ; Sur elle on nous a peint 8c Pandore 8c Pfiche', Qui voulant percer un myftère , Que les dieux aux mortels vouloienc tenir caché, Deviennent les auteurs de leur propte misère. Laidronette , qui veut connoitte Serpentin» Eprouve un femblable deftin ; L'exemple de Pfiché ne peut la rendre fage ; Hélas! de leurs malheurs paffés , La plupart des mortels curieux, infenfés' , N'en fait pas ua meilleur ufage. Don Fernand s'étoit fi fort attité t'attentior» de fes auditeurs, que le jour commencoit a paroitre , fans que Léonore & Matilde eudent au< cune envie de dormir. 11 les pria inftammenc d'entrer dans une chambre , & de chercher quelque repos au milieu de toutes les inquiétudes dont elles étoient agitées. Ils étoient fur le point d'entrer dans le golfe de Venife , lorfque le tems changea tout d'un eoup, & les mit en état de craindre pour leur O üj  ii4 Don Fernand vie i après avoir eflayé inutilementde réfider aux vents, il fallut enfin leur céder ; ils les éloignèrent d tel point , qu'ils fe trouvèrent d plus de cent lieues k 1'entrée du golfe. La mer commenCoit defecalmer, lorfque deux brigantins lesattaquètent: ils étoient commandés par Zoromy , cefameux corfaire qui s'eft acquis tant de réputation, & que l'on apprchende prefque fur toutes les mers; les ayant appercus & abordés, il les furprit avec une fi grande diligence , qu'étant encore dans le défordre oü les avoit mis la tempête qu'ils venoient d'elFuyer, ils n'eurent pas même le loifir de penfer d fe défendre. Après avoir réfifté d une bordée de coups de canon , le capitaine efpagnol fe rendit, & nos jeunes amans fe virent dans la dure néceffité de reconnoïtre un corfaire pour maitreije ne prétens point repréfenter 1'excès de leur douleur, ileft aifé de lacomprendre, & diificile d'en bien parler. Le vailFeau fut aulfi-tbt rempli de turcs , qui leur otèrent la difpofition de toutes chofes , & particulièrement de leur liberté. Cependant comme ils purent juger^au refpecF que l'on avoit pour ces dames, & 4 la magnificence de leurs habits , qu'elles étoient d'une qualité diftinguée , ils les traitèrent avec plus d'honnêteté qu'elles n'avoient lieu d'en attendre de ces barbares. Zoromy les fit pafler fur fon bord , avec do»  de Tolede. 115 Fernand & don Jaime. II dit a Leonore cV a Matilde en langue franque, qu'elles s'affligealTent moins, 8c qu'il tacheroit d'adoucir 1'amertume de leur captivité. Elles ne purent lui répondre que par des larmes qui marquèrent Pexcès de leur afmelden; les deux cavaliers efpagnols étoient pénétrés de la leur , bien qu'ils la foutinlfent avec beaucoup de courage. Lorfque Leonore fut en liberté de parler a don Fernand , elle lui dit que puifqu'ils ne pouvoient prévoir quelle feroit leur deftinée , elle jugeoit a propos de le faire palTer pour fon frère, & que fi on les féparoit, il fe confolat dans la certitude qu'elle ceueroit plutbt de vivre , que de changer. Ah ! madame , s'écria 1'amoureux don Fernand , de quoi me parlez-vous? Seroir-il polTible que j'eulTe le malheur d'être éloigné de vous? II faut tout prévoir , reprit-elle, dans le déplorable état oü nous fommes, & nous y préparerfans foiblelTe. Vous avez trop de fermeté , lui dit-il, que je crains qu'il n'y entte de 1'indifférence! pouvez-vous former de tels foupcons, répliqua-t-elle en le regardant triftement, & ce que j'ai fait pour vous, lorfque j'ai quitté la maifon de mon père , ne vous prouve-t-il pas fuffifamment monamitié ! je ne fuis pas un ingrar, répondit don Fernand , mais , madame , je fuis un malheureux accablé des plus funeftes coups, O ir  ii£ Dón Fernand dont la fortune pjiuTe perfécuter un homme, ainfi pardonnez-moi mes alarmes ; fi vous m'étiez moins chère, je ferois peut-être moins mi jufte. Des fentimens fi tendres , donnèrent beaucoup de confolation a 1'aimable Leonore ; elle marqua les fiens a don Fernand , dans des termes bien propres a foulager fes ennuis. Ils convinrent qu'ils iroient parler a Zoromy, afin de favoir fes intentions , & quelle fomme ils voudroient pour leur rancon: mais il en ouvrit a peine la propofition, que ce fier corfaire lui impofa filence. Ces dames ne doivent penfer , leur dit il, qu'a plaire au grand vifir Achmet, auquel j'ai réfolu de les préfenter , pour m'acquitter d'un nombre infini d'obligations dont je lui fuis redevable. Quelle nouvelle , hélas! pour des perfonnes qui s'aiment, Sc qui fe dattent de fortir dans peu d'efclavage. Lorfque don Fernand vint les apprendre a Leonore, elle en demeura pénétrée de la plus vive douleur : mais enfin , trouvant trop de foiblefle a s'abandonner toute entière i fes déplaifirs, & voyant la-dedus la peine de fon généreux amant, elle réfolut d'avoir recours a fon courage, pour en étouffer une partie , & pour cacher 1'autre autant qu'il feroit en fon pouvoir. Don Jaime & Matilde de leur cóté ne fe parloient pas moins tendrement Sc moins généreu-  de Tolede. "7 fement, ils fe jurèrent cent fois un amour éternel; c'étoit leut unique confolation. Le vent étoit fi favorable , qu'ils arrivèrent en peu de tems a Conftantinople. Lorfqu'on débar. qua les dames , Zoromy les fit foigneufement cacher ; on les conduifir chez lui , il leur donna le tems de s'y repofer, afin qu'il ne parut pas que la fatigue du voyage eut rien dérobé a la vivacité de leurs yeux , ni d la fraicheur de leur teint; il les fit habiller a la turque, d'un drap d'or magnifique , leur ayant fait faire des chaïnes de toutes les pierreries qu'il leur avoit prifes , il les attacha a leurs mains 8c a leurs piés. Don Fernand 8c don Jaime eurenr aufli des habits d'efclaves de la même étoffe; leur bonne mine les paroit encore plus que les pierreries dont Zoromy fit couvrir leurs veftes. 11 les mena tous quatre dans ce nouvel équipage a une maifon de campagne proche de Conftantinople, qui étoit au grand vifir. 11 s'y étoit allé divertir , & n'avoit voulu être fuivi que d'une petite cour. Zoromy lui fit demander permiflion de le faluer. Achmetle recut obligeamment: il admira la bonne mine de fesefclaves , 8c dit qu'il n'avoit jamais rien vu de plus beau que Leonore. Il parloit très-bien la langue efpagnole , 8c la regardant d'un air plein de tendrefle & de pitié: quittes ces chaines, lui dit-il, le cielt'a fait naitre pour  *r8 DonFhrnand en donner a tous ceux te voiqiC. Leonore répondit nen a cette galanterie ; elle bailTa les yeux & ne put retenirfes larmes. Hé quoi, con«nua le vmr! as-tu une fi grande douleur de te voir parmi nous ? Je t allure que tu n'y auras pas moms de pouvoir que tu en avois dans ton propre Pays. Seigneur, lui dit-elle , quelque bonté que vous me promettiez fi généreufement dans Ie votre, il me fembleque je dois toujours me déher de ma fortune après le malheur qui m'eft arrivé : ainfi je vous fupplie de ne me point croire mgrate a ces mêmes bontés, quoique je n'y té»o,gne pas tonte la fenfibilité que je devrois. Ma», feigneur, ajouta-t-elle, en fe jetant a fes pies avec une grace toute charmante, fi vous voulez tam la fource de mes larmes, daignez prefcrue un prix a notre liberté , afin que nous puiffions nous mettre en état de revoir bientöt nos parens & notre patrie. Puifque cette belle fille eft ta fceur, & que ces efclaves font tes frères , reprit-il, je veux dès k préfent t'accorder ce que tu fouhaites pour eux; k ton égard , je te demande du tems pour y penfer. Ils reconnurent bien par cette réponfe qu'Achmet ne leur rendoit la liberté, que pour les éloigner de Leonore. Mais setant engagésdene fe point abandonner, au moins tant qu'ils le pourroient, ils répondirent au vifir avec beaucoup  de Tolede. 2.19 'de refpeét: nous ne mériterions pas, feigneur , la grace que vous daignez nous accorder, fiavant que d'en profiter, nous n'avions effayé de nous en rendre dignes ; ainfi nous ofons vous fupplier de permettre que nous reftions aflez de tems au nombre de vos efclaves , pour vous faire connoitre une partie de notre reconnoiflance. Achmet y confentit, 8c après avoir dit au [corfaire qu'il lui avoit fait un préfent dont il n'oublieroit jamais le prix, il fit conduire Leonore 8c Matilde au quartier des femmes. C'étoit dans cette maifon, deftinée pour fes plaifirs, qu'il faifoit garder les plus belles perfonnes du monde. Il n'y avoit point d'hommes dont la vie füt plus délicieufe que la fienne. Il étoit grand vifir dans un age oü les autres font a peine en faveur. Le poids des affaires ne déroboit rien a fes plaifirs , & fes plaifirs ne détoboient rien a fon devoir; il étoit bien fait de fa perfonne, généreux , & aufli galant qu'on le peut être dans un lieu oü la délicatefle eft fi peu connue : mais aufli ce n'étoit point a Conftantinople qu'il s'étoit poli, il avoit vu d'autres cours ; 8c s'il avoit pu y faire un plus long féjour, il n'y auroit point eu dans le monde un plus honnete homme que lui. II fit loger les deux efpagnols dans un appartement 3 dont la beauté 8c la magnificence les  210 Don Fernand furprirent. II venoit tous les jours voir Leonore avec afIldmré. il |ui envoyoit des préfens confidérables, 6V Ie foin qu'il prenoit delui plaire, faifoit aflez comprendre d cette beile fille, qu'elle alloit avotr de ternbles combats a foutemr, & qu'il n'étoit pas difpofé d'attendre longterm des graces qu'il pouvoit demander en maïtre. Elle lui difoit quelquefois que les biens qu'on ne pofsède que de cette manière, font toujours mêlés dechagrin; que le cceur veutfe rendre par 1'inclmarion , & jamais par la violence : & lorfqu'il la prefioit davantage , elle le conjuroit de lui laifler aflez de liberté pour fe pouvoir dire d elle-même que cetoitdfa tendrefle, & point d fon autorité, qu elle accordoit fon eftime. II trouva quelque chofe de délicat dans cette propofition, & lui prosit qu'il ne négligeroit jamais rien pour lui plaire. II traitoit Matilde avec mille honnêtetés, il lm faifoit des préfens pour la mettre dans fes mtérêts; & a 1'égard de don Fernand & don Jaime , il adoucifloit la rigueur de leur captivité par des manières fi généreufes & fi aifées , qu'ils paroiflbienr être auprès de lui fous le titre d'amis plutót que fous celui d'efclaves : mais , hélas' quel tufte féjour pour don Fernand , il ne voyoit plus fa manrefle, & il la favoit au pouvoir d'un «valabfolu fcamoureux; dans quelles alarmes  de Tolede. continuelles flottoit fon ame ! il craignoit les foiblelles du lexe, il craignoit 1'autorité du viür, enfin il étoit dans un état déplorable. Don Jaime qui avoit moins d'inquiétudes pour fa chère Matilde , le confoloit, Sc tachoit d'adoucir les peines affreufes dont il étoit dévoré. Leonore de fon cóté prolongeoit adroitement le terme qu'Achmet prefcrivoit pour lui donner fa foi Sc recevoir la fienne ; Sc quoiqu'elle eut de grands fujets de fe louer de fon procédé , elle n'en étoit pas moins affligée; cette affliclion étoit caufe que , malgré toute la politefle qu'il falloit avoir , Sc les égards particuliers qüeile lui devoit, il ' avoit fouvent lieu d'en foufFrir , Sc quelquefois aufli il prenoit avec elle des airs brufques & pleins d'impatience, qui lui annoncoient un terrible avenir. Enfin il la preffa de fe déterminer; je ne vous traiterai point , lui dit il comme les autres, je veux vous époufer Sc vous rendre heureufe; penfez donc a ce que vous me répondrez la première fois que je viendrai vous voir. Leonore demeura ttifte Sc rêveufe. Matilde vint la trouvet quand il Teut quittée ; voyant les larmes qui couloient avec abondance de fes yeux, elle la conjura de lui apprendre fi elle avoit quelques nouveaux fujets de déplaifir. Leonore lui dit ee qui fe paflbit; elle paria enfuite de don Fernand avec une tendrefle extréme : mais elle ap-  «* d°nFERNANd percur le vifir qui 1'écouroir derrière Ia porte d un cab.net oü Pon pouvoit entter par une autre chambre; d avoitvoulu entendre les converfanons qu'elle avoir avec fa fceur, & depuis plufieurs jours ddemeuroit ainfi caché dans plufieurs endroits de fon appartement. . Le°nore feig^denePavoirpas vu, elle conunua fon difcours, & dita Matilde : je fens bien que fi don Fernand avoit été fidelle, je ferois incapable de négliger aucuns des fermens que nous nous fommes faits; je lui conferverois mon cceur auxdepens de ma vie, & notre éloignement ne changeroit point mes difpofitions , mais 1'invrat m a facnnée. vousfaye2} ma roeur)I.indignepöro_ cede qu d a eu pour moi, je fuis réfoiue de Fouter pour mon repos; je fens bien même que c'eft ici Ia dernière fois que je vous parlerai de lui. Le vifir fe retira avec une agitation difficile d expnmer; il ne put s'empêcher d'en parler d Matilde ; elle fut répondre d fes queftions en perfonne d'efprit. Leonore apprit par elle ce qui s'étoit palfé; & comme mille raifons Pobligeoient de ménager Pefprit dun amant qui étoit fon maure, elle 1'envoya prier de venir dans fa chambre; il auroit bien voulu ne la plus voir quel moyen de fuir ce que Pon aime ? Les héros comme le refte des hommes, ont li-deffus leurs momens de foibledë.  de Tolede. azj II fe rendit dans 1'appartement de Leonore ; elle connut a fes regards le chagrin dont il étoit accablé. Ne vous plaignez point de mon cceur, lui dit-elle, il étoit engagé avant de vous connoitre: je n'ai pu me réfoudre a vous en faire 1'aveu; vous 1'avez appris , & vous favez en même tems que 1'infidelle qui m'aimoit, cede de m'aimer; vous aviez un rival, feigneur , vous n'en avez plus, & fi vous m'accordez quelque tems pour calmer mes peines , je peux vous promettre toutes les marqués de reconnoidance que je dois a vos bontés. Je t'avoue, lui dit-il , que mon amour & ma délicatelfe ont été également oftenfés de me favoir un concurrent dans ton cceut; je n'étois point furpris de ton indifférence , j'enaccufois tajeunede, & je me promettois tout de mes foins; j'étois même piqué d'une agréable émulation qui me faifoit défirer d'être le premier qui 1'eüt touché d'eftime & de tendrelTe; mais, cruelle! je connois mon malheur, tu me flattes en vain de ta tendrede; hélas! je n'ofe 1'efpérer. En finidant ces mots, il jeta les yeux fur Leonore , pour chercher dans les fiens quelque foulagement a fon inquiétude; elle le regarda alors d'une manière favorable; il n'en demeura pas moins fatisfait, que de toutes les chofes obligeantes qu'elle lui dit. Elle en ufa ainfi, paree qu'elle méditoit fa fuite; & pour y parvenir,  214 Don Fernanb elle ne öégligeoit rien , afin de gagner du tems, & de proficer de la première occafion qu'elle' pourroit trouver} la fortune lui en préfenta une qu'elle faifit avec le dernier empreïTement. m Le grancl ^igneur revint a Conftantinople , le vifir fut obligé de 1'accompagner; & comme la fanté de Leonore étoit languillante il ne voulut pas la commettre a la fatigue d'un voyage. Lorfqu'd fut pret de partir, il entra dans fa chambre : je vais te quitter , charmante Leonore , lui dit-il, bien que ce ne fok que pour peu de jours , il me femble que je m'arrache moimême , & j'ai encore befoin pour m'y réfoudre de me fouvenir de toutes tes promedes. Hélas ? que ferois-je , fi tu ne m'en tenois aucune , & li je te perdois , que ferois-je ? O dieux... II s'arrêta en eet endi'oit, & demeura dans une profonde rêverie. Leonore frémit , appréhendant qu'il n'eüt découvert quelque chofe de fon dedein; mais le vifir reprenant fon difcours: non, terreurs, non , vaines alarmes , s'écriar-il , je ne vous écoute plus, Leonore m'a donné fa tendrede. Oui, feigneur , dit-elle , en 1'interrompant, vous la podédez toute entière, &je ferois indigne de vivre, fi je pouvois répondre par des fentimens plus indifférens a ceux que vous avez pour moi; allez ou votre devoir vous appelle, mais ne 1'écoutez pas tant, feigneur, que  © e Tolede. tóf que vous ne foyez bientót de retour. Achmet pénétré de ce qu'elle lüi difoit, répondit a cette prière par mille aflurancesdüne padion éternelle; Lorfqu'il lui dit adieu , ce fut d'une manière li touchante , qu'on auroit cru fans peine que quelque prelTentiment agidbit fur lui. Don Fernand 8c don Jaime ayant été avertis du delTein-de leurs maitrelFes , ils le fecondèrenti avec un fuccès li heureux, qu'ils trouvèrent le moyen de s'alFurer d'un vaüTeau ; ils les en avertirent. Leonore avoit des efclaves chrétiennes qui lui étoient entièrement dévouées : le fignal fe donna ; l'on mit le feu en plufieurs quartiers du férail , la confufion & le défordre que ces fortes d'accidens portent avec eux , facilirèrent aux cavaliers efpagnols 1'entrée du quartier des femmes , & leur donnèrent lieu de fauver Leonore & Matilde. Elles emmenèrent celles de leurs efclaves , a qui elles s'étoient confiées. Le palais oü elles étoient, eft bati fur le bord de la mer ; les chaloupes les attendoient, & ils allèrent jufqu'au navire fans rencontrer aucun obftacle : on leva aufli-tbt 1'ancre , on tendit les voiles; ces tendres amans goütèrent le plaifir d'être enfemble, 8c de fe voir libres avec mills tranfports de joie. Un vent favorable qui s'étoit élevé , les poufTa bien vïte dans le golfe .de Venife, 8c jamais Tome HL p  xi6 Don Fernand navigation n'a été plus agréable , ni plus heureufe que la leur. Leonore Sc fa fceur étoient dans le delFein en arrivant de fe mettre dans un couvent , jufqu'a ce que don Fernand & don Jaime eulTent obtenu du comte de Fuentes & du marquis de Tolede , la permiiïion de les épouler. Mais après de longues réflexions, les unes Sc les autres convinrenr que s'ils différoient, leurs proches irrités pourroient empêcher leur mariage , au lieu que la chofe étant faite, après quelque tems de colère , tout s'appaiferoit. Les amans furent ravis de la réfolution que leuts maitrefTes prenoient en leur faveur. Us avoient emporté les plus belles pierreries du monde que Ie vifir avoit données a Leonore , de forte qu'ils fe trouvèrent en état de prendre un équipage , Sc de faire une figure proportionnée a leur naiffance. Cependant le vieux marquis de Tolede n'eut pas plutot appris 1'enlèvement de Leonore , qu'il fe mit en campagne pour la fuivre. Le comte de Fuentes qui s'y trouvoit fort intérefFé, partit avec lui, ils n'oubiièrent rien de tout ce qu'ils crurent nécefTaire pour joindre ces jeunes fugitifs: mais pendant qu'ils les cherchoient d'un cóté , ils leur étoient échappés de 1'autre. Quelque fenfible que fut le comte de Fuentes, cela n'égaloit en rien la vivacité Sc la douleur du  de Tolede. zi-j marquis Je Tolede ; il étoit véritablement touché pour Leonore , Sc il menacoit fon fils d'une exhérédation, lorfqu'il fe fentit accablé par fes inquiétudes , a tel point qu'il n'eut plus la force de fe tourmenrer davanrage. Les médecins trouvèrentfes maux li preflans, qu'ils 1'en avertirent; tous les amis de fon fils travailièrenta 1'appaifer , il en recut des lettres refpeótueufes & foumifes* Enfin les approches de la mort rallentirent fa paflion, il pardonna a don Fernand. Le comte de Fuentes eut la même bonté pour fes filles; qu'auroit-il fait ? Elles étoient mariées, & leur choix n'auroit pu être meilleur, quand toute leur familie s'en feroit mêlee. Le marquis de Tolede languit peu : dori Fernand rendit a fa mémoire tous les honneurs qu'il lui devoit. Don Jaime Sc tui revinrent a Cadix avec leurs époufes; toutle monde les trouva embellies , tant la fatisfactioit de Pefprit eft un excellent fard. Don Francifque continuoit de les fervir comme le plus généreuX parem du monde; & don Jaime, pénétcé de reconnoiflance , lui demanda unjour s'il ne vouloit pas lui donner quelque moyen de s'acquitter de tout ce qu'il lui devoit ? Vous le pouvezaifémenr, lui dit don Francifque, accordez-moi votre charmante fceur, je 1'adore depuis longtems , elle Ie fouffre fans colère; mais enfin fans vous , nous ne pouvons être heureux. Don Jaime rembralFaavec Pij  aiS Don Fernand de Tolede. tous les témoignages d'amitié qu'il avoit lieu de s'en promettre. Je me plains, lui dit - il obligeamment, du fecret que vous rn'avez fait d'une paffion dans laquelle ie fuis en état de vous fervir ; ma fceur ne fera jamais a d'autre qua vous, & j'en uferai li bien pour elle, que vous aurez lieu d'être content. Don Francifque reflentit une joie difficile a comprendre ; il dit a fon ami ce qu'il put imaginer de plus engageant, & du même pas, ils furent enfemble chez la fceur de don Jaime, qui avoit toujours été élevée dans un couvent; fon efprit n'en étoit pas moins cultivé, & quelques foins qu'elle prit pour cacher fes fentimens , elle ne put empêcher que fon frère ne les pénétrat : il la retira de la maifon religieufe; cefut chez lui que les noces fe firent avec beaucoup de magnificence. Ainfi nos trois amans & leurs maïtrefies fe trouvèrent contens de leur fort: il en eft peu qui puident fe vanter d'un femblable bonheur.  1 lp IA PRINCESSE CARPILLON, CONTÉ. 1L étoit une vieux roi, qui, pour fe confoler d'un long veuvage , époufa une belle princefle qu'il aimoit fort. II avoit un fils de fa première femme, boflu & louche , qui reflentit beaucoup de chagrin des fecondes noces de fon père. La qualité de fils unique , difoit -il, me faifoit craindre & aimer ; mais fi la jeune reine a des enfans, mon père qui peut difpofer de fon royaume, ne confidérera pas que je fuis 1'aïné, il me déshéritera en leur faveur. II étoit ambitieux, plein de malice & de diflimulation; de forte que fans témoigner fon inquiétude, il fut. fécrètement confulter une fée qui paflbit pour k plus habile qu'il y eüt au monde. Dès qu'il parut, elle devina fon nom , fa qualité , & ce qu'il lui vouloit. Prince Boflu , lui dit-elle, (c'eft ainfi qu'on le nommoit), Vous Piij  Ajo La Princesse êtes venu trop tard: la reine eft grofle d'un fils, je ne veux point lui faire de mal; mais s'il meurt ou qu'il lui arrivé quelque chofe, je vous promets que je 1'empêcherai d'en avoir d'autres. Cetre promede confola un peu le BofTu; il conjura la Fée de s'en fouvenir , & prit la refolution de jouer un mauvais tour a fon petit frère dès qu'il feroit né, Au bout de neuf mois la reine eut un fils , le plus beau du monde ; Sc l'on remarqua , comme une chofe extraordinaire , qu'il avoit la figure d'une flèche emoreinte fur le bras. La reine aimoit a tel point fon enfant, qu'elle voulut le nourrir, dont le prince BofTu étoit trèsfaché ; car la vigilance d'une mère eft plus grande que celle d'une nourrice , Sc il eft bien plus aifé de tromper 1'une que 1'autre. Cependant le BofTu, qui ne fongeoitqu'a faire fon coup, témoignoit un attachement pour la reine , Sc une rendrefTe pour le petit ptince , dont le roi étoit charmé. Je n'aurois jamais cru , difoit-il, que mon fils eut été capable d'un fi bon naturel, Sc s'il continue, je lui laifleraiune partie de mon royaume. Ces promefTes ne fuffifoient pas au Bodii, il vouloit tout ou rien ; de forte qu'un foir il préfenta quelques confitures a la reine , qui étoient confites a Topium : elle s'endprmit; audi-tbt le prince qui s'étpit caché  Carpili-on. 531 derrière la tapiflerie , prit tout doucement le petit prince , & mit a la place un gros char bien emmailiotté, afin que les berceufes ne s'appercuflent pas de fon vol : le chat crioit , les berceufes bercoient , enfin il faifoit un fi étrange fabat , qu'elle crurent qu'il vouloit téter ; elles réveillèrent la Reine , qui étoit encore toute endormie , & penfant tenir fon cher poupart, lui donna fon fein ; mais le méchant chat la mord^t : elle poufia un gtand cri; &c le regardant, que devint-elle , lotfqu'elle appercut une tête de chat au lieu de celle de fon fils ? Sa douleur fut fi vive , qu'elle penfa expirer fur-le-champ; le bruit des femmes de la reine éveilla tout le palais. Le roi prit fa robe de chambre, il accourut dans fon appartement. La première chofe qu'il vit, ce fut le chat emmailloté de langes de drap d'or qu'avoit ordinairemenr fon fils ; on Favoit jeté par terre ou il faifoit des cris étonnans. Le roi demeura bien alarmé, il demande ce que cela fignifie , on lui dit que l'on n'y comprenoit rien, mais que le petit prince ne paroifloit point, qu'on le cherchoit inutilement, & que la reine étoit fort blefiée. Le roi entta dans fa chambre ; il la trouva dans une affliótion fans pareille; & ne voulant pas 1'augmenter par la fienne , il fe fit violence pour coiifoler cette pauvre princelTe. Piv  Iji' La Princesse Cependant Ie BofTu avoit donné fon petit frère a un homme qui étoit tout a lui: Portez le dans une forêt éloignée , lui dit-il, Sc Ie mettez tout nu au lieu le plus expofé aux bètes féroces, afin qu'elles le dévorent , Sc que l'on n'entende plus parler de lui; je Ty porterois moi-même , tant j'ai peur que vous ne fafiiez pas bien ma commillion; mais il faut que je paroifle devant le roi : allez donc , Sc foyez $ür que fi je règne , je ne ferai pas un ingrat. II mit lui-même le pauvre enfant dans une corbeille couverte , & comme il avoit accoutumé & le carefler , il le connoidbit déja, & lui foutioit; mais le BofTu impitoyable en fut moins ému qu'une roche : il alla promptement dans la chambre de la reine , prefque déshabillé , a force , difoit-il, de setre prede; il fe frottoit les yeux comme un homme encore endormi Sc lorfqu'il apprit les méchantes nouvelles de la blediire de fa belle-mère, du vol qu'on avoit fait du prince, & qu'il vit le chat emmailloté , il jeta des cris fi douloureux, que l'on étoit jiufli occupé a le confoler , que fi en effet il eut été fort afiligé. II prit le chat Sc lui tordit le col avec une férocité qui lui étoit très-naturelle; il faifoit pourtant entendre que ce n'étoit qu'a caufe de la morfure qu'il avoit faite a la reine. Qui que ce foit ne le foupconua, quoiqu'ii  Carpillon i)3 fut aflez méchant pour devoir 1'être ; ainfi fon crime fe cachoit fous fes larmes feintes. Le rol & la reine en furent gré a eet ingrat , & le chargèrent d'envoyer chez toutes les fées s'informer de ce que leur enfant pouvoit être devenu. Dans 1'impatience de faire celTer la perquifition , il vint leur dire plufieurs réponfes difterentes & très-énigmatiques, qui fe rapportoient toutes fur ce point, que le prince n'éroit pas mort, qüon 1'avoit enlevé pour quelque tems, par des raifons impénétrables , qu'on le raméneroit parfait en toutes chofes ; qu'il ne falloit plus le chercher , paree que c'étoit prendre des peines inutiles. 11 jugea par-ld que l'on fe tranquilliferoit; & ce qu'il avoit jugé arriva. Le roi &c la reine fe flattèrent de recevoir un jour leur fils ; cependant la morfure que le chat avoit faite au fein de la reine , s'envenima fi fort qu'elle en mourut; & le roi accablé de douleur , demeura un an entier dans fon palais : il attendoit toujours des nouvelles de fon fils , & les attendoit inutilement. Celui qui 1'emportoit marcha toute la nuit fans s'arrêter lorfque 1'aurore commenca dê patoïtre, il ouvtit la corbeille , & eet aimable enfant lui fourit, comme il avoit accoutumé de faire a la reine quand elle le prenoit entre fes bras. O pauyre petit prince adiwl, que ta deftinée eft mal-  234 La Princesse heureufe'hélas! tu ferviras de pature, comme un rendre agneau, a quelque lion affamé j pourquoi le Boflu m'a-t-il ckoifi pouraider i te perdre ? 11 referma Ia corbeille, afin de ne plus voir eet objet digne de pitié; mais 1'enfant qui avoit paflé la „uit fans teter , fe prit a crier de toute fa force : celui qui le tenoit cueillit des figues Sc lui en mit dans la bouche: la douceur de ce fruit 1'appaifa un Peu, ainfi il le porta tout le jour jufqu'a la nuit fmvante, qu'il entra dans une vafte & fobbre forêt; il ne Voulut pas s'y engager, crainre detre dévoré lui-même 5 & le lendemain il savanca avec la corbeille qu'il tenoit toujours. La forêt étoit fi grande, que de quelque cóté qu il regardat, il n'en pouvoit voir le bout ; mais U appercut dans un lieu rout couvert d'arbres, un rocher qui s'élevoiten plufieurs pointes différents : voici fans doute , difoit-il, la retraite des betes les plus cruelles, il y fauc laifler 1'enfant puifque je ne fuis pas en état de Ie fauver • iï s'approche du rocher; aufli-töt un aigle d'une grandeur prodigieufe , forti* voitigeant autour comme fi elle y avoit laifle quelque chofe de cher • en eftet, c'étoit fes petits qu'elle nourriflbit au fond d'une efpèce de grotte : tu ferviras de proie a ces oifeaux , qui font les rois des autres . pauvre enfant , dit eet homme. Aufli-töt il Ie démaihW, Sc le coucha au milieu de trois  C A R P I L L O N. 2?J aiglons ; leur nid étoit grand , a 1'abri des in* jures de Fair j il eut beaucoup de peine a y mettre le prince , paree que le ebté par oü on pouvoit 1'aborder étoit fort efcarpé , & penchant vers un précipice affreux : il s'éloigna en foupirant , & vit 1'aigle qui revenoit a tire-d'aile dans fon nid ! Ah ! c'en eft fait , dit-il , 1'enfant va perdre la vie ; il s'éloigna en diligence comme pour ne pas entendte fes derniers cris ; il revint auprès du Boflu, & 1'aflura qüil n'avoit plus de frère. A ces nouvelles, le barbare prince embrafla fon fidelle miniftre,' St lui donna une bague de diamans, en 1'aflurant que lorfqu'il feroit roi , il le feroit capitaine de fes gardes. L'aigle étant revenue dans fon nid , demeura peut-ctre furprife d'y trouver ce nouvel hote \ foir qu'elle fut furprife ou qu'elle ne le fut pas, elle exerca mieux le droit d'hofpitalité que bien des gens ne le favent faire. Elle fe mit proche de fon nodtriflbn , elle crendit fes ailes & le réchaufla , il fembloit que tous fes foins n'étoient plus que pour lui 5 un inftincl particulier 1'engagea d'aller chercher des fruits , de les becqueter, & d'en verfer le jus dans la bouche vermeille du pent prince : enfin elle le nounit fi bien que la reine fa mère n'auroit fu le nourrir rnieux. Lorfque les aiglons furent un peu forts, 1'aigle  L A P R x N C E S S E les prit tour-a-tour, rantót fur fes alles, tanrSt ^ns fes ferres, & les accoutuma ainfi d regarder le foled fans fermer la paupière. Les aigfons quitro^ntquelquefoisleurmère^volcigeoient "npeu autour d'elle ; mais pour le petic prince 11 ne faifolt"en derout cela, & Iorfqu'elle 1'élevoit en Pan-, il COliroit grand ri% > de * «e fe ruer. La fortune s'en mêloit, c'étoit elle qui lm avoit fourni une nourrice fi extraordina.re c'étoit elle qui le garantifioit qu'elle ne Ie laifsat tomber. Quatre années fe pafsèrent ainfi , 1'aigle perdoit tous fes aiglons, ils s'enlevoient lorfqu'ils étoient alTez grands , ils „e revenoient plus revoirleur mère ni leur nid; pour le prince qui n avoit pas la force d'aller loin , il reftoit L ie rochet; car 1'aigle , prévoyante & craintive apprehendant qu'il ne tombat dans leprécipice Ie porra de 1'autre cóté , dans un lieu fi droit ' que les bêtes fauvages n'y pouvoient aller. L'Amour que Ion dépeint tout parfait, 1'étoit moins que le jeune prince; les ardeurs du foleil ne pouvoient ternir les lis & les rofes de fon teint; tous fes traits avoient quelque chofe de fi «gulier, que les plus excellens peintres n'auroient pu en imaginer de pareils; fes dieven* étoient deja alTez longs poiir colwrir ffis , &fam,nefi relevée, que Von Q»a jamais ^  Carpillon. 237 dans un enfant rien de plus noble & de plus grand ; 1'aigle 1'aimoit avec une paffion furprenante , elle ne lui apportoit que des fruits pour fa nourriture, faifant cette efpèce de différence entre lui & fes aiglons , a qui elle ne donnoit que de la chair crue ; elle défoloit tous les beroers des environs , enlevant leurs agneaux fans miféricorde ; il n'étoit bruit que des rapines de 1'aigle : enfin fatigués de la nourrir aux dépens de leurs troupeaux, ils réfolurent entr'eux de chercher fa retraite 5 ils fe partagent en plufieurs bandes , la fuivent des yeux , parcourent les monts &c les vallées, demeurent long-tems fans la trouver; mais enfin, un jour ils appercoivent qu'elle s'abat fur la grande roche ; les plus délibérés d'entr'eux hazardèrent d'y monter , quoique ce fut avec mille périls. Elle avoit pour lors deux petits aiglons qu'elle nourriflbit foigneufement ; mais quelque chers qu'ils lui fuflent , fa tendrede étoit encore plus grande pour le jeune prince, paree qu'elle le voyoit depuis plus long-tems. Lorfque les bergers eurent trouvé fon nid , comme elle n'y étoit pas, il leur fut aifé de le mettre en pièces , & de prendre tout ce qui étoit dedans ; que devinrent-ils , quand ils trouvèrent le prince ? 11 y avoit a cela quelque chofe de fi extraordinaire , que leurs efprits bornés n'y pouvoient rien comprendre.  *5S La Princesse Ih: émportèrent 1'enfant & les aiglons: f« nns & les autres crièrent, laigle les enrendit, & vint fondre fur les ravideurs de fon bien • 1,5 ,ai,r°lent refl"en« ^s effers de fa colète s'ils ne 1 avotent pas tuée d un coup de flèche , qu'un des bergers lui tira. Le jeune prince , plein de naturel, voyant tomber fa uourrice , jeta des cns pnoyables, & pleura amèrementi A , cette expédition , les bergers marchent vers leur hameau. On y faifoit le lendemain une cérémonie cruelle, dont voici le fujet. Cette contrée avoit long-tems fervi de retraite aux ogres : chacun défefpéré par un voifinage fi dangereux, avoit cherché les moyens de les eloigner fans y pouvoir réuflir • ces ogres ternbles , courroucés de la haine qu'on fenr témoignoit, redoublèrent leurs cruautés , & mangeojent, fans exception , tous ceux qui tomboient entre leurs mains. Enfin un jour que les bergers s'étoient ademblés pour délibérer fur ce qu'ils pouvoient faire contre les ogres, il parut tout-a-coup au milieu d'eux un homme d'une grandeur épouvantable; la moitié de fon corps avoit une figure d'un cerf couvert d'un poil bleu, les piés de chèvre, une madiie fur 1'épaule avec un bottelier d la main ' il leur dit : Bergers , je fuis le Centaure Bleu > fi vous me voulez donner un enfant tous les trois  Carpillon. 139 ans , je vous promets d'amener ici cent de mes frères , qui feront fi rude guerre aux ogres, que nous les chaflerons malgré qu'ils en aient. Les bergers avoient de la peine a s'engager de faire une chofe fi cruelle ; mais le plus vénérable d'entr'eux leur dit : hé quoi ! mes compagnons , nous eft-il plus utile que les ogres mangent tous les jours nos pères , nos enfans & nos femmes ? Nous en perdrons un pour en fauver plufieurs, ne refufons donc point Poffre que le Centaure nous fait. Aufli-töt chacun y confentit; l'on s'engagea , par de grands fermens , de renir parole au Centaure , & qu'il auroit un enfant. 11 partit & revint comme il avoit dit avec fes frères , qui étoient aufli monftrueux que lui. Les ogres n'étoient pas moins braves que cruels, ils fe livrèrent plufieurs combats , oü les centaures furent toujours victorieux; enfin ilsjes forcèrent de fuir. Le Centaure Bleu vint demander la récompenfe de fes peines, chacun dit que rien n'étoit plus jufte ; mais lorfqu'il fallut livrer 1'enfant promis, il n'y eut aucune familie qui put fe réfoudre a donner le fien ; les mères cachoient leurs enfans jufques dans 'le fein de la terre. Le Centaure qui n'entendoit pas raillerie, après avoir attendu deux fois vingt-quatre heures , dit aux betgers qu'il prétendoit qu'on lui donnat autant d'enfans, comme il refteroit de jours parmieux,  *4« La Princessj «fe forre que le retardement fut caufe qu'il ert coura fix petits garcons & fix petites filles ; de* puts ce tems on régla cette grande affaire, tous es trois ans l'on faifoit une fête folemnelle pour livrer le pauvre innocent au Centaure. f C'étoit donc le lendemain que Ie prince avoit «e pns dans le nid de 1'aigle, qu'on devoit payer ce tnbut, & quoique 1'enfant fut déjd trouve, il eft aifé de croir£ que ^ ^ nurent volontiers le prince a fa place ; J'incertjtude de fa naiflance , car ils étoient fi .fim. Pies , qu'ils croyoient quelquefois que 1'aicde «oit fa mère, & fa beauté merveilleufe les determmèrent abfolument de le préfenter au Centaure, paree qu'il étoit fi délicat qu'il ne vouloit point manger d'enfans qui ne fuflent tres-johs. La mère de celui qu'on y avoit deftme pafil tout d'un coup des horreurs de Ia mort aux douceurs de Ia vie ; on la chargea de pater le petit prince, comme J'auroit été fon fils, elle peigna bien fes Jongs cheveux , elle lm fit une couronne de petites rofes incarnates Sc blanches, q„i viennent ordinairement fur les buiiTons ; elle 1'habilla d'une robe traïnante de toile blanche & fine , fa ceinture étoit de fleurs • ainfi ajufté on le fit marcher a la tête de plufieurs enfans qui devoient 1'accompagner j mais que dirai-je de 1'air de grandeur & de noblefTe qui brilloit  C A R P I L t O tf. brilloit déja. dans fes yeux ? lui qui n'avoit jamais vu que des aigles , & qui étoit encore dans un age fi tendre , ne paroilToit ni craintif ni fauvage ; il fembloit que tous ces bergets n'étoienc la que pour lui plaire : Ah ! quelle pitié, s'entredifoient-ils ! Quoi! eet enfant va être dévoré; que ne pouvons-nous le fauver ! Plufieurs pleuroient, mais enfin il étoit impofiible de faire autrement. Le Centaure avoit accoutumé de paroïtre fur le haut d'une roche , fa mafliie dans une main , fon bouclier dans 1'aurre ; 8c Ia, d'une voix épouvantable, il crioit aux bergers : Laifiez-moi ma proie , 8c vous retirez. Auffi-tót qu'il appereut 1'enfant qu'on lui amenoit, il en fit une grande fête, & criant fi haut que ies monts en trembloient, il dit d'une voix épouvantable : Voici le meilleur déjeüné que j'aie fait de mes jours , il ne me faut ni fel ni poivre pour croquer ce petit garcon. Les bergers 8c les bergères jetant les yeux fur le pauvre enfant s'entredifoie,nt: 1'aigle 1'a épargné , mais voici le monftre qui va terminer fes jours. Le plus vieux des bergers le prit entre fes bras , le baifa plufieurs fois : ö mon enfant, mon cher enfant, difoit il, je ne te connois point, 8c je fens que je ne t'ai que trop vu ! Faut-il que j'alFifte a tes funérailles ? Qu'a donc fait la fortune en te garantüfant des lome III. Q  Z41 La Princesse ferres aiguës & du bec crochu de 1'aigle terrible , puifqu'elle te livre aujourd'hui a la dent carnacière de eet horrible monflre ? Pendant que ce berger mouilloit les joues vermeilles du prince, des larmes qui couloient de fes yeux , ce tendre innocent palToit fes menotes dans fes cheveux gris , lui fourioit d'un air enfantin , & plus il lui infpiroit de pitié , Sc moins il paroiflbit diligent pour s'avancer : dépêchez-vous , crioit le Centaure affamé , fi vous me faites defcendre , fi je vais au-devant de vous, j'en mangerai plus de cent. En effet 1'imparience le prit , il fe leva & faifoit le moulinet avec fa maffue , lorfqu'il parut en 1'air un gros globe de feu, environnée d'une nuée d'azur : comme chacun demeuroit attentif a un fpeótacle fi extraordinaire , la nuée & le globe fe baifsèrent peu a peu & s'ouvrirent; il en fortit auffi-tót un charriot de diamans trainé par des cygnes , dans lequel étoit une des plus belles dames du monde ; elle avoit, fur la tête, un cafque d'or pur, couvert de plumes blanches, la vifière en étoit levée, & fes yeux briïloient comme le foleil \ fon corps couvert d'une riche cuirafle s & fa main armée d'une lance toute de feu , marquoient affez que c'étoit une amazone. Quoi i bergers , s ecria-t-elle , avez-vous Vin-  C A R P t I t O Bi ±4$ hunaanité de donner au cruel Centaure üti tel en-4 fanr? II eft rems de Vous affranchir de votre parole , la juftice 8c la raifon s'oppofent a des coutumesli barbares ; ne craignez point le retour des ogres, je vous en garantirai, moi qui fuis la fée Amazone; 8c dés ce moment, je vous prends fous ma proteétion. Ah ! madame , s'écrièrent les bergers 8c les bergères , en lui tendant les mains : c'eft le plus grand bonheur qui nous puiiïe arriver* Us n'en purent pas dire davantage , car le Centaure furieux la défia au combat; il fut rude 8c opiniatre, la lance de feu le bruloit dans tous les endroits oü elle le touchoit, & il faifoit des cris horribles , qui ne finirent qu'avec fa vie; il tomba tout grillé , l'on eut dit qu'une montagne fe renverfoit , tant fa chüte fit de bruit y les bergers effrayés s'étoient cachés, les uns dans la forêt voifine, & les autres au fond des rochers qui avoient des concavités , doit l'on pouvoit tout voir fans être vu. C'étoit la que le fage berger qui tenoit le petit prince entre fes bras, s'étoit réfugié ; bien plus inquiet de ce qui pouvoit arriver a eet aimable enfant, que de tout ce qui. le regardoit, lui & fa familie, quoiqu'elle méritat d'être confidérée. Après la mort du Centaure , la fée Amazone prit une trompette , dont elle fonna fit mélodieufement» que les perfonnes malades  244 La Princêsse qui Pentenditent, fe levèrent pleines de fanté ; Sc les autres fentirent une fecrète joie , dont elles ne pouvoient exprimer le fujet. Enfin les bergers & les bergères , au fon de Pharmonieufe trompette, fe ralfemblèrent. Quand la fée Amazone les vit, pour les radurer touta-fait, elle s'avanca vers eux dans fon char de diamans, &C le faifant baifler peu-a-peu, il ne s'en falloit pas trois piés qu'il ne touchat la terre ; il rouloit fur une nuée fi tranfparente , qu'elle fembloit être de cryftal. Le vieux berger , que l'on nommoit le Sublime, parut tenant a fon cou le petit prince : Approchez , Sublime , lui cria la fée, ne craignez plus rien , je veux que la paix règne a 1'avenir dans ces lieux , Sc que vous jouifliez du repos que vous y êtes venu chercher ; mais donnez-moi ce pauvre enfant, dont les aventures font déja fi extraordinaires. Le vieillard, après lui avoir fait une ptofonde révérence, haufla les bras Sc mit le prince entre les fiens. Lorfqu'elle Peut, elle lui fit mille caredes ; elle Pembrada, elle Padit fur fes genoux , & lui parloit; elle favoit bien néanmoins qu'il n'entendoit aucune langue , Sc qüil ne parloit point : il faifoit des cris de joie ou de douleur, il poudoit des foupirs Sc des accens qui n'étoient point articulés, car il n'avoit jamais entendu parler perfonne.  C A R P- I L L O N-. 14 jf Cependant il étoit tout ébloui des brillantes armes de la fée Amazone ; il montoit fur fes genoirp pour atteindre jufqu'a fon cafque & le toucher. La fée lui fourioit,& lui difoit, comme s'il eut pu 1'entendre : Quand tu feras en état de porrer des armes , mon fils , je ne t'en laiflerai point manquer. Après qu'elle lui eut encore fait de grandes carefles, elle le rendit a Sublime : Sage vieillard , lui dit-elle , vous ne m'êtes point inconnu , mais ne dédaignez pas de donner vos foins a eet enfant ; apprenez-lui a méprifer les grandeurs du monde , & a fe mettre au-deflus des coups de la fortune 5 il peut être né pour en avoir une aflëz éclatante , mais je tiens qu'il fera plus heureux.d'être fage , que puiflant ; la félicité des hommes ne doit pas confifter dans la feule grandeur extérieure; pour être heureux, il faut être fage , & pour être fage il faut fe connoitte foi-même , favoir borner fes défirs , fe contenter dans la médiocrité comme dans 1'opulence , rechercher 1'eftime des gens de mérite , ne méprifer perfonne, & fe trouver toujours prêt a quitter fans chagria les biens de cette malheureufe vie. Mais a quoi penfé-je , vénérable berger ? Je vous dis des chofes que vous favez mieux que moi, & il eft vrai aufli. que je les dis moins pour vous que pour les autres bergers qui m'écoutent : adiea  i4°* La Princesse pafteuts , adieu bergers , appelez-moi dans vos befoins ; cette même lance & cette même main, qui viennent d'exterminer le Centaure Bleu , feront toujours prêtes a vous protéger. Le Sublime & tous ceux qui étoient avec lui, aufli confus que ravis , ne purent rien répondre aux paroles obligeantes de la fée Amazone : dans le trouble & dans la joie ou ils étoient, ils fe profternèrent humblement devant elle , & pendant qu'ils étoient ainfi , le globe de feu s'élevant doucement jufqu'a la moyenne région de fair, difparut avec 1'Amazone & le charrior. Les bergers craintifs n'ofoient d'abord s'approcher du Centaure ; tour mort qu'il étoit, ils ne laiflbient pas de Ie craindre; mais enfin peu a peu ils s'aguérirent, & réfolurent entr'eux qu'il falloit drefler un grand bücher & le réduire en cendre, de peur que fes frères , avertis de ce qui étoit arrivé , ne vinflent venger fa mort fur eux. Cet avis ayant été trouvé bon, ils n'y perdirent pas un moment, & fe délivrèrent ainfi de cet odieux cadavre. Le Sublime emporta le petit prince dans fa cabane ; fa femme y étoit malade s & fes deux filles n'avoient pu la quitter pour venir a la cérémonie. Tenez , bergère, dit-il, voici un enfant chéri des dieux, & protégé d'une fée Ama-  Carpilion 247 zone ; il faut le regarder a 1'avenir comme notre fils, & lui donner une éducation qui puifie le rendre heureux. La bergère fut ravie du préfent qu'il lui faifoit: elle prit le prince fur fon lit : tout au moins , dit-elle, fi je ne puis lui donner les grandes lecons qu'il recevra de vous , je 1'éléverai dans fon enfance , Sc le chérirai comme mon propre fils. C'eft ce que je vous demande , dit le vieillard , Sc la-deffus il le lui donna : fes deux filles accoururent pour le voir , elles reftèrent charmées de fon incomparable beauté , & des graces qui paroiffoient dans le refte de fa petite perfonne. Dès ce moment-la elles commencèrent alui apprendre leur langue, Sc jamais il ne s'eft trouvé un efprit fi joli Sc fi vifil comprenoit les chofes les plus difiiciles avec une facilité qui étonnoit les bergers ; de forte qu'il fe trouva bientót adez avancé Dour ne plus recevoir de lecons que de lui. Ce fage vieillard étoit en état de lui en donner de bonnes , car il avoit été roi d'un beau Sc floriffant royaume; mais un ufurpateur, fon voifin Sc fon ennemi, conduifit heureufement fes intrigues fecrètes, & gagna certains efprits remuans , qui fe foulevèrent, Sc lui fournirent les moyens de furprendre le roi Sc toute fa familie : en même tems il les fit enfermer dans une forterede , oü il vouloit les lailfer périr de misère. Qiv  Z4S La Princesse Un changement fi étrange n'en apporta point a la vertu du roi & de la reine , ils fouffrirent conftamment tous les outrages que le tyran leur faifoit ; & la reine , qui étoit grofle quand ces difgraces lui arrivèrent, accoucha d'une fille , qu'elle voulut nourrir elle-même ; elle en avoit encore deux autres très-aimables , qui partageoient fes peines autant que leur age pouvoit le permettre : enfin , au bout de trois ans, le roi gagna un de fes gardes, qui convint avec lui d'amener un petit bateau , pour lui fervir a traverfer le Iac au milieu de laquelle la forterefle étoit batie. II leur fonrnit des limes pour limer les barreaux de fer de leurs chambres , & des cordes pour en defcendre ; ils choifirent une nuit trcs-obfcure ; tout fe paflbit heureufement & fans bruit, le garde leur aidoir a fe glifler le long des murs , qui éroient d'une hauteur épouvantable : le roi defcendit le premier, enfuite fes deux filles , après la reine , puis la petite princefle, dans une grande corbeille, mais hélas ! on 1'avoit mal attachée , & ils 1'entendirent tout d'un coup tomber au fond du lac; fi la reine ne s'étoit pas évanouie de douleur , elle auroit reveille toute la garnifon par fes cris & par fes plaintes. Le roi, pénétré de cet accident, chercha autant qu'il lui fut poflible dans lobfcunté de la nuit; il trouva même  C a r v i l t o n. *49 la corbeille , & Ü efpéroit que la princefle y leroir, cependant elle n'y étoit plus, de lorre quHKe mit Warner pont fefanver avec le refte de fa familie ; ils trouvèrent au bord du lae des chevauX tour prèrs que le garde y avott fait conduite, pour potter le toi ou " voudroit aller. Pendant fa ptifon , bi & la reine avoient eu tout lé tems de moralifer , & de «onver que les plus grands biens de la vie font fort petits quand on les eftime leur jufte valeur : cela joint la nouvelle difgrace qui ^ veten perdant leur petire fille , les fit tefondre de nefe point retirer chez les rois leurs voifms & leurs alliés,od ils auroient été peut etre a charee- & Penant leur patti, ils setabhrent dans un^plainefemle, la plus a?éable de toutes celles qu'ds auroient pu choifir. Eu ce lieu , le roi changeant fon fceptre en une houlette acheta un grand troupeau , * fe fat berger Usbatirent une petite d'un cbté par les montagnes & fituée de 1 autr fur le-bord d'un ruiffeau adez potffonneux. En ce lieu ils fe trouvoient plus tranquilles quds neravoientétéfut le «6ne j perfonne n envioit leur pauvreté •, ils ne craignoient ni les traures, !• les datceurs; leurs jours chagtin}o:le roi difoit fouvent * Ah 1fi 4ei  4*° La Princesse hommes pouvoient fe euérir ^ I' i • • rm'ilc r • , 8ue»r de 1 ambition : C croit fous « grand philof h , " C' & le mait« ne connoilïbit point la n^ defo„ difdp!e. mais * w VQP c o,re un enfant ordmaire. II remarquoit avec paffitqu'dfemettoitprefquetou^aiatêt escamaradeS)avec unair de Z ]6UrS ^^IfoJoit W ïts aT1" armr;iI b^^esforts, &le. atcaquoK : enfin il alloit a Ia chafTe , & affronten les plus grands pérds , quelque re^éW„on que le roi berger put luil fL 5 L- -ceschofesuiperfuadoientqu'tlétoitnépour commander.Mars pendant qu'il s'élève & Lj attetntlagedequinzeans.retournonsaiacour ou roi fon père. . LS Plince Boffu> le voyant déjd forc vieux nayoic prefque plus d egards pour lui ; il ^ pattenton d attendre fi Iong-tems la fucceffion : Pour s en confoler, il Jui demanda une * afin de conquérir un royaume a,»itrie„Pollr j. , ^ue Jorfque vous êtes auprès del fe, fon au: en eft plus méJancolione. £ft q«efle(mW,'dK le Bo/Tu, & qu?eJ barrafle, auffi-tor qu'elle fera ma ft ^ verre* contente. Je veux le croire, d nTe " V°US fl—us potnt unpeu  erop ï Le BofTu fe trouva fort offenfé des doutes de fon père ; vous êtes caufe > madame, dit il a la princefle, que le roi me marqué une dureté dans fa conduite qui ne lui eft point ordinaire : il vous aime peut-être , apprenezde moi fmcèrement , & choifiiïez entre nous celui qui vous plaira davantage , pourvu que je vous voie régner , je ferai fatisfait. 11 parloit ainfi pour connoïtre fes fentimens ; car ce n'étoit pas qu'il eut aucun deflein de changer les flens. La jeune Carpillon , qui ne favoit pas encore que la plupart des amans font des animaux fins Sc diffimulés , donna dans le panneau. Je vous avoue , Seigneur, lui dit-elle , que fi j'en étois la maitrefle , je ne choifirois ni le roi, ni vous; mais fi ma mauvaife fortune m'aflervit a cette dure néceflité , j'aime mieux le roi. Et pourquoi , répliqua le Boflu en fe faifant violence? C'eft , ajouta-t-elle , qu'il eft plus doux que vous; qu'il règne d préfent , & qu'il vivra peut-être moins. Ha , ha , petite fcélérare, s'écna le BofTu ! vous voulez mon père pour êrre reine douairière dans peu de tems ; vous ne 1'aurez aflhrément pas; il ne penfe point i vous , c'eft moi qui ai cette bonté ; bonté , pour dire le vrai, bien mal employée , car vous avez un fond d'ingratitude infupportable ; mais fufliez-vous cent fois plus ingrate , vous ferez ma femme.  '5* f«..uSi! der ce n„y • ' P°ur lacc°mmo- aer ce qu e]ie v j , donna tête biiffë* A i prince gtoffier r'iT 16 Pann6au • qMlque g odie , fuc. ma.s ot.dinairement J fort fot quand on eft fort amoureux , & l>on a "npenchantafoflatter5 { fe °" L mail Tt-!?** '* " W> & lui S mains )ulqud lesmeurtrir Dès qu'il 1 »eut quittée, elle eounit dans 1'appartement du roi, fo ïeram j r • j p *;/r • jetant a ies pieds: ?arin tiflez moi, Seigneur, lui dit-elle du n! J des malheurs : le prince RnfT ' P ^ ' P nce BofIu veut m epoufer je vous avotie qu'il m'eft odieux ™. f aufli injufte que lui- J ' ^ paS & les d f„ 3 j ' ^' ma ieuneflre, & Jes dugraces de ma maifon , méritent la pitié ^S-droique vous. Belle prince^ «a! Seigneur, reprit-elIP il * - , > epnt elle^l me regarde comme  Car.piii.on. 155 fa prifonnière , & me traite en efclave. C'eft avec mon armee , répondit le roi, qu'il a vaincu le vainqueur du roi, votre père ; fi vous êtes captive , vous êtes la mienne, & je vous rends votre liberté j heureux que mon age avancé , & mes cheveux blancs me garantident de devenir votre efclave ! La princelTe , reconnoiflante , fit mille remercïmens au roi, & fe retira avec fes femmes. Cependant le BofTu ayant appris ce qui venoit de fe pafTer , le reiïèntit vivement; & fa fa* reur s'augmenta, lorfque le roi lui défendit de ne fonger a la princefle, qu'après lui avoir rendu des fervices fi eflentiels , qu'elle ne put fe défendre de lui vouloir du bien. J'aurai donc a travailler toute ma vie , & peut - être inutilement, dit-il; je n'aime pas a petdre mon tems. J'en fuis faché pour Tamour de vous , répliqua le roi y mais cela ne fera pas d'une autre manière. Nous verrons , dit infolemment le BofTu, en fottant de la chambre ; vous prétendez m'enlever ma prifonnière , j'y perdrois plutót la vie. Celle que vous nommez votre prifonnière étoit la mienne, ajouta le roi irrité j elle eft libre a préfent ; je veux la rendre maitrede de fa deftinée , fans la faire dépendre de votre caprice. Une converfation fi vive auroit été loin, fi le Boflu n'avoit pas pris le parci de fe retirerj  La Princesse il concut en même tems le défir de fe rendre maure du royaume & de la princelTe ; il s'étoic fait aimer des troupes pendant qu'il les avoit commandées, & les efprits féditieux fecondèrent volontiers fes mauvais defTeins , de forte que le roi fut averti que fon fils travailloit a le détróner ; Sc comme il étoit le plus fort, le roi n'eut point d'autre parti a prendre que celui de la douceur : il Fenvoya querir , Sc lui dit : Eft il pofTible que vous foyez alTez ingrat pour me vouloir arracher du tróne Sc vous y piacer? Vous me voyez au bord du tombeau, n'avancez pas la fin de ma vie ; n'ai-je pas d'aflez grands déplaifus par la mort de ma femme Sc la perte de mon fils ? II eft vrai que je me fuis oppofé a vos defTeins pour la princefle Carpillon • je vous regardois en cela autant qu'elle ; car peut-on être heureux avec une perfonne qui ne nous aime point ? Mais puifque vous en voulez courir le rifque, je confens a tout, laifTèzmoi le tems de lui parler, pour la réfoudre a. fon mariage. Le BofTu fouhaitoit plus la princefTe que le royaume; car il jouifToit déja de celui qu'il venoit de conquérir, de manière qu'il dit au roi qu'il n'étoit pas fi avide de régnerqu'il lecroyoit, puifqu'il avoit figné lui-même Taéte qui le deshéritoit en cas que fon frère revint, Sc qu'il fe contiendroit  Carpillon. 157 Contiendroit dans le refpec!, pourvti qu'il épousat Carpillon. Le roi Fembraffa , & fut trouver la pauvre princelTe , qui étoic dans d'étranges alarmes de ce qui s'alloit réfoudre ; elle avoit toujours au prés d'elle fa gouvernante ; elle la fit entrer dans fon cabinet , & pleurant amèrement : Seroit-i! poflible , lui dit-elle , qu'après toutes les paroles que le roi m'a données , il eut la cruauté de me facrifier a ce BofTu ? Certainement, ma chère amie , s'il faut que je 1'époufe , le jour de mes nóces fera le dernier de ma vie , car ce n'eft point tant la difformité de fa perfonne qui me déplait en lui , que les mauvaifes qualités de fon cceur. Hélas ! ma princefle , répliqua la gouvernante , vous ignorez fans doute que les filles des plus grands rois font des vicYimes , dont on ne confulte prefque jamais 1'inclination ; fi elles époufent un prince aimable & bien fait, elles peuvent en remercier le hafard ; mais entre un magot ou un autre , on ne fonge qu'aux intéréts de 1'état. Carpillon alloit répliqucr , lorfqu'on 1'avertit que le roi Tattendoit dans fa chambre ; elle leva les yeux au ciel pour lui demander quelque fecours. Dès qu'elle vit le roi, il ne fut pas néceflaire qu'il lui expliquat ce qu'il venoit de réfoudre , elle le eonnut aflez , car elle avoit une pénéTome III. R  2- 5 5 ^A PRINCESSE tration admirable , & la beauté de fon efpric furpaflbit encore celle de fa perfonne. Ah ! lire, s'écria t ellë, qu'allëz-voüs m'annoncer ? Belle princelTe, lui dit-il, ne regardez point votre mariage avec mon fils comme un malheur , je vous conjure d'y confentir de bonne grace; la violence qu'il fait a vos fentimens , marqué aflez Pardeur des fiens; s'il ne vous aimoit pas , il auroit trouvé plus d'une princefle qui auroit été ravie de partager avec lui le royaume qu'il a déja., & celui qu'il efpère après ma mort ; mais il ne veut que vous ; vos dédains , vos mépris n'ont pu le rebuter , & vous devez croire qu'il n'oubliera jamais rien pour vous plaire. Je me flattois d'avoir trouvé un protecteur en vous, répliqua-t-elle, mon efpérance eft décue, vous m'abandonnez ; mais les dieux , les juftes dieux ne m'abandonneront pas. Si vous faviez tout ce que j'ai fait pour vous garantir de ce mariage, ajouta-t-il , vous feriez convaincue de mon amitié. Hélas ! le ciel m'avoit donné un fils que j'aimois chèrement , fa mère le nourriflbit, on le déroba une nuit dans fon berceau , Sc l'on mit un chat en fa place , qui la mordit fi cruellement qu'elle en mourut; fi cet aimable enfant ne m'avoit été ravi, il feroit a préfent la confolation de ma vieilIefTe ; mes fujets le craindroient, Sc je vous aurois offert  CaRPIILON. 259 mon royaume avec lui : le Boflu qui fait a préfent le maure , fe feroit trouvé heureux qu'on 1'eüt fouffert a la cour; j'ai perdu cet aimable fils, princefle , ce malheur s'étend jufques fur vous. C'eft: moi feul, répliqua-1-elie , qui fuis caufe qu'il eft arrivé , puifque fa vie m'auroic été utile, je lui ai donné la mort, fire, regardez-moi comme une coupable ; fongez a me punir plutbt qu'a me marier. Vous n'étiez pas en état, belle princefle , dit le roi, de faire en ce tems-ü du bien ni du mal a perfonne ; je ne vous accufe point aufli de mes difgraces j mais fi vous ne voulez pas les augmenter, préparez-vous a bien recevoir mon fils ; car il s'eft rendu le plus fort ici, & il pourroit vous faire quelque pièce fanglante. Elle ne répondit que par fes larmes : le roi la quitta; & comme le Boflu avoit de 1'impatience de favoir ce qui s'étoit pafle , le roi le trouva dans fa chambre, & lui dit que la princefle Carpillon confentoit' a. fon mariage ; qu'il donnat les ordres néceflaires pour rendre cette cérémonie folemnelle. Le prince fut tranfporté de joie , il remercia le roi5 & fur le champ , il envoya querir tout ce qu'il y avoit de lapidaires, de marchands & de brodeurs : il acheta les plus belles chofes du monde pour fa maïtrefle, Sc lui envoya de grandes corbeilles d'or, remplies de mille raretés : elle Rij  160 La Princesse les recut avec quelqu'apparence de joie ; enfuite il vint la voir , & lui dit, n etiez-vous pas bien malheureufe , madame Carpillon , de refufer Thonneur que je voulois vous faire ? car fans compter que je fuis affez aimable, l'on me trouve beaucoup d'efprit; & je vous donnerai tant d'habits , tant de diamans & tant de belles chofes, qu'il n'y aura point de reine au monde qui foit comme vous. La princelTe répondit froidement 3 que les malheurs de fa maifon lui permettoient moins de fe parer qu'a une autre , & qu'ainfi elle le prioit de ne lui point faire de fi grands préfens. Vous auriez raifon , lui dit-il, de ne vous point parer , li je ne vous en donnois la permiffion ; mais vous devez fonger a me plaire ; tout fera pret pour notre mariage , dans quatre jours ; divertifTezvous , princelTe , & ordonnez ici, puifque vous y êtes déja. maitteiïe abfolue. Après qu'il Teut quittée, elle s'enferma avec fa gouvernante, & lui dit qu'elle pouvoit choilïr de lui fouruir les moyens de fe fauver , ou ceux de fe ruer le jour de fes noces. Après que la gouvernante lui eut repréfenté Timpoffibilité de s'enfuir , & la foiblefTe qu'il y a de fe donner la mort pour éviter les malheurs de la vie , elle tacha de lui perfuader que fa vertu pouvoit contribuer a fa tranquillité, & que fans aimer éper-  Carpillon. iÜ dümerit Ie BofTu, elle 1'eftimeroit aflez pour être contente avec lui. Carpillon ne fe rendit a aucune de fes remontrances, elle lui dit que jufqu 'a préfent elle avoit compté fur elle; mais qu'elle favoit a quoi s'en tenir ; que fi tout le monde lui manquoit J elle ne fe manqueroit pas a elle - même ;& qu'aux grands maux, il falloit appliquer de grands remèdes. Après cela , elle cuvritlafenêtre , & de tems en tems elle y regardoit fans rien dire ; fa gouvernante qui eut peur qu'il ne lui prit envie de fe précipiter , fe jeta a fes genoux ; & la regardant tendrement: hé bien, madame , lui dit-elle , que voulez-vous de moi? Je vous obéirai, füt-ce aux dépens de ma vie. La princefle 1'embrafla, & lui dit qu'elle la prioit de lui acheter un habit de bergère & une vache, qu'elle fe fauveroit ou elk pourroit j qu'il ne falloit point qu'elle s'amufat a la détoumer de fon deflein, paree que c'étoit perdre du tems, & qu'elle n'en avoit guère : qu'il faudroit encore , pour qu'elle put s'éloigner , coifter une poupée , lacoucherdans fon lit, & dire qu'elle fe trouvoit mal. Vous voyez bien, madame , lui dit Ia pauvre gouvernante, a quoi ie vais m'expofer, le prince BofTu n'aura pas lieu de douter que j'ai feconde votre deflein , il me fera mille maux pour ap- R iij  t6i La Princessb prendre oü vous êtes, & puis il me fera kuier ou écorcher toute vive : dites après cela que je ne vous aime point. La princelTe demeura fort embarraflee. Je veux, répliqua-t-elle, que vous vous fauviez deux jours après moi, il fera aifé de trompet tout le monde jufques-la. Enfin elles complotèrent fi bien , que la même nuit, Carpillon eut un habit & une vache. Toutes les déeffes defcendues du plus haut de 1'Olympe, celles qui furent trouver le berger Paris, & cent douzaines d'autres, auroient paru moins belles fous ce ruftique vêtement: elle partit feule , au clair de la lune , menant quelquefois fa vache avec une corde , quelquefois aufli s'en faifant porter : elle alloit a 1'aventure, mourant de peur: fi le plus petit vent agitoit lesbuiffons, fi un oifeau fortoit de fon nid , ou un lièvre de fon gïte, elle croyoit que les voleurs ou les loups alloient terminer fa vie. Elle marcha toute la nuit, & vouloit marcher tout le jour, mais fa vache s'arrêta ponr paitre dans une prairie, & la princefle, fiuiguée de fes gros fabots & de la pefanteur de fon habit de bure grife, fe coucha fur 1'herbe , le long d'un ruifleau, oüelleóta fes cornettes de toile jaune, pour attacher fes cheveux blonds qui s'échappant de tous cotés, tomboient par boucles jufques ï  C A R P I I- 1 ° N' fes pies; elle regardoit fi perfonne ne pouvoit la voir, afin de les cachet" bien vite ; mais quelque précaution qu'Jle prit, elle fut furprife par une dame armee de toutes pièces, exceptéfa tete, dont elle avoit bté un cafque dor, couvert de diamans-.bergère, lui dit-elle, je fuis latre, voulez-vous me tirer du lait de votre vache pour me défaltérer? Très-volontiets, madame, répondit Carpillon, fi j'avois un vaifleau ou le mettre. Voici une taffe , dit la guertière | elle lui préfenta une fort belle porcelaine; mais la princefle nefavoir comment s'y prendre pour traire fa vache: hé quoi 1 difoit cette dame, votre vache n'a-t-elle point de lait, ou ne favez-vou. pas comme il faut traite ? La princelTe fe prit a pleurer, étant toute honteufe de paroitre maladroite devant une perfonne extraordinaire. Je vous avoue , madame , lui dit-elle, qu'il y a peu que je fuis bergère j tout mon foin , c'eft de mener paitre ma vache, ma mère fut le refte. Vous avez donc votre mère , contmuala dame , & que fait-elle ? Elle eft fermière, dit Carpillon. Proche d'ici, ajouta la dame? Oui, réphquaencore la princelTe. Vraiment je me fens de l affection pour elle , & lui fais bon gré d'avoir donne le jout i une fi belle fille 5 je veux la voir , menez-y moi. Carpillon ne favoit que répondre; elle n étoit pas accoutumée a menür, &t eile ignoroit r Riv  La P r i n c e s s e qu'elle parloit l une fée. Les fées en ce temsIa n étoient pas f5 communes qu'elles le font devenues depuis. Elle baifloit les yeux , fon teint 6 etoit couvert d'une couleur vive : enfin elle ditquand une fois je fors aux champs , je n'ofe rentrerque le fon, je vous fupplie, madame, de ne me pas obliger d ficher ma mère, qui me maltnuteroit peut-être, fi je faifois autrement qu elle ne veut. Ha! princelTe, princelTe, dit Ia fée en fourianr, vous ne pouvez foutenir un menfonge , ni jouer" le perfonnage que vous avez entrepris, fi je ne vous aide; tenez , voila un böuquet de giroflée , i^yez certame que tant que vous le tiendrez , Ie Boflu que vous fuyez ne vous reconnoïrra point; iouvenez-vous , quand vous ferez dans la grande forêt, de vous informer des bergers qui mènent la leurs troupeaux, ou demeure le Sublime; ailez7, dites lui que vous venez de la part de la fée Amazone , qui le prie de vous mettre avec fa femme &fes filles : adieu , belle Carpillon , je fuis de vos amies depuis long-tems. Hélas ! madame, s'écria la princefle, m'abandonnez-vous puifque vous me connoiflez , que vous m'ainiez, & que j'ai tant befoin d'être fecourue > Le bouquet de giroflée ne vous manquera pas, répliqua-t-elle, mes momens font précieux, il fauc vous laifler remplir votre deftinée.  Carpii-ï-oN. i^5' En finifTant ces mots , elle difparnt ame yeux de Carpillon , qui eut tant de peur, qu elle en penfa mourir. Après s'ètre un peu raflitrée, elle continua fon chemin , ne fachant point du tout oü étoit la grande forêt •, mais elle difoit en elle-même : cette hahile fée, qui paroït & difparoit , qui me connoit fous 1'habit d'une payfanne fans m'avoir jamais vue , me conduira oü elle veut que j'aille. Elle tenoit toujours fon bouquet , foit qu'elle marchat ou qu'elle s'arrêtat; cependant elle n'avancoit guère, fa déhcatefle fecondoit mal fon courage : dès qu'elle trouvoit des pierres, elle tomboit, fes piés fe mettoient en fang; il falloit qu'elle couchat fur )a terre a 1'abri de quelques arbres •, elle craignoit tout, & penfoit fouvent , avec beaucoup d'inquiétude , a fa gouvernante. Ce n'étoit pas fans raifon qu'elle fongeoit a cette pauvre femme ; fon zèle & fa fidélite ont peu d'exemples. Elle avoit coiffé une grande poupée des cornettes de la princefle; elle lui avoit mis des fontanges & du beau linge; elle alloit fort doucement dans fa chambre, crainte, difoit- elle , de 1'incommoder, & dès qu'on faifoit quelque bruit, elle grondoit tout le monde: on courut dire au roi que la princefle fe trouvoit mal; cela ne le furprit point, il en attribua la caufe a fon déplaifir & a la violence qu'elle fe  166 L A P R I N C E S S E faifoit ; mais quand le prince BofTu apprit ces mechantes nouvelles , il redl-nrit un chaorin inconcevable , il vouloic la voir • Ia gouvernante , eut bien de Ia peine d 1'en empêcher : tout au Hioins , dit il . que mon médecin la voye. Ah' feigneur , s'écria t elle, il n'en faudroit pas davamage pour la faire mourir; elle hait les médeans & les remèdes; mais ne vous alarmez Point , ,1 bi faut feulement quelques jours de «pos , c'eft une migraine qui fe pa(T,ra en dormant Elle obtint donc qu'il n'importuneroit point fa maitreiTe , & iaiffiïit toujours ,a . dans fon lit. Mais un foir oü elle fe prcparoit a prendre Ia fuite , paree qu'elle ne doutoit pas que le prince impatient ne vim faire de nouvelles tentanves pour entrer , ei!e 1'entendit d Ia porte comme un furieux qui la faifoit enfoncer fans attendre qu'elle vint Tou.rir. Ce qui le portoit d cette violence , c'eft qUe des femmes de la princefle s'étoient appercues de la trompens, & craignant d être maltraitées, elles allèrent promptement avertir le BofTu. L'on ne peut exprimer i'excès de fa colère , il courut chez le roi , dans la penfée qu'il y avoit part ; mais dans la furprife qu'il vit fur fon vifage, il connut bien qu'il 1'ignoroit. Des que la pauvre gouvernante parut , ,1 fe jeta fur elle , & la prenant par les cheveux : rends-moi Carpillon ,  Carpillon. 267 lui dit-il, ou je vais t'arracher le cceur. Elle ne xépondit que par fes larmes , & fe profternant a fes genoux , elle le cpnjtwa inutilemenc de I'entendre. Il la traïna lui-même dans le fond d un cachot, oü il 1'auroit poignardée mille fois fi le roi , qui étoit aufli bon que fon fils étoit méchant, ne 1'eüt obligé de la laiffer vivre dans cette affreufe prifon. Ce prince , amoureux & violent ordonna que l'on pourfuivït la princefle par terre & par mer ; jl partit lui-même , & courut de tous cbtés comme un infenfé. Un jour que Carpillon s'étoit mife a couvert fous une grande roche avec fa vache, paree qu'il faifoit un tems effiroyable , & que le tonnerre , les éclairs & la grêle la faifoient trembler, le prince Boflu , qui étoit pénétré d'eau avec tous ceux qui i'accompagnoient, vint fe réfugier fous cette même roche. Quand elle le vir fi prés d'elle, hélas l il 1'effraya bien plus que le tonnerre ; eile prit fon bouquet de giroflée avec les deux mains , tant elle craignoit qu'une ne fufTk pas, & fe fouvenant de la fée : ne m'abandonnez point , ditelle , charmante Amazone. Le Boflu jeta les yeux fur elle : que peux-tu appréhender , vieille décrépite, lui dit-il? quand le tonnerre te tueroit, quel tort te feroit-il ? n'es-tu pas fur Ie bord de ta fofle? La jeune princefle ne fut pas moins  *** La Princesse ravie qu'étonnée de s'entendre appeler vleidefaUS do«te' dic-elle, que mon petit bouquet" opere cette merveille ; & pour ne poim en converfation, elle feignit d'être foutde. Le BofTu yoyant qu'elle ne le pouvoit entendre, d'Joit i fon confident qui ne labandonnoit jamais : fi /avo.s le cceut un peu plus gai, je ferois monter cette vieille au fommet de la roche, & je 1 en precipiterois , pour avoir le plaifir de lui voir rompre le cou , car je ne trouve rien de Plus agréable. Mais , feigneur , répondit ce fcéerat, pour peu que cela vous réjouiife , je vais l y mener de gré ou de force , vous verrez bondir ion corps comme un ballon fur toutes les pointes du rocher, & le fang couIer Jaf tfl yo^ Non> dit le prince , je n'en ai pas Ie tems , il faiIC que je continue de chercher I'ingrate qui fait tout Ie malheur de ma vie. fin achevant ces mors , il piqUa fon cheval & s'éloigna d toute bride. II eft aifé de juger de' Ia joie qu'eut la princefle : car aflurément la converfation qu'il venoit d'avoir avec fon confident eroit aflez propre k 1'alarmer • elle n'oublia pas de^ remercier la fée Amazone, dont elle venoit d eprouver le pouvoir, & continuant fon voyage ede arnva dans la plaine oü les pafteurs de cenê centree avoient fait leurs petites maifons : elles «oient très-jolies, chacun avoit chez lui fon  C A R P I i I- O N. 169 jardin & fa fontaine ; la vallée de Tempé Sc les bords du Lignon n'ont rien eu de plus galant. Les bergères avoient pour la plupart de la beauté, Sc les bergers n'oublioient rien pour leur plaire ; tous les arbres étoient gravés de mille chiffres différens Sc de vers amoureux : quand elle parut, ils quittèrent leurs troupeaux Sc la fuivirent refpeótueufement , car ils fe ttouvèrent prévenus par fa beauté & par un air de majefté extraordinaire : mais ils étoient furpris de la pauvreté de fes habits : encore qu'ils menaffent une vie fimple Sc ruftique , ils ne laiffoient pas de fe piquer d'être fort propres. La princeffe les pria de lui enfeigner la maifon du berger Sublime : ils 1'y conduifirent avec empreffement. Elle le trouva affis dans un vallon avec fa femme & fes filles ; une petite rivière couloit a leurs piés, Sc faifoit un doux murmure ; il renoit des joncs marins , dont il travailloit ptomptement une corbeille pour mettre des fruits; fon époufe filoit, Sc fes deux filles pêchoient a la ligne. Lorfque Carpillon les aborda, elle fendt des mouvemens de refpeét Sc de rendrede , dont elle demeura furprife ; Sc quand ils la virent, ils furent fi émus qüils changèrent plufieurs fois de couleur : je fuis , lui dit-elle , en les faluant humblement, une pauvre bergère, qui vient vous  *7° L a P r , n c e s s e orTrirmesferviceSdeIapartdeJafêe Amazone vous conncaflez : f efpère qui fa confidé- Mf «Me , lu, duler01enfelevant3&iafa!aa,t a ion t0lIr , cette grande fée a raifon ,1 & uc a railon ae croire r nous norons ******** 5 vous êtes ia "es-ben venue , & quand vous „.^ . dautrerecommandationquecellequevousportez avec vous certainement notre maifon vous feroit ouverte. Approchez-vous , la belle fille, dit h «me, e„ lui tendant la main , venez, que jè vous embrafle: je me fens toute pleine de Lne volonte pour vous, je fouhaite que vous me regard.ez comme votre mère, & mes filles comme vos fceurs. Hélas, ma bonne mère , dit la princeiie , Je ne mérite pas cet honneur , il me fuffir detre votre bergère, & de garder vos troupeaux. Ma fihe , repnt Ie roi, nous fommes tous égaux ici vous venez de trop bonne part pour faire quelque difference entre vous & nos enfansvenez vous afieoir auprès de nous , & laifrez' paitre votre vache avec nos moutons. Elle fic quelque diffieulté , s'obftinant toujours a dire qu elle n'étoit venue que pour faire le ménage • elle auroit été alTez embarraffée fi on 1'eüt prife au mot, mais en vérité il fuffifoit de la voir Pour juger qu'elle étoir plus faire pour commandcr que pour obéir, & l>on k  Carpili-on. 171 encore qu'une fée de Pimportance de 1'Amazone n'auroit pas protégé une perfonne ordinaire. Le roi & la reine la régardoiéht avec un étonnement mêlé d'admiration difficile a comprendre j ils lui demandèrent fi elle venoit de bien loin ? Elle dit qu'oui; fi elie avoit père & mère ? Elle dit que non , 8c a toutes leurs queftions , elle ne répondoit que par monofyllabes , autant que le refpeét le lui pouvoit permettre. Et comment vous appelez-vous , ma fille , dit la reine ? On me nomme Carpillon , dit-elle. Le nom eft fmgulier , reprit le roi; & a moins que quelque aventure n'y ait donné lieu , il eft rare de s'appeler ainfi. Elle ne répliqua rien, & prit un des fufeaux de la reine pour en dévider le fil. Quand elle montta fes mains , ils crurent qu'elle tiroit du fond de fes manches deux boules de neige faconnées , tant elles étoient éblouiflantes. Le roi & la reine fe donnèrent un coup d'ceil d'intélligence , & lui dirent : votre habit eft bien chaud > Carpillon, pour le tems ou nous fommes, & vos fabots font bien dufs pour un jeune enfant comme vous, il faut vous habiller a notre mode. Ma mère, répondit-elle, on eft comme je fuis en mon pays •, dès qu'il vous plaira me 1'ordonner, je me mettrai autrement. ïls admirèrent fon obeiffance, & fur-tout 1'air de modeftie qui paroiflbit dans fes beaux yeux &_fur tout fon vifage.  r7* L a P R i N c B s s « L'heure du fouper étoit venue, ils fe levèrent & rentrerenttous enfemble dans la maifon: les deux pnnceflè, avoiem ^ ^ ^.^.fe^to.i, lait& e mcne plus loin que je fle veu toujours qu'illui arrive quelque accident. Je le «ams comme vous , dit la reine, mais fi vous agreez nous I'artendrons pour qu'il foupe avec nous. Non , dn Ie roi, il s en faut bien garder • auco irej vöusprie,lorfqu'irrevLdra; quon ne lux patle point, & que chacun lui marqué beaucoup de froideur. Vous connoiffez fon b™-l, ajouta la reine, cela eft capable de hu faire tant de peine qu'il en fera malade. Je « Y Puis que faire, ajouta Ie roi , il faLU bien Ie cornger. On fe mit a table, &: quelque tems avant oue denfortir le jeune prince entra; il ^ chevreu, fur fon cou , fes cheveux étoient tout trempes de fueur, & fon vifage couvert de pouffiere. II sappuyoit fur une petite Iance qu'il porroit ordlnairement.fonarc é£oic attacW cote , & fon carquois plein de flèches de 1'autre En cet etat il avoit quelque chofe de fi noble' & de fi fier fur fon vifage Sc dans fa démarche quon ne pouvoit le votr fans attention & fjs refpecb  Carpiilon. 2.7}' refpeft. Ma mère , dit-il , en s'adreflant 1 la reine , 1'envie de vous apporter ce chevreuil m'a bien fait courir aujourd'hui des monts 8c des plaines. Mon fils, lui dit gravement le roi, vous cherchez plutbt a nous donner de 1'inquiétude qu'a nous plaire : vous favez tout ce que je vous ai déja. dit fur votre paffion pour la chaffe ; mais vous n'êtes pas d'humeur a vous corriger. Le prince rougit ; 8c ce qui le chagrina davantage, c'étoit de remarquer une perfonne qui n'étoit pas de la maifon. II répliqua qu'une autte fois il reviendroit de meilleure heure, ou qu'il n'iroit point du tout a la chafTe pour peu qu'il le voulüt. Cela fuffit, dit la reine qui 1'aimoit avec une extreme tendreffe : mon fils , je vous remercie du préfent que vous me faites ; venez vous affeoir auprès de moi , & foupez , car je fuis süre que vous ne manquerez point d'appétit. 11 étoit un peu déconcerté de l'air férieux dont le roi lui avoit parlé , & il ofoit a peine lever les yeux ; car s'il étoit intrépide dans les dangers, il étoit docile, 8c il avoit beaucoup de timidité avec ceux auquels il devoit du refpedr. Cependant il fe remit de fon trouble , il fe placa contre la reine , 8c jeta les yeux fur Carpillon qui n'avoit pas attendu fi long-tems a le regarder. Dès que leurs yeux fe rencontrèrent, leurs coeurs furent tellement émus , qu'ils ne "lome lil. S  *74 La Princesse favoient a quoi attribuer ce défordre. La princeire rougit & baiiTa les fiens , le prince contU nua de la regarder; elle leva encore doucement les yeux fur lui, & les y tint plus long-tems; ils étoient 1'un & 1'autre dans une mutuelle furprife , & penfoient que rien dans le monde ne pouvoit égaler ce qüils voyoient. Eft-il poffible, difoit la princelTe , que de tant de perfonnes que j'ai vues a la cour, aucune n'approche de ce jeune berger? D'oü vient, penfoit-il k fon tour, que cette merveitleufe fille eft fimple bergère ? Ah ! que ne fuis-je roi pour la mettre fur le tröne , pour la rendre maitrefle de mes états, comme elle le feroit de mon cceur! En rêvant, il ne mangeoit point ; la reine, qui croyoit que c'étoit de peine d'avoir été mal recu , fe tuoit de le carelTer ; elle lui apporta eile-même des fruits exquis dont elle faifoit cas. II pria Carpillon d'en goüter; elle le remercia j & lui , fans penfer a la main qui les lui donnoit, dit d'un air trifte : je n'en ai donc que faire, & il les laifTa froidement fur la table. La reine n'y prit pas garde ; mais la princelTe ainée qui ne le baifToit point, & qui 1'auroit fort aimé, fans la différence qu'elle croyoit entte fa condition & la fienne , le remarqua avec quelque forte de dépit. Après le föuper ? le roi & la reine fe reti-  Carpillon. %j\ rèrent; les princelTes, a leur ordinaire , firenÊ tout ce qu'il y avoit a faire dans le petit mér nage ; 1'une fut traire les vaches, 1'autre füt prendre du fromage. Carpillon s'empreflbit auflt de travailler , a 1'exemple des autres; mais elle n'y étoit pas li accoutumée. Elle ne faifoit rien qui vaille , de forte que les deux princelTes 1'appeloient en riant, la belle mal - adroite \ mais le prince déja amoureux lui aidoit. II fut a la fontaine avec elle; il lui porta fes cruches^ il puifa fon eau , & revint fort chargé , paree qu'il ne voulut point qu'elle portat rien. Mais que prétendez-vous , berger, lui difoit-elle , faut-il que je falTe ici la demoifelle ? moi, qui ai travaillé toute ma vie, fuis-je venue dans cette plaine pour me repofer ? Vous ferez tout ce qu'il vous plaira , aimable bergère , lui dit-il s cependant ne me déniez point le plailir d'accepter mon foible fecours dans ces fortes d'oc-1 canons. Ils revinrent enfemble plus promptement qu'il n'auroit voulu ; car encore qu'il n'osac prefque lui parler, il étoit ravi de fe trouver avec elle. Ils pafsèrent 1'un & 1'autre une nuit inquiète , dont leur peu d'expérience les empêcha de deviner la caufe; mais le prince attendoit impatiemment 1'heure de revoir la bergère, &c elle craignoit déja cellc de revoir le berger. Le noiv Sij  %7& La P r i n c e s s e veau trouble oü fa vue 1'avoit jetée , fit quelque diverfion avec les autres déplaifirs dont elle étoit accablée; elle penfoit fi fouvent a lui, qu'elle en penfoit moins au prince Boflu. Pourquoi, difoic-elle , bizarre fortune , donnés-tu tant de graces, de bonne mine , & d'agrément a un jeune berger, qui n'eft deftiné qu a garder fon troupeau , & tant de malice , de laideur, & de diftbrmité a un grand prince deftiné a gouverner un royaume ? Carpillon n'avoit pas eu la curiofité de fe voir depuis fa métamorphofe de princefle en bergère; mais alors un certain défir de plaire 1'obligea de chercher un miroir. Elle trouva celui des princefles, Sc quand elle vit fa coiffure Sc fon habit, elle demeura toute confufe. Quelle figure, s'écria-t-elle! a quoi reflemblé-je ? II n'eft pas poflible que je refte plus long-tems enfévelie dans cette grofle étoffe. Elle prit de 1'eau dont elle lava fon vifage Sc fes mains; elles devinrent plus blanches que les lys : enfuite elle alla trouver la reine , & fe mettant a genoux auprès d'elle , elle lui préfenta une bague d'un diamant admirable (car elle avoit apporté des pierreries) : ma bonne mère , lui dit-elle, il y a déja du tems que j'ai trouvé cette bague, je n'en fais point le prix ; mais je crois qu'elle peut valoir quelque argent; je vous prie de la  Carpillon. 177 rccevoir pour preuve de ma reconnoiflance de la charité que vous avez pour moi ; je vous prie aufli de m'acheter des habits & du hnge , afin que je fois comme les bergères de. cette contrée. La reine demeura furprife de voir une fi belle bague a cette jeune fille : je veux vous la garder, lui dit-elle, Sc non pas 1'accepter ; du refte , vous aurez dès ce matin tout ce qu'il faut. En eftet, elle envoya a une petite ville qui n'étoit pas éloignée , & Ton en fit apporter le plus joli habit de payfanne que Ton ait jamais vu. La coiffure , les fouliers , tout étoit complet; ainfi habillée , elle parut plus charmante que Taurore. Le prince, de fon cbté , ne s'étoit point négligé ; il avoit mis a fon chapeau un cordon de fleurs ; Técharpe oü fa panetière étoit attachée , Sc fa houlette, eu étoient ornées; il apporta un bouquet a Carpillon, & le lui préfenta avec la timidité d'un amant ; elle le recut d'un air embarraffé , quoiqu'elle eut infiniment d'efprit. Dès qu'elle étoit avec lui, elle ne parloit prefque plus , Sc rêvoit toujours ; il n'en faifoit pas moins de fon cbté. Lorfqu il alloit a la chafle , au lieu de pourfuivre les biches & les daims qu'il rencontroit, s'il trouvoit un endroit propre a s'entretenir de la charmante Carpillon , il s'arrêtoit tout d'un coup Sc S iij  La P r i n c e s s e demeuroit dans ceiieu folitaire, faifant quelques vers , chantant quelques couplets pour fa bergère ,-parlant aux rochers, aux bois, auxoifeaux; il avoit perdu cette belle humeur qui le faifoit chercher avec empreffement de tous les bergers. ' Cependant comme il eft difficile d'aimerbeaucoup , & de ne pas'craindre ce que nous aimons , il appréhendoit a tel point d'irriter fa bergère en lm declarant ce qu'il reiTèntoit pour elle , qu'il ii'ofóit parler; & quoiqu'elle remarquat aflez qu'il lapréféroir a toutes les autres , & que cette préférence dut 1'afTurer de fes fentimens, elle ne laifToit pas d'avoir quelquefois de Ia peine de fon filence ; quelquefois auffi elle en avoit de la joie. S'il eft vrai, difoit-elle , qu'il m'aime , comment pourrai-je recevoir une telle déclaration ? En me fachant, je le ferois peut-être mourir ; en ne me fachant pas, j'aurois lieu de mourir moi-même de honte 8c de douleur : quoi! étant née princeffe, j'écouterois un berger! Ah, foiblelTe trop indigne.' je n'y confentirai jamais! mon cceur ne doit pas fe changer par le changement de mon habit, & je n'ai déja que trop de chofes a me reprocher depuis que je fuis ici. Comme le prince avoit mille agrémens naturels dans la voix, 8c que peut-être quand il autoit chanté moins bien, la princefle, preventie en  Carpili-on. *79 fa faveur, n'auroic pas laiffé d'aimer a 1'entcndre, elle 1'engageoit fouvent a lui dire des chanfonnettes ; & tout ce qu'il difoit avoit un caraótère fi rendre , fes accens étoient fi touchans, qu'elle ne pouvoit gagner fur elle de ne le pas écouter. II avoit fait des paroles qüil lui redifoit fans ceffe, & dont elle connutbien qu'elle étoit le fujet ■> les voici : Ah ! s'il étoit polïible Que quelqu'autre divinicé Vous put égaler en beauté, Et m'offrit 1'univers pour me rendre fenfible, Je me croirois heureux De méprifer ces dons pour vous offtir mes vceux ! Encore qu'elle feignit de n'avoir pas pour celle-la plus d'attention que pour les autres , elle ne laitToit pas de lui accorder une préférence qui fit plaifir au prince. Cela lui infpira un peu plus de hardieiTe : il fe rendit expres au bord de la rivière dans un lieu ombragé par les faules & les alifiers;il favoit que Carpillon y conduifoit tous les jours fes agneaux: il prit un poincon, & ü écrivit fur 1'écorce d'un arbriffeau. Envain dans cet afile Je vois avec la paix régner tous les plaifirs > Oü puis-je être un moment uanquillc ? L'amcur même en ces lieux m'arrache des foupirs, Siv  2*c L A P R , N c „ s | H La princefle le furprit comme il achevoit de graver ces paroles: il affecT-, A t , * * ,, llatfedta de paroirre embar^e, &apreS quelques momens de filence, vous voyez, lm drt-il, lm malheureux berger qui fe p amr_ aux chofe, ,» plus infenfibles/des maux dom ü ne devrou fe plaindre qu'a vous. Elle ne lur repondn nen.; & baiffant les yeux, elle lm donna tout le tems dont il avoit befoin pour lui declarer fes fentimens. P Pendant qu'il padoit, elle rouloit dans fon efP"t de quelle manière elle devoit prendre ce quelle entendon d'une bouche qui ne lui étoit pas mdrflerente , & faprévention 1 engageoit volders al excofe, II ignore ma naiiTance, difoitelle, fa temente eft pardonnable, il m'aime , & cronque ,e ne fuis point au-deflus de lüi; quW ^faurott mon rang, Méfö^j^.fr&L fachent-ds paree qu'on les aime ? Berger, lui d-elle, lorfqu'il eut ceflé de parler, % vou PW,c'eft tout ce que je peux pour vous , car je ne veux point aimer, j'ai déji aflez d'autres comble de difgrace, mes triftes jours venoient i «re troubles par un engagement? Ha ! Bergère ditesplutot,s'écria-t-il, que fi vous aviez Llques petnes, rien neferoit plus propre a les aoou«r.jelespartagerois toutes, mon unique foiu  Carpillon. iSi feroit de vous plaire ; vous pourriez vous repofer fur moi du foin de votre troupeau. Plüt au ciel, dit-elle , n'avoir que ce fujet d'inquiétude 1 en pouvez-vous avoir d'autres, lui dit-il, d'une manière empreiTée , étant li belle , fi jeune, fans ambition , ne connoilTant pas les vaines grandeursde la cour? Mais fans doute , vous aimez ici j un rival vous rend inexorabie pour moi. En prononcant ces mots , il changea de couleur, il devint trifte, cette penfée le toufméntoit cruellement. Je veux bien, répliqua-t-êtle , convenir que vous avez un rival haï & abhorré : vous ne m'auriez jamais vue, fans la néceffité oü fes preffantes pourfuites m'ont mife de le fuir. Peut-être, bergère, lui dit-il, me fuirez-vous de même; car li vousne le haïffez que paree qu'il vous aime, je fuis a votre égard le plus haïfTable de tous les hommes. Soit que je ne la croie pas, répondit - elle, ou que je vous regarde plus favorablement, je fens bien que je ferois moins de chemin pour m'éloigner de vous, que pour m'éloigner de lui. Le berger fe fentit tranfpottéde joie par des paroles fi obligeantes, & depuis ce jour, quels foins ne prit-il pas pour plaire a la princelTe! II s'occupoit tous les matins a chercher les plus belles fleurs pour lui faire des guirlandes y il garnilïbit fa houlette de rubans de mille couleurs différentes, il ne la lailloir point expofée au foleil j  Z84 La Princesse gères s'enfuirent, elle refta feule fpectatrice de' ce combat; elle ofa même poufler hardiment le fer de fa houlette dans la gueule de ce terrible animalj & 1'amour redoublant fes forces, luien donna aiTez pour être de quelque fecours a fon amant. Lorfqu'il la vit, la crainte de lui faire partager le péril qu'il couroit, augmenta fon courage a tel point, qu'il ne fongea plus a ménager fa vie, pourvu qu'il garantit celle de fa bergère. Eneffet il le tua prefque a fes piés; mais il tomba luimême demi-mort de deux bleflures qu'il avoit recues. Ah! que devint-elle , quand elle appercut fon fang couler , & teindre fes habits! elle ne pouvoir parler; fon vifage fut en un moment couvert de larmes ; elle avoir appuyé fa tête fur fes genoux, & rompant tout d'un coup le fdence: berger, lui dit-elle , fi vous mourez , je vais mourir avec vous: en vain je vous ai caché mes fecrets fentimens, connohTez-les, & fachez que ma vie eft attachée a la votre. Quel plus grand bien puis-je fouhaiter, belle bergère , s'écria-t-il? quoi qu'il m'arrive , mon fort fera toujours heureux. Les bergères qui avoient pris la fuite, revinrent avec plufieurs bergers , a qui elles avoient dit ce ce qu'elles venoient de voir: ils fecoururent le prince & la princefle , car elle n'étoit guère moins malade que lui. Pendant qu'ils coupoient de$  Carpillon. 1S5 tranches d'arbres pour faire un efpèce de brancart, la fée Amazone parut tout d'un coup au milieu d'eux: ne vous inquiétez point, leur ditelle , laiffez-moi toucher le jeune berger. Elle le prit par la main, & mettant fon cafque d'or fur fa tête: je te défends d'être malade , cher berger, lui dit-elle. Aufli-tbt il fe leva, & le cafque dont la vifière éroit levée,lailToit voir fur fon vifage un air tout martial , & des yeux vifs & brillans qui répondoient bien aux efpérances que la fée en avoit concues. II étoit étonné de la manière dont elle venoit de le guérir, & de la majefté qui paroiflbit dans toute fa perfonne. Tranfporté d'admiration , de joie & de reconnoiflance , il fe jeta a fes piés: grande reine, lui dit-il, j'étois dangereufement bleiTé ; un feul de vos regards , un mot de votre bouche m'a guéri: mais hélas! j'ai une bleffiire au fond du cceur, dont je ne veux point guérir , daignez la foulager , & rendre ma fortune meilleure , pour que je puifle la parrager avec cette beile bergère. La princefle rougir, 1'entendant parler ainfi; car elle favoit que la fée Amazone la connoifloit, & elle craignoit qu'elle ne la blamat de laifler quelqu'efpérance a un amant li fort au deflbus d'elle : elle n'ofoit la regarder , fes foupirs échappés, faifoient pitié a la fée. Carpillon , lui dit-elle , ce berger n'eft point indigne de votre eftimej &c vous berger  i%6 La Princesse qui défirez du changement dans votre état, affurez-vous qu'il en arrivera un très-grand dans peu. Elle difparut dfon ordinaire , dès qu elle eut achevé ces mots. Les bergers & les bergères qui étoient accounts pour les fecourir , les conduifïrent comme en triomphe jufqu'au hameau : ils avoient mis 1'amant & 1'amante au milieu deux; & les ayant couronnés de fleurs , pour marqué de la viétoire qu'ils venoient de remporter fur le terrible ours , qu'ils portoient après eux, ils chantoient ces paroles fur la tendrefle que Carpillon avoit témoignée au prince : Dans ces forêts tout nous enchantc , Que nous allons voir cf*heureux jours ! Un Berger , par fa beauté charmante , Arrete dans ces lieux la fille des amours. Ils arrivèrent ainfi chez le Sublime, auquel ils contèrent tout ce qui venoit d'arriver, avec quel courage le berger s'étoit défendu contre Tours , & avec quelle générofité la bergère Tavoit aidé dans ce combat: enfin ce que Ia fée Amazone avoit fait pour lui. Le roi, ravi a ce récir, courut le faire a la reine. Sans doute , lui dit-il , ce garcon & cette fille n'ont rien de vulgaire ; leurs éminentes perfeérions , leur beauté, & les foins que la fée Amazonè prend en leur faveur, nous défignent quelque chofe d'extraordinaire. La reine  Carpillon. 287 fe fouvenant tout d'un coup de la bague de diamans que Carpillon lui avoit donnée : j'ai toujours oublié, dit-elle, de vous monteer une bague que cette jeune bergère a remife entre mes mains avec un air de grandeur peu commun, me priant de l'agréer,& de lui fournir pour cela des habits comme on les porte dans cette contrée. La pierre eft-elle belle, reprit le roi? Je ne 1'ai regardée qu'un moment, ajouta la reine: mais la voici. Elle lui préfenta la bague 5 & fi-tót qu'il y eut jeté les yeux: O dieu que vois-je, s'écria-t-il ? quoi! n'avez-vous point reconnu un bien que j'ai recu de vos mains ? En même tems ilpoulTa un petit reiTort, dont il favoit le fecret, le diamant fe leva, & la reine vit fon portrait qu'elle avoit fait peindre pour le roi, & qu'elle avoit attaché au cou de fa petite fille pour la faire jouer avec lorfqu'elle la nourrilToit dans la tour. Ah! fire , dit-elle , quelle étrange aventure eft celle-ci? Elle renouvelle toutes mes douleurs: cependant parions a la bergère , il faut effayer d'en favoir davan tage. Elle Fappela, & lui dit : ma fille , j'ai attendu jufqu'a préfent un aveu de vous, qui nous auroit donné beaucoup de plaifir, fi vous aviez voulu nous le faire fans en être preffée ; mais puifque vous continuez a nous cacher qui vous êtes , il eft bien jufte de vous apprendre que nous le  188 La Princesse favons, & que la bague que vous m'avez donnés nous a fait démêler cette énigme. Hélas , ma mère , répliqua la princelTe , en fe mettant a genoux proche d'elle, ce n'eft point par un défaut de confiance que je me fuis obftinée a vous cachet mon rang; j'ai cru que vous auriez de la peine de voir un princefle dans 1'état oü je fuis. Mon père étoit roi des Ifles Paifibles; fon règne fut troublé par un ufurpateur , qui le confina dans une tour avec la reine ma mère : après trois ans de captivité , ils trouvèrent le moyen de fe fauver, un garde leur aidoit ; ils me defcendireut a la faveur de la nuit dans une corbeille , la corde rompit, je tombai dans le lac ; & fans que l'on ait fu comment je ne fus pas noyée , des pêcheurs qui avoient tendu leurs filets pour prendre des carpes, m'y trouvèrent enveloppée, la grofleur & la pefanteur dont j'étois , leur perfuada que c'étoit une des plus monftreufes carpes qui fur dans le lac; leurs efpérances étant décues lorfqu'ils me virent, ils pensèrent me rejeter dans 1'eau pour nourrir les poiflbns ; mais enfin ils melaifsèrent dans les mêmes filets, & me portèrent au tyran qui fut aufli-tót par la fuite de ma familie, que j'étois une malheureufe petite princede, abandonnée de tout fecours. Sa femme qui vivoit depuis plufieurs années fans enfans, eut pitié de moi; elle me prit auprès d'elle  Carpillon. 289 d'elle , & m eleva fous Ie nom de Carpillon : elle avoic peut-etrele delTein de me faire oublier ma naiflance; mais mon cceur m'a toujours aflez dit qui je fuis , & c'eft quelquefois un malheur d'avoir des fentimens fi peu conformes a fa fortune. Quoi qu'il en foir, un ptince appelé Ie Boflu , vint conquérir fur 1'ufurpateur de mon père, le royaume dont il jouiflbit tranquille-. ment. Le changement detyran rendit ma deftinée encore plus mauvaife. Le BofTu m'emmena comme un des plus beaux ornemens de fon triomphe , 8c il réfolut de m epoufer malgré moi. Dans une extrémité fi violente, je pris la parti de fuir toute feule , vêtue en bergère ,' & conduifant une vache: le prince Boflu qui me cherchoit par-tout, 8c qui me rencontra m'auroit fans doute reconnue, fi la fée Amazone ne m'eüt donné généreufement un bouquet de giroflée , propre a me garantir de mes ennemis. Elle ne me rendit pas un office moins charitable en m'adreflant a vous, ma bonne mère, continua la princefle ; & fi je ne vous ai pas déclaré plutoc mon rang, ce n'eft pas parun défaut de confiance, maïs feulement dans la vue de vous épargner du chagriu. Ce n'eft point, continua-t-elle , que je me plaigne; je n'ai connu le repos que depuis le Tornt III, X  290 La Princbsse jour ou vous m'avez recue auprès de vous; &t j'avoue que la vie champêtre eft fi douce„& fi innocenre , que je n'aurois pas de peine a la préférer a celle qu'on mène a la cour. Comme elle parloit avec véhémence, elle ne prit pas garde que la reine fondoit en larmes, & que les yeux du roi étoient aulfi tout moites; mais aufli-tót qu'elle eut fini, 1'un & 1'autre s'empreflant de la fetrer entre leurs bras , ils 1'y retinrent longtems fans pouvoir prononcer une parole. Elle s'attendrit aufli bien qu'eux ; elle fe mit a pienter a leur exemple, & l'on ne peut bien exprimer ce qui fe pafla d'agréable & de douloureux entre ces trois illuftres infortunés, enfin la reine faifant un eflbrt, lui dit: eft-il poflible , cher enfant de mon ame , qu'après avoir donné tant de regrets a ta funefte perte, les dieux te rendent a ta mère pour la confoler dans fes difgraces : oui, ma fille, tu vois le fein qui t'a portée & qui t'a nourrie dans ta plus tendre jeunefle ; voici celui de qui tu tiens le jour: O lumière de nos yeux! O princefle que le ciel en courroux nous avoit ravie, avec quels tranfports folehniferons-nous ton bienheureux retour! Et moi, mon illuftre mère, & moi ma chère reine, s'écria la princefle, en fe profternant a fes piés, par quels termes, par quelles actions vous ferai-je counoitre a 1'un  Carpillon» 291 &r a 1'autre tout ce que le refpeót & 1'amour que |e vous dois me font reffèntir! quoi! je vous trouvé, cher afile de mes traverfes , lorfque je iTofois plus me flatter de vous voir jamais. Alors les carelTes redoublèrent entr'eux , & ils pafsèrent ainfi quelques heures. Carpillon fe retira enfuite ; fon père & fa mère lui défendirent de parler de ce qui venoit de fe palTer , ils appréhendoient la curiofité des bergers de la contrée ; & bien qu'ils fulTent pour la plupart aiïèz groffiers , il étoit a craindre qu'ils ne vouluflent pénétrer des myftères qui n'étoient point faits pour eux. La princelTe fe tut a 1 egard de tous les indifférens , mais elle ne put garder le fecret a fon jeune berger; quel ïtioyen de fe taire quand on aime? Elle s'étoit reproché mille fois de lui avoir caché fa naiflance : de quelle obligation , difoirelle,ne me feroit-il pas redevable, s'il favoit qüétant née fur le rróne, je m'abailfe jufqu'a luf! mais ,'hélas! que 1'amour met peu de différence entre le fceptre & la houlette! eft-ce cette chimérique grandeur, qu'on nous vantetant, qui peut remplir nctre ame , & la fatisfaire ? Non , la vertu feule a ce droit-la : elle nous met au-deffus du ttóne , & nous en fait détacher: le berger qui m'aime eft fage, fpirituel, aimable : Tij  291 La Princesse qu'eft-ceqüun prince peut avoir au-deflus de lui? Comme elle s'abandonnoita fes réflexions; elle le vir a fes piés: il 1'avoit fuivie jufqu'au bord de la rivière ; & lui préfentant une guirlande de fleurs, dont la variété étoit charmante, d'oü venez-vous, belle bergère, lui dit-il? 11 y a déja quelques heures que je vous cherche , & que je vous attends avecimpatience. Berger, lui dit-elle, j'ai été occupée pat une aventure furprenante , je me reprocherois de vous la taire; mais fouvenezvous que cette marqué de ma confiance exige un fecret éternel. Je fuis princefle , mon père étoit roi, je viens de le trouver dans la perfonne du Sublime. Le prince demeura li confus & fi troublé de ces nouvelles, qu'il n'eut pas la force de 1'interrompre, bien qu'elle lui racontat fon hiftoire avec la dernière bonté j quels fujets n'avoit-il point de craindre, fok que ce fage berger qui 1'avoit élevé lui refufat fa fille, puifqu'il étoit roi, ou qu'elle -même refléchiflant fur la différence qui fe trouvoit entre une grande princefle & lui, 1'éloignat quelque jour des premières bontés qu'elle lui avoit témoignées : ah! madame , lui difoit-il triftement, je fuis un homme petdu, il faut que je renonce a la vie, vous êtes née fur le tróne ,  Carpillon. 293 vous avez retrouvé vos plus proches parens y Sc pour moi, je fuis un malheureux, qui ne connois ni pays, ni pauïe ; une aigle m'a fervi de mère, & fon nid de berceau ; fi vous avez daigné jeter quelques regards favorables fur moi, l'on vous en détournera a 1'avenir. La princelTe rêva un moment fans répondre a ce qu'il venoit de lui dire, elle prit une aiguille qui retenoit une partie de fes beaux cheveux, Sc elle écrivit fur 1'écorce d'un arbre: Aimez-vous un cceur qui vous airne? Le prince grava audi-tót ces vers : De mille & mille feux je me fens cnflümmé. La princede mit au-delTous; JoisilTez du bonheur extreme D'aimer & de vous voir aime. Le prince, tranfporté de joie, fe jeta a fes piés, & prenant une de fes mains : vous dattez mort cceur affligé , adorable princede , lui dit-il, Sc par ces nouvelles bontés , vous me confervez la vie; fouvenez-vous de ce que vous venez d'écrire en ma faveur. Je ne fuis point capable de 1'oublier, lui dit elle d'un air gracieux, repofez-vous fur mon cceur, il eft plus dans vos intéréts que- Tiij  194 La Princesse dans les miens. Leur converfation auroit fans doute été plus ongue, s'ils avoient eu plus de tems; maisil falloitramener les troupeaux qu'ils conduifoient, ils fe hatèrent de revenir. Cependantle roi & la reine conféroientenfemble fur la eonduite qu'il falloit tenir avec Carpillon & le jeune berger. Tant qu'elle leur avoit été inconnue, ils avoient approuvé les feux naiffans qui s'allumoienr dans leur ame: la parfaite beauté dont le ciel les avoit doués, leur efprir, les graces dont toutes leurs actions étoient accompagnées , faifoient fouhaiter que leur union fut cternelle; mais ils la regardèrent d'un ceil bien différent, quand ils envifagèrent qu'elle étoit leur fille, & que le berger n'étoit fans doute qu'un malheureux qu'on avoit expofé aux bêtes fauvages pour s'épargner Ie foin de le nourrir ; enfin ils réfol urent de dire a Carpillon qu'elle n'entretint plus les efpérances dont il s'etoit flatté, & qu'elle pouvoit même lui déclarer férieufement qu'elle ne vouloit pas s'établir dans cette contrée. La reine 1'appela de fort bonne heure , & elle lui paria avecbeaucoup de bonté. Mais quelles paroles font capables de calmer un trouble fi violent ? La jeune princefle eflaya inutilement de fe contraindre : fon vifage , tantót couvert d'une  Carpillon. 195 hii'iïante rougeur, & tantót plus pale que s'il avoit été fur le point de mourir; fes yeux, éceints paria trifteiTe , ne fignifioient que trop fon état: ah ! combien fe repend: - elle de ï'aveü qu'elle avoit fait! cependant elle adlira fa mère, avecbeaucoup de foumidïon , qu'elle fuivroit fes ordres;& s'étant retitée , elle eut apeine la force d'aller fe jeter fur fon lit, ou fondant en larmes, elle fit mille plaintes & mille regrets. Enfin elle fe< leva pour conduire fes moutons au paturage; mais au lieu d'aller vers la rivière , elle s'enfonca dans le bois , ou fe cöuchant fur la moufle , elle appuya fa tête, & fe mit a rêverprbfondémenr. Le prince qui ne pouvoit être en repos ou elle n'étoit pas, coiirut la chercher; il fe préfenta tout d'un coup devant elle. A fa vue, eile poufia un grand cri, comme fi elle eüt été furprife , & fe levant avec prccipitation , elle s'éloigna de lui fans le regarder ; il refta éperdu d'une conduite fi peu ordinaire, il la fuivit, & 1'arrêtant: quoi, bergère , lui dit-il , voulez-vous eu me donnant la mort, vous dérober le plaifir de me voir expirer a vos yeux? Vous avez enfin changé pour votte betger ; vous ne vous fouvënez plus de ce que vous lui promites hier. Hélas, dit-elle en jetant triftemenrles yeux fur lui s hélas! de quel crime m'accufez-vous ! je fuis malhéu- Tiv  M La p r i n c e s s b reufe, je fuis foumife a des ordres qu'il ne m'eft pas permis d'éluder ; plaignez-moi, & vous cloignez de tous les endroits oü je ferai, il le faut. II Ie faut, s'écria-t-il, en joignant fes bras d'un air plein de défefpoir , ilfaut que je vous hue , divine princefle! un ordre fi crue! & fipeu mérité, peut-il m'être prononcé par vous-même? Que voulez-vous que je devienne , & cet efpoir flattent auquel vous m'avez permis de m'abandonner , peut-il s'éteindre fans que je perde la . vie? Carpillon, aufli mourante que fon amant, fe laiiTa tomber fans pouls & fans voix : a cette vue , il fut agité de mille différentes penfées ; 1'état oü étoit fa maitrefle, lui faifoit aflez connoïtre qu'elle n'avoit aucune part aux ordres qu'on lui avoit donnés, & cette certitude diminuoit en quelque facon fes déplaifirs. II ne perditpas un moment a lafecourir: une fontaine qui couloit lentement fous les herbes, lui fournit de 1'eau pour en jetet fur le vifage de fa bergère, & les amours qui étoient cachés derrière un buiflbn , ont dit a leurs petits camarades qu'il ofa lui voler un baifer. Quoi qu'il en foit, elle ouvrit bientót les yeux, puis repouflant fon aimable berger: fuyez , éloignez-vous de moi, lui dit-elle , fi ma mère venoit, n'auroit-elle pas lieu d'être fachée ? II faut donc que je vous laiffe  C A »R V I L L O N.' 197 dévorer aux ours 8c aux fangliers , lui dit-il, ou que pendant un long évanouidement, feule dans ces lieux folitaires , quelque afpic, ou quelque ferpens viennent vous piquer. Il faut tout rifquer , lui dit-elle , plutót que de déplaire a la reine. Pendant qu'il savoient cette converfation, oü il entroit tant de tendrefle 8c d'égards, lafée, leur protectrice , parut tout d'un coup dans la chambre du roi; elle étoit armée a. fon ordinaire \ les pierreries dont fa cuiraffé 8c fon cafque étoient couverts, brilloient moins que fes yeux ; 8c s'adrelfant a la reine , vous n'êtes guère reconnoiffante, madame, lui dit-elle , du ptéfent que je vous ai fait en vous rendant votre fille ,qui fe feroit noyée dans les filets fans moi, puifque vous êtes furie point de faire mourir le berger que je vous ai confié; ne fongez plus a la différence qui peut être entre lui & Carpillon : il eft tems de les unir, fongez, illuftre Sublime, dit-elle au roi, a leur mariage ; je le fouhaite , 8c vous n'aurez jamais lieu de vous en repentir. A ces mots, fans attendre leur réponfe, elle les quitta, ils la perdirent de vue, & remarquèrent feulement après elle une longue tracé de lumièie femblableaux rayons du foleil. Le roi 8c la reine demeurèrent également fur-  *5>8 La Princesse pns, ils reiTenrirent même de la joie , que les ordres de la fée fufiedt fi pofuifs ; il ne faut pas douter , dit le roi , que ce berger inconnu ne fok d'une nailTance convenable a Carpillon, celle qui le protégé a trop de nobleiïe pour vouloir unir deux perfonnes qui nefeconviendroient pas. Qeft elle , comme vous voyez, qui fauva notre fille du lac oü elle feroit périe ; par quel endroit avons-nous mérité fa protedion? J'ai toujours entendu dire, répliqua la reine, qu'il eft de bonnes & de mauvaifes fées, qu'elles prennent des families en amitié ou en averfion , felon leur génie; & apparemment celui de la fée Amazone nous eft favorable. Ils parloient encore lorfque la princelTe revint; fon air étoit abattu & languiiTant. Le prince qui n'avoit ofé la fuivre que de loin , arriva quelque tems après , fi mélancolique , qu'il fuffifoit de le regarder pour deviner une partie de ce qui fe palToit dans fon ame. Pendant tout le repas , ces pauvres amans qui faifoient la joie de fa maifon, ne prononcèrent pas une parole , n'osèrent pas même lever les yeux. Dès que l'on fut forti de la table, Ie roi entra dans fon petit jardin, & dit au berger de venir avec lui. A cet ordre il paiit, un frilTon extraordinaire feglifiadans fes veines, & Carpillon cmt  Carpillon. 19? que fon père alloit le renvoyer , de forte qu'elle neut pas moins d'appréhenfion que lui. Le Sublime pada dans un cabinet de verdure , il s'affit en regardant le prince: mon fils , lui dit-il, vous favezavec quel amour je vous ai élevé , je vous ai gardé comme un préfent des dieux pour foutenir & confoler ma vieillelTe 5 mais ce qui prouvera davantage mon amitié , c'eft le choix que j'ai fait de vous pour ma fille Carpillon, c'eft d'elle dont vous m'avez entendu quelquefois déplorer le nauffrage: le ciel qui me la rend, veut qu'elle foit a vous , je le veux auffi de tout mon cceur; feriez-vous le feul qui ne le voulut pas ? Ah! mon père , s'écria le prince en fe mettant & fes piés, oferois-je me flatter de ce que j'entends ? Suis-je aflez heureux pour que votre choix tombe fur moi, ou voulez-vous feulement favoir les fentimens que j'ai pour cette belle bergère? Non, mon cher fils, dit le roi, ne flottez point entre 1'efpérance & la crainte, je fuis réfolu a faire dans peu de jours cet hymen. Vous me comblez debienfaits , répliqua le prince, en embrafiant fes genoux , & fi je vous explique mal ma reconnoiffance, 1'excès de ma joie en eft la caufe. Le roi 1'obligea de fe relever, il lui fit mille amitiés , & bien qu'il ne lui dit pas la grandeur de fon rang, il lui laidoit entrevoir que fa naif-  >°° l' Pa,„clssl od.ee derncre ouelques „bres : lorfWelle |evi Un&nn , , °ret' C°Urant « -faon queles ch ^ & ^ es cote . Les echos répétoient fes triftes plaintesl^bloKqu'ede^ que Ion berger, impaienx de lui annoncer de bonnes nouvelles qu'il venoit d'apprendre fe batoudeafuivre^dêres-vousfLbeire -onalmable Carpillon, crioit-iUlvousm.enten: dez, ne fuyez pas, nous allons être heureux - fond7r0n°nSantCeS m°tS' ^'W^utdanile Wd -yalIon,environnéedeplufieurschafreurs • h?mrme hfU & mal fak' A ««e vue, & 1 cnsdef, maitredequi demandoit du fecou" 17? Pbs ™e 9-*» trait puilTamment dé- cocheinayantpointd'autresarmesquefafronde,  Carpillon. 301 il en lanca un coup fi jufte & fi terrible a celui qui enlevoit fa bergère , qüil romba de cheval, ayant une bleflure épouvantable a la tête. Carpillon tomba comme lui, le prince étoit déja auprès d'elle, elfayant de la défendre contre fes raviffèurs ; mais toute fa réfiftance ne lui fervit de rien; ilsleprirent, & 1'auroient égorgé fur le champ , fi le prince Boflu, car c'étoit lui, n'eüt fait figne a fes gens de 1'épargner, paree que, dir-il, je peux le faire mourir de plufieurs fupplices différens. Ils fe conrentèrent donc de 1'attacher avec de grofles cordes, 8c les mêmes cordes fervirent aufli pour la princefle , de manière qu'ils fe pouvoient parler. L'on faifoit cependant un brancard pour emporter le méchant Boflu: dès qu'il fut achevé, ils partirent tous fans qu'aucuns des bergers euflent vu le malheur de nos jeunes amans, pour en rendre compte au Sublime. II eft aifé de juger de fon inquiétude , lorfqüavec la nuit il ne les vit point revenir. La reine n'étoit pas moins alarmée, ils pafsèrent plufieurs jours avec tous les bergers de la contrée a les chercher 8c a les pleurer inutilement. II faut favoir que le prince Boflu n'avoit point encore oublié la princefle Carpillon, mais le tems avoit feulement aftoibli fon idéé j 8c quand il ne  }oi La P r t n c e s i E fe divertiffbit pas * faire quelques meurtres, &1 égorger indifféremment tous ceux qui lui déplaifoient, il alloit i la chalfe , & reftoit quelquefois fept ou huit jours fans revenir. II étoit donc i une de fes longues chafles , lorfque tout d'un coup d appercut la princefle qui travetfoit un fentier. Sa douleur avoit tant de vivacité, & elle faifoit fi peu d'attention a ce qui pouvoit lui arnver , quelle n'avoit point prisle bouquetde giroflée , de forte qu'il la reconnut aufli-töt qu'il la vit. n O! de tous les malheurs, le malheur Ie plus grand, difoit le berger tout bas a fa bergère: uelas! nous touchions au moment fortuné d'être «nis pour jamais; il lui racoma ce j ^ paffe entre le Sublime & lui. II eft aifé * préfent de comprendre les regrets de Carpillon: je vais donc vous couter la vie, difoir-elle en fondant en larmes, je vous conduis moi-même au fupphce, vous pour qui je donnerois jufqu'a mon fang , je fuis la caufe du malheur qui vous accable, & me voila retombée par mon imprudence entre les barbares mains de mon plus cruel perfécuteur. Ils parlèrent ainfi jufqu'd la ville ou étoit Ie bon vieux roi, père de 1'horrible BofTu ; on lui rut dire qu'on rapportoic fon fils fur un brancard,  carpiilon. joj paree qu'un jeune berger voulant défendre fa bergère , lui avoir donné un coup de pierre avec fa fronde , d'une telle force , qu'il fe rrouvoit en danger. A ces nouvelles, le roi ému de favoir fon fils unique dans cet état, dit que l'on mit le berger dans un cachot. Le BoiTu donna un ordre fecret pour que Carpillon ne fik pas mieux traitée: il avoit rcfolu , ou qu'elle 1'épouferok, ou qu'il la feroit expirer dans les tourmens ; de forte qu'on ne fépara ces deux amans que par une porte , dont les fentes mal jointes leur ménageoient la' trifte confolation de fe voir lorfque le foleil étoit dans fon midi , & le refte du jour & de la nuit, ils ne pouvoient que s'entreteuir. Que ne fe difoient-ils pas de tendre & de paffionné ! tout ce que le cceur peut reffentir, & tout ce que I'efprit peut s'imaginer , ils fe 1'exprimoient dans des termes li touchans, qu'ils fondoient en pleurs; & peut-être encore que l'on feroit bien pleurer quelqu'un en le redifant. Les confidens du Boflu venoient tous les jours parler a la princefle pour la menacer d'une mort prochaine , fl elle ne rachetoit fa vie en confentantde bonne grace a fon mariage: elle re 9voit ces propofitions avec une fermeté & un air de mépris qui les faifoient défefpérer de leur  3°4 La Princessb négociation, & fi-tot qu'elle pouvoit parler au pnnce , ne craignez pas , mon berger, lui difoitelle, que la crainte des plus cmels tourmens me porte d une infidéliré ; nous mourrons au moins enfemble, puifque nous n'avons pu y vivre. Croyez- vous me confoler, belle princelTe, lui difoit-il? Hélas! ne me feroit-il pas plus doux de vous voir entre les bras de ce monftre , qu'entre les mains des bourreaux dont on vous menace ! Elle ne goütoit point fes fentimens, elle 1'accüfoit de foiblelTe, & elle 1'alTuroit toujours qu'elle lui montreroit 1'exemple pour mourir avec courage. La blefTure du BolTu étant un peu mieux , fon amour irrité des conrinuels refus de la princelTe , lui fit prendre la réfolution de la facrifier a fa colère avec le jeune berger qui 1'avoitfi maltraité. U marqua Ie jour pour cette lugubre rragédie , & pna le rpi d'y vouloir venir avec tous les fénateurs & les grands du royaume. II y étoit dans une litière découverte pour repaitre fes yeux de toute 1'horreur du fpeéhcle. Le roi, comme je 1'ai déja dit, ne favoit point que la princefle Carpillon étoit prifonnière ; de forte que lorfqu'il la vit trainer au fupplice avec fa pauvre gouvernante que le Boflu condamna aufli , & Ie jeune berger plus beau que le jour ,il ordonna qu'on les  C A 8. P. I L L Ó N, £ö% ks amenat fur la terrade. , oü toute fa coür 1'environnoit. II n'attendit pas que Ia princelTe eüt ouvert la bouche pour fe plaindre de 1'indigne traitement qu'on lui faifoit, il fe hata de couper les cordes dont elle étoit liée; 8c regardant enfuite le berger, il fentit fes entrailles émues de tendrede 8c de pitié : jeune téméraire , lui dit-il, fe faifant violence pour lui parler rudement, qui t'a infpiré aflez de hardiefle pour attaquer un grand prince , & pour le réduire a la mort ? Le berger voyant ce vénérable vieillard orné de la pompt e royale , cut de fon cóté des mouvemens de icfpcct 5: de confiance qu'il n'avoit point en6e 000 a : grand monarque, lui dic-il, avec une fermere admitable , le péril oü j'ai vu cette belle princefle, eft caufe de ma témérité ; je. ne connoiflöis point votre fils , & comment 1'aui e connu dans une a&ion fi violente 8c fi in< digne de Ion rang ? En parlant de cette manière, il animoit fon difcours du gefte & de la voix : fon bras étoit découvert; la flèche qu'il avoit marquée deflus, étoit trop vifible pour que le roi ne 1'appercüc pas: O dieux! s'écria-t-il, fuis-je décu , retrouverai-je en toi ce cher fils que j'ai perdu ? Non», grand rq», dit la Fée Amazone du plus haut des TorntIIIt y  jot? La pRiNCÉssi airs, oü el!e parut monrée fur un fuperbe chevaf aïlé, non , ru ne te trompes point, voila ton fils , je te 1'ai confervé dans le nid d'une aigle, oü fon barbare frère le fitporret; il faut quecelui-ci te c'onfole de la pene que tu vas faire de 1'autre. En achevant ces mots, elle fondit fur le coupable Boflu ) & lui portant un coup de fa lance ardente dans le cceur, elle ne lui laida pas envifager long-tems les horreurs de la mort, il fut confumé comme s'il avoit été brüté par le tonnerre. Enfuite elle s'approche de la terraflè, & donne des armes au prince: je te les ai promifes, lui dit-elle , tu feras invulnérable avec elles , & le plus grand guerrier du monde. L'on entendit aufli-tót des fanfares de mille trompettes & de tous les inftrumens de guerre qui fe peuvent imaginer ; mais ce bruit céda peu après a une douce fymphonie , qui chantoit mélodieufement les louanges du prince & de la princefle. La fée Amazone defcendit de cheval, fe placa auprès du roi, & le pria d'ordonner promptement tout ce qu'il falloit pour la pompe des nóces dü prince & de la princefle ; elle commanda d une petite fée qui parut dès qu'elle 1'eut appelée, d'aller quetir le roi berger, la reine & fes filles, & de revecir en diligence. Aufli-tot la fée partit, & aufli-  CAïiPItLÖNÏ £o? tèt elle revint avec ces illuftres inforcunés. Quelle fatisfatftion après de fi longues peines! Le palais retentidbic de cris de joie; & jamais riert n'a écé égal a celles de ces rois & de leurs enfans. La fée Amazone donnoit des ordres par-tout, une feule de fes paroles faifoit plus que cent mille perfonnes. Les noces s'achevèrent avec une fi grande magnificence , qu'on n'en a jamais vu de telles. Le roi Sublime retourna dans fes états ; Carpillon eut le plaifir de 1'y menet avec fon chet époux ; le vieux roi , ravi dé Voir un fils fi digne de fon amitié, rajeunit j tout au moins fa vieillede fut accompagnée de tant de fatisfaction ; qu'il en vécut bien davantage. ta jeuneffe eft un age ou le coeur des humains Prend tous les mouvemens qu'on veut lui faire prendre| C'eft une cire tendre Qui fait obéir dans les mains j Sans peine l'on y peut former le caraftère Ou des vices, ou des vertus. Quelques efforts qu'on puifle faire, Si-tót qu'il eft graVé , on ne 1'efFacc plus. Sur une mer fi difficile , Heureux qui peut avoir quelque pilote habik Qui lui tracé un heureux chemin! Le prince que je viens de peindrc, N'avoit aucun écueil a craindre , Lorfque le roi Berger gouvemoic fon deftin. Vij  jo8 La Princesse Carpillou, Dans toutes les vertus ce maitre fut 1'inftruire, II eft^vrai que 1'amour le mit fous fon empire ; 1 Mais fuyez , cenfeurs odieux , Qui voulez qu'un héros réfifte a la tendrefTe , Pourvn que la raifon en foit toujours mamclfe $ L'amour donne 1'éclat aux exploits glorieux.  LA GRENOUILLE BIENF AISANTE, CONTÉ. Il étoit une fois un roi, qui foutenoit depuis longtems une guerre contre fes voiiins. Après plufieurs batailles , on mit le fiége devant fa ville capitale; il craignit pour la reine, & la voyant grofle, il la pria de fe retirer dans un chateau qu'il avoit fait fortifier, & oü il n'étoit jamais allé qu'une fois. La reine employa les prières & les larmes pour lui perfuader de la laifier auprès de lui; elle vouloit partager fa fortune , & jeta les hauts cris lorfqu'il la mit dans fon chariot pour la faire partir; cependant il ordonna a1 fes gardes de 1' accompagner , & lui promit de fe dérober le plus fecrétement qu'il pourroit pour 1'aller voir : c'étoit une efpérance dont il la flattoit ; car Le chateau étoit fort éloigné , environné d'une épaifiè forèt, & a moins d'en favoir bien les routes, l'on n'y pouvoit arriver.  jpo La G r. b n o v -r t i e La reine partit , très-attendrie de laifTer fon tnari dans les périls de la guerre; on la conduifoit a petites journées , de crainte qu'elle ne fut maJade de la fatigue d'un li long voyage; enfin elle arriva dans fon chateau, bien inquiète & bien chagrine. Après qu'elle fe fut aflez repofée, elle voulut fe promener aux environs, & elle ne trou. voit rien qui püt la divertir; elle jetoit les yeux de tous cötés; elle voyoit de grands dé fens qui lui donnoient plus de chagrins que de plaifirs; elle les regardoit triftement, & difoit quelquefois ; Quelle comparaifon du féjour ou je fuis, a celui OÜ j'ai été toute ma vie ! fi j'y refte encore longtems, il faut que je meure : k qui parler dans ces lieux folitaires ? avec qui puis-je foulager mes inquiétudes , & qu'ai - je fait au roi pour m'avoir exilée ? 11 femble qu'il veuille me faire reffentir toute 1'amertume de fon abfence , lorfqu'il me relègue dans un chateau fi défagréable. C'eft ainfi qu'elle fe plaignoit ; & quoiqu'ij lui écrivit tous les jours , & qu'il lui donnat de fort bonnes nouvelles du fiége, elle s'affligeoit de plus en plus , & prit la réfolution de&s'en retourner auprès du roi; mais comme les officiers qu'il lui avoit donnés , avoient ordre de ne la ramener que lorfqu'il lui enverroit du comrier exprès, elle ne témoigna point ce quelle méditoit, % fe fit faire un petit rhar, oü il n 7  BlENTAlSANTE. 3 ï 1 avoit place que pour elle , difant qu'elle vouloit aller quelquefois a la chafTe. Elle conduifoit ellemême les chevaux , Sc fuivoit les chiens de fi prés, que les veneurs alloient moins vite qu'elle; pat ce moyen elle fe rendoit maitrefle de fon char, & de s'en aller quand elle voudroit. II n'y avoit qu'une difficulté , c'eft qu'elle ne favoit point les routes de la forêt; mais elle fe flatta que les dieux la conduiroient a bon port ; & «prés leur avoir fait quelques petits facrifices , elle dit qu'elle vouloit qu'on fït une grande chafTe , & que tout le monde y vint , qu'elle monteroir dans fon char, que chacun iroit pat différentes routes, pour ne laider aucune retraite aux bêtes fauvages. Ainfi Ton fe partagea : ia jeune reine , qui croyoit ï'evoir bientöt fon époux, avoit pris un habit très-avantageux •, fa capeline étoit couverte de plumes de différentes couleurs, fa vefte toute garnie de pierreries & fa beauté, qui n'avoit rien de commun, la faifoit paroicre une feconde Diane. Dans le tems qu'on étoit le plus occupé du plaifir de la chafle, elle lacha la bride a fes chevaux, & les anima de la voix & de quelques coups de fouet. Après avoir marché aflez vite, ils prirent le galop, & enfuite le mords aux dents, le chatiot fembloit traïné par les vents, les yeux auroient eu peine a le fuivre \ la pauvre reine fe repentir, Viv  fj n La Grenouili/b mais trop tard , de fa témérité : qu'ai-je pretendu, difoit-elle ? me pouvoit-il convenir de conduire toute feule des chevaux fi fiers & fi peu dociles? Hélas! que va-t-il m'arriver ? ah ! fi le roi me croyoit expofée au péril oü je fuis 9 que deviendroit-il , lui qui m'aime fi chèrement, & qui ne m'a éloignée de fa ville capitale , que pour me mettre en plus grande süreté | voild comme j'ai répondu d fes tendres foins , '& ce cher enfant que je porte dans mon fein , va être suffi-bien que:moi la victime de mon imprudence. L'air reténtifioit de fes douloureufes plaintes ; elle invoquoit les dieux , elle appeloit les fées a fon fecours , & les dieux & les fées 1'avoient fcbandonnée : le chariot fut renverfé, elle meur pas la force de fe jeter alfez promptement d terre, fon pied demeura pris entre la roue & leifieu; il eft aifé de croire- qu'il ne falloit pas moins qu'un miracle pour la fauver, après un fi terrible ■accident. .. , . Elle refta enfin étendue fur la terre, au pié d'un arbre 3 elle n'avoir ni pouls ni voix, fon vifage étoit tout couvert de fang; elle étoit demeurée longtems en cet état; lorfqu'elle ouvrit lés yeux, elle vitauprès d'elle une femme d'une grandeur gigantefque, couverte feulement de la peau d'un' lion • fes bras & fes jambes étoient nuds, fes cheveux uoués enfemble avec une peau sèche de ferpeut.  BIE-NFAISANTE. 3 I >. dönt la tête pendoit fur fes épaules , une niaffue de pierre a la main , qui lui fervoit de canne pour s'appuyer , & un carquöis plein de flèches au cóté. Une figure li extraordinaire perfuada la reine qu'elle étoit motte; car elle ne. croyoit pas qu'après de fi grands accidens elle dut vivre encore , & parlant tout bas : je ne fuis pöint furprife , dit-elle , qu'on ait tant de peine a fe réfoudre a la mort, ce qu'on voit dans 1'autre monde eft bien affreux. La géante qui 1'écoutoit, ne put s'empêcher de rire de Topinion ou elle étoit d'êtte motte : Reprends tes efprits , lui dit-elle , fache que tu es encore au nombre des vivans : mais ton fort n'en fera güère moins trifte. Je fuis la fée Lionne , qui demeure proche d'ici il faut que tu viennes pafler ta vie avec -moi. La reine la regarda triftemént, & lui dit: fi vous vouliez., madame Lionne , :me ramener dans mon chateau , & prefcrire au roi ce qu'il vous donnera pour ma ranoon , il m'aime fi accor_ derez pomt I une autre la part que vous m'aviez donnee dans votre cceur? Mais au moins je «e ie lanrai pas, puifque je ne dois plus retourner dans Ie monde. EHe auroit continué long-tems a s'entretenir de cette manière , fi elle n'avoit pas entendu audelfos de fa tête Ie tri/Ie croaflement d'un corbeau. Elle leva les yeux, & a la faveur du peu de lumière qui éclairoit le rivage , elle vit en etter un gros corbeau qui tenoit une grenouille bien intentionné de la croquet. Encore que ne» ne fe préfente ici pour me foulager, dit-elle je ne veux pas négliger de fauver une pauvre' grenouille , qui eft aufli affligée en fon efpèce que je le fuis dans la mienne. Elle fe fervit du' premier bdton qu'elle trouva fous fa main , & fit quitter prife au corbeau. La grenouille tomba refta quelque tems étourdiè s & reprenant en-  B I E N E A I S A N T E. ^7 fuite fes efprirs grenouilliques : belle reine , lui 4it_eUe , vous êtes la feule perfonne bienfaifante que j'aie vue en ces lieux, depuis que la curiofité m'y a conduite. Par quelle merveille parlezvous, petite Grenouille , répondit la reine , & qui font les perfonnes que vous voyez ici ? car je n'en ai encore appercu aucune. Tous les monfttes dont ce lac eft couvert , reprit Grenouillette , ont été dans le monde; les uns fur le trbne , les autres dans la confidence de leurs fouverains, il y a même des maïtredes de quelques rois , qui ont coüté bien du fang a 1 etat: ce font elles que vous voyez métamorphofees en fang-fues: le deftin les envoie ici pour quelque tems , fans qu'aucun de ceux qui y viennent retournent meilleurs & fe corngenr. Je comprends bien , dit la reine , que plufieurs mechans enfemble n'aident pas d s'amender; mais a votre égard , ma comère la Grenouille , que fakes-vous ici ? la curiofité m'a fait entreprendre d'y venir , répliqua -1 - elle , je fuis demi-fée , mon pouvoir eft bomé en de certaines chofes , & fort étendu en d'autres; fi la fée Lionne me reconnoiflbk dans fes états, elle me tueroir. Comment eft-il poflible , lui dit la reine, que fée ou demi-fée, un corbeau ak été prêt a vous manger ? Deux mots vous le feront comprendre,  5lS LA G^ENOÜItti tepondit la grenouille ; lorfque j'ai mon né„'è chaperon erofes fur marêce,daL lequel c Me ma plus grande vertu, ja „e crains tien , mais malheureufement je favois l^^ns lé -arecage, quand ce maudit corbeau eft venu Wrefur moi : jW , madame , que fans vous je neferois p]us . & puifque je vous *>» Ia v.e.fije peux quelque chofe pour Ie foulagement de Ia votre , vous pouvez m'ordonner tout ce qu'il vous plaira. Hélas! ma chère Grenouille, dit li reine, Ia mauvaife fée qui me renent captive , veut que je lui fafTe un paté de mouches ; il n> en a poim ki / en auroit on n'y voir pas adez clairpourj «*P«, & je cours grand rifque de mourir fous fes coups. LaifTez-moi faire, dir la Gre»oudle ava„r qu'il foir peu, je vous en f0Urmrai. Elle fe frotta audi-tót de fucre, & PIUS de dx mille Grenouilles de fes amies en firent autant : elle fut enfuite dans un endroic rempli de mouches ; la méchante fée en avoit ld un magafin , exprès pour tourmenter de certains malheureux. Dèsqu'elles fentirent le fucre elles s y attachèrent, & les officieufes grenouillés revmrent au grand galop ou la reine étoit. II n'a jamais été une telle capture de mouches, ni un medleur paté que celui qu'elle fit d la fée W. Quand elle le lui préfenta, elle en fut  BlENFAISANTE. JIJ) très-furprife , ne comprenant point par quelle adrene elle avoit pu les attraper, La reine qui étoit expofée a toutes les intempéries de Pair, qui étoit empoifonné , coupa quelques cyprès pour commencer a. batir fa maifonnetce. La Grenouille vint lui offrir généreufement fes fervices, & fe mettant a la tête de toutes celles qui avoient été querir les mouches , elles aidèrent a la reine a élever un petit batimenr, le plus joli du monde ; mais elle y fut a peine couchée , que les monftres du lac , jaloux de fon repos , vinrent la tourmenter par le plus horrible charivari que l'on eut entendu jufqu'alors. File fe leva toute effrayée , & s'enfuit; c'eft ce que les monftres demandoienr. Un dragon, jadis tyran d'un des plus beaux royaumes de 1'univers, en prit ponenion. La pauvre reine affligée voulut s'en plaindre; mais vraiment on fe moqua bien d'elle , les monfttes la huèrent, & la fée Lionne lui dit, que lï a Pavenir elle Pétourdiftbit de fes lamenrations , elle la roueroit de coups. II fallut fe taire & recourir a la Grenouille, qui étoit bien la meilleure perfonne du monde. Elles pleurèrent enfembletcar auffi-tót qu'elle avoit fon chaperon de rofes, elle étoit capable de rire & de pleurer tout comme un autre. J'ai, lui dit-elle , une fi grande amitié pour yous, que je veux recom-  '$ïo La Grenouiiib meneer votre batiment, quand tous les monftres du iac devroient s'en défefpérer. Elle coupa fur le champ du bois ; & ie petit palais ruftique de la reine fe trouva fait en fi peu de tems, qu'elle s'y retira la même nuit. La Grenouille , artentive a tont ce qui étoic nécelfaire a la reine , lui fit un lit de ferpolet 5c de thim fauvage. Lorfque Ia méchante fée fut que la reine ne couchoit plus par terre , elle 1 envoya querir : Quels font donc les hommes ou les dieux qui vous protègenr, lui dit-elle ? Cette terre , toujours arrofée d'une pluie de foufre Sc de feux , n'a jamais rien produit qui vaille une feuille de fauge; j'apprends malgré cela que les herbes odoriférantes croiflènt fous vos pas! J'en ignore Ia caufe , madame, lui dit la reine, Sc fi je 1'attribue a quelque chofe , c'eft a 1'enfant dont je fuis groflè , qui fera peut-être moins malheureux que moi. L'envie me prend , dit la fée, d'avoir un bouquet des fleurs les plus rares ; elfayez fi la fortune de votre marmot vous en fournira j fi elle y manque , vous ne manquerez pas de coups 5 car j'en donne fouvent, Sc les donne toujours a merveille. La reine fe prit a pleurer ; de telles menaces ne lui convenoient guère, 5c l'impoflibilité de trouver des fleurs la mettoit au défefpoir. Elle  B i E U F A ï S A U t tt Elle s'en retourna dans fa maifonnette j fort amie la grenouille y vint : Que vous êtes trifte , dit-elle a la reine! Hélas ! ma chère comère • qui rie le feroit ? La fée veut un bouquet des plus belles fleurs ■ oü les trouverai-je ? Vous voyez celles qui naiflent ici ; il y va cependant de ma vie, fi je ne la fatisfais. Aimable princefle , dit gracieufement la Grenouille, il faut tacher de vous tirer de 1'embarras oü vous êtes : il y a ici une chauve-fouris , qui eft la feule avec qui j'ai lié commerce; c'eft une bonne créature , elle va plus vite que moi j je lui donnerai mon chaperon de feuilles de rofes j avec ce fecours, elle vous ttouvera des fleurs. La reine lui fit une profonde révérence ; car il n'y avoit pas moyert d'embrafler Grenouillette. Celle-ci alla aufli-tót parler a la chauve-fouris," & quelques heures après elle revint , cachant fous fes ailes des fleurs admirables. La reine les porta bien vïte a la mauvaife fée , qui demeura encore plus furprife qu'elle ne 1'avoit été, ne pouvant comprendre par quel miracle la reine étoit fi bien fervie. Cette princefle rêvoit inceflamment aux moyens de pouvoir s'échapper. Elle communiqua fon envie a la bonne Grenouille , qui lui dit : madame, permettez-moi avant toutes chofes , que je confulte mon petit chapeton, & nous agirons Tornt Hl. X  jiz. La Grenouilli enfuite felon fes confeils. Elle Ie prit , 1'ayant mis fur un fétu , elle brüla devant quelques brins de genievre , des capres & deux petits pois verts; elle croaffa cinq fois, puis la cérémonie finie , remettant le chaperon de rofes, elle commenca de parler comme un oracle. Le deftin , maïtre de tout , dit-elle , vous défend de fortir de ces lieux; vous y aurez une princelTe plus belle que la mère des amours ; ne vous mettez point en peine du refte , le tems feul peut vous foulager. La reine baifla les yeux , quelques larmes en tombèrent; mais elle prit la réfolution de croire fon amie ; tout au moins, lui dit-elle , ne m'abandonnez pas; foyez a mes couches , puifque je fuis condamnée a les faire ici. L'honnête Grenouille s'engagea d'être fa Lucine , & la confola le mieux qu'elle put. Mais il eft tems de parler du roi. Pendant que fes ennemis le tenoient affiégé dans fa ville capitale, il ne pouvoit envoyer fans cefle des courriers a la reine : cependant ayant fait plufieurs forties, il les obligea de fe retirer, & il reffèntit bien moins le bonheur de cet événement, par rapport a lui , qu'a fa chère reine, qu'il pouvoit aller querir fans crainte. II ignoroit fon défaftre , aucun de fes officiers n'avoit ofé Ten aller avertir. Ils avoient trouyé dans la forêt le charriot en  B I E N F A I S A N T I. pièces , les chevaux échappés , & toute la parure d'Amazone qu'elle avoit mife pour 1'aller trouver. Comme ils ne doutèrent point de fa mort, & qu'ils crurent qu'elle avoit été dévorée, il ne' fut queftion entr'eux que de perfuader au roi qu'elle étoit morte fubitement. A ces funeftes nouvelles, il penfa mourir lui-même de douleurcheveux arrachés , larmes répandues , cris pi! royables, fanglots , foupirs , & autres menus droits du veuvage , rien ne fut épargné en cette occafion. Après avoir paffé plufieurs jours fans voir perfonne , & fans vouloir être vu , il retourna dans fa grande ville, traïnant aptès lui un long deuil, qu'il portoit mieux dans le cceur que dans fes' habits. Tous les ambaffadeurs des rois fes voifins vinrent le complimenter; & après les cérémonies qui font inféparables de ces fortes de cataftrophes, il s'attacha a donner du repos a fes fujets , en les exemprant de guerre , & leur procurant un grand commerce. La reine ignoroit toutes ces chofes: le tems de fes couches arriva, elles furent ttès-heureufes: leciellui donna une petite princelTe, auffi belle que Grenouille 1'avoit prédic; elles lanommèrent Moufette, & la reine avec bien de la peine obunt permiffion de Ia fée Lionne de la nourrir; car Xij  Jl4 La GRENOUittï elle avoit gtande envie de la manger , tant elle étoit féroce Sc barbare. Moufette, la merveille de fes jours , avoit déja fix mois ; & la reine , en la regardant avec une tendrefle mèlée de pitié, difoit fans cefle: ah! fi le roi ton père te voyoit, ma pauvre petite, qu'il auroit de joie, que tu lui fetois chèrel mais peut-être , dans ce même moment, qu'il commence am'oublier ; il nous croit enfévelies pour jamais dans les horreurs de la mort: peut-être dis-je qu'une autre occupe dans fon cceur la place qu'il m'y avoit donnée. Ces trifr.es réflexions lui coütoient bien des larmes : la Grenouille qui 1'aimoit de bonne foi , la voyant pleurer ainfi, lui dit un jour : fi vous voulez, madame, j'irai rrouver le roi votre époux; le voyage eft long : je chemine lentement: mais enfin un peu plutbt, ou un peu plus tard, j'efpère arriver. Cette propofition ne pouvoit être plus agréablement recue qu'elle le fut; la reine joignit fes mains, Sc les fit même joindre a Moufette , pour marquer a madame la Grenouille 1'obligation qu'elle lui auroit d'entreprendre un tel voyage. Elle 1'anura que le roi n'en feroit point ingrar.mais, continua-t-elle, de quelle utihté lui pourra être de me favoir dans ce trifte féjour? 11 lui fera impoffible de m'en retirer; madame, reprit la grenouille, il faut laiffet ce foin aux  Öienfaisante. JIJ dieux , & faire de notre cócé ce qui dépend de nous. Aufli -tot elles fe dirent adieu : la reine écrivit au roi avec fon propre fang fur un petit morceau de linge, car elle n'avoit ni encre, ni papier. Elle le prioit de croire en toutes chofes la vertueufe Grenouille qui l'alloit informer de fes nouvelles. Elle fut un an & quatre jours a monter les dix mille marches qu'il y avoit depuis la plaine noire, oü elle laiflbit la reine jufqu'au monde , & elle demeura une autre année a faire faire fon équipage, car elle étoit trop fiére pour vouloir paroitre dans une grande cour comme une méchante Grenouillette de marécages. Elle fit faire une litière affez grande pour mettre commodément deux ceüfs ; elle étoit couverte toute d'écaille de tortue en dehors, doublée en peau de jeunes lézards; elle avoit cinquante filles d'honneur ; c'étoit de ces petites reines vertes qui fautillent dans les prés; chacune étoit montée fur un efcargot, avec une felle a 1'angloife, la jambe fur 1'arcon d'un air merveilleux ; plufieurs rats d'eau , vêtus en pages, précédoient les limacons , auxquels elle avoit confié la garde de fa perfonne: enfin rien n'a jamais été fi joli, furroutfon chaperon de rofes vermeilles , toujours fraiches &c épanouies, lui féyoit le mieux du X iij  3 ié La Grenouilix monde. Elle étoit un peu coquette de fon métier, cela 1'avoit obligée de mettre du rouge & des mouches; l'on dit même qu'elle étoit fardée, comme font la plupart des dames de ce pays-la; mais la chofe approfondie , l'on a trouvé que c'étoient fes ennemis qui en parloient ainfi. Elle demeura fept ans a faire fon voyage , pendant lefquels la pauvre reine fouffrit des maux & des peines inexprimables ; & fans la belle Moufette qui la confoloit, elle feroit morte cent & cent fois. Cette merveilleufe petite créature n'ouvroit pas la bouche , & ne difoit pas un mot qu'elle necharmat fa mère; il n'étoit pas jufqu'a Ja fée Lionne qu'elle n'eüt apprivoifée ; & enfin au bout de fix ans que la reine avoir pafles dans cet horrible féjour, elle voulut bien Ia mener a la chafle, a condition que tout ce qu'elle tueroit feroit pour elle. Quelle joie pour la pauvre reine de revoir le foleil! elle en avoit fi fort perdu 1'habitude, qu'elle en penfa devenir aveugle. Pour Moufette, elle étoit fi adroite, qua cinq ou fix ans, rien n'échappoit aux coups qu'elle tiroit ; par ce moyen, la mère & la fille adouciflbient un peu la férocité de la fée. Grenouillette chemina par monts & par vaux, de jour & de nuit; enfin elle arriva proche de la ville capitale oü le roi faifoit fon féjour; elle de-  BlENFAlSANTE. '327 meura furprife de ne voir par-tout que desdanfes Sc des feftins ; on rioic, on chanroic; Sc plus elle approchoic de la ville, Sc plus elle trouvoit de joie Sc de jubilation. Son équipage marécageux furprenoit tout le monde : chacun la fuiyoit ; Sc la foule devint fi grande lorfqu'elle :.nrra dans la ville , qu'elle eut beaucoup de peine a parvenir jufqu'au palais-, c'eft en ce lieu que tout étoit dans Ia mngnificence Le roi, v~uf depuis neuf ans, s'étoit enfin laiffé fléchir aux prières de fes fujets •, il alloit fe matier a une princefle moins belle a la vériré que fa femme, mais.qui ne laiffoit pas d'être fort agréable. La bonne Grenouille écant defcendue de fa litière , entra chez le roi, fuivie de tout foncortège. Elle n'eut pas befoin de demander audience: le monarque , fa fiancée & tous les princes avoient trop d'envie de favoir le fujet de fa venue pour 1'intetrompre : Sire, dit-elle , je ne fais fi la nouvelle que je vous apporte vous donnera de la joie ou de la peine •, les noces que vous êtes fur le point de faire , me perfuadent votre infidélité pour la reine. Son fouvenir m'eft toujours cher, dit le roi (en verfant quelques larmes qu'il ne put retenir): mais il faut que vous fachiez, gentille Grenouille , que les rois ne font pas toujours ce qu'ils veulent; il y a neuf ans que mes fujets me preflent de me remarier ; je leue Xiy  Jl8 LA GRENOTJIlt! ( dois des héritiers: ainfi j'ai jeté les yeux fur cette jeune princefle qui me paroit toute charmante. Je nevous confeille pas de Tépoufer, car la poly, gamie eft un cas pendable : la reine n'eft pas morte: voici une lettre écrite de fon fang, dont elle m'a chargée : vous avez une petite princefle, Moufette, qui eft plus belle que tous les cieux enfemble. Le roi prit le chiffon oü la reine avoit griffbnné quelques mots, il Ie baifa, il 1'arrofa de fes Jarmes, il le fit voir a toute 1 'aflemblée, difant qu'il reconnoiflbit fort bien le caraétère de fa femme, il fit mille queftions i la Grenouille, fiuxquelles elle répondit avec autant d'efprit que de viyacité. La princelTe fiancée, & les ambaiTa, deurs, chargés de voir célébrer fon mariage, faifoientlaide grimace : comment, fire, dit le plus eélèbre d'entr'eux, pouvez-vous fur les paroles d'une crapaudine commecelle-ci, rompre un hymen fi folemnei ? Cette écume de marécage a 1'infolence de venir mentir a votre cour, Srgoüte ie plaifir d'être écoutée! monfieur 1'ambafladeur, répliqua Ia Grenouille , fachez que je ne fuis poiqt écume de marécage , & puifqu'il faut ici étaler ma fcience, allons fées & féos, paroiflez, Toutes les grenouillettes, rats , efcargors , léeards, & ede a leur tête parurent en effet; mais ïls n'avoignt plus h figure de ces petits vüains  B I E K ï A.ISANTÏ. $ 1$ animaux, leur taille étoit haute & majeftueufe , leur vifage agréable, leurs yeux plus brillans que les étoiles, chacun portoit une couronne de pierreries fur fa tête, 8c fur fes épaules un manteau royal, de velours doublé d'hermine, avec une longue queue, que des nains & des naines portoient. En même tems, voici des trompettes , tymbales , hautbois 8c tambours qui percent les nues par leurs fons agréables 8c guerriers, toutes les fées 8c féos commencèrenr un ballet fi légérement danfé, que la moindre gambade les élevoit jufqu'a la voute du fallon. Le roi attentif & la future reine n'étoient pas moins furpris 1'un que 1'autre, quand ils virent tout d'un coup ces honorables baladins métamorphofés en fleurs, qui ne baladinoient pas moins, jafmins, jonquilles, violettes, ceillets & tubéreufes , que lorfqu'ils étoient pourvus de jambes & de piés. C'étoit un parterre animé , dont tous les mouvemens réjouidoient autant 1'odorat que la vue. Un indam après, les fleurs difparurent; plufieurs fontaines prirent leurs places ; elles s'élevoient rapidement, 8c retomboient dans un large canal qui fe forma au pié du chateau; il étoit couvert de petites galères peintes & dorées, fi jolies 8c fi galantes, que la princede conviafes ambaffadeurs d'y entrer avec elle pour s'y promener, |ls le voulurent bien , comprenant que tout cela  Jjo La G r e no ü i n i n'étoit qu'un jeu qui fe termineroit enfin par d'heureufes noces. Dès qu'ils furent embarqués, la galère , Ie fleuve & toutes les fontaines difparurent; les grenouilles redevinrent grenotiilles. Le roi demanda oü étoit fa princelTe : la Grenouille reparüt, lire, vous n'en devez point avoir d'autreque la reine votre époufe: fi j'étois moins de fes amies, je ne me mettrois pas en peine du manage que vous étiez fur le point de faire; mais elle a tant de mérite , & votre fille Moufette eft fi aimable, que vous ne devez pas perdre un moment a tacher de les délivrer. Je vous avoue, madame la Grenouille, dit le roi, que fi ): ne croyois pas ma femme morte, il n'y a rien au monde que je ne fiiTe pour la r'avoir. Après les merveilles que j'ai faires devanc vous , répliqua t-elle , il me femble que vous devriez être perfuadé de ce que je vous dis : laiifez vorre royaume avec de bons ordres,. & ne différezpas a partir. Voici une bague qui vous fournira les moyens de voir la reine , & de parler a la fée Lionne , quoiqu'elle foit la plus terrible créature ' qui foit au monde. Le roi ne voyant plus la princede qui lui étoit deftinée , fentit que fa padion pour elle s'affoiblidbit fort, & qu'au contraire, celle qu'il avoit eue pour la reine prenoit de nouvelles forces.  B I E H f A I SANTÏ.' ï' II partit fans vouloir être accompagné de perfonne , 8c fit des préfens très-confidérables a ia Grenouille: ne vous découragez point, lui dit ede, vous aurez de terrible-s difficultés a furmonter; mais j'efpère que vous réuflirez dans ce que vous fouhaitez. Le roi, confolé par ces promeffes , ne prit point d'autres guides que fa bague pour aller trouver fa chère reine. A mefure que Moufette grandifloit, fa beauté fe perfe&ionnoit fi fort, que tous les monftres du lac de vif-argent en devinrent amoureux ; l'on voyoit des dragons d'une figure épouvantable, qui venoient ramper a fes piés. Bien qu'elle les eut toujours vus, fes beaux yeux ne pouvoient s'y accoutumer, elle fuyoit 8c fe cachoit entre les bras de fa mère ; ferons-nous long-tems ici, lui difoit-elle ? Nos malheurs ne finiront-ils point? La reine lui donnoit de bonnes efpérances pour la confoler j mais dans le fond elle n'en avoit aucune ; 1'éloignement de la Gtenouille , fon profond filence , tant de tems pafte fans avoir aucunes nouvelles du roi; tout cela , dis-je, ï'arfligeoit a 1'excès. La fée Lionne s'accoutuma peu-a-peu a les mener a la chaffe; elle étoit friande ; elle aimoit Ie gibier qu'elles lui tuoient, 8c pour toute recompenfe, elle leur en donnoit les piés ou la  JJi La Grenouille tête; mais c'étoit même beaucoup de leur perrnettre de revoir encore la lumière du Jour. Cette fee prenoit la figure d'une lionne ; la reine Sc la fille s'afTéyoient fur elle, & couroient ainfi les torers. Le roi, comJait par fa bague ^ s>étant ^ dans forét tme, les vit pafTer comme un trait qu'on decochepl n'en fut pas appercu; mais voulant les fuivre, elles difparurentabfolumenta fes yeux. Malgré les continuelles peines de la reine, fa beauté ne s'étoit point altérée; elle lui parut plus aimable que jamais. Tous fes feux fe rallumèrent & ne doutant pas que la jeune princelTe qui étoit «vee elle, ne fut fa chère Moufette, il réfolut deperir mille fois, plutot que d'abandonner le deflein de les ravoir. L'officieufe bague le conduifitdansTobfcur féjour oü étoit la reine depuis tant d'années : il n etoit pas médiocrement futpris de defcendre jufqu'au fond de la terre; mais tout ce qu'il yvit leronnabiendavantage. La fée Lionne qui n'ignoroit rien , favoit le jour Sc 1'heure qu'il devoit amyer:q„e n'auroit-elle pas fait pour que Je deftin d'intelligence avec elle en eut ordonné aurtement? Mais elle réfolut au moins de combattre ion pouvoir de tout le fien. Elle batit au milieu du lac de vif-argent un palais de cryflal , qvu V0guoit comme ponde . ^  BlENFAISANTE. jj? y renferma la pauvre reine & fa fille : enfuite elle harangua tous les monftres qui étoient amoureux de Moufette : vous perdrez cette belle princelTe , leur dit-elle , li vous ne vous intéreflez avec moi a la défendre contre un chevalier qui vient pour Tenlever. Les monftres promirent de ne rien né-» gliger de ce qu'ils pouvoient faire \ ils entourèrent le palais de cryftal; les plus légers fe placèrent fur le toit & fur les murs ; les autres aux portes , & le refte dans le lac. Le roi étant confeillé par fa fidelle bague, fut d'abord a la caverne de la fée \ elle Tattendoit fous la figure de Lionne. Dès qu'il parut , elle fe jeta fur lui: il mit Tépéea la main avec une valeur qu'elle n'avoit pas prévue \ & comme elleallongeoit fa patte pour le terrafTer , il la lui coupa a la jointure, c'étoit juftement au coude. Elle pouf-; fa un grand cri, & tomba ; il s'approcha d'elle, il lui mit le pié fur la gorge , il lui jura par fa foi qu'il Talloit tuer; & malgré fon invulnérable furie, elle ne laifTa pas d'avoir peur. Que me veux- tu , lui dit-elle , que me demandes-tu ? Je veux te punir, répliqua-t-il fièrement, d'avoir enlevé ma femme ; & je veux t'obliger a me la rendre , ou je t'étranglerai tout-a-Theure : jette les yeux fur ce lac , dit-elle , vois fi elle eft en mon pouvoir. Le roi regarda du cbté qu'elle lui montroit, il y'xt la reine & fa fille dans le chateau de cryftal,  *J4 La Grenouille qui voguoit fans rames & fans gouvernail comme une galère furie vif-argent. II penfa mourir de joie & de douleur : il les appela de toute fa force, & il en fut entendu: mais ou les joindre? Pendant qu'il en cherchoit J*moyen,Iafée Lionne difparur. , ?«««■}• fang des bords du lac: quand il eto,td un cote prêta joindre le palais rranfparenr, ( ü seloignoit d'une vïtefle épouvantable; & fes eiperances étoient toujours ainfi décues. La reine qui craignoit qu'a la fin il fe kfsat, lui crioit de «e point perdre courage, que la fée Lionne vouloit le fatiguer ; mais qu'un véritable amour ne peut-etre rebuté par aucunes difficultés. Ladeflus, elle & Moufette lui tendoient les mains Fenoient des manières fuppliantes. A cette vue ' le roi fe feutoit pénétré de nouveau* traits; il élevoitla voix ;il juroit par le Styx & 1'Achéron , de pafler plutot le refte de fa vie dans ces triltes heux , que d'en partirfans elles. II Alloit qu'il fut doué d'une grande perfévérance • il paffoit aufli mal fon tems que roi du monde; la terre, pleine de ronces & couverte depmes,luifervoitde lit; il ne mangeoitque des fruits fauvages , plus amers que du fiel & jl avoit fans cette des combats a foutenir contre les monftres du lac. Un mari qui tient cette co* duite pourravoirfa femme, eft,aflurément du  BlENFAISANTE. 335 tems des fées , & fon procédé marqué alTez 1'époque de mon conté. Trois années s'écoulérent fans que Ie roi eut lieu de fe promettre aucuns avantages ; il étoit prefque défefpété ; il prit cent fois la réfolution de fe jeter dans le lac; & il 1'auroitfait, s'il avoit pu envifagerce dernier coup comme un reméde aux peines de la reine & de la princefle. II couroit a fon ordinaire , tantót d'un cóté, tantót d'un autie, lorfqu'un dragon affreux 1'appela, & lui dit: fi vous voulez me jurer par votre couronne & par votre fceptre, par votre manteau royal, par votre femme & votre fille , de me donner un certain morceau a manger, dont je fuis friand , & que je vous demanderai lorfque j'en aurai envie, je vais vous prendre fur mes aïles, & malgré tous les monfttes qui couvrent ce lac , & qui gardent ce chateau de cryftal, je vous promets que nous retiterons la reine & Ia princefle Moufette. Ah! cher dragon de mon ame, s'écria Ie roi, je vous jure, & a toute votre dragonienne efpèce,' que je vous donnerai a manger tout votre faoul, & que je refterai a jamais votre petit ferviteur. Ne vous engagez pas , répliqua le dragon, fi vous n'avez envie de me tenir parole; car il arriveroit des malheuts fi grands , que vous vous «n fouviendriez le refte de votre vie. Le roi re-^  }}6 La GRENöuitLï doubla fes proteftations; il mouroit d'impatiencé de délivrer fa chère reine; il monta fur le dos du dragon, comme il auroit fait fur le plus beau chêVal du monde: en même tems les monftres vinrent au-devant de lui pour 1'arrêtèr au pafTage, ils fe battent, l'on n'entend que le liflement aigu des ferpens, l'on ne voit que du feu, le foufre & le falpêtre tombent pêle-mêle : enfin le roi arrivé au chateau ; les efforts s'y renouvellent; chattves-fouris, hibous , corbeaux , tout lui en défend 1'entrée ; mais le dragon avec fes griffes, fes dents & fa queue , mettoit en pièces les plus hardis. La reine de fon cóté qui voyoit cette gtande bataille , calfe fes murs a coup de pié, & des morceaux, elle en fait des atmes pour aider a fon cher époux; ils furent enfin viétorieux , ils fe joignirent, & 1'enchantement s'acheva par un coup de tonnerre qui tomba dans le lac, & qui le tarir. L'officieux dragon étoit difparu comme tous les autres; & fans que le roi put deviner par quel moyen il avoit été tranfporté dans fa ville capitale, il s'y trouva avec la reine & Moufette» aflis dans un fallon magnifique , vis-a vis d'une table délicieufement fervie. 11 n'a jamais été un étonnement pareil au leur, ni une plus grande joie. Tous leurs fujets accoururent pour voir leur fouveraine & la jeune princelTe , qui, par une  BtïNFAISANTÏ. 337 une fuite de prodiges, écolt fi fuperbement vêtue, qu'on avoit peine d foutenir 1'éclat de fes pierreries. II eft aifé d'imaginer que tous les plaifirs occupèrent cette belle cour : l'on y faifoit des mafcarades , des courfes de bagues , des tournois qui attiroient les plus grands princes du monde; Sc les beaux yeux de Moufette les arrêtoient tous. Entre ceux qui parurent les mieux faits & les plus adroitSjle prince Moufy emporta par-tout 1'avantage; l'on n'entendoit que des applaudidèmens ; chacun 1'admiroit , Sc la jeune Moufette ', qui avoit été jufqu'alors avec les ferpens Sc les dra. gons du lac , ne put s'empêcher de rendre juftice au mérite de Moufy; il ne fe padbit aucurï jour, fans qu'il fit des galanterie» nouvelles pour lui plaire , car il 1'aimoit paflionnément; & s'étant mis fut les rangs pour établir fes prétentions, il fit connoitre au roi & a la reine que fa principauté étoit d'une beauté & d'une étendue qui méritoit bien une attention particulière. Le roi lui dit que Moufette étoit maïtrefle de fe choifir un mari, Sc qu'il ne la vouloit conrraindre en rien, qu'il travaillat a lui plaire, que c'étoit 1'unique moyen d'être heureux. Le prince fut ravi de cette réponfe , il avoit connu en plufieurs rencontres qu'il ne lui étoit pas indifférentj Sc s'en étant enfin expliqué avec elle, elle lui Tornt UI, Y  J38 La Grenouiilï dir que s'il n'étoit pas fon époux, elle n'en auroit jamais d'autre. Moufy, tranfporté de joie, fe jeta a fes piés , & la conjura dans les termes les plus tendres, de fe fouvenir de la parole qu'elle lui donnoit. . 11 courut auffi-tót dans l'appartement du roi & de la reine ; il leur rendit compte des progrès que fon amour avoit fair fur Moufette, & 1©6 fupplia de ne plus difFérer fon bonheur. Ils y confentirent avec plailir. Le prince Moufy avoit de li grandes qualités, qu'il fembloit être feul digne depolféderla merveilleufe Moufette. Le roi voulut bien les fiancer avant qu'il retournat a Moufy, oü il étoit obligé d'aller donner des ordres pour fon mariage;mais il ne feroit plutót jamais parti, que de s'en aller fans des aflurances certaines d'être heureux a fon retour. La princelTe Moufette ne put lui dire adieu fans répandre beaucoup de larmes ; elle avoit je ne fais quels prelfentimens qui l'affligeoient; & Ia reine voyant le prince accablé de douleur, lui donna le portrait de fa fille, le priant, pout 1'amour d'eux tous, que 1'entrée qu'il alloit ordonner ne füc plutót pas fi magnifique, & qu'il rardat moins a revenir. II lui dit: Madame, je n'ai jamais tanr ptis de plaifir a vous obéir, que j'en aurai dans cette occafion; mon cceur y eft trop intérefle pour que je négligé ce qui peut me rendre heureux.  BlIHïAlsAilT!, Jjj) 11 partit en pofte; 8c la princefle Moufette efi attendant fon retour, s'occupoit de la mulique êc des inftrumens qu'elle avoit appris a toucher depuis quelque mois, 8c dont elle s'acquittoir merveilleufement bien. Un jour qu'elle étoit dans la chambre de la reine, le roi y entra, le vifage tout couvert de larmes, 8c prenant fa fille entre fes bras : O ! mon enfant, s'écria-t-il, O ! père infortuné! O! malheureux roi ! II n'en put dire davantage: les foupirs coupèrent le fil de fa voix ; la reine 8c la princefle épouvantées, lui demandèrent ce qu'il avoit; enfin il leur dit qu'il venoit d'arriver un géant d'une grandeur démefurée, quife difoit ambafladeur du dragon du lac, lequel , fuivant la promede qu'il avoit exigée du toi pour lui aider a combattre 8c a vaincre les monftres, venoit demander la princefle Moufette, afin de la manger en pare; qu'il s'étoit engagé pat des fermens épouvantables de lui donner tout ce qu'il voudroit; & en ce tems-la, on ne favoit pas manquer a fa parole. La reine , entendant ces triftes nouvelles," poufla des cris affreux, elle ferra la princefle entre fes bras: l'on m'arracheroit plutöt la vie, dit-elle , que de me réfoudre a livrer ma fille a ce monftre ; qu'il prenne notre royaume 8c tout ce que nous pofledons. Père dénaturé , pourriezvous donner les mains a une fi grande barbarie ?  j4o La Grenouilis Quoi! mon enfant feroit mis en pate'.BV.je n'en peux foutenir Ia penfée : envoyez-moi ce barbare ambadadeur; peut-être que mon affliction le touchera. Le roi ne répliqua rien: il fut parler au géant, Sc 1'amena enfuite a la reine, qui fe jeta a fes piés, elle Sc fa fille le conj urant d'avoir pitié d'elles, Sc de perfuader au dragon de prendre tout ce qu'elles avoient, & de fauver la vie a Moufette ; mais il leut répondit que cela ne dépendoit point du tout de lui, & que le dragon étoit trop opiniatre Sc trop friand; que lorfqu'il avoit en tête de manger quelque bon morceau, tous les dieux enfemble ne lui en oteroient pas 1'envie ; qu'il leur confeilloit en ami, de faire la chofe de bonne grace , paree qu'il en pourroit encore arriver de plus grands malheurs. A ces mots la reine s'évanouit, Sc la princede en auroit fait autant, s'il n'eüt fallu qu elle fecourüt fa mère. Ces triftes nouvelles furent a peine répandues dans le palais, que toute la ville le fut, & l'on n'entendoit que des pleurs Sc des gémidemens, car Moufette étoit adorée. Le roi ne pouvoit fe réfoudre a la donner au géant; Sc le géant, qui avoit déja attendu plufieurs jours , commencoit a fe laffet, Sc menacoit d'une manière terrible. Cependant le roi Sc la reine difoient: que peutil nous arriver de pis ? Quand le dtagon du lac  BlENFAlSANTE. 34Ï Vïendroit nous dévorer, nous ne ferions pas plus affligés; fi l'on met notre Moufette en pate, nous fommes perdus. La-delfus le géant leur dit qu'il avoit recu des nouvelles de fon maitre, & que fi la princelTe vouloit époufer un neveu qu'il avoit, il confentoit a la lailïer vivre; qu'au refte, ce neveu étoit beau & bienfait, qu'il étoit prince, Sc qu'elle pourroit vivre fort contente avec lui. Cette propofition adoucit un peu Ia douleur de leurs majeftés; la reine paria a la prince (Te , mais elle la trouva beaucoup plus éloignée de ce mariage que de la mort: je ne fuis point capable, lui dit-elle, madame, de conferver ma vie par une infidélité; vous m'avez promife au prince Moufy, je ne ferai jamais a d'autre : laiflex-moi mourir : la fin de ma vie aflurera le repos de Ia votre. Le roi furvint: il dit a fa fille tout ce que la plus forte tendtefle peut faire imaginer: elle demeura ferme dans fes fentimens; & pour eonclufion , il fut réfolu de la conduire fur le haut d'une montagne ou le dragon du lac la devoit yenir prendre. L'on prépara tout pour ce rrifts f?crifice; jamais ceux d'lphigénie Öc de Ply. he n'ont été li lugubres: l'on ne voyoir que des hab>ts noirs, des vifages pales & confternés. Quatre eens jeunes filles de la première qualicé s' abfiLient,  34* La Gr.imottiï.11 de longs habits blancs, & fe couronnèrent de cyprès pour 1'accompagner : on la portoit dans une litière de velours uoir découverte, afin que tour le monde vït ce chef-d'ceuvre des dieux ; fes cheveux étoient épars fur fes épaules, rattachés de crêpes, & la couronne qu'elle avoit fur fa tête étoit de jafmins, mêlés de quelques foucis. Elle ne paroidbit touchée que de la douleur du roi & de la reine qui la fuivoienr accablés de la plus profonde trifteflTe : le géant, armé de toutes pièces, marchoit a cóté de la liticre ou étoit la princelTe; &la regardant d'un ceil avide , il fembloit qu'il étoit adiiré d'en manger fa part; 1'air retentiflbit de fonpirs & de fanglots; le chemin etoit inondé des larmes que l'on répandoir. Ha! Grenouille, Grenouille, s'écrioit la reine, vous m'avez bien abandonnée ! hélas , pourquoi me donniez-vous votre fecours dans la fombre plaine, puifque vous me le déniez a préfent ? Que je fetois heuroufe d'être morte alors! je ne verrois pas aujourd'hui toutes mes efpérances décues! je ne verrois pas, dis-je, ma chcre Mou« fette fur Ie point d'être dévorée. Pendant qu'elle faifoit ces plaintes , Ton avan«jolt toujours, quelque Ientement qu'on marehat; §C enfin l'on fe rrouva au haut de la fatale montagne. En ce lieu, les cris & les regrets redoublèrent d'une telle forces qu'il n'a jamais rïe»  BlïNFAlSANTE. 345 été de fi lamentable ; Ie géant convia tout if monde de faire fes adieux & de fe retirer .11 falloit bien le faire, car en ce tems-la on étoit fort fimple , & on ne cherchoit des remèdes a rien. Le roi & la reine s'étant éloignés, montèrent fur une autre montagne avec toute leur cour, paree qu'ils pouvoient voir de-la ce qui alloit arriver a la princelTe; & en effer ils ne reftèrent pas long-tems fans appercevoir en fair un dragon qui avoit prés d'une demi-lieue de long, bien qu'il eüt fix grandes ailes, il ne pouvoit prefque voler, rant fon corps étoit pefant, tout couvert de grofles écailles bleues, &c de longs dards enflammés ; fa queue faifoit cinquante tours 8c demi; chacune de fes griffes étoit de la grandeur d'un moulin a vent, 8c Ton voyoit dans fa gueule béante trois rangs de dents aufli longues que celle d'un éléphant. Mais pendant qu'il s'avancoit peu a peu, la chère 8c fidelle Grenouille, montce fur un épervier, vola rapidement vers le prince Moufy. Elle avoit fon chaperon de rofes; & quoiqu'il füt enfermé dans fon cabinet, elle y entra fans clé : que faites-vous ici, amant inforruné, lui dit-elle? Vous rêvez aux beautés de Moufette, qui eft dans ce moment expofée a la plus rigoureufe catafttophe , voici donc une feuille de rofe: en foufïïant deflus, j'en fais un cheval rare , comme Yir  ^44 La Grenouilie vous allez voir. Il parut aufli-tót un cheval tout vert ; il avoit douze piés & trois têtes; 1'une jetoit du feu, 1'autre des bombes, & 1'autre des boulers de canon. Elle lui donna une épée qui avoit dix-huit aunes de long, 8c qui étoit plus légère qu'une plume ; elle le revêtit d'un feul diamant, dans lequel il entra comme dans un habit, & bien qu'il fut plus dur qu'un rocher , II étoit fi maniable , qu'il ne le gênoit en rien: partez, lui dit-elle, courez, volez a la défenfe de ce que vous aimez; le cheval vert que je vous donne, vous mén era oü elle eft, quand vous 1'aurez délivrée, faites-Iui entendre la part que j'y ai. Généreufe fée, s'écria le prince, je ne puis a préfent vous témoigner toute ma reconnoiflance; mais je me déclare pour jamais votre efclave trèsfidelle. II monra furie cheval aux trois têtes, auffitot il fe mit a galopper avec fes douze piés, 8c faifoit plus de diligence que trois des meilleurs chevaux, de forte qu'il arriva en peu de tems au haut de la montagne , oü il vit fa chère princefle toute feule, 8c 1'affreux dragon qui s'en approchoit lentement. Le cheval vert fe mit a jeter du feu, des bombes 8c des boulets de canon, qui ne furprirent pas médiocrement le monftre; il xecut vingt coups de ces boulets dans la gorge , qui entamèrent un peu les écailles; 8c les bombes lui ««verent un ceil. II devint furieux, & vou="  B I E N E A I S A H ? E. 345 Iutfejeter furie prince j mais 1'épée de dix-huit aunes étoit d'une fi bonne trempe, qu'il la maniok comme il vouloit, la lui enfoncant quelqüefois jufqu'a la garde , ou s'en fervant comme d'un fouet. Le prince n'auroit pas laifle de fentir 1'effort de fes griffes, fans 1'habk de diamant qui étoit impénétrable. Moufette 1'avoit rcconnu de fort loin, car le diamant quile couvroit étoit fort brillant & clair, de forte qu'elle fut faifie de la plus mortelle appréhenfion dont une maïtrede puifle être capable; mais le roi & la reine commencèrent a fentir dans leur cceur quelques rayons d'efpérance , car il étoit fort extraordinaire de voir un cheval a trois têtes, a douze piés, qui jetoit feu & dammes, & un prince dans un étui de diamans, armé d'une épée formidable, venir dans un moment fi néceffaire, & combattre avec tant de valeur. Le roi mit fon chapeau fur fa canne, & la reine attacha fon mouchoir au bout d'un baton , pour faire des fignes au prince, & 1'encourager. Toute leur fuite en fit autant. En verité, il n'en avoit pas befoin, fon cceur rout feul & le péril ou il voyoic fa maïtrede, fuflifoient pour 1'animer. Quels efforts ne fit-il point! la terre étoit cou-3 verte de dards , des griffes, des cornes, des ailes & des écailles du dragon •, fon fang couloir par mille endroks,il étok tout bleu, &c celui du  H leur pour un père ! il ne Voyoit aücuns remèdes qui puflenr guérir le prince»il fouhaitoit Défirée fans elle il falloit mourir. II prit donc la réfolünon, dans une fi grande extrémicé, d'aller trouver le-roi & la reine qui lavoienr promife, pour Tom III. A a  ■370 La B i c h e les conjurer d'avoir pitié de 1'écat oü le prince étoit réduit, & de ne plus différer un mariage qui ne fe feroit jamais , s'ils vouloient obftinément attendre que la princede eut quinze ans. Cette démarche étoit extraordinaire; mais elle 1'auroit été bien davantage , s'il eut laidé périr un fils fi aimable & fi cher. Cependant il fe trouva. une difficulté qui écoit infurmontable ; c'eft que fon grand age ne lui permettoit que d'aller en licière , & cette voiture s'accordoit mal avec Timpatience de fon fils; de forte qu'il envoya en pofte le fidelle Becafigue, & il écrivit les lettres du monde les plus touchantes , pour engager le roi & la reine a ce qu'il fouhaitoit. Pendant ce rems, Défirée n'avoit guère moins de plaifira voir le portrait du prince, qu'il en avoit a regarder le fien. Elle alloit a tous momens dans le lieu oü il étoit; & quelque foin qu'elle prit de cacher fes fentimens, on ne laiftoit pas de les pénétter : entr'autres Girofiée & Longueépine , qui étoient fes filles d'honneur , s'appercurent des petites inquiétudes qui commencoient a. la tourmenter. Giroflée 1'aimoit paflionnément, & lui éroit fidelle : Longue-épine de tout tems fentoit une jaloufie fecrète de fon mérite & de fon rang ; fa mère avoit élevé la princelTe; après avoit été fa gouvernante, elle devint fa dame d'honneur: elle auroit dü Taimer comme la chofe  au Bois." 371 du monde la plus aimable , mais elle chéridoic fa rille jufqu'a la folie; & voyant la haine qu'elle avoit pour la belle princeffe , elle ne pouvoit lui vouloir du bien. L'ambaffadeur que l'on avoit dépêche d la cour de la princeffe Noire ne fut pas bien recu , lorfqu'on apprit le compliment dont il étoit chargé; cette Ethiopienne étoit la plus vindicative créature du monde ; elle trouva que c'étoit la traiter cavalièrement, après avoir pris des engamens avec elle , de lui envoyer dire ainfi qu'on la remercioit. Elle avoit vu un portrait du prince dont elle s'étoit entêtée', & les Ethiopiennes, quand elles fe mêlent d'aimer , aiment avec plus d'extravagance que les autres: comment, monfieur 1'ambafTadeur , dit-elle , eft-ce que votre maitre ne me croit pas adez riche & adez belle ? Promenez - vous dans mes états , vous trouverez qu'il n'en eft guère de plus vaftes ; venez dans mon tréfor royal, voir plus d'or que toutes les mines du Pérou n'en ont jamais fourni : enfin regardez la noirceur de mon teint , ce nez écrafé, ces grofles lèvres , n'eft-ce pas ainfi qu'il faut être pour être belle? Madame, répondit 1'ambadadeur, qui craignoit les baftonnades (plus que tous ceux qu'on envoie a la Porte ) , je blame mon maitre, autant qu'il eft permis a un fujet; & fi le ciel m'avoit mis fur le premier Tróne de, Aai]  >7* L A B I c H E 1'univers, je fais vraiment bien a qui je lbffrlrpis? Cette parole vous fauvera la vie , lui dit-elle, j'avois réfolu de commencer ma vengeance fur vous, mais ily auroit de I'injuftice, puifque vous n'êres pas caufe du mauvais procédé de votre prince : allez lui dire qu'il me fait plaifir de rompre avec moi, paree que je n'aime pas les malhonnêtes. gens. L'ambalTadeur qui ne deniandoit pas.mieux que fon congé Peut a peine obtenu , qu'il en profita. Mais PEthiopienne étoit trop piquée contre Ie prince Guerrier , pour lui pardonner; elle monta dansun char d'ivoire, trainé par fix autruches qui faifoient dix lieues par heure. Elle fe rendit au palais de la fée de la fontaine; c'étoit fa mar-, r.aine & fa meilleure amie : elle lui raconta fon aventure , Sc la pria , avec les dernières inftances, de fervir fon refTentiment. La fée fut fenfible a la douleur de fa filleule : elle regarda dans lelivre qui dit tout, Sc elle connut auffi-tót que le prince Guerrier ne quittoit la princefle Noire , que pour la princelTe Défirée ; qu'il 1'ai-. moit éperduement, & qu'il étoit même malade de la feule impatience de la voir. Cette connoiffance ralluma fa colère qui étoit prefqu'éteinte; Sc comme elle ne Tavoir pas vue depuis le moment de fa naiflance, il eft a croire qu'elle auroit négligé de lui faire du mal, fi la vïndiea-  Au Bois. 375 tïve Noiron ne 1'en avoit pas conjarée. Quoi! s'écria-r-elle , cette malheureufe Défirée veut donc toujours me déplaire ? Non, charmanre princefle, non , ma mignonne, je ne fourfrirai pas qu'on te faflè un affront; les cieux & tous les élémens s'intéreflent dans cette affaire , retourne chez toi, Sc te repofe fur ta chère marraine. La princeffe noire la remercia , elle lui fit des ptéfens de fleurs Sc de fruits qu'elle recut fort agréablement. L'ambaffadeur Becafigue s'avancoit en toute diligence vers la capitale oii le père de Défirée faifoit fon féjour; ilfe jeta aux piés du roi & de la reine: il verfa beaucoup de larmes , Sc leur dit dans les termes les plus rouchans, que le prince Guerrier mourroir, s'ils lui refufoient plus longtems le plaifir de voir la princeffe leur fille; qu'il ne s'en falloit plus que trois mois qu'elle n'eüt quinze ans, qu'il ne lui pouvoit rien arriver de facheux dans un efpace fi court; qu'il prenoit la liberté de les avertir qu'une fi grande crédulité pour de petites fées, faifoit tort a la majefté royale; enfin il harangua fi bien , qu'il eut le don de perfuader. L'on pleura avec lui , fe repréfentant le trifte état ou le jeune prince étoit réduit, Sc puis on lui dit qu'il falloit quelques jours pour fe déterminer & lui répondre. II repartit qu'il ne pouvoit donner que quelques heures; que fon maitre A a iij  '374 1 A B ï C H E étoit a Pextrémité ; qu'il s'imaginoit que-la princefle le haïffbit, & que c'étoit elle quiretatdoit fon voyage : on 1'alTura donc que le foir il fauroit ce qu'on pouvoit faire. La reine courut au palais de fa chère fille : elle lui conta tout ce qui fe pafioit. Défirée fenrit alors une douleur fans pareille , fon cceur fe ferra, elle s'évanouit; Sc la reine connut les fentimens qu'elle avoit pour le prince. Ne vous affligez point, ma chère enfant, lui dit-elle, vous pouvez tout pour fa guérifon , je ne fuis inquiète que pour les menaces que la fée de la fontaine fit a votre naiffance : je me flatte, madame, répliqua-t-elle, qu'en ptenant quelques mefures, nous tromperions la méchante fée : par exemple, ne pourrois-je pas aller dans un carrofle rout fermé , oü je ne verrois point le jour? On 1'ouvriroit la nuit pout nous donner a manger; ainfi j'arriverois heureufement chez le prince Guerrier. La reine goüta beaucoup cet expédient, elle en fit part au roi qui 1'approuva auffi ; de forte qu'on envoya dire a Becafigue de venir promptement, Sc il recut des affurances cerraines que la princeffe partiroit au plutót; qu'ainfi il n'avoit qua s'en retournerpour donner cette bonne nouvelle a fon maitre , & que pour fe hater davanfage, on négligeroit de lui faire 1'équipage Sc les  a w Bois. 37S riches habits qui convenoient a fon rang. L'ambafladeur, tranfporté de joie, fe jeta encore aux piés de leurs majeftés , pour les remercier ; il partit enfuite fans avoir vu la princelTe. La féparation du roi & de la reine lui auroit femblé infupportable, fi elle avoit été moins prévenue en faveur du prince; mais il eft de certains fentimens qui étouftent prefque tous les autres. On lui fit un carrofle de velours vert par dehors, orné de grandes plaques d'or , &par dedans de brocard argenr, & couleur de rofe rebrodé; il n'y avoit aucunes glacés , il étoit fort grand, il fermoit mieux qu'une boite, & un feigneur des premiers du royaume fut chargé des clés qui ouvroient les ferrures qu'on avoit mifes aux portières. Autour d'elle on voyoit les graces, Les ris , les plaifirs & les jeux. Et les amours refpeclueirx Emprefles a fuivre fes traces ; Elle avoit 1'air majeftueux , Avec une douceur célcfte. Elle s'attiroit tous les vceux , Sans compter ici tout le refte, Elle avoit les mêmes attraits Que fit briller Adelaïde, Quand 1'hymcn lui fervant de guide , Elle vint dans ces lieux pour cimenter la pai*. L'on nomma peu d'officiers pour Tacccompa- Aa iv  Ïf$ L A B I c H E gner , afin qu'une nombreufe fuite n'embartafsic point; & après lui avoir donné les plus belles Ferrenes du monde ,8c quelques habits trèsnches, après, dis-je, des adieux qui pensèrent faire etouffer Ie roi, ]a reine & toute la cour , a farce de pleurer, on 1'enferma dans le carrofle GiÏflXaVeC ^ dame dWur' W^épüie 8c On a peut-ètre oublié que Longue-épine n'ai«oitpointla princelTe Défirée; mais elleaimoic lePnnce G"errier5 car elle avoit vu fon portrqt parlant. Le trait qui Tavoit blelfée étoit fi vit, quetant fur Ie point de partir, elle dit a U mère qu'elle mourroit fi le mariage de la PnncelTe s'accomplifioit, 8c que fi elle vouloit Ia conferver , il falloit abfolument qu'elle trouvat un moyen de rompre cette affaire. La dame d honneur lui dit de ne fe point affliger, qu'elle tacheroit de remédier a fa peine en la rendant neureufe, Lorfque la reine envoya fa chère enfant, elle Ja recommanda au-deld de tout ce qu'on peut due a cette mauvaife femme: quel dépot ne vous confie,epas,lui dit elle ! c'eft plus que ma vie: prenezfoindelafmtédemafilie.maisfur-tout foye* foigneufe d'empêcher qu'elle ne voie Ie Jour, tout feroit perdu : vous favez de quels ^eIleeftmenacée,&jefuiSconvenue vec  A u B o i s; 377 1'ambaffifcleur du prince Guerrier, que jufqu'a ce qu'elle aic quinze ans , on la mettroitdans un chateau , ou elle ne verra aucune lumière que celles des bougies. La reine combla cette dame de préfens , pour 1'engager a une plus grande exacridude. Elle lui promit de veiller a la confervation de la princeffe , & de lui en rendre bon compte aufli tot qu'elles feroient arrivées. Ainfi le roi & la reine fe repofant fur fes foins-, n'eurent point d'inquiétude pour leur chère fille, cela fervit en quelque facon a modérer la douleur que fon éloignement leur caufoit; mais Longue-épine , qui apprenoit tous les foirs par les officiers de la princeffe qui ouvroient le carroffe pour lui fervir a fouper, que l'on approchoit de la ville ou elles étoient attendues, preffoit fa mère d'exécurer fon deffein , craignant que le roi ou le prince ne vinffent au-devanr d'elle, & qu'il ne fut plus tems; de forte qu'environ 1'heure de midi , ou le foleil darde fes rayons avec force , elle coupa tout d'un coup 1'impériale du carrofle oü elles étoient renfermées, avec un grand couteau fait expres, qu'elle avoit apporté. Alors , pour la première fois , la princeffe Défirée vit le jour. A peine 1'eut-elle regardé, & poufTé un profond foupir, qu'elle fe précipita du carroffe fous la forme d'une Biche Manche , & fe mit a coucir jufqu'a la forêt pro-  37s La B i c h s chaine , oü elle s'enfonca dans un lieu fombre ; pour y regretter fans témoins, la charmante figure qu'elle venoit de perdre. La fée de la Fonraine , qui conduifoit cette étrange aventure, voyant que tous ceux qui ac- compagnoient la princefle , fe mettoient en devoir, les uns de Ia fuivre, 8c les autres d'aller a la ville , pour avertir Ie prince Guerrier du. malheur qui venoit d'arriver, fembla aufli-tot bouleverfer Ia nature ; les éclairs & le tonnerre effrayèrent les plus aflurés , 8c par fon merveilleux favoir, elle tranfporta tous ces gens fort loin , afin de les éloigner du lieu oü leur prér fence lui déplaifoit. II ne refta que la dame d'honneur, LongueEpine & Giroflée. Celle-ci courut après fa maitrefle , faifant retentir les bois 8c les rochers de fon nom & de fes plaintes. Les deux autres , ravies d'être en liberté, ne perdirent pas un moment a faire ce qu'elles avoient projeté. LongueEpine mit les plus riches habits de Défirée. Le manteau royal qui avoit été fait pour fes noces , étoit d'une richefle fans pareille, 8c la couronne avoit des diamans deux ou trois fois gros comme le poing; fon fceptre étoit d'un feul rubis ; le globe qu'elle tenoit dans 1'autre main , d'une perle plus grofle que la tête ; cela étoit rare 8c trés - lourd a porter : mais il falloit perfuader  A v B o i s.' 379 qu'elle étoit la princefle , &c ne rien négliger de tous les ornemens royaux. En cet équipage , Longue -Epine , fuivie de fa mère , qui portoit la queue de fon manteau , s'achemine vers la ville. Cette faufle princefle marchoit gravement, elle ne doutoit pas que l'on ne vint les recevoir; & en effet elles n'étoient guère avancées quand elles appercurent un gros de cavalerie, & au milieu deux litières brillantes d'or & de pierreries , portées par des muiets ornés de longs panaches de plumes vertes (c'étoic la couleur favorite de la princefle). Le roi qui étoit dans 1'une, & le prince malade dans 1'autre, ne favoient que juger de ces dames qui venoient a eux. Les plus emprefles galoppèrent vers elles , & jugèrent par la magnificence de leurs habits, qu'elles devoient être des perfonnes de diftinction. lis mirent pié a terre, & les abordèrent refpectueufemenr; obligez-moi de m'apprendre , leur dit Longue-Epine , qui eft dans ces litières: Mefdames , répliquèrent - ils, c'eft le roi & le prince fon fils qui viennent au-devant de la princefle Défirée. Allez , je vous prie , leur dire, continua-t-elie , que la voici; une fée jaloufe de mon bonheur , a difperfé tous ceux qui m'accompagnoient , par une centaine de coups de tonnerre , d'éclairs & de prodiges furprenans : mais voici ma dame d'honneur , qui eft chargcp  3$° La B i c h é' des lettres du roi mon père, 8c de mes pierreries. Aufli-tót fes cavaliers lui baisèrent le bas de Ia robe , & furent en diligence annoncer au roi que la princefle approchoit : comment, s'écriail, elle vient a pié en plein jour! ils lui racontèrent ce qu'elle leur avoit dit. Le prince, brulant d'impatience , les appela , 8c fans leur faire aucunes queftions: avouez, leur dit-il, que c'eft un prodige de beauté , un miracle, une princefle toute accomplie. Ils ne répondirent rien, & furprirent le prince : pour avoir trop a louer, continua-t-il , vous aimez mieux vous raire ? feigneur , vous 1'allez voir , lui dit le plus hardi d entr'eux; apparemment que la fatigue du voyage 1'a changée. Le prince demeura furpris; s'il avoit été moins foible il fe feroit précipité de la litière, pour fatisfaire fon impatience 8c fa curiofité. Le roi defcendit de la fienne, & s'avan^ant avec toute la cour, il joignit la faufle princefle: mais aufli-tót qu'il eüt jeté les yeux fur elle, il poufla un grand cri , & reculant quelques pas ; que vois-je, dir-il? Quelle perfidie! Sire , dit la dame d'honneur , en s'avangant hardiment: voici Ia princefle Défirée , avec les lettres du roi & de la reine; je remets aufli entte vos mains la caflette de pierreries dont ils me chargèrent en partant.  ÏA U B O I sj jgji roi regardoit a tout cela un mome filence ' 6c le prince s'appuyant fur Becafigue , s'approcha de Longue-Epine. O dieux! que devint il, après avoir confidéré cette fille , dont la taille extraordinaire faifoit peur! Elle étoit fi grande, que les habits de la princefle lui couvroient a peine les genoux , fa maigreur affreufe , fon riez plus crochu que celui d'un perroquet, brilloit d'un rouge luifant, il n'a jamais été de dents plus noites & plus mal rangée's; enfin elle étoit aufli laide que Défirée étoit belle. Le prince, qui n'étoit occupé que de la charmante idéé de fa princefle , demeura tranfi & comme immobile a la vue de celle-ci; il n'avoit pas la force de proférer une parole, il la regardoit avec étonnement, & s'adreflant enfuite au roi : je fuis trahi, lui dit-il, ce merveilleux portrait fur lequel j'engageai ma liberté , na rien de la perfonne qu'on nous envoie , l'on a cherché a nous tromper, l'on y a réufli, il m'en coutera la vie. Comment 1'entendez.vous, feigneur , dit Longue-épine, l'on a cherché a vous tromper ? Sachez que vous ne le ferez jamais en m'époufant. Son effronterie & fa fierté n'aVoienn. pas d'exemples. La dame d'honneur renchériflbic encore par-deffiis : ha ! ma belle princefle „ s'écrioit-elle, oü fommes-nous venues ? Eftge ainfi que l'on recoit une perfonne de votre  3&z La B i c h b rang ? quelle inconftance ! quel procédé ! le roi votre père en faura bien tirer raifon : c'eft nous qui nous la ferons faire , répliqua le roi; il nous avoit promis une belle princefle , il nous envoie un fqueletre , une momie qui fair peur: je ne m'étonne plus qu'il ait gardé ce beau ttéfor caché pendant quinze ans, il vouloit attraper quelque dupe ; c'eft fur nous que le fort eft tombé, maisil n'eft pas impoflible de s'en venger. Quels outragts I s'ecria la faufle princefle : ne fuis-je pas bien malheureufe, d'être venue fur la parole de telles geus ? Voyez que l'on a grand tort de s'être fait peindre un peu plus belle que l'on eft : cela n'arrive-t-il pas tous les jours ? fi pour tels inconvéniens les princes renvoyoient leurs fiancces, peu fe marieroient. I e roi 8c le prince , tranfporrés de colère, ne daignèrent pas lui répondre : ils remontèrent chacun dans leur lirière ; & fans autre cérémonie , un garde du corps mit la princefle en troufle derrière lui, & la dame d'honneur fut traitée de même : on les mena dans la ville, par ordre du roi ; elles furent enfermées dans le cha' teau des trois pointes. Le prince Guerrier avoit été fi accablé du coup qui vênoit de le frapper, que fon affliction s'étoit toute renfermée dans fon cceur. Lorfqu'il eut aflbz.de force pour fe plaindre ,  Au Bois. ?8j que ne dit-il pas fur fa cruelle deftinée ! II étoit toujours amoureux, Sc n'avoit pour tout objet de fa paffion qu'un portrait. Ses efpérances ne fubfiftoient plus, toutes les idéés fi charmantes qu'il s'étoit faites fur la princeffe Défirée , fe trouvoient échouées; il auroit mieux aimé mourir que d'époufer celle qu'il prenoit pour elle ; enfin jamais défefpoir n'a été égal au fien , il ne pouvoit plus fouffrir la cour, Sc il réfolut de s'en aller fecrètement dès que fa fanté pourroit le lui permettre , & de fe rendre dans quelque lieu folitaire pour y paffer le refte de fa trifte vie. II ne communiqua fon delïein qu'au fidelle Becafigue, il étoit bien perfuadé qu'il le fuivroit partout, Sc il le choifit pour parler avec lui plus fouvent qu'avec un autre , du mauvais tour qu'on lui avoit joué. A peine commenca-t-il a fe porter mieux, qu'il partit, & laiffa fur la rable de fon cabinet une grande lettre pour le roi ; 1'affurant qu'auffi-tbt que fon efprit feroit un peu t-ranquillifé, il reviendroit auprès de lui; mais qu'il le fupplioit en attendant de penfer a leur commune vengeance, Sc de retenir toujours la laide princeffe prifonnière. -. II eft aifé de juger de la douleur qu'eut le roi, lorfqu'il recut cette lettre. La féparation d'un fils fi cher penfa le faire mourir. Pendant  ï*4 L a B r c h ï que rout le monde étoit occupé a lé confblerj le prince & Becafigue s'éloignoient, & au bout de^trois jours ils fe trouvèrent dans une vafte forêt, fi fombre par 1'épaiflbur des arbres , fi agréable par la fraicheur de I'herbe & des ruiffeaux quicouloient de tous cótés, que le prince, fatigué de la longueur du chemin , car il étoit encore malade, defcendit de cheval & fe jeta mftement fur la terre, fa main fous fa tête, ne pouvant prefque parler, tant il étoit foible. Seigneur , lui dit Becafigue , pendant que vous allez vous repofer , je vais chercher quelques fouts pour vous rafraichir , & reconnoitre un peu le lieu ou nous fommes. Le prince ne lui répondit rien, il lui témoigna feulement par un figne , qu'il Ie pouvoit. il 7 a long-tems que nous avons laifle la Biche au Bois , je veux parler de 1'incomparable princeffe. Elle pleura en Biche défolée , lorfqu'elle vit fa figure dans une fontaine qui lui fervoit de miroir : quoi! c'eft moi, difoit-elle, c'eft aujourd'hui que je me trouve réduite a fubir la plus étrange aventure qui puifle arriver du règne des fées d une innocente princefle telle que je fuis ! combien durerama métamorphofe» oü me retirer pour que les lions , les ours & les loups ne me dévorent point ? comment pourrois-je manger de I'herbe ? Enfin elle fe faifoit  Au Bois'. jgjFaifoit mille queftions , & reflentoit la plus cruelle douleur qu'il eft poiïible. II eft vrai que fi quelque chofe pouvoit la confoler, c'eft qu'elle étoit une aufïi belle biche qu'elle avoit été belle princeffè. La faim prefTant Défirée , elle brouta I'herbe de bon appétit, & demeura furprife que cela put être. Enfuite elle fe coucha fur la mouffe, la nuit la furprit, elle la pafla avec des frayeurs inconcevables. Elle entendoit les bêtes féroces proche d'elle; & fouvent oubliant qu'elle étoit biche, elle effayoit de grimper fur un arbre. La clarté du jour la raffura un peu, elle admiroit fa beauté ; & le foleil lui paroilToic quelque chofe de fi merveilleux , qu'elle ne fe laffoit pas de le regarder : tout ce qu'elle en avoit entendu dire , lui fembloit fort au-deflbus de ce qu'elle voyoit: c'étoit 1'unique confolation qu'elle pouvoit trouver dans un lieu fi défert ; elle y refta toute feule pendant plufieurs jours. La fée Tulipe, qui avoit toujours aimé cette princeffe, reiTèntoit vivement fon malheur; mais elle avoit un véritable dépit que la reine & elles euflent fait li peu de cas de fes avis , car elle leur dit plufieurs fois que fi la princefle partoit avant que d'avoir quinze ans, elle s'en trouveroit mal : cependant elle ne voulois Tome III. b b  j8 avoit point ltffie les petits airs fanfarons naturels au* geus de ce pays ü : il 1'inftruifit a merveille, & l'ejlvc>ya deux jours après chez la Dandinardière. II avoit un bufle, une cravatte de tarfetas noir, un cha peau bordé aufli grand qu'un parafol, & relevé dune manière marine ; un large ceinturon de cuir, une écharpe bigarrée de plufieurs couieurs & la plus formidable épée qui eut paru dans le' pays depuis Guillaume le conquérant. La Dandinardière, plein de fouci, fe promenou le long du rivage de ia mer, lorfqu'il vit tout d'un coup ce fier-a-bras fi proche de lui que quelqu'envie qu'il eut de 1'éviter, il n'en put ve mr a bout. N'êtes-vous pas, lui dit-il avec une voix de tonnerre, & fansprefque lefaluer: n'êtes vous pas monfieur de la Dandinardière ? S-lon ' rephqua-t.il tout effrayé. Selon, continua 1'autre' qu eft-ce que vous entendez par cette réponfe» Jentends que je ne vous connois point , ajouta la Dandinardière, & que je me paffe aifément de faite de nouvelles connoiflances ; ainfi je yous reponds en deux mots que je m'appellepeutetre la Dandinardière, & que peut-être je m'appelle autrement. Voild donc votre felon expliqué," Ddij  410 Le Gentilhomme reprit le brave,; & moi, je vous dis fans autte cérémonie, que monfieur de Villeville étantbien inforin'é de toutes les gentilledes qus vous débitez fur fon compte , trouvé a propos de vous voir dans trois jours face a face dans le bois prochain; je lui fervirai de fecond, vous aurez foin d'en amener un. La Dandinardière demeura fi furpris, que le mangeur de petits enfans avoit eu le tems de s'éloigner avant qu'il fut revenu de fon effroi; d regarda de tous cótés oü il pouvoit être, il ne 1'appercut point, paree qu'd s'étoit glilfé par derrière une falaife qui s'élève en cet endroit; & la Dandinardière qui aimoit mieux enpareil cas avoir affaire aun démon qu'a un homme , fe perfuadai autant qu'il le put, qu'il s'agiffbit d'une vifiori , que le malin efprit avoit encore pris un air fantaftique pout le venir inquiéter, & que fuppofé qu'il fe trompat dans cette conje&ure, il le perfuaderoit tout au moins au public , & fe tireroit par-la honorablement d'affaire. II rentra chez lui fi pale Sc d défait, qu'il n'avoit pas befoin de fe compofer pour faire croire qu'il avoit eu grandpeur : il trouva le prieur de Richecourt Sc le vicomte de Berginville qui l'étoient venu voir , Sc qui n'y prirent pas garde , paree qu'ils s'éroient occupés, 1'attendant, a regarder de vieux héros , dont monfieur de la Dandinardière avoit orné fa  Bourgeois. 41 i falie. II avoit fait ccrire au deffus leurs noms Sc leurs principales a&ions; mais comme Ie caractère étoit petit j l'on pouvoit a peine le lire, de forre que le pneur & le vicomte difputoient enfemble; 1'un difoit c'eft Gillet, Tautre c'eft Gillot. La-deftiis notre gentilhomme bourgeois entra: ha! monfieur, lui dirent-ils, vous nous mettrez s'il vous plak d'aecord; comment s'appelie ce feigneur dont voila le portrait? Gilles, meffieurs , répliqua-t-il, Gilles de la Dandinardière t c'étoit mon aïeul; il fut nourri par Louis XI, roi de France , au chateau d'Amboife , avec Charles VIII fon fils , qui étoit un petit roi bien joli & fage; ce petit roi aimoit mon aïeul Gilles a la folie. Louis XI craignoit, comme dit 1'hiftoire, que fon fils ne lui fit quelque mauvais tour, Sc pour s'en garantir, il 1'élevok très-mal, & le nourrifibk de groffe viande; mais Gilles, fon favori, avoit toujours de bon gibier, & il en faifoit part a fon maitre, de forte que pour 1'en récompenfer, il le fit, je ne fais plus quoi, je crois pourtanc que c'étoit c'onnétable. Te foutiens, dit le vicomte, que nous n'en avons point eu de ce nom; n'importe„répliqua la Dandinardière , s'il ne le fit pas connérable , il fut au moins amiral de terre, car il eft certain que le voila avec un baton de commandant , Sc cela nefignifie pas peu de chofe. IMeur expliqua ainfi tout ce qu'il avoit fait éctire de Thiftoke de fes D d üj  4ü Le Gent»ilhomme ancêtres , qu'il favoit par cceur , & il auroit continué , magré 1'état oü le mettoit 1'apparition du matamore, fans le vicomte qui jeta les yeux fur •lui, & qui le voyant bleu, vert, jaune, s'écria tout -d'un coup : hélas, mon bon monfieur, allez-vous mourir? Je vous trouve étrangement changé. Après ce qui vient de m'arriver, dit-il, c'eft un coup de fortune que je fois encore en vie ; & fi j'avois moins de courage , il eft certain que je ferois mort fur le champ: figurez-vous, meffieurs , 1'état oü fe trouve un homme qui fe voit aborder par un démon , a la vérité fous une forme humaine, mais qui ne laifToit pas d'avoir .les yeux pleins d'une infernale malice, les piés de travers , & de grands, onglea crochus! II leur raconta ce qui s'étoit palïë au bord de la mer; mais quelque férieuxque le vicomte & le prieur affectaffent, ils ne pouvoient s'empêcher. de rire de cette frayeur chimérique.'lls s'enrrepoufToient & ■ie donnoient des coups d'ceil a la dérobée , qui fignifoientaffez leurs fentimens: enfin, après de grandes acclamations fur une aventure fi extraordinaire ,. ils lui confeillèrent de fe faire faigner, & il y cónfentit avec plailir, paree quede quelque manière qu'il tournat la chofe , c'étoit au moins gagner quelques jours de répif. II envoya-querir le chifurgien , & en 1'attendant on dina. La Dandinardière avoit envie de  Bourgeois. ^13 ne point manger , quoiqu'il eüt beaucoup de faim, car 1'air de la mer donne un appétit qu'on n'a point ailleurs: mais fes amis lui dirent qu'il falloit entretenir fes forces pour réfifter aux liommes ou aux diables. II approuva Tavis, & le fuivit li exactement, qu'il mangea lui feul plus que fes deux convives, Sc que le refte de fes domeftiques. Comme le chirurgien étoit aflez éloigné de la maifon de notre bourgeois, Ie prieur Sc le vicomte s'en allèrent avant qu'il füt venu , admirant fa folie de vouloir être defcendu d'un favori de Charles VIII, Sc de prétendre que le démon s'étolt donné la peine de lui venir faire peur. Ils convinrent enfemble qu'il y avoit la-deffous quelque chofe de fort plaifant, Sc que le baron de Saint Thomas feroit tout propre a débrouiller cette énigme. Ils allèrent donc coucher chez lui, & le trouvant avec fa gaité ordinaire, bien qu'il n'euc pas toujours de fort grands fujets d'en avoir ; fa femme Sc fes filles , ainfi que je 1'ai déja dit, mêloient fouvent de I'abfynthe aux agrémens de fa belle humeur. II ne put s'empêcher d'avouer a fes amis le tour qu il avoit fait a la Dandinardière ; il leur fit voir 1'homme qui l'avoit fi fort effrayé, Sc il leur dit qu'il falloit fe réjouir encore a fes dépens, qu'il iroit lui offrir fes fervices contre Villeville, Sc qu'il leur rendroit un comptc Ddiv  4*4 Le Gentilhomme exact des états violens oü il le réduiroit, par la propofition d'un duel. Chacun imagina la-deflus ce qui pourroit rendre la chofe plus plaifante, & le lendemain le baron ne manqua pas d'aller au petit chateau de notre gentilhomme bourgeois. Le chirurgien qui étoit venu par fes ordres, ne le trouva pas difpofé a répandre une feule goutte de fon fang , il crut qu'il fuffifoit de faire courir le brüit qu'il avoit été faigné; il le pria de le dire, & le paya alTez libéralement pour lui faire faire encore un menfonge affez confidérable. II ordonna a fes gens de parler comme Ie chirurgien, & s'étant fait bander le bras, il fe mit au lie. Le baron de Saint-Thomas arriva alTez matin pour 1'y trouver encore. Son fidele domeftique Alain lui dit qu'il ne pouvoit pas éveiller fon maitre , paree qu'il étoit malade. J'ai des chofes trop importantes a lui communiquer pour m'en retourner fans le voir, répliqua-t-il; ouvre-moi fa chambre , Alain, mon ami! il faut que je lui parle. Le valet obéit, & le baron trouva la Dandinardière , couché en camifole de drap noir, qui jadis avoit été un jufte-au-corps, mais il en avoit retranché le fuperflu, dont fon bonnet de laine rouge étoit couvert ; tout le refte de fa toilette répondoit aflez bien a ce déshabillé. Comment,  Bourgeois." 42.5 dit le baron, vous dormez quand Villeville eft en campagne pour vous exterminer? II dit qu'il envoya hier un brave vous faire un appel, 8c qu'il veut fe battre , a quelque prix que ce foit: je ne crois pas, continua-t-il, que vous puiffiez lui refufer cette fatisfa&ion. La Dandinardière 1'écouroit avec un air épouvanté qu'il n'étoit plus le maitre de cacher. Je vous avoue , lui dit-il, que je ne fuis point venu m'établir dans cette province pour me couper la gorge avec perfonne; autant m'auroit valu demeurer a Paris, c'eft une ville aflez meurtrière, & oü il ne manque pas de gens capables de tourmenter les autres. J'avois cherché ce canton poury vivre pacifiquement; j'ai du bien , 8c je n'ai aucun fujet de haïr la vie : pourquoi me confeillez-vous de rifquer deux chofes qui me femblent fi précieufes ? Je vous le confeille comme votre ami, reprit le baron, vous êtes obligé de marcher fur les traces que vos aïeux vous ont fi glorieufement frayées. Voulezvous perdre votre honneur , pour ménager trois ou quatre coups d'épées ? Si le mot de duel vous déplaic,i réglons une rencontre, je prétends vous fervir. Je ferai votre fecond envers & contre tous, bien que je hafarde beaucoup , car j'ai une femme 8c deux filles , mais pour un ami, que ne ferois-je pas ? Je donnerois jufqu'a mon ame.  *lg L E G E N T * * H O M M E La Dandinardière fe voyant fi vivement preiTé eut «cours a une feinte qui lui réuffit mal. 11 fé laifotomberfurfon chevet, criant de route fa W , Je me meurs, ma faignée fut trop grande hier au foir , mon bras s'eft dciié, j'ai perdu deux feaux de fang cette nuit, Ion tomberoit en foiblefle a moins ; & H-deffus fermant les yeux , d s'étendit; bien réfolu de ne les ouvrir de quatre heures. Le baron qui favoit a quoi s'en temt, le tiradla, & lui donna deux ou trois chiquenaudes , que le pacifique moribond fouffrit avec une patience admirable. II courut enfuite nrendre une aigmère, dont il lui jeta 1'eau fi „dement au vifage, que la Dandinardière craignant une ieconde inondation, ouvrit fes petits yeux, & devint tout rouge de colère. Je vous ptie, monfieur, lm dit-il, que fi vous me Vüyez jamais evanom , vous me laiffiez plutót mourir que de me foulager comme vous venez de le faire. Mon zèle eft mal payé, répliqua le baron; mais n'importe, je fuis votre ami & votre ferviteur, pourvu que vous vous battiez , je ferai content. Mon dieu , monfieur, laidez-moi le loifir de me rranqudhfer répondit la Dandinardière, vous êtes pbs preffé que Villeville. Voulez-vous qu'il vous a lalhne, ajouta le baron ? C'eft la deftinée de la plupart des gens qui refufent les affignations qu on leur donne.  Bourgeois. 4z7 Cette menace inquiéta notre petit homme ; il faurque je rêve un peu fur cette affaire, dit-ilj je vous donnerai enfuite une réponfe pofitive. Monfieur de Saint-Thomas jugeaqüil le fatigueroit trop , s'il le harceloit davantage ; & après Favoir embraffé a 1'étouffer, il retourna chez lui, quelques inftances que la Dandinardière lui fit pour Tarrèter a diner. Dès qu'il fut feul, il fongea très-férieufement aux engagemens d'honneur oü il fe trouvoit, il crut avoir un fecret merveilleux pour fauver fa réputation , & garantir fa peau , c'étoit de faire battre Alain contre Villeville , revêtu de fes belles armes , & de paroitre chez le baron & ailleurs avec les mêmes armes, afin que l'on crüt toujours que c'étoit lui. II appela fon fidelle Alain: je ne doute point de ton affedion, lui dit-il; mais il eft certaines chofes qui ne dépendent pas abfolument de nous; parexemple, l'on a beau vouloir être brave , fi l'on eft poltron , tous les efforts qu'on fait font inutiles : a mon égard , je fuis né avec un cceur de roi ou d'empereur , plein de courage & deréfolution; fi je pêche en quelque chofe, c'eft que j'en ai rrop: ortu fauras, Alain , que ce miférable Villeville veut fe battre contre moi; fi je m'y réfous, c'eft un homme mort du premier coup : j'ai du bien , il m'eft facheux de le perdre ; & comme il eft brutal, il  428 Lt ^"^IHOMMt pourroit encore me tuer avanr que f'enfte mis ordre a 1 en empêcher. Le feul remède que jW ginedans cette affaire, c eft que tu paroiffes futpre a ma place , pe.idanc.que je ferai des vceux pour toi. Alain étoit le plus doux de tous les hommes: cetté propdfition lui fembla la chofe du monde la plus cruelle , & Ja plus éloign ,£ du , Ü reVra m F™' 3fin de ^ fo" maitre d'une' excufeagreable, & lui dit enfuite: i moins de me donner votre vifage, votre air & votre taille, comment voulez-vous que je vous reflemble, & q«e ,etrompe monfieur de Villeville? Si j'appW cette difficulté, repartit la Dandinardière , me promets-tu de te battre? Oui, monfieur, dit Alain („oyant la chofe impoffible), & fi tU y manques, qu eft-ce que je te ferai ? Tout ce qu'il vous plana, continua le bon Alain. Hé bien" dans peu nous verrons fi tu as du cceur & de' 1 honneur, ajouta la Dandinardière. Alain 1'entendant fe prit a trembler fi fort, qu'il pouvoiE a Peine fe foutenir: il penfa aufl;.tot q|w ^ meme démon, qui avoit entretenu fon maitre au bord de la mer, pourroit bien lui avoir enfeignc quelque fecret extraordinaire. Ecoutez au moins , monfieur, lui dic-il , que le diable ne sen mele pas, je vous en prie; je ne me veux damnet pour perfonne ;je hais les forciers »  Bourgeois." 429 tous leurs tours : je renonce au pafte , & puifqüil y en a , je ne veux pas me battre , quand il y auroit cent piftoles a gagner. La Dandinardière , défefpéré de la poltronnerie d'Alain, prit un baton, & le roua de coups : tu peux compter , lui dit-il, de recevoir tous les jours un pareil traitement, jufqu'a ce que tu aies pris la réfolution de m'obéir. Alain fe fauva très-dépité, &c très-réfolu de quitter fon maitre. La Dandinardière étoit agité de mille foucis : le tems du rendez-vous approchoit, fans qu'il eut pris des mefures pour 1'éviter. II avoit acheté a un vieux inventaire deux cuiraHes , deux cafques, des gantelets , & le refte de 1'équipage d'un homme de guerre ; de forte qu'il vouloit en habiller Alain , croyant bien que la vifière de fon cafque étant baiflee s Villeville ne pourroit le reconnoitre. Il alla chercher fon valet par-tout, il le trouva retiré ttiftement dans un petit caveau fombre,ou il adoucifloit fes douleurs proche d'un tonneau dont la liqueur lui fembloit excellente pour guérir les coups de baton. Viens-ca , faquin, lui cria-t- il du haut de 1'efcalier , viens voir li je fuis forcier , ou fi tu es fou. Alain fe hata d'acheverfon pot , & monta plus gai qu'il n'étoit defcendu \ car il avoit pris un peu de joie dans cette voute fouterraine. II fuivit fon maitre jufqu'a fa chambre , & demeura  4jo Le Gentilhomme bien effrayé de riiabillement de fer. La Dandinardière lui commanda de le metrre. Par oü m'y prendrai-je , monfieur ? Je connois auffi peu cela que laloidu grand turc : je vais raider, gros maroufle , répliqua-t-il; car fi je ne fuis ton valer de chambre, tu n'auras jamais 1'efprit de t'habiller. II lui miten même tems lacuiraife qui étoit fi étroite, qu'il fallut qu'Alain quittat jufte - au - corps & pourpoint; de forte que Tarmure lui écorchoit la peau. Voila , difoit la Dandinardière , comme font les plus grands rois lorfqu'ils vont a la guerre. Ces rois - la , dit Alain, n'ont guère d'efprit, quand ils peuvent avoir du velours & du fatin tant qu'il leur plak, de mettre une vilainie comme cela; j'aimerois mieux m'habiller d'un lit de plume. O le coquin ! s'écria la Dandinardière , tune parviendras jamais : l'on connoït bien dans les petites comme dans les gtandes chofes les inclinations des gens de qualité ou des miférables: par exemple, moi qui fuis homme de qualité, je voudrois boire , manger & dormir , le harnois fur le corps : oui, dit Alain , mais vous ne voudriez pas y rencontrer monfieur de Villeville , & c'eft, dieu merci , pour moi que vous réfervez le combat. La Dandinardière tout faché ne répondit rien ; il prit le cafque , & le ficha fur la tète du pauvre Alain avec tant de force & fi peu de ménagement, qu'il en penfa mourir; car étant  Bourgeois. 431 la-deffiis aufli peu expert que fon valet, il avoit mis la vilière derrière la tète; le bon Alain , pret a expirer , avoit beau crier , & même hutier y la Dandinardière, perfuadé que c'étoit une pure malice , & manque d'habitude , n'en faifoit que rire; enfin il s'appergut de fa méprife , il y remédia promptement : Alain étoit déja tout changé, mais la joie de refpirer lui fit dire d'aflez plaifantes chofes. Après qu'il fut armé , fon maitre s'arma a fon tour ; & le trainant devant un grand miroir, lui dit: qui es-tu , a ton avis ? Hé ! monfieur , je fuis Alain. Tu es un fot, reprit fon maitre: ne vois-tu pas bien que tu es monfieur de la Dandinardière? Quand la vifière de nos cafques eft baiffée, il n'y a aucune difterence, & je fuis für que Villeville n'y en fera jamais. Prends donc un peu de cceur, mon pauvre garcon, continua-t-il, je ne prétends pas que tu te battes gratis ; je te promets, mort ou vif, une bonne récompenfe. Si tuestué , je te ferai enrerrer honorablement, comme un feigneur de paroiffe : & fi tu en reviens, je te marierai a Richarde , qu'il me femble que tu ne hais pas. Tiens, voila d'avance trois pièces de quinze fois , & quelque menue monnoie , tu concois bien que ta fortune fera faite. Alain qui avoit trop bu de quelques coups, voyant 1'argent de fon maitre, joint a fes  45* Le Gentilhomme promefles, fe laiffa toucher, s'écria fur le ton d'un héros: allons donc nous battre , dit-il, puifqu'il ne faut que cela pour être riche, & pour plaire a ma Richarde. La Dandinardière, pénétré de joie , lui fit encore de nouvelles carelfes. Le baron de Saint-Thomas étoit attendu impatiemmentchez lui par le vicomte & le prieur. Ils fe réjouirent beaucoup enfemble de 1'état oü notre bourgeois étoit réduit, & réfolurent qu'il lui en coüteroit quelque chofe pour avoir la paix. Le Dandinardière , fur de fon Alain, ne manqua pas d'aller chez le baron de Saint-Thomas. II avoit orné fon cafque d'un vieux bouquet de plumes; & pour fe rendre encore plus terrible, il coupa la queue dün adez joli cheval qu'il avoit, & la laida flotter comme un panache fur fes épaules; fon épée étoit des plus antiques. L'on auroit pu le prendre en cet équipage pour le cadet de don Quichotte, & l'on peut dire fans mentir, qu'il étoit audi fou , mais qu'il étoit moins brave. II fe fit fuivre par Alain, digne imitateur de Sancho-Panca. La Dandinardière ne laiflbit pas de craindre la rencontre malheureufe de Villeville. II eft vrai qu'il avoit une grande confiance a la vifière de fon cafque qui étoit bailfée, par laquelle il pouvoit a peine refpirer. II eft impoffible que je puide être reconnu de mon ennemi, difoit-il a Alain; en  B O V R G E O I s. ^ tout cas, s'il m'abordoit, jelui dirois tout a°ord l"'*1 n'ailIe s'y inéprendre, & que Je nefuis point Ia Dandinardière. Après une relle decIaratioH , il feroit bien impertinent de me Pouflera- bout :1e valet approuvoit fort fa prudence. II, contmuoient de parler , quand il penla tout dün coup que le bon Alain étoit propre i accouvrir ce qu'il vouloit tenir caché, car il «ctoit pas armé comme lui, &il y avoit fi peu que Villeville l'avoit battu, qu'a couo für il remettroit fon idéé, & feroit encore quelque tour depromptitude dont il n'étoit que trop fatigué II s'arrêta promptement pour commander i Alain de s'en retourner ; & que s'il ne revenok pas le foir , il „e s'inquiétSt point, qu'il pourroit coucher chez le baron ; mais qu'a bon compte il nemanquatpas de s'exercer a faire des armes paree que cela pourroit être nécelfake avant qu'il fut peu. Alain demeura furpris de cet ordre • il avoit déjd afTez pris 1 air pour diffipef une partie de Ia belle humeur que fon féjour dans le caveau lui avoit infpirée. II lui répliqua, avec une mine renfrognee, qu'il n'avoit aucune envie de fe battre , & que jamais homme ne feroit plus neuf que lui a ce métier. LaDandinardièrenei'écoutoitplus; dont bien lui pnt, car les coups de baton ne lui auroient pas manqué. II Wit fa route le long de la mer romclll. Ee  ^34 Le Gentilhomme lorfquen approchanc d un petit pavillon qui terminoit un afféz graad jardin , il entendit tout d'un coup une perfonne qui difoit: Marthonide, ma fceur , venez, dépêchez-vous, voila un chevalier qui paffe tout armé. La Dandinardière ne doutant point qüon ne parlat de lui, leva gravement la tête, fe fadiant le meilleur gré du monde d'avoir pu infpirer de la curiofité; mais que devint-il, lorfqu'il appercuc deux belles & jeunes perfonnes a une fenêtre griliêe? II leur fit une fi profonde révérence , que fans la vifière de fon cafque , il fe feroit bleffé le nez a 1'arcon de fa felle. Auffi-tot chacune lui rendit fon falut avec ufure; c'étoientles filles du baron de Saint-Thomas, que la Dandinardière n'avoit jamais vues, bien qu'il lui eut rendu plufieurs vifites; & comme ils étoient nouveaux les uns pour les autres, il feroit difricile d'exprimer 1'admiration réciproque qu'ils s'infpirèrent. Le petit la Dandinardière étoit adez fufceptible de tendrede, & adez galant pour être ravi d'une rencontre fi imprévue & fi agréable; &c pour les demoifelles, elles avoient dans Ia tête un tel nombre d'aventures extraordinaires de chevaliers errans, de héros & de princes, qu'elles s'étonnèrent bien moins de voir la Dandinardière dans cet équipage burlefque , qu'il ne s'étonna que deux perfonnes fi aimables demeuraffent au bord  Bourgeois. 4.3 5 de la mer , dans un petit pavillon écarté de tout le monde. Virginie , qui étoit 1'aïnée des deux fceurs , & qui s'appe'oit Virginie au lieu de Marie (car c'étoit fon véritable nom , de même que Mathonide avoit ie nom de Marthe); Virginie, dis-je, rompit le filence la première. Bien qu'il foit aifé de juger , feigneur, dit-elle a notre bourgeois , que vous avez des affaires prelTantes qui vous appellent dans quelqu'endroit important : permettez que nous vous arrêtions pour vous demander par quel hafard vous paffez devant nos fenêtres ? La Dandinardière, ravi d'avoir été appelé feigneur, & ne voulanr pas céder en civilité, leur repartit: puifque vos divines alteffes daignent arrêter les yeux fur un infortunc tel que moi, je leur dirai qu'une affaire d'honneur m'oblige de me rendre ici. Quoi, noble chevalier, s'écria Marthonide en l'interrompant, vous allez vous battre? Et qui eft le téméraire qui ofe fe trouver en champ clos avec vous ? La Dandinardière étoit tranfp'orté des jolies chofes qu'il entendoit, il n'avoit en fa vie trouvé tant d'efprit a perfonne. Je ne puis vous nommc-r mon adverfaire , mefdames , reprit - il, quelques raifons m'en empêchent. Je vous alfure feulement que je ne lui aurai pas plutót coupé la tête que je la pendraia vos fenêtres comme un hommage que je dois a Eeij  43^ L e Gentilhomme. vos beautés. Ah ! feigneur, gardez-vous-en bien, s'écria Virginie, vous nous feriez mourir de peur; il repartit qu'il aimeroic mieux mourir lui mêrne, que de leur déplaire ; qu'il avoit pour elles des fentimens fi vifs & fi délicats , qu'on n'avoit jamais fait tant de progrès en fi peu de tems , & ■qu'il étoit au défefpoir que fes affaires l'obligeaffent a les quitter. II eft vrai qu'il voulut, avant que de prendre congé d'elles, faire faire a fon cheval quelques tours de manége; il lui appuya Péperon dans le ventre, & lui retira la bride fi rudement, que le pauvre cheval ne fachant plus ce qu'on lui demandoit, fe cabra; & la Dandinardière voyant le péril, fans favoir le lemède, lui donna une faccade encore plus violente , dont le cheval fe renverfa tout a fait fur lui. Qui auroit entendules cris des deux princefTes grillées , auroit bienjugé que leur nouveau héros étoit en péril ; il y étoit en effet, car fon cheval trop pefant l'étouffoit ; les cailloux qui couvrcient le rivage , lui brifoient les cbtes; fon cafque mal attaché étoit forti de fa tête , & fi tête portant contre une petite roche, qui fe trouva la par malheur, fe meurtrit cruellement. A cette vue , Marthonide perdit toute patience , & dit a Virginie de refter a la fenêtre , pendant qu'elle iroit avertir du défaftre de ce chevalier.  Bourgeois-. 4.7 ^ 'Elle courut dans la chambre de fon père , il étoit avec le vicomte & le priear qui fe régaloienr de café ; ah 1 monfieur, lui die ellevenez promptement fur le rivage : un chevalier errant, un héros, armé de pié en cap , eft dangereufemenr bledé , il a befoin de votre fecours. Le baron accoutumé aux faillies de fes filles, crur qu'il v avoit de Ia vifion dans ce quecelle-ci lui difoit; eft-ce un chevalier de la table ronde , ou 1'un des douze pairs de Charlemagne , lui dit-il en fouriant? Je ne le connois point, lui dit-elie , d'un air trifte & férieux 5 tout ce que je fais, c'eft qu'il a un petit cheval gris, dont les crins font ratachés de rubans verts, & 1'oreille droite cpupée. A ces enfeignes , le baron & le vicomte reconnurent le pauvre la Dandinardière; ils s'entreregardoient , bien étonnés d'entendre ce que Marthonide leur difoit; &fans s'arrèter alaqueftionner davantage , ils fe hatèrent d'aller du cóté qu'elle leur marqua. Ils trouvèrent notre infortuné bourgeois , très-véritablement évanoui, fon équipage les fucprit: quelle folie , difoient-ils ! fe peut-il une plus fingulière métamorphofe ? Enfin avec le fecours de 1'eau de Ia reine de Hongrie > & de tout cè qu'ils purent imaginer , ils le firent revenu a lui. II partit étonné de 1'état oü il étoit, & prit le chemin de la maifon de monfieur de' Ee iij  43 8 Le Gentilhomme Saint - Thomas , appuyé fur lui & fur le vicomte. Virginie & Marthonidc , qui étoient a leurs fenêtres, fe demandoient Tune a 1'autre par quel hafard leur père connoiffoit ce brave chevalier , puisqu'apparemment il n'étoit pas du pays; pour en être informées , elles allèrent dans la chambre de madame de Saint-Thomas, a laquelle fon mari venoit de dire 1'aventure de leur bon voifin la Dandinardière. Elle demanda s'il refteroit long-tems, & s'il prétendoit fe faire guérir a leurs dépens; car elle étoit auffi avare pour les autres que prodigue pour elle. 11 lui dit qu'elle ne s'inquiétat point, que c'étoit un homme fort riche , & qu'il en uferoit bien. Puis la tirant a part dans fon cabinet, le vicomte de Berginville, continua-t-il, m'a communiqué une penfée qui lui eft venue, & quejene trouve point mauvaife, ce feroit de tacher que la Dandinardière épousat Virginie ou Marthonide , je ne fuis pas en état de leur donner beaucoup; & s'il goütoit cette affaire, j'en aurois bien de la joie. Mais, monfieur, répliqua madame de SaintThomas qui avoit auffi fes vifions i vous favez quels font nos ancêtres , ferions-nous capables de méfallier notre fang , & d'en avilir la nobleffè par un mariage inégal! croyez-moi, madame , dit le baron., la qualité fans biens, cloche beau-  Bourgeois. 45 9 coud , Sc je voudrois que ce bourgeois, tout bourgeois qu'il eft , füc d'humeur a s'entèter j n'allezpas en parler furun autreton a vos filles: vous êtes toutes capables de garer ce que j'aurai conduit avec aflez de peine. Eft-ce , s ecria-t-elle, en changeant de couleur, que je ne fuis pas leur mère comme vous • êtes leur père ? Ne dois-je point en cas pareil, être confultée , Sc mon avis n'eft-il pas auffi judicieux que le votre? Non j monfieur , mes filles n'épouferont qu'un marquis ou qu'un comte, qui fournira fes douze quarriers &même plus. Courage, dit fondement monfieur de Saint-Thomas, courage , madame , foutenez. bien la dignité de vos aïeux, & gardez vos filles encore cinquante ans. La baronne défefpérée, fe mit a lui chanter injure} le tintamare qu'ils faifoient, attira dans le cabinet le vicomte Sc le prieur j je prends ces meffieurs pour juges , dit ie baron ; & moi, je les récufe, dit la baronne , fans compter qu'ils font plus de vos amis que des mieris; ce font eux qui vous ont confeillé ce beau mariage , ils ne voudront pas en avoir le démenti. Ces meffieurs, qui avoient de 1'efprit, entrèrent fans aigreur dans ce différent, Sc la pricrent d'agir fans paffion fur la chofe du monde la plus aifée a régler, puifqu'elle confentoit a Ee iv  44o Le Gentilhomme tour, pourvu que fon gendre futur eut de la naiffance ; qu'ils pouvoient attefter que fa falie étoit pleine de portraits de tous fes grands pères , & qu'ils en avoient remarqué un entr'autres , appelé Gilles de la Dandinardière , qui étoit pour le moins connétable fous le règne de Charles VIII. La baronne a ces mots fe radoucit beaucoup ; elle ferra la bouche , pour 1'avoir plus petite , & donna fa parole que fi cela étoit ainfi, elle ne troubleroit point la fète. Ces meflieurs lui confeillèrent d'aller voir le pauvre bleffé , pour lui offrir les fecours dont on a befoin en tels accidens. Elle ne vouloit jamais paroïtre qu'elle ne fut fous les armes , c'eft-a-dire fort ajuftée 5 de forte qu'elle changea de corps , de robe , de jupes, de cornettes , de tour de cheveux , de rubans; & après avoir paffé plufieurs heures a fa toilette, elle entra dans la chambre de Ia Dandinardière. II avoit déja été panfé par le chirurgien du village, qui étoit un grand ignorant, & qui difoit toujours qu'il falloit craindre d'enfermer le Ioup dans la bergerie , de forte qu'il coupoit bras &c jambes , en un befoin la tête , afin d'éviter ce redoutable loup. II vouloit un peu jouer du biftouri fur le pauvre bleffé ; mais  Bourgeois. 441' auffi-töt qu'il 1'appercut dans fa main , il s'écria de route fa force : monfieur de Saint-Thomas, je me mets fous votre protection , ne fouffrez point qu'on me fa(Te plus de mal que je n'en ai i a ces mots le baron empècha que maitre Robert ne fit des fiennes. Madame la baronne le trouva plus inquiète que le malade, car fa blelfure n'étoit pas aufli grande qu'elle auroit du 1'être , par rapport a 1'horrible coup qu'il s'étoit donné. Elle lui offrit honnêtement de le garder chez elle jufqu'a ce qu'il fut guéri, de lui tenir compagnie , Sc même d'amener fes filles dans fa chambre pour 1'entretenir ; j'ofe dire , ajouta-t-elle , fans trop de vanité, qu'elles ont de 1'efprir & le goüt délicat. Elles aiment la lecture ; elles favent en proficer ; elles vous diront les Amadis de Gaules par cceur. Madame , répondit la Dandinardière , je crois tout ce que vous me dites, mais le hafard m'ayant fait rencontrer deux jeunes altefles d'une beauté incomparable, j'en ai 1'idée fi remplie , que je ferai bien-aife de n'en point voir d'autres qui puiflent les effacer ae mon louvenir ; ce que je vous dis neffc point par un manquement de iefpect pour mefdemoifelles vos filles, mais bien plutbt par une: crainte de les trouver trop belles. La baronne  442 L e Gentilhomme rougit de chagrin , & fe rengorgea un peu : les volontés font libres , Monfieur , lui dit-elle , je croyois vous faire plaifir ; mais en effet il n'eft pas trop néceffaire que mes filles viennent ici: Elle fe leva aufli-tót; & comme elle étoit de méchante humeur, elle penfa étrangler fon mari & le vicomte , leur reprochant les pas inutiles qu'elle venoit de faire ; car enfin j'ai certains prelTentimens , continua-t-elle , qui ne me trompent jamais ; je me doutois bien que je ne ferois pas contente de ma vifite; ce pent homme eft amoureux de deux ou trois princeffies; vraiment, il n'auroit garde de fonger a Virginie. Monfieur de Saint-Thomas , qui aimoit la paix dans fa maifon , ne voulut point aigrir fa femme ; & s'étant allé promener dans fon jardin avec le vicomte & le prieur, ils s'entretinrent des extravagances de la Dandinardière. De qui veut-il parler , difoient-ils , & en quel lieu a-t-il vu ces princefles fi charmantes ? II faut que la tête lui ait abfolument tourné. Votre confcience en eft chargée , répondit le vicomte , depuis l'appel que Ie gafcon lui a fait de la part' de Villeville , il n'a pas eu un moment de bon fens, & cette armure qu'il porte en eft une preuve aflez convaincante.  Bourgeois.' 44$ Le lendemain matin , tous ces meffieurs vinrent dans fa chambre ; & après quelques momens de converfation , il témoigna qüil vouloit parler en particulier au baron : les autres fe retirèrenr, il refta feul avec lui, & prenant fes mains qu'il ferra entre les fiennes, puis-je compter fur vous , lui dit-il , comme l'on compte fur un ami inviolable ? Vous le pouvez fans doute, répliqua le baron , je fais profeffion d'être des vbtres. II faut donc que vous fachiez , reprit la Dandinardière , que j'étois dans le deffein de me trouver au rendezvous de Villeville tout armé au moins, car je ne me fuis jamais battu autrement, & fi cela ne lui convient pas, il n'a qu'a me taiffer en repos , je n'en rabattrois pas un gantelet; je venois vous trouver pour vous prier de 1'en avertir, afin qu'il cherchat des armes pareilles, fi par hafard il en manquoit, n'étant point capable de vouloir aucuns avantages fur lui, & tenant les régies d'honneur &c de chevalerie écrites fur mon front ; enfin pour ne vous pas eimuyer par un difcours trop long , je vais vous ouvrir mon cceur, & vous dire en trois mots que je fuis amoureux. Vous êtes amoureux! s'écria le baron , en 1'interrompant , y a-t-il long-tems ? vingt-quatre heures , dit-il , &C  444 LE GEHTltHOKMH quelques minutes, fi je compte bien ; mais ^ « a. pas toujours éré infenfibie aux charmes de de ;re'-jal W> & ****** des *»P« Zm i qui étonnoient tol,t Paris • & d CS:6" 6 merCU'e ga,Mr- Enfl" qnelque, '.qUe;enen°mmeP-'«-yantjoué un mauvais tour, & fait trente ^ ces ;,e vous avoue que j'ai pris le mords aux Qents , & qiIe piqué comrg ^ Pams pour me venir précipiter au fond de Ja er; mais ayant trouvé une belle fituation, ^ ^ en phiq^ d3nS - Iéth^e P^ofo. Voilamonfieur, 1'état oü j'érois. fans amour, fens ambmon , plein de joie & de fanté , lorfque mon premier malheur commenca par Ia brutahté de Villeville «, i>; • , . villeville, & 1 impertinence d'AIain «fes en etre vanté. Ce coquin m'a fair une affaire' dhonneur, dont je fuis entre nous chargé comme d'une montagne, car je n'ai aucune envie de perdre mon bien & de m'exiler de frame. Je n'avois pas laidé que de me réfoudre a ce maudit duel, a condition , comme je 1 ai dit que je ferois armé . & je venois vous .nformer de mes defTeins , lorfque palTant au bord dé la mer, j'ai enrendu deux jeunes  Bourgeois. 445 perfonnes qui parloienc aflez haut. Leur voix étoit d'une douceur a charmer , j'ai regardé de tous córés, j'ai vu un petit pavillon dont les fenêtres font grillces, & des princelTes qui m'ont ravi; celle particulièrernent qui eft blanche & blonde , a tout-a-fait gagné mon cceur. Elles m'ont parlé avec une politefle , une mignar- dife , une énergie , une je n'aurois jamais fait, fi je voulois exprimer Tagrément de ce qu'elles m'ont dit, & quand el'es m'appeloienc feigneur (ce qui fait alTez connoitre qu'elles n'ont commerce qu'avec des rois 8c des Princes) quand elles m'appeloienr donc, feigneur, il me fembloit qu'elles enlevoient mon ame comme un milan enlève un pigeon. Dans les mouvemens de refpect 8c d'admiration qu'elles m'infpiroient , je favois fi peu ce que je faifois , qu'au lieu de me donner l'air d'un homme de cheval, je fuis maladroitement tombé fur des caiiloux , ou ma tête s'eft mal accommodée; de forte que je fuis, a Theure qu'il eft, amoureux, malade, chargé d'un procédé contre Villeville, 8c le plus infortuné de tous les hommes. La Dandinardière fe tut en cet endroitpour foupirer trois ou quatre fois comme un homme accablé de douleur. Le baron l'avoit écouté fans Tinterrompre ; il leva alors les mains 8c les yeux  44* L l Gentilhomme vers le ciel , marquant beaucoup de furprife des grands evénemens qu'il venoit de lui raconter & foupira a fon tour, car il n'étoit point avare' de fes foupirs. Prenez courage, lui dit-il, mo„ cher ami, d faut tout efpérer du ^ Ha, ^ deur le baron, repritk Dandinardière , voila un ctrange chaos a débrouiller ; mais le plus predé i 1 heure qu'il eft, c'eft mon amour & ma fanté. Je vous pne de m'envoyer querir un chirurgien, Plus habile que maitre Robert, & de vouloir eenre une lettre pour moi i ces belles perfonnes dont je viens de vous parler. Pourvu que vous Ia dióhez, répliqua monfieur de Saint-Thomas je ferai volontiers votre fecrétaire. Je vous éparg'nerois cette peine, ajouta k Dandinardière, fi ma tete étoit en meilleur état, & je „e fais meme comment j'en pourrai tirer mille jolies chofes que je voudrois leur mander; il ne faut k-demis confulter perfonne , dit le baron, vous êtes touche, & vous avez beaucoup d'efprit: commencons ; il pnt un écritoire. Pendant qu'il fe préparen a écrire , k Dandinardière rêvoit & fe rongeoit les ongles: voici ce qu'il dick. AlTesses grillées , qui brülc^ tout le monde il mefemble que vous êtes deux foleils, qui frappant fur le cryftal optique de mes yeux , reduifel  Bourgeois. 447 mon cceur en cendres. Oui, je fuis cendre, char bon, fournaife, depuis le moment fatal & bienheureux que je vous appercus a la grillade, mes belles, & que ma raifon déraïfonnant, s'ejl e'vaporée jufqu'(i vous facrifier mon tendre ctzur. Je perdis alors la tramontane , vous futes les coupables témoins de ma. chüte; j'ai verfé mon fang auprès de vos murs, & j'y répandrois mon ame fi le facrifi.ee vous en étoit agréable. Je fuis , Mefdemoifelles , votre plus foumis Efclave, George de la Dandinardière, petit fils de Gilles de la Dandinardière , favori de Charles VIII , & connétable, ou quelque chofe d'approchant. Ah! s'écria-t-il tout joyeux , après avoir Iu & relu fa lettre \ voila une lettre , a dire la vérité , qui m'a coüté un peu , mais auffi elle eft excellente : je vois bien que je n'ai pas encore touta fait perdu le ftyle qu'on admiroit tant a la cour, & qui me diftinguoit afféz avantageufement. Je fuis ficonfus, dit le baron , de voir avec quelle facilité vous avez fait ce vraichef-d'ceuvre, que j'ai envie de m'en mettre en colère. Oui, monlieur, je mangerois plutbt le cornet, 1'encre , la plume & le papier , que d'en faire autant en un mois ; que l'on eft heureux quand on a de l'efprit! ho, ko, ho! dit notte bourgeois, ne me louez pas  448 L E G E N T I L H O U U E tant, mon cher baron , vous rne donneriez rrop de vamte; j'avoue néanmoins que cette compa«ifonde verre optique me plak infimmenc, c'eft tCG qU?l WelJe une Penféenouvelle: ajoutez-y &tres-fubhme, diC le baron ; fentez-vous le petirjeu de 1™S ë^es, grillades ? Rien ne consent davantage au fujet, conrmua le pauvre la Danmnardièrej je ne veux pas céler que dansces forre, de chofes, j'ai un génie fupérieur; mais cacherons la lerrre d'une manière fi galante ; quelle repende d ce qu'elle renferme. II faut de lafoie verte & une devife, f ai un cacher dans ma pocheqmy fera propre; c'eft une femme appuyee fur une ancre, qui donne a téterd un petit amour, &\es paro!es de pemblême fom. L'efpérance nourrit 1'amour. II me fou vient, dit monfieur de Saint-Thomas den avoir ia une femblable. De quelqu endroit que vous 1 ayiez, elle vient de moi, reprit hardiment la Dandinardière; toure la cour I'a ad muée ; le roi 1'a fait graver, & rien n'étoit bien en faxt de devifes , fi elles n étoient de ma faeom Je Ie crors fans peine, continua Ie baron , vous avez un.feu& une vivacité qui vous feroient reuffir a quelque chofe encore plus difficile ; mais a  Bourgeois. ^ Apropos je doute que ma femme foit fournie de foie platte. N'importe, dit la Dandinardière pourvu qu'ellefoit verte, j'en ferai content * Monfieur de Saint-Thomas fortit, il en envoya chercher par le gafcon qui n'ofoit entrer; car la Dandinardière 1 auroit reconnu pour fon matamore. Après avoir fouillé dans vingt tiroirs dif ferens il s'avifa d'aller au paviilon de mefdemoifelles de SaintThomas; il leur dit que le gen. nlhomme bleffé demandoit de la foie verte & de Ia are pour cacheter une lettre. Comme elles n avoient pu, fur aucun prétexte, aller dans fa chambre, elles furent ravies de celui qui s'offroit; n'attendez point, lui dirent-elles, nous n avons ni foie ni cire. Le gafcon retourna en demander a toute la maifon, pendant que ces deux belles filles fe glifsèrent le long des char nulles du jardin , pour n'être point vues de leur niere; & tenant un petk cofffe ^ de feuilles dargent fort minces, oü elles avoient mis de la cire , de lapoudre brillante , du papier dore & des pelotons de foie de toutes les cou leurs, elles entrèrent dans la chambre de la Dan dinardière, & s'approchèrent de fon lit, avant que leur père , qui étoit tourné, les eut apper-c:«es; mais Ie petit homme qui les reconnut du premier coup d'ceil, poulTa un grand cri, & fc Tornt III, p^.  45® Le Gentilhomme trémouffant dans fon lit, il difoit : place aux princelTes. II eft certain que le baron le crue alors tout a fait infenfé; cependant le bruit qu'il entendit derrière lui, Tobligea de tourner la tête ; il demeura furpris de voir la fes filles. Voila Virginie & Marthonide, lui dit-il, qui vous viennent voir ; elles ont fu fans doute que j'étois dans votre chambre. Mon père, répondit 1'ainée, on nous eft venu dire de votre part, que ce jeune étranger avoit befoin de foie pour cacheter une lettre, nous lui en apportons. La Dandinardière , confus d'une fi grande faveur , ne répondoit rien , il étoit agité de mille différentes penfées; il croyoit aimer une alreffe, & il falloit defcendre de plufieurs degrés ; il avoit fait la lettre dans cet efprit, ellene lui fembloitplus convenable a des demoifelles de province; il avoit un regret mortel de perdte les applaudiffemens qu'elle méritoit. II s'étoit fait un plaifir de conduire cette intrigue galante, & d'avoir un hommè de qualité pour confident, le père de fa mat trede. La chofe, felon lui, ne pouvoit plus être myftérieufe, elle changeoit bien d'efpèce ; c'étoit un fujet de défefpoir; d'ailleurs , il étoit ravi de retrouver les charmantes inconnues; leur empref. fement pour venir dans fa chambre, flatcoit beau. coup fa vanité & fon cceur; toutes ces différentes  8 o u r g e o i Si f£ l a§ït°ienC d tel point' clu'iI 116 pouvoit Le baron qui n'avoit pas douté , en écrivant la lettre > que c'étoit pour fes filles, le tira bientot d'embarras : il lui dit d'un air gai, qu'il ne pouvoit plus douter du mérite de Virginie & de Marthonide, puifqu'il avoit fait une fi forte impreffion fur lui j & qu'il ne vouloit point qu'elles perdiffent la ledure du plus galant billet qui eüt été écrit depuis un fiècle, qu'elies avoient aflez dg goüt pour en fentir les beaux endroits, Nos précieufes n'eurent pas befoin d'être préparées pour tomber dans 1'extafe ; elles furent frappées du verre optique, & s'écrièrent cent fois : ah que cela eft beau ! quelle penfée, que de fineffe! il n'eft pas permis d'écrire ainfi. La Dandinardière, pendant cetems-la , racommodoit fon bonnet de nuit, & fe fentant honteux d'avoir la tête entortillée de ferviettes,il prit brufquement fon cafqtte qui étoit fur une chaife a cóté de lui, & le voulut mettre, pour être, dit-il, plus décemment devant ces demoifelles. Le baron ne pouvoit s'empêcher de rire de tout fon cceur d'une exrnivagance fi nouvelle. II lui lailfoit effayet une chofe impoffible, car fa tête étoit alors trop grolfe pour entrer dans le cafque : recevez au moins mes intentions refpedueufes, leur dit-il. Nous vo«§ Ff ij  451 LE Gsntilhomm» cenons compte de tout, feigneur, répiiqua Virginie , & dans la crainre de vous incommoder , je fuis d'avis que nous nous retirions. Ah! beaux foleils, s'écria norre bourgeois, fur le ron de phébus, allez - vous obfcurcir ma chambre par votre éclipfe ? Monfieur , dit-il , en fe retournant vers le baron , obligez ces charmantes déelfes de refter , je vous en conjure ; non, dit le baron , vous avez déja tant parlé , que je me le reproche j repofez- vous un peu, vous êtes affez bledé pour devoir être ménagé. Adieu, nous vous laidons; alfurez-vous que maitre Robert ne paroitra plus , Sc que vous en aurez un autre. Ainfi Ie père Sc les deux filles alloient quitter la Dandinardière , lorfqu'il leur dit : tout au moins , ne me refufez pas quelques livres , dont la lecture puiffe adoucir votre abfence , car je ne fuis point adez mal pour ne pouvoir lire. Je vais vous envoyer , dit Marthonide , un conté que ma fceur acheva hier au foir. Je ne veux point de contes, répliqua-t-il; comme je fais grolle dépenfe, mes marchands ne m'en envoyent que trop fouvent. Vous ne connoidez pas ceux-ci, chevalier-feigneur, ajouta Virginie, ces fortesde contes font a la mode, toutle monde en fait; Sc comme je me piqué d'imiter les perfonnes d'efprit, en-  Bourgeois. 45 j' core que je fois dans le fond d'une province , je ne laitTe pas de vouloir envoyer mon petir ouvrage d Paris; mais s'il pouvoit vous plaire , que j'en aurois de plaifir ! je ferois bien füre de 1'approbation des connoideurs. Je vous donne déja mon fuffiage, adorable Virginie , répliqua le petit la Dandinardière , & je prétends envoyer dès demain ce joli conté a la cour , d vous le trouvez bon; il y a cinq ou fix princelTes qui me permettent de leur écrire , & de les régaler de mes vers. Ha! que dites-vous, feigneur, s'écria Marthonide , vous faites des vers, j'en fnis folie ; de grace , ayons le plaifir d'en entendre. Ce ne fera pas au moins a Theure qu'il eft , dit le baron, en les pourTantpour les faire fortir, vous n'êtes que des dïfcoureufes , &c vous ferez caufe de la mort de mon ami. Dès qu'elles furent retournées a leur pavillon, elles chargèrentune femme de chambre de porteE le petit conté au chevalier errant; il parut ravi de tant de marqués de bonté; mais comme il ne pouvoit lire longtems en Tétat oü il étoit, il envoya dire aii prieur qu'il le demandoit avec beaucoup d'emprelTement. Ces nouvelles inquiétèrent toute la maifon, Ton crut qu'il fe trouvoit plus mal, de forte que chacun vinr , mais il parut fi tranquille, qu'on jugea bien que c'étoit f fiij  454 Le Gentilhomme Bourgeois. une fauffie alarme. Le prieur lui demanda ce ou i! fouhaitoit. La Dandinardière lui montra le ca-' Jier qu on venoit de lui apponer, & le pria de foulager le mal qu'il fouffroit par une ïefture agreable. II commenca auffi-toe le conté que  4?5 LACHATTE BLANCHE, CONTÉ: IL étoit une fois un roi qui avoit trois fils bien faits & courageux ; il eut peur que 1'envie de régner ne leur prit avant fa mort , il couroit mèm'e certains bruits qu'ils cherchoient a s'acquérir des créatures , & que c'étoit pour lui bter fon royaume. Le roi fefentoit vieux, mais fon efprit & fa capacité n'ayant point diminué , il n'avoit pas envie de leur céder une place qu'il rempliffoit fi dignement; il penfa donc que le meilleur moyen de vivre en repos, c'étoit de les amufer par des promeffes dont il faufoit toujours éluder 1'erTet. II les appela dans fon cabinet, & après leur avoir parlé avec beaucoup de bonté , il ajouta: vous eonviendrez -avec moi, mes chers enfans, que mon grand age ne permet pas que je m'applique aux affaires de mon état avec autant de Ffiv  ^6 LaChatte foin que je le faifois autrefois : ]e crains que mes fujets n'en fouffrent, je veux mettre ma couronne fur la tête d'un de vous autres; mais il eft bien jufte que, pour un tel préfent, VOus cherchiez les moyens de me plaire, dans le deflein que ; al de me retirer a la campagne. II me femble T U" PCtlt Chie» adroit, joli & fidelle, me tiendrott bonne compagnie 5 de forte que fans choiiir mon fils ainé, plutót que mon cadet, je vous declare que celui des trois qui m'apportera le plus beau petit chien, fera aufli-tót mon héritier. Ces Pnnces demeurèrent furpris de I'inclination de ieur pere pour un petit chien , mais les deux cadets y pouvoient ttouver leur compte, & ils acceptèrent avec plaifir la commiflion d'aller en chercher un; 1'ainé étoit trop timide ou trop refpecfueux pour repréfenter fes droits. Ils prirent congé du roi, il leur donna de I'argent & des pierreries, ajoutant que dans un an fansy im„. quer dsrevinlfent au même jour & a la même heure, lui apporter leurs petits chiens. Avant de partir, ils allèrent dans un chateau qui n'étoit qu'd une lieue de Ia ville. Ils y menèrent leurs plus confidens, & firent de grands feftms, oü les trois frères fe promirent une amitié eternelle , qu'ils agiroient dans 1'affaire en queftion fans jaloufie & fans chagrin, & qlie le plus heureux feroit toujours part de'fa fomiae  B L A N C H fi. 4*)7 aux autres; enfin ils partirent, réglant qu'ils fe trouveroient a leur retour dans le même chateau , pour aller enfemble chez le roi; ils ne voulurent être fuivis de perfonne , Sc changèrent leurs noms pour n'être pas connus. Chacun prit une route différente , les deux ainés eurent beaucoup d'aventures; mais je ne m'attache qua celles du cadet. Il étoit gracieux, il avoit l'efpric gai Sc réjouiffant, la tête admirable , la taille noble , les traits réguliers, de belles dents , beaucoup d'adrefle dans tous les exercices qui conviennenta un prince. Il chantoit agréablement, il touchoit le luth & le théorbe , avec une délicateffe qui charmoit. II favoit peindre; en un mot, il étoit très-accompli; Sc pour fa valeur, elle alloit jufqu'a 1'intrépidité. Il n'y avoit guère de jours qu'il n'achetat des chiens, de grands, de petits, des lévriers, des dogues , limiers, chiens de chafle, épagneuls, barbets , bichons ; des qu'il en avoit un Ijeau , &: qu'il en trouvoit un plus beau , il lailfoit aller le premier pour garder 1'autre ; car il auroit été impoflible qu'il eut mené tout feul trente ou quarante mille chiens , Sc il ne vouloit ni gentilshommes , ni valets de chambre , ni pages a fa fuite. II avangoit toujours fon chemin , n'ayant point déterminé jufqu'oü il iroit, lorfqu'il fut furpris de la nuit, du tonnerre Sc ds la  45 S La Chatte pluie dans une forêt. , dont il ne pouvoit plus reconnoitre les fentiers. II prit le premier chemin , & après avoir marché long-tems, il appercut un peu de lumière ; ce qui lui perfuada, qu'd y avoit quelque maifon proche oü il fe mettroit a 1'abri jufqu'au lendemain. Ainfi guidé par la lumière qu'il voyoit, il arriva a la porte d'un chateau, le plus fuperbe qui fe foit jamais imaginé. Cette porte étoit d'or, couverte d'efcarboucles , dont la lumière vive & pure éclairoit tous les environs. C'étoit elle que le prince avoit vue de fort loin ; les murs étoient d'une porcelaine tranfparente, mêlée de plufieurs couleurs, qui repréfentoienr 1'hiftoire de toutes les fées, depuis la création du monde jufqu'alors ; les fameufes aventures de Peau-d'Ane, de Finette , de 1'Oranger, de Gracieufe, de la Belle au bois dormant, de Serpentin-Vert, & de cent autres, n'y étoient pas oubliées. II fut charmé d'y reconnoitre le prince Lutin, car.c'étoit fon oncle a la mode de Bretagne. La pluie & le mauvais tems 1'empèchèrent de s'arrêter davantage dans un lieu oü il fe mouilloit jufqu'aux os, outre qu'il ne voyoit point du tout aux endroits oü la lumière des efcarboucles ne pouvoit s'étendre. Il revint a la porte d'or; il vitun pié de chevreuil attaché a une chaïne toute de diamans, il  B l A N C H E. 459 admira cette magnificence, & la fécurité avec laquelle on vivoit dans le chateau ; car enfin, difoit-il, qui empêche les voleurs de venir couper cette chaine , & d'arracher les efcarboucles ? ils fe feroient riches pour toujours. 11 tira le pié de chevreuil, & auffi-tot il entendit fonner une cloche qui lui parut d'or ou dargent, par le fon qu'elle rendoit; au bout d'un moment la porte fut ouverte, fans qu'il appercut autre chofe qu'une douzaine de mains en l'air , qui tenoient chacune un flambeau. Il demeura fi furpris , qu'il héfitoit a avancer , quand il fentit d'autres mains qui le poulfoient par derrière avec aflez de violence. Il marcha donc fort inquiet, & a tout hafard , il porta la main fur la garde de fon épée; mais entrant dans un veftibule tout incrufte de porphite & de lapis, il entendit deux voix raviffantes qui chantèrent ces paroles. Des mains que vous voyez ne prenez point d'ombrage, Et ne craignez en ce féjour Que les charmes d'un beau vifage , Si votre cceur veut fuir 1'amour. Il ne put croire qu'on 1'invitat de fi bonne grace} pour lui faire enfuite du mal; de forte que fe fentant pouffé vers une grande porte de corad; qui s'ouvrit dès qu'il s'en fut approché , il entra dans un fallon de nacre de perles, & enfuite  4<^o LaChatte dans plufieurs chambres ornées différemmenr ' &.fi nches par les peintures & les pierreries \ quil eneroir comme enchanté. Mille & mille Wresatrachées depuis Ia voüce dufallonjufquen bas, éclairoient une partie des autres apPartemens, qui ne lailToient pas d'être templis de luftres, de girandoles , & de gradins couverts de bougtes; enfin la magnificence étoit relle, qu'il n etott pas aifé de croire que ce fut une chofe polfible. -Après avoir pafTé dans foixante chambres, les mains qui le conduifoient 1'arrêtèrent; il vit un grand fauteuil de commodité , qui s'approcha rout feul de la cheminée. En même tems le feu salluma, & les mains qui M femUoienc forc belles , blanches, petites, graffettes & bien proportionnées , le déshabillèrent , car il étoit moudlécomme je lai déjd dit, & l'on avoit peur qu'il ne sWhumit. On lui préfenta , fans qu'il vit perfonne, une chemife auffi belle que pour un jour de nöces, avec une robe de chambre d'une ctoffe glacée d'or , brodée de petites émeraudes qui formoient des chiffres. Les mains, fans corps approchèrent de lui une table, fur Jaquelle fa todette fut mife.Rien n'étoit plus magnifique; elles le peignèrent avec une légèreté & uneadtede dont il fut fort content. Enfuite on le r'habilla, mais ce ne fut pa5 avec fes habits, on lui en ap~  B t A N C H ï. 4<5I porta de beaucoup plus riches. II admiroir filencieufement rouc ce qui fe pafloit, Sc quelquefois il lui prenoit de petits mouvemens de frayeur , dont il n'étoit pas tour - a - fait Ie maitre. Après qu'on 1'eut poudré, frifé, parfumé , paré , ajuflé, Sc rendu plus beau qu'Adonis , les mains le conduifirent dans une falie fuperbe par fes dorures Sc fes meubles. On voyoit aurour rhiftoire des plus fameux Chats ; Rodillardus pendu par les piés au confeil des rats, Chat botté , marquis de Carabas, le Chat qui écrit, la Chatte devenue femme, les forciers devenus Chats , le fabat Sc toutes fes cérémonies ; enfin rien n'étoit plus fmgulier que ces tableaux Le couvert étoit mis, il y en avoit deux , cha. cun garni de fon cadenat d'or; le buffet furprenoit par la quantité de vafes de cryftal de roche Sc de mille pierres rares. Le prince ne favoit pour aui ces deux couverts étoient mis : lorfqu'il vit des Chats qui fe placèrent dans un petit orcheftre, ménagé expres , 1'un tenoit un livre avec des notes les plus extraordinaires du monde, 1'autre un rouleau de papier dont il battoit la mefure , & les autres avoient de petites guitarres. Tout d'un coup chacun fe mit a miauler fur différens tons, & a grarter les cordes des guittarres avec leurs ongles j c'étoit Ia plus étrange mufique que l'on  4' ajouta la reine Chatte Blanche , quand je vous aurai dit que c'eft celui ou nous fommes; deux autres fées un peu moins vieilles que celle qui conduifoit ma mère, les recurent a la porte, & lui firent unaccueil très-favorable. Eile les priade la mener promptement dans le jardin, & vers les efpaliers ou elle trouveroit les meilleurs fruits. Ils font tous également bons, lui dirent-elles, & fi ce n'étoit que tu veux avoir le plaifir de les cueillir toi même , nous n'aurions qu'a les appeler pour les faire venir ici. Je vous fupplie, mefdames , dit !a reine , que j'aie la fatisfaótion de voir une chofe fi extraordinaire. La plus vieille mit fes doigts dans fa bouche, & fiffla trois fois: puis eüe cna; abricots, pêches, payis, brngnons?  La Chatte cenfcs, prunes, poires , bigarreaux, melohs; mufcars , pommes, oranges, cirrons, grofeilles' fraifes, framboifes, accourez a ma voix; mais , dit la reine, tout ce que vous venez d'appeler vient en différentes faifons : cela n'eft pas ainfi dans nos vergers , dirent elles , nous avons de tous les fruits qui font fur la terre , toujours murs, toujours bons, & qui ne fe gatent jamais. En même tems ils arrivèrent roulans, rampans , pêle-mêie , fans fe gater ni fe falir ; de forte que la reine , impatiente de fatisfaire fon «nvie, fejeta deffus, & prit les premiers qui s'offfirent fous fes mains; elle les dévora plutot qu'elle ne les mangea. Après s'en être un peu raffafiée , elle pria-J.es fées de la laiffer aller aux efpaliers, pour avoir Ie plaifir de les choifir de 1'ceil avant que de les cueillir : nous y confentons volontiers , dirent les trois fées; mais fouviens-toi de la promeffe que tu nous a faite, il ne te fera plus permis de t'en dédire. Je fuis perfuadée, répliqua-t-elle, que l'on eft fi bien avec vous , & ce palais me femble fi beau, que fi je n'aimois pas chèrement le roi mon mari, je m'offrirois d'y demeurer aufli; c'eft pourquoi vous ne devez point craindre que je rérraóte ma parole. Les fées, très-contentes, lui ouvrirent tous leurs jardins, & tous leurs en-  b i A » e h i. Hjï èlos ; elle y refta rrois jours & rrois nuits fans en vouloir fortir, tant elle les trouvoit délicieux* Elle cueillit des fruits pour fa provifion ; & comme ils ne fe gatent jamais, elle en fit charger quatre mille muiets qu'elle emmena. Les fées ajoutèrent a leurs fruits des corbeilles d'or, d'un travail exquis, pour les mettre, & plufieurs raretés dont le prix eft exceflif; elles lui promirent de m'élever en princefle , de me rendre parfaite, & de me choifir un époux,"qu'elle feroit avertie de la nóce , & qu'elles efpéroient bien qu'elle y viendroit. Le roi fut ravi du retour de la reine; route la cour lui en témoigna fa joie; ce n'étoit que bals, mafcarades, courfes de bagues & feftins , ou les fruits de la reine étoient fervis comme un régal délicieux. Le roi les mangeoit préférablement a tout ce qu'on pouvoit lui préfenter. 11 ne favoit point le traité qu'elle avoit fair avec les fées , &C fouvent il lui demandoit en quel pays elle étoit allée pour rapporter de fi bonnes chofes; elle lui ïépondoit qu'elles fe trouvoient fur une montagne prefque inacceffible , une autre fois qu'elles venoient dans des vallons , puis au milieu d'un jardin ou dans une grande forêt. Le roi demeuroit furpris de tant de contrariétés. II queftionnoit ceux qui 1'avoient accompagnée; mais elle leur tyok tant défendu de concer a perfonne fon avea-  L A C H A T T « fare, qu'Us n'0foi , inquiète de ce cm'ell, r61ne voyant u 9 ^ Pr°mis aux fé" , «ans u„e melancol e affreufe pIIp r ■ • » 'out moment *',», ' fouPlr<*t » -*inn ■ ? changeoit d vue d'ceil. Le roi ^uieta5 lJFelraJareinedeIui teér^tó après des peines extrêmes, f es & nPPr" tOUt " CjUi S'étok P^é les mtfu'f tQm™^« avoit promis la Me quelle devoit avoir. Quoi! s'écria ,e roi, «>u»n avons pomt d enfans, vous favez d quel Ponit; en défire ,& pour manger deux ou trois pommes vous ave2 été ye de v -e lille M faut q,e vous n^aucL ami'-pour moi. Ld-delTusil Paccabla de mille reFoches, dont ma pauvre mère penfa mourir de Couleur, mais il ne fe contenta pas de cela, dfitenfermer dans une tour , & mit de gardes de tous cötés pour empêcher qu elle n eut commerceavecqui que ce füt au monde, queles omciers qui la fervoient, encore changea -1 - il «me qui avoient été avec elle au chdteau des . L" maUVaife "^"igence du roi & de Ia reine jeta la cour dans une confternation infinie. Chacun quitte fes riches habits, pour en prendre de conforme, i la douleur générale. Le roi, de fon me, paroiiloit mexorable , il ne voyoit ptus fa  B t A N C H E. *" femme , & li-tót qUe je fus née, il me fit apporter dans fon palais pour y être nourrie, pendant qu'elle refteroit prifonnière & fort malheureufe. Les fées n'ignoroient rien de ce qui fe paffoit; elles s'en irritèrent, elles vouloient m'.avoir, elles me regardoient comme leur bien, & qlie c'étoit leur faire un vol que de me retenir. Avant que de chercher une vengeance proporrionnée 4 leur chagrin , elles envoyèrent une célèbre ambaffade au roi , pour 1'avertir de mettre la reine en liberté, & de lui rendre fes bonnes graces, & pour le prier auffi de me donner a leurs ambaffadeurs , afin d'être nourrie & élevée parmi elles. Les ambaffadeurs étoient fi petits & fi contrefaits, car c'étoient des nains hideux, qu'ils n'eurent pas le don de perfuader ce qu'ils vouloient au roi. II les refufa rudement, & s'ils n'étoient partis en diligence, il leur feroit peut-être arrivé pis. ^ Quand les fées furent le procédé de mon père , elles s'indignèrent autant qu'on peut 1'être, & après avoir envoyé dans fes fix royaumes tous' les maux qui pouvoient les défoler , elles dachèrent un dragon épouvantable , qui remplifibit de venin les endroits oü il paflbit, qui mangeoit les hommes & les enfans, & qui faifoit mourir les asbres & les plantos du fouffle de fon haleine.  k94 t A C H A T T 2 Le roi fe trouva dans la dernière défoIatiofH il confulta tous les fages de fon royaume fur ce qu'il devoit faire pour garantir fes fujets des malheurs dont il les voyoit accablés. Ils lui coitf feillèrent d'envoyer chercher par-tout Ie monde les meilleurs médecins & les plus excellens remèdes, & d'un autre cóté , qu'il falloit promettre Ia vie aux criminels condamnés a la mort, qui voudroient combattre le dragon. Le roi, affez fatisfait de cet avis , 1'exécuta, & n'en recut aucune confolation, car la mortalité continuoit, & perfonne n'alloit contre le dragon, qu'il n'eft fut dévoré ; de forte qu'il eut recours a une fée dont il étoit protégé dès fa plus tendre jeunede. Elle étoit fort vieille, & ne fe levoit prefque plus ; il alla chez elle, & lui fit mille reproches de fouffrir que ledeftin le perfécutat fans le fecourir. Comment voulez-vous que je fade, lui ditelle, vous avez irrité mes fceurs ; elles ont autant de pouvoir que moi, & rarement nous agilTons les unes contre les autres. Songez a les appaifet en leur donnant votre fille, cette petite princede leur appartient : vous avez mis la reine dans une étroite prifon, que vous a donc fait cette femme fi aimable pour la traiter fi mal ? Réfolvez - vous de tenir Ia parole qu'elle a donnée j je vous aflure que vous ferez comblé de kiens.  B t a m e h t, 49$ Le roi mon père , m'aimoitchèrement; mais ne voyanr point d'autre moyen de fauver fes royaumes, & de fe délivrer du fatal dragon , il dit a fon amie qu'il étoit réfolu de la croires qu'il vouloit bien me donner aux fées , puifqu'elle affuroit que je ferois chérie & traitée en princeffe de mon rang; qu'il feroit auffi revenir la reine, & qu'elle n'avoir qu'a lui dire a qui il me confieroit pour me porter au chateau de féerie. II faut, lui dit-elle , la porter dans fon berceau fur la montagne de fleurs , vous pourrez même refter aux environs, pour être fpectateur de Ia fête qui fe paflera. Le roi lui dit que dans huit jours il iroit avec Ia reine , qu'elle en averrit fes fceurs les fées, afin qu'elles fiflent la-deflus ce qu'elles jugeroient a. propos. Dès qu'il fut de retour au palais, il envoya querir la reine avec autant de tendrefle & de pompe, qu'il l'avoit fait mettre prifonnière avec colère & emportement. Elle étoit li abattue & fi changée , qu'il auroit eu peine ala reconnoitre, fi fon cceur ne l'avoit pas afluré que c'étoit cette même perfonne qu'il avoit tant chérie. II la pria les larmes aux yeux, d'oublier les déplaifirs qu'il venoit de lui caufer,i'affurant que ce feroient les derniers qu'elle éprouveroit jamais avec lui. Elle répliqua qu'elle fe les étoit attirés par 1'imprudence qu'elle avoit eue de ptomettre fa fille aux fées  fyè La Chattï êc que fi quelque chofe la pouvoit rendre excu^ fable, c'étoit 1'état oü elle étoit; enfin il lui déclara qu'il vouloit meremettre entre leurs mains. La reine a fon tour combattit ce deflein : il fembloit que quelque fatalité s'en mêloit, & que je devois toujours être un fujet de difcorde entte mon père &c ma mère. Après qu'elle eut bien gémi cV pleuré , fans rien obtenir de ce qu'elle fouhaito t, (car le roi en voyoit trop les funeft.es conféquences , & nos fujets continuoient de mourir, comme s'ils euflent été coupables des fautes de notre familie) , elle confentit a tout ce qu'il défiroit, & l'on prépara tout pour la céré-* monie. Jefus mife dans un berceau de nacre de perle, örné de tout ce que 1'att peut faire imaginer de plus galant. Ce n'étoient que guirlandes de fleurs & feftons qui pendoient autour, & les fleurs en étoient de pierreries, dont les différentes couleurs frappées par le foleil, réfléchifloient des rayons fi brillans, qu'on ne pouvoit les regarder. La magnificence de mon ajuftement furpafloit, s'il fe peut, celle du berceau. Toutes les bandes de mon maillot étoient faites de gtofles perles , vingt-quatre princelTes du fang me portoient fur une efpèce de brancard fort léger; leurs parures n'avoient rien de commun , mais il ne leur fut pas permis de mettte d'autres coulcurs que du blanc, pa*  Blanche. 497 par rapport a mon innocence. Toute la cour m'accompagna, chacun dans fon rang. Pendant que l'on montoit la montagne, on entendit une mélodieufe fymphonie qui s'approchoit; enfin les fées parurent, au nombre de trente-fix ; elles avoient prié leurs bonnes amies de venir avec elles; chacune étoit aflife dans une coquille de perle, plus grandes que celle ou Vénus étoit lotfqu'elle fortir de la mer; des chevaux marins qui n'alloient guère bien fur la terre, les trainoient plus pompeufes que les premières reines de 1'univers; mais d'ailleurs vieilles 6C latdes avec excès. Elles portoient une branche d'ohvier, pour fignifier au roi que fa foumiffion trouvoit grace devant elles; 5: lorfqu'elles me tinrent, ce furent des carefles fi extraordinaires , qu'il fembloient qu'elles ne vouloient plus vivre que pour me rendre heureufe. Le dragon qui avoit fervi a les venger contre mon père , venoit après elles attaché avec des chaines de diamans : elles me piirent entre leurt bras , me firent mille carefles , me douèrent de plufieurs avantages, & commencèrent enfuite le branie des fées. C'eft une danfe fort gaie; il n'eft pas croyable combien ces vieilles dames fautèrent & gambadèrent; puis • le dragon qui avoit mangé tant de petfonnes s'approcha eu rampant. Les trois fées a qui ma mère m'avoit Totne III. I i  4yS La Chatte promife, s'aflirent deflus , mirent mon berceau au milieu d'elles , & frappant le dragon avec une baguette, il déploya aufli-tbt fes grandes ailes ccaillées ; plus hnes que du crêpe , elles étoient mêlées de mille couleurs bizarres : elles fe rendirent ainfi au chateau. Ma mère me voyant en 1'air, expofée fur ce furieux dragon , ne put s'empêcher de poufler de grands cris. Le roi la confola, par 1'aflurance que fon amie lui avoit donnée , qu'il ne m'arriveroit aucun accident, &c que l'on prendroit le même foin de moi que fi j'étois reftée dans fon propre palais. Elle s'appaifa, bien qu'il lui füt très-douloureux de me perdre pour fi long-tems , & d'en être la feule caufe ; car fi elle n'avoit pas voulu manger les fruits du jardin , je ferois demeurée dans le royaume de mon père, & je n'aurois pas eu tous les déplaifirs qui me reftent a vous raconter. Sachez donc , fils de roi, que mes gardiennes avoient bati exprès une tour, dans laquelle on trouvoit mille beaux appartemens pour toutes les faifons de 1'année , des meubles magniriques, des livres agréables , mais il n'y avoit point de porte, & il falloit toujours entrer par les fenêrres qui étoient prodigieufement hautes. L'on trouvoit un beau jatdin fur la tour, orné de fleurs, de fontaines & de berceaux de verdure, qui garantiflbient de la chaleur dans la plus ardente cani-  Blanche, Cüle. Ce fut en ce lieu que les fées m'élevèrent avec des foins qui fur palTuient tout ce qu'elles avoient promis a la reine. Mes habits étoient des plus a ia mode, & fi magnifiques, que fi quelqu'uh m'avoit vue, l'on auroit cru que c'étoit le jour de mes noces. Elles m'apprenoient tout ce qui convenoit a mon age & a ma naiflance : je ne leur donnois pas beaucoup de peine, car il n'y avbit gucres de chofes que je ne compride avec une extreme facilité: ma douceur leur étoit fort agréable, Sc comme je n'avois jamais rien vu qu'elles, je ferois demeurée tranquille dans cette fituation le refte de ma vie. Elles venoient toujours me voir , montées fur le furieux dragon, dont j'ai déja parlé; elles ne m'entretenoient jamais ni du roi, ni de la reine; elles me nommoient leur fille, & je croyoisl'être. Perfonne au monde ne reftoit avec moi dans la tour , qu'un Perroquet Sc un petit Chien qu'elles m'avoient donnés pour me diverrir, car ils étoient doués de raifon , 'Sc parloient a merveille. Un des ebtés de la tour étoit bati fur un chemin creux, plein d'ornières & d'arbres qui 1'embarradbient, de forte que je n'y avois appercu perfonne depuis qu'on m'avoit enfermée. Mais un jour comme j'étois a la fenêtre , caufant avec mon Perroquet & mon Chien, j'en tendis quelque li ij  5o3 La Chatte. bruit. Je regardai de tous cótés , & j'appercus un jeune chevalier qui s'étoir arrê.té pour écouter notre converfation ; je n'en avois jamais vu qu'en peinture. Je ne fus pas fachée qu'une rencontre inefpérée me fournït cette occafionj de forte que ne me défiant point du danger qui eft attaché a la fatisfaótion de voir un objet a.mable, je m'avancai pour le regarder , & plus je Ie regardois, plus j'y prenois de plaifir. II me fit une profonde révérence , il attacha fes yeux fur moi, & me parut trés-en peine de quelle manière il pourroit m'entretenir ; car ma fenêtre étoit fort haute, il craignoit d'être entendu, & il favoit bien que j'étois dans Ie chateau des fées. La nuit vint prefque tout d'un coup, ou, pour parler plus jufte , elle vint fans que nous nous en appercurTions ; il fonna deux ou trois fois du cors, & me réjouit de quelques fanfares, puis il partit fans que je pufte même diftinguer de quel cbté il alloit, tant 1'obfcurité étoit grande. Je reftai très-rêveufe; je ne fentis plus le même plaifir que j'avois toujours pris acaufer avec mon Perroquet & mon Chien. Ils me difoient les plus jolies chofes du monde , car des bêtes fées deviennent fpirituelles , mais j'étois occupée , & je ne favois point 1'art de me contraindre. Perroquet le remarqua; il étoit fin , il ne témoigna rien de ce qui rouloit dans fa tête.  Blanchb. 501 Je ne manquai pas de me lever avec le jour. Je courus a ma fenêtre ; je demeurai agréablement furprife d'appercevoir au pié de la tour le jeune chevalier. Il avoit des habits magnifiques; je me flartai que j'y avois un peu de part, Sc je ne me trompois point. II me paria avec une efpèce de trompette qui porte la voix, Sc par fon fecours, il me dit qu'ayant été infenlible jufqu'alors a toutes les beautés qu'il avoit vues, il s'étoit fenti tout d'un coup li vivement frappé de la mienne, qu'il ne pouvoit comprendre comme quoi il fe palféroit fans mourir, de me voir raus les jours de fa vie. Je demeurai très-contente de fon compliment , & très-inquiète de n'ofer y répondre ; car il auroit fallu crier de toute ma force , & me mettre dans le rifque d'être mieux entendue encore des fées que de lui. Je tenois quelques fleurs que je lui jetai, il les recut comme une infigne faveur ; de forte qu'il les baifa plufieurs fois , Sc me remercia. II me demanda enfuite fi je trouverois bon qu'il vint tous les jours a la même heure fous mes fenêtres, & que fi je le voulois bien , je lui jetafle quelque chofe. J'avois une bague de turquoife que j'orai brufquement de mon doigt , & que je lui jetaiavec beaucoup de précipitation, lui faifant figne de s'éloigner en diligence ; c'eft que j'entendois de 1'autre cbté la fée Violente qui montoifc li iif  501 La Chatte fur fon dragon , pour m'apporter a déjeuner. La première chofe quelle dit en enrrantdans ma chambre, ce furent ces mots: je fens ici la voix dun homme, cherches, dragon. Oh! que devins-je! j'étois tranlie de peur qu'il ne pafsac par 1'autre fenêtre, & qu'il nefuivït le chevalier pour lequel je m'intéreüois déja beaucoup. En vérité, dis-je, ma bonne maman , ( car la vieille fée vouloit que je la nommalfe ainfi), vous plaifantez , quand vous dites que vous fentez Ia voix d'un homme : eft-ce que la voix fent quelque chofe ? Et quand cela feroit, quel eft le mortel aflez téméraire pour hafarder de monter dans cette tour ? Ce que tu dis eft vrai , ma fille, répondit elle, je fuis ravie de te voir raifonner li jpliment, & je concois que c'eft la haine que j'ai pour tous les hommes, qui me perfuade quelquefois qu'ils ne font pas éloignés de moi. Elle me donna mon déjeüné & ma quenouille. Quand tu auras mangé , ne manques pas de filer, car tu ne fis rien hier, me dit-elle , & mes fceurs1 fe facheront: en effet, je m'étois fi fort occupée de 1'inconnu, qu'il m'avoit été impoffible de filer. Dès qu'elle fut partie, je jetai la quenouille d'un petit air mutin, & montai fur la terrafle pour découvrir de plus loin dans la campagne. J'avois une lunette d'approche excellente ; rien ne bornoit ma vue, je regardois de tous cótés,  Blanche. 505 lorfque je découvris mon chevalier fur le haut d'une montagne. II fe repofoit fous un riche pavillon d'étoffe d'or, & il étoit entouré d'une fort groffè cour. Je ne doutai point que ce ne fut le fils de quelque roi voifin du palais des fées. Comme je craignois que s'il revenoit a la tour, il ne füt découvert par le terrible dragon, je vins prendre mon perroquet, & lui dis de voler jufqu'a cette montagne, qu'il y trouveroit celui qui m'avoit parlé , & qu'il Ie priat de ma part de ne plus revenir, paree que j'appréhendois la vigilance de mes gardiennes , &c qu'elles ne lui fiflent un mauvais tour. Perroquet s'acquitta de fa commiffion en Perroquet d'efprit. Chacun demeura furpris de le voir venir a tire d'aile fe percher fur Pépaule du prince , & lui parler tout bas a Poreille. Le prince relfentit de la joie & de la peine de cette ambaffade. Le foin que je prenois flattoit-fon cceur j mais les difficultés qui fe rencontroient a me parler, 1'accabloient , fans pouvoir Ie détourner du deflein qu'il avoit formé de me plaire. II fit cent queftions a Perroquet, & Perroquet lui en fit cent a fon tour, car il étoit naturellement curieux. Le roi le chargea d'une bague pour moi , a la place de ma turquoife ; c'en étoit une aufli , mais beaucoup plus belle que la mienne: elle étoit taille e en cceur avec des diamans. II eit li iv  5°4 La Chatte jufte, ajouta-t-il, que je vous traite en ambafladeur: voila mon portrait que je vous donne , ne le montrez qua votre charmante maïtrede. 11 lui attacha fous fon aile fon portrait, & il apporta la bague dans fon bec. J'attendois le retour de mon petit courrier vert avec une impatience que je n'avois point connue jufqu'alors. II me dit que celui a qui je 1'avois envoyé étoit un grand roi, qu'il l'avoit recu le mieux du monde , & que je pouvois m'adurer qu'il ne vouloit plus vivre que pour moi; qu'encore qu'il y eut beaucoup de pétil a venir au bas de ma tour, il étoit réfolua tout, plutot que de renoncer a me voir. Ces nouvelles m'intriguèrent fort, je me prisa pleurer. Perroquet & Toutou me confolèrent de leur mieux, car ils m'aimoient tendrement. Puis Perroquet me préfentala bague du prince , & me montra le portrait. J'avoue que je n'ai jamais été fi aife que je Ie fus de pouvoir confidérer de prés celui que je n'avois vu que de loin. II me parut encore plus aimable qu'il ne m'avoit femblé; il me vint cent penfées dans 1'efprit, dont les unes agréables, & les autres triftes, me donnèrent un air d'inquiétude extraordinaire. Les fées qui vinrent me voir, s'en appercurent. Elles fe dirent 1'une a 1'autre que fans doute je m'ennuyois, &c qu'il falloit fonger a me trouver un époux de race fée. Elles parlèrent  Blanche. S°5 de plufieurs, & s'arrêtèrent fur le petit roi Migonnet, dont le royaume étoit a cinqcens mille ïieues de leurs palais ; mais ce n'étoit pas la une affaire. Perroquet entendit ce beau confeil, il vint m'en rendre compte, & me dit: ha ! que je vous plains, ma chète maiareffe , fi vous devenez la reine Migonnette ! c'eft un magot qui fait peur, j'ai regret de vous le dire, mais en vérité le roi qui vous aime, ne voudioit pas de lui pour être fon valer de pié. Eft-ce que tul'as vu, Perroquet? Je le crois vraiment, continua-t-d , j'ai été élevé fur une branche avec lui. Comment fur une branche, repris-je? Oui, dit-il, c'eft qu'il a les piés d'un aigle. Un tel récir m'affligea étrangement; je regardois le charmant portrait du jeune roi, je penfois bien qu'il n'en avoit régalé Perroquet, que pour me donner lieu de le voir-, & quand j'en faifois la comparaifon avec Migonnet, je n efpérois plus rien de ma vie, & je me réfolvois plutbt a mourir, qua 1'époufer. Je ne dormis point tant que la nuit dura. Perroquet & Toutou causèrenr avec moi; je m'endormis un peu fur le matin ; & comme mon chien avoit le nez bon, U fentit que le roi étoit au pié de la tour. 11 éveilla Perroquet : je gage, dit-il, que le roi eft la bas. Perroquet répondit: tais-toi, babillard, paree que tu as prefque tou-  50nger moins d travailler qu'a me faire belle Paree qneleroi Migonnet devoit arriver dans Peu Je fremis d ees facheufes nouvelles , Sc ne rephquai rien. Dès.qu'elle fut partie , je commencai deux ou mus morceaux de filets } mais d quoi je V Pl'qua! ; ce fut a faire une échelle de corde quietoittrè -bien faite, fans eu avoir jamais vu- 11 eft vrai que la fée ne men fournilfoit pas autant qu'il m'en falloit, & fans celfe elle dilo.t : maïs ma fille , ton ouvrage eft femblaMea celui de Pénélope , il „avance point, & tU "V6 h(fes P« «e me demander de quoi travailler. Oh! ma bonne maman, difois-je » vous en parlez bien d votre aife ; ne voyez-vous' Pas que je ne fais comment m> prendre, Sc que ,e brule tout ? Avez-vous peur que je vous ruïne en ficelle ? Mon air de fimplicité la réjouiffoit, bien qu'elle fut d'une humeur trèsdefagréable & rrès-cruelle. J'envoyai Perroquet dire au roi, de venir un foir fous les fenêtres de la tour, quil y trouveroit lechelle,& qu'il fauroit le refte quand il. feroit arrivé. En effet je 1'attachai bien ferme, "fobie de mefauver avec lui ; mais quand il ia vit, fans attendre que je defcendilfe, il monta'  Blanche. 50.9 avec empreflcmenr, & fe jeta clans ma chambre comme je préparois tout pour ma fuite. Sa vue me donna tant de joie, que j'en oubliai le péril oü nous étions. II renouvela tous fes fermens, & me conjura de ne point différer de le recevoir pour mon époux : nous primes Perroquet & Toutou pour témoins de notre mariage, jamais noces ne fe font faites , entre des perfonnes fi éievées , avec moins d'éclat & de bruit. Sc jamais cceurs n'ont été plus contens que les nptres. Le jour n'étoit pas encore venu quand le roi me quitta , je lui racontai 1'épouvantable deffein des fées de me marier au petit JVÏigonnet; je lui dépeignis fa figure , dont il eut autant d'horreurque moi. A peine fut-il parti, que les heures me femblèrent auffi Jongues que des années : je coutus a la fenêtre , je le fuivis des yeux malgré 1'obfcurité ; mais quel fut mon étonnement, de voir en 1'air un charriot de feu rraïné par des falamandres ailées, qui faifoient une telle diligence, que 1'oeil pouvoit a peine les fuivre ? Ce charriot étoit accompagné de plufieurs gardes montés fur des autruches. Je n'eus pas aflez de loifir pour bien confidérer le magot qui traverfoit ainfi les airs; mais je crus aifément que c'étoit une fée ou un enchanteur. Peu après la fée Violente entra dans ma cham-  5io La Chatte bre : je t'apporte de bonnes nouvelles, me ditelle , ton amant eft arrivé depuis quelques heures , prépare-toi a le recevoir : voici des habits & des pierreries. Eh! qui vous a dit, m'écriai-je, que je voulois être mariée ? ce n'eft point du tout mon intention , renvoyez le roi Migonnet, je n'en mettrois pas une épingle davantage j qu'il me trouve belle ou laide , je ne fuis point pour lui. Ouais, ouais, dit la fée encore , quelle petite révoltée , quelle tête fans cervelle! je n'entends pas raillerie, & je te.. . . Que me ferezvous, toute rouge des noms qu'elle m'avoit donnés ? peut-on être plus triftement nourrie que je le fuis , dans une tour avec un Perroquet & un chien , voyant tous les jours plufieurs fois 1'horrible figure d'un dragon épouvantable ! Ha ! petite ingrate , dit la fée, méritois-tu tant de foins cV de peines ? je ne Pai que trop dit a mes fceurs , que nous en aurions une trifte récompenfe. Elle fut les trouver, elle leur raconta notre différent, elles reftèrent aufli furprifes les unes que les autres. Perroquet & Toutou me firent de grandes remontrances , que fi je faifois davantage la mutine , ils prévoyoient qu'il men arriveroit de cuifans déplaifirs. Je me fentois fi fiére de pofféder le cceur d'un grand roi, que je méprifois les fées & les confeils de mes pauvres  Blanche. ju petits camarades. Je ne m'habillai point, & j'affeftai de me coefFer de travers , afin que Migonnet me trouvat défagréable. Notre entrevue fe fic fur la terraffe. Il y vint dans fon charriot de feu. Jamais depuis qu'il y a des nains, il ne s'en eft vu un fi petit. II marchoit fur fes piés d'aigle Sc fur les genoux tout enfemble, car il n'avoit point d'os aux jambes ; de forte qu'il fe foutenoit fur deux béquilles de diamans. Son manteau royal n'avoit qu'une demi-aune de long , & traïnoit de plus d'un tiers. Sa tête étoit groffe comme un boiffeau , & fon nez li grand, qu'il portoit deffus une douzaine d'oifeaux, dont le ramage le réjouilfoit : il avoit une fi furieufe barbe , que les ferins de Canarie y faifoient leurs nids, & fes oreilles paffoient d'une coudée audefliis de fa tête; mais on s'en appercevoit peu , a caufe d'une haute couronne pointue, qu'il portoit pour paroitre plus grand. La flamme de fon charriot rótit les fruits, fécha les fleurs , & tarit les fontaines de mon jardin. II vint a moi, les bras ouverts pour m'embrafler , je me tins fort droite , il fallut que fon premier écuyer le haufsat; mais aufli-tót qu'il s'approcha , je m'enfuis dans ma chambre, dont je fermai la porte & les fenêtres ; de forte que Migonnet fe retira chez les fées très-indigné contre moi. Elles lui demandèrent mille fois pardon de  5ii La Chatte ma brufquerie, & pour Tappaifer, car il étoit tedoutable , elles réfolurent de 1'amener la nuit dans ma chambre pendant que je dormirois , de m'attacher les piés & les mains, pour me mettte avec lui dans fon bridant charriot, afin qu'il m'emmenat. La chofe ainfi arrêtée , elles me gtondèrent a peine des brufqueries que j'avois fakes. Elles dirent feulement qu'il falloit fonger a les réparer. Perroquet & Toutou reftcrent furpris d'une fi grande douceur. Savez-vous bien, ma maitreffe , dit mon chien, que le cceur ne m'annonce rien de bon : mefdames les fées font d'étranges perfonnages , & fur-tout Violente. Je me moquai de ces allarmes , & j'attendis mon cher époux avec mille impatiences , il en avoit trop de me voir pour tarder ; je lui jetai 1'échelle de corde , bien réfolue de m'en retourner avéc lui, il monta légctement, & me dit des chofes fi tendres, que je n'ofe encore les rappeler i mon fouvenir. Comme nous parlions enfemble avec Ia même tranquillitéque nous aurions eue dans fon palais , nous vimestout-d'un coup enfoncer les fenêtres de ma chambre. Les fées entrèrent fur leur rerrible dragon , Migonnet les fuivoit dans fon charriot de feu , & tous fes gardes avec leurs autruches. Le roi , fans s'effrayer , mit 1'épée a la main , & ne fongea qu'a me garantir de la plus  B t A N C H 2: jfj plus furieufe aventure qui fe foit jamais paffee5 car enfin , vous le dirai-je , feigneur ? ces bar* bares créatures poufsèrent leur dragon fur lui, & a mes yeux il le dévora. Défefpérée de fon malheur & du mien , je me jetai dans Ia gueule de cet horrible monftre , voulant qu'il m'engloutït, comme il venoit d'engloutir tout ce que j'aimois au monde. 11 le vouloit bien auffi; mais les fées encore plus cruelles que lui ne le voulurent pas ; il faut, s'écrièrent-elles , Ia réferver a de plus longues peines, une prompte mort eft trop douce pour cette indigne créature. Elles me touchèrent, je me vis aufli-töt fous la figure d'une Chatte blanche ; elles me conduifirent dans ce fuperbe palais qui étoit a mon père; elles métamorphosèrent tous les feigneurs & toutes les dames du royaume en chats & en chattes ; elles en laifsèrent a qui l'on ne voyoit que les mains , & me xéduifirent dans Ie déplorable état ou vous me trouvates , me faifant favoir ma naiflance, la mort de mon père , celle de ma mère, & que je ne ferois délivrée de ma chatonique figure , que par un prince qui reflembleroit parfaitement a 1'époux qu'elles m'avoient ravi. C'eft vous, fei gneur, qui avez cette reflemblance , continua-t-elle , mêmes ttaits, même air, même fon de voix ; j'en fus frappée aufli-töt que je vous;' Tornt III, Kk  £i4 La. Chatte vis; j'étois informée de tout ce qui devoit arrL; ver , & je le fuis encore de tout ce qui arrivera; nies peines vont finir ; & les miennes, belle reine , dit le prince, en fe jetant a fes piés, feront-elles de longue durée ? Je vous aime déja plus que ma vie , feigneur , dit la reine, il faut partit pour aller vers votre père , nous verrons fes fentimens pour moi, & s'il confentira a ce que vous défirez. Elle fortit, le prince lui donna la main, elle monta dans un chariot avec lui : il étoit beaucoup plus magnifique que ceux qu'il avoit eus jufqu'alors. Le refte de Téquipage y répondoit a tel point, que tous les fers des chevaux étoient d'émeraudes , & les cloux, de diamans. Cela ne s'eft peut-être jamais vu que cette fois-la. Je ne dis point les agréables converfations que la reine & le prince avoient enfemble ; fi elle étoit unique en beauté , elle ne 1'étoit pas moins en efprit , &C le jeune prince étoit aufli parfait qu'elle ; de forte qu'ils penfoient des chofes toutes charmantes. Lorfc.u'ils furent prés du chateau, oü les deux frères ainés du prince devoient fe trouver, la reine entra dans un petit rocher de cryftal, dont routes les pointes étoient garnies d'or & de rubis. II y avoit des rideaux tout autour, afin qu'on ne la vit point, & il étoit porté pat de jeunes. .  B L A N C H B. jj| hommes très-bien faits, & fuperbement vêtus. Le prince demeura dans le charriot, il appercut fes frères qui fe promenoient avec des princelTes d'une excellente beauté. Dès qu'ils le recohnurent, ils s'avancèrenf pour le recevoir, & lui demandèrent s'il amenoit urlè maitrefTe } il leur dit qu'il aVoit été fi nialheureux , que dans tout fon voyage il n'en avoit rencontré que dé très-laides, que ce qu'il apportoit de plus rare, c'étoit une petite Chatte blanche. Ils fe prirenÊ k rire de fa fimplicité. Une Chatte , lui direnN ils , avez-vous peur que les fouris ne mangent notre palais. Le prince répliqua qu'en effet il n'étoit pas fage de vouloir faire un tel préfent * Ton père 5 la-deffus chacun prit le chemin de la ville. Les princes ainés montcrent avec leurs princelTes , dans des calèches toutes d'or & d'azur leurs chevaux avoient fur leurs têtes des plumes' & des aigrettes ; rien n'étoit plus bfillant que cette cavalcade. Notre jeune prince alloit après, 8c puis le rochet de cryftal, que tout le monde regardoit avec admitation. Les courrifans s'emprefstrent de venir dire au roi que les trois princes arrivoient : amènent-ils de belles dames ? répliqua le roi. II eft impoffible de rien voir qui les furpaffe. A Pttte répome il parut fiché. Les deux princes Kkij  5i£ La Chatte Blanche. s'emprefsèrenr de monter avec leurs merveillenfes princelïes. Le roi les recut très-bien, & ne favoit a laquelle donner le prix ; il regarda fon cadet, Sc lui dit: cette fois-ci vous venez donc feul ? Votre majefté verra dans ce rocher une petite Chatte blanche , répliqua le prince, qui miaule fi doucement, & qui fait fi bien patte de velours , qu'elle lui agréera. Le roi fourit , & fut lui-même pour ouvrir le rocher; mais auffi-tot qu'il s'approcha, la reine avec un reffort en fit tomber toutes les pièces , Sc parut comme le foleil qui a été quelque tems enveloppé dans une nue ; fes cheveux blonds étoient épars fur fes épaules , ils romboient par groffes boucles jufqu'a fes piés; fa tête étoit ceinte de fleurs, fa robe d'une légère gaze blanche , doublée de taffetas couleur de rofe •, elle fe leva Sc fit une profonde révérence au roi, qui ne put s'empêcher , dans 1'excès de fon admiration de s'écrier : voici 1'incomparable Sc celle qui mérite ma couronne. Seigneur, lui dit-elle, je ne fuis pas venue pour vous arracher un trbne que vous rempliffez fi dignement, je fuis née avec fix royaumes : permettez que je vous en offre un , Sc que j'en donne autant a chacun de vos fils. Je ne vous demande pour toute récompenfe que Yotre amitié , Sc ce jeune prince pour époux»  Le Gentilhomme Bourgeois. 517 Nous aurons encore aflez de trois royaumes. Le roi & route Ia cour poufsèrent de longs cris de joie & d'étonnement. Le mariage fut célébré aufli -tót, aufli-bien que celui des deux Princes; de forte que toute la cour pafla plufieurs mois dans les divertiflemens &c les plaifirs. Chacun enfuite partit pour aller gouverner fes états; la belle Chatte Blanche s'y eft immortalifée, autant par fes bontés & fes libéralités, que par fon rare mérite & fa beauté. Ce jeune prince fut heureux De trouver en fa Chatte une augufte princefTe , Digne de recevoir fon encens & fes vctux , Et prête a paitager fes foins & fa tendreffe : Quand deux yeux enchanteurs veulent fe faire aimer, On fait bien peu de réfiftance , Sur-tout quand la reconnoilfance Aide encore a nous enflammer. Tairai-je cette mère & cette folie envie , Qui fait a Chatte blanche éprouver tant d'ennuis, Pour goüter de funeftes fruits ! Au pouvoir d'une fée elle la facrifie. Mères , qui pofTédez des objets pleins d'appas , Déteftez fa conduite , & ne 1'imitez, pas. Le prieur, en achevant la leéture du conté, jeta les yeux fur la Dandinardière , il vit les flens fermés, & qu'il ne remuoit point j il s'apptocha , & criant de toute fa force : mon Kkiij  '5.iS Ls Gentilhomme arni, êtes-vous en ce monde ou en 1'autre ? t> petit homme le regarda fixement , & lui dit enfuite : j'étois fi charmé de Chatte Blanche, qu'il me fembloit être a la noce, ou ramadant a 1'entrée qu'elle fit, les fers d'é.meraudes & les cloux de diamans de fes chevaux. Vous aimez donc ces fortes de fi&ions , reprit le prieur ? Ce ne font point des fiótions , ajouta la Damdinardière , tout cela eft arrivé autrefois , Sc arriveroit bien encore , finon que ce n'eft phis la mode. Ah ! fi j'avois été de ce tems-la , ou que cela fut de celui-ci, j'aurois fait une belle forrune, Sans doute , continua le prieur, que vous auriez époufé quelque fée? Je ne fais, dit le petit homme , elles me femblent trop laides, & fi je me marie , je veux que mon cceur y trouve fon compte ; c'eft-a-dire, interrompit Je prieur, que vous prendrez une fille de mérite , belle , vertueufe & fpirituelle; qu a 1'égard du bien , vous lui ferez grace , perfuadé qu'il eft difficile de rencontrer tant de bonnes chofes a h fois ; allez, je vous en aime mieux, & je ferai votre panégyrifte a 1'avenir. Vous ne vou1« Pas m'entendrë , s'écria la Dandinardière , je prétends, que celle avec .qui je me marierai , alt toutes les quaiités de corps & d'efprit dpnt vous venez de pariet j mais je prétends audi qu'elle fo|t riche ^ & dans Je tems des fées, j'au.  Bourgeois. 5 t rois bien trouvé Ie moyen • d'avoir une reine 5 avec tout cela rien n'étoit plus commode , l'on faifoit tout par trois mots de breüc , breloc, par une baguette, par un vrai rien ; au lieu qua préfent , fi l'on eft né pauvre , &que l'on veuille s'enrichir, il faut travailler comme des loups , bien fouvent même fans réuffir. O tempora , ó mores ! Monfieur le prieur, qu'en dites-vous, continua-t-il, ce fathi n'eft pas d'un fat? Je vous admire autant, dit le prieur, que vous avez admiré Chatte Blanche; vous êtes merveilleux , & l'on s'inftruit toujours avec vous. Ce petit mortel reiTèntoit une extréme joie - de s'attirer des Iouanges ; mais pour en mériter , felon lui, d'étemelles , il vouloit faire un conté a fon tour; de forte qu'il pria le prieur , quon fut avertir Alain de Taccident qui lui étoit arrivé, afin qu'il fe rendit promptement auprès de lui, le remerciant de la complaifance qu'il avoit eue de lire li long-tems ; il feignit d'avoir envie de dormir, pour refter dans Tentière liberté de rêver.' II rèva en elfet, & ce fut beaucoup plus a Virginie qu'aux fées. Quelle fublimité d'efprit, s'écrioit-il 1 une fiiie élevée au bord de la mer, qui ne devroit pas avoir plus de génie qu'une fcle Kk iv  j2o Le Gentilhomme ou qu'une huitre alecaille, écrit comme les plus célébres auteurs! J'ai le goüt bon; quand j'approuve quelque chofe , il faut qu'elle foit excellente : j'approuve Chatte Blanche , donc Chatte Blanche eft excellente , & je veux le foutenir contre tout le genre humain. Mon valet Alain que je ferai armer de piet-en-cap , & qui fe battra pour moi, fera le renant de la barrière : on 1'entendoit de 1'anti-chambte, qui parloit ainfi, Sc qui faifoit tout feul plus de bruit qu'une douzaine de perfonnes. On en fut avertir monfieur de Sainr Thomas, ïl eut peur que fa chüte ne lui caufat cette efpèce de délire. II vint 1'écouter , & demeura furpris des difparates qu'il faifoit. Alain arriva; il lui défendit d'entrer dans la chambre de fon maitre , crainte de le faire parler davantage , Sc pour le tirer d'inquiétude , on lui dit qu'il viendroit le lendemain. La Dandinardière demeura occupé toute la nuit de 1'envie de faire un conté, cela 1'empêcha de dormir , il étoit défefpéré de n'avoir pas fon fecrétaire pour le faire écrire; il demanda avant le jour un payfan pour envoyer a fon chateau , paree qu'il vouloit voir Alain a quelque prix que ce fut. On éveilla le Jbaron pour lui dire 1'impatience du bourgeois, & fur-le-champ il lui envoya ce fidelle domefliquê.  B ou r c ï o i 5. 5ir • Dès qu'il parut, il fit deux ou trois bouds dans fon lit , & lui tendant les bras: viens, Alain, s'écria-t- il, viens, mon ami, pour que je te raconre les chofes du monde les plus étonnantes. Permettez-moi, dit Alain (tout attendri de lui voir la tête entortillée de linges) que je vous demande comment vous vous portez ; cela me paroit plus preffé qu'aucune chofe du monde? Je pourrois me porter mieux, répliqua la Dandinardière y mais , hélas! mon plus grand mal n'eft pas celui que tu vois a ma tête. Je fuis amoureux, Alain, & c'eft le coup Ie plus adroit que Cupidon ait décoché depuis qu'il s'en mêle. Alain ne répondit rien , il connoifloit aufli peu Cupidon que 1'Alcoran, & il eut peur de hafarder une fottife, en voulant dire quelque chofe de bon. Tu ne parles point, dit la Dandinardière ? Non, Monfieur , j'écoute , répondit Alain : écoutés donc ce qui m'eft arrivé. J'ai engagé ma liberté a une jeune princefle. Combien vous a-t-elle donné deflus, interrompit Alain? Croistu, groflebête, s'écria la Dandinardière , qu'il s'agifle d'un habit ou de quelque bijou ? Je ne fais ce que je crois , dit le valet j vous me parlez dans des termes qui me font tout nouveaux; par exemple, oü avez-vous pu trouver une princefle dans ce pays-ci , a moins de quelque naufrage, & que la mer Py ait jetée? Tu raifonnes fort bien , dit le petit bour-  f%£-> L t O I N T i L H O Al'M e: geois, les princelTes ne foifonnent pas en ce carlton; mais celle que j'adore mérite de Têtre, & a mon égard, c'eft tout comme Ti elle Tétoit; on 1'appelle Virginie, ce nom vient de Tancienne Rome & pour 1'amour du nom feul, Virginie pofTéderoit mon cceur. Alain ouvrit les yeux & la bouche , émerveillé de la fcience de fon maitre. Il gardoit un filence refpeétueux qui donnoit le tems au malade de parler fans relache; mais faifant réflexion que rien n'avancoit moins le conté qu'il avoit réfolu d écrire , il commanda tout-d'un-coup au bon Alain d'aller chez lui, de mettre tous fes iivres dans une oudeux charrettes, & de les luiapporterVous allez donc demeurer ici, monfieur, lui ditil tnftement ? non, mon ami, répliqua le malade, je n'y refterai qu'autant de tems que je ferai incommodé de mes bleffures; mats il faut que je fafTe un grand ouvrage, & j'ai befoin de feuilleter les meilleurs auteurs; cours promptement, & reviens avec la même diligence. Alain rencontra le baron, le vicomte & le prieur. II paffa brufquemenr fans les.regarder, & fortit : le baron Tappela plufieurs fois ; enfin il revint fur fes pas. Dis-moi, Ala.n, oü t'envoie ton maitre? car ton air affaire1 me donne de la curiofité. Je vais, monfieur, répondit Alain, querir tous 'fes iivres & toute fa doctrine ; il  Bourgeois.' 'jij1Veut écrire la plus belle chofe du monde ; fi vous vouliez lui aider , il en a , je crois grand befoin ; j'en fuis perfuadé, répliqua le baron; mais demeure ici, il y a aflez de livres pour 1'occuper agréablement; oh! je n'ai garde de ne lui pas obéir, dit Alain, il veut quatre fois plus qu'un autre ce qu'il veut, il bat quand il eft faché; ne fais-je pas comme il m'en a pris avec fa querelle d'honneur. Je t'aflure , dit le vicomte en i'arrêtant, que tu ne partiras point, que tu ne nous aies raconré pourquoi tu as été battu. Alain aimoit trop a caufer pour en perdre une fi belle occafion; li leur apprit comme il l'avoit armé, afin de le faire pafler pour lui; & tout ce qu'il lui avoit dit pour 1'encourager a l'aótion héroïque de cornbattre. v Ces meflieurs s'entreregardoient, bien étonnés des extravagances du petit homme , & des iimplicités d'Alain. Ils voulurent inutilemenc le détourner d'aller querir la bibliothèque de fon maitre; il leur dit qu'il s'en iroit, quand ce feroit pour jcter tous les livres au fond de-la mer, & en efFet il les quitta promptement. En vérité , dit le baron de Saint-Thomas a fes deux amis, me confeilleriez-vous de penfer féneufement a la Dandinardière pour une de mes filles ? U femble, aux vifions qui leur roulent dans Ja tête , qu'il font faits les uns pour les autres j  5*4 Le Gektilhomme cependant un ménage va bien mal, quand il eft gouverné par de reis efprirs. Ne vous dégoütez pas, répondit le vicomte, c'eft un homme riche, il eft un don Quichote; mais ces extravagances lui paffèront plus aifément, car il n'eft pas fi brave que lui, & vous voyez que le feul nom de Villeville le fait trembler ; il eft mal aifé qu'on foutienne long-tems 1'air fanfaron , quand on a toujours peur; ajoutez a cela, dit Ie prieur, que vous pourrez les engager a demeurer avec vous , & que vous les redreflerez. J'ai plus fujet de cramdre, dit le baron en fouriant, qu'ils ne me gatent le cerveau, que je n'ai lieu d'efpérer que mes remontrances raccommoderonrleleur. Voilama femme Sc mes deux filles qui ont chacune leur génie particulier. La Dandinardière, avec elles , achevera d'extravaguer ; n'importe , dit le prieur, il eft en fonds dargent comprant. Je ne vous pardonnerai de ma vie, fi vous le lailTez échapper; mais a propos, je vais le voir, il faut que je fache ce qu'il veut écrire. II monta auffi-tót dans fa chambte, & après lui avoir demandé de fes nouvelles: je viens, lui dit-il, vous offrir d'être votre fecrétaire aujourd'hui, comme je fus hier votre leóteur. Vous ne pouvez me faire un plus fenfible plaifir, s'écria la Dandinardière, en lui tendant les bras; car encore que j'aie Alain, fon écriture eft fi déceftable,  Bourgeois. 515 que nous aurions befoin d'un tiers pour déchiffrer ce qu'il griffonne ; il a fi peu d'efprir, que routes les belljs 8c bonnes penfées que je lui dis, fout perdues , paree qu'il ne les entend point; 8c comment arranger ce qu'on n'entend pas ? Conclufion , St le prieur , j'ai tout 1'air de vous fervir de fecrétaire , au moins rant que vous ferez incommodé. Ah, monfieur, s'écria la Dandinardière ! je fuis votre ferviteur, votre petit valet redevable. II me fulfit que vous foyez mon ami, dit le prieur, en 1'inrerrompant; apprenez-moi de quoi il eft queftion , fi vous voulez traiter votre fujet en vers , ou bien en profe. Cela m'eft égal, répliqua notre Bourgeois, pourvu que je falfe un conté, pour convaincre Virginie que je n'ai guère moins d'efprit qu'elle j tout ce qui me chagrine , c'eft que je n'ai jamais vu de Fées , 8c que je ne fais pas même oü elles demeurent. II ne faut point vous embarraifer , dit le prieur, je fuis tout propre a vous aider-. 8c fans vous,ereufer la tête, en voici un dans ma poche que je viens de finir, 8c que perfonne au monde n'a vu. Ah, monlieur, s'écria la Dandinardière ! fi vous le voulez vendre, avec ferment de ne vous en vanter jamais, & de men laifler l'honneur tout entier, je vous en donnerai volontiers quatre louis; c'eft trop peu , répliqua Ie prieur, il vaut mieux qu'il ne vous en coüte rien.  '5*