L E C A B IN E T DES F É E S.  CE VOLUME CONTIENT Les Mill.é et üne Nuits, Contes Arabes, traduits en frariwiis, par M. Galland : T o m e second.  LE CABINET DES FÉES, O u COLLECTION CHOISIE DES CONTES DES FÉES, ET AUTRES CONTES MERVEILLEUX, Ornés de Figures. A AMSTERDAM, Etfe trouve a PARIS, RUE ET HOTEL SERPENTE, M. DCC. L X X X V. TOME HUITIÈME.   L X X x v r NUIT. Suite du fixième Voyage de Sindbad le Marin. Ceux qui moururent les premiers, pourfuivie Sindbad, furent enterrés par les autres 5 pour. moi, je rendis les derniers devoirs a tous mes compagnons, & ü ne faut pas s'en étonnercat outre quej'avois mieux ménagé qu'eux lesprovifions qui m'étoient tombées en partage, j'en avois encore en particulier d'autres dont je m'étois bien gardé de faire part a mes camaracles. Néan* jnoins lorfque j'enterrai l«i dernier, il me reftoit Tome VUL ^ LES MILLE ET UNE NUITS, CONTES ARABES,  2 Les mille et une Nuits, 11 peu de vivres, que je jugeai que je ne pourrois pas aller loin ; de forte que je creufaï moi-même montombeau, re'folu de me jeter dedans, puifque perfonne ne vivoit pour m'enterrer. Je vous avouerai qu'en moccupant de ce travail, je ne pus m'empêcher de me repréfenter que j'étois la caufe de ma perte, & de me repentir de m'être engagé dans ce dernier voyage. Je n'en demeurai pas même aux réflexions, je m'enfanglantai les mains a belles dents, & peu s'en fallut que je ne hatafle ma mort. Mais dieu eut encore pitié de moi, & m'infpira la penfée d'aller jufqu'a la rivière qui fe perdoit fous la voute de la grotte. La, après avoir examiné la rivière avec beaucoup d'attention, je dis en moi-même: Cette rivière qui fe cache ainfi fous la terre,- en doit fortir par quelqu'endroit; en conftruifant un radeau , & m'abandonnant deffus au courant de 1'eau , j'arriverai a une terre habitée, ou je périrai; fi je péris, je n'aurai fait que changer de genre de mort; fi je fors au contraire de ce lieu fatal, non-feulement j'éviterai la trifte deftinée de mes camarades, je trou-» verai peut-étre une nouvelle occafion de m'enrichir. Que fait-on fi la fortune ne m'attend pas au fortir de cetarTreux écueil, pour me dcdomm iger de mon naufrage avec ufure ? Je n'héfitai pas de travailler au radeau après ce  CoUtés Arabes» $ ïaifonnement; je le fis de bonnes pièces de bois & de gros cables, car j'en avois a choifir ; je ïes liai enfemble fi fortement, que j'en fis ün petit batiment afTez folide. Quand il fut actieve-, je le chargeai de quelques ballots de rubis , d'émeraudes, d'ambre gris, de criftal de roche, & d'étoffes précieufes. Ayant mis toutes ces chofes en équilibre , & les ayant bien attachées , je m'embarquai fur le radeau avec deux petites rames que je n'avois pas oublié de taire; & me laiffant aller au cours de la rivière, je m'abandonnai a la volonté de dieu. Si-tót que je fus fous la voute , je ne vis plus de lumière, & le fil de 1'eau m'entraïna fans que je pufle remarquer oü il m'emportoit. Je voguaï quelques jours dans cette obfcurité , fans jamais appercevoir le moindre rayon de lumière. Je trouvai une fois la voute fi bafle, qu'elle penfa me blelTer la tête ; ce qui me rendit fort attentif a éviter un pareil danger. Pendant ce temsla, je ne fflangeois des vivres qui me reftoient^ qu'autant qu'il en falloit naturellement pour foutenir ma vie. Mais avec quelque frugalite que je pufTe vivre , j'achevai de confumer mes provifions. Alors, fans que je puffe m'en défendre , un doux fommeil vint faifir mes fens. Je ne puis vous dire fi je dormis long-tems; mais en me réveillant, je me vis avec furprife dans une vafts Aij  % Les mille et une Nuits, campagne, au bord d'une rivière oü raon radeaut étoit attaché, & au milieu d'un grand nombr» de noirs. Je me levai dès que je les appercus, & je les faluai. lis me parlèrent, mais je n'entendois;. pas leur langage. En ce moment je me fentis fi tranfporté de joie, que je ne favois fi je devois me croire éveillé. Etant perfuadé que je ne dormois pas, je m'écriai, & récitai ces verbes arabes : cc In33 voque la toute-puhTance, elle viendra a ton 33 fecours : il n'eft pas befoin que tu t'embarraf33 fes d'autre chofe. Fenrie l'oeil, & pendant que 33 tu dormiras, dieu changera ta fortune de mal 33 en bien Un des noirs qui entendoit 1'arabe, m'ayant oui parler ainfi , s'avanca & prit la parole : Mon frère, me dit-il, ne foyez pas furpris de nous voir. Nous habitons la campagne, que vous voyez, & nous fommes venus arrofer aujourd'hui nos champs de 1'eau de ce fleuve qui fort de la montagne voifine en la détournant par de petits canaux. Nous avons remarqué que 1'eau. emportoit quelque chofe , nous fommes vïte accourus pour voir ce que c'étoit , & nous avons trouvé que c'étoit ce radeau; aulïi-töt 1'un de nous s'eft jeté a lanage & 1'a amené. Nous 1'avons arrêté & attaché comme vous le voyez, & nous attendions que vous vous éveillalfiez. Nous vous    'Contes Arabes. f fupplions de nous raconter votre hiftoire, qui dok être fort extraordinaire. Dites-nous comment vous vous êtes hafardé fur cette eau, & d'ou vous venez. Je leur répondis qu'ils me donnaffent premièrement a manger, & qu'après cela je fatisferois leur curiofité. Ils me préfentèrent plufieurs fortes de mets % & quand j'eus contenté ma faim, je leur fis utl rapport fidelle de tout ce qui m'étoit arrivé; ce qu'ils parurent écouter avec admiration. Si-töt que j'eus fini mon difcours: Voila, me direntils par la bouche de Finterprète qui leur avoit expliqué ce que je venois de dire, voila une hiftoire des plus furprenantes. II faut que vous veniez en informer le roi vous-même : la chofe eft trop extraordinaire pour lui être rapportée par, un autre que par celui a qui elle eft arrivée. Je leur repartis que j'étois pret a faire ce qu'ils voudroient. Les noirs envoyèrent auflïtöt chercher un cheval que Pon amena peu de tems après. Ils me. firent monter deflus ; & pendant qu'une partie marcha devant moi pour me montrer le chemin , les autres , qui étoient les plus robuftes, chargèrent fur leurs épaules le radeau tel qu'il étoit avec les b allots, & commencèrent a me fuivre. A üj  6 Les mille et une Nuits, Scheherazade, l ces paroles, fut oblige'e d'en demeurer la, paree que le jour parut. Sur la fin de la nuit fuivante, elle reprit le fil de fa narration , & paria dans ces termes : LXXXVIF NUIT. l^J o u s marchames tous enfemble , pourfuivit Sindbad, jufques a la ville de Serendid ; car c'étoit dans cette ïle que je me trouvois. Les noirs me préfentèrent a leur roi. Je m'approchai de fon tröne oü il étoit affis, & le faluai comme cm a coutume de faluer les rois des Indes, c'efta-dire, que je me profternai a fes piés & baifai la terre. Ce prince me fit relever; & me recevant d'un air très-obligeant, il me fit avancer &; prendre place auprès de lui. II me demanda pre-^ mièrement comment je m'appelois : lui ayant re% pondu que je me nommois Sindbad , furnommé le Marin, l caufe de plufieurs voyages que j'avois faits par mer, j'ajoutai que jetois citoyen de la ville de Bagdad. Mais, reprit-il, comment vous trouvez-vous dans mes états, & par oü y étes-vous venu ? Je ne cachai rien au roi, je lui fis le raême re'cit que vous venez d'entendre; & il en fut fi  Contes Arabes. 7 furpris & fi charmé, qu'il commanda qu on écrivït mon aventure en lettres d'or pour être confervée dans les archives de fon royaume. On apporta enfuite le radeau, & Ton ouvrit les ballots en fa préfence. II admira Ia quantité de bois d'aloës & d'ambre gris , mais fur-tout les rubis & les émeraudes, car il n'en avoit point dans fon tréfor qui en approchat. Remarquant qu'il confidéroit mes pierreries avec plaifir, & qu'il en examinoit les plus fingulières les unes après les autres , je me profternai , & pris la liberté de lui dire : Sire , ma perfonne n'eft pas feulement au fervice de votre majefté, la charge du radeau eft aufli a elle, Sé je la fupplie d'en difpofer comme d'un bien qui lui appartient. II me dit en fouriant: Sindbad, je me garderai bien d'en avoir la moindre envie, ni de vous öter rien de ce que dieu vous a donné. Loin de diminuer vos richeffes, je prétends les augmenter; & je ne veux point que vous fortiez de mes états , fans emporter avec vous des marqués de ma libéralité. Je ne répondis a ces paroles qu'en faifant des vceux pour la profpérité du prince , & qu'en louant fa bonté & fa générofité. II chargea un de fes officiers d'avoir foin de moi, & me fit donner des gens pour me fervir a fes dépens. Cet officier exécuta fidèlement les ordres de fon maïtre , & fit tranfporter dans A iv  B Les mille et une Nuits, le logement oü il me conduifit, tous les ballots' dont le radeau avoit été chargé. J'allois tous les jours a certaines heures faire ina cour au roi, & j'employois le refte du tems a voir la ville, & ce qu'il y avoit de plus digne de ma curiofité. L'ile (i ) de Serendid eft fituée juftement fous la ligne équinoxiale; ainfi les jours & les nuits y font toujours de douze heures, & elle a quatre-vingts (2) parafanges de longueur & autant de largeur. La ville capitale eft fituée a 1'extrêmité d'une belle vallée, formée par une jmontagne qui eft au milieu de 1'ïle, & qui eft bien la plus haute qu'il y ait au monde. En effet, on la découvre en mer de trois journées de navigation, On y trouve le rubis, plufieurs fortes de minéraux; & tous les rochers font, pour la plupart , d'émeril, qui eft une pierre métallique dont on fe fert pour tailler les pierredes. On y voit toutes fortes d'arbres & de plantes rares , fur-tout le cèdre & le cocos. On pêche aufll les perles le long de fes rivages & aux embouchures de fes rivières; & quelques-unes de fes (1) Selon les géographes , elle efl en deci de la ligne dans le premier climat, ( x ) Les géographes orientaux donnent a la parafange pïus d'une de ness lieues.  'Contes Arabès. 5 Valiées fourniffent le diamant. Je fis auffi par dévotion un voyage a la montagne, a 1'endroit oü Adam fut relégué après avoir été banni du paradis terreftre, & j'eus la curiofité de monter jufqu'au fommet. Lorfque je fus de retour dans la ville, je fuppliai le roi de me permettre de retourner en mon pays; ce qu'il m'accorda d'une manière très-obligeante & très-honorable. II m'obligea de recevoir un riche préfent, qu'il fit tirer de fon tréfor; & lorfque j'allois prendre congé de lui, il me chargea d'un autre préfent bien plus confidérable, & en même tems d'une lettre pour le commandeur des croyans, notre fouverain feigneur, en me difant : Je vous prie de préfenter de ma part ce régal & cette lettre au calife Haroun Alrafchid, & de 1'aflurer de mon amitié. Je pris le préfent & la lettre avec refpecl:, en promettant a fa majefté d'exécuter ponctuellement les ordres dont elle me faifoit 1'honneur de me charger. Avant que je m'embarquafle, ce prince envoya querir le capitaine & les marchands qui devoient s'embarquer avec moi, & leur ordonna d'avoir pour moi tous les égards imaginables. La lettre du roi de Serendid étoit écrite fur !a peau d'un certain animal fort précieux a caufe de fa rareté, & dont la couleur tire fur le jaune,  lo Les mille et une Nuits, Les caraftères de cette lettre e'toient d'azur; & voici ce qu'elle contenoit en langue indienne i Le roi des Lndes, devant qui marchent mille éléphans, qui demeure dans un palais dont le toit brille de Véclat de cent mille rubis, & quipofsède en fon tréfor vingt mille couronnes enrichies de diamans ; au calife Haroun Alrafchid. « Q u O i que le pre'fent que nous vous en^ » voyons, foit peu confidérable, ne laiffez pas » néanmoins de le recevoir en frère & en ami, » en confidération de 1'amitié que nous conferw vons pour vous dans notre cceur, & dont » nous fommes bien aifes de vous donner un » témoignage. Nous vous demandons la même '3 part dans le vötre, attendu que nous croyons =3 le me'riter, étant du rang e'gal a celui que '3 vous tenez. Nous vous en conjurons en qua33 lité de frère. Adieu ». Le préfent confiftoit premièrement en un vafê d'un feul rubis, creufé & travaillé en coupe, d'un demi-pié de hauteur, & d'un doigt d'épaineur,rempli de perles très-rondes, & toute*  C o n t e s Arabes. it 0u polds d'une demi-drachme; fecondement, en une peau de ferpent qui avoit des écailles grandes comme une pièce ordinaire de monnoie d'or, & dont la propriété étoit de préferver de maladie ceux qui couchoient delïus; troifièmement, en cinquante mille drachmes de bois d'alocs le plus exquis, avec trente grains de camphre de la grofTeur d'une piftache; & enfin tout cela étoit accompagné d'une efclave d'une beauté raviflante, & dont les habillemens étoient couverts de pierreries. Le navire mit a la voile; & après une longue & très-heureufe navigation, nous abordames a, Balfora, d'ou je me rendis a Bagdad. La première chofe que je fis après mon arrivée, fut de m'acquitter de la commiifion dont j'étois chargé. Scheherazade n'en dit pas davantage, a caufe du jour qui fe faifoit voir. Le lendemain, elle reprit ainfi fon difcours.  p Les mille et une Nuïts,- LX XX VII F NUIT. Je pris ia lettre du roi de Serendid, continua Sindbad, & j'allai me préfenter a la porte du commandeur des croyans, fuivi de la belle efclave, & des perfonnes de ma familie qui portoient les préfens dont j'étois charge'. Je dis le fujet qui m'amenoit, & auflï-töt 1'on me conduifit devant le tröne du calife. Je lui fis h révérence en me profternant; & après lui avoir fait une harangue très-concife, je lui piéfentaï la lettre & le préfent. Lorfqu'il eut lu ce que lui mandoit le roi de Serendid, il me demanda s'il étoit vrai que ce prince fut auffi puiflant & auffi riche qu'il le marquoit par fa lettre. Je me profternat une feconde fois; & après m'être relevé : Commandeur des croyans, lui répondis-je, je puis aflurer votre majefté qu'il n'exagère pasfes richefies & fa grandeur ; j'en fuis témoin. Rien n'eft plus capable de caufer de Padmiration, que la magnificence de fon palais. Lorfque ce prince veut paroitre en public, on lui dreffe un tröne fur un éléphant oü il s'affied, & il marche au milieu de deux files compofées de fes miniftres, de fes favoris, & d'autres gens, de fa cour. Devant lui fur le même éléphant.  Contes Arabes. tg un officier tient une lance d'or a la main, & derrière le tröne, un autre eft debout qui porte une colonne d'or, au haut de laquelle eft une émeraude longue d'environ un demi-pié , & grofle d'un pouce. II eft précédé d'une garde de mille hommes habillés de drap d'or & de foie, montés fur des éléphans richement caparaconnés. Pendant que le roi eft en marche, 1'officier qui eft devant lui fur le même éléphant, crie de tems en tems a haute voix : « Voici le grand » monarque, le puiflant & redoutable fultan des 33 Indes dont le palais eft couvert de cent mille 33 rubis, & qui poflede vingt mille couronnes de 33 diamans. Voici le monarque couronné, plus 33 grand que ne furent jamais le grand (i) Solima 33 & le grand (2) Mihrage33. Après qu'il a prononcé ces paroles, 1'officier qui eft derrière le tröne, crie a fon tour : « Ce 33 monarque fi grand & fi puiflant, doit mou33 rir, doit mourir, doit mourfi-33. L'officier de devant reprend, & crie enfuite : cc Louange h 33 celui qui vit & ne meurt pas 33. (1) Salomon. (z) Ancien roi d'une grande ile de même nom dans les Indes, très-renornmé chei les arabes par fa puiflance & par fa fagelTe.  *4 Les mille ët une NuiTtj D'ailleurs, le roi de Serendid eft fi jufle^ qu'il n'y a pas de juges dans fa capitale, nort plus que dans le refte de fes états : fes peuples ti'en ont pas befoin. Ils favent & ils obfervent d'eux-mêmes exaftement la juftice, & ne s'écartent jamais de leur devoir. Ainfi les tribuirnux & les magiftrats font inutiles chez eux« Le calife fut fort fatisfait de mon difcours. La fageffe de ce roi, dit-il, paroït en fa lettre; & après ce que vous venez de me dire, il faut avouer que fa fageffe eft digne de fes peuples, & fes peuples dignes d'elle. A ces mots, il me congédia & me renvoya avec un riche préfent. Sindbad acheva de parler en eet endroit, & fes auditeurs fe retirèrent; mais Hindbad recut auparavant cent fequins. Ils revinrent encore le jour fuivant chez Sindbad, qui leur raconta fon feptième Sc dernier voyage dans ces termes:  Contes Arabes. t£ SEPTIÈME ET DERNIER VOYAGE De Sindbad le Marin. AtT retour de mon fixième voyage, j'abandonnai abfolument la penfée d'en faire jamais d'autres. Outre que j'étois dans un age qui ne demandoit que du repos, je m'étois bien promis de ne plus m'expofer aux périls que j'avois tant de fois courus. Ainfi je ne fongeois qu'a paffer doucement le refte de ma vie. Un jour que je re'galois un nombre d'amis, un de mes gens me vint avertir qu'un officier du calife me demandoit. Je fortis de table & allai au-devant de lui. Le calife, me dit-il, m'a chargé de venir. vous dire qu'il veut vous parler. Je fuivis au palais 1'officier, qui me préfenta a ce prince, que je faluai en me profternant a fes piés. Sindbad, me dit-il, j'ai befoin de vous; il faut que vous me rendiez un fervice ; que vous alliez porter ma réponfe & mes préfens au roi de Serendid : il eft jufte que je lui rende la civilité qu'il m'a faite. Le commandement du calife fut un coup de foudre pour moi. Commandeur des croyans, lui dis-je, je fuis prêt k exécuter tout ce que m'or-  Ï6 Les mi££e ét une Nuits, donnera votre majefté; mais je la fupplie trés-* humblement de fonger que je fuis rebuté des fatigues incroyables que j'ai fouftertes. J'ai même fait vceu de ne fortir jamais de Bagdad. Dela je pris occafion de lui faire un long détail de toutes mes aventures, qu'il eut la patience d'écouter jufqu'a la fin. D'abord que j'eus ceffé de parler : J'avoue, dit-il, que voila des événemens bien extraordinaires; mais pourtant il ne faut pas qu'ils vous empêchent de faire pour 1'amour de moi, le voyage que je vous propofe. II ne s'agit que d'aller a Pile de Serendid, vous acquitter de la commiflion que je vous donne. Après cela, il vous fera libre de vous en revenir. Mais il y faut aller; car vous voyez bien qu'il ne feroit pas de la bienféance & de ma dignité d'être redevable au roi de cette ile. Comme je vis que le calife exigeoit cela de moi abfolument, je lui témoignai que j'étois pret a lui obéir. II en eut beaucoup de joie, & me fit donner mille fequins pour les frais de mon voyage. Je me préparai en peu de jours a mon départ; & fi-töt qu'on m'eut livré les préfens du calife avec une lettre de fa propre main, je partis & je pris la route de Balfora, ou je m'embarquai. Ma navigation fut très-heureufe; j'arrivai a 1'ile de Serendid, La, j'expofai aux miniftres la commiflion  CbNTES AfvABÉS, %*} toiffiori dont j'étois chargé, & les priai de me faire donner audience inceffamment. Ils n'y manquèrent pas* On me conduifit au palais avec honneur. J'y faluai le roi en me profternant felon la coutume. Ce prince me reconnut d'abord, & me témoigna une joie toute particulière de me revoir. Ah ! Sindbad, me dit-il, foyez le bien-venu» Je vous jure que j'ai fongé a vous très-fouvent depuis votre départ. Je bénis ce jour, puifque nous nous voyons encore une foisi Je lui fis; mon compliment; & après 1'avoir remercié de ia bonté qu'il avoit pour moi, je lui préfentaï la lettre & le préfent du calife, qu'il recut avec? toutes les marqués d'une grande fatisfa&ion. Le calife lui envoyoit un lit complet de drap d'or, eftimé mille fequins, cinquante robes d'une très-riche étofFe, cent autres de toile blanche, la plus fine du Caire, de Suez (i) , de Cufa (2) & d'Alexandrie; un autre lit cramoifi , & un autre encore d'une autre facon; un vafe d'agathe plus large que profond , épais d'un doigt, & ouvert d'un demi-pié, dont le fond repréfentoit en bas - reliëf un homme un genou en terre qui tenoit un are avec une flèche, prêt ( i ) Port de la mer rouge, ( i ) Ville d'Arabie, Tornt VIU% B  i8 Les mille et une Nuits, sl tirer contre un lion : il lui envoyoit enfin une riche table que Pon croyoit, par tradition, venir du grand Salomon. La lettre du calife étoit congue en ces termes : Salut au nom du fouverain guide du droit chemïn, au puijjant & heureux fultan, de la part d'Abdalla Baroun Alrafchid, que dieu a placé dans le lieu d'honneur après fes ancétres d'heureufe mémoire. « Nous avons recu votre lettre avec joie, » & nous vous envoyons celle-ci, émanée du jj confeil de notre porte, le jardin des efprits 33 fupérieurs. Nous efpérons qu'en jetant les »3 yeux deffus , vous connoitrez notre bonne 3> intention,& que vous 1'aurez pour agréable. 33 Adieu 33. Le roi de Serendid eut un grand plaifir de Voir que le calife répondoit a Pamitié qu'il lui avoit témoignée. Peu de tems après cette audience, je follicitai celle de mon congé, que je n'eus pas peu de peine a obtenir. Je 1'obtins enfin, & le roi, en me congédiant, me fit un préfent très-confidérable. Je me rembarquai auffi-töt, dans le deffein de m'en retourner a Bagdad; mais je neus pas le bonheur d'y arriver  Contes Arabes. ip cörfime je 1'efpérois, & dieu en difpofa autrement. Trois ou quatre jours après notre départ, neus fümes attaqués par des corfaires, qui eurent d'autant moins de peine a s'emparer de notre vahTeau, qu'on n'y étoit nullement en état de fe défendre. Quelques perfonnes de 1'équipage voulurent faire réfiftance, mais il leur en coüta la vie; pour moi & tous ceux qui eurent la prudence de ne pas s'oppofer au dsflein des corfaires, nous fümes faits efclaves. Le jour qui paroiffoit, impofa filence a Serieherazade. Le lendemain, elle reprit la fuite de cette hiftoire. LXXXIX6 NUIT. Sr re , dit-elle au fultan des Indes, Sindbad, continuant de raconter les aventures de fon dernier voyage : Après que les corfaires , pourfuivit-il, nous eurem tous dépouillés, & qu'ils nous eure ,t d^nné de méchans habits au lieu des nötres , ils nous emmenèrent dans une grande ie furt éloignée , oü ils nous vendirent. Je tombai jntre les mains d'un riche marchand, qui ne m'eut pus plutöt acheté, qu'il me mena dtz lui, oü il me fit óien manger & habiüer pro- Bij  20 Les mille et une Nuits', prement en efclave. Quelques jours après ^ comme il ne s'étoit pas encore bien informé qui j'étois, il me demanda fi je ne favois pas quelque métier; je lui répondis, fans me faire mieux connoitre, que je n'étois pas un artifan, mais un marchand de profeflion, & que les corfaires qui m'avoient vendu, m'avoient enlevé tout ce que j'avois. Mais dites-moi, reprit-il, ne pourriez-vous pas tirer de Pare ? Je lui repartis que c'étoit un des exercices de ma jeuneffe, & que je ne Pavois pas oublié depuis. Alors il me donna un are & des flèches; & m'ayant fait monter derrière lui fur un éléphant, il me mena dans une forêt éloignée de la ville de quelques heures de chemin, & dont 1'étendue étoit très-vafte. Nous y entrames fort avant; & lorfqu'il jugea a propos de s'arrêter, il me fit defcendre. Enfuite me montirant un grand arbre : Montez fur eet arbre, me dit-il, & tirez fur les éléphans que vous verrez paffer; car il y en a une quantité prodigieufe dans cette forct. S'il en tombe quelqu'un, venez m'en donner avis. Après m'avoir dit cela, il me laifla des vivres , reprit le chemin de la ville, & je demeurai fur 1'arbre a Paffut pendant toute la nuit. Je n'en appercus aucun pendant tout ce temsla; mais le lendemain , d'abord que le foleil fut levé, j'en vis paroïtre un grand nombre. Je tirai deflus plufieurs flèches, & enfin il en torn ba un  Cóntês Arabes*. KM par terre. Les autres fe retirèrent anffitöt, & me laifsèrent la liberté d'aller avertir mon patron de la chaffe que je venois de faire. En faveur de cette nouvelle , il me régala d'un bon repas , loua mon adreffe , & me careffa fort. Puis nous allames enfemble è la forêt, oü nous creusames une foffe dans laquelle nous enterrames 1'éléphant que j'avois tué. Mon patron fe propofoit de revenir lorfque 1'animal feroit pourri, & d'enlever les dents pour en faire commerce. Je continuai cette chafTe pendant deux mois , & il ne fe paffoit pas de jour que je ne tuaffe un éléphant. Je ne me mettois pas toujours a 1'affut fur un même arbre , je me placois tantöt fur Pun , tantöt fur 1'autre. Un matin que j'attendois 1'arrive'e des éléphans , je m'appercus avec un extréme étonnement, qu'au lieu de paffer devant moi en traverfant la forêt comme a 1'ordinaire , ils s'arrêtèrent, & vinrent a moi avec un horrible bruit & en fi grand nombre, que la terre en étoit couverte & trembloit fous leurs pas. Ils s'approchèrent de 1'arbre oü j'étois monté , & 1'environnèrent tous la trompe étendue & les yeux attachés fur moi. A ce fpeftacle étonnant , je reftai immobile , & faifi d'une telle frayeur , que mon are & mes flèches me tombèrent des mains. Je n'étois pas agité d'une crainte vaine. Aprèa B üj  22 Les mille et une Nuits, que les éléphans m'eurent regardé quelque tems, un des plus gros embraffa 1'arbre par le bas avec' fa trompe, & fit un fi puiffant effort, qu'i! ie déracina & le renverfa par terre. Je tombai avec 1'arbre; mais 1'animai me prit avec fa trompe, & me chargea fur fon dos • oü je m'afiis plus' mort que vif avec le carquois attaché a mes cpau3es. 11 fe mit enfuite a la tête de tous les autres qui le fuiyoient en troupe , & me porta jufqu'è un endroit oü m'ayant pofé k terre, il fe retiraavec tous ceux qui 1'accompagnoient. Concevez, s'il eft poiïible, Petst oü j'étois : je croyois plutót dormir qUe veiiler. Enfin, après avoir été quelque tems étendu fur lapiace, ne voyant plui d'éléphans, je me levai, & je remarquai que j'étois fur une colline aflez longue & aflèz large, toutecouverte d'oflemens & de dents d'éléphans. Je vous avoue que eet objet me fit faire une infinité de réflexions. J'admirai Pinfiind de ces animaux. Je ne doutai point que ce ne fut-la leur cimetière, & qu'ils ne m'y euffeni apporté exprès pour me l'enfeigner, afin que je ceffafle de les perfécuter, puifque je le faifois dans la vue feule d'avoir leurs dents. Je ne m'arrêtai pas fur la colline, je tournaimespas vers la ville; & après avoir marché un jour & une nuit, j'arrivai chez mon patron, Je ne rencontrai aucun élephantfur ma route; ce qui me fit connoïtre qu'ils s etoient éleignés plus  CONTES AïABES*. avant dans la forêt pour me laiffer la liberté d'alIer fans obftacle a la colline. Dès que mon patron m'appercut: Ah! pauvre Sindbad, me dit-il, j'étois dans une grande peinc de favoir ce que tu pouvois être devenu. J'ai été a Ia forêt, j'y ai trouvé un arbre nouvellement déraciné, un are & des flèches par terre; & après t'avoir inutilement cherché, je défefpérois de te revoir jamais. Raconte-moi, je te prie , ce qui t'eft arrivé. Par quel bonheur es-tu encore en vie ? Je fatisfis fa curiofité ; & le lendemain étant allés tous deux a la colline, il reconnut avec une extréme joie la vérité de ce que je lui avois dit. Nous chargeames 1'éléphant fur lequel nous étions venus, de tout ce qu'il pouvoit porter de dents; & lorfque nous fümes de retour : Mon frère, me dit-il, car je ne veux plus vous traiter en efclave , après le plaifir que vous venez de me faire par une découverte qui va m'enrichir , dieu vous comble de toutes fortes de biens & de profpérités. Je déclare devant lui que je vous donne la liberté. Je vous avois diflimulé ce que vous allez entendre» Les éléphans de notre forêt nous font périr chaque année une infinité d'efclaves que nous envoyons chercher de 1'ivoire. Quelques confeils que nous leur donnions , ils perdent tot ou tard la vie par les rufes de ces animaux. Dieu vous. B iv  £f Les mille et une Nuits, a délivré de leur furie & n'a fait cette grace qu'l' vous feul. Ceft une marqué qu'il vous chérit & qu'il a befoin de vous dans le monde pour le bien que vous y devez faire. Vous me procurez un avantage incroyable; nous n'avons pu avoir d'ivoire jufqu'a préfent, qu'en expofant la vie de nos efclaves;& voila toute notre ville enrichie par votre moyen. Ne croyez pas que je prétende vous avoir affez récompenfé par la liberté que vous venez de recevoir; je veux ajouter a ce don des biens confidérables. Je pourrois engager toute notre ville a faire votre fortune; mak c'eft une gloire que je veux avoir moi feul. ; A ce dIfcours obligeant, je répondis : Patron, dieu vous conferve ; la liberté que vous m'accordez , fuffit pour vous acquitter envers moi; & pour toute récompenfé du fervice que j'ai eu le bonheur de vous rendre a vous & a votre ville, je ne vous demande que la permiffion de retourner en mon pays. Hé bien , répliqua-t-il, Mocon (i) nous amènera bientöt des navires qui viendront charger de 1'ivoire. Je vous renverrai alors , & vous donnerai de quoi vous conduire. chez vous. Je le remerciai de nouveau de la lk ( O Ce mot efl fort ufïté dans la navigation des Indes. C'eff un vent régulier qui règne fix mois du couchant au levant, & fix mois du levant au cpuchant.  C o n t e s Arabes, zf foerté qu'il venoit de me donner, & des bonnes intentions qu'il avoit pour moi. Je demeurai chez lui en attendant le mocon ; & pendant ce tems-la, nous Omes tant de voyages a la colline, que nous remplimes fes magafins d'ivoire. Tous les marchands de la ville qui en négocioient, firent la même chofe; car cela ne leur fut pas long-tems caché. A ces paroles , Scheherazade appercevant la pointe du jour, ceffa de pourfuivre fon difcours. Elle le reprit la nuit fuivante, & dit au fultan des Indes : X Ce NUIT. Sire, Sindbad continüant le récit de fon feptième voyage : Les navires, dit-il, arrivèrent enfin, & mon patron ayant choifi lui-même celui fur lequel je devois m'embarquer, le chargea d'ivoire a demi pour mon compte. II n'oublia pas d'y faire mettre auffi des provifïons en abondance pour mon paflage; & de plus, il m'obligea d'accepter des régals de grand prix, des curiofités du pays. Après que je 1'eus remercié autant qu'il me fut poffible de tous les bienfaits que j'avois recus de lui, je m'embarquai. Nous mimes i la voile; & comme Paventure qui m'a-  £6* Les miEle et une Nuits, voit procuré la liberté, étoit fort extraordinaire, j'en avois toujours 1'efprit occupé. Nous nous arrëtames en quelques ïles pour y prendre des rafraichiffemens. Notre vaiffeau étant pard d'un port de terre ferme des Indes, nous y allames aborder : & la, pour éviter les dangers de la mer jufqu'a Balfora, je fis débarquer 1'ivoire qui m'appartenoit, réfolu de continuer mon voyage par terre. Je tirai de mon ivoire une grolTe fomme d'argent ; j'en achetai plufieurs chofes rares pour en faire des préfens ; & quand mon équipage fut prêt, je me joignis a une grofie caravanne de marchands. Je demeurai long-tems en chemin , & je foufFris beaucoup ; mais je fouffrois avec patience, en faifant réflexion que je n'avois plus a craindre ni les tempêtes, ni les corfaires, ni les ferpens, ni tous les autres périls que j'avois courus. Toutes ces fatigues finirent enfin : j'arrivai heureufement a Bagdad. J'allai d'abord me préfenter au calife, & lui rendre compte de mon ambaffade. Ce prince me dit que la longueur de mon voyage lui avoit caufé de 1'inquiétude; mais qu'il avoit pourtant toujours efpéré que. dieu ne m'abandonneroit point. Quand je lui appris 1'aventure des éléphans, il en parut fort furprïs; & il auroit refufé d'y ajouter foi, fi ma fincérité ne lui eut pas été connue. II trouva  Contes Arabes. 27 cette hiftoire & les autres que je lui racontai, fi curieufes, qu'il chargea un de fes fecrétaires de les écrire en caraclères d'or, pour être confervees dans fon tréfor. Je me retirai très-content de 1'honneur & des préfens qu'il me fit; puis je me donnai tout entier a ma familie, a mes parens & a mes amis. Ce fut ainfi que Sindbad acheva le récit de fon feptième & dernier voyage; 8c s'adreffant enfuite aHindbad : Hé bien, mon ami, ajouta-t-il, avez-vous jamais oui dire que quelqu'un ait fouffert autant que moi, ou qu'aucun mortel fe foit trouvé dans des embarras fi preflans ? N'eftil pas juffe qu'après tant de travaux je jouiffe d'une vie agréable & tranquille ? Comme il achevoit ces mots , Hindbad s'approcha de lui, & dit, en lui baifant la maïn : II faut avouer, feigneur, que vous avez efiüyé d'efFroyables périls ; mes peines ne font pas comparables aux vötrcs. Si eiles m'affligent dans le tems que je les fouffre, je m'en confole par le petit pront que j'en tire. Vous méritez non-feulement une vie tranquille, vous êtes digne encore de tous les biens que vous poffédez; puifque vous en faites un fi bon ufage, & que vous êtes fi généreux. Continuez donc de vivre dans la joie jufqu'a l'heure de votre mort. Sindbad lui fit encore donner cent fequins,  'ö8 Les mille et une Nuits,le recut au nombre de fes amis, lui dit de quitte? fa profetfïon de porteur , & de continuer de venir manger chez lui; qu'il auroit lieu de fe fouvenir toute fa vie de Sindbad le marin. Scheherazade, voyant qu'il n'étoit pas encore jour, continua de parler, & commenca une autre hiftoire. LES TROIS POMMES. Sire, dit-elle, j'ai déja eu 1'honneur d'entretenir votre majefté d'une fortie que le calife Haroun Alrafchid fit une nuit de fon palais ; il faut que je vous en raconte encore une autre. Un jour ce prince avertit le grand-vifir Giafar de fe trouver au palais la nuit prochaine. Vifir, lui dit-il, je veux faire le tour de la ville, & m'informer de ce qu'on y dit, & particulièrement fi Pon eft content de mes officier de juftice. S'il y en a dont on ait raifon de fe plaindre, nous les dépoferons pour en mettrc d'autres a leur place, qui s'acquitteront mieux de leur devoir. Si au contraire il y en a dont on fe loue, nous aurons pour eux les égards qu'ils méritent. Le grand-vifir s'étant rendu au palais a 1'heure marquée, le calife, lui & Mefrour, chef des eunuques, fe déguisèrent poujr  Contes Arabes. 23 ü'être pas connus , & fortirent tous trois enfemble. Ils pafsèrent par plufieurs places & par plufïeurs marchés ; & en entrant dans une petite rue, ils virent au clair de la lune un bon-homme a barbe blanche, qui avoit la taille haute, & qui portoit des filets fur fa tête. II avoit au bras un panier pliant de feuilles de palmier, & un baton a la main. A voir ce vieillard, dit le calife, il n'eft pas riche : abordons-le, &c lui demandons letat de fa fortune. Bon-homme, lui dit le vifir, qui es-tu ? Seigneur, lui répondit le vieillard, je fuis pêcheur, mais le plus pauvre & le plus miférable de ma profeflion. Je fuis forti de chez moi tantöt fur le midi pour aller pêcher, & depuis ce tems-la jufqu'a préfent , je n'ai pas pris le moindre poiffon. Cependant j'ai une femme & des petits enfans, & je n'ai pas de quoi les nourrir. Le calife, touché de compaffion, dit au pêcheur : Aurois-tu le courage de retourner fur tes pas, & de jeter tes filets encore une fois feulement ? Nous te donnerons cent fequins de ce que tu ameneras. Le pêcheur, a cette propofition, oubliant toute la peine de la journée, prit le calife au mot, & retourna vers le Tigre avec lui, Giafar & Mefrour, en difant en lui-même : Ces feigneurs paroiffent trop honnêtes & trop  3° Les mille et une Nuits, raifonnables pour ne pas me récompenfer' de ma peine, & quand ils ne me donneroient que Ia centieme partie de ce qu'ils me promettent ce ieroit encore beaucoup pour moi. Ils arrivèrent au bord du Tigre; le pêcheur v jeta fes filets, puis les ayant tirés, il amena *n coffi-e bxen fermé & fort pefant qui s'y trouva. 1-e calife lm fit compter aufïï-töt cent fequins par Ie grand-vifir, & le renvoya. Mefrour chargea ie cofFre fur fes épaules par 1'ordre de fon maitre, qui, dans 1'empreflement de favoir ce qu'il y avoit dedans, retourna au palais en diligence. La, le coffre ayant e'té ouvert, on y trouva un grand panier piiant de feuilles de palmier, fermé & coufu par 1'ouverture avec u* £1 ae laine rouge. Pour fatisfaire 1'impatien, , du calife, on ne fe donna pas la peine de le découdre; on coupa promptement le fil avec un couteau, & pon tira du panier un paquet enveloppe dans un méchant tapis, & Hé avec de la corde. La corde déliée & le paquet défait, on vit avec horreur le corps d'une jeune dame plus blanc que de la neige, & coupé par morceaux. Scheherazade, en eet endroit, remarquant quil étoit jour, ceffa de parler. Le lendemain, elle reprit la parole de cette manière.  Contes Arabes. 3* CXF NUIT. Sire, votre majefté s'imaginera mieux ellemême que je ne le puis faire comprendre par mes paroles, quel fut Pétonnement du calife a eet affreux fpeclacle. Mais de la furprife il pafla en un inftant a la colère; & langant au vifir urt regard furieux : Ah ! malheureux, lui dit - il, eft-ce donc ainfi que tu veilles fur les aftions de mes peuples ? On commet impunément fous ton miniftère des affaffinats dans ma capitale, & Pon jette mes fujets dans le Tigre, afin qu'ils crient vengeance contre moi au jour du jugement. Si tu ne venges promptement le meurtre de cette femme par la mort de fon meurtrier, je jure par le faint nom de dieu, que je te ferai pendre, toi & quarante de ta parente. Commandeur des croyans, lui dit le grand-vifir, je fupplie votre majefté de m'accorder du tems pour faire des perquifitions. Je ne te donne que trois jours pour cela, repartit le calife; c'eft a toi d'y fonger. Le vifir Giafar fe retira chez lui dans une grande confufion de fentimens. Hélas ! difoit-il, comment dans une ville auffi vafte & auffi peu-  52 Les mille et une Nuïts, plée que Bagdad, pourfai-je de'terrer un meurtrier, qui fans doute a commis ce crime fans te'moin, & qui eft peut-être déja forti de cette ville ? Un autre que moi tireroit de prifon un miférable, & le feroit mourir pour contenter le calife; mais je ne veux pas charger ma confcience de ce forfait, & j'aime mieux mourir que de me fauver a ce prix-la. II ordonna aux officiers de police & de juftice qui lui obéiffioient, de faire une exadte recherche du criminel. Ils mirent leurs gens en campagne, & s'y mirent eux-mêmes, ne fe croyant guère moins intérelTe's que le vifir en cette affaire. Mais tous leurs foins furent inutiles : quelque diligence qu'ils y apportèrent, ils ne purent découvrir 1'auteur de 1'alTalfinat; & le vifir jugea bien que fans un coup du ciel, c'e'toit fait de fa vie. EfFeéKvement, le troifième jour étant venu, ün huiffier arriva chez ce malheureux miniftre^ & le fomma de le fuivre. Le vifir obéit; & Ie' calife lui ayant demande' ou e'toit le meurtrier : Commandeur des croyans, lui re'pondit-il les larmes aux yeux, je n'ai trouve' perfonne qui ait pu m'en donner la moindre nouvelle. Le calife lui fit des reproches remplis d'emportement & de fureur, & commanda qu'on le pendit devant la  'Contes Arabes. 33 la porte du palais, lui & quarante des Barme-, cides (1). Pendant que Ton travailloit a dreffer les potences, & qu'on alla fe faifir des quarante Barmecides dans leurs maifons, un crieur public alla par ordre du calife faire ce cri dans tous les quartiers de la ville : cc Qui veut avoir la fatif» faction de voir pendre le grand-vifir Giafar, « & quarante des Barmecides fes parens ; qu'iï « vienne a la place qui eft devant le palais ». Lorfque tout fut pret, le juge criminel & un' grand nombre d'huiffiers du palais, amenèrenfc le grand-vifir avec les quarante Barmecides, les firent difpofer chacun au pié de la potence'qui lui e'toit deftine'e, & on leur paila autour du cou la corde avec laquelle ils devoient être leve's en rak, Le peuple dont toute la place e'toit rempüe, ne put voir ce trifte fpectacle fans douleur, & fans verfer des larmes; car le grand-vifir Giafar! & les Barmecides étoient che'ris & honore's pour leur probite', leur libéraüte' & leur déuntérefTement, non-feulement a Bagdad, mais même par tout 1'empire du calife. Rien n'empêchoit qu'on n'exe'cutat 1'ordre (1) Les Barmecides étoient d'une familie fortie de Perfè dont étoit le grand-vifir Giafar. Voyez la bibliothèqüe orier' tale de M. d'Herbelot, au mot Bamckian. Tome njl, q  54 Les mille et une Nuits, irrévocable de ce prince trop févère ; & on alloif óter la vie aux plus honnêtes gens de la ville, lorfqu'un jeune homme très-bien fait & fort proprement vêtu , fendit la preffe , pénétra jufqu'au grand - vifir; & après lui avoir baifé la main : Souverain vifir, lui dit-il, chef des émirs de cette cour, refuge des pauvres, vous n'êtes pas coupable du crime pour lequel vous êtes ici. Retirez-vous, & me laiffez expier la mort de la dame qui a été jetée dans le Tigre. Ceft moi qui fuis fon meurtrier, & je mérite d'en être puni. Quoique ce difcours causat beaucoup de joie au vifir, il ne laifla pas d'avoir pitié du jeune homme, dont la phyfionomie, au lieu de paroitre funefte, avoit quelque chofe d'engageant; & il alloit lui répondre, lorfqu'un grand homme d'un fage déja fort avancé, ayant auffi fendu la preffe arriva, & dit au vifir : Seigneur, ne croyez rien de ce que vous dit ce jeune homme; nul autre que moi n'a tué la dame qu'on a trouvée dans Je coffre. Ceft fur moi feul que doit tomber le chatiment. Au nom de dieu, je vous conjure de ne pas punir Pinnocent pour le coupable. Seigneur, reprit le jeune homme en s'adreffant au vifir, je vous jure que c'eft moi qui ai comjms cette méchante adtion, & que perfonne au üionde n'en eft complice. Mon fils, interrompit  Contes Arabes» • ^ ïe vieillard, c'eft le défefpoir qui vous a tok duit ici, & vous voulez prévenir votre deftinée; pour moi, il y a long-tems que je fuis au monde, je döis en être détaché. Laiffez-moi donc facrifier ma vie pour la vötre. Seigneur, ajoutat-ïl en s'adreifant aü grand-vifir , je vous le répète encore, c'eft moi qui fuis 1'affaffin : faitesmoi mourir, & ne diffe'rez pas. La conteftation du vieillard & du jeune homme obhgea le vifir Giafar è les mener tous deux devant le calife , avec la permiflion du lieutenant criminel, qui fe faifoit un plaifir de le favorifer. Lorfqu'il fut en préfence de ce prince il baifa la terre par fept fois, & paria de cette' manière : Commandeur des croyans, j'amène a Votre majefté ce vieillard & ce jeune homme qui fe difent tous deux féparément meurtriers' de la dame. Alors le calife demanda aux accules, qui des deux avoit maffacré la dame fi cruelWnt, & 1'avoit jetée dans le Tigre. Le jeune honme atfura que c'étoit lui; mais le vieillard de on cöté, foutenant le contraire : Allez dit le c4ife au grand-vifir, faites-les pendre tous deux. Mais, fire, dit Ie ^ ^ en g quun \e criminel, il y auroit de 1'injuftice a faire miyrir 1'autre. . A C6: Paroles, le jeune homme reprit • Je jure par 3 grand dieu qui a ^ fe. ^ ^ Cij  36* Les mille et une Nuits, la hauteur oü ils font, que c'eft moi qui ai tué la dame, qui 1'ai coupée par quartiers & jetée dans le Tigre il y a quatre jours. Je ne veux point avoir de part avec les autres au jour du jugement, fi ce que je dis, n'eft pas véritable; ainfi je fuis celui qui doit être puni. Le calife fut furpris de ce ferment, & y ajouta foi, d'autant plus que le vieillard n'y répliqua rien. C'eft pourquoi fe tournant vers le jeune homme : Malheureux,lui dit-il, pour quel fujet as-tu commis un crime fi déteftable ? & quelle raifon peux-tu avoir d'être venu t'offrir toi-même a la mort? Commandeur des croyans, répondit-il, fi 1'on mettoit par écrit tout ce qui s'eft paffe entre cette dame & moi, ce feroit une hiftoire quï pourroit être très-utile aux hommes. Racontenous-la donc, repliqua le calife, je te 1'ordonne» Le jeune homme obéit, & commenca fon récit de cette forte. Scheherazade vouloit continuer; mais elle fut obligée de remettre cette hiftoire a la ruit fuivante.  CóUTES A R A B E S# %J XGIIe NUIT. Schahriar prévint la fultane, & lui demanda ce que le jeune homme avoit raconté au calife Haroun Alrafchid. Sire, répondit Scheherazade, il prit la parole, & paria dans ces termes : HISTOIRE De la dame majjacrée j £• du jeune homme fin mari. Comandeur des croyans, votre majefté faura que la dame maffacrée étoit ma femme, fille de ce vieillard que vous voyez, qui eft mon oncle paternel. Elle n'avoit que douze ans quand il me la donna en mariage, & il y en a onze d'écoulées depuis ce tems-la. J'ai eu d'elle trois enfans males, qui font vivans; & je dois lui rendre cette juftice, qu'elle ne m'a jamais donné le moindre fujet de déplaifir. Elle étoit fage, de bonnes mceurs, & mettoit toute fon attention a me plaire. De mon cöté je 1'aimois parfaitement, & je prévenois tous fes defïrs, bien loin de m'y oppofer, C iij  J8 Les mille et une Nuits, U y a environ deux mois qu'elle tomba ma* lade, J'en eus tout le foin imaginable, & je n*épargnai rien pour lui procurer une prompte gue'rifon. Au bout d'un mois, elle commenca de fe mieux porter, & voulut aller au bain. Avant que de fortir du logis, elle me dit: Mon coufin, car elle m'appeloit ainfi par familiarité, j'ai envie de manger des pommes; vous me feriez un extréme plaifir fi vous pouviez m'en trouver; il y a long-tems que cette envie me tient, & je vous avoue qu'elle s'eft augmente'e a un point, que fi elle n'eft bientót fatisfaite, je crains qu'il ne m'arrive quelque difgrace. Trèsvolontiers, lui re'pondis-je, je vais faire tout mon poffible pour vous contenter. J'allai auffi-tót chercher des pommes dans tous les marchés & dans routes les boutiques; mais je n'en pus trouver une, quoique j'offriffe d'en donner un fequin. Je revins. au logis fort faché de la peihe que j'avois prife inutilemenf. Pour ma femme, quand elle. fut revenue du bain, & qu'elle ne vit point de pommes, elle en eut un chagrin qui ne lui permit pas de dormir la nuit, Je me levai de grand matin, & allai. dans tous les jardins; mais je ne re'uffis pas mieux que le jour pre'cédent. Je rencontrai feulement un vieux jardinier qui me dit, que quelque peine eue je me donnafie, je n'en trouverois point  Contes Arabes, 55» aïlleurs qu'au jardin de votre majefté a Balfora. Comme j'aimois paffionnément ma femme, & que je ne voulois pas avoir a me reprocher d'avoir négligé de la fatisfaire, je pris un habit de voyageur; & après 1'avoir inftruite de mon deffein , je partis pour Balfora. Je fis une fi grande diligence, que je fus de retour au bout de quinze jours. Je rapportai trois pommes qui m'avoient coüté un fequin la pièce. II n'y en avoit pas davantage dans le jardin, & le jardinier n'avoit pas voulu me les donner a meilleur marché. En arrivant, je les pr.éfentai a ma femme ; mais il fe trouva que 1'envie lui en étoit paflee. Ainfi elle fe contenta de les recevoir, & les pofa a cöté d'elle. Cependant elle étoit toujours malade, & je ne favois quel remède apporter a fon mal. Peu de jours après mon voyage, étant afïïs dans ma boutique au lieu public oü Ton vend toutes fortes d'étoffes fines, je vis entrer un grand efclave noir, de fort méchante mine, qui tenoit a la main une pomme que je reconnus pour une de celles que j'avois apportées de Balfora. Je n'en pouvois douter, puifque je favois qu'il n'y en avoit pas une dans Bagdad nf dans tous les jardins aux environs. J'appelai Pefclave : Bon efclave, lui dis-je, apprends-moi, jfe te prie, ou tu as pris cette pomme? C'eft C iv  r

ou i{  'Contes Arabes. fortit avec le fultan, qui prit fon chemin audeffus du Caire, du cöté des pyramides. Pour Noureddin Ali, il avoit paffe' la nuit dans de grandes inquiétudes ; & après aVoir bien confU de'ré qu'il n'étoit pas poffible qu'il demeurat plus long-tems avec un frère qui le traitoit avec tant de hauteur, il forma une réfolution. II fit préparer une bonne mule, iè munit d'argent, de pierreries , & de quelques vivres; & ayant dit a fes gens qu'il alloit faire un voyage de deux ou trois jours , & qu'il vouloit être feul, il partit. Quand il fut hors du Caire, il marcha par le défert vers 1'Arabie. Mais fa mule venant a fuccomber fur la route, il fut obligé de continuer fon chemin apié. Par bonheur, un courier qui alloit a. Balfora, 1'ayant rencontré, le prit en croupe derrière lui. Lorfque le courier fut arrivé a Balfora, Noureddin Ali mit pié a terre, & le remercia du plaifir qu'il lui avoit fait. Comme il alloit par les rues cherchant oü il pourroit fe loger, il vit venir un feigneur, accompagné d'une nombreufe fuite, & a qui tous les habitans faifoient de grands honneurs en s'arrêtant par refpect jufqu'a ce qu'il fut paffé. Noureddin Ali s'arrêta comme les autres. C'étoit le grand-vifir du fultan de Balfora qui fe montroit dans la ville Dij  $2 Les mille et une Nuits, pour y maintenir par fa préfence le bon ordre & la paix. Ce miniftre ayant jeté les yeux par hafard fur le jeune homme, lui trouva la phyfionomie engageante ; il le fegarda avec complaifance ; & comme il paffoitprès de lui, & qu'il le voyoit en habit de voyageur, il s'arrêta pour lui demander qui il étoit & d'oü il venoit. Seigneur, lui répondit Noureddin Ali, je fuis d'Egypte, né au Caire, & j'ai quitté ma patrie par un fi jufte dépit contre un de mes parens, que j'ai réfolu de voyager par tout le monde, & de mourir plutöt que d'y retourner. Le grand-vifir , qui étoit un vénérable vieillard, ayant entendu cesparoles, lui dit: Monfils, gardez-vous bien d'exécuter votre deffein. II n'y a dans le monde que de la misère, & vous ignorez les peines qu'il vous faudra fouffrir. Venez, fuivez-moi plutót, je vous ferai peutêtre oublier le fujet qui vous a contraint d'abandonner votre pays. Noureddin Ali fuivit le grand-vifir de Balfora, qui ayant bientót connu fes belles qualités, le prit en afteótion, de manière qu'un jour 1'entretenant en particulier, il lui dit : Mon fils, je fuis, comme vous voyez, dans un age fi avancé, qu'il n'y a pas d'apparence que je vive encore longtems. Le ciel m'a donné une fille unique qui n'eft  "Contes Arabes. fm pas moins belle que vous êtes bien fait, & qui eft préfenternent en age d'être mariée. Plufieurs des plus puiffans feigneurs de cette cour mel'ont déja demandée pour leurs fils ; mais je n'ai pu me réfoudre ala leur accorder. Pour vous, je vous aime, & vous trouve fi digne de mon alliance, que vous préférant a tous ceux qui Pont recherchée, je fuis prêt a vous accepter pour gendre. Si vous recevez avec plaifir 1'offre que je vous fais, je déclarerai au fultan mon maïtre que je vous aurai adopté par ce mariage, & je le fupplierai de m'accorder la furvivance de ma dignité de grand-vifit dans le royaume de Balfora; en même tems, comme jé n'ai plus befoin que de repos dans Pextrême vieillefTe oü je fuis, je ne vous abandonnerai pas feulement la difpofition de tous mes biens, mais même Padminiftration des affaires de Pétat. Le grand-vifir de Balfora n'eut pas achevé ce difcours rempli de bonté & de générofité, que Noureddin Ali fe jeta a fes piés, & dans des termes qui marquoient la joie & la reconnoiffance dont fon cceur étoit pénétré, il lui témoigna qu'il étoit difpofé a faire tout ce qu'il lui plairoit. Alors le grand-vifir appela les principaux officiers de fa maifon, leur ordonna de faire orner la grande falie de fon hotel, & préparer un grand repas. Enfuite il envoya prier tous les feigneurs de la  5"4 Les mille et une Nuits1, cour & de la ville, de vouloir bien prendre la peine de fe rendre chez lui. Lorfqu'ils y furent tous afiemblés, comme Noureddin Ali 1'avoit informé de fa qualité, il dit a ces feigneurs , car il jugeaa propos de parler ainfi, pour fatis'faire ceux dont il avoit refufé 1'alliance : Je fuis bien aife, feigneurs, de vous apprendre une chofe que j'ai tenue fecrette jufqu'a ce jour. J'ai un frère qui eft grand-vifir du fultan d'Egypte , comme j'ai 1'honneur de 1'être du fultan de ce royaume. Ce frère n'a qu'un fils qu'il n'a pas voulu marier a la cour d'Egypte, & il me 1'a envoyé pour e'poufer ma fille , afin de réunir par-la nos deux branches. Ce fils que j'ai reconnu pour mon neveu a fon arrivée, & que je fais mon gendre, eft ce jeune feigneur que vous voyez ici & que je vous pre'fente. Je me flatte que vous voudrez bien lui faire 1'honneur d'affifter a fes noces , que j'ai réfolu de ce'lébrer aujourd'hui. Nul de ces feigneurs ne pouvant trouver mauvais qu'il eut pre'féré fon neveu a tous les grands partis qui lui avoient été propofés , répondirent tous , qu'il avoit raifon de faire ce mariage ; qu'ils feroient volontiers témoins de la cérémonie, & qu'ils fouhaitoient que dieu lui donnat encore de longues années pour voir les fruits de cette heureufe union.  Contes Arabes. je1 ' En eet endroit, Scheherazade voyant paroïtrelejour, interrompit fa narration, qu'elle reprit ainfi la nuit fuivante. X C I Ve NUIT. S1 r e , dit-elle, le grand-vifir Giafar continuant Phiftoire qu'il racontoit au calife : Les fei.gneurs , pourfuivit-il, qui s'étoient affemblés chez le grand-vifir de Balfora, n'eurent pas plutót témoigné a ce miniftre la joie qu'ils avoient du mariage de fa fille avec Noureddin Ali, qu'on fe mit a table : on y demeura très-long-tems. Sur la fin du repas , on fervit des confitures, dont chacun, felon la coutume, ayant pris ce qu'il put emporter, les cadis entrèrent avec le contrat de mariage a la main. Les principaux feigneurs le fignèrent, après quoi toute la compagnie fe retira. Lorfqu'il n'y eut plus perfonne que les gens de la maifon, le grand-vifir chargea cëux qui avoient foin du bain qu'il avoit commandé de tenir pret, d'y conduire Noureddin Ali, qui y trouva du linge qui n'avoit point encore fervi, d'une fineffe & d'une propreté qui faifoit plaifir a voir, auffi-bien que toutes les autres chofes néceffaires. Quand on eut décrafie, lavé & frotté D iv  r$6 Les mille et une Nuits', 1'époux, il voulut reprendre 1'habit qu'il venoït' de quitter ; mais on lui en préfenta un autre de la dernière magnificence. Dans eet e'tat, & parfume' d'odeurs les plus exquifes, il alla retrouver le grand-vifir fon beau-père , qui fut charmé de fa bonne mine, & qui 1'ayant fait afleoir auprès de lui : Mon fils, lui dit-il, vous m'avez déclaré qui vous êtes, & le rang qUe vous teniez a la cour d'Egypte; vous m'avez dit même que vous avez eu un démêlé avec votre frère; & tque c'eft pour cela que vous vous êtes éloigné de votre pays ; je vous prie de me faire la confidence entière, & de m'apprendre le fujet de votre querelle. Vous devez préfentement avoir une parfaite confiance en moi, & ne me rien cacher. Noureddin Ali lui raconta toutes les circonftances de fon différend avec fon frère. Le grandvifir ne put entendre ce récit fans en échter* de rire. Voilé, dit-il, la chofe du monde la plus fingulière! eft-il poffible, mon fils, que votre querelle foit allée jufqu'au point que vous dites pour un mariage imaginaire ? Je fuis faché que vous vous foyez brouille'pour une bagatelle avec votre frère aïné; je vois pourtant que c'eft lui qui a eu tort *» s'offenfer de ce que vous ne lui avez dit que par plaifanterie, & je dois rendre graces au ciel d'un différend qui me procure,  'C ö n t e s 'Arabes. yj tin gendre tel que vous. Mais, ajouta le vieillard, la nuit eft déja avancée, & il eft tems de vous retirer. Allez, ma fille votre époufe vous attend. Demain je vous préfenterai au fultan ; j'efpère qu'il vous recevra d'une manière dont nous aurons lieu d'être tous deux fatisfaits. Noureddin Ali quitta fon beau-père pour fe rendre a 1'appartement de fa femme. Ce qu'il y a de remarquable , continua le grand-vifir Giafar, c'eft que le même jour que ces noces fe faifoient a Balfora , Schemfeddin Mohammed fe marioit auffi au Caire; & voici le détail de fon mariage. Après que Noureddin Ali fe fut éloigné du Caire dans 1'intention de n'y plus retourner, Schemfeddin Mohammed, fon ainé, qui étoit allé a la chaffe avec le fultan d'Egypte, étant de retour au bout d'un mois, ( car le fultan s'étoit laiffé emporter a 1'ardeur de la chaffe, & avoit été abfent durant tout ce tems-la, ) il courut a 1'appartement de Noureddin Ali; mais il fut fort étonné d'apprendre , que fous prétexte d'aller faire un voyage de deux ou trois journées, il étoit parti fur une mule le même jour de la chaffe du fultan, & que depuis ce tems-la il n'avoit point paru. 11 en fut d'autant plus faché, qu'il ne douta pas que les duretés qu'il lui avoit dites , ne fuffent la caufe de fon éloignement. II dé-  Les Mille et une Nuits', pêcha un courier qui paffia par Damas, & alla jut qu'è Alep; mais Noureddin étoit alors a Balfora, Quand le courier eut rapporté a fon retour qu'il n'en avoit appris aucune nouvelle , Schemfeddin Mohammed fepropofade 1'envoyer chercher ailleurs, & en attendant, il prit la réfolution de fe marier. II époufa la fille d'un des premiers & des plus puiffans feigneurs du Caire, le même jour que fon frère fe maria avec la fille du grand-vifir de Bal fora. Ce n'eft pas tout, pourfuivit Giafar, commandeur des croyans ; voici ce qui arriva encore. Au bout de neufmois, la femme de Schemfeddin Mohammed accoucha d'une fille au Caire, & le même jour, celle de Noureddin Ali mit au monde l Balfora un garcon, qui fut nommé Bedreddin Hafian (i). Le grand-vifir de Balfora donna des marqués de fa joie par de grandes largefles, & par les réjouiflances publiques qu'il fit faire pour la naiffance de fon petit-fils. Enfuite, pour marquer a fon gendre combien il étoit content de lui, il alla au palais fupplier très-humblement le fultan d'accorder a Noureddin Ali Ia furviyance de fa charge, afin, dit-il, qu'avant fa mort il eut la confolation de voir fon gendre grandvifir a fa place. Le fultan, qui avoit vu Noureddin Ali avec (i) Bedreddin, ce mot fignifie lapleine lune de la religion.  Contej Arabes. yp bien du plaifir lorfqu'il lui avoit été préfenté après fon mariage, & qui depuis ce tems-la en avoit toujours oui parler fort avantageufement, accorda la grace qu'on demandoit pour lui, avec tout 1'agrément qu'on pouvoit fouhaiter. II le fit revêtir en fa préfence de la robe de grand-vifir. La joie du beau-père fut comblée le lendemain, lorfqu'il vit fon gendre préfider au confeil en fa place, & faire toutes les foncfions de grand-vifir. Noureddin Ali s'en acquitta fi bien , qu'il fembloit avoir toute fa vie exercé cette charge. II continua dans la fuite d'affifter au confeil toutes les fois que les infirmités de la vieilleffe ne permirent pas a fon beau-père de s'y trouver. Ce bon vieillard mourut quatre ans après ce mariage, avec la fatisfaction de voir un rejeton de fa familie, qui promettoit de la foutenir long-tems avec éclat. , Noureddin Ali lui rendit les derniers devoirs avec toute 1'amitié & la reconnoiffance polfible ; & fi-töt que Bedreddin Haffan, fon fils, eut atteint lage de fept ans , il le mit entre les mains d'un excellent maitre, qui commenca de 1'élever d'une manière digne de fa naiffance. II eft vrai qu'il trouva dans eet enfant un efprit vif, penetrant, & capable de profiter de tous les bons enfeignemens qu'il lui donnoit.  Öb Les mille et une Nuits, Scheherazade alloit continuer; mais s'apperce-J vant qu'il étoit jour, elle mit fin il fon difcours. Elle le reprit la nuit fuivante, & dit au fultan des Indes: X C Ve NUIT. Sire, le grand-vifir Giafar pourfuivant lliiftoire qu'il racontoit au calife : Deux ans après, dit-il, que Bedreddin Haffan eut été mis entre les mains de ce maïtre , qui lui enfeigna parfaitement bien a lire, il apprit 1'alcoran par cceur. Noureddin Ali, fon père, lui donna enfuite d'autres maitres qui cultivèrent fon efprit de telle forte , qu'a 1'age de douze ans, il n'avoit plus befoin de leur fecours. Alors comme tous les traits de fon vifage étoient formés, il faifoit 1'admiration de tous ceux qui le regardoient. Jufques - la , Noureddin Ali n'avoit fongé qu'a le faire étudier, & ne 1'avoit point encore montré dans le monde. II le mena au palais pour lui procurer 1'honneur de faire la révérence au fultan, qui le recut très-favorablement. Les premiers qui le virent dans les rues , furent fi charmés de fa beauté, qu'ils en firent des exclamations de furprife, & qu'ils lui donnèrent mille bénédiclions.  C o n t e s Arabes. 6i Comme fon père fe propofoit de le rendre capable de remplir un jour fa place, il n'épargna rien pour cela, & il le fit entrer dans les affaires les plus difficiles , afin de 1'y accoutumer de bonne heure. Enfin , il ne négligeoit aucune chofe pour 1'avancement d'un fils qui lui étoit fi cher; & il commencoit a jouir déja du fruit de fes peines , lorfqu'il fut attaqué tout-a-coup d'une maladie dont la violence fut telle , qu'il fentit fort bien qu'il n'étoit pas éloigné du dernier de fes jours. Auffi ne fe flatta-t-il pas, & il fe difpofa d'abord a mourir en vrai mufulman. Dans ce moment précieux , il n'oublia pas fon cher fils Bedreddin ; il le fit appeler, & lui dit: Mon fils, vous voyez que le monde eft pénfluble; il n'y a que celui oü je vais bientöt paffer, qui foit véritablement durable. II faut que vous commenciez dès-a-préfent a vous mettre dans les mêmes difpofitions que moi, préparez-vous a faire ce paflage fans regret, & fans que votre confcience puiffe rien vous reprocher fur les devoirs d'un mufulman, ni fur ceux d'un parfaitement honnête homme. Pour votre religion, vous en étes fuffifamment inftruit, & par ce que vous en ont appris vos maitres , & par vos lectures. A 1'égard de 1'honnête homme, je vais vous donner quelques inftruótions que vous tacherez de mettre a profit. Comme il eft nécef-  62. Les mïeee et une Nuits,' faire de fe connoïtre foi-même, & que vous né pouvez bien avoir cette connoiifance que vous ne fachiez qui je fuis, je vais vous 1'apprendre. J'ai pris naiflance en Egypte, pourfuivit-il; mon père votre ayeul étoit premier miniftre du fultan du royaume. J'ai moi-même eu 1'honneur d'être un des vifirs de ce même fultan avec mon frère votre oncle , qui, je crois , vit encore , & qui fe nomme Schemfeddin Mohammed. Je fus obligé de me féparer de lui, & je vins en ce pays, oü je fuis parvenu au rang que j'ai tenu jufqu'a préfent. Mais vous apprendrez toutes ces chofes plus amplement dans un cahier que j'ai ' a vous donner. En même tems, Noureddin Ali tira ce cahier qu'il avoit écrit de fa propre main, & qu'il portoit toujours fur foi, & le donnant a Bedreddin Haffan : Prenez, lui dit-il, vous le lirez a votre Ioifir; vous y trouverez, entr'autres chofes , le jour de mon mariage & celui de votre naiffance. Ce font des circonftances dont vous aurez peut-être befoin dans la fuite, & qui doivent vous obliger a le garder avec foin. Bedreddin Haffan, fenfiblement affligé de voir fon père dans 1'état oü il étoit, touché de fes difcours, recut le cahier les larmes aux yeux, en lui promettant de ne s'en deffaifir jamais. En ce moment, il prit a Noureddin Ali une  'Contes Arabes, 6% foibleffe qui fit croire qu'il alloit expirer. Mais il revint a lui, & reprenant la parole : « Mon fils, 33 lui dit-il, la première maxime que j'ai a vous m enfeigner, c'eft de ne vous pas donner au 33 commerce de toutes perfonnes. Le moven de » vivre en süreté, c'eft de fe. donner entièrement »a foi-méme, & de ne fe pas communiquer, 13 facilement. 33 La feconde, de ne faire violence a qui que 33 ce foit; car en ce cas tout le monde fe révol33 teroit contre vous ; & vous devez regarder le 33 monde comme un créancier a qui vous devez 33 de la modération, de la compaffion & de la 33 tolérance. 33 La troifième , de ne dire mot quand on vous 33 chargera d'injures. On eft hors de danger, dit 33 le proverbe, lorfque Pon garde le filence. C'eft 33 particulièrement en cette occafion que vous 33 devez le pratiquer. Vous favez auffi a ce fujet 33 qu'un de nos poëtes dit, que le filence eft 1'or33 nement & la fauve-garde de la vie ; qu'il ne 33 faut pas, en parlant, reffembler a la pluie 33 d'orage qui gate tout. On ne s'eft jamais repenti 33 de s'étre tü; au lieu que Pon a fouvent été 33 faché d'avoir parlé. 33 La quatrième, de ne pas boire de vin; car 33 c'eft la fource de tous les vices. 33 La cinquième, de bien ménager vos biens;  '04 LlS MILLE ET UNE NuiTS, n fi vous ne les diffipez pas , ils vous ferviront u 33 vous préferver de la néceflité. Il ne faut pas 33 pourtant en avoir trop , ni être avare; pour 33 peu que vous en ayez & que vous le dépen«fiez a propos, vous aurez beaucoup d'amis; 33 mais fi au contraire vous avez de grandes ri33 cheffes, & que vous en falïiez un mauvais ufage, 33 tout le monde s'éloignera de vous & vous aban33 donnera 33. Enfin, Noureddin Ali continua jufqu'au dernier moment de fa vie a donner de bons confeils a fon fils; & quand il fut mort, on lui fit des obsèques magnifiques Scheherazade, k ces paroles, appercevant le jour, ceffa de parler, & remit au lendemain la fuite de cette hiftoire. x c v f nuit. La fultane des Indes ayant été réveillée par fa fceur Dinarzade k 1'heure ordinaire, elle reprit la parole; & 1'adreffant k Schahriar : Sire, ditelle , le calife ne s'ennuyoit pas d'écouter le grand-vifir Giafar, qui pourfuivit ainfi fon hiftoire : On enterra donc, dit-il, Noureddin Ali avec tous les honneurs dus k fa dignité. Bedreddin Haffan de Balfora, c'eft ainfi qu'on le furpomma, k caufe qu'il étoit né dans cette ville, eut-  Contes Arabes. 6$ eut une douleur inconcevable de la mort de fon père. Au lieu de paffer un mois, felon la coutume , il en pafTa deux dans les pleurs & dans la retraite, fans voir perfonne, & fans fortir même pour rendre fes devoirs au fultan de Balfora, lequel, irrité de cette négligence, & la regardant comme une marqué de mépris pour fa cour & pour fa perfonne, fe laifla tranfporter de colère. Dans fa fureur, il fit appeler le nouveau grandvifir ; car il en avoit fait un dès qu'il avoit appris la mort de Noureddin Ali; il lui ordonna de fe tranfporter a Ia maifon du défunt, & de la confifquer avec toutes fes autres maifons, terres & effets, fans rien laiffer a Bedreddin Haffan, dont il commanda même qu'on fe faisit. Le nouveau grand-vifir, accompagné d'un grand nombre d'huiffiers du palais, de gens de juftice & d'autres officiers, ne différa pas de fe mettre en chemin pour aller exécuter fa commiffion. Un des efclaves de Bedreddin Haffan , qui étoit par hafard parmi la foule, n'eut pas plutót appris le deffein du vifir, qu'il prit les devans & courut en avertir fon maitre. II le trouva affis fous le veftibule de fa maifon, auffi affligé que fi fon père n'eüt fait que de mourir. II fe jeta a fes piés tout hors d'haleine; & après lui avoir baifé le bas de la robe : Sauvez-vous, feigneur, lui dit-il , fauvez-vous promptement. Tome VUL E  66 Les mille et une Nuits, Qu'y a-t-il', lui demanda Bedreddin en levant la tête ? quelle nouvelle m'apportes-tu ? Seigneur, répondit-il, il n'y a pas de tems a perdre. Le fultan eft dans une horrible colère contre vous, & on vient de fa part confifquer tout ce que vousavez, & même fe faifir de votre perfonne. Le difcours de eet efclave fidéle & affectionné, mit 1'efprit de Bedreddin Haffan dans une grande perplexité. Mais ne puis-je, dit-il, avoir le tems de rentrer & de prendre au moins quelqu'argent & des pierreries ? Mon feigneur, répliqua 1'efclave , le grand-vifir fera dans un moment ici. Partez tout-a-l'heure, fauvez-vous. Bedreddin Haffan fe leva vïte du fopha oü il étoit, mit les piés dans fes babouches; & après s'être couvert la tête d'un bout de fa robe pour fe cacher le vifage, s'enfuit fans favoir de quel cöté il devoit tourner fes pas, póur s'échapper du danger qui le menacóit. La première penfée qui lui vint, fut de gagner en diligence la plus prochaine porte de la ville. II courut fans s'arrêter jufqu'au cimetière public; & comme la nuit s'approchoit, il réfolut de 1'aller paffer au tombeau de fon père. C'étoit un édifice d'affez grande apparence en forme de döme, que Noureddin Ali avoit fait batir de fon vivant; mais il rencontra en chemin un juif fort riche qui étoit banquier & marchand de profeffion. II revenoit d'un lieu oü  Contes Arabes. 67 •quelque affaire 1'avoit appelé, & il s'en retournoit dans la ville. Ce juif ayant reconnu Bedreddin, s'arrêta & le falua fort refpecïueufement. En eet endroit le jour venant a paroïtre, impofa filence a Scheherazade, qui reprit fon difcours la nuit fuivante. XCVIP NUIT. Sire, dit-elle, le calife écoutoit avec beaucoup d'attention le grand-vifir Giafar, qui continua de cette manière : Le juif, pourfuivit-il, qui fe nommoit Ifaac, après avoir falué Bedreddin Haffan, & lui avoir baifé la main, lui dit : Seigneur, oferois-je prendre la liberté de vous demander oü vous allez a 1'heure qu'il eft, feul en apparence, un peu agité ? y a-t- il quelque chofe qui vous faffe de la peine ? Oui, répondit Bedreddin; je me fuis endormi tantót, & dans mon fommeil, mon père s'eft apparu a moi. II avoit le regard terrible, comme s'il eut été dans une grande colère contre moi. Je me fuis réveillé en furfaut & plein d'effroi, & je fuis parti auffitót pour venir faire ma prière fur fon tombeau. Seigneur, reprit le juif, qui ne pouvoit pas favoir pourquoi Bedreddin Haffan étoit forti de la ville, comme le feu grand-vifir votre E ij  ï>8 Les mtlIe et une Nuits, père & mon feigneur d'heureufe mémoire, avoit chargé en marchandifes plufieurs vaifleaux qui font encore en mer & qui vous appartiennent, je vous fupplie de m'accorder la préférence fur tout autre marchand. Je fuis en état d 'acheter argent comptant la charge de tous vos vaiifeaux; & pour commencer, fi vous voulez bien m'abandonner celle du premier qui arrivera a bon port, je vais vous compter mille fequins. Je les ai ici dans une bourfe, & je fuis pret a vous les livrei: d'avance. En difant cela, il tira une grande bourfe qu'il avoit fous fon bras par-deffous fa robe, & la lui montra cachetée de fon cachet. Bedreddin Haffan, dans 1'état oü il étoit, chaffe de chez lui, & dépouillé de tout ce qu'il avoit au monde, regarda la propoGtion du juif comme une faveur du ciel. II ne manqua pas de 1'accepter avec beaucoup de joie. Seigneur, lui dit alors le juif, vous me donnez donc pour mille fequins le chargement du premier de vos vaiffeaux qui arrivera dans ce port ? Oui, je vous le vends mille fequins, répondit Bedreddin Haffan, & c'eft une chofe faite. Le juif auftitöt lui mit entre les mains la bourfe de mille fequins, en s'offrant de les compter. Bedreddin lui en épargna la peine , en lui difant qu'il s'en fioit bien a lui. Puifque cela eft ainfi, reprit le juif, ayez la bonté, feigneur, de me donner un mot  C o n t e s Arabes. 69 d'écrit du marché que nous venons de faire. En difant cela, il tira fon écritoire qu'il avoit a la ceinture; & après en avoir pris une petite canne bien taillée pour écrire, il la lui préfenta avec un morceau de papier qu'il trouva dans fon porte-lettres ; & pendant qu'il tenoit le cornet , Bedreddin Haffan écrivit ces paroles : « Cet écrit eft pour rendre témoignage que 33 Bedreddin Haffan de Balfora a vendu au juif 33 Ifaac, pour la fomme de mille fequins qu'il a 33 recus, le chargement du premier de fes na33 vires qui abordera dans ce port 33. Bedreddin Hassan de Balfora. Après avoir fait cet écrit, il le donna au juif, qui le mit dans fon porte-lettres , & qui prit enfuite congé de lui. Pendant qu'Ifaac pourfuivoit fon chemin vers la ville, Bedreddin Haffan continua le fien vers le tombeau de fon père Noureddin Ali. En y arrivant, il fe profterna la face contre terre ; & les yeux baignés de larmes, il fe mit a déplorer fa misère. Hélas ! difoit-il, infortuné Bedreddin, que vas-tu de- aflembloit pour fair e fa ™)d emr?lemidi&le-ucher du olei dreddm Haffan, qu'ds trouvèrent encore occupé a faire des tartes è la crème r, lui Ah A„-u , Je vous faIue, *" ^ Aglb' r^de2-moi; vous fouvene/ vous de m'avoir vu ? Aces mots, Bedreddi jet leSyeuXfurlui;&lereconnoiirantCöfurr -t effet de 1'amour paternel , ) i, fi* m me emot,on que la première fois; ilferrouWa, & au heu de lui re'pondre, il demeura long- NeanmaonS ^ ^ * ** P*°£ Nean ns ^ ^ ^ encore . 1ï fakeS-m0i fa ^ ^ -co e une fol chez moi ^ ^ neur venez goüter d'une tarte a la crème. Je vous upphe de me pardonner la peine qu je vous fis e„ vous fuivant hors de la ville : je L me poes pas je „e favois ce m ^ iois vous mentraWz après vous fans que je pufle réfifter è une fi douce violence. ( i) C'eft-a-dire . de? raKfi=o „„• i - r x) r,„ - ^ etrcs qui s appe,oit  Contes Arabes. 121 Scheherazade ceffa de parler en cet endroit, paree qu'elle vit paroitre le jour. Le lendemain, elle reprit de cette manière la fuite de fon difcours : CXVIe NUIT. Commandeur des croyans, pourfuivit le vifir Giafar, Agib étonné d'entendre ce que lui difoit Bedreddin, répondit : II y a de 1'excès dans 1'amitié que vous me témoignez, & je ne veux point entrer- chez vous que vous ne vous foyez engagé par ferment a ne me pas fuivre quand j'en ferai forti. Si vous me le promettez & que vous foyez homme de parole, je vous reviendrai voir encore demain, pendant que le vifir mon ayeul achetera de quoi faire préfent au fultan d'Egypte. Mon petit feigneur, reprit Bedreddin Haffan , je ferai tout ce que vous m'ordonnerez. A ces mots, Agib & l'eunuque entrèrent dans la boutique. Bedreddin leur fervit auffitöt une tarte a la crème, qui n'étoit pas moins délicate ni moins excellente que celle qu'il leur avoit préfentée la première fois. Venez, lui dit Agib , afleyezvous auprès de moi & mangez avec nous. Bedreddin s'étant affis, voulut embraffer. Agib pour  122 Les mille et une Nüits> lui marquer la joie qu'il avoit de fe voir a fes cötés; mais Agib le repouffa en lui difant : Tenez-vous en repos, votre amitié eft trop vive. Contentez-vous de me regarder & de m'entretenir. Bedreddin obéit, & fe mit a chanter une chanfon dont il compofa fur le champ les paroles a la louange d'Agib. II ne mangea point, & ne fit autre chofe que fervir fes hötes. Lorfqu'ils eurent achevé de manger , il leur préfentaalaver (i), & une ferviette très-blanche pour s'effijyer les mains. Il prit enfuite un vafe le vifir Giafar continuant de parler au calife : Bedreddin Haffan, dit-il, avoit beau demander en chemin aux perfonnes qui 1'emmenoient, ce que 1'on avoit trouvé dans fa tarte a Ia crème, on ne lui re'pondoit rien. Enfin il arriva^ fous les tentes, ou on le fit attendre jufqu'a ce que Schemfeddin Mohammed fut revenu de chez le gouverneur de Damas. Le vifir étant de retour, demanda des nouvelles du patiffief} on le lui amena. Seigneur, lui dit Bedreddin les larmes aux yeux, faites■moi la grace de me dire en quoi je vous ai offenfé. Ah, malheureux , répondit le vifir, n'eft-ce pas toi qui a fait la tarte a la crème que tu m'as envoyée ? J'avoue que c'eft moi, repartit Bedreddin : quel crime ai-je commis* en cela? Je te chatirai comme tu le mérites repliqua Schemfeddin Mohammed , & il t'en coütera la vie pour avoir fait une fi méchante tarte. Hé bon dieu , s'écria bedreddin : qu'eft-ce  Contes Arabes. 133 que j'entends ! eft-ce un crime digne de mort d'avoir fait une méchante tarte a la crème! Oui, dit le vifir, & tu ne dois pas attendre de moi un autre traitement. Pendant qu'ils s'entretenoient ainfi tous deux , les dames, qui s'étoient cachées, obfervoient avec attention Bedreddin, qu'elles n'eurent pas de peine a reconnoitre , malgré le- long tems qu'elles ne 1'avoient vu. La joie qu'elles en eurent, fut telle, qu'elles en tombèrent évanouies. Quand elles furent revenues de leur évanouiffement, elles vouloient s'aller jetter au cou de Bedreddin; mais la parole qu'elles avoient donnée au vifir de ne fe point montrer, 1'emporta fur les plus tendres mouvemens de 1'amour & de la nature. Comme Scfiemfeddin Mohammed avoit réfolu de partir cette même nuit, il fit plier les tentes & préparer les voitures pour fe mettre en marche : & a 1'égard de Bedreddin, il ordonna qu'on le mit dans une caiffe bien fermée , & qu'on le chargeat fur un chameau. D'abord que tout fut prêt pour le départ, le vifir & les gens de fa fuite fe mirent en chemin. Ils marchcrent le refte de la nuit, & le jour fuivant fans fe repofer. Ils ne s'arrêtèrent qu'a 1'entrée de la nuit. Alors on tira Bedreddin Haffan de fa caiffe pour lui faire prendre de la nourriture; I üj  '134 LE"S mille et une Nuits, mais on eut foin de le tenir éloigné de fa mère SC de fa femme ; & pendant vingt jours que dura le voyage, on le traita de la méme manière. En arrivant au Caire, on campa aux environs de la ville par ordre du vifir Schemfeddin Mohammed , qui fe fit amener Bedreddin, devant lequel il dit a un charpentier qu'il avoit fait venir : va chercher du bois & dreffie promptement un poteau. Hé, feigneur, dit Bedreddin, que prétendez-vous faire de ce poteau. Ty attacher, repartit le vifir, & te faire enfuite promener par tous les quartiers de la ville, afin qu'on voye en ta perfonne un indigne patiffier qui fait des tartes a la crème fans y mettre de poivre. A ces. mots, Bedreddin Haffian s'écria d'une manière fi plaifante, que Schemfeddin Mohammed eut bien de la peine a garder fon feneux ? Grand dieu ! c'eft donc pour n'avoir pas mis de poivre dans une tarte a la crème, qu'on veut me faire fouffrir une mort auffi cruelle qu'ignominieufe. En achevant ces mots , Scheherazade remarquant qu'il étoit jour, fe tut, & Schahriar fe leva en riant de tout fon cceur de la frayeur de Bedreddin , & fort curieux d'entendre la fuite de cette hiftoire, que la fultane reprit de cette forte le lendemain avant Jg jour: 5**  Contes Arabes. 135" C X Xe NUIT. Sire, le calife Haroun Alrafchid , malgrê fa gravite', ne pat s'empêcher de rire quand le vifir Giafar lui dit que Schemfeddin Mohammed menacoit de faire mourir Bedreddin pour n'avoir pas mis du poivre dans la tarte a la crème qu'il avoit vendue a Schaban. Hé quoi, difoit Bedreddin, faut-il qu'on ait tout rompu & brifé dans ma maifon , qu'on m'ait emprifonné dans une caiffe , & qu'enfin on s'apprete a. m'attacher a un poteau; & tout cela paree que je ne mets pas de poivre dans une tarte a la crème ? Hé grand dieu, qui a jamais oui parler d'une pareille chofe ? Sont-ce. la des actions de Mufulmans , de perfonnes qui font profeffion de probité, de juftice, & qui pratiquent toutes fortes de bonnes ceuvres ? En difant cela, il fondoit en larmes; puis recommengant fes plaintes ;Non, reprenoit-il, jamais perfonne n'a été traité fi injuftement ni fi rigoureufement. Eft - il poffible qu'on foit capable d'öter la vie k un homme pour n'avoir pas mis de poivre dans une tarte a la crème ? Que maudites foient toutes les tartes a la crème, auffi-bien que 1'heure oü je Iiv  I3<5 Les mille et une Nuits, fuis né : plüt k dieu que je fuffe mort en ce moment! Le défolé Bedreddin ne ceffa de lamenter; & lorfqu'on apporta le poteau & les clous pour 1'y clouer, il poufla de grands cris a • ce fpeftaclc terrible : O ciel, dit-il, pouvezvous fouffrir que je meure d'un trépas infame & douloureux? & cela pour quef crime? Ce n'eft point pour avoir volé, ni pour avoir tué, ni pour avoir renié ma religion ; c'eft pour n'avoir pas mis de poivre dans une tarte a la crème. Comme la nuit e'toit alors déja aflez avance'e, Ie vifir Schemfeddin Mohammed fit remettre Bedreddin dans fa caifTe, & lui dit : Demeure-la jufqu'a demain; le jour ne fe paffera pas que je ne te fafTe mourir. On emporta Ia caifTe, & Ton en chargea le chameau qui 1'avoit apporte'e depuis Damas. On rechargea en même-tems tous les autres chameaux; & le vifir e'tant monte' k cheval, fit marcher devant lui le chameau qui portoit fon neveu , & entra dans la ville, fuivi de tout fon équipage. Après avoir pafte plufieurs rues oü perfonne ne parut, paree que tout Ie monde s'étoit retiré, il fe rendit k fon hotel , oü il fit décharger la caiffe , avec défenfe de 1'ouvrir que lorfqu'il 1'ordonneroit.  Co n tes Arabes. 137 Tandis qu'on déchargeoit les autres chameaux, il'prit en particulier la mère de Bedreddin Haffan & fa fille ; & s'adreflant a la dernière : dieu foit loué, lui dit-il, ma fille, de ce qu'il nous a fait fi heureufement rencontrer votre coufin & votre mari : vous vous fouvenez bien apparemment de 1'état oü étoit votre chambre la première nuit de vos noces. Allez, faites-y mettre toutes chofes comme elles étoient alors. Si pourtant vous ne vous en fouveniez pas , je pourrois y fuppléer par 1'écrit que j'en ai fait faire. De mon cöté, je vais donner ordre au refi.e. Dame de Beauté alla exécuter avec joie ce que venoit de lui ordonner fon père, qui commenca auffi a difpofer toutes chofes dans la falie , de la mème manière qu'elles étoient lorfque Bedreddin Haffan s'y étoit trouvé avec le palfrenier boffu du fultan d'Egypte. A mefure qu'il lifoit 1'écrit, fes domeftiques mettoient chaque meuble a fa place. Le tröne ne fut pas oublié, non plus que les bougies allumées. Quand tout fut préparé dans la falie, le vifir entra dans la chambre de fa fille, oü il pofa rhabillement de Bedreddin avec Ia bourfe de fequins. Cela étant fait, il dit a Dame de Beauté : Déshabillez-vous, ma fille, & vous couchez. Dès que Bedreddin fera entré dans  138 Les mille et une Nuits cette chambre, plaignez-vous de ce qu'il a été dehors trop long-tems, & ,ui ^ ^ avez ete bien etonnée en vous réveillant de ne le pas trouver auprès de vous. PrelTez-le de fe remettre au ht, & demain matin vous nous divertirez, madame votre belle-mère & moi, en nous rendant compte de ce qui fe fera paiTé entre vous & Jui cette nuit. A £es mJ * ortit del appartement de fa fille, & lui lahTa Ja liberté de fe coucher. Scheherazade vouloit pourfuivre fon récit mais le jour qui commenca è paroïtre , 1'en empêcha. cxxr NUIT. 5 ur la fin de la nuit fuivante, le fultan des Indes , qui avoir une extréme impatience d'apprendre comment fe dénoueroit 1'hifioire de Bedreddin, réveilla lui-même Scheherazade 6 1'avertit de la continuer ; ce qu'elle fit en ces termes : Schemfeddin Mohammed, dit le vifir Giafar au calife, fit fortir de la falie tous les domeftiques qui y étoient, & leur ordonna de s'éloigner, a la réferve de deux ou trois quil fit demeurer. Il les chargea d'aller tirer Bedreddin hors de la caiffe, de le mettre en  Contes Arabes. 130 chemife & en calegon, de le conduire en cet état dans la falie, de 1'y laifler tout feul, & d'en fermer la porte. Bedreddin Haffan, quoiqu'accablé de dou-leur, s'étoit endormi pendant tout ce temsla , fi bien que les domeftiques du vifir 1'eurent plutöt tiré de la caiffe, mis en chemife & en calegon, qu'il ne fut réveille; & ils le tranfportèrent dans la falie fi brufquement, qu'ils ne lui donnèrent pas le loifir de fe reconnoïtre. Quand il fe vit feul dans la falie, il promena fa vue de toutes parts , & les chofes qu'il voyoit, rappelant dans fa mémoire le fouvenir de fes noces , il :'appergut avec étonnement que c'étoit la même falie oü il avoit vu le palfrenier boffu. Sa furprife augmenta encore, lorfque s'étant approché doucement de la porte d'une chambre qu'il trouva ouverte , il vit dedans fon habillement au même endroit oü il fe fouvenoit de 1'avoir mis la nuit de fes noces. Bon dieu, dit-il en fe frottant les yeux, fuisje endormi, fuis-je éveillé ? Dame de Beauté qui 1'obfervoit, après s'être divertie de fon étonnement , ouvrit tout-acoup les rideaux de fon lit , & avangant la tête : Mon cher feigneur, lui dit-elle d'un ton affez tendre, que faites-vous a la porte ? venez vous recoucher, Vous avez demeuré dehors  Ï4° Les mille et une Nuits, bien long-tems. J'ai été fort furprife en me réveillant de ne vous pas trouver a mes cötés. Bedreddin Haffan changea de vifage, lorfqu'il reconnut que la dame qui lui parloit, étoit cette charmante perfonne avec laquelle il fe fouvenoit d'avoir couché. II entra dans la chambre; mais aulieud'alleraulit, comme il étoit plein des idéés de tout ce qui lui étoit arrivé depuis dix ans, & qu'il ne pouvoit fe perfuader que tous ces évènemens fe fulfent paffés en unefeule nuit, il s'approcha de la chaife oü étoient fes habits & la bourfe de fequins; & après les avoir examinés avec beaucoup d'attention : Par le grand dieu vivant , s'écriat-il, voila des chofes que je ne puis comprendre ! La dame qui prenoit plaifir a voir fon embarras, lui dit : Encore une fois, feigneur, venez vous remettre au lit : a quoi vous amufez-vous? A ces paroles , il s'avanca vers Dame de Beauté : Je vousfupplie, madame, lui ditil , de m'apprendre s'il y a long-tems que je fuis auprès de vous. La queftion me furprend, répondit-elle; eft-ce que vous ne vous êtes pas' levé d'auprès de moi tout-a-l'heure ? II faut que vous ayez 1'efprit bien préoccupé. Madame , reprit Bedreddin, je ne 1'ai affurément pas fort tranquille. Je me fouviens, il eft vrai, d'avoir été prés de vous ; mais je me fouviens auffi  CONTES AKABES. I4Ï d'avoir depuis demeuré dix ans a Damas. Si j'ai en effet couché cette nuit avec vous, je ne puis pas en avoir e'té éloigné fi long-tems. Ces deux chofes font oppofées. Dites-moi, de grace , ce que j'en dois penfer ; fi mon mariage avec vous eft une illufion, ou fi c'eft un fonge que mon abfence. Oui, feigneur , repartit Dame de Beauté, vous avez rêvé, fans doute, que vous avez été a Damas. II n'y a donc rien de fi plaifant, s'écria Bedreddin en faifant un éclat de rire. Je fuis affuré , madame , que ce forige va vous paroïtre trés - réjouiffant. Imaginezvous, s'il vous plait, que je me fuis trouvé a la porte de Damas en chemife & en calecon , comme je fuis en ce moment; que je fuis entré dans la ville aux huées d'une populace qui me fuivoit en m'infultant; que je me fuis fauvé chez un patiffier , qui m'a adopté , m'a appris fon métier , & m'a laiffé tous fes biens en mourant; qu'après fa mort, j'ai tenu fa boutique. Enfin, madame , il m'eft arrivé une infinité d'autres aventures qui leroient trop longues a raconter ; & tout ce que je puis vous dire, c'eft que je n'ai pas mal fait de m'éveiller, fans cela, on m'alloit clouer a un poteau. Eh pour quel fujet, dit Dame de Beauté en faifant 1'étonnée, vouloit-on vous traiter fi cruellement? II falloit donc que vous euffiez commis un  *42 les mille et une Nuits crime énorme. Point du tout , ré ^ deddin, c'étoit pour la chofe du monde Ia plus b^arre & Ia plus ridicule. Tout mon cr ! xne eton d'avoir vendu une tarte a la crème oü je n avoxs pas mis de poivre. Ah pour cela faut avouer qu'on vous faifok une horrib]e' "juftice. Oh, madame, repliqua-t-il, ce n>eft pas tout encore; pour cette maudite tarte* la crème, ou Ion me reprochoit de n'avoir pas ms d. poIvre on avoit tout & bafe dans ma boutique; on m'avoit lié avec corde,, &enfermédans une caiffe oü fé- *? r etr°itement > me femble que je m en fens encore Fnfin ~ • r ■ j icole. ünrin, on avoit fait venir «n charpentier, & on lui avoit commandé de dreiTer un poteau pour me pendre. Mais dieu fZ Tr " qUC tOUt «la n'eft ^ ou~ vrage de fommeil. Scheherazade, en cet endroit, appercevant le jour ceifa de parler. Schahriar ne put s'empecher de rire de ce que Bedreddin Halfan avoit pns une chofe réelle pour un fonge. II faut -nvenir dit-il, que cela eft très-Plaifant, & ^r^^ 'e l6ndemai" le vifir Schemfeddin Mohammed & fa belle-fceur s'en divergent extrémement. Sire, répondit la fultane, eit ce que ,'aurai 1'honneur de vous raconter  i Contes Arabes. 143 la nuit prochaine, fi votre majefté veut bien me laiffer vivre jufqu'a ce tems-la. Le fultan des Indes fe leva fans rien repliquer a cea paroles : mais il étoit fort éloigné d'avoir une autre penfée. C X X I F NUIT. Scheherazade, réveillée avant le jour, reprit ainfi la parole : Sire, Bedreddin ne paffa pas tranquillement la nuit; il fe réveilloit de tems en tems, & fe demandoit a lui-même s'il rêvoit ou s'il étoit éveillé. II fe défioit de fon bonheur; & cherchant a s'en affurer , il ouvroit les rideaux , & parcouroit de yeux toute la chambre. Je ne me trompe pas, difoit-il, voila la même chambre oü je fuis entré a. la place du boffu, & je fuis couché avec la belle dame qui lui étoit deftinée. Le jour qui paroiffoit , n'avoit pas encore diffipé fon inquiétude , lorfque le vifir Schemfeddin Mohammed , fon oncle , frappa a la porte, & entra prefqu'en méme-tems pour lui donner le bon jour. Bedreddin Haffan fut dans une furprife extréme de voir paroitre fubitement un homme qu'il connoiffoit fi bien, mais qui n'avoit plus  144 les mille et une Nuits, 1'air de ce juge terrible qui avoit prononcé 1'arrét de fa mort. Ah ! c'eft donc vous, s'écria* t-il, qui m'avez traité fi indignement & con^ damné a une mort qui me fait encore horreur pour une tarte k la crème oü je n'avois pas mis de powre. Le vifir fe prit a rire, & pour le tirer de la peine , lui conta comment, par le miniftère d'un génie, (car le récit du bóflu lui avoit fait föupconner 1'aventure , ) il s'étoit trouvé chez lui, & avoit époufé fa fille k la place du palfrenier du fultan. II lui apprit enfuite que c'étoit par le cahier écrit de la main de Noureddin Ali, qu'il avoit découvert qu'il étoit fon neveu; & enfin il lui dit qu'en conféquence de cette découverte , il étoit parti du Caïre, & étoit allé jufqu'a Balfora pour le chercher & apprendre de fes nouveües. Moa cher neveu, ajouta-t-il en 1'embraffant avec beaucoup de tendreffe, je vous demande pardon de tout ce que je vous ai fait fouffrir depuis que je vous ai reconnu. J'ai voulu vous ramener chez moi avant que de vous apprendre votre bonheur, que vouï evez trouver d'autant plus charmant, qu'il vous a coüté plus de peine. Confolez-vous de toutes vos ffiiéÜpn? par la joie de vous voir rendu aux perfonnes qui vous doivent ^tre ],s plu, ch res> pen_ dant que vous vous habillerez , j , va's avertir madame  CONTES ARABES. I4S" madame votre mère, qui eft dans une grande impatience de vous embraffer , & je vous araenerai votre fils que vous avez vu a Damas , & pour qui vous vous êtes fenti tant d'inclination fans le connoïtre. II n'y a pas de paroles aflez énergiques pour bien exprimer quelle fut la joie de Bedreddin lorfqu'il vit fa mère & fon fils Agib. Ces trois perfonnes ne ceffoient de s'embrafter & de faire paroïtre tous les tranfports que le fang & la plus vive tendreffe peuvent infpirer. La mère dit les chofes du monde les plus touchantes a Bedreddin : elle lui paria de la douleur que lui avoit caufée une fi longue abfence, & des pleurs qu'elle avoit verfées. Le petit Agib, au lieu de fuir comme a Damas les embraffemens de fon père, ne fe Iafioit point de les recevoir; & Bedreddin Haffan , partagé entre deux objets fi dignes de fon amour, ne croyoit pas leur pouvoir donner affez de marqués de fon affeftion. Pendant que ces chofes fe pafifoient chez Schemfeddin Mohammed, ce vifir étoit allé au palais rendre compte au fultan de 1'heureux fuccès de fon voyage. Le fultan fut fi charmé du récit de cette merveilleufe hiftoire, qu'il la fit écrire pour être confervée foigneufement dans les archives du royaume. Aurfi-tót que Schemfeddin Mohammed fut de retour au logis, Tome rni. K  1^6 Les mille et une Nuits, comme ü *V°k fait PréP^r un fuperbe feftin illemit. table avec fa familie, & toute fa maifon paffa la journée dans de grandes re'jouiflances. ' Le vifir Giafar ayant ainfi achevé 1'hiftolre de Bedreddin Haffan, dit au calife Haroun Alrafchid : Commandeur des croyans, voila ce que ] avois a raconter a votre majefté. Le calife trouva cette hiftoire fi furprenante, qu'il accorda fans hefiter la grace de 1'efclave Rhian; & pour conioler le jeune homme de la douleur qu'il avoit de s'être privé lui-même malheureufement d'une femme qu'il aimoit beaucoup, ce prince le maria avec une de fes efclaves, le combla de biens & le chérit jufqu'a fa mort Mais, fire, ajouta Scheherazade, remarquant que le jour commencoit a paroitre, quelqu'agréable que foit 1'hiftoire que je viens de raconter, j'en fais une autre qui 1'eft encore davantage : fi votre majefté fouhaite de 1'entendre la nuit prochaine, je fuis affiirée qu'elle en demeurera d'accord. Schahriar fe leva fans rien dire, & fort incertain de ce qu'il avoit a faire. La bonne fultane, dit-il en lui-même, raconte de fort longues hiftoires; & quand une fois elle en a commencé une, il n'y a pas moyen de refufer de 1'entendre toute entière. Je ne fais fi je ne devrois pas la faire mourir aujourd'hui; mais non, ne précipitons  Contes Arabes. 147 rien; Thiftoire dont elle me fait fête, eft peutétre plus divertiffante que toutes celles qu'elle m'a racontées jufqu'ici ; il ne faut pas que je me privé du plaifir de 1'entendre; après qu'elle m'en aura fait le récit, j'ordonnerai fa mort. cxxnr NUIT. D iNARZADE ne manqua pas de réveiller avant le jour la fultane des Indes, laquelle, après avoir demandé a Schahriar la permiffion de commencer l'hiftöire qu'elle avoit promis de raconter , prit ainfi la parole : HISTOIRE Du petit Boffu. Il y avoit autrefois a Cafgar, aux extrêmités de la grande Tartarie , un tailleur qui avoit une très-belle femme qu'il aimoit beaucoup , & dont il étoit aimé de même. Un jour qu'il travailloit, un petit boffu vint s'affeoir a 1'entrée de fa boutique , & fe mit a chanter en jouant du tambour de bafque. Le tailleur prit plaifir a 1'entendre , & réfolut de 1'emmener dans fa maifon pour Kij  H8 Les mille et une Nuits, réjouirfa femme ; avec fes chanfons plaifantes, difoij-il, ,1 nous divertira tQus deux ^ foif> ^ lui en fit la propofition, & ]e boffu 1'ayant acceptee, il ferma fa boutique & le mena chez lui. Des qu'ils y furent arrivés , la femme du tailleur , qu, avoit déja mis le couvert, paree qu'il etoit tems de fouper , fervit un bon plat'de poiffon qu'elle avoit préparé. Ils fe mirent tous trois a table; mais en mangeant, le boffu avala par malheur une groffe arrête ou un os, dont il mourut en peu de ^ ^ ^ & la femme y puffent remédier. Ils furent l'un & 1 autre, d'autant plus effrayés de cet accident qu il etoit arrivé chez eux, & qu'üs avoient fu jet de craindre que fi la juftice venoit a le favoir on ne les pumt comme des affaffins. Le mari neanmoms trouva un expediënt pour fe défaire du corps mort; il fit réflexion qu'il demeuroit dans le voifinage un médecin juif; & Ia-delfos ayant formé un projet, pour commencer a 1'exécuter, fa femme & lui prirent le boffu, l'un par les pieds, 1'autre par la tête, & le portèrent jufqu'au logis du médecin. Ils frappèrent k fa porte, oü aboutifloit un efcalier très-roide, par oü Pon montoit k fa chambre; une fervante'defcend auffi-töt, même fans lumière, ouvre & demande ce qu'ils fouhaitent. Remontez, s'il vous piau, répondit le tailleur, & dites k votre maïtre  Contes Arabes. 14$ que nous lui amenons un homme bien malade pour qu'il lui ordonne quelque remède. Tenez, ajouta-t-il , en lui mettant en main une pièce d'argent, donnez-lui cela par avance, afin qu'il fok perfuadé que nous n'avons pas deffein de lui faire perdre fa peine. Pendant que la fervante remonta pour faire part au médecin juif d'une fi bonne nouvelle, le tailleur & fa femme portèrent promptement le corps du boffu au haut de 1'efcalier, le laifsèrent la, & retournèrent chez eux en diligence. Cependant la fervante ayant dit au médecin qu'un homme & une femme 1'attendoient a la porte , & le prioient de defcendre pour voir un malade qu'ils avoient amené , & lui ayant remis entre les mains 1'argent qu'elle avoit recu, il fe laiffa tranfporter de joie ; fe voyant payé d'avance, il crut que c'étoit une bonne pratique qu'on lui amenoit, & qu'il ne falloit pas négliger. Prens vïte de la lumière, dit-il a fa fervante , & fuis-moi. En difant cela, il s'avartca vers 1'efcalier avec tant de précipkation, qu'il n'attendit point qu'on 1'éclairat; & venant a rencontrer le boffu ,' il lui donna du pié dans les cötes fi rudement , qu'il le fit rouler jufqu'au bas de 1'efcalier : peu s'en fallut qu'il ne tombat & ne roulat avec lui. Apporte donc vïte de la lumière , cria-t-il a fa fervante. Enfin elle arriva; il dei- K üj  rome etou un homme mort, il fut te|lement A r=„ , fué Efdras; & tQuj oyft , de fa,0; Malheureux qMJefmSjdLli J-TT VOU'U dcf«"dre f- ^> J ai- acheve de tuer m,t„j d'LTdras C l ) ne vient ' ^ b°n ™e Perdu PT i r m°" fec°urs > ïe «as Perdu. Helas! on va bientót me tirer d chez moi comme un meurtrier . . .r ia precaution de fermer fa porte de Sfë* ^ » venit a p^ awoi , ' "V arr?Utdu ^eur dont i,fe Porta dans la chambre de fa femme, qui faiJKt 3 s evanouir nu-mrl p!ia » • 4 uir quand elle le vit entrer avec cette fatale charge. Ah ' c'eft f»* ' , t-elle fi L St&m Qe nous, s'écria- e le, ƒ nous ne trouvom de 2enU1V:°rS ^ ^ "°US - corps mo" gardons Jufqu'au jour. Quel malheur! com- ta iïS:- .,l vintdeia captivité deBab>-    Contes Arabes. t$l ment avez-vous donc fait pour tuer cet homme ? II ne s'agit point de cela , repartit le juif, il s'agit de trouver un remède a un mal fi preffant.... Mais, fire, dit Scheherazade en s'interrompant en cet endroit, je ne fais pas réfiexion qu'il eft jour. A ces mots , elle fe tut, & la nuit fuivante, elle pourfuivit de cette forte 1'hiftoire du petit boffu: cxxiv6 nuit. Le médecin & fa femme délibérèrent enfemble fur le moyen de fe délivrer du corps mort pendant la nuit. Le médecin eut beau rêver, il ne trouva nul ftratagême pour fortir d'embarras ; mais fa femme , plus fertile en inventions , dit: II me vient une penfée; portons ce cadavre fur la terraffe de notre logis, & le jetons par la cheminée dans la maifon du mufulman notre voifin. Ce mufulman étoit un des pourvoyeurs du fultan ; il étoit chargé du foin de fournir 1'huile, le beurre & toutes fortes de graiffes. II avoit chez lui fon magafin, oü les rats & les fouris faifoient un grand dégat. Le médecin juif ayant approuvé I'expédient propofé, fa femme & lui prirent le boftu, le portèrent fur le tok de leur maifon; & après lui K iv  ïf2 Les mille et une Nuits, avoir paffe des cordes fous les aiffelles, ils le defcendirent par la cheminée dans la chambre du pourvoyeur, fi doucement, qu'il demeura planté fur fes pie's contre le mur comme s'il eut été vivant. Lorfqu'ils le fentirent en bas , ils retirèrent les cordes & le laifsèrent dans 1'attitude que je viens de dire. Ils étoient a peine defcendus & rentrés dans leur chambre, quand le pourvoyeur entra dans la fienne. II revenoit d'un feftin de noces auquel il avoit été invité ce foirla, & il avoit une lanterne a la main. II fut affez furpris de voir a la faveur de fa lumière, un homme debout dans fa cheminée ; mais comme il étoit naturellement courageux, & qu'il s'imagina que c'étoit un voleur, il fe faifit d'un gros baton, avec quoi courant droit au boffu : Ah ! ah ! lui dit-il, je m'imaginois que c'étoient les rats & les fouris qui mangeoient mon beurre & mes graiffes, & c'eft toi qui defcens par la cheminée pour me voler ! Je ne crois pas qu'il te prenne jamais envie d'y revenir. En achevant ces mots, il frappa le boffu & lui donna plufieurs coups de baton. Le cadavre tomba le nez contre terre; le pourvoyeur redouble fes coups; mais remarquant enfin que le corps qu'il frappe, eft fans mouvement, il s'arrête pour le confidérer. Alors voyant que c'étoit un cadavre, la crainte commenca de fuccéder a la colère. Qu'ai-je fait,  Contes Arabes. i miférable, dit-il? Je viens d'affommerunhomme: ah, j'ai porté trop loin ma vengeance ! Grand dieu , fi vous n'avez pitié de moi, c'eft fait de ma vie ! Maudites foient mille fois les graiffes & les huiles qui font caufe que j'ai commis une aótion fi criminelle. II demeura pale & défait; il croyoit déja voir les miniftres de la juftice qui le tramoient au fupplice, & il ne favoit quelle réfolution il devoit prendre. L'aurore qui paroifibit, obligea Scheherazade a mettre fin a fon difcours; mais elle en reprit le fil fur la fin de la nuit fuivante , & dit au fultan des Indes : CXXVe NUIT. Sire, le pourvoyeur du fultan de Cafgar en frappant le boffu, n'avoit pas pris garde a fa boffe: lorfqu'il s'en appercut, il fit des imprécations contre lui. Maudit boffu, s'écria-t-il, chien de boffu, plüta dieu que tu m'euffes volé toutes mes graiffes, & que je ne t'euffe point trouvé icil je ne ferois pas dans 1'embarras ou je fuis pour 1'amour de toi & de ta vilaine boffe. Etoiles qui brillez aux cieux, ajouta-t-il, n'ayez de la lumière que pour moi dans un danger fi évident. En difant ces paroles, il chargea le boffu fur fes  JI4 les mille et une Nuits, épaules, fortit de fa chambre, alla jufqu'au bout de la rue, oü 1'ayant pofé debout & appuyé contre une boutique, il reprit le chemin de fa maifon fans regarder derrière lui. Quelques momens avant le jour, un marchand chrétien qui étoit fort riche & qui fourniffoit au palais du fultan la plupart des chofes dont on y avoit befoin , après avoir paffe' la nuit en débauche, s'avifa de fortir de chez lui pour aller au bain. Quoiqu'il fut ivre, il ne laiffa pas de remarquer que la nuit étoit fort avancée, & qu'on. alloit bientöt appeler a la prière de la pointe du jour; c'eft pourquoi, précipitant fes pas, il fe hatoit d'arriver au bain, de peur que quelque mufulman, en allant a la mofquée, ne le rencontrat & ne le menat en prifon comme un ivrogne. Néanmoins quand il fut au bout de la rue, il s'arrétapour quelque befoin, contre la boutique oü le pourvoyeur du fultan avoit mis le corps du boffu , lequel venant a être ébranlé, tomba fur le des du marchand, qui, dans la penfée que c'étoit un voleur qui 1'attaquoit, le renverfa par terre d'un coup de poing qu'il lui déchargea fur la tête : il lui en donna beaucoup d'autres enfuite , & fe mit a crier au voleur. Le garde du quartier vint a fes cris; & voyant que c'étoit un chrétien qui maltraitoit un mufulman ( car le boffu étoit de notre reügion) : Quel  Contes Arabes. 157 fujet avez-vous, lui dit-il, de maltraiter ainfi un mufulman ? II a voulu me voler, répondit le marchand, & il s'eft jeté fur moi pour me prendre a la gorge. Vous vous êtes aifez vengé, repliqua le garde en le tirant par le bras , ötezvous dela.Enmême-tems il tenditlamain au boffu pour faider a fe relever ; mais remarquant qu'il étoit mort: Oh ! oh ! pourfuivit-il, c'eft donc ainfi qu'un chrétien a la hardieffe d'aüaifiner un mufulman ! en achevant ces mots , il arréta le chré tien, & le mena chez le lieutenant de pohce , oü on le mit en prifon jufqu'a ce que le juge fut levé, & en état d'interroger 1'accufé. Cependant le marchand chrétien revint de fon ivrefle, & plus il faifoit de réflexions fur fon avcnture , moins il pouvoit comprendre comment de fimples coups de poing avoient été capables d'öter la vie a un homme. Le lieutenant de police, fur le rapport du garde, & ayant vu le cadavre qu'on avoit rapporté chez lui, interrogea le marchand chrétien, qui ne put nier un crime qu'il n'avoit pas commis. Comme le boffu appartenoit au fultan , car c'étoit un de fes bouffons , le lieutenant de police ne voulut pas faire mourir le chrétien, fans avoir auparavant appris la volonté du prince. II alla au palais pour cet effet, rendre compte de ce qui fe paffoit au fultan, qui lui dit: Je n'ai  ïy6 Les mille et une Nuits3 point de grace k accorder k un chrétien qui tue un mufulman: allez, faites votre charge. A ces paroles, le juge de police fit dreiïer une potence., envoya des crieurs par la ville, p0Ur publier quon alloit pendre un chrétien qui avoit tué un mufulman. Enfin on tira Ie marchand deprifon, on 1'amena au pié de la potence; & le bourreau , après lui avoir attaché la corde au cou, alloit 1'élever en raur, lorfque le pourvoyeur du fultan fendant la preffe, s'avanca en criant au bourreau : Attendez, attendez, ne vous preifez pas ; ce n'eft pas *u qui a commis le meurtre , c'eft moi. Le lieutenant de police qui affiftoit k 1'exécution, fe mit k interroger le pourvoyeur, qui lui raconta de point en point de quelle manière il avoit tué le bolfu, & il acheva en difant qu'il avoit porté .fon corps a 1'cndroit oü le marchand chrétien I' avoit trouvé..Vous alliez , ■ ajouta-t-il , faire mourir un innocent, puifqu'il ne peut pas avoir tué un homme qui n'etoit plus en vie. C'eft bien ■ affez pour moi d'avoir affaffiné un mufulman , fans charger encore ma confcience de la mort d un chrétien qui n'eft pas criminel. Le jour qui commencoit k paroitre , empècha Scheherazade de pourfuivre fon difcours ; mais; elle en reprit la fuite fur la fin de la nuit fuivante.  Contes Arabes. 157 CXXVT NUIT. Sire, dit-elle , le pourvoyeur du fultan de Gafgar s'étant accufé lui-même publiquement d'être 1'auteur de la mort du boffu , le lieutenant de police ne put fe difpenfer de rendre juftice au marchand. Laiffe, dit-il au bourreau , laiffe aller le chrétien, & pends cet homme a fa place , puifqu'il eft évident, par la propre confeffion , qu'il eft le coupable. Le bourreau lacha le marchand , mit auffi-tót la corde au cou du pourvoyeur ; & dans le tems qu'il alloit 1'expédier , il entendit la voix du médecin juif, qui le prioit inftamment de fufpendre 1'exécutipn, & qui fe faifoit faire place pour fe rendre au pié de la potence. Quand il fut devant le juge de police : Seigneur , lui dit-il, ce mufulman que vous voulez faire pendre , n'a pas mérité la mort; c'eft moi feul qui fuis criminel. Hier pendant la nuit, un homme & une femme que je ne connois pas, vinrent frapper a ma porte avec un malade qu'ils m'amenoient; ma fervante alla ouvrir fans lumière , & recut d'eux une pièce d'argent, pour me venir dire de leur part, de prendre la peine de defcendre pour voir le malade. Pendant qu'elle  i;8 Les mille et une Nuits, me parloit, ils apportèrent le malade au haut de 1'efcalier, & puis difparurent. Je defcendis fans attendre que ma fervante eut allumé une chandelle; & dans 1'obfcurité, venant a donner du pié contre le malade, je le fis rouler jufqu'au bas de 1'efcalier. Enfin je vis qu'il étoit mort, & que c'étoit le mufulman boffii dont on veut aujourd'hui venger Ie trépas. Nous primes le cadavre, ma femme & moi, nous le portames fur notre toït, d'oü nous pafsames fur celui du pourvoyeur, notre voifin, que vous alliez faire mourir injuftement, & nous le defcendunes dans fa chambre par fa cheminée. Le pourvoyeur 1'ayant trouvé chez lui, 1'a traité comme un voleur, Pa frappé & a cru favoir tué; cela n'eft pas, comme vous le voyez par ma dépofition. Je fuis donc le feul auteur du meurtre; & quoiqueje le fois contre mon intention, j'ai réfolu d'expier mon crime , pour n'avoir pas a me reprocher la mort de deux mufulmans, en fouffrant que vous ötiez la vie au pourvoyeur du fultan , dont je viens vous révéler 1'innocence. Renvoyez-le donc, s'il vous plai't, & me mettez a fa place, puifque perfonne que moi n'eft caufe de Ia mort du boffu. La fuitane Scheherazade fut obligée d'interrompre fon récit en cet endroit, paree qu'elle remarqua qu'il étoit jour. Schahriar fe leva, &  Contes Arabes. iyg Ie lendemain ayant témoigné qu'il fouhaitoit d'apprendre la fuite de 1'hiftoire du boffu, Scheherazade fatisfit ainfi fa curiofité : CXXVIP NUIT. Sire, dit-elle, dès que le juge de police fut perfuadé que le médecin juif étoit le meurtrier, il ordonna au bourreau de fe faifir de fa perfonne , & de mettre en liberté le pourvoyeur du fultan. Le médecin avoit déja la corde au cou, & alloit ceffer de vivre , quand on entendit la voix du tailleur, qui prioit le bourreau de ne pas palTer plus avant, & qui faifoit ranger le peuple pour s'avancer vers le lieutenant de police , devant lequel étant arrivé : Seigneur , lui dit-il , peu s'en eft fallu que vous n'ayez fait perdre la vie a trois perfonnes innocentes ; mais fi vous voulez bien avoir la patience de m'entendre, vous allez connoitre le véritable affaffin du boffu. Si fa mort doit être expiée par une autre, c'eft par la mienne. Hier vers la fin du jour, comme je travaillois dans ma boutique, & que j'étois en humeur de me réjouir, le boffu a. demi-ivre arriva, & s'afiit. II chanta quelque tems, & je lui propofai de venir paffer la foirée chez moi. II y confentit, & je 1'emmenai. Nous  i6b Les Mille et üne Nüits, nous mïmes k table, & je fervis un morceau de poilTon ; en le rtiangeant, une arrête ou un os s'arrêta dans fon gofier, & qUelque chofe que nous pümes faire ma femme & moi pour le foulager, il mourut en peu de tems. Nous fümes fort affligés de fa mort; & de peur d'en être repris, nous portames le cadavre k la porte du médecin juif. Je frappai, & je dis a la fervante qui vint ouvrir, de remonter prompternent, & de prier fon maïtre de notre part de-defcen'dre pour voir un malade que nous lui amenions ; & afin qu'il ne refusat pas de venir, je la chargeai de lui remettre en main propre une pièce d'argent que je lui donnai. Dès qu'elle fut remontée, je portai le boffu au haut de 1'efcalier fur la première marche, & nous fortimes auffitot ma femme & moi pour nous retirer chez nous. Le médecin, en voulant defcendre, fit rouler le boffu, ce qui lui a fait croire qu'il étoit caufe de fa mort. Puifque cela eft ainfi, ajoutat-il, laiffez aller le médecin, & me faites mourir. Le lieutenant de police & tous les fpecfateurs ne pouvoient aftez admirer les étranges évènemens dont la mort du boffu avoit été fuivie. Lache donc le médecin juif, dit le juge au bourreau, & pends le tailleur, puifqu'il confeffe fon crime. II faut avouer que cette hiftoire eft bien extraordinaire, & qu'elle mérite d'être écrite en lettres  C o n T e s Arabes» ' ï6*i lettrés d'or. Le bourreau ayant mis en liberté le médecin, paffa une corde au cou du tailleur» Mais, lire, dit Scheherazade en s'interrompant en cet endroit, je vöis qu'il eft déja jour; il faut , s'il vous plaït, rerrtettre la fuite de cette hiftoire a demairt. Le fultan des Indes y con» fentit, & fe leva pour aller a fes fonctions ordinaires» CXXVIII6 NUIT. 3LwA fultané ayant été réveillée par fa fceür, reprit ainfi la parole : Sire, pendant que le bour-» reau fe préparoit a pendre le tailleur, le fultan de Cafgar, qui ne poüvoit fe paffer long-tems du boffu fon bouffon, ayant demandé a le voir, un de fes officiers lui dit : Sire, le boffu dont votre majefté eft en peine, après s'être enivré hier, s'échappa du palais, contre fa coutume , pour aller courir pair la ville, & il s'eft tfouvé mort Ce matin. On a cönduit devant le juge de police un homme accufé de l'avoir tué, & auffitöt le juge a fait drefler une potence. Comme on alloit pendre 1'accufé, un hömrhé eft arrivé, & après celui-la un autre, "qui s'accufent euxmêmes, & fe déchargent l'un 1'autre. II y a longtems que cela dure, & le lieutenant de police Tomé VUL, L  ï62 Les mille e't une Nuits, eft a&uellement occupé a interroger un troifième homme qui fe dit le véritable affaffin. A ce difcours, le fultan de Cafgar envoya un huiffier au lieu du fupplice j Allez, lui dit-il, en toute diligence dire au juge de police qu'il m'amène inceflamment les accufés, & qu'on m'apporte auffi le corps du pauvre boffu que je veux voir encore une fois. L'huiffier partit, & arrivant dans le tems que le bourreau commencoit a tirer la corde pour pendre le tailleur, il cria de toute fa force que 1'on eut a fufpendre 1'exécution. Le bourreau ayant reconnu 1'huiflier, n'ofa palfer outre, & lacha Ie tailleur. Après cela, l'huiffier ayant joint le lieutenant de police, declara la volonté du fultan. Le juge obéit, prit le chemin du palais avec le tailleur, le médecin juif, le pourvoyeur & le marchand chrétien, & fit porter par quatre de fes gens le corps du boffu. Lorfqu'ils furent tous devant le fultan, le juge de police fe profterna aux piés de ce prince; & quand il fut relevé, lui raconta fidèlement tout ce qu'il favoit de 1'hiftoire du boffu. Le fultan la trouva fi fingulière, qu'il ordonna a fon hiftoriographe particulier de 1'écrire avec toutes fes circonftances; puis s'adreffant a toutes les perfonnes qui étoient préfentes : Avez-vous jamais, leur dit-il, rien entendu de plus furprenant  Contes Arabes* 165 que ce qui vient d'arriver a 1'occafion du boffu mon bouffon ? Le marchand clïrétien, après s'êtrs profterhé jufqu'a toucher la terre de fon front, prit alors la parole : Puiflant monarque, dit-il, je fais une hiftoire plus étonnante qua celle dont on vient de vous faire le récit; je vais vous la raconter, fi votre majefté veut m'en donner la permifhon. Les circonftances en font telles, qu'il n'y a perfonne qui puifle les entendre fans en être touche'. Le fultan lui permit de la dire, ce qu'il fit en ces termes i HISTOIRE Que raconta le Marchand chre'tiem Sire, avant que je m'engage dans le récit que votre majefté eorifértt cue je lui faiTe, je lui ferai fernarquer, s'il lui plaït, que je n'ai pas 1'honheur d'ètre né dans un endroit qui relève de fon empire, Je fuis étranger, natif du Caire en Egypte, comte de nation, & chrétien de religion. Mon père étoit courtier, & il avoit amaffé des biens affez confidérables qu'il me laiffa en mourant. Je fuivis fon exemple, & embraflai fa profeifion. Comme j'étois un jour au Caire dans le logement public des marchands de toutes Lij  164 Les stille et une Nuits-, fortes de grains, un jeune marchand très-bierï fait & proprement vétu, monté fur un ane, vint m'aborder. II me falua, & ouvrant un mouchoir oü il y avoit une montre de féfame : Combien vaut, me dit-il, la grande mefure de féfame de la qualité de celui que vous voyez. Scheherazade appercevant le jour, fe tut en cet endroit; mais elle reprit fon difcours la nuit fuivante, & dit au fultan des Indes : C X X I Xe NUIT. Sire, le marchand chrétien continuant de raconter au fultan de Cafgar 1'hiftoire qu'il venoit de commencer : J'examinai, dit-il, le féfame que le jeune marchand me montroit, & je lui répondis qull valoit, au prix courant, cent dragmes d'argent la grande mefure. Voyez, me dit-ü, les marchands qui en voudront pour ce prixla, & venez jufqu'a la porte de la Vicloire, oü vous verrez un khan féparé de toute autre habitation , je vous attendrai la. En difant ces paroles, il partit, & me laiffa la montre de féfame , que je fis voir a plufieurs marchands de la place, qui me dirent tous qu'ils en prendroient tant que je leur en \oudrois donner, a cent dix dragmes d'argent la mefure; & a ce compte, je  Contes Arabes. icj* trouvois a gagner avec eux dix dragmes par mefure. Flatté de ce profit, je me rendis a la porte de la Viétoire, oü le jeune marchand m'attendoit. II me mena dans fon magafin qui étoit plein de féfame. II y en avoit cent cinquante grandes mefures, que je fis mefurer & charger fur des anes , & je les vendis cinq mille dragmes d'argent. De cette fomme , me dit le jeune homme, il y a cinq cents dragmes pour votre droit, a dix par mefure, je vous les accorde; & pour ce qui eft du refte qui m'appartient, comme je n'en ai pas befoin préfentement, retirez-le de vos marchands, & me le gardez jufqu'a ce que j'aille vous le demander. Je lui répondis qu'il feroit pret toutes fois qu'il voudroit le venir prendre, ou me 1'envoyer demander. Je lui baifai la main en le quittant, & me retirai fort fatisfait de fa générofité. Je fus un mois fans le revoir : au bout de ce tems-la, je le vis paroitre. Oü font, me ditil, les quatre mille cinq cents dragmes que vous me devez ? Elles font toutes prétes, lui répondis-je, & je vais vous les compter tout-a-l'heure. Comme il étoit monté fur fon ane, je le priai de mettre pied a terre, & de me faire 1'honneur de manger un morceau avec moi avant que de les recevoir. Non, me dit-il, je ne puis defcendre a préfent, j'ai une affaire prefTante qui L iij  ï66 Les mille et une Nuits, m'appelle ici prés; mais je vais revenir' & en repaffant, je prendrai mon argent, que je vous pne de tenir pret, Il difparut en achevant ces paroles. Je 1'attendis, mais ce fut inutüement, & il ne revinrqu'un mois encore après. Voila, dis-je en moi-même, un jeune marchand qui a bien de la confiance en moi, de me laiffer entre les mains , fans me connoitre, une fomme de quatre mille cinq cents dragmes d'argent; un autre que lui n'en uferoit pas ainfi, & craindroit que je ne la lui emportaffe. II revint è la fin du troifième mois; il étoit encore monté fur fon ane , mais plus magnifiquement habillé que les autres fois. Scheherazade voyant que le jour commenCoit a paroitre, n'en dit pas davantage cette nuit. Sur la fin de la fuivante , elle pouriuivit de cette manière , en faifant toujours parler le marchand chrétien au fultan de Cafgar: CXXXe NUIT .t;.AEOïD <ïue A\Pper5us le jeune marchand, ) alla! au-devant de lui, je le conjurai de defcendre, & fttf demaridai s'il ne vouloit donc Fs que je lui comptafTe 1'argent que j'avois k Iuf, Cela ne prefTe pas, me répondit-il d'un m gai f contcnt- ^ fais qu'il eft en botttib  Cöntes Arabes. i&j main; je viendrai le prendre quand j'aurai dépenfé tout ce que j'ai, & qu'il ne me reftera plus autre chofe. Adieu, ajouta-t-il, attendezmoi a la fin de la femaine A ces mots , il donna un coup de fouet a fon ane, & je 1'eus bientöt perdu de vue. Bon, dis-je en moi-même , il me dit de 1'attendre a la fin de la femaine, & felon fon difcours, je ne le reverrai peut-être de long-tems. Je vais cependant faire valoir fon argent; ce fera un revenant - bon pour moi. Je ne me trompai pas dans ma conjecfure; 1'année fe paffa avant que j'entendiffe parler du jeune homme. Au bout de 1'an, il parut auffi richement vêtu que la dernière fois ; mais il me fembloit avoir quelque chofe dans 1'efprit. Je le fuppliai de me faire 1'honneur d'entrer chez moi. Je leveux bien pour cette fois, mè répondit-il, mais a condition que vous ne ferez pas de dépenfe extraordinaire pour moi. Je ne ferai que ce qu'il vous plaira, repris-je, defcendez donc de grace. Il mit pié a terre , & entra chez moi. Je donnai des ordres pour le régal que je voulois lui faire; & en artendant qu'on fervit, nous commencames a nous entretenir. Quand le repas fut pret, nous nous afsïmes a table. Dès le premier morceau, je remarquai qu'il le prit de la main gauche, &. L iv  «6*8 Les mille et une Nuits, je fus étonné de voir qu'il ne fe fervoit nulle< ment de la droite. je ne favois ce que j'en devois penfer. Depuis que je connois ce mar, cnand, difois-je en moi-même, il m'a toujours paru très-poli; feroit-il poflible qu'il en usat ainf. par mépris pour moi ? Par quelle raifon ne le fert-il pas de fa main droite ? Le jour qui éclairoit 1'appartement du fultan des Indes, ne permit pas a Scheherazade de con- tinuer cette hiftoire; mais elle en reprit la fuite le lendemain, & dit è Schahriar : CXXXF NUIT. Sire, le marchand chrétien étoit fort en peine de favoir pourquoi fon höte ne mangeoit que de la main gauche. Après Ie repas, dit-il, lorfque mes gens eurent deffervi & fe furent retirés , nous nous afsimes tous deux fur Uti foplw. Je préfentai au jeune homme d'une tablette excellente pour I3 bonne bouche, & il la prit encore de Ia main gauche. Seigneur lui dis-je alors, je vous fupplie de me pardonner Ia liberté que je prends de vous demander d'ou vient que vous ne vous fervez pas de votre main droite; vous y avez mal apparemment? Il fit un grand foupir au lieu de me re'pondre ; & tirant  Contes Arabes. i<5q ibn bras droit qu'il avoit tenu caché jufqu'alors fous fa robe, il me montra qu'il avoit la main coupée, de quoi je fus extrêmement étonné. Vous avez été choqué, fans doute, me dit-il, de me voir manger de la main gauche; mais jugez fi j'ai pu faire autrement. Peut-on vous demander , repris-je, par quel malheur vous avez perdu votre main droite ? II verfa des larmes 3 cette demande; & après les avoir effuyées, il me conta fon hiftoire, comme je vais vous la raconter. Vous faurez, me dit-il, que je fuis natif de Bagdad, fils d'un père riche, & des plus diftingués de la ville par fa qualité & par fon rang. A peine étois-je entré dans le monde, que fréquentant des perfonnes qui avoient voyagé, & qui diloient des merveilles de 1'Egypte & particulièrement du grand Caire, je fus frappé de leurs difcours, & j'eus envie d'y faire un voyage; mais mon père vivoit encore, & il ne m'en auroit pas donné la permiffion. II mourut enfin, & fa mort me laiffant maïtre de mes aótions, je réfolus d'aller au Caire. J'employai une trèsgroffe fomme d'argent en plufieurs fortes d'étoffes fines de Bagdad & de Mouffoul, & me mis en chemin, En arrivant au Caire, j'allai defcendre au khan qu'on appele le khan de Mefrour ; j'y  170 Les mille et une Nuits, pris un logement avec unmagafïn, dans lequef je fis mettre les ballots que j'avois apportés avec moi fur des chameaux. Cela fait, j'entrai dans ma chambre pour me repofer & me remettre de la fatigue du chemin, pendant què mes gens a qui j'avois donné 1'argent, allèrent acheter des vivres & firent la cuifine. Après le repas, j'allai voir le chateau , quelques mofquées , les places publiques, & d'autres endroits qui méritoient d'être vus. Le lendemain , je m'habillai proprement, & après avoir fait tirer de quelqués-uns dé mes ballots de très-belles & de très-riches e'toffes, dans l'intention de les porter a un bezeftêin (l), pour voir ce qu'on en offriroit, j'en chargeai «juelques-uns de mes efclaves, &merendisau bezeftêin des circaffiens. J'y fus bientöt environné d'une foule de courtiers & de crieurs qui avoient été avertis de mon arrivée. Je partageai des effais d'étoffes entre plufieurs crieurs qui les allèrent crier & faire voir dans tout le bezeftêin; mais nul des marchands n'en offrit que beaucoup moins que ce qu'elles me coütoient d'achat & de frais de voiture. Cela me facha; & comme j'en marquois mon ref- ( i ) Lieu public ou fe vendent des éioffes de foie & autres marchandifes précieufes.  Contes Arabes. i-rf fentiment aux crieurs : Si vous voulez nous en croire , me dirent-ils , nous vous enfeignerons un moyen de ne rien perdre fur vos étoffes. En cet endroit , Scheherazade s'arrêta , paree qu'elle vit paroitre le jour. La nuit fuivante t elle reprit fon difcours de cette manière : CXXXIP NUIT. L E marchand chrétien parlant toujours au fultan de Cafgar : Les courtiers & les crieurs, me dit le jeune homme , m'ayant promis de m'enfeigner le moyen de ne pas perdre fur mes marchandifes, je leur demartdai ce qu'il falloit faire pour cela. Les diftribuer a plufieurs marchands, repartirent-ils, ils les vendront en détail, & deux fois la femaine, le lundi & le jeudi, vous irez recevoir 1'argent qu'ils en auront fait. Par-la vous gagnerez au lieu de perdre, & les marchands gagneront aufli quelque chofe. Cependant vous aurez la libe me l'enverre£ demain ou un autre jour , ou biert •je vous fais préfent de 1'étoffe fi vous voulez. Ce n'eft pas comme je 1'entends 5 reprit-elle j vous en ufez avec moi d'une manière fi honnéte & fi obligeante, que je ferois indigne de paroitre devant les hommes, fi je rie vous etl témoignois pas de la reconnoiffance. Que dieu, pour vous en récompenfer, augmente vos biens, vous faffe vivre long-tems après moi , vous ouvre la porte des cieux a votre mort, & que toute la ville publie votre générofité. Ces paroles me donnèrent de Ia hardieffe. Madame , lui dis-je, laiffez-moi voir votre vifage pour prix de vous avoir fait plaifir ; ce fera me payer aVec ufure* A ces mots, elle fe tourna de mon cóté,*öta la mouffeline qui lui couvroit le vifage & offrit a mes yeux une beauté furprenante. J'en fus tellement frappé, que je ne pus lui rien dire pour lui exprimer ce que j'en penfois. Je ne me ferois jamais laffé de la regarder; mais elle fe recouvrit promptement le vifage, de peur qu'on ne 1'apper^üt; & après avoir abaiffe le crépon, elle prit Ia pièce d'étofle, & s'éloigna de la boutique, oü elle me laiffa dans un état bien différent de celui oü j'étois en arrivant. Je demeurai longtems dans un trouble & dans un défordre étrange»  Contes Arabes. 177 étrange. Avant dequitter le marchand, je lui demandai s'il connoiffoit la dame. Oui, me répondit-il, elle eft fille d'un _émir qui lui a laiffé en mourant des biens immenfes. Quand je fus de retour au khan de Mefrour, mes gens me fervirent a fouper; mais il me fut impoffible de manger. Je ne pus même fermer 1'ceil de la nuit, qui me parut la plus longue de ma vie. Dês qu'il fut jour , je me levai dans 1'efpérance de revoir 1'objet qui troubloit mon repos ; & dans le deftein de lui plaire, je m'ha-» billai plus proprement encore que le jour précédent. Je retournai a la boutique de Bedreddin. Mais, fire, dit Scheherazade, le jour que je vois paroi'tre, m'empêche de continuer mon récit. Après avoir dit ces paroles, elle fe tut; & la nuit fuivante , elle reprit fa narration dans ces termes : C X X X I Ve NUIT. Sire, le jeune homme de Bagdad racontant fes aventures au marchand chrétien : II n'y avoit pas long-temps , dit-il, que j'étois arrivé a la boutique de Bedreddin, lorfque je vis venir la dame, fuivie de fon efclave, & plus magnifiquement vêtue que le jour d'auparavant. Elle ne Tome FUt M  178 Les mille et une Nuits, regarda pas le marchand ; & s'adreiïant'a moi feul : Seigneur, me dit-elle, vous voyez que je fuis exacte a tenir la paroie que je VQUS donnai hier. Je viens expres pour vous apporter la lomme dont vous voulutes bien répondre pour moi fans me connoitre , par une générofité que je n'oubherai jamais. Madame , lui répondis-je, il n etoit pas befoin de vous preffer fi fort: j'étois fans inquiétude fur mon argent, & je {ms faché de la peine que vous avez prife. II n'étoit pas jufte, reprit-elle, que j'abufaiTe de votre honnêteté. En difant cela, elle me mit 1'argent entre les mains, & s'affit prés de moi. Alors profitant de 1'occafion que j'avois de 1'entretenir, je lui parlai de i'amour que je fentois pour elle; mais elle fe leva & me quitta brufquement, comme fi elle eut été fort offenfée de la déclaration que je venois de lui faire. Je la luivis des yeux tant que je la pus voir; & dès que je ne la vis plus, je pris congé du marchand, & fortis du bezeftêin fans favoir oü j'allois. Je rêvois a cette aventure , lorfque je fentis qu'on me tiroit par derrière. Je me tournai auffi-töt pour voir ce que ce pouvoit être & je reconnus avec plaifir 1'efclave de la dame dont j'avois 1'efprit occupé. Ma maitreffe, me dit-elle, qui eft cette jeune perfonne a qui vous venez de parler dans la boutique d'un marchand,  Contes Arabes. 170 Voudróit bien vous dire un mot; prenez, s'il vous plaït, la peine de me fuivre. Je lafuivis, & trouvai en effet fa maitreffe qui m'attendoit dans la boutique d'un changeur oü elle étoit affife, Elle me fit affeoir auprès d'elle, & prenant la parole: mon cher feigneur, me dit-elle, ne foyez pas furpris que je vous aye quitté un peu brufquement; je n'ai pas jugé a propos devant ce marchand , de répondre favorablement a 1'aveu que vous m'avez fait des fentimens que je vous ai infpirés. Mais bien loin de m'en offenfer, je confeffe que je prenois plaifir a vous entendre , & je m'eftime infiniment heureufe d'avoir pour amant'un homme de votre mérite. Je ne fais quelle impreffion ma vue a pu faire d'abord fur vous; mais pour moi, je puis vous affiirer , qu'en vous voyant, je me fuis fentie de 1'inclination pour vous. Depuis hier, je n'ai fait que penfer aux chofes que vous me dïtes, & mon empreffement a vous venir chercher fi matin, doit bien vous prouver que vous re me déplaifez pas. Madame, repris-je tranfporté d'amour & de joie, je ne pouvois rien entendre de plus agréable que ce que vous avez ia bonté de me dire. On ne fauroit aimer avec plus de paffion que je vous aime depuis 1'beureux moment que vous parütes a. mes yeux; Mij  180 Les mille et une Nuits, ils furent éblouis de tant de charmes, & mort cceur fe rendit fans réfiftance. Ne perdons pas le tems en difcours inutiles, interrompit-elle je ne doute pas de votre fincérité, & vous ferez bientót perfuadé de la mienne. Voulez-vous me faire 1'honneur de venir chez moi , ou fi vous fouhaitez que j'aille chez vous ? Madame lui répondis-je, je fuis un étranger logé dans un khan, qui n'eft pas un lieu propre a recevoir une dame de votre rang & de votre mérite. Scheherazade alloit pourfuivre, mais elle fut obligée d'interrompre fon difcours, paree que le jour paroiflbit. Le lendemain, elle continua de cette forte, en faifant toujours parler le jeune homme de Bagdad : C X X X Ve NUIT. ÏL eft plus è propos, madame, pourfuivit-i! que vous ayez la bonté de m'enfeigner votre' demeure : j'aurai 1'honneur de vous aller voir chez vous. La dame y confentit. II eft, ditelle , vendredi après demain, venez ce jour-lü après la prière du midi. Je demeure dans la rue de la dévotion. Vous n'avez qu'a demander la maifon d'Abon Schamma, furnommé Bercour autrefois chef des émirs : vous me trouverez-  Contes Arabes. 181 la. A ces mots, nous nous féparames , & je paffai le lendemain dans une grande impatience. Le vendredi, je me levai de bon matin , je pris le plus bel habit que j'euffe, avec une bourfe oü je mis cinquante pièces d'or; & monté fur un ane que j'avois retenu dès le jour précédent, je partis accompagné de 1'homme qui me 1'avoit loué. Quand nous fümes arrivés dans la rue de la dévotion, je dis au maïtre de 1'ane de demander oü étoit la maifon que je cherchois ; on la lui enfeigna, & il m'y mena. Je defcendis a la porte , je le payai bien & le renvoyai, en lui recommandant de bien remarquer la maifon oü il me laiffoit, & de ne pas manquer de m'y venir prendre le lendemain matin, pour me remener au khan de Mefrour. Je frappai a la porte, & auffi-töt deux petites efclaves blanches comme la neige & très-proprement habillées , vinrent ouvrïr. Entrez, me dirent-elles, notre maïtreffe vous attend impatiemment. II y a deux jours qu'elle ne cefle de parler de vous. J'entrai dans la cour, & vis un grand pavillon élevé fur fept marches , & entouré d'une grille qui le féparoit d'un jardin d'une beauté admirable. Outre les arbres qui ne fervoient qu'a 1'embellir & qu'a fermer de 1'ombre, il y en avoit une infinité d'autres chargés de toutes fortes de fruits. Je fus charmé du ramage M üj  ïS2 Les mille et une Nuits, d'un grand nombre d'oifeaux qui méloient' leurs chanö au murmure d'un jet d'eau d'une hauteur prodigieufe qu'on voyoit au milieu d'un parterre emaüle de fleurs. D'ailleurs, ce jet d'eau étoit tres-agréable a voir ; quatre gros dragons dorés parouToient aux angles du balTïn qui étoit en quarre, & ces dragons jetoient de 1'eau en abondance, mais de Peau plus claire que le crVftal de roche. Ce lieu plein de délices, me donna une haute idéé de la conquéte que j'avois faite. Les deux petites efclaves me firent entrer dans un fallon magnifiquement meublé ; & pendant que 1'une courut avertir fa maïtrefïe de mon arnvee, 1'autre demeura avec moi & me fit remarquer toutes les beautés du fallon. En achevant ces derniers mots, Scheherazade cefla de parler, a caufe qu'elle vit paroitre Ie jour. Schahriar fe leva fort curieux d'apprendre ce que feroit le jeune homme de Bagdad dans le fallon de la dame du Caire. La fultane contenta le lendemain la curiofité de ce prince en reprenant ainfi cette hiftoire :  Contes Arabes. 183 CXXXVT NUIT. Sire, le marchand chrétien continuant de parler au fultan de Cafgar, pourfuivit de cette manière : Je n'attendis pas long-tems dans le fallon , me dit le jeune homme , la dame que j'aimois, y arriva bientöt, fort parée de perlês & de diamans , mais plus brillante encore par Féclat de fes yeux que par celui de fes pierreries. Sa taille, qui n' étoit plus cachée par fon habillement de ville, me parut la plus fine & la plus avantageufe du monde. Je ne vous parlerai point de la joie que nous eümes de nous revoir; car c'eft une chofe que je ne pourrois que foiblement exprimer. Je vous dirai feulement qu'après les premiers complimens, nous nous afsimes tous deux fur un fopha, ou nous nous entretïnmes avec toute la fatisfaètion imaginable. On nous fervit enfuite les mets les plus délicats & les plus exquis. Nous nous mimes a table, & après le repas, nous recommencames a nous entretenir jufqu'a la nuit. Alors on nous apporta d'excellent vin & des fruits propres a exciter a boire, & nous bümes au fon des inftrumens que les efclaves accompagnèrent de leurs voix. La dame du logis chanta M iv  i§4 Les mille et une Nuits, elle-mëme, & acheva , par fes chanfons , de mateendnr & de me rendre le plus paffionné de rous les amans. Enfin je paffai Ia nuit a goüter toutes fortes de plaifirs. Le lendemain matin, après avoir mis adroitement fous le chevet du lit la bourfe & les cinquante pièces d'or que j'avois apportées, je dis adieu a la dame, qui me demanda quand e la reverrois. Madame, lui répondis-je, je vous promets de revenir ce foir. Elle parut ravie de 11,3 re>0nfe' me conduifit jufqu'a la porte; & en nous féparant, elle me conjura de tenir ma promeffe. Le même homme qui m'avoit amené, m'attendoit avec fon ane. Je montai deffius & revins au khan de Mefrour. En renvoyant 1'homme, je lui dis que je ne le payois pas, afin qu'il me vint reprendre 1'après-dinée a 1'heure que je lui marquai. D'abord que je fus de retour dans mon logement, mon premier fob fut de faire acheter un bon agneau & plulïeurs fortes de gateaux que j'envoyai a la dame par un porteur. Je m'occupai enfuite^ d'aifaires fe'rieufes, jufqu'a ce que le maïtre de Pane fut arrivé. Alors je partis avec lui, & me rendis chez la dame, qui me recut avec autant de joie que le jour précédent, & me fit un régal auffi magnifique que le premier, r  Co n tes Arabes. i8y En la quittant le lendemain, je lui laiiTai encore une bourfe de cinquante pièces d'or, & je revins au khan de Mefrour. A ces mots, Scheherazade ayant appercu le jour, en avertit le fultan des Indes , qui fe leva fans lui rien dire. Sur la fin de la nuk fuivante, elle reprit ainfi la fuite de 1'hiftoire commencée : CXXXVIF NUIT. Le marchand chrétien parlant toujours au fultan de Cafgar : le jeune homme de Bagdad , dit-il, pourfuivit fon hiftoire dans ces termes: Je* continuai de voir la dame tous les jours, & de lui laifler chaque fois une bourfe de cinquante pièces d'or ; & cela dura jufqu'a ce que les marchands a qui j'avois donné mes marchandifes a vendre, & que je voyois régulièrement deux fois la femaine, ne me dürent plus rien : enfin je me trouvai fans argent & fans efpérance d'en avoir. Dans cet état affireux, & prêt a m'abandonner a mon défefpoir , je fortis du khan fans favoir ce que je faifois , & m'en allai du cöté du chateau , ou il y avoit un grand nombre de peuple affemblé pour voir un fpeftacle que donnoit le fultan d'Egypte, Lorfque je fus arrivé  l8<5 Les mille et Une Nuits, dans le lieu oü étoit tout ce monde, je me melax parmi la foule, & me trouvai ^ pres dun cavalier bien monté & fort proprement habillé, qui avoit a 1'arcon de fa felle un lac a demi-ouvert, d'oü fortoit un cordon de ioxe verte. En mettant la main fur le fac je jugeai que le cordon devoit être celui d'une bourfe qui étoit dedans. Pendant que je faifois ce jugement, il paft de 1'autre cöté du cavalier un porteur chargé de bois, & il palTa fi près que le cavalier fut obligé de fe tourner vers lui pour empêcher que le bois ne touchat & ne déchirat fon habit. En ce moment, le démon me tenta; je pris le cordon d'une main, & m'aidant de 1'autre a élargir le fac, je tirai la bourfe fans que perfonne s'en apperfüt. Elle etoit pefante, & je ne doutai point qu'il n'y eut dedans de 1'or ou de 1'argent. Quand le porteur fut paffe' , le cavalier qui avoit apparemment quelque foupcon de ce que j'avois fait pendant qu'il avoit eu la tête tournée mit auffi-tótla main dans fon fac, & n'y trouvant pas fa bourfe, me donna un fi grand coup de fa hache d'armes, qu'il me renverfa par terre. Tous ceux qui furent témoins de cette violence en furent touchés , & quelques-uns mirent la main fur la bride du cheval pour arréter le cavalier, & lui demander pour quel fujet il m'avoit  Contes Arabes. 187 frappé, s'il lui étoit permis de maltraiter ainfi un mufulman. De quoi vous mélez-vous, leur répondit-il d'un ton brufque? je ne 1'ai pas fait fans raifon; c'eft un voleur. A ces parol es , je me relevai, & a mon air, chacun prenant mon parti, s'écria qu'il étoit un menteur, qu'il n'étoit pas croyable qu'un jeune homme tel que moi, eut commis la méchante aètion qu'il m'imputoit : enfin ils foutenoient que j'étois innocent; & tandis qu'ils retenoient fon cheval pour favorifer mon évafion , par malheur pour moi, le lieutenant de police, fuivi de fes gens, paffa par-la; voyant tant de monde affemblé autour du cavalier & de moi, il s'approcha & demanda ce qui étoit arrivé. II n'y eut perfonne qui n'accusat le cavalier de m'avoir maltraité injuftement, fous prétexte dé 1'avoir volé. Le lieutenant de police ne s'arrêta pas a tout ce qu'on lui difoit ; il demanda au cavalier s'il ne foupconnoit pas quelqu'autre que moi de 1'avoir volé. Le cavalier répondit que non, & lui dit les raifons qu'il avoit de croire qu'il ne fe trompoit pas dans fes foupcons. Le lieutenant de police, après 1'avoir écouté , ordonna h fes gens de m'arrêter & de me fouiller, ce qu'ils fe mirent en devoir d'exécuter auffitöt; & l'un d'entr'eux m'ayant öté la bourfe, la montra publiquement. Je ne pus foutenir cette honte, j'en  i88 Les mille ét une Nuits, tombai évanoui. Le lieutenant de police fe fit apporter la bourfe. Mais, fire, voila le jour, dit Scheherazade en fe reprenant; fi votre majefté veut bien encore me laifler vivre jufqu'a demain, elle entendra la fuite de Thiftoire. Schahriar qui n'avoit pas un autre deffein, fe leva fans lui répondre, & alla remplir fes devoirs. CXXXVIIP NUIT. Sur la fin de la nuit fuivante, la fultane adreffa ainfi la parole a Schahriar : Sire, le jeune homme de Bagdad pourfuivant fon hiftoire : Lorfque le lieutenant de police, dit-il, eut la bourfe entre les mains, il demanda au cavalier fi elle étoit a lui, & combien il y avoit mis d'argent. Le cavalier la reconnut pour celle qui lui avoit été pnfe, & aiTura qu'il y avoit dedans vingt fequins. Le juge 1'ouvrit, & après y avoir effectivement trouvé vingt fequins, il la lui rendit. Auffitöt if me fit venir devant lui : Jeune homme, me dit-il, avouez-moi la vérité; eft-ce vous qui avez pris la bourfe de ce cavalier ? n'attendez pas que j'emploie les tourmens pour vous le faire confeffer. Alors baiffant les yeux, je dis en moi-même ; fi je nie le fait, la bourfe dont  Co ntes Arabes. i8p on m'a trouvé faifi, me fera paffer pour un menteur; ainfi, pour éviter un doublé chatiment, je levai la tête, & confeiTai que c'étoit moi. Je n'eus pas plutöt fait cet aveu, que le lieutenant de police, après avoir pris des témoins, commanda qu'on me coupat la main, & la fentence fut exécutée fur le champ, ce qui excita la pitié de tous les fpectateurs; je remarquai même fur le vifage du cavalier, qu'il n'en étoit pas moins touché que les autres. Le lieutenant de police vouloit encore me faire couper un pied, mais je fuppliai le cavalier de demander ma grace ; il la demanda , & 1'obtint. Lorfque le juge eut paffe fon chemin, le cavalier s'approcha de moi : Je vois bien , me dit-il en me préfentant la bourfe, que c'eft la néceflité qui vous a fait faire une adion fi honteufe & fi indigne d'un jeune homme aufli bien fait que vous : mais tenez, voila cette bourfe fatale, je vous la donne, & je fuis très-faché du malheur qui vous eft arrivé. En achevant ces paroles, il me quitta ; & comme j'étois trèsfoible a caufe du fang que j'avois perdu, quelques honnêtes gens du quartier eurent la charité de me faire entrer chez eux, & de me faire boire un verre de vin. Ils pansèrent auffi mon bras, & mirent ma main dans un linge, que j'emportai avec moi attaché a ma ceinture.  ij?o Les mille et une Nuits, Quand je ferois retourné au khan de Mefrour dansce trifte état,jenyauroispas t" fecours dont f avois befoin. Cétoit auffi halr- dame. L1I Qudra ^ ^ J difois-je, lorfqu elle aura appris mon infamie. Je ne laiffa! pas néanmoins de prendre ce partij & afin que le monde qui me fuivoit fe lafsat de maccompagner.,], marcbi paj. lufi detournees &me rendis enfin che2 la dame fT/eT. fi^e&fifati^'^-jemejeta; T lef°Pha' le bras droitfous ma robe/ car je me gardai bien de le faire voir Cependant Ia dame, averrie demon arrivée & dU mal «ueie fouffi-oiS, vint avec empreffement, & me voyant pale & de'fait : Ma chère ame, me dit-elle, qu'avez-vous donc ? Je diffimuiai. Madame, lui répondis-je, c'eft un grand mal de tete qui me tourmente. Elle en parut tres-affligée. Afféyez-vous, reprit-elle, car « metozs evé pour la recevoir : dites-moi comment cela vous eft venu; vous vous portie2 li bien a dernière fois que j'eus Ie plaifir de vous von ! II y a quelqu'autre chofe que vous me cachez : apprenez-moi ce que c'eft. Comme ie gardois le filence, & qu'au lieu de répondre, les larmes couloient de mes yeux : Je ne comprends Pas, dit-elle, ce qui peut vous affliger, vous en  Contes Arabes. ipi aurois-je donné quelque fujet fans y penfer ? & venez-vous ici exprès pour m'annoncer que vous ne m'aimez plus ? Ce n'eft point cela, madame , lui répartïs-je en foupirant, & un foupcon fi injufte augmente encore mon mal. Je ne pouvois me réfoudre a lui en déclarer la véritable caufe. La nuit étant venue, on fervit le fouper ; elle me pria de manger; mais ne pouvant me fervir que de la main gauche, je la fuppliai de m'en difpenfer, m'excufant fur ce que je n'avois nul appétit. Vous en aürez, me dit-elle, quand vous m'aurez découvert ce que vous me cachez avec tant d'opiniatreté. Votre dégout, fans doute, ne vient que de la peine que vous avez a vous y déterminer. Helas , madame, repris-je, il faudra bien enfin que je m'y détermine. Je n'eus pas prononcé ces paroles, qu'elle me verfa a boire ; & me préfentant la taffe : Prenez, dit-elle, & buvez, cela vous donnera du courage. J'avan£ai donc la main gauche, & pris la taffe. A ces mots , Scheherazade appercevant le jour , cefla de parler ; mais la nuit fuivante, elle pourfuivit fon difcours de cette manière :  1 les mille et une Nuits, C X X X I Xe NUIT. Lorsque j'eus la taffe a la main, dit le jeune homme, je redoublai mes pleurs, & pouffai de nouveaux foupirs. Qu'avez-vous donc a foupirer & a pleurer fi amèrement, me dit alors la dame? & pourquoi prenez-vous la taffe de la main gauche plutót que de la droite ? Ah ! madame, lui répondis-je, excufez-moi, je vous en conjure, c'eft que j'ai une tumeur a la main droite. Montrez-moi cette tumeur, répliquat-elle, je la veux percer. Je men excufai, en difant qu'elle n'étoit pas encore en état de 1'etre, & je vidai toute la taffe qui e'toit très-grande. Les vapeurs du vin, [ma laifitude, ft 1'abattement oü j'étois, m'eurent bientót affoupi, & je dormis d'un profond fommeil, qui dura jufqu'au lendemain. Pendant ce tems-la, la dame Voulant favoir quel mal j'avois a la main droite, leva ma robe qui la cachoit,& vit avec tout 1'étonnement que vous pouvez penfer, qu'elle étoit coupée, & que je 1'avois apportée dans un linge. Elle compnt d'abord fans peine pourquoi j'avois tant réfifté aux preffantes inftances qu'elle m'avoit faites, & elle paffa la nuit a s'affliger de ma difgrace ,  Co nt es Arabes» ipj difgrace, ne doutant pas qu'elle ne me fut arriVée pour 1'amour d'elle. A mon réveil, je remarquai fort bien fur fon vifage , qu'elle étoit faifie d'une vive douleur. Néanmoins, pour ne me pas chagriner, elle ne me paria de rien. Elle me fit fervir un confommé de volaille qu'on m'avoit préparé par fon ordre, me fit manger & boire , pour me donner, difoit-elle, les forces dont j'avois befoin. Après cela, je voulus prendre congé d'elle; mais me- retenant par ma robe : Je ne fouffriraï pas, dit-elle, que vous fortiez d'ici. Quoique vous ne m'en difiez rien, je fuis perfuadée que je fuis la caufe du malheur que vous vous êtes attiré : la douleur que j'en ai, ne me laiffera pas vivre long-tems ; mais avant que je meure, il faut que j'exécute un deffein que je médite en votre faveur. En difant cela, elle fit appeleit Un officier de juftice & des témoins, & me fit dreffer une donation de tous fes biens. Après qu'elle eut renvoyé tous ces gens fatisfaits de leurs peines , elle ouvrit un grand coffre oü étoient toutes les bourfes dont je lui avois fait préfent depuis le commencement de nos amours. Elles font toutes entières, me dit-elle, je n'ai pas touché a une feule : tenez, voila la clé du coffre; vous en êtes le maïtre. Je la remerciai de fa générofité & de fa bonté. Je compte poUC Tome Vlllx N  194 ^es milee et une Nuits, rien , reprit-elle, ce que je viens de faire pour vous, & je ne ferai pas contente que je ne meure encore , pour vous témoigner combien je vous aime» Je la conjurai par tout ce que 1'amour a de plus puiffant, d'abandonner une réfolution fi funefte; & jamais je ne pus Ten détourner; & le chagrin de me voir manchot, lui caufa une maladie de cinq ou fix femaines, dont elle mourut. Après avoir regretté fa mort autant que je le devois , je me mis en poifcffion de tous fes biens qu'elle m'avoit fait connoitre; & le féfame que vous avez pris la peine de vendre pour moi, en faifoit une partie. Scheherazade vouloit continuer fa narration; mais le jour qui paroiffoit, 1'en empêcha. La nuit fuivante, elle reprit ainfi le fil de fon difcours : c x le nuit. Le jeune homme de Bagdad acheva de raconter fon hiftoire de cette forte au marchand chrétien : Ce que vous venez d'entendre, pourfuivit-il , doit m'excufer auprès de vous d'avoir mangé de la main gauche; je vous fuis fort obligé de la peine que vous vous êtes donnée pour  Conïès Arabes» Iöj? rtïoi. Je ne puis affez reconnoitre votre fidélité; & comme j ai, dieu merci, affez de bien , quoique j'en aye dépenfé beaucoup , je vous prie de vouloir acccpter le préfent que je vous fais de la fomme que vous me devez. Outre cela, j'ai une propofition a vous faire. Ne pouvant plus demeurer cavantage au Caire, après 1'affaire que je viens de vous conter , je fuis réfolu d'en partir pour n'y revenir jamais. Si vous vou-^ lez me tenir compagnie , nous négocierons enfemble , & nous partagerons également le gain que nous ferons. Quand le jeune homme de Bagdad eut achevé fon hiftoire , dit le marchand chrétien, je le remerciai le mieux qu'il roe fut poffible du préfent qu'il me faifoit; & quant a fa. propofition de voyager avec lui, je lui dis que je 1'acceptois très-volontiers , en 1'auurant que fes intéréts me feroient toujours auffi chers que les miens. Nous primes jour pour notre départ, & lorfqu'il fut arrivé, nous nous mimes en chemin. Nous avons paifé par la Syrië & par la Méfopotamie, traverfé toute laPerfe, oü, après nous étre arrêtés dans plufieurs villes, nous fommes enfin venus , fire, jufqu'a votre capitale. Au bout de quelque tems , le jeune homme m'ayant témoigné qu'il avoit deffein dc repaffer dans la N ij  *x$6 Les mille et une Nuits, Perfe & de s'y établir, nous fïmes nos comptes > & nous nous féparames très-fatisfaits l'un de 1'autre. Ilpartit; &moi, fire, je fuis refte'dans cette ville, oü j'ai 1'honneur d'être au fervice de votre majefté. Voila 1'hiftoire que j'avois a vous conter : ne la trouvez-vous pas plus furprenante que celle du boffu ? Le fultan de Cafgar fe mit en colère contre le matchand chrétien : Tu es bien hardi, lui ditil , d'ofer me faire le récit d'une hiftoire fi peu digne de mon attention , & de la comparer a celle du boffu. Peux-tu te flatter de me perfüader que les fades aventures d'un jeune débauché, font plus admirables que celles de mon bouffon? Je vais vous faire pendre tous quatre, pour vengerfa mor t. A ces paroles , le pourvoyeur effrayé fe jeta aux piés du fultan : Sire, dit-il, je fupplie votre majefté de fufpendre fa jufte colère, de m'écouter, & de nous faire grace a tous quatre , fi 1'hiftoire que je vais conter a votre majefté, eft plus belle que celle du boffu. Je t'accorde ce que tu me demandes, répondit le fultan: parle, Le pourvoyeur prit alors la parole, & dit:  Contes Arabes. ïp-f HISTOIRE Racontée par le Pourvoyeur du Sultan de Cafgar. Sire, une perfonne de confidération m'in^ "vita hier aux noces d'une de fes filles. Je ne manquai pas de me rendre chez lui fur le foir a 1'heure marquée, & je me trouvai dans unè affemblée de docteurs , d'officiers de juftice , & d'autres perfonnes les plus diftinguées de cette ville. Après les cérémonies , on fervit un feftin magnifique ; on fe mit a table , & chaeun mangea de ce qu'il trouva le plus a fon goüt. II y avoit entr'autres chofes une entrée accommodée avec de 1'ail, qui étoit excellente , & dont tout le monde vouloit avoir; & comme nous remarquames qu'un des convives ne s'empreffoit pas d'en manger , quoiqu'elle fut devant lui, nous 1'invitames a mettre la main au plat & a nous imiter. II nous conjura de ne le point preffer la-deffus : Je me garderai bien , nous dit-il, de toucher a un ragout oü il y aura de 1'ail: je n'ai point oublié ce qu'il m'en coüte pour en avoir goüté autrefois. Nous le priames de nous raconter ce qui lui avoit caufé une fi grande aver-s Nüj  ïo8 Les mille e't une Nuits, fion pour 1'ail. Mais fans lui donner le tems de nous re'pondre ; Eft-ce ainfi, lui dit le maïtre de la maifon, que vous faites honneur a ma table ? Ce ragout eft délicieux , ne prétendez pas vous exempter d'en manger : il faut que vous me faffiez cette grace comme les autres. Seigneur , lui repartit le convive, qui étoit un marchand de Bagdad , ne croyez pas que j'en rufe ainfi par une fauffe délicateffe .; je veux bien vous obéir fi vous le voulez abfolument; mais ce fera a condition qu'après en avoir mangé, je me laverai , s'il vous p'aït, les mains quarante fois dans de 1'alkali (i), quarante autres fois avec vorite, vous ne plairez pas moins a la maïtreffe, qui ne cherche qu'a lui faire plaifir, & qui ne voudroit pas contraindre fon inclination» II ne s'agit donc plus que de venir au palais ^ & c'eft pour cela que vous me voyez ici : c'eft: a vous dè prendre votre réfolution, Elle eft toute prife, lui repartis-je, & je fuis pret a vous fuivfe par-tout oü vous Voudrez me conduire. Voila qui eft bien, reprit l'eunuque; mais vous favez que les hommes n'entrent pas dans les appartemens des dames du palais, & qu'on ne peut vous y introduire qu'en prenant des mefures qui demandent un grand fecret : la favoiïte en a pris de juftes. De votre cöté* faites tout ce qui dépendra de vous; mais fur-tout foyez difcret , car il y va de votre vie* Je 1'aiTurai que je ferois exactement tout ce qui me feroit ordonné. II faut donc , me dit-il, que ce foir, a 1'entrée de la nuit, vous vous jrendiez a la mofquée que Zobéïde, époufe ?ome mit O  aio Les mille et une Nuits, du calife , a fait batir fur le bord du Tigre, & que la vous attendiez qu'on vous vienne chercher. Je confentis a tout ce qu'il voulut. J'attendis la fin du jour avec impatience; & quand elle fut venue, je partis : j'affiftai a la prière d'une heure & demie après le foleil couché, dans la mofquée, oü je demeurai le dernier. Je vis bientöt aborder un bateau dont tous les rameurs étoient eunuques ; ils débarquèrent, & apportèrent dans la mofquée plufieurs grands coffres, après quoi ils fe retirèrent; il n'en refta qu'un feul, que je reconnus pour celui qui avoit toujours accompagné la dame, & qui m'avoit parlé Ie matin. Je vis entrer auffi la dame ; j'allai au-devant d'elle, en lui temoignant que j'étois prèt a exécuter fes ordres. Nous n'avons pas de tems a perdre, me dit-elle; en difant cela, elle ouvrit un des coffres, & m'ordonna de me mettre dedans : c'eft une chofe, ajouta-t-elle, néceffaire pour votre süreté & pour la mienne, Ne craignez rien, & laiffez-moi difpofer du refte. J'en avois trop fait pour reculer; je fis ce qu'elle defiroit, & auffitöt elle referma le coffre a la clé. Enfuite l'eunuque qui étoit dans fa confidence, appela les autres eunuques qui avoient apporté les «offres, & les fit tous reporter dans le bateau j  Contes Arabes» a>iT] puis Ia dame & fon eunuque s'étant rembarqués, on commenga de ramer pour me mener a Pappartement de Zobéïde. Pendant ce tems-la , je faifois de férieufes réflexions> & confidérant Ie danger oü j'étois, je me repentis de m'y être expofé : je fis des vceux & des prières qui n'étoient guère de faifon. Le bateau aborda devant Ia porte du palaia du calife ; on déchargea les coftres, qui furent portés a 1'appartement de 1'officier des eunuques qui garde la clé de celui des dames, & n'y laiffe rien entrer fans l'avoir bien vifité auparavant. Cet officier étoit couché; il fallut 1'éveiller & le faire lever. Mais, Sire, dit Scheherazade en cet endroit, je vois le jour qui commence a paroïtre. Schahriar fe leva pouc aller tenir fon confeil, & dans la réfolutioit d'entendre le lendemain la fuite d'une hiftoire qu'il avoit écoutée jufques-la avec plaifir. Oi;  212 Les mille et une Nuits, CXLV* NUIT. Quelques momens avant le jour , Ia fultane des Indes s'étant réveillée, pourfuivit de cette manière 1'hiftoire du marchand de Bagdad : L'officier des eunuques, continua-t-il , faché de ce qu'on avoit interrompu fon fommeil, querella fort la favorite de ce qu'elle revenoit fi tard. Vous n'en ferez pas quitte è fi bon marché que vous vous 1'imaginez, lui ditil ; pas un de ces coffres ne paffera que je ne Paye faitouvrir, & que je ne 1'aye exadement Vifité. En même tems, il commanda aux eunuques de les apporter devant lui l'un après 1'autre , & de les ouvrir. Ils commencèrent par celui ou j'étois enfermé; ils le prirent & le portèrent. Alors je fus faifi d'une frayeur que je ne puis exprimer: je me crus au dernier moment de ma vie. La favorite qui avoit la clé, protefta qu'elle ne la donneroit pas, & ne fouffriroit jamais qu'on ouvr.t ce coffre-la. Vous favez bien, dit-elle, que je ne fais rien venir qui ne foit pour le fervice de Zobéïde, votre maitreffe & Ia mienne. Ce conre particulièrement eft rempli de marchandifes précieufes, que des marchands nou-.  C o n t e s Arabes. stj vellement arrivés m'ont confiées. II y a de plus un nombre de bouteilles d'eau de la fontaine de Zemzem (i) , envoyées de la Mecque : fi quelqu'une venoit a fe caffer, les marchandifes en feroient gatées , & vous en répondriez; la femme du commandeur des croyans fauroit bien fe venger de votre infolence. Enfin elle paria avec tant de fermeté, que 1'officier n'eut pas la hadieffe de s'opiniatrer a vouloir faire la vifite, ni du coffre oü j'étois, ni des autres. Paffez donc , dit-il en colère, marchez. On ouvrit 1'appartement des dames , & 1'on y porta tous les coffres. A peine y furent - ils , que j'entendis crier tout- a- coup: Voila le calife , voila le calife. Ces paroles augmentèrent ma frayeur a un point, que je ne fais comment je n'en mourus pas fur. le champ : c'étoit effecfivement le calife. Qu'apportez-vous donc dans ces coffres, dit-il a la favorite? Commandeur des croyans, répondit-elle, ce font des étoffes nouvellement arrivées, que 1'époufe de votre majefté a fouhaité qu'on lui (i ) Cette fontafne efl £ la Mecque; & felon les mahométans, c'eft h fource que dieu fit paroïtre en faveur de Hagar, après qu'Abraham eut été obli'gé de la chalTer. On bok de fan eau par dévotion, & 1'on en envoie ei* préfent aux pr'nces & aux princeiTes.  Si4 Les mille et une Nuits, montrat. Ouvrez, ouvrez , reprit le calife , je les veux voir auffi. Elle voulut s'en excufer, en lui repre'fentant que ces étoffes n'étoient propres que pour des dames, & que ce feroit öter a fon époufe le plaifir qu'elle fe faifoit de les voir la première. Ouvrez, vous dis-je,répliqua-t-il, je vous 1'ordonne. Elle lui remontra encore que fa majefté, en 1'obligeant a manquer a fa maitreffe , 1'expofoit a fa colère. Non, non , repartit-il, je vous promets qu'elle ne vous en fera aucun reproche : ouvrez feulement, & ne me faites pas attendre plus long-tems. II fallut obéir; & je fentis alors de fi vives alarmes, que j'en frémis encore toutes les fois que j'y penfe. Le calife s'affit, & la favorite fit •porter devant lui tous les coffres l'un après 1'autre , & les ouvrit. Pour tirer les chofes en longueur, elle lui faifoit remarquer toutes les beautés de chaque étoffe en particulier : elle vouloit mettre fa patience a bout; mais elle n'y réuffit pas. Comme elle n'étoit pas moins intéreffée que moi a ne pas ouvrir le coffre oü j'étois, elle ne s'empreffoit point a le faire apporter, & il ne reftoit plus que celui-la a vifiter. Achevons, dit le calife, voyons encore ce qu'il y a dans ce coffre. Je ne puis dire fi j'étois vif ou mort en ce moment; mais je ne croyois pas échapper d'un fi grand danger.  Cöntes Arabes. aijr Scheherazade, a ces derniers mots, vit paroïtre le jour : elle interrompit fa narration j mais elle la continua de cette forte fur la fia; de la nuit fuivante: CXLVP NUIT. Lo rs qtj e la favorite de Zobéïde, pourfuivit le marchand de Bagdad , vit que le calife vouloit abfolument qu'elle ouvrït le coffre oü j'étois: Pour celui-ci, dit-elle, votre majefté me fera , s'il lui plaït, la grace de me difpenfer de lui, faire voir ce qu'il y a dedans; il y a des chofeS' que je ne lui puis montrer qu'en préfence de fon époufe. Voila qui eft bien, dit le calife, je fuis content, faites emporter vos coffres. Elle les fit enlever auflitöt & porter dans fa chambre , oü je commencai a refpirer. Dès que les eunuques qui les avoient apportés, fe furent retirés, elle ouvrit promptement celui oü j'étois prifonnier. Sortez , me dit-elle, en me montrant la porte d'un efcalier qui conduifoit a. une chambre au deffus, montez, & allez m'attendre. Elle n'eut pas fermé la porte fur moi , que le calife entra , & s'affit fur le coffre d'oü je venois de fortir. Le motif de cette vifite étoit un mouvement de curiofité qui nej O hl  '216 Les mili,e et une Nuits, me regardoit pas. Ce. prince vouloit faire des queftions fur ce qu'elle avoit vu ou entendu dans la ville. Ils s'entretinrent tous deux affez long-tems; après quoi il la quitta enfin, & fe retira dans fon appartement. Lorfqu'elle fe vit libre, elle me vint trouver dans la chambre oü j'étois monté , & me fit bien des excufes de toutes les alarmes qu'elle m'avoit caufées. Ma peine , me dit-elle , n'a pas été moins grande que la votre ; vous n'en devez pas douter, puifque j'ai fouffert pour 1'amour de vous & pour moi qui courois le même péril: une autre a ma place n'auroit peut-être pas eu le courage de fe tirer fi bien d'une occafion fi délicate. II ne falloit pas moins de hardiefle ni de préfence d'efprit, ou plutöt il falloit avoir tout 1'amour que j'ai pour vous, pour fortir de cet embarras ; mais raffurez-vous , il n'y a plus rien a craindre. Après nous être entretenus quelque tems avec beaucoup de tendreffe : II eft tems , me dit - elle, de vous repofer, couchez-vous; je ne manquerai pas de vous préfenter demain a Zobéïde ma maitreffe , a quelque heure du jour; & c'eft une chofe facile , car le calife ne la voit que la nuit. Rafiuré par ces difcours, je dormis affez tranquillement; ou fi mon fommeil fut quelquefois interrompu par des inquiétudes, ce furent des inquiétudes  Co nt es Arabes. 217 agréables , caufées par 1'efpérance de pofféder une dame qui avoit tant d'efprit & de beauté. Le lendemain , la favorite de Zobéïde, avant que de me faire paroïtre devant fa maitreife, m'inftruifit de la manière dont je devois foutenir fa préfence, me dit a-peu-près les queftions que cette princeffe me feroit, & me diéta les réponfes que j'y devois faire. Après cela, elle me conduifit dans une falie oü tout étoit d'une magnificence , d'une richeiTe & d'une propreté furprenante. Je n'y étois pas entré, que vingt dames efclaves , d'un age déja avancé , toutes vétues d'habits riches & uniformes , fortirent du cabinet de Zobéïde, & vinrent fe ranger devant un tröne en deux files égales, avec une grande modeftie ; elles furent fuivies de vingt autres dames toutes jeunes, & habiilées de la méme forte que les premières, avec cette différence pourtant, que leurs habits avoient quelque chofe de plus galant, Zobéïde parut au milieu de celles-c i avec un air majeftueux, & fi chargée de pierreries & de toutes fortes de joyaux, qua peine pouvoit-elle marcher. Elle alla s'affeoir fur le tróne. J'oubliois de vous dire que fa dame favorite 1'accompagnoit, & qu'elle demeura debout a fa droite, pendant que les dames efclaves, un peu plus éloignées, étoient en foule des deux cötés du tröne.  2i8 Les mille' et" tfNE Nuits, D'abord que la femme du calife fut affife j les efclaves qui étoient entrées les premières, me firent figne d'approcher. Je m'avangai au milieu des deux rangs qu'elles formoient, & me profternai la tête contre le tapis qui étoit fous les piés de la princeffe. Elle m'ordonna de me relever, & me fit 1'honneur de s'informer dé mon nom, de ma familie, & de 1'état de ma fortune , a quoi je fatisfis affez a fon gré. Je m'en appergus non-feulement a fon air, elle me le fit même connoitre par les chofes qu'elle eut la bonté de me dire. J'ai bien de la joie, me dit-elle, que ma fille (c'eft ainfi qu'elle appeloit fa dame favorite), car je la regarde comme telle, après le foin que j'ai pris de fon éducation, ait fait un choix dont je fuis contente; je 1'approuve & confens que vous vous mariez tous deux. J'ordonnerai moi-même les apprêts de vos noces; mais auparavant, j'ai befoin de ma fille pour dix jours; pendant ce tems-la, je parlerai au calife & obtiendrai fon confentement, & vous demeurerez ici : on aura foin de vous. En achevant ces paroles, Scheherazade appercut le jour & ceffa de parler. Le lendemain, elle reprit la parole de cette manière :  Contes Arabes. 2ip C X L V I P NUIT. JE demeurai donc dix jours dans 1'appartement des dimes du calife, continua le marchand de Bagdad. Durant tout ce tems-la, je fus privé du plaifir de voir la dame favorite; mais on me traita fi bien par fon ordre, que j'eus fujet d'ailleurs d'être très-fatisfait. Zobéïde entretint le calife de la réfolution qu'elle avoit prife de marier fa favorite; & ce prince, en lui laiffant la liberté de faire la-deffus ce qu'il lui plairoit, accorda une fomme confidérable a la favorite pour contribuer de fa part a fon établlffement. Les dix jours écoulés, Zobéïde fit dreffer le contrat de mariage qui lui fut apporté en bonne forme. Les préparatifs des noces fe firent; on appela les muficiens, les danfeurs & les danfeufes, & il y eut pendant neuf jours de grandes réjouiffances dans le palais. Le dixième jour étant deftiné pour la dernière cérémonie du mariage, la dame favorite fut conduite au bain d'un cóté, & moi d'un autre; & fur le foir m'étant mis a table, on me fervit toutes fortes de mets & de ragouts : entr'autres , un ragout a 1'ail, comme celui dont on vient de me forcer de manger. Je le trouvai fi bon,  "220 Les mille ét üne Nüïts', que je ne touchai prefque point aux autres mets, Mais, pour mon malheur, m'étant levé de table, je me contentai de m'effuyer les mains au lieu de les bien laver; & c'étoit une négligence qui ne m'étoit jamais arrivée jufqu'alors. Comme il étoit nuit, on fuppléa k la clarté <3u jour par une grande illumination dans 1'appartement des dames. Les inftrumens fe hïent entendre, on danfa, on fit mille jeux : tout le palais retentiffoit de cris de joie. On nous introduifit, ma femme & moi, dans une grande falie, ou 1'on nous fit affeoir fur deux trönes. Les femmes qui la fervoient, lui firent changer plufieurs fois d'habits, & lui peignirent le vifage de différentes manières, felon la coutume pratiquée au jour des noces; & chaque fois qu'on lui changeoit d'habillement, on me Ia faifoit voir. Enfin toutes ces cérémonies finirent, & 1'on nous conduifit dans la chambre nuptiale. D'abord qu'on nous y eut laiïffés feuls, je m'approchai de mon époufc pour 1'embraffer; mais au lieu dc répondie k mes tranfports, elle me rcpoulfia tbrtemcnt ,& fe mit k faire des cris épouvantables qui «tirèrent bientót dans la chambre toutes les dames dc 1'appartement, qui voulurent favoir 1c fujet de fes cris. Pour moi, faifi d'un long cronncment, j'étois demeuré immopile, iaus avoir eu feulement la force de lui en  Cóntes Arabes. g&g demander la caufe. Notre chère fceur, lui direntelles, que vous eft-il donc arrivé' depuis le peu de tems que nous vous avons quitte'e ? apprenezle-nous, afin que nous vous fecourions. Otez, s ecria-t-elle, ötez-moi de devant les yeux ce vilain homme que voilé. Hé, madame, lui disje, en quoi puis-je avoir eu le malheur de merker votre colère ? Vous étes un vilain, me répondit-elle en furie, vous avez mangé de 1'ail, & vous ne vous êtes pas lavé les mains ! Croyezvous que je veuille fouffrir qu'un homme fi mal-propre s'approche de moi pour m'empefter? Couchez-le par terre, ajouta-t-elle en s'adreffant aux dames, & qu'on m'apporte un nerf de bceuf. Elles me renversèrent auffi-töt, & tandis que les unes me tenoient par les bras & les autres par les piés, ma femme, qui avoit été fervie en diligence, me frappa impitoyablement jufqu'a ce que les forces lui manquèrent. Alors elle dit aux dames : Prenez-le qu'on 1'envoye au lieutenant de police, & qu'on lui faffe couper la main dont il a mangé du ragout a 1'ail. ■ A ces paroles, je m'écriai : Grand dieu, je fuis rompu & brifé de coups, & pour furcrok d'ainiètion, on me condamne encore a avoir Ia main coupée; & pourquoi, pour avoir mangé 4'un ragout a 1'ail, & pour avoir oublié de me  222 Les milee et une Nuits, laver les mains! Quelle colère pour un fi petit fujet! Pefte foit du ragout a 1'ail, maudit foit le cuifinier qui Pa apprêté , & celui qui Pa fervi, La fultane Scheherazade remarquant qu'il étoit jour, s'arrêta en cet endroit. Schahriar fe leva en riant de toute fa force de la colère de le dame favorite, & fort curieux d'apprendre le dénouement de cette hiftoire. CXLVIIP NUIT. L E lendemain, Scheherazade, réveillée avant le jour, reprit ainfi le fil de fon difcours de la nuit précêdente : Toutes les dames, dit le marchand de Bagdad, qui m'avoient vu recevoir mille coups de nerf de bccuf, eurent pitié de moi, lorfqu'elles entendirent parler de me faire couper la main. Notre chère fceur & notre bonne dame, dirent-elles a la favorite , vous pouflez trop loin votre reffentiment. C'eft un homme, a la vérité, qui ne fait pas vivre, qui ïgnore votre rang & les égards que vous méritez; mais nous vous fupplions de ne pas prendre garde a la faute qu'il a commife, & de la lui pardonner. Je ne fuis pas fatisfaite, repritelle, je veux qu'il apprenne a vivre , & qu'il porte des marqués fi fenfibles de fa mal-pro-  Contes Arabes. 223 preté, qu'il ne s'avifera de fa vie de manger; d'un ragout a 1'ail fans fe fouvenir enfuite de fe laver les mains. Elles ne fe rebutèrent pas de fon refus; elles fe jetèrent a fes piés, & lui baifant la main : Notre bonne dame, lui direntelles, au nom de dieu, modérez votre colère, & accordez-nous la grace que nous vous demandons. Elle ne leur répondit rien, mais elle fe leva; & après m'avoir dit mille injures , elle fortit de la chambre. Toutes les dames la fuivirent, & me laifsèrent feul dans une afflicfion inconcevable. Je demeurai dix jours fans voir perfonne qu'une vieille efclave qui venoit m'apporter a manger. Je lui demandai des nouvelles de la dame favorite. Elle eft malade, me dit la vieille efclave, de 1'odeur empoifonnée que vous lui avez fait refpirer : pourquoi auffi n'avez-vous pas eu foin de vous laver la main après avoir mangé de ce maudit ragout a 1'ail ? Eft-il poffible, dis-je alors en moi-même, que la délicateffe de ces dames foit fi grande, & qu'elles foient fi vindicatives pour une faute fi légère? J'aimois cependant ma femme, malgré fa cruauté, & je ne laiifai pas de la plaindre. Un jour 1'efclave me dit : Votre époufe eft guérie, elle eft allée au bain, & elle m'a dit gu'elle vous viendra voir demain; ainfi, ayez.  224 Les mille et uné Nuits, encore patience, & tachez de vous accomraoder a fott humeur. C'eft d'ailleurs une perfonne très-fage, très-raifonnable & très-chérie de tou^ tes les dames qui font auprès de Zobéïde, notre refpeftable maïtreffe. Véritablement ma femme vint le lendemain , '& me dit d'abörd : II faut que je fois bien bonne de venir vous revoir après Poffenfe que vous m'avez faite. Mais je ne puis me réfoudre a me réconcilier avec vous, que je ne Vous aye punï comme vous le méritez, pour ne vous être pas lavé les mains après avoir mangé d'un ragout a 1'ail. Én achevant ces mots, elle appela des dames, qui me couchèrent par terre par fon ordre; & après qu'elles m'eurent lié , elle prit un rafoir, & eut la barbarie de me couper ellemême les quatre pouces. Une des dames appliqua d'une certaine racine pour arrêter le fang; mais cela n'empêcha pas que je ne m'évanouiffe par la quantité que j'en avois perdue, & par le mal que j'avois fouffert. Je revins de mon évanouiffement, & 1'on me donna du vin a boire pour me faire reprendre des forces. Ah ! madame, dis-je alors a mon cpoufe, fi 'jamais il m'arrive de manger d'un ragout a 1'ail, je vous jure qu'au lieu d'une fois, je me laverai les mains fix-vingt fois avec de 1'alkali, de la cendre de la même plante & du favon.  Contes Arabes. éitf favon. Hé bien, dit ma femme, a cette condition, je veux bien oublier le paffé, & vivre avec vous comme avec mon mari. Voila, meffeigneurs, ajouta le marchand de Bagdad, en s'adreffant a la compagnie, la raifon pourquoi vous avez vu que j'ai refufé de manger du ragout a 1'ail qui étoit devant moi. Le jour qui commengoit a paroïtre, ne permit pas a Scheherazade d'en dire davantage cette nuit; mais le lendemain, elle reprit la parole dans ces termes : C X L I Xe NUIT. Sire, le marchand de Bagdad acheva de raconter ainfi fon hiftoire : Les dames n'appliquèrent pas feulement fur mes plaies de laracine que j'ai dite pour étancher le fang, elles y mirent auili du baume de^Ia Mecque, qu'on ne pouvoit .pas foupgonner .d'étre falfifié, puifqu'elles 1'avoicHt pris dans 1'apoticairerie du calife. Pac la vertu de ce baume admirable, je fus parfaitement guéri en peu de jours, & nous demeurames enfemble, ma femme & moi, dans la même union que fi je n'euffe jamais mangé de ragout a 1'ail. Mais comme j'avois toujours jouï de ma liberté, je m'ennuyois fort d'être enfermq, Tomt F HU P  22ó" Les mille et une Nuits, -dans le palais du calife; néanmoins je n'en vou> lois rien témoigner a mon époufe, de peur de lui déplaire. Elle s'en appercut; elle ne demandoit pas mieux elle-même que d'en fortir. La reconnoiffance feule la retenoit auprès de Zobéïde. Mais elle avoit de 1'efprit & elle repréfenta fi bien a fa maïtreffe la contrainte oü j'étois de ne pas vivre dans la ville avec les gens de ma condition, comme j'avois toujours fait, que cette bonne princefTe aima mieux fe priver du plaifir d'avoir auprès d'elle fa favorite, que de ne lui pas accorder ce que nous fouhaitions tous deux également. C'eft pourquoi un mois après notre mariage, je vis paroïtre mon époufe avec plufieurs eunuques qui portoient chacun un fac d'argent. Quand ils fe furent retirés : Vous ne m'avez rien marqué, dit-elle, de 1'ennui que vous caufe le féjour de la cour; mais je m'en fuis fort bien appercue, & j'ai heureufement trouvé moyen de vous rendre content. Zobéïde , ma maïtreffe, nous permet de nous retirer du palais, & voila cinquante mille fequins dont elle nous fait préfent pour nous mettre en état de vivre commodément dans la ville. Prenez-en dix mille , & allez nous acheter une maifon. J'en eus bientöt trouvé une pour cette fomme ; & 1'ayant fait meubler magnifiquement >  -G ó ft r ê s Arabes, noüs y allames logen Nous prïmes un grand nombre d'efclaves de l'un & de 1'autre fexe, & nous nous donnames un fort bel équipage. Enfin, nous commencames a mener une vie fort agréable 5 rnais elle ne fut pas de longue dure'e. Au bout d'un an, ma femme tomba malade , & mourut en peu de jours. J'aurois pu me remarier & continuer de vivre honorablement a Bagdad; mais 1'envie de voir le monde, m'infpira un autfe deiTein. Je vendis ma maifon : & après avoir acheté plufieurs fortes de marchandifes, je me joignis a une caravanne & paffai en Perfe. De-la, je pris la route de Samarcande, d'oü je fuis venu m'établir en cette ville. Voila , fire , dit le pourvoyeur qui parloit au fultan de Cafgar, 1'hiftoire que raconta hier ce marchand de Bagdad a la compagnie oü je me trouvai. Cette hiftoire, dit le fultan, a quelque chofe d'extraordinaire; mais elle n'eft pas comparable a celle du petit boffu. Alors le médecin juif s'étant avancé, fe profterna devant le tróne de ce prince, & lui dit en fe relevant : Sire, fi votre majefté veut avoir auffi la bonté de m'écouter, je me natte qu'elle fera fatisfaite de 1'hiftoire que j'ai a lui conter. Hé bien, parle, lui dit le fultan; mais fi elle n'eft pas plus furprenante que celle du boffu, n'efpère pas que je te donne la vie. Pij  228 Les mille et une Nuits%- La fultane Scheherazade s'arrêta en cet endroit, paree qu'il étoit jour. La nuit fuivante, elle reprit ainfi fon difcours : C Le NUIT. Sire, dit-elle, le médecin juif voyant le fultan de Cafgar difpofé k 1'entendre, prit ainfi la parole : HISTOIRE Recontée par le Médecin juif. Sire, pendant que j'étudiois en médecine a Damas , & que je commengois k y exercer ce bel art avec quelque réputation, un efclave me vint quérir pour aller voir un malade chez le gouverneur de la ville. Je m'y rendis, & 1'on m'introduifit dans une chambre oü je trouvai un jeune homme très-bien fait, fort abattu du mal qu'il fouffroit. Je le faluai en m'afféyant prés de lui; il ne répondit point k mon compliment , mais il me fit figne des yeux pour me marquer qu'il m'entendoit, & qu'il me remercioit. Seigneur, lui dis-je, je vous prie de me donner la main, que je vous tate le pouls. Au  C o" n t e s Arabes. 22£ lieu de tendre la main droite, il me préfenta la gauche, de quoi je fus extrêmement furpris. Voila, dis-je en moi-même, une grande ignorance , de ne favoir pas que 1'on préfente la main droite a un médecin, & non pas la gauche : je ne laiffai pas de lui tater le pouls; & après avoir écrit une ordonnance, je me retirai. Je continuai mes vifites pendant neuf jours , & toutes les fois que je lui voulus tater le pouls, il me tendit la main gauche. Le dixième jour, il me parut fe bien porter, & je lui dis qu'il n'avoit plus befoin que d'aller au bain. Le gouverneur de Damas qui étoit préfent, pour me marquer combien il étoit content de moi, me fit revêtir en fa préfence d'une robe trèsriche, en me difant qu'il me faifoit médecin de 1'höpital de la ville , & médecin ordinaire de fa maifon •, oh je pouvois aller librement manger a fa table quand il me plairoit. Le jeune homme me fit auffi de grandes amitiés, èc me pria de 1'accompagner au bain. Nous y entrames; & quand fes gens 1'eurent déshabillés , je vis que la main d:.oite lui manquoit. Je remarquai même qu'il n'y avoit pas longtems qu'on la lui avoit coupée : c'étoit auffi la caufe de fa maladie que 1'on m'avoit cachéej & tandis qu'on y appliquoit des médicamens propres a le guérir promptement, on m'avoic P u|  230 Les mille et une Nuits, appelé pour empêcher que la fièvre qui 1'avoir Fis, n'eüt de mauvaifes fuites. Je fus affez furpris & fort affligé de Ie voir en cet état; il le remarqua bien fur mon vifage. Médecin, me dit-il, ne vous étonnez pas de me voir la mam coupée; je vous en dirai quelque jour le fujet, & vous entendrez une hiftoire des plus furprenantes. Après que nous fümes fortis du bain, nous nous mimes k table , nous nous entretmmes enfuite, & il me demanda s'il pouvoit , fans altérer fa fanté , s'aller promener hors de Ia ville au jardin du gouverneur. Je lui répondis que non-feulement il le pouvoit, mais qu'il lui etoit même très-falutaire de prendre Pair. Si cela eft, répliqua-t-il, & que Vous vouliez bien me tenir compagnie, je vous conterai-Ja mon hiftoire. Je repartis que j'étois tout i lui le refte de la journée. Auffi-tót il commanda a fes gens dapporter de quoi faire la collation, puis nous partimes & nous nous rendïmes au jardin du gouverneur. Nous y fïmes deux ou trois tours de promenade ; & après nous être aftis fur un tapis que fes gens étendirent fous un arbre qui faifoit un bel ombrage, le jeune homme me tt de cette forte le récit de fon hiftoire : Je fuis né k Mouffoul, & ma familie eft une des plus confidérables de la ville. Mon père  Con tes Arabes. 23? étoit 1'ainé de dix enfans qne mon ayeul laiffa en mourant, tous en vie & mariés. Mais de ce grand nombre de frères, mon père fut le feul qui eut des enfans, encore n'eut-il que moi. II prit un très-grand foin de mon éducation, & me fit apprendre tout ce qu'un enfant de ma condition ne devoit pas ignorer Mais, fire, dit Scheherazade en s'arrêtant en cet endroit, 1'aurore qui paroït, m'impofe filence. A ces mots, elle fe tut, & le fultan fe leva. CLP NUIT. L/E lendemain, Scheherazade reprenant Ia fuite de fon difcours de la nuit précédente: Le médecin juif, dit-elle, continuant de parler au fultan de Cafgar: le jeune homme de Mouffoul, ajouta-t-il, pourfuivit ainfi fon hiftoire : J'étois déja grand, & je commencois a fréquenter le monde, lorfqu'un vendredi je me trouvai a la prière de midi avec mon père & mes oncles, dans la grande mofquée de Mouffoul. Après la prière, tout le monde fe retira, hors mon père & mes oncles, qui s'affirent fur le tapis qui régnoit par toute la mofquée. Je m'affis auffi avec eux; & s'entretenant de plufieurs chofes , la converfation tomba infenfi- P iv  232 Les mille et une Nuits, bkment fur les voyages. Ils vantèrent les beautés & les fingularités de quelques royaumes, & de leurs valles principales ; mais un de mes oncles dit, que fi 1'on en vouloit croire le rapport uniforme d'une infinité de voyageurs il ny avoit pas au monde un plus- beau pays que 1 Egypte &leNil;&ce qu'il en raconta , men donna une fi grande idéé , que dès ce moment je concus le défir d'y voyager. Ce que mes autres oncles purent dire pour donnetla préférence è Bagdad & au Tigre, en appelant Bagdad le véritable féjour de la religion mufulmane & la métropole de toutes les villes de la terre, ne fit pas la même imprcfïion fur moi. Mon père appuya le fentiment de celui de fes frères qui avoit parlé en faveur del'Egypte. ce qui me caufa beaucoup de joie. Quoi qu'on en veüille dire , s'écria-t-il, qui n'a pas vu TEgypte, n'a pas vu ce qu'il y a de plus fingulier au monde. La terre y eft toute d'or c'eft-a-dire, fi fertile , qu'elle enrichit fes habitans. Toutes les femmes y charment, ou par leur beauté, on par leurs manières agréables. Si vous me parlez du Nil, y a-t-lï un fleuve' plus admirable ? quelle eau fut jamais plus légere & plus déficïéufe ? Le limon même qu'il ént-ra-nle'avec lui dans fon débordement, n'engraifi?-t-i! pas les campagnes , qui produifent  Contes Arabes. 233 fans travail mille fois plus que les autres terres avec toute la peine que 1'on prend a les cultiver ? Ecoutez ce qu'un poëte, obligé d'abandonner 1'Egypte, difoit aux égyptiens : cc Votre 55 Nil vous comble tous les jours de biens ; 33 c'eft pour vous uniquement qu'il vient de fi 33 loin. Hélas ! en m'éloignant de vous , mes 33 larmes vont couler auffi abondamment que 33 fes eaux : vous allez continuer de jouir de 33 fes douceurs , tandis que je fuis condamné 33 a m'en priver malgré moi 33. Si vous regardez, ajouta mon père, du cóté de 1'ile que forment les deux branches du Nil les plus grandes , quelle variété de verdures ! quel émail de toutes fortes de fleurs ! quelle quantité prodigieufe de villes, de bourgades, de canaux, & de mille autres objets agréables ! Si vous tournez les yeux de 1'autre cóté en remontant vers 1'Ethiopie , combien d'autres fujets d'admiration ! Je ne puis mieux comparer la verdure de tant de campagnes arrofées par les différens canaux de 1'ile, qu'a des émeraudes brillantes enchaifées dans de 1'argent.N'efrce pas la ville de 1'univers la plus vafte, la plus 'peuplée & la plus fiche, que le grand Caire? que d'édifices magnifiques, tant publics que particuliers ! Si vous allez jufqu'aux pyramides, vous ferez faifis d'étonnement; vous demeure-  234 Les mille et une NüïtsV rez immobiles a 1'afpeö de ces malTes de pierre* d'une groffeur énorme qui s'élèvent jufqu'aux cieux : vous ferez obligés d'avouer qu'il faut que les Pharaons qui ont employé a les conftruire tant de richefles & tant d'hommes, ayent furpaffé tous les monarques qui font venus après eux, non-feulement en Egypte, mais fur la terre même, en magnificence & en invention, pour avoir lauTé des monumens fi dignes de leur mémoire. Ces monumens fi anciens, que les favans ne fauroient convenir entr'eux du tems qu'on les a élevés, fubfiftent encore aujourd'hui, & dureront autant que les fiècles. Je paffe fous filence les villes maritimes du royaume d'Egypte, comme Damiette, Rofette, Alexandrie, oü je ne fais combien de nations vont chercher mille fortes de grains & de toiles, & mille autres chofes pour la commodité & les délices des hommes. Je vous en parle avec connoiffance ; j'y ai paffe quelques années de ma jeunelfe , que je compterai tant que je vivrai pour les plus agréables de ma vie. Scheherazade parloit ainfi lorfque la lumière du jour qui commencoit a naitre, vint frapper fes yeux : elle demeura auffi-töt dans le filence i mais fur la fin de la nuit fuivante, elle reprit le fil de fon difcours de cette forte ;  Contes Arabes. 23^ CLIP NUIT. Me s oncles n eurent rien a répllquer a mon père, pourfuivit le jeune homme de Mouffoul, & demeurèrent d'accord de tout ce qu'il venoit de dire du Nil, du Caire, & de tout le royaume d'Egypte. Pour moi, j'en eus 1'imagination fi remplie, que je n'en dormis pas la nuit. Peu de tems après, mes oncles firent bien connoitre eux-mêmes combien ils avoient été frappés du difcours de mon père. Ils lui proposèrent de faire tous enfemble le voyage d'Egypte : il accepta Ia propofition ; & comme ils étoient de riches marchands , ils réfolurent de porter avec eux des marchandifes qu'ils y puflent débiter. J'appris qu'ils faifoient les préparatifs de leur départ; j'allai trouver mon père, je le fuppliai, les larmes aux yeux, de me permettre de Paccompagner, & de m'accorder un fonds de marchandifes pour en faire le débit moimême. Vous êtes encore trop jeune , me dit-il, pour entreprendre le voyage d'Egypte; la fatigue en eft trop grande , & de plus, je fuis perfuadé que vous vous y perdriez. Ces paroles ne m otèrent pas 1'envie de voyager; j'employaï le crédit de mes oncles auprès de mon père,  236 Lés mille et une Nuits dont ils obtinrent enfin que j'irois feuleme'nt ju£ qu'a Damas, oü ils me laifferoient pendant qu'ils continueroient leur voyage jufqu'en Egypte. La ville de Damas, dit mon père, a auffi fes beaute's, & il faut qu'il fe contente de la permiffion que je lui donne d'aller jufques-la. Quelque deur que j'euffe de voirl'Egypte, après ce que je lui en avois oui dire, il étoit mon père , je me foumis k fa volonté. Je partis donc de Mouffoul avec mes oncles & lui. Nous traversames la Méfopotamie ; nous pafsames 1'Euphrate ; nous arrivames a Alep, oü nous féjournames peu de jours, & dela nous nous rendïmes a Damas , dont 1'abord me furpnt trés - agréablement. Nous logeames tous deux dans un même khan. Je vis une ville grande, peuplée, remplie de beau monde & trèsbien fortifiée. Nous employames quelques jours a nous promener dans tous ces jardins délicieux qui font aux environs, comme nous le pouvons voir d'ici, & nous convïnmes que 1'on avoit raifon de dire que Damas étoit au milieu d'un paradis. Mes oncles enfin fongèrent a continuer leur route : ils prirent foin auparavant de vendre mes marchandifes; ce qu'ils firent fi avantageufement pour. moi, que j'y gagnai cinq eens pour cent. Cette vente produifit une fomme confidérable, dont je fus rayi de me voir poffeffeur,,  Co n tes Arabes. 237 Mon père & mes oncles me laifsèrent donc a Damas, & pourfuivirent leur voyage. Après leur départ, j'eus une grande attention a ne pas dépenfer mon argent inutilement. Je louai néanmoins une maifon magnifique : elle étoit toute de marbre, omée de peintures a feuillages d'or & d'azur; elle avoit un jardin oü 1'on voyoit de très-beaux jets d'eau. Je la meublai, non pas a Ia vérité auffi richement que la magnificence du lieu le demandoit, mais du moins afTez proprement pour un jeune homme de ma condition. Elle avoit autrefois appartenu a un des principaux feigneurs de la ville, nommé Modoun Abdalraham, & elle appartenoit alors a un riche marchand jouaillier, a qui je n'en payois que deux (1) fchérifs par mois. J'avois un affez grand nombre de domeftiques ; je vivois honorableruent; je donnois quelquefois a manger aux gens avec qui j'avois fait connoiffance, & quelquefois j'allois manger chez eux : c'eft ainfi que je paffois le tems a Damas en attendant le retour de mon père : aucune pafïion ne troubloit. mon repos, & le commerce des honnêtes gens faifoit mon unique occupation. Un jour que j'étois affis a la porte de ma mai- ( 1) Un fchérif eft la même chole qu'un fequin. Cf mot eft dans nos anciens auteurs,  238 Les mille et uke Nuits, fon, & que je prenois le frais, une dame fort proprement kabillée, & qui paroiiToit fort bien faite, vint k moi, & me demanda fi je ne vendois pas des étoffes : en difant cela, elle entra dans le logis. En cet endroit, Scheherazade voyant qu'il étoit jour, fe tut; & la nuit fuivante, elle reprit la parole dans ces termes : CLIIP NUIT. C^)uand je vis, dit le jeune homme de Mouffoul, que la dame étoit entrée dans ma maifon, je me levai, je fermai la porte, & je la fis entrer dans une falie oü je la priai de s'affeoir. Madame, lui dis-je, j'ai eu des étoffes qui étoient dignes de vous être montrées ; mais je n'en ai plus préfentement, & j'en fuis très-faché. Elle óta le voile qui lui couvroit le vifage, & fit briller k mes yeux une beauté dont la vue me fit fentir des mouvemens que je n'avois point encore fentis. Je n'ai pas befoin d'étoffes, me répondit-elle, je viens feulement pour vous voir & paffer la foirée avec vous, fi vous 1'avez pour agréable : je ne vous demande qu'une légère collation. Ravi d'une fi bonne fortune, je donnai ordre  Contes Arabes. 239 a mes gens de nous apporter plufieurs fortes de fruits & des bouteilles de vin. Nous fümes fervis promptement, nous mangeames, nous bümes, nous nous re'jouïmes jufqu'a minuit : enfin, je n'avois point encore paffe' de nuit fi agréablement que je paffai celle-la. Le lendemain matin, je voulus mettre dix fche'rifs dans la main de la dame; mais elle la retira brufquement. Je ne fuis pas venue vous voir, dit-elle, dans un efprit d'intérêt, & vous me faites une injure. Bien loin de recevoir de 1'argent de vous, je veux que vous en receviez de moi, autrement je ne vous reverrai plus : en même tems, elle tira dix fche'rifs de fa bourfe, & me forca de les prendre. Attendez-moi dans trois jours, me dit-elle, après le coucher du foleil. A ces mots, elle prit congé de moi, & je fentis qu'en partant elle emportoit mon cceur avec elle. Au bout de trois jours, elle ne manqua pas de venir a 1'heure marquée, & je ne manquai pas de la recevoir avec toute la joie d'un homme qui 1'attendoit impatiemrnent. Nous pafsames la foirée & la nuit comme la première fois; & Ie lendemain en me quittant, elle promit de me revenir voir encore dans trois jours; mais elle ne voulut point partir que je n'euffe recu dix nouveaux fche'rifs. Etant revenue pour la troifième fois, & lorf-  240 Les mille et une Nuits, que le vin nous eut échauffés tous deux, ellef me dit : Mon cher cceur, que penfez-vous de moi ? ne fuis-je pas belle & amufante ? Madame , lui répondis-je, cette quefiion, ce me femble, eft affez inutile ; toutes les marqués d'amour que j'e vous donne, doivent vous perfuader que je. vous aime : je fuis charmé de vous voir & de vous pofféder : vous êtes ma reine, ma fultane : vous faites tout le bonheur de ma vie. Ah ! je fuis affurée, me dit-elle, que vous cefleriez de tènir ce langage fi vous aviez vu une dame de mes amies qui eft plus jeune & plus belle que moi; elle a 1'humeur fi enjouée, qu'elle feroit rire les 'gens les plus mélancoliques. II faut que je vous 1'amène ici : je lui ai parlé de vous ; & fur ce que je lui en ai dit, elle meurt d'envie de vous voir. Eile m'a priée de lui procurer ce plaifir ; mais je n'ai pas ofé la fatisfaire fans vous avoir parlé auparavant. Madame, repris-je, vous ferez ce qu'il vous plaira ; mais quelque chofe que vous me puiffiez dire de votre amie, je défie tous fes attraits de vous ravir mon cceur, quï eft fi fortement attaché a vous, que rien n'eft capable de 1'en détacher. Prenez-y bien garde, répliqua-t-elle, je vous avertis que je vais mettre votre amour a une étrange épreuve. Nous en demeurames-la, & le lendemain en me quittant, au lieu de dix fchérifs, elle m'en donna  Cóntes Arabes. 241 donna quinze que je fus obligé d'accepter. Souvenez-vous, me dit-el!e, que vous aurez dans deux jours une nouvelle höteffe, fongez a la bien recevoir; nous viendrons a 1'heure accoutumée, après le coucher du foleil. Je fis orner la falie, & préparer une belle collation pour le jour qu'elles devoient venir. Scheherazade s'interrompit en cet endroit, paree qu'elle remarqua qu'il étoit jour. La nuit fuivante elle reprit la parole dans ces termes : C L I Ve NUIT. Sire, le jeune homme de Mouflbul continuant de raconter fon hiftoire au médecin juif i J'attendis, dit-il, les deux dames avec impatience , & elles arrivèrent enfin a 1'entrée de la nuit. Elles fe dévoilèrent 1'une & 1'autre ; & fi j'avois été furpris de la beauté de la première, j'eus fujet de 1'étre bien davantage lorfque je vis fon amie. Elle avoit des traits réguliers, un vifage parfait, un teint vif, & des yeux fi ballans , que j'en pouvois a peine foutenir 1'éclat. Je la remerciai de 1'honneur qu'elle me faifoit, & la fuppliai de m'excufer fi je ne la recevois pas comme elle le méritoit. Laiffons-la les complimens, me dit-elle, ce feroit k moi a vous Tome VUL Q  Sql Les mille et une Nuits, en faire fur ce que vous avez permis que riioff arme m'amenat ici; mais puifque vous voulez bien me fouffrir, quittons les cérémonies, & ne fongeons qua nous réjouir. Comme j'avois donné ordre qu'on nous fervit la collation d'abord que les dames feroient arrivées, nous nous mimes bientöt a table. J'étois vis-a-vis de la nouvelle venue, qui ne ceffoit de me regarder en fouriant. Je ne pus réfifter a fes regards vainqueurs,& elle fe rendit maïtreffe de mon cceur fans que je puffe m'en défendre. Mais elle prit auffi de 1'amour en m'en infpirant; & loin de fe contraindre, elle me dit des chofes affez vives. L'autre dame, qui nous obfervoiY, n'en fit d abord que rire. Je vous 1'avois bien dit, s'écriat-elle en m'adreffant la parole, que vous trouvenez mon amie charmante, & je m'appergois que vous avez déja violé le ferment que vous m'avez fait de m'être fidéle. Madame , lui répondis-je en riant auffi comme elle, vous auriez fujet de vous plaindre de moi fi je manquois de civihté pour une dame que vous m'avez amenée & que vous chériffez ; vous pourriez me reprocher 1'une & 1'autre que je ne faurois pas faire les honneurs de ma maifon. Nous continuames de boire; mais a mefure que le vin nous échauffoit, la nouvelle dame  Contes Arabes. 243 & moi nous nous agacions avec fi peu de retenue, que fon amie en concut une jaloufie violente dont elle nous donna bientöt une marqué bien funefte. Elle fe leva, & fortit en nous difant qu'elle alloit revenir; mais peu de momens après, la dame qui étoit reftée avec moi, changea de vifage ; il lui prit de grandes convulfions; & enfin elle rendit 1'ame entre mes bras, tandis que j'appelois du monde pour m'aider a la fecourir. Je fors auflïtöt, je demande 1'autre dame; mes gens me dirent qu'elle avoit ouvert la porte de la rue, & qu'elle s'en étoit allée. Je foupconnai alors, & rien n'étoit plus véritable, que c'étoit elle qui avoit caufé la mort de fon amie. Effeétivement, elle avoit eu 1'adreffe & la malice de mettre d'un poifon tres-violent dans la dernière taiTe qu'elle lui avoit préfentée elle-même. Je fus vivement afliigé de cet accident. Que ferai-je, dis-je alors en moi-méme? que vais-je devenir ? Comme je crus qu'il n'y avoit pas de tems a perdre, je fis lever par mes gens, a la clarté de la lune & fans bruit, une des grandes pièces de marbre dont la cour de ma maifon étoit pavee, & fis creufer en diligence une foffe ou ils enterrèrent le corps de la jeune dame. Après qu'on eut remis la pièce de marbre, je pris un habit de voyage avec tout ce que j'avois d'argent, & je fermai tout, jufqu'a la porte de Q ij  244 ^es mille et une Nuits, ma maifon, que je fcellai & cachetai de mon fceau. J'allai trouver le marchand jouaillier qui en étoit le propriétaire; je lui payai ce que je lui devois de loyer, avec une année d'avance; & lui donnant la clé, je le priai de me la garder. Une affaire preffante, lui dis-je, m'oblige a m'abfenter pour quelque tems; il faut que j'aille trouver mes oncles au Caire. Enfin je pris congé de lui, & dans le moment, je montai a cheval, & partis avec mes gens qui m'attendoient. Le jour qui commengoit a paroïtre, impofa filence a Scheherazade en cet endroit. La nuit fuivante, elle reprit fon difcours de cette forte: C L Ve NUIT. TVI o n voyage fut heureux , pourfuivit le jeune homme de Mouffoul; j'arrivai au Caire fans avoir fait aucune mauvaife rencontre. J'y trouvai mes oncles, qui furent fort étonnés de me voir. Je leur dis pour excufe, que je m'étois ennuyé de les attendre, & que ne recevant d'eux aucunes nouvelles, mon inquiétude m'avoit fait entreprendre ce voyage. Ils me regurent fort bien, & promirent de faire en forte que mon père ne me fut pas mauvais gré d'avoir quitté Damas  Contes Arabes. 245" fans fa permiffion. Je logeai avec eux dans le même khan, & vis tout ce qu'il y avoit de beau a voir au Caire. Comme ils avoient achevé de vendre leurs marchandifes, ils parloient de s'en retourner a Mouffoul, & ils commencoient déja a faire les préparatifs de leur départ; mais n'ayant pas vu tout ce que j'avois envie de voir en Egypte, je quittai mes oncles, & allai me loger dans un quartier fort éloigné de leur khan, & je ne parus point qu'ils ne fuifent partis. Ils me cherchèrent long-temps par toute la ville; mais ne me trouvant point, ils jugèrent que le remords d'être venu en Egypte contre la volonté de mon père, m'avoit obligé de retourner a Damas fans leur en rien dire, & ils partirent dans 1'efpérancede m'y rencontrer, & de me prendre en paflant. Je reftai donc au Caire après leur départ, & j'y demeurai trois ans pour fatisfaire pleinement la curiofité que j'avois de voir toutes le3 merveilles de I'Egypte. Pendant ce temps-la, j'eus foin d'envoyer de 1'argent au marchand jouaillier, en lui mandant de me conferver fa maifon, car j'avois deffein de retourner a Damas , & de m'y arrêter encore quelques années. II ne m'arriva point d'aventure au Caire qui mérite de vous être racontée; mais vous allez, fana Q üj  246 Les mille et une Nuits, doute, être fort furpris.de celle m,P ;w , . c , r eiJe pourquoi paroiffez-vous fi affligée ? Héias ! ma chère & honorable dame, lui répondis-je , je viens de chez le jeune feigneur de qui je vous parlois 1'autre jour; c'en eft fait, il va perdre la vie pour 1'amour de vous : c'eft un grand dommage, je vous afiure, & il y a bien de te  Contés Arabes. 267 cruauté de votre part. Je ne fais, répliqua-t-elle, pourquoi vous voulez que je fois caufe de fa mort : comment puis-je y avoir contribué ? Comment , lui repartis-je ? Hé, ne vous difois-je pas 1'autre jour qu'il étoit aflïs devant votre fenêtre lorfque vous 1'ouvrïtes pour arrofer votre vafe de fleurs ? II vit ce prodige de beauté , ces charmes que votre miroir vous repréfente tous les jours; depuis ce moment, il languit, & fon mal s'eft tellement augmenté, qu'il eft enfin réduit au pitoyable état que j'ai eu 1'honneur de vous dire. Scheherazade ceffa de parler en cet endroit, paree qu'elle vit paroïtre le jour. La nuit fuivante, elle pourfuivit dans ces termes 1'hiftoire du jeune boiteux de Bagdad : C L Xe NUIT. Sire, la vieille dame continuant de rapporter au jeune homme malade d'amour, 1'entretien qu'elle avoit eu avec la fille du cadi : Vous vous fouvenez bien, madame, ajoutai-je, avec quelle rigueur vous me traitates dernièrement, lorfque je voulus vous parler de fa maladie , & vous propofer un moyen de le délivrer du «Janger oü il étoit : je retournai chez lui après  268 Les mille ét une Nüxfs,; vous avoir quittée; & il ne connut pas plutót en me voyant, que je ne lui apportois pas une reponfe favorable, que fon mal redoubla. Depms ce tems-la, madame, il eft pret a perdre la vie, & je ne fais fi vous pourriez la lui fauver quand vous auriez pitié de lui. Voila ce que je lui dis , ajouta la vieille. La crainte de votre mort 1 ebranla, & je vis fon vifage changer de couleur. Ce que vous me rac°ntez, dit-elle, eft-il bien vrai? & n'eftil effedivement malade que pour 1'amour de moi? Ah! madame, repartis-je, cela n'eft que trop véritable : plüt a dieu que cela fut faux! He, croyez-vous, reprit-elle , que 1'efpérance de me voir & de me parler, püt contribuer a le tirer du péril oü il eft? Peut-être'bien, lui dis-je, & fi vous me pordonnez, j'e/Tayerai ce remède. He' bien , re'pliqua-t elle en foupirant, faites-lui donc efpe'rer qu'il me verra; mais il ne faut pas qu'il s'attende a d'autres faveurs, a moins qu'il n'afpire a m'e'poufer, & que mon père ne confente a notre mariage. Madame, m'e'criai-je, vous avez bien de la bonté : je vais trouver ce jeune feigneur, & lui annoncer qu'il aura le plaifir de vous entretenir. Je ne vois pas un tems plus commode a lui faire cette grace, dit-elle, que vendredi prochain, pendant que 1'on fera la prière de midi. Qu'il obferve-  Contes Arabes. 269 «quand mon père fera forti pour y aller, & qu'il vienne auffi-tót fe préfenter devant La maifon, s'il fe porte affez bien pour cela. Je le verraï arnver par ma fenêtre, & je defcendrai pour lui ouvrir. Nous nous entretiendrons durant le tems de la prière, & il fe retirera avant le retour de mon père. Nous fommes au mardi, continua la vieille, vous pouvez jufqu'a vendredi reprendre vos forces, & vous difpofer a cette entrevue. A mefure que la bonne dame parloit, je fentois diminuer mon mal, ou plutöt je me trouvai guéri a la firi de fon difcours. Prenez, lui disje , en lui donnant ma bourfe qui étoit toute pleine; c'eft a vous feule que je dois ma guérifon ; je tiens cet argent mieux employé que celui que j'ai donné aux médecins , qui n'ont fait que me tourmenter pendant ma maladie. La dame m'ayant quitté, je me fentis aiTez de force pour me lever. Mes parens, ravis de me voir en fi bon état, me firent des complimens, & fe retirèrent chez eux. Le vendredi matin, la vieille arriva dans Ie tems que je commencois a m'habiller, & que je choififlbis 1'habit le plus propre de ma garderobe. Je ne vous demande pas, me dit-elle , comme vous vous portez ; 1'occupation oü je kvous vois, me fait affez connoïtre ce que je  srjo Les mille et une Nuits, dois penfer la-defllis : mais ne vous baignerezvous pas avant que d'aller chez Ie premier cadi? Cela confumeroit trop de tems, lui répondis-je; je me contenterai de faire venir un barbier, & de me faire rafer la tête & la barbe. Auffitöt, j'ordonnai a un de mes efclaves d'en chercher un qui fut habile dans fa profeffion » & fort expéditif. L'efclave m'amena ce malheureux barbier que vous voyez, qui me dit, après m'avoir falué : Seigneur, il paroit a votre vifage que vous ne vous portez pas bien. Je lui répondis que je fortois d'une maladie. Je fouhaite, reprit - il, que dieu vous délivre de toutes fortes de maux, & que fa grace vous accompagne toujours. J'efpère, lui répliquai-je, qu'il exaucera ce fouhait, dont je vous fuis fort obligé. Puifque vous fortez d'une maladie , dit-il, je prie dieu qu'il \rous conferve la fanté. Dites-moi préfentement de quoi il s'agit ; j'ai apporté mes rafoirs & mes lancettes : fouhaitez-vous que je vous rafe, ou que je vous tire du fang? Je viens de vous dire, repris-je , que je fors de maladie, & vous devez bien juger que je ne vous ai fait venir que pour me rafer; dépêchez-vous, & ne perdons pas le tems a difcourir, car je fuis preffe, & 1'on m'attend a midi précifément. Scheherazade fe tut en achevant ces paroles,  Contes Arabés. 271 3 caufe du jour qui paroiflbit. Le lendemain, elle reprit fon difcours de cette manière : CLXF NUIT. L E barbier, dit le jeune boiteux de Bagdad, employa .beaucoup de tems a déplier fa trouffe & a préparer fes rafoirs : au lieu de mettre de 1'eau dans fon baflin, il tira de fa troufle un aftrolable fort propre, fortit de ma chambre, & alla au milieu de la cour d'un pas grave prendre la hauteur du foleil. II revint avec la même gravité, & en rentrant : Vous ferez bien-aife, feigneur, me dit-il, d'apprendre que nous fommes aujourd'hui au vendredi dix-huitième de la lune de Safar, de Pan 65*3 (1), depuis la retraite de notre grand prophéte de la Mecque a Médine, & de Pan 7320 (2) de 1'époque du grand (1) Cette année 653 , eft une de 1'hégïre , époque commune a tous les mahométans, & elle répond a 1'an 1155 , depuis la naiflance de J. C. On peut conjedurei dela que ces contes ont été compofés en arabe vers ce tems-la. (z ) Pour ce qui eö de 1'an 732.0 , 1'auteur s'eft trompé dans cette ftippofition. L'an 653 de 1'hégire, & iijj de J. C. ne tombe qu'en l'an 1557 de 1'ere , ou époque des  272 Les mille et üné Nuits, Iskender aux deux cornes , & que la conjonótiori de Mars & de Mercure fignifie que vous ne póuvez pas choifir un meilleur tems qu'aujourd'hui, al'heure qu'il eft, pour vous faire rafer. Mais d'ufl autre cóté, cette même cönjonction eft d'uri mauvais préfage pour vous : elle m'apprend que vous courez en ce jour un grand danger, non pas véritablement de perdre la vie, mais d'une incommodité qui vous durera le refte de vos jours; vous devez m'être obligé de 1'avis que je vous donne de prendre garde a ce malheur; je ferois faché qu'il vous arrivat. Jugez, meffeigneurs, du dépit que j'eus d'être tombé entre les mains d'un barbier fi babillard & fi extravagant: quel ficheux contre-tems pour un amant qui fe préparoit a un rendez-vous ! j'en fus choqué. Je me mets peu en peine, lui disje en colère, de vos avis & de vos prédiétions ; je ne vous ai point appelé pour vous confulter fur 1'aftrologie; vous êtes venu ici pour me rafer : ainfi, rafez-moi, ou vous retirez, que je falie venir un autre barbier. Seigneur, me répondit-il avec un fiegfne a me faire perdre patience, quel fujet avez-vous feléucides , qui eft la même que celle d'Alexandre le Grand , qui eft ici appelé Iskender aux deux cornes, fslort l'expreflion des arabes. de  Contes Arabes. 273 de vous mettre en colère ? Savez-vous bien que tous les barbiers ne me reffemblent pas, & que vous n'en trouveriez pas un pareil quand vous le feriez faire exprès ? Vous n'avez demandé qu'un barbier, & vous avez en ma perfonne le meilleur barbier de Bagdad, un médecin expérimenté, un chimifte très-profond, un aftrologue qui ne fe trompe point, un grammairien achevé , un parfait rhétoricien, un logicien fubtil, un mathématicien accompli dans la géométrie, dans 1'arithmétique , dans Paftronomie & dans tous les raffinemens de 1'algèbre, un hiftorien qui fait rhiftoire de tous les royaumes de 1'univers. Outre cela, je pofsède toutes les parties de la philofophie : j'ai dans ma mémoire toutes nos loix & toutes nos traditions. Je fuis poëte, architeóte : mais que ne fuis-je pas! B n'y a rien de caché pour moi dans la nature. Feu monfieur votre père , a qui je rends un tribut de mes larmes toutes les fois que je penfe a lui , étoit bien perfuadé de mon mérite : il me chériffoit, me careffoit, & ne ceffoit de me citer dans toutes les compagnies oü il fe trouvoit, comme le premier homme du monde. Je veux par reconnoiffance & par amitié pour lui, m'attacher a vous, vous prendre fous ma proteclion, & vous garantir de tous Tome FIII. S  274 Les.mille et une Nuits, les malheurs dont les aftres pourront vous me- nacer. A ce difcours, malgré ma colère, je ne pus m'empêcher de rire. Aurez-vous donc bientöt achevé, babillard importun, m ecriai-je , & voulez-vous commencer a me rafer ? En cet endroit, Scheherazade cefTa de pourfuivre 1'hiftoire du boiteux de Bagdad, paree qu'elle appergut le jour; mais la nuit fuivante, elle en reprit ainfi la fuite : CLXIP NUIT. L E jeune boiteux continuant fon hiftoire : Seigneur, me repliquale barbier, vous me faites une injure en m'appelant babillard : tout le monde au contraire me donne 1'honorable titre de filencieux. J'avois ,fix frères , que vous auriez pu, avec raifon, appeler babillards; & afin que vous les connoiffiez, 1'aïné fe nommoit Bacbouc,le fecond,Bakbarah, le troifième, Bakbac, le quatrième, Alcouz, le cinquième, Alnafchar, & le fixième, Schacabac. C'étoient des difcoureurs importuns; mais moi qui fuis leur cadet, je fuis grave & concis dans mes difcours.  C o" n t e s Arabes. 275" De grace, meffeigeurs, mettez-vous a ma place : quel parti pouvois-je prendre en me voyant fi cruellement affaifiné ? Donnez-lui trois pièces d'or, dis-je a celui de mes efclaves qui faifoit la dépenfe de ma maifon, qu'il s'en aille & me laiffe en repos; je ne veux plus me faire rafer aujourd'hui. Seigneur , rne dit alors le barbier, qu'entendez-vous , s'il vous plait, par ce difcours ? Ce n'eft pas moi qui fuis venu vous chercher, c'eft vous qui m'avez fait venir; & cela étant ainfi , je jure, foi de mufulman , que je ne fortirai point de chez vous que je ne vous aie rafé. Si vous ne connoiffez pas ce que je vaux, ce n'eft pas ma faute; feu monfieur votre père me rendoit plus de juftice. Toutes les fois qu'il m'envoyoit querir pour lui tirer du fang , il me faifoit affeoir auprès de lui, & alors c'étoit un charme d'entendre les belles -chofes dont je l'entretenois. Je le tenois dans une admiration continuelle : je 1'enlevois; & quand j'avois achevé:Ah! s'écrioit-il, vous étes une fource inépuifable de fciences ; perfonne n'approche de la profondeur de votre favoir. Mon cher feigneur, lui répondis-je, vous me faites plus d'honneur que je ne mérite. Si je dis quelque chofe de beau, j'en fuis redevable a 1'audience favorable que vous avez la bonté de me donner : ce font vos libéralités qui m'ihfpirent tou- Sij  276* Les mille et une Nuits, tes ces penfées fublimes qui ont le bonheur de vous plaire. Un jour qu'il étoit charmé d'un difcours admirable que je venois de lui faire : Qu'on lui donne , dit-il, cent pièces d'or, & qu'on le revétiffe dune de mes plus riches'robes. Je recus ce préfent fur le champ ; auffitöt je tirai fon horofcope, & je le trouvai Ie plus heureux du monde. Je pouffai même encore plus loin la reconnoiffance, car je lui tirai du fang avec les ventoufes. II n'en demeura pas-la; il enfila un autre difcours qui dura une grolTe demi-heure. Fatigué de 1'entendre, & chagrin de voir que le tems s'écouloit fans que j'en fuffe plus avancé, je ne favois plus que lui dire. Non, m'écriai-je, il n'eft pas poffible qu'il y ait au monde un autre homme qui fe falfe comme vous un plaifir de faire enrager les gens. La clarté du jour qui fe faifoit voir dans 1'appartement de Schahriar , obligea Scheherazade a s'arrêter en cet endroit. Le lendemain , elle continua fon récit de cette manière :  Contes Arabes. 277 CLXIIP NUIT. tJ E crus , dit le jeune boiteux de Bagdad, que je réuffirois mieux en prenant le barbier par la douceur. Au nom de dieu, lui dis-je, laiffez-la tous vos beaux difcours, & m'expédiez promptement : une affaire de la dernière importance m'appelle hors de chez moi, comme je vous 1'ai déja dit. A ces mots, il fe mit a rire. Ce feroit une chofe bien louable, dit-il, fi notre efprit demeuroit toujours dans la même fituation, fi nous étions toujours fages & prudens : je veux croire néanmoins que fi vous vous êtes mis en colère contre moi, c'eft votre maladie qui a caufé ce changement dans votre humeur; c'eft pourquoi vous avez befoin de quelques inftructions, & vous ne pouvez mieux faire que de fuivre 1'exemple de votre père & de votre ayeul : ils venoient me confulter dans toutes leurs affaires; & je puis dire, fans vanité, qu'ils fe louoient fort de mes confeils. Voyez-vous , feigneur, on ne réuffit prefque jamais dans ce qu'on entreprend, fi Ton n'a recours aux avis des perfonnes éclairées ; on ne devient point habiie homme , dit le proverbe , qu'on ne prenne confeil d'un habile homme : je vous S Kj  273 Les mille et une Nuits, fuis tout acquis, & vous n'avez qua-me com- rttandèr. Je ne puis donc gagner fur vous, interrompisje, que vous abandonniez tous ces longs difcours qui n'aboutiffent a rien qua me rompre la tête, & qua m'empêcher de me trouver oü j'ai affaire : rafez-moi donc, ou retirez-vous. ■En difant cela, je me levai de dépit en frappant du pié contre terre. Quand il vit que j'étois faché tout de bon: Seigneur, me dit-il, ne vous fachez pas, nous allons commenceri EffecKvement il me lava la tête, & fe:mhra me rafer; mais il ne m'eut ' pas donné quatre coups de rafoir, qu'il s'arrefa pour me dire,: Seigneur, vous êtes prompt; vous devriez vous abftenir de ces emportemens qui ne viennent que du démon. Je mérite d'ailleurs que vous ayez de la confidération pour moi, a caufe de mon age, de ma fcience & de mes yertus éclatantes. Continuez de me rafer, lui divje en 1'interrompant encore, & ne parlez plus. C'eft-a-dire , reprit-il, que vous avez quelque affaire qui vous preffe; je vais parier que je ne me trompe pas. Hé il y a deux heures, lui repartis-je, que je vous- le dis ; vous devriez déja m'avóir rafé. Moclérez votre ardeur, répliqua-t-il, vous n'avez peut-être pas bien penfé a ce que vous allez    Contes Arabes. 379 faire; quand on fait les chofes avec précipitation, on s'en repent prefque toujours. Je voudrois que vous me difiez quelle eft cette affaire qui vous prefTe fi fort, je vous en dirai mon fentiment : vous avez du tems de refte, puifque Pon ne vous attend qu'a midi, & qu'il ne fera midi que dans trois heures. Je ne m'arrête point a cela, lui dis-je, les gens d'honneur & de parole préviennent le tems qu'on leur a donné. Mais je ne m'appercois pas qu'en m'amufant a raifonner avec vous, je tombe dans les •défauts des barbiers babillards : achevez vïte de me rafer: Plus je témoignois cfempreffement, & moins il en avoit a. m'obéir. II quitta fon rafoir pour prendre fon aftrolabe : puis laiffant fon aftrolabe, il reprit fon rafoir. Scheherazade voyant paroïtre le jour, garda le filence. La nuit fuivante, elle pourfuivit ainfi 1'hiftoire commencée: 8 iv  zSo Les mille et une Nuits, CLXIV6 NUIT. LE barbier, continua le jeune boiteux, quitta encore fon rafoir, prit une feconde fois fon aftrolabe, & me laiffa a demi-rafé pour aller voir quelle heure il e'toit pre'cifément. II revint. Seigneur , me dit-il, je favois bien que je ne me trompois pas; il y a encore trois heures jufqu'a midi, j'en fuis affure', ou toutes les régies de 1'aftronomie font fauffes. Jufte ciel! m'écriaije, ma patience eft a bout, je n'y puis plus tenir.Maudit barbier, barbier de malheur , peu s'en ^faut que je ne me jette fur toi, & que je ne t'étrangle. Doucement, monfieur , me ditil d'un air froid, fans s'émouvoir de mon emportement, vous ne craignez pas de retomber malade; ne vous emportez pas, vous allez être fervi dans un moment. En difant ces paroles, il remit fon aftrolabe dans fa trouffe, reprit fon rafoir, qu'il repaffa fur le cuir qu'il avoit attaché' a fa ceinture , & recommenca de me rafer ; mais en me rafant, il ne put s'empêcher de parler. Si vous vouliez, feigneur, me dit-il, m'apprendre quelle eft cette affaire que vous avez a midi, je vous donnerois quelque confeil dont vous pourriez vous trouver bien. Pour le contenter,  Contes Arabes. 281 je lui dis que des amis m'attendoient a midi pour me régaler, & fe réjouir avec moi du retour de ma fanté. Quand le barbier entendit parler de régal : Dieu vous béniffe en ce jour comme en tous les autres, s'écria-t-il; vous me faites fouvenir que j'invitai hier quatre ou cinq amis a venir manger aujourd'hui chez moi , je 1'avois oublié , & je n'ai encore fait aucuns préparatifs. Que cela ne vous embarraffe pas, lui dis-je, quoique j'aille manger dehors, mon garde-manger ne laiffe pas d'être toujours bien garni : je vous fais préfent de tout ce qui s'y trouvera : je vous ferai même donner du vin tant que vous en voudrez , car j'en ai d'excellent dans ma cave; mais il faut que vous acheviez promptement de me rafer; & fouvenez-vous qu'au lieu que mon père vous faifoit des préfens pour vous entendre parler, je vous en fais moi pour vous faire taire. II ne fe contenta pas de la parole que je lui donnois. Dieu vous récompenfé, s'écria-t-il, de la grace que vous me faites; mais montrez-moi tout-a-Pheure ces provifions , afin que je voye s'il y aura de quoi bien régaler mes amis : je veux qu'ils foient contens de la bonne chère que je leur ferai. J'ai , lui dis-je , un agnsau, fix chapons, une douzaine de poulets,  'z82 Les mille et une Nuits, & de quoi faire quatre entre'es. Je donna! ordre k un efclave d'apporter tout cela fur le champ avec quatre grandes cruches de vin. Voilé qui eft bien, reprit le barbier; mais il faudroit des fruits & de quoi affaifonner la viande. Je lui fis encore donner ce qu'il demandoit. II ceffa de me rafer pour examiner chaque chofe 1'une après 1'autre; & comme cet examen dura prés d'une demi-heure, je peftois, j'enrageois; mais j'avois beau pefter & enrager, le bourreau ne s'en preffoit pas davantage. II reprit pourtant le rafoir, & me rafa quelques momens; puis s'arrêtant tout-a-coup : Je n'aurois jamais cru, feigneur, me dit-il, que vous fuffiez fï libéral : je commence a connoitre que feu monfïeur votre père revit en vous : certes, je ne méritois pas les graces dont vous me comblez, & je vous allure que j'en conferverai une éternelle reconnoiflance; car, feigneur, afin que vous le fachiez, je n'ai rien que ce qui me vient de la générofité des honnêtes gens comme vous : en quoi je reffemble a Zantout, qui frotte le monde au bain ; a Sali, qui vend des pois chic-hes grilles par les mes; a Salouz, qui vend des féves; a Akerfcha, qui vend des herbes; k Abou Mekarès , qui arrofe les rues pour abattre la pouflière; & a Caflem de la garde du calife : tous ces gens-  Contes Arabes. 283 la n'eng/éndrent point de mélancolie; ils ne font ni facheux ni querelleux; plus contens de leur fort que le calife au milieu de toute fa cour, ils font toujours gais, prêts a chanter & a danfer, & ils ont chacun leur chanfon & leur danfe particulière, dont ils divertiffent toute la ville de Bagdad ; mais ce que j'eftime le plus en eux, c'eft qu'ils ne font pas grands parleurs, non plus que votre efclave qui a 1'honneur de vous parler. Tenez, feigneur, voici la chanfon & la danfe de Zantout qui frotte le monde au bain; regardez-moi, & voyez fi je fais bien 1'imiter. Scheherazade n'en dit pas davantage, paree qu'elle remarqua qu'il étoit jour. Le lendemain, elle pourfuivit fa narration en ces termes : CLXVe NUIT. L E barbier chanta la chanfon & danfa la danfe de Zantout, continua le jeune boiteux ; & quoi que je puffe dire pour 1'obliger a finir fes bouffonneries, il ne ceffa pas qu'il n'eüt contrefait de même tous ceux qu'il avoit nommés. Après cela, s'adreffant a moi : Seigneur, me dit-il, je vais faire venir chez moi tous ces honnêtes gens; fi vous m'en croyez, vous ferez des nótres,  284- Les mille et une Nuits & vous laifW-la vos amis, qui font peutetre de grands parleurs, qui ne feront etourdir par leurs ernuveux difcours, & vous faire retomber dans une maladie pire que celle dont vous fortez; au lieu que chez moi vous naurez que du plaifir. . Mflg;é ™ colère> ïe ne pus m'empêcher de rire de fes folies. Je voudrois, lui dis-je, n'avoir pas affaire, j'accepterois la propofition que vous me faites; j'irois de bon cceur me réjouir avec vous; mais je vous prie de m'en difpenfer je fuis trop engage' aujourd'hui; je ferai plus libre un autre jour,, & nous ferons cette partie : achevez de me rafer, & hatez-vous de vous en retourner : vos amis font déja peut-être dans votre maifon. Seigneur, reprit-il, ne me refufe* pas Ia grace que je vous demande. Venez vous rejouir avec Ia bonne compagnie que je dois avoir : fi vous vous étiez trouvé une fois avec ces gens-la, vous en feriez fi content, que vous renoncenez pour eux a vos amis. Ne parions plus de cela, lui répondis - je , je ne puis être de votre feftin. Je ne gagnai rien par la douceur. Puifque vous ne voulez pas venir chez moi, répiiqua le barbier, il faut donc que vous trouviez bon que j'aille avec vous. Je vais porter chez moi ce que vous m'avez donné ; mes amis mange-  Contes Arabes. 22y ront, fi bon leur femble ; je reviendrai auffitot : je ne veux pas commettre Pincivilité de vous laifTer aller feul; vous méritez bien que j'aie pour vous cette complaifance. Ciel, m'écriai-je alors , je ne pourrai donc pas me délivrer aujourd'hui d'un homme fi facheux ! Au nom du grand dieu vivant, lui dis-je, finiffez vos difcours importuns; allez trouver vos amis : buvez, mangez, réjouifiez-vous, & laiftez-moi la liberté d'aller avec les miens. Je veux partir feul, je n'ai pas befoin que perfonne m'accompagne : auffi-bien, il faut que je vous 1'avoue, le lieu oü je vais n'eft pas un lieu oü vous puifliez être regu; on n'y veut que moi. Vous vous moquez, feigneur, repartit-il; fi vos amis vous ont convié a un feftin, quelle raifon peut vous empêcher de me permettre de vous accompagner ? Vous leur ferez plaifir, j'en fuis sur, de leur mener un homme qui a comme moi le mot pour rire, & qui fait divertir agréablement une compagnie. Quoi que vous me puiffiez dire, la chofe eft réfolue, je vous accompagnerai malgré vous. Ces paroles, mefieigneurs, me jetèrent dans un grand embarras. Comment me déferai-je de ce maudit barbier, difois-je en moi-même? Si je m'obftine a le contredire, nous ne finirons point notre conteftation : d'ailleurs, j'entendois  a.86 Les mille et une Nuits, qu'on appeloit déja pour la première fois a la prière de midi, & qu'il étoit tems de partir ; ainfi je pris le parti de ne dire mot, & de faire femblant de confentir qu'il vïnt avec moi. Alors il acheva de me rafer; & cela étant fait, je lui dis : Prenez quelques-uns de mes gens pour emporter avec vous ces provifions, & revenez, je vous attends ; je ne partirai pas fans vous. II fortit enfin, & j'achevai promptement de m'habiller. J'entcndis appeler a la prière pour la dernière fois; je me hatai de me mettre en chemin ; mais le malicieux barbier qui avoit jugé de mon intention, s'étoit contenté d'aller avec mes gens jufqu'a la vue de fa maifon, & de les voir entrer chez lui. II s'étoit caché a un coin de rue pour m'obferver & me fuivre. En effet, quand je fus arrivé a la porte du cadi, je me retournai & 1'appercus a 1'entrée de la rue : j'en eus un chagrin mortel. La porte du cadi étoit a demi - ouverte, & en entrant, je vis la vieille dame qui m'attendoit, & qui après avoir fermé la porte, me conduifit a la chambre de la jeune dame dont j'étois amoureux; mais a peine commencois-je a 1'entretenir , que nous entendhnes du bruit dans la rue. La jeune dame mit la tête a la fenêtre, & vit au travers de la jaloufie, que c'étoit le cadi fon père qui revenoit déja de la prière. Je  Contes Arabes. 287 regardai auffi en même-tems, &-j'appergus le barbier affis vis-a-vis, au même endroit d'oü j'avois vu la jeune dame. J'eus alors deux fujets de crainte, 1'arrivée du cadi, & la préfence du barbier. La jeune dame me raflura fur le premier, en me difant que fon père ne montoit a fa chambre que trèsrarement; & que comme elle avoit prévu que ce contre-tems pourroit arriver, elle avoit fongé au moyen de me faire fortir sürement; mais 1'indifcrétion du malheureux barbier me caufoit une grande inquiécude , & vous allez voir que cette inquictude n'étoit pas fans fondement. Dès que le cadi fut rcntrc* chez lui, il donna lui-même la baftoanade 9 110 dü 1 ve qui 1'avoit méritée. L'efclavc pouffoit dc grands cris qu'on entendoit de la rue. Le 1 bief cral que c'étoit moi qui criois & qu'on maltraitoit. Prévenu de cette penfée , il fait des cris épouvantables , déchire fes habits, jette de la pouffière fur fa tête, appelle au fecours tout le voifinage, qui vient a lui auffitót. On lui demande ce qu'il a, & quel fecours on peut lui donner. Hélas ! s'écrie-t-il, on affaffine mon maïtre, mon cher patron ; & fans rien dire davantage, il court jufques chez moi-j en criant toujours de même , & revient fuivi de tous mes dpmeftiques armés de batons.  5>88 Les mille et une Nuits, Ils frappent avec une fureur qui n'eft pas cortcevable a la porte du cadi, qui envoya un efclave pour voir ce que c'étoit; mais 1'efclave, tout effrayé, retourne vers fon maïtre : Seigneur, dit-il, plus de dix mille hommes veulent entrer chez vous par force, & commencent a enfoncer Ia porte. Le cadi courut auflitót lui-méme ouvrir la porte, & demanda ce qu'on lui vouloit. Sa préfence vénérable ne put infpirer du refpect a mes gens, qui lui dirent infolemment: Maudit cadi, chien de cadi, quel fujet avez-vous d'affafliner -notre maïtre ? que vous a-t-il fait? Eonnes gens, leur répondit le cadi, pourquoi aurois-je affaffiné votre maïtre que je ne connois pas, & qui ne m'a point offenfé ? Voila ma maifon ouverte, entrez, voyez, cherchez. Vous lui avez donné la baftonnade, dit le barbier, j'ai entendu fes cris il n'y a qu'un moment. Mais encore, répliqua le cadi, quelle offenfe m'a pu faire votre maïtre pour m'avoir obligé a le maltraiter comme vous le dites ? Eft-ce qu'il eft dans ma maifon ? & s'il y eft, comment y eft - il entré, ou qui peut Py avoir introduit ? Vous ne m'en ferez point accroire avec votre grande barbe, méchant cadi, repartit le barbier, >je fais bien ce que je dis. Votre fille aime notre maïtre, & lui a donné rendez-vous dans votre maifon pendant la  CöNTES ARAEES. 289 ïa prière du midi; vous en avez , fans doute , été averti; vous êtes revenu chez Vous, vöüs 1'y avez furpris, & lui avez fait donner la baftonnade par vós efclaves; mais vous n'aurez pas fait cette méchante action impunément; le ca-1 life en fera informé, & en fera bonne & briève juftice. Laiffez-le fortir, & nous le rendez touta-l'heure, finon nous allons entrer & vous 1'arracher a votre honte. II n'eft pas befoin de tant parler, reprit Ie cadi, ni de faire un fi grand éclat; fi ce que vous dites eft vrai, vous n'avez qu'a entrer & le chercher, je vous en donne la permiffion. Le cadi n'eut pas achevé ces mots, que le barbier &"mes gens fe jetèrent dans la maifon comme des furieux, & fe mirent a me chercher par-tout. Scheherazade, en cet endroit, ayant appercu le jour , ceffa de parler. Schahriar fe leva en riant du zcle indifcret du barbier, & fort curieux de favoir ce qui s'étoit paffe dans la maifon du cadi, & par quel accident le jeune homme pouvoit être devenu boiteux. La fultane fatisfit fa curiofité le lendemain, & reprit la parole dans ces termes, Tornt 'Vilt T  2$o Les mille ït une Nuits, CLXVP NUIT. Le tailleur continua de raconter au fultan de Cafgar 1'hiftoire qu'il avoit commencée. Sire, dit-il, le jeune boiteux pourfuivit ainfi : Comme j'avois entendu tout ce que le barbier avoit dit au cadi, je cherchai un endroit pour me cacher. Je n'en trouvai point d'autre qu'un grand coffre vide, oü je nie jetai & que je fermaï fur moi. Le barbier, après avoir fureté partout, ne manqua pas de venir dans la chambre oü j'étois. II s'approcha du coffre, 1'ouvrit; & dès qu'il m'eut appercu , il le prit, le chargea fur fa tête & 1'emporta : il defcendit d'un efcalier affez haut dans une cour qu'il traverfa promptement, & enfin il gagna la porte de Ia rue. Pendant qu'il me portoit, le coffre vint a s'ouvrir par malheur; & alors ne pouvant fouffrir la honte d'être expofé aux regards & aux huées de la populace qui nous fuivoit, je me lancai dans la rue avec tant de précipitation, que je me bleffai a la jambe, de manière que je fuis demeuré boiteux depuis ce tems-la. Je ne fentis pas d'abord tout mon mal , & ne laiffai pas de me relever pour me dérober a la rifée du peuple par une .prompte fuite.  ContEs Arabes* api Je lui jetai même des poignées d'or & d'argent dont ma bourfe étoit pleine ; & tandis qu'il s'occupoit a les ramaffer , je m'échappai en enfilant deS rues détournées. Mais le maudit barbier, profitant de la rufe dont je m'étois fervi pour me débarraffer de la foule, me fuivit fans me perdre de vue, en me criant de toute fa force s Arrétez , feigneur, pourquoi courez-vous fi vïte ? fi vous faviez combien j'ai été affligé du mauvais traitement que le cadi vous a fait, a vous qui êtes fi généreutf & a qui nous avons tant d'obligations , mes amis & moi. Ne vous 1'avois-je pas bien dit, que vous expófïez votre vie par votre obftination a ne vouloir pas que je vous accompagnaffe ? Voila ce qui vous eft arrivé par votre faute ; & fi de mon cóté je ne m'étois pas obftiné a vous fuivre pour voir oü vous alliez, que feriez-vous devenu ? oü allez-vous donc, feigneur ? attendez-mol. C'eft ainfi que le malheureux barbier parloït tout haut dans la rue. II ne fe contentoit pas d'avoir caufé un fi grand fcandale dans le quartier du cadi, il vouloit encore que toute la ville en eut connoiffance. Dans la rage oü j'étois, j'avois envie de 1'attendre pour 1'étrangler ; mais je n'aurois fait par-la que rendre ma confufion plus éclatante, Je pris un autre parti : Tij  2.$2 Les mille et une Nuits, comme je m'appercus que fa voix me livrolt en fpeclacle a une infinité de gens qui paroiffoient aux portes ou aux fenétres, ou qui s'arrêtoient dans les rues pour me regarder, j'entrai dans un khan ( i ) dont le conciërge m'étoit connu. Je le trouvai a Ia porte, oü le bruit 1'avoit attiré. Au nom de dieu, lui dis-je, faites-moi Ja grace d'empêcher que ce furieux n'entre ici après moi. II me le promit & me tint parole; mais ce ne fut pas fans peine, car 1'obftiné barbier vouloit entrer malgré lui, & ne fe retira qu'après lui avoir dit mille injures; & jufqu'a ce qu'il fut rentré dans fa maifon, il ne ceffa d'exagérer a tous ceux qu'il rencontroit , le grand fervice qu'il prétendoit m'avoir rendu. Voila comme je me délivrai d'un homme fi fatigant. Après cela, le conciërge me pria de lui apprendre mon aventure. Je la lui racontai; enfuite je le priai a mon tour de me prêter un appartement jufqu'a ce que je fuffe guéri. Seigneur , me dit-il, ne feriez-vous pas plus commodément chez vous ? Je ne veux point y retourner, lui répondis-je; ce déteftable barbier ne manqueroit pas de m'y venir trouver; j'en ferois tous les jours obfédé, & je mour- (i) Lieu public dans les villes du Levant, oü logenj les étrangers.  Contes Arabes. 2.9$ rois a. la fin de chagrin de 1'avoir inceffamment devant les yeux. D'ailleurs, après ce qui m'eft arrivé aujourd'hui, je ne puis me réfoudre a demeurer davantage en cette ville. Je prétends aller oü ma mauvaife fortune me voudra conduire. Effeótivement, dès que je fus guéri, je pris tout 1'argent dont je crus avoir befoin pour voyager, & du refte de mon bien, j'en fis une donation a mes parens. Je partis donc de Bagdad, meffeigneurs , & je fuis venu jufqu'ici. J'avois lieu d'efpérer que je ne rencontrerois point ce pernicieux barbier dans un pays fi éloigné du mien; & cependant je le trouve parmi vous. Ne foyez donc point furpris de l'emprelTement que j'ai a me retirer. Vous jugez bien de la peine que me doit faire la vue d'un homme qui eft caufe que je fuis boiteux, & réduit a la trifte néceffité de vivre éloigné de mes parens, de mes amis & de ma patrie. En achevant ces paroles , le jeune boiteux fe leva & fortit. Le mai'tre de la maifon le conduifit jufqu'a la porte , en lui témolgnant le déplaifir qu'il avoit de lui avoir donné, quoiqu'innocemment, un C grand fujet de mortification. Quand le jeune homme fut parti, continua le tailleur, nous demeurames tous fort étonnés de fon hiftoire, Nous jetames les yeux fur le Tiii  525?4 Les mille et une Nuits, barbier, & lui dïmes qu'il avoit tort, fi ce que nous venions d'entendre, étoit véritable. Meffieurs, nous répondit-il, en levant la tète qu'il avoit toujours tenue baiffée jufqu'alors , le iilence que j'ai gardé pendant que ce jeune homme vous a entretenus, vous doit être un témoignage qu'il ne vous a rien avancé dont je ne cemeure d'accord. Mais quoi qu'il vous m pu dire, je foutiens que j'ai dü faire ce que j'ai fait : je vous en rends juges vousmemes. Ne s'étoit-il pas jeté dans le péril, & lans mon fecours en feroit-il forti fi heureufement ? il eft bien heureux d'en être quitte pour une jambe incommodée. Ne me fuis-je pas expofé a un plus grand danger pour le tirer d une-maifon oü je m'imaginois qu'on le maltraitoit? A-t-il raifon de fe plaindre de moi, & de me dire des injures fi atroces? voila ce que 1'on gagne a fervir des gens ingrats. II maccufe d'ètre un babillard : c'eft une pure calomnie ; de fept frères que nous étions, je fuis «lui qui parle le moins & qui ai le plus d efpnt en partage. Pour vous en faire convemr melfeigneurs, je n'ai qu'a vous conter mon hiftoire & ia leur. Honorez-moi, je vous prie, de votre attention. -  Contes Arabes. *9S. H I S T O I R E Du Barbier. Sous le règne du calife (i) Moftanfer Billah, pourfuivit-il, prince fi fameux par fes immenfes libéralités envers les pauvres , dix voleurs obfédoient les chemins des environs de Bagdad , & faifoient depuis long - temps des vols & des cruautés inouies. Le calife, averti d'un fi grand défordre , fit venir le juge de police quelques jours avant la fête du Baïramj & lui ordonna , fous peine de la vie , de les lui amener tous dix. Scheherazade ceffa de parler en cet endroit, pour avertir le fultan ces Indes que le jour commencoit a paroïtre. Ce prince fe leva, Sc la nuit lüivante, la fultane reprit fon difcours de cette manière : (t) Le calife Moftanfèr Billah fut élevé a cette dignité l'an 6z\ de 1'hégire, c'eft-a-dire, l'an in6 de J. C. II fut le trente-fixième calife de la race des Abbaflïdes. T iv  SP6" Les milee et une Nuits, C L X V I Ie NUIT. Le juge de police, continua le barbier, fit fes diligences, & mit tant de monde en campagne , que les dix voleurs furent pris Ie propre jour du Baïram. Je me promenois alors fur le bord du Tigre ; je vis dix hommes affez nchement habillés , qui s'embarquoient dans un bateau. J'aurois connu que c'étoient des voleurs Pour peu que j'eufTe fait attention aux gardes qui les accompagnoient ; mais je ne regardai qu'eux ; & prévenu que c'étoient des gens qui alloient fe réjouir & paffer la fête en feftin, j'entrai dans Je bateau pêle-mêle avec eux fans dire mot, dans 1'efpérance qu'ils voudroient bien me fouffrir dans leur compagnie. Nous defcendïmes le Tigre, & pon nous fit aborder devant le palais du calife. J'eus le tems de rentrcr en moi-même & de m'appercevoir que j'avois mal jugé d'eux. Au fortir du bateau, nous fümes environnés d'une nouvelle troupe de gardes du juge de police, qui nous lièrent & nous menèrent devant le calife. Je me laiffai lier comme les autres fans rien dire i que m'eüt-il fervi de parler & de faire quelque réfiftance ? c'eüt été Ie moyen de me  Contes Arabes. 207 Faire maltraiter par les gardes, qui ne m'auroient pas e'coute' ; car ce font des brutaux qui n'entendent point raifon. J'étois avec des voleurs , c'étoit affez pour leur faire croire que j'en devois être un. Dès que nous ruines devant le calife , il ordonna le chatiment de ces dix fcélérats. Qu'on coupe, dit-il, la tête a ces dix voleurs. Auffitöt le bourreau nous rangea fur une file S la portée de fa main, & par bonheur je me trouvai le dernier. Il coupa la tête aux dix voleurs, en commencant par le premier ; & quand il vint a moi, il s'arrcta. Le calife voyant que le bourreau ne me frappoit pas, fe mit en colère : Ne t'ai-je pas commandé, lui dit-il, de couper la tête i dix voleurs ? pourquoi ne la coupes-tu qu'a neuf ? Commandeur des croyans, répondit le bourreau, dieu me garde de n'avoir pas exécuté 1'ordre de votre majefté; voila dix corps par terre & autant de têtes que j'ai coupées : elle peut les faire compter. Lorfque le calife eut vu lui-même que le bourreau difoit vrai, il me regarda avec étonnement; & ne me trouvant pas la plryfionomie d'un voleur : Bon vieillard, me dit-il, par quelle aventure vous trouvez-vous mélé avec des miférables qui ont mérité mille morts ? Je lui répondis i Commandeur des croyans, je vais vous faire  ip8 Les miile et une Nuï-ts, un aveu véritable. J'ai vu ce matin entrer dans un bateau ces dix perfonnes dont le chatiment vient de faire éclater la juftice de votre majefté; je me fuis embarqué avec eux, perfuadé que c'étoient des gens qui alloient fe régaler enfemble pour célébrer ce jour, qui eft le plus célèbre de notre religion. Le calife ne put s'empécher de rire de mon aventure; & tout au contraire de ce jeune boiteux qui me traite de babillard, il admira ma difcrétion & ma contenance a garder le filence. Commandeur des croyans, lui dis-je, que votre majefté ne s'étonne pas fi je me fuis tü dans une occafion qui auroit excité la démangeaifon de .parler a un autre. Je fais une profeffion particulière de me taire; & c'eft par cette vertu que je me fuis acquis le titre g'orieux de filencïeux. C'eft ainfi qu'on m'appelle pour me diftinguer de fix frères que j'eus. C'eft le fruit que j'ai tiré de ma philofophie; enfin cette vertu fait toute ma gloire & mon bonheur. j'ai bien de la joie, me dit le calife en fouriant, qu'on yous ait donné un titre dont vous faites un fi bel ufage. Mals apprenez-moi quelle forte de gens étoient vos frères; vous refïembioient-ils ? En aucune manière , lui repartis-je; ils étoient tous plus babdlards les uns que les autres; & quant a la figure, il y avoit encore grande diffé-  Contes Arabes. 299 rence entr'eux & moi : le premier étoit boffu; le fecond brèche-dent; le troifième borgne; le quatrièrne aveugle ; le cinquième avoit les oreilles coupées; & le fixième les lèvres fendues. II leur eft arrivé des aventures qui vous feroient juger de leurs caracfères , fi j'avois 1'honneur de les raconter a votre majefté. Comme il me parut que le calife ne demandoit pas mieux que de les entendre, je pourfuivis fans attendre fon ordre. HISTOIRE Du premier Frère du Barbier. Sire, lui dis-je, mon frère ainé, qui s'appeloit Bacbouc le boffu, étoit tailleur de profeffion. Au fortir de fon apprentiffage, il loua une boutique vis-a-vis d'un moulin ; & comme il n'avoit point encore fait de pratiques, il avoit bien de la peine a vivre de fon travail : le meünier au contraire étoit fort a fon aife, & poffédoit une très-belle femme. Un jour, mon frère en travaillarit dans fa boutique , leva la tête, & appercut a une fenêtre du moulin Ia meunière qui regardoit dans la rue. II la trouva fi belle, qu'il en fut enchanté. Pour la meünicre,  3oo Les mille et une Nuits, elle ne fit nulle attention k lui ; elle ferma fa fenêtre, & ne parut plus de tout le jour. Cependant le pauvre tailleur ne fit autre chofe que lever la tête & lever les yeux vers le moulin en travaillant. II fe piqua les doigts plus d'une fois, & fon travail de ce jour-la ne fut pas trop régulier. Sur le foir , lorfqu'il fallut fermer fa boutique , il eut de la peine k s'y réfoudre , paree qu'il efpéroit toujours que la meunière fe feroit voir encore ; mais enfin il fut obligé de la fermer , & de fe retirer k fa petite maifon , oü il paffa une fort mauvaife nuit. II eft vrai qu'il s'en leva plus matin , & qu'impatient de revoir fa maïtreffe, il vola vers fa boutique. II ne fut pas plus heureux que le jour précédent ; la meunière ne parut qu'un moment de toute la journée. Mais ce moment acheva de le rendre le plus amoureux de tous les hommes. Le troifième jour , il eut fujet d'être plus content que les deux autres. La meunière jeta les yeux fur lui par hafard, & le furprit dans une attention k la confidérer , qui lui fit connoïtre ce qui fe paffoit dans fon cceur. Le jour qui paroiffoit, obligea Scheherazade d'interrompre fon récit en cet endroit. Elle en reprit le fil la nuit fuivante, & dit au fultan des Indes :  Contes Arabes, ^oï C L X V 11 r NUIT. Sire, le barbier continuant 1'hiftoire de fon frère aïné : Commandeur des croyans, pourfuivit-il, en parlant toujours au calife Moftanfer Billah, vous faurez que la meunière n'eut pas plutöt pe'ne'tré les fentimens de mon frère qu'au lieu de s'en facher, elle réfolut de s'en divertir. Elle le regarda d'un air riant, mon frère Ia regarda de même, mais d'une manière fi plaifante, que la meunière referma la fenêtre au plus vïte, de peur de faire un éclat de rire qui fit connoïtre a mon frère qu'elle le trouvoit ridicule. L'innocent Bacbouc interpréta cette acfion a fon avantage, & ne manqua pas de fe flatter qu'on Pavoit vu avec plaifir. La meunière prit donc la re'folution de fe réjouir de mon frère. Elle avoit une pièce d'une affez belle étoffe dont il y avoit déja long-tems qu'elle vouloit fe faire un habit. Elle 1'enveioppa dans un beau mouchoir de broderie de foie & le lui envoya par une jeune efclave qu'elle avoit. L'efclave, bien inftruite, vint a la boutique du tailleur. Ma maïtreffe vous falue, lui dit-elle, & vous prie de lui faire un habit de la pièce d'étoffe que je vous apporte, fur le  jo2 Les mille et une Nuits, mödèle de celui qu'elle vous envoie en même tems; elle cfiange fouvent d'habit, & c'eft une pratique dont vous ferez très-content. Mon frère ne douta plus que la meunière ne fut amoureufe de lui. II crut qu'elle ne lui envoyoit du travail immédiatement après ce qui s'étoit paffe entr'elle & lui, qu'afin de lui marquer qu'elle avoit lu dans le fond de fon cceur, & 1'affurer du progrès qu'il avoit fait dans le fien. Prévenu de cette bonne opinion, il chargea 1'efclave de dire a fa maïtreffe qu'il alloit tout quitter pour elle, & que 1'habit feroit prét pour le lendemain matin. En effet, il y travailla avec tant de diligence, qu'il 1'acheva le même jour. Le lendemain, la jeune efclave vint voir fi 1'habit étoit fait. Bacbouc le lui donna bien plié, en lui difant : J'ai trop d'intérêt de con■tenter votre maïtreffe, pour avoir négligé fon habit; je veux 1'engager, par ma diligence, a ne fe fervir déformais que de moi. La jeune efclave fit quelques pas pour s'en aller; puis fe retournant, elle dit tout bas a mon frère : A propos , j'oubliois de m'acquitter d'une commiffion qu'on m'a donnée ; ma maïtreffe m'a chargée de vous faire fes complimens, & de vous demander comment vous avez paffe la nuit; pour elle, la pauvre femme, elle vous aime fi fort, qu'elle n'en a pas dormi, Dites-  Contes Arabes. 303 lui, répondit avec tranfport mon benêt de frère, que j'ai pour elle une pailion fi violente, qu'il y a quatre nuits que je n'ai fermé 1'ceil. Après ce compliment de la part de la meunière , il crut devoir fe flatter qu'elle ne le laifferoit pas languir dans 1'attente de fes faveurs. II n'y avoit pas un quart-d'heure que 1'efclave avoit quitté mon frère , lorfqu'il la vit revenir avec une pièce de fatin. Ma maïtreffe, lui dit-elle, eft très-fatisfaite de fon habit, il lui va le mieux du monde; mais comme il eft très-beau, & qu'elle ne le veut porter qu'avec un calegon neuf, elle vous prie de lui en faire un au plutot de cette pièce de fatin. Cela fuffit, répondit Bacbouc , il fera fait aujourd'hui avant que je forte de ma boutique; vous n'avez qua le venir prendre fur la fin du jour. La meunière fe montra fouvent a fa fenêtre, & prodigui fes charmes a mort frère pour lui donnet du courage. II faifoit beau le voir travailler. Le calegon fut bientöt fait. L'efclave le vint prendre; mais elle n'apporta au tailleur ni 1'argent qu'il avoit débourfé pour les accompagnemens de 1'habit & du calegon, ni de quoi lui payer la fagon de l'un & de 1'autre. Cependant ce malheureux amant qu'on amufoit, & qui ne s'en appercevoit pas, n'avoit rien mangé de tout ce jour-la, & fut obligé d'emprunter  304 Les mille et une NuJts, quelques pièces de monnoie pour acheicr de* quoi fouper. Le jour fuivant, dès qu'il fut arrivé' a fa boutique, la jeune efclave vint lui dire que le meünier fouiiaitoit de lui parler. Ma maïtreffe, ajouta-t-elle , lüi a dit tant de bien de vous en lui montrant votre ouvrage, qu'il veut auffi que vous travailliez pour lui. Elle 1'a fait expres, afin que la liaifon qu'elle veut former entre lui & vous, ferve a faire réuffir ce que vous défirez également l'un & 1'autre. Mon frère fe laiffa perfuader, & alla au moulin avec 1'efclave. Le meünier le recut fort bien, & lui préfentant une pièce de toile : J'ai befoin de chemifes, lui dit-il, voila de la toile , je voudrois bien que vous m'en fiffiez vingt : s'il y a du refte, vous me le rendrez. Scheherazade, frappée tout-a-coup par la clarté du jour qui commencoit a éclairer 1'appartement de Schahriar, fe tut en achevant ces dernières paroles. La nuit fuivante, elle pourfuivit ainfi 1'hiftoire de Bacbouc : C L XIX'  Contes A r a e e sj 305" C L XI Xe NUIT. M on frère, contiiuva le barbier, eut du travail pour cinq ou fix jours a faire vingt che-A mifes pour le meünier, qui lui donna enfuite une autre pièce de töile pour en faire autant de calecons. Lorfqu'ils furént achevés, Bacbouc tes porta au meünier; qui lui demanda ce qu'il lui falloit pour fa peine , fur quoi mon frèrö dit qu'il fe contenteroit de vingt dragmes d'ar-» gent» Le meünier appela auffi-töt la jeune efclave, & lui dit d'apporter le trébuchet pour voir fi la monnoie qu'il alloit donner étoit de poids. L'efclave, qui avoit le mot, regarda mon frère en colère, pour lui marquer qu'il alloit tout gater s'il recevoit de 1'argent. II fe le tint pour dit; il refufa d'en prendre , quoiqu'il en eut befoin, & qu'il en eut emprunté pour acheten le fil dont il avoit coufu les chemifes & les calecons. Au fortir de chez Ie meünier, il vint me prier de lui préter de quoi vivre , en me difant qu'on ne le payoit pas. Je lui donnai quelques monnoies de cuivre que j'avois dans ma bourfe, & cela le fit fubfifter durant quelques jours : il eft vrai qu'il ne vivoit que ó» bouillie, & qu'encore n'en mangeoit-il pas tout fon faouh Torne VUL V  3o5 Les mille et une Nuits, Un jour il entra chez le meünier, qui étoit occupe' a faire aller fon moulin, & qui croyant qu'il venoit demander de 1'argent, lui en offrit j mais la jeune efclave qui étoit préfente, lui fit encore un figne qui 1'empêcha den accepter, & le fit répondre au meünier qu'il ne venoit pas pour cela, mais feulement pour s'informer de fa fanté. Le meünier 1'en remercia, & lui donna une robe de deffus a faire. Bacbouc Ia lui rapporta le lendemain. Le meünier tira fa bourfe; la jeune efclave ne fit en ce moment que regarder mon frère : Voifin, dit-il au meünier, rien ne preffe; nous compterons une autre fois. Ainfi, cette pauvre dupe fe(' retira dans fa boutique avec trois grandes maladies, c'eft-üdire, amoureux, affamé, & fans argent. La meunière étoit avare & méchante ; elle1 ne fe contenta pas d'avoir fruftré mon frère de ce qui lui étoit dü, elle excita fon mari a tirer vengeance de 1'amour qu'il avoit pour elle ; & voici comme ils s'y prirent. Le meünier invita Bacbouc un foir a fouper, & après l'avoir affez mal régalé, il lui dit : Frère, il eft trop tard pour vous retirer chez vous, demeurez ici. En parlant de cette forte, il le mena dans un endroit oü il y avoit un lit. II le laiffa la, & fe retira avec fa femme dans le lieu oü ils avoient coutume de coucher. Au milieu de la nuit, le  Contes Arabes. 307 imeünier vint trouver mon frère : Voifin, lui dit-il, dormez-vous ? Ma mule eft malade , & j'ai bien du blé a moudre; vous meferiez beaucoup de plaifir fi vous vouliez tourner le moulin a fa place. Bacbouc, pour lui marquer qu'il étoit homme de bonne volonté, lui répondit qu'il étoit pret a lui rendre ce fervice, qu'on n'avoit feulement qua lui montrer comment il falloit faire. Alors le meünier 1'attacha par le milieu du corps de même qu'une mule, pour faire tourner le moulin; & lui donnant enfuite nn grand coup de fouet fur les reins ; Marchez, vóifin, lui dit-il. Hé pourquoi me frappez-vous, lui dit mon frère? C'eft pour vous encourager, répondit le meünier, car fans cela, ma mule ne marche pas. Bacbouc fut étonné de ce traitement; néanmoins il n'ofa s'en plaindre. Quand il eut fait cinq ou fix tours, il voulut fe repofer; mais le meünier lui donna une douzaine de coups de fouet bien appüqués , en lui difant: Courage, voifin, ne vous arrêtez pas, je vous prie; il faut marcher fans prendre haleine, autrement vous gateriez ma farine. Scheherazade ceffa de parler en cet endroit, paree qu'elle vit qu'il étoit jour. Le lendemain^ elle reprit fon difcours de cette forte : Vij  go8 Les mille et une Nuits, C L X Xe NUIT. L E meünier obligea mon frère a tourner ainfi le moulin pendant le refte de la nuit, continua le barbier. A la pointe du jour, il le lailfa fans le détacher, & fe retira a la chambre de fa femme. Bacbouc demeura quelque tems en cet état : a la fin, la jeune efclave vint, qui le détacha. Ah que nous vous avons plaint, ma bonne maïtreffe & moi, s'écria la perfide i Nous n'avons aucune part au mauvais tour que fon mari vous a joué. Le malheureux Bacbouc ne lui répondit rien, tant il étoit fatigué & moulu de coups; mais il regagna fa maifon en faifant une ferme réfolution de ne plus fonger a la meunière. Le récit de cette hiftoire, pourfuivit le barbier , fit rire le calife. Allez, me dit-il, retournez chez vous; on va vous donner quelque chofe de ma part pour vous confoler d'avoir manqué le régal auquel vous vous attendiez. Commandeur des croyans, repris-je, je fupplie votre majefté de trouver bon que je ne recoive rien qu'après lui avoir raconté 1'hiftoire de mes autres frères. Le calife m'ayant témoigné par fon filence qu'il étoit difpofé k m'écouter, je continuai en ces termes :  Contes Arabes. 309 H I S T O I R E Du fecond Frère du Barbier. M on fecond frère, qui s'appeiloit Bakbarah le breche-dent, marchant un jour par la ville, rencontra une vieille dans une rue écartée. Elle 1'aborda. J'ai, lui dit-elle, un mot a vous dire, je vous prie de vous arrèter un moment. II s'arrêta, en lui demandant ce qu'elle lui vouloit. Si vous avez le tems de venir avec moi, xeprit-elle, je vous menerai dans un pal'ais magnifique, oü vous verrez une dame plus belle que le jour; elle vous recevra avec beaucoup de plaifir, & vous préfentera la collation avec d'excellent vin: il n'eft pas befoin dë vous- en dire davantage. Ce que vous me dites, eft - il bien vrai, repliqua mon frère ? Je ne füis pas une menteufe, repartit la vieille; je ne vous propofe rien qui ne foit véritable ; mais écoutez ce que j'exige de vous : il faut que. vous foyez fage, que vous parliez peu, & que vous ayez une coroplaifance infinie. Bakbarah ayant accepté la condition, elle marcha devant, & il la fuivit. Ils arrivèrent a la porte d'un grand pakus, oü il y avoit beaucoup. d'officiers & de V iij  310 Les mille et une Nuits, domeftiques. Quelques-uns voulurent arrêteï mon frère; mais la vieille ne leur eut pas plutót parlé, qu'ils le laifsèrent paffer. Alors elle fe retourna vers mon frère, & lui dit: Souvenez-vous au moins que la jeune dame chez qui je vous amène, aime la douceur & Ia retenue: elle ne veut pas qu'on la contredife. Si vous la contentez en cela, vous pouvez compter que vous obtiendrez d'elle ce que vous voudrez. Bakbarah la remercia de cet avis, & promit d'en profiter. Elle le fit entrer dans un bel appartement. C'étoit un grand batiment en quarré, qui répondoit a la magnificence du palais, une galerie régnoit a 1'entour, & 1'on voyoit au milieu un très-beau jardin. La vieille le fit affeoir fur un fopha bien garni, & lui dit d'attendre un moment, qu'elle alloit avertir de fon arrivée Ia jeune dame. Mon frère, qui n'étoit jamais entré dans un lieu fi fuperbe, fe mit a confidérer toutes les beautés qui s'offroient a favue; & jugeant de fa bonne fortune par la magnificence qu'il voyoit, il avoit de la peine a contenir fa joie. B entendit bientót on grand bruit, qui étoit caufé par une troupe d'efclaves enjouées,qui vinrent a lui en faifant des éclats de rire, & il appergut au milieu d'elles une jeune dame d'une beauté  Contes Arabes. 311 extraordinaire, qui fe faifoit aifément reconnoïtre pour leur maïtreffe par les égards qu'on avoit pour elle. Bakbarah, qui s'étoit attendu a un entretien particulier avec la dame, fut extrêmement furpris de la voir arriver en fi bonne compagnie. Cependant les efclaves prirent un air férieux en s'approchant de lui ; & lorfque la jeune dame fut prés du fopha, mon frère, qui s'étoit levé, lui fit une profonde révérence. Elle prit la place d'honneur; & puis 1'ayant prié de fe remettre a la fienne, elle lui dit d'un ton riant: Je fuis ravie de vous voir, & je vous fouhaite tout le bien que vous pouvez défirer. Madame, répondit Bakbarah, je ne puis en fouhaiter un plus grand que 1'honneur que j'ai de paroïtre devant vous. II me femble que vous êtes de bonne humeur, répliqua-t-elle, & que vous voudrez bien que nous paffions le tems agréablement enfemble. Elle commanda aufïi-töt que 1'on fervït la collation. En même-tems on couvrit une table de plufieurs corbeilles de fruits & de confitures. Elle fe mit a table avec les efclaves & mon frère. Comme il étoit placé vis-a-vis d'elle , quand il ouvroit la bouche pour manger, elle s'appercevoit qu'il étoit breche - dent, & elle le faifoit remarquer aux efclaves qui en rioient de tout leur cceur avec elle. Bakbarah, qui de Viv  gpa Les miele et une Nuits, tems en tems levoit la tête pour la regarder, & qu, la voyoit rire, s'irnagina que c'étoit de la joie qu'elle avoit de fa venue, & fe flatta que bientöt elle écarteroit fes efclaves pour refter avec lui fans témoins. Elle jugea bien qu'il avoit cette penfée; & prenant plaifir a 1'entretenir dans une erreur fi agréable, elle lui dit des douceurs, & lui préfenta de fa propre main de tout ce qu'il y avoit de meilleur. La collation achevée , on fe leva de table. Dix efclaves prirent des inftrumens, & commencèrent a jouer & a chanter; d'autres fe mirent è danfer. Mon frère, pour faire 1'agréable, danfa auffi, & la jeune dame même s'en méla. Après qu'on eut danfé quelque tems, on s'affit pour prendre haleine, La jeune dame fe fit donner un verre de vin, & regarda mon frère en fouriant, pour lui marquer qu'elle alloit boire a fa fanté. II fe leva & demeura debout pendant qu'elle but, Lorfqu'eüe eut bu, au lieu de rendre le verre, elle le fit remplir, & ]e préfenta a mon frère, afin qu'il lui fit raifon. Scheherazade vouloit pourfuivre fon récit $ mais remarquant qu'il étoit jour, elle ceffa de parler. La nuit fuivante, elle reprit la parole, & dit au fultan des Indes :  Contes A r a e e s, 313 CLXXT NUIT. Sire, le barbier continuant 1'hiftoire de Bakbarah : Mon frère, dit-il, prit le verre de la main de la jeune dame en la lui baifant; & but debout en reconnoiffance de la faveur qu'elle lui avoit faïte. Enfuite la jeune dame le fit affeoir auprès d'elle, & commenca de le careffer. Elle lui paffa la main derrière la téte, en lui donnant de tems en tems de petits foufflets. Ravi de ces faveurs , il s'eftimoit le plus heureux homme du monde; il étoit tenté de badiner aufTi avec cette charmante perfonne; mais il n'ofoit prendre cette liberté devant tant d'efdaves qui avoient les yeux fur lui, & qui ne ceffoient de rire de ce badinage. La jeune dame continua de lui donner de petits foufHets, & a Ia fin lui en appliqua un fi rudement, qu'il en fut fcandalifé. II en rougit, & fe leva pour s'éloigner d'une fi rude joueufe. Alors la vieille qui 1'avoit amené, le regarda d'une manière a lui faire connoitre qu'il avoit tort, & qu'il ne fe fouvenoit pas de i'avis qu'elle lui avoit donné d'avoir de la complaifance. II reconnut fa faute, & pour la réparer, il fe rapprocha de la jeune dame, en feignant qu'il ne s'en étoit pas éloigné par mauvaife hu-  314 Les mille et une Nuits, meur. Elle le tira par le bras, le fit encore affeoir prés d'elle, & continua de lui faire mille careffes malicieufes. Ses efclaves,qui ne cherchoient qu'a la divertir, fe mirent de la partie; Tune donnoit au pauvre Bakbarah des nazardes de toute fa force, 1'autre lui tiroit les oreilles a les lui arracher, & d'autres enfin lui appliquoient des foufflets qui paffoient la raillerie. Mon frère fouffroit tout cela avec une patience admirable; il affecfoit même un air gai, & regardant la vieille avec un fouris force': Vous 1'avez bien dit, difoitil, que je trouverois une dame toute bonne, toute agréable, toute charmante. Que je vous ai d'obligations! Ce n'eft rien encore que cela , lui répondit la vieille; laiffez faire, vous verrez bien autre chofe. La jeune dame prit alors la parole, & dit a mon frère : Vous êtes un brave homme; je fuis ravie de trouver en vous tant de douceur & tant de complaifance pour mes petits caprices, & une humeur fi conforme a la mienne. Madame, repartit Bakbarah charmé de fes difcours, je ne fuis plus a moi, je fuis tout a vous, & vous pouvez a votre gré difpofer de moi. Que vous me faites de plaifir, répliqua la dame, en me marquant tant de foumiflion? Je fuis contente de vous, & je veux que vous le foyez auffi de moi. Qu'on lui apporte, ajouta-t-elle, le parfum & 1'eau de rofe.  Contes Arabes. 315* A ces mots, deux efclaves fe détachèrent, & revinrent bientöt après, 1'une avec une caffolette d'argent oü il y avoit du bois d'aloës le plus exquis dont elle le parfuma, & 1'autre avec de 1'eau de rofe qu'elle lui jeta au vifage & dans les mains. Mon frère ne fe poffédoit pas, tant il étoit aife de fe voir traiter fi honorablement. Après cette cérémonie, la jeune dame commanda aux efclaves qui avoient déja joué des inftrumens & chanté, de recommencer leurs concerts. Elles obéirent; & pendant ce tems-la, la dame appela une autre efclave, & lui ordonna d'emmener mon frère avec elle, en lui difant : Faites-lui ce que vous favez; & quand vous aurez achevé, ramenez-le-moi. Bakbarah qui entendit cet ordre, fe leva promptement, & s'approchant de la vieille qui s'étoit auffi levée pour accompagner 1'efclave & lui, il la pria de lui dire ce qu'on lui vouloit faire. C'eft que notre maïtreffe eft curieufe, lui répondit tout bas la vieille; elle fouhaite de voir comment vous feriez fait déguifé en femme, & cette efclave qui a ordre de vous mener avec elle, va vous peindre les fourcils, vous rafer la mouftache, & vous habiller en femme. On peut me peindre les fourcils tant qu'on voudra, répliqua mon frère, j'y confens, paree que je pourrai me laver enfuite; mais pour me faire rafer, vous voyez bien que  5i<5 Les mille et une Nuits" je ne le dois pas fouffrir: comment oferoïs-je paroïtre après cela fans mouftache ? Gardez-vous de vous oppofer a ce que 1'on exige de vous, reprit la vieille, vous gateriez vos affaires, qui vont le mieux du monde. On vous aime, on veut vous rendre heureux; faut-il pour une vilaine mouftache renoncer aux plus délicieufes faveurs qu'un homme puifTe obtenir? Bakbarah fe rendit aux raifons de la vieille; & fans dire un feul mot, fe laiffa conduire par 1'efclave dans une chambre oü on lui peignit les fourcils de rouge. On lui rafa la mouftache, & 1'on fe mit en devoir de lui rafer auffi la barbe. La docilité de mon frère ne put aller jufques-la: Oh, pour ce qui eft de ma barbe, s'écria-t-il, je ne fouffrirai point abfolument qu'on me la coupe. L'efclave lui repréfenta qu'il étoit inutile de lui avoir óté fa mouftache, s'il ne vouloit pas confentir qu'on lui rasat la barbe; qu'un vifage barbu ne convenoit pas avec un habillement de femme; & qu'elle s'étonnoit qu'un homme qui étoit fur le point de polféder la plus belle perfonne de Bagdad, fit quelque attention a fa barbe. La vieille ajouta au difcours de l'efclave de nouvelles raifons; elle menaca mon frère de la difgrace de la jeune dame. Enfin eile lui dit tant de chofes, qu'il fe laiffa faire tout ce qu'on voulut,  Contes Arabes. 31^ Lorfqu'il fut habillé en femme, on le ramena devant la jeune dame, qui fe prit fi fort a rire en le voyant, qu'elle fe renverfa fur le fopha oü ellè étoit aflife. Les efclaves en firent autant en frappant des mains, fi bien que mon frère demeura fort embarraffé de fa contenance. La jeune dame fe releva, & fans celfer de rire , lui dit : Après la complaifance que vous avez eue pour moi, j'aurois tort de ne pas vous aimer de tout mon cceur; mais il faut que vous faflïez encore une chofe pour 1'amour de moi; c'eft de danfer comme vous voila. II obéit , & la jeune dame & fes efclaves dansèrent avec lui en riant comme des folies. Après qu'elles eurent danfé quelque tems , elles fe jetèrent toutes fur le miférable, & lui donnèrent tant de foufflets, tant de coups de poings & de coups de piés, qu'il en tomba par terre prefque hors de lul-méme. La vieille lui aida a fe relever, pour ne pas lui donner le tems de fe facher du mauvais traitement qu'on venoit de lui faire. Confolez-vous, lui dit-elle a 1'oreille, vous étes arrivé au bout des fouffrances, & vous allez en recevoir le prix. Le jour qui parohToit déja , impofa filence en cet endroit a la fultane Scheherazade. Elle pourjfuivït ainfi la nuit fuivante : 0  318 Les mille et Une Nuits, clxxif nuit. La vieille, dit le barbier, continua de parler a Bakbarah. B ne vous refte plus, ajoutat-elle, qu'une feule chofe a faire, & ce n'eft qu'une bagatelle. Vous faurez que ma maïtreffe a coutume, lorfqu'elle a un peu bu, comme aujourd'hui, de ne fe pas laiffer approcher par ceux qu'elle aime, qu'ils ne foient nuds en chemife. Quand ils font en cet état, elle prend un peu d'avantage, & fe met a courir devant eux par la galerie & de chambre en chambre, jufqu'a ce qu'ils Pavent attrapée. C'eft encore une de fes bizarreries. Quelque avantage qu'elle puiffe prendre, léger & difpos comme vous êtes, vous aurez bientöt mis la main fur elle. Mettez-vous donc vïte en chemife; déshabiliezvous fans faire de fac ons. Mon bon frère en avoit trop fait pour reculer. II fe déshabilla, & cependant la jeune dame fe fit öter fa robe, & demeura en jupon pour courir plus légèrement. Lorfqu'ils furent tous deux en état de commencer la courfe, la jeune dame prit un avantage d'environ vingt pas , & fe mit a courir d'une vïteffe furprenante. Mon frère la fuivit de toute fa force, non fans ex-  Contes Arabes. 319 citer les ris de toutes les efclaves qui frappoiertt des mains. La jeune dame, au lieu de perdre quelque chofe de Pavantage qu'elle avoit pris d'abord , en gagnoit encore fur mon frère. Elle lui fit faire deux ou trois tours de galerie , & puis enfila une longue allee obfcure, oü elle fe fauva par un détour qui lui étoit connu. Bakbarah, qni la fuivoit toujours , 1'ayant perdue de vue dans 1'allée, fut obligé de courir moins vïte a caufe de 1'obfcurité. B appercut enfin une lumière vers laquelle ayant repris fa courfe, il fortit par une porte qui fut fermée fur lui auffi-töt. Imaginez-vous s'il eut lieu d'être furpris de fe trouver au milieu d'une rue de corroyeurs. Bs ne le furent pas moins de le voir en chemife, les yeux peints de rouge, fans barbe & fans mouftache. Ils commencèrent a frapper des mains, a le huer , & quelques-uns coururent après lui, & lui cinglèrent les feffes avec des peaux. Ils 1'arrêtèrent même, le mirent fur un ane qu'ils rencontrèrent par hafard, & le promenèrent par la ville expofé a la rifée de toute la populace. Pour comble de malheur , en paffant devant la maifon du juge de police, ce magiftrat voulut favoir la caufe de ce tumulte. Les corroyeurs lui dirent qu'ils avoient vu fortir mon frère dans 1'état oü il étoit, par une porte de 1'apparte-  330 Les mille et une Nüits, ment des femmes du grand-vifir , qui donnóit fur leur rue. La-deffus, le juge fit donner au malheureux Bakbarah cent coups de baton fur Ia plante des piés , & le fit conduire hots de la ville, avec défenfe d'y rentrer jamais, Voila, commandeur des croyans, dis-je au calife Moftanfer Billah, i'aventure de mon fecond frère que je voulois raconter k votre majefté. II ne favoit pas que les dames de nos feigneurs les plus puifians fe divertiffent quelquefois k jouer de femblables tours aux jeunes gens qui font affez fots pour donner dans de femblables piègeSi Scheherazade fut obligée de s'arrêter en cet endroit, k caufe du jour qu'elle vit paroïtre. La nuit fuivante, elle reprit fa narration, & dit au fultan des Indes : CL XXII F NUIT. Sire, le barbier , fans interrorhpre fon difcours , paffa a 1'hiftoire de fon troifième frère. HISTOIRE  Contes Arabes. 321 HISTOIRE Du troifième Frère du Barbier. C ommandeur des croyans, dit-il au calife , mon troifième frère, qui fe nommoit Bakbac , étoit aveugle , & fa mauvaife deftinée 1'ayant réduit a la mendicité, il alloit de porte en porte demander l'aumöne. II avoit une fi longue habitude de marcher feul dans les rues, qu'il n'avoit pas befoin de conducteur. II avoit coutume de frapper aux portes , & de ne pas répondre qu'on ne lui eut ouvert. Un jour il frappa k la porte d'une maifon; le maïtre du logis qui étoit feul, s'écria : Qui eft-la ? mon frère ne répondit rien a ces paroles, & frappa une feconde fois. Le maitre de la maifon eut beau demander encore qui étoit k fa porte, perfonne ne lui répondit. II defcend, ouvre & demande k mon frère ce qu'il veut. Que vous me donniez quelque chofe pour 1'amour de dieu, lui dit Bakbac. Vous êtes aveugle, ce me femble, reprit le maïtre de la maifon? Hélas oui, repartit mon frère. Tendez la main, lui dit le maïtre. Mon frère la lui préfenta, croyant aller recevoir l'aumöne; mais le maïtre la lui. prit Jome VUL X  522 Les iihle et une Nuits, feulement pour 1'aider a monter jufqu'a fa chambre. Bakbac s'imagina que c'étoit pour le faire manger avec lui, comme cela lui arrivoit ailleurs affez fouvent. Quand ils furent tous deux dans la chambre, le maïtre lui quitta la main, fe rermt a fa place, & lui demanda de nouveau ce qu'il fouhaitoit. Je vous ai déja dit, lui répondit Bakbac , que je vous demandois quelque chofe pour 1'amour de dieu. Bon aveugle, répliqua le maïtre, tout ce que je puis faire pour vous, c'eft de fouhaiter que dieu vous rende la vüe. Vous pouviez bien me dire cela a la porte, reprit mon frère, & m'épargner la peine de monter. Et pourquoi, innocent que vous êtes, ne répondez-vous pas dès la première fois lorfque vous frappez, & qu'on vous demande qui eft-la ? D'oü vient que vous donnez la peine aux gens de vous aller ouvrir quand bn.vous parle? Que voulez-vous donc faire de moi, dit mon frère ? Je vous le répète encore, répondit le maïtre, je n'ai rien a vous donner! Aidez-moi donc a defcendre comme vous m'avez aidé a monter , répliqua Bakbac. L'eftfaher eft devant vous, repartit le maïtre, defcendez feul ft vous voülez. Mon frère fe mit a defcendre; mais le pié venant a lui manquer au milieu de 1'efcalier, il fe fit bie* du mal aux reins & k la tête en gliffant jufqu'au bas.  Contes Araees. 32^ Il fe rel eva avec affez de peine, & fortit en fe plaignant & en murmurant contre le maïtre de la maifon, qui ne fit que rire de fa chüte. Comme il fortoit du logis, deux aveugles de fes camarades qui paffoient , le reconnurent a fa voix. Ils s'arrêtèrent pour lui demander ce qu'il avoit. II leur conta ce qui lui étoit arrivé; & après leur avoir dit que de toute la journée il n'avoit rien recu : Je vous conjure, ajoutat-il, de m'accompagner jufques chez moi, afin que je prenne devant vous quelque chofe de 1'argent que nous avons tous trois en commun pour m'acheter de quoi fouper. Les deux aveugles y confentirent, il les mena chez lui. II faut remarquer que le maïtre de la maifon oü mon frère avoit été fi maltraité, étoit un voleur, homme naturellement adroit & malicieux. II entendit par fa fenêtre ce que Bakbac avoit dit a fes camarades; c'eft pourquoi il difcendit, les fuivit, & entra avec eux dans une méchante maifon oü logeoit mon frère. Les aveugles s'étant affis , Bakbac dit : Frères , il faut, s'il vous plaït, fermer la porte, & prendre garde s'il n'y a pas ici quelque étranger avec nous. A ces paroles, le voleur fut fort embarraffé ; mais appercevant une corde qui fe trouva par hafard attachée au plancher, il s'y prit & fe foutint en l'air , pendant que les Xij  524 Les mille et une Nuits, aveugles fermèrent la porte, & firent le tour/ de la chambre en tatant par-tout avec leurs batons. Lorfque cela fut fait, & qu'ils eurent repris leur place , il quitta la corde & alla s'affeoir doucement prés de mon frère, qui fe croyant feul avec les aveugles , leur dit: Frères, comme vous m'avez fait dépofitaire de 1'argent que nous recevons depuis long-tems tous trois, je veux vóus faire voir que je ne fuis pas indigne de la confiance que vous avez en moi. La dernière fois que nous comptames , vous favez que nous avions dix mille dragmes, & que nous les mimes en dix facs :»je vais vous montrer que je n'y ai pas touché. En difant cela, il mit la main a cóté de lui fous de vieilles hardes , tira les facs l'un après. 1'autre, & les donnant a fes camarades : Les voila., pourfuivit-il, vous pouvez juger par leur pefmteur qu'ils font encore en leur entier; ou bien nous allons les compter fi vous fouhaitez. Ses camarades lui ayant répondu qu'ils fe fioient bien a lui, il ouvrit un des facs & en tira dix dragmes : les deux autres aveugles en tirèrent chacun autant. Mon frère remit enfuite les dix facs a leur place; après quoi un des aveugles lui dit, qu'il n'étoit pas befoin qu'il dépensat rien ce jourla pour fon fouper, qu'il avoit affez de provifions pour eux trois par la charité des bonnes  Contes Arabes. 325* gens. En même - tems il tira de fon biffac du pain, du fromage & quelques fruits, mit tout cela fur' une table, & puis ils commencèrent a manger. Le voleur , qui étoit a la droite de mon frère, choififfoit ce qu'il y avoit de meilleur, & mangeoit avec eux; mais quelque précaution qu'il put prendre pour ne pas faire de bruit, Bakbac 1'entendit macher, & s'écria auffitöt : Nous fommes perdus ! il y a un étranger avec nous. En parlant de la forte , il étendit la main , & faifit le voleur par le bras; il fe jeta fur lui en criant au voleur & en lui donnant de grands coups de poing. Les autres aveugles fe mirent a crier auffi & a frapper le voleur, qui, de fon cóté, fe défendit le mieux qu'il put. Comme il étoit fort & vigoureux, & qu'il avoit 1'avantage de voir oü il adreffoit fes coups, il en portoit de furieux tantót a l'un & tantót a 1'autre quand il pouvoit en avoir la liberté, & il crioit au voleur encore plus fort que fes ennemis. Les voifins accoururent bientöt au bruit, enfoncèrent la porte, & eurent bien de la peine a féparer les combattans; mais enfin en étant venu-s a bout, ils leur demandèrent le fujet de leur diflérend. Meffeigneurs, s'écria mon frère qui n'avoit pas quitté le voleur , cet homme que je tiens , eft un voleur, qui eft entré ici avec nous pour nous enlever le peu d'argent X iij  326 Les mille et une Nuits, que nous avons. Le voleur qui avoit ferme' les yeux d'abord qu'il avoit vu paroïtre les voifins, feignit d'être aveugle, & dit alors : Meffeigneurs, c'eft un menteur; je vous jure par le nom de dieu & par la vie du calife, que je fuis leur affocié, & qu'ils refufent de me donner ma part le'gitime. Ils fe font tous trois mis contre moi, & je demande juftice. Les voifins ne voulurent pas fe méler de leur conteftation, & les menèrent tous quatre au juge de police. Quand ils furent devant ce magiftrat, le voleur , fans attendre qu'on 1'interrogeat, dit en contrefaifant toujours 1'aveugle : Seigneur, puifque vous êtes commis pour adminiftrer la juftice de la part du calife, dont dieu veuille faire profpérer la puiffance , je vous déclarerai que nous fommes également criminels , mes trois camarades & moi. Mais comme nous nous fommes engagés par ferment a ne rien avouer que fous la baftonnade, fi vous voulez favoir notre crime , vous n'avez qu'a commander qu'on nous la donne, & qu'on commence par moi. Mon frère voulut parler, mais on lui impofa filence. On mit le voleur fous le baton. A ces mots, Scheherazade remarquant qu'il e'toit jour , interrompit fa narration. Elle en reprit ainfi la fuite le lendemain:  Contes Arabes. 327 C L X X I Ve NUIT. O N mit donc le voleur fous le baton , dit Ie barbier, & il eut la conftance de s'en laiffer donner jufqu'a vingt ou trente coups; mais faifant femblant de fe laiffer vaincre par Ia douleur, il ouvrit un ceil premièrement, & bientöt après il ouvrit 1'autre en criant miféricorde, & en fuppliant le juge de police de faire ceffer les coups. Le juge, voyant que le völeur le regardoit les yeux ouverts, en fut fort étonné. Méchant, lui dit-il, que fignirie ce miracle ? Seigneur, répondit le voleur, je vais vous découvrir un fecret important, fi vous voulez me faire grace, & me donner, pour gage que vous me tiendrez parole, 1'anneau que vous avez au doigt, & qui vous fert de cachet. Je fuis prêt a vous révéler tout le myftère. Le juge fit ceffer les coups de baton, lui remit fon anneau, & promit de lui faire grace. Sur la foi de cette promeffe, reprit le voleur, je vous avouerai, Seigneur, que mes camarades & moi nous voyons fort ciair tous quatre. Nous feignons d'être aveugles pour entrer librement dans les mailons, & pénétrer jufqu'aux appartemens des femmes , oü nous abufons de leur foibleffe, Xiv  528 Les mïllb et une Nuits, Je vous confeffe encore que par cet artifice nous avons gagne' dix mille dragmes en fociété; j'en ai demandé aujourd'hui a mes confrères deux mille cinq eens qui m'appartiennent pour ma part, ils me les ont refufées, paree que je leur ai déclaré que je voulois me retirer, & qu'ils ont eu peur que je ne les accufaffe; & fur mes inftances a leur demander ma part, ils fe font jetés fur moi, & m'ont maltraité de la manière dont je prends a témoins les perfonnes qui nous ont amenés devant vous. J'attends de votre juftice, feigneur, que vous me ferez livrer vousmême les deux mille cinq eens dragmes qui me font dues. Si vous voulez que mes camarades confeffent la vérité de ce que j'avance, faitesleur donner trois fois autant de coups de baton que j'en ai recus, vous verrez qu'ils ouvriront les yeux comme moi. Mon frère & les deux autres aveugles voulurent fe juftifier d'une impofture fi horrible ; mais le juge ne daigna pas les écouter. Scélérats^ leur dit-il, c'eft donc ainfi que vous contrefaites les aveugles, que vous trqmpez les gens fous prétexte d'exciter leur charité, & que vous commettez de fi méchantes aétions ? C'eft une impofture , s'écria mon frère ; il eft faux qu'aucun de nous voye clair : nous en prenons dieu h témoin.  Contes Arabes. 32$ Tout ce que put dire mon frère, fut inutile; fes camarades & lui regurent chacun deux eens coups de baton. Le juge attendoit toujours qu'ils ouvriffent les yeux, & attribuoit a une grande obftination ce qui n'étoit pas poffible qu'il arrivat. Pendant ce tems-la, le voleur difoit aux aveugles : Pauvres gens que vous ètes, ouvrez les yeux, & n'attendez pas qu'on vous faffe mourir fous le baton. Puis s'adreffant au juge de police : Seigneur, lui dit-il, je vois bien qu'ils poufferont leur malice jufqu'au bout, & que jamais ils n'ouvriront les yeux : ils veulent, fans doute, éviter la honte qu'ils auroient de lire leur condamnation dans les regards de ceux qui les verroient. II vaut mieux leur faire grace, & envoyer quelqu'un avec moi prendre les dix mille dragmes qu'ils ont cachées. Le juge n'eut garde d'y manquer; il fit accompagner le voleur par un de fes gens qui lui apporta les dix facs. II fit compter deux mille cinq eens dragmes au voleur, & retint le refte pour lui. A 1'égard de mon frère & de fes compagnons, il en eut pitié, & fe contenta de les bannir. Je n'eus pas plutöt appris ce qui étoit arrivé a mon frère, que je courus après lui. II me raconta fon malheur, & je le ramenai fecrèl tement dans la ville. J'aurois bien pu le juftifier auprès du juge de police, & faire punir le  3?o Les mille et une Nuits voleur comme il le méritoit; mais je n'ofax lentreprendre, de peur de m'attirer a moimeme quelque mauvaife affaire Ce fut ainfi que j'achevai la trifte aventure de mon bon frere Paveugle. Le calife n en rit pas n qUe ^ CelIes ^oit déja entendues. 11 ordonna de nouveau qu'on me donnat quelle chofe; mais fans attendre qu'on exécutSt on ordre Je commengai 1'hiftoire de mon quatrieme frère. HISTOIRE Du quatrième Frère du Barbier. .AlCOÜZ et01t Ie "om de mon quatrième frere. II devint borgne è foccafion que j'aurai I honneur de dire a votre majefté. II étoit boucher de profeffion ; il avoit un talent particulier pour élever & dreffer des béliers è fe battre, & par ce moyen il s'étoit acquis la connoiffance & 1'amitié des principaux feigneurs qui fe plaifent a voir ces fortes de combats, & qui ont four cet effet des béliers chez eux. II étoit d'adleurs fort achalandé; il avoit toujours dans ia boutique la plus belle viande qu'il y eüt a h  Gontes Arabes. j^r boucherie, paree qu'il e'toit fort riche, & qu'il n'épargnoit rien pour avoir la meilleure. Un jour qu'il étoit dans fa boutique , un vieillard qui avoit une longue barbe blanche, vint acheter fix livres de viande, lui donna 1'argent , & s'en alla. Mon frère trouva cet argent fi beau, fi blanc & fi bien monnoyé, qu'il le mit a part dans un coffre dans un endroit féparé. Le même vieillard ne manqua pas durant cinq mois de venir prendre chaque jour la même quantité de viande, & de la payer en pareille monnoie, que mon frère continua de mettre a part. Au bout des cinq mois, Alcouz voulant acheter une quantité de moutons & les payer en cette belle monnoie, ouvrit le coffre; mais au lieu de Ia trouver, il fut dans un étonnement extréme de ne voir que des feuilles coupées en rond a la place ou il 1'avoit mife. II fe donna de grands coups a Ia tête, en faifant des cris qui attirèrent bientöt les voifins, dont la furprife égala la fienne, Iorfqu'ils eurent appris de quoi il s'agilfoit. Plüt a dieu, s'écria mon frère en pleurant, que ce traïtre de vieillard arrivat préfentement avec fon air hypocrite ! II n'eut pas plutót achevé ces paroles, qu'il le vit venir de loin ; il courut au-devant de lui avec précipitation, & mettant la main fur lui : Muful-  332 Les miele et une Nuïts, mans, s'écria-t-il de toute fa force, a 1'aide; ecoutez la fripponnerie que ce méchant homme ma faite. En méme tems il raconta è une alfez grande foule de peuple qui s'étoit affemblé autour de lui, ce qu'il avoit déja conté a fes voifins. Lorfqu'il eut achevé, le vieillard, fans s'émouvoir, lui dit froidement : Vous feriez fort bien de me laiffer aller, & de réparer par cette action 1'affront que vous me faites devant tant de monde, de crainte que je ne vous en faflfe un plus fanglant dont je ferois fiché. Hé qu'avez-vous a dire contre moi, lui répliqua mon frere ? Je fuis un honnête homme dans ma profeffion, & je ne vous crains pas. Vous voulez donc que je le publie , reprit le vieillard du même ton : Sachez, ajouta-t-il, en s'adrefTant au peuple, qu'au lieu de vendre de la chair de mouton, comme il le doit, il vend de la chair humaine. Vous êtes un importeur, lui repartit mon frère. Non, non, dit alors le vieillard; a 1'heure que je vous parle, il y a un homme égorgé & attaché au-dehors de votre boutique comme un mouton; qu'on y aille, & Ton verra fi je dis la vérité. Avant que d'ouvrir le coffre oü étoient fes feuilles, mon frère avoit tué un mouton ce jour-la, 1'avoit accommodé & expofé hors de fa boutique felon fa coutume. II protefta que*  Contes Arabes. ce que difoit le vieillard étoit faux; mais malgré fes proteftations, la populace crédule fe Iaiflant prévenir contre un homme accufé d'un fait fi atroce , voulut en être éclaircie fur le champ. Elle obligea mon frère a lacher le vieillard, s'alfura de lui-même, & courut en fureur jufqu'a fa boutique , oü elle vit 1'homme égorgé & attaché comme 1'accufateur 1'avoit dit; car ce vieillard, qui étoit magicien, avoit fafciné les yeux de tout le monde , comme il les avoit fafcinés a mon frère pour lui faire prendre pour * de bon argent les feuilles qu'il lui avoit données. A. ce fpedacle , un de ceux qui tenoient Alcouz, lui dit en lui appliquant un grand coup de poing : Comment, méchant homme, c'eft donc ainfi que tu nous fais manger de la chair humaine ? & le vieillard, qui ne 1'avoit pas abandonné, lui en déchargea un autre dont il lui creva un ceil. Toutes les perfonnes même qui purent approcher de lui, ne 1'épargnèrent pas. On ne fe contenta pas de le maltraiter, on le conduifit devant le juge de police, a qui 1'on préfenta le prétendu cadavre , que 1'on avoit détaehé & apporté pour fervir de témoin contre 1'accufé. Seigneur, lui dit le vieillard magicien, vous voyez un homme qui eft affez barbare pour maftacrer les gens, & qui vend leur chair  334 l*s mille et une NuiTS, pour de Ia viande de mouton. Le public attend que vous en faffiez un chatiment exemplaire. Le juge de police entendit mon frère avec patience ; mais 1'argent changé en feuilles lui parut fi peu digne de foi, qu'il traita mon frère d'impofteur; & s'en rapportant au témoignage de fes yeux, il lui fit donner cinq eens coups de baton. Enfuite 1'ayant obligé de lui dire ou etoit fon argent, il lui enleva tout ce qu'il avoit, & Ie bannit a perpétuité, après l'avoir expofé aux yeux de toute la ville trois jours de fuite, monté fur un chameau. Mais, fire, dit en cet endroit Scheherazade a Schahriar, la clarté du jour que je vois paroïtre, m'impofe filence. Elle fe tut, & la nuit fuivante, elle continua d'entretenir le fultan des Indes dans ces termes : CLXXV6 NUIT. Sire, le barbier pourfuivit ainfi 1'hiftoire d'Alcouz : Je n'e'tois pas a Bagdad, dit-il, lorfqu\ine aventure fi tragique arriva a mon quatrième frère. II fe retira dans un lieu e'carte', oü il demeura caché jufqu'a ce qu'il fut gue'ri des coups de baton dont il avoit le dos meurtri; car c etoit fur le dos qu'on 1'avoit frappé. Lorfqu'il  Contes Arabes. 33 ?• fat en état de marcher, il fe rendit la nuit par des chemins détournés, a une ville oü il n'étoit connu de perfonne, & il y prit un logement d'oü il ne fortqit prefque pas. A la fin, ennuyé de vivre toujours enfermé, il alla fe promener dans un fauxbourg, oü il entendit tout-a-coup un grand bruit de cavaliers qui venoient derrière lui. II étoit alors par hafard prés de la porte d'une grande maifon; & comme après ce qui lui étoit arrivé, il appréhendoit tout, il craignit que ces cavaliers ne le fuiviffent pour 1'arréter; c'eft pourquoi il ouvrit la porte pour fe cacher; & après 1'avoir refermée, il entra dans une grande cour, oü il n'eut pas plutót paru, que deux domeftiques vinrent è lui, & le prenant au collet: Dieu foit loaé, lui dirent-ils, de ce que vous venez vous-méme vous livrer a nous. Vous nous avez donné tant de peiné ces trois dernières nuits, que nous n'en avons pas dormi, & vous n'avez épargné notre vie, que paree que nous avons fu nous garantir de votre mauvais deffein. Vous pouvez bien penfer que mon frère fut fort furpris de ce compliment. Bonnes gens, leur dit-il, je ne fais ce que vous me voulez, & vous me prenez fans doute pour un autre. Non, non, répliquèrent-ils ? nous n'ignorons pas que vous & vos camarades vous êtes de francs voleurs. Vous ne vous contentez pas  Les mille et üne Nuits, d'avoir aërobe' a notre maïtre tout ce qu'il avoit, & de lavoir réduit k la mendicite', vous en voulez encore k fa vie. Voyons un peu fi vous n'avez pas le couteau que vous aviez k la main lorfque vous nous pourfuiviez hier pendant la nuit. En difant cela, ils le fouillèrent & trou-< verent qu'il avoit un couteau fur lui. Oh, oh s'e'crièrent-ils en le prenant, oferez-vous' dire encore que vous n'êtes point un voleur ? Hé quoi, leur répondit mon frère, eft-ce qu'on ne peut pas porter un couteau fans être voleur ? écoutez mon hiftoire, ajouta-t-il; au lieu d'avoir une mauvaife opinion de moi, vous ferez touchés de mes malheurs. Bien éloignés de 1'écouter , ils fe jetèrent fur lui, le foulèrent aux piés, lui arrachèrent fon habit & lui déchirèrent fa chemife. Alors voyant les cicatrices qu'il avoit au dos : Ah, chien, dirent-ils en redoublant leurs coups, tu veux nous faire accroire que tu es honnête homme , & ton dos nous fait voir le contraire. Hélas ! s'écria mon frère, il faut que mes péchés foient bien grands, puifqu'après avoir été déja maltraité fi injuftement, je le fuis une feconde fois fans être plus coupable! Les deux domeftiques ne furent nullement attendris de fes plaintes ; ils le menèrent au juge de police, qui lui dit: Par quelle hardiefle es-tu  C1 ö *f T e s Arabes. 337 fcs-tu entré chez eux pour les pourfuivre le couteau a la main ? Seigneur, répondit le pau* vre Alcouz, je fuis 1'homme du monde le plus innocent, & je fuis perdu fi vous ne me faites la grace de m'écouter patiemment : perfonne n'eft plus digne de compaffion que moi. Seigneur , interrompit alors un des domeftiques , voulez-vous écouter un voleur qui entre dans les maifons pour piller & affaffiner les gens ? Si vous refufez de nous croire , vous n'avez qu'a regarder fon dos. En parlant ainfi, il découvrit le dos de mon frère & le fit voir aü juge , qui, fans autre information, commanda fur le champ qu'ort lui donnat cent coups de nerf de bceuf fur les épaules, & enfuite le fit promener par la ville fur un chameau, & crier devant lui : voila de quelle manière on chatiè ceux qui entrent par force dans les maifons. Cette promenade achevée, on le mit hórs d^ la ville, avec défenfe d'y rentrer jamais. Quc-iques peifönnes qui le rencontrèrent après cette feconde difgrace , m'avertirent du lieu oü il étoit. J'allai 1'y trouver, & le ramenai a Bagdad fecrètement, oü je 1'alfiftai de tout moa petit pouvoir. Le calife Moftanfer Billah, pourfuivft le barbier , he rit pas tant de cette hiftoire que des autres. B eut la bonté de plaindre le malheu- Tome rut y  338 Les mille et une Nuits, reux Alcouz. II voulut encore me faire donner quelque chofe & me renvoyer; mais fans donner le tems d'exécuter fon ordre, je repris la parole, & lui dis : Mon fouverain feigneur & anaïtre, vous voyez bien que je parle peu; & puifque votre majefté' m'a fait la grace de m'écouter jufqu'ici, qu'elle ait la bonté de vouloir encore entendre les aventures de mes deux autres frères, j'efpère qu'elles ne vous divertiront pas moins que les précédentes. Vous en pourrez faire faire une hiftoire complette qui ne fera pas indigne de votre bibliothèque. J'aurai donc 1'honneur de vous dire que mon cin- quième frère fe nommoit Alnafchar Mais je m'appercois qu'il eft jour, dit en cet endroit Scheherazade. Elle garda le filence, & reprit ainfi fon difcours la nuit fuivante : CLXXVP NUIT. Sire, le barbier continua de parler dans ces termes :  Göntes Arabes. 339 HISTOIRS Du cinquième Frère du Barbier. A lnaschar, tant que vécut notre père, fut très-pareffeux, Au lieu de travailler pour gagrter fa vie, il n'avoit pas honte de la demander le foir , & de vivre le lendemain de ce qu'il avoit regu. Notre père mourut accable' de vieilleffe , & nous laiffa pour tout bien fept eens dragmes d'argent. Nous partageames également, de forte que chacun en eut cent pour fa part. Alnafchar, qui n'avoit jamais poffedé tant d'argent a la fois, fe trouva fort embarraffë fur 1'ufage qu'il en feroit. II fe confulta long-tems lui-même la-deflus , & il fe détermina enfin a les employer en verres, en bouteilles & autres pièces de verrerie, qu'il alla chercher chez un gros marchand. II mit le tout dans un panier a jour, & choifit une fort petite boutique oü il s'affit, le panier devant lui, & le dos appuyé contre le mur, en attendant qu'on vïnt acheter de fa marchandife. Dans cette attitude, les yeux attachés fut fon panier, il fe mit k rêver, & dans fa rêverie, il prononca les paroles fuivantes affez haut pour être entendu Yij  340 Les mille et une Nuits, d'un tailleur qu'il avoit pour voifin : Ce panier", dit-il, me coüte cent dragmes, & c'eft tout ce? que j'ai au monde. J'en ferai bien deux eens dragmes en le vendant en détail , & de ces deux eens dragmes que j'emploierai encore en verrerie , j'en ferai quatre eens. Continuant ainfi , j'amafferai par la fuite du tems quatre mille dragmes. De quatre mille dragmes, j'irai aifément jufqu'a huit mille. Quand j'en aurai dix mille , je laifferai auffitót la verrerie pour me faire jouaillier. Je ferai commerce de diamans , de perles & de toutes fortes de pierreries. Pofledant alors des richefles a fouhait» j'acheterai une belle maifon, de grandes terres, .des efclaves, des eunuques, des chevaux ; je Ferai bonne chère & du bruit dans le monde. Je ferai venir-chez moi tout ce qui fe trouvera dans la ville de joueurs d'inftrumens , de danfeurs & de danfeufes. Je n'en demeurerai pasla , & j'amafferai, s'il plaït a du-u, jufqu'a cent mille dragmes. Lorfque je me verrai riche de cent mille dragmes, je m'eftimerai autant qu'un prince, & j'en verrai demander en mariage la fille du grand-vifir, en faifant repréfenter a ce mimftre que j'aurai entendu dire des merveilles de la beauté, de la fageflë, de 1'efprit & de toutes les autres qualités de fa fille ; & enfin que je lui donnerai mille pièces d'or pour la  Contes Arabes. première nuit de nos noces. Si le vifir étoit affez mal-honnête pour me refufer fa fille, ce qui ne fauro'.t a-river , j'irois 1'enlever a fa barbe, & 1'amenerois malgré lui chez moi. D'abord que j'aurai époufé la fille üu grandvifir, je lui acheterai dix eunuques noirs, des plus jeunes & des mieux faits. Je m'habillerai comme un prince; & monté fur un beau cheval qui aura une felle de fin or, avec une houffe d'étoffe d'or relevée de diamans & de perles, je marcherai par la ville accompagné d'efclaves devant & derrière moi, & me rendrai a 1'hötel du vifir aux yeux des grands & des petits, qui me feront de profondes révérences. En defcendant chez le vifir au pié de fon efcalier , je monterai au milieu de mes gens rangés en deux files a droite & a gauche ; & le grand-vifir, en me recevant comme fon gendre , me cédera fa place & fe mettra au-deffous de moi pour me faire plus d'honneur. Si cela arrivé, comme je 1'efpère , deux de mes gens auront chacun une bourfe de mille pièces d'or que je leur aurai fait apporter. J'en prendrai une, & la lui préfentant: Voila, lui diraï-je , les mille pièces d'or que j'ai promifes pour Ia première nuit de mon mariage ; & lui offrant 1'autre: Tenez , ajouterai-je ,.je vous en donne encore autant, pour vous marquer que je fuis Yiij  342 Les mille et une Nuits, homme de parole, & que je donne plus queje ne promets, Après une aétion comme celle-la on ne pariera dans le monde que de ma générofité. Je reviendrai chez moi avec la même pompe. Ma femme m'enverra complimenter de fa part par quelque officier fur la vifite que j'aurai faite au vifir fon père ; j'honorerai 1'oificier d'une belle robe , & le renverrai avec un riche préfent, Si elle s'avife de m'en envoyer un, je ne 1'accepterai pas, & je congédierai le porteur. Je ne permettrai pas qu'elle forte de fon appartement pour quelque caufe que ce foit, que je n'en fois averti; & quand je voudrai bien y entrer, ce fera d'une manière qui lui imprimera du refpeèt pour moi. Enfin, il n'y aura pas de maifon mieux réglée que la mienne. Je ferai toujours habillé richement. Lorfque je me retirerai avec elle le foir, je ferai affis a la place d'honneur, oü j'affecterai un air grave, fans tourner la tête a droite ou a gauche. Je parlerai peu; & pendant qua ma femme , belle comme la pleine lune, demeurera debout devant moi avec tous fes atours, je ne ferai pas femblant de Ia voir, Ses femmes , qui feront autour d'elle, me diront: Notre cher feigneur & maitre, voila votre époufe, votre humble fervante devant vous :. elle attend que vous la careffiez, & elle eft bien mortifiée  Contes Arabes, 343 'de ce que vous ne daignez pas feulement la regarder, elle eft fatiguée d'être fi long-tems debout; dites-lui au moins de s'afleoir. Je ne répondrai rien a ce difcours, ce qui augmentera leur furprife & leur douleur. Elles fe jeteront a mes piés, & après qu'elles y auront demeuré un tems confidérable a me fupplier de me laiffer fléchir , je leverai enfin la tête & jeteraï fur elle un regard diftrait, puis, je me remettrai dans la même attitude. Dans la penfée qu'elles auront que ma femme ne fera pas affez bien ni affez proprement habillée, elles la meneront dans fon cabinet pour lui faire changer d'habit; & moi cependant je me leverai de mon cóté, & prendrai un habit plus magnifique que celui d'auparavant. Elles reviendront une feconde fois a la charge; elles me tiendront le même difcours, & je me donnerai le plaifir de ne pas regarder ma femme qu'après m'ètre laiffe prier & folliciter avec autant d'inftances & auffi long-tems que la première fois. Je commencerai dès le premier jour de mes noces a lui apprendre de quelle manière je prétends en ufer avec elle le refte de fa vie. La fultane Scheherazade fe tut k ces paroles, k caufe du jour qu'elle vit paroïtre. Elle reprit la fuite de fon difcours le lendemain,. & dit au. fultan des Indes : Y iv  344 LÏS MILLE ET UNE NUITS, CLXXVIF NUIT, Si RE, le barbier babillard pourfuivit ainfi 1'hiftoire de fon cinquième frère : Après les cérémonies de nos noces, continua Alnafchar, je prendrai de la main d'un de mes gens qui fera prés de moi, une bourfe de cinq eens piéces d'or que je donnerai aux coëffeufes, afin qu'elles me laiffent feul avec mon époufe. Quand elles fe feront retirées , ma femme fe couchera la première. Je me coucherai enfuite auprès d'elle, le dos tourné de fon cóté, & jepalferaila nuit fans lui dire un feul mot. Le lendemain, elle ne manquera pas de fe plaindre de mes mépris & de mon orgueil a fa mère, femme du grandvifir , & j'en aurai la joie au cceur. Sa mère viendra me trouver, me baifera les mains avec refped, & me dira : Seigneur, car elle n'ofera m'appeler fon gendre, de peur de me déplaire en me parlant fi familièrement, je vous fupplie de ne pas dédaigner de regarder ma fille, & de vous approcher d'elle : je vous afiure qu'elle ne cherche qu'a vous plaire, & qu'elle vous aime de toute fon ame. Mais ma belle-mère aura beau parler, je ne lui répondrai pas une fyllabe, & je demeurerai ferme dans ma gravité, Alors elle  Contes Arabes. j^y fe jetera a mes piés, me les baifera plufieurs fois, & me dira : Seigneur, feroit-il poffible que vous foupconnaffiez la fageffe de ma fille? je vous allure que je 1'ai toujours eue devant les yeux, & que vous êtes le premier homme qui 1'ait jamais vue en face. Ceflez de lui caufer une fi grande mortification, faites-lui la grace de la regarder, de lui parler, & de la fortifier dans la bonne intention qu'elle a de vous fatisfaire en toute chofe. Tout cela ne me touchera point; ce que voyant ma belle-mère, elle prendra un verre de vin, & le mettant a la main de fa fille mon époufe : Allez, lui dira-t-elle, préfentezlui vous-même ce verre de vin; il n'aura peutêtre pas la cruauté de le refufer d'une fi belle main. Ma femme viendra avec le verre, demeurera debout & toute tremblante devant moi. Lorfqu'elle verra que je ne tournerai point la vue de fon cóté, & que je perlifterai a la dédaigner, elle me dira les larmes aux yeux : Mon cceur, ma chère ame, mon aimable feigneur, je vous conjure par les faveurs dont le ciel vous comble, de me faire la grace de recevoir ce verre de vin de la main de votre très-humble fervante. Je me garderai bien de la regarder encore, & de lui répondre. Mon charmant époux, condnuerat-elle en redoublant fes pleurs & en m'approchant le verre de Ia bouche, je ne cefferai pas  34<5 Les mille et une Nuits, que je n'aye obtenu que vous buviez. Alors, fatigué de fes prières, je lui lancerai un regard terrible, & lui donnerai un bon foufflet fur la joue en la repoufTant du pié fi vigoureufement, qu'elle ira tomber bien loin au-dela du fopha! • Mon frère e'toit tellement abforbé dans fes vifions chimériques, qu'il repréfenta 1'action avec fon pie', comme fi elle eut été réelle, & par malheur il en frappa fi rudement fon panier plein de verrerie, qu'il le jeta du haut de fa boutique dans la rue, de manière que toute la verrerie fut brifée en mille morceaux. Le tailleur fon voifin qui avoit oui 1'extravagance de fon difcours, fit un grand e'clat de rire lorfqu'il vit tomber le panier. Oh, que tu es un indigne homme, dit-il a mon frèrei ne devrois-tu pas mourir de honte de maltraiter ainfi une jeune e'poufe qui ne t'a donne' aucun fujet de teplaindre d'elle? II faut que tu fois bien brutal pour méprifer les pleurs & les charmes d'une fi aimable perfonne. Si j'étois a la place du grand-vifir ton beau-père, je te ferois donner cent coups de nerf de bceuf, & te ferois promener par la ville avec 1'éloge que tu mérites. Mon frère, a cet accident fi funefte pour lui , rentra en lui-même; & voyant que c'étoit par fon orgueil infupportable qu'il lui e'toit arrivé, Ü fe frappa le vifage, déchira fes habits, & fe  Contes Arabes. 347 rnit a pleurer en pouffant des cris qui firent bicntót aflèmbler les voifins, & arrêter les paffans qui alloient a la prière du midi. Comme c'étoit un vendredi, il y alloit plus de monde que les autres jours. Les uns eurent pitié d'Alnafchar, & les autres ne firent que rire de fon extravagance. Cependant la vanité qu'il s'étoit mife en tête, s'étoit diiïïpée avec fon bien; & il pleuroit encore fon fort amèrement, lorfqu'une dame de confidération, montée fur une mule richement caparaconnée, vint a paffer par-la. L'état oü elle vit mon frère, excita fa compaffion; elle demanda qui il étoit, & ce qu'il avoit a pleurer. On lui dit feulement que c'étoit un pauvre homme qui avoit employé le peu d'argent qu'il polfédoit a 1'achat d'un panier de verrerie; que ce panier étoit tombé , & que toute la verrerie s'étoit caffée. Auffi-töt la dame fe tourna du cóté d'un eunuque qui 1'accompagnoit: Donnez-lui, ditelle, ce que vous avez fur vous. L'eunuque obéit, & mit entre les mains de mon frère une bourfe de cinq eens piéces d'or. Alnafchar penfa mourir de joie en larecevant. II donna mille bénédiètions a la dame; & après voir fermé fa boutique , oü fa préfence n'étoit plus néceffaire, il s'en alla chez lui. II faifoit de profondes réflexions fur le grand bonheur qui venoit de lui arriver, lorfqu'il en-  348 Les mille et üne Nt/iTs1,tendit frapper a fa porte. Avant que d'ouvrir, il demanda qui frappoit; & ayant reconnu è la voix que c'étoit une femme, il ouvrit. Mon fils , lui dit-elle, j'ai une grace è vous demander; voda le tems de la prière, je voudrois bien me laver pour être en état de la faire. Laiffezmoi, s'il vous plait, entrer chez vous, & me donnez un vafe d'eau. Mon frère envifagea cette femme, & vit que c'étoit une perfonne déja fort avancés en age. Quoiqu'ii ne la connüt point, il ne laiffa pas de lui accorder ce qu'elle demandoit. II lui donna un vafe plein d'eau, enfuite il reprit fa place; & toujours occupe' de fa dernière aventure, il mit fon or dans une efpèce de bourfe longue & étroite, propre a porter a fa ceinture. La vieille, pendant ce tems la, fit fa prière; & lorfqu'elle eut achevé, elle vint trouver mon frère, fe profterna deux fois en frappant la terre de fon front, comme fi elle eut voulu prier dieu; puis s'étant relevée , elle lui fouhaita toute forte de biens. L'aurore dont la clarté commencoit a paroïtre, obhgea Scheherazade a s'arrêter en cet endroit. La nuit fuivante, elle reprit ainfi fon difcours en faifant toujours parbr le barbier:  Contes Arabes, 545» CLXXVIIT NUIT. L A vieille fouhaita donc toute forte de biens a mon frère, & le remercia de fon honnéteté. Comme elle étoit habillée affez pauvrement, & qu'elle s'humilioit fort devant lui, il crut qu'elle lui demandoit l'aumöne, & il lui préfenta deux pièces d'or. La vieille fe retira en arrière avec furprife, comme fi mon frère lui eut fait une injure. Grand dieu, lui dit elle , que veut dire ceci? Seroit-il pollible, feigneur , que vous me priffiez pour une de ces miférables qui font profeffion d'entrer hardiment chez les gens pour demander l'aumöne ? Reprenez votre argent, je n'en ai pas befoin, dieu merci; j'appartiens a une jeune dame de cette ville, qui eft pourvue d'une beauté charmante, & qui eft avec cela très-riche; elle ne me laiffe manquer de rien. Mon frère ne fut pas affez fin pour s'appercevoir de 1'adreffe de la vieille, qui n'avoit refufé les deux pièces d'or que pour en attraper davantage. II lui demanda fi elle ne pourroit pas lui procurer 1'honneur de voir cette dame. Trèsvolontiers, lui répondit-elle, elle fera bien-aife de vous époufer, & de vous mettre en pofief-.  gyo Les mille et une Nuits fion de tous fes biens en vous faifant maïtre de fa perfonne : prenez votre argent & fuivez-moi. Ravi d'avoir trouvé une grolfe fomme d'argent, & prefqu'aufïi-töt une femme belle & riche, il ferma les yeux a toute autre confidération. II prit les cinq eens pièces d'or, & fe laiffa conduire par la vieille. Elle marcha devant lui, & il la fuivit de loin jufqu'a la porte d'une grande maifon oü elle frappa. II la rejoignit dans le tems qu'une jeune efclave grecque ouvroit. La vieille le fit entrer le premier, & paffer au travers d'une cour bien pavée, & l'introduifït dans une falie dont 1'ameublement le confirma dans la bonne opinion qu'on lui avoit fait concevoir de la maïtreffe de la maifon. Pendant que la vieille alla avertir la jeune dame, il s'afïït; & comme il avoit chaud, il öta fon turban & le mit prés de lui. II vit bientöt entrer la jeune dame, qui le furprit bien plus par fa beauté, que par la richeffe de fon habillement. II fe leva dès qu'il 1'appergut. La dame le pria d'un air gracieux de prendre fa place, en s'afféyant prés de lui. Elle lui marqua bien de la joie de le voir; & après lui avoir dit quelques douceurs : Nous ne fommes pas ici affez commodément, ajouta-t-elle, venez, donnez-moi Ia main. A ces mots, elle lui préfenta la fienne, & le mena dans une chambre  Contes Arabes. 3ƒt écartée, oü elle s'entretint encore quelque tems avec lui; puis elle le quitta, en lui difant : Demeurez, je fuis a vous dans un moment. II aftendit; mais au lieu de la dame, un grand efclave noir arriva le fabre a la main, & regardant mon frère d'un ceil terrible : Que fais-tu ici, lui dit-il fièrement ? Alnafchar, a cet afpeót, fut tellement faifi de frayeur, qu'il n'eut pas la force de répondre. L'efclave le dépouilla, lui enleva 1'or qu'il portoit, & lui déchargea plufieurs coups de fabre dans les chairs feulement. Le malheureux en tomba par terre, oü il reffa fans mouvement, quoiqu'il eut encore 1'ufage des fens. Le noir le croyant mort, demanda du fel; l'efclave grecque en apporta plein un grand baffin. Ils en frottèrent les plaies de mon frère, qui eut la préfence d'efprit, malgré la douleur cuifante qu'il fouffroit, de ne donner aucun figne de vie. Le noir & l'efclave grecque s'étant retirés, la vieille qui avoit fait tomber mon frère dans le piége, vint le prendre par les piés, & le traïna jufqu'a une trappe, qu'elle ouvrit. Elle le jeta dedans, & il fe trouva dans un lieu fouterrain avec plufieurs corps de gens qui avoient été affaflinés. II s'en appercut dès qu'il fut revenu a lui; car la violence de fa chüte lui avoit öté le fentiment. Le fel dont fes plaies avoient été frottées, lui  5J2 Les mille et une Nuits^ conferva" ia vie. II reprit peu-a-peu affez da* force pour fe foutenir; & au bout de deux jours ayant ouvert la trappe durant la nuit, & remarqué dans la cour un endroit propte a fe cacher, il y demeura jufqu'a la pointe du jour. Alors il vit paroïtre la déteftable vieille qui ouvrit la porte de la rue, & partit pour aller chercher une autre proie. Afin qu'elle ne le vit pas, il ne fortit de ce coupe-gorge que quelques momens après elle, & il vint fe réfugier chez moi, oü il m'apprit toutes les aventures qui lui étoient arrivées en fi peu de temps. Au bout d'un mois, il fut parfaltement guérï de fes bleffures par les remèdes fouverains que je lui fis prendre. II réfolut de fe venger de la vieille qui 1'avoit trompé fi cruellement. Pour cet effet, il fit une bourfe affez grande pour contenir cinq eens pièces d'or, & au lieu d'or, il la remplit de morceaux de verre. Scheherazade, en achevant ces derniers mots, s'appercut qu'il étoit jour. Elle n'en dit pas davantage cette nuit; mais le lendemain, elle pourfuivit de cette forte 1'hiftoire d'Alnafchar; CLXXIX'!  Contes Arabes. 3S3 CLXXIX6 NUIT. M o n frère, continua le barbier, attacha le fac de verre autour de lui avec fa ceinture, fe déguifa en vieille, & prit un fabre, qu'il cacha fous fa robe. Un matin il rencontra la vieille qui fe promenoit déja par la ville, en cherchant 1'occafion de jouer un mauvais tour a quelqu'un. II 1'aborda, & contrefaifant la voix d'une femme : N'auriez-vous pas, lui dit-il un trébuchet a me prêter ? Je fuis une femme de Perfe nouvellement arrivée. J'ai apporté de mon pays cinq eens pièces d'or. Je voudrois bien voir fi elles font de poids. Bonne femme, lui répondit la vieille, vous ne pouviez mieux vous adreffer qua moi. Venez, vous n'avez qua me fuivre, je vous menerai chez mon fils qui eft changeur, il fe fera un plaifir de vous les pefer lui-méme pour vous en épargner la peine. Ne perdons pas de tems, afin de le trouver avant qu'il aille a fa boutique. Mon frère la fuivit jufqu'a la maifon oü elle 1'avoit introduit la première fois, & la porte fut ouverte par l'efclave grecque. La vieille mena mon frère dans la falie, oü elle lui dit d'attendre un moment, qu'elle alloit Tomé FIJT, -7  Les mille et une Nuits, faire venir fon fils. Le pre'tendu fils parut fous la forme du vilain efclave noir : Maudite vieille , dit-il a mon frère, lève-toi & me fuis. En difant ces mots, il marcha devant pour le mener aü lieu oü il vouloit le malfacrer. Alnafchar fe leva, le fuivit, & tirant fon fabre de deffous fa robe, il le lui déchargea fur Ie cou par derrière fi adroitement, qu'il lui abattit la tête. II la prit auffitöt d'une main, & de 1'autre il traina le cadavre jufqu'au lieu fouterrain oü il le jeta avec la tête. L'efclave grecque accoutumée a ce manége, fe fit bientöt voir avec le baffin plein de fel; mais quand elle vit Alnafchar le fabre a la main, & qui avoit quitté le voile dont il s'étoit couvert le vifage , elle laiffa tomber le baffin & s'enfult ; mais mon frère courant plus fort qu'elle, Ia joignit, & lui fit voler Ia tête de deffus les épaules. La méchante vieille accourut au bruit , & il fe faifit d'elle avant qu'elle eüt le tems de lui échapper. Perfide, s'écria-t-il, me reconnoistu? Hélas, feigneur, répondit-elle en tremblant, qui êtes-vous ? Je ne me fouviens pas de vous avoir jamais vu. Je fuis, dit-il, celui chez qui tu entras 1'autre jour pour te laver & faire ta prière d'hypocrite : ten fipuvient-il > Alors elle fe mit a genoux pour lui demander pardon, mais il la coupa en quatre pièces.  Contes Arabes. jjy II ne reftoit plus que la dame qui ne favoit rien de ce qui venoit de fe pafTer chez elle. II la chercha, & la trouva dans une chambre oü elle penfa s'e'vanouir quand elle le vit paroïtre. Elle lui demanda la vie, & il eut la géne'rofité de la lui accorder. Madame, lui dit-il, comment pouvez-vous être avec des gens auffi méchans que ceux dont je viens de me venger fï juftement? J'étois, lui répondit-elle, la femme d'un honnête marchand, & la maudite vieille dont je ne connoiffbis pas la méchanceté, me venoit voir quelquefois. Madame, me dit-elle un jour, nous avons de belles noces chez nous; vous y prendriez beaucoup de plaifir, fi vous vouliez nous faire 1'honneur de vous y trou ver. Je me laiffai perfuader. Je pris mon plus bel habit avec une bourfe de cent pièces d'or: je la fuivis; elle me mena dans cette maifon, oü je trouvai ce noir qui me retint par force; & il y a trois ans que j'y fuis avec bien de la douleur. De la manière dont ce de'teftable noir fe gouvernoit, reprit mon frère ■ il faut qu'il ait amafle bien des richeffes. II y en a tant, repartit-elle, que vous ferez riche k jamais, fi vous pouvez les emporter : fuivez-moi & vous les verrez. Elle conduifit Alnafchar dans une chambre oü elle lui fit voir effectivement plufieurs coffres pleins d'or, qu'il confidénï avec Zij  3j-6" Les mille et une Nuits, une admiration dont il ne pouvoit revenir. Allez, dit-elle; & amenez affez de monde pour emporter tout cela. Mon frère ne fe le fit pas dire deux fois; il fortit, & ne fut dehors qu'autant de tems qu'il lui en fallut pour affembler dix hommes. II les emmena avec lui; & en arrivant a la maifon, il fut fort étonné de trouver la porte ouverte : mais il le fut bien davantage, lorfqu'étant entré dans la chambre oü il avoit vu les coffres, il n'en trouva pas un feul. La dame plus rufée & plus diligente que lui, les avoit fait enlever & avoit difparu elle-même. Au défaut des coffres & pour ne s'en pas retourner les mains vides, il fit emporter tout ce qu'il put trouver de meubles dans les chambres & dans les garde-meubles oü il y en avoit beaucoup plus qu'il ne lui en falloit pour le dédommager des cinq eens pièces d'or qui lui avoient été volées. Mais en fortant de la maifon , il oublia de fermer la porte. Les voifins qui avoient reconnu mon frère & vu les porteurs aller & venir, coururent avertir le juge de police de ce déménagement qui leur avoit paru fufpeèt. Alnafchar paffa la nuit affez tranquillement; mais le lendemain matin comme il fortoit du logis, il rencontra a fa porte vingt hommes des gens du juge de police qui fe faifirent de lui. Venez avec nous, lui dirent-ils, notre maitre veut  Contes Arabes. 357 parler a vous. Mon frère les pria de fe donner un moment de patience, & leur offrit une fomme d'argent pour qu'ils le Iaiffauent échapper; mais au lieu de 1'écouter, ils Ie lièrent & le forcèrent de marcher avec eux. Ils rencontrèrent dans une rue un ancien ami de mon frère, qui les arrêta, & s'informa d'eux pour quelle raifon ils 1'emmenoient : \f leur propofa même une fomme confidérable pour le lacher, & rapporter au juge de police qu'ils ne 1'avoient pas trouvé; mais il ne put rien obtenif d'eux, & ils menèrent Alnafchar au juge de police. Scheherazade ceffa de parler en cet endroit , paree qu'elle remarqua qu'il étoit jour. La nuit fuivante elle reprit le fil de fa narration, & dit au fultan des Indes: CLXXX6 NUIT. Sire, quand les gardes, pourfuivit le barbier, eurent conduit mon frère devant le juge de police, ce magiftrat lui dit : Je vous demande oü vous avez pris tous les meubles que vous fites porter hier chez vöus ? Seigneur, répondit Alnafchar, je fuis pret a vous dire la vérité % mais permettez-moi auparavant d'avoir recours a votre clémence, & de vous fupplier de me Züj  3j8 Les mille et une Nuits, donner votre parole, qu'il ne me fera rien fait Je vous ia donne, répliqua le juge. Alors mon frere lui raconta fans déguifement tout ce qui lui étoit arrivé, & tout ce qu'il avoit fait depuis que la vieille étoit venue faire fa prière chez lui, jufqu'a ce qu'il ne trouva plus la jeune dame dans la chambre oü il 1'avoit laiffée après avoir tué le noir, l'efclave grecque & la vieille. A 1'égard de ce qu'il avoit fait emporter chez lui, il fupplia le juge de lui en laifler au moins une partie pour le récompenfer des cinq eens pièces d'or qu'on lui avoit volées. Le juge fans rien promettre a mon frère envoya chez lui quelques-uns de fes gens pour enlever tout ce qu'il y avoit; & lorfqu'on lui eut rapporté qu'il n'y reftoit plus rien, & que tout avoit été mis dans fon garde-meuble, ij commanda auffi-tót a mon frère de fortir de la ville, & de n'y revenir de fa vie, paree qu'il craignoit que s'il y demeuroit, il n'allat fe plaindre de fon injuftice au calife. Cependant Alnafchar obéit i 1'ordre fans murmurer, & forti* de la ville pour fe réfugier dans une autre. En chemin d fut rencontré par des voleurs qui le depouillèrent, & le mirent nud comme la main. Je n'eus pas plutót appris cette facheufe nouvelle, que je pris un habit & allai le trouver  Contes Arabes. 3^9 oü il étoit. Après 1'avoir confolé le mieux qu'il me fut poffible, je le ramenai & le fis entrer fecrètement dans la ville, oü j'en eus autant de foin que de fes autres frères. H I S T O I R E Du fixième Frère du Barbier. Il ne me refte plus a vous raconter que 1'hiftoire de mon fixième frère, appelé Schacabac aux lèvres fendues. ii avoit eu d'abord 1'induftrie de bien faire valoir les cent dragmes d'argent qu'il avoit eues en partage, de même que fes autres frères; de forte qu'il s'étoit vu fort a fon aife; mais un revers de fortune le réduifit a la nécefïïté de demander fa vie. ii s'en acquittoit avec adreffe, & il s'étudioit furtout a fe procurer 1'entrée des grandes maifons par 1'entremife des officiers & des domeftiques, pour avoir un libre accès auprès des maitres, & s'attirer leur compaflion. Un jour qu'il paffoit devant un hotel magnifique, dont la porte élevée laiffoit voir une cour très-fpacieufe , oü il y avoit une foule de domeftiques , il s'approcha de l'un d'entr'eux, & lui demanda a qui appartenoit cet Ziv  3<5b Les mille et une Nuits, hotel. Bon-homme, lui répondit le domeftique, d'oü venez-vous pour me faire cette demande ? Tout ce que vous voyez ne vous faitil pas connoitre que c'eft 1'hótel d'un (1) Barmecide ? Mon frère, a qui la générofité & la libéralité des Barmecides étoient connues, s'adrelfa aux portiers, car il y en avoit plus d'un, & les pria de lui donner l'aumöne. Entrez, lui dirent-ils, perfonne ne vous en empêche, & adreffez-vous vous-même au maïtre de la maifon , il vous renverra content. Mon frère ne s'attendoit pas a tant d'honnéteté ; il en remercia les portiers, & entra, avec leur permiffion, dans 1'hötel, qui étoit fivafte, qu'il nut beaucoup de tems a gagner 1'appartement du Barmecide. II pénétra enfin jufqu'a un grand batiment en quarré, d'une très-belle architecfure, & entra par un veftibule qui lui fit de'couvrir un jardin des plus propres, avec des allées de cailloux de différentes couleurs qui réjouiffoient la vue. Les appartemens d'enbas qui regnoient a 1'entour, e'toient prefque tous a jour. Ils fe fermoient avec de grands rideaux pour garantir du foleil, & on les ou- (1) Les Barmecides , comme on Pa déja dit ailleurs étoient une noble familie de Perfe qui s'étoit établie a Bagdad.  Contes Arabes. 361 vroit pour prendre le frais quand la chaleur étoit paffée. Un lieu fi agréable auroit caufé de 1'admiration a mon frère, s'il eut eu 1'efprit plus content qu'il ne 1'avoit. II avanca & entra dans une falie richement meublée & ornée de peintures a feuillages d'or & d'azur, oü il appercut un homme vénérable avec une longue barbe blanche, alfis fur un fopha a la place d'honneur, ce qui lui fit juger que c'étoit le maïtre de la maifon. En effet, c'étoit le feigneur Barmecide luimême , qui lui dit d'une manière obligeante qu'il étoit le bien-venu, & lui demanda ce qu'il fouhaitoit. Seigneur , lui répondit mon frère d'un air a lui faire pitié , je fuis un pauvre homme qui ai befoin de l'affiftance des perfonnes puiffantes & généreufes comme vous. II ne pouvoit mieux s'adreffer qu'a ce feigneur , qui étoit recommandable par mille belles qualités. Le Barmecide parut étonné de la réponfe de mon frère ; & portant fes deux mains a fon eftomac, comme pour déchirer fon habit en figne de douleur : Eft-il poffible , s'écria-t-il, que je fois a Bagdad, & qu'un homme tel que vous , foit dans la néceffité que vous dites ? Voila ce que je ne puis fouffrir. A ces démonftrations, mon frère, prévenu qu'il alloit lui don-  fó2 Les mille et une Nuits, ner une marqué fingulière de fa libe'ralite', lui donna mille bénédictions , & \m founaita toute forte de biens. II ne fera pas dit, reprit le Barmecide, que je vous abandonne, & je ne prétends pas non plus que vous m'abandonniez. Seigneur, répliqua mon frère, je vous jure que je n'ai rien mangé d'aujourd'hui. Eft-il bien vrai, repartit le Barmecide, que vous foyez a jeun k 1'heure qu'il eft? Hélas le pauvre homme! il meurt de faim ! Hola, garcon, ajouta-t-il en e'levant la voix, qu'on apporte vïte le baffin & 1'eau, que nous nous lavions les mains. Quoiqu'aucun garcon ne parut, & que mon frère ne vit ni baffin ni eau, le Barmecide néanmoins ne laiffa pas de fe frotter les mains comme fi quelqu'un eut verfé de 1'eau deffus; & en faifant cela, il difoit k mon frère : Approchez donc, lavez-vous avec moi. Schacabac jugea bien par-la que le feigneur Barmecide aimoit k rire; & comme il entendoit lui-même la raillene, & qu'il n'ignoroit pas la complaifance que les pauvres doivent avoir pour les riches, s'ils en veulent tirer bon parti, il s'approcha & fit comme lui. Allons, dit alors le Barmecide , qu'on apporte k manger, & qu'on ne nous faflè point attendre. En achevant ces paroles, quoiqu'on n eut rien apporté, il commenca de faire comme  Contes Arabes. 363 s'il eut pris quelque chofe dans un plat, de porter a fa bouche & de macher a vide , en difant a mon frère : Mangez, mon hóte, je vous en prie , agiffez auffi librement que fi vous étiez chez vous : mangez donc; pour un homme affamé, il me femble que vous faites la petite bouche. Pardonnez-moi, feigneur, lui répondit Schacabac en imitant parfaitement fes geftes, vous voyez que je ne perds pas de tems, & que je fais affiez bien mon devoir. Que ditesvcus de ce pain, reprit le Barmecide, ne le trouvez - vous pas excellent ? Ah , feigneur , repartit mon frère, qui ne voyoit pas plus de pain que de viande, jamais je n'en ai mangé de fi blanc ni de fi délicat. Mangez-en donc tout votre faoul, répliqua le feigneur Barmecide ; je vous affure que j'ai acheté cinq eens pièces d'or la boulangère qui me fait de fi bon pain. Scheherazade vouloit continuer; mais le jour qui paroiflbit, 1'obligea de s'arrêter a ces dernières paroles. La nuit fuivante, elle pourfuivit de cette manière :  364. Les mille et une Nuits, CL XXX Ie NUIT. L E Barmecide, dit le barbier, après avoir parlé de l'efclave fa boulangère, & vanté fon pain, que mon frère ne mangeoit qu'en idéé , "s'écria : Garcon, apporte-nous un autre plat. Mon brave höte , dit- il a mon frère, encore qu'aucun garcon n'eut paru, goütez de ce nouveau mets, & me dites fi jamais vous avez mangé du mouton cuit avec du bied mondé, qui fut mieux accommodé que celui-la ? II eft admirable, lui répondit mon frère; auffi je m'en donne comme il faut. Que vous me faites de plaifir, reprit le feigneur Barmecide: je vous conjure par la fatisfaélion que j'ai de vous voir fi bien manger, de ne rien laiffer de ce mets, puifque vous le trouvez fi fort a votre goüt. Peu de tems après, il demanda une oie a la fauce douce , accommodée avec du vinaigre , du miel, des raifins fecs, des pois chiches & des figues fèches ; ce qui fut apporté comme le plat de viande de mouton. L'oie eft bien graffe , dit le Barmecide, mangez-en feulement une cuifle & une alle. II faut ménager votre appétit, car il nous revient encore beaucoup d'autres chofes. Effectivement, il demanda plu-  Contes Arabes. 36$ lieurs autres plats de différentes fortes, dont mon frère, en mourant de faim, continua de faire femblant de manger : mais ce qu'il vanta plus que tout le refte , fut un agneau nourri de piftaches qu'il ordonna qu'on fervït, & qui fut fervi de même que les plats précédens. Oh! pour ce mets, dit le feigneur Barmecide , c'eft un mets dont on ne mange point ailleurs que chez moi ; je veux que vous vous en raffaffiez. En difant cela, il fit comme s'il eiit eu un morceau a la main, & 1'approchant de la bouche de mon frère : Tenez, lui dit-il, avalez cela, vous allez juger fi j'ai tort de vous vanter ce plat. Mon frère alongea la tête, ouvrit la bouche, feignit de prendre le morceau, de le macher & de 1'avaler avec un extréme plaifir. Je favois bien, reprit le Barmecide, que vous le trouveriez bon. Rien au monde n'eft plus exquis , repartit mon frère : franchement, c'eft une chofe délicieufe que votre table. Qu'on apporte a préfent le ragout, s'écria le Barmecide; je crois que vous n'en ferez pas moins content que de 1'agneau : hé bien , qu'en penfez-vous ? B eft merveilleux, répondit Schacabac; on y fent tout a la fois 1'ambre, le clou de gérofle, la mufcade, le gingembre, le poivre , & les herbes les plus odorantes; & tóutes ces odeurs font fi bien ménagées, que  366 Les mille et une Nuits, 1'une n'empéche pas qu'on ne fente l4tre . quelle voluptél Faites honneur k ce ragout répliqualeBarmecide; mangez-en donc, je vous en pne. Hola, garcon, ajouta-t-U en haufiant Ia vojx, qu'on nous donne un nouveau ragout. Non pas, s'il vous plait, interrompit mon frère ■ en vérité, feigneur, il n'eft pas poffible que je" mange davantage; je n'en puis plus. [ Qu'on defTkve d°nc, dit alors Ie Barmecide, & qu'on apporte les fruit*. II attendit un moment, comme pour donner le tems aux officiers de deftervir; après quoi reprenant la parole :.Goütez de ces amundes, pourfuivit-il, elles font bonnes & fraïchement cueillies. Ils hrent l'un & 1'autre de mème que s'ils euffent öté la peau des amandes & qu'ils les eulTent mangées. Après cela , le Barmecide invitant mon frère è prendre d'autres chofes : Voila, lui dit-il, de toutes fortes de fruits, des g£ teaux, des confitures sèches , des compotes; choififtez ce qu'il vous plaira. Puis avancantla main, comme s'il lui eut préfenté quelque chofe: Tenez, continu* t-il, voici une tablette excellente pour aider a faire la digeftion. Schacabac fit femblant de prendre & de manger. Seigneur, dit-ili le mufc n'y manque pas. Ces fortes de tablettes fe font chez moi, répondit le Barmecide; & en cela, comme en tout ce qui fe  Contes Arabes. 367 fait dans ma maifon, rien n'eft épargné. II excita encore mon frère a manger. Pour un homme , pourfuivit-il, qui étiez encore a jeun lorfque vous êtes entré ici, il me paroit que vous n'avez guère mangé. Seigneur , lui repartit mon frère , qui avoit mal aux machoires a force de macher a vide, je vous affure que je fuis tellement rempli, que je ne faurois manger un feul morceau davantage. Mon höte , reprit le Barmecide, après avoir fi bien mangé, il faut que nous buvions (1) : vous boirez bien du vin. Seigneur, lui dit mon frère, je ne boirai pas de vin, s'il vous plait, puifque cela m'eft défendu. Vous êtes trop fcrupuleux, répliqua le Barmecide : faites comme moi. J'en boirai donc par complaifance, repartit Schacabac : a ce que je vois, vous voulez que rien ne manque a votre feftin. Mais comme je ne fuis point accoutumé a boire du vin, je crains de commettre quelque faute contre la bienféance , & même contre le refpect qui vous eft dü; c'eft pourquoi je vous prie encore de me difpenfer de boire du vin ; je me contenterai de boire de 1'eau. Non, non, dit le Barmecide , vous boirez du vin. En même tems il (1) Les orientaux , & particuiière.nent les mahomitans, ne boirent qu'après le repas.  commandaquonenapportat; mais le vin ne fut pas plus réd que la viande & ks fm™ " £ femblant de fe verfer 4 boire, ^'^f le premier; puis faifant femblant de verfer " boire pour mon frère & de lui préfent ]e verre : Buve2a ma fante', ,ui dit-il/ll un peu fi vous trouverez ce vin bon. Mon fre felgnit de prendre le verre, de le regarder de pres comme pour voir fi la couleur du vin étoi belle, &de fele porter au nez pour juger fi I oafur en etorr agréable, puis /fit ^ 1 fondemclmauonde téte au Barmecide, ' lui marquer qu'il prefioit la liberté de boire* fa fante & enfin i, fit femblant de boire avec toutes les démonftrations d'un homme qui boi avec plaifir. Seigneur, dit-il, je trouve ce^n -cel ent : mais il n'eft pas Jez f ^ ™ femble. Si vous en fouhaitez qui air 'plus de W, répondit 1c Barmecide, vous n'avez qu' ' » f»*" - -ve de plufieurs L: 'ferez content de celui-ci ; i! * femblant de fe verfer d'un autre vin u Uii-mém* *, J. • > , « uu mime, & pms a mon fè . .. fit cela tant de fois mi. c,i, l r ' <- -ma, que Schacabac feignant 'V™, •• ;--uffé, contrefit Phomme V"- " mittn * '-Ppale Barmecide a la f '!, 'Vfil le renverfa par terre. Ilvoulut meme lefrapper encore; mais le Bar- mecide  Contes Arabes» 369 meelde préfentant la main pour éviter le coup, lui cria : Etes-vous fou? Alors mon frère fe retenant, lui dit ; Seigneur, vous avez eu la bonté de recevoir chez vous votre efclave, & de lui donner un grand feftin : vous deviez vous contenter de m'avoir fait manger; il ne falloit pas me faire boire de vin, car je vous avois bien dit que je poufrois vous manquer de refpeét. J'en fuis trés-faché, & je vous en demande mille pardons. A peine eut-il achevé ces paroles, que Ie Barmecide, au lieu de fe mettre en colère, fe prit a rire de toute fa force. II y a longtems, lui dit-il, que je cherche un homme de vótre caractère Mais, fire, dit Scheherazade , au fultan des Indes, je ne prends pas garde qu'il eft jour. Schahriar fe leva auffitot, & la nuit fuivante, la fultane continua de parler dans ces termes : CLXXXIP NUIT. S1 r e , le barbier pourfuivant 1'hiftoire de fón fixième frère : Le Barmecide, ajouta-t-il, fit mille careffes a Schacabac. Non-feulement, lüï dit-il, je vous pardonne le coup que vous m'avez donné , je veux même déformais que Tome Vlll. A a  37° Les mille et une Nuits, nous foyons amis, & que vous n'ayez pas d'autre maifon que ia mienne. Vous avez eu la complaifance de vous accommoder a mon humeur, & la patience de foutenir la plaifanterie jufqu'au bout; mais nous allons manger réellement.' En achevant ces paroles, il frappa des mains , & commanda a plufieurs domeftiques qui parurent, d'apporter la table & de fervir. ïl fut obéi promptement, & mon frère fut régalé des mémes mets dont il n'avoit goüté qu'en idée. Lorfqu'on eut deffervi, on apporta du vin, & en même tems un nombre a'efclaves belles & richement habillées , entrèrent &. chantèrent au fon des inflrumens quelques airs agréables. Enfin, Schacabac eut tout fujet d'être content des bontés & des honnétete's du Barmecide, qui le goüta, en ufa avec lui familièrement , & lui fit donnet un habit de fa garde-robe. Le Barmecide trouva dans mon frère tant d'efprit, & une fi grande intelligence en toutes chofes, que" peu de jours après il lui confia le foin de toute fa maifon & de toutes fes affaires. Mon frère s'acquitta fort bien de fon emploi durant vingt années. Au bout de ce temsla, le généreux Barmecide, accablé de vieilleffe , mourut; & n'ayant pas laifTé d'hénitiers, on coniifqua tous fes biens au profit du prince.  Contes Arabes. 371 Oti dépouiila mon frère de tous ceux qu'il avoit amafles ; de forte que fe voyant reduit a fon premier état, il fe joignit a une caravans de pélerins de la Mecque, dans ld deffèin de faire ce pélerinage a la faveur de leurs charités. Par malheur, la caravane fut attaquée & pillée par un nombre de bedouins (1) fupérieur a celui des pélerins. Mon frère fe trouva efclave d'un bedouin, qui lui donna la baftonade pendant plufieurs jours pour 1'obliger a fe racheter. Schacabac lui protefta qu'il le maltraitoit inutilement. Je fuis votre efclave, lui ditoit-il, vous pouvez difpofer de moi a votre volonté; mais je vous déclare que je fuis dans la dernière pauvreté , & qu'il n'eft pas en mon pouvoir de me racheter. Enfin, mön frère eut beau lui expofer toute fa misère, & tacher de le fléchir par fes larmes , le bedöuirt fut impitoyable ; & de dépit de fe voir fruftré d'une fomme confidérable fur laquelle il avoit compté , il prit fon couteau & lui fendit les lèvres pour fe venger, par cette inhumanité, de la perte qu'il croyoit avoir faite. Le bedouin avoit une femme affez jolie, & (1) Les bedouins font des arabes errans par les déferts, qui pillent les caravanes quand elles ne font pas aiïèr fortes pour leuc réfifter. Aa ij  372 Les mille et une Nuits, fouvent quand il alloit faire fes courfes , il laifïbit mon frère feul avec elle. Alors la femme n'oublioit rien pour confoler mon frère de la rigueur de 1'efclavage. Elle lui faifoit aflez connoitre qu'elle 1'aimoic; mais il n'ofoit répondre a fa pafnon , de peur de s'en repentir, & il évitoit de fe trouver feul avec elle, autant qu'elle cherchoit 1'occafion d'être feule avec lui. Elle avoit une fi grande habitude de badiner & de jouer avec le cruel Schacabac toutes les fois qu'elle le voyoit, que cela lui arjiva un jour en préfence de fon mari. Mon frère, fans prendre garde qu'il les obfervoit , s'avifa, pour fes péchés, de badiner auffi avec elle. Le bedouin s'imagina auffitöt qu'ils vivoient tous deux dans une intelligence criminelle; & ce foupgon le mettant en fureur, il fe jeta fur mon frère ; & après 1'avoir mutilé d'une ma-« nière barbare, il le conduifit fur un chameau au haut d'une montagne déferte oü il le laiffa. La montagne étoit fur le chemin de Bagdad, de forte que les paffans qui 1'avoient rencontré, me donnèrent avis du lieu oü il étoit. Je m'y rendis en diligence. Je trouvai 1'infortun'é Schacabac dans un état déplorable. Je lui donnai le fecours dont il avoit befoin, & le ramenai dans la ville. Voila ce que je racontai au calife Moftanfer  Contes Arabes. 373 Billah, ajouta le barbier. Ce prince m'applaudit par de nouveaux éclats de rire. C'eft préfentement , me dit-il , que je ne puis douter qu'on ne vous ait donné, a jufte titre, le furnom de filencieux : perfonne ne peut dire le contraire. Pour certaïnes caufes, néanmoins , je vous commande de fortir au plutöt de Ia ville. Allez, & que je n'entende plus parler de vous. Je cédai a la néceffité, & voyageai plus fieurs années dans des pays étoignés. J'appris enfin que le calife étoit mort ; je retournai a Bagdad, oü je ne trouvai pas un feul de mes frères en vie. Ce fut a mon retour en cette ville, que je rendis au jeune boiteux le fervice important que vous avez entendu. Vous êtes pourtant témoin de fon ingratitude, & de la manière injurieufe dont il m'a traité. Au lieu de me témoigner de la reconnoiffance , il a mieux aimé me fuir & s'éloigner de fon pays. Quand j'eus appris qu'il n'étoit plus a Bagdad , quoique perfonne ne me fut dire au vrai de quel cóté il avoit tourné fes pas , je ne laiffai pas toutefois de me mettre en chemin pour le chercher. B y a long-tems que je cours de province en province , & lorfque j'y penfois le moins, je 1'ai rencontré aujourd'hui. Je ne m'attendois pas a le voir fi irrité contre moi. Scheherazade, en cet endroit , s'apperce- A a iij  374 Les mille et une Nuits, vant qu'il étoit jour, fe tut , & la nuit fuivante, elle reprit ainfi le fil de fon difcours: CLXXXIIT NUIT. Sire, le tailleur acheva de raconter au fultan de Cafgar 1'hiftoire du jeune boiteux & du barbier de Bagdad, de la manière que j'eus 1'honneur de dire hier a votre majefté : Quand le barbier, continua-t-il, eut fini fon hiftoire , nous trouvames que le jeune homme n'avoit pas eu tort de Faccufer d'être un grand parleur. Néanmoins nous voulümes qu'il demeurat avec nous , & qu'il fut du régal que le maïtre de la maifon nous avoit préparé. Nous nous mirnes donc a table, & nous nous réjouimes jufqu'a la prière d'entre le midi & lö coucher du foleil. Alors toute la compagnie fe fépara, & je vins travailler a ma boutique en attendant qu'il fut tems de m'en retourner chez moi, Ce fut dans cet intervalle que le petit bot fu, a demi-ivre, fe préfenta devant ma boutique , qu'il chanta & joua de fon tambour de bafque. Je cru^ qu'en 1'emmenant au logis avec moi , je ne manquerois pas de divertir ma femme ; c'eft pourquoi je 1'emmenai. Ma femme  Contes Arabes. 375" nous donna un plat de polffim, & j'en fervis un morceau au boffu, qui le mangea fans prendre garde qu'il y avoit . une arrête. II tomba, devant nous fans fentiment. Après avoir en vain effayé de le fecourir, dans 1'embarras ou nous mit un accident fi funefte , & dans la crainte qu'il nous caufa, nous n'héfitames point a porter le corps hors de chez nous, & nous le fïmes adroitement recevoir chez le me'decin juif. Le médecin juif le defcendit dans la chambre du pourvoyeur, & le pourvoyeur le porta dans la rue , oü on a cru que le marchand 1'avoit tué. Voila, fire , ajouta le tailleur , ce que j'avois a dire pour fatisfaire .votre majefté. C'eft a elle a prononcer fi nous fommes dignes de fa clémence ou de fa colère, de la vie ou de la mort. Le fultan de Cafgar laiffa voir fur fon vifage un air content, qui redonna la vie au tailleur & a fes camarades. Je ne puis dlfconvenir, dit-il, que je ne fois plus frappé de 1'hiftoire du jeune boiteux, de celle du barbier & des ave-itures de fes frères , que de 1'hiftoire de mon bo-jffon ; mais avant que de vous renvoyer chez vous tous quatre , & qu'on enterre le corps du boffu, je voudrois voir ce barbier qui eft caufe que je vous pardonne. Puifqu'il fe trouve dans ma capitale, il eft aifé de con- Aa iv  §7^ Les mille et une Nuits, tenter ma curiofité. En même tems ii dépêcha un huiflier pour 1'aller chercher, avec le tailleur , qui favoit ou il pourroit être. L'huiffier & le tailleur revinrent bientöt, & amenèrent le barbier qu'ils préfentèrent au fultan. Le barbier étoit un vieillard qui pouvoit avoir quatre - vingt-dix ans. Il avoit la barbe & les fourcils blancs comme nqige, les oreilles pendantes & le nez fort long. Le fultan ne put s'empêcher de rire en le voyant. Homme filencieux , lui dit-il, j'ai appris que vous faviez des hiftoires merveilleufes , voudriez-vous bien m'en raconter quelques-unes ? Sire, lui répondit le barbier, laiffons-la , s'il vous plait, pour le préfent, des hiftoires que je puis favoir. Je fupplie très-humblement votre majefté de me permettre de lui demander ce que font ici devant elle ce chrétien, ce juif, ce mufulman , & ce boffu mort que je vois la étendu par terre, Le fultan fourit de la liberté du barbier, & lui repliqua: qu'eft-ce que cela vous importe ? Sire, repartit le barbier , il m'importe de faire la demande que je fais, afin que votre majefté fache què je ne fuis pas un grand parleur , comme quelques-uns le prétendent , mais un homme juftement appelé le filencieux, Scheherazade, frappée par la clarté du jour  Contes Arabes. 377 qui commencoit a éclairer 1'appartement du fultan des Indes, garda le filence en cet endroit, & continua ainfi la nuit fuivante ; CLXXXIV6 NUIT. Sire, le fultan de Cafgar eut la complaifance de fatisfaire la curiofité du barbier. II commanda qu'on lui racontat 1'hiftoire du petït boffu, puifqu'il paroiffoit le fouhaiter avec ardeur. Lorfque le barbier 1'eut entendue, il branla Ia tête comme s'il eut voulu dire qu'il y avoit la-defiöus quelque chofe de caché qu'il ne comprenoit pas. Véritablement, s'écria-t - il, cette hiftoire eft furprenante; mais je fuis bien-aïfe d'examiner de prés ce boffu. II s'en approcha, s'affit par terre , prit la tête fur fes genoux, & après J'avoir attentivement regardée, il fit tout-a-coup un fi grand éclat de rire & avec fi peu de retenue, qu'il fe laiffa aller fur le dos a la renverfe, fans confidérer qu'il étoit devant le fultan de Cafgar. Puis fe relevant fans ceffer de rire : On le dit bien, & avec raifon, s'écria-t-il encore, qu'on ne meurt pas fans caufe; Si jamais hiftoire a mérité d'être écrite en lettres d'or, c'eft celle de ce boffu. A ces paroles, tout le monde regarda le bar-  378 Les mille et une Nuits, bier comme un bouffon, ou comme un vieiflard qui avoit 1'efprit e'garé. Homme filencieux, lui dit le fultan, parlez-moi : qu'avezvous donc a rire fi fort? Sire, re'pondit le barbier, je jure par 1'humeur bienfaifante de votre majefté, que ce bofTu n'eft pas mort; il eft encore en vie, & je veux palier pour un extravagant, fi je ne vous le fais voir a 1'heure même. En achevant ces mots, il prit une boite oü il y avoit plufieurs remèdes, qu'il portoit fur lui pour s'en fervir dans foccafion , & il en tira une petite fiole balfamique dont il frotta longtems le cou du boffii. Enfuite il prit dans fon étui un ferrement fort propre qu'il lui mit entre les dents; & après lui avoir ouvert la bouche, il lui enfonca dans le gofier de petites pincettes, avec quoi il tira le morceau de po'.flbn & 1'arrête qu'il fit voir a tout le monde. Auffi-tót Ie boffu éternua, étendit les bras & les piés, ouvrit les yeux, & donna plufieurs autres fignes de vie. Le fultan de Cafgar & tous ceux qui furent témoins d'une fi belle opérafon, furent moins furpiis de voir revivre le boffu, après avoir paffe ur.e nuit èntière & la plus g-ande partie du jour fans donner aucun figne de vie , que du mérite & de la capaclté du barbier, qu'on commenca, malgré fes défauts, a. regarder comma  Contes Arabes. 37P un gcand perfonnage. Le fultan, ravi de joie & d'admiration, ordonna que 1'hiftoire du boffu fut mife par écrit avec celle du barbier; afin que fa méraoire qui méritoit fi bien d'être confervée, ne s'en éteignit jamais. II n'en demeura pas-la ; pour que le tailleur, le médecin juif, le pourvoyeur, & le marchand chrétien, ne fe reffouvinffent qu'avec plaifir de 1'aventure quê 1'accident du boffu leur avoit caufée, il ne les renvoya chez eux qu'après leur avoir donné a chacun une robe fort riche dont il les fit revêtir en fa préfence. A 1'égard du'barbier, il 1'honora d'une groffe penfïon, & le retint auprès de fa perfonne. La fukane Scheherazade finit ainfi cette Ion*gue fuite d'aventures auxquelles la prétendué mort du boflu avoit donné occafion. Comme le jour paroiffoit déja, elle fe tut; & fa chère fceur Dinarzade voyant qu'elle ne parloit plus, lui dit: Ma princeffe, ma fultane, je fuis d'autant plus charmée de 1'hiftoire que vous venez d'achever, qu'elle finit par un incident a quoi je ne m'attendois pas. J'avois cru le boffu mort abfolument. Cette furprife m'a fait plaifir, dit Schahriar, aufli-bien que les aventures des frères du barbier. L'hiftoire du jeune boiteux de Bagdad m'a encore fort" divertie , reprit Dinarzade. J?en fuis bien-aife, ma chère fceur, dit la ful-  380 Les mille et une Nuits, tane; & puifque j'aï eu le bonheur de ne pas ennuyer le fultan, notre feigneur & maïtre, fi fa majefté me faifoit encore la grace de me conferver la vie, j'aurois 1'honneur de lui raconter demain 1'hiftoire des amours d'Aboulhaffan Ali Ebn Becar & de Schemfelnihar, favorite du calife Haroun Alrafchid, qui n'eft pas moins digne de fon attention & de la vótre que 1'hiftoire du boffu. Le fultan des Indes, qui étoit affez content des chofes dont Scheherazade 1'avoit entretenu jufqu'alors, fe laiffa aller au plaifir d'entendre encore 1'hiftoire qu'elle lui promettoit. II fe leva pour faire fa prière & tenir fon confeil, fans toutefois rien témoigner de fa bonne volonté a la fultane. C L X X X Ve NUIT. \~J inarzade, toujours foigneufe d'éveiller fa fceur, 1'appella cette nuit a 1'heure ordinaire. Ma chère fceur, lui dit-elle, le jour paroïtra bientöt; je vous fupplie en attendant, de nous raconter quelqu'une de ces hiftoires agréables que vous favez. II n'en faut pas chercher d'autre, dit Schahriar, que celle des amours d'Aboulhaffan Ali Ebn Becar èc de Schemfelnihar,  Contes Arabes. 381] favorite du calife Haroun Alrafchid. Sire, dit Scheherazade, je vais contenter votre curiofité. En même temps , elle commenga de cette manière : HISTOIRE DAboulhaffan AU Ebn Becar, & de Schemfelnihar * favorite du calife Haroun Alrafchid. Sous Ie règne du calife Haroun Alrafchid, il y avoit a Bagdad un droguifte qui fe nommoit Aboulhaffan Ebn Thaher, homme puiffamment riche, bien fait, & très-agréable de fa perfonne. B avoit plus d'efprit & de politeffe que n'en ont ordinairement les gens de fa profeffion ; & fa droiture, fa fincérité, & 1'enjouement de fon humeur, lefaifoient aimer & rechercher de tout le monde. Le calife, qui connoiffoit fon mérite, avoit en lui une confiance aveugle. B 1'eftimoit tant, qu'il fe repofoit fur lui du foin de faire fournir aux dames fes favorites toutes les chofes dont elles pouvoient avo r befoin. C'étoit lui qui choififfoit leurs hab ts, leurs ameublemens & leurs pierreries, ce qu'il faifoit avec un goüt admirable. Ses bonnes qualités & la fjaveur du calife,  382 Les mille et une Nuits, attiroient chez lui les fils des émirs Sc des autres officiers du premier rang 5 fa maifon e'toit le rendez-vous de toute la nobleffe de la cour. Mais parmi les jeunes feigneurs qui 1'alloient voir tous les jours, il y en avoit un qu'il confidéroit plus que tous les autres, & avec lequel il avoit contraéïé une amitié particulière. Ge feigneur s'appeloit Aboulhaffan Ali Ebn.Becar, & tiroit fon origine d'une ancienne familie royale de Perfe. Cette familie fubfiftoit encore a Bagdad depuis que par la force de leurs armes, les mufulmans avoient fait la conquête de ce royaume. La nature fembloit avoir pris plaifir a affembler dans ce jeune prince les plus rares qualités du corps & de 1'efprit, B avoit le vifage d'une beauté achevée , la taille fine, un air aifé, & une phyfionomie fi engageante, qu'on ne pouvoit le voir fans 1'aimer d'abord. Quand il parloit, il s'exprimoit toujours en des termes propres & choifis, avec un tour agréable & nouveau : le ton de fa voix avoit même quelque chofe qui charmoit tous ceux qui 1'entendoient. Avec cela, comme il avoit beaucoup d'efprit Sc de jugement, il penfoit & parloit de toutes chofes avec une jufteffe admirable. B avoit tant de retenue & de modeftie, qu'il n'avancoit rien qu'après avoir pris toutes les précautions poffibles pour ne pas donner lieu de  Contes Arabes. 383 foupgonner qu'il préférat fon fentiment a celui des autres. Etant fait comme je viens de le repréfenter, il ne faut pas s'étonner fi Ebn Thaher 1'avoit diftingué des autres jeunes feigneurs de la cour, dont la plupart avoient les vic-es oppofés a fes vertus. Un jour que ce prince étoit chez Ebn Thaher, ils virent arriver une dame montée fur une mule noire & blanche, au milieu de dix femmes efclaves qui 1'accompagnoient a pié, toutes fort belles, autant qu'on en pouvoit juger a leur air, & au travers du voile qui leur couvroit le vifage. Le dame-avoit une ceinture couleur de rofe, large de quatre doigts, fur laquelle éclatoient des perles & des diamans d'une groffeur extraordinaire; & pour fa beauté, il étoit aifé de voir qu'elle furpaffoit celle de fes femmes, autant que la pleine lune furpaffe le croiffant qui n'eft que de deux jours. Elle venoit de faire quelque emplette; & comme elle avoit a parler a Ebn Thaher, elle entra dans fa boutique qui étoit propre & fpacieufe, & il la regut avec toutes les marqués du plus profond refpeft, en la priant de s'affeoir, & lui montrant de la main Ia place la plus honorable. Cependant le prince de Perfe ne voulant pas laiffer paffer une fi belle occafion de faire voir fa politeffe & fa galanterie, accommodoit le-  3% Les mille èt'une Nuits, couffin d'étoffe k fond d'or qui devoit fervir d'appui a Ia dame. Après quoi il fe retira promptement pour qu'elle s'a&t, Enfuite 1'ayant faIuée en baifant Ie tapis k fes piés, il fe releva & demeura debout devant elle au bas du fopha. Comme elle en ufoir librerrtent chez Ebn Thaher, elle öta fon voile, & fit briller aux yeux du prince de Perfe une beauté fi extraordinaire , qu'il en fut frappé jufqu'au cceur. De fon cóté' Ia dame ne put s'empêcher de regarder le prince' dont la vue fit fur elle la mème impreffion! Seigneur, lui dit-elle d'un air obligeant, je vous prie de vous affeoir. Le prince de Perfe obéit, & s'affit fur le bord du fopha. II avoit toujours' les yeux attachés fur elle, & il avaloit a longs traits le doux poifon de 1'amour. Elle s'appercut bientöt de ce qui fe paflbit en fon ame , & cette découverte acheva de 1'enflamer pour lui. Elle fe leva, s'approcha d'Ebn Thaher, & après lui avoir dit tout bas le motif de fa venue, elle lui demanda le nom & le pays du prince' de Perfe. Madame, lui répondit Ebn Thaher, ce jeune feigneur dont vous me parlez, fe nomme Aboulhaffan Ali Ebn Becar, & eft prince de race royale. La dame fut ravie d'apprendre que la perfonne qu'elle aimoit déja paffionnément, fut d'une fi haute condition. Vous voulez dire, fans doute,  Contes Arabes. 385* doute, reprit-elle, qu'il defcend des rois de Perfe ? Oui, madame , repartit Ebn Thaher, les derniers rois de Perfe font fes ancêtres; & depuis la conquête de ce royaume, les princes de fa maifon fe font toujours rendus recommandables a la cour de rïos califes. Vous me faites un grand plaifir, dit-elle, de me faire connoïtre ce jeune feigneur. Lorfque je vous enverrai cette femme , ajouta-t-elle en lui montrant une de fes efclaves, pour vous avertir de me venir voir, je vous prie de 1'amener avec vous. Je fuis bien-aife qu'il voye la magnificence de ma maifon, afin qu'il puiffe publier que 1'avarice ne règne point a Bagdad parmi les perfonnes de qualité. Vous entendez bien ce que je vous dis. N'y manquez pas ; autrement je ferai fachée contre vous , & ne reviendrai ici de ma vie. Ebn Thaher avoit trop de pénétration pour ne pas juger par ces paroles des fentimens de la dame. Ma princeffe, ma reine, repartit-il, dieu me préferve de vous donner jamais aucun fujet de colère contre moi. Je me ferai toujours une loi d'exécuter vos ordres. A cette réponfe, la dame prit congé d'Ebn Thaher , en lui faifant une inclination de tête; & après avoir jeté au prince de Perfe un regard obligeant, elle remonta fur fa mule & partit. La fultane Scheherazade fe tut en cet endroit, Tornt VUL B b  386 Les mille et une Nuits, au grand regret du fultan des Indes , qui fut obligé de fe lever a caufe du jour qui paroiffoit. Elle continua cette hiftoire la nuit fuivante, & dit a Schahriar ; CL XXX VP NUIT. Sire, le prince de Perfe, e'perdument amoureux de ia dame, la conduifit des yeux tant qu'il put la voir, & il y avoit déja long-tems qu'il ne la voyoit plus, qu'il avoit encore la vue tournée du cóté qu'elle avoit pris. Ebn Thaher 1'ayertit qu'il remarquoit que quelques perfonnes 1'obfervoient, & commengoient a rire de le voir en cette attitude. Hélas ! lui dit le prince, le monde & vous auriez compallion de moi, fi vous faviez que la belle dame qui vient de fortir de chez vous, emporte avec elle la meilleure partie de moi-méme, & que le refte cherche a n'en pas demeurer féparé. Apprenez-moi, je vous en conjure, ajouta-t-il, quelle eft cette dame tyrannique qui force les gens è 1'aimer fans leur donner le tems de fe confulter. Seigneur, lui répondit Ebn Thaher, c'eft la fameufe (1) Schem- (1) Ce mot arabe fignifie le foleil du jour.  Contes Arabes. 387 felnihar, la première favorite du calife notre maïtre. Elle eft ainfi nommée avec juftice, interrompit le prince, puifqu'elle eft plus belle que le foleil dans un jour fans nuage. Cela eft vrai, répliqua Ebn Thaher; auffi le commandeur des croyans 1'aime, ou plutöt 1'adore. II m'a commandé très-expreffement de lui fournir tout ce qu'elle me demandera, & même de la prévenir, autant qu'il me fera poffible, en tout ce qu'elle pourra défirer. II lui parloit de la forte afin d'empêcher qu'il ne s'engageat dans un amour qui ne pouvoit être que malheureux; mais cela ne fervit qu'a 1'enflammer davantage. Je m'étois bien douté, charmante Schemfelnihar , s'écria-t-il, qu'il ne me feroit pas permis d'élever jufqu'a vous ma penfée. Je fens bien toutefois, quoique fans efpérance d'être aimé de vous, qu'il ne fera pas en mon pouvoir de ceffer de vous aimer. Je vous aimerai donc, & je bénirai mon fort d'être l'efclave de 1'objet le plus beau que le foleil éclaire. Pendant que le prince de Perfe confacroit ainfi fon cceur a la belle Schemfelnihar, cette dame, en s'en retournant chez elle, fongeoit aux moyerts de voir le prince, & de s'entretenir en liberté avec lui. Elle ne fut pas plutöt rentrée dans fon palais, qu'elle envoya a Ebn Thaher celle de fes femmes qu'elle lui avoit montrée, & a qui Bb ij  388 Les mille et une Nuits, elle avoit donné toute fa confiance, pour lui dire de la venir voir fans différer. avec le prince de Perfe. L'efclave arriva a la boutique d'Ebn Thaher dans le tems qu'il parloit encore au prince, & qu'il s'efforcoit de le difiuader, par les raifons les plus fortes, d'aimer la favorite du calife. Comme elle les vit enfemble : Seigneurs, leur ditelle, mon honorable maïtreffe Schemfelnihar, la première favorite du commandeur des croyans , Vous prie de venir a fon palais oü elle vous attend. Ebn Thaher, pour marquer combien il étoit prompt a obéir, fe leva auffitót fans rien répondre a l'efclave, & s'avanga pour la fuivre, non fans quelque répugnance. Pour le prince, il la fuivit fans faire réflexion au péril qu'il y avoit dans cette vifite. La préfence d'Ebn Thaher , qui avoit 1'entrée chez la favorite, le mettoit la-deffus hors d'inquiétude. Ils fuivirent donc l'efclave qui marchoit un peu devant eux. Ils entrèrent après elle dans le palais du calife, & la joignirent a la porte du petit palais de Schemfelnihar, qui étoit déja ouverte. Elle les introduifit dans une grande falie, oü elle les pria de s'affeoir. Le prince de Perfe fe crut dans un de ces palais délicieux qu'on nous promet dans 1'autre monde. II n'avoit encore rien vu qui approchat t de Ia magnificence du lieu oü il fe trouvoit. Les  Contes Arabes. 380 tapis de pié, les couffins d'appui & les autres accompagnemens du fopha, avec les ameublemens , les ornemens & l'architeèture, étoient d'une beauté & d'une richeffe furprenante. Peu de tems après qu'ils fe furent affis, Ebn Thaher & lui, une efclave noire, fort propre, leur fervit une table couverte de plufieurs mets très-délicats, dont 1'odeur admirable faifoit juger de la fineffe des auaifonnemens. Pendant qu'ils mangèrent, l'efclave qui les avoit amenés, ne les abandonna point; elle prit un grand foin de les inviter a manger des ragouts qu'elle connoiflbit pour les meilleurs : d'autres efclaves leur versèrent d'excellent vin fur la fin du repas. Ils achevèrent enfin, & on leur préfenta a chacun féparément un baffin & un beau vafe d'or plein d'eau pour fe laver les mains; après quoi on leur apporta le parfum d'aloës dans une caflblette portative qui étoit auffi d'or, dont ils fe parfumèrent la barbe & 1'habillement. L'eau de ienteur ne fut pas oubliée : elle étoit dans un vafe d'or enrichi de diamans & de rubis fait exprès pour cet ufage , & elle leur fut jetée dans 1'une & dans 1'autre main, qu'ils fe pafsèrent fur la barbe, & fur tout le vifage, felon la coutume. Ils fe mirent a leur place; mais ils étoient a peine affis, que l'efclave les pria de fe lever & de la fuivre. Elle leur ouvrit une B b üj  3^o Les mille et une Nuits, porte de la falie oü ils étoient, & ils entrèrent dans un vatte fallon d'une ftrudure merveilleufe. C'étoit un döme d'une figure des plus agréables, foutenu par cent colonnes d'un beau marbre blanc comme de 1'albatre. Les bafes & les chapiteaux de ces colonnes e'toient ornés d'animaux a quatre piés, & d'oifeaux dorés de différentes elpèces. Le tapis de pié de ce fallon extraordinaire, compofé d'une feule pièce a fond d'or, rehauffé de bouquets de rofe de foie rouge & blanche , & le dóme peint de méme a 1'arabefque , offroient a la vue un objet des plus charmans. Entre chaque colonne, il y avoit un petit fopha garni de la même forte, avec de grands vafes de porcelaine, de cryftal, de jafpe , de jaët, de porphire, d'agathe, & d'autres matières précieufes , garnis d'or & de pierreries. Les efpaces qui e'toient entre les colonnes , étoient autant de grandes fenêtres avec des avances a hauteur d'appui, garnies de même que les fophas, qui avoient vue fur un jardin le plus agréable du monde. Ses allées étoient de petits cailloux de différentes couleurs, qui repréfentoient Ie tapis de pié du fallon en dóme ; de manière qu'en regardant le tapis en-dedans & en-dehors, il fembloit que le dóme & le jardin , avec tous les agrémens , fuffent fur le même tapis. La vue étoit terminée a 1'entour, le  Contes Arabes. fpi long des allées, par deux canaux d'eau claire comme de 1'eau de roche, qui gardoient la même figure circulaire que le dóme, & dont l'un plus élevé que 1'autre, laiffoit tomber fon eau en nappe dans le dernier; & de beaux vafes de bronze dorés, garnis l'un aprcs 1'autre d'arbriffeaux & de fleurs, étoient pofés fur celui-ci d'efpace en efpace. Ces allées faifoient une féparation entre de grands efpaces plantis d'arbres droits & touftüs, oü mille oifeaux formoient un concert mélodieux, & divertiffoient la vue par leurs vols divers, & par les combats tantót innocens & tantót fanglans qu'ils fe livroient dans 1'air. Le prince de Perfe & Ebn Thaher s'arrêtèrent long-tems a examiner cette grande magnificence. A chaque chofe qui les frappoit, ils s'écrioient pour marquer leur furprife & leur admiration; particulièrement le prince de Perfe qui n'avoit jamais rien vu de comparable a ce qu'il voyoit alors. Ebn Thaher, quoiqu'il fut entré quelquefois dans ce bel endroit, ne laiffoit pas d'y remarquer des beautés, qui lui paroifloient toutes nouvelles. Enfin, ils ne fe laffoient pas d'admirer tant de chofes fingulières, & ils en étoient encore agréablement occupés, lorfqu'ils appercurent une troupe de femmes richement habillées. Elles étoient toutes affïfes au-dehors Bb iv  Les mille ét une Nuits, & a quelque diftance du dóme, chacune fur un fïège de bois de platane des Indes, enrichi de fil d'argent a compartimens, avec un inftrument de mufique a la main ; & elles n'attendoient que le moment qu'on leur commandat d'en jouer. Ils allèrent tous deux fe mettre dans 1'avance 'd'oü on les voyoit en face; & en regardant a la droite, ils virent une grande cour d'oü 1'on montoit au jardin par des degrés, & qui étoit environnée de très-beaux appartemens. L'efclave les avoit quittés; & comme ils étoient feuls, ils s'entretinrent quelque tems. Pour vous qui êtes un homme fage, dit le prince de Perfe, je ne doute pas que vous ne regardiez avec bien de Ia fatisfaction toutes ces marqués de grandeur & de puiiTance. A mon égard, je ne penfe pas qu'il y ait rien au monde de plus furprenant; mais quand je viens a faire réflexion que c'eft ici la demeure éclatante de la trop aimable Schemfelnihar, & que c'eft le premier monarque de la terre qui 1'y retient; je vous avoue que je me crois le plus infortuné de tous les hommes. II me paroit qu'il n'y a point de deftinée plus cruelle que la mienne, d'aimer un objet foumis a mon rival, & dans un lieu oü ce rival eft fi puiflant, que je ne fuis pas méme en ce moment afluré de ma vie. Scheherazade n'en dit pas davantage cette  Contes Arabes. 393 nuit, paree qu'elle vit paroïtre le jour. Le lendemain , elle reprit la parole, & dit au fultan des Indes : C LX XXVI r NUIT. Sire, Ebn Thaher entendant parler le prince de Perfe, de la manière que je le difois hier a votre majefté, lui dit : Seigneur, plüt a dieu que je puffe vous donner des affurances auffi certaines de 1'heureux fuccès de vos amours, que je le puis de la süreté de votre vie. Quoique ce palais fuperbe appartienne au calife qui 1'a fait batir exprès pour Schemfelnihar, fous le nom de Palais des plaifirs éternels, & qu'il faffe partie du fien propre, néanmoins il faut que vous fachiez que cette dame y vit dans une entière liberté. Elle n'eft point obfédée d'eunuques qui veillent fur fes aétions. Elle a fa maifon particulière dont elle difpofe abfolument. Elle fort de chez elle pour aller dans la ville fans en demander la permiffion a perfonne ; elle rentre lorfqu'il lui plait , & jamais le calife ne vient la voir qu'il ne lui ait envoyé auparavant Mefrour, chef de fes eunuques, pour lui en donner avis & fe préparer a le recevoir. Ainfi vous devez avoir 1'efprit tranquille & donner toute votre atten-  3P4 les mille et une Nuits, tion au concert dont je vols que Schemfelnihar veut vous régaler. Dans le tems qu'Ebn Thaher achevoit ces paroles, Ie prince de Perfe & lui virent venir l'efclave confidente de la favorite, qui ordonna aux femmes qui étoient affifes devant eux, de chanter & de jouer de leurs inftrurnens. Auffitót elles jouèrent toutes enfemble comme pour préluder; & quand elles eurent joué quelque tems, une feule commenca de chanter, & accompagna fa voix d'un Iuth dont elle jouoit admirablement bien. Comme elle avoit été avertie du fujet fur lequel elle devoit chanter , les paroles fe trouvèrent fi conformes aux fentimens du prince de Perfe, qu'il ne put s'empêcher de lui applaudir a la fin du couplet. Seroit-il poffible, s'écria-t-il, que vous eullïez le don de pénétrer dans les cceurs, & que la connoiffance que vous avez de ce qui fe paffe dans le mien , vous eut obligée a nous donner un eflai de votre voix charmante par ces mots; je ne m'exprimerois pas moi-même en d'autres termes. La femme ne répondit rien a ce difcours : elle continua & chanta plufieurs autres couplets dont ce prince fut fi touché , qu'il en répéta quelques-uns les larmes aux yeux, ce qui faifoit affez connoitre qu'il s'en appliquoit le fens. Quand elle eut achevé tous les cou-  Contes Arabes. ^py plets, elle & fes compagnes fe levèrent & chantèrent toutes enfemble , en marquant par leurs paroles , que la ple'me lune alloit fe lever avec tout fon e'clat, & qu'on la verrolt bientot s'approcher du foleil. Cela fignlfioit que Schemfelnihar alloit paroïtre, Sc que le prince de Perfe auroit bientöt le plaifir de la voir. En effet, en regardant du cóté de la cour, Ebn Thaher & le prince de Perfe remarquèrent que l'efclave confidente s'approchoit, & qu'elle étoit fuivie de dix femmes noires quï apportoient avec bien de la peine un grand tröne d'argent malïif & admirablement travaillé, qu'elle fit pofer devant eux a une certaine diftance; après quoi les efclaves noires fe retirèrent derrière les arbres a 1'entrée d'une allée. Enfuite vingt femmes toutes belles Sc trèsrichement habillées d'une parure uniforme , s'avancèrent en deux files , en chantant Sc en jouant d'un inftrument qu'elles tenoient chacune, & fe rangé rent auprès du tröne autant d'un cöte que de 1'autre. Toutes ces chofes tenoient le prince de Perfe &Ebn Thaher dans une attention d'autant plus grande, qu'ils étoient curieux de favoir a quoi elles fe termineroient. Enfin, ils virent paroïtre a la même porte par oü étoient venues les dix femmes noires qui avoient apporté le tröne  3 elle en profita même. En effet, elle fit un figne a l'efclave fa confidente , qui fortit auffi-töt & apporta peu de tems après une collation de fruits fur une petite table d'argent qu'elle pofa entre fa maïtreffe & le prince de Perfe. Schemfelnihar choifit ce qu'il y avoit de meilleur & le préfenta au prince, en le priant de manger pour 1'amour d'elle. II le prit & le porta a fa bouche par 1'endroit qu'elle avoit touché. II préfenta a fon tour quelque chofe a Schemfelnihar qui le prit auffi & le mangea de la même manière. Elle n'oublia pas d'inviter Ebn Thaher a manger avec eux : mais fe voyant dans un lieu oü il ne fe croyoit pas en füreté , il auroit mieux aimé être chez lui, & il ne mangea que par complaifance. Après qu'on eut deflêrvi, on apporta un baffin d'argent avec de 1'eau dans un vafe d'or, & ils fe lavèrent les mains enfemble. Ils fe remirent enfuite a leur place; & alors trois des dix femmes noires apportèrent chacune une taffe de criftal de roche pleine  Contes Araees. 40^ d'un vin exquis fur une foucoupe d'or qu'elles posèrent devant Schemfelnihar, le prince de Perfe & Ebn Thaher. Pour être plus en particulier, Schemfelnihar retint feulement auprès d'elle les dix femmes noires avec dix autres qui favoient chanter & jouer des infcrumens ; & après qu'elle eut renvoyé tout le refte , elle prit une des taffes, & la tenant k la main, elle chanta des paroles tendres qu'une des femmes accompagna de fon luth. Lorfqu'elle eut achevé, elle but; enfuite elle prit une des deux autres tiffes, & la préfenta au prince en le priant de boire pour Pa mour d'elle, de même qu'elle venoit de boire pour 1'amour de lui. II la recut avec tranfport d'amour & de joie; mais avant que de boire, il chanta a fon tour une chanfon qu'une autre femme accompagna d'un inftrument, & en chantant, les pleurs lui coulèrent des yeux abondamment; auiïi lui marqua-t-il par les paroles qu'il chantoit, qu'il ne favoit fi c'étoit le vin qu'elle lui avoit préfenté, qu'il alloit boire ou fes propres larmes. Schemfelnihar préfenta enfin la troihème taffe k Ebn Thaher, qui la remercia de fa bonté, & de 1'honneur qu'elle lui faifoit. Après cela, elle prit un luth des mains d'une de fes femmes & 1'accompagna de fa voix d'une C c iij  2p6 Les mille et une Nuits, manière fi paiïionne'e, qu'il fembloit qu'elle ne fe poffédoit pas, & le prince de Perfe, les yeux attachés fur elle, demeura immobile comme s'il eut été enchanté. Sur ces entrefaites l'efclave confidente arriva toute émue, & s'adreffant a fa maïtreffe : Madame, lui dit-elle, Mefrour & deux autres officiers avec plufieurs eunuques qui les accompagnent, font a la porte & demandent a vous parler de la part du calife. Quand le prince de Perfe & Ebn Thaher eurent entendu ces paroles, ils changèrent de couleur & commencèrent a trembler comme fi leur perte eut été affurée. Mais Schemfelnihar qui s'en appercut, les raffura par un foupir. La clarté du jour qui paroiffoit, obligea Scheherazade d'interrompre la fa narration. Elle Ia reprit le lendemain de cette forte : C X C° NUIT. Schemselnihar après avoir raffuré le prince de Perfe' & Ebn Thaher, chargea l'efclave fa confidente d'aller entretenir Mefrour & les deux autres officiers du calife, jufqu'a ce qu'elle fe fut mife en état de les recevoir , & qu'elle lui fit dire de les amener. Auffitöt elle donna ordre qu'on ferreat toutes les fenê-  Contes Arabes. 407 tres du fallon , & qu'on abaifsat les toiles peintes qui étoient du cóté du jardin ; & après avoir afluré le prince & Ebn Thaher qu'ils y pouvoient demeurer fans crainte , elle fortit par la porte qui donnoit fur le jardin, qu'eiie tira & ferma fur eux. Mais quelque aflurance qu'elle leur eut donnée de leur süreté , ils ne laifsèrent pas de fentir les plus vives alarmes, pendant tout le tems qu'ils furent feuls. D'abord que Schemfelnihar fut dans le jardin , avec les femmes qui 1'avoient fuivie, elle fit emporter tous les ficges qui avoient fervi aux femmes qui jouoient des inflrumens , a s'affeoir prés de la fenêtre , d'oü le prince de Perfe & Ebn Thaher les avoient entendues, & lorfqu'elle vit les chofes dans 1'état qu'elle fouhaitoit, elle s'affit fur fon tröne d'argent. Alors elle envoya avertir l'efclave fa confidente d'amener le chef des eunuques, & les deux officiers fes fubalternes. Ils parurent fuivis de vingt eunuques noirs tous proprement habillés avec le fabre au cóté, avec une ceinture d'or large de quatre doigts. De fi loin qu'ils appercurent la favorite Schemfelnihar , ils lui firent une profonde révérence, qu'elle leur rendit de deflus fon tröne. Quand ils furent plus avancés , elle fe leva, & alla au-devant de Mefrour qui mareboit le premier. C c iv  4°8 Les mille et une Nuits Elk lui demanda quelle nouvelle il apportoit? il lui répondit: Madame, le commandeur des croyans, qui m'envoie vers vous, m'a chargede vous témoigner qu'il ne peut vivre plus longtems fans vous voir. II a deffein de venir vous rendre vifite cette nuit, je viens vous en avertir pour vous préparer k le recevoir. II efpère madame , que vous le verrez avec autant de' plaifir qu'il a d'impaiience d'être k vous. A ce difcours de Mefrour, la favorite Schemfelnihar fe profterna contre terre pour marquer la foumillion avec laqueile elle recevoit 1'ordre du calife, Lorfqu'elle fe fut relevée : Je vous pne, lui dit-elle, de dire au commandeur des croyans que je ferai toujours gloire d'exécuter les commandemens de fa majefté, & que Ion efclave s'efforcera de le recevoir avec tout le refpect qui lui eft dü. En même-tems elle ordonna k l'efclave fa confidente de faire mettre le palais en état de recevoir le calife, par les femmes noires deftinées k ce miniftère. Puis congédiant le chef des eunuques : Vous voyez lui dit - elle, qu'il faudra quelque tems pour préparer toutes chofes. Fakes en forte , je vous en fupplie, qu'il fe donne un peu de patience afin qu'a fon arrivée il ne nous trouve pas dans Ie défordre. Le chef des eunuques & fa fuite s'étant retirés,  Contes Arabes. 409 Schemfelnihar retourna au fallon extrêmement afHigée de la néceffité oü elle fe voyoit de renvoyer le prince de Perfe plutót qu'elle ne s'y étoit attendue. Elle le rejoignit les larmes aux yeux ; ce qui augmenta la frayeur d'Ebn Thaher, qui en augura quelque chofe de finiftre. Madame, lui dit le prince, je vois bien que vous venez m'annoncer qu'il faut nous féparer. Pourvu que je n'aye rien de plus funefte a redouter, j'efpère que le ciel me donnera la patience dont j'ai befoin pour fupporter votre abfence. Hélas , mon cher cceur, ma chère ame , interrompit la trop tendre Schemfelnihar, que je vous trouvé heureux, & que je me trouve malheureufe, quand je compare votre fort avec ma trifte deftinée ! Vous fouffririez fans doute de ne me voir pas ; mais ce fera toute votre peine, & vous pourrez vous en confoler par Fefpérance dé me revoir. Pour moi, jufte ciel ! a quelle rigoureufe épreuve fuis-je réduite ? Je ne ferai pas feulement privée de la vue de ce que j'aime uniquement, il me faudra foutenir celle d'un objet que vous m'avez rendu odieux. L'arrivée du calife ne me fera-t-elle pas fouvenir de votre départ? & comment occupée de votre chère image, pourrai-je montrer a ce prince la joie qu'il a remarquée dans mes yeux toutes les fois. qu'il m'eft venu voir ? J'aurai 1'efprit dif-  ^.io Les mille et une Nuits, trait en lui parlant; & les moindres complaifances que j'aurai pour fon amour , feront autant de coups de poignard qui me perceront le cceur. Pourrai-je goüter fes paroles obligeantes & fes careffes ? Jugez, prince, a quels tourmens je ferai expofée dès que je ne vous verrai plus. Les larmes qu'elle laiffa couler alors, & les fanglots 1'empéchèrent d'en dire davantage. Le prince de Perfe voulut lui repartir ; mais il n'en eut pas la force : fa propre douleur, & celle que lui faifoit voir fa maïtreffe, lui avoient öté la parole. Ebn Thaher, qui n'afpiroit qu'a fe voir hors du palais, fut obligé de les confoler , en le3 exhortant a prendre patience. Mais l'efclave confidente vint 1'interrompre : Madame, ditelle a Schemfelnihar, il n'y a pas de tems a perdre ; les eunuques commencent d'arriver, & vous favez que le calife paroitra bientöt. O ciel ! que cette féparation eft cruelle , s'écria la favorite ! Hatez-vous, dit-elle a fa confidente. Conduifez-les tous deux a la galerie qu1 regarde fur le jardin d'un cóté, & de 1'autre fur le Tigre, & lorfque la nuit répandra fur la terre fa plus grande obfcurité, faites-les fortirpar la porte de derrière, afin qu'ils fe retirent en süreté. A ces mots, elle embraffa tendremcnt le prince de Perfe fans pouvoir lui dire  Contes Arabes. 4,11 un feul mot, & alla au-devant du calife dans le défordre qu'il eft aifé de s'imaginer. Cependant l'efclave confidente conduifit le prince & Ebn Thaher a la galerie que Schemfelnihar lui avoit marquée ; & lorfqu'elle les y eüt introduits, elle les y laiffa , & ferma fur eux la porte en fe retirant, après les avoir affiirés qu'ils n'avoient rien a craindre, & qu'elle viendroit les faire fortir quand il en feroit temps Mais, fire , dit en cet endroit Scheherazade , le jour que je vois paroïtre, m'impofe filence. Elle fe tut, & reprenant fon difcours la nuit fuivante : CXCF NUIT. Sire, pourfuivit - elle , l'efclave confidente de Schemfelnihar s'étant retirée , le prince de Perfe & Ebn Thaher oublièrent qu'elle venoit de les raffurer qu'ils n'avoient rien a craindre. Ils examinèrent toute la galerie, & ils furent faifis d'une frayeür extréme , lorfqu'ils connurent qu'il n'y avoit pas un feul endroit pat oü ils puflent s'échapper , au cas que le calife ou quelques-uns de fes officiers s'avifaffent d'y venir. . . Une grande clarté qu'ils virent tout-a-coup  4i2 Les mille et t/ne Nüits, du cóté du jardin au travers des jaloufies, les obligea de s'en approcher pour voir d'oü elle venoit. Elle étoit caufée par cent flambeaux de cire blanche , qu'autant de jeunes eunuques noirs portoient a la main. Ces eunuques étoient fuivis de plus de cent autres plus agés, tous de la garde des dames du palais du calife, habillés & armés d'un fabre, de même que ceux dost j'ai déja parlé, & le calife marchoit après eux entre Mefrour leur chef qu'il avoit a fa droite, & Vaffif leur fecond officier qu'il avoit a fa gauche. Schemfelnihar attendoit le calife a 1'entrée d'une allée, accompagnée de vingt femmes toutes d'une beauté furprenante ,%& ornées de colliers & de pendans d'oreilles de gros diamans & d'autres dont elle avoit la tête toute couverte. Elles chantoient au fon de leurs inftrumens , & formoient un concert charmant. La favorite ne vit pas plutöt paroitre ce prince, qu'elle s'avanca & fe profterna a fes piés. Mais faifant cette aftion : Prince de Perfe, dit-elle en elle-même, fi vos triftes yeux font témoins de ce que je fais, jugez de la rigueur de mon fort. C'eft: devant vous que je voudrois m'humilier ainfi. Mon cceur n'y fentiroit aucune répugnance. Le calife fut ravi de voir Schemfelnihar.  Contes Arabes. 413 Levez-vous , madame , lui dit - il, approchezvous. Je me fais mauvais gré a moi-même de m'être privé fi long-tems du plaifir de vous voir. En achevant ces paroles, il la prit par la main; & fans ceffer de lui dire des chofes obligeantes , il alla s'affeoir fur le tröne d'argent que Schemfelnihar lui avoit fait apporter. Cette dame s'affit fur un fiège devant lui , & les vingt femmes formèrent un cercle autour d'eux fur d'autres fiéges, pendant que les jeunes eunuques qui tenoient les fiambeaux, fe difpersèrent dans le jardin a certaine diftance les uns des autres, afin que le calife jouït du frais de la foirée plus commodément. Lorfque le calife fut allis, il regarda autour de lui, & vit avec une grande fatisfaétion tout le jardin illuminé d'une infinité d'autres lumières que les fiambeaux que tenoient les jeunes eunuques. Mais il prit garde que le fallon étoit fermé: il s'en étonna, & en demanda la raifon. On 1'avoit fait expres pour le furprendre. En effet, il n'eut pas plutöt parlé, que les fenêtres s'ouvrirent tout-a-la-fois, & qu'il le vit illuminé au dehors & au dedans d'une manière bien mieux entendue qu'il ne 1'avoit vu auparavant. Charmante Schemfelnihar, s'écria-t-il a ce fpectacle , je vous entends. Vous avez voulu me faire connoïtre qu'il y a d'ayffi belles nuits que  414 Les mille et une Nuits, les plus beaux jours. Après ce que je vols, je n en puis difconvenir. Revenons au prince de Perfe & a Ebn Thaher que nous avons laiflës dans la galerie. Ebn Thaher ne pouvoit affez admirer tout ce qui s'offroit a fa vue. Je ne fuis pas jeune , dit-il , & j'ai vu de grandes fétes en ma vie ; mais je ne crois pas que 1'on puiffe rien voir de fi furprenant, ni qui marqué plus de grandeur. Tout ce qu'on nous dit des palais enchantés , n'approche pas du prodigieux fpectacle que nous avons devant les yeux. Que de richeifes & de magnificence a la fois ! Le prince de Perfe n'étoit pas touché de tous ces objets éclatans qui faifoient tandde plaifir a Ebn Thaher. II n'avoit des yeux que pour regarder Schemfelnihar, & la préfence du calife Ie plongeoit dans une afflicfion inconcevable. Cher Ebn Thaher, dit-il, plut a dieu que j'eulfe 1'efprit affez libre pour ne m'arrêter , comme vous, qua ce qui devroit me caufer de 1'admiration ! Mais, hélas ! je fuis dans un état bien différent : tous ces objets ne fervent qua augmenter mon tourment. Puis-je voir le calife téte-a-tete avec ce que j'aime , & ne pas mourir de défefpoir ? fuut-il qu'un amour auffi tendre que le mien foit troublé par un rival fi puiflant ? Ciel! que mon deftin eft bi-  Contes Akabes. -jiy fcarre & cruel! II n'y a qu'un moment que je m'eftimois 1'amant du monde le plus fortuné^ & dans cet inftant je me fens frapper le cceur d'un coup qui me donne la mort. Je n'y puis réfifter, mon cher Ebn Thaher : ma patience eft a bout : mon mal m'accable, & mon courage y fuccombe. En prononcant ces derniers mots, il vit qu'il fe paftbit quelque chofe dans le jardin qui 1'obligea de garder le filence , & d'y prêter fon attention. En effet, le calife avoit ordonné a une des femmes qui étoient prés de lui , de chanter fur fon luth ; & elle commencoit a chanter. Les paroles qu'elle chanta, étoient fort palfionnées ; & le calife perfuadé qu'elle les chantoit par ordre de Schemfelnihar qui lui avoit donné fouvent de pareils témoignages de tendrefte , les expliqua en fa faveur. Mais ce n'étoit pas 1'intention de Schemfelnihar pour cette fois. Elle les appliquoit a fon cher Ali Ebn Becar, & elle fe laiffa pénétrer d'une fi vive douleur d'avoir devant elle un objet dont elle ne pouvoit plus foutenir la préfence, qu'elle s'évanouit. Elle fe renverfa fur le dos de fa chaife qui n'avoit pas de bras d'appui, & elle feroit tombée fi quelques-unes de fes femmes ne 1'euffent promptement fecourue. Elles 1'enlevèrent & 1'emportèrent dans le fallon.  4i6 Les mille et une Nuits, Ebn Thaher, qui étoit dans la galerie, furpris de cet accident, tourna la téte du 'cóté du prince de Perfe; & au üeu de le voir appuyé contre la jaioufie pour regarder comme lui, il fut extrêmement étonné de le voir étendu' a fes piés fans mouvement. II jugea par-la de la force de 1'amour dont ce prince étoit épris pour Schemfelnihar, & il admira cet étrange effet de fympathie , qui lui caufa une peine mortelle a caufe du lieu oü ils fe trouvoiest. II fit cependant tout ce qu'il put pour faire revenir le prince , mais ce fut inutilement. Ebn Thaher étoit dans cet embarras, lorfque la confidente de Schemfelnihar vint ouvrir la porte de la galerie , & entra hors d'haleine & comme une perfonne qui ne favoit plus oü elle en étoit. Venez promptement, s'écria - t - elle , que ie vous falfe fortir. Tout eft ici en confufion, & je crois que voici le dernier de nos jours. Hé comment voulez-vous que nous partions , répondit Ebn Thaher d'un ton qui marquoit fa tnfteffe ? Approchez de grace , & voyez en quel état eft Ie prince de Perfe. Quand l'efclave le vit évanoui, elle courut chercher de 1'eau, fans perdre le tems a difcourir, & revint en peu de momens. Enfin, le prince de Perfe, après qu'on lui eut jeté de 1'eau fiw le vifage, reprit fes efprits. Prince,  Contes Ar a b'e s. ^ Prince > lui dit alors Ebn Thaher, nous courons rifque de périr ici vous & moi, fi nous V reftons davantage J faites donc un erfort, & nous fauvons au plus vïte. II étoit fi foibïe qu'il ne put fe lever lüi feul, Ebn Thaher & Ia confidente lui donnèrent la main, & le foutenant des deux cótés, ils allèrent jufqu'a une petit e porte de fer qui s'ouvroit fur le Tigre. Ils lortirent par-la , & s'avancèrent jufques fur le bord dun petit canal qui communiquoit aufleuve. La confidente frappa des mains , & auffitöt un petit bateau parut & vint a eux avec un feul rameur. Ali Ebn Becar & fon compagnon s'embarquèrent, & l'efclave confidente demeura lur 1© bord du canal. D'abord que le prince fe fut aflis dans le bateau, il étendit une main du cóté du palais, & mettant 1'autre fur fon cceur : Cher objet de mon ame, s'écria-t-il d'une voix foible, recevez ma foi de cette main , pendant que je vous aflure de celle-ci que mon cceur confervera éternellement le feu dont il brüle pour vous. En cet endroit Scheherazade s'appercut qu'il étoit jour. Elle fe tut, & la nuit fuivante elle reprit la parole dans ces termes i Tome F LU. Dd  418 Les mille et une Nuits, C X C I F NUIT. Cependant le batelier ramoit de toute fa force, & l'efclave confidente de Schemfelnihar accompagna le prince de Perfe & Ebn Thaher en marchant fur le bord du canal jufqu'a ce qu'ils furent arrivés au courant du Tigre. Alors, comme elle ne pouvoit aller plus \ loin , elle prit congé d'eux & fe retira. Le prince de Perfe étoit toujours dans une grande foibleffe. Ebn Thaher le confoloit & 1'exhortoit a prendre courage. Songez, lui ditil , que quand nous ferons débarqués , nous aurons encore bien du chemin a faire avant que d'arriver chez moi; car de vous mener a 1'heure qu'il eft, & dans 1'état oü vous êtes , jufqu'a votre logis , qui eft bien plus éloigné que le mien, je n'en fuis pas d'avis : nous pourrions même courir rifque d'être rencontrés par le guet. Ils fortirent enfin du bateau; mais le prüice avoit li peu de force, qu'il ne pouvoit marcher , ce qui mit Ebn Thaher dans un grand embarras. II fe fojivint qu'il avoit un ami dans le voifinage ; il traina le prince jufques-la avec beaucoup de peine. L'ami les recut avec bien de la joie; & quand il les eut fait aflèoir, il  'Contes ArAbess 4rp léür demanda d'oü ils venoient fi tard. Ebn Thaher lui répondit: J'ai appris ce foir qu'un homme qui me doit une fomme d'argent affez confidérable , étoit dans le deffein de partir pour un long voyage , je n'ai point perdu de tems, je fuis allé le chercher; & en chemin, j'ai rencontré ce jeune feigneur que vous voyez, & a qui j'ai mille obligations; comme il connoit mon débiteur, il a bien voulu me faire la grace de m'accompagner. Nous avons eu affez de peine a mettre notre homme k la raifon. Nous en fommes pourtant venus k bout, & c'eft ce qui eft caufe que nous n'avons pu fortir de chez lui que fort tard. En revenant, k quelques pas d'ici, ce bon feigneur , pour qui j'ai toute la confidération poffible, s'eft fenti touta-coup attaqué d'un mal qui m'a fait prendre la liberté de frapper k votre porte. Je me fuis natte que vous voudriez bien nous faire le plaifir de nous donnet le couvert pour cette nuit. L'ami d'Ebn Thaher fe paya de cette fable, leur dit qu'ils étoient les biens-venus, & offrit au prince de Perfe qu'il ne connoiffoit pas, toute 1'aififtance qu'il pouvoit défirer. Mais Ebn Thaher prenant la parole pour le prince, dit que fon mal étoit d'une nature k n'avoir befoin que de repos. L'ami coittprit par ce dif cours qu'ils fouhaitoient de fe repofer : c'eft Dd ij  4,20 Les mille et une Nuits, pourquoi il les conduifit dans un appartement, oü il leur laiffa la liberté de fe coucher. Si le prince de Perfe dormit, ce fut d'un fommeil troublé par des fonges facheux qui lui repréfentoient Schemfelnihar évanouie aux piés du calife, & 1'entretenoient dans fon amiction. Ebn Thaher, qui avoit une grande impatience de fe revoir chez lui, & qui ne doutoit pas que fa familie ne fut dans une inquiétude mortelle, car il ne lui étoit jamais arrivé de coucher dehors, fe leva & partit de bon matin, après avoir pris congé de fon ami, qui s'étoit levé pour faire fa prière de la pointe du jour. Enfin il arriva chez lui; & la première chofe que fit le prince de Perfe, qui s'étoit fait un grand effort pour marcher,'fut de fe jetter fur un fopha, auffi fatigué que s'il eut fait un long voyage. Comme il n'étoit pas en état de fe rendre en fa maifon , Ebn Thaher lui fit préparer une chambre; afin qu'on ne fut point en peine de lui, il envoya dire a fes gens 1'état & le lieu oü il étoit. II pria cependant le prince de Perfe d'avoir 1'efprit en repos, de commander chez lui, & d'y difpofer a fon gré de toutes chofes. J'accepte de bon cceur les offres ©bligeantes que vous me faites, lui dit le prince; mais que je ne vous embarraffe pas , s'il vous plait; je vous conjure de faire comme fi je n'étois pas chez vous. Je  Contes Arabes. 421 n'y voudrois pas derseurer un moment, fi je croyois que ma préfence vous contraignït en la moindre chofe. D'abord qu'Ebn Thaher eut un moment pour fe reconnoïtre , il apprit a fa familie tout ce qui s'étoit pafle au palais de Schemfelnihar, & finit fon récit en remerciant dieu de 1'avoir délivré du danger qu'il avoit couru. Les principaux domeftiques du prince de Perfe vinrent recevoir fes ordres chez Ebn Thaher, Sc 1'on y vit bientöt arriver plufieurs de fes amis qu'ils avoient avertis de fon indifpofition. Ses amis pafsèrent la meiileure partie de la journée avec lui; Sc fi leur entretien ne put effacer les trifl.es idéés qui caufoient fon mal, il en tira du moins cet avantage , qu'elles lui donnèrent quelque relache. II vouloit prendre congé d'Ebn Thaher fur la fin du jour; mais ce fidéle ami lui trouva encore tant de foiblefie, qu'il i'obligea d'attendre au lendemain. Cependant, pour contribuer a le réjouir , il lui donna le foir un concert de voix & d'inftrumens ; mais ce . concert ne fervit qu'a rappeler dans la mémoire du prince celui du foir précédent, & irrita fes ennuis au lieu de les foulager, de forte que le jour fuivant fon mal parut avoir augmenté. Alors Ebn Thaher ne s'oppofa plus- au deflein que le prince avoit de fe retirer dans fa maifon. II prit D d iij  422 Les mille et une Nuits, foin lui-même de 1'y faire porter; il 1'accompagna, & quand il fe vit feul avec lui dans fon appartement, il lui repréfenta toutes les raifons qu'il avoit de faire un ge'néreux eflbrt pour vaincre une paffion dont la fin ne pouvoit être heureufe ni pour lui ni pour la favorite. Ah! cher Ebn Thaher, s'écria le prince , qu'il vous eft aifé de donner ce confeil, mais qu'il m'eft dif ficile de le fuivre ! J'en congois toute 1'importance, fans pouvoir en profiter. Je 1'ai déja dit, j'emporterai avec moi dans le tombeau 1'amour que j'ai pour Schemfelnihar. Lorfque Ebn Tha^ her vit qu'il ne pouvoit rien gagner fur 1'efprit du prince, il prit congé de lui & voulut fe retirer. ^Scheherazade, en cet endroit, voyant paroïtre le jour, garda le filence, & le lendemam , elle reprit ainfi fon difcours ; cxcur NUIT. I^E prince de Perfe le retint, Obligeant Ebn Thaher , lui dit-il, fi je vous ai déclaré ^ n'étoit pas en mon pouvoir de fuivre' vos fages confeils, je vous fuppfie de ne pas m'en faire un cnme, & de ne pas ceffer pour cela de me donner des marqués de votre amitié, Vous ne  Contes Arabes. 423 fauriez m'en donner une plus grande, que de m'inftruire du deftin de ma chère Schemfelnihar, fi vous en apprenez des nouvelles. L'incertitude oü je fuis de fon fort, & les appréhenfions mortelles que me caufe fon évanouiflemcnt, m'entretiennent dans la langueur que vous me reprochez. Seigneur , lui répondit Ebn Thaher, vous devez efpérer que fon évanouiffement n'aura pas eu de fuite funefte, & que fa confidente viendra inceffamment m'informer de quelle manière fe fera paffée la chofe. D'aborcf que je faurai ce détail, je ne manquerai pas de venir vous en faire part. Ebn Thaher laiffa le prince dans cette efpérance, & retourna chez lui-, oü il attendit inutilement tout le refte du jour la confidente de Schemfelnihar. II ne la vit pas même le lendemain. L'inquiétude oü il étoit de favoir Fétat de la fanté du prince de Perfe, ne lui permit pas d'être plus long-tems fans le voir. II alla chez lui dans le deffein de 1'exhorter a prendre patience. II le trouva au lit auffi malade qu'a 1'ordinaire, & environné d'un nombre d'amis & de quelques médecins qui employoient toutes les lumières de leur art pour découvrir la caufe de fon mal. Dès qu'il appercut Ebn Thaher, il le regarda en fouriant, pour lui témoigner deux chofes; 1'une qu'il fe réjouiffoit de le voir; 8j Dd iv  424 Les mille et une Nuits, 1'autre, combien fes médecins, qui ne pouvoient deviner le fujet de fa maladie, fe trompoient dans leurs raifonnemens. Les amis & les médecins fe retirèrent les um après les autres, de forte qu'Ebn Thaher demeura feul avec le malade. II s'approcha de fon lit pour lui demander comment il fe trouvoit depuis qu'il ne 1'avoit vu. Je vous dirai , lui répondit le pnnce, que mon amour qui prend continuellement de nouvelles forces, & 1'incertitude de la defhnée de 1'aimable Schemfelnihar, augmentent mon mal k chaque moment, & me mettent dans un état qui afflige mes parens & mes amis & déconcerte mes médecins qui n'y comprennent rien. \ous ne fauriez croire, ajouta-t-il, combien je fouffre de voir tant de gens qui m'im, portunent, & que je ne puis chaifer honnétement. Vous êtes le feul dont je fens que la compagnie me foulage; mais enfin ne me diffimulez rien, je vous en conjure. Quelles nouvelles m'rp, portez-vous de Schemfelnihar? Avez-vous vu fa confidente ? Que vous a-t-ellc dit ? Ebn Thaher répondit qu'il ne 1'avoit pas vue; & il n'eut pas plutöt appris au prince cette trifte nouvelle, que les larmes lui vinrent aux yeux; ij ne put rcpartir un feul mot, tant il avoit Ie cceur ïW Prince, reprit alors Ebn Thaher, permettez-moi de vous remontrer que vous étes trop ingénieur  Contes Arabes. 425" a vous tourmenter. Au nom de dieu, effuyez vos larmes, quelqu'un de vos gens peut entrer en ce moment, Sc vous favez avec quel foin vous devez cacher vos fentimens, qui pourroient être démêlés par-la. Quelque chofe que put dire ce judicieux confident, il ne fut pas poflible au prince de retenir fes pleurs. Sage Ebn Thaher, s'écria-t-il, quand 1'ufage de la parole lui fut revenu, je puis bien empêcher ma langue de révéler le fecret de mon cceur; mais je n'ai pas de pouvoir fur mes larmes, dans un fi grand fujet de craindre pour Schemfelnihar. Si cet adorable Sc unique objet de mes défirs n'étoit plus au monde, je ne lui furvivrois pas un moment. Rejetez une penfée fi affiigeante, répliqua Ebn Thaher; Schemfelnihar vit encore, vous n'en devez pas douter. Si elle ne vous a pas fait favoir de fes nouvelles , c'eft qu'elle n'en a pu trouver 1'occafion, & j'efpcre que cette journée ne fe paffera point que vous n'en appreniez. II ajouta k ce difcours plufieurs autres chofes confohintes; après quoi il fe retira. Ebn Thaher fut a peine de retour chez lui, que la confidente de Schemfelnihar arriva. Elle avoit un air trifte, Sc il en conxut un mauvais préfage. II lui demanda des nouvelles de fa maïtreffe. Apprenez-moi auparavant des vötres, lui répondit la confidente; car j'ai etc dans une  425 Les mille et une Nuits, grande peine de vous avoir vu partir dans 1 etaè oü étoit le prince de Perfe. Ebn Thaher lui raconta ce qu'elle vouloit favoir; & lorfqu'il eut achevé, l'efclave prit la parole : Si le prince de Perfe, lui dit-elle, a fouffert & fouffre encore pour ma maïtreffe, elle n'a pas moins de peine que lui. Après que je vous eus quitté, pourfurvit-elle, je retournai au fallon, oü je trouvai que Schemfelnihar n'étoit pas encore revenue de fon évanouiflement, quelque foulagement qu'on eut tlché de lui apporter. Le calife étoit affis pres a'elle, avec toutes les marqués d'une véritable douleur; il demandoit a toutes les femmes & a moi particulièrement, fi nous n'avions au' cune connoiffance de la caufe de fon mal; mais nous gardames le fecret, & nous lui dimes toute autre chofe que ce que nous n'ignorions pas. Nous étions cependant toutes en pleurs de la voir fouffrir fi long-tems, & nous n'oublions rien de tout ce que nous pouvions imaginer pour la fecourir. Enfin il étoit bien minuit lorfqu'elle revint a elle. Le calife, qui avoit eu la patience d'attendre ce moment, en témoigna beaucoup de joie, & demanda k Schemfelnihar d'oü ce mal pouvoit lui étre venu. Des qu'elle entendit fa voix, elle fit un effort pour fe mettre fur fon féant; & après lui avoir baifé les piés avant qu'il put ¥m empêcher : Sire, dit - elle , j'ai a m*  Contes Arabes. 427 plaindre du ciel de ce qu'il ne m'a pas fait la grace entière de me laiffer expirer aux piés de votre majefté, pour vous marquer par-la jufqu'a quel point je fuis pénétree de vos bontés. Je fuis bien perfuadé que vous m'aimez, lui dit le calife ; mais je vous commande de vous conferver pour 1'amour de moi : vous avez apparemment fait aujourd'hui quelque excès qui vous aura caufé cette indifpofition ; prenez-y garde, & je vous prie de vous en abftenir une autre fois. Je fuis bien-aife de vous voir en . meilleur état, & je vous confeille de paffer ici la nuit, au lieu de retourner a votre appartement, de crainte que le mouvement ne vous foit contraire. A ces mots, il ordonna qu'on apportat un doigt de vin qu'il lui fit prendre pour lui donner des forces. Après cela,'il prit congé d'elle, & fe retira dans fon appartement. Dès que le calife fut parti, ma maïtreffe me fit figne de m'approcher. Elle me demanda de vos nouvelles avec inquiétude. Je 1'affurai qu'il y avoit long-tems que vous n'étiez plus dans le palais, & lui mis 1'efprit en repos de ce cötéla. Je me gardai bien de lui parler de 1'évanouiffement du prince de Perfe, de peur de la faire retomber dans 1'état d'oü nos foins 1'avoient tirée avec tant de peine ; mais ma précaution fut inutije, comme vous 1'allez entendre, Prince, s'é-  428 Les mille et une Nuits, cria-t-elle alors, je renonce déformais a tous les plaifirs, tant que je ferai privée de celui de ta vue : fi j'ai bien pénétré dans ton cceur , je ne fais que fuivre ton exemple. Tu ne cefferas de yerfer des larmes, que tu ne m'ayes retrouvée; il eft jufte que je pleure & que je m'afflige jufqu'a ce que tu fois rendu a mes vceux. En achevant ces paroles, qu'elle prononca d'une manière qui marquoit la violence de fa paffion, elle s'évanouit une feconde fois entre mes bras. En cet endroit, Scheherazade voyant paroïtre le jour, cefTa de parler. La nuit fuivante, elle pourfuivit de cette forte : C X C I Ve NUIT. LA confidente de Schemfelnihar continua de raconter a Ebn Thaher tout ce qui étoit arrivé a fa maïtrefie depuis fon premier évanouilTement. Nous fümes encore long-tems, dit-elle, a la faire revenir mes compagnes & moi. Elle revint enfin; alors je lui dis : Madame, êtes-vous donc réfolue de vous laiffer mourir, & de nous faire mourir nous-mêmes avec vous ? Je vous fupplie au nom du prince de Perfe, pour qui vous avez intérêt de vivre, de vouloir conferver vos jours. De grace, lailfez-vous perfuader,  Contes Arabes. 429 sc faites les efforts que vous vous devez a vousmême , a 1'amour du prince , & a notre attachement pour vous. Je vous fuis bien obligée , reprit-elle , de vos foins, de votre zèle & de vos confeils. Mais , hélas ! peuvent - ils m'être utiles ? II ne nous eft pas permis de nous natter de quelque efpérance, & ce n'eft que dans le tombeau que nous devons attendre la fin de nos tourmens. Une de mes compagnes voulut la détourner de fes triftes penfées en chantant un air fur fon luth; mais elle lui impofa filence, & lui ordonna, comme a toutes les autres, de fe retirer. Elle ne retint que moi pour paffer la nuit avec elle. Quelle nuit, ó ciel ! elle la paffa dans les pleurs & dans les gémiffemens; & nommant fans ceffe le prince de Perfe, elle fe plaignoit du fort qui 1'avoit deftinée au calife qu'elle ne pouvoit aimer, & non pas a lui qu'elle aimoit éperdument. Le lendemain, comme elle n'étoit pas commodément dans le fallon, je 1'aidai a paffer dans fon appartement, oü elle ne fut pas plutöt ar rivée, que tous les médecins du palais vinrent la voir par ordre du calife ; & ce prince ne fut pas long-tems fans venir lui-même. Les remèdes que les médecins ordonnèrent a Schemfelnihar , firent d'autant moins d'effet, qu'ils ignoroient la caufe de fon mal; & la contrainte  43° Les mil£e et une Nuits, oü la mettoit la préfence du calife, ne faifoit que 1'augmenter. Elle a pourtant uh peu repofé cette nuit; & d'abord qu'elle a éte' éveille'e, elle m'a chargée de vous venir trouver pour* apprendre des nouvelles du prince de Perfe, Je vous ai déja informe'e de 1'e'tat oü il eft, lui dit Ebn Thaher; ainfi retournez vers votre maïtreffe , & 1'afiurez que le prince de Perfe attendoit de fes nouvelles avec la même impatience qu'elle en attendoit de lui. Exhortez-Ja fur-tout a fe modérer & a fe vaincre, de peur qu'il ne lui échappe devant le calife quelque parole qui pourroit nous perdre avec elle. Pour moi, reprit la confidente, je vous 1'avoue, je crairts tout de fes tranfports; j'ai pris la liberté de lui dire ce que je penfois la-deffüs, & je fuis perfuadée qu'elle ne trouvera pas mauvais que je lui parle encore de votre part. Ebn Thaher, qui ne faifoit que d'arriver de chez le prince de Perfe, ne jugea point a propos d'y retourner fitót, & de négliger des affaires importantes qui lui e'toient furvenues en rentrant chez lui; il y alla feulement fur la fin du jour. Le prince étoit feul, & ne fe portoit pas mieux que le matin. Ebn Thaher, lui ditil en le voyant paroïtre, vous avez, fans doute, beaucoup d'amis ; mais ces amis ne connoiffent pas ce que vous valez, corame vous me  Contes Arabes. le faites connoitre par votre zèle , par vos foins & par les peines que vous vous donnez lorfqu'il s'agit de les obliger. Je fuis confus de tout ce que vous faites pour moi avec tant d'affedion , & je ne fais comment je pourrai m'acquitter envers vous. Prince, lui répondit Ebn Thaher , laiffons-!a ce difcours, je vous en fupplie : je fuis pret non-feulement a d«nner un de mes yeux pour vous en conferver un , mais même a facrifier ma vie pour la votre. Ce n'eft pas de quoi il s'agit préfentement; je viens vous dire que Schemfelnihar m'a envoyé fa confidente pour me demander de vos nouvelles, & en même tems pour m'informer desfiennes. Vous jugez bien que je ne lui ai rien dit qui ne lui ait confirmé 1'excès de votre amour pour fa maitrefle, & la conftance avec laquelle vous 1'aimez. Ebn Thaher lui fit enfuite un détail exact de tout ce que lui avoit dit, l'efclave confidente. Le prince 1'écouta avec tous les différens mouvemens de crainte , de jaloufie , de tendrelïe & de compatfion que fon difcours lui infpira, faifant fur chaque chofe qu'il entendoit, toutes les réflexions affligeantes ou confolantes dont un amant auffi paffionné qu'il étoit, pouvoit être capable. Leur converfation dura fi long-tems, que la nuit fe trouvant fort avancée, le prince de Perfe  432 Les mille ét üne Nuits, obligea Ebn Thaher a demeurer chez lui. Lê lendemain matin , comme ce fidele ami s'en retournoit au logis, il vit venir a lui une femme qu'il reconnut pour la confidente de Schemfelnihar, & qui 1'ayant abordé, lui dit : Ma maïtreffe vous falue, & je viens vous prier de fa part de rendre cette lettre au prince de Perfe* Le zélé Ebn Thaher prit la lettre & retouna chez le prince accompagné de l'efclave confidente. Scheherazade ceffa de parler en cet endroit, a caufe du jour qu'elle vit paroïtre. Elle reprit la fuite de fon difcours la nuit fuivante, & dit au fultan des Indes : C X C Ve NUIT. SiRE, quand Ebn Thaher fut entré chez le prince de Perfe avec la confidente de Schemfelnihar , il la pria de demeurer un moment dans 1'antichambre , & de 1'attendre. Dès que Ie prince 1'appereut, il lui demanda avec empreffement, quelle nouvelle il avoit a lui annoncer. La meilleure que vous puiffiez apprendre, lui répondit Ebn Thaher; on vous aime auffi chèrement que vous aimez. La confidente de Schemfelnihar eft dans votre antichambre; elle vous apporte  Contes Arabes. 433 apporte une lettre de fa part de fa maïtrefle : elle n'attend que vos ordres pour entrer. Qu'elle entre , s'écria le prince avec un tranfport de joie. En difant cela, il fe mit fur fon féant pour la recevoir. Comme les gens du prince étoient fortis de ïa chambre d'abord qu'ils avoient vu Ebn Thaher , afin de le laiffer feul avec leur maïtre, Ebn Thaher alla ouvrir la porte lui-même, & fit entrer la confidente. Le prince la rfeconnut, & la recut d'une manière fort obligeante. Seigneur, lui dit-elle, je fais tous les maux que vous avez foufferts depuis que j'eus 1'honneur de vous conduire au bateau qui vous attendoit pour vous ramener; mais j'efpère que la lettre que je vous apporte, contribuera a votre guérifon. A ces mots, elle lui préfenta la lettre. II la prit ; & après 1'avoir baifée plufieurs fois, il 1'ouvrit, & lut les paroles fuivantes : LETTRE De Schemfelnihar * au prince de Perfe Ali Ebn Becar. «La perfonne qui vous rendra cette lettre s> vous dira de mes nouvelles mieux que moi3> même, car je ne me connois plus depuis que Tornt VUL E e  434 Les mille et une Nuits, » j'ai ceffé de vous voir. Privée de votre prc55 fence, je cherche a me tromper en vous en55 tretenant par ces lignes mal forme'es, avec le 55 même plaifir que fi j'avois le bonheur de vous 55 parler. 55 On dit que la patience eft un remède a 55 tous les maux, & toutefois elle aigrit les 55 miens au lieu de les foulager. Quoique votre 55 portrait foit profondément gravé dans mon 55 cceur, mes yeux fouhaitent d'en revoir in55 ceffamment 1'original, & ils perdront toute 55 leur lumière, s'il faut qu'ils en foient encore 55 long-tems privés. Puis-je me flatter que les 55 vótres ayent la même impatience de me voir? 55 Oui, je le puis; ils me 1'ont fait affez con55 noitre par leurs tendres regards. Que Schem55 felnihar feroit heureufe, & que vous feriez 55 heureux, prince, fi mes défirs, qui font con"•5 formes aux vötres, n'étoient pas traverfés par 55 des obftacles infurmontables ! Ces obftacles 55 m'afffigent d'autant plus vivement, qu'ils vous 55 affligent vous-méme. 55 Ces fentimens que mes doigts tracent, & 55 que j'exprime avec un plaifir incroyable, en 55 le-s répétant plufieurs fois, partent du plus 55 profond de mon cceur, & de la bleflure in5> curable que vous y avez faite; bleffure que 35 je bénis mille fois, malgré. le cruel ennui  Contes Aka'bès. ^ 53 que je fouffre de votre ab fence. Je compte53 rois pour rien tout ce qui s'oppofe a nos 53 anours, s'il m'étoit feulement permis de vous 35 voir quelquefois en liberté : je vous poffé35 derois alors; que pourrois-je fouhaiter de 53 pluS ? 53 Ne vous imaginez pas que mes paroles 55 difent plus que je ne penfe. Hélas! de quel53 ques expreffions que je puiffe me fervir, je 55 fens bien que je penfe plus de chofes que 55 je ne vous en dis. Mes yeux, qui font dans 55 une merveille continuelle, & qui verfent in55 ceiTamment des pleurs en attendant qu'ils vous 53 revoyent; mon cceur affligé qui ne défire que 35 vous feul; les foupirs qui m'échappent tou55 tes les fois que je penfe a vous , c'eft-a-dire, 35 a tout moment; mon imagination qui ne me 33 repréfente plus d'autre objet que mon cher 55 prince; les plaintes que je fais au ciel de la 55 rigueur de ma deftine'e; enfin, ma trifteiTe, 55 mes inquiétudes, mes tourmens qui ne me 55 donnent aucun relache depuis que je vous ai 55 perdu de vue , font garans de ce que je vous 53 écris. 53 Ne fuis-je pas bien malheureufe d'être née 55 pour aimer, fans efpérance de jouir de ce que 55 j'aime? Cette penfée défolante m'accable a 55 un point, que j'en uiourrois, fijen'étois pas E e ij  Les mille et une Nuits, 53 perfuadée que vous m'aimez. Mais une fi douce' 55 confolation balance mon défefpoir & m'atta35 che a la vie. Mandez-moi que vous m'aimez 53 toujours; je garderai votre lettre précieu53 fement; je la lirai mille fois le jour ; je fouf53 frirai mes maux avec moins d'impatience. Je 33 fouhaite que le ciel cefle d'être irrité contre 35 nous, & nous faffe trouver 1'occafion de nous 55 dire fans contrainte que nous nous aimons, 55 & que nous ne ceffërons jamais de nous ai53 mer. Adieu. Je falue Ebn Thaber, a qui 5J nous avons tant d'obligation l'un & 1'autre 53. C X C V F NUIT. L E prince de Perfe ne fe contenta pas d'avoir lu une fois cette lettre; il lui fembla qu'il 1'avoit lue avec trop peu d'attention. II la relut plus lentement, & en lifant, tantöt il pouflbit de triftes foupirs, tantöt il verfoit des larmes, & tantót il faifoit éclater des tranfports de joie & de tendreffe, felon qu'il étoit touché de ce qu'il lifoit. Enfin il ne fe laflbit point de parcourir des yeux des caraftères tracés par une fi chère main; & il fe préparoit a les lire pour la troifième fois, lorfqu'Ebn Thaher lui repré-  Contes Arabes. 437 fenta que la confidente n'avoit pas de tems a perdre, & qu'il devoit fonger a faire réponfe. Hélas ! s'écria le prince , comment voulez-vous que je fafle réponfe a une lettre fi obligeante? En quels termes m'exprimerai-je dans le trouble ou je fuis? J'ai 1'efprit agité de mille penfées cruelles, & mes fentimens fe détruifent au moment que je les ai concus, pour faire place a d'autres. Pendant que mon corps fe reflent des ïmpreffions de mon ame, comment pourrai-je tenir le papier & conduire la canne (1) pour former les lettres ? En parlant ainfi, il tira d'un petit] bureau qu'il avoit prés de lui, du papier , une canne taillée, & un cornet ou il y avoit de 1'encre. Scheherazade appercevant le jour en cet endroit , interrompit fa narration. Elle en reprit la fuite le lendemain, & dit a Schahriar : ('1) Les arabes, les perfans & les.turcs, quand ils écrivent, tiennent le papier de la main gauche , appuyé ordinairement ftr le genou , & écrivent de la main droite avec une petite canne taillée & fendue comme nos plumes. Cette forte de canne eft creufe, 8c reffemble a nos tofeaux, mias elle a plus de confiftance. Ee ilj  438 Les mille et une Nuits, c x c v i r nuit. Sire, le prince de Perfe, avant que d'écrire donna la lettre de Schemfelnihar i Ebn Thaher , & le pria de la tenir ouverte pendant qu'il ecriroit, afin qu'en jetant les yeux deffus, il vit mieux ce qu'il y devoit re'pondre. II commexica d'écrire; mais les larmes qui lui tomboient des yeux feu fon papier, 1'obligèrent plufieurs fois de s'arrêter pour les laiffer couler librement. II acheva enfin fa lettre , & la donnant a Ebn Thaher : Lifez-la, je vous priej, lui dit-il, & me faites la grace de voir fi le défordre oü eft mon efprlt, m'a permis de faire une réponfe favorable. Ebn Thaher la prit, & lut ce qui fuit: r é p o n s e Du prince de Perfe d la 'lettre de Schemfelnihar. «J'étois plongé dans une amiétion mortel« le lorfqu'on m'a rendu votre lettre. A la voir » feulement, j'ai été tranfporté d'une joie que » je ne puis vous exprimer; & a la vue des ca» ra&ères tracés par votre belle main, mes yeux  Contes Arabes. 439 s> ont regu une lumière plus vive que celle qu'ils 33 avoient perdue , lorfque les vötres fe ferrcè33 rent fubitement aux piés de mon rival. Les 33 paroles que contient cette obligeante lettre , 33 font autant de rayons lumineux qui ont diffia> pé les ténèbres dont mon ame étoit obfcur33 cie. Elles m'apprennent combien vous fouf33 frez pour 1'amour de moi, & me font con33 noitre auffi que vous n'ignorez pas que je fouf33 fre pour vous , & par la, elles me confolent 33 dans mes maux. D'un cóté, elles me font ver33 fer des larmes abondamment, & de 1'autre, 33 elles embrafent mon cceur d'un feu qui le fou33 tient, & m'empêchent d'expirer de douleur. «3 Je n'ai pas eu un moment de repos depuis 33 notre cruelle féparation. Votre lettre feule 33 apporta quelque foulagement a mes peines. 33 J'ai gardé un morne filence jufqu'au moment 33 que je 1'ai recue : elle m'a redonné la paro33 le. J'étois enfeveli dans une mélancolie pro33 fonde , elle m'a infpiré une joie qui a d'abord 33 éclaté dans mes yeux & fur mon vifage. Mais 33 ma furprife de recevoir une faveur que je 33 n'ai point encore méritée, a été fi grande , 33 que je ne favois par oü commencer pour vous 33 en marquer ma reconnoiffance. Enfin , après 33 1'avoir baifée plufieurs fois, comme un gage 33 précieux de vos bontés, je 1'ai lue & relue, Ee iv  44° Les mille et une Nuits, » & fuis demeuré confus de 1'excès de mon bon* heur. Vous voulez que je vous mande que je »vous aime toujours, ah ! quand je ne vous » aurois pas aimée auffi parfaitement que je vous « aime , je ne pourrois m'empêcher de vous to ad(^ei' après toutes les marqués que vous me » donnez d'un amour fi peu commun. Oui , je »> vous aime , ma chère ame , & ferai gloire' de » bruler toute ma vie du beau feu que vous f» avez allume' dans mon cceur. Je ne me plain"drai jamais de la vive ardeur dont je fens » qu'il me confume; & quelque rigoureux que » foient les maux que votre abfence me caufe, »je les fupporterai conftamment , dans 1'efpe'» rance de vous voir un jour. Plüt a dieu que f ce füt dès aujourd'hui, & qu'au lieu de vous »' envoyer ma lettre , il me fut permis d'aller » vous affiirer que je meurs d'amour pour vous ! "Mes larmes m'empêchent de vous en dire 53 davantage. Adieu ». Ebn Thaher ne put lire ces dernières lignes fans pleurer lui-même. II remit la lettre entre les mains du prince de Perfe, en l'affiirant qu'il n'y avoit rien a corriger. Le prince la ferma , & quand il 1'eut cachete'e : Je vous prie de vous approcher , dit-il a la confidente de Schemfelnihar qui e'toit un peu éloignée de lui; voici la re'ponfe que je fais a la lettre de votre chère  Contes Arabes. 4.^1 maïtreffe. Je vous conjure de la lui porter , & de la faluer de ma part. L'efclave confidente prit la lettre, & fe retira avec Ebn Thaher. En achevant ces mots , la fultane des Indes voyant paroïtre le jour, fe tut, & la nuit fuivante, elle continua de cette manière : cxcvur NUIT. Ebn Thaher , après avoir marché quelque tems avec l'efclave confidente, la quitta , & retourna dans fa maifon , ou il fe mit a réver profondément a 1'intrigue amoureufe dans laquelle il fe trouvoit malheureufement engagé. II fe repréfenta que le prince de Perfe & Schemfelnihar , malgré 1'intérêt qu'ils avoient de cacher leur intelligence, fe ménageoient avec fi peu de difcrétion, qu'elle pourroit bien n'être pas long-temps fecrette. II tira dela toutes les conféquences qu'un homme de bon fens en devoit tirer. Si Schemfelnihar , fe difoit-il a lui-même , étoit une dame du commun , je contribuerois de tout mon pouvoir a rendre heureux fon amant & elle ; mais c'eft la favorite du calife , & il n'y a perfonne qui puifle impunément entreprendre de plaire a ce qu'il  442 Les mille et une Nuits, aime. Sa coiere tombera d'abord fui Schemfelnihar ; il en cöütera la vie au prince de Perfe, & je ferai enveloppe' dans fon malheur. Cependant j'ai mon honneur , mon repos , ma familie & mon bien a conferver; il faut donc , pendant que je le puis , me de'livrer d'un fi grand péril. II fut occupé de ces penfe'es durant tout ce jour-la. Le lendemain matin , il alla chez le prince de Perfe dans le deffein de faire un dernier effort pour 1'obliger è vaincre fa paffion. Effeétivement, il lui repréfenta ce qu'il lui avoit déja inutilement repréfenté, qu'il feroit beau^ coup mieux d'employer tout fon courage a détruire le penchant qu'il avoit pour Schemfelnihar, que de s'y laiffer entrainer ; que ce penchant étoit d'autant plus dangereux , que fon nval^ étoit plus puiffant. Enfin , feigneur , ajouta-t-il, fi vous m'en croyez, vous ne fongerez qu'a triompher de votre amour ; autrement vous courez rifque de vous perdre avec Schemfelnihar, dont la vie vous doit être plus chère que la votre. Je vous donne ce confeil en ami, & quelque jour vous m'en remercierez. Le prince écouta Ebn Thaher affez impatiemment ; néanmoins il le laiffa dire tout ce qu'il voulut: mais prenant la parole a fon tour : Ebn Thaher , lui dit-il, croyez-vous que je puiffe cef-  Contes Arabes. 443 fer d'aimer Schemfelnihar, qui m'aime avec tant de tendrelïe ? Elle ne cralnt pas d'expofer fa vie pour moi, & vous voulez que le foin de conferver la mienne foit capabte de m'occuper ? non; quelque malheur qui puiffe m'arriver, je veux aimer Schemfelnihar jufqu'au dernier foupir. Ebn Thaher, choqué de 1'oplniatreté du prince de Perfe, le quitta affez brufquement, & fe retira chez lui, oü , rappelant dans fon efprit Eek réflexions du jour précédent , il fe mit a fonger fort férieufement au parti qu'il avoit a prendre. Pendant ce tems-la, un jouaillier de fes intimes amis le vint voir. Ce jouaillier s'étoit appercu que la confidente de Schemfelnihar alloit chez Ebn Thaher plus fouvent qu'a 1'ordinaire , & qu'Ebn Thaher étoit prefque toujours avec le prince de Perfe , dont la maladie étoit fue de tout le monde , fans toutefois qu'on en connüt Ia caufe ; tóut cela lui avoit donné des foupcons. Comme Ebn Thaher lui parut rêver, il jugea bien que quelque affaire importante 1'embarraifoit; & croyant étre au fait, il lui demanda ce que lui vouloit l'efclave confidente de Schemfelnihar. Ebn Thaher demeura un peu interdita cette demande , & voulut diflimuler , en lui difant que c'étoit pour une bagatelle qu'elle venoit fi fouvent chez lui, Vous ne me parlez pas fincére-  444 Les mille et une Nuits, ment, lui répliqua le jouaillier, & vous m'allez perfuader par votre diftimulation, que cette bagatelle eft une affaire plus importante que je ne 1'ai cru d'abord. Ebn Thaher , voyant que fon ami le preffoit lï fort, lui dit: II eft vrai que cette affaire eft de la dernière conféquence. J'avois réfolu de la tenir fecrette ; mais comme je fais 1'intérêt que vous prenez a tout ce qui me regarde , j'aime mieux vous en faire confidence , que de vous laiffer penfer la-deflus ce qui n'eft pas. Je ne vous recommande point le fecret, vous connoitrez par ce que je vais vous dire, combieii il eft impoffible de le garder. Après ce préambule , il lui raconta les amours de Schemfelnihar & du prince de Perfe. Vous favez , ajouta-t-il enfuite , en quelle confidération je fuis a la cour & dans la ville auprès des plus grands feigneurs & des dames les plus qualifiées. Quelle honte pour moi fi ces téméraires amours venoient a être découvertes ! Mais que dis-je ? ne ferions-nous pas perdus toute ma familie & moi ? Voila ce qui m'embarraffe le plus ; mais je viens de prendre mon parti. II m'eft dü , & je dois ; je vais travailler inceffamment a fatisfaire mes créanciers & a recouvrer mes dettes ; & après que j'aurai mis tout mon bien en füreté, je me retirerai a Balfora,  Contes Arabes. 44/ ©ü je demeurerai jufqu'a ce que la tempête que je prévois , foit paffee. L'amitié que j'ai pour Schemfelnihar & pour le prince de Perfe, me rend très-fenfible au mal qui peut leur arriver j je prie dieu de leur faire connoïtre le danger oü ils s'expofent, & de les conferver ; mais fi leur mauvaife deftinée veut que leurs amours aillent a la connohTance du calife, je ferai au moins a couvert de fon reflentiment > car je ne les crois pas afTez méchans pour vouloir m'envelopper dans leur malheur. Leur ingratitude feroit extréme fi cela arrivoit ; ce feroit mal payer les fervices que je leur ai rendus,& les bons confeils que je leur ai donnés , particulièrement au prince de Perfe, qui pourroit fe tirer encore du précipice , lui & fa maitreflë , s'il le vouloit. II lui eft aifé de fortir de Bagdad comme moi, & 1'abfence le dégageroit infenfiblement d'une paiïïon qui ne fera qu'augmenter tant qu'il s'obftinera a y demeurer. Le jouaillier entendit avec une extreme furprife le récit que lui fit Ebn Thaher. Ce que vous venez de me raconter, lui dit-il, eft d'une fi grande importance , que je ne puis comprendre comment Schemfelnihar & le prince de Perfe ont été capables de s'abandonner a un amour fi violent. Quelque penchant qui les entraïne l'un vers 1'aütre, au lieu d'y céder lachement,  44» ie Pkptnre de Bedreddin Haffan, ." Z I04 CXI, Nuit. Continuation de Vhifloire de bedreddin Haffan, *°7 CXlï. Nuit. Continuation de Vhifloire de her dreddin Haffan , CXIIL Nuit. Continuation de Vhifloire de Bedreddin Haffan , " 5 CXIV. Nuit. Continuation de Vhifloire de Be- dredd'm Haffan, CXV.Nuit. Suite de Vhifloire de Bedreddin, ï*fc CXVI. Nuit. Continuation de Vhifloire de Bedreddin , CXVIL Nuit. Continuation de Vhifloire de 124 Bedreddin , ... f CXVIIL Nuit. Continuation de Vhifloire de 128 Bedreddin , CXIX. Nuit. Continuation de Vhifloire de iSe- 132 dreddin, 4 J CXX. Nuit. Continuation de Vhifloire de tSe- dreddin, . CXXL Nuit. Continuation de Vhifloire de Bedreddin, I^ CXXH. Nuit. Fifl de Vhifloire de Bedreddin., & concluflon de celle des trois Fommes, l43 CXX III. Nuit. Commencement de Vhiftoire du petit BoJJu, lome VUL F f  ff? T A B t B CXXIV. Nuit, .5W/e Vhijloire du petit CXXV. Nuit. Continuation de Vhifloire du petit Boffu, \n CXXVI. Nuit. Continuation de Vhifloire du petit Boffu, C XXVII. Nuit. Continuation de Vhifloire du petit Boffu, CXXVIII. Nuit. Commencement de Vhifloire que raconta le Marchand chrétien, j^t CXXIX. Nuit. Suite de Vhifloire que raconta le Marchand chrétien, CXXX. Nuit. Suite de Vhifloire que raconta le Marchand chrétien , CXXXI. Nuit. Continuation de Vhifloire qua raconta le Marchand chrétien, ICT8 CXXXII. Nuit. Continuation de Vhifloire que raconta le Marchand chrétien , CXXXIII. Nuit. Continuation de Vhifloire que raconta. le Marchand chrétien, jyCXXXI V. Nuit. Suite de Vhijloire que raconta le Marchand chrétien, CXXXV. Nu... m. Je mjtoVe ,mmc0Z le Marchand chrétien, ' lg CXXXVI. Nuit. Continuation de Vhijloire qu* raconta le Marchand chrétien , jgj CXXXVII. Nuit. Continuation de Vhijloire que raconta le Marchand chrétien, lSs  des Nuits, 4P CXXXVIII. Nuit.. Continuation. de Vhifloire que raconta le Marchand chrétien , 188 CXXXIX. Nuit. Suite de Vhifloire que raconta le Marchand chrétien , ï92 CXL. Nuit. Fin de Vhifloire que raconta le Marchand chrétien, r94 Hifioire rapportie par le Pourvoyeur du fultan de Cafgar, 197 CXLL Nuit. Suite de Vhifloire racontéepar le Pourvoyeur du fultan de Cafgar, IP9 CXLII. Nuit. Suite de Vhifloire racontée par 7 r> 202 le Pourvoyeur , CXLIII. Nuit. Continuation de Vhifloire racontée par le Pourvoyeur , 2°4 CXLIV. Nuit. Continuation del'hiftoire racontée par le Pourvoyeur, CXLV. Nuit. Continuation de Vhifloire racontée par le Pourvoyeur, 212 CXLVI. Nuit. Continuation de Vhifloire racontée par le Pourvoyeur, 21£ CXLV IL Nuit. Suite de Vhifloire racontée par le Pourvoyeur , 219 CXLVI IL Nuit. Suite de Vhifloire racontée par le Pourvoyeur, 222 CXLIX. Nuit. Fin de Vhifloire racontée par le Pourvoyeur, 22> CL. Nuit. Commencement de thifioire racontée par le Médecin juif 22% F f ij  £T2 Table CLI. Nu& Suite de Vhifloire racontée par tè Médecin juif, CLII. Nuit. Suite de Vhifloire racontée par Le Médecin juif, ^ CLIII. Nuit. Suite de Vhifloire du Médecin CLIV. Nuit. Continuation de Vhifloire racontée par le Médecin juif, 2 j CLV. Nuit. Continuation de Vhifloire racontée par le Médecin juif, 2^ CLVI. Nuit. Suite de Vhifloire racontée par le Médecin juif, CL VII. Nuit. Fin de Vhifloire racontée par le Médecin juif Hifioire racontée par le Tailleur, 2£ CLVIJI. Nuit. Suite de Vhifloire racontée par le Tailleur, g CLIX. Nuit. Suite de Vhijloire racontée par le Tailleur, CLX. Nuit. Continuation de Vhifloire racontée par le Tailleur, CLXI. Nuit. Continuation de Vhifloire racontée: par le Tailleur, CLXII. Nuit. Suite de Vhijloire racontée parlé Tailleur, CLXIII. Nuit. Continuation de V hifi oir e^racontée par le Tailleur, ^  des Nuits. 453 CLXIV. Nuit. Continuation dc Vhijloire racontée par le Tailleur, 280 CLXV. Nuit. Suite de Vhijloire racontée par le Tailleur , 283 CLXVL Nuit. Continuation de Vhifloire racontée par le Tailleur ; fin de Vhijloire du jeune boiteux de Bagdad, 25° Hifioire du Barbier, 29S .CLXVII. Nuit. Continuation de Vhijloire du ' Barbier, 2ï6 Hifioire de Bacbouc, premier frère du Barbier, Z'jo CLXVIII. Nuit. Continuation de la même hifioire, 50ï CLXIX. Nuit. Continuation de la mcme hiftoire , 3°f CLXX. Nuit. Fin de Vhijloire de Bacbouc, 508 Hifioire de Bakbarah, Jecond frère du Barbier, 305? CLXXI. Nuit. Continuation de la même h'ftoire , 313 CLXXII. Nuit. Fin de Vhijloire de Bakbarah, 3^8 CLXXIII. Nuit. Hiftoire de Bakbac, troifième frère du Barbier, 320 CLXXIV. Nuit. Suite de la même hiftoire, 327 Hiftoire d'Alcou^, quatrième frère du Barbier, 3 30 CLXXV. Nuit. Fin de Vhijloire d'Alcou^, 334  454 Table CLXXVI. Nuit. Hiftoire a»Alnafchar, cm~ qiueme frère du barbier, CLXXVII. Nuit. Continuation de la même hiftoire, CLXXVIII. Nuit. Continuation de la même hifioire, ^ CLXXIX. Nuit. Continuation de la même hiftoire , CLXXX. Nuit. Fin de Vhifloire