IE ClBINET DES F É E S.  CE VOLUME CONTIENT •pr tt (,a suite pis Fées- a i a m o d e , par Niadame la Comtefle g'AuiNO y. ^_ I S.A J Q ï » , Belle-Belle , ou le Chevalier Fortune ; fuite du Gentilhomme'"Bourgeois $ le Pïgeon & la Colombe; fuite du Gentiltiomme Bourgeois; la PrincelTe Belle-Etoile & Ie Prince Chéri ; fuite du Gentilhomme Bourgeois 5 le Prince Marcaiïïn ; fuite du Gentilhomme Bourgeois 5 |e Dauphin 3 conclufioa du Gentilhomme Bourgeois.  LE CABINET DES FÉES, o u COLLECTION CHOISIE DES CONTES DES FÉES, ET AUTRES CONTES MERVEILLEUX, Ornés de Figures. TOME QUATRIÈME. A AMSTERDAM, Et fe trouve a PARIS, RUE ET HÓTEL SERPENTE, M» DCC. LXXXV.   BELLE-BELLE, O U LE CHEVALIER FORTUNÉ jj CONTÉ. ï L ctoit une fois un roi fort aimable, fort doux Sc fort puilfant; mais 1'empereur Matapa, fbn voifin, étoit encore plus puilTant que lui. ILs avoient eu de grandes guerres t'un coutre 1'autre; dans la dernière, 1'empereur gagna une bataille confidérable, & après avoir tué ou fait prifon?: uiers la plupart des capitaines &z des foldats dü roi, il vint affiéger fa ville capitale , & la priem de forte qu'il fe rendit rnaitre de tons les tréfor* qui étoient dedans. Le roi ent a peine le loiuV de fe fauver avec la reine douairière fa Treur. Cette princeffe étoit demeurée veuve, fort jeune \ ello' ayoit de l'efprit & de la beauté, il eft vrai qu'elb-' Tomé IV, A  z Le Chetaiie* ctoit fiére, violente, Sc dun affez difficile ac4 cès. - L'empereur tranfporta toutes les pierreries &C les meubles du roi dans fon palais: il emmena un nombre extraordinaire defcldats,de filles, de chevaux, & de toutes lesautres chofes quipouvoient lui être utiles ou agréables: quand il eut dépeuplé la plus grande partie du royaume, il revint triomphant dans Ie fien, oü il fut recu par rimpératrice & par la princeiTè fa fille , avee mille tcmoignages de joie. Cependant le roi dépouülé ne fonrrroit pas fans impatience 1'état oü il fe trouvoit. II rafTernbla quelques troupes , dont il compofa une petite armee; & pour la groffir en peu de tems, il fitpublier une ordonnance, parlaquelle il vouloit que les gentilshommes de fon royaume vindent le fervir en perfonne , ou envoyalTent un de leurs enfans, qui fuffent bien équipes d'armes Sc de chevaux, & difpofés a feconder toutes fes entreprifes. 11 y avoit vers la frontière un vieux feigneur , agé dequatre-vingt ans, tout plein d'efprk & de fageiTe , mais fi mal pattagé des biens de la fortunö , qu'après en avoir poffédé beaucoup , il fe voyoit réduit dans une efpèce.de pauvreté, qu'il auroit foufferte paciemment , fi elje ne lui jivoic pas étc commune avec trois belles filles  f Ö R T V K t- qui lui reftolenn Elles avoient tant de raifon, qu'elles ne mutmuroient pas de leurs difgraces , Sc fi par hafard elles en parloient a leur père, c'étoit plutöc poux le confoler, que pour rien ajouter a fes peines,. Elles paffoient Lur vie avec lui fans ambkion,. fous un toit ruftique , lorfque 1'ordonfiance du toi parvint aux oreilles du vieillard ; il appela fes filles, & les regardant triftement, qa'allons-nous faire, leur dit il ? Le roi ordo.nne a toutes les perfonnes diftinguées de fon royaume de.fè rendre prés de lui, pour le fervir contre 1 empeteur, ouil les condamne a une trés groffeamende fi elles y manquent. Je ne fuis pomt en état de payerla taxe ; voili de terribles extrémifés, elles tenferment ma mort ou notre ruïne. Ses trois filles s'affligèrent avec lui \ mais elles ne laiflerens pas de'le prier de prendre un peu de courage, paree qu'elles étoient perfuadées qu'elles pourroient trouver quelque remède a fon aftliAion. En effet, le lendemain matin 1'ainée fut trouver fon père qui fe promenoit triftement dans urj verger, dont il prenoit lui-même le foin. Seigneur, luidit-elle, je viens vous fupplier de me permettre de partir pour 1'armée; je, fuis d'une taille avaritageufe , & affez rqbufte; je m'habiUerai en homme,je pafferai pour votre Üls y fi je ne fais pas des a&ions héroïques, touï Aij  4 L ! Chïvaiïer. au moinsje vous épargnerai le voyage oa la taxe,* & c'eft beaucoup en I'état ou nous fommès. Le comte 1'embralTa tendrement, & voulut d'abord s'oppófer. a un deffein fi extraordinaire j mais elle lui dit avec tant de fermeté qu'elle n'envifageoit point d'autres remèdes , qu'enfin il y confentit. 11 ne fut plus queflion que de lui faire des habits convenables au perfonnage qu'elle alloic jouer. Son peLe lui donna des armes, & le meilleur cheval des quatre qui fervoient a laboarer 5 'les adieux & les regrets furent tendres de part 6c d'autre. Après quelques journées de chemin , elle paffa le long d'un pré bordé de haies vives. Elle vit une bergère bien afïligée , qui tachoit de retirer un de fes moutons d'un foffé ou il étoït römbé. Que faites-vous la, bonne bergère, lui dit-elle ? Hélas, répliqua la bergère, j'elfaie de fauver mon mouton qui eft prefque noyé , & je fuis fi foible , que je n'ai pas la force de le retirer. Je vous plains, dit-elle, & fans lui offrir fon fecours , elle s'éloigna la bergère auffi tót lui cria : adieu, belle déguifée. La furprife de notre belle héroïne ne fe peut exprimer. Comment, dit-elle, eft-il poffible; que je fois fi reconnoiffable ? Cette vieille bergère m'a vue a peine un moment, &c elle fait que je fuis traveftie; ou veux-je donc aller-?-Je ferai reconnuede tout le  Fortune. $ monde ; & fi je le fuis du roi, quelle fera ma honte & fa colère ? 11 croira que mon père eft un lache, qui n'ofe paroïtre dans les périls. Après toutes ces réflexions, elle conclut qu'il falloit retourner fur fes pas. Le comte óc fes filles patloient d'elle , Sc eomptoient les jours de fon abfence, lorfqu'ils la virent entrer ; elle leur apprit fon aventure : le bonhomme lui dit qu'il 1'avoit bien prévu, que fi elle avoit bien voulu le croire, elle ne feroit point partie , paree qu'il eft impoffible qu'on ne connoiife pas une fille déguifée. Toute cette petite familie fe trouvoit dans un nouvel embarras, ne fachant comment faire, quand la feconde fille Tint ï fon tour trouver Ie comte. Ma frxur, lui dit-elle, n'avoit jamais monté a cheval, il n'eft point furprenant qu'on 1'ait reconnue ; a mon égard, fi vous me permettez d'aller a fa place, j'ofe me promettre que vous en ferez content. Quoi que le vieillard put lui dire pour com» battre fon deffein, il n'en put venir ï bout. II fallut qu'il confentït i la voir partir ; elle prit uit autre habit; d'autres armes, 6c un autre cheval. Ainfi équippée, elle embraffa mille fois fon père 6c fes fosurs, réfolue de bien fervir le roi; mais en palTant par le même pré oü fa fceur avoit vu la bergère 6c le mouton, elle le trouva au fond du foffé, 6c la hergèje occupée ï le retirer. Malheu- A iij  ^ L e Chevaiier. reufe, s'écrioir-elle, la moitié de mon troupeau eft péri de cette manière; fi quelqu'un m'aidoir , je pourrois fauver ce pauvre animal; mais tout le monde me fuic. Hé quoi, bergère, avez-vous fi peu de foin de yos moutons , que vous les laiffiez Fomber dans 1'eau ? Et fans lui donner d'autre ponfolation , elle piqua fon cheval. La vieille lui cria de toute fa force: adieu, belle déguifée. Ce peu de mots n'nffligea pas médiocrement notre amazone: quelle fitalité , dit elle, me voila auflj reconnue , ce qui eft arrivé a ma fceur m'arrive; je nefuis pas plus heureufe qu'elle, §c ce feroit une chofe ridicule que j'allaiïe a 1'ar* mée avec un air fi efFéminé que tout le monde me reconnür. Elle retourna fur le champ a la maU fon de fon père, fort trifte du mauvais fuccès de fpn voyage. U la recut tendrement, & la loua d'avoir en h prudence de revenir; mais cela n'empêcha pas que le chagrin recommencar, avec d'autant plus de force, qu'il en coutoit déja letofle de deux habits inutücs , & plufieurs aurres petites chofes. Le bon vieUlard fe défoloit en fecret, paree qu'il M vouloit pas montrer toute fa douleur a fes Enfin fa caderte vint le prier, avec les dernière? ïnftances, de lui accorder la ?même grace qu'il ItpH fairei fes foears, Peuï-êtiej dit-elle, qqg  F O l I D H I. 7 c'eft une préfomption d'efpérer réuffir mieux qu'elles ; mais cependant je ne laifferai pas de tentet Faventure; ma taille eft plus haute que la leur, vous favez que je vais toüs les jours a la chaffe , eet exercice nelaifte pas de donner quelque talent pour la guerre ; & le défir extréme que j'ai de vous foulager dans vos peines > m'infpire un courage extraordinaire. Le comte Faimoit beaucoüp plus que fes deux autres fceurs; elle avoit tant de foin de lui, qu'il la regardoit comme fon unique confolation; elle lifoit des hiftoires agréables pour le divertir, elle le veilioit dans fes maladies , & tout le gibier qu'elle tuoit n'éjtoit que pour lui , de forte qu'il employa des raifons pour la détourner de ce deffëin encoreplus fortes que celles dont il s'étoit fervi i 1'égard de fesfeeurs. Voulez-vous mequirter, ma chère fille, lui difoit-il? Votre abfenceme caufera la mort; quand il feroit vrai que la fortune favoriferoit votre voyage , & que vous reviendriez couverte de lauriers , je n'aurois pas le plaifir d'en être témoin, mon age avancé & votre abfence termineront ma vie. Non, mon père, lui difoit Bellebelle , ( c'eft ainfi qu'il F avoit nommée), na croyez pas que je rarde longtems; il faudta bien que la guerre finiffé; & fi je voyois quelqu'autre moyen de fatisfaire aux ordres du roi, je ne le né» gligerois pas; car j'ofe vous dire que fi mon éloi- A iv  $ L E C H E V A L I E R gnement vous caufe de la peine , il men fait encore plus qu'a. vous. II confentit enfin a ce qu'elle défiroit. Elle fe fit faire un habit trèsiïmple, ceux de fes fceurs avoient trop conté, & les finances du pauvre comte n'y pouvoient fuffire ; ellë fut obligée de prendre un fort méchant cheval, paree que fes deuxfxurs avoient prefque eftropié les deux autres; mais tout cela ne la découragea point. Elle embraffa fon père , recut refpeótueufement fa bénédióHon, & après avoir mêlé fes larmes a celles de fon père & de fes fours , elle parrir. En paffant par le pré dont j'ai déja parlé , elle trouva la vieille bergère qui n'avoit point encöre retiré fon mouron , ou qui vouloir en retirer'Vm autre du milieu d'un foffé profond. Que faitesyous-la , bergère, dit Belle-Belle, en s'arrêtant? Je ne fais plus rien , feigncur , répondit la bergère, depuis qu'il eft jour je fuis occupée' après ce mouton j mes peines ont été inutiles , je fuis h laffe, que je ne puis refpirer; il n'y a guère de jours qu'il ne m'arrive quelque nouveau malheur , Sc je ne trouve perfonne qui y premie part. Certainementje vous plains, dit Belle-Belle ; mais pour vous- marquer ma pitié , je veux vous aider. Elle defcendit auffi-tót de cheval; il étoit fi docile, qu'elle ne prit pas la peine de    ! O R I ï N i' $f I'attacher pour 1'empêcher de s'enfuir; 8c fautant par-deffus la haie , après avoir eflTtyé quelques égracignures, elle fe jera dans le fofle. Elle fe tourmenta tant, qu'elle retira le bien-aimé mouton. Ne pleurez plus , ma bonne mère , dir-elle a. la bergère , voila votre mouton, 8c pour avoir étc fi long-tems dans 1'eau, je le trouve encore bien gai. Vous n'avez pas obligé une ingrate, dit la bergère, je vous connois, charmante Belle-Belle je fais ou vous allez , 8c tous vos defleins ; vos fceurs ont pafte par ce pré , je les connoiflois bien aufïi, & je n'ignore pas ce qu'elles avoient dans 1'efprit; mais elles m'ont paru fi dures, 8c leur procédé avec moi a été fi peu gracieux, que j'ai trouvé le moyen d'interrompre leur voyage : la chofe eft fort différente a. vojtre égard; vous 1'éprouverez , Belle - Belle , car je fuis fée , & mon inclination me porte a combler de biens ceux qui le méritent. Vous avez-la un cheval dont la maigreur effraye ; je veux vous en donner un. Aufli-töt elle toucha la terre de fa houlette , 8c fur le champ Belle-Belle entendit hennir derrière un buiffon :;elle regarda promptement, elle appercut le plus beau cheval du monde : il fe rait i courir 8c a. fauter dans le pré. BelleBelle qui aimoit les chevaux, étoit ravie d'en voir un fi parfait, lorfque la fée appela ce beau  i» Le ChivAjEier courfier, Sc le touchant de fa houlette , elle dit: fidelle Camarade, fois mieux harnaché que le meilleur cheval de 1'empereur Matapa. Sur le champ Camarade eut une houffe de velours vert, en broderie de diamans Sc de rubis, une felle de mème & une bride toute de perles, avec les boffettes Sc le mords d'or ; enfin l'on ne pouvoit rien trouver de plus magnifique. Ce que vous voyez, dit la fée, eft la moindre chofe que l'on doive admirer dans ce cheval. II a bien d'autres talens , dont je veux vous parler* Premièrement il ne mange qu'une fois en huic jours y il ne faut point prendre la peine de le panfer ; il fait le pafte , le préfent Sc 1'avenir; il eft a mon fervice depuis long-tems , je 1'ai faconné comme pour moi. Lorfque vous fouhaiterez d'ètre informée de quelque affaire , ou que vous aurez befoin de confeil, il ne faut que vous adrefler a lui, il vous donnera de fi bons avis, que les fouverains feroient bienheureux d'avoir des confeillers qui lui reflemblaffent •, il faut donc que vous le regardiez plutot comme votre ami que comme votre cheval. Au refte , votre habit n'eft point a mon gré , j.e veux vous en donner un qui vous fiéra fort bien; elle frappa la terre de fa houlette , il en fortit un grand coffre couvert de maroquin du levant , clouté d'or : les cbiftres  FoRTUNÉ. II 'de Belle-Belle étoient deffus ; la fée chercha parmi les herbes une clef d'or faire en Angleterre , elle en ouvric le coffre ; il étoit doublé de peau d'Efpagne tout en broderie, il y avoic dedans douze habits , douze cravattes , douze épées , douze plumets , & ainfi de tout par douzaine; les habits étoient fi couverts de broderie & de diamans , que Belle-Belle avoir de la peine a les foulever : choififfez celui qui vous plait davantage, lui dit la fée, & pour les autres ils vous fuivront par-tout, vous n'aurez qu'a frapper du pié , en difant, coffre de maroquin , viens a moi plein d'habits ; coffre de maroquin , viens a moi plein de linge & de dentelles j coffre de maroquin, viens a. moi plein de pierredes & d'argent; auffi - tot vous le verrez ou dans la campagne , ou dans votre chambre. 11 faut auffi que vous choifiinez un nom ; eau BelleBelle ne convient pas au métier que vous allez faire ; il me femble que vous pouvez vous appeler le chevalier Fortuné. Mais il eft bien jufte encore que vous me connoiffiez , je vais prendre ma figure ordinaire devanr vous. En même tems elle laiffa tomber fa vieille peau , & parut fi metveilleufe qu'elle éblouit les yeux de BelleBelle, Son habit étoit de velours bleu , doublé d'hermine ; fes cheveux nattés avec des p;ries , Bc fur fa tête une fuperbe Couioune,  'li Le Chevalïer Belle-Belle , tranfportée d'admiration, fe jefa k fes piés , & s'y profterna avec un refped 8c une reconnoiffance inexprimables. La fée la releva &c 1'embraffa tendrement; elle lui dit de •p-rendre un habit de brocard or & vert : elle obéit k fes ordres; & montant a cheval, elle continua fon voyage , fi pénétrée de toutes les chofes extraordinaires qui venoient de fe paffer, qu'elle ment vons appelez-vous ? L'on m'a nommé Léger , dit le chafTeur, & je fuis affez connu dans cette contrée. Si vous en vouliez vair une putre , ajouta le chevalier , je ferois très-aife que vous vinfhez avec moi , vous n'auriez pas tant de peine , & je vous traiterois fort bien. Léger étoit médiocrement heureux, il accepta volontiers le parti qui lui étoit propofé ; ainfi Fortuné, fuivi de fon nouveau domeftique , continua fon voyage» II trouva le lendemain un homme fur le bord d'un marais , qui fe bandoit les yeux; le cheval dit a. fon maitre : Seigneur, je vous confeille de prendre encore eet homme a. votre fervice. Fortuné lui demanda auffi tót par quelle raifon il fe bandoit les yeux. C'eft, dit-il , que je vois trop clair , j'apper^ois le gibier a. plus de quatre lieues de moi, Sc je ne tire aucun coup fans en tuer plus que je n'en veux: je fuis donc obligé de me bander les yeux ; Sc bien que je ne faffe qu'entrevoir , je dépeuple un pays de perdreaux , Sc d'autres petits nids, en moins de deux heures. Vous êtes bien adroit, repartit Fortuné. L'on m'appelle aufli le bon Tireur, dit eet homme, -$c je ne quitterois pas cette occupation pons Bij  2® Le Chevaeier aucunes chofes du monde. J'ai pourtant grande envie de vous propofer celle de voyager avec moi, dir le chevalier, cela ne vous empêchera pas d'exercer votre talent. Le bon Tireur en fit quelque difficulté, & le chevalier eut plus de peine a le gagner que les autres , car ils font crdinairement affez amis de la liberté : cependant il en vint a bout , & s'éloigna enfuite du marais oü il s'étoit arrèré. A quelques journées de la, il paffa le long d'un pré , il appercut un homme dedans , qui étoit couché fur le cóté. Camarade lui dit : Mon maïtre , eet homme eft doué, je prévois qu'il vous eft très-néceffaire. Fortuné entra dans le pré, & le pria de lui dire ce qu'il y faifoir. J'ai befoin de quelques fimples , répondit-il , & j'écoute 1'herbe qui va fortir, pour voir s'il n'y en aura point de celles qu'il me faut. Quoi! dit le chevalier, vous avez 1'oüïe affez fubtile pour entendre 1'herbe fous la terre , êc pour deviner celle qui va paroïtre ? C'eft par cette raifon , dit 1'écouteur, que l'on m'appelle Fineoreille. Hé bien ! Fine-oreille, continua Fortuné, feriez-vous d'humeur a me fuivre ? Je vous donnerai d'affez gros gages pour que vous ayez lieu d'en être content. Cet homme charmé d'une fi agréable propofition , n'héfita point a fe mettre au nombre des autres.  F o n. t v t É. ü Le cheyaliei continuant fa route , vit proche un grand chemin un homme , donr les joues enflces faifoient un affez plaifant effet : il étoit debout, tourné vers une haute montagne, éloignée de deux lieues, fur laquelle il y avoit cinquante ou foixante moulins a vent. Le cheval dit a fon maitre : voici un de nos doués , gardez-vous de manquer 1'occafion de 1'emmener avec vous. Fortuné qui favoit tout engager dès qu'il paroiffoit ou qu'il parloit, aborde eet homme, lui demande ce qu'il faifoit la. Je fouffle un peu , feigneur, lui dit-il, pour faire moudre tous ces moulins. II me femble que vous êtes bien éloigné , reprit le chevalier. Au contraire , répliqua le Souffleur, je trouve que je fuis trop prés , & h je ne retenois la moitié de mon haleine , j'aurois deja renverfé les moulins, & peut-être la montagne oü ils font : je caufe de cette manière mille maux fans le vouloir ; & je vous dirai, feigneur , qu'étant fort maltraité de ma maucelTe, comme j'allois foupirer dans les bois , mes foupirs déracinoient les arbres , & faifoient un défordre étrange 5 de manière que l'on ne m'appela plus dans ce canton que 1'Impétueux. Si quelqüun a de la peine a. vous voir , dit Fortuné , & que vous vouliez venir avec moi, voici des gens qui vqus tiendronr compagnie, ils ont auffi des talens Biij  'li L i Chevalier. extraordinaires. j'ai une curiofiré fi naturelle pour toutes les chofes qui ne font pas communes , répliqua 1'Impétueux , que j'accepte votre propofition. Fortuné très-content, s'éloigna de ce lieu. Dès qu il eut traverfé un pays affez ouvert, il vit un grand étang oü plufieurs fources tomboient; il y avoit au bord un homme qui le regardoit attentivement: feigneur , dit Camarade a fon maïtre , voici un homme qui manque a votre équipage , fi vous pouvez 1'engager a vous fuivre , cela ne feroit pas mal. Le chevalier s'approcha auffi-tot de lui : voulezvous bien m'apprendre , lui dit - il , ce que vous faites-la ? Seigneur , répondit eet homme, vous 1'allez voir ; dès que eet étang fera plein , je le boirai d'un trait ; car j'ai encore foif, bien que je 1'aie déju vidé deux fois. En efFet, il fe baiffa, Sc ne laiffa pas de quoi régaler le plus petit poiffon. Foituné ne demeura pas moins furpris que toute fa troupe : eh quoi! dit-il, Êtes-vous toujours auffi altéré ? Non , dit le buveur d'eau, je bois feulement de cette manière quand j'ai mangé trop falé, ou qu'il s'agit de quelque gageure; je fuis connu depuis ce tems14 par le nom de Trinquet qu'on me donne j yenez avec moi, Trinquet, dit le chevalier, je vous ferai trinquer du vin qui vous fem-  Fortune. *3 blera meilleur que 1'eau d'un étang. Cette promefle plut beaucoup k celui ï qui elle étoit faite , & fut le champ il fe mit a marcher avec les autres. Le chevalier voyoit déja le lieu du rendezvous , oü tous les fujets du roi devoient s'affembler , lorfqu'il apperqut un homme qui mangeoit fi avidement, qu'encore qu'il eüt plus de foixante mille pains de GoneiTe devant lui, il paroiffoit réfolu de n'en pas laiffer un feul petit morceau. Camarade dit a. fon maitre : feigneur, il ne vous manque plus que eet hommeci , de grace obligez-le de vehir avec vous. Le chevalier 1'aborda , & lui dit en fouriant: avezvous réfolu de manget tout ce pain a votre déjeuner ? Oui , répliqua-t-il, tout mon regret, c'eft qu'il y en ait fi peu j mais les boulangers font de francs pareffeux , qui fe mettent peu en peine que l'on ait faim ou non. S'il vous en faut tous les jours autant, ajouta Fortuné , il n'y a guère de pays que vous ne. foyiez en état d'affamer. Oh! feigneur! rëpartit Grugeon , c'eft ainfi qu'on 1'appeloit, je fe/oisbien factie d'avoir tant d'appétit , ni mon bien ni celui de mes voifins n'y fuffiroient pas : il eft vrai que de tems en tems je fuis bien aife de me regaler de cette manière. Mon ami Grugeon , dh i'ortuné, atcachez-vous a moi, je vous fefaï faire B iv  J4 L e Chevalier bonne chère , & vous ne ferez pas mécontent de m'avoir choiii pour manie. Camarade qui ne manquoit ni d'efprit , ni de prévoyance , avertit le chevalier qu'il étoit bon de défendre i tous fes gens de fe vanter des dons extraordinaires qu'ils avoient. 11 ne différa point a les appeler, & leur dit : écoutez, Forte-échine , Léger, le bon Tireur, Fineoreille , Impétueux , Trinquet & Grugeon ; je vous avertis que fi vous me voulez plaire, vous gardiez un fecret inviolable fur les talens que vous avez; & je vous alfure que j'aurai tant de foin de vous rendre heureux, que vous ferez contens. Chacun lui promit avec ferment, d'être fidelle a fes ordres ; & peu après le chevalier , plus paré de fa beauté & de fa bonne mme, que de fon magnifique habit, entra dans la ville capitale, monté fur fon excellent cheval, & fuivi des gens du monde les mieux fairs. II ne tarda pas a leur faire faire des habits de livrée tous chamarés d'or & dargent ; il leur donna des chevaux, & s'étant logé dans la meilleute auberge , il artendit ie jour marqué pour paroïtre a la revue ; mais l'on ne parloit plus que de lui dans la ville, & le roi, prévenu de fa réputation, avoit fort envie de le voir. Toutes les troupes s'auemblèrent dans une  Fortuné. 15 gr.mde plaine , le roi y vint avec la reine douairière fa foeur & toute leur cour > elle ne laiffoit pas d'ètre encore pompeufe , malgré les malheurs qui étoient arrivés a. l'état , & Fortuné fut ébloui de tant de richeffes. Mais fi elles attirèrent fes regards, fon incomparable beauté n'attira pas moins ceux de cette célèbre troupe ; chacun demandoit qui étoit ce jeune cavalier fi bien fait & de fi bon air; & le roi paiïant proche du lieu oü il étoit , lui fit figne de s'approcher. Fortuné aufli-tót defcendit de cheval, pour faire une profonde révérence au roi; il ne put s'empêcher de rougir , voyant avec quelle attention il le regardoit; cette nouvelle couleur releva encore l'éclat de fon teint. Je fuis bienaife , lui dit le roi, d'apprendre par vous-même qui vous êtes , & votre nom. Sire , répliquat-il , je m'appelle Fortuné , fans avoir eu jufqu'a ptéfent aucunes raifons de porter ce nom j car mon père, qui eft comte de la Frontière , pafle fa vie dans une grande pauvreté , quoiqu'il foit né avec autant de biens que de naiffance. La Fortune qui vous a fervi de marraine , répondit le roi, n'a pas mal fait pour vos intéréts , de vous amener ici ; je me fens une affection particuliere pour vous, & je me fouviens que votre père a rendu au mien de grands fer-  fi <» L i Chevalier vices; je veux les reconnoitre en votre perfonne.' .C'eft une chofe jufte , ajouta la reine douairière qui n'avoit point encore parlé; 8c comme je fuis votre ainée , mon frère , & que je fais plus particulièrement que vous tout ce que le comte de la Frontière a fait pendant plufieurs années pour le fervice de 1'état, je vous prie de vous repofer fur moi du foin de récompenfer ce jeune chevalier. Fortuné ravi de Paccueil qu'on lui faifoit , ne pouvoit affez remercier le roi 8c la reine : il n'ofoit cependant s'étendre beaucoup fur les fentimens de fa reconnoiffance , croyanr qu'il étoit plus refpeófcueux de fe raire , que de parler trop. Le peu qu'il dit parut fi jufte 8c fi a. propos , que chacun 1'applaudit ; enfuite il remonta a cheval, & fe mêla parmi les feigneurs qui accompagnoient le roi; mais la reine 1'appeloit a tous momens pour lui faire mille queftions , & fe tournant vers Floride qui étoit fa plus chère confidente : que te femble de ce cavalier, lui difoit-elle affez bas ? fe peut-il un air plus noble 8c des traits plus réguliers ? Je t'avoue que je n'ai jamais rien vu de plus aimable : Floride n'avoit pas de p.ine a. convenir de ce que difoit la reine , & elle y ajoutoit de grandes louanges; car le cavalier ne lui fembloit pas moins aimable qu a fa maitLeffe.  Fortune.' *?, Fortuné ne pouvoit s'empêcher de jeter les yeux de tems en tems fur le roi: c'étoit le prince du monde le mieux fait, routes fes manières étoient prévenantes. Belle-belle qui n'avoit point renoncé a fon fexe , en prenant un habit qui Je cachoic, reffentoit un véritable attachement pour lui. Le roi lui dit aptès la revue, qu'il craignoit que la guerre ne fut fanglante, & qu'il avoit réfolu de 1'attacher a fa perfonne. La reine douairière qui étoit préfente , s'écria qu'elle avoit eu la mème penfée, qu'il ne falloit point 1'expofer au péril d'une longue campagne ; que la charge de premier maitre d'hótel étoit vacante dans fa maifon , qu'elle la lui donnoit. Non , dit le roi, j'en veux faire mon grand écuyer. lis fe difputoient ainfi 1'un & 1'autre le plaiiir d'avancer Fortuné; & la reine craignant de faire connoitre les fecrets mouvemens qui fe paffoient déja dans fon coeur, céda au roi la fatisfadtion d'avoïr le chevalier. II n'y avoit guère de jours oü il n'appelat fon coffre de maroquin , Sc ne piït dedans un habit neitf. Il étoit affurément plus magnifique qu'aucun prince qui fut a la cour ; de forte que !a reine lui demandoit quelquefois par quel moyen fon père fourniffoit a une fi grande depenfe ; d'aücres fois eacore elle lui en faiioit  ZS L E C H E V A L I E R la guerre : avonez la vérité , difoir-elle, VOUS avezune ma^reOe ; c'eft elle qui vous en, • toutes les belles chofes que npus voyons. ForFune rougiffpit & répondoit «fpecWement aux differente* queftions que lui faifoit la reine Dailleurs il s'acquittoit de fa charge admirablement bien ; fon coeur fenfible au merite du roi , 1'attachoitplus a fa perfonne qu'il nauron voulu : quelle eft ma deftinée , difoit-iP J aime un grand roi, fans pouvoir jamais efpérer quil m'aime , ni qu'il me rienne compte de ce que je fouffre. Le roi de fon cÖté le combloic de faveur , il ne trouvoit rien de bien fait que ce que faifoit le beau chevalier. La reine decue par fon habit , penfoit férieufement au moyen de contraóter avec lui un mariage fecret ■ 1'inégalité de leur naiffance étoit I'unique chofe qui lui faifoit de la peine. Elle n'étoit pas la feule qui reiïenroit de linclmanon pour Fortuné; les plus belles perfonnes de la cour en prirent malgré elles. II étoit accabléde billets tgndr.es, de rendez-vous, de préfens & de mille galanteries, auxquelles il repondit avec tant de nonchalance, que l'011 ne doutoit point qu'il n'eüt une maïrreife dans fon pays ; ce n'eft pas que lorfqu'il étoit dans quelque fête, il n'y voulut parokre avantageuiement; il remportoit le prix aux tournois, il  Fortuné. 29 tuoit a la chafle plus de gibier que tous les autres, il danfoit au bal avec plus de grace & de propreté qu'aucun courcifanj enfin c'étoit un charme que de le voir & de 1'entendre. La reine auroit bien voulu s'épargner la honte de lui dcclarer fes fentimens 5 elle chargea Floride de lui faire appercevoir que tant de marqués de bonté de la part d'une reine jeune & belle, ne devoient pas lui être indifférentes. Floride fe trouva fort embarralfé de cette comrniffton ; elle n'avoit pu éviter le fort de la plupart de celles qui avoient vu le chevalier , il lui paroiffoit trop aimable pour fonger aux intéréts de fa mairreife préférablement aux fiens ; de forte que toutes les fois que la reine lui fonrniffoit 1'occafion de Fentretenir , au lieu de lui parler de la beauté & des grandes qualités de cette princeife , elle rte lui parloit que de fa mauvaife humeur , que de ce que fes femmes fouffroient auprès d'elle , que des injuftices qu'elle avoit, & du mauvais ufage qu'elle faifoit du fuprême pouvoir qu'elle avoit ufurpé dans le royaume ; enfuite faifant une comparaifon de fentimens : je ne fuis pas née reine , difoit-elle ; mais, en vérité , je devrois 1'être, j'ai un fonds de générofité, qui me porte a faire du bien a tout le monde : ah ! fi j'étois dans eet atigufte rang , continuoit-elle, que le beau For-  Zé C h e v A t i e k tuné feroic heureux ! il m'aimeroit par recöni «oiffance, sil „e maimoit pas par inclination> Le jeune chevalier tout éperdu de ce difcours, ne favoit que répondre, cela étoit caufe qu'il evitoic foigneufement des tête a-tête avec elle; & la reine impatiente , ne manquoit pas de demander a Floride comment elle gouvernoic Lefprit de Fortuné : il eft fi peu prévenu en ia faveur, lui difoit-elle, & il a tant de timidite, qu'il ne veut rien croire de touf cg je lm dis de favorable de votre part, ou il feint de ne le pas croire , paree qu'il a ouelqne paffion qui 1'occupe. Je le crois comme toi, difoitla reine alarmée; mais feroit-il poffible' qu'il ne fit pas céder tout a fon ambition ? Ec feroit-il poffible, madame, répliquoic Floride que vous vouluffiez devoir fon ceeur a votre couronne? Quand on eft comme vous jeune & belle, que l'on a mille rates qualités, fautil avoir recours a 1'éclat d'un diadême ? l'on a recours a tout, s'écria la reine, lorfqu'il sVit dun cceur rebelle qu'on veut affujettir. Floride connut bien qu'il ne lui étoit plus poffible de gueru fa manreffie de 1'entetement qu'elle avoic pns. La reine attendoit toujours quelque heureux effet des foins de fa cenfidente ; mais le peu «ie progrès qu'elle faifoit fur Fortuné ^  Fortuné. > *' 3e chercher elle-mème les moyens d'avoir une converfation avec lui. Elle favoit qu'il fe rendoit tous les matins de bonne heüre dans un petit bois , qui donnoit fous les fenêrres de fon appartement. Elle fe leva avec 1'aurore; Sc regardanr du cóté qu'il devoit venir , elle 1'appercut d'un air mélancolique , qui fe promenoic nonchalamment; elle appela auffitot Floride : tu ne m'as parlé que rrop jufte , lui dit-elle , fans doute Fortuné aime dans cette cour ou dans fon pays : vois la trifteffe qui parok fur fon vifage : je 1'ai remarqué auffi dans toutes fes converfations, répliqua Floride ; Sc s'il vous étoit poffible de 1'oublier, en yérité , madame, vous feriez bien. II n'eft plus tems, s'écria la reine, en pouffant un profond foupir; mais puifqu'il entre dans ce berceau de verdure , allons-y , je ne veux être fuivie que de toi. Cette fille n'ofa arrêter la reine , quelqu'envie qu'elle en eat j car elle craignoit qu'elle ne fe fit aimer de Fortuné , Sc une rivale d'un tel rang eft toujours très-dangereufe. Dès que la reine eut faic quelques pas dans le bois , elle entendit chanter le chevalier , fa voix étoit très-agréable •, il avoit fait ces paroles fur un air nouveau : Ali qu'il eft difficile D'aimer avec teudreife & de viyre tranquill? 1  Le Chevalier Plus je me vois heureux, Et plus je mins la fin du bónneur qui m'enchante ; Le foin de lavenir fans ceffe m'épouvance , Et me vient affliger au comble de mes vceux. Fortuné avoit fait ce couplet de chanfon, par rapport l fes fentimens pour le roi, aux bontés que ce prince lui témoignoit, & 1'appréhenfion d'être enfin reconnu , & obligé de quitter une cour ou il fe trouvoit mieux quen aucun liéti du monde. La reine qui s'éroit arrètée pour lecouter, en reffentit une peine extréme : que vais-je tenter, dit-elle tout bas a Floride ? ce jeune ingrat méprife 1'honneur de me plaire , il s'eftime heureux ; il paroït fatisfait de fa conquêre , il me facrifie a. une autre. Il eft un certain age , répondit Floride , fur lequel la raifon n'a pas encore de droits bien établis; fi j'ofois donner un confeil a votre majefté , ce feroit d'oublier un petit étourdi, qui n'eft pas capable de goüter fa fortuné. La reine auroit bien voulu que fa confidente lui eüt parlé d'une autre manière ; elle lanca mcme fur elle un regard furieux , & s'avancant avec précipitation , elle entra brufquement dans le cabinet de verdure; ou le chevalier fe repofoit • elle feignit d'être furprife de 1'y trouver , &c d'avoir quelque peine qüil la vit dans fon déshabillé \ bien qu'elle n'eüt rien  F O R. T U N H |$ tien négligé de tout ce qui pouvoit le rendre inagnifique Sc galant. Dès qu'elle parut, il voulut par repecl fe retirer ; mais elle lui dit de refter, Sc qu'il lui aideroit a marcher : j'ai été ce matin éveillée agïéablement par le chant des oifeaux; le tems frais 8C la pureté de 1'air m'ont invitée a les venir entendre de plus prés. Qüils font heureux , hélas ! ils ne connoiflent que les plaifirs 5 les chagrins ne trou-j blent point leur vie. 11 me femble , madame ; répliqua Fortuné , qu'ils ne font pas abfolument exempts de peine Sc d'inquiétude; ils ont toujours a éviter le plomb meurtrier ou les filets décevans des chaffeurs ; il n'eft pas jufqu'aux oifeaux de proie qui ne faffent la guerre a ces petits innocens; lorfqu'un rude hivergèlela terre Sc la couvre de neige, ils meurent, faute de quelques grains de chenevis ou de millet; Sc tous les ans ils ont 1'embarras de chercher une maitrefle nouvelle. Vous cröyez donc, chevalier , dit la reine en fouriant, que c'eft un embarras ? II y a des hommes qui le prennent ea gré douze fois chaque année : eh , bon dieu ! vous paroiflez furpris, continua-t-elle ? ne femfele-t-il pas que vous ayez le cceur tourné d'une autre manière , Sc que vous n'avez encore jamais changé ? Je ne peux, madame , favoir de quoi je fuis capable, dit le chevalier , car je Tome IF. C  14 L e Chevalier. fiai point aimé ; mais j'ofe croire que fi je prenois un attachement, ce feroir pour le refte de ma vie. Vous n'avez point aimé, s'écria la reine, en le regardant fi fixement, que le pauvre chevalier en changea plufieurs fois de couleur, vous h'avez point aimé ? Fortuné, pouvez-vous parler de cette manière a une reine qui lit fur votre vifage & dans vos yeux, la pafnon qui vous occupe , & qui vient même d'entendte les pacoles que vous avez faites fur 1'air nouveau qui court a préfent ? II eft vrai, madame , répondit le chevalier, que ce couplet eft de moi ; mais il eft vrai auffi que je 1'ai fait fans aucun deffein particulier ; mes amis m'engagent tous les jours a leur faire des chanfons i boire, bien que je ne boive que de 1'eau; il y en a d'aurres qui en veulent de tendreffe 5 ainfi je chante 1'Amour, je chante Bacchus , fans être ni amoureux ni buveur. La reine 1'écoutoit avec tant d'émotion, qu'elle pouvoit a peine fe foutenir j ce qu'il lui difoit rallumoit dans fon cceur 1'efpoir que Floride lui avoit voulu öter. Si je pouvois vous croire fincère, dit-elle , j'aurois lieu d'être furprife que jufqu a préfent vous n'ayez trouvé perfonne dans cette cour d'affez aimable pour vous fixer. Madame , répliqua Fortuné , je m'attache fi fort sL remplir les devoirs de ma charge, qu'il ne me  Fortune.' 35 refte point de tems pour foupirer : voits n'aimez donc rien , ajouta-t-elle avec véhémence ? Non, madame , dit-il, je n'ai pas le cceur d'un caractère affez galant, je fuis une efpèce de mifantrope qui chéris ma liberté , Sc qui ne voudrois pas la perdre pour qui que ce fut au monde. La reine s'affit, & jetant fur lui des regards obligeans : il eft des chaïnes fi belles Sc fi glorieufes, reprit-elle, qu'on doit fe trouver heureux de les porter ; fi la fortuné vous en avoit deftiné de pareilles , je vous confeillerois de renoncer a votre liberté. En parlant de cette manière, fes yeux s'expliquoient trop intelligiblement, pour que le chevalier, qui avoit déji des foupcons très-forts, n'eut pas entièrement lieu de fê les confirmer. Dans la crainte que la converfation n'allat encore plus loin, il tira fa montre, & pouffant un peu 1'aiguille , je fupplie votre majefté , dit-il, de permettre que j'aille au palais, voici 1'heure du lever du roi, il m'a ordonné de m'y rendre : allez, bel indifférent, dit-elle , en pouffant un ptofond foupir : vous avez raifon de faire votre cour a mon frère; mais fouvenez-vous que vous n'auriez pas tort de me dédier quelques-uns de vos devoirs. La reine le fuivit des yeux, puis elle les bailfa; Sc faifant réflexion a ce qui venoit de fe paffer , elle rougit de honte Sc de colère. Ce qui ajou- Cij  $6 Le Chevaeier. toit mcme quelque chofe a fon chagrin , c'eft que Floride en avoit été témoin, & qu'elle remarquoit fur fon vifage un air de joie qui fembloit lui dire qu'elle auroit mieux fait de croire fes confeils que de parler a Fortuné ; elle rêva quelque tems , & prenant des tablettes , elle éctivit ees vers, qu'elle fit mettre en mufique par le Lully de fa cour. Tu vois, tu vois enfin Ie tourment que j'endure. Mon vainqueur Ie connoit & n'en eft point toucfiéj Mon coeur en fa préfence a montré fa bleiTure , Et le trait qui toujours devoit être caché : As-tu vu fon mépris, fa rigueur inhumaine 1 II me hait: je voudrois le haïr a mon tour; Mais c'eft une efpérance vaine, Je ne faurois pour lui fentir que de 1'amour. Floride fit très-bien fon perfonnage auprès de la reinj j elle la confola de fon mieux, Sc lui donna quelques retours d'efpérance , d;nt elle avoit bien befoin pour ne pas fuccomber. Fortuné fe trouve dans une diftance fi éloignée de vous, madame, lui dit-elle , qu'il n'a peutctre pas compris ce que vous avez voulu lui faire entendre •■, il me femble même que c'eft déja beaucoup qu'il vous ait affurée qu'il n'aime rien: il eft fi naturel de fe flatter, qu'enfin la reine reprit un peu de cceiir. Elle ignoroit que la mali-  Fortune. 37 cieufe Floride, perfuadée de 1'éloignement du chevalier pour elle , vouloit 1'engager a lui parler encore clairement, afin qu'il put la choquer davantage par 1'indifFérence de fes réponfes. 11 étoit de fon cóté dans le dernier embarras. Sa fituation lui paroifloit cruelle , il n'auroit pas héfité a. quitter la cour , fi ie" trait fatal qui 1'avoit blelfé pour le roi, ne 1'eut arrêté malgré lui j il n'alloit plus chez la reine qu'aux heures oü elle tenoit fon cercle , & a la fuite du roi : elle s'appercut auffi-tot de ce nouveau changement de conduite; elle lui donna lieu plufieurs fois de lui faire fa cour , fans qu'il en voulüt profiter; mais un jour qu'elle defcendoit dans fes jardins, elle le vit qui traverfoit une grande allée , & qui s'enfonca promptement dans le petit bois; elle 1'appela , il craignit de lui déplaire , en feignant de ne 1'avoic pas entendue, il s'approcha d'un air refpeétueux. Vous fouvenez-vous, chevalier, lui dit-elle, de la converfation que nous eümes, il y a quelque tems dans le cabinet de verdure ? Je ne fuis pas capable , répondit-il, madame, d'avoir oublié eet honneur : fans doute les queftions que je vous fis , ajouta-t-elle , vous causèrent de la peine ; car depuis ce jour-la vous ne vous êtes pas mis en état que je vous en fuTe d'autres. Comme le hafard feul me procura cette C iij  '3$ Le Chevalier faveur , dit-il, il m'a femblé qu'il y auroit c-u de la témérité d'en prendre d'autres : dites plutot, ingrat, continua-t-elle en rougilfant, que vous avez évité ma préfence : vous ne connoiiTez que trop mes fentimens. Fortuné baifla les yeux d'un air embarraffé & modefte, & comme il héfitoit alm répondre : vous êtes bien déconcerté, allez, ne cherchez rien a me dire, je vous entends mieux que je ne voudrois vous entendre ; elle en auroit peut-être dit davantage , fi elle n'eüt appercu le roi qui venoit fe promener. Elle s'avanca auffi-tot, & le voyant fott mélancolique , elle le conjura de lui en apprendre la raifon. Vous favez, dit Ie roi , qu'il y a un mois qu'on me vint donner avis qu'un dragon d'une grandeur prodigieufe ravageoit toute la contrée. Je croyois qu'on pourroit le tuer , &c j'avois donné la-deffus les ordres nécelTaires ; mais on a tout tenté inütilement : il dévore mes fujets , leurs troupeaux , & tout ce qu'il rencontre ; il empoifonne les rivières & les fontaines oü il fe défaltère , & fait fécher les herbes & les plantes fur lefquelles il fe repofe. Pendant que le roi parloit ainfi, la reine rouloit dans fon efprit irrité un moyen sur de facrifier le chevalier a fon reifentiment. Je n'ignore pas, répliqua-t-elle , les mauvaifes nouvelles que vous avez recues, Fortuné  Fortuné. 39 que vous avez vu auprès de moi, venoit de m'en rendre compte ; mais , mon frère, vous allez être furpris de ce qui me refte a vous dire : c'eft qu il m'a priée avec la dernière inftance , que vous lui permettiez d'aller combattre 1'affreux dragon ; il eft vrai qu'il a une adreffè fi merveilleufe , & qu'il manie fi bien fes armes, que je ne fuis point furprife qu'il préfume beaucoup de lui; ajourez a cela , qu'il m'a die avoir un fecret pour endormir les dragons les plus éveillés j mais il n'en faut point parler , paree qu'il ne paroitroit pas alfez de valeur dans fon adion. De quelque manière qu'il la fit, répliqua le roi, elle feroit bien glorieufe pour lui, & bien urilepournous, s'il pouvoity réuffirj cependant je crains que ce ne foit 1'effet d'un zèle indifcret, & qu'il ne lui en eoüte la vie ? Non , mon frère , ajouta la reine , n'appréhendez point, il m'a conté la-deffus des chofes furprenantes j vous favez qu'il eft naturellement fort fincère , & puis quel honneur pourroit-il efpérer, de mourir en étourdi ? Enfin , continua-t-elle , je lui ai promis d'obtenir ce qu'il défire avec tant de paffion, que fi vous le lui refufez , il en mourra. Je confens a ce que vous voulez , dit le roi 'y je vous avoue , malgré cela, que j'y ai de la répugnance : mais appelons-le. Auffi-tot il fit Civ  '4° L E C H E V A t I E R %ne a Fortuné de s'approcher , & lui dit d'un air obligeant: je viens d'apprendre par la reine Je défir que vous avez de combattre le dragon qui nous défole 5 c'eft une réfolution fi hardie, que je ne peux croire que vous en envifagiez tout Je péril. Je Ie lui ai repréfenté, dit la reine ; mais il a tant de zèle pour votre fervice , & de paffion pour fe fignaler, que rien ne fauroit J'en détourner, & j'en augure quelque chofe d'heureux. Fortuné demeura furpris d'entendre ce que Je roi & la reine lui difoienr. II avoit trop d'efprit pour ne pas pénétrer les mauvaifes intentions de cette princefie; mais fa douceur ne lui permit pas de s'cn expliquer ; & fans rien répondre , U h lai/Ta toujours parler, fecontentant de faire de profondes révérences , que le roi pric pour de nouvelles prières de lui accorder la permiffion qu'il fouhaitoit. Allez donc , lui dit-il fn foupirant, allez oü Ia gloire vous appelle ; je fais que vous avez tant d'adreife dans toutes les chofes que vous faites, & particuliérement aux armes, que ce monftre aura peut-être de la peine a éviter vos coups. Sire, répliqua le che^ vaher, de quelque manière que je me tire du combat, je ferai fatisfair; je vous délivrerai d'un néaii terrible, ou je mourrai pour vous; mais iionorez-moi d'une faveur qui me fera infini-^  Fortuné. ment chère. Demandez tout ce que vous voudrez , dit le roi. J'ofe , continua-t-il, demander votre portrait : le roi lui fut beaucoup de gré de fonger a. fon portrait , dans un tems ou il avoit lieu de s'occuper de bien d'autres chofes : & la reine reffentit un nouveau chagrin qu'il ne lui eüt pas fait la mème prière ; mais il auroit fallu avoir de la bonté de refte , pour vouloir le portrait d'une fi méchante perfonne. Le roi retourné dans fon palais , & la reine dans le fien , Fortuné bien embarraffé de la parole qu'il avoit donnée , fut trouver fon cheval, & lui dit : mon cher Camarade , il y a bien des nouvelles. Je les fais déja , feigneur, répliquat-'il. Que ferons-nous donc , ajouta Fortuné ? Il faut partir au plutot , répondit le cheval, prenez un ordre du roi, par lequel il vous ordonne d'aller combattre le dragon , nous ferons enfuite notre devoir. Ce peu de mots confola notre jeune chevalier j il ne manqua pas de fe rendie le lendetnain de bonne heure chez le roi, avec un habit de campagne auffi bien entendu que tous les autres qu'il avoit pris dans le coffre de maroquin. Auffi-tót que le roi 1'appercut, il s'écria : quoi! vous êtes pret a partir ? L'oit ne peut avoir trop de diligence pour exécuter vos commandemens.  41 L ! Chevalier Sire, répliqua-t-il , je viens prendre congé dé vous. Le roi ne put s'empêcher de s'attendrïr , voyant un chevalier fi jeune, fi beau, fi parfait, fur le point de s'expofer au plus grand péril oü un homme pouvoit jamais fe mettre. II rembralfa, & lui donna fon portrait, enrichi de gros diamans. Fortuné le recut avec une joie extraordinaire: les grandes qualués du roi 1'avoient touché a tel point, qu'il n imaginoit rien au [monde de plus aimable que lui , & s'il fouffroit en le quittant, c'étoit bien moins par la crainte d'être englouti du dragon, que par la privation d'une préfence fi chère. Le roi voulut que fon ordre particulier pour Forruné d'aller combattre, en renfermar un générala. tous fes Cujets de lui aider, & de lui donner les fecours dontil pourroir avoir befoin ; enfuite il prit congé du roi j & pour qu'on n'eüt rien a remarquer dans fa conduire, ilalla chezla reine, qui étoit a fa toilette, entoutée de plufieurs dames : elle changea de couleur lorfqu'il parut; que n'avoit-elle pas a fe reprocher fur fon chapitre? Il la falua refpectueufement, & lui demanda fi elle vouioit 1'honorer de fes ordres > qu'il alloitpartir. Ce mot acheva de la déconcerter; & Floride qui ne favoit rien de ce que la reine avoit tramé contre le chevalier, refta fort cperdwe: elle auroit bien voulu 1'entretenir en  F O R T V N É. 43 particulier-, mais il f'uyoit des converfations fi embarraffantes. Je pric les dieux, dit la reine, de vous faire vaincre, &c de vous ramener triomphant. Madame , répliqua le chevalier, votre majefléme fait trop d'honneur: elle fait affez le pétil oü je m'expofe, je ne 1'ignore pas non pluscependant je fuis tout plein de confiance; peut-être que» dans cette occafion je fuis le feul qui efpère. La reine entendoit bien ce qu'il vouloit lui dire; fans doute qu'elle auroit répondu a ce petitreproche , s'il y avoit eu moins de monde dans la chambre. Enfin le chevalier fe rendit chez lui; il ordonnaa fes fept excellens domeftiques de monter a cheval, & de le fuivre, paree que le tems ctoit venu d'éprouver ce qu'ils favoient faire; il n'y en eut aucun qui ne témoignat de la joie de pouvoir le fervir. Ils ne tardèrent pas une heure a mettre tout en ordre , & ils partirent avec lui, raffurant qu'ils ne négligeroient rien pour fa fatisfaction. En effet, quand ils fe trouvoient feuls dans la campagne , Sc qu'ils ne craignoient point d'être vus , chacun faifoit preuve de fon adreffe: Trinquet buvoir 1'eau des étangs, & pêchoit le plus beau poiffon pour le diner de fon maitre. Leger , de fon coté attrappoit les cerfs a la courfe, Sc prenoit un lièvre par les oreilles, quelque rufe qu'il fut. Le bonTireur ne faifoit quartier ni aux  44 Li Chevalier perdreai», ni ata faifans s & gaand Ie gibier ctoit tué dun coté, Ia venaifon de 1'autre, & Ie poiflbn hors de 1'eau, Forte-Echine s'en cha'rgeoit gaiement; il n'y avoit pas jufqua Fine-Oreille, qui ne fe rendit utile ; il écoutoit fortir de la terre les trufes, les morilles, les champignons, les falades , les herbes fines; auffi Fortuné n'avoit prefque pas befoin de mettre la mairi a la bourfe pour faire les frais de fon voyage ; il fe feroit affez bien diverci a voir tant de chofes extraordinaires, s'il n'avoit pas eu le coeur tout remph de ce qu'il venoir de quitter. Le mérite du roi lui étoit toujours préfent, & la malice de la reine lui fembloit fi grande, qu'il ne pouvoit s'empêcher de la détefter. II marchoit, abimé dans une profonde rêverie, quand il en fut tiré par les cris percans de plufieurs perfonnes; c'étöit de pauvres payfans que le dragon dévoroit. II en vit quelques-uns qui, s'ctant échappés , fuyoient de toutes leurs forces* il les appela fans qu'ils vouluffenr s'arrêter, il les fuivit & leur paria ; il fut par eux que le monftre n'étoit pas éloigné. II leur demanda comment ils faifoient pour s'en garantir; ils lui dirent que 1'eau étoit rare dans ie pays, que l'on n'en buvoir que de pluies, & que pour la conferver, ils avoient fait un étang; que le dragon , après bien des courfes, y venoitboire; qu'il faifoit de figrands  Fortuné. 45 cris en arrivant, qu'on les enteiidoit d'une lieue j qu'alors tout le monde effrayé fe cachoit, fermanc les fenêtres & lesportes desmaifons. Le chevalier entra dans une hótellerie, bien moins pour fe repofer , que pour prendre les bons avis de fon joli cheval. Quand chactin fe fut retiré, il defcendit dans 1'écurie , il lui dit, Camarade , que ferons-nous pour vaincre le dragon? Seigneur, lui dit-il, j'y rêverai cette nuir, & je vous en rendrai comptj demain matin. II lui dit lorfqu'il y retourna : je fuis d'avis que Fine - Oreille écoute fi le dragon eft proche ; auffi-tot Fine-Oreille fe coucha par terre ; il entendit les cris du dragon qui ctoit encore a fept lieues de la ; quand le cheval le fut, il dit a Fortuné: commandez a Trinquet d'aller boire toute 1'eau du grand étang, & que Forte - Lchine y porte affez de vin pour le remplir, il faudra mettre autour des raifins fecs, du poivre, & plufieurs chofes qui altèrent j commandez auffi que les habitans fe renferment chacun dans leurs maifons, & vous même, feigneur, ne fortez pas de celle que vous choifirez avec tous vos gens; le dragon ne tardera pas de venir boire a 1'étangj Ie vin lui femblera bon, & vous verrez qu'on enviendra a bout. Dès que Camarade eut achevé de régter ce qu'on devoit faire, chacun s'employa a ce qui  Le Chevaeïer lui étoic ordonné. Le chevalier entra dans 'Jfle maifcn dont la vue donnoir fur 1'étang. 11 y éroit a peine que 1'affreux dragon y vint; il but uil peu, enfuite il mangea le déjeuner qu'on lui avoit préparé , & puis il but tant & tant qu'il s'ennivra. 11 ne pouvoit plus fe remuer; il étoit couché fur le cöté, fa tête penchée & fes yeux fermés. Quand Fortuné le vit ainfi, il jugea bien qu'il n'y avoit pas un moment i perdre ; il fortit 1'épée a la main, 1'attaqua avec un courage merveilleux. Le dragon fe fentant percé de tous cótés , vouloit s'élever, & fondre fur le chevalier ; mais il n'en avoit pas la force, il perdoit tout fon fang, & le chevalier , ravi de 1'avoir réduit dans cette extrémité , appela fes gens pour lier ce monftre avec des cordes &c des chaines, voulant ménager au roi le plaifir & la gloire de lui donner la mort; de forte que n'ayant plus rien a craindre, ils le trainèrent jufqu'a la ville. Fortuné marchoit a la tête de fon petit cortège. En approchant du palais , il envoya Léger, pour apprendre au roi la bonne nouvelle d'un fuccès fi avantageux} mais cela paroiffoit prefque incroyable, jufqu'a ce que l'on vit paroitre le monftre fur une machine faite expres, oü il étoit garotté. Le roi defcendit, il embrafla Fortuné; les dieux vous réfervoient cette vi&oire, lui dit-il,  Fortune. 47 & je reffens moins la joie de voir eet horrible dragon dans 1'étar oü vous 1'avez réduir, que de vous voir, mon cher chevalier. Sire , répliqua-t-il, votre majeftépeut lui donner les derniers coups, je ne 1'ai amené que pour les recevoir de votre main. Le roi tira fon épée , & acheva de tuer le plus cruel de fes ennemis; tout le monde jetoit des cris de joie & des acclamations pour un fuccès fi inefpéré. Floride , toujours inquière, ne demeura pas long-tems fans apprendre le retour du beau chevalier : elle courut 1'annoncer a la reine, qui demeura fi furprife, & fi combattue par fon amour & par fa haine, qu'elle ne pouvoit répondre a ce que lui difoit fa favorite; elle s'étoit reproché cent &c cent fois le mauvais tour qu'elle lui avoit joué; mais elle aimoit mieux le voir mort, que de le voir indifférent: de forte qu'elle ne favoit fi elle étoit bien-aife ou fachée qu'il revïnt dans une cour oü fa préfence alloit encore troubler le repos de la vie. Le roi, impatient de lui raconter Theureux fuccès d'une aventure fi extraordinaire , entra dans fa chambre , appuyé fur le chevalier: voici le vainqueur du dragon, dit-il a la reine, qui vient de me rendre le fervice le plus fignalé que je pouvois fouhaiter d'un fidelle fujet; c'eft a vous, madame, a qui il a parlé la première, de-  4$ Le Chevalier. 1'envie qu'il avoit de combattre ce monitré^ j'efpère que vóus lui tiendrez compte du péril oü il s'eft expofé. La reine , compofant fon vifage , honora Fortuné d'un accueil gracieux, & de mille louanges; elle le trouva encore plus aimable que lorfqu'il partit, & fon attention a le regarder, ne lui fit que tfop entendre que fon cccur étoit encore bleue» Elle ne voulut pas fe fier a fes yeux de s'en expliquer tous feuls ; &c un jour qu'elle étoit i la chaffe avec le roi, elle feignit de ne pas fuivre les chiens, paree qu'elle étoit incommodée. Alors fe tournant vers le jeune chevalier qui n'éroit pas éloigné: vous me ferez plaifir , lui dit-ellea de refter auprès de moi, je veux defcendre & me repofer un peu : allez, ajouta-t-elle, a ceux qui 1'aecompagnoient, ne quittez pas mon frère. Auffitot elle mit pié a terre avec Floride , & s afrit au bord d'un ruiffèau , oü elle demeura quelque tems dans un profondfilence : elle rêvoit au tour qu'elle donneroir a fon difcours. Enfin levant les yeux, elle les attacha fur le chevalier , & lui dit: comme les bonnes intentions ne fe manifeftent pas toujours, je crains que vous n'ayez point pénétré les motifs qui m'engagèient de preifer le roi de vous envoyer combattre le dragon '3 j'étois füre, par un preffentiment qui ne m'a jamais trompée , que vous en  Fortuné. 45 en fortiriez en homme de courage ; Sc vos envieux parloient fi mal du votre , paree que vous n'êtes point allé a 1'armée, qu'il falloituneaction aufTi éclatante que celle-ci pour leur fermer la bouche : je vous aurois bien communiqué ce qui fe difoit la-deffus, continua-t-elle, Sc j'autois peut être dü le faire, fans que je me perfuadaffe que vorre reffentiment auroit des fuites, Sc qu'il valoit mieux faire raire les mal-intentionnés par votre conduite intrépide dans le péril, que par une autorité qui marqué plutöt que l'on eft favori, que foldat. Vous voyez a. ptéfent, chevalier, continua-t-elle, que j'ai pris un fenfible intérêt a tout ce qui vous eft arrivé de glorieux , Sc que vous auriez grand tort d'en juger d'une autre manière. La diftance qui nous fépare eft fi grande, madame, répondit-il modeftement, que je ne fuis pas digne de 1'éclairciffement que vous voulez bien me donner, ni du foin que vous avez pris de hafarder ma vie pour ménager mon honneur j le ciel m'a protégé avec plus de bonté que mes ennemis ne le fouhaitoient \ Sc je m'eftimerai toujours heureux d'employer pour le fervice du roi & le votre , une vie dont la perte m'eft plus indifférente qu'on ne penfe. Le refpe&ueux teproche de Fortuné embarraffa la reine: elle fentit bien tout ce. qu'il vouloit lui dire; mais elle le trouvoit rrop aimable pour lome IF. D  50 Le Chevalier chercher a 1'éloigncr par quelque réponfe trop aigre ; au contraire, elle feignit d'entrer dans fes fentimens , & fe fit redire avec quelle adreffe il avoit vaincu le dragon. Fortuné n'avoit garde d'apprendre a perfonne que c'éroit par le fecours de fes gens; il fe vantoit d'être allé au-devant de ce redontable ennemi, & que fa feule adreffe, 6c même fa témérité , 1'avoient tiré d'affaire ; mais la reine ne fongeanr prefque plus a ce qu'il lui racontoit, 1'interrompit pour lui demander s'il étoit a préfent bien convaincu de la part qu'elle prenoir dans tout ce qui le regardoir. Cette converfation alloit être pouffée plus loin , lorfqu'il lui dit: madame , je viens d'entendre le fon du cor, le roi approchej votre majefté ne veut-elle pas monter a. cheval pour aller au-devant de lui ? Non , dit-elle, d'un air plein de dépit , il fuffit que vous y alliez. Le roi me blameroit , madame, ajouta-t-il , fi je vous lailfois feule dans un lieu ou vous pouvez courir quelque rifque : je vous difpenfe de tant d'inquiétude , ajouta-t-elle d'un ton abfolu : allez , votre préfence m'importune. A eet ordre, le chevalier lui fait une profonde révérence , monte a cheval, & fe dérobe a. fa vue > inquiet du fuccès que pourroit avoir ce nouveau reffentiment. 11 confulta la-deffus fon beau cheVal: apprens-moi, Camarade , lui dit-il , fi cette  Fortuné. jt reine trop tendre & trop colère, trouvera encore quelque monftre pour m'y livrer. Elle ne rrouvera qu'elle , répondit le joli cheval ; mais elle eft plus dragonne que le dragon que vous avez tué, & elle exercera fuffifamment votre patience & votre verru. Ne me fera - t - elle point perdre les bonnes graces du roi, s'écria-t-il? Voila tout ce que je crains. Je ne veux pas vous révéler 1'avenir, dit Camarade; qu'il vous fuffife que je veille a rout. II n'en dit pas davantage, paree que le roi parut au bout d'une allée; Fortuné le joignit, & lui apprit que la reine s'étoit trouvee mal, & lui avoit ordonné de refter auprès d'elle. II me femble , dit le roi en fouriant, que vous êtes affez bien dans fes bonnes graces, & c'eft a elle que vous ouvrez votre cceur préférablement a moi; car enfin, je n'ai point oublié que vous la priates de vous procurer la gloiré d'aller combattre le dragon. Sire, répliqua le chevalier, je n'ofe me défendre de ce que vous dites ; mais je peux affurer votre majefté que je mets une grande différence entre vos bonnes graces & celles de la reine ; & s'il éioit permis a un fujet d'avoir fon fouveiain pour confident, je me ferois une joie bien délicate de vous déclarer tous les fentimens de mon cceur. Le roi rmrerrompit pour lui demander oüil avoit laiflé la reine. Dij  ji Le Chevalier Pendant qu'il 1'alloit joindre, elle fe plaignoit a Floride de 1'indifférence de Fortuné : fa vue me devient odieufe, s'écrioir-elle, il faut qu'il forre de la cour , ou que je la quitte; je ne faurois plus fouffrir un ingrat qui ofe me témoigner tant de mépris. Et quel eft le mortel qui ne s'eftimeroit pas heureux de plaire a une reine toute puifïante dans eet état? II n'y aque lui au monde: ah! les dieux lont réfervé pour troubler tout le repos de ma vie. Floride n'étoit point fachée du chagrin que fa maitreffe avoit contre Fortuné; & bien loin de 1'appaifer, elle 1'aigriffoit, en luirappelant mille circonftances qu'elle n'avoit peut-être pas voulu remarquer. Son dépit augmenta encore & lui fit concevoir un nouveau deilêin pour perdre le pauvre chevalier. Dès que le roi fut auprès d'elle, & qu'il lfli eut témoigné fon inquiétude pour fa fanté , elle lui dit: je vous avoue que je me trouvois aflez mal; mais il eft difficile de ne pas guérir avec Fortuné, il eft réjouiifant, fes vifious font plaifantes : vous faurez , continua-t-elle , qu'il m'a priée d'obtenir une nouvelle grace de votre majefté. Il la demande avec la dernière confiance de réuftir dans 1'entreprife du monde la plus réméraire. Quoi, mafceur , s'écria Ie roi, veur-il aller combattre quelque nouveau dragon ? C'en-  Fortuné. 55 eft plufieurs a. la fois , dh-elle, qu'il s'aiïure de vaincre : vous le dirai - je ? enfin il fe vante d'obliger 1'empereur a nous rendre tons nos tréfors, Sc que pour cela , il ne lui faur point d'armée. Quel dommage, répliqua le roi , que ce pauvre garcon foit tombé dans une folie fi extraordinaire ! fon combat contre le monftre, ajouta la reine, ne lui laiffe plus concevoir que de grands deffeins ; Sc que hafardez-vous en lui donnant la permiflion de s'expofer encore pour votre fervice? Je hafarde fa vie qui m'eft chère , répliqua le roi, j'aurois une peine extreme de le faire périr de gaieté de cceur. De queue manière que la chofe rourne , il eft donc infaillible qu'il mourra , dit-elle, car je vous affure qu'il a une fi forte paffion d'aller recouvrer vos tréfors, qu'il ne fera plus que languir, fi vous lui en refufez la permiflion. Le roi tomba dans une profonde triftefle : je ne puis imaginer, dit-il, ceux qui lui rempliffent la tête de toutes ces chimères, je fouffre de le voir en eet état. Au fond, répliqua la reine , il a combattu le dragon, il 1'a vaincu , peut-être qu'il réuffiroit de même. J'ai quelquefois des preffentimens juftes, le cceur me dit que fon entreprife fera heureufe ; de grace, mon frère, ne vous oppofez point a. fon zèle. II faut 1'appeler } ajouta le roi, & lui préfenter tour aa Diij  54 Le Chevaeibr. moins ce qu'il hafarde. Voild juftementle moyeiï de le faire défefpérer, répliqua la reine, il croira que vous ne voulez pas qu'il parte, & je vous allure qu'a 1'égard de le rerenir par aucune confidération qui le concerne , il ne le fera pas; car je lui ai déja dit tout ce qui fe peut imaginer dans une telle occafion. Hé bien, s'éctia le toi qu'il parte , j'y confens. La reine ravie de cette permiflion, appela Fortuné : chevalier, lui ditelle, retnerciez le roi, il vous accorde la permiffion que vous défirez rant, d'aller rrouver 1'empereur Matapa, & de lui faire rêndre de gré ou de force nos rréfors qu'il a enlevés; préparezvous-y avec la même diligence que vous eutes pour aller combattre le dragon. Fortuné furpris, reconnut a ce trait la fureur de la reine contie lui : cependant il fentit du plaifira pouvoir donner fa vie pour un roi qui lui étoit fi cher; & fans fe défendre de eet extraordinaire commiffion , il mirun genou en terre, & baife la main du roi qui étoit de fon cöté trèsattendri. La reine reffentoit une efpèce de honte de voir avec quel refpeót il fe voyoit condamné a. affrontet la mort. Seroit-ce , difoit-elle en elle-même, qu'il auroit pour moi de 1'attachement, & que plutót de me dédire de ce que j'ai avancé de fa part, il fouffre le mauvais tour que je lui joue fans fe plaindre ? Ah ! fi je pouvois  Fortuné. m'en flatter, que je me voudrois de mal de celui que je vais lui faire! Le roi paria peu au chevalier, il remonta a cheval, Sc la reine dans fa calèche, feignant de fe trouver encore mal. Fortuné accompagna le roi jufqu'au bout de la forèt •, puis y entrant pour entretenir fon cheval , il lui dit: mon fidelle Camarade , c'en eft fait, il faut que je périffe. La reine vient de m'en ménager une occafion i laquelle je ne me ferois jamais atrendu de fa part. Mon aimable maStre, répliqua le cheval , ceffez de vous allarmer ; bien que je n'aie été préfent a ce qui s'eft paffé , je le favois il y a long-tems j 1'ambaftade n'eft pa$ fi terrible que vous vous l'imaginez. Tu ne fais donc pas , continua le chevalier, que eet empereur eft le plus colère de tous les hommes, Sc que fi je lui propofe de rendre rout ce qu'il a pris au roi, il ne me fera d'autres réponfes que de m'attacher une corde au cou Sc de me faire jeter dans la rivière. Je fuis informé de fes violences, dit Camarade, mais que cela ne vous empêche pas de prendre vos gens avec vous, & de partir : fi vous y pérüTez , nous périrons tous ; j'efpète cependant un meilleur fuccès. Le chevalier un peu confolé revint chez lui, donna les ordres néceflaires , & alla enfuue prendre ceux du roi & fes lettres de créance. Vous direz de ma part a 1'empereur , lui dit-il, Div  I6 Li Chevalihr qne je redemande mes fujers qu'il recienf en efdavage, mes foldats prifonniers , mes chevaux donnl fe fert, & mes meuhles avec mes tréfors. Que luioffrirai-je pour toutes ceschofes,dit Fortuné ? Rien , répliqua le roi , que mon amitié. le jeune ambaffadeur ne fit pas un grand effort de mémoire pour retenir fon inftruétion; il partir fans voir la reine; elle en parut offenfée, mais il avoit peu de chofe a ménager avec elle: que pouvoir-elle lui faire dans fa plus grande colère , qu'elle ne lui fit pas dans les tranfports de fa plus grande amitié ? Une tendreffe de ce caraótère lui paroiffoit la chofe du monde la plus redoutable. Sa confidente qui favoittout le fecrer, éroit défefpérée contre fa maitreffe de vouloirfacrifier la fleur de route chevalerie. Fortuné prit dans Ie coffre de maroquin tout ce qui lui étoit néceffaire pour fon voyage : ilne fe contenta pas de s'habiller magninquement, il voulut que fes fept hommes qui 1'accompagnoient fuffent très-bien mis; & comme ils avoienrtous des chevaux excellens, & que Camarade fembloir phuör voler en 1'air, que courir fur la terre , ils arrivèrent en peu de tems X la ville capitale ou demeuroit 1'empereur Matapa. EUe étoit plus grande que Paris, Conftantinople & Rome enfemble; & fi peuplée,que les caves, les greniers & les toïts étoient habités.  Fortune. 57 Fortuné demeura bien furptis de voir une ville d'une fi prodigieufe étendue. 11 fit demander audience a 1'empereur, & 1'obtint fans peine ; mais quand il lui eut déclaré le fujet de fon ambaffaae, bien que ce füt avec une grace qui ajoutoit beaucoup a fes raifons, 1'empereur ne put s'empêcher d'en fourire. Si vous étiez a. la tête de cinq eens mille hommes, lui dit-il, l'on pourroit vous écouter; mais l'on m'a dir que vous n'enaviez que fept. Je n'ai pas entrepris, feigneur , lui dit Fortuné, de vous faire rendre ce que mon maitre fouhaite par la force, mais par mes très-humbles remontrances. Par quelle voie que ce foit, ajouta 1'empereur, vous n'en viendrez point a bour, que vous n'exécutiez une penfée qui vient de me venir ; c'eft que vous trouviez un homme qui ait affez bon appétit pour manger a. fon déjeuner tout le pain chaud qu'on aura cuit pour les habitans de cette grande ville. Le chevalier a cette propofition demeura furpris de joie , & comme il ne parloit pas affez promptement, 1'empereur éclata de rire : vous voyez , lui dit-il, qu'il eft naturel de répondre une extravagance a une propofition extravagante. Seigneur , dit Fortuné , j'accepte ce que vous m'offrez, i'amènerai demain un homme qui mangera tout le pain tendte, & même tout le pain dut de cette ville; commandez qu'on 1'appotte dans  5* L E C H E v A L I E R 1» grande place , vous aurez le pkifir de lui voirmetrre a profit jufquaux miettes. L'empereur rephqua qu'il y confentoir. II ne fut parlé Je refte du jour que de la folie du „ouvel am- balTadeur, & Matapa jura qu'il le feroit mourir, silne tenoit fa parole. Fortuné étant revenu a 1'hötel des ambafïa- deurs ou 11 logeoit, il appela Grugeon, & lui dit: ! CCtte fois-ci W'ü ^ faut préparer I manger ^ pain, il y va de tout pour ^ u ^ la-deflusce qu'il avoit promis a 1'empereur. Ne vous inquiétez pas, mon maïtre, lui dit Grugeon,^ mangerai tant qu'ils en feront plutot iasquemoi. Fortuné ne lanToit pas de craindre qunnenpüt venir k bout; il défendit qu'on lui donnar k foliper , afin qu>iI m mais cette précaution étoit inutile. L'empereur, 1'impératrice & la princelfe fe placerent fur u„ balcon pour voir mieux ce qui alloit fe pafier. Fortuné arriva avec fon petit cortege; & lorfqu'il appercur dans la grande place 7 montag«es de pain , plus hautes que les Pyrenees , d ne put s'empêcher de patir. Grugeon n en fit pas de même; car 1'efpérance de manger tant de bon pain, lui faifoit grand plaifir; il pria qu onn'en réfervat pas le plus petit morceau, difant qu'il vouloit même avoir le refte des founs. L'empereur plaifantoit avec toute fa cour de  ï O R T Ü N i. '55 1'extravagance de Fortuné & de fes gens, mais Grugeon impatient, demandale fignal pourcommencer: on le lui donna psr le bruit des trompettes & des tambours; en même tems il fe jeta fur une des montagnes de pain , qu'il mangea en moins d'un quarr d'heure, & toutes les autres furent gobées de même. II n'a jamais été un étonnement pareil , tout le monde demandoit s'il n'avoit point fafciné leurs yeux , & l'on alloit toucher h 1'endroit ou les pains avoient été apportés : il fallut que ce jour-la depuis l'empereur jufqu'au chat, tout dinat fans pain. Fortuné, infiniment content de ce bon fuccès, s'approcha de l'empereur , & lui demande avec beaucoup de refpeór, s'il avoit agréable de lui temt fa parole. L'empereur, un peu irrité d'avoir été pris pour dupe, lui dit : monfieur 1'ambaffadeur , c'eft trop manger fans boire, il faut que vous ouquelqu'un de vos gens, buviez toute 1'eau des fontaines , des aqueducs & des réfervoirs de toute la ville, & tout le vin qui fe trouvera dans les caves. Seigneur, dit Forruné, vous voulezme mettre dans 1'impombilité d'obéir a vos ordres; mais au fond, je ne laifferois pas de tenterl'aventure, fi je pouvois me flatter que vous rendrez au roi mon maitre , ce que je vous ai demandé de fa part. Jele ferai, dit l'empereur, fivous pou*  tfo L e C h h v a i r . R demanda a Fempereur s'il y feróit éf ü rephqna que la chofe étoit affez rare pour mé_ nter fa curiofité; & montant dans un ch magmfiqUe5ilfutaia fontaine des Iions; il y en avoit fept de marbre, qui jetoient par la gueule des torrens d'eau , dontilfe formoitune «vierefur laquelle on traverfoit la ville en gon- Trinquet s'approcha du grand baffin, & fans reprendre haleine , il tarit cette fource auffi iccheque s'il n> avoit jamais eu d'eau. Les poifions de la rivière crioient vengeance contre lui, car ils ne favoient que devenir. II n'en fit pas moins a toutes les autres fontaines, aux aqueducs & aux réfervoirs ; enfin il auroit bu la mer tant il étoit altéré. Après une telle expérience empereur ne pouvoit guèredourer qu'il ne büt' Ie vin auffi-bienque 1'eau, & chacun dépité, navoKguere envie de lui donnet le fien ; mais Tnnquet fe plaignoit hautement'de 1'injuftice qu on lui faifoit; il dit qu'il auroit mal a 1'eftomac, & qu'il „e prétendoit pas feulement avoir le vin , mais que les liqueurs étoient auffi de fon marché; de forte que Marapa craignant de parmtre trop ménager, confentit a ce que Trinquet luidemandoit. Fortuné prenant fon tems.fupPlu 1 empereur de fe fouvenir de ce qu'il lui avoit  Fortuné. 61 promis. A ces paroles, il prit un air févère, Sc lui die qu'il y penferoit. En effet, il aflembla fon confeil pour lui déclarer le chagrin extreme ou il étoit d'avoir promis a ce jeune ambaffadeur tout ce qu'il avoic gagné fur fon maïtre ; qu'il y avoit attaché des conditions dont il avoit cru 1'exécution impoffibie, & qu'il pourroir dire pour éviter une chofe fi préjudiciable. La princelfe fa fille , qui étoit une des plus belles perfonnes dü monde , 1'ayanc entendu patier ainfi , lui dit: feigneur , vous favez que jufqu'a préfent j'ai vaincu tous ceux qui ontofé medifputer le prix de la courfe; il faut dire a. 1'ambaffadeur que s'il peut arriver avant moi au but qui fera marqué, vous promettez de ne plus éluder la parole que vous lui avez donnée. L'empereur embraffa fa fille , il trouva fon confeif merveilleux , Sc le lendemain il recut agréablement les devoirs de Fortuné. J'ai encore une chofe a exiger , lui dit-il, c'eft que vous, ou quelqu'un de vos gens, couriez contre la princeffe ma fille; je vous jure pat tous les élémens, que fi l'on remporte le prix fur elle, je donnerai toutes fortes de farisfaótions a votre maitte. Fortuné ne refufa point ce défi ; il dit a 1'empeteur qu'il 1'acceptoit, & fur le champ, Matapa ajouta que ce feroit dans deux heures. 11  L E C H E V A t I E K envoya dire a fa fille de fe préparer : c'étoit m. exercice ou elle étoir accoutumee dès fa plus tendre jeuneffe. Elle parut dans une grande allee dorangers, qui avoit trois lieues de Ion- & qui étoit fi bien fablée , que Ton n'y voyok 'pas unepierre groiïe comme la tête d'une épingleelle avoit une robe légère de taffetas couleur de rofe, femée de petires étoiles brodées d'or & dargent; fesbeauxcheveux étoient attachés d'un ruban par derrière , & tomboient négligeamment fur fes epaules ; elle portoit de petits fOBüers fans talons , extrêmemenr jolis, & une ce.nture de pierredes qui marquoit affez fa taille pour lanfervoir qu'il nVm a jamais été une plus belle : la jeune Athalante n'auroit jamais ofé lui nen difputer. Fortuné vint, fuivi du fidelle Léger & de fes autres domeftiques ; l'empereur fe placa avec toute fa cour ; 1'ambaffadeur dit que Léger auroit 1'honneur de ccurir contre la princeffe. Le coffre de maroquin lui avoit fourni un habit de toile de Hollande , tout garni de dentelles d'Angleterre, des bas de foie couleur de feu , des plumes de même & de beau linge. En eet étatil avoit fort bonne mine : la princeffe 1'accepta pour courir avec elle , mais avant que de partir on lui apporta une liqueur qui aidoit encore i la rendre plus légère, & a Iuidonner de la force.  Fortune. 63 Le coureur s'écria qu'il f.dloit qu'on lui en donnat auffi, Sc que 1'avantage devoit être égal. Très-volontiers, dit-elle , je fuis trcp jufte pour vous en refufer. Auffi-tot elle lui en fit verfer ; mais comme il n'étoit point accoutumé a cette eau qui étoit très-forte, elle lui monta tout d'un coup a la tête; il fit deux ou troistouts, & fe laiffant tombe r au pié d'un oranger, il s'endormit profoiidémenr. Cependant on donnoit le fignal pour partir : on i'avoit déja. recommencé trois fois; la princeffe attendoit bonnement que Léger s'éveiliat elle penfa enfin qu'il lui étoit d'une gtande conféquence de tirc-r fon père de 1'embarras oü il étoit, de forte qu'elle partit avec une grace Sc une légéreté merveilleufe. Comme Fortuné fe renoit au bout de 1'allée avec tous fes gens, il ne favoit rien de ce qui fe paffoit, lorfqu'il vit Ia princeffe qui couroir toute feule, & qui n'étoit plus guère qu'a une demi-lieue du but. Dieux! s'écria-t-il, en parlant a fon cheval, nous fommes perdus; je n'appercois point Léger ! Seigneur, dit Camarade , il faut que Fine-Oreille écoute , peut-ètre il nous apprendra ce qu'il fait. FineOreille fe jeta par terre, & bien qu'il fut a deux lieues de Léger, il Pentendic ronfler. Vraimenr, dit-il, il n'a garde de venir, il dort comme s'il étoit dans fon lit, Hé! que ferons-nous donc,  ^4 Le ChevAeier s'écria encore Fortuné? Mon maitre, dit Camarade , il faut que bon Tireur lui décoche une flêche dans le petit bout dé l'oreille, afin de le réveiller. Le bon Tireur prit fon are & frappa fi jufte, qu'il perca l'oreille de,Léger. La douleu« qu'il reflentit le tira de fon affoupiffement; il ouvrit les yeux, il appercut la princeffe qui rouchoit prefque au but, & il n'entendit derrière lui que des cris de joie & d'aplaudiffèment. II s'étonna d'abord; mais il regagna bien vire ce que le fommeil lui avoit fait perdre. Il fembloit que les vents le portoient, & que les yeux ne le pouvoient fuivre; enfin il arriva le premier, ayant encore la flèche dans l'oreille, car il ne s'étoit pas donné le tems de loter. L'empereur demeura fi furpris des trois événemens qui s'étoient paffés depuis 1'arrivée de 1'ambalfadeur, qu'il crut que les dieux s'intérelfoient pour lui, & qu'il ne pouvoir plus différer de tenir fa parole. Approchez, lui dit-il, afin d'entendre par ma bouche, que je confens que vous preniez ici ce que vous ou 1'un de vos hommes, pourrez emporter des tréfors de votre makte; car il ne faut pas que vous penfiez que je veuille jamais vous en donner davantage , ni que je laifle aller fes foldats, fes fujets & fes! chevaux. L'ambaffadeur lui fit une profonde révérence ; il lui die qu'il lui faifoit encore beaucoup de grace, Sc qu'il  Fortuné» 6$ qu'il le fuplioit de donner fes ordres la-deffus. Matapa tout plein de dépit, paria au gardien de fes tréfors , & s'en alla a. une maifon de plaifance qu'il avoit prés de la ville. Auffi-tot Fortuné & fes gens demandèrent 1'entrée de tous les lieux ou les meubles, les raretés, 1'argent 8c les bijoux du roi étoient enfermés. On ne lui cacha rien, mais ce fut a condition qu'il n'y auroir qu'u'n feul homme qui pourroit s'en charger.Forte-Échine fe préfenta, & avec fon fecours 1'ambaffadeur emporta tous les meubles qui étoient dans les palais de l'empereur, cinq eens ftarues d'or plus hautes que des géans, des carroffes, deschariors, & toutes forres de chofes, fans ex-ceprion ; avec cela Forte-Échine marchoit fi légérement, qu'il ne fembloit pas qu'il eüt une livre pefant fur fon dos. Lorfque les miniftres de l'empereur virent que ces palais étoient démeublés a tel point, qu'il n'y reftoit ni chaifes, ni coffre , ni marmite , ni lit pour fe coucher , ils allèrent en diligence 1'eu avertir, & l'on peut juger de fon étonnement quand il fut qu'un feul homme emportoit tout: il s'écria qu'il ne le fouffriroit pas, 8c commanda a fes gardes 8c a fes moufquetaires de monter a cheval, & de fuivre en diligence les ravifleurs de fes tréfors. Bien que Fortuné fut a plus de dix lieues, Fine-Oreille l'avertit qu'il entendoit un Tomc IV. E  CS Le Chevalier gros de cavalerie qui venoit a route bride , & le bon Tireur, qui avoir la vue excellente, les appercut; il étoient au bord d'une rivière. Fortuné dit a Trinquet: nous n'avons point de bateau, li tu pouvois boire une partie de cette eau, nous paflerions. Trinquet auffi - tót fit fon devoir. L'ambaffadeur vouloit profiter du tems pour s eloigner j fon cheval lui dit: ne vous inquiétez pas , laiflez approcher nos ennemis. Ils parurent au bord de la rivière, & fachant oü les pêcheurs mettoient leurs bateaux, ils s'embarquèrent promptement, & ramoient de toutes leurs forces , lorfque 1'Impétueux enfla fes joues, & commenca de fouffler; la rivière s'agita; les bateaux furent renverfés, & la petite armée de l'empereur périt, fans qu'il s'en fauvat un feul pour lui en aller dire des nouvelles, Chacun, joyeux d'un événement fi favorable, ne fongea plus qu'a demander la récompenfe qu'il croyoit avoir méritée ; ils vouloient fe rendre les maitres de tous les ttéfors qu'ils emportoient, lorfqu'il s'éleva une grande difpute entr'eux fur le parrage. Si je n'avois pas gagné le prix , difoit Ie coureur, vous n'auriez rien; & fi je ne t'avois pas entendu ronfler, dit Fine-Oreille, oü en étionsnous ? Qui t'auroit réveille fans moi, repartit le ton Tireur? En vérité, ajouta Forte-Échine , je  Fortuné, 67 Vous admire avec vos contefhtions ; quelqu'un me doit-il difputer i'avantage de choifir, puifque j'ai eu la peine de porter tout ? fans mon fecours vous ne feriez point dans 1'embarras de partager. Dites plutót fans le mien , repartit Trinquet; la rivière que j'ai bue comme un verre de limonade, vous auroit un peu embarraffés. On 1'auroit été bien autrement, fi je n'avois pas renverfé les bateaux, dit 1'Impétueux. J'ai gardé le fdence jufqu'a préfent, intetrompit Grugeon; mais je ne puis m'enpècher de repréfenter que c'eft moi qui ai ouvert la fcène aux grands événemens qui fe font paffes, & que fi j'avois laifTé feulemenC une croüte de pain , tout étoit perdu. Mes amis , dit Fortuné d'un air abfólu, vous avez tous fait des merveilles; mais nous devons laiffer au roi le foin de reconnoitre nos feryices; je ferois bien fiché d'ètte récompenfé d'une'autre main que de la fienne: croyez-moi, remettons tout a fa volonté; il nous a envoyés pour rapporrer fes tréfors, & non pas pour les voler; cette penfée eft même fi honteufe , que je fuis d'avis que l'on n'en parle jamais , & je vous affure qu'en mon particulier, je vous ferai tant de bien , que vous n'aurez rien a regretter, quand bien même il feroit poffible que le roi vous négligeat. Les fept doués fe fentirent pénétrés de la remontrance de leur maitre ; ils fe jecèrent a. fes piés t Eij  '8 Le Chivalier & lui promirent de n'avoir point d'autre volonté que Ia fienne; ainfi ils achevèrent lear voyage. Mais 1'aimable Fortuné , en approchant de la ville, fe fentoit agité de mil'e troubles différens : la joie d'avoir rendu un fervice confidérable a fon Joi, a celui pour qui il reffentoit un attachement fi rendre , 1'efpérance de le voir, den être favorablement recu, tout cela le flattoit agréiblementD'ailleurs, la crainte d'irriter encore la reine, & d'éprouver de nouvelles perfécutions de fa part & de celle de Floride , le jetoit dans un ctrange ahattement; enfin il arriva, & tout le peuple , 'ravi de voir tant de richeffes qu'il rapportoit, le fuivoit avec mille acclamations , dont le bruit parvint jufqu'au palais. Le roi ne put croire une chofe fi extraordinaire , il courut chez la reine pour 1'en informer; elle demeura d'abord tout éperdue, mais enfuite fe remettant un peu : vous voyez , ditelle , que les Dieux le protegent; il a heureufement réuffi , & je ne fuis pas furprife qu'il entreprenne ce qui paroit impoffible aux aurreS. En achevant ces mots, elle vit entrer Fortuné ; il informa leurs majeftés du fuccès de fon voyage, ajoutant que les tréfors étoient dans le pare, paree qu'il y avoir tant d'or , de pierredes & de meubles , qu'on n'avoit point d'endroits affez ♦ grands pour les mettre ; il eft aifé de croire que  Fortuné. £9, le roi témoigna beaucoup d'amitié a un fujet fi fidelle , fi zclé £c fi aimable. La préfence du Chevalier , Sc tous les avantages qu'il avoit remportés , r'ouvrirent dans le cceur de la reine une bleffure qui n'étoit point encore fermée; elle le rrouva plus charmant que jamais , & fi-tót qu'elle put être en liberté de pariet a. Floride , elle recommenca fes plaintes ordinaires,Tu vois ce que j'ai fait pour le perdre, lui difoit-elie, je n'imaginois que ce feul moven de 1'oublier; une fatalité fans pareille me le ramène rouiours, Sc quelques raifons que j'euffe de méprifer un homme qui m'eft fi inférieur, Sc qui ne paye mes fenrimens que d'une noire ingraritude , je ne laiffe pas de 1'aimer encore, & de me réfo.udre enfin a 1'époufer fecrettement. A 1'époufer, madame , s'écria Floride! eft-Ce une chofe poffible? ai-je bien entendu? Oui, reprit la reine,: ru as entendu mon deffein , d faut que tu le fecondes ; je te charge d'amener Fortuné ce foir dans mon cabinet, je veux lui déclarer moi-même jüfqu'oü vont mes bontés pour lui. Floride , au défefpoir d'être choifie pour contrir buer au mariage de fa maitreffe & de fon amanr, n'oublia rien pour détourner la reine de le voir ; elle lui repréfenta la colère du roi, s'il venoit 4 découvrir cette intrigue; qu'il feroit peut-être mourir le chevalier j que tout au moins il la Eiij  7° LeGhevaiier. condamneroit 3 une prifon perpétuelie, oü elle ne le verrolt plus. Toute fon éloquence échoua, elle vit que la reine commencoit i fe facher , elle neut pas d'autre parti a prendre que celui d'obéir. Elle trouva Fortuné dans la galerie du Palais ; oü il faifoit arranger les ftatues d'or qu'il avoit rapportées de Matapa jj elle lui dit de venir le foir chez Ia reine ; eet ordre le fit trembler , Floride connut fa peine. O dieu ! lui dit-elle, que je vous' plains! pourquoi faut-il que le cceur de cette princeffe n'ait pu vous échapper ? hélas ! j'en fais un moins dangereux que le fien , qui n'oferoit fe déclarer. Le chevalier ne voulur pas s'embarquer dans un nouvel éclairciffement , il avoit déja affez de chagrin ; & comme-il ne cherchoit point a plaire i la reine , il prit un habit très-négügé , afin qu'elle ne put penfer qu'il eut aucun dellein ; mais s'il pouvoit quitter aifément les diamans & la broderie, il n'en alloit pis de même de fes charmes perfónnels ; il étoit toujours aimable, toujours merveilleux j de quelque humeur qu'il für, rien ne legaloir. La reine prit grand foin de rehaufTér fa beauté de tout I'éclat qu'on peut recevoir d'une parure extraordinaire ; elle remarqua avec plaifir que Fortuné en paroifToit: furpris. Les apparences , Jui dit-elle, font quelquefois fi trompeufes, que  F O R T V N Ér • ft je fuis bien aife de me juftifier fur ce que vous avez cru fans doute de mes fentimens. Lorfque j'ai engagé le roi de vous envoyer vers 1'Empe* reur , il fembloit que je voulois vous facnfier ; comptez cependant , beau Chevalier , que je favois tout ce qui devoit en arriver , & que je n'ai point eu d'autres vues que de vous ménager une gloire immortelle. Madame, lui dit-il, vous êtes trop élevée au-delfus de moi, pour que vous deviez vous abailfer jufqu'a une exphcation 5 je n'entre point dans les motifs qui vous ont fait agir i il me fuffit d'avoir obéi au roi. Vous avez trop d'indifrerence pour 1'éclairciffement que je veux vous donner , ajoutat-elle ; mais enfin le tems eft venu de vous convaincre de mes bontés; approchez , Forruné , approchez , reccvez ma main pour gage de ma foi. Le pauvre chevalier demeura fi interdit, qu'on ne 1'a jamais été davantage 5 il fut vingt fois prêt de déclarer fon fexe a la reine s il n'ofa le faire, & répondit aux témoignagnes de fon amitié par une froideur extreme 5 il lui dit des raifons iöfinies fur la colère oü feroitleroi, d'apprendre que fon fujet, au milieu de fa cour, eüt ofé contrafter un mariage fi important fans fon aveu. Après que la reine eut effayé inutilement de le guérir de la peur qui fembloit l'alarmer, elle prit tout-d'un coup le vifage & la voix d'une E iv \  "/-■ Le Chevaeier furie; elle s'emporta; elle lui fit mille menaces ; elle le chargea d'injures; elle le battit; elle 1'égraHgua, & tournanr enfuite fes fureurs contr'eüemême, elle s'arracha les cheveux, fe mit le vifage & la gorge en fang, déchira fon voile & fes dentelles; puis s'écriant : A moi , gardes , a moi. Elle fitenrrer les iiens dans fon cabinec; elle leur commanda de metrre eer infortuné au fond d'un cachot, & du même pas elle courur chez le roi pour lui demander juftice contre les violences de ce jeune monftre. Elle raconra k fon frèreque depuis long tems il avoit eu 1'audace de lui déclarer fa paffion; que dans 1'efpérance que 1'abfence &c fes rigneurs pourroient le guérir, elle n'avoit négligé aucunes occafions de 1'éloigner, cPmme il avoit pu le remarquer; mais que cetoit un malheureux que rien ne pouvoit changer, qu'il voyoit 1'extrémiré oü il s'étoit porté contt'elle j qu'elle vouloit qu'on lui fit fon procés, & que s'il lui refufoit cette juftice, elle en tireroit raifon. La manière dont elle parloit étonna ie roi, il la connoifloit pour la plus violente femme du monde; elle avoit beaucoup de pouvoir, & elle étoit capable dé bouleverfer le royaume. La hardieffe de Fortuné demandoit une punition exémplaire ; tout le monde favoit déja ce qui venoit de fe paflèr, & il devoit fe potter lui-même  Fortuné. 73 a venger fa fceur. Mais , helas ! fur qui cette vangeance devoit-elle être exercée ? fur un chevalier , qui s'étoit expofé aux plus grands périls pour fon fervice , auquel il éroit redevable de fon repos & de tous fes tréfors , qu'il aimoit d'une inclination particuliere : il auroit donné la moitié de fa vie pour fauver ce cher Favori. II repréfenta a la reine I'utilité dont il lui etoit, les fervices qu'il avoit rendus a 1'état , fa jeunelfe , & toutes les chofes qui pouvoient 1'engager a lui pardonner. Elle ne voulut pas 1'entendre, elle demandoit fa mort. Le roi ne pouvant donc plus éviter de lui donner des juges, nomma ceux qu'il crutles plus doux Sc les plus fufceptibles de tendrelfe , afin qu'ils fulfent plus difpofés a tolérer certe faute. Mais il fe trompa dans fes conjectures \ les juges voulurent rétablir leur réputation aux dé* pens de ce pauvre malheureux: & comme c'éroit une affaire de grand éclat, ils s'atmèrent de la dernière rigueur , Sc condamnèrent Fortuné fans daigner 1'entendre. Son arrêt portoit trois coups de poignards dans le cceur, paree que c'étoit fon cceur qui étoit coupable. , Le roi craignoit autant eet arrêt, que s'il avoit du. être prononcé contre lui-même; il exjla tous les juges qui 1'avoient donné, mais il ne pouvort fauver fon aimable Fortuné, Sc la reine triom-  74 Le Chevalier. phoit du fupplice qu'il alloit fouffrir; fes yeux alcérés de fang demandoienr celui de eet illuftre affligé. Le roi fit de nouvelles tenratives auprès d'elle, qui ne fervirent qu'a 1'aigrir. Enfin le jour marqué pour certe terrible exécution arriva. L'on vmt retirer le chevalier de la prifon oü il avoit été mis, & oü il étoit demeuré fans que perfonne au monde lui eüt parlé; il ne favoit point le crime dont la reine 1'accufoit, s'imaginant feulement qne c'étoit quelque nouvelle perfécution que fon indifférence lui artiroit; & ce qui lui faifoit le plus de peine, c'eft qu'il croyoit que le roi fecondoit les fureurs de cette princeffe. Floride, inconfolable de 1'état oü l'on réduifon fon amant, prit une réfolution de la dernière violence; c'étoit d'empoifonner la reine, 8c de s'empoifonner elle-même, s'il falloit que Fortuné éprouvat la rigueur d'une mort cruelle. Dès qu'elle en fut 1'arrêt, le défefpoir faifit fon ame, elle ne penfa plus qua exécuter fes deffeins; mais on lui apporra un poifon plus lent qu'elle ne. vouloit; de forte qu'encore qu'elle 1'eüt fait ptendre a la reine, cette princeffe qui n'en reffentoit pas encore la malignité, fit amener le beau chevalier au milieu de la grande place du palais , pour recevoir la morr en fa préfence. Les bour-: reaux le tirèrent de fon cachot, avec leur coutume ordinaire, & le conduifirent comme un  Fortuné.' 7S" tendre agneau au fupplice. Le premier objet qui frappa fes yeux , ce fut la reine fur fon chariot, qui ne pouvoit être a. fon gré affez proche de lui, voulant, s'il fe pouvoit, que fon fang réjaillit fur elle. Pour le roi, il s'étoit enfermé dans fon cabiner, afin de plaindre en liberté le fort de fon cher favori. Lorfque l'on eut attaché Fortuné a un poteauj l'on arracha fa robe & fa vette pour lui percer le cceur: mais quel éronnement fut celui de cette nombreufe alfemblée , quand on découvrit la gorge d'albatre de la vérirable Belle-belle! chacun connut que c'étoit une fille innocente accuiee injuftement. La reine émue 8c confufe , fe troubla a tel point, que le poifon ccmmenca de faire des effets furprenans; elle tomboit dans de longues convulfions , dont elle ne revenoit que pour pouffer des regrets cuifans ; 8c le peuple qui chériffoit Fortuné, lui avoit déja rendu fa liberté. L'on courut annoncer ces furprenantes nouvelles au roi, qui s'abandonnoit a une profonde trifteffe. Dans ce moment la joie prit la place de la douleur) il courut dans la place, & fut charme de voir la métamorphofe de ForWiné. Les derniers foupirs de la reine fufpendirent un peu les tranfports de ce prince; mais comme il réfléchic fur fa malice, il ne put la regretter, & réfolut d'époufer Belle-belle, pour lui payer  7^ L e Chevalier Par une couronne , les obligations infinies qu'il lui avoit; jj jul Jéclara fes intentions. II eft aifé de croire qu'elles la mirent au comble de fes. fouhairs, beaucoup moins par rapport a fon élévation que par rapport è un roi plein de ménre , pour leqHel elle avoit toujours refTenti une tendreffe extreme. Le jour du célèbre mariage du roi étantmarqué, Belle-belle reprit fes habits de fille , & parut alors mille fois plus aimable, qu'elle ne 1'étoit fous ceux du chevalier. Elle confulta fon cheval fur la fuite de fes aventures 5 il ne lui en promit: plus que d'agréables 5 & en reconnoiffance de tous les bons offices qu'il lui avoit rendus, elle lui fit faire une écurie lambriffée debène & d'ivoire; il ne couchoit plus que fur des matelas de fatin. A 1 egard de ceux qui favoient fuivie , ils eurent des récompenfes proportionnées a leurs fervices. Cependant Camarade difparut; on vint Je dire a Belle-Belle. Cette perre rroubla la reine qui 1'adoroit; elle fit chercher fon cheval partout, ce fut inutilement pendant trois jours ; le quatrième fon inquiétude 1'obligea de fe lever avant 1'aurore ; elle defcendit dans le jardin , traverfa le bois, & fe promena dans une vafte prairie , s'écriant de tems en tems : Camarade i mon cher Camarade , qu'êtes-vous devenu ?  Fortuné. m'abandonnez-vous ? j'ai encore befoin de vos fages confeils: revenez , revenez , pour me les dü.mir. Comme elle parloic ainfi, elle appercut tour i'ua-coup un fecond foleil qui fe levoit du coté d'Occident; elle s'arrèta pour admirer ce prodige: fon raviffement fut fans pareil, de voir que cela s'approchoit peu a-peu d'elle , & de reconnoitre au bout d'un moment fon cheval, dont 1 equipage étoit tout couvert de pierreries, & précédoit en cabriolanr un char de perles Sc de topafes; vingt-quatre moutons le traïnoient, leur laine étoit de fil d'or Sc de canetille trèsbrillante; leurs traits de fatin cramoifi, couverts d'émeraudes; les efcarboucles n'y manquoient pas, ils en avoient a leurs comes & a leurs oreilles. Belle-Belle reconnut dans le char fa prorectrice la fée avec le comte fon père, & fes deux fixurs, qui lui crièrent en battant des mains , & lui faifant mille fignes d'amitié , qu'elles venoieht a fes noces: elle penfa mourir de joie; elle ne favoit que faire ni que dire pour leur en donner tous les témoigriages qu'elle auroit voulu : elle fe placa dans le chariot, & ce pompeux équipage entra dans le palais, oü tout étoit déja ptéparé pour célébrer la plus grande fête qui pouvoir fe faire dans le royaume. Ainfi 1'amoureux roi attacha fa deftinée a celle de fa maicrelfe ; Sc cette char-  78 Le Chevalier F 0 r t u n e. mante avencure a pafle de fiècles en fiècles jufqu'au notre. Le plus cruel lion de I'ardente Libye, PrelTé par le chafTeur dont il refTent les traits ; Eft moins a redouter qu'une amante en furie , Qui voit méprifer fes attraits. Ie fer Sc lc poifon eft la moindre vengeance Qu'ofe demander fon couroux , Pour en calmer la violencc. Vous en voyez ici les funeftes effets, On eüt a Fortuné , malgré fon innocence ; fait fouffrir le tourment du plus grand des forfaits.' Sa métamorphofe nouvelle Défarma tout un peuple a fa perte obftiné; Et l'on reconnut Belle-Belle Sous les habits de Fortuné. La reine vainement demandoit fon fupplice ; Le ciel pour 1'innocence a toujours combattu s; Après avoir puni le vice , II fait couronner la vertil.  75» SUITE D U GENTILHOMME BOURGEOIS. D andinardiere avoit écouté Ia lecture du conté de Belle-Belle avec beaucoup d'atrention; Sc comme il étoit fufceptible de toutes les impreffions qu'on vouloit lui donner , le prieur remarqua qu'il pleuroit tendrement: qu'avez - vous doncj dit-il, vous me paroiffez bien touché? Hélas, qui ne le feroit, s'écria le petit homme! II faut que vous ayiez le cceur plus dur que les cailloux qui m'ont caffé la tête, pour vous défendre d'une fi jufte affliction. Si Belle-Belle avoit péri, répliqua le prieur , je crois effecfivement que j'aurois regretté fa perte ; mais vous vous aftligez mal a propos, Sc fon mariage la rend trop heureufe pour ne pas partager fa joie. Rions donc, dit Dandinardière , en s'effuyant les yeux; aulli-bien j'ai fujet de me réjouir, quand je penfe  <8o Le Gentilhomme au généireux don que vous me fakes de eet admir rable conté: je vous en ai une obligation fi preffante , que je facrifierois ma vie pour vous. Oh! vous êtes trop reconnoiffant, reprit le prieur , je ne vous demande point d'aiure récompenfe du fervice que je vous rends, que d'avoir la farisfaction de vous voir briller entre rous les conteurs de conres , comme le foleil brille dans un beau jour •, je vais même de ce pas annoncer aux charmantes Virginie Sc Marthonide, que vous les furpaflez dans ce genre d'écrire, & que fi elles veulent venir cette après - midi dans votre chambre , vous les en convaincrez. Vous me ravifTez , dit-il, en le ferrant étrokement entre fes bras, je fuis perfuadé qu'un rel ouvrage va m'immortalifer ; je ne laifTe pas de fouffrir du fecret depit dont ces deux belles filles feronr faifies, quand elles verront que j'ai cent fois plus d'efprit qu'elles. II faut qu'elles prennent patience, ajouta le prieur: mais adieu, j'ai affez lu pour avoir befoin de déjeuner. Et moi affez écouté , répliqua notre bourgeois , pour que ma pauvre tête s'accommode d'un peu de repos. Le prieur fortit: il fut annoncer a mefdemoifelles de Saint-Thomas que la Dandinardière avoit fait un chef-d'ceuvre , Sc qu'il les conviok de  Bourgeois. 8i dé le ven» entendre. En vérité, dit Marthonide; il a une phyfionomie fi fpirituelle, qu'il ne faut oue le voir pour fe convaincre qu'il eft capable de tout ce qu'il veut. C'eft un bonheur particulier , ajouta Virginie, qu'un homme comme lui qui a toujours été parmi le feu Sc le carnage, qui a joué un röle fi élevé dans les plus grandes guerres de 1'Europe , conferve autant?de délicateffe que les gens de lettres qui ne fortent pas de leur cabinet Sc des ruelles. Le prieur mouroit d'envie de rire, quand il entendoit qu'elles difoient très-férieufementquela Dandinardière étoit un général matamore, & qu'il s'étoit fait craindre Sc admirer a 1'afmée. II ne voulut pas les en détromper, cela auroir été fort contraire a 1'envie que l'on avoit de le marieravec une de ces deux belles filles; mais en les quittant, il fut dire au vicomte de Berginvi le qu'avant la fin du jour, il y auroit une rnde guerre entre le petit bourgeois Sc mefdemoifelles de Saint-i Thomas pour le conté de Belle-Belle. Eft-il poffible, s'écria le vicomte, que vous vouliez les brouiller dans le tems que nous fongeons trés* férieufement a les unir pour toujours? J'ai tort, dit le prieur, mais il m'a paru fi plaifant de les entendre les uns Sc les autres affurer qüil.s ont' compofé eet ouvrage , fe quereller la-deffus, Sc Tomé III. F  Si Le Gentiehomme produire leurs témoins, q„e je n?aj pas été l& makre de men empêdier. Je vous prorefte , répliqua-t-il, que bien loin de leur donner des difpofitions de tendrelfe, vous leur enferiez rfaïtre d'aveifion, qui ne finiroienr peur-etre qu'avec la vie. Hé! comment faire , ajouta le prieur ? II a Ie^ conté fous fon chevet, on lui arracheroir plutót Tamp que ce petit cahier. ■ Jem'imagine un moyen pour 1'avoir, répartit le vicomte; puifqu'il eft fous fon chevet, pendant qu'on le panfera, je le lui volerai. Voild le fecret de le faire pendre, s'écria le prieur • car il ne comprend rien au-delfus du plaifir de perfuader a fa mairreffe qu'il a de 1'efprit: dans quelle affliétion le jeterez - vous, s'il alfemble toute la compagnie pour 1'entendre, & qu'il fe trouve n'avoir rien a dire ? Le feul remède que je fais , répliqua le vicomte , c'eft d'envoyer chez moi demandera ma femme ce qu'une de fes amies lui a envoyé; car enfin il n'a pas eu une li grande attention au fujet, pour qu'il ne foit aifément trompé dès qu'il y verra des fées. J'y confens, dit le prieur, pourvu que vous conduifiez bien 1'affaire , autrement vous êtes un homme mort. Le vicomte envoya fon valet de chambre en diligence ; & comme il n'y avoit pas loin, il fut alfez tot revenu pour que fon  B o v r- « e o i si Ê j maïtre put faire adroitement Téchange qu'il avoit projeté. Le prieur impatient, courut dans la chambre de mefdemoifelles de Saint-Thomas: je favois bien, leur dit-il, que monfieur de la Dandinardière eft plus brave que n'éroient Alexandre & Céfar; mais j'ignorois qu'il eüt un efprit univerfel: il vient d'acheverun conté qui fera bien enrager les conteufes; & s'il commence ainfi pour la première fois, l'on peut dire que eet homme ira loin. En difant cela , il rouloit deux gros yeux dans fa tête, & faifoit des grimaces myftérieufes qui alloient jufqu'a la convulfion, Virginie & Marthonide gardoient un profond filence, caufé par 1'étonnement d'une fi grande nouvelle; & le prieur reprenant la parole , dit trente fois de fuite, comme s'il eüt répondu a fes penféesi oui, c'eft un prodige, oui, & encore oui. Virginie prit un goüt admirable a 1'entendre : ah 1 monfieur , lui dit-elle , que vous louez bien, 8C que vous louez finement! il faut que vous foyez le panégyrifte leplusilluftre de tous les hommes, je veux parler de monfeigneur de la Dandinardière. Mais , dit Marthonide, en interrompant fa fceur, n'aurons-nous pas le plaifir d'entendre lalefture de ce merveilleux ouvrage?Sans doute, répliqua-t-il , je viens vous en prier de fa pare F ij  $4 Le Gentiihommi Ah! ma fceur, quel plaifir, dirent-elles, il faut nous habiller plus proprement qu'a 1'ordinaire. Elles prirentchacune un jufte-au-corps de chalTe qu'elles avoient fait d'une jupe de moiré verte , avec une capeline de velours ufé,plus pleine de gris que noir. Leur bonnet étoit couvert de plumes de paon; chacune avoit une écharpe de vieille dentelle d'oripeau pleine de ciinquant, qui tomboitgalamment en forme de bandoulière, avec un petit cor , dont elles ne favoient point farmer. Mais enfin une telle magnificence ne laiftbit pas de briller beaucoup ckns le village de Saint - Thomas. Quelque conftellation bifarre fe mêloit ce jour-li de la parure de ces héroïnes, & de notre petit héros. Dans Pefpérance de les voir, il avoit -cherché ce qui lui fiéroit le mieux 5 car de paroirre devanr elles avec les ferviettes qui enveloppoient fa tête, il ne pouvoit s'y réfoudre; de les öter, c'étoit encore pis: il prit le parti de 1'entortiller de fa vefte couleur de foucis & gris de lin , il s'en fit une efpèce de tut ban, les deux manches pendoient des deux cótés; il avoit fon haulfe col d'un acier bruni, moitié rouillé , moirié poli; fes gantelers dans fes mains avec une pile de carreaux qui les foutenoient. II falloit certainement avoir un fond de férieux mifanthrope , pour rélifter  Bourgeois. Sj a 1'envie de me que donnoit cette étrange figure; mais les divines Virginie& Marthonide n'étoient capables que d'admiration. Elles dïnèrent avec une frugalité qui n'étonna perfonne; l'on favoitbien qu'elles regardoient la nécelïïté de manger comme un dcfaut de la nature, auquel elles vouloient remédier en y réiïftant opiniatrement, & bien fouvent elles en tomboienten foiblefle. Dès'que l'on fut forti de table, le ptieur engagea madame de Saint - Thomas de venir voir l'illuftre bleffé , il lui promit la lecture du conté. Elle fut agréablementflattée, quand elle penfa qu'on la convioit d'entendre un ouvrage d'efprit; elle fe leva auffi-töt, ëc d'un pas grave elle parvinta lachambre du moribond; fes filles, mitigées entre l'air d'Amazones & celui de provinciales, la fuivirent. Les meffieurs leur donnèrent la main; & la Dandinardière, tranfporté de joie de les voir, favoit fi peu ce qu'il faifoit, qu'il fut cent fois pret de fauter de fon lit pour leur faire les honneurs de eet appartement. Après les premières civilités, chacun fe placa; notre petit homme prenant un ton de voix étudié , leur dit : pardon , mefdames , pardon, d'oler vous attiter en ces lieux : vous aurez fujet de dire que vous attendiez 1'agréable chant da roffignol, & que vous n'avez trouvé qu'un hibotr. F iij  té Le Gentilhomme Nous n'avons jamais hiboudé perfonne , répliqua madame de Sainr-Thomas, qui fe piquoit de faire des mots & de parler extraordinairement; &c puis nous favons bien que votre roifignolerie fe foutient X merveille. J'ai autant d'envie de vous louer que ma mère, dit Virginie , & jele ferois peut-être en termes qui ne difionneroient pas a. la délicatelfe de vos oreilles ; mais la paflion que j'ai de lire le conté que vous avez fait, m'impofe le filence. Ah, ah, ah! mademoifelle , dit la Dandinardière , vous m'allez garer, fi je n'y prends garde; des louanges d'un petit becot vermeillet me fuffoquent. Ne vous lalfez point d'en entendre , ajoura Marthonide, un mérite au/Ti éclatant que le vótre, eft expofé a de rudes aifauts. Vous me comblez de graces , charmantes perfonnes, s'écria-t-il, jene puis.en telle occafion, répondre que par mon filence, pendant lequel monfieur le prieur de Richecourt Jira mon ouvrage ; je 1'ai fair ce qui s'appelle en pofte: il faut favoir avec quelle diligence je broche dans ces brouflailles, j'en fuis honteux cpmme un chien. II y aune heure, dit madame de Saint-Thomas en 1'interrompant, que j'admire les expreffions nobles & aifées dont vous vous fervez; ïm 4pic ayouer que les gens de la cour on%  BOUR.SÏOTS. 87 quelque chofe qui les met au deffus des autres moreels. Oh! madame, dit la Dandinardière, il y a cour & cour; celle oü j'ai été élevé eft fi délicate , qu'on n'y fouffriroit pas la moindre obfeenité ; qui feroir U un barbarifme , feroit profcrit: il faut être purifte ou crever. Virginie, fa fceur & fa mère auroient laiffé parler le malade toute la journée fans 1'interrompre, tant elles étoient ravies des grands mots qu'il débitoit ; mais l'on entendit tout d'un coup un furieux bruit dans la cour : c'étoit Alain qui faifoit entrer une charrette & trois anons chargés de la bibliothèque de fon maïtre ; il fe battoit a coups de poings avec le charretier, qu'il accufoit d'avoir volé un livre pour chanrer au lutrin. Le payfan , indigné de 1'injuftice dece majordome , le tenoic aux cheveux; &c de part & d'autte, l'on ne voyoit que bras haulfés & bras bailfés fur le vifage ou fur 1'eftomac des champions. La Dandinardière a ces nouvellesfe jetahors du lit, enveloppé comme un mort dans fon drap; ü courut en eet équipage a la fenètre, ravi de vonr faire tant de prouefles i fon fidelle Alain; mais ralfant tout d'un coup réflexion a 1'irrégulanté de fon déshabillé,ils'adreffaaux dames pour leur en faire des excufes. Je vous avoue , leur dit-il, que j'ai une valeur incommode; elle me domme a F iv  88 Le Gentilhomme tel point, que je ne puis entendre le cliquetis des armes fans être ému: j ai fait cent combats en ma vie , uniquement pour le feul plaiiir de ferrailler. II raiionnoit ainfi , fon drap alfez mal mis fur lui, fon turban de travers , & fes piés nuds qu'il laiffoit voir fans affedation, quand madame de Saint-Thomas le priade fe remettre au fit. II envoya féparer Alain qui méditok déja une bonorable retraite ; car le charretier pour un coup recu, lui en donnoitfix ; & en yérité il aimok mieux fa peau que tous les livres de fon makre : garde , dit-il a fon adverfaire, notre lutrin, & me laifle aller en paix. Non, dit le charretier, tu m'as larronné mon honneur, délarronne-le moi, ou tu es mort. Le fecours que madamede Sainr-Thomas envoyoit, arriva ladeffus très-a-propos pour le retirer des mains du furibond charrerier; mais la difpute recoïnmenca avec plus de chaleur, lorfqu'il fallurpayer; car Alain entendu fur fes intéréts, vouloit rabattre dix fois , pour en faire compenfation avec les coups qu'il avoit par devers lui, dont il faignoit, & dont fes yeux étoient meurtris. Enfin tout fut pacifié , la charrette & les anons partirent, les livres reftèrent eutaffés fur 1'herbe &la pluie vintfi abondante, que quelque diligence qu'on put faire pour les en garautir, il n'y  Bourgeois.' eut pas moyen de les fauver. Les regrets de la Dandinardière réjouiuoient fort ceux qui favoient jufqtt a quel point atlöit fon ignorance: ah, mes livres grecs, s'écrioit'il! cheres délices de ma folitude! ah, mes livres hébreux, dont j'ai commencé une fi pénible traduction! ah , mes poctes latins! ah, mon algèbre , vous voila donc noyés! Si vous aviez péri dans la mer ou au milieu d'une ville en feu, ou par quelque coup de tonnerre , votre perte étant plus honorablc, me feroit moins fenfible; mais par une méchante pluie, au milieu d'une cour ! non , je ne m'en confolerai jamais. Virginie , tendrement touchée de la juffe douleur du favant la Dandinardière, le coujuroit de ceffer fes juftes plaintes , a moins qu'il ne voulut la faire mourir. Elle lui promit que tout le monde alloit s'occuper a fécher fes pauvres auteurs mouillés, & qu'il en refteroit encore alfez pourl'entrerenir agréablemenr, Marthonide ajouta de nouvelles raifonsa celles de fa fceur. Le petit affligé trouva qu'il auroit grand tort de ne fe pas confoler , puifque les plus aimables perfonnes qui fuffent dans 1'univers s'en mêloienr. llfecouadeux ou trois fois la tête, en difant : chagrin, noir chagrin , je veux que tu te diifipes. Son turban en romba, il en eut un nouveau dépit j mais pour faire diverlïon avec  Le Gentilhomme Bourgeois; tant de fujets de peine, le prieur demanda a*= «üence a toute la compagnie , afin de lire le conté dont il leur avoit parlé; chacun fe tut, & il commenca ainfi.  9? Il étoit une fois un roi & une reine qui saimoient fi chèrement, que cette union fervoit a'exemple dans toutes les families; & 1 on auroit été bien iürpris de voir un ménage en difcorde dans leur royaume. Ilfe nommoit le royaume desDéferts. . . La reine avoit eu pluGeurs enfans; ü ne lui reftoit qu'une fille, dont la beauté étoit fi grande que fi quelque chofe pouvoit la confoler de la pene des autres, c étoit les charmes que I on remarquoit dans celle-ci. Le roi 6c la reme 1 elevoient comme leur unique efpérance; mais le bonheur de la familie royale dura peu. Le ro étant a la chaffe fur un cheval ombrageux , U entend* tirer quelques coups; le bruit & le feu L E PIGEON E T LA COLOMBE, CONTÉ.  92 L E P j . , 1 1 G E o N comme un éclair-ily.^,,.. , *» de ie ftcourir 1 " 'e ",a ava" °.» on fflt en fit-, & e,r ;to,ttrop vide°K p»»^- ^queftree et^ 1< '°0»ri< -:re,q,5l)efo,,haiioi^„::;:sr nwrs foupirs entre fes braq • o • h /- , f * venir fï In i ■ ' qu elle fe de vemr, fi elle vouloit la trouver en vie *■ • ,, «o,deschftdecon,quenc»-^qUelle ^quiémde ooe f'ai de ^ f°U,ager »» «ge fi tendre Ï - *r ^ °rpheHne da"s 2 6X1 fa P€rf0nfle deS margue5 de 1>amkié  ET X A C O I O j£ B E.' tjj1 que vous avez toujours eue pour moi ; qu'elle trouvera en vous une mère qui peut la rendre bien plus heureufe & plus parfaite que je n'au*rois fait, & que vous lui choiilrez un époux affei aimable pour qu'elle n'aime jamais que lui. Tu fouhaites tout ce qu'il faut fouhaiter , grande reine, lui dit la fée , je n'oublierai rien pour ta fille; mais j'ai tité fon horofcope, il femble que le delf in eft irrité contre la nature, d'avoir épuifé tous fes ttéfors en la formant; il a réfolu de la faire fouffrir, & ta royale majefté doit favoir qu'il prononce quelquefois des arrêts fur un ton fi abfolu, qu'il eft impoflible de s'y fouftraire. Tour au moins , reprit la reine , adouciiïe^ fes difgraces , & n'oubliez rien pour les prévenir : il arrivéfouvent'que 1'onévire degrands malheurs, lorfqu'on y fait une férieufe attention. La fée Souveraine lui promit tout ce qu'elle fouhaitoit, & la reine ayant embraiïe cent & cent fois fa chère Conftancia , mourut avec afiez de tranquillité. La fée lifoit dans les aftres avec la même facilité qu'on lit a préfent les contes nouveaux qui s'impriment tous les jours. Elle vit que la princefte étoit menacée de la fatale paffion d'un géant, dont les états n'étoient pas fort éloignés du royaume des Déferts : elle connoifloit bien qu'il falloit fur toutes chofes 1'éviter, & elle u'en  t ! Pi G E 6 « trouva pas de meilleur moyen que d'aller cachet" fa chère élève a un des bouts de la terre, fi éloigné de celui oü le géant régnoit, qu'il n'y avoit aucune apparence qu'il vint y rroubler leur* repos. Dès que la fée Souveraine eut choifi les miniftres capables de gouverner 1'état qu'elle vouloit leur confier > & qu'elle eut établi des loix fi judicieufes, que tous les fages de la Grèce n'aüroient pu rien faire d'approchant, elle entra une nuit dans la chambre de Conftancia ; & fans la réveiller, elle 1'emporta fur fon chameau de feu , puis partit pour aller dans un pays fertile, oü l'on vivoit fans ambition & fans peine , c'étoit une vraie vallée de Tempé : l'on n'y trouvoit que des bergers & des bergères qui demeuroient dans des cabanes dont chacun étoit l'architecte. Elle n'ignoroit pas que li la princeffe palïbit feize ans fans voir le géant, elle n'auroit plus qu'a retourner en triomphe dans fon royaume j mais que s'il la voyoir plutót, elle feroit expofée a de grandes peines. Elle étoit très-foigneufe de la cacher aux yeux de tout le monde j & pour qu'elle parut moins belle , elle 1'avoit babillée en bergère , avec de groffes cornettes toujours abattues fur fon vifage ; mais telle que le foleil, qui, enveloppé d'une nuée, la perce par de longs traits de lum-ière, cette charmante pfin-  2 T t A C O t O U B 6. 5J ceffe ne pouvoit être fi bien couverte, que l'on n'appercüt quelques-unesde fes beautés; & malgré tous les foins de la fée , on ne parloit plus de Conftancia que comme d'un chef-d'ceuvre des cieux qui ravilfoit tous les cceurs. Sa beauté n'étoit pas la feule chofe qui la rendoit merveilleufe:Souveraine 1'avoitdouée d'une voix fi admirable, & de toucher fi bien tous les inftrumens dont elle vouloit jouer , que fans avoir jamais appris la mufique, elle auroit pu donner des lecons aux mufes, & même au célefte Apollon. Ainfi elle ne s'ennuyoit point, la fée lui avoit expliqué les raifons qu'elle avoit de 1'élever dans une condirion fi obfcure. Comme elle étoit toute pleine d'efprit, elle y entroit avec tant de jugement, que Souveraine s'étonnoit qu'a un age fi peu avancé , l'on put trouver tant de docilité & d'efprit. II y avoit plufieurs mois qu'elle n'étoit au royaume des Déferts, paree qu'elle ne la quittoit qu'avec peine ; mais fa piéfence y étoit nécelfaire, l'on n'agiffoit que par fes ordres, & les miniftres ne faifoient pas également bien leur devoir. Elle partit , lui recommandant fort de s'enfermer jufqu'a fon retour. Cette belle princeffe avoit un petit mouton qu'elle aimoit chèrement, elle fe plaifoit a lui faire des guirlandes de fleursj d'autres fois, elle  9& Le Picseon le couvroit de nceuds de rubans. Elle Pavent nommé Rufon. II étoit plus habile que tous fes camarades, il entendoit la voix & les ordres de fa maïtreife, il y obéifïbit poncruellement : Ru-1 fon, lui difoit-elle , allez querir ma quenouille ; il couroit dans fa chambre , & la lui apportoit en faifant mille bonds. II fautoit autour d'elle , il ne mangeoit plus que les heibes qu'elle avoit cueillies, & il feroit plutöt mort de foif que de boire ailleurs que dans le creux de fa main. II favoir fermer la porte, battre la mefure quand elle chantoit, Sc bêler en cadence. Rufon étoit aimable , Rufon étoit aimé : Conftancia lui parloit fans ceffe & lui faifoit mille cateffes. Cependant une jolie brebis du voifinage plaifoit pour le moins autant a Rufon que fa princeffe. Tout mouton eft mouton , Sc la plus chétive brebis étoit plus belle aux yeux de Rufon que la mère des amours. Conftancia lui reprochoit fouvent fes coquetteries : petit liberrin , difoit-elle, ne faurois-tu refter auprès de moi ? Tu m'es fi cher, je négligé tout mon ttoupeau pour toi, Sc tu ne veux pas laiffer cette galeufe pour me plaire. Elle 1'attachoit avec une chaine de fleurs; alors il fembloit fe dépiter, & tiroit tant & tant qu'il la rompoit: ah! lui difoit Confrancia en colère, la fée m'a dit bien des fois que les hommes font volontaires comme toi, qu'ils fuient  1 t t a Ö 6 t o m b ê; 5^ juient le plus léger alfujettiffèment * & que ce font lés animaux du monde les plus rnutinsj Puifque tu veux leur reffembler, méchant Ru* fon, Vas chercher ta belle bete de brebis , fi le loup te mange, tu feras bien mangé; je ne pour^ rai peut-être pas te fecourir; Le mouton amoureux ne profita point des avis de Conftancia. Etant toutle jour avec fa chère brebis proche de la maifonnette oü la princeffe travailloit toute feule, elle 1'entendit bêler fi haut & fi pitoyablement, qu'elle ne douta point de fa funefte aventure. Elle fe léve bien émue, fort, & voit un loup qui emportoit le pauvre Rufon : elle ne fongea plus a tout ce que la fée lui avoit dit en partant; elle courut après le raviffeur de fon mouton i crianr au loup ! au loup ! Elle le fuivoit j lui jetant des pierres avec fa houlette fans qu'il quittat fa proie ; mais s hélas ! en paffanc proche d'un bois, il en fortit bien un autre loup : e'étoit un horrible géant. A la vue de eet épouvantable coloffe, la princeffe tranfie de peur leva les yeux vers le ciel pout lui demander du feeöurs, & pria la terre de Pengloutir. Elle ne fut écoutée ni du ciel ni de la terre ; elle méritcit d'être punie de n'avoir pas cru la fée Souveraine. Le géant ouvrit les bras pour 1'empêcher de paffer ourre j mais quelque terrible Sc furieux lome 1F. G  $8 L E P I C- E O N qu'il fut, il reuentic les effets de fa beauté. Quel rang tiens-tu parmi les déefles, lui dit-il d'une voix qui faifoit plus de bruit queletonnerre ? car ne penfes pas que je m'y méprenne , tu n'es point une mortelle; apprends-moi feulement ton nom , & fi tu es fille ou femme de Jupiter ? qui font tes frères ? quelles font tes fceurs ? II y a long-tems que je cherche une déefle pour 1'époufer, te voila heureufement trouvée. La princelfe fentoit que la peur avoit lié fa langue, & que les paroles mouroient dans fa bouche. Comme il vit qu'elle ne répondoit pas a fes galantes queftions : Pour une divinité , lui dit-il, tu n'as guère d'efprit. Sans autre difcours, il ouvric un grand fac & la jeta dedans. La première chofe qu'elle appercut au fond, ce fut le méchant loup & le pauvre mouton. Le géant s'étoit diverti a les prendre a la courfe : tu mourras avec moi, mon cher Rufon, lui dit-elle en le baifant, c'eft une petite confolation, il vaudroit bien mieux nous fauver enfembie. Cette trifte penfée la fit pleurer amèrement, elle foupiroit & fanglottoit fort haut; Rufon bêloit, le loup hutloit; cela réveilla un chien, un chat, un coq & un perroquet qui dormoient. Ils commencèrent de leur cöté a faire un bruit défefpéré: voila un étrange charivari dans la beface du géant.Enfin, fatiguédeles entendre,il penfa  ET LA COLOMBE. p£> tout mer , mais il fe contenta de lier le fac, & de Ie jeter fur le haut d'un arbre , après 1'avoir marqué pourle venir reprendre, il alloitfe battre en duel contre un autre géant, & toute cette crierie lui déplaifoir. La princelfe fe douta bien que pour peu qu'il marchat il s'éloigneroir beaucoup, car un cheval courant a toute bride n'auroit pu 1'attraper quand il alloit au petit pas: elle tira fes cifeaux &c coupa la toile de la beface, puis elle en fit fortir fon cher Rufon , le chien ,1e chat, le coq, le perroquet; elle fe fauva enfuite, & laiffa le loup dedans , pour lui apprendre a manger les petits moutons. La nuit étoit fort obfcure , c'étoit une étrange chofe de fe rrouver feule au milieu d'une forêt, fans favoir de quel coté toutner fes pas , ne voyant ni le ciel ni la terre, Sccraignant toujours de rencontrer le géant. Elle marchoit le plus vite qu'elle pouvoit j elle feroit tombée cent & cent fois , mais tous les animaux qu'elle avoit délivrés, reconnoiffans de la grace qu'ils en avoient recue, ne voulurenc point 1'abandonner, & la fervirent utilement dans fon voyage. Le chat avoit les yeux fi étincelans, qu'il éclairoit comme un flambeau; Ie chien qui jappoir faifoit fentinelle; le coq chantoit pour épouvanter les lions; le perroquer jargonnoitfi haut, qu'on auroit jugé,a 1'entendre, que dj  tÖO L E P I G E O vingt perfonnes caufoient enfemble, de forte qué les voleurs s'éloignoienc pour laiffer le paffage libre a notre belle voyageufe, Sc le mouton qui marchoit quelques pas devanr elle , la garantilibie de tomber dans de grands trous , donr il avoit lui-même bien de la peine a fe rerirer. Conftancia allant a 1'aventure , fe recommandant a fa bonne atnie la fée , dont elle efpéroit quelques fecours, quoiqu'elle fe reprochar beaucoup de n'avoir pas fuivi fes ordres; mais quelquefois elle craignoit d'en être abandonnée. Elle auroir bien fouhaité que fa bonne fortuné 1'eut conduite dans lamaifonou elle avoit étéfecrèrement élevée : comme elle n'en favoit point le chemin, elle n'ofoit point fe flatter de la rencontrer. fans un bonheur particulier. Elle fe rrouva, a la pointe du jour, au bord d'une rivière qui arrofoit la plus agréable prairie du monde ; elle regarda autour d'elle, &c ne vit ni chien, ni chat , ni coq , ni perroquer; le feul Rufon lui tenoit compagnie. Hélas! oü fuis-je, dit-elle? je ne connois point*ces beaux lieux, que vais-je devenir ? qui aura foin de moi ? Ah ! petit mouton , que tu me coütes cher! fi je n'avois pas couru après toi, je ferois encore chez la fée Souveraine , je ne craindrois ni le géant, ni aucune aventure facheufe. 11 fembloit, a Fair de Rufon, qu'il 1'écoutoit en tremblant, Sc  ET EA CotOMBE." I©l" qu'il reconnoiffoit fa fauce : enfin la princefle abattue & fatiguée ceffa de le gronder, elle saffie au bord de 1'eau ; & comme elle étoit laffe , 8c que 1'ombre de plufiears arbres la garantiffoit des ardeurs du foleil, fes yeux fe fermèrent doucement, elle fe laiffa tomber fur 1'herbe, & s'endormit d'un profond fommeil. Elle n'avoit point d'autres gardes que le fidelle Rufon, il marcha fur elle, il la tirailla, & bêla fi fort, qu'enfin il 1'éveilla : mais quel fut fon étonnement de remarquer a vingt pas d'elle un jeune homme qui fe tenoit derrière quelques buitfons? II s'en couvroit pour la voir fans en être vu : la beauté de fa taille, celle de fa tête, la nobleffe de fon air, 8c la magnificence de fes liabirs furprirent fi fort la princeffe, qu'elle fe leva brufquement, dans la réfolution de s'éloigner. Je ne fais quel charme fecret 1'arrèta; elle jetoit les yeux d'un air craintif fur eet mconnu, le géant ne lui avoit prefque pas fait plus de peur , mais la peur part de différentes caufes : leurs regards 8c leurs actions marquoient affez les fentimens qu'ils avoient déja 1'un pour 1'aurre. Ils feroient peut-être demeurés long-tems fans fe parler que des yeux, fi le prince n'avoit pas entendu le bruit des cors 8c celui des chiens qui s'approchoienr, il s'appercut qu'elle en ctoit étonnée ; ne craiguez rien , belle bergère , lui dit-il, G iij  IPÏ L £ P I G S O W vous êtes en stireté dans ces lieux : plut au ciel que ceux qui vous y voient y puiflent être de même ! Seigneur, dit-elle, j'implore votre proteórion , je fuis une pauvre orpheline qui n'ai point d'autre parti a prendre que d'être bergère ; procurez-moi un rroupeau, j'en aurai grand foin. Heureux les moutons, dit-il en foutiant, que vous voudrez conduire au paturage! mais enfin, aimable bergère , fi vous le fouhaitez, j'en parlerai a la reine ma mère, & je me ferai un plaifir de commencer dès aujourd'hui a vous rendre mes fervices. Ah! feigneur, dit Conftancia , je vous demande pardon de la liberté que j'ai prife, je n'aurois ofé le faire fi j'avois fu votre rang. Le prince 1'écoutoit avec le dernier étonnement , il lui trouvoit de 1'efprit & de la politeife, rien ne répondoit mieux a fon excellente beauté ; mais rien ne s'accordoir plus mal avec la fimplicité de fes habits & 1'état de bergère. 11 voulut même eiïayer de lui faire prendre un autre parti : fongez-vous, lui dit-il, que vous ferez expofée roure feule dans un bois ou dans une campagne , n'ayant pour compagnie que vos innocentes brebis ? Les manières délicates que je vous remarque s'accommoderont-elles de la folitude? Qui fait d'ailleurs fi vos charmes, dont le bruit fe répandra dans cette contrée, ne vous attireront point mille importuns ? Moi-même ,  BT LA CoLOXÏBE I©£ adorable bergère, moi-même je quitterai la cour pour m'attacher a vos pas ; & ce que ie ferai, d'autres le feront auffi. Ceffez, lui dit-elle, feigneur , de me flatter par des louanges que je ne mérite point ; je fuis née dans un hameau; je n'ai jamais connu que la vie champêtre, 8c j'efpère que vous me laiflerez garder tranquillemenr les troupeaux de la reine, fi elle daigne me les confier ; je la fupplierai même de me mettre fous quelque bergère plus expérimentée que moi ; 8c comme jene la quitterai point, il eft bien certain que je ne m'ennuierai pas. Le prince ne put lui répondre; ceux qui 1'avoient fuivi a la chafte parurent fur un coteau. Je vous quitte, charmante perfonne , lui dit-il d'un air empreffé j il ne faut pas que tant de gens partagent le bonheur que j'ai de vous voir; allez au bour de cette prairie , il y a une maifon oü vous pourrez demeurer en sureté, après que vous aurez dit que vous y venezdemaparr. Conftancia , qui auroit eu de la peine a fe trouver en fi grande compagnie , fe hata de marcher vers le lieu que Conftancio (c'eft ainfi que s'appeloit le prince) lui avoit enfeigné. 11 la fuivit des yeux , il foupira tendrement r 8c remontant a. cheval, - il fe mit a la tête de fa troupë fans concinuer la chafle. En entranr chez la reine, il !a trouva fort irritée contre une vieille G iv  W L ï P I G E O N bergère qui lui rendoit un affez mauvais compté de fes agneaux. Après que la reine eut bien gronde s elle lui dit de ne paroitre jamais devant elle, ^ Cette occafion favorifa le deflein de Conftaneio; il lui conta qu'il avoit rencontré une jeune fille qui défiroit pafïïonnément d'être a elle , qu'elle avoit 1'airfoigneux, & qu'elle ne paroiffbit pas intérelfée. La reine goüta fort ce que lui difoit fon Ris, elle accepta la bergère, avant de 1'avoir vue, & dit au prince de donner ordre qu'on la menat avec les autres dans les pacages de la cour ïonne. II fut ravi qu'elle la difpensat de venir au palais : certains fentimens empreffés & jaloux lui faifoient craindre des rivaux, bien qu'il n'y en eut aucuns qui puffent lui rien difputer ni fur le rang , ni fur le mérite ; il eft vrai qu'il craignoin moins iesgrands feigneurs que les petits, & qu'il penfoit qu'elle auroit plus de penchant pour un jïmple berger que pour un prince qui étoit fi proche du tróne. II feroit diflicile de raconter toutes les ré. flexions dont celle-ci étoit fuivie ; que ne reprochoit-il pas a fon cceur, lui qui jufques alors. n'avoit rien aimé, & qui n'avoit trouvé perfonne digne de lui! II fe donnoit a une fille d'une naif. fance fi obfcure, qu'il ne pourfoir jamais ayoue? ft paffioa fans rgugir, i\ V0Hlut ^ combarrre; &  'ï T t A C O 1 O M B E. lOj; fe perfuadant que 1'abfence étoit un remède imnianquable , particulièrement fur une tendreffe naiifante , U évita de revoir la bergère; il fuivit fon penchant pour la chaffe & pour le jeu : en quelque lieu qu'il appercüt des moutons , il s'en détournoit comme s'il eüt rencontré desferpens; de forte qu'avec un peu de tems, le trait qui 1'avoit bleue lui patut moins fenfible. Mais un jour des plus ardens de la canicule, Conftancio, fatigué d'une longue chaffe, fe trouvant au bord de la rivière, il en fuivir le cours a. 1'ombre des alifiers qui joignoient leurs branches a celles des faules , & rendoient eet endroit auffi frais qu'agféable. Une profonde rêverie le furprit, il étoit feul, il ne fongeoit plus a tous ceux qui 1'attendoient, quand iJ fut frappé tout d'un coup par les charmans accens d'une voix qui lui parut célefte ; il s'arrêta pour 1'écouter, & ne demeura pas médiocrement furpris d'entendre ces pa-, roles ? Hélas ! j'avois promis de -vivre fans ardcur 5 Mais 1'amour prend plaifir a me rendre paijurej Je me fens décfiirer d'une vive blcffure , Conftancio devient le maitre de mon cocur. L'autre jour je le vis dans cette folitude , fatigué du travail qu'il trouve en ces forêts J Il charmoic fpn inquiétude , Aflis fous ces ombrages frais»  Le Pigi oif Jamais rien de fi beau ne. s'offrit a ma vue; Je demeurai long-tems immobile , e'perdue; De Ia main de 1'Amour je vis partir les rraits Que je porie au fond de mon ame. Le mal que je reffens a pour moi trop d'attraits j Je vois par 1'ardeur qui m'enflamme , Que je n'en guérirai jamais. ' Sa curi°fité 1'emporta fur le plaifir qu'il avoit d'entendre chanter fi bien : il s'avanca diligemment; le nom de Conftancio 1'avoit frappé, car c'etoit le fien; mais cependant un berger pouvoit le porter aufli-bien qu'un prince, & ainfi il ne favoit fi c'étoit pour lui ou pour quelqu'autre que ces paroles avoient été fakes. II eut a peine monté fur une petite éminence couverte d'arbres , qu'il appercut au pié la belle Conftancia : elle étoit aftife fur le bord d'un ruifleau, dont la chute précipkée faifoit un bruit fi agréable , qu'elle fembloit y vouloir accorder fa voix; Son fidelle mouton, couché fur 1'herbe , fe tenoit comme un mouton favori bien plus prés d'elle que les autres ; Conftancia lui donnoit de tems en tems de petits coups de fa houlette, elle le carelfök d'un air enfantin , & toutes les fois qu'elle le touchoit , il baifoit fa main, & la regatdoit avec des yeux tout pleins d'efprit. Ah! que tu ferois heureux , difoit le prince tout bas, fi tu connoillois le prix des carefles qui te font  ÏT Ï-A COLOMBf. Ïï0* L E P I G E O N tancia, répliqua-t-il, s'il eft vrai qUe mes bonnes' jntentions vous aient touchée au point que vous Ie dites.il vous eft aifé de me le marquer. Hé! que puis-je faire pour vous, feigneur, repliqua-t.elle d'un air empreffé ? Vous pouvez me dire, ajouta-t-il, pour qui font les paroles que vous venez de chanter. Comme je ne les ai pas frites , repartit-elle, il me feroit difficile de vous apprendre rien la-deffus. Dans le tems qu'elle parloit, il 1'examinoit, il a voyoit rougir, elle étoit embarraffée & tenoit les yeux bailfés. Pourquoi me cachet vos fentimens , Conftancia, lui dit-il, votre vifage trahit le recret de votre cceur, vous aimez ? i! fe tut & la regarda encore avec plus d'application. Seigneur, lui dit-elle, les chofes oü j'ai quelque interêt mëriterit fi peu qu'un grand prince s'en mforme, & je fuis fi accoutumée a garder le filence avec mes chères brebis, que je vous fupphe de me pardonner fi je ne réponds point a vos queftions ; elle s'éloigna fi vïte qu'il n'eut pas le tems de 1 arrêter. ^ La jaloufie fert quelquefois de flambeau pour r'allumer 1'amour : celui du prince prit dans ce moment tant de forces qu'il ne s'éteignit jamais; il trouva mille graces nouvelles dans cette jeune perfonne, qu'il n'avoit point remarquées la première fois qu'il la vit j la manière dont elle le  ÏT LA COLOMBB. ÏO$ qiüttalui fit croire, autantqueles paroles, qu'elle étoit preventie pour quelque berger. Une profonde trifteiïe s'empara de fon ame , il n'ofa la fuivre , bien qu'il eüt une extréme envie de 1'eiitretenir ; il fe coucha dans le même lieu qu'elle venoit de quitter; & après'avoir elTayé de fe fouvenir des paroles qu'elle venoit de chanter , il les écrivit fur fes tablettes, & les examina avec attention. Ce n'eft que depuis quelques jours, difoit-il, qu'elle a vu ce Conttancio qui 1'occupe: faut-il que je me nomme comme lui, Sc que je fois fi éloigné de fa bonne fortuné ? qu'elle m'a regardé froidement! elle me parolt plus indifferente aujourd'hui que lorfque je la rencontrai lx première fois, fon plus grand foin a été de chercher un prétexte pour s'éloigner de moi. Ces penfées 1'affligèrent fenfiblement, car il ne pouvoit comprendre qu'une fimple bergère put être fi indifférente pour un grand prince. Dès qu'il fut de retour, il fit appeler un jeune garcon qui étoir de tous fes plaifirs; il avoit de la naiffance, il étoit aimable ; il lui ordonna de s'habiller en berger, d'avoir un troupeau , & de le conduire tous les jours aux pacages de la reine, afin de voir ce que faifoit Conftancia, fans lui être fufpect. Mittain (c'eft ainfi qu'il fenommoit) avoit trop envie de plaire a fon maitre pour en »égliger une occafion qui paroiffoit 1'intéreifer j  11° L E P I G E O N illui promit de s'acquicter fort bien de fes ordres, & dès le lendemain, il fut en état d'aller dans la plaine : celui qui en prenoit foin ne 1'y auroit pas recu s'il n'eüt montré un ordre du prince , difant qu'il étoit fon berger, Sc qu'il 1'avoit chargé de fes moutons. AulTi-tót on Ie laiiTa venir parmi la troupe champêtre ; il étoit galant , il plut fans peine aux bergères; mais a 1'égard de Conftancia , il lui trouvoit un air de fierté fi fort au-deflus de ce qu'elle paroiftoit être, qu'il ne pouvoit accorder tant de beauté , d'efprit & de mérite avec la vie ruftique Sc champêtre qu'elle menoir ; il la fuivoit inutilement, il la trouvoit toujours feule au fond des bois , qui chantoit d'un air occupé; il ne voyoit aucuns bergers qui ofafient entreprendre de lui plaire', la chofe fembloit trop diflïcile. Mirtain tenta cette gtande aventure, il fe rendit aflidu auprès d'elle, Sc connut par fa ptopre expérience, qu'elle ne vouloit point d'engagement. II rendoit compte tous les foirs au prince, ' de la fituation des chofes; tout ce qu'il lui apprenoit ne fervoit qua le défefpérer. Ne vous y trompez pas, feigneur, lui dit-il un jour, cette belle fille aime ; il faut que ce foit en fon pays. Si cela étoit, reprit le prince , ne voudroit-elle pas y retourner? Que fayons-nous, ajouta Mir-  ET LA COLOMBE. in tain, fi elle n'a point quelques raifons qui 1'empêchent de revoir fa patrie, elle eft peut-être ea colère contre fon amant ? Ah ! s ecria le prince , elle chante trop tendrement les paroles que j'ai entendues : il eft vrai, conttnua Mirtain, que tous les arbres font couverts de chiffres de leurs noms; & puifque rien ne lui plaïc ici, fans doute quelque chofe lui a plu ailleurs. Eprouve, dit Je prince , fes fentimens pour moi, dis-en du bien, dis-en du mal, tu pourras connoitre ce qu'elle penfe. Mirtain ne manqua pas de chercher une occafion de parler a. Conftancia. Qu'avez-vous, belle bergère, lui dit-il ? Vous paroiffez mélancolique malgré toutes les raifons que vous avez d'être plus gaie qu'une autre ? Et quels fujets de joie me trouvez-vous , lui dit-elle , je fuis réduite a garder des moutons; éloignée de mon pays, je n'ai aucunes nouveiles de mes parens, tout cela eft-il fort agréable ? Non , repliqua-t-il, mais vous êtes la plus aimable perfonne du monde, vous avez beaucoup d'efprit, vous chantez d'une manière raviflante, & rien ne peut égaler votre beauté. Quand je pofféderois tous ces avantages , ils me toucheroient peu, dit-elle, en pouffant un profond foupir. Quoi donc, ajouta Mirtain , vous avez de 1'ambition, vous croyez qu'il faut être née fur le tröne Sc du fang des dieux , pour  'jii1 Lè PióÉörf vivre contente ? Ah! détrompez-vous de cette' erreur, je fuis au prince Conftancio, & malgre 1'incgalité de nos conditions, je ne laiffe pas de 1'apptocher quelquefois , je 1'étudie , je pénètre ce qui fe paffe dans fon ame; & je fais qu'il n'eft point heureux. Hé ! qui tronble fon repos , dit la princeffe ? Une paffion fatale , continua Mirtain. II aime , reprit-elle d'un ait inquiet, hélas! que je le plains! mais que disje , continua-t-elle en rougiffant ? II eft trop aimable pour n'être pas aimé. II n'ofe s'en flatter, belle bergère, dit-il j & fi vous vouliez bien le mettre en repos la-deffus, il ajouteroit plus de foi a vos paroles qu'a. aucune autre. II ne me convient pas, dit-elle , de me mêler des affaires d'un fi grand prince ; celles dont vous me parlez font trop particulières pour que je m'avife d'y entrer. Adieu, Mirtain , ajouta-t-elle , en Ié quittant brufquement: fi vóus voulez m'obliger, ne me parlez plus de votre prince ni de fes amours. Elle s'éloigna toute émue, elle n'avoit pas été indifférente au mérite du prince; le premier moment qu'elle le vit ne s'effaca plus de fa penfée* & fans le charme fecret qui 1'arrêtoit malgré elle, il eft certain qu'elle^ auroit tout tenté pour retrouver la'fée Souveraine. Au refte , l'on s'étonnera que cette habile perfonne qui favoit tout, ne yiut pas la chercher, mais cela ne dépendoit plus d'elle  ÉT IA C O t O M B E. fff tfclle. Auffi-töt que le géant eut rencontré la princeffe, elle fut foumife a la fortuné pour un certain tems; il falloit que fa deftinée s'accom-* plït, de forte que la fée fe contentöit de la venif voir dans ün rayon du foleil; les yeux de Conftancia ne le pouvoiertt regarder affez fixemenÈ pour 1'y remarquer. Cette aimable perfonne s'étoit appercue avce dépit, que le prince f avoir fi fort négligce, qu'il ne 1'auroitpas revue fi le hafard ne 1'eüt conduit dans le lieu oü elle chantoit; elle fe vouloit un mal mortel des fentimens qu'elle avoit pour lui ; 8c s'il eft poffible d'aimer & de haïr en même tems, je puis dire qu'elle le haïffoit paree qu'elle 1'aimoit trop. Combien delarmes, répandoit-elle en fecrer! Le feul Rufon en étoit témoin , fbuvent elle lui confioit fes ennuis comme s'il avoit été capable de fentendre , & lörfqüil bondiffoit dans la plaine avec les brebis : prens garde, Rufon, prends garde, s'écrioit-elle, que 1'amourne t'enflamme ; de tous les maux c'eft le plus grand, & fi tu aimes fans être aimé, pauvre petit mouton, que feras-tu ? Ces réflexions éroient fuivies de mille reproches qu'elle fe faifoit fur fes fentimens pour un prince indifférent ; elle avoit bien envie de 1'dubiier, lorfqu'elle le trouva qui s'éroit arrête dans tin lieu agréable pour y rêver avec plus de liberté a Terne IF. jj  1 r4 L I P I G E O N Ia Bergère qu'il fuyoit. Enfin, accablé defommeil, il fe coucha fur 1'herbe; elle le vit, & fon inclination pour lui prit de nouvelles forces ; elle ne put s'empêcherde faire les paroles qui donnèrent lieu a 1'inquiétude du prince. Mais de quel ennui ne fut-elle pas frappée a fon tour, lorfque Mirtain lui dit que Conftancio aimoir! Quelqu'attention qu'elle eüt faite fur elle-même, elle n'avoit pas été maitrefle de s'empêcher de changer pluiieurs fois de couleur. Mirtain, qui avoit fes raifons pourl'étudier, le remarqua, il en fut ravi, & courut rendre compte a fon maure de ce qui s'étoit palfé. Le prince avoit bien moins de difpoluion a fe flatter que fon confident; il ne crut voir que de 1'indifférence dans le- procédé de la bergère , il en accufa 1'heureux Conftancio qu'elle aimoit, Sc dès le lendemain il fut la chercher.' Auffi tót qu'elle Pappercut , elle s'enfuit comme fi elle eüt vu un tigre ou un lion; la fuite étoit le feul remède qu'elle imaginoit a fes peines. Depuis fa converfation avec Mirrain, elle comprir qu'elle ne devoit rien oublier pour 1'arracher de fon cceur, Sc que le moyen d'y réuffir, c'étoit de 1'éviter. Que devint Conftancio, quand fa bergère s'éloigna fi brufquement? Mirtain étoit auprès de lui. Tu vois, lui dit-il, tu vois 1'heureuxeffet de  ET l A COIOMBE. nf tes foins, Conftancia me hait, je n'ofe la fuivre pour m'éclaircir moi-même de fes fenrimens. Vous avez trop d'égards pour une perfonne fi ruftique, répliqua Mirtain; & , fi vous le voulez, Seigneur, je vais lui ordorwier de votre parr de venir vous trouver. Ah ! Mirtain , s'écria le prince , qu'il y a de différence entre 1'amant & le confident! Jene penfe qua plaire a. cette aimable fille, jelui ai trouvé une forte de politelfe qui s'accommoderoit mal des airs brufques que tu veux prendre; je confens a fouffrir -plutöc qu'a la chagriner. En achevant ces mots , il fut d'un autre cóté avec une fi profonde mélancolie , qu'il pouvoir faire pitié a. une perfonne moins touchée que Conftanaa. Dès qu'elle 1'eut perdu de vue , elle revint fur fes pas, pour avoir le plaifir de fe trouver dans 1'endroit qu'il venoit de quitter. C'eft ici, difoitelle, oü il s'eft arrêté, c'eft-la. qu'il m'a regardée., mais, hélas! dans tous ces lieux il n'a que de 1'indifférence pour moi, il y vient pour rèver en liberté a ce qu'il aime : cependant , continuoitelle, ai-je raifon de me plaindre ? Par quel hafard voudroit-il s'attacher a une fille qu'il croit fi-fort au-delfous de lui ? Elle voulok quelquefsis lui apprendre fes aventures; mais la fée Souveraine lui avoit défendu fi abfolument de n'en point parler, que pour k>rs fon obéilfance pré-. Hij  llS L e Pïgeon valut fur fes propres.intéréts ; & eIIe prit la ré- folucion de garder le filence. Au bout de quelques.jours le Prince revint encore elle 1'évira foigneufemem, il en fut affli^é, & chargea Mirtain de lui en faite des reproches; elle feignit de n'y avoir pas fait réflexion , mais que puifqu'il daignoit s'en appercevoir, elle y prendroit garde. Mirtain, bien content d'avoir ure cette parole d'elle, en avertit fon makte : des Ie lendemain il vint la chercher. A fon abord elle parut interdite ; quand il lui paria-de fes fentimens , elle le fut bien davantage : quelqu'envie qu'elle eut de le croire, elle appréhendoit de fe tromper, & que jugeant d'elle paree qu'il en voyoit, il ne voulut peut-être fe faire un plaifir de l'éblouirpar une déclaration qui ne convenoit point a une pauvre bergère. Certe penfée 1'irrira, elle en parurplus fiére, & recut fi froidement les afiurances qu'il lui donnoir.de fa paffion, qu'il fe confirma tous fes foupcons. Vous êtes touchée, lui dit-il, un autre a fu vous charmer; mais j'attefte les dieux que fi je peux Je connoitre, il cprouvera rout mon coutroux. Je ne vous demande grace pour perfonne, Seigneur, répliquat-èlle ; fi vous êtes jamais informé de mes fentimens , vous les trouverez bien éloignés de ceux que vous m'attribuez. Le prince, a ces mots , reprit quelque efpérance, mais elle fut bientöt'dé^  ET I A C O l O M B E. II71 'traite par la fuite de leut converfatión; car elle lui protefta qu'elle avoit un fond d'indifférence invincible, & qu'elle fentoit bien qu'elle n'aimeroit de fa vie. Ces dernières paroles le jetèrent dans une douleur inconcevable, il fe conrraignit pourne lui pas montrer toute fa douleur. Soit la violence qu'il s'étoit faite, foit 1'excès de fa paffion qui avoit pris de nouvelles forces par les difficultés qu'il envifageoit, il tomba fi dangereufement malade, que les médecins ne connoilfant rien a la caufe de fon mal, défefpérèrent bientót de,fa vie. Mirtain, qui étoit toujours demeuré par fon ordre auprès de Conftancia, lui en appritles facheufes nouvelles , elle les entendit avec un trouble & une émotion difliciie a exprimer. Ne favez-vous point quelque remède, lui dit-il, pour la flèvre & pour les grands maux de tête &c de cceur? J'en fais un, repliqua-t-elle, ce font des fimples avec des fleurs ; tout confifle dans la manière de les appliquer. Ne viendrez vous pas au palais pour cela , ajouta-t-il? Non , dit-elle, enrougiffant, je craindrois trop de ne pas réuffir. Quoi! vous pourriez négliger quelque chofe pour nousle rendre, continua-t-il? Je vous croyoisbien dure , mais vous 1'êtes encore cent fois plus que je ne I'avois imaginé. Les reproches de Mirtain faifoient plailira Conftancia, elle étoit raviequ'il la prefsac de voir le prince; ce n'étoit que pour Hiij  118 Le Pigeo'n fe procurer cette farisfaction qu'elle s'ctoit vantée de favoir un remède ptopre i le foülager, car il eft vrai qu'elle n'en avoit aucun. Mittain fe rendit auprès de lui, il lui conta ce que la bergère avoit dit, & avec quelle ardeur elle fouhaitoitle retour de fa fmté. Tu cherches a me Matter, lui dit Conftancio, mais je te le pardonne , & je voudrois (doffe je être trompé) pouvoir penfer que cette belle fille a quelqu'amitié pour moi. Vas chez la reine, dis-lui qu'une de fes bergères a un fecret mrrveilleux, qu'elle pourra me guérir, obriens permiflion de 1'amener : cours, vole, Mirtain, les momens vont me paroïtre des fiècles. La reine n'avoit pas encore vu la bergère quand Mirtain lui en paria; elle dit qu'elle n'ajoutoit point foi a ce que de petires ignorantes fe piquoientde favoir, & quec'étoit-la une folie. Certainement, madame, lui dit-il, l'on peut quelquefois trouver plus de foulagement dans 1'ufage des fimples que dans tous les livres d'Efculape. Le prince foufïre tant , qu'il fouhaite d eprouver rout ce que cette jeune fille propofe. Volontiers, dit la reine; maisfi elle ne le guérit pas, je la traiterai fi rudement, qu'elle n'aura plus 1'audace de fe vanter mal-a propos. Mirtain retourna vers fon maitte , il lui rendit compte de la mauvaife humeur dè la reine, & qu'il en craignoit les effets  ET l A COLOMBE. H<) pour Conftancia. J'aimerois mieux mourir, s'écria lo prince; retourne fur tes pas, dis i ma mère que je la prie de lailfer cette belle fille auprès de fes innocentesbrebis: quel paiemenr, contmuat-il, pour la peine qu'elle prendroit! je fens que cette idéé redouble mon mal. Mirtain courut chez la reine lui dire de la part du prince de ne point faire venir Conftancia ; mais comme elle étoit natutellement fort prompte, elle fe mit en colère de fes irréfolutions: je 1'ai envoyé quetir, dit-elle : h elle guérit mon hls , je lui donnerai quelque chofe 5 fi elle ne le guerit pas, jefais ce que j'ai a faire. Retournezauprès de lui, & tachez de le divertir , il eft dans une mélancolie qui me défole. Mirtain lui obéit, & fe garda bien de dire i fon maure la mauvaife humeur oü il 1'avoit ttouvée , car il feroit mort d'inquiétude pour fa bergère. Le pacage royal ctoit fi proche de la ville, qu'elle ne tarda pas long-tems a s'y rendre , fans compter qu'elle étoit guidée par une paffion qui fait aller ordinairement bien vite. Lorfqüelle fut au palais, on vinc le dire i la reine; mais elle ne daigna pas la voir, elle fe contenta de lui mander qu'elle prit bien garde a ce qu'elle alloit entreprendre; que fi elle manquoit de gué rir le prince, elle la feroit coudre dans un fac , & jeter dans la rivière. A cette menace la belle princeffe paht, Hiv  ^ P I G E O N fonLang fe glaCa. Hélas! dit-elle en elle-même; T fatlment m'eft bie» du, j ai faic un menf lotfque je me f„is vantée d>avoir ^ *™»«™ de voit Conftancio „'eft pas affez ra fonnable pour qne les dieux me protègent; elle ba,ffa doucement la tête, laiffant couler des larmes lans rien répondre. ellfr éL°ient,autour d'elle Padmiroient, elle leur paroiffoit plutót unefille du ciel qu'une perfonne «noneUe. De quoi vous défiez vons «mable bergère, lui dirent-ils ! vous portez dans vos yeux la mort & la vie, un feul de vos regards peut conferver notre jeune prince ; venez dans fa c -bre, effuyez vos pleurs, & employez vos remedes fans crainte. La manière dont on lui parloit, & I'extrême deur qu elle avoit de le voir, lui redonnèrent de a confiance: elle pria qu'on la iaiffat entrer dans ie jardin p0llr cueillir elle-même rout ce qui lui «oic neceffaire, elle prit du myrthe , du trèfle , des herbes & des fleurs , les unes dédiées a Cupdon , les autres a fa mère . ,es pJumes d>une iombe , &z quelques gouttes de fang d'un pigeon : elle appela a fon fecours toutes les déïtés & toutes Jes fees. Enfuite, plus tremblante que la tourtetelle quand elle voit un milan, elle dit qu'on pouvoit la menerdans la chambre du prince. Il 4mt Cmchs • fo» vifage pale & yeux J if_  S T L A C O 1 O M B S. 'ttfl fans; mais aufli-tot qu'ils 1'appetcut, il prit une meilleure couleur, elle le remarqua avec une extréme joie. Seigneur , lui dit-elle , il y a déja plufieurs jours que je fais des vceux pour le retour de votre fanté -j mon zèle m'a même engagée de dire a 1'un de vos bergers que je favois quelques petits remèdes, & que volontiers j'etfaierois de vous foulager ; mais la reine m'a mandé que, li le ciel m'abandonne dans cette entreprife , elle veut qu'on me noie fi vous ne guériftez pas ; jugez feigneur, des allarmes oü je fuis, & foyez perfuadé que je m'intérefle plus a votre confervation par rapport a vous que par rapport a moi.' Ne craignez rien, charmante bergère , lui dit-il, les louhaits favorables que vous faites pour ma vie , vont me la rendre fi chère , que j'en ferai occupé très-férieufement. Je ncgligeois mes jours: hélas! en puis-je avoir d'heureux , quand je me fouviens de ce que je vous ai entendu chanter pour Conftancio! Ces fatales paroles & vos froideurs m'ont réduit au trifte état oü vous me voyez 5 mais, belle bergère , vous m'ordonnez de vivre , vivons & ne vivons que pour vous. Conftancia ne cachoit qu'avec peine le plaifir que lui caufoit une déclaration fi obligeante ; cependant, comme elle appréhendoit que quelqu'un n'écoutat ce que lui difoit le prince, elle  Wier ' /e l ' "» d« mes ceremonies pour en impofer a toute la cour mens, que f0„ maI dim;nuoit- —me .1 Ie difoit:onappela fes médecin; - ; demeurer fo is de * vnent la bergère qui Pavoit appliqué, ils ne setonnèrent plus de rien * j- , cr™ » , 7 * & direnr en Jeur jar¬ gon , qu un de fes resards «Wf „1 vr rnnrn , . egards etoit plus puilfant que toute la pharrnacie enfemble. La bergère étoit ft peu touchée de toutes les connoifW pas, prenoient pour ftupidité ce quravoKune fource bien différente : elle fe m dans unc de la chambre, fe cachant a tout le monde hors i fon malade, dont elle s'approchoit de tems en tems pour lui toucher la tête ou Ie poul,, & dans ces petits momens il fo di- Wmdlejolieschofesoüle cceur avoit encore Plus, de part que Pefprit. J'efpère, lui dit-elle %neur, que lefoc qua fait faire la reine pour' ^ noyer, nefervirapoint a un ufage fi Wie r  BT LA COXOMBE. IZJ Votre fanté qui m'eft précieufe, va fe rétablir. U ne tiendra qu'a vous, aimable Conftancia, répondit il; un peu de part dans votre cceur peut tout faire pour mon repos & pour la confervation de ma vie. Le prince fe leva, & fut dans 1'appartement de la reine. Lorfqu'on lui dit qu'il entroit, elle ne voulut pas le croire ; elle s'avanca brufquement, & defneura bien furprife de le trouver i la porte de fa chambre. Quoi'. c'eft vous, mon fils , mon cher hls , s'écria-t-elle! a qui dois-je une réfurredtion fi merveilleule? A vos bontés , madame , lui dit le prince , vous m'avez envoye chercher la plus habile perfonne qui foit dans 1'univers ; je vous fupplie de la récompenfer d'une manière proportionnée au fervice que j'en ai recu. Cela ne preffe pas, répondit la reine d'nn air ruc!e ; c'eft une pauvre bergère qui s'eftimet* heureufe de garder toujours mes moutons» Dans ce moment le roi arriva, on lui étoit allé annoncer la bonne nouvelle de la guérifon du prince; & comme il entroit chez la reine , la première chofe qui frappa fes yeux, ce fut Conftancia : fa beauté , femblable au foleil qui brille de mille feux , 1'éblouit a tel point , qu'il demeura quelques inftans fans pouvoir demander a ceux qui étoient prés de lui, ce qu'il voyoit de fi merveilleux , & depuis quand les déeffes habi-  L i p auffi. 9 3 C°njliroiC de guérir U entra , & elle le fuivir t a - Point encore vue • fon "6 IW ure vue, ion eronnement ne fe «nf 'penter, db ^ ^,*P« re*ards fa<™- Conftancio & C^ftanci!^ de :;i;:Tr/firi'bit-ra"K,"-^°^ « ce e ifinla reln£reïilltae)k ^apMeu,sf„is reqo.eHe aT0it dit que c étoient des.. „penrs , niis £ " 7 '* co„npiabic bim_ m ' P ■ e , « eP,t,a a bergèreavE , for 3 , ,u el,e ,ouloit la der a ,sd,™C' Pour avotr fcin Jes Seurs de fon p„terre r Pnnceretefatitde^-o.-e.depeofe:^:;,:^ Cependant le roi oblieea U rP;,a J> fon cabinet • il J„j A g ] d 6ntrer dans aoinet, il iul demanda tendrement ce am PouvoKla ^r.An^e,,écd_Zr ^^^""^^WenWiamaisvucett;  ET IA COLOMBE. jeune bergère , quand mon imagination me Pa fi bien repréfentée, qu'en jetanc les yeux fur fon vifage , je 1'ai reconnue : elle époufoic mon nis , je fuis trompée fi cette malheureufe payfanne ne me donne bien de la douleur. Vous ajoutez trop de foi a la chofe du monde la plus incertaine , lui dit le roi ; je vous confeille de ne point agir fur de te!s principes; renvoyez Ia bergère garder vos troupeaux , & ne vous affligez poinr mal-apropos. Le confeil du roi facha la reine ; bien éloignée de le faivre , elle ne s'appliqua plus qu'a pénétrer les fentimens de fon hls pour Conftancia. Ce prince profitoit de toutes les occafions de la voir. Comme elle avoit foin des fleurs, elle étoit fouvent dans le jardin a les arrofer: 8c il fembloit que lorfqu'elle les avoit touchées, elles en étoient plus brillantes & plus belles. Rufon lui tenoit compagnie, elle lui parloit quelquefois du prince, quoi qu'il ne put lui répondre; & lorfqu'd Pabordoit, elle demeuroit fiinterdite, que fes yeux lui découvroient alfez le fecret de fon cceur. II en étoit ravi, & lui difoit tout ce que la paffion la plus tendre peut infpirer. La reine, fur la foi de fon rêve , 8c bien davantage fur Pincomparable beauté de Conftancia, ne pouvoit plus dotmir en repos. Elle fe levoit avant le jour; elle fe cachoit tantot decrière des  li M B E. t } 1 confent a boire un verre de poifon qui va le uier. Il eut a peine donné -fa parole , que fortant de la chambre de fa mère, il entra dans la fienne le cceur fi ferré , qu'il penfa expirer. II raconta fon afflicfion au fidelle Mirtain, & dans 1'impatience d'en faire part a Conftancia, il fut la chercher j elle étoit au fond d'une grotte , oü elle fe mettoit lorfque les ardeurs du foleil la brüloienc dans le parterre ; il y avoit un petit lit de gazon au bord d'un ruiffeau, qui tomboit du haut d'un rocher de rocaille. En ce lieu painble, elle défit les nattes de fes cheveux, ils étoient d'un blond argenté, plus fin que la foie & tout ondés ; elle mit fes pieds nus dans 1'eau , dont le murmure agréable , joint a la fatigue du travail, la livrèrent infenfiblement aux douceurs du fommeil. Bien que fes yeux fuffent fermés , ils confervoient mille attraits ; de longues paupières noires faifoient éclater toute la blancheur de fon teint y les graces & les amours fembioient s'être r.vffemblés autour d'elle, la modeftie & la douceur augmentoient fa beauté. C'eft en ce lieu que 1'amoureux prince la trouva : il fe fouvint que la première fois qu'il 1'avoit vue elle dormoit auffi; mais les fentimens qu'elle lui avoit infpirés depuis , étoient devenus fi tendres, qu'il auroit volontiers donné la lij  1ii Le Pigeon tnoitié de fa vie pour paifer 1'autre auprès d'elle; il la regarda quelque tems avec un plaiiir qui fufpendit fes ennuis ; enfuite parcourant fes beautés , il appercut fon pied plus blanc que la neige : il ne fe lafloitpas de 1'admirer , & s'approchant, ilfe mit a genoux & lui prit la main; auffi-tót elle s'éveilla , elle parut fachée de ce qu'il avoit vu fon pied, elle le cacha, en rougilfant comme une rofe vermeille qui s'épanouit au lever de 1'aurore. Hélas ! que cette belle couleur lui dura peu elle remarqua une mortelle trifteiïe fur le vifage de fon prince : qu'avez-vous , feigneur , lui ditelle , toute effrayée, je connois dans vos yeux que vous êtes affligé ? Ah ! qui ne le feroit, ma chère princelfe, lui dit-il, en verfant des larmes qu'il n'eut pas la force de retenir, l'on va nous féparer, il faut que je parte , ou que j'expofe vos jours a. routes les violences de la reine : elle fait 1'attachement que j'ai pour vous, elle a même vu le billet que vous m'avez écrit, une de fes femmes me I'a dit; & fans vouloir entrer dans ma jufte douleur , elle m'envoie inhumainement chez le roi fon frère. Que me dites-vous, prince, s'écria-t-elle, vous êtes fur le point de m'abandonner , & vous croyez que cela eft néceflaire pour conferver ma vie ? pouvez-vous en imaginer un tel moyen ? laiifez-moi  ET LA COLOMBE. IJ 3' Kiourir a vos yeux , je ferai moins a plaindre que de vivre éloignée de vous.. Une converfation il tendre ne pouvoit manquer d'être fouvent interrompue par des fanglots &c par des larmes ; ces jeunes amans ne connoiffoient point encore les rigueurs de 1'abfence, ils ne les avoient pas ptévues; & c'eft ce qui ajoutoit de nouveaux ennuis a ceux dont ils avoient été traverfés. Ils fe firenr mille fermens de ne changer jamais: le prince promit a Conftancia de revenir avec la dernière diligence : je ne pars , lui dit-il, que pour choquer mon oncle & fa fille, afin qu'il ne penfe plus a me la donner pour femme , je ne travaillerai qu'a déplaire a cette princeffe, & j'y réuffirai. Ne vous montrez donc pas, lui dit Conftancia ; car vous ferez a fon gré , quelques foins que vous preniez pour le contraire. Ils pleuroient tous deux fi amèrement, ils fe regardoient avec une dou* leur fi touchante , ils fe faifoient des promeffés réciproques fi paffionnées , que ce leur étoit un fujet de confolation , de pouvoir fe perfuader toute 1'amitié qu'ils avoient Tun pour 1'autre , & que rien n'altéroit des fentimens fi tendres 3c fi vifs. Le tems s'étoit paffe dans cette douce converfation avec tant de rapidité , que la nuit étoit déja fort obfcure avant qu'ils euffene penfé a fe Hij  134 L E P I G E O N féparer; mais la reine voulant confulter le prince fur 1 equipage qu'il mèneroit, Mirtain fe hata de le venir chercher ; il le trouva encore aux pieds de fa maitreffe, retenant fa main dans les fiennes. Lorfqu'ils 1'appercurent, ils fe faifirent a rel poinr, qu'ils ne pouvoient prefque plus parler : il dit a fon maitre que la reine le demandoir,, il fallut obéir a fes ordres; la princeffe s'éloigna de fon cöté. La reine trouva le prince fi mélancolique 8c fi changé , qu'elle devina aifément cc qui en étoit la caufe ; elle ne voulut plus lui en parler , il fuffifoit qu'il partit. En effet-, rout fut préparé avec une telle diligence , qu'il fembloit que les fées s'en mêloient. A fon égard il n'étoit occupé que de ce qui avoit quelque rapport a fa paffion. 11 voulut que Mirtain reftat a la cour, pour lui mander tous les jours des nouvelles de fa princeffe ; il lui laiffa fes plus belles pierreries, en cas qu'elle eüt en befoin, & fa prévoyante n'oublia rien dans une occafion qui l'intéreffoit tant. Enfin il fallut partir. Le défefpoir de nos jeunes amans ne fauroit être exprimé ; fi quelque chofe pouvoic le rendre moins violent, c'étoit 1'efpoir de fe revoir bientot. Conftancia comprit alors' toute la grandeur de fon infortune : ctre fille de roi, avoir des états confidérables  ET LA C O I. O M B E. '55 & fe trouver entre les mains dfitóe cruelle reine , qui éloignoit fon fils dans h crainte qu'il ne 1'aimat, elle qui ne lui étoit inférieure en rien, & qui devoit ëtre ardemment défirée des premiers fouverains de 1'univers j mais 1'étoile en avoit décidé ainfi. La retn?, favie de voir fon fils abfent , ne fongea plus qu'a furprendre Jes lettres qu on lui écrivoit : elle y réuffit, & connut que Mirtain étoit fon confident; elle donna ordre qu'on 1'arrêtat fur un faux prétexte , & 1'envoya dans Ün chateau oü il fcuffroit une rude prifon. Le prince , a ces nouvelles , s'inita beaucoup ; il écrivit au roi 84 a la reine , pour leur demander la liberté de fon favori: fes prières n'eurent aucun effet; mais ce n'étoit pas en cela feul qu'on vouloit lui faire de la peine. Un jour qae la princeffe fe leva dès I'aurore, elle entra dans le parterre pour cueillir des fleurs, dont on couvroit ordinairement la toilette de la reine ; elle appercut le fidelle Rufon qui marchoic affez loin devant elle , & qui retourna fur fes pas tout effrayé » comme elle s'avancoit pour voir ce qui lui caufoit tant de peur, qu'il Ia tiroit par fa robe , afin de 1'en empêcher (car il étoit tout plein d'efprit) elle entendit les fimemens aigus de plufieurs ferpens ; auffi-tot elle fut euvtronnée de crapauds, de vipères , de fcorpiens , li*  **j Le Pigeon d'afpics Sc de ferpens qui l'entourèrent fans Ia piquer ; ils s'élancoient en i'air pour fe jeter liirelle , & reromboient toujours dans la même place , ne pouvant avancer. Malgré la frayeur dont elle étoit faifie, elle ne laifla pas de remarquer ce prodige , Sc elle ne put 1'attnbuer qu'a une bague conftellée qui venoit de fon amant. De quelque cóté qu'elle fe tournar, elle voyoit accoiuir ces venimeufes betes, les allées en étoient pleines, il y en avoit fur les fleurs & fous les arbres. La belle Conftancia ne favoit que devenir , elle appercut la reine a fa fenêtre qui rioit de fa frayeur ; elle connut alors qu'elle ne devoit pas fe promettre d'être fecourue par fes crdres. II faut mourir > dit-elle généreufement, ces affreux monftres qui m'environnent ne font point venus tous feuls ia, c'eft la reine qui les y a fait apporter , la voila qui veut être fpeótatrice de la déplorable fin de ma vie ; cerrainement elle a été jufqu'a cette heure fi malheuteufe , que je n'ai pas lieu de 1'aimer, Sc fi j'en regretre la perte , les dieux» les juftes dieux me font témoins de ce qui me touche en cette occafion. Après avoir parlé ainfi, elle s'avanga 5 tous lesferpens&leurscamarades s'éloignoieur d'elle, a mefure qu'elle marchoit vers eux; elle fortit de cette manière avec autantd'étonnement qu'elle  FT LA COLOMBE. 137 en caufoit a la reine ; il y avoit long-tems qu'on apprêtoit ces dangereufes bètes pour faire périr la bergère par leurs piqures; elle penfoit que fon fils n'en feroir point furpris , qu'il attribueroit fa mort a une caufe naturelle , & qu'elle feroit a couverr de fes reproches; mais fon prcjet ayant manqué , elle eut recours a un autre expédienr. 11 y avoit au bout de la forêt une fée d'un abord inacceffible , car elle avoit des éléphans qui couroient fans celfe autour de la forêt, &C qui dévoroient les pauvres voyageurs , leurs chevaux, & jufqu'aux fers dont ils éroient ferrés, tant ils avoient bon appétit. La reine étoit conventie avec elle , que fi par un hafard prefque inoui , quelqu'un de fa part arrivoit jufques 1 fon palais, elle le chargeroit de quelque chofe de mortel pour lui rapporter. Elle appela Conftancia , elle lui donna fes ordres, & lui dit de partir : elle avoit entendu parler a toutes fes compagnes du péril qu'il y avoit d'aller dans cette forêt ; & même une vieille bergère lui avoit raconté qu'elle s'en étoit tirée heureufement par le fecours d'un petit mouton qu'elle avoit mené avec elle ; car quelque furieux que foient les éléphans, lorfqu'ils voieut un agneau , ils deviennent auffi doux que lui : cette même bergère lui avoic encore dit qu'ayant  Le Pigeov été chargée de rapporter mè ceinture bruiante * Ia reine, dans la crainte qu'elle ne la lui fit mettre , elle en avoit entouré des arbres qui en avoient été confumés, & qu'enfuite la ceinture ne lui fit pl„s Je mal qLlg h ^ ^ eipere. Lorfque la princeffe écoutoit ce conre elle ne croyoit pas qu'il lui feroit un jour tttile ; mais quand la reine lui eut prononcé fes ordres (d'un air fi abfolu , que 1'arrêt en étoit irrévocable ) elle pna les dieux de la favorifer : elle prit Rufon avec elle, &partit pour Ia forêt périlleufe. La reine fut ravie : nous ne verrons plus, dite le au roi, 1'objet odieux des amours de notre nis, je 1 ai envoyée dans un lieu ou mille comme elene feroient pas Je quart du déjeuner des elephans. Le roi lui dit qu'elle étoit trop vindicative, & qu'il „e pouvoic s>empêcher «gret a la plus belle fille qu'il eüt jamais vue • vraiment, repliqua-r-elle , je vous confeille de aimer, & de répandre des larmes pour fa mort comme I'indigne Conftancio en répand pour fon abfence. . CePendant Conftancia fut d peine dans Ia forêt, qu'elle fe vit entourée d'éléphans : ces bombies coloffes, ravis de voir le beau mouton qui matchoit plus hardiment que fa maïtreffe, le careffoient auffi doucement avec leurs  ET LA COLOMBE; I3J formidables trompes, qu'une dame auroit pu le faire avec fa main ; la princeffe avoit tant de peur que les éléphans 11e féparalfent fes inrêts d'avec ceux de Rufon, qu'elle le prit entre fes bras , quoiqu'il fut déja lourd : de quelque cóté qu'elle fe tournat, elle le leur montroit tDtijouts; ainfi elle s'avancoit diligemment vers le palais de cette inacceffible vieille. Elle y parvint avec beaucoup de crainte & de peine , ce lieu lui parut fort négligé ; la fee qui 1'habitoit ne 1'éroit pas moins : elle cachoit une pattie de fon étonnement, de la voir chez elle , car il y avoit bien long-tems qu'aucunes créatures n'avoieht pu y parvenir. Que demandez-vous, la belle fille , lui dit-elle ? la princeffé lui fit humblement les recommandations de la reine , & la pria de fa part de lui envoyer la ceinture d'amitié : elle ne fera pas refufée, ditelle , fans doute c'eft pour vous. Je ne fais point, madame, répliqua-1-elle. Oh! pour moi, je le fais bien : & prenant dans fa caffette une ceinture de velours bleu, d'ou pendoient de longs cordons pour mettre une bourfe , des cifeaux & un couteau ; elle lui fit ce beau préfent : tenez , lui dit-elle , cette ceinture vous rendra toute aimable, pourvu que vous la mettiez auuitot que vous ferez dans la forêt. Après que Conftancia feut remerciée , elle fe  *4° Le Pigeon chargea de Rufon qui lui étoirp>l]S „éceffaire que jamais ; les éléphans lui firent fêté , & la Iaifsèrenc paffer malgré leur inclinarion dévorante : elle noubha pas de mettre la ceinture d amitié autour d'un arbrej.en même tems il fe prit a bniler, comme s'il eüt été dans le plus grand feu du monde; elle en óta la ceinrure, & fut la poner ainfi d'arbre en arbre , jufqu'a ce qu'elle ne les brulat plus ;enfiute elle arriva au palais, fort laffe. Quand la reine la vit, elle demeura fi furPnfe, qu'elle ne put s'en taire. Vous êtes une fnponne, lui dit-elle; vous n'avez point été chez mon amie la fée? Vous me pardonnerez, madame , répondit la belle Conftancia , je vous rapporre la ceinture d'amitié que je lui ai demande e de votre part, Ne I avez-vous pas mife ajouta la reine? EUe eft trop riche pour une' pauvre bergère comme moi, répliqua-t-elle • non , non , dit la reine, je vous la donne pour votre peine, ne manquez-pas de vous en parer Mais, dires-mpi , qu'avez-vous rencontré fur ie chemin? j'ai vu, dit-elle, des éléphans fi fpintuels & qui ont tant d'adreffe , qu'il nv a point de pays oü Pon ne prit plaifir a les voir: * femble que cette forêt eft leur royaume, & qud y en a entr'eux de plus abfolus les uns que les autres. La reine étoit bien chagrine, &  ET IA COLOMBE. 141 ne difoit pas tout ce qu'elle penfoit; mais elle efpéroit que la ceintute btüleroit la bergère , fans que rien au monde put 1'en garantir. Si les éléphans r'ont fait grace , difoit-elle tout bas , la ceinture me vengera : tu vetras, malheureufe, quelle amitié j'ai pour toi , & le profit que tu recevras d'avoir fu plaire a. mon fils! Conftancia s'étoit retirée dans fa petite chambre, oü elle pleuroit Fabfence de fon cher prince; elle n'ofoit lui écrire, paree que la reine avoit des efpions en campagne qui arrêtoient les couriers , & elle avoit pris de cette manière les lettres de fon fils. Hélas ! Conftancio, difoir-elle, vous recevrez bientot de triftes nouvelles de moi ; vous ne deviez poinr partir, & m'abandonner aux fureurs de votre mère ; vous m'auriez défendue , ou vous auriez recu mes derniers foupirs; au lieu que je fuis livrée a. fon pouvoir tyrannique , & que je me trouve fans aucune confolation. Elle alla au point du jour dans le jardin travailler a fon ordinaire ; elle y trouva encore mille bêtes venimeufes , dont fa bague la garantit: elle avoit mis la ceinture de velours bleu; Sc quand la reine 1'appercut, qui cueilloit des fleurs aulfi tranquillement que fi elle n'avoit eu qu'un fil autour d'elle , il n'a jamais été un dépit égal au fien. Quelle puiflance s'intérelfe pour  I42 L E P I G E O N cette bergère, s'écria-t-elle ? Par fes attraits elle enchante mon fils, & par des fimples innocens elle lui rend la fanté ; les ferpens , les afpics rampent a fes pieds fans la piquer : les éléphans a fa vue deviennent obligeans Sc gracieux; la ceinture qui devoit l'avoir brulée par le pouvoir de féerie, ne fert qu a la pater : il faut donc que j'aie recours a des remèdes plus cerrains. Elle envoya aufli-tót au port le capitame de fes gardes, en qui elle avoit beaucoup de confiance , pour voir s'il n'y avoit point de navires prèrs a partir pour les régions les plus éloignées; il en trouva un qui devoit mettre a la voile au commencement de la nuit: la reine en eut grande joie, elle fit parler au patron , on lui propofa d'achetet la plus belle efclave qui fut au monde. Le marchand favi le voulut bien : il vint au palais ; Sc fans que la pauvre Conftancia en fut rien , il la vic dans le jardin ; il demeura furpris des charmes de cette incompafable fille , Sc la reine qui fa voit tout mettre a profir, paree qu'elle étoit très-avare , la vendit fort cher. Conftancia ignoroit les nouveaux déplaifirs qu'on lui préparoit, elle fe retira de bonne heure dans fa petite chambre , pour avoir le plaifir de rêver fans témoins a Conftancio y Sc de faire réponfe a. une de fes lettres qu'elle avoit enfin recue : elle la lifoit, fans pouvoir quitter une lec-  ET LA COLOMBE. I4J ture fi agréable, lorfqu'elle vit entrer la reinef Cette princefle avoit une cief qui ouvroit toutes les ferrures du palais : elle étoit fuivie de deux muets & de fon capitaine des gardes \ les muets lui mirent un mouchoir dans la bouche, lièient fes mains & 1'enlevèrent. Rufon voulut fuivre fa chère maïtreife , la reine fe jeta fut lui & Ten empêcha , car elle craignoit que fes bêlemens ne fulfent entendus ; elle vouloit que tout fe pafsat avec beaucoup de fecret & de filence. Ainfi Conftancia n'ayant aucun fecours , fut tranfportée dans le vailfeau : comme 1'onn'attendoit qu'elle pour partir , il cingla aufli-tót en haute mer. 11 faut lui laiffer faire fon voyage. Telle étoit fa trifte fortuné, car la fée Souveraine n'avoit pu fléchir le Deftin en fa faveur ; & rout ce qu'elle pouvoit , c'étoit de la fuivre par-tou: dans une nue obfcure ou perfonne ne la voyoit. Cependant le prince Conftancio occupé de fa paffion , ne gardoit point de mefure avec la princelfe qu'on lui avoit deftinée-:bienqüil fut naturellement le plus poli de tous les hommes, il ne laifloit pas de lui faire mille brufqueries ; elle s'en plaignoit fouvent a fon père qui ne pouvoit s'empêcher d'en quereller fon neveu; ainfi le mariage fe reculoit fort. Quand la reine trouva a propos d'éaire au prince , que Conftancia étoit  Ï44 L E P I G E O H a 1'extrémité, il en reffentir une douleur ine*-' primable | il ne voulut plus garder de mefures dans une rencontte oü fa vie couroir pour le moins autant de rifque que celle de fa maïrrefTe , & il partit comme un éclair. .Quelque diligence qu'il put faire , il arriva trop tard. La reine qui avoit prévu fon retour , fit dire pendant quelques jours que Conftancia étoit malade ; elle mit auprès d'elle des femmes qui favoient parler & fe taire, comme il leur étoit ordonné. Le bruit de fa mort fe répandit enfuite, & l'on enterra une figure de cire, difant que c'étoit elle. La reine qui cherchoit tous les moyens poffibles de convaincre le prince de cette mort, fit for-tir Mirtain de prifon , pour qu'il affiftat a fes funérailles ; de forte que le jour de fon enterrement ayant été fu de tout le monde , chacun y vint pour regretter cette charmante fille; & ia reine qui compofoit fon vifage comme elle vouloit, feiguit de fentir cette perte par rapport au prince. 11 arriva avec route 1'inquiétude qu'on. neut fe figurer; quand il entra dans la ville , il ne pur s'empêcher de demander au premier qu'il trouva, des nouvelles de fa chère Conftancia : ceux qui lui répondirent ne la connoiifoient point; & n'étant préparés fur rien , ils lui direnr qu'elle étoit morte. A ces funeftes paroles il ne fut  I T ï. A G O t O M B E; ï^f fut plüs lé maitre de fa douleur; il tomba de cheval fans pouls, fans voix. On s'affemhla ; 1'ort vit que c'étoit le prince j chacun s'emprefla de le fecourir, & on le pbrta prefque mort au palais.' Le roi relfentit vivement le pitoyable état de fon fils ; la reine s'y étoit préparée , elle crue que le rems & la perre de fes rendres efpéranees le güériroient; mais il ctoit trop rouché pour fe confoler : fon déplaifir bien loin de diminuer augmentoit a tous momens : il palfa deux jours fans voir ni parler a perfonne ; il alla enfuite dans la chambre de la reine, les yeux pleins de larmes, la vue égarée, le vifage pale. Il lui dit que c'étoit elle qui avöit fait mourir fa chère Conftancia, mais qu'elle en feroit bientót punie puifqu'il alloit mourir j & qu'il vouloit aller au lieu oü elle étoit enterrée. La reine ne pouvant 1'en détourner , prit le parti de le conduite elle-même dans un bois planté de cyprès, oü elle avoit fait élever le tombeau. Quand le prince fé rrouva au lieu oü fa maurefle repofoit poüt toujours , il dit des chofes fi tendtes 8c fi palfionnées , que jamais perfonne n'a parlé comme lui. Malgré la dureré de la reine , elle fondoit en larmes : Mirtain s'affligeoit autant que fon maïtre, & tous ceux qui 1'entendoient partageoient fon défefpoir. Enfin ïout d'un coup poufle par fa fureur il tira fon Tornt ir. K  14^ Le P i 8 i o » ' 1 cpée, & s'approchant du marbre qui couvroif ce beau corps , il alloit fe tuer, fi la reine Sc Mirtain ne lui eulfent arrêté le bras. Non , dit-il, rien au monde ne m'empêchera de mourir SC de rejoindre ma chère princeffe. Le nom de princeffe qu'il donnoir a la bergère , furprit la reine: elle ne favoit fi fon fils rcvoit, Sc elle lui auroit cru 1'efprit perdu , s'il n'avoit parlé jufte dans tout ce qu'il difoit. Elle lui demanda pourquoi il nommoit Conftancia princeffe ; il répliqua qu'elle 1'étoit, que fon royaume s'appeloit le royaume des Déferts, qu'il n'y avoit point d'autre héritière , Sc qu'il n'en auroit jamais parlé s'il n'eüt eu plus de mefures a garder. Hélas ! mon fils, dit la reine, puifque Conftancia eft d'une naiffance convenable a la vötre , confolez-vous } car elle n'eft point morte. II faut vous avouer , pour adoucir vos douleurs, que je 1'ai vendue a des marchands , ils 1'emmènent efclave. Ah-! s'écria le prince, vous me parlez ainfi , pour fufpendre le deffein que j'ai formé de mourir ; mais ma réfolution eft fixe, rien ne peut m'en détourher. II faut, ajouta la reine , vous en convaincre par vos yeux. Auffi-töt elle commanda que l'on déterrat la figure de cire. Comme il crut en la voyant «fabotd que c'étoit ie corps de fon1 aimable prin-  t r IA CotOMBE. H7 ceiïe, il tomba dans une grande défaillance , dont on eut bien de'la peine a. le retirer. La reine 1'affuroit inutilement que Conftancia n'étoit point morte ; après le mauvais tour qu'elle lui avoit fait, il ne pouvoit la croire : mais Mirtain fur le perfuader de cette vèrité ; il connoifloit 1'attachement qu'il avoit pour lui, &: qu'il ne feroit pas capable de lui dire un menfonge. 11 fentit quelque foulagement, paree que de tous les malheurs le plus terrible c'eft la mort, Sc il pouvoit encore fe flatter du plaifir de revoir fa maitrefle. Cependant oü la chercher ? Om ne connoifloit point les marchands qui 1'avoient achetée ; ils n'avoient pas dit oü ils alloient: c'étoient-la de grandes difficultés; mais il n'en eft guère qu'un véritable amour ne furmonte , il aimoit mieux périr en courant après les ravifleurs de fa maïtrefle , que de vivre fans elle. 11 fit mille reproches a. la reine fur fon implacable dureté •, il ajouta qu'elle auroit le tems de fe tepentir du mauvais tour qu'elle lui avoit joué , qu'il alloit partir , réfolu de ne revenir jamais; qu'ainfi voulant en perdre une , elle en perdtoit deux. Cette mère aftligée fe jeta au cou de fon fils, lui mouilla le vifage de fes larmes, & le conjura par la vieilleffe de fon père & par 1'amitié qu'elle avoit pour lui, de ne le pas abandonner j que s'il les privoit de la confolation de Kij  14* LjPigeóh le voir , il feroit caufe de leur mort; qu'il écok leur unique efpérance , s'ils venoient a manquet •, que leurs voilins & leurs ennemis s'empareroient du royaume. Le prince 1 'écouta froidement & refpe&ueufement; mais il avoit toujours devant les yeux la dureté qu'elle avoit eue pour Conftancia : fans elle, tous les royaumes de la terre ne 1'auroient point touché; de forte qu'il perfifta avec unefermetéfurprenante dans la réfolution de partir le lendemain. Le roi effaya inutilement de le faire refter , il paiTala nuit a donner des ordres a Mirtain; il lui confia le fidelle mouton pout en avoir foin. II prit .une grande quantité de pierreries, & dit a Mirtain de garder les autres, & qu'il feroit le feul qui recevroit de fes nouvelles, a condition de les tenir fecrettes, paree qu'il vouloit faire reffentir a fa mère routes les peines de 1'inquiétude. Le jour ne paroiflbir pas encore , lorfque 1'impatient Conftancio monta a cheval, fe dévouant a la fortuné , & la priant de lui êrre affez favorable pour lui faire retrouver fa maicreffe. II ne favoit de quel cóté rourner fes pas; mais comme elle étoit parrie dans un vaiffeau , il crur qu'il devoit s'embarquer pourla fuivre. II fe rendit au plus fameux porr ; Sc fans être accompagné d'aucun de fes domeftiques, ni connu de perfonne , il s'informa du lieu le plus éloigné oü l'on  fcT lA CotOMBl. I4'jf pouvoit aller, & enfuite de toutes les cores, plages & ports ou ils furgiroient; puis il s'embarqua dans 1'efpérance qu'une paffion auffi pure & auffi forteque la fienne, ne feroit pas toujours malheureufe. , Dès que Ton approchoit de terre , il montoit dans la chaloupe , & venoit parcourir le rivage , criant de tous cbtés, Conftincia j belle Conftancia , 011 êtes-vous? Je vous cherche & je vous appeile en vain: ferez-vous encore long-tems éloignée de moi? Sesregrets & fesplaintes étoient perdues dans le vague de fair, il revenoit dans le vaüTeau, le cceur pénétré de douleur, &c les yeux pleins de larmes. Un foir que l'on avoit jeté 1'ancre derrière un grand rocher , il vint a fon ordinaire prendre terre fur le rivage ; & comme le pays étoit tnv connu, & la nuit fort obfcure., ceux qui 1'accompasnoient ne voulurent point s'avancer dans la ctainre de périr en ce lieu. Pour le prince, qui faifoit peu de cas de fa vie , il fe mit amarcher , tombant & fe relevant cent fois ; a la fin il découvrit une grande lueur qui lui parut provenir. de quelque feu; a mefure qu'il s'en approchoit, il entendoit beaucoup de bruit & des marteaux qui donnoient des coups terribles. Bien lom d'avoir peur , il fe hata d'arriver a une grande forge ouverte de tous les cbtés , oü la fournaue Kiij  ctoit fi allumée , qu'il fembloit que le foleil bnlloit au fond« trente géans, qui n'avcient chaeun qu'un onl au milieu du front, travailloient en ce lieu i faire des armes. Conftancio s'approcha d'eux , & leur dit: Si vous Êtes capables de pitié parmi le fer & Ie feu qui vous environnent, fi par hafard vous avez vu aborder dans ces lieux la belle Conftancia , que des marchands emmènent captive, que je fache oü je pourrai la trouver, demandez^moi routce que j'ai au monde , je vous Ie donnerai de tout mon cceur. II eut a peine ceffé fa petite harangue jj que Ie bruit qui avoit cd» a fon arrivée , recommenca avec plus de force. Hélas! dir-il,vous n'êres point touchés de ma douleur, barbares , je ne dois rien attendre de vous ! II voulut auffi-tot tourner fes pas ailleurs, quand il entendit une douce fymphonie qui Ie ravit;& regardant vers la fournaife, il vit Ie plus bel enfant que 1'imagination puifle jamaii fe repréfenter: il étoit plus brillant que le feu donr il fortir. Lorfqu'il eut confidéré fes charmes , le bandeau qui couvroit fes yeux, 1'arc & les flêches qu'il portoit, il ne douta point que ce ne fut Cupidon. C'étoit lui en effer qui lui cria : arrête, Conftancio , tu brüles d'une flamme trop pure pour que je te refufe mon fe.  ! Tl; L A -C ©' t vO >t B t'. Fff cours", -je m'appelle 1'amour vertueux ; c'eft moi qui t'ai bleue pour la jeune Conftancia; & c'eft moi qui ladéfends contre le géant qui la perfécute. La fée Souveraine eft mön intime amie ; nous fommes unis enfemble pour te la garder, mais il faut que j'éprouve ta paffion avant que de te découvrir oü elle eft. Ordonne , amour , ordonne tout ce qu'il te plaira, s'écria le prince, je n'ometrai rien pour t obcir/ Jette-toi dans ce feu, répliqua 1'emW; & fouviens-toique fi tu n'aimes pas uuiquement & fidele ment, tu es perdu. ;Je n'ai aucun fujet d'avoir peur , dit Conftancio , auffi-tót il fe jeta dans la fournaife, il perdit toute connoiffance , ne fachant oü il étoit, ni ce qu'il étoit lui-même. II dormit trente heures, & fe trouva a fon reveil le plus beau pigeon qui fut au monde ; au lieu d'êtte dans cette horrible fournaife , il étoit couchédansun petit nid de rofes,de jafmius & de chevrefeuilles. II fut auffi furpris qu'on peut jamais 1'être ; fes piés pattus, les diffcrentes couleurs de fes plumes, & fes yeux tout de feu 1'étonnoient beaucoup il fe miroit dans un ruiffeau , & voulant fe plaindre , il trouva qu'il avoit perdu 1'ufage de la parole , quoiqu'il eüt confervé^celui de fon efprit. Il envifagea cette métamorphofe comme le . .comble de tous les malheurs: ah! perfide amour, Kiv -  1,4 L e P i g e o » Penfoir-il en Ui . même ; don s.t u ^ ^ ^ tQus ttfcrt ' T* & pour rrouver ^ee devamt0I ?J)en a.b.en vüd^cecarac_ mraordmauecjuelanWPMevorSpi.el -ore fi Je pouvois par]er, Cürhme f > ; fo1Slo:feauBleu(doncraitoutemaPvieWle conté) Je volerols fi loin & fi haut, ,e cherchero!s fous rant de climats dirférens ma chère mai, & |e m>en informerois 4 tant de per1,"'7ejelatr°UveroisPuisje nai pas la Mmé de prononcer fon nom j & Punique reWede quil m.eft p£rmis de ^ ^ ^ F^puer dans quelque abïme pour y mourir. Uccupe de cette funefte réfolution, il vola fur «ne haute montagne d oü il voulut fe jeter en bas: rnars fes ailes le foutinrent malgré lui j il en fut Ptonnej car n'ayant pas encore été Pigeon.il ^gnoron de quel fecours peuvent être des plumes: II pnt la réfolution de fe Ies arracher toutes & lans quartier il commenca de fe plumer ' Amfi dépouillé i il alloit temer une n cabnole du fommet d'un rocher , quand deux ***** > 1 «ne fe 4i, 4Pauu-e , d'oü vi^at eet in-  » T I X' C O 1 O M 1 fc IJ J1 Fertuné Pigeon? Sort-il des ferres aigué'sde quelque oifeau de proie , ou de la gueule d'une belette ? J'ignore d'oü il vient, repondit la plus jeune , mais je fais bien óü il iraj & fe jetant fur la pacifique beftiole, elle ira, continua-t-elle, tenir compagnie a cinq de fon efpèce, dont je veux faire une tourte pour la fée Souveraine. Le prince Pigeon 1'entendant parler ainfi, bien loin. de fuir , s'approcha pour qu'il lui fit la grace de le ruer promptement; mais ce qui devoit caufer fa perte , lé garantit; car ces filles lé trouvèrent fi poli & fi familier , qu'elles réfolurent de le nourir. La'plus belle 1'enferma dans une corbeille couverte ou elle mettoit ordinairement fon ouvrage, 8c elles continuèrent leur promenade. Depuis quelques jours, difoit 1'une d'elles-, il femble que notre maitreffe a bien des affaires, elle monte a tout moment fur fon chameau de feu, 8c va jour 8c nuit d'un póle a. 1'autre fans s'arrêter. Si tu étois difcrère, répartit fa compagne , je t'en apprendrois la raifon, car elle a bien voulu me 1'apprendre. Va , je faurai me taire , s'écria celle qui avoit déja. parlé , aflurestoi de mon fecret. Saches donc, reprir-elle, que fa princeffe Conftantia qu'elle aime fi fort, eft perfécutée d'un géant qui veut 1'époufer : il Fa rpife dans une tour j 8c pour 1'empêcher d'ache-  Wt L e Pigbon ver ce mariage , ii fim qu'eIle Ms ^ ^ iurprenanres. Le prince écoiltoIt ]£ar converfadon ^ fond de fon panier ; il avoit CM jufqu>alors que nen ne pouvoit augmencer fes difgraces mais il connut avec une extréme douleur qu'il s eton men trompé ; & VmL peut ^ . ïonr ce que j'ai raconté de fa pafiïon, & par aes circonftances oü il fe rrouvoit d'être devenu pigeonneau dans le tems oü fon fecours étoit fi néceffane d fa princeffe, qu'il reffentit un vérilable défefporr 5 fon imagination ingénieufe a le jpurmenter, lui repréfentoit Conftancia dans Ia iatale tour , afliégée par les impommités, les vioiences & les emportemens d'un redoutable geant: il appréhendoit qu'elle craignït, & qU'eJJe ne donaties mains afon mariage. Un moment apres, il appréhendoit qu'elle ne craignir pas , & qu'elle n'expofat fa vie aux fureurs d'un tel amant. II feroit difEcile de repréfenter I'état oüil etoit. La jeune perfonne qui Ie portoit dans fa manette , étant de retour avec fa compagne au palais de Ia fée qu'elles fervoienr, la trouvèrent qui fe promenoit dans une allee fombre de fon jardin. Elles fe profternèrent d'abord a fes piés , & lui dirent enfuite : grande reine , voici un 'pigeon que nous avons trouvé ; il eft doux , il eft  1 T 1 A C O I O M B !. Tt5$ familier & s'il avoit des plumes, il feroit fort beau j nous avons réfolu de le nourrir dans notre chambre; mais fi vous l'agréez.il pourra quel* quefois vous divertir dans la vbrre. La fée prit la eorbeille ou il étoit enfermé , elle 1'en tira, &C fit des réflexions férieufes fur les grandeurs du monde ; car il étoit extraordinaire de voir un prince tel que Conftancio fous la figure d'un pu geonprêt a être roti ou bouilli; & quoique ce fut elle qui eut jufqu'alors conduit cette métamorphofe, &c que rien n'arrivat que par fes ordres; ce^ pendant comme elle moralifoit volontiers fut tous les événemens , celui-li la frappa forr. Elle careffa le pigeenneau, & de fa part il n'oublia rien pour s'attirer fon attention , afin qu'elle voulut le foulager dans fa trifte aventure : il lui fai* foit la révérence a la pigeonne , en tirant un peule pié; il la béquetoit d'un air careffant: bien qu'il fut pigeon novice , il en favoit déja plus que les vieux pcres &c les vieux ramiers. La fée Souveraine le porta dans fon cabinet, en ferma la porte, & lui dit: prince, le trifta état oü je te trouve aujourd'hui, ne m'empêche pas de te connoitre &C 'de t'aimer , a caufe de ma fille Conftancia qui eft aulfi peu indifférente pour toi, que tu 1'es pour elle : n'accnfes perfonne que moi de ta métamorphofe ; ie t'ai fait entrer dans la fournaife pour éprouver ia candeut  Pigeon de ton amour : il eft pur, il eft ardent, il faut quë tu «es tout 1'honneur de laventure. Le Pigeon baifla trois fois la tête en figne de reconnoiffance, & Ö ecouta ce que la fée vouloit lui dire. La reine ra mère, reprit elle , euta peine recu 1 argent & les pierredes en échange de la princeffe, qu ellel'envoya avecla dernière violence aux marchands quil'avoient acherée; & fi- tót qu'elle fut dans levanTeau.ils firent voile aux erandes Indes, oüils étoient bien siirs de fe défaire avec beaucoup de profit du précieux joyau qu'ils emmenoient. Ses pleurs Si fes prières ne changèrent poinr leur réfolution: elle difoir inutilemenr que Ie prince Conftancio la rachèteroit de rout ce qu'il pofledoit au monde. Plus elle leur faifoit valoir ce qu'ils en pouvoienr attendre, plus ils fe hatoient de le fuir , dans la crainte qu'il ne fut averti de fon enlévement, & qu'il ne vïnt leur arracher cette proie. Enfin après avoir couru la moitié du monde ih fe trouvèrent battus d'une furieufe tempête. La princeffe, accablée de fa douleur & desfatigues de lamer, étoit mourante ; ilsappréhendoient de la perdre, & fe fauvèrent dans le premier port ; mais comme ils débarquoient, ils virent venirun géant d'une grandeur épouvantable; il étoit fnivi de plufieurs autres qui tous enfemble dirent qu'ils touloient voir ce qu'il y avoit de plu, rare dans leur  E T 1 A C O t ö k B E. vaifleaü. Le géant étantentré, le premier objet qui frappa fa vue, ce fut la jeune princeffe; ils fe reconnurent auffi-tot 1'un & 1'autre. Ah! petite fcélérate , s'é:ria-t-il, les dieux juftes & pitoyables .te ramènent donc fous mon pouvoir : te four vient-il du jour que je te trouvai, & que tu coupas mon fac ? Je me trompe fi tu me joues le même tour a préfent. En effet, il la prit comme un aigle prend un poulet j & malgré fa réfiftance & les prières des marchands, il 1'emporta dans fes bras , courant de toute fa force jufqu'a fa grande tour. Cette tour eft fur une haute montagne : les enchanteurs qui lont batie, n'ont rien oublié pour la rendre belle & curieufe. II n'y a point de porte, l'on y monte par les fenêtres qui font très-hautes j les murs de diamans brillent comme le foleil, & font d'une dureté a toute épreuve. En effet, ce que 1'art & la nature pëuvent raffembler de plus riche eft au-deffous de ce qu'on y voit. Quand le furieux géant tint la charmante .Conftancia, il lui dit qu'il vouloit 1'époufer , &C la rendre la plus heureufe perfonne de 1'univers ; qu'elle feroit mairreffe de tous fes tréfors, qu'il auroit la bonté de 1'aimer , & qu'il ne doutoit point qu'elle ne fut ravie que fa bonne fortuné feut conduite vers lui. Elle lui fit connoitre par fes larmes 6c par fes lamentations, 1'cxcès de fon  l58 I» I PlGEOK défefpoir 5 & comme je conduifois tout fecrèrement, malgré le deftin qui avoit juré la pene de Conftancia , j'infpirai au géant des fentimens de douceur qu'il n'avoit connus de fa vie; de forte qu'au lieu de fe facher, il dit a la princelfe qu'il lui donnoit un an, pendant lequel il ne lui feroit aucunes violences 5 mais que fi elle ne ptenoitpas dans ce tems la réfolution de le fatisfaite, il 1'épouferoit malgré elle, & qu'enfuite il la feroit mourir; qu'ainfi elle pouvoit voir ce quii'accommoderoit le mieux. Après cette funefte déclaration, il fit enfermer avec elle les plus belles filles du monde pour lui tenir compagnie, & la retirer de cette ptofonde triftelfe ou elle s'abimoit. 11 mit des géans aux environs de la tour pour empêcher que qui que cefür en approchat: & en effet.fi l'on avoit cette témérité, l'on en recevroit bientöt la punition , car ce font des gardes bien redoutables & bien cruels. Enfin la pauvre princeffe ne voyant aucune appareuce d'être fecourue, & qu'il ne refte plus qu'un jour pour achever 1'année, fe prépare a fe précipiter du haut de la tour dans la mer. Voila fei gneur Pigeon, 1'état oü elle eft réduite • le feul remède que j'y trouve, c'eft que vous voliez vers elle , tenant dans votre bec une petite bague que voila J fi-tbr qu'elle 1'aura mife i  ET LA COLOMBË. IJ^ fon doigt, elle deviendra colombe , & vous vous fauverez heureufemenr. Le pigeonneau étoic dans fa dernière impatience de partir, il ne favoit comment le fairè comprendre; il tirailla la manchette Sc ie rablieren falbala de la fée, il s'approcha enfuire des fenêtres, oü il donna quelques coups de becs contre les vitres. Tout cela vouloit dire en langage pigeonique : je vous fupplie, madame , de m'envoyer avec vorre bague enchantée pour foulager notre belle princeffe. Elle entendit fon jargon, Sc répondant a fes défirs ; allez, volez, charmant Pigeon , lui-dit-elle , voici la bague qui vous guidera; prenez grand foin de ne la pas perdre, car il n'y aque vous au monde qui puiffiez retirer Conftancia du lieu oü elle eft. Le prince Pigeon, comme je 1'ai déja dit, n'avoit point de plumes, il fe les avoit arrachées dans fon extréme défefpoir. La fée le frotta d'une effence merveilleufe , qu'il lui en fit revenir de fi belles & fi extraordinaires, que les pigeons de Venus n'étoient pas dignes d'entrer «n aucune comparaifon avec lui. II fut ravi de fe voir fi bien remplumé ; & prenant 1'effor, il arriva au lever de 1'aurore fur le haut de la tour, dont les murs de diamans brilloient a un tel point, que le foleil a moins de feu dans fon plus grand éclat. II y avoit un fpacieux jardin fur le donjon, au  ■** Li P I O B .0 * milieü duquels'élevoitun of anger chargé de flèriM & deffuits j Ie refte du jardin étoit fort curieux, & le prince Pigeon n'auroit pas été indifférent au plaifir de 1'admirer, s'il n'avoit été occupé de chofes bien plus importantes. II fe percha fur 1'oranger, il tenoit dans fón bec la bague , & reflentoit une terrible inquiétude, lorfquela princeffe entra: elle avoit une longue robe blanche ,fa tête étoit couverte d'un grand voile noir brodé d'or, if étoit abattu fur fon vifage , & trainoit de tous cótés. L'amoureux Pigeon auroit pu douter que c'étoit elle , fi la noblelfe de fa taille & fon air majeftueux euffent pu être dans une autre a un point fi parfait. Elle vint s'afleoir fous 1'oranger, & levant fon voile tout d'un coup, il en demeura pour quelque tems ébloui. Triftes regrets, rriftes penfées, s ecria t-elle! vous êtes apréfent inutiles, mon cceur|affligéapalfé un'an entier enrrela crainre & 1'efpérance; mais le terme faral eft arrivé ! c'eft aujourd'hui , c'eft dans quelques heures qu'il faut que je meure, ou que j'époufele géant : hélas , eft-il poffible que Ia féeSouveraine & le prince Conftancio m'aientfi fort^ abandonnée ! que leur ai-je fait ? Mais k quoi me fervent ces réflexions ? Ne vaut-il pas mieux exécuter le noble deffëin que j'ai concu ? Elle feleva d'un air plein de hardieffe pour fe précipitet  ET LA COLOIVIBE. l6l ptêcipiter : cependant comme le moindre bruit lui faifoit peur , Sr qn'elle entenditle pigeonneau qui s'agitoit fur 1'arbre , elle leva les yeux pdlir voir ce que c'étoit; en même tems il vola fur elle, & pofa dans fon fein 1'importante petite bague. La princeffe furprife des carelfes de ce bel oifeau & de fon charmant plumage , ne le fur pas moins du préfent qu'il venoit de lui faire. Elle confidéra la bague, elle y remarqua quelque caraétère mytlérieux, & elle la tenoit encore, lorfque le géant entra dans le jardin , fans qu'elle 1'eüt même entendu venir. Quelques-unes des femmes qui la fervoient étoient allé rendre compte a ce tetrible amant du défefpoir de la princeffe, Sc qu'elle vouloit fe toet, plutot que de Fépoufer. Lorfqu'il fut qu'elle étoit montée fi matin au haut de la tour il ctaignoit une funefte cataftrophe: fon cceut qui jufqu'alors n'avoit été capable que de barbarie , étoit tellemenr. enchanté des beaux yeux de cette aimable perfonne, qu'il l'aimoit avec délicateffe. O dieux, que devint-elie quand elle le vit', elle appréhenda qu'il ne lui ótat les moyens qu'elle cherchoit de mourir. Le pauvre Pigeon n'étoit pas médiocrement efrayé de ce formidable cololfe. Dans le rrouble oü elle étoit, elle mit la bague a fon doigt, & fur le champ, o merveille! elle % métamorphofée en colombe, Tomc IV. L  161 LePigeon & s'envola a tire d'aïles avec le fidelle pigeon. Jamais furprife n'a égalé celle du géanc. Après avoir regardé fa maïrreue deverme colombe , qui traverfokle vafte efpace de L'air , il demeura quelque tems immobile, puis ilpoulfa des cris Sc fit des hurlemens qui ébranlèrenr les montagnes, Sc ne finirent qu'avec fa vie : il la termina au fond de la mer, oü il étoit bien plus jufte qu'il fe noyat que la charmante princeffe. Elles'éloignoit donc ttès - diligemment avec fon guide; mais lotfqüils eurent fait un affez long chemin pour ne plus rien craindre, ils s'abattirent doucemenc dans un bois fort fombre par la quantité d'arbres, Sc fort agréable a caufe de 1'herbe verte & des fleurs qui couvroient la terre. Conftancia ignoroit encore que le Pigeon fut fon vétitable amant. II étoit très-affligé de ne pouvoir parler pour lui en rendre compte , quand il fentit une main invifible qui lui délioit la langue ; il en eut une fenfible joie , Sc dit auifi-töt ala princefle : Votre cceur ne vous a-t-il pas appris , charmante Colombe, que vous êtes avec un pigeon qui brüle toujours des mêmes feux que vous allumez ? Mon cceur fouhaitoit le bonheur qui m'arrive , repliqua-t-elle , mais il n'ofoit s'en flatter: hélas, qui 1'auroit pu imaginer! j'étois fur le point de périr fous les coups de ma bifarre fortuné ; vous êtes venu m'arracher d'entre les bras de  El LA COLOMBH. I £3 Ia mort, ou d'un monftre que jeredoutois plus qu'elle. Le prince, ravi d'entendre parler fa Colombe, & de la retrouver auffi tendre qu'il la défiroir , lui dit tout ce que la paffiöli la plus délicate & la plus vive peut infpirer ; il lui raconta ce qui s'étoit paffe depuis le trifte moment de fon abfence , particuliéfement la rencontre furprenante de 1'amour Forgeron Sc de la fée dans fon palais: elle eut une grande joie de favoir que fa meilleure amie étoit toujours dans fes intéréts. Allonslarrouver, mon cher prince, dit-elle a Conftancio, Sc la remercier de tout le bien qu'elle nous fait: elle nous rendra notre première figure ; nous retournerons dans votre royaume ou dans le miert. Si vous m'aimez autant que je vous aimé , répliqua-t-il, je vous ferois une propofition ou 1'amour feul a part. Mais, aimable princeffe, vous m'allez dire que je fuis un extravagant. Né ménagez point la reputation de votre efprir aux dépens de votre cceur , reprit-elle , parlez f:.ns crainte , je vous entendrai toujouts avec plaifir. Je ferois d'avis, continua- t-il, que nous ne changeaffions point de figure; vous colombe, Sc moi pigeon , pouvons brüler des mêmes feux qui ont brulé Conftancio & Conftancia. Je fuis peifuadé oüétant débarraffés du foin de nos Lij  •j4 LePigeon i-oyaumes, n'ayant ni confeil a tenir, ni guerre a faire, ni audiences a donner, exempts de jouer fans ceffè un róle importun fur le grand théatre du monde, il nous fera plus aifé de vivre 1'un pour 1'autre dans cette aimable fobtude. Ah ! ■s'ccria la Colombe , que votre delfein renferme de grandeur & de délicareffe ! Quelque jeune que je fois, hélas ! j'ai tant éprouvéde difgraces; la fortuné , jaloufe de mon innocente beauté, m'a perfécutée fi opiniatrément, que je ferai xavie de renoncer a tous les biens qu'elle donne , afin de ne vivre que pour vous. Oui, mon cher prince, j'y confens : choififlons unpays agréable, Sc paflons fous cette métamorphofe nos plus beaux jours j menons une vie innocente , fans ambmon & fans défirs , que ceux qu'un amour vertueux infpire. C'eft moi qui veux vousgaider, s'écria 1'Amour en defcendaut du plus haut de 1'Olympe. Un deflein fi tendre mérite ma protection ; Sc la mienne auffi, dit la fée Souvciaine qui parut tout d'un coup, Je viens vous chetthei pour m'avancer de quelques momeus le plaifir dc vous voir. Le Pigeon & la Colombe curen: autant dc joie que de furprife de ce nouvel événement! Nous nous mettons fous votre conduite, dit Conftancia a la fée. Ne nous abandonuss pas, dit Conftancio a 1'Amour. Vcnez, dic-il, a Paphos,    et l a Colombe..' r mettre celle que la princelfe fouhaitoit, quand il appercut Pij  i28 La Princesse une tourterelle qui fe noyoit dans cette fontaine; fes plumes étoient toutes mouillées; elle n'avoit plus de force, & couloir au fond du baflin. Chéri «n eut pnié, il la fauva; il la pendit d'abord par les pies , elle avoit tant bu , qu'elle en étoit enflee ; enfinte il la récbauffa; il eftuya fes ailes avec un mouchoir fin, il Ja fecourut fi bien , „e la pauvre tourterelle fe trouva au bout d'un moment plus gaie qu'elle n'avoit été trifte. Seigneur Chéri, lui dit-elle d'une voix douce & •tendre, vous n'avez jamais obligé petit animal plus reconnoiflant que moi; ce n'eft pas d'aujourd'hui que j'ai recu des faveurs elfentielles de votre familie , je fuis ravie de pouvoir vous être utile a mon tour. Ne croyez donc pas que j'ignore le fujet de votre voyage; vous 1'avez entrepris un peu témérairement, car l'on ne fauroit nombrer les perfonnes qui font péries ici. L'eau qui danfe eft la huitieme merveille du monde pour les dames ; elle embellit, elle rajeunit, elle enrichit* mais fi je ne vous fers de guide, vous n'y pourrez arriver, car la fource fort a gros bouillons du milieu de la forêt , & s'y précipite dans un gouffre : le chemin eft couvert de branches d'arbres qui tombent toutes embrafées , & je ne vois gucre d'autre moyen que d'y aller par-deflous terre; repofez-vous donc ici fans inquiétude, je yais ordonner ce qu'il faut.  B I I I I • E T O I l E, ZX$ En même tems la tourterelle s clève en 1'air, va, vient, s'abaiue, vole & revole tant Sc tant, que fur la fin du jour elle dit au prince que tout étoit prêt. II prend 1'officieux oifeau, il le baife , il le careffe, le remercie, & le fuit fur fon beau cheval blanc. A peine eüt-il fait cent pas, qu'il voit deux longues files de renards , blereaux, taupes, efcargots, fourmis, Sc de toutes les fottes de bêtes qui fe cachent dans la terre: il y en avoit une fi prodigieufe quantité, qu'il ne comprenoit point par quel pouvoir ils s'étoient ainfi ralfemblés. C'eft par mon ordre , lui dit fa tourterelle , que vous voyez en ces lieux , ce petit peuple fbuterrain ; il vient de travailler pour votre fervice , & faire une extréme diligence ; vous me ferez plaifir de les en remercier. Le Prince les falua, & leur dit qu'il voudroit les tenir dans un lieu moins ftérile, qu'il les régaleroit avec plaifir : chaque beftiole parut contente. Chéri étant a 1'entrée de Ia voute, y Iaiffa fon cheval ; puis demi-courbé, il chemina avec la bonne tourterelle, quile conduifit très-heureufement jufqu'a la fontaine : elle faifoit un fi grand bruir, qu'il en feroit devenu fourd , fi elle ne lui avoit pas donné deux de fes plumes Manches, dont il fe boucha les oreilles. II fut étrangement furpris de voir que cette eaudanfoit avec ia même Piij  *3° La Princbssï jufteffe que fi Faviar & Pecout lui avoienr montré. H eft vrai que ce n'étoit que de vieilles danfes , comme la Bocane , la Mariée , & la Sarabande. Plufieurs oifeaux qui voltigeoient en Pair, chantoient les airs que 1'eau vouloit danfer. Le Prince en puifa plein fon vafe dor; il en but deux traits qui le rendirent cent fois plus beau qu'il n'étoit, 8c qui le rafraichirent fi bien , qu'il s'appercevoit a peine que de tous les endroits du monde le plus chaud c'eft la forêt lumineufe. II en partit par le même chemin par lequel il étoit venu : fon cheval s'étoit éloigné; mais fidéle afa voix, dès qu'il 1'appela, il vint au grand galop. Le Prince fe jeta légèrement delfus, tout fier d'avoir 1'eau qui danfe. Tendre tourterelle, ditil a celle qu'il tenoit, j'ignore encore par quel prodige vous avez tant de pouvoir en ces lieux ; les effets que j'en ai relfentis m'eiigagent a beaucoup de reconnoiffance ; & comme Ia liberté eftle plus grand des biens , je vous rends la votre pour égaler , par cette faveur, celles que vous m'avez faites. En achevant ces mots, il la laifta aller. Elle s'envola d'un petit air aulfi farouche que fi elle eut refté avec lui contre fon gré. Quelle inégalité, dit-il alors! tu tiens plus del'homme que de la tourterelle; 1'un eft inconftant, 1'autre ne 1'eft point. La tourterelle lui répondit du haut des airs: eh! favez-vous qui je fuis ?  BeII!"Et8IU. IJl Chéri s'étonna que la tourterelle eut répondn ainfi a fa penfée , il jugea bien qu'elle étoit trèshabile; il fut fiché de l'avoir lailfé aller: elle m'auroitpeut-être éré utile, difoit-il, & j'aurois appris par elle bien des chofes qui contribueroient au repos d« ma vie. Cependant ilconvint avec lui-même qu'il ne faut jamais regretter unbienfait accordé; il fe trouvoit fon redevable, quand il penfoit aux difficulrés qu'elle lui avoit applanies pour avoir 1'eau qui danfe. Son vafe d'or étoit fermé de manière que 1'eau ne pouvoit ni fe perdre, m s'évaporer. 11 penfoit agréablement au plaifir qu'auroit Belle-Etoile en la recevant, & la joie qu'il auroit de la revoir, lorfqu'il vir venir a toute bride plufieurs Cavaliers, qui ne 1'eurent pas plutbt appercu , que pouffant de grands cris , ils fe le montrèrent les uns aux autres. Il neut point de peur , fon ame avoit un caradrère d'intrépidité qui s'allarmoir peu des périls. Cependant il relfentit beaucoup de chagrin que quelque chofe 1'an ctat; il" poulfabrufquement fon cheval vers eux, & refta agréablement furpris de reconnoïtre une parne de fes domeftiques qui lui préfentèrent de petits billets, ou pour mieux dire des ordres dont la princeffe les avoit chargés pour lui, afin qu'il ne s'expofat point aux dangers de la forêt lumineufedl baifa: 1'écriture de Belle-Etoile; il foupira plus d'une fois, & fehatantderetourner vers elle, il la retna Piv  51 La Princesse • de la plus fenfible peine que l'on puiile éprouver. U la trouva en arrivant affife fous quelques arbres, oü elle s'abandonnoit a toute fon inquiétude. Quand elle le vit a fes pieds, elle ne favoit quel accueil lui faire 5 elle vouloir le gronder d'être parti contre fes ordres; elle vouloit le remercier du charmant préfent qu'il lui faifoir; enfin fa tendrelfe fut la plus forte; elle embraffa fon cher frère, & les reproches qu'elle lui fit n'eurent rien de facheux. La vieille Feintife qui ne s'endormoit pas, fut parfesefpions, que Chéri étoit de retour plus beau qu'il n'étoit avant fon départ; & que la princeffe ayant mis fur fon vifage 1'eau qui danfe , étoit devenuefi exceffivement belle, qu'il n'y avoit pas moyen de foutenir lemoindre de fes regards fans mourir de plus d'une demi-douzaine de morts. Feintife fut bien étonnée & bien affligée, car elle avoit fait fon compte que le prince périroit dans une fi grande entreprife ; mais il n'étoit pas tems de fe rebuter : elle chercha le moment que la princeffe alloit a un petit temple de Diane, peu accompagnée; ellel'aborda, & lui dit d'un air plein d'amitié : que j'ai de joie, madame s de 1'heureux effet de mes avis! 11 ne faut que vous regarder pour favoir que vous avez a préfent 1'eau qui danfe 5. mais fi j'ofois vous donner un confeil, vous fongeriez a vous rendre maïtreffe de la  Belle-Etoile. 135 pomme qui chante. C'eft tout autre chofe encore; car elle embellit 1'efprit a tel point, qu'il n'y a rien dont on ne foit capable : veut-on perfuader quelque chofe ? il n'y a qu'a fentir la pomme qui chante : veut-on parler en public, faire des vers, écrire en profe , divertir, faire rire ou faire pleurer ? la pomme a toutes ces vertus; & elle chante fi bien & fi haut, qu'on J'entend de huit lieues fans en être étourdi. Je n'en veux point, s'écria la princeffe , vous avez penfé faire périr mon frère avec votre eau qui danfe, vos confeils font trop dangeteux. Quoi! Madame, répliqua Feintife, vous feriez fachée d'être la plus favante & la plus fpirituelle perfonne du monde ? en vérité vous n'y penfez pas. Ah! qüaurois-je fait, continua Belle-Etoile, fi l'on m'avoit rapporté le corps de mon chec frère mort ou mourant ? Celui-la, dit la vieille , n'ira plus, les aurres fonrobligés de vous fervir a leur tour, & 1'entreprife eft moins périlleufe. N'importe , ajouta la princeffe, je ne fuis pas d'humeur a les expofer. En vérité, je vous plains, dit Feintife, de perdre une occafion fi avantageufe , mais vous y ferez réflexion; adieu , madame. Elle fe retira auffi-tot très-inquiète du fuccès de fa harangue, & Belle-Etoile demeura aux pieds de la ftatue deDiane, irréfoluefurce qu'elle devoit faire; elle aimoit fes frères, elle s'aimoij  i?4 La P r i n c e s s e bien auffi; elle comprenoit que rien ne pouvoit lui faire un plus fenfibie plaifir que d'avoir la pomme qui chante. Elle foupira long-tems , puis elle fe prit a pleurer. Petit-Soleil revenoit de la chaffe, il entendit du bruit dans le temple, il y entra, & vit la princeffe qui fe couvroit le vifage de fon voile, paree qu'elle étoit honteufe d'avoir les yeux touï humides ; il avoit déja remarqué fes larmes, & s'approchant d'elle, il la conjura inftamment de lui direpourquoi elle pleuroit. Elle s'en défendit, répliquant qu'elle en avoit honte elle-même; mais plus elle lui refufoit fon fecret, plus il avoit envie de Ie favoir. Enfin elle lui dit que la même vieille qui lui avoit confeillé d'envoyer a la conquête de 1'eau qui danfe, venoit de lui dire que la pomme qui chante étoit encore plus merveilleufe , paree qu'elle donnoit tant d'efprit, qu'on devenoitune efpèce de prodige! qu'a la vérité elle auroit donné la moitié de fa vie pour une telle pomme, mais qu'elle craignoit qu'il n'y eüt trop de danger a 1'aller chercher. Vous n'aurez pas peur pour moi,' je vous en affure , lui dit fon frère en fouriant, car je ne me trouve aucune envie de vous rendre ce bon office j hé quoi! n'avez-vous pas affez d'efprit ? Venez, venez ma fceur, continua-t-il, §£ celfez de vous anliger.  Beui-Eto'11' Wf Belle-Etoile le fuivit auffi trifte de la manière dont il avoit recu fa confidence, que de 1'impoffibilité qu'elle trouvoit a pofleder la pomme qui chante. L'on fervit le fouper, ils fe mirent tous quatre a table; elle ne pouvoit manger : Chéri; 1'aimable Chéri, qui n'avoit d'attention que pour elle, lui fervit ce qui étoit de meilleur, & la prefla d'en goüter : au premier morceau fon cceur fe groffit; les larmes lui vinrent aux yeux; elle fortit de table en pleurant. Belle-Etoile pleuroit: o Dieux, quel fujet d'inquiétude pout Chéri! Il demanda donc ce qu'elle avoit: Petit-Soleille lui dit en raillant d'une manière affez défobligeanre pour fa fceur; elle en fut fi piquée, qu'elle fe retira dans fa chambre, Sc ne voulut parler a perfonne de tout le foir. Dès que Petit-Soleil & Heureux furent couchés^ Chéri monta fur fon excellent cheval blanc , fans dire a perfonne oü il alloit; il laiffa feulement une lettte peur Belle-Etoile, avec ordre de la lui donner a fon réveil; & tant que la nuit fut longue, il marcha a 1'aventure, ne fachant point oü il prendroit la pomme qui chante. Lorfque la princeffe fut levée , on lui préfenta la lettre du prince; il eft aifé de s'imaginer toutce qu'elle reffentit d'inquiétude Sc de tendreffe dans une occafion comme celle-la : elle courut dans Ia chambre de fes frères leut en faire la lefture, ils  fV* La P^incesse partagèrent fes allarmes, car ils étoient fort ünis; & auffi tót ils envoyèrent prefque tous leurs gens après lui pourl'obliger de revenir fans tenter cette aventure, qui fans doute devoit être terrible. Cependant le Roi n'oublioit point les beaux enfans de la forêr, fes pas Ie guidoient toujours de leur cóté, & quand a pa{]roit proche de chez eux, & qu'il les voyoits ü leur faifoit r£_ proches de ce qu'ils ne venoient point a fon palais; ils s'en étoient excufés d'abord, fur ce qu'ils faifoient travailler a leur équipage : ils s'en excufèrent fur I'abfence de leur frère, & 1'affurèrent qu'a fon retour, ils profiteroient foigneufement de la permiffion qu'il leur donnoit, de lui rendre leurs très-humbles refpeds. Le prince Chéri étoit trop preffé de fa paffion pour manquer a faire beaucoup de diligence; il trouva a la pointe du jour un jeune homme bien fait, qui fe repofant fous des arbres, lifoitdans un livre; il 1'aborda d'un air civil, & lui dit: Trouvez bon que je vous interrompe, pour vous demander fi vous ne favez point en quel lieu eft la pomme qui chante. Le jeune homme haulfa les yeux, & fouriantgracieufement, en voulezvous faire la conquêre , lui dit-il ? Oui, s'il m'eft poffible, répartit le prince: Ah ! Seigneur, ajeuta 1'étranger, vous n'en favez donc pas tous les périls: voila un livre qui en parle, fa ledure effraye.  Belle-Etoile.' 237 N'ïmporte, dit Chéri, le danger ne fera point capablede merebuter, enfeignez-moi feulement oü je pourrai la rrouver. Le livre marqué , continua eet homme qu'elle eft dans un vafte défert en Libye; qu'on 1'entend chanter de huit lieues, Sc que le dragon qui la garde a déja dévoré cinq eens mille perfonnes qui ont eu la témérité d'y aller. Je ferai le cinq eens mille Sc unième, répondir le prince en fouriant a fon tour; Sc le faluant, il prit fon chemin du cóté des déferts de Libye ; fon beau cheval qui étoit de race zéphyriennè, car Zéphir étoit fon aïeul, alloit auffi vite que le vent, de forte qu'il fit une diligence incroyable. 11 avoit beau écouter, il n'entendoit d'aucun cóté chanter la pomme ; il s'affligeoit de la longueur du chemin , de 1'inutilité du voyage, lorfqu'il appercut une pauvre tourterelle qui tomboit a fes pieds ; elle n'étoit pas encore morte, mais il ne s'en falloit gucre. Comme il ne voyoit perfonne qui put l'avoir bleflee, il crut qu'elle étoit peut-être a Vénus, Sc que s'étant échappée de fon colombier, ce petit mutin d'Amour, pour elfayer fes flèches, 1'avoit tirée. II en eut pitié, il defcendit de cheval; il la prit, il effiiya fes plumes blanches , déja teintes de fang vermeil; Sc tirant de fa poche un flacon d'or, oüil portoit unbaume admirable pour les bleftures? il  ij* L A P R I N c E s s s en eut a peine mis fur celle de la tourterelle ttïai lade, qu'elle ouvrit les yeux, leva la tête, déploys les ailes, s'éplucha ; puis regardant le prince; bon jour, beau Chéri, lui dit-elle, vous êtes deftlné a me fauver Ia vie , & je Ie fujs peut-être a vous rendre de grands fervices. Vous venez pour conquérir la pomme qui chante; 1'entreprife eft difficile Sc digne de vous, car elle eft gardée par un dragon affreux, qui a douze pieds, trois têtes, fixailes, & tout le corps de bronze : Ah! ma chère tourterelle, lui dit le Prince , quelle joie pour moi de te revoir , & dans un tems oü ton fecours m'eft fi nécelfaire ! Ne me le refufe pas, ma belle petite, car je mourrois de douleur, fi j'avois la honte de retourner fans la pomme qui chante; & puifque j'ai eu 1'eau qui danfe par ton moyen, j'efpère que tu en trouveras encore quelqu'un pour me faire réuffir dans mon entreprife. Vous me touchez , repartit tendrement la tourterelle, fuivez-moi, je vais voler devant vous, j'efpère que tout ira bien. Le prince la laiffa aller ; après avoir marché toutle jour, ils arrivèrent proche d'une montagne de fabie. II faut creufer ici, lui dit la tourterelle : le prince auffi-töt, fans fe rebuter de rien, fe mit a creufer, tantót avec fes mains, tantót avec fon épée. Au bout de quelques heuresil trouva un cafque, une cuiralfe, & le refte de 1'armure, avec  Bule-Eto Ju.' ajj 1'équipage pour fon cheval, entièrement de miroirs. Armez-vous, dit la tourterelle, & ne craignez point le dragon, quand il fe verra dans tous ces miroirs, il aura tant de peur, que, croyant que ce font des monfttes comme lui , il s'enfuira. Chéri approuva beaucoup eet expédient, il s'arma des miroirs, & reprenant la tourterelle , ils allèrent enfemble toute la nuit. Au point du jour , ils entendirent une mélodie raviflante. Le prince pria la tourterelle de lui dire ce que c'étoit. Je fuis perfuadée, dit-elle, qu'il n'y a que la pomme qui puiffe être fi agréable , car elle fait feule toutes les parties de la mufique, &c fans toucher aucuns inftrumens , il femble qu'elle en joue d'une manière ravilfante. Ils s'approchoient toujours ; le prince penfoit en luimême qu'il voudroit bien que Ia pomme chantat quelque chofe qui convint a la fituation oü il étoit; en même tems il entendit ces paroles: L'amour peut furmonter Ie cceur le plus rebelle: Ne ceflez point d'être amoureux, Vous qui fuivez les loix d'une beauté cruelle , Aimez , perfévérez, Sc vous ferez heureux. Ah! s'écria-t-il, répondant a ces vers, quelle charmante prédi&ion ! je puis efpérer d'êrre un jour plus content que je ne le fuis ; l'on vient de me 1'annoncer. La tourterelle ne lui dit rien la-  240 La Princèssé delfus, elle n'étoit pas née babillarde , & ne parloit que pour les chofes indifpenfablement nécelfaires. A mefure qu'il avancoit, la beauté de la mufique augmentoit; & quelque empreffement qu'il eüt, il étoit quelquefois fi ravi, qu'il s'arrètoit fans pouvoir penfer a rien qu'a écouter : mais la vue du tetrible dragon qui paruc tout-d'un-coup avec fes douze pieds & plus de cent griffes, les trois têtes & fon corps de bronze, le retira de cette efpèce de léthargie: il avoit fenti le prince de fort loin , & 1'attendoit pour le dévorer comme rous les autres , dont il avoit fait des repas excellens; leurs os éroient rangés autour du pommier oü étoit la belle pomme j ils s'élevoient fi haut qu'on ne pouvoit la voir. L'affreux animal s'avanca en bondiffant; il couvrit la terre d'une écume empoifonnée trèsdangereufe *, il fortoit de fa gueule infernale du feu & de perirs dragonneaux qu'il lancoit comme des dards dans les yeux 6c les oreilles des chevaliers errans qui vouloient emporter la pomme. Mais lorfqu'il vit fon effrayante figure, multipliée cent &c cent fois dans tous les miroirs du prince , ce fur lui a fon tour qui eut peur; ils'arrêta, & regardant fièrement le prince chargé de dragons, il ne fongea plus qu'a s'enfuir. Chéri s'appercevant de 1'heureux effet de fon armure, le pourfuivit jufqu'a 1'entrée d'une profonde ca- verne.  Belle-Etoile. 241 verne, oü il fe précipita pour 1'evirer : il en ferma bien vite 1'entrée, & fe dépêcha de rerourner vers la pomme qui chante. Après avoir monré par-deffus tous les os qui 1'entouroieut, il vit ce bel arbre avec admiration; il étoit d'ambre, les pommes de topafe; Sc la plus excellente de toutes , qu'il cherchoit avec tant de foins & de périls , paroilToir au haut, faite d'un feul rubis, avec une couronne de diamans delfus. Le prince, tranfporté da joie de pouvoir donner un rréfor fi parfait Sc fi rare a BelleEroile, fe hata de cafler la branche d'ambre; Sc rour fier de fa bonne fortuné, il monta fur fon cheval blanc , mais il ne rrouva plus la rourrerelle; dès que fes foins lui furent inutiles, elle s'envola. Sans perdre le tems en regrets fuperflus , comme il craignoit que le dragon , dont il entendoit les fifïlemens , ne trouvat quelque route pour venir a ces pommes, il retourna avec la fienne vers la princeife. Elle avoit perdu 1'ufage de dormir depuis fon abfence; elle fe reprochoit fans cefie fon envie d'avoir plus d'efprit que les autres j elle craignoit plus la mort de Chéri que la fienne. Ah! malheureufe , s'écrioir-elle , en pouffant de profonds foupirs! falloit-il que j'euffe cette vaine gloire ? Ne me fufüfbit-il pas de penfer Sc de parler affez bien, pour ne faire Sc ne dire rien Tome IF. Q  241 La Princesse d'impertinent ? Je ferai punie de mon orgueil, fi je perds ce que j'aime! hélas! coudnua-t-elle, peut-être que les dieux, irrités des fentimens que je ne puis me défendre d'avoir pour Chéri, veulent me 1 oter par une fin tragique. II n'y avoit rien que fon cceur affligé n'imaginar, quand au milieu de la nuir , elle entendit une mufique fi merveilleufe, qu'elle ne put s'empêcher de fe lever, & de fe mettre a. fa fenêtre pour 1'écouter mieux ; elle ne favoit que s'imaginer. Tantót elle croyoit que c'étoit Appollon Sc les Mufes, tantot Vénus , les Graces & les amours ; la fimphonie s'approchoit toujours, Sc Belle-Etoile écoutoit. Enfin le prince arriva; il faifoit un grandclair de lune ; il s'arrèta fous le balcon de la princeffe qui s'étoit retirée quand elle appercut de loin un cavalier; la pomme chanta auffi-tot: Réveille^- vous , belle endormie. La princeffe, curieufe, regarda promptement qui pouvoit chanter fi bien , & reconnoiffant fon cher frère , elle penfa fe précipirer de fa fenêtre en bas pour être plutót auprès de lui; elle paria fi haut, que tout le monde s'étant éveillé , l'on vint ouvrir la porte a Chéri. II entra avec unempreffement que 1'pn peut affez fe figurer. II tenoit  Belle-Etoile. 243 dans fa main la branche d'ambre, au bout de laquelle étoic le merveilleux fruit,; Sc comme il 1'avoir fenti fouvent, fon efprit étoit augmenté a tel point , que rien dans le monde ne iui pouvoit être comparable. Belle-Eroile courut au-devant de lui avec une grande précipitation. Penfez-vous que je vous remercie , mon cher frère , lui dit-elle , en pleurant de joie ? Non , il n'eft point de bien que je n'achette trop cher quand vous vous expofez pour me 1'acquérir; il n'eft point de périls, lui dit-il, auxquels je ne veuille toujours me hafarder pour vous donner la plus petite farisfaótion, Recevez, Belle-Etoile , continua-t-il , recevez ce fruit unique , perfonne au monde ne le mérite fi bien que vous ; mais, que vous donnera-t-il, que vous n'ayiez déja ? Petit-Soleil Sc fon frère vinrentinterrompre cette converfation; ils eurent un fenfible plaifir de revoir le prince , il leur racontafon voyage, & cette relation les menajufqüau jour. La mauvaife Feintife étoit revenue dans fa petite maifon , après avoir entretenu la reinemère de fes projets, elle avoit trop d'inquiétude pour dormir tranquillemenr; elle entenditle doux chant de la pomme , que rien dans la nature ne pouvoit égaler. Elle ne douta point que la conquête n'en fut faite! elle pleura, elle gémir, elle Q ï;  z44 La Princesse s'égratigna le vifage , elle s'arracha les cheveux; fa douleur étoit extréme , car au lieu de faire du mal aux beaux enfans, comme elle l'avoit projeté, elle leur faifoit du bien , quoiqüil n'entrat que de la perfidie dans fes confeils. Dès qu'il fut jour, elle apprit que le retour du prince n'étoit que trop vrai; elle retourna chez la reine-mère : hé bien, lui dit cette princeffe, Feintife, m'apportes-tu de bonnes nouvelles? Les enfans ont-ils péri? Non, madame, dit-elle, en fe jetant a fes piés, mais que votre majefté ne s'impatiente point, il me refte des moyens infinis de vous en délivrer. Ah ! malheureufe , dit la reine, tu n'es au monde que pour me trahir , tu les épargnes. La vieille protefta bien le contraire ; & quand elle i'eut un peu appaifée , elle s'en revint pour rêver a ce qu'il falloir faire. Elle laiffa paffer quelques jours fans paroitre, aubout defquels elle épia fi bien , qu'elle trouva dans une route de la forêt, la princeffe feule qui fe promenoit, attendant le retour de fes frères. Le ciel vous comble de biens, lui dit cette fcélérate en 1'abordant: charmante-Etoile, j'ai appris que vous poffédez la pomme qui chante, certainement quand cette bonne fortuné me feroir arrivée,je n'en aurois pas plus de joie ; caril faut avouer que j'ai pour vous une inclination qui  Belle-Etoile. 245 m'intérene dans rous vos avantages: cependant, continua - t - eile , je ne peux m'empêcher de vous donner un nouvel avis. Ah! gardez vos avis, s'écria la princeffe en s'éloignant d'elle , quelques biens qu'ils m'apportent, ils ne fauroient me payer 1'inquiétude qu'ils m'ont caufée. L'irtquiétude n'eft pas un fi grand mal, répartit-elle en iouriant, il en eft de douces & de tendres.Taifez-vous, ajouta.Belle - Etoiie , je tremble quand j'y penfe. 11 eft vrai, dit la vieille , que vous êtes fort a plaindre, d'être laplus belle & la plus fpirituelle fille de f'univers ; je vous en fais mes excufes. Encore un coup , répliqua la princeffe , je fais fufflfamment 1'état oii 1'abfence de mon frère m'a réduite. II faut malgré cela que je vous dife, conrinua Feintife, qu'il vous manque encore le petit oifeau Vertqui dit tout: vous feriez informée par lui de votre naiffance, des bons & des mauvais fuccès de la vie ; il n'y a rien de fi particulier, qu'il ne vous découvrïr j & lorfqu'on dira dans le monde, Belle-Etoile a 1'eau qui danfe , & la pomme qui chante ; l'on dira en même tems, elle n'a pas le petit oifeau Vert qui dit tout; & il vaudroitprefqu'autant qu'elle n'eüt rien. Après avoir débité ainfi ce qu'elle avoit dans 1'efprit, elle fe retira. La princeffe , trifte & rèveufe , commenca a foupirer amcrement; cette Qiij  24 monter, arrêtez-vous au Pje, & commencez la plus belle chanfon & la plus melodieufe que vous fachiez. L oifeau Vert qui dir tout, vous écoutera, & remarquera d'oü vient Cette voix, enfnite vous feindrez de vous endormir:je refterai auprès de vous ; quand il -everra d defcendra de Ia pointe du rocher pour me bequeter : c'eft dans ce moment que vous Ie pöurrez prendre. La princeffe , ravie de cette efpérance, arriva prefqu auffi-tot au rocher; elle reconnut les chevaux defesfreresqui broutoient 1'herbe : cette vue renouvela toutes fes douleur»; elle s'affit, & pleura long-tems amèrement. Mais le petit oifeau Vertdifoudefibelleschofes^ficLfoW:  Beile-Etoile; 253 pour les malheureux , qu'il n'y avoit point de cceur affligé qu'il ne réjouir; de forte qu'elle effuya fes larmes, & fe mit a. chanter li haut & fi bien, que les princes au fond de leur falie enchantée , eurent le plaifir de i'entend'e. Ce fut le premier moment oü ils fentirent quelqüefpérance. Le petit oifeau Vert qui dit tout, écoutoit& regardoit d'oü venoit cette voix; il appercut la princeffe qui avoit oté fon cafque pour dormir plus commoclément, & la tourte-relle qui voltigeoit autour d'elle. A certe vue , il defcendit doucement, & vint la béqueter; mais il ne lui avoit pas arraché trois plumes , qüil étoit déja pris. Ah ! que me voulez-vous , lui dit-il? Que vous ai-je fait pour venir de fi loin me rendre fi malheureux? Accordez-moi ma liberté, je vous en conjure; voyez ce que vous fouhaitez en échange, il n'y a rien que je ne faffe. Je défire l lui dit Belle-Etoile, que tu merendes mes trois frères, je ne fais oü ils font, mais leurs chevaux qui paiffenr prés de ce rocher, me font connoirre que tu les reriens en quelque lieu. J'ai fous 1'aile gauche, une plume incarnate ; arrachez-la, lui dit-il, fervez-vous-en pour roucher le rocher. La princeffe fut diligente a ce qüil lui avoit commandé ; en même tems elle vit des éclairs, & elle entendit un bruit de vents & de tonnerre  *54 La Princesse mélés enfemb'e, qui lui firent une crainte extréme. Malgré fa frayeur, elle tint toujours 1'oifeau Vert, craignant qu'il ne lui échappat; elle toucha encore le rocher avec la plume incarnate, & la troifième fois , il fe fenrlit depuis le fotomet jufqu'au pié j elle entra d'un air victorieux dans la falie ou les trois princes étoient avec beaucoup d'autres: elle courut vers Chéri, il ne la reconnoifioit point avec fon habit & fon cafque , & puis 1'enchantement n'étoit pas encore fini, de fbrte qu'il ne pouvoit ni parler , ni agir. La princelfe qui s'en appercut, fit de nouvelles queftions a 1'oifeau Vert , auxquels il répondit qüil falloir avec la plume incarnate frotter les yeux & la bouche de tous ceux qu'elle voudroit défenchanter : elle rendit ce bon office a plufieurs rois , a plufieurs fouverains, & particulièrement a nos trois princes. Touchés dun fi grand bienfait, ils fe jetèrent tous a fes genoux, le nommant le libérateur des rois. Elle s'appercut alors que fes frères , trompés par fes habits, ne la reconnoilfoient ' point ; elle óta promptement fon cafque, elle tendit les bras, les embrafla cent fois,&demanda aux autres princes avec beaucoup de civilité, qui ils étoient; chacun lui dit fon aventure parriculiére , & s'offrirent a 1'accompagner par-tout oü elle voudroit aller. Elle répondit  Belle-Etoile. ijy qu'encore que les loix de la chevalerie puffent lui donner quelque droit fur la. liberté qu'elle venoit de leur rendre , elle ne prétendoit point s'en prévaloir. La-deffus elle fe retira avec les princes pour fe rendre compre les uns aux autres de ce qui leur étoit arrivé depuis leur féparation. Le petit oifeau Vert qui dit tout, les interrompit pour prier Belle Étoile de lui accorder fa liberté; elle chercha aufli-töt la tourterelle, afin de lui en demander avis , mais elle ne la trouva plus. Elle répondit a l'oifeau qüil lui avoit coüté trop de peines 8c d'inquiétudes pour jouir fi peu de fa conquère. Ils montèrent rous quatre a cheval , & laifsèrent les empereurs 8c les rois a pié, car depuis deux ou trois eens ans qüüs étoient li , leurs équipages avoient péri. La reine-mère , débarraffée de toute 1'inquiétude que lui avoit caufé le retour des beaux enfans , renouvela fes inflances auprès du roi pour le faire remarier, 8c 1'importuna fi fort, qu'elle lui fit choifir une princeffe de fes parentes. Et comme il falloit caffer le mariage de la pauvre reine Blondine, qui étoit toujours demeurée auprès de fa mère, a leur petite maifon de campagne , avec les trois chiens qu'elle avoit nommés Chagrin , Mouron & Douleur , a caufe de tous les ennuis qu'ils lui'avoient caufés, la reine-  La Princesse mère 1'envoya querir, elle monta en caroffe , & prit les doguins, étant vêtue de noir, avec un long voile qui tomboit jufqu'a fes piés. En eet état, elle parut plus belle que 1'aftre du jour, quoiqu'elle füt devenue pale & maigre, car elle ne dormoit point, & ne mangeoit que par complaifance. Pour fa mère, tout Ie monde en avoit grande pitié ; le roi en fut fi attendri, qu'il n'ofoit jeter les yeux fur elle; mais quand il penfoit qu'il couroit rifque de n'avoir point d'autres héritiers que des doguins, il confentoit a tout. Le jour érant pris pour la noce , la reine mère, priée par 1'amirale Roufie (qui haïfibit toujours fon infortunée fceur), dit qu'elle vouloit que la reine Blondine parut a la fête; tout étoit préparé pour la faire grande & fomptueufe ; & comme le roi n'étoit pas faché que les étrangers viffent fa magnificence , il ordonna a fon premier écuyer d'aller chez les beaux enfans les convier a venir, & lui commanda qu'en cas qu'ils ne fuiTenr pas encore venus , il laifsar de bons ordres afin qu'on les averut a leur retour. Le premier écuyer les alla chercher , & ne les trouva point; mais fachant le plaifir que le roi auroir de les voir, il laiffa un de fes gentilshommes pour les atteudre , afin de les amener fans aucun retardement. Cet heureux jour veou, qui étoit celui  B E t t Ï-Ê f Q I I !.' ±jf celiii du grand bartquet; Belle-Etoile & les trois princes arrivèrent, le gentilhomme leur appric 1'hiftoire du toi 4 comme il avoit autrefois époufé une pauvre fille , parfaitemenr belle & fage, qui avoit eu le malheur d'accoticher de trois chiens j qu'il 1'avoit chafféé pöur ne la plus voir ; que cependant il 1'ainioit tant s qu'il avoit paffe quinze ans fans vouloir écoutér aucune propofi^tion de mariage; que la reine mère & fes fujets 1'ayant forrement preffè , ü s'étoit réfolu a époufer une princeffe de la cour , & qüil fallok promptement y venir pour affifter a toute la cérémonie; En même tems Belle-Etoile prit unè robe dé velours, couleur de rofe , toute garnie de diamans brillans; elle laiffa tomber fes cheveux par groffes bóucles fur fes épaules; ils étoient- renoués de rubans, 1'étoile qu'elle avoit fur le front jetoit beaucoup de lumière, & la chaïue d'or qui tournoir aurour de fon cou, fans qu'on la püt óter , fembloit être d'un métal plus précieux que 1'or même. Enfin jamais rien de fiJbeau ne parut aux yeux des mortels. Ses frères n'étoient pas moins bien , entr'autres le prince Chéri , il avoit quelque chofe qui le diftinguoit trèsavantageufement. Ils montèrent tous quatre dans un chariot d'ébèue & d'ivoire , dont le dedans itoit de drapd'or, avec des carreaux de même, Tome IF. B  258 La Princesse brodés de pierreries; douze chevaux blancs le tfalnoienc : le refte de leur équipage étoir incomparable. Lorfque Belle-Etoile & fes frères parurenr, le roi ravi les vint recevoir avec toute fa cour, au haut de 1'efcalier. La pomme qui chante fe faifoit entendre d'une manière merveilleafe , 1'eau qui danfe, danfoit, & le petit oifeau qui dit tout, parloit mieux que les oracles : ils fe baifsèrent tous quatre Jufqu'a ux genoux du roi , Sc lui prenant la main, ils la baisèrent avec autant de refpect que d'affecfcion. II les embrafla, Sc leur dit: je vous fuis obligé , aimables étrangers, d'être venus aujourd'hui; votre préfence me fait un plaifir fenfible. Enachevant cessmots, il entra avec eux dans un grand fallon , oü les muficiens jouoient de toutes fortes d'inftrumens , & plufieurs tables fervies fplendidement, ne laiiloient rien a fouhaiter pour la bonne chère. La reine mère vint, accompagnée de fa future belle-fille , de 1'amirale Roufte, Sc de toutes les dames, entre lefquelles on amenoit la pauvre reine , liée par le coti, avec une longe de cuir, &c les trois chiens attachés de même. On la fit avancer jufqu'au milieu du fallon , oü ctoit un chaudron plein d'os Sc de mauvaifes viandes que la reine mère avoit ordonnés pour leur diner. Quand Belle-Etoile Sc les princes la virent fi jnalheureufe, bien qu'ils ne la connuflent point,  Ê ! t l ! - è i ö i i i t{§ ks larmes leur vinrerrt aux yeux , foit que la réVolution des grandeurs du monde les touchat, ou qu'ils fuflent émus par la force du fang qui fé fait fouvent reflentir. Mais que penfa la niauVaifé reine d'un tour fi peu efpéré & fi contraire a fes deffeins ? Elle jeta un regard furieux fur Feintife, qui défiroit ardemment alors que la terre s'ouvrit pour s'y précipiter. Le roi préfenta les beaux enfans a fa mère , lui difant mille bien deux ; & malgré l'inquiérude dont elle étoit faifie, elle ne lailfa pas de leur parler avec un air riant, & de leut jeter des regards auffi favorables qüe fi elle les eüt aimés,.) car la diffimulation étoit en ufage dès ce temsÜ Le feftin fe palfa fort gaiement, quoique le roi eüt une extréme peine de voir manger fa femme avec fes doguins , comme la dernière des créatutes; mais ayant réfolu d'avoir de la complaifance pour fa mère qui 1'obligeoit a fe marier, il la laiffoit ordonner de tout* Sur la fin du repas, le roi adreflant la parole a Belle-Etoile : je fais , lui dit il, que vous êtes en pofleifionde trois tréfors qui font incomparables; je vous en félicite , & je vous prie de nous raconter ce qu'il a fallu faire pour les conquérin Sire, dit-elle , je vous obéirai avec plaifir: l'on m'avoit dit que 1'eau qui danfe me rendroit belle, &c que la pomme qui chante me donneroit de Rij  i °" leS jet" e"fembIe dans le fo«d d'un cachot nOIr&humidef0uiIsne ieiK vee les «rois doguins appelés Chagrin, Mouron & ?°UieUr' ,ef<3uels «e voyantplus leur bonne Jtrf.'mf0i- celles-ciatous momens; j esyfintrentleurviequifut affez longue pour leur donner le tems de ferepentir de cous leurs cnmes. Dès que k reJne ram.— Rq _^ ^ tanfe eurent étéemmenées, chacune dans Ie lieu que le roi avoit ordonné, les muficiens recommencerent a chanter & a ;oöer des inftruLa ;oie étoit fans pareille; Belle-Etoile & Cncri en reflemoient Plus que tout le refte du n^onde enfemble; ils fe voyoient i la veille d'être ^ureux. En effet, le roi trouva* fon neveu le plus-. beau & le plus fpirituel de toute fa cour, lui du q„M ne vouIoic pM & .Qur fepafTat fans fairedesnoces,&qu'd lui accor applaudïr, il regardoit toute la compagnie d'un petit air fin qui donnoit grande envie de rire a ces meffieurs , car pour Marthonide qm étoir la plus libérale de toutes les filles en fait de louanges, elle fe garda bien de 1'en laiffijr chonier iong-tems, & elle fe récria fur Alexandrette, fur la fineffe de cette expreffion, fur les beautés qu'elle .renfermc.it , beautés, même cachées &  BoURGÉOlS' %$4 incönnues au vulgaire. Virginie prit la parole a" fon tour, pour dire qu'il avoit un efprit fupérieuf, capable de polir tout un royaume, d'en exiler les obfcénités, de donner la defnière perfeórlon X la langue; & cela fut fuivi de cinquante autres difparates qui ne valoienr pas mieux , car ces belles provinciales en avoient un magafin inépuifable. La Dandyiardière, charmé & confus, joignoit fes mains , armées de gantelets ; il vouloit répondre tant de chofes a la fois, qu'il ne favoit cè qu'il difoit;il ne faifoit plus que s'engouer, St bégayoit'comme un enfant ou comme un homme ivre , s'écriant de tems en tems, très-humble fetviteur, vous faires rrop de grace a mon petk mérire , rrès-humbie fervireur. II étoit déja tard , madame de Saint-Thomas crut qu'il falloit laiffer au malade le tems de fe repofer un peu: elle lui donna le bon foir, toute la compagnie la fuivit. II ne refta avec la Dandinardière que le bon Alain , dont Pair étoit encore mortifié & contrit de la chute qu'il lui avok fait faire ; il fe tenoit debout dans un coin de la chambre , n'ofant s'approcher de fon feigneur 8c maïtre , quand il Pappela bénignement: Donne-moi mon bonnet de nuit , lui dit-il, a la place de ce turbrm ; cela fied, mais je le trouve très-incommode, & je nefais eommeric les Turcs peuvent s'en accommoder, car le mien  *7<» Le GttittiUöüUt tombe fans celfe. O! monfieur, répondit Alain; avec fa fimplicité ordinaire , ne vous en étonnez point, les démons font leurs amis j vraiment lorfqu'iis s'en mêlent, ils feroient tenir bien autre chofe a la tête qu'un turban ; & ne voyezVous pas même que les dames qui ne font pas ft .Turques que le grand Ture , portent fur les leurs je ne fais combien de rubans ? Dis un turban, malheureux, s'écria la Dandinardière, je ne puis fouffrir que tu parles improprement. Oh J fi je fuisimpropre , dit Alain, qui ne 1'entendoit pas, vous favez que ce n'eft point ma faute, il pleuvoit quand jai fait le coup de poing dans la cour; vous m'avez depuis tout faboulé dans votre chambre , &c vous favez que le platre aceommode mal un vêtement. Je vous protefle, monfieur, que j'ai le cceur navré quand je vous vois en colère d.ms un lieu falope; c'eft autant de taches pour mon habit, qui ne s'en vont pas a fouftler deffus. Je te fais bon gré, dit-il, d'avoit tant de confidération pour les hardes que je te donne : je te promets , Alain , que je ferai foigrfeux de te faire óter ton jufte-au-corps toutes les fois que je te voudrai battre. Voila une mauvaife promeffe, monfieur , répliqua-t-il} franchement depuis que vous êtes ici, vous de venez plus rude que nos .vergettes : j'ai vu un tems qui n'eft pas encore bien loin, oü j'étois le fidelle domeftique & le  B o u R g s o i i. 271 tien aimé: hélas, comme difoic ma bonne femme de grand'mère, pour les mettre en notre pot! Ec de quel pot veux-tu parler? Nous n'aimons que leschoux, fcélérat, répondit fon maitre. Je veux dire , conrinua Alain , que vous êtes le pot, & moi le chou , que vous me cultivez & m'arrofez pour le manger, c'eft-a-dire, pour vous fervir de moi Sc me battre \ du refte , vous ne m'aimez point: hé ... la, la je fuis bien fot de mais je n'en dirai point davantage. II fe tut en effet; fon filence lui fauva quelques coups qu'un plus long raifonnement lui auroit attirés, car fon maïtre avoit déja la tête fort échauffée. L'on fervit a fouper : la Dandinardière s'étoit fi fort tourmenté pendant le jour , qu'il mangea le foir comme un famélique; fon fouper fut fuivi d'un profond fommeil, Sc il dormoir encore lorfque maitre flobert, chirurgien du village, vint frapper des piés Sc des poings a fa porte. Ha! ha, monfieur Ia Dandinardière , crioit il de toute fa force, voulez-vous donc partir fans trompettes ? Le bruit court que vous retournez chez vous fans me payer; eft-ce que je n'ai pas eu affez foin de votre tête ? Allez , fi l'on m'a voit laiffé faire pendant qu'elle eft fêlée , j'y aurois mis tout ce qui y manque y mais ]t vais faire la garde a votre porte : vous n'en fortirez que comme de la nbce : promettre Sc ne rien tenjr,  Tji Le GENTitHoififi c'eft le moyen de s'enrichir: a beau mentir qui Vient de loin : je me moque de tout cela, je fuis bon cheval de trompette, vous me payerez , ou j'y perdrai mon latin. La Dandinardière fur fort furpris & fort indigné de 1'infolencede maitre Robertal 1'écouta pendant quelque tems débiter fes proverbes comme un fecondSancho Panca;enfuite il réveillafon valet qui dormoir d'un profond fommeil, & lui ayant dit tout bas de s'approcher de lui: entends-tu, continua-t-il, les impertinences de ce fripon de chirurgien? II veur que je paye le foin qu'il prenoit de me tuer. Ne femble-t-il pas, a 1'entendre, que je lui dois beaucoup , & que je fais banqueroute a 1'honneur & aux loix , d'être encore a le farisfaire? Ah! qu'il mérite d'être tapoté! mais je ne fuis pas d'humeur a me commettre avec un tel maraut, cela eft de ta portie : il faut que tu faffes une fortie brufque & prompre fur lui; que tu le jettes par terre, tu lui donneras enfuire trente coups de poing fort a. ton aife; je t'épaulerai , & ce fera fon unique paiement. Vous m'épaulerez, répondit Alain? Que ferez-vous, monfieur , pour m'épauler ? J'irai doucement derrière toi, répondit-il, & je fermerai la porte au verrouil j car fi tu étois par malheur le plus foible, il entreroit dans ma chambre, & je t'ai déja dit que je le méprife trop pour le battre. Ah  BötfkGïois. 173 Ah. j monfieur , répondit Alain , je le méprifë auffi beaucoup , SC je vous demande la permiffion de ne me point faire aftommer par un homme fi fort au-deffous de moi; Depuis quand deviens-tu fanfaron , ajoute le Bourgeois ? Je ne fais commenr cela s'appelle , dit le valet; mais , a vous parler franchement, je me fens encore les cótes fracaffées du cómbat d'hier ; auriez-vous bien le cceur de m'envoyer contre un homme tout frais que je méprife ranr ? Croyez-nioi, monfieur , il vaut mieux que vous preniez la peine de le battre vous -même; il n'y aura au moins rien de bien ou de mal fait que par vous. Je lui aurois déja appris, dit la Dandinardière/ fi l'on demande de 1'argent a un homme comme moi avec tant de bruit, s'il ne m'eüt été trop inférieur. Hélas, monfieur , dir Alain j Vous me battez tous les jours, Sc je vous jure qu'il eft d'auffi bonne maifon que moi: mon père étoit maréchal du village, Sc il en eft le chirurgien: il eft plus honorable de panfer des hommes que des chevaux rout cela enfemble pourroit bien le rendre digne de vos coups. Tu me ferois cent généalogies au bout de celle-ci, s'écria la Dandinardière , que je ne m'en échaufferois pas davantage; mais je te connois pour un poltron qui n'aime que ta chienne de peau. Pendant qu'il difoit des injures a voix bafTe Tome IF. S  174 Le Gentiihomme au prudent Alain , maïtre Robert continuoit fon charivari; & la Dandinardière défefpéré , ne pouvant le fouffrir davantage, ni s'expofer anx fuites facheufes d'un démêlé, trouva un moyen fingulier de fe venger. II y avoit au bas de la porte un affez grand trou, par oü le vigilant chat venoit faire la guerre aux petites fouris. Après s'être levé, comme il n'avoit ni fouliers ni mules , & qu'il craignoit de s'enrhumer , il mit fes bottes & fe faifit de tenailles qu'il paffa doucement par le trou du chat, dont il prit tout-d'un-coup la jambe de Robert. II crut être piqué par un ferpent, & pouffa des cris épouvantables; a peine ofa-t-il regarder fa jambe, tant il avoit peur que le formidable ferpent ne lui fautat aux yeux. La Dandinardière ne négligeoit rien de fon coté pour le bien pincer: l'on n'a jamais mieux réuffi; le bruit augmenta autant par les plaintes de maïtre Robert, que par les éclats de rire du Bourgeois. Le vicomte & le prieur, dont les chambres étoient voifines de la fienne, fachant bien une partie de ce qui fe paffoit, car ces bonnes perfonnes en avoient donné 1'ordre, fe levèrent Sc vinrent appaifer le commencement de la plus furieufe querelle qui fe foit jamais vue dans un village pacifique. Maïtre Robert étoit normand, il n'aimoit guère  BotHGlötü, 27J moins un procés qu'une tête caffée ou des bras difloqués. Meifieuts , s'écria-t-il, je vous prends pour témoins ; je vous affigne pardevant tous les juges du monde , pour déclarer que je fuis eftropié a n'en revenir jamais. C'eft tout ce qu'il put faire que de dire ce peu de mots; car les tenailles jouoient fi bien leur róle , que dans ce moment la Dandinardière les ferrantplus qu'il n'avoit encore fait, maïtre Robert en perdit la couleur & la parole. Le vicomte & le prieur ne purent s'empêcher de rire d'une manière fi nouvelle de combattre ; mais comme il étoit queftion de pacifier les efprits irrités de part & d'autre, ils prièrent la Dandinardière de faire une rrève, de retirer fes tenailles & d'ouvrir la porte. Dès que maïtre Robert fe fentit hors d'efclavage , il s'en alla , prbteftant de chicaner le refte de fes jours contre un fi mauvais payeur. Le petit Bourgeois n'avoit encore jamais eu le plaifir de faire quitter le champ de baraille a un ennemi ; il s'en trouva fi fier , que , fans faire réflexion a 1'irrégularité de fon déshabillé , il parut devant ces meffieurs en chemife, en bottes, les tenailles fur 1'épaule , de 1'air a peu prés dont Hercule tenoit fa maflue. Vous êtes bien en colère, dit le prieur, ne craignez-vous point que cela ne vous fafle mal ? Je ne crains rien, répliqua-t-il fièrement, pas Sij  ■i.76 Le Gentilhomme Ia mort même, quand elle feroit armée de fes plus dangereux traits. Ce qui vient de fe paffer, dit le vicomte d'un air férieux , marqué affez votre intrépidité 5 mais avec tout cela , je trouve <}ue vous devez payer un pauvre malheureux qui n'en a pas de refte. Dites plutót, s'écria la Dandinardière , que c'eft un fdpon qui doit me payer tout le mal qu'il m'a fait 5 je ferois guéri fans lui. Ce fcélérat me vouloit couper la peau comme un morceau de cuir. Un peu de générofité fera la paix , dit ie prieur • il eft ignorant comme bien d'autres , ce n'eft peut-être pas fa faute ; mais je vous confeille en ami de ne vous point opiniatrer a lui refufer quelques piftoles. Vous vous moquez , monfieur le prieur, dit la Dandinardière , je ne viens point tout exprès de Paris pour être la dupe des provinciaux • j'ai eu plus d'un différent en ma vie , dont je me fuis tiré rambour battant, enfeigne déployée. Vraiment je le crois , dit Alain , en faifant auffi Ie brave, nous fommes des mangeurs de charrertes ferrées, mon maïtre mange les groffes, & moi les petites. Mon compère Alain , dir Ie vicomte; ne fais pas tant le mauvais ; fi l'on fait un procés oü ton nom fera, garre les fuites. Et pourquoi , dit-il? Je n'ai rien vu, tout s'eft paffe- par le trou du chat, je n'ai pas même voulu donner les tenailles dont la jambe de maïtre Robert fe  Bourgeois. 2:77 peut plaindre : oh! qu'il y vienne avec fon procés» pour voir fi je ne faurai pas me défendre ; j'ai euun oncle procureur fifcal d'une bonne feigneurie , & je griffonnerai tout comme un autre. Courage, mes enfans, dit le vicomte en riant, voici 1'Alexandre & le Barthole de nos joursunis enfemble contre maitre Robert; pour moi qui fuis ami de la paix , je vais m'habiller pour aller chercher le rameau d'olive. Et moi, dit le petit bourgeois, je vais me recoucher, car ce faquin a pris foin de m'irrirer de bonne heure ï la-deffus ils fe féparèrenr. Jamais joie n'a été plus grande que celle de laDandinardière en penfant aux exploits qu'il venoit de faire ; il en paria long-tems a. fon valer. Tu vois, lui dir-il, comme je m'y prends pour charier 1'infolence: malheur, malheur, a. qui me fache. Son valet répéra plufieurs fois après lui :• malheur, malheura.qui nous fache. Bien qu'Alain ne lui eüt rien vu faire qu'il n'eut fait comme lui, il ne laiffa pas de le regarder d'un-air plus refpeótueux qu'a 1'ordinaire. Jevous avoue, monfieur, lui dit-il, que vous réparez bien la crainte que vous aviez témoignée de1 monfieur de Villeville, & je ne doute point a? préfent que vous nayez la bonté de vous battre» avec lui. C'eft une vieille querelle, dit notre bourgeois, dont tu te paflerois bien de.me faire fouve-; &ü|  *7* L E G H N T I t H O M M E inrijefuisperfuadéquecegentillatreafaitfesréfle. xions, & qu'il ne fera pas ^ dépouryu dg bon lens pourmefurer fon épéeala mienne. Mais, a touthafard, monfieur, dit Alain, voudriezvous mefurer la vötre i la mienne? Je ne fais , dit Ia Dandinardière en branlant la tête denx ou trois fois , je ne fais encore un coup, ce n'eft pas manque de courage, je 1'ai dit cent fois , j'en ai de refte ; mais quand je penfe a I'aventure qui tn arriva au bord de Ia mer, a ce démon qui reffembloit comme deux gouttes d'eau a un homme, & qui me fit ce vilain appel qui m'a toujours tracaffe depuis, je t'avoue, Alain, que j aime encore mieux te voir faire le combat, que de Ie faire moi-même. Oh! que je ne fuis pas fi fot, dit Alain , vous me voulez livrer a la gueule du loup , & que ce demon , fi c en eft un, m'emporre tout chauffé, tout vêtu en 1'autre monde; croyez-vous, monteur, que pour n'avoir pas tant de piftoles que vous, j'en aime moins le pauvre Alain ? Non, en vérité , les écus ne fuffifent point pour rendre heureux, il faut de la fanté ou crever: fi j'aliois mebattreavec ce magicien, & qu'il me donnar deux ou trois coups d'épée , dont 1'un me feroit fauter 1'ceil de la tête, 1'autre me couperoit le fifflet, & le dernier me perceroit le cceur, croyezvous en confciencc que je me portaffe fort bien ?  Bourgeois. 17? Ou as-tu pris, maraut, répliqua la Dandinardière, en colère, que Villeville te doit traiter ainfi ? Cela eft fort mal aifé i croire, dit Alain , eft ce que les démons n'ont pas encore plus de pouvoir que les fées? Ne vous fouvient il pas de ce beau conté qu'on nous lut hier, oü les pommes chantent comme des roffignols, les oifeaux parient comme des dofteurs , Sc 1'eau danfe comme nos. bergers? Après tout cela , monfieur , n'ai-je pas tout lieu de craindre pour ma peau?Tu es un étrange garcon, répliqua la Dandinardière * de te tourmenter , 6c de me tourmentet moi-mème comme tu fais ; car enfin il n'eft point a préfent queftion de Villeville 5 laiffe moi goüter le plaifir de ma vidtoire , Sc vas dormir, perturbareur de mon repos. Dormez voiu-même, monfieur , répondit Alain. 11 tira fes rideaux, Sc fe mit a la fenêtre qui regardoit fur le grand chemin. 11 y avoit plus d'une heure qu'il y tuoit des mouches, car il étoit leur ennemi déclaré , lorfqüil appercut Villeville qui paffoit a cheval, Sc qui venant, par hafard a hauffer la tête, le vit Sc le reconnut. 11 favoit la frayeur épouvantable que fon feul nom faifoit k la Dandinardière Sc k fon valet. Le baron de Saint-Thomas, dont il étoit ami, 1'en avoit averti; il trouvoit cette aventure fort plaifante; de forte que pour ne pas démentisr le caradère de matamore, Ü mit le piftoletala.  *8° Lh Gbnxilhomme main, comme s'il eüt voulu t»et Alain. Eh ! monfaeur, hu cna-t-il,e„ joignant les mams, ne vous meprenez pas, s'il vousplait, fouvenezvous de tous les coups que vous me donnates 11 Y a ^Uel1ue te™ i je vous jure que je n'en ai point confervé de rancune. Villeville ne répondit rien, mais il continua de le mirer , ce qui augmentoitfortl'inquiétude d'Alain. Je vois bien lui dit-il, que vous avez envie de tuer quelqu'un ; attendez un moment, j aime mieux que ce foic mon maïtre que moi, je vais le réveiller, il en fera bien fiché , mais je n'y faurois que faire. Et achevant ces mots, il futpromptement tirer Ia Dandinardière par Je bras: monfieur, lui dit^ ptenez la peine de vous lever, il y a une perionne fous vos fenêtres qui veut vous voir: il dormoit encore, il jeta fa robe de chambre fur les epaules; & prenant promptement fes bottes, d courut a la fenêtre. Mais , O dieux j quelle vifion pour lui! une arme a feu entre les mains de fon ennemi, du redoutable Villeville! II ne. s'amufa vraiment pas a le complimenter, comme. avoit fait fon vaiet, & fans poufler plus loin fa réflexion, il fe jeta a corps perdu delfous fe lic oü la peur feule lui donna le moyen de s'y fout, ter; car afTurément a toute autte vue que celle d'un piftolet bandé, il n'auroit pu. le faire, Cependant dès qu'il y fut, il fefentit fipreffë.  Bourgeois. 281 que ne comprenant rien de plus dangereux pour lui que 1'état violent oü il étoit, il voulut s'en retirer au hafard de plus facheufes fuites. II fit pour cela des efforts inutiles , le lit étoit trop bas , il étoit tout écrafé deflous. Alain , s'écria-t-il , je vais mourir, aide-moi. Mais ce fidelle domeftique ne 1'entendoit point, il étoit caché dans une armoire qui s'abatroit la nuit pour fervir de lit; il 1'avoit bien vite relevée, &c la tenoit avec fes deux mains de toute fa force, comme la chofe du monde la plus utile a fa confervation; il étoit fi occupé , qu'il ne fentoit pas même que fes ongles s'arrachoient, & qu'il fe faifoit beaucoup de mal. Villeville ne voyant plus paroitre le gentilhomme bourgeois & fon valet, tira deux coups de piftolet pour les effrayer; en effet, la Dandinardière en eut tant de peur, qu'il en perdit la voix pour quelques momens , & Alain fut fi épouvanté , qu'il laiffa tomber tout d'un coup le devant de 1'armoire qu'il retenoit avec tant de fatigue •, il tomba auffi de fa hauteur, & fa tête portant la première , a la vérité doucement, car c'étoit fur fon lit ; il fit une culbute qui le jeta a 1'autte bout de la chambre. II auroit été difficile que tout ce défordre fe fut paffe fans un grand bruit: meffieurs de SaintThomas} de Berginville & le prieur étoient  i82 L e Gentiihojime Pour lor, dans la falie, qui tenoient un petit confed, oü la Dandinardière avoir part. Cette fclle étoit fous fa chambre; ils crurent que le tonnerre venoit d'y tomber, ou que maïtre Robert , ventablement en colère d'avoir été fi rudement tenaillé, en prenoit une vengeance mémorable; üs fe hatèrent de monter pour être fpecbateurs de cette nouvelle fcène. Ils trouverent AIain encore étendu par terre, ils allèrent au kt de fon maïtre , dont ils entendoient Ia voix plamnve & Ies cris fOUrds, fans pouvoir ^ ner douils venoient: ils demandèrent plufieurs tois a fon valet oü il étoit; mais Alain portam Ie doigt fur fa bouche, fe contentoit de montrer inencieufement la fenêtre fans rien répondre. Ils y regardèrent, ne fachant point s'il auroit été l£Z fou Pour ef%er une cabriole de cette imPortance. Villeville n'y étoit plus , 8c ils ne conv Firent point ce qu'Alain vouloit dire par ces «gnes myftérieux: les triftes accens continuoientr notre pauvre bourgeois foufFroir tout ce qu'on peut fouffrir. Enfin Ie baron regarda fous le lit , & ne fut pas médioctement étonné qu'il eüt pj s'y mettre. Alain s'eneourageant a leur vue, vint leur aider; d le prit par Hn pié > & tirant de toute fa force, il lui arracha fa botte qui n>aiuoit ké difficilea óter, fi elle n'avoit pas été engagée  Bourgeois. z$j comme le refte de fon corps; mais le valet étoit fort, & cela ne fetvit qu'a 1'envoyer tomber a. vingt pas , la botte a la main. Bon , dit-il alles plaifamment, les fées m'ont doué de tomber aujourd'hui fans fin & fans ceffe; mais je fais bien un remède , c'eft que je ne me lèverai plus. Petfonne ne 1'écoutoit, l'on étoit trop occupé a fauver la vie du gentilhomme bourgeois ; l'on avoir beau lui tirer, tantót une jambe, tantót 1'autre, il ne pouvoit fortir de cette trappe ; & comme fon dos & fes épaules paflbient fort mal leur tems, l'on s'avifa de jeter les matelas par tette, & de lui donner une liberté dont il avoit grand befoin ; il éroit tout écorché , le vifage meurtti & le nez écrafé; il avoit la peau plus rouge que de 1'écarlate ; on le coucha. Son valet eut ordre de lui aller chercher du vin d'Efpagne pour boire , & de 1'eau de vio pour le frotter. Je vous prie, dit Alain au vicomte , d'en prendre vous-même la peine ; car, pour ne vous rien céler, ce terrible monfieur de Villeville rode autour de la maifon , je redoute plus fa vue que le tonnerre. Tais-toi, indigne babillard , lui cria la Dandinardière, oü a t-il pris que Villeville eft venu tirer des coups de piftolet fous mes fenêtres, & que j'en ai eu peur? Je n'en ai pas parlé , répondit Alain ; mais voila donc le pot aux rofes découvert ? Ne le croyez  i84 LE GENTilhomme; pomr conrinua le bourgeois, je „'aurois pas peurdAIctde en chair & en os , a plus forre raion de ce petit gentilhomme dont le revenu eft tres-mmcecc fort inférieur au mien:il eft vrai que eet mdigne valet a quelquefois des vinons ™, ^U llles c<™> & les débite comme des venres. Mai pour vous faire entendre ce qui ma obligé demefourrer fi malencontreufement fous mon ' C eft ^ ïe rêvois q«e m'étanr battu , j'avois mis mon ennemi en fuite, je me fuis jeté de mon ht pour le pourfuivre ; il m'a femblé qu'il pafloit par-deflbu, : la chaleur du combat, & ce courage qu, ne s'étonne pas dans les périls, m'onc e"gage a en faire autanr; dès que j'ai été la, je me fins réveillé, chagrin d> ètre, mais peu furpns de m'y être mis, car je fuis au catalogue des iommferes , Sc toute la cour fait q„e plufieurs annees de fuite, j'ai été me baigner en dormant. Pendant qu'il parloit, Alain qu'il ne pouvoit voir , fa,f0,t des fignes & marmottoit entre fes dents tout le contraire; mais monfieur de SaüitThomas qui cherchoita 1'obliger, répliqua quetout ce qu'il venoit de dire étoit vrai, qu'il favoit que Villeville ne fe portoit pas bien, Sc que. quand il auroit été en bonne fanté , il n'étoit pas affez ennemi de la vie , pour venir chercher d la perdreavecunhommeplusdangereuxauxcombats  Bourgeois. 2S5 que Mars & qu'Hercule. Le vicomte & le prieur parlèrent a peu prés dans les mêmes termes. La Dandinardière penfant qu'ils lecroyoienr,e,n reprit une partie de fa belle humeur, & fe difpofoit a débiter encore quelques menfonges , quand ces meflieurs jugèrenr a propos de lui lailfer le rems de boire du vin d'Efpagne, 6C de fe frotter d'eau de vie. Dès qu'ils furent en liberté de s'entretenir, Ie baron de Saint-Thomas s'adreffant au vicomte : je vous protefte , lui dit-il, que li vous n'êtes pas audi poltron, vous êtes au moins auifi fou que notre bourgeois gentilhomme, lorfque vous voulez me perfuader d'en faire mon gendre. Dites tout ce qu'il vous plaira ,répondit-il, je foutiens que ma vifion n'eft pas ridicule , & fi quelque chofe m'embarraffe , ce ne font point les convenances , car il y en a dans cette affaire, comme nous le favons rous; mais c'eft le moyen de réfoudre ce petit avare a époufer une fille de qualité pour fes beaux yeux. Remarquates-vous hier , dit le prieur en 1'interrompant, les prétentions qüil établit fur fa fortuné? Encore un coup , fi nous n'avons 'de 1'adreffe, voila un mariage dérouté. Ce fera un grand malheur , dir le baron cn fouriant, & j'aurai bien de quoi m'affliger. Je vous afflire, conti-; nua le vicomte , qu'il eft riche, & qu'avec fes  xS6 LsGentilhomms impertinentes fanfaronades, ( qui fe terminent toutes a la confetvation de fon individu), il ne laiffè pas d'entendre fes intéréts. A propos , c'eft moi qui me fuis avifé de lui attirer le colérique Robert. J'ignote vos vues la-deffus , répondit monfieur de Saint Thomas; mais il faut vous laifler la conduite d'une affaire dont je ne fuis pas affez friand pour me tourmenter beaucoup. Quelques perfonnes qui furvinrent, rompirent cette converfation. Le prieur ayant fu que la Dandinardière ne pouvoit dormir, alla dans fa chambre pour lui tenir compagnie. En approchant de fa porte, il s'y arrêta, paree qu'il I'entendit parleravec Alain. Quoi, lui difoir. d, tu me crois capable de te pardonner 1'affront que tu viens de m'attirer? Sai-je feulement ce que c'eft qu'un affront, difoit Alain ? Je parlois naïvement de ce que je venois de voir, tout autre valet a ma place auroit parlé de même ; je vous voyois fous le lit, & je favois bien que vous aviez eu de bonnes raifons pour vous y mettre, Tu Ie favois, reprit notre bourgeois, &z qui donc te 1'avoit dit ? Mon coeur, ajouta Ie bon Alain , qui eft de chair & dos comme un autre, & qui mouroit de peur; car fans 1'armoire oü je me fuis fourré, certainement, monfieur, je crois que ie ne ferois pas en vie a 1'heure qu'il eft. Je te trouve bien hardi, s'écria la Dandinardière, de juger de  Bourgeois.' '187 ines fentimens par les tiens; les héros ne fe mefurent pas a 1'aune d'un faquin comme toi. Si je me fuis mis fous le lit, c'eft que je ne voulois pas m'expofer a recevoir un coup de piftoler d'un train e qui n'oferoit m'attaquer que de loin. Vous avez donc oublié, répondit Alain, qu'il y avoit plus d'un quart d'heure que vous y étiez caché, quand Villeville a tiré ce terrible coup de piftolet ou de canon, car je ne fais pas lequel. Tais-toi, bourreau , répliqua - t - il, j'avois jufqu'ici un peu compté fur ton courage ; je te connois a préfent, dc j'attens avec impatience d'être de retour dans mon chateau pour t'expédier un congé en forme. Hélas ! monfieur, dit-il tout affligé , en quoil'aije mérité? J'ai eu peur comme vous, eft ce un crime, &c dois - je être plus brave que mon maïtre ? Si vous m'aviez pris pour me battre , que je vous 1'eufle promis fans le vouloir faire, vous auriez raifon de vous plaindre; mais il n'en étoit non plus queftion que de 1'ame du Juif erranr. La Dandinardière fentitla joie de voir fon valet fi touché ; il aimoit qu'on 1'aimat : mets-toi a genoux , lui dit-il, tu m'attendris. Alain fe profterna au pié de fon lit. Je te pardonne, ajouta-t-il, & je fais plus, je te donne du cceur; voici une provifion de courage. En achevant ces mots , il lui foufïla de toute fa force dans les deux oreilles. Tupeux compter, dit-il, que je te metsenérat  i88 Le Gentilhomme de te battre contre qui tu voudras. Quoi! fans être battu, s'écria Alain? Oui, dit fon maitre, je t'en affure. Je vous remercie, répartit Alain i mais, monfieur, fi vous aviez vou.lu me fouffler feulement cent écus de rente, j'en ferois encore plus aife ; car tout compté, je ne veux noife avec perfonne , un peu d'argent vaudroit mieux, prenez le courage pour vous. Le prieur vit bien a. 1'air de cette converfation, qu'elle ne finiroitpas fi-tot: après s'en être réjoui quelque tems , il entra dans la chambre. Je vous croyois endormi, lui dit-il, caril me femble que vous vous étiez couché a. cette intention. 11 eft vrai, répliqua la Dandinardière, Sc je dormirois en effet, fans l'amour, qui eftun furieux réveillemarin; dès que je veux fermer la paupière, il merepréfente Virginie & Marthonide plus charmantes que 1'aurore. Oh! vraiment, vous n'êtes point incommodé de 1'excès de votre tendreffe , dir le prieur, je n'ai pas oublié que vous préférez le bien au mérite Sc a la beauté: il eft vrai, continua-t-il , que cette déclaration a mis un voile fur vos bonnes qualités , comme les éclipfes voilent le foleil. Je fuis ravi de cette bonne comparaifon , répliqua le petit bourgeois ; mais me croyez-vous d'humeur a découvrir au public mes fecrets amoureux ? Non, non , monfieur, il faut unpeu de myftère. Si vous me parlez fincèrement, 4«,  Bourgeois. }$jg Hit Ie prieur, je vous offre mes foins pour faire réuffir vos deffeins; comptez que Virginie a beaucoup de mérite. Dites-moi, ajouta la Dandinardière , que lui donne-t-on en mariage ? Ce qu'on lui donne, répliqua le prieur, hé! ne le favezvous pas ? On lui donne une très-grolfe dot, un revenu qui vaut mieux que la plus belle terre de ce pays. Vous voulez dire des maifons a Paris , reprit la Dandinardière , ou des rentes fur 1'Hótel de Ville ? Ce font-la de plaifantes bagatelles, dit le prieur; on lui donne le don de faire des contes, & vous ne favez pas oü cela va. Le bourgeois n'en parut point touché: hé, hé! dit-il, après avoir rêvé un moment, on peut le faire entrer pour quelque chofe dansle contrat de mariage ; mais au fond , fi elle n'apporte que cela £ fon mari, je tiens que le ménage ira mal. Vous êtes rout marériel, s'écria le prieur , cependant 1'efprit vaut fon prix. Je ne fuis pas affez ignorant, répliqua-t-il, pour méprifer 1'efprit j je veux feulement avec cela un bien raifonnable : car je vous prorefte qu'a 1'égard de vos contes tant van* tés , j'en ferai a mon tour, que je pourrai done mettre a profit. Je ferois bien aife d'en être rémoin, dit le prieur, vous croyez fans doute qu'il ne faut qüécrire des hyperboles femées par-ci, par-la: il étoit une fois une fée, Sc que 1'ouvrage lome 1F. t  loo Le Gentilhommï eft parfait: je vous déclare qu'il y entre plus d'arf que vous ne penfez , & j'en vois tous les jours quf n'ontrien d'agréable. Vous vonlez donc dire, reprit le bourgeois en colère, que les miens feroienc de cette claffe ; franchemenr, monfieur, vous n'êtes pas obligeant; mais j'en veux faire un , ou crever; nous vous verrons enfuite changer da langage. Jene vous refuferai jamais meslouanges, dit le prieur, en prenant un air graeieux pour 1'appaifer ; & fi vous m'en croyez, vous y travaillerez dès aujourd'hui. Je le prétends bien , dit la Dandinardière; croyez-vous que j'aie faitapporrer ma bibliothèque avec tant de foin & de dépenfe pour la lailfer inutile? 11 ne tiendra qu'i vous, ajouta le prieur, que je vous aide comme j'ai déja fair. Cette propofition le radoucit abfolument; il le tira par le bras , & lui dit a l'oreille , crainte qüAlain ne 1'entendit; je vous avoue que Ia peine m'efTraie, & que je n'ai pas 1'efprit de bagatelle qüil faut avoir pourécrire toutes ces gentilleffesj ferois-ie donc affez heureux pour que vous euffiez encore un conté qui püt me faire honneur, 8c faire connoitre a Virginie que fi elle a ce don , je 1'ai auffi bien qu'elle? Cela veut'dire , continua le prieur , que vous voulez jouer a bille pareille, 8c avoir autant d'avantage qu'elle dan$  BoÜRAKoiSi ijjf 1'empire des belles-lettres. L'ambition fied toujours bietij répondit le bourgeois, ferveZ-inoi «n ami, je vous en conjure. La cloche que l'on fonnoitordinairement pour marquer 1'heure du diner, ayant averti le prieur.* il quitta la Dandinardière , après lui avoir promis tout ce qüil défiroit. En entrant dans la falie , il trouva deux dames de fa connoiifance, qui venoient d'arriver pour rendre une première vifite a la baronne de SaintThomas. Elles étoient un peu en défordre, paree que les pommiers qui foifonnoient dans ce can» ton , avoit fait une rude infulte a leur carrolfe „ dont 1'impériale étoit en pièces; elles avoient été obligées de revenir d'aflez loin a piépar une chaleur étouffante. Ces dames n'étoient dans la pro* vince que depuis fort peu; elles s'appeloient Coufines , bien qu'elles ne fe fufïent riea; 1'une étoit veuve & fort coquette, 1'autre venoit d'époufer un vieux gentilhomme qui amaffoit du bien depuis long-tems , & qui pouvoit fe vanter, en époufant fa femme, d'avoir trouvé un excellent fecret pour le dépenfer fort vïte. La plus vieille , qui s'appeloit madame du Rouet, étoit veuve d'un homme de juftice, qui ne 1'avoit güère bien rendue a fon prochain: elle aimoit le jeu & la bonne chère, Sc faifoit une déTij  ij i Le GentiIüommS penfe en fard , qui confommoit une pattie dei' fon revenu. Ce jour-la, lefoleil en avoit fondu li moitié : elle tenoit un miroir de poene & tachoit de prendre du blanc aux endroits ou il étoit plus épris ou plus inutile, pour en mettre a ceux oü il n'y en avoit point du tout-, ce n'étoit pas un médiocre travail; & quand elle vit le prieur , elle penfa fe défefpérer, car monfieur & madame de Saint-Thomas n'étoieut pas encore entrés. Le premier dónnoit quelques ordres a fes ouvriers/ 1'autre changeoit dliabits , 8c n'auroit pas para en robe-de-chambre pour 1'empire de Trebizonde. Mais madame de Lure, (c'éroit la nouvelle mariée ), voyant le teint de fon amie comme un damier, blanc & noir, pour lui laiifer la liberté dont elle avoit befoin , elle tira myftérieufement le prieur dans un coin. Ma coufine veut fe recoiffer , lui dit-elle, & moi je veux vous faire part d'un conté qui vous enchantera. Madame , lui dit-il, pour peu qu'il foit long , nous aurons de la peine a 1'achever avant le diner. Je vais feulement vous en lire lé nom , continua-t-elle ; je fuis certaine que vofls aurez envie de 1'entendre : c'eft le prince Marcaflin; qu'en dites-vous? Je fuis fi neuf a ces fortes d'ouvrages, dit-il, que je n'en faurois bien juger fur le titre. Elle lui fit  Bourgeois. 103 la guerre de fon ignorance ; Sc ayant jeté I'ceil d la dérobée fur fa coufine du Rouer qui étoit replatrée, elle ne fe foucia plus de lire Ie conté. L'on étoit allé avertir le baron de Saint Thomas de 1'arrivée de ces dames; il vint promptement avec le vicomte de Berginville, & donna, enpaflanr dans fa cuifine, les ordres nécelfaire pour augmenter le repas. II étoit queftion pour cela de tuer, de plumer, de larder; & quoiqu'on s'en acquitte diligemmenta la campagne , il ne lailïoit pas d'être embarraffé de quoi il amuferoit les dames en attendant le diner. Après qu'il les eut faluées , Sc appris d'elles 1'aocident de leur voiture, il leurpropofa de paffer dans un petit bois, plein cle fontaines, ou e'les trouvèroient des lits de' mouffe , Sc même des bancs pour fe repofer. Elles furent ravies d'aller dans un lieu plus frais que la falie, afin de rctablir leur vifage échaurfé ; Sc fi-rot qu'elles eutent cboifi un lieu agréable , le prieur qui fe douta bien du rerardement que leur arrivée mettroit au diner , pria madame de Lure de régaler la compagnie de fon Marcaffin. Le baron crut qu'elles en avoient apporté un. Ges dames ont eu raiion , dit-il avec quelque forte de déoit, de fe précautionner contte la mauvaife chère que l'on fait chez moi. Eiles trouvèrent cette méprife fi T iij  *94 Le Gentilhomme Bourgeois. plaifante , qu'elles en firent de longs éclats dé> rire, dont le baron auroit été un peu chagrin , fi le prieur ne lui eut dit qu'il s'agiflbit d'un contéj Sc voyant le cahier dans la poche de madame do Luie, il le prit.  ?9f L E PRINCE MARCASSIN, CONTÉ. Ïl étoit une fois un roi & une reine qui vivoient dans une grande trifteffe, paree qüils n'avoient point d'enfans: la reine n'éroit plus jeune, bien qu'elle füt encore belle, de forte qu'elle n'ofoit s'en promettre: cela 1'affligeoit beaucoup y elle dormoit peu , & foupiroit fans ceffe , priant les dieux & toutes les fées de lui être favorables. Un jour qu'elle fe promenoit dans un petit bois, après avoir cueilli quelques violettes & des rofes, elle cueillit auffi des fraifes; mais auffi-tot qu'elle en eut mangé, elle fut fiifie d'un fi profond fommeil, qu'elle fe coucha au pié d'un arbre &C s'endormit. Elle rêva, pendant fon fommeil, qu'elle voyoit paffer en fair trois fées qui s'arrêtoient au-deffus de fa tête. La première la regardant en puié, dit: voila une aimable reine, a qui nous rendrions un fervice bien effentiel, fi nous ta vour Tiv-  >A9^ Cl P R I N C t lions douer dun enfant. Volontiers, dit la fe* conde, douez-la, puifque vous êtes notre ainée. Je la doue continua-t-elle, d'avoir un fils, le plus beau, le plus aimable, & le mieux aimé qui fok au monde. Et moi, dit 1'autre; je la doue de voir ce fils heureux dans fes entreprifes, toujours puilfant, plein d'efprit & de juftice. Le tour de la troifième étant venu pour douer, elle s'éclata de nre, & marmota plufieuts chofes entre fes dents, que la reine n'entendit point. Voila le fonge qu'elle fit. Elle fe réveilla au bout de quelques momens; elle n'appercut rien en 1'air ni dans le jardin. Hélas! dit-elle , je n'ai point affez de bonne fortuné pour efpérer que mon rêve fe rrouve véritable : quels remercijnins ne ferois-je pas aux dieux & aux bonnes fées, fi j'avois unfils! Elle cueillit encore des fleurs & revint au palais plus gaie qua 1'ordipaire. Le roi s'en appercur, il la pria de lui en dire la raifon; elle s'en dcfendit, il la preffa davantage. Ce n'eft point, lui dit-elle, une chofe qui- mérite votre curiofité ; il n'eft queftion que d'un rêve, mais vous me trouverez bien foible d'y ajouter quelque forte de foi. Elle lui ' raconta qu'elle avoit vu en dormant trois fées en fair, & ce que deux avoient dit ; que la troifième avoit éclaté de rire, fans qu'elle eiujpu fntendre ce qu'elle marmotak,  M A r e A s s i itt 197 Ce rêve , dit le roi, me donne comme a vous «3e la fatisfaclion; mais j'ai de 1'inquiétude de cette fée de belle humeur, car la plupart font malicieufes, & ce n'eft pas toujours bon figne quand elles rlent. Pour moi, répliqua la reine , je crois que cela ne lignifie ni bien ni mal; mon efprit eft occupé du défir que j'ai d'avoir un fils , & il fe forme la-deffus cent chimères: que pourroit-il même lui arriver, en cas qüil y eüt quelque chofe de véritable dans ce que j'ai fongé ? Il eft doué de tout ce qui fe peut de plus avanrageux? plüt au ciel que j'euffe cette confolation Elle fe prit a pleurer la-deffus; il 1'alfura qu'elle lui éroit li chère, qu'elle lui tenoir lieu de rout. Au bout de quelques mois, la reine s'appercut qu'elle étoit groffè : tout le royaume fut averti de faire des vceux pour elle; les autels ne fir moient plus que des facrifices qu'on offroit aux dieux pour la confervation d'un tréfor fi précieux. Les états affemblés députèrent pour aller comphmenter leurs majeftés; tous les princes du fang , les princeffes & les ambaffadeurs fe trouvèrent aux couches de la reine; la layette pour ce cher enfant étoit d'une beauté admirable ; la nourrice excellente. Mais que la joie publique fe changea bien en trifteffe , quand au lieu d'un beau prince, l'on vit naitre un petit Jtfarcaffin! Tout le monde jeta de grands cris  2?S Le Prince'" qui effrayèrent fort la reine. Elle demahda cé que c'étoit; on ne voulut pas le lui dire , crainte qu'elle ne mourüt de douleur : au contraire , on 1'anura qu'elle éroit mère d'un beau garcon , Sc qu'elle avoit fujet de s'en réjouir. Cependant le roi s'affligeoit avec excès ; il commanda que l'on mit le Marcaffin dans un fac & qu'on le jetat au fond de la mer, pour perdre enticrement 1'idée d'une chofe fi facheufe: mais enluire il en eut pitié ; Sc penfant qu'il étoit jufte de confulter la reine la-deffus, il ordonna qu'on le nourrit, & r:e paria de rien a fa femme, jufqu'a ce qu'elle füt affez bien, pour ne pas craindre de la faire mourir par un grand déplaiflr. Elle demandoir tous les jours a. voir fon ii's: on lui difoit qu'il étoit trop délicat pour être tranfporté de fa chambre i la fienne, & la-deffus elle fe tranquiïlifoit. Pour le prince Marcaffin, il fe faifoit nourric en Marcaffin qui a grande envie de vivre : il fallut lui donner fix nourrices, dont il y en avoit trois sèches , a la mode d'Angleterre. Celles-ci lui faifoient boire a. rous rnomens du vin d'Efpagne Sc des liqueurs, qui lui apprirent de bon heure a fe connoïrre aux meilleurs vins. La reine impatiente de careifer fon marmot, dit au roi qu'elle fe porroir affez bien pour aller jufqu'a fon appartement, Sc qu'elle ne pouvoit plus vivre fins.  M A % e A s s i k' 'i?*' Voir fon fils. Le roi poutfa un profond fonpir ; il commanda qu'on apportat 1'hériticr de la couronne. Il éroit emmailloté comme un enfant, dans des langes de brocard d'or. La reine le prk entre fes bras, & levant une dentelle frifée qui couvroit fa hure, hélas! que devint-elle a cette fatale vue ? Ce moment penfa être le dernier de fa vie; elle jeroit de triftes regards fut le roi, n'ofant lui parler. Ne vous affligez point, ma chère reine, lui dit-il, je ne vous impute rien de notre malheur; c'eft ici, fans doute, un tour de quelque fée malfaifante, & fi vous voulez y confentir, je fuivrai le premier deftein que j'ai eu de faire noyer ce petit monftre. Ah ! fire , lui dit-elle , ne me confultez point pour une aótion fi cruelle, je fuis la mère de eet infortuné Marcaffin , je fens ma tendrefie qui follicice en fa faveur ; de grace, ne lui faifons point de mal, il en a déja trop, ayant dü naïtre homme, d'être né fanglier, Elle toucha fi fortement le roi par fes larmes & par fes raifons, qüil lui promit ce qu'elle fouhaitoit; de forte que les dames qui élevoient Marcaffinet, commencerènt d'en prendre encore plus de foin ; car on 1'avoit regardé jufqu'alors comme une béte profetite , qui ferviroit bientot de nourriture aux poiflons. II eft vrai que malgré ia laideur, on lui remarquoit des yeux tout pleins  N _ l E P * T N c B ÖVfprit; on 1'avoit accoutumé a donner fon petïr FeaceuxPuivenoienrlefaluer5commelesaures donnent leur main ; on Un metroir dfes bracelets de diamans, & il faifoit tOLUes ce$ chofes ^ aüez de grace. La reine „e pouvoir s'empêcher de 1'aimer; Jolt dans le fond de fon cceur , car elle tfofoi, le dire.de ciainte de pafTer pour folie; mais elle aycuou a fes amies que fon fils lui paroiffoit , aimable ; elle le couvroit de mille nceuds de nomparerlles couleur de rofes; fes oredies étoient per, cees; ü avoit une lifière avec laquelle on le fonrenoK , pour lui apprendre 4 marcher fur les piés de derrière; on lui mettoit des fouüers& des bas de foie artachés fur le genou, pour lui faire Paroure la jambe plus longue; on le fouerroit quand ,1 vouloit gronder: enfin on lui óroit, antant qu'il étoit poffible, les manières marcaftines. Un foir que la reine fe promenoit Sc qu'elle Ie porrond fon cqu, elle vint fous le même aibre ou elle s'étoit endormie, Sc oü elle avoit rêvé tout ce que j'ai déji dit; le fouvenir de cerre aventure lui revint fortement dans 1'efprü- voila donc, difoit-elle, ce prince fi beau, fi parfait & n heureux que je devois avoir ? O We trompeur 5yJa0n fatale! 6 fées, que vous avois-j,  Marcassin! jotf fait pour vous moquer de moi ? Elle marmoroit ces paroles entre fes dencs, lorfqu'elle vit croitre tout-d'un-coup un chêne dont il fortit une dame fort paree, qui, ia regardant d'un air affable, lui' dir : ne r'affligé point , grande reine, d'avoir donné le jour a. Marcaffinet; je t'affure qüil viendra un tems oü tu le trouveras aimable. La reine la reconnut pour une des trois fées qui paffimt eu l'air lorfqu'elle dormoit, s'étoient arrêtées & lui avoient louhaité un fils. J'ai de la peine a vous croire , madame, répliqua t-elle ; quelque efprit que mon fils püiife avoir , qui pcurra 1'aimer fous une tel le figure ? La fée lui répliaua encore une fois : ne r'affligé point, grande reine, d'avoir donné le jour a Marcaffinet, je t'affure qu'il viendra un tems oü tu le trouveras aimable. Elle fe remir auffi-tót dans 1'arbre , & 1'arbre rentra en terre , fans qu'il parut même qu'il y en eüt eu en eet endroit. La reine, fort furprife de cette nouvelle aven-; ture, ne laiffa pas de fe flatter que les fées pren-; droien- quelque foin de 1'alteffe Beftiole : elle re^ toutna promptement au palais pour en entretenit le roi : mais il penfa qu'elle avoit imagiué ce moyen pour lui rendre fon fils moins odieux. Je vois fort bien, lui dit-elle, a l'air dont vous m'é*-; coutez , que vous ne me croyez pas; cependant xien n'eir plus vrai que tout ce que je viens dc  r5ö£ L e Prince vous raconter. II eft fort trifte, dit le roi, d'effuyerles railleries des fées: paroü s'y prendfonrelles pour rendre notre enfant autre chofe qu'un fanglier? Je n'y fonge jamais fans tomber dans 1'accablemeur. La reine fe retira plus affligée qu'elle Teut encöreété; elle avoit efpéré que les promeffes de la fée adouciroient le chagrin du roi j cependant il vouloit a peine les écouter. Elle fe retira, bien réfolue de ne lui plus rien dire de leur fils, & de laifler aux dieux le foin de confoler fon mari. Marcaffin commenca de parler, comme font tous les enfans, il bégayoit un peu ; mais cela n'empêchoit pas que la reine n'eüt beaucoup de plaifir a 1'entendre, car elle craignoit qu'il ne parlat de fa vie. II de venoit fort grand, & marchoit fouvent fur les piés de derrière. II portoit de longues veftes qui lui couvroient les jambes; un bonnet a 1'angloife de velours noir, pour cachet fa tête , fesoreilles, & une partie de fon grouin. A la vérité il bi venoit des défenfes terribles'; fes foies étoient furieufement hérilfées; fon regard fier, & le commandement abfolu. II mangeoit dans une auge d'or, oü on lui préparoit des truffes, des glands, des morilles, de 1'herbe, 8c -l'on n'oublioit rien pour Ie rendre propre 8c poli. •H étoit né avec un efprit fupérieur, & un courage intrépide. Leroi connoiffant fon caraclère,  M A R C A S S I »; '30 j tömmenca a l'aïmer plus cju'il n'avoit fait jufques1a. II choifit de bons maitres pour lui apprendre tout ce qu'on pourroit. II réuffilfoit fnal aux danfes figürée*, mais pour le paffe-pié & le menuet oü il falloit aller vite & légèremenr, il y faifoir des merveilles. A 1'égard des inftrumens , il "connut bien que le luth Sc le théorbe ne lui convenoienr pas ; il aimoit la guittare , Sc jouoir joliment de ianüte. II montoit a cheval avec une difpofition & une grace fnrprenanres; il ne fe paffoic guère de jours qu'il n'allat a la chaffe, Sc qu'il ne donnat de terribles coups de dents aux bètes les plus féroces & les plus dangereufes. Ses maitres lui trouvoient un efprit vif, & route la facilité poffible a fe perfe&ionner dans les fciences. II reffentoit bien amèremenr le ridicule de fa figure 'tnarcafiine ; de forte qu'il évitoit de paroitre aux 'grandes affemblées. II paffoir fa vie dans une heureufe indifférence, lorfqu'étant chez la reine, il vit entrer une dame de bonne mine, fuivie de rrois jeunesfilles trèsaimables. Elle fe jeta aux piés de la reine; elle lui dit qu'elle venoit la fupplier de les recevoir auprès d'elle; que la mort de fon mari &de grands malheurs 1'avoienr réduire a une extreme pauvreté; que fa naiflance & fon inforrune étoient affez coiï* nues de famajefté, pour efpérer qu'elle auroit pitié d'elle. La reine fut attendrie de les voir ainfi a les  'iQZ t 1 P R I N | 1 genoux, elle les embralfa, & leur dit qu'elle r& cevoit avec plaifir ces trois filles. L'ainée s'appeloit Ifmène, la feconde Zelonide , & la cadette Jvlarthefiej qu'elle en prendroit foin ; qu'elle nefe découragear point; qu'elle pouvoit refter dans le palais oü l'on auroit beaucoup d'égards pour elle & qu'elle comptat fur fon amitié. La mère , charmée des bontés de la reine, baifa mille fois fes mains, & fe trouva tout d'un coup dans une tranquillité qu'elle ne connoifloit pas depuis longtems. La beauté d'Ifmène fit du bruit a la cour, Sc toucba fenfiblement un jeune chevalier , nommé Coridon , qui ne brilloit pas moins de fon cbté, qu'elle brilloit du fien. Ils furent frappés prefqu'en même tems d'une fecrète fympathie qui les attacha 1'un a 1'autre. Le chevalier étoit infinir ment aimable; il plut, on 1'aima. Et comme c'étoit un parti très-avantageux pour Ifmène , la reine s'appercut avec plaifir des foins qu'il lui rendoit, & du compte qu'elle lui en tenoit. Enfin on paria de leur mariage ; rout fembloit y concourir. Ils étoient nés 1'un pour 1'autre , & Coridon n'oublioit rien de toutes ces fêtes galantes, & de tous ces foins emprefles qui engagent fortement un cceur déja prévenu. ^ Cependant le prince avoit reflenti le pouvoir d'Ifmène dès qu'il 1'avoit vue, fans ofer lui dé- clare^ I  Marcassin. 305 clarer fa paffion. Ah ! Marcaffin, Marcaffin ; s'écrioit-il en fe regardant dans un miroir , feroit-il bien poffible qüavec une figure fi difgraciée, tu ofas te promettre quelque fentiment favorable de la belle Ifmène ? II faut fe guérir, car de tous les malheurs, le plus grand, c'eft d'aimer fans être aimé. II éviroir très-foigneufement de la voir ; & comme il n'en penfoit pas moins a elle , il tomba dans une affreufe mélancolie : il devint fi maigre, que les os lui percoient la peau.' Mais il eut une grande augmentation d'inquiétude , quand il apprit que Coridon cherchoir ouvertement Ifmène ; qu'elle avoit pour lui beaucoup d'eftime , & qu'avant qu'il fut peu , le roi 3c la reine feroient la fête de leurs nbces. A ces nouvelles , il fentit que fon amour augmentoit , & que fon efpérance diminuoit, caril lui fembloit moins difficile de plaire a Ifmène indifférente , qu'a Ifmène prévenue pour Coridon. Il comprit encore que fon filence achevoit de le perdre; de forte qu'ayant cherché un moment favorable pour 1'entretenir, il le trouva. Un jour qu'elle étoit affife fous un agréable feuillage, oü elle chantoit quelques paroles que fon amant avoit faites pour elle , Marcaffin 1'aborda tout ému, &s'étant placé auprès d'elle, il lui demanda s'il étoit vrai, comme on lui avoit dit , qu'elle alloitépoufer Coridon? Elle répliqua que Tome IV. V  30(> L e Prince Ia reine lui avoit ordonné de recevoir fes alfiduités , & qu'apparemment cela devoit avoir quelque fuite. Ifmène, lui dit-il, en fe radouciffant, vous'êtes fi jeune, que je ne croyois pas que Ton penfatavousmarier ; fi je l'avois fu;jé vous aurois propofé le fils unique d'un grand roi, qui vous aime, 8c qui feroit ravi de vous rendre heureufe. A ces mots , Ifmène palit : elle avoit déjd reinarqué que Marcaffin , qui étoitnaturellement alTez farouche , lui parloit avec plaifir; qu'il lui donnoit toutes les ttuffes que fon inftinct marcaffinique lui faifoit trouver dans Ia forêt, & qüil la régaloit des fleurs dont fon bonnet étoit ordinairement orné. Elle eut une grande peut qu'il né fur le prince dont il parloit, & elle lui répondit: je fuis bien-aife , feigneur , d'avoir ignoré les fentimens du fils de ce grand roi; peut-être que ma familie, plus ambitienfe que je ne le fuis, auroit voulu me contraindre a I'époufer ; &je vous avoue confidemment que mon cceur eft fi prévenu pour Coridon, qu'il ne changera jamais. Quoi , répliqua-t-il, vous refuferiez une tête couronnée qui mettroitfa fortuné i vous plaire? II n'y a rien que je ne refufe, lui dit-elle ; j'ai plus de tendtefle que d'ambition ; 8c je vous conjure, feigneur , puifque vous avez commerce avec ce prince, de 1'engager a me laifter en repos. Ah! fcelérate, s'écria 1'impatient ■  Marcassin. 307 Marcaffin, vous ne connoilfez que erop le prince dont je vous paria ! fa figure vous dcplait j vous ne voudriez pas avoir le nom de reine Marcaffin e ; vous avez juré une fidélité érernelle a vorre chevalier , fongez cependanr, fongez a la différence qui eft enrre nous ; je ne fuis pas un Adonis , j'en conviens, mais je fuis un fanglier redoutable ; la puiffiance fupreme vaut bien quelques petits agrémens naturels: Ifmène penfez-y , ne me défefpérez pas. En difant ces mots, fes yeux paroifloient tout de feu, & fes longues dcfenfes faifoient 1'une contre 1'autre un bruit dont cette pauvre fille rrembloir. Marcaffin fe retira. Ifmène, affiigée, répandit un torrent de larmes , lorfque Coridon fe rendit auprès d'elle. Ils n'avoient connu, jufqu'a ce jour, que les douceurs d'une tendreffe mu. tuelle ; rien ne s'étoit oppofé a fes progrès , &c ils avoient lieu de fe promettre qu'elle feroit bientbt couronnée. Que devint ce jeune amant, quand il vit la douleur de fa belle maitreffe ! 11 la pielfade lui en apprendre le fujet. Elle le voulut bien , & l'on ne fauroit repréfenter le trouble que lui caufa cette nouvelle. Je ne fuis point capable , lui dit-il, d'établir mon bonheur aux dépens du votre ; l'on vous offre une couronne, il faut que vous 1'acceptiez. Que je 1'accepte, grands dieux! s'écria-t-elle ! que je vous oublie, Vij  3oS Le Prince Sc que jëpoufe un monftre ? Que vous ai-je fait, hélas ! pour vous obliger de me donner des confeils (i contraires a notre amitié Sc a notre repos. Coridon étoit faifiaun tel point, qu'il ne pouvoit lui répondre ; mais les larmes qui couloient de fes yeux, marquoient affez 1'état de fon ame. Ifmène, pénétrée de leur commune infortune, lui dit- cent Sc cent fois qu'elle ne changeroitpas, quand il s'agircir de tous les rois de la terre j Sc lui, touché de cette générofité, lui dit cent Sc cent fois qu'il falloit le laiffer mourir de chagrin, & monter fur le tróne qu'on lui offroit. Pendant que cette conteftation fe paffbit entre eux , Marcaffin étoit chez la reine , a laquelle il dit que lëfpérance de guérir de la paffion qu'il avoit prife pour Ifmène , l'avoit obligé a fe taire, mais qu'il avoit combattu inurilement; quëlle étoit fur le point d'être mariée ; qu'il ne fe {enton pas la force de foutenir une telle difgrace, Sc quënfin il vouloit l'époufer on mourir. La reine fur bien furprife d'entendre que le fangiier étoit amoureux. Songes-tu a ce que tu dis , lui répliqua-t elle? Qui voudradetoi, mon fils , Sc qttels enfans peux-tu efpérer ? Ifmène eft fi belle, ditil , quëlle ne fauroit avoir de vilains enfans; Sc quand ils me reffëmbleroient, je fuis réfolu a tout, plutót que de la voir entre les bras d'un autre. As-tu fi peu de délicatefle , continua la  Marcassin. 509 reine , que de vouloir une fille donc la naiffance eft inférieure a la tienne ? Et qui fera la fouveraine, rcpiiqua-t-il, affez peu délicate pour vouloir un rnalheureux cochon comme moi ? Tu te trompes , mon fils , ajouta la reine; les princeffes moins que les autres ont la liberté de choifir; nous re ferons peindre plus beau que l'amour même. Quand le mariage fera fait, & que nous la riendrons , il faudra bien quëlle nous refte. Je ne fuis pas capable , dit-il, de faire une télle fupercherie : je ferois au défefpoir de rendre ma femme malheureufe. Peux-tu croire, s'écna la reine, que celle que tu veux ne la foit pas avec toi ? Celui qui 1'aime eft aimable ; 6V fi le rang eft différent entre le fouverain & le fujet, la différence nëft pas moins grande entre un fanglier & 1'homme du monde le plus charmanr. Tant pis pour moi, madame , répliqua Marcaffin, ennuyé des raifons quëlle lui alléguoit; j'ofe dire que vous devriez moins qu'une autre me repréfenter mon malheur : pourquoi m'avez-vous fait cochon ? N'y a-t-il pas de 1'injuftice a. me reprocher une chofe dont je ne fuis pas la caufe ? Je ne te fais point de reproches, ajouta la reine toute attendrie, je veux feuiement te repréfenter que fi tu époufes une femme qui ne t'aime pas, tu feras rnalheureux, & tu feras fon fupplice : fi tu pouvois comprendre ce qu'on fouffie dans ces unions Viij  310 LePrimce forcées, tu ne voudrois point en courit le rifque: ne vaut-il pas mieux demeurer feul en paix ? II fauclroit avoir plus d'indifférence que je n'en ai, madame , lui dit-il; je fuis touché pour Ifmène; elle eft douce, & je me flatte qüun bon procédé avec elle , & la couronne quëlle doit efpérer» la fléchiront: quoi qu'il en foit , s'il eft de ma deftinée de n'être point aimé, j'aurai le plaifir de pofiéder une femme que j'aime. La reine le ttouva fi fortement attaché a ce deflein , quëlle perdit celui de lën dérourner ; elle lui promir de ttavailler a ce qu'il fouhaitoit, & fur le champ , elle envoya querir la mère d'Ifmène : elle connoifloit fon humeur; c'étoit une femme ambitieufe qui auroit facrifié fes filles a des avantages au-deflous de celui de régner. Dès que la reine lui eut dit quëlle fouhaitoit que Marcaffin épousat Ifmène, elle fe jeta a fes piés, & 1'affiira que ce feroit le jour quëlle voudroit choifir. Mais , lui dit la reine , fon cceur eft engagé , nous lui avons ordonné de regarder Coridon comme un homme qui lui étoit deftiné. Eh bien , madame, répondit la vieille mère , nous lui ordonnerons de le regarder a 1'avenir comme un homme quëlle n'époufera pas. Le cceur ne confulte pas toujours la raifon , ajouta le reine ; quand il sëft une fois déterminé , il eft difficile de le foumetre. Si fon cceur avoit d'autres volon-  M A R C A S S I N. i}f tés que les miennes , dit-elle, je le lui arracherois fans miféricorde. La reine la voyant fi réfolue, crut bien quëlle pouvoit fe tepofer fur elle du foin de faire obéir fa fille. En effet elle courut dans la chambre d'Ifmène. Cette pauvre fille ayant fu que la reine avoit envoyé querir fa mère, attendoit fon retour avec inquiétude; & il eft aifé d'imaginer combien elle augmentoit, quand elle lui dit d'un air fee Sc rcfolu, que la reine l'avoit choifie pour en faire fa belle -fille , quëlle lui défendoit de parler jamais k Coridon , & que fi elle n'obéidoit pas , elle 1'étrangleroit. Ifmène n'ofa répondre k cette menace , mais elle pleuroir amèremenr , & le bruit fe répandit auffi-tot quëlle alloit époufer le marcaffin royal, car la reine qui l'avoit fait agréer au roi, lui envoya des pierreries pour sën parer quand elle viendroit au palais. Coridon , accablé de défefpoir, vint la trouver Sc lui paria, malgré routes les défenfes qu'on avoit faites de le laiffet entrer. 11 parvint jufqu'a fon cabinet; il la trouva couchée fur un ht de repos, le vifage couvert de fon mouchoir qui étoit tout trempé de fes larmes. Il fe jeta k genoux auprès d'elle, & lui prit la main. Hélas dit-il, charmante Ifmène! vous pleurezmes malheurs ! Ils font communs entre nous, réponditelle ; vous favez, cher Coridon , a quoi je fuis ' Viv  L e Prince condamnée; je ne puis éviter la violence qu'on veut me faire que par ma morr. Oui, je faurai mourir, je vous en allure, plutót que de n'être pas a vous. Non , vivez, lui dit-il, vous ferez reine , peut-être vous accoutumerez-vous avec eet affreux prince. Cela n'eft pas en mon pouvoir, lui dit-elle , jen'envifage rien au monde deplus terrible qu'un rel époux; fa couronne n'adoucit point mes douleurs. Les dieux, continua-t il , vous préfervent d'une réfolution fi funefte, aimable Ifmène ! elle ne convient qua moi. Je vais vous perdre ; vous n'êtes pas capable de réfifter a ma jufte douleur. Si vous mourez , repritelle, je ne vous furvivrai pas, & je fens quelque confolation a penfer qu'au moins la mort nous unira. Ils parloient ainfi , lorfque Marcaffin les vint furprendre. La reine lui ayant raconté ce quëlle avoit fait en fa faveur , il courut chez Ifmène pour lui découvrir fa joie ; mais la préfence de Coridon la troubla au dernier point. II étoit d'humeur jaloufe & peu patiënte. II lui ordonna d'un air oü il entroit beaucoup du fanglier de forrir, & de ne jamais paroitre a la cour. Que prétendez-vous donc, cruel prince , s'écria Ifmène , en arrêtant celui quëlle aimoit ? Croyezvous le bannir de mon cceur comme de ma préfence ? Non! il y eft trop bien gravé. N'ignorez  Marcassin.' '3 ij' donc plus votre malheur, vous qui faites le mien: voila celui feul qui peut m'être cher ; je n'ai que de 1'horreur pour vous. Et moi , barbare, dit Marcaffin, je n'ai que de l'amour pour toi; il eft inuriie que tu me découvres toute ta haine , tu n'en feras pas moins ma femme , & tu en fouffriras davantage. Coridon, au défefpoir d'avoir attiré i fa maitreffe ce nouveau déplaifir , fortit dans le moment que la mère d'Ifmène venoit la quereller; elle affura le prince que fa fille alloit oublier Coridon pour jamais, & qu'il ne falloit point retarder des nóces fi agréables. Marcaffin qui n'en avoit pas moins d'envie quëlle, dit qüil alloit régler le jour avec la reine , paree que le roi lui laiffoit le foin de cette grande fête. Il eft vrai qu'il n'avoit pas voulu sën meier, paree que ce mariage lui paroiftbit défagréable & ridicule , étant perfuadé que la race marcaffinique alloit fe perpétuer dans la maifon royale. II étoit affligé de la complaifance aveugle que la reine avoit pour fon fils. Marcaffin craignoit que le roi ne fe repentït du confentement qu'il avoit donné a. ce qu'il fouhaitoit; ainfi l'on fe hata de ptéparer tout pour cette cérémonie. II fe fit faire des ringraves, des canons, un pourpoint parfumé ; car il avoit toujours une petite odeur que l'on foutenoit avec  ÏI4 L E P R I N C E peine. Son manteau étoit brodé de pierreries , la perruque d'un blond dënfant, & fon chapeau couvert de plumec II „e sëft peut-être jamais vu une figure plus extraordinaire que la fienne ; & a moins que d'être deftinée au malheur de époufer, perfonne ne pouvoit le regarder fans nre. Ma,s, hélas! que la jeune Ifmène en avoit peu d envie; on lui promettoit iuutilement des grandeurs, elle les méprifoit, & ne refientoir que la fatalité de fon étoile. Coridon la vit paffer pour aller au temple • on 1'eüt pnfe pour une belle vicTrime que l'on va egorger. Marcaffin ravi, la pria de bannir cette profonde triftelTe dont elle paroiifoic accablée paree qu'il vouloit Ia rendre fi heureufe, que' toutes les reines de la terre lui porteroient envie. J avoue, continua-t-il, que je ne fuis pas beau ; mais I on dit que tous les hommes ont quelque reffemblance avec des animaux : je reflemble plus qu'un autre d un fanglier , c'eft ma béte : il ne faut pas pour cela m'en trouver moins aimable, car j'ai Ie cceur plein de fentimens , & touché d'une forte paffiën pour vous. Ifmène , fans lui répondre, le regardoit d'un air dédaiil de bêtes fous la figure d'hommes! Cette Zelonide que je trouvois fi charmante , nëft-  Marcassin. 53* elle pas elle-même une tigreffe Sc une lionne ? Ah ! que l'on doit peu fe fier aux apparences! il matmotoit rout cela entre fes dents, quand elle lui demanda ce qu'il avoit. Vous êtes trifte , Marcaffin? Ne vous repentez-vous pas de 1'honneur que vous m'avez fait ? Non, lui dit-il, je ne change pas aifément, je penfois au moyen de faire finir bientót le bal : j'ai fommeil. La princeffe fut ravie de le voir affbupi, penfant quëlle en auroit moins de peine a exécuter fon projer. La fête finit. L'on ramena Marcaffin Sc fa femme dans un chariot pompeux. Tout le palais étoit illuminé de lampes, qui formoient de perits cochons. Lën fit de grandes cérémonies pour coucher le Sanglier & la mariée. Elle ne doutoir point que fa confidente ne fut derrière la tapifferie j de forte quëlle fe mit au lit avec un cordon de foie fous fon chevet, dont elle vouloit venger la mort d'Ifmène , & la violence qu'on lui avoit faite en la contraignant a faire un mariage qui lui déplaifoit fi fort. Marcaffin profita du&profond filence qui régnoit; il fit femblant de dormir, & ronfloit a faire trembler tous les meubles de fa chambre. Enfin tu dors, vilain porc , dir Zelonide , voici le terme arrivé de punir ton cceur de fa fatale tendreffe, tu pénras dans cette obfcure nuit. Elle fe leva doucement, & courut a tous les coins appeler fa confidente j  fr** L e Prince mais elle n'avoit garde d'y Être, puifquëlle ne fa-; voir point le deflein de Zelonide. Ingrate amie ! sëcrioit-elle d'une voix balie, tu m'abandonnes • après m'avoir donné une parole fi pofitive, tu ne mé la tiens pas ; mais mon courage me fervira au befoin. En achevant ces mots, elle paffa doucement le cordon de foie autour du cou de Marcaffin , qui n'attendoit que cela pour fe jeterfur elle. II lui donna deux coups de fes grandes défenfes dans la gorge , donr elle expira peu après. Une telle cataftrophe ne pouvoit fe palier fans beaucoup de bruit. L'on accourut, & l'on vit avec ladernièfe furprife Zelonide mourante; on vouloit la fecourir, mais il fe mit au devant d'un air furieux. Et lorfque la reine , qu'on ctoit allé querir, fut arrivée, il lui raconta ce qui s'étoit paffé, & ce qui l'avoit porté a la dermère violence contre cette malheureufe princelfe La reine ne put sëmpêcher de la regretter. Je n'avois que trop ptévu, dit-elle, les difgraces attachées a votre alliance : qu'elles fervent au moins a. vous guérir de la frénéfie qui vous pofsède de vous marier ; il n'y auroit pas moyen de voir toujours finir un jour de noce par une pompe funèbre. Marcaffin ne répondit rien ; il éroit occupé d'une ptofonde rêverie ; il fe coucha fans  M A R C A S S I N." JH pouvoit dormir ; il faifoit des réflexions contimielies fur fes malheurs ; il fe reprochoit en fecret la mort des deux plus aimables perfonnes du monde; & la paffion qüil avoit eue pour elles fe réveilloit a tous momens pour le rourmenter. Inforruné que je fuis, difoit-il a un jeune feigneur qu'il aimoit 1 je n'ai jamais goüté aucune douceur dans le cours de ma vie. Si l'on parle du tróne que je dois remplir , chacun répond que c'eft un grand dommage de voir pofleder un fi beau royaume par un monftre. Si je partage ma couronne avec une pauvre fille , au lieu de s'eftimer heureufe , elle cherche les moyens de mourir ou de me nier. Si je cherche quelques douceurs auprès de mon père & de ma mère, ils m'abhorrent, & ne me regardent qu'avec des yeux irrités. Que faut-il donc faire dans le défefpoir qui me pofsède ? Je veux abandonner la cour, J'irai au fond des forêts , mener la vie qui couvient a un fanglier de bien &c d'honneur. Je ne ferai plus 1'homme galant. Je ne trouverai poinc d'animaux qui me reprochent d'être plus laïd quëux. II me fera aifé d'être leur roi, car j'ai la raifon en partage , qui me fera trouver le moyen de les maïtrifer. Je vivrai plus tranquillement avec eux que je ne vis dans une cour deftmée a m'obéir , & je n'aurai point le malheur d'épou-: fet une lefle qui fe poignarde, ou qui me veuillej  334 Le Prince étrangler. Ha ! fuyons, fuyons dans les bois, méprifons une couronne dont on me croit indigne. ^ Son confident voulut d'abord le détourner d'une réfolution fi extraordinaire ; cependant il le voyoit fi accablé des continuels coups de la fortuné , que dans la fuite il ne le preffa plus de demeurer; & une nuit que l'on négligeoitde faire la garde autour de fon palais , il fefauva fans que perfonne le vït, jufqu'au fond de la forêt, ou il commenca a faire tout ce que fes confrères les marcaffins faifoient. Le roi & la reine ne laifsèrent pas d'être touchés d'un départ dont le feul défefpoit étoit la caufe;ilsenvoyèrentdeschafleurslechercher: mais comment le reconnoicre ? L'on prit deux ou trois furieux fangliers que l'on amena avec mille périls, & qui firent tant de ravages a la cour , qu'on réfolut de ne fe plus expofer a de telles méprifes. II y eut un ordre général de ne plus tuer de fangliers , de crainte de rencontrer le prince. Marcaffin en partant, avoit promis a fon favori de lui écrire quelquefois, il avoit emporté un écritoire; & en effet, de tems en tems, l'on trouvoit une lettre fort griffonnée a la porte de la vdle , qui s'adreffoit a ce jeune feigneur, cela confoloit la reine; elle apprenoit par ce moyen que fon fils étoit vivant.  Marcassin. 3 La mère d'Ifmène & de Zelonide reflentoit vivement la pene de fes deux filles! rous les projets de grandeurs quëlle avoit fairs , s'ctoient évanouis par leur mort: on lui reprochoit que fans fon ambition , elles feroienr encore au monde ; quëlle les avoit menacées pour les obliger a confenrir d'époufer Marcaffin. La reine n'avoit plus pour elle les mêmes bonrés. Elle prit la réfolution d'aller en campagne avec Marthefie, fa fille unique. Celle-ci étoit beaucoup plus belle que fes fceurs ne Pavoient été, & fa douceur avoit quelque chofe de fi charmant, qu'on ne la voyoit point avec indifférence. Un jour quëlle fe promenoit dans la forêt, fuivie de deux femmes qui la fervoient, ( car la maifon de fa mère nën étoit pas éloignée ) , elle vit tout d'un coup a. vingt pas d'elle un fanglier, d'une grandeur épouvantable; celles qui Paccompagnoient, 1'abandonnèrent & sënfuirenr. Pour Marthefie, elle eut tant de frayeur, quëlle demeura immobile comme une ftatue, fans avoir Ia force de fe fauver. Marcaffin, c'étoit lui-même, la reconnut auffitot , & jugea par fon tremblement quëlle mouroitde peur. II ne voulut pas 1'épouvanter davantage ; mais s'étar: arrêté , il lui dit : Marthefie , ne craignez rien , je vous aime trop pour vous faire du mal, il ne tiendra qua vous que je  5 3^ Le Prirch vous faflfe du bien ; vous favez les fujéts de déplaifirs que vos fceurs m'ont donnés , c'eft une trifte récompenfe de ma tendrelfe : je ne laifte pas d'avouerque j'avois mériré leurhaine par mon opiniatreré a vouloir les pofféder malgré elles. J'ai appris , depuis que je fuis habitant de ces forêts, que rien au monde ne doit être plus libre que le cceur; je vois que tous les animaux font heureux , paree qu'ils ne fe contraignent point. Je ne favois pas alors leurs maximes, je les fais a préfent , & je fens bien que je préférerois la mort a un hymen forcé. Si les dieux irrités contre moi vouloient enfin s'appaifer; s'ils vouloienr vous roucher en ma faveur, je vous avoue, Marthefie, que je ferois ravi d'unir ma fortuné a la votre; mais hélas! quëft-ce que je vous propofe? Voudriez-vous venir avec un monftre comme moi dans le fond de ma caverne. Pendant que Marcaffin parloit, Marthefie reprenoit affez de force pour lui répondre. Quoi! feigneur,s'écria-t-elle, eft-il poffible que je vous voie dans un état fi peu convenable a votre naiffance ? La reine, votre mère, ne paffe aucun jour fans donner des larmes a vos malheurs. A mes malheurs , dit Marcaffin , en 1'interrompant ! n'appelez point ainfi 1'état ou je fuis, j'ai pris mon parti, il m'en a couté, mais cela eft fait. Ne croyezpas, jeune Marthefie, que ce foit toujours une  Marcassin. 337 ime briljante cour qui faffè notre féücité la plus folide, il eft des douceurs plus ch.irmantes , 8c je vous le répète. Vous pourriez me les faire trouver, fi vous étiez d'humeur a devenir fauvage avec moi. Etpourquoi, dir-elle, ne voulezvous plus revenir dans un lieu oü vous êres toujours aimé ? Je fuis toujours aimé, s'écria-t-il ? Non , non , l'on n'aime pas les princes accablés de difgtaces; comme l'on fe promet d'eux mille biens , lotfqu'ils ne font pas en état d'en faire , onles rend refponfables de leur mauvaife fortuné: on les hait enfin plus que tous les autres. Mais a quoi m'amufé-je, s'écria-t-il? Si quelques ours ou quelques lions de mon voifinage paffent par ici, 8c qu'ils mëntendenr parier , je fuis un Marcaffin perdu. Réfolvez-vous donc a venir fans autre vue que celle de paffer vos beaux jours dans une étroite folitude avec un monftre inforruné, qui ne le fera plus , s'il vous pofsède. Marcaffin, lui dit-elle, je n'ai eu jufqu'a préfent aucun fujet de vous aimer, j'aurois encore fans vous deux fceurs qui m'étoient chères, laiffezmoi du tems pour prendre une réfolution fi extraordinaire. Vous me demandez peut-être du tems, lui dit-il, pour me ttahir? Je n'en fuis pas capable , répliqua-t-elle, & je vous affure dès a préfent que perfonne ne faura que je vous ai vu. Reviendrez - vous ici, lui dit - il ? N'en dour Tome IK Y  33§ Le Prinoï tez pas, continua-t-elle; ah! vorre meté s'y oppofera , on lui conrera que vous avez rencontré un fangüer terrible; elle ne voudra plus vous y expofer. Venez donc , Marthefie, venez avec moi. En quel lieu me mènerez-vous-, ditelle? Dans une profonde grotte , répliqua-t-il y un nuffeau plus clair que du cryftal y coule lentemem: fes bords font couverts de morille & d'herbes fraïches; cent échos y répondent a lënvi a la voix plaintive de bergers amoureux & maltraités. C'eft -ü que nous vivrons enfemble ou pour mieux dire , reprit elle , c'eft-ü que )è ferai dévoré par quelqu'un de vos meilleurs amis. lis viendront pour vous voir; ils me trouveront, ce fera fait de ma vie. Ajoutez que ma mère* au défefpoir de m'avoir perdue, me fera chercher par-tout; ces bois font trop voifins de fa maifon , l'on m'y trouveroit. Allons oü vous voudrez , lui dit - il, 1'équipage d'un pauvre fanglier eft bientot fait. J'en conviens, dit-elle, mais le mien eft plus embarralfant; il me faut des habits pour toutes les faifons, des rubans, des pierreries. Il vous faut, dit Marcaffin , une toilette pleine de mille bagatelles , & de mille chofes inutiles. Quand on a de 1'efprit & de la raifon , ne peut-on pas fe , mettre au- deifus de ces petits ajuftemens > Croyez-moi, Marthefie, ils n'ajouteront rien i  MarcASsin.' vótrë beauté, & je fuis certain qu'ils én ternirond 1'éclat. Ne cherchez point d'autte chofe pour Votre teint que 1'ëaü fraiché & claire des fontaines; vous avez les cheveux tout frifés, d'unè Couleur charmante , & plus fins que les rets oü 1'araignée prénd 1'innocent moucheron ; fervezvous en pour votre parure : vos dents font mieux rangées & aufii blanches que des perles ; conteniez-vous de leur éclat & laiflez les babioles aux perfonnes moins aimables que votis. Je fuis très-fatisfaite de tout ce que vous mé dites , répliqua-t-elle, mais vous ne pourrez mé perfuader de mënfevelir au fond d'une caverne , n'ayant pour compagnie que des lézards & des limacons. Ne vaut-il pas mieux que vous veniez avec moi chez le roi votre père ? Je vous promets que s'ils confentent a notre mariage , j'eri ferai ravie. Et fi vous m'aimez , ne devez-vous pas fouhaiter de me rendre heureufe, &c de me mettre dans un rang glorieux? Je vous aime, belle maïrrefle, reprit-il, mais vous ne m'aimez pas; 1'ambition vous engageroit a me recevoir pour époux , j'ai rrop de délicatefle pour m'accommoder de ces fentimensda. Vous avez une difpofition naturelle, repartit Marthefie , a juger mal de notre fexejmais, feigeur Marcaffin, c'eft pourtant quelque chofe que de vous ptpmectre une fincère amitiëi Faites-y Yij  34° L e Prince réflexion, vous me verrez dans peu de jours en ces mêmes lieux. Le prince prit congé d'elle, & fe retira dans fa grotte ténébreufe, fort occupé de tout ce quëlle lui avoit dit. Sa bifarre étoile l'avoit rendu fi haïflable aux perfonnes qu'il aimoit, que jufqu'a ce jour , il n'avoit pas été flatté d'une parole gracieufe , cela le rendoit bien plus fenfible a celle de Marthefie ; &fon amour ingénieux lui ayant infpiréie deflein de la régaler, plufieurs agneaux, des cerfs & des chevreuils reflentirent la force de fa dent carnaffière. Enfuiteil les arrangea dans fa caverne, attendant le moment oü Marthefie lui tiendroit parole. Elle ne favoit de fon cóté quelle réfolution prendre ; quand Marcaffin auroit été auffi beau qu'il étoit laid , quand ils fe feroient aimcs autantqu'Aftrée & Céladon s'aimoient , c'eft tout ce quëlle autoit pu fiiire que de paflër ainfi fes beaux jours dans une affreufe folitude; mais qu'il sën falloit que Marcaffin füt Céladon ! Cependant elle nëtoit point engagée; perfonne n'avoit eu jufqu'alors 1'avanrage de lui plaire , Sc elle étoit dansla réfolution de vivre parfairemenc bien avec le prince , s'il vouloit quitter fa forêt. Elle fe déroba pour lui venir parler; elle le trouva au lieu du rendez-vous: il ne manquok  MarcAssin. 341 jamais d'y aller plufieurs fois par jour , dans la crainte de perdre le moment oü elle y viendroit. Dès qu'il 1'appercut, il courut au-devanc d'elle, & s'humiliant a fes piés, il lui fit connoitre que les fangliers ont, quand ils veulent , des manières de faluer , fort galantes. lis fe retirèrent enfuite dans un lieu écarté , &C Marcaffin la regardant avec des petits yeux pleins de feu & de paffion, que dois-je efpérer, lui ditil , de vorre tendrefte ? Vous pouvez en efpérer beaucoup, répliqua-elle,fi vous ctes dans le deffein de revenir a la cour ; mais je vous avoue que je ne me fens pas la force de pafler le refte de ma vie éloignée de tout commerce. Ah! lui dit il, c'eft que vous ne m'aimez point; il eft vrai que je ne fuis point aimable, mais je fuis rnalheureux, & vous devriez faire pour moi, par pitié &c par générofité , ce que vous feriez pour un autre par inclination. Eh ! qui vous a dit, répondit-elle, que ces fentimens n'ont point de part a 1'amitié que je vous témoigne ; croyez-moi, Marcaffin , je fais encore beaucoup de vouloir vous fuivre chez le roi votre père. Venez dans ma grotte , lui ditil , venez juger vous-même de ce que vous voulezque j'abandonne pour vous. A cette propofition elle héfita un peu, elle craignoir qu'il ne la retint malgré elle ; il devina ce quëlle penfoit. Ah! ne craiguez point, lui dit- Y ii*  li} t ï Primcb |1, je ne ferai jamais heureux par des moyens vfrf lens' Marthefie fe fia dia parole qu'il luidonnoir; II Ia fit defcendre au fond de fa caverne ; elle y trouva tous les animaux qu'il avoit égorgés pour ia régaler. Cette efpèce de boucherie lui fit mal au cceur ; elle en détourna d'abord les yeux , & ypulut fortir au bout d'un moment; mais Marcaffin preuantl'air & le ton d'un maïtre , lui dit: aimable Marthefie, je ne fuis pas affez indiffc, rent pour vous lailler la liberté de me quitter; j'atrefre les dieux que vous ferez toujours fouveraine de mon cceur; des raifons invincibles nVempêchenc de retourner chez le roi mon père ; acceptez iq mon amour & ma foi , que ce ruiffeau fugitif, que les pampres toujours verts , que le roe , que les bois, que les h6tes qui les habitent foient témoins de nos fermens «uituels. ; ^ n'avoit pas la même envie que lui de s'engager; mais elle étoit enfermée dans lagrotte fans en pouvoir fortir. Pourquoi yétoic-elle allee, ne devoit-elle pas prévoir ce qui lui arriva? Elle' pleura & fit des reproches a Marcaffin. Gommen? pourrai-je me fier d vos paroles , lui dit^He, puifque vous manquez d la première que vous m'ayez donnée ? II faut bien , lui dit il en fpuriant d la Marcaffine, qu'il y ait un peu de ïhmm a vec le fanglier j ce défaut de pa.  M A R C A S S I N. 343 role que vous me reprochez , cette petite finetTe oü je ménage mes interets , c'eft juftement 1'iiomme qui agit; car pour parler fans facon , le's animaux ont plus d'honneur entrëux que les hommes. Hélas! répondit-elle, vous avez le l • au vais de 1'un & de 1'autre , le cceur d'un homme , & la figure d'une béte ; foyez donc ou tout un , ou tout autre , après cela je me refoudrai a ce que vous fouhaitez. Mais, belle Marthefie , lui dit - il , voulez-vous demeurer avec moi fans ètre ma femme , car vous pouvez Complet que je ne vous- permetirai point de fortir d'ici ? Elle redoubla fes pleurs & fes prières , il n'en fut point touché ; & après avoir contefté long-tems, elle confentit a le recevoit pour époux & 1'aftura quëlle 1'aimeroit auffi chèrement que s'd étoit le plus aimable prince du monde. Ces manières obligeantes le charmèrent ; il baifa mille fois fes mains, & ralfura a fon tour quëlle ne feroit peut-être pas fi malheureufe quëlle avoit lieu de le croire. 11 lui demanda enfuite fi elle mangeroit des animaux qüil avoit tués. Non, dit elle, cela n'eft pas de mon gout; fi vous pouvez m'apporter des fruits , vous me ferez plaifir, II fortit, & ferma fi bien lëntrée de !a caveme , qüil étoit impollible a Marthefie de fe fauver; mais el!e avoit pris la-deflus fon Yiv  344 Le Prince parti, & elle ne I'auroit pas fait, quand elle auroitpule faire. Marcaffin chargea rrois hériffons d'oranges, de linies douces s de cirrons & d'autres fruirs; il les piqUa dans les pointes dont ils font couverts & la provifion vint très-commodément jufqu'd la grotte , il y entra, & pria Mafchfcfe dën manger. Voila un feftin de nóces, lui dit-il, qui ne reffemble point a celui que l'on lit pour vos deux fceurs; mais j'efpère que , encore qu'il y au moins de magnificence, nous y trouverons plus de douceurs. Plaife aux dieux de le permettre ainfi , répliqua-t elle! enfuite elle puifa de 1'eau dans fa main k elle but a la fanté du fan. gner, dontil fut ravi. Le repas ayant été auffi court que frugal, Marthefie raffembla toute la mouflè, 1'herbe & les fleurs que Marcaffin lui avoit apportés, elle en compofa un lit affez dur , fur lequel le prince & elle fe couchèrent. Elle eut grand foin de lui demander s'il vouloit avoir la tête haute ou baffe, s'il avoit affez de place , de quel cóté il dormoit le mieux? Le bon Marcaffin la remercia tendrement, & il s'écrioit de tems en tems : je ne changerois pas mon fort avec celui des plus grands hommes; j'ai enfin trouvé ce que je cherchois; je fuis aimé de celle que j'aime ; il lui dit cent jolies chofes, dont elle ne fut point fur-  M A R c A s s i v. 34f ptife, car il avoic de lëfprif, mais elle ne laifla pas de fe réjouir que la folitude oü il vivoit, n'en eüc rien diminué. Ils sëndormirent 1'un Sc 1'autre, Sc Marthefie s'étant réveillée, il lui fembla que fon lit étoit meilleur que lorfqu'elle s'y ctoit mife; touchant enfuite doucement Marcaffin, elle trouvoit que fa hure étoit faite comme la tête d'un homme» qüil avoit de longs cheveux, des bras Sc des mains; elle ne put sëmpêcher de s'étonner •, elle fe rendormit, Sc lorfqu'il fut jour, elle trouva que fon mari étoit auffi Marcaffin que jamais. Ils paflèrent cette journée comme la précé* dente. Marthefie ne dit point a fon mari ce quëlle avoit foupconné pendant la nuit. L'heure de fe toucher vint: elle toucha fa hure pendant qu'il dormoit, Sc elle y trouva la même ditférence quëlle y avoit trouvée. La voila bien en peine » elle ne dormoit prefque plus, elle étoit dans une inquiétude continuelle, & foupiroit fans celle. Marcaffin sën appercut avec un véritable défefpoir. Vous ne m'aimez point, lui dit-il, ma chère Marthefie , je fuis un rnalheureux dont la figure vous déplait ; vous allez me caufer la mort. Dites plutót, barbare , que vous ferez caufe de la mienne, répliqua-t-elle , 1'injute que vous me faites, me touche fi fenfiblement, que je n'y pourrai réfifter. Je vous fais une injure*  •■écria-Vil & je fuis un barbare? eipWr. vousp,alndre. C-yez-vousJuidir-elle^ueje P L i" h0mme' L-fangliers, lui dit-il ,& H Da1 TrT CGUX ^ me ^mblenc/ne ialoux ^ !' COmPtezq«eje ferois ,l,.r .. I °'8ez cet[e chimère. Mar- quand die .cachet des bras, des mams & L tr:., t,raeitoitfo"iogement-&^ ^vemre||c„eltI1MF[lKoh 1 ^"17^ '!,0ig"0i, ■jets de foup{0„ venoien^ e™.ïeepeudep,aiC„deIapattdeMaX:; car elle ne forto t nas dP I, i i,a. 1 Pas üe la caverne , de peur s^r,^,-,,™'»i"'«*p««ta m' Zr » e Ces **~ &d" -»■» d. "5 ,£S,°"rs '««ulte, elle f„„pu-oit c„ f«r«  M A R C A S S T N.' J47 de caufer tant de douleur a fa mère, & de n'être pas maïrrelfe de la foulager •, mais Marcaffin l'avoit forrement menacée, & elle le craignoit autant quëlle 1'aimoit. Comme fa douceur étoit extreme, elle ccntinuoit de témoigner beaucoup de tendrelfe au fanglier qui 1'aimoit auffi avec la dernière paffion; elle étoir grorfe, & quand elle fe figuroit que la race marcaffine alloit fe perpétuer, elle relfentoit une affliction fans pareille. II arriva qu'une nuit quëlle ne dormoit point & quëlle pleuroit doucement, elle entendit parler li proche d'elle , quëncore que l'on parlat tout bas, elle ne perdoit pas un mot de ce qu'on difoit. C'étoit le bon Marcaffin qui prioit une perfonne de lui être moins rigoureufe, & de lui accorder la permiffion qüil lui demandoit depuis long tems. On lui répondit toujours, non, non , je ne le veux pas. Marthefie demeura plus inquiete que jamais. Qui peur entrer dans cette grotte, difoit-elle , mon mari ne m'a point révélé ce fécret ? Elle nëut garde de fe rendormir, elle étoit trop curieufe. La converfation firae , elle entendit que la perfonne qui avoit parlé au prince, forroit de la caverne, & peu après il ronfla comme un cochon. Auffi-tot elle fe leva, voulant voir s'il étoit aifé d'öter la pierre qui fermoit lëntrée de la grotte, mais elle ne put la remuer, Comme  545 L E P R x N c E elle revenoit doucement & fans aucune «Knik* elle fencit quelque chofe fous fes piés , elle s'appercut que c'étoit la peau d'un fanghër; elle Ia Pnt & Ia cacha, puis elle attendit 1'événement de cette affaire fans rien dire, Laurore paroifioit a peine lorfque Marcaffin le Ieva, elle entendit qu'il cherchoit de tous corcs; pendant qu'il s'inquiétoit, le jour vint; eüe Ie vit fi extraordinairement beau & bien fait que jamais furprife n'a été plus grande ni plus agreable que la fienne. Ah! s'écria~t-elle, ne me faites plus un myftère de mon bonheur, je le connois & j'en fuis pénétrée, mon cher prince! par quelle bonne fortuné êtes-vous devenu Ie P^us aimable de tous les hommes ? II fut d'abord iurpns d'être découvert; mais fe remettant euW: Je vais, lui dit-il, vous en rendre compte, ma Chèl'e Marthe«e, & vous apprendre en même tems que c'eft a vous que je dois cette charmante metamorphofe. , ,SaC^Z ^Ue Ia reine »a mère dormoit un jour a I ombre de quelques arbres, lorfque ttois fées pafferenr en l'air, elles la reconnurent, elles sartêtèrent. L'ainée Ia doua d'être mère d'un fils fpintuel & bien fait. La feconde renchérit fur ce don , elle ajouta en ma faveur mille qualités avantageufes; la cadette lui dit e» s'éclatant de nre : il faut un peu diverfifier la matière, le pfirt,  Marcassin.' 349 tems feroit moins agréable s'il n'étoit précédé par 1'hiver : afin que le prince que vous fouhaitez charmant , le paroifle davantage , je le doue d'être Marcaflin, jufqu'a ce qu'il ait époufc trois femmes, & que la troifième trouve fa peau de fanglier. A ces mots les trois fées difparurenr. La reine avoit entendu les deux premières très-diftindement; a 1'égard de celle qui me faifoit du mal, elle rioit fi fort quëlle n'y put rien comprendre. Je ne fais moi-même tout ce que je viens de vous raconrer que du jour de notre mariage ; comme j'allois vous chercher, rout occupé de ma paflion , je m'arrêtai pour boire a un ruifieau qui coule proche de ma grotte: foit qu'il füt plus clair qua 1'ordinaire, ou que je m'y regardalfe avec plus d'attention , par rapport au défir que j'avois de vous plaire , je me trouvai fi épouvanrable, que les larmes mën vinrenr aux yeux. Sans hyperbole , jën verfai aflez pour groflïr le cours du ruifieau, & me parlant a moi-même , je me difois qu'il n'étoit pas poffible que je pufle vous plaire? Tout découragé de cette penfée, je pris la réfolution de ne pas aller plus loin. Je ne puis être heureux, difois-je , fi je ne fuis aimé, & je ne puis être aimé d'aucune perfonne raifonnable. Je marmotois ces paroles, quand j'appercus une dame qui s'approcha de moi avec une hardieffe  W fc« P R I N C i qui me furprit, car j'ai l'air rerrible pour ce** qui ne me connoiflent point. Marcaffin, me ditelle le tems de ton bonheur s'approche fi ui epoufes Matthefie, &quëlle puiffie t aimer fait comme m es; aflare-töi qu'avant qu'il foit peu m feras demarcaffiué. Dès la nuit même de tes noces, tu quitteras cette peau qui te déplait fi fort, mais reprends-la avaflt le jour, & n'en parle point i ta femme ; fois foigneux dëmpêcher quëlle ne sën appercoive jufqu'au tems oü cette grande affaire fe découvrira. . ^'aPP™* continua-t-il,toutce quë je vous « deja raconté de la reine ma mère : je lui fis de trés-humbles remercimens pour les bonnes nouvelles quëlle me donnoit; j'allai vous trouver avec une joie mêlee dëfpérance que' je n'avois Pomt encore refientie. Et lorfque je fus aifez heureux pour recevoir des marqués de votre amitié , ma fatisfacTdon augmenta de toute manière & mon impatience étoit violente de pouvoir partager mon fecret avec vous. La fée qui 'ne lignoroit pas, me venoit menacer la nuit des phisgrandes difgnkes, fi je ne favois me taire. Ah! lui d.fois-je, madame, vous n'avez fans doute jamais aimé, puifque vous m'obhVez accher u„e chofe fi agréable a la perfonne du monde que j aime le plus ? Elle rioit de ma peine, & me defendoit de m'affliger, paree que tout me deve-   -v/HU ,-aJm erMs filahpmtc. .■> 1 --- --  Marcassin. J5« hoir favorable'. Cependant, ajouta t-il, rendezmoi'ma peau de fanglier, il faut bien que je la remette, de peurd'irritet les' fées. Quel que vous puiffiéz devenir , mon cher prince , lui dit Marthefie j je rte changerai jamais pour vous ; il me demeurera roujoürs une idéé charmante de votre métamorphofe. Je me flatte, dit-il, que les fées" ne voudront pas nous faire fouffrir long-tems ; elles prennent foin de nous , ce lit qui Vous' paroït de mouffe, eft dëxcellent duver & de laine fine : ce font elles qui mettoient a. lënt'rée de;la-grotte tous les beaux fruits que vous avez; mangés. Marthefie ne fe lalloit point de rëmetcier les fées de tant de graces. Pendant quëlle leür adrelfoit fes complimens, Marcaffin faifoit les demiets efforts pour remettre la peau de fanglier ; mais elle étoit devenue fi petite , qu'il n'y avoit pas de quoi couvrir une de fes jambes. II la riroit eri long , endarge , avec les dents.& les mains, rien n'y;faifoit. II ctoit.bien trifte & déploroit fon malheur; cat il craignoit;," avec :raifön', que la'fée qui l'avoit fi bien marcaffiné, ne vint la lui remettte pour long-tems. Hélas ! ma chère Marthefie, difoit-il, pourquoi avez-vous caché cette fatale peau ? C'eft pëut-.être pour nous en punir que je ne puis mëu feirvir comme je faifois. Si' les fées font en colère s commenc les appaiferons-aous ? Marthefie  J51 Le Princï pïeurok de fon cóté; c'étoit la un fujet d'dffïicuon bien fingulier de pleiner , paree qu'il ne pouvoit plus devenir Marcaffin. Dans ce moment la grotte trembla, puis Ia voute s'ouvrit j ils virent tomber fix quenouilles chargces de foie, trois blanches & trois noires., qui danfoien: enfemble. Une voix fortit d'entre elles : qui dit: fi Marcaffin & Marthefie devinent ce que fignifient ces quenouilles blanches 8c noires, ils feront heuteux. Le prince rêva un peu , & je dis enfuite : je devine que les trois quenouilles blanches , fignifient les trois fées qui m'ont doué a ma naiffance. Et pour moi, s'écria Marthefie, je devine que ces trois noires fignifient mes deux fceurs & Coridon. En même tems les fées parurent a la place des quenouilles blanches. Ifmène, Zelonide & Coridon parurent auffi. Rien na jamais été fi effrayant que ce retour de 1'autre monde. Nous ne venons pas de fi loin que vous Ie penfez, dirent-ils a Marthefie, les prudentes fées ont eu la bonté de nous fecourir. Et dans le tems que vous pleuriez notre mort, elles nous conduifoient dans un chateau oü rien n'a manqué a nos plaifirs, que celui de vous voir avec nous. Quoi! dit Marcaffin, je n'ai pas vu Ifmène 8c fon amant fans vie, 8c ce n'eft pas de ma main que Zelonide a perdu la fienne? Non, direntles fées  Marcassin. fées, vos yeux fafcinés ont été la dupe de nos foins : tous les joürs ces fortes d'aventures arrivent. Tel croit avoir fa femme au bal, quand elle eft endormie dans fon lit: tel croit avoir une belle maitrefle , qui n'a qu'une guenuche ; & tel autre croit avoir tué fon ennemi, qui fe porte bien dans un autre pays. Vous m'allez jeter dans d'étranges doutes, dit le prince Marcaffin ; il femble , a vous entendre, qu'il ne faur pas même croire ce qu'on voit. La règle n'eft pas toujours générale , repliquèrent les fées : mais il eft indubitable que l'on doit fufpendre fon jugement fur bien des chofes, & penfer qu'il peut entrer quelque dofe de Féerie dans ce qui nous paroït de plus certain. Le prince & fa femme remercièrent les fées de l'inftru&ion qu'elles venoient de leur donner, & de la vie qu'elles avoient confervée a des perfonnes qui leur étoient fi chères : mais, ajouta Marthefie, en fe jetant a leurs pieds, ne puis-je efpérer que vous ne ferez plus reprendre cette vilaiue peau de fanglier a mon fidele Marcaffin? Nous venons vous en afflirer, dirent-elles, car il eft rems de retourner a la cour. Auffi-tot la grotte prit la figure d'une fuperbe tente, oü le prince trouva plufieurs valets-de-chambre qui 1'habillèrent magniriquement. Marrhefie trouva de fon cbté des dames d'atour, & une toilette d'un traTome IV. Z  554 L E P R i N c E. vail exquis , oü rien ne manquoit pour Ia coiffer & pour la parer ; enfuite le diner fur fervi comme un repas ordonné par les fées. C'eft en dire affez. Jamais joie na été plus patfaite; tout ce que Marcaffin avoit fouffert de peine , n'égaloit point le piaifir.de fe voir non-feulement homme ,rnais un homme infiniment aimable. .Après que l'on fut forti de table, plufieurs carrofles magnifiques, attelés des plus beaux chevaux du monde , vinrent a toute bride. Elles y momèren: avec le refte de la petite troupe. Des gardes a cheval marchoienr devant & derrière les carrofles. Cëft ainfi que Marcaffin fe rendit au palais. On ne favoit a la cour d'oü venoir ce pompeux equipage , & l'on favoit encore moins qui étoit dedans , lorfqu'un héraut le publia a haute voix, au fon des trompettes & des tymbales : tout le peuple ravi neccurut pour voir fon prince. Tour le monde en demeura charmé, & perfonne ne voulut doutcr de !a vérité d'une aventure qui paroiffoir pourtant bien douteufe. Ces nouvelles étant parvenues au roi &c a la reine, ils defcendirenr promprement jufques dans la cour. Le prince Marcaffin reffëmbloit fi fort a fon père , qu'il auroit été difficile de s'y méprendre. On ne s'y méprit pas auffi. Jamais allégreffè n'a été plus uuiverfelle. Au bout de quelques mois  Le Prince Marcassin. 355 elle augmenta encore par la naiffance d'un fils qui n'avoit rien du tout de la figure ni de 1'humeur marcafline. Le plus grand effent de courage, Lorfque l'on eft bien amoureux , Eft dc pouvoir cacher a 1'objet de fes vccux Ce qu'a dilfiniuler le devoir nous engafe : Marcaffin fut pat li mëïiter 1'avantage De rentrer tfjonjpBant dans une augufte cour. Qu'on biaine , j'y conferis , fa trop foible tendrelTa, II vaut mieux manquer a l'amour , Que de manquer a la fageffe. Le conté avoit paru affez diverriffant a toute la compagnie , pour faire attendre fans impatience que l'on fervit le diner. Madame de SaintThomas arriva : on lëntendit du bout de l'allée ; car fon habir de trillis, couleur de café, faifoit un grand frifque frafque. Comme elle vouloit toujours quelque chofe de finguhër, & quëlle avoit vu fur des écrans des femmes de qualité, allant pat la ville avec un petit maure , elle fongea qu'il lui en falloit un ; mais en attendant quëlle lëut trouvé, elle choifit le fils de fa fer* mière, que l'on pouvoit appelerun maure blanc, tant il en avoit les traits. Le foleil , óü il étoit fouvent expofé dans la campagne, avoit déja cómmencé a lui donner une teinture fort brune, mais cela ne fuffifoit pas. Comme elle le voulut touc Zij  3 5^ Le Gentilhomme Bourgeois. npir, elle ls fit frotterde fuie détrempée avec de lëncre ; il eut affez de patience pour s'en laiiïer mettre fur rout le vifage. II eft vrai que lorfque la fuiefut attachée fur feslèvres, il lui entroit dans la bouche une amertume infuppottable , il fallut par compofition ne lui noircir que la lèyre de deftus, 1'autre demeura rouge, & la nuance étoit finguiière. II y eut bien un plus grand démêlé pour fes cheveux: Ia baronne les trouvant trop longs voulut les coupet, la fermière & toute la familie s'y opposèrent; l'on fit des menaces d'une part, & des remontrances de 1'aurre; ainfi le petit payfan maurichonné conferva fes cheveux gras & plats, & il eut ordre de porter la jupe de trillis de madame la baronne. Son mari n'avoit point vu cette extraordinaire figure; quand elle parut, tout le monde fe prit a rire, hors lui; le maure aux lèvres rouges 8c aux longs cheveux , n'étoit pas plus fingulier en fon efpèce quëlle 1'étoit en la fienne. Les dames de Paris qui fe piquoient d'avoir des manières auffi libres & auffi familières, que la baronne en affeétoir de prudes & d'arrangées, fe levèrent brufquement, & courant les bras ouverts: Hé bon jour , ma chère madame, lui dirent-elles en lëmbraflanr a Pétoufter, que nous avions envie de vous voir ! favez-vous bien que notre carrolfe a été iufulté par vos pommiers, & qua  Bourgeois. 3 j J'heure qu'il eft, il fe remue auffi peu que le chat de Phaëtori ? Vous voulez bien que je vous dife , mefdames, répondit Ia baronne d'un air droit Sc férieux , que Phaëtori n'avoit point de char, fon père Apollon fut affez fot pour lui prêter le fien , & l'on ne doit pas dire le char de Phaëton, mais bien le chariot d'Apollon, conduit par Phaëton : vous avez , madame, dit la veuve , une exatftitude a laquelie je ne m'attendois pas. J ai, répliqua la Baronne , ce qu'on a en province auffi-bien que dans vorre grande ville de Paris. Eh quoi! dit madame de Lure, qu'avezvous donc, madame, un peu de bon fens ? madame, ajoura la baronne d'un ton de voix aigre , je m'en piqué , Sc pour être campagnarde, l'on ne laiffe pas d'avoir du goüt tout comme une autre, de lire Sc de parler raifon. Monfieur de Sainr-Thomas qui connoiftoit fa femme très-délicate fur le cérémonial, fe douta quëlle étoit chagrine qu'une bourgeoife bien éroffée comme madame du Rouet, la traiut comérialement de ma chère , dès les premiers mots quëlle lui avoit dits de fa vie; il eut peur qu'elles ne fe querellaffent, & donnant la main a la nouvelle mariée , il obligea le Vicomte de préfenter la fienne a la veuve. Le prieur propofa i ia baronne de lui aider a marcher, mais cetteexpreffion lui déplut, car elle n'étoicpas de belle humeur. - Ziij  3 5s Le Gentilhomme. M'aider ï marcher, lui dit-elle fièrement ? eftce que je fuis fi foible ? ai-je befoin d'un baton de vieillelfe ? II ne répliqua rien , car il connut qu'elle avoit de grandes difpofitions a fe facher. En effet, elle bouda un peu , & voyant que ces dames regardoient Ie maure de nouvelle édition avec un étonnement fans pareil, & qu'elles fe pouffoient du pied fi fort, qu'un desfiens en eut le contre-coup : vous êtes bien furprifes , mefdames , a ce qu'il me paroit, leur dit-elle ? II eft vrai, dit madame du Rouet, qu'on n'a jamais vu a Paris un maure de cette efpèce : Ho ! Paris, Paris, répliqua la baronne, il vous femble que ce qui n'y eft point ou ce qui n'en vient pas , nëft bon a rien : mais , dit madame de Lure , vous conviendrez que ce petit garcon eft teint de la plus extraordinaire teinture qu'il fok poffible. Je vais vous dire la vériré, reprit !a baronne en riant a fon tour, les uns fe barbouillent de blanc & les autres de noir. Madame du Rouet fefit une petiteapplication de cette maligne plaifanterie, & la lui re valut avec ufure. Le baron qui ctoit fort honnête, avoit de Ia peine qu'une première vifite fe paffat fi aigrement, il effaya de réparer tout par des louanges, qui étant données a propos, touchèrent ces dames d'un plaifir plus fenfible que la mauvaife humeur  Bourgeois. 359 de la baronne ne pouvoit leur faire de chagrin. Elle prit un prétexce après le diner pour retourner dans fa chambre, oü elle avoit oublié fa boite a mouches Sc fa tabatière, & comme l'on parloit de plufieurs chofes, le tour de la Dandinardière vinr. Le prieur raconta fort agréablement ce qui lui ctoit arrivé depuis quelques jours ; fes querelles avec fon voifin & avec maïtre Robert, fes difpofitions a devenir don Quichotte, pourvu qu'il ne fallüt point payer de bravoure, & les fimplicités d'Alain n'y furent pas oubliées. Les nouvelles venues eurent une grande envie dele voir: c'eft une chofe qui fera très-aifée, dit le baron , il ne vous en coütera que la peine de monter jufqu'a fa chambre. II fe porteroit affez bien pour en defcendre , ajouta le vicomte , fans 1'aventure de fon lit, oü il sëft rudement écorché en fe cachanr deifous. O, ma charmante coufine, s'écria madame du Rouet! voila un caraótère trop réjouilfant, j'irois de Paris a Rome pour en trouver un femblable: vraiment ne perdons pas une fi belle occafion de nous divertir. Le prieur dit qu'il alloit asnoncer a. la Dandinardière la vifite qu'on lui préparoit, afin qu'il s'armat. Comment, monfieur , répliqua la veuve, eft-ce que pour nous recevoir , il lui faut des armes ? Veut-il ruer les dames? Non, dit-il , il eft fort éloigné d'un fi mauvais deflein , vous Z iv  '3" en homme d'efprit & Pn homme qui s'étoir nr> , P ' & en jou,s a«c plüfir. Hl. S'i' f ' . Ve'r0,t I0U- ^^^^-^ gent & de pierreries ' ' " ^""^ * le connüt point du tou °& °" foin de cacher A „ ï qUl1 Pmgra«d . cacher Wiffance , on ne laiffoir point d en ;uger avantageufemenr • il ■ ' • Princelfe qui ne le ' 7 aVO,t ^Ue la sccIatoirde ri« iV°UV01t P„lnt elle grimaces & n " dk ,ui des C' /renoic la chofe d'un air férieux * q-nddfut un peu plus fandlieraupITelle Jl-en faifoit fes plaintes : penfez-vous „ ' dame, lui difoir il „ >-i » • s'ma' , dlloic-11 i qml n'y ait pas de 1'inmf tlC£ a V°US m°q«er de moi ? Les mLes dieuxi vous ont rendu la plus belle ptince^t ^  L e Dauphin.' 377 J'en "conviens , Alidor , difoit-elle ; mais vous êtes 1'ouvrage le plus imparfait qui foit jamais forti de leurs mains. La-deffus elle le confidéroic attentivement, fans óter les yeux de deflus lui, pendant un grand efpace, & puis elle rioit a s'en trouver mal. Le prince qui avoit alors le tems de la confidérer, buvoit a longs traits le poifon qu'amourlui préparoit. II faut mourir, difoit-il enlui-même , puifque je ne peux efpérer de plaire, & que je ne peux vivre fanspofféder les bonnes graces de Livorette. II devint enfin fi mélancolique, qu'il faifoit pitié a toutle monde. La reine s'en appercut; fon jeu n'alloit plus comme a 1'ordinaire: elle lui demanda ce qu'il avoit, & n'en put titer autre chofe , finon qu'il reffentoit une languenr extraordinaire; qu'il croyoit que le changement de climaty pouvoit contribuer , &c qu'il étoit réfolu d'aller fouvent a la campagne pour prendre l'air. En effet, il ne pouvoit plus réfiffer a voir tous les jours la princeffe fans aucune efpérance; il fe flatta qu'il pourroit guérir en 1'évitant : mais en quelqu'endroit qu'il allat, fa paflïon le fuivoit par-tout. II cherchoir les lieux foliraires, & s'y abandonnoit X une profonde rêverie. Le voifinage de la mer 1'engagea d'aller fouvent X la pêche ; mais il avoit beau jeter 1'hamecon &c  378 L e Dauphin. 'es filets, il neprenoitrien. Livorette a fon retour fe trouvoit prefque toujours a fa fenêtre : & comme elle Ie voyoit revenir tous les foirs el e 1U1 cn It dun petit air efpiègle : hé bien , Ahdor, mapportez-vous de bon poiffon pour -n fouper? Non, madame, répoiioit-il, en lui ffantuneprofbnde révérence, &il palfoitd'un au chagnn. La belle princeffe le raflloit: oh Cft mal^roit, difoit-elle, il ne peut pas' leulement attraper une fole. II avoit du dépit d'être fi rnalheureux, & 7 ,deVemr V°h'^ ^ntinuel des plaifanteries de a princeffe , de forte qu'il vouloit prendre quelque chofe digne de lui être préfenté. Trèsouvent il notoir feul dans une petite chaJoupe, ou il porroit des filets de plufieurs ma'"eies, & par rapport a Liyorectej ü fe don_ non: mille foins pour faire une bonne pêche. JNe luis-]e pas bien rnalheureux, difoit-ii de trouver une nouvelle peine préparée dans'cet amufement? Jene cherchois qu'd m'éloigner Ie louvenir de la princeffe, il lui prend envie de manger du poiffon de ma pêche; Ia fortuné meft fi contraire, qu'elle me refufe jufqu'a ce petit plaifir. 1 Pénétrede fon chagrin, ilsWa dans Ia nier plus loin qu'il n'avoit encore fait, & jetaft les filets d un air déterminé , il les fentit fi char-  L e Dauphin. 379 gés, qu'il fe hata de les retirer , de crainte qu'ils ne rompiffenr. Quand il les eut tous remis dans fa barque, il regarda curieufement ce qui fe débattoit, & trouva un beau Dauphin qüil prit entre fes bras , charmé d'avoir fi bien réuffi. Le Dauphin faifoit ce qu'il pouvoit pour s'échapper: il fe donnoit des fecouffes furprenantes, puis il fembloir mort, afin qu'Alidor ne fe défiat plus de lui ; mais rien ne lui valut: Mon pauvre Dauphin , difoit-il, ne te tourmente pas davantage , très-réfolument je te porrerai a la princeffe , & tu auras 1'honneur d'être fervi ce foir fur fa table. Vous prenez un deffein qui mëft bien fatal, lui dit-il. Quoi! tu parles , s'écria le prince tout étonné , juftes dieux, quel prodige ï fi vous êtes afTez bon & affez généreux pour me donner ma liberté, continua le Dauphin , je vous rendrai des fervices fi effentiels dans le cours de ma vie, que vous n'aurez pas lieu pendant toute la votre de vous en repentir. Et que mangera la princeffe a. fon fouper , dit Alidor ? ne fais-tu point les airs ironiques quëlle prend avec moi ! elle m'appelle mal-a-droit, ftupide, & me donne cent autres noms qui mëngagent a te facrihët ma réputation. Voila pour une princeffe fe piquer d'une plaifante fcience, dit le Dauphin; fi vous ne pêchez pas bien, vous croyez être dégtadé d'honneur & de nobleffe.  L E d a v p h i N. Laiflez-rnoi vivre, je vous en conjore, remettez votre très -humble ferviteur Ie Dauphin dans londe.d eft desbienfaüsdonr Ia rLmpenfe nelt pas eloignée. ^ Va dir Ie prince en Ie jetant dans 1'eau , fe nattendsdetoi ni bien ni mal, mais fl que tu as fort envie de vivre; Livorette ajoutera fi elle veut, de nouvelles infultes a celles quelle m'a déja faites. N'importe, je te trouve un animal extraordinaire , & je veuxte Conten, ter. Le Dauphin difparut aux yeux du prince; il VKtout-dWcoup 1'efpoir de fa pêche évanoui, Sf damfa b^> retira fes rames qu'il nut fous fes pieds, croifa fes bras 1'un fur 1'autre, * sabaudonnoit i une profonde rêverie, lorfqu il en fut retiré par une voix fort agréable qui femblou frifer les vagues en fortant de la mer : Ahdor, prmce Alidor, difoit cette voix , re^ardez un de vos amis; il fe baiffa, & vft Je Dauphin qui faifoit mille caracoles fur la furface de 1 eau; d eft jufte, dit-il, que chacun ait fon tour. II n'y a qu'un quart-d'heurc que vous m'avez fenfiblement obligé, fouhaitez quelques fervices de moi a préfent, & vous verrez ce que je ferai. Je demande , dit le prince, une petite récompenfe d'un grand bienfait, envoie-moi le meilleur poilfon de la mer. En même tems, fans jeter fes  L b Dauphin> 381 filets , les faumons , foles, turbots , les huïtres & les autres coquillages s'élancoient dans la chalouppe en fi grande quantité, qu'Alidor craignit , avec raifon , de périr , tant elle étoit chargée : Hola , hola, s'écria-t-il, mon cher Dauphin,, je fuis honteux de tout ce que vous faites en ma faveur, mais j'ai peut que votre profufion ne me devienne nuifible ; fauvez moi, car vous voyez que ceci eft férieux. Le Dauphin pouifa la barque jufqu'au rivage; le Prince y arriva avec tout fon poiffon , quatre muiets n'auroient pu le porter ; il s'affit & choïfiffbit le meilleur, quand il entendit la voix du Dauphin : Alidor , dit-il, en montrant fa groffe tête , êtes-vous un peu fatisfait de mes foins ? II feroit difficile , dit-il, de 1'être davantage. Oh! fachez, reprit le poiffon , que je fuis auffi fenfible a la manière dont vous en avez ufé avec mor, qua la vie que vous m'avez confervée. Je viens donc vous dire que toutes les fois que vous voudrez me commander quelque chofe , je ferai toujours difpofé a vous obéir; j'ai plus d'une forte de pouvoir; fi vous m'en croyez, vous en ferez 1'épreuve. Hélas, dit le prince, qu'ai-je i fouhaiter ? J'aime une princeffe qui me ham Voulez-vous ceffèr de 1'aimer, dir le Dauphin ? Non, répliqua Alidor, je ne peux m> réfoudre^ faites plutót que je lui plaife, ou que je meure. '  382 Le Dauphin. Me prometrez-vous, cohtinua Ie Dauphin , de n'avoir jamais d'autre femme que Livorette? *e vous Ie Pr°mets , s'écria Ie prince, j'ai pre que je ferai fidelie a ma paffion, * que je n oubherat rien de ce qui peut Jépendre de moi pour lm plaire. II faut la trompet elle-mcme , du le Dauphin , car elle ne voudroit pas vous époufer, paree quëlle vous trouve laid, & quëlle ne vous connoït point. Je confens a Ia tromper dit e prince , bien que je faffe mon compte qu elle ne le fera jamais dans la poneffion d'un cceur comme le mien. Le tems pourra lën perfuader , ajouta Ie Dauphin , mais trouvez bon qne je vous méramorphofe en ferin de Canarie vous en quitterez la figure toutes les fois que' vous le voudrez. Vous êtes le maïtre , mon cher Dauphin , dit Alidor. Hé bien , continua Ie pclfon , foyez ferin ! je le veux. Sur Ie champ le prince fe vit des plumes, des patres , un petit bec ; il fiffloit & parloit admirablement bien • il s'admu-a , puis faifanr le fouhait de redevenir Ahdor, il fe trouva le même qu'il avoit toujours ete. Jamais homme n'a eu plus de joie ; il étoit dans une impatience extréme d'être auprès de Ia jeune princelfe, il appela fes gens qui 1'attendoient, il les chargea de tout fon poiffon, & reprit avec eux le chemin de Ia ville. Livorette  L i Dauphin. 383 ne manqua pas de fe trouver fur fon balcon , Sc de lui crier : Hé bien! Alidor, êtes-vous plus heureux qüa l'oirdinaire ? Oui , madame , lui dir-il: en même rems il lui fit montrer de grands paniers , tous remplis du plus beau poiffon du monde: Ah! s'écria-t-elle d'un air enfantin , que je fuis fachée que vous ayiez fait une fi grande pêche , car je ne pourrai plus me moquer de vous. Vous en trouverez toujours affez de fujers quand il vous plaira , madame , hij dit-il; Sc paffant fon chemin, il envoya touc fon poiffon chez elle , puis au bour d'un moment , il prir la forme d'un petit ferin & vola fur fa fenêtre. Dès quëlle 1'appercut, elle s'avanca doucement, & alongeoit la main pour le prendre, quand il s'éloigna voltigeant en l'air. J'arrive d'un des bours de la terre , lui dit-il, oü votre beauté fait beaucoup de bruit : mais, aimable princeffe , il ne feroit pas jufte que je vinffe exprès de fi loin pour êrre trairé comme un ferin a la douzaine ; il faut que vous me promettiez de ne mënfermer jamais , de me Jaiffer aller Sc venir, & de ne me point donner d'autre prifon que celle de vos beaux yeux. Ah 1 s'écria Livorette , aimable petit oifeau , fais tes conditions comme tu voudras , je mëngage de ne manquer a aucunes , car il ne sëft jamais rien vu de fi joli que toi: tu parles mieux qu'un  584 L e Dauphin. perroquet; tu fifties k merveille ; je t'aime tant & tant , que je meurs dënvie de te renir. Le ferin s'abaiffa , & vint fur Ia tête de Livorette , puis fur fon doigt, ou il ne fiffla pas feulement des airs; il chanra ces paroles avec autant de propreté & de conduite quauroit pu faire le plus habile mulicien : La nature m'a fait inconftant & volage , Mais je fuis trop charmé de vivre eu votre cour. II ne faut point d'autre cage Que les doux liens de 1'Amour. Avec cjuel plaifir on s'engage A porter vos aimables fers j On doit mille fois mieux aimer eet efclava^e , Que 1'empire de 1'univers. Je fuis charmée, difoit-elle a toutes ces dames, du préfent que la fortuné vient de me faire. Elle courut dans la chambre de la reine, lui montrer fon aimable ferin; Ia reine mouroit dënvie de lëntendre parler , mais il ne parloit que pour fa princeffe, & ne fe piquoir point de complaifance pour les autres. La nuit étant venue , Livorette entra dans fon appartement avec le beau ferin quëlle avoit nommé Byby ; elle fe mit a fa toilette , il fe placa fur fon miroir , prenant la liberté de lui becqueter  L e Dauphin. 385 becqueterquclquefoisle bout de l'oreille, & quelquefois les mains; elle étoit tranfporrée de joie. Pour Alidor , qui jufqu'alors n'avoit goüté aucunes douceurs, il reflentoit celle-ci comme le fouverain bien , & ne vouloit jamais être autre chofe que le ferin Biby. II eft vrai qu'il fut trifte de voir qu'on le lalfloit dans une chambre oü les chiens de Livorette , fes finges & fes perroquets coachoient ordinairement. Quoi! dit-il d'un air affligé, vous faites fi peu de cas de moi, vous m'abandonnez ? Eft-ce t'abandonner, cher Biby, lui dit-elle , de te mettre avec ce que j'aime le mieux ? Elle fórtit, Sc le prince demeura fur le miroir. Dès qu'il appercut le jour , il vola au bord de la mer. Dauphin, cher Dauphin , s'écriat-il , j'ai deux mors a re dire, ne refufe pas de m'entendre. L'officieux poilfon parut, fendant 1'onde d'un air grave. Biby le voyant, vola vers lui, & fe mit doucement fur fa tête. Je fais tout ce que vous avez fait, Sc je fais tout ce que vous me voulez , dit le Dauphin ; je vous déclare que vous n'entrerez point dans la chambre de Livorette , quëlle ne vous ait époufé , & que le roi & la reine y aient confenti; enfuite je vous regarderai comme mon mari. Le prince avoit tant dëgards pour ce poilfon, qu'il n'infifta fur rien. II le remercia mille fois de la charmante metamorphofe qu'il lui avoit proTome 1F~. g b  3** Le Dauphin. curée, & lui demanda la continuatior, de fon amitié. II revint au palais, fous Ia figure emplumée ; il trouva Ia princede en robe-de-chambre, qui le cherchoit par tout, &nele trouvant point elle pleutoit amèrement. Ah! petit perfide, difoitelle, tu m'asdéja quittée ? Ne t'avois-je pas recu ,aflez bien ? Qu'elles careffes ne t'ai - je point faires? Je t'ai donné des bifcuits, du fucre , des bombons. Oui, oui, ma princelfe, dit le fe'rin, qui écoutoit par un petit trou, vous m'avez donné quelques marqués d'amitié , mais vous m'en avez bien donné d'indifférence : penfez-vous que je m'accommode de ccucher. avec votre vilain chat ? II m'auroit mangé cinquante fois fi je n'avois pas eu la précaution de veiller toute la nuit pour me garanrir de fa parte. Livorette , touchée de ce récit, le regarda tendrement, & ha préfenta Ie doigt: viens , bon Biby, lui dit-elle ; viens faire la paix. Oh ! je ne m'appaife pas fi facilement, dit-il , je veux que le roi & k reine sënmêlent. Très-volonriers, dit-elle, je vais te porrerdans leur chambre. Elle fut auffi-tot les trouver ; ils étoient encore au lit, & parloient d'un mariage avantageux qui la regardoit. Que voulez-vous donc fi matin, ma chère enfant, dit la reine ? C'eft mon petit oifeau , répondit - elle , en fe jetant a fon  L E D A U P K i N. ^ M' <3ui veut vous patier. La chofe eft rare ajouta Je roi en riant, mais fommes-nous en «« de 1UI donner ime gudiehce ftr.enfc ? q <"«.««, répliqua le ferin , auffi-bien je ne pa! rois pas dans votre cour avec toute Ja pompe cue je devrois, car ayant entendu patier de la beauté & des charmes de cette jeune princeffe, je fuis venu promptement vous fupplier de me la donper en mariage. Tel que vous me voyez, je fins fouverain d'un petit bois d'orangers, de m rthes & de chevrefeuilles , qui eft I'endroit le plus dé- W des Iftes-Canaries. J'ai un grand nombre defujets de menefpèce, qui fom obli > dfi payer un gros tribut de moucherons & de ver nuffeaux , Ia princeffeen pourra manger tourfon laoul. Les concerts ne lui manqueront point • je fms meme parent de plufieurs roffignois qui lui rendronr des foins empreffés 5 nous vivrons dans votre cour tant qu'd vous plaira. Sire, je ne vous demande qu'[]n peu de millet , de navette & d eau fra:che; quand vous ordonnerez que nous alhons dans nos états, k diftance des lieux ne nous empêcherapas d'avoir de vos nouvelles & de vous donner des norres; les couriers voW nous feront d'un admirable fecours, & /e crois fans vanité, que vous recevrez beaucoup de fansfaéhon d'un gendre comme moi P U fintt fon difcours par deux ou trois airs qu'il Bbi;  'j85 L e Dauphin. fiffla, & enfuite un petit gazouillernent trèsagtéable. Le roi & la reine rioient a s'en trouver mal. Nous n'avons garde, dirent-ils, de te refufec Livorette. Oui, aimable ferin, nous te la donnons, pourvu qu'elle y confente : ah! c'eft de tout mon cceur, dit-elle , je n'ai jamais été fi aife que je le fuis d'époufer Ie prince Biby. Auffi-tbt il sërracha une des plus belles plumes de fon aiïe, qu'il lui offrit pour préfent de nöces. Livorette la recut gracieufement, & la paffa fous fes cheveux qui étoient d'une beauté admirable. Dès quëlle fut revenue dans fa chambre , elle dit a ces dames quëlle vouloit leur apprendre une grande nouvelle ; c'eft que le roi & la reine venoienr de la marier avec un prince fouverain. Chacune lëntendant parler ainfi , fe jeta, 1'une a fes genoux pour lëmbraiïer, 1'autre a fes mains pour les baifer. Elles lui _demandèrent d'un air . empreffé, qui étoit eet heureux prince a qui l'on deflinoit la plus belle princeffe du monde ? Le voici, dir-elle, en tirant du fond de fa manche le petit ferin , & elle leur montra fon époux. A cette vue, elles rirent de tout leur cceur, & firent quelques plaifanteries fur la parfaite innocence de leur belle maïtrefle. Elle fe hata de s'habiller pour retourner dans 1'appartement de la reine qui 1'aimoit fi chèremenr, quëlle vouloit 1'avoir auprès d'elle. Ce-  Le Dauphin. 389 pendant Ie ferin sënvola , & reprenant la forme ordinaire d'Alidor pour venir faire fa cour, dès que la reine l'appercut, approchez, lui cria-r-elle, pour complimenter ma fille fur fon mariage avec Biby: ne trouvez-vous pas que nous lui avons donné un grand feigneur? Alidor entra dans la plaifanterie; & comme il éroir plus gai qüil leut éré de fa vie, il dir cent chofes agréables qui divertirent fort la reine ; mais pour Livorette , elle continua de fe moquer de lui, & le contredit toujours. Il auroit redend de la peine de la voir de cette humeur, s'il n'avoir pas fongé en même tems, que fon ami le poiffon lui aideroit a furmonrer cette averfion. Lorfque la princeffe alla fe coucher, elle voulut laifier fon ferin dans la chambre des animaux, mais il fe mita fe plaindre ; & voltigeant autour d'elle, il la fuivit dans Ia fienne, & fe percha proprement fur une porcelaine, dont on n'ofa lechaffer, de crainte qu'il ne la cafsat. Si tu chantes trop matin , Biby, dit Livorette, & que tu m'éveilles, je ne te pardonnerai pas. II 1'aifura d'être muet jufqu'a ce quëlle lui ordonnat de faire fon petit ramage , & fur cette parole, on fe retira tranquillement. A peine la princelfe fut-elle couchée, quëlle sëndormit d'un fi profond fommeil, qu'on n'a jamais douté depuis que le Dauphin n'y eüt contribué; elle ronfloit même comme un pe= Bb üj  39° Le Dauphin. tu cochon, ce qui n'eft pas naturel i un jeune enfan t. Biby ne ronfloit pas de même , il s'en falloit bien qu'il eüt encore fermé les yeux; il quitta la porcelaine, &c vint fe mettre auprès de fa charmante époufe, fi doucement, qu'elle ne fe réveilla point. Dès qu'il vit le jour, il reprit la figure d'un ferin , & s'envola au bord de la mer, oü , devenant Alidor , il s'affit fur une petite roche , qui étoit alfèz unie & couverte de perce* pierre; puis il regarda de tous cótés pour découvnr lecher poiffon de fon cceur. II 1'appela plufieurs fois, &enl'attendant, il faifoit d'agréables réflexions fur fon bonheur : 6 fées que l'on vante tant , difoit-il, & dont le pouvoit eft fi extraordinaire ! pourriez-vous rendre quelqu'autre mortel auffi content que moi? Cette penfée lui donna lieu de faire ces paroles ; Officieux ami , Dauphin , dont Ie fecours M'a fait goüter le fruit de mes tendres amours, Je n'ofe divulguer le bonheur qui m'enchante, Je jouis du fort le plus doux, Un noir preilentiment fans ceife m'épouvante , Je trcmble que les Dieux n'en devienncnt jaloux. Comme il marmottoit ces paroles , il fenrit que la roche s'agittoit fortement, enfuite elle «'ouvritpour laiffer fortir une vieille petite naine toute déhanchée, quis'appuyoüfurune béquille:  Le Öauphin. 351 c'étoit la fée Grognette, qui n'étoit pas meilleure que Grognon. Vraiment, dit-elle , feigneur Alidor , je te trouve bien familier de venir t'affeoir fur ma roche , je ne fais ce qui mëmpêche de te jeter au fond de la mer, pour t'apprendre que fi les fées ne peuvent rendre un mortel plus heureux que toi , elles peuvent au moins le rendre rnalheureux dès quëlles le veulent. Madame , répondit le prince éror.né de cette aventure, je ne favois point que vous demeuriez ici, je me ferois bien gardé de manquer au refpedb qui eft dü a votre palais. Tes excufesne fauroient me plaire , continua - t - elle , tu es laid & préfomptueux, il faut que j'aie le plaifir de te voir fouffrir. Hélas! que vous ai-je fait, lui dit-il? Je n'en fais rien moi-même , ajouta-t-elle ; mais je re rraiterai comme fi je le favois. L'anthipatie que vous avez pour moi eft bien extraordinaire , ditil, & fi je n'efpérois pas que les dieux me protègeront contre vous, je préviendrois les maux dont vous me menacez en me donnant la mort. Grognette grogna encore des menaces, puis elle s'enfonca dans fa roche, qui fe referma. Le prince fort chagrin ne voulut pas s'y affeoir, il n'avoit point envie d'eftiiyer un nouveau démèlé avec cette malencontreufe naine : j'étois trop fatisfair de mon fort, dit-il, voila une petite furie qui vient le troublen Que veut-elle Lbiv  391 L e D a u p-.h i n. donc me faire ? Ah! fans doute , ce n'eft pas fur moi qu'elle exercera fon courroux, c'eft bien plutöt fur la beauté que j'aime. Dauphin, Dauphin, je te conjure d'accouriricipourme confoler. En même tems le poilTbn parut proche du rivage; hé bien! que voulez-vous , me dit-il? Je viens te remercier de tous les biens que tu m'as fairs. J'ai époufé Livorezre, & dans 1'excès de ma joie, j'accourois vers toi, pour t'en faire part, lorfqu'une fée.... Je le fais, dit le Dauphin en 1'interrompant, c'eft Grognette , la plus maligne de toutes les créatures , & la plus fantafqne ; il ne faut qu'être content pour lui déplaire j ce qui me fache davantage, c'eft quëlle a du pouvoir , & quëlle va me contre-carrer dans le bien que j'ai réfolu de vous faire. Voila une éttange Grognette, répondit Alidor, quel déplaifir vous ai-je rendu? Quoi ! vous êtes homme, s'écria le Dauphin, & vous vous étonnez de 1'injuftice des hommes ? En vérité vous n'y penfez point, c'eft tout ce que vous poutriez faire fi vous étiez poiffon; encore ne fommes-nous pas trop équitables dans notre empire falé , & l'on voit tous les jours les plus gros qui engloutiffent les plus petits ; on ne devroitpasle fouffrir, car le moindre hareng a fon droit de citoyen acquis dansl a mer , auffibien qu'une affreufe baleine. Je t'interromps, dit Ie prince, pour te deman-  Le Dauphin. 393' der fi Livorette ne doit jamais favoir que je fuis fon mari. Jouis du tems préfent, répondit le Dauphin, fans t'informer de 1'avenir. En achevant ces mots, il fe cacha au fond de 1'eau, & le prince devenu ferin, vola vers fa chère princelfe; elle le cherchoit par-tout. Quoi! ruprétens m'inquiéter toujours, petit libertin , lui dit-elle aufiitöt quëlle 1'appercut? Je crains ta perte, & jën mourrois de déplaifir ? Non ma Livorette , répliqua-t-il, je ne me perderai jamais pour vous. En peux-tu répondre , continua-t-elle ? Ne fauroir-on te tendre des pièges & des filets ? Si tu tombois dans ceux d'une belle maïtrelfe , que fais-je fi tu reviendrois? Ah! quel injurieux foupcon , dit-il, vous ne me connoiflez point. Pardonne-moi, Biby, dit-elle en fouriant; j'ai entendu dire que l'on ne fe piqué pas de fidélité pour fa femme, & depuis que je fuis Ia tienne, je crains ton changement. Le ferin rrouvoit bien fon compte a ces fortes de converfations; il découvroit qu'il étoit aimé , mais cependant il ne 1'étoit quën qualité de petit oifeau. La délicatefle de fon cceur sën trouvoit quelquefois blefiée. La fupercherie que j'ai faite, dit-il au Dauphin , eft-elle permife? Je fais que la princefle ne m'aime point, quëlle me trouve laid , & qu'aucun de mes défauts ne lui eft échappé; j'ai tout fujet de croire quëlle ne  J94 Li Dauphin. voudroit point de moi pour fon époux; malgré cela je le fuis devenu : fi elle le fair un jour , de quels reproches ne m'accablera-t-e!le. pas! qüaurai-je a lui dire? Je mourrois de douleur fi je lui déplaifois. Lepoiffbn lui répliqua : Tes réflexions s'accordent mal avec ton amour ; fi tous les amansen faifoient de femblables, il n'y auroit jamais de maïtreffes enlevées ni mécontentes; profite du tems, il en viendra de moins heureux pour toi. Cette menace affligea beaucoup Alidor; il comprit bien que la fée Grognette lui vouloit encore du mal de s'être afïis fur la roche quand elle étoit au delfous; il conjura le Dauphin de continuer a lui rendre de bons offices. L on paria fortement de marier la princefle a un beau & jeune prince, dont les états n'étoient pas éloigaés;il envoya des ambaffade urs pour la demander ; le roi les recut parfaitement bien ; & ces nouvelles alarmèrent beaucoup Alidor; il fe rendit en diligence au bord de la mer , il appela le poiffon qui le fervoit fi bieu; il* lui conta fes alarmes. Confidère, lui dit il, dans quelle extrémité je me trouve , ou de perdre ma femme, & de la voir mariée a un autre, ou de déclarer mon mariage , & de me voir peut-être féparé d'avec elle pourle refte de ma vie. Je ne puis empêcher, dit le Dauphin, que Grognette ne vous fafle de  Le Dauphin. 395 la peine ; je n'en fuis pas moins défefpéré que vous, &c vous ne pouvez être plus occupé de vos affaires que mei; prenez un peu de courage , je ne faurois vous dire autre chofe a préfenr, mais comptez fur mon amitié, comme fur un bien qui ne vous manquera jamais. Le prince le remercia de tout fon cceur, Sc revint chez fa princeffe. II la trouva au milieu de fes femmes, 1'une lui tenoit la tête, & 1'autre le bras; elle fe plaignoir d'avoir mal au cceur. Comme il n'étoit pas dans ce moment métamorphofé en ferin, il n'ofa pas s'approcher d'elle, quoiqu'il füt très-inquiet de fon ma', Dès quëlle 1'appercut, elle fourit, malgré rout ce quëlle fouffroir. Alidor, ditelle , je crois que je vais mourir , jën ferois fort fachée, a préfent que les ambaffadeurs font arrivés , car l'on dit mille bien du prince qui me demande. Comment, madame , répliqua-t-il, en sëftorcant de fourire, avez-vous oublié que vous avez choifi un mari ? Quoi! mon Serin, dit-elle ? ho '. je fais bien qüil nën fera pas faché, cela nëmpêchera point que je ne 1'aime tendre ment. Un cceur partagé n'eft peut-être pas fon affaire, répondit Alidor. N'importe, ajouta Livorette , je ferai bien aife d'être reine d'un grand royaume. Mais, madame, dit il encore , il vous en a offert uti. Voila un plaifant empire,  59g L i D a u P h ï n. dit-elle, un petit bois de jafmin; cela pourroit accommoder une abeille ou une linotte; a mon egard ce nëft pas la même chofe. Les femmes de la princelfe craignirent quëlle ne fut mcommodée de trop parler; elles prièrent Alidor de fe retirer, & elles la mirent fur fon Ut, ou Biby vint lui faire d'agréables reproches de fon infidélité. Comme fon mal nëtoit pas violent, elle fe rendü chez la reine, & depuis ce jour il ne sën pafTa guère quëlle ne fe trou-' vat mal; fa langueur la changea ; elle devint maigre&dégoutée: plufieurs mois sëcoulèrent «nu , on ne favoit que lui faire; & ce qui chagnnoit davantage la cour, cëft que les ambaffadeurs qui lëtoient venu demander, prefToient pour qu"o„ la leur remït entre les mains. L'on dit a Ia reine qu'il y avoit un très-habile médecin qui la foulageroit; elle lui envoya un équipage, & defendit qu'on 1'informat de la qualité de la malade, afin qu'il parlat plus librement. Quand d fut auprès d'elle, la reine fe cacha pour lëcouter; il la regarda un peu, & dit en fouriant? Eft-il poffible que vos médecins de cour n'aient pas connu 1'incommodité de cette petite dame • vraiment elle donnera bientót un beau garcon i fa familie. On ne lui lailfa pas le tems d'achever toutes les dames le chargèrent d'injures, on le' chaffa pat les épaules avec de grandes huées.  L e Dauphin." 397 Biby étoit dans la chambre de Livorette ; il ne jugea pas, comme les autres, que le médecin de campagne éroir un ignorant; il lui étoit venu plufieurs fois dans lëfprit que la princeffe étoit groffe -y il alla au bord du rivage pour confulter fon ami le poiffon , qui ne parut pas dën autre fentiment. Je vous confeille , dit-il, de partir car je craindrois que Ton ne vous furprit auprès dëlle quand elle repofe , & vous feriez tous deux perdus. Ah! dit le prince affligé , penfes-tn que je puifle vivre féparé de la perfonne dn monde qui mëft la plus chère ? que m'imporre de ménager ma vie? elle va mëtre odieufe; laiife-moi voir Livorette , ou laiffe-moi mourir. Le Dauphin en eut pitié , il pleura un peu , quoique les Dauphins ne pleurent guère; il ne laiffa pas de confoler fon cher ami. Grognette fut accufée de tout. La reine raconta au roi la vïfion du médecin: on appela Livorette ; on lui fit des queftions auxquelles elle répondit avec autant de fincérité que d'innocence : Ton paria même a fes femmes, dont le témoignage fut tel qu'il devoit être j ainfi leurs majeftés fe tranquillisèrent jufqu'au jour que la princefle mit au monde le plus beau marmot qui ait jamais été. Exprimer 1 etonnemenr & la colère du roi, la douleur de la reine , le défefpoir de la princeffe, 1'inquiétude d'Ali-  39* Le Dauphin. dor, Ia furprife des ambalTadeurs & de toute Ia cour, cela eft impoffible. D'oü venoit eet enfant? qui en étoit Ie père ? perfonne ne pouvoit le dire, & la jeune Livorette en étoit auffi peu inftruite que lënfant même • mais le roi nëntendoit pas raillerie ; fes larmes, fes fermens ne fetvirent de rien. II prit la réfolution de la faire jeter avec fon fils du haut d'une montagne^dans un précipice tout hérilTé de pointes de roeiers , ou elle devoit trouver une mort bien cruelle. II le dit a la reine, qui s'affligea fi violemment, quëlle tomba comme morte a fes piés. II s'attendnt en la voyant dans un état fi trifte ; & lorfqu'elle fut un peu revenue, il effaya de la confoler; mais elle lui dit quëlle n'auroit jamais de joie ni de fanté , jufqu'a ce qu'il eüt révbqué un arrêt fi funefte ; elle fe jeta d fes genoux, <3c toute en pleurs elle le pria de la tuer, & de laiffer vivre Livorette avec fon fils , qu'elle avoit fait apporter exprès pour toucher le roi par fon innocence. Les lamentations de la reine, & les larmes du petit enfant , 1'émurent de compaffion ; il fe jeta dans un fauteuil, & couvranr fes yeux avec fa main, il rêva & foupira long-tems fans pouvoir parler, il dit enfuite a la reine qu'il vouloit bien en fa faveur différer la mort de la princeffe & de fon fils; mais quëlle devoit s'attendre qu'elle  Le Dauphin. n'étoit que différée, & qu'il falloit du fang pour laver une tache fi honteufe dans ëur maifon. La reine trouva qu'elle avoit déja beaucoup gagnc de faire différer la mort de fa chère fille Sc de fon petit-fils: de forte quëlle ne s'opiniatra fur nen, Sc elle confentit qu'on enfermat la princefle dans une tour , oü elle ne jouiflbit pas même de la lumière du foleil ; elle déplorok dans ce rrifte lieu fa barbare deftinée. Si quelque chofe pouvoit adoucir fes ennuis, c'étoit fa parfalte innocence ; elle ne voyoit jamais fon enfant & n'en favoit aucunes nouvelles. Jufte ciel , s'écrioit-elle , que t'ai-je fait pour être accablée de déplailïrs ft amers ? Alidor accabtó de la plus vive douleur, ne fe trouva pas la force de la foutenir plus long tems ; fon efprit fe troubla peu-a-peu : enfin il devint tout-a-fait fou ■ l'on nëntendoit que lui fe plaindre Sc crier dans les bois ; il jetoit fon argent & fes pierreries au milieu des chemins; fes habits étoient tout dcchirés, fes cheveux mêlés , fa barbe longue, cela , joint a fa laideur naturelle, le rendoit prefque affreux; il faifoit une extréme pitié a tout le monde, & l'on auroit fait bien plus d'attent-on a fon malheur, fi celui de la princeffe nëüt occupé tout le royaume. Les ambaiTadeurs qui lëtoient venu demander en mariage , n'attendirent pas qu'on les congédiat; ils fouhaitèrent  4°° Li Dauphin. avec empreflement de s'en retourner, ayant une efpèce de honte d'être vernis pour elle. Le roi, de fon cóté, les vit partir fans déplaifir, leur préfence lui faifoit de Ia peine, & le Dauphin , de fon cóté , enfoncé dans les abïmes de la mer, ne paroilfoit plus , lailfant le champ libre a la fée Grognette, pour faire toutes les maiices quëlle voudroit contre le prince & la princelfe. Quoique le petit prince devint plus beau qu'un beau jour, le roi ne lui avoit confervé la vie que pour elfayer par fon moyen de connoitre qui étoit fon père; il nën avoit rien dit a la reine; mais un jour il fit publier que tous les courtifans apportalfent a fon petit fils un préfent qui pur le réjouir; chacun vint auffi-tot, & quand on eut dit au roi qu'il y avoit beaucoup de monde alfemblé, il vint avec la reine dans la grande falie des audiences. La nourrice les fuivoir portam entre fes bras 1'aimable enfant habillé de brocard d'or & d'argent. Chacun venoit baifer fa menote , & lui préfenter une rofe de pierreries, des fruits artificiels, un lion d'or, un loup d'agathe , un cheval d'ivoire , un épagneul, un perroquet, un papilIon ; il prenoit tout cela avec indifférence. Le roi, fans faire femblant de rien , étudioit ce qu'il faifoit, & remarquoit que lënfant ne carefloit pas 1'un plus que 1'autre. II dit que l'on afhëhat  L É D A ii p h i ui affichat encore 'que fi quelqu'un mahquoit d venir, il feroit coupable & puni comme tel. A ces nienaces 1 on sëmpreffa plus qüën nëüt fait; & lëruyer du roi qui avoit rencontré Alidor dans fon voyage, & qui étoit la caufe qu'il étoit venü k la cour , 1'ayant trouvé au fond d'une grotte otï d fe retiroit ordinairement depuis qu'il avoit perdu lëfprit, lui dit: Hé! quoi donc, Alidor ] ferez-vous le feul qui ne dönnera rien ati petit prince ? ne favez-vous par 1'édit que l'on publie ? Voulez-vóus que le roi vous fade mourir ? Outda, je le veux, répondit le pauvre prince, d'un air toat égaré; de quoi te mêles-tu, de venir troubler mon repos ? Ne vous fachez point , ajouta lëcuyer, je ne vous parle qu'en vue de' Vous faire paroïtre. Oh ! je fuis plaifamment vêtu, dit Alidor en riant, pour aller voir ce royal marmoufet. S'il n'eft queftion que de vous fournif des habits, dit 1'écuyer , je vais vous en donner de fort riches. Allons donc, répüquat-il, il y a long rems que je me fuis vu en pompeux appareih 11 fortitde fa grotte, & fut avec affez de doeicilité chez 1'écuyer da roi , qui étant un des hommes de la courle plus magmfique, lui donna le choix de plufieurs habits fort riches, mais il nën voulut ql3'Un noirj & quelque chofe que Ton put dire & faire, il alla fans cravatte , fans Tomé IFi (3 c  4°i L e Dauphin. chapeau Sc fans fouliers. Quand il fut a la porte, il avoit oublié qu'il falloit donner quelque chofe au prince; & il ne s'en inquiéta pas davantage, Sc voyant une épingle i terre, il la ramaffa pour k lui préfenter; il alloit i cloche-pied dans k falie, tournoit les yeux , & tiroit la langue d'une manière que, cela joint a fa laideur naturelle, l'on ne pouvoit pas foutenir fa vue ; Sc la nourrice craignant que le petit prince n'en eüt peur, vouloit le tournet, & faifoit figne a Alidor de s'éloigner : mais auffi-tot que 1'enfant 1'appercut, il fe mit a lui tendre les bras, riant Sc faifant unefête fi extraordinaire , qu'il fallut qu'on le fit venir jufqu'a lui. Alors 1'enfant fe jeta a fon cou , le baifa mille fois , Sc ne pouvoit plus fe réfoudre a s'en féparer. Alidor ne lui faifoit pas moins d'amitié malgré fa folie. Leroi demeura tranfi d'étonnement d'une aventure fi furprenante; il cacha fa colère a toute 1'affemblée : mais auffi-tot quëlle fut finie, fans communiquer fon delfein a la reine , il ordonna a deux feigneurs qu'il honoroit d'une confiance particulière, d'aller prendre k princeffe Livorette dans la tour oü elle languiffoit depuis quatre ans, de la mertre dans un tonneau avec Alidor Sc le. petit prince; d'y ajouter un pot plein de lait, une bouteille de vin, un pain, Sc de les jecer ainfi au fond de la pier.  L e Dauphin.' 40$Ces feigneurs, affligés d'un ordre fi barbare, fe PMfternètentafespieds&leprièrenthumblement de faire grace a fa fille & d fon petit-fils. Hélas! Sire lui dirent-ils ; fi votre majeftc avoit daigné sinformer decequëlle fouffredepuis quatre ans, elle la trouveroit fufiifammenr punie, fans yajouter une mort fi cruelle : confidérez quelle eft votre fille unique , réfervée par les dieux a portee un jour votre couronne: vous êtes comptable de fon fanga vos fujets»fon fils promet de fi grandes chofes, voulez-vous 1'étouffer encore au berceau? Oui, je le veux, s'écria le roi tout irrité de la réfiftance qu'il trouvoit d fes volontés ; & fi vous refufez de la faire périr, je vous ferai périr avec elle. Ces feigneurs connnrent avec douleur, qu'ils ne gagneroient rien fur la fermeté du roi : ils fe retirèrent la tête baiffée & les larmes aux yeux: Ils ordonnèrent un tonneau aflez grand pour mettre la princefle, fon fils, Alidor, & la petite provifion; puis ils furent d la tour, oü ils la trouvèrent couchée fur un peu de paille, les fers aux pieds & aux mains, qui n'avoit pas vu Ie jour depuis quatre ans. Ils 1'abordèrent avec un profond refpeót, & lui dirent l'ordre qu'ils avoient recu de fon père ; ils fanglotoient fi fort, qu'elle pouvoit d peine les entendte. Elle les entendit pourtant bien, & fe mit d pleuret avec eux. H*- C c ij  4rire dès qu'il 1'appercut. Hé ! d'oü viens tu, petite princeffe , lui dit-il ? vraiment il y a bien des nouvelles depuis ton départ, Livorette n'eft plus au palais , & je fuis devenu fou a lier: l'on dit, continua-t-il, que nous allons faire un voyage enfemble au fond de la mer : écoute, princeffe, réveille-moi tous les jours, car je dormirai jufqu'a midi, fi tu n'y prends garde. II en auroit bien dit davantage , fi Livorette faifant un dernier effbrr, nëüt entré la première dans le tonneau , tenant fon fils a fon cou : Alidor s'y jeta a corps perdu , fautant & fe réjouiffant fort d'aller au royaume des foles, oü les tur» bots étoient rois; enfin les difparates foifonnoient dans fa bouche. L'on ferma bien Je ton- Cc iij  4o£ L e Dauphin; neau, & du haut d'un rochet qui avancoit en faiihe fur la mer, on le fit tomber dedans! Chacun fanglotoit & pouiïoit de longs cris pleins de défefpoir; l'on fe retira leccenr pénétré de la plus vcntable douleur. Pour Alidor, il étoit merveilleufement tranquille : il commenca par fe faifir du pain, & le mangea tout entier; il trouva enfuite h bouteille de vin , & fe mit a boire d'un air «i chantant des chanfons de la même manière qu'ii auroit chanté dans un agréable feftin. Alidor lui du la princeffe, laiffe-moi tout au moins mourir en repos, fans m'ctoutdir de ton impertinente joie. Que t'ai-je fait, princeffe , répliqua-t-il , pour vouloir que j'aie du chagrin ? fais-tu un fecret queje veux te confier ; c'eft qu'il ya ici quelque part dans un coin qui m'eft inconnu, un certain Poiffon qui s'appelie Dauphin; c'eft le meÜleur ae mes amis, il m'a promis de mobéir en tout ce que ,e lui commanderai; c'eft pourquoi, belle Livorette, je ne m'inquiète pas , car je 1'appelerai a notre fecours , dès que nous aurons faim ou foif, ou que nous voudrons dormirdarrs quelque fuperbe palais qu'il batira expres pour nous. Appelle-le donc, innocent, dit la princefle , pourquoi différes-tu la chofe du monde la plusprefféePfitu attendsque j'aie faim , tuatten.dras long-tems; hélas! mon cceur eft trop trifte pour que je fonge a manger ; mais voili mon fils  L e Dauphin.' 407 qui fe meurt, il étouffe dans ce vilain tonneau : dépêche-toi , je ten prie , afin que je voie fi tu dis vrai, cat un homme fans raifon comme toi peut bien fe tromper. Alidor appela auffi-tot Ie Dauphin : Ho! Dauphin , mon ami poiffon, je te commande de venir tout-a-d'heure pour m'obéir dans toutes les chofes que je voudrai t'ordonner. Me voici, dit le Dauphin,parle.Es-tu la, dit le prince ? ce tonneau eft fi bien fermé que je n'y vois pas. Dis feulement ce que tu veux, ajouta le Dauphin. Je voudrois, répondit-il, entendre une mufique agréable. En même tems la mufique commenca. Hé , bon Dieu! dit la princeffe en s'impatientant, tu te moques affurément avec ta mufique: nëft-ce pas une chofe fort inutile dëntendre bien chanter quand on fe noie ? Mais que voulez-vous donc , Princeffe, dit-il, vous n'avez ni faim ni foif ? Donne-moi le pouvoir que tu as de commander au Dauphin, reprit-elle. Dauphin, ho! Dauphin s'écria Alidor, je t'ordonne de faire tout ce que la princeffe Livorette voudra, fans y manquer.. Hé bien, dit le Dauphin, je le ferai. En même tems elle lui dit de les porter dans 1'ile la plus agréable de la terre , & de lui batir en ce lieu le _»..„ t, u:- „r,»;,m«;oiri. ~„>«,n^ _ loit des jardins raviffans, avec des rivières autour, 1'une de vin & 1'autre d'eau; un parterre Cc 'vt  I a re de rubts, la troifièn* dëmeraude, que le palais fut pejnt & doré & mi'il • 1 voule2-vo,s que cela3dicleDa4J ne -n^ ^ 4 dir-il c " *PUC ^ dejafaiC' Jefcahaite.dic-eüe, cue M peu ecre. Je 0lls ^ ^ Vous demandez qui eft le ère de ƒ J\> ftW rLauph.n^^cnaLivorettejU]te ^emo jevpus ^ JeTJ t ' * Pai' feS T""^, P- fes Nayade., par les heureux augures que le Pdote défefpéré tir [a £ mmp ^vprette, que je fuis un poilfon de bien & dhonnW5&que;enevoilSmentspo.nt na, ce que, entends eft une des chofes du monde 3 ^ %r^nte: je t ordoune donc de r.ndre  L e Datjphik. 405' 'qa on peur avoir , & tous les charmes d'une agréable converfation ; je veux encore que tu le fafles cent fois plus beau qu'il n'eft laid, & que tu me difes pourquoi tu 1'as nommé prince , car ce ritre fonne agréablement a mes oreilles. Le Dauphin obéit fur cela, comme il avoit fait fur tout le refte; il dit a Livorette 1'aventure da pnnce, qui étoit fon père, qui étoit fa mère, fes ayeux & fes parens ; car il avoit une fcience infinie fur le paffé, fur le préfent & fur 1'avenir, & H étoit grand généalogifte de fon métier. De telspoiflbns nefepêchent pas tous les jours al faut que dame Fortune s'en mêle. En caufantainfi, le tonneau s'arrêra contre une ile ; le Dauphin 1'ayant foulevé peu a peu, le jeta fur le rivage : dès qu'il y fut, il s'ouvrit. La princefle, le prince & 1'enfant futenten liberté de fortir de leur prifon. La première chofe que fit Alidor, ce fur de fe jeter aux pieds de fa chère Livorette ; il avoit recouvré toute fa raifon, & un efprit mille fois plus charmant qu'il n'avoit été jufqu'alors; il étoit devenu fi bien fait, tous fes traits étoient fi fort changés en mieux, quëlle avoit de la peine a le reconnoitre. II lui demanda tendrement pardon de fa métamorphofe en ferin Biby, il sën excufa d'une manière refpeófcueufe & paflionnée; enfin elle lui pardonna un mariage auquel elle n'auroit peut-être pas confenti, s'il  410 Le Dauphin; avoit pris d'autres moyens pour le faire réuffir. II eft encore vrai que Ie Dauphin l'avoit rendu fi aimable, quëlle n'avoit jamais rien vuquil'égalat a la cour du roi fon père. II lui confirma tout ce que le Dauphin lui avoit dit fur fa qualité ; c'étoit une chofe eflentielle a la fatisfaclion de cette princefle ; car enfin Ton a beau être ami des fées, l'on ne peut changer fa naiflance; quand le ciel ne nous la donne pas telle que nous la voulons, il n'y a que la vertu Sc le mérite qui puif* fent La réparer; mais fouvent auffi elle lëft avec tant d'ufure, que l'on a bien de quoi fe confole-r. La princefle étoit de la meilleure humeur du monde : elle s'étoit trouvée dans un péril fi affreux, quëllenefutpas médiocrement fenfible au plaifir dën être échappé ; elle rendit graces aux dieux : enfuite elle regarda vers la mer pour voir leur bon ami le Dauphin; il y étoit encore, Sc elle le remercia, comme elle devoit, de lui avoir confervéla vie. Le prince n'en fit pas moins. Leur fils qui parloit fort joliment, Sc qui avoit plus d'efprit que nën ont d'ordinaire les enfans de eet age, Ie complimenta auffi d'une manière qui réjouit le galant Dauphin : il fit cent caracoles en faveur du petit garcon. Mais tout d un coup ils entendirent un grand bruit de trompettes, de Afres &de hautbois, avec le henniflement de plu-  L e Dauphin 411 fieurs chevaux; c'ctoient les équipages du prince 8c de Ia princefle , & tous leurs gardes magnifiquement vêtus. Plufieurs dames venoienr dans des carrofles; elles mirent promptement pied a terre , dès qu'elles les apperc^irent, & vinrent baifer le bas de la robe de la princefle. Elle ne voulut pas le fouffrir, leut trouvant un air de qualité qui méritoit fon attention. Elles lui dirent qu'elles avoient recu ordre du poiflon Dauphin de les reconnoitre pour roi & reine de cette ile, qu'ils y trouveroient beaucoup de fujets très-foumis , 8c beaucoup de fatisfaction. Alidor 8c Livorette témoignèrent unegrande joie de fe voir honorés par des perfonnes fi polies & li honnêres. Ils leur répondirent avec autant de bonté que de grace & de majefté. Ils montèrent enfuite dans une calèche découverte, tirée par huit chevaux ailés , qui les élevoient de tems en tems jufqu'aux nuées; enfuite ils s'abaiflbient fi imperceptiblement, que l'on s'en appercevoir a peine. Cette manière d'aller a fes commodités paree que l'on nëft point cahoté , & que l'on ne craint pas les embarras. Ils étoient encore fort proches de la moyenne xégion, quand ils appercurent fur le penchant d'un ebteau qui régnoit le long de la mer, un palais Ci merveilleufement fait, qu'encore que tous les ihurs fuflent dargent, l'on ne laiflbit pas de voi.r  4i* L e D a u p H i N; au travers jufqu au fond des chambres. Ils remarquèrent qu'elles étoient meublées de tout ce que l'on a jamais pu imaginer de plus fuperbe & de mieux entendu. Les jardins furpaffbient la beauté du palais : l'on ne fauroit nombrer les fontaines & les eaux que la nature avoit raffèmblées en eet endroit pour le rendre délicieux, Le prince & fa femme ne favoienc a quoi donner le prix, tant chaque chofe leur patoiflbit parfaite. Lorf'qu'ils furent entrés, l'on entendit de tous cbtés : vive le prince Alidor, vive la princeffe Livorette! qUe • ce féjourles comble de plaifirs ! Plufieurs inftrumens & des voix charmantes faifoient une fymphonie enchantée. On ne les laiffa pas long-tems fans leur fervir un repas excellent : ils en avoient befoin , car l'air de la mer & la manière dont cn les avoit embarqués deffus, les avoient terriblemenr fatigués. Ils fe mirent a table , oü ils mangèrent de bon appétit. Quand ils en furent fortis, le garde du tréfor royal entra, & leur demanda s'ils voudroient, pour faire digeftion , paffer dans la galerie prochaine. Lorfqu'ils y furent, i!s virent le long des murs, de grands puitsavec des feaux de cuir d'Efpagne parfumé, garnis d'or; ils demandèrent k quoi cela fervoit. Le garde répondit qu'il couloit des fources de métal dans ces puits, & que lorf-  L e Dauphin. 4i3 qu'on vouloit de 1'argent, il ne falloit que defcendre un feau , & dire : mon inremion eft de tirer des louis, des piftoles, des quadruples, des ecus, de la monnoie; en même tems, 1'eau prenoit la forme de ce qu'on avoit fouhaité, & lo feau remontoit plein d'or, d'argent, ou de monnoie, fans que la fource s'en rarït jamais pout ceux qui en faifoient un bon nfage; mais que l'on avoit vu plufieurs fois, que lorfque des avares jetoient le feau dans le deflein d'amafler feulement de lot, & de le garder fous la clef, ils le tiroient plein de crapaux & de couleuvres, qui leur faifoient grande peur, & quelquefois grand mal, a proportion de leur avarice. Le prince & la princefle admirèrent ces pnits comme une des meilleures & des plus-r-ares chofes qui fut dans 1'univers; ils jetèrent le feau pout en faire 1'épreuve; il revint auffi-föt rempli de petits grains d'or; ils demandèrent pourquoi ce n'étoit pas de la monnoie toute battue ? Le gardien dit que cela fignifioit qu'il falloit la marquer aux termes du prince &c de la princefle 3 quand ils auroient dit ce qu'ils vouloient que l'on y mit. Ah ! dit Alidor, nous avons trop d'obligation au généreux Dauphin , pour vouloir d'autre effigie que la fienne. En même rems tous lej grains fe changèrenten pièces d'or, avejunDan> phin deifus. L'heuie de fe retirer étant venue  4T4 Le Dauphin. Alidor, timide & refpeétueux , couchadans fon appartement, & la princefle dans Ie fien avec fon fils. II étoit plus d onze heures que la princelTe dormoit encore; pour le prince, il s'étoit levé de bon matm , afin d'aller i la chaffe, & d'en être de retour avant quëlle füt éveillée. Lorfqu'il fut qu'il pouvoit la voir fans 1'incommoder, il enrra dans fa chambre , fuivi de plufieurs gentilshommes qui portoient de grands baflins dor , remplis de toutle gibier qu'il venoit de tuer. II le préfenta a fa chère princeffe qui le recut d'un air gracieux , & le remercia plufieurs fois de fon attention pour elle ; cela lui donna lieu de lui dire qu'il ne l'avoit jamais aimée avec plus de paffion qu'il faifoit alors, & qu'il fe conjuroit de lui marquer le tems oü ils célébreroient leur mariage avec pompe. Ah! lui dit elle, feigneur, mon deflein eft fixe la-deflus, je n'y confentirai de ma vie, qu'avec la permiflion du roi mon père & de fe reine toa mère. Jamais rien n'a été plus affligeant pour homme amoureux. A quoi me condamnez-vous, lui dit-il, belle princefle ? Ne favez-vous pas que' ce que vous vouiez eft une chofe impoflible? Nous fortons a peine du tonneau fatal oü ils nous ont fait renfermer pour nous perdre, & vous pouvez imaginer qu'ils confentiront a ce que je  L Ê ÖA.UPHIN. 41 j défire. Ah ? fans doute , vous voulez me punic de la violente palïïon que j'ai pour vous; je connois bien que vous deftinez votre main & votre cceur au prince qui vous avoit envoyédes ambaffadeurs lorfque je devins Serin. Vous jugez mal de mes fentimens , lui dit-elle, je vous eftime, je vous aime, &c je vous ai donné tous les maux que vous m'avez attirés par une métamorphofe que vous ne deviez point temer; car étant fils de roi, ne pouviez-vous pas croire que mon père fe feroit un plaifir de vous voir dans fon alliance ? Une grande pafnon ne raifonne pas avec tanc de fang-froid, lui dit-il; j'ai pris le premier partf qui m'a conduit au bonheur; mais vous avez tant de dureté que je fuis inconfolable, fi vous ne révoquez 1'arrêt barbare que vous venez de prononcer. II m'eft impoffible de le révoquer, ditelle ; vous faurez que cette nuit, dans le tems oü je dormois d'un fommeil tranquille, j'ai fenti que l'on metiroit affez rudement; j'ai ouvertles yeux, & j'ai vu , a la clarté d'une torche qui jetoit une lueur fombre , la plus épouvantable petste créature du monde; elle me regardoit fixement avec des yeux furieux. Meconnois-tu, mat-elle dit ? Non , madame , ai-je répliqué, & je n'ai pas même envie de vous connoitre. Ah, ah ! tu plaifantes, continua-t-elle! Non, je le jure , ai-je répliqué, je dis la vérité. L'on m'appelle fée  Cs D a u p h x ut Grognette, a-t-elle dit; j'ai des fujers eflêmiefi de me plaindre d'Alidor ; il sëft affis fur ma roche , Sc il a Je don de me déplaire. Je te dcfends de Ie regarder comme ton mari, jufqu'a ce que le roi ton père & Ia reine ta mère y confentent j fi tu défobéis a mes ordres , jëxercerai ma vengeance fur ton fils; il mourra, & fa mort fera fuivie de mille autres malheurs que tu ne pourras éviter. A ces mots, elle a foufïlé fur moi des brandons de dammes dont j'étois toute couverteje croyois qu'elles m'alloient brüler, lorfquëlle' m'a dit, je te fais grace, pourvu que tu exécutes mes volontés, Le prince connut bien par Ie nom & Ia figure de Grognette , que le récit de la princeffe étoit fincère. Hélas! dit-il, pourquoi avez-vous prié norre ami le poiffon de me guérir de ma folie? j'étois moins a plaindre que je ne vais être a préfent! A quoi me fert d'avoir de lëfprit & de la raifon, fmon a me faire fouffrir. Permertez moi que j'aille leconjurer dem'óterlejugement, cëfl: un bien qui mëft a charge. La princelfe s'attendnt forr; elle aimoit véritablement, le prince j elle lui trouvoit mille bonnes qualités; tout ce qüil difoit & tout ce qu'il faifoit , avoit une grace particulière : elle pleura , & le laiffa jouir du plaifir de voir couler des larmes dont il étoit h caufe. II trouva encore plus de fatisfaótion X corinoürg  L e D a u f h i lil fc&nnoïtre les fentimens quëlle avoit pour lui, qüil nën avoit trouvé auprès dëlie pendant qu'il étoit Serin; de forte que fa douleur fut foulagée a tel point qu'il fe jeta a. fes piés s & lui baifant, les mains: comptez, dit-il > ma chère Livorette , que je n'ai point de volonté oü vous êtes, je vous rends la maitreife abfolue de mon fort. Elle reifentit tout le mérite d'une fi grande complaifatice, & fans cefle elle rêvoit aux moyens d'obtenir cette permiflion fi néceflaire a leur bonheur. En effet, c'étoit la feule chofe qui pouvoit y manquer, car il n'y avoit point de plaifirs que les habitans de i'ïle nëflayaflent de leur donner. Leurs rivières éroient remplies de poilfons, les forêts de gibiers, les vergers de fruits, les guérets de bied , les prairies d'hetbes, leurs puits d'or & dërgent: point de giterre, poinr de procés ; de la jeunefle , de la fanté , de la beauté , de lëfprit, des livres, de bonne eau, dëxceilenc vin, des rabatières inépuifables, & Livorerten'aimoit pas moins fon Alidor qu'Alidor aimoic fa Livorette. Ils alloient de tems en tems rendre leurs de* voirs au poiffon qui les voyoit toujours ave.d plaifir; & quand ils lui parloient de la fée Grognette & des ordres quëlle avoit donnés a Ia princefle ; quand , dis- je , 'ils le prioient de les ferTvmc IF, D d  413 L E D A U P H I N. f 611 ami' iï ,e«r difoic toujours quelques pe^ tus mots de confolation pour adoucir leurs peines; mais d ne leur promettoit rien de poficif. Deux années fe pafsèrenr ainfi. Alidor confulra le Dauphin fur lenvie qu'ü avoit d'envoyer des ambaffadeurs au rot des Bois; mais il lui die que Grognette les feroit affurément périr, & que les dieux peut-être travailleroient eux-mêmes a faire quelque chofe en leur faveur. Cependant la reine avoit appris la déplorabie aventure de fa fille, de fon perit-fils & dAlidor; jamais douleur na été fi grande que la fienne : elle n'avoit plus de joie ni de fanté ; tons les endroits oü elle avoit vu la princelfe , lui rappeloient fon malheur, & elle ne pouvoitsëmpêcher dën faire des reproches continuels au roi Père cruel, difoit-elle, eft-il poffible que vous aiyez pu vous réfoudre a faire noyer cette pauvre enfant ? Nous n'avions que celle-la; les dieux nous 1'avoient donnée. Nous devions attendre que les dieux nous 1'btalfent. Le roi pendant quelque tems foutint ces paroles en philofophemais enfin il fenrit lui-meme la grandeur de fon mal. Sa fille ne lui manquoit pas moins qu'a fa femme ; il fe reprochoit en fecret d'avoir tout donné a fa gloire , & fi peu a fa tendreffe ; il ne vouloit pas que la reine connüt toute fon affiictién ; il cachoit fa peine fous un air de fermeté y  L e Dauphin.' 419 rrtaïs auffi-tót qu'il étoit feul , il s'écrioit : ma fille, ma chère fille, ou êtes-vous ? Unique confolation de ma vieilleffè, je vous ai donc perdue ? Et je vous ai perdue , paree que je tan voulu. Enfin , étant un jour accablé de la douleut de la reine & de la fienne , il lui avoua que depuis le jour infortuné oü il avoit fait jerer Livorerte Sc fon fils dans la mer , il n'avoit pas eu un moment de repos; que fon ombre plaintive le fuivoit partout; qu'il entendoit les cris innocens de fon fils 8c qüil craignoit d'en mourir de chagrin ; cette nouvelle ajouta beaucoup a celui de Ia reine. Je vais donc , s'écria-1-elle, avoir vos douleurs &z les miemies-, que ferons-nous, fire , pour les foulager ? Le roi lui dit qu'on lui avoit parlé d'une fée qui étoit depuis peu dans la forèt des Ours, qüil iroit la confulter. Je ferai bien aife , lui ditelle , d'être du voyage , quoique j'ignore encore ce que je veux lui demander; car la mort de notre chère Livorette & du petit prince n'eft que trop certaine. N'im porte , dit le roi, il faut la voir. II ordonna auffi-tot que l'on préparat fa grande calèche , & tout ce qui étoit néceffaire pour un voyage de trente lieues. Ils partirent le lendemain de fort bonne heure , 8c fe rendirent en peu de tems chez la fée , qui ayant lu dans les aftres la vifite que le foi Sc la reine venoient lui Ddij  4i0 L p Dauphin.' rendre, s'avancoit a grands pas pour la rees-; voir. Dès que leurs majeftés 1'appercurent, elles defcendirent de Ja calèche, & 1'ayant embraffée avec de grands- rémöignages d'amitié , elles ne pur£nt-.s'empêcher de pleurer amcrement. Ske , dit la fée, je fais le fujet de votre voyage. Vous êtes fort affligé d'avoir procuré la mort | Ja princeffe votre fille; je n'y fais point d'autre remède, que de vous confeiller a tous deux de monter fur un bon vaiifeau , 8c d'aller dans 1'ifle Dauphine, elle eft fort loin d'ici; mais vous y trouverez un fruit .qui . vous fera oublier votre douleur; ie vous donne avis de n'y pas psrdre un momem, c'eft 1'unique moyen de vous foulager. A votre égard, madame, dit-elle a la reine , 1'état oü vous êtes me touche fi fenfiblemenc, qu'il me femble que vos peines font les miennes propres. Le roi & la reine remercièrent la fée de fes bons confeils, & lui firenr des préfens confidérables > & la prièrent de vouloir, en leur abfence, prendre un foin particulier de leur royaume , afin que leurs voifins nëntrepriflentpas de leur faire Ia guerre. Elle promit tout ce qu'ils fouhaitoient. Ils revinrent a la ville capitale avec quelque forte de confolatiou de pouvoir efpérer que leur douleur diminueroir. Ils firent équipper un vaifieaiij txipatèfvu def»  L i Dauphin. 411 fits, & cinglèrent en haute mer , conduits par un pilote qui avoit été dans f'ïïfë Dauphins ; le -vent leur fut favorable pendant quelques jours, mais il devint enfuite abfolument contraire , & la tempête s'augmenta a tel point , qu'après en avoir été battus , le vaiïïeau sëntr'ouvrit contre ttii rocher, & fans qu'on y put donner aucun témède. Tous ceux qui étoient dans levaiffeau fe trouvèrent en un moment éloignés les uns des autres, fans favoir comment échapper d'un fi grand péril. Dans toutce tems le roi ne penfoit qu'a fa fille. J'ai bien mérité , difoit-il , le chatiment que les dieux mënvoyent, quand j'ai fait expofer Livorette & fon hls a la füreur dss ondes. Ces rcflexions le rourmentoient a tel point, qu'il ne fongeoit plus a prolonger fa vie, lorfqu'il appercut la reine fur un Dauphin qui l'avoit recu en tombantduvaiffeau;el!erendoit les bras au roi, mourant dënvie de le joindre, & fatfant des vccuxpour que le charitable Dauphin allat jufqu'a lui, & les fauvat enfembie 5 c'eft ce qui arriva, car dans ie moment oü le roi étoit fur le point d'aller au fond de lëau , eet aimable poiffon s'approcha de lui, & la reine lui aidant, il fe placa fur fon dos. El'e fut charmée de le revoir , & fe pria. de prendre un peu de courage, puifqu'd y avoit une entière apparence que ie ciel s'mtéreffoit a Ddnj  Ir* Dauphin leur confervation. En effet, vers Ja fin \mAf*# ?. tous momens de ton , étoit émue Sc tremblanre. Madame, lui dit le roi , vous voyez a vos piés un monarque affligé & une reine défolée ; nous avons fait nauffrage affez loin d'ici, tous ceux qui nous accompagnoient font péns; nous fommes feuls, dépourvusde tréfors & de fecours.Trilfes exemples de 1'inconftance de la fortuné. Sire, lui dit la princeffe, vous ne pouvicz aborder m aucun lieu oü l'on eüt plus dc plaifir a vous fecourir ; de grace oubliez vos peines. Et vous, madame , dit-elle a la reine , psrmettez-mpi da vous embraffer. En même tems elle fe jetaa foit cou, Sc la reine la ferra entre fes bras avec des mouvemens de tendreffe fi extraótdinaires, paree quëlle lui rrouvoit de l'air de fa chère Livorette, quëlle fut fur le point de sëvanouir. Le prince Alidor les pria de monter avec eux dans fon chariot; ils le voulurent bien , &£ fe laifsèient conduire au chateau , dont toutes les beautés & les magnifkences furprirent beaucoup le roijil n'y a point de momens oü l'on ne prit foin de leur donner quelques plaifirs: mais ce qui leur en caufa infiniment, c'eft que les vaiffeaux du prince qui n'éroient pas éloignés de lëndroir oü celui du roi s'étoit brifé, ayant fauvé 1'équipage Sc tous- ceux qui ctoiein dedans, les amencrent a rille Dauphine, comme le roi déploroit leur mort. Enfin, un jour, après en avoir paffe plufieurs Ddiv  4*4 L e Dauphin. chez le prince & la prmceffe , y ieur d;t g Ief pnoic de leur donner les moyens de rerourner dans leur royaume. Hélas, ajouta la reine, je ne •vous celerai point la plus douloureufe aventure qm pmfle jamais arriver d un père & 1 une mère. elle leur raconta la-delïus celle de Livorette les peines dont ils étoient accablés depuis le cruel iupphce auque! le roi l'avoit condamnée; les conieils de la fée qui demeuroit dans la forêt aux Ours , & leur deflein d'aller d I'ifle Dauphine • ceft celie-ci, continua-t-elle, ou nous fommes amves par la plus extraordinaire navigation qui MbJMWHs été. Cependant hors le plaifir de vous avoir, «ous n'avons rien trouvé ici qui nous ait foulages ; & la fée qui nous y a fait venir, n'a pas ta» une jufte prédiétion. La princeffe avoit écouté fa chère mère avec tant de pitié & de naturel, qu'elle ne pouvoit armer le cours de fes larmes. La reine avoit une vemable reconuoiffance de la trouver fi fenfible a fes chagrins; elle prioit les dieux de lën ré compenfer &i'embrafia mille fois, 1'appelant fa fille & fon enfant, fans favoir pourquoi elle l appeloit ainfi. ' Enfin Ie vaifleau étant fretté, Ie départ du rbi & de la reine fut marqué au lendemain. La prin.elfeavou toujours réfi-rvé une des pjusgrandes beautés de fon palais pour leur faire voh quand  L e Dauphin. 42 f ils sën iroient. C'étoit le bel arbre du parterre de fleurs, dont la tige étoit dargent, les branches d'or, & les'trois oranges de diamans, de rubis & d'émeraude ; il y avoit rrois gardiens commis pour y veiller nuit & jour , dans la crainte que quelqu'un nëffayat de les dérober , & n'en vint a bout. Quand Alidor & Livorette eurent conduit le roi 8c la reine en ce lieu , ils les y laifserent quelque tems pour admi ter a. loifir la beauté de eet arbre merveilleux qui n'avoit point fon pareil dans le monde. Après être reftés plus de quatre heures a lëxammer , ils revinrent oü le prince & la princefle les attendoient pour leur faire un fuperbe repas. li n'y avoit dans la falie qu'une table a deux couverts ; le roi en ayant demandé la raifon , ils lui dirent qu'ils vouloient avoir 1'honneur de les fervir. En effet, ils prièrent leurs majeftés des'affeoir; Livorette & Alidor avec leur enfant donnoient a boire au roi & a la reine qu'ils fervoienta genoux, ils coupoient toutes les viandes, & les mettoient proprement fur les afliettes de leurs majeftés , choififtant ce qu'il y avoit de meilleur & de plus délicat. L'on entendoit une agréable & douce fymphonie qui faifoit beaucoup de plaifir, lorfque les trois gardiens du bel arbre entrèrent d'un air effaré, & direnr qu'il y avoit ' bien des nouvelles , que la belle orange de dia-.  4*^ L e D a v p h i mant & celle de rubis avoient etc' dcröbées, $ que ce ne pouvoit être que ceux qui étoient venus les voir ■ cela dcfignoit le roi & la reme : ils s'en offensèrent comme ils le dévoient, & fe levantde table tous deux, ils dirent qu'ils vouloieut être fouiilés devanr toute la cour. En même tems le roi cléfat fon écharpe & ouvric fa vefte. pendant que la reine dclacok foa corfet. Mais quelle fnrprife peur 1'un & pour 1'autre dën voir tomber les oranges de diamans & de rubis! ah ! fire, s'écriala princeffe, quelle récompenfe nous don!iez-vous de Ia manière obligeante & refpecmeufedont neus vóus avons recas dans notre iflelcëft payer bien mal un bon accueil, & des hótes m v°us refpeclent. Le roi & la reine , confus d un tel affront , cherchoient toutes fortes de moyens poarfe jaflifier, proteftant qu'ils étoient mcapablesdc faire ce vol 3 qu'on ne les connoiffoit pas, & qu'ils ne pouvoient comprendre comment cela s'étcit fait. A ces mots, la princefle fe prófternant aux piés de fon père & de fa mère : fire, dit-elle, je fuis 1'infortunée Livorette que vous Etes mettre dans un tonneau avec A'lrdpr & mon fffs , vous m'accuficz d un crime auquel je n'ai jamais confenti; ce malheur mëff arrivé fans que j'en aie eu plus de conuoiffances que vos majeftés, lorfqu'on a caché les oranges dans leur fein; j'ofe vous fup-  L e Dauphin. 427 pher de me croire & de me pardonner. Ces paroles pcnétrèrent Ie cceur du roi & de Ia reinë : ils relevèrenr leur fille, & penserene 1'étouffer, tant ils la ferroient étroitement entre leurs bras. Elle leur préfenra Ie prince Alidor & fon fils. II eft plus aifé d'imaginer la fatisfaction de ces illuftres perfonnes , que deladépeindre. Les nóces du prince & de Ia princeffe fe célébrèrent magnifiquement. Le Dauphin y parut fous la figure d'un jeune monarque,infiniment aimable &fpirituel. L'cn dépècha des ambaffadenrs vers le père & la mère d'Alidor avec des préferts confidérables. Ils furent chargés de leur raconter rout ce qui s'étoit paffé. La vie du prince & de la princeffe fut auffi longue & auffi heureufe dans la fuite quëlle avoit été trifte & traverfée dans lescommencemens. Livorette retourna avec fon mari dans le royaume de fon père, &c fon fils refta dans 1'ifle Dauphine. Qu'cüt fait ce prince dépbrable Que perfécutoit lq deftin , Sans le fecours du bon Dauphin Qui lui fut toujours favórable ? Le plus fiche tréfor qu on punTe po/fe'der ; C'eft un aroi tendre & fidelle , Qui fait a propos nous aider , Lorfqua la fortuné cruelle On fc trouve pré: dc céder.  ^ig L E G E N T I I H O M M * On voit fuir 1« amis quand le bonheur nous quitte II en .eft peu de vrais , & ce' fagc eut raifon , Voyant condamner fa maifon Que chacun trouvoit trop petite , Hélaï ! s-écria-t-il , dans ce petit logi's Que je ferois digne' d'envic ( Rien ne manquetoit plus au bonheur de ma vie, Si je pouvois 1'empÜr dc fincères amis. . Marthonide eut a peine ceffé de lire , que chaxun sëmpreffa pour louer le conté du Dauphin. Van fouhaitoit de pouvoir férvir comme lui fes amis ; 1'autre vouloit être métamorphofé en ferin. L'une envioit la beauté de Livorette , & 1'autre le mérite d'Alidor. Ah! s'écria la Dandinardière , ne vous arrèterez-vous jamais qu'a des fadaifes:? Y a-t-il rien au monde qui é^ale ia beauté & I'utilité de ces merveiileux puits oü l'on m lor dans des feaux de peau d'Efpagne? Je vous avoue que cetendroit m'enchante ;Ci je favois en quel keu on trouve cette ifle raviffante , je parwow rout a-l'heure pour y faire un pélerinage. Monfieur, dit Alain d'un air empreffé , j'aurois auffi bonne dévotion d'y aller avec vous j quand ) ai entendu lire ces belles chofes, 1'eau m'en eft venue deux ou trois fois ï la bouche ; vous ne faunez en confeience faire un plus beau voyage : e feau fera bien Iourd fi je ne le tire pas , j'ai 1«brasforts. Va,, va, dir la Dandinardière, tu es  Bourgeois. 419 trop poltron pour me fuivre dar.s un lieu fi périlleuxV ' Je ne fuis point poltron, dit Alain, témoin moil combat avec le charretier, & cinquante autres rencontres oü j'ai éré roué de coups. Hé bien, répliqua la Dandinardière d'un ton trcs-férieux, il faut voir fur Ia carte oü nous pourrons-^ècïier certe ifle,' & puis , nous nous en tirerons 3' nöfre honneur. Pour moi, dir madame du Rouet en 1'interrompant, je vous avoue que je fuis charmée & très-' furprife du rour galant que Marthonide a donné a ce nouveau conté. Je ne fuis pas fi malheureufe en venant eu ce pays-ci que je croyois 1'êrre, ajouta madame de Lure d'un ton précieux, car enfin je ne pouvois pas mefïgurer qu'il y eüt une once de bon-fens en province, a moins que ce ne fut dans celle oü 1'ardeur du foleil rafine la cerveile. Vraiment , vraiment, dit madame de Saint-: Thomas d'un air impatient, vous nous la donnez belle, mefdames de Paris, quand vous nous croyez fi bètes! C'eft 1'opinion la plus erronnée qui foit au monde , dit la Dandinardière , il ne faur que vous voir & vous entendre pour en juger plus fainement, & tout ce que j'ai connu i la cour, doit baiifer le pavillon devantces illuftres ici. J'ai quelque léger deffein, mon cher parent,' ajouta la veuve, de m'y établir. Je voudrois trou-  4,o L e Gentilhomme ver une groife terre £ achetor. Combien , madame , dir le baron, y voulez-vous mettre ? Hé 1 dit-elle , cela dcpend un peu du titre quëlle aura; je ferois affez aife que cefüt un marquifat, cn ce cas-la j'y mettrois jufqu'a fept mille francs. Jufqua fept mille francs, madame, dit le vicomte , vous n'y penfez pas ! Quoi, monfieur sëcna- t-elle, un marquifat de province pourroitil valoir davantage ? on les donne a Paris, on les jette a la tête, on ne fait qu'en faire. Pour moi je vous avoue que je ferois prefque honteufe d'être marquife , & ü n'y auroit qu'un bon marché qui put m'y réfoudre. Mais enfin, fi vous en favez quelqu'un, je vous ferai obligée de me lënfeigner, paree que j'ai de 1'argent dont je ne fais que faire: il eft vrai que je pourrois acherer quelqu'hötel a Paris , l'on eft bien aife d'être logé chez foi; & comme je vois toute la cour & toute la ville, cela me met dans de certains engagemens oü bien d'autres ne font pas. Eft-il poffible, madame, dit le prieur, que vous faffiez votre compte d'avoir un hórel'pour fept mille francs? je vous affure que nous n'aunons pas ici une chaumière pour un prix fi modique. Ho! monfieur le prieur, dit madame de Lure , je vois bien que vous ne favez pas ce que cela vaut; cëft un peu de peine perdue de vous  Bourgeois. 4^ kdire.Conftamment,repritla Dandinardière d'un air le plus malin qu'il pouvoit affecter, les abbés fe mèlent de tout, Sc bien fouvent ils ne favent pas ce qu'ils difent. Vous avez votre refte, monfieur le prieur , dit le vicomte en fouriant. Il eft vrai, répondit il, je ne m'y ferois pas attendu de Ia part de mon ami monfieur de la Dandinardière ; mais nous fommes dans un tems oü l'on facrifie fes meilleurs amis pour avoir le plaifir de dire un bon mot. Pour moi, ce n'eft point mon caractère , s'écria Virginie d'un ton méthodique, je veux que l'on foit attentif fut 1'effentiel Sc fur la bagatelle. Ha! belle Virginie, ditle gentilhomme bourgeois, je fuis perdu , & phls que perdu, fi vous êtes conrre moi ; 1'afcendant que le ciel vcus a donné eft tel a mon égard, que je ne me rrouve plus capable de me défendre dès que vous m'attaquez; il y a bien paru , hélas! depuis que je fuis dans ce chateau. J'y ai été conduit, ma chère coufine, dit-il, en s'adreffant a madame du Rouet, par 1'aventure Ia plus étrange & la plus furprenante qui puiife jamais arriver a un homme de qualité ; je vous la conterai en particulier, car il ne feroit pas jufte de fatiguer ces dames d'un tel récir. Tout ce que je peux vous dire, c'eft que j'ai un ennemidans ce canron, quiemploie contre moi le fer Sc le feu, les enchantemèns & les dé-  '43 * L e Gentilhomme tnons. Que me dites-vous la, mon couiïn ? c'étoit: la veuve ; je fuis effrayée d'un tel prélude. Ces dames & ces meftieurs , reprit notre genrilliomme, peuvent rendre témoignage de ce que j'avance, & peuvent dire en même tems avec quelle vigueur j'ai foutenu de telles incartades. Leroc, oui, le roe nëft pas plus ferme que moi, c'eft ce qui met mon ennemi au défefpoir. Enfin il cherche les raoyens de me faire fuccomber par des trahifons inouïes. En vérité , monfieur, dit madame de Lure, je voudrois a préfent ne vous avoir jamais vu, je crains fi fort qu'il ne vous arrivé quelque malheur, que je n'en dormirai pas cette nuit. Mon fort eft bien digne dënvie, répartirgalamment la Dandinardière, il me femble que je n'ai plus rien a craindre puifque vous vous intéreffez dans ma forrune. Voici des demoifelles, dit le vicomte , en montrant Virginie & Marthonide , qui n'y prennent affurément pas moins de part; & fi monfieur de Villeville prétendoiten mal ufer, elles auroient peut-ëtre affez de pouvoir pour arrèrer fes violences. De qui me parlez-vous , dit la veuve? d'un Gentilhomme , continua le vicomte , qui auroit du mérite s'il nëroit pas lënnemi de norre ami. Vraiment, dit-elle , je 1'ai vu , il me revient tout-a-fait. Il vous revient, reprit la Dandinardière, en fron-' cant  Bourgeois. 433 $ant Ie fourcil, vous vous moquez de moi ? c'eft un campagnard avec qui je ne voudrois pas faire comparaifon, Sc je fuis furpris qu'une femme aufli-bien ctoffée que vous,puifle convenirqu'un homme de cette trempe ne lui déplait pas. La du Rouet qui avoit un penchant fecret pourVille ville, fe trouva éttangement blelfée de ce que fon coufin difoit. Et qui êtes-vous donc , M. de Ia Dandinardière , lui répondir-elle d'un air fee ? Semble-t-il pas que votre tranfplantation de rue SaintDenis au bord de la mer, vous autorife a. chanter pouille a tout Ie genre humain ? Ah, ah! petite dame de nouvelle édition, s'écria-t-il tout rouge de colère, il vous fied bien vraiment, de prendre parti contre moi; fans mon argent, feu votre père , de glorieufe mémoire , auroit vu le pilori de prés. Quelle infolence , dit-elle ! mon père n'a fouffert que par la banqueroute du vótte. La difpute commencoitfur un ton fi vigoureux, que les auditeurs jugèrent quëlle alloit fe poufler trop loin, Sc que madame de Saint-Thomas, toujouts a 1'affut, pour découvrir la véritable origine du Gentilhomme Bourgeois, en apprendroit plus qu'on ne vouloit par des injures qu'ils étoient fur le point de fe débiter; chacun s'intéreffa pour rétablir la paix entrëux. Madame de Lure ne fut pas une des dernières a concilier les efprits aigris,' lome IV. E e  454 Le Gentilhomme' Elle ne vouloit point qu'il füt dit dans la prc£ vince, quëlle s'étoit fait accompagner par une bourgeoifejmais 1'aigreur entre la veuve & Ia Dandinardière étoit déja des plus violentes : ils gardèrent pourtant leTdence par honnêteté pour la compagnie , & a. la prière de leurs amis communs, quoique l'on püt lire dans leurs yeux 1'indignation qu'ils avoient 1'un pour 1'aurre : de tems en tems ils faifoient de petites digreffions ; oü, fans nominer perfonne, l'on voyoit bien qu'ils ne' s'épargnoient pas. Le baron jugea que pour le meilleur, il falloit les éloigner, comme deux dogues .toujours prêts a fe mordre. Vousneferez peut-ètte pas fachées, mefdames , leur dit-il, de retoumer dans le petit bois oü vous avez été ce matin ? II eft vrai que lafituation en eft infiniment agréable, dit la veuve , j'aime la mer a la folie , & j'approuve beaucoup lacoutume des Vénitiens qui 1'époufent tous les ans. Mais fi j'étois la femme du Doge, je voudrois 1'époufer auffi, ou tout au moins faire quelque alliance d'amitié avec elle. En di-: faut ces mots, elle fe leva fans regarder la Dandinardière , & fut prendre fous le bras madame de Sainr-Thomas, lui difant : Allons, ma bonne , nous récréer un peu au bord de lëlément indocile.  Bourgeois. 4 j f r La baronne retira rudement fon bras, & lui dit quelle pouvoit bien fe foutenir fans s'ap-» puyer fur elle. La veuve qui étoit déja de mauvaife humeur contre le petit Bourgeois, fe fentit fort piquée de la manière dont la baronne en üfoir. En vérité , dit-elle, il y a des gens fi peu' gracieux , qu'ils n'offrent que des épines. Je vous entends, dit la baronne, car elle fe piquoie de relever rout avec hauteur , vous prétendez , madame, être la rofe, & que je fuis 1'épine? Oh. bien! fi vous êtes rofe , cëft affurément rofe fanée. Vos manières font infultantes , madame répondit la veuve en rougiffant, fi j'avois cru être recue d'un tel air, je me ferois paffee d merveille de vous faire 1'honneur de venir chez vous. Er moi fort bien paffee de vous voir, dit la baronne, qui ne vouloit pas avoir le dernier, Eh, mon Dieu! quelles argoteries, s'écria madame de Lure ! eft-il poffible que des femmes de qualité & de bonfens s'amufent a cela? Je vous prie, madame , dit la baronne , de parler a votre écot, je ne fuis point une argoteufe. De bonne foi, ma femme dit M. de SaintThomas, vous avez bien envie aujourd'hui de me donner du chagrin ? Je vous le confeille, monfieur, rcpliqua-t-elle, en le prenanr fur un ton trois fois plus haut, je vous le confeille, vous- Ee ij  ïf.jö Le Gentiihommï prendriez le parti du grand Ture, pourvu que ce füt contre moi, je le fais depuis maintes années : mais une bonne féparation de corps Sc de biens me mettra en repos pour le refte de ma vie; fi mon grand père vivoit encore, il pleureroit avec des larmes de fang, de me voir fi mal atifée d'un mari; le pauvre homme difoit toujours qu'il me vouloit faire baillive ou duchefle. La-deffus elle fe prit a pleurer , comme fi l'on avoit enterré tous fes parens Sc tous fes amis. La difcorde aux crins hériffes fembloit avoir établi fon féjour clans la maifon du baron de Saint-Thomas, tout y grondoit, tout y boudoit; il ne répondit Tien a fa femme , car cela n'auroit jamais finL II engagea les dames a defcendre dans le bois, la baronne refta avec la Dandinardière; ils fetrouvèrentence moment un efprit deconfiance 1'un pour 1'autre, qu'ils n'auroient jamais eu faas leur dépit contre madame du Rouet. Voulez-vous, dit la baronne, que je vous parle a cceur ouvert ? Vous me ferez beaucoup d'honneur, répondit le Bourgeois. Je trouve, dit-elle , que votre couiine eft une impertinente créature. Ma coufine, reprit-il, ho! Madame , elle ne mëft rien; ce font de ces coulines.... la.... vous m'entendez bien. Si je vous entends, dit-elle, j'ai lëfprit d'inteJligence plus que femme qui foit en Eu-  Bourgeois. 437 rope; un mot, un rien me fait deviner toute une hiftoire , fans qüil y manque une voyelle. Que l'on eft heureux, s'écria la Dandinardière , d'avoir une femme d'un fi grand mérire! fi le ciel m'en avoit pourvu d'une femblable , Je 1'adorerois comme les Chinois adorent leurs Pagodes; je baiferois fes petits petons; je mangerois fes menotes. Vous voyez cependant, dit la baronne , de quel air en ufe mon mari; il faut que je vous le dife, monfieur de la Dandinardière ; il n'y a jamais eu un homme moins complaifant que lui, il fait le doucereux & 1'agréable, mais le fond dii fac eft bien amer : pour moi, je fuis née avec une forte de politeffe qui s'accommode mal des brufqueries. Je vous en livre autant, dit la Dandinardière , l'on auroit mon ame par de certaines manières engageantes ; & quand on le prend fur un autre ton, je deviens de fer; tous les démons, les efprirs follets, les forciers, les magiciens, les enchanteursjloups-garous & autres ne viendroient pas a bout de moi. Ah! que je vous aime, s'écriar elle , nous avons été faits vous & moi fur un même modèle , & puis 0111'a caffé. Voila mon humeur, je m'y reconnois ; mais je reviens a ce que vous m'avez dit il n"y a qu'un moment; quoi donc, cette veuve n'eft pas votre parente ? Hé ? «non Dieu, non , madame, reprit-il d'un air im» E e iij  438 Le gentiihoi.ime patiënt, je vous lal dit & vous Ie dis encore; elle avoit un de fes oncles auquel j'avois confié I'inrendance de ma maifon ; elle étoit jeune & jolie; elle venoit fouvent le voir; j'étois jeune auffi, & je contois toujours mille fornettes. Fi, fi, monfieur, s'écria t-elle ; je ne veux point cju'une femme comme cela puiffë fe vanter de me connoirre , je vais lui dire tout-a-l'heure que fi elle prononce jamais mon nom, nous aurons mailles a départir enfemble. Vous prenez les chofes trop au pié de la lettre , répliqua le bourgeois , je ne prétends point oppiimer la verru de madame du Rouet; tout ce que j'ai dit roule fur la différence qu'il y a entre fa qualité & la mienne : car au fond, madame , fi l'on fe piquoit de tant de rigidité , & que les femmes, pour fe pratiquer, fulfent obligées de faire preuve de leurs vie & mceurs, comme Ton fait a Malte de fa nobleffè, le fiècle eft fi corrompu , que la plupart des dames vertueufes palferoient leur vie toutes feules. 11 faut fe relacher un peu fur le qu'en dira-t-on. Vos maximes &c les miennes, monfieur de la Dandinardière , dir la baronne , roulent fur différens principes , ainfi vous me permettrez de ne vous en pas croire. Mon Dieu i madame, dit-il, voulez-vous faire un charivari qu[ va de'fukï votre époux? C'eft la ce que je  Bourgeois. 439 therche, dit-elle, vous avez vu vous-même le travers qu'il a pris avec moi fur cette bourgeoife; jeprétends en avoir le cceur net, car je crois quil kconnoit depuis long-tems. Comme ils parloient ainfi de bonne amirié, Alain vint les interrompre; il avoit un air égaré qui furprit fon maitre , il s'approcha de fon oreille & lui dit: monfieur , il s'agit de plier bagage pour 1'autre monde , Villeville eft dans le bois qui rit & jafe comme s'il n'avoit aucune peur de vous; j'étois caché derrière un arbre , d'ou il m'étoit bien aifé de le voir ; il eft encore plus grand qu'il n'étoit d'une coudée. La baronne remarqua que les nouvelles d'AIain alréroient la tranquillité de la Dandinardière; elle fortit auffi-tot avec un je vous incommode peut-étte , & le petit homme , ravi de fe trouver en liberté, demanda a fon valet s'il étoit bien certain d'avoir vu Villeville. Ne vous flattez point la-dcffiis, monfieur, je 1'ai vu comme je vois mon pié , lui dit-il: je vais vous conter toute 1'hiftoire : quand ces dames font forties de votre chambre, je me fuis trouvé dans ce petit paifage noir, oü l'on ne voit prefque goutte, j'en ai entendu une qui difoit a ces meffieurs : c'eft un craffeux qui éroit mon marchand dans la rue Saint - Denis ; ii avoit dès ce tems-la une E e iv  44o Le Gentilhomm' mclination particuliere a contrefaire 1'homme dé qualité; l'on s'en donnoit la comédie tous les jours; & comme j'achetois beaucoup chez lui a crédit, je m'en réjoiüiïbis plus fouvent qu'une autre , & je 1'appelois mon coufin pour du tems; car nous autres femmes de la cour, nous n'avons pas toujours de 1'argent comptant : elle a die encore cent autres chofes, dit Alain , que je n'ai pu rerenir. Je te tiouve feulement la mémoire bonne a 1'égard de celle-ci, répondit fon maïtre ; car je connois bien au ftyle que tu y mets du tien. Moi, monfieur! continua Alain, j'aimerois mieux être pendu comme un faux-faunier que d'avoir menti; je vous répète des mots que jëntends auffi peu que le grimoire ; mais pour en revenir a ces dames, je les ai fuivies tout doucement, tout doucement, & me fuis fourré proche d'ellesi chacune caufoit a fa mode, lorfque l'on a entendu un cheval qui faifoit patata: tout le monde a regardé,; c'étoit ce hargneux de Villeville qui s'eft précipité par terre pour les faluer; & moi tout tremblant je me fuis retiré a. quatre pattes pour vous en avertir. Voila une affaire qui mérire beaucoup d'attention , s'écria la Dandinardière, mon ennemi s'accoutume a paroitre dans ce canton ; il y a paffé ce matin, il y revient ce foir; il en conté  Bourgeois. '441! a la veuve, elle mën veut. Alain, pourquoi n'as-tu pas de cceur ? Er quand j'en aurois , monfieur, répliqua-t-il, qu'eft-ce que nousferions? Tout ce que nous ne ferons pas , dit le Bour- ■ geois , car je fais que tu en manques. De quoi me ferviroir de faire des projers avec roi? le meilleur de tous , c'eft de fonger a la retraiteCe n'eft point trop mal dit, monfieur, ajouta Alain, auffi-bien ce défefpéré de maïtre Robert nous fera encore quelque pièce. Mais commcnt ferons-nous, dit la Dandinardière, car fi l'on nous épie fur le chemin, nous fommes perdus! Monfieur, dit Alain, un peu de patience, je vous mettrai dans norre charrette Sc votre hypo-, thèque par-deftus qui vous cachera a merveille.' Dis bibliothèque , rnalheureux , interrompit la Dandinardière; cela n'eft point mal penfé , mais retourne dans le même lieu ou tu as vu Villeville , afin de me venir dire s'il y eft. Alain le quitta , Sc fut vers une allée obfcure jufqu'auprès de la compagnie qui étoit encore dans le boisj il vit que lënnemi de fon maïtre s'en étoit allé il regarda foigneufement de tous cbtés, Sc vint lui dire enfuite qu'il n'y avoit plus rien a craindre , que le mangeur de petits enfans étoit partij II s'écria a ces mots : allons, allons joindre de nouveaux lauriers a ceux que j'ai déja. Donne^ .  44* Le Gentilhomms moi mes armes & mes bottes, va feller mon petit Bucefale : Ah ! ah ! l'impiiderit, il vient oü je fuis, je lui apprendrai de quel bois je me chauffe. Alain le regardoir, fort étonné, Eft-ce donc tout de bon, monfieur, lui dit-il, que vous voulez vous armer? votre tête eft encore bien malade, & 1'aventure du lit a beaucoup endommagé vos pauvres épaules. La Dandinardière feignit de ne pas écouter Alain , & faifant comme s'il fe fut entretenu luimême : Mais aux ames bien nées, difoir-il, la vertu nattend pas le nombre des années. Puis , continuant, il s'écrioit d'un air vif & courageux: Paroiffei Navarrois, Maures & Cajlillans. II conrinuoit ainfi de répéter des endroits du cid, Sc fe favoit un gré admirable de 1'heureufe fécondité de fa mémoite. Pendant qu'il sëxcitoit a fe battre il fe trouva armé , puis monta fur fon palefroi qui étoit beaucoup plus gai que lui, paree qu'il y avoit plufieurs jours qüil mangeoit de bonne avoine. II fautoit & faifoit le mauvais. Le Dandinardière ne laiffa pas de prendre le chemin du bois, fa lance a la main, dont il donnoit d s coups fi terribles contre les branches, qüil en tomboit plus de hannetons que de feuilles en automne. Le grand bruit qu'il faifoit, obligea toutes les dames de fe tourner.  Bourgeois. 44$' Son équipage les furprit, elles s'éclatèrent de the; la veuve particulièrement, qui ayant les dents encote affez belles , ouvroit fa bouche de toute fa force pour les montrer, & tout rerentiffoit de fes ah, ah , ah. La Dandinardière, qui lui en vouloit, ttouva fort mauvais quëlle fe moquat de lui. II cherchoit a fe fignaler , & voyant fes cornettes fort hautes & fort garnies de rubans couleur de rofe, il enleva avec fa lance fon bonnet tout coërfé , comme on enlève le faquin quand on court les têtes. Celle de madame du Rouet demeura nue, elle n'avoit point de cheveux, car elle éroit un peu muffe; mais elle métamorphofoit en blond dënfant cette couleur trop ardenre. L'on peut juger de fon dépit & de fon affliction. Elle pouffa de longs cris après fa coëffure , la plus chère & la plus faine partie dëlle-même. Le petit cheval ombrageux & gaillard fut effrayé des cornettes qui pendoient devant fes yeux, & du bruit de la dame qui venoit de les perdre, il prit le galop malgré fon maure , & puis le mors aux dents; les efforts de la Dandinardière , pour 1'arrêter , n'auroient fervi de rien, fi Villeville , qui venoit de quitter toute cette compagnie , & qui s'étoit arrêté en paffant pour parTer a mairre Robert, nëüc tourné la tête. 11 refta furpris de voir le  444 Le Gentilhomme. gentilhomme bourgeois dans un fi grand péril \ if arrêta fon cheval , & profitant de cette occahon pour exécuter le projet qu'il venoit de faire avec Je vicomte & le prieur: Allons, dit-il, en metrant I'épée a Ia main, monfieur de la Dandinardière , il faut tout-i-l'heure nous couper la gorge. Le pauvre homme étoit déja fi effrayé , qu'il n'avoit pas la force de parler; mais quand il vit une épée briller a fes yeux, il eft certain qüil en penfa mourir. Je ne me bats point, répondit-il, après un quart-d'heure de filence & de réflexion, je ne me bats point quand je fuis armé, j'y aurois trop d'avantage, & je fuis trop honnète homme. Trève d'égards, dit Villeville en lui mettant la pointe de fon épée jufques fur la gorge: Ah ï maitre Robert, je fuis mort s'écria la Dandinardière en fe laiifant tomber, viens me faigner. Hé! mon bon monfieur de Villeville, ne me tuez pas, continua-t-ii, je vous demande Ia vie:fi mon habit de guerre vous déplait, j'y renonce pour le refte de mes jours. Une feule chofe peut vous fauver de ma fureur, dit Villeville , je vous laifle vivre , pourvu que vous me donniez parole d'époufer mademoifelle de Saint-Thomas; Nommez laquelle , répondit promptement Ie pauvre la Dandinardière, car, fi vous 1'ordonnez,'  Bourgeois. 445 je les épouferai toutes deux, Sc même Ie père Sc la mère. Je vous laiffe choifir entr'elles, continua Villeville \ mais fi vous manquez a profiter de 1'honneur que je veux vous procurer , comptez que je vous tue, fufiiez-vous a cent piés fous terre. Le Bourgeois fe trouva le plus heureux de tous les hommes , dën être quirte a fi bon marché ; il fe releva tout tremblant, Sc fe profterna aüx piés de fon redoutable ennemi, 1'affurant qn'il feroit jufqu'a 1'impoflible pour lui obéir. II lui demanda fa viócorieufe main a baifer, Sc Villeville la lui donna d'un air grave. Je fuis d'avis, lui dit-il, de faire pour vous la demande de Virginie a M. de Saint-Thomas; il en aura plus de difpofition a vous 1'accorder, quand il verra que je vous pardonne Sc que nous allons être amis. Vous êtes le maïtte , répondit le Bourgeois, je tiendrai tout ce que vous réglerez avec lui. Villeville muni de cette parole, revint fur fes pas, Sc tirant Ie vicomte Sc le prieur a part: il ne faut plus, leur dit-il, mettre maïtre Robert fur la fcène , & ménager une rencontre entre Ia Dandinardière & moi. Le hafard a fait tout feul ce que nous n'aurions pu faire qu'avec beaucoup de duin. II leur raconta la-deffus 1'aventure qu'il  44* Le GentilhommI venoit d'avoir, & ce qui l'avoit fuivte. Ces deu* meffieurs n'en eurent pas moins de joie que lui. Ne perdons pas un moment, dirent-ils, pouc conclure le mariage. Ce qui nous embarrafle, c'eft la veuve, qui aimera mieux n'êtf e plus en colère contre fon coufin, & fe mêler de le confeiller contre nos intéréts. Que cela ne vous inquiette point, dit Villeville, j'ai quelque léger afcendant fur elle, je vais lëntretenir de nos deffèins, elle fera ravie de cette confidence, óc nous fecondera a merveille. 11 ne s'étoit pas trompé: pendant qu'il s'approcha d'elle, le vicomte paria a M. de SaintThomas, qui recut agréablement la propofition. Madame de Saint-Thomas y donna les mains par un effet de caprice, qui ne la laifloit guère long-tems dans la même fïtuation, & Virginie y confentit avec joie, étant ptévenue que la Dandinardière étoit un petit héros qui feroit da grands exploits de bravoure , & quëlle auroit le plaifir de faire chanter Apollon & les Mufes en fa faveur. Ainfi tous les efprits qui avoient été dans la difcorde quelques heures auparavant, fe trouvèrent réunis quand le bon la Dandinardière arriva encore fort ému & tremblant: on le recut a bras ouverts, chacun travailla a lui faire oublier la cataftrophe de/on combat; l'on eut même 1»  Bourgeois.' 447 difcrétion de n'en point parler devant lui, & de louer excellivement fon mérite. II fit la demande de Virginie en forme; on 1'écouta favorablement, le vicomte propofa de retourner dans la maifon pour drefler les arricles. Mais de quelétonnement Alain, le fidelle Alain , refta-t-il frappé, quand il vit les agneaux & les loups bondir enfemblc dans Ia plaine! Je veux parler de la Dandinardière & de Villeville , qui sëmbraffoient a rous momens, & qui fe touchoient dans la main de la meilleure amitié du monde. II ouvroit les yeux & la bouche , tenoit un pié en l'air, n'avancoit ni ne reculoit: enfin il étoit dans la dernière furprife. Ce fut bien autre chofe, quand on lui dir que fon maïtre alloit époufer Virginie , & que c'étoit monfieur de Villeville qui lui avoit ménagé ce bonheur. 11 chanta & danfa fur le champ le branie de ïa mariée, & réjouit toute la compagnie par fes fimplicités. La Dandinardière fut défarmé : mefdemoifelles de Saint-Thomas s'en acquittèrent a peuprès comme les Dulcinées dont parle don Quichotte -y on le couronna de rofes , chacun le nomma 1'Anacréon de nos jours , la joie des bonnes compagnies, le petit-maitre en détrempe: mais le baron, qui commencoit a s'y incérefler  '44§ L e G e n t i 1 h o m m 2 véritablement, ne rioit pas erop de ces plaifanteries. II pm même Ie vicomtej Ie pr]eur & Villeville, de le regarder comme un homme qui alloit être fon gendre. Ils entendirent ce qu'il vouloit leur dire, & le ménagèreht davantage. Dès le fon même les pauvres poulets de Ia bafle cour & les pigeons du colombier furent mis a mort, pour fervir au repas. Tous les chaffeurs des environs donnèrent peu de quartier aux perdreaux , le baron fit les frais de la nóce , la dot n'alla pas plus loin j on préconifa le don de faire des contes , & les efpérances futures s'affignèrent la-deffus. la Dandinardière en fut fatisfair, au moins il feignit de 1'être, car il craignoit V-lleville , & fans lui 1'hymen n'auroit jamais réu/ïi. Virginie amena fa fceur dans fon nouveau ménage. Le jour étant pris, la charrerte de hvres, avec les trois Sdons qui en étoient chargés, marchoient a la tête du cortège. Le Bourgeois montoit fon petit cheval, & Alain le fuivoit, portant fes armes en trophée. Virginie & fa' fceur , d'un air d'Amazones , alloient après , montées tant bien que mal. La veuve, qui ne haïïToit point Villeville, fe mit en ttoufle derrière lui. La précieufe baronne & madame de Lure étoient dans une petite chaife roulante qu'une  B o H g i o i Si 44jjl quune jurhent poulinière trallioit. La cavalcade étoit fermée par le refte des mefireurs; & pac plufieurs parens qui s'étoient rendus a la fete* II faudroit bien du tems pour décrire tout ce qui s'y paffa. Je crains d'avoir abufé de la patience du le&eur. Je finis avant 'qu'il mé dife de finir. Fin du quatrüme Volumet, 'Terne IK Ff  '45*' TABLE DES CONTES, T o m e quatrieme. Contes des Fées, par madame la comtefle d'Aülnot, jB elle-Belle, ou le Chevalier Fortuné, p. ii Suite du Gentilhomme Bourgeois , 79. Le Pigeon & la Colombe , 91; Suite du Gentilhomme Bourgeois", La princejjè Belle-Etoile & le Prince Chéri 179. Suite du Gindlhomme Bourgeois, z6j* Le Prince Marcaffin , 395» Suite du Gentilhomme Bourgeois J 3 j 6. Le Dauphin , 3 71 • Conclujïon du Gentilhomme Bourgeois, 418. F I N.