L E C A B I N E T DES F Ê E S.  CE VOLUME C O NT IE NT Les FJes , Contes des Contes , par Mademoifelle êe la Force, S a v o i r : Plus Belle quc Fee. Perlinette. L'Enchanteur. Tourbillon. Vert & Bleu. Le Pays des Délices. La PuifTance d'Amour. La Bonne Femme. Les Chevaliers Errans et le Génie Families. , par Madame la Comte/Te d'Aulnoy.  LE CABINET DES F É E S, O u COLLECTION CHOISIE DES CONTES DES FÉES, ET AUTRES CONTES MERVEUXEUX, Ornés de Figures. TOME SIXIÈME. A AMSTERDAM, Etfe trouvea PARIS s RUE ET HOTEL SERPENT E. M. DCC. LXXXV.   PLUS BELLE QUE FEE, CONTÉ. XL y avoit une fois dans I'Europe un roi, q[fi ayanc eu déja quelques enfans d'une princefli qu'il avoit époufée , eut envie de voyager & d'aller dun bout £ 1'autre de fon royaume, II sanêtoit agréablement de province en province & comme il fut dans un beau chateau, qui étoit * lextFém»é de fes états, la reine fa femme y accoucha, & donna la vie 4 une %, qui paruc fi prodigieufement belle au moment de fa naiffance, que les courtifans, foit pOUr fa beauté ou par envie de faire leur cour , la nommèrent Plus Belle que Fee: 1'avenir fit bien voir qu'elle méntoit un nom fi illuftre. A peine la reine fut, elle relevée de couche, qu'il fallut qu'elle fuiyït le roi fon mari, qui partit en diligence pour aller défendre une proyincg élpignée que fes ennemi« attaquoienr. Terne Fl, &  ^ Plus Belle que Fee. On laiffa la petite Plus Belle que Fée avec fa gouvernante , Sc les dames qui lui étoient nécelfaires j on 1'éleva avec beaucoup de foin, Sc comme fon père eut a. foutenir une longue Sc cruelle guerre, elle eut le loiiir de croitre Sc d'embellir. Sa beauté fe rendit fameufe par tous les pays circonvoifins -y on ne parloit d'autre chofe, & a douze ans on 1'eüt plutöt prife pour une divinité, que pour une perfonne mortelle. Un frère qu'elle avoit la vint voir pendant une trève, & fe lia avec elle d'une parfaite amitié. Cependant la renommee de fa beauté & le nom qu'elle portoit irritèrent tellement les fées contr'elle, qu'il n'y eut rien qu'elles ne penfalfent pour fe venger de 1'orgueil de fon nom, $c pour détruire une beauté qui leur caufoit tanr de jaloufie. La reine des fées n'étoit pas une de ces bonnes fées , qui font les prote&rices de la vertu, & qui ne fe plaifent qua bien faire. Après le cours de plufieurs fiècles, qu'elle étoit parvenue a la royauté par fon grand favoir & par fon artifice, le nombre de fes ans 1'avoit rendue fort petite , & on ne Pappeloit plus que Nabote. Nabote aflembla donc fon confeil , & lui fit favoir qu'elle avojt réfolu de venger tant de belles perfonnes qu'elle avoit dans fa cour , Sc toutes celles qui étoient par toute la terre, qu'elle  Pi.vs Beue qbe Fh. 5 vouioir s'abfenter Sc aller elle-même voir & ravir cette beauté qui faifoit un bruit fi défavantageux a leurs charmes : ainfi fut dit, ainfi fut fait. Elle partit, Sc prenant des vêtemens firnpies, elle fe tranfporta au chateau qui renfermoit cette merveille. Elle s'yrendir bientöt familière, Sc engagea, par fon efprit, les dame« de la princeflfe a la recevoir parmi elles. Mais Nabote fut frappée dun grand étonnement quand, après avoir confidéré le chateau, elle reconnut, par la force de fon art, qu'un grand magicien 1'avoit conftruit, Sc qu'il y avoic attaché telle vertu , que, de toute fon enceinte & de fes promenades , on n'en pouvoit fortir que volontairement, & qu'il n'étoit pas pofïïble de fe fervir d'aucunes fortes de charmes contre les perfonnes qui 1'habitoient. Ce n'étoit pas un fecret ignoré de la gouvernante de Plus Belle que Fée, qui, connoilfant bien le tréfor fans prix qui étoic confié a fes foins, vivoit pourtant fans crainte, fachant que perfonne au monde ne pouvoit lui ócer cette jeune princelTe, tant qu'elle ne fortiroit pas du chateau ni «les jardins. Elle lui avoit défendu expreffément de le faire , & Plus Belle que Fée, qui avoit déja beaucoup de prudence, n'avoit garde de manquer a, cette précaution. Mille amaiis, qu'elle avoit, tentoient des effortj Ai  4 Plus Belle que Fée. inutiles pour 1'enlever; mais vivant afliirce, elle ne redoutoit point leur violence. II ne falut pas beaucoup de tems a. Nabote pour s'inlinuer dans fes bonnes graces j elle lui apprenoit a faire de beaux ouvrages, & pendant un travail qu'elle rendoit divertnTant, elle lui faifoit des hiftoriettes agréables, elle n'oublioit rien pour la divertir, & elle lui plaifoit fi naturellement, qu'on ne les voyoit plus Tune fans 1'autre. Nabote, dans tous fes foins, n'étoit pas moins occupée de fa vengeance j elle cherchoit le moyen de féduire Plus Belle que Fée, & de 1'obliger, par finelfe, a mettre feulement le pié hors du feuil des portes du chateau ; elle étoit toujours préparée a faire fon coup & a 1'enlever. Un jour, qu'elle 1'avoit menée dans le jardin ou de jeunes filles , aprcs avoir cueilli des fleurs, en ornoient la belle tête de Plus Belle que Fée, Nabote ouvrit une petite porte qui donnoit fur la campagne, & 1'ayant palfée, elle faifoit cent lingeries , qui faifoient rire la princefTe Sc la jeune troupe qui 1'envirqnnoit, quand tout-d'uncoup la méchante Nabote fit femblant de fe trouver mal, & le moment d'après elle fe laifla tomber comme évanouie. Quelques jeunes filles conrurent a fon fecoursj Plus Belle que Fée y  Plus Belle queFée. 5 vola , & a peine la malheureufe fut-elle hors de cetce fatale porte, que Nabote fe releva, la faifit d'un bras puilfant, Sc faifant un cercle avec fa baguette, il fe forma un brouillard épais & noir, qui s'étant auffi-töt diffipé, la terre s'ouvrit : il en fortit deux taupes avec des ailes de feuilles derofes,qui trainoient un char d'ébeine, Sc fe mettant dedans avec Plus Belle que Fée, elle s'éleva en Fair, & le fendk avec une vïtefle incroyable, fe perdant incontinent aux yeux des jeunes filles, qui, par leurs pleurs & leurs cris , annoncèrent bientót dans tout le chateau la perte qu'on venoit de faire. Plus Belle que Fée ne revint de fon étonnement, que pour tomber dans un plus épouvantable j la rapidité avec laquelje ce char voloit en Fair l'avoit tellement étourdie, qu'elle en avoit prefque perdu la connoiiTance : enfin, reprenant fes efprits, elle baifia les yeux. Qu'elle fut effrayée de ne trouver au-deflous d'elle que 1'étendue prodigieufe de la vafte mer ! elle fit un cri peixant, fe tourna, & voyant prés d'elle fa chère Nabote, elle 1'embrafia tendrement, Sc la tenoit ferrée entre fes bras, comme on a coutume de faire pour fe ralfurer. Mais la fée la repoulfant rudement : retirez-vous , petite effrontée, lui dit-elle , reconnoilTez en raoi votre plus mortelle ennemiej je fuis la reine des fées, A j  6 Plus Belle que Fée. vous m'allez payer Finfolence du nom orgueil- leux que vous portez. Plus Belle que Fée, plus tremblante a ces paroles que fi la foudre fut tombée a fes piés, en eut plus de frayeur encore que de 1'horrible route qu'elle tenoit. Le char fondit enfin au miheu de la cour magnifique du plus fuperbe palais qui fe foit jamais vu. L'afpeót d'un fi beau lieu rafiliroit un peu la timide princefie, fur-tout quand , a la fortie de ce char, elle vit cent jeunes beautés qui vinrent toutes courtoifement faire la révérence a la fée. Un fi riant féjour ne fembloit pas lui annoncer d'mfortune; elle eut même une confolation, qui ne manque guères de flatter dans un aufli grand malheur que le fien : elle remarqua que toutes ces belles perfonnes étoient frappées d'admiration en la regardant, & elle entendit un murmure confus de louange & d'envie, qui la fafatisfit merveilleufement. Mais que ce petit moment de vanité dura peu! Nabote ordonna impérieufement qu'on ótat les beaux habits de Plus Belle que Fée, croyant lui dérober une partie de fes charmes. On la dépouilla donc, mais Ia fureur de Nabote neut par la que plus a croitre. Que de beautés parurent au jour! & que de confufion pour toutes , les fées du monde! On la vêrit de méchans  Plus Belle queFée. 7 haillons j on eut dit dans eet état cue la beauté limpie & naïve vouloit triompher de la forte fut 1'étalage des plus grands ornemens j jamais elle ne fut plus charmante. Nabote commanda qu'on la conduisit au lieu qu*elle avoit ordonné, & qu'on lui donnat fa tache. Deux fées la prirent, & la firent paffer par les plus beaux & les plus fomptueux appartemens* que 1'on ,fauroit jamais voir. Plus Belle que Fée les confidéroit , malgré la vue de fa misère ; elle difoit en elle-même : quelques tourmens qu'on me prépare , le cceur me dit que je ne ferai pas toujours malheureufe dans ces beaux lieux. On la fit defcendre par un grand efcalier de marbre noir, qui avoit plus de mille marches : elle crut aller aux abimes de la terre , ou plutöt qu'on la conduifoit aux enfers. Enfin elle entr» dans un petit cabinet tont lambrifle d'ébène , oü on lui dit qu'elle coucheroit fur un peu de paille, & il y avoit une once de pain Sc une tafle d'eau pour fon fouper. De la on la fit pafler dans une grande gallerie , dont les murailles de haut en bas étoient de marbre noir , Sc qui ne recevoit de clarté que par celle qui venoit de cinq lampes de jais, qui. jetoient une lueur fombre , capable plutót d'épouvanter que de rafiiirer. Ces triftes murailles étoient tapiifées de toiles d'aasii- A 4  Plus Belle que Fée. gnées i depuis le haut jufqu'en bas, dont ia fatalité étoit telle, que plus on en ótoit , & plus elles fe multiplioient. Les deux fées dirent a la princelTe, qu'il falloit que cette gallerie fut nettoyée au point du jour, ou bien qu'on lui feroit founxir des fupplices efFroyables > & pofant une échelle i deux mains, & lui donnant un balai de jonc, elles lui dirent de travailler, & la laifsèrent. Plus Belle que Fée foupira 5 & ne fachant point le fort de ces toiles d'araignées , quoique la gallerie fut fort grande, elle fe réfolut avec courage d'obéir. Elle prit fon balai , & monta légérement fur 1'échelle. Mais, ö Dieu ! quelle fut fa furprife, lorfque penfant nettoyer ce mar* bre , & oter ces toiles d'araignées, elle trouva qu'elles ne faifoient qu'augmenter. Elle fe lafla quelque tems ; & voyant avec trifte/fe que c'étoit vainement , elle jeta fon balai , defcendit; Sc s'afféyant fur le dernier échelon de 1'échelle > elle fe mit tendrement a pleurer, & a connoitre tout fon malheur. Ses fanglots fe précipitoient fï fort les uns fur les autres, qu'elle n'avoit plus Ia force de foutenir fon beau corps , quand levant un peu la tête , fes yeux furent frappés d'une vive lumière. Toute la gallerie fut dans un inftant éclairée, & elle vit a genoux devant elle un jeune garcon fi beau & 11 agréable , qua 1'habillement * tés » elle le prit pour 1'amour : mais elle fe  Plus Belle que Fée. $ fouvint qu'on peignoir 1'amour tout nud , & ce beau garcon avoit un habit tout couverr de pierreries. Elle douta aulÏÏ* fi toute cette lumière ne partoit pas du feu de fes yeux, qu'elle voyoit fi beaux & fi brillans. Ce jeune homme la confidéroit toujours a genoux • elle s'y vouloit mettre auffi. Qui êtes vous , lui dit-elle, toute étonnée ? Etes-vous un dieu ? Etes-vous 1'amour ? Je ne fuis pas un dieu , lui répondit-il ; mais j'ai plus d'amout moi feul qu'il n'y en a dans le ciel ni fur la terre. Je fuis Pliraates, le fils de la reine des Fées , qui vous aime & qui veur vous fecourir. Alors prenant le balai qu'elle avoit jeté , il toucha toutes ces toiles d'araignées , qui devinrent auffi-tot un tifTlt d'or d'un ouvrage merveilleux, le feu des lampes demeura vif & lumineux ; & Phraates donnant une clé d'or a la princelfe : vous trouverez une ferrure 3 lui dit-il, au grand quarré de votre celluie, ouvrez-la tout doucement. Adieu , je me retire , de peur de me rendre fufpeét: allez vous repofer • vous trouverez tout ce qui vous eft nécelfaire j & mettant un genou a terre, il lui baifa refpeóhieufement la main. Plus Belle que Fée, plus étonnée de cette rencontre que de tout ce qui lui étoit arrivé dans la journée, rentra dans la petire chambre ; & cherchant a trouver cette ferrure , dont on lui avoit  io Plus Belle que Fee. parlé , en s'approchant du lambris , elle entendk «ne voix la plus aimable du monde, qui. fembloit fe plaindre avec douleur i elle crut que c'étoit quelque miférable comme elle qu'on vouloit tourmenter. Elle prêta curieufement 1'oreille. Hélas , que ferai je, difoir cette voix ? On veut que .je change les glands qui font dans ce boiffeau en des perles orientales. Plus Belle que Fée, moins furprife qu'elle ne Faufoit été deux heures auparavant , frappa deux ou trois petits coups contre les ais , Sc dit affez haut: fi Fon donne des peines ici , il s'y fait en même-tems des miracles j efpérez. Mais contez-moi , je vous prie , qui vous êtes , je vous dirai qui je fuis. Il m'eft plus doux de vous fatisfaire , reprit Fautre perfonne, que de continuer mon emploi. Je fuis fille de roi j on dit que je naquis charmante : les fées n'affiftèrent point a ma nauTance; vous favez qu'elles font cruelles a ceux dont elles n'ont pas pris la protecïion en naifTant. Ah ! je le fais trop, reprit Plus Belle que Fée : je fuis belle comme vous, fille de roi Sc malheureufe, paree que je fuis aimable, fans le fecours de leurs dons. Nous voila donc compagnes, reprit Fautre ? Mais êtes. vous amoureufe ? II nê s'en faut guères, dit affez bas Plus Belle que Fée ; continuez, reprit-elle rout haat, Sc ne me queftionnez plus. Je fus eftimée, poiufuivit 1'autre 3 Ia plus charmante chofe qu'il  Plus Belle que Fée. h y ait jamais eu, & tout le monde m'aima & me voulut pofleder ; on m'appelle Défiis : toutes les volontés m étoient foumifes, & j'avois place dans tous les cceurs. Un jeune prince , plus rempli de moi qu'aucun autre , s'attacha uniquement a moi: je le comblai d'efpérance & de fatisfaótion. Nous allions nous unir pour toujours 1'un a Fautre , quand les fées, jaloufes de me voir la paffion univerfelle , & ne pouvant fouffrir les agrémens qu'elles n ont pas donnés , m'enlevèrent un jour au milieu de ma gloire, & m'ont mife ici dans un vilain lieu. Elles m'ont dit qu'elles m'étoufferoient demain matin , fi je n'ai pas exécuté un ordre ridicule qu'elles m'ont impofé : dites-moi préfentement qui vous êtes. Je vous ai tout dit, reprit Plus Belle que Fée, a mon nom pres. On m'appelle Plus Belle que Fée. Vous devez donc être bien belle, reprit la princelfe Défirs ; j'ai grande envie de vous voir. Jen ai bien autant de mon cóté , repartit Plus Belle que Fée. Y a-t-il une porte qui donne ici; car j'ai une petite clé qui peut-être ne vous feroit pas inutile ? Lors cherchant, elle en trouva une, qu'elle pouvoit effe&ivement ouvrir. Elle Ia poulfa 5 & paroiffant rout dun coup , elles fe furprirent beaucoup I'une & Fautre, par la beauté merveilleufe qu'elles avoient toutes deux. Après s etre fort embrafTées, & s'être dit bien des chofes obligeantes, Plus  li Plus Belle que Fée. Belle que Fée fe mie a rire de voir que la priwcefie Défirs frottoit contiiiuellement fes glands avec une petite pierre blanche , comme on lui avoit ordonné. Elle lui conta la tache qu'on lui avoit donnée a. faire, & comme je ne fai quoi de fi aimable l'avoit affiftée miraculeufement. Mais qui peut-ce être, lui dit la princelfe Défirs? Je crois que c'eft un homme , reprit Plus Belle que Fée. Un homme! s'écria Defirs ; vous rougifiez ; vous 1'aimez. Non pas encore , reprit-elle: mais il m'a dit qu'il m'aime ; 8c s'il m'aime, comme il le dit, il vous affiftera. A peine eutelle proféré ces paroles, que le boifleau frémit, 8c agitant ces glands, comme le chêne fur lequel ils avoient été cueillis auroir pu faire , ils fe changèrent tout d'un coup dans les plus belles perles en poires , 8c de la première eau : ce fur une de celles-la , dont la reine Clcopatre fit un fi riche banquet a Mare - Antoihe. Les deux princefies furent très-contentes de ce changement ] & Plus Belle que Fée, qui commencoit a s'accoutumer aux prodiges , prenant Défirs par la main , repafla dans fa chambre; & trouvant le quarré oü étoit la ferrure dont on lui avoit parlé , elle Fouvnt avec la clé d'or, & entra dans une chambre, dont la magnificence la furprit & la toucha , paree qu'elle y vit partout des foins de fon amant. Elle étoit jonchée  Plus Belle que Fee. 13 des plus belles fleurs , elle exhaloit un parfum divin. II y avoit a un des bouts de cette charmante chambre, une table couverte de tout ce qui pouvoit contenter la délicatefle du goüt, & deux fontaines de liqueurs qui couloient dans des baffins de porphyre. Les jeunes princefTes s'aflirent dans deux chaifes d'ivoire , enrichies d'émeraudes j elles mangèrent avec appétit, & quand elles eurent foupé,la table difparut,& il seieva a la place oü elle étoit un bain délicieux , ou elles fe mirent toutes deux. A fix pas de la on voyoit une fuperbe toilette , & de grandes mannes d'or trait , toutes pleines de linge d'une propreté a donner envie de s'en fervir. Un lit d'une forme fingulière , & d'une richefTe extraordinaire , terminoit cette merveilleufe chambre , qui étoit bordée d'orangers dans des cailTes d'or garnies de rubis , & des colonnes de cornaline foutenoient tout autout la voute fomptueufe de de cette chambre : elles n'étoient féparées que par de grandes glacés de cryftal, 'qui prenoient depuis le bas jufques en haut. Quelques confoles de matières rares portoient des vafes de pierreries pleins de toutes fortes de fleurs. La princefle Défirs , admiroit la fortune de fa compagnej & fe tournant vers elle : Votre amant eft galant, lui dit-elle, il peut beaucoup , &c il veur tout pouvoir pour vous; votre bonheur,  14 Plus Belle que Fée. h'dt pas commun. Une pendule fonnant minuit, leur fit entendre a chaque heure le nom de Phraates. Plus Belle que Fée rougit, & fe jeu dans fon lit ; elle crut prendre un repos , qui fut troublé par 1'image de Phraates. Le lendemain il y eut un grand étonnement dans la cour des fées , de voir la gallerie fi richement parée, & les belles perles a plein boiffeau. Elles avoient cru punir les jeunes princeffes ; leur cruauté fut déconcertée , elle les trouvèrent chacune retirées dans leur petite chambre. Agitant de nouveau leur confeil pour leur donner des emplois ou elles les viflent fuccomber, elles dirent a Défirs d'aller fur le bord de la mer écrire fur le fable, avec ordre expres que ce qu'elle y mettroit ne s'effacat jamais , «Sc commandèrent aPlus Belle que Fée , de fe rendre au pié du mont Avantureux , de voler au haut, & de leur apporter un vafe plein d'eau de vie immortelle. Pour eet effet , elles lui donnèrent des plumes & de la cire, afin que fe faifant des ailes, elle fe perdit comme un autre Icare. Défirs & Plus Belle que Fée , fe regardèrent a eet afFreux commandement, & s'embralfant tendrement, elles fe quittèrent, comme en fe difant le dernier adieu. On en conduifit une prés du rivage , & Fautre au pié du mont Avantureux. Quand Plus Belle que Fée fe vit ainfi feule,  Pius BftiE que Fée. ij elle prit les plumes & la are , & les accommodoit fort mal ; après avoir travaillé très-inutilement, elle tourna fa penfée vers Phraates. Si vous m'aimiez , dit-elle , vous viendriez encore a mon fecours. A peine eut-elle achevé le dernier mot, qu'elle le vit devant fes yeux , plus beau mille fois que la nuit dernière. Le grand jour lm étoit fort avantageux. Doiitez-vóus de mon amour , lui dit-il; eft-il rien de difficile pour qui vous aime ? Lors il la pria d'öter une partie de fes habits, & ayant pris fa récompenfe ordinaire, qui étoit un baifer fur fa main: il fe transforma tont d'un coup en aigle. Elle eut quelque chagrin de voir changer ainfi cette aimable figure, qui fe mettant a fes piés , en étendant les ailes , lui fit aifément comprendre fon deflein. Elle fe baifia fur lui , & ferrant fon col fuperbe avec fes beaux bras , il s eleva doucement en haut. On ne fauroit dire quel étoit le plus content, ou d'elle d'éviter la mort, en exécutant les ordres qu'on lui avoit donnés , ou lui d'être chargé d'un fardeau fi précieux. II la porta doucement au haut du mont, oïi elle entendit une agiéable harmonie de mille oifeaux qui vinrent rendre hommage au divin oifeau qui l'avoit portee.' Le haut de ce mont étoit une plaine fleurie , entourée de beaux cédres , au milieu defquels étoit un petit ruifieau,  16 Plus Belle que Fée. qui rouloit fes eaux argentées fur un fable d'or femé de diamans brillans. Plus Belle que Fée fe courba fur le genouil, & avant toutes chofes, elle mit dans fa main de cette eau précieufe en difant mille fois: c'eft mon frère. C'étoit fon frère auifi qui étoit eet heureux amant de la princeffe Défirs, & qui craigna.it qu on ne la fït mourir , venoit de lui donner la pierre de Gigès, pour la fouftraire a la cruauté de la reine Nabote ; il s'étoit ainfi , par ce moyen , découvert. Le frère & la fceur fe donnoient cent témoignages de rendrelfe j 1'invifible Défirs y mêioit les fiens, & fa voix fe faifoit entendre quand fon corps ne paroiffoit pas , tandis que toutes les fees dans un étonnement fans pareil , donnoient en mille manières diffétentes , d'éclatantes marqués de leur joie , de revoir leur vertueufe reine. Les bonnes fées venoient fe jeter a fes piés , lui baifer la main & fes habits. Elles plcuroient ] elles perdoient la parole : chacune s'exprimoit felon fon caracFère. Les mauvaifes fées ou les partifanes de Nabote faifoient auffi les empreffées, & la politique donnoit un air de fincérité a leur fauffes démonftrations. Nabote elle même, au défefpoir de ce retour, fe comraignoit avec un art dont elle feule étoit capable.  Plus Belle que Hl, ^ capable. Elle voulut d'abord céder fon pouvoit & la véritable reine , qui d'un air grave & majei"tueux, demanda pourquoi la jeune fille qu'elle avoit vue , méritoit un pareil fupplice, & depuis quel tems on folennifoit une mort cruells par des fêtes & des jeux ? Nabote s'excufoit fort mal j & la reine 1'écontoit impatiemment, quand 1'amant de Défirs j prenant la parole i On punk cette princeffe, dit-il , paree qu'elle eft trop aimable : On tourmente de même la princeffe ma fceur. Elles fout nées toutes deux , telles quö vous les voyez. 11 ptia lors fa maïtrelfe d'envelopper la pierre de Gigès , & elle parut, Défirs reparoiffant, charma tout ce qui la vit. ElleS font belles , pourfuivit-il j elles önt mille Vertus qu'elles ne tiennent point des fées i voila ce qui les foulève, & les oblige a les perfécuter. Quelle injuftice, de voulok étendre un pouvoir tyranni* que fur tout ce qui ne dépend point de vous ? Le prince fe tut. La reine fe tourna vers laf* femblée d'un air agréable. Je demandej leur dit» elle , qu'on me donne ces trois perfonnes1 elles auront le fort le plus heureux que des mortels puiflèht avoir. Je dois affez i Plus Belle que Fée s & je récompenferai ce qu'elle a fait pour moi j par le bonheur le plus conftant. Vous régnerez, madame, pourfuivir>eIle> eii fe tournant vers Nabote j eet empire eft affes Terne Vh Q  34 Plus Belle que Fée; grand pour vous Sc poUr moi. Allez dans les belles Mes qui vous appartiennent. LailTez-moi votre rils, je 1'affocie a mon pouvoir, & je veux qu'il époufe Plus Belle que Fée : cette union nous réconciliera tous. Nabote enrageoit de tout ce quordonnoir la reine. Mais quoi ? elle n'étoit pas la plus forte ; elle n'avoit qu'a obéir. Elle Falloit faire de mauvaife grace, quand on vit arriver le beau Phraates , fuivi d'une galante jeunelfe, qui compofoit ia cour; ü venoit rendre fes hommages a la reine , Sc fe réjouir de fon retour. Mais en paffant il attacha fa vue fur Plus Belle que Fée , Sc lui fit voir, par des regards paffionnés, qUe c'étoit fon premier devoir. La reine 1'embraffa, & lui préfenta Plus Belle que Fée, le priant de la recevoir de fa main. II nefautpas demander s'il obéit avec joie, s'écriant avec tranfport: Dieu des amans, vous paye^ la conftance De mille travaux amoureux ; Vous allei devenir, pour combler tous mes vceux, Monplaijir & ma récompenfe. Les deux mariages fe célébrèrent dèsle même jour ; ils furent fi heureux , qu'on dit que ce font • les feuls époux qui ont gagné k yigne d>or ^ &  Plus Belle que Fée. 35 que ceux dont on a parlé depuis , n'ont été que des idéés. Ainfi la vertu triomphe des malheurs qu'on lui fufcite. L'envie & la jaloufie ne fetvent qu'a la faire briller , & fouvent la juftice du ciel permet qu'elle fok heureufe. 11 eft une deftinée qui veille a la conduite des hommes, & qui leur fait furmonter tout ce que Fon veut oppofer a leur bonheur. Naijfe^fous un ajlre profpère 3 Sans être faconnépar l'art; Tout vous re'ufflra 3 la plus cruelle affaire Se rendra bonne un jour parun coup du hafard. La fortune un tems nous accable 3 Mais c'eft après pour nous mieux affifter j Le bonheur fe fait bien goüter A qui fe reffbuvient d'un état miférable. Mauvaife fée étale fon pouvoir , A la vertu toujours elle fait des objlacles j Fée en es tems fe fait encore voir 3 Mais on ne voit plus de miracles.  }6 PERSINETTE, CONTÉ. Deu x jeunes amans s'étoient mariés enfemble, après une longue pourfuite de leurs amours; rien n'étoit égal d leur ardeur j ils vivoient contens & heureux, quand pour combler leur féhcité , la jeune époufe fe trouva grofle , Sc ce fut une grande joie dans ce petit ménage; ils fouhaitoient fort un enfant, leur déllr fe trouvoit accompli. II y avoit dans leur voifinage une fée, qui fur-tout étoit curieufe d'avoir un beau jardin ; on y voyoit avec abondance de routes fortes de fruits , de plantes Sc de fleurs. En ce tems-la le petfil étoit fort rare dans ces contrées ; la fée en avoit fait apporrer des Indes , Sc on en eut fu trouver dans tout le pays que dans fon jardin. La nouvelle époufe eut une grande envie d'en manger ; & comme elle favoit bien qu'il étoit mal-aifé de la fatisfaire, paree que perfonne n'entroit dans ce jardin , elle tomba dans un chagrin qui la rendit même méconnoiflable aux yeux de  Persinetth. 37 fon époux. II la tourmenta pour favoir la caufe de ce changement prodigieux qui paroifloit dans fon efprit, auffi bien que fur fon corps \ &c après lui avoir trop réfifté, fa femme lui avoua enfin qu'elle voudroit bien manger du perfil. Le mari foupira, & fe troubla pour une envie fi mal-aifée a fatisfaire : néanmoins, comme rien ne paroit difEcile en amour, il alloit jour & nuit autour des murs de ce jardin pour tacher d'y monter; mais ils étoient d'une hauteur qui rendoit la chofe impollible. Enfin, un foir il appercut une des portes du jardin ouverte. II s'y gliffa doucement, & il fut ü heureux, qu'il prit a la hare une poignée de perfil. II refibrtit comme il étoit entré, & porta fon vol a fa femme, qui le mangea avec avidité, &c qui deux jours après fe trouva plus preflee que jamais de 1'envie d'en remanger encore. II falloit que dans ce tems-la le perfil fut d'un goüt excellent, Le pauvre mari retourna enfuite plufieurs fois inutilement. Mais enfin fa perfévérance fut récompenfée; il trouva encore la porte du jardin ouverte. II y entra, & fut bien furpris d'appercevoirla féeelle-même, qui le gronda fort de la hardielfe qu'il avoir de venir ainfi dans un lieu dont 1'entrée n'étoit peimife a qui que ce fut. Le jeune homme confus fe mita genoux, lui demanda patr C 3  3S PZRSÏNETTE. don, 8c lui dit que la femme fe mouroit, fi elle ne mangeoit pas un peu de perfil; qu'elle étoit groffe, 8c que cette envie étoit bien patdonnable. Eh bien, lui dit la fée, je vous donnerai du perfil tout autant que vous en voudrez, fi vous me voulez donner 1'enfant dont votre femme accouchera. Le mari, après une courte délibération , le promit; il prit du perfil autant qu'il en voulut. Quand le tems de 1'accouchement fut arrivé , la fée fe rendit ptès de la mère , qui mit au monde une fille, a qui la fée donna le nom de Perfiuette : elle la recut dans deslanges de roile d'or, & lui arrofa le vifage d'une eau précieufe qu'elle avoit dans un vafe de cryftal, qui la rendit, au moment même, la plus belle créature du monde. Après ces cérémonies de beauté, la fée prit la petite Perfinette , 1'emporta chez elle , & la fit élever avec tous les foins imaginables. Ce fut une merveille, avant qu'elle eut atteint fa douzième année : & comme la fée connoiffoit fa fatalité , elle réfolut de la dérober a fes deftinées. Pour eet effet elle éleva, par le moyen de fes charmes, une tour d'argenr au milieu d'une forêt. Cette myftérieufe tout n'avoit point de porte pour y entrer; il y avoit de grands & beaux appartemens auffi éclairés que fi la lumière du foleil y fut entree, 8c qui recevoient le jour par le feu  Persinette.' 39 des efcarboucles dont toutes ces chambres brilloient. Tout ce qui étoit néceffaire a la vie s'y trouvoit fplendidement; toutes les raretés étoient ramaffées dans ce lieu. Perfinette n'avoit qu'a ouvrir les tiroirs de fes cabinets, elle les trouvoit pleins des plus beaux bijoux ; fes garderobes étoient magnifiques, autant que celles des reines d'Alie, & il n'y avoit pas une mode qu'elle ne füt la première a 1'avoir. Elle étoit feule dans ce beau féjour, oü elle n'avoit tiert a défirer que de la compagnie ; a cela prés, tous fes défirs étoient prévenus & fatisfaits. II eft inutile de direqua tous fes repas les mets les plus délicats faifoient fa nourriture; mais j'affurerai que 3 comme elle ne connoiffoit que la fée, ellene s'ennuyoit point dans fa folitudej elle lifoit, elle peignoit, ella. jouoit des inftrumens, & s'amufoit a toutes ces chofes qu'une fille qui a été parfairement élevée n'ignore point. La fée lui ordonna de coucher au haut de la tour, oü il y avoit une feule fenêtre; & après 1'avoir établie dans cette charmante folitude, elle defcendit par cette fenêtre, & s'en retourna chez elle. Perfinette fe divertit a cent chofes difterentes dès qu'elle fut feule. Quand elle n'auroit fait que fouiller dans fes caflêttes, c'étoit une affez grande C 4  4° Persinette; occupatlon | combien de gens en voudroient avoir nnefemblable! La vue de Ia fenêtre de Ia tour étoit la plus belle vue du monde 5 car on voyoit la mer d un Cóté , & de l'autre cette vafte forêt; ces deux objecs étoient liuguliers & charmans. Perfinette avoit la voix divine, elle fe plaifoit fort a chanter, & c'étoitfouvent fon divertiffement, fur-tout aux heures qu'elle attendokla fée. Elle la venoit voir fort fouvent; & quand elle étoit au bas de 18 tour, elle avoit accoutumé de dire : Perfinette, defcendez vos cheveux , que je monte. C'étoit une des grandes beautés de Perfinette i}ue fes cheveux , qui avoient trente aunes de longueur fans 1'incommoder. Ils étoient blonds comme fin or, cordonnés avec des rubans de toutes couleurs ■ & quand ^e entendok la vok de ,a fee, elle les détachoit, les mettoit en bas, & la fée montoit. Un jour que Perfinette étoit feule a fa fenêtre, elle fe mit d chanter le plus joliment dn monde, Un jeune prince chafioit dans ce tems-ld; il s& fC1t écarté d la fuite d'un cerf; en entendant ce chant fi agréable , il s'en approcha & vit la jeune Perfinette; fa beauté Ie toucha, fa voix le charma. ïl fit vingt fois Je tour de cette tour fatale, & n> Voyant point d'entrée, il penfa mourir de dou.  Persinetii; 41 leur; il avoit de 1'amour, il avoit de 1'audace , il eüt voulu pouvoir efcalader la tour. Perfinette, de fon cóté, perdit la parole quand elle vit un homme fi charmant; elle le confidéra long-tems toute étonnée; mais rout-a-coup elle fe retira de fa fenêtre , croyant que ce fut quelque monftre, fe fouvenant d'avoit ouï dire qu'il y en avoit qui tuoient par les yeux, & elle avoit trouvé les regards de celui-ci très-dangereux. Le prince fut au défefpoir de la voir ainfi difparoïrre; il s'informa aux habitations les plus voifines de ce que c'étoit, on lui apprit qu'une fée avoit fait batir cette tour, & y avoit enfermé une jeune fille. II y rodoit tous les jouts; enfin, il y fut tant, qu'il vit arriver la fée, & entendit qu'elle difoit : Perfinette, defcendez vos cheveux , que je monte. Au même inftant il remarqua que cette belle perfonne défaifoit les longues trelTes de fes cheveux, & que la fée montoit par eux: il fur trèsfurpris d'une manière de rendre vifite fi peu ordinaire. Le lendemain , quand il crut que 1'heure étoit paffee, que la fée avoit accoutumé d'entrer dans la tour, il attendit la nuit avec beaucoup d'impatience; & s'approchant fous la fenêtre , il contrefit admirablement la voix de la fée , & dit: Perfinette , defcendez vos cheveux , que je monte. La pauvre Perfinette, abufée par le fon de cette.  42 P E R S I N E T T E. voix, accourut & détacha fes beaux cheveux le pnnce y nionta 5 & quand ,1 fLU au ^ & ,{ fe vit fur la fenêtre, il penfa tomber en bas, q^nd il remarqua de fi prés cette prodigieufe beauté Néanmoins rappelant route fon audace namreUe'11 f™* dans Ja chambre; & fe mettant aux pies de Perfinette, il lui embrafia les genoux avec une ardeur qui pouvoit la perfuader. Elle « effraya d'abord } elle cna : un moment après elle rrembla, & nen ne fut capable de la raiïurer, quequand elle fentit dans fon eceur autant damour qu elle e!1 avoit mis dans celui du prince. II lui difoit les plus belles chofes du monde , a quoi elle ne repondit que par un trouble qui donna de 1 efperance au prince. Enfin, devenu plus hardi, ll Iin Pr°P°ra de l'ém& fe fheure : elle y conientit fans favoir prefque ce qu'elle faifoit: elle acheva de même toute la cérémonie. Voilale prince heureux, Perfinette s'accoutume auffi * i^fcvoyent tous les jours, & feu de rems apr« elk fe trouve groiïe. Cet état ,,K;T 1'in'lll,mk,'le P"^s'en douta,& PJ It lui vonIutpascxp[;qUer de peur de 1'affiWr. ^J^taltó, voir, „e Peut pas fi^6t ^dcrcc qu-elle connut fa maladie. Ah, malheu«ufe ! hndit die, voliS êtes tombée dans une grande fautc , m c, lcrez ^ > ^ * fc Pcuvent cvitcr , & ma prévoyance a été  Persinstte. 43, bien vaine. En clifant cela elle lui demanda d'un ton impérieux de lui avouer toute fon aventure : ce que la pauvre Periinette fit, les yeux trempes de larmes. Après ce récit , la fée ne parut point touchée de tout 1'amour dont Perfinette lui racontoit des traits fi touchans , & la prenant par fes cheveux, elle en coupa les précieux cordons ; après quoi elle la fit defcendre , & defcendit auffi par la fenêtre. Quand elles furent au bas , elle s'eriveloppa avec elle d'un nuage, qui les porta toutes deux au bord de la mer , dans un endroit trèsfolitaire , mais affez agréable. II y avoit des prés , des bois , un ruiffeau d'eau douce , une petite hutte , faite de feuillages toujours verds ; & il y avoit dedans un lit de jonc marin, & a cóté une corbeille , dans laquelle il y avoit de cerrains bifcuits , qui étoient affez bons , & qui ne finilfoient point. Ce fut en eet endroit que la fée conduifit Perfinette, & la laiffa , après lui avoir fait des reproches qui lui parurent cent fois plus cruels que fes propres malheurs. Ce fut en eet endroit qu'elle donna naiffance a un petit prince & a une petite princeffe , & ce fut en eet endroit qu'elle les nourrit, & qu'elle eut tout le tems de pleurer fon infortune. Mais la fée ne trouva pas cette vengeance affez pleine , il falloir qu'elle eut en fon pouvoit  44 Persinette. Je prince , & qu'elle le punïc auffi. Dès qu'elle eut quitté la malheuteufe Perfinette, elle remonta a la tour, & fe mettant a chantet du ton dont chantoit Perfinette , le prince , trompé par cette voix, Sc qui revenoit pour la voir, lui redemanda fes cheveux , pour monter comme il avoit accoutumé : la perfide fée les avoit exptès coupés a la belle Perfinette , & les lui tendant, le pauvre prince parur a la fenêtre, ou il eut bien moins d'étonnement que de douleur de ne ttouver pas fa maitrefle. II Ia chercha des yeux - mais la fée le regardant avec colère : téméraire, lui dit-elle , votre crime eft infini, Ia punition en fera terrible. Mais lui, fans écouter des menaces, qui ne regardoient que lui feul : oü eft Perfinette , lui répondit-il ? Elle n'eft plus pour vous, répliquat-elle. Lors le prince, plus agité des fureurs de fa douleur, que contrahit par la puitfance de 1'art de la fée, fe précipira du haut de la tour en bas. II devoit mille fois fe brifer rout le corps : il tomba fans fe faire d'autre mal , que celui de perdre Ia vue. II fut trés étonné de fentir qu'il ne voyoit plus; 'Ü demeura quelque tems au pié de la tour a gémir 8c a prononcer cent fois le nom de Perfi: nette. II marcha comme il put, en tatonnant d'abord, enfuite fes pas futent plus aflurés; il fut ainfi je  P E R. 3 I N ï T T É. 4$ ne fai combien de tems fans rencontrer qui que ce fut qui put 1'aflïfter & le conduire : il fe nourrifloit des herbes & des racines qu'il rencontroit quand la faim le prelToit. Au bout de quelques années, il fe trouva un jour plus prelTé du fouvenir de fes amours & de fes malheurs qu'a 1'ordinaire , il fe coucha fous un arbre , & donna toutes fes penfées aux triftes réflexions qu'il faifoit. Cette occupation eft cruelle a qui penfe ménter un meilleur fort; mais tout a coup il fortit de fa rêverie par le fon d'une voix charmante qu'il entendit. Ces premiers fons allèrent jufqu'a fon cccur ; ils le pénétrèrent, & y portèrenr de doux mouvemens , avec lefquels il y avoit long-tems qu'il n'avoit plus d'habitude. O dieux ! s'écria-t-il , voila la voix de Perfinette. II ne fe trompoit pas •, il étoit infenfiblemenc arrivé dans fon défert. Elle étoit aflife fur la porte de fa cabane , & chantoit 1'hiftoire malheureufe de fes amours. Deux enfans qu'elle avoit, plus beaux que le jour, fe jouoient a quelques pas d'elle; 8c s'éloignant un peu ils arrivèrent jufques auprès de 1'arbre, fous lequel le prince étoit couché. Ils ne 1'eurent pas plutot vu , que 1'un & 1'autte, fe jetant a fon cou , 1'embrafTèrent mille fois , en difant z tout moment, c'eft mon père. lis appelèrent leut mère , & firent de tels cris,  46 P E R S I N E T T E. qu'elle accourut, ne fachant ce que ce pouvoit être; jamais jufqu'a ce moment-ld fa folitude n'avoit été troublée par aucun accident. Quelle fut fa furprife & fa joie , quand elle reconnur fon cher époux ? C'eft ce qu'il n'eft pas poiTible d'exprimer. Elle fit un cri percanr auprès de lui; fon faififfement fut fi fenfible ■ que par un effet bien naturel elle verfa un torrenr de larmes. Mais, ó merveille ! a peine fes larmes précieufes furent-elles tombées fur les yeux du prince, qu'ils reprirent incontinent toute leur lumière ; il vit clair comme il faifoit autrefois, & il recut cette faveur par la tendrefle de la paflionnée Perfinette, qu'il prit entre fes bras , & a qui il fit mille fois' plus de catetTes qu'il ne lui en avoit jamais fait. C'étoit un fpeétacle bien toucliant de voir ce beau prince, cette chatmante princeffe, & ces aimables enfans , dans une joie & une tendrefle qui les tranfportoit hors d'eux-mêmes. Le refte du jour s'écoula ainfi dans ce plaifir ; mais le foir étant venu , cette petite familie eut befoin d'un peu de nourriture. Le prince croyant prendre du bifcuit , il fe convertit en pierre : il fut épouvanté de ce prodige, & foupira de douleur ; les pauvres enfans pleurèrent; la défolee mère voulut au moins leur donner un peu d'eau, mais elle fe changea en cryftal. Quelle nuit! Ils la paflerent affez mal; ils cm-  Persinet t:e. 47 rent cent fois qu'elle fetoit étemelle pour eux. Dès que le jour parut ils fe levèrent, & réfo • lurent de cueillir quelques herbes; mais, quoi! elles fe transformoient en crapaux , en bêtes venimeufes ; les oifeaux les plus innocens devinrent des dragons , des harpies qui voloient autour deux, & dont la vue caufoit de la terreur. C'en eft donc fait , s ecria le prince ; ma chcre Perfinette , je ne vous ai retrouvée que pour vous perdre d'une manicre plus terrible. Mourons , mon cher prince, répondit-elle en 1'embraflant tendrement , & faifons envier a nos ennemis même la douceur de notre mort. Leurs pauvres petits enfans étoient entre leuts bras, dans une défaillance qui les mettoit a deux doigts de la mort. Qui n'auroit pas été touché de voir ainfi mourante cette déplorable familie ? aufli fe fit-il pour eux un miracle favorable. La fee fut attendrie ; & rappelant dans eet inftant toute la tendrefie qu'elle avoit fentie autrefois pour 1'aimable Perfinette , elle fe tranfporta dans le lieu oü ils étoient : elle parut dans un char brillant d'or & de pierreries; elle les y fit monter , fe placant au milieu de ces amans fortunés ; ik mettant a leurs piés leurs agréables enfans, fur des carreaux magnifiques , elle les conduifit de la forre jufqu'au palais du roi, père du prince. Ce fut laqué l'allégrefle fut exceflive; on re5iit comme  '48 Persinette. un dieu ce beau prince, que 1'on croyoit perdu depuis fi long-tems j & il fe trouva fi fatisfait de fe voir dans le repos, après avoir été fi agité de 1'orage , que rien au monde ne fut comparable a la féliciré dans laquelle il vécut avec fa parfaite époufe. Tendres époux 3 apprene^ par ceux-ci Qu'il ejl avantageux d'être toujours fidelles ; Les peines 3 les travaux, le plus Olifant fouci s Tout enfin fe trouve adouci Quand les ardeurs font mutuelles i On brave la fort une, on furmonte le fort, Tant que deux époux font d'accord. AVIS Pour le Conté füivanf. VExckustiu*. eflpris d'un ancien livre gothique nommé Perfeval. On y a retranchi beaucoup de chofes qui n'étount pas Juivant nos moeurs. On y en a ajouu bien dautres auffi. Quelques noms font ckangés. Cefl le feul Conté qui nefoit pas tout entier de V Auteur; tous les au* tres font parement de fon inyenüon. L'ENCHANTEUR 3  49 L'ENCH ANTEUR, C O N T E. Il y eut autrefois un roi, que 1'on appeloit le bon roi, paree qu'il étoit vertueux & jufte , aimé de fes fujets, chéri de fes voifins. Comme fa renommee étoit tépandue par toute la terre , uh autre roi vint dans fes états pour lui demander une femme. Le bon roi honoré d'une telle confiance, choifit la plus charmante de toutes fes nièces , öc la lui promit: on 1'appeloit Ifene la Belle. On fit favoir par toute la terre un fi illufire mariage , afin que chacun le vit célébrer par des fêtes & des jeux : il y vint taut de monde , que c'étoit merveille. Entre tant deprinces, le feigneur des Ifles Lointaines fe fit extrêmement remarquer. II étoit bien fait, & grand enchanteur. Dés qu'il vit jfene la Belle, il en devintampureux , & fut très-faché de voir qu'elle alloit être a un autre ; il fe flatoit que s'il fut arrivé plutót, Tome VI. D  59 L'Enchanteur. & qu'il 1'eut demandée au bon roi, il 1'auroit ob- tenue. Dans cette penfée , il s'affligeoit, & tourmentoit fon efprit fur les expédiens dont il pourron fe fervir , pour avoir la poffeffion d'une beauté fi accomplie. Le mariage fe fit enfin , a fon grand regret; mais ii difpola fi bien de fon art, que la nuit des noces , quand on eut couché la matiée , on k laifTa feule , felon la cóutume de ce rems la; & elle j par une puiffanee fecrère, ne put demeurer dans fon lit ■ elle en fortit, & entra dans fon cabinet, qui étoit a cóté de fa chambre. Elle s'affit fut Un petit lit de repos , s'amufant a regarder les raretés de ce beau lieu , ce cabinet étant tout éclaité • mais elle eut bientöt Wié autre occupation , quand elle vit entrer le feigneur des Ifles Loinraines. H fe mit a genoux devant elle , lui dit qu'il laimoit; & elle fentit une fi grande inclination pour lui , que toute la magie ne peut former tien de femblable, s'il n'eft pris dans un fentiment naturel. ïl dit i la reine les plus belles chofes du monde ; elle y répondit fi bien qu'il fe crut heureux , & il lui avoua qu'il avoir mis dans le lit du roi , une efclave, qu'il prendroit pour elle. Ifene en rit, & pafii la nuit a fe moquer de for»  L'Enchanteur. ji man : & le jour étanc venu , elle parut comme fi de rien n'étoit. Le roi fort charmé de la bonne fortune qu'il avoit eue , fe trouvoit le plus content de tous les hommes ; mais 1'Enchanteur étoit le plus amoureux & le plus fatisfait. II remporta tous les prix des tournois , il donna cent marqués d'amour a Ifene la Belle , d quoi perfonne ne prit garde ; ils fe regardoient a la dérobée ; s'ils danfoient enfemble, ils fe ferroient la main; ils buvoient a table dans le même verre ; tien n'efl comparable a la félicité des commencemens de eet amour. La feconde nuit, 1'Enchanteur fut encore avec la reine ; & il mit fon efclave dans le lit du roi. La journée fe paffa en ces témoignages d'amour, qui bien que donnés myftérieufement , ont un charme infini pour les ames délicates. La troifième nuit fut femblable aux deux autres : fi 1'Enchanteur eut les mêmes douceurs, le roi en crut ttouver auffi auprès de celle qu'il avoir mife au coté de ce prince. Les fêtes finies , chacun fe retira , & ce roi prit congé du bon roi , & mena fa nouvelle époufe dans fes états. Peu de tems après elle s'appergut qu'elle étoit grofle •, & le rerme étant venu , elle accoucha du D z  j 2 L' E N C H A N T E U R. plus beau prince qu'on eüt jamais vu : il fe nom- moit Carados. Le roi 1'aimoit paiïionnément , paree qu'il en croyoit être le père, & la reine le chcrilfoit avec une grande tendreife. II grandilToit a vue d'ceil , Sc devenoit plus beau de jour en jour; on eüt dit a douze ans, qu'il en avoit dix-huit. Dès qu'on lui montroir quelque chofe , il la favoit le moment d'aprèï mieux que fes maitres ; il danfoit bien, il chantoit de même,montoitbien a cheval, faifoit dans la perfeétion tous fes exercices : favoit riiiftoire , Sc n'ignoroit rien de ce qu'un grand prince doit favoir. 11 enrendoit fi fouvent parler de la cour du bon roi , qu'il lui prir une forte envie d'y aller ; il la tcmoigna au roi & a la reine , qui la blamèrent, ne pouvant confentir a voir éloigner un enfant fi aimable. Mais le jeune Carados ne put fouffrir la réfiftance qu'on lui faifoit , il en tomba malade de chagrin ; & fon père & fa mère voyant qu'il empiroit de jour a autre , fe réfolurent a le contenter. Ils lui firent un bel équipage . & après l'avoir embralfé mille fois , ils le laiflerent partir. Je ne dirai point comme il fut recu a la cour  L'Enchanteur. 55 du bon roi, cela ce doit entendre ; on lui fit cent careffes , & tout le monde étoit étonné de le voir fi bien fait , fi beau & fi charmant. II acheva de fe perfeclionner dans cette cour , il fut a. la guerre, & fit des aclions fi belles qu'on ne parloit que de fa va'.eur. 11 avoit dix-huit ans quand la fête du roi arriva ; c'étoit le jour de fa naiflance , qu'il avoit accoutumc de célébrer avec beaucoup de fplendeur. II tenoit une cour plénière , & accordoit ordinaitement tout ce qu'on lui demandoit. Son trone étoit élevé dans une falie prodigieufement grande , dont le devant qui donnoit dans la campagne , étoit fait en grande arcade , qui prenoit depuis le haut jufqu'en bas ; ainfi 1'on pouvoit aifément voir ceux qui venoient; & c'étoit-la qu'une belle aflemblée entouroit le ttóne du roi. II avoit une fort belle femme qui étoit auprès de lui , avec un tres-grand nombre de princefles & de dames. On ne fongeoit qu'a. fe réjouir , & tous les efprits étoient difpofés a la joie. Catados brilloit dans cette aflemblée comme la rofe au - defliis des autres fleurs , quand on appercut dans la plaine un cavalier fur un beau cheval blanc , i D 5  54 L'Enchanteur. crins Ifabelle , continuat-elie , éprouvons ce qui eft en moi. Alors ils donnèrent tous les ordres néceffaires pour faire porter ce qu'il falloit a rhermitage, & le frère & la fceur s'y acheminèrent..  L' E N p H A N T E U R'i 73 Quand la belle Adelis fut devant fon amant, il baiffa la tête, & fe couvrit le vifage pour cachet fon horrible changement; il étoit tel, que 1'ceil d'une amante le pouvoit méconnoitre , fi ce cas pouvoit arriver. D'auflï loin qu'elle le vit, elle courut 1'embraffer, & elle fut fi faifie, qu'on crut qu'elle en mourroir. Enfin, on dit a. Carados en partie de quoi il s'agilfoit; car s'il eut fu le péril ou Adelis s'ex-, pofoit, il 1'aimoit trop pour y avoir jamais confenti. On fit porter deux grandes cuves , 1'une pleine de vinaigre, & l'autre pleine de lair, qu'on mit a trois piés 1'une de l'autre. Carados fe devoit mettre dans celle de vinaigre, & Adelis dans celle de lait. La princeffe fe hata elle-même de déshabüler Carados ; ( eet emploi lui étoit bien doux ) & quand il fut dans la cuve, elle fe mit promptemenr dans l'autre. Le ferpent qui étoit au bras de Carados , & qui haïfibit le vinaigre, devoit fe détacher de fon bras, & fauter dans la cuve de lait qu'il aimoit fort, & devoit s'attacher au fein d'Adelis. Le roi Candor étoit au milieu des deux cuves, fon épée en 1'air , pour frapper le ferpent dans le tems qu'il s'élanceroit. La fidelle Adelis avoit le bout du fein hors de  74 L' .E N C H A K T F. V R. la cuve , & appeloit tendrement le ferpent ; &c voyant qu'il ne venoit pas affez tót, felon fes défirs , elle fe mit a chanter ces paroles, d'une voix charmante : Serpent j avife mes mammelles Qui font tant tendrettes & belles ; Serpent avife ma poitrine , Qui plus Manche cji que fleur d'cpine. A eet aimable cliant, le ferpent ne fit qu'un bond pour s'élancer dans la cuve de la princeffe , & fe prit au bout de fon fein. Le roi Candor ne fut ni affez prompt, ni affez adroit, & croyant couper en deux le ferpent, il emporta avec fa tête le bout du fein de fa fceur y le ferpent mourut. Mais Adelis fut en grand danger; fon fang eut bientót changé le lait en une pourpre vermeille : elle s'évanouit , & le bon hermite qui connoiffoit la verru des limples, en eut bientót mis fur fa bleffure qui étanchèrenr fon fang, &c peu après elle fut guérie. Carados étoit fi touché a ce fpeélacle, qu'il ne fentoit pas la joie de fon foulagement; (tout véritable amant doit être de même ) il faifoit des cris horribles dans fa cuve; mais on ne 1'écoutoit pas ; & par Fordre du roi Candor on le mit dans  L'Enchanteur. 7on ]a ^pndundes deux ferort toupurs Lféra- Le beau Nirée frmmV-, je- • • e loupira, & craigmt que dan? ce moment la cruelle fée ne fit ouelqul mal i retmtm j J conjura fon cher Tourbillon de vo- erafon fecour,. Elle ne doit pas fouffrir, lui -pondtt. ,je m ar donné une petite trompetje, avec laquelle elle m appelleroit, fi elle avoit befmn de moi; mais je vous entends , vous la v-lez vort, vous avez raifon, & on ]a punit aflez par votre abfence. P Tourbillon  Tourbillon. 97 Tourbillon s'éleva en Pair avec impétuofité , Sc partit rapidement 5 il pofa fon palais au bout du jardin du roi, & tout prés de celui oü Pon rerenöit la princelfe. II abattit d'abord un pan de muraille, & rit faire promptement une porie, qui donnoit de 1'appartement de Nirée dans celui de Pretintin. La jeune princeffe dormoir, quand fes dêux amis entrèrent dans fa chambre. C'étoit 1'été, il faifoit chaud 5 les rideaux de fon lit étoient relevés; elle avoit un bras paffé fur fa tête , & fon autte main fem&ioit retenir , par modeftie , le linge qui la couvroit. Une bougie prés de fon lit, faifoit voir fon charmant vifage. Nirée fe jeta a genoux d'un cóté du lit , & Tourbillon paffa de l'autre. Nirée , refpedueux & tendre , la confidéroit paifiblement fans en ofer prefque approcher ; Tourbillon emporté & peu circonfpeéb , prit fa main avec fa liberté ordinaire, la baifa , & 1'éveilla en furfaut. Sa furprife la fit treffaillir; elle ne vit, en ouvrant les yeux, que Nirée, plus beau qUe Ie fils de Vénus; elle lui tendit la main en rougiflant, &tournant la tête, elle appercut Tourbillon , qui^ prompr en toutes chofes , lui conta, dans un moment , tout ce qui étoit arrivé a Nirée. Elle remercia le prince de PAir , de tant Tome FI. q  Ï>S ToURBIXLON. d'obligations ; elle entendic avec plaifir tout ce que fon amant lui voulut dire , & y répondit comme il le fouhaitoit. Tourbillon , qui ne demeuroit guéres longterm en même endroit , lui dit qu'il fe difpofcit a partir bientót, qu'il lui lailferoitNirée, tk qu'elle le caehat parmi fes filles. Pretintin ne pouvoit y confentir par bienféance. Eh bien , lui dit brufquement Toutbillon , qui vouloit favorifer fon ami; il faut donc que je ie remette dans 1'Ifie Funefte, oü que je lexemène dans le chemin de ia Nuit. Eh ! quoi, lui répondit tendrement Pretintin , n'y a-t-il pour moi que ces deux extrémités ? Tourbillon fourioir déja, & alloit propofer un plus doux expédient, quand il remarqua que Pretinrin étoit toute épouvantée de voir arriver Uliciane dans fa chambre. Je ne vous trouve pas mal accompagnée , lui dit-elle, & vous paffez vos nuits bien agréablement : fa fureur étoit extréme. Tourbillon lui jeta un coup d'ceil impétueux, & la railla fur fes nuits qu'elle voudroit avoir femblables. Ce n'aft pas le tems de rire , lui difoit tout bas Pretintin, plus morte que vive, nous fommes perdus. Mais Tourbillon continuant, dans une vivacitc exceffive, ne fit qu'irriter davantage 1'amoureufe fée. Le beau Nirée le conjuroit vainement de  Tourbillon. 99 fadoucir par quelque légere fatisfa-ótion. Tourbillon fe moquoit, & par des traits piquans la défefpéroir, & ne pouvoir fe contraindre. II fortir enfin, en emmenant Nirée,& difanr a Pretintin qu'elle favoit bien le moyen de le rappeler quand il en feroit tems.. Uliciane , a ce départ inopiné , perdit toute patience ; elle alla trouver le roi , lui fit un monftre de la conduite de fa fille , lui faifant craindre qu'on ne 1'enlevat encore , & qu'ainfi il ne perdït fa couronne , comme elle le lui avoit prédit. Le roi épouvanté lui dit de faire de Pretintin ce qu'elle voudroit. Se voyant maitreffe abfolue , elle la conduifit dans 1'Ifle Furieufe , & la mit fous le gouvernement d'Arrogant. Quel féjour pour une fi belle princeffe, fi délicate & fi propre , de fe voir dans un lieu horrible ! On la mit dans le creux d'un arbre qui étoit au milieu de 1'ifie ; on lui donna quelques racines & quelques dattes pour fon fouper. Tous les oifeaux de mauvais augure étoient perchés fur les branches de eet arbre ; lescorbeaux, les chathuans y jetoient des cris funeftes, & dés le matin une méchante chouette fit fon ordure fur la tête de Pretintin. Elle fouffroit d'un état fi trifte, confolée toute- G 1  rco Touk.bili.on. fuis de fouffrir feule, & que le beau Nirée fut en süreté par le moyen de Tourbillon. Oubliant Ia vue de fa misère préfente, elle penfoit auffi crariquillement a fon amant que fi elle ent encore été dans le palais de fon pète , quand portant la vue de tous cötés , elle appercut la fée avec Arroganr, qui tenoit dans fes mains un fatal cordon , & deux nains contrefaits qui les fuivoient. Elle fe douta que c'étoit fa dernière heure, & qu'on Palloit faire mourir. Quelque fermeté dame dont elle fe piquat, elle eut grande peur, & un fentiment naturel lui fit porter a fa bouche fa petite trompette pariante qu'elle avoit dans fa poche ; elle appela de toute fa force Tourbillon. Ce fon fur fi prodigieux, qu'il caufa un tremblement de terre univerfel. Quelques villes en abimèrent, des montagnes tombèrent, les tigres & les lions , doux en ce tems-la comme des chiens & des agneaux, font devenus depuis terribles. Bien des gens moururent de frayeur; le roi d'Armenie pafla le pas, & la fée , qui n'étoit pas prcparée a eet événement, tomba évanouie, Arrogant & les nains crevèrent • & 1'arbre dans lequel étoit Pretintin fe fecouant horriblement, elle appercut, avec admiration, qu'il étoit devenu tout d'or, que fes branches étoient toutes brillan-  Tourbillon. iei ces de divers émaux de couleurs ; tour chargé da pierredes lumineufes : le creux dans lequel elle habiroit étoit une belle chambre , que tous les orneinens imaginables embelliffoienr. Mais rien ne la fatisfit tant que la vue du beau Nirée, & celle de Tourbillon ; elle fit un cri de joie. Tourbillon s'amufoit a badiner fur la frayeur oü tout 1'univers étoit plongé; mais Nirée, que fon amour éclairoit, ne perdit pas de tems , & voyant 1 'évanouiffement fi profond de la fée, il porta une main hardie fous fes jupes, & lui défit la fatale ceinture. Joyeux d'un tel butin, il le montra a la princeffe : Tourbillon, qui loua fa préfence d'efprit, rentra dans fon palais; il fut prendre 1'oreiller de Morphée, & le mettant doucement fous la tête d'Uliciane : Elle dormira , dit-il a Nirée, jufqu'a ce quune file , qui nakra de vous & de Pretintin , & qui fera auffi belle que fa mère ± l'éveille & la tire de la y ayant autant de bonté qu'elle a été jufqu ici cruelle. En difant cela, Tourbillon & Nirée la porrèrent dans 1'arbre d'or, & la mirenr dans la magnificjue chambre, 1'oreiller fous fa rète; fa ceinture fut pendue a une branche de 1'arbre, & les deux nains furent mis avec Arrogant a. fentrée de 1'ifle. Uliciane repofa ainfi long-tems ; & le roi G 5  ioi Tourbillon. d'Armenie étant mort, la belle Pretintin fut couronnée reine , & fe maria avec le beau Nirée, ne devanr leur bonne fortune qu'aux obligations. qu'ils avoient a leur bon ami Tourbillon. Quelques défauts qui foient en vous, Volontiers on les fouffre tous 3 Si la bonté du cceur fe montre toute pleine • Si vousfavei a point fervir un malheureux y Etfi vous êtes généreux j Sans réflexion & fans peine 3 Un ami d'un tel prix eft bien-tót éprouvé • Heureux celui qui l'a trouvé!  VERT ET BLEU, CONTÉ. IL y avoit une fois une reine, qui fe trouvant grafie appela une de fes fceurs, qui fe nommoit Sublime : c'étoit une fée d'un favoir profond & certain. Elle la pria de fe trouver a fes touchés, & de lui dire la deftinée de fon enfant. Elle donna nailfance ï une petite fille, que k fee prit dans fes bras , & 1'ayant attentivement confidérée, elle vit dans fa phyfionomie une élévation extraordinaire , une nobleffe & une fierte digne du fang dont elle fortoit; mais auffi elle remarquaune fatalité infaiUible, fi elle aimoit un homme ordinaire; en un mot, elle connut qu'elle ne feroit parfaitement heureufe que lorfqu'elle s'uniroit l quelqu'un d'aimable \ mais qui lui feroit entièrement oppofé , & que ce ne pourroit être qu'après plufieurs travaux. Ces prédicKons & ces contrariétés embarraffoient la fée. Elle ne croyoit pas qu'il fut aifé de les accomplir. Cette oppofition lui paroiuoit un G 4  ' que la pénétration de leurs regards, rendit ce nuage de la méme couleur. Dela vint que la fée en peine du nom qu'elle lui donneroit, la nomma la princefle Bleu. Sublime donna tous fes foins, a faire que 1'ame de la princefle fut auffi belle , que fon corps étoit parfait; elle eut la fatisfaction de la voir dignement répondre a fes efpérances. Bleu avoit le plus grand efprit de la terre; il fut embelli de toutes les belles connoiifances , & a la noire fcience prés , elle n'ignoroit rien. Elle avoit autant de raifon qUe d'efptit. La fée lui confia le  V E R T E T B I E U. I©5 fort qu'il lui falloit éviter. L'orgueil de la princeffe la pouifoit naturellement a fon heureux deftin , trouvant dans fes fentimens , qu'il ne lui feroit pas aifé de s'accornmoder d'un prince , comme étoit la plupart de ceux qu'on voyoit fur la terre. Ce goüt diflicile plaifoit a Sublime. Elle n'avoit pas travaillé feule a donner ce logement fi fingulier a la princefTe Bleu. 11 y avoit un fameux magicien , qui étoit fon ami intime ; la médifance alfuroit même qu'il y avoit quelque chofe de plus , & que Thiphis ( c'étoit ainfi qu'on 1'appeloit ) avoit depuis long tems une galanterie avec elle j ce qu'il y avoit dé certain, c'eft qu'ils ne faifoient pas une grande .chofe 1'un fans l'autre , qu'ils fe communiquoient leurs deffeins , & vivoient très-privément enfemble. Thiphis avoit un fils , nommé Zélindor , qu'il avoit eu d'une reine qu'il avoit tendrement aimée. Ce prince étoit fi bien fait , il avoit tant de belles qualités , Sc il fentoit déja tant d'amour pour la princeffe qu'il voyoit fouvent , que Sublime croyoit queiquefois que Zélindor étoit l'tlluftre amant qui lui étoit deftiné ; mais elle perdoit bien-tót cette penfée , ne voyant rien d'oppofé entre 1'un & l'autre , Sc ne prévoyant pas qu'ils euffent des traverfes a effuyer , quand Thiphis & elle auroient envie de les marier enfemble.  166 V E R T E T B L E U. Mais laiffons pour quelque tems ces paifibies habitans de Pair : il faut revenir d la rerte. Deux ans auparavant la naiflance de la princefle Bleu , il 7 avoit un jeune monarque , qui gouvernok tout PUmvers , autant par fon pouvoir, que par fa douceur & fes agrémensj fa beauté même fervoit d lui donner des fujets; fon nom étoit Prmtems. Toute la Terre étoit égayée fous fon regne , tout fleuriflbit fous fon aimable empire, & on 1'aimoit jufqu'a Padoration. Mais les deftinées ravirent bientót d la terre le charmant Printems ; ce fut un deuil général que fa perte. La reine fon époufe fe trouva grofle d fa mort ; & les philofophes, ayant dans ce tems-Jd réglé lé cours de 1'année , & divifé les faifons , on donna le nom de eet aimable roi d la plus agréable de toutes , qui depuis a toujours confervé le nom de Printems. La reine accoucha enfuite d'un fils , qui dans le premier age fit voir tous les agrémens de fon père , ce qui Pobligea al'appeler le prince Vert. Son enfance fut fi riante & fi vive , qu'on ne fauroit le repréfenter dans les charmes brillans de fa belle jeunefTe : on 1'aimoit comme celui qui lui avoit donné la vie j il faifoit entièrement fouvenk de lui : & jamais fils ne fÜt fi digne de fon père.  V E R T E T B L E U. I07 Sa cour étoit belle & galante , & parmi tant de beautés qui briguoient i 1'envi fa conquête, aucune n'eüt la gloire de toucher un cceur fuperbe , que 1'amour pourtant vouloit s'affujettir. II fortoit d'une vidoire pénible , & il venoir de vaincre un vieux prince , célèbre par fes rigueurs j c'étoit un tyran , qui défoloit toute la nature : après quoi , il ne chercha qu'a fe délaffer par des fétes galantes, & des divertiffemens continuels. Le bruit de fa renommée voloit par-rout ; ü ne fut pas ignoré de Thiphis & de Sublime, qui 1'admiroient comme les autres. Zélindor étoit ému d'une fecrète jaloufie , pour tant de louanges qu'on lui donnoit 3 & la princeffe Bleu encore plus émue , ne pouvoit s'empêcher en fecret de fe deftiner aun prince fi charmant, & de fouhaiter , au péril de mille travaux , qu'il fut celui qui lui étoit prornis par les deftinées. Elle s'abandonnoit \ fes penfées , voyant bien qu'elle n'aimeroit jamais un homme ordinaire; k rout aimable & amoureux , que lui paroiffoit Zélindor, quand elle le comparoit a ce qu'elle entendoit dire du prince Vert, elle ne le trouvoit plus qu'un homme ordinaire. La fée Sublime lifoit dans le feoret de fes penfées, & elle les approüvoit; fc comme elle  . v ' » t e r B * , lammens dont elle rtoi[ c>pab, „ , - «>' dans „„ vab„ fomsine f^P«f Wgner wandelt fc„it,ar & n"elIe»„udroitftrafra!cldr La princ^e Bleu , poiliroit même , fes promenades plus loin ; elle ailou dans les r.e«fes ou d.verdffiutes. Mais comme Sublime evouonpas^e,.»,,,^,^^ i(.ebeM_ -J. d'e k raK,°" "™£ble par lc moven d'un vode ,„ „„, ,edo„ de la nouutL 1 " yen* „„„„, ,émk fe ^ ^ « cache les chofa véritables , & qui fait " T » fonvent celles oui ne Ie £ £J aprh de J' On peut trouver un fon de'ltcieux. Le prince fut d'abord fi épouvanré d'entendre desv01xfibellesfortirdecescolonnesdefaphirs, *saccorder avec une jurteffe qui alloit chercher danfona ia^ofitio. ^ pour k tendrefle, qu'il ne favoit, dans un fi grand prodige,fi fon état éuA[ bien l1 "e demeur^oit pas toujours encnante. Ces pa- -esferepetèrentfifouvent, qu'il „'en perdit  v ë ri et Bleu. xii auditie, 8c fe lailfant eraporter a une flatteufe efpcrance : Que faut-il faire , s'écria-t il, pour merker de brüler de ces feux , & pour en efpérer la récompenfe? Quels travaux peuvent m'étonner? Je ferois plus qu'Hercule. Une feule voix lui répondit: Cherche 3 & trouve l'objet qui t'a fu plaire. La feconde pourfuivk : Perfuade & plais a ton tour. La troifième continua : Qu'aimerfok pour ton ccsur la principale affaire. La quatrième fink en chantant: L'amour eft le prix de 1'amour. A la fin de ces paroles , Bleu, de concert avec fes princelfes, difparur , & fon voile la déroba aux yeux de 1'inconnu, qui demeura dans une forte d'étonnemenr qui approchok de la ftupidké. Oü allez-vous ? s ecria-t'il encore ; & s'arrêrant tout interdit: Qu'êtes-vous devenue, reprenokil, divine figure, dont 1'image eft reftée fi vivement empreinte dans mon cceur ? Mais quoi! pourfuivoit-il, c'eft un preftige ; quelques char-  iii Vert et Bleu. mes ont formé ce que j'ai vu : fuis-je amoureüX d'une ftatue , & pourrois - je efpérer d'être le Pygmalion de mon fiècle ? Après maintes réflexions , ce pauvre prince eut beau appeler fa raifon, elle ne le vint point fecourir; & quoi qu'il fe put dire fur la chimère qu'il aimoit, il 1'aima, & cette fatale idéé le fuivoit & le perfécutoir par-tout. Cependant 1'aimable Bleu n'étoit pas dans un meilleur état que lui : elle n'avoit pris la réfolution de le quirter fi brufquemenr, & de difparoïtre a fa vue, que paree qu'elle vit bien que fi elle demeuroit plus long-tems , elle ne pourroit peut-être s'empêcher de fe montrer tout-a-fait a lui dans fa forme naturelle. La fuire lui parut un moyen sur de fauver fagloire, & de cacher une foibleffe a laquelle elle auroit cedé malgré tout fon courage. Elle fe rendit dans fa haute demeure avec un battement de cceur dont elle connut bien l'origine. Je cède donc a mon deftin, difoit-elle, eft-il bon, eft-il mauvais ? J'aime un inconnu qui peut-être n'a point de nailfance, Sc dont Ie caractère me feroit rougir fi je le connoilfois. Mais non, reprit-elle, fi j'en crois mon cceur, tout répond en lui a une fi belle repréfentation ; je ne puis rien aimer qui ne foit digne que je 1'aime. L«  Vert et Bleu. 113 Le prince Zélindor fe préfentoit a. eile le plus fouvenc qu'il pouvoit,; fa vue lui devenoit infupportable, eile 1'accabloit d'une froideur qui le défefpéroit , elle étoit naturellement douce, il ne pouvoit comprendre d'oü venoit un fi grand changemenr; elle devintrêveufe , par conféquent folitaire : il craignir que quelqu'un ne 1'occupat, il réfolut de 1'obferver , & fuivoit fouvent de loin les pas de cette princelTe. Elle avoit chaifé tout un jour , & fur le foir elle fe rendit a cette admirable fontaine que la fée Sublime avoit faite expres pour elle. C'étoit des eaux claires qui couloient dans une opalle brillante ; les derniers rayons du foleil fembloient les petcer pour y chercher leur de^ meure. Les feux qui partöient des yeux de Bleu, faifoient encore un effet plus prodigieux ; on eut dit qu'ils alloient allumer ces eaux, & embrafer route la contrée. Elle fe baignoit , & fon beau corps n'étoit couverr que d'un linge rranfparent. Ses princeires étoient auffi avec elle , & quoi qu'elles filfent pour la réjouir , fon efprit occupé , ne penfoit qu'a 1'aimablé inconnu. Mais quelle joie 8c quelle furprife ! lorfque fe jouant avec fes compagnes , elle 1'appercut tout d'un coup appuyé contre un arbre , qui la confidéroit avec des yeux tout templis d'amour; C'étoit le prince Vert; quel autre au monde Tornt VI. H  "4 Vert i t Bleu. pouvoit être fait comme lui ? Le hafard 1'avoit conduit ld, & fon raviffement étoit extréme de trouver le merveilleux original de la belle ftatue qu'il avoit vue, & qu'il avoit toujours depuis dans 1'imagination. II étoit charmé de voir qu'il y eüt une rille au monde faire comme celle qu'il voyoit. II fe flattoit qu'elle ne feroir pas infenfible d tout 1'amour qu'il relfentoit, & que 1'ayant par -tout cherchée & trouvée enfin, les dermers vers qu'on lui avoit chantés , pourroient avoir leur accomplilfement. Dans cette penfée , il confidéroit avidement tant de merveilles qu'il avoit devant les yeux , quand la princeife 1'appercut: elle étoit pWée dans 1'eau. Elle fe leva inconfidérement , fans favoir ce qu'elle faifoit , & par-ld elle offrit de nouvelles beautés aux regards du prince amoureux. La proportion & les grdces de cette divine %ure lui causèrent un fi tendre tranfporr, qu'il ne put s'empêcher de lui dire avec impétuofité tout ce qu'il relfentoit. Bleu ne pouvoit fe cachet, elle n'avoit plus le voile d'illufion, il étoit a terre avec fes habits ; & d dire le vrai elle n'en fut pas fdchée, & trouva quelque plaifir d 1 effet que produifoit fa beauté. II y avoit même tant d'efpnt d ce que le ptince lui difoit, & fes fentimens paroiflbient fi nobles & fi „atUrels que la princeife, par un inftincf qui eftprefquê  Vert et Bleu. 115 toujours sür , ne douta pas qu'il ne fut celui que le ciel avoit fait naitre pour fon bonheur. Elle voulut lui répondre avec fierté , mais elle n'eut que de la modeftie. En le priant de la laifler , elle le retenoit par une acHon paflionnée; elle vouloit qu'il ne lui parlat plus d'amour , & fes regards lui faifbient voir que fon cceur en étoit tout rempli. Enfin il lui obéit; mais il obtint pour prix de fa foumiffion, qu'elle lui permït de fe trouver le lendemain au même endroir. Quand il fut parti, 1'aimable Bleu prenant fes habits a la hate , fe coucha au bord de cette föntaine , en attendant que fes princelfes fufleut habillées ; mais elle n'eut pas le tems de rêver -y Zélindor 1'aborda , & lui fit connoitre qu'il avoit été témoin de ce qui venoir de fe paffer. Elle trouva fon indifcrétion grande, & elle la blama. Ah! lui dit-il, je vous perds : & comme la pénétration d'un amant eft extréme, il devina qui étoit fon rival: c'eft le prince Vert, lui dit-il , & je n'en doute point. Je m'en étois prefque doutée, dit la princefle en elle-même. Vous 1'aimez, reprit-il, je 1'ai vu ; mais tout le pouvoir de mon père me manquera, ou je faurai bien empêcher qu'un autre ne jouifTe d'un bien que les foins de Thiphis ne m'ont que trop acquis. II la laifta avec ces paroles menacantes. La princeffe fe retira , bien réfolue de fe confiet H i  Vert it Bleu. a la fée Sublime quand elle auroir vu fon amant, & qu'elle fauroit s'il étoit le prince Verd. Elle prévit que Zélindor fe trouveroit le lendemam & fon rendez-vous : & s'adrelfant a un pchcan qu'elle aimoit fort, & qui avoit un efpnt raifonnable,il mit le voile d'illufion dans fon fem , I cette ouverture par laquelle il donne la nourriture I fes petits, ex le pcrta au prince, afin qu'il pCic fe cacher aux yeux de fon rival. II y avoit long-tems qu'il s'étoit rendu a la fontame , & qu'il attendoit; effer ordinaire de 1'impatience des amans. Le Pélican lui donna le voile, & lui apprit la manièrc dont il devoit s'en fervir : après cela Bleu partit, & fe rendit a la fontaine. Le prince Vert courut au devant d'elle d'auffi loin qu'il la vit, & Kfi paria dans les termes les plus forts, les plus tendres «Sc les plus paffionnéj. La princeife s'afiit k terre; il prit la forme d'un peti't builfon d'épine fleurie; il étoit n genoux auprès de Bleu. II lui avoua qu'il étoit le prince Verr. Elle lui conta auffi qu'elle étoit fille de ia reine des Indes, & lui dit tout ce qui lm éroit arrivé depuis fa naiifance, & 1'étrange habitation qu'on lui avoit donnée pour la garantie d'une inclination qui lui feroit funefte, fi elle n'étoit pas pour un prince plein de mérite; mais que néanmoins il falloit qu'il y eüt entr'eux quelque oppofition.  Vert et Bleu. 117 Tout étoit égal dans ces deux perfonnes; Sc n'y voyant rien d'oppofé , ils ne comprenoient pas qu'ils ne fuffent point cleftinés 1'un pour l'autre , puifqu'ils s'aimoient déja avec tant de paflion. Bleu lui dit qu'elle parleroit a Sublime, ne doutant pas qu'elle ne la mit abfolument dans leurs intéréts. Ils fe jurèrent une fidélité éternelle , 8c fe féparèrent. Zélindor s'étoit rendu prés de la fontaine, & n'ayant point vu fon rival avec la princeife , il fe douta de quelque myftère; & ne voulant pas 1'aborder, il porta fes pas d'un autre cóté , & juftement fur ceux du prince Vert, qui, ne fe doutant pas de fon malheur, avoit óté le voile d'illufion, & parut a. découvert aux yeux de Zélindor. On ne peut exprimer fa fureur; il connut par-la 1'inteliigence qui étoit entre fon rival & fa maitreffe : 8c tout plein des impétueux mouvemens de fa jaloufie , il fut trouver Thiphis, a qui il fit part de toutes fes douleurs. Thiphis les écouta en père tendre, 8c les partagea en homme qui peut tout : c'étoit un grand point. II alla fans tarder faire fes plaintes a la fée Sublime , qui venoit d'être inftruite, par la princeffe Bleu , de tout ce qui la regardoit : il ne la trouva pas difpofée a entrer dans fes fentimens. lis fe parlèrent 1'un Sc l'autre avec rant de cha- H 3  nS Vert et Bleu. leur, qu'enfin ils fe quittèfent, fe brouillèrent & fe féparèrént. Quand Thiphis avoit propofé a la fée de donner Bleu a Zélindor, elle s'étoit moquée de lui, & lui avoit répondu que fon fils n'étoit pas digne de prétendre a une perfonne de la perfeétion dont étoit Bleu. La brouillerie érant donc bien établie entr'eux, chacun retourna chez foi, & la princefle Bleu renvcya fon fidéle pélican au prince Vert pour 1'avertir de tout ce qui étoit arrivé, & lui marquer le lieu oü il pourroit la voir. Ils fe rendirent 1'un & l'autre dans un bois de rofes mufcades , dont chaque arbre étoit environné de petits jaflemins : un lieu fi aimable fembloit être fait pour fervir a la félicité de ces amans parfairs. Ils s'appercurent chacun au bout d'une allée prodigieufement longue; &, s'élancant, ils commencoient a courir légèremenr, quand ils fe fentirenr arrêtés par les piés : c'étoit des filets qui fortirenr de la terre , & qui les fixèrent fans pouvoir avancer. Ils étoient encore a une diftance fi éloignée 1'une de 1'aurre, qu'ils ne faifoienr que fe voir, &ne pouvoienr pas fe parler. (C'eft tout, en amour , de fe voir quand on ne peut pas faire plus.) Ces malheureux amans firent cent efforrs inutües pour fe débarrafler; & par leurs geftes ils -fe témoiguoient aflez leur douleur.  V E R T 1 T B L E V. Les quaue princeffes fe fentirent auffi prifes de la même manièrej & tout ce qu'elles purent faire, ce fut de déplorer, avec Bleu, une aventure fi facheufe. La nuit vint enfin ; il étoit inoui qu une perfonne de 1'importance de Bleu la pafsat de cette forre; il faüut s'y réfoudrej ce ne fut pas fans verfer des pleurs. Le jour revint, & dès qu'il parut, on appercut en 1'air une efcarpolette galante, dont le fiège étoit magnifique & commode, & les cordages de foie or & bleu étoient foutenus par quatre enfans aïlés qui arrêtèrent 1'efcarpolette. Le prince Zélindor defcendit i terre, coupa les Hens de 1'aimable Bleu, & la pria de fe mettre fur le fiège : elle voulut faire de la réfiftance, il KjP mit de force , & fe plaea a fon cbté. Quelle douleur pour elle de quitter ce qu'elle aimoit , & de fuivre 1'objet de fon averfion : & quel fpeótacle pour le prince Vert qui voyoit fon rival enlever fa maitreffe ï Elle fe féparoit pour la première fois de fa vie de fes quatre princeffes : elle leur fit un adieu bien tendre , & ces infortunées percèrent 1'air de leurs cris douloureux. L'efcarpolette s'éleva, & s'arrêta tout auprès du défolé prince Vert; tk Zélindor, pour infulter a fa peine , lui chanta ces paroles j H 4  110 Vert ex Bleu. ^nn'eftégaUmon Rimn'efiégal * mon Bonheur bd^l,tranfponsdemon Je vah pofféder ce que j'aiMèi Laprince/refemic vivememIe f-defonamo^elle ,ui dit^-larmes: Je teferai toujours fidelte , 7V« «v«/ ni la mort néteindront pas mes feu v Aimons-nous tendrement tous deux; Bravons la fortur.e crueïle : Quand deux c.ursfonc unis d'une amour mutuelle U Vient un tems qu'ils font heureux. Ellepleuroir en chantanr. C eft depuis ee rems- k je fon afaIC des opéra oüljfuic eneore cette methode. Zélindor, furpris dune marqué d'amour fi -portee fit parnr fon efcarpolerte, qni ne r^a que dans ie fuperbe palais de Thiphis. Les jardms fur-tout en étoient merverlleux; e eft fur leur modele qu'on a fait ceux de Verfailles On donnoit tous les jours des plaifir, \ prin. ««e, & ces joUrs fi agréablement dtverfiriés au-entete des jours filés d'or & de f0Ie pour une q"edelamertume,&chaquejournéelui duroit  Vert et Bleu. m un ficcle en la préfence de Zélindor & abfente du prince Vert. Thiphis lui-mcme , emplcyoit fes foins pour la fléchir en faveur de fon hls ; & pour la convaincre qu'il étoit 1'heureux amant promis par les deftinées. 11 lui difoit qu'il ne falloit pas chercher une plus grande oppcfition que celle de leurs cceurs , puifque celui de Zélindor brüiok pour elle , & que le fien étoit'tout de glacé pour lui. Ah ! lailTez-moi , répondoit la princefle ; quel raifonnemcnt pitoyable ! Le ciel me promet du bonheur par quelque oppofition; mais ce n'eft pas dans les cceurs qu'il la veut. Je ne faurois être heureufe qu'en aimant autant que je ferai aimée. Elle vivoit triftement dans ce beau lieu , tandis que la fée. Sublime, furprife de ne la point voir revenir chez eile, envoya fon pélican la chercher. II fit tant de tours , qu'il arriva le lendemain du départ de Bleu dans eet aimable bois , oü le prince & les quatre princefles étoient arrêrés; il rompit les filets qui les retenoient avec fon bec & fes ferres. Le prince Vert 1'embrafla mille fois pour le remercier de fa délivrance; après quoi 1'oifeau le quitta , & ramena les princefles auprè.s de la fée Sublime. Le prince leur dit bien de belles chofes , & elles a lui ; mais il fallut le quitter. Il fortit de  llz Vert ex Bleu. cepeatbois)&„e vic devant lui , eut-ümarché qudgue tems , que Ie foleil qui etcut dans fa fbrce 1'mcommodok extrêmement I-fa chaleur; & nayant mangé depuis trois purs , ü etolt pre%& 4 ragome> n youJut ^ -vtrer dans le perit bois, pour 7 trouver q„eIque ïbnlagement; . mais il ne put en aborder, & ^ pas malgré hu , le conduifoient dans cerre affieufe etendue de pays fi fee * fi incommode. H fouffrou , & fon tourment étoit horrible • d avoK befoin de fes penfées rendres , pour arrê^ erfesdeffemsfurieux, ayanr Went envie de ie palier fon epee au travers du eorps. Dans eet état aftreux , levant la tête vers le foleil brülant il appercur tout fair obfeurei fans en fentir de&fcW , &dne favoit ee que c'étoit j quand ennn demelant les objets, tl vit une multitude innombrable d'oifeaux de toute efpèce & de toutes couleUrsjoH en voyoit depuis le phénix jufqu aurouelet. Son melfager de bonne nouvelle etouala tete de cette légion, fon cher pélican, q«i s arretant auprès du.prince , au même inlfant la plupart de ces oifeaux fe pofèrent a terre, les autres demeurèrent en fair , & tous fe joignant & ie preffant , formèrent un palais d'une ftructure nouvelle. Le prince fut très-furpris; il entra par un po»  Vert et Bleu. hj lique merveilleux. Les apparternens étoient biffarrés de mille couleurs différentes , les parquets étoient des coques des ceufs de ces oifeaux , & les plafonds de cette matière dont ils font leurs admirables nids. Ce fut dans cette prodigieufe demeure que la fée Sublime lui fit fentir qu'elle avoit quelque pouvoir fur ces mêmes airs , qui avoient été jufqu'alors 1'habitation de fa chère princefle ; il fut toujours fervi par fon pélican , & nourri des mets les plus délicieux. 11 penfoit inceflamment a la princefle Bleu , & il avoit réfolu de prier le pélican de chercher oü elle pourroit être , quand il vit arriver un jour une femme de bonne mine , fuivie des quatre princefles. Il fe douta que c'étoit la fée Sublime : il fe jeta a fes piés ; elle lui fit mille carefles , & Paborda d'un vifage rianr. Je défefpérois , lui dit-elle , de finir vos malheurs, & ceux de la princefle Bleu, Thiphis étant d'un favoir aufli grand que le mien; mais j'ai tant étndié votre deftin , que j'ai enfin appris qu'aufli-tot que je faurois ce qu'il y a d'oppofition entre vous deux, les charmes de Thiphis fe romproienr, & que je n'aurois qua fuivre mon pélican , que je retrouverois la princefle, & que je n'aurois qu'a la reprendre. Je me fuis crcufé la tête inutilement a cher-  1^4 Vert et Bleu, cher cette oppofition ; j'avoue ma ftupidité 5 je «e i'ai point trouvce : il y a fix mois que je'vis inqmcte , féparée d'une fille que j'aime tant, & qui mérite toute la vivacité de ma tendrefie. Je me promenois un jour pleine de triftefie , & je m'arrétai infcnfiblement d confidérer 1'éconorme excellente des fourmis. II y avoit une de ces petites républiques qui étoit occupée d fon travail ordinaire; je les obfervois avec plaifir, quand je m'appercus qu'elles faifcient de différentes figures , & qu'étant de petits corps joints enfemble , elles formoient ces paroles diitinctement: C'eft dans le nom de ces amans Qu'on trouvera la fin de leurs m'urmens. Je frappai les mains 1'une contre l'autre d'étonnement d cette vue , & fififant enfiute un grand éclat de rite : Que je fuis ftupide , m'écnaije! 6 prudence humaine , que vous êtes aveugle ! les plus fimples en favent quelquefois plus que les favans. J'admirai cent fois que ce fut fi peu de chofe qui m'eutfi long-tems embarralfée, en avouant que le Vert & le Bleu , avoient toujours paru au vulgaire des couleurs incompatibles ; mais j'efpérai bientót de les aflembler par 1'union des deux perfonnes qui en portoient les noms.  Vert et B t * v. "5 la fée, * )e vous pne , ne ^ chez Thiphis oü nous trouverons la prmc fle Sera-t-elle eneore fidelle , reprit le prince? Je ^affure^ontinua Sublime. Ai ons donc, pourfuivit-U. Et lors le judicieux pehcan , preLt »ruvd^continent fiuvi de unvoyage,quine promettoit que du p aff r; Ce plais sarrêta prés de celui de Thiphis dont les portes souvnrent d'eUes-memes La f e le prince Vert, &fuivie des quatre princeffe, Thiphis étonné de les voir , ne fut que taire que dire. La princefle Bleu , qui revoit au toll'une fontaine qui s'appeloit Lancet entendant du btuit , tourna, lentement la tete ^ appercevantce quelle aimoit le rmeux au mon de elle fe leva brufquement, & courut vers eux, r ' j„ in\p Te vous revois donc , toute tranfportee de joie. Je vo ^ s'écriale prince en fe jetant a fes pies , 5. vous me revoyez fidelle , comme je vous 1 avois pro- "'La fée , qui ne vouloit pas perdreie tems en ZWor,leur fit reprendre le chemm e leur palais volant , qui les porta chez la reine des Indes , mère de la princeffe Bleu.  3i(? Vert et Bleu Qnelle joie pour elle, quelle alégreifie pour ces fideles amans-Tour fur galant & fuperbe dans des feces qui durèrent long-tems. Le jour de leurs noces , la fée Sublime leur donna des vêtemens , dont la fingularké na jama* eu deparerlle- leurs habits enchantés erkent dun tilfu d'hetbes mennes , femées d hyaemtes bleues • leurs mantes étoient de même, doublées de mouffe veloutée d'un vert naifiant. Ils parurent fi beaux avec une parure fi fimple & fi belle , & qui avoit tant de rapport a leurs noms , qu'on ne fe Iafioit point de les admirer. Un fit mjie V0EL1X au del pour elle fut longue & durable , paree qu'ils s'aimèrent toujours. L'union des cceurs , peut feule faire ie bonheur de la vie. Unrlenfépare les amans, On fe perd faute de s'entendre. En eet état- ha ! qu'un cceur tendre Se dérobe d'heureux momens '. Ce conté ayant été fu par un des plus grands Pnnces de 1'Europe , il le trouva fi agréable , & Ie pnnce Vert lui plut tellement, qu'il fit gloire de porter fon nom.  LE PAYS DES DÉLICES, CONTÉ. \J N roi eut une fille belle en toute perfectum; elle devint amoureufe d'un brave cavalier , fils d'un roi ennemi de fon père ; & comme elle jugea bien qu'une telle inclination ne feroit pas approuvée, elle la cacha foigneufement , & réfolut d'époufer fon amant en fecret. Bientót après elle fe trouva grofle ; elle craignit la fureur du roi , & pour elle & pour fon enfant. Elle feignit d'être indifpofée , & véritablement elle 1'étoit; mais elle fuppofa un autre mal. Elle fe tenoit enfermée dans fon appartement , fe lailfanr peu voir , & allanr avec une feule confidente fe promener dans fon jardin , au bas duquel étoit une belle rivière. La princefle étoit fort en peine du foin de 1'enfant qui naitroit; elle n'en voulut confier la deftinée a. perfonne , & elle réfolut de 1'abandonner aux dieux. Elle donna la naiflance i un prince , plus beau que 1'Amour ; & après avoir arrofé fon vifage 127  ïi8 Le Pa ys de s Dél i cEs. de fes larmes, la nécefficé la forcant , e'lle le fit mettre bienproprement dans un berceau de bois de la Chine , du plus beau lac du monde : elle oma ce cber enfant de joyaux & de langes pk "eux , & commanda a fa confidente de fexpofer fur la rivière. Cette rivière fe jetoit dans la met. Le berceau y fut porté avec rapidité ;& il s'arrêta heureufement dans les filets dun pÊcheur , qui furpns & ravi d'une rencontre fi miraculeufe accueilht ce bel enfant, le fit nourrir par fa femme & s enriclut de fes dépouilles. II nomma ce prince Miradc, & 1'éleva avec beaucoup de foin ; mais felon la groffièreté de fa profeiïïon. II deviitt grand, fi bien formé , & fi beau, qu'il méritoit d'avoir un autre théatre que les' bords de la mer, & un autre exercice que celui de pecheur. . 11 koit incefiamment avec fes filets ou avec fa ligne & fes hamecons 5 mais il portoit des yeux bien plus capabies de prendre des cceurs, que rout ce qu'il employoit pour prendre des poiffons. II approclioit de fa vingtième annc'e , & ne connoiffantquefon métier, un infiind naturel f hlfolt lmaginer q«'il 7 avoit quelque chofe de meilieur a faire pour lui ; quand un matiu qu'il  Le Pays des DIlicïs, 119 qu'il avoit toute fa pêche étalée au bord de la mer ; il eut alfez d'appétit pour vouloir déjeuner de quelques huitres qu'il avoit ptifes. Elles étoient excelientes eu ces quartiers-la, & il s'en faut bien que celles d'Angleterre ayent un gout li exquis. Le prince en mangea raifonnablement; & en prenant une plus grande que les autres , comme il 1'eut dans fa main , & qu'il y portoit le coüteau, elle s'entr'ouvrit d'elle-même, & il en fortit une voix qui le fit trembler. Eh ! mon pauvre Miracle , lui difoit cette voix , ne m'ouvre pas, ne me détruis point , refpeéte mon écaille qui eft: fi belle & fi polie ! Le prince s'effraya , & il penfa laiffër tomber 1'huitte. Ne vous étonnez pas, lui dit-eile, confervez-moi la vie, & donnez-moi la liberté ; rentrez dans votre barque , & voguez anprès de ce grand rocher qui eft a deux eens pas d'ici; j'y fais ma demeure , je veux que vous m'y remettiez ; je vous promets une belle rscompenfe. Miracle éroit humain , il fauta légèrement dans fon petit vaifleau , tenant toujours 1'hiutre merveilleufe. Mais qui vous a donné la facalté de la parole , lui dit-il ? Enfin, mon fils, repritelle, ce font de grandes metveilles , il ne vous importe de les favoir : qu'il vous fuffife que je vous rendrai dans peuun homme incomparabk j Tome FI. I  ijo LePaysdesDélices. je ne vous demande que quinze jours, pendant lefqueis vous me viendrez voir. Vous êtes beau a charmer, vous avez la taille d'un héros ; je vous apprendrai toutes les fciences qu'un grand prince doit favoir. Vous êtes prince auffi , ne croyez pas être le hls d'un miférable pêcheur; auffi vous veux-je rendre digne de régner, Sc vous règnerez fi vous vous abandonnez a ma conduite : pofez-moi la, voila mon palais. Adieu, jeune Miracle, jufqu'a demain. On peut croire que Miracle fur bien furpris de tant de chofes étonnantes; il ne dormit guère de toute la nuit, & au point du jour, fans confidérer fi l'hiutre jouilfoit encore des douceurs du fommeil, il s'embarqua Sc courant a fon rocher, il 1'appela avec toute 1'inconfidération d'un jeune homme impatient. II fortit quelque éclat brillant d'une concavité du rocher , 1'huïtre parut. Pour abréger mon conté, je dirai qu'il la fut voir quinze jours de fuite, Sc au bout de ce tems-la il fur le plus favant, le plus poli, Sc le plus galant prince du monde. II avoit home de fe reffouvenir de fon premier érat, & il pria 1'huitre de le conduire aux grandes aventures. Mon fils, lui dit-elle, je veux, par mes confeils, vous faire acquérir un royaume, Sc vous rendre polfeffeur de la plus charmante princeife qui füc  Le Pays des Délices. 131 Jamais; mais la conquête de 1'un & de l'autre fe doit faire d'une manière toute fingulière. Eeoutez-moi : il y a dans 1'univers un pays qu'on appelle le pays des Délices j vous ne 1'avez pas vu quand je vous ai montré la géographie , il n'eft point fur la carte; c'eft un myftère que cela. Vous comprenez bien par le nom de ce pays, qu'il a toutes les beautés enfemble; laiifez aller votre imagination , elle demeurera encore bien au-delfous, tx ne fauroit palfer a tous les charmes qui compofent eet agréable empire. La fouveraine de ces lieux charmans fe nomme Faveur : elle naquit des deux plus parfaits amans qui eulfent jamais été. Cet empire n'eft guère peuplé, fes habitans font femblables aux dieux , la princeife eft divine. Ce pays eft une prefqu'ifle-; il n'eft féparé de celui des Avances, que par une muraille de lait qui atteint jufqu'aux cieux. 11 femble que ce n'eft rien ; mais c'eft tout pourtant , tk le bronze ^ le fer ne font pas plus forts; les oifeaux même n'ont point de communication d'un royaume a. l'autre. II y a une princeife aulfi dans les Avances , & qui les fait toutes , pour recevoir ceux qui afpirent a aborder dans le Pays des Délices. On n'y va que par mer. Cette princeife a un faux I 1  132 Le Pays des Délices; air de Faveur , bien des gens fe contentent d'elie j croyant que c'eft Faveur. La mer qui entoure prefque tout le pays des Déiices, eft toute pleine d'aventuriers qui chercjient fes heureux bords ; mais il eft très-difficile d y avoir entree, & peu de ceux qui ont le bonheur d'y arriver , y font un long féjour. Prenez , continua 1'huitre , eet habit qui eft moins fuperbe que galant, il eft attaché a cette branche de corail. Voila des lignes & des hamecons, & dans ce vafe d'ambre-gris . vous trouverez votre nourriture. Mettez tout cela dans votre petite barque, & la lailfez aller , elle s'arrêtera quand il en fera rems; & lorfque je vous croirai heureux , je vous irai voir. Adieu , mon fils. L'huïtre rentra dans le rocher, & le beau Miracle s'ajufta de fon habit, prit fon vafe & fes lignes, & lailfa aller fa barque au gré des vents & de la forrune. Après quelques jours de trajet, un matin a fon réveil, il lui fembla que 1'air qu'il refpiroit, étoit plus put que de coutume. II appercut la terre, une rerre qui caufa quelque émotion a fon cceur; les arbres en étoient hauts & verds; mille oifeaux d'un plumage rare, & dont le chant étoit harmonieux , faifoienr retentir rout le rivage; mais quel afpect Miracle n'appercut-il pas fur la mer I  Le Pays des Délices. 155 11 vit de loin une fuperbe flotte , oü il fut depuis qu'étoit un puiflant empereur , qui fit d'inutiles effbrts pour aborder dans le pays des Délices. II vit des navires magnifiques qui firent auifi peu de progrès. II remarqua dans quelques vaifieaux beaucoup de dames voilées qui ne pureift aborder , 8c qui étoient incognito. 11 remarqua une quantité innombrable d'hommes bien faits, qui tentoient vainement la defcente dans ce charmant pays ? Eh ! que ferai-je moi , s'écria le prince Miracle ? Comment , feul ? Et de quelle manière entrerois-je dans un pays oü je défire déja. fi paffionnément d'être. Sa barque tourna d'elle-même; & prenant un chemin particulier , fut encore un jour a. voguer : & laifiant enfin tous ces vaifieaux , il s'en ofFroit trcs-peu a fa vue , quand fa barque s'arrèta dans un endroir folitaire & rrès-agréable. Miracle ne favoit s'il mettroit pié a terre , 8c s'il oferoit defcendre dans ce pays charmant. 11 ajufta fes hamecons, & s'amufa a pêcher, en attendant qu'il eüt pris fa réfolution : & comme il étoit de la forte , un petit bruit lui fit toumer la tête ; il appercut entte quelques arbres une perfonne fi charmante , que par un preflentiment trop vrai , il ne manqua pas a. la prendre pour  *34 Le Pays des Délices. Faveur. C'étoit elle auffi qui fe ptomenoit ainfi folitaire. Si vous n'êtes pas une déeife, lui dit le prince, vous devez être Faveur. Je fuis celle que vous du-es , reprit-elle avec un fouris charmant: mais agréaBle pêcheur, continua-t-elle, avez-vous fait quelque belle prife ? jetez un peu votre ligne. Le prince lui obéit, tout interdit; & quand il la retira , fes hamecons éroient rous chargés de pierreries les plus rares & les mieux mifes en ceuvre. Faveur en fut éblouie, le prince en fut étonné; il les jeta aux piés de la princeife , & s'y élancant en même-tems : j'afpire a d'autres tréfors , lui dit-il, & depuis que je fuis frappé de 1'éclat de vos charmes , je ne puis aimer que vous. Bien d'autres m'aiment , lui répondit la princeife , je ne puis me donner qu'au plus fidelle ; on 1'eft un tems , mais on ne 1'eft pas toujours: voila pourquoi perfonne ne me pófsèdeqiiimparfaitement. C'eft toujours beaucoup que dentrer dans le pays des Délices; vous y êtes, craignez de n'y pas demeurer long-tems. Difant ces paroles , elle s'avanca pour s'en aller. Le prince la voulut fuivre : je ne faurois demeurer avec vous, lui dit-elle. Elle partitj «Sc le prince la voulant tetenir , un de fes rubans lui refta dans la main, & fa courfe fut fi prompte  LePays des Délices. 13 5 & fi précipirée , que demeurant tout épouvanté, fans qu'il lui fut poifible de faire un pas : légere Faveur , s'écria-r-il, vous vous cnvolez bien V&e, je vous perds au moment que jc VOUi i A ces paroles il fe trouva daas une barque , & quoi qu'il put faire , ï. regagner aucun port. Ce n'étoit pas la menie barque qui favoit conduit dans ce climat •, elle étoit p'us pioprc Sc plus commode : il y avoit unc petite chambre avec un lit, afin qu'il puc fe repofer quand la tantaifie lui en prendroit. Deux jeunes garcons la conduifoient, & avoient le foin de donner a. Miracle ce qui lui étoit nécefiaire : il avoit tous les jours un habir neuf; chofe eflentielle pour plaire a la plupart des dames. Le prince le favoit bien, auffi prenoit-il un grand foin de fe parer. Il fut long-tems a ne faire que voir le royaume des Délices, Sc a défirer la charmante Faveur; mais c'éroit tout. II ne pouvoit prendre terre; il crut y aborder, & c'étoit le royaume des Avances. La reine étoit fur le port; de loin il la prit pour Faveur : il vola a elle, & il n'y trouva aucun empéchement. Elle le recur de la manière la plus obligeante, & a laquelle il s'attendoit le moins. II fut très-étonné, quand il connut fa méprife. Ah ! ce n'eft pas la divine Faveur, dit-il tout hors 14  »*f Le P ays des Délices. de lui. Avances fut piquée ; mais ce n'étoit pa? fon caractère de rebutet les gens : elle alla pour Miracle jufqu'a la baifeife $ elle ne le roucha point. Elle avoit un certain air qui paroiuoit quelquefois trés-charmant; a la voir de certains cótés, elle étoit très-agréable; mais par d'autres elle étoit rebutante : elle ne plaifoit guères aux perfonnes d'un goüt feniible 8c délicat. Le prince Miracle quitta bientót le pays & la reine ; il regagna fa perite barque : dés le lendemain il recut un nceud d'épée de la part de la reine des Avances ; elle continua les jours fuivans a 1'acccabler, non pas a le fatisfaire. II cherchoit toujours quelque entrée favorable au pays des Délices, 8c comme cela arrivé fouvent, il s'y trouva lors qu'il s'y artendoit le moins. II ne vit qu'un peuple charmant , jeune 8c beau ; les uns étoient gais , les autres fous des airs froids , renfermoient les plus délicieux contentemens. II n'y avoit pas beaucoup d'habitans naturels , 8c il étoit rare que les étrangers y riffen t un long féiour. La rerre produifoir d'ellemême fans Ie fecours de 1'arr; il n'y avoit aucune forte d'ouvriers : de grands magafins de tout ce qu'on pouvoit délirer, fe trouvoient dans ce beau pays. On n'y voyoit point de villes ; mais de magniriques palais , avec des jardins d'une beauté extraordinaire. Miracle ne put  Le Pays des Délices.' 157 aborder celui de Faveur , il y avoir bien des gardes a pafler ; celle des Careflès étoit a la porte de fon appartemenr. II fut bien logé , comme on le peut ctoire ; mais il ne voyoit Faveur que de loin. Il s'étonnoit de fentir un printems éternel dans ce charmant pays ; mais on lui dit que comme la plus aimable chofe du monde qui feroit toujours, ennuyeroit horriblemenr 1'efprit & 1'humeur de 1'homme, aimant la diverfité; il y avoit dans plufieurs endroits du pays , un chaud exceffif, Sc dans d'autres un grand froid : Sc cela pour contenter les voluptueux. Le jeune Mitacle voulut y aller. Quand il commenca a fentir le chaud, il vir au bord des forêts ou dans des prairies, des tentes fuperbes oü 1'on pouvoit goüter la fraïcheur. Des rivières d'eau de fenreur , offroient un bain agréable : Sc tout ce que 1'imagination humaine a inventé de vif & de délicat , s'y trouvoit. Au lieu oü le froid dominoit, il y avoit de grandes places publiques oü 1'on donnoit divers fpeófacles ; des palais fort beaux oü 1'on faifoit des bals , des appartemens particuliers , avec de bons feux de bois d'aloës & de calambour ; les bougies qui éclairoienr, étoient faites de ces gommes précieufes 3 qui font feulement en Ara- >• —■  »** Le Pays des Délices. bie : & 1'on baflinok les lits avec une legére braife de grains de coriande. Onnecraignok point les vapeurs dans ce paysla , la caufe en étoit inconnue. Enfin le beau Miracle s'approcha de Faveur ; elle lui fit envifager cju'elle fe donneroit a fa perfévérance , s'il continuoit dans une manière fi propre d perfuader fa fidélité. •II fut peu avec elle; & contraint encore une fois a regagner fa petite barque, il erra longterm, & les chateaux eu Efpagne qu'il faifoit, étoient fa feule confolation. ^ L'kukre favorable qui l'avoit aidé jufques-ld , n'étoit pas une huitre ordinaire ; elle avoit la même origine que Vénus, elle naquit au même moment & de la même forte : elle règnoit fur Ia mer, comme la déelfe fur la terre , & elle étoit toute puiifante auprès de fa fceur. Elle aimok Miracle, qu'elle regardoit comme un enfant des eaux , & qu'elle vouloit rendre heureux ; elle difpofa tout en fa faveur. _ II rentta dans le pays des Délices ; tout lui nt a cette fois. Tous les habitans venoient audevant de lui , avec des chapeaux de rofes fur leurs rêtes , jetant des fleurs fur fon palfa-e ; & parfumant fon chemin , comme on faifok aurrefois au grand Alexandre. II n'étoit pas tout d  Le Pays des Délices. 139 fait fi grand que lui , mais il fut plus heureux. Mille fons charmans s'élevoient jufques aux cieux , quand au travers d'une foule de peuple agréable , il appercut la calèche de Faveur. Voici de quelle manière étoit fon équipage. Cette calèche étoit doublée d'une magnifique étofte jaune piquée , matelalfée , & pleine des plus rares odeurs. Le cinamome des anciens n'y étoit pas oublié ; les rideaux étoient de peaux d'Efpagne, attachez avec des cordons jaunes & argent; par cette couleur , on voit bien que la princeife devoit être brune. Les glacés du cóté étoient d'un feul diamant; il n'y en avoit point devant, patce que 1'Amour étoit le cocher , & que rien ne doit féparer Faveur de 1'Amour. La Jouiflance étoit auprès de ce dieu, habillée en efclave : car il la tient fouvent pour telle , quoi qu'il tienne tout d'elle. Huk beaux chevaux poudrés de poudre de Chypre, rrainoient 1'Amour & fa fuite ; 1'heure du berger fervoit de poftillon , «Sc les plaifirs précédoient «Sc fuivoient cette calèche admirable. Faveur y étoit affife ; elle s'appuyoit un peu fur la Modeftie, qui étoit prés d'elle ; les Graces étoient aux porrières , «Sc la plus jolie entre fes genoux. Tout ce brillant équipage s'arrêta devant 1'aimable Miracle; la Modeftie lui céda fa place , & Faveur fut a lui , par le commandement de  14® Le Pays des Délices. 1'Amour. II naquit des fruits charmans d'une union fi défirée. Le prince fut tout le refte de fa vie heureux , toujours dans les délices, & toujours comblé de faveurs. II mourut dans une grande vieilleife, & fa vie ne lui parut qu'un moment a 1'heure de fa mort. Faveur fe devoit a d'autres j elle fait la félicité des mortels. Heureux qui peut vous obtenir 3 Faveur 3 prifie d'un caur fidelle & tendre ; Vous vous fakes long-tems attendre , Et bien mal aifément on peut vous retenir.  Ui L A PUISSANCE D'AMOUR, CONTÉ. Tlv eut autrefois dans 1'Arabie heureufe , un «and magicien. Son fils s 'appeloit Panpan , prince de Sabée. Les fectets de 1'art de fon pete ne patent lui donnet rien d'acquis , paree que la nature toute feule, le rendit parfait, foit pour les chatmes de la perfonne, foit pour les dons de 1'ame & de 1'efprk. Panpan brilla dans le monde , dans un age qui ne le féparok pas encore de 1'enfance.11 rut les délices de tous les yeux qui le regatdcrent, & il porta le défir de 1'aimer dans tous les cceurs. . . Comme il avoit un grand feu dans lefpnt, qu'il étoit dans une cour galante , fa première jeunelTe fut pleine d'impétuofité. L'emportement de fes fens guida fon cceur : il eut aurant de maitreffes qu'il vit de beautés. On ne lui faifoit pas une longue téfiftance,  14* La Puissance d' A m o u r. Mais 1'Amour n'étoit pas content de ces conquetes fnvoies ; il vouloit faire un autre ufagl d'un cceur fur lequel il vouloit prendre de véntables droits. La princeffe de 1'Arabie Heureufe, qui fe uommoit Lantine, étoit née pour 1'affujettir. Sa perfonne étoit li aimable & d gracieufe, qu'on ne la pouvoit voir fans fentir des mouvemens qu'elle feule étoit capable d'infpirer. Sa taille n'étoit pas grande; mais elle étoit fi aifée, elle marchoit, elle danfoit avec tant de grace, qu'elle plaifoit par toute fon aéüon.' Ses yeux étoient le tróne de 1'amour , ou plutót elle n'avoit pas un regard qui n'eut un amour en particulier. Le délir de plaire étoit auffi le plus fort de tous fes défirs : de-la vint qu'elle prit des manières coquettes, & qu'elle devint coqnette. Tout aimoit autour d'elle, & tout efpéroit d'être aimé. Le feigneur du roe affreux fe mit fur lesrangs comme les aurres. C'étoit un enchanteur qui voulut employer la force de fon art pour fe rendre poffeffeur d*une fi charmante perfonne. II fe lia, pour réuffir dans fes deffeins, avec la fée Abfolue, qui avoit un grand pouvoit fur la princeffe Heureufe : il la ravit, & la tint un tems confidérable dans une efpèce de captivité. Ses agrémens & fa douceur 1'obligèrent a lui rendre fa liberté. Elle revit fes peuples, & fa préfenCe ramena les fêtes & les jeux.  La Puissance d'Amour. 145 Ce fut dans ce tems que le jeune prince de Sabée vit la belle Lantine : la voir & 1'aimer furent la même chofe ; mais qu'il trouva fon cceur changé! Ce n'étoit plus ce cceur volage fi pénétré de tant de traits difïérens, & fi capable de prendre rimpreflion de routes fbrtes d'objets, Ses fentimens fi fougueux deviurent folides , cette légéreté impétueufe fe pafla , & tout ce feu fe fixant pour la princefle , il crut dés ce moment qu'il 1'aima , n'avoir jamais aimé qu'elle. Ce ne fut pas le feul effet de laPaiifance d'Amour ; le même miracle fe produifit dans 1'amede Lantine, elle ne voulut plus plaire qua un feul: elle connut qu'elle étoit aimée du prince Panpan , elle 1'aima a fon tour: elle n'eut plus de défirs que pour lui, & fe renfermant dans le plaifir de cette conquête, elle haïflbit fes charmes quand ils continuoient de lui gagner des coeurs. II y avoit un jour de 1'année qui étoit deftine pour recevoir les tributs que tant de princes faifoient a la princeife. Ils éroient tous aifemblés au pié de fon tróne 3 dans une grande falie pleine de courtifans. La princefle avec fa fuite la traverfa , monta fur ce tróne , y brilla un moment; & fe dépouillant, pour ainfi dire, d'une majefté embarraflante , elle pafla feule dans un magnifique cabinet , ou 1'on faifoit entrer. 1'un après l'autre chacun de fes illuftres nibutaires.  144 La Puissance d'Amour. lis lui firent des préfens d'une magnificence & d'une galanterie extraordinaire : & quand ce fut le tour du prince de Sabée , qu'elle n'avoit point encore vu jufqu'a ce moment, elle eut une furprife qu'elle ne put cacher. Elle vit un jeune homme d'une taille agréable , & d'un vifage fi charmant,qu'elle lui donna, avec toute fon attention , la plus fenfible tendrelfe de fon cceur. II avoit les traits réguliers, de grands yeux noirs, vifs & paffionnés , la bouche fouriante, de belles dents, une grande quantité de cheveux bruns & frifés , plantés avec un agrément fans pareil fur le haut de fa tête ; ils faifoient une pointe extrêmement marquée , qui lui donnoir une phyfionomie fingulière qui plaifoit. Panpan avoit déja vu la princeife y il en étoit amoureux. II fe préfenta devant elle d'un air hardi; mais les premiers regards qu'elle jeta fur lui, l'humilièrent : il voulut la regarder , il ne 1'ofa faire : il bailfa la tête, & mettant un genou devant elle, il demeutatout interdit:fon iilence fut long. Enfin parlant avec une voix timide : Je n'ai rien a vous donner, lui dit-il ; vous avez tout quand vous avez mon cceur , je vous apporte fes hommages : ce que les autres vous donnent eft indigne' de vous; ce que je vous offre peut feul vous être offert. Je le recois, lui répondit  La Puissance d'Amour. 145 pondit la princefle, je 'méprife tout le refte ; foyez fidelle. Le prince fe retira , pour faire place a ceux qui reftoient encore a paroïtre. 11 fortit, 1'ame pénétrée d'amour ; celle de Lantine en fut vivement atteinte. Le lendemain la princefle fit prendre eet amas de tant de belles & riches chofes qu'on lui avoit données; elle en fit drefler un trophée , qui étoit renoué avec des ceintures magnifiques , ou 1'on voyoit écrits ces quatte vers en lettres de pierreries : Superbes raretés } prefens ftpre'cieux 3 Que le defiin vous eft contraire ! Vous n'êtes pas celui que je che'ris le mieux ; Ce'dei , cédei au feul qui m'a fu plaire. L'efpérance du prince Panpan fut merveilleufement flattée par un aveu fi délicat, ou perfonne n'entendoit rien , & dont il connoiflbit le charme. II gouta quelque tems une félicité parfaite dans les manières tendres & fenfibles de la princefle d'Arabie : mais quoi! elle étoittrop aimable, pouvoit-il long-tems être heureux? La jaloufie fe mêla de le tourmenter; il avoit autant de rivaux qu'il voyoir d'hommes. La fee Abfolue 'lui déroboit fouvent 1'entretien de fa princefle; le feigneur du Roe affreux 1'obfédoit de Tome VL K  I4Ó La Puissance d'Am ou r. prés, &'cent autres 1'incommodoienrpar des afliduités érernelles. II étoit dans une peine extréme pour faire favoir a Lantine tout ce qui fe paiïoir dans fon cceur; mais il n'avoit aucune intelligence avec elle. II étoit bien éloigné d'avoir la fcience de fon père; il regrertoit la mort de ce grand enchanteur , dont le pouvoir 1'auroit fecouru au befoin. II devint rêveur & folitaire. II s'étoit retiré une fois dans une orangerie 5 il prit les vers d'Anacréon, croyant que la leclure d'un poëte fi agréable , dilliperoit pour un moment fon chagrin; il le feuilleta. Ü ne faifoit que le parcourir, quand il tomba 'fur 1'ode troifième. Cette ingénieu'fe defcription de 1'arrivée & de la malicede 1'Amour 1'occupoit avec quelque plaifir , lorfqu'un éclat éblouilfant lui frappa les yeux, & lui fit tomber le livre des mains. Sa vue s'étant raffurée, il vit 1'Amour lui-même comme on nous le repréfente, bel enfant nud , armé d'un flambeau, d'un are & de fes flèches. Que vois-je , s'écria Panpan ? Eft-ce que je lis encore, ou vois-je en effet ce que je lifois ? Tu vois ton maïtte , lui dit 1'Amour, tu vois le feigneur de toute la nature: en vain tu regrette les fecours que ton père te pouvoit donner; fi je te favorife, tous tes défirs s'accomplironr: c'eft  La Puissance d' Am euR. 147 tnoi qui fuis le père des, fées & de tous les enchanteurs : tout enfant que je parois, j'ai donné la naiffance aux plus grandes puiffances du monde; & tel que tu me vois, je fuis le plus grand forcier qu'il y ait jamais eu. A quoi fert rout cela, reprit Panpan, fi vous ne voulez m'être bon a. rien ? J'aime Lantine, j'en fuis peut-êrre aimé; rompez les obftacles qui nous féparent, unifleznous. Vous allez bien vïte , mon cavalier, répliqua 1'Amour ; vous ne faites que de commencer le roman de votre vie, & vous en voudriez voir le bout. Je vais quelquefois auffi promptement que vous défirez ; mais dans votre affaire, la deftinée refferre un peu mon pouvoir ; & j'avoue franchement auffi, que je me veux un peu divertir par la diverfité des aventures par oü je prétends vous conduire. Panpan Falloit conjurer d'abréger fes peines, & s'alloit peut-ètre embarraffer dans un long difcours. II ouvroit la bouche pour le commencer , quand il ne vit plus rien auprès de lui, qu'une arande tracé de lumière , & une flèche a fes piés. Ah forcier 1 s'éctia-t-il en la relevant, qui jette tes charmes dans le fond de mon cceur ; fais que la durée en foit éternelle par une abondante fuite de douceurs. II crut que 1'Amour 1'aideroit. Dans cette penK;  148 LaPuissanced'Amour. fée, il réfolut d'aller au palais oü Ion retenoit fa belle princeife ; il avoit a fa main la rlèche que ce petit démon lui avoit lailfée. II fut bien étonné de trouver des corps - de-gardes avancées dont 1'efpèce le furprit. C'étoit une rangée de ftatues de 'marbre, qui toutes avoient 1'arc rendu. Elles décochèrent leurs traits dés qu'il parut de' loin , & il connut bien qu'il ne pouvoit approcher fans un évident péril de fa vie. II s'arrêta, comme on le peut juger , «Sc voulut prendre une autre route j mais ces mêmes archers fe préfentoient toujours. Le pauvre prince s'effraya, &jugea bien qu'il n'y avoit que le feigneur du Roe affreux qui püt animer les pierres mêmes pour fa ruine. Que ferai-je , difoit-il tout défolé ! Je ne vaincrai jamais ces guerriers fi rerribles. II foupiroit, il fe tourmentoit, il ne favoit que faire. Enfin, il s'avifa de prononcer cette invocation a 1'Amour. Otoil dont le pouvoir s'étend jufqu'aux enfers , Charmant forcier 3 donnes-moi ta fcience ; Ces obftacles me font offerts Pour me faire fentir d'un jaloux la puiffance : Je perds Lantine , je la perds 3 Si je n'ai pas ta magique affiftance. A peine eut-il prononcé ces paroles , qu'il fe  La Puissance d'Amour 145? fentit tout animé ; & fe reffbuvenant de la flèche qu'il avoit a la main , il crut qu'elle valoit bien la baguette de la plus grande fée : de forte qu'il la lanca avec vigueur contre 1'efcadron armé. Elle toucha tous ces fantómes, qui, baiiTant leur are , Sc mettant un genou en terre , s'ouvrirent, & laifsèrent un efpace par oii le prince pür paffer. II reprit fa bonne flèche , & s'avanca tout joyeux. II traverfa un pare d'une beauté merveilleufe , & il découvroit déja le palais tant défiré, quand il appercut une paliflade qui s'élevoit infenfiblement, formée de tubéreufes, d'ceillets, de jacinthes & de jonquilles. Qu'eft ceci, s'écria Panpan un peu étonné ? Ce ne fera qu'une foibie réfiftance, Sc fe prenant a. rire , il dit affez gaiement : Sorcier, charmant forcier , je ne t'invoque pas, Cet objlacle eft peu difficïle 3 Pour le franchir fans toi tout doit m'être facile , Des fleurs narrêtent point mes pas. En difant ces paroles, il crut d'un coup de pié abattre cette paliflade. II fut épouvanté de voir qu'elle étoit plus ferme qu'une muraille de bronze. Je reconnois la fée Abfolue a cet enchantement, reprit-il; voici de fes artifices pour m'interdire la vue de ma belle princeffe. K 3  150 La Puissance d' Am ou ft; O tol! s'écria-t-il, viens vue a mon feceurs } Détruis ce furprenant myjlère ; Cher maüfe de mon cceur ,prote£leur de mes jours, Tu m'es encore nécejjaire. Et fe reflbuvenant de fa bonne flèche, il en pféfenta la pointe a cette aimable paliflade, qui fe féparant auflkbt, lui lailfa un paifage parfumé. Le prince de Sabée avanca, & n'ayant plus qu'un parterre a traverfer , il le vit fe clianger en un lac d'une prodigieufe étendue. 11 s'arrêta affez interdit; car il ne penfoit i fa flèche que quand il avoit invoqué 1'Amour. II la pqfa a terre, pour détacher un cordon de foie qui tenoit a. une petite barque , & dans le même tems la fée Abfolue fe prcfentant a lui, ramaffa cette flèche. Innpceot, lui dit-elle, oublies tu ainfi tes plus fortes armes ? Pour moi, qui en connois toute la vertu, je men fervirai pour te nuire. Et Iors rompant ce frêle bois en mille morceaux : Matière combuftible s'écria-t-elle, en le jetant dans Ie lac, fakes votre effet. Et lors , s'allumant de lui-même, cette flèche produifitun grand feu, qui coufomma dans un moment toutes les eaux : il demeura vif & clair en élevant fes flammes jufqu'au ciel. Le prince de Sabée fut défefpcJ- de la fottife qu'il avoit faite , d'avoir abandonné fa bonne flèche : ainfi on ne reconnok les fautes que 1'ona  La Puissance dAmoitr.' icï faites , que lorfqu'on en fent le préjudice. II demeura les bras croifés , $ confidérer l'impiraofité de fes Hammes j & il étoir dans une triftelfe profonde. Veux-tu embrafer tout 1'univers , dit-il enfin , démon cruel ? Voila de tes tours ; après les biens que tu m'as lailfé goiuer, tu m'en fais trouver la perce infupportable. Tu changes fuivant ta nature , tu m'abandonnes, Sc tu tournes a mon dommage les merries faveurs que tu m'avois faites. Le jeune prince fe tutaptès ces mots, Sc femic a penfer avec une grande application , de quelle forte il pourroit furmonter fon malheur. Enfin il fe fouvint qu'il ne vivoit que dans les Hammes depuis «qu'il aimoit Lantine , & qu'un feu allumé par les traits de 1'Amour, ne fauroit offenfer fa perfonne. Peut-être , continua -1- il, que ces flammes qui me paroilfent 11 terribles , font femblables aux exagérations dont fe fervent les amans , heure ,e bal ctoit commencé, qu'elle croyoit qu'il y en avoit cent. Son chagrin paroüfoit fur fonvifege la fées'en appercut & 1'en gro„da , & voulantcontinucr fa gronderie , elle ouvrit la bouche pour parler, elle ne la put plus refermer, & demeura en cet état i ce qui furprit un peu la princeffe'. En ce même tems le feigneur du Roe affreus danfoit,& la femme qui figuroit avec lui ayant achevé fa danfe , elle fut fe remettre d fa place j il danfe tout feul j & danfa toujours , ce qui ne caufa pas un médiocre éronnement d toute 1'affemblée: Lantine en rit comme les autres fans pouvoit s'en empêcher. En même tems les violons ceffèrent de jouer ; ils s'endormirent, & tout dormit i hors le feigueclr du Roe affreux , qui ne ceffa point de danfer. Et la princeffe de' 1'Arabie heureufe, avec toutes fes filles, fut conduite fans favoir pat qui , jufques dans un veftibule, oü un thédtre fe roulant de la cour , &  La Puissance d'Amour. 157 venant jufqu'a elle, elle y pafla avec fes filles: il s'éleva doucement en 1'air , & fut ainfi jufques fur le bord d'une belle rivière , oü il y avoit des fièges de corail incarnat , avec des carreaux de plumes d'Alcions. Pvien n'étoit fi fuperbe, ni fi galant que Ia décoration de cette rivière, II fembloit que des cordons de feu pendoient de chaque étoile , & qu'a la hauteur qu'il falloit , ils foutinlfent une quantité de feux qui formoient des figures toutes différentes, qui repréfentoient les attributs de 1'Amour ; les jeux , les ris jouoient de plufieurs inftrumens : les Graces & les Plaifirs commencèrenr le bal. La princefle Lanrine étoit ravie de voir un fi charmant fpeftacle ; mais par des regards inquiets elle témoignoit qu'elle auroir voulu autre chofe. En ce moment même elle vit 1'Amour & le prince de Sabée , 1'un auffi beau que l'autre. Vous me 1'aviez bien promis , lui dit-elle avec un épanchement de joie qu'elle ne put retenir, qu'il ne fnanqueroit tienalafete que vous me donneriez. Vous jouez de bonheur, reprit 1'Amour; car je ne tiens pas toujours ce que je promets. Panpan venant prendre la princefle pour danfer, ils couloient fi doucement fur la furface des eaux , que c'étoit une merveille de ce qu'ils n'en-  158 La Puissance d'Amour. foncoient pas , 8c que cecte liquide glacé eut toute la folidité qu'il falloit pour les foutenir. Le prince de Sabée dit cent jolies chofes a la princeffe , & elle lui en répondit pour le moins autant. Après quoi on leur fervit une collation admirablement bonne • & 1'Amour ayant préfenré a boire a Panpan , la princeffe remarqua qu'auffi-tót qu'il eut bu , il perdir la raifon : de forre que ce petit forcier 1'ayant auffi voulu obliger de boire , elle le refufa. Elle éroir trop prudente pour rifquer defe mettre dans un état honteirx 8c regardant finement 1'Amour, elle chanra cette chanfon. Bacchus eft atfe^ dangereux ; Amour, n'y mêles point tes charmes ni tesfeux? Arrête, Dieu cruel, arrête. Dans cebon vin délicieux & frais, II a deja trempé la pointe de fes trais , Et fon venin cruel va du cceur a la the. L'Amour fe mit a rire avec Lantine, & lui dit qu'il n'y en auroit pas une entte mille qui eut la force de faire ce qu'elle avoit fait. Après cela il jugea qu'il falloit la ramener ; ils fe mirent fur le même théatre qui les avoit apportés , & fe rendirenr au palais de la fée Abfolue. Ils la trouvèrent au même état oü ils 1'avoient laiffée,  La Puissance d'AmourT 15? la bouche ouverte 8c dormant ; le feigneur du Roe affreux danfoit encore , & tout le refte dormoit. lis fe divertirent de l'avoir fait danfer fi long-tems. L'Amour ordonna qu'ils fulTent tous mis dans leurs lits ; dans un moment la chofe fut faite. II donna le bon foit a Lantine , & ramena fon amant dans fa maifon. Le lendemain la fée & 1'enchanteur crurent que tout ce qui leur étoit arrivé n'avoit été qu'un fonge ; tant il elf vrai que les aventures d'amour, quand elles font palfées, ont plus que toute autre chofe cet air-la. L'enchanteur fe trouva fi las, qu'il n'en pouvoit plus j il fentoit une douleur horrible a la plante des piés. La fée fut comme a fon ordinaire , faire la vifite dans tout fon palais. Son art ne Favertiffoit point des circonftances de la nuir dernière , paree qu'il cédoit a. un plus grand que le fien ; mais une petite indifcrète , a qui 1'Amour avoit joué d'un mauvais tour, lui raconta tout ce qui s'étoit palfé. La fée fut dans une extréme colère, fans s'étonner néanmoins, paree que c'étoit les opérations ordinaires de 1'Amour. Elle fut trouver le feigneur du Roe affreux , & lui fit part de cette belle hiftoire. II réfolut fur le champ d'aller trouver 1'Amour, de le conjurer de ne lui être plus contraire , & de ceffèr de favorifer Panpan. Dans ce defiein, il étudia pour favoir ou ce  i*o La Puissance d'Amour; maitre enchanteur pourroit être , & Payart de_ vmé, d fe rendit auprès de lui. Seigneur, 1U1 dit" ''e fal k maIlce que vous me fites hier au foir Avez-vous réfolu de ravir Lantine a ce tendre amour que vous avez allumé dans mon cceur L amour fe prit * rite, & lui avouace qu'il avoit tut. Le feigneur du Roe affreux le pria de bleffer Lantine en fa faveur, s'il n'aimoirmieux lerende volage; lui declarant qu'il ne pouvoit vivre heureux tandis qu'elle lui préféreroit fon rival . L Amour lui répondit qu'il ne changeroit rien a les ordonnances, & qu'il Vouloit ]a • ceffe de 1'Arabie heureufe fut au pri„Ce de Sabée, qu il ne 1'importunat plus , & qu'il fe retirat Le feigneur du Roe affreux trouva cette réponfe auffi seche qu'elle 1'étoit, & la fentit vivement > mais il réfolut en lui-même de diffimuler • & ü penfa que 1'Amour avoit tant de chofes i faire jud ne pourroit pas toujours être occupé dé Lantine & de Panpan; qu'après tout, il pourroit avoir auffi quelques bons momens; que d'enchanteur a enchanreur il n y avoit que la main , &r que fouvent le moindre pouvoit embarraffer le plus grand. L'Amour féurit, il connut fa penfée: il le congedia, réfolu de quitter tout , plutot que de «e fe pas donner du paffe-tems des pièces qu'il lui vouloit faire. Le  La Puissance d'Amour. 161 Le feigneur du Roe affreux fe retira , 8c il alk trouver la fée Abfolue : il lui conta le mauvais accueil qu'il avoit recu du maïtre de tous les forciers : ils fe trouvèrent bien empêchés a favoir ce qu'ils auroienr z faire, Enfin ils fe déterminèrenr, & jugèrent que la manière la plus fimple feroit la meilleure pour tromper tout le monde, & même 1'Amour : de forte qu'ils donnèrent leurs ordres pour s'en retoumer a la ville capitale; mais dés qu'ils furent arrivés, ils tranfportèrent la princeffe & quelques-unes de fes filles dans ce même palais qu'ils venoient de quitter. 11 y avoit des voutes fouterraines d'une admirable beauté , & dont perfonne qu'eux n'avoit la connoiffance; les appartemens en étoient d'une magnificence extraordinaire. Ce fut la qu'on mit Lantine. L'enchanteur prit fon logement tout auprès du fien , réfolu de la garder lui-même. Rien n'eft plus furveillanr qu'un jaloux.. La princeffe fut un peu affligée de fe trouver en fi petite compagnie, & fous le pouvoir de fon perfécuteur : elle lui fit fort mauvais vifage , elle auroit bien défiré revoir fon pent vieillard qui lui avoit fait tant de plaifir; & demeurant feule , elle paffa dans un cabinet, dont elle ferma la porte fur elle; mais quelle fut fa furprife & fa joie d'y trouver le prince de Sabee! Belle princeffe , lui dit-il, je fuis trop heuteux Torne VI. L  iSx La Puissance d'Amour. de vous voir dans mon appartement: Comment, lui répondit-elle, vous vous moquez, je fuis chez Abfolue. L'Amour m'a logé ici , répliqua-t-il, je n'en partirai point tant que vous y ferez! Mais , hu dir^elle , puis-je y demeurer avec bienféance avec vous ? Vous y foufFrez bien le feigneur du Roe affreux , interrompit-il. Je ne puis 1'empêcher, pourfuivit-eüe. Voulez-vous ma morr, repartit-il? vous n'avez qu'a aller dire que je fuis ici. Cette confidération fut puifïante, & obligea la princeffe d fouffrir ce qu'elle ne pou'voit empêcher. Le rems qu'ils pafsèrent enfemble leur parut doux l 8c quand elle fut rentrée dans fa chambre, fes filles la mirent au lit. Plufieurs jours s'écoulèrent de la forte, qu'ils fe voyoient libremetit; mais cette liberté devint infupportable d Panpan , paree qu'il n'en fut pas plus heureux. II voyoit Ja princeife, il 1'aimoit, il en étoit aimé- il auroit voulu la pofféder entièrement. Un jout qu'il trouva 1'Amour en belle humeur , il le pria de ne le faire plus languir, & d'achever d'écablir fa fortune: il lui promit de le contenter, il fit venir la fée Abfolue en fa préfence, & dans un moment il lui tourna la tête, de forte qu'elle confentit que Panpan épousat Lantine. L'Amour toujours pefie, ös qui a toujours quel-  La Puissance d'Amour. 163 qu'un qui fert de but a. fes méchancetés , voulut que le feigneur du Roe affreux fut fpectateur de la félicité du prince de Sabée. II le fit prendre par le Défefpoif, qui l'emporta d'une manière violente dans le lieu deftiné pourl'unionde ces amans. Cette cérémonie fe devoir faire dans un vallon agréable, bordé de cóteaux verds, & fleuris dc chaque coté. Unegrotte galante, ajuftée par tout ce qu'on peut imaginer de plus gracieus, enfin , ornée par les mains de 1'Amour, devoit fervir de chambre nuptiale. On eut toute forte de divertifïemens, 8c une comédie qui repréfentoit 1'hiftoire de Vénus. Le foupé fut aulli beau que celui des noces de Thétis; & s'il n'y eut pas de fatale pomme, on y vit un objet plus précieux, & qui devoit apporter autant de bien a 1'univers que la pomme y caufa de mal. Comme on n'étoit occupé que du plaifir de la bonne chere , on enrendit un coup de tonnerre, on vit de brillans éclairs : & les cieux s'ouvrant, il en defcendit une petite dame , d'environ onze a. douze ans, formée avec la dernière perfeétion. Elle étoit foutenue par une femme , dont la mine étoit douce & relevée. Cet objet étoit fi plein de majefté , qu'on n'en pouvoit prefque foutenir 1'éclat. L'Amour en parut tout étonné; il fut faifi d'un L z  it$4 "La Puissance d' Amour. fi grand refpect, accompagné de tant de crainte, que dans un inftant il fe retira dans fa grotte avec toute fa fuite. Pourquoi cette prompte retraite, lui dit Lantine ? je ne vois rien de plus agréable que cette petite dame , & celle qui la foutient; dites-moi qui ce peut être. C'eft la fille du ciel, reprit 1'Amour, que la Vertu gouverne ; elle eft donnée a la tetre pour faire fa félicité. Mais pourquoi la fuyez-vous, répliqua Lantine ? qui a-t-il d'incompatible entre vous deux ? Je fuis un enfant gaté, repartit - il, je ne fuis pas en état de me montrer devant des regards fi purs. Jefuirai toujours fa prefence: Déréglé3 libertin 3 vivant en infenfe't Perfide , injufie 3 intéreffé 3 Cruel3 & rempli d'inconfiance 3 Puis-je de cet objet foutenir l'excellence ? Elle , dont le coeur efi forme' Par la pudeur 3 par la nobleffe 3 Dont l'efprit efi tout animé Des divïnes lecons quinfpire la Sagejfe ? La Prudence conduit fes pas, fes acïions, Sans connottre les pajfions 3 Elle a tout ce qu'il faut pour dompter leurs caprices 3  La Puissance dAmour. Haiffant,déteftantles vices , ChéJant U mérite , aimant les vertueux 3 „ce des mceurs eft fon panage heureux. C'eft donc une fille toute divine 5 s'écria la ■ (T, de 1'Arabie Heuteufe , «5. vous netes „ & moi Je vois bien qu'il y a un giand ha ie me trouve bien d'êtte légitimement au prmce ^abée^lauroitmienxvalu que cette aftaue efprit,& je ne confeillerai jamais a perfonne fe mettre fous votre conduite. Pour un heureux amour fous votre empire, On en voit mille malheureux ; On devroit ahhorrer vos feux, , Ne les fentir jamais, encore moins Iedere; oLfauroltfaukdetranauilleshonheurs, Tant qu'on eft chargé de vos chaines . Que 1'on foit fatisfait au gré de fes deftrs , On trouvera^ue les plaifirs Sont moins fenfibles que les peines. L J  166 LA BONNE FEMME, CONTÉ. II l avoit une fois une Bonne Femme, qui avoir de I'honnêteté , de la franehife & du courage Elle avoit fenfi tous les revets qui font capables d'agiter la vie. - Eüe avoit été dia cour, & y avoit éprouvé tous les orages qui y font fi ordinaires • rrahifons , perfidres, point de bonne foi , perte de biens perte damis. De forte que rebutée d'être dans un beu ou la diffimularion & fbypocrifie ont ctabh leut empire ,8c lalfée d un commerce oü les cceurs ne fe montrent jamais tels qu'ils font elle refolut de quitter fon pays 8c de s'en aller f' lom , qu'elle put oublier tout le monde , 8c qu on n'entendit jamais parler d'elle. Quand elle crut être bien éloignée, elle fit une petite maifonnette dans un lieu ou la fituation etou extrêmement agréable. Tout ce qu'elle Put faire ,fut d'acheter un petit troupeau , dontle lait fervoit a fa nourriture, &la toifon pour fe vêtir A peine fut-elle quelque tems de la forte , quelle fe trouva heureufe. II eft donc „n état  La Bonne Femme. 167 dans la vie oü 1'on peut - êrre contente , difoiteüej & pat le choix que j'ai fait , je n'ai plus rien a déiirer. Elle alloit tous les jours filant fa quenouille, «Sc conduifant fon petit troupeau j eile auroit bien fouhaité queiquefois d'avcir de la compagnie , mais eile en craignoit le danger. Eile s'étoit infcnfiblement accoutumce a la vie qu'elle menoit, quand un jour voulanr ramaffer fon troupeau , il fe mk a fe répandre par la campagne & a la fuir. II la fuit eu effer fi bien , qu'en peu de tems , elle ne vit plus un feul de fes moutons..Suis-je un loup ravraant , s'écria-t-elle ? que veut dire cette merveille ? Et appelant fa brebis la mieux aimée , elle ne reconnut plus fa voix 5 elle courut après. Je me confolerai de perdre tout le troupeau , hudrfoitelle , pourvu que tu me demeures. Mais i'ingrate le fut jufqu'au bout , elle s'en alla avec le refte. La Bonne Femme fut trés affligée de la perte qu'elle avoit faite. Je n'ai plus rien , s'écrioit-elle-, encore peut-être que je ne trouveraipas mon jardin, «Sc que ma petite maifon ne fera plus a-fa place. Elle s'en retouma tout doucement; car elle étoit bien laffe de la courfe qu'elle avoit faite ; des fruits & des légumes la nourirent quelque tems, avec une provilion de fromage. Elle commencoit a voir la fin de toutes ces chofe;. Fortune , difoit-elle , tu as beau me chercher L 4  168 L A B o n n E Femme. pour me perfécuter, a8x lieilx mème Jes , recules tll n'empêcheras pas que je ne fois prète * v01r les portes de la mort fans frayeur ] 6c après o« de travaux p defcendrai avec tranquillité dans les Iieux paifibles. , E1,Ê n'aVoit PIlls de <3«oi filer, elle „'avoit plas de quoi vivre : 6c sïappüyknt fur fa quenouille , e le prit fon chemin dans un petit bois , 6c cherchant deJW une place pour fe repofer, elle f« bien etonnee de voir courir vets elle trois petits enfanS5pIusbeauX(]iie ]e ^ EJle fut route réjouie de voir une fi gracieufe compagme. Ils bi firent cent care/Tes, &.fe mettant a terre pour les recevoir plus commode-ent lun lui palfoit fes petits bras autour du cou, 1 autre la prenoit par derrière, & Je rroifcme 1 appeloit fa mère, Elle attendit Jon.-tenis pour voir fi on ne les vieudroit point chercher croyant que ceux qui les avoient imenésJi fej manqueroient pas de les venirxeprendre. Tout Ie jour fe palfa fans qu'elle vit perfonne. Elle fe réfolut a les mener chez elle , 6c crut que le ciel. lui rendoit ce petit troupeau en Ia place.de celui qu'elle avoit perdu. II étoit comPofe de deux filles qui n'avoient que deux & trois ans , & d'un petit garcon qui en avoir ciuq; lis avoient chacun'dé pétits cordons péndus 3U C°Uj am^Ts ét^nt attachés de petits bijou*.    La Bonne Femme. 169 L'un étoit une cerife dor émaillée d'incarnat, & il y avoit gtavé tout autour ces paroles, Lirette. Elle crut que c'étoit le nom de la petite fille , 8c elle fe réfolut de 1'appeler ainfi. L'autre éroit une azerolle , oü il y avoir écrit, Mirtis. Et le petit garcon avoit une amande d'un bel émail verd, oü il y avoit autour , Finfin. La Bonne Femme comprit bien que c'éroient leurs noms. Les petites filles avoient quelques pierreries a leurs coiffures , 8c plus qu'il n'en faloit pour mettre la Bonne Femme a fon aife. Elle eut bientót acheté un autre troupeau , & fe donna les commodités néceffaires pour nourir fon aimable familie. Elle leur faifoit pour 1'hiver des habits d'écorces d'arbres 3 8c 1'été ils étoient vêtus de toile de coton bien blanche. Tout petits qu'ils étoient , ils gafdoient leur troupeau. Et pour cette fois leur troupeau leur fut fidelle; il leur étoit plus docile & plus obéiffant qu'a de grands chiens qu'ils avoient, 8c ces chiens étoient doux & flatteurs pour eux. Us croiffoient a vue d'ceil , & ils paffoient leur vie dans une grande innocence ; ils aimoient la Bonne Femme , 8c ils s'aimoient infiniment tous trois. Ils s'occupoient a garder leurs moutons, quelquefois ils pêchoient a la ligne , ils tendoient des rets pour prendre des oifeaux , ils travailloient  4 70 La Bonne Femme. a un petit jardin qu'ils avoient , & ils em- ployoient leurs mains délicates a faire venir des fleurs. II y avoit un rofier , que la jeune Lirette aimoit fort : elle Farrofoit fouvent, elle en prenoit beaucoup de foin ; elle ne trouvoit rien de li beau que la rofe, elle 1'aimoit fur toutes les fleurs. II lui prit une fois envie d'en tr'ouvrir un bouton, Sc elle s'occupoit a en chercher le cceur, quand elle fe piqua le doigt avec une épine. Cette bleflure lui fut fort fenfible , elle fe mie a pleurer; Sc le beau Finfin qui ne la quittoit guères , s'étant approché , pleura auffi de la douleur qu'elle reflentoit. II prit fon petit doigt, le preflbit , & en faifoit fortir le fang tout doucement. La Bonne Femme qui vit leur alarme pour cette bleflure , s'approcha d'eux } & fachant ce qui Favoit caufée r Quelle curiofité auffi , lui dit-elle? Pourquoi dépouiller cette fleur que vous aimez tant ? Je vouïois fon cceur, reprit Lirette. Ces défirs font toujours funeftes , répliqua la Bonne Femme. Mais , ma mère , interrompit Lirette , pourquoi cette fleur , qui eft fi belle & qui me plait tant , a-t-elle des épines ? Pour vousmontrer, pourfuivit la Bonne Femme, qu'il faut nous dérier de la plupart des chofes qui plaifent a nas yeux , &que les objets les plus  La Bonne Femme. 171' agréables cachent des pièges qui peuvenc nous ttre mortels. Comment , reprit Lirette, il ne faut donc pas aimer tout ce qui paroit aimable ? Non fans doute , lui dit Ia Bonne Femme, 8c il s'en faut bien garder. Mais j'airrté mon frère dé tout mon cceur , reprit - elle j il eft fi beau Sc fi charmant! Vous poavez aimer votre frère , reprit fa mète 5 mais s'il n'étoit pas votre frère , vous ne le devriez pas aimer. Lirette branloit la tête , 8c rrouvoir cette régie bien dure. Finfin éroit cependant toujours occupé de fon doigt; il prefloit fur la piqüre du jus de feuilles de rofe , & il 1'en enveloppoit. La Bonne Femme lui demandoit pourquoi il fiufoit cela ? Paree que je crois , lui dit-il, que le remède peut venir de la même caufe dont eft parti le mal. La Bonne Femme fourit de ce raifonnement. Mon cher enfant , lui réponditelle , ce n'eft pas en cette occafion. Je croyois que cela étoit en tout, reprit-il , car quelquefois que Lirette me regarde , elle me trouble entièrement, je me fens tout ému , & le moment d'après fes mêmes regards me font un plaifir que je ne faurois vous dire: quand elle me gronde quelquefois, je fuis trés-touché ; mais qu'elle me dife enfin une parole de douceur, je me trouve tout joyeux. La Bonne Femme admiroit ce que ces enfans  lyt La Bonne Femme. étoient capables de penfer; elle ne favoit ce qu'ils s'étoient les uns aux autres, & elle craignoit qu'ils ne vimTent a s'aimer trop. Elle eüt bien voulu favoir s'ils étoient frères y fon ignorance la mettoit dans une terrible inquiétude. Leur grande jeunefle la ralfuroit. Finfin étoit déja tout rempli de foins pour la petite Lirette; il 1'aimoit mieux que Mirtis. II lui avoit une fois donné des perdreaux, les plus jolis du monde, qu'il avoit pris. Elle en avoit élevé un, qui devint petdrix, dont le plumage étoit fort beau : Lirette 1'amoit infinim ent, &la donna a Finfin. Elle le fuivoit par-tout j il lui apprenoit mille chofes diverthTantes. II Favoit une fois menée avec lui tandis qu'il gardoit fon ttoupeau; il ne trouva plus fa perdrix, il la chercha, il s'affligea extrêmement de fa pette. Mirtis le voulut confoler j mais elle n'y réuflit pas. Ma fceur , lui difoit-il, je fuis au défefpoir, Lirette fera fachée; tout ce que vous me dites ne diminue point ma douleur. Eh bien , mon frère, lui dit-elle, nous nous leverons demain de bon matin, & nous en irons chercher une autre; je ne faurois vous voir affligé comme vous êtes. Lirette arriva comme elle difoit cela, 8c ayant fu le chagrin de Finfin , elle fe mit a fourire : Mon cher frère, lui dit-elle, nous retrouverons une autre perdrix j ü n'y a que 1'état oü je vous  La Bonne Femme. 17$ vois qui me fait de la peine. Ces paroles fuffirerit pour tamener la férénité & le calme dans le cceur Sc fur le vifage de Finfin. Pourquoi, difoit-il en lui-mème , Mirtis ne m'a-t-elle pu remettre 1'efprit par fes bontés? & Lirette Fa fait d'un feul petit mot ; elles font trop d'être deux, Lirette me fufEt. D'autre part Mirtis voyoit bien que fon frère faifoit de la différence d'elle d Lirette. Nous ne fommes pas ici afiez de trois, difoit-elle, il faudroit que j'euife un autre frère qui m'aimat autant que Finfin aime fa fceur. Lirette avoit déja douze ans , Mirtis treize, Sc Finfin quinze , quand un foir après fouper , ils étoient tous affis au-devant de leur maifonnette avec la Bonne Femme • qui les inftruifoit de cent chofes agréables. Le jeune Finfin voyant Lirette qui fe jouoit avec le bijou qu'elle avoit au cou , 1 il demanda a fa chère mère a quoi il étoit bon? elle lui répondit qu'elle les avoit trouvés en ayant chacun un , lorfqu'ils étoient tombés entre fes mains. Et lors Lirette dit: Si le mien vouloit faire ce que je dirois, je ferois bien aife. Eh! que voudriez-vous , lui , demanda Finfin? Vous l'allez voir , dit-elle : & lors prenant le bout de fon cordon-.petite cérife , continua-t-elle, je voudrois avoir une belle maifon de rofes. En même-tems ils entendirent un petit bruit  174 La Bonne Femme." derrière eux. Mirtis fe tourna la première , & faun grand cri : elle avoit raifon de le faire , car en la place de la maifonnette de la Bonne Femme, il y en parut une la plus charmante que 1'on eüt pu voir. Elle n'étoit pas élevée , le toit en étoit tout de rofes auffi bien en hiver qu'en été. Ils y furent, & entrèrent dedans ; ils y trouvèreut des appartemens agréables , meublés avec magnir ficence. Au milieu de chaque chambre il y avoit un rofier toujours fleuri dans un vafe précieux • 6c dans la première oü 1'on entra, on retrouva la perdrix de Finfin, qui vola fur fon épaule , & qui lui fit cent careffes. N'y a-t-il qu'a fouhaiter, dit-Mirtis ? Et prenant fon cordon : petite azerole , pouriüivitelle , donnez - nous un jardin plus beau que le nbtre. A peine eut-elle achevé de parler, qu'il s'en préfenra un devant leurs yeux d'une beauté extraordinaire , ou tout ce qui fe peut imaginer pour contenter tous les fens , fe trouvoit dans la demière perfeclion. Ces jeunes enfans fe mirent d'abord a courii. dans les belles allées, dans les parterres , & au bord des fontaines. Souhaitez quelque chofe , mon frère, lui dit Lirette. Mais je ne défirerois, lui dit-il, que detre aimé de.vous autant que je vous aime. O! lui  La Bonne Femme: 175 tépondk-elle , c'eft a mon cceur a vous fatisfaire ; la chofe ne fauroit dépendre de votre amande. Hé bien , dit Finfin , amande , petite amande , je voudrois qu'il s'élevat prés d'ici une grande forêt oü le fils du roi vint chaffer, & qu'il de-, vint amoureux de Mirtis. Que vous ai-je fait , lui répondit cette belle fille ? je ne veux point fortir de la vie innocente que nous menons. Vous avez raifon , mon enfant, lui dit la Bonne Femme , & je reconnois votre fagefle a des fentimens li régies : auflibien on dit que ce roi eft un cruel , un ufurpateur , qui a fait mourir le véritable roi & toute fa familie ; peut-être que le fils ne fera pas meilleur que le père. Cependant la Bonne Femme étoit toute étonnée des fouhaits étranges de ces miraculeux enfans -y elle ne favoit que penfer. Quand la nuit fut venue, elle fe retira dans la maifon des rofes, & elle apprk le lendemam qu'il y avoit une grande forêt affez prés de fa maifon. Ce fut un fort beau lieu de duffe pour nos jeunes bergers; Finfin y prenoit fouvent a la courfe des biches , des daims & des che- vreuils. x II donna un fan plus blanc que la .neige a la belle Lirette : il la fuivok comme la perdrix fuiveit Finfin; & quand ils fe féparoient pour quel-  t?6 La B o n k k FEMME. ques momens , ils s'écrivoient par eux 5 c'étoit la plus jolie chofe du monde. . Cette Petite tro»Pe vivoit ainfi paifiblement, s occupant è divers exercices fuivant les faifons! Us gardoient toujours leur troupeau; mais 1'été leurs occupations étoient plus douces. Us chaffoient extrêmement 1'hrver; ils avoient des arcs & des flèches , & faifoient quelquefois des courfes pénibles, après lefquelles ils revenoient au petit pas & tout gelés dans la maifon des rofes. La Bonne Femme les recevoit avec un grand feu ; elle ne favoit par lequel commence^pour les réchauffer. Lirette, ma fille Lirette , lui difoit-elle , approchez vos petits piés ; & mettant Mirtis dans fon fein : Mirtis , mon enfant, continuoit-elle, donnez-moi vos belles mains que je les échauffe : & vous , mon fils Finfin , approchez-vous. Et les mettant dans un bon canapé tous trois, elle leur rendoit fes foins fort agréables par fes manières & fa douceur. Us vivoienr ainfi dans une paix charmante. La Bonne Femme admiroitla fympathie qu'il y avoit entre Finfin & Lirette , car Mirtis étoit auffi belle, & n'avoit pas des qualités moins aimables, & cependant il s'en falloit bien que Finfin ne 1'aimat fi vivement. S'ils font frères, comme je lé crois, difoit la Bonne Femme, a leur beauté fans  La Bonne Femme. 177 fans pareille , que ferai-je ? Ils font fi égaux en tout, qu'ils font alfurément formés d'un même fang. Si la chofe eft , cette amitié feroit trèsdangereufe; s'ils ne fe font rien , je puis la rendre légitime en les mariant, & ils m'aiment tant les uns & les autres, que cette union feroit la joie Sc le repos de mes jours. Dans 1'ignorance ou elle étoit, elle avoit défendu a Lirette , qui étoit déja un peu grande, de fe trouver jamais feule avec Finfin , Sc elle avoit ordonné a. Mirtis d'être toujours avec eux. Lirette lui obéiffoit avec une entière foumiffion , Sc Mirtis faifoit aufli ce qu'elle lui avoit recommandé. Elle avoit entendu parler d'une habile fée , elle fe réfolut de Palier trouver pour s'éclaircir du fort de ces enfans. Un jour que Lirette avoit une légère incommodité , Mirtis & Finfin furent a la chaffe : la Bonne Femme vit que cette occafion étoit commode pour aller trouver madame Tu-Tu y la fée s'appeloit ainfi. Elle lailfa donc Lirette a la maifon des rofes, & , comme elle avancoit fon chemin , elle rencontra le fan de Lirette, qui alloit vers la forêt, & elle vit en même-tems la perdrix de Finfin qui en revenoit. Us fe joignirent tous deux prés d'elle. Ce ne fut pas fans étonnement qu'elle leur vit a. chacun un petit ruban au col avec Tome FI. M  178 La Bonne Femme. ""papier. E1Ie ^ k perdrix, qui vola a elle f & iui prénant le papier, elle y trouva ces vers: B i i i h t. VoleliChèreperdrix, allee trouver Lirette. Je meurspour un moment que j'enfuis féparé. Pelgne{-lui mon ardeura & ma peine dtferette. Belas ! je fuis prefque affuré Q.u'unepaJJlonfiparfaite Ne fe fait point fentir a fon cceur endurcl. Jeferois content fi Lirette Pouvoit unjour avoir unfemblable fouci. Quelles paroles , s'écria la bonne femme < quelles expreiïïons ! La fimple arhitié ne s'explique' pas avec ranr de feu. Et arrêtant le Fan, qui luj vmt lecher la main , elle détacha fon papier ede 1'ouvnt, & y trouva ces paroles : Billet. Le jour s'en vafinir 3 & vous chajfcr encore; Revenei > aimable Finfin 3 Vous êtes parti ce matin Avant le lever de l'Aurore: Quelleabfence3bon Dieu ! n'a-t-ellepoint de fin? Voild comme 1'on faifoit quand j etois dans le monde, continua la Bonne Femme; qui en a tant  La Bonne Femme. 179 appris d Lirette dans ce défert ? Comment ferai-je pour couper de bonne heure la racine d'un mal fi pernicieux ? Eh! madame, dequoi vous inquiétezvous, lui dit alors la perdrix? laiffez-les faire, ceux qui les conduifent en favent plus que vous. La Bonne Femme demeura toute interdite : elle connut bien que la perdrix parloit par la force d'un art furnaturel. Les billets lui tombèrent des mains de frayeur ; le fan & la perdrix les ramafsèrent, 1'un courut, Sc l'autre vola ; Sc la perdrix lui chanta fi fouvent Tu-Tu , qu'elle crut que cette puiflante fée la faifoit parler. Elle fe remit un peu après cette réflexion; & n'ayant pas la force d'achever fon petit voyage , elle reprit le chemin de la maifon des rofes. Cependant Finfin & Mirtis avoient chafle tout le long du jour ; Sc étant las , ils avoient pofé leur gibier d rerre , Sc s'étoient couchés fous un arbre pour fe repofer : ils s'endormirenr. Le fils du roi chalToit auffi ce jour - la clans cette forêt. II s'écarta de fes gens, Sc vint dans 1'endroit ou repofoient nos deux jeunes bergers : il les confidéra quelque tems avec admiration. Finfin avoit Ia tête appuyée fur fa ttouffe, Sc Mirtis avoit la fienne fut 1'eftomac de Finfin. Le prince la trouva fi belle , qu'il defcendit précipitamment de cheval, Sc la regardoit avec M x  ï 80 La Bonne Femme. une grande attention. Il jugea a leurs pannetières, & a la fimplicicé de leurs habits, que ce n'étoit que des bergers : il en foupira de douleur, paree qu'il avoit déja foupiré d'amour : cet amour même fut fuivi, dans un inftant, de la jaloufie. La manière dont ces jeunes gens étoient, lui lit croire qu'une telle familiarité ne venoit que de 1'amour qui les uniffoit. Dans cette penfée inquiéte, ne pouvant fouffrir un fommeil trop long, il toucha de fon épieu Ie beau Finfin, II fe réveilla en furfaut, & voyant un homme devant lui, il paffa la main fur le vifage de Mirtis , & 1'éveilla auffi en 1'appelant fa fceur; parole qui raffura, dans Ie même moment, le jeune prince. Mirtis fe leva toute étonnée; elle n'avoit jamais vu que Finfin. Le jeune prince étoit de même age qu'elle. Il étoit fuperbement vêtu, & il avoit un vifage tout rempli d'agrémens. II lui dit d'abord bien des douceurs; elle les entendit avec un plaifir qu'elle n'avoit pas encore fenti; & elle y répondit d'une manière naïve, pleine de grace. Finfin voyoit qu'il fe faifoit tard , & le fan étoit venu lui apporrer fon billet, il dit a fa fceur qu'il falloit fe retirer. Venez , mon frère, dit-elle au jeune prince, en lui tendant la main , venez avec nous dans la maifon des rofes.  La Bonne Femme. 1S1 Comme elle croyoit Finfin fon frère , elle pe.hr foit que tout ce qui étoit joli comme lui le devoit être auffi. Le jeune prince ne fe fit pas prier pour la fuivre. Finfin chargea le dos de fon fan de la chafle qu'il avoit faite, & lebeau prince porta 1'arc & la troulTe de Mirtis. En cet état ils arrivcrent a la maifon des rofes. Lirette fut au-devant d'eux; elle fit un accueil riant au prince, & fe tournant vers Mirtis : je fuis bien aife, lui dit-elle, que vous-ayez fait une fi belle chafle. lis furent tous enfemble trouver la Bonne Femme , a qui le prince fit favoir fa naiffance. Elle eut grand foin d'un hbte fi illuftre, elle lui donna un beau logement. 11 demeura ainfi deux ou trois jours avec elle , & ce fut affez pour achever de s'enfkmmer pour Mirtis , felon que Finfin Favoit demaudé a fa petite amande. Cependant les gens du prince avoient été bien étonnés de ne le point voir. ïls avoient trouvé fon cheval, Sc ils craignoient que quelque accident funefte ne lui fut arrivé. On le cherchoit par-tout ,& le méchant roi qui étoit fon père , étcit dans une grande fureur de ce qu'on ne le trouvoit point. La reine fa mère qui étoit vertueufe , & fceur du roi qu'il avoit fait cruellement moa- M j  \Sl , L A Bonne F e h * e. Dans fon extréme affliction , elleenvoya chercher fecrètement madame Tu-Tu, qui étoit fon ~am^mais ^ -X ,voit long-tem quelle n avoit vue, paree que le roi la haiifoit, ? a!°Kfait -^-es pièeesenuneper: ionne aimée. f Madame Tn-Tnfe rendit, fans qu'ón 1'ap- Jes fe furent bien embraifées : car il nV J pas ünC *»* différence d'one fée a une'reine •yant prefque Je même pouvoit, la fée Tu-Tu lui f qU Verf0it bientót f™ ^ 5 qu elle Ja prioit dene points inquiéter,&de ne prendre aucnn chagrm de tout ce qu elle verrolt arnver • qu'elle joie a laquelle ellene s'artendoit pas, & qu-eIle fc rc^unjourlaplusheureufedetouteslescréatures" gens du roi s'enquirent tant du prince, & echercherent avec tant de foin, qu'étant arrivés alama.fondesrofes,ilsletrouvèrent. ' Js leramenèrent auroi,qlu le gronda brutaWt comme sil n'eüt pas été le plas:joIi g-con du monde. II vivoit trilfe auprès de Li Pere ,penfant 4 1a belle Mirtis. Enfin fon cha- f^econüdence dia reine fa mère, ouile  La Bonne Femme. 183 confoloit extrêmement. Si vous vouliez monter fur vorre belle haquenée, lui difoit-il, & vemr a la maifon des rofes , vous feriez charmée de ce que vous y verriez. La reine y confentit volontiers; elle y mena fon fils, qui fut ravi de revoir fa chère maitrelfe. La reine fut étonnée de fa grande beauté , de celle de Liretce & de Finfin. Elle les embrafla avec autant de tendrelfe que s'ils euffent tous été fes enfans , & concut des ce moment même une grande amitié pour la Bonne Femme. Elle admira la maifon , le jardin , toutes les fingularités qu'elle y vit. Quand elle fut retournée , le roi vouiut qu'elle lui rendit compte de fon voyage : elle le fit naturellement. Il lui prit une forte envie d'aller voir auffi tant de merveilles. Son fils lui demanda la permiffion de 1'accompaguer ; il y confentit d'un air bourru, paree qu'il ne faifoit jamais rien de bonne grace. D'abord qu'il vit la maifon des rofes, il la convoita : il ne prit pas feulement garde aux charmans habitans de ce beau lieu; & pour commèncer a s'en emparer , il dit qu'il y vouloit coucher ce foir-la. La Bonne Femme fut trés - fachée d'une telle réfolution. Elle entendit un. tintamarre , & vit un défordre chez-elle qui 1'effraya. Qu'allez-vous devenir, s'écria-t-elle , heureufe rranquiliité que M 4  **+ La Bonne F e m m , je goütois ? Le moindre air de fortune renverfe tout le calme de la vie. Elle donna au roi un lit excellent, & fe re «ra en un coin du logis , avec fa petite familie. Quand le méchant rot fut couché , tl kifutimpoffible de dorrnu , & ouvtant les yeux, il vit au pie de fon lit une petite vieille , qui n'étoit Pas plus haute que le coude, & qui étoit auflï large ; elle avoit de grandes lunettes qui couvroient tout fon vifage , elle lui faifoit des gri. maces effroyables. Les laches font fujets dla peur • il en eut une épouyantabie , & il fem[t en même tems mille pointes d'aiguilles qui le percoient de toutes parts. Dans un fi grand tourment de corps & defprit, il füt éveillé toute h nuit j & Pon fit un bruit étrange. Le roi tempêtoit , & difoit des paroles qui n'étoient point du tout bienféantes d fa dignité. Dormez , dotmez, fire, lui dit la perdrix , oü laiffez nous dornurrfifétatdelaroyauté eft rempli de tant d mquietudes , j'aime encore mieux être perdrix que d'être roi. Ce prince acheva de s'épouvantet a ces paroles ; il commanda qu'on prit la perdrix qui fe repofoit dans une jatte de porcelaine: mais elle s'enfuit d cet ordre, & s'envola en lui battant des alles fur le vifage. II avoit toujours la même vifion, & il fentoit les memes piquures • il étoit fort effrayé , fa  La Bonne Femme. iSj colère en devint plus furieufe. Ah ! difail , c'eft un charme de cerre forcière , qu'on appelle a Bonne Femme; il fauc que je me dehvre d elle & de toute fa race , & que je la fade mourir II fe leva, ne pouvant demeurer dans Ion ht j & dès que le jour parut, il commanda i fes gendarmes de prendre toute 1'innocente petite familie & de la conduire dans des cachots; d fe les fit'amener devant lui , pour être témoin de leut défefpoir. Ces charmans vifages qui étoient tout arrofés de pleurt , ne le touchoient point, au contraire il en avoit une maligne joie. Sou hls , dont le tendre cceur étoit dechire par un fpectacle fi fenfible , ne pouvoit tournet les yeux fur Mirtis, fans reflentir une douleur i laquelle rien n'étoit comparable. Un véritable amant, dans ces occafions , foutfre encore plus que la perfonne aimée. On prit ces pauvres innocens, & on les ame„oitdéja, quand le jeune Finfin, qui n'avoit point d'armes pour oppofer a ces barbares, prit tout d'un coup le cordon de fon col. Petite «rnande , s'écria-t-il , je voudrois que nous puf* fions être hors de la puiffance du roi. Avec fes plusgrandsennemis, ma chère eéHfi , conttnua Lirette. Et que nous emmenions le beau prince i mon a\croh , pourfuivit Mirtis.  Us avoient a peine proféré ces paroles, qu'ils « «oaverent je te ferai mourir par les plus crucls fuppüces. Je ne fms venue ici que pour cela , lui répondit-elle y & tu peux exercer ra cruauté fur moi; épatgncs mes enfans qui font jeunes , & incapables d'avoir jamais pu t'offenfer i voila ma vie que je t'abandonne. Tous ceux qui entendirent ces paroles étoiert pénéttés de pitié pour une telle grandeur d'ame j le roi feul n'en fut point ému. La reine qui étoit préfente verfoit un torrent de larmes ; le roi en fut fi indigné contre elle , qu'il 1'auroit tuée fi on ne fe fut mis entre deux. Elle fe fauva en faifant des cris pitoyables. Le roi barbare fit enfermer la Bonne Femme , ordomiant qu'on la nourrit bien , afin de lui rendre une prompte mort plus affreufe. II commanda qu'on emplit un abime de couleuvres , de vipères & de ferpens, fe faifant un plaifir d'y voir précipiter la Bonne Femme. Quel gente de fupplice 1 qu'il eft épouvantable t N 5  La Bonne I e m m e; ^ Les officiers de cet injufte prince lui óbéirent a regret; & quand ils fe futen: acquittés de cette funefte commiffion , le roi fe rendir fur le lieu On voulut lier la Bonne Femme; elle pria qu'on la laifsat libre , les alfurant qu'elle avoit affez de courage pour aller en cet état d la mort; & ccnfidérant qu'elle n'avoit pas de tems a perdre, elle .s'approcha du roi, & iffi jeta fa mouffe fur les piés. II étoit auprès de 1'effroyable gouffre; & voulant le confidérer encore avec plaifir, les p:és lui glifsèrent, & il tomba dedans. A peine y fut-il , que toutes ces bêtes fanguinaires fe jetcrew fur lui , & le fir?nt mounr en Ie pi_ quant. La Bonne Femme fe trouva en la compagnie de fa chère perdrix, dans la maifon des rofes. .Pendant que ces chofes fe paffoient, Finfin & Lirette étoient prefque morts de misère dans leur affreufe prifon ; leur affeélion innocente les retenoit encore dia vie. lis fe difoient des chofes bien triftes & bien touchantes , quand ils appercurent tout d'un coup les portes de leur prifon qui s'ouvra-ent; & Mirtis, le beau prince , & madame Tu-Tu , qui fe jetèrent d leur cou, & qui leur paruw tous d la fois , ne laifsèrent pas dans ce défordre de leur faire entendre la mort du roi. C'étoit votre père , Enfin ,  lA Bonne Femme, ij?-' auffi-bien que celui du prince, lui die madame Tu-Tu } mais c'étoit un dénaturé & un ty tan, il a voulu cent fois faire moutit lateme Al ons la trouver. Us y allèrent. Sa vertu lm fe donnet quelques regrets a la mort du roi fon man; Finfin & le prince fatisfirent auffi aux devoirs de la nature. Finfin fut reconnu roi, & Mirtis & Lirette pour princeffes. 11» furent tous enfemble k la maifon des rofes., pour voir la gencreufe Bonne Femme : elle penfa mourir de ,01e en les embralTant. lis lui dirent tous qu lis lui devoient la vie , & plus que la vie , puifqu lis lui devoient leut bonheur. ^ _ Ce fut pour lors qu'ils fe crurent-veritable • ment heureux. On ccïébra ces mamges avec une grande pompe^ le roi Finfin époufa la princefle Lirette , & Mirtis I'e prince. Quand ces belles noces furent fakes , la Bonne Femme demanda la permiffion de fe retirer a k maifon des rofes jon eut bien-de la peine a y confentit , mais ils fe renditent a fa volonte La, reine veuve voulut auffi demeurer avec elle le refte de fa vie :. la perdrix & le fan y pafsèrent auffi leurs jours. Us étoient tous rebutes du monde, ils trouverent de la tranquilhte dans cette rettaite : madame Tu-Tu les alloit fouvent vifiter, auffi-bien que le toi & la reine , le prince Sc la princefle. ^  3100 La Bonnï Femm?,' Heureux qui pourroit imker Tout ce que fit la Bonne Femme ; Une pareille grandeur d'ame Touve bien de quoi merker. Ecueils cruels, on vous peut eviter; On ne craint guères le naufrage 3 Quand on peut laiffer tout avec tant de courage. Conduite yefprk , vertu, que 1'on dok a vos foins ! rous paroijfei dans les befoins.  LES CHEVALIERS E R R A N S, E T LE GÉNIE F AMI LI ER. Par Madame la Comtejfe D'JüLNJY.   LES CHEVALIERS ERRANS. E L ME D O R DE G R E N A D E. L A nuit avoit a peine enveloppé la terre de fes ténèbres , quand il arriva fur les bords du Tage i un chevalier couvert d'armes noires. Son cafque qui étoit chargé de plumes feuilles-mortes & blanches, avoit ia vifière a demi levée; & laifloic voir un vifage oü la douleur & la beauté étoient peintes. Il portoit l fon bras un écu d'aaer bruid. L'on y voyoit une rofe arrachée avant qu'elle fut éclofe , & un grenadiet renverfé fur la terre , & pour devife ces paroles : Du même coup. Le cheval qu'il montoit étoit noir comme jais; mais d'une démarche fi fiére , qu'il relevoit encore la bonne mine de fon maïtre. Ce chevaher, après avoir fuivi le fleuve quelques ftades, s'enfonca dans un bois qu'il trouva fur fa mam droite & ayant defcendu de cheval s & donne fon  j"4 les c h e v a l j e r s cafque d fon écuyer, il fe coucha fur 1'herbe • pour y rêver d fes malheurs, & i des projets de vengeance contre celui qui en étoit la caufe. Une voix qu'il entendit d cóté de lui , 1'obligea de faire trève a fes triftes réflexions. Celfez Adehnde , difoit cette voix , de vouloir me per' fuader de vivre , & de chercher du fecours d mes malheurs : je n'en dois plus attendre que de mon défefpoir. Des paroles li touchantes, n'eurent pas frappé les oreilles de notre chevaher , que reprenant ioncafque des mains de fon écuyer, il traverfa des halhers qui 1'empêchoient de voir la perWe qtu fe plaignoit. II n'eut pas fait vingtpas , «pil appercut deux femmes couchées fur 1'herhe , dont 1'une, qui ne paroilfoit pas de plus de quinze ans , étoit une beauté qui ne pouvoit être furpalfée aux yeux du chevalier, que par celle de h perfonne qu'il regrettoit d tous les momefis de fa vie. Madame, lui dit-il , les plaintes que je viens d'entendre fortir de votre belle bouche ne peuvent me laiffer douter que vous ne foyez accablée de chagrins mortels; & je ferois heureux, fi avant que de fimr ma rrifte vie je pouvoisdétruireles ennemis qui vous opprimenr& pour vous obhger d prendre quelque confiance en mon procédé fincère, je vous dirai que je *msE!medor deGrenade, chevalier de la fu-  Er.r.ans. io| nefte épée , connu dans toutes les Eipagnes pac fon amour pour 1'admirable Alzayde. Seigneur , lui dit 1'inconnue , qui s'étoit levée dés qu'Elmedor lui avoit parlé , votre nom eft fi célèbre dans tout 1'univers, qu'il fuffit qu'on 1'entende prononcer , pour être perfuadé que rien n'eft impoffible a votre bras. Pardonnez-moi fi les mabheurs effroyables qui me perfécutent, me forcenf d'accepter les offres généreufes que vous me fairtes; mais pour que vous connoifliez les ennemis 'que vous aurez a combattre , fouffrez que je vous apprenne mes avantures.  *°* Les C h e v a t i e r s. HISTOIRE DE LA PRINCESSE ZAMÉE, & du Prince Almanfon. Je fuis fille de Zamut, roi de Fez , & de Ia reine Zamare. Le nombre d'années qu'ils furent Xans avoir d'enfans , me fit regarder d'eux comme un don du ciel, a qui flg devoient toure leur tendreffe > le peuple fuivoit leut exemple , & / etois les délices de toute la cour. _ Le peu de beauté que les dieux m'avoient donne , & la couronne de Fez que je devois porter unjour, obhgeoient une partie des princes de 1 Atrique a venir me rendre hommage, & i ne «en épargner pour me plaire. Jamais la cour de Fez n'avoit été fi brillante■ 1'on y voyoit tous les jours des tournois & des courfes de chevaux, dont je donnois les ptix. Entte ce grand nombre de chevaliers & de pnnces qui étoient attachés i moi , celui deMaroc , furnommé le Terrible , a caufe de fa grandeur extraordinaire & d'un regard farouche qui le rend très-défagréable , étoit celui que le roi mon père me deftinoitj & il lui avoit promis de ne point apporter d'obftacle d fon amour, li ) y voulo,s confenrir. Des promelfes fi fiatteuies, redoubloient les fobj de Zoroaftre } ^  E R R A N si io5! ainfi qu'il fe nommoit; mais plus il me témoignoi: d'empreffement, & plus j'avois de haine pour lui. J'étois dans un chagrin mortel de 1'amitie que le rói avoit pour lui, & je difois fouvent a Ia reine ma mère, pour qui je n'avois rien de caché, que je rriourrois plutot que de confentir a 1'époufer. Dans ce tems-la Zoroaftre , pour célébrer fe jour de ma nailfance , fit publier un toumois, & invita par des cartels, qu'il envoya dans toutes les cours d'Efpagne & d'Afrique , les chevaliers a venir avouer que la princefle de' Fez 1'emportoit fur toutes les beautés de la terre. Un défi Ü outtageant pour toutes les princeffes , que tant d'illuftres chevaliers adoroient , les obligea de fe rendre a Fez; & le jour du toumois étant arrivé , le roi , la reine & moi , nous nous placames fur des échafauds, couverts de riches rapis de velours bien brodés d'or , que 1'on avoit élevés devant la place déftinée pour ce divertiffement. Toute la cour fuperbement parée étoit a nos piés-,'& les juges du camp ayant ouvert la barrière , Ion vit paroïtre Zoroaftre , couvert darmes dot , enrichies aux extrêmités d'émeraudes. Ce que 1'on voyoit de fa cafaque étoit de velours vett brodé d'or. Son cafque étoit couvert de mille plumes vertes '& 'couleur de rofe ; -Ü portoit i fon bras on boudier-de même métal  LlS CHEVAtlSRs que fes armes , ou 1'on avoit repréfenré une Vcnus , qui me donnoit une pomme d'or , & pous devife ces paroles : je lui cède. Après avoir paffe devant le roi, & nous avoir falués d'un air fier & fuperbe , il alla fe mettre 3U bout de la carrière , pour attendre ceux qui voudroient lui difputer la victoire. II n'y fut pas un quart-d'heure , qu'un chevalier fe préfenta , dont la mine haute & a'ltière , attira les regards de tout le monde ; mais fon bras ne répondit pas a fa démarche, & Zoroaftre fe fut bieutot défait de cet ennemi; il fUt encore le vatnqueur de plufieurs autres, & il ne dontoit point d'emporter le prix , qui étoit mon portrait entouré de gros diamans , quand un bruit confus que 1'on entendit parmi le peuple , donna une attentron nouvelle. II étoit caufé par un chevalier qui demanda d'être recu a eombattre. Dieux ! quelle vue pour moi , & que ce jour m'a coüté de larmes | Cet aimable inconnu étoit armé d'une cotte darmes dargent f émaillée de bleu j fa cafaque étoit bleu & argenr • une quamité de plumes de la même .cpuleur pendoit derrière fa tête, & fon écu argenté comme le refte de fes armes, avoit au milieu un rubis d'une groffeur extraordinaire, taillé en cceur, & pour devife ces mots : Pour la plus belle. Son cheval étoit blanc comme de la neige , .& il étoit fi fier de portee  E R R. A N S. tOJf' potter le plus charmant de tous les hommes , qu'il faifoit trembler la terre fous fes pas. Toute la cour ne pouvoit fe laffer d'admirer ce bel inconnu; mais pour moi, je vous avoue que je n'ai jamais fenti un fi grand trouble, ni plus de joie que de le voir terraffer dans fa feconde carrière Ie terrible Zoroaftre. Tout le monde s'écria qu'il méritoit le prix ; & les juges du camp 1'ayant fait defcendre de cheval , le conduifirent au pié de réchafaut du toi, qui m'ordonna de lui donner mon portrait. Il le regut avec un air li noble , qu'il men parut encore plus aimable. Les courfes étant finies, je fuivis la reine ma mère au palais; & le foir il y eut un bal magnifique ou tous les Chevaliers fe trouvèrent, hors Zoroaftre , que fon combat avoit tellement ébranlé , qu'il fut tontraint de garder le lit quelques jouts. L inconnu que nous connümes pour le prince de Tune, furnommé le Chevalier du foleil , paree qu'il avoit toujouts porté cet aflre fur fon écu, jufqu'au jour du tournois, y vint fuperbement habillé. 11 attira les regards de toute 1'affemblée une feconde fois , & s'il nous avoit paru le dieu de la guerre dans le combat , nous le primes pour le dieu d'amour dans ce nouvel ajuftement. Mon coeur ne put fe défendre de tant de charmes, & de quelque fierté que je Tome FI. O  ito Les Chevaliers voululfe marmer,.il fklkitt céder a ce jeune héros : mes yeux fireht le même effet fur fon Wc: tant que le bal dura , il ne regarda que moi, & je conuus avec ptófir- qu'un même feu Commencoit a nous brüler. Quelques jours fe pafsèrent depuis fon arrivée, fans qu'il me parlat que par fes foins & fes regards; mais une après-dinée que j'étois feule avec mes filles dans mon appartement: madame , me dit-il , ce cceur qui s'étoit réfervé jufqu'a préfent pour la plus belle, a trouvé ce qu'il cherchoit; la princeife Zamée ne peut avoir de rivales qui ofent lui difputer le prix de la beauté; mais que j'ai lieu de craindre que ce foible hommage ne foit rejeté, & qu'elle ne me rende le plus malheureux de tous les hommes! II eft fi doux , repris-je en fouriant, d'emporter le prix glorieux que vous m'ofrrez, que vous ne devcz pas appréhender d'être rebuté. Si je fuis alfez heureux pour que vous acceptiez mes vceux Sc mon amour, reprit Almanfon , je vous jure, ma princeife, que jamais Chevalier n'aura aiméplus conftamment , & que je n'emploierai tous les momens de ma vie qu'a vous marquer ma reconnoilfance. Ne pas rebuter vos hommages , lui dis-je d'un air plus férieux, n'eft pas accepter votre amour ; les princelfes comme moi ne peuvent recevoir pour Chevalier que celui qui  E R R A N S. 211 leur eft offert par ceux qui ont dröit de difpofer de leur deftinée ; c'eft a vous a mériter leur choix , fans attendre de moi qu'une obéüfance aveugle, pour ce qu'ils voudront m'ordonner. Je vous demande pardon , madame , me dit Almanfon , d'avoir expliqué trop favorablement vos paroles ; je devois favoir qu'un aveu li charmant , doit coüter des années de peines Sc de fouffrances. Seigneur, lui répondis-je en me levant pour aller chez la reine , qui venoit de m'envoyer dire de Pallet trouver, vous dire que vous obligiez le roi mon père de m'ordonner de vous écouter , c'eft vous dire que 1'on feroit bienaife d'en avoir la permiffion ; Sc fi ce n'eft pas affez pour vous rendre heureux , c'eft du moins tout ce que je puis faire pour vous. J'étois fi proche de 1'appartement de la reine, quand j'achevai de parler, qu'Almanfon ne put me répondre que par une profonde révérence qu'il me fir en me quittant la main. J'entrai dans le cabinet de la reine, avec une émotion fur le vifage , qu'elle auroit aifément remarquée; mais la nouvelle qu'elle avoit a. m'apprendre , lui faifoit trop de peine, pour lui permettre de m'examiner. Zamée , me dit - elle , le roi, malgré tout ce que je lui ai pu dire, m'ordonne de vous difpofer a époufer le prince de Maroc dans huic O 2  L E s c h i r a' t i /W:illuiadonné fapafoIej ' pour achever ce funefte mariage. P ; Vous /ugez bien , génereux Chevalier, que fi I a-s appréhendé eer hymen quand ;e nLis ^uneaveruonfansfondemenc^ue/déferpoir " ™ caufa dans un tems oü mon cceur ne pouvoir trouver qu'Almanfon digne de ma tendrefle. Jene cachai point ma douleur 4 la reine ma m-e:e leme donna des foupirs ; niais elle me dit qu elle ne pouvoit rien fur lefprit de Zamut, & gud fallort me réfoudre a obéir. Après ces cruelles paroles, je me retirai dans nJcW bre, doufenvoyai Adelinde dire au prince de Tone.ce que je venois dapprendre, Sc qu'il fic cequil jugeroit a-propos pour me conferver afon amour : ce Chevalier outré de colère , fut trouver ie -joi mon père, Sc lui avoua la forte paflion qud avoit pour moi ; Zamut le recut rres-bien; mais il hfi dit que. fa,parole étan donneea Zoroaftre, ilne pouvoit recevoirfhon. -ur qu il me vouloit faire. Ce fut un redoublement de douleur pour mon cceur, qni fut b^u lenfible guand Adelinde me vint dirTceS mielle réponfe: je paflai route Ia nuit 4 me Planidre,& ]e matin j'appris que Ie prince de Tune ayant fait appejer fon rival, après un combat long & fanglam } ayoit bm d  E R R A K S. 2t3 ment Zoroaftre , & Favoit défarmé J qu'il étoit auffi un peu blelfé a 1'épaule , & qu'il s'étoit éloigni de Fez de quelques ftades j que le rol mon père faifoit panfer le prince de Maroc avec un foin extréme j qu'il étoit dans une colère effroyable contre Almanfon , & qu'il lui avoit envoyé défendre de paroïtre jamais a fa cour. Deft triftes nouvelles me firent tombet ptefque fans vie , dans les bras de mes femmes. La reine étant avertie de cet accident, courut auprès de moi j & pat fes pleurs, & par fes cris, me fit ouvrir les yeux j mais ce fut pour me voir dans un état fi digne de pitié , qu'elle étoit inconfolable. Zamut vint dans ma chambre; & me trouvant toute en larmes : Je veux croire, me dit-il, que les blelfures de Zoroaftre caufent votre douleur, ne pouvant m'imaginer que vous foyez alfez peu inftruite de votre devoir & de mes volontes , pour donner des pleurs au prince de Tune. Les dieux nous rendront le prince de Maróc, & je veux vous le faire époufer avant qu'il forte de mon royaume, pour le punit du chagrin que nous caufe fa fatale valeur. Le roi me quitta après ces mielies paroles, & la reine pafla- ie refte du jout a me conlo Ier. Le foir elle envoya fecrètement favoir des nouvelles du prince Almanfon , & je lui fis faire des complimens. Ce prince , charmé des bontés O3  deJa reine> lui ccrivk pour In f penrjerrre de v*nir fe I f Pph" de ^t^ZT^i^ ****** MUI«er ie royaume de Fe7 na 1 I rd°rt"OUS ar',0it, **» es airiIS du prince de Mamr I' • -v ■Jonner lc tems de , , . e> la"s tal ' ' ™ «P»"^! m:„s ïolK n;m f ZT Zam"c' me **«, vous fece d'ache,K  E R R A N S. en défendre? La mort, m'ccmi-je , Wf c**» nepeuvent le touche, Ah! madame , dit-d a 1* reine en fe jetant a fe, piés, que de maux vous pouvez empècher , fi vous voulez me permetre d'enlever cette charmante princeffe! Je vous promets , foi de chevalier , delui mettre la couronne de Tune fur la tête, dés que nous y ferons arrivés & davoir toute ma vie une obéiffance aven* de pour vos ordres. La reine étonnée d'une propofition fi hardie , le refufa avec colère ; ma» l la fin elle felaiffa toucher a nos larmes. Almanfon penfa mourir de joie i cet heureux changement de fa fortune ; & après avoir. protefte a la reine qu'elle n'auroit jamais lieu de fe repentir de fes bontés , ü fe retira pour donner ordre a fon départ. ; Le lendemain , a 1'heure marquee, li me vint prendre, & ce ne fut pas fans une vive douleur, que je me féparai d'une fi bonne princeffe x maj. 1'amour 1'emportant fur la nature,.je Gmm Almanfon, avec la feule Adelinde. A la porte du palais nous trouvames un écuyer du .prince, qutnous tenoit des chevaux prêts, nous montames deffus, Sc nous fortimes de fez & du royaume , fans aventure-, mais un jour paffant dans une fombre forêt, nous entendïmes quelqu'un qui fe plaignoit dans fépaiffeur du bois. Almanfon poufla ion cheval de ce cbté-U, & vic une femme affez O 4  ii£ LES C h i v a t x E R , 1n ' k 0ent CaP«ve a un ftade d'ici dan. • voer b as 1 ^ reCetteter"bIeave-uere bras ? & ]a fee ^^^^ me ^ nfiC°mme Cettef—achevo/de de cette encreprife- mais 1'envie de «m- Je le fuivis maW lui ,er qu'il prit ce peu de repos , & le voulant lafifer mettre au lit, elle fe retira dans une autre chambre, oü elle paffa la nuit. Le lendemain ayant fu qlIe ]e princ£ dormoh ^  E i r a s s: tranquille, elle ne fortit de fa chambre que quand elle apprit qu'il étoit éyeulé , & s'étant mformee de 1'état de fa fanté ; elle n'eft que trop bonne pour un malheureux , madame , lui dit-il ; & Aizayde me 1'eft venu reprocher dans ce moment de fommexl , que la perte du fang que j'ai faite ma caufé. Je 1'ai vue cette admirabie perfonne , dans une chambre du chateau, oü eft Almanfon , a ce qui m'a paru dans mon fonge , couverte d'un voile de gaze noire , me reprocher le peu de foin que j'avois de la retirer du tombeau , & de la venger. J'ai voulu me jeter a fes piés , & lui dire que le ferment que j'avois fait de pumr fes ennemis , m'empêchoït de la fuivre , & que je n'avois pas perdu un moment pour les chercher; mais 1'effort que j'ai fait pour embraffer fes genoux , ma réveillé. Ce fonge , reprit laprinceffe de Fez , me paroit myftérieux : Aizayde n eft point morte , elle habite fans doute la même prifon que mon cher prince. Ah ! madame , lui dit Elmedor en verfant quelques larmes , je ne puis douter de Talmut mon écuyet, qui 1'a vue expirante , & qui m'a annoncé fes dermères volontés. Si je favois votre hiftoire , reprit Ia princeffe, & que vous euffiez la même confiance en moi que j'ai ene en vous, je vous parlerolS avec plus d'affurance , & Talmut pourroit men faire le récit, pendant que 1'on panferou votre  **■ L' ' Ch e va l , , au'ellp l„; a j • remier a Zamée ca q uideniando K,&lechi ienétan. J tre' elle for"t avec 1'écuyer & AA^a donnant a celui A'A1 / , AdeIlnde* °r- Je Prince El f ^ manf°n ** "£ P°inC *** , p Ince- E1Je fM dans un petit bois ' rt„i ' : derrière Ia maifon ■ *. , ' qul etolc qu elje p k'^ayantcherché«» endroit 1'I erbl t T d? • ^le s'aflit fur <1.,Talmuc ■ *■« m« a fes piés avec HISTOIre ®^ PRI^CE BLMEDOB. DE GRENADE & de la Pr'^eJTe Al^yde. épée - il pl°ItS' le chevalier de la funefte re, cS ' fc" <** e"r ™« 'es Mo- ° °rdm:"re> f»»ega,dec„„lm5,a„-  E R R A N S. 12j teiir de la paix que ces peuples furent contrahits de nous demander. Après cette victoire, il demanda permifïion au roi fon père, d'aller voyager inconnu dans toutes les Efpagnes; le roi la lui accorda , mais la reine , qui 1'aimoit avec tendrefle , s'y oppofa fortement, paree qu'un magicien de fes amis, nommé Zamat , lui avoit dit, que le prince courroit de grands dangers dans ce voyage j mais pour 1'en garantir, il donna a la reine une bague enchantée , qui avoit le pouvoir de détruire tous les enchantemens \ quand on mettoit la pointe d'un cceur de rubis qui y étoit enchaflé , en haut. La reine voyant qu'elle ne pouvoit empêchet fon fils de partir , lui donna la bague , & lui fit promettre de la potter toujours de la manière que 1'enchanteur lui difoit. Elmedor le lui promit, & fortit de Grenade, fuivi de moi feulement. Après avoir paffe un an a voir toutes les cours , nous arrivames a Léon , le jour d'une courfe de chevaux , dont la princeffe Aizayde, fille du roi de Léon , donnoit le prix , qui étoit une épée garnie de rubis d'un fort grand prix j mon prince 1'emporsa avec une adreffe qui lui attira les regards de toute la cout •, & il le fut prendre des mains de la charmante Aizayde. Si je ne vous avois pas vue , madame , continua 1'écuyer , je dirois que la princefle de Léon étoit la  •14 L e s CHUAIf.u plus belle perfonne de toutes les Efpagnes • ïaJ mars tant de majefté n'a été accompagnée de tant de douceur. Ses cheveux qui étoient d'un brunargenré, donnoient un éclat furprenanc d Ion temt, dont les couleuts vives & féparées ne pouvoient céder qu'au brillont de fes yeux • enfan tous les charmes de la beauté fe ttouvóient repandus dans toute fa perfonne. Elmedor enchanté de tant d'atcraits, demeura quelque tems hors de lui-méme ; & fi Je roi £ qui 1'on avoit dit fon nom , „e Peut oblioé de repondre au compliment qu'il lui fit, de Jonetems il ne feroit ford de la douce rêverie qui 1 occupoit. * Les courfes finies , l'on retourna au palais: 8c le roi ayant contraint mon prince de prendre un appartement auprès du fien , il y fut cban.er d habit, Sc revint palfer la foirée chez la «ine ou il eut le bonheur d'entretenit fa prmcelfe plus de deux heures. Que de graces nouvelles il découvnt dans cette converfation ! Son efprit fUrpaifoit encore fa beauté, & une douceur accomPagnee d'une févère modeftie , règnoit dans toutes fes acrions, qui en infpirant un violent amour , defendoit de s'en plaindre. Elmedor ne «Benut que trop ce pouvoir tyrannique, & il ie retira i fon appartement Ie plus amoureux de tous les hommes. Tous les jours fuivans nefer- virent  E R R A K S. 215 virent qua redoubler fes chaïnes , & a les rendre plus fortes que la mort; le tems ne nous 1'a que trop fait connoitre. J'ai fu d'une fille de la princeffe, nommée Sanchée, pour qui j'ai eu quelque paffion , que cette admirable perfonne fentit pour le prince un tendre penchant qu'elle combattit en vain, 6c que quelque févère que füt fa vertu , elle ne fut point fachée de voir que fes beaux yeux en avoient fait la conquête ; mais elle cachoit ft bien fes fentimens , qu'Elmedor ne lui voyant qu'une civilité modefte , doutoit fi elle connoiffoit qu'il 1'adoroit. Divine Aizayde , difoir - il quelquefois tout bas en la regardant , eft-il poflible que mes foupirs & mes regards languiffans, ne vous apprennent pas que je fuis le plus amoureux de tous ceux qui vous fervent ? un feu fi pur pourroit il vous offenfer ? Dans ces momens il étoit pret de lui déclarer fon amour; mais le refpeót & la crainte d'être banni par'cette aimable princefle , le retenoit. Dans ce tems-la , le prince des Afturies déclara la guerre au roi de Léon 5 ce prince, pour n'être point furpris par fon ennemi, affembla fes troupes, & s'étant mis a leur tête , marcha fur la frontière avec Elmedor , qui voulut 1'accompagner. II ne put prendre congé de la princefle qu'en préfence de la reine. Elle avoit craint de n'être pas maitrefle de Tornt Fl. P  Jm Cadier le 9ueUe avoit dele voir „nr "r pour une guerre qui devoit être fanglante II fut vtvement touché de ne pouvoir lui dire cue cenetott que pour U marquer qUe tous fes jourslut etonmtconfacrés, qutl alloit combattre les_ennenns du rot fon père. Quand nous fïunes Ws au rendez-vous de larmée, le roi de Leon voulut en donnet le commandement fous ui au pnnce de Grenade; mais ü le refufa , en hu dtfant, qu'il ne vouloit que 1'honneur de combattre a fes cótés. Nous fünies quelque tems fans trouver 1'occaion favorable de donner la bataille; mais enfin le pnnce des Afturies , qui étoit plus fort que nous , nous la préfenta ; elle fut terrible pour les deux partis, & Ja vicloire fembloit fe déchret pour les ennemis ; mais mon prince fit chan.er le combat de face , en donnant la mort au prince des Aftunes. Ses troupes , au lieu de chercher a le venger, «e fongèrent qu'i fuir, & laiirèrent le champ de bataille couvert de mourans & de morts. La campagne finit par cette vicfoire, les ennerms fe retirèrent fur leur frontière 5 & le roi après avoir donné mille louanges a mon maitre,' s en retourna a Léon. La reine & fe princeffe vinrent au-devant de nous. Tous les chemins étoient pleins de peuple,  E R R A N S. 217 qui difoit tout haut, que pour voir le roi de' Léon , maitre d'une partie des Efpagnes, il falloit unir le prince de Grenade & la princefle Aizayde. Elmedor trouvant loccafion favorable pour parler de fon amour, s'approcha du chariot d'Alzayde , qui n'avoit avec elle que Sanchée.1 Madame, lui dit-il, les dieux quelquefois s'expliquent par la bouche des peuples. Oferois-je prétendre que cet oracle ne feroit pas le malheur de la divine Aizayde ? Mon cceur que fes premiers regards ont enflammé de la plus refpectueufe paflion qu'ils feronr jamais naitre , n'atteud depuis ce fatal moment, pour fe faire connoitre, qu'il le puilfe fans vous déplaire j c'eft l vous, charmante princefle , de condamner mon amour a un filence étemel, ou de me permettre de me dire votre chevalier. Seigneur, reprit Aizayde en rougiflant, fi les dieux veulent unir la couronne de Léon a celle de Grenade, en vain je voudrois 1'empêcher; mais fouffrez que j'attende qu'ils s'expliquent par des voix moins tumultueufes : laiflez-moi douter jufqu'a ce moment de leurs profonds décrets , & ne me conrraignez pas d'oublier que nous vous devons la vidoire, pour ne me fouvenir que de 1'orTenfe que vous me faites , en me parlant d'un amour, que je ne dois écouter que par les ordres du roi & de la reine ma mère. S'il ne falloit que les P 2  228 Les Chevaliers ordres de ces perfonnes facrées , lui répondit Ie prince, j'autois lieu de croire qu'ils ne me feroienr pas contraires. Mais, fi comme je n'en puis douter, madame, j'ai Ie malheur de vous déplaire , je faurai punir ce cceur téméraire, trop rempli d'un feu coupable, puifqu'il eft défavoué de celle qui 1'a fair naitre. Le roi, qui s'approcha du charriot d'Alzayde, 1'empêcha de répondre a Elmedor; mais quelque contrainte qu'elle fe fit pour cacher le rendre penchant qu'elle avoit pour lui, elle lui fit figne de fe renrer, avec un regard fi tendre, qu'il oublia ce qu'elle lui avoit dit de trop févère. Depuis ce jour , Elmedor commenca d'efpérer de n'être pas indifférent a la princeffe. II redoubla fes foms Sc fon amour, avec un refpeéb fi touchant, que la belle Aizayde lui avoua que , (i le roi fon père approuvoit- fa paffion , elle ne lui feroit pas contraire. Dans ce tems-la, madame, continua 1'écuyer, le cartel du prince de Maroc fut apporté a la cour • & mon maïtre demanda la permiffion au roi Sc a la princeffe, d'aller combattre , pour foutenir fes charmes. Aizayde le refufa , par une modeftie qui la rendoit encore plus digne du foin qu'Elmedor vouloit prendre de lui faire remporter Ia vicloire ; mais le roi, qui 1'aimoit avec tendrefie, Sc qui n'étoit point faché de 1'at-  E R R A N S. «9 tachement que le prince de Grenade avoir pour fa fille, lui permir de combartre , & de fe dire fon ehevalier , & obligea la princeife de lui donner une écharpe qu'elle porroir ce jour-la pour attacher 1'épée qu'elle lui avoit donnee a la courfe de chevaux , quand nous arrivames a Léon. La princeife obéit avec une rougeur fi obligeante, que mon prince crut, qu'avec ces marqués de fon bonheur , il vaincroit Zoroaftre , & tous les chevaliers de la terre J & pre*. congé du roi, de la reine & d'Alzayde , nous primes le chemin de Fez. Nous marchames les premières journees de notre voyage fans aventures-, mais étant arrivés fot le bord d'une rivière , qu'il falloit pallet póut entrer dans 1'Afrique , nous attendimes quelque tems des batteaux de pècheuts , qui pèchoientfouvent dans cet endroit; enfin nous en vimes aborder un , & Elmedor lui ayant dit qu'il avoit affaire de l'autre cbté du fleuve nous entrames dans fon batteau. Mais , madame , nous n'eümes pas pris le courant de 1'eau que „ous tombames dans un aflbupiffement , dont nous ne pumes nous garantir. A notre réveil, nous nous trouvames dans un palais magnifique , bati dans «ne ifle de la met d'Afrique. Tout ce que 1'on peut fouhaiter pout rendre un lieu enchanté , fe trouvoit dans celui- P 5  H .S Les C h e v a l , e r g la, foit pour la grandeur des batimens, la fömptuofité des meubles, ou la beauté des jardins & la quantité des jets d'eau , qui par des figute^ differentes , rempliflbient des canaux de marbre & de porphyre. Les bois , par leur aimable Iraicheur , mettoient a couvert du foleil ; les allees de jalmins , d'orangers & de grenadiers , «H des oifeaux de mille plumages diffirens faiioient un concert qui enchantoit le cceur & les oredies ; enfin un printems éternel qui régnoit toujours dans cet aimable féjour, le rendoit celui des dieux. Elmedor fur furpris de fe voir dans un fi beau palais; & il étoit dans cette première furprife que caufetit les chofes extraordinaires , quand il vit entrer une jeune & belle perfonne , fifivie de plufieurs nymphes toutes plus aimables les unes que les autres. Elmedor , lui dit la dame , les dieux , d qLfi la vie des héros comme vous eft chère , m'ont fait connoïtre que le toumois de Fez vous devoit etrefatal. Neme veuillez point de mal de vous avoir éloigné de ce lieu funefte a vos jours. L'on "e pent difputer le prix de la beauté a la belle Aizayde, & le cartei de Zoroaftre ng point fes charmes. Dès que le tems de ce dangereux divertilfement feta palfé, le même batteau qui vous a conduit dans ce palais, vous ramenera par un chemin beaucoup plus court au-  E R R A K S. 151 prés de la charmante princeffe de Léon , fi vous ne trouvez rien ici qui puiffe vous arrêter. Rien ne peut m'arretet loin de ma princefle, interrompit le prince emporté de fa paffion j & e Ie crois innocent. Sa conduite éft fi extraordinaire , que je ne puiS m'empêcher de foupsonner Zénore d'être plus coupable que lui. Ah madame, interrompit Zalmayde, le prince de Ba eare ma trop bien fervie , p0Ur le croire d mtelhgence avec fon rival. II pourroit bien dit Zamée , fans être d'nccord avec Alinzor ' 1 avoir forcé de vous paroitre criminel. Le prince' de Grenade conduit dans fille de Défirée y a bien paffe des années aux piés de cette 'fée ' fans être infidelle a la belle & malheureufe princeffe de Léon ; votre amant par la même fatahte aura pu vous oubiier fans iheohftancë Je comprens fi peu, reprit Zalmayde, ce que vous me dites, que je ne puis concevoir que je puilfe trouver la juftification d'Aiinzor dans ce qui fair fon crime ; & ce qui men paroit un trigrand dans ce que vous me dires du prince de Grenade. Quand j'aurai la permiflïon de cegrand pnnce , répondit la princeife de Fez , de^ous apprendre fes malheurs , vous connoitrez que vous aunez plus de raifon de plaindre Ja def tin'ée du prince de Numidie, fi elle étoit fem blable al celle d'Elmédor , que de 1'accufer. Ademde qui entra dans ce moment , interrompit les deux princelfes , pour leur dire qu'il étoit tort tard , & que le plince de Grenade ^ envoye favoir comment elles avoient paffe la  E R R A N S. *?* nuk, & que s'étant informée a 1'écuyer de fes bleflures , il lui avoit dit que le chirurgien avoit promis que dans rrois jours il pourroit monter a cheval. Les deux princeffes.s'étant habillées avec diligence } palfèrent dans la chambre du prince ; & après y avoir pris un léger repas , ils employèrent le refte de la journée X inftruire la princeife des Canaries des plus importantes aventures d'Elmédor j mais particulièrement de celles qui pouvoient donner quelque lieu £ Zamée de prendre le parti du prince de Numidie. Zalmayde fidelle a fa haine , nécoutoit point du tout ce que la belle princeife de Fez lui difoit pour adoucir fes chagrms , & elle eut bien de la peine d'obtenir d'elle , qu'elle ne partiroit point qu'avec elle , pour aller chercher la fin de fes peines , par la mort de fon infidelle. Le prince de Grenade , plus prelfé que ces deux malheureufes princelfes de finir 1'aventure du chateau , qui fervoit de prifon au prince de Tune , fortit du lit ce jour-fa ; & deux jours après il monta a cheval , fuivl de Zamée, & de la princeffe des Canaries. lis marchèrent toute la journée fans obfiacle; mais le foir ils rencontrèrent dans un valon , qui commencoit d'être de la dépendance du roi de Grenade , deux chevaliers qui combattoient avec beaucoup cVahimófité. Elmédor preffa  27- Les Chevaliers fon cheval avec viteffe pour les aller fiparer. Mais celui qui portoit des plumes rofes & citron, ayant redoublé fes efforts, eut terralfé fon ennemi avanr que le prince fut arrivé. Ce chevalier s'approcha de fon adverfaire; & lui préfentanr la pointe de fon épée fur la gorge : Avoue - moi, lui dit - il 3 traitte Zénore , ce que tu as fait de ma princeffe. Je la cherche comme toi , lui répondit le prince de Baléare; & je ne ten puis apprendre de nouvelles. La voici, infidelle , s'écria Zalmayde, en luilancant un javelot qu'elle tenoit a la main , dont elle hu perca la cuiffe , qui vient t'arracher la vie , pour re punir de rous res crimes. Le prince de Numidie ( car c'étoit lui) furpris de la vue 8c de la fureur de cette princeife , & alfoibli de la douleur de fa bleflure, tomba fans connoilfance a coté de fon ennemi; & 1'irritée Zalmayde croyant avoir tué cet aimable importeur, fe défefpéroit d'avoit fu fi bien fe venger. Le prince de Grenade, pendant que Zamée étoit occupée a confoler la princeife des Canaries, regardoit avec fon écuyer fi 1'infortuné Alinzor ne donnoit point quelque figne de vie, & les filles des princelfes arrêtoient de tout leur pouvoir le fang qui fortoit avec violence des plaies du malheureux Zénore. Celfez, leur difoit-il, de me rappeler a la vie,  E r r a « s; 47J vie, mes crimes font tfóp grands pout n ette paS punis; & je ne demande aux dieux que le tems de les avouer* Dans cet inftant , le prince de Numidie 3 tevenant de fa foiblene , chetchoiE avec des yeux oü la mort étoit peinte, fon aima-» ble ennemie : mais la haine de cétte princeffe } renailfant avec les forces du prince , elle Voulut fe retiter d'un lieu oü deux fi terribles pafliorts la déchiroient tour a tour, quand le prince de Baj léare fe relevant a demi pour 1'arrêter : Demeü-« iez , madame > lui dit-il d'unê voix foible 4 de* meurez pour connoïtre a qui vous devez Votre haine : moi feul j'ai fait tous les malheurs de VÖ-» tre vie;- & fi 1'amouf pöuVoit fetvir d'excufe» quand on eft pret d'aller rendre compte auX dieux, je dirois qu'il m'a forcé d'être coupable. C'eft lui qui me rendant jaloux du bonheur de mon ri-» Val, lui fis défendre de votre part de patoitre devant vous a la fête du Soleil; & quand Votfg portrait lui eut rêtracé vos charmes , c'eft moi encore qui le tranfportai dans 1'ifle de la féè Dc-* firée , oü le forcant d'être infidelle , je vous le fis Voir fous cette odieufe forme. Mais le det* nier de tous mes crimes, eft celui qui vient dö Vous contraindre a une vengeance fi éloignée dö Votre humeuf, c'eft de lui avoir fait enlever uft fantóme au lieu de vous, quand Vous lui doli* nates rendeZ-Vous 3U labyrinthe j cróyant VOUS Tomé FL S  *74 Les Chevaliers oter de ma puiflarrce. Le ciel m'a aujourd'hui fait trouver la peine de mes fourberies dans la pointe des armes de ce prince , que j'aj fi cruellement offenfé. Vivez 'tous .deux heureux ; les dieux contens de cette malheureufe viéfime, vous combleront de biens, cV pour dernier fupphce , ils meforcent de vousl'annoncer. En achevant ces paroles, 1'infortuné Zénore fe laiifant retombet defoiblefle, mourut un moment après. La princeffe pénétrée d'une douleur effroyable , d'être peut-être caufe de la mort de fon cher Alinzor, un des deux mécontentne pafsat chez fes ennemis, & ne balancat fes conquêtes , nous accabloit de carefe. Mais ayant ignoré jufqu'a ce jour qui nous etions, il „üus prdFa de fi ^ fef aPFentlre' qüe nous ne Pum«le lui reJe lui dis mon nom & manaiifance, & Pinconnu fe fit connoitre pour le prince d'Arragon nommé Armande, chevalier de 1'nnmortei Amour. Ce titre me fk comprendre qu'il «oic amoureux. Je m'en informai, & j'appris Y d 1 emir de la princeife de Caftille, qu'il avoit demeure caché dans cette cour phuieurs mois, & qu il avoit vu quelquefois Almandine ( c'eft ainii que cette princeife fenomme;) mais que le roi ayant des raifons très-Ws pour ne ^ epoufer qu un prince de fes fujets, ne permettoit pas aux chevaliers étrangers de s'attacher è la fer& qu'il la faifoit élever dans un palais féFre du den , dont elle fortoit rarement pour fe montrer en public. Un fentiment fecret, dont je ne connoilfois pas la caufe , me fit être fiché qae le pnnce d'Arragon aimat la princeife de ^aftdle , & me donna plus de foin d'acquérir Famué du roi. ^ Je fus alfez heureux pour lui rendre des fervi-  E R R A N S. 187 ces dans cette guerre > aflez confidérables; & s'ds ne furpaflbient pas ceux du chevalier du Conftant Amour, ils pouvoient les égaler. Enfin, la campagne finit, & nous retournames en Caftille , fans avoir pu favoir celui' de nous deux qui avoit le plus de parr dans 1'eftime du roi. La reine & plufieurs dames de fa cour vinrent audevant de nous J & le roi me préfe.ntant i cette princefle , en faifant mon éloge , lui dit que rien que le prince d'Arragon ne pouvoit me le difputer. La reine me fit un compliment fort honnête; & connoiflant déja le chevalier de 1'Ardent Amour, elle lui fit mille careffes. Nous arrivames enfin au palais ou le roi voulut que je prifle un appartement, aufli-bien qu'Armande^; & vou-i lant nous montrer qu'il nous eftimoit infiniment, il fit venir le foir la princefle fa fille. Je n'ai jamais rien vu de fi charmant que la belle Almandine. Tout ce qui peut former les plus beaux yeux du monde, fe trouve dans les fiens ; un feu vif & briljant vous brüle de fes premiers regards, & un air doux & flatteur vous permet de porter les chaines qu'ils .vous donnent. Je fentis dès ce moment que 1'on ne peut fe défendre de fes charmes , & quoique je vifle qu'elle répondoit avec bonté au tendre empreflement de mon rival, je m'abandonnai au violent  iU L E S C H E V A t I E R s penchant qui me forCoit i Paimer; & je me flattai que peut-être Armande n'étoit pas fi bien auptès d elle, que je ne puiTe du moins 1'obliger a baJancer fon eftime entte nous deux. Vous direz, madame, que j'étois bien téméfaire, ou bien amoureux; mais j'ai éprouvé oue 1 amour a fes prelfentimens heureux comme'la fortune. Pour faire réuflir mon deffein, je pris un autre chemin que mon rival. Je cachai avec foin ftia palfion, & m'attachant a une des plus belles filles de la cour, je lui donnai des fêtes. Je fis en fa faveur des courfes de chevaux, & ne négligeai rien de cette fine galanterie , qui nous donne 1'avantage fur toutes les nations du monde. Les foins que je rendois a Celdine, (c'éroit ainfi que cette aimable perfonne s'appeloit ) avoient quelquefois la princeife pour témoin le ft» fouffrant qu'elle prit des plaifirs dont elle ne devoit point donner de récompenfe. Je m'appercus, avec une joie fenfible, qu'elle y étoit quel- quefois rêveufe, & que malgré 1'attachement d'Armande, fes yeux me reprochoient de porter d'au- ' tres chaines que les fiennes. Que je fouffrois dans ces momens , de ne lui pas faire connoitre tout 1'amout que j'avois pour elle! mais la peur de n'être pas encore le plus fort dans fon ame, me forcoit de feindre jufqu'a un tems plus heureux. Cependant je paifois de cruelles heures; je fa- vois  E R R A H S, l8f vois que le prince d'Arragon ayant gagné une fille qu'Almandine aimoit, entroit quelquefois dans fon palais, & que malgré la princeffe., il lui parloit fouvent de fon amour , fans autre témoin que cette confidente ; & que, fi on ne répondoit pas avec tendreffe a fa padion, il étoit du moins écouté fans colère. 11 la fuivoit même au temple, aux promenades, Sc étoit toujours auprès d'elle dès qu'elle paroiffoit en public* Le roi commenca de s'en allarmer; & quelque amitié qu'il eüt pour lui, la politique 1'emporta j il le pria de s'éloigner de fa cour. Un commandement fi terrible outra de colère le prince d'Arragon, Sc le contraignit a ne plus paroitte au palais. Le roi fe croyant en süreté, Sc me voyant attaché auprès de Celdine, donna plus de liberté a la princeffe. Elle paroiffoit plus fouvent en public , Sc j'étois plus expofé au danger de ne pouvoir long-tems cacher ma paflion. Quelquefois mes yeux me trahiffoient, Sc s'attachoient fur 1'adorable Almandine, avec des mouvemens fi rendres, qu'elle en rougiffoit; mais cette aimable rougeur n'avoit rien de défobligeant, Sc paroiffoit plutbt une marqué de fa modeftie, qu'un effet de fa colère» Un foir que je donnois a Celdine un bal dans un falon de verdure , qui étoit dans les jardins du palais; après avoir beaucoup danfé, je fus dans Tome FI. T  Les Chevaliers une allée , pour prendre un peu de repos. Je n'y eus pas faic quelques pas , que j'entendis parler de l'autre cóté de la palilTade. Non, Phédime (difoit une perfonne que je connus être la princeife j non, je ne puis plus fouffrir que Celdine 1'emporte fur moi, & tu ne peux comprendre le chagrin que 1'amour que Zalmandor.a pour elle me caufe. Je vous avoue, madame, lui répondit cette fille, que ce bizarre dépit metonne; pardonnez-moi fi je vous parle fi hardiment. Vous fouffrez fans colère les foins du malheureux prince d'Arragon; vous lui laiffez efpérer que , li quelqu'un peut vous plaire, il aura 1'avantage fur tous fes rivaux ; & depuis que ie roi votre père lui a défendu le palais , vous ne paroiffez point fiichée, quand , fans vous en rien dire , je lui ménage les momens de vous dire tout ce qu'un cceur bien touché relfent de douleur , quand il n'a pas la liberté de voir 1'objet qu'il adore. Pourquoi donc, madame, fi j'ofe vous le demander, vous intéreffez-vous dans les foins que le prince de Mauritanië rend ala belle Celdine? & que vous impottedansquellesmains tombe un coeut que vous ne voulez point recevoir ? Comme jufques ici , reprit la princeife , je ne t'ai point dit mes véritables fentimens , tu as raifon d'être étonnée de mon inquiétude. Mais, Phédime , mon ame eft trop accablée , pour ne pas chercher le trifte plaifir de me plaindre. Ap-  Ë ft R A K S. 2.pï prens donc qu'Arrhande na jamais eu de part a ma tendreffe. La bizarrerie du roi mon père , qui fous le précexte de je ne fai quelle prédiction , ne fouffre point que je vive comme les autres princelfes de mon rang , me donna envie de me faire un protecf eur , qui put me défendre d'être facrifiée a un prince fujet de la couronne , que je dois porter un jour. Le prince d'Arragon me parut propre a mon deffein. Maitre de fes états, comme de fa perfonne , je crus que je ne pouVois mieux choifir. Je recus fes foins avec bonté , & je penfai même que je pourrois 1'aimer ; mais je n'avois point vu Zalmandor. Dès qu'il parut , je n'eus plus que de 1'indifférence pour Armande ; je me flattai quelques jours d'en avoir fait la conquête; & mon cceur voloit déja au-devant de fes vceux , quand les fêtes qu'il donna a Celdine , m'apprirenr que je m'étois trompée. Ah ! Phédime , fi tu connoiflbis tout ce que fouffre une princeife fiére &C glorieufe , qui croit mériter d'être aimée , &C qui voit porter ailleurs 1'encens qu'elle s'étoit deftiné 3 tu avouerois qu'il n'y a point de tourment plus affreux. J'ai voulu effayer fi je ne trouverois point dans 1'amour d'Armande dequoi me faire otiblier 1'outrage que le prince de Mauris tanie a fait a mes charmes. J'ai même affedé dans ces cruelles fêtes, oü j'étois le tétfioin da T %  Les Chevaliers triomphe de ma rivale , d'écouter plus favorablement le prince d'Arragon. Je t'avoue que j'ai cru quelquefbis que Zalmandor en avoit quelque chagrin , & je 1'ai furpris fouvent qu'il me regardoit , comme on regarde quand on aime. Ce foir même , ce fok , ma chère Phédime, tout occupé qu'il paroit de 1'heureufe Celdine , fes yeux pleins d'un feu que 1'amour feul peut faire naïtre , fe font attachés fur les miens , avec une langueur fi éloquente , que je n'ai pu foutenir fes regards. Cependant il aime ma rivale, & je n'en puis douter. Ah ! madame , lui dis - je , n'étant plus maitre de me cacher , en me jetant a fes piés ; ah l ma chère princeife , je n'aime point Celdine , vous feule avez rempli mon ame de ce feu, que vos yeux feuls peuvent allumer. Apprenez a votre tour, que je n'ai feint d'aimer , que pour tromperle roi votre père , & pour oferois - je 1'avouer ? vous donner envie de faire ma conquête, malgré 1'eftime que vous aviez pour mon rival. Que j'ai fouffert dans cette cruelle contrainte ! Combien de fois ai - je été prés de lui donner la mort! Mais retenant de fi juftes tranfports , de peur de faire éclater ma paflion , je retournois auprès de Celdine. Aujourd'hui le deftin d'accord avec 1'amour , m'a conduit dans cette allée. Ne foyez point fkhée , mon adorable princefle, de ce  E R R A N S. *93 qu'ils m'ont fait entendte. Ceftons de nous conrraindre ; & acceptez un cceur qui na jamais potté d'autres chaines que les vbtres , fans plus ménager mon rival. Zalmandor, reprit la princeife, je ne pms vous défavouer ma foiblelfe , puifque vous 1'avez entendue. Mais pout métker que je vous en falfe 1'aveu a vous-même , & que je vous facrifie le prince d'Arragon , il faut me donner des preuves que vous n'aimez point ma nvale , & 1'accabler d'autant de mépris , que vous 1'avez fait triompher a mes yeux; & quand par un défaveu auffi éclatant que votre amour 1'a été , je ne pourrai plus douter de votre fincérké , peutêtre alors oublierai-je le malheuren* Armande. Ah ! madame , m'écriai - je , vous aimez pks mon rival que vous ne penfez , puifque vous balancez i 1'éloigner; & votre vanitc a plus de part que votre cceur, a ce que j'ai eutendu de favorable. Ce que vous dkes pourroit bien être, reprit la princefte, avec un air de dépit ; mais enfin vous favez a quelle condition je mets mon eftime ; c'eft a vous de le faire , fi vous voulez m'obliger a vouloir quelque chofe de plus. En achevant de parler , elle rentra dans le bal; & voulant lui montrer que je favois lui obéir, je napprochai point de Celdine, & je fortis des premiers de 1'atfemblée, pour n'être point obhga l i  *M Les Chevaeiers de lui donner la main, pour la conduire a fon appartement. Cependant voulant parler encore un moment 4 la charmante Almandine , devant qu'elle rentrat dans fon palais , je fus 1'attendre dans un grand parterre qui étoit fous fós fcn&rw de fon cabinet. Je n'y eus pas été une-heure , que j'appercus mon rival ;& Phédime, quittant la princeife , hu vint pader. Je ne pus entendre ce qu'elle lui dit , paree que je m'étois caché derrière un builfon de chevrefeuille. Mais un moment après, je vis ouvrir la fenêtre du cabinet& le prince d'Arragon s'érant approché, paria plus d'unè demi-heure a une femme , que je pris pour la princeife. Tout ie refpecl que j'avois pour elle , penfa vingt fois céder a ma jaloufe fureur. Mais enfin j'attendis qu'Armande füc forti du palais, * 1'ayant joint hors de la ville Comme il alloit monter a cheval : chevalier, lui dis-je, vous ne pouvez contrevemr aux ordres du roi, fans avoir en moi un mortel ennemi • & fans que je ne vous force de lui obéir. Je' n'avois pas cru , reprit Armande , que les pon-, Ces comme vous , ferviiTent d'efpions au roi de Caftille , & ce perfonnage ne pourroit être pardonnable dans Zalmandor, qu'étant amant de a princeife Almandine. Soit comme amant de la ptmcdle, lui ténondis-je , en mettant 1'épée  E r r a n «'. a95 A la main , öu comme ami du roi fon père , je ne fouffrirai point que vous demeuriez dans ces lieux davantage. Voyons , me dit-il, en fe mettant en pofture de me recevoir , fi vous pourrez exécuter ce généreux delfein. A ces mots , nous commencames un combat , qui auroit peut-être, été funefte pour moi, fi 1'épée du prince d'Arragon ne s'étoit rompue ; & fes écuyers étant arrivés , je me retirai fans bleflures. Armande Yétoit a la cuiife alfez confidérablement. Mais ne voulant pas être trouvé dans ce lieu , il fe fit porter a quelques milles de la ville , ou il avoit choifi fa retraite. Comme notre combat n'avoit que nos domeftiques pour témoins, il fut fecret quelque tems; & il n'y eut d'abord que la princeife , qui 1 'apprit par Phédime , k qui Armande le fit favoir. Elle m'en fit quelques reproches la première fois que je la vis ; mais comme cet empottement étoit une marqué de ma paifion , elle me le patdonna , fans vouloir me promettre de bannir mon rival. Cependant PafFeclatiort que j'avois de fair en tous lieux Celdine , pour qui 1'on m'avoit vu tant d'empreifement , fut remarquée de toute la cour ; & comme elle étoit parente de la reine, elle m'en témoigna quelque dépit. Je lui dis que les ordres que j'avois recus depuis peu du T 4  196 L E 5 C H * V A t , E R s roi mon père, qui n'approuvoit pas cette allian» , m obligeoient de cacher les feminiens que javottpopr cette belle perfonne , de peur qu'il m mordonnat de retoumer auprès de lui Pour Celdine , comme elle étoit fiére, que iaVois eu le malheur de ne lui pas déplaire/& qu elle s efoit force d'être u„ jour reine de Maumame , elle n ecouta pas de fi foibles raifons , ft elle devina bien-tot le véritable fujet de mon changement. Elle en concut un fi grand depit, qu'elle apprjt au roi, que Ie prince d'Arragon n'étoit point forti du royaume; qu'il avoit drife, d'enJever Ia princeffe ; qlie fè* foo [fi? 9ue noi,s »ous «ions battus le jour du bal. Elle avoit fu cette aventure d'un de mes domeftques qu'elle avoit gagné , qui lui ren_ doit un fidelle compte de toutes mes aéfions Le rot alarmé de cette nouvelle , envoya prendre pnfonnier le malheureux Armande , & fitcondture dans un chateau , qui commandoit ïaville. Il ordonnaa lareinede ne plus laiffer fortir la princeffe de fon palais, dont on redouWa Ja garde. Pour moi il n'ofa me rien dire fwgoant d'avoir befoin de mon bras dans Ia guerre, qui n'étoit que différée par une trève d un .an ; mais il rnic des efpions auprès de moi, qui l„i difoient toutes mes démarches. Tous ces changemens mg cauferent une dou-  E r r a « s. »97 leur mortelle. J'étois au défefpoir d'avoir caufé le malheur de mon rival, par mon imprudeme colère , Sc de m'être óté le peu de hberté que j'avois de voir quelquefois 1'adorable Almandine. Mais comme 1'amour eft ingémeux, je trouvai le moyen d'entrer dans un perit bots, qui donnoit fous les fenêttes de fon appartement , ou elle venoit fouvent fe promener. J y fus deux jours fans 1'y rencontret; mais un (oiz qu'il avoit fait trés - chaud , elle vint y gouter le frais, accompagnée feulemeut de Phédime, Je m'avancai au-devant d'elle , Sc voulus lui demander pardon de ma hardielfe } mais cette princeife , fans me donner le tems de parler: Zalmandor , me dit-elle, vous devriez être content des maux que vous m'avez faits , fans venir chercher i m'en faire de nouveaux. A quelle extrèmité de colère le roi ne fe porteroit - il pas, s'il favoit que vous vinffiez dans ce palais, Sc dans une heure ou il n'eft permis qu'a mes femmes de m'approcher ? Vous qm favez li bien le faire obéir, quel droit avez-vous de méprifer fes ordres? Si votre cceur, madame, lui dis-je , n'étoit pas prévenu pour mon heureux rival, vous ne me feriez point un crime de n'aT voir pu fouffrir fon bonheur , fans le lui faire acheter de fon fang, Sc vous trouveriez, dans un  Peu de bonte pour moi, Pexcufe de ce que fe fti quejatpr, demper k W de c, toucner. Vous ne vouliez que cette marqué écL ^ celu, qui VOM ,a ^ ^ ^ ufte, me dit Almandine, de me faire ce reproche. Zalmandor, vous me connoiffez peu, fi vous «oyez ouelesfacrinces me peuvent être agreV Wes, fi la main qui me Jes offr£ ^ ^ ^ _ c eftce qux me fait fupporter ma prifon fansmur «oye,.fidelle, &repofeZ-vousfurmoide ia recompenfe. J'avoue que les malheurs du prince d'Arragon es fersdu rol mo„pèrej&CIlie de c-ur^voudrots lui rendre la liberté; mais ce »e/erou plus pour reoevoir fon amour. DeC eWfTgerVüS Chai'-'i— Pui. Pin» ecouter fes foupirs. Aidez-moi a rompre les fers dont ie roi mon père l'accabl* T« de lm j 'r j \ laccable. Je vous promets de In, defendre de potter les miens. Quelque danger ^ y a- de vous obéir, madame, T «pondis-je, Je vais m> employer de tout mon poavmr Mais, divine princ^, Wen^ que ce pnnce... Je ne me fouvieudrai que de  E R R A N S. 2-99 ce qui vous feta connoitre le rendre penchant que j'ai pour vous, me dit-elle, fi vous favez me fervir comme je veux 1'être. Après ces paroles, fans vouloir fouffrir que je lui parlalïe davanrage , elle m'ordonna de me retirer , mais ce fut fans me défendre d'y revenu; &c je fus fi bien profiter de cette indulgence , que je la voyois tous les foirs, fans autre témoin que Phédime. Dieux! que je découvris de nouveaux charmes dans ces converfations particulières, & que je bénilfois le ciel de mon bonheur! Dans ces rranfports , je n'oubliois point de m'employer pour mon rival; mais toutes mes prières furent inutiles , le roi ne vouloit point entendie parler de fa liberté ; & quoique la reine , qui aimoit ce prince, fe fervit de tout fon crédit, elle n'obtint pas davantage. Mais Armande éranr guéri de fes bleifures , trouva 1'invention de fe fauver par une fenêtre de fa chambre , qui donnoit fur Ja campagne , & que 1'on n'avoit pas cru néceffaire de gnller, par 1'impoifibilité de s'en fervir. Le premier vifage qu'il fit de fa liberté, fut de chercher i vok la princeffe, U paria a Phédime; & cette fille , qui l'avoit toujours favorifé , le fit cachet dans un cabinet d'Almandine; & quand il n'y  5°° Les Chevaliers eut plus qu'elle dans 1'apparrement de la princeffe , elle le mena dans fa chambre. Son étonnement fut grand, quand elle vit ce prmce, & fon premier mouvement fut d'être bien-aife de le voir fortir des mains du roi. Mais faifant reflexmn fur les nouveaux malheurs qui Pouvoient lui arriver s'il étoit furpris : Armande, lui dit-elle, les dieux me font témoinscombien votre prifon m'atouchée, & de ceque j'aurois voulu faire pour vous en tirer.Leciel afecondé mes vceux; ne retombez plus , par votre obftination , a demeurer dans un lieu fi fatal a votre repos , dans un danger plus 4 craindre que le premier. Retour«ez en Arragon ; & fi vous avez quelque amitié pour moi, donnez a leftime que j ai pour vous, loubh deioffenfeque le roi mon père vous a Jaite , & ne fongez point d vous en venger. Pour etre süre de mon obéiffance, lui répondit Armande, il ne faut point m'éloigner de vous madame. Tant que je verrai ma princeife, je' «e hairai point celui qui lui a donné la nailfance quelque injuile qu'il foit. Mais je ne puis répondre que, fi VOUs avez la cruauré de me bannir je ne me fouvienne des mauvais traitemens qu'il' m a fairs. Vous ne pouvez plus refter ici fans être decouvert, reprit Almandine, & je ne puis vous voir, fans m'exppfer a être la plus malheureufc  E R R A N S: 301 perfonne de mon fexe. Ah ! madame , interrompit le prince d'Arragon, vous n'aviez point ces prévoyantes frayeuts quand vous aviez quelque bonté pour moi. Sans doute que Zalmandor, de qui le combat ne m'a que trop fait voir qu'd étoit mon rival. . , Armande , lui dit la princefle , fans lui donner le tems d'achever ce qu'il vouloit dire , le prince de Mauritanië n'a point de part a la prière que je vous fais j mon feul devoir, & la peur d'être caufe de votre perte m'y obligent, quoi qu'a ne vous rien cacher , ce pnnce me foit alfez cher pour le préférer a toute la terte. Je n'ai donc plus qu'a mourir, reprit Atmande, puifque vous m'annoncez 1'atrêt de ma mort. En même-tems , ce prince furieux tira fon épée, & fe la feroit palféedans le cceur, fi Phédime & la princeife ne la lui euffent arrachée avec violence. Outré de défefpoir , il fortit de 1'appartement d'Almandine, & alla palfer la nuit dans une maifon écattée. 11 m'envoya un cartel le matin , & me roarqua 1'endroit oü il feroit. Je m'y trouvai, fans autre fuit eque 1'écuyer que vous me voyez ; * fans lui demander le fujet de ce fecond combat , nous le commencames en gens qui craignoient de n'avoit pas le tems de 1'achevet. Je fus affez heureux d'être le viótorieux j le prince d'Arragon affoibli de la perte de fang qui  j©2 Les Chevaliers fortoit de deux grandes bleiïïires, romba évanoui. Mon écuyer & moi nous le portames a la première habitation ; & ayant envoyé querir tui chirurgien d la ville, ou tout étoit en rumeur de fa fuite, je ie fis panfer. Ses plaies fe trouvèrent grandes, mais fans danger; & dès qu'il fut revenu d lui, je m'approchai de fon lit: généreux prince, lui dis-je, le fort des armes m'a donné une vidboire que vous méritiez mieux que moi, Souffrez que je vous fafle connoitre j par les foins que j'aurai dans ces lieux oü rout vous eft ennemi , de vous donner rous les fecours néceffaires • que fi vous ne pouvez m'aimer , puifque 1'amour que nous avons pour la princeffe de Caftille nous en empêche, je mérite au moins votre eftime. Vaillant Zalmandor, me dit - il, je devrois , pour reconnoïtre votre générofité , vous céder notre divine princefle; mais je ne puis vous le promettre : ainfi pour vous óter un ennemi dont la vie eft incompatible avec la votre, laiffez-moi finir des jours infortunés. Vous m'avez enlevé ie cceur de 1'ingrare Almandine , n'ayez pas la cruauté de me contraindre d'êtte témoin de votre bonheur. Je ne fai, lui dis-je , fi vous n'avez point plus de part que moi d 1'efhme de cette princeffe; mais qui que ce foit de nous deux qu'elle choififfe, attendons fon choix, fans lui èter pat nos combats deux amans fidelles; & s'il  E R R A N s: 3°5 eft vrai que vous 1'aimiez , ne difpofez point fans fes ordres d'une vie qui doit être a elle. Atmande fe rendit a mes difcours, & me ptomit de foutfrir tout ce qui fetoit néceflaire pour fa guérifon. Après cela je m'en retoumai a la ville , de peur de me rendre fufpeób. J'y trouvai le roi dans une colère épouvantable de la fuite du prince d'Arragon ; il donna des ordres fi précis, de le prendre par tout ouil feroit, que craignant qu'il ne fut découvert, je fus le foir fupplier la princeife de lui envoyer commander de fe lailfer conduire en Arragon. Phédime y fur , n'étant pas fur de fe confier a une autre. II réfifta long tems a la pnere d'Almandine , mais enfin il y confentit. Je fis faire un brancard , & le fis tranfportet jufques dans fon royaume , n'ofant 1'y accompagner moi-même , de peur de lui nuire. Pendant ce tems-la , le roi tomba malade, & mourut en huit jours ; & la reine touchée de fa perte, le fuivit un mois après. La princeife accablée de tant de chagrins, ne vouloit point furvivre a des perfonnes fi chères, quoique le roi lui eut fait pallet de triftes momens; & fans les bontés qu'elle avoit pour moi, elle n'auroit pas fi-tbt elfuyé fes larmes: mais elle fe rendit a mes prières, & a 1'emprelTement de fes peuples, qui la reconnurent pour reine, avec une joie qui  5°4 Les Chevaliers marquoit leur cendrelTe. Celdine, dont la haine n'étoit point diminuée , ne voyant plus d'obftacleanotre bonheur, eut recours au traicre Ametdin. II n'eft pas que vous connoiiliez ce formidable ennemi du genre humain , qui ne fe fert de fa fcience que pout faire des malheureux, fans y avoir d'autre intérêt que de faire couler des pleurs , dont il fe forme un ruiffeau, & dont ii fait fes plus cruels enchantemens. Ce perfide , ravi d'avoir un nouveau fuiet d'exercer fa rage, enleva un jour la princeife, Sc la conduifit dans ce chateau fatal, ou depuis un fiècle il tient tant de princes & de princeffes enchantés , leur faifant fouffrir mille différens fupplices. Jamais douleur ne fut égale a la mienne, quand je me vis féparé de ma chère Almandine. Je voulois faire payer a Celdine de fa vie fa cruelle vengeance; mais trouvant honteux de tremper mes mains dans le fang d'une femme , je courus après ma princeffe, & j'arrivai au chateau fatal. J'y fuis demeuré plufieurs jours fans pouvoir par mes cris ni mes menaces obliger perfonne a me répondre. Enfin défefpéré de mon fort, j'ai été chercher cette adorable fée, qui fe fait un plaifir de fecourir tous les malheureux. Elle m'a ordonné de vous venir attendre dans ce lieu, & m'a affuré qu'a vous feid étoit réfervé le pouvoir de punk  E R R A N S. 3°5 punk le perfide Amerdin , & de rendre la liberté a tant d'illuftres infortunés. Le prince de Mauritanië finit fon difcouts par un foupir fi rouchant, qu'Elmédor lui promitd* nouveau d'expofer fa vie pour lui rendre 1'aimable Almandine , & les princelfes s'étant levées après l'avoir remercié de la peine qu'il s'étoit donnée de leut apprendre fes aventures , ils s'en retournèrent tous enfemble auprès du pnnce de Numidie, a qui 1'on apprit le nom de celui de Mauritanië. Le fage berger ayant guéri en deux jours Alinzor de fes blelfures , comme il l'avoit promis , toutes ces illuftres perfonnes prirent le chemin du chateau d'Amerdin , après avoir récompenfé libéralement leur hóte charitable , & a la première ville, la princeife des Canaries reprit un habit de femme , aufli-bien que Phénice , n'ayanc plus de raifons qui 1'obligealfent a cachet fon fexe. lis continuèrent leur voyage plufieurs journées, fans qu'il leur arrivat aucune aventure ; mais un matin , étant tous defcendiis de cheval au bord d'une rivière pour fe repofer, ils virent venir a eux un bateau en forme de petite galère , conduite par des rameurs vêrus galamment. Une nymphe habillée comme celles de Diane, y pa- Tome FI. V  506 Les Chevaliers rol/Tolt affife fur des carxeaux de velours vert & or, & regardoit attentivemenr fur le rivage. Uu fpedacle li agréable arrêta les regards des princeffes j & elles virent que la nymphe s'avancoit fur le bord de la galère , dès qu'elle fut proche d'elles 5 & s'adrelfant a Elmédor : pnnce de genade, lui dit-elle, la fée des Grandeurs , dont le féjour n'eft pas éloigné d'ici, m'envoie vous dire qu'elle veut vous voir, & toute votre aimable troupe , avant que vous rentiez 1'avanture du chateau d'Amerdin, Elle ne peut rendre qua vous I'anneau fatal que vous avez perdu, & que Zamat lui a confié en mourant. C'eft 'par lui feul que vous pouvez rompre 1'enchantement du cruel magicien , & jouir d'un bonheur que vous n'efpérez pas. Ne craignez point, lui ditelle encore , voyant qu'il étoit incertain de ce qu'il devoit faire, que ce foit ici un artifice de la fee Déiirée : celle qui m'envoie n'a befoin que de fa beauté pour fe faire aimer 5 & ne veut vous voir que pour vous rendre heureux. Le prince honteux de ce reproehe, préfenta la main a la' pnnceffe des Canaries, qui fe trouva la première pour montet dans la galère ; & toute cette charmante troupe s'étant embarquée après Elmédor ede pnt la route de 1'Ifle de ia fée des Grandeurs. ïls yarrivèrent bien-tót, & furent étonnés de la magnificence qu'ils rencontrèrent. Tout v  E R R A N" S. 307 brilloit d'or & de pierredes, & les plus fimpleS habitations étoient de marbre & de porphyre. Tous les habitans de ces lieux fortunés , fe reffentoient de la grandeur de leur fouveraine , & rien ne paroiffoit qui ne fut fuperbe. Mais ils ne purent fuppotter 1'éclat du palais , qui étoit bati de cryftal de roche , orné de diftance en diftance de colonnes d'or. Les appartemens de ce magnifique édifice répondoient a la beauté du dehors , & celui de la fée étoit fi brillant de pierres précieufes de toutes les couleurs, que celui du foleil ne pouvoit le furpaffer. Cette adorable princeffe les vint recevoir a la porte de fa chambre; & fans rien emprunter de 1'art pour rehauffer fa beauté , elle leur parut un chef - d'ceuvre de la nature. Sa tadle étoit au-dela de celle d'une mortelle , & tous les traits de fon vifage étoient fi parfaits , qu'il étoit impoüible de les dépeindre , fans leur óter quelque chofe de leurs charmes. Une majefté accompagnée d'une douceur charmante , achevoit de la rendre adorable \ & nos princeffes lui rendirent fans peine 1'hommage que 1'on rend aux déeffes , en fe profternant a fes piés. Elle les releva avec bonré; & les ayant embraffées , elle dit au prince de Grenade , qu'elle avoit tant d'eftime pour fa vertu , qu'elle avoit voulu lui remettre 1'anneau que Zamat lui avoit confié , V 1  3°S Les Chevaliers & que devant lui rendre un fervice confidérable dans la deftruction du chateau d'Amerdin, il étoit jutte qu'elle 1'en priat elle - même. Je ne dois plus regretter mes triftes jours , madame , hu dit Elmédor , s'ils vous font utiles a quelque chofe; & la malheureufe Aizayde ne pourra fe plaindre que je retarde fa vengeance , fi je fuis affez fortune pour vous marquer mon profond refped. Vous vengerez Aizayde en me fervant, reprit la fée, & vous retrouverez cette aimable petfonne dans le même lieu ou vous punirez le cruel Afmonade. Ah ! madame, s'écna 1'amoureux prince de Grenade, dequoi me flattez - vous ? Ma princeffe ne feroit point morte? & je pourrois efpérer de voir encore fes beaux yeux m'annoncer mon bonheur ? Peutêtre mes oracles ne font-ils pas sürs , reprit la fée des Grandeurs , en fouriant. Ah ! madame , lui dit Elmédor , je me garderai bien den douter. Ils me promettent un bien trop précieux , pour ne Ie pas efpérer. Après ces paroles , la fée craignant que les princelfes n'eulfent befoin de repos, les fit paffet dans un appartement, ou elles trouvèrent des nymphes , qui leur préfentèrent des habits magnifiques , dont la fée des Grandeurs leur faifoit préfent. Elles s'en parèrent pour lui plaire, & pour ne pas bleffer fes yeux par leur négligence. Que prince de Numidie  E R R. A N s. 3°9 fe fut bon gtc du choix qu'il avoit fait de la princeife des Canaties , quand d la vit entrer dans la chambre de la fée avec ce fuperbe ajuftement, & qu'd la trouva belle! La fée des Grandeurs lui donna mille louanges flatteufes , auifi bien qu'a. la princeife Zamée ; & après avoir paifé la journée dans une convcrfation charmante , cette adorable fouveraine les conduiht dans des jardins 9 ou tout ce que Part joint avec la nature peut former d'admirable , fe trouvoit. Elles s'y promenèrent long-tems, & ellesfurent fe repofet dans un fallon de myrthe & de grenadiers. L'on y voyoit au milieu un rond d'eau, oü étoit une ftatue de. Junon, qui tenoit dans fes mains plufieurs couronnes,,dont il fortoit de chaque fleuron des filets d'eau, qui fe. petdant dans, les airs, retomboient avec un murmure confus dans Ie baflin. La fée ayant fait afleoit les princelfes auprès d'elle , elles entendirent un concert enchanté, qui les furprit agréablement; & ayant écouté cette admirable mufique une demL-heuro., la fée recommenca de parler a Elmédor de 1'aventure qu'il alloit entteprendte , & lui donna des. lecons fi précifes fur tout ce qu'il devoit faire, qu'il connut, aulu-bien que le refte de cette illuftra compagnie , qu'elle y prenoit un fecret intérêt. Zamée, plus hardie que les autres, lui dit qu'elle étoit perfuadée que le prince de Grenade TiotH 'V 3  M* L E S C H E V A L r E R s droit d bout de cette périlleufe entreptife • mals que pour „e lui rien laiffer négliger de tout ce qui pourroit la rendre imnianquable, elle n'avoit qu a avoir la bonté de ne lui point cachet la part qu'elle y prenoit. Zalmayde fe joignit d la princeife de Fez pour obtenir cette grace; & les priuces, par leur refpecfueux filence , marquoient affez qu'ils n'en avoient pas moins d'envie que ces belles princelfes. La fée des Grandeurs leur accorda, avec une aimable rougeur, ce qu'ils lui demandoient avec tant d'empreffement, & ne pouvant fe réfoudre d'être préfente a fon hiftoire, ehe fe leva, & ordonna d Céline, 1'une de fes nymphes , de fatisfaire leur curiolité. Céline obéilfant d fa charmante fouveraine, commenca de parler, dès qu'elle fut un peu éloignée. HISTOIRE DE LA FÈE DES GRANDEURS x & du Prince Salmacis. Vous favez fans doute, madame, dit Céline en s'adrelfant d Zamée (la pnnceiTe des Canaries Je lui ayant otdonné) que la fée des Grandeurs eft fille de Vénus, & du roi Poliandre, & que 1 on voit fur fon vifage la beauté de Ia Déeffe fa  E R R A N S. 311 mère, avec Pair de majefté & de grandeur du roi fon père. Sa tendreffe pour elle fut fi grande , qu'il voulut qu'elle fut fouveraine, dès que fa main put porter le fceptre. U lui donna cette ifle j & Vénus, la comblant de biens, la rendit la plus favante fee, & la plus puilfantede 1'Europe; mais ne fe fervant de fa fcience que pour faire des heureux , elle fut bientót 1'adoration de tout 1'univers; & de toutes les parties du monde , les infortunés venoient la chercher. II y avoit dans cette cour un prince, nommé Salmacis, dont rien ne peut égaler le mérite , la beauté , 1'efprit, le courage , femblant difputer Pavantage de le rendre 1'admiration de tous ceux qui le connoiifent; & fi la fortune lui refufe les couronnes que fes pères ont portées, il les mérite fi bien, que 1'on ne s'appercoit point de cet aveuglement de la fortune. Tel que je vous le repréfente , & plus charmant encore, il n'eft pas étonnant qu'il fit des conquêtes de toutes les nymphes de cette bnllante cour. Mais fa gloire ne pouvoit monter plus haut que d'être regardé favorablement de notre divine fée. Elle fentoit un penchant pour lui, qu'elle cachoit avec peine; fa fierté lui difoit, qu'étant fille de Vénus & du grand roi Poliandre, & reine d'un empire floriflanc, elle ne V 4  Ji2 Les Chevaliers pouvoit regavder Salmacis que comme fon premier fujet. Sans doute la grandeur de Ia fée empècha le prince d'élever fes vceux jufqu'a elle , & lui fit trouver des charmes dans une jeune nymphe d'une beauté brillance, qui fe nommoit Ifmire. 11 ne foupira pas long-tems fans être entendu. Ifmire, flattée de la vanité de l'avoir emporté fur toutes nos belles, aima autant qu'elle étoit aimée ; 6c, faifant gloire de fa conquête, ellene cachoit point fa tendreffe. m Salmacis, au comble de la félicité , ne pouvoit vivre un moment fans fa charmante nymphe ; tour lui paroiffoit infupportable fans elle, Sc les foins de faire fa cour a la fée, lui dérobant des heures trop précieufes, 1'on ne le voyoit plus en public, que pour accompagner-Ifmire. Tous les jours il inventoit des fêtes galantes pour la divertir; Sc tous les foirs, quand elle étoit retirée, il paffoit une partie de la nuit a lui donner des concerts de tout ce qu'il y avoit de bons muficiens en Europe. Tant d'amour blelïa les yeux de la reine. Si elle n'avoit pu vaincre le penchant qu'elle avoit pour Salmacis, elle avoit été maitrefTe de le cachet , tant qu'il n'avoit rien aimé : mais dès que Ia faloufie fe mêla avec fa tendreffe, elle de-  E R R A N s. 3J5 vint rèveufe, inquiette, & chagrinej & comme tout le monde ignotoit ce qui fe pafloit dans fon cceur, il n'y avoit point de moment ou elle n entendit patier du bonheur de fa rivale Enfin ne pouvant renfermer dans fon ame tant de cruelles pafiions, elle m'en paria un jour. Céline ; me dit-elle , eft-il vrai que Salmacis aime fi tendrement Ifmire? Madame, lui disje m'étant déja appercue que le pnnce ne lui étoit pas indifférent, Ifmire n'eft aimée du pnnce Salmacis , que paree qu'il n'ofe regarder co qui y a dans cette cour de plus beau qu'elle. Et qui trouvez-vous de plus aimable que cette nymphe, me dit la fée ? Si vous me permeuez de le dire, madame , lui dis-je , je vous dirai que la fee des Grandeurs eft plus au-deffus d'elle par fa beauté que par fa naiffance. Hélas, Céline! que tu connois peu le pouvoit de 1'amour , fi tu crois qud nait dans un cceur par le confeit de la raifon! Salmacis ne voir rien de plus parfait que 1'heureufe Ifmire, & je fuis süre qu'a fes yeux elle 1'emport» fur la déeffe ma mère. Je ne fai pas , lui répondis-je , s'il la rrouve plus belle que Vénus; mais je fai bien que tout 1'amour qu'd a pour cette nymphe , ne 1'empèche point de vous lonet ^vec empreffement; & je répondrois bien , madame , qu'il ne s'eft attaché a Ifmire , que pour fe garantit du fort infortuné de vous trouver  iH Les C r e v a x ï s r , trop digne de fi, adorations. Ah, Céline! me du Ia reine , que cette infortune auroit été peu acraindre pour lui! que jaurois p„s de plaifir de lui faire connoitre que, fi fa naiffance féloignoit de mon ttóne, fon mérite fapprochoit de moncceurlMaispourquoirlattermadouleurd'une trompeufe idéé, quand je le vois tout plein de ma nvalePPeins fe moi bien plutót avec toutes les couleurs de laplus noire ingratitude, dis-moi que malgre toutes les bontésque j'ai eues pout lui il n a voulu fes entendre que pour en faire un fa«mee a Ifmire, & que n'ayant point de couronneafei offrir, il Ia fair triompher de tout le penchantquejaipourlüi< Je lui pardonnerois encore plutot cette efpèce de ctime, que de m'avo.r affez peu regardée pour ig„0rer tout-d-fait ce qui fi pafte dans mon ame. C'eft cette indik frrence cruelle que je punirois févèrement, car pour celui de me facriffer d ma rivale, jen accuferois 1'Amour. Cet enfant aveugle difpofe de nous avec tant de puilfance, qu'il ne nous laiffe connoitre de bien, que celui ^ ^ off quelque précieux que foit celui qu'il nous fait „égnget, il ne peut avoir des charmes pour des yeuxeclairés de fon fatal flambeau. Quand je devrois rendre Salmacis encore plus coupable, repris-je, je ne puis m'empécher de ctoire que- votre puilfance lui a fermé les yeur  E R R A N S. 3 T 5 fct tout ce que vous avez de parfait. Ebloui de reelat de votre tróne, il n'a ofé s'en approcher ; Sc quand il fe feroit appercu de quelques regards favorables , il fe feroit bien gardé de les enten? dre, de peur de fe rendre crimine.1. Que tu es ignorante dans les myftères du dieu mon frère, répondit la fée! Si Salmacis avoit pour moi ce tendre penchant qui fait tout le malheur de ma vie, il auroit oublié que je fuis fa fouveraine; Sc la longue fuite de rois dont il tire fon origine , lui auroit fait croire qu'un fujet comme lui valoit bien les plus grands rois; Sc 1'Amour 1'ayant rendu téméraire , il auroit foupiré alfez haut pour êtte entendu. 11 auroit ofé expliquer mes regards; Sc charmé d'y voir briller le même feu qui auroit bridé fon coeur.... Mais, Céline , le bonheur de lui apprendre un fi charmant langage, n'eft réfervé que pour Ifmire. Qu'ils palfent d'heureux monaens ! rien ne trouble leur tendrefle. Attendez » trop forrunés Amans , continua la reine, a nommer votte fort adorable, que j'aye décidé du mien. Peut-être emportée par ma jaloufie , je fetai mon plaifir de vous rendre aufli malheureux que je le fuis; vous me répondrez des indignes foupirs que poufle fans cefle mon foible ccrur ; & vos larmes couleront, pour faire tarir les miennes. Mais ou te lailfes-tu emporter, princefle in-  j" L E s Chevaliers fertonée ? de quel crime les veux tu punir ? qu'astu a te plaindre de ta rivale ? nignore-t-elle pa. ton amour ? & 1'infenfible Salmacis a-t-il du r'entendte, & quand il t'auroit entendue ne fais-tu pas par ta propre expérience, que 1'on n'eft pas maitre d arracher.de fon cceur un objet qui nousplait > Pourquoi veux-tu qu'ils falfent ce que tu n'as pu faire? as-tu moins de vertus que ces amans? iaille-lesdoncs'aimerpuisqu'ilslepeuventavec innocencej& pour te punir d'avoir pu fonger a les leparer, fols le témoin de leurs plaifirs. Dans ce moment, Pon vint avertir la reine que des princes étrangers venoient la confulrer! EUe ordonna qu'on les fit entrer, & je fortis de Pon cabinet. Je fus me promener dans les jardins ; fy rencontrai le prince. L'air de langueur que j'avois fur le vifage, & la profonde rêverie dans laquelle jetois enfévelie, obligea Salmacis 3 "e demander ce que j'avois, & fi PAmot,r caufoir ma mélancolie? Ce dieu y a fans doute Part, hu dis-je en riant, & je penfois au biaarre effet qu'il fe plait a faire fouffrir dans fon empire Pour favoir fi vous avez raifon de 1'accufer re pnt Ie prince, il faudroit m'apprendre pourquoi vous vous plaignez de lui. Vous avez plus de lieu de vous en plaindre que moi, Seigneur , lui disje en le regardant fixement. S'il ne vous avoie pas mis fon bandeau fut les yeux , U y auroit eu  E r r a n s. 5l7 peu de princes plus heureux que vous; & je doute que les faveurs dont il vous accable auprès d Ifmire , puUTent égaler ce qu!il vous fait perdie. Céline , me dit le prince d'un air embatralle , ce „'eft point fans myftère que vous me patlez comme vous faites. Expliquez-vous , je vous en conjure : ou vous me ferez peut-être faire des crimes qui me coüteront la vie. Seigneur, hu dis-,e, les princes comme vous n'en peuvent faire, quand ils porteroient leurs vccux jufqu'aux déefles ; Vénus a bien aimé Anchife , qui n'étoit que pnnce Troyen ; & les divinités vilibles pourroient netre pas plus difticiles. Après ces mots je le quittai pour aller joindre la reine, que je vis paroitre au bout de 1'allee ou nous étions. Depuis cette converfation, Salmacis , qui m'avoit très-bien entendue, fut plus affidu auprès de la fée. 11 étoit interdit & rêveur & Ifmire avoit moins de charmes pour lui. 11 ne lui donnoit plus de fêtes; fes yifites étoient moins fréquentes, & rout le monde s'appercut de ce changement. La nymphe en eut un fenfible dépit; mais elle réfolut de découvnt qui étoit fa rivale , avant que d'en pariet a fon amant. Cependant la fée remarquant les aflïduités du prince , fe douta que je lui avois parlé. Céline, me dit-elle, vous m'avez ttahie ; Salmacis fait quelque chofe de ma foiblefte; fes foupits & fes  *'« L-s C„ÈVA1I£Rs regards me 1'apprennent j & fi VOUS ne lui aviei qu larendutcmcWe, & non mes . dhu aura appns . connoïrre le te„dre penchan qur vous force d 1'eftimer aflez poar ie /ugeï di_ gne de potter vos chaines. Mais, Céline, le pnnce ne . m aime poinrHfmire eft toujours 1 objet de fa tendrefip *, l'A ' rrni L A ndrfe ' & 1 Amour ne peut 1'infmu e de ce gut fe paife dans mon cLr, dès qudn en apaspour mo, Peut-être, madame -F- ts,e qull na jamais aimé cette „vmphe • qud cherchott, comme je vous Pai de> dit l & defèndre du malheur de vous trouver tro/ai»able, & que quelques-uns de vos regards lui ont appns qu'd pouvoit ne fe plus contraindre. Le pnnc ui emra comme gularemedunetellemanière,qu'dendemeura nrerdn Ma,s voulant leur donner les moyen de sexphquer:Le prince, hu dis-je, vous rendra compte plus exacfement que moi de ce que vousmedemandez. Serois-je afiez heureux, L dame, reprit Salmacis , de favoir quelque chofe qu. put menter votre curiofité ? Céline, lui dit la fee , en rougidknt encore , eft fi peil raifonnrble quelquefois, qu'il ne fautpas toujours écouter out ce^qu'elle dit; & ce que je lui demandoL "e VaiU Paï PllIÏ S^nd éclaircilfement. Com-  Errans, 319 me il y va de vous donner un peu de confiance en ce que j'ai 1'honneur de vous dire , lui disje , vous voulez bien , madame, que j'explique au prince cetre bagatelle qui faifoit notre difpute. Céline, me dit la reine, j'aime mieux vous croire, que vous preniez Salmacis pour fecond. Je fuis contente , madame , & le prince le doit être auffi , fi vous ne doutez point de mes paroles. Céline a toujours eu tant d'amitié pour moi, reprit Salmacis, qui comprir, par 1'embarras de la reine que nous parlions de lui, qu'après ce qu'elle vientde dire , je n'ai pas a douter que jene doive vous rendre graces devouloir ajouter foi a fes difcours. 11 eft des fituations oü le profond refpeét que nous avons pour les perfonnes que nous adorons, nous force a la cruellc nécefliré de nous taire ; Sc fans le favorable fecours d'une rendre amie , nous mourrions plutót que d'avouer ce qui nous conduit au tombeau. Vous voyez, madame, repris-je en riant, que 1'Amour prend foin d'expliquer mes énigmes , & que le prince .... Taifez - vous, me dit la fée , qui aimoit mieux me quereller que fon amant, Sc ne forcez pas le prince de dire ce qu'il ne penfe pas. Je dois vous punir de fa témérité; fans vous il n'auroit offenfé ni moi ni Ifmire. Ah '. madame , lui dit Salmacis , pardonnez a Céline la pitié qu'elle a eue d'un prince malheureux. Si c'eft un crime de vous adorer, comme  3iö Les Chevaliers 1'on adore la déefle votre mère, c'eft moi qu'd faut punir. Jamais mortel n'a été plus criminel. Brülé d'un feu que je cachois avec foin , en croyant fes flammes indignes de celle qui les avoit fait naitre, je pafle mes jours infortunés a me plaindre que le ciel vous ait fait li parfaite, que nul homme n'ofe vous aimer fans être téméraire. Je ne parle point du rang ou les dieux vous ont placée; peut-être que, s'il n'y avoit que cette raifon , je ne fuis pas fi éloigné du tróne, que vos yeux ne puflent me regarder fans defcendre trop bas : mais , madame , qui peut, fans être criminel, ofer vous adorer avec cet amas de vertus & de beautés, qui vous donnent 1'avantage fur Ia déefle Vénus ? Salmacis, dit la fée, vous oubliez , fans doute, que vous parlez a moi, ou vous me croyez bien indulgente. Ceflez de me vouloir perfuader une chofe que vous ne penfez pas, & ne me forcez pas de vous bannir comme téméraire, ou comme trompeur. Efpérez-vous que je fois la feule dans ma cour, qui ignore votre amour pour Ifmire ? & comment voulez-vous que je recoive un encens fi profané? Je n'ai point profané mon encens , madame, reprit le prince , & je vous ToffVe aufli pur que celui que 1'on brüle fur les autels de la mère des amours. Ne me reprochez point les foins que j'ai rendus a Ifmire ; c'eft vous , divine fée, qui m'y avez forcé. Défef- péré  E R R A N S. J1I péré de me fentir une paifion que je nommois facrilège , j'ai cherché auprès de cette nymphe de^ quoi me dégager d'une fi dangereufe chaine. J'ai cru quelque tems , que j'avois trouvé dans fes bontés le fecours qui m'étoit fi nécelfaire ; mais wn de vos regards, jeté peut-être fans deflein , a troublé de nouveau tout le bonheur de ma vie, Plus d'amour que pour ma divine reine , je ne puis vivre que pour elle. Oui, madame, ( conti-!nua-t-il en fe jetant a fes piés , ) c'eft a vous d'ordonner de mon fort; & pour vous épargner la peine de me punir, fi mes vceux font illégitimes , je percerai devant vous ce coeur infortuné , qui me contraint de vous offenfer. Salmacis , lui dit la fée, en le faifant relever , n'entreprenes point fur mes droits , laiflez moi le foin de vous choifir le chatiment que vaiis méritez , fans atten vinrent leur offrir leurs demeures pour cette nuit. Les princelfes furprifes de trouver tant de politefle dans ces betgers, leur demandèrent de qui ils dépendoient; 8c les bergers leur répondirent qu'ils étoient fujets de la fée des Grandeurs, qui leur avoit ordonué de les bien recevoir. A ce nom fi cher a cette illuftre troupe , ils reconnurenc les bontés de 1'adorable fée , & mirent pié a terre. Ils trouvèrent les cabanes auffi commodes qu'elles étoient bien baties. Tous les meubles en  E r r a n s. 33 3 étoient d'une étoffe argent & couleur de rofe, les tables de porphyre incarnat & vert, étoient couvertes de grands vafes d'albatre, templis de mille fleurs différentes , qui exhaloient un parfum dont les fens étoient enchantés. Les princelfes , après avoir admiré cet aimable lieu , fe couchèrent fur des lits de repos, «Sc on leur fervit un fouper délicieux. Pendant le repas, les bergers jouèrent des flütes «Sc des mufettes; & dès qu'elles furent forties de table, les princes les laifsèrent en liberté de fe coucher. Le lendemain au point du jour, nos belles aventurières, fuivies des chevaliers , remontèrent dans leur char j & après avoir comblé de ca- reffes ces aimables hbtes , elles reprirent leur voyage. La fin du jour fut auffi charmante que celui qu'ils avoient pafle au hameau de marbre. Ils fe trouvèrent dans une grande forêt, percée de routes a perte de vue, dont celles qu'ils fuivoient leur parut bornée pat un chateau brillant & tranfparent. Les princes qui avoient devancé de quelques pas, virent que les murs en étoient d'agathe blanche , «Sc les corniches & la couverture , de porcelaine couleur de feu. Une nymphe vêtue d'une gaze or «Sc vert, «5c d'une beauté divine, étoit fur la porte j & s'adreftant au prince de Grenade: Généreux prince,  334 Les Chevaliers lui dit-elle, la fée des Grandeurs m'a ordonné de vous recevoir dans ce lieu; allez faire avance? vos charmanres princeffes , & les affurez qu'elles feront maïtreifes ici. Elmédor, après avoir répondu au compliment de la nymphe, fut joiudre Zalmayde & Zamée; 8c tous enfemble arnvèrentau chateau. Les princedès y embrafsèrent leur belle hóteffe, qui les conduifit dans un fallon d'agathe, comme les murs du palais, foutenus par douze colonnes de porcelaine couleur de feu. Tous les meubles étoient de velours vert a fond d'or. Dès qu'elles furent allifes , fix nymphes vinrent leur préfenter des corbeilles pleines de fruits & de confitures. Leur collation étant faite , elles furent fe promener dans une forêt de grenadiers d'une hauteur extraordinaire. Des jets d'eau , qui étoient entre tous les arbres, retomboient dans des baffins de porcelaine de la couleur favorire de la nymphe , & y faifoient le plus bel effet du monde. Zalmayde & Zamée étoient fi enchantées d'un fi beau féjour , qu'elles ne pouvoient fe réfoudre den fortir; mais la nymphe les mena infenfiblement dans un endroit de la forêt, oü ils trouvèrent un repas magnifique. Pendant le fouper, des voix , des rhéorbes , 8c des violons , firent un concert admirable; & les princeffes étant levées de table, elle difparut; Sc de toutes les allées qui  E r r a n s. 335 aboutilToient dans cet endroit, fortirent des mores Sc des morelles, qui vinrent danfer un ballet. Une partie de la nuit fe palfa dans ce divertiffement; Sc les princelfes fongeant qu'elles devoient fe lever marin , fe retitèrent au palais. Le lendemain , plus parelfeufes qu'a 1'ordinaire, elles ne fe levèrent qu'après deux heures de foleil. Leur charmante hótellè les conduilit jufqu'a leur charriot , Sc prenant congé d'elles, elle donna un chien d'une figure extraordinaire au prince de Grenade, & lui dit de le fuivre s'il vouloit arriver au chateau fatal. Elmédot la remercia mille fois, auffi bien que nos belles avanturières; Sc fortant du palais enchanté, elles fuivirent le chien miraculeux, par une grande route de la fotêt. Us n'y eurent pas fait trois heures de chemin, qu'ils appercurent le chateau d'Amerdin. Le prince fentit une joie qui ne fe peut exprimer ; & ayant fait arrèter les princelfes , Sc prié les princes de demeurer auprès d'elles pour les garder , il s'avanca feul a la porte de ce lieu infernal. II en fortit un chevalier, après qu'il eut fait le fignal accoutumé, qu'il reconnut pour Almanfon , qui vint a lance haute pour le combattre. Elmédor ne voulut point fe fervir contre lui de fes armes. Il lui préfenta fa bague ; & le chevalier fortant de 1'enchantement qui favoit fi. long-tems trompé , baifla la lance , Sc fe jeta  3J<» Les Chevaliers aux piés du prince de Grenade. II le releya, 8c1'embraflant : aimable chevalier , recevez d© moi la liberté Sc votre princefle, lui dit-il, en lui montrant le char oü elle étoit. Almanfon, tranfporté de joie, courut a fa chère princefle, pendant qu'un fecond adverfaire fortit du chateau , que fa devife fit reconnoïtre au prince pour Salmacis. Le refpeót qu'il avoit pour la fée , 1'empêcha de rougir fon épée de fon fang , 8c baiflant la pointe , il lui fit briller aux yeux le fatal anneau. Le chevalier, honteux du deflein qui favoit fait fortir de fa prifon , vint a fon libérar teur les bras ouverts. Prince , lui dit celui de Grenade , la fée des Grandeurs , de qui vous êtes toujours tendrement aimé , vous délivre de vos cbaïnes , pour vous obliger de ne plus porter que. les fiennes. Ah ! généreux chevalier , reprit Salmacis , quel bonheur m'annoncez-vous ? Eft-il poflible que je pourrai revoir cette charmante fée ? Oui , lui dit Elmédor , vous la reverrez toujours belle Sc fidelle t mais laiflez - moi actiever mon aventure , des intéréts trop chers me preflent d'éprouver tous les ennemis que le ciuel Amerdin me veut envoyet. Allez m'attendre auprès des princelfes , Sc gardez votre cceur de leurs charmes. Le chevalier obéit, 8c Elmédor ayant vu fortit un troifième ennemi, il s'avanca 1'épée haute. Qui es-tu , jeune témeiaire , lu d?    Errans, 337 dit 1'inconnu , qui vient chercher la mort dans ce lieu ? Je fuis Elmédor de Grenade , reprit le prince , qui, favorifédes dieux , viens re punir de tenir le parti du rraitre Amerdin , 8c délivrer la princeife Aizayde des mains de fon ennemi. Le voici, lui dit Afmonade (car c'étoit lui) qui tg va faire repentir de ton audace. A ces mots , fans parler davantage , ces deux - concurrens fe portèrent des coups fi terribles, qu'ils rirent trembler les princelfes pour leut vaillanr défenfeur; 8c les princes ne fe fouvenant plus qu'il ne leur étoit pas permis de fe mêler de cette aventure, coururent afon fecours; - mais ils arrivèrent auprès de lui , qu'il avoif déja terraifé le fier Afmonade , qui par une large bleflure qu'il' avoir au coté , rendoit fon ame aux enfers. Elmédor délivré de fen rival , remercia les généreux chevaliers , & les pria de retourner auprès des princelfes. Ils for-tirent, bien fichés de ne pouvoir, le feconder. Dès qu'Afmonade eut rendu les derniers fpupirs , il fortit du chateau un lion_rugilfant, qui vint attaque.r le prince ; mais fans s'étonner i ni fe fervir de fa bague , dont il avoit tourné Ja pointe pour qu'elle lui fut inutile , il attendij; ié cruel animal; & après un combat d'une heure, Je coucha fans vie auprès d/Afmonade, Le licoj  5 3 S Les Chevaliers defait, un chevalier monté fur un griffon , parut fur les rangs. II avoit la vifière levée y & roulant des yeux hagards & pleins de fureur : ne crois pas, prince de Grenade, dir-il, venir a bout de ton entreprife , pour avoir vaincu tant de fois. Tu ne peux échapper a ma vengeance j Sc quoique je fois forcé par le deftin d'éprouver ta funefte valeur , ne crois pas être vainqueur. Voyons, lui dit Elmedor, fi tu feras plus invulnérable que tes défenfeurs. Tu as cru fans doute affoiblir mon bras par tant de combats • mais apprends que mes forces redoublent par mes viéfcoires. Amerdin poufle de fon mauvais génie , commenca de mefurer fon épée contre celle de notre invincible chevalier ; Sc faifant voltiger fon griffon , donna beaucoup de peine a Elmédor; mais outté de ce qu'il fe défendoit fi long-tems , il'lui porta un fi furieux revers fur le bras, qu'il le lui fit tombet avec 1'épée. Le magicien voyant qu'il ne pouvoit plus fe défendre , fit prendre le vol au griffon , & fe déroba bientót aux yeux de fon vainqueur. De fon fang vénimeux naquirent un nombre infini de dragons & de ferpens , qui tournèrent leurs langues meurtrières contre le prince, qui voyant que toute fa valeur ne pouvoit le défendre de tant d'ennemis , ..retcurna fa bague; Sc palfant au milieu deux  E R. R. A N S. fans qu'ils pulfent 1'approcher, il entra dans le chateau. Deux oui's d'une grandeur énorme, gardoient la porte du veftibule. Ils voulurent fe jeter fur lui; mais les contraignant par la vertu de fon anneau fatal, ils s'éloignèrent de lui. Le veftibule s'ouvrit, Sc un chevalier, d'une mine altière, s'avanca pour lui en défendre fentrée. Elmédor , fiché de facrifier un prince fi accompli, lui dit de ne le pas forcer d'éprouver fes armes : mais 1'inconnu, a qui le magicien avoit dit en partant, que 1'on venoit lui enlever Almandine , n'écouta pas de fi fages avis, Sc lui donna un coup de fon épée fur fon cafque. Elmédor irrité , dédaignant la force de fa bague , combattit avec fa propre valeur; & quoiqu'il n'y eut point de chevalier au monde fi vaillant que le malheureux prince d'Arragon , il le fit tomber fans vie z fes piés. Notre généreux prince, impatient de trouver fa princeife, pourfuivit fon chemin; Sc après avoir traverfé plufieurs appartemens , plus affreux les uns que les autres, arriva auprès d'une tour oü il n'y avoit ni porte ni fenêtre; & de ce lieu il en tendit les plaintes des malheuteufes qui y étoient enfermées. II crut difcerner la voix de fa princefle. Emu, par fes accens plaintifs, il prit fon marteau d'armes, dont il fe fouvint que la fée des Gran- Y i  34° Les Chevalier» deurs lui avoit dit de fe fervir; & y attarhant la bague magique , il en frappa avec violence la muraille de la tour , qui fe fendant, forma une ouverrure alfez grande pour lui donner paffage. ïl entra avec empreifement dans ce lieu , & le trouva rempli de dames d'une beauté charmante, qui de leurs larmes qui couloient en abondance, formoient un ruiffeau qui s'écouloit par une ouverture de la tour. II chercha fa chère Aizayde, & il la trouva auprès d'un tombeau , qu'elle arrofoit de fes larmes. Elmédor s'y vir fi bien repréfenté, qu'il fut étonné d'une fi merveilleufe relfemblance : mais mouranr d'envie de faire celfer fes foupirs, il lui préfenta la bague enchantée; 8c dans le moment le tombeau difparut, les murs de la tout fe changèrent en are de rriomphe magnifique , oü les noms d'Elmédor & d'Aizayde étoient écrirs en lettres de diamants, fbutenus par des amours; 8c toutes les dames & les chevaliers , fortant de 1'enchantement oü le cruel Amerdin les tenoit depuis un fiècle , vinrent fe jeter aux piés du prince de Grenade. II les releva avec un air fi noble 8c fi poli, qu'ils reffentirent une nouvelle joie d'être délivrés par un chevalier fi généreux; 8c connoilfant 1'impatience qu'il avoit d'entretenir fa princeife, ils fe retitètent au bout de la chambre. Le prince  E r. a a h s. 341 voulant profiter de leur complaifance : Ah! ma chère princeffe, lui dit il, que votre fauffe mort m'a caufé de véritables chagrins! Les dieux ont fans doute permis 1'ordre que yous me donnates de confecvet ma vie pont vous venger. Sans l'obéïffance aveugle que j'avois pour vous, je me ferois facrifié a mon défefpoir. Prince , reprit Aizayde avec un air flatteur, vous voyez par le fupplice que le perfide Afmonade m'avoit choifi , qu'il connoiffoit que rien ne m'étoit plus cher que vous; puifque pour me punir des mépris que j'avois pour lui , il m'avoit condamnée a vous pleurer comme mort toute ma vie. Mais quel demon favorable vous a conduit dans ce chateau, 8i vous a fauvé des mains cruelles d'Amerdin & de votre rival ? Mon rival, reprit le prince, a payé de fes jours les maux qu'il nous a faits, & le perfide magicien n'etant plus en état de fe défendre , s'eft perdu dans les mies a mes yeux. Il alloit lui conter au long fon aventure , quand Aizayde lui repréfenta que la préfence de tant d'illuftres malheureux , qui les écoutoient, ne permettoit pas qu'ils euffent une plus longue converfation. Sortons, continua-t-elle, d'un fi funefte lieu , & foyez sur qu'Aizayde eft pour le prince de Grenade tout ce qu'elle étoit quand vous fortites de Léon. Après cette favorable aflurance ,  341 Les Chevaeiers Ja princefle fe rapprocha des dames , qui recommencèrent de fe louer de la généroficé du prince. J'avoue , die Aizayde, que nous lui devons beaucoup : mais, pour achever fon ouvrage, il faudroic nous fortir de cette affreufe prifon. Je vous obéirai quand il vous plaira, dit Elmédor, fi vous voulez me faire connoitre laquelle de toutes les aimables perfonnes que je vois, fe nomme Almandine. La belle princefle de Caftille s'avanca, dès qu'elle entendit prononcer fon nom; & le prince lui dit, qu'il vouloit lui demander pardon d'avoir été obligé de donner la mort au prince Armande. La princefle rougit, 8c foupira a certe trifte nouvelle ; 8c Elmédor voulant faire ceffer fes foupirs: Si j'ai été alfez malheureux, madame, lui dit-il, de vous óter un illuftre amant, je veux, pour réparer ma faute, vous rendre Zalmandor. Ah! Seigneur, lui dit Almandine, ne me donnezvous point une faufle efpérance, pour me confoler d'un vrai malheur ? Vous connoitrez dans peu , reprit le prince, que je ne promets rien que je ne tienne. En difant ces mots, il préfenta la main a 1'adorable Aizayde; & toutes les dames la fuivitent, conduites par les chevaliers qui étoient dans la tour. En palfant par le veftibule, la princefle de Caftille appercut le corps du malheureux prince  E r r a n s. 345 d'Arragon. Cette vue lui arracha des larmes 5 & 1'écuyer d'Armande s'étant jeté aux piés d'Elmédor : Seigneur, lui dit-il, fouftrez que je rende les derniers devoirs a mon illuftre maitre, & que je lui élève un tombeau dans le même lieu ou vous lui avez fait perdre la vie. Généreux prince , interrompit la princefle de Caftille , ne refufez pas la grace que le fidelle Cléon vous demande , je vous en conjure. Ah ! madame, s ecria 1'écuyer , étoit-ce la la récompenfe que vous gardiez a mon maitre infortuné, que de lui obtenir un tombeau , quand il a employé fa vie jufqu'au dernier moment, a vous prouver fon amour pour vous! Après être guéri de fes bleffures, il abandonna fon royaume ;s & quand d apprit que vous aviez été enlevée dans le chateau , il vint vous y chercher. Le cruel Amerdin le f ecut; & lui promit que , s'il pouvoit défendre ce lieu fatal de la valeur du prince de Grenade , d vous remettroit entte fes mains , pour vous ramener en Caftille. Mon prince accepta cette condition, & vient aujourd'hui d'y fimr fes triftes jours. Cléon , dit Almandine , les dieux me font éi moins combien je fuis fenfible au malheur de votre illuftre maitre, & fi je ne voudrois pas , au prix de ma couronne , pouvoir lui rendre la Y 4  344 Les Chevaliers vie : mais puifque cela eft impoilible , rendons a fóii ombre ce qu'elle attend de nous. Préparez le bücher j &c lui donnez un tombeau digne d'un fi parfait chevalier. Cleon i dit Elmédor , commencez cet ouvra|e, & jé vous envoierai tout ce qui vous fera nécelfaire pour une fi jufte entreprife. Après cela le prince impatient de rejoindre fon aimable troupe, fortit du chateau , avec fa nombreufe fuiteJ: mais il n'eut pas fait quelques pas fur le pont, que le ciel paroifiant rout en feu , ne donnoit de jour que par des éclairs, fuivis d'un tonnerre épouvantable ; & des cris effrayans le firent regarder du cöté du chateau. II en vit fortir un nombre de démons que 1'ori ne pouvoit cömpter, lefquels après avoir détruit ce palais funefte, prirent leur vol dans les airs, & caufoient l'orage & la foudre, pour marquer la fin de l'enchantemenr. Les princelfes trembiantes ne favoient quel parti prendre : mais le jour reparoift fant avec plus d'éclat qu'aVant la tempête vint calmer leur crainte , & leur fit voir le plus bel 'objet du monde. Ce chateau } ou tout ce que 1'enfer avoit de plus affreux avoit règné fi longrems , fe trouva changé en un palais itiagnifiqaej tes yeux ne pouvoient foutenir le brillant des pierres précieufes, dont il étoit bati, &c 1'oh y  E ji & a s s. 545 Voyoit fUt le frontifpice , dans un grand cartouche fait d'une feule efcarboucle , ces paroles écntes en lettres de diamans. Ce Palais enchanté3 ce fuperbe édïfice y Fut embelli par l'artfice 3 Pour 'immortalifer le vaillant Elmédor 3 L'honneur des chevaliers 3 la glolre & le modele 3 Le portrait animé du fameux Jlman^or 3 De l3empire amoureux l'amant le plus fidele. Une dame d'une beauté majeftueufe , parut fur la porte ; & s'approchant d'Aizayde : la fée des Grandeurs , madame s lui dit-elle, voulant kiifer a la poftérité une marqué éternelle de la valeur de votre illuftre amant, a élevé ce palais fur les ruines de celui qu'il vient de détruire par fon courage héroïque. Venez 1'honorer de vos regards > & dans un temple dédié a la conftance , confacrer 1'anneau myftérieux qui caufe votre liberté. Vous n'avez plus befoin de fon fecours magique •, rien ne peut plus troubler votre félicité , vos jours feront comptés par 1'amour , & finis par les plaifirs. Pour vous , prince , dit-elle a celui de Grenade , apprenez que rien ne pourra égaler votre gloire. Poffetfeur d'un grand empire, & d'une des plus belles & des plus vertueufes princelfes  34^ Les Chevaliers de 1'imivers , vous furpalferez les plus grands héros de 1'antiquité; & pour combler vos voeux, il naïtra de vous un fils qui fe fera connoitre par dela les poles les plus éloignés. Elmédor & Aizayde étoient fi furpris du bonheur que cette favante fée leur annoncoit, qu'ils ne pouvoient lui répondre ; quand les princelfes Zalmayde & Zamée, & tous les chevaliers qui les accompagnoient, ayant vu la fin de 1'enchantement, vinrent leur en témoigner leur joie. Le prince de Grenade prenant par la main Zalmandor , pendant que les princelfes embralfoient Aizayde , le préfenta a la belle Almandine. Vous voyez , madame, lui dit-il, que je m'acquite de mes promelfies. La princeife, fans lui répondre, tendit la main a fon amant, & recut avec une fatisfaftion extreme les marqués de fon amour : mais 1'obh geante fee , après avoir donné quelques momens aux premiers rranfports de routes ces admirables perfonnes , les obligea d'entrer dans le nouveau palais. Que de beautés ils y trouvèrent! Tout y brilloit d'or, dargent, Sc de pierredes; & dans le milieu de la cour 1'on voyoit un trophée élevé, du débris du vieux chateau, a 1'honneur du prince de Grenade. Après avoir admiré ce nouvel édifice , la fée les conduifit dans un temple de Tut-  E R R A N s. 347 quoife. La Conftance s'y voyoit fur un autel de la même pierre , dont la baze étoit dor. Aizayde prenant la bague du prince, la mit au pié de la déefle ; & après 1'avoir priée de régner toujours dans le cceur d'Elmédor , elle vouloit fortir; quand la fée la prenant par la main : Allons , madame , lui dit-elle , appaifer 1'ombre du prince d'Arragon par quelques larmes de la princefle de Caftille , dont Zalmandor ne fera point jaloux. Le prince de Grenade a fouhaité qu'il eüt un tombeau en ces lieux \ la fée des Grandeurs, qui veut lui marquer fa reconnoiflance , lui en a fait élever un prés de ce temple. En difant ces mots, la fée marcha a une pyramide de marbre gris-de-lin, oü toutes les acfions que 1'amour avoit fait faire au malheureux Armande, étoient repréfentées en bas reliëfs; & fur le haut de la pyramide , la figure de ce prince , avec les mêmes armes qu'il portoit au combat • s'y voyoient fi bien dépeintes, que les yeux y étoient trompés. Sur fon écu la déefle cruelle qui détruit toutes chofes , y étoit repréfentée , tenant un cceur, d'oü fortoient des flammes , & pour devife ces paroles : Malgré la mort. Almandine ne put voir un objet fi trifte , fans pouflerdes foupirs, «Scfans verftr quelques larmes. Zalmandor même 1'accompagna dans ce lugubre exercice : mais la fée  348 Les Chevaliers qui ne vouloit donner que des plaifirs a toutes ces ïlluftres perfonnes, les contraignit de quitter ie tombeau, & de palfet dans des appartemens fuperbes , oü elle lailfa tous ces amans heureux en liberté d'entretenir leurs charmantes princelfes. Le feul Salmacis n'étoit point tranquille. Le bonheur qu'il voyoit goüter a ces princes , lui donnoit une vive impatience de jouir des mêmes plaifirs ; quand un bruit de tymbales, de trompettes, & de haut-bois, le tetira de fa rêverie. II courut a la fenêtre, pour voir d'oü il venoit: mais quelle fut fa joie , d'appercevoir dans un char trainé par des licornes plus blanches que les chevaux du Soleil, fa charmante fée, fuivie de toutes fes nymphes , dans d'autres petits chars i II fut a fes piés , avant qu'elle fut defcendue, «5c par des tranfports oü 1'amour feul paroilfoit, il lui exprimoit fa tendre paffion. Elle le releva avec bonté , & lui fit voir dans fes yeux une langueur fi touchante , qu'il penfa mourir de plaifir «5c de tendrefle. Dans ce mème-tems, les princes & les princelfes arrivèrent auprès de la reine; «Sc ravis de la voir, ils crurent que rien ne pouvoit plus troubler leur bonheur. La fée des Grandeurs embrafla toutes ces aimables héroïnes^ & fe tournant du cóté du prince de Grenade : II efi  E r r a n s. 349 jufte, généreux Elmédor, lui dit-elle, que je vienne vous remercier du foin que vous avez eu d'épargner Ie fang de Salmacis , 8c de me le rendre fidelle. Je veux, pour vous en récompenfer , achever votre bonheur dans ce palais confacré a votre victoire. Dans peu nous aurons des nouvelles du roi votte père, & j'ai pris foin d'avertir tous les princes, dont le confentement efi néceffaire, pour finir les aventures de tous ceux qui vous accompagnent. Goütez , en attendant, la douceur de connoitre combien vous êtes aimé de votie belle princeife. Et vous, aimable fée des Plaifirs , dit-elle a celle qui avoit paru fur la porte du nouveau palais , n'épargnez rien pour nous faire pafier d'heureux jours , en attendant celui oü fe célèbreront tant d'illuftres hymenées. Après que ia reine eut achevé de parler, elle donna la main au prince de Grenade , 8c entra dans Pappartement qui lui étoit préparé. Tous les murs en étoient revêtus d'agathe blanche, avec des veines vertes & couleur de feu. Les meubles étoient d'une étoffe d'or brodée de perles, de rubis, & d'émeraudes, 8c 1'on voyoit, fous un dais foutenu par quatre amours de turquoife, une couronnede cceurs entrelalfés. Un trène, de la même agathe que les murs, étoit élevé de fix matches , couyènes d'un tapis magnifique, oü la reine fut fe placet, & toutes les princelfes s'af-  3$o Les C h e y a e ï e r s drent des deux cótés du ttone , fur de riches carreaux. Jamais rien n'avoit paru fi beau que ce que 1'on voyoit dans cette chambre, & jamais tant de beautés n'avoient été aflemblées dans un même endroit. Aizayde y brilloit de tant de charmes , que tout le monde lui donna le prix, après la fée des Grandeurs , fans que Ia difcorde eüt le pouvoir d'animer les autres belles contr'elle : auffi n'avoient-elles pas fujet de fe plaindre. Elles avoient tant de lieu de fe louer des giices que la nature leur avoit données, qu'il falloit voir Aizayde auprès d'elles , pour croire qu'il y eüt quelque chofe de plus parfait que ce qu'elles poffiédoient chacune en particulier. Une partie de la journée étoit déjk palfée dans de li grands événemens , quand la fée des Grandeurs craignant que les louanges dont on combloit 1'adorable princeife de Léon, ne donnalTent a la fin quelque petit chagrin aux autres princeffes, dit a la fée des Plaifirs, qu'ils ne pouvoient ignorer plus long-tems Paventure qui avoit changé leurs jours deftinés a la joie , en une longue trifteffe ; & qu'elle la prioit dele lui apprendre devant cette aimable compagnie. La chatmante fée obéit i fa fouveraine, Sc commenca fon hiftoire en ces termes.  Errans; 351 HISTOIRE DE LA FÉE DES PLAISIRS, & du cruel Amerdin. "Sf Ous favez, madame, dit - elle, en s'adreffant a la reine , que je fuis fille d'une favante fée , qui tient fa cour dans une ifle proche de la vótre, que 1'on nomme 1'ifle du Bonheur. Ma mère fe promenant un foirfur le bord de la mer, vit fortir de 1'onde Vénus , fuivie du dieu des Plaifirs , qui 1'appercevant , quitta la déeife pour venir lui témoigner 1'amour qu'elle venoit de lui infpirer. La fée ne fut point infenfible a fa paffion , & leur union me procura le jour. Ma mère charmée de me voir reflembler fi parfairement au dieu mon père , me combla de tous les dons qui étoient en fa puilfance; Sc confultant fes livres fur ma deftinée , elle connut que j'étois menacée d'un grand malheur , fi j'étois aimée d'un prince qui süt 1'art magique. Pour éviter cette infortune , elle batit un palais dans ce lieu fatal, rempli de tout ce qui pouvoit plaire , & me donna pour compagnie les plus aimables perfonnes de 1'un & de l'autre fexe y & le dieu mon père , voulant faire connoïtre que je lui érois chère, y renferma les Plai-  ijfi Les Chevaliers ■fus , jeunes enfans d'une beauté divine, Sc qui donnent toujours par leur préfence un air de joie aux chofes les plus ennuyeufes; leur permertant de fortir tous les jours du palais , pour fe montrer aux mortels ; mais leur commandant de revenir rous les foirs dans ma délicieufe prifon. C'eft ce qui fait que les hommes font firbt privés de leur aimable préfence. L'approche de ce palais étoit défendue par des monftres, Sc un nuage épais le rendoit invifible. Je paflbis d'heureux jours dans cette charmante retraite ; tout favorifoit mes défirs. L'amour même avoit fait naïtre un prince qu'il me deftinoit, agé de cinq ans plus que moi, qui par une tendre & conftante palfion , me faifoit trouver de nouveaux plaifirs dans les plaifirs les plus ordinaires. II fe nommoir Conftant, & jamais amant n'a mieux mérité ce nom. Mais que fervent toutes les précautions de la prudence , contre 1'ordre du cruel deftin i Un jour que je me me promenois fur une terraffe , qui régnoit devant le palais, j'appercus un homme monté fur un griffon , qui fendoit les airs. Certe nouveauté me ht poulfer un cri, qui fit arrêrer cet inconnu. II s'approcha doucement de terre; & après m'avoir regardée quelque tems , il reprit fon vol , Sc fe perdit dans les airs. Effrayét de cette aventure, je retournai dans  E R fe. A Ü Si ?jj dans mon appartement 5 & le lendemain étanï dans les jardins , le même inconnu m'y vint abotder. Je n'ai jamais vu un homme fi défagréable , & fi propre a infpirer de la haine, Sc de la terreur. Belle princeffe , me dit - il » ne foyez point étonnée de me revoir. L'on ne peut vous avoir vue un moment, fans vouloir palTer fa vie auprès de vous. Je quitte vojontiers le foin de faire trembler toute la terre fous ma puiflance, pour vous perfuader que rien ne peut approcher de 1'amour que j'ai pour vous. Vous ne pouvez faire une plus glorieufe conquête. Je fuis auffi redoutable que jles dieux j & le del êc la terre obéilfent a ma voix. Seigneur , lui dis je , mon ambiton ne me fera point enviet le bonheur de vous plaire. Contente de régnet dans ce palais , & fur le cceur du prince Conftant, je n'en demande pas davantagë. Portez Votre cceur a quelque belle , qui en faura reconnoitre le prix, Sc me laifleZ jouir d'un repos , qué Votre feule préfence peut troubler. En acheVanc de parler > je voulus le quiter , pour aller audevant de Conftant , que j'appercus au böüt de 1'allée mais m'arrêtant par ma robe : princefle , me dit-il , vous ne pouvez plus avoir de bonheur qu'en répondant a ma paffion. Je ne fouffrirai pas que vous me préfériez un jeune adonis; fi vous êtes fage , acceptez 1'ofFre de Tomé VI, z  554 Lis C h e y A L , E a s mon cceur, oucraignez que je ne vous puniffe de m avoir fait connoure une tendrelfe f, contraire a mon naturel. Je puis tout ce que je veux , je vous Pai dit , prenez garde de me forcer a Vous hair autant que je vous aime. Demain je viendrai apprendre votre réfolution , & régler votre lort Sc le mien 5 en finijfant ces cruelles paroles il remonta fur fon griffon , & 1'ayant perdu de v«e , je fus dire a Conftant ce nouveau malheur. Nous paflames la nuit a nous plaindre : & le lendemain le cruel Amerdin ( car c'étoit lui madame , ) parut dans ma chambre. Hé bien ' princefle, me dit-il, avec un vifage oü la fureur & 1 amour étoient dépeints, avez-vous fait rénexion a la gloire que je vous ai offerte ? Êtesvous d!fpofée i recevoir un cceur qui n-a jamais foupire que pour vous ? Seigneur , lui dis-je Ion ne difpofe pas de fa tendreffe comme Ion veut. J'avoue que vous méritez celle des plus grandes princeffes de la terre : mais 1'amour ne m'a pas réfervé cet heureux fort. Je fuis toute au prince Conftant j je 1'aime dès ma plus tendre enfance , ne troublez point de fi douces chaines. Elles ne peuvent vous offenfer; je ne vous connoiffois pas , quand j'ai recu fes vceux, pourquoi voudriez-vousme contraindre de romFe de fi beaux liens? Je me garderai bien de les rompre, reprit le perfide Amerdin , il faut  E r r a n s. 355 qu'ils fervent a. faire votre plus grand tourment. C'en eft fait; mon cceur peu accoutumc a 1'amour, fe rend a la haine , qui lui eft naturelle. Tremblez malheureufe princeffe , tremblea des foupirs que vous m'avez fait pouffer. Ils vous préparent des infortunes, qui feront d'autant plus terribles , qu'elles ne vous coüteront pas la' vie. En même tems il frappa ce palais d'une Baguette qu'il tenoit a. fa main, & il le changea en une affreufe prifon; & prenant le prince Conftant , qui vouloit me défendre , il 1'enferma dans une tour , ou il n'y avoit ni entree, ni fortic. II chafta tous les plaifirs j & redoublant 1'amour que j'avois pour le prince , je paflbis les jours a tourner autour de fa prifon , pour y trouver une entrée. Depuis ce moment, le perfide Amerdin ; ennemi de tous les amans heureux , a cherché a troubler leurs plaifirs , & a remplir cette fatale tour de tous ceux qu'il a pu avoir en fa puiffance; inventant de nouveaux tourmens , pout faire couler leut larmes, dont il formoit un ruiffeau qu'il recevoit dans un badin de matbte noir ; & de ces chaudes eaux de la douleur, il en 'faifoit fes enchantemens les plus terribles. Un jour ayant confulté fes livres, il connut qu'un prince chéri du ciel 9 devoit venit détruite fon pouvoir défefpéré de cet ordre du Z *  Les Chevaliers deftin , il chercha a attirer dans fon chateau tous les chevaliers qui étoient en réputation de courage & de valeur. II faifoit trouver dans la forêt, Sc fur les grands chemins , des démons fous la figure de belles perfonnes, qui leur demandoient fecours contre lui. C'eft par un de èes fantbmes , que le prince Almanfon fut conduit ici; Sc c'eft encore fous la trompeufe promefte de lui rendre la belle Almandine, que 1'infortuné prince d'Arragon a perdu Ia vie. Enfin le prince de Grenade, fous vos glorieux aufpices, madame, eft venu rompre nos chaines, Sc m'a rendu mon cher prince, auffi fidelle qu'avant nos malheurs. J'ai recu en même tems vos ordres d'élever ce nouveau palais a la gloire de notre invincible protecf eur. J'y ai employé toute la puiffance que la fée ma mère m'a donnée , Sc le prince Conftant eft parti pour ramener dans cet heureux féjour les plaifirs , que le cruel magicien en avoit chaflcs. La fée n'eut pas fini fon hiftoire, que 1'on vit entrer dans la chambre le prince Conftant, avec ces aimables enfans , fi riécefiaires au bonheur de la vie. Ils vinrent fe profterner aux piés de 1'adorable reine , Sc lui dirent qu'ils accompagneroient dorénavant tous fes pas. La fée des Grandeurs recut leur hommage avec un air de joie , qui ne pouvoit naitre que de leut préfence; Sc la nuit étant déja  E r r a n s. 357 Tfès-avancée , & après un repas qui fut magnifique, la reine fe retira dans fon appartement , 6c toutes nos princelfes , ayant donné le bon foir a leurs amans, furent fe mettre au ht. Tous les jours fuivans furent employés a des fêtes galantes ; & les ambalfadeurs des rois de Grenade , de Tune , de Mauritanië , & de la reine de Fez étant arrivés , la fée des Grandeurs voulut unir tous ces héroïques amans d'un lien éternel. Elle fit confenrir la fée des Plaifirs au bonheur du prince Conftant , 8c ordonna aux Plaifirs d'en préparer la fête. Salmacis auroit bien voulu être de ces amans fortunés , mais la reine lui dit que, dans la jufte appréhenfion ou elle étoit que fon inconftance naturelle ne lui fit trouver le dégout fi ordinaire dans Phymen , elle vouloit qu'il fut encore amant quelques années. Elle accompagna cette dure loi de tant de fla-s teufes prometfes de 1'aimer toujours , qu'il fe crut trop heureux d'expier fa légéreté par une fi douce efpérance. Cette journée fi fouhaitée , de nos princes, 8c peut-être de nos princeffes, étant atrivée, Aizayde conduite par Elmédor , la fée des Plaifirs par le prince Conftant, Zalmayde par Alinzor, Almandine par Zalmandor , & Zamée par Almanfon, parurent dans Ie temple de la Conftance , ou la fée des Grandeurs les attendoit avec Salmacis 4 Z 3  15? Lis Chevaliers plus brillante que 1'aurore , quand elle quitte la Ccuche de fon vieux mari. Une mufique charmante commenca la cérémonie , & les reconduirfit au palais quand elle fut achevée : un repas fomptueux les y attendoit. Après le diné, un théatre parut au fond de la falie , ou les Plaifirs dansèrent un ballet, qui reptéfentoit la deftruction de Penchantement d'Amerdin. Le foir il y eut bal , ou la reine voulut que la princeffe de Leon tint fa place; & la nuit étant prête de céder au jour, elle conduifït ces amans heureux dans leur appartement, oü ils fe dédommagèrent de toutes les peines qu'ils avoient fouffertes dans le cours de leurs amours. Salmacis ne fut pas tranquille dans cette heureufe nuit. II attendit avec impatience que la fée des Grandeurs fut éveillée, pour lui en faire des reproches ; mais cette aimable majefté , qui eft toujours répandue fur fon vifage, 1'empêcha de fe plaindre , & il fe contenta de lui marquer par fes foupirs , qu'il méritoit un bonheur plus parfait. La fée prit foin de Pen confoler , par des regards tendres &pa(lionnés, & par la parole qu'elle lui donna qu'elle ne feroit jamais qu'a lui. Ces jours heureux étant paffés , la reine voulant retourner dans fon ifle , partit du palais des Plaifirs avec toute fon illuftre cour : elle fut coucher au chateau de porcelaine; Zamée & Zal-  E r r a n s. 359 tmyde furent étonnées qu'il difparüt auffi-tot qu'elles en furent forties , ce qui leur fit connoitre que cette charmante fée ne 1'avoit fait trouver fur leur route , que pour leur marquer fa bonté. Ce foir même elle arriva aux cabanes , ou elle pafla la foirée a mille jeux agréables, & le jour fuivant elle arriva dans fon ifle. La reine y apprit a Elmédor , & a toutes les princelfes, que la fée Défirée , au défefpoir du bonheur du prince de Grenade , avoit détruit fon palais enchanté, & s'étoit retirée dans un défert proche de Grenade , pour y voir quelquefois ce pnnce, qu'elle ne pouvoit oublier, quoiqu'elle eüt etfaye fi la fontaine de 1'Oubli feroit auffi fidelle pour elle que pour ceux qu'elle avoit obligé d'en boire. La fée des Grandeurs, après cette nouvelle, 8c après avoir comblé de dons nos princes & nos princelfes, leur donna des équipages magmfiques 8c commodes, pour les mener dans leurs royaumes. Ce ne fut pas fans larmes que cette royale troupe fe fépara de cette adotable reine. Elle leur promit de les honorer roujours de fa protetfion, 8c les vit fortir de fon palais 8c de fon ifle. Tous nos héros 8c nos héroïnes fe féparèrent a. quelques journées de 1'ifle des Grandeurs. Les princelfes en s'embraflant, fe jurèrent une amitié éternelle , & les princes fe promirent de s'unir contre tous les rois qui voudroient les at-; Z 4  ?