L E C ABINET DES FE ES.  CE VOLUME CONTIENT Les Mille et une Nuits, Contes Arabes, traduïts cn franijois, par M. Galland: T om e premier.  LE CABINET DES FÉES, O u COLLECTION CHOISIE DES CONTES DES FÉES, ET AUTRES CONTES MERVEILLEUX, Ornés de Figures. ]t ■ ■ ■■■)= — 3» TOME SEPTIÈME. A AMSTERDAM, Etfe trouve a PARISy 11U E ET HOTEL SERPENT E. M. DCC. LX XXV.   AVERTISSEMENT. Il n'eft pas befoin de prévenir le lecteur fur le mérite & la beauté des Contes qui font renfermés dans eet ouvrage. Ils portent leur recommandation avec eux : il ne faut que les lire pour demeurer d'accord qu'en ce genre on n'a rien vu de fi beau jufqu'a préfent dans aucune langue. En efFet, qu'y a-t-il de plus ingénieux, que d'avoir fait un corps d'une quantité prodigieufe de Contes, dont la variété eft furpienante, & 1'enchaïnement fi admirable, qu'ils femblent avoir été faits pour compofer 1'ample recueil dont ceux-ci ont été tirés ? Je dis 1'ample recueil, car 1'original arabe j qui eft intitulé : Les mille & une Nuits a trente - fix parties , & ce n'eft que la traduöion de la première qu'on donne  Vj AVERTISSEMENT. aujourd'hui au public. On ignore le nom de 1'Auteur d'un fi grand ouvrage; mais vraifemblablement il n'eft pas tout d'une main : car comment pourra-t-on croire qu'un feul homme ait eu 1'imagination affez fertile pour fuffire a tant de fictions ? Si les Contes de cette efpèce font agréables & divertiifans par le merveilleux qui y règne d'ordinaire, ceux - ci doivent 1'emporter en cela fur tous ceux qui ont paru , puifqu'ils font remplis d'évènemens qui furprennent & attachent 1'efprit j 6c qui font voir de combien les Arabes furpaftent les autres nations en cette forte de compofition. Ils doivent plaire encore par les cou~ tumes & les mceurs des Orientaux 3 par les cérémonies de leur religion , tant payenne que mahométane; & ces chofes y font mieux marquées que dans les  AVERTISSEMEIIT. VI) Auteurs qui en ont écrit, & que dans les relations des voyageurs. Tous les Orientaux , Perfans , Tartares & Indiens , s'y font diftinguer J & paroiffent tels qu'ils font , depuis les fouverains jufqu'aux perfonnes de la plus bafle condition. Airifi , fans avoir elfuyé la fatigue d'aller chercher ces peuples dans leurs pays , le lecteur aura ici le plaifir de les voir agir & de les entendre parler. On a pris foin de conferver leurs caractères, de ne pas s'éloigner de leurs expreffions & de leurs fentimens; & 1'on ne s'eft écarté du texte, que quand la bien-. féance n'a pas permis de s'y attacher. Le Tradu&eur fe flatte que les perfonnes qui entendent 1'arabe , & qui voudront prendre la peine de confronter 1'original avec la copie t conviendront qu'il a fait voir les Arabes aux Francois avec toute la circonfpection que demandoit la déKi  vlij Aveii tissement. cateflfe de notre langue & de notre tems.Pour peu'même que ceux qui liront ces Contes, foient difpofés a profiter des exemples de vertus & de vices qu'ils y trouveront, ils en pourront tirer un avantage qu'on ne tire point de la letture des autres Contes, qui font plus propres a corronipre les mceurs qua les corriger. Depuis la LXXe Nuit le le&eur ne trouvera plus, Ma chère fceur s fi vous ne dorme\ pas, &c. Comme cette répé~ tition a choqué plufieurs perfonnes d'efprit, on 1'a retranchée pour s'accommo-» der .a leur délicatelfe. LES  LES MILLE ET UNE NUITS, CONTES ARABES. Les chroniques des falfaniens, anciens rois de Perfe, qui avoient étendu leur empire dans les Indes , dans les grandes & petites ïles qui en dépendent, & bien loin au-dela du Gange, jufqu'a la Chine, rapportent qu'il y avoit autrefois un roi de cette puiflante maifon, qui étoit le plus excellent prince de fon tems. II fe faifoit autant aimer de fes fujets, par fa fageffe & fa prudence, quil s'étoit rendu redoutable a fes voifins par le bruit de fa valeur , & par la réputation de fes troupes belliqueufes & bien difciplinées. II avoit deux fils : 1'ainé, appelé Schahriar, digne héritier de fop père, en poffëdoït Tomt VII. A  2 Les mille et une Nuits, toutcs les vertus; & le cadet, nommé Schahzenan , n'avoit pas moins de mérite que fon frère. Après un règne auffi long que glorieux, ce roi mourut, & Schahriar monta fur le tröne. Schahzenan, exclu de tout partage par les loix de 1'empire, & obligé de vivre comme un particulier , au lieu de foufirir impatiemment le bonheur de fon aïné, mit toute fon attention a lui plaire. II eut peu de peine a y réurfir. Schahriar , qui avoit naturellement de 1'inclination pour ce prince, fut charmé de fa complaifance; & par un excès d'amitié, voulant partager avec lui fes états, il lui donna le royaume de la grande Tartarie. Schahzenan en alla bientöt prendre polTeffion, & il établit fon féjour a Samarcande, qui en étoit la capitale. II y avoit déja dix ans que ces deux rois étoient féparés , lorfque Schahriar , fouhaitant paffionnément de revoir fon frère , réfolut de lui envoyer un ambaffadeur pour Tinviter a le venir voir. II choifit pour cette ambaffade fon premier vifir, qui partit avec une fuite" conforme a fa dignité, & fit toute la diligence poffible. Quand il fut prés de Samarcande, Schahzenan , averti de fon arrivée, alla au-devant de lui avec les principaux feigneurs de fa cour, qui, pour faire plus d'honneur au miniftre du fultan , s'étoient tous habillés magnifiquement, Le roi de  Contes Arabes. 3 Tartarie le recut avec de grandes démoriftrations de joie, & lui demanda d'abord des nouvelles du fultan fon frère. Le vifir fatisfit fa curiofité, après quoi il expofa le fujet de fon ambaflade. Schahzenan en fut touché. Sage vifir , dit-il, le fultan mon frère me fait trop d'honneur, & il ne pOüvoit rien me propofer qui me fut plus agréable. S'il fouhaite de me voir, je fuis preue de la même envie. Le tems , qui n'a point diminué fon amitié,n'a point affoibli la mienne. Mon royaume eft tranquille, & je ne veux que dix jours pour me mettre en état de partir avec vous. Ainfi , il n'eft pas néceffaire que vous entriez dans la ville pour fi peu de tems. Je vous prie de vous arrêter en eet endroit, & d'y faire drefTer vos tentes. Je vais ordonner qu'on vous apporte des rafraichifTemens- en abondance pour vous & pour toutes les perfonnes de votre fuite. Cela fut exécuté fur le champ: le roi fut a peine rentré dans Samarcande , que le vifir vit arriver une prodigieufe quantité de toutes fortes de provifions, accompa* gnées de régals & de préfens d'un très-grand pcix. Cependant Schahzenan fe difpofant a partir, régla les affaires les plus preffantes , établit un confeil pour gouverner fon royaume pendant fon abfence, & mit a la tête de ce confeil un miniftre dont la fageu~e lui étoit connue , & en qui il avoit une entière confiance. Au bout de dix A ij  Les' mille et une Nuïf s, jours, fes équipages étant préts, il dit adieu 3 la reine fa femme, fortit fur le foir de Samarcande ; & fuivi des officiers qui devoient être du voyage, il fe rendit au pavillon royal qu'il avoit fait dreffer auprès des tentes du vifir. .11 s'entretint avec eet ambaffadeur jufqu'a minuit. Alors voulant encore une fois embrafler la reine qu'il aimoit beaucoup, il retourna feul dans fon palais. II alla droit a 1'appartement de cette princeffe, qui, ne s'attendant pas a le revoir, avoit recju dans fon lit un des derniers officiers de fa maifon. II y avoit déja long-tems qu'ils étoient couchés , & ils dormoient tous deux d'un profond fommeil. Le roi entra fans bruit, fe faifant un plaifir de furprendre, par fon retour, une époufe dont il •fe croyoit tendrement aimé. Mais quelle fut fa furprife , lorfqu'a la clarté des flambeaux qui ne s'éteignent jamais la nuit dans les appartcmens des princes & des princelfes, il appereut un iiomme dans fes bras. II demeura immobile durant quelques momens , ne fachant s'il devoit croire ce qu'il voyoit. Mais n'en pouvant douter : Quoi, dit-il en lui-méme, je fuis a peine hors de mon palais , je fuis encore fous les murs < de Samarcance , & 1'on m'ofe outrager ! Ah perfide , votre crime ne fera pas impuni! Comme roi, je dois punir les forfaits qui fe commettent  Contes 'Ar'asê?. f 'dans mes états ; comme époux offenfé , il faut que je vous immole a mon jufte reflentiment. Enfin ce malheureux prince cédant a fon premier tranfport, tira fon fabre , s'approcha du fit , & dun feul coup fit pafler les coupables du fommeil a la mort.. Enfuite les prenant 1'un après 1'autre ,«il les jeta par une fenêtre dans le folfé dont le palais étoit environné. S'étant vengé de cette forte, il fortit de lat , ville comme il y étoit venu, & fe retira fous fon pavillon. II n'y fut pas plutöt arrivé, que fans parler aperfonne de ce qu'il venoit de faire, il ortjpnna de plier les tentes & de parui. Tout fut bientót pret, & il n'étoit pas jour encore, qu'on fe mit en marche au fon des tymbales & de plufieurs autres inftrumens qui infpiroient de la joie a tout le monde, hormis au roi, qui, toujours occupé de i'infidélité de la reine , étoit la proie d*une affreufe mélancolie qui ne le quit- ■ ta point pendant tout le voyage. Lorfqu'il fut prés de la capitale des Indes , il vit venir au-devant de lui le fultan Schahriar avec toute fa cour. Quelle joie pour ces princes de fe revoir I lis mirent tous deux pié a terre pour s'embrafier ; & après s'étre donné mille marqués de tendreffe, ils remontèrent a cheval, & entrèrent dans la ville aux acclamations d'une foule innombrable de peuple. Le fuU.  6 Les mille et üne Nuits, tan conduifit le roi fon frère jufqu'au palais qui! lui avoit fait préparen Ce palais communiquoit au fien par un même jardin; il étoit d'autant plus magnifique, qu'il étoit confacré aux fêtes & aux divertiflemens de la cour; & on en avoit encore augmenté la magnificence par de nouveaux ameublemens. Schahriar quitta d'abord le roi de Tartarie, pour lui donner le tems d'entrer au bain & de changer d'habit; mais dès qu'il fut qu'il en étoit forti, il vint le retrouver. Ils s'affirent fur un fo^' pha; & comme les courtifans fe tenoient éloignes par refpecl:, ces deux princes commencèrent a s'entretenir de tout ce que deux frères encore plus unis par 1'amitié que par le fang, ont a fe dire après une longue abfence. L'heure du fouper étant venue, ils mangèrent enfemble; & après le repas ■ ils reprirent leur entretien, qui dura jufqu'a ce que Schahriar s'appercevant que la nuit étoit fort avancée, fe retira pour laifier repofer fon frère. L'infortuné Schahzenan fe coucha; mais fi Ia préfence du fultan fon frère avoit été capable de fulpendre pour quclque tems fes chagrins, ils fe réveillèrent alors avec violence. Au lieu de goüter le repos > dont il avoit befoin, il ne fit que rappeler dans fa mémoire les plus cruelles icHexions. Toutes les circonftanges de 1'infidé-,  Contes Arabes. 7 ïitê de la reine fe pre'fentoient fi vivement a fon imagination, qu'il en étoit hors de lui - même. Enfin, ne pouvant dormir, il fe leva; & fe livrant tout entier a des penfées fi affligeantes, il parut fur fon vifage une irhpreffion de trifteffe que le fultan' ne manqua pas de remarquer. Qu'a donc le roi de Tartarie, difoit-ii? qui peut eaufer ce chagrin que je lui vois ? auroit-il fujet de fe plaindre de la réception que je lui ai fake? Non, je 1'ai recu comme un frère que j'aime, & je n'ai rien la-defTus a me reprocher. Peut-être fe voit-il a regret éloigné de fes états ou de la reine fa femme. Ah ! fi c'eft cela qui 1'afflige , it faut que je lui faffe inceffamment les préfens que je lui deftine, afin qu'il puiffe partir quand il lui plaira, pour s'en retourner a Samarcande. Effectivement, dès le lendemain il lui envoya une partie de ces préfens, qui étoient compofés de tout ce que les Indes produifent de plus rare, de plus riche & de plus fingulier. II ne laiffoit pas néanmoins d'effayer de le divertir tous les jours par de nouveaux plaifirs ; mais les fétes les plus agréables , au lieu dele réjouir, ne faifoient qu'irriter fes chagrins. Un jour Schahriar ayant ordonné une grande chaffe a deux journées de fa capitale, dans un pays oü il y avoit particulièrement beaucoup de cerfs, Schahzenan le pria de le difpenfer de 1'ac- A iv  8 Les mille et üne Nüits', compagner, en lui difant que I'état de fa fanté ne lui permettoit pas d'être de la partie. Le fultan ne voulut pas le contraindre , le laiffa en libert'é, & partit avec toute fa cour pour aller prendre ce divertiffement. Après fon départ, le roi de la grande Tartarie fe voyant feul, s'enferma dans fon appartement. II s'affit a une fenêtre qui avoit vue fur le jardin. Ce beau lieu , & le ramage d'une infinité d'oifeaux qui v faifoient leur retraite, lui auroient donné du plaifir, s'il eüt été capable d'en relTentir; mais toujours déchiré par le fouvenir funefte de Tadion infame de la reine , il arrêtoit moins fouvent fes yeux fur le jardin, qu'il ne les levoit au ciel pour fe plaindre de fon malheureux fort. Néanmoins , quelque occupé qu'il fut de fes ennuis, il ne laiffa pas d'appercevoir un objet qui attira toute fon attention. Une porte fecrète du palais du fultan s'ouvrit tout-a-coup, & il en fortit vingt femmes , au milieu defquelles marchoit la fultane d'un air qui la faifoit aifément diftinguer. Cette princeife, croyant que le roi de la grande Tartarie étoit auffi a la chaffe, s'avanca avec fermeté jufques fous les fenètres de J'appartement de ce prince, qui, voulant par curiofité les obferver, fe placa de manière qu'il pouvoit tout voir fans être vu. II remarqua que les perfonnes qui accoropagnoient la fultane a  'Contes 'Arabes. p pour bannir toute contrainte, fe découvrirent le vifage qu'elles avoient eu couvert jufqu'alors , & quittèrent de longs habits qu'elles portoient par-deffus d'autres plus courts. Mais il fut dans un extreme étonnement de voir que dans cette compagnie qui lui avoit femblé toute compofée de femmes , il y avoit dix noirs qui prirent chacun leur maitreffe. La fultane de fon cóté ne demeura pas long-tems fans amant : elle frappa des mains en criant, Ma/oud, Mafoud ; & auffitót un autre noir defcendit du haut d'un arbre, & courut a elle avec beaucoup d'empreffement. La pudeur ne permet pas de raconter tout ce qui fe paffa entre ces femmes & ces noirs, & c'eft un détail qu'il n'eft pas befoin de faire. II fuffit de dire que Schahzenan en vit affez pour juger que fon frère n'étoit pas moins a plaindre que lui. Les plaifirs de cette troupe amoureufe durèrent jufqu'a minuit. Ils fe baignèrent tous enfemble dans une grande pièce d'eau, qui faifoit un des plus beaux ornemens du jardin ; après quoi ayant repris leurs habits , ils rentrèrent par la porte fecrète dans le palais du fultan, & Mafoud, qui étoit venu du dehors par-deffus la muraille du jardin, s'en retourna par le mëme endroit. Comme toutes ces chofcs s'ctoient pafiées fous les yeux du roi de la grande Tartarie , elles  10 Les mille et une Nuits, lui donnèrent lieu de faire une infinité de réflexions. Que j'avois peu de raifon , difoit-il, de croire que mon malheur étoit fi fingulier! Ceft fans doute 1'inévitable deftinée de tous les maris , puifque le fultan mon frère, le fouverain de tant d'états , le plus grand prince du monde , n'a pu 1'éviter. Cela étant, quelle foiblefle de me laiffer confumer de chagrin ! Cen eft fait, Ie fouvenir d'un malheur fi commun ne troublera plus déformais le repos de ma vie. En effet, dès ce moment il ceffa de s'afHiger; & comme il n'avoit pas voulu fouper qu'il n'eüt vu toute la fcène qui venoit d'être jouée fous fes fenétres, 11 fit fervir alors , mangea de meilleur appétit qu'il n'avoit fait depuis fon départ de Samarcande , & entendit même avec quelque plaifir un concert agréable de voix & d'inftrumens dont on accompagna le repas. Les jours fuivans il fut de très-bonne humeur; & lörfqu'il fut que le fultan étoit de retour , il alla au-devant de lui, & lui fit fon compliment d'un air enjoué. Schahriar d'abord ne prit pas garde a ce changement: il nefongea qu'a feplaindre obligeamment de ce que ce prince avoit refufé de 1'accompagner a la chaffe ; & fans lui donner le tems de répondre a fes reproches , il lui paria du grand nombre de cerfs & d'autres attirpaux qu'il avoit pris, & enfin du plaifir qu'il  Contes Arabes. tf avoit eu. Schahzenan, après 1'avoir écouté avec attention, prit la parole a fon tour. Comme il n'avoit plus de chagrin qui ï'empêchat de faire paroitre combien il avoit d'efprit, il dit mille chofes agréables & plaifantes. Le fultan , qui s'étoit attendu a le retrouver dans le même état oü il 1'avoit laiffé, fut ravi de le voir fi gal. Mon frère, lui dit-41, je rends graces au ciel de 1'heureux changement qu'il a produit en vous pendant mon abfence; j'en ai une véritable joie : mais j'ai une prière a vous faire, & je vous conjure de m'accorder ce que je vais vous demander. Que pourrois - je vous refufer , répondit le roi de Tartarie? Vous pouvez tout fur Schahzenan. Parlez ; je fuis dans 1'impatience de favoir ce que vous fouhaitez de moi. Depuis que vous êtes dans ma cour, reprit Schahriar, je vous ai vu plongé dans une noire mélancolie que j'ai vainement tenté de difliper par toutes fortes de divertiffemens. Je me fuis imaginé que votre chagrin venoit de ce que vous étiez éloigné de vos états : j'ai cru méme que 1'amour y avoit beaucoup de part, & que la reine de Samarcande , que vous avez du choifir d'une beauté achevée , en étoit peut-étre la caufe. Je ne fais fi je me fuis trompé dans ma conjecttire; mais je vous avoue que c'eil particulièrement pour cette raifon que je n'ai pas voutu vous im-  ï2 Les mille et une Nuits, portuner la-defius, de peur de vous déplairel Cependant, fans que j'y aye contribué en aucune manière, je vous trouve a mon retour de la meilleure humeur du monde, & 1'efprit entièrement dégagé de cette noire vapeur qui en troubloit tout 1'enjouement. Dites-moi de grace, pourquoi vous étiez fi trifte, & pourquoi vous ne 1'êtes plus ? A ce difcours, le roi de la grande Tartarie demeura quelque tems rêveur, comme s'il ent cherché ce qu'il avoit a y répondre. Enfin U repartit dans ces termes : Vous êtes mon fultan & mon maitre , mais difpenfez - moi, je vous fupplie, de vous donner la fatisfaction que vous me demandez. Non , mon frère , répliqua le fultan , il faut que vous me 1'accordiez; je la fouhaite , ne me la refufez pas. Schahzenan ne put réfifter aux inftances de Schahriar. Hé bien , mon frère, lui dit-il, je vais vous fatisfaire, puifque vous me le commandez. Alors il lui raconta rinfidélïté de la reine de Samarcande ; & lorfqu'il en eut achevé le récit: Voila, pourfuivit-il, le fujet de ma trifteffe; jugez fi j'avois tort de m'y abandonner. O mort frère , s'écria le fultan d'un ton qui marquoit combienil entroit dans le reffentiment du roi de Tartarie , quelle horrible hiftoire venez - vous de me raconter ? avec quelle impatienge je l'ai écoutée jufqu'au  'Contes Arabes. 13, bout'. Je vous loue d'avoir puni les traitres qui vous ont fait un outrage fi fenfible. On ne fauroit vous reprocher cette action ; elle eft jufte i & pour moi, j'avouerai qua votre place j'aurois eu peut-être moins de modération que vous. Je ne me ferois pas contenté d'öter la vie a une feule femme, je crois que j'en aurois facrifié plus de mille a ma rage. Je ne fuis pas étonné de vos chagrins ; la caufe en étoit trop vive & trop mortifiante pour n'y pas fuccomber. O ciel, quelle aventure ! Non , je crois qu'il n'en eft jamais arrivé de femblable a perfonne qua vous. Mais enfin il faut louer dieu de ce qu'il vous a donné de la confolation ; & comme je ne doute pas qu'elle ne foit bien fondée, ayez encore Ia complaifance de m'en inftruire , & fakes - moi la confidence entière. Schahzenan fit plus de difficulté fur ce point que fur le précédent, a. caufe de 1'intérêt que fon frère y avoit; mais il fallut céder k fes nouvelles infhnces. Je vais donc vous obéir , lui dit-il, puifque vous le voulez abfolument; je crains que mon obéiffance ne vous caufe plus de chagrin que je n'en ai eu; mais vous ne devez vous en prendre qu'a vous-même , puifque c'eft vous qui me forcez a vous révéier une chofe que je voudrois enfévelir dans un éternel oubli. Ce que vous me dites, interrompit Schal**  14 Les mille et une Nüïts, riar, ne fait qu'irriter ma curiofité s hatez-votiS de me découvrir ce fecret, de quelque nature qu'il puiife ctre. Le roi de Tartarie , ne pouvant plus s'en défendre, fit alors un détail de tout ce qu'il avoit vu du déguifement des noirs , de remportement de la fultane & de fes femmes, & il n'oublia pas Mafoud. Après avoir été témoin de ces infamies , continua-t-il, je penfai que toutes les femmes y étoient naturellement portées, & qu'elles ne pouvoient réfifter a leur penchant. Prévenu de cette opinion, il me parut que c'étoit une grande foibleffe a un homme d'attacher fon repos a leur fidélité. Cette réflexion m'en fit faire beaucoup d'autres ; & enfin je jugeai que je ne pouvois prendre un meilleur parti que de me confoler. II m'en a coüté quelques efforts, mais jen fuis venu a bout; & , fi vous m'en croyez, vous fuivrez mon exemple. Quoique ce confeil fut judicieux , le fultan ne put le gouter. II entra même en fureur. Quoi, dit-il, la fultane des Indes eft capable de fe proftituer d'une manière fi indigne ! Non, mon frère, ajouta-t-il , je ne puis croire ce que vous me dites, fi je ne vois de mes propres yeux. II faut que les vötres vous ayent trompé; la chofe eft affez importante pour mériter que j'en fois affuré par moi-rnéme. Mon frère, répondit Schahzenan, fi vous voulez en être témoin, cela n'eft pas fort  Contes Arabes, ij difficile; vous n'avez qu'a faire une nouvelle partie de chaffe ; & quand nous ferons hors de la ville avec votre cour & la mienne , nous nous arréterons fous nos pavillons , & la nuk nous reviendrons tous deux feuls dans mon appartement. Je fuis affuré que le lendemain vous verrez ce que j'ai vu. Le fultan approuva le ftratagême , & ordonna auffitöt une nouvelle chaffe: de forte que dès le même jour les pavillons furent drefTe's au lieu défigné. Le jour fuivant, les deux princes partirent avec toute leur fuite. Ils arrivèrent oüils devoient camper, & ils y demeurèrent jufqu'a la nuk. Alors Schahriar appela fon grand-vifir; & fans lui découvrir fon deffein, lui cómmanda de tenir fa place pendant fon abfence , & de ne pas permettre que perfonne fortit du camp, pour quelque fujet que ce put être. D'abord qu'il eut donné eet ordre , le roi de la grande Tartarie & lui montèrent a cheval, pafsèrent incognito au travers du camp , rentrèrent dans la ville , & fe rendirent au paiais qu'occupoit Schahzenan. Ils fe couchèrent, & le lendemain de bon matin ils s'allèrent placer a la même fenêtre d'oü le roi de Tartarie avoit vu la fcène des noirs. Ils jouirent quelque tems de la fraicheur; car le foleil n'étok pas encore levé; & en s'entretenant ils jetoient fouvent les yeux du cöté de la porte fe-  16 Les mille et une Nuits, crète. Elle s'ouvrit enfin; & pour dire le reftó en peu de mots , la fultane parutavec fes femmes & les dix noirs déguife's : elle appela Mafbud ; & le fultan en vit plus qu'il n'en falloit pour être pleinernent convaincu de fa honte & de fon malheur. O dieu, s'écria-t-il, quelle indignité! quelle horreur ! L'époufe d'un fouverain tel que mol peut-elle être capa-ble de cette infamie ? Après cela, quel prince ofera fe vanter d'être parfaitement heureux ? Ah , mon frère , pourfuivit - il en embraflant le roi de Tartarie , renoncons tous deux au monde , la bonne foi en eft bannie ; s'il flatte d'un cöté, il trahit de 1'autre. Abandonnons nos états & tout 1'éclat qui nous environne. AHons dans des royaumes étrangers trainer une vie obfcure & cacher notre infortune. Schahzenan n'approuvoit pas cette réfolution ; mais il n'ofa la combattre dans Femportement oü il voyoit Schahriar. Mon frère , lui dit-il, je n'ai pas d'autre volonté que la vötre ; je fuis pret a vous fuivre par-tout ou il vous plaira; mais promettez - moi que nous reviendrons , fi nous pouvons rencoritrer quelqu'un qui foit plus malheureux que nous. Je vous le promets, répondit le fultan; mais je doute fort que nous trouvions perfonne qui le puilfe être. Je ne fuis p:,s ie votre fentiment la-defius , répliqua le roi de rartarie, peut-êtie méme ne voyagerons-nous pas  Contes Arabes, 17, pas long-tems. En difant cela, ils fortirent fecrètement du palais , & prirent un autre chemin que celui par oü ils étoient venus. Ils marchèrent tant qu'ils eurent du jour affez pour fe conduire,&pafsèrent la première nuit fous des arbres* S'étant levés dès le point du jour, ils continuèrent leur marche jufqu'a ce qu'ils arrivèrent a une belle prairie fur le bord de la mer, oü il y a d'efpace en efpace de grands arbres fort touffus. Ils s'affirent fous un de ces arbres pour fe délafTer & y prendre le frais ; & 1'infidélité des princeffes leurs femmes fit le fujet de leur converfation. II n'y avoit pas long-tems qu'ils s'entretenoient, lorfqu'ils entendirent afTez prés d'eux un bruit horrible du cöté de la mer , & un cri effroyable qui les remplit de crainte. Alors la mer s'ouvrit, & il s'en éleva comme une grofTe colonne noire qui fembloit s'aller perdre dans les nues. Cet objet redoubla leur frayeur ; ils fe levèrent promptement, & montèrent au haut de 1'arbre qui leur parut le plus propre a les cacher. Ils y furent a peine montés , que regardant vers 1'endroit d'oü le bruit partoit, & oü la mer s'étoit entr'ouverte, ils remarquèrent que la colonne noire fe tiroit par replis , & s'avancoit vers le rivage en fendant 1'eau : ils ne puTorne FII. B  i8 Les iviitt.fi et une Nüits, fent dans le moment déméler ce que ce pouvolt être ; mais ils en furent bientöt éclaircis. C'étoit un de ces génies qui font malais, malfaifans, & ennemis mortels des hommes. II étoit noir & hideux, avoit la forme d'un géant d'une hauteur prodigieufe, & portoit fur fa tête une grande caiffe de verre, fermée a quatre ferrures d'acier fin. II entra dans la prairie avec cette charge , qu'il vint pofer juftement au pié de 1'arbre oü étoient les deux princes, qui, connoiffant 1'extréme péril oü ils fe trouvoient, fe crurent perdus. Cependant le génie s'alfit auprès de la cahTe; & 1'ayant ouverte avec quatre clés qui étoient attachées a fa ceinture , il en fortit aulTi-töt Une dame très-richement habillée , d'une taille majeftueufe, & d'une beauté parfaite. Le monftre la fit affeoir a fes cötés; & la regardant amoureufement : Dame, dit-il, la plus accomplie de toutes les dames qui font admirées pour leur beauté, charmante perfonne, vous que j'ai enlevée le jour de vos nöces, & que j'ai toujours aimée depuis fi conftamment, vous voudrez bien que je dorme quelques momens prés de vous; le fommeil dont je me fens accablé, m'a fait venir en eet endroit pour prendre un peu de repos. En difant cela, il laiffa tomber fa groffe  Contes Arabes. ip téte fur les genoux de la dame; enfuite ayant allongé fes piés qui s'étendoient jufqu'a la mer, il ne tarda pas a s'endormir, & il ronfla bientöt de manière qu'il fit retentir le rivage. La dame alors leVa la vue par hafard, 8? appercevant, les princes au haut de 1'arbre, elle leur fit figne de la main de defcendre fans faire de bruit. Leur frayeur fut extreme quand ils fe virent découverts. Ils fupplièrent la dame. par d'autres fignes, de les difpenfer de lui öbéir; mais elle, après avoir öté doucement de deflus fes genoux la tête du génie, & 1'avoir pofée ïégèrement a terre, fe leva, & leur dit d'un ton de voix bas , mais animé : Defcendez, il faut abfolument que vous veniez a moi. Ils voulurent vainement lui faire comprendre encore pan leurs geftes qu'ils craignoient le génie : Defcendez donc, leur répliqua-t-elle fur le même ton; fi vous ne vous hatez de m'obéir, je vais 1'éveiller, & je lui demanderai moi-même votre mort. Ces paroles intimidèrent tellement les princes , qu'ils commencèrent a defcendre avec; toutes les précautions poffibles pour ne pas éveiller le génie. Lorfqu'ils furent en bas, la dame les prit par la main; & s'étant un peu éloignée avec eux fous les arbres, elle leur fit übrement une propofition très-vive; ils la rejet- Bij  ad Les mille et une Nutts, tèrent d'abord : mais elle les obligea, par de nouvelles menaces, a. 1'accepter. Après qu'elle eut obtenu d'eux ce qu'elle fouhaitoit, ayant remarq'uë qu'ils avoient chacun une bague au doigt, elle les leur demanda. Si-töt qu'elle les eut eritre lesmains, elle alla prendre une bofte du paquet 'oü étoit fa toilette; elle en tira un fi] d'autres bagues de toutes fortes de facons , & le leur montrant: Savez-vous bien, dit-elle , ce que fignifient ces joyaux?Non, répondirentils; mais il ne tiendra qu'a vous de nous 1'apprendre. Ge font, reprit-elle, les bagues de tous ïes hommes a qui j'ai fait part de mes -faveurs. II y én a'quatre-vingt-dix-huit bien comptées, que je garde pour me fouvenir d'eüx. Je vous ai demandé les vötres pour la même raifon, & afin d'avoir la centaine accomplie.- Vóila donc , continua-t-èlle , cent amans qué j'ai eus jufqu'a ce jour, maigré la vigilance &' les précautions de ce vilain génie qui ne me quitte .pas. II a beau m'enfermer dans cette caiffe de verre, & me tenir cachée au fond de la mer, je ne laiffe pas de tromper les foins. Vous voyez par-la que quand une femme a iormé un projet, il n'y a point de mari ni d'amant qui puifTe en empêcher 1'exécution. Les hommes ferdient' mieux de ne pas contraindre les femmes; ce feroit le moyen de les rendre fages. La dame leur ayant parlé    Contes ArabeS. 2* de la forte, paffa leurs bagues dans le même fil ou étoient enfilées les autres. Elle s'affit enfuite comme auparavant, fouleva la tête du' génie, qui ne fe réveilla point,, laremk fur fes genoux, & fit figne aux princes de. fe retirer. Ils reprirent le chemin par oü ils étoient venus; & lorfqu'ils eurent perdu de v.ue la dame & le génie, Schahriar dit a Schahzenan : Hé bien, mon frère , que penfez-vous de 1'ayenture qui vient de nous arriver ? Le génie n'a-t-il pas une maitreffe bien fidelle ? Et ne convenez-vous pas que rien n'eft égal a la malice des femmes ? Oui , mon frère ,, répondit le roi de la-grande Tartarie. Et vous devez aufii demeurer d'accord que le génie eft plus a plaindre & plus malheureux que nous. C'eft pourquoi, puifque nous avons trouvé ce que nous cherchions , retournons dans nos états, & que cela ne nous empêche pas de nous marier.. Pour moi, je fais par quel moyen je prétends que la foi qui m'eft due , me foit inviolablement confervée. Je ne veux pas m'expliquer préfentement la-deffus ; mais vous en apprendrez un jour des nouvelles, & je fuis fur que vous fuivrez mon exemple. Le fultan fut de 1'avis de fon frère; & continuant tous deux de marcher, ils arrivèrent au camp fur la fin de la nuk du troifième jour qu'ils en étoient partis. B iij  22 Les mille et une Nuits, 1 La' nouvelle du retour du fultan s'y étant re'pandue, les courtifans fe rendirent de grand matin devant fon pavillon. II les fit entrer, les regut d'un air plus riant qua 1'ordinaire, & leur fit a tous des gratifications. Après quoi, leur ayant de'claré qu'il ne vouloit pas aller plus loin, il leur commanda de monter a cheval, & ïl retourna bientöt a fon palais. A peine fut-il arrivé qu'il courut a 1'appartement de la fultane. II la fit lier devant lui, & la livra a fon grand-vifir, avec ordre de la faire étrangler; ce que ce miniftre exécuta, fans s'informer quel crime elle avoit commis. Ce prince irrité n'en demeura pas la j il coupa la tére de fa propre main a toutes les femmes de la fultane. Après ce rigoureux chatiment , perfuadé qu'il n'y avoit pas une femme fage ; pour prévenir les infidélités de celles qu'il prendroit a 1'avenir , il réfolut d'en époufer une chaque nuit, & de la faire étrangler le lendemain. S'étant impofé cette loi cruelle, il jura qu'il 1'obferveroit immédiatement après le départ du roi de Tartarie , qui prit bientöt congé de lui, & fe mit en chemin, chargé de préfens magnifiques, Schahzenan étant parti, Schahriar ne manqua. pas d'ordonner a fon grand-vifir de lui amener te fille d'un de; fes généraux d'armée, Le vifi*  CÖNTES Ar'ABIS, obéit. Le fultan coucha avec elle, & le lendemain , en la lui remettant entre les mains pour la faire mourir, il lui commanda de lui en chercher une autre pour la nuit fuivante. Quelque répugnance qu'eut le vifir a exécuter de femblables ordres, comme il devoit au fultan fon maitre une obéiffance aveugle, il étoit obligé de s'y foumettre. II lui mena donc la fille d'un officier fubalterne, qu'on fit auffi mourir le lendemain. Après celle-la, ce fut la fille d'un bourgeois de fa capitale; & enfin chaque jour c'étoit une fille mariée, & une femme morte. Le bruit de cette inhumanité fans exemple caufa une confternation générale dans la ville. On n'y entendoit que des cris & des lamentations. Ici c'étoit un père en pleurs qui fe défefpéroit de la perte de fa fille; & la c'étoient de tendres mères, qui, craignant pour les leurs !a même deftinée, faifbient par avance retentie 1'air de leurs gémiflemens. Ainfi, au lieu des louanges & des bénédiclions que le fultan s'étoit attirées jufqu'alors, tous fes fujets ne faifoient plus que des imprécations contre lui. Le grand-vifir, qui, comme on 1'a déja dit, étoit malgré lui le miniftre d'une fi horrible injuftice, avoit deux filles, dont 1'ainée s'appelloit Scheherazade, & la cadette Dinarzade. Cette dernière ne manquoit pas de mérite; mais B iv  24 Les mille Et une Nüits, 1'autre avoit un courage au-deflus de fon fexe, de 1'efprit inliniment , avec une pénétration admirable. Elle avoit beaucoup de leciure, & une mémoire fi prodigieufe, que rien ne lui étoit échappé de tout ce qu'elle avoit lu. Elle s'étoit heureufement appliquée a la philofophie , k la médecine, a 1'niftoire & aux arts; & elle faifoit des vers mieux que les poëtes les plus célèbres de fon tems. Outre cela, elle étoit pourvue d'une beauté excellente , & une vertu très-folide couronnoit toutes fes belles qualités. Le vifir aimoit palfionnément une fille fi digne de fa tendrefle. Un jour qu'ils s'entretenoient tous deux enfemble, elle lui dit : Mon père, j'ai une grace a vous demander; je vous fupplie irès-humblement de me 1'accorder. Je ne vous la refuferai pas, répondit-il, pourvu qu'elle foit jufte & raifonnable. Pour jufte, répliqua Scheherazade, elle ne peut 1'être davantage, & vous en pouvez juger par le motif qui m'oblige a vous la demander. J^ai deffein d'arrêter le cours de cette barbarie que le fultan exerce fur les families de cette ville. Je veux diffiper la jufte crainte que tant de mères ont de perdre leurs filles d'une manière fi funefte. Vqtre intention eft fort louable, ma fille, dit le vifir; mais Ie mal auquel vous voulez remédier, me paroit fans remède : comment prétendez-vous en venic  Contes Arabes. - 25* a bout? Mon père, repartit Scheherazade, puifque par votre entremife le fultan célèbre chaque jour un nouveau manage, je vous conjure par la tendre affeótion que vous avez pour moi, de me procurer 1'honneur de fa couche. Le vifir ne put entendre ce difcours fans horreur. O dieu, interrompit-il avec tranfport! Avezvous perdu 1'efprit, ma fille ? Pouvez-vous me faire une prière fi dangereufe? Vous favez que le fultan a fait ferment fur fon ame de ne coucher qu'une feule nuit avec la même femme, & de lui faire öter la vie le lendemain, & vous voulez que je lui propofe de vous époufer ? Songez-vous bien a. quoi vous expofe votre zèle indifcret? Oui, mon père, répondit cette vertueufe fille , je connois tout le danger que je cours, & il ne fauroit m'épouvanter : fi je péris, ma mort fera glorieufe; & fi je réuffis dans mon entreprife , , je ■ rendrai a ma patrie un fervice important. Non, non, dit le vifir, quoi que vous puifliez me repréfenter pour m'intéreffer a vous permettre de vous jeter dans eet affreux pe'ril, ne vous inaaginez pas que j'y confente. Quand le fultan m'ordonnera de vous enfoncer le poignard dans le fein, hélas, il faudra bien que je lui obéiffe ! Quel trifte emploi pour un pere ? Ah, fi vous ne craignez point la mort, craignez du moins de, me caufer la douleur mor-  26' Les miele et une Nüits, telle de voir ma main teinte de votre fang, Encore une fois, mon père, dit Scheherazade, accordez-moi la grace que je vous demande. Votre opiniatreté , repartit le vifir, excite ma colère. Pourquoi vouloir vous-même courir a votre perte ? Qui ne prévoit pas la fin d'une entreprife dangereufe, n'en fauroit fortir heureufement. Je crains qu'il ne vous arrivé ce qui arriva a 1'ane, qui étoit bien, & qui ne put s'y tenir. Quel malheur arriva-t-il a eet ane, reprit Scheherazade ? Je vais vous le dire , répondit le vifir, écoutez-moi. F A B L E. UAne, le Bceuf & le Laboureur. X_Jn marchand très-riche avoit plufieurs malfons a la campagne, oü il faifoit nourrir une grande quantité de toutes fortes de bétail. II fe retira avec fa femme & fes enfans a une de fes terres pour la faire valoir par lui-même. II avoit le don d'entendre le langage des bêtes, mais avec cette condition, qu'il ne pouvoit 1'interprêter a perfonne , fans s'expofer a perdre la vie : ce qui 1'empêchoit de communiquer les chofes qu'il avoit apprifes par le moyen de ce don.  Contes Arabes. 27 II avoit a une même auge un bceuf & un tne. Un jour qu'il étoit affis prés d'eux, & qu'il fe divertiffoit a voir jouer devant lui fes enfans, il entendit que le bceuf difoit k 1'ane : 1'Eveillé, que je te trouve heureux, quand je confidère le repos dont tu jouis, & le peu de travail qu'on exige de toi! Un homme te panfe avec foin, te lave, te donne de 1'orge bien criblé, & de 1'eau fraïche & nette. Ta plus grande peine eft de porter le marchand notre maftre, lorfqu'il a quelque petit voyage a fair#. Sans cela, toute ta vie fe pafferoit dans 1'oifiveté. La manière dont on me traite, eft bien différente, & ma condition eft aufli malheureufe que la tienne eft agréable. II eft a peine minuit qu'on m'attache k une charme que 1'on me fait trainer tout le long du jour en fendant la terre; ce qui me fatigue k un point, que les forces me manquent quelquefois : d'ailleurs, le laboureur, qui eft toujours derrière moi, ne ceffe de me frapper. A force de tirer la charrue, j'ai le cou tout écorché. Enfin, après avoir travaillé depuis le matin jufqu'au foir, quand je fuis de retour, on me donne a manger de méchantes féves féches, dont on ne s'eft pas mis en peine d'óter la terre, ou d'autres chofes qui ne valent pas mieux. Pour comble de misère, lorfque je ma fuis repü d'un mets ïi peu appétiffant, je fuis  a8 LÉS mille et une Nuits, obligé de paffer la nuit couché dans mon ordure. Tu vois donc que j'ai raifon d'envier ton fort. L'ane n'interrompit pas le bceuf; il lui laiffa dire tout ce qu'il voulut; mais quand il eut achevé de parler : Vous ne démentez pas, lui dit-il , le nom d'idiot qu'on vous a donné; vous êtes trop fimple, vous vous laiffez mener comme 1'on veut, & vous ne pouvez prendre une bonne réfolution. Cependant quel avantage vous revient-il de toutes les indignités que wus fouffrez ? Vous vous tuez vous-même pour le repos, le plaifir & le profit de ceux qui ne vous en favent point de gré. On ne vous traiteroit pas de la forte, fi vous aviez autant de courage que de force. Lorfqu'on vient vous attacher a 1'auge, que ne faites-vous réfiftance? Que ne donnez-vous de bons coups de cornes ? Que ne marquezvous votre colère en frappant du pié contre terre ? Pourquoi enfin n'infpirez-vous pas la terreur par des beuglemens effroyables ? La nature vous a donné les moyens de vous faire refpe&er, & vous ne vous en fervez pas. On vous apporte de mauvaifes féves & de mauvaife paille, n'en mangez point; flairez-les feulement,& les laiffez. Si vous fuivez les confeils que je vous donne, vous verrez bientöt un changement dont vous.  Contes Arabes. 2p me remercïrez. Le bceuf prit en fort bonne part les avis de lane; il lui témoigna combien il lui étoit obligé. Cher 1'Eveillé, ajouta-t-il, je ne manquerai pas de faire tout ce que tu m'as dit , & tu verras de quelle manière je m'en acquitterai. Ils fe türent après eet entretien, dont le marchand ne perdit pas une parole. Le lendemain de bon matm le laboureur vint prendre le bceuf; il Fattacha a la charme, & le mena au travail ordinaire. Le bceuf, qui n'avoit pas-oublié le confeil de lane, fit fort le méchant ce jour-la; & le foir, lorfque le laboureur 1'ayant ramené a 1'auge, voulut 1'attacher comme de coutume, le malicieux animal, au lieu de préfenter fes cornes de lui-même, fe mit a faire le rétif, & a reculer en beuglant : il baifTa même' fes cornes, comme pour en frapper le laboureur. II fit enfin tout le manége que 1'ane lui avoit enfeigné. Le jour fuivant, le laboureur vint le reprendre pour le remener au labourage; mais trouvant 1'auge encore remplie des féves & de la paille qu'il y avoit mifes le foir, & le bceuf couché par terre , les piés étendus, & haletant d'une étrange fagon, il le crut malade; il en eut pitié , & jugeant qu'il feroit inutile de le mener au travail, il alla auffi-töt en avertir le marchand. Le marchand vit bien que les mauvais con-  jö LéS JVltLLE ET une NüITS, feils de 1'Eveillé avoient éte' fuivis; & pour U punir comme il le méritoit: Va, dit-il au laboureur, prends 1'ane a la place du bceuf, & ne manque pas de lui donner bien de 1'exercice* Le laboureur obe'it : lane fut obligé de tirer la charme tout ce jour-la, ce qui le fatigua d'autant plus, qu'il e'toit moins accoutumé a ce travail. Outre cela, il re$ut tant de coups de baton, qu'il ne pouvoit fe foutenir quand il fut de retour* Cependant le bceuf e'toit très-content; il avoit mangé tout ce qu'il y avoit dans fon auge, & s'étoit repofé toute la journée; il fe réjouiffoit en lui-même d'avoir fuivi les confeils de 1'Eveillé; il lui donnoit mille bénédictions pour le bien qu'il lui avoit procuré , & il ne manqua pas de lui en faire un nouveau compliment lorfqu'il le vit arriver. L'ane ne répondit rien au bceuf, tant il avoit de dépit d'avoir été fi maltraité. Ceft par mon imprudence, fe difoit-il a lui-même , que je me fuis attiré ce malheur ; je vivois heureux, tout me rioit, j'avois tout ce que je pouvois fouhaiter : c'eft ma faute , fi je fuis dans ce déplorable état; & fi je ne trouve quelque jrufe en mon efprit pour m'en tirer, ma perte eft certaine. En difant cela, fes forces fe trouvèrent tellement épuifées, qu'il fe laiffa tomber a demi-mort au pié de fon auge,  Contes Arabes. 3* En eet endroit le grand-vifir s'adreflant a Scheherazade, lui dit: Ma fille, vous faites comme eet ane, vous vous expofez a vous perdre par votre fauflë prudence. Croyez-moi, demeurez en repos, & ne cherchez point a prévenir, votre mort. Mon père, répondit Scheherazade, Fexemple que vous venez de rapporter, n'eft pas capable de me faire changer de réfolution, & je ne ceflerai point de vous importuner, que je n'aie obtenu de vous, que vous me préfenterez au fultan pour être fon époufe. Le vifir, voyant qu'elle perfiftoit toujours dans fa demande , lui répliqua : Hé bien , puifque vous ne voulez pas quitter votre obftination , je ferai obligé de vous traiter de la même manière que le marchand dont je viens de parler, traita fa femme peu de tems après : & voici comment. Ce marchand ayant appris que 1'ane étoit dans un état pitoyable, fut curieux de favoir ce qui fe pafferoit entre lui & le bceuf. C'eft pourquoi , après le fouper, il fortit au clair de la lune, & alla s'affeoir auprès d'eux, accompagné de fa femme. En arrivant, il entendit 1'ane qui difoit au bceuf : Compère, dites - moi, je vous prie , ce que vous prétendez faire quand le laboureur vous apportera demam a manger ? Ce que je ferai, répondit le bceuf, je continuerai de fake ce que tu m'as enfeigné, Je me-  32 Les mille et uné NtjIts, loignerai d'abord , je préfenterai mes corneS comme hier , je ferai le malade , & feindral d'étre aux abois. Gardez-vous-en bien, interrompit 1'ane, Ce feroit le moven de vous perdre; car en arrivant ce foir, j'ai oui dire au marchand notre maïtre une chofe qui m'a fait trembler pour vous. Hé qu'avez-vous entendu , dit le bceuf? ne me cachez rien , de grace , mon cher 1'Eveillé. Notre maïtre, reprit 1'ane,a dit au laboureur ces triftes paroles : Puifque le bceuf ne marige pas , & qu'il ne peut fe foutenir , je veux qu'il foit tué dès demairi. Nous ferons, pour 1'amour de dieu, une aumóne de fa chair aux pauvres ; & quant a fa peau qui pourra nous étre utile, tu la donneras au corroyeur; ne manque donc pas de faire venir le boucher. Voila ce que j'avois a vous apprendre, ajouta 1'ane; 1'intérêt que je prends a votre confervation, & Tamitié que j'ai pöur vous , m'obligent a vous en aVertir, & a vous donner un nouveau confeil. D'abord qu'on vous apportera vos féves & votre paille, levez-vous, & vous jetez delfus avec avidité; le maitre jugera par-la que vous étes guéri, & révoquera , fans doute, 1'arrêt de votre mort: au lieu que fi vous en ufez autrement, c'eft fait de vous. Ce difcours produifit 1'eiTet qu'en avoit attendu 1'ane, Le bceuf en fut étrangement trou- blé  Contes Arabes. 33 'bïé & en beugla d'effroi. Le marchand, qui les avoit écoutés tous deux avec beaucoup d'attention, fit alors un fi grand éclat de fire, que fa femme en fut très-furprife. Apprenez-moi, lui dit - elle , pourquoi vous riez fi fort, afin que j'en rie avec vous. Ma femme , lui répondit le marchand, contentez-vous de m'entendre rire. Non, reprit-elle, j'en veux favoir le fujet. Je ne puis vous donner cette fatisfaóiion, repartit le mari; fachez feulement que je ris de ce que notre ane vient de dire a notre bceuf : le refte eftun fecret qu'il ne m'eft pas permis de Vous révéler. Et qui vous empêche de me découvrir ce fecret, répliqua-t-elle ? Si je vous le difois , réponditïï, apprenez qu'il m'en coüteroit la vie. Vous vous moquez de moi, s'écria la femme; ce que vous me dites , ne peut pas être vrai: fi vous ne m'avouez tout-a-l'heure pourquoi vous avez ii, fi vous refufez de m'inftruire de ce que 1'ane & le bceuf ont dit, je jure par le grand dieu qui eft au ciel, que nous ne vivrons pas davantage enfemble. En achevant ces mots, elle rentra dans la maifon , & fe mit dans un coin oü elle paffa la nuit a pleurer de toute fa force. Le mari coucha feul; & le lendemain, voyant qu'elle ne difcontinuoit pas de lamenter : Vous n'êtes pas fage, lui ditïl, de vous affliger de la forte ; la chofe n'eft  54 Les mille et une Nüits, vaut pas la peine; & il vous eft auffi peu important de la favoir, qu'il m'importe beaucoup, a moi, de la tenir fecrète. N'y penfez donc plus, je vous en cónjure. J'y penfe fi bien encore, répondit la femme, que je ne ceflerai pas de pleurer , que vous n'ayez fatisfait ma curiofité. Mais je vous dis fort fërieufement, répliqua-t-il, qu'il m'en coutera la vie, fi je céde a vos indifcrètes inftances. Qu'il en arrivé tout ce qu'il plaira a dieu, rëpartit-elle, je n'en démordrai pas. Je vois 'bien, reprit le marchand , qu'il n'y a pas moyen de vous faire entendre raifon; & comme je prévois que vous vous ferez mourir vous-méme par votre opiniatreté, je vais appeler vos enfans , afin qu'ils ayent la confolation^ de vous voir avant que vous mouriez. Il fit venir fes enfans, & envoya chercher auffi le père, la mère & les parens de la femme. Lorfqu'ils furent affemblés, & qu'il leur eut expliqué de quoi il étoit queftion , ils employèrent leur éloquence a faire comprendre a la femme qu'elle avoit tort de ne vouloir pas revenir de fon entêtement; mais elle les rebuta tous, & dit qu'elle mourroitplutót que de céder en cela a fon mari. Le père & la mère eurent beau lui parler en particulier, & lui repréfenter que la chofe qu'elle fouhaitoit d'apprendre, ne lui étoit d'aucune importance, ils ne gagnèrent rien fur fon efprit,  Contes Arabes, ni par leur autorité, ni par leurs difcours. Quand fes enfans virent qu'elle s'obftinoit a rejeter toujours les bonnes raifons dont on combattoit fon opiniatreté, ils fe mirent a pleurer amèrement. Le marchand lui-même ne favoit plus oü il en étoit. Aflis feul auprès de la porte de fa maifon, il délibéroit déja s'il facrifieroit fa vie pour fauver celle de fa femme qu'il aimoit beaucoup. Or, ma fille, continua le vifir, en parlant toujours a Scheherazade, ce marchand avoit cinquante poules & un coq , avec un chien quï faifoit bonne garde. Pendant qu'il étoit affis , comme je 1'ai dit, & qu'il rêvoit profondément au parti qu'il devoit prendre, il vit le chien courir vers le coq, qui s'étoit jeté fur une poule, & il entendit qu'il lui paria dans ces termes : O coq, dieu ne permettra pas quetuvives encore long-tems ! n'as-tu pas honte de faire aujourd'hui ce que tu fais ? Le coq monta fur fes argots , 8c fe tournant du cöté du chien : Pourquoi, répondit-il fièrement, cela me feroit-il céfendu aujourd'hui plutöt que les autres jours ? Puifque tu 1'ignores , répliqua le chien , apprends que notre maitre eft aujourd'hui dans un grand deuik Sa femme veut qu'il lui révèle un fecret qui eft de telle nature, qu'il perdra la vie s'il le lui découvre. Les chofes font en eet état ; & il eft a craindre qu'il n'ait pas aflez de fermeté pour C ij  56" Les Mille et üne Nüits',' réfifter a robftination de fa femme, car il i'aïme , & il eft touché des larmes qu'elle répand fans cefTe. II va peut-être périr : nous en fommes tous alarmés dans ce logis. Toi feul, infultant a notre trifteffe, tu as 1'imprudence de te divertir avec tes poules. Le Coq repartit de cette forte a la réprimande dü chien : Que notre maïtre eft infenfé ! il ii'a qu'une femme , & il n'en peut venir a bout pendant que j'en ai cinquante qui ne font que ce que je veux. Qu'il rappelle fa raifon , il trouvera bientót moyen de fortir de 1'embarras oü il eft. Hé que veux-tu qu'il faffe, dit le chien ? Qu'il entre dans la chambre oü eft fa femme, répondit le coq ; & qu'après s'être enfermé avec elle, il prenne un bon baton, & lui en donne mille coups ; je mets en fait qu'elle fera fage après cela , & qu'elle ne le preiTera plus de lui dire c» qu'il ne doit pas lui révéler. Le marchand n'eut pas fi-töt entendu ce que le coq venoit de dire, qu'il fe leva de fa place , prit un gros baton, alla trouver fa femme qui pleuroit encore , s'enferma avec elle, & la battit ff bien , qu'elle ne put s'empêcher de crier : Ceft affe^, mon mari, cejl ajje^ , laij/e^ - moi, je ne vous demanderai plus rien. A ces paroles, & voyant qu'elle fe repentoit d'avoir été curieufe fi mal-a-propos, il ceifa de la maltraiter; il ouvrit la porte, toute  C ó n T é s 'Arabes.- '37 la parente entra, fe réjouit de trouver la femme revenue de fon entêtement, & fit compliment au mari fur 1'heureux expediënt dont il s'étoit fervi pour la mettre a la raifon. Ma fille, ajouta le grand-vifir, vous mériteriez d'ètre traitée de la même manière que la femme de ce marchand. Mon père , dit alors Scheherazade, de grace, ne trouvez point mauvais que je perfifte dans mes fentimens. L'hiftoire de cette femme ne fauroit m'ébranler. Je pourrois vous en raconter beaucoup d'autres qui vous perfuaderoient que vous ne devez pas vous oppofer a mon deffein. D'ailleurs , pardonnez - moi fi j'ofe vous le déclarer , vous vous y oppoferiez vainement: quand la tendreffe paternelle refuferoit de foufcrire a la prière que je vous fais , j'irois me préfenter moi-même au fultan. Enfin, le père, pouffé a bout par la fermeté de fa fille , fe rendit a fes importunités; & quoique fort affligé de n'avoir pu ladétourner d'une fi funefte réfolution, il alla dès ce moment trouver Schahriar, pour lui annoncer que la nuit prochaine il lui mèneroit Scheherazade. Le fultan fut fort étonné du facrince que fon grand-vifir lui faifoit. Comment avez-vous pu, lui dit-il , vous réfbudre a me livrer votre propre fille ? Sire , lui répondit le vifir , elle s'eft offerte d'elle-même. La trifte deftinée qui C üj  §8 Les mille et une Nuits, rattend, n'a pu 1'épouvanter, & elle préfère a fa vie 1'honneur d'étre une feule nuit 1'époufe de votre majefté. Mais ne vous trompez pas, vifir, reprit le fultan , demain, en vous remettant Scheherazade entre les mains, je prétends que vous lui ötiez la vie. Si vous y manquez, je vous jure que je vous ferai mourir vous-même. Sire, repartit le vifir, mon cceur gémira, fans doute, en vous obéiffant; mais la nature aura beau murmurer, quoique père, je vous réponds dun bras fidelle. Schahriar acceptaToffre de fon miniftre, & lui dit qu'il n'avoit qu'a lui amener fa fille quand il lui plairoit. Le grand-vifir alla porter cette nouvelle a Scheherazade , qui la recut avec autant de joie, que fi elle eut été la plus agréable du monde. Elle remercia fon père de l'avoir fi fenfiblemcnt obligée; & voyant qu'il étoit accablé de douleur, elle lui dit, pour le confoler, qu'elle efpéroit qu'il ne fe repentiroit pas de l'avoir mariée avec le fultan, & qu'au contraire il auroit fujet de s'en réjouir le refte de fa vie. Elle ne fongea plus qu'a fe mettre en état de paroitre devant le fultan; mais avant que de partir, elle prit fa fceur Dinarzade en particulier, & lui dit: Ma chère fceur, j'ai befoin de votre fecours dans une affaire très-importante, je'vous prie; de ne me le pas refufer, Mon père va me  Contes Arabes. 39 conduire chez le fultan pour être fon époufe; que cette nouvelle ne vous épouvante pas : écoutez-moi feulement avec patience. Dès que je ferai devant le fultan , je le fupplierai de permettre que vous couchiez dans la chambre nuptiale, afin que je jouiffe cette nuk encore de votre compagnie. Si j'obtiens cette grace, comme je 1'efpère , fouvenez-vous de m'éveiller demain matin une heure avant le jour, & de m'adrefTer. ces paroles : ma facur , fi vous ne dorme^pas, je vous fupplie, en attendant le jour qui parokra bientöt, de me raconter un de ces beaux contes que vous fave^. Aufli-tót je vous en conterai un , & je me natte de délivrer par ce moyen tout te peuple de la confternation oü il eft. Dinarzads répondit ï fa fceur qu elle ferok avec plaifir ce quelle exigeoit d'elle. L'heure de fe coucher étant enfin venue, le grand-vifir conduifit Scheherazade au palais, & ie retira après l'avoir introduke dans rappartement du fultan. Ce prince ne fe vit pas plutót avec elle, qu'il lui ordonna de fe découvrir le vifage» II la trouva fi belle , qu'il en fut charmé; maU s'appercevant qu'elle étoit en pleurs , il lui en demandale fujet. Sire, répondit Scheherazade, j'ai une four que j'aime auffi tendrement que j'en fuis aimée. Je fouhakerois qu'elle paffat la nuit dans cette chambre, pour la voir & lui C iv  Lês Mille Et une Nuits, dire adieu encore une fois. Voulez-vous bien" que j'aie la confolation de lui donner ce dernier te'rnoignage de mon amitié ? Schahriar y ayant confenti, on alla chercher Dinarzade, qui vint en diligence. Le fultan fe coucha avec Scheherazade fur une eftrade fort élevée a la manière des monarques de 1'Orient, & Dinarzade dans un lit qu'on lui avoit pre'pare' au bas de 1'eftrade. Une heure avant le jour, Dinarzade s'étant réveillée, ne manqua pas de faire ce que fa fceur lui avoit recommandé. Ma chère fceur, s^écriat-elle, fi vous ne dórmez pas , je vous fupplie, en attendant le jour qui paroitra bientöt, de ïne raconter un de ces contes agréables que vous favez : hélas! ce fera peut-étre la dernière fois que j'aurai ce plaifir. ' Scheherazade, au lieu de répondre'a fa fceur, s'adrefTa au fultan : Sire, dit-elle, votre majefté veut-elle bien me permettré de donner cette fatisfadion a ma fceur? Trèsrvolontiers, répondit Ie fultan. Alors Scheherazade dit k fa fceur d'écouter; & puis adrefTant la parole a Schahriar» elle commenga de la forte.  Contes Arabes. 4* PREMIÈRE NUIT. Le Marchand & le Génie. Sire, il y avoit autrefois un marchand quï poiTédoit de grands biens , tant en fonds de terre, qu'en marchandifes & en argent comptant. II avoit beaucoup de commis , de facteurs & d'efclaves. Comme il étoit obligé de tems en tems de faire des voyages pour s'aboucher avec fes correfpondans , un jour qu'une affaire d'importance 1'appeloit affez loin du lieu qu'il habitoit, il monta a cheval, & partit avec une valife derrière lui, dans laquelle il avoit mis une petite provifion de bifcuit & de dattes , paree qu'il avoit un pays défert a palTer, oüil n'auroit pas trouvé de quoi vivre. II arriva fans accident a, 1'endroit oü il avoit affaire; & quand il eut terminé la chofe qui 1'y avoit appelé, il remonta a cheval pour s'en retourner chez lui. Le quatrième jour de fa marche , il fe fentit tellement incommodé de 1'ardeur du foleil, & de la terre échauff-'e par fes rayons , qu'il fe détourna de fon chemin pour aller fe rafrakhir fous des arbres qu'il appergut dans la campagne. II y trouva, au pied d'un grand noyer, une fontaine. d'une eau très-claire & coulante. II mit  \% Les miixe et une Nuits, pié a terre , attacha fon cheval a une branche d'arbre , & s'aflit prés de la fontaine, après avoïr tiré de fa valife quelques dattes & du bifcuit. En mangeant les dattes, il en jetoit les noyaux a droite & a gauche. Lorfqu'il eut achevé ce Tepas frugal, comme il e'toit bon mufuhnan, il fe lava les mains, le vifage & les piés, & fit fa prière. II ne 1'avoit pas finie , & il étoit encore k genoux, quand il vit paroïtre un génie tout blanc de vieilleffe, & d'une grandeur énorme , qui , s'avancant jufqu'a lui le fabre k la main, lui dit d'un ton de voix terrible : Lève-toi, que je te tue avec ce fabre, comme tu as tué mon nis. II accompagna ces mots d'un cri effroyable. Le marchand, autant effrayé de 1'hideufe figure du monftre, que des paroles qu'il lui avoit adrelfées, lui répondit en tremblant : Hélas« mon bon feigneur, de quel crime puis-je être coupable envers vous, pour mériter que vous m otiez la vie? Je veux, reprit le génie, te tuer de même quetu as tué mon fils. Hér bon dieu, repartit le marchand , comment pourrois-je avoir tué votre fi!s ? Je ne le connois point, & je ne I'ai jamais vu. Ne t'es-tu pas affis en arrivant ici, répiiqua le génie ? n'as-tu pas tiré des dattes de ta valife , &, en -les mangeant, n'en as-tu pas. jetéles noyaux a droite & a gauche? J'ai fait ce  Contes Arabes. .43 que vous dites, répondit le marchand, je ne puis le nier. Cela étant, reprit le génie, je te dis que tü as tué mon fils, & voici comment. Dans le tems que tu jetois tes noyaux, mon fils paflfoit; il en a regu un dans 1'ceil, & il en eft mort : c'eft pourquoi il faut que je te tue. Ah! monfeigneur, pardon, s'écria le marchand. Point de pardon, répondit le génie, point de miféricorde. N'eftil pas jufte de tuer celui qui a tué ? J'en demeure d'accord , dit le marchand; mais je n'aiafTurément pas tué votre fils , & quand cela feroit, je ne fauröis fait que fort innocemment; par conféquent je vous fupplie de me pardonner, & de me laiffer la vie. Non, non, dit le génie , en perfiftant dans fa réfolution, il faut que je te tue de même que tu as tué mon fils. A ces mots, il prit le marchand par le bras, le jeta la fac» contre terre, & leva le fabre pour lui couper la tête. Cependant le marchand tout en pleurs, & proteftant de fon innocence, regrettoit fa femme & fes enfans , & difoit les chofes du monde les plus touchantes. Le génie , toujours le fabre haut , eut la patience d'attendre que le malheureux eut achevé fes lamentations ; mais ü n'en fut nullement attendri. Tous ces regrets font fuperflus, s'écria-t-il; quand tes larmes feroient de fang, cela ne m'empêcheroit pas de  44 Les mille êt une Nüits, te tuer, comme tu as tué mon fils. Quoi! répliqua le marchand, rien ne peut vous toucher? Vous voulez abfolument öter la vie a un pauvre innocent? Oui, repartit le génie, j'y fuis réfolu. En achevant ces paroles.. . . Scheherazade, en eet endroit, s'appercevant qu'il étoit jour, & fachant que le fultan fe levoit de grand matin pour faire fa prière & tenir fon confeil, cefia de parler. Bón dieu, ma fceur, dit alors Dinarzade, que votre conté eft merveilleux! Lafuite en eft encore plus furprenante, répondit Scheherazade, & vous en tomberiez d'accord, fi le fultan vouloit me laifler vivre encore aujourd'hui, & me donner la permiffion de vous le raconter la nuit prochaine. Schahriar, qui avoit écouté Scheherazade avec plaifir, dit en lui-même : j'attendrai jufqu'a demain; je la ferai toujours bien mourir quand j'aurai entendu la fin de fon conté. Ayant donc pris la réfolution de ne pas faire öter la vie a Scheherazade ce jour-la, il fe leva pour faire fa prière & aller au confeil. Pendant ce tems-la le grand-vifir étoit dans une inquiétude cruelle. Au lieu de goüter la douceur du fommeil , il avoit paffé la nuit a foupirer & k plaindre le fort de fa fille, dont il devoit être le bourreau. Mais fi dans cette trifte attente il craignoit la vue du fultan, il fut agréa-  Contes Arabes. 45-, blement furpris, lorfqu'il vit que ce prince entroit au confeil , fans %i donner 1'ordre funefte qu'il en attendoit. Le fultan, felon fa coutume, paffa la journe'e a régler les affaires de fon empire; & quand la nuit fut venue, il coucha encore avec Scheherazade. Le lendemain avant que le jour parut, Dinarzade ne manqua pas de s'adrelfer a fa fceur, & de lui dire : Ma chère fceur, fi vous ne dormez pas , je vous fupplie , en attendant le jour qui paroitra bientöt, de continuer le conté d'hier. Le fultan n'attendit pas que Scheherazade lui en demandat la permiffion. Achevez, lui dit-il, le conté du génie & du marchand, je fuis curieux d'en entendre la fin. Scheherazade prit alors la parole, & pourfuivit fon conté en ces termes. IIe NUIT. Sire, quand le marchand vit que le ge'nie lui alloit trancher la tête, il fit un grand cri, & lui dit: Arrêtez, encore un mot, de grace ; ayez la bonté de m'accorder un délai, donnez-moi la tems d'aller dire adieu a ma femme & a mes enfans , & de leur partager mes biens par un teftament que je n'ai pas encore fait, afin quils ^'ayent point de proces après ma mort; cela  46* Les mille et une Nuits, étant fini, je rêviendrai auffi-töt dans ce même Üeu me foumettre a tout ce qu'il vous plaira d'ordonner de moi. Mais, dit le génie, fi je t'accorde le délai que tu me demandes , j'ai peur que tu ne reviennes pas. Si vous voulez m'en croire k mon ferment, répondit le marchand, je jure par le dieu du ciel & de la terre, que je viendrai Vous retrouverici fans ymanquer. De combien de tems fouhaites-tu que fok ce délai, répliqua Ie génie ? Je vous demande une année, repartit le marchand $ il ne me faut pas moins de tems pour donner ordre k mes affaires , & pour me difpofer k renoncer fans regret au plaifir qu'il y a de vivre. Ainfi je vous promets que, de demaïn « Ufl an, fans faute, je me rendrai fous ces arbres , pour me remettre entre vos mains. Prends-tu dieu k témoin de la promeffe que tu me fius, reprit le génie? Oui , répondit le marchand, je le prends encore une fois k témoin & vous pouvez vous repofer fur mon ferment! A ces paroles, le génie le laiffa prés de la fontaine, & difparut. Le marchand s'étant remis de fa frayeur , -remonta k cheval, reprit fon chemin. Mais ü d'un cöté il avoit de la joie de s'être tiré d'un fi grand péril, de Fautre il étoit dans une trifteffe mortelle , lorfqu'il fongeoit au ferment fatal qu'il avoit fait. Quand il arriva chez lui,-  Contes Arabes, 4.7 fa femme & fes enfans le regurent avec toutes les démonftratiohs d'une joie parfaite; mais au lieu de les embrafler de la même manière, il fe mit a pleurer fi amèrement , qu'ils jugèrent bien qu'il lui étoit arrivé quelque chofe d'extraordinaire. Sa femme lui demanda la caufe da fes larmes, & de la vive douleur qu'il faifbit éclater. Nous nous réjouiffions, difoit-elle, do votre retour, & cependant vous nous alarme* tous par 1'état oü nous vous voyons : expliquez^ nous, je vous prie, le fujet de votre trifteiTe. Hélas ! répondit le mari, le moyen que je fois dans une autre fituation ? Je n'ai plus qu'un an k vivre. Alors il leur raconta ce qui s'étoit paffe entre lui & le génie , & leur apprit qu'il lui avoit donné parole de retourner au bout de 1'année recevoir la mort de fa main. Lorfqu'ils entendirent cette trifte nouvelle , ils commencèrent tous a fe défoler. La femme poufToit des cris pitoyables en fe frappant le vifage, & en s'arrachant les cheveux : les enfans, fondant en pleurs, faifoient retentir la maifbn de leurs gémiffemens ; & le père , cédant a la force du fang , mêloit fes larmes a leurs plaintes. En un mot , c'étoit le fpectacie du monde le plus touchant. Dès le lendemain, le marchand fongea a mettr$ prdre h fes affaires , & s'appliqua fur toutes  48 Les mille et une Nuxts, chofes a payer fes dettes. II fit des préfens a lés amis, & de grandes aumönes aux pauvres, donna la liberté a fes efclaves de 1'un & 1'autre fexe partagea fes biens entre fes enfans, nomma des tuteurs pour ceux qui n'étoient pas encore en age : & en rendant a fa femme tout ce qui lui appartenoit, lelon fon contrat de mariage , il 1'avantagea de tout ce qu'il put lui donner fuivant les loix. Enfin 1'année s'écoula, & il fallut partir. II fit fa valife, oü il mit le drap dans lequel il devoit être enféveli ; mais lorfqu'il voulut dire adieu a fa femme & a fes enfans, on n'a jamais vu une douleur plus vive. Ils ne pouvoient fe réfoudre a leperdre; ils vouloient tous 1'accompagner, & aller mourir avec lui. Néanmoins comme il falloit fe faire violence, & quitter des objets fichers : Mes enfans, leur dit-il, j'obéis k 1'ordre de dieu en me féparant de vous. Imitez-moi, foumettez-vous courageufement k cette néceffité, & fongezque ia deftinée de 1'hom-ne eft de mourir. Après avoir dit ces paroles, il s'arracha aux crisfic aux regrets de fa familie, il partit, & arriva au même endroit oü il avoit vu le génie, le propre jour qu'il avoitpromis de s'y rêndre. II mit auffi-töt pié k terre, & s'affit au bord de la fontaine, oü il attendit le génie avec toute la triftefle qu'on peut s'imaginer. Pendant  Contes Arabes. 49 Pendant qu'il languiffoit dans une fi cruelle attente, un bon vieillard qui menoit une biche a 1'attache , parut, & s'approcha de lui. Ils fe faluèrent 1'un 1'autre ; après quoi le vieillard lui dit : Mon frère, peut-on favoir de vous pourquoi vous êtes venu dans ce lieu défert, oü il n'y a que «les efprits malins , & oü 1'on n'eft pas en füreté? A voir ces beaux arbres, on le croiroit habité; mais c'eft une véritable folitude , oü il eft dangereux de s'arrêter trop long-tems. Le marchand fatisfit la curiofité du vieillard , & lui conta 1'aventure qui l'obligedlit a fe trouver la. Le vieillard 1'écouta avec étonnement , & prenant la parole : Voila , s'écria-t-il, la chofe du monde la plus furprenante ; & vous vous êtes lié par le ferment le plus inviolable. Je veux, ajouta-t-il, être témoin de votre entrevue avec le génie. En difant cela il s'affit prés du marchand, & tandis qu'ils s'entretenoient tous deux Mais je vois le jour , dit Scheherazade en fe reprenant; ce qui refte, eft le plus beau du conté. Le fultan, réfolu d'en entendre la fin, laiffa vivre encore ce jour-la Scheherazade. Tornt VIL D  yo Les mille et une Nüits3 IIP NUIT. L A nuit fuivante, Dinarzade fit a fa fceur la même prière que les deux précédentes. Ma chère fceur, lui dit-elle, fi vous ne dormez^as, je vous fupplie de me raconter un de ces contes agréables que vous favez. Mais le fultan dit qu'il vouloit entendre la fuite de celui du marchand & du génie , c'eft pourquoi Scheherazade le reprit ainfi. Sire, dans le 'tems que le marchand & le vieillard qui conduifoit la biche , s'entretenoient, il arriva un autre vieillard, fuivi de deux chiens noirs. Il s'avanca jufqu'a eux, &les falua, en leur demandant ce qu'ils faifoient en eet endroit. Le vieillard qui conduifoit la biche, lui apprit raVenture du marchand & du génie, ce qui s'étoit paffe' entr'eux , & le ferment du marchand. II ajouta, que ce jour étoit celui de la parole donnée, & qu'il étoit réfolu de demeurer la, pour voir ce qui en arriveroit. Le fecond vieillard trouvant auffi la chofe digne de fa curiofité, prit la même réfolution. II s'affit auprès des autres; & a peine fe fut-il mêlé è leur converfation, qu'il furvint un troifième vieillard, qui, s'adreflant aux deux premiers, leur demanda pourquoi le marchand qui étoit  Contes Arabes. ji avec eux, paroiflbit fi trifte. On lui en dit le fujet, qui lui parut fi extraordinaire, qu'il fouhaita auffi d'être témoin de ce qui fe pafTeroit entre le génie & le marchand. Pour eet effet, il fe placa parmi les autres. Ils appercurent bientöt dans la campagne une vapeur épailfe, comme un tourbillon de pouffière enlevée par le vent. Cette vapeur s'avanca jufqu'a eux, & fe diffipant tout-a-coup, leur laiffa voir le génie, qui, fans les faluer , s'approcha du marchand le fabre k la main, & le prenant par le bras: Lève-toi, lui dit-il, que je te tue comme tu as tué mon fils. Le marchand & les trois vieillards effrayés , fe mirent k pleurer , & k remplir 1'air de cris Scheherazade en eet endroit appercevant le jour, ceffa depourfuivre fon conté , qui avoit fi bien piqué la curiofité du fultan, que ce prince, voulant abfolument en favoir la fin, remit encore au lendemain la mort de la fultane. On ne peut exprimer quelle fut la joie du grand-vifir , lorfqu'il vit que le fultan ne lui ordonnoit pas de faire mourir Scheherazade. Sa familie , la cour, tout le monde en fut généralement étonné. D ij  ƒ2 Les mille et une Nuïts, IVe NUIT. Ve r s la fin de la nuit fuivante, Scheherazade, avec la permiffion du fultan , paria dans ces termes : Sire, quand le vieillard qui conduifoit la biche, vit que le génie s'étoit faifi du marchand, & 1'alloit tuer impitoyablement , il fe jeta aux piés de ce monftre , & les lui baifant : Prince des génies , lui dit-il, je vous fupplje très-humblement de fufpendre votre colère , & de me faire la grace de m'écouter. Je vais vous raconter mon hiftoire & celle de cette biche que vous voyez; mais fi vous la trouvez plus merveilleufe & plus furprenante que 1'aventure de ce marchand a qui vous voulez öter la vie, puis-je efpérer que vous voudrez bien remettre a ce pauvre malheureux le tiers de fon crime ? Le génie fut quelque tems a fe confulter la-deffus; mais enfin il répondit: Hé bien, voyons, j'y confens.  Contes Arabes. S3 HISTOIRE Du premier Vieillard & de la Biche. J E vais donc, reprit le vieillard, commencer lerécit : écoutez-moi, je vous prie^avec attention. Cette biche que vous voyez, eft ma coufine, & de plus ma femme. Elle n'avoit que douze ans quand je 1'époufai; ainfi je puis dire qu'elle ne devoit pas moins me regarder comme fon père , que comme fon parent & fon mari. Nous avons vécu enfemble trente années fans avoir eu d'enfans; mais fa ftérilité ne m'a point empêché d'avoir pour elle beaucoup de complaifance & d'amitié. Le feul défir d'avoir des enfans me fit acheter une efclave, dont j'eus un fils qui promettoit infiniment. Ma femme en concut de la jaloufie, prit en averfion la mère & 1'enfant, & cacha fi bien fes fentimens , que je ne les connus que trop tard. Cependant mon fils croiflbit, & il avoit deja dix ans, lorfque je fus obligé de faire un voyage. Avant mon départ, je recommandai a ma femme, dont je ne me défiois point, 1'efclave & fon fils, & je la priai d'en avoir foin pendant mon abfence, qui dura une année entière. Elle profita de ce tems-la pour contenter fa haine, Elle s'attacha a D üj  LES mïlee ÉT une Nuits, la magie; & quand elle fut affez de eet art diabolique pour exécuter 1'horrible deifein qu'elle me'ditoit , Ia fcélérate mena mon fils dans un lieu écarté : la , par fes enchantemens , elle le changea en veau, & le donna a mon fermier , avec ordre de le nourrir comme un veau, difoitelle, qu'elle avóit acheté. Elle he borna point fa fureur a cette action abominable; elle changea 1'efclave en vache, & la donna auffi a mon fermier. A mon retour, je lui demandai des nouvelles de la mère & de 1'enfant. Votre efclave eft morte, ine dit-elle; & pour votre fils, il y a deux mois que je ne Pal vu, & que je ne fais ce qu'il eft deyenu. Je fus touche' de la mort de 1'efclave; mais comme mon fils n'avoit fait que difparoitre, je me flattai que je pourrois le revoir bientöt. Ne'anmoins huit mois fe pafsèrent fans qu'il revint; & je n'en avois eu aucune nouvelle , lorfque la fête du grand Baïram arriva. Pour Ia célébrer, je mandai a mon fermier de m'amener une vache des plus grafies pour en faire un facrifice. II n'y manqua pas : la vache qu'il m'amena , étoit 1'efclave elle-méme, Ia malheureufe mère de mon fils. Je la liai; mais dans Ie moment que je me préparois è la facrifier , elle fe mit è faire des beuglemens pitoyahles, & je m'appercus quU couloit de fes yeux des ruiffeaux de larmes : cela  Contes Arabes. 57 me parut affez extraordinaire ; & me fentant, malgré moi, faifi d'un mouvement de pitié, je ne pus me réfoudre a la frapper. J'ordonnai a mon fermier de m'en aller prendre une autre. Ma femme , qui étoit préfente, frémit de ma compaffion; & s'oppofant a un ordre qui rendok fa malice inutile : Que faites-vous, mon mari 4 s'écria-t-elle ? Immolez cette vache : votre fermier n'en a pas de plus belle, ni qui fok plus propre a 1'ufage que nous en voulons faire. Par complaifance pour ma femme , je m'approchai de la vache; & combattant la pitié qui en fufpendok le facrifice , j'allois porter le coup mortel , quand la vidime , redoublant fes pleurs & fes beuglemens, me défarma une feconde fois. Alors je mis le maillet entre les mains du fermier, en luidifant : Prenez, & facrifiez-la vous-même, fes beuglemens & fes larmes me fendent le cceur. Le fermier, moins pkoyable que moi, la facrifia. Mais en 1 ecorchant, il fe trouva qu'elle n'avoit que les os , quoiqu'elle nous eut paru très-graiTe. J'en eus un véritable chagrin. Prenezla pour vous, dis-je au fermier, je vous 1'abandonne; faites-en des régals & des aumönes a qui vous voudrez; & fi vous avez un veau bien gras, amenez-le-moi a fa place. Je ne m'informai pas de ce qu'il fit de la vache; mais peu de tems D iv  ƒ6" Les mille et tjne Nuits, après qu'il 1'eut fait enlever de devant mes yeux, je le vis arriver avec un veau fort gras. Quoique' j'ignoralTe que ce veau fut mon fils , je ne laifiai pas de fentir e'mouvoir mes entrailles h fa vue. De fon cöté, dès qu'il m'appercut, il fit un fi grand effort pour venir a moi, qu'il en rompit fa corde. Il fe jeta a mes piés, la tête contre terre, comme s'il eut voulu exciter ma compaffion, & me conjurer de n'avoir pas la cruauté de lui öter la vie, en m'avertiflant, autant qu'il lui étoit poffible, qu'il étoit mon fils. Je fus encore plus furpris & plus touché de cette aébon, que je ne 1'avois été des pleurs de la vache. Je fentis une tendre pitié qui m'intérefia pour lui; ou, pour mieuxdire, le fang fit en moi fon devoir. Allez , dis-je au fermier, remenez ce veau chez vous; ayez-e.n un grand loin, & a fa place, amenez-en un autre inceflamment. Dès que ma femme m'entendit parler ainfi elle ne manqua pas de s'écrier encore : Que faitesvous, mon mari? Croyez-moi, ne facrifiez P?s uh autre veau que celui-la. Ma femme, lui répondi_s-je, je n'immolerai pas celui-ci. Je veux lui faire grace, je vous prie de ne vous y point oppofer.Elle n'eut garde, Ia méchante femme , de le rendre a ma prière; elle haïfToit trop mon iils, pour confentir que je le fauvalfe. Elle m'en  Contes Arabes. 57 demanda le facrifice avec tant d'opiniatreté, que je fus obligé de le lui accorder. Je liai le veau , & prenant le couteau funefte.... Scheherazade s'arrêta en eet endroit, paree qu'elle appercut le jour. Ma fceur, dit alors Dinarzade, je fuis enchantée de ce conté, qui foutient fi agréablement mon attention. Si le fultan me laiffe encore vivre aujourd'hui, repartit Scheherazade, vous verrez que ce que je vous raconterai demain , vous divertira beaucoup davantage. Schahriar, curieux de favoir ce que deviendroit le fils du vieillard qui conduifoit la biche , dit a la fultane, qu'il feroit bien aife d'entendre, la nuit prochaine , la fin de ce conté. Ve NUIT. Sire, pourfuivit Scheherazade , le premier vieillard qui conduifoit la biche, continuant de raconter fon hiftoire au génie, aux deux autres vieillards & au marchand : Je pris donc, leur dit-il, le couteau, & j'allois 1'enfoncer dans la gorge de mon fils, lorfque tournant vers moi languiffamment fes yeux baignés de pleurs , il m'attendrit a un point, que je n'eus pas la force de 1'immoler. Je laiffai tomber le couteau , & je dis a ma femme que je voulois abfolument tuer  58 Les mille et une Nuits, un autre veau que celui-la. Elle n'épargna riefï pour me faire changer de réfolution; mais quoi qu'elle put me repréfenter , je demeurai ferme, & lui promis, feulement pour 1'appaifer, que je le facrifierois au Baïram de 1'année prochaine. Le lendemain matin , mon fermier demanda a me parler en particulier. Je viens, me ditil„ vous apprendre une nouvelle, dont j'efpère que vous me faurez bon gré. J'ai une fille qui a quelque connoifTance de la magie. Hier, comme je remenois au logis le veau dont vous n'aviez pas voulu faire le facrifice , je remarquai qu'elle rit en le voyant, & qu'un moment après elle fe mit a pleurer. Je lui demandai pourquoi elle faifoit en même-tems deux chofes fi contraires? Mon père, me répondit-elle, ce veau que vous ramenez, eft le fils de notre maïtre. J'ai ri de joie de le voir encore vivant; & j'ai pleuré en me fouvenant du facrifice qu'on fit hier de fa mère, qui étoit change'e en vache. Ces deux métamorphofes ont été faites par les enchantemens de la femme de notre maïtre , laquelle haïfioit la mère & 1'enfant. Voila ce que m'a dit ma fille y pourfuivit le fermier, & je viens vous apporter cette nouvelle. A ces paroles, ö génie , continua le vieillard, je vous laifie a juger quelle fut ma furprife! Je partis fur le champ avec mon fermier, pour parler  Contes Arabes. yo moi-même a fa fille. En arrivant, j'allai d'abord a 1'étable oü étoit mon fils. II ne put répondre a mes embraflemens ; mais il les reeut d'une manière qui acheva de me perfuader qu'il étoit mon fils. La fille du fermier arriva. Ma bonne fille, lui dis-je, pouvez-vous rendre a mon fils fa première forme! Oui, je le puis, me répondit-elle. Ah1, li vous en venez a bout, repris-je, je vous fais maïtreffe de tous mes biens. Alors elle me repartit en fouriant : Vous êtes notre maïtre, & je fais trop bien ce que je vous dois; mais je vous avertis que je ne puis remettre votre fils dans fon premier état, qu'a deux conditions : la première que vous me le donnerez pour époux ; & la feconde, qu'il me fera permis de punir la perfonne qui Pa changé en veau. Pour la première condition, lui .is-je , je 1'accepte de bon cceur; je dis plus, je vous promets de vous donner beaucoup de bien pour vous en particulier, indépendamment de celui que je deftine a mon fils. Enfin, vous verrez comment je reconnoïtrai le grand fervice que j'attends de vous. Pour la condition qui regarde ma femme, je veux bien 1'accepter encore : une perfonne qui a été capable de faire une adtion fi criminelle, mérite bien d'en être punie : je vous 1'abandonne , faites-en ce qu'il  co Les mille et une Nuits, vous plaira; je vous prie feulement de ne lui pas öter la vie. Je vais donc, répliqua-t-elle, la traiter de la méme manière qu'elle a traité votre fils. J'y confens, lui repartis-je; mais rendezmoi mon fils auparavant, Alors cette fille prit un vafe plein d'eau , prononca deffus des parolesque je n'entendis pas; &s'adreffant au veau : O veau , dit-elle, fi tu as été créé par le tout-puiflant & fouverain maïtre du monde, tel que tu parois en ce moment, demeure fous cette forme; mais fi tu es homme, & que tu fois changé en veau par enchantement, reprends ta figure naturelle par la permiffion du fouverain créateur. En achevant ces mots, elle jeta 1'eau fur lui, & a 1'inftant il reprit fa première forme. Mon fils, mon cher fils, m'écriai-je auffi-töt en 1'embrafiant avec un tranfport dont je ne fus pas le maïtre ! C'eft dieu qui nous a envoyé cette jeune fille pour détruire 1'horrible charme dont vous étiez environné, & vous venger du mal qui vous a été fait, a vous & a votre mèret Je ne doute pas que par reconnoiffance, vous ne vouliez bien la prendre pour votre femme , comme je m'y fuis engagé. II y confentit avec joie; mais avant qu'ils fe mariaffent, la jeune fille changea ma femme en biche , & c'eft elle que vous voyez  Contes Arabes. 6ï lei. Je fouhaitai qu'elle eut cette forme, plutöt qu'une autre moins agréable , afin que nous la vifllons fans répugnance dans la familie. Depuis cetems-la, mon fils eft devenuveuf, & eft allé voyager. Comme il y a plufieurs années que je n'ai eude fes nouvelles, je me fuis mis en chemin pour tacher d'en apprendre; & n'ayant voulu confier a perfonne le foin de ma femme, pendant que je ferois enquête de lui, j'ai jugé a propos de la mener par-tout avec moi. Voila donc mon hiftoire & celle de cette biche : n'eft-elle pas des plus furprenantes & des plus merveilleufes ? J'en demeure d'accord, dit le génie ; & en fa faveur, je t'accorde le tiers de la grace de ce marchand. Quand le premier vieillard, fire , continua la fultane, eut achevé fon hiftoire , le fecond, qui conduifoit les deux chiens noirs , s'adreffa au génie, & lui dit : Je vais vous raconter ce qui m'eft arrivé , a moi & a ces deux chiens noirs que voici, & je fuis fur que vous trouverez mon hiftoire encore plus étonnante que celle que vous venez d'entendre. Mais quand je vous 1'aurai contée m'accorderez-vous le fecond tiers de la grace de ce marchand? Oui, répondit le génie, pourvu que ton hiftoire furpaffe celle de la biche. Après ce confentement, le fecond vieillard commenca de cette manière Mais Scheherazade, en  te Les mille et une Nuits, prononcant ces dernières paroles, ayant vu le jour, cefla de parler. Bon dieu, ma fceur, dit Dinarzade, que ces aventures font fingulières ! Ma fceur, répondit la fultane, elles ne font pas comparables a celles que j'aurois è vous raconter la nuit prochaine, i le lultan, mon feigneur & mon maïtre, avoit la bonté de me lailTer vivre. Schahriar ne répondit nen k cela; mais il fe levaj fit fa ^ & alla au confeil, fans donner aucun ordre contre la vie de la charmante Scheherazade. VIe NUIT. L A fixième nuit étant venue, le fultan & fon epoufe fe couchèrent. Dinarzade fe réveilla k 1 heure ordmaire,& appela la fultane. Schahriar prenant la parole : Je fouhaiterois, dit-il, d'entendre 1'hiftoire du fecond vieillard & de's deux chiens noirs. Je vais contenter votre curiofité fre, répondit Scheherazade. Le fecond vieillard, pourfuivit-elle, s'adrelfant au génie, commenga ainfi fon hiftoire.  Contes Arabes. «3 HISTOIRE Du fecond Vieillard & des deux Chiens noirs. CjRAND prince des génies , vous faurez que nous fommes trois frères, ces deux chiens noirs que vous voyez, & moi qui fuis le troifième. Notre père nous avoit lailfé en mourant a. chacun mille fequins. Avec cette fomme, nous embraffames tous trois la même profeflion : nous nous fimes marchands. Peu de tems après que nous eümes ouvert boutique, mon frère aïné, 1'un de ces deux chiens, réfolut de voyager & d'aller négocier dans les pays étrangers. Dans ce deffein , il vendit tout fon fonds , & en aclieta des marchandifes propres au négoce qu'il vouloit faire. II partit, & fut abfent une année entière. Au bout de ce tems - la, un pauvre qui me parut demander 1'aumöne, fe préfenta a ma boutique. Je lui dis : dieu vous affifte. Dieu vous affifle auffi, me répondit-il : eft-il poffible que vous ne me reconnoiffiez pas ? Alors 1'envifageant avec attention, je le reconnus. Ah, mon frère, m'écriai-je en 1'embraffant, comment vous aurois-je pu reconnoitre en eet état ? Je le fis entrer dans ma maifon, je lui demandai des nouvelles de fa  04 Les mille et une Nuits, fanté & du fuccès de fon voyage. Ne me faites pas cette queftion, me dit-il; en me voyant, vous voyez tout. Ce feroit renouveler mon afflidtion, que de vous faire le de'tail de tous les malheurs qui me font arrivés depuis un an, & qui m'ont réduit a 1 etat oü je fuis. Je fis fermer auffi-tót ma boutique; & abandonnant tout autre foin, je le menai au bain, & lui donnai les plus beaux habits de ma garderobe. J'examinai mes regiftres de vente & d'achat; & trouvant que j'avois doublé mon fonds , c'eft-a-dire, que j'étois riche de deux mille fequins, je lui en donnai la moitié. Avec cela, mon frère, lui dis-je, vous pourrez oublier la perte que vous avez faite. II accepta les mille fequins avec joie, rétablit fes affaires, & nous vécümes enfemble comme nous avions vécu auparavant. Quelque temps après , mon fecond frère, qui eft 1'autre de ces deux chiens, voulut auffi vendre fon fonds. Nous fïmes, fon aïné & moi, tout ce que nous pümes pour 1'en détourner; mais il n'y eut pas moyen. II le vendit; & de 1'argent qu'il en fit, il acheta des marchandifes propres au négoce étranger qu'il vouloit entreprendre. II fe joignit k une caravanne, & partit. II revint au bout de 1'an dans le même état que fon frère aïné. Je le fis habiller; & comme j'avois encore  1G o t È" s Arabes. # ƒ tettcöfe mille fequins par-defTus moh fonds, je les lui donnai. II releva boutique, & continua d'exercer fa profeffion. Un jour mes deux frères vinrent me trouver pour me propofer de faire un voyage, d'aller trafiquér avec eux. Je rejetai d'abord leur propofition. Vous avez voyagé, leur dis-je, qu'y avez-vous gagné ? Qui ni'affurera que je ferai plus heureux que vous? Envain ils me repréfentèrent la-deffus tout ce qui leur fembla devoir m'éblouir, & m'encourager a tenter la fortune; je refufai d'entrer dans leur deffein. Mais ils revinrent tant de fois a la charge, qu'après avoir , pendant einq ans, réfifté conftamment a leurs follieitations, je m'y rendis enfin. Mais quand il fallut faire les préparatifs du voyage, & qu'il fut queftion d'acheter les marchandifes dont nous avions befoin, il fe trouva qu'ils avoient touè mangé, & qu'il ne leur reftoit rien des mille» fequins que je leur avois donnés a. chacun. Je ne leur en fis pas le moindre reproche. Au contraire, comme mon fonds étoit de fix mille fequins, j'en partageai la moitié avec eux, en leur difant : Mes frères, il faut rifquer ces trois mille fequins, & cacher les autres en quelque endroit fur, afin que n notre voyage n'eft pas plus heureux que ceux que vous avez déja faits , nous ayons de quoi nous en confoler? & reprenrïbwe VlU E  '66 Les SrïttE et une Hütrs tfre notre ancienne profeffion. Je donna'i dcne mille fequins a chacun, j'en gardai autant pour moi, & j'enterrai les trois mille autres dans un coin de ma maifon. Nous achetames des marchandifes; & après les avoir embarque'es fur un vaifTeau que nous fretames entre nous trois, nous fimes mettre a la voile avec un vent favorable. 'Après un mois de navigation Mais je vois Je jour, pourfuivit Scheherazade,• il faut que j'en demeure la. Ma fceur, dit Dinarzade, voila un conté qui promet beaucoup; je m'imagine que Ia fuite en eft fort extraordinaire. Vous ne vous trompez pas, répondit la fultane; & fi le fultan me permet elle pas des plus extraordinaires ? J'en conviens, répondit le génie, & je remets aufti en fa faveur , le fecond tiers du crime dont ce marchand eft coupable envers moi. Aufll-töt que le fecond vieillard eut achevé fon hiftoire, le troifième prit la parole , & fit au génie la même demande que les deux premiers, c'eft-a-dire, de remettre au marchand le troifième tiers de fon crime, fuppofé que 1'hiftoire qu'il avoit a lui raconter, furpafsat en événemens; lïnguliers, les deux qu'il venoit d'entendre. Lê génie lui fit la même promeffe qu'aux autres. Ecoutez donc, lui dit alors ce vieillard Mais le jour paroit, dit Scheherazade en fe reprenant, il faut que je m'arrête en cet-endroit. Je ne puis aflez admirer, ma fceur, dit alors Dinarzade, les aventures que vous venez de raconter. J'en fais une infinité d'autres, répondit la fultane, qui font encore plus belles. Schahriar, youlant favoir fi le conté du troifième vieillard feroit au!fi agréable que celui du fecond, différa jufqu'au lendemain la mort de Scheherazade, EJV:  ^2 Les' mille et une NuiTs, VII F NUIT. JDès que Dinarzade s'appercut qu'il étoit tems d'appeler la fultane , elle fupplia fa fceur , en attendant le jour, de lui faire le récit de quelque beau conté. Racontez-nous celui du troifième vieillard , dit le fultan k Scheherazade J'ai bien de la peine a croire qu'il foit plus merveilleux que celui du vieillard & des deux chiens noirs. Sire,répondit la fultane, le troifième vieillard raconta fon hiftoire au génie ; je ne vous la dirai tpomt, car elle n'eft point venue a ma connoiffance; mais je fais qu'elle fe trouva fi fort audeffus des deux précédentes, par la diverfité des aventures merveilleufes qu'elle contenoit, que Ie génie en fut étonné. Il n'en eut pas plutöt oui la fin , qu'il dit au troifième vieillard : Je t'accorde le dernier tiers de la grace du mar. chand; il doit bien vous remercier tous trois de l'avoir tiré d'intrigue par vos hiftoires; fans vous il ne feroit plus au monde. En achevant ces mots, il difparut, au grand contentement de la compagnie. Le marchand ne manqua pas de rendre a fes trois libérateurs toutes les g^ces qu'il leur devoit, Ils fe réjouirent avec bi de le voir hors.  Contes Arabes. 73; 'de péril , après quoi ils fe dirent adieu, & chacun reprit fon chemin. Le marchand s'en retour^ na auprès de fa femme & de fes enfans, & paffe tranquillement avec eux le refte de fes jours. Mais,fire, ajouta Scheherazade, quelque beaux que foient les contes que j'ai racontés jufqu'ici a votre majefté, ils n'approchent pas de celui du Pêcheur. Dinarzade voyant que la fultane s'arrêtoit,lui dit : Ma fceur, puifqu'il nous refte encore du tems ; de grace racontez - nous 1'hit* toire de ce pêcheur ; le fultan le voudra bien. Schahriar y confentit; & Scheherazade reprenant fon difcours, pourfuivit de cette maniere. HISTOIRE Du Pêcheur, Sire , il y avoit autrefois un pêcheur fort agé, & fi pauvre, qu'a peine pouvoit-il gagner de quoi faire fubfifter fa femme & trois enfans dont fa familie étoit compofée. II alloit tous les jours a la pêche de grand matin; & chaque jour, il s'étoit fait une loi de ne jeter fes filets que quatre fois feulement, II partit un matin au clair de la lune , & fe rendit au bord de la mer. II fe déshabilla , & jeta fes filets, Cornme jl lss tiroit vers le rivage, il  74 Le? mille et une Nuits, fentit d'abord de la réfiftance: il crut avoir fait une bonne pêche, & il s'en réjouilfoit déja en lui-même. Mais un moment après, s'appercevant qu'au lieu de poilfon , il n'y avoit dans fes filets qué la carcafie d'un ane, il en eut beaucoup de chagrin.... Scheherazade, en eet endroit, cefla de parler , paree qu'elle vit paroitre le jour. Ma fceur, lui dit Dinarzade, je vous avoue que ce commencement me charme, & je prévois que Ia fuite fera fort agréable. Rien n'eft plus furprenant que 1'hiftoire du pêcheur , répondit la fultane ; & vous en conviendrez la nuit prochaine , ü le fultan me fait la grace de me laifier vivre. Schahriar, curieux d'apprendre le fuccès de h pêche du pêcheur, ne voulut pas faire mourir ce jour-la Scheherazade. C'eft pourquoi il fe leva, & ne donna point encore ce cruel ordre. ixe nuit. Ma chère fceur, s'écria Dinarzade le lendemain k 1'heure ordinaire , je vous fupplie de nous finir le conté du pêcheur: je meurs d'envie de 1'entendre. Jevais vous donner cette fatisfaction, répondit la fultane. En même tems elle demanda la permiflion au fultan; & lorfqu'elle 1'eut obteïiue, ellereprit en ges termesleconte du pêcheur jj  'CotfTEs Arabes 7^ Sire, quand le pêcheur , affligé d'avoir fait une (1 mauvaife pêche , eut raccommodé fes filets, que la carcaffe de 1'ane avoit rompus en plufieurs endroits , il les jeta une feconde fois. En les tirant, il fentit encore beaucoup de réfiftance , ce qui lui fit croire qu'ils étoient remplis de poiflbn ; mais il n'y trouva qu'un grand panier plein de gravier & de fange. II en fut dans urne extreme affiidion. O fortune, s'écria-t-il d'une voixpitoyable! ceffe d'être en colère contre moi, & ne perfécute point un malheureux qui te prie de 1'épargner. Je fuis parti de ma maifon pour yenir ici chercher ma vie , Sc tu m'annonces ma mort, Je n'ai pas d'autre métier que celui-ci pour fubfifter ; & malgré tous les foins que j'yapporte, 'e puis a peine fournir aux plus preflans befoins de ma familie. Mais j'ai tort de me plaindre de toi, tu prends plaifir a maltraiter les honnêtes gens, & a laüTer de grands hommes dans 1'obfcurité , tandis que tu favorifes les méchans , Sc que tu élèves ceux qui n'ont aucune vertu qui les rende recommandables. En achevant ces plaintes, il jeta brufquement le panier; & après avoir bien lavé fes filets que la fange avoit gatés , il les jeta pour la troifième fois. Mais il n'amena que des pierres, des coquilles & de 1'ordure. On ne fauroit expliquer quel fut fon défefpoir ; peu s'en fallut qu'il ne perdit  7<5 Les mieee êt t/nê Nurts^ 1'efprit. Cependant comme le jour commencolt a paroïtre, il n'oublia pas de faire fa prière erf bon mufulman ; enfu«ite il ajouta celle-ci : Seigneur, vous fave^ que je ne jette mes filets que quatre fois chaque jour. Je les ai déja jetés trois fois fans avoir tiré le moindre fruit de mon. travail. II ne m'en refte qu'une; je vous fupplie de me rendre la mer favorable, comme vous Tave^ rendue a Moïfe. Le pêcheur ayant fini cette prière , jeta fes filets pour la quatrième fois. Quand il jugea qu'il devoit y avoir du poifion , il les tira comme auparavant avec afiez de peine. II n'y en avoit pas pourtant; mais il y trouva un vafe de cuivre jaune, qui, afapefanteur,lui parut plein de quelque chofe ; & il remarqua qu'il étoit ferme & fcellé de plomb , avec 1'empreinte d'un fceau. Cela le réjouit. Je le vendrai au fondeur, difoitÏI, & de 1'argent que j'en ferai, j'en achèterai une mefure de blé. II examina le vafe de tous cötés, il le fecoua, pour voir fi ce qui étoit dedans, ne feroit pas de bruit. II n'entendit rien ; & cette circonftance „ avec 1'empreinte du fceau fur le couvercle de plomb, lui firent penfer qu'il devoit être rempli de quelque chofe de précieux. Pour s'en éclaircir, il prit fon couteau, & avec un peu de peine , il 1'ouvrit, II en pencha auffi-töt 1'ouverture con-  C 6 n t ès Ar abiS. 7% tre terre, mais il n'en fortit rien, ce qui le furprit extrêmement. II le pofa devant lui; & pendant qu'il le confidéroit attentivement, il en fortit une fumée fort épaiffe qui 1'obligea de reculet deux ou trois pas en arrière.' Cette fumée s'éleva jufqu'aux nues ; & s'éten-, dant fur la mer & fur le rivage, forma un groS brouillard : fpectacle qui caufa , comme on peut fe Fimaginer , un étonnement extraordinaire au pêcheur. Lorfque la fumée fut toute hors du vafe, elle fe réunit, & devint un corps folide, dont il fe forma un génie deux fois auffi haut que le plus grand de tous les géans. A 1'afped d'un monftre d'une grandeur fi démefurée , le pêcheur voulut prendre la fuite ; mais il fe trouva fi troublé & fi effrayé, qu'il ne put marcher. Salomon ! s'écria d'abord le génie, Salomon! grand prophéte de Dieu, pardon, pardon. Jamais je ne m'oppoferai a vos volontés. J'obéirai a tous vos commandemens Scheherazade , apper- cevant le jour , interrompit-la fon conté. Dinarzade prit alors la parole : Ma fceur , ditelle, onnepeut mieux tenir fa promeffe que vous tenez la votre : ce conté eft affurément plus furprenant que les autres. Ma fceur, répondit la fultane , vous entendrez des chofes qui vous cauferont encore plus d'admiration , fi le fultan , mon feigneur ? mepermet de vous les raconter, Schah-  •78 Les Mille et une Nuit?, riar avoit trop d'envie d'entendre le refte dé l'hiftoire dü pêcheur, pour vouloir fe priver de ce plaifir. II remit donc encore au lendemain la mort de la fultane* Xe NUIT, H A^iNARZADE,la nuit fuivante, appelantfa fceur quand il en fut tems, lapria de continuer le conté du pêcheur. Le fultan, de fon cote', te'moigna de 1'impatience d'apprendre quel démêlé le génie avoit eu avec Salomon. C'eft pourquoi Scheherazade pourfuivit ainfi le conté du pêcheur. Sire, le pêcheur n'eut pas fi-töt entendu les paroles que le génie avoit prononcées , qu'il fe raffura, & lui dit : Efprit fuperbe , que ditesvous ? II y a plus de dix-huit ans que Salomon, le prophéte de Dieu, eft mort, & nous fommes préfentement a la fin des fiècles. Apprenez-moi votre hiftoire, & pour quel fujet vous étiez renfermé dans ce vafe. . A " difcours, le génie regardant le pêcheur d'un air fier, lui répondit: Parle-moi plus civiIement ; tu es bien hardi de m'appeler efprit fuperbe. Hé bien, repartit le pêcheur , vous parlerai-je avec plus de civilité, en vous appe-  Contes Arabes» 7$ ïmt nlbóu du bónheur ? Je te dis, repartit le génie, de me parler plus civilement avant que' je te tue. Hé pourquoi me tueriez-vous, répliqua le pêcheur? Je viens de vous mettre en liberté : 1'avez-vous déja oubliér Non, je m'en fouviens, repartit le génie; mais cela ne m'empêcherapas de te faire mourir; & je n'ai qu'une feule grace a t'accorder. Et quelle eft cette grace, dit le pêcheur ? C'eft, répondit le génie, de te laifier. choifir de quelle manière tu veux que je te tue. Mais en quoi vous ai-je offenfé, reprit le pêcheur ? Eft-ce ainfi que vous voulez me récompenfer du bien que je vous ai fait ? Je ne puis te traite* autrement, dit le génie; & afin que tu en fois perfuadé , écoute mon hiftoire. j Je fuis un de ces efprits rebelles qui fe font oppofés a la volonté de Dieu. Tous les autres génies reconnurent le grand Salomon , prophete de Dieu, & fe foumirent a lui. Nous fümes les feuls , Sacar & moi, qui ne voulümes pas fair© cette bafleffe. Pour s'en venger, ce puiffant monarque chargea Auaf,fils de Barakhia, fon premier miniftre, de me venir prendre. Cela fut exécuté. Affaf vint fe faifir de ma perfonne, & me mena malgré moi devant le tröne du roi fon maïtre. Salomon, fils de David, me commanda de quitter mon genre de vie , de reconnoitre fon pouvoir, Sc de me foumettre a fes commande-  Bo Les mille et une Narrs, mens. Jerefufai hautementdeluiobéir; &j'a;maï mieux m'expofer a tout fon reflentiment, que de lui prêter ie ferment de fidélité & de foumiffion qu'il exigeoit de moi. Pour me punir, il m'enferma dans ce vafe de cuivre ; & afin de s'aflürer de moi, & que je ne puffe pas forcer ma prifon, il imprima lui-même fur le couvercle de plomb \ fon fceau, oü le grand nom de Dieu e'toit gravé! Cela fait, il mit le vafe entre les mains d'un des génies qui lui obéiflbient, avec ordre de me jeter a la mer : ce qui fut exe'cuté k mon grand regret. Durant le premier fiècle de ma prifon, je jurai que fi qüelqu'un m'en de'livroit avant les cent'ans acheve's, je le rendrois fiche, même après fa mort Mais le fiècle s'e'coula, & perfonne ne merendit ce bon office. Pendant le fecond fiècle, je fis ferment d'ouvrir tous les tréfors de la terre k quiconque me mettroit en liberté ; mais je n'en fus pas plus heureux. Dans le troifième , je promis de faire puiflant monarque mon libe'rateur , d'être toujours prés de lui en efprit, & de lui accorder chaque jour trois demandes, de quelque nature qu'elles pufient être ; mais ce fiècle fe paffa comme les deux autres, & je demeurai toujours dans le même état. Enfin, chagrin , ou plutöt enrage' de me voir prifonnier fi longtems , je jurai que fi qüelqu'un me délivroit dans la fuite, je le tuerois impitoyablement, 8c ne  Cö nt bs. Ara bes. - 8r he ïuï accorderois point d'autre grace que de lui laifier le choix du genre de mort dont il voudroit que je le fifle mourir. C'eft pourquoi, puifque tu es venu ici aujourd'hui, &c que tu m'as déli* Vré , choifis comment tu veux que je te tue. Ce difcours aifligea fort le pêcheur. Je fuis bien malheureux, s'écria-t-il, d'étre venu en eet endroit rendre un fi grand fervice a. un ingrat-, Confide'rez, de grace, votre injuftice, & révoquez un ferment fi peu raifonnable; Pardonnezjnoi, dieu vous pardonnera de même. Si vous me donnez généreufement la vie, il vous mettra a couvert de tous les complots qui fe formeront contre vos jours. Non, ta mort eft certaine , dit le genre ; choifis feulement de quelle forte tu veux que je te fafie mourir. Le pêcheur le voyant dans la réfolution de le tuer, en eut une douleur extréme, non pas tant pour Pamour de lui, qu'a caufe de fes trois enfans dont il plaignoit la mifère oü ils alloient être réduits par fa mort. II tacha encore d'appaifer le génie. Hélas ! reprit-il s daignez avoir pitié de moi, en confidération de ce que j'ai fait pour vous. Je te 1'ai déja dit, repartit le génie, c'eft juftement pour cette raifon que je fuis obligé de t'öter la vie. Cela eft étrange , répliqua le pêcheur, que vous vouliez abfolument rendre le mal pour le bien. Le proyerbe dit, que qui fait du bien s. celui qui ne ie Xome VIIt F  $2 Les'mille et une Nüits, mérite pas , en eft toujours malpayé; Je croyois, je 1'avoue, que cela étoit faux ; car en effet, rien ne choque davantage la raifon & les droits de la fociété : néanmoins j'éprouve cruellement que cela n'eft que trop véritable. Ne perdons pas le tems, interrompit le génie, tous tes raiibnnemens ne fauroient me détourner de mon deffein. Hate-toi de dire comment tu fouhaites que je te tue. La néceffité donne de 1'efprit. Le pêcheur s'avifa d'un ftratagéme. Puifque je ne faurois év£ ter la mort, dit-il au génie, je me foumets donc a la volonté de dieu. Mais avant que je choififfè un genre de mort, je vous conjure par le grand nom de dieu, qui étoit gravé fur'le fceau du prophéte Salomon , fils de David, de me dire la vérité fur une queftion que j'ai a vous faire. Quand le génie vit qu'on lui faifoit une adjuration qui le contraignoit de répondre pofitivement, il trembla en lui-même, & dit au pêcheur: Demande-moi ce que tu voudras, & hate-toi Le jour venant a paroitre, Scheherazade fe tut en eet endroit de fon difcöurs. Ma fceur, lui dit Dinarzade, il faut convenir que plus vous parle'z, & plus vous faites de plaifir. J'efpère que le fultan nötre feigneur ne vous fera pas "mourir qu'il n'ait entendu le refte du beau conté du pêcheur. Le fultan eft le maïtre,  Contes Arabes. 83 'reprit Scheherazade 5 il faut vouloir tout ce qu'il lui plaira. Le fultan , qui n'avoit pas moins d'envie que Dinarzade d'entendre la fin de ce conté, différa encore la mort de la fultane. xr NUIT. ScHAHRiAR&la princeffe fon e'poufe paffèrent cette nuit de la même manière que les précédentes ; & avant que le jour parut, Dinarzade les réveillapar ces paroles, qu'elle adreffa a la fultane : Ma fceur , je vous prie de reprendre le conté du pêcheur. Très-volontiers , répondit Scheherazade, je vais vous fatisfaire , avec la permiffion du fultan. Le génie, pourfuivit-eïle, ayant promis de dire la vérité, le pêcheur lui dit : Je voudrois favoir fi effeclivement vous étiez dans ce vafe; oferiez-vous en jurer par le grand nom de dieu ? Oui, répondit le génie, je j ure par ce grand nom que j'y étois ; &cela eft très-véritable. En borine foi, répliquale pêcheur , je ne puis vous croire. Ce vafe ne pourroit pas feulement contenir un de vos piés : comment fe peut-il que votre corps y ait été renfermé tout entier? Je te jure pourtant, repartit le génie, que j'y étois tel que tu me vois. Eft-ce que tu ne me cxois pas , après F ij  84 Les1 mille ét une Nuït?, le grand ferment que je t'ai fait ? Non vraimenf, dit le pêcheur; & je ne vous croirai point, è moins que vous ne me faffiez voir la chofe. Alors il fe fit une diflolution du corps du génie, qui , fe changeant en fumée, s'étendit comme auparavant fur la mer & fur le rivage , & qui, fe raffemblant enfuite, commenca derentrer dans le vafe , & continua de même par une fucceflïon lente & égale , jufqu'a ce qu'il n'en reftat plus rien au-dehors. Aufli-tót il en fortit une voix qui dit au pêcheur : Hé bien , incrédule pêcheur, me voici dans le vafe : me crois-tu préfentement ? Le pêcheur, au lieu de répondre au génie, prit le couvercle de plomb , & ayant ferms promptement le vafe : Génie, lui cria-t-il, demande-moi grace % ton tour , & choifis de quelle •mort tu veux que je te fafie mourir. Mais non, il yaut mieux que je te rejette a la mer, dans le même endroit d'oü je t'ai tiré , puis je ferai batir une maifon fur ce rivage , oü je demeurerai, pour avertir tous les pécheurs qui viendront j jeter leurs filets , de bien prendre garde de repêcher un méchant génie comme toi, qui as fait ferment de tuer celui qui te mettra en liberté. A ces paroles offenfantes , le génie irrité, fit tous fes efforts pour fortir du vafe ; mais c'eft ce qui ne lui fut pas poffible : car 1'empreinte du  'Contes Arabes. 8ƒ fceau du prophéte Salomon , fils de Davld , Pen empcchoit. Ainfi , voyant que le pêcheur avoit alors Pavantage fur lui, il prit le parti de diffimuler fa colère. Pêcheur , lui dit-il d'un ton radouci, garde-toi bien de faire ce que tu dis. fCe que j'en ai fait, n'a été que par plaifanterie , & tu ne dois pas prendre la chofe férieufement. O génie , répondit le pêcheur, toi qui étois, il n'y a qu'un moment, le plus grand, es a. 1'beure qu'il eft le plus petit de tous les génies, apprends que tes artificieux difcours ne te ferviront de rien. Tu retourneras a la mer. Si tu y as demeuré tout le tems que tu m'as dit, tu pourras bien y demeurer jufqu'au jour du jugement. Je t'aipné, au nom de dieu, de ne me pas öter la vie, tu as rejeté mes prières; je dois te rendre la pareille. Le génie n'épargna rien pour tacher de toucher le pêcheur. Ouvre le vafe, lui dit-il, donnemoi la liberté , je t'en fupplie ; je te promets que tu feras content de moi. Tu n'es qu'un traitre , repartit le pêcheur : je mériterois de perdre Ia vie , fi j'avois Pimprudence de me fier a toi. Tu ne manquerois pas de me traiter de la même fagon qu'un certain roi grec traita le médecin Douban. C'eft une hiftoire que je te veux raconter : écoute. F üj  Só* Les mille et une Nuits, HISTOIRE Du Roi Grec & du Médecin Douban. r L y avoit au pays de Zouman , dans la Perfe , un roi dont les fujets étoient grecs originairement. Ce roi étoit couvert de lèpre ; & fes médecins , après avoir inutilement employé tous leurs remèdes pour le guérir , ne favoient plus que lui ordonner, lorfqu'un très-habile médecin , nommé Douban , arriva dans fa cour. Ce médecin avoit puifé fa fcience dans les livres grecs , perfans , turcs , arabes , latins , fyriaques & hébreux ; & outre qu'il étoit confommé dans la philofophie, il connoiffoit parfaitement les bonnes & mauvaifes qualités de toutes fortes de plantes & de drogues, Dès qu'il füt informé de la maladie du roi, & qu'il eut appris que fes médecins 1'avoient abandonné, il s'habilla le plus proprement qu'il lui fut poflible, ti trouva moyen de fe faire préfenter au roi, Sire, lui dit-il, je fais que tous les médecins dont votre majefté s'eft fervie, n'ont pu la guérir de fa lèpre ; mais fi vous voulez bien me faire ï'honneur d'agréer mes fervices , je m'engage k Vous guérir fans breuvage & fans topiques. Le roi écouta cette propofition. Si vous êtes;  Contes Arabes. 8? aflez habile homme, répondit-il, pour faire ce que vous dites , je promets de vous enrichir, vous & votre poftérité ; & fans compter les préfens que je vous ferai, vousferez mon plus cher favori. Vous m'affurez donc que vous m'öterez ma lèpre , fans me faire prendre aucune potion, & fans m'appliquer aucun remède extérieur? Oui, fire, repartitie médecin, je me flatte d'y réuffir, avec 1'aide de dieu ; & dès demain j'en ferai 1'épreuve. En effet, le médecin Douban fe retira chez lui, & fit un mail qu'il creufa en-dedans par le manche , oü il mit la drogue dont il prétendoit fe fervir. Cela étant fait, il prépara auffi une boule de la manière qu'il la vouloit, avec quoi il alla le lendemain fe préfenter devant le roi; & fe prof- ternant k fes piés, il baifa la terre En eet endroit, Scheherazade, remarquant qu'il étoit jour, en avertit Schahriar, & fe tut. En vérité, ma fceur , dit alors Dinarzade, je ne fais oü vous allcz prendre tant de belles chofes. Vous en entendrez bien d'autres demain, répondit Scheherazade, fi le fultan, mon maitre, a la bonté de me prolonger encore la vie. Schahriar , qui ne défiroit pas moins ardemment que Dinarzade , d'entendre la fuite de 1'hiftoire du médecin Douban, n'eut garde de faire mourir la fultane ce jour-la. F iv  88 Les mille* ét une Nuits • X I r NUIT. L A douzième nuit étoit déja fort avancée , lprfque Scheherazade reprit ainfi le fil de 1'hiftoire du roi grec & du médecin Douban, Sire, le pêcheur parlant toujours au génie qu'il tenoit enfermé dans le vafe, pourfuivit ainfi : Le médecin Douban fe leva , & après avoir fait une profonde révérence, dit au roi qu'il jugeoit a propos que fa majeflé montat a cheval, & fe rendit a la place pour jouer au mail. Le roi fit ce qu'on lui difoit; & lorfqu'il fut dans le lieu deftiné a jouer au mail a cheval, le médecin s'approcha de lui avec le mail qu'il avoit préparé, &le luipréfentant: Tenez, fire, lui dit-il, exercez-: Vous avec ce mail, en pouflant cette boule avec force, par la place, jufqu'a ce que vous fentiez votre main & votre corps en fueur, Quand le remède que j'ai enfermé dans le manche de ce mail fera échauffé par votre main, il vous pénétrera par tout le corps; & fi-töt que vous fuerez, vous n'aurezqu'a quitter eet exercice; carle remède aura fait fon effet. Dès que vous ferez de retour en votre palais, vous entrerez aubain, & vous vous ferez bien laver & frotter : vous vous coucherez enfuite; & en vous levant demain matin , yous ferez guéri.  'Contes Arabes. 89 Le roi prit le mail, & pouffa fon cheval après la boule qu'il avoit jetée. 11 la frappa; elle lui fut renvoyée par les officiers qui jouoient avec lui; il la refrappa; & enfin, le jeu dura fi longtems , que fa main en fua, auffi-bien que tout fon corps. Ainfi , le remède enfermé dans le manche du mail, opéra comme le médecin 1'avoit dit. Alors, le roi cefTa de jouer, s'en retourna dans fon palais, entra au bain, & obferva trèsexaólement ce qui lui avoit été prefcrit. II s'en trouva fort bien; car le lendemain en fe levant, il s'appercut, avec autant d'étonnement que de joie, que fa lèpre étoit guérie , & qu'il avoit le corps auffi net que s'il n'eüt jamais été attaqué de cette maladie. D'abord qu'il fut habillé, il entra dans la falie d'audience publique, oü il monta fur fon trone , & fe fit voir a tous fes courtifans, que 1'empreflement d'apprendre le fuccèsdu nouveau remède, y avoit fait aller de bonne heure. Quand ils virent le roi parfaitement guéri, ils en firent tous paroïtre une extreme joie. Le médecin Douban entra dans la falie , & s'alla profterner au pied du tröne , la face contre terre. Le roi ''ayant appergu , 1'appela , le fit affeoir a fon cöté, & le montra a 1'affemblée , en lui donnant publiquement toutes les louangei qu'il méritoit. Ce prince n'en demeura pas la; jcpmme il régaloit ce jour-la toute fa cour, il le  $o Les mille et une Nuits, fit manger a fa table feul avec lui A ces mots, Scheherazade remarquant qu'il étoit jour, ceffa de pourfuivre fon conté. Ma fceur, dit Dinarzade, je ne fais quelle fera la fin de cette hiftoire, mais j'en trouve le commencement admirable. Ce qui refte a raconter , en eft le meilleur, répondit la fultane; Sc je fuis aflurée que vous n'en difconviendrez pas, fi le fultan veut bien me permettre de 1'achever la nuit prochaine. Schahriar y confentit, Sc fe leva fort fatisfait de ce qu'il en avoit entendu. XIII6 NUIT. V e r s la fin de la nuit fuivante, Scheherazade , pour contenter Ia curiofité de fa fceur Dinarzade, continua , avec la psrmifïïon du fultan , fon feigneur, 1'hiftoire du roi grec Sc du médecin Douban. Le roi grec, pourfuivit le pêcheur , ne fe contenta pas de recevoir a fa table le médecin Douban : vers la fin du jour, lorfqu'il voulut congédier raffemblée, il le fit revêtir d'une longue robe fort riche, & femblable a celle queportoient ordinairement fes courtifans en fapréfence; outre cela, il lui fit donner deux mille fequins. Le lendemain Sc les jours fuivans, il ne cefla de te-  Contes Arabes. s>r careffer. Enfin, ce prince, croyant ne pouvoir jamais affez reconnoitre les obligations qu'il avoit a un médecin fi habile, répandoit fur lui tous les jours de nouveaux bienfaits. Or, ce roi avoit un grand-vifir qui étoit avare, envieux,& naturellement capable de toutes fortes de crimes. II n'avoit pu voir fans peine les préfens qui avoient été faits au médecin , dont le mérite d'ailleurs commencant a luifaire ornbrage, il réfolut de le perdre dans 1'efprit du roi. Pour y réufiir, il alla trouver ce prince , & lui dit en particulier , qu'il avoit un avis de la dernière importance a lui donner. Le roi lui ayant demandé ce que c'étoit: Sire , lui dit-il, il eft dangereux a un monarque d'avoir de la confiance en un homme dont il n'a point éprouvé la fidéhté. En comblant de bienfaits le médecin Douban , en lui faifant toutes les careffes que votre majefté lui fait, vous ne favez pas que c'eft un traitre, qui ne s'eft introduit dans cette cour que pour vous affafiiner. De qui tenez-vous ce que vous m'ofez dire, répondit le roi ? Songez-vous que c'eft a moi que vous parlez, & que vous avancez une chofe que je ne croirai pas légèrement ? Sire, répliquale vifir, je fuis parfaiternent inftruit de ce que j'ai 1'honneur de vous repréfenter : ne vous repofez donc plus fur une confiance dangereufe; fi votre majefté dort, qu'elle fe réveille;  f2 Les millE et üne Nüi'tsV car enfin, je le répète encore, le médecin Dou'J ban n'eft parti du fond de la Grèce, fon pays, il n'eft venu s'établir dans votre cour, que pour exécuter Phorrible defiein dont j'ai parlé. Non, non, vifir, interrompit le roi, je fuis fur que eet homme que vous traitez de perfide & de traïtre, eft le plus vertueux & le meilleur de tous les hommes; il n'y a perfonne au monde que j'aime autant que lui. Vous favez par quel remède, ou plutót par quel miracle il m'a guéri de ma lèpre; s'il en veut a ma vie, pourquoi me 1'a-t-il fauvée ? II n'avoit qu'a m'abandonner a mon mal; je n'en pouvois échapper : ma vie étoit déja a moitié confumée. Celfez donc de vouloir m'infpirer d'injuftes foupcons ; au lieu de les écouter , je vous avertis que je fais dès ce jour h. ce grand homme , pour toute fa vie , un© penfiorr de mille fequins par mois. Quand je partagerois avec lui toutes mes richeffes, & mes états mémes, je ne le payerois pas affez de ce qu'il a fait pour moi. Je vois ce que c'eft, fa vertu excite votre envie; mais ne croyez pas que je me laiffe injuftement prévenir contre lui; je me fouviens trop bien de ce qu'un vifir dit au roi Sindbad , fon maïtre , pour 1'empêcher de faire mourir le prince fon fils Mais, fire, ajouta Scheherazade, le jour qui paroït me défend de pourfuivre.  Contes Arabes. 05 Je fais bon gré au roi grec , dit Dinarzade , d'avoir eu la fermeté de rejeter la faufle accufation de fon vifir. Si vous louez aujourd'hui la fermeté de ce prince, interrompit Scheherazade, vous condamnerez demain fa foibleffe, file fultan veut bien que j'achève de raconter cette hiftoire. Le fultan, curieux d'apprendre en quoi le roi grec avoit eu de la foibleffe, diiféra encore la mort de la fultane. X I Ve NUIT. jVÏ A fceur, s'écria Dinarzade fur la fin de la quatorzième nuit, reprenez, je vous prie, ''hiftoire du pêcheur ; vous en êtes demeurée a 1'endroit oü le roi grec foutient Pinnocence du médecin Douban, & prend fi fortement fon parti. Je m'enfouviens, répondit Scheherazade; vous en allez entendre la fui;e. Sire, continua-t-elle en adreffant toujours la parole a Schahriar, ce que le roi grec venoit de dire touchant le roi Sindbad , piqua la curiofité du vifir, qui lui dit : Sire, je fupplie votre majefté de me pardonner fi j'ai la hardiefie de lui demander ce que le vifir du roi Sindbad dit a fon maïtre pour le détourner de faire mourir le prince fon fils, Le roi grec eut la complaifance  94- Les mille et un.e Nuits, de le fatisfaire. Ce vifir lui répondit, après avoir repréfenté au roi Sindbad que fur 1'accufation d'une belle-mère, ii devoit craindre de faire une aótion dont il put fe repentir, lui conta cette hiftoire. H I S T O I R E Du Mari & du Perroquet. Un bon homme avoit une belle femme, qu'il aimoit avec tant de paflion, qu'il ne la perdoit de vue qüe le moins qu'il pouvoit. Un jour que des affaires prefTantes 1'obligeoient a s'éloigner d'elle,il alla dans un endroit oü Fon vendoit toutes fortes d'oifeaux; il y acheta un perroquet, qui non-feulement parloit fort bien, mais qui avoit même le don de rendre compte de tout ce qui avoit été fait devant lui. II 1'apporta dans une cage au logis, pria fa femme de le mettre dans fa chambre , & d'eri prendre foin pendant le .voyage qu'il alloit faire; après quoi il partit. A fon retour, il ne manqua pas d'interroger le perroquet fur ce qui s'étoit paffé durant fon abfence; & la-deffus , 1'oifeau lui apprit des chofes qui lui conncrent lieu de faire de grands reproches a fa femme* Elle crut que quelqu'une  Contes Arabes. 9; de fes efclaves 1'avoit trahie; mais elles lui jurèrent toutes qu'elles lui avoient été fidelles; & elles convinrent qu'il falloit que ce fut le perroquet qui eut fait ces mauvais rapports. Prévenue de cette opinion , la femme chercha dans fon efprit un moyen de détruire les foupcons de fon mari,& defe venger en même-tems du perroquet. Elle le trouva: fon mari étant parti pour faire un voyage d'une journée, elle comjnanda a une efclave de tourner pendant la nuit, fous la cage de 1'oifeau , un moulin a bras; a une autre, de jeter de 1'eau en forme de pluie par le haut de la cage; & a une troifième, de •prendre un miroir, & de le tourner devant les yeux du perroquet , a droite & a gauche a la clarté d'une chandelle. Les efclaves employèrent une grande partie de la nuit a faire ce que leur avoit ordonné leur maitreffe, & elles s'en acquittèrent fort adroitement. Le lendemain, le mari étant de retour , fit encore des queftions au perroquet fur ce qui s'étoit pafle chez lui; & 1'oifeau lui répondit: Mon bon maïtre , les éclairs, le tonnerre & la pluie m'ont tellement incommodé toute la nuit, que je ne puis vous dire ce que j'en ai fouffert. Le mari, qui favoit bien qu'il n'avoit ni plu ni tonné cette nuit-la, demeura perfuadé que le perroquet ne difant pas la vérité en cela, ne te  £<5 Les mille ét une Nüits, lui avoit pas dite auffi au fujet de fa femme. C*ef4 pourquoi, de dépit, l'ayant été tirer de fa cage, il le jeta fi rudement contre terre, qu'il le tua. Néanmoins, dans la fuite, il apprit de fes voifini que le pauvre perroquet ne lui avoit pas menti enluiparlant de la conduite de fa femme : cequi fut caufe qu'il fe repentit de l'avoir tué. La, s'arrêta Scheherazade , paree qu'elle s'appercut êndarit qu'il couroit de tous cötés fans tenit •de route 'affurée, il tencontra au bord d'un chemin une dame aïfez bien faite, qui pleuröit amèrement. Il retint la bride de fon cheval, demanda a cette femme qui elle étoit, ce qu'elle faifoit feule en eet endroit, & fi elle avoit befoin de fecours. Je fuis, lui répondit-elle, la fille d'un roi des Indes. En me promenant a cheval dans la campagne , je me fuis endormie, & je fuis tombée. Mon cheval s'eft échappé, & je ne fais ce qu'il eft devenu. Le jeune prince eut pitié d'elle , & lui propofa de la prendre en croupe; ce qu'elle accepta, Comme ils paffoient prés d'une mafure, la dame ayant témoigné qu'elle feroit bien aife de mettre pié a terre pour quelque néceflité, le prince s'arréta, & la laiffa defcendre. II defcendit aufii, s'approcha de la mafure en tenant fon cheval par la bride. Jugez quelle fut fa fuprife, lorfqu il entendit la dame en t dedans prononcer ces paroles : RéjouiJJe^-vous, mes enfans, je vous amène un garpon bien fait & fort gras ; & d'autres voix qui lui répondirent auffi-töt : Maman , oü eft-il , que nous le mangions touta~l'heure ; car nous uvons bon appétit. Le prince n'eut pas befoin d'en entendre davantage, pour concevoir le danger oü il fe trouvoit, II vit bien que la dame qui fe difoit fille Gij  loö Les mille et une Nuits, d'ün roi des Indes, e'toit une ogreffe , femme de ces démons fauvages, appelés Ogres, qui fe retirent dans des licux abandonnés , & fe fervent de mille rufes pour furprendre & de'vorer les paffans. II fut faifi de frayeur' & fe jeta au plus vite fur fon cheval. La prétendue princeffe parut dans le moment, & voyant qu'elle avoit manqué fon coup : Ne craignez rien, cria-t-elle au prince ; qui étesvous ? que .cherchez-vous ? Je fuis égaré , répondit-il, & je cherche mon chemin. Si vous êtes égaré, dit-elle, recommandez-vous a dieu, il vous délivrera de Pembarras oü vous vous trouvez. Alors le prince leva les veux au ciel.... Mais , fire, dit Scheherazade en eet endroit, je fuis obligée d'interrompre mon difcours : le jour qui paroït, m'impofe filence. Je fuis fort en peine , ma fceur, dit Dinazarde, de favoir ce que deviendra ce jeune prince; je tremble pour lui. Je vous tirerai demain d'inquiétude, répondit la fultane, (i le fultan veut bien que je vive jufqu a ce tems-la. Schahriar, curieux d'apprendre le dénouement de cette hiftoire , prolongea encore la vie de Scheherazade.  Contes. Arabes,- xoi xvr NUIT. Dinarzade avoit tant d'envie d'entendre la fin de 1'hiftoire du jeune prince, qu'elle fe réveilla cette nuit plutöt qu'a 1'ordinaire. Ma fceur, dit-elle, achevez, je vous prie, 1'hiftoire que vous commengates hier ; je m'intéreife au fort du jeune priace, & je meurs de peur qu'il ne foit mangé de 1'ogreffe & de fes enfans. Schahriar ayant marqué qu'ü étoit dans la même crainte : Hé bien, fire, dit la fultane, je vais vous tirer de peine. Après que la fauffe prinoeffe des Indes eut dit au jeune prince de fe recommander a dieu , comme il crut qu'elle ne lui parloit pas fincèrement,& qu'elle comptoit fur lui comme s'il eut déja été fa proie, il leva les mains au ciel, & dit : Seigneur, qui êtes tout-puiffant, jetez les yeux fur moi, & me délivrez de cette ennemie. A cette prière, la femme de 1'ogre rentra dans la mafure, & le prince s'en éloigna avec précipitation. Heureufement il retrouva fon chemin , & arriva fain & fauf auprès du roi fon père , auquel il raconta de point en point le danger qu'il venoit de courir par la faute du grand-vifir. Le roi, irrité contre ce miniftre, le fit étrangler a 1'heure même. G uj  los" Les mille et itke Nuits, Sire, pourfuivit Ie vifir du roi grec, pour revenir au médecin Douban, fi vous n'y 'prenez garde, la confiance que vous avez en lui, vous fera funefte ; je fais de bonne part que c'eft un efpion envoyé par vos ennemis pour attenter a la vie de votre majefté: il vous a guéri, ditesvous; hé qui peut vous en afiurer > II ne vous a peut-être guéri qu'en apparence, & non radicalement : que fait-on fi ce remède • avec le tems, ne produira pas un effet pernicieux ? ■ Le roi grec, qui avoit naturellement fort peu d'efprit, n'eut pas affez de pénétration pour s'appercevoir de la méchante intention de fon vifir, ni aflez de fermeté pour perfifter dans fon premier fentiment. Ce difcours 1'ébranla. Vifir, dit-il, tu as raifon; il peut être venu expres pour m'öter la vie; ce qu'il peut fort bien exécuter par la feule odeur de quelqu'une de fes drogues. H faut voir ce qu'il eft a propos de faire dans cette conjonéture. Quand le vifir vit le roi dans Ia difpofition oü il le vouloit : Sire, lui dit-il, le m0yen le plus sur & le plus prompt pour affurer votre repos, & mettre votre vie en süreté, c'eft d'envoyer chercher tout-a-l'heure le médecin Douban, & de lui faire couper la tête d'abord qu'il fera arrivé. Véritablement, reprit le roi, je crois que c'eft par-tè que je dois prévenir fon deffein.  Contes Arabes. 105 En achevant ces paroles , il appela un de fes officiers, & lui ordonna d'aller chercher le médecin, qui, fans favoir ce que le roi lui vouloit, courut au palais en diligence. Sais-tu bien, dit le roi en le voyant, pourquoi je te mande ici? Non, ure, répondit-ü, & j'attends que votre majefté daigne m'en inftruire. Je t'ai fait venir, reprit le roi, pour me délivrer de toi en te faifant öter la vie. II n'eft pas poffible d'exprimer quel fut 1'étonnement du médecin, lorfqu'il entendit prononcer 1'arrêt de fa mort. Sire, dit-il, quel fujet peut avoir votre majefté de me faire mourir? Quel crime ai-je commis? J'ai appris de bonne part, répliqua le roi, que tu es un efpion, & que tu n'es venu dans ma cour que pour attenter a ma vie; mais pour te prévenir , je veux te ravir la tienne. Frappe, ajouta-t-il au bourreau qui étoit préfent, & me délivre d'un perfide qui ne s'eft introduit ici que pour m'afTafliner. A eet ordre cruel, le médecin jugea bien que les honneurs & les bienfaits qu'il avoit recus lui avoient fufcité des ennemis, & que le foible roi s'étoit laiffé furprendre a leurs impoftures. II fe repentoit de l'avoir guéri de fa lèpre; mais c'étoit un repentir hors de faifon. Eft-ce ainfi, lui difoit-il, que vous me récompenfez du bien que je vous ai fait? Le roi ne 1'écouta pas, & G iv  ro4 Les mille et une Nuits ordonna une feconde fois au bouvreau de'porter Ie coup mortel. Le médecin eut recours aux pnères. Hélas ! fire, s'écria-t-il, prolongezmoi la vie, dieu prolongera la vótre : ne me iaites pas mourir, de crainte que dieu ne vous traite de la même manière. Le pêcheur interrompit fon difcours en eet endroit, pour adreifer la parole au génie • Hé bien, génie, lui dit-il, tu vois que ce qui fe Fffa alors entre le roi grec & le médecin Douban, vient tout-a-l'heure de fe pafTer entre nous ceux. Le roi grec, continua-t-if, au tieu d'avoir egard a la prière que le médecin venoit de lui taire en le conjurant au nom de dieu, lui repartit avec dureté: Non, non, c'eft une néceffité abfoJue que je te fafie périr; aufii-bien pourrois-tu moter la vie plus fubtilement encore que tu ne m'as guéri. Cependant le médecin, fondant en pleur,, & fe plaignant pitoyablemeilt dg ft voir fi mal payé du ferviee qu'il avoit rendu au roi fe prépara i recevoir le coup de la mort. Le bourreau lui banda les yeux, lui Ha les mains & fe mit en devoir de tirer fon fabre. Alors les courtifans qui étoient préfens, émus. de compaffion, fupplièrent le roi de lui faire grace affurant qu'il n'étoit pas coupable, & repondant de fon innocence. Mais le rQi fa  Contes Arabes. ioy inflexible, & leur paria de forte, qu'ils n'osèrent lui répliquer. Le médecin étant a genoux, les yeux bandés, & pret a recevoir le coup qui devoit terminer fon fort, s'adreffa encore une fois au roi: Sire, lui dit-il, puifque votre majefté ne veut point révoquer 1'arrêt de ma mort, je la fupplie du moins de m'accorder la liberté d'aller jufques chez moi donner ordre a ma fépulture, dire le dernier adieu a ma familie, faire des aumones , & léguer mes livres a des perfonnes capables d'en faire un bon ufage. J'en ai un, entr'autres, dont je veux faire préfent a votre majefté : c'eft un livre fort précieux, & très-digne d'être foigneufement gardé dans votre tréfor. Hé pourquoi ce livre eft-il auffi précieux que tu le dis , répliqua le roi? Sire, repartit le médecin, c'eft qu'il contient une infinité de chofes curieufes, dont la principale eft, que quand on m'aura coupé la tcte, fi votre majefté veut bien fe donner la peine d'ouvrir le livre, au fixième feuillet, & lire la troifième ligne de la page a main gauche , ma tête répondra a toutes les queftions que vous voudrez lui faire. Le roi, curieux de voir une chofe fi merveilleufe, remit fa mort au lendemain, & 1'envoya chez lui fous bonne garde. Le médecin, pendant ce tems - la, mit ordre a fes affaires; & comme le bruit s'étoit répandu  ioó* Les mille et une Nu'its, qu'il devoit arriver un prodige inoui après fon trépas, les vifirs, les émirs, les officiers de la garde, enfin, toute la cour fe rendit le jour fuivant dans la falie d'audience, pour en être témoin. On vit bientöt paroitre le médecin Douban, qui s'avanca jufqu'au pié du tröne royal avec un gros livre a la main. La, il fe fit apporter un baffin, fur lequel il étendit la couverture dont le livre étoit enveloppé; & préfentant le livre au roi : Sire, lui dit-il, prenez, s'il vous plait, ce livre; & d'abord que ma tête fera coupée, commandez qu'on la pofe dans le baffin fur la couverture du livre; dès qu'elle y fera, le fang cefiera d'en couler : alors vous ouvrirezle livre, & ma tête répondraa toutes vos demandes. Mais, fire, ajouta-t-il, permettez-moi d'implorer encore une fois la clémence de votre majefté : au nom de dieu, laiffez-vous fléchir; je vous protefte que je fuis innocent. Tes prières, répondit le roi, font inutiles; & quand ce ne feroit que pour entendre parler ta tête après ta mort, je veux que tu meures. En difant cela, il prit Ie livre des mains du médecin, & ordonna au bourreau de faire fon devoir. La tête fut coupée fi adroitement, qu'elle tomba dans le baffin; & elle fut a peine pofée fur la couverture, que le fang s'arrêta. Alors ,  Contes Arabes. 107 au grand étonnement du roi & de tous les fpectateurs, elle ouvrit les yeux; & prenant la parole: Sire, dit-elle, que votre majefté ouvre le livre. Le roi 1'ouvrit; & trouvant que le premier feuillet étoit comme collé contre le fecond, pour le tourner avec plus de facilité, il porta le doigt a fa bouche, & le mouilla de fa falive. II fit la même chofe jufqu'au fixième feuillet; & ne voyant pas d'écriture a la page indiquée : Médecin, dit-il a la tête, il n'y a rien d'écrit. Tournez encore quelques feuillets , repartit la tête. Le roi continua d'en tourner, en portant toujours le doigt a fa bouche, jufqu'a ce que le poifon, dont chaque feuillet étoit imbu, venant a faire fon effet, ce prince fe fentit tout-a-coup agité d'un tranfport extraordinaire; fa vue fe troubla, & il fe laiffa tomber au pié de fon tröne avec de grandes convulfions A ces mots, Scheherazade appercevant le jour, en avertit le fultan, & cefla de parler. Ah, ma chère fceur, dit alors Dinarzade, que je fuis fachée que vous n'ayez pas le tems d'achever cette hiftoire ! je ferois inconfolable fi vous perdiez la vie aujourd'hui. Ma fceur, répondit la fultane, il en fera ce qu'il plaira au fultan : mais il faut efpérer qu'il aura la bonté de fufpendre ma mort jufqu'a demain. Effe&ivernent, Schahriar, loin d'ordonner fon trépas ce  io8 Les millê et une Nuits, jour-Ia, attendit la nuit prochaine avec impatience, tant il avoit d'envie d'apprendre la fin de 1'hiftoire du roi grec, & la fuite de celle du pêcheur & du génie. X V I P NUIT. Quelque curiofité qu'eüt Dinarzade d'entendre Ie refte de 1'hiftoire du roi grec, elle ne ie reveilla pas cette nuit de fi bonne heure qu'a 1 ordinaire; il étoit même prefque jour lorfqu'elle dit k la fultane : Ma chère fceur, je vous pne de continuer la merveilleufe hiftoire du roi grec; mais hitez-vous, de grace, car le jour paroitra bientöt. Scheherazade reprit auffi-töt cette hiftoire, a 1 endroit oü elle 1'avoit IaifTée le jour précédent. Sire, dit-elle, quand le médecin Douban, ou, pour mieux dire, fa tête, vit que le poifon faifoit fon effet, & que le roi n'avoit plus que. quelques momens k vivre : Tyran, s'écria-t-elle, voila de quelle manière font traités les princes qui, abufant de leur autorité, font périr les mnocens; dieu punk tot ou tard leurs injuftices & leurs cruautés. La tête eut k peine achevé ces paroles, que le roi tomba mort, & qu'elle perdit elle-même auffi le peu de viequiluireftoit»  Contes Arabes. 109 Sire, pourfuivit Scheherazade , telle fut la fin du roi grec & du médecin Douban. II faut préfentement venir a 1'hiftoire du pêcheur & du génie; mais ce n'eft pas la peine de commencer, car il eft jour. Le fultan, de qui toutes les heures étoient réglées, ne pouvant 1'écouter plus longtems, fe leva; & comme il vouloit abfolument entendre la fuite de 1'hiftoire du génie & du pêcheur, il avertit la fultane de fe préparer a la lui raconter la nuit fuivante. X V 11 r NUIT. Dinarzade fe dédommagea cette nuit de la précédente; elle fe réveilla long-tems devant te jour, & Scheherazade fe mit a raconter la fuite de 1'hiftoire du pêcheur & du génie, que le fultan fouha'itoit, autant que Dinarzade, d'entendre.^ Je vais, répondit la fultane, contenter fa curiofité & la votre. Alors, s'adreffant a Schahriar : Sire, pourfuivit-elle, fi-töt que le pêcheur eut fini 1'hiftoire du roi grec & du médecin Douban, il en fit 1'application au génie qu'il tenoit toujours enfermé dans le vafe. Si le roi grec, lui dit-il, eut voulu laifler vivre le médecin, dieu 1'auroit aufii laiffé vivre lui-même : mais il rejeta fes plus humbles prières, Sc dieu Ten punit. II  iio Les mille et une NüiTs, en eft de même de toi, ö génie i fi |>oiS pu te fléchir & obtenir de toi la grace que je ,Q demandois, , aurois préfentement pitié de i'état ou m es; mais puifque fnalgré 1'extrême obÜgation que tu m'avois de t'avoir mis en liberté tu as perfifté dans la volonté de me tuer, jè dois, a mon tour, être impitoyable. Je vais . en te laifTant dans ce vafe & en te rejetant i la mer, t'óter 1'ufage de la vie jufqu'a la fin des tems : c'eft la vengeance que je prétends tirer de tou Pêcheur, mon ami, répondit le ge'nie, je te conjure encore une fois de ne pas faire une fi cruelle acftion : fonge qu'il n'eft pas honnête de ie venger, & qu'au contraire il eft louable de rendre le bien pour le mal; ne me traite pas comme Imma traita autrefois Ateca. Et que fit Imma a Ateca, répliqua le pêcheur ? Oh fi tu louhaites de le favoir, repartit le génie, ouvremoi ce vafe : crois-tu que je fois en humeur de laire des contes dans une prifon fi étroite ? Je t'en ferai tant que tu voudras quand tu mW ras tiré d'ici. Non, dit le pêcheur, je ne te délivierai pas; c'eft trop raifonner, je vais te précipiter au fond de la mer. Encore un mot, pêcheur, s'écria le génie; je te promets de ne te faire aucun mal; bien éloigné de cela, jet'enfeignerai un moven de devenir puiffamment riche.  Contes Arabes. xiï ■L'efpérance de fe tirer de la pauvreté, défarma le pêcheur. Je pourrois t'écouter, dit-il > s'U y avoit quelque fond a faire fur ta parole : jure-moi par le grand nom de dieu, que tu feras de bonne foi ce que tu dis, & je vais t'ouvnr le vafe j je ne crois pas que tu fois aflez hardi pour violer un pareil ferment. Le génie le fit, & le pêcheur öta auflitöt le couvercle du vafe. II en fortit è 1'inftant de la fumée , & le génie ayant repris fa forme de la même manière qu'auparavant, la première chofe qu'il fit, fut de jeter, d'un coup de pié , le vafe dans la mer. Cette aftion effraya le pêcheur : Génie , dit-il, qu'eft-ce que cela fignifie ? ne voulez-vous pas garder le ferment que vous venez de faire? & dois-je vous dire ce que le médecin Douban difoitau roi grec: Laiffez-moi vivre, & dieu prolongera vos jours? La crainte du pêcheur fit rire le génie, qui lui répondit : Non, pêcheur , raffure-toi; je n'ai jeté le vafe que pour me divertir , & voir feta en ferois alarmé , & pour te perfuader que je te veux tenir parole , prends tes filets, & me fuis. En prononcant ces mots, il fe rmt a marcher devant le pêcheur, qui, chargé de fes filets le fuivit avec quelque forte de défiance. Ils pafsèrent devant la ville, & montèrent au haut d une montagne, doü ils defcendirent dans une vafte  fcfca Lts mille et une NutTS plaine qui les conduifit a un étang fitue' enfre quatre collines. 6 enfie Lorfqu'ils furent arrivés au bord de tW 16 Sf1C dk ^ Pêcheur : Jette tes filets & prenos du poiffon. Le pêcheur ne douta ^ qudnen pnt t car il en vit une grande quantüé dans l etang ; mais ce qui le furprit extréme_ ment, c eft quil remarqua qu'il y etl avoit de quatre couleurs différentes , c'eft - a - dire de Wancs , de rouges, de bleus & de jannes. U jeta fes filets , & en amena quatre, dont chacun étoit dune de ces couleurs. Comme il n'en avoit fe. mais vu de pareils , il ne pouvoit fe laffer de les admirer; & jugeant qu'il en pourroit tJrer une fomme affez confidérable, il en avoit beaucoup de joie, Emporte ces poiflbns, lui dit le genie, & Va les préfenter è ten fultan; il t'en donnera plus d'argent que tu n'en as manié en toute ta vie. Tu pourras venir tous les jours pêcher en eet étang ; mais je t'avertis de ne jeter tes filets qu'une fois chaque jour; autrement, il t'en arrivera du mal, prends-y aarde • c'eft 1'avis que je te donne; fi tu le fuis exactement, tu t'en trouveras bien. En difant cela il frappa du pié la terre, qui s>ouvrit^ & £ referma après l'avoir englouti. Le pêcheur, réfolu de fuivre de point en point les confeils du génie, fe garda'bien de jeter  'Contes Arabes, 113' tater une feconde fois fes filets. II reprit le chemin de la ville, fort content de fa pêche, & faifant mille réflexions fur fon aventure. II alla droit au palais du fultan pour hii préfenter fes poiflbns Mais, fire , dit Scheherazade , j'appercois le jour ; il faut que je m'arrête eri eet endroit. Ma fceur, dit alors Dinazarde, que les derniers évènemens que vous venez de raconter, font furprenans ! j'ai de la peine a croire que vous puiffiez déformais nous en apprendre d'autres qui le foient daVantage. Ma chère fceur, répondit 1» fultane, fi le fultan mon maïtre me laiife vivre jufqu'a demain, je fuis perfuadée que vous trouverez la fuite de 1'hiftoire du pêcheur encore plus merveilleufe que le commencement, & incomparablement plus agréable. Schahriar, curieux de voir fi le refte,de 1'hiftoire du pêcheur étoit tel que la fultane le promettoit, différa encore 1'exé» cution de la loi cruelle qu'il s'étoit faite. [Tomé F1I%  Ii4 Les mille et une Nuits, X I Xe NUIT. Ve r s la fin de la dix-neuvième nuit, Dinarzade appella la fultane, & lui dit s Ma fceur, j« fuis dans une extréme impatience d'entendre Ia fuite de 1'hiftoire du pêcheur ; racontez-nous-la, en attendant que le jour paroifTe. Scheherazade^ avec la permiffion du fultan, la reprit auffi-töt de cette forte: Sire, je laiffe a penfer a votre majefté', quelle fut la furprife du fultan , lorfqu'il vit les quatre poiflbns que le pêcheur lui préfenta. II les prit 1'un après 1'autre pour les confide'rer avec attention; & après les avoir admirés afiez long-tems: Prenez ces poiffons, dit-il a fon premier vifir, & les portez a 1'habile cuifinière que 1'empereur des grecs m'a envoye'e ; je m'imagine qu'ils ne feront pas moins bons qu'ils font beaux. Le vifir les porta lui-même a la cuifinière, & les lui remettant entre les mains : Voila , lui ditil , quatre poiflbns qu'on vient d'apporter au fultan; il vous ordonne de les lui apprêter. Après fi'être acquitté de cette commiflion , il retourna vers le fultan fon maïtre, qui le chargea de donner au pêcheur quatre eens pièces d'or de fa monnoie; ce qu'il exe'cuta très-fidellement,  Contes Arabes» uy Le pêcheur , qui n'avoit jamais poffédé une fi grande fomme a la fois, concevoit a peine fon bonheur , & le regardoit comme un fonge. Mais il connut dans la fuite qu'il e'toit réel par le bon ufage qu'il en fit, en 1'employant aux befoins de fa familie. Mais , fire , pourfuivit Scheherazade , après vous avoir parlé du pêcheur, il faut vous parler auffi de la cuifinière du fultan, que nous allons trouver dans un grand embarras. D'abord qu'elle eut rtettoyé les poiffons que le vifir lui avoit donnés, elle les mit fur le feu dans une cafferole avec de 1'huile pour les frire 1 lorfqu'elle les crut afiez cuits d'un cöté , elle les tourna de 1'autre. Mais,öprodigeinoui! apeinefurent-ifstournés, que le mur de la cuifine s'entr'ouvrit; il en fortit une jeune dame d'une beauté admirable, & d'une taille avantageufe; elle étoit habillée d'une étoffe de fatin a fleurs , facon d'Egypte , avec des pendans d'oreille, un collier de groffes perles, des brafTeiets d'or garnis de rubis, & qui tenoit une baguette de myrte a la main. Elle s'approcha de la cafferole, au grand étonnement de la cuifinière, qui demeura immobile a cette vue ; & frappant un des poiffons du bout de fa baguette; Poiffon, poiffon , lui dit-elle , es-tu dans ton devoïr ? Le poiffon n'ayant rien répondu , elle les iépéta,& alors les quatre poiffons levèrent la tête Hij  tri6° Les mille et une Nuits, tous enfemble , & lui dirent très-diftinftement i Om , ouï , fi vous compte^, nous comptons j fi vous paye^ vos dettes, nous payons les nótres; fi vousfuyel> nous valnquons , & nous fommcs contens. Dès qu'ils eurent achevé ces mots, la jeune dame renverfa la cafferole, & rentra dans 1'ouverture du mur, qui fe referma auffi-töt, & fe remit au même état qu'il e'toit auparavant.' La cuifinière, que toutes ces merveilles avoient ëpouvante'e, étant revenue de fa frayeur, alla relever les poiffons qui étoient tombés fur la braife; mais elle les trouva plus noirs que du charbon, & hors d'état d'être fervis au fultan. Elle en eut une vive douleur; & fe mettant a pleurer de toute fa force : Hélas, difoit-elle, que vais-je devenir ! quand je conterai au fultan ce que j'ai vu, je fuis affurée qu'il ne me croira point; dans quelle colère ne fera-t-il pas contre moi ? Pendant qu'elle s'affligeoit ainfi, le grand-vifir entra, & lui demanda fi les poiffons étoient prêts. Elle lui raconta tout ce qui étoit arrivé ; & ce récit, comme on le peut penfer , 1'étonna fort : mais fans en parler au fultan, il inventa une excufe qui le contenta. Cependant il envoya chercher le pêcheur a 1'heure même ; & quand il fut arrivé: Pêcheur, lui dit-il, apporte-moi quatre autres poiffons qui foient femblables a ceux que tu as déja apportés; car il eft furvenu certain  Cöntès AraïëSi ïrf malheur qui a empêché qu'on ne les ait fervis au fultan. Le pêcheur ne lui'dit pas ce que le génie lui avoit recommandé ; mais pour fe difpenfer de fournir ce jour-la les poilTons qu'on lui demandoit, il s'excufa fur la Iongueur du chemin , & promit de les apporter le lendemain matin. Effedivement , le pêcheur partit durant la nuit , & fe rendit a 1'étang. II y jeta fes filets, & les ayant retirés, il y trouva quatre poiffons qui étoient comme les autres , chacun d'une couleur différente. II s'en retourna auflï-töt, 8c les porta au grand - vifir dans le tems qu'il les lui avoit promis. Ce miniftre les prit & les,emporta lui-même encore dans la cuifine , oü il s'enferma feul avec la cuifinière, qui commenca de les habiller devant lui, & qui les mit fur le feu, comme elle avoit fait les quatre autres le jour précédent. Lorfqu'ils furent cuits d'un cöté, & qu'elle les eut tournés de 1'autre , le mur de la cuifine s'entr'ouvrit encore , & la même dame parut avec fa baguette a la main : elle s'approcha de la cafferole , frappa un des poiffons , lui adreffa les mêmes paroles, & ils lui firent tous la même réponfe en levant la tête Mais, fire, ajouta Scheherazade, en le reprenant; voila le jour qui paroit ■ & qui m'empêche de continuer cette hiftoire : les chofes que je viens de vous dire , font, a la-vérité 3 très-fingulières; mais fi je fuis Hiij  ii§ Lés" mille et une Nuits en vie demain, je vous en dirai d'autres qui font encore plus dignes de votre attention, Schahriar, jugeant bien que la fuite devoit être fort curieufe , re'folut de 1'entendre la nuit fuivante. X Xe NUIT, jM A chère fceur , s'écria Dinarzade , fuiyant fa coutume, fi vous ne dormez pas, je vous prie de pourfuivre & d'achever le beau conté du pêcheur. La fultane prit auflï-töt la parole , & paria dans ces termes : Sire, après que les quatre poiffons eurent répondu a la jeune dame , elle renverfa encore la cafferole d'un coup de baguette, & fe retira dans le même endroit de la muraille d'oü elle étoit fortie. Le grand-vifir ayant été témoin de ce qui s'étoit paffé : Cela eft trop furprenant, dit-il, & trop extraordinaire , pour en faire un myftère au fultan; je vais de ce pas 1'informer de ce prodige. En effet, il Falla trouver, & lui en fit un rapport fidelle. Le fultan , fort forpris , marqua beaucoup d empreffement de voir cette merveille. Pour eet effet , il envoya chercher le pêcheur. Mon ami, ÏU1 ^t_lI> ne pourrois-tu pas m'apporter encore quatre poiffons de diverfes couleurs ?Le pêcheur  répondit au fultan, que fi fa majefté vouloït lui accc-rder trois jours pour faire ce qu'elle défiroit, il fe promettoit de la contenter. Les ayant obtenus, il alla a 1'étang pour la troifième fois, & il ne fut pas moins heureux que les deux autres ï ear du premier coup de filet, il prit quatre poiffons de couleur différente. II ne manqua pas de les porter a 1'heure même au fultan , qui en eut d'autant plus de joie, qu'il ne s'attendoit pas a les avoir fi-töt, & qui lui fit donner encore quatre eens pièces de fa monnoie. D'abord que le fultan eut les poiffons, il les fit porter dans fon cabinet avec tout ce qui étoit néceffaire pour les faire cuire. La, s'étant enfermé avec fon grand-vifir, ce miniftre les habilla, les mit enfuite fur le feu dans une cafferole ; & quand ils furent cuits d'un cóté , il les retourna de 1'autre. Alors le mur du cabinet s'entr'ouvnt; mais au lieu de la jeune dame, ce fut un noir quï en fortit. Ce noir avoit un habillement d'efclave; il étoit d'une groffeur & d'une grandeur gigantefque, & tenoit un gros baton vert a la main. II s'avanca jufqu'a la cafferole, & touchant de fon baton un des poiffons, il lui dit d'une voiX terrible : Poijjon, poiffon , es-tu dans ton devoir ? A ces mots , les poiffons levèrent la tete, & répondirent: Oui, oui, nousyfommes ; fivous tomptez , nous comptons ; fi vous payez_ vos. da- H iv  ï20 Les mille et une Nuits, iet , nouspayans les nócres • fivcnsfuyl, nous Vamquons, & nous fommes contens. Les poiflbns eurent a peineachevé ces paroles que le noir renverfa la caflerole au milieu du" cabinet, & réduifit les poiflbns encharbon. Cela etant fait, il fe retira fièrement, & rentra dans 1 ouverture du rrmr, qui fe referma , & qui parut dans le meme état qu'auparavant. : Après ce que je viens de voir, dit le fultan a fon grand-vifir, il ne me fera pas poflïbje d'avoir I efprit en repos. Ces poiflbns, fans doute, iW nent quelque chofe d'extraordinaire , dont je veux être éclairci. II envoya chercherlepêcheur; on le lui amena. Pêcheur, lui dit-il, les poiflbns que tu nous as apportés, me caufent bien de ïinquiétude : en quel endroit les as-tu pêchés> Sire , repondit-il, je les ai pêchés dans un étang qui eft fitue entre quatre collines , au-dela de 5 montagne que Pon voit d'ici. ConnoifTez-vous eet «ang, dit le fultan au vifir > Non, fire . ré ^ le vifir, je n en ai jamais oui' parler ; il y a pour. tant foixante ans que je chalTe aux environs & audela de cette montagne. Le fultan demanda au pêcheur a quelle diftance de fon palais étoit I etang; Ie pêcheur aflbra qu'il n'y avoit pas plus de trois heures de chemin. Sur cette aflhrance & comme ilrefloit encore aflez de jour pour y mh* avam la nuit, le fultan commanda è toutq  Contes Arabes. 121 fa cour de monter a cheval, & le pêcheur leur fervit de guide. . Ils montèrent tous la montagne, & a la defcente,ils virent, avec beaucoup de furprife, une vafte plaine que perfonne n'avoit remarquée jufqu'alors. Enfin ils arrivèrent a 1'étang, qu'ils trouvèrent effeétivement fitué entre quatre collines , comme le pêcheur 1'avoit rapporté. L'eau en étoit fi tranfparente , qu'ils remarquèrent que tous les poiflbns étoient fembiables a ceux que le pêcheur avoit apportés au palais. Le fultan s'arrêta fur le bord de 1'étang ; 8c après avoir quelque tems regardé les poiflbns avec admiration , il demanda a fes émirs & a tous fes courtifans, s'il étoit poffible qu'ils n'euffent pas encore vu eet étang, qui étoit fi peu éloigné de la ville. Ils lui répondirent qu'ils n'en avoient jamais entendu parler. Puifque vous convenez tous , leur dit-il, que vous n'en avez jamais oui parler, & que je ne fuis pas moins étonné que vous de cette nouveauté, je fuis réfolu de ne pas rentrer dans mon palais , que je n'aie fu pour quelle raifon eet étang fe trouve ici, & pourquoi il n'y a dedans que des poiflbns de quatre couleurs. Après avoir dit ces paroles, il ordonna de camper , & aufli-töt fon pavillon & les tentes de fa jnaifon furent dreffés fur les bords de 1'étang. A rentree de la puit, le fultan, retiré fous fon  H2 Lês Mille et üne Nuit*, pavillon, paria en particulier a fon grand-vifir ^ & lui dit : Vifir , j'ai 1'efprit dans une étrange ïnquiétude ; eet étang tranfporté dans ces lieux, ce noir qui nous eft apparu dans mon cabinet, ces poilfons que nous avons entendu parler, tout cela irrite tellement ma curiofité, que je ne puis réfifter a 1'impatience de la fatisfaire. Pour eet effet, je médite un defTein que je veux abfolument exécuter. Je vais feul m'éloigner de ce camp ; je vous ordonne de tenir mon abfence fecrète; demeurez fous mon pavillon; & demain matin, quand mes emirs & mes courtifans fe préfenteront a Pentrée, renvoyez-les , en leur difant que j'ai une legére indifpofition, & que je veux être feul. Les jours fuivans , vous continuerez de leur dire la même chofe, jufqu'a ce que je fois d* retour. Le grand-vifir dit plufieurs chofes au fultan , pour tacher de le de'tourner de fon deffein; il lui repréfenta le danger auquel il s'expofoit, & Ia peine qu'il alloit prendre peut-être inutilement. Mais il eut beau e'puifer fon éloquence, le fultan ne quitta point fa réfolution , & fe pre'para a Pexécuter. II prit un habillement commode pour marcher a pié ; il fe munit d'un fabre ; & dès qu'il vit que tout étoit tranquille dans fon camp, il partit fans être accompagné de perfonne. H tourna fes pas vers une des collines, qu'il  Contes Arabes. 12$ monta fans beaucoup de peine. II en trouva la defcente encore plus aifée; & lorfqu'il fut dans la plaine , il marcha jufqu'au lever du foleil. Alors appercevant de loin devant lui un grand édifice , il s'en réjouit, dans 1'efpérance d'y pouvoir apprendre ce qu'il vouloit favoir. Quand il en fut pres , il remarqua que c'étoit un palais magnifique, ou plutót un chateau très-fort, d'un beau marbre noir poli, & couvert d'un acier fin & unï comme une glacé de miroir. Ravi de n'avoir pas été long - tems fans rencontrer quelque chofe digne au moins de fa curiofité , il s'arréta devant la fagade du chateau & la confidéra avec beaucoup d'attention. II s'avanga enfuite jufqu'a la porte, qui étoit È deux battans, dont 1'un étoit ouvert. Quoiqu'ü lui fut libre d'entrer, il crut néanmoins devoir frapper. II frappa un coup afiez légèrement, & attendit quelque tems; mais ne voyant venit perfonne, il s'imagina qu'on ne 1'avoit point entendu ; c'eft pourquoi il frappa un fecond coup plus fort; mais ne voyant ni n'entendant perfonne, il redoubla; perfonne ne parut encore. Cela le furprit extrêmement; car il ne pouvoit penfer qu'un chateau fi bien entretenu fut abandqnné. S'il n'y a perfonne , difoit-il en lui-même, je n'ai rien a craindre ; 8f s'il y a qüelqu'un, j'ai de guoi me défendre,  |2| Les SfitLE ET tftfE Nü'ïts,; Enfin le fultan entra : & s'avancant fous lé veftibule : N'y a-t-il perfonne ici, s'écria-t-il, pour recevoir un étranger qui auroit befoin de fe rafraïchir en paffant ? II re'péta la même chofe deux ou trois fois ; mais quoiqu'il parlat fort haut, perfonne ne lui répondit. Ce filence augmenta fon étonnement. II pafla dans une cour très-fpacieufe, & regardant de tous cötés pour voir s'il ne découvriroit point qüelqu'un, il n'ap- percut pas le moindre être vivant Mais, lire, dit Scheherazade en eet endroit, le jour qui paroït, vient m'impofer filence. Ah! ma fceur, dit Dinarzade, vous nous laiffez au plus bel endroit. II eft vrai, répondit la fultane : mais, ma fceur, vous en voyez la néceffité. II ne tiendra qu'au fultan mon feigneur , que vous entendiez le refte demain. Ce ne fut pas tant pour faire plaifir a Dinarzade que Schahriar laiffa vivre encore la fultane , que pour contenter la curiofité qu'il avoit d'apprendre ce qui fe paf-, feroit dans le chateau.  Contes Arabes. i2i x x r nuit. D i n a r z a d e ne fut pas pareffeufe k réveillet la fultane fur la fin de cette nuk. Machère fceur, lui dit-elle, je vous prie de nous raconter ce qui fe paffa dans ce beau chateau oü vous nous laiflates hier. Scheherazade reprit auffi-tót le conté du jour précédent; & s'adreffant toujours a Schahriar: Sire, dit-elle, le fultan ne voyant donc perfonne dans la cour oü il étoit, entra dans de grandes falies , dont les tapis de pié étoient de foie ; les eftrades & les fophas couverts d'étoffes de la Mecque ; & les portières, des plus riches étoffes des Indes , relevées d'or & d'argent. II pafla enfuite dans un fallon merveilleux , au milieu duquel il y avoit un grand baifin avec un lion d'or maffif k chaque coin. Les quatre lions jetoient de 1'eau par la gueule, & cette eau, en tombant, formoit des diamans & des perles ; ce qui n'accompagnok pas mal un jet d'eau, qui, s'élancant du milieu du baffin , alloit prefque frapper le fond d'un döme peint a 1'arabefque. ^ Le chateau , de trois cótés , étoit environnê d'un jardin , que les parterres , les pièces d'eau, les bofquets, & mille autre agrémens concou-  *25 Les mille et une Nuits ïoient è embellir; & ce qui achevoit de'rendrè ce heu admirable, c'étoit une infinité d'oifeaux qui y remplilToient fair de leurs chants harmo' nieux ,8c qui y faifoient toujours leur demeure paree que des filets tendus 'au-deffus des arbres & du palais, les erripêchoient d'en fortir. Le fultan fe promena long-tems d'appartemens en appartemens , oü tout lui parut grand & taagnifique. Lórfqu'il fut las de marcher, il s'affit dans un cabinet ouvert, qui avoit vue fur le jardin; & la, rempli de tout ce qu'il avoit déja Vu &de tout ce qu'il voyoit encore, il fitffofe des réflexions fur tous ces différens objets, quand tout-a-coup une voix plaintive , accompagnee de ens lamentables, vint frapper fon oreille. II écouta avec attention, & il entendit diftinctement ces triftes paroles : O fortune, qui n'as pu me laiffer jouir long-tems d'un heureux fort, & qui mas rendu le plus infortuné de tous les hommes, cejfe de me perfécuter, & viens, par une prompte mort, mettre fin a mes douleurs Hélas > efl-il poffMe que je fois encore en vk après tous les tourmens que fai foufferts? Le fultan, touché de ces pitoyables plaintes, fe leva pour aller du cöté d'oü elles étoient parties. Lórfqu'il fut l la porte d'une grande falie, il ouvrit la portière , & vit un jeune homme' bien fait, 6c très-riMiement vêtu a qui e'toit  Contes Arabes. 123 affis fur un tröne ün peu élevé de tefre. La trifteffe étoit peinte fur fon vifage. Le fultan s'approcha de lui, 8c le falua. Le jeune homme lui rendit fon falut, en lui faifant une inclination de tête fort baffe; & comme il ne fe levoit pas: Seigneur, dit-il au fultan, je jugebien que vous méritez que je me leve pour vous recevoir, 8c vous rendre tous les honneurs poffibles; mais une raifon fi forte s'y oppofe, que vous ne devei pas m'en favoir mauvais gré. Seigneur, lui répondit le fultan , je vous fuis fort obligé de la bonne opinion que vous avez de moi. Quant au fujet que vous avez de ne vous pas lever, quelle que puiffe être votre excufe, jelarecois de fort bon cceur. Attiré par vos plaintes, péne'tré de vos peines, je viens vous offrir mon fecours. Plüt a dieu qu'il dépendït de moi d'apporter du foulagement a vos maux, je m'y employerois dö tout mon pouvoir. Je me flatte que vous voudrez bien me raconter 1'hiftoire de vos malheurs; mais de grace apprenez-moi auparavant ce que fignifie eet étang qui eft prés d'ici, & oü Pon voit des poiffons de quatre couleurs différentes ; ce que c'eft que ce chateau ; pourquoi vous vous y trouvez, 8c d'oü vient que vous y êtes feul. Au lieu de répondre a ces queftions, le jeune homme fe mit a pleurer amèrement. Que laforfune eft incoriftante, s'écjia-t-il J elle fe plak a  «8 Les mille et une Nuits, nhaiffer les hommes qu'elle a élevés; oüfint ceu* qui jouifjent tranquillement d'un bonheur qu'ils tiennent d'elle, & dont les jours font toujours purs & fereins ? Le fultan, touché de compaffion de le voir en cct état, le pria très-inftamment de lui dire le fujet d'une fi grande douleur. Hélas, feigneur, lui répondit le jeune homme, comment pourrois-' je ne pas être affiigé ? & le moyen que mes yeux ne foient pas des fources intarifTables de larmes? A ces mots ayant levé fa robe , il fit voir au fultan qu'il n'étoit homme que depuis la tête jufqu'a la ceinture, & que 1'autre moitié de fon corps étoit de marbre noir En eet endroit, Scheherazade interrompit fon difcours, pour faire remarquer au fultan des Indes que le jour paroiflbit. Schahriar fur tellement charmé de ce qu'il venoit d'entendre, & il fe fentit fi fort attendri en faveur de Scheherazade, qu'il réfolut de la laifTer vivre pendant un mois. II fe leva néanmoins a fon ordinaire, fans lui parler de fa réfolution, XXII*  Contes Arabes» Ï2£> X X I Ie NUIT. Dinarzade avoit tant d'impatience d'entendre la fuite du conté de la nuk précédente, qu'elle appela fa foeur de fort bonne heure, en la fuppliant de continuer le merveilleux conté qu'elie n'avoit pu achever la veille. J'y confens, répondit la fultane , écoutez-moi. Vous jugez bien , pourfuivit- elle , que Ie fultan fut étrangement étonné, quand il vit 1'état déplorable oü étoit le jeune homme. Ce que vous montrez-la, lui dit-il, en me donnant de 1'horreur, Irrite ma curiofité; je brüle d'apprendre Votre hiftoire , qui dok être, fans doute , fort étrange> & je fuis perfuadé que 1'étang & les poiflbns y ont quelque part : ainfi , je Vous conjure de me la raconter; vous y trouverez quelque forte de confolation, puifqu'il eft certain que les maihcureux trouvent une efpèce de foulagement a conter leurs malheurs. Je ne veux pas vous refufer cette fatisfa&ion, repartitie jeune homme, quoique je ne puifle vous la donner fans renouveler mes vives douleurs; mais je vous avertis par avance de préparer vos oreüles, votre efprit, & vos yeux même a des chofes qui furpaffent toutce que 1'imagin.ation peut concevok de plus extraordinaire» Jome VIL I  ïjo Les mille et une Nuit?, H I S T O I R E Lu jeune Roi des lies noir es. "Vous faurez , feigneur , continua-t-il , que mon père, qui s'appeloit Mahmoud, étoit roi de eet état. C'eft le royaume des iles noires, qui prend fon nom des quatre petites montagnes voifines; car ces montagnes étoient ci-devantdes iles, & la capitale oü le roi mon père faifoit fon féjour, .étoit dans 1'endroit oü eft préfentement eet étang que vous avez vu. La fuite de mon hiftoire vous inftruira de tous ces changemens. Le roi mon père mourut a 1'age de foixante &dix ans. Je n'euspas plutöt pris fa place, que je me mariai; & Ia perfonne que je choifis pour partager la dignité royale avec moi , étoit ma coufine. J'eus toutlieud'être content des marqués d'amour qu'elle me donna; & de mon cöté, je concus pour elle tant de tendrefie , que rien n'étoit comparable a notre union, qui dura cinq années. Au bout de ce tems-la , je m'appercus que la reine ma coufine n'avoit plus de goüt pour moi. Un jour qu'elle étoit au bain 1'après-dmée, je me fentis une envie de dormir, & je me jetai fur un fopha. Deux de fes femmes qui fe trouvèrent  Cöisttes 'Arabes, 13X', alors dans ma chambre , vinrent s'affeoir, Tune a ma tête, & 1'autre a mes piés , avec un éventail a la main, tant pour modérer la chaleur, que pour me garantir des mouches qui auroient pu troubler mon fommeil. Elles me croyoient endormi, & elles s'entretenoient tout bas; mais j'avois feulement les yeux fermés , & je ne perdis pas une parole de leur converfation. Une de ces femmes dit a 1'autre : N'eff-il pas vrai que la reine a grand tort de ne pas aimer un prince auffi aimable que le notre? Affurément, répondit la feconde ; pour moi , je n'y comprends rien, & je ne fais pourquoi elle fort toutes les nuits, & le laiffe feul : eft-ce qu'il ne s'en appergoit pas ? Hé comment voudroistu qu'il s'en appergüt! reprit la première; elle mêle tous les foirs dans fa boiffon un certain fuc d'herbe qui le fait dormir toute la nuit d'un fommeil fi profond, qu'elle a le tems d'aller oü il lui plait; & a la pointe du jour, elle vient fe recöucher aüprès de lui; alors elle le réveille, en lui paffant fous le nez une cértaine odeur. Jugez, feigneur, de ma furprife a ce difcours, & des fentimens qu'il m'infpira : néanmoins quelque émotion qu'il me put caufer , j'eus affez d'empire fur moi pour diffimuler; je fis femblant de m'éveiller, & de n'avoir rien entendu. La reine revint du bain ; nous foupames en- I ij  Ï$S Les 'mille et une Nuits, femble, & avant que de nous coucher, elle me préfenta elle-même la taffe pleine d'eau , que j'avois coutume de boire ; mais au lieu de la porter a ma bouche, je m'approchai d'une fenêtre qui étoit ouverte, &je jetai Peau fi adroitement, qu'elle ne s'en appergut pas. Je lui remis enfuite la taiTe entre les mains, afin qu'elle ne doutat point que je n'eufle bu. Nous nous couchames enfuite ; & bientöt après, croyant que j'étois endormi, quoique je ne le fufle pas, elle fe leva avec fi peu de précaution, qu'elle dit afiez haut: Dors & puij/estu ne te réveiller jamais. Elle s'habilla prompte- ment, & fortit de la chambre En achevant ces mots, Scheherazade s'étant appercue qu'il étoit jour, celfa de parler. Dinarzade avoit écouté fa fceur avec beaucoup de plaifir. Schahriar trouvoit 1'hiftoire du roi des iles noires fi digne de fa curiofité, qu'il fe leva fort impatient d'en apprendre la fuite la nuit fuivante»  Contes Arabes'. 15,5 XX IIP NUIT. Une heure avant le jour, Dinarzade s'e'tant réveille'e , ne manqua pas de prier la fultane , fa chère fceur , de continuer 1'hiftoire du jeune roi des quatre iles noires. Scheherazade, rappellant auffi-tót dans fa mémoire 1'endroit oü elle en e'toit demeurée, la reprit dans ces termes :^ D'abord que la reine ma femme fut fortie, pourfuivit le roi des ïles noires, je me levai & m'habillai k la hate ; je pris mon fabre , & la fuivis de fiprès, que jel'entendis bientöt marcher devant moi. Alors réglant mes pas fur les fiens, je marchai doucement, de peur d'en être entendu. Elle paffa par plufieurs portes qui s'ouvrirent par la vertu de certaines paroles magiques qu'elle prononca; & la dernière qui s'ouvrit, fut celle du jardin oü elle entra. Je m'arrêtai k cette porte, afin qu'elle ne put m'appercevoir pendant qu'elle traverfoit un parterre; & la conduifant des yeux autant que 1'obfcurité me le permettoit, je remarquai qu'elle entra dans un petit bois dont les allées étoient bordées de paliffades fort épaiffes. Je m'y rendis par un autre chemin; & me gliffant derrière la palilfade d'une allee affez longue, je la vis qui fe promenoit avec un homme. I iij  '134 Les mille Et une Nuits, Je ne manquai pas de prêter une oreille attentive a leurs difcours;& voici ce que j'entendis; Je ne mérite pas , difoit la reine a fon amant, le reproche que vous me faites de n'étre pas afTez diligente. Vous favez bien la raifon qui m'en empéche. Mais fi toutes les marqués d'amour que je vous ai données jufqu'a préfent, ne fuffifent pas pour vous perfuader de ma fincérité, je fuis prête a vous en donner de plus éclatantes : vous p'avez qu'a commander; vous favez quel eft mon pouvoir. Je vais,fi vous le fouhaitez, avant que le foleil fe léve, changer cette grande ville & ce beau palais en des ruines affreufes, qui ne feront habitées que par des loups, des hiboux êc des corbeaux. Voulez-vous que je tranfporte toutes les pierres de ces murailles fi folidement baties, au-dela du mont Caucafe, & hors des bornes du monde habitable? Vous n'avez qu'a dire un mot, & tous ces lieux vont changer de face, Comme Ia reine achevoit ces paroles , fon amant & elle fe trouvant au bout de 1'allée, tournèrent pour entrer dans une autre, & paf-, sèrent devant moi. J'avois déja tiré mon fabre; Sc comme Pamant étoit de mon cöté , je le frappai fur le cou, & le renverfai par terre. Je crus l'avoir tué; & dans cette opinion , je me retirai brufquement fans me faire connoitre a Ia  Contes Arabes. 13^ reine, que je voulus épargner, a caufe qu'elle étoit ma parente. Cependant le coup que j'avois porté a fon amant , étoit mortel; mais elle lui conferva la vie par la force de fes enchantemens , d'une manière toutefois qu'on peut dire de lui, qu'i! n'eft ni mort ni vivant. Comme je traverfois le jardin pour regagner le palais , j'entendis la reine qui pouflok de grands cris, & jugeant par-la de fa douleur, je me fus bon gré de lui avoir laiffé la vie. Lorfque je fus rentré dans mon appartement, je me recouchai ; & fatisfait d'avoir puni le téméraire qui m'avoit offenfé, je m'endormis. En me réveillant le lendemain , je trouvai Ia reine couchée auprès de moi Scheherazade fut obligée de s'arrêter en eet endroit, paree qu'elle vit paroitre le jour. Bon dieu, ma fceur, dit alors Dinarzade , je fuis bien fachée que vous n'en puifïïez pas dire davantage. Ma fceur, répondit la fultane , vous deviez me réveiller de meilleure heure ; c'eft votre faute. Je la réparerai , s'il plak a dieu , cette nuk, répliqua Dinarzade; car je ne crois pas que le fultan n'ait autant d'envie que moi de favoir la fin de cette hiftoire ; & j'efpère qu'il aura la bonté de vous laiffer vivre encore jufqu'a demain» I 1%  ïjó* Les mille et une Nuits, X X I Ve NUIT. Effectivement, Dinarzade , comme elle fe 1'e'toit promis, appela de très-bonne heure la fultane , par 1'extréme envie de lui entendre achever 1'agre'able hiftoire du roi des ïles noires, & de favoir comment il fut changé en marbre, Vous 1'allez apprendre, re'pondit Scheherazade, avec la permiilion du fultan. Je trouvai donc la reine couchée auprès de moi, continua le roi des quatre ïles noires; je ne vous dirai point fi elle dormoit ou non : mais je me levai fans faire de bruit, & je paffai dans mon cabinet, ou j'achevai de m'habiller, J'allai enfuite tenir mon confeil; & a mon retour, Ia reine, habille'e de deuil, les cheveux e'pars , & en partie arrachés, vint fe préfenter devant moi. Sire, me dit-elle, je viens fupplier votre majefté de ne pas trouver étrange que je fois dans 1'e'tat oü je fuis. Trois nouvelles affiigeantes que je Viens de recevoir en même-tems, font la jufte caufe de la vive douleur dont vous ne voyez que les foibles marqués. Hé quelles font ces nouvelles , madame , lui dis-je ? La mort de la reine ma chère mère, me répondit-elle , celle du roi mon père , tué dans une bataille, & celle  Contes Arabes. 137 d'un de mes frères , qui eft tombé dans un précipice. Je ne fus pas faché qu'elle prit ce prétexte pour cacher le véritable fujet de fon a^fflicfion, & je jugeai qu'elle ne me foupconnoit pas d'avoir tué fon amant. Madame , lui dis-je , loin de blamer votre douleur , je vous allure que j'y prens toute la part que je dois. Je fer'ois extrémement furpris que vous fufliez infenfible a la perte que vous avez faite : pleurez; vos larmes font d'infaillibles marqués de votre excellent naturel. J'efpère néanmoins que le tems&. laraifon pourront apporter de la modération a vos déplaifirs. Elle fe retira dans fon appartement , oü fe livrant fans réferve a fes chagrins, elle palfa une année entière a pleurer & a s'affliger. Au bout de ce tems-la , elle me demanda la permiffion de faire batir le lieu de fa fépulture dans 1'enceinte du palais, oü elle vouloit, difoit-elle , demeurer jufqu'a la fin de fes jours. Je le lui permis , & elle fit batir un palais fuperbe, avec un döme qu'on peut voir d'ici; elle Pappela le palaïs des larmes. Quand il fut achevé, elle y fit porter fon amant, qu'elle avoit fait tranfporter oü elle avoit jugé a propos la même nuit que je Pavois blefié. Elle 1'avoit empêché de mourir jufqu'alors par des  138 L'és mille et une Nuits, breuvages qu'elle lui avoit fait prendre ; & elle continua de lui en donner & de les lui porter ellemême tous les jours dès qu'il fut au palais des larmes. Cependant, avec tous fes enchantemens , elle ne pouvoit guérir ce malheureux. II étoit nonfeulement hors d'état de marcher & de fe foutenir, mais il avoit encore perdu 1'ufage de la parole, & il ne donnoit aucun figne de vie que par fes regards. Quoique la reine n'eüt que la confolation de le voir & de lui dire tout ce que fon fol amour pouvoit lui infpirer de plus tendre & de plus paifionné, elle ne laiffoit pas de lui rendre chaque jour deux vifites affez longues. J'étois bien informé de tout cela; mais je feignois de 1'ignorer. Un jour j'allai par curiofité au palais des larmes , pour favoir quelle y étoit 1'occupation de cette princeffe; & d'un endroit oü je ne pouvois ctre vu, je Pentendis parler dans ces termes a fon amant: Je fuis dans la dernïère afflicYion de vous voir en 1'état oü vous êtes; je ne fens pas moins vivement que vous-même les maux cuifans que vous fouffrez : mais, chère ame, je vous parle toujours , & vous ne répondez pas : jufques a quand garderez-vous le filence ? Dites-un mot feulement. Hélas ! les plus doux momens de ma vie font ceux que je paffe ici a partager vos dou-  Contes Arabes. 139 ïeurs : je ne puis vivre éloignée de vous, & je préférerois le plaifir de vous voir fans ceffe, a I'empire de Punivers. A ce difcours, qui fut plus d'une fois interrompu par fes foupirs & fes fanglots, je perdis enfin patience. Je me montrai; & m'approchant d'elle : Madame , lui dis-je , c'eft affez pleurer ; il eft tems de mettre fin a une douleur qui nous déshonore tous deux ; c'eft trop oublier ce que vous me devez, & ce que vous vous devez a vous-même. Sire , me répondit-elle, s'il vous refte encore quelque confidération , ou plutót quelque complaifance pour moi, je vous fupplie de ne me pas contraindre. Laiffez-moi m'abandonner a mes chagrins mortels ; il eft impoflible que le tems les diminue. Quand je vis que mes difcours, au lieu de la faire rentrer en fon devoir , ne fervoient qu'a irriter fa fureur, je ceffai de lui parler , & me retirai. Elle continua de vifiter tous les jours fon amant ; & durant deux annéës entières, elle ns fit que fe défefpérer. J'allai une feconde fois au palais des larmes pendant qu'elle y étoit. Je me cachai encore , & j'entendis qu'elle difoit a fon amant : ïl y a trois ans que vous ne m'avez dit une feule parole , & que vous ne répondez point aux marqués d'amour que je vous donne par roes difcours &; mes  140 Les mille et une Nüits', gémiffemens : eft-ce par infenfibilité ou par mépris ? O tombeau, aurois-tu détruit eet excès de tendreffe qu'il avoit pour moi ? Aurois-tu ferme ces yeux qui me montroient tant d'amour, & qui faifoient toute ma joie ? Non, non , je n'en crois rien. Dis-moi plutöt par quel miracle tu es devenu le dépofitaire du plus rare tréfor qui fut jamais. Je vous avoue , feigneur, que je fus indigné de ces paroles; car enfin, eet amant chéri, ce mortel adoré , n'étoit pas tel que vous pourriez vous Pimaginer : c'étoit un indien noir , originaire de ces pays. Je fus, dis-je, tellement indigné de ce difcours, que je me montrai brufquement; & apoftrophant le même tombeau : O tombeau, mecnai-je, que n'engloutis-tu ce monftre qui fait horreur a la nature; ou plutót que ne confumes-tu 1'amant & la maïtrefïe ! J'eus k peine achevé ces mots, que la reine, qui étoit affife auprès du noir, fe leva comme une furie. Ah cruel , me dit-elle, c'eft toi qui caufes ma douleur ! ne penfe pas que je 1'ignore ; je ne 1'ai que trop long-temps diffimulé : c'eft ta barbare main qui a mis 1'objet de mon amour dans 1'état pitoyable oü il eft ; & tu as la dureté de venir infultcr une amante au défefpoir. Oui, c'eft moi, interrompis-je, tranfporté de colère , c'eft moi qui ai chatié ce monftre comme il le méritoit; j e devois te traiter de la même manière:    Contes 'Arabes. tqf, je me repens de ne l'avoir pas fait, & il y a trop long-tems que tu abufes de ma bonté. En difant cela, je tirai mon fabre, & je levai les bras pour la punir ; mais regardant tranquiilement mon aclion : Modère ton courroux, me dit-elle avec un fouris moqueur. En même tems elle pro-' nonca des paroles que je n'entendis point, &puis elle ajouta: Par la vertu de mes enchantemens, je te commande de devenir tout-a-l'heure moitié marbre & moitié homme. Auffi-töt, feigneur, je devins tel que vous me voyez , déja mort parmi les vivans , & vivant parmi' les morts . Scheherazade, en eet endroit, ayant remarqué' qu'il étoit jour , ceffa de pourfuivre fon conté. - Ma chère fceur , dit alors Dinarzade , je fuis bien obligée au fultan ; c'eft a fa bonté que je dois 1'extrême plaifir que je prends a vous écouter. Ma fceur, lui répondit la fultane, fi cette même bonté veut bien encore- me laiffer vivre jufqu'a demain , vous entendrez des chofes qui ne vous feront pas moins de plaifir que celles que je viens de vous raconter. Quand Schahriar n'auroit pas réfolu de différer d'un mois la mort de Scheherazade , il ne 1'auroit pas fait mourir ce jour-la.  Les mille et une Nui'ts* X X Ve NUIT. Sur la fin de la nuit, Scheherazade s'étant réveillée a la voix de fa fceur, fe prépara a lui donöer la fatisfaótion qu'elle demandoit, en achevant 1'hiftoire du roi des iles noires. Elle commenca de cette forte: Le roi demi-marbre & demi-homme continua de raconter fon hiftoire au fultan. Après, dit-il, que la cruelle magicienne, indigné de porter le nom de reine, m'eut ainfi métamorphofé, & fait paffer en cette falie par un autre enchantement, elle détruifit ma capitale, qui étoit très-floriffante & fort peuplée ; elle anéantit les maifons , les places publiques & les marchés, & en fit 1'étang & la campagne déferte que vous avez pu voir. Les poiflbns de quatre couleurs qui font dans 1'étang, font les quatre fortes d'habitans de différentes religions qui la compofoient; les blancS étoient les mufulmans; les rouges , les perfes, adorateurs du feu; les bleus , les chrétiens ; les jaunes, les juifs : les quatre collines étoient les quatre iles qui donnoient le nom a ce royaume. J'appris tout cela de la magicienne, qui, pour comble d'afniétion , m'annonga elle-même ces effets de fa rage, Ce n'eft pas tout encore ; elle  Contes Arabes. 145 n'a point borné fa fureur a la deftruétion de mon empire & a ma métamorphofé ; elle vient chaque jour me donner fur mes épaules nues, cent coups de nerf de bceuf, qui me mettent tout en fang. Quand ce fupplice eft achevé, elle me couvre d'une grolTe étoffe de poil de chèvre, & met par-deffus cette robe de brocard que vous voyez, non pour me faire honneur, mais pour fe moquer de moi. En eet endroit de fon difcours, le jeune roi des iles noires ne put retenir fes larmes ; & le fultan en eut le cceur fi ferré , qu'il ne put prononcer une parole pour le confoler. Peu de tems après, le jeune roi, levant les yeux au ciel, s'écria : Puiffant créateur de toutes chofes , je me foumets a vos jugemens & aux décrets de votre providence. Je fouffre patiemment tous mes maux, puifque telle eft votre volonté; mais j'efpère que votre bonté infinie m'en récompenfera. Le fultan, attendri par le récit d'une hiftoire fi étrange , & animé a la vengeance de ce malheureux prince, lui dit : Apprenez-moi oü fe retire cette perfide magicienne , & oü peut être eet indigné amant qui eft enféveli avant fa mort. Seigneur,lui répondit le prince, 1'amant, comme je vous 1'ai déja dit, eft au palais des larmes, dans un tombeau en forme de döme; & ce palais  144 Les mille et une Nuits, communiqué a ce chateau du cöté de la porte. Pour ce qui eft de la magicienne , je ne puis vous dire précifément oü elle fe retire ; mais tous les jours au lever du foleil, elle va vifiter fon amant, après avoir fait fur moi la fanglante exe'cution dont je vous ai parlé ; & vous jugez bien que je ne puis me défendre d'une fi grande cruauté. Elle lui porte le breuvage qui eft le feul aliment avec quoi, jufqu'a préfent, elle Pa empéché de mourir; & elle ne ccffe de lui faire des plaintes fur le filence qu'il a toujours gardé depuis qu'il eft blefle. Prince qu'on ne peut afiez plaindre, repartit le fultan, on ne fauroit être plus vivement touché de votre malheur que je le fuis : jamais rien de fi extraordinaire n'eft arrivé a perfonne ; & les auteurs qui feront votre hiftoire, auront 1'avantage de rapporter un fait qui furpafle tout ce qu'on a jamais écrit de plus furprenant. II n'y manque qu'une chofe , c'eft la vengeance qui vous eft due; mais je n'oublierai rien pour vous la procurer. En effet 4 le fultan , en s'entretenant fur ce fujet avec le jeune prince, après lui avoir déclaré qui il étoit, & pourquoi il étoit entré dans ce chateau, imagina un moyen de le venger, qu'il lui communiqua. Ils convinrent des mefures qu'il y avoit a prendre pour faire réuflir ce pro jet, dont  Contes Arabes. 14.5-; dont 1'exécutiohfutremife au jour fuivant. Cependant la nuit étant fort avancée, le fultan prit quelque repos. Pour le jeune prince, il la paffa a fon ordinaif e , dans urte infomnie continuelle; car il ne pouvoit dormir depuis qu'il étoit enchanté, avec quelque efpérance néanrnoins d'être bientöt délivré de fes fouffrancesi Le lendemain, le fultan fe leva dès qu'il fat jour ; & pour commencer a exécuter fon deffein 4 il cacha dans un endroit fon habillement de deffus , qui 1'auroit embarrafTé , & s'en alla au palais des larmes. II le trouva éclairé d'une infinité de flambeaux de cire blanche, & il fentit une odeur délicieufe qui fortoit de plufieurs caffolettes de fin or , d'un ouvrage admirable , toutes range'es dans un fort bel ordre. D'abord qu'il anpercut le lit oü le noir étoit couché , il tira fon fabre „ & öta, fans réfiftance la vie a ce rniférable * dont il traïna le corps dans la cour du chateau , & le jeta dans un puits. Après cette expéditionjf il alla fe coucher dans le lit du noir , mit fort fabre pres de lui fous la couverture, &y demeur* pour achever ce qu'il avoit projeté. La magicienne arriva bientöt. Son premier foin fut d'aller dans la chambre oü étoit le roi des ïles noires , fon mari. Elle le dépouilla, & commenga de lui donner fur les épaules , les cent coups de nerf de bceuf, avec une barbarie qui n'a point ?ome Vil K  *4Ö Les mille et une Nuits, d'exemple, Le pauvre prince avoit beau rempilr le palais de fes cris , & la conjurer de la manière du monde la plus touchante, d'avoir pitié de lui la cruelle ne ceifa de le frapper, qu>après lui avoir donné les cent coups. Tu n'as pas eu compaffion de mon amant, lui difoit-elle , tu n'en dois point attendre de moi Scheherazade appergut le jour en eet endroit; ce qui 1'empêcha de continuer fon récit. Bon dieu, ma fceur, dit Dinarzade, voila une magicienne bien barbare ! mais en demeureronsnous-la ? & ne nous apprendrez-vous pas fi elle recut le chatiment qu'elle méritoit ? Ma chère fceur, répondit la fultane, je ne demande pas mieux que de vous 1'apprendre demain; mais vous favez que cela dépend de la volonté du fultan. Après ce que Schahriar venoit d'entendre, il étoit bien éloigné de vouloir faire mourir Scheherazade. Au contraire, je ne veux pas lui óter la vie , difoit-il en lui-même , qu'elle n'ait achevé cette hiftoire étonnante, quand le récit en devroit durer deux mois : il fera toujours en mon pouvoir de garder le ferment que j'ai fait.  Contes Arabes, 14.7 X x v r NUIT. D inArzade n'eut pas plutöt jugé qu'il étoit tems d'appeler la fultane, qu'elle la fupplia de 'raconter ce qui fe paffa dans le palais des larmes. Schahriar ayant témoigné qu'il av/oit la même curiofité que Dinarzade, la fultane prit la parole, & reprit ainfi 1'hiftoire du jeune prince enchanté. Sire , après que la magicienne eut donné cent coups de nerf de bceuf au roi fon mari, elle le revêtit dü gros habillement de poil de chèvre, & de la robe de brocard par-deflus. Elle alla enfuite au palais des larmes ; & en y entrant, elle renouvela fes pleurs , fes cris & fes lamentatiohs 5 puis s'approchant du lit óü elle croyoit que fon amant étoit toujours : Quelle cruauté, s'écria-t-elle , d'avoir ainfi troublé le contente-» ment d'une amante auffi tendre & auffi paffionnée que je le fuis ! O toi qui me reproches que je fuis trop inhumaine qüand je te fais fentir les effets de mon reffentiment, cruel prince, ta barbarie ne furpaffe-t-elle pas celle de ma vengeance ? Ah traïtre, en attentantalaviede 1'objetque j'adore, ne m'as-tu pas ravi la mienne ? Hélas ! ajoutat-elle, en adreffant la parole au fultan, croyant Kij  *48 Les mms et une Nuïts"/ parler au noir, mon foleil, ma vie, garderez^ vous toujours le filence ? Etes-vous réfo'u de me laifier mourir fans me donner la confolation de me dire encore que vous m'aimez ? Mon ame, dites-moi au moins un mot, je vous en conjure! Alors le fultan, feignant de fortird'un profond fommeil, & contrefaifant le langage des noirs , re'pondit a la reine d'un ton grave : Ilny a de force & depouvoir qu'en Dieu feul, qui eft toutpuijjant. A ces paroles, la magicienne, qui ne s'y attendoit pas, fit un grand cri pour marquer 1'excès de fa joie. Mon cher feigneur, s'écriat-elle, ne me trompai-je pas ? Eft-il bien vrai que je vous entends, & que vous me parlez ? Malheureufe, reprit le fultan, es-tu digne que je réponde a tes difcours ? Hé pourquoi , répliqua la reine , me faites-vous ce reproche ? Les cris , repartit-il, les pleurs & les gémifiemens de ton mari, que tu traites tous les jours avec tant d'indignité & de barbarie , m'empêchent de dormir nuit & jour : il y a longtems que je ferois guéri, & que j'aurois recouvré 1'ufage de la parole, fi tu 1'avois défenchanté: voila la caufe de ce filence que je garde, & dont tu te plains. Hé bien, dit la magicienne , pour vous appaifer , je fuis prête a faire ce que vous me commanderez : voulez-vous que je lui rende fa première forme ? Oui, répondit le fultan, &  'Contes Ar a e es. i:0 nate-toi de le mettreen Iiberté , afin que je ne fois plus incommodé de fes cris. La magicienne fortit aufii-töt du palais des* ïarmes. Elle prit une taffe d'eau, & prononcaf defius des paroles qui la firent bourllir comme fi elle eut été fur le feu. Elle alla enfuite a la falie? oü étoit le jeune roi fon mari; elle jette de cette «au fur lui, en difant : Si le créateur de toutes chofes t'a formé tel que tu es préfentement, oil s'il eft en colère contre toi , ne change pas % mais fi tu n'es dans eet état que par la vertu de mon enchantement, reprends ta forme naturelle , & redeviens tel que tu étois auparavant. A peine eut-elle achevé ces mots , que le prince fe retrouvant en fon premier état, fe leva librement, avec toute la joie qu'on peut s'imaginer, & il en rendit graces a dieu. La magicienne reprenant la parole : Va, lui dit-elle, éloigne - toi de ce fchateau , & n'y reviens jamais, ou bien il t'en coütera la vie. Le jeune roi, cédant a Ia néceflité, s'éloigna; de la magicienne , fans répliquer, & fe retira dans un lieu écarté , oü il attendit impatiemment le fuccès du deffein dont le fultan venoit de comrnencer 1'exécution avec tant de bonheur. Cependant la magicienne retourna au palais' des larmes; & en entrant, comme elle croyoit toujours parler au noir: Cher amant, lui dit-elle» K üj  iro Les willé et ünè Nüits', j'ai fait ce que vous m'avez ordonne' :rien ne vou$ empêche de vous lever , & de me donner par-l^ une fatisfadion dont je fuis privée depuis fi long-tems. Le fultan continua de contrefaire le langage des noirs. Ce que tu viens de faire, répondit-il d'un ton brufque , ne fuffit pas pour me guérir ; tu n'as Óté qu'une partie du mal, il en faut couper jufqu'a la racine. Mon ainrable noiraut, i-eprit-elle , qu'entendez- vous par la racine > Malheureufe, repartit- le fultan, ne comprendstu pas que je veux parler de cette ville & de fes habitans, & des quatre iles que tu as détruites par tes enchantemens ? Tous les jours a minuit, les poiffons ne manquènt pas de lever la téte Hors de 1'étang, & de crier vengeance contre moi & contre toi. Voila le véritable fujet du retardement de ma guérifon. Va promptement rétablir les chofes en leur premier état, & a ton retour, je te donnerai la main, & tu m'aideras k me lever. La magicienne, remplie de 1'efpérance que ces paroles lui firent concevoir , s'écria , tranfportéede joie; Mon cceur, mon ame, vous aurez bientöt recouvré votre fanté ; car je vais faire ce que ' vous me commandez. En effet, elle partit dansle moment ; & lorfqu'elle fut arrivée fur le bord de letang, elle prit un peu d'eau dans fa main, &  Contes ArïSS^ ?;? crrfit une afperfion deffus Scheherazade, en eet endroit, voyant qu'il e'toit jour, n'en voulut pas dire davantage. Dinarzade dit a la fultane : Ma fceur, j'ai biert de la joie de favoir le jeune roi des quatre iles noires défenchante'; & je regarde déja la ville & les habitans comme rétablis en leur premier état; mais je fuis en peine d'apprendre ce que deviendra la magicienne. Donnez-vous un peu de patience, re'pondit la fultane, vous aureZ demain la fatisfadion que vous défirez, fi le fultan mon feigneur veut bien y confentir. Schahriar, qui, comme on 1'a déja dit, avoit pris fon partï la-deffus, fe leva pour aller remplir fes devoirs. XXVI r NUIT. Scheherazade, défirant tenir fapromefTe, fe mit a raconter quel fut le fort de la reine magicienne , en ces termes i La magicienne ayant fait 1'afperfion, n'eut pas plutot prononcé quelques paroles fur les poiffons & fur 1'étang, que la ville reparut a 1'heure même; les poiffons redevinrent hommes,femmes ou enfans;' mahométans, chrétiens, perfans ou juifs; gens libres ou efclaves, chacun reprit fa forme naturelle, Les maifons & les boutiques K. iv  ïjz Les mièèE" êt une Nxfirsj Pent bientöt remplies de leurs habitans' qui gri trouverent toutes chofes dans la même fituation & dans le meme ordre oü elles étoient avant lenchantement. La fuite nombreufe du fultan qui fe trouva campée dans la plus grande place' ne fut pas peu étonnée de fe voir en un inftant' au milieu d une ville belle, vafte & bien peupMe. Pour revenir a la magicienne, dès qu'elle eut s'y arrétèrent, & la dame frappa un petit coup En eet endroit , Scheherazade appergut qu'il étoit jour, & ceffa de parler. Franchement, ma fceur, dit Dinarzade, voila un commencement qui donne beaucoup de curiofité. Je crois que le fultan ne voudra pas fe priver du plaifir d'entendre la fuite. Effectivement, Schahriar, loin d'ordonner la mort de la fultane, attendit impatiemment la nuit fuivante, pour apprendre ce qui fe pafferoit dans 1'hötel dont elle avoit parlé. xxix6 nuit. Dinarzade, réveillée avant le jour, adrefTa ces paroles a la fultane : Ma fceur, je vous prie de pourfuivre 1'hiftoire que vous commengates hier. Scheherazade, aufli-töt, la continua de cette manière. Pendant que la jeune dame Sc le porteur attendoient que Pon ouvrït la porte de 1'hötel, le porteur faifoit mille réfiexions. II étoit étonné qu'une dame faite comme celle qu'il voyoit, fit Poffice de pourvoyeur; car enfin il jugeoit  'i6o Les mille et une Nuïts* bien que ce n'étoit pas une efclave : il lui trou* voit 1'air trop noble pour penfer qu'elle ne fut pas Iibre, & même une perfonne de diftinétion. II lui auroit volontiers fait des queftions pour s'éclaircir de fa qualité ; mais dans le tems qu'il fe préparoit a lui parler, une autre dame, qui vint ouvrir la porte, lui parut fi belle, qu'il en demeura tout furpris; ou plutöt il fut fi vivement frappé de l'éclat de fes charmes, qu'il enpenfa laiffef tomber fon panier avec tout ce qui étoit dedans, tant eet objet le mit hors de lui-même. II n'avoit jamais vu de beauté qui approchat de celle qu'il avoit devant les yeux. La dame qui avoit amen* le porteur, s'appergut du défordre qui fe pafioit dans fon ame, & du fujet qui le caufoit. Cette découverte la divertit; & elle prenoit tant de plaifir a examiner la contenance du porteur, qu'elle ne fongeoit pas que la porte étoit ouverte. Entrez donc, ma fceur, lui dit la belle portière ? qu'attendez-vous ? Ne voyez-vous pas que ce pauvre homme eft fi chargé, qu'il n'en peut plus ? Lorfqu'eUe fut entree avec le porteur, Ia dama qui avoit ouvert la porte, la ferma; & tous trois, après avoir traverfé un beau veftibule , pafsèrent dans une cour très-fpacieufe, & environnée d'une gallerie a jour , qui communiquoit a plufieurs appartemens de plain-pied, de la dernièriï-  Contes Arabes. 161 dernière magnificence* II y avoit dans Ie fond de cette cour un fopha richement garni, avec un tröne d'ambre au milieu , foutenu de quatre colonnes d'ébène , enrichies de diamans 8c de perles d'une grofTeur extraordinaire , & garni d'un fatin rouge , relevé d'une broderie d'or des Indes, d'un travail admirable. Au milieu de la cour il y avoit un grand baffin bordé de marbre blanc, & plein d'une eau très-claire , qui y tomboit abondamment par un mufie de lion de bronze doré. Le porteur, tout chargé qu'il étoit, ne laiffok pas d'admirer la magnificence de cette maifon , & la propreté qui y régnoit par-tout; mais ce qui attira particuliérement fon attention, fut une troifième dame, qui lui parut encore plus belle que la feconde, & qui étoit affife fur le tröne dont j'ai parlé. Elle en defcerdit dès qu'elle appercut les deux premières dames, & s'avanga au-devant d'elles. II jugea par les égards que les autres avoient pour celle-la, que c'étoit la principale ; en quot il ne fe trompoit pas. Cette dame fe nommoit Zobéïde; celle qui avoit ouvert la porte, s'appeloit Safie ; & Amine étoit le nom de celle qui avoit été aux provifions. Zobéïde dit aux deux dames en les abordant: Mes fceurs, ne voyez-vous pas que ce bon homme ■Tome VU* L  ï&2 Les mille et une Nuits, fuccombe fous le fardeau qu'il porte ? Qu'attendez-vous a le décharger ? Alors Amine & Safie prirent le panier , 1'une par devant, 1'autre par derrière. Zobéïde y mit auffi la main, & toutes trois le posèrent a terre. Elles commencèrent a Ie vider; & quand cela fut fait, Pagréable Amine tira de 1'argent, & paya libéralement le porteur... Le jour venant a paroitre en eet endroit, impofa filence a Scheherazade, & laiffa non-feulement a Dinarzade, mais encore a Schahriar, un grand défir d'entendre la fuite; ce que ce prince remir, a la nuit fuivante. X X Xe NUIT. L E lendemain, Dinarzade , réveillée par I'impatience d'entendre Ia fuite de 1'hiftoire commencée, dit a Ia fultane : Au nom de dieu, ma fceur, je vous prie de nous conter ce que firent ces trois belles dames de toutes les provifions qu'Amine avoit achetées. Vous 1'allez favoir , répondit Scheherazade, fi vous voulez m'écouter avec attention. En même tems elle reprit ce conté dans ces termes: Le porteur , très-fatisfait de 1'argent qu'on lui avoit donné, devoit prendre fon panier, & fe retirer; mais il ne put s'y réfoudre : il fe fentoit  Contes Arabes,, i6% rnalgré lui arrêter par le plaifir de voir trois beautés, li rares, & qui luiparoifïbient également charmantes; car Amine avoit aufii öté fon voile t & il ne latrouvoit pas moins belle que les autres. Ce qu'il ne pouvoit comprendre , c'eft qu'il ne voyoit aucun homme en cette maifon. Néanmoins la plupart des provifions qu'il avoit apportées , comme les fruits fecs , & les difierentes fortes de gateaux & de confitures, ne convenoient proprement qu'a des gens qui vouloient boire & fe réjouir. Zobéïde crut d'abord que le porteur s'arrêtoit pour prendre haleine ; mais voyant qu'il reftoit trop long-tems : Qu'attendez-vous, lui dit-elle, n'êtes-vous pas payé fuffifarnrnent ? Ma fceur a ajouta-t-elle en s'adreflant a Amine, donnez-luï encore quelque chofe , qu'il s'en aille content» Madame , répondit le porteur , ce n'eft pas cela qui me retient; je ne fuis que trop payé de ma peine : je vois bien que j'ai commis une ihcivilité, en demeurant ici plus que je ne devois ; mais j'efpère que vous aurez la bonté de la pardonner a Pétonnement oü je fuis de ne voir aucun homme avec trois dames d'une beauté fi peu commune. Une compagnie de femmes fans hommes, eft pourtant une chofe auffi trifte qu'une compagnie d'hommes fans femmes. II ajouta a ce difcours plufieurs chofes fort plaifantes pour L ij  iéto;t affife entre ks calenders & le calife, fe leva, & marcha gravement jufqu'oü étoit le porteur. Q'a, dit-elle, en pouflant un grand foupir , faifons notre devoir. Elle fe retroufia les bras jufqu'au coude, * après avoir pns un fouet que Safie lui préfenta: Porteur dit-elle , remettez une de ces deux chiennes k ma fceur Amine, & approchez-vous de moi avec I autre.  Contes Arabes. 183 Le porteur fit ce qu'on lui commandoit, & quand il fe fut approché de Zobéïde, la chienne qu'il tenoit, commenca de faire des cris, & fe tournant vers Zobéïde en levant la tête d'une manière fupplhnte. Mais Zobéïde , fans avoir égard a la trifte contenance de 'la chienne, qui faifoit pitié , ni a fes cris qui rempliffoient toute la maifon , lui donna des coups de fouet a perte d'haleine 5 & lorfqu'elle n'eut plus la force de lui en donner davantage , elle jeta le fouet par terre; puis prenant la chaine de la main du porteur, elle leva la chienne par les pattes; & fe mettant toutes deux a fe regarder d'un air trifte & touchant, elles pleurèrent Tune & 1'autre. Enfin , Zobéïde tira fon mouchoir, efiuya les larmes de la chienne, la baifa; & remettant la chaïne au porteur : Allez , lui dit-elle , remenezla oü vous 1'avez prife , & amenez-moi 1'autre. Le porteur remena la chienne fouettée au cabinet; & en revenant, il prit 1'autre des mains d'Amine, & 1'alla préfenter a Zobéïde qui 1'attendoit. Tenez-la comme la première , lui dit-elle; puis ayant repris le fouet, elle la maltraita de la même manière. Elle pleura enfuite avec elle, efiuya fes pleurs, la baifa, Sc la remit au porteur, a qui 1'agréable Amine épargna la peine de la ramener au cabinet; car elle s'en chargea elleinême*. M iv  ï&f Les mille et une Nuits, Cependant les trois calenders , le calife & ft compagnie furent extraordinairement e'tonnés de cette exécution. Ils ne pouvoient comprendre comment Zobéïde , après avoir fouetté avec tant de force les deux chiennes, animaux immondes, felon la religion mufulmane , pleuroit enfuite avec elles, leur efluyoit les larmes, & les baifoit. Ils en murmurèrent en eux-mêmes. Le calife fijr-tout, plus impatient que les autres,' mouroit d'envie de favoir le fujet d'une adion qui lui parohTok fi étrange, & ne ceflbk de faire figne au vifir de parler pour s'en informer. Mais le vifir tournoit la tête d'un autre cÖté, jufqu'a ce que prefTépar des fignes fi fouvent réitérés, " re>ondit Par Autres fignes , que ce n'étoit f as le tems de fatisfaire fa curiofité. Zobéïde demeura quelque tems a la même place au milieu de la falie, comme pour fe remettre de la fatigue qu'elle venoit de fe donner en fouettant les deux chiennes. Ma chère fceur, lui dit la belle Safie, ne vous plait-il pas de retourner a votre place, afin qu'a mon tour je faife aufü mon perfonnage ? Oui, répondit Zobéïde. En difant cela, elle alla sWeoir fur le fopha ayant a fa droite le calife, Giafar & Mefrour, & a fa gauche, les trois calenders & le porteur.'.., Sire, dit en eet endroit Scheherazade, ce què votre majefté viënt d'entendre, dok, fans doute,  'Contes Arabes. iSf fm paroïtre merveilleux ; mais ce qui refte a raconter , 1'eft encore bien davantage : je fuis perfuadée que vous en conviendrez la nuit prochaine, fi vous voulez bien me permettre de vous achever cette hiftoire. Le fultan y confentit, & fe leva, paree qu'il étoit jour. XXXV6 NUIT. L A fultane ne fut pas plutöt éveillée , que fe fouvenant de 1'endroit oü elle en étoit demeurée du conté de la veille, elle paria auffitöt de cette forte, en adreffant la parole au fultan : Sire , après que Zobéïde eut repris fa place, toute la compagnie garda quelque tems le filence. Enfin, Safie , qui s'étoit affife fur le fiège au milieu de la falie, dit a fa fceur Amine : Ma chère fceur, levez-vous, je vous en conjure; vous comprenez bien ce que je veux dire. Amine fe leva, & alla dans un autre cabinet que celui d'oü les deux chiennes avoient été amenées. Elle en revint, tenant un étui garni de fatin jaune , relevé d'une riche broderie d'or & de foie verte. Elle s'approcha de Safie, & ouvrit 1'étui, d'oü elle tira un luth qu'elle lui préfenta. Elle le prit; & après avoir mis quelque tems a 1'accorder, elle commenca de le toucher 5 6c 1'accompagnant  i8<5 Les mille et une Nuits, de fa voix, elle chanta une chanfon fur les tourmens de 1'abfence, avec tant d'agre'ment, que le calife & tous les autres en furent charme's. Lorfqu'elle eut acheve', comme elle avoit chanté avec bcaucoup de paffion & d'aófcion en même tems: Tenez, ma fceur, dit-elle a 1'agre'ablc Amine , je n'en puis plus, & la voix me manque; obligez la compagnie, en jouant & en chantant a ma place. Trés - volontiers , re'pondit Amine , en s'approchant de Safie, qui lui remit le Iuth entre les mains, & lui ce'da fa place. Amine ayant un peu pre'ludé, pour voir fi 1'inftrument e'toit d'accord, joua & chanta prefqu'auffi long-tems fur le même fujet, mais avec tant de véhe'mence, & elle e'toit fi touche'e, ou, pour mieux dire, fi pe'nétre'e du fens des paroles qu'elle chantoit, que les forces lui manquèrent en achevant. Zobe'ïde voulut lui marquer fa fatisfaction : Ma fceur, dit-elle, vous avez fait des merveilles; on voit bien que vous fentez le mal que vous expnmez fi vivement. Amine n'eut pas le tems de re'pondre a cette honnêtete'; elle fe fentit le cceur fi prelfé en ce moment, qu'elle ne fongea qua fe donner de Pair, en laiffant voir a toute la compagnie une gorge & un fein, non pas blanc, tel qu'une dame comme Amine devoit l'avoir, mais tout meurtri de cicatrices; Ce qui  Contes Arabes. 187 une efpèce d'horreur aux fpeftateurs. Néanmoins cela ne lui donna pas de foulagcment, & ne Pempêcha pas de s'évanouir Mais, fire, dit Scheherazade, je ne m'appercois pas que voilale jour. A ces mots, elle cefTa de parler, & le fultan fe leva. Quand ce prince n'auroit pas réfolu de différer la mort de la fultane, lï n' auroit pu encore fe réfoudre a lui öter la vie. Sa curiofité étoit trop intéreffée a entendre jufqu'a la fin un conté rempli d'événemens fi peü attendus, X X X V ïe NUIT. Dinarzade, fuivant fa coutume, fuppha fa fceur de continuer 1'hiftoire des dames & des calenders. Scheherazade la reprit ainfi : Pendant que Zobéïde & Safie coururent au fecours de leur fceur, un des calenders ne put sïempêcher de dire : Nous aurions mieux aimé coucher a 1'air, que d'entrer ici, fi nous avions cru y voir de pareils fpeétacles. Le calife, qui Pentendit, s'approcha de lui & des autres calenders, & s'adrelfant a eux : Que fignifie tout ceci, dit-il? Celui qui venoit de parler, lui répondit: Seigneur, nous ne le favons pas plus que vous. Quoi! reprit le calife, vous n'êtes pas de la  ï8S Lej mille et une Nuïts*,< maifon? ni vous ne pouvez rien nous apprendrè' de ces deux chiennes noires, & de cette dame e'vanouie , & fi indignement maltraitée ? Seigneur , repartirent les calenders, de notre vie nous ne fommes venus en cette maifon, & nous n'y fommes entre's que quelques momens avant vous. Cela augmenta 1'e'tonnement du calife. Peutêtre, répliqua-t-il, que eet homme qui eft avec vous, en fait quelque chofe. L'un des calenders fit figne au porteur de s'approcher, & lui demanda s'il ne favoit pas pourquoi les chiennes noires avoient e'te' fouette'es, & pourquoi le fein d'Amine paroiflbit meurtri. Seigneur, re'pondit le porteur, je puis jurer par le grand dieu vivant, que fi vous ne favez rien de tout cela, nous n'en favons pas plus les uns que les autres. II eft bien yrai que je fuis de cette ville; mais je ne fuis jamais entré qu'aujourd'hui dans cette maifon; & fi vous êtes furpris de m'y voir, je ne le fuis pas moins de m'y trouver en votre compagnie. Ce qui redouble ma furprife, ajouta-t-il, c'eft de ne voir ici aucun homme avec ces dames. Le calife, fa compagnie, & les calenders avoient cru que le porteur e'toit du logis, & qu'il pourroit les informer de ce qu'ils de'firoient favoir. Le calife, re'folu de fatisfaire fa curiofité a quelque prix que ce fut, dit aux autres t  Contes Arabes. ï$$ Ecoutez, puifque nous voila fept hommes, 8c que nous n'avons affaire qu'a trois dames, obligeons-les a nous donner les éclaircilfemens que nous fouhaitons. Si elles refufent de nous les donner de bon gré, nous fommes en état de les y contraindre. Le grand-vifir Giafar s'oppofa a eet avis, & en fit voir les conféquences au calife, fans toutefois faire connoitre ce prince aux calenders; & lui adrefTant la parole, comme slil eut été marchand: Seigneur, dit-il, confidérez, je vous prie, que nous avons notre réputation a conferver. Vous favez a quelle condition ces dames ont bien voulu nous recevoir chez elles; nous 1'avons acceptée. Que diroit-on de nous, fi nous y contrevenions? Nous ferions encore plus blamables, s'il nous arrivoit quelque malheur. II n'y a pas d'apparence qu'elles ayent exigé de nous cette promeffè, fans être en état de nous faire repentir, fi nous ne la tenons pas. En eet endroit, le vifir tira le calife a part, & lui parlant tout bas : Seigneur, pourfuivit-il, la nuit ne durera pas encore long - tems; que votre majefté fe donne un peu de patience. Je viendrai prendre ces dames demain matin, je les amènerai devant votre tröne, & vous apprendrez d'elles tout ce que vous voulez favoir. Quoique ce confeil fut très-judkieux, le calife  ipo Les mille et une Nuits', le rejeta, impofa filence au vifir, en lui difant qu'il ne pouvoit attendre fi long-tetns, & qu'il prétendok avoir a 1'heure même ï'éclaircifTement qu'il défiroit. II ne s'agifioit plus que de favoir qui porteroit la parole. Le calife tacha d'engager les calenders a parler les premiers ; mais ils s'en excusèrent. A la fin, ils convinrent tous enfemble que ce feroit le porteur. II fe pre'paroit a faire la queftion fatale, lorfque Zobe'ïde, après avoir fecouru Amine, qui e'toit revenue de fon évanouiffement, s'approcha d'eux. Comme elle les avoit oui parler haut & avec chaleur , elle leur dit s Seigneurs, de quoi parlez-vous ? Quelle eft votre conteftation ? Le porteur prit alors la parole : Madame, lui ditril, ces feigneurs vous fupplient de vouloir bien leur expliquer pourquoi, après avoir maltraité vos deux chiennes, vous avez pleuré avec elles , & d'oü vient que la dame qui s'eft évanouie , a le fein couvert de cicatrices ? C'eft, madame, ce que je fuis chargé de vous demander de leur part* Zobéïde, a ces mots, prit urt air fier; & fe tournant du cóté du calife, de fa compagnie, & des calenders : Eft-il vrai, feigneurs, leur dit - elle, que vous 1'ayez chargé de me faire cette demander Ils répondirent tous qu'oui,  Contes Arabes. ioii excepté le vifir Giafar, qui ne dit mot. Sur eer aveu, elle leur dit d'un ton qui marquoit combien elle fe tenoit offenfée : Avant que de vous accorder la grace que vous nous avez demande'e, de vous recevoir, afin de prévenir tout fujet d'être mécontentes de vous, paree que nous fommes feules, nous 1'avons fait fous la condition que nous vous avons impofée, de ne pas parler de ce qui ne vous regarderoit point, de peur d'entendre ce qui ne vous plairoit pas. Après vous avoir recus & régalés du mieux qu'il nous a été poflible, vous ne laiffez pas toutefois de manquer de parole. II eft vrai que cela arrivé par la facilité que nous avons eue; mais c'eft ce qui ne vous excufe point, & votre procédé n'eft pas honnéte. En achevant ces paroles, elle frappa fortement des piés & des mains par trois fois, & cria : Venez vïte. Auffi-töt une porte s'ouvrit, & fept efclaves noirs puiffans &robuftes, entrèrent le fabre a la main, fe faifirent chacun d'un des fept hommes de la compagnie, les jetèrent par terre, les traïnerent au milieu de la falie, & fe préparèrent a leur couper la tête. II eft aifé de fe repréfenter quelle fut lafrayeur du calife. II fe repentit alors, mais trop tard, de n'avoir pas voulu fuivre le confeil de fon vifir. Cependant, ce malheureux prince, Giafar, Mefrour, le porteur, & les calenders, étoient  $$2 Les mille et une Nuits, prêts a payer de leur vie leur indifcrète curitf* fité; mais avant qu'ils reculfent le coup de la mort, un des efclaves dit a Zobéïde & a fes fceurs : Hautes, puiffantes & refpeftables maïtrelfes, nous commandez-vous de leur couper le cou? Attendez, lui répondit Zobéïde, il faut que je les interroge auparavant. Madame, interrompit le porteur effrayé, au nom de dieu, ne me faites pas mourir pour le crime d'autrui. Je fuis innocent : ce font eux qui font les coupables. Hélas! continua-t-il en pleurant, nous pafïions le tems fi agréablement ! Ces calenders borgnes font la caufe de ce malheur, il n'y a pas de ville qui ne tombe en ruine devant des gens de fi mauvais augure. Madame, je vous fupplie de ne pas confondre le premier avec le dernier; & fongez qu'il eft plus beau de pardonner a un miférable comme moi, dépourvu de tout fecours, que de 1'accabler de votre pouvoir, & le facrifier a votre reifentiment. Zobéïde, malgré fa colère, ne put s'empêcher de rire en elle-même des lamentations du porteur. Mais fans s'arrêter a lui, elle adreffa la parole aux autres une feconde fois : Répondezmoi, dit-elle, & m'apprenez qui vous étes; autrement vous n'avez plus qu'un moment a vivre. Je ne puis croire que vous foyez d'honnêtes gens, ni des perfonnes d'autorité ou de diftinc- tion  ConTés Arabes. 1^5 tïon dans votre pays, quel qu'il puiffe être. Si cela étoit , vous auriez eu plus de retenue & plus d'égards pour nous. Le calife, impatient de fon naturel, fouffroit infiniment plus que les autres, de voir que fa vie dépendoit du commandement d'une dame offenfée, & juftement irritée; mais il commengat de concevoir quelque efpérance, quand il vit qu'elle vouloit favoir qui ils étoient tous; car üs'imagina qu'elle ne lui feroit pas öter la vie, lorfqu'elle feroit informée de fon rang. C'eft pourquoi il dit tout bas au vifir qui étoit prés de lui, de déclarer promptement qui il étoit.. Mais le vifir prudent & fage , voulant fauvet 1'honneur de fon maitre, & ne voulant pas rendre public le grand affront qu'il s'étoit attiré luimême, répondit feulement : Nous n'avons que» ce que nous méritons. Mais quand, pour obéic, au calife, il auroit voulu parler, Zobéïde na lui en auroit pas donné le tems. Elle s'étoit déja adreffée aux calenders; & les voyant tous trois borgnes, elle leur demanda s'ils étoient frères. Un d'entr'eux lui répondit pour les autres t Non, madame, nous ne fommes pas frères par le fang; nous ne le fommes qu'en qualité de calenders, c'eft-a-dire, en obfervant le même genre de vie. Vous, reprit-elle en parlant a utt feul en particulier, êtes-vaus borgne de naif-> Tome VIL N  194 Les mille et une Nuits, fance?Non, madame, répondit-ii, je le fuis par une aventure fi furprenante, qu'il n'y a perfonr\; qui n'en profitat, fi elle étoit écrite. Après ce malheur, je me fis rafer la barbe & les fourcils, & me fis calender, en prenant 1'habit que je porte. Zobéïde fit la même queftion aux deux autres calenders, qui lui firent la même réponfe que le premier. Mais le dernier qui paria, ajouta : Pour vous faire connoitre, madame , que nous ne fommes pas des perfonnes du commun, & afin que vous ayez quelque confidération pour nous , apprenez que nous fommes tous trois fils de rois. Quoique nous ne nous foyons jamais vus que ce foir, nous avons eu toutefois le tems de nous faire connoitre les uns & les autres pour ce que nous fommes; & j'ofe vous affurer que les rois de qui nous tenons le jour, font quelque bruit dans le monde. A ce difcours, Zobéïde modérafon courroux, & dit aux efclaves : Donnez-leur un peu de liberté , mais demeurez ici. Ceux qui nous raconteront leur hiftoire, & le fujet qui les a amenés en cette maifon, ne leur faites point de mal, laififez1c. alier oü il leur plaira ; mais n'épargnez pas ceux qui refuferont de nous donner cette fatisfa&ion.... A ces mots, Scheherazade fe tut, & fon inence 3 aufii-bien que le jour qui paroiflbit,  Contüs Arabes. ïpy faifaftt connoïtre a Schahriar qu'il étoit tems qu'il fe levat, ce prince le fit, fe propofant d'entendre le lendemain Scheherazade, paree qu'il fouhaitoit de favoir qui étoient les trois calenders borgnes» X X X V I r NUIT. L A fultane, voyant que fa fceur prenoit touj ours un plaifir extreme aux contes qu'elle lui faifoit, pourfuivit Pagréable hiftoire des calenders, après en avoir demandé la permiiïïon au fultan ; 8C 1'ayant obtenue : Sire, continua-t-elle, les trois calenders , le calife, le grand-vifir Giafar, PeunuqueMefrour, & le porteur , étoient tous au milieu de la falie, aflis fur le tapis de pié , en préfence des trois dames , qui étoient fur le fopha, & des efclaves prêts a exécuter tous les ordres qu'elles voudroient leur donner. Le porteur ayant compris qu'il ne s'aguToit que de.raconter fon hiftoire pour fe délivrer d'un fi grand danger, prit la parole le premier, & dit: Madame, vous favez déja mon hiftoire , & le fujet qui m'a amené chez vous. Ainfi, ce que j'ai a vous raconter, fera bientöt achevé. Madame votre fceur que voila ,m'a pris ce matin a la place, oü, en qualité de porteur , j'attendois que quel- N ij  srpo* Les" mille et une Nuit*,qu'un m'employat, & me fit gagner ma vie. J<* 1'ai fuivie chez un marchand de vin chez uli Vendeur d'herbes, chez un vendeur d'oranges , de limons & de citrons; puis chez un vendeur d'amandes , de noix, de noifettes , & d'autre» fruits; enfuite chez un confifeur, & chez un droguifte; de chez le droguifte , mon panier fur Ia tête, & chargé autant que je le pouvois être , je fuis venu jufques chez vous, oü vous avez eu la bonté de me fouffrir jufqu'a préfent. C'eft une grace dont je me fouviendrai éternellement. Voila mon hiftoire. Quand le porteur eut achevé, Zobéïde fatisfaite , lui dit: Sauve-toi, marche , que nous ne te voyons plus. Madame, reprit le porteur, je vous fupplie de me permettre encore de demeurer. II ne feroit pas jufte qu'après avoir donné aux autres le plaifir d'entendre mon hiftoire, je n'euffe pas auffi celui d'écouter la leur. En difant cela, il prit place fur un bout du fopha, fort joyeux de fe voir hors d'un péril qui l'avoit tant alarmé. Après lui, un des trois calenders prenant la parole , & s'adreffant a Zobéïde , comme a la principale des trois dames , & comme a celle qui lui avoit commandé de parler, commenca ainfi fon hiitoire.  Hl STOIRE Du premier Calender, fils de Roi. "Ni adame, pour vous apprendre pourquoi j'ai perdu mon ceil droit, & la raifon qui m'a obligé de prendre 1'habit de calender , je vous dirai que je fuis né fils de roi. Le roi mon père avoit un frère, qui regnoit comme lui dans un état voifin. Ce frère eut deux enfans , un prince & une princeffe, & le prince & moi, nous étionsf a- peu -prés du même age. Lorfque j'eus fait tous mes exercices, & que Ie roi mon père m'eut donné une liberté honnête , j'allois régulièrement chaque année voir le roi mon oncle , & je demeurois a fa cour un mois ou deux, après quoi je me rendois auprès du roi mon père. Ces voyages nous donnèrent occafion, au prince mon coufin & a moi, de contra&er enfemble une amitié très-forte & trèsparticulière. La dernière foi* que je le vis, il me regut avec de plus grandes démonftrations de tendreffe qu'il n'avoit fait encore ; & voulant un jour me régaler , il fit pour cela des préparatifs extraordinaires. Nous fümes long-tems a table; & après que nous eümes bien foupé tous deux t N üj  ïc8 Les mille et une" NuT'ts, Mon coufin, me dit-il, vous ne devineriez jamais a quoi je me fuis occupé depuis votre dernier voyage. II y a un an qu'après votre de'part, je -mis un grand nombre d'ouvriers en befogne pour un deflèin que je médite. J'ai fait faire un e'difice qui eft achevé, & on y peut loger pre'fentement; vous ne ferez pas faché de le voir; mais il faut auparavant que vous faffiez ferment de me garder le fecret & la fide'lité : ce font deux chofes que j'exige de vous. L'amitié & la familiarité qui étoient entre nous, ne me permettant pas de lui rien refufer, je fis fans he'fiter un ferment tel qu'il le fouhaitoit; & alors il me dit: Attendez-moi ici, je fuis a vous dans un moment. En effet, il ne tarda pas a revenir, & je le vis entrer avec une dame d'une beauté fingulière, & magnifiquement habille'e. II ne me dit pas qui elle e'toit, & je ne crus pas devoir m'en informer* Nous nous remïmes a table avec la dame , & nous y demeurames encore quelque tems , en nous entretenant de chofes indifférentes , & en buvant des rafades a la fante' 1'un de 1'autre. Après cela , le prince me dit: Mon coufin, nous n'avons pas de tems èperdre, obligez-moi d'emmener avec vous cette dame, & de la conduire d'un tel cöté, a un eedroit oü vous verrez un tombeau en döm§  Contes Arabes. ioc nouveUement bati, Vous le connoïtrez aifément, la porte eft ouverte : entrez-y enfemble , & m at, tendez. Je m'y rendrai bientöt. Fidelle a mon ferment, je n'en voulus pas favoir davantage; je préfentai la main a la dame ; & aux enfeignes que le prince mon coufm m avoit données , je la conduifis heureufement au clande la lune , fans m'égarer. A peine fumes-nous arrivés au tombeau, que nous vïmes paroitre fe prince, qui nous fuivoit , chargé d'une petite cruche pleine d'eau, d'une houe, & d'un petit fac oü il y avoit du platre. La houe lui fervit a démolir le fépulcre vide qui étoit au milieu du tombeau; il öta les pierres 1'une après 1'autre , & les rangea dans un coin. Quand il les eut toutes ötées, il creufala terre, '& je vis une trappe qui étoit fous le fépulcre. II la leva, & au-defïous, j'appereus le haut cTun efcalier en limacon. Alors mon coufin s'adreffant a la dame, lui dit: Madame , voiia par ou 1'on fe rend au lieu dont je vous ai parlé. La dame, a ces mots, s'approcha, & defcendit, & le prince fe mit en devoir de la fuivre; mais fe retournant auparavant de mon cöté : Mon coufin, me dit-il, je vous fuis infiniment obligé de la peine que vous avez prife; je vous en remercie : adieu. Mon cher coufin,m'écriai-je,qu'eft-ce que cela fignifie? Que cela vous fuffife, me répondit-d„ N iv  2oo Les mille et une Nuits, Vous pouvez reprendre le chemin par oü vou* etes venu. , Schehera^deen étoit la, lorfque le jour venant a paroitre, Pempêcha de paffe outre. Le fultan fe leva, fort en peine de favoir le defTein du pnnce & de la dame, qui fembloient vouloir senterrer tout vifs. II attendit impatiemment la mut luivante pour en être éclairci. XXXVII F NUIT C ^eCl!HtH rIAR ^ tém0iSne' * h fuIta"* quelle lui feroit plaifir de continuer le conté £ premier calender, elle en reprit le fil dans ces termes: Madamej dk fe caknder a z ■ fus obhge de prendre congé de lui. Et m'en retournant au palais du roi mon oncle, les va! peurs du vin me montoient a la tête. Je ne laiiTai pas neanmoins de gagner mon appartement, & faifant reflexion fur ce qui m'étoit arrivé la nuit &apres avoir rappelé toutes les circonftance aventure fi fingulièrej ü mg femb]a ■ c eu, t un fonge. Prévenu de cette penfée j'en voyai favoir fi I, pincc «onc^éJt^  Contes 'Arabes. 201' 'd'être vu. Mais lorfqu'on me rapporta qu'il n'avoit pas couché chez lui, qu'on ne favoit ce qu'il étoit devenu , & qu'on en étoit fort en peine, je jugeai bien que 1'étrange événement du tombeau n'étoit que trop véritable. J'en fus vivement affligé; & me dérobantatout le monde, je me rendis fecrètement au cimetière public, oü il y avoit une infinité de tombeaux femblables a. celui que j'avois vu. Je paffai la journée a les confidérer 1'un après 1'autre ; mais je ne pus démêler celui que je cherchois , & je fis , durant quatre jours , la même recherche inutilement. II faut favoir que pendant ce tems-la , le roi mon oncle étoit abfent. II y avoit plufieurs jours qu'il étoit a la chaffe. Je m'ennuyai de 1'attendre; & après avoir prié fes miniftres de lui faire mes excufes a fon retour, je partis de fon palais pour me rendre a la cour de mon père, dont je n'avois pas coutume d'être éloigné fi long - tems. Je laiffai les miniftres du roi mon oncle fort en peine d'apprendre ce qu'étoit devenu le prince mon coufin. Mais pour ne pas violet* le ferment que j'avois fait de lui garder le fecret, je n'ofai les tirer d'inquiétude, & nevoulusrien leur communiquer de ce que je favois. J'arrivai a la capitale oü le roi mon père faïfoit fa réfidence; & contre 1'ordinaire, je trouyai a la porte de fon palais une groffe garde,  202 Les mille Et üne Nü*its, dont je fus environné en entrant. J'en demandat la raifon, & 1'officier prenant la parole, me répondit : Prince, 1'armée a reconnu le grand-vifir a la place du roi votre père, qui n'eft plus, & je vous arréte prifonnier de la part du nouveau roi. A ces mots, les gardes fe faifirent de moi & me conduifirent devant le tyran. Jugez, madame, de ma furprife & de ma douleur. Ce rebelle vifir avoit concu pour moi une forte haine , qu'il nourriffoit depuis long-tems. En voici le fujet. Dans ma plus tendre jeunefTe, j'aimois a tirer de 1'arbalête; j'en tenois une un jour au haut du palais fur Ia terraffe, & je me divertiffois a en tirer. II fe préfenta un oifeau devant moi, je mirai a lui, mais je le manquai, & la flèche, par hafard, alla donner droit contre leed du vifir, qui prenoit Pair fur la terraffe de fa maifon, & Ie creva. Lorfque j'appris ce malheur, j'en fis faire des excufes au vifir, & je lui en fis moi-même; mais il ne laiffa pas d'en conferver un vif reffentiment, dont il me donnoit des marqués quand 1'occafion s'en préfentoit. II le fit éclater d'une manière barbare, quand il me vit en fon pouvoir. II vint a moi comme un furieux d'abord qu'il m'appercut; & enfoncant fes doigts dans mon ceil droit, il Parracha lui-même. Voila par quelle aventure je luis borgne.  Cöntës Arabes. 203* Mais 1'ufurpateur ne borna pas la fa cruauté. II me fit enfermer dans une caiffe; & ordonna au bourreau de me porter en eet état fort loin du palais, & de m'abandonner aux oifeaux de proie, après m'avoir coupé la tête. Le bourreau, accompagné d'un autre homme, monta a cheval , chargé de la caiffe , & s'arrêta dans la campagne pour exécuter fon ordre. Mais je fis fi bien par mes prières & par mes larmes, que j'excitai fa compaffion. Allez , me dit - il, fortez promptement du royaume , & gardez-vous bien d'y revenir; car vous y rencontreriez votre perte , & vous feriez caufe de la mienne. Je le remerciai de la grace qu'il me faifoit; & je ne fus pas plutót feul, que je me confolai d'avoir perdu mon ceil, en fongeant que j'avois évité un plus grand malheur. Dans 1'état oü j'étois, je ne faifois pas beaucoup de chemin. Je me retirois en des lieux écartés pendant le jour, & je marchois la nuit, autant que mes forces me le pouvoient permettre. J'arrivai enfin dans les états du roi mon oncle, & je me rendis a fa capitale. Je lui fis un long détail de la caufe tragique de mon retour, & du trifte état oü il me voyoit. Hélas! s'écria-t-il, n'étoit-ce pas afiez d'avoir perdu mon fils ? falloit-il que j'appriffe encore la mort d'un frère qui m'étoit cher, & que je vous  204 Les mille ét une Nuits, vifTe dans le de'plorable état oü vous êtes réduït? II me marqua 1'inquiétude oü il étoit de n'avoir regu aucune nouvelle du prince fon fils, quelques perquifitions qu'il en eut fait faire, & quelque diligence qu'il y eut apportée. Ce malheureux père pleuroit a chaudes larmes en me parlant; & il me parut tellement affligé, que je ne pus réfifter k fa douleur. Quelque ferment que j'eufTe fait au prince mon coufin, il me fut impoffible de le garder. Je racontai au roi fon père tout ce que je favois. Le roi m'écouta avec quelque forte de confoïation; & quand j'eus achevé : Mon neveu, me dit-il, le récit que vous venez de me faire, me donne quelque efpérance. J'ai fu que mon fils faifoit batir ce tombeau, & je fais a-peu-près en quel endroit: avec 1'idée qui vous en eftreftée, je me flatte que nous le trouverons. Mais puifqu'il 1'a fait faire fecrètement, & qu'il a exigé de Vous le fecret, je fuis d'avis que nous 1'allions chercher tous deux feuls , pour éviter 1'éclat. II avoit une autre raifon, qu'il ne me difoit pas d'en vouloir dérober la connoifTance k tout le' monde. C'étoit une raifon très-importante, comme la fuite de mon difcours le fera connoitre. Nous nous déguisames 1'un & 1'autre, & nous fortimes par une porte du jardin qui ouvroit'fur la campagne. Nous fümes afiez heureux pour,  Contes Arabes. sö^ trouver bientöt ce que nous cherchions. Je reconnus le tombeau, & j'en eus d'autant plus de joie , que je Pavois en vain cherché long-tems. Nous y entrames, & trouvames la trappe de fer abattue fur 1'entrée de 1'efcalier. Nous eümes de la peine a la lever, paree que le prince 1'avoit fcellée endedans avec le platre & 1'eau dont j'ai parléj mais enfin nous la levames. Le roi mon oncle defcendit le premier. Je le fuivis, & nous defcendïmes environ cinquante degrés. Quand nous fümes au bas de l'efcalier , nous nous trouvames dans une efpèce d'antichambre, remplie d'une fumée épaiffe & de mauvaifa odeur, dont la lumière que rendoit un très-beau luftre , étoit obfeurcie. De cette antichambre, nous pafsames dans une chambre fort grande , foutenue de groffes colonnes, & éclairée de plufieurs autres luftres. II y avoit une citerne au milieu, & 1'on voyoit plufieurs fortes de provifions de bouche rangées d'un cöté. Nous fümes aflëz furpris de n'y voir perfonne. II y avoit en face un fopha affez élevé, oü 1'on montoit par quelques degrés, & audefius duquel paroiffoit un lit fort large, dont les rideaux étoient fermés. Le roi monta, & les ayant ouverts, il appergut le prince fon fils & la dame couchés enfemble, mais brülés & changés en charbon, comme fi on les eut jetés dans  zoó Les mille et une Nuits, un grand feu, & qu'on les en eut retirés avaflt que d'être confumés. Ce qui me furprit plus que toute autre chofe, c'eft qu'a ce fpeótacle, qui faifoit horreur, le roi mon oncle, au lieu de témoigner de 1'afrliction en voyant le prince fon fils dans un état fi affreux, lui cracha au vifage, en lui difant d'un air indigné: Voila quel eft le chatiment de ce monde; mais celui de 1'autre durera éternellement. II ne fe contenta pas d'avoir prononcé ces paroles, il fe déchaufia, & donna fur la joue de fon fils un grand coup de fa pantoufle, Mais, fire, dit Scheherazade ; il eft jour, je fuis fachée que votre majefté n'ait pas le loifir de m'écouter davantage. Comme cette hiftoire du premier calender n'étoit pas encore linie, & qu'elle paroiflbit étrange au fultan, il fe leva dans la réfolution d'en entendre le refte la nuit fuivante.  Contes Arabes. 207, XXXIX6 NUIT. L A fultane, voyant que fa fceur fe mouroit d'impatience de favoir la fin de 1'hiftoire du premier calender, lui dit: Hé bien, vous faurez donc que le premier, calender, continuant de raconter fon hiftoire a Zobéïde : Je ne puis vous exprimer, madame , pourfuivit-il, quel fut mon étonnement, lorfque je vis le roi mon oncle maltraiter ainfi le prince fon fils après fa mort. Sire , lui dis-je , quelque douleur qu'un objet fi funefte foit capable de me caufer, je ne laiffe pas de la fufpendre pour demander a votre majefté quel crime peut avoir commis le prince mon coufin, pour mériter que vous traitiez ainfi fon cadavre. Mon neveu, me répondit le roi, je vous dirai que mon fils , indigné de porter ce nom , aima fa fceur dès fes premières années, & que fa fceur 1'aima de même. Je ne m'oppofai point a leur amitié naiffante, paree que je ne prévoyoispas le mal qui en pourroit arriver : & qui auroit pu le prévoir? Cette tendreffe augmenta avec lage, & parvint a un point, que j'en craignis enfin la fuite. J'y apportai alors le remède qui étoit en mon pouvoir. Je ne me contentai pas de prendre mon fils en particulier, Sc de lulfaire une forte  2o8 Les mille et uhe Nuïts,' réprimande , en lui préfentant 1'horreur de fa paffion dans laquelle il s'engageoit, & la honte éternelle dont il alloit couvrir ma familie , s'il perfiftoit dans des fentimens fi criminels ; je repréfentai les mêmes chofes a ma fille, & je la renfermai de forte, qu'elle n'eut plus de communication avec fon frère. Mais la malheureufe avoit avalé le poifon, & tous les obftacles que put mettre ma prudence a leur amour, ne fervirent qu'a Pirriter. Mon fils, perfuade' que fa fceur étoit toujours Ia même pour lui, fous prétexte de fe faire batir un tombeau, fit préparer cette demeure fouterraine, dans 1'efpérance de trouver un jour 1'occafion d'enlever le coupable objet de fa flamme, & de 1'amener ici. II a choifi le tems de mon abfence pour forcer la retraite oü étoit fa fceur; & c'eft une circonftance que mon honneur ne m'a pas permis de publier. Après une a&ion fi condamnable, il s'eft venu renfermer avec elle dans ce lieu, qu'il a muni, comme vous voyez, de toutes fortes de provifions, afin d'y pouvoir jouir long-tems de fes de'teftables amours, qui doivent faire horreur a tout le monde. Mais dieu n'a pas voulu fouffrir cette abomination , & les a juftement chatiés 1'un & 1'autre. II fondit en pleurs en achevant ces paroles, & je mêlai mes larmes avec les fiennes, Quelque  Contes Arabes. '203 Quelque tems après, il jeta les yeux fur moi. Mais, mon cher neveu, reprit-il en m'embraffant, fi je pérds un indigné fils, je retrouvé heureufement en vous de quoi mieux remplir la place qu'il occupoit. Les réflexions qu'il fit encore fur la trifte fin du prince & de la princeffe fa fille , nous arrachèrent de nouvelles larmes. Nous remontames par le même efcalier, & fortïmes enfin de ce lieu funefte. Nous abaifsames la trappe de fer , & la couvrïmes de terre & des matériaux dont le fépulcre avoit été bati , afin de cacher autant qu'il nous étoit poffible , un effet fi terrible de la colère .de dieu. II n'y avoit pas long-tems que nous étions de retour au palais , fans que perfonne fe fut appercu de notre abfence, lorfque nous entendïmes un bruit confus de trompettes, de tymbales,de tambours , & d'autres inftrumens de guerre. Une pouffière épaiffe dont l'air étoit obfcurci, nous apprit bientöt ce que c'étoit, & nous annonca 1'arrivée d'une armée formidable. C'étoit le même vifir qui avoit détröné mon père & ufurpé fes états , qui venoit pour s'emparer aufli de ceux du roi mon oncle , avec des troupes innombrables. Ce prince , qui n'avoit alors que fa garde ordinaire , ne put réfitter a tant d'ennemis. Ils inveftirent la ville; Sc comme les portes leur furent Tom* Vil 0  aio Les mille et une Nuits ouvertes fans réfiftance, ils eurentpeu dl peintf a s'en rendre maïtres. Ils n'en eurent pas davantage a pénétrer jufqu'au palais du roi mon oncle qui fe mit en défenfe ; mais il fut tué, après avoir vendu chèrement fa vie. De mon'cöté je combattis quelque tems ; mais voyant bien qu'il falloit céder a la force, je fongeai a me retirer, & j'eus le bonheur de me fauver par des détours, & de me rendre chez un officier du roi, dont la fidélité m'étoit connue Accablé de douleur, perfécuté par la fortune j'eus retours k un ftratagéme, qui étoit la feule' reffource qui me reftoit pour me conferver la vie. Je me fis rafer la barbe & les fourcils; & ayant pris 1'habit de calender , je fortis de la vdle fans que perfonne me reconnüt. Après cela il me fut aifé de m'éloigner du royaume du roi mon oncle, en marchant par des chemins écartés. J'évitai de pafTer pai les villes, jufqu'a ce qu'étantamvé dans 1'empire du puiffant commandeur des croyans, le glorieux & renommé calife Haroun Alrafchid, je ceffai de craindre. Alors me confultant fur ce que j'avois k faire, je pris la réfolution de venir k Bagdad me jeter aux piés de ce grand monarque, dont on vante pa--tout la générofité. Je le toucherai, difois-je, par 'lerécitd'une hiftoire auffi furprenante que la mienne ; il aura pitié, fans doute, d'un malheureux  Contes Arabes. tri prince, & je n'implorerai pas vainement fon appui. Enfin, après un voyage de plufieurs mois , je fuis arrivé aujourd'hui a la porte de cette ville : j'y fuis entré fur la fin du jour; & m'étant un peu arrêté pour reprendre mes efprits , & délibérer de quel cöté je tournerois mes pas , eet autre calender que voici prés de moi, arriva. auffi en voyageur. II me falue, je le falue de même. A vous voir, lui dis-je, vous êtes étranger comme moi. II me répond que je ne me trompe pas. Dans le moment qu'il me fait cette réponfe, le troifième calender que vous voyez, furvient. II nous falue , & fait connoïtre qu'il eft auffi étranger , & nouveau venu a Bagdad. Comme frères , nous nous joignons enfemble, & nous réfolvons de ne nous pas féparer. Cependant il étoit tard ,& nous ne favions oü' aller loger dans une ville oü nous n'avions aucune habitude, & oü nous n'étions jamais venus. Mais notre bonne fortune nous ayant conduits devant votre porte, nous avons pris la liberté de frapperj vous nous avez regus avec tant de charité & de bonté, que nous ne pouvons affez vous enremercier. Voila, madame, ajouta-t-il, ce que vous m'avez commandé de vous raconter, pourquoi j'ai perdu mon ceil droit, pourquoi j'ai la barbe & les fourcils ras , & pourquoi je fuis en ce moment chez vous, O ij  £12 Les mille et une Nuits, C'eft aflèz, dit Zobéïde, nous fommes contentes, retirez-vous oü il vous plaira. Le calender s'en excufa, & fupplia la dame de lui permettre de demeurer, pour avoir la fatisfaétion d'entendre Phiftoire de fes deux confrères, qu'il ne pouvoit, difoit-il, abandonner honnêtement, & celle des trois autres perfonnes de la compagnie. Sire, dit en eet endroit Scheherazade, le jour que je vois , m'empêche de palier a 1'hiftoire du fecond calender; mais fi votre majefté veut rentenare demain, elle n'en fera pas moins fatisfaite que de celle du premier. Le fultan y confentit, & fe leva pour aller tenir fon confeil, X Le NUIT. D -L/inakzade ne doutant point qu'elle ne prit autant de plaifir k 1'hiftoire du fecond calender, qu'elle en avoit pris k 1'autre, ne manqua pas d'éveiller la fultane avant le jour , en la priaüt de commencer 1'hiftoire qu'elle avoit promife. Scheherazade auffi-töt adrefTa la parole au fultan, & paria dans ces termes : ^ Sire , 1'hiftoire du premier calender parut étrange k toute la compagnie, & particulièrement au calife. La préfence des efclaves avec Jeurs fabres k la main, ne 1'empêcha pas de dire  'Contes Arabes. 2.1$ tout bas au vifir : Depuis que je me cormois, j'ai bien entendu des hiftoires, mais je n'ai jamais rien oui dire qui approchat de celle de ce calender. Pendant qu'il parloit ainfi , le fecond calender prit la parole, & 1'adreffant a Zobéïde : HISTOIRE Du fecond Calender J fils de Rol Madame, dit-il , pour obéir a votre commandement, & vous apprendre par quelle 'étrange aventure je fuis devenu borgne de Pceil droit, il faut que je vous conté toute 1'hiftoire de ma vie. J'étois l peine hors de Penfance, que le roi mon père (car vous faurez , madame , que je fuis né prince), remarquant en moi beaucoup 'd'efprit, n'épargna rien pour le cultiver. II appela auprès de moi tout ce qu'il y avoit dans fes états de gens qui excelloient dans les fciences & dans les beaux arts. Je ne fus pas plutöt lire & écrire , que j'appris par cceur 1'alcoran tout entier , ce livre admirable qui contient le fondement , les preceptes & la règle de notre religion. Et aha de m'en inftruire i fond, je lus les ouvrages des. O uj  êi^ Les mille ét une Nüits , auteurs les plus approuvés, & qui l*ont éclaïrcï par leurs commentaires. J'ajoutai a cette leéture Ia connoiflance de toutes les traditions recueillies de la bouche de notre prophéte par les grands hommes fes contemporains. Je ne me contentaï pas de ne rien ignorer de tout ce qui regardoit notre religion, je me fis une e'tude particulière de nos hiftoires ; je me perfeclionnai dans les belles-lettres, dans la lefture de nos poëtes,dans la verfification. Je m'attachai a Ia géographie, è la chronologie, & k parler purement notre langue, fans toutefois ne'gliger aucun des exercices qui conviennent a un prince. Mais une chofe que j'aimois beaucoup, & k quoi je réufiiffois principalement, c'étoit a former les caractères de notre langue arabe. J'y fis tant de progrès, qUe je furpaffai tous les maJtres écrivains de notre royaume, qui s'étoient acquis le plus de réputation. La renommee me fit plus d'honneur que je ne méritois, Elle ne fe contenta pas de femer Ie bruit de mes talens dans les états du roi mon père, elle le porta jufqu'a la cour des Indes , dont le puiflantmonarque, curieux de me voir' envoya un ambafladeur avec de riches préfens,' pour me demander k mon père , qui fut ravi de cette ambaffade pour plufieurs raifons. II étoit perfuadé que rien ne convenoit mieux a un  Contes Arabes. 2iy prince de mon age, que de voyager dans les cours étrangères; & d'ailleurs il étoit bien-aife de s'attirer Pamitié du fultan des Indes. Je partis donc avec 1'ambaffadeur, mais avec peud'équipage, a caufe de la longueur & de la diffkulté des chemins. II y avoit un mois que nous étions en marche, lorfque nous découvrïmes de loin un gros nuage de pouffière , fous lequel nous vïmes bientöt paroitre cinquante cavaliers bien armés. C'étoient des voleurs qui venoient a nous au grand galop Scheherazade , étant en eet endroit, appergut le jour, & en avertit le fultan, qui fe leva ; mais voulant favoir ce qui fe pafferoit entre les cinquante cavaliers & ï'ambaffadeur des Indes , ce prince attendit la nuit fuivante impatiemment. XL F NUIT. IL étoit prefque jour , lorfque Scheherazade reprit de cette manière 1'hiftoire du fecond calender: Madame, pourfuivit le calender en parlant toujours a Zobéïde, comme nous avions dix chevaux chargés de notre bagage , & des préfens que je devois faire au fultan des Indes , de la part du, Qiv  £ïö* Les mille et une NuÏtj, roi mon père, & que nous étions peu de monde, vous jugez bien que ces voleurs ne manquèrent pas de venir a nous hardiment, N'étant pas en état de repoufier la force par la force, nous leur dïmes que nous étions des ambaffadeurs du fultan des Indes, & que nous efpérions qu'ils ne fëroient rien contre le refpeét qu'ils lui devoient, Nous crumes fauver par-la notre équipage & nos vies; mais les voleurs nous répondirent infolemment: Pourquoi voulez-vous que nous refpeétions le fultan votre maïtre ? nous ne fommes pas fes fujets ; nous ne fommes pas même fur fes terres. En achevant ces paroles, ils nous enveloppèrent & nous attaquèrent. Je me défendis le plus long-tems qu'il me fut poffible; mais me fentant bleffé, & voyant que i'ambaffadeur, fes gens & les miens avoient tous été jetés par terre, je profitai du refte des farces de mon cheval, qui avoit été auffi fort bleffé, & je m'éloignai d'eux. Je le pouffai tant qu'il me put porter ; mais; venant tout-a-coup a manquer fous moi, il tomba roide mort de Iaffitude & du fang qu'il avoit perdu. Je me débarraffai de lui affëz vite; & remarquant que perfonne ne me pourfuivoit, je jugeai que les voleurs n'avoient pas voulu s'écarter du butin qu'ils avoient fait. En eet endroit , Scheherazade s'appercevant 'qu'il étoit jour, fut obligée de s'arrêter. Ah {  Contes Araeês. 217 ma fceur, dit Dinarzade, je fuis bien fachée que vous ne puiniez pas continuer cette hiftoire. Si vous n'aviez pas été pareffeufe aujourd'hui, répondit la fultane, j'en aurois dit davantage, Hé bien , reprit Dinarzade , je ferai demain plus diligente , & j'efpère que vous dédommagerez la curiofité du fultan de ce que ma négligence lui a fait perdre. Schahriar fe leva fans rien dire , & alla a fes occupations ordinaires, X L I r NUIT. Dinarzade ne manqua pas d'appeler la fultane de meilleure heure que le jour précédent, & Scheherazade continua, dans ces termes, le conté du fecond calender : Me voila donc , madame , dit le calender, feul, bleffé , deftitué de tout fecours , dans un pays qui m'étoit inconnu. Je n'ofai reprendre le grand chemin, de peur de retomber entre les mains de ces voleurs. Après avoir bandé ma plaie, qui n'étoit pas dangereufe, je marchai le refte du jour , & j'arrivai au pié d'une montagne, oü j'appercus a demi-cöte, 1'ouverture d'une grotte: j'y entrai, & j'y pafiai la nuit unpeu tranquillement, après avoir mangé quelques fruits que j'avois cueillis en mon chemin,  2i8 Les mille et une Nuits, Je continuai de marcher le lendemain'& les jours fuivans, fans trouverd'endroit oü m'arrêter, Mais au bout d'un mois, je de'couvris une grande Ville très-peuplée, & fituée d'autant plus avantageufement, qu'elle étoit arrofée, aux environs de plufieurs rivières; qu'il y règnoit un printems perpe'tuel. ^ Les objets agréables qui fe préfentèrent alors a mes yeux, me causèrent de la joie, & fufpendirent pour quelques momens , la triftefle mortelle oü j'étois de me voir en 1'état oü je me trouvois. J'avois le vifage, les mains & les piés d'une couleur bafanée, car le foleil me les avoit brülés j k force de marcher, ma chaufTure s'étoit ufée, & j'avois été réduit a marcher nuds piés : outre cela , mes habits étoient tout en lambeaux. J'entrai dans Ia ville pour prendre langue, & m'informer du lieu oü j'étois; je m'adrefTai a un tailleur qui travailloit a fa boutique. A ma jeunefTe, & a mon air qui marquoit autre chofe que je ne paroifTois, il me fit affeoir prés de lui. II me demanda qui j'étois, d'oü je venois, & ce qui m'avoit amené. Je ne lui déguifai rien de tout ce qui m'étoit arrivé, & ne fis pas même difficulté de lui découvrir ma condition. Le tailleur m'écouta avec attention ; mais lorfque j'eus achevé de parler , au lieu de me.  Contes Arabes, 2ip donner de la confolation , il augmenta mes chagrins. Gardez-vous bien , me dit-il f de faire confidence a perfonne de ce que vous venez de m'apprendre; car le prince qui règne en ces lieux, eft le plus grand ennemi qu'ait le roi votre père, & il vous feroit, fans doute , quelqu'outrage, s'il étoit informé de votre arrivée en cette ville. Je ne doutai point de la fincérité du tailleur, quand il m'eut nommé le prince. Mais comme Pinimitié qui eft entre mon père & lui, n'a pas de rapport avec mes aventures, vous trouverez bon, madame, que je la paffe fous filence. Je remerciai le tailleur de 1'avis qu'il me donnoit, & lui témoignai que je me remettois entièrement a. fes bons confeils, & que je n'oublierois jamais le plaifir qu'il me feroit. Comme il jugea que je ne devois pas manquer d'appétit, il me fit apporter a manger , & m'offrit même un logement chez lui, ce que j'acceptai. Quelques jours après mon arrivée, remarquant que j'étois affez remis de la fatigue du long & pénible voyage que je venois de faire, & n'ignorant pas que la plupart des princes de notre religion , par précaution contre les revers de la fortune, apprennent quelqu'art ou quelque métier , pour s'en fervir en cas de befoin, il me demanda fi j'en favois qüelqu'un dont je püfie vivre fans être a charge a perfonne. Je lui ré-  220 Les mille et une Nuits, pondis que je favois 1'un & l'autre droit', que j'étois grammairien , poëte , & fur_tout' J ecnvois parfaitement bien. Avec tout ce que vous venez de dire , répliqua-t-il , vous ne gagnerez pas dans ce pays-ci de quoi vous avöir un morceau de pain; rien n'eft ici plus inutile que ces fortes de connoiffances : fi vous voulez fuivre mon confeil, ajouta-t-il, vous prendrez un habit court; & comme vous paroiffez robufte & d'une bonne conftitution , vous irez dans la forêt prochaine faire du bois a bruter; vous viendrez 1'expofer en vente a la place, & je VOus aflure que vous vous ferez un petit revenu, dont vous vivrez indépendamment de perfonne. Par ce moyen , vous vous mettrez en e'tat d'attendre que le ciel vous foit favorable , & qu'il diflipe le nuage de mauvaife fortune qui traverfe le bonheur de votre vie, & VOUs oblige a cachet votre naiflance. Je me charge de vous faire trouver une corde & une coignée. . La crainte d'être reconnu, & la nécefilte' de vivre, me déterminèrent a prendre ce parti malgré la baffeffe & la peine qui y étoient atta * chées. Dès lejour fuivant, le tailleur m'acheta une coignée & une corde, avec un habit court; & me recommandant a de pauvres habitans qui gagnoient leur vie de la même manière, il les  Contes Arabes. aitti pria de me mener avec eux. Ils me conduifirent a la forêt; 8c dès le premier jour, j'en rapportaï fur ma tête une groffe charge de bois, que je vendis une demi-pièce de monnoie d'or du pays> car quoique la forêt ne fut pas éloignée, le bois néanmoins ne laiffoit pas d'être cher en cette ville, a caufe du peu de gens qui fe donnoient la peine d'en aller couper. En peu de tems je gagnai beaucoup, & je rendis au tailleur 1'argent qu'il avoit avancé pour moi. II y avoit déja plus d'une anrtée que je vivois de cette forte, lorfqu'un jour ayant pénétré dans la forêt plus avant que de coutume, j'arrivai dans un endroit fort agréable, oü je me mis a couper du bois. En arrachant une racine d'arbre j'appercus un anneau de^ fer attaché a une trappe de même métal. J'ötai aufTi-töt la terre qui la couvroit; je la levai, 8c je vis un efcalier par oü je defcendis avec ma coignée. Quand je fus au bas de Pefcalier je me trouvai dans un vafte palais, qui me caufa une grande admiration, par la lumière qui 1'éclairoit, comme s'il eut été fur la terre dans 1'endroit le mieux expofé. Je m'avancai par une gallerie foutenue de colonnes de jafpe, avec des bafes 8c des chapiteaux d'or maffif; mais voyant venir audevant de moi une dame, elle me parut avoir un air fi noble, fi aifé, Sc une beauté fi extraor-  222 LES MI1LE ET UNE NuiTS dinaire, que détournant mes yeux de tout anti* objet, je m'attachai uniquement a la regarder, La, Scheherazade cefia de parler, paree qu'elle vit qu'il étoit jour. Ma chère fceur, dit alorsDinarzade, je vous avoue que je fuis fort contente de ce que vous avez raconté aujourd'hui, & je m'imagine que ce qui vous refte a raconter , n'eft pas moins merveilleux. Vous ne vous trom' pez pas, répondit Ia fultane; car Ia fuite de 1'hiftoire de ce fecond calender, eft pIus digne de 1'attention du fultan mon feigneur, que tout ce qu'il a entendu jufqu'a préfent. J'en doute dit Schahriar en fe Ievant; mais nous verrons cela demain. XLIIF NUIT. Dinarzade fut encore très-diligente cette nuit; & la fultane, pour fatisfaire a 1'emprelfement de fa fceur, fe mit k raconter ce qui fe paffa dans ce palais fouterrein entre-la dame & le prince. Le fecond calender, continua-t-elle, pourfuivant fon hiftoire : Pour épargner k Ia belle dame,dit-il, la peine de venir jufqu'a moi, je me hatai de la joindre; & dans le tems que'je lui faifois une profonde révérence, elle me dit:  Contes Arabes. 223» Qui êtes-vous? êtes-vous homme ou génie? Je fuis homme, madame, lui répondis-je, en me relevant, & je n'ai point de commerce avec les génies. Par quelle aventure, reprit-elle avec un grand foupir, vous trouvez-vous ici? II y a vingt-cinq ans que j'y demeure, & pendant tout ce tems-la., je n'y ai pas vu d'autre homme que vous. Sa grande beauté, qui m'avoit déja donné dans la vue, fa douceur & 1'honnêteté avec laquelle elle me recevoit,me donnèrent la hardieffe de lui dire : Madame, avant que j'aye 1'honneur de fatisfaire votre curiofité, permettez-moi de vous dire que je me fais un gré infini de cette rencontre imprévue, qui m'offre Poccafion de me confoler dans 1'affliction oü je fuis, & peut-être celle de vous rendre plus heureufe que vous n'êtes. Je lui racontai fidellement par quel étrange accident elle voyoit en ma perfonne le fils d'un roi, dans 1'état oü je paroiffois en fa préfence, & comment le hafard avoit voulu que je découvriffe 1'entrée de la prifon magnifique oü je Ia trouvois,mais ennuyeufe, felon toutes les apparences. Hélas! prince, dit-elle en foupirant encore, vous avez bien raifon de croire que cette prifon fi riche & fi pompeufe, ne laiffe pas d'être un féjour fort ennuyeux. Les lieux les plus char-  Sa* Les mille et une Nuits, mans ne fauroient plaire lorfqu'on y eft contm' fa volonté. II n'eft pas poffible que vous n'ayez jamais entendu parler du grand Epitimarus, roi de hle d^bene, ainfi nommée k caufe de ce bois précieux qu'elle produit fi abondamment Je luis la pnnceffe fa fille. Le roi mon père m'avoit choifi pour époux un prince qui étoit mon coufin; mais la première nuit de mes nöces, au milieu des réjouiffances de la cour & de la capitale du royaume de 1'ile dEbène, avant que je fuffe livrée k mon mari un génie m'enleva. Je m'évanouis en ce moment' je perdis toute connoiffance; & lorfque j'eus repris mes efprit», je me trouvai dans ce palais. J'ai été long-tems inconfolable; mais le tems & la néceffité m'ont accoutumée a voir & k fouffnr le génie, II y a vingt-cinq ans, comme je vous lai déja dit, que je fuis dans ce lieu, oü je Pu>s dire que j'ai k fouhait tout ce qui eft nécefTaire k la vie, & tout ce qui peut contenter une pnnceffe qui n'aimeroit que les parures & les ajuftemens. De dix jours en dix jours, continua la princeffe, le génie vient coucher une nuit avec moi il n'y couche pas plus fouvent, & 1'excufe qu'il en apporte, eft qu'il eft marié k une autre femme qui auroit de la jaloufie, fi 1'infidélité qu'il lui fait, venoit a fa coanoUTance, Cependant fi j-ai befoin  Contes Arases. befoin de lui, foit de jour, foit de nuit, je n'aï pas plutöt touché un talifman qui eft a Fentrée de ma chambre, que le génie paroit. II y a aujourd'hui quatre jours qu'il eft venu, ainfi je ne 1'attends que dans fix. C'eft pourquoi vous en pourrez demeurer cinq avec moi, pour me tenir compagnie, fi vous le voulez bien, & je tacherai de vous régaler felon votre qualité óc votre mérite. Je me ferois eftimé trop heureux d'obtenir •une fi grande faveur en la demandant, pour la refufer après une offre fi obligeante. La pnnceffe me fit entrer dans un bain le plus propre, le plus commode & le plus fomptueux que 1'on puiffe s'imaginer; & lorfque j'en fortis,a la place de mon habit, j'en trouvai un autre très-riche, que je pris moins pour fa richefie, que pour me rendre plus digne d'être avec elle. Nous nous afsimes fur un fopha garni d'un fuperbe tapis , & de couilins d'appui, du plus: beau brocard des Indes, Sc quelque tems après , elle mit fur une table des mets très-délicats. Nous mangeames enfemble; nous pafsames le refte de la journée très-agréablement, Sc la nuit elle me re§ut dans fon lit. Le lendemain, comme elle cherchoit tous les moyens de me faire plaifir , elle me fervit au diner une bouteille de vin vieux, le plus excelTor/n VU, P  LES MlttE ET UNE NuÏTS lent que 1'on puifTe goüter; & elle voulut'bien, P-complaffance, en boire quelques COups "c mo, Quand j'eus la téte échauffée de cette 1 queur agréable : Belle princefTe , lui dis-je il " a trop long-tems que vous êtes enterrée t'oute vivej Wmoi^ene, jouir de la clarté du ventable jour , dont vous êtes privée depuis tantd'années. Abandonnez lafaulTe lumière don vous jouifïèz ici. Prince, me répondit-elle en fouriant, laiffeza ce ducours Je compte pour rien Ie p]us beau jour du monde, pourvu que de dix vous m'en donmezneuf^quevous ce'diez le dixième 2 gen-, Princefle, repris-je, je vois bien quel cramte du génie vous fait tenir ce langage. Pou Walif ered0U-efipeU^Ue ^aisSmett;e ion tahfman en plèces , avec le grimoire qui eft ecnt deflus. Qu'il vienne alors, je 1'attends. Quelle brave, quelque redoutable qu'il puiffe être je lm ferai fentir le poids de mon bras. Je fais lerment d'exterminer tout ce qu'il y a de génies au monde & lui ,e premier. La princeffe , qui en favo.t la conféquence, me conjura de ne pas touc er autalifman. Ce feroit le moyen,L d't-ePe, de nous perdre, vous & moi. Je connois Jes gemes mieux que vous ne les connoiffez. Les vapeurs du vin ne me permirent pas de goüter les Hafons de la princeffe ; je donnai du pié dans  'Contes 'Arabes. 22% lé talifman , & le mis en plufieurs morceaux. En achevant ces paroles , Scheherazade , remar quant qu'il étoit jour, fe tut, & le fultan fe leva. Mais comme il ne douta point que le talifman brifé, ne fut fuivi de quelque événement fort remarquable, il réfolut d'entendre le refte de 1'hiftoire. XLIVe NUIT. Jf E vais vous apprendre, dit Scheherazade, eet qui arriva dans le palais fouterrain, après que* le prince eut brifé le talifman ; & auffitot, reprenant fa narration , elle continua de parler amïi fous la perfonne du fecond calender. Le talifman ne fut pas fi-töt rompu, que le palais s'ébranla , pret k s'écrouler , avec un bruit effroyable, & pareil a celui du tonnerre, accompagné d'éclairs redoublés & d'une grande obfeurité. Ce fracas épouvantable diffipa enun moment les fumées du vin , & me fit connoïtre, mais trop tard, la faute que j'avois faite. Princeffe, m'écriai-je , que fignifie ceci? Elle me répondit toute effrayée , & fans penfer k fon propre malheur: Hélas ! c'eft fait de vous, fi vous ne vous fauvez. Je fuivis fon confeil; & mon epouvante fut Pij  228 Les mille et une Nuits, fi grande que j'oubliai ma coignée & mes babouche, . Javois a peine gagné 1'efcalier par oü ] étois defcendu, que le palais enchanté s'entr'ouvnt, & fit un paffage au génie. II demanda en colere a la princefïe : Que vous eft-il arrivé? & pourquoi m'appelez-vous ? Un mal de cceur lui répondit la princefïe, ma obligée d'ailer cherl cher la bouteille que vous voyez ; j'en ai bu deux ou trois coups, par malheur j'ai fait un faux pas . & je fuis tombée fur le talifman, qui s'eft brifé. •11 n y a pas autre chofe. A cette réponfe, le génie furieux lui ditVous etes une impudente, une menteufe; la coignée & les babouches que voila, pourquoi fe trouvent-elles ici ? Je ne les ai jamais vues qu'en ce moment, reprit la princeffe. De 1'impétuolite dont vous êtes venu, vous les avez peutetre enlevées avec vous, en palfant par quelque endroit, & vous les avez apportées, fans y prendre garde. Le génie ne repartit que par des injures & par des coups, dont j'entendis le bruit. Je n'eus paslafermetéd'ouir les pleurs&les crispitoyables de la pnnceffe maltraités d'une manière fi cruelle. J'avois déja quitté 1'habit qu'elle m'avoit fait prendre , & repris le mien, que j'avois porté fur I eicaher le jour précédent a la fortie du bain. Amn jachevai de monter, d'autant plus péne-  'Contes Arabes. 22$ tré de douleur & de compaffion, que j'étois fa caufe d'un fi grand malheur, & qu'en facrifiant la plus belle princeffe de la terre a la barbarie d'un génie implacable, je m'étois rendu criminel, & le plus ingrat de tous les hommes. II eft vrai, difois-je, qu'elle eft prifonnière depuis vingt-cinq ans ; mais la liberté a part, elle n'avoit rien a défirer pour être heureufe. Mon emportement met fin a fon bonheur , & Ia foumet a la cruauté d'un démon impitoyable. J'abaiffai la trappe, la recouvris de terre, & retournai a la ville avec une charge de bois , que j'accommodai fans favoir ce que je faifois , tant j'étois troublé & affligé. Le tailleur mon höte marqua une grande joie de me revoïr. Votre abfence , me dit-il, m'a caufé beaucoup d'inquiétude, a caufe du fecret de votre naiffance que vous m'avez confié. Je ne favois ce que je devois penfer, & je craignois que qüelqu'un ne vous eut reconnu. Dieu foit loué de votre retour. Je le remerciai de fon zèle & de fon affection ; mais je ne lui communiquaï rien de ce qui m'étoit arrivé, ni de la raifon pourquoi je retournois fans coignée & fans babouches. Je me retirai dans ma chambre, ou je me reprochai mille fois 1'excès de mon imprudence. Rien, me difois-je, n'auroit égalé le bonheur de la princeffe & le mien, fi j'eufle pu met  &30 Les "mille et une Nuits, contenir, & que je n'euffe pas brifé le talifman. Pendant que je m'abandonnois k ces penfées affligeantes , le tailleur entra, & me dit: Un vieillard que je ne connois pas, vient d'ar'river avec votre coignée & vos babouches, qu'il a trouyées en fon chemin , k ce qu'il dit. II a appris de vos camarades , qui vont au bois avec vous, que vous demeuriez ici. Venez lui parler, il veut vous les rendre en main propre. A ce difcours, je changeai de couleur, & tout le corps me trembla. Le tailleur m'en demandon: le fujet, lorfque le pavé de ma chambre s'entr'ouvrit. Le vieillard, qui n'avoit pas eu la patience d'attendre, parut & fe préfenta k nous avec la coignée & les babouches. C'étoit Ie génie raviffeur de la belle princeffe de 1'ïle d'Ebène, qui s'étoit ainfi déguifé, après l'avoir traitée avec la dernière barbarie. Je fuis génie nous dit-il, fils de la fille d'Eblis, prince des' gémes. N'eft-ce pas-la ta coignée, ajouta-t-il en s'adreffant a moi ? Ne font-ce pas la tes ba' bouches ? Scheherazade, en eet endroit, appercut le jour, & ceffa de parler. Le fultan trouvoit 1'hiftoire du fecond calender trop belle, pour ne pas vouloir en entendre davantage. C'eft pourquoi il fe leva, dans 1'intention d'en apprendre la fuite le lendemain.  Contes Arabes. 231 X L Ve NUIT. L E jour fuivant , Scheherazade , pour fatisfaire fa fceur, fort curieufe de favoir comment le génie traita le prince, fe mit a raconter de cette forte 1'hiftoire du fecond calender: Le calender, continuant de parler a Zobéïde ï Madame, dit - il, le génie m'ayant fait cette queftion , ne me donna pas le tems de lui répondre, & je ne 1'aurois pu faire, tant fa préfence affreufe m'avoit mis hors de moi-même. II me prit par le milieu du corps , me traïna hors de la chambre; & s'élangant dans l'air, m'enleva jufqu'au ciel avec tant de force & de vitefTe, que je m'appercus plutöt que j'étois monté fi haut, que du chemin qu'il m'avoit fait faire en peu de momens. II fondit de même vers la terre ; & 1'ayant fait entr'ouvrir, en frappant du pié, il s'y enfonga, & auffitöt je me trouvai dans le palais enchanté, devant la belle princeffe de 1'ile d'Ebène. Mais, hélas, quel fpe&acle ! je vis une chofe qui me perca le cceur. Cette pnnceffe étoit nue & toute en fang, étendue fur la terre , plus morte que vive, & les joues baignées de larmes. Perfide, lui dit le gérie en me mont-rant » P iv  S32 Les .mille et une Nüits, elle, n'eft-ce pas la ton amant ? Elle jeta fur moi* fes yeux languiffans, & répondit triltement: Je ne le connois pas; jamais je ne 1'ai vu qu'en ce moment. Quoi ! reprit le génie, il eft caufe que tu es dans 1'état oü te voilé fi juftement, & tu ofes dire que tu ne le connois pas ? Si je ne le connois, repartit la princeffe, voulez-vous que je faffe un menfonge, qui foit la caufe de fa perte? Hé bien, dit le génie, en tirant un fabre, & le préfentant è la princefie, fi tu ne 1'as jamais vu prends ce fabre & lui coupe la tête. Hélas! dit la princefie, comment pourrois-je exécuter ce que vous exigez de moi ? Mes forces font tellement épuifées que je ne faurois lever les bras ; & quand je le pourrois, aurois-jele courage a abandonné la ville oü il demeuroit, & eft venu s'établir en ce lieu, dans 1'efpérance de guérir un de fes voifins de 1'envie qu'il avoit contre lui. II s'eft attiré ici une eftime fi générale, que l'envieux ne pouvant le fouffrir, eft venu dans le deffein de le faire périr : ce qu'il auroit exécuté , fans le fecours que nous avons prêté a ce bon homme, dont la réputation eft fi grande, que le fultan, qui fait fon féjour dans la ville voifine, doit venir demain le vifiter, pour recommander la princefie fa fille a. fes prières. Une autre voix demanda quel befoin la princeffe avoit des prières du derviche ; a quoi la première repartit: Vous ne favez donc pas qu'elle eft pofledée du génie Maimoun, fils de Dimdim, qui eft devenu amoureux d'elle? Mais je fais bien comment ce bon chef des derviches pourröit la guérir; la chofe eft très-aifée , & je vais vous la dire. II a dans fon couvent un chat noir, qui a une tache blanche au bout de la queue, environ de la grandeur d'une petite pièce de monnoie d'argent, II n'a qua arracher fept brins de poil  5*4° Les mxele et une Nuiïï de cette tache blanche, les brüler, & 1 tcte de la princefie de leur fumée. A Pinftant elle fera fi bien guérie & fi bien délivrée de Mai moun,fils deDimdim, que jamais il ne s'avifera d approcher d'elle une feconde fois. Le chef des derviches ne perdit pas un mot de eet entretien des fées & des génies , qui gar dèrent un grand filence toute la nuit, après avoir dit ces paroles. Le lendemain au commencement du jour , dès qu'il put diftinguer !es objets comme la cïterne étoit démolie en plufieurs endroits, il appercjit un trou par oü il fortit fans peine. Les derviches qui le cherchoient, furent ravii de le revoir. II leur raconta en peu de mots la méchanceté de 1'höte qu'il avoit fi bien recu Ie jour précédent, & fe retira dans fa celluie. Le chat noir dont il avoit oui parler la nuit dans 1'entretien des fées & des génies , ne fut pas long-tems k venir lui faire oes careffes k fon ordinaire. II le prit, lui arracha fept brins de poil de la tache blanche qu'il avoit a Ia queue, & ]es mit k part, pour s'en fervir quand il en auroit befoin. II n'y avoit pas long-tems que le foleil étoit levé, lorfque le fultan, qui ne vouloit rien négliger de ce qu'il croyoit pouvoir apporter une prompte guérifon a la princeffe, arriva a Ia porte du  Contes Arabes. üp; du coüvent. II ordonna a fa garde de s'y arrêter^ &: entra avec les principaux officiers qui 1'accom-» pagnoient. Les derviches le recurent avec un profond refpeét. Le fultan tira leur chef a 1'écart: Bon Scheich „ lui dit-il, vous favez peut-être déja le fujet qui m'amène; Oui, lire, répondit modeftement le derviche; c'eft, fi je ne me trompe, la maladie de la princeffe qui m'attire eet honiieur que je ne mérite pas. C'eft cela même , répiiqua le fultan. Vous me rendriez la vie, fi eömme je Pefpère, vos prières obtenoient la güérifon de ma fille. Sire , repartit le bon honime, fï votré majefté veut bien la faire vcnir ici, je me flatte4 par 1'aide & faveur de dieu, qu'elle retournera en parfaite fanté. Le prince, tranfporté de joie , envoya fur Ie champ chercher fa fille, qui parut bientót accompagnée d'une nombreufe faite de femmes & d'eunuques , & voilée de manière qu'on ne lu£ voyoit pas le vifage. Le chef des derviches fit tenir une poële au-deffus de la tête de la princeffe; & il n'eut pas fi-töt pofé les fept brins de poil fur les charbons allumés qu'il avoit fait apporter, que le génie Maimoun, fils de Dindim , fit de grand cris, fans que 1'on vit rien , & laiffa la princeffe libre^ Elle porta d'abord la main au voile qui lui Xome VIL Q  242 Les mille et une Nuits, couvroit Ie vifage, & le leva pour voir oü elle étoit. Oü fuis-je, s'écria-t-elle ? Qui m'a amenée ici? A ces paroles, le fultan ne put cacher Pexcès de fa joie ; il embrafia fa fille, & fc baifa aux yeux ; il baifa auffi la main du chef des derviches, & dit aux officiers qui 1'accompagnoient: Dites-moi votre fentiment; quelle récompenfe mérite celui qui a ainfi guéri ma fille ? Us répondirent tous qu'il méritoit de 1 epoufer. C'eft ce que j'avois dans la penfée, reprit le fultan, & je le fais mon gendre dès ce moment. Peu de tems après , le premier vifir mourut." Le fultan mit le derviche a fa place ; & le fultan étant mort lui-même fans enfans males , les ordres de religion & de milice affiemblés \ le bon homme fut déclaré & reconnu fultan d'un commun confentement. Le jour qui paroiffioit, obligea Scheherazade a s'arrêter k eet endroit. Le derviche parut k Schahriar digne de la couronne qu'il venoit d'obtenir; mais ce prince étoit en peine de favoir fi l'envieux n'en feroit pas mort de chagrin; & il fe leva , dans la réfolution de Papprendre Ia nuit fuivante.  'G O N T £ S A K A B Ë S4 S|| XLVIir NUIT. Vo i c i comme le fecond calender, dit Scheherazade , pourfuivit la fin de 1'hiftoire de 1'envié & de l'envieux : Le bon derviche, dit-il, étant donc monté fur le tróne de fon beau-père, un jour qu'il étoit au milieu de fa cour dans une marche , il appergut l'envieux parmi la foule du monde quï étoit fur fon paffage. Il fit approcher un des vifirs. qui 1'accompagnoit, & lui dit tout bas : Allez, & amenez-moi eet homme que voila, & prenez bien garde de 1'épouvanter. Le vifir obéit; SC quand l'envieux fut en préience du fultan , le fultan lui dit : Mon ami, je fuis ravi de vous voir; & alors s'adreffant a un officier ; Qu'on lui compte , dit-il, tout-a-l'heure mille pièces de monnoie d'or de mon tréfor. De plus , qu'on lui livre vingt charges de marchandifes les plus précieufes de mes magafins, & qu'une garde fuf-* fifante le conduife & I'efcorte jufques chez lui. Après avoir chargé 1'oificier de cette commiffion , il dit adieu a l'envieux , & continua fa marche. Lorfque j'eus achevé de conter cette hiftoire au génie aflafiin de la princefie de l'ile d'Ebène,  S44" Les mille et une Nüits', je lui en fis 1'application. O génie, lui dis-te « Vous voyez que ce fültata bienfaifant ne fe co"tenta pas d'oublier qu'il n'avoit pas tenu a Pen vieux qu'il n'eut perdu la vie, il le traita encore" & le renvoya avec toute la bonté que je viens de vous dire. Enfin, j'employai toute mon éloquence a le prier d'imiter un fi bel exemple, ■& de me pardonner; mais il ne me fut pas poffible de le fléchir. Tout ce que je puis faire pour toi, me dit-il, c'eft de ne te pas.öter la vie; ne te flatte pas que' je te renvoie fain & fauf. II feut que je te fefTe fentir ce que je puis par mes enchantemens. A' ces mots, il fe faifit de moi avec violence & rn'emportant au travers de la voiite du palais fouterram , qui s'entr'ouvrit pour lui faire un palege , il m'enleva fi haut, que la terre ne me parut qu'un petit nuage blanc. De cette hauteur, il fe langa vers la terre comme la foudre, &prit pié fur la cime d'une montagne. La, il amalfa une poignée de terre, prononca ou plutöt marmotta deflus certaines paroles ' auxquelles je ne compris rien ; & la jetant fur moi : Quitte, me dit-il, la figure d'fiomme, & prends celle de finge. II difparut auffitöt, & ie demeurai feul, changé en finge, accablé de douleur, dans un pays inconnu, ne fachant fi j'étois prés ou éloigné des états du roi mon père.  'Contes ArïSes» 24$ Je defcendis du haut de la montagne , j'entrai dans un plat pays, dont je ne trouvai 1'extrémit© qu'au bout d'un mois, que j'arrivai au bord de la. mer. Elle étoit alors dans un grand calme, & j'appergusunvaiffeauaunedemi-lieue de terre. PouC' ne pas perdre une fi belle occafion, jerompis une groffe branche d'arbre , je la tirai après moi dans la mer , & me mis delfus , jambe de-ca , jambe de - la, avec un baton a chaque main pour me iervir de rame. Je voguai dans eet état, & m'avangai vers le vaiffeau. Quand j'en fus affez prés pour être reconnu, je donnai un fpeótacle fort extraordinaire aux matelots & aux paffagers qui parurent fuc le tillac. Ils me regardoient tous avec une grande admiration. Cependant j'arrivai a bord; & me prenant a un cordage , je grimpai jufques. fur le tillac. Mais comme je ne pouvois parler, je me trouvai dans un terrible embarras. En effet, le danger que je courus alors, ne fut pas moins grand que celui d'avoir été a la difcrétion du génie. Les marchands, fuperftitieux & fcrupuleux, crurent que je porterois malheur a leur navigation , fi on me recevoit. C'eft pourquoi Pun dit i Je vais 1'affommer d'un coup de maillet; un autre , je veux lui paffer une flèche au travers du corps ; un autre, il faut le jeter a la mer. Qüelqu'un n'auroit pas manqué de faire ce qu'il di- Q ü)  btf Les mtlee £t üne I uifs, foit, fi, merangeantdu cöté du capitaine, 'jé fle m'étois pas profterné a fes piés ; mais le prenant par fon habit, dans la pofture de fuppliant, ïl fut tellement touché de cette aétion, & des larmes qu'il vit couler de mes yeux, qu'il me prit fous fa proteétion, en menagant de faire repentir celui qui me feroit le moindre mal. II me fit même mille careffes. De mon cöté, au défaut de la parole, je lui donnai par mes geftes, toutes les marqués de reconnoiffance qu'il me fut poflible. Le vent, qui fuccéda au calme, ne fut pas fort; maisil fut favorable : il ne changea point durant cinquante jours, & il nous fit heureufement aborder au port d'une belle ville, très-peuplee, & d'un grand commerce , oü nous jetames 1'ancre. Elle étoit d'autant plus confidérable, que c'étoit la capitale d'un puifïant état. Notre vaifleau fut bientöt environné d'une infinité de petits bateaux , remplis de gens qui venoient pour féliciter leurs amis fur leur arrivée, ou s'informer de ceux qu'ils avoient vus au pays d'oü ils arrivoient, ou fimplement par la cunofité de voir un vaifleau qui venoit de loin, U arriva entr'autres quelques officiers qui demandèrent a parler, de la part du fultan, aux marchands de notre bord. Les marchands fe préfentèrent a eux ; & l'un des officiers prenant h  Contés Arabes. 247 parole , leur dit: Le fultan notre maitre nous a chargés de vous témoigner qu'il a bien de la joie de votre arrivée, & de vous prier de prendre la peine d'écrire fur le rouleau de papier que voici, chacun quelques lignes de votre écriture. Pour vous apprendre quel eft fon deflein, vous faurez qu'il avoit un premier vifir, qui, avec une trés-grande capacité dans le maniment des affaires, écrivoit dans la dernière perfe&on. Ce miniftre eft mort depuis peu de jours. Le fultan en eft fort affligé; & comme il ne regardoit jamais les écritures de fa main fans admiration , ïl a fait un ferment folennel de ne donner fa place qu'a un homme qui écrira auffi bien qu'il écrivoit. Beaucoup de gens ont préfenté de leur écriture'; mais jufqu'a préfent il ne s'eft trouvé perfonne dans Pétendue de eet empire, qui ait été juge digne d'occuper la place du vifir. Ceux des marchands qui crurent affez bien écrire pour préteridre'a cette haute dignité, écrivirent 1'un après 1'autre ce qu'ils voulurent. Lorfqu'ils eurent achevé , je m'avangai, & enlevai le rouleau de la main de celui qui le tenoit. Tout le monde , & particulièrement les marchands qui venoient d'écrire , s'lmaginant que je voulois le déchirer, ou le jeter a la mer, firent de grands cris; mais ils fe raffurèrent quand ils virent que je tenois le rouleau fort proprement, & qua Qiv  04* Les mille et une Nuits, je faifois fIgne de vouloir écrire k mon tour. Cel* nt changer leur crainte en admiration. Néanmoins, comme ils n'avoient jamais vu de finge qui »ut écrire , & qu'ils ne pouvoient fe perfuader que ,e fufle plus habile que les autres, ils voulurent m'arracher le rouleau des mains ; mais Ie capitaine pnt encore mon parti. Laiffez-le faire dit-il, qu'J écrive ; s'il ne fait que barbouiller le papier, je vous promets que je le punirai fur le cfiamp : fi au contraire i} ^ bien ? comme : 1 elpere, car je n'ai vu de ma vie un finge plus adroit & plus ingénieux, ni qui comprït mieux toutes chofes, je déclare que je le reconnoitrai pur mon fils, J'en avois un qui n'avoitpas , k fceaucoup prés, tant d'efprit que lui. Voyant que perfonne ne s'oppofoit plus k mon deffem^je pris la plume, & ne la quittai qu'aPres avoir écrit fix fortes d'e'critures ufitées che* les arabes; & chaque effai d'écriture contenoit un diftique ou un quatrain impromptu a la louange du fultan. Mon écriture n'effacoit pas feulement celle des marchands, j'ofe dire qu'on n'en avoit pomt vu de fi belle jufqu'alors en ce pays-M Quand j'eus achevé, les officiers prirent le rouleau, & le portcrent au fultan, Scheherazade'en étoit la, lorfqu'elle apper, vUtlejour.Sire^it-eneaSchahriai^fij'aU Je tems de continuer, je raconterois k votre ma.  Contes Arabes. 245* jefté des chofes encore plus furprenantes que celles que je viens de raconter. Le fultan qui s'étoit propofé d'entendre toute cette hiftoire, fe leva fans dire ce qu'il penfoit. XLIXe NUIT. IjE lendemain, Dinarzade, a fon réveil, dit a la fultane : Je crois, ma fceur, que le fultan monfeigneur, n'apas moins de curiofité que moi d'entencke la fuite des aventures du finge. Vous allez être fatisfaits 1'un & 1'autre, répondit Scheherazade; & pour ne vous pas faire languir, je vous dirai que le fecond calender continua ainfi fon hiftoire : Le fultan ne fit aucune attention aux autres écritures; il ne regarda que la mienne, qui lui plut tellement, qu'il dit aux officiers : Prenez le cheval de mon écurie le plus beau & le plus richement enharnaché, & une robe de brocard des plus magnifiques , pour revêtir la perfonne de qui font ces fix fortes d'écritures, & amepez-la-moi, A eet ordre du fultan , les officiers fe mirent a rire. Ce prince , irrité de leur hardieffe , étoit prêt a les punir; mais ils lui dirent: Sire , nous fupplions votre majefté de nous pardonner ; ces  2yo Les Mille et üne Nuits', écritures ne font pas d'un homme , elles font d'un finge. Que dites - vous , s'écria le fultan > ces écritures merveilleufes ne font pas de la main d'un homme ? Non, fire, répondit un des officiers, nous affurons votre majefté qu'elles font d'un finge, qui les a faites devant nous. Le fultan trouva la chofe trop furprenante, pour n'être pas cuneux de me voir. Faites ce que je vous ai coramandé, leur dit-il, amenez-moi promptemenc un finge.fi rare. Les officiers revinrent au vaiffeau, & exposèrent leur ordre au capitaine, qui leur dit que Ie fultan étoit le maïtre. Auffitöt ils me revêtirent d'une robe de brocard trés - riche, & me portèrent a terre, oü ils me mirent fur le cheval du fultan, qui m'attendoit dans fon palais avec un grand nombre de perfonnes de fa cour , qu'il avoit affiemblées pour me faire plus d'honneur. La marche comme nga. Le port, les rues , les places publiques , les fenêtres, les terraffes des palais & des maifons, tout e'toit rempli d'une multitude innombrable de monde de 1'un & de 1'autre fexe , & de tout age , que la curiofité* avoit fait venir de tous les endroits de la ville pour me voir ; car le bruit s'étoit répandu en un moment, que le fultan venoit de choifir un finge pour fon grand-vifir. Après avoir donné un fpeftacle fi nouveau a tout ce peuple, qui, par-  'Contes Arabes. hft des cris redoublés , ne ceffoit de marquer fa furprife , j'arrivai au palais du fultan. Je trouvai ce prince aflis fur fon tröne au milieu des grands de fa cour. Je lui fis trois révérences profondes; & a la dernière , je me profternai, & baifai la terre devant lui. Je me mis enfuite fur mon féant en pofture de finge. Toute Paffemblée ne pouvoit fe laffer de m'adrnirer , & ne comprenoit pas comment il étöit poffible qu'un finge fut fi bien rendre aux fultans le refipeft qui leur eft dü; & le fultan en étoit plus étonné que perfonne. Enfin, la cérémonie de 1'audience eut été compléte , fi j'eufTe pu ajouter la harangue a mes geftes; mais les finges ne parlèrent jamais, & Pavantage d'avoir été homme , ne me donnoit pas ce privilege. Le fultan congédia fes courtifans, & il ne refta auprès de lui que le chef de fes eunuques, un petit efclave fort jeune , & moi. II paffa de la falie d'audience dans fon appartement, oü il fe fit apporter a manger. Lórfqu'il fut a table , il me fit figne d'approcher & de manger avec lui. Pour lui marquer mon obéiffance , je baifai la terre, je me levai, & me mis a table. Je mangeai avec beaucoup de retenue & de modeftie. Avant que Pon deffervit, j'appergus une écritoire : je fis figne qu'on me Papprochat; & quand je 1'eus , j'écrivis fur une grolfe pêche des vers  2j-2 Les MiLfg ét une NtfÏTs,. de ma fagon, qui marquoient ma reconnoiffance au fultan; & la lecïure qu'il en fit après que je lui euspréfenté la pêche, augmentafon étonnetnent. La table levée, on lui apporta d'une boiflon particulière dont il me fit préfenter un verre. Je bus, & j'écrivis deffus de nouveaux versqui expliquoient 1'e'tat oü je me trouvois après' de grandes fouffrances. Le fultan les lut encore, «uit : Un homme qui feroit capable d'en faire autant, feroit au-deffes des plus grands hommes. Ce prince s'étant fait apporter un jeud'échecs, me demanda, par figne, fi j'y favois jouer, & fi je voulois jouer avec lui. Je baifai la terre; & en portant la main fur ma tête, je marquai que j'étois pret a recevoir eet honneur. II me gagna la première partie; mais je gagnai la feconde & la troiHeme; & m'appercevant que cela lui faifoit quelque peine, pour le confoler, je fis un quatrain uue je lui préfentai. Je lui difois que deux puiffantes arme'es s'étoient battues tout le jour avec beaueoup d'ardeur, mais qu'elles avoient fait la paix fur le foir , & qu'elles avoient paffe la nuit enfemble fort tranquillement fur fe champ de Tant de chofes paroifTant au fultan fort audela de tout ce qu'on avoit jamais vu ou entendu de 1 adreffe & de 1'efprit des finges, il ne voutet pas etre le feul témoin de ces dJ ^  Contes Arabes. 2 ƒ £ Srvoit une fille qu'on appeloit Dame de beauté. Allez, dit-il au chef des eunuques, qui étoit préfent & attaché a cette princeffe , allez, faites venir ici votre dame , je fuis bien-aife qu'elle ait part au plaifir que je prends. Le chef des eunuques partit, & amena bientot la princeffe. Elle avoit le vifage découvert J mais elle ne fut pas plutót dans la chambre , qu'elle fe le couvrit promptement de fon voile , en difant au fultan: Sire, il faut que votre majefté fe foit oubliée. Je fuis fort furprife qu'elle me faffe venir pour paroitre devant les hommes. Comment donc, ma fille , répondit le fultan, vous n'y penfez pas vous - même. II n'y a iet que le petit efclave , Peunuque votre gouverneur, & moi, qui avons la liberté de vous voir Ie vifage ; néanmoins vous baiffez votre voile , 8a vous me faites un crime de vous avoir fait venir ici. Sire, répliqua la princeffiTpvotre majefté va connoïtre que je n'ai pas tort. Le finge que vous voyez, quoiqu'il ait la forme d'un finge, eft un jeune prince, fils d'un grand roi. II a été métamorphofé en finge par enchantement. Un génie, fils de la fille d'Eblis, lui a fait cette malice, après avoir cruellement óté la vie a la princeffe de 1'üe d'Ebène, fille du roi Epitimarus. Le fultan, étonné de ce difcours, fe tourna 4e mon göté, & ne me parlant plus par figne ,  L£S MILLE ET UNE NuiTS, me demanda fi ce que fa fille venoit de dire, étoit véritable, Comme je ne pouvois parler, je mis la main fur ma tête pour lui témoigner que la princeffe avoit dit la vérité. Ma fille, reprit alors le fultan, comment favez-vous que ce prince a été transformé en finge par enchantement ? Sire, répondit la princeffe dame de beauté, votre majefté peut fe fouvenir qu'au fortir de mon enfcnce, j'ai eu prés de moi une vieille dame. C'étoit une magicienne trés - habile : elle ma enfeigrté foixante-dix régies de fa fcience, par; kvertu de laquelle je pourrois, en unclin d'ceil, faire tranfporter votre capitale au milieu de Pocéan, au-dela du mont Caucafe. Par cette fcience, je connois toutes les perfonnes qui font enchantées, feulement k les voir; je fais qui elles font, & par qui elles ont été enchantées : ainfi ne foyez pas furpris fi j'ai d'abord démélé ce prince au travers du charme qui 1'empêche de paroïtre k vos yeux tel qu'il eft naturellement. Ma fille, dit le fultan, je ne vous croyois pas fi habile. Sire, répondit la princeffe, ce font des chofes curieufes qu'il eft bon de favoir; mais d m'a femblé que je ne devois pas m'en vanter. Puifque cela eft ainfi, reprit le fultan, vous pourrez^ donc diffiper 1'enchantement du prince ? Oui, fire, repartit la princefie, je puis lui rendre fa première forme. Rendez-lalui donc, int  Contes Arabes. 2y£ ferrompit le fultan, vous ne fauriez me faire un plus grand plaifir; car je veux qu'il foit mon grand-vifir, & qu'il vous époufe. Sire, dit la princeffe , je fuis prête a vous obéir en tout ce qu'il vous plaira de m'ordonner. Scheherazade, enachevant ces derniers mots, s'appercut qu'il étoit jour, & ceffa de pourfuivre 1'hiftoire du fecond calender. Schahriar, jugeant que la fuite ne feroit pas moins agréable que ce qu'il avoit entendu, réfolut de 1'écouter le lendemain. Le NUIT. L A fultane, voyant 1'empreifement de fa fceur de favoir comment la dame de beauté remit le fecond calender dans fon premier état, lui dit: Voici de quelle manière le calender reprit fon difcours. La princefie dame de beauté alla dans fon appartement, d'oü elle apporta un couteau qui avoit des mots hébreux gravés fur la lame. Elle nous fit defcendre enfuite, le fultan, le chef des eunuques, le petit efclave, & moi, dans une cour fecrète du palais ; & la , nous laiffant fous une galerie qui regnoit autour, elle s'avanca au milieu de la gour, oü elle décrivit un grand  fefS Les mille et üne nr/ttseerde, & y tra?a pMeurs ^ ^ arabes , anciens & autres, qu'on ^ teres de Cléopatre. Loriqu'elle eut achevé, & prépare' le eerde de la manière quelle le fouhaitoit, elle fe placa & ■ arreta au milieu, oü elle fit des abjurations & récita des verfets de 1'alcoran. Infenfiblemént Uur sobfeurcit, de forte qu'il fembloit qu'il fut nuit , & que la machine du monde alloit fe dif foudre. Nous nous fentïmes faifir d'une frayeur extréme; & cette frayeur augmenta encore, quand nous vïmes tout-a-coup paroitre le génie fils de lafille d'Eblis, fous la forme d'un lion d'une grandeur épouvantable. Lés que la princefiVappercut ce monftre, elle lui dit: Chien, au lieu de ramper devant moi, tu ofes te préfenter fous cette horrible forme, & tu crois m'épouvanterPEt toi, reprit lelion, tu ne crains pas de contrevenir au traité que nous avons fait, & confirmé par un ferment folennel de ne nous nuire, ni faire aucun tort 1'un a 1'autre? Ah maudit, répliqua la princelTe, c'eft a toi que J'ai ce reproche a faire. Tu vas, interrompit brufquement le lion, être paye'e de la peine que tu m as donnée de venir. En difant cela, il ouvrit une gueule effroyable, & s'avanca fur elle pour la devorer. Mais elle, qui étoit fur fes gardes, fat un faut en arrière, eut le tems de s'arracher un  C ó' N t S s 'Arabes; zrf uti chevêu; & enprononcant deuxou trois paróles^ elle le changea en un glaive tranchant, dont elle 'coupa le lion en deux par le milieu du corps. Les deux parties du lion difparurent j & il ne refta que la tête, qui fe changea en un gros fcorpion. Aufli-töt la princeffe fe changea en ferpent, & livraunrude combat aufcorpion, qui, n'ayant pas 1'avantage , prit la forme d'une aigle, & s'envoïa. Mais le ferpent prit alors celle d'une aigle noire plus puiffante, & la pourfuivit. Nous les perdïmes de vue 1'une & 1'autre. Quelque tems après qu'elles eurent difparu, la terre s'entr'ouvrit devant nous , & il en fortit un chat noir & blanc , dont le poil étoit tout hériffé, & qui miauloit d'une manière effrayante. Un loup noir le fuivit de prés, & ne lui donna au> cun relache. Le chat, trop preffé, fe changea en ün ver, & fe trouva prés d'une grenade tombée par hafard d'un grenadier qui étoit planté fur Ie bord d'un canal d'eau affez profond, mais peu hrge. Ce ver perga la grenade en un inftant, & s'y cacha. La grenade alors s'enfk, & devint groffe comme une citrouille, & s'éleva fur le toït de la galerie, d'oü, après avoir fait quelques tours en roulant, elle tomba dans la cour, & fe rompit en plufieurs morceaux. Le loup , qui pendant ce tems-la s'étoit transformé en coq, fe jeta fur les grains de la grenade4 Terne VIl\ R  2jr8 Les mille et une Nutts, & fe mit a les avaler 1'un après 1'autre. Lórfqu'il n'en vit plus, il vint a nous les ailes e'tendues , en faifant un grand bruit, comme pour nous demander s'il n'y avoit plus de grains. II en reftoit un fur le bord du canal, dont il s'appercut en fe retournant. II y courut vïte; mais dans le moment qu'il alloit porter le bec delfos, le grain roula dans le canal, & fe changea en petit poifibn.... Mais voila le jour, lire, dit Scheherazade; s'il n'eüt pas fi-töt paru, je fuis perfuadée que votre majefté auroit pris beaucoup de plaifir a entendre ce que je lui aurois raconté. A ces mots , elle fe tut, & le fultan fe leva rempli de tous ces évènemens inouis, qui lui infpirèrent une forte envie & une extreme impatience d'apprendre le refte de cette hiftoire. LT NUIT. Scheherazade, pour fatisfaire fa fceur, curieufe d'entendre la fuite de toutes ces métamorphofes, rappela dans fa mémoire 1'endroit oü elle en étoit demeurée ; & puis adrefiant la parole au fultan : Sire, dit-elle, le fecond calender continua de cette forte fon hiftoire : Le coq fe jeta dans le canal, & fe changea en an brochet qui pourfuivit le petit poifibn. Ils  Contes Ababes. a;o furent 1'un & 1'autre deux heures entières fous 1'eau, & nous ne favions ce qu'ils étoient devenus , lorfque nous erttendimes des cris horribles qui nous firent frémir. Peu de tems après , nous vïmes le génie & la princeffe tout en feu. Ils fe lancèrent 1'un contre 1'autre des flammes par la bouche jufqu'a ce qu'ils vinrent a fe prendre corps a corps. Alors les deux feux s'augmentèrent, & jetèrent une fumée épaiffe & enflamméequis'éleva fort haut. Nous craignïmes, avec raifon, qu'elle n'embrasat tout le palais; mais nous eümes bientöt un fujet de crainte beaucoup plus preffant; car le génie s'étant débarraffé de la princeffe, vint jufqu'a la gallerie oü nous étions, & nous fouffla des tourbillons de feu. C'étoit fait de nous , fi la princeffe , accourant k notre fecours, ne Peut obligé , par fes cris , a s'éloigner & a fe garder d'elle. Néanmoins quelque diligence qu'elle fit, elle ne put empêcher que le fultan n'eüt la barbe brülée & le vifage gaté; que le chef des eunuques ne fut étouffé & confumé fur le champ, & qu'une étincelle n'entrat dans mon ceil droit*, & neme rendït borgne. Le fultan & moi, nous nous attendions a périr ; mais bientöt nous ouïmes crier : vidoire, victoire; & nous vïmes touta-coup paroïtre la princeffe fous fa forme naturelle, & le génie réduit en un monceau de cendres. Rij  'z6o Les mille et une Nuits, La princefle s'approcha de nous , & pour nc pas perdre de tems, elle demanda une taflè plein» d eau , qui lui fut apportée par le jeune efclave , a qui le feu n'avoit fait aucun mal. Elle la prit * & après quelques paroles prononcées deffus, elle jeta 1'eau fur moi: en difant: Si tu es finge par enchantement, change de figure, & prends celle d'homme, que tu avois auparavant. A peine eutelle achevé ces mots , que je redevins homme tel que j'étois avant ma métamorphofé, a un ceil prés. Je me préparois a remercier la princefTe; mais elle ne m'en donna pas le tems. Elle s'adreffa au fultan fon père, & lui dit: Sire, j'ai remporté la viftoire fur le génie, comme votre majefté le peut voir ; mais c'eft une vidoire qui me conté cher. II me refte peu de momens a vivre, & vous n'aurez pas la fatisfaétión de faire le manage que vous médiiiez. Le feu m'a pénétrée dans ce combat terrible , & je fens qu'il me confume peu-a-peu. Cela ne feroit point arrivé, fi je m'étois appercue du dernier grain de la grenade, & que je 1'eulTe avalé comme les autres, lorfque j'étois changée en coq. Le génie s'y étoit réfugié comme en fon dernier retranchement; & dela dépendoit le fuccès du combat, qui auroit été heureux & fans danger pour moi. Cette faute m'a objigée de recourir au feu , & de com-  Co K tes Arabes. a.6t battre avec ces puiffantes armes , comme je 1'ai fait entre le ciel &c la terre, & en votre pvefenceMalgré le pouvoir de fon art redoutable & Ion expérience , j'ai fait connoitre au génie que ] en favois plus que lui J je 1'ai vaincu, & rédmt en cendres. Mais je ne puis échapper i la mort qui s'approche. . Scheherazade interrompit en eet endroit 1 hiltcire du fecond calender, & dit au fultan : Sire, le jour qui paroït, m'avertit de n'en pas dire davantage ; mais fi votre majefté veut bien encore me laiffer vivre jufqu'a demain, elle entendia la fin de cette hiftoire. Schahriar y confentit, & fe leva , fuivant fa coutume, pour aller vaquer aux affaires de fon empire. LIT NUIT. L A fultane , éveillée , prit auffitöt la parole , & pourfuivit ainfi 1'hiftoire du fecond calender: ^ Le calender, parlant toujours a Zobéïde , lui dit: Madame , le fultan laiffa la princeffe Dame de beauté , achever le récit de fon combat; & quand elle 1'eut fini, il lui dit d'un ton qui marquoit la vive douleur dont il étoit pénétré :. Ma fille, vous voyez en quel état eft votre père. Hélas ! ie m'étonne que je fois encore en vie. Riij  262 Les miele et une Nuits, L'eunuque votre gouverneur eft mort, & le prince que vous venez de délivrer de fon enchantement, a perdu un ceil. II n'en put dire davantage : car les larmes, les foupirs & les fanglots lui coupèrent la parole. Nous fümes extrêmement touchés de fon affiiétion , fa fille & moi * & nous pleurames avec lui. Pendant que nous nous afHigions comme a Penvi 1'un de 1'autre , la princeffe fe mit a crier: Je brüle, je brüle. Elle fentit que le feu qui la confumoit, s'étoit enfin emparé de tout fon corps , & elle ne ceffa de crier , je brüle , que la mort n'eüt mis fin a fes douleurs infupportables. L'effet de ce feu fut fi extraordinaire , qu'en peu de momens elle fut réduite tout en cendres, comme le génie. Je ne vous dirai pas , madame, jufqu'a quel point je fus touché d'un fpeótacle fi funefte. J'aurois mieux aimé être toute ma vie finge ou chien, que de voir ma bienfaitrice périr fi miférablement. De fon cöté, le fultan, affligé au-dela de tout ce qu'on peut s'imaginer, pouffa des cris pitoyables en fe donnant de grands coups a la tête & fur la poitrine, jufqu'a ce que fuccombant a fon défefpoir, il s'évanouit & me fit craindre pour fa vie. Cependant les eunuques & les officiers accoururent aux cris du fultan, qu'ils n'eurent pas peu  Contes Arabes. 263 de peine a faire revenir de fa foibleffe. Ce prince St moi n'eümes pas befoin de leur faire un long récit de cette aventure pour les perfuader de la douleur que nous en avions : les deux monceaux de cendres en quoi la princeffe & le génie avoient été réduits, la leur firent affez concevoir. Comme le fultan pouvoit a peine fe foutenir , il fut obligé de s'appuyer fur eux pour gagner fon appartement. Dès que le bruit d'un événement fi tragique fe fut répandu dans le palais & dans la ville, tout le monde plaignit le malheur de la princeffe Dame de beauté , & prit part a Paffliftion du fultan. On mena grand deuil durant fept jours. On fit beaucoup de cérémonies ; on jeta au vent les cendres du génie ; on recueillit celles de la princeffe dans un vafe précieux, pour y être confervées; & ce vafe fut dépofé dans un fuperbe maufolée que 1'on batit au même endroit oü les cendres avoient été recueillies. Le chagrin que concut le fultan de la pérte de fa fille, lui caufa une maladie qui 1'obligea de garder le lit un mois entier. II n'avoit pas encore entièrement recouvré la fanté, qu'il me fit appeler. Prince, me dit-il, écoutez Pordre que j'ai a vous donner : il y va de votre vie fi vous ne Pexécutez. Je Paffurai que j'obéirois exa&ement. Après quoi, reprenant la parole ; J'avois toujours Fa iv  264 Les mille et une Nuits, vécu, pourfuivit-il, dans une parfaite féïicitê% & jamais aucun accident ne 1'avoit traverfe'e 5 votre arrive'e a fait évanouir le bonheur dont je jouifibis. Ma fille eft morte, fon gouverneur n'eft plus, & ce n'eft que par un miracle que je fuis en vie. Vous êtes donc la caufe de tous ces malheurs, dont il n'eft pas poffible que je puiffe me confoler. C'eft pourquoi retirez-vous en paix 3 mais retirez-vous inceffamment, jepe'rirois moimême fi vous demcuriez ici davantage ; car je fuis perfuade' que votre préfence porte malheur j c'eft tout ce que j'avois a vous dire. Partez, & prenez garde de paroïtre jamais dans mes états; aucune confidération ne m'empêcheroit de vous en faire repentir. Je voulus parler, mais il me ferma la bouche par des paroles remplies de co-, lère, & je fus obligé de meloigner de fon palais. Rebute', chafTé, abandonne'de tout le monde, & ne fachant ce que je deviendrois , avant que de fortir de la ville, j'entrai dans un bain, je me fis rafer la barbe & les fourcils, & pris Phabit de calender. Je me mis en chemin, en pleurant moins ma misère que les belles princeffes dont j'avois caufé la mort. Je traverfai plufieurs pays fans me faire connoïtre ; enfin, je réfolui de venir k Bagdad, dans 1'efpérance de me faire prefenter au commandeur des croyans, & d'ex*  Contes Arabes. 2.6$ citer fa compaffion par le récit d'une hiftoire fi étrange. J'y fuis arrivé ce foir, & la première perfonne que j'ai rencontrée en arrivant, c'eft le calender notre frère qui vient de parler avant moi. Vous favez le refte, madame, & pourquoi j'ai 1'honneur de me trouver dans votre hotel. Quand le fecond calender eut achevé fon hiftoire , Zobéïde, a qui il avoit adreffé la parole , lui dit: Voila qui eft bien; allez , retirez-vous oü il vous plaira, je vous en donne la permiffion. Mais au lieu de fortir , il fupplia aufli la dame de lui faire la même grace qu'au premier calender, auprès de qui il alla prendre place Mais, fire , dit Scheherazade en achevantces derniers mots, il eft j our, & il ne m'eft pas permis de continuer, J'ofe affurer que quelque agréable que foit 1'hiftoire du fecond calender, celle du troifième n'eft pas moins belle : que votre majefté fe confulte; qu'elle voie fi elle veut avoir la patience de 1'entendre. Le fultan, curieux de favoir fi elle étoit auffi merveilleufe que la première , fe leva, réfolu de prolonger encore la vie de Scheherazade , quoique le délai qu'il avoit accordé fut fini dépuis plufieurs jours.  a66 Les mille et une Nuits, L I I F NUIT. JE voudrois bien, dit Schahriar fur Ia fin de Ia nuit, entendre 1'hiftoire du troifième calender. Sire, re'pondit Scheherazade, vous allez être obéi, Le troifième calender , ajouta-t-elle, voyant que c'étoit a lui k parler, s'adreffant, comme les autres , a Zobéïde, commenga fon hiftoire de cette manière : HISTOIRE Du troifième Calender * fils de RoL T x Res-honorable dame, ce que j'ai avous raconter, eft bien différent de ce que vous venez d'entendre. Les deux princes qui ont parlé avant moi, ont perdu chacun un ceil par un effet de leur deftinée; & moi je n'ai perdu le mien que par ma faute, qu'en prévenant moi-même & cherchant mon propre malheur, comme vous Papprendrez par la fuite de mon difcours. Je m'appelle Agib, & fuis fils d'un roi qui fe nommoit Caffib. Après fa mort, je pris pofTeffion de fes états, & établis mon féjour dans Ia même  Contes Arabes. 267 ville oü il- avoit demeuré. Cette ville eft fituée fur le bord de la mer; elle a un port des plus beaux & des plus fürs, avec un arfenal affez grand pour fournir 11'armement de cent cinquante vaiffeaux de guerre, toujours prêts a fervir dans 1'occafion, pour en équiper cinquante en marchandifes , & autant de.petites frégates légères pour. les promenades & les divertiiTemens fur 1'eau. Plufieurs belles provinces compofoient mon royaume en terre - ferme, avec un grand nombre d'ïles confidérables , prefque toutes fituées a la vue de ma capitale. Je vifitai premièrement les provinces ; je fis enfuite armer & équiper toute ma flotte, & j'allai defcendre dans mes ïles, pour me concilier, par ma préfence, le cceur de mes fujets, & les affermir dans le devoir. Quelque tems après que j'en fus revenu, j'y retournai; & ces voyages, en me donnant quelque teinture de la navigation, m'y firent prendre tant de goüt, que je réfolus d'aller faire des découvertes au-dela de mes ïles. Pour eet effet, je fis équiper dix vaiffeaux feulement, je m'embarquai, & nous mïmes a la voile. Notre navigation fut heureufe pendant quarante jours de fuite; mais la nuit du quarante-unième, le vent devint contraire, & même fi furieux, que nous fümes battus d'une tempête violente qui penfa nous fubmerger. Néanmoins, a la pointe du  26"S Les" mille et une Nuits% jour, le vent s'appaifa, les nuages fe diffipèrent, & Ie foleil ayant ramené le beau tems, nous abordames a une ïle, oü nous nous arrétames deux jours a prendre des rafraïchhTemens. Cela étant fait, nous nous remi'mes en mer. Après dix jour* de navigation, nous commencions a efpérer de voir terre; car la tempéte que nous avions emiyée, m'avoit détourné de mon defiein, & j'avois fait prendre la route de mes états, lorfque je m'appercus que mon pilote ne favoit oü nous étions. Effecnvement, le dixième jour, un matelot, commandé pour faire la découverte au haut du grand mat, rapporta qua la droite & a la gauche il n'avoit vu que le ciel & la mer qui bornafTent 1'honfon; mais que devant lui, du cöté oü nous avions la prouë, il avoit remarqué une grande noirceur. Le pilote changea de couleur a ce récit, jeta d'une main fon turban fur le tillac, & de 1'autre fe frappant le vifage : Ah ! fire, s'écria-t-il, nous fommes perdus! perfonne de nous ne peut échapper du danger oü nous nous trouvons; & avec toute mon expérience, il n'eft pas en mon pouvoir de nous en garantir. En difant ces paroles, il fe mit a pleurer comme un homme qui croyoit fa perte inévitable; & fon défefpoir jeta 1'épouvante dans tout le vaifTeau. Je lui demandai quelle raifon il avoit de fe défefpérer ainfi. Hélas ! fire, merépondit-il, la tempéte que nous avons elfuyée,,,  Contes 'Arabes* i>6 & le fervis quand il fut tems. Après le repas, j'inventai un jeu pour nous défennuyer , non-feulement ce jour-la, mais encore les fuivans. Je préparai le foupé de la même manière que j'avois apprêté le diner. Nous foupames, & nous nous couchames comme le jour précédent. Nous eümes le tems de contrafter amitié enfemble. Je m'appergus qu'il avoit de 1'inclination pour moi ; & de mon cöté , j'en avois congu une fi forte pour lui, que je me difois fouvent a moi-même , que les aftrologues qui avoient prédit au père que fon fils feroit tué par mes mains, étoient des importeurs , & qu'il n'étoit pas poffible que je puffe commettre une fi méchante action. Enfin , madame , nous pafsames trente-neuf jours le plus agréablement du monde dans ce lieu fouterrain. Le quarantième arriva. Le matin , le jeune fiomme en s'éveillant, me dit avec un tranfport de joie dont il ne fut pas le mai'tre : Prince, me voila aujourd'hui au quarantième jour, & je ne fuis pas mort, graces a dieu, & a votre bonne compagnie. Mon père ne manquera pas tantöt de vous en marquer fa reconnoilfance , & de vous fournir tous les moyens & toutes les commodités fléceflaires pour vous en retourner dans votre  s%2 Les mille et une Nuits, royaume. Mais en attendant, ajouta-t-il, je vous fupplie de vouloir bien faire chauffer de Peau pour me laver tout le corps dans le bain portatif; 'je veux me décraffer & changer d'habit, pour mieux recevoir mon père. Je mis de Peau fur le feu; & lorfqu'elle fut tiéde, j'en remplis Ie bain portatif. Le jeune homme fe mit dedans ; je le lavai & Ie frottai moi-même. II en fortit enfuite, fe coucha dans fon lit que j'avois préparé , & je le couvris de fa couverture. Après qu'il fe fut repofé, & qu'il eut dormi quelque tems : Mon prince, me dit-il, ftbligez-moi de m'apporter un melon & du fucre, que j'en mange pour me rafraïchir. De plufieurs meions qui nous reftoient, je choifis Ie meilleur, & Ie mis dans un plat; & comme je ne trouvois pas de couteau pour le couper , je demandai au jeune homme s'il ne favoit pas oü il y en avoit. II y en a un, me répondit-il, fur cette corniche au-deffus de ma tête. Effeftivement, j'y en appergus un; mais je me preffaifi fort pour le prendre, & dans Ie tems que je 1'avois a la main , mon pié s'ernbarraffa de forte dans la couverture, que je tombai & gliffai fi malheureufement fur le jeune homme, que je lui enfoncai le couteau dans le cceur. II expira dans le moment. A ce fpeétacle, je pouflai des cris épouvaiv  Contes Arabes. 283 tables. Je me frappai la tête, le vifage & la poitrine. Je déchirai mon habit, & me jetai par terre avec une douleur & des regrets inexprimables. Hélas ! m'écriai-je, il ne lui reftoit que quelques heures pour être hors du danger contre lequel il avoit cherché un afile; & dans le tems que je compte moi-même que lepéril eft paffe, c'eft alors que je deviens fon affaffin, & que je rends la prédiótion véritable. Mais, feigneur, ajoutai-je en levant la tête & les mains au ciel, je vous en demande pardon; & fi je fuis coupable de fa mort, ne me laiffez pas vivre plus long-tems. Scheherazade, voyant paroïtre le jour en eet endroit, fut obligée d'interrompre ce récit funefte. Le fultan des Indes en fut ému; & fe fentant quelque inquiétude fur ce que deviendroit après cela le calender, il fe garda bien de faire mourir ce jour-la Scheherazade , qui feule pouvoit le tirer de peine.  52% Les miiee eï tttts Nurrs\, LVIe NUIT. L A fultane , engage'e par fa fceur de raconter ce qui fe paffa après la mort du jeune homme, prit la parole, & continua de cette forte : Madame, pourfuivit Ie troifième calender, en s'adreflant a Zobéïde, après le malheur qui venoit de m'arriver, j'aurois recu la mort fans frayeur, ü elle s'étoit préfentée a moi. Mais le mal, ainfi que le bien, ne nous arrivé pas toujours lorfque nous le fouhaitons. Néanmoins , faifant réflexion que mes larmes & ma douleur ne feroient pas revivre le,jeune homme, & que Jes quarante jours finiffant , je pouvois être furpris par fon père , je fortis de cette demeure fouterraine, & montai au haut de 1'efcalier. J'abaiffai lagroffe pierre furTentrée, & la couvris de terre. J'eus a peine achevé, que portant la vue fur la mer du cöté de la terre ferme, j'appercus le batiment qui venoit reprendre le jeune homme. Alors me confultant fur ce que j'avois a faire, je dis en moi-même : Si je me fais voir, le vieillard ne manquera pas de me faire arréter & maffacrer peut-être par fes efclaves, quand il aura vu fon fils dans 1'état oü je 1'ai mis. Tout ce qua  Contes Arabes. 28f )e pourrai alléguer pour me juftifier, ne le perfuadera point de mon innocence. II vaut mieux, puifque j'en ai le moyen , me fouftraire a fort reffentiment, que de m'y expofer. II y avoit prés du lieu fouterrain un gros arbre, dont 1'épais feuillage me parut propre a me cacher. J'y montai, & je ne me fus pas plutöt placé de manière que je ne pouvois être appercu, que je vis aborder le batiment au même endroit que la première fois. Le vieillard & les efclaves débarquèrent bientöt , & s'avancèrent vers la demeure fouterraine d'un air qui marquoit qu'ils avoient quelque efpérance; mais lorfqu'ils virent la terre nouvellement remuée, ils changèrent de vifage, & particulièrement le vieillard. Ils levèrent la pierre, & defcendirent. Ils appelent le jeune homme par fon nom, il ne répond point : leur crainte redouble ; ils le cherchent & le trouvent enfin étendu fur fon lit, avec le couteau aü milieu du cceur; car je n'avois pas eu le courage de Poter. A cette vue, ils poufsèrent des cris de douleur, qui renouvelèrent la mienne: le vieillard en tomba évanoui; fes efclaves, pour lui donner de Pair , 1'apportèrent en haut entre leurs bras , & le posèrent au pié de Parbre oü j'étois. Mais malgré tous leurs foins, ce malheureux père demeuralong-tems en eet état, & leur fit plus d'une fois défefpérer de fa vis,  z86 Les mille et une Nüits, II revint toutefois de ce long e'vanouiffèment, Alors les efclaves apportèrent le corps de fon fils, revêtu de fes plus beaux habillemens; & dès que la foffe qu'on lui faifoit, fut acheve'e, on 1'y defcendit.Le vieillard, foutenu par deux' efclaves, & le vifage baigné de larmes, lui jeta le premier un peu de terre, après quoi les efclaves en comblèrent la foffe. Cela e'tant fait, 1'ameublement de la demeure fouterraine fut enlevé & embarqué avec le refte des provifions. Enfuite le vieillard , accable' de douleurs, ne pouvant fe foutenir , fut mis fur une efpèce de brancard, & tranfporté dans Ie vaiffeau, qui remit a Ia voile. II s'éloigna de ple en peu de tems, & je le perdis de vue. Le jour, qui éclairoit de'ja 1'appartement du fultan des Indes, obligea Scheherazade a s'arrêter en eet endroit. Schahriar fe leva a fon ordinaire , & par la même raifon que le jour pre'ce'dent, prolongea encore la vie de la fultane qu'il laifTa avec Dinarzade.  Contes Arabes. 287 L V I Ic NUIT. LE lendemain, Scheherazade , pourfuivant les aventures du troifième calender, dit: Ma fceur, vous faurez que ce prince continua de les raconter ainfi è Zobéïde & è fa compagnie. Après le départ, dit-il, du vieillard, de fes efclaves & du navire, je reftai feul dans 1de, je paffai la nuit dans la demeure fouterraine qui «Wit pas été rebouchée , & le jour, 1* me promenois autour de 1'ïle , & m'arrêtois dans les, endroits les plus propres a prendre du repos, quand j'en avois befoin. Je menai cette vie ennuyeufe pendant un mois. Au bout de ce tems-la, je m'appercus que la m« diminuoit confidérablement, & que 1de deve„oit plus grande : il fembloit que la terre ferme s'approchoit. EffecYivement, les eaux devinren fi balles, qu'il n'y avoit plus qu'un petit trajet de mer entre moi 8c la terre ferme. Je le traver. fei,&neus de re» qua iufqtf. »"]^ Je marchai fi long-tems fi* la^age*fur e fable , que j'en fus trés - fatigue A ^ gagnai un terrein plus ferme ; & ] etois de, afiez Ligné de la mer, lorfque je vis fort loinau devant de moi comme un grand feu ce qui me  &S8 Les mille et üne Nuits, donna quelque joie. Je trouverai qüelqu'un, dlfois-}e, & il n'eft pas poffible que ce feu fe foit aftü* me de lui-même. Mais a mefure que je m'en approchois , mon erreur fe diflipoit, & je reconnus bientöt que ce que j'avois pris pour du feu, étoit un chateau de cuivre rouge, que les rayons du io.eil fanoient paroïtre de loin comme enfhmmé. Je m'arrétai prés de ce chiteau, & m'affis ■ autant pour en confidérer la ftruéture admirable' que pour me remettre un peu de ma laffitude. Je' navors pas encore donne a cette maifon magnifique toute 1'attention qu'elle méritoit, quand 1 appercus dix jeunes hommes fort bien faits qui paroilfoient venir de la promenade. Mais ce qui me parut afie2 furprenant, ils étoient tous borgnes de 1'ceü droit. Us accompagnoient un vieillard d'une taille haute, & d'un air vénérable. J'étois étrangement étonnéde rencontrer tant de borgnes a la fois, & tous privés du même ceil. Dans le tems que je cherchois dans mon efprit par quelle aventure ils pouvoient être affemblés ils m abordèrent, & me témoignèrent de la joie de me voir. Après les premiers complimens ils me demandèrent ce qui m'avoit amené-la Je leur répondis que mon hiftoire étoit un peu longue , & que s'ils vouloient prendre la peine de "ileoir, je leur donnerois la fatisfadtion qu'ils fouhaitoient.  Contes Arae-esi fouhaitoient. Ils s'affirent, & je leur racontai ce qui m'étoit arrivé depuis que j'étois forti de toon royaume jufqu alors; ce qui leur caufa une grande furprife. Après que j'eus achevé mon difcours, ces jeunes feigneurs me prièrent d'entrer avec eux dans le chateau. J'acceptai leur offre; nous traVersames une enfilade de falies, d'antichambres, de chambres & de cabinets fort proprement meublés, & nous arrivames dans un grand fallon , oü il y avoit en rond dix petits fophas bleus & féparés, tant pour s'affeoir & fe repofer le jour, que pour dormir la nuit. Au milieu de ce rond ëtoit un onzième fopha moins élevé, 8c de la 'même couleur,fur lequel fe placale vieillard dont on a parlé, & les jeunes feigneurs s'affirent fur les dix autres. Comme chaque fopha ne pouvoit 'tenir qu'une perfonne, un de ces jeunes gens me dit : Camarade, aïïeyez-vous fur le tapis au milieu de la place, & ne vous informez de quoi que ce foit qui nous regarde, non plus que du fujet pourquoi nous fommes tous borgnes de 1'ceil droit; contentez-vous de vóir,& ne portez pas plus loin votre curiofité. Le vieillard rie demeura pas long-téms affis 3 il fe leva, & fortit; mais il revint quelques mómens après, apportant le fouper des dix feigneurs, Tome VU* T  2P0 LES MILLE ET UNE NuiTS, auxquels il diftribua a chacun fa portion en particulier. II me fervit auffi la mienne, que je mangeai feul a 1'exemple des autres; & fur la fin du repas, le même vieillard nous préfenta une taffe de vin a chacun. Mon hiftoire leur avoit paru fi extraordinaire, qu'ils me la firent répéter a 1'ifiue du fouper, & elle donna lieu a un entretien qui dura une grande partie de la nuit. Un des feigneurs, faifant réflexion qu'il étoit tard, dit au vieillard : Vous voyez qu'il eft tems de dormir, & vous ne nous apportez pas de quoi nous acquitter de notre devoir. A ces mots, le vieillard fe leva, & entra dans un cabinet, d'oü il apporta fur fa tête dix balfins 1'un après 1'autre, tous couverts d'une étoffe bleue. II en pofa un avec un flambeau devant chaque feigneur. Ils découvrirent leurs baffins, dans lefquels il y avoit de Ia cendre, du charbon en poudre, & du noir a noircir. Ils mêlèrent toutes ces chofes enfemble, & commencèrent a s'en frotter & barbouiller le vifage, de manière qu'ils étoient affreux a voir. Après s'être noircis de la forte, ils fe mirent a pleurer, a fe lamenter, & a fe frapper la tête & la poitrine, en criant fans cefie : Voila. le fruit de notre oifivete' & de nos débauches. Ils pafsèrent prefque toute la nuit dans cette étrange occupation, lis Ia cefsèrent enfin, après  'Contes Arabes. £p| qüoi ie vieillard leur apporta de Peau dont ils Pe lavèrent le vifage & les mains : ils quittèrent auffi leurs habits, qui e'toient gatés, & en prirent d'autres ; de forte qu'il ne paroiffoit pas qu'ils euffent rien fait des chofes étonnantes dont je venois d'être fpe&ateur. Jugez, madame, de la contrainte oü f avois été durant tout ce tems-la. J'avois été mille fois tenté de rompre le filence que ces feigneurs m'avoient impofé j pour leur faire des queftions; & il me fut impoffible de dormif le refte de la nuitb Le jour fuivant, d'abord que nous fümes levésg nous fortimès pour prehdre Pair, & alors je leuc dis : Seigneurs, je vóus déclare que je renonce a la loi que vous me prefcrivites hier au foir; fe ne puis Pobferver i vous êtes des ger.s fagesj & vous avez tous de 1'efprit infiniment, vous me 1'avez fait affez cönnoïtre ; néanmoins je vous ai vu faire des aétlöns dortt toutes autres perfonnes que des ïnfenfés, ne peuvent être capables* Quelque malheur qui puiffe m'arriver , je ne faurois m'empêcher de vous demander pourquoi Vous vous êtes barbouillé le vifage de cendre , de charbon & de noir a noircir, & enfin pourquoi vous n'avez tous qu'un ceil; il faut que quelque chofe de fingulier en foit la caufe; c'eft pourquoi je vous conjure de fatisfaire ma curiofitéi A des inftances fi preffantes , ils ne T ij  2292 Les mille et une Nuits, répondirent rien, firion que les demandes que jé leur faifois, ne me regardoient pas; que je n'y avois pas le moindre intérêt, & que je demeuralTe en repos. Nous pafsames la journée h nous entretenir de •chofes indifférentes; & quand la nuit fut venue, après avoir tous foupé féparément, le vieillard apporta encore les baffins bleus, les jeunes feigneurs fe barbouillèrent, ils pleurèrent, fe frappèrent, & crièrent : Voila le fruit de notre oifiveté & de nos débauches. Ils firent le lendemain , & les nuits fuivantes , la même acfion. A la fin, je ne pus réfifter a ma curiofité, Si je les priai très-férieufement de la contenter, ou de m'enfeigner par quel chemin je pourrois retourner dans mon royaume ; car je leur dis qu'il ne m'étoit pas podible de demeurer plus longtems avec eux, & d'avoir toutes les nuits un fpeclacle fi extraordinaire, fans qu'il me fut permis d'en favoir les motifs. Un des feigneurs me répondit pour tous les autres : Ne vous étonnez pas de notre conduite a votre égard; fi jufqu a préfent nous n'avons pas cédé a vos prières, ce n'a été que par pure amitié pour vous, & que pour vous épargner 1$ chagrin d'être réduit au même état oii vous nous voyez. Si vous voulez bien éprouver notre malheureufe defünée, vousn'avez qu'a parler, nous  'Contes 'Arabes. '20 j allons vous donner la fatisfaótion que vous nous demandez. Je leur dis que j'étois réfolu a tout événement. Encore une fois , reprit le même feigneur, nous vous confeillons de modérer votre curiofité; il y va de la perte de votre ceil droit. II n'importe , repartis-je , je vous déclare que fi ce malheur m'arrive, je ne vous en tiendrai pas coupables, & que je ne 1'imputerai qu'a moimême. II me repréfenta encore, que quand j'auroïs perdu un ceil, je ne devois point efpérer de demeurer avec eux, fuppofé que j'euffe cette penfée , paree que leur nombre étoit complet, & qu'il ne pouvoit pas être augmenté. Je leur dis que je me ferois un plaifir de ne me féparer jamais d'auffi honnêtes gens qu'eux ; mais que li c'étoit une néceffité, j'étois prêt encore a m'y foumettre , puifqu'a quelque prix que ce fut, jefouhaitois qu'ils m'accordaffent ce que je leur demandois. Les dix feigneurs, voyant que j'étois inébranlable dans ma réfolution , prirent un mouton qu'ils égorgèrent; & après lui avoir öté Ia peau, ils me préfentèrent le couteau dont ils s'étoient fervis, & me dirent: Prenez ce couteau, il vous fervira dans 1'occafion que nous vous dirons bientöt. Nous allons vous coudre dans cette peau , dont il faut que vous vous enveloppiez ; enfuite  kEg mtl£e et une Nuits, nous vous laifTerons fur la place, & nous nou* retirerons. Alors un oifeau d'une groffeur énor-. me , qu'on appelle roe, paroïtra dans 1'air, &c vous prenant pour un mouton, fondrafur vous, & vous enlèvera jufqu'aux nues ; mais que cela ne vous épouvante pas. II reprendra fon vol vers la terre , & vous pofera fur la cïme d'une montagne. D'abord que vous vous fentirez a terre, fenaez la peau avec le couteau , & vous développez. i^e roe ne vous aura pas plutöt vu, qu'il g'enyolera de peur, & vous laiifera libre, Ne vous arretez point, marchez jufqu'a ce que vous arJiviez a un chateau d'une grandeur prodigieufe, tout couvert de plaques d'or, de groflès éme-, jraudes, & d'autres pierredes fines, Préfentez-. vous a la porte, qui eft toujours ouverte, & entrez. Nous avons été dans ce chateau tous tant que nous fommes ici. Nous ne vous difons rien de ce que nous y avons vu, ni de ce qui nous eft arrivé'; vous 1'apprendrez par vous-même, Ce que nous pouvons vous dire, c'eft qu'il nous en coüte a chacun notre ceil droit; & la pénitence, dont vous avez été témoin, eft une chofe. que nous fommes obf gés de faire pour y avoir été, L'hiftoire de chacun de nous en particulier, eft remplie d'aventures extraordinaires , & on en feroit un gros livre; mais nous ne pouvons vous cn dire davantage.  Contes Arabes* 2q£ En achevant ces mots, Scheherazade interrompit fon conté, & dit au fultan des Indes : Sire, comme ma fceur m'a réveillée aujourd'hm un peu plutöt que de coutume, je commengois a craindre d'ennuyer votre majefté ; mais voila le jour qui paroit a propos , & m'impofe filence. La curiofité de Schahriar 1'emporta encore fuc le ferment cruel qu'il avoit fait. LVIIP NUIT. Dinarzade ne fut pas fi matineufe cette nuit que la précédente ; elle ne laiffa pas néanmoins d'appeler la fultane avant le jour, & de prier fa fceur de continuer 1'hiftoire du troifième calender. Scheherazade la pourfuivit ainfi , en faifant toujours parler le calender è Zobéïde. Madame, un des dix feigneurs borgnes m ayant tenu le difcours que je viens de vous rapporter, je m'enveloppai dans la peau de mouton, faifi du couteau qui m'avoit été donné; & après que les jeunes feigneurs eurent pris la peine de me coudre dedans, ils me laifsèrent fur la place , & fe retirèrent dans leur fallon. Le roe dont ils m'avoient parlé, ne fut pas long-tems ife faire voir 3 il fondit fur moi, me prit entre fes grit. T iy  ^ LES MÏLtE fef UNE NülTS, fes, comme un mouton, & me tranfporta aü ■naut d une montagne. Lorfque je me fentis a terre, je ne manquai pas de me fervir du couteau ; je fendis la peau, me developpai, & parus devant le roe, qui s'envola des qu'il m'appercut. Ce roe eft un oifeau blanc d'une grandeur & d'une groffeur monftrueufe : pour fa force, elle eft telle, qu'il enleve les éléphans dans les plaines , & les porte iur le fommet des montagnes, oü il en fait fa pature. « Dans 1'impatience que j'avois d'arriver au chateau, je ne perdis point de tems , & je preffai fi bien le pas, qu'en moins d'une demi-journée je m'y rendis; & je puis dire que je le trouvai oire , & garnirent un buffet de plufieurs fortes de vins & de liqueurs; & d'autres enfin parurent avec des inftrumens de mufique. Quand tout fut prét, elles rn'invitcreiit a me mcttre a table. Les dames s'y affirent avec moi, & nous y  5oö Les miele' et üne Nüits, demeurames affez long-tems. Celles qui devoien* jouer des inftrumens & les accompagner de leurs voix, felevèrent, & firent un concert charmant. Les autres commencèrent une efpèce de bal & dansèrent deuxa deux les unes après les autres, de la meiïleure grace du monde. II étoit plus de minuit lorfque tous ces divertiiTemens finirent. Alors une des dames prenant Ia parole, me dit: Vous êtes fatigué du chemin que vous avez fait aujourd'hui, il eft tems que vous vous repofiez. Votre appartement eft préparé; mais avant que de vous y retlrer, choififfez de nous toutes celle qui vous plaira davantage, & Ia menez coucher avec vous. Je répondis que je me garderois bien de faire le choix qu'elles me propofolent; qu'elles étoient toutes également belles , fpirituelles, dignes de mes refpeérs & de mes fervices , & que je ne commettrois pas Pmcivilité d'en préférer une aux autres. La même dame qui m'avoit parlé, reprit: Nous fommes très-perfuadées de votre honnêteté & nous voyons bien que la crainte de faire naïtre de la jaloufie entre nous vous retient; mais que cette difcrétion ne vous arrête pas ; nous vous avertifTons que le bonheur de celle que vous choifirez, ne fera point de jaloufes ; car nous lommes convenues que tous les jours, nous aurons lune après 1'autre le même honneur, & qU'au  'Contes 'Arabes. '30* ïjout des quarante jours, ce fera a recommencer, Choififlèz donc librement, & ne perdez pas un tems que vous devez donner au repos dont vous avez befoin. . II fallut céder a leurs inftances ; je préfentai la main a la dame qui portoit la parole pour les autres. Elle me donna la fienne, & on nous conduifit a un appartement magnifique. On nous y laiffa feuls , & les autres dames fe retirèrent dans les leurs Mais il eft jour , fire, dit Scheherazade au fultan, & votre majefté voudra bien me permettre de laifler le prince calender avec fa dame. Schahriar ne répondit rien; mais il dit en lui-même en fe levant : II faut avouer que le conté eft parfaitement beau ; j'aurois le plus grand tort du monde de ne me pas donnet Je loifir de 1'entendre jufqu'a la fin. LXe NUIT. L E lendemain, la fultane, a fon réveil, dit a Dinarzade: Voici de quelle manière Ie prince troifième calender reprit le fil de fa merveilleufe hiftoire. J'avois, dit-il, a peine achevé de m'habiller le lendemain , que les trente-neuf autres dames yiarent, dans mon appartement toutes parées  502 les et üne Nuits autrementquele jour précédent. Elles mefouhai* torent le bon jour, & me demandèrent des nouvel les de mafanté. Enfuite elles me consent au bain oü elles me lavèrent elles-mêmes L fce rentet malgré moi tous les fervices dont ony a befoini& lorfque j'en fortis, elles me fcntprenare un autre habit qui étoit encore pJus magmfique que le premier, Nous pafsÊmes la journée prefque toujours X t ble; & quand 1'heure de fe coucher fut venue elles me prièrent encore de choifir une d'en* tr elles pourmetenircompagnie. Ennn,madame pour ne vous point ennuyer en répétant toujours ameme chofe, je vous dirai que je paffai J annee entiere avec les quarante dames, en les recevant dans mon lit fune après 1'autre ; & qu9 pendant tout ce tems-la, cette vie voluptueufo ne fut point interrompue par le moindre chagrin. Au bout de 1'année, rien ne pouvoit me furprendre davantage; les quarante dames, au lieu «e fe préfenteri moi avec leur gaité ordinaire, & de me demander comment je me portois, entrerent un matin dans mon appartement les joues baignées de pleurs. Elles vinrent m'embrafler tendrement 1'une après 1'autre , en me Oifant i Adieu, cher prince, adieu, il faut que nous vous quittions, Leurs larmes m'attendrirent. Je les fuppliai  'Contes Arabes. 30% de me dire le fujet de leur affliftion & de cette féparation dont elles me parloient. Au nom de dieu, mes belles dames , ajoutai-je , apprenezmoi s'il eft en mon pouvoir de vous confoler, ou fi mon fecours vous eft inutile. Au lieu de me répondre précifement : Plüt a dieu , direntelles , que nous ne vous euffions jamais vu ni connu! Plufieurs cavaliers , avant vous, nous ont fait 1'honneur de nous vifiter; mais pas un n'avoit cette grace , cette douceur , eet enjoument, & ce mérite que vous avez. Nous ne favons comment nous pourrons vivre fans vous. En achevant ces paroles , elles recommencèrent a pleurer amèrement. Mes aimables dames, reprisje, de grace, ne me faites pas languir davantage: dites-moi la caufe de votre douleur. Hélas! répondirent-elles , quel autre fujet feroit capable de nous affliger, que la néceftité de nous féparer de vous ? Peut-être ne nous reverrons-nous jamais ! Si pourtant vous le vouliez bien, & fi vous aviez affez de pouvoir fur vous pour cela, il ne feroit pas impoffible de nous rejoindre. Mefdames , repartis-je, je ne comprends rien a ce que vous dites; je vous prie de me parler plus clairement. Hé bien, dit une d'elles , pour vous faiisfaire , nous vous dirons que nous fommes toutes princeffes, filles de rois. Nous vivens ici enfemble  $04 Les mille et une Nuits, avec 1'agrément que vous avez vu; mals au bouê de chaque année, nous fommes obligées de nous abfenter pendant quarante jours pour des devoirs indifpenfables , & qu'il ne nous eft pas permis de révéler; après quoi nous revenons dans ce chateau. LWe finithier, Ü faut que nous vous quittions aujourd'hui : c'eft ce qui fait le fujet de notre affliftion. Avant que de partir, nous vous lahTerons les cle's de toutes chofes,' particulièrement celles des cent portes, oü vous trouverez de quoi contenter votre curiofité', & adoucir votre folitude pendant notre abfence. Mais pour votre bien & pour notre inte'rêt par^ ticulier, nous vous recommandons de vous abftenir d'ouvrir la porte d'or. Si vous 1'ouvrez , nous ne vous reverrons jamais; & la crainte que nous en avons, augmente notre douleur. NouS efpérons que vous profiterez de Favis que nous vous donnons. II y Va de votre repos & du bonheugde votre vie : prenez-y garde. Si vousce'diez a votre indifcrète curiofité', vous vous feriez ün tort confide'rable. Nous vous conjurons donc de ne pas commettre cette faute , & de nous donner la confolation de vous retrouver ici dans quarante jours. Nous emporterions bien Ia cle' de la porte d'or avec nous ; mais ce feroit faire une offenfe a un prince tel que vous, que de douter de fa difcrétion & de fa retenue. Scheherazade  Contes Arabes. 30; Scheherazade vouloit'continuer, mals elle vit paroitre le jour. Le fultan , curieux de favoir ce que feroit le calender feul dans le chateau après le départ des quarante dames , remit au jour fuivant a s'en éclaircir. L'Officieuse Dinarzade s'étant réveillée alTez long-tems avant le jour, appela la fultane, en lui difant : Songez , ma. fceur , qu'il eft tems de raconter au fultan , notre feigneur, la fuite de 1'hiftoire que vous avez commencée. Scheherazade alors s'adreffant a Schahriar, lui dit : Sire, votre majefté faura que le calender pourfuivit ainfi fon hiftoire. Madame, dit - il, le difcours de ces belles princeffes me caufa une véritable douleur. Je ne manquai pas de leur témoigner que leur abfence 'me cauferoit beaucoup de peine , & je les remerciai des bons avis qu'elles me donnoient. Je les affurai que j'en profiterois, &que je ferois des chofes encore plus difficiles pour me procurer le bonheur de pafler le refte de mes jours avec des dames d'un fi rare mérite. Nos adieux furent des plus tendres ; je les embraffai toutes 1'une après 1'autre ? elles partirent enfuite , & je reftai feul dans le chateau. Tome VIL V LXT NUIT.  goune ma_ mere tres-honnête 1 ordre qu'il avoit de les conduire au calife, fans toutefois leur parler de ce qui s'étoit paffe' la nuit chez elles. Les dames fe couvrirent de leur voile & partirent avec Ie vifir, qui prit en pafTant chez lui les trois calenders, qui avoient eu le tems d'apprendre qu'ils avoient vu le calife, & qu'ils lui avoient parlé fans le connoitre. Le vifir les mena au palais, & s'acquitta de fa commiffion avec tant de diligence, que le calife en fut fort fatisfait. Ce prince, pour garder la bienfe'ance devant tous les officiers de fa maifon qui étoient préfens fit placet les trois dames derrière la portière de' Ia falie qui conduifoit a fon appartement, & retint  Contes Arabes. 319 prés de lui les trois calenders, qui firent affez connoitre par leurs refpeóts , qu'ils n'ignoroient pas devant qui ils avoient 1'honneur de paroïtre. Lorfque les dames furent placées, le calife fe tourna de leur cöté, & leur dit: Mefdames, en vous apprenant que je me fuis introduit chez vous cette nuit déguifé en marchand, je vais , fans doute, vous alarmer; vous craindrez de m'avoir offenfé, & vous croirez peut-être que je ne vous ai fait venir ici que pour vous donner des "marqués de mon reffentiment; mais ralfurez-vous , foyez perfuadées que j'ai oublié le paffé , & que je fuis même très-content de votre conduite. Je fouhaiterois que toutes les dames de Bagdad euffent autant de fageffe que vous m'en avez fait voir. Je me fouviendrai toujours de la modération que vous eütes après 1'incivilité que nous avons commife. J'étois alors marchand de Mouffoul; mais je fuis a préfent Haroun Alrafchid, le feptième calife de ia glorieufe maifon d'Abbas, qui tient la place de notre grand prophéte. Je vous ai mandées feulement pour favoir de vous qui vous êtes, & vous demander pour quel fujet 1'une de vous, après avoir maltraité les deux chiennes noires , a pleuré avec elles. Je ne fuis pas moins curieux d'apprendre pourquoi une autre a le fein tout couvert de cicatrices. Quoique le calife eut prononcé ces paroles  320 les et uNS Nuits très-diftinftement, & ^ les trois dames L euf fent e„ten u le vifir ^ *«£ f ut P" ^ ,esIeu"épéter M s &e dnScheherazade,ileftjour.&votrem^ veut que je lui raconte Ia fuite il fW n ■■ te^adeta.conteroitl'hifloiredeZobéïde.qu'il «wo'tpaspeudWied-emendre. LXIIF NüIT. d^ifd- feUr ' S'e'CTia Di"ar2ade fc ft °« néanmoins *nS Ir™" T-^A vivant dW-mêmes, PMcurs autres ™™ *«™„ meren, danscette chambre, que fe feü dontje™„sdeparler,ren^^^=« W-fe^ W<« «-autres vns. J'alla! . ,beaux1ue «Mx que j'avois déja 1 rcmphs dc-ricbdfo Mnics, *  Contes Arabes. 32^ Je m'occupai fi fort de toutes ces merveilles , que je m'oubliai moi-même. Je ne penfois plus ni a mon vaiffeau ni a mes fceurs, je ne fongeois qu'a fatisfaire ma curiofité. Cependant la nuits'approchoit, & fon approche m'avertiffant qu'il étoit tems de me retirer,je voulus reprendre le chemin des cours par oü j'étois venue; mais il ne me fut pas aifé de le retrouver. Je m'égarai dans les appartemens; & me retrouvant dans la grande chambre oü étoit le tröne, le lit, le gros diamant, & les flambeaux allumés, je réfolus d'y paffer la nuit, & de remettre au lendemain de grand matin a regagner mon vaiffeau. Je me jetai fur le lit, non fans quelque frayeur de me voir feule dans un lieu fi défert, & ce fut fans doute cette crainte qui m'empêcha de dormir. II étoit environ minuit, lorfque j'entendis la voix comme d'un homme qui lifoit 1'alcoran de la même manière & du ton que nous avons coutume de le lire dans nos temples. Cela me donna beaucoup de joie. Je me levai auffi-töt, & prenant un flambeau pour me conduire, j'allai de chambre en chambre du cöté oü j'entendols la voix. Je m'arrêtai a la porte d'un cabinet d'oü je ne pouvois douter qu'elle ne partït. Je pofaï le flambeau a terre, & regardant par une fente , il me parut que c'étoit un oratoire. En effet, il y avoit, comme dans nos temples, une niche  330 LtS MILLE ET UNE NuiTS, qui marquoit oü il falloit fe tourner pour faire la prière, des lampes fufpendues & allumées & deux chandeliers avec de gros cierges de cire blanche, allumés de méme. Je vis auffi un petit tapis étendu de la forme de ceux qu'on étend cheÜ nous pour fe pofer deffiis & faire fa prière. Un jeune homme de bonne mine affis fur ce tapis, récitoit avec grande attention 1'alcoran qui étoit pofé devant lui fur un petit pupïtre. A cette vue,ravie d'admiration, je cherchois en mon efprit comment il fe pouvoit faire qu'il füt le feul vivant dans une ville oü tout le monde étoit pétrifié, & je 'ne doutois pas qu'il n'y eut en cela quelque chofe de très-merveilleux. Comme la porte n'étoit que poufTée, je I'ouvris; j'entrai, & me tenant debout devant la niche, je fis cette prière k haute voix : «Louange » a dieu qui nous a favorifées d'une heureufe navi» gation. Qu'il nous faffe la grace de nous pro» téger de même jufqu'a notre arrivée en notre » pays. Ecoutez-moi, feigneur, & exauccz ma " prière^. Le jeune homme jeta les yeux fur moi, & me dit : Ma bonne dame, je vous prie de'me dire qui vous êtes, & ce qui vous a araehee en cette ville défolée. En récompenfe, je vous apprendrai qui je fuis, ce qui m'eft arrivé, poux  Contes Arabés. 331 quel fujet les habitans de cette ville font réduits en 1'état oü vous les avez vus, & pourquoi moi feul je fuis fain & fauf dans un défaftre fi épouvantable. Je lui racontai en peu de mots d'oü je venois, ce qui m'avoit engagée a faire ce voyage, & de quelle manière j'avois heureufement pris port après une navigation de vingt jours. En achevant, je le fuppliai de s'acquitter a fon tour de la promeffe qu'il m'avoit faite, & je lui témoignai combien j'étois frappée de la défolation affreufe que j'avois remarquée dans tous les endroits par oü j'avois paffé. Ma chère dame, dit alors le jeune homme, donnez-vous un moment de patience. A ces mots, il ferma 1'alcoran, Ie mit dans un étui précieux, & le pofa dans la niche. Je pris ce temsla pour le confidérer attentivement, & je lui trouvai tant de grace & de beauté, que je fentis des mouvemens que je n'avois jamais fentis jufqu'alors. II me fit affeoir prés de lui, & avant qu'il commengat fon difcours, je ne pus m'empêcher de lui dire d'un air qui lui fit connoure les fentimens qu'il m'avoit infpirés : Aimable feigneur, cher objet de mon ame, on ne peut attendre avec plus d'impaiience que j'attends, 1'éclairciffement de tant de chofes furprenantes qui ont frappé ma vue depuis le premier pas que  3^ Les mille et une Nüitj , J'ai fait pour entrer en cette ville; & ma curIofit(? « faurou etre affe2 tót fatisfaite. Parlez, je Z> en con apprenez-moi par quel ^ g ^ «es feul en vIe parmi tant de perfonnes morte d une mamère inouie. Scheherazade s'interrompit en eet endroit, & de parler,, abufero, de votre attention. Le ful- Ttote 7' IU d'a"endre' k nuk f™e, Ja luite de cette merveilleufe hiftoire. LXVe NUIT. a^ntfARZA/E pHafafe-' le lendemai* avant le jour, de reprendre 1'hiftoire de Zobéïde & de raconter ce qui fe paffa entr'elle & fe jeune' homme vxvant qu'elle rencontra dans ce palais dont elle avoit fait une fi belle deferiptiom Je va, vous fausfaire, répondit la fultane; Zobéï e pourfuivtt fon hiftoire dans ces tenues- fct affez voxr que vous avez la connohTance du z bt d rs :z entendre un effet très™a- quable de fa grandeur & de fa puiffance.'Je vous dmuque cette ville étoit la capitale d'un puik  Contes Arabes. 333? fant royaume, dont le roi mon père portoit le nom, Ce prince, toute fa cour, les habitans de la ville, & tous fes autres fujets étoient mages, adorateurs du feu, & de Nardoun, ancien roi des géans rebelles a dieu. Quoique né d'un père & d'une mère idolatres , j'ai eu le bonheur d'avoir dans mon enfance pour gouvernante une bonne dame mufulmane, qui favoit 1'alcoran par cceur, Sc 1'expliquoit parfaitement bien. Mon prince, me difoit-elle fouvent, il n'y aqu'un vrai dieu. Prenez garde d'en reconnoïtre Sc d'en adorer d'autres. Elle m'apprit a lire en arabe; & le livre qu'elle me donna pour m'exercer, fut 1'alcoran. Dès que je fus capable de raifon, elle m'expliqua tous les points de eet excellent livre, & elle m'en infpiroit tout 1'efprit a 1'infu de mon père Sc de tout le monde. Elle mourut; mais ce fut après m'avoir fait toutes les inftruétions dont j'avois befoin pour être pleinement convaincu des vérités de la religion mufulmane. Depuis fa mort, j'ai perfifté conftamment dans les fentimens qu'elle m'a fait prendre, Sc j'ai en horreur le faux dieu Nardoun & 1'adoration du feu. II y a trois ans Sc quelques mois , qu'une voix bruyante fe fit tout-a-coup entendre par toute la ville fi diftinctement, que perfonne ne perdit une de ces paroles qu'elle dit : « Habitans,  534 Les mille et uive Nuits, «abandonnez le culte de Nardoun & du feu J -adorez le dieu unique qui fait miféricorde». La même voix fe fit ouir trois années de Imte; mais perfonne ne s'étant converti le der mer jour de la troifième, k trois ou quatre heures du matin, tous les habitans généralement furent changés en pierres en un inftant, chacun dans 1'état & la pofiure ou il fe trouva. Le roi mon père éprouva le même fort : il fut méta_ morphofé en une pierre noire, tel qu'on le voit dans un endroit de ce palais; & la reine ma mère eut une pareille deftinée. Je fuis le feul fur qui dieu n'ait pas fait tornber ce chStiment terrible. Depuis ce tems-la je continue de Ie fervir avec plus de ferveuc que jamais; & je fuis perfuadé, ma belle dame qu'il vous envoie pour ma confolation : je lui en rends des graces infinies; car je vous avoue que cette folitude m'eft bien ennuyeufe. lout ce récit, & particulièrement ces derniers mots, achevèrent de m'enflammer pour lui. Prince, lui dis-je, il n'en faut pas douter, c'eft la providence qui m'a attirée dans votre port, pour vous préfenter Poccafion de vous éloigner d'un lieu fi funefte. Le vaifleau fur lequel je fuis venue, peut vous perfuader que "je fuis en quelque confidération a Bagdad, oü j'ai laifTé d'autres biens. aifez confidérables. J'ofe vous y  Contes Arabes. 33^ effrir une retraite jufqu'a ce que le puiflant commandeur des croyans, le vicaire du grand prophéte que vous reconnoiffez, vous ait rendu tous les honneurs que vous me'ritez. Ce céièbre prince demeure a Bagdad; & il ne fera pas plulót informé de votre arrivée en fa capitale, qu'il vous fera connoltre qu'on n'implore pas en vain fon appui. II n'eft pas pofïlble que vous demeuriez davantage dans une ville oü tous les objets doivent vous être infupportables. Mon vaiifeau eft a votre fervice, & vous en pouvez difpofet abfolument. II accepta 1'offre, & nous pafsames le refte de la nuit a nous entretenir de notre. embarquement. Des que le jour parut, nous fortimes du palais, & nous nous rendimes au port, oü nous trouvames mes fceurs, le capitaine, & mes efclaves fort en peine de moi. Après avoir préfenté roes fceurs au prince, je leur racontai ce qui m'avoit empêché de revenir au vaiffeau le jour précédent, la rencontre du jeune prince, fon hiftoire, & le fujet de la défolation d'une fi belle ville. Les matelots employèrent plufieurs jours a débarquer les marchandifes que j'avois apportées, & a embarquer a leur place tout ce qu'il y avoit de plus précieux dans le palais en pierreries, en or & en argent. Nous laifsames les  336* Les mille et- üne meubles & une infinIté de ièces ^ P-ce que nous ne pouvions les emporter II ^tc^ piufieurs > " Après que nous eümes chargé le vaifleau des cfiofes que nous y voulümes mettre, nous primes les provifions & 1'eau dont nous jugeames avoir befoin pour notre voyage. A Pégard des provifions, ,1 nous en reftoit encore beaucoup de celles que nous avions embarquées a Balfora. Enfin nous munes a la voile avec un vent tel que nous pouvions le fouhaiter. En achevant ces paroles, Scheherazade vit qud etoit jour. Elle ceffa de parler, & ,e fultan fe leva fans rien dire; mais il fe propofa d>en_ tendre jufqu'a la fin 1'hiftoire de Zobéïde & de ce jeune prince, confervé fi miraculeufement. LXVF NUIT. S u r la fin de la nuit fuivante, DinarZade impatiente de favoir quel feroit le fuccès de Ia navigation de Zobéïde, appela la fultane. Ma chère fceur, lui dit-elle, pourfuivez de grace 1'hiftoire d'hier; dites-nous fi le jeune prince & Zobéïde arnvèrent heureufement a Bagdad. Vous l'allez  'Contes Arabes. 337- Pallez apprendre , répondit Scheherazade. Zobéïde reprit ainfi fon hiftoire, en s'adreffant toujours au calife : Sire, dit-elle, le jeune prince, nies fceurs & moi, nous nous entretenions tous les jourst agréablement enfemble; mais héias ! notre uniori ne dura pas long-tems. Mes fceurs devinrenc jaloufes de Pintelligence qu'elles remarquèrenfi entre le jeune prince & moi, & me demandèrenC un jour malicieufement ce que nous ferions de lui, lorfque nous ferions arrivées a Bagdad. Je m'appercus bien qu'elles ne me faifoient cette queftion que pour découvrir mes fentimens. C'eft pourquoi, faifant femblant de tourner la chofé en plaifanterie, je leur répondis que je le prendrois pour mon époux; enfuite me tournant vers! le prince , je lui dis : Mon prince, je vous fupplie d'y confentir. D'abord que nous ferons a Bagdad, mon defiein eft de vous offrir ma perfonne pour être votre très-humble efclavepouri vous rendre mes fervices, & vous reconnoïtret pour le maïtre abfolu de mes volontés; Madame, répondit le prince, je ne fais fi vous? plaifantez; mais pour moi, je vous déclare fort férieufement devant mefdames vos fceurs, quö dès ce moment j'accepte de bon cceur 1'offrë que vous me faites, non pas pour vous regarder comme une efclave, mais. comme ma dame & ma Tornt VIL X  338 Les mille et une Nuits nafcreffe & je ne prétends avoir aucun empire fur vos aéhons. Mes fceurs changèrent de couleur a ce difcours; & je remarquai depuis ce temsla qu elles „'avoient plus p0ur moi les mémes ientimens qu'auparavant. Nous étions dans le golfe Perfide, & nous approchions de Balfora, oü, avec le bon vent que nous avions toujours, j'efpérois que nous amvenons le lendemain. Mais la nuit pendant que je dormois, mes fceurs prirent leur tems & me jettèrentala mer; elles traitèrent de Ia meme forte Ie prince, qui fut noyé. Je me foutins quelques momens fur 1'eau; & par bonheur ou plutót par miracle, je trouvai fond : je m'avancai vers une noirceur qui me paroiffoit terre, autant que 1'obfcurité me permettoit de la diftinguer. Effeftivement jegagnai une plage; & Ie ïour me fit connoitre que j'étois dans une petite de déferte, fituée environ i vingt milles de Balfora. J'eus bientót fait fécher mes habits au foled; & en marchant, je remarquai plufieurs fortes de fruits, & même de 1'eau douce; ce qui me donna quelqu'efpérance que je pourrois conlerver ma vie. Je me repofois a 1'ombre lorfque je vis un ferpent aïlé fort gros & fort long, qui s'avangent vers moi en fe démenant a droite & a gauche, & tirant la langue; cela me fit juger que  Contes Arabe Si 339 quelque mal le preifoif. Je me levai, & m'appercevant qu'il étoit fuivi d'un autre ferpent plus gros, qui le tenoit par la queue, & faifoit fes elforts póur le dévorer, j'en eus pitié. Au lieu de fuir, j'eus la hardieffe & le courage de prendre une pierre qui fe trouva par hafard auprès de moi; je la jetai de toute ma force contre le plus gros ferpent; je le frappai a la téte, & 1'écrafai: 1'autre fe fentant en liberté, ouvrit auffi-töt fes aïles, & s'envola; je le regardai long-tems en fair comme une chofe extraordinaire; mais f ayant perdu de vue, je me raffis a 1'ombre dans un autre endroit, & je m'endormis. A mon réveil, imaginez-vous quelle fut ma furprife, de voir prés de moi une femme noire , qui avoit des traits vifs & agréables,& qui tenoit a Pattache deux chiennes de la même couleur* Je me mis fur mon féant, & lui demandai qui elle étoit. Je fuis, me répondit-elle, le ferpent que vous avez délivré de fon cruel ennemi il n'y a pas long-tems. J'ai cru ne pouvoir mieux teconnoïtre le fervice important que vous m'avez rendu, qu'en faifant l'aftion que je viens de faire. J'ai fu la trahifon de vos fceurs; & pour vous en venger, d'abord que j'ai été libre par votre généreux fecours, j'ai appelé plufieurs de mes compagnes, qui font fées comme moi; nous avons tranfporté toute la charge de votre vaif- ,Y ij  54° Les mille et une Nuits, feau dans vos magafins de Bagdad, après quoi nous 1'avons fubmergé. Ces deux chiennes noires font vos deux fceurs,k qui j'ai donné cette forme. Ce chatiment ne fuffit pas, & je veux que vous les traitiez encore de la manière que je vous dirai. A ces mots, la fée m'embraffa étroitement 'd'un de fes bras, & les deux chiennes de 1'autre, & nous tranfporta chez moi k Bagdad, oü je vis dans mon magafin toutes les richeffes dont mon vaffieau avoit été chargé. Avant que de me quitter, elle me livrales deux chiennes, & me dit: Sous peine d'être changée comme elles en chienne , je vous ordonne de la part de celui qui confond les mers, de donner toutes les nuits cent coups de fouet a chacune de vos fceurs, pour les punir du crime qu'elles ont commis contre votre perfonne & contre le jeune prince qu'elles ont noyé. Je fus obligée de lui promettre que j'exécuterois fon ordre. : Depuis ce tems-la, je les ai traitées chaque nuit a regret, de la même manière dont votre majefté a été témoin. Je leur témoigne par mes pleurs avec combien de douleur & de répugnance je m'acquitte d'un fi cruel devoir; & vous voyez bien qu'en cela je fuis plus aplaindre qua blamer. S'il y a quelque chofe qui me regarde, dont vous puiffiez fouhaiter d'être informé, ma fceur Amine  Contes Arabes. 341" vous en donnera 1'éclaircifTement par le récit de fon hiftoire. Après avoir écouté Zobéïde avec admiration, le calife fit prier par fon grand-vifir 1'agréable Amine de vouloir bien lui expliquer pourquoi elle étoit marquée de cicatrices..... Mais, fire, dit Scheherazade en eet endroit, il eft jour , & je ne dois pas arrêter davantage votre majefté. Schahriar, perfuadé que 1'hiftoire que Scheherazade avoit a raconter, feroit le dénouement des précédentes , dit en lui-même : II faut que je me donne le plaifir tout entier. II fe leva, & réfolut de laiffer vivre encore la fultane ce jour-la. LXVII" NUIT. D inarzade fouhaitoit paflionnément d'entendre 1'hiftoire d'Amine; c'eft pourquoi s'étant réveillée de très-bonne heure, elle conjura la fultane de lui apprendre pourquoi 1'aimable Amine avoit tout le fein couvert de cicatrices. j'y confens , répondit Scheherazade; & pour ne pas perdre le tems, vous faurez qu'Amine , s'adreffant au calife, commenca fon hiftoire dans ces termes 1 Xïïj  §42 Les mille et une Nuits, HISTOIRE DJ Amine. c Commandeur des croyans, dit-elle, pour ne pas répéter les chofes dont votre rnajefté 3 déja été inftruite par 1'hiftoire de ma fceur , je vous dirai que ma mère ayant pris une maifon pour palTer fon veuvage en particulier, me donna en mariage, avec le bien que mon père m'avoit lailfé, a un des plus riches héritiers de cette ville. La première année de notre mariage n'étoit pas écoulée, que je demeurai veuve & en poffef, fion de tout le bien de mon mari, qui montoit a quatre-vingt-dix mille fequins. Le revenu feut de cette fomme fuffifoit de refte pour me faire paffer ma vie fort honnétement. Cependant, dès que les premiers fix mois de mon deuil furent paffes, je me fis faire dix habits différens, d'une li grande magnificence, qu'ils revenoient k mille fequins chacun , & je commencai au bout de 1'année k les porter. Un jour que j'étois feule oecupée k mes affaires domefliques, on me vint dire qu'une dame demandoit k me parler. J'ordonnai qu'on la fit entrer, C'étoit une perfonne fort avancée en age. Elle  Contes Arabes. 343 me falua en baifant la terre, & me dit en demeurant fur fes genoux : Ma bonne dame , je vous fupplie d'excufer laliberté que je prends de vous venir importuner :.la confiance que j'ai en votre charité, me donne cette hardieffe. Je vous dirai, monhonorable dame, que j'ai une fille orpheline qui doit fe marier aujourd'hui, qu'elle & moi fommes étrangères, & que nous n'avons pas la moindre connoiffance en cette ville : cela nous donne de la confufion; car nous voudrions faire connoitre a Ia familie nombreufe avec laquelle nous allons faire alliance , que nous ne fommes pas des inconnues, & que nous avons quelque crédit. C'eft pourquoi, ma charitable dame, fi vous avez pour agréable d'honorer ces nöces de votre préfence, nous vous aurons d'autant plus d'obligation, que les dames de notre pays connoitront que nous ne fommes pas regardées ici comme des miférables, quand elles appren • dront qu'une perfonne de votre rang n'aura pas dédaigné de nous faire un fi grand honneur. Mais, hélas ! fi vous rejetez ma prière , quelle mortification pour nous ! Nous ne favons a qui nous adreffer. Ce difcours, que la pauvre dame entremêla de larmes , me toucha de compaffion. Ma bonne mère, lui dis-je, ne vous affligez pas ; je veux bien vous faire le plaifir que vous me demandeit t Y Lv  344 Les uwtt et üke Nuits dites-moi oü il faut que . • tems de m habiller un peu proprement. La vieilfe, d me, tranfportée de joie i cette réponfe fut Plus prompte.* me baifer les niés „ ' , elle en fe relevant, dieu vous récompe^r ^ combi VOUS 3VeZ P°Ur vos fevantes, & combiera votre cceur de fatisfaclion, de m me befoin que vous preniez cette peine; ilfoffiraque vous vemez avec moi for le foir a . 3eviendrai vous prendre Adl ^ t-elle infi, - in. 5 maaame, a outa- I ' ,ufqu a 1 honneur de vous voir. Auffi-t6t qu'enc m'eut quittée, je pris celui ^ mes habits qui me plaüoit davaLge t Plus iin & ks plu$ h ^ ^ ment de ce qui me devoit arriver. La nuit commencoit è paroze , lorfque la f0 b;aUC^P de j-e. Elle me ^ ^ & me dit : Ma chï>rf> A^ i main, gencln q„, fo„t Jes premières d fo« affembfe. Vous viendrez qUand i P ra;mevoJaF.K,ïous J &)uIafu,vlsavKungra„d„„mbredeli  Contes Arabes. ^jfemmes efclaves proprement habillées. Nous nous arrêtames dans une rue fort large, nouvellement balayée & arrofée , a une grande porte éclairée par un fanal, dont la lumière me fit lire cette infcription qui étoit au-deffus de la porte, en lettres d'or : C'eft ici la demeure éternelle des plaifirs & de la joie. La vieille dame frappa, Sc 1'on ouvrit a 1'inftant. On me conduifit au fond de la cour, dans une grande falie oü. je fus recue par une jeune dame d'une beauté fans pareille. Elle vint au-devant de moi; & après m'avoir embraffée & fait aifeoir près d'elle dans un fopha, oü il y avoit un tröne d'un bois précieux, rehauffé de diamans : Madame , me dit - elle , on vous a fait venir ici pour affifter a des noces; mais j'efpère que ces noces feront autres que celles que vous vous imaginez. J'ai un frère, qui eft le mieux fait & le plus accompli de tous les hommes; il eft fi charmé du portrait qu'il a entendu faire de votre beauté , que fon fort dépend de vous , & qu'il fera trèsmalheureux, fi vous n'avez pitié de lui. II fait le rang que vous tenez dans le monde ; & je puis vous aflurer que le fien n'eft pas indigné de votre alliance. Si mes prières , madame , peuvent quelque chofe fur vous , je les joins aux fiennes , & vous fupplie de ne pas rejeter 1'oifre qu'il vous fait de vous recevoir pour femme.  54^ Les mille et une Nuits, Depuis la mort de mon mari, je n'avois pas encore eu la penfée de me remarier ; mais je n'eus pas la force de refufer une fi belle perfonne. D'abord que j'eus confenti a la chofe par un filence accompagné d'une rougeur qui parut fur mon vifage, la jeune dame frappa des mains : un cabinet s'ouvrit auflltat, & il en fortit un jeune homme d'un air fi majeftueux , & qui avoit tant de grace, que je m'eftimai heureufe d'avoir fait une fi belle conquête. II prit place auprès de moi; & je connus par 1'entretien que nous eümes, que fon me'rite étoit encore au-deflus de ce que fa fceur m'en avoit dit. Lorfqu'elle vit que nous étions contens 1'un de 1'autre , elle frappa des mains une feconde fois, & un cadis entra, qui drelfa notre contrat de mariage , le figna, & le fit figner aulïï par quatre témoins qu'il avoit amenés avec lui. La feule chofe que mon nouvel époux exigea de moi, fut que je ne me ferois point voir, ni ne paderois a aucun homme qu'a lui; & il me jura qua cette condition , j'aurois tout fujet d'être contente de lui. Notre mariage fut conclu & achevé de cette manière; ainfi je fus la principale aftrice des noces auxquelles j'avois été inyitée feulement. Un mois après notre mariage, ayant befoin de quelqu'étoffe, je demandai a mon mari la per-  Contes Arabes. 347 miffibn de fortir pour aller faire cette emplette. II me Paccorda, & je pris pour m'accompagner la vieille dame dont j'ai déja parlé , qui étoit de la maifon , & deux de mes femmes efclaves. Quand nous fümes dans la rue des marchands, la vieille dame me dit: Ma bonne maitreffe, puifque vous cherchez une étoffe de foie, il faut que je vous mène chez un jeune marchand que je connois ici: il en a de toutes fortes; & fans vous fatiguer a courir de boutique en boutique , je puis vous affurer que vous trouverez chez lui ce que vous ne trouveriez pas ailleurs. Je me lavffai conduire , & nous entrames dans la boutique d'un jeune marchand affez bien fait. Je m'affis, & lui fis dire par la vieille dame, de me montrer les plus belles étoffes de foie qu'il eut, La vieille vouloit que je lui füTe la demande moi-même; mais je lui dis qu'une des conditions de mon mariage étoit de ne parler a aucun homme qu'a mon mari, & que je ne devois pas y contrevenir, Le marchand me montra plufieurs étoffes, dont 1'une m'ayant agréé plus que les autres , je lui fis demander combien il 1'eftimoit. II répondit a la vieille : Je ne la lui vendrai ni pour or ni pour argent; mais je lui en ferai un préfent, fi elle veut bien me permettre de la baifer a la joue. J'ordonnai a la vieille de lui dire qu'il étoit bien hardi de me faire cette propofition. Mais au lieu  34s Les milee et une Nuits, de m'obéir, elle me repréfenta que ce que fe marchand demandoit, n'étoit pas une chofe fort importante, qu'il ne s'agiflbit point de parler mais feulement de préfenter la joue, & que ce feroit une affaire bientót faite. J'avois tant d'envie g'avoir 1'étoffe, que je fus affez fimple pour fuivre ce confeil. La vieille dame & mes femmes fe mirent devant, afin qu'on ne me vit pas, & je me dévoilai : mais au lieu de me baifer , le marchand me mordit jufqu'au fang. La douleur & la furprife furent telles, que j'en tombai évanouie , & je demeurai afiez long-tems en eet état, pour donner au marchand celui de fermer fa boutique & de prendre la fuite. Lorfque je fus revenue a moi, je me fentis la joue toute enfanglantée. La vieille dame & mes femmes avoient eu foin de la couvrir d'abord de mon voile, afin que fe monde qui accourut, ne s'appercüt de rien, & crüt que ce ne n'étoit qu'une foiblefle qui m'avoit prife. Scheherazade, en achevant ces dernières paroles,appercut fe jour, & fe tut. Le fultan trouva ' ce qu'il venoit d'entendre afifez extraordinaire, & fe leva fort curieux d'en apprendre la fuite. '  Contes Arabes, 34$ LXVIIT NUIT. Scheherazade, adreffant dès le matin la parole a Dinarzade : Voici, ma fceur, lui dit-elle , comment Amine reprit fon hiftoire. La vieille qui m'acompagnoit, pourfuivit-elle, extrêmement mortiiiée de 1'accident qui m'étoic arrivé', tacha de me raflurer. Ma bonne maïtreffe, me dit-elle, je vous demande pardon; je fuis caufe de ce malheur. Je vous ai amenée chez ce marchand, paree qu'il eft de mon pays ; & je ne 1'aurois jamais cru capable d'une fi grande mé* chanceté; mais ne vous affligez pas: ne perdons point de tems, retournons au logis; je vous donnerai un remède qui vous guérira en trois jours fi parfaitement, qu'il n'y paroitra pas la moindre marqué. Mon évanouiffement m'avoit rendue fi foible, qu'a peine pouvois-je marcher. J'arrivai néanmoins au logis; mais je tombai une feconde fois en foibleffe en entrant dans ma chambre. Cependant la vieille m'appliqua fon remède; je revins a moi, & me mis au lit. La nuit venue, mon mari arriva; il s'appercut que j'avois la tête enveloppée; il me demanda ce que j'avois. Je répondis que c'étoit un mal de tête, & j'efpe'rois qu'il en demeureroit la;  3Jo Les mille et une Nuits, mais il prit une bougie, & voyant que j'étöïs bleffée a la joue : D'oü vient cette bleflure, me dit-il ? Quoique je ne fufle pas fort crimine'lle, je ne pouvois me re'foudre a lui avouer la chofe; faire eet aveu a un mari, me paroiifoit choquer la bienféance. Je lui dis que comme j'allois acheter une étoffe de foie, avec la permiffion qu'il m'en avoit donne'e, un porteur chargé de bois avoit paiTé fi prés de moi dans une rue fort étroite, qu'un baton m'avoit fait une égratignure au vifage, mais que c'étoit peu de chofe, Cette raifon mit mon mari en colère. Cette aftion, me dit-il, ne demeurera pas impunie. Je donnerai demain ordre au lieutenant de police d'arrêter tous ces brutaux de porteurs, & de les faire tous pendre. Dans la crainte que j'eus d'être caufe de la mort de tant d'innocens, je lui dis ; Seigneur, je ferois fachée qu'on fit une fi grande injuftice; gardez-vous bien de la tornmettre : je me croirois indigné de pardon, fi j'avois caufé ce malheur. Dites-moi donc fincèrement, reprit-il, ce que je dois penfer de votre bleffure. Je lui repartis quelle m'avoit été fake par 1'inadvertance d'un vendeur de balais monté fur fon ane; qu'il venoit derrière moi, la tête tournée d'un autre cöté; que fon ane m'avoit poufiee fi rudement, que j'étois tombée, & que j'avois  Contes Arabes, 35*1] donné de la joue contre du verre. Cela étant, dit alors mon mari, le foleil ne fe lèvera pas demain, que le grand-vifir Giafar ne foit averti de cette infolence. II fera mourir tous ces marchands de balais. Au nom de dieu, feigneur, interrompis-je, je vous fupplie de leur par donner; ils ne font pas coupables. Comment donc, madame, dit-il, que faut-il que je croye? Parlez, je veux abfolument apprendre 'de votre bouche la vérité. Seigneur, lui répondis-je, il m'a pris un étourdiffement, & je fuis tombée; voila le fait. A ces dernières paroles, mon époux perdit patience. Ah, s'écria-t-il, c'eft trop long-tems écouter des menfonges. En difant cela, il frappa des mains, & trois efclaves entrèrent. Tirez-la hors du lit, leur dit-il, étendez-la au milieu de la chambre. Les efclaves exécutèrent fon ordre; & comme 1'un me tenoit par la tête, & 1'autre par les piés, il commanda au troifième d'aller prendre un fabre; & quand il l'eut apporté : Frappe, lui dit-il, coupe-lui le corps en deux, & va le jeter dans le Tigre. Qu'il ferve de pature aux poiflbns : c'eft le chatiment que je fais aux perfonnes a qui j'ai donné mon cceur, & qui me manquent de foi. Comme il vit que 1'efclave ne fe hatoit pas d'obéir : Frappe donc, contlnua-t-ilj qui t'arrête? qu'attends-tu ?  BS2 Les mille et une NuitsV Madame, me dit alors 1'efclave, vous touche* öu dermer moment de votre vie : voyez s'il y a quelque chofe dont vous vouliez difpofer avant Votre mort. Je demandai la liberté de dire un mot. Elle me fut accordée. Je foulevai la tête & regardant mon époux tendrement : Hélas 1 lui dis-je, en quel état me voilé réduite !Il faut donc que je meure dans mes plus beaux jours. Je voulois pourfuivre; mais mes larmes & mes loupirs m'en empêchèrent. Cela ne toucha pas mon époux; au contraire, il me fit des repro ches, a quoi il eut été inutile de repartir. J'eus recours aux prières; mais il ne les écouta pas & il ordonna a 1'efclave de faire fon devoir En ce moment, la vieille dame qui avoit été nournce de mon époux, entra; & fe jetant a fes piés pour tachér de 1'appaifer : Mon fils, lui ditelle, pour prix de vous avoir nourri & élevé, je vous conjure de m'accorder fa grace, Confidérez que 1'on tue celui qui tue, & que vous allez flétrir votre réputation, & perdre 1'eftime des hommes. Que ne diront-ils point d'une colère fi fanglante?Elle prononca ces paroles d'un air fi touchant, & elle les accompagna de tant de larmes, qu'elles firent une forte imprefiïon fur mon époux. Hé bien, dit-il è fa nourrice, pour 1'amour de vous, je lm donne la vie. Mais je veux qu'elle porte  Contes Arabes. 3^3 porte des marqués qüi la faffent fouvenir de fon crime. A ces mots, un efclave, par fon ordre, me donna de toute fa force fur les cótes & fur la poitrine, tant de coups d'une petite canne pliante qui enlevoit la peau & la chair, que j'en perdis connoiffance. Après cela, il me fit porter par les mêmes efclaves, miniftres de fa fureur, dans une maifon ou la vieille eut grand foin de moi. Je gardai le lit quatre mois. Enfin je guéris; mais les cicatrices que vous vïtes hier, contre mon intention, me font reftées depuis. Dès que je fus en état de marcher •& de fortir, je voulus retourner a la maifon que j'avois eue de mon premier mari; mais je n'y trouvai que la place. Mon fecond époux, dans 1'excès de fa colère , ne s'étoit pas contenté de la faire abattre, il avoit fait même rafer toute la rue oü elle étoit fituée. Cette violence étoit fans doute inouie ; mais contre qui aurois-je fait ma plainte ? L'auteut avoit pris des mefures pour fe cacher, & je n'ai pu le connoitre. D'ailleurs, quand je 1'aurois connu, ne voyois-je pas bien que le traitement qu'on me faifoit, partoit d'un pouvoir abfolu? Aurois-je ofé m'en plaindre ? Défolée, dépourvue de toutes chofes , j'eus rccours a ma chère fceur Zobéïde, qui vient de raconter fon hiftoire a votre majefté, & je lui fis le récit de ma difgrace. Elle me regut avec Tome VIL Z  3JT4 Les mille et une Nuits, fa bonté ordinaire, & m'exhorta a Ja fupporter patiemment. Voilé quel eft le monde, dit-elle, il nous öte ordinairement nos biens, ou nos amis \ ou nos amans, & fouvent le tout enfemble. En même tems pour me prouver ce qu'elle me difoit, elle me raconta Ia perte du jeune prince, caufée par la jaloufie de fes deux fceurs. Elle' m'apprit enfuite de quelle manière elles avoient été changées en chiennes. Enfin, après m'avoir donné mille marqués d'amitié, elle me préfenta ma cadette, qui s'étoit retirée chez elle après la mort de notre mère. Ainfi, remerciant dieu de nous avoir toutes trois raffemblées, nous réfolümes de vivre Iibres fans nous féparer jamais. II y a long-tems que nous menons cette vie tranquille; & comme je fuis chargée de la dépenfe de la maifon, je me fais un plaifir d'aller moi-même faire les provifions dont nous avons befoin. J'en allai aeheter hier, & les fis apporter par un porteur, homme d'efprit & d'humeur agréable, que nous retïnmes pour nous divertir. Trois calenders furvinrent au commencement de Ia nuit, & nous prièrent de leur donner retraite jufqu'a ce matin. Nous les recümes a une condition qu'ils acceptèrent; & après les avoir fait affeoir è notre table, ils nous régaloient d'un concert a leur mode, lorfque nous entendïmes frapper a notre porte. Cé-  Contes Arabes. 357 toient trois marchands deMóuflbul de fort bonne mine, qui nous demandè-rent la même grace que les calenders; nous la leur accordames a la même condition. Mais ils ne 1'obfervèrent ni les uns ni les autres; néanmoins quoique nous fuifions en état aufïi-bien qu'en droit de les punit, nous nous contentames d'exiger d'eux le récit de leur hiftoire; & nous bornames notre vengeance a les renvoyer enfuite, & a les priver de la retraite qu'ils nous avoient demandée. Le calife Haroun Alrafchid fut très-content d'avoir appris ce qu'il vouloit favoir, & témoigna publiquement 1'admiration que lui caufoit tout ce qu'il venoit d'entendre Mais, fire , dit en eet endroit Scheherazade, le jour qui commence a paroïtre, ne me permet pas de raconter a votre majefté ce que fit le calife pour mettre fin a 1'enchantement des deux chiennes noires. Schahriar, jugeant que la fultane achèveroit la nuit fuivante 1'hiftoire des cinq dames & des trois calenders, fe leva, & lui laiffa encore la vie jufqu'au lendemain. Zij  5ï6 Les mille et une Nuits, LXIXe NUIT. Au nom de dieu, ma fceur, s'e'cria Dinarzade avant Ie jour, je vous prie de nous-raconter comment les deux chiennes noires reprirent leur première forme, & ce que devinrent les trois calenders. Je vais fatisfaire votre curiofité, répondit Scheherazade. Alors adrefiant fon difcours a Schahriar, elle pourfuivit dans ces termes : Sire, le calife ayant fatisfait fa curiofité, vouIut donner des marqués de fa grandeur & de fa générofité aux calenders princes, & faire fentir auffi aux trois dames des effets de fa bonté : fans fe fervir du miniftère de fon grand-vifir d dit lui-même a Zobéïde : Madame, cette fée' qui fe fit voir d'abord a vous en ferpent, & qui vous a impofé une fi rigoureufe loi, cette fée ne vous a-t-elle point parlé de fa demeure, Ou plutot ne vous promit-elle pas de vous revoir & de rétablir le deux chiennes en leur premier état ? r ^ Commandeur des croyans, répondit Zobéïde, jai oublié de dire a votre majefté, que la fée me mit entre les mains un petit paquet de cheveux, en me difant qu'un jour j'aurois befoin de fa préfence, & qu'alors fi je voulois feulement  Contes Arabes. 357 brüler deux brins de ces cheveux, elle feroit a moi dans le moment, quand elle feroit au-dela du mont Caucafe. Madame, reprit le calife, oü eft ce paquet de cheveux?Elle repartit que depuis ce tems-la, elle avoit eu grand foin de le porter toujours avec elle. En effet, elle le tira; & ouvrant un peu la portière qui la cachoit, elle le lui montra. Hé bien, répliqua le calife, faifons venir la fée ; vous ne fauriez 1'appeler plus a propos, puifque je le fouhaite. Zobéïde y ayant confenti, on apporta du feu, & Zobéïde mit deffus tout le paquet de cheveux. A 1'inftant même le palais s'ébranla, & la fée parut devant le calife, fous la figure d'une dame habillée trés - magnifiquement. Commandeur des croyans, dit-elle a ce prince, vous me voyez préte a recevoir vos commandemens. La dame qui vient de m'appeler par votre ordre, m'a rendu un fervice important: pour lui en marquer ma reconnoiffance , je 1'ai vengée de la perfidie de fes fceurs, en les changeant en chiennes ; mais fi votre majefté le défu-e , je vais leur rendre leur figure naturelle. Belle fée , lui répondit le calife, vous ne pouvez me faire un plus grand plaifir ; faites - leur cette grace; après cela, je chercherai les moyens de les confoler d'une fi rude pénitence : mais auparavant, j'ai encore une prière a vous faire Ziij  Les mille et une Nuits, en faveur de la dame qui a été fi cruellement maltraité par un mari inconnu. Comme vous favez une infimté de chofes, il eft è croire que vo-s n i * gnorez pas celle-ci i oblige2-moi de me nomme; le barbare qui ne s'eft pas contenté d'exercer fur elle une fi grande cruauté, mais qui lui a méme enleve tres-injuftement tout le bien qui lui appartenon. Je m'étonne qu'une aftion fi injufte fi mhumaine , & qui fait tort a mon autorité5 ne foit pas venue jufqu'a moi. Pour faire plaifir l votre majefté, répliqua h fee, ,e remettrai les deux chiennes en leur premier etat; je guérirai la dame de fes cicatrices, demamere qu'il ne paroitra pas que jamais elle ait été frappée; & enfuite je vous nommerai celui qui I a fait maltraiter ainfi. Le calife envoya querir les deux chiennes chez zobéïde ; & lorfqu'on les eut amenées, on prefenta une taffe pleine d'eau è la fée, qui 1'avoit demandée. Elle prononca delfos des paroles qu. perfonne n'entendit, & elle en jeta fur Amine" & fur les deux chiennes. Elles furent changées en deux dames d'une beauté furprenahte, & les cicatrices d'Amine difparurent. Alors ia fée dit au cahfe : Commandeur des croyans, il faut vous découvrir préfentement qui eft Pépoux inconnu que vous cherchez. U vous appartient de fort Pres, puifque c'eft le prince Amin, votre fils  Contes Arabes. 359 aïné , frère du prince Mamoun, fon cadet. Etant devenu paffionnément amoureux de cette dame, fur le récit qu'on lui avoit fait de fa beauté , il trouva un pretexte pour 1'attirer chez lui, oü il 1'époufa. A 1'égard des coups qu'il lui a fait donner, il eft excufable en quelque facon. La dame fon époufe avoit eu un peu trop de facilité; & Les excufes qu'elle lui avoit apportées, étoient capables de faire croire qu'elle avoit fait plus de mal qu'il n'y en avoit. C'eft tout ce que je puis dire pour fatisfaire votre curiofité. En achevant ces paroles, elle falua le calife , &c difparut. Ce prince, rempli d'admiration, & content des changemens qui venoient d'arriver par fon moyen, fit des aclions dont il fera parlé éternellement. II fit premicrement appeler le prince Amin, fon fils, lui dit qu'il favoit fon mariage fecret, & lui apprit la caufe de la bleflure d'Amine. Le prince n'attendit pas que fon père lui parlat de la reprendre, il la reprit a 1'heure même. Le calife déclara enfuite qu'il donnoit fon cceur & fa main a Zobéïde , & propofa les trois autres fceurs aux trois calenders, fils de rois, qui les acceptèrent pour femmes avec beaucoup de reconnoiflance. Le calife leur affigna a chacun un palais magnifique dans la ville de Bagdad; il les éleva aux premières charges de fon empire, Ziv  3co Les mille et une Nuits & tlfdans,fes confei!s-Le pfemi- ^ de Bagdad, appelé avec des témoins, drefia les AlrafcW en fofent le bonheur de tant de per fonnes qm avoient e>ouvé P " croyables, s'attira mille bénédidion* sade acheva cette hntoire , qui avoit été tant de foismterrompue&continuée. Cela lui donna ieu den commencer une autre. Ainfi adrelTant la parole au fultan, elle lui dit: HiSTOlRE De Sindbad le Marin. Alrafcfod, dont je viens de parler, il y avoit k Bagdad un pauvre porteur qui fe nommoit Hind_ ïad Un ^°Ur W m* ™e chaleur exceffive d portoit une chanre trés nefcn*. * xcemve> de la * tles-pelante d une éxtrêmité 7 3 Une aut^ Comme il étoit fort fati gue du chemin qu'il avoit dé,a fait, & q^iHu en refiOIt encore beaucoup,f^ nwlt -e rue ou régnoit un doux zéphir, & dont le P ve etou arrofé d'eau de rofe. Ne pouvant d fcerun vent plus WabJe pour £ (Jl  Contes Arabes. 361 reprendre de nouvelles farces, il pofa fa charge a terre, & s'affit deffus auprès d'une grande maifon. II fe fut bientöt très-bon gré de s'être arrêté en eet endroit; car fon odorat fut agréablement frappé d'un parfum exquis de bois d'aloës & de paftilles, qui fortoit par les fenêtres de eet hotel, & qui, fe mêlant avec 1'odeur de 1'eau de rofe, achevoit d'embaumer 1'air. Outre cela, il ouit en-dedans un concert de divers inftrumens, accompagnés du ramage harmonieux d'un grand nombre de roffignols 8c d'autres oifeaux particuliers au climat de Bagdad. Cette gracieufe mélodie , & la fumée de plufieurs fortes de viandes qui fe faifoient fentir , lui firent juger qu'il y avoit la quelque feftin, & qu'on s'y réjouiffbit. II voulut favoir qui demeuroit en cette maifon qu'il ne connoiflbit pas bien , paree qu'il n'avoit pas eu occafion de paflèr fouvent par cette rue. Pour fatisfaire fa curiofité , il s'approcha de quelques domeftiques qu'il vit a la porte , magnifiquement habillés , & demanda a 1'un d'entr'eux comment s'appeloit le maïtre de eet hotel. Hé quoi, lui répondit le domeftique, vous demeurez a Bagdad, & vous ignorez que c'eft ici la demeure du feigneur Sindbad le marin , de ce fameux voyageur qui a parcouru toutes les mers que le foleil éclaire ? Le porteur, qui avoit oui parler des richeffes de Sindbad , ne put s'empêcher ds  3Ó2 Les mille et une Nuits, porter envie a un homme dont Ia condltlon lui paroiflbit auffi heureufe qu'il trouvoit la fienne déplorable. L'efprit aigri par fes réfiexions, il leva les yeux au ciel, & dit afiez haut pour être entendu : Puifiant créateur de toutes chofes confidérez la différence qu'il y a entre Sindbad' & moi; je fouffre tous les jours mille fatigues & mille maux; & j'ai bien de Ia peine a me nourrir, moi &'ma familie , de mauvais pain d'orge, pendant que 1'heureux Sindbad dépenfe avec profufion d'immenfes richeffes, & mène une vie pleine de délices. Qu'a-t-il fait pour obtemr de vous une deftinée fi agre'able ? qu'ai-je fait pour en mériter une fi rigoureufe? En achevant ces paroles, il frappa du pié contre terre, comme un homme entièrement pofféde' de fa douleur & de fon de'fefpoir. II e'toit encore occupe' de fes triftes penfe'es lórfqu'il vit fortir de 1'hötel un valet qui vint è lui, & qui, le prenant par le bras, lui dit • Venez fuivez-moi, le feigneur Sindbad mon maïtre veut vous parler. Le jour qui parut en eet endroit empecha Scheherazade de continuer cette hiftoire ; mais elle la reprit ainfi le lendemain.  Contes Arabes. 363 L X Xe NUIT. Sire, votre majefté peut aiféments'imaginer qu'Hindbad ne fut pas peu furpris du compliment qu'on lui faifoit. Après le difcours qu'il venoit de tenir, il avoit fujet de craindre, que Sindbad ne 1'envoyat querir pour lui faire quelque mauvais traitement; c'eft pourquoi il voulut s'excufer fur ce qu'il ne pouvoit abandonner fa charge au milieu de la rue ; mais le valet de Sindbad 1'aifura qu'on y prendroit garde, & le prefTa tellement fur 1'ordre dont il étoit chargé, que le porteur fut obligé de fe rendre a fes inftances. Le valet 1'introduifit dans une grande falie, oü il y avoit un bon nombre de perfonnes autour d'une table couverte de toutes fortes de mets délicats. On voyoit k la place d'honneur un perfonnage grave, bien fait & vénérable par une longue barbe blanche , & derrière lui, étoit debout une foule d'officiers & de domeftiques fort empreffés k le fervir. Ce perfonnage étoit Sindbad. Le porteur, dont le trouble s'augmenta k la vue de tant de monde, & d'un feftin fi fuperbe , falua la compagnie en tremblant. Sindbad lui dit de s'approcher ; & après l'avoir fait afleoir  364. Les mille et une Nuits, a fa droite, lui fervit a manger lui-même, Sc lui fit donner a boire d un excellent vin , dont le buffet étoit abondamment garni. Sur la fin du repas, Sindbad , remarquant que fes convives ne mangeoient plus, prit la parole; & s'adreffant a Hindbad, qu'il traita de frère , felon lacoutume des arabes, lorfqu'ils fe parient familièrement, lui demanda comment il fe nommoit, & quelle étoit fa profefïion. Seigneur, lui répondit-il, je m'appelle Hindbad. Je fuis bienaife de vous voir, reprit Sindbad , & je vous réponds que la compagnie vous voit auffi avec plaifir; mais je fouhaiterois d'apprendre de vousmême ce que vous difiez tantöt dans la rue. Sindbad , avant que de fe mettre a table, avoit entendu tout fon difcours par la fenêtre ; & c'étoit ce qui i'avoit obligé a le faire appeler. A cette demande, Hindbad, plein de confufion, baifTa la tête, & repartit : Seigneur, je vous avoue que ma laffitude m'avoit mis en mauyaife humeur, & il m'efléchappéquelques paroles indifcrètes que je vous fupplie de me pardonner. Oh ne croyez pas, reprit Sindbad, que je fois affez injufte pour en conferver du refientiment. J'entre dans votre fituation; au lieu de vous reprocher vos murmures, je vous plains : mais il faut que je vous tire d'une erreur oü vous me paroiffez être k mon égard. Vous vous imaginez,  Contes Arabes. $6$ farts doute , que j'ai acquis fans peine & fans travail toutes les commodités & le repos dont vous voyez que je jouis; défabufez-vous. Je ne fuis patvenu a un état fi heureux, qu'après avoir fouffert durant plufieurs années tous les travaux de corps & d'efprit que 1'imagination peut concevoir. Oui, meffeigneurs, ajouta-t-il en s'adreffant a toute la compagnie, je puis vous affurer que ces travaux font fi extraordinaires, qu'ils font capables d'öter aux hommes les plus avides de richeffes, 1'envie fatale de traverfer les mers pour en acquérir. Vous n'avez peut-être entendu,parler que confufe'ment de mes étranges aventures , & des dangers que j'ai courus fur mer dans les fept voyages que j'ai faits ; & puifque 1'occafion s'en préfente, je vais vous en faire un rapport fidelle : je crois que vous ne ferez pas fichés de 1'entendre. Comme Sindbad vouloit raconter fon hiftoire, particulièrement a caufe du porteur, avant de la commencer, il ordonna qu'on fit porter la charge qu'il avoit laiflee dans la rue , au lieu oü Hindbad marqua qu'il fouhaitoit qu'elle fut portee, Après cela, il paria dans ces termes :  3p Les mille et une Nuits. PUEMIER VOYAGE De Sindbad k Marin. J'Avo IS hérité de ma mm b.ens confiderab es , j'en diffipai la meilleure partie dans les débauches de ma jeunelTe : mais je revins de mon aveuglement j & rentrant en moi-même jereconnus que les richeffes étoient penffables' & qu'on en voyoit bientót Ia fin quand on les menageoit auffi mal que je faifois. Je penfai de plus que je confumois malheureufement dan* une vie déréglée, le tems, qui eft la chofe du monde la plus précieufe. Je confidérai encore que c'étoit la dernière & laplus déplorable de toutes les misères, que d'être pauvre dans la vieilleffe. Je me fouvins de ces paroles du grand Salomon, que j'avois autrefois oui dire a mon père : qu'il eft moins facheux d'être dans le tombeau que dans Ia pauvreté. Frappé de toutes ces réflexions, js ramaffai les débris de mon patrimoine. Je vendis a 1'encan en plem marché , tout ce que j'avois de meubles. Je me hai enfuite avec quelques marchands qui negocioient par mer. Je confultai ceux qui me parurent capables de me donner de bons confeils. Enfin, je réfolus de faire profiter le peu  Contes Arabes. 367 d'argent qui me reftoit; & dès que j'eus pris cette réfolution, je ne tardai guère a 1'exécuter, Je me rendis a Balfora (1), oü je m'embarquai avec plufieurs marchands fur un vaiffeau que nous avions équipe a frais communs. Nous mïmes a la voile, & primes la route des Indes Orientales par le golfe Perfique, qui eft formé par les cötes de 1'Arabie heureufe a la droite, & par celles de Perfe a la gauche, & dont la plus grande largeur eft de foixante & dix lieues, felon la commune opinion. Hors de ce golfe , la mer du Levant, la même que celle des Indes, eft très-fpacieufe : elle a d'un cöté pour bornes les cötes d'Abyflinie, & quatre mille cinq eens lieues de longueur jufqu'aux (2) iles de Vakvak. Je fus d'abord incommodé de ce qu'on appelle le mal de mer; mais ma fanté fe rétablit bientöt, & depuis ce tems-la, je n'ai point été fujet a cette maladie. Dans le cours de notre navigation , nous abordames a plufieurs ïles, & nous y vendïmes ou échangeames nos marchandifes. Un jour que nous ( 1) Port de mer lur le golfe Perfique. ( z ) Ces iles , felon les arabes, font au-dela de la Chtne, & ainfi appelées d'un arbre qui porte un fruit de ce nom. Ce font, fans doute, les iles du Japon, qui ne font pourtant pas éloignses de 1'Abyffinie.  368 Les mille et une Nuits, étions a la voile , le calme nous prit vis-a- vis une petite ïle prefque k fleur d'eau , qui reflembloit k une prairie par fa verdure. Le capitaine fit plier les voiles, & permit de prendre terre aux perfonnes de 1'équipage qui voulurent y defcendre. Je fus du nombre de ceux qui y débarquèrent. Mais dans le tems que nous nous divertiffions a boire & k manger, & k nous délafler de la fatigue de la mer, 1'ile trembla tout-a-coup , & nous donna une rude fecoufTe. A ces mots, Scheherazade s'arrêta , paree que le jour commencoit k paroitre. Elle reprit ainfi fon difcours fur la fin de la nuit fuivante. L X X F NUIT. Sire, Sindbad, pourfuivant fon hiftoire : On s'appercut, dit-il, du tremblement de 1'ile dans le vaifleau, d'oü 1'on nous cria de nous rembarquer promptement; que nous allions tous périr; que ce que nous prenions pour une ik, étoit le' dos d'une baleine. Les pius diligens fe fauvèrent dans la chaloupe, d'autres fe jetèrent k la nage; pour moi, j'étois encore fur 1'ile, ou plutöt fur la baleine, lorfqu'elie fe plongea dans Ia mer, & je n'eus que le tems de me prendre k une pièce  Contes A r a b es. j(5p pïèce de bois qu'on avoit apportée du vaifleau pour faire du feu. Cependant le capitaine, après avoir regu fur fon bord les gens quï étoient dans la chaloupe, & recuei'li quelquesuns de ceux qui nageoient, voulut profiter d'un vent frais & favorable qui s'étoit levé, il fit haufler les voiles, & m'öta par-la 1'efpérance de gagner le vaifleau. Je demeurai donc a Ia merci des flots , poufle tantót d'un cóté, & tantót d'un autre; je difputai contr'eux ma vie tout le refte du jour & de la nuit fuivante. Je n'avois plus de force le lendemain, & je défefpérois d'éviter la mort, lorfqu'une vague me jeta heureufement contre une ïle. Le rivage en étoit haut & efcarpé , & j'aurois eu beaucoup de peine a y monter , fi quelques racines d'arbres que la fortune fembloit avoir confervées en eet endroit pour mon falut, ne m'en euffent donné le moyen. Je m'étendis fur la terre , oü je demeurai, a demi-mort, jufqu'a ce qu'il fut grand jour, & que le foleil parut. Alors , quoique je fufle très-foible a caufe du travail de la mer, & paree que je n'avois pris aucune nourriture depuis le jour p-écédent, je ne laiflai pas de me trainer en cherchant des herbes bonnes a manger. J'en trouvai quelques-unes, & j'eus le bonheur de rencontrer une fource Tornt VIL A a  37° Les mille et une Nuits, d'eau excellente, qui ne contribua pas peu k me rétablir. Les forces m'e'tant revenues, je m'avancai dans 1'ile, marchant fans tenir de route affiirée. J'entrai dans une belle plaine, oüj'appercus de loin un cheval qui paiffoit. Je portai mes pas de ce coté-lè, flottant entre la crainte & la joie; car j'ignorois fi je n'allois pas ch ercher ma perte plutót qu'une occafion de mettre ma vie en sürete'. Je remarquai en approchant que c'étoit une cavale attachée a un piquet. Sa beauté attira mon attention ; mais pendant que je la regardois , j'entendis la voix d'un homme qui parloit fous terre. Un moment enfuite, eet homme parut, vint a moi, & me demanda qui j'étois. Je lui racontai mon aventure ; après quoi me prenant par la main, il me fit entrer dans une grotte, oü il y avoit d'autres perfonnes qui ne furent pas moins étonnées de me voir, que je 1'étois de les trouver-la. Je mangeai de quelques mets qu'ils me préfentèrent; puis leur ayant demancé ce qu'ils faifoient dans un lieu qui me psroiuoit fi défert, ïls répondirent qu'ils étoient palfreniers du roi Mihrage, fouverain de cette üe : que chaque année, dans la même faifon, ils avojent coutume d'y amener les cavalés du roi, qu'ils attachoient de la manière que ie 1'avois vu, pour lss faire couvrir par un cheval marin qui fortoit  'Contes Arabes» 37* de la mer; que le cheval matin, après les avoir couvertes, fe mettoit en état de les dévorer; mais qu'ils 1'en empêchoient par leurs cris, & 1'obligeoient a rentrer dans la met; que les cavales étant pleines, ils les ramenoient, & que les chcvaux qui en nauToient, étoient deftinés pour le roi, & appelés chevaux marins. Ils ajoutèrent, qu'ils devoient partir le lendemain, Sc que fi je fuffe arrivé un jour plus tard, j'aurois péri infail-* ïiblement, paree que les habitations étoient éloignées, & qu'il m'eüt été impoflible d'y arriver fans guide. Tandis qu'ils m'entretenoient ainfi, le cheval Snarin fortit de la mer, comme ils me 1'avoient dit, fe jeta fur la cavale, la couvrit, & voulut enfuite la dévorer; mais au grand bruit que firent les palfreniers, il lacha prife, Sc alla fe replongec dans la nier. Le lendemain, ils reprirent le chemin de la capitale de 1'ile avec les cavales, Sc je les accompagnai. A notre arrivée, le roi Mihrage a qui je fus préfenté, me demanda qui j'étois, & par quelle aventure je me trouvois dans fes états. Dès que j'eus pleinement fatisfait fa curiofité, il me témoigna qu'il prenoit beaucoup de part a mon malheur. En même tems , il ordonna qu'on eüt foin de moi, Sc que 1'on me fournit A a ij  372 Les mille et une Nuits, toutes les chofes dont j'aurois befoin/Cela fut exécuté d'une manière, que j'eus fujet de me louer de fa générofité & de 1'exaditude de fes officiers. Comme j'étois marchand, je fréquentai les gens de ma profefïion. Je recherchois particulièrement ceux qui étoient étrangers, tant pour apprendre d'eux des nouvelles de Bagdad, que pour en trouver qüelqu'un avec qui je puffe y retourner; car la capitale du roi Mihrage eft fïtuée fur le bord de la mer, & a un beau port oü il aborde tous les jours des vaiffeaux de différens endroits du monde. Je cherchois auffi Ia compagnie des favans des Indes, & je prenois plaifir a les entendre parler; mais cela ne m'empêchoit pas de faire ma cour au roi très-régulièrement, ni de m'entretenir avec des gouverneurs & de petits rois, fes tributaires, qui étoient auprès de fa perfonne, Ils me faifoient mille queftions fur mon pays, & de mon cöté, voulant m'inftruire des mceurs ou.des loix de leurs états je leur demandois toutcequimefembloitmériter ma curiofité. II y a fous la domination du roi Mihrage, une ïle qui porte Ie nom de Caffel. On m'avoit afiuré qu'on y entendoit toutes les nuits un fon de timbales; ce qui a donné lieu a 1'opinion qu'ont  Contes Arabes. '373* les matelots, que Degial y fait fa demeure (1). II me prit envie d'être témoin de cette merveille, & je vis dans mon voyage des poiffons longa de cent & de deux eens coudées, qui font plus de peur que de mal. Ils font fi timides, qu'on les fait fuir en frappant fur des ais. Je remarquai d'autres poiffons qui n'étoient que d'un© coudée, & qui refferabloient par la tête a des : hiboux. A mon retour, comme j'étois un jour fur le port, un navire y vint aborder. Dès qu'il fut a 1'ancre, on commenca de décharger les marchandifes, & les marchands a qui elles appartenoient, les faifoient tranfporter dans des magafins. En jetant les yeux fur quelques ballots &c fur 1'écriture qui marquoit a. qui ils étoient, je vis mon nom deffus; & après les avoir attentivement examinés, je ne doutai pas que ce ne fuffent ceux que j'avois fait charger fur le vaiffeau oü je m'étois embarqué a Balfora. Je reconnus même le capitaine; mais comme j'étois perfuadé qu'il me croyoit mort, je Pabordai, & luideman- (1) Degial, chei les mahométans, eft le même que 1'Antechrift. Selon eux, il viendra a la fin du monde , con. querra toute la terre, excepté la Mecque , Médine , Tarfe, & Jérufalem , qui fetont préfervées par des anges qu'il verrat a 1'entour. A a üjj  374 Les mille et une Nuits, M h qui appartenoient les ballots que je voyois. J avo.s fur mon bord, me répondW, un marchand de Bagdad, qui fe nommoit Sindbad. Un jour que nous étions prés d'une fe, è ce qu'il nous paroifioit.il mit pié a terre avec plufieurs palfagers dans cette de prétendue, qui n'étoit autre chofe quune baleine d'une grolfeur énorme qui s étoit endormie i fleur d'eau. Elle ne fe fentn pas piut6t échauffée par le feu qu'on avoit allumé fur fon dos pour faire la cuLe qu el e commenca de fe mouvoir & de s'enfoncer' dans a mer. La plupart des perfonnes qui étoient ZT' fe n°^erent' & Ie nialheureux Sindbad ia rlT H balI^^entalui,& 1 ai refolu de les négocier jufqu'a ce que je rencontre qüelqu'un de fa familie è qui je puifle rendre le profit que j'aurai fait avec le principal. Capitaine, bi dis-je alors, je fuis ce Sindbad que vous croyez mort, & qui ne 1'eft pas; * ces ballots font mon bien & ma marchandife... mattrade-n'en ^ Pasdav-^ cette nuin «ai» elle continua le lendemain de cette forte •  Contes Arabes. 375: LXXIT NUIT. Sindbad, pourfuivant fon hiftoire , dit a Ia compagnie : Quand le capitaine du vaiffeau m'entendit parler ainfi : Grand dieu, s'écria-t-il, a qui fe fier aujourd'hui ? II n'y a plus de bonne foi parmi les hommes. J'ai vu de mes propres yeux périr Sindbad; les pafiagers qui étoient fur mon bord, Pont vu comme moi; & vous ofez dire que Vous êtes ce Sindbad? Quelle audace 1 A vous voir, il femble que vous foyez un homme de probité; cependant vous dites une horrible faufleté pour vous emparer d'un bien qui ne vous: appartient pas. Donnez-vous patience, repartis-je. au capitaine, & me faites la grace d'écouter ce que j'ai a vous dire. Hé bien, reprit-il, que, direz-vous? Parlez, je vous écoute. Je lui racontai alors de quelle manière je m'étois fauvé, & par quelle aventure j'avois rencontré les palfreniers du roi Mihrage, qui m'avoient amené k fa cour. II fe fentit ébranlé de mon difcours; mais il fut bientöt perfuadé que je n'étois pas un impofteur; car il arriva des gens de fon navire qui me reconnurent & me firent de grands complimens, en me témoignant la joie qu'ils avoient de me Aa iv  376* Les mille et une Nuits, revoir. Enfin, il me reconnut auffi lui-même; & fe jetant a mon cou: Dieu foit loué, me dit-il de ce que vous êtes heureufement échappé d'un fi grand danger; je ne puis afiez vous marquer le plaifir que j'en reffiens. Voilé votre bien prenez-le, il eft a vous; faites-en ce qu'il VOUs plain Je le remerciai, je louai fa probité; & p0Ur la reconnoïtre, je Ie priai d'accepter quelques marchandifes que je lui préfentai; mais il les refufa. Je choifis ce qu'il y avoit de plus précieux dans mes ballots, & j'en fis préfent au roi Mihrage Comme ce prince favoit la difgrace qui m'étoit arrivée, il me demanda oü j'avois pris des chofes ii rares. Je lui contai par quel hafard je venois de les recouvrer; il eut Ia bonté de m'en témoigner de la joie; il accepta mon préfent, & m'en *t de beaucoup plus confidérables. Après cela je pris congé de lui, & me rembarquai furie' meme vaiffieau. Mais avant mon embarouement J echangeai les marchandifes qui me reftoient contre c'autres du pays. J'emportai avec moi du bois d aloes, de fandal, du camphre, de la mufcade, du clou de girofle, du poivre & du gingembre. Nous pafsames par plufieurs ïles , & nous abordames enfin a Ealfora, d'oü j'arrivai en cette ville avec la valeur d'environ cent mille fequins. Ma famnle me recut, & je Ia revis avec tous les: tranfports que peut caufer une amitié vive &  Contes Arabes. 377 fincère. J'achetai des efclaves de 1'un & de 1'autre fexe, de belles terres, & je fis une grofle maifon, Ce fut ainfi que je m'e'tablis, réfolu d'oublier les maux que j'avois foufferts , & de jouir des plaifirs de la vie. Sindbad s'étant arrété en eet endroit, ordonna aux joueurs d'inftrumens de recommencer leurs concerts , qu'ils avoient interrompus par le récit de fon hiftoire. On continua jufqu'au foir de boire & de manger ; & lórfqu'il fut tems de fe retirer, Sindbad fe fit apporter une bourfe de cent fequins , & la donnant au porteur : Prenez , Hindbad, lui dit-il, retournez chez vous, & revenez demain entendre la fuite de mes aventures. ■Le porteur fe retira fort confus de 1'honneur & du préfent qu'il venoit de recevoir. Le récit qu'il en fit a fon logis, fut très-agréable a fa femme & a fes enfans, qui ne manquèrent pas de remercier dieu du bien que la providence leur faifoit par 1'entremife de Sindbad. Hindbad s'habilla le lendemain plus proprement que le jour précédent, & retourna chez le voyageur libéral, qui le recut d'un air riant, & lui fit mille carefTes. D'abord que les conviés furent tous arrivés , on fervit &c 1'on tint table fort long-tems. Le repas fini. Sindbad prit la parole, & s'adreflant a. la compagnie : Meffeigneurs, ditil, je vous prie de me donner audience, & de  378 Les mille et une Nuits, vouloir bien e'couter les aventures de mon fecond voyage; elles font plus dignes de votre attention que celles du premier. Tout le monde garda le filence, & Sindbad paria en ces termes: SECOND VOYAGE De Sindbad le Marin. J'Avois réfolu, après mon premier voyage, de paffer tranquillement le refte de mes jours a* Bagdad, comme j'eus 1'honneur de vous le dire bier. Mais je ne fus pas long-tems fans m'ennuyer d'une vie oifive : 1'envie de voyager & de ne'gocier par mer, me reprit: j'achetai des marchandifes propres a faire le trafic que je méditois, & je partis une feconde fois avec d'autres marchands dont la probité m'étoit connue. Nous nous embarquames fur un bon navire; & après nous être recommande's a dieu, nous commencames notre navigation. Nous allions d'ïles en iles, &nous y faifions des trocs fort avantageux. Un jour nous defcendïmes en une qui e'toit couverte de plufieurs fortes d'arbres fruitiers , mais fi déferte, que nous n'y de'couvrïmes aucune habitation , ni même aucune perfonne. Nous allames prendre 1'air dans.  Contes Arabes. 379 les prairies & le long des ruiffeaux qui les arrofoient. Pendant que les uns fe divertiflbient a cueillir des fleurs, & les autres des fruits, je pris mes provifions & du vin que j'avois porté , & m'affis prés d'une eau coulante entre de grands arbres qui formoient un bel ombrage. Je fis un affez bon repas de ce que j'avois , après quoi le fommeil vint s'emparer de mes fens. Je ne vous dirai pas fi je dormis long - tems; mais quand je me réveillai, je ne vis plus le navire a 1'ancre. La, Scheherazade fut obligée d'interrompre fon récit, paree qu'elle vit que le jour paroiffoit; mais la nuit fuivante elle continua de cette manière le fecond voyage de Sindbad. L X X I I F NUIT. Je fus bien étonné, dit Sindbad, de ne plus voir le vaiffeau a 1'ancre ; je me levai, je regardai de toutes parts , & je ne vis pas un des marchands qui étoient defcendus dans 1'ile avec moi. J'appercus feulement le navire a la voile, mais fi éloigné que je le perdis de vue peu de tems eprès. Je vous laiffe a imaginer les réflexions que  380 Les miEle et üne Nuits, je fis dans un état fi trifte. Je penfai mourir ié douleur : je poufTai des cris épouvantables; je me frappai la téte, & me jetai par terre, oü je demeurai long-tems abimé dans une confufion mortelle de penfe'es toutes plus affligeantes les unes que les autres : je me reprochai cent fois de ne m'être pas contenté de mon premier voyage , qui devoit m'avoir fait perdre pour jamais 1'envie d'en faire d'autres. Mais tous mes regrets étoient inutiles , & mon repentir hors de faifon. A la fin , je me réfignai a la volonté de dieu; &fans favoir ce que je deviendrois, je montai au haut d'un grand arbre, d'oü je regardai de tous cötés pour voir fi je ne découvrirois rien qui put me donner quelqu'efpérance. En jetant les yeux fur la mer, je ne vis que de 1'eau & le ciel; mais ayant appercu du cöté de la terre quelque chofe de blanc, je defcendis de 1'arbre; & avecce qui me reftoit de vivres,je marchai vers cette blancheur, qui étoit fi éloignée , que je ne pouvois pas bien diftinguer ce que c'étoit. Lorfque j'en fus a une diftance raifonnable * je remarquai "que c'étoit une boule blanche, d'une hauteur & d'une grofleur prodigieufe. Dès' que j'en fus prés, je la touchai, & la trouvai fort douce. Je tournai a 1'entour, pour voir s'il n'y avoit point d'ouverture : je n'en pus découvrir aucune, & il me parut qu'il étoit impollï-  Contes Arabes. 381: bie de monter deflus , tant elle étoit unie. Elle pouvoit avoir cinquante pas en rondeur. Le foieil alors étoit pret a fe coucher. L'air s'obfcurcit tout-a-coup, comme s'il eut été couvert d'un nuage épais. Mais fi je fus étonné de cette obfcurité , je le fus bien davantage, quand je m'apper9us que ce qui la caufoit, étoit un oifeau d'une grandeur & d'une grofleur extraordinaire , qui s'avancoit de mon cöté en volant. Je me fouvins d'un oifeau appelé roe (1), dont j'avois fouvent oui parler aux matelots, & je con9us que la grofle boule que j'avois tant admirée, devoit être un ceuf de eet oifeau.-En effet, il s'abattit & fe pofa deflus, comme pour le couver. En le voyant venir, je m'étois ferré fort prés de 1'ceuf, de forte que j'eus devant moi un des piés de 1'oifeau; & ce pié étoit auifi gros qu'un gros tronc d'arbre. Je m'y attachai forte* ment avec la toile dont mon turban étoit environné, dans 1'efpérance que le roe , lórfqu'il reprendroit fon vol le lendemain , m'emporteroit hors de cette ïle déferte. Effectivement, après avoir paffé la nuit en eet état, d'abord qu'il fut jour, 1'oifeau s'envola, & m'enleva fi haut, que (1) Mare Paul, dans fes voyages, & le père Martini, dans fon hiftoire de la Chine, parient de eet oifeau , Öc difent a-coup avec tant de rapidité , que je ne me fen-* tois pas. Lorfque le roe fut pofé, & que je me vis a terre, je délia'i promptement le nceud qui me tenoit attaché a fon pié. J'avois kpeine achevé de me détacher , qu'il donna du bec fur un ferpent d'une longueur inouie. II le prit, & s'envola auflïtót. Le lieu oü il me laiffa, étoit une vallée trèsprofonde, environnée de toutes parts de montagnes fi hautes, qu'elles fe perdoient dans la nue, & tellement efcarpées, qu'il n'y avoit aucun chemin par oü 1'on y put monter. Ce fut un nouvel embarras pour moi; & comparant eet endroit k 1'ile déferte que je venois de quitter, je trouvai que je n'avois rien gagné au change. En marchant par cette vallée, je remarquai qu'elle étoit parfemée de diamans, dont il y en avoit d'une grofleur furprenante; je pris beaucoup de plaifir a les regarder; mais j'appercus bientöt de loin des objets qui diminuèrent fort ce plaifir, & que je ne pus voir fans effroi. C'étoit un grand nombre de ferpens fi gros & fi longs, qu'il n'y en avoit pas un qui n'eüt englouti un éléphant. Ils fe rétiroient pendant le jour dans leurs antres oü ils fe cachoient k caufe du roe leur ennemi, & ils n'en fortoient que Ia nuit. Je paffai la journée a me promener dans la val-  Contes Arabes. 38$ ?ée, & a me repofer de tems en tems dans les endroits les plus commodes. Cependant le foleil fe coucha; & a 1'entrée de la nuit, je me retiraï dans une grotte oü je jugeai que je ferois en süreté. J'en bouchai 1'entrée , qui étoit baffe & étroite , avec une pierre afiez groffe pour me garantir des ferpens, mais qui n'étoit pas affez jufte pour empêcher qu'il n'y entrat un peu de lumière. Je foupai d'une partie de mes provifions , au bruit des ferpens qui commencèrent a paroitre. Leurs affreux fifflemens me causèrent une frayeur extreme, & ne me permirent pas, comme vous pouvez penfer, de paffer la nuit fort tranquillement. Le jour étant venu, les ferpens fe retirèrent. Alors je fortis de ma grotte en tremblant, & je puis dire que je marchai long-tems fur des diamans fans en avoir la moindre envie. A la fin, je m'affis ; & malgré 1'inquiétude dont j'étois agité, comme je n'avois pas fermé 1'ceil de toute la nuit, je m'endormis après avoir fait encore un repas de mes provifions. Mais j'étois a peine aflbupi, que quelque chofe qui tomba prés de moi avec grand bruit, me réveilla. C'étoit une grofle pièce de viande fraïche; & dans le moment, j'en vis rouler plufieurs autres du haut des rochers en différens endroits. J'avois toujours tenu pour un conté fait a plaifir, ce que j'avois oui dire plufieurs fois a des  384 Les mille et une Nuits, matelots & a d'autres perfonnes , touchant Ia vallee des diamans, & 1'adreflè dont fe fervoient quelques marchands pour en tirer ces pierres précieufes. Je connus bien qu'ils m'avoient dit la vérité. En effet, ces marchands fe rendent auprès de cette vallée dans le tems que les aigles ont des petits, Ils découpent de la viande & la jettent par groffes pièces dans la vallée; les diamans, fur la pointe defquels elles tombent, s'y attachent. Les aigles, qui font en ce pays'-la plus fortes qu'ailleurs, vont fondre fur ces pièces de viande ,.& les emportent dans leurs nids au haut des rochers, pour fervir de pature a leurs aiglons. Alors les marchands courant aux nids, obligent, par leurs cris, les aigles a s'éloigner , & prennent les diamans qu'ils trouvent attachés aux pièces de viande. Ils fe fervent de cette rufe, paree qu'il n'y a pas d'autre moyen de tirer les diamans de cette vallée, qui eft un précipice dans lequel 011 ne fauroit defcendre. J'avois cru jufques-la qu'il ne me feroit pas poffible de fortir de eet abime, que je regardois comme mon tombeau ; mais je changeai de fentiment, & ce que je venois de voir, me donna lieu d'imaginer le moyen de conferver ma vie. Le jour qui parut en eet endroit , impofa filence a Scheherazade; mais elle pourfuivit cette " hiftoire le lendemain, LXXIV£  Contes Arabes. 38^ L X X I Ve NUIT. Sire, dit-elle en s'adreffant toujours au fultart' des Indes, Sindbad continua de raconter les aventures de fon fecond voyage a la compagnie quï 1'écoutoit: Je commencai, dit-il,par amaffer les; plus gros diamans qui fe préfentèrent a mes yeux, & j'en remplis la bourfe (1) de cuir qui m'avoit fervi a mettre mes provifions de bouche. Je pris enfuite la pièce de viande qui me parut la plus longue , & 1'attachai fortement autouc de moi avec la toile de mon turban, & en ceC état je me couchai le ventre contre terre , la bourfe de cuir attachée a ma ceinture d'une manière qu'elle ne pouvoit tomber. Je ne fus pas plutöt en cette fituation, que les aigles vinrent chacune fe faifir d'une pièce de viande qu'elles emportèrent; & une des plus puif-fantes m'ayant enlevé de méme avec le morceau de viande dont j'étois enveloppé, me porta au (1 ) Les orientaux qui voyagent , metteht leurs vivres chn* unè bourfe de cuir, a-peu-prés femblable a celles dont nous voyons que les barbiers fe fervent a porter léuc baffin, leur linge & leur trouffeau lorfqu'ils vont rafer en vill». Tornt Vil £ b  3&6 Les mille et une Nüits, haut de la montagne jufques dans fon nid. Les marchands ne manquèrent point alors de crier pour épouvanter les aigles ; & lorfqu'ils les eurent obligées a quitter leur proie , un d'entr'eux s'approcha de moi; mais il fut faifi de crainte quand il m'appercut. II fe raffura pourtant; & au lieu de s'informer par quelle aventure je me trouvois la, il commenca de me quereller, en me demandant pourquoi je lui raviflbis fon bien. Vous me parlerez, lui dis-je, avec plus d'humanité , lorfque vous m'aurez mieux connu. Confolez-vous , ajoutai-je, j'ai des diamans pour vous & pour moi plus que n'en peuvent avoir tous les autres marchands enfemble. S'ils en ont , ce n'eft que par hafard; mais j'ai choifi moi-même au fond de la vallée ceux que j'apporte dans cette bourfe que vous voyez. En difant cela, je la lui montrai. Je n'avois pas achevé de parler, que les autres marchands qui m'appercurent, s'attroupèrent autour de moi fort étonnés de me voir, & j'augmentai leur furprife par le récit de mon hiftoire. Ils n'admirèrent pas tant le ftratagéme que j'avois imaginé pour me fauver, que ma hardieffe a le tenter. Ils m'emmenèrent au logement oü ils demeuroient tous enfemble ; & la, ayant ouvert ma bourfe en leur préfence, la grofleur de mes diamans les furprit, & ils m'avouèrent que dans  Contes Arabes» 38? toutes les cours ou ils avoient été, ils n'en avoient 'pas vu un qui en approchat. Je priai le marchand a qui appartenoit Ie nid oü j'avois été tranfporté, car chaque marchand avoit le fien; je le priai, dis-je, d'en choifir pour fa part autant qu'il en voudroit. II fe contenta d'en prendre un feul, encore le prit-il des moins gros ; & comme je le preffois d'en recevoir d'autres fans craindre de m© faire tort : Non , me dit-il, je fuis fort fatisfait de celui-ci, qui eft affez précieux pour m'épargner la peine de faire déformais d'autres voyages pour 1'établiffement de- ma petite fortune. Je paffai la nuit avec ces marchands , a quï je racontai une feconde fois mon hiftoire pour la fatisfa&ion de ceux qui ne 1'avoient pas entendue. Je ne pouvois modérer ma joie , quand je faifois réflexion que j'étois hors des périls dont je vous ai parlé, II me fembloit que 1'état oü je me trouvois , étoit un fonge , & je ne pouvois croira que je n'euffe plus riena craindre. II y avoit déja plufieurs jours que les marchands jétoient des pièces de viande dans la vallée ; & comme chacun paroüToit content des diamans qui lui étoient échus , nous partïmes le lendemain tous enfemble, & nous marchames par de hautes montagnes oü il y avoit des ferpens d'u ne longueur prodigieufe, quenous eüines le bonheur d'éviter, Nous gagnames le pre- Bbij  388 Les mille et une Nuits, mier port, d'oü nous pafsames a 1'ile de Rona, oü croi't 1'arbre dont on tire le camphre , & qui eft fi gros & fi touffu, que cent hommes y peuvent être a 1'omhre aifément. Le fuc dont fe forme le camphre , coule par une ouverture que 1'on fait au haut de 1'arbre , & fe recoit dans un vafe oü il prend confiftance , & devient ce qu'on appelle camphre. Le fuc ainfi tire', 1'arbre fe sèche & meurt. II y a dans la même ïle des rhinoce'ros, quï font des animaux plus petits que 1'éléphant, & plus grands que le bufle; ils ont une corne fur le nez , longue environ d'une coude'e : cette corne eft folide & coupée par le milieu d'une extrémité a 1'autre. On voit deftus des traits blancs qui repréfentent la figure d'un homme. Le rhinocéros fe bat avec 1'éléphant, le perce de fa corne par-defibus le ventre, 1'enlève, & le porte fur fa téte; mais comme le fang & la graiffe de 1'éléphant lui coulent fur les yeux, & 1'aveuglent, il tombe par terre : & ce qui va vous étonner, le roe vient qui les enlève tous deux : entre fes griffes , & les emporte pour nourrir fes petits. Je paffe fous filence plufieurs autres particularités de cette ile, de peur de vous ennuyer. J'y échangeai quelques-uns de mes diamans contre de bonnes marchandifes. Dela nous allames  Contes Arabes. 38b; 1 d'autres lies ; & enfin après avoir touché a plufieurs villes marchandes en terre ferme, nous abordames a Balfora , d'oü je me rendis a Bagdad, J'y fis d'abord de grandes aumönes aux pauvres , & je jouis honorablement du refte des richeffes immenfes que j'avois apportées & gagnées avec tant de fatigue. Ce fut ainfi que Sindbad raconta fon fecond Voyage. II fit donner encore cent fequins a Hindbad , qu'il invita a venir le lendemain entendr© le récit du troifième. Les conviés retournèrent chez eux , & revinrent le jour fuivant a la même heure , de même que le porteur, qui avoit déja prefque oublié fa misère paffee. On fe mit a table , & après le repas , Sindbad ayant demandé audience , fit de cette forte le détail de fon troifième voyage. TROISIÈME VOYAGE De Sindbad le Morin, J'Eus bientöt perdu, dit-il, dans les douceurs de la vie que je menois, le fouvenir des dangers que j'avois courus dans mes deux voyages ; mais comme j'étois l la fleur de mon age , je m'ennuyai de vivre dans le repos; & m'étourdiffant fur les nouveaux périls que je voulors B b iij  32ö Les wille et une Nüits, affronter, je partis de Bagdad avec de'riches marchandifes du pays, que je fis tranfporter k flalfora. La je m'embarquai encore avec d'autres marchands. Nous Omes une longue navigation & nous abordames k plufieurs ports oü nous iimes un commerce confidérable. Un jour que nous étions en pleine mer, nous fumes battus d'une tempéte horrible qui nous fit perdre notre route. Elle continua plufieurs jours, & nous poufia devant le port d'une de oü le capitaine auroit fort fouhaité de fe difpenfer d entrer ; mais nous fümes bien obligés d'y aller mouiller. Lorfqu'on eut plié les voiles, le capitaine nous dit: Cette de, fcquelques autres voifines, font habitées par des fauvages tout velus qui vont venir nous aflaillir. Quoique ce foit des mins, notre malheur veut que nous ne faffions pas la momdre réfiftance, paree qu'ils font en plus grand nombre que les fauterelles , & que s il nous arrivoit d'en tuer qüelqu'un, ils fe Jet_ teroient tous fur nous & nous aflbmmeroient Le jour qui vint éclairer 1'appartement de Schahriar empêcha Scheherazade d'en dire davantage. La nuit fuivante elle reprit la parole en ces termes.  Contes Arabes. '391 LXXVe NUIT. LE difcours du capitaine, dit Sindbad, mit tout 1'équipage dans une grande confternation, & nous connumes bientöt que ce qu'il venoit de nous dire, n'étoit que trop véritable. Nous vimes paroitre une multitude innombrable de fauvages hideux, couverts par tout le corps d'un poil roux, & hauts feulement de deux piés. Ils fe jetèrent a la nage, & environnèrent en peu de tems notre vaiffeau. Us nous parloient en approchant; mais nous n'entendions pas leur langage. Ils fe prirent aux bords & aux cordages du navire, & grimpèrent de tous cötés jufqu'au tillac avec une fi grande agilité & avec tant de vïteffe, qu'il ne paroiffoit pas qu'ils pofaffent leurs piés. Nous leur vïmes faire cette manceuvre aved la frayeur que vous pouvez vous imaginer , fans ofer nous mettre en défenfe , ni leur dire un feul mot, pour tacher de les détourner de leur deffein , que nous foupconnions d'être funefte. Effeétivement, ils déplièrent les voiles , coupè.fent le cable de 1'ancre fans fe donner la peine de la retirer; & après avoir fait approcher de terre le vaiffeau , ils nous firent tous débarquer. Ils emmenèrent enfuite le navire en une autre ile Bbiv  392 Les mille et une Nuits, d'oü ils étoient venus. Tous les voyageurs évltoient avec foin celle oü nous étions alors Sc ü étoit trés-dangereux de s'y arrêter pour Ia raifon que vous allez entendre; mais il nous fallut prendre notre mal en patience. Nous nous éloignames du rivage, & en nous avancant dans 1'ile , nous trouvames quelques fruits & des herbes dont nous mangeames, pour prolonger le dernier moment de notre vie le plus qu'il nous étoit poffible * car nous nous attendions tous a une mort certaine. En marchant nous appercümes aflez loin de nous un grand édifice, vers lequel nous tournames nos pas. C'étoit un palais bien bati & fort élevé, qui avoit une porte d'ébène è deux battans, que nous ouvrïmes en la pouflant. Nous entrames dans la cour & nous vïmes en face un vafte appartement avec' «n vefhbule oü il y avoit d'un cötéun morceau doflemens humains, & de 1'autre une infinité de broches a rötir. Nous tremblames a ce fpectacle; & comme nous étions fatigués d'avoir marche', les jambes nous manquèrent 5 nous torn. barnes par terre, faifis d'une frayeur mortelle & nous y demeurimes très-long-tems immobiles. Le foleil fe couchoit; & tandis que nous étions dans l état pitoyable que je viens de vous dire, Ia porte de 1'appartement s'ouvrit avec beaucoup  Contes Arabes. 393 Öe bruit, & auflitöt nous en vïmes fortir une horrible figure d'homrae noir, de la hauteur d'un grand palmier. II avoit au milieu du front un feul ceil rouge & ardent comme un charbon allumé ; les dents de devant qu'il avoit fort longues & fort aigues, lui fortoient de la bouche, qui n'étoit pas moins fendue que celle d'un cheval; & la lèvre inférieure lui defcendoit fur la poitrine. Ses oreilles reffembloient a celles d'un éléphant, & lui couvroient les épaules. II avoit les ongles crochus & longs comme les griffes des plus grands oifeaux. A la vue d'un géant fi effroyable, nous perdïmes tous connoiffance , & demeurames comme morts. A la fin , nous revinmes a nous, & nous le vïmes affis fous le veftibule, qui nous examinoit de tout fon ceil. Quand il nous eut bien confidérés, il s'avan9a vers nous ; & s'étant approché, il étendit la main fur moi, me prit par la nuque du cou, & me tourna de tous cótés comme un boucher qui manie une tête de mouton. Après m'avoir bien regardé , voyant que j'étois fi maigre, que je n'avois que la peau'& les os, il me lacha. II prit les autres tour-atour , les examina de la même manière; & comme le capitaine étoit le plus gras de tout 1'équipage, 11 le tint d'une main ainfi que j'aurois tenu un moineau, & lui pafla une broche au travers du  394 Les mille et uwe Nuits, corps; ayant enfuite allumé un grand feu, II Ie fit rótir, & le mangea k fon fouper dans Pa'ppartement oü il s etoit retiré. Ce repas achevé, il revint fous le veftibule oü il fe coucha, & s'e'ndormit en ronflant d'une manière plus bruyante que le tonnerre, & fon fommeil dura jufqu'au lendemain matin. Pour nous , il ne nous fut pas poffible de goüter la douceur du repos , & nous pafsames Ia nuit dans la plus cruelle inquiétude dont on puifTe être agite'. Le jour étant venu, le géant fe réveilla, fe leva, fortit, & nous laiffa dans le palais. : Lorfque nous le crümes éloigné, nous rompimes le trifte filence que nous avions gardé toute la nuit, & nous affiigeant tous comme k Penvi 1'un de 1'autre, nous fimes retentir le paIais de plaintes & de gémiffemens. Quoique nous fuflions en affez grand nombre, & que nous n'euffions qu'un feul ennemi, nous n'eümes pas d'abord la penfée de nous délivrer de lui par fa mort. Cette entreprife , bien que fort difficila a exécuter, étoit pourtant celle que nous devions naturellement former. Nous délibérames fur plufieurs autres partis, mais nous ne nous déterminames k aucun ; & nous foumettant a ce qu'il plairoit k dieu d'ordonner de notre fort, nous pafsames la journée aparcourir 1'ile, en nous nourriffant de fruits  Contes Arabes. 305: & de plantes comme le jour précédent. Sur le foir , nous cherchames quelqu'endroit I nous mettre a couvert; mais nous n'en trouvames point, & nous fümes obligés malgré nous de retourner au palais. Le géant ne manqua pas d'y revenir & de fouper encore d'un de nos compagnons; après quoi il s'endormit & ronfla jufqu'au jour qu'il fortit, & nous laiffa comme il avoit déja fait. Notre condition nous parut fi affreufe, que plufieurs de nos camarades furent fur le point d'aller fe précipiter dans la mer, plutöt que d'atténdre une mort fi étrange; & ceux-la excitoient les autres a fuivre leur confeil. Mais un de la compagnie prenant alors la parole : II nous eft défendu, ditil, de nous donner nous-mêmes la mort; & quand cela feroit permis, n'eft-il pas plus raifonnable que nous fongions au moyen de nous défaire du barbare qui nous deftine un trépas fi funefte? Comme il m'étoit venu dans 1'efprit un projet fur cela, je le communiquai a mes camarades, qui 1'approuvèrent. Mes frères, leur dis-je alors, vous favez qu'il y a beaucoup de bois le long de la mer, fi vous m'en croyez, conftruifons plufieurs radeaux qui puiflent nous porter ; & lorfqu'ils feront achsvés, nous les laifferons fur la cóte jufqu'a ce que nous jugions a propos de nous en fervir. Cependant, nous exécuterons le  396 Lis mille êt üïte Nuits deffein que je vous ai propfé pour nous d'éhW ^ geant ; _sil réuffit, nous pourrons attendre ici avec patience qu'il paffe quelque vaiffeau qui nous retire de cette ile fatale; fi au contraire nous manquons notre coup, nous gagnerons promptement nos radeaux, & nous ^ ^ trons en mer. J'avoue qu'en nous expofant a Ia fureurdes flotsfiirdefifragiles barimens, „ous courons nfque de perdre la vie; mais quand nous devrions pen ^fi-il pas plus doux de nou iffer enfevelir dans la mer, que dans les entrailles de ce monftre, qui a déja dévoré deux de nos compagnons? Mon avis fut goüté de tout clr, V & "°US COnftruis-- ^s radeaux capables de porter trois perfonnes. Nous retournames au palais vers la fin du jour & k geant y arriva peu de tems après nous. B tallut encore nous réfoudre a voir rötir un de nos camarades. Mais enfin, voici de quelle manière nous nous vengeames de la cruauté du geant. Après qu'il eut achevé fon déteftable Couper, il Ce coucha Cur le dos & s'endormit (i) D'a bord que nous 1'entendïmes ronfler felon fa cou tume, neuf des plus hardis d'entre nous, & moi nous primes chacun une broche, nous en mimes vÜU1 Cr°Ire ÏUC raUteUt arabe a tifé « conté dft lUdiflee d Homère.  Contes Arabes. 397 la pointe dans le feu pour la faire rougir, & enfuite nous la lui enfoncames dans Pceil en mêms tems, & nous le lui crevames. La douleur que fentit le géant, lui fit poufler un cri effroyable. II fe leva brufquement, & étendit les mains de tous cótés pour fe faifir de qüelqu'un de nous, afin de le facrifier a fa rage ; mais nous eümes le tems de nous éloigner de lui, & de nous jeter contre terre dans des endroits oü il ne pouvoit nous rencontrer fous fes piés. Après nous avoir cherchés vainement, il trouva la porte a tatons, & fortit avec des hurlemens épouvantables. Scheherazade n'en dit pas davantage cette nuit; mais la nuit fuivante, elle reprit ainfi cette hiftoire. LXXVF NUIT. ï*^ o u s fortïmes du palais après le géant, pourfuivit Sindbad, & nous nous rendimes au bord de la mer dans 1'endroit oü étoient nos radeaux. Nous les mïmes d'abord a 1'eau, & nous attendïmes qu'il fit jour pour nous jeter deflus, fup~ pofé que nous viflions le géant venir a nous avec quelque guide de fon efpèce; mais nous nous flattions que s'il ne paroiflbit pas lorfque  59* Les mille et une Nuits plus fes hurlemensquenous neceflïons pas d'ouir, ce feroit une marqué qu'il auroit perdu la vie & en ce cas, nous nous propofions de refter dans Iile, & de ne pas nous rifquer fur nos radeaux. Ma.sa peine fut-il jour que nous appercümes *fö Cmel «^ccompagne'de deux géans a-peu-pres de fa grandeur qui le conduifoient, & dun afiez grand nombre d'autres encore quï marchoient devant lui k pas pre'cipités. ^ A eet objet, nous ne balan?ames point k nous jeter fur nos radeaux, & nous commencames h mus elolgner du riyage k force ^ «geans qui s'en apper9urent, fe munirent de groffe* pierres, accoururent fur la rive, entrèrent «neme dans 1'eau jufqu'a la moitié du corps & nous les jetèrent fi adroitement, qu'a Ia réferve du radeau fur lequel j'étois, tous les autres en turent bnfés, & les hommes qui étoient deflus, ie noyerent. Pour moi & mes deux compagnons comme nous ramions de toutes nos forces, nous' nous trouvames les plus avancés dans la mer & hors de la portee des pierres. Quand nous fümes en pleine mer, nous devinmes le jouet du vent & des flots qui nous jetoient tantót d'un cóté & tantót d'un autre & nous pafsames ce jour-Ia & Ia nuit fuivantê dans une cruelle incertitude de notre deftioéei  Contes Arabes. 399 mals le lendemain, nous eümes le bonheur d'être poufles contre une ïle oü nous nous fauvames avec bien de la joie. Nous y trouvames d'excellens fruits qui nous furent d'un grand fecours pour réparer les forces que nous avions perdues. Sur le foir , nous nous endormïmes fur le bord de la mer; mais nous fümes réveillés par le bruit qu'un ferpent, long comme un palmier , faifoit de fes écailles en rampant fur la terre. ïl fe trouva fi prés de nous, qu'il engloutit un de mes deux camarades , malgré les cris & les efforts qu'il put faire pour fe débarraffer du ferpent, qui, le fecouant a plufieurs reprifes , 1'écrafa contre terre, & acheva de 1'avaler. Nous primes auffitot la fuite, 1'autrecamarade & moi; & quoique nous fuffions affez éloignés , nous entendimes quelque tems après un bruit qui nous fit juger que le ferpent rendoit les os du malheureux qu'il avoit furpris. En effet, nous les vïmes le lendemain avec horreur. O dieu, m'écriai-je alors, a quoi fommes-nous expofés ? Nous nous réjouiffions hier d'avoir dérobé nos vies a la cruauté d'un géant & a la fureur des eaux , & nous voila tombés dans un péril qui n'eft pas moins terrible. Nous remarquames , en nous promenant, un gros arbre forthaut, fur lequel nous projetames de paffer la nuit fuivante pour nous mettre en süreté. Nousmangeames encore des fruits comme  *°° les mi"e et une Nüits fe jourprécédent; &è ,afin du jou ' tames fur 1'arbre. Nous entendimes bientót fe ferpent, qui vint en fifnant jufqu'au pié de Paj> breounous étions. D s'éleva contre le tronc & rencontrant mon camarade qui étoit plus bas que moi, il 1'engloutit tout-d'un-coup & fo retira. r' _ Je demeurai fur 1'arbre jufqu'au jour, & alors jen defcendis plus mort que vif. Effeclivement je ne pouvois attendre un autre fort que celui de mes deux compagnons; & cette penfée me faffantfrémird'horreur,jefisquelquespaspo" -aller ,eter dans la mer; mais comme il eft doux de vivre Ie plus long-tems qu'on peut, je refiftai a ce mouvement de défefpoir, & me fol ™sala_volontédedieu,quidifpofeafongré de nos vies. ° Je ne laiffai pas toutefois d'amafier une grande quantite de menu bois, de ronces & d'fpin s di kT ? f3it Un grand Cerde autour delarbre,&ren liai quelques-uns en travers ^tZTme/0mrirh ^Celaétan ait, je menfermai dans ce eerde a 1'entrée de fa mut avec la trifte confolation de n'avoir rien "eghge pour me garantir du cruel fort qui me -nacoi, Le ferpent nemanqua pas de reZ de t0Urner aut0^ ^ 1'arbre, cherchant a me dévorer ;  'Contes Arabes. 4.0Ï. rer > mais il n'y put réuffir, a caufe du rempart que je m'étois fabriqué , & il fit envain jufqu'au jour le manége d'un chat qui affiége une fouris dans un afile qu'il ne peut forcer. Enfin, le jour étant venu, il fe retira; mais je n'ofai fortir de mon fort, que le foleil ne parut. Je me trouvai fi fatigué du travail qu'il m'avoit donné; j'avois tant fouffert de fon haleine empeftée, que la mort me paroiffant préférable a cette horreur, je m'éloignai de 1'arbre ; & fans me fouvenir de la réfignation oü j'étois le jour précédent, je courus vers la mer dans le deffein de m'y précïpiter la tête la première. A ces mots , Scheherazade voyant qu'il étoit jour, ceffa de parler. Le lendemain , elle continua cette hiftoire , & dit au fultan :• LXXVIF NUIT. Sire, Sindbad, pourfuivant fon troifième voyage : Dieu, dit-il, fut touché de mon défefpoir; dans le tems que j'allois me jeter dans la mer, j'appercus un navire affez éloigné du rivage. Je criai de toute ma force pour me faire entendre, & je dépliai la toile de mop. turban pour qu'on me remarquat. Cela ne fut pas inutile, tout 1'équipage m'apper§ut, & le capitaine m'enTomé Cs  402 Les mille et une Nuits, voya la chaloupe. Quand je fus a bord, les marchands & les matelots me demandèrent avec beaucoup d'emprefTement par quelle aventure je m'e'tois trouve' dans cette ile déferte; & après que p leur eus raconté tout ce qui m etoit arrivé', les plus anciens me dirent, qu'ils avoient plufieurs fois entendu parler des ge'ans qui demeuroient en cette ile, qu'on leur avoit affuré que c étoient des anthropophages, & qu'ils mangeoient les hommes crus auffi - bien que rötis. A 1'égard des ferpens , ils ajoutèrent qu'il y en avoit en abondance dans cette ile; qu'ils fe cachoient le jour, & fe montroient la nuit. Après qu'ils m'eurent te'moigné qu'ils avoient bien de la joie de me voir e'chappé de tant de périls, comme ils ne doutoient pas que je n'eufle befoin de manger , ils s'emprefsèrent de me re'galer de ce qu'ils avoient de meilleur; & le capitaine, remarquant que mon habit e'toit tout en lambeaux, eut la générofité de m'en faire donner un des fïens. Nous courümes la mer quelque tems; nous touchames a plufieurs iles , & nous abordames enfin a celle de Salahat, d'oü 1'on tire le fandal, qui eft un bois de grand ufage dans la médecine! Nous entrames dans le port, & nous y mouillames. Les marchands commencèrent a faire débarquer leurs marchandifes pour les vendre ou les échanger. Pendant ce tems-la, le capitaine  Contes Arabes* 403 lii'appeia & me dit: Frère, j'ai en dépot des marchandifes qui appartenoient a un marchand qui a navigué quelque tems fur mon navire. Comme ce marchand eft mort , je les fais valoir, pour en rendre compte a fes héritiers lorfque j'en rencontrerai qüelqu'un. Les ballots dont il entendoit parler, étoient déja fur le tillac. II les tnontra, en me difant : Voila les marchandifes en queftion ; j'efpère que vous voudrez bien Vous charger d'en faire commerce , fous la condition du droit dü a la peine que vous prendrez. J'y confentis, en le remerciant de ce qu'il me donnoit occafion de ne pas demeurer oifif. L'écrivain du navire enregiftroit tous les ballots avec les noms des marchands a qui ils appartenoient. Comme il eut demandé au capitaine fous quel nom il vouloit qu'il enregiftrat ceux dont il venoit de me charger : Ecrivez, lui répondit le capitaine, fous le nom de Sindbad le marin. Je ne pus m'entendre nommer fans émotion ; & envifageant le capitaine, ja le reconnus pour celui qui, dans mon fecond voyage , m'avoit abandonné dans 1'ile oü je m'étois endormi au bord d'un ruifTeau, & qui avoit remis a la voile fans m'attendre ou me faire chercher. Je ne me 1'étois pas remis d'abord, a caufe du changement qui s'étoit fait en fa perfonne depuis le tems que je ne 1'avois vu. C cij  404 Les mille et une Nuits, Pour lui , qui me croyoit mort, il ne faut pas s'étonner s'il ne me reconnut pas. Capitaine, lui dis-je , eft-ce que le marchand a qui e'toient ces ballots, s'appeloit Sindbad? Oui , me répondit-il, il fe nommoit de la forte ; il e'toit de Bagdad, & s'e'toit embarque' fur mon vaifleau a Balfora. Un jour que nous defcendimes dans une ile pour faire de Peau & prendre quelques rafraichiflemens, je ne fais par quelle me'prife je remis a la voile fans prendre garde qu'il ne s'e'toit pas embarqué avec les autres. Nous ne nous en appercümes , les marchands & moi, que quatre heures après. Nous avions le vent en poupe & fi frais, qu'il ne nous fut pas poffible de revirer de bord pour aller le reprendre. Vous le croyez donc mort, repris-je? Afiurément, repartit-il. Hé bien, capitaine, lui répliquai-je, ouvrez les yeux, & connoilfez ce Sindbad que vous laifsates dans cette ile déferte. Je m'endormis au bord d'un ruiffeau, & quand je me réveillai, je ne vis plus perfonne de 1'équipagü. A ces mots, le capitaine s'attacha k me regarder. Scheherazade, en eet endroit, s'appercevant qu'il étoit jour, fut obligée de garder le filence. Le lendemain, elle reprit ainfi le fil de fa nar^ ration.  'Contes Arabes. qpf LXXVIIF NUIT. Le capitaine, dit Sindbad, après m'avoir fort attentivement confidéré , me reconnut enfin» Dieu foit loué , s'écria-t-il en m'embraffant; je fuis ravi que la fortune ait réparé ma faute. Voila vos marchandifes que j'ai toujours pris foin de conferver & de faire valoir dans tous les ports oü j'ai abordé. Je vous les rends avec le profit que j'en ai tiré. Je les pris, en témoignant au capitaine toute la reconnoiffance que je lui devois. De 1'ïle de Salahat, nous allames a une autre , oü je me fournis de clous de girofie, de canelle & d'autres épiceries. Quand nous nous en fumes éloignés, nous vïmes une tortue qui avoit vingt coudées en longueur & en largeur : nous remarquames aufli un poiffon qui tenoit de la vache ; il avoit du lait, & fa peau eft d'une fi grande dureté, qu'on en fait ordinairement «|es boucliers. J'en vis un autre qui avoit la figure & la couleur d'un chameau. Enfin , après une longue navigation , j'arrivai a Balfora, & dela je revins en cette ville de Bagdad avec tant de richeffes , que j'en ignorois la quantité. J'en donnai encore aux pauvres une partie confidérable , & j'ajoutai Cc iij  4o5 Les mille et une Nuits, d'autres grandes terres a celles que j'avois déja acquifes. Sindbad acheva ainfi 1'hiftoire de fon troifième voyage : il fit donner enfuite cent autres fequins k Hindbad, en 1'invitant au repas du lendemain & au récit du quatrième voyage. Hindbad & la compagnie fe retirèrent; & le jour fuivant étant revenus, Sindbad prit la parole fur la fin du diner, & continua fes aventures. QUATRIÈME VOYAGE De Sindbad le Marin. Les plaifirs, dit-il, & Ies divertiflemens que je pris après mon troifième voyage, n'eurent pas des charmes afiez puifians pour me déterminer a ne pas voyager davantage. Je me laiffai encore entraïner ï la paffion de trafiquer & de voir des chofes nouvelles. Je mis donc ordre k mes affaires ; &tpant fait un fonds de marchandifes de débit dans les lieux oü j'avois deffein d'aller, je partis. Je pris la route de la Perfe, dont je tra* verfai plufieurs provinces, & j'arrivai k un port de mer oü je m'embarquai. Nous mïrnes k la voile, & nous avions déja touché k plufieurs ports de terre ferme & a quelques iles orientales, lork  Contes A fe a b e s. 407 que faifant un jour un grand trajet, nous fümes furpris d'un coup de vent, qui obligea le capitaine a faire arhener des voiles, & a donner tous les ordres néceffaires pour prévenir le danger dont nous étions menacés. Mais toutes nos précautions furent inutiles ; la manoeuvre ne réuflit pas bien ; les voiles furent décliirées en mille pièces , & le vaiffeau ne pouvant plus étre gouverné, donna fur une sèche, & fe brifa de manière qu'un grand nombre de marchands & de matelots fe noya , & que la charge périt. Scheherazade en étoit la quand elle vit paroïtre le jour. Elle s'arrêta, & Schahriar fe leva. La nuit fuivante, elle reprit ainfi le quatrième voyage. L X X I Xe NUIT. J'Eu s le bonheur,continua Sindbad, de même que plufieurs autres marchands & matelots, de me prendre a. une planche. Nous fumes-tous emportés par un courant vers une ile qui étoit devant nous. Nous y trouvames des fruits & de 1'eau de fource qui fervirent a rétablir nos forces. Nous nous reposames , même la nuit, dans 1'endroit oü la mer nous avoit jetés , fans avoir pris aucun parti fur ce que nous devions faire. L'a- C c iv  4°8 Les mille Et une Nuits, battement oü nous étions de notre difgrace, nous en avoit empêchés. Le jour fuivant, d'abord que Ieïoleil fut levé, nous nous éloignimes du rivage; & avancant dans m* > nous 7 appercümes des habitations , oü nous nous rendimes. A notre arrivée, des noirs .vinrent a nous en trés-grand nombre ; ils nous «nvironnèrent, fe faifirent denos perfonnes, en firent une efpèce de partage, & nous condu'ifirent enfuite dans leurs maifons. Nous fümes menés, cinq de mes camarades & moi, dans un méme lieu. D'abord on nous fit affeoir, & pon nous fervit d'une certaine her*he, en nous invitant par figne k en manger. Mes camarades, fans faire réflexion que ceux qui la iervoient, n'en mangeoient pas, ne confultèrent que leur faim qui les preffoit,& fe jetèrent deflus ces mets avec avidité. Pour moi, par un Preflentiment de quelque fupercherie, je ne vouïus pas feulement en goüter , & je m'en trouvai bien; car peu de tems après, je m'appercus que 1 elpnt «yoit tourné k mes compagnons , & qu'e„ me parlant, ils ne favoient ce qu'ils difoient. On nous fervit enfuite du ri2 préparé avec de 1 buile de coco, & mes camarades, qui n'avoient plus de raifon, en mangèrent extraordinairement ^n mangeai auffi, mais fort peu. Les noirs avoient d'abord préfenté de cette herbe pour  'Contes Arabes. 409 nous troubler Pefprit, & nous öter par-la le chagrin que la trifte connoifTance de notre fort nous devoit caufer ; & ils nous donnoient du riz pour nous engraiffer. Comme ils étoient anthropophages, leur intention étoit de nous manger quand nous ferions devenus gras. C'eft ce qui arriva a mes camarades, qui ignoroient leur deftinée, paree qu'ils avoient perdu leur bon fens. Puifque j'avois confervé le mien, vous jugez bien, feigneur , qu'au lieu d'engraiffer comme les autres , je devins encore plus maigre que je n'étois. La crainte de la mort dont j'étois inceffamment frappé , tournoit en poifon tous les alimens que je prenois. Je tombai dans une langueur qui me fut fort falutaire ; car les noirs ayant affommé & mangé mes compagnons, en demeurèrent la; & me voyant fee, décharné , malade, ils remirent ma mort a un autre tems. Cependant j'avois beaucoup de liberté, & 1'on ne prenoit prefque pas garde a mes aétions. Cela me donna lieu de m'éloigner un jour des habitations des noirs, & de me fauver. Un vieillard qui m'appercut, & qui fe douta de mon deffein , me cria de toute fa force de revenir; mais au lieu de lui obéir , je redoublai mes pas , & je fus bientöt hors de fa vue. II n'y avoit alors que ce vieillard dans les habitations ; tous les autres noirs s'étoiert abfentés , & ne devoient revenir  ij.io Les jKtlee et une Nuits, que fur la fin du jour, ce qu'ils avoient coutume de faire afiez fouvent. C'eft pourquoi, étant affuré qu'ils ne feroient plus a tems de courir après moi lorfqu'ils apprendroient ma fuite, je marchai jufqu'a la nuit que je m'arrêtai pour prendre un peu de repos, & manger de quelques vivres dont j'avois fait provifion. Mais je repris bientöt mon chemin , & continuai de marcher pendant fept jours, en évitant les endroits qui me paroiffoient habités. Je vivois de cocos, qui me fournifioient en même-tems de quoi boire & de quoi manger. Le huitième jour, j'arrivai prés de la mer, & j'appercus tout-a-coup des gens blancs comme moi , occupés a cueillir du poivre, dont il y avoit la une grande abondance. Leur occupation me fut de bon augure, & je ne fis nulle difficulté de m'approcher d'eux. Scheherazade n'en dit pas davantage cette nuit ; & la fuivante , elle pourfuivit dans ces termes:  Contes Arabes. 411 LXXXe NUIT. L e s gens qui cueilloient du poivre , contimia Sindbad, vinrent au-devant de moi. Dès qu'ils mevirent, ils me demandèrent en arabe qui j'étois , & d'oü je venois. Ravi de les entendre parler comme moi, je fatisfis volontiers leur curiofité, en leur racontant de quelle manière j'avois fait naufrage, & étois venu dans cette ile , oü j'étois tombé entre les mains des noirs. Mais ces noirs, me dirent-ils , mangent les hommes ; par quel miracle êtes-vous échappé a leur cruauté ? Je leur fis le même récit que vous venez d'entendre , & ils furent merveilleufement étonnés. Je demeurai avec eux jufqu'a ce qu'ils euffent amaflé la quantité de poivre qu'ils voulurent; après quoi ils me firent embarquer fur le batiment qui les avoit amenés, & nous nous rendimes dans une autre ils d'oü ils étoient venus. Ils me préfentèrent a leur roi, qui' étoit un bon prince. II eut la patience d'écouter le récit de mon aventure, qui le furprit. II me fit donner enfuite des habits, & commanda qu'on eüt foin de moi. L'ïle oü je me trouvois , étoit fort peuplée & abondante en toutes fortes de chofes, & 1'on  4*2 Les mille et une Nuits, faifoit un grand commerce dans la ville oü Ie roi demeuroit. Cet agréable afile commenca a me confoler de mon malheur; & les bonte'sque ce généreux prince avoit pour moi, achevèrent de me rendre content. En effet, il n'y avoit perfonne qui füt mieux que moi dans fon efprit, & par conféquent il n'y avoit perfonne dans fa cour m dans la ville, qui ne cherctót l'occafion de me faire plaifir. Ainfi, je fus bientöt regarde' comme un homme né dans cette ile , plutöt que comme un étranger. Je remarquai une chofe qui me parut bien extraordinaire; tout le monde, Ie roi même montoit a cheval fans bride & fans étriers. Cek me fit prendre la liberté de lui demander m jour pourquoi fa majefté ne fe fervoit pas de ces commodités. II me répondit, que jelui parlois de chofes dont on ignoroit 1'ufage en fes états. J'allai auffitöt chez un ouvrier , & je lui fis dreffer le bois d'une felle fur le modèle que je lm donnai. Le bois de la felle achevé, jele garnis moi-même de bourre & de cuir, & 1'ornai d'une broderie d'or. Je m'adreffai enfuite k un ferruner, qui me fit un mors de la forme que je lm montrai, & je lui fis faire auffi des étriers Quand ces chofes furent dans un état parfait' J alla! les préfenter au roi, je les efTayai fur un de fes chevaux. Ce prince monta delfos fut  Contes Arabes. 413' fi fatisfait de cette ihvention, qu'il m'en témoigna fa joie par de grandes largefTes. Je ne pus me défendre de faire plufieurs Celles pour fes miniftres & pour les principaux officiers de fa maifon , qui me firent tous des préfens qui m'enrichirent en peu de tems. J'en fis auffi pour les perfonnes les plus qualifiées de la ville ; ce qui me mit dans une grande réputation, & me fit confidérer de tout le monde. Comme je faifois ma cour au roi très-exaftement, il me ditun jour : Sindbad, je t'aime, &c je fais que tous mes fujets qui te connoifient, te chérhTent a mon exemple : j'ai une prière a te faire , & il faut que tu m'accordes ce que je vais te demander. Sire, lui répondis-je, il n'y a rien que je ne fois pret de faire pour marquer mon obéifTance a votre majefté; elle a fur moi un pouvoir abfolu. Je veux te marier, répliqua le roi, afin que le mariage t'arrête en mes états , & que tu ne fonges plus a ta patrie. Comme je n'ofois réfifter a la volonté du prince , il me donna pour femme une dame de fa cour, noble, belle, fage & riche. Après les cérémonies des noces , je m'établis chez la dame , avec laquelle je vécus quelque tems dans une union parfaite. Néanmoins je n'étois pas trop content de mon état; mon deffein étoit de m'échapper a la première ocgafjpn, & de retourner a Bag-*  Les mille et une Nuits, ■W. dont mon établiffement, tout avantageu* «M etoit, „e pouvoit me faire perdre le fouvenir. J'étois dans ces fentimens, lorfque la femme d un de mes voifins, avec lequel j'avois contraöé Ue amine fort étroite, tomba malade & mourut. Jallai chez lui pour le confoler; & ïe trouvant plonge dans ia plus vive affli<2ion , Dieu vous conferve, lui dis-je en 1'abordant, & vous donne Une longue vie. Hélas, me répondit-il, comment voulez-vous que j'obtienne la grace que vous me iouhaitez? Je n'ai plus qu'une heure a vivre Oh repns-je ne vous mettez pas dans 1'efprit une penfee fi funefte; j'efpère que cela n'arrivera pas & que j aurai le plaifir de vous pofféder encore long-tems Je fouhaite, répliqua-t-il, que votre vie foit de longue durée; pour ce qui eft de moi mes affaires font faites, & je vous apprends que 1 on m'enterre aujourd'hui avec ma femme • telle eft la coutume que nos ancêtres ont établie dans cette ile, & qu'ils ont inviolablement gardee; le mari vivant eft enterré avec la femme morte, & la femme vivante avec le mari mortnen ne peut me fauver, tout le monde fubiü cette loi. Dans le tems qu'il m'cntretenoit de cette etrange barbarie, dont la nouvelle m'effraya cruellement, les parens, les amis & les voifins  Contes Arabes. 415" arrivèrent en corps pour affifter aux funérailles, On revêtit le cadavre de la femme de fes habits les plus riches, comme au jour de fes noces, & on la para de tous fes joyaux. On 1'enleva enfuite dans une bière découverte, & le convoi fe mit en marche. Le mari étoit a la tête du deuil, & fuivoit le corps de fa femme. On prit le chemin d'une haute montagne; & lorfqu'on y fut arrivé , on leva une groffe pierre qui couvroit Pouverture d'un puits profond, & 1'on y defcendit le cadavre, fans lui rien öter de fes habillemens & de fes joyaux. Après cela, le mari embrafla fes parens & fes amis, & fe laiffa mettre fans réfiftance dans une bière, avec un pot d'eau & fept petits pains auprès de lui; puis on le defcendit de la même manière qu'on avoit defcendu fa femme. La montagne s'étendoit en longueur, & fervoit de bornes a la mer, & le puits étoit très-profond. La cérémonie achevée, on remit la pierre fur 1'ouverture. II n'eft pas befoin, mes feigneurs, de vous dire que je fus un fort trifte témoin de ces funérailles. Toutes les autres perfonnes qui y aftiftèrent, n'en parurent prefque pas touchées, par 1'habitude de voir fouvent la même chofe. Je 'ne pus m'empêcher de dire au roi ce que je penfois la-deflus. Sire, lui dis-je, je ne faurois aflez m'étonner de 1'étrange coutume qu'on  4i6 Les mille et une Nuits',' a dans vos états, d'enterrer les vivans & les morts; j'ai bien voyage', j'ai fréquente' des gens d'une infinité de nations, & je n'ai jamais ouï parler d'une loi fi cruelle. Que veux-tu, Sindbad, me répondit le roi; c'eft une loi commune , & j'y fuis foumis möi-même; je ferai enterré vivant avec la reine mon époufe, fi elle meurt la première. Mais, fire, lui dis-je, oferois-je demander a votre majefté fi les étrangers font obligés d'obferver cette coutume ? Sans doute , repartit le roi en fouriant du motif de ma queftion; ils n'en font pas exceptés lorfqu'ils font mariés dans cette ile. Je m'en retournai triftement au logis avec cette réponfe. La crainte que ma femme ne mourüt la première, & qu'on ne m'enterrat tout vivant avec elle, me faifoit faire des réflexions très-mortifiantes. Cependant, quel remède apporter a ce mal ? II fallut prendre patience , & m'en remettre a la volonté de dieu. Néanmoins je tremblois a la moindre indifpofition que je voyois a ma femme : mais hélas, j'eus bientöt la frayeur toute entière ! elle tomba véritablement malade , & mourut en peu de jours. Scheherazade, a ces mots , mit fin k fon difcours pour cette nuit. Le lendemain, elle en re-, prit la fuite de cette manière. LXXXF  Contes AbA'ïes. 417 LXXXI' NUIT. %Fu g e z de ma douleur, pourfuivit Sindbad i ètre enterré tout vif ne me paroiffoit pas une En moins déplorable que celle d'être dévoré par des anthropophages ; il falloit pourtant paffee par-la. Le'roi, accompagné de toute fa cour, voulut honorer de fa préfence le convoi, & les perfonnes les plus confidérables de la ville, me firent auffi 1'honneur d'affifter a mon enterrement. Lorfque toüt fut prêt pour la cérémonie, on pofa le corps de ma femme dans une bière avec tous fes joyaux & fes plus magnifiques habits» On commenca la marche. Comme fecond acteur de cette pitoyable tragédie, je fuivöis immédiatement la bière de ma femme, les yeux baignés de larmes, & déplorant mon malheureux deftin» Avant que d'arriver a la montagne, je voulus faire une tentative fur 1'efprit des fpec•tateurs. Je m'adreffai au roi premièrement, enfuite a ceux qui fe trouvèrent autour de moi j & m'inclinant devant eux jufqu'a terre , pour baifer le bord de leur habit, je les fuppliois d'avoir compaffion de moi. Confidérez, difoisje , que je fuis un étranger, qui ne do'^ pas être Tomé VU* P d  41S Les mille et une Nuits, foumis è une loi fi rigoureufe; & que j'ai une (i) autre femme & des enfans dans mon pays. J'eus beau prononcer ces paroles d'un air touchant, perfonne n'en fut attendri; au contraire, on fe Mta de defcendre le corps de ma femme dans le puits, & 1'on m'y defcendit un moment après dans une autre bière de'couverte , avec un vafe rempli d'eau, & fept pains. Enfin, cette cérémonie fi funefte pour moi, étant achevée, on remit la pierre fur 1'ouverture du puits , nonobftant 1'excès de ma douleur & mes c'ris pitoyables. A mefure que j'approchois du fond, je découvrois, a la faveur du peu de lumière quï venoit d'en-haut, la difpofition de ce lieu fouterrain. C'étoit une grotte fort vafte, & qui pouvoit bien avoir cinquante coudées de profondeur. Je fentis bientöt une puanteur infupportable qui fortoit d'une infinité decadavres, que je voyois a droite &a gauche; je crus même entendre quelques-uns des derniers qu'on y avoit defcendus vifs, poufler les derniers foupirs. Néanmoins , lorfque je fus en bas , je fortis promptement de la bière, & m'éloignai des cadavres en me bouchant le nez. Je me jetai par (i) Sindbad éto« mahométan, & les mahométans ont plufieurs femmes.  Contes "Arabes. 41^ terre, oü je demeurai long-tems plongé dans les pleurs. Alors, faifant réflexion fur mon trifte fort : II eft vrai, difois-je , que dieu difpofe de nous felon les décrets de fa providence; mais , pauvre Sindbad, n'eft-ce pas par ta faute que tu te vois réduit a mourir d'une mort fi étrange ? Plüt a dieu que tu euffes péri dans qüelqu'un des naufrages dont tu es échappé ! tu n'aurois pas a mourir d'un trépas fi lent & fi terrible en toutes fes circonftances. Mais tu te 1'es attiré par ta maudite avarice. Ah malheureux! ne devois-tu pas plutöt demeurer chez toi, & jouir tranquillement du fruit de tes travaux ! Telles étoient les inutiles plaintes dont je faïfois retentir la grotte en me frappant la tête &c 1'efiomac de rage & de défefpoir, & m'abandonnant tout entier aux penfées les plus défolantes. Néanmoins , vous le dirai-je ? au lieu d'appeler la mort a mon fecours , quelque miférable que je fufle , 1'amour de la vie fe fit encore fentir en moi, & me porta a prolonger mes jours, j'allai a tatons & en me bouchant le nez, prendre le pain & l'eau qui étoient dans ma bière, & j'en mangeai. Quoique 1'obfcurité qui régnoit dans la grotte , fut fi épaiffe, que 1'on ne diftinguoit pas le jour d'avec la nuit, je ne laifiai pas toutefois de retrouver ma bière; & il me fembla que la grotte Pd ij  42ö Les mille ét une Nuits, étoit plus fpacieufe & plus remplie de cadavres, qu'elle ne m'avoit paru d'abord. Je ve'cus quelques jours de mon pain & de mon eau; mais enfin n'en ayant plus, je me pre'parai a mouïir Scheherazade cefTa de parler a ces derniers mots. La nuit fuivante, elle reprit la parole en ces termes : LXXXIf NUIT. JE n'attendois plus que la mort, continua Sindbad , lorfque j'entendis lever la pierre. On defcendit un cadavre & une perfonne vivante. Le mort e'toit un homme. II eft naturel de prendre des re'folutions extrêmes dans les dernières extre'mités. Dans le tems qu'on defcendoit la femme, je m'approchai de 1'endroit oü fa bière devoit être pofée; & quand je m'appercus que 1'on recouvroit 1'ouverture du puits, je donnai fur la tête de la malheureufe deux ou trois grands coups d'un gros os dont je m'e'tois faifi. Elle en fut e'tourdie, ou plutöt je 1'affommai; & comme je ne faifois cette aétion inhumaine que pour profiter du pain & de 1'eau qui e'toient dans la bière, j'eus des provifions pour quelques jours. Au bout de ce tems-la, on defcendit encore une femme morte & un homme vivant; je tuai  Contes Arabes. 421 Thomme de Ia même manière ; & comme par bonheur pour moi il y eut alors une efpèce de mortalité dans la ville, je ne manquai pas de vivres, en mettant toujours en oeuvre la même induftrie. Un jour que je venois d'expédier encore une femme, j'entendis foufHer & marcher. J'avangai du cöté d'ou partoit le bruit; j'ouis fouffler plus fort a mon approche, & il me parut entrevoir quelque chofe qui prenoit la fuite. Je fuivis cette efpèce d'ombre qui s'arrêtoit par reprifes , & fouffloit toujours en fuyant a mefure que j'en approchois. Je la pourfuivis fi long-tems , & j'allai fi loin, que j'appergus enfin une lumière quireflembloit a une étoile. Je continuai de marcher vers cette lumière , la perdant quelquefois , felon les obftacles qui me la cachoient, mais je la retrouvois toujours; & a la fin, je découvris qu'elle venoit par une ouverture du rocher, affez large pour y paffer. A cette découverte, je m'arrêtai quelque tems pour me remettre de 1'émotion violente avec laquelle je venois de marcher ; puis m'étant avancé jufqu'a Pouverture , j'y paffai , & me trouvai fur le bord de la mer. Imaginez - vous 1'excès de ma joie. II fut tel, que j'eus de la peine a me perfuader que ce n'étoit pas une imapnation. Lorfque je fus convaincu que c'étoit Dd iij  422 Les mille et une Nuits, une chofe réelle, & que mes fens furent rétablis en leur affiette ordinaire, je compris que la chofe que j'avois oui fouffler & que j'avois fuivie, étoit un animal forti de la mer, qui avoit coutume d'entrer dans la grotte pour s'y repaitre de corps morts. J'examinai la montagne, & remarquai qu'elle etoit fituée entre la ville & la mer, fans communication par aucun chemin, paree qu'elle étoit tellement efcarpée, que la nature ne 1'avoit pas rendue pratiquable. Je me profternai fur le rivage pour remercier dieu de la grace qu'il venoit de me faire. Je rentrai enfuite dans la grotte pour aller prendre du pain, que je revins manger è la clarte du jour, du meilleur appétit que je n'avois fait depuis que 1'on m'avoit enterré dans ce heu ténébreux. Jyretournai encore, & allai amafTer a tatons dans les bières tous les diamans, les rubis, les perles les brafTelets d'or, & enfin toutes les riches étoffes, que je trouvai fous ma main; je portai tout cela fur le bord de la mer. J'en fis plufieurs ballots que je liai proprement avec des cordes qui avoient feivi è defcendre les bières , & dont il y avoit une grande quantité. Je les laifïai furie nvage en attendant une ^ ^ ^ craindre que la pluie les gatat; car alors ce n'e« etoit pas la faifon,  Contes Arabes. 423 Au bout de deux ou trois jours, j'appergus un navire qui ne faifoit que de fortir du port, & quï vint pafler pres de 1'endroit oü j'étois. Je fis figne de la toile de mon turban, & je criai de toute ma force pour me faire entendre. On m'entendit, & 1'on détacha la chaloupe pour me venir prendre. A la demande que les matelots me firent, par quelle difgrace je me trouvois en ce lieu, je répondis que je m'étois fauvé d'un naufrage depuis deux jours avec les marchandifes qu'ils voyoient. Heureufement pour moi, ces gens , fans examiner le lieu oü j'étois, & fi ce que je leur difois, étoit vraifemblable, fe contentèrent de ma réponfe , & m'emmenèrent avec mes ballots. Quand nous fümes arrivés a bord , le capitaine , fatisfait en lui-même du plaifir qu'il me faifoit, & occupé du commandement du navire, eut auffi la bonté de fe payer du prétendu naufrage que je lui dis avoir fait. Je lui préfentaï quelques-unes de mes pierredes , mais il ne voulut pas les accepten Nous pafsames devant plufieurs iles, & entr'autres devant 1'ile des Cloches, éloignée de dix journées de celle (1) de Serendib, par un (1) Cette ile nous eft connue fous le nom de 1'ile- de- Ceilan. _ , . D d iv  **f Les mille et une Nuits vent ordinaire & réglé, * de fix journe'es de VlU rfeKela ou nous abordames. II y a des mines de plomb des cannes d'inde, & du camphre tres-excellent. ^<"«pnre Leroi de Hle de Kela eft très-riche, trèspmlTant & fon autorité s'étend fur toute Rf. des Cloches, qui a deux journées d'étendue & dont les habitans font encore fi barbares, qu'ils —gent la chair humaine. Après que nouS eumes faxt un grand commerce dans cette ile nous remimes è la voile, & abordames è plufieurs autres port, Enfin j'arnvai heureufement f Bafd,3d aV6C des richefies infinies, dont il eft inutUe de vous faire le détail. Pour rendre graces a dieu des faveurs qu'il m'avoit faites, je fis de grandes aumönes, tant pour Pentretien de plu! W mofquées, qUe pour ]a fubfiftance des pauvres,&me donnai tout entier a mes parens & a mes arms, en me divertiffant, & en faifant bonne chere avec eux. Sindbad finit en eet endroit le récit de fon quatrième voyage, qui eaufa encore plus d'adnuration a fes auditeurs que les trois précédens II fit un nouveau préfent de cent fequins * Hindbad, quil pria comme les autres de revenir le jour fuivant i la même heure pour diner chez Jui öc ies autres convies pnrent congé de  Contes Arabes. 42y lui & fe retirèrent. Le lendemain, Iorfqu'ils furent tous raffemblés, ils fe mirent a table; & a la findu repas , qui ne dura pas moins que les autres, Sindbad commenca de cette forte le récit de fon cinquième voyage. CINQUIÈME VOYAGE De Sindbad le Marin. L E s plaifirs, dit-il, eurent encore afiez de charmes pour effacer de ma mémoire toutes les peines & les maux que j'avois foufterts, fans pouvoir m'öter 1'envie de faire de nouveaux voyages. C'eft pourquoi j'achetai des marchandifes, je les fis emballer & charger fur des voitures, & je partis avec elles pour me rendre au premier port de mer. La, pour ne pas dépendre d'un capitaine, & pour avoir un navire a mon commandement, je me donnai le loifir d'en faire conftruire & équiper un a mes frais. Dès qu'il fut achevé, je le fis charger; je m'embarquai deflus; & comme je n'avois pas de quoi faire une charge entière, je recus plufieurs marchands de différentes nations avec leurs marchandifes. Nous fitnes voile au premier bon vent, & primes le large, Après une longue navigation,  426" Les mille et une Nuits", 'le premier endroit oü nous abordames, fut une ile de'ferte oü nous trouvames 1'ceuf d'un roe " d'une grofleur pareille a celui dont vous m'avez entendu parler; il renfermoit un petit roe pres d'éclore, dont le bec commencoit a paroïtre. A ces mots, Scheherazade fe tut, paree que le jour fe faifoit de'ja voir dans 1'appartemenfc du fultan des Indes. La nuit fuivante, elle reprit fon difcours. L X X X 11 F NUIT. Sindbad le marin, dit-elle, continuant de raconter fon cinquième voyage : Les marchands, pourfuivit-il, qui s'étoient embarqués fur mon navire, & qui avoient pris terre avec moi, cafsèrent 1'oeuf a grands coups de haches, & firent une ouverture par oü ils tirèrent le petit roe par morceaux, & le firent rótir. Je les avois avertis férieufement de ne pas toucher a 1'ceuf; mais ils ne voulurent pas m'écouter. Ils eurent a peine achevé le régal qu'ils venoient de fe donner, qu'il parut en l'air aflez loin de nous, deux gros nuages. Le capitaine que j'avois pris a gage pour conduire mon vaiffeau, fachant par expérience ce que cela figni-  Contes Arabes. 427 fioit, s'écria que c'étoient le père & la mère du petit roe; & il nous prefTa tous de nous rembarquer au plus vïte, pour éviter le malheur qu'il prévovoit. Nous fuivïmes fon confeil avec empreffement, & nous remïmes a la voile en diligence. Cependant les deux roes approchèrent en pouffant des cris effroyables, qu'ils redoublèrent quand ils eurent vu 1'état oü 1'on avoit mis 1'ceuf, & que leur petit n'y étoit plus. Dans le deffein de fe venger, ils reprirent leur vol du cöté d'oü ils étoient venus, & difparurent quelque tems, pendant que nous fitnes force de voile pour nous éloigner, & prévenir ce qui ne laiffa pas de nous arriver. Ils revinrent, & nous remarquames qu'ils tenoient entre leurs griffes chacun un morceau de rocher d'une groffeur énorme. Lorfqu'ils furent précifément au-deffus de mon vaiffeau, ils s'arrêtèrent, & fe foutenant en l'air, 1'un lacha la pièce de rocher qu'il tenoit; mais par Padreffe du timonier qui détourna le navire d'un coup de timon, elle ne tomba pas deffus; elle tomba a cöté dans la mer, qui s'entr'ouvrit d'une manière que nous en vïmes prefque le fond. L'autre oifeau, pour notre malheur, laiffa tomber fa roche fi juftement au milieu du vaiffeau, qu'elle le rompit & le brifa en mille pièces. Les ma-  428 Les mille et une Nuits, telots & les pafTagers furent tous écrafés du coup, ou fubmergés. Je fus fubmergé moi-même; mais en revenant au-defTus de 1'eau, j'eus le bonheur de me prendre a une pièce du de'bris. Ainfi, en m'aidant tantöt d'une main, tantót de 1'autre,fans me defllufir de ce que je tenois avec le vent & le courant qui m'étoient favorables, j'arnvai enfin è une ile dont le rivage etoit fort efcarpé. Je furmontai néanmoins cette difficulté, & me fauvai. Je m'affis fur 1'herbe, pour me remettre un peu de ma fatigue; après quoi je me levai & m'avancai dans 1'ile pour reconnoitre le terrein. II me fembla que j'étois dans un jardin déiicieux; je voyois par-tout des arbres, les uns chargés de fruits verds, & les autres de mürs, & des ruifieaux d'une eau douce & claire qui faifoient d'agréables détours. Je mangeai de ces fruits que je trouvai excellens, & je bus de cette eau qui m'invitoït a boire. La nuit venue, je me couchai fur 1'herbe dans un endroit afiez commode; mais je ne dormis pas une heure entière, & mon fommeil fut fouvent interrompu par la frayeur de me voir feul dans un lieu fi défert. Ainfi j'employai la meilleure partie de la nuit a me chagriner, & a me reprocher 1'imprudence que javois eue de n'être pas demeuré chez moi, plutöt que d'avoir en-  Contes Arabes. '429; treprïs ce dernier voyage. Ces réflexlons me menèrent fi loin, que je commengai a former un deffein contre ma propre vie; mais le jour, par fa lumière diffipa mon défefpoir. Je me levai, & marchai entre les arbres, non fans quelqu'appréhenfion. Lorfque je fus un peu avant dans 111e, j'appercus un vieillard qui me parut fort caffé. II étoit aifis fur le bord d'un ruiffeau; je m'imaginai d'abord que c'étoit qüelqu'un qui avoit fait naufrage comme moi. Je m'approchai de lui, je le faluai, & il me fit feulement une inclination de tête. Je lui demandai ce qu'il faifoitla; mais au lieu de me répondre, il me fit figne de le charger fur mes épaules, & de le paffer au-dela du ruiffeau, en me faifant comprendre que c'étoit pour aller cueillir des fruits. Je crus qu'il avoit befoin que je lui rendifie ce fervice; c'eft pourquoi 1'ayant chargé fur mon dos, je paffai le ruiffeau. Defcendez, lui dis-je alors, en me baiffant pour faciliter fa defcente; mais au lieu de fe laiffer aller a terre (j'en ris encore toutes les fois que j'y penfe), ce vieillard qui m'avoit paru décrépit, paffa légèrement autour de mon cou fes deux jambes, dont je vis que la peau reffembloit a celle d'une vache, 8c fe mit a califourchon fur mes épaules en me ferrant fi fortement la gorge, qu'il fembloit vou-  %3<=> Les mille et une Nuits, loir m'étrangler. La frayeur me faifit en ce moment , & je tombai évanoui. Scheherazade fut obligée de s'arrêter a ces paroles, a caufe du jour qui paroifToit. Elle pourfuivit ainfi cette hiftoire fur la fin de la nuit fiiivante. LXXXIV NUIT. N onobstant mon évanouiffement, dit Sindbad, 1'incommode vieillard demeura toujours attaché' a mon cou; il e'carta feulement un peu les jambes pour me donner lieu de revenir a moi. Lorfque j'eus repris mes efprits , il m'appuya fortement contre 1'eftomac un de fes piés, & de 1'autre me frappant rudement le cöté, il ro'obligea de me relever malgré moi. Etant debout, il me fit marcher fous des arbres; il me forcoit de m'arrêter pour cueillir & manger les fruits que nous rencontrions. II ne quittoit point prife pendant le jour; & quand je voulois me repofer la nuit, il s'étendoit par terre avec moi, toujours attaché a mon cou. Tous les matins il ne manquoit pas de me pouffer pour m'éveiller; enfuite il me faifoit lever & marcher en me prefTant de fes piés. Repréfentez-vous, mefleigneurs, la peine que j'avois  C O N T E S A E A B E S. 431 de me voir chargé de ce fardeau, fans pouvoir, m'en défaire. Un jour que je trouvai en mon chemin plufieurs calebalfes sèches qui étoient tombées d'un arbre qui en portoit, j'en pris une afiez grofle; & après l'avoir bien nettoyée, j'exprimai dedans le jus de plufieurs grappes de raifins, fruit que 1'ile produifoit en abondance, & que nous rencontrions a chaque pas. Lorfque j'en eus rempli la calebafle, je la pofai dans un endroit oü j'eus 1'adreffe de me faire conduire par le vieillard plufieurs jours après. La, je pris la calebafle, & la portant a ma bouche, je bus d'un excellent vin qui me fit oublier pour quelque tems le chagrin mortel dont j'étois accablé. Cela me donna de la vigueur. J'en fus même fi réjouï, que je me mis a chanter & a fauter en marchant. Le vieillard, qui s'appergut de 1'effet que cette boiflbn avoit produit en moi, & que je le portois plus légèrement que de coutume, me fit figne de lui en donner a boire : je lui préfentai la calebafle, il la prit; & comme la liqueur lui parut agréable, il 1'avala jufqu'a la dernière goutte. II y en avoit affez pour 1'enivrer; auffi s'enivrat-U, & bientöt la fumée du vin lui montant a la tête, il commenca de chanter a fa manière, & de fe trémoufler fur mes épaules. Les fecouffes qu'il fe donnoit, lui firent rendre ce qu'il avoit  432 Les mille et une Nuits, dans 1'eftomac, & fes jambes fe relachèrent petia-peu; de forte que voyant qu'il ne me ferroit plus, je le jetai par terre oü il demeura fans mouvement. Alors je pris une très-groffe pierre, & lui en écrafai la tête* Je fentis une grande joie de m'être délivré pour jamais de ce maudit vieillard, & je marchai vers le bord de la mer, oü je rencontrai des gens d'un navire qui venoit de mouiller la pour faire de 1'eau, & prendre en palfant quelques rafraïchilTemens. Ils furent extrêmement ctonnés de me voir, & d'entendre le de'tail de mon aventure. Vous étiez tombe', me direntils, entre les mains du vieillard de la mer, & vous êtes le premier qu'il n'ait pas étranglé; il n'a jamais abandonne' ceux dont il s'e'toit rendu maïtre, qu'après les avoir e'touffés ; & il a rendu cette ïle fameüfe par le nombre de perfonnes qu'il a tuées : les matelots & les marchands qui y defcendoient , n'ofoient s'y avancer qu'en bonne compagnie. Après m'avoirinforme'de ces chofes, ils m'emmenèrent avec eux dans leur navire, dont le capitaine fe fit un plaifir de me recevoir lórfqu'il apprit tout ce qui m'e'toit arrivé'. II remit a Ia voile; & après quelques jours de navigation, nous abordames au port d'une grande ville, dont les maifons étoient baties de bonnes pierres. Un  Contes Arabes* 453 Un des marchands du vaifleau qui m'avoit pris en amitié, m'obligea de 1'accompagnef , & me conduifit dans un logement deftiné pour fervir de retraite aux marchands étrangers. II me donna un grand fac; enfuite m'avant recommandé a quelques gens de la ville qui avoient un fac comme moi, & les ayant priés de me menet avec eux amaffer du coco : Allez, me dit-il, fuivez-les, faites comme vous les verrez faire , & ne vous écartez pas d'eux, car vous mettriez votre vie en danger. II me donna des vivres pour la journée, & je partis aVec ces gens. Nous arrivames a une grande forêt d'arbres extrêmement hauts & fort droits , & dont le tronc étoit fi liffé, qu'il n'étoit pas poflïble de s'y prendre pour monter jufques aux branches oü étoit le fruit. Tous les arbres étoient des arbres de coco dont nous voulions abattre le fruit & en remplir nos facs. En entrant dans la foret, nous vïmes un grand nombre de gros & de petns finges , qui prirent la fuite devant nous des qu'ds nous appercurent, & qui montèrent jufqu'au haut des arbres avec une agÜité furprenante. Scheherazade vouloit pourfuivre ; mais Ie jour qui paroifloit, 1'en empêcha. La nuit fuivante, elle reprit fon difcours de cette forte.  434 kES mille et une Nuits, L X X X Ve NUIT. Les marchands avec qui j'étois , continua Sindbad , amafsèrent des pierres & les jetèrent de toute leur force au haut des arbres contre les finges. Je fuivis leur exemple, & je vis que les finges , inftruits de notre deffein , cueilloient les cocos avec ardeur , & nous les j étoient avec des geftes qui marquoient leur colère & leur animofité. Nous amaffions les cocos, & nous jettions de tems en tems des pierres pour irriter les finges. Par cette rufe, nous rempliffions nos facs de ce fruit, qu'il nous eut été impoffible d'avoir autrement. Lorfque nous en eümes plein nos facs, nous nous en retournames a la ville , oü le marchand qui m'avoit envoyé a la forêt, me donna la valeur du fac de cocos que j'avois apporté. Continuez, me dit-il, & allez tous les jours faire la même chofe jufqu'a ce que vous ayez gagné de quoi vous reconduire chez vous. Je le remerciai du bon confeil qu'il me donnoit; & infenfiblement je fis un fi grand amas de cocos , que j'en avois pour une fomme confidérable. Le vaifleau fur lequel j'étois venu, avoit fait voile avec des marchands qui 1'avoient chargé  CónTès Arabes. ^ de coco qu'ils avoient acheté. J'attendis 1'arrivée d'un autre qui aborda bientöt au port de la ville pour faire un pareil chargement. Je fis embarquer deflus tout le coco qui m'appartenoit; & lórfqu'il fut prét a partir, j'allai prendre congé du marchand a qui j'avois tant d'obligation. II ne put s'embarquer avee moi, paree qu'il n'avoit pas encore achevé fes affaires. Nous mimes a la voile, & primes la route de 1'ile oü le poivre croit en plus grande abondance. Dela , nous gagnames 1'ile de Comari (i), qui porte la meilleure efpèce de bois d'aloës, & dont les habitans fe font fait une loi inviolable de ne pas boire de vin, ni de fouffrir aucun lieu de débauche. J'échangeai mon coco en ces deux iles contre du poivre & du bois d'aloës, & me rendis, avec d'autres marchands, a la pêche des perles, oü je pris des plongeurs a gage pour mon compte. Ils m'en pêchèrent un grand nombre de très-grofles & de trèsparfaites. Je me remis en mer avec joie fur un vaiffeau qui arriva heureufement a Balfora; dela, je revins a Bagdad, oü je fis de très-grofles fommes d'argent du poivre, du bois d'aloës, & ( i) Cette ile ou ptefqu'üe fe termine par le cap qu'on appelle aujourd'hui le Cap de Corin. On Fappele auffi Comar & Coraor. E e ij  43ö" Les mille et une Nuits, des perles que j'avois apporte's. Je diftribuai en aumönes la dixième partie de mon gain , de même qu'au retour de mes autres voyages, & je cherchai a me délaffer de mes fatigues dans toutes fortes de diverthTemens. Ayant achevé ces paroles, Sindbad fit donner cent fequins a Hindbad , qui fe retira avec tous les autres convives. Le lendemain, la même compagnie fe trouva chez le riche Sindbad, qui, après l'avoir régalée comme les jours précédens , demanda audience, & fit le récit de fon fixième voyage, de la manière que je vais vous le raconter. SIXIÈME VOYAGE De Sindbad le Marin. JV^Ïesseigneurs , leur dit-il , vous êtes fans doute en peine de favoir comment, après avoir fait cinq naufrages & avoir elfuyé tant de périls, je pus me réfoudre encore a tenter la fortune, & a chercher de nouvelles difgraces. j'en fuis étonné moi-même quand j'y fais réflexion; & il falloit affurément que j'y fuffe entraïné par mon étoile. Quoi qu'il en foit, au bout d'une année de repos, je me préparai k faire un fixième  Contes Arabes. 437 voyage, malgré les prières de mes parens & de mes amis, qui firent tout ce qui leur fut poffible pour me retenir. Au lieu de prendre ma route par le golfe Perfique , je paffai encore une fois par plufieurs provinces de la Perfe & des Indes, & j'arrivai a un port de mer oü je m'embarquai fur un bon navire dont le capitaine étoit réfolu de faire une longue navigation. Elle fut très-longue a la vérité , mais en même-tems fi malheureufe, que le capitaine & le pilote perdirent leur route, de manière qu'ils ignoroient oü nous étions. Ils la reconnurent enfin ; mais nous n'eümes pas fujet de nous en réjouir , tout ce que nous étions de paffagers ; & nous fümes un jour dans un étonnement extreme de voir le capitaine quitter fon pofte en pouffant des cris. II jeta fon turban par terre , s'arracha la barbe, & fe frappa la tête comme un homme a qui le défefpoir a troublé 1'efprit. N ous lui demandames pourquoi il s'afHigeoit ainfi. Je vous annonce , nous répondit-il, que nous fommes dans 1'endroit de toute la mer le plus dangereux. Un courant trèsrapide emporte le navire , & nous allons tous périr dans moins d'un quart-d'heure. Priez dieu qu'il nous délivre de ce danger; nous ne faurions en échapper, s'il n'a pitié de nous. A ces mots, il ordonna de faire ranger les voiles; mais E eiij  438 Les mille et une Nuits, les cordages fe rompirent dans la manoeuvre, & le navire, fans qu'il fut poflible d'y remédier, fut emporté par le courant au pié d'une montagne inacceflible oii il échoua & fe brifa, de manière pourtant qu'en fauvant nos perfonnes, nous eümes encore le tems de débarquer nos vivres & nos plus pre'cieufes marchandifes. Cela étant fait, le capitaine nous dit: Dieu vient de faire ce qui lui a plu. Nous pouvons nous creufer ici chacun notre folfe, & nous dire le dernier adieu; car nous fommes dans un lieu fi funefte, que perfonne de ceux qui y ont été jetés avant nous, ne s'en eft retourné chez foi. Ce difcours nous jeta tous dans une afHiction mortelle, & nous nous embrafsames les uns les autres les larmes aux yeux, en déplorant notre malheureux fort. La montagne au pié de laquelle nous étions, faifoit la cóte d'une ïle fort longue & très-vafte. Cette cóte étoit toute couverte de débris de vaifTeaux qui y avoient fait naufrage, & par une infinité d'offemens qu'on y rencontroit d'efpace en efpace, & qui nous faifoient horreur, nous jugeames qu'il s'y étoit perdu bien du monde. C'eft auffi une chofe prefqu'incroyable, que la quantité de marchandifes & richeffes qui fe préfentoient a nos yeux de toutes parts. Tous ces objets ne fervirent qua augmenter la défo-  Contes Arabes. 43$ lation oü nous étions. Au lieu que par-tout ailleurs les rivières fortent de leur lit pour fe jeter dans la mer , tout au contraire , une groffe rivière d'eau douce s'éloigne de la mer, & pénètre dans la cóte au travers d'une grotte obfcure, dont 1'ouverture eft extrémement haute & large. Ce qu'il y a de remarquable dans ce lieu, c'eft que les pierres de la montagne font de crifta!, de rubis , ou d'autres pierres précieufes. On y voit auffi la fource d'une efpèce de poix ou de bitume qui coule dans la mer, que les poiffons avalent, & rendent enfuite changé en ambre gris, que les vagues rejètent fur la grève qui en eft couverte. II y croit auffi des arbres dont la plupart font de bois d^loës, qui ne cedent point en bonté a ceux de Comari. Pour achever la defcription de eet endroit qu'on peut appeler un gouffre, puifque jamais rien n'en revient , il n'eft pas poffible que les navires puiffent s'en écarter, lorfqu'une fois ils s'en font approchés a une certaine diffance. S'ils y font pouffés par un vent de mer, le vent & le courant les perdent; & s'ils s'y trouvent lorfque le vent de terre fouffle, ce qui pourroit favorifer leur éloignement t la hauteur de la montagne 1'arrête & caufe un calme qui laiffe agir le courant qui les emporte contre la cóte oü ils Ee iv  440 Les mille et une Nuits, &c. fe brifent comme le notre y fut brifé. Pour furcroit de difgraces , il n'eft pas poffible de gagner le fommet de la montagne, & fe fauver par aucun endroit. Nous demeurames fur le rivage comme des gens qui ont perdu Pefprit, & nous attendions la mort de jour en jour. D'abord nous avions partagénos vivres également; ainfi chacun vécut plus ou moins long-tems que les autres, felon fon tempérament, & fuivant 1'ufage qu'il fit de fes provifions. Scheherazade cefia de parler, voyant que le jour commencoit a paroïtre. Le lendemain, elle continua de cette forte le récit du fixième voyage de Sindbad. Fm du feptième Volume*  44* TABLE DES CONTES, TOME SEPTIEM E. MILLE ET UNE NUITS. Cv'o N TE du génie & de la dame enfermée dans une caiffe de verre , Page J8 Fobie de Vane, du bozuf & du laboureur, 26" Fable du chien & du coq, 3$ Première Nuit. Commencement du conté du génie & du marchand, 41 II. Nuit. Suite du conté du génie & du marchand, 4.5* III. Nuit. Continuation du conté du génie & da marchand, CO IV. Nuit. Hi/Ioire du premier vieillard & de la biche, f2 V. Nuit. Fin de Vhiftoire du premier vieillard & de la biche, 57 VI. Nuit. Hiftoire du fecond vieillard & des deux chiens noirs , 62 VIL Nuit. Fin de l'hiftoire du fecond vieillard & des deux chiens noirs , 67  442 Table VIII. Nuit. Fin du conté du génie & du marchand , & commencement de Vhiftoire du pêcheur , ' 72 IX. Nuit. Suite de Vhiflolre du pêcheur & du génie, . 74 X. Nuit. Continuation de Vhiftoire du pêcheur & du génie , ^ XI. Nuit. Continuation de l'hiftoire du pêcheur & du génie , & commencement de Vhiftoire du roi grec & du médecin Douban, 83 XII. Nuit. Suite de Vhiftoire du roi grec & du médecin Douban , gg XIII. Nuit. Continuation de Vhiftoire du roi grec & du médecin Douban, p0 XIV. Nuit. Hiftoire du mari & du perroquet, 93 XV. Nuit. Hiftoire du vifir puni, co" XVI. Nuit. Fin de Vhiftoire du vifir puni, & fuite de celle du roi grec & du médecin Douban , ioi XVI I. Nuit.. Fin de Vhiftoire du roi grec & du médecin Douban , JCg XVIII. Nuit. Suite de Vhiftoire du pêcheur & du génie, IQp XIX. Nuit. Suite de Vhiftoire du pêcheur & da génie> 114 XX. Nuit. Continuation de Vhiftoire du pêcheur, ug  des Nuits. 443 XXI. Nuit. Suite de Vhifloire du pêcheur, 125* XXII. Nuit. Hiftoire du jeune roi des Iles noires , • 129 XXIII. Nuit. Suite de Vhiftoire du roi des lies noires, 133 XXIV. Nuit. Continuation de Vhiftoire du roi des lies noires , 13!? XXV. Nuit. Suite de Vhiftoire du roi des lies noires, 142 XXVI. Nuit. Suite de Vhiftoire du roi des Iles noires, 147 XXVII. Nuit. Fin de Vhiftoire du roi des Iles noires & de eelle du pêcheur, ici XXVIII. Nuit. Commencement de Vhiftoire des trois calenders, fils de roi, & des cinq dames de Bagdad, ico- XXIX. Nuit. Continuation de Vhiftoire des trois calenders & des cinq dames , i co XXX. Nuit. Suite de Vhiftoire des trois calenders & des cinq dames, 162 XXXI. Nuit. Suite de Vhifloire des cinq dames & des trois calenders , fils de roi, 167 XXXII. Nuit. Continuation de Vhiftoire des cinq dames & des trois calenders, 171 XXXIII. Nuit. Suite de Vhiftoire des cinq dames & des trois calenders , 17c XXXIV. Nuit. Suite de Vhiftoire des cinq dames & des trois calenders, 179.  444 Tabee XXXV. Nuit. Suite de Vhiftoire des cinq datnes v des trois calenders , g XXXVI Nuit. Suite de Vhiftoire des cinq dames & des trois calenders, lSL XXXVII. Nuit. Commencement de Vhiftoire du premier calender, fils de roi lg r XXXVIII. Nuit. Continuation de'Vhifloire du premier calender, XXXIX. Nuit. Fin de Vhifloire du premkr calender , XL. Nuit. Commencement de Vhifloire du fecond blender , fils de roi, ^ XLI Nuit. Continuation de Vhifloire du fecond calender, XLII. Nuit. Suite de Vhifloire du fecondVatender, XLIII. Nuit. Suite de Vhifloire du fecond Z tender, XLIV. Nuit. Suite de Vhifloire du fecond^alender , XLV. Nuit. Suite de Vhiftoire du fecond^]lender, XL VI. Nuit. Suite de Vhiftoire du fecondcakl der, Hiftoire de Venvieux & de Venvié, 236 XLVII. Nuit. Continuation de Vhiftoire de Venvieux & de Venvié, 2,g XLVIII. Nuit. Fin de Vhiftoire de Venvieu*  des Nuits. 44C;, & de Venvié, & enfuite de celle du fecond calender , 243 XLIX. Nuit. Suite de Vhiftoire du fecond calender, 240 L. Nuit. Suite de Vhift. du fecond calender, 25"ƒ LI. Nuit. Suite de Vhift. du fecond calender, 2C8 LIL Nuit. Fin de Vhift. du fecond calender, 26 V. LIIL Nuit. Commencement de Vhifloire du troifième calender , fils de roi, 266 LIV. Nuit. Continuation de Vhiftoire du troifième calender, 27I: LV. Nuit. Continuation de Vhiftoire du troifième calender, 277> LVI. Nuit. Suite de Vhiftoire du troifième calender , 284 LVTI. Nuit. Suite de Vhiftoire du troifième calender, 287 LVIII. Nüit. Continuation de Vhiftoire du troifième calender, 29 f LIX. Nuit. Suite de Vhifloire du troifième ca^, lender, 299 LX. Nuit. Suite de Vhiftoire du troifième calender , 301 LXI. Nuit. Suite de Vhifloire du troifième calender , 305" LXII. Nuit. Fin de Vhiftoire du troifième calender , 31 f  Table LXIII, Nuit. Commencement de Vhifloire dB Zobéïde , LXIV. Nuit. Suite de Vhifloire de Zobéïde, 327 LX V. Nuit. Continuation de Vhifloire de Zo~ iéide> 332 LX VI. Nuit. Fin de Vhifloire de Zobéïde , 336 LXVIL Nuit. Hiftoire d'Amine, ^t LXVIII. Nuit. Fin de Vhiftoire d> Amine, 349 LXIX. Nuit. Conclufion de Vhiftoire des cinq dames & des calenders , ^5 Commencement de Vhiftoire de Sindbad le marin, ^ LXX. Nuit. Suite de Vhiftoire de Sindbad le marin. , p - , 363 rremter voyage de Sindbad le marin, 366 LX XI. Nuit. Continuation du premier voyage de Sindbad le marin, ^68 LXXII. Nuit. Fin du premier voyage de Sindbad, 31S Commencement du fecond voyage de Sindbad, 378 LXXIII. Nuit. Suite du Jecond voyage de Sindbad, LXXIV. Nuit. Fin du fecond voyage de Sindbad, O Commencement du troifième voyage de Sind- iad> 389 LXXV. Nuit. Suite du troifième voyage de Sindbad,  des Nuifs. 447 LXXVI. Nuit. Suite du troifième voyage de Sindbad, 391 LXX VIL Nuit. Continuation du troifième voyage de Sindbad, 401 LXXVIIL Nuit. Fin du troifième voyage de Sindbad, 4°$ Commencement du quatrième voyage de Sindbad, 4°°" LXXIX. Nuit. Continuation du quatrième voyage de Sindbad, 4°7 LXXX. Nuit. Continuation du quatrième voyage de Sindbad, 4ir LXXXI. Nuit. Suite du quatrième voyage de Sindbad, 41? LXXXII. Nuit. Fin du quatrième voyage de Sindbad, 42° Commencement du cinquième voyage de Sindbad, 425" LXXXIII. Nuit. Continuation du cinquième voyage de Sindbad, 42<-* LXXXIV. Nuit. Suite du cinquième voyage Sindbad, 43° L X X X V. Nuit. Fin du cinquième voyage de Sindbad, 434 Commencement du fixième voyage de Sindbad, 43<* Fin de la Table.