L E CABINET DES FÉES.  CE VOL UME CONTIENT Les Mille et une Nuits, Contes Arabes, traduit», en francais, par M. Galland : TOME TROISIÈiJ?»  LE CABINET DES FÉES, O u COLLECTION CHOISIE DES CONTES DES FÉES, ET AUTRES CONTES MERVEILLEUX, Ornés de Figures. A AMSTERDAM, Et fe trouve a PARIS, RUE ET HOTEL SERPENTE, TOME NEUVIÈME. M. DCC. LX XXV,   LES MILLE ET UNE NUXTS, CONTES ARABES. C X C I Xe NUIT, Avant que le jouaillicr fe retirat , Ebn rhaher ne manqua pas de le conjurer par 1'ami^ tie qm les unifToit tous deux, de ne rien dire è perfonne de teut ce qü'Ü lui avoit appris. Aye2 lefpnt en repos, lui dit le jouaillicr, je VouS garderai le fecret au péril de ma vie. Deux jours après cette converfation, le jouaillier pafli devant la boutique d'Ebn Thaher & voyant qu'elle étoit fermée, il ne douta pas qu'ü n eut exécuté le deiïein dont il lui avoit parlé. Jtour en être plus für, il demanda 4 un voifin «ü kvoit pourqugi elle netoit pas ouverte. Le lome IX.  2 Les mille et une Nuits, voifin lui répondit qu'il ne favoit autre chofe finon qu'Ebn Thaher étoit allé faire un voyageII n'eut pas befoin d'en favoir davantage , & il fongea d'abord au prince de Perfe. Malheureux prince, dit-il en lui-même, quel chagrin n'aurez-vous pas quand vous apprendrez cette nouvelle ? Par quelle eïitremife entretiendrezvous le commerce que vous avez avec Schemfelnihar ? Je crains que vous n'en mouriez de défefpoir. J'ai compaffion de vous ; il faut que je vous dédommage de la perte que vous avez faite d'un confident trop timide. L'afFaire qui 1'avoit obligé de fortir , n'étoit pas de grande conféquence; il la négligea, & quoiqu'il ne connüt le prince de Perfe que pour lui avoir vendu quelques pierreries, il ne lailTa pas d'aller chez lui. II s'adreua a un de fes gens, & le pria de vouloir bien dire a fon maïtre qu'il fouhaitoit de 1'entretenir d'une affaire très-importante. Le domeftique revint bientöt trouver le jouaillier, & 1'introduifït dans la chambre du prince, qui étoit a demi-couché fur le fopha, la tête fur le couffin. Comme il fe fouvint de 1'avoir vu, il fe leva pour le recevoir, lui dit qu'il étoit le bien - venu ; & après 1'avoir prié de s'afleoir, il lui demanda s'il y avoit quelque chofe en quoi il put lui rendre fervice, ou s'il venoit lui annoncer quelque nouvelle qui le  Contes Arabes. 3 regardat lui - même. Prince , lui répondit le jouaillier, quoique je n'aie pas 1'honneur d'être connu de vous particulièrement, le défir de vous marquer mon zèle m'a fait prendre la liberté de venir chez vous pour vous faire part d'une nouvelle qui vous touche ; j'efpère que vous me pardonnerez ma hardiefle en faveur de ma bonne intention. Après ce début, le jouaillier entra en matière, & pourfuivit ainfi : Prince, j'aurai 1'honneur de vous dire, qu'il y a long-tems que la conformité d'humeur, & quelques affaires que nous avons eues enfemble, nous ont lies d'une étroite amitié, Ebn Thaher & moi. Je fais qu'il eft connu de vous, & qu'il s'eft employé jufqu'a préfent a vous obliger en tout ce qu'il a pu; j'ai appris cela de lui-même, car il n'a rien eu de caché pour moi, Nni moi pour lui. Je viens de paffer devant fa boutique , que j'ai été afTez furpris de voir fermée. Je me fuis adrefTé a un de fes voifins pour lui en demander la raifon , & il m'a répondu qu'il y avoit deux jours qu'Ebn Thaher avoit pris congé de lui & des autres voifins, en leur offrant fes fervices pour Balfora, oü il alloit, difoit-il, pour une affaire de grande importance. Je n'ai pas été fatisfait de cette réponfe; & 1'intérét que je prends a ce qui le regarde , m'a déterminé a venir vous Aij  4 Les mille et une Nüits, demander fi vous ne favez rien de particulie-f touchant un départ fi précipité. A ce difcours , que le jouaillier avoit accomjnodé au fujet pour mieux parvenir a fon deffein , le prince de Perfe changea de couleur, & regarda le jouaillier d'un air qui lui fit connoïtre combien il étoit afHigé de cette nouvelle. Ce que vous m'apprenez, lui dit-il, rne furprend; il ne pouvoit m'arriver un malheur plus mortifiant. Oui, s'écria-t-il les larmes aux yeux, c'eft fait de moi, fi ce que vous me dites, eft véritable ! Ebn Thaher , qui étoit toute ma confolation, en qui je mettois toute mon efpérance, m'abandonne ! II ne faut plus que je fonge a vivre après un coup fi cruel. Le jouaillier n'eut pas befoin d'en entendre davantage pour être pleinement convaincu de la violente paffion du prince de Perfe , dont Ebn Thaher 1'avoit entretenu. La fimple amitié ne parle pas ce langage; il n'y a que 1'amour qui foit capable de produire des fentimens fi vifs. Le prince demeura quelques momens enfeveli dans les penfées les plus triftes. II leva enfin la tête, & s'adreffant a un de fes gens : Allez , lui dit-il, jufqucs chez Ebn Thaher, parlez a quelqu'un de fes domeftiques, & fachez s'il eft vrai qu'il foit parti pour Balfora. Courez, & revenez promptemcnt me dire ce que vous  Contes Arabes. y aurez appris. En attendant le retour du domeftique , le jouaillier tacha d'entretenir le prince de chofes indifférentes ; roais le prince ne lui donna prefque pas d'attention : il étoit la proie d'une inquiétude mortelle. Tantöt il ne pouvoit fe perfuader qu'Ebn Thaher fut parti, & tantöt il n'en doutoit pas, quand il faifoit réflexion au difcours que ce confident lui avoit tenu Ia dernière fois qu'il 1'étoit venu voir, & a 1'air brufque dont il 1'avoit quitté. Enfin le domeftique du prince arriva , & rapporta qu'il avoit parlé a un des gens d'Ebn Thaher , qui 1'avoit affuré qu'il n'étoit plus a Bagdad , qu'il étoit parti depuis deux jours pour 'Balfora. Comme je fortois de la maifon d'Ebrt Thaher, ajouta le domeftique, une efclave bien mife eft venue m'aborder; & après m'avoir demandé fi je n'avois pas 1'honneur de vous appartenir , elle m'a dit qu'elle avoit a vous parler , &m'aprié en méme-tems de vouloir bien qu'elle vint avec moi. Elle eft dans 1'antichambre, & je crois qu'elle a une lettre a vous rendre de la part dé quelque perfonne de confidération. Le prince cGramanda auffitöt qu'on la fit entrer; il ne douta pas que ce ne fut 1'efclave confidente de Schemfelnihar , comme en effet c'étoit elle. Le jouaillier la reconnut pour 1'avoir vue quelquefois chez Ebn Thaher , qui lui avoit appris A üj  6 Les mille et une Nuits, qui elle étoit. Elle ne pouvoit arriver plus a propos pour empêcher le prince de fe défefpé- rer. Elle le falua Mais, fire, dit Schehe- razade en eet endroit, je m'appercois qu'il eft jour. Elle fe tut, & la nuk fuivante elle pourfuivit de cette manière : CCe NUIT. Le prince de Perfe rendit le falut a la confidente de Schemfelnihar. Le jouaillier s'étoit levé dès qu'il 1'avoit vue paroitre, & s'étoit tiré a 1'écart pour leur laiffer la liberté de fe parler. La confidente, après s'être entretenue quelque tems avec le prince , prit congé de lui, & fortit. Elle le laiiïai tout autre qu'il étoit auparavant. Ses yeux parurent plus brillans , & fon vifage plus gai; ce qui fit juger au jouaillier que la bonne efclave venoit de dire des chofes favorables pour fon amour. Le jouaillier ayant repris fa place auprès du prince, lui dit en fouriant : A ce que je vois, prince, vous avez des affaires importantes au palais du calife. Le prince de Perfe fort étonné & alarmé de ce difcours, répondit au jouaillier : Sur quoi jugez-vous que j'ai des affaires au palais du calife ? J'en juge, repartit le jouaillier 3  Contes Arabes. 7 par 1'efclave qui vient de fortir. Et a qui croyezvous qu'appartienne cette efclave, répliqua le prince ? A Schemfelnihar , favorite du calife , répondit le jouaillier. Je connois, pourfuivit-il, cette efclave, & même fa maitreffe, qui m'a quelquefois fait 1'honneur de venir chez moi acheter des pierreries. Je fais de plus que Schemfelnihar n'a rien de caché pour cette efclave, que je vois depuis quelques jours aller & venir par les rues, affez embarrafTée, a ce qu'il me femble. Je m'imagine que c'eft pour quelque affaire de conféquence qui regarde fa maïtrefTe. Ces paroles du jouaillier troublèrent fort le prince de Perfe. II ne me parleroit pas dans ces termes, dit-il en lui-même, s'il ne foupconnoit, ou plutöt s'il ne favoit pas mon fecret. II demeura quelques momens dans le filence, ne fachant quel parti prendre. Enfin il reprit la parole, & dit au jouaillier : Vous venez de me dire des chofes qui me donnent lieu de croire que vous en favez encore plus que vous n'en dites. II eft important pour mon repos que j'en fois parfaitement éclairci : je vous conjure de ne me rien diffimuler. Alors le jouaillier , qui ne demandoit pas mieux, lui fit un détail exaft de 1'entretien qu'il avoit eu avec Ebn Thaher. Ainfi il lui fit connoitre qu'il étoit inftruit du commerce qu'il A iv  8 Les mille et une Nuits, avoit avec Schemfelnihar, & il n'oublia pas da lui dire qu'Ebn thaher effrayé du danger oü fa qualité de confident le jetoit, lui avoit°fait part du defTein qu'il avoit de fe rctirer k Balfora , & d'y demeurer jufqua ce que 1'orage qu'il redoutoit, fe fut diffipé. C'eft ce qu'il a exécuté, ajouta le jouaillier, & je fuis furpris qu'il ait pu fe re'foudre a vous abandonner dans 1 etat ou il m'a fait connoïtre que vous étiez. Pour moi, prince , je vous avoue que j'ai e'té touche' de compaffion pour vous , je viens vous offrir mes fervices ; & fi vous me faites la grace de les agréer, je m'engage a vous garder la même fide'lite' qu'Ebn Thaher; je vous promets d'ailleurs plus de fermere'; je fuis pret a vous facrifier mon bonheur & ma vie; & afin que vous ne doutiez pas de ma fincérité, je jure par ce qu'il y a de plus facre' dans notre refigion , de vous garder un fecret inviolable. Soyez donc perfuadé , prince, que vous trouverez en moi 1'ami que vous avez perdu. Ce difcours raffura le prince , & le confola de 1'éloignement d'Ebn Thaher. J'ai bien de la joie, dit-il au jouaillier , d'avoir en vous de quoi réparer la perte que j'ai fake. Je n'ai point d'ëxpreffions capables de vous bien marquer 1'obligation que je vous ai. Je prie dieu qu'il récompenfe votre ge'nérofité , & j'accepte de bon cceur 1'offre  Contes Arabes. 9 obligeante que vous me faites. Croiriez - vous bien, cöntinua-t-il, que Ia confidente de Schemfelnihar vient de me parler de vous. Elle m'a dit que c'eft vous qui avez confeilié a Ebn Thaher de s'éloigner de Bagdad. Ce font les dernières paroles qu'elle m'a dites en me quittant, & elle m'en a paru bien perfuadée. Mais on ne vous rend pas juftice : je ne doute pas qu'eüe ne fe trompe , après tout ce que vous venez de me dire. Prince, lui répliqua le jouaillier, j'ai eu 1'honneur de vous faire un récit fidéle de la converfation que j'ai eue avec Ebn Thaher. II eft vrai que quand il m'a déclaré qu'il vouloit fe retirer a Balfora, je ne me fuis point oppofé a fon deffein , & que je lui ai dit qu'il étoit homme fage & prudent; mais cela ne vous empêche pas de me donner votre confiance, je fuis pret a vous rendre mes fervices avec toute 1'ardeur imaginable. Si vous en ufez autrement, cela ne m'empêchera pas de vous garder trèsreligïeufement le fecret, comme je m'y fuis engagé par ferment. Je vous ai déja dit, reprit le pnnce, que je n'ajoutois pas foi aux paroles de la confidente. C'eft fon 2-10 qui lui a infpiré ce foupcon , qui n'a point de fondement; & vous devez 1'excufer de méme que je Pexcufe. IJs continuèrent encore quelque tems leur converfation , & délibérèrent enfemble des  io Les mille et une Nuits, moyens les plus convenables pour entretenir la correfpondance du prince avec Schemfelnihar. Ils demeurèrent d'accord qu'il falloit commencer par défabufer la confidente , qui étoit fi injuftement prévenue contre le jouaillier. Le prince fe chargea de la tirer d'erreur la première fois qu'il la reverroit, & de la prier de s'adreffer au jouaillier lorfqu'elle auroit des lettres a lui apporter , ou quelqu'autre chofe a lui apprendre de la part de fa maitreiTe. En effet, ils jugèrent qu'elle ne devoit point paroitre fi fouvent chez le prince , paree qu'elle pourroit par-la donner lieu de découvrir ce qu'il étoit fi important de cacher. Enfin le jouaillier fe leva, & après avoir de nouveau prié le prince de Perfe d'avoir une entière confiance en lui, il fe retira. La fultane Scheherazade ceffa de parler en eet endroit, a caufe du jour qui commencoit a paroïtre. La nuit fuivante elle reprit le fil de fa narration, & dit au fultan des Indes :  Contes Arabes. 11 CC F NUIT. Sire, le jouaillier en fe retirant en fa maifon, appergut devant lui dans la rue une lettre que quelqu'un avoit laïfle tomber. II la ramaffa, Comme elle n'étoit point cachetée , il 1'ouvrit , & trouva qu'elle étoit concue en ces termes : LETTRE De Schemfelnihar j au prince de Perfe. « Je viens d'apprendre par ma confidente une » nouvelle qui ne me donne pas moins d'af« fliétion que vous en devez avoir. En per3> dant Ebn Thaher, nous perdons beaucoup « a la vérité; mais que cela ne vous empêche « pas , cher prince, de fonger a vous con" ferver. Si notre confident nous abandonne « par une terreur panique , confidérons que « c'eft un mal que nous n'avons pu éviter ; « il faut que nous nous en confolions. J'avoue « qu'Ebn Thaher nous manque dans lè tems " que nous avions le plus befoin de fon fe» cours; mais muniffons-nous de patience con- tre ce coup imprévu, & ne laiffons pas de  il Les mille et une Nu'its, 33 nous aimer conftamment. Fortifiez votre 33 cceur contre cette difgrace ; on n'obtient 33 pas fans peine ce que Ton fouhaite. Ne nous 33 rebutons point; efpérons que le ciel nous 33 fera favorable, & qu'après tant de fouffrances, 33 nous verrons 1'heureux accompliflement de 33 nos defirs. Adieu jj. Pendant que le jouaillier s'entretenoit avec le prince de Perfe , la confidente avoit eu le tems de retourner au palais , & d'annoncer a fa maïtreffe la ficheufe nouvelle du départ d'Ebn Thaher. Schemfelnihar avoit auffi-töt écrit cette lettre, & renvoyé fa confidente fur fes pas pour la porter au prince inceflamment, & la confidente 1'avoit laifle tomber par uiégarde. Le jouaillier fut bien aife de 1'avoir trouvée; car elle lui fournifloit un beau moyen de fe j-uftifier dans 1'efprit de la confidente , & de 1'amener au point qu'il fouhaitoit. Comme il achevoit de la lire , il appercut cette efclave qui la cherchoit avec beaucoup d'inquiétude , en jetant les yeux de tous cötés. II la referma promptement , & la mit dans fon fein ; mais 1'efclave prit garde a fon action , & courut a lui. Seigneur, lui dit-elle, j'ai laifle tomber la lettre que vous teniez tout-a-l'heure a la main j  C o n t e s Arabes. i ^ je vous fupplie de vouloir bien me la rendre. Le jouaillier ne fit pas femblant de 1'entendre , & fans lui répondre, continua fon chemin jufqu'en fa maifon. II ne ferma point la porte après lui, afin que la confidente qui le fuivoit, y put entrer. Elle n'y manqua pas ; & lorfqu'elle fut dans fa chambre : Seigneur, lui dit-elle, vous ne pouvez faire aucun ufage de la lettre que vous avez trouvée, & vous ne feriez pas difficulté de me la rendre, fi vous faviez de quelle part elle vient, & a qui elle eft adreflee ; d'ailleurs, vous me permettrez de vous dire, que vous ne pouvez pas honnêtement la retenir. Avant que de répondre a la confidente, le jouaillier la fit affeoir, après quoi il lui dit : N'eft-il pas vrai que la lettre dont il s'agit, eft de la main de Schemfelnihar, & quelle eft adreffée au prince de Perfe? L'efclave, qui ne ü'attendoit pas a cette demande , changea de couleur. La queftion vous embarrafle, repritil ; mais fachez que je ne vous la fais pas par indifcrétion ; j'aurois pu vous rendre Ia lettre dans la rue, mais j'ai voulu vous attirer ici, paree que je fuis bien aife d'avoïr un éclairciflement avec vous. Eft - il jufte, ditesmoi, d'imputer un événement facheux aux gens qui n'y ont nullement contribué ? C'eft pourtant ce que vous avez fait, lorfque vous avez  14 Les mille et une Nuits, dit au prince de Perfe que c'eft moi qui ai confeillé a Ebn Thaher de fortir de Bagdad pour fa süreté : je ne prétends pas perdre le tems a me juftifier auprcs de vous; il fuffit que le prince de Perfe foit pleinement perfuadé de mon innocence fur ce point. Je vous dirai feulement, qu'au lieu d'avoir contribué au départ d'Ebn Thaher , j'en ai été extrêmement mortiiié, non pas tant par amitié pour lui, que par compadion de 1'état oü il laiffoit le prince, dont il m'avoit découvert Ie commerce avec Schemfelnihar. Dès que j'ai été affuré qu'Ebn Thaher n'étoit plus a Bagdad, j'ai couru me préfenter au prince , chez qui vous m'avez trouvé , pour lui apprendre cette nouvelle & lui offrir les mêmes fcrvices qu'il lui rendoit. J'ai réuffi dans mon deffein; & pourvu que vous ayez en moi autant de confiance que vous en aviez pour Ebn Thaher, il ne tiendra qu'a vous de vous fervir utilement de mon entremife. Rendez compte a votre maitrefle de ce que je viens de vous dire, & affurez-la bien que quand je devrois périr en m'engageant dans une intrigue fi dangereufe, je ne me repentirai point de m'être facrifié pour deux amans fi dignes 1'un de 1'autre. La confidente, après avoir écouté le jouaillier avec beaucoup de fatisfaction, le pria de  C o n t e s Arabes. 15- pardonner la mauvaife opinion qu'elle avoit con£ue de lui, au zèle qu'elle avoit pour les intéréts de fa maïtreffe. J'ai une joie infinie , ajouta-t-elle , de ce que Schemfelnihar & le prince retrouvent en vous un homme fi propre ■k remplir la place d'Ebn Thaher. Je ne manquerai pas de bien faire valoir a ma maïtreffe la bonne volonté que vous avez pour elle. Scheherazade en eet endroit, remarquant qu'il étoit jour, ceffa de parler. La nuk fuivante, elle pourfuivit ainfi fon difcours : CCIP N U I T. Ap rès que la confidente eut marqué au jouaillier la joie qu'elle avoit de le voir fi difpofé a rendre fervice a Schemfelnihar & au prince de Perfe, le jouaillier tira la lettre de fon fein & la lui rendit, en lui difant: Tenez, portez-la promptement au prince de Perfe, & repalTez par ici , afin que je voie la réponfe qu'il y fera. N'oubliez pas de lui rendre compte de notre entretien. La confidente prit la lettre , & la porta au prince, qui y fit réponfe fur le champ. Elle retourna chez le jouaillier lui montrer la réponfe , qui contenoit ces paroles:  16 Les mille et une Nuits* RÊPONSË Du prince de Perfe a Schemfelnihar t « Votke ptécieufe lettre produit en moi n un grand efiet; mais pas fi grand que je le « fouhaiterois. Vous tachez de me confoler de 33 la perte d'Ebn Thaher. Hélas ! quelque fen33 fible que j'y fois, ce n'eft que la moindre 33 partie des maux que je fouffre. Vous les con33 noiffez ces maux, & vous favez qu'il n'y a 33 que votre préfence qui foit capable de les 33 guérir. Quand viendra le tems que j'en pour33 rai jouir fans crainte d'en être privé ? Qu'il 33 me paroit éloigné ! ou plutöt faut-il nous 33 flatter que nous le pourrons voir ? Vous me 33 commandez de me conferver ; je vous obéi33 rai, puifque j'ai renoncé a ma propre vo33 lonté pour ne fuivre que la vötre. Adieu 33. Après que le jouaillier eut lu cette lettre, il la donna a la confidente , qui lui dit en le quittant : Je vais, feigneur, faire en forte que ma maïtreffe ait la même confiance en vous qu'elle avoit pour Ebn Thaher. Vous aurez demain de mes nouvelles. En effet , le jour fuivant il la vit arriver avec un air qui marquoif combien elle étoit fatisfaite. Votre feule vue,  1 Gontes Arabes» ïj vüe , lui dit-il, me fait conncutre que vous avez mis 1'efprit de Schemfelnihar dans la dik pofition que vous fouhaitiez. II eft vrai, répondit la confidente, & vous allez apprendre de quelle manière j'en fuis venue a bout. Je trouvai hier, pourfuivit - elle , Schemfelnihar qui m'attendoit avec impatience; je lui remis la lettre du prince; elle la lut les larmes aus yeux; & quand elle eut achevé, comme je vis qu'elle alioit s'abandonner a fes chagrins ordinaires : Madame, lui dis-je, c'eft fans doute 1 eloignemént d'Ebn Thaher qui vous afflige 5 mais permettez-moi de vous conjurer au nom de dieu de ne vous point alarmer davantage fur ce fujet. Nous avons trouvé un autre lui-même, qui s'ofFre a vous obliger avec autant de zèle, & ce qui eft de plus important i avec plus de courage. Alors je lui parlai de vous, continua 1'efclave , & lui racontai le motif qui vous avoit feit aller chez le prince de Perfe. Enfin> je 1'aflurai que vous garderiez inviolablement le fecret au prince de Perfe & a elle, & que vous étiez dans la re'folution de favorifeï leurs amours de tout votre pouvoir. Elle me parut fort confole'e après mon difcours. Ha, quelle obligation, s'écria-t-elle, n'avons-nous pas, le prince de Perfe & moi, a 1'honnête homme dont vous me parlez ! Je veux le connoitre, Tome IX. Q  i8 Les mille et une Nuits, le voir , pour entendre de fa propre bouchc tout ce que vous venez de me dire, & le remercier d'une générofité inouie envers des perfonnes pour qui rien ne 1'oblige a s'intéreifer avec tant d'affeétion. Sa vue me fera plaifir, & je n'oublierai rien pour le confirmer dans de fi bons fentimens. Ne manquez pas de Pallet prendre demain, & de me 1'amener. C'eft pourquoi, feigneur, prenez la peine de venir avec moi jufqu'a fon palais. Ce difcours de la confidente embarrafTa le jouaillier. Votre maïtreffe, reprit-il, me permettra de dire qu'elle n'a pas bien penfé a ce •qu'elle exige de moi. L'accès qu'Ebn Thaher avoit auprès du calife , lui donnoit entree par-tout , & les officiers qui le connoifloient, le laiffbient aller & venir librement au palais de Schemfelnihar ; mais moi, comment ofeTois-je y entrer? vous voyez bien vous-même que cela n'eft pas poffible. Je vous fupplie de repréfenter a Schemfelnihar les raifons qui doivent m'empêcher de lui donner cette fatis•faétion, & toutes les fuites facheufes qui pourroient en arriver. Pour peu qu'elle y fafle attention , elle trouvera que c'eft m'expofer inutilement a un très-grand danger. La confidente tacha de raflurer le jouaillier. Croyez-vous, lui dit-elle, que Schemfelnihar  Cont es Arabes; ip foit afféz dépourvue de raiion pour vous expofer au moindre péril, en vous faifant Venir chez elle, vous de qui elle attend des fervices fi confidérables ? Songez vous-même qu'il n'y a pas la moindre apparence' de danger pour vous, Nous fommes trop inte'reffées en cette affaire , ma maïtreffe & moi, pour vöus y engager mal-* a-propos. Vous pouvez vous en fier a moi & Vous laiffer conduirei Après que la chofe fera fake, vous m'avouerez vous-même que votre crainte étoit mal fondéet Le jouaillier fe rendit aux difcours de la confidente , & fe leva pour la fuivre; mais de quelque fermeté qu'il fe piquat naturellemerit, la frayeur s'étoit tellement emparée de lui, que tout le corps lui trembloit. Dans 1'état oü vous voila, lui dit-elle, je vois bien qu'il vaut mieux que vous demeuriez chez vous, & que Schemfelnihar prenne d'autres mefures pour vous vair; & il ne faut pas douter que pour fatisfaire 1'envie qu'elle en a, elle ne vienne ici vous trouver elle-même. Cela étant ainfi, feigneur, ne fortez pas; je fuis aflurée que vous ne ferez pas long-tems fans la voir arriver. La confidents 1'avoit bien prévu; elle n'eut pas plutót appris a Schemfelnihar la frayeur du jouaillier, que Schemfelnihar fe mit en état d'aüer chez lu'u II la recut avec toutes les marqués d'un proli ij  ao Les mille et une Nuits, fond refpecT:. Quand elle fe fut affife, comme elle étoit un peu fatiguée du chemin qu'elle avoit fait, elle fe dévoila, & laiffa voir au jouaillier une beauté qui lui fit connoilre que le prince de Perfe étoit excufable d'avoir donné fon cceur a la favorite du calife. Enfuite elle •falua le jouaillier d'un air gracieux, & lui dit: Je n'ai pu apprendre avec quelle ardeur vous êtes entré dans les intéréts du prince de Perfe & dans les miens, fans former auffitöt le deffein de vous en remercier moi-même. Je rends grace au ciel de nous avoir fitöt dédommagés de la perte d'Ebn Thaher. Scheherazade fut obligée de s'arrêter en eet endroit, a caufe du jour qu'elle vit paroitre. Le lendemain, elle continua fon récit de cette forte : CCXIF NUIT. Schemselnihar dit encore plufieurs autres chofes obligeantes au jouaillier, après quoi elle fe retira dans fon palais. Le jouaillier alla fur le champ rendre compte de cette vifite au prince de Perfe, qui lui dit en le voyant : Je vous attendois avec impatience; 1'efclave confidente m'a apporté une lettre de fa maitreue;  Contes Arabes. ±t mais cette lettre ne m'a point foulagé. Quoï que me puifle mander 1'aimable Schemfelnihar, je n'ofe rien efpèrer, & ma patience eft a bout. Je ne fais plus quel confeil prendre -y le départ d'Ebn Thaher me met au défefpoir. C'étoit mon appui : j'ai tout perdu en le perdant. Je pouvois me flatter de quelque efpérance par 1'accès qu'il avoit auprès de Schemfelnihar. A ces mots, que le prince prononca avec tant de vivacité, qu'il ne donna pas le tems au jouaillier de lui parler, le jouaillier lui dit : Prince, on ne peut prendre plus de part a vos maux que j'en prends, & fi vous voulez avoir la patience de m'écouter, vous verrez que je puis y apporter du foulagement. A ce difcours , le prince fe tut & lui donna audience. Je vois bien, reprit alors le jouaillier , que 1'unique moyen de vous rendre content, eft de faire en forte que vous puiffiez entretenir Schemfelnihar en liberté. C'eft une fatisfacïion que je veux vous procurer, & j'y travaillerai dès demain. II ne faut point vous expofer a entrer dans le palais de Schemfelnihar; vous favez par expénence que c'eft une démarche fort dangereufe. Je fais un lieu plus propre a cette entrevue , & oii vous ferez en süreté. Comme Ie jouaillier achevoit ces paroles, le prince Fembraffa avec tranfport. Vous reffufcitez, dit-il 3 B iij  22 Les mille Et üne Nuits, par cette charmante promeffe, un malheureux amant qui s'étoit déja condamné a la mort. A ce que je vois, j'ai pleinement réparé la perte ïd'Ebn Thaher : tout ce que vous ferez, fera bien fait; je m'abandonne entièrement a vous. Après que le prince eut remercié le jouaillier du zèle qu'il lui faifoit paroitre, le jouaillier fe retira chez lui, ou, dès le lendemain matin, la confidente de Schemfelnihar le vint trouver, II lui dit qu'il avoit fait efpérer au prince de Perfe , qu'il pourroit voir bientöt Schemfelnihar, Je viens exprès, lui réponditelle, pour prendre la-defius des mefures avec vous. II me lemble , continua-t-elle, que cette maifon feroit aflez commode pour cette entrevue. Je pourrois bien , reprit-il, les faire venir ici; mais j'ai penfé qu'ils feront plus en liberté dans une autre maifon que j'ai, oü actuellement il ne demeure perfonne. Je 1'aurai bientöt meublée affez proprement pour les recevoir. Cela étant, repartit la, confidente , il ne s'agit plus a 1'heure qu'il eft, que d'y faire, confentir Schemfelnihar. Je vais lui en parler, & je viendrai vous en rendre réponfe en peu de tems. EffecYivement elle fut fort diligente ; elle ne tarda pas a revenir, & elle rapporta au jouaillier , que fa maïtreffe ne manqueroit pas de fe  Contes Arabes. 23 trouver au rendez-vous vers la fin du jour. En méme tems, elle lui mit entre les ma'ins une bourfe, en lui difant que c'étoit pour acheter la collation. II la mena auflïtöt a la maifon oü les amans devoient fe rencontrer, afin quelle süt oü elle étoit, & qu'elle y put amener fa maïtreflé ; & dès qu'ils fe furent féparés , il alla emprunter chez fes amis de la vaiflelle d'or & d'argent, des tapis, des coufïins fort riches & d'autres meubles , dont il meubla cette maifon très-magnifiquement. Quand il y eut mis toute chofe en état, il fe rendit chez le prince de Perfe. Repréfentez-vous la joie qu'eut le prince , lorfque le jouaillier lui dit qu'il le venoit prendre pour le conduire a la maifon qu'il avoit préparée pour le recevoir lui & Schemfelnihar. Cette nouvelle lui fit oublier fes chagrins & fes fouffrances. II prit un habit magnifique, & fortit fans fuite avec le jouaillier, qui le fit pafler par plufieurs rues détournées, afin que perfonne ne les obfervat, & 1'introduifit enfin dans la maifon, ou ils commencèrent a s'entretenir jufqu'a Parrivée de Schemfelnihar. Ils n'attendirent pas long-tems cette amante trap pafiionnée. Elle arriva après la prière du foleil couché , avec fa confidente & deux autres efclaves. De pouvoir vous exprimer 1'excès de joie dont les deux amans. furent faifis B iv  Ê'4 Les mïele et une Nuits, è la vue 1'uH de Tautre, c'eft une chofe qui ne m'eft pas poffible. Ils s'affirent fur le fopha, & fe regardèrent quelque tems fans pouvoir parler, tant ils e'toient hors d'eux-mêmes. Mais quandl'ufage de la parole leur fut revenu, ils fe de'dommagèrent bien de ce filence. Ils fe dirent des chofes fi tendres, que le jouaillier , la confidente & les deux autres efclaves en pleurèrent. Le jouaillier néanmoins eflirya fes larmes pour fonger a la collation , qu'il apporta lui-même. Les amans burent & mangèrent peuj après quoi s'étant tous deux re'mi's fur le fopha, Shemfelnihar demanda au jouaillier , s'il n'avoit pas un luth ou quelqu'autre inftrument. Le jouaillier, qui avoit eu foin de pourvoir a. tout ce qui pouvoit lui faire plaifir , lui apporta un luth. Elle mit quelques momens a 1'accorder, & enfuite elle chanta. La s'arrêta Scheherazade, a caufe du jour qui commengoit a paroïtre. Xa nuit fuivante, elle pourfuivit ainfi ;    Contes Arabes. 2X, C C I Ve N U I T. D a n s le tems que Schemfelnihar charmoit le prince de Perfe en lui exprimant fa paffion par des paroles qu'elle compofoit fur le champ, on entendit un grand bruit, & auiïitöt un efclave que le jouaillier avoit amené avec lui, parut tout effrayé, & vint dire qu'on enfoncoit la porte ; qu'il avoit demandé qui c'étoit; mais qu'au lieu de répondre, on avoit redoublé les coups. Le jouaillier alarmé, quitta Schemfelnihar & le prince pour aller lui-même vérifier cette mauvaife nouvelle. II étoit déja dans la cour lorfqu'il entrevit dans 1'obfcurité une troupe de gens armés de bayonnettes & de fabres , qui avoient enfoncé la porte , & venoient droit a lui. II fe rangea au plus vite contre un mur, & fans en être appercu, il les vit paffer au nombre de dix. Comme il ne pouvoit pas être d'un grand fecours au prince de Perfe & a Schemfelnihar, il fe contenta de les plaindre en lui-même, & prit le parti de la fuite. II fortit de fa maifon , & alla fe réfugier chez un voifin qui n'étoit pas encore couché, ne doutant point que cette violence imprévue ne fe fit par ordre du calife,  *l6 Les mille et une Nuits", qui avoit fans doute été averti du rendez-vous de fa favorite avec le prince de Perfe. De la maifon oü il s'étoit fauvé , il entendoit le grand bruit que 1'on faifoit dans la fienne, & ce bruit dura jufqu'a minuit. Alors, comme il lui fembloit que tout y étoit tranquille, il pria le voifin de lui prêter un fabre; & muni de cette arme, il fortit, s'avanca jufqu'a la porte de Ia maifon , entra dans la cour, oü il appergut avec frayeur un homme qui lui demanda qui il étoit. II reconnut a la voix que c'étoit fon efclave. Comment as-tu fait, lui dit-il, pour éviter d'être pris par le guet ? Seigneur, lui répondit 1'efclave, je me fuis caché dans un coin de la cour , & j'en fuis forti d'abord que je n'ai plus entendu de bruit. Mais ce n'eft point le guet qui a forcé votre maifon; ce font des voleurs qui, ces jours paffes , en ont pillé une dans ce quartier-ci. II ne faut pas douter qu'ils n'ayent remarqué la richeffe des meubles que vous avez fait apporter ici, & qu'elle ne leur ait donné dans la vue. Le jouaillier trouva la conjefture de fon efclave affez probable. II vifita fa maifon, & vit en effet que les voleurs avoient enlevé le bel ameublement de la chambre oü il avoit recu Schemfelnihar & fon amant, qu'ils avoient emporté fa vaifTelle d'or & d'argent, & enfin qu'ils  Contes Arabes, 27 n'v avoient pas laiffé la moindre chofe, II en fut défolé, O ciel! s'écria - t - il, je fuis perdu fans reflource ! Que diront mes amis , & quelle excufe leur apporterai-je , quand je leur dirai que des voleurs ont forcé ma maifon, & dérobé ce qu'ils m'avoient fi généreufement prété ? Ne faudra-t-il pas que je les dédommage de la perte que je leur ai caufée ? D'ailleurs que font devenus Schemfelnihar & le prince de Perfe? Cette affaire fera un fi grand éclat, qu'il eft impolïible qu'elle n'aille pas jufqu'aux oreilles du calife. II apprendra cette entrevue , & je fervirai de victime a fa colère, L'efclave, qui lui étoit forc affeótionné, tacha de le confbler. A 1'égard de Schemfelnihar , lui dit-il, les voleurs apparemment fe feront contentés de la dépouiller, & vous devez croire qu'elle fe fera retirée en fon palais avec fes efclaves : le prince de Perfe aura eu le même fort. Ainfi, vous pouvez efpérer que le calife ignorera toujours cette aventure. Pour ce qui eft de la perte que vos amis ont faite , c'eft un malheur que vous n'avez pu éviter. Ils favent bien que les voleurs font en fi grand nombre, qu'ils ont eu la hardieffe de piller nonfeulement la maifon dont je vous ai parlé , mais même plufieurs autres des principaux feigneurs de la cour, & ils n'ignorent pas que malgré  28 Les mille et une Nüits*; les ordres qui ont été donnés pour les prendre, on n'a pu encore fe faifir d'aucun deux, quelque diligence qu'on ait faite. Vous en ferez quitte en rendant a vos amis la valeur des chofes qui ont été volées, & il vous reftera encore , dieu merci, affez de bien. En attendant que le jour parut, le jouaillier fit raccommoder par fon efclave , le mieux qu'il fut poffible , la porte de la rue qui avoit été forcée, après quoi il retourna dans fa maifon ordinaire avec fon efclave, en faifant de triftes réflexions fur ce qui étoit arrivé. Ebn Thaher, dit-il en lui-même, a été bien plus fage que moi; il avoit prévu ce malheur oü je me fuis jeté en aveugle. Plut a dieu que je ne me fuffe jamais mélé d'une intrigue qui me coütera peut-être la vie ! A peine étoit-il jour , que le bruit de la maifon pillée fe répandit dans la ville, & attira chez lui une foule d'amis & de voifins, dont la plupart, fous prétexte de lui témoigner de la douleur de eet accident, étoient curieux d'en favoir le détail. II ne laifla pas de les remercier de l'affeétion qu'ils lui marquoient. Jl eut au moins la confolation de voir que perfonne ne lui parloit de Schemfelnihar ni du prince de Perfe, ce qui lui fit croire qu'ils étoient chez eux, ou qu'ils devoient être en quelque lieu de sureté.  C o n t e s Arabes. 35» Quand le jouaillier fut feul , fes gens lui fervirent a manger; mais il ne mangea prefque pas. Il étoit environ midi lorfqu'un de fes efclaves vint lui dire qu'il y avoit a la porte un homme qu'il ne connoilfoit pas, qui demandoit a lui parler. Le jouaillier ne voulant pas recevoir un inconnu chez lui, fe leva, & alla lui parler a la porte. Quoique vous ne me connoiOiez pas, lui dit 1'homme, je ne laiffe pas de vous connoïtre, & je viens vous entretenir d'une affaire importante. Le jouaillier, a ces mots, le pria d'entrer. Non, reprit Pinconnu, prenez plutöt la peine, s'il vous plait, de venir avec moi jufqu'a votre autre maifon. Commentfavez-vous, repliqua le jouaillier, que j'aie une autre maifon que celle-ci ? Je le fais, repartit 1'inconnu ; vous n'avez feulement qu'a me fuivre, & ne craignez rien, j'ai quelque chofe a vous communiquer qui vous fera plaifir. Le jouaillier partit auffitöt avec lui; & après lui avoir raconté en chemin de quelle manière la maifon oü ils alloient, avoit été volée, il lui dit qu'elle n'étoit pas dans un état a 1'y recevoir. Quand ils furent devant la maifon ,8c que 1'inconnu vit que la porte étoit a moitié brifée : Paffons outre , dit-il au jouaillier, je vois bien que vous m'avez dit la vérité. Je vais vous mener dans un lieu oü nous ierons plus com-  30 Les mille et une Nuits, modement. En difant cela, ils continuèrent de marcher, & marchèrerit tout le refte du jour fans s'arréter. Le jouaillier, fatigué du chemin qu'il avoit fait, & chagrin de voir que la nuit s'approchoit, & que 1'inconnu marchoit toujours fans lui dire oü il prétendoit le mener, commengoit a perdrs patience , lorfqu'ils arrivèrent a une place qui conduifoit au Tigre, Dès qu'ils furent fur le bord du fleuve , ils s'embarquèrent dans un petit bateau , & pafsèrent de 1'autre cóté. Alors 1'inconnu mena le jouaillier par une longue rue oü il n'avoit été de fa vie; & après lui avoir fait traverfer je ne fais combien de rues détournées , il s'arréta a une porte qu'il ouvrit* II fit entrer le jouaillier, referma & barra la porte d'une grofle bari'e de fer, & le conduifït dans une chambre oü il y avoit dix autres hommes qui n'étoient pas moins inconnus au jouaillier que celui qui 1'avoit amené. Ces dix hemmes regurent le jouaillier fans lui faire beaucoup de complimens. Ils lui dirent de s'affeoir ; ce qu'il fit, II en avoit grand befoin, car il n'étoit pas feulement hors d'haleine d'avoir marché fi long-tems , Ia frayeur dont il étoit faifi de fe voir avec des gens fi propres a lui en caufer, ne lui auroit pas permis de demcurer debout. Comme ils attendoient leur  Contes Arabes* 31; chef pour fouper , d'abord qu'il fut arrivé , on fervit. Ils fe lavèrent les mains , obligèrent le jouaillier a faire la même chofe & a fe mettre a table avec eux. Après le repas, ces hommes lui demandèrent s'il favoit a qui il parloit. II répondit que non , & qu'il ignoroit même le quartier & le lieu oü il étoit. Racontez-nous votre aventure de cette nuit , lui dirent-ils , & ne nous déguifez rien. Le jouaillier, étonné de ce difcours , leur répondit: MefTeigneurs , apparemment que vous en êtes déja inftruits J Cela eftvrai, répliquèrent-ils, le jeune homme & la jeune dame qui étoient chez vous hier au foir, nous en ont parlé; mais nous la voulons favoir de votre propre bouche. II n'en fallut pas davantage pour faire comprendre au jouaillier qu'il parloit aux voleurs qui avoient forcé & pillé fa maifon. MefTeigneurs , s'écria-t-il, je fuis fort en peine de ce jeune homme & de cette jeune dame; ne pourriez-vous pas m'en donner des nouvelles ? Scheherazade, en eet endroit, s'interrompit pour avertir le fultan des Indes que le jour paroiffoit, & elle demeura dans le filence. La nuit fuivante, elle reprit ainfi fon difcours:  32 Les mille £t üjgè - CCVe NUIT. SiKE^dit-elIe^urladernandequelejouail. W fit aux voleu. , «li ne pouvoie, t" h. aPprendre des nOuvelles du Pjeune fijj &de Ia jeune dame : N'en foye2 pas en peJne davantage reprirent-ils ; i,s foJ£n ^ surete^lsfe portent bien. En difant ^ £ lm montrerent deux cabinets, 8c & p^ quilsvetoient chacun fe'parément. I,s naus appnrent5ajoutèrent-ils, qu'ij n> Ue qui avez connoilTance de ce qui Des que nous 1'avons fe. nous avons eu pour eux tous les egards poffibles , i votre confideration. Bien loin d'avoir ufé de la moindre violence, nous leur avons fait au contraire toutesfortes de bons traitemens ,& perfonne de nous ne voudroit leur avoir fait Je mo;ndre mal Nous vous difons la même chofe de votre perfonne, & vous pouvez prendre toute forte de confiance en nous, Le jouaillier, raffuré paree difcours, & ravi de ce que le prince de Perfe 8c Schemfelnihar avoient la vie fauve, prit leparti dengager davantage les voleurs dans leur bonne volonté. II les loua, il les flatta, & leur donna mille bénédiclionr.  Contés Arabes» 33 bénédi&ions. Seigneurs , leur dit-il , j'avóue que je n'ai pas 1'honneur de vous connoïtrej mais c'eft un très-grand bonheur pour moi de ne vous étre pas inconnu, & je ne puis aflez Vous remercier du bien que cette conno'.ffance m'a procuré de votre part. Sans parler d'une £ grande adrion d'humanité, je vois qu'il n'y a que des gens de votre forte cap.bles de garder un fecret fi fidèlement, qu'il n'y a pas Iieu de craindre qu'il foit jamais révélé; & s'il y a quelque entreprife dirficile, il n'y a qu'a vous en charger; vous favez en rendre un boa compte par votre ardeur, par votre courage, par votre intrépiditë. Fondé fur des qualités qui vous appartiennent a fi jufte titre, je ne ferai pas difficulté de vous raconter mon hiftoire & celle des deux parfonnes que vous avez trouvées chez moi, avec toute la fidélité que vous m'avez demandée. Apres que le jouaillier eut pris ces précautions pour intéreffer les voleurs dans la confidence ent'cre üc ce qu'il avo'.t a leur révéler, qui ne pouvoit prouuire qu'un bon efiet, autant qu'J pouvoit le juger, il leur fit, fans rien omettre , le détail des amours du princa de Perfe & de Schemfelnihar, depuis le commencement jufqu'au rendez-vous qu'il leur avoit procuré dans fa maifon, Tome IX< C  34 Les mille et üne Nuits, Les voleurs furent dans un grand étonnement de toutes les particularités qu'ils venoient d'entendre. Quoi ! s'e'crièrent - ils , quand le jouaillier eut achevé , eft-il bien poffible que le jeune homme foit rilluftre AliEbn Becar, prince de Perfe , & la jeune dame , la belle & la célèbre Schemfelnihar ? Le jouaillier leur jura que rien n'étoit plus vrai que ce qu'il leur avoit dit; & il ajouta, qu'ils ne devoient pas trouver étrange que des perfonnes fi diftinguées euffent eu de la répugnance a fe faire connoitre. Sur cette affurance, les voleurs allèrent fe jeter aux piés du prince & de Schemfelnihar Pun après 1'autre, & ils les fupplièrent de leur pardonner , en leur proteftant qu'il ne feroit rien arrivé de ce qui s'étoit paffe , s'ils euffent été informés de la qualité de leurs perfonnes avant de forcer la maifon du jouaillier. Nous allons tacher, ajoutèrent-ils, de réparer la faute que nous avons commife. Ils revinrent au jouaillier : Nous fommes bien fachés, lui dirent - ils , de ne pouvoir vous rendre tout ce qui a été enlevé chez vous , dont une partie n'eft plus en notre difpofition. Nous vous prions de vous contenter de 1'argenterie , que nous allons vous remettre entre les mains. Le jouaillier s'eftima trop heureux de la grace gu'on lui faifoit. Quand les voleurs lui eurent  CöntêsArabès, $f llvré 1'argenterie , ils firent venir le prince de Perfe & Schemfelnihar j & leur dirent de même qu'au jouaillier, qu'ils alloient les remener en un lieu d'oü ils pourroient fe retirer chacun chez foi; mais qu'auparavant, ils vouloient qu'ils s'engageaffent par ferment de ne les pas décéler. Le prince de Perfe , Schemfelnihar & le jouaillier leur dirent qu'ils auroient pu fe fier a leur parole; mais puifqu'ils le fouhaitoient, qu'ils juroient folemnellement de leur garder une fidélité inviolable. Aufïitöt les voleurs , fatisfaits de leur ferment, fortirent avec eux. Dans le chemin, le jouaillier inquiet de ne pas voir la confidente ni les deux efclaves, s'approcha de Schemfelnihar, & la fupplia de lui apprendre ce qu'elles étoient devenues. Je n'en fais aucune nouvelle, répondit-elle ; je ne puis vous dire autre chofe, finon qu'on nous enleva de chez vous, qu'on nous fit paffer 1'eau, & que nous fiimes conduits a la maifon d'oü nous venons. Schemfelnihar & le jouaillier n'eurent pas un plus long entretien; ils fe laiflerent conduire par les voleurs avec le prince , & ils arrivèrent au bord du fleuve. Les voleurs prirent un bateau 9 s'embarquèrent avec eux , & les paflèrent a 1'autre bord. Dans le tems que le prince de Perfe, Schem- C ij  36 Les mille et une Nuits, felnihar & le jouaillier fe débarquoient, on entendit un grand bruit du guet a cheval qui accouroit, & il arriva dans le moment que le bateau ne faifoit que de déborder, & qu'il repaffoit les voleurs a toute force de rames. Le commandant de la brigade demanda au prince , a Schemfelnihar & au jouaillier , d'oü ils venoient fi tard , & qui ils étoient. Comme ils étoient faifis de frayeur , & que d'ailleurs ils craignoient de dire quelque chofe qui leur fit tort, ils demeurèrent interdits. II falloit parler cependant; c'eft ce que fit le jouaillier , qui avoit Pefprit un peu plus libre. Seigneur , répondit-il , je puis vous affürer premièrement que nous fommes d'honnêtes perfonnes de la ville. Les gens qui font dans le bateau qui vient de nous débarquer , & qui repaffe de 1'autre cöté , font des voleurs qui forcèrent la nuit dernière la maifon oü nous étions. Ils la pillèrent & nous emmenèrent chez eux , oü, après les avoir pris par toutes les voies de douceur que nous avons pu imaginer , nous avons enfin obtenu notre liberté , & ils nous ont ramenés jufqu'ici. Ils nous ont même rendu une bonne partie du butin qu'ils avoient fait , que voici ; & en difant cela , il montra au commandant le paquet d'argenterie qu'il portoit.  Contes Arabes» 37 Le commandant ne fe contenta pas de cette réponfe du jouaillier; il s'approcha de lui & du prince de Perfe , & les regarda 1'un après 1'autre. Dites-moi au vrai, reprit-il en s'adreffant a eux , qui eft cette dame ; d'oü vous Ia connoiflez,& en quel quartier vous demeurez. Cette demande les embarraffa fort, & ils ne favoient que répondre. Schemfelnihar franchit la difficulté. Elle tira le commandant a part ; & elle ne lui eut pas plutöt parlé , qu'il mit pié a terre avec de grandes marqués de refpe& & d'honnêteté. II commanda anffitót a fes gens de faire venir deux bateaux. Quand les bateaux furent venus , le commandant fit embarquer Schemfelnihar dans 1'un , & le prince de Perfe & le jouaillier dans 1'autre avec deux de fes gens dans chaque bateau , avec ordre de les accompagner chacun jufqu'oü ils devoient aller. Les deux bateaux prirent chacun une route différente. Nous ne parierons préfentement que du bateau oü étoient le prince de Perfe & le jouaillier. Le prince de Perfe, pour épargner la peine aux conducteurs qui lui avoient été donnés & au jouaillier, leur dit qu'il meneroit le jouaillier chez lui , & leur nomma le quartier oü il demeuroit. Sur eet enfeignement, les conducteurs firent aborder le bateau devant le palai* Ciij  ^8 Les mille et üne Nuits, du calife. Le prince de Perfe & le jouaillier en furent dans une grande frayeur , dont ils n'osèrent rien témoigner. Quoiqu'ils euffent entendu Pordre que le commandant avoit donné, ils ne laifsèrent pas néanmoins de s'imaginer qu'on alloit les mettre au corps-de-garde , pour être préfentés au calife le lendemain. Ce n'étoit pas-la cependant 1'intention des conducteurs. Quand ils les eurent fait débarquer, comme ils avoient a aller rejoindre leur brigade , ils les recommandèrent a un officier de la garde du calife , qui leur donna deux de fes foldats pour les conduire par terre a 1'hótel du prince de Perfe , qui étoit affez éloigné du fleuve. Ils y arrivèrent enfin, mais tellement las & fatigués , qu'a peine ils pouvoient fe mouvoir. Avec cette grande laffitude , le prince de Perfe étoit d'ailleurs fi affligé du contre-tems jnalheureux qui lui étoit arrivé, a lui & a Schemfelnihar , & qui lui ötoit déformais 1'efpérance d'une autre entrevue , qu'il s'évanouit en s'afféyant fur fon fofa. Pendant que la plus grande partie de fes gens s'occupoient a le faire revenir , les autres s'affemblèrent autour du jouaillier , & le prièrent de leur dire ce qui étoit -arrivé au prince , dont 1'abfence les avoit mis dans une inquiétude inexprimable.  Contes Arabes. j> Scheherazade s'interrompit a ces derniers mots, & fe tut, a caufe du jour dont la clarté commencoit de fe faire voir. Elle reprit fort difcours la nuit fuivante, & dit au fultan des Indes: ccvr NUIT. Sire, je difois hier a votre majefté, que pendant que 1'on étoit occupé a faire revenir le prince de fon évanouiffement , d'autres de fes gens avoient demandé au jouaillier ce qui étoit arrivé a leur maitre. Le jouaillier , qui n'avoit garde de leur révéler rien de ce qu'il ne leur appartenoit pas de favoir, leur répondit que la chofe étoit très-extraordinaire ; mais que ce n'étoit pas le tems d'en faire le récit, & qu'il valoit mieux fonger a fecourir le prince. Par bonheur , le prince de Perfe revint a lui en ce moment , & ceux qui lui avoient fait cette demande avec empreffement, s'écartèrent & demeurèrent dans le refped , avec beaucoup de joie de ce que 1'évanouiffement n'avoit pas duré plus long-tems. Quoique le prince de Perfe eüt recouvré fa connoiffance, il demeura néanmoins dans une fi grande foibleffe , qu'il ne pouvoit ouvrir la Civ  5p Les mille et une Nuits, bouche pour parler. Il ne répondoit que par fignes, même a fes parens qui lui parloient. II étoit encore en eet état le lendemain matin, lörfque le jouaillier prit congé de lui. Le prince ne lui réponcut que par un clin d'ceil en lui tendant la main ; & comme il vit qu'il étoit chargé du paquet d'argenterie que les voleurs lui avoit rendue, il fit figne a un de fes gens de le prendre & de le porter jufques chez lui. On avoit attendu le jouaillier avec grande impatience dans fa familie, le jour qu'il en étoit forti avec 1'homme qui 1'étoit venu demander, & que Fon ne connoiffoit pas , & Fon n'avoit pas douté qu'il ne lui fut arrivé quelqu'autre affaire pire que la première, dès que le tems qu'il devoit être revenu, fut paffé. Sa femme, fes enfans & fes domeftiques en étoient dans de grandes alarmes, & ils en pleuroient encore lorfqu'il arriva. Ils eurent de Ia joie de Ie revoir ; mais ils furent troublés de ce qu'il étoit extrémement changé depuis le peu de tems qu'ils ne 1'avoient vu. La longue fatigue du jour précédent , & la nuit qu'il avoit paflee dans de grandes frayeurs & fans dormir, étoient Ia caufe de ce changement, qui 1'avoit rendu a peine reconnoiffable. Comme il fe fentoit lui-même fort abattu , il demeura deux jours chez lui a fe remettre , & il ne vit que quel-  Contes Arabes. 4,1 ques-uns de fes amis les plus intimes , a qui il avoit commandé qu'on laifïat 1'entrée libre. Le troifième jour , le jouaillier qui fentit fes forces un peu rétablies, cr jt qu'elles augmenteroient , s'il fortoit pour prendre Fair. H alla a la boutique d'un riche marchand de fes amis , avec qui il s'entretint affez long-tems. Comme il fe levoit pour prendre congé de fon ami & fe retirer , il appercut une femme qui lui faifoit figne , & iHa reconnut pour la confidente de Schemfelnihar. Entre la crainte & la joie qu'il en eut, ilfe retira plus promptement, fans b. regarder. Elle le fuivit, comme il s'étoit bien douté qu'elle le feroit, paree que le lieu oü il étoit, n'éto.t pas commode a s'entretenir avec elle. Comme il marchoit un peu vite , la confidente qui ne pouvoit le fuivre du même pas, lui crioit de tems en tems de 1'attendre. II Fentendoit bien , mais après ce qui lui étoit arrivé , il ne pouvoit pas lui parler en public, de peurde donner lieu de foupgonner qu'il eüt ou qu'il eüt eu commerce avec Schemfelnihar. En effet , on favoit dans Bagdad qu'elle appartenoit k cette favorite , 8c qu'elle faifoit toutes fes emplettes. II continua du même pas , & arriva a une mofquée qui étoit peu fréquentée , & oü il favoit bien qu'il n'y auroit perfonne. Elle y entra après lui, &  '4.2 Les mille et une Nuits, ils eurent toute la liberté de s'entretenir fans témoins. Le jouaillier & la confidente de Schemfelnihar fe témoignèrent réciproquement combien ils avoient de joie de fe revoir, après 1'aventure étrange caufée par les voleurs, & leur crainte 1'un pour Pautre, fans parler de celle qui regardoit leur propre perfonne. Le jouaillier vouloit que la confidente commengat par lui raconter comment elle avoit échappé avec les deux efclaves, & qu'elle lui apprit enfuite des nouvelles de Schemfelnihar , depuis qu'il ne l'avoit vue. Mais la confidente lui marqua un fi grand empreifement de favoir auparavant ce qui lui étoit arrivé depuis leur féparation fi imprévue , qu'il fut obligé de la fatisfaire. Voila , dit-il en achevant , ce que vous défiriez d'apprendre de moi : apprenezmoi , je vous prie , a votre tour , ce que je vous ai déja demandé. Dès que je vis paroïtre les voleurs , dit la confidente , je m'imaginai, fans les bien examiner , que c'étoient des foldats de la garde du calife , que le calife avoit été informé de la fortie de Schemfelnihar , & qu'il les avoit envoyés pour lui óter la vie, au prince de Perfe & a nous tous. Prévenue de cette penfée, je montai fur le champ a la terraffe du haut de  Contes Arabes. 45 votre maifon , pendant que les voleurs entrèrent dans la chambre oü étoient le prince de Perfe & Schemfelnihar , & les deux efclaves de Schemfelnihar furent diligentes a me fuivre. De terraffe en terraffe , nous arrivames a celle d'une maifon d'honnêtes gens, qui nous rccurent avec beaucoup d'honnêteté , & chez qui nous pafsames la nuit. Le lendemain matin , après que nous eümes remercié le maitre de la maifon du plaifïr qu'il nous avoit fait, nous retournames au palais de Schemfelnihar. Nous y rentrames dans un grand défordre , & d'autant plus afïïigées, que nous ne favions quel auroit été le deftin de nos deux amans infortunés. Les autres femmes de Schemfelnihar furent étonnées de voir que nous revenions fans elle. Nous leur dimes , comme nous en étions convenues , qu'elle étoit demeurée chez une dame de fes amies , & qu'elle devoit nous envoyer appeler pour aller la reprendre quand elle voudroit revenir , & elles fe contentèrent de cette excufe. Je paffai cependant la journée dans une grande inquiétude. La nuit venue , j'ouvris la petite porte de derrière , & je vis un petit bateau fur le canal détourné du fleuve , qui y aboutit. J'appelai le batelier & le priai d'aller de cöté & d'autre le long du fleuve, voit  44 Les mille et une Nuits, s'il n'appercevroit pas une dame , Sc s'il la ren- controit, de 1'amener. j'attendis fon retour avec les deux efclaves , qui étoient dans la même peine que moi , & il étoit déja prés de minuit, lorfque le même bateau arriva avec deux hommes dedans , & une femme couchée fur la poupe. Quand le bateau eut abordé , les deux hommes aidèrent la femme a fe lever & a fe débarquer, & je la reconnus pour Schemfelnihar , avec une joie de la revoir & de ce qu'elle étoit retrouvée , que je ne puis exprimer. Scheherazade finit ici fon difcours pour cette nuit. Elle reprit le même conté la nuit fuivunte, & dit au fultan des Indes : CCVIF NUIT. Sire, nous laifsames hier Ia confidente de Schemfelnihar dans la mofquée, oü elle racontoit au jouaillier ce qui lui étoit arrivé depuis qu'ils ne s'étoient vus, & les circonftances du retour de Schemfelnihar a fon palais. Elle pourfuivit ainfi : Jedonnai, dit-elle, la main a Schemfelnihar pour Paider a mettre pié a terre. Elle avoit grand befoin de ce fecours, car elle ne pou-  Co n t e s Arabes. 45; voit prefque fe foutenir. Quand elle fe fut débarquée , elle me dit a 1'oreille, d'un ton qui marquoit fon afni&ion, d'aller prendre une bourfe de mille pièces d'or, & de la donner aux deux foldats qui 1'avoient accompagnée. Je la remis entre les mains des deux efclaves pour la foutenir; & après avoir dit aux deux foldats de m'attendre un moment , je courus prendre la bourfe , & je revins inceffamment. Je la donnai aux deux foldats , je payai le batelier, & je fermai la porte. Je rejoignis Schemfelnihar qu'elle n'étoit pas encore arrivée a fa chambre. Nous ne perdimes pas de tems , nous la déshabillames & nous la mïmes dans fon lit, ou elle ne fut pas plutöt , qu'elle demeura comme prête a rendre 1'ame tout le refte de la nuit. Le jour fuivant, fes autres femmes témoignèrent un grand empreffement de la voir , mais je leur dis qu'elle étoit revenue extrêmement fatiguée , & qu'elle avoit befoin de repos pour fe remettre. Nous lui donnames cependant, les deux autres femmes & moi, tout le fe cours que nous pümes imaginer, & qu'elle pouvoit attendre de notre zèle. Elle s'obftina d'abord a ne vouloir rien prendre, & nous euflions défefpéré de fa vie, fi nous ne nous fuffions appercues que le vin que nous lui  46 Les mille et une Nuits, donnions de tems en tems, lui faifoit reprendre' des forces. A force de prières , enfin nous vain* quïmes fon opiniatreté , & nous Pobligeames de manger. Lorfque je vis qu'elle étoit en état de parler ( car elle n'avoit fait que pleurer, gémir & foupirer jufqu'alors, ) je lui demandai en grice de vouloir bien me dire par quel bonheur elle avoit échappé des mains des voleurs. Fourquoi exigez - vous de moi, me dit - elle avec un profond foupir, que je renouvelle un fi grand fujet d'affliétion ? plüt a dieu que les voleurs m'euffent öté la vie , au lieu de me la conferver ! mes maux feroient finis, & je ne vis que pour fouffrir davantage. Madame, repris-je, je vous fupplie de ne me pas refufer. Vous n'ignorez pas que les malheureux ont quelque forte de confolation a raconter leurs aventures les plus facheufes. Ce que je vous demande, vous foulagera, fi vous avez la bonté de me 1'accorder. Ecoutez donc, me dit-elle, la chofe la plus défolante qui puiffe arriver a une perfonne auffi paflionnée que moi, qui croyoit n'avoir plus rien a défirer. Quand je vis entrer les voleurs le fabre & le poignard a la main, je crus que nous étions au dernier moment de notre vie, le prince de Perfe & moi, & je  Contes Arabes. 47 ne regrettois pas ma mort, dans la penfée que je devois mourir avec lui. Au lieu de fe jeter fur nous pour nous percer le cceur, comme je m'y attendois, deux furent commandés pour nous garder; & les autres cependant firent des ballots de tout ce qu'il y avoit dans la chambre & dans les pièces a cöté. Quand ils eurent achevé, & qu'ils eurent chargé les ballots fur leurs épaules, ils fortirent, & nous emmenèrent avec eux. Dans le chemin, un de ceux qui nous ac~ compagnoient, me demanda qui j'étois ; & je lui dis que j'étois danfeufe. II fit la méme demande au prince , qui répondit qu'il étoit bourgeois. Lorfque nous fümes chez eux , oü nous eümes de nouvelles frayeurs , ils s'affemblèrent autour de moi; & après avoir confidéré mon habillement, & les riches joyaux dont j'étois parée, ils fe doutèrent que j'avois déguifé ma qualité. Une danfeufe n'eft pas faite comme vous, me dirent-ils. Dites-nous au vrai qui vous êtes. Comme ils virent que je ne répondois rien : Et vous, demandèrent-ils au prince de Perfe , qui êtes - vous auffi ? nous voyons bien que vous n'êtes pas un fimple bourgeois comme vous Pavez dit. II ne les fatisfit pas plus que moi fur ce qu'ils défiroient favoir. II leur dit  48 Lés mille ét une Nüits, feulement qu'il étoit venu voir le jouaillier, qu'il nomma, & fe divertir avec lui , & que la maifon oü ils nous avoient trouvés , lui appartenoit. Je connois ce jouaillier, dit auflitöt un des voleurs, qui paroifloit avoir de 1'autorité parmi eux; je lui ai quelque obligation fans qu'il en fache rien, & je fais qu'il a une autre maifon j je me charge de le faire venir demain. Nous ne vous relacherons pas , continua-t-il , que nous ne fachions par lui qui vous êtes. II ne vous fera fait cependant aucun tort. Le jouaillier fut amené le lendemain ; & comme il crut nous obliger, comme il le fit en effet, il déclara aux voleurs qui nous étions véritablement. Les voleurs vinrent me demander pardon, & je crois qu'ils en usèrent de même envers le prince de Perfe , qui étoit dans un autre endroit, & ils me proteftèrent qu'ils n'auroient pas forcé la maifon oü ils nous avoient trouvés, s'üs euflent fu qu'elle appartenoit au jouaillier. Ils nous prirent aufïitöt, le prince de Perfe, le jouaillier & moi, & ils nous amenèrent jufqu'au bord du fleuve : ils nous firent embarquer dans un bateau qui nous paffa de ce cóté ; mais nous ne fümes pas débarqués, qu'une brigade du guet a cheval viut a nous. Je  CONTES ARABE S. " ]0 Je pris le commandant a part, je me nomrnai, & lui dis que le foir précédent, en revenant de chez une amie, les voleurs qui repaffoient de leur cöté, m'avoient arrêtée & emmenée chez eux; que je leur avois dit qui j'étois, & qu'en me relachant, ils avoient fait la même grace a ma confidération, aux deus perfonnes qu'il voyoit, après les avoir afTurés qu'ils étoient de ma connoiffance. II mit auflitöt pié a terre pour me faire honneur; & après qu'il m'eut témoigné la joie qu'il avoit de pouvoir m'obliger en quelque chofe, il fit venir deux bateaux, & me fit embarquer dans 1'un avec deux de fes gens que vous avez vus , qüi m'ont efcortée jufqu'ici : pour ce qui eft du prince de Perfe & du jouaillier , il les renvoya dans 1'autre, auffi avec deux de fes gens pour les accompagner & les conduire en süreté jufques chez eux. J'ai confiance, ajouta-t-elle, en finiffant & en fondant en larmes , qu'il ne leur fera point arrivé de mal depuis notre féparation, & je ne doute pas que la douleur du prince ne foit égale a la mienne. Le jouaillier qui nous a obligés avec tant d'affeétion, mérite d'être récompenfé de la perte qu'il a faite pour 1'amour de nous. Ne manquez pas demain au matin de prendre deux bourfes de mille pièces d'or chaTome IX. D  yo Les mille et une Nuits, cune, de les lui porter de ma part, & de lui demander des nouvelles du prince de Perfe. Quand ma bonne maïtreffe eüt achevé , je tachai, fur le dernier ordre quelle venoit de me donner, de m'informer des nouvelles du prince de Perfe , de lui perfuader de faire des ^fforts pour fe furmonter elle-même, après le danger qu'elle venoit d'efluyer , & dont elle n'avoit échappé que par un miracle. Ne me répliquez pas , reprit-elle, & faites ce que je vous commande. Je fuis contrainte de me taire , & je fuis venue pour lui obéir ; j'ai été chez vous oü je ne vous ai pas trouvé; &c dans 1'incertitude fi je vous trouverois oü Pon m'a dit que vous pouviez être, j'ai été fur le point d'aller chez le prince de Perfe; mais je n'ai pas ofé 1'entreprendre, j'ai laifle les deux bourfes en paffant chez une perfonne de connoiffance : attendez-moi ici, je ne mettrai pas de tems a les apporter. Scheherazade s'appergut que le jour paroiffoit, & fe tut après ces dernières paroles. Elle continua le même conté la nuit fuivante, &: dit au fultan des Indes:  Contes Arabes. C C V 11 F NUIT. Sire, la confidente revint joindre le jouaillier dans la mofquée oü elle 1'avoit laifle ; & en lui donnant les deux bourfes : Prenez, dit-elle, & fatisfaites vos amis. II y en a , reprit le jouaillier, beaucoup au-dela de ce qui eft néceflaire ; mais je n'oferois refufer la grace qu'une dame fi honnéte & fi généreufe veut bien faire a fon très-humble ferviteur. Je vous fupplie de 1'affurer que je conferverai éternellement la mémoire de fes bontés. II convint avec la confidente, qu'elle viendroit le trouver a la maifon oü elle 1'avoit vu la première fois, lorfqu'elle auroit quelque chofe a lui communiquer de la part de Schemfelnihar, & apprendre des nouvelles du prince de Perfe, après quoi ils fe féparèrent. Le jouaillier retourna chez lui bien fatisfait, non-feulement de ce qu'il avoit de quoi fatisfaire fes amis pleinement , mais qu'il voyoit même que perfonne ne favoit a Bagdad que le prince de Perfe & Schemfelnihar fe fuffent trouvés dans fon autre maifon lorfqu'elle avoit été pillée. II eft vrai qu'il avoit déclaré la chofe aux voleurs; mais il avoit confiance en Dij  j2 Les mille et une Nuits, leur fecret. Ils n'avoient pas d'ailleurs aflez de commerce dans le monde pour craindre aucun danger de leur cöté quand ils 1'eulfent divulgué. Dès le lendemain matin, il vit les amis qui Pavoient obligé, & il n'eut pas de peine a les contenter. II eut même beaucoup d'argent de refte pour meubler fon autre maifon fort proprement, oü il mit quelques - uns de fes domeftiques pour 1'habiter. C'eft ainfi qu'il oublia le danger dont il avoit échappé ; & fur le foir il fe rendit chez le prince de Perfe. Les officiers du prince qui recurent le jouaillier, lui dirent qu'il arrivoit fort a propos, que le prince, depuis qu'il ne 1'avoit vu, étoit dans un état qui donnoit tout fujet de craindre pour fa vie, & qu'on ne pouvoit tirer de lui une feule parole. Ils 1'introduifirent dans fa chambre fans faire de bruit, & il le trouva couché dans fon lit, les yeux fermés, & dans un état qui lui fit compaffion : il le falua en lui touchant la main, & il 1'exhorta a prendre courage. Le prince de Perfe reconnut que le jouaillier lui parloit , il ouvrit les yeux, & le regarda d'une manière qui lui fit connoïtre la grandeur de fon affliftion, infiniment au-dela de ce qu'il en avoit eu depuis la première fois qu'il avoit vu Schemfelnihar : il lui prit & lui ferra la  Contes Arabes. £3 main pour lui marquer fon amitié, & lui dit d'une voix foible, qu'il lui étoit bien obligé de la peine qu'il prenoit de venir voir un prince auffi malheureux & auffi affligé qu'il 1'étoit. Prince, reprit le jouaillier, ne parions pas, je vous en fupplie, des obligations que vous pouvez m'avoir ; je voudrois bien que les bons offices que j'ai taché de vous rendre, euffent eu un meilleur fuccès : parions plutöt de votre fanté : dans 1'état oü je vous vois, je crains fort que vous ne vous lailliez abattre vousmême , & que vous ne preniez pas la naurriture qui vous eft néceffaire. Les gens qui étoient prés du prince leur maïtre, prirent cette occafion pour dire au jouaillier qu'ils avoient toutes les peines imagi'nables a 1'obliger de prendre quelque chofe; qu'il ne s'aidoit pas, & qu'il y avoit long-tems qu'il n'avoit rien pris. Cela obligea le jouaillier de fupplier le prince de fouffrir que fes gens lui apportaffent de la nourriture & d'en prendre, & il 1'obtint après de grandes inftances. Après que le prince de Perfe eut mangé plus amplement qu'il n'eut encore fait, par la perfuafion du jouaillier, il commanda a fes gens de le laiffer feul avec lui, & lorfqu'ils furent fortis : Avec le malheur qui m'accable, D iij  ƒ4 Les mille et une Nüits, lui dit-il, j'ai une douleur extréme de la perte que vous avez foufferte pour Pamour de moi, il eft jufte que je fonge a vous en récompenfer : mais auparavant, après vous en avoir demandé mille pardons, je vous prie de me dire fi vous n'avez rien appris de Schemfelnihar, depuis que j'ai été contraint de me féparer d'avec elle. Le jouaillier inftruit par Ia confidente, lui raconta tout ce qu'il favoit de 1'arrivée de Schemfelnihar a fon palais , de 1'état oü elle avoit été depuis ce temps-la jufqu'a ce qu'elle fe trouva mieux, & qu'elle envoya la confidente pour s'informer de fes nouvelles. Le prince de Perfe ne répondit au difcours du jouaillier que par des foupirs Sc par des larmes : enfuite il fit un effort pour fe lever, Sc fit appelier de fes gens, & alla en perfonne a fon garde-meuble, qu'il fe fit ouvrir : il y fit faire plufieurs ballots de riches meubles Sc d'argenterie , Sc donna ordre qu'on les portat chez le jouaillier. Le jouaillier voulut fe défendre d'accepter le préfent que le prince de Perfe lui faifoit ; mais quoiqu'il lui repréfentat que Schemfelnihar lui avoit déja envoyé plus qu'il n'en avoit befoin pour remplacer ce que fes amis avoient perdu, il voulut néanmoins être obéi. De la.  Cóntes Arabes. fƒ forte, le jouaillier fut. obligé de lui témoigner combien il étoit confus de fa libéralité , & il lui marqua qu'il ne pouvoit affez Pen remereier. II vouloit prendre congé , mais le prince le pria de refter, & ils s'entretinrent une bonne partie de la nuit. Le lendemain matin, le jouaillier vit encore le prince avant de fe retirer , & le prince le fit affeoir prés de lui. Vous favez, lui dit-il, que Pon a un but en toutes chofes : le but d'un amant eft de pofféder ce qu'il aime fans obftacle : s'il perd une fois cette efpérance, il eft certain qu'il ne doit plus penfer a vivre : vous comprenez bien que c'eft-la la trifte fituation oü je me trouve. En effet, dans le tems que par deux fois je me crois au comble de mes défirs, c'eft alors que je fais arraché d'auprès de ce que j'aime , de la manière la plus cruelle. Après cela il ne me refte plus que de fonger a la mort : je me la ferois déja donnée, fi ma religion ne me défendoit d'ètre liomicide de moi-même : mais il n'eft pas befoin que je la prévienne, je fens bien que je ne Pattendrai pas long-tems. II fe tut a ces paroles, avec des gémiffemens, des foupirs-, des fanglots & des larmes qu'il laiffa couler en abondance. Le jouaillier, qui ne favoit pas d'autre moyen dele détourner de cette penfée de défefpoir, D iv  $6 Les mille e"t une Nuits, qu'en lui remettant Schemfelnihar dans la mérhoire, & qu'en lui donnant quelqu'ombre d'efpérance, lui dit qu'il craignoit que la confidente ne fut déja venue, 8c qu'il étoit a propos qu'il ne perdit pas de tems a retourner chez lui. Je vous laifle aller, lui dit le prince; mais fi vous la voyez, je vous fupplie de lui bien fecommander d'aflurer Schemfelnihar, que 11 j'ai a mourir, comme je m'y attends bientöt, je 1'aimerai jufqu'au dernier foupir & jufques dans le tombeau. Le jouaillier revint chez lui, & y demeura dans 1'efpérance que ma confidente viendroit. Elle arriva quelques heures après, mais toute en pleurs & dans un grand défordre. Le jouaillier alarmé , lui demanda avec empreflement ce qu'elle avoit. Schemfelnihar, le prince de Perfe , vous & moi, reprit la confidente , nous fommes tous perdus. Ecoutez la trifte nouvelle que j'appris hier en entrant au palais ; après vous avoir quitté. Schemfelnihar avoit fait chatier pour quelque faute une des deux efclaves que vous vïtes avec elle le jour du rendez-vous dans votre autre maifon. L'efclave outrée de ce mauvais traitement, a trouvé la porte du palais ouverte; elle eft fortie, & nous ne doutons pas qu'elle  Contes Arabes. S7 n'ait tout déclaré a un des eunuques de notrc garde, qui lui a donné retraite. Ce n'eft pas tout, 1'autre efclave fa compagne a fui auffi, & s'eft refugiée au palais du calife, a qui nous avons fujet de croire qu'elle a tout révélé. En voici la raifon : c'eft qu'aujourd'hui le calife vient d'envoyer prendre Schemfelnihar par une vingtaine d'eunuques qui 1'ont menée a fon palais. J'ai trouvé le moyen de me dérober, & de venir vous donner avis de tout ceci. Je ne fais pas ce qui fe fera paffe , mais je n'en augure rien de bon. Quoi qu'il en foit, je vous conjure de bien garder le fecret. Le jour dont on voyoit déja la lumière, obbligea la fultane Scheherazade de garder le filence a ces dernières paroles. Elle continua la nuit fuivante, & dit au fultan des Indes : C C I Xe NUIT. SiRÈ, la confidente ajouta a ce qu'elle venoit de dire au jouaillier, qu'il étoit bon qu'il allat trouver le prince de Perfe, fans perdre de tems, & Pavertir de Paffaire, afin qu'il fe tint prêt a tout événement, & qu'il fut fidéle dans la caufe commune. Elle ne lui en dit pas da-  5-8 Les mille ft une Nüits. vantage, & elle fe retira brufquement, fans attendre fa réponfe. Qu'auroit pu répondre le jouaillier dans 1'état oü il fe trouvoit? il demeura immobile & comme étourdi du coup. II vit bien néanmoins que 1'affaire preffoit : il fe fit violence & alla trouver le prince de Perfe inceffamment. En 1'abordant d'un air qui marquoit déja la méchante nouvelle qu'il venoit lui annoncer : Prince, dit-il, armez-vous de patience, de conftance & de courage, & préparez-vous k 1'affaut le plus terrible que vous ayez eu k foutenir de votre vie. Dites-moi en deux mots ce qu'il y a, repritIe prince, & ne me faites pas languir; je fuis pret a mourir s'il en eft befoin. Le jouaillier lui raconta ce qu'il venoit d'apprendre de la confidente. Vous voyez bien, continua-t-il, que votre perte eft affurée. Levez-vous, fauvez-vous promptement, le tems eft précieux. Vous ne devez pas vous expofer a la colère du calife, encore moins k rien avouer au milieu des tourmens. Peu s'en fallut qu'en ce moment Ie prince n'expirat d'affiiction, de douleur & de frayeur. II fe recueillit, & demanda au jouaillier quelle réfolution il lui confeilloit de prendre dans uneconjonóture oü il n'y avoit pas un moment  Contes Arabes. S9 dont il ne dut profiter. II n'y en a pas^ d'autre, reprit le jouaillier , que de monter l cheval au plutót , & de prendre le chemin ( i )„ d'Anbar, pour y arriver demain avant le jour. Prenez de vos gens ce que vous jugerez a propos , avec de bons chevaux , & foufrrez que je me fauve avec vous. Le prince de Perfe , qui ne vit pas d'autre parti a prendre, donna ordre aux préparatifs les moins embarraffans, prit de 1'argent & des pierredes; & après avoir pris congé de fa mère, il partit, & s'éloigna de Bagdad en diligence, avec le jouaillier & les gens qu'il avoit choifis. Ils marchèrent le refte du jour & toute la nuit fans s'arrêter en aucun lieu, jufqu'a deux ou trois heures avant le jour du lendemain, que fatigués d'une fi longue traite, & que leurs chevaux n'en pouvant plus , ils mirent pié l terre pour fe repofer. Ils n'avoient prefque pas eu le tems de refpirer, qu'ils fe virent affaillis tout-a-coup par une grafie troupe de voleurs. Ils fe défendirent quelque tems très-courageufement ; mais les geus du prince furent tués. Cela obligea le prince & le jouaillier de mettre les armes bas, (i) Anbar étoit une ville fut le Tigre , vingt lieues au-deffbus d« Bagdad.  6o Les mille et une Nuits, & de s'abandonner a leur difcrétion. Les voleurs leur donnèrent la vie : mais après qu'ils fe furent faifft des chevaux & du bagage, ils les dépouillèrent, & en fe retirant avec leur butin, ils les laifsèrent au même endroit. ^ Lorfque les voleurs furent éloigne's: Hé bien, dit le prince défolé au jouaillier, que ditesvous de notre aventure & de 1'état oü nous voila ? ne vaudroit-il pas mieux que je fuffè demeuré a Bagdad, & que j'y euffe attendu la mort, de quelle manière que je duffe la recevoir? Prince, reprit le jouaillier, c'eft un décret de la volonté de dieu : il hu plak de nous éprouver par affliction fur affliction. C'eft a nous de n'en point murmurer, & de recevoir ces difgraces de fa main avec une entière foumiflion. Ne nous arrêtons pas ici davantage, cherchons quelque lieu de retraite, oü 1'on veuille bien nous fecourir dans notre malheur. Laiffez-moi mourir, lui dit le prince dePerfe, il n'importe pas que je meure ici ou ailleurs. Peut-être même qu'au moment que nous parions , Schemfelnihar n'eft plus , & je ne dois plus chercher a vivre après elle. Le jouaillier le perfuada enfin, a force de prière. Ils marchèrent quelque tems, & ils rencontrèrent une mofquée qui étoit ouverte, oü ils entrèrent & pafsèrent le refte de la nuit.  Contes Arabes. ' ce lui dit: C'en eft fait, comme vous le voyez , & je fuis bien aife que vous foyez témoin du dernier foupir de ma vie. Je la perds avec bien de la fatisfa&ion , & je ne vous en dis pas la raifon , vous la favez. Tout le regret que j'ai, c'eft de ne pas mourir entre les bras de ma chère mère , qui m'a toujours aimé tendrement, & pour qui j'ai toujours eu le refpect que je devois. Elle aura bien de la douleur de n'avoir pas eu la trifte confolation de me fermer les yeux, & de m'enfevelir de fes propres mains. Témoignez-lui bien la peine que j'en fouffre, & priez-la de ma part de faire tranfporter mon corps a Bagdad, afin qu'elle arrofe mon tombeau de fes larmes , & qu'elle m'y afllfte de fes prières. II n'oublia pas 1'höte de la maifon , il le remercia de 1'accueil généreux qu'il lui avoit fait; & après lui avoir demandé en grace de vouloir bien que fon corps demeurat en dépot chez lui jufqu'a ce qu'on vint 1'enlever , il expira. Scheherazade en étoit en eet endroit, lorfqu'elle s'appercut que le jour paroiffoit. Elle celTa de parler , & elle reprit fon difcours la nuit fuivante, & dit au fultan des Indes;  6*4 Les mille et une Nuits, C C Xe NUIT. Sire, dès le lendemain de la mort du prince de Perfe , le jouaillier profita de la cotljoncture d'une caravane affez nombreufe qui venoit a Bagdad , oü il fe rendit en füreté. II ne fit que rentrer chez lui & changer d'habit a fon arrivée, & fe rendit a 1'hötel du feu prince de Perfe , oü 1'on fut alarmé de ne pas voir le prince avec lui. II pria qu'on avertit la mère du prince , qu'il fouhaitoit de lui parler , & 1'on ne fut pas long-tems a 1'introduire dans une falie , oü elle étoit avec plufieurs de fes femmes. Madame, lui dit le jouaillier d'un air & d'un ton qui marquoit la facheufe nouvelle qu'il avoit a lui annoncer , dieu vous conferve & vous comble de fes bontés. Vous n'ignorez pas que dieu difpofe de nous comme il lui plaït.... La dame ne donna pas le tems au jouaillier d'en dire davantage. Ah , s'écria-t-elle , vous m'annoncez la mort de mon fils ! Elle pouffa en même tems des cris effroyables , qui mélés avec ceux de fes femmes , renouvellèrent les larmes du jouaillier. Elle fe tourmenta & s'affligea long-tems avant qu'elle lui laiffat re- prendre  Contes Arabes. 6ƒ prendre ce qu'il avoit k lui dire. Elle interrompit enfin fes pleurs & fes gémiffemens , & elle Ie pria de continuer, & de ne lui rien cacher des circonftances d'une féparation fi trifte. II la fatisfit; & quand il eut achevé, elle lui demanda fi le prince fon fils ne 1'avoit pas chargé de quelque chofe de particulier k lui dire , dans les derniers momens de fa vie. II lui affura qu'il n'avoit pas eu un plus grand regret que de mourir éloigné d'elle , & que la feule chofe qu'il avoit fouhaitée , étoit qu'elle voulut bien prendre le foin de faire tranfporter fon corps a Bagdad. Dès le lendemain de grand matin , elle fe mit en chemin accompagnée de fes femmes & de la plus grande partie de fes efclaves. Quand le jouaillier qui avoit été retenu paria mère du prince de Perfe, eut vu partir cette dame i, il retourna chez lui tout trifte & les yeux baifle's , avec un grand regret de la mort d'un prince fi accompli & fi aimable , k la fleur de fon age. Comme il marchoit recueilli en lui-même, une femme fe préfenta & s'arrêta devant lui. II leva les yeux , & vit que c'étoit la confidente de Schemfelnihar, qui étoit habillée de noir & pleuroit. II renouvella fes pleurs a cette vue fans ouvrir la bouche pour lui parler, & il con- Tome IX. E  66 Les mille et une Nuits, tinua de marcher jufques chez lui, oü la confidente le fuivit & entra avec lui. Ils s'affirent ; & le jouaillier en prenant la parole le premier , demanda a la confidente avec un grand foupir , fi elle avoit déja appris la mort du prince de Perfe , & fi c'étoit lui qu'elle pleuroit. Hélas non , s'écria-t-elle ; quoi , ce prince fi charmant eft mort ! II n'a pas vécu long-tems après fa chère Schemfelnihar. Belles arnes , ajouta-t-elle, en quelque part que vousfoye z , vous devez être bien contentes de pouvoir vous aimer déforrnais^fans obftacle. Vos corps étoient un empêchement a vos fouhaits , & le ciel vous en a délivrés pour vous unir. Le jouaillier qui ne favoit rien de la mort de Schemfelnihar , & qui n'avoit pas encore fait réflexion que la confidente qui lui parloit, étoit habiilée de deuil , eut une nouvelle affliction d'apprendre cette nouvelle. Schemfelnihar eft morte , s'écria-t-il! Elle eft morte , reprit la confidente en pleurant tout de nouveau , & c'eft d'elle que je porte le deuil. Les circonftances de fa mort font fingulières , & elles méritent que vous les fachiez. Mais avant que je vous en faffe le récit, je vous prie de me faire part de celles de la mort du prince de Perfe , que je pleurerai toute ma vie , avec celfe ;' vhemfelnihar ma chère & refpeclable maïtreffe. — . .?ki _i*$v;>.  Contes Arabes. 67 Le jouaillier donna a la confidente la fatisfaction qu'elle •demandoit, & dès qu'il lui eut raconté le tout , jufqu'au de'part de la mère du prince de Perfe qui venoit de fe mettre en chemin elle-même , pour faire apporter le corps du prince a Bagdad : Vous n'avez pas oublié , lui dit-elle , que je vous ai dit que le calife avoit fait venir Schemfelnihar a fon palais 5 il étoit vrai , comme nous avions tout fujet de nous le perfuader , que le calife avoit été informé des amours de Schemfelnihar & du prince de Perfe , par les deux efclaves qu'il avoit interrogées toutes deux féparément. Vous allez vous imaginer qu'il fe mit en colère contre Schemfelnihar, & qu'il donna de grandes marqués de jaloufie , & de vengeance prochaine contre le prince de Perfe. Point du tout ; il ne fongea pas un moment au prince de Perfe. II plaignit feulement Schemfelnihar; & il eft a croire qu'il s'attribua a lui-même ce qui eft arrivé , fur la permilïion qu'il lui avoit donnée d'aller librement par la ville fans être accompagnée d'eunuques. On n'en peut conjecturer autre chofe, après la manière toute extraordinaire dont il en a ufé avec elle, comme vous allez 1'entendre. Le calife la recut avec un vifage ouvert ; & quand il eut remarqué la trifteffe dont elle Eij  68 Les mille et une Nuits, étoit accablée , qui cependant ne diminuoit rien de fa beauté ( car elle parut devant lui fans aucune marqué de furprife ni de frayeur) : Schemfelnihar , lui dit-il avec une bonté digne de lui , je ne puis fouffrir que vous paroifliez devant moi avec un air qui m'afflige infiniment. Vous favez avec quelle paiïion je vous ai toujours aimée : vous devez en être perfuadée par toutes les marqués que je vous en ai données. Je ne change pas , & je vous aime plus que jamais. Vous avez des ennemis , & ces ennemis m'ont fait des rapports contre votre conduite ; mais tout ce qu'ils ont pu me dire , ne me fait pas la moindre impreflion. Quittez donc cette mélancolie, & difpofez-vous u m'entretenir ce foir de quelque chofe d'agréable & de divertiffant a votre ordinaire.-II lui dit plufieurs autres chofes très-obligeantes , & il la fit entrer dans un appartement magnifique , prés du fien , oü il la pria de 1'attendre. L'affligée Schemfelnihar fut très-fenfible a tant de témoignages de confidération pour fa perfonne : mais plus elle connoifloit combien elle en étoit obligée au calife , plus elle étoit pénétrée de la vive douleur d'être éloignée peut-être pour jamais du prince de Perfe fans qui elle ne pouvoit plus vivre. Cette entrevue du calife & de Schemfelni-,  C o n t e s Arabes. 6*^ Kar , continua la confidente , fe palTa pendant que j'étois venue vous parler, & j'en ai appris les particularités de mes compagnes qui étoient préfentes. Mais dès que je vous eus quitté>'> j'allai rejoindre Schemfelnihar , & je fus- témoin de ce qui fe paffa le foir. Je la trouvaï dans 1'appartement que j'ai dit; & comme elle fe douta que je venois de chez vous , elle me fit approcher , & fans que perfonne 1'entendit: Je vous fuis bien obligée , me dit-elle, du fervice que, vous venez de me rendre ; je fens. bien que ce fera le dernier. Elle ne m'en dit pas davantage; & je n'étois pas dans un lieu a pouvoir lur dire quelque chofe pour tacher de la confoler. Le calife entra le foir au fon des inftrumens que les femmes de Schemfelnihar touchoient, & 1'on fervit auffi-töt la collatoin. Le calife prit Schemfelnilhar par la main , la fit affeoir prés de lui fur le fofa. Elle fe fit une fi grande violence pour lui complaire , que nous la vïmes expirer peu de momens après. En effet , elle fut a peine aflife , qu'elle fe renverfa en arrière. Le calife crut qu'elle n'étoit qu'évanouie, & nous eümes toutes la mcme penfée. Nous tachames de la fecourir; mais elle ne revint pas , & voila de quelle manière nous la perdimes^ E Hj  70 Les mille et une Nuits, Le calife 1'honora de fes larmes qu'il ne put retenir ; & avant de fe retirer a fon appartement , il ordonna de cafTer tous les inftrumens , ce qui fut exe'cuté. Je reftai toute la nuit prés du corps; je le Iavai & I'enfevelis moi-même, en le baignant de mes larmes; & Ie lendemain elle fut enterre'e par ordre du calife , dans un tombeau magnifique qu'il avoit déja fait batir dans le lieu qu'elle avoit choifi elle-même. Puifque vous dites, ajouta-t-elle, qu'on doit apporter Je corps du prince de Perfe a Bagdad, je fuis réfolue de faire enforte qu'on 1'apporte pour être mis dans le même tombeau. Le jouaillier fut fort furpris de cette réfolution de la confidente. Vous n'y fongez pas , reprit-il, jamais le calife ne le fouffrira. Vous croyez la chofe impoffible , repartit Ia confidente : elle ne 1'eft pas ; & vous en conviendrez vous-même, quand je vous aurai dit que le calife a donné la liberté a toutes les efclaves de Schemfelnihar, avec une penfion a chacune , fuffifante pour fubfifter , & qu'il m'a chargée du foin & de la garde de fon tombeau , avec un revenu confidérable pour 1'entretenir & pour ma fubfiftance en particulier. D'ailleurs le calife , qui n'ignore pas les amours du prince & de Schemfelnihar , comme je vous 1'ai dit, & qui ne s'en eft pas feandalifé, n'en fera nul-  Contes Arabes. 71 lement fiché. Le jouaillier neut plus rien a dire : il pria feulement la confidente de le mener I ce tombeau pour y faire fa prière. Sa furprife fut grande en y arrivant, quand il vit la foule du monde des deux fexes qui y accouroit de tous les endroits .de Bagdad. II ne put en approcher que de loin ; & lorfqu'il eut fait fa prière : Je ne trouve plus impoffible , dit-il a la confidente en la rejoignant, d'exécuter ce que vous avez fi bien imaginé. Nous n'avons qua publier vous Sc moi ce que nous favons des amours de 1'un Sc de 1'autre, Sc particulièrement de la mort du prince de Perfe , arrivée prefque dans le même tems. Avant que fon corps arrivé , tout Bagdad concourra a demander qu'il ne foit pas féparé de celui de Schemfelnihar. La chofe réuflit ; & le jour que 1'on fut que le corps devoit arriver , une infinitê de peuple alla au-devant a plus de vingt milles. La confidente attendit a la porte de la ville oü elle fe préfenta S la mère du prince , & la fupplia au nom de toute la ville qui le fouhaitoit ardemment, de vouloir bien que les corps des deux amans qui n'avoient eu qu'un cceur jufqu'a leur mort, depuis qu'ils avoient commencé de s'aimer, n'euffent qu'un même tombeau. Elle y confentit , & le corps fut porté E iv  72 Les mille et une Nuits, au tombeau de Schemfelnihar a la tête d'un peuple innombrable de tous les rangs , & mis a cöté d'elle. Depuis ce tems-la , tous 'les habitans de Bagdad , & même les étrangers de tous les endroits du monde oü il y a des mufulmans, n'ont cefïe d'avoir une grande ve'ne'ration pour ce tombeau, & d'y aller faire Ieurs. prières. C'eft, flre, dit ici Scheherazade , qui s'appercut en même-tems qu'il e'toit jour, ce que j'avois a raconter a votre majefté des amours de la belle Schemfelnihar , favorite du calife Haroun Alrafchid , & de 1'aimable, Ali Ebn Becar, prince de Perfe. Quand Dinazarde vit que la fultane fa fceur avoit cefté de parler , elle la remercia le plus obligeamment du monde , du plaifir qu'elle lui avoit fait, par le re'cit d'une hiftoire fi inte'reffante. Si le fultan veut bien me fouffrir encore jufqu'a demain , reprit Scheherazade , je vous raconterai celle du prince ( i ) Camaralzaman, que vous trouverez heaucoup plus agréable. Elle fe tut; & le fultan qui ne put encore fe réfoudre de la faire mourir, remit a 1'écouter la nuit fuivante. (i) Ceff en arabe la Lune du tems, ou la Lune du fiècle.  Contes Arabes. 73 c c x r NUIT. L E lendemain , avant le jour , dès que la fultane Scheherazade fut éveillée par les foins de Dinazarde, fa fceur, elle raconta au fultan des Indes, 1'hiftoire de Camaralzaman, comme elle 1'avoit promis , & dit: HISTOIRE Des amours de Camaralzaman, prince de l'lle des enfans de Khaledan , & de Badoure f princejje de la Chine. Sire, environ a vingt journées de navigation des cötes de Perfe , il y a dans la vafte mer , une ile que 1'on appelle l'lle des enfans de Khaledan. Cette ïle eft divifée en plufieurs grandes provinces , toutes confidérables par des villes floriffantes & bien peuplées , qui forment un royaume très-puiffant. Autrefois elle étoit gouvernée par un roi , nommé (1) Schahzaman, qui avoit quatre femmes (1) C'eft-a-dire , en perfien , Roi du tems, ou Roi du fiècle.  74 Les mille et une Nuits, en mariage légitime , toutes quatre filles de rois, & foixante concubines. Schahzaman s'eftimoit Ie monarque le plus heureux de la terre , par la tranquilljté & la profpe'rité de fon règne. Une feule chofe troubloit fon bonheur; c'eft qu'il étoit déja avancé en age & qu'il n'avoit point d'enfans , quoiqu'il eüt un fi grand nombre de femmes. II ne favoit a quoi attribuer cette ftérilité; & dans fon affliction, il regardoit comme le plus grand malheur qui put lui arriver , de mourir fans laiffer après lui un fucceffeur de fon fang. II diffimula long-tems le chagrin cuifant qui le tourmentoit, & il fouffroit d'autant plus , qu'il fe faifoit de violence pour ne pas paroitre qu'il en eüt. II rompit enfin le filence; & un jour y après qu'il fe fut plaint amérement de fa difgrace a fon grand-vifir , a qui il en paria en particulier, il lui demanda s'il ne favoit pas quelque moyen d'y remédier. Si ce que votre majefté me demande, répondit ce fage miniftre , dépendoit des regies ordinaires de la fageffe humaine , elle auroit bientöt la fatisfaótion qu'elle fouhaite fi ardemment; mais j'avoue que mon expérience & mes connoiffances font au-deffous de ce qu'elle me propofe : il n'y a que dieu feul a qui 1'on puifle recourir dans ces fortes de befoins; au milieu  Contes Arabes. 75* de nos profpérités , qui fout fouvent que nous roublions,iI fe plaït de nous mortifier par quelque endroit , afin que nous fongions a lui, que nous reconnoiffions fa toute-puiffance , & que nous lui demandions ce que nous ne devons attendre que de lui. Vous avez des fujets qui font une profeflion particulière de 1'honorer , de le fervir & de vivre durement pour 1'amour de lui: mon avis feroit que votre majefté leur fit des aumönes, & les exhortat de joindre leurs prières aux vötres ; peut-être que dans le grand nombre il s'en trouvera quelqu'un affez pur & affez agréable a dieu , pour- obtenir qu'il exauce vos voeux. Le roi Schahzaman approuva fort ce confeil, dont il remercia le grand-vifir. II fit porter de riches aumönes dans chaque communauté de ces gens confacrés a dieu ; il fit même venir les fupérieurs , & après qu'il les eut régalés d'un feftin frugal, il leur déclara fon intention , & les pria d'en avertir les dévots qui étoient fous leur obéiffance. Schahzaman obtint du ciel ce qu'il défiroit, & cela parut bientöt par la groffeffe d'une de fes femmes , qui lui donna un fils au bout de neuf mois. En adion de graces , il envoya de nouvelles aumönes aux communautés des mufulmans dévots , dignes de fa grandeur & de fa  76 Les mille et une Nuit.?, puifTance ; & 1'on célébra la naiffance du prince , non-feulement dans fa capitale , mais* méme dans toute 1'étendue de fes états , par des réjouiffances publiques d'une femaine entière. On lui porta le prince dés qu'il fut né , & ü lui trouva tant de beauté , qu'il lui donna le nom de Camaralzaman , Lune du fiècle. Le prince Camaralzaman fut élevé avec tous les foins imaginables ; & dés qu'il fut enage , le fultan Schahzaman fon père lui donna un fage gouverneur & d'habiles précepteurs. Ces perfonnages diftingués par leur capacité trouvèrent en lui un efprit aifé , docile , & capable de recevoir toutes les inftructions qu'ils voulurent lui donner , tant pour le réglement de fes mceurs que pour les connoiffances qu'un? prince comme lui , devoit avoir. Dans un ageplus avancé, il apprit de même tous fes exercices, & il s'en acquittoit avec grace & avec une adreffe merveilleufe dont il charmoit tout le monde , & particulièrement le fultan fort père. Quand le prince eut atteint 1'age de quinze ans , le fultan , qui 1'aimoit avec tendreffe, & qui lui en donnoit tous les jours de nouvelles marqués , congut le deflein de lui en donner la plus éclatante , de defcendre du tröne , & de 1'y établir lui-même. II en paria a fon grand-  C o nt e s Arabes. 77 vifir. Je crains , lui dit-il , que mon fils ne perde dans 1'oiiïveté de la jeuneffe , non-feulement tous les avantages dont la nature 1'a comblé , mais même ceux qu'il a acquis avec tant de fuccès par la bonne éducation que j'ai taché de lui donner. Comme je fuis déformais dans un age a fonger a la retraite , je fuis prefque réfolu de lui abandonner le gouvernement, & de paffer le refte de mes jours avec la fatisfaétion de le voir regner. II y a long-tems que je travaille, & j'ai befoin de repos. Le grand-vifir ne voulut pas repréfenter au fultan toutes les raifons qui auroient pu le diffuader d'exécuter fa réfolution; il entra au contraire dans fon fentiment. Sire, répondit-il, le prince eft encore bien jeune, ce me femble, pour le charger de fi bonne heure d'un fardeau auffi pefant que celui de gouverner un état puiffant. Votre majefté craint qu'il ne fe corrompe dans 1'oifiveté, avec beaucoup de raifon; mais pour y remédier, ne jugeroit - elle pas plus a-propos de le marier auparavant, le mariage attaché & empêche qu'un jeune prince ne fe diflipe : avec cela, votre majefté luï donneroit entrée dans fes confeils , ou il apprendroit peu-a-peu a foutenir dignement 1'éclat & le poids de votre couronne, dont vous feriez a tems de vous dépouiller en fa faveur a  78 Les mille et une Nuits, lorfque vous 1'en jugeriez capable par votre propre expérience. Schahzaman trouva le confeil de fon premier miniftre fort raifonnable. Auffi fit—il appeler Ie prince Camaralzaman, dès qu'il 1'eut congédié. Le prince, qui jufqu'alors avoit toujours vu le fultan fon père a de certaines heures réglées,fans avoir befoin d'être appelé, fut un peu furpris de eet ordre. Au lieu de fe préfenter devant lui avec la liberté qui lui étoit ordinaire, il le falua avec un grand refpect, & s'arrêta en fa préfence les yeux baiffés. Le fultan s'appercut de la contrainte du prince. Mon fils, lui dit-il d'un air a le rafiurer, favez-vous a quel fujet je vous ai fait appeler? Sire , répond le prince avec modeftie, il n'y a que dieu qui pénètre jufques dans les cceurs : je 1'apprendrai de votre majefté avec plaifir. Je J'ai fait pour vous dire, reprit le fultan, que je veux vous marier : que vous en femble ? Le prince Camaralzaman entendit ces paroles avec un grand déplaifir. Elles le déconcertèrent, la fueur lui en- montoit même au vifage, & il ne favoit que répondre. Après quelques momens de filence, il répondit : Sire, je vous fupplie de me pardonner fi je parois interdit a la déclaration que votre majefté me  Contes Arabes, 79 fait> je ne m'y attendois pas dans la grande jeunefie oü je fuis. Je ne fais même fi je pourrai jamais me réfoudre au lien du manage, nonfeulement a caufe de Pembarras que donnent les femmes, comme je le comprends fort bien , mais même, après ce que j'ai lu dans nos auteurs, de leurs fourberies, de leurs méchancetés & de leurs perfidies. Peut-être ne ferai-je pas toujours dans ce fentiment; je fens bien néanmoins qu'il me faut du tems avant de me déterminer a ce que votre majefté exige de moi. Scheherazade vouloit pourfuivre ; mais elle vit que le fultan des Indes, qui s'étoit appercu que le jour paroiffoit, fortoit du lit, & cela fit qu'elle cefla de parler. Elle reprit le même conté la nuit fuivante , & lui dit : ccxir NUIT. Sire, la réponfe du prince Camaralzaman affligea extrêmement le fultan fon père. Ce monarque eut une véritable douleur de voir en lui une fi grande répugnance pour le mariage. II ne voulut pas néanmoins la traiter de défobéiffance, ni ufer du pouvoir paternel; il fe contenta de lui dire : Je ne veux pas vous contraindre la-deffus; je vous donne le tems d'y  8o Les miele et une Nuïts, penfer, & de confidérer qu'un prince comme vous, deftiné a gouverner un grand royaume , doit penfer d'abord a fe donner un fucceffeur En vous donnant cette fatisfaétion, vous me la donnerez a moi-même, qui fuis bien aife de me voir revivre en vous , & dans les enfans qui doivent fortir de vous. Schahzaman n'en dit pas davantage au prince Camaralzaman. II lui donna entree dans les confeils de fes états, & lui donna d'ailleurs tous les fujets d'être content qu'il pouvoit défirer. Au bout d'un an, il le prit en particulier. Eh bien, mon hls , lui dit-il, vous étes-vous fouvenu de faire réflexion fur le deffein que j'avois de vous marier des 1'année paffee? Pvefuferez-vous encore de pe donner la joie que j'attends de votre obéiffance? & voulez-vous me laiffer mourir fans me donner cette fatisfaction ? Le prince parut moins déconcerté que la première fois, & il n'héfita pas long-tems a répondre en ces termes , avec fermeté : Sire , ditil , je n'ai pas manqué d'y penfer avec 1'attention que je devois ; mais après y avoir penfé mürement, je me fuis confirmé davantage dans la réfolution de vivre fans engagement dans le mariage. En effet, les maux infinis que les femmes ont caufés de tout tems dans 1'univers, comme je 1'ai appris pleinement dans nos hifloi- res,.  Contes Arabes. Si res, & ce que j'entends dire chaque jour de leur malice, font les motifs qui me perfuadent de n'avoir de ma vie aucune liaifon avec elles. Ainfi, votre majefie' me pardonnera fi j'ofe lui repréfenter qu'il eft inutile qu'elle me parle davantage de nae marier. II en demeura-la, & quitta le fultan fon père brufquement , fans attendre qu'il lui dit autre chofe. Tout autre monarque que le roi Schahzaman auroit eu de la peine a ne pas s'emporter, après la hardiefle avec laquelle le prince fon hls venoit de lui parler , & a ne 1'en pas faire repentir; mais il le che'riffoit, & il vouloit employer toutes les voies de douceur avant de le contrair dre. II communiqua a fon premier miniftre le nouveau fujet de chagrin que Camaralzaman venoit de lui donner. J'ai fuivi votre confeil, lui dit-il; mais Camaralzaman eft plus éloigné de fe marier qu'il ne 1 etoit la première fois que je lui en parlai ; & il s'en eft expliqué en des termes fi hardis , que j'ai eu befoin de ma raifon & de toute ma modération pour ne me pas mettre en colère contre lui. Les pères qui demandent des enfans avec autant d'ardeur que j'ai demandé celui-ci, font autant d'infenfés qui cherchent a fe priver eux-mémes du repos dont il ne tient qu'a eux de jouir tranquillement. Dites-moi, je vous prie, par quels moyens Ta me IX. p  82 Les mille et une Nuits, je dois ramener un efprit fi rebelle a mes vo- lontés. Sire, reprit le grand-vifir , on vient a bout d'une infinité d'affaires avec la patience: peutétre que celle-ci n'eft pas d'une nature a y réuffir par cette voie ; mais votre majefté n'aura rien a fe reprocher d'avoir ufé d'une trop grande précipitation, fi elle juge a propos de donner une autre année au prince a fe confulter luimême. Si dans eet intervalle il rentre dans fon devoir, elle en aura une fatisfaction d'autant plus grande , qu'elle n'aura employé que la bonté paternelle pour 1'y obliger. Si au contraire il perfifte dans fon opiniatreté, alors quand 1'année fera expirée , tl me femble que votre majefté aura lieu de lui déclarer en plein confeil, qu'il eft du bien de 1'état qu'il fe marie. II n'eft pas croyable qu'il vous manque de refped a la face d'une compagnie célèbre que vous honorez de votre préfence. Le fultan , qui défiroit fi paffionnément de voir le prince fon fils marié, que les momens d'un fi long délai lui paroiffoient des années, eut bien de la peine a fe réfoudre d'attendre fi long-tems. II fe rendit néanmoins aux raifons de fon grand-vifir, qu'il ne pouvoit défapprouver. Le jour qui avoit déja commencé de paroitre,  Contes Arabes. 83 impofa filence a Scheherazade en eet endroit. Elle reprit la fuite du conté la nuit fuivante, & dit au fultan Schahariar : CCXIIP NUIT. Sire, après que le grand-vifir fe futretiré, le fultan Schahzaman aUa k 1'appartement de la mere du prince Camaralzaman, a qui il y avoit long-tems qu'il avoit témoigne' 1'ardent de'fir qu'il avoit de le marier. Quand il lui eut raconte' avec douleur de quelle manière il venoit de le refufer une feconde fois, & marqué 1'indulgence qu'il vouloit bien avoir encore pour lui, par le confeil de fon grand-vifir : Madame, lui dit-il, je fais qu'il a plus de confiance en vous qu'en moi, que vous lui parlez, & qu'il vous écoute plus familièrement, je vous prie de prendre le tems de lui en parler férieufement, & de lui faire bien comprendre que s'il perfifte dans fon opiniatreté, il me contraindra k la fin d'en venir k des extrémités dont je ferois trèsfaché, & qui le feroient repentir lui-même de m'avoir défobéi. F atime, c'étoit ainfi que s'appelloit la mère de Camaralzaman , marqua au prince fon fils, Ia première fois qu'elle le vit, qu'elle étoit F ij  84 Les mille et une Nuïts, informée du nouveau refus de fe marier , qu'il avoit fait au fultan fon père, & combien elle étoit fachée qu'il lui eüt dohné un fi grand fujet de colère. Madame, reprit Camaralzaman, je vous fupplie de ne pas renouveller ma douleur fur cette affaire ; je craindrois trop , dans le dépit oü j'en fuis , qu'il ne m'échappat quelque chofe contre le refpeót que je vous dois. Fatime connut, par cette réponfe, que la plaie étoit trop récente , & ne lui en paria pas davantage pour cette fois. Long-tems après , Fatime crüt avoir trouvé 1'occafion de lui parler fur le même fujet, avec plus d'efpérance d'être écoutée. Mon fils , ditelle, je vous prie, fi cela ne vous fait pas de peine , de me dire quelles font donc les raifons qui vous donnent une fi grande averfion pour le mariage. Si vous n'en avez pas d'autre que celle de la malice & de la méchanceté des femmes , elle ne peut pas être plus foible ni moins raifonnable. Je ne veux pas prendre la défenfe des méchantes femmes ; il y en a un très-grand nombre , j'en fuis très-perfuadée ; mais c'eft une injuftice des plus criantes de les taxer toutes de Pëtre. Hé , mon fils , vous arrêtez-vous a quelques-unes dont parient vos livres , qui ont caufé a la vérité de grands délbrdres , & que je ne veux pas excufer ? Mais , que ne faites-vous  ContesArabes. 8j* attention a tant de monarques, tant de fultans & tant d'autres princes» particuliers , dont les tyrannies, les barbaries & les cruautés font horreur a les lire dans les hiftoires que j'ai lues comme vous ? Pour une femme, vous trouverez mille de ces tyrans & de ces barbares. Et les femmes , honnêtes & fages , mon fils, quï ont le malheur d'être mariées a ces furieux', croyez-vous qu'elles foient fort heureufes ? Madame, reprit Camaralzaman, je ne doute pas qu'il n'y ait un grand nombre de femmes fages , vertueufes , bonnes , douces , & de bonnes mceurs. Plüt a dieu qu'elles vous reffemblaffent toutes ! Ce qui me révolte, c'eft le choix douteux qu'un homme eft obligé de faire pour fe marier , ou plutöt qu'on ne lui laiffe pas fouvent la liberté de faire a fa volonté. Suppofons que je me fois réfolu de m'engager dans le manage, comme le fultan mon père le fouhaite avec tant d'impatience , quelle femme me donnera-t-il ? Une princefle apparemment, qu'il demandera a quelque prince de fes voifins , qui fe fera un grand honneur de la lui envoyer. Belle ou laide , il faudra la prendre. Je veux qu'aucune autre piïnceffe ne lui foit comparable en beauté ; qui peut affurer qu'elle aura Fefprit bien fait ? qu'elle fera traitable , complaifante , accueillante , préve»- F üj  86 Les mille et une Nuits, nante , obügeante ? que fon entretien ne fera que de chofes folides „ & non pas d'habillemeris , d'ajuftemens , d'ornemens , & de milie autres badineries qui doivent faire pitié a tout homme de bon fens ? en un mot , qu'elle ne fera pas fiere , hautaine , facheufe , méprifante , & qu'elle n'épuifera pas tout un état par fes dépenfes frivoles en habits , en pierreries , en bijoux , en magnificence folie & mal entendue ? Comme vous le voyez, madame , voilé fur un feul article une infinité d'endroits par oü je dois me dégoüter entièrement du mariage. Que cette princeffe enfin foit fi parfaite & fi accomplie , qu'elle foit irréprochable fur chacun de tous ces points, j'ai un grand nombre de raifons encore plus fortes , pour ne me pas défifter de mon fentiment, non plus que de ma réfolution. Quoi ! mon fils, repartit Fatime , vous avez d'autres raifons après celles que vous venez de me dire ? Je prétendois cependant vous y répondre , & vous fermer la bouche en un mot. Cela ne doit pas vous en empêcher , madame, répliqua le prince ; j'aurai peut-être de quoi répliquer a votre réponfe. Je voulois dire , mon fils , dit alors Fatime 3 qu'il eft aifé a un prince s quand il a eu le mal-  Contes Arabes. 87 heur d'avoir époufé une princeffe telle que vous venez de la dépeindre , de la laiffer , & de. donner de bons ordres pour empêcher qu'elle ne ruïne pas 1'état. Eh , madame , reprit Ie prince Camaralzaman , ne voyez-vous pas quelle mortification terrible c'eft a un prince, d'être contraint d'en venir a cette extrêmité ? Ne vaut-il pas beaucoup mieux pour fa gloire & pour fon repos, qu'il ne s'y expofe pas ? Mais , mon fils , dit encore Fatime , de Ia manière que vous Pentendez , je comprends que vous voulez être le dernier des rois de votre race, qui ont regné fi glorieufement dans les iles des enfans de Khaledan. Madame, répondit le prince Camaralzaman , je ne fouhaite pas de furvivre au roi mon père. Quand je mourrois avant lui, il n'y auroit pas lieu de s'en étonner , après tant d'exemples d'enfans qui meurent avant leurs pères. Mais il eft toujours glorieux a une race de rois de finir par un prince auffi .digne de 1'être , comme je_ tacherois de me rendre tel que fes prédcceffeurs , & que celui par ou elle a commencé. Depuis ce tems-la, Fatime eut très-fouvent de femblables entretiens avec le prince Camaralzaman , & il n'y a pas de biais par oü elle F iv  88 Les mille et une Nuits, n'ait taché de déraciner fon averfion. Mais il éluda toutes les raifons qu'elle put lui apporter, par d'autres raifons auxquelles elle ne favoit que répondre , & il demeura inébranlabsle. L'année s'écoula, & au grand regret du fultan Schahzaman, le prince Camaralzaman ne donna pas la moindre marqué d'avoir changé de fentiment. Un jour de confeil folemnel enfin, que le premier vifir , les autres vifirs , les principaux officiers de la couronne , & les généraux d'armée étoient affemblés , le fultan prit la parole , & dit au prince : Mon fils , il y a long-tems que je vous ai marqué la pafnon avec laquelle je défirois de vous voir marié, & j'attendois de vous plus de complaifance pour un père qui ne vous demandoit rien que de raifonnable. Après une fi longue réfiftance de votre part, qui a poufle ma patience a bout, je vous marqué la même chofe en préfence de mon confeil. Ce n'eft plus fimplement pour obligerun père que vous ne devriez pas avoir refufé; c'eft que le bien de mes états 1'exige , & que tous ces feigneurs le demandent avec moi. Déclarez-vous donc , afin que felon votre réponfe, je prenne les mefures que je dois. Le prince Camarazalman répondit avec fi peu de retenue, ou plutöt avec tant d'empor-  Contes Arabes. 89 tement, que le fultan , juftement irrïté de la confufion qu'un fils lui donnoit en plein confeil, s'écria : Quoi, fils dénaturé, vous avez 1'infolence de parler ainfi a votre père & a votre fultan! II le fit arrêter par les huifliers , & conduire a une tour ancienne , mais abandonnée depuis long-temps , oü il fut enfermé, avec un lit, peu d'autres meubles, quelques livres, & un feul efclave pour le fervir. Camaralzaman, content d'avoir la liberté de s'entretenir avec fes livres, regarda fa prifon avec affez d'indifférence. Sur le foir, il fe lava, il fit fa prière ; & après avoir lu quelques chapitres de 1'alcoran avec la même tranquillité que s'il eüt été dans fon appartement au palais du fultan fon père, il fe coucha fans éteindre la lampe qu'il laiffa prés de fon lit, & s'endormit. Dans cette tour , il y avoit un puits qui fervoit de retraite pendant le jour aune fée nommée Maimoune , fille de Damriat, roi ou chef d'une légion de génies. II étoit environ minuit, lorfque Maimoune s'élanca légèrement au haut du puits pour aller par le monde, felon fa coutume, oü la curiofité la porteroit. Elle fut fort étonnée de voir de la lumière dans la chambre du prince Camaralzaman. Elle y entra , & fans s'arrêter a 1'efclave qui étoit couché a la porte,  S)0 Les mille et une Nuits, elle s'approcha du lit, dont la magnificence 1'attira; & elle fut plus furprife qu'auparavant, de voir que quelqu'un y étoit couché. Le prince Camaralzaman avoit le vifage a demi-couvert fous la couverture. Maimoune la leva un peu , & elle vit le plus beau jeune homme qu'elle eüt jamais vu en aucun endroit de la terre habitable qu'elle avoit fouvent parcourue. Quel éclat, dit-elle en elle-même, ou plutöt quel prodige de beauté ne doit-ce pas être, lorfque les yeux que cachent des paupières fi bien formées , font ouverts ! Quel fujet peut-il avoir donné pour être traité d'une manière fi indigne du haut rang dont il eft ! car elle avoit déja appris de fes nouvelles, & elle fe douta de 1'affaire. Maimoune ne pouvoit fe laffer d'admirer le prince Camaralzaman; mais enfin, après 1'avoir baifé fur chaque joue & au milieu du front fans 1'éveiller, elle remit la couverture comme elle étoit auparavant , & prit fon vol dans 1'air. Comme elle fe fut élevée bien haut vers la moyenne région , elle fut frappée d'un bruit d'ailes qui Pobligea de voler du même cóté. En s'approchant, elle connut que c'étoit un génie qui faifoit ce bruit, mais un génie de ceux qui font rebelles a dieu ; car pour Maimoune , elle étoit de ceux que le grand Salomon con-  Contes Arabes. pi traignit de reconnoitre depuis ce tems - la. Le génie, qui fe nommoit Danhafch, & qui étoit fils de Schamhourafch, reconnut auffi Maimoune, mais avec une grande frayeur. En effet, il connoiffoit qu'elle avoit une grande fupériorité fur lui par fa foumiffion a dieu. II auroit bien voulu éviter fa rencontre ; mais il fe trouva fi pres d'elle, qu'il falloit fe battre ou céder. Danhafch prevint Maimoune : Brave Maimoune, lui dit-il d'un ton de fuppliant, jurezmoi par le grand nom de dieu que vous ne me ferez pas de mal, & je vous promets de mon cöté de ne vous en pas faire. Maudit génie, reprit Maimoune, quel mal peux-tu me faire ? Je ne te crains pas. Je veux bien t'accorder cette grace , & je te fais le ferment que tu me demandes. Dis-moi préfentement d'oü tu viens, ce que tu as vu, ce que tu as fait cette nuit ? Belle dame , répondit Danhafch, vous me rencontrez a propos pour entendre quelque chofe de merveilleux. La fultane Scheherazade fut obligée de ne pas pourfuivre fon difcours plus avant, a caufe de la clarté du jour qui fe faifoit voir. Elle celTa de parler, & la nuit fuivante, elle continus en ces termes :  $2 Les mille et une Nuits, C C X I Ve NUIT. Sire, dit- elle , Danhafch, le génie rebelle a dieu, pourfuivit, & dit a Maimoune : Puifque vous le fouhaitez, je vous dirai que je viens des extrémités de la Chine, oü elles regardent les dernières fles de eet hémifphère Mais, charmante Maimoune, dit ici Danhafch, qui trembloit de peur a la préfence de cette fée, & qui avoit de la peine a parler , vous me promettez au moins de me pardonner, & de me laiffer aller librement quand j'aurai fatisfait a vos demandes. Pourfuis, pourfuis, maudit, reprit Maimoune, & ne crains rien. Crois-tu que je fois une perfide comme toi, & que je fois capable de manquer au grand ferment que je t'ai fait ? Prens bien garde feulement de ne me rien dire qui ne foit vrai: autrement je te couperai les ailes, & te traiterai comme tu le mérites. Danhafch un peu raffuré par ces paroles de Maimoune : Ma chère dame , reprit-il, je ne vous dirai rien que de très-vrai: ayez feulement la bonté de m'écouter. Le pays de la Chine d'oü je viens, eft un des plus grands & des plus puifrans royaumes de la terre, d'oüdépen-  Contes Arabes. dent les dernières iles de eet hémifphère dont je vous ai déja parlé. Le roi d'aujourd'hui s'appelle Gaïour , & ce roi a une fille unique , la plus belle qu'on ait jamais vue dans 1'univers, depuis que le monde eft monde. Ni vous , ni moi, ni les génies de votre parti ni du mien, ni tous les hommes enfemble , nous n avons pas de termes propres , d'expreflions affez vives, ou d'éloquence fuffifante pour en faire un portrait qui approche de ce qu'elle eft en effet. Elle a les cheveux d'un brun & d'une fi grande longueur, qu'ils lui defcendent beaucoup plus bas que les piés; & ils font en fi grande abondance qu'ils ne reffemblent pas mal a une de ces belles grappes de raifin dont les grains font d'une groffeur extraordinaire, lorfqu'elle les a accommodés en boucles fur fa tête. Au-deffous de fes cheveux , elle a le front auffi uni que le miroir le mieux poli, & d'une forme admirable; les yeux noirs a fleur de tête, brillans & pleins de feule nez, ni trop long ni trop court, la bouche petite & vermeille : les dents font comme deux files de perles, qui furpaffent les plus belles en blancheur : & quand el'e , remue la langue pour parler, elle rend une voix douce & agréable , & elle s'exprime par des paroles qui marquent la vivacité de fon efprit. Le plus bel albatre n'eft pas plus blanc que  94 Les mille et une Nuits, fa gorge. De cette foible ébauche enfin, vous jugerez aifément qu'il n'y a pas de beauté au monde plus parfaite. Qui ne connoïtroit pas bien le roi, père de cette princeffe , jugeroit aux marqués de tendreffe paternelle qu'il lui a données , qu'il en eft amoureux. Jamais amant n'a fait pour une maïtreffe la plus chérie , ce qu'on lui a vu faire pour elle. En effet, la jaloufie la plus violente n'a jamais fait imaginer ce que le foin de la rendre inacceffible a tout autre qu'a celui qui doit Pépoufer, lui a fait inventer & exécuter. Afin qu'elle n'eüt pas a s'ennuyer dans la retraite qu'il avoit réfolu qu'elle gardat, il lui a fait batir fept palais, a quoi on n'a jamais rien vu ni entendu de pareil. Le premier palais eft de cryftal de roche, Ie fecond de bronze, le troifième de fin acier, le quatrième d'une autre fprte de bronze, plus précieux que le premier & que 1'acier, le cinquième de pierre de touche , le fixième d'argent, & le feptième d'or maffif. II les a nx-ublés d'une fomptuofité inouie , chacun d'une manière proportionnée a la matière dont ils font batis. II n'a pas oublié dans les jardins qui les accompagnent, les partetres de gazon ou émaillés de fleurs , les pièces d'eau , les jets d'eau, les canaux, les eafeades, les bof-  Contes Arabes. pc quets plantés d'arbres k perte de vue, oü le foleil ne pénètre jamais, le tout d'une ordonnance différente en chaque jardin. Le roi Gaïour enfin a fait voir que 1'amour paternel feul lui a fait faire une dépenfe prefque immenfe. Sur la renommée de la beauté incomparable de la princeffe, les rois voifins les plus puiffans envoyèrent d'abord la demander en manage par des ambaffades folemnelles. Le roi de la Chine les recut toutes avec le même accueil; mais comme il ne vouloit marier la princeffè que de fon confentement , & que la princeffe n'agréoit aucun des partis qu'on lui propofoit; fi les ambaffadeurs fe retiroient peu fatisfaits, quant au fujet de leur am ballade , ils partoient au moins très-contens des civilités & des honneurs qu'ils avoient recus. Sire, difoit la princeffe au roi de la Chine, vous voulez me marier, & vous croyez paria me faire un grand plaifir. J'en fuis perfuadée, & je vous en fuis très-obligée. Mais oü pourrois-je trouver ailleurs que prés de votre majefté , des palais fi fuperbes & des jardins fi déhcieux ? J'ajoute que fous votre bon plaifir je ne fuis contrainte en rien, & qu'on me rend les mêmes honneurs qua votre propre perfonne. Ce font des avantages que je ne trouverois en aucun autre endroit du monde , k  c}6 Les mille et une Nuits, quelqu'époux que je vouluffe me donner. Les maris veulent toujours être les maïtres , & je ne fuis pas d'humeur a me laifler commander. Après plufieurs ambaffades, il en arriva une de la part d'un roi plus riche & plus puiffant que tous ceux qui s'étoient préfentés. Le roi de la Chine en paria a la princeffe fa fille , & lui exagéra combien il lui feroit avantageux de 1'accepter pour époux. La princeffe le fupplia de vouloir 1'en difpenfer, & lui apporta les mcmes raifons qu'auparavant. II la preffa : mais au lieu de fe rendre, la princeffe perdit le refpecl qu'elle devoit au roi fon père. Sire , lui dit-elle en colère , ne me parlez plus de ce mariage , ni d'aucun autre; finon je m'enfoncerai le poignard dans le fein , & me délivrerai de vos importunite's. Le roi de la Chine extrêmement indigné contre la princeffe, lui repartit: Ma fille, vous êtes une folie , & je vous traiterai en folie. En effet, il la fit renfermer dans un feul appartement d'un de fes palais, & ne lui donna que dix vieilles femmes pour lui tenir compagnie & la fervir, dont la principale étoit fa nourrice. Enfuite, afin que les rois voifins qui lui avoient envoyé des ambaffades, ne fongeaffent plus a elle, il leur dépécha des envoyés pour leur annoncer 1'éloignement oü elle étoit pour le  GONTES AUBÜS, p? ^ markge. Et comme il rte douta pas qu>c„8 he füt;e»tff ent folie, il chargea Wmêmes -voyes de faire favoir dans chaque cour, qU3 f y aVGlt rnédccin affez habile pour & güénr, il n'avoit qu'a venir, & qu'ü J lui donneroit pour femme en récompenfe. Belle Maimoune, pourfuivit Danhafch, les cnoles lont en eet ét?t s>, ,, , ,, ceL etat» & je ne marique pas dalier regiment chaque jour cöntempler cette beauté incomparable, è qui je ferois bien fkhé d avoir fait le moindre mal, honobftant ma mahce naturelle. Venez Ia voir, je vous en conjure, elle en vaut la peine. Quand vous aurez connu par vous-même que je ne fuis pas un «nenteur je fuis perfuadé que vous m'aurez quelqu obhgauon de vous avoir fait voir une princeffe qui n'a pas d'égale en beauté. Je fu?s pret a vous fervif de guide, vous n'avez qu'è commander. ^ Au lieu de répondre h Danhafch, Maimouna fit de grands éclats de rire qui durèrent lon^temij & Danhafch, qui ne favoit k'fel atmbuer la caufe, demeura dans un grand éton nement. Quand elle eut bien ri a plufieurs repnfes , Bon, bon, lui dit-elle, tu veux m'en faire accroire. Je croyois que tu ^ ^ parler de quelque chofe de furprenmt & d'ex (raordinaire, & tu me parles d,une cha Jome IX. ~  p8 Les mille et une Nuits,&c. Eh , fi, fi : que dirois-tu donc, maudit, fi tu avois vu comme moi le beau prince que je viens de voir en ce moment , & que j'aime autant qu'il le mérite? Vraiment c'eft bien autre chofe, tu en deviendrois fou. Agréable Maimoune, reprit Danhafch, ofe~ rois-je vous demander qui peut être ce prince dont vous me parlez? Sache , lui dit Maimoune , qu'il lui eft arrivé a-peu-près la même chofe qu'a ta princeffe dont tu viens de m'entretenir. Le roi fon père vouloit le marier a toute force : après de longues & de grandes importunités , il a déclaré franc & net qu'il n'en feroit rien. C'eft la caufe pourquoi, a 1'heure que je te parle, il eft en prifon dans une vieille tour ou je fais ma demeure , & je viens de 1'admirer. Je ne veux pas abfolument vous contredire, repartit Danhafch; mais , ma belle dame, vous me permettrez bien, jufqu'a ce que j'aie vu votre prince , de croire qu'aucun mortel ni mortelle n'approche pas de la beauté de ma princeffe. Tais-toi, maudit, repliqua Maimoune; je te dis encore une fois que cela ne peut pas être. Je ne veux pas m'opiniatrer contre vous, ajouta Danhafch; le moyen de vous convaincre fi je dis vrai ou faux , c'eft d'accepter la propofition que je vous ai faite de venir voir  Contes Arabes. pp fna princeffe, & de me montrer enfuite votre prince. II n'eft pas befoin que je prenne cette peine, reprit encore Maimoune, il y a un autre moyen de nous fatisfaire 1'un & 1'autre. C'eft d'apporter ta princeffe, & de la mettre a cöté de mon prince fur fon lit. De la forte, il nous fera aife', a moi & k toi, de les cemparer enfemble, & de vuider notre proces. Danhafch confentit k ce que la fee fouhaitoit, & il vouloit retourner a la Chine fur !e champ. Maimoune Farréta : Attends, lui ditelle, viens que je te montre auparavant la tour oü tu dois apporter ta princeffe. Ils volèrent enfemble jufqu'a la tour, & quand Maimoune 1'eut montrée k Danhafch : Va prendre ta princeffe , lui dit-elle, & fais vïte, tu me trouveras ici. Mais écoute : j'entends au moins que tu me payeras une gagcure , fi mon prince fe trouve plus beau que ta princeffe : & je veux bien auffi ten payer une, fi ta princeffe eft plus belle. Le jour qui fe faifoit voir affez clairemeat obligea Scheherazade de ceffer de parler. E!!e repnt la fuite la nuit fuivante, & dit au fultan des Indes : Gij  ioo Les mille et une Nuïts. CCXVe NUIT. S i r e, Danhafch s'éloigna de la fee, fe rendit a la Chine, & revint avec une diligence incroyable, chargé de la belle princeffe endormie. Maimoune la recut & 1'introduifit dans la chambre du prince Camaralzaman , ou ils la posèrent enfemble fur fon lit a cöté de lui. Quand le prince & la princeffe furent ainfi a cöté 1'un de 1'autre , il y eut une grande conteftation fur la préférence de leur beauté, entre le génie & la fée. Ils furent quelque tems a les admirer &; a les comparer enfemble fans parler. Danhafch rompit le filen'ce : Vous le voyez , dit-il a Maimoune, & je vous 1'avois bien dit que ma princeffe étoit plus belle que votre prince , en doutez-vous préfentement ? Comment! fi j'en doute ? reprit Maimoune ; oui vraiment j'en doute. II faut que tu fois aveugle, pour ne pas voir que mon prince 1'emporte de beaucoup au-deffus de ta princeffe. La princeffe eft belle, je ne le défavoue pas ; mais, ne te preffe pas , & compare-les bien 1'un avec 1'autre fkns prévention, tu verras que la chofe eft comme je le dis.  Contes Arabes. ioi Quand je mettrois plus de tems a les comparer davantage, reprit Danhafch, je n'en penferois pas autrenient que ce que j'en penfe. J'ai vu ce que je vois du premier coup d'ceil, & le tems ne me feroit pas voir autre chofe que ce que je vois. Cela n'empéchera pas néanmoins, charmante Maimoune, que je ne vous cède, fi vous le fouhaitez. Cela ne fera pas ainfi , reprit Maimoune ; je ne veux pas qu'un maudit génie comme toi me faiTe de grace. Je remets la chofe a un arbitre; & fi tu n'y confens, je prends gain de caufe fur ton refus. Danhafch, qui étoit pret a avoir toute autre complaifance pour Maimoune, n'eut pas plutöt donné fon confentement, que Maimoune frappa la terre de fon pié. La terre s'entr'ouvrit, & auffitót il en fortit un génie hideux , boffu, borgne & boiteux, avec fix cornes a la tête, & les mains & les piés crochus. Dès qu'il fut dehors , que la terre fe fut rejointe, & qu'il eut appercu Maimoune, il fe jeta a fes piés.; & en demeurant un genou en terre , il lui demanda ce qu'elle fouhaitoit de fon très-humble fervice. Levez-vous, Cafchcafch, lui dit-elle, (c'étoit le nom du génie) je vous fais venir ici pour être juge d'une difpute que j'ai avec ce maudit Danhafch. Jetez les yeux fur ce lit, & dite*. G iij  ï%i Les mille et une Nuits, nous fans partiaüté qui vous paroit plus beau, cu jeune homme ou de la jeune dame. Cafchcafch regarda le prince & la princeffe avec des marqués d'une furprife & d'une admiration extraordinaire. Après qu'il les eut bien confidérés fans pouvoir fe de'terminer : Madame, dit-il a Maimoune, je vous avoue que je vous tromperois & que je me trahirois moi-même, fi je vous difois que je trouve 1'un plus beau que 1'autre. Plus je les examine , & plus il me femble que chacun pofsède au fouverain degré la beauté qu'ils ont en partage, autant que je puis m'y connoitre , & 1'un n'a pas le moindre défaut par oü 1'on puifle dire qu'il cède a 1'autre. Si 1'un ou 1'autre en a quelqu'un, il n'y a, felon mon avis, qu'un moven pour en être éclairci. C'eft de les éveiller 1'un après Tautre, & que vous conveniez que celui qui témoignera plus d'amour par fon ardeur , par fon empreffement, & même par fon emportement 1'un pour 1'autre, aura moins de beauté en quelque chofe. Le confeil de Cafchcafch plut agréablement a Maimoune & a Danhafch. Maimoune fe changea en puce, & fauta au cou de Camaralzaman. Elle le piqua fi vivement qu'il s'éveilla, & y porta la main; mais il ne prit rien. Maimoune avoit été prompte a faire un faut en arrière,  Contes Arabes. 103 & k reprendre fa forme ordinaire , invifible néanmoins comme les deux génies, pour être témoin de ce qu'il alloit faire. En retirant la main , le prince la laiffa tomber fur celle de la princeffe de la Chine. II ouvrit les yeux, & il fut dans la dernière furprife de voir une dame couchée prés de lui, & une dame d'une fi grande beauté. II leva la tête, & s'appuya du coude pour la mieux confidérer. La grande jeunèffe de la princeffe, & fa beauté incomparable , 1'embrasèrent en un inftant d'un feu auquel il n'avoit pas encore été fenfible, & dont il s'étoit gardé jufqu'alors avec tant d'averfion. L'amour s'empara de fon coeur de la manicre la plus vive, & il ne put s'empêcher de s'écrier : Quelle beauté ! quels charmes ! mon cceur ! mon ame ! & en difant ces paroles, il la baifa au front, aux deux joues & k la bouche avec fi peu de précaution , qu'elle fe fut éveillée fi elle n'eüt dormi plus fort qu'a 1'ordinaire , par 1'enchantement de Danhafch. Quoi ! ma belle dame, dit le prince, vouS ne vous éveillez pas a ces marqués d'amour du Prince de Camaralzaman ! qui que vous foyez , il n'eft pas indigne du votre. II alloit 1'éveiller tout de bon; mais il fe retint tout-acoup. Ne feroit-ce pas, dit-il en lui-même s G iv  104 Les mille et une Nuits, celle que le fultan mon père vouloit me donner en mariage ? II a eu grand tart de ne me la pas faire voir plutót. Je ne IWois pas offenfé par ma défobéiffance & par mon emportement fi public contre lui, & il fe füt épargné a luiméme la confufion, que je lui ai donnée. Le prince Camaralzaman fe repentit fincèrement de la faute qu'il avoit commife, dc il fut encore fur le point d'éveiller la princeffe de la Chine. Peut-être auffi, dit-il en fe reprenant , que Ie fultan mon père veut me furprendre : fans doute qu'il y a envoyé cette joune d-mc pour cprouver fi j'ai ve'ritablement amant d'averfion pour le mariage que je lui en ai fair paroïtre. Qui fait s'il ne 1'a pas amene'e lui-mémc, & s'il n'eft p;is caché.pour fe faire voir & nic faire bionte dc ma diffimulation ? Cette feconde ifaute feroit dc beaucoup plus grande que la première. A tout événement je me co-itentcrai de c-tte bague póur me fouvenir d'elle. C'étoit une fort belle bague, que la princeffe avoit au doigt. Il la tira adroitcment & mit la fienne a la place. Auffitót il lui tourna le dos, & il ne fut pas long-tems a dormir d'un fommeil auffi profond qu'auparavantpar 1'enchantement des génies, Pcs. que le prince Camaralzaman fut bien endormi, Danhafch fe transforma en puce a fojft  Contes Arabes. 105* tour, & alla mordre la princefTe au bas de la lèvre. Elle s'éveilla en furfaut, fe mit fur fon féant, & en ouvrant les yeux , elle fut fort étonnée de fe voir couchée avec un homme. De I'étonnement elle paffa k 1'admiration , & da Padmiration k un épanchement de joie quelle fit paroïtre des qu'elle eut vu que c'étoit un jeune homme fi bien fait & fi aimable. Quoi! s'écria-t-elle, eft-ce vous que le roi mon père m'avoit deftiné pour époux? Je fuis bien malheureufe de ne 1'avoir pas fu ! je ne 1'aurois pas mis en colère contre moi , & ja n'aurois pas été fi long-tems privée d'un mari que je ne puis m'empécher d'aimer de tout mon coeur, Eveillez-vous, éveillez-vous , il ne fied pas k un mari de tant dormir la première nuit de fes noces. En difant ces paroles , la princeffe prit le prince Camaralzaman par le bras, & 1'agita fi fort qu'il fe fut éveillé , fi dans le moment Maimoune n'eüt augmenté fon fommeil en augmentant fon enchantement. Elle 1'agita de même a plufieurs reprifes; & comme elle vit qu'il ne s'éveilloit pas: Eh quoi ! reprit-elle, que vous eft-il arrivé ? quelque rival jaloux de votre ponheur & du mien, auroit-il eu recours k la magie , & vous auroit-il jeté dans eet afToupiflement infurmontable lorfque vous devcz être  Iq5 Les mille et une Nuits, plus éveillé que jamais? Elle lui prit la main, én la baifant tendrement, elle s'appercut de Ia bague qu'il avoit au doigt. Elle la trouva fi' fèmblable a la fienne , qu'elle fut convaincué que e'étoit* elle-rnème, quand elle eut vu qu'elle en avoit une Mie'. Elle ne comprit pas comment eet échange s'étoit fait; mais elle ne douta pas que ce ne fut la marqué certaine de leur mariage. LafTée de la peine inutile qu'elle avoit prife pour 1'éveiller, & affurée ; comme ellë Ie penfoit, qu'il ne lui échapperoit pas : Puifque je ne puis venir a bout de vous éveiller, eit-elle, je ne m'opiniatre pas davantage a interrompre votre fommeil : a nous revoir. Après lui avoir donné un baifer a la joue en pronon. ?ant ces dernières paroles , elle fe reccucha & mit très-peu de tems a fe rendörmir. Quand Maimoune vit qu'elle pouvoit parler fans craindre que la princeffe de la Chine fe réveillat : Hé bien, maudit, dit-elle a Danhafch , as-tu vu ? es-tu convaincu que ta princeffe eft moins belle que mon prince? va, je veux bien te faire giace de la gageure que tu me dois. Une autre fois , crois-moi quand je t'aurai affuré quelque chofe. En fe tournant du eóté de Cafchcafch : Pour vous, ajouta-t-elle, je vous remercie. Prenez la princeffe avec Danhafch, & remportez-la enfemble dans fon    Contes Arabes. 107 lit, oü il vous menera. Danhafch & Cafch cafch exécutèrent 1'ordre de Maimoune, Sc Maimoune fe retïra dans fon puits. Le jour qui commencoit de paroïtre , impofa filence k la fultane Scheherazade. Le fultan des Indes fe leva , & la nuit fuivante la fultane continua de lui raconter le même conté en ces termes : ■ ccxvr NUIT. Suite de Vhijloire de Camaralzaman. Sire, dit-eile , le prince Camaralzaman , en s'éveillant le lendemain matin, regarda k cöté de lui, fi la dame qu'il avoit vue la même nuit, y étoit encore. Quand il vit qu'elle n'y étoit plus : Jel'avois bien penfé, dit-il en lui-même, que c'étoit une, furprife que le roi mon père vouloit me faire : je me fais bon gré de m'en être gardé. II éveilla 1'efclave qui dormoit encore , Sc le preffa de venir 1'habiller, fans lui parler de rien. L'efclave lui apporta le baflin & 1'eau : il fe lava ; Sc après avoir fait fa prière, il prit un livre, Sc lut quelque tems. Après ces exercices ordinaires, Camaralzaman appela l'efclave : Viens-$a, lui dit-il, Sc  io8 Les mille et une Nüits, ne mens pas. Dis-moi comment eft venue Ia dame qui a couché cette nuit avec moi , & qui 1'a amenée ? Prince , répondit l'efclave avec un grand étonnement, de quelle dame entendez - vous parler? De celle, te dis-je, reprit le prince, qui eft venue , ou qu'on a amenée ici cette nuit, & qui a couché avec moi. Prince, repartit l'efclave, je vous jure que je n'en fais rien. Par oü cette dame feroit-elle venue, puifque je couche a la porte ? Tu es un menteur, maraut, répliqua le prince, & tu es d'intelligence pour m'afïliger davantage & me faire enrager. En difant ces mots, ïl lui appliqua un fouffiet, dont il le jeta par terre; & après 1'avoir foulé long-tems fous les piés, il le lia au-deffous des épaules avec la corde du puits , le defcendit dedans , & le plongea plufieurs fois dans 1'eau par-deffus la tête : Je te noyerai , s'écria-t-il, fi tu ne me dis promptement qui eft la dame , & qui 1'a amenée. L'efclave férieufement embarraffé , moitié dans 1'eau, moitié dehors , dit en lui-même : Sans doute que le prince a perdu 1'efprit de douleur, & je ne puis échapper que par un menfonge. Prince , dit-il d'un ton dc fupplianta, «lonnez-moi la vie , je vous en conjure ; je.  CONTES A E A E E S. 100 promets de vous dire la chofe comme elle eft. Le prince retira l'efclave, & le prefta de parler. Des qu'il fut hors du puits : Prince, lui dit l'efclave en tremblant, vous voyez bien que je ne puis vous fatisfaire dans 1'état oü je fuis; donnez-moi le tems d'aller changer d'habit auparavant. Je te Faccorde , reprit le prince ; mais fais vite, & prends bien garde de ne me pas cacher la vérité. L'efclave fortit; & après avoir fermé la porte fur le prince, il courut au palais dans 1'état oü il étoit. Le roi s'y entretenoit avec fon premier vifir, & fe plaignoit a lui de la mauvaife nuit qu'il avoit paifée au fujet de la défobéiffance & de 1'emportement fi criminel du prince fon fils , en s'oppofant a fa volonté. Ce miniftre tachoit de le confoler , & de lui faire comprendre que le prince lui-même lui avoit donné lieu de le réduire. Sire , lui difoit-il, votre majefté ne doit pas fe repentir de 1'avoir fait arrêter. Pourvu qu'elle ait la patience de le laifTer quelque tems dans fa prifon, elle doit fe perfuader qu'il abandonnera cette fougue de jeuneffe , & qu'enfin il fe foumettra a tout ce qu'elle exigera de lui. Le grand-vifir achevoit ces derniers mots , lorfque l'efclave fe préfenta au roi Schahzaman. Sire, lui dit-il, je fuis bien fiché de venir  iio Les mille et une Nuits, annoncer a votre majefté une nouvelle qu'elle ne peut écouter qu'avec un grand déplaifir. Ce qu'il dit d'une dame qui a couché cette nuit avec Iui,& 1'état ou il m'a mis, comme votre majefté le peut voir , ne font que trop connoïtre qu'il n'eft plus dans fon bon fens. II fit enfuite le détail de tout ce que le prince Camaralzaman avoit dit , & de 1'excès dont il 1'avoit traité , en des termes qui donnèrent créance a fon difcours. Le roi qui ne s'attendoit pas a. ce nouveau fujet d'affliction : Voici, dit-il k fon premier miniftre , un incident des plus facheux , bien différent de 1'efpérance que vous me donniez tout-a-l'heüre. Allez, ne perdez pas de tems .TOyez vous-même ce que c'eft, &; venez m'en informer. Le grand-vifir obéit fur le champ , & en entrant dans la chambre du prince, il le trouva affis & fort tranquiile, avec un livre k la main, qu'il lifoit. II le falua , & après qu'il fe fut affis prés de lui : Je veux un grand mal k votre efclave , lui dit-il, d'être venu effrayer le roi votre père, par la nouvelle qu'il vient de lui apporter. Quelle eft cette nouvelle , reprit le prince , qui peut lui avoir donné tant de frayeur ? j'ai un fujet bien plus grand de me plaindre de mon efclave.  Contes Arabes. iii Prince, repartit le vifir , a dieu ne plaife que ce qu'il a rapporté de vous, foit véritable. Le bon état oü je vous vois, & oü je prie dieu qu'il vous conferve , me fait connoïtre qu'il n'en eft rien. Peut-être, répliqua le prince, qu'il ne s'eft pas bien fait entendre. Puifque vous êtes venu, je fuis bien aife de demander a une perfonne comme vous qui devez en favoir quelque chofe , oü eft la dame qui a couché cette nuit avec moi. Le grand-vifir demeura comme hors de luimême , a cette demande. Prince , répondit-il, ne foyez pas furpris de 1'étonnement que je fais paroïtre fur ce que vous me demandez. Seroitil poflïble, je ne dis pas qu'une dame, mais qu'aucun homme au monde eüt pénétré de nuit jufqu'en ce lieu, oü 1'on ne peut entrer que par la porte , & qu'en marchant fur le ventre de votre efclave ? De grace rappelez votre mémoire , & vous trouverez que - vous avez eu un fonge qui vous a laiffé cette forte impreffion. Je ne m'arrête pas a votre difcours, reprit le prince d'un ton plus haut, je veux favoir abfolument qu'eft devenue cette dame : & je fuis ici dans un lieu oü je faurai me faire obéir. A ces paroles fermes, le grand-vifir fut dans  it2 Les mille et une Nuits, un èmbarras qu'on ne peut exprimer , & il fohgea au moven de s'en tirer le mi eux qu'il lui feroit poffible* II prit le prince par la douceur, & lui demanda dans les termes les plus humbles & les plus ménagés, fi lui-même il avoit vu cette dame. Oui, oui , repartit le prince, je 1'ai vue, & je me fuis fort bien appercu que vous 1'ayez apoftée pour me tenter. Elle a fort bien joué le röle que vous lui avez prefcrit, de ne me pas dire un mot, de faire Ia dormeufe , & de fe retirer dès que je ferois endormi. Vous le favez fans doute, & elle n'aura pas manqué de vous en faire le récit. Prince , répliqua le grand-vifir, je vous jure qu'il n'eft rien de tout ce que je viens d'entendre de votre bouche, & que le roi votre père & moi nous ne vous avons pas envové la dame dont vous parlez : nous n'en avons pas même eu la penfée. Permettez-moi de vous dire encore une fois, que vous n'avez vu cette dame qu'en fonge. Vous venez donc pour vous moquer auffi de moi, répliqua encore le prince en colère, & pour me dire en face que ce que je vous dis eft un fonge. II le prit auifitöt par ia barbe, & il le chargea de coups auffi long-tems que fes forces le lui permirent. Le  Contes Arabes. i ï 3 Le pauvre grand-vifir eifuya patiemment toute Ia colère du prince Camaralzaman par refpeóh Me voila, dit-il en lui-même , dans le même cas que l'efclave : trop heureux fi je puis échapper comme lui d'un fi grand danger. Au milieu des coups dont le prince le chargeoit encore : Prince, s'écria-t-il, je vous fupplie de me donner un moment d'audience. Le prince las de frapper, le laiffa parler. Je vous avoue , prince, dit alors le grandvifir en dinimulant, qu'il eft quelque chofe de ce que vous croyez. Mais vous n'ignorez pas la néceffité oü eft un miniftre d'exe'cuter les ordres du roi fon maïtre. Si vous avez la bonté de me le permettre, je fuis pres d'aller- lui dire de votre part ce que vous m'ordonnerez. Je vous le permets, lui dit le prince; allez, & dites-lui que je veux époufer la dame qu'il m'a envoyée ou amenée, & qui a couché cette nuit avec moi : faites promptement, & apportez-moi la réponfe. Le grand-vifir fit une profonue révérence en le quittant, & il ne fe crut délivré que quand il fut hors de la tour, & qu'il eut refermé la porte fur le prince. Le grand-vifir fe préfenta devant le röi Schahzaman avec une trifteffe qui 1'affligea d'abord. Eh bien, lui demanda ce monarque, en quel état avez-vous trouvé mon fils ? Sire, Tome ÏXt H  H4 Les mille et une Nuits, répondit ce miniftre , ce que l'efclave a rapporté a votre majefté, n'eft que trop vrai. II lui fit le récit de 1'entretien qu'il avoit eu avec Camaralzaman, de 1'emportement de ce prince, dès qu'il eut entrepris de lui repréfenter qu'il n'étoit pas poffible que la dame dont il parloit, eüt couché avec lui, du mauvais traitement qu'il avoit regu de lui, & de 1'adreffe dont il s'étoit fervi pour échapper de fes mains. Schahzaman d'autant plus mortifié qu'il aimoit toujours le prince avec tendreffe, voulut s'éclaircir de la vérité par lui-même ; il alla le voir a la tour, & mena le grand-vifir avec lui. Mais, fire , dit ici la fultane Scheherazade en s'interrompant, je m'appercois que le jour commence de paroïtre. Elle garda le filence, & la nuit fuivante en reprenant fon difcours, elle dit au fultan des Indes : ccxvir NUIT. Sire, le prince Camaralzaman recut le roi fon père dans la tour oü il étoit en prifon , avec un grand refpeét. Le roi s'affit; & après qu'il eut fait affeoir le prince prés de lui , il lui fit plufieurs demandes auxquelles il répon-  C ONT es' AkABÉS, ii ƒ 'dit d'un très-bon fens. Et de tems en tems ii regardoit le grand-vifir, comme pour lui dire qu'il ne voyoït pas que le prince fon fils eüt perdu 1'efprit comme il 1'avoit affuré, & qu'il falloit qu'il 1'eüt perdu lui-méme. Le roi enfin paria de la dame au prince : Mon fils , lui dit-il, je vous prie de me dire ce que c'eft que cette dame qui a couché cette nuit avec vous, a ce que 1'on dit. Sire, répondit Camaralzaman, je füppJie votre majefté de ne pas augmenter le chagrin qu'on m'a déja donné fur ce fujet : faïtes-moi plutöt la grace de me la donner en mariage, Quelqu'averfion que je vous aie témoignée jufqu'a préfent pour les femmes, cette jeune beauté m'a teüement charmé, que je ne fais pas difficulté de vous avoue- ma foibleffe. Je fuis prés de la recevoir de votre main avec h dernière Dbligation. Le roi Schahzaman demeura interdit a la Npoflfe du prince, fi éloignée , comme il le lui femblok, du bon fens qu'il venoit de faire paroïtre auparavant. Mon fils, reprit-il , vous me tenez un difcours qui me jette dans un étonnement dont je ne puis revenir. Je vous jure par la couronne qui doit paffer k vous après moi, que je ne fais pas la moindre chofe de la dame dont vous me pariet. Je n'y ai H ij  liö Les mille et une Nuïts, aucune part, s'il en eft venu quelqu'une. Mais comment auroit-elle pu pénétrer dans cette tour fans mon confentement ? car quoi que vous ait pu dire mon grand-vifir, il ne 1'a fait que pour tacher de vous appaifer. II faut que ce foit un fonge; prenez-y garde , je vous en conjure,& rappellez vos fens. Sire, repartit le prince , je ferois indigne a jamais des bontés de votre majefté, fi je n'ajoutois pas foi a 1'affurance qu'elle me donne. Mais je la fupplie de vouloir bien fe donner la patience de m'écouter , & de juger fi ce que j'aurai 1'honneur de lui dire , eft un fonge. Le prince Camaralzaman raconta alors au roi fon père, de quelle manière il s'étoit éveillé. II lui exagéra la beauté & les charmes de la dame qu'il avoit trouvée a fon cóté, 1'amour qu'il avoit concu pour elle en un moment, & tout ce qu'il avoit fait inutilement pour la réveiller. II ne lui cacha pas méme ce qui l'avoit obligé de fe réveiller & de fe rendormir, après qu'il eut fait 1'échange de fa bague avec celle de la dame. En achevant enfin & en lui préfentant la bague qu'il tira de fon doigt : Sire, ajouta-t-il, la mienne ne vous eft pas inconnue, vous 1'avez vue plufieurs fois. Après cela, j'efpère que vous ferez convaincu que  'Contes Arabes. 117 je n'ai pas perdu 1'efprit, comme on vous 1'a fait accroire. Le roi Schahzaman connut fi clairement la vérité de ce que le prince fon fils venoit de lui raconter, qu'il n'eut rien a répliquer. II en fut même dans un étonnement fi grand , qu'il demeura long-tems fans dire un mot. Le prince profita de ces momens : Sire , lui dit-il encore, la pafïion que je fens pour cette charmante perfonne , dont je conferve la précieufe image dans mon cceür , eft déja fi violente , que je ne me fens pas affez de force pour y réfifter. Je vous fupplie d'avoir co«npaflion de moi, & de me procurer le bonheur de la pofféder. Après ce que je viens d'entendre, mon fils, & après ce que je vois par cette bague, reprit le roi Schahzaman, je ne puis douter que votre paffion ne foit réelle, & que vous n'ayez vu la dame qui 1'a fait naitre. Plüt a dieu que je la connuffe cette dame ? vous feriez content dès aujourd'hui, & je ferois le père le plus heureux du monde. Mais oü la chercher? comment, & par oü eft-elle entrée ici, fans que j'en aie rien fu & fans mon confentement ? Pourquoi y eft-elle entrée feulement pour dormir avec vous, pour vous faire voir fa beauté, vous enflammer d'amour, pendant qu'elle.  iï8 Les mille et une Nuits, dormoit, & difparoïtre pendant que vous dornuez ? Je ne comprends rien dans cette aventure, mon fils; & fi le del ne nous eft favorable, elle nous mettra au tombeau vous & moi. En achevant ces paroles & en prenant le prince par la main : Venez, ajouta-t-il, allons nous affliger enfemble : vous, d'aimer fans efpe'rance, & moi , de vous voir affligé, & de ne pouvoir reme'dier a votre mal. Le roi Schahzaman tira le prince hors de la tour, & 1'emmena au palais oü le prince, au défefpoir d'aimer de toute fon ame une dame inconnue, fe mit d'abord au lit. Le roi s'enferma , & pleura plufieurs jours avec lui, fans vouloir prendre aucune connoiflance des affaires de fon royaume. Son premier miniftre , qui étoit le feul a-qui il avoit laifle 1'entrée libre, vint un jour lui repréfenter que toute fa cour, & même les peuples, commengoient de murmurer de ne le pas voir, & de ce qu'il ne rendoit plus la juftice chaque jour a fon ordinaire, & qu'il ne répondoit pas du défordre qui pouvoit arriyer. Je fupplie votre majefté, pourfuivit-il, d'y faire attention. Je fuis perfuadé que fa préfence foulagé la douleur du prince, & que la préfence du prince foulage la vótre naturellement; mais, elle doit fongor a ne pas laifler tout périr. Elle  Contes Arabes. 119 voudra bien que je lui propofe de fe tranfporter avec le prince au chateau de la petite ile, peu éloigné du port, & de donner audience deux fois la femaine feulement. Pendant que cette fondion 1'obligera de s'éloigner du prince , la beauté charmante du lieu , le bel air , & la vue merveilleufe dont on y jouit, feront que le prince fupportera votre abfence, de peu dé durée, avec plus de patience. Le roi Schahzaman approuva ce confeil; & dès que le chateau, ou il n'étoit allé depuis long-temps, fut meublé , il y paffa avec le prince, oü il ne le quittoit que pour donner les deux audiences précifément. II paffoit le refte du tems au chevet de fon lit, & tantöt il tachoit de lui donner de la confolation , tantöt il s'affligeoit avec lui. SUITE DE L'HISTOIRE De la Princeffe de la Chine. Pendant que ces chofes fe paffoient dans la capitale du roi Schahzaman, les deux génies, Danhafch & Cafchcafch , avoient reporté la princeffe de la Chine au palais , oü le roi de la Chine l'avoit renfermée , & 1'avoient remife dans fon lit. Hiv  lao Les mille et une Nuits, Le lendemain matin a fon réveil, la princeffe de la Chine regarda a droite & a gauche ; & quand elle eut vu que le prince Camaralzaman n'étoit plus prés d'elle , elle appela fes femmes d'une voix qui les fit accourir promptement , & environner fon lit. La nourrice , qui fe préfenta a fon chevet , lui demanda ce qu'elle fouhaitoit, & s'il lui étoit arrivé quelque chofe. Dites-moi, reprit la princeffe , qu'eft devenu le jeune homme que j'aime de tout mon cceur, qui a couché cette nuit avec moi ? Princeffe , répondit la nourrice, nous ne comprenons rien a votre difcours , fi vous ne vous expliquez davantage. C'eft, reprit encore la princeffe , qu'un jeune^ homme , le mieux fait & le plus aimable qu'on puiffe imaginer , dormoit prés de moi cette nuit ; que je 1'ai careffé long-tems , & que j'ai fait tout ce que j'ai pu pour 1'éveiller fans y réuffir: je vous demande oü il eft. Princeffe, repartit la nourrice , c'eft fans doute pour vous jouer de nous ce que vous en faites : vous plaït-il de vous lever ? Je parle trèsférieufement, répliqua la princeffe , & je veux favoir oü il eft. Mais, princeffe, infifta la nourrice , vous étiez feule quand nous vous couchames hier au foir, & perfonne n'eft entré pour  Cóntés Arabes'. 121 toucher avec vous, que nous fachions, vos femmes & moi. La princeffe de la Chine perdit patience ; elle prit fa nourrice par la tête , en lui donnant des foufffets & de grands coups de poings. Tu me le diras , vieille forcière , dit-elle , ou je t'affommerai. La nourrice fit de grands efforts pour fe tirer de fes mains. Elle s'en tira enfin , & elle alfa fur le champ trouver la reine de la Chine , mère de la princeffe. Elle fe préfenta les larmes aux yeux , & le vifage tout meurtri, au grand étonnement de la reine , qui lui demanda qui favoit mife en eet état. Madame , dit la nourrice , vous voyez le traitement que m'a fait la princeffe; elle m'eüt affommée fi je ne fus échappée de fes mains. Elle lui raconta enfuite le fujet de fa colère & de fon emportement, dont la reine ne fut pas moins afHigée que lurprife. Vous voyez , madame , ajouta-t-elle en finiffant , que la princeffe eft hors de fon bon fens. Vous en jugerez vousmême , fi vous prenez la peine de la venir voir. La tendreffe de la reine de la Chine étoit trop intéreffée dans ce qu'elle venoit d'entendre ; elle fe fit fuivre par la nourrice , & elle alfa voir la princeffe fa fille dès le même moment.  tft Les mille fff tjne NtrfTs,' La fultane Scheherazade vouloit continuer} mais elle s'appercut que le jour avoit déja commencé. Elle fe tut ; & en reprenant le conté la nuit fuivante, elle dit au fultan des Indes : CCXVIIF NUIT. Sire , la reine de la Chine s'affit prés de la princeffe fa fille en arrivant dans 1'appartement oü elle étoit renfermée; & après qu'elle fe fut informée de fa fanté, elle lui demanda quel fujet de mécontentement elle avoit contre fa nourrice , qu'elle avoit maltraitée. Ma fille, ditelle, cela n'eft pas bien , & jamais une grande princeffe comme vous ne doit fe laiffer emporter a eet excès. Madame , répondit la princeffe , je vois bien que votre majefté vient, pour fe moquer auffi de moi; mais je vous déclare que je n'aurai pas de repos que je n'aie époufé 1'aimable cavalier qui a couché cette nuit avec moi. Vous devez favoir oü il eft ; je vous fupplie de le faire revenir. Ma fille , reprit la reine , vous me furprenez, & je ne comprends rien a votre difcours. La princeffe perdft le refpecl:: Madame , répliqua-t-elle, le roi mon père & vous , vous m'avez  Contes Arabes. 123 perfécutée pour me contraindre de me marier, lorfque je n'en avois pas d'envie ; cette envie m'eft venue préfentement , & je veux abfolument avoir pour mari le cavalier que je vous ai dit , finon je me tuerai. La reine tacha de prendre la princeffe par la douceur. Ma fille , lui dit-elle , vous favez bien vous-même que vous êtes feule dans votre appartement , & qu'aucun homme ne peut y entrer. Mais au lieu d'écouter , la princeffe 1'interrompit , & fit des extravagances qui obligèrent la reine de fe retirer avec une grande affliction , & d'aller informer le roi de tout. Le roi de la Chine vouloit s'éclaircir luimême de la chofe. II vint k 1'appartement de la princeffe fa fille , & il lui demanda fi ce qu'il venoit d'apprendre , étoit véritable. Sire , répondit-elle , ne parions pas de cela; faites-moï feulement la grace de me rendre 1'époux qui a couché cette nuit avec moi. Quoi ! ma fille, reprit le roi , eft-ce que quelqu'un a couché avec vous cette nuit ? Comment , fire , repartit la princeffe fans lui donner le tems de pourfuivre , vous me demandez fi quelqu'un a couché avec moi ! votre majefté ne 1'ignore pas. C'eft le cavalier le mieux fait qui ait jamais paru fous le ciel. Je vous le redemande, ne me refufez pas , je vous en fup-  ï24' Les" mille èt une NtfiTs, plie. Afin que votre majefté ne doute pas eontinua-t-elle, que je n'aie vu le cavalier ; qu'il n'ait couché avec moi ; que je ne 1'aie carefle , & que je n'aie fait des efforts pour 1'éveiller , fans y avoir réuffi , voyez , s'il vous plait , cette bague. Elle avanca la main; & le roi de la Chine ne fut que dire quand il eut vu que c'étoit la bague d'un homme. Mais comme il ne pouvoit rien comprendre a tout ce qu'elle lui difoit, & qu'il l'avoit renfermée comme folie , il la crut encore plus folie qu'auparavant. Ainfi, fans lui parler davantage, de crainte qu'elle ne fit quelque violence contre fa perfonne , ou contre ceux qui s'approcheroient d'elle, il la fit enchaïner & refferrer plus étroitement, & ne lui donna que fa nourrice pour la fervir , avec une bonne garde a la porte. Le roi de la Chine , incbnfolable du malheur qui étoit arrivé a la princeffe fa fille , d'avoir perdu 1'efprit, a ce qu'il croyoit, fongea aux moyens de lui procurer la guérifon. II affembla fon confeil; & après avoir expofé 1'état ou elle étoit : Si quelqu'un de vous, ajouta-t-il, eft affez habile pour entreprendre de la guérir , & qu'il y réuffiffe , je la lui donnerai en mariage , & le ferai héritier de mes états & de ma couronne après ma mort.  CONTES ARAEES. Le défir de pofféder une belle princeffe, & 1'efpérance de gouverner un jour un royaume auffi puiffant que celui de la Chine, firent un grand effet fur 1 'efprit d'un emir déja agé, qui étoit préfent au confeil. Comme il étoit habile dans la magie , il fe flatta d'y réuifir , & s'offrit au roi. J'y confens , reprit le roi ; mais je veux bien vous avertir auparavant que c'eft a condition de vous faire couper le cou fi vous ne réuffiffez pas : il ne feroit pas jufte que vous méritaffiez une fi grande récompenfe fans rifquer quelque chofe de votre cöté. Ce que je dis de vous , je le dis de tous les autres qui fe préfenteront après vous , au cas que ' vous n'acceptiez pas la condition, ou que vous ne réufïifïïez pas. L'émir accepta la condition , & le roi le mena lui-même chez la princeffe. La princeffe fe couvrit le vifage dès qu'elle vit paroïtre l'émir. Sire , dit-elle , votre majefté me furprend de m'amener un homme que je ne connois pas, & a qui la religion me défend de me laiffer voir. Ma fille , reprit le roi , fa préfence ne doit pas vous fcandalifer % c'eft un de mes émirs qui vous demande en mariage. Sire , repartit la princeffe , ce n'eft pas celui que vous m'avez déja donné , & dont j'ai recu la foi par la bague  i2 de perdre la vie, fi je ne réuiïis pas «. Outre les gardes & les portiers du roi , la nouveauté fit affembler en un inftant une infi— nité de peuple autour du prince Camaralzaman. En effet , il y avoit long-tems qu'il ne s'étoit préfcnté ni médecin , ni aftrologue , ni magicien , depuis tant d'exemples tragiques de ceux qui avoient échoué dans leur entreprife. On  C o n t b s 'Arabes. 147 Croyoit qu'il n'y en avoit plus au monde , ou du moins qu'il n'y en avoit plus d'auffi infenfés. A voir la bonne mine du prince, fon air noble , la grande jeuneffe qui paroilfoit fur fort vifage , il n'y en eut pas un a qui il ne fit compaffion : A quoi penfez-vous , feigneur , lui dirent ceux qui étoient le plus prés de lui ? Quelle eft votre fureur , d'expofer ainfi a une mort certaine , une vie qui donne de fi belles efpérances ? Les têtes coupées que vous avez vues au-deffus des portes, ne vous ont-elles pas fait horreur ? Au nom de dieu abandonnez ce deffein de défefpéré , retirez-vous. A ces remontrances le prince Camaralzaman demeura ferme ; & au lieu d'écouter ces haran» gueurs , comme il vit que perfonne ne venoit pour 1'introduire , il répéta le même cri avee une aifurance qui fit frémir tout le monde; & tout le monde s'écria alors : II eft réfolu de mourir, & dieu veuille avoir pitié de fa jeuneffe & de fon ame. II cria une troifième fois, & le grand vifir enfin vint le prendre en perfonne de la part du roi de la Chine. Ce miniftre conduifit Camaralzaman devant le roi. Le prince ne feut pas plutöt appergu affis fur fon tröne , qu'il fe profterna, & baifa la terre devant lui : le roi, qui de tous ceux qu'une préfomption démefurée avoit fait venix Kij  I^S Les mille et une Nuits, apporter leurs têtes a fes piés , n'en avoit encore vu aucun digne qu'il arrêtat fes yeux fur lui, eut une veritable compaffion de Camaralzaman , par rapport au danger auquel il s'expofoit. II lui fit auffi plus d'honneur; il voulut qu'il s'approchat & s'afsit prés de lui : Jeune homme , lui dit-il, j'ai de la peine a croire que vous ayez acquis a votre age affez d'expérience pour ofer entreprendre de guérir ma fille. Je voudrois que vous puilliez y réufïir , je vous la donnerois en mariage non-feulement fans répugnance , au lieu que je 1'aurois donnée avec bien du déplaifir a qui que ce fiit de ceux qui font venus avant vous ,mais même avec la plus grande joie du monde. Mais je vous déclare avec bien de la douleur , que fi vous y manquez , votre grande jeuneffe, votre air de nobleffe ne m'empêcheront pas de vous faire couper le cou. Sire , reprit le prince Camaralzaman , j'ai des graces infinies il rendre a votre majefté de 1'honneur qu'elle me fait, & de tant de bontés qu'elle témoigne pour un inconnu. Je ne fuis pas venu d'un pays fi éloigné, que fon nom n'eft peut-être pas connu dans vos états, pour ne pas exécuter le deilein qui m'y a amené. Que ne diroit-on pas de ma légèreté, fi j'abanidonnois un deffein fi généreux après tant de  'C o n t e s Ar a b e s. 10 fatigues & tant de dangers que j'ai effuyés ? Votre majefté elle-même ne perdroit-elle pas 1 'eftime qu'elle a déja congue de ma perfonne ? Si j'ai a mourir , lire, je mourrai avec la fa.tisfa&ion de n'avoir pas perdu cette eftime après 1'avoir méritée. Je vous fupplie donc de ne me pas laiffer plus long-tems dans 1'impatience de faire connoitre la certitude de mon art, par 1'expérience que je fuis pret d'en donner. Le roi de la Chine commanda a 1'eunuque, garde de la princeffe Badoure, qui étoit préfent, de mener le prince Camaralzaman chez la princeffe fa fille. Avant de le laiffer partir, il lui dit qu'il étoit encore a fa liberté de s'abftenir de fon entreprife. Mais le prince ne 1'écouta pas; il fuivit 1'eunuque avec une réfolution, ou plutöt avec une ardeur étonnante. L'eunuque conduifit le - prince Carnaralz-a,man; & quand ils furent dans une longue galerie au bout de laquelle étoit 1'appartement de la princeffe , le prince qui fe vit fi pres de 1'objet qui lui avoit fiiit verfer tant de larmes , & pour lequel il n'avoit ceffé de foupirer depuis fi long-tems, preffa le pas, & devanga l'eunuque. L'eunuque preffa le pas de même, &. eut de la peine a le rejoindre : Oü allez-vous donc fi vite, lui dit-il en 1'arrétant par le bras ? Vous Kiij  ïyo Les mille et üne Nüits, ne pouvez pas entrer fans moi; il faut que vous ayez une grande envie de mourir, de courir fi vite a la mort. Pas un de tant d'aftrologues que j'ai vus, & que j'ai amenés oü vous n'arriverez que trop tót, n'a témoigné eet empreffement. Mon ami, reprit le prince Camaralzaman en regardant l'eunuque, & en marchant a fon pas, c'eft que tous ces aftrologues dont tu parles , n'étoient pas sürs de leur fcience comme je Ie fuis de la mienne. Ils favoient avec certitude qu'ils perdroient la vie s'ils ne réuffiffoient pas, & ils n'en avoient aucune de réuffir. C'eft pour cela qu'ils avoient raifon de trembler en approchant du lieu oü je vais & oü je fuis certain de trouver mon bonheur. II en étoit a. ces mots lorfqu'ils arrivèrent a la porte. L'eunuque ouvrit & introduifit le prince dans une grande falie d'oü 1'on entroit dans la chambre de la princeffe qui n'étoit fermée que par une portière. Avant d'entrer, le prince Camaralzaman s'arrêta ; & en prenant un ton beaucoup plus bas qu'auparavant, de peur qu'on ne 1'entendït de la chambre de la princeffe : Pour te convaincre , dit-il a l'eunuque , qu'il n'y a ni préfomption, ni caprice, ni feu de jeuneffe dans mon éntreprife, je laiiTe 1'un des deux a ton choix: Qü'aimcs-tu mieux, que je guériffe Ia piinceüe  CONTES AKABES. Ift en fa préfence, ou d'ici, fans aller plus avant & fans la voir ? L'eunuque fut extrêmement étontié de 1'affurance avec laquelle le prince lui parloit. II ceffa de 1'infulter , & en lui parlant férieufement: II n'importe pas, lui dit-il } que ce foit la ou ici. De quelque manière que ce foitj vous acquerrez une gloire immortelle , non - feulement dans cette cour, maïs meme pat toute la terre habitable. II vaut donc mieux, reprit le prince, que je la guériffe fans la voir , afin que tu rendes témöignage de mon habileté. Quelle que foit mon impatience de Vóir une prir.ceffe d'un fi haut rang qui doit être mon époufe, en ta confidération néanmoins je veux bien me pnver guelques momens de ce plaifir. Comme il étoit fourni de tout ce qui diftinguoit un aftrologue, il tira fon écritoire & du papier , & écnvit ce billet a la princeffe de la Chine. BILLET Du Prince Camaralzaman > a la Princeffe de la Chine. «Adorable princeffe , 1'amoureux prince *> Camaralzaman ne vous parle pas des maux »inexprimables qu'il fouffre depuis la nuit Riv  Les,mille et une thfifgj -fatale que vos charmes lui firent perdre un* - hberte qu'il avoit réfolu de conferver touw » ia V1e. II vous marqué feulement qu'alors il -vous donna fon cceur dans votre charmant » lommeil : Sommeil importun qui ie priva du - Jif éclat de vos beaux yeux , malgré fes ef»> forts pour vous obliger de les ouvrir. II ofa » meme vous donner fa bague pour marqué » de fon amour, & prendre la vötre en échan» ge, qu'il vous envoie dans ce billet. Si vous » daignez la lui renvoyer pour gage récipro- - que du vótre, il s'eWa Ie plus hemeux - de tous les amans. Sinon, votre refus rte - lempechera pas de recevoir le coup de la »-> mort avec une réfïgnation d'autant plus gran•> de, quM Ie recevra pour 1'amour de vous. * I1 a"end votre réponfe dans votre anticham»> ure Wque Ie prince Camaralzaman eut achevé ce billet il en fit un paquet avec la bague de Ia princeffe qu'il enveloppa dedans, fans faire voir a 1 eunuque ce que c'étoit, & en le lui donnant : Ami, dit-il, prends & porte ce paquet a ta maïtreffe. Si elle ne guërit du moment quelle aura luie billet, & vu ce qui 1'aCcampagne,_je te permets de publier que je fuis le plus indigne & Je plus impudent de tQus  Contes Arabes. 15-3 ftftrologues qui ont été qui font, & qui fcront a jamais. Le jour que la fultane Scheherazade vit paroïtre en achevant ces paroles, 1'cbligea d'cn demeurer la. Elle pourfuivit la nuit fuivante, & dit au fultan des Indes : C C X X I P NUIT. Sire, l'eunuque entra dans la chambre de la princeffe de la Chine , & en lui préfentant le paquet que le pririce Camaralzaman lui envoyoit: Princeffe , dit-il, un aftrologue plus téméraire que les autres , fi je ne me trompe , vient d'arriver, & prétend que vous ferez guérie dès que vous aurez lu ce billet & vu cc qui eft dedans. Je fouhaiterois qu'il ne fut ni menteur, ni importeur. La princeffe Badoure prit le billet & 1'ouvrït avec aifez d'indifférence ; mais dès qu'elle eut vu fa bague, elle ne fe donna prefque pas le loifir d'achever de lire. Elle fe leva avec précipitation, rompit la chaine qui la tcnoit attachée, de 1'effort qu'elle fit, courut a la portière, & ï'ouvrit. La princeffe reconnut le prince, le prince la reconnut. Auffitöt ils coururent 1'un h 1'autre, s'embrafsèrent tendrement; & fans  ï/4 Les mille et tjne Nuïts, pouvoir parler dans I'excès de leur joie, ils fe regardèrent long-tems, en admirant comment ils fe revoyoient après leur première entrevue, a laquelle ils ne pouvoient rien comprendre! La nourrice qui e'toit accourue avec la princeffe , les fit entrer dans Ia chambre oü Ia princeffe rendit fa bague au prince: Reprenez-Ia, lui dit-eile, je ne pourrois pas Ia retenir fans vous rendre la vótre , que je veux garder toute ma vie. El les ne peuvent étre 1'une & 1'autre en de meilleures mains. L'eunuque cependant e'toit alle' en diligence «tvertir le roi de la Chine de ce qui venoit de fe paffer. Sire, lui dit-il, tous les aftrologues, me'decins & autres qui ont ofé entreprendre de guérir la princeffe jufqu'a préfent , n'étoient que des ignorans. Ce dernier venu ne s'eft fervi ni de grimoire , ni de conjurations d'efprits malins , ni de parfums , ni d'autres chofes t il 1'a gue'rie fans la voir. II lui en raconta Ia manière , & le roi agréablement furpris vint auffitót a 1'appartement de la princeffe qu'il emhraffa; il embraffa Ie prince de méme, prit fa main , & en la mettant dans celle de la princeffe : Heureux étranger, lui dit-il, qui que vous foyez , je tiens ma promeffe, & je vous donne ma fille pour époufe. A vous voir néanmoins , il n'eft pas poilible que je me perfuade  Contes Araeis. lyj1 ïme vous foyez ce que vous paroilfez, & ce que vous avez voulu me Faire accroire. Le prince Camaralzaman remercia le roi dans Jes termes les plus foumis pour lui témoigner mieux fa reconnoiffance : Pour ce qui eft de ma perfonne, fire , pourfuivit-il, il eft vrai que je ne fuis pas aftrologue , comme votre majefté 1'a bien jugé ; je n'en ai pris que 1'habillemcnt pour mieux réuffir a mériter la haute alliance du monarque le plus puhTant de 1'univers. Je fuis né prince, fils de roi & de reine ; mon Tiöm eft Camaralzaman , & mon père s'appelle Schahzaman, qui rcgne dans les iles alfez connues des enfans de Khaledan. Enfuite il lui raconta fon hiftoire, & lui fit connoitre combiea 1'origine de fon amour étoit merveilleufe; que celle de 1'amour de la princeffe étoit la meme, & que cela fe juftifioit par 1'échange des deux bagues. Quand le prince Camaralzaman eut achevé: Une hiftoire fi extraordinaire , s'ccria le roi , mérite de n'être pas inconnue a la poftérité. Je la ferai faire; & après que j'en aurai fait mettre 1'original en dépót dans les archives de mon royaume, je la rendrai publique , afin que de mes états elle paffe encore dans les autres. La cérémonie du mariage fe fit le meme jour, & 1'on en fit des réjouiffances folèmnelles dans  iy6 Les mille et une Nuitj?,' toute 1'étendue de la Chine. Marzavan'ne fut pas oublié; le roi de la Chine'lui donna entrée 'dans fa cour en 1'honoran: d'une charge, avec promefTe de 1'élever dans la fuite è d'autres plus confidérables. Le prince Camaralzaman & ]a princefle Badoure, 1'un & 1'autre au comble de leurs fouhaits , jouirent des douceurs de 1'hymen, & pendant plufieurs mois , le roi de la Chine* ne cefla de témoigner fa joie par des fètes CQötinuelles. ^Au milieu de ces plaifirs, le prince Camaralzaman eut un fonge une nuit, dans lequej il lui fcmbla voir le roi Schahzaman fon père au lit, prét a rendre 1'ame, qui difoit: Ce fils que j'ai mis au monde, que j'ai chéri fi tendrement , ce fils m'a abandonné, & lui-même eft caufe de ma mort. H s'éveilla en poulfant un grand foupir, qui éveilla aufli la princefle & la princefle Badoure lui demanda de quoi il foupiroit. Hélas,s'écria le prince, peut-étrequa 1'heure que je parle, le roi mon père n'eft plus de ce monde ! & il lui raconta le fujet qu'il avoit d'être troubjé d'une fi trifte pènfée. Sans lui parler du deflein qu'elle concut fur ce récit , Ia princefle qui ne cherchoit qua lui complaire, & qui connut que le défir de revoir le roi fo«  C o n t e s Arabes. i ;? père, pourroit diminuer le plaifir qu'il avoit de demeurer avec elle dans un pays fi e'loigné , profita le méme jour de 1'occafion qu'elle eut de parler au roi de la Chine en particulier. Sire, lui dit-elle en lui baifant la main , j'ai une grace a demander a votre majefté, & je lafupplie de ne me la pas refufer. Mais afin qu'elle ne croye pas que je la lui demande a la follicitation du prince mon mari, je 1'affure auparavant qu'il n'y a aucune part. C'eft de vouloir bien agréer que j'aille voir avec lui le roi Schahza-* man mon beau-père. Ma fille, reprit le roi, quelque déplaifir qua votre éloignement doive me coüter , je ne puis défapprouver cette réfolution ; elle eft digne de vous, nonobftant la fatigue d'un fi long voyage. Allez, je le veux bien; mais k condition que vous ne demeurerez pas plus d'un art a la cour du roi Schahzaman. Le roi Schahzaman voudra bien, comme je 1'efpère, que nous en ufions ainfi & que nous revoyons tour-k-tour, lui, fon fils & fa belle-fille, & moi, ma fille & mon gendre. La princeffe annonca ce confentement du roi de la Chine au prince Camaralzaman, qui en eut bien de la joie, & il la remercia de cette nouvelle marqué d'amour qu'elle venoit de lui donner.  ij8 Les mule et une Nuxts, Le roi de la Chine donna ordre aux próp** ratifs du voyage; & Iorfque tout fut en état, il partit avec eux, & les accompagna quelques journées. La féparation fe fit enfin avec beaucoup de larmes de part & d'autre. Le roi les «mbraffa tendrement; & après avoir prié Ie prince d'aimer toujours la princeffe fa fille , comme il 1'aimoit, il les laiffa continuer leur voyage, & retourna a fa capitale en chaflant. Le prince Camaralzaman & la princefle Badoure n'eurent pas plutót efluyé leurs larmes , qu'ils ne fongèrent plus qua la joie que Ie roi Schahzaman auroit de les voir & de les embraffer, & qu'a celle qu'ils auroient euxmêmes. Environ au bout d'un mois qu'ils étoient en marche, ils arrivèrent a une prairie d'une vafte étendue, & plantée d'efpace en efpace de grands arbres qui faifoient un ombrage très-agréable. Comme la chaieur étoit exceflive ce jour-la, le prince Camaralzaman jugea a propos d'y eamper, & il en paria a Ia princefle Badoure , qui y confentit d'autant plus facilement, qu'elle vouloit lui en parler elle-même. On mit pié a terre dans un bel endroit 3 & dès que Ia tente fut drsflee , la princeffe Badoure qui étoit affife a 1'ombre , y entra pendant que le prince Camarakanjan donnoit fes ordres pour le refh*  r Contes Arabes. iep du tampement. Pour être plus a fon aife , elle fe fit öter fa ceinture , que fes femmes pofèrent prés d'elle , après quoi, comme elle étoit fatiguée , elle s'endormit, & fes femmes la laifsèrent feule. Quand tout fut réglé dans le camp, le prince Camaralzaman vint a la tente ; & comme il vit que la princeffe dormoit, il entra & s'aflit fans faire de bruit. En attendant qu'il s'endormit peüt-être aufli , il prit la ceinture de la princelfe : il regarda 1'un après 1'autre les diamans & les rubis dont elle étoit enrichie , & il appercut une petite bourfe coufue fur Pétoffe fort proprement, & fermée avec un cordon. II la toucha & fentit qu'il y avoit quelque chofe dedans qui réfiftoit. Curieux de iavoir ce que c'étoit, il Quvrit la bourfe , & il en tira une cornaline gravée de figures & de caractères qui lui étoient inconnus. II faut , dit-il en luimême , que cette cornaline foit quelque chofe de bien précieux ; ma princeffe ne la porteroit pas fur elle avec tant de foin, de crainte de la perdre , fi cela n'étoit. En effet , c'étoit un talifman dont la reine 4e la Chine avoit fait préfent a la princeife fa fille pour la rendre heureufe , a ce qu'elle difoit, tant qu'elle le porteroit fur elle. Four mieux voir le talifman , le prince Ca-  rob Les mille ét une Nuitst, maralzaman fortit hors de la tente qui étoit ob* fcure , & voulut le confidérer au grand jour. Comme il Ie tenoit au milieu de la main , un oifeau (1) fondit de 1'air tout-a-coup & le lui enleva. Le jour fe faifoit déja voir , dans le tems que la fultane Scheherazade en étoit a ces dernières paroles. Elle s'en appercut & cefïa de parler. Elle reprit Ie même conté la nuit füi* vante , & dit au fultan Schahriar. ( i ) II y a dans le roman de Pierre de Provence & de la belle Magdelone, une aventure femblable qui a «té prife de celle-ci. CCXXIIP NUIT. Sire', votre majefté peut mieux juger de fétonnement & de Ia douleur de Camaralzaman , quand Toifeau lui eut enlevé le talifman de la main, que je ne pourrois 1'exprimer. A eet accident le plus affligeant qu'on puilfe imaginer, arrivé par une curiofité hors de faifon, & qui privoit la princeffe d'une chofe précieufe j il demeura immobile quelques momens. SÉPARATIO-N  Contes Arabes. 161 SÉ?AR ATI ON Du Prince Camaralzaman d'avec la Princeffe Badoure. JLj ' O i s e a u après avoir fait fon coup , s'étoit pofé a terre a peu de diftance , avec le talifman au bec. Le prince Camaralzaman s'avanga dans i'cfpérance qu'il le lacheroit : mais dès qu'il approcha , l'oifeau fit un petit vol & fe pofa a terre une autre fois. ii continua de le pourfuivre ; Foifeau après avoir avalé le talifman , fit un vol plus loin. Le prince qui étoit fort adroit, efpéra de le tuer d'un coup de pierre & le pourfuivk encore. Plus il s'éloigna de lui, plus il s'opiniatra a le fuivre & a ne le pas perdre de vue. De vallonen colline & de colline en vallon, foifeau attira toute la journée le prince Camaralzaman , en s'écartant toujours de la prairie & de la princeffe Badoure; & le foir, au lieu de fe jeter dans un buiffon oü Camaralzaman auroit pu le furprendre dans 1'obfcurité , il fe percha au haut d'un grand arbre oü il étoit en füreté. Le prince au défefpoir de s'être donné tant Tome IX. L  lós Les mille et une Nuits, de peine inutilement , de'libéra s'il retourneroit a fon camp. Mais , dit-il en lui-méme , par oü retournerai-je ? remonterai-je , redefcendrai-je par les collines & par les vallons par oü je fuis venu ? ne m'e'garerai-je pas dans les ténèbres ? & mes forces me le permettentelles ? Et quand je le pourrois, oferois-je me préfenter devant la princeffe , & ne pas lui reporter fon talifman ? Abïrné dans ces penfées défolantes & accablé de fatigue, de faim , de foif, de fommeil, il fe coucha , & paffa la nuit au pié de 1'arbre. Le lendemain Camaralzaman fut éveillé avant que l'oifeau eüt quitté 1'arbre ; & il ne 1'eut pas plutöt vu reprendre fon vol, qu'il Tobferva & le fuivit encore toute la journée , avec auffi peu de fuccès que la précédente , en fe nourriffant d'herbes ou de fruits qu'il trouvoit en fon chemin. II fit la même chofe jufqu'au dixième jour , en fuivant l'oifeau a 1'ceil depuis le matin jufqu'au foir , & en paflant la nuit au pié de 1'arbre oü il la paffoit toujours au plus haut. L'onzième jour, l'oifeau toujours en volant, & Camaralzaman ne ceffant de 1'obferver, arrivèrent a une grande ville. Quand l'oifeau fut prés des murs , il s'éleva au-defius , & prenant -fon vol au-dela, il fe déroba entièrement a la  Contes Arabes. 163 vue de Camaralzaman 5 qui perdit Pefpérance de le revoir , & de recouvrer jamais le talifman de la princeffe Badoure. Camaralzaman affligé en tant de manières & au-dela de toute expreflion, entra dans la ville qui étoit batie fur le bord de la mer , avec un très-beau port. II marcha long-tems par les rues fans favoir oü il alloit , ni oü s'arrêter, & arriva au port. Encore plus incertain de ce qu'il devoit faire , il marcha le long du rivage julqu'a Ia porte d'un jardin qui étoit ouverte , oü il fe préfenta. Le jardinier qui étoit un bon vieillard occupé a travailler , leva la tête en ce moment ; & il ne l'eut pas plutöt appercu, & connu qu'il étoit étranger & mufulman, qu'il 1'invita d'entrer promptement Sc de fermer la porte. Camaralzaman entra, ferma la porte ; & en abordant le jardinier, il lui demanda pourquoi il lui avoit fait prendre cette précaution. C'eft, répondit le jardinier, que je vois bien que vous êtes un étranger nouvellement arrivé & mufulman , & que cette ville eft habitée pour la plus grande partie par des idolatres qui ont une averfion mortelle contre les mufulmans , & qui traitent même fort mal le peu que nous fommes ici de Ia religion de notre prophete. II faut que vous 1'ignoriez , Sc je regarde comme un miracle que Lij  iq4 Les mille et une Nuits, vous foyez venu jufqu'ici fans avoir fait quelque mauvaife rencontre. En effet , ces idolatres font attentifs fur toute chofe a obferver les mufulmans étrangers a leur arrivée , a les faire tomber dans quelque piège, s'ils ne font bien inftruits de leur méchanceté. Je loue dieu de ce qu'il vous a amene' dans un lieu de füreté. ' Camaralzaman remercia ce bon homme avec beaucoup de reconnoiffance , de la retraite qu'il lui donrioit fi généreufement pour le mettre a 1'abfi de toute infulte. II vouloit en dire davantage ; mais le jardinier 1'interrompit : Laiffons-!a les complimens, dit-il, vous 'êtes fatigué , & vous devez avoir befoin de manger :. venez vous repofer, II le mena dans fa petite maifon ;& après que'le prince eut mangé fuffifamment de ce qu'il lui préfenta avec une cordialité dont il le chai ma, il le pria de vouloir bien lui faire part dü fujet de fon arrivée. Camaralzaman fatisfit le jardinier; & quand ïl eut fini fon hiftoire, fans lui rien déguifer, il lui demanda a fon ' tour par quelle route il pourröit retourner aux états du roi fon père; car, ajouta-t-il, de m'engager a aller rejoindre la princeffe , oü la trouverois-je après onze jours que je me fuis féparé d'avec elle par une aventure fi extraordinaire ? Que fais-je même fi elle  Contes Arabes. iój" eft encore au monde ? A ce trifte fouvenir , il ne put achever fans verfer des larmes. Pour réponfe a ce que Camaralzaman venoit de demander, le jardinier lui dit que de la ville oü il fe trouvoit, il y avoit une année entière de chemin jufqu'aux pays oü il n'y avoit que des mufulmans, commandés par des princes de leur religion ; mais que par mer, on arrivoit a 1'ile d'Ebène en beaucoup moins de tems , & que dela il étoit plus aifé de paffer aux lies des enfans de Khaledan; que chaque année, un navire marchand alloit a 1'ile d'Ebène , & qu'il pourroit prendre cette commodité pour retourner. dela aux iles des enfans de Khaledan. Si vous fuffiez arrivé quelques jours plutót, ajouta-t-il, vous vous fuffiez embarqué far celui qui a fait voile cette année. En attendant que celui de 1'année prochaine parte , fi vous agréez de demeurer avec moi , je vous fais offre de ma maifon , telle qu'elle eft , de trés - bon cceur. Le prince Camaralzaman s'eftima heureux de trouver eet afile dans un lieu oü il n'avoit aucune connoiffance , non plus qu'aucun intérêt d'en faire. II accepta 1'offre , & il demeura avec le jardinier. En attendant le départ du vaiffeau marchand pour 1'ile d'Ebène , il s'occupoit a travailler au jardin pendant le jour; Sc la nuit, L iij  i66 Les mille et une Nuits, que rien ne le de'tournoit de penfer a fa chère princeffe Badoure, il la paffoit dans les foupirs, dans les regrets & dans les pleurs. Nous le laifferons en ce lieu pour revenir k Ia princeffe Badoure , que nous avons laiffe'e endormie fous fa tente. HISTOIRE Pe la Princeffe Badoure après la feparation du Prince Camaralzaman. ]Lj a princeffe dormit affez long-tems, & en s eveillant, elle s'étonna que le prince Camaralzaman ne fut pas avec elle. Elle appela fes femmes, & elle leur demanda fi elles ne favoient pas oü il e'toit. Dans le tems' qu'elles Jui affuroient qu'elles 1'avoient vu entrer, mais qu'elles ne 1'avoient pas vu fortir, elle s'appergut, en reprenant fa ceinture , que Ia petite bourfe étoit ouverte , & que fon talifman n'y étoit plus. Elle ne douta pas que Camaralzaman ne 1'eüt pris pour voir ce que c'étoit, & qu'il ne le lui rapportat. Elle 1'attendit jufqu'au foir avec de grandes impatiences, & elle ne pouvoit comprendre ce qui pouvoit 1'obliger d'être éloigné d'elle fi long-tems. Comme elle vit  Contes Arabes. 167 qu'il étoit déja nuit obfcure, & qu'il ne revenoit pas, elle en fut dans une affliction qui n'eft pas concevable. Elle maudit mille fois le talifman & celui qui 1'avoit fait; & fi le refpect ne 1'eüt retenue , elle eüt fait des imprécations contre la reine fa mère qui lui avoit fait un préfent fi funefte. Défolée au dernier point de cette conjoncture, d'autant plus facheufe, qu'elle ne favoit par quel endroit le talifman pouvoit être la caufe de la féparation du prince d'avec elle, elle ne perdit pas le jugement; elle prit au contraire une réfolution courageufe , peu commune aux perfonnes de fon fexe. II n'y avoit que la princeffe & fes femmes dans le camp qui fulTent que Camaralzaman avoit difparu i car alors fes gens fe repofoient ou dormoient déja fous leurs tentes. Comme elle craignit qu'ils ne la trahiffent, s'ils venoient a en avoir connoiffance , elle modéra premièrement fa douleur , & défendit a fes femmes de rien dire ou de rien faire paroïtre qui püt en donner le moindre foupcon. Enfuite elle quitta fon habit, & en prit un de Camaralzaman , a qui elle reffembloit fi fort, que fes gens la prirent pour lui le lendemain matin quand ils la virent paroïtre , & qu'elle leur commanda de plier bagage & de fe mettre en marche. Quand tout fut prêt, elle fit entrer une de fes femmes L iv  16-3 Les mille et une Nüits, dans la litière ; pour elle, elle monta a cheval & Ton marcha. Après un voyage de plufieurs mois par terre & par mer, la princefle, qui avoit fait continuer la route fous le nom du prince Camaralzaman pour fe rendre a 1'ile des enfans de Khaledan, aborda a la capitale du royaume de 1'ile dEbene, dont le roi qui régnoit alors , s'appeloit Armanos. Comme les premiers de fes gens qui fe débarquèrent pour lui chercherun logement, eurent publie' que le vaiffeau qui venoit d'arnver, portoit le prince Camaralzaman, qui revenoit d'un long voyage, & que le mauva.s tems l'avoit obligé de relacher, le bruit en fut bientöt porté jufqu'au palais du roi. Le roi Armanos, accompagné d*ünegrande partie de fa cour, viftt auflitót au-devant de la Princeffe, & il Ja rencontra qu'elle venoit de fe debarquer, & qu>eiIe prenoit Je rfu ogement qu'on avoit retenu. II la recut comme le fils d'un roi fon ami, aVec qui il avoit toujours vécu de bonne intelligence , & la mena a fon palais , oü il la Iogea, elle & tous fes gens, fans avoir égard aux inftances qu'elle lui fit de la laiffer loger en fon particulier. Tl lui fit d'ailleurs tous les honneurs imaginabies, & il la regala pendant trois jours avec une magmficence extraordinaire.  CONTES ARABES. I'jO Quand les trois jours furent paffes, comme le roi Armanos vit que la princeffe qu'il prenoit toujours pour le prince Camaralzaman , parloit de fe rembarquer & de continuer fon voy age , & qu'il étoit charmé de voir un prince fi bien fait, de fi bon air , & qui avoit infiniment de 1'efprit, il la prit en particulier. Prince, lui dit-il , dans le grand age ou vous voyez que je fuis, avec très-peu d'efpérance de vivre encore long-tems , j'ai le chagiïn de n'avoir pas un fils a qui je puiffe laiffer mon royaume. Le ciel m'a donné feulement une fille unique, d'une beauté qui ne peut pas être mieux affortie qu'avec un prince auffi bien fait, d'une auffi grande naiffance, & auffi accompli que vous. Au lieu de fonger a retourner chez vous, acceptez-la de ma main avec ma couronne, dont je me démets dès-a-préient en votre faveur, & demeurez avec nous. II eft tems déformais que je me repofe après en avoir foutenu le poids pendant de fi longues années , & je ne puis le faire avec plus de confolation que pour voir mes états gouvernés par un fi digne fucceffeur. La fultane Scheherazade vouloit pourfuivre; mais le jour qui paroilïbit déja, 1'en empêcha. Elle reprit le même conté la nuit fuivante, & dit au fultan des Indes: #4  i7o Les miele et une Nuits. C C X X I Ve NUIT. Sire, 1'ofFre généreufe du roi de I'ïle d'Ebène de donner fa fille unique en mariage a la princeffe Badoure, qui ne pouvoit 1'accepter paree qu'elle e'toit femme , & de lui abandonner fes etats, la mirent dans un embarras auquel elle ne s'attendoit pas. De lui déclarer qu'elle n'e'toit pas le prince Camaralzaman, mais fa femme , il e'toit indigne d'une princeffe comme elle de de'tromper le roi après lui avoir affuré qu'elle e'toit ce prince, & qu'elle en avoit fi bien foutenu le perfonnage jufqu'alors. De le refufer au/Ti, elle avoit une jufte crainte dans la grande paffion qu'il te'moignoit pour la conclufion de ce mariage, qu'il ne changcat fa bienveillance en averfion & en haine , & n'attentat pas même a fa vie. De plus, elle ne favoit pas fi elle trouveroit le prince Camaralzaman auprès du roi Schahzaman fon père. Ces confidérations & celles d'acquérir un royaume au prince fon mari, au cas qu'elle le retrouvat, déterminèrent cette princeffe a accepter le parti que le roi Armanos venoit de lui propofer. Ainfi, après avoir demeure' quelques mome ns fans parler, avec une rougeur  Contes Arabes. 171 qui lui monta au vifage, que le roi attribua & fa modeftie, elle répondit: Sire , j'ai une obligation infinie a votre majefté de la bonne opinion qu'elle a de ma perfonne, de 1'honneur qu'elle me fait, & d'une fi grande faveur que je ne mérite pas & que je n'ofe refufer. Mais, fire, ajouta-t-elle, je n'accepte une fi grande alliance qu'a condition que votre majefté m'affiftera de fes confeils , & que je ne ferai rien qu'elle n'ait approuvé auparavant. Le mariage conclu & arrêté de cette manière, la cérémonie en fut remifc au lendemain, & la princeffe Badoure prit ce tems-la pour avertir fes officiers , qui ia prenoient auffi pour le prince Camaralzaman, de ce qui devoit fe pafler , afin qu'ils ne s'en etonnaffent pas, & elle les affura que la princeffe Badoure y avoit donné fon confentcment, Elle en paria auffi a fes femmes, & les chargea de continuer de bien garder le fecret. Le roi de file d'Ebène , joyeux d'avoir acquis un gendre dont il étoit fi content, aflembla fon confeil le lendemain, & déclara qu'il donnoit la princeffe fa fille en mariage au prince Camaralzaman qu'il avoit amené & fait afieoir prés de lui, qu'il lui remettoit fa couronne , & leur enjoignoit dele reconnoitre pour leur roi, & de lui rendre leurs hommages. En achevant,  172 Les mille et une Nuits, il defcendit du tröne, & après qu'il y eut fait monter la princeffe Badoure, & qu'elle fe fut affife a fa place, la princeffe y recut le ferment de fidéhté & les hommages des feigneurs les plus puiiTans de 111e d'Ebène qui étoient préfens. Au fortir du confeil, Ia proclamation du nouveau roi fut faite folemnellement dans toute la ville ; des réjouififances de plufieurs jours furent indiquées , & des courriers dépéchés par tout le royaume pour y faire obferver les mêmes cérémonies & les mêmes démonffrations de joie. Le foir, tout le palais fut en fête, & la princeffe Haïatalnefous (i ) ( c'eft ainfi que fe nommoit la princeffe de 1'ile d'Ebène ) fut amenée a la princefTè Badoure, que tout le monde prit pour un homme, avec un appareil véritablement royal. Les cérémonies achevées, on les laiffa feules, & elles fe couchèrent. Le lendemain matin , pendant que la princeffe Badoure recevoit dans une affemblée générale les complimens de toute la cour au fujet de fon mariage & comme nouveau roi , le roi Armanos & la reine fe rendirent a 1'appartement de la nouvelle reine leur fille, & s'in- (0 Ce mot eft arabe, & fignifie la vie des ames.  Contes Arabes. 173 formèrent d'elle comment elle avoit pafte la nuit. Au lieu de répondre , elle baiffa les yeux & la triftefife qui parut fur fon vifage , fit affez connoitre qu'elle n'étoit pas contente. Pour confoler la princeffe Haïatalnefous , Ma fille , lui dit le roi Armanos , cela ne doit pas vous faire de la peine , le prince Camaralzaman en abordant ici , ne fongeoit qu'a fe rendre au plutöt auprès de roi Schahzaman fon père. Quoique nous 1'ayons arrété par un endroit dont il a lieu d'être bien fatisfait , nous devons croire néanmoins qu'il a grand regret d'être privé tout-a-coup de 1'efpérance même de le revoir jamais, ni lui , ni perfonne de fa familie. Vous devez donc attendre que quand ces mouvemens de tendreffe filiale fe feront un peu ralentis , il en ufera avec vous comme un bon mari. La princeffe Badoure , fous le nom de Camaralzaman , & le roi de l'lle d'Ebène , paffa toute la journée non-feulement a recevoir les complimens de fa cour , mais même a faire la revue des troupes réglées de fa maifon , & a plufieurs autres fonclions royales , avec une dignité & une capacité qui lui attirèrent 1'approbation de tous ceux qui en furent témoins. ïl étoit nuit quand elle rentra dans 1'appartement de la reine Haïatalnefous, & elle con-  I7t Les mille et üne Nuits, nut fort bien k Ia contrainte avec laquelle cette princeffe la fegut , qu'elle fe fouvenok de la nuk pre'cédente. Elle tacha de dïffiper ce chagfin par m long entretieft qu'elle eut avec elle, dans lequel elle employa tout fon efprk ( & elle en avoit infiniment ) pour lui perfuader qu'elle I'aimo-it parfaiternent. Elle lui donna enfin le tems de fe coucher , & dans eet intervalle , elle fe mit k faire la prière ; mais elle Ia fit fi longue , que la reine Haïatalnefouss'endormit. Alors elle ceffa de prier & fe coucha prés d'elle fans 1'e'veillef , autant affligée de jouer un perfböfiage qüi fie lui convenoit pas , que de la perte de fon eher Cïrnaralzaman , après lequel elle ne ceffoit de foupirer. Elle fe leva le jou* fuivant k Ia pointe du jour, avant qu'Haïatalnefoüs tuf éveillée , Si alla au confeil avec 1'habit royal. Le roi Afmanós rie martqtfa pas dé voir encore la reine fa Elle ce jour-la , & il la trouva dans les pleurs §£ dMS- les laf mes, 11 n'en fallut pas davantage pour Iüi faire connoitre le fujet de fon affliéï-ion. ïhüigné de ce mépris , k ce qu'il s'imaginok, dont il ne rouvoit comprendre la caufe : Ma fille , lui dit-il, ayez encore patience jufqu'a la nüit prochaine ; j'ai élevé votre mari fur mon tröne, je faurai bien 1'en faire defcendre Sc le chaffer avec home  Contes Arabes. 17ƒ s'il ne vous donne la fatisfa&ion qu'il doit. Dans la colère oü je fuis de vous voir traite'e fi indignement, je ne fais même fi je me contenterai d'un chatiment fi doux. Ce n'eft pas a vous , c'eft a ma perfonne qu'il fait un affront fi fanglant. Le même jour , la princeffe Badoure rentra fort tard chez Haïatalnefous comme la nuit précédente ; elle s'entretint de même avec elle , & voulut encore faire fa prière pendant qu'elle fe coucheroit ; mais Haïatalnefous la retint , & 1'obligea de fe raffeoir. Quoi ! dit-elle vous prétendez donc , a ce que je vois, me traiter encore cette nuit comme vous m'avez traitée les deux dernières ? Dites-moi , je vous fupplie , en quoi peut vous déplaire une princeffe comme moi, qui ne vous aime pas feulement, mais qui vous adore & qui s'eftime la princefle la plus heureufe de toutes les princeffes de fon rang, d'avoir un prince fi aimable pour mari ? Une autre que moi , je ne dis pas offenfe'e , mais outragée par un endroit fi fenfible , auroit une belle occafion de fe venger en vous abandonnant feulement a votre mauvaife deftinée ; mais quand je ne vous aimerois pas autant que je vous aime , bonne & touchée du malheur des perfonnes qui me font les plus indifférentes comme ie le fuis, je ne laifferois  ijó Les mille et une Nüits, pas de vous avertir que le roi mon père eft fort irrité de votre procédé , qu'il nattend que demain pour vous faire fentir les marqués de fa jufte colère fi vous continuez. Faites-moi la grace de ne pas mettre au défefpoir une princeffe qui ne peut s'empêcher de vous aimer. Ce difcours mit la princeffe Badoure dans un embarras inexprimable. Elle ne douta pas de la fincérité d'Haïatalnefous : la froideur que le roi Armanos lui avoit témoignée ce jourla , ne lui avoit que trop fait connoïtre 1'excès de fon mécontentement. L'unique moyen de juftifier fa conduite , étoit de faire confidence de fon fexe a Haïatalnefous. Mais quoiqu'elle eüt prévu qu'elle feroit obligée d'en venir a cette déclaration, 1'incertitude néanmoins oü elle étoit fi la princeffe le prendroit en mal ou en bien„ la faifoit trembler. Quand elle eut bien confidéré enfin que fi le prince Camaralzaman étoit encore au monde, il falloit de néceflité qu'il vint a file d'Ebène pour fe rendre au royaume du roi Schahzaman , qu'elle devoit fe conferver pour lui , & qu'elle ne pouvoit le faire fi elle ne fe découvroit a la princeffe Haïatalnefous , elle hafarda cèttse voie. Comme la princeffe Badoure étoit demeurée interdite , Haïatalnefous impatiente, alloit re- prendre  CóNTES AeaBE S. I77 prendre la paroles , lorfqu'elle 1'arrêta par cel« les-ci ; Aimable & trop charmante princefle , lui dit-elle , j'ai tort , je 1'avoue , & je me condamne moi-même ; mais j'efpère que vous me pardonnerez , & que vous me garderez le fecret que j'ai a vous découvrir pour ma juftification. En même tems la princeffe Badoure Ouvrit fon fein : Voyez, princeffe, continua-t-elle , fi une princeffe , femme comme vous , ne mérite pas que vous lui pardonniez ; je fuis perfuadée que vous le ferez de bon cceur, quand je vous aurai fait récit de mon hiftoire, & fur-tout de la difgrace affligeante qui m'a contrainte de jouer le perfonnage que vous voyez. Quand la princeffe Badoure eut achevé de fe faire connoitre entièrement a. la princeffe de 1'ile d'Ebène pour ce qu'elle étoit, elle la fupplia une feconde fois de lui garder le fecret, & de vouloir bien faire femblant qu'elle fut véritablement fon mari jufqu'a 1'arrivée du prince Camaralzaman , qu'elle. efpéroit de re.voir bientöt. Princefle , reprit la princeffe de l'ile d'Ebène , ce feroit une deftinée étrange, qu'un mariage heureux comme le votre , dut être de fi peu de durée après un amour réciproque pleirt de merveilles. Je fouhaite avec vous que le; {Torne IX, M,  ijS Les mille et une Nuits, ciel vousréunifle bientót. Affurez-vous cependant que je garderai religieufement le fecret que vous venez de me confier. J'aurai le plus grand plaifir du monde d'être la feule qui vous connoilfe pour ce que vous êtes dans le grand royaume de 1'ile d'Ebène , pendant que vous le gouvernerez auffi dignement que vous avez déja commencé. Je vous demandois de 1'amour , & préfentement je vous déclare que je ferai la plus contente du monde fi vous ne dédaignez pas de m'accorder votre amitié. Après ces paroles, les deux princeffes s'enbrafsèrent tendrement, & après mille témoignages d'amitié réciproque , elles fe couchèrent. Selon la eoutume du pays , il falloit faire •voir publiquement la marqué de la confommation du mariage. Les deux princeffes trouvèrent le moyen de remédier a cette difficulté; ainfi, les femmes de la princeffe Haïatalnefous furent trompées le lendemain matin , & trompèrent le roi Armanos , la reine fa femme , & toute la cour. De la forte, la princeffe Badoure continua de gouverner tranquillement , a la fatisfaftion du roi & de tout le royaume. . La fultane Scheherazade n'en dit pas davantage pour cette nuit , a caufe de la clarté du jour qui fe faifoit appercevoir. Elle pourfuivit ,Ia nuit fuivante , & dit au fultan des Indes .-  Contes Arabes, CCXXV6 NUIT. Suite de l'hiftoire du Prince Camaralzaman, depuis Ja féparation d'avec la Princeffe Badoure* Sire, pendant qu'en 1'ile d'Ebène , les chofes étoient entre la princeffe Badoure, la princeffe Haïatalnefous & le roi Armanos avec la reine , la cour & les peuples du royaume, dans 1'état que votre majefté a pu le comprendre a la fin de mon dernier difcours , le prince Camaralzaman étoit toujours dans la ville des idolatres , chez le jardinier qui lui avoit donné retraite. Un jour, de grand matin, que le prince fe préparoit a travailler au jardin , felon fa coutume , le bon-homme de jardinier 1'en empêcha. Les idolatres , lui dit-il, ont aujourd'huï une grande fête ; & comme ils s'abftiennent de tout travail pour la paffer en des affemblées & en des réjouiffances publiques , ils ne veulent pas auffi que les mufulmans travaillent; & les mufulmans , pour fe maintenir dans leur amitié , fe font un divertiffement d'affifter a leurs fpedlacles qui méritent d'être vus : ainfi, Mij  ï8o Les mille et une Nuïts, vous n'avez qua vous repofer aujourd'huï. Je' vous laifle ici ; & comme le tems approche que le vaiffeau marchand dont je vous ai parié, doit faire le voyage de 1'ile d'Ebène , je vais.voir quelques amis, & m'informer d'eux du jour qu'il mettra a-la voile , & en même tems je ménagerai votre embarquement. Le jardinier mit fon plus bel habit, & fortit. Quand le prince Camaralzaman fe vit feul, au lieu de prendre part a la joie publique qui retentiffoit dans toute la ville , 1'inaótion out il étoit, lui fit rappeler avec plus de violence que jamais le trifte fouvenir de fa chère princefle. Reeueilli en lui-même, il foupiroit & gémiffoit en fe promenant dans le jardin , lorfque le bruit que deux oifeaux faifoient fur un arbre , 1'obligèrent de lever la tête & de s'arreter.- "• ; Camaralzaman vit avec furprife que ces oifeaux fe battoient cruellement a coups de bec , & qu'en peu de momens , 1'un des deux tomba mort au pié de 1'arbre. L'oifeau qui étoit dsmeuré vainqueur , reprit fon vol & difparut. Dans le moment , deux autres oifeaux plus grands , qui avoient .vu le combat de loin , arrivèrent d'un cóté, fe pofèrent, 1'un a la tête , 1'autre aux piés du mort, le regardèrent quelque tems en remuant la tête d'une manière qui  'Contes Arabes. ïBf marquolt leur douleur , & lui creusèrent une foffe avec leurs griffes , dans laquelle ils 1'enterrèrent. Dès que les deux oifeaux eurent rempli Ia fbffe de la terre qu'ils avoient ótée , ils s'envolèrent, & peu de tems après , ils revinrent en tenant au bec, 1'un par une aïle , & 1'autre par un pié , l'oifeau meurtrier qui faifoit des cris effroyables & de grands efforts pour s'échapper. Ils 1'apportèrent fur la fépulture de l'oifeau qu'il avoit facrifié a fa rage ; & la f en le facrifiant a la jufte vengeance de 1'affafhnat qu'il avoit commis , ils lui arrachèrent la vie a coups de bec. Ils lui ouvrirent enfin 1 le ventre , en tirèrent les entrailles , laifsèrent le' corps fur la place & s'envolèrent. Camaralzaman demeura dans une grande admiration tout le tems que dura un fpectacle ft furprenant. II s'approcha de 1'arbre oü Ia fccne s'étoit paffée , & en jetant les yeux fur les entrailles difperfées , il appercut quelque chofe de rouge qui fortoit de 1'eftomac, que les oifeauxr vengeurs avoient déchiré. II ramaffa 1'eftomac, & en tirant dehors ce qu'il avoit vu de rouge , trouva que c'étoit le talifman de la princeffe Badoure, fa bien-aimée , qui lui avoit coüté tant de regrets , d'ennuis , de foupirs , depuis que eet oifeau le lui avoit enlevé. Cruel, s'é- M üx  182 Les mille Et une Nuits, cria-t-il auffi-töt en regardant l'oifeau , tu te plaifois a faire du mal, & j'en dois moins me plaindre de celui que tu m'as fait. Mais autant que tu m'en as fait, autant je fouhaite du bien a ceux qui m'ont vengé de toi en vengcant la mort de leur femblable. II n'eft pas pollible d'exprimer 1'excès de joie du prince Camaralzaman. Chère princefle, s'écria-tril encore , ce moment fortuné qui me rend ce qui vous étoit fi précieux , eft fans doute un préfage qui m'annonce que je vous retrouverai de méme , & peut-être plutöt que je ne penfe. Beni foit le ciel qui m'envoie ce bonheur , & qui me donne en même tems Pefpérance du plus grand que je puiflè fouhaiter. En achevant ces mots , Camaralzaman baifa le talifman, 1'enveloppa & le lia foigneufement autour de fon bras. Dans fon affli&ion extréme , il avoit pafle prefque toutes les nuits a fe tourmenter & fans fermer 1'ceil. II dormit tranquillement celle qui fuivit une fi heureufe aventure ; & le lendemain, quand il eut pris fon habit de travail dès qu'il fut jour, il alla prendre 1'ordre du jardinier , qui le pria de mettre \ bas & de déraciner un certain vieil arbre qui ne portoit plus de fruit. Camaralzaman prit une coignée s & alla met-  Contes Arabes. 183 tre la main a 1'ceuvre. Comme il coupoit une branche de la racine , il donna un coup fur quelque chofe qui réfiftoit & qui fit un grand bruit. En écartant la terre , il découvrit une grande plaque de bronze , fous laquelle il trouva un efcalier de dix degrés. II defcendit auffitöt; & quand il fut au bas , il vit un caveau de deux a trois toifes en quarré , oü il compta cinquante grands vafes de bronze , rangés a 1'entour chacun avec un couvercle. II les découvrit tous 1'un après 1'autre , & il n'y en eut pas un qui ne füt plein de poudre d'or. II fortit du caveau extrêmement joyeux de la découverte d'un tréfor fi riche , remit la plaque fur 1'efcalier , & acheva de déraciner 1'arbre en attendant le retour du jardinier. Le jardinier avoit appris le jour de devant, que le vaiffeau qui faifoit le voyage de 1'ile d'Ebène chaque année, devoit partir dans trèspeu de jours ; mais on "n'avoit pu lui dire le jour précifément & on l'avoit remis au lendemain. II y étoit allé, & il revint avec un vifage qui marquoit la bonne nouvelle qu'il avoit a annoncer a Camaralzaman. Mon fils , lui dit-il , ( car pac le privilège de fon grand age, il avoit coutume de le traiter ainfi) réjouiffez-vous & tenezvous pret u partir dans trois jours, le vaiffeau fera voile ce jour-la fans faute, & je fuis con- M iv  384 Les mille et une Nuits, venu de votre embarquement & de votre paffage avec le capitaine. Dans 1'état oü je fuis, reprit Camaralzaman, vous ne pouviez m'annoncer rien de plus agréable. En revanche , j'ai auffi k vous faire part 'd'une nouvelle qui doit vous réjouir. Prenez la peine de venir avec moi , & vous verrez la bonne fortune que le ciel vous envoie. Camaralzaman mena le jardinier k 1'endroit oü il avoit déraciné 1'arbre , le fit defcendre dans le caveau ; & quand il lui eut fait voir la quantité de vafes, remplis de poudre d'or, qu'il y avoit, il lui témoigna fa joie de ce que dieu récompenfoit enfin fa vertu & toutes les peines qu'il y avoit prifes depuis tant d'années. Comment Fentendez-vous, reprit le jardinier? ;Vous imaginez donc que je veuille m'approprier ce tréfor ? II eft tout a vous, & je n'y ai aucune préterition. Depuis quatre-vingts ans que mon père eft mort, je n'ai fait autre chofe que de remuer la terre de ce jardin, fans 1'avoir découvert. C'eft une marqué qu'il vous étoit deftiné , puifque dieu a permis que vous le trouvaffiez ; il convient k un prince comme vous, plutöt qua moi, qui fuis fur le bord de ma foffe & qui n'ai plus befoin de rien. Dieu vous 1'envoie a propos dans le tems que vous allez vous rendre dans les états qui doivent vous  C o n t e s Arabes. i8y öppartenir, ou vous en ferez un bon ufage. Le prince Camaralzaman ne voulut pas céder au jardinier en générofité , & ils eurent une grande conteftation la-deffus. II lui protefta enfin qu'il n'en prendroit rien abfolument s'il n'en retenoit la moitié pour fa part. Le jardinier fe rendit, & ils fe partagèrent a chacun vmgtcinq vafes. Le partage fait: Mon fils, dit le jardinier a Camaralzaman , ce n'eft pas affez ; il s'agit préfentement d'embarquer ces richeffes fur le vaiffeau , & de les emporter avec vous fi fecrètement, que perfonne n'en ait connoiffance, autrement vous courriez rifque de les perdre. II n'y a pas d'olives dans 1'ile d'Ebène, & celles qu'on y porte d'ici, font d'un grand débit. Comme vous le favez, j'en ai une bonne provifion de celles que je recueille dans mon jardin; il faut que vous preniez cinquante pots , que vous les rempliffiez de poudre d'or a moitié , & le refte d'olives par-defius , & nous les ferons porter au vaiffeau lorfque vous vous embarquerez. Camaralzaman fuivit ce bon confeil, & employa le refte de la journée a accommoder les cinquante pots (i); & comme il craignoit que ( i) Cette particularité Ce trouve encore a-peu-près de même dans le roman de Pierre de Provence & de la belle JWagdelone.  185 Les mille et une Nuits, le talifman de la princeffe Badoure qu'il portoït au bras, ne lui échappat, il eut la pre'caution de le mettre dans un de ces pots, & d'y faire uné marqué pour le reconnoïtre. Quand il eut achevé de mettre les pots en état d'être tranfportés; comme la nuit approchoit, il fe retira avec le jardinier, & en s'entretenant il lui raconta le combat des deux oifeaux & les circonftances de cette aventure, qui lui avoit fait retrouver le talifman de la princeife Badoure, dont il ne fut pas moins furpris que joyeux pour 1'amour de lui. Soit a caufe de fon grand age, ou qu'il fe fut donné trop de mouvement ce jour-la, le jardinier paffa une mauvaife nuit; fon mal augmenta le jour fuivant, & il fe trouva encore plus mal le troifïème au matin. Dès qu'il fut jour, le capitaine de vaiffeau en perfonne & plufïeurs matelots vinrent frapper a la porte du jardin. Ils demandèrent a Camaralzaman qui leur ouvrit, oü étoit le paffager qui devoit s'embarqüer fur le vaiffeau. C'eft moi-même, répondit-il; le jardinier qui a demandé paffage pour moi, eft malade & ne peut vous parler; ne laiffez pas d'entrer & emportez, je vous prie, les pots d'olives que voila avec mes hardes, & je vous fuivrai dès que j'aurai pris congé de lui.  Co nt es Arabes. 187 Les matelots fe chargèrent des pots & des hardes , & quittant Camaralzaman : Ne manquez pas de venir inceffamment, lui dit le capitaine ; le vent eft bon & je n'attends que vous pour mettre a la voile. Dès que le capitaine & les matelots furent partis, Camaralzaman rentra chez le jardinier pour prendre congé de lui, & le remercier de tous les bons offices qu'il lui avoit rendus; mais il le trouva qui agonifoit , & il eut a peine obtenu de lui qu'il fït fa profeffion de foi, felon la coutume des bons mufulmans, a Partiele de la mort, qu'il le vit expirer. Dans la néceffité oü étoit le prince Camaralzaman d'aller s'embarquer , il fit toutes les diligences poflibles pour rendre les derniers devoir au défunt. II lava fon corps , il 1'enfevelit, après lui avoir fait une foffe dans le jardin, ( car , comme les mahométans n'étoient que tolérés dans cette ville d'idolatres, ils n'avoient pas de cimetière public ) il 1'enterra lui feul, & il n'eut achevé que vers la fin du jour. II partit fans perdre de tems pour s'aller embarquer : il emporta même la clé du jardin avec lui afin de faire plus de diligence, dans le deffein de la porter au propriétaire au cas qu'il put le faire, ou de la donner a quelque perfonne de confiance en préfence de témoins, pour la  188 Les mille et une Nüits', lui mettre entre les mains. Mais en arrivant att Jjort, il apprit que le vaiffeau avoit levé Tanere , il y avoit déja du tems, & meme qu'on 1'avoit perdu de vue. On ajouta qu'il n'avoit mis a la voile qu'après 1'avoir. attendu trois grandes heures. Scheherazade vouloit pourfuivre ; mais la clarté du jour dont elle s'appercut, Pobligea de ceffer de parler. Elle reprit la même hiftoire de Camaralzaman , la nuit fuivante , & dit au fultan des Indes : CCXXVP NUIT. SrRE, Ie prince Camaralzaman, comme il eft aifé de juger, fut dans une affiïdion extréme de fe voir contraint de refter encore dans un pays oü il n'avoit & ne vouloit avoir aucune habitude, & d'attendre une autre année pour réparer 1'occafion qu'il venoit de perdre. Ce qui le défoloit davantage, c'eft qu'il s'étoit deffaifi du talifman de la princeffe Badoure, & qu'il le tint pour perdu. II n'eut pas d'autre parti a prendre cependant que de retourner au jardin d'oü il étoit forti, de le prendre a louage du propnétaire a qui il appartenoit, & de continuer de le c.ultiver, en déplorant fon malheur-  Contes Arabes. 18$ & fa mauvaife fortune. Comme il ne pouvoit fupporter la fatigue de le cultiver feul, il prit un garcon a gage; & afin de ne pas perdre 1'autre partie du tréfor qui lui revenolt par la mort du jardinier , qui étoit mort fans héritier, il mit Ia poudre d'or dans cinquante autres pots, qu'il acheva de remplir d'olives, pour les em^ barquer avec lui dans le tems. Pendant que le prince Camaralzaman recommencoit une nouvelle année de peine,de douleur & d'impatience , le vaiffeau continuoit fa navigation avec un vent trés - favorable ; & il arriva heureufement a la capitale de 1'ile d'E^ béne. Comme le palais étoit fur le bord de la mer,' le nouveau roi, ou plutöt la princeffe Badoure qui appercut le vaiffeau dans le tems qu'il alloit entrer au port avec toutes fes bannières , demanda quel vaiffeau c'étoit, & on lui dit qu'il venoit tous les ans de la ville des idolatres dans la même faifon , & qu'ordinairement il étoit chargé de riches marchandifes. La princefle toujours occupée du fouvenir de Camaralzaman au milieu de 1'éclat qui 1'environnoit,s'imagina que Camaralzaman pouvoit y être embarqué, & lapenfée lui'vint de le prévenir & d'aller au-devant de lui, non pas pour fe faire «onnoïtre, ( car elle fe doutoit bien  ipo Les mille et une Nuits, qu'il ne la reconno'itroit pas) mais pour le remarquer & prendre les mefures qu'elle jugeroit a propos pour leur reconnoiffance mutuelle. Sous pre'texte de s'informer elle-même des marchandifes , & méme de voir la première & de choi{ir les plus pre'cieufes qui lui conviendroient, elle commanda qu'on lui amenat un cheval. Elle fe rendit au port accompagnée de plufieurs officiers qui fe trouvèrent prés d'elle; & elle y arriva dans le tems que le capitaine venoit de fe de'barquer. Elle le fit venir, & voulut favoir de lui d'oü il venoit, combien il y avoit de tems qu'il étoit parti, quelles bonnes ou mauvaifes rencontres il avoit faites dans fa navigation, s'il n'amenoit pas quelqu'étranger de diftinction, & fur tout de quoi fon vaiffeau étoit chargé. Le capitaine fatisfit a toutes ces demandes j & quant aux paffagers il affura qu'il n'y avoit que des marchands qui avoient coutume de venir , & qu'ils apportoient des étoffes très-riches de dirférens pays, des toiles des plus fines , peintes & non peintes, des pierreries, du mufc, de 1'ambre-gris, du camphre, de la civette , des épiceries, des drogues pour la médecine, des olives & plufieurs autres chofes. La princeffe Badoure aimoit les olives paffionnément. Dès qu'elle en eut entendu parler:  Contés Arabes. ioi Je retiens tout ce que vous en avez, dit-elle au capitaine, faites-les débarquer inceffarnment, que j'en faffe le marché. Pour ce qui eft des autres marchandifes, vous avertirez les marchands de m'apporter ce qu'ils ont de plus beau avant de le faire voir a perfonne. Sire , reprit le capitaine , qui la prenoit pour le roi de 1'ile d'Ebène, comme elle 1'étoit en effet, fous 1'habit qu'elle en portoit, il y en a cinquante pots fort grands ; mais ils appartiennent a un marchand qui eft demeuré a terre. Je 1'avois averti moi-même & je 1'attendis longtems. Comme je vis qu'il ne venoit pas & que fon retardement m'empêchoit de profiter du bon vent, je perdis la patience & je mis a la voile. Ne laiffez pas de les faire débarquer, dit la princefle, cela ne nous empêchera pas d'en faire le marché. Le capitaine envoya fa chaloupe au vaiffeau, & elle revint bientöt chargée des pots d'olives. La princefle demanda combien les cinquante pots pouvoient valoir dans l'ile d'Ebène. Sire, répondit le capitaine, le marchand eft fort pauvre : votre majefté ne lui fera pas une grace confidérable quand elle lui en donnera mille pièces d'argent. Afin qu'il foit content , reprit la princefle, & en confidération de ce que vous me dites rje  ip2 Les mille et une Nuits, fa pauvreté, on vous en comptera mille pièce* dor que vous aurez foin de lui donner. Elle donna ordre pour le paiement, & après qu'elle eut falt emporter les pots en fa préfence, elle retourna au palais. Comme la nuit approchoit, la princeffe Badoure fe retira d'abord dans le palais intérieur, alla a 1'appartement de la princeffe Haïatalnefous , & fe fit apporter les cinquante pots d'olives. Elle en ouvrit un pour lui en faire goüter, & pour en goüter elle-même, & le verfa dans un plat. Son étonnement fut des plus grands, quand elle vit les olives melées avec de la poudre d'or. Quelle aventure ! quelle merveille ! s'écria-t-elle. Elle fit ouvrir & vuider les autres pots en fa préfence par les femmes d'Haïa. talnefous, & fon admiration augmenta k mefure qu'elle vit que les olives de chaque pot étoient mélées avec la poudre d'or. Mais quand on vint a vuider celui oü Camaralzaman avoit mis fon talifman, & qu'elle eut appercu le talifman , elle en fut fi fort furprife qu'elle s'éva*, nouit. La princeffe Haïatalnefous & fes femmes fecoururent la princeffe Badoure, & la firent revenir a force de lui jeter de 1'eau fur le vifage. Lorfqu'elle eut repris tous fes fens , elle prit le tahfman & le baifa k plufieurs reprifes. Mais comme  C ont es Arabes. 193 Comme elle ne vouloit rien dire devant les femmes de la princeffe qui ignoroient fon déguifement, & qu'il étoit tems de fe coucher, elle les congédia. Princeffe, dit-elle a Haïatalnefous, dès qu'elles furent feules, après ce que je vous ai raconté de mon hiftoire , vous aurez bien connu fans doute que c'eft a la vue de ce talifman que je me fuis évanouie. C'eft le mien , & celui qui nous a arraché 1'un de 1'autre, le prince Camaralzaman mon cher mari, & moi. II a été la caufe d'une féparation fi douloureufe pour 1'un & pour 1'autre; il va être, comme j'en fuis perfuadée, celle de notre réunion prochaine. Le lendemain dès qu'il fut jour, la princeffe Badoure envoya appeler le capitaine du vaiffeau. Quand il fut venu : Eclairciffez-moi davantage , lui dit-elle, touchant le marchand a qui appartenoient les olives que j'achetai hier: vous me difiez , ce me femble, que vous 1'aviez laiffe a terre dans la ville des idolatres : pouvez-vous me dire ce qu'il y faifoit ? Sire, répondit le capitaine , je puis en affurer votre majefté , comme d'une chofe que je fais par moi-même. J'étois convenu de fon embarquement avec un jardinier extrêmement agé, qui me dit que je le trouverois a fon jar-. din, dont il m'enfeigna 1'endroit oü il travail-^ {Tomé IX^ jvT  ioarqué, Camaralzaman qui avoit gardé le filence jufqu'alors, de même que le capitaine & les matelots , demanda au capitaine qu'il avoit reconnu , quel fujet il avoit de 1'enlever avec tant de violence. N'etes-vous pas débiteur du roi N ij  ipö" Les Mille et une Nuits, de 1'ile d'Ebène , lui demanda le capitaine'a fon tour ? Moi , débiteur du roi de 1'ile d'Ebène , reprit Camaralzaman avec étonnement! je ne le connois pas , jamais je n'ai eu affaire avec lui , & jamais je n'ai mis le pié dans fon royaume. C'eft ce que vous devez favoir mieux que moi, repartit le capitaine , vous lui parlerez vous-même ; demeurez ici cependant, & prenez patience. Scheherazade fut obligée de mettre fin a fon difcours en eet endroit, pour donner lieu au fultan des Indes de fe lever & de fe rendre a fes fonclions ordinaires. Elle le reprit la rrait fuivante , & lui paria en ces termes : CCXXVIP NUIT. Sire, le prince Camaralzaman fut enlevé de fon jardin de la manière que je fis remarquer Jfter a votre majefté. Le vaiffeau ne fut pas moins heureux a le porter a 1'ile d'Ebène , qu'il l'avoit été a 1'aller prendre dans la ville des idolatres. Quoiqu'il fut déja nuit lorfqu'il mouilla dans le port , le capitaine ne laiffa pas néanmoins de fe débarquer d'abord , & de mener le prince Camaralzaman au palais , oü il demanda d'être préfenté au roi.  'CONTES ASÏBE S. t^X La princefle Badoure qui s'étoit déja retirée dans le palais intérieur , ne fut pas plutót avertie de fon retour & de 1'arrivée de Camaralzaman , qu'elle fortit pour lui parler. D'abord elle jeta les yeux fur le prince Camaralzaman pour qui elle avoit ve'rfé tant de larmes depuis leur féparation , & elle le reconnut fous fon méchant habit. Quant au prince qui trembloit devant un roi , comme il le croyoit, a qui il avoit k répondre d'une dette imaginaire , il n'eut pas feulement la penfée que ce put être celle qu'il défiroit fi ardenvment de retrouver. Si la princefle eut fuivi fon inclination , elle eut couru k lui , & fe fut fait connoitre en 1'embraffant ; mais elle fe retint , & elle crut qu'il étoit de 1'intérêt de 1'un & de 1'autre de foutenir encore quelque tems le perfonnage de roi avant de fe découvrir. Elle fe contenta de le recommander k un officier qui étoit préfent , & de le charger de'prendre foin de lui & de le bien traiter jufqu'au lendemain. Quand la princeffe Badoure eut bien pourvu k ce qui regardoit le prince Camaralzaman, elle fe tourna du cóté du capitaine pour rerconnoïtre le fervice important qu'il 'ui avok rendu , en chargeant un autre officier d'aller fur le champ lever le fceau qui avoit été ap-  ïp8 Les mille et une Nuits,; pofé a fes marchandifes & a celles de fes marchands , & le renvoya avec le préfent d'un riche diamant qui le récompenfa beaucoup au-dela de la dépenfe du voyage qu'il venoit de faire. Elle lui dit même qu'il n'avoit qu'a garder les mille pièces d'or payées pour les pots d'olives , & qu'elle fauroit bien s'en accommoder avec le marchand qu'il venoit d*amener. Elle rentra enfin dans 1'appartement de la princeffe de file d'Ebène, a qui elle fit part de fa joie , en la priant néanmoins de lui garder | encore le fecret , & en lui faifant confidence des mefures qu'elle jugeotf a propos de prendre avant de fe faire connoitre au prince Camaralzaman , & de le faire connoitre lui-même pour ce qu'il étoit. II y a , ajouta-t-elle , une fi grande diftance d'un jardinier a un grand prince , tel qu'il eft, qu'il y auroit du danger de le faire pafier en un moment du dernier état du peuple a un fi haut degré , quelque juftice qu'il y ait de le faire. Bien loio de lui manquer de fidélité , la princeffe de 1'ile d'Ebène entra dans fon deffein. Elle 1'affura qu'elle y contribueroit elle-meme avec un très-grand plaifir , & qu'elle n'avoit qu'a 1'avertir de ce qu'elle fouhaiteroit qu'elle fit. Le lendemain, la princeffe de la Chine, fous  Contes Arabes. ioj> le nom , 1'habit & 1'autorité de roi de 1'ile d'Ebène , après avoir pris foin de faire mener le prince Camaralzaman au bain de grand matin, & de lui faire prendre un habit d emir ou gouverneur de province , elle le fit introduire dans le confeil , oü il attira les yeux de tous les feigneurs qui étoient préfens , par fa bonne mme & par 1'air majeftueux de toute fa perfonne. La princeffe Badoure elle-même fut charmée de le revoir auffi aimable qu'elle l'avoit vu tant de fois , & cela 1'anima davantage a faire fon éloge en plein confeil. Après qu'il eut pris fa place au rang des émirs par fon ordre : Seigneurs , dit-elle, en s'adreffant aux autres émirs, Camaralzaman que je vous donne aujourd'hui pour collégue , n'eft pas indigne de la place qu'il occupe parmi vous i je 1'ai connu fuffifamment dans mes voyages pour en répondre j & je puis affurer qu'il fe fera connoltre a vousmêmes , autant par fa valeur , & mille autres belles qualités , que par la grandeur de fon génie. Camaralzaman fut extrêmement étonné quand il eut entendu que le roi de 1'ile d'Ebène , qu'il étoit bien éloigné de prendre pour une femme , encore moins pour fa chère princeffe , l'avoit nommé & affuré qu'il le connoiL foit, & qui étoit certain qu'il ne s'étoit ren- N iv  200 Les mille et une Nuits*,; contre' avec lui en aucun endroit; il Je kt d& vantage des louanges exceffives qu'il venoit de recevoir. Ces louanges néanmoins prononcées par une bouche pleine de majefté , ne le déconcertèrent pas ; d les recut avec une modeftie qui fit voir qu'il les méritoit, mais qu'elles ne lui donnoient pas de vanité. II fe proiterna devantJe trone du roi, & en fe relevant : Sire ; dit-il je n'ai point de termes pour remercier votre' majefté du grand honneur qu'elle me fait encore moins de tant de bontés. Je faj tout ce qui fera en mon pouvoir pour les ménter. En fortant du confeil, ce prince fut conduk par un officier dans un grand hotel que la princeffe Badoure avoit déja fait meubler expres pour lui. II y trouva des offiders & desdomef_ tiques prêts a recevoir fes commandemens & une ecune garnie de très-beaux chevaux ' le tout pour foutenir la dignité d'émir dont il venoit d etre honoré : & quand ü fut dans fon cabin£t Ion intendant lui préfenta un coffre-fort plein d or pour fa dépenfe. Moins il pouvoit concevoir par quel endroit lui venoit ce grand banheur, plus il en étoit dans 1'admiration ; & jamais il neut la penfée que la princeffe de la Chine en fut la caufe.  Contes Arabes. 201 Au bout de deux ou trois jours la princefle Badoure , pour donner au prince Camaralzaman plus d'accès pres de fa perfonne & en même tems plus de diftinótion , le gratifia de la charge de grand tréforier qui venoit de va ^ CCtte confoI^io„ de mou. tir enfemble a deux frères infortunés qui, K_  Contes Arabes. 217 qu'a leur innocence , n'ont rien eu que de commuii depuis qu'il5 font au monde. Giondar accorda aux deux princes ce qu'ils fouhaitoient : il les Ha ; Sc quand il les eut mis dans 1'état qu'il crut le plus a fon avantage, pour ne pas manquer de leur couper la tête d'un fcul coup , il leur demanda s'ils avoient 'quelque chofe a lui commander avant de mourir. Nous ne vous prions que d'une feule chofe , répondirent les deux princes; c'eft de bien affurer le roi notre père , a votre retour , que nous mourons innocens ; mais que nous ne lui ïmputons pas 1'effufion de notre fang. En effet , nous favons qu'il n'eft pas bien informé de la vérité du crime dont nous fommes accufés. Giondar leur promit qu'il n'y manqueroit pas , Sc en même-tems il tira fon fabre. Son cheval, qui étoit lié a un arbre pres de lui , épouvanté de cette adion Sc de reelat du fabre , rompit fa bride , s'échappa , Sc fe mit a courir de toute fa force par la campagne. C'étoit un cheval de grand prix Sc richement harnaché , que Giondar auroit été bien fiché de perdre. Troublé de eet accident, au lieu de couper la tête aux princes , il jeta le fabre & courut après pour le ratrapper. Le cheval, qui étoit vigoureux , fit plufieurs  '2i8 Les mille et une Nuit?/' caracoles devant Giondar, & il Ie mena jufqu'a un bois oü il fe jeta. Giondar 1'y fuivit , & le hennüTement du cheval éveilla un liqn qui dormoit; le lion accourut , & au lieu d'aller au cheval , il vint droit a Giondar dès qu'il Teut appercu. Giondar ne fongea plus a fon cheval; il fut dans un plus grand embarras pour la confervation de fa vie , en évitant 1'attaque du lion, qui ne le perdit pas de vue & qui le fuivoit de prés au travers des arbres. Dans cette extrémité , dieu ne m'enverroit pas ce chatiment, difoit-il en lui-même, fi les princes a qui 1'on m'a commandé d'öter la vie , n'e'toient pas mnocens ; & pour mon malheur , je n'ai pas mon fabre pour me défendre. Pendant 1 eloignement de Giondar, les deux princes furent preffe's e'galement d'une foif ardente , caufée par la frayeur de la mort, nonobftant leur réfolution généreufe de fubir 1'ordre cruel du roi leur père. Le prince Amgiad fit remarquer au prince fon frère qu'ils n'étoient pas loin d'une fource d'eau, & lui propofa de fe délier & d'aller boire. Mon frère, reprit le prince Affad, pour le peu de tems que nous avons encore a vivre , ce n'eft pas la peine d'e'tancher notre foif, nous la fupporterons bien encore quelques momens.  Contes Arabes. 210 Sans avoir égard a cette remontrance , Am■glad fe déiia & délia le prince fon frère malgré lui : ils allèient a la fource ; & après qu'ils fe furent rafraichis , ils entendirent le rugiflement du lion & de grands cris dans le bois oü le cheval & Giondar étoient entrés. Amgiad prit auiTi-töt le fabre dont Giondar s'étoit débarraffé. Mon frère , dit-il a Affad , courons au fecours du malheureux Giondar , peut-être arriverons-nous affez tót pour le délivrer du péril oü il eft. Les deux princes ne perdirentpas de tems, & ils arrivèrent dans le même moment que le lion venoit d'abattre Giondar. Le lion qui vit que le prince Amgiad avangoit vers lui le fabre levé , lacha fa prife & vint droit a lui avec furie; le prince le re$ut avec intrépidité, & lui donna un coup avec tant de force & d'adrefTe , qu'il le fit tomber mort. Dès que Giondar eut connu que c'étoit aux deux princes qu'il devoit la vie , il fe jeta a leurs piés , & les remercia de la grande obligation qu'il leur avoit , en des termes qui marquoient fa parfaite reconnoiffance : Princes , leur dit-il en fe relevant & en leur baifant les mains les larmes aux yeux, dieu me garde d'attenter a votre vie , après le fecours fi obhgeant & fi éclatant que vous venez de me don-  22o Les mille et une Nuit^' ner. Jamais on ne reprochera a l'émir Gbrtda* d'avoir été capable d'une fi grande ingratitude. Le fervice que nous vous avons rendu, reprirent les princes , ne doit pas vous empêcher d'exécuter votre ordre ; reprenons auparavant votre cheval , & retournons au lieu ou vous nous aviez laiffés. Ils n'eurent pas de peine a reprendre le cheval qui avoit paffe fa fougue & qui s'étoit arrêté. Mais quand ils furent de retour prés de la fource, quelque prière & quelque inftance qu'ils fiflent, ils ne purent jamais perfuader a l'émir Giondar de les faire mourir. La feule chofe que je prends la liberté de vous demander, leur dit-il, & que je vous fupplie de m'accorder , c'eft de vous accommoder de ce que je puis vous partager de mon habit, de me donner chacun le vötre , & de vous fauver fi loin , que le roi votre père n'entende jamais parler de vous. Les princes furent contraints de fe rendre a ce qu'il voulut 5 & après qu'ils lui eurent donné leur habit 1'un & 1'autre , & qu'ils fe furent couverts de ce qu'il leur donna du fien, l'émir Giondar leur donna ce qu'il avoit fur lui d'or Sc d'argent , & prit congé d'eux. Quand l'émir Giondar fe fut féparé d'avec les princes, il paffa par le bois , oü il teignit leurs habits du fang du lion , & continua foq  Cöntes Arabes. 2211 chemin jufqu'a la capitale de 111e d'Ebène. A fon arrivée , le roi Camaralzaman lui demanda s'il avoit été fidéle a **exécuter 1'ordre qu'il lui avoit donné. Sire, répondit Giondar en lui préfentant les habits des deux princes , en voici les témoignages. • Dites-moi , reprit le roi , de quelle manière ils ont recu le chatiment dont je les ai fait punir. Sire, reprit-il, ils font regu avec une conftance admirable , & avec une réfignation aux décrets de dieu qui marquoit la fincérité avec laquelle ils faifoient'profeifion de leur religion, mais particulièrement avec un grand refpeót pour votre majefté , & avec une foumiifion inconcevable a leur arrêt de mort. Nous mourons innocens , difbient-ils , mais nous n'en murmurpns pas. Nous recevons notre mort de la main de dieu , & nous la pardonnons au roi notre père ; nous favons très-bien qu'il n'a pas été bien informé de la vérité. Camaralzaman , fenfiblement touché de ce récit de l'émir Giondar, s'avifa de fouiller dans les poches des habits des deux princes , & il commenga par celui d'Amgiad. II y trouva un billet qu'il ouvrit & qu'il lut. II n'eut pas plutöt connu que la reine Haïatalnefous l'avoit écrit, non-feulement a fon éciiture, mais même a un petit peloton de fes cheveux qui étoit dedans , qu'il frémit, II  222 Les mille et une Nuits föuilla dans celles d'AfTad en trembiant /& fe billet de la reine Badoure qu'il y trouva , le frappa d'un étonnement fi prompt & fi vif, qu'i! s'évanouit. La fultane Scheherazade qui s'appercut , a ces derniers mots , que le jour paroiffoit , cefTa de parler & garda le filence. Elle reprit la' fuite de 1'hiftoire la nuit fuivante , & dit au fultan des Indes : CCXXXe NUIT. Sire, jamais douleur ne fut égale a cello dont Camaralzaman donna des marqués dès qu'il fut revenu de fon évariouiflèment. Qu'astu fait, père barbare, s'écria-t-il, tu as maffacré tes propres enfans ? Enfans innöcens ! Leur fagefTe , leur modeftie , leur obéiffance , leur foumhfion a toutes tes volontés , leur vertu ne te parloient-elles pas afTez pour leur défenfe ? Père aveuglé , mérites-tu que la terre te porte après un crime fi exécrable ? Je me fuis jeté moi-même dans cette abomination, & c'eft le chatiment dont dieu m'afflige pour n'avoir pas perfévéré dans 1'averfion contre les femmes avec Iaquelle j'étois né. Je ne,laverai pas votre crime dans votre fang , comme vous le mériw  Contes Arabes. 223 terïez, femmes déteftables : non , vous n'êtes pas dignes de ma colère. Mais que le ciel me confonde fi jamais je vous revois ! Le roi Camaralzaman fut trcs-religieux a ne pas contrevenir a fon ferment. II fit paffer les deux reines le même jour dans un appartement fe'paré , oü elles demeurèrent fous bonnes gardes , & de fa vie il n'approcha d'elles. Pendant que le roi Camaralzaman s'affligeoit ainfi de la perte des princes fes fils , dont il étoit lui-même 1'auteur par un emportement trop inconfidéré, les deux princes erroient pat les déferts , en évitant d'approcher des lieux habités & la rencontre de toutes fortes de perfonnes ; ils ne vivoient que d'herbes & de fruits fauvages , ne buvoient que de méchante eau de pluie qu'ils trouvoient dans des creux de rochers. Pendant la nuit , pour fe garder des bêtes féroces , ils dormoient & veilloient toura-tour. Au bout d'un mois , ils arrivèrent au pié d'une montagne affreufe , toute de pierre noire, & inacceflible comme il leur paroifToit. Ils appergurent néanmoins un chemin frayé; mais ils le trouvèrent fi étroit & fi difficile, qu'ils n'osèrent hafarder de s'y engager. Dans 1'efpérance d'en trouver un moins rude , ils continuèrent de la cötoyer, & marchèrent pen-  224. Les mille et une Nuit?, dant cinq jours : mais la peine qu'ils fe donneicnt, fut inutile; ils furent contraints de revertir a ce cliemin qu'ils avoient négligé. Ils le tiouvèrent fi peu praticable, qu'ils délibérèrent long-tems avant de s'engager a monter. Ils s'encouragèrent enfin, & ils montèrent. Plus les deux princes avangoienc, plus il leur fembloit que la montagne étoit haute & efcarpée, & ils furent tentés plufieurs fois d'abandonner leur entreprife. Quand 1'un étoit las , & que 1'autre s'en appercevoit, celui-ci s'arrêtoit, & ils reprenoient haleine enfemble. Quelquefois ils étoient tous deux fi fatigués, que les forces leur manquoient : alors ils ne fongeoient plus a continuer de monter , mais a mourir de fatigue & de laffitude. Quelques momens après qu'ils fentoient leurs forces un peu revenues , ils s'animoient &c ils reprenoient leur chemin. Malgré leur diligence, leur courage & leurs efforts, il ne leur fut pas poffible d'arriver au fommet de tout le jour. La nuit les furprit, & Je prince Affad fe trouva fi fatigué & fi épuifé de forces, qu'il demeura tout court. Mon frère, , dit-il au prince Amgiad, je n'en puis plus, je vais rendre 1'ame. Repofons-nous autant qu'il vous plaira, reprit Amgiad en s'arrétant avec lui, & prenez courage, Vous voyez qu'il ne  Contes Arabes» östjfc lae nous refte plus beaucoup a monter, & que ia lune nous favorife. Après une bonne demi-heure de repos , Affad fit un nouvel effort; ils arrivèrent enfin au haut de la montagne , oü ils firent encore une paufe. Amgiad fe leva le premier , & en avancant, il vit un arbre a peu de diftance. II alla jufques-la, & trouva que c'étoit un grenadier chargé de groifes grenades, & qu'il y avoit une fontaine au pié. II courut annoncer cette bonne nouvelle a Affad , & 1'amena fous 1'arbre prés de la fontaine. Ils fe rafraïchirent chacun en mangeant une grenade, après quoi ils s'endormirent. Le lendemain matin , quand les princes furent éveillés : Allons , mon frère , dit Amgiad a Affad, pourfuivons notre chemin; je vois que la montagne eft bien plus aifée dece cóté que de 1'autre , & nous n'avons qu'a defcendre. Mais Affad étoit tellement fatigué du jour précédent, qu'il ne lui fallut pas moins de trois jours pouc fe remettre entièrement. Ils les pafsèrent en s'entretenant, comme ils avoient déja fait plufieurs fois, de 1'amour défordonné de leurs mères , qui les avoit réduits a un état fi déplorable. Mais, difoient - ils, fi dieu s'eft déclaré pour nous d'une manière fi vifible , nous devons fupporter nos maux avec patience, & nous confolei; {Tomé IX. V,  226 Les mille et une Nuits, par 1'efpérance qu'il nous en fera trouver la fin. Les trois jours paffes , les deux frères fe remirent en chemin; & comme la montagne étoit d'e ce cöté - la a plufieurs étages de grandes campagnes, ils mirent cinq jours avant d'arriver a la plaine. Ils découvrirent enfin une grande ville avec beaucoüp de joie. Mon frère , dit aiörs- Amgiad a Affad', n'êtes-vous pas de même avis que moi, que vous demeuriez en quelque enUroit hors de la ville, oü je viendrai vous retröuver, pendant que j'irai prendre langue & m'mfbrmer comment s'appélle cette ville , en quel pays nous fommes , & en revenant, j'aurai foin d'apporter des vivres ? II eft bon de ne pas' y entrer d'abord tous deux, au cas qu'il y ait du danger a craindre. Mon frère, repartit Affad , j'approuve fort votre confeil, il eft fage & plein de prudence; mais fi 1'un de nous deux doit fe féparer pour cela, jamais je ne fouffrirai que ce foit vous, & vous permettrez que je m'en charge. Quel'le douleur r,s feroit-ce pas pour moi s'il vous arrivoit quelque chofe ? Mais, mon frère , repartit Amgiad, la même chofe que vous craignez pour moi, je dois la craindre pour vous. Je vöus fupplie' de me laiffer faire, & de m'attendre aVec patience. Je ne' le permettrar jamais, répliqua ASkdi & s'il m'ar-  CöNT ES A'RASES. Zif ïive quelque chofe , j'aurai la confolatïon de favoir que vous ferez en süreté. Amgiad fut obligé de céder , & il s'arrêta fous des arbres au pié de la montagne. Le Prince Ajfad arrêté en entrant dans la ville des Mages. HiE prince Affad prit de 1'argent dans la bourfe dont Amgiad étoit chargé, & continua fon chemin jufqu'a la ville. II ne fut pas un peu avancé dans la première rue, qu'il joignit un vieillard vénérable, bien mis, & qui avoit une canne ü Ia main. Comme il ne douta pas que ce ne fut un homme de diftinétion, & qui ne voudroit pas Ie tromper , il 1'aborda. Seigneur , lui dit - il, je vous fupplie de m'enfeigner le chemin de la place publique. Le vieillard regarda le prince en fouriant. Mon fils, lui dit-il, apparemment que vous êtes étranger ? vous ne me feriez pas cette demande fi cela n'étoit. Oui, feigneur , je fuis étranger, reprit Affad. Soyez le bien-venu, repartit le vieillard, notre pays eft bien honoré de ce qu'un jeune homme bien fait comme vous a pris la peine de le venir voir. Dites-moi, quelle affaire, avez-vous k la place publique ? Pi]  228 Les mtlee et ünë Nuïts, Seigneur, répliqua Affad, il y a prés de deux mois qu'un frère que j'ai, & moi, nous fommes partis d'un pays fort éloigné d'ici. Depuis ce tems-la, nous n'avons pas difcontinué de mar- ■ cher, & nous ne faifons que d'arriver aujourd'hui. Mon frère, fatigué d'un fi long voyage, eft demeuré au pié de la montagne, & je viens chercher des vivres pour lui & ppur moi. Mon fils , repartit encore le vieillard, vous êtes venus le plus a propos du monde, & je m'en réjouis pour 1'amour de vous & de votre frère. j'ai fait aujourd'hui un grand régal a plufieurs de mes amis, dont il eft refté une quantité de mets oü perfonne n'a touché. Venez avec moi, je vous en donnerai bien a manger; & quand vous aurez fait, je vous en donnerai encore pour vous & pour votre frère de quoi vivre plufieurs jours. Ne prenez donc pas la peine d'aller dépenfer votre argent a la place , les voyageurs n'en ont jamais trop. Avec cela, pendant que vous mangerez, je vous informerai des particularités de notre ville mieux que perfonne." Une perfonne comme moi, qui a paffe par toutes les charges les plus honorables avec diftinétion, ne doit pas les ignorer. Vous devez bien vous réjouir auffi de ce que vous vous ctes adreffé a moi plutöt qu'a un autre; car je vous dirai en paifant que tous nos citoyens ne,-  'C Ó N T E S A K AS! S. 22$ iont pas faits comme moi: il y en a, je vous tiflure, de bien méchans. Venez donc, je veux vous faire connoitre la diöerence qu'il y a entte un honnête homme, comme je le fuis, & bien des gens qui fe vantent de 1'être & ne le font pas. Je vous fuis infiniment obligé, reprit le prince Affad, de la bonne volonté que vous me témoignez; je me remets entièrement a vous, & je fuis pret d'aller oü il vous plaira. Le vieillard, en continuant de marcher avec Affad a cöté de lui, rioit en fa barbe; & de crainte qu'Affad ne s'en appergüt, il 1'entretenoit de plufieurs chofes , afin qu'il demeurat dans la bonne opinion qu'il avoit congue pour lui. Entr'autres, il faut avouer , lui difoit-il, que votre bonheur eft grand de vous être adrefie a moi plutöt qu'a un autre. Je loue dieu de ce que vous m'avez rencontré , vous faurez pourquoi je vous dis cela quand vous ferez chez moi. Le vieillard arriva enfin a fa maifon, & introduifit Affad dans une grande falie oü il vit quarante vieillards qui faifoient un cercle autour d'un feu allumé qu'ils adoroient. A ce fpeclacle , le prince Affad n'eut pas moins d'horreur de voir des hommes affez dépourvus de bon fens pour rendre leur culte Piij  Z30 Les mille et une Nutts%! Sj la créature préférablement au créateur, que de frayeur de fe voir trompé, & de fe trouver Gans un lieu fi abominable. Pendant qu'Affad étoit immobile de 1'étonnement oü il étoit, le rufé vieillard falua les quarante vieillards. Dévots adorateurs du feu leur dit-il, voici un heureux jour pour nous! ■Uu eft Gazban, ajouta-t-il ? qu'on le faffe venir. A ces paroles prononcées affez haut, un noir qui les entendit de deffous la falie, parut; & ce noir, qui étoit Gazban , n'eut pas plutöt appercu le défolé Affad, qu'il comprit pourquoi il avoit été appelé. II courut i lui, le jeta par terre d'un foufflet qu'il lui donna, & le lia par les bras avec une diligence merveilleufe. Quand il eut achevé : Mène-le la-bas, lui commanda le vieillard, & ne manque pas de dire a mes rilles Boftane & Cavame de lui bien donHer la baftonade chaque jour, avec un pain le rnatin & un autre le foir pour toute nournture : c'en eft affez pour le faire vivre jufqu'au depart du vaiffeau pour la mer bleue & pour la montagne du feu ; nous en ferons un facrifice «greable a notre divinité. La fultane Scheherazade ne paffa. pas plus outre pour cette nuit, a caufe du jour qui paroiffoit. Elle pourfuivit la nuit fuivante, & dit au fultan des Indes :  Contes 'Arabes. <2$t ccxxxr NUIT. Sire , des que le vieillard eut donné 1'ordre cruel par oü j'achevai hier de parler., Gazban fe faifit d'Affad en le maltraitant, le fit defcendre fous la falie , & après 1'avoir fait paffer par plufieurs portas jufques dans un cachot oü 1'on defcendoit par vingt marches , il 1'attacha par les piés a une chaine des plus groffes & des plus pefantes. Aufïitöt qu'il eutachevé,, il alla avertir les filles du vieillard; mais le vieillard leur parloit déja lui-même. Mes filles, leur ditil, defcendez la-bas, &donnez la baftonade de la manière que vous favez au mufulman dont je viens de faire capture , & ne 1'épargnez pas : vous ne pouvez mieux marquer que vous êtes de bonnes adoratrices du feu. Boftane & Cavame , nourries dans la haine contre tous les mufulmans , regurent eet ordre avec joie. Elles defcendirent au cachot dès le même moment, dépouillèrent Affad , le baftonnèrent impitoyablement jufqu'au fang & jufqu'a lui faire perdre connoiffancc. Après cette exé.cution fi barbare, elles mirent un pain & un pot d'eau prés de lui, & fe retirèrent. Affad ne revint a lui que long-tems après, Piv  232 Les jüiele ét une NvtTg* & ce ne fut que pour verfer des larmes pa* rmffeaux ende'plorant fa misère, avec la conL la ion néanmoins, que ce malheur n'étoit pas arnve a fon frère Amgiad. P . f Lf P™ce AmS^d attendit fon frère Affad jufquaufoir au pié de la montagne avec grande impatience Quand il vit qu'il étoit deux, trois ftquatre heures de nuit ,& qu'il n'étoit pas ■ venu , ,1 penfa fe défefpérer_ fl ^ ^ dans cette inquiétade défolante; & dès que le jour parut, il s'achemina vers la ville. II fut d'abord très-étonné de ne voir que très-peu de mufulmans II arrêta Ie premier qu'il rencontra, « Je pna de lui dire comment elle s'appeloit. ü apprit que c'étoit la ville des mages, ainfi nommée a caufe que les mages adorateurs du l6U.' 7 et°ient en Plus grand nombre, & qu'il n> avoit que très-peu de mufulmans. U demanda auffi combien on comptoit de-la al'ïle d'Ebène; & h réponfe qu'on lui fit, fut que par mer il y avoit quatre mois de navigation, & une année da voyage par terre. Celui è qui il s'étoit adrefle, le quitta brufquement après qu'il 1'eut fatisfait fur ces deux demandes , & continua ion chemin, paree qu'il étoit preffé. Amgiad qui n'avoit mis qu'environ fix femarnes è venir de file d'Ebène avec fon frère. 'Affad , ne pouvoit comprendre comment. ils  'Contes Arabes. 233 >voient fait tant de chemin en fi peu de tems, a moins que ce ne fut par enchantement, ou que le chemin de la montagne par ou ils étoient venus, ne fut un chemin plus court qui n'étoit point pratiqué a caufe de fa difHculté. En marchant par la ville, il s'arrêta a la boutique d'un tailleur qu'il reconnut pour mufulman k fon habillement, comme il avoit déja reconnu celui a qui il avoit parlé. II s'ailit prés de lui après qu'il l'eut falué, & lui raconta le fujet de la peine oü il étoit. Quand le prince Amgiad eut achevé : Si votre frère , reprit le tailleur , eft tombé entre les mains de quelque mage, vous pouvez faire état de ne le revoir jamais. II eft perdu fans reffource, & je vous confeille de vous en confoler , & de fonger k vous préferver vous-même d'une femblable difgrace. Pour cela, fi vous voulez me croire, vous demeurerez avec moi, & je vous inftruirai de toutes les rufes de ces mages, afin que vous vous gardiez d'eux quand vous fortirez. Amgiad , bien affiigé d'avoir perdu fon frère Affad, accepta 1'offre, & remercia le tailleur mille fois de la bonté qu'il avoit pour lui.  234 les mille et une NuitsJ HISTOIRE Du Prince Amgiad & d'une Dame dc la ville des Mages. Le prince Amgiad ne fortit pour aller par la ville pendant un mois entier, qu'en la compagnie du tailleur : il fe hafarda enfin d'aller feul au bain. Au retour, comme il paflbit par une rue ou n'y avoit perfonne , il rencontra une dame qui venoit a. lui. La dame qui vit un jeune homme trés-bien fait, & tout frais forti du bain, leva fon voile & lui demanda ou il alloit d'un air riant & en lui faifant les yeux doux. Amgiad ne put réfifter aux charmes qu'elle lui fit paroïtre. Madame, répondit-il, je vais chez moi ou chez vous, cela eft a votre choix. Seigneur , répondit la dame avec un fourire agréable , les dames de ma forte ne mènent pas les hommes chez elles , elles vont chez eux. Amgiad fut dans un grand embarras de cette réponfe a laquelle il ne s'attendoit pas. II n'ofoit prendre la hardieffe de la mener chez fon hóte qui s'en feroit fcandalifé, & il auroit couru rifque de perdre la protedion dont il avoit  Contes Arabes. hy$ .befoin dans une ville oü il avoit tant de pré■cautions a prendre. Le peu d'habitude qu'il y avoit, faifoit auffi qu'il ne favoit aucun endroit oü la conduire , & il ne pouvoit fe réfoudre de laiffer échapper une fi belle fortune. Dans cette incertitude il réfolut de s'abandonner au hafard; & fans répondre a la dame, il marcha devant elle & la dame le fuivit. Le prince Amgiad la mena long-tems de rue en rue, de carrefour en carrefour , de place en place , & ils étoient fatigués de marcher 1'un & 1'autre , lorfqu'il enfila une rue qui fe trouva terminée par une grande porte fermée d'une maifon d'affez belle apparence avec deux bancs, 1'un d'un cöté, 1'autre de 1'autre. Amgiad s'affit fur 1'un comme pour reprendre haleine, & la dame plus fatiguée que lui s'affit fur 1'autre. Quand la dame fut affife : C'eft donc ici votre maifon, dit-elle au prince Amgiad ? Vous le voyez , madame, reprit le prince. Pour■ quoi donc n'ouvrez-vous pas , repartit-elle ? qu'attendez-vous ? Ma belle, répliqua Amgiad , c'eft que je n'ai pas la clé , je 1'ai laiffée a mon efclave que j'ai chargé d'une commiffion d'oü il ne peut pas être encore revenu. Et comme je lui ai commandé après qu'il auroit fait cette commiffion, de m'acheter de quoi faire un bon diné, je crains que nous ne 1'attendions encore long-tems.  236 Les mieee et une Nüi?s> La difficulté que le prince trouvoit a fatisv faire fa paffion , dont il commencoit a fe repentir, lui avoit fait imaginer cette défaite darts 1'efpérance que la dame donneroit dedans , & que le dépit 1'obligeroit de le laiffer la & d'aller chercher fortune ailleurs ; mais il fe trompa. Voila un impertinent efclave de fe faire ainfi attendre , reprit la dame, je le chatierai moiméme, comme il le mérite , fi vous ne le chatiez bien quand il fera de retour. II n'eft pas bien féant cependant que je demeure feule a une porte avec un homme. En difant cela elle fe leva , & amaffa une pierre pour rompre la ferrure qui n'étoit que de bois, & fort foible, a la mode du pays. ^ Amgiad au défefpoir de ce deffein, voulut s'y oppofer : Madame , dit-il , que prétendezvous faire? degrace, donnez-vous quelques momens de patience. Qu'avez-vous a craindre , reprit-elle ? ia maifon n'eft-elle pas a vous ? ce n'eft pas une grande affaire qu'une ferrure de bois rompue : il eft aifé d'en remettre une autre. Elle rompit la ferrure , & des que la porte fut ouverte , elle entra & marcha devant. Amgiad fe tint pour perdu quand il vit la porte de Ia maifon forcée: il héfita s'il devoit  Contes Arabes. 237 fentrer ou s'évader pour fe délivrer du danget qu'il croyoit indubitable , & il alloit prendre ce parti, lorfque la dame fe retourna & vit qu'il n'entroit pas. Qu'avez-vous que vous n'entrez pas chez vous , lui dit-elle? C'eft , madame , répondit-il , que je regardois fi mon efclave ne revenoit pas , & que je crains qu'il n'y ait rien de pret. Venez, venez , reprit-elle , nous attendrons mieux ici que dehors , en attendant q-u'il arrivé. Le prince Amgiad entra bien malgré lui dans une cour fpacieufe & proprement pavee. De la cour il monta par quelques degrés a un grand veftibule , ou ils appercurent , lui & la' dame , une grande falie ouverte, très-bien meublée , & dans la falie une table de mets exquis avec une autre chargée de plufieurs fortes de beaux fruits , & un buffet garni de bouteilles de vin. Quand Amgiad vit ces apprêts , il ne douta plus de fa perte. C'eft fait de toi , pauvre Amgiad , dit-il en lui-même , tu ne furvivras pas long-tems a ton cher frère Affad. La dame au contraire, ravie de ce fpeétacle agréable : Hé quoi ! feigneur , s'écria-t-elle , vous craigniez qu'il n'y eüt rien de prêt. Vous voyez cependant que votre efclave a fait plus que vous ne sroyiez, Mais fi je ne me trompe, ces prépa-  H% Les mille et une Nufrs, ratifs font pour une autre dame que moi. Cel* mmporte, qu'elle vienne cette dame , je vous promets de n'en être pas jaloufe. La grace que je vous demande , c'eft de vouloir bien fouffcir que je la ferve & vous aufii. Amgiad ne put s'empécher de rire de la plaïfenterie de la dame , tout affligé qu'il étoit. Madame , reprit-il, en penfant toute autre chofe qui le défoloit dans 1'ame , je vous allure qu'il Beft rien moins que ce que vous vous imaginez : ce n'eft-la que mon ordinaire bien fimPlement. Comme il ne pouvoit fe réfoudre de fe mettre a une table qui n'avoit pas été préparée pour lui, il voulut s'affeoir fur le fofa, rnais la dame 1'en empécha : Que faites-vous' lui dit-elle ? vous devez avoir faim après le bain : mettons-nous a table , mangeons, & réjouiffbns-nous. Amgiad fut contraint de faire ce que la dame voulut : ils fe mirent a table , & ils mangèrent. Après les premiers morceaux , la dame prit un verre & une bouteille , fe verfa k boire, & but la première a la fanté d'Amgiad. Quand elle eut bu , elle remplit Ie même verre , & le préfenta a Amgiad qui lui fit xaifon. Plus Amgiad faifoit réflexion fur fon aventure , plus il étoit dans 1'étonnement de voi*  Contes Arabes. 230 que ie maitre de la maifon ne paroiffoit pas , & meme qu'une maifon oü tout étoit fi propre & fi riche , étoit fans un feul domeftique, Mon bonheur feroit bien extraordinaire , fe difoit11 a foi-méme , fi le maïtre pouvoit ne pas venir que je ne fuffe forti de cette intrigue ! Pendant qu'il s'entretenoit de ces penfées , & d'autres plus facheufes , la dame continuoit de manger , buvoit de tems en tems , & 1'obligeoit de faire de même. Ils en étoient bientót au fruit , lorfque le maïtre de la maifon arriva. C'étoit le grand écuyer du roi des mages , & fon nom étoit Bahader. La maifon lui appartenoit ; mais il en avoit une autre oü il faifoit fa demeure ordinaire. Celle-ci ne lui fervoit qu'a fe régaler en particulier avec trois ou quatre amis choifis , oü il faifoit tout apporter de chez lui , & c'eft ce qu'il avoit fait ce jour-lii par quelques-uns de fes gens qui ne faifoient que de fortir peu de tems avant qu'Amgiad & la dame arrivaffent. Bahader arriva fans fuite & déguifé , comme il le faifoit prefque ordinairement, & il venoit un peu avant 1'heure qu'il avoit donnée a fes amis. II ne fut pas peu furpris de voir la porte de fa maifon forcée. II entra fans faire de bruit , & comme il eut entendu que 1'on parloit & que 1'on fe réjouiübit dans la falie , H  zqo Les mille et une Nuits, fe coula le long du mur , & avanca la tête 1 demi a la porte pour voir quelles gens c'étoicnt: comme il eut vu que c'étoient un jeune homme & une jeune dame qui mangeoient a la table qui n'avoit été préparée que pour fes amis & pour lui , & que le mal n'étoit pas fi grand qu'il s'étoit imaginé d'abord , il réfolut de s'en divertir. La dame qui avoit le dos un peu tourné , ne pouvoit pas voir le grand écuyer ; mais Amgiad 1'appercut d'abord , & alors il avoit le verre a la main. II changea de couleur a cette vue , les yeux attachés fur Bahader qui lui fit figne de ne dire mot & de venir lui parler. Amgiad but & fe leva. Oü allez-vous , lui demanda la dame ? Madame, lui dit-il, demeurez, je vous prie , je fuis a vous dans le moment : une petite néceffité m'oblige de fortir. II trouva Bahader qui 1'attendoit fous le veftibule , & qui le mena dans la cour pour lui parler fans être entendu de la dame. Scheherazade s'appercut a ces derniers mots qu'il étoit tems que le fultan des Indes fe levat : elle fe tut, & elle eut le tems de pourfuivre la nuit fuivante , & de lui parler en ce$ termes: ccxxxir  Gok tes Arabes. CCXXXII6 NUIT. Sire , quand Bahader & le prince Amgiad furent dans la cour , Bahader demanda au prince par quelle aventure il fe trouvoit chez lui avec la dame, & pourquoi ils avoient forcé Ia porte de fa maifon ? Seigneur , reprit Amgiad , je dois paroïtre bien coupable dans votre efprit, maLs fi vous voulez bien avoir la patience de m'entendre, j'efpère que vous metrouverez tïès-innocent. lï pourfuivit fon difcours , & lui raconta en peu de mots la chofe comme elle étoit , fans rien déguifer; $c afin de bien perfuader qu'il n'étoit pas capable de commettre une action auffi indigne que de forcer une maifon , il ne lui cacha pas qu'il étoit prince , non plus que la raifon pourquoi il fe trouvoit dans la ville des mages. Bahader qui aimoit naturellement les étrangers , fut ravi d'avoir trouvé 1'occafion d'efi obliger un de la qualité & du rang d'Arogiad. En effet , a fon air, a fes manières honnêtes, a fon difcours en termes choifis & ménagés , il ne douta nullement de fa fincérité. Prince , lui dit-il , j'ai une joie extréme d'avoir trouvé Tome IX. Q  242 Les mille et une Nuits, lieu de vous obliger dans une rencontre auffi plaif xnte que celle que vous venez de me raconter. Bien loin de troubler la fête , je me ferai un très-grand plaifir de contribuer a votre fatiffaclion. Avant que de vous communiquer ce que je penfe la-deflus, je fuis bien aife de vous dire que je fuis grand e'cuyer du roi , & que je m'appelle Bahader. J'ai un hotel oü je fais ma demeure ordinaire, & cette maifon eft un lieu oü je viens quelquefois pour être plus en liberté avec mes amis. Vous avez fait accroire a votre belle , que vous aviez un efclave , quoique vous n'en ayez pas. Je veux être eet efclave ; & afin que cela ne vous faflè pas de peine, & que vous ne vous en excufiez pas, je vous re'pèteque je le veux être ai>folument, & vous en apprendrez bientöt la raifon. Allez donc vous remettre a votre place , & continuez de vous divertir ; & quand je reviendrai dans quelque tems , & que je me préfenterai devant vous en habit defclave, querellez-moi bien, ne craignez pas même de me frapper : ie vous fervirai tout le tems que vous tiendrez table, & jufqu'a la nuit. Vous coucherez chez moi vous & la dame , & demain matin vous la renverrez avec honneur. Après cela , je tacherai de vous rendre des fervices de plus de conféquence. Allez donc , & ne perdez pas  Contes Arabes» 23.3 de tems. Amgiad voulut repartit, mais le grand écuyer ne le permit pas , & il le contraignit d'aller retrouver la dame. Amgiad fut a peine rentré dans la falie, que les amis que le grand écuyer avoit invités , arrivèrent. II les pria obligeamment de vouloir bien 1'excufer s'il ne les recevoit pas ce jourla , en leur faifant entendre qu'ils en approuveroient la caufe quand il les en auroit informés au premier jour. Dès qu'ils furent éloignés , il fortit , & il alla prendre un habit d'efclave. Le prince Amgiad rejoignit la dame, le cceur bien content de ce que le hafard l'avoit conduit dans une maifon qui appartenoit a un maïtre de fi grande diftinction, & qui en ufoit fi honnêtement avec lui. En fe remettant a table : Madame , lui dit-il , je vous demande mille pardons de mon incivilité & de la mauvaife humeur oü je fais de 1'abfence de mon efclave ; le maraut me le payera , je lui ferai voir s'il doit être dehors fi long-tems. Cela ne doit pas vous ïnquiéter, reprit la dame , tant pis pour lui; s'il fait des fautes, il le payera. Ne fongeons plus a lui , foageons feulement a nous réjouir, Ils continuèrent de tenir table avec d'auta:it plus d'agrément, qu'Amgiad n'étoit plus inquieC Q ij  244 Les mille et une Nuits, comme auparavant , de ce qui arriveroit de 1'indifcrétion de Ia dame , qui ne devoit pas forcer la porte , quand même la maifon eüt appartenu a Amgiad. II ne fut pas moins de belle humeur que la dame , & ils fe dirent mille plaifanteries en buvant plus qu'ils ne mangeoient, jufqu'a 1'arrivée de Bahader déguifé en efclave. Bahader entra comme un efclave , bien mortifié de voir que fon maïtre étoit en compagnie & de ce qu'il revenoit fi tard. II fe jetta a fes piés en baifant la terre , pour implorer fa clémence ; & quand il fe fut relevé , il demeura debout , les mains croifées , & les yeux baiffés, en attendant qu'il lui commandat quelque chofe. Méchant efclave, lui dit Amgiad , avec un ccil & d'un ton de colère , dis-moi s'il y a au monde un efclave plus méchant que toi ? Oü as-tu été ? Qu'as-tu fait pour revenir a 1'heure qu'il eft ? Seigneur , reprit Bahader , je .vous demande pardon , je viens de faire les commiffions que vous m'avez données : je n'ai pas cru que vous duffiez revenir de fi bonne heure. Tu es un maraut , repartit Amgiad , &•" je te rouerai de coups pour t'apprendre a mentir , & a manquer a ton devoir, II fe leva, ,  'C o n t e s Arabes. 24.$ prit un baton , & lui en donna deux ou trois coups affez légèrement, après quoi il fe remit a table. La dame ne fut pas contente de ce chatiment , elle fe leva a fon tour , prit le baton, & en chargea Bahader deg tant de coups fans 1'épargner, que les larmes lui en vinrent auX yeux. Amgiad fcandalifé au dernier point de la liberté qu'elle fe donnoit, & de ce qu'elle maltraitoit un officier du roi , de cette importance , avoit beau crier que c'étoit affez , elle frappoit toujours. Laiffez-moi faire , difoit-elle , je veux me fatisfaire , & lui apprendre a ne pas s'abfenter fi long-tems une autre fois. Elle continuoit toujours avec tant de furie , qu'il fut contraint de fe lever , & de lui arracher le baton , qu'elle ne lacha qu'après beaucoup de réfifiance. Comme elle vit qu'elle ne pouvoit plus battre Bahader , elle fe remit a fa place & lui dit mille injures. Bahader effuya fes larmes , & demeura debout pour leur verfer a boire. Lorfqu'il vit qu'ils ne buvoient & ne mangeoient plus , il defiervit, il nettoya la falie , il mit toutes chofes en leur lieu , & dès qu'il fut nuit , il alluma les bougies. A chaque fois qu'il fortoit ou qu'il entroit , la dame ne manquoit pas de le gronder , de le menacer , & de 1'injur Q »i  2^.6 Les mille et une Nuits, rier, avec un grand mécontentement de la part d'Amgiad , qui vouloit le me'nager, & n'ofoit lui rien dire. A 1'heure qu'il fut tems de fe coucher , Bahader leur prépara un lit fur Ie fofa , & fe retira dans une chambre, oü il ne fut pas long-tems k s'endormir après une li longue fatigue. Amgiad & la dame s'entretinrent encore une groffe demi-heure , & avant de fe coucher , la dame eut befoin de fortir. En palfant fous le veftibule, comme elle eut entendu que Bahader ronfloit déja , & qu'elle avoit vu qu'il y avoit un fabre dans la falie: Seigneur, ditelle a Amgiad en rentrant , je vous prie de faire une chofe pour 1'amour de moi. De quoi s'agit-il pour votre fervice , reprit Amgiad ? Obligez-moi de prendre ce fabre, repartit-elle, & d'aller couper la tête a votre efclave. Amgiad fut extrêmement étonné de cette propofition que le vin faifoit faire a la dame, comme il n'en douta pas. Madame , lui dit-il, laiffons-la mon efclave , il ne mérite pas que vous penfiez a lui; je 1'ai chatié , vous 1'avez chatié vous-même , cela fuffit; d'ailleurs je fuis très-content de lui & il n'eft pas accoutumé a ces fortes de fautes. Je ne me paye pas de cela , reprit Ia dame enragée , je veux que ce coquin meure, & s'il  Contes Arabes. 247 ne meurt de votre main , il mourra de la mienne. En difant ces paroles, elle met la main fur le fabre , le tire hors du foureau , & s'échappe pour exécuter fon pernicieux deffein. Amgiad la rejoint fous le veftibule , & en la rencontrant: Madame, lui dit-il, il faut vous fatisfaire puifque vous le fouhaitez : je ferois faché qu'un autre que moi ötat la vie a mon efclave. Quand elle lui eut remis le fabre : Venez, fuivez-moi, ajouta-t-il, & ne faifons pas de bruit de crainte qu'il ne s'éveille. Ils entrèrent dans la chambre ou étoit Bahader; maïs au lieu de le frapper, Amgiad porta le coup a la dame , & lui coupa la tête qui tomba fur Bahader. Le jour avoit déja commencé de paroïtre s lorfque Scheherazade en étoit a ces paroles : elle s'en appercut , & cefifa de parler. Elle reprit fon difcours la nuit fuivante , & dit au fultan Schahriar : Q iv  'H8 Les mille et une Nuits, CCXXXIIF NUIT. Sire, la téte de la dame eut interrompu Ie fommeil du grand écuyer, en tombant fur lui, quand le bruit du coup de fabre ne feut pas éveillé. Etonné de voir Amgiad avec le fabre enfanglanté & le corps de la dame par terre fans téte , il hu demanda ce qug ^ fignifioit. Amgiad lui raconta la chofe comme elle s'étoit paflëe, & en achevant : Pour empecher cette furieufe , ajouta-t-il , de vous oter la vie, je n'ai point trouvé d'autre moyen que de la lui ravir è elle-même. Seigneur, reprit Bahader plein de reconnoifiance des perfonnes de votre fang, & auffi génereufes, ne font pas capables de favorifer des achons fi méchantes. Vous êtes mon Iibérateur, & je ne puis aifez vous en remercierAprès qu'il 1'eut embraffé, peur lui mieux marquer combien ÏI lui étoit obligé : Avant que le jour vienne, dit-il, 0 faut emporter ce cadavre hors d'ici , & c'elt ce que jfi ^ ^ Amgiad s'y oppofa, & dit qu'il 1'emporteroit lui-même puifqu'il avoit fait Ie coup Un nouveau venu en cette ville comme vous n'y reuffiroit pas, reprit Bahader. Laiflèz-moi faire,  Co n tes Arabes. 249 demeurez ici en repos. Si je ne reviens pas avant qu'il foit jour , ce fera une marqué que leguet m'aurafurpris; en ce cas-la je vais vous faire par écrit une donation de la maifon & de tous les meubles, vous n'aurez qu'a y demeurer, Dès que Bahader eut écrit & livré la donation au prince Amgiad, il mit le corps de la dame dans un fac avec la tête, chargea le fac fur fes épaules , & marcha de rue en rue en prenant le chemin de la mer. II n'en étoit pas éloigné lorfqu'il rencontra le juge de police qui faifoit fa ronde en perfonne. Les gens du juge 1'arrêtèrent, odvrirent le fac , & trouvèrent le corps de la dame maffacrée, & fa tête. Le juge qui reconnut le grand écuyer malgré fon déguifement, 1'etnmena chez lui; & comme il n'ofa pas le faire mourir a caufe de fa dignité, fans en parler au roi, il le lui mena le lendemain matin. Le roi n'eut pas plutöt appris, au rapport du juge, la noire action qu'il avoit commife, comme il le croyok felon les indices, qu'il le chargea d'injures. C'eft donc ainfi, s'écria-t-il, que tu maffacres mes fujets pour les piller , & que tu jettes leur corps a la mer pour cacher ta tyrannie : qu'on les en déiivre , & qu'on le pende. Quelque innocent que fut Bahader, il recut  s/ö Les mille et une Nuits, cette fentence de mort avec toute la réfignaüonpoffible ,&nedit pas un mot pour fajuffification.Le,uge le remena; & peFndan ^ preparolt Ia potence, il envoya publier par Lte b ville la juftice qu'on alloit faire è midi d'un meurtre commis par le grand écuyer. t Le Prince Am§iad qui avoit attendu le grand ecuyer inutilement, fut dans une confternation quon ne peut imaginer, quand il entendit ce cn de ia maifon oü il étoit. Si quelqu'un doit mounr pour Ia mort d'une femme auffi méchante, fe duMl a lui-même, ce n'eft pas le grand -yer, c'eft moi; & je ne fou^rai g jnnocent foit puni pOUr le coupable. Sans déhberer davantage il (ank, & fe rendit 4 h Place ou fe devoit faire 1'exécution , avec le peuple qui y couroit de toutes parts. Dès qu'Amgiad vit paroitre le juge, qui amenoit Bahader i la potence, il alla fe préfenter a lui: Seigneur, lui dit-il, je viens vous declarer & vous affurer que le grand écuyer que vous conduifez a Ia mort, eft trés-innocent de la mort de cette dame. C'eft moi qui at commis le crime, fi c'eft en avoir commis un que^d avoir öté la vie è une femme déteftaMe qui vouloit 1'óter h un grand écuyer & voici comment la chofe s'eft paffée. Quand le prince Amgiad eut informé le juge  Contes Arabes. 2jri de quelle manière il avoit été abordé par la dame a la fortie du bain, comment elle avoit été caufe qu'il étoit entré dans la maifon de plaifir du grand écuyer, & de tout ce qui s'étoit paffe jufqu'au moment qu'il avoit été contraint de lui couper la tête pour fauver la vie au grand écuyer, le juge furfit 1'exécution, & le mena au roi avec le grand écuyer. Le roi voulut être informé de la chofe par Amgiad lui-même; & Amgiad pour lui mieux faire comprendre fon innocence & celle du grand écuyer, profita de 1'occafion pour lui faire le récit de fon hiftoire & de fon frère Affad depuis le commencement jufqu'a leur arrivée & jufqu'au moment qu'il lui parloit. Quand le prince eut achevé : Prince, lui dit le roi, je fuis ravi que cette occafion m'ait donné lieu de vous connoitre: je ne vous donna pas feulement la vie avec celle de mon grand écuyer, que je loue de la bonne intention qu'il a eue pour vous, & que je rétablis dans fa charge; je vous fais même mon grand-vifir pour vous confoler du traitement injufte, quoiqu'excufable , que le roi votre père vous a fait. A 1'égard du prince Affad, je vous permets d'employer toute 1'autorité que je vous donne pour le retrouver. Après qu'Amgiad eut remercié le roi de la  eês mi"e et une Nuits ville & du pays des mages, & q^ e' pofTemon de la charge de grand-vifir, il em! Ploya tous les moyens imaginables pour trouverle P-ce fon frère. II fit prornettre par les cneurs pubhes dans tous les quartiers de la ville «ne grande récompenfe a ceux qui le lui amè-' "eroient, ou même qui lui en apprendroient quelqne nouvelle. H mit des gens en campagne; mais quelque diligence qu'il püt faire il «eut pas la moindre nouvelle de lui. SUITE DE L'HISTOIRE Du Prince Affad. A f",AD "P6ndant ftoit toujours è la chaine dans le cachot oü il avoit été renfermé pa, ladrcflê du rufé vieillard; & Boftane & Cavame, filles du vieillard, le maltraitoient avec la meme cruauté & h mêm& inhumanl^ ^ ^ folemnelle des adorateurs du feu approcha. On equipa le vaiflèau qui avoit coutume de faire le voyage de Ia montagne du feu : on le chargea de marchandifes par Ie foin d'un capitaine nomme Behram, gra„d zéiateur de la religion des mages. Quand il fut en état de remettre * Ia voile, Behram y fit embarquer Affad dans  C o n t e s Arabes. 25-3 une caiffe a moitié pleine de marchandifes , avec affez d'ouverture entre les ais pour lui donner la refpiration néceffaire, & fit defcendre la caiffe a fond de cale. Avant que le vaiffeau mit a la voile , le grandvifir Amgiad, frère d' Affad, qui avoit été averti que les adorateurs du feu avoient coutume de facrifier un mufulman chaque année fur Ia montagne du feu, & quAffad qui étoit peut-être tombé entre leurs mains, pourroit bien étre deftiné a cette cérémonie fanglante, voulut en faire la vifite. II y alla en perfonne, & fit monter tous les matelots & tous les paffagers fur le tillac, pendant que fes gens firent la recherche dans tout le vaiffeau; mais on ne trouva pas Affad, il étoit trop bien caché. La vifite faite , le vaiffeau fortit du port ; & quand il fut en pleine mer , Behram fit tirer le prince Affad de la caiffe , & le mettre a la chaine pour s'affurer de lui, de crainte, comme il n'ignoroit pas qu'on alloit le facrifier, que de défefpoir il ne fe précipitat dans la mer. Après quelques jours de navigation , le vent favorable qui avoit toujours accompagné le vaiffeau, devint contraire, & augmenta de manière qu'il excita une tempête des plus furieufes. Le vaiffeau ne perdit pas feulement fa route: Behram & fon pilote ne favoient plus  $H Les mille èt une Nuits, même oü ils étoient, & craignoient de fencontrer quelque rocher . cnaque mom de s y bnfer. Au plus fort de la tempête ils découvnrent terre, & Behram Ia reconnut pour 1 endroit ou étoit Ie port & Ia capitale de Ia ^cn;t.fnarSIane' & 11 « eut une grande mor- En effet, Ia reine Margiane qui étoit mufuf«ne, étoit ennemie mortelle des adorateurs du feu Non-feulement elle n'en fouffroit pas nn feu! dans fes états, elle ne permettoit même pas qu aucun de leurs vaiffeaux y abordat. II n'étoit plus au pouvoir de Behram cependant déviter d'aller aborder au port de la capitale de cette reine, a moins d'aller échouer & fe perdre contre la cöte qui étoit bordée de rochers affreux. Dans cette extrémité il tint confeil avec fon pilote & avec fes matelots, enfans , dit-il, vous voyez Ia nécefïïté oü nous iommes réduits. De deux chofes Pune, ou ii faut que nous foyons engloutis par les flots °U qUe nous "ou* fauvions chez la reine Margiane; mais fa haine implacable contre notre rehgion & contre ceux qui en font profeffion, vous eft connue. Elle ne manquera pas de fe faifir de notre vaiffeau, & de nous faire öter la vie a tous fans miféricorde. Je ne vois qu'un feul remede qui pe«-êtrc nous réuffira. Je fuü  Contes Arabes, 2jy d'avis que nous ötions de la chaïne le mufulman que nous avons ici, & que nous 1'habillions en efclave. Quand la reine Margiane m'aura fait venir devant elle , & qu'elle me demandera quel eft mon négoce, je lui répondrai que je fuis marchand d'efclaves, que j'ai vendu tout ce que j'en avois, & que je n'en ai réfervé qu'un feul pour me fervir d'écrivain, a caufe qu'il fait lire & écrire. Elle voudra le voir; & comme il eft bien fait, & que d'ailleurs il eft de fa religion , elle en fera touchée de compaifion, & ne manquera pas de me propofer de le lui vendre, en cette confidération de nous fouffrir dans fon port jufqu'au premier beau tems. Si vous favez quelque chofe de meilleur , dites-le-moi, je vous écouterai. Le pilote & les matelots applaudirent a fon fentiment qui fut fuivi. La fultane Scheherazade fut obligée d'en demeurera ces derniers mots, a caufe du jour qui fe faifoit voir : elle reprit le même conté la nuit fuivante, & dit au fultan des Indes:  2/6" Les mille et une Nuits., CCXXXIV6 NUIT. Sire, Behram fit öter le prince Affad de la chaïne, & le fit habiller en efclave fort pro^prement felon le rang d'e'crivain de fon vaiffeau, fous lequel il vouloit le faire paroïtre devant Ia reine Margiane. II fut a peine dans 1'état qu'il le fouhaitoit, que le vaiffeau entra dans le port, oü il fit jeter 1'ancre. Dès que la reine Margiane, qui avoit fon palais fitué du cóté de la mer , de manière que le jardin s'étendoit jufqu'au rivage , eut vu que le vaiffeau avoit mouillé, elle envoya avertir le capitaine de venir lui parler; & pour fatisfaire plutöt fa curiofité, elle vint 1'attendre dans le jardin. Behram qui s'étoit attendu d'être appelé, fe débarqua avec le prince Affad, après avoir exigé de lui de confirmer qu'il étoit fon efclave & fon écrivain, & fut conduit devant la reine Margiane. II fe jeta a fes piés ; & après lui avoir marqué la néceffité qui l'avoit obligé de fe réfügier dans fon port, il lui dit qu'il étoit marchand d'efclaves, qu'Affad qu'il avoit amené, étoit le feul qui lui reftat & qu'il gardoit pour lui fervir d'écrivajn, Affad  Contes Arabes. 257 Affad avoit plu a la reine Margiane du moment qu'elle l'avoit vu, & elle fut ravie d'apprendre qu'il fut efclave. Réfolue de 1'acheter a quelque prix que ce fut , elle demanda a Affad comment il s'appeloit. Grande reine, reprit le prince Affad les larmes aux yeux , votre majefté me demande-t-elle le nom que je portois ci-devant , ou le nom que je porfe aujourd'hui ? Comment, repartit Ia reine, eft-ce que vous avez deux noms ? Hélas ! il n'eft que trop vrai, répliqua Affad, je m'appelois autrefois Affad ( très-heureux ) , & aujourd'hui je m'appelle Mötar ( deftiné a être facrifié.) Margiane qui ne pouvoit pénétrer le vrai fens de cette réponfe, 1'appliqua a 1'état de fon efclavage, & connut en même-tems qu'il avoit beaucoup d'efprit. Puifque vous êtes écrivain , lui dit-elle enfuite , je ne doute pas que vous ne fachiez bien écrire : faites-moi voir de votre écriture. Affad muni d'une écritoire qu'il portoit a fa ceinture, & de papier , par les foins de Behiam qui n'avoit pas oublié ces circonftances pour perfuader a la reine ce qu'il vouloit qu'elle crüt , fe tira un peu a 1'écart , & écrivit ces fentences par rapport a fa misère. « L'aveugle fe détourne de la foffe ou le clairTome IX. R.  2j8 Les mille et une Nuits, 33 voyant fe laifle tomber. L'ignorant s'élève 33 aux dignités par des difcours qui ne fignifient 33 rien ; le favant demeure dans la pouffière avec 33 fon éloquence. Le mufulman eft dans la der33 nière misère avec toutes fes richeffes ; 1'infi33 dèle triomphe au milieu de fes biens. On ne 33 peut pas efpérer que les chofes changent : 33 c eft un décret du tout-puiffant qu'elles demeu33 rent en eet état 33. Affad préfentale papier a la reine Margiane, qui n'admira pas moins la moralité des fentences , que la beauté du caraftère , & il n'en fallut pas davantage pour achever d'embrafer fon cccur , & de le toucher d'une véritable compaffion pour lui. Elle n'eut pas plutöt achevé de le lire , qu'elle s'adreffa a Behram : Choififfez, lui dit-elle , de me vendre eet efclave ou de m'en faire un préfent ; peut-être trouverez-vous mieux votre compte de choifir le dernier. Behram reprit affez infolemment qu'il n'avoit pas de choix a faire , qu'il avoit befoin de fon efclave, & qu'il vouloit le garder. La reine Margiane, irritée de cette hardicffe , ne voulut point parler davantage a Behram ; elle prit le prince Affad par le bras, le fit marcher devant elle ; & en 1'emmenant a fon palais , elle envoya dire a Behram qu'elle feroit  Contes Arabes. 270 confifquer toutes fes marchandifes , & mettre le feu a fon vaiffeau au milieu du port, s'il y paffoit la nuit. Behram fut contraint de retourner a fon vaiffeau , bien mortifié , & de faire préparer toutes chofes pour remettre a la voile, quoique la. tempête ne fut pas encore entièrement appaifée. La reine Margiane après avoir commandé en entrant dans fon palais que 1'on fervit promptement le foupé , mena Affad a fon appartement , ou elle le fit affeoir prés d'elle. Affad voulut s'en défendre , en difant que eet honneur n'appartenoit pas a un efclave. A un efclave , reprit la reine ! il n'y a qu'un moment que vous 1'étiez , mais vous ne ï'êtes plus. Afféyez-vous prés de moi , vous dis-je , & racontez-moi votre hiftoire; car ce que vous avez écrit pour me faire voir de votre écriture, & 1'infolence de ce marchand d'efclaves, me font comprendre qu'elle doit être extraordinaire. Le prince Affad obéit ; & quand il fut affis : Puiffante reine , dit-il , votre majefté ne fe trompe pas , mon hiftoire eft véritablement extraordinaire , & plus qu'elle ne pourroit fe 1'imaginer. Les maux , les tourmens incroyables que j'ai foufferts , & le genre de mort auquel j'étois deftiné , dont elle m'a délivré par fa Rij  2óq Les mille et une Nuits, générofité toute royale, lui feront connoïtrela grandeur de fon bienfait que je noublierai jamais. Mais avant d'entrer dans ce de'tail qui fait horreur , elle voudra bien que je prenne 1'origine de mes malheurs de plus haut. Après ce préambule qui augmenta Ia curiofité de Margiane , Affad commenga par 1'informer de fa naiffance royale, de celle de fon frère Amgiad, de leur amitié réciproque, de la paffion condamnable de leurs belles-mères changée en une haine des plus odieufes, la fource de leur étrange deftinée. II vint enfuite a la colère du roi leur père , a la manière prefque miraculeufe de la confervation de leur vie, & enfin a la perte-qu'il avoit faite de fon frère, & a la prifon fi longue & fi douloureufe d'oü on ne l'avoit fait fortir que pour être immolé fur la montagne du feu. Quand Affad eut achevé fon difcours , la reine Margiane animée plus que jamais contre les adorateurs du feu: Prince , dit-elle, nonobffant 1'averfion que j'ai toujours eue contre les adorateurs du feu , je n'ai pas laifle d'avoir beaucoup d'humanité pour eux ; mais après le traitement barbare qu'ils vous ont fait, & leur deffein exécrable de faire une viétime de votre perfonne a leur feu, je leur déclare dès-a-préfent une guerre implacable. Elle vouloit s'éten-  Contis Arabes. 261 are davantage fur ce fujet, mais 1'on fervit , & elle fe mit a table avec le prince Alfad , charmée de le voir & de 1'entendre , & déja prévenue pour lui d'une paffion dont elle fe ■promettoit de trouver bientót 1'occafion de le faire appercevoir. Prince, lui dit-elle , il faut vous bien récompenfer de tant de jeünes & de tant de mauvais repas que les impitoyables adorateurs du feu vous ont fait faire; vous avez befoin de nourriture après tant de fouffrances : & en lui difant ces paroles , & d'autres a-peuprès femblables , elle lui fervoit a manger & lui faifoit verfer a boire coup fur coup. Le repas dura long-tems , & le prince Affad but quelques coups plus qu'il ne pouvoit porter^ Quand la table fut levée, Affad eut befoin de fortir , & il prit fon tems que la reine ne s'en appercfit pas. II defcendit dans la cour, & comme il eut vu la porte du jardin ouverte , il y entra. Attiré par les beautés dont il étoit diverfifié , il s'y promena un efpace de tems. II alla enfin jufqu'a un jet d'eau qui en faifoit le plus grand agrément ; il s'y lava les mains & le vifage pour fe rafraichir ; & en voulant fe repofer fur le gazon dont il étoit bordé 3 il s'y endormit. La nuit approchoit alors, & Behram qui ne vouloit pas donner lieu a la reine Margiane Riij  2Ó2 Les mille et une Nuits, d'exécuter fa menace , avoit déja levé Tancre, bien fiché de la perte qu'il avoit faite d'Affad , & d'être fruftré de 1'efpérance d'en faire un facrifice. II tachoit de fe confoler fur ce que la tempête étoit ceffée, & qu'un vent de terre le favorifoit a s'éloigner. Dès qu'il fe fut tiré hors du port avec 1'aide de fa chaloupe , avant de la tirer dans le vaiffeau : Enfans , dit-il aux matelots qui étoient dedans, attendez , ne remontez pas , je vais vous faire donner les barils pour faire de 1'eau, & je vous attendrai fur le bord. Les matelots qui ne favoient pas oü ils en pourroient faire , voulurent s'en excufer ; mais comme Behram avoit parlé a la reine dans le jardin , & qu'il avoit remarqué le jet d'eau : Allez aborder devant le jardin du palais , reprit-il, paffez par-deffus le mur qui n'eft qu'a hauteur d'appui, vous trouverez a faire de 1'eau fuffifamment dans le baffin qui eft au milieu du jardin. Les matelots allèrent aborder oü Behram leur avoit marqué ; & après qu'ils fe furent chargés chacun d'un baril fur 1'épaule , en fe débarquant , ils pafsèrent aifément par-deffus le mur. En approchant du baffin , comme ils eurent appercu un homme couché qui dormoit fur le bord , ils s'approchèrent de lui , & ils le reconnurent pour Affad. Ils fe partagèrent,  Contes Arabes. 263 & pendant que les uns firent quelques barils d'eau avec le moins de bruit qu'il leur fut poffible , fans perdre le tems a les emplir tous , les autres envirónnèrent Affad, & 1'obfervèrent pour 1'arrêter au cas qu'il s'éveïllat. II leur donna tout le tems ; & dès que les barils furent pleins & chargés fur les épaules de ceux qui devoient les emporter , les autres fe faifirent de lui, & 1'emmenèrent fans lui donner le tems de fe reconnoitre ; ils le pafsèrent par deffus le mur , 1'embarquèrent avec les barils , & ie tranfportèrent au vaiffeau a force de rames. Quand ils furent prêts d'aborder au vaiffeau : Capitaine , s'écrièrent-ils avec des éclats de joie , faites jouer vos hautbois & vos tambours, nous vous ramenons votre efclave. Behram , qui ne pouvoit comprendre comment fes matelots avoient pu retrouver & reprendre Affad , & qui ne pouvoit auffi 1'appercevoir dans la chaloupe a caufe de la nuit, attendit avec impatience qu'ils fuffent remontés fur le vaiffeau pour leur demander ce qu'ils vouloient dire : mais quand il 1'eut vu devant fes yeux, il ne put fe contenir de joie& fans s'informer comment ils s'y étoient pris pour faire une fi belle capture , il le fit remettre a la chaine; & après avoir fait tirer la chaloupe dans le vaiffeau en diligence , il fit force de R iv  26*4 LËS MILLE ET UNE NuiTS, voiles en reprenant la route de la montagne dn La fultane Scheherazade ne paffa pas plus outre pour cette nuit ; elle pourfuivit la fuivante, & dit au fultan des Indes : C C X X X Ve NUIT. Sire , j'achevai hier en faifant remarquer a votre majefté que Behram avoit repris la route de la montagne du feu, bien joyeux de ce que fes matelots avoient ramené le prince Affad. r La reine Margiane cependant étoit dans de grandes alarmes; elle ne s'inquiéta pas d'abord quand elle fe fut appercue que le prince Affad etoit forti. Comme elle ne douta pas qu'il ne dut revenir bientöt, elle 1'attenditavec patience. Au bout de quelque tems qu'elle vit qu'il ne paroifloit pas , elle commenga d'en être inquiète elle commanda a fes femmes de voir oü il étoit elles le cherchèrent, & elles ne lui en apportèrent pas de nouvelles. La nuit vint, & elle le fit chercher a la lumière , mais auffi inutilement. Dans 1'impatience & dans 1'alarme oü la reine Marg,ane fut alors, elle alla le chercher ellememe a Ja lumière des flambeaux ; & comme  Cöntes Arabes. 2.65 elle eut appercu que la porte du jardin étoit ouverte, elle y entra & le parcourut avec fes femmes. En paffant prés du jet d'eau& du baffin, elle remaiquaune pabouche (1) fur le bord du gazon qu'elle fit ramaffer, & elle la reconnut pour une des deux du prince , de même que fes femmes. Cela joint a 1'eau répandue fur le bord du baffin , lui fit croire que Behram pourroit bien 1'avoir fait enlever. Elle envoya favoir dans le moment s'il étoit encore au port ; & comme elle eut appris qu'il avoit fait voile un peu avant la nuit, qu'il s'étoit arrêté quelque tems fur les bords, & que fa chaloupe étoit venue faire de 1'eau dans le jardin , elle envoya avertir le commandant de dix vaiffeaux de1 guerre qu'elle avoit dans fon port toujours équipés & prêts a partir au premier commandement, qu'elle vouloit s'embarquer en perfonne le lendemain a une heure du jour. Le commandant fit fes diligences ; il affembla les capitaines, les autres officiers , les matelots , les foldats , & tout fut embarqué a 1'heure qu'elle avoit fouhaité. Elle s'embarqua; & quand fon efcadre fut hors du port & a la voile , elle déclara fon intention au commandant. Je veux , dit-elle , que vous faffiez force (1) Soulier du Levant.  2fj6* Les mille et une Nuits, de voiles , & que vous donniez la onaffe au vaiffeau marchand qui partït de ce port hier au foir. Je vous 1'abandonne fi vous le prenez; mais fi vous ne le prenez pas, votre vie m'en répondra. Les dix vaiffeaux donnèrent la chafle au vaiffeau de Behram deux jours entiers , & ne virent rien. Ils le de'couvrirent le troifième jour a la pointe du jour, & fur le midi , ils 1'environnèrent de manière qu'il ne pouvoit pas e'chapper. Dès que le cruel Behram eut appergu les dix vaiffeaux, il ne douta pas que ce ne fut 1'efcadre de la reine Margiane qui le pourfuivoit, & alors il donnoit la baftonnade a Affad; car depuis fon embarquement dans fon vaiffeau au port de la ville des mages, il n'avoit pas manqué un jour de lui faire ce même traitement : cela fit qu'il le maltraita plus que de coutumc. II fe trouva dans un grand embarras quand il vit qu'il alloit être environné. De garder Affad , c'e'toit fe déclarer coupable ; de lui óter la vie , il craignoit qu'il n'en parut quelque marqué. II le fit déchainer ; & quand on 1'eut fait monter du fond de cale oü il e'toit, & qu?on l'eut amené devant lui: C'eft toi, dit-il, qui es caufe qu'on nous pourfuit; & en difant ces paroles, il le jeta dans la mer.  ContesAkaees. 26*7 Le prince Affad qui favoit nager , s'aida de fes piés & de fes mains avec tant de courage, a la faveur des flots qui le fecondoient, qu'il en eut affez pour ne pas fuccomber & pour gagner terre. Quand il fut fur le rivage, la première chofe qu'il fit, fut de remercier dieu de 1'avoir délivré d'un fi grand danger, & tiré encore une fois des mains des adorateurs du feu. II fe dépouilla enfuite ; & après avoir bien exprimé 1'eau de fon habit , il 1'étendit fur un r'ocher oü il fut bientöt féché tant par 1'ardeur du foleil, que par la chaleur du rocher qui en étoit échauffé. II fe repofa cependant en déplorant fa misère , fans favoir en quel pays il étoit, ni de quel cöté il tourneroit. II reprit enfin fon habit, & marcha fans trop s'éloigner de la mer , jufqu'a ce qu'il eüt trouvé un chemin qu'il fuivit. II chemina plus de dix jours par un pays oü perfonne n'habitoit, & oü il ne trouvoit que ;des fruits fauvages & quelques plantes le long des ruiffeaux , dont il vivoit. II arriva enfin prés d'une ville qu'il reconnut pour celle des mages oü il avoit été fi fort maltraité , & oü fon frère Amgiad étoit grand-vifir. II en eut de la joie ; mais il fit bien réfolution de ne pas s'approcher d'aucun adorateur du feu , mais feulement de quelques mufulmans; car il fe fou-  *68 Les miele et une Nuits venoit d'y en avoir remarqué quelques-uns la pretere fois qu'il y étoit entré. Comme il etoutard^ qu'il favoit bien que les bouti. ques étoient déja fermées , & qu>U trouV£_ roit peu de monde dans les rues, il prit le parti de sarréter dans le cimetière qui étoit prés de la ville , oü il y avoit plufieurs tombeaux cleves en facon de maufolée. En cherchant il en trouva un dont la porte étoit ouverte; il' y entra , réfolu d'y pafTer la nuit. Revenons préfentement au vaifTeau de Behram. II „e fut pas long-tems a être invefti de tous les cötés par les vaifTeaux de la reine •Margiane, après qu'il eut jeté le prince Affad dans la mer. II fut abordé par Ie ^ etoit la reine , & a fon approche , comme il netoit pas en état de faire aucune réfiftance , Behram fit plïer les voiles pour marquer qu'il le rendoit. La reine Margiane paffa elle-même fur le vaiffeau, & elle demanda a Behram oü étoit 1'écnvain qu'il avoit eu la témérité d'enlever ou de faire enlever dans fon palais. Reine, répondit Behram, je jure a votre majefté qu'il n'eft pas fur mon vaiffeau; elle peut le faire chercher, & connoitre par-la mon innocence. Margiane fit faire la vifite du vaiffeau avec teute 1'exadcitude poflible; mais on ne trouva  Contes Arabes. 26*0 pas celui qu'elle fouhaitoit fi paffionnément de trouver, autant paree qu'elle 1'aimoit, que par la générofité qui lui étoit naturelle. Elle fut fur le point de lui öter la vie de fa propre main ; mais elle fe retint, & elle fe contenta de confifquer fon vaiffeau & toute fa charge , & de le renvoyer par terre avec tous fes matelots , en lui laiffant fa chaloupe pour y aller aborder. Behram, accompagné de fes matelots, arriva a la ville des mages la même nuit qu'Affad s'étoit arrêté dans le cimetière, & retiré dans le tombeau. Comme l,a porte étoit fermée, il fut contraint de chercher auffi dans le cimetière quelque tombeau pour y attendre qu'il fut jour & qu'on fouvrft. Par malheur pour Affad , Behram paffa devant celui oü il étoit. II y entra, & il vit un homme qui dormoit la tête enveloppée dans fon habit. Affad s'éveilla au bruit, & en levant la tête, il demanda qui c'étoit. Behram le reconnut d'abord. Ha, ha, dit-il, vous êtes donc celui qui êtes caufe que je fuis ruiné pour le xefte de ma vie ! Vous n'avez pas été facrifié cette année, mais vous n'échapperez pas de même 1'année prochaine. En difant ces paroles, il fe jeta fur lui , lui mit fon mouchoir fur la bouche pour 1'empêcher de crier, & le fit lier par fes matelots.  270 LES MILLE ET UNE NuiTS, Le lendemain matin dès que la porte fut ouverte , il fut aifé è Behram de ramener Affad chez le vieillard, qui l'avoit abufé avec tant de méchanceté, par des rues détournées oü perfonne n'étoit encore levé. Dès qu'il y fut emré, il le fit defcendre dans le même cachot d'oü il avoit été tiré , & informa le vieillard du trifte fujet de fon retour , & du malheureux fuccès de fon voyage. Le méchant vieillard n'oublia pas d'enjoindre a fes deux filles de maltraiter le prince infortuné plus qu'auparavant, s'il étoit poffible. Affad fut extrêmement furpris de fe revoir' dans le même lieu oü il avoit déja tant fouffert, & dans 1'attente des mêmes tourmens dont il avoit cru être délivré pour toujours. II pleuroit la rigueur de fon deftin , lorfqu'il vit entrer Boftane avec un Mton, un pain & une cruche d'eau. II frémit a la vue de cette impitoyable, & a la feule penfée des fupplices journaliers qu'il avoit encore a fouffrir toute une année pour mourir enfuite d'une manière pleine d'horreur. Mais le jour que Ia fultane Scheherazade vit paroïtre, comme elle en étoit a ces dernières paroles, 1'obligea de s'interrompre. Elle reprit le même conté la nuit fuivante, & dit'au fultan des Indes:  Contes Arabes. 271 CCXXXVP NUIT. Sire, Boftane traita le malheureux prince Affad auffi cruellement qu'elle l'avoit déja fait dans fa première détention. Les lamentations, les plaintes , les inftantes prières d'Affad qui la fupplioit de 1'épargner , jointes a fes larmes , furent fi vives, que Boftane ne put s'empêcher d'en être attendrie & de verfer des larmes avec lui. Seigneur, lui dit-elle en lui recouvrant les épaules , je vous demande mille pardons de la cruauté avec laquelle je vous ai traité cidevant, & dont je viens de vous faire fentir encore les effets. Jufqu'a préfent je n'ai pu défobéir a un père injuftement animé contre vous, & acharné a votre perte; mais enfin je détefte & j'abhorre cette barbarie. Confolez-vous, vos maux font finis, & je vais tacher de réparer tous mes crimes, dont je connois 1'énormité, par de meilleurs traitemens : vous m'avez regardée jufqu'aujourd'hui comme une infidelle, regardezmoi préfentement comme une mufulmane. J'ai déja quelques inftructions qu'une efclave de votre religion qui me fert, m'a données : j'efpère que vous voudrez bien achever ce qu'elle a commencé. Pour vous marquer ma bonne  2.72. Les kille et une Nuits, intention , je demande pardon au vrai dieu de toutes mes offenfes par les mauvais traitemens que je vous ai faits, & j'ai confiance qu'il me fera trouver le moyen de vous mettre dans une entière liberté. Ce difcours fut d'une grande confolation au prince Alfad; il rendit des aétions de graces a dieu de ce qu'il avoit touché le cceur de Boftane; & après qu'il l'eut bien remerciée des bons fentimens oü elle étoit pour lui, il n'oublia rien pour 1'y confirmer, non-feulement en achevant de Pinftruire de la religion mufulmane, mais même en lui faifant le récit de fon hiftoire & de toutes fes difgraces dans le haut rang de fa naiffance. Quand il fut entièrement affüré de fa fermeté dans la bonne réfolution qu'elle avoit prife , il lui demanda comment elle feroit pour empêcher que fa fceur Cavame n'en eüt connoiffance & ne vint le maltraiter a fon tour. Que cela ne vous chagrine pas, reprit Boftane , je faurai bien faire en forte qu'elle ne fe méle plus de vous voir. En effet, Boftane fut toujours prévenir Cavame toutes les fois qu'elle vouloit defcendre au cachot. Elle voyoit cependant fort fouvent le prince Affad; & au lieu de ne lui porter que du pain & de 1'eau, elle lui portoit du vin & de bons mets qu'elle faifoit préparer par  Co n tes Arabes. 273 par douze efclaves mufulmanes qui la fervoient. Elle mangeoit même de tems en tems avec lui, & faifoit tout ce qui étoit en fon pouvoir pour le confoler. Quelques jours après, Boftane étoit a la porte de la maifon, lorfqu'elle entendit un crieur public qui publioit quelque chofe. Commeelle n'entendoit pas ce que c'étoit, a caufe que le crieur étoit trop éloigné , & qu'il approchoit pour paffer devant la maifon, elle rentra , & en tenant la porte a demi-ouverte, elle vit qu'il marchoit devant le grand-vifir Amgiad, frère du prince Affad, accompagné de plufieurs officiers & de quantité de fes gens qui marchoient devant & après lui. Le crieur n'étoit plus qua quelques pas de ia porte, lorfqu'il répéta ce cri a haute voix: cc L'excellent & 1'illuftre grand-vifir , que voici » en perfonne, cherche fon cher frère qui s'eft 33 féparé d'avec lui il y a plus d'un an. II eft fait » de telle & telle manière. Si quelqu'un Ie garde 33 chez lui ou fait oü il eft, fon excellence comJ3 mande qu'il ait a le lui amener ou a lui en *> donner avis, avec promeffe de le bien récom» penfer. Si quelqu'un le cache , & qu'on le 3» découvre, fon excellence déclare qu'elle le 33 punira de mort, lui, fa femme , fes enfans & 33 toute fa familie, & fera rafer fa maifon 3,. Tomé IX. S  274 L'ES MILL]E ET UNE Nuits, Boftane n'eut pas plutöt entendü ces paroles , qu'elle ferma la porte au plus vïte , & alla trouver Affad dans le cachot. Prince, lui ditelle avec joie, vous êtes a la fin de vos malheurs ; fuivez-moi, & venez promptement. Aflad qu'elle avoit öté de la chaine dès le premier jour qu'il avoit été ramené dans le cachot, la fuivit jufques dans la rue , oü elle cria : Le voici, le voici. Le grand-vifir qui n'étoit pas encore éloigné, fe retourna. Affad le reconnut pour fon frère, courut a lui & 1'embraffa. Amgiad qui le reconnut aufli d'abord, 1'embrafla de même très-étroitement, le fit monter le cheval d'un de fes officiers qui mit pié a terre, & le mena au palais en triomphe , ou il le préfenta au roi, qui le fit un de fes vifirs. Boftane qui n'avoit pas voulu rentrer chez fon père, dont la maifon fut rafée dès le même jour, & qui n'avoit pas perdu le prince Aflad de vue jufqu'au palais, fut envoyée a 1'appartement de la reine. Le vieillard fon père & Behram, amenés devant le roi avec leurs families , furent condamnés a avoir la tête tranchée. Ils fe jetèrent a fes piés & implorèrent fa clémence. II n'y a pas de grace pour vous , reprit le roi, que vous ne renonciez a 1'adoration du feu, & que vous n embraffiez la religion muful-  Co n tes Arabes. 275" mane. Ils fauvèrent leur vie en prenant ce partï, de mê me que Cavame , fceur de Boftane, & leurs families. En confidération de ce que Behram s'étoit fait mufulman, Amgiad qui 'voulut le récompenfer de la perte qu'il avoit faite avant de mériter fa grace, le fit un de fes principaux officiers, & le logea chez lui. Behram informé en peu de jours de 1'hiftoire d'Amgiad , fon bienfaiteur, & d'Affad , fon frère, leur propofa de faire équiper un vaiffeau , & de les remener au roi Camaralzaman, leur père. Apparemment, leur dit-il, qu'il a reconnu votre innocence , & qu'il défire impatiemment de vous revoir. Si cela n'eft pas, il ne fera pas difficile de la lui faire reconnoïtre avant de fe débarquer; & s'il demeure dans fon injufte prévention , vous n'aurez que la peine de revenir. Les deux frères acceptèrent 1'offre de Behram ; ils parlèrent de leur deffein au roi, qui 1'approuva, & donnèrent ordre a 1'équipement d'un vaiffeau. Behram s'y employa avec toute la diligence poffible; & quand il fut prés de mettre a la voile, les princes allèrent prendre congé du roi un matin avant d'aller s'embarquer. Dans le tems qu'ils faifoi-ent leurs complimens, & qu'ils remercioient le roi de fes S ij  2.-]6 Les mille et une Nuits, bontés , on entendit un grand tumulte partoute la ville , & en même - tems un officier vint annoncer qu'une grande armee ï'approchoit, & que perfonne ne favoit quelle armee c'étoit. Dans 1'alarme que cette ficheufe nouvelle donna au roi, Amgiad prit la parole : Sire, 'lui dit-il, quoique je vienne de remettre entre les mains de votre majefté la dignité de fon premier miniftre dont elle m'avoit honoré, je fuis prêt néanmoins a lui rendre encore fervice, & je la fupplie de vouloir bien que j'aille voir qui eft eet ennemi qui vient vous attaquer dans votre capitale fans vous avoir déclaré la guerre auparavant. Le roi 1'en pria, & il partit fur le champ avec peu de fuite. Le prince Amgïad ne fut pas long-tems a découvrir 1'armée qui lui parut puiflante , & qui avancoit toujours. Les avant-coureurs qui avoient leurs ordres, le recurent favorablement, & le menèrent devant une princefle , qui s'arrêta avec toute fon armée pour lui parler. Le prince Amgiad lui fit une profonde révérence, & lui demanda fi elle venoit comme amie ou comme ennemie ; & fi elle venoit comme ennemie , quel fujet de plainte elle avoit contre le roi fon maitre? Je viens comme amie, répondit la princeffe,  C o n t e s Arabes. 277 & je n'ai aucun fujet de mécontentement contre le roi des mages. Ses états & les miens font fïtués d'une manière qu'il eft difficile que nous puillions avoir aucun démélé enfemble. Je viens feulement demander un efclave nommé Affad, qui m'a été enlevé par un capitaine de cette ville qui s'appelle Behram, le plus infolent de tous les hommes, & j'efpère que votre roi me fera juftice quand il faura que je fuis Margiane. Puiffante reine , reprit le prince Amgiad, je fuis le frère de eet efclave que vous cherchez avec tant de peine. Je 1'avois perdu, & je 1'ai retrouvé. Venez , je vous le livrerai moimême , & j'aurai 1'honneur de vous entretenir de tout le refte : le roi mon maitre fera ravï de vous voir. Pendant que 1'armée de la reine. Margiane campa au même endroit par fon ordre, le prince Amgiad 1'accompagna jufques dans la ville & jufqu'au palais, oü il la préfenta au roi, & après que le roi l'eut recue comme elle le méritoit, le prince Affad qui étoit préfent, & qui l'avoit reconnue dès qu'elle avoit paru, lui fit fon compliment. Elle lui témoignoit la joie qu'elle avoit de le revoir , lorfqu'on vint apprendre au roi qu'une armée plus formidable que la première , paroiffoit d'un autre cöté de la ville. S iij  278 Les mille et une Nuits, Le roi des mages épouvante' plus que la première fois de 1'arrivée d'une feconde arme'e plus nombreufe que la première , comme il en jugeoit lui-même par les nuages de pouflière qu'elle excitoit a fon approche , & qui couvroient déja le ciel : Amgiad, s'écria-t-il, oü en fommesnous ? voila une nouvelle armée qui va nous accabler. Amgiad comprit 1'intention du roi; il monta a cheval & courut a toute bride au-devant de cette nouvelle armée. II demanda aux premiers qu'il rencontra, a parler a celui qui la commandoit, & on le conduifit devant un roi qu'il reconnut a la couronne qu'il portoit fur la tête. De fi loin qu'il 1'appergut, il mit pié a terre; & lorfqu'il fut prés de lui, après qu'il fe fut jeté la face en terre, il lui demanda ce qu'il fouhaitoit du roi fon maïtre. Je m'apelle Gaïour , reprit le roi , & je fuis roi de Ia Chine. Le défir d'apprendre des nouvelles d'une fille nommée Badoure , que j'ai mariée depuis plufieurs années au prince Camaralzaman , fils du roi Schahzaman , roi des iles des enfans de Khaledan , m'a obligé de fortir de mes états. J'avois permis a ce prince trailer voir le roi fon père , a Ia charge de venir me revoir d'année en année avec ma fille. Depuis tant de tems cependant je n'en  Contes Arabes. 279 ai pas entertdu parler. Votre roi obligeroit un père affligé de lui apprendre ce qu'il en peut favoir. Le prince Amgiad qui reconnut le roi fon grand-pcre a ce difcours , lui baifa la main avec tendreffe, & en lui répondant : Sire , dit-il , votre majefté me pardonnera cette liberté quand elle faura que je la prends pour lui rendre mes refpecls comme a mon grand-père. Je fuis fils de Camaralzaman , aujourd'hui roi de 1'ile d'Ebène , & de la reine Badoure dont elle eft en peine, & je ne doute pas qu'ils ne foient en parfaite fanté dans leur royaume. Le roi de la Chine, ravi de voir fon petitfils , 1'embraffa auflitöt trés - tendrement , & cette rencontre fi heureufe & fi peu attendue, leur tira des larmes de part & d'autre. Sur la demande qu'il fit au prince Amgiad du fujet qui l'avoit amené dans ce pays étranger , le prince lui raconta toute fon hiftoire , & celle du prince Affad , fon frère. Quand il eut achevé : Mon fils, reprit le roi de la Chine , il n'eft pas jufte que des princes innocens comme vous foient maltraités plus long-tems. Confolez-vous, je vous remenerai vous & votre frère , & je ferai votre paix. Retournez , & faites part de mon arrivée a votre frère. Pendant que le roi de la Chine campa a S iv  28b Les mille et une Nuits, 1 endroit oü'le prince Amgiad l'avoit trouvé, Ié prince Amgiad retourna rendre re'ponfe au roi des mages , qui 1'attendoit avec grande impatience. Le roi fut extrêmement furpris d'apprendre qu'un roi auffi puiffiant que celui de Ia Chine , eüt entrepris un voyage fi long & fi pénible , excité par le défir de voir fa fille , & qu'il fut fi pres de fa capitale. II donna auffitöt les ordres pour le bien re'galer , & fe mit en état d'aller le recevoir. Dans eet intervalle, on vit paroïtre une grande pouffière d'un autre cóté de la ville, & 1'on apprit bientöt que c'étoit une troifième armée qui arrivoit. Cela obligea le roi de demeurer, & de prier le prince Amgiad d'aller voir encore ce qu'elle demandoit. * Amgiad partit, & le prince Affad 1'acompagna cette fois. Ils trouvèrent que c'étoit 1'armée de Camaralzaman , leur père, qui venoit les chercher. II avoit donné des marqués d'une fi grande douleur de les avoir perdus , que l'émir Giondar a la fin lui avoit déclaré de quelle manière il leur avoit confervé la vie ; ce qui l'avoit fait réfoudre de les aller chercher en . quelque pays qu'ils fuffent. Ce père affligé embraffa les deux princes avec des ruiffeaux de larmes de joie , qui terminèrent agréablement les larmes d'affliftiQn  Contes Arabes. 281 qu'il verfoit depuis fi long-tems. Les princes ne lui eurent pas plutöt appris que le roi de la Chine , fon beau-père , venoit d'arriver auffi le même jour , qu'il fe détacha avec eux & avec peu de fuite, & alla le voir en fon camp. Ils n'avoient pas fait beaucoup de chemin , qu'ils appercurent une quatrième armée qui s'avancoit en bel ordre , & paroiffoit venir du cöté de Perfe. Camaralzaman dit aux princes fes fils d'aller voir quelle armée c'étoit, & qu'il les attendroit. Ils partirent auffitöt, & a leur arrivée , ils furent préfentés au roi a qui 1'armée appartenoit. Après 1'avoir falué profondément , ils lui demandèrent a quel deffein il s'étoit approché fi prés de la capitale du roi des mages. Le grand-vifir qui étoit préfent, prit la parole : Le roi a qui vous venez de parler, leur dit-il, eft Schahzaman, roi des iles des enfans de Khaledan , qui voyage depuis long-tems dans 1'équipage que vous voyez , en cherchant le prince Camaralzaman , fon fils, qui eft forti de fes états il y a de longues années : fi vous en favez quelques nouvelles , vous lui ferez le plus grand plaifir du monde de 1'en informer. Les princes ne répondirent autre chofe , finon qu'ils apporteroient la réponfe dans peu  ïj$2 Les mille et une Nuits, de tems , & ils revinrent a toute bride annoncer a Camaralzaman que la dernière armée qui venoit d'arriver, étoit celle du roi Schahzaman , & que le roi fon père y étoit en perfonne. L'étonnement, la furprife, la joie, la douleur d'avoir abandonné le roi fon père fans prendre congé de lui , firent un fi puiffant effet fur 1'efprit du roi Camaralzaman , qu'il tomba évanoui dès qu'il eut appris qu'il étoit fi prés de lui; il revint a Ia fin par 1'empreffement des princes Amgiad & Affad a le foulager ; & lorfqu'il fe fentit affez de forces, il alla fe jetter aux piés du roi Schahzaman. De long-tems il ne s'étoit vu une entrevue fi tendre entre un père & un fils. Schahzaman fe plaignit obligeamment au roi Camaralzaman de 1'infenfibilité qu'il avoit eue en s'éloignant de lui d'une manière fi cruelle; & Camaralzaman lui témoigna un véritable regret de la faute que 1'amour lui avoit fait commettre. Les trois rois & la reine Margiane demeurèrent trois jours a la cour du roi des mages, qui les régala magnifiquement. Ces trois jours furent auffi très-remarquables par le mariage du prince Affad avec la reine Margiane, & du prince Amgiad avec Boftane, en confïdération du fervice qu'elle avoit rendu au prince Affad. Les trois  Contes Arabes. 283 rois enfin & la reine Margiane avec Aflad fon époux , fe retirèrent chacun dans leur royaume. Pour ce qui eft dAmgiad, le roi des mages qui l'avoit pris en affection , & qui étoit déja fort agé , lui mit la couronne fur la tête , & Amgiad mit toute fon application a détruire le culte du feu & a établir la religion mufulmane dans fes états. histoire De Nourredin & de la belle Perjlenne. La ville de Balfora fut long-tems la capïtale d'un royaume tributaire des califes. Le roi qui le gouvernoit du tems du calife Haroun Arafchid , s'appeloit Zinebi , & 1'un & 1'autre étoient coufïns , fils de deux frères. Zinebi n'avoit pas jugé a propos de confier 1'adminiftration de fes états a un feul vifir ; il en avoit cboifi deux , Khacan & Saouy. Khacan étoit doux, prévenant, libéral , & fe faifoit un plaifir d'obliger ceux qui avoient affaire a lui, en tout ce qui dépendoit de fon pouvoir , fans porter préjudice a la juftice qu'il étoit obligé de rendre. II n'y avoit auffi perfonne a la cour de Balfora , ni dans la ville, ni dans tout  284 Les milie et une Nuits, Ie royaume , qui ne le refperftat & ne publiat les louanges qu'il méritoit. Saouy e'toit d'un tout autre caraótère ; il étoit toujours chagrin,& il rebutoit également tout le monde, fans diftinfHon de rang ou de quaüté. Avec cela , bien loin de fe faire un mérite des grandes richeffies qu'il poffédoit , il e'toit d'une avarice achevée jufqu'a fe refu'fer a lui-même'les chofes néceffaires. Perfonne ne pouvoit le fouffrir, & jamais on n'avoit entendu dire de lui que du mal. Ce qui le rendoit plus haïifable , c'étoit la grande averfion qu'il avoit pour Khacan , & qu'en interprétant en mal tout le bien que faifoit ce digne miniftre, il ne ceffoit de lui rendre de mauvais offices auprès du roi. Un jour, après le confeil, le roi de Balfora fe délaffioit 1'efprit , & s'entretenoit avec fes deux vifirs & plufieurs autres membres du confeil. La converfation tomba fur les femmes efelaves que 1'on achète, & que 1'on tient parmi nous a peu-près au même rang que les femmes que 1'on a en mariage légitime. Quelques-uns prétendoient qu'il fuffifoit qu'une efclave que 1'on achetoit , füt belle & bien faite pour fe confoler des femmes que 1'on eft obligé de prendre par alliance ou par intérêt de familie , qui n'ont pas toujours une grande beauté', ni  Co ntes Arabes. 285* les autres perfections du corps en partage. Les autres foutenoient , & Khacan étoit de ce fentiment, que la beauté & toutes les belles qualités du corps , n'étoient pas les feules chofes. que 1'on devoit rechercher dans une efclave, mais qu'il falloit qu'elles fuffent accompagnées de beaucoup d'efprit , de fageffe , de modeftie , d'agrément , & s'il fe pouvoit , de plufieurs belles connoiffances. La raifon qu'ils en apportoient, eft, difoient-ils , que rien ne convient davantage a des perfonnes qui ont de grandes affaires a adminiftrer, qu'après avoir paffe toute la journée dans une occupation fi pénible , de trouver , en fe retirant en leur particulier , une compagnie dont 1'entretien étoit également utile , agréable & divertiffant. Car enfin , ajoutoient-ils , c'eft ne pas différer des bêtes, que d'avoir une efclave pour la voir fimplement, & contenter une pallion que nous avons commune avec elles. Le roi fe rangea du parti des derniers, & il <*!~le fit connoitre en ordonnant a Khacan de lui "^eheter une efclave qui fut parfaite en beauté, qui eüt toutes les belles qualités que 1'on venoit de dire , & fur toutes chofes, qui fut trèsfavante. Saouy jaloux de 1'honneur que le roi faifoit a Khacan, & qui avoit été de 1'avis contraire:  zS6 Les mille et üne Nuits, Sire , reprit-il, il fera bien difficile de trouver une efclave auffi accomplie que votre majefté la demande. Sion la trouve, ce que j'ai de la peine a croire , elle 1'aura a bon marché , fi elle ne lui cöute que dix mille pièces d'or. Saouy, repartit le roi, vous trouvez apparemment que la fomme eft trop groffe : elle peut 1'être pour vous , mais elle ne 1'eft pas pour moi. En même-tems le roi ordonna a fon grand tréforier, qui étoit préfent, d'envoyer les dix mille pièces d'or chez Khacan. Dès que Khacan fut de retour chez lui , il fit appeler tous les courtiers qui fe mêloient de la vente des femmes & des filles efclaves, & les chargea , dès qu'ils auroient trouvé une efclave telle qu'il la leur dépeignit , de venir lui en donner avis. Les courtiers , autant pour obliger le vifir Khacan , que pour leur intérêt particulier , lui promirent de mettre tous leurs foins a en découvrir une felon qu'il la fouhaitoit. II ne fe paflbit guère de jours qu'on ne lui en amenat quelqu'une, mais il y trouvoit toujours quelques défauts.. Un jour de grand matin , que Khacan alloit au palais du roi, un courtier fe préfenta a 1'étrier de fon cheval avec grand empreffement , & lui annonca qu'un marchand de Perfe, arrivé le jour de devant fort tard, avoit une efclave  Co n tes Arabes. 287 a vendre d'une beauté achevée , au-deffus de toutes celles qu'il pouvoit avoir vues. A 1'égard de fon efprit & de fes connoiffances , ajoutat-il , le marchand la garantit pour tenir tête a tout ce qu'il y a de beaux efprits & de favans au monde. Khacan joyeux de cette nouvelle , qui lui fai-foit efpérer d'avoir lieu de bien faire fa cour, lui dit de lui amener l'efclave a fon retour du palais, & continua fon chemin. Le courtier ne manqua pas de fe trouver chez le vifir a 1'heure marquée ; & Khacan trouva l'efclave belle, fi fort au-dela de fon attente , qu'il lui donna dès - lors le nom de belle perfienne. Comme il avoit infiniment d'efprit, & qu'il étoit très-favant, il eut bientöt connu par 1'entretien qu'il eut avec elle , qu'il chercheroit inutilement une autre efclave qui la furpafsat en aucune des qualités que le roi demandoit. II demanda au courtier a quel prix le marchand de Perfe l'avoit mife. Seigneur , répondit le courtier, c'eft un homme qui n'a qu'une parole : il protefte qu'il ne peut la donner au dernier mot , a moins de dix mdle pièces d'or. II m'a même juré que fans compter fes foins, fes peines , & le tems qu'il y a qu'il 1'élève , il a fait a-peu prés la même dépenfe pour elle , tant en maitres pour  288 Les mille et une Nüits, les exercices du corps , & pour 1 'inftruire Si lui former 1 'efprit, qu'en habits & en nourriture. Comme il la jugea digne d'un roi , dès qu'il Feut achetée dans fa première enfance, il n'a rien épargné de tout ce qui pouvoit contribüer a la faire arriver a ce haut rang. Elle joue de toutes fortes d'inftrumens, elle chante, elle danfe , elle écrit mieux que les écrivains les plus habiles ; elle fait des vers : il n'y a pas de livres enfin, qu'elle n'ait lus ; on n'a pas entendu dire que jamais efclave ait fu autant de chofes qu'elle en fait. Le vifir Khacan qui connoiffoit Ie mérite de la belle perfienne beaucoup mieux que le courtier , qui n'en parloit que fur ce que le marchand lui en avoit appris, n'en voulut pas remettre le marché a un autre tems. II envoya chercher le marchand par un de fes gens , ou le courtier enfeigna qu'on le trouveroit. Quand le marchand de Perfe fut arrivé: Ce n'eft pas pour moi que je veux acheter votre efclave , lui dit le vifir Khacan , c'eft pour le roi : mais il faut que vous la lui vendiez a un meilleur prix que celui que vous y avez mis. Seigneur, répondit le marchand , je me ferois un grand honneur d'en faire préfent a fa majefté, s'il appartfnoit a un marchand comme moi  C o n t e s Arabes'. sZp moi d'en faire de cette conféquence, Je ne demande proprement que 1'argent que j'ai débourfé pour la former & la rendre comme elle «ft. Ce que je puis d „jefté* aura fait une acquifition dont elle fera trèscontente. Le vifir Khacan nc voulut pas marchander ; il fit compter la fomme au marchand , & le marchand avant de fe rcrirer : Seigneur, dit-' il au vifir , puifque 1'efdave eft deftinée pour le roi, vous voudrez bien que j'aie 1'honneuc de vous dire qu'elle eft extrêmement fatigue'e du long voyage que je lui ai fait faire pour 1'amener ici. Quoique ce foit une beauté qui n'a point de pareille , ce fera néanmoins toute autre chofe , fi vous la gardez chez vous feulement une quinzaine de jours , & que vous donniez un peu de vos foins pour la faire bien traiter. (Ce tems-la pafte, lorfque vous la préfenterez au roi, elle vous fera un honneur & un mérite , dont j'efpère que vous me faurez quelque gré. Vous voyez même que le foleil. lui a un peu gaté le teint ; mais dès qu'elle aura été au bain deux ou trois fois , & que vous 1'aurez fait habiller de la manière que vous le jugerez a propos , elle fera fi fort changée , que vous la trouverez infiniment plus belle. fome IX, |£  Les milee et une Nuits, Khacan prit le confeil du marchand en bonne part, & réfolut de le fuivre. II donna k la belle perfienne un appartement en particulier prés celui de fa femme , qu'il pria de la faire manger avec elle , & de la regarder comme une dame qui appartenoit au roi. II la pria auffi de lui faire faire plufieurs habits les plus magnifiques qu'il feroit poffible , & qui lui conviendroient le mieux. Avant de quitter la belle perfienne : Votre bonheur, lui dit-il , ne peut étre plus grand que celui que je viens de vous procurer. Jugez-en vous-même ; c'eft pour le roi que je vous ai achetée , & j'efpère qu'il fera beaucoup plus fatifait de vous poffeder , que je ne le fuis de m'être acquitté de la commiffion dont il m'avoit chargé. Ainfi je fuis bien aife de vous avertir que j'ai un fils qui ne manque pas d'efprit, mais jeune, folatre & entreprenant, & de vous bien garder de lui, lorfqu'il s'approchera de vous. La belle perfienne le remercia de eet avis ; & après qu'elle 1'eut bien affuré qu'elle en profiteroit , il fe retira. Noureddin , c'eft ainfi que fe nommoit le fils du vifir Khacan , entroit librement dans 1'appartement de fa mère , avec qui il avoit coutume de prendre fes repas. II étoit très-bien fait de fa perfonne , jeune , agréable & hardi',  Contes Arabes. apr & comme il avoit infinimcnt d'efprit, & qu'il s exprimoit avec facilité , il avoit un don particulier de perfuader tout ce qu'il vouloit. II vit la belle perfienne; & dès leur première entrevue , quoiqu'il eüt appris que fon père l'avoit achetée pour le roi , & que fon père le lui eüt déclaré lui-même , il ne fe fit pas néanmoins violence pour s'empêcher de 1'aimer. II fe laiffa entraïner par les charmes dont il fut frappé d'abord; & 1'entretien qu'il eut avec elle , lui fit prendre la réfolution d'employer toute forte de moyens pour 1'enlever au roi. De fon cöté la belle perfienne trouva Noureddin très-aimable. Le vifir me fait un grand honneur , dit-elle en elle-même , de m'avoh; achetée pour me donner au roi de Balfora. Je m'eftimerois très-heureufe, quand il fe conten-: teroit de ne me donner qu'a fon fils. Noureddin fut très-affidu a proflter de 1'avantage qu'il avoit de voir une beauté dont il étoit fi amoureux, de s'entretenir , de rire & de badiner avec elle. Jamais il ne la quittoit que fa mère ne 1'y eüt contraint. Mon fils , lui difoit-elle, il n'eft pas bienféant a un jeune homme comme vous, de demeurer toujours dans 1'appartement des femmes. Allez, retirezvous, & travaillez a vous rendre digne de fuccéder un jour a la dignité de votre père. Tij  Les mille et une Nuits, Comme il y avoit long-tems que la bellè' perfienne n'étoit allée au bain a caufe du long voyage qu'elle venoit de faire, cinq ou fix jours après qu'elle eut été achetée, la femme du vifir Khacan eut foin de faire chauffer exprès pour elle celui que le vifir avoit chez lui. Elle 1'y envoya avec plufieurs de fes femmes efclaves, a qui elle recommanda de lui rendre les mêmes fervices qu'a elle-même; & au fortir du bain, de lui faire prendre un habit très-magnifique qu'elle lui avoit fait déja faire. Elle y avoit pris d'autant plus de foin , qu'elle vouloit s'en faire un mérite auprès du vifir fon mari, & lui faire connoïtre combien elle s'intéreffoit en tout ce qui pouvoit lui plaire. A la fortie du bain , la belle perfienne , mille fois plus belle qu'elle ne l'avoit paru a Khacan lorfqu'il l'avoit achetée, vint fe faire voir a la femme de ce vifir, qui eut de la peine a la reconnoitre. La belle perfienne lui baifa la main avec grace, & lui dit i Madame, je ne fais pas comment vous me trouverez avec 1'habit que vous avez pris la peine de me faire faire. Vos femmes qui m'afiurent qu'il me fait fi bien qu'elle ne me connoiffent plus, font apparemment des flatteufes : c'eft a vous que je m'en rapporte. Si néanmoins elles difoient la vérité, ce feroit vous,  C on tes Arabes. 20^ madame , a qui .j'aurois toute 1'obligation de 1'avantage qu'il me donne. Ma fille, reprit la femme du vifir avec bien de la joie, vous ne devez pas prendre pour une flatterie ce que mes femmes vous ont dit: je m'y connois mieux qu'elles ; & fans parler de votre habit qui vous fied a merveille, vous apportez du bain une beauté fi fort au-defius de ce que vous étiez auparavant, que je ne vous reconnois plus moi-méme. Si je croyois que le bain fut encore affez bon , j'irois en prendre ma part. Je fuis auffi-bien dans un age qui demande déformais que j'en fafie fouvent provifion. Madame, reprit la belle perfienne, je n'ai rien a répondre aux honnêtetés que vous avez pour moi, fans les avoir méritées. Pour ce qui eft du bain, il eft admirable; & fi vous avez delfein d'y aller, vous n'avez pas de tems a perdre. Vos femmes peuvent vous dire la même chofe que moi. La femme du vifir confidéra qu'il y avoit plufieurs jours qu'elle n'étoit allee au bain, & voulut profiter de 1'occafion. Elle le témoigna a fes femmes, & fes femmes fe furent bientót munies de tout 1'appareil qui lui étoit néceffaire. La belle perfienne fe retira a fon appartement ; & la femme du vifir, avant de paffer au bain, chargea deux petites efclaves de demeu- Tiij  sp4 Les mille et une Nuits, rer prés d'elle , avec ordre de ne laiffer pas entrer Noureddin, s'il venoit. Pendant que la femme du vifir Khacan étoit au bain , & que la belle perfienne étoit feule, Noureddin arriva ; & comme il ne trouva pas fa mère dans fon appartement, il alla a celui de la belle perfienne, oü il trouva les deux petjes efclaves dans 1'antichambre. II leur demanda oü étoit fa mère; a quoi elles répondirent qu'elle étoit au bain. Et la belle perfienne, répondit Noureddin , y eft - elle auffi ? Elle en eft revenue , repartirent les efclaves, & elle eft dans fa chambre, mais nous avons ordre de madame votre mère , de ne vous pas laiffer entrer. La chambre de la belle perfienne n'étoit fermée que par une portière. Noureddin s'avanca pour entrer, & les deux efclaves fe mirent audevant pour 1'en empêcher. II les prit par le bras 1'unc & 1'autre , les mit hors de 1'antichambre & ferma la porte fur elles. Elles coururent au bain en faifant de grands cris, & annoncèrent a leur dame en pleurant, que Noureddin étoit entré dans la chambre de la belle perfienne malgré elles, & qu'il les avoit chaffées. La nouvelle d'une fi grande hardieffe, caufa a la bonne dame une mortification des plus  Contes Arabes. 29$ fenfibles. Elle interrompit fon bain, & s'habilla avec une diligence extréme. Mais avant qu'Slle eüt achevée , & qu'elle arrivat a la chambre de la belle perfienne, Noureddin en étoit forti, & il avoit pris la fuite. La belle perfienne fut extrêmement étonnée de voir entrer la femme du vifir toute en pleurs, & comme une femme qui ne fe poffédoit plus. Madame, lui dit-elle, oferois-je vous demander d'oü vient que vous étes fi afftigée ? Quelle difgrace vous eft arrivée au bain, pour vous avoir obligée d'en fortir fitöt ? Quoi, s'écria la femme du vifir, vous me faites cette demande d'un efprit tranquille, après que mon fils Noureddin eft entré dans votre chambre, & qu'il eft demeuré feul avec vous ! pouvoit-il nous arriver un plus grand malheur a lui & a moi! De grace , madame , repartit la belle perfienne , quel malheur peut-il y avoir pour vous & pour Noureddin, en ce que Noureddin a fait ? Comment, répliqua la femme du vifir, mon mari ne vous a-t-il pas dit qu'il vous a achetée pour le roi ? & ne vous avoit-il pas avertie de prendre garde que Noureddin n'approchat de vous ? Je ne 1'ai pas oublié , madame, reprit encore la belle perfienne; mais Noureddin m'efi: Tiv  2.$6 Les mille et une Nuits, venu dire que le vifir fon père avoit changé de fentiment, & qu'au lieu de me réferver pour le roi , comme il en avoit eu 1'intention , il lui avoit fait pre'fent de ma perfonne. Je 1'ai cru, madame; & efclave comme je fuis, accoutume'e aux loix de 1'efclavage dès ma plus tendre jeuneffe, vous jugez bien que je n'ai pu & que je n'ai dü m'oppofer a fa volonté. J'ajouterai même que je 1'ai fait avec d'autant moins de répugnance , que j'avois concu une forte inclination pour lui , par la liberte' que nous avons eue de nous voir. Je perds fans regret 1'efpérance d'appartenir au roi , & je m'eftimerai trés - heureufe de paffer toute ma vie avec Noureddin. A ce difcours de la belle perfienne : Plüt a dieu, dit la femme du vifir , que ce que vous me dites , fut vrai ! j'en aurois bien de la joie. Mais croyez-moi: Noureddin eft un impofteur; il vous a trompe'e, & il n'eft pas poflible que fon père lui ait fait le pre'fent qu'il vous a dit. Qu'il eft malheureux, & que je fuis malheureufe ! & que fon père 1'eft davantage par les fuites facheufes qu'il doit craindre , &~que nous devons craindre avec lui! mes pleurs ni' mes prières ne feront pas capables de fléchir, ni d'obtenir fon pardon. Son père va le facrifier a fon jufte reifentiment, dès qu'il fera informé  Contss Arabes, 207 de la violence qu'il vous a faite. En achevant ces paroles, elle pleura amèrement; & fes efclaves qui ne craignoient pas moins qu'elle pour la vie de Noureddin, fuivirent fon exemple. Le vifir Khacan arriva quelques momens après , & fut dans un grand étonnement de voir fa femme & les efclaves en pleurs, & la belle perfienne fort trifte. II en demanda la caufe ; & fa femme & les efclaves augmentèrent leurs cris & leurs larmes , au lieu de lui répondre. Leur filence 1'étonna davantage; & en s'adreffant a fa femme : Je veux abfolument, lui ditil , que vous me déclariez ce que vous avez a pleurer , & que vous me difiez la vérité. La dame défolée ne put fe difpenfer de fatisfaire fon mari : Promettez - moi donc, feigneur, reprit - elle , que vous ne me voudrez point de mal de ce que je vous dirai : je vous afture d'abord qu'il n'y a pas de ma faute. Sans attendre fa réponfe : Pendant que j'étois au bain avec mes femmes , pourfuivit - elle , votre rils eft venu, & a pris ce malheureux tems pour faire accroire a la belle perfienne que vous ne vouliez plus la donner au roi, & que vous lui en aviez fait un préfent. Je ne vous dis pas ce qu'il a fait après une faufleté fi infigne, je vous le laifle a juger vous-même. Voila le fujet de mon affliction pour 1'amour  2p8 Les milee et une Nuits, de vous & pour 1'amour de lui, pour qui je n'ai pas la confiance d'implorer votre clémence. II n'eft pas poiïible d'exprimer quelle fut la mortification du vifir Khacan, quand il eut entendu le récit de 1'infolence de fon fils Noureddin. Ah, s'écria-t-il en fe frappant cruellement, en fe mordant les mains, & s'arrachant la barbe, c'eft donc ainfi, malheureux fils, fils indigne de voir le jour, que tu jetes ton père dans le pre'cipice, du plus haut degre' de fon bonhein- ; que tu le perds, & que tu te perds toimême avec lui ! Le roi ne fe contentera pas de ton fang, ni du mien pour fe venger de cette offenfe, qui attaque fa perfonne même. Sa femme voulut ticher de le confoler: Ne vous afffigez pas, lui dit-elle, je ferai aife'ment dix mille pièces d'or d'une partie de mes pierrenes : vous en achèterèz une autre efclave qui fera plus belle & plus digne du roi. Eh, croyez-vous, reprit le vifir, que je fois capable de me tant afHiger pour la perte de dix mille pièces d'or ? il ne s'agit pas ici de cette perte, ni même de la perte de tous mes biens , dont je ferois auffi peu touché. II s'agit de celle de mon honneur, qui m'eft plus précieux que tous les biens' du monde. II me femble néanmoins, feigneur, repartit la dame,  Co n tes Arabes. 200 que ce qui fe peut réparer par de 1'argent , n'eft pas d'une fi grande conféquence. Hé quoi, répliqua le vifir, ne favez-vous pas que Saouy eft mon ennemi capital ? croyezvous que dès qu'il aura appris cette affaire, il n'aille pas triompher de moi prés du roi ? Votre majefté, lui dira-t-il, ne parle que de 1'affeótion & du zèle de Khacan pour fon fervice; il vient de faire voir cependant combien il eft peu digne d'une fi grande confidération. II a recu dix mille pièces d'or pour lui acheter une efclave. II s'eft véritablement acquitté d'une commiffion fi honorable; & jamais perfonne n'a vu une fi belle efclave; mais au lieu de 1'amener a votre majefté, il a jugé plus a propos d'en faire un préfent a fon lils : Mon hls , lui a-t-il dit, prenez cette efclave, c'eft pour vous; vous la méritez mieux que le roi. Son fils, continuera-t-il avec fa malice ordinaire, 1'a prife, & il fe divertit tous les jours avec elle. La chofe eft comme j'ai 1'honneur de 1'affurer a votre majefté, & votre majefté peut s'en éclaircir par elle-même. Ne voyez-vous pas , ajouta le vifir, que fur un tel difcours les gens du roi peuvent venir forcer ma maifon a tout moment & enlever l'efclave ? j'y ajoute tous les autres malheurs inévitables qui fuivront. Seigneur, répondit la dame a ce difcours du  300 Les mille et une Nuits, vifir fon mari, j'avoue que la méchanceté de Saouy eft des plus grandes , & qu'il eft capable de donner a la chofe le tour malin que vous venez de dire, s'il en avoit la moindre connoiffance. Mais peut-il favoir , ni lui ni perfonne , ce qui fe pafte dans 1'intérieur de votre maifon ? quand on le foupgonneroit , & que le roi vous en parleroit , ne pouvez - vous pas dire qu'après avoir bien examiné l'efclave, vous ne l'avez' pas trouvée auffi digne de fa majefté qu'elle vous l'avoit paru d'abord ; que le marchand vous a trompé ; qu'elle eft a la vérité d'une beauté incomparable, mais qu'il s'en faut beaucoup qu'elle ait autant d'efprit & qu'elle foit auffi habile qu'on vous l'avoit vantée. Le roi vous en croira a votre parole; & Saouy aura la confufion d'avoir auffi peu réuffi dans fon pernicieux deffein, que tant d'autres fois qu'il a entrepris inutilement de vous détruire. Raffurez-vous donc; & fi vous voulez me croire , envoyez chercher les courtiers , marquez-leur que vous n'êtes pas content de la belle perfienne , & chargez-les de vous chercher une autre efclave. Comme ce confeil parut très-raifonnable au vifir Khacan, il calma un peu fes efprits, & il prit le parti de le fuivre; mais il ne diminua rien de fa colère contre fon fils Noureddin,.  C Ö N t E S Sr'ÏS'E S. ' 3ÖI" Noureddin ne parut point de toute la journ'e: il n'ofa meme chercher un afyle chez aucun des jeunes gens de fon age qu'il fréquentoit ordinairement, de crainte que fon père ne Vy fit chercher. U alla hors de la ville, & il fe re'fugia dans un jardin oü il n'étoit jamais allé, & oü il n'étoit pas connu. II ne revint que fort tard lorfqu'il favoit bien que fon père étoit retiré , & fe fit ouvrir par les femmes de fa mère, qui 1'introduifirent fans bruit. II fortlt le lendemain avant que fon père fut levé; & il fut contrahit de prendre les mêmes précautions un mois entier, avec une mortification très-fenfible. En effet, les femmes ne le flattoient pas: elles lui déclaroient franchement que le vifir fon père perfiftoit dans la même colère, & proteftoit qu'il le tueroit s'il fe préfentoit devant lui. La femme de ce miniftre favoit par fes femmes que Noureddin revenoit chaque jour; mais elle n'ofoit prendre la hardieffe de prier fon mari de lui pardonner. Elle la prit enfin : Seigneur, lui dit-elle un jour, je n'ai ofé jufqu'a préfent prendre la Iiberté de vous parler de votre fils. Je vous fupplie de me permettre de vous demander ce que vous prétendez faire de lui. Un fils ne peut être plus criminel envers un père que Noureddin 1'eft envers vous. II vous a privé dun grand honneur , & de la fatisfaflion de  302 Les mille et une Nuits, préfenter au roi une efclave auffi accomplie que la belle perfienne; je 1'avoue : mais après tout quelle eft votre intention ? Voulez-vous le per-, dre abfolument ? au lieu d'un mal auquel il ne faut plus que vous fongiez, vous vous en attireriez un autre beaucoup plus grand a quoi vous ne penfez peut-être pas. Ne craignez-vous pas que le monde qui eft malin, en cherchant pourquoi votre fils eft éloigné de vous , n'en devine la véritable caufe que vous voulez tenir fi cachée ? Si cela arrivoit, vous feriez tombé juftement dans le malheur que vous avez un fi grand intérêt d'éviter. Madame, reprit le vifir, ce que vous ditesla,eftde bon fens; mais je ne puis me réfoudre de pardonner a Noureddin, que je ne 1'aie mortifié comme il le mérite. II fera fuffifamment mortifié, repartit la dame, quand vous aurez fait ce qui me vient en penfée. Votre fils entre ici chaque nuit, lorfque vous êtes retiré; il y couche , & il en fort avant que vous foyez levé. Attendez-le ce foir jufqu'a fon arrivée, & faites femblant de le vouloir tuer : je viendrai a fon fecours; & en lui marquant que vous lui donnez la vie a ma prière, vous 1'obligerez de prendre la belle perfienne a telle condition qu'il vous plaira. II 1'aime, & je fais que la belle perfienne ne le hait pas.  Contes Arabes. 303 Khacan voulut bien fuivre ce confeil; ainfi avant qu'on ouvrït a Noureddin lorfqu'il arriva a fon heure ordinaire, il fe mit derrière la porte; & dès qu'on lui eut ouvert, il fe jeta fur lui & le mit fous les piés. Noureddin tourna la tête, & reconnut fon père le poignard a la main , prêt a lui öter fa vie. La mère de Noureddin furvint en 'ce moment, & en retenant le vifir par le bras : Qu'allez-vous faire, feigneur, s'écria-t-elle ? Laiffezmoi, reprit le vifir , que je le tue ce fik indigne. Ah, feigneur, reprit la mère , tuez-moi plutöt moi-même ; je ne permettrai jamais que vous enfanglantiez vos mains dans votre propre fang. Noureddin profita de ce moment: Mon père, s'écria-t-il les larmes aux yeux, j'implore votre clémence & votre miféricorde; accordez-moï le pardon que je vous demande au nom de celui de qui vous 1'attendez au jour que nous paroïtrons tous devant lui. Khacan fe laiffa arracher le poignard de Ia main; & dès qu'il eut laché Noureddin, Noureddin fe jeta a fes piés, & les lui baifa pour marquer combien il fe repentoit de 1'avoir offerde. Noureddin, lui dit-il, remerciez votre mère, je vous pardonne k fa confidération. Je veux bien même vous donner la belle perfienne; mais a condition que vous me promet-  Les mille et une Nuits, trez par ferment de ne la pas regarder comme efclave , m&is comme votre femme , c'eft-a-dire que vous ne la vendrez, & même que vous ne la répudierez jamais. Comme elle eft fage & qu'elle a de 1'efprit & de la conduite infiniment plus que vous, je fuis perfuadé qu'elle modérera ces emportemens de jeuneffe qui font capables de vous perdre. Noureddin n'eüt ofé efpérer d'être traité avec une fi grand indulgence. II remercia fon père avec toute la reconnoiflance imaginable , & lui fit de très-bon cceur le ferment qu'il fouhaitoit. Ils furent très-contens 1'un de 1'autre, la belle perfienne & lui , & le vifir fut très-fatisfait de leur bonne union. Le vifir Khacan n'attendoit pas que le rol lui parlat de la commiffion qu'il lui avoit donnée; il avoit grand foin de 1'en entretenir fouvent, & de lui marquer les difficultés qu'il trouvoit a s'en acquitter a la fatisfaction de fa majefté; il fut enfin le ménager avec tant d'adrefie , qu'infenfiblement il n'y fongea plus. Saouy néanmoins avoit fu quelque chofe de ce qui s'étoit paffe ; mais Khacan étoit fi avant dans la faveur du roi , qu'il n'ofa hafarder d'en parler. II y avoit plus d'un an que cette affaire fi délicate s'étoit paffee plus heureufement que ce  Co n tes Arabes. Ce miniftre ne l'avoit cru d'abord, lorfqu'il alla au bain , & qu'une affaire preffante 1'obÜgea d'en fortir encore tout échauffe' ; 1'air qui étoit un peu froid , le frappa , & lui caufa une fluxion fur la poitrine , qui le contraignit de fe mettre au lit avec une groffe fièvre. La maladie augmenta : & comme il s'appercut qu'il n'étoit pas loin du dernier moment de fa vie, il tint ce difcours a Noureddin qui ne 1'abandonnoit pas. Mon fils , lui dit-il, je ne fais fi j'ai fait le bon ufage que je devois des grandes richeffis que dieu m'a données ; vous voyez qu'elles ne me fervent de rien pour me délivrer de la mort. La feule chofe que je vous demande en mourant, c'eft que vous vous fouveniez de la promeffe que vous m'avez faite touchant la belle perfienne. Je meurs content avec Ia confiance, que vous ne 1'oublierez pas. Ces paroles furent les dernières que le vifir; Khacan prononca. II expira peu de momens après, & il laiffa un deuil inexprimable dans fa maifon , a la cour & dans la ville. Le roi le regretta comme un miniftre fage , zélé & fidéle, & toute la ville le pleura comme fon protecteur & fon bienfaiteur. Jamais on n'avoit vu de funérailles plus honorables a Balfora. Les vifïrs , les émirs, & généralement tous les grands de Ia cour s'emprefsèrent de porter fon cer- Tome IX. y.  306 Les mille et une Nuits, cueil fur les épaules , les uns après les autres, jufqu'au lieu de fa fépulture; & les plus riches jufqu'aux plus pauvres de la ville , 1'y accompagnèrent en pleurs. Noureddin donna toutes les marqués de la grande affliction que la perte qu'il venoit de faire , devoit lui caufer ; il demeura long-tems fans voir perfonne. Un jour enfin il permit qu'on laifsat entrer un de fes amis intimes. Cet ami tacha de le confoler ; & comme il le vit difpofé a 1'écouter, il lui dit qu'après avoir rendu a la raémoire de fon père tout ce qu'il lui devoit , & fatisfait pleinement a tout ce que demandoit la bienféance , il étoit tems qu'il parut dans le monde, qu'il vit fes amis, & qu'il foutint le rang que fa naiffance & fon mérite lui avoient acquis. Nous pécherions , ajoutat-il , contre les loix de la nature , & même conti e les loix civiles , fi lorfque nos pères font morts , nous ne leur rendions pas les devoirs que la tendrelfe exige de nous , & 1'on nous regarderoit comme des infenfibles. Mais dès que nous nous en fommes acquittés,& qu'on ne peut nous en faire aucun reproche , nous fommes obligés de reprendre le même train qu'auparavant, & de vivre dans le monde de la manière qu'on y vit. Effuyez donc vos larmes , & reprenez cet air de gaieté qui a tou-  CoNtes Arabes, 307 Jours infpiré la joie par-tout oü vous vous êtes trouvé. Le confeil de cet ami étoit très-raifonnable ; & Noureddin eut évité tous les malheurs qui lui arrivèrent, s'il Feut fuivi dans toute la régularité, qu'il demandoit. II fe laiffa perfuader fans peine : il régala même fon ami ; & lorfqu'il voulut fe retirer , il le pria de revenir le lendemain , & d'amener trois ou quatre de leurs amis communs. Infenfiblement il forma une fociété de dix perfonnes a-peu-près de fon age, il paffoit le tems avec eux en des feftins & des réjouiffances continuelles. II n'y avoit pas même de jour qu'il ne les renvoyat chacun avec un préfent. Quelquefois pour faire pms de plaifir a fes amis, Noureddin faifoit venir le belle perfienne; elle avoit la complaifance de lui obéir , mais' elle n'approuvoit pas cette profufion exceffive. Elle lui en difoit fon fentiment en liberté: Je ne doute pas, lui difoit-elle , que le vifir votre père ne vous ait laifle de grandes richeffes ; mais fi grandes qu'elles puiffent être, ne trouvez pas mauvais qu'une efclave vous repréfente que vous en verrez bientöt la fin , fi vous continuez de mener cette vie. On peut quelquefois régaler fes amis & fe divertir avec eux ; mais qu'on en faflë une coutume journalière y ij  508 Les mille et une Nuits, c'eft courir le grand chemin de la dernière misère. Pour votre honneur & pour votre réputation , vous feriez beaucoup mieux de fuivre les traces de feu votre père , & de vous mettre en état de parvenir aux charges qui lui ont acquis tant de gloire. Noureddin écoutoit la belle perfienne en riant; & quand elle avoit achevé : Ma belle , reprenoit-il en continuant de rire , laiffons-la ce difcours , ne parions que de nous réjouir. Feu mon père m'a toujours tenu dans une grande contrainte : je fuis bien-aife de jouir de la liberté après laquelle j'ai tant foupiré avant fa mort. J'aurai toujours le tems de me réduire a la vie régiée dont vous me parlez ; un homme de mon age doit fe donner le ioifir de goüter les plaifirs de la jeuneffe. Ce qui contribua encore beaucoup a mettre les affaires de Noureddin en défordre, fut qu'il ne vouloit pas entendre parler de compter avec fon maitre-d'hötel. II le renvoyoit chaque fois qu'il fe préfentoit avec fon livre: Va, va , lui difoit-il , je me fie bien a toi : Aie foin feulement que je faffe toujours bonne chère. Vous ctes le maitre, feigneur, reprenoit le maïtre-d'hötel , vous voudrez bien néanmoins que je vous faffe fouvenir du proverbe qui dit,  C o n t e s Arabes.. 50^ que qui fait grande dépenfe & ne comptepas, fe trouve a Ia fin a la mendicité fans s en être appercu. Vous ne vous contentez pas de fa dépenfe fi prodigieufe de votre table , vous donnez encore a toute main. Vos tréfbrs ne peuvent y fuffire , quand ils feroient auffi gros que des montagnes. Va, te dis-je , lui répétoit Noureddin , je n'ai pas befoin de tes lecons : contirtue de me faire manger, & ne te mets pas en peine du refte. Les amis de Noureddin cependant étoient fort affidus a fa table, & ne manquoient pas 1'occafion de profiter de fa facilité. Ils Ie flattoient, ik le louoient, & faifoient valoir jufqu'a la moindre de fes actions les plus indifférentes, Sur-tout ils n'oublioient pas d'exalter tout ce qui lui appartenoit, & ifs'y trouvoient leur compte. Seigneur, lui difoit 1'un, je paffois 1'autre jour par fa terre que vous avez en tel endroit; rien n'eft plus magnifique ni mieux meublé que la maifon ; c'eft un paradis de dafices que le jardin qui 1'accompagne, Je fuis ravi qu'elle vous plaife , reprenoit Noureddin ; qu'on m'apporte une piume , de 1'encre & du papier , & que je n'en entende plus parler ; c'eft pour vous , je vous h donne. D'autres ne lui avoient pas plutöt vanté quelqu'une des maifons, des trans, & des lieux publics k loger Vlij  310 Les mille et une Nuits, des étrangers , qui lui appartenoient, & lui rapportoient un gros revenu, qu'il leur cn faifoit une donation. La belle perfienne lui repréfentoit le tort qu'il fe faifoit ; au lieu de 1'e'couter, il continuoit de prodiguer ce qui lui reftoit a la première occafion. Noureddin enfin ne fit autre chofe toute une anne'e que de faire bonne chère, fe donner du bon tems, & fe divertir en prodiguant & diffipant les grands biens que fes prédéceflèurs & le bon vifir fon père avoient acquis ou conferve's avec beaucoup de foins & de peines. L'année ne faifoit que de s'e'couler , que 1'on frappa un jour è la porte de la falie oü il étoit a table. II avoit renvoyé fes efclaves, & il s'y étoit renfermé avec fes amis pour étre en grande fiberté. Un des amis de Noureddin voulut fe lever; mais Noureddin le devanca , & alla ouvrir lui - même. C'étoit fon maïtre - d'hótel : & Noureddin, pour écouter ce qu'il vouloit, s'ayanca un peu hors de la falie & ferma la porte a demi. L'ami qui avoit voulu fe lever, & qui avoit appercu le maitre-d'hötel, curieux de favoir ce qu'il avoit a dire a Noureddin , fut fe poffer entre la portière & Ia porte, & entendit que le maïtre - d'hótel tint ce difcours : Seigneur ,  Contes Arabes. 311 dit-il a fon maïtre , je vous demande mille pardons fi je viens vous interrompre au milieu de vos plaifirs. Ce que j'ai a vous communiquer, vous eft , ce me femble , de fi grande importance, que je n'ai pas cru devoir me difpenfer de prendre cette liberté. Je viens d'achever mes derniers comptes ; & je trouve que ce que j'avois prévu il y a long-tems , & dont je vous avois averti plufieurs fois, eft arrivé; c'eft-a-dire, feigneur, que je n'ai plus une maille de toutes les fommes que vous m'avez données pour faire votre dépenfe. Les autres fonds que vous m'aviez affignés , font aufti épuifés; & vos fermiers & ceux qui vous devoient des rentes , m'ont fait voir fi clairement que vous avez tranfporté a d'autres ce qu'ils tenoient de vous , que je ne puis plus rien exiger d'eux fous votre nom. Voici mes comptes , examinez-les; Sc fi vous fouhaitez que je continue de vous rendre mes fervices, affignez-moi d'autres fonds ; finon permettez-moi de me retirer. Noureddin fut tellement furpris de ce difcours , qu'il n'eut pas un mot a y répondre. L'ami qui étoit aux écoutes & qui avoit tout entendu , rentra auffitöt Sc fit part aux autres amis de ce qu'il venoit d'entendre. C'eft a vous, leur dit-il en achevant, de'profiter de cet avis: pour moi je vous déclare qus c'eft aujourd'hui .V iv  3i2 Les mille et une Nuits, Ie dernier jour que vous me verrez chez Noureddin. Si cela eft, reprirent-ils, nous n'avons plus affaire chez lui non plus que vous ; il ne nous y reverra pas auffi davantage. Noujeddin revint en ce moment ; & quelque bonne mine qu'il fit pour tacher de remettre fes convie's en train , il ne put néanmoins fi bien diffimuler , qu'ils ne s'appercuffent fort bien de la vérité de ce qu'ils venoient d'apprendre. II s'étoit a peine remis a fa( place , qu'un de fes amis fe leva de la fienne : Seigneur , lui dit-il, je fuis bien faché de ne pouvoir vous tenir compagnie plus long-tems ; je vous fuppüe de trouver bon que je m'en aille. Quelle affaire vous oblige de nous quitter fitöt, reprit Noureddin ? Seigneur , reprit-il, ma femme eft accouchée aujourd'hui; vous n'igno. rez pas que la préfence d'un mari eft toujours néceffiire dans une pareille rencontre. II fit une grande révérence , & partit. Un moment après un autre fe retira fur un autre prétexte. Les autres firent la même chofe 1'un après 1'autre, jufqu'a ce qu'il ne refta pas un feul des dix amis qui jufqu'alors avoient tenu fi bonne compagnie a Noureddin. Noureddin ne foupconna rien de la réfolution que fes amis avoient prife de ne plus le voir. II alla a 1'appartement de la belle per-  C o n t e s Arabes. 313 fïenne , & il s'entretint feulement avec elle de la de'claration que fon maftre-d'hótel lui avoit faite , avec de grands témoignages d'un véritable repentir du défordre oü étoient fes affaires. Seigneur , lui dit la belle perfienne , permettez-moi de vous dire que vous n'avez voulu vous en rapporter qu'a votre propre fens ; vous voyez préfentement ce qui vous eft arrivé. Je ne me trompois pas lorfque je vous prédifois la trifte fin a laquelle vous deviez vous attencre. Ce qui me fait de la peine , c'eft que vous ne voyez pas tout ce qu'elle a de facheux. Quand je voulois vous en dire ma penfée ; Réjouiffons-nous, me difiez-vous , & profitons du bon tems que la fortune nous offre pendant qu'elle nous eft favorable , peut-être ne fera-t-elle pas toujours de fi bonne humeur. Mais je n'avois pas tort de vous répondre que nous étions nous-mêmes les artifans de notre bonne fortune par une fage conduite. Vous n'avez pas voulu m'écouter , & j'ai été contrainte de vous laiffer faire malgré moi. J'avoue , repartit Noureddin , que £ai tort de n'avoir pas fuivi les avis fi falutaires que vous me donniez avec votre fageffe admirable; mais fi j'ai mangé tout mon bien, vous ne confidérez pas que 5a été avec une élite d'amis que  314 Les mille et une Nuits, je connois depuis long-tems. Ils font honnêtes & pleins de reconnoiffance ; je fuis fur qu'ils ne m'abandonneront pas. Seigneur , répliqua la belle perfiennne , fi vous n'avez pas d'autre reffource qu'en la reconnoiffance de vos amis , croyez-moi , votre efpérance eft mal fondée, 8c vous m'en direz des nouvelles avec le tems. Charmante perfienne , dit a cela Noureddin, j'ai meilleure opinion que vous du fecours qu'ils me donneront. Je veux les aller voir tous dès demain, avant qu'ils prennent la peine de venir a leur ordinaire, & vous me verrez revenir avec une bonne fomme d'argent , dont ils m'auront fecouru touj enfemble. Je changerai de vie comme j'y fuis réfolu , 8c je ferai profiter cet argent par quelque négoce. Noureddin ne manqua pas d'aller le lendemain chez fes dix amis, qui demeuroient dans une même rue; il happa a la première porte qui fe préfenta , ou demeuroit un des plus riches. Une efclave vint , & avant d'ouvrir , elle demanda qui frappoit. Dites a votre maïtre , répondit Noureddin , que c'eft Noureddin , fils du feu vifir Khacan. L'efclave ouvrit, 1'introduifit dans une falie , & entra dans la chambre oü étoit fon maïtre, a qui elle annonca que Noureddin venoit le voir. Noureddin ! reprit le maïtre avec un  Co n tes Arabes. 315ton de mépris, & fi liaut que Noureddin 1'entendit avec un grand étonnement : Va, dis-lui que je n'y fuis pas ; &: toutes les fois qu'il viendra , dis-lui la même chofe. L'efclave revint , & donna pour réponfe a Noureddin , qu'elle avoit cru que fon maitre y étoit, mais qu'elle s'étoit trompée. Noureddin fortit avec confufion : Ah le perfide ! le méchant homme s'écria-t-il ! il me proteftoit hier que je n'avois pas un meilleur ami que lui i & aujourd'hui il me traite fi indignement ! II alla frapper a la porte d'un autre ami, & cet ami lui fit dire la meme chofe que le premier. II eut la même réponfe chez le troifieme , & ainfi des autres jufqu'au dixième, quoiqu'ils fuffent tous chez eux. Ce fut alors que Noureddin rentra tout de bon en lui-même, & qu'il reconnut fa faute irréparable de s'étre fondé fi facilement fur 1'affiduité de ces faux amis a demeurer attachés a fa perfonne, & fur leurs proteftations d'amitié tout le tems qu'il avoit été en état de leur faire des régals fomptueux, & de les combler de largelfes & de bienfaits. II eft bien vrai, dit-il en lui-même les larmes aux yeux, qu'un homme heureux comme je 1'étois, refiemble a un arbre chargé de fruits; tant qu'il y a du fruit fur 1'arbre, on ne ceffe pas d'être a i'entour  316 Les mille et une Nuits, & d'en cueillir; dès qu'il n'y en a plus , on s'en éloigne & on le laifle feul. II fe contraignit tant qu'il fut hors de chez lui; mais dès qu'il fut rentré, il s'abandonna tout entier a fon affliction , & alla ie témoigner a la belle perfienne. Dès que la belle perfienne vit paroïtre Paffligé Noureddin, elle fe douta qu'il n'avoit pas trouvé chez fes amis le fecours auquel il s'étoit attendu. Eh bien , feigneur, lui dit-elle, êtesvous préfentement convaincu de la vérité de ce que je vous avois prédit ? Ah, ma bonne, s écria-t-il, vous ne me 1'aviez prédit que trop véritablement l pas un n'a voulu me reconnoïtre, me voir, me parler : jamais je n'eufle cru devoir être traité fi cruellement par des gens qui m'ont tant d'obligations, & pour qui je me fuis épuifé moi-même. Je ne me pofsède plus, & je crains de commettre quelqu'action indigne de moi dans 1'état déplorable & dans le défefpoir oü je fuis, fi vous ne m'aidez do vos fages confeils. Seigneur, reprit la belle perfienne, je ne vois pas d'autre remède a votre malheur, que de vendre vos efclaves & vos meubles, & de fubfifter la-deflus jufqu'a ce que le ciel vous montre quelqu'autre voie pour vous tirer de la misère. Le remède parut extrêmement dur a Noureddin ; mais qu?eüt-il pu faire dans la nécef-  Contes Arabes. 317 G'te de vivre oü il étoit ? II vendit premièrement fes efclaves , bouches alors inutiles, qui lui euffent fait une dépenfe beaucoup au-dela de ce qu'il étoit en état de fupporter. II vécut quelque tems fur 1'argent qu'il en fit; & lorfqu'il vint a manquer , il fit porter fes meubles a la place publique , oü ils furent vendus beaucoup au-deffous de leur juffe valeur , quoiqu'il y en eüt de trés - précieux qui avoient coüté des fommes immenfes. Cela le fit fubfifter un long efpace de tems ; mais enfin ce fecours manqua, & il ne lui reftoit plus de quoi faire d'autre argent : il en témoigna 1'excès de fa douleur a Ia belle perfienne. Noureddin ne s'attendoit pas a la réponfe que \ui fit cette fage perfonne : Seigneur, lui ditelle , je fuis votre efclave , & vous favez que le feu vifir votre père m'a achetée dix mille pièces d'or. Je fais bien que je fuis diminuée de prix depuis ce tems-la; mais auffi je fuis perfuadée que je puis être encore vendue une fomme qui n'en fera pas éloignée. Croyez-moi, ne différez pas de me mener au marché, & de me vendre; avec 1'argent que vous toucherez , qui fera très-confidérable, vous irez faire le marchand en quelque ville oü vous ne ferez pas connu ; & par-la vous aurez trouvé le moyen de vivre, finon dans une grande opulence.  318 Les mille et une Nuits, d'une manière au moins a vous rendre heureux & content. Ah, charmante & belle perfienne, s'écria Noureddin ! eft - II poffible que vous ayez pu concevoir cette penfée ! vous ai-je donné fi peu de marqués de mon amour, que vous me croyiez capable de cette lacheté ? Et quand je 1'aurois cette lacheté indigne, pourrois-je le faire fans être parjure, après le ferment que j'ai fait a feu mon père de ne vous jamais vendre ? Je mourrois plutöt que d'y contrevenir, & que de me féparer d'avec vous que j'aime, je ne dis pas autant, mais plus que moi-même. En me faifant une propofition fi déraifonnable, vous me faites connoitre qu'il s'en faut de beaucoup que vous m'aimiez autant que je vous aime. Seigneur, reprit la belle perfienne, je fuis convaincue que vous m'aimez autant que vous le dites; & dieu connoft fi la paffion que j'ai pour vous , eft inférieure a la vötre, & combien j'ai eu de répugnance a vous faire la propofition qui vous révolte fi fort contre moi. Pour détruire la raifon que vous m'apportez, je n'ai qu'a vous faire fouvenir que la néceffité n'a pas de loi. Je vous aime a un point qu'il n'eft pas poffible que vous m'aimiez davantage ; & je puls vous affurer que je ne  Contes Arabes. 310 cefTerai jamais de vous aimer de même a quelque maitre que je puifie appartenir : je n'aurai pas même un plus grand plaifir au monde que de me réunir avec vous dès que vos affaires vous permettront de me racheter, comme je 1'efpère. Voila , je 1'avoue , une ne'ceffité bien cruelle pour vous & pour moi: mais après tout je ne vois pas d'autres moyens de nous tirer de la misère vous & moi. Noureddin , qui connoiffoit fort bien la ve'rité de ce que la belle perfienne venoit de lui repréfenter , & qui n'avoit point c'autre reffource pour e'viter une pauvreté ignominieufe , fut contraint de prendre le parti qu'elle lui avoit propofé. Ainfi il la mena au marche' oü 1'on vendoit les femmes efclaves , avec un regret qu'on ne peut exprimer; il s'adreffa a un courtier nommé Hagi Haffan. Hagi Haffan, lui dit-il, voici une efclave que je veux vendre, vois, je te prie, le prix qu'on en voudra donner. Hagi Haffan fit entrer Noureddin & la belle perfienne dans une chambre; & dès que la belle perfienne eut óté le voile qui lui cachoit le vifage : Seigneur, dit Hagi Hafiin a Noureddin avec admiration , me trompai-je ! n'eft-ce pas l'efclave que le feu vifir votre père acheta dix mille pièces d'or ? Noureddin lui affiira que c'étoit elle-même; & Hagi Halfan, en lui faf-  320 Les mille et une Nuits, fant efpérer qu'il en tireroit une grofle fomme, lui promit d'employer tout fon art a la faire acheter au plus haut prix qu'il lui feroit poffible. Hagi HafTan & Noureddin fortirent de la chambre, & Hagi HafTan y enferma la belle perfienne. II alla enfuite chercher les marchands; mais ils étoient tous occupés a acheter des efclaves grecques , afriquaines , tartares & autres, & il fut obligé d'attendre qu'ils euffent fait leurs achats. Dès qu'ils eurent achevé & qu'a - peu - prés ils fe furent tous raffemblés ; Mes bons feigneurs , leur dit-il, avec une gaieté qui paroiffoit fur fon vifage & dans fes geftes, tout ce qui eft rond, n'eft pas noifette : tout ce qui eft long, n'eft pas figue : tout ce qui eft rouge, n'eft pas chair , & tous les ceufs ne font pas frais. Je veux vous dire que vous avez bien vu & bien acheté des efclaves en votre vie, mais vous n'en avez jamais vu une feule qui puiffe entrer en comparaifon avec celle que je vous annonce. C'eft la perle des efclaves : venez , fuivez - moi, que je vous la faffe voir. Je veux que vous me difiez vous-mémes k quel prix je dois la crier d'abord. Les marchands fuivirent Hagi Haffan , & Hagi HafTan leur ouvrit la porte de la chambre oü étoit la belle perfienne, Ils la virent avec furprife ,  CONTES AkïïêS. 32J" turprife, & ils convinrent tout d'une voix qu'on ne pouvoit la mettre d'abord a un moindre prix que de quatre mille pièces d'or, Ils fortirent de la chambre , & Hagi HafTan qui fortit avec eux après avoir ferme la porte , cria a haute voix, fans s'en éloigner : A quatre mille pièces dor Vefclave perfienne. Aucun des marchands n'avoit encore parlé, & ils fe confultoient eux - mëmes fur 1'enchère qu'ils y devoient mettre, lorfque le vifir Saouy parut. Comme il eut appercu Noureddin dans la place : Apparemment, dit-il en lui-même, que Noureddin fait encore de 1'argent de quelques meubles ( car il favoit qu'il en avoit vendu ), & qu'il eft venu acheter une efclave. II s'avance, & Hagi HafTan cria une feconde fois: A quave mille pièces d'or Vefclave perfienne. Ce haut prix fit juger a Saouy que l'efclave devoit être d'une beauté toute particuliere, & auffitót il eut une forte envie de la voir. II pouffa fon cheval droit a Hagi HafTan qui étoit environné des marchands : Ouvre la porte ^uï dit-il, & fais-moi voir l'efclave. Ce n'étoit pas la coutume de faire voir une efclave a un particulier , dès que les marchands 1'avoient vue, & qu'ils la marchandoient. Mais les marchands n'eurent pas la hardieffe de faire valoir leur droit contre 1'autorité d'un vifir, & Hagi HafTan lome IX% X  322 Les mille et une Nuits,> ne put fe difpenfer d'ouvrir la porte, & de faire llgne a la belle perfienne de s'approcher, afin que Saouy put la vcir fans defcendre de fon cheval. Saouy fut dans une admiration inexprimable, quand il vit une efclave d'une beauté fi extraordinaire. II avoit déja eu affaire avec le courtier, & fon nom ne lui étoit pas inconnu : Hagi HafTan , lui dit-il, n'eft - ce pas a quatre mille pièces d'or que tu la cries? Oui, feigneur, répondit-il, les marchands que vous voyez , font convenus il n'y a qu'un moment, que je la onaffe a ce prix-la. J'attends qu'ils en offrent davantage a 1'enchère & au dernier mot. Je donnerai 1'argent, reprit Saouy, fi perfonne n'en offre davantage. II regarda auffitöt les marchands d'un ceil qui marquoit affez qu'il ne prétendoit pas qu'ils enchériffent. II étoit fi redoutable a tout le monde, qu'ils fe gardèrent bien aufli d'ouvrir la bouche, même pour fe plaindre fur ce qu'il entreprenoit fur leur droit. Quand le vifir Saouy eut attendu quelque tems, & qu'il vit qu'aucun des marchands n'enchériffoit : Hé bien, qu'attends - tu , dit-il a Hagi HafTan ? va trouver le vendeur, & conclus le- marché avec lui a quatre mille pièces d'or , ou fache ce qu'il prétend faire. II ne favoit pas encore que l'efclave appartïnt a Noureddin.  CöNTÏS Ar"A~SÏS\ 323; Hagi HafTan qui avoit déja ferme la porte ide la chambre, alla s'aboucher avec Noureddin : Seigneur, lui dit-il, je fuis bien faché de venir vous annoncer une méchante nouvelle; votre efclave va être vendue pour rien. Pour quelle raifon , reprit Noureddin ? Seigneur , repartit Hagi HafTan, Ia chofe avoit pris d'abord un fort bon train. Dès que les marchands eurent vu votre efclave , ils me chargèrent fans faire de facon, dela crier a quatre mille pièces d'or. Je 1'ai criée a ce prix-la, & auffitót le vifir Saouy eft venu , & fa préfence a fermé la bouche aux marchands que je voyois difpofés a la faire monter au moins au même prix qu'elle coüta au feu vifir votre père. Saouy ne veut en donner que les quatre mille pièces d'or, 8C c'eft bien malgré moi que je viens vous apporter une parole fi déraifonnable. L'efclave eft a vous, mais je ne vous confeillerai jamais de la lacher a ce prix-la. Vous le connoiffez, feigneur, & tout le monde Ie connoit. Outre que l'efclave vaut infiniment davantage, il eft affez méchant homme pour imaginer quelque nioyen de ne vous pas compter Ia fomme. Hagi Haffan, répliqua Noureddin, je te fuis obligé de ton confeil*; ne crains pas que je fouffre que mon efclave foit vendue a 1'enne-. nu de ma maifon, J'ai grand befoin d'argent, Xij  5.24 Les mille et une Nuits', mais j'aimerois mieux roourir dans la dernière pauvreté, que de permettre qu'elle lui foit livrée. Je te demande une feule chofe; comme tu fais tous les ufages & tous les détours,. dis-moi feulement ce que je dois faire pour 1'en empécher. Seigneur, répondit Hagi HafTan, rien n'eft' plus aifé. Faites femblant de vous être mis en colère contre votre efclave & d'avoir juré que vous 1'amèneriez au marché, mais que vous n'avez pas entendu de la vendre, & que ce que vous en avez fait , n'a été que pour vous acquitter de votre ferment. Cela fatisfera tout le monde , & Saouy n'en aura rien a vous dire. Venez donc, & dans le moment que je la préfenterai a Saouy, comme fi c'étoit de votre cpnfentement & que le marché fut arrêté, reprenez-la en lui donnant quelques coups & remenez-la chez vous. Je te remercie, lui dit Noureddin, tu verras que je fuivrai ton con-, feil. Hagi HafTan retourna a la chambre, il 1'ouvrit & entra ; & après avoir averti la belle perfienne en deux mots de ne pas s'alarmer de ce qui alloit arriver, il la prit par le bras & 1'amena au vifir Saouy qui étoit toujours devant !a porte; Seigneur, dit-il en la lui préfentant, jvoila l'efclave ? elle eft a vous; prenez-la.    C6stês Ar'ïïkS '32y Hagi HafTan n'avoit pas achevé ces paroles , crue Noureddin s'étoit faifi de la belle perfienne; il la tira a lui, en lui donnant un fouffïet : Venez -ga impertinente, lui dit-il affez haut pour être entendu de tout le monde, & revenez chez moi. Votre méchante humeur m'avoit bien obligé de faire ferment de vous ameneï au marché, mais non pas de vous vendre. J'ai encore befoin de vous , & je ferai a tems d'en venir a cette extrémité , quand il ne me reftera plus autre chofe. i Le vifir Saouy fut dans une grande colère de cette aélion de Noureddin. Miférable débauché , s'écria-t-il, veux-tu me faire accroire cju'il te refte autre chofe a vendre que ton efclave ? II pouffa fon cheval en même- tems droit a lui pour lui enlever la belle perfienne. Noureddin piqué au vif de 1'affront que le vifir lui faifoit, ne fit que lacher la belle perfienne & lui dire de 1'attendre, & en fe jetant fur la bride du cheval, il le fit reculer trois ou quatre pas en arrière : Méchant barbon , dit - il alors au vifir, je te ravirois farce fur 1'heure, £ je n'étois retenu par la confidération de tout le monde que voila. Comme le vifir Saöüy n'étoit aime de perfonne , & qu'au contraire il étoit haï de tout Je monde, il n'y en avoit. pas un de tous ceux Xii} t  5^ Les mille et une Nutts", qui étoient préfens , qui n'eüt été ravi qua Noureddin 1'eut un peu mortifié. Ils lui témoignèrent par fignes & lui firent comprendre qu'il pouvoit fe venger comme il lui plairoit • & que perfonne ne fe mêleroit de leur querelle. Saouy voulut faire un effort pour obliger Noureddin de lacher la bride de fon cheval; mais Noureddin qui étoit un jeune homme fort & puiffant, enhardi par la bienveillance des afliftans, Ie tira a bas du cheval au milieu du ruifieau, lui donna mille coups, & lui mit la tête en fang contre le pavé. Dix efclaves qui accompagnoient Saouy voulurent tirer le fabre & fe jeter fur Noureddin, mais les marchands fe mirent au-devant & les empêchèrent. Que prétendez-vous faire, leur dirent-ils? ne voyezvous pas que fi 1'un eft vifir, 1'autre eftrfils de vifir ? laüfez-les vuider leur différend entr'eux : peut-être fe raccommoderont-ils un de ces jours; & fi vous aviez tué Noureddin, croyezvous que votre maïtre, tout puiffant qu'il eft, put vous garantir de la juftice ? Noureddin fe lalfa enfin de battre le vifir Saouy; il le lailfa au milieu du ruififeau, reprit la belle perfienne, & retourna chez lui au milieu des acclamations du peuple qui le louoit de 1'action qu'il venoit de fair» Saouy meurtri de coups fe releva a 1'aide de  C O N T É S A R X B É S. 227 tes gens avec bien de la peine, & il eut la dernière mortification de fe voir tout gaté de fange & de fang. II s'appuya fur les épaules de deux de fes efclaves, & dans cet état il alla droit au palais , a la vue de tout le monde, avec une confufion d'autant plus grande que perfonne ne le plaignoit. Quand il fut fous 1'appartement du roi, il fe mit a crier & a implorer fa juftice d'une manière pitoyable. Le roi le fit venir, & dès qu'il parut, il lui demanda qui l'avoit maltraité & mis dans 1'état oü il étoit. Sire , s'écria Saouy , il ne faut qu'être bien dans la faveur de votre majefté , & avoir quelque part a fes facrés confeils, pour être traité de la manière indigne dont elle voit qu'on vient de me traiter. Laiffons-la ces difcours, reprit le roi, dites - moi feulement la chofe comme elle eft, & qui eft 1'offenfeur; je faurai bien le faire repentir s'il a tort. Sire , dit alors Saouy , en racontant la chofe tout a fon avantage , j'étois allé au marché des femmes efclaves pour acheter moi-même une cuifinière dont j'ai befoin ; j'y fuis arrivé , & j'ai trouvé qu'on y crioit une efclave a quatre mille pièces d'or. Je me fuis fait amener l'efclave ; c'eft la plus belle qu'on ait vue & qu'on puiftè jamais voir. Je ne 1'ai pas eu plutöt confidérée avec une fatisfa&ion extreme ^ que j'ai de- X iv  3^8 Les mille et une Nuits, mandé a qui elle appartenoit, & j'ai appris quê Noureddin, fils du feu vifir Khacan , vouloit U vendre. Votre majefté fe fouvient, fire, d'avoir fait compter dix mille pièces d'or k ce vifir, il y a deux ou trois ans , & de 1'avoir chargé de vous acheter une efclave pour cette fomme. II l'avoit employée a acheter celle-ci, mais au lieu de 1'amener k votre majefté , il ne 1'en jugea pas digne , il en fit préfent k fon fils. Depuis la mort du père, le fils a bu, mangé & diffipé tout ce qu'il avoit, & il ne lui eft refté que cette efclave qu'il s'étoit enfin réfolu de vendre,^ que 1'on vendoit en effet en fon nom. Je 1'ai fait venir , & fans lui parler de la prévancation, ou plutót de la perfidie de fon père envers votre majefté : Noureddin , lui aije dit le plus honnétement du monde , les marchands , comme je 1'apprends , ont mis d'abord votre efclave k quatre mille pièces d'or. Je ne 'doute pas qu'a 1'envi 1'un de 1'autre ils ne la faffent monter k un prix beaucoup plus haut : croyez-moi , donnez-la-moi pour les quatre mille pièces d'or, & je Vais 1'acheter pour en faire un préfent au roi notre feigneur & maïtre, k qui j'en ferai bien votre cour. Cela vous vaudra infiniment plus que ce que les marchands pourroient vous en donner.  'C ö n t e s Arabes. 320 Au lieu de répondre , en me rendant honnêteté pour honnêteté , 1'infolent m'a regardé fièrement: Méchant vieillard, m'a-tril dit, je donnerois mon efclave a un juif pour rien, plutöt que de te la vendre. Mais Noureddin , ai-je repris fans m'échauffer, cjuoique j'en euffe un grand fujet, vous ne confidérez pas, quand vous pariez ainfi, que vous faites injure au roi, qui a fait votre père ce qu'il étoit, auffi-bien qu'il m'a fait ce que je fuis. Cette remontrance qui devoit 1'adoucir, n'a fait que 1'irriter davantage ; il s'eft jeté auffi töt fur moi comme un furieux fans aucune confidération de mon age , encore moins de ma dignité , m'a jeté a bas de mon cheval , m'a frappé tout le tems qu'il lui a plu , & m'a mis en 1'état oü votre majefté me voit. Je ia fupplie de confidérer que c'eft pour fes intéréts que je fouffre un affront fi fignalé. En aphevant ces paroles , il baiffa la tête & fe tourna de cöté pour laiffer couler fes larmes en abondance. Le roi abufé & animé contre Noureddin par ce difcours plein d'artifice , laiffa paroïtre fur fon vifage des marqués d'une grande colère ; II fe tourna du cöté de fon capitaine des gardes qui étoit auprès de lui: Prenez quarante hommes de ma garde, lui dit-il, & quand vous  33° Les mille it trlSrE Nuïïs'j aurez mis la maifon de Noureddin au pillage ^ & que vous aurez donné les ordres pour la rafer, amenez-le-moi avec fon efclave. Le capitaine des gardes n'étoit pas encore hors de 1'appartement du roi, qu'un huiffier de la chambre qui entendit donner cet ordre , avoit déja pris le devant. II s'appeloit Sangiar, & il avoit été autrefois efclave du vifir Khacan, qui l'avoit introduit dans la maifon du roi , oü il s'étoit avancé par degrés. Sangiar plein de reconnoiffance pour fon ancien maïtre, & de zèle pour Noureddin qu'il avoit vu naïtre , & qui connoiffoit depuis longtems la haine de Saouy contre la maifon de Khacan , n'avoit pu entendre 1'ordre fans frémir. L'aöion de Noureddin , dit-il en lui-même , ne peut pas être auflï noire que Saouy 1'a racontée ; il a prévenu le roi , & le roi va faire mourir Noureddin fans lui donner le tems de fe juftifier. II fit une diligence fi grande , qu'il arriva aflez a tems pour 1'avertir de ce qui venoit de fe paffer chez le roi, & lui donner lieu de fe fauver avec Ia belle perfienne. II frappa a la porte d'une manière qui obligea Noureddin, qui n'avoit plus de domeftique il y avoit long-tems , de venir ouvrir lui» même fans différer, Mon cher feigneur , lui dit Sangiar , il n'y# a plus de füreté pour vous.  Contes Arabes. 331 £ Balfora ; partez & fauvez-vous fans perdre un moment. Pourquoi cela , reprit Noureddin , qu'y at-il qui m'oblige fi fort de partir ? Partez , vous dis-je, repartit Sangiar , & emmenez votre efclave avec vous. En deux mots , Saouy vient de faire entendre au roi , de la manière qu'il a voulu , ce qui s'eft paffe entre vous & lui; & le capitaine des gardes vient après moi avec quarante foldats , fe faifir de vous & d'elle. Prenez ces quarante pièces d'or pour vous aider a chercher un afyle : je vous en donnerois davantage fi j'en avois fur moi. Excufez-moi fi je ne m'arrête pas davantage; je vous laifle malgré moi pour votre bien & pour le mien , par 1'intérêt que j'ai que le capitaine des gardes ne me voie pas. Sangiar ne donna a Noureddin que le tems de le remercier, & fe retira. Noureddin alla avertir la belle perfienne de la néceflité ou ils étoient 1'un & 1'autre de s'éloigner dans le moment; elle ne fit que mettre fon voile, & ils fortirent de la maifon : ils eurent le bonheur non-feulement de fortir de la ville fans que perfonne s'appercut de leur évafion , mais même d'arriver a 1'embouchure de 1'Euphrate qui n'étoit pas éloignée , & de s'erabarquer fur un batiment prêt a. lever 1'ancre.  332 Les* miElë eï ü#e Wffrffj En effet, dans le tems qu'ils arrivèrent, Ié 1 capitaine étoit fur le tillac au milieu des paffagers : Enfans , leur demandoit-il , êtes-vous tous ici ? quelqu'un de vous a-t-il encore affaire , ou a-t-il oublié quelque chofe a la ville ? a quoi chacun répondit qu'ils y étoient tous, & qu'il pouvoit faire voile quand il lui plairoit. Noureddin ne fut pas plutöt embarqué , qu'il demanda oü le vaiffeau alloit , & il fut ravi d'apprendre qu'il alloit a Bagdad. Le capitaine fit lever 1'ancre , mit a la voile , & le vaiffeau s'éloigna de Balfora avec un vent trèsfavorable. Voici ce qui fe paffa a Balfora pendant que Noureddin échappoit a la colère du roi avec la belle perfienne. Le capitaine des gardes arriva a Ia maifon de Noureddin & frappa a la porte. Comme il vit que perfonne n'ouvroit , il la fit enfoncer & auffitöt fes foldats entrèrent en foule ; ils cherchèrent par tous les coins & recoins , & ils ne trouvèrent ni Noureddin ni fon efclave. Le capitaine des gardes fit demander & demanda lui-même aux voifins s'ils ne les avoient pas vus. Quand ils les euffent vus , comme il n'y en avoit pas un qui n'aimat Noureddin , il n'y en avoit pas un qui eüt rien dit qui put lui faire tort. Pendant que 1'on pilloit & que  Con tes Arabes. 333 1'on rafoit la maifon, il alla porter cette nouvelle au roi. Qu'on les cherche en quelqu'endroit qu'ils puilfent être , dit le roi , je veux les avoir. Le capitaine des gardes alla faire de nouvelles perquifitions , & le roi rentoya le vifir Saouy avec honneur: Allez, lui dit-il, retournez chez vous, & ne vous mettez pas en peine du chatiment de Noureddin; je vous vengerai moi-même de fon infolence. Afin de mettre tout en ufage, le roi fit encore crier dans toute la ville , par les crieurs publics , qu'il donneroit mille pièces d'or a celui qui lui amèneroit Noureddin & fon efclave , & qu'il feroit punir févèrement celui qui les auroit cachés. Mais quelque foin qu'il prit & quelque diligence qu'il fit faire , il ne lui fut pas poffible d'en avoir aucune nouvelle; & le vifir Saouy n'eut que la confolation de voir que le roi avoit pris fon parti. Noureddin & la belle perfienne cependant avangoient & faifoient leur route avec tout le bonheur poffible. Ils abordèrent enfin a Bagdad ; & dès que le capitaine, joyeux d'avoir achevé fon voyage, eut appergu la villè : Enfans , s'écria-t-il en parlant aux paffagers, réjouiffez-vous, la voila, cette grande & meryeilleufe ville, ou il y a un concours ge'néral'  334 Les mille et üne Nuits*, & perpétuel de tous les endroits du monde» Vous y trouverez une multitude de peuple innombrable, & vous n'y aurez pas le froid infupportable de 1'hiver, ni les chaleurs exceffives de 1'été; vous y jouirez d'un printems qui dure toujours avec fes fleurs , & avec les fruits délicieux de 1'automne. Quand le batiment eut mouillé un peu audeffous de la ville, les paffagers fe débarquèrent & fe rendirent chacun oü ils devoient loger. Noureddin donna cinq pièces d'or pour fon paffage, & fe débarqua auffi avec la belle perfienne. Mais il n'étoit jamais venu a Bagdad , & il ne favoit oü aller prendre logement. Bs marchèrent long-tems le long des jardins qui bordoient le Tigre, & ils en cötoyèrent un qui étoit formé d'une belle & longue muraille. En arrivant au bout, ils détournèrent par une longue rue bien pavée , oü ils appergurent la porte du jardin avec une belle fontaine auprès. La porte qui étoit trés - magnifique , étoit fermée, avec un veftibule ouvert , oü il y avoit un fopha de chaque cöté. Voici un endroit fort commode, dit Noureddin a la belle perfienne ; la nuit approche, & nous avons mangé avant de nous débarquer; je fuis d'avis que nous y paflions la nuit, & demain matin, nous aurons le tems de chercher a nous loger j  Contes Arabes. 33;» qu'en dites - vous ? Vous favez , feigneur, répondit ia belle perfienne, que je ne veux que ce que vous voulez; ne paffons pas plus outre fi vous le fouhaitez ainfi. Ils burent chacun un coup a la fontaine , & montèrent fur un des deux fophas, oü ils s'entretinrent quelque tems. Le fommeil les prit enfin, & ils s'endormirent au murmure agréable de 1'eau. Le jardin appartenoit au calife, & il y avoit au milieu un grand pavillon qu'on appeloit le pavillon des peintures, a caufe que fon principal ornement étoit des peintures a la perfienne, de la main de plufieurs peintres de Perfe que le calife avoit fait venir exprès. Le grand & fuperbe fallon que ce pavillon formoit, étoit éclairé par quatre-vingts fenêtres, avec un luftre a chacune, & les quatre-vingts luftres ne s'allumoient que lorfque le calife y venoit pafler la foirée, que le tems étoit fi tranquille qu'il n'y avoit pas un fouifte de vent. Ils faifoient alors une trés-belle illumination qu'on appercevoit bien loin a la campagne de ce cöté-la, & d'une grande partie de la ville. II ne demeuroit qu'un conciërge dans ce jardin, & c'étoit un vieil officier fort agé, nommé Scheich Ibrahim, qui occupoit ce pofte ou le calife l'avoit mis lui-même par récompenfe. Le calife lui avoit bien recommandé de  33<5 Les mille et itne Nuits*, n'y pas laiffer entrer toutes fortes de perfonnes s & fur-tout de ne pas fouffrir qu'on s'afsit & qu'on s'arrêtat fur les deux fophas qui étoient a la porte en-dehors, afin qu'ils fuffent toujours propres, & chatier ceux qu'il y trouveroit. Une affaire avoit oblige' le conciërge de förtir, & il n'étoit pas encore revenu. II revint enfin , & il arriva affez de jour pour s'appercevoir d'abord que deux perfonnes dormoient fur un des fophas, 1'un & 1'autre la tête fous un linge, pour être a 1'abri des coufins. Bon, dit Scheich Ibrahim en lui-même, voila des gens qui contreviennent a la défenfe du calife; je vais leur apprendre le refpeö: qu'ils lui doivent, II ouvrit la porte fans faire de bruit ; & un moment après, il revint avec une groffe canne a la main, le bras retrouffé. II alloit frapper; de toute fa force fur 1'un & fur 1'autre ; mais il fe retint. Scheich Ibrahim, fe dit-il a luimême , tu vas les frapper, & tu ne confidères pas que ce font peut-être des étrangers qui ne favent oü aller loger, & qui ignorent 1'intention du calife ; il eft mieux que tu faches auparavant qui ils font. II leva le linge qui leur couvroit la tête avec une grande précaution , & il fut dans la dernière admiration de voir un jeune homme fi bien fait & une jeune femme fi  Go n tes Arabes, 337 fi belle. II éveilla Noureddin en le tirant un peu par les piés. Noureddin leva aufïitöt la tête; & dès qu'il eut vu un vieillard k longue barbe blanche k fes piés , il fe leva fur fon féant, fe coulant fur les genoux; & en lui prenant la main qu'il baifa : Bon père , lui dit-il, que dieu vous conferve ; fouhaitez - vous quelque chofe ? Mon fils , reprit Scheich Ibrahim , qui êtes - vous ? d'oü êtes - vous ? Nous fommes des étrangers qui ne faifons que d'arriver, repartit Noureddin, & nous voulions paffer ici la nuit jufqu'a demain. Vous feriez mal ici, répliqua Scheich Ibrahim ; venez , entrez , je vous donnerai a coucher plus commodément, & la vue du jardin qui eft trés-beau, vous réjouira pendant qu'il fait encore un peu de jour. Et ce jardin eft-il k vous, lui demanda Noureddin ? Vraiment oui, c'eft a moi, reprit Scheich Ibrahim en fouriant; c'eft un héritage que j'ai eu de mon père; entrez, vous dis-je, vous ne ferez pas faché de le voir. Noureddin fe leva en témoignant k Scheich Ibrahim combien il lui étoit obligé de fon honnêteté, & entra dans le jardin avec la belle perfienne. Scheich Ibrahim ferma la porte; & en marchant devant eux, il les mena en un endroit d'oü ils virent k- peu -prés la difpofi- Xorns IX, %  338 Les mille et une Nuits, tion, la grandeur & la beauté du jardin d'un coup d'ceil. Noureddin avoit vu d'alfez beaux jardins a Balfora, mais il n'en avoit pas encore vu de comparables a celui-ci. Quand il eut bien tout confidéré, & qu'il fe fut promené dans quelques allées , il fe tourna du cöté du conciërge qui 1'accompagnoit , & lui demanda comment il s'appeloit. Dès qu'il lui eut répondu qu'il s'appeloit Scheich Ibrahim z Scheich Ibrahim, lui dit-il, il faut avouer que voici un jardin mer* veilleux; dieu vous y conferve long-tems. Nous ne pouvons affez vous remercier de la grace que vous nous avez faite de nous faire voir un lieu fi digne d'être vu; il eft jufte que nous vous en témoignions notre reconnoiffance par quelqu'endroit. Tenez-, voila deux pièces d'or , je vous prie de nous faire chercher quelque chofe pour manger, que nous nous réjouiffions enfemble. A la vue des deux pièces d'or , Scheich Ibrahim qui aimoit fort ce métal, fourit en fa barbe; il les prit, & en laiflant Noureddin.& la belle perfienne pour aller faire la 'commiffion, car il étoit feul: Voila de bonnes gens, dit-il en lui-même avec bien de la joie ; je me ferois fait un grand tort a moi-même fi j'eufle eu 1'imprudence de les maltxaiter & de les chaf-  Contes Arabes. 33GJ fer. Je les régalerai en prince avec la dixième partie de cet argent, & le refte me demeurera pour ma peine. Pendant que Scheich Ibrahim alla acheter de quoi fouper autant pour lui que pour fes hötes, Noureddin & la belle perfienne fe pro^ menèrent dans le jardin, & arrivèrent au pavillon des peintures qui étoit au milieu. Ils s'arrêtèrent d'abord a contempler fa ftrudure admirable , fa grandeur & fa hauteur; & après qu'ils en eurent fait le tour en le regardant de tous les cötés, ils montèrent k la porte du fallon par un grand efcalier de marbre blancj mais ils la trouvèrent fermée. Noureddin & la belle perfienne ne faifoient que de defcendre de 1 efcalier , lorfque Scheich Ibrahim arriva chargé de vivres. Scheich Ibra-° him, lui dit Noureddin avec étonnement, ne nous avez-vous pas dit que ce jardin vous appartient ? Je 1'ai dit, reprit Scheich Ibrahim, & je le dis encore : pourquoi me faites-vous cette demande ? Et ce fuperbe pavillon , repartit Noureddin, eft k vous auffi ? Scheich Ibrahim ne s'attendoit pas k cette autre demande, & il en parut un peu interdit. Si je dis qu'il n'eft pas a moi, dit-il en lui-même, ils me demanderont auffitöt comment il fe peut faire que je fois maïtre du jardin, & que je ne le fois point y ij 1  34© Les mille et une Nuits,' du pavillon ? Comme il avoit bien voulu feindre que le jardin e'toit a lui, il feignit la même chofe a 1'égard du pavillon. Mor fils , repartit- il, le pavillon ne va pas fans le jardin; 1'un & 1'autre m'appartiennent. Puifque cela eft , reprit alors Noureddin, & que vous voulez bien que nous foyons vos hötes cette nuit, faites - nous, je vous en fupplie, la grace de nous en faire voir le dedans; a juger du dehors, il doit être d'une magnihcence extraordinaire. II n'eut pas été honnête a Scheich Ibrahim de refufer a Noureddin la demande qu'il faifoit , après les avances qu'il avoit déja faites. II confidéra de plus que le calife n'avoit pas envoyé 1'avertir comme il avoit de coutume , & ainfi qu'il ne viendroit pas ce foir-la, & qu'il pouvoit même y faire manger fes hötes , & manger lui-même avec eux. II pofa les vivres qu'il avoit apportés fur le premier degré de 1'efcalier, & alla chercher la clé dans le logement oü il demeuroit; il revint avec de la lumière , & il ouvrit la porte. Noureddin & la belle perfienne entrèrent dans le fallon, & ils le trouvèrent fi furprenant, qu'ils ne pouvoient fe laffer d'en admirer la beauté & la richeffe. En effet, fans parler des peintures, les fofas étoient magnifiques; & avec les luftres qui- pendoient a chaque fenêtre, il  C o n t e s Arabes.. 341 y avoit encore entre chaque croifée un bras d'argent chacun avec fa bougie; & Noureddin ne put voir tous ces objets fans fe reffouvemr de la fplendeur dans laquelle il avoit vécu, & fans en foupirer. Scheich Ibrahim cependant apporta les vivres, prépara la table fur un fofa; & quand tout fut prêt , Noureddin , la belle perfienne & lui s'affirent & mangèrent enfemble. Quand ils eurent achevé, & qu'ils eurent lavé les mams, Noureddin ouvrit une fenêtre & appela la belle perfienne. Approchez, lui dit-il, & admirez avec moi la belle vue & la beauté du jardin au clair de lune qu'il fait i rien n'eft plus. charmant. Elle s'approcha, & ils jouirent enfemble de ce fpeccacle , pendant que Scheich Ibrahim otoit la table. Quand Scheich Ibrahim eut fait, & qu'il fut venu rejoindre fes hótes, Noureddin lui demanda s'il n'avoit pas quelque' boiffon dont il voulut bien les regaler. Quelle boiffon voudriez-vous, reprit Scheich Ibrahim? eft-ce du forbet ? j'en ai du plus exquis ; mais vous favez bien, mon fils, qu'on ne bolt pas le forbet après le foupé. s Jele fais bien, repartit Noureddin, ce n'eft pas du forbet que nous vous demandons; c'eft une autre boiffon; je m'étonne que vous ne Y üj  342 Les mille et une Nuits m-entendiezp». Ceft donc du vin dont vous voulez parler, répliqua Scheich Ibrahim ? Vous lavez devmé, lui dit Noureddin ; fi vous en avez, obhgez-nous de nous en apporter une boutedie. Vous favez qu'on en boit après foupé pour paffer le tems jufqu'a ce qu'on fe couche. Uieu me garde d'avoir du vin chez moi secna Scheich Ibrahim, & même d'approcher' dunheuouilyen auroit! Un homme comme »oi qui a fait le pélerinage de la Mecque qua«» iois, a renonce' au vin pour toute fa vie Vous nous feriez pourtant un grand plaifir de nous en trouver , reprit Noureddin , & fi cela ne vous fait pas de peine, je vais vous enJeignerur. moyen, fans que vous entriez au cabaret, & fans que vous mettiez la main a ce qu'il contiendra. Je Ie veux bien i cette condition repartit Scheich Ibrahim : dites-moi feulement' ce qu U faut que je faffe. Nous avons vu un ane attaché » Pentrée de votre jardin , dit alors Noureddin ; c'eft a vous apparernment, & vous devez vous en fervir dans le befoin. Tenez , voila encore deux pièces oor; prenez Fane avec fes paniers, & allez au premier cabaret, fans vous en approcher qu'autant quil vous plaira ; donnez quelque chofe au premier paffant, & priez-le d'aller jufqu'au cabaret avec Fane , d'y prendre deux cruches  Contes Arabes. 34.3 de vïn , que 1'on mettra, 1'une dans un panier $ & 1'autre dans 1'autre , & de vous ramener 1'ane après qu'il aura payé le vin de 1'argent que vous lui aurez donne'. Vous n'aurez qu'a chafïer 1'ane devant vous jufqu'ici , & nous prendrons les cruches nous-mêmes dans les paniers. De cette manière , vous ne ferez rien qui doive vous faire la moindre répugnance. Les deux autres pièces d'or que Scheich Ibrahim venoit de recevoir , firent un puiffant effet fur fon efprit. Ah , mon fils , s'écria-t-iï quand Noureddin eut achevé , que vous 1'entendez bien ! fans vous , je ne me fuffe jamais avifé de ce moyen pour vous faire avoir du vin fans fcrupule. II les quitta pour aller faire la commiffion, & il s'en acquitta en peu de tems. Dès qu'il fut de retour , Noureddin defcendit, iira les cruches des paniers , & les porta au fallon Scheich Ibrahim remena 1'ane a 1'endroit ou il l'avoit pris ; & lorfqu'il fut revenu : Scheich Ibrahim , lui dit Noureddin , nous ne pouvons affez vous remercier dela peine que vous avez bien voulu prendre ; mais il nous manque encore quelque chofe. Et quoi , reprit Scheich Ibrahim ? que puis-je faire encore pour votre fervice ? Nous n'avons pas de taiTes , repartit Noureddin , & quelques fruits- nous racommoderoient bien , fi vous en aviez. Vous n'avez Yiv  344 les mille et une Nuits, qu'a parler , répliqua Scheich Ibrahim ' il ne vous manquera rien de tout ce que vous pouVez louhaiter. Scheich Ibrahim defcendit , & en peu de tems , ü leur prépara une table couverte de belles porcelaines remplies de plufieurs fortes de früits, avec des taiTes d'or & d'argent è choihr; & quand il leur eut demandé s'ils avoient beioin de quelqu'autre chofe , il fe retira fans vouloir refter , quoiqU1ls l'en priaffent avec beaucoup d'inftance. ^ Noureddin & la belle perfienne fe remirent a faole, & ils commencèrent par boire chacun un coup ; ils trouvèrent le vin excellent. Hé bien, ma belle, dit Noureddin a la belle periienne , ne fommes-nous pas les plus heureux du monde de ce que le hafard nous a amenés dans un heu fi ,agréable & fi charmant ? Réjouiflons-nous & remettons-nous de la mauvaiie chère de notre voyage. Mon bonheur peut-il etre plus grand , que de vous avoir d'un coté & la tafle de 1'autre? Ils burent plufieurs autres fois , s'entretenant agréablement, & en chantant chacun leur chanfon. Comme ils avoient la voix parfaitement belle lun & 1'autre, particulièrement la belle perfienne , leur chant attira Scheich Ibrahim qui les entendit long-tems de deflus Ie perron  Contis Arabes. 345" avec un grand plaifir, fans fe faire voir. II fe fit voir enfin en mettant la téte a la porte : Courage , feigneur , dit-il a Noureddin qu'il croyoit déja ivre ; je fuis ravi de vous voir dans cette joie. Ah , Scheich Ibrahim, s'écria Noureddin en fe tournant de fon cöté, que vous êtes un brave homme , & que nous vous fommes obligés 1 Nous n'oferions vous prier de boire un coup; mais ne laiffez pas d'entrer. Venez, approchezvous, & faites-nous au moins 1'honneur de nous tenir compagnie. Continuez , continuez , reprit Scheich Ibrahim, je me contente du plaifir d'entendre vos belles chanfons ; & en difant ces paroles, il difparut. La belle perfienne s'appercut que Scheich Ibrahim s'étoit arrêté fur le perron , & elle en avertit Noureddin. Seigneur, ajouta-t-elle, vous voyez qu'il témoigne une averfion pour le vin ; je ne défefpérerois pas de lui en faire boire fi vous vouliez faire ce que je vous dirois. Et quoi , demanda Noureddin ? vous n'avez qua dire , je ferai ce que vous voudrez. Engagezle feulement a entrer & a demeurer avec nous, dit-elle ; quelque tems après , verfe2 a boire & préfentez-lui la taffe ; s'il vous refufe , buvez, & enfuite faites femblant de dormir , je ferai le refte.  34°" Les mille et une Nuits Noureddin comprit 1'intention de la belle per* fcnne ; il appela Scheich Ibrahim qui reparut a la porte. Scheich Ibrahim, lui dit-il , nous fommes vos hótes, & vous nous avez accueilhs le plus obligeamment du monde; voudriezvous nous refufer la prière que nous vous faiions de nous honorer de votre compagnie > Nous ne vous demandons pas que vous buviez, mais feulement de nous faire le plaifir de vous voir. Scheich Ibrahim fe laiffa perfuader; il entra & s'affit fur Ie bord du fofa qui étoit le plus' prés de la porte. Vous n'êtes pas bien la , & nous ne pouvons avoir fhonneur de vous voir , du alors Noureddin , approchez-vous , je vous en fupplie , & affieyez-vous auprès de madame , elle le voudra bien. Je ferai donc ce qu'il vous plait, dit Scheich Ibrahim : il s'approcha , & en fouriant du plaifir qu'il alloit avoir d'être' prés d'une fi belle perfonne , il s'affit a quelque difhnce de la belle perfienne. Noureddin la pria de chanter une chanfon en confidération de l'honneur que Scheich Ibrahim leur faifoit, & elle en chanta une qui le ravit en extafe. Quand la belle perfienne eut achevé de chanter , Noureddin verfa du vin dans une taffe , & préfenta la taffe a Scheich Ibrahim. Scheich Ibrahim, lui dit-il, buvezun coup a notre fanté,  C o n t e s Arabes. 347 je vous en prie. Seigneur , reprit-il en fe retirant en arrière , comme s'il eüt eu horreur de voir feulement du vin , je vous fupplie de m'excufer ; je vous ai déja dit que j'ai renonce au vin il y a long-tems. Puifqu'abfolument vous ne voulez pas boire a notre fanté , dit Noureddin , vous aurez donc pour agréable que je boive a la votre. Pendant que Noureddin buvoit, la belle perfienne coupa la moitié d'une pomme , & en la préfentant a Scheich Ibrahim : Vous n'avez pas voulu boire , lui dit-elle , mais je ne crois pas que vous fafllez la même difficulté de goüter de cette pomme qui eft excellente. Scheich Ibrahim ne put la refufer d'une fi belle main; il la prit avec une inclination de téte , & la porta a la bouche. Elle lui dit quelques douceurs ladeffüs, & Noureddin ccpendant fe rcnverfa fur le fora, & fit femblant de dormir. Auflitót la belle perfienne s'avanca vers Scheich Ibrahim; & en lui parlant fort bas : Le voyez-vous , dit-elle , il n'en agit pas autrement toutes les fois que nous nous réjouiffons enfemble ; il n'a pas plutöt bu deux coups , qu'il s'endort & me laifle feule ; mais je crois que vous voudrez bien me tenir compagnie pendant qu'il dormira. La belle perfienne prit une tafte , & elle Is  348 Les mille et une Nuits, remplit de vin ; & en la préfentant a Scheich Ibrahim : Prenez , lui dit-elle , & buvez k ma fanté; je vais vous faire raifon. Scheich Ibrahim fit de grandes difficultés, & il la pria bien fort de vouloir Pen difpenfer ; mais elle le prelTa fi vivement, que vaincu par fes charmes & par fes inflances , il prit la taffe & but fans rien laiffer. Le bon vieillard aimoit k boire le petit coup ; mais il avoit honte de le faire devant des gens qu'il ne connoiflbit pas. II alloit au cabaret en cachette comme beaucoup d'autres, & il n'avoit pas pris les pre'cautions que Noureddin lui avoit enfeignées pour aller acheter le vin. II étoit alle' le prendre fans facon chez un cabaretier oü il e'toit très-connu : la nuit lui avoit fervi de manteau , & il avoit e'pargne' 1'argent qu'il eüt dü donner a celui qu'il eüt chargé de faire la commiffion , felon la lecon de Noureddin. Pendant que Scheich Ibrahim achevoit de manger la moitié de pomme après qu'il eut bu, la belle perfienne lui emplit une autre taffe qu'il prit avec bien moins de difficulté: il n'en fit aucune k la troifième. II buvoit enfin la quatrième, lorfque Noureddin ceffade faire femblant de dormir; il fe leva fur fon féant, & en le regardant avec un grand éclat de rire: Ha, ha3  Contes Arabes. 349; Scheidh Ibrahim, lui dit-il, je vous y furprends; vous m'avez dit que vous aviez renonce au vin, & vous ne laiffez pas d'en boire. Scheich Ibrahim ne s'attendoit pas a cette furprife , & la rougeur lui en monta un peu au vifage. Cela ne 1'empêcha pas néanmoins d'achever de boire ; & quand il eut fait: Seigneur, dit-il en riant, s'il y a pêché dans ce que j'ai fait, il ne doit pas tomber fur moi, c'eft fur madame : quel moyen de ne pas fe rendre a tant de graces ! La belle perfienne qui s'entendoit avec Noureddin , prit le parti de Scheich Ibrahim. Scheich Ibrahim, lui dit-elle, laiffez-le dire, & ne vous contraignez pas : continuez d'en boire & réjouiflez-vous. Quelques momens après, Noureddin fe verfa a boire & en verfa enfuite a la belle perfienne. Comme Scheich Ibrahim vit que Noureddin ne lui en verfoit pas , il prit une taffe & la lui préfenta; & moi, dit-il, prétendez-vous que je ne boive pas auffi-bien que vous ? A ces paroles de Scheich Ibrahim, Noureddin & la belle perfienne firent un grand éclat de rire; Noureddin lui verfa a boire, & ils continuèrent de fe réjouir , de rire & de boire jufqu'a prés de minuit. Environ ce tems11, la belle perfienne s'avifa que la table n'étoit  3P Les mille et une Nuits, éclairée que d'une chandelle. Scheich Ibrahim dit-elle au bon vieillard de conciërge, vous ne nous avez apporté qu'une chandelle, & voila tant de belles bougies; faites-nous je vous prie, le plaifir de les allumer, que nous y voyions clair. Scheich Ibrahim ufa de la liberté que donne Ie vin, lorfqu'on en a Ia tête échauffée; & afin de ne pas interrompre un difcours dont il entretenoit Noureddin : Allumez-les vous-même, dit-il a cette belle perfonne; cela convienJ mieux a une jeuneffe comme vous; mais prenez garde de n'en allumer que cinq ou fix, & pour caufe, cela fuffira. La belle perfienne' fe leva, alla prendre une bougie qu'elle vinc allumer a la chanaelle qui étoit fur la table, & elle allumales quatre-vingts bougies, fans s'arrêter k ce que Scheich Ibrahim lui avoit dit. Quelque tems après, pendant que Scheich Ibrahim entretenoit la belle perfienne fur un autre fujet , Noureddin a fon tour Ie pria de vouloir bien allumer quelques luftres. Sans prendre garde que toutes les bougies étoient allumées, il feut, reprit Scheich Ibrahim, que vous foyez bien pareffeux, ou que vous ayez moins de vigueur que moi, fi vous ne pouvez les^allumer vous-même. Allez, allumez-les, mais n'en allumez que trois. Au lieu de n'en  Contes Arabes. 35T allumer que ce nombre, il les alluma tous, & ouvrit les quatre-vingts fenêtres, a quoi Scheich Ibrahim , attaché a s'entretenir avez la belle perfienne, ne fit pas de réflexion. Le calife Haroun Alrafchid n'étoit pas encore retiré alors ; il étoit dans un fallon de fon palais qui avangoit jufqu'au Tigre, & qui avoit vue du cöté du jardin & du pavillon des peintures. Par hafaid il ouvrit une fenêtre de ce cöté-la, & il fut extrêmement étonné de voir le pavillon tout illuminé , & d'autant plus , qu'a la grande clarté , il crut d'abord que le feu étoit dans la ville. Le grand-vifir Giafar étoit encore avec lui, & il n'attendoit que le moment que le calife fe retirat pour retourner chez lui. Le calife 1'appela dans une grande colère : Vifir négligent, s'écria-t-il, viens ga , approche-toi, regarde le pavillon des peintures, & dis-moi pourquoi il eft illuminé a 1'heure qu'il eft, que je n'y fuis pas ? Le grand-vifir trembla de frayeur a cette nouvelle, de la crainte qu'il eut que cela ne fut. II s'approcha, & il trembla davantage dès qu'il eut vu que ce que le calife lui avoit dit, étoit vrai. II falloit cependant un prétexte pour 1'appaifer. Commandeur des croyans, lui dit-il, je ne puis dire autre chofe la-defiüs a votre majefté, finon qu'il y a quatre ou cinq jours  Les mille et une Nuits que Scheich Ibrahim vint fe préfenter l tam' il me témoigna qu'il avoit delTein de faire une affemblée des miniftres de fa mofquée, pour une certaine cérémonie qu'il étoit bien-aife de faire fous 1'heureux règne de votre majefté. Je lui demandai ce qu'il fouhaitoit que je fiffe pour fon fervice en cette rencontre, fur quoi il me fuppha d'obtenir de votre majefté qu'il lui fut permis de faire 1'affemblée & la cérémonie , clans le pavi]lon. Je ]e renyoyai ^ ^ ^ quil le pouvoit faire, & que je ne manquerois pas den parler >a votre majefté : je lui demande pardon de 1'avoir oublié. Scheich Ibrahim apparemment, pourfuivit-il, a choifi ce jour pour la ceremonie, & en régalant les miniftres de fa mofquée, il a voulu fans doute leur donner le plaifir de cette illumination. Giafar, reprit le calife d'un ton qui marquoit qu'il étoit un peu appaifé, felon ce que tu viens de me dire, tu as commis trois fautes qui ne font point pardonnables. La première, d'avoir donné a Scheich Ibrahim la permiffion de faire cette cérémonie dans mon pavillon; un fimple conciërge n'eft pas un officier affez confidérable pour mériter tant d'honneur : la feconde, de ne m'en avoir point parlé: & la troifième' de n'avoir pas pénétré dans la véritable intention de ce bon-homme. En effet, je fuis per- fuadé  Contes Arabes. gj^j qu'il n'en a pas eu d'autre que de voir s'il n'obtiendroit pas une gratification pour 1'aider a faire cette dépenfe. Tu n'y as pas fongé, & je ne lui donne pas le tort de fe venger de ne 1'avoir pas obtenue, par la dépenfe plus grande de cette illumination. Le grand-vifir Giafar, joyeux de ce que le calife prenoit la chofe fur ce ton , fe chargea avec plaifir des fautes qu'il venoit de lui reprocher, & il avoua franchement qu'il avoit tort de n'avoir pas donné quelques pièces d'or a Scheich Ibrahim. Puifque cela eft ainfi, ajouta le calife en fouriant, il eft jufte que tu fois puoï de ces fautes; mais la punition en fera légère. C'eft que tu pafferas le refte de la nuit, comme moi, avec ces bonnes gens que je fuis bien-aife de voir. Pendant que je vais prendre un habit de bourgeois , vas te déguifer de même avec Mefrour, & venez tous deux avec moi. Le vifir Giafar voulut lui repréfenter qu'il étoit tard , & que la compagnie fe feroit retirée avant qu'il fut arrivé; mais il repartit qu'il vouloit y aller abfolument. Comme il n'étoit rien de ce que le vifir lui avoit dit, le vifir fut au défefpoir de cette réfolution : mais il falloit obeir, & ne pas répliquer. Le calife fortit donc de fon palais déguifé en bourgeois, avec le grand-vifir Giafar & "Tornt. IX, 2T,  Les mille et une Nuits, Mefrour, chef des eunuques , & marcha par les rues de Bagdad, jufqu'a ce qu'il arriva au jardin. La porte étoit ouverte par la négügence de Scheich Ibrahim, qui avoit oublié de la fermer en revenant d'acheter du vin. Le calife en fut fcandalifé : Giafar , dit-il au grand-vifir, que veut dire que la porte efl ouverte a 1'heure qu'il eft ? feroit-il poffible que "ce fut la coutume de Scheich Ibrahim de la laiffer ainfi ouverte la nuit ? j'aime mieux croire que Pembarras de la fête lui a fait commettre cette faute. Le calife entra dans le jardin: & quand il fut arrivé au pavillon, comme il ne vouloit pas monter au fallon avant de favoïr ce qui s'y paflbit, il confulta avec le grand-vifir s'il ne devoit pas monter fur des arbres qui en étoient plus prés, pour s'en éclaircir. Mais en regardant la porte du fallon , le grand-vifir s'appercut qu'elle étoit entr'ouverte, & Pen avertit. Scheich Ibrahim l'avoit laiffée ainfi , lorfqu'il s'étoit laifle perfuader d'entrer & de tenir compagnie a Noureddin & a la belle perfienne. Le calife abandonna fon premier deffèin, il monta a la porte du fallon fans faire de bruit; & la porte étoit entr'ouverte, de manière qu'il pouvoit voir ceux qui étoient dedans fans étre f u. Sa furprife fut des plus grandes, quand il  Contes Arabes. ^ eut appercu une dame d'une beauté fans égale, &un jeune homme des mieux fait, avec Scheich Ibrahim affis a table avec eux. Scheich Ibrahim tenoit la taffe a la main : Ma belle dame, difoit - il a la belle perfienne , un bon buveur ne doit jamais boire fans chanter la chanfonnette auparavant. Faites-moi 1'honneur de m'écouter, en vöici une des plus jolies. Scheich Ibrahim chanta, & le calife en fut d'autant plus étonné, qu'il avoit ignoré jufqu'alors qu'il but du vin, & qu'il l'avoit cru un homme fage & pofé , comme il le lui avoit toujours paru. II s'éloigna de la porte avec la même précaution qu'il s'en étoit approché, &c vint au grand-vifir Giafar qui étoit fur 1'efcalier, quelques degrés au-deffous du perron : Monte , lui dit-il, & vois fi ceux qui font-la dedans, font des miniftres de mofquée, comme tu as voulu me le faire croire. Du ton dont le calife prononca ces paroles, le grand-vifir connut fort bien que la chofe alloit mal pour lui. II monta , & en regardant par 1'ouverture de la porte, il trembla de frayeur pour fa perfonne , quand il eut vu les mêmes trois perfonnes dans la fituation & dans 1'état ouils étoient. II revint au calife tout confus, & il ne fut que lui dire. Quel défordre, lui dit le calife , que des gens ayent la hardiefle Z ij  3y5 Les mille et une Nuits, de venir fe divertir dans mon jardin & dans mon pavillon ; que Scheich Ibrahim leur donne entree , les fouffre, & fe divertiffe avec eux! Je ne crois pas néanmoins que Ton puiffe voir tin jeune homme & une jeune dame mieux faits & mieux affortis. Avant de faire éclater ma colère, je veux m'éclairciï davantage, & favoir qui ils peuvent être , & a quelle occafion ils font ici. II retourna a la porte pour les obferver encore, & le vifir qui le fuivit, demeura derrière lui pendant qu'il avoit les yeux fur eux. Ils entendirent 1'un & 1'autre que Scheich Ibrahim difoit a la belle perfienne : Mon aimable dame , y a-t-il quelque chofe que vous puiffiez fouhaiter pour rendre notre joie de cette foirée plus accomplie ? II me femble, reprit la belle perfienne, que tout iroit bien fi vous aviez ici un inftrument dont je puiffe jouer , & que vous vouluffiez me 1'apporter. Madame, reprit Scheich Ibrahim, favez-vous jouer du luth? Apportez, lui dit la belle perfienne, je vous le ferai voir. Sans aller bien loin de fa place , Scheich Ibrahim tira un luth d'une armoire, & le préf.nta a la belle perfienne, qui commenga a le mett e d'accord. Le calife cependant fe tourna du cóté du grand-vifir Giafar; Giafar lui dit-il, 3a jeune dame va jouer du luth; fi elle joue bien,  Contes Araee s. 3JT je lui pardonnerai, de même qu'au jeune homme pour 1'amour d'elle : pour toi, je. ne laifferai pas de te faire pendre. Commandeur des croyans, reprit le grand-vifir; fi cela eft ainfi, je pne donc dieu qu'elle joue mal. Pourquoi cela, reprit le calife ? Plus nous ferons de monde , répliqua Ie grand-vifir, plusNjous aurons lieu de nous confoler de mourir en belle & bonna compagnie. Le calife qui aimoit les bons mots, fe mit a rire de cette repartie; & en fe retournant du cöté de 1'ouverture de la porte , il prêta 1'oreille pour entendre jouer la belle perfienne. La belle perfienne préludoit déja d'une manière qui fit comprendre d'abord au calife qu'elle jouoit en- maitre. Elle commenca enfuite de chanter un air, & elle accompagna fa voix qu'elle avoit admirable , avec Ie luth , & ella le fit aves tant d'art & de perfeuion, que.le calife. en fut charmé. Dès que la belle perfienne eut achevé de chanter, le calife defcendit de 1'efcalier,. & le vifir Giafar le fuivit. Quand il fut au bas : De ma vie , dit-il au vifir , je n'ai entendu une plus belle voix, ni. mïeux jouer du luth ;. Ifaac (i), que je croyois le plus habile joueur qu'il y eut (i) C'étoit un excellent, joueur de luth qui vivoit a Bagdad fous le iègne de ce calife» ^ #>_  3j8 Les mille et une Nuits, au monde, n'en approche pas. J'en fuis fi content, que je veux entrer pour 1'entendre jouer devant moi : il s'agit de favoir de quelle manière je le ferai. Commandeur des croyans , reprit le grandvifir , fi vous y entrez & que Scheich Ibrahim vous reconnoiffe, il en mourra de frayeur. C'eft auffi ce qui me fait de la peine , repartit Ie calife; & je ferois fiché d'être caufe de fa mort, après tant de tems qu'il me fert. II me vient une penfée qui pourra me re'uffir : demeure ici avec Mefrour , & attendez dans la première allee que je revienne. Le voifinage du Tigre avoit donné lieu au calife d'en détourner affez d'eau pardeffus une grande voute bien terraffëe , pour former une belle pièce d'eau, ou ce qu'il y avoit de plus beau poiffon dans le Tigre venoit fe retirer. Les pêcheurs le favoient bien, & ils euftent fort fouhaité d'avoir la liberté d'y pêcher; mais le calife avoit défendu expreffément a Scheich Ibrahim de fouffrir qu'aucun en approchat. Cette même nuit néanmoins un pêcheur qui paffoit devant la porte du jardin depuis que le calife y étoit entré , & qui l'avoit laiffée ouverte comme il l'avoit trouvée, avoit profité de 1'occafion, & s'étoit coulé dans le jardin jufqu'a la pièce d'eau.  Contes Arabes. 35"9 Ce pêcheur avoit jeté fes filets , & U étoit prés de les tirer au moment que le calife, qui après la négligence de Scheich Ibrahim, s'étoit douté de ce qui étoit arrivé & vouloit profiter de cette conjonfture pour fon defTein, vint au même endroit. Nonobftant fon déguifement, le pêcheur le reconnut, & fe jeta auffitöt è fes piés en lui demandant pardon, & en s'excufant fur fapauvreté. Relève-toi & ne crains rien, reprit le calife , tire feulement tes filets, que je voye le poiffon qu'il y aura. Le pêcheur raffuré exécuta promptement ce que le calife fouhaitoit, & il amena cinq ou fix beaux poiffons, dont le calife choifit les deux plus gros, qu'il fit attacher enfemble par la tcte avec un brin d'arbriffeau. II dit enfuite au pêcheur : Donne-moi ton habit, & prens le mien. L'échange fe fit en peu de momens; & dés que le calife fut habillé en pêcheur, jufqu'a la chauffure & le turban : Prends tes filets, dit-il au pêcheur , & va faire tes affaires. Quand le pêcheur fut parti , fort content de fa bonne fortune , le calife prit les d^ux poiffons a la main , & alla retrouver le grand-vifir Giafar & Mefrour. II s'arreta devant le grandvifir, & le grand-vifir ne le reconnut pas. Que demandes-tu, lui dit-il? va, paÖe ton chemin. Le calife fe mit auffitöt a rire, & le grand* Z iv  3'ob Les mille et üne Nuits, vifir le reconnut. Commandeur des croyans s'écria-t-il, eft-il poffible que ce foit vous? jé ne vous reconnoilfois pas, & je vous demande mille pardons de mon incivilite'. Vous pouvez entrer préfentement dans le fallon, fans craindre que Scheich Ibrahim vous reconnoiffe. Refiez donc encore ici, lui dit-il & è Mefrour, pendant que je vais faire mon perfonnage. Le calife monta au fallon, & frappa è la porte. Noureddin qui 1'entendit le premier, en avertit Scheich Ibrahim, & Scheich Ibrahim demanda qui c'étoit. Le calife ouvrit la porte; & en avancant feulement un pas dans le fallon Pour fe faire voir : Scheich Ibrahim, réponditïl, je fuis le pêcheur Kerim: comme je me fuis appercu que vous régaliez de vos amis, & que j'ai pêché deux beaux pohTons dans le moment, je viens vous demander fi vous n'en avez pas befoin. Noureddin & fa belle perfienne furent ravis d'entendre parler de poiflon. Scheich Ibrahim dit auffitöt la belle perfienne, je vous prie faites-nous le plaifir de le faire entrer, que nous voyions fon poiffon. Scheich Ibrahim n'étoit plus en état de demander au prëtendu pêcheur comment ni par oü il étoit venu, il fongea feulement a plaireèla belle perfienne. II tourna donc Ia tête du cöté de Ia porte avec bien de  Contes Arabes. 3Ö1 Ia peine, tant il avoit bu, & dit en bégayant au calife, qu'il prenoit pour un pêcheur s Approche, bon voleur de nuit , approche qu'on te voye. Le calife s'avanga en contrefaifant parfaitement bien toutes les manières d'un pêcheur, & préfenta les deux poiffons. Voila de fort beau poiflbn, dit la belle perfienne ; j'en mangerois volontiers , s'il étoit cuit & bien accommodé. Madame a raifon, reprit Scheich Ibrahim, que veux-tu que nous faffions de ton poiffon, s'il n'eft accommodé ? Va , accommode-le toimême, & apporte-le-nous ; tu trouveras de tout dans ma cuifine. Le calife revint trouver le grand-vifir Giafar. Giafar, lui dit-il, j'ai été fort bienrecu, mais ils demandent que le poiffon foit accommodé. Je vais 1'accommoder , reprit le grand-vifir; cela fera fait dans un moment. J'ai fi fort a cceur, repartit le calife, de venir a bout de mon deffein , que j'en prendrai bien la peine moi-même. Puifque je fais fi bien le pêcheur, je puis bien faire auffi le cuifinier : je me fuis mêlé de la cuifine dans ma jeuneffe, & je ne m'en fuis pas mal acquitté. En difant ces paroles , il avoit pris le chemin du logement de Scheich Ibrahim , & le grand-vifir & Mefrour le fuivoient,  3ö2 Les mille et une Nuits, Ils mirent la main a 1'ceuvre tous trois; & quoique la cuifine de Scheich Ibrahim ne'füt pas grande, comme néanmoins il n'y manquoit rien des chofes dont ils avoient befoin, ils eurent bientót accommodé le plat de poiffon. Le calife le porta ; & en le fervant, il mit auffi un citron devant chacun , afin qu'ils s'en ferviffent, s'ils le fouhaitoient. Ils mangèrent d'un grand appétit, Noureddin & la belle perfienne particulièrement; & le calife demeura debout devant eux. Quand ils eurent achevé, Noureddin regarda le calife : Pêcheur , lui dit-il, on ne peut pas manger de meiileur poiffon, & tu nous as fait le plus grand plaifir du monde. II mit la main dans fon fein en même-tems, & il en tira fa bourfe ou il y avoit trente pièces d'or, le refte des quarante que Sangiar, huiffier du roi de Balfora, lui avoit données avant fon départ. Prends, lui dit-il; je t'en donnerois davantage fi j'en avois; je t'euffe mis a 1'abri de la pauvreté, fi je t'euffe connu avant que j'euffe dépenfé mon patrimoine : ne laiffe pas de le recevoir d'auffi bon cceur que fi le préfent étoit beaucoup plus confidérable. Le calife prit la bourfe, & en remerciant Noureddin , comme il fentit que c'étoit de Por qui étoit dedans ; Seigneur , lui dit-il, je ne  Contes Arabes. 363 puis affez vous remercier de votre libéralité. On eft bien heureux d'avoir affaire a d'honnétes gens comme vous : mais avant de me retirer, j'ai une prière a vous faire, que je vous fupplie de m'accorder. Voila un luth qui me fait connoïtre que madame en fait jouer. Si vous pouviez obtenir d'elle qu'elle me fit la grace d'en jouer une feule pièce , je m'en retournerois le plus content du monde ; c'eft un inftrument que j'aime paffionnément. Belle perfienne, dit auffitöt Noureddin en s'adreffant a elle, je vous demande cette grace, j'efpère que vous ne me la refuferez pas. Elle prit le luth ; & après 1'avoir accordé en peu de momens , elle joua & chanta un air qui enleva le calife. En achevant, elle continua de jouer fans chanter; & elle le fit avec tant de force & d'agrément, qu'il fut ravi comme en extafe. Quand la belle perfienne eut cefle de jouer : Ah , s'écria le calife , quelle voix ! quelle main ! & quel jeu! A-t-on jamais mieux chacté, mieux joué du luth ? Jamais on n'a rien vu ni entendu de pareil. Noureddin accoutumé de donner ce qui lui appartenoit a tous ceux qui en faifoient les louanges : Pêcheur, reprit-il, je vois bien que tu t'y connois; puifqu'elle te plait fi fort, c'eft  364. Les mille, et une Nuits,. a toi, & je t'en fais préfent. En même-tems il fe leva, prit fa robe qu'il avoit quittée, & il voulut partir & laiffer ie calife, qu'il ne connoilfoit que pour un pêcheur, en poffeffion de la belle perfienne. La belle perfienne extrêmement étonnée dela libéralité de Noureddin, le retint. Seigneur, lui dit-elle en le regardant tendrement, ou prétendez-vous donc aller? remettez-vous a votre place, je vous en fupplie, & écoutez ce que je vais jouer & chanter. II fit ce qu'elle fouhaitoit; & alors en touchant le luth, & en le regardant les larmes aux yeux , elle chantades vers qu'elle fit fur le champ , & elle lui reprocha vïvement le peu d'amour qu'il avoit pour elle, puifqu'il Paband onnoit fi facilement a Kerim, & avec tant de dureté; elle vouloit dire , fans s'expliquer davantage , a un pêcheur tel que Kerim, qu'elle ne connoiffoit pas pour le calife, non plus que lui. En achevant, elle pofa Ie luth prés d'elle, & porta fon mouchoir au vifage pour cacher fes larmes qu'elle ne pouvoit retenir. Noureddin ne répondit pas un mot a ces reproches , & il marqua par fon filence qu''il ne fe repentoit pas de la donation qu'il avoit faite. Mais le calife furpris de ce qu'il venoit d'entendre, lui dit : Seigneur, a ce que je vois^  Contes Arabes. 36*5* 'cette dame fi belle , fi rare, fi admirable , dont vous venez de me faire préfent avec tant de générofité , eft votre efclave, & vous êtes fon maïtre. Cela eft vrai, Kerim, reprit Noureddin, & tu ferois beaucoup plus étonné que tu le parois , fi je te racontois toutes les difgraces qui me font arrivées a fon occafion. Eh, de grace, feigneur, repartit le calife, en s'acquittant toujours fort bien du perfonnage du pêcheur , obligez-moi de me faire part de votre hiftoire. Noureddin qui venoit de faire pour lui d'autres chofes de plus grande conféquence , quoiqu'il ne le regardat que comme pêcheur, voulut bien avoir encore cette complaifance. II lui raconta toute fon hiftoire , a commencer par 1'achat que le vifir fon père avoit fait de la belle perfienne pour le roi de Balfora, & n'omit rien de ce qu'il avoit fait, & de tout ce qui lui étoit arrivé , jufqu'a fon arrivée a Bagdad avec elle, & jufqu'au moment qu'il lui parloit. Quand Noureddin eut achevé : Et préfentement oü allez-vous , demanda le calife ? Oü je rais, répondit-il, oü dieu me conduira. Si vous me croyez , reprit le calife, vous n'irez pas plus loin : il faut au contraire que vous retourmez a Balfora. Je vais vous donner un mot de  ^66 Les mille et une Nuits, lettre que vous donnerez au roi, de ma part; vous verrez qu'il vous recevra fort bien dès qu'il 1'aura lue, & que perfonne ne vous dira mot. Kerim, repartit Noureddin, ce que tu me dis, eft bien fingulier : jamais on n'a dit qu'un pêcheur comme toi ait eu correfpondance avec un roi. Cela ne doit pas vous étonner, répliqua le calife, nous avons fait nos études enfemble fous les mêmes maitres, & nous avons toujours été les meilleurs amis du monde. II eft vrai que la fortune ne nous a pas été également favorable; elle 1'a fait roi, & moi pêcheur ; mais cette inégalité n'a pas diminué notre amitié. II a voulu me tirer hors de mon etat avec tous les empreffemens imaginables. Je me fuis contenté de la confidération qu'il a de ne me rien refufer de tout ce que je lui demande pour le fervice de mes amis : laiffezmoi faire , & vous en verrez le fuccès. Noureddin confentit a ce que le calife voulut ; & comme il y avoit dans le fallon de tout ce qu'il falloit pour écrire , le calife écrivit cette lettre au roi de Balfora, au haut de laquelle , prefque fur 1'extrémité du papier, il ajouta cette formule en très-petits caraétères : Au nom de Dieu trés - miféricordieux , pour marquer qu'il vouloit être obéi abfolument.  Contes Arabes. 367 LETTRE Du Calife Haroun Alrafchid 3 au Roi de Balfora. «Haroun Alrafchid, fils de Mahdi, enn voye cette lettre au Mohammed Zinebi, fon 55 coufin. Dès que Noureddin, fils du vifir K-ha» can, porteur de cette lettre , te Faura ren50 due, que tu Fauras lue , a Finftant dépouille» toi du manteau royal, mets-le-lui fur les m épaules, & le fais affeoir a ta place, & n'y 53 manque pas. Adieu Le calife plia & cacheta la lettre, & fans dire a Noureddin ce qu'elle contenoit: Tenez, lui dit-il , & allez vous embarquer inceffamment fur un batiment qui va partir bientöt , comme il en part un chaque jour a la même heure ; vous dormirez quand vous ferez embarqué. Noureddin prit la lettre, & partit avec le peu d'argent qu'il avoit fur lui quand 1'huiffier Sangiar lui avoit donné fa bourfe, & la belle perfienne , inconfolable de fon départ, fe tira a part fur le fofa, & fondit en pleurs. A peine Noureddin étoit forti du fallon , que Scheich Ibrahim qui avoit gardé le filence pendant tout ce qui venoit de fe paffer, regarda le calife, qu'il prenoit toujours pour Ie pêcheur  3<$8 Les mille et une Nuits, Kerim : Ecoute , Kerim, lui dit-il, tu nous es venu apporter ici deux poiffons qui valent bien vingt pièces de monnoie de cuivre au plus ; &" pour cela on t'a donné une bourfe & une efclave ; penfes-tu que tout cela fera pour toi ? Je te déclare que je veux avoir l'efclave par moitié. Pour ce qui eft de la bourfe, montremoi ce qu'il y a dedans ; fï c'eft de 1'argent, tu en prendras une pièce pour toi; & fi c'eft de Por, je te prendrai tout, & je te donnerai quelques pièces de cuivre qui me reftent dans ma bourfe. Pour bien entendre ce qui va fuivre, dit ici Scheherazade en s'interrompant, il eft k remarquer qu'avant de porter au fallon Ie plat de poiffon accommodé, le calife avoit chargé le grand-vifir Giafar d'aller en diligence jufqu'au palais , pour lui amener quatre valets-de-chambre avec un habit, & de venir attendre de 1'autre cóté du pavillon , jufqu'a ce qu'il frappat des mains par une des fenétres Le grandvifir s'étoit acquitté de cet ordre ; & lui & Mefrour , avec les quatre valets-de-chambre , attendoient au lieu marqué qu'il donnat le fignal. Je reviens a mon difcours , ajouta la fultane. JLe calife , toujours fous le perfonnage du pêcheur , répondit hardiment k Scheich Ibrahim :  'Cont'es Arabes. 36$ Ibrahim : Scheich Ibrahim , je ne fais pas ce qu'il y a dans la bourfe; argent ou or , je le partagerai avec vous par moitié de très-bon cceur; pour ce qui eft de l'efclave , je veux 1'avoir a moi feul. Si vous ne voulez pas vous en tenir aux conditions que je vous propofe, vous n'aurez rien. Scheich Ibrahim emporté de colère a cette infolence, comme il la regardoit dans un pêcheur a fon égard , prit une des porcelaines qui étoient fur la table , & la jeta a la tête du calife. Le calife n'eut pas de peine a éviter la porcelaine jetée par un homme pris de vin ; elle alla donner contre le mur oü elle fe brifa en plufieurs morceaux. Scheich Ibrahim plus emporté qu'auparavant , après avoir manqué fon coup , prend la chandelle qui étoit fur la table , fe léve en chancelant, & defcend par un efcalier dérobé pour aller chercher une canne. Le calife pronta de ce tems-la , & frappa des mains a une des fenêtres. Le grand-vihr , Mefrour , & les quatre valets-de-chambre furent a lui en un moment, & les valets-de-chambre lui eurent bientót öté 1'habit de pêcheur, & mis celui qu'ils lui avoient apporté. Ils n'avoient pas encore achevé , & ils étoient occupés autour du calife qui étoit affis fur le tröne Tome IX. A a  370 Les mille et une Nuits, qu'il avoit dans le fallon, que Scheich Ibrahim animé par fintérêt, rentra avec une groffe canne a la main , dont il fe promettoit de bien legaler le pre'tendu pêcheur. Au lieu de le rencontrer des yeux , il appercut fon habit au milieu du fallon , & il vit le calife affis fur fon tróne , avec le grand-vifir & Mefrour a fes cöte's. II s'arrêta a ce fpecfacle , & douta s'il e'toit éveillé ou s'il dormoit. Le calife fe mit a rire de fon étonnement: Scheich Ibrahim , lui dit - il , que veux-tu ? que cherehes-tu ? Scheich Ibrahim, qui ne pouvoit plus douter que ce ne fut le calife , fe jeta auffitöt a fes piés , la face & fa longue barbe contre terre: Commandeur des croyans, s'écria-t-il , votre Vil efclave vous a offenfé , il implore votre clémence , & vous en demande mille pardons. Comme les valets-de-chambre eurent achevé de Hiabiiler en ce moment, il lui dit en defcendant de fon tróne : Leve-toi, je te pardonne. Le calife s'adreffa enfuite a la belle perfienne , qui avoit fufpendu fa douleur dès qu'elle fe fut appergue que le jardin & le pavillon appartenoient a ce prince, §c non pas a Scheich Ibrahim, comme Scheich Ibrahim l'avoit difBmulé, & que c'étoit lui-même qui s'étoit dé-  ^Contes Arabes. 371' guifé en pêcheur. Belle perfienne , lui dit-il , levez-vous & fuivez-moi. Vous devez connoitre qui je fuis , après ce que vous venez de voir , & que je ne fuis pas d'un rang a me prévaloir du préfent que Noureddin m'a fait de votre perfonne avec une générofité qui n'a point de pareille. Je 1'ai envoyé a Balfora pour y être roi , & je vous y enverrai pour être reine, dès que je lui aurai fait tenir les dépêches néceffaires pour fon établiffement, Je vais en attendant vous donner un appartement dans mon palais , oü vous ferez traitée felon votre mérite. Ce difcours raffura & confola la belle perfienne par un endroit bien fenfible, & elle fe dédommagea pleinement de fon affliction, par la joie d'apprendre que Noureddin qu'elle aimoit paflionnément, venoit d'être élevé a une fi haute dignité. Le calife exécuta la parole qu'il venoit de lui donner : il la recommanda même a Zobéïde fa femme, après qu'il lui eut fait part de la confidération qu'il venoit d'avoir pour Noureddin. Le retour de Noureddin a Balfora fut plus heureux & plus avancé de quelques jours qu'il n'eüt été a fouhaiter pour fon bonheur. II ne vit ni parent ni ami en arrivant ; il alla droit au palais du roi, & le roi donnoit audience, II Aa ij  372 Les mille et une Nuits, fendit la preffe en tenant la lettre , la main élevée; on lui fit place , & il la préfenta. Le roi la recut , 1'ouvrit, & changea de couleur en la lifant. II la baifa par trois fois; & il alloit exe'cuter 1'ordre du calife , lorfqu'il s'avifa de la montrer au vifir Saouy, ennemi irréconciliable de Noureddin. Saouy qui avoit reconnu Noureddin, & qui cherchoit en lui-même avec grande inquie'tude a quel deffein il étoit venu, ne fut pas moins furpris que le roi , de 1'ordre que la lettre contenoit. Comme il n'y étoit pas moins intérefie , il imagiria en un moment le moyen 'de leluder. II fit femblant de ne 1'avoir pas bien lue; & pour la lire une feconde fois, il le tourna un peu de cöté, comme pour chercher un meilleur jour. Alors, fans que perfonne s'en appercüt & fans qu'il y parut, a moins de regarder de bien pres, il arracha adroitement la formule du haut de la lettre, qui marquoit que le calife vouloit être obéi abfolument, la porta a la bouche & 1'avala. Après une fi grande méchanceté, Saouy fe tourna du cöté du roi, lui rendit la lettre; & en parlant bas : Hé bien, fire, lui demanda-t-il, quelle eft 1'intention de votre majefté ? De faire ce que le calife me commande, répondit le roi. Gardez-vous-en bien, fire * reprit le méchant  Contes Araees. 373 vifir; c'eft bien-la 1'écriture du calife, mais la formule n'y eft pas, Le roi l'avoit fort bien remarquée ; mais dans le tvouble oü il étoit, il s'imagina qu'il- s'étoit trompé quand iL ne la vit plus. Sire, continua le vifir, il ne faut pas douter qua le calife n'ait accordé cette lettre a Noureddin , fur les plaintes qu'il lui eft allé faire contre votre majefté & contre moi, pour fe débarrafler de lui ; mais il n'a pas entendu que vous exécutiez ce qu'elle contient. De plus , il eft a confidérer qu'il n'a pas envoyé un expres avec la patente , fans quoi elle eft inutile. On ne dépofe pas un roi comme votre majefté, fans cette formalité: un autre que Noureddin pourroit venir de même avec une fauffe lettre ; cela ne s'eft jamais pratiqué. Sire, votre majefté peut s'en repofer fur ma parole, & je prcnds fur moi tout k mal qui peut en arriver» Le roi Zinebi fe laiffa perfuader , & abandonna Noureddin a la difcrétion du vifir Saouy, qui 1'emmena chez lui avec main - forte. Dès qu'il fut arrivé , il lui fit donner la baftonnade, jufqu'a ce qu'il demeura comme mort; & dans cet état il le fit porter en prifon, oü il commanda qu'on le mit dans le cachot le plus obfcur & le plus profond , avec ordre au A a iij  374 les mille ét ünè Nvits, geoÜer de ne lui donnet que du pain & de 1'eau. Quand Noureddin, meurtri de coups , fut revenu a lui, & qu'il fe vit dans ce cachot, il pouffa des cris pitoyables en déplorant fon malheureux fort. Ah, pêcheur, s'écria-t-il, que tu m'as trompé, & que j'ai été facile a te' croire! pouvois-je m'attendre a une deftinée fi cruelle, après le bien que je t'ai fait ! Dieu te bénifte néanmoins ; je ne puis croire que ton intention ait été mauvaife, & j'aurai patience jüfqua la fin de mes maux. L'affligé Noureddin demeura dix jours entiers dans cet état, & le vifir Saouy n'oublia pas qu'il 1'y avoit fait mettre. Réfolu de lui faire perdre la vie honteufement, il n'ofa 1'entreprendre de fon autorité. Pour réuftir dans fon pernicieux defièin, il chargea plufieurs de fes efclaves de riches préfens, & alla fe préfenter au roi a leur tête : Sire, lui dit-il avec une malicenoire, voila ce que le nouveau roi fupplie votre majefté de vouloir bien agréer a fon avènement a la couronne. Le roi comprït ce que Saouy vouloit lui faire entendre. Quoi! reprit-il, ce malheureux Vit-il encore ? je croyois que tu l'euffes fait mourir. Sire, repartit Saouy, ce n'eft pas a moi qu'il appartient de faire óter la vie k perfonne ;  Contes Arabes. 37> c'eft a votre majefté. Va, répliqua le roi, faislui couper le cou , je t'en clomie la permiffion. Sire, dit alors Saouy, je fuis infimment obhge a votre majefté de. la juftice qu'elle me rend. Mais comme Noureddin m'a fait fi publiquement 1'affront qu'elle n'ignore pas , je lui demande en grace de vouloir bien que lexecution s'en faffe devant le palais, & que les crieurs aillent 1'annoncer dans tous les quartiers de Ia ville, afin que perfonne n'ignore que l'offente qu'il m'a faite , aura été pleinement réparee. Le roi lui accorda ce qu'il demandoit ; & les crieurs en faifant leur devoir, répandirent une triftefte générale dans toute la ville. La mémoire toute récente des vertus du père, fit qu on n'apprït qu'avec indignation qu'on alloit faire mourir le fils ignominieufement, a la folncitation & par la méchanceté du vifir Saouy. Saouv alla en prifon en perfonne , accomp.gné d'une vingtaine de fes efclaves mimitres de fa cruauté, On lui amena Noureddin & il le fit monter fur un méchant cheval fans felle. Dès cue Noureddin fe vit livré entre les raains de fón ennemi : Tu triomphes , lui ditil & tu abufes de ta puiflance; mais j ai con. fiance fur la vérité de ces paroles d'un de nos livres : Vous jugez injuflement, & dans peu vousfere^ugé vous-même. Le vifir Saouy qui Aa ïv  57<5 Les mille et üne Nuits triomphoit véritablement en lui-même : Quoi infolent, reprit-il, tu ofes m'infulter encore > Va, je te le pardonne; il arrivera ce qu'il pourra pourvu que je t'aie vu couper le cou k la vue' de tout Balfora. Tu dois favoir auffi ce que dit un autre de nos livres : QSimpone de mourir le lendemam de la mort de fon ennemi ? Ce miniftre implacable dans fa haine & d^ns ion munitie, environné d'une partie de fes efclaves armés, fit conduire Noureddin devant lui par les autres, & prit le chemin du palais. Le peuple fut fur le point de fe jeter fur lui & il 1'eut lapidé, fi quelqu'un eüt commencé de donner 1'exemple. Quand il 1'eut mené jufqu'a Ia place du palais, a ]a vue de papparternent dU.r°''11 le Iaiffii entre les mains du bourreau & il alla fe rendre prés du roi qui étoit déja dans fon cabmet, pret k repaïtre fes yeux avec lui du fanglant fpeftacle qui fe préparoit. La garde du roi & les efclaves du vifir Saouy qui faifoient un grand cercle autour de Noureddin, eurent beaucoup de peine a contemr la populace, qui faifoit tous les efforts poffibles, mais inutilement, pour les forcer les rompre & 1'enlever. Le bourreau s'approcha de lui : Seigneur, lui dit-il, je vous fupphe de me pardonner votre mort; je ne fuis qu'un efclave, & je ne puis me difpenfer de  C o n t e s Arabes. faire mon devoir; a moins que vous n'ayez befoin de quelque chofe, mettez-vous, s'il vous plaït, en état; le roi va me commander de frapper. Dans ce moment fi cruel, quelque perfonne charitable , dit le défolé Noureddin , en tournant la tête a droite & a gauche , ne voudroitelle pas me faire la grace de m'apporter de 1'eau pour étancher ma foif? On en apporta un vafe a 1'inftant, que 1'on fit paffer jufqu'a lui de main en main. Le vifir Saouy qui s'appercut de ce retardement, cria au bourreau de la fenêtre du cabinet du roi oü il étoit : Qu'attends-tu, frappe. A ces paroles barbares & pleines d'inhumanité , toute la place retentit de vives imprécations contre lui; & le roi, jaloux de fon autorité , n'approuva pas cette hardieffe en fa préfence, comme il le fit paroïtre en criant que 1'on attendit. II en eut une autre raifon; c'eft qu'en ce moment il leva les yeux vers une grande rue qui étoit devant lui, & qui aboutiffoit a la place , & qu'il appercut au milieu une troupe de cavaliers qui accouroient a toute bride. Vifir, dit-il auffitöt a Saouy, qu'eft-ce que cela ? regarde. Saouy qui fe douta de ce que ce pouvoit. être , preffa le roi de donner le fignal au bourreau. Non , reprit le roi, je veux favoir auparavant qui font ces  3?8 Les mille et une Nuits, cavaliers. C'étoit le grand-vifir Giafar avec fa fuite, qui venoit de Bagdad en perfonne,^ de la part du calife. Pour favoir le fujet de farrivée de ce miniftre k Balfora , nous remarquerons qu'après le départ de Noureddin avec la lettre du calife, le calife ne s'étoit pas fouvenu le lendemain,' ni même plufieurs jours après, d'envoyer un exprès avec la patente dont il avoit parlé a la belle perfienne. II étoit dans le palais intérieur qui e'toit celui des femmes; & en pauant devant un appartement, il entendit une très-belle voix , il s'arrêta ; & il n'eut pas plutót entendu quelques paroles qui marquoient de la douleur pour une abfence , qu'il demanda a un officier des eunuques qui le fuivoit, qui étoit Ia femme qui demeuroit dans 1'appartement, & I'officier répondit que c'étoit l'efclave du jeune feigneur qu'il avoit envoyé a Balfora pour être roi k la place de Mohammed Zinebi. Ah , pauvre Noureddin, fils de Khacan , s'écria auffitöt le calife , je t'ai bien oublié ! Vïte, ajouta-t-il, qu'on me faffe venir Giafar inceffiamment. Ce miniftre arriva. Giafar , lui dit le calife , je ne me fuis pas fouvenu d'envoyer la patente pour faire reconnoitre Noureddin roi de Balfora. II n'y a pas de tems pour Ia faire expédier ; prends du monde & des  Contes Arabes. 379 chevaux de pofte, & rends-toi a Balfora en diligence. Si Noureddin n'eft plus au monde, & qu'on Fait fait mourir , fais pendre le vifir Saouy $ s'il n'eft pas mort, amène-le-moi avec le roi & ce vifir. Le grand-vifir Giafar ne fe donna que le tems qu'il falloit pour monter a cheval , & il partit auffitöt avec un bon nombre d'officiers de fa maifon. II arriva è Balfora de la manière & dans le tems que nous avons remarqués. Dès qu'il entra dans ia place , tout le monde s'écarta pour lui faire place , en criant grace pour Noureddin ; & il entra dans le palais du même train jufqu'a 1'efcalier, ou il mit pié a terre. Le roi de Balfora qui avoit reconnu ie premier miniftre du calife , alla au-devant de lui & le regut a 1'entrée de fon appartement. Le grand-vifir demanda d'abord fi Noureddin vivoit encore, & s'il vivoit, qu'on le fit venir. Le roi répondit qu'il vivoit, & donna ordre qu'on Famenat: comme il parut bientöt, mais lié & garotté , il le fit délier & mettre en & berté , & commanda qu'on s'affurat du vifir Saouy , & qu'on le fiat des mêmes cordes. Le grand-vifir Giafar ne coucha qu'une nuit a Balfora; il repartit le lendemain ; & felon Fordre qu'il avoit, il emmena avec lui Saouy, le roi de Balfora, & Noureddin. Quand il fut  3§o Les mille et une Nuits arrivé a Bagdad, il les préfenta au ^. & apres qu'il lui eut rendu compte de fon voyage, & particulièrement de 1'état oü il avoit trcW Noureddin, & du traitement qu'on lui avoit tait par le confeil & Panimofité de Saouy le cahfe propofa è Noureddin de couper la t'éte lui-même au vifir Saouy. Commandeur des croyanS, reprit xNoureddin , quelque mal que m'ait fait ce méchant homme, & qu'il ait taché de faire a feu mon père, je m'eftimerois le plus infame de tous les hommes, fi j'avois trempé mes mains dans fon fang. Le calife lui Jut bon gré de fa générofité, & il fit faire cette juftice par la main du bourreau. Le calife voulut renvoyer Noureddin k Balfora poury régner; mais Noureddin le fupplia de vouloir Ten difpenfer. Commandeur des croyans, reprit-il, la ville de Balfora me fera déformais dans une averfion fi grande après ce qui m'y eft arrivé, que j'ofe fupplier votre majefté d'avoir pour agréable que je tienne le ferment que j'ai fait de n'y retourner de ma vie. Je mettrois toute ma gloire k lui rendre mes fervices prés de fa perfonne, fi elle avoit la bonté de m'en accorder la grace. Le cahfe le mit au nombre de fes courtifans les plus intimes, lui rendit la belle perfienne, & lui fit de fi grands biens, qu'ils vécurent enfern-  Contes Arabes. 381 b!e jufqu'a la mort, avec tout le bonheur qu'ils pouvoient fouhaiter. Pour ce qui eft du roi de Balfora, le calife fe contenta de lui avoir fait connoïtre combien il devoit être attentif au choix qu'il faifoit des vifirs , & le renvoya dans fon royaume. HISTOIRE De Beder, Prince de Perfe, & de Giauhare, Princeffe du royaume de Samandal. La perfe eft une partie de la terre de fi grande étendue , que ce n'eft pas fans raifon que fes anciens rois ont porté le titre fuperbe de rois des rois. Autant qu'il y a de provinces , fans parler de tous les autres royaumes qu'ils avoient conquis , autant il y avoit de rois. Ces rois ne leur payoient pas feulement de gros tributs , ils leur étoient même auffi foumis que les gouverneurs le font aux rois de tous les autres royaumes. Un de ces rois qui avoit commencé fon règne par d'heureufes & de grandes conquêtes, régnoit il y avoit de longues années, avec un bonheur & une tranquillité qui le rendoient le plus fatisfait de tous les monarques, II n'y avoit  382 Les mille et une Nuits qu'un feul endroit par oü il s'eftimoit rnalheureuxc eft qu'd étoit fort agé , & que de fes femmes xl n'y en avoit pas une qui iui * donne un prince pour lui fuccéder après fa mort. II en avoit cependant plus de cent, toutes logees magnifiquement & féparément, avec des femmes efclaves pour les fervir, & des eunuques pour les garder. Alalgré tous ces foins a les rendre contentes & è prévenir leurs défirs aucune ne remplilfoit fon attente. On lui en menoitfouvent des pays les plus éloignés; & d ne fe contentoit pas de les payer fans faire de prix des qu'elles lui agréoient, il combloit encore les marchands d'honneurs, de bienfaits t d',h;^ons pour en attirer d'autres., dan l efperance qu'enfin il auroit- un fils de quelquune. H n'y avoit pas auffi de bonnes ceuvres qu'il ne fit pour fléchir Ie cid> TJ ^ loit des aumönes immenfes aux pauvres , de grandes largeffes aux plus dévots de fa relipon, & de nouvelles fondations toutes royale* en leur faveur, afin d'obtenir par leurs prières ce qu'il fouhaitoit fi ardemment. Un jour que felon la coutume pratiquée tous les jours par les rois fes prédécefifeurs, lorfqu ils étoient de réfidenee dans leur capttale il tenoit l'aifembiée de fes courtifans, ou fe trouvoient tous les ambalfadeurs & tous  Contes Arabes, 383 ies étrangers de diftinction qui étoient a fa cour, oü 1'on s'entretenoit non pas de nouvelles qui regardoient 1'état, mais de fciences, d'hifbire , de littérature , de poéfie , & de toute autre chofe capabie de recréer 1'efprit agréablement; ce jour-la, dis-je, un eunuque vint lui annoncer qu'un marchand, qui venoit d'un pays très-éloigné avec une efclave qö'il lui amenoit, demandoit la permiffion de h lui faire voir. Qu'on le faffe entrer & qu'on le place, dit le roi, je lui parlerai après 1'aifemblée. On introduifit le marchand, & on le pïaca dans un endroit d'oü il pouvoit vair le roi k fon aife, & 1'entendre parler familièrement avec ceux qui étoient le plus prés de fa perfonne. Le roi en ufoit ainfi avec tous les étrangers qui devoient lui parler, & il le faifoit exprès , afin qu'ils s'accoutumaffent k le voir, & qu'en le voyant parler aux uns & aux autres avec familiarité & avec bonté, ils priffent la confiance de lui parler de même, fans fe laiffer furprendre par 1'éclat & la grandeur dont il étoit environné, capabie d'öter la parole a ceux qui n'y auroient pas été accoutumés. II le .pratiquoit même k 1'égard des ambaffadeurs; d'abord il mangeoit avec eux, & pendant le repasy il s'informoit de leur fanté, de leur voyage, & des particularités de leur pays. Cela leur don*  3% Les mille et une Nuits nok de 1'afTurance auprès de fa perfonne, & enfuite il leur donnoit audience Quand faifemblée fut finie , qm ^ monde fe fijt retiré ,& qu'il ne refta ,M e marchand, le marchand fe profterna devant letrone du roi, h face comre ^ ^ & ^ louhaita laccomplifiWnt de tous fes défirs Des qu'il fe fut relevé, le roi lui demanda s'il' etoit vrai qu'il lui eut amené une efclave comme on le lui avoit dit, & fi eile étoit belle. Sire, répondit le marchand, je ne doute pas que votre majefté n'en ait de très-belles aepuis qu'on lui en cherche dans tous les endroits du monde avec tant de foin ; mais je puis aflurer fans craindre de trop prifer ma marchandife, qu'elle n'en a pas encore vu une qui puiffe entrer en concurrence avec elle, fi l'on confidère fa beauté, fa belle taille, fes agrémens , & toutes les perfedions dont elle eft pamgée. Oü eft-elle, reprit le roi ? amène-lamoi. Sire, repartit le marchand, je 1'ai laififée entre les mains d'un officier de vos eunuques • votre majefté peut commander qu'on la faffe venir. On amena l'efclave ; & dès que le roi la vit, il en fut charmé a la confidérer feulement par fa taule belle Sc dégagée. II entra auffitöt dans un  Contes Arabes. 38^ un cabinet oü le marchand le fuivit avec queU ques eunuques. L'efclave avoit un voile de fatin rouge rayé d'or, qui lui cachoit le vifage. Le marchand le lui öta, & le roi de Perfe vit une dame qui furpaffoit en beauté toutes celles qu'il avoit alors & qu'il avoit jamais eues. II en devint paffionnément amoureux dès ce moment, & il demanda au marchand combien il la vouloit vendre. Sire , répondit le marchandj'en ai donné mille pièces d'or a celui qui me Pa vendue, & je compte que j'en ai débourfé autant depuis trois ans que je fuis en voyage pour arrïver a votre cour. Je me garderai bien de la mettre a prix a un fi grand monarque ; je fupplie votre majefté de la recevoir en préfent fi elle lui agrée Je. te fuis obligé, reprit le roi', ce n'eft pas ma coutume d'en ufer ainfi avec les marchands qui viennent de fi loin dans la vue de me faire plaifir : je vais te faire compter dix mille pièces d'or , feras-tu content ? Sire, repartit le marchand, je me fuffe eftimé très-heureux fi votre majefté eüt bien voulu 1'accepter pour rien ; mais je n'ofe refufer une fi grande libéralité ; je ne manqueraï pas de la publier dans mon pays & dans tous les lieux par oü je pafferai. La fomme lui fut comptée ; & avant qu'il fe retüit , le roi le Tome IX, B b  386 Les mille et une Nuits, fit revêtir en fa préfence d'une robe de bro- card d'or. Le roi fit loger la belle efclave dans Fappartement le plus magnifique après le fien, & lui affigoa plufieurs matrones & autres femmes efclaves pour la fervir, avec ordre de lui faire prendre le bain , de 1'habiller d'un habit le plus magnifique qu'elles puff/ent trouver, & de fe faire apporter les plus beaux colliers d'e perles & les diamans les plus fins , & autres pierrenes les plus riches , afin qu'elle choisït ellerneme ce qui lui conviendroit le mieux. Les matrones officieufes , qui n'avoient autre attentionque de plaire au roi, furent ellesmémes ravies en admiration de la beauté de l'efclave, Comme elles s'y connoiffbient parfaitement bien : Sire , lui dirent-elles , fi votre majefté a la patience de nous donner feulement trois jours , nous nous engageons de la lui faire voir alors fi fort au-defius de ce qu'elle eft préfentement , qu'elle ne la reconnoïtra plus. Le roi eut bien de la peine a fe priver fi longtems du plaifir de la pofféder entièrement. Je le veux bien, reprit-il, mais a la charge que vous me tiendrez votre promefle. La capitale du rei de Perfe étoit fituée dans une Üe , & fon palais qui étoit très-fuperbe , étoit bati fur le bord de la mer. Comme fon  Cóntès Arabes. 3%*f appartement avoit vue fur cet élément, celui de la belle efclave, qui n'étoit pas éloigné dü fien , avoit auffi la même vue ; & elle étoit d'autant plus agréable , que la mer battoit prefqu'au pié des murailles. Au bout des trois jours , la belle efclave parée & ornée magnifiquement, étoit feule dans fa chambre affife fur un fofa, & appuyée a une des fenêtres qui regardoit la mer , lorfque le roi, averti qu'il pouvoit la voir , y entra. L'efclave qui entendit que 1'on marchoit dans fa chambre d'un autre air que les femmes qui 1'avoient fervie jufqu'alors , tourna auffitöt la tête pour voir qui c'étoit. Elle reconnut le roi ; mais fans en témoigner la moindre furprife, fans même fe lever pour lui faire la civilité & pour le recevoir, comme s'il eut été la perfonne du monde la plus indifférente , elle fe remit a la fenêtre comme auparavant. Le roi de Perfe fut extrêmement étonné de voir qu'une efclave fi belle & fi bien faite , fut fi peu ce que c'étoit que le monde. II attribua ce défaut a la mauvaife éducation qu'on lui avoit donnée, & au peu de foin qu'on avoit pris de lui apprendre les premières bienféances. II s'avanca vers elle jufqu'a la fenêtre, ou nonobftant la manière & la froideur avec laquelle elle venoit de le recevoir, elle fe laiffa regarder, B b ij  388 Les mille et une Nüits admirer & même carefTer & embraflcr autant quil le iouhaita. Entre ces care/fes & ces embrafTemens, ce monarque s>arrêta pour Ja reg^e^ ^ pour la dévorer des yeux. Ma toute belle ma charmante, ma ravifTante, s'écria-t-il, ditesrnoi,^ vous prie , d'oü vous venez, d'oü font & qm font Pheureux père & 1'heureufe mère qui ont mis au monde un chef-d'ceuvre de la nature aufli furprenant que vous êtes ? Que je vous a,me & que je vous aimerai ! Jamais je n ai lenti pour femme ce que je fens pour vous : J en ai cependant bien vues , & j'en vois encore un grand nombre tous les jours ; mais jamais je nai vu tant de charmes tout a la fois qui m enlevent è moi-même pour me donner tout a vous. Mon cher coeur, ajoutoit-il, vous ne me répondez rien ; vous ne me faites même connöitre par aucune marqué que vous foyez fenfible a tant de témoignages que je vous Conne de mon amour extréme; vous ne détournez pas même vos yeux pour donner aux miens k plaifir de les rencontrer & de vous convaincrè qu'on ne peut pas aimer plus que je vous aime. Pourquoi gardez-vous ce grand filence qui me glacé ? d'oü vient ce férieux, ou plutót cette trifteiTe qui m'afflige ? Regrettez-vous votre pays, vos parens, vos amis ? hé quoi! un roi  Contes Arabes. 380 de Perfe qui vous aime , qui vous adore , n'eftil pas capabie de vous confoler & de vous tenir lieu de toute chofe au monde ? Quelques proteftations d'amour que le roi de Perfe fit a l'efclave, & quoi qu'il put dire pour 1'obliger d'ouvrir la bouche & de parler, l'efclave demeura dans un froid furprenant , le« yeux toujours baiffés, fans les lever pour le regarder, & fans profe'rer une feule parole. ^ Le roi de Perfe ravi d'avoir fait une acquifition dont il étoit fi content, ne la preffa pas davantage, dans Pefpérance que le bon traitement qu'il lui feroit, Ia feroit changer. II frappa des mains , & auffitöt plufieurs femmes entrèrent, a qui il commanda de faire fervir le foupé. Dès que 1'on eut fervi: Mon cceur , ditil a l'efclave, approchez-vous, & venez fouper avec moi. Elle fe leva de la place 011 elle étoit; & quand elle fut affife vis-a-yis du roi, le roi la fervit avant qu'il commencat de manger, & la fervit de même a chaque plat pendant le repas. L'efclave mangea comme lui , mais toujours les yeux baiffés, fans répondre un feul mot chaque fois qu'il lui demandoit fi les mets étoient de fon goüt. Pour changer de difcours, le rol lui demanda comment elle s'appeloit, fi elle étoit contente de fon habillement, des pierreries dont elle etoit B b iij.  '390 Les mille et une Nuits ornée ce qu'elle penfoit de fon appartement & de 1 ameublement, & fi la vue //]a ^ d^flbu; mais fur toutes ces demandes, 1 gardale méme filence , dont il ne favoit p us que penfer II s'imagina que peut-être elle ét muette. Ma,s difoit-i,en lui-meme 3 fe Ji ! poffib e qUe dteu eüt formé un créature fi belle Ü ^ & fi -complie, & qu>e]Je eüt7efi' grand défaut ? Ce feroit „n j i avec rP|a • grand dornmage : avec cela, Je ne pourrois m'empécher de 1'ai mer comme je Paime. les^aTntV01^^1^^ tab1^ lava mander au f .Pm " tems"ia Pour ^e- -nd„ aux femmes qui lui préfentoient le baf- <]- pnt la parole, lui répondit; Sire, nous ne layonsni vu ni entendu parler p]us majefté vient de ^ voir elle-méme. Nou u -ons rendu nos Wees dans le bain, £ lavonspelgnée, coüifée, habillée dans fa cham bre & jamais elIe n,a ouven -usdue cela eft bien, je fuis content £ befoL 1". ? fo^e2-vous quelque chofe ? de™nde2 commande2-nous. Nous ne favons fi »«e«e.-„ous «^..pu tircr" tfdta fij  Contes Arabes. 391 parole; c'eft tout ce que nous pouvons dire a votre majefté. Le roi de Perfe fut plus furpris qu'auparavant fur ce qu'il venoit d'entendre. Comme il crut que l'efclave pouvoit avoir quelque fujet d'afflidion , il voulut elfayer de la réjouir ; pour cela, il fit une affemblée de toutes les dames de fon palais. Elles vinrent, & celles qui favoient jouer des inftrumens , en jouèrent, & les autres chantèrent ou dansèrent, ou firent 1'un & 1'autre tout a la fois : elles jouèrent enfin a plufieurs fortes de jeux qui réjouirent le roi. L'efclave feule ne prit aucune part a tous ces divertiffemens ; elle demeura dans fa place toujours les yeux baiffés , & avec une tranquillité dont toutes les dames ne furent pas moins furprifes que le roi. Elles fe retirèrent chacune a fon appartement , & le roi qui demeura feul, coucha avec la belle efclave. Le lendemain , le roi de Perfe fe leva plus content qu'il ne l'avoit été de toutes les femmes qu'il eüt jamais vues, fans en excepter aucune , & plus paffionné pour la belle efclave que le jour d'auparavant. 11 le fit bien paroïtre; en effet, il réfolut de ne s'attacher uniquement qu'a elle, & il exécuta fa réfolution. Dès le même jour, il congédia toutes fes autres femmes avec les riches habits , les pierreries & les Bb iv  392 Les mille et une Nuits bijoux qu'elles avoient è leur ufage, & chacune une groflê fomme d'argent, libres de fe marier a qui bon leur fembleroit, & il ne ret;nt les matrones & autres femmes age'es, ne'celfaires pour etre auprès de la belle efclave. Elle ne lui donna pas la confolation de lui dire un leul mot pendant une année entière : il ne laiifa pas cependant d'être très-affidu auprès d'elle avec toutes les complaifances imaginables, & de lui donner les marqués les plus fignalées dune paffion très-violente. L'année étoit écoulée, & le roi affis un jour pres de fa belle, lui proteftoit que fon amour au lieu de diminuer, augmentoit tous les jours avec plus de force. Ma reine, lui diföhvii, je ne puis deviner ce que vous en penfez; rien neft plus vrai cependant, & je vous jure que je ne fouhaite plus rien depuis que j'ai le bonneur de vous pofféder. Je fais état de mon royaume , tout grand qu'il eft, moins que d'un atome lorfque je vous vois, & que je puis vous dire mille fois que je vous aime. Je ne veux pas que mes paroles vous obligent de le croire; mais vous ne pouvez en douter après le facnfice que j'ai fait è votre beauté du grand nombre de femmes que j'avois dans mon palais Vous pouvez vous en fouvenir; il y a un an Paifeque je les renvoyai toutes ,& je m'ea  Contes Arabes. 393 •«pens auffi peu au moment que je vous en parle, qu'au moment que je ceffai de les voir, & je ne m'en repentirai jamais. Rien ne manqueroit a ma fatisfaaion , a mon contentement & è ma joie , fi vous me difiez feulement un mot pour me marquer que vous m'en avez quelqu'obligation. Mais comment poumezvous me le dire, fi vous '.êtes muette? hélas. je ne crains que trop que cela ne foit. Et quel moyen de ne le pas craindre après un an entier que je vous prie mille fois chaque jour de me parler , & que vous gardez un filence fa affligeant pour moi? S'il n'eft pas poffible que j'obtienne de vous cette confolation , faffe le ciel au moins que vous me donniez un fils pour mefuccéder après ma mort. Je me fens vieilhr tous les jours , & dès-a-préfent j'aurois befoin d'en avoir un pour m'aider a foutenir le plus grand poids de ma couronne. Je reviens au grand défir que j'ai de vous entendre parler : quelque chofe me dit en moi-même que vous n'êtes pas muette. Hé de grace, madame , je vous en conjure , rompez cette longue obftination, dites-moi un mot feulement, après quoi je ne me foucie plus de mourir. A ce difcours , la belle efclave qui, felon fa coutume, avoit écouté le roi, toujours les yeux baiffés, & qui ne lui avoit pas feulement  394 les mille et une Nuits donné lieU de croire qu'elle étoit muette, maiS meme qu'elle n'avoit jamais ri de fa vie fe mit a founre. Le roi de Perfe s'en appercut avec une furpnfe qui lui fit faire une exclamation de Jo.e ; k comme d „e douta pas qu'elle ne voulut parler, ü attendit ce moment avec une attention TenCe qU'°n ne Peut exP"»er. La belle efclave enfin rompit un fi Ion, ^ Sire'd^e,j'ai tan d chofes adirea votre majefté , en rompant -on filence,que je ne fais par oü commencer. Je crois néanmoins qu'il eft de mon devoir de la remercier d'abord de toutes les graces *- de tous les. honneurs dont elle m'a com™*> & de demander au eiel qu'il la faffe Prolperer qu'il dét0urne ljJs mauvaifes tions de fes ennemis, & ,ie permette ™eure après m'avoir entendu parler, mais lui donne une longue vie. Après cela , fire je je puis vous donner une plus grande fatisfaction quen vous annoncant que je fuis groffie ï jefouhaite avec vous que ce foit un fils. Ce y a, Sire, ajouta-t-elle, c'eft que fans ma groffeffe (je fuppüe votre majefté de prendre ma fincéritéen bonne part) j'étois réfoFe de ne jamais vous aimer, auffi-bien que de garder un filence perpétuel * «„« ? . . P-rPetuei , & que prefenta- ment je vous aime autant que je le dois.  Contes Arabes. 395" Le roi de Perfe ravi d'avoir entendu parler la belle efclave, & lui anr.oncer une nouvelle qui 1'intéreffoit fi fort , 1'embraffa tendrement. Lumière éclatante de mes yeux, lui dit-il, je ne pouvois recevoir une plus grande joie que celle dont vous venez de me combler. Vous m'avez parlé , & vous m'avez annoncé votre groffefle ; je ne me fens pas moi-meme après ces deux fujets ce me rejouir que je n'attendois pas. Dans le tranfport de joie oü étoit le roi de Perfe , il n'en cit pas davantage a la belle efclave ; il la quitta, mais d'une manière a faire connoitre qu'il alloit revenir bientót. Comme il vouloit que le fujet de fa joie fut rendu public , il 1'annonca a fes officiers , & fit appeler fon grand-vifir. Dès qu'il fut arrivé, ü le chargea de difiribuer cent mille pièces d'or auxminiflres de fa religion, qui faiioient vceu de pauvreté , aux hópitaux & auxpauvres, en aclion de graces a dieu; & fa volonté fut exécutée par les crdres de ce miniftre. Cet ordre donné, le roi da Perfe vint retrouver la belle efclave. Madame , lui dit-il, excufez-moi fi je vous ai quittée fi brufquement; vous m'en avez donné 1'occafion vous-même ; mais vous voudrez bien que je remette h vous entretenir une autre fois ; je défire de favoir de vous des chofes d'une conféquence beau-  3Pö Les mille et une Nuits coup plus grande. Dites-mqi, je vous en fupplie, ma chere ame, quelle raifon fi forte vous avez eue de me voir , de m'entendre parler de manger & de coucher avec moi chaque jour' toute une année, & d'avoir eu cette conftance nebranlable3je ne dis point de ne pas ouvrir Ia bouche pour me parler , mais même de ne pa» donner a comprendre que vous entendiez fort bien tout ce què je vous difois. Cela ™ paiTe , & je ne comprends comment vous avez pu vous contraindre jufqu'a ce point; d feut que le fujet en foit bien extraordi- Pour fatisfaire la curiofité du roi de Perfe Sire, reprit cette belle perfonne, être efclave,' etre elo.gnée de fon pays, avoir perdu 1'efpérance dy retourner jamais, avoir le cceur percé de douleur de me voir féparée pour toujours davec ma mère, mon frère, nos parens, mes connoiffances, ne font-ce pas des motifs affez grands pour avoir gardé le filence que votre majefté trouve fi étrange ? L'amour de la patne n'eft pas moins naturel que l'amour paternel, & la perte de la liberté eft infupportable a qurconque n'eft pas affez dépourvu de bon fens pour n'en pas connoitre le prix. Le corps peut bien être aifujetti è 1'autorité d'un maïtre a la force & la puiflance en main; mais  C on tes Arabes. 397 k volonté ne peut pas être maitrifée, elle eft toujours a elle-même; votre majefté en a vu un exemple en ma perfonne. C'eft beaucoup que je n'aie pas imité une infmité de malheureux & de malheureufes que l'amour de la hberté réduit a la trifte réfolution de fe procurer la mort en mille manières, par une hberte qui ne peut lui être ötée. Madame, reprit le roi de Perfe , je fuis perfuadé de ce que vous me dites; mais il m'avoit femblé jufqu'a préfent qu'une perfonne belle , bien faite , de bon fens, & de bon efpnt comme vous, madame, efclave par fa mauvaife deftinée, devoit s'eftimer heureufe de trouver un roi pour maïtre. Sire , repartit la belle efclave , quelque efclave 'que ce foit, comme je viens de le dire a votre majefté, un roi ne peut maltrifer fa volonté. Comme elle parle néanmoins d'une efclave capabie de plaire a un monarque & de s'en faire aimer, fi l'efclave eft d'un état inférieur, qu'il n'y alt pas de proportion , je veux croire qu'elle peut s'eftimer heureufe dans fon malheur. Quel bonheur cependant ? elle ne laiffera pas de fe regarder comme une efclave arrachée d'entre les bras de fon père & de fa mère, & peut-être d'un amant qu'elle ne laiffera pas d'aimer toute fa vie. Mais fi la même efclave  3^8 Les mille et une NutTs ne cède en rien au roi qui pa jfe' votre majefté elle-méme juge de la rigueur'de fon fort, de fa misère, de fon affliction, de fa douleur & de quoi elle peut étre capabie. Lero.de Perfe éton,é de ce cfifcours : Quoi madame, répliqua -1-il, feroït-ii poffible ' comme vous me le faites entendre, que vous' affiez d un fang royal ? Eclairciffez-moi de grace Ja-deifus, & n'augmentez pas davantage mon -patience. Apprenez-moi qui font Pheureux pere & 1 heureufe mère d'un fi grand prodige de beauté, qui font vos frèrgs ? yQs vos pareus, & fur_tout COmment vous ' appelez ? Sire, dit alors la belle efrtaw ~ „n , T , „ , , wUe elcJave, mon nom HhU.) Gulnare de la Mer; mon père qui eft mort, étoit un des p1us puiffans rois dg h mer, & en mourant, il laiffa fo„ royzume a un frere que j'ai, nommé (2) Saleh, & a ja reine^ma mère. Ma mère eft auffi princeffe «le dun autre roi de Ia mer, ttès-ptfffi^ Nous vivions tranquillement dans notre royaume,^ dans une paix profonde, lorfqu'un ennemi envieux de notre bonheur, entra dans grenlL?;1^ «ft ? ^ R°*> « *» de ( Saleh, cë mot fignife bon, en arabr.  Co n tes 'Arabes. 399 aos états avec une puiffante armée, pénétra jufqu'a notre capitale , s'en empara, & ne nous donna que le tems de nous fauver dans un lieu impénétrable & inaccelfible , avec quelques officiers fidèles qui ne nous abandonnèrent pas. Dans cette retraite , mon frère ne négligea pas de fonger au moyen de cbaffer 1'injufte poiTeffeur de nos états ; & dans cet intervalle , il me prit un jour en particulier : Ma fceur, me dit-il , les événemens des moindres entreprifes font toujours très-incertains ; je puis fuccomber dans celle que je médite pour rentrer dans nos états; & je ferois moins faché de ma difgrace que de celle qui pourroit vous arriver. Pour la prévenir & vous enpréferver, je voudrois bien vous voir mariée auparavant; mais dans le mauvais état oü font nos affaires, je ne vois pas que vous puiffiez vous donner a aucun de nos princes de la mer. Je fouhaiterois que vous puiffiez vous réfoudre d'entrer dans mon fentiment, qui eft que vous époufiez un prince de la terre; je fuis prés d'y employer tous mes foins : de la beauté dont vous êtes , je fuis sur qu'il n'y en a pas un, fi puiffant qu'il foit, qui ne fut ravi de vous faire part de fa couronne. Ce difcours de mon frère me mit dans une grande colère contre lui. Mon frère , lui dis-je,  Les mille et une Nüits «u cöté de mon père & de ma mère,'fe def cends comme vous de rois & de reine de Ia -er, fans aucune alliance avec les rois de queux & Jen ai fait fe ferment dès que j'ai «. affez de connoiffance pour m'apPerceVold I e at ou nous fommes réduits, ne m'obligera P- de changer de re'folution; & fi vous penrdans Pexecution de votre deffein, je fuis pre e a per,avec vous ^ ^ Mon f n'a"end0isP- °e votre part. Mon frère entêté de ce mariage, qui neme conveno, pas, a mon fens, voulut me repl W qu'dy avoit des rois de la terre qui ne cederoient pas a ceux de la mer; cela me mit dans une colère & dans un emportement contre lui qui m'attirèrent des duretés de fa part fetiTf > f PiqUéS " 11 me ^kta auffiPeu ™ d/ mo1 que j'étois mal fatisfaite de lui f? 16 de'Pk oü j'étois, je m'élancai au fond delamer &j'allai aborder è 1'ife de la Lune. Nonobf ant fe cuifant mécontentement qui - avoit obligée de venir me jeter dans cette £e,,e ne laiflois pas d'y vivre affez contente, &je me retirois dans des lieux écartés oü J etoia commodément. Mes précautions néan™w nempéchèrent pas qu'un homme de quelque  t on tes Arabes"-. fftJK quelque diftinóVion , accompagné de domeftiques, ne me furprït comme je dormois, & ne m'emmenat chez luk II me témoigna beaucoup d'amour, & il n'oublia rien pour me perfuader d'y correfpondre. Quand il vit qu'il ne gagnoit rien par la douceur , Ü crut qu'il réufiWit mieux par la force; mais je le fis fi bien repentir de fon infolence, qu'il réfolut de me vendre , & U me vendit au marchand qui m'a amenée & vendue a votre majefté, C'étoit un homme fage , doux & humain, & dans le long voyage qu'il me fit faire, il ne me donna que des fujets de me louer de lui. Pour ce qui eft de votre majefté, contfnua la princeffe Gulnare, fi elle n'eut eu pour möj toutes les confidérations dont je lui fuis obligée ; fi elle ne m'eüt donné tant de marqués d'amour , avec une fincérité dont je n'ai pu douter; que fans héfiter elle n'eut .pas chaffé toutes fes femmes, je ne feins pas. de le dire f que je ne ferois pas demeurée avec elle. Je me ferois jetée dans la mer par cette fenêtre i oü elle m'aborda la première fois qu'elle me vit dans cet appartement , & je ferois allée retrouver mon frère , ma mère & mes parens. J'eufle même perfévéré dans ce deffein, & je Peufife exécuté , fi apres un certain tems j'eufle perdu 1'efpérance d'une groffeffe. Je me garde-, Tomé IX. C c  $öi Les mille et une NuiTS toh bien de le faire dans 1'état oü je fuis . en «flfêt quoi que je puffe dire a ma mère & a «on frere, jamais ils ne voudroient croire que jeuflè été efclave d'un roi comme votre mastte, & jamais auffi ils ne reviendroient de la Faute que j'aurois commife contre mon honneur de mon confentement. Avec cela fire foit un prince , ou une princeffe que je mette' - monde, ce fera un gage qui LolgZdl ne me feparer jamais «Pavee votre majefté : j'efperè auffi quelle ne me regardera plus comme une efclave mais comme une prineeffie qui neft pas indigne de fon alliance. C'eft ainfi que Ja princeffe ^ de fe faire eonnoitre & de raconter fon hiftoire au roi de Perfe. Ma charmante, mon adorableprinceffe, s'écria alors cemonarque, quelles merveilles viens-je d'entendre ! quelle ample «atiere a ma curiofité, de vous faire des queftions fur des chofes fi inou;es j Majs vant je dois bien vous remercier de votre bonte, & de votre patience a éprouver la fincenté & la conftanee de mon amour. Je ne troyois pas pouvoir aimer plus que je vous aimois Depuis que je fais cependant que vous êtes unefigrande prineeffie, je vous aime mille fois davantage Que dis_je, ; vous neletes plus; vous êtes ma reine ,& reine  cohtés AkASK^ de Perfe, comme j'en fuis le roi, Sc ce titre va bientöt retentir dans tout mon royaume. Dès demain, madame, il retentira dans ma capitale avec des réjouiffances non encore vues, qui feront connoïtre que vous 1'ctes , Sc ma femme légitime. Cela feroit fait il y a longtems , fi vous m'eufliez tiré plutót de mon erreur, puifque dès le moment que je vous al vue, j'ai été dans le meme fentiment quaujourd'hui, de vous aimer toujours , & de na jamais aimer que vous, . s En attendant que je me fatisfaffe moderne pleinement, & que je vous rende tout ce qm vous eftdü, je vous fupplie , gaarne , de m'inftruire plus particulièremen| de. ces etats & de ces peuples de la mer qui rne ont mconnus. 3'avois bien entendu parler d'nommes marins; mais j'avois toujours pris ce que on m'en avoit dit pour des contes & ces fables. Rien n'eft plus vrai cependant, apres ce que vous m'en dites ; & j'en ai une preuve bien certaine en votre perfonne, vous qm en etes & qui avez bien voulu étre ma femme, & ce a par unavantage, dont un autre habitant dela Le ne peut fe vanter que moi. 11 y a une chofe qui me fait de la peine, Sc fur laquelto ie vous fupplie de m'éclaircir : c'eft que je ne puis comprendre comment vous pouvez vivfe,  $0$ Les mille et une Nuits, agir ou vous mouvoir dans 1'eau fans' vous noyer. 11 n'y a que certaines gens parmi nous, qm om lart de demeurer fous 1'eau; ils y pénroient néanmoins s'ils ne s'en retiröïent au bout dun cenain tems, chacun felon leur adreffe & leurs forces. Sire, répondit la reine Gulnare, je fatisferai votre majefté avec bien du plaifir. Nous marchons au fond de la mer, de méme que Ion marche fur la terre, & nous refpirons dans 1'eau, comme™ refpire dans 1'air. Ainfi au lieu de nous foffoquer, comme elle vous fuffoque, elle contribue a notre vie. Ce qui eft encore bien remarquable, c'eft qu'elle ne mouille pas nos habits, & que quand nous venons fur la terre, nous en fortons fans avoir befoin de les fécher. Notre langage ordinaire eft Ie même que celui dans lequél 1'écriture gravée fur le foeau du grand prophéte Salomon , fik de David eft concue. ' Je ne dois pas oublier que 1'eau ne nous empeche pas aufll de voir dans Ja mer : nous y. avons les yeux ouverts fans en fouffrir aucune incommodité. Comme nous les avons excel lens nous ne laiifons pas nonobftant la pr0fondeur de la mer, S Lks Mille et unè Nuits e s s „svlï s Cesch!;rsfont, avecu„tro ei0u|esro.sfont afl. condure eujr,-mémes, & iIs nW d . par„cuhmés très.cur;eufe **payS man„s,ajoro la reine Gulnare, ,„i „ 01' "° ,rCS-Kra»'' Phifir a votre majefté .rr::Trta*»i«»«»»>w r fe qU! eIi P'^intement de plns dïmporance. ^f'l-i'o, dire, fre,c-eftqite les couches ^ femo.es de mer fon, différente, des cooches rj C;«eS:fe°"~- ^ « pavs „e m'acc„u£* C°m™ ™,e majefté „V a pas n:Uv:nfprop:: fo° couches de llTv^rTreL ma mè« ave" fi?** '«•IH* ■* - .^W»felo! «on fee avec qui je fnis bim.aife de ' «concdm, I,s reront ravis de me ™ ^jeleuraurairacomémon hiftoire, & 01p1  Contes Arabes. 407:; 3uront appris que je fuis femme du puiffant roi de Perfe. Je fupplie votre majefté de me le permettre; ils feront bien - aifes auffi de lu» rendre leurs refpeös, & je puls lui promettre qu'elle aura de la fatisfadion de les voir. Madame, reprit leroi de Perfe , vous etes la maïtreffe ; faites ce qu'il vousplaira, je tacherai de les recevoir avec tous les honneurs qu il* méritent. Mais je voudrois bien favoir par quelle voie vous leur ferez favoir ce que vous. défirez d'eux , & quand ils pourront arnver * afin que je donne ordre aux préparatifs pour leur réception , & que j'aille moi-même audevant d'eux. Sire , repartit la reine Gulnare , il n'eft pas befoin de ces cérémonies ; ds ront ici dans un moment , & votre majeite verra de quelle manière ils arriveront. Elle na qu'a entrer dans ce petit cabinet , & regarder par la jaloufie. Quand le roi de Perfe fut entre dans le cabinet , la reine Gulnare fe fit apporter une caffolette avec du feu par une de fes femmes qu elle renvoya , en lui difant de fermer la porte. Lorfqu'elle fut feule, elle prit un morceaude bois d'aloës dans une bofte. Elle le mit dans la caffolette; & dès qu'elle vit paroïtre la tumée, elle prononga des paroles inconnues au roi de Perfe, qui obfervoit avec une grande Cc iv  105 LES Mrt" *T v*t NurTS • rem,0nt0UtCeqU,eIIef^^& ellen' * Pas encore achevé, quePe-,,, H . V01t Wa. Le cabinet oü ^ ? ^ ^ manière qu'il s'en ' ^ ^ *oient fur la mer fenetres reconnoiffance que par devoir. J efpè ^ vou;rdVnivousavecmeib°^ vous ne defaPprouvere2 ma réfo » chee qui fait honneur égalemeat ^x quesde la mer & de la terre. Excufez-moi fi je vous a, donné la peine de venir ici du plus profond des ondes pour vous en faire part" & «vöiUe bonheur de vous voir après une'fi lon! gue feparation. Mafoeur, reprit Ie roi Saleh, la propofition le riitT " " ^ ^ «« ™- *" roeit de vos aventures, que jen'aipuenM tenr £ans douleur, n'a été qu e pour vous marker combien nous vous aimonstous, combien Je vous honore en particulier, & que rien ^ nous touche davantage que tout ce qui peu rtUC rèV°.treb0nhe-P-cesmêLmo. ™ , je ne puis en mon particuJier ( ^  'Co nt bs Arabes. 4*3 jouvet une réfolution fi raifonnable & fi digno de vous ,apresce que vous venez de nous d,re de la perfonne du roi de Perfe votre epoux, & des grandes obligations que vous lui avez. Pour ce qui eft de la reine votre mère & la mienne, je faa perfuadé qu'elle n'eft pas d'un autre fentiment. Cette princeffe confirma ce que le roi fon fils venoit d'avancer : Ma fille, reprit-elle ea s'adreffant auffi a la reine Gulnare , je fuis ravie que vous foyez contente , & je n'ai nen a ajouter a ce que'le roi votre frère vient de vous témoigner. Je ferois la première è vous condamner fi vous n'aviez toute la reconnoilfance que vous devez pour un monarque qui vous aime avec tant de paffion, & qui a fait de fi grandes chofes pour vous. ■•■ . . . Autant que le roi de Perfe, qui etoit dans le cabinet, avoit été affligé par la crainte de perdre la reine Gulnare , autant il eut de Le de voir qu'elle étoit réfolue de ne le pas abandonner. Comme il ne pouvoit plus douter de fonamour après une déclaration fi authentique , il ren aimi mille fois davantage , & | fe promit bien de lui en marquer fa reconnoiffance par tous les endroits qu'il lui feroit poffible. Pendant que le roi de Perfe s'entretenoit ainfi avec un plaifir incroyable , la reine Gulnare avoit frappé des mains, .& avoit commande a  4*4 Les mille et une Nuits des efclaves qui étoient entrés auffitöt, 'de fe* Vir ,a COi ati0n- Q«and elle fut fervie, elle in vita la reme fa mère , le tof fon frè e i £ le nal-fis rï* f ' 6 trouveroient dans fe pala* dun puiffant roi, qui ne ks ^ y vus,&qui neJes con jf y a-t une grande incivilité de man fr ] t T d VLa -ougeur leuren — - vdage & de 1 emotion oü ils étoient, ils fo» erentdesflarninespatles narines & p.4 bol ene, avec des yeux enflammcs. pnniableace fpe&cle,auqUel ü L s W. pas, & dont il ignoroit la caufe. La reine Gulnare qui fe douta de ce qui en étoit , & qui avoit compris Pintention de fes parens, ne fi* que eur rnarqner.enfelevant de fa p,ace, quelle alloit revenir. Elle paffa au cabine", oü elle raffura le m par fa préfence . g eüe ,e ne doute pas que votre majefté ne foit bien contente du témoignage que je viens de rendre oes grandes obligations dont je lui fuis redevable. II n'a tenu qu'a moi de m'abandonner a leurs défirs , & de retourner avec eux dans nos états; mais ]q ^ ^ ble duneingratitude dont je ffie condamneroiS  Contes Arabes. 41S la première. Ah ï ma reine , s'écria le rol de Perfe, ne parlez pas des obligations que vous m'avez , vous ne m'en avez aucune. Je vous en ai moi-même de fi grandes , que jamais je ne pourrai vous en témoigner affez de reconnolffance. Je n'avois pas cru que vous m'aimaffiez au point que je vois que vous m'aimez : vous venez de me le faire connokre de la manière la plus éclatante. Eh ! fire , reprit la xeine Gulnare, pouvois-je en faire moins que ce que je viens de faire ! Je n'en fais pas encore affez après tous les honneurs que j'ai recus, après tant de bienfaits dont vous m'avez comblée, après tant de marqués d'amour auxquelles il n'eft pas poffible que je fois infenfible. Mais, fire , ajouta la reine Gulnare , laiffbnsla ce difcours pour vous aifurer de 1'amitié fincère dont la reine ma mère & le roi mon frère vous honorent. Ils meurent de 1'envie de vous voir , & de vous en afiurer eux-mêmes. J'ai même penfé me faire une affaire avec eux, en voulant leur donner la collation avant de leur procurer cet honneur. Je fupplie donc votre majefté de vouloir bien entrer , & de les honorer de votre préfence. Madame, repartit le roi de Perfe, j'aurai un grand plaifir de faluer des perfonnes qui vous appartiennent de fi prés: mais ces flammes que  4IÖ" Les mille et une Nuits, j'ai vu fortir de leurs narines & de leur bouche , me donnent de la frayeur. Sire , répliqua la reine en riant, ces Hammes ne doivent pas lui faire la moindre peine : elles ne fignifient autre chofe que leur répugnance a manger de fes biens dans fon palais , qu'elle ne les honore de fa préfence , & ne mange avec eux. Le roi dé Perfe raffuré par ces paroies , fe leva de fa place & entra dans la chambre avec Ja reine Gulnare; & la reine Gulnare le préfenta a la reine fa mère , au roi fon frère & a* fes parentes , qui fe profternèrent auffitöt la face contre terre. Le roi de Perfe courut auffitöt a eux, les obligea de fe relever , & les embraiTa 1'un après 1'autre. Après qu'ils fe furent tous affis , le roi Saleh prit la parole : Sire, dit-il au roi de Perfe, nous ne pouvons affez témoigner- notre joie a votre majefté de ce que la reine Gulnare , ma fceur , dans fa difgrace , a eu Jc bonheur de fe trouver fous ïa protection d'un monarque fi puiffant. Nous pouvons Paffurer qu'elle n'eft pas indigne du haut rang oü il lui a fait 1'honneur de Pélever. Nous avons toujours eu une fi grande amitié & tant de tendreffe pour elle, que nous n'ayons pu nous réfoudre de 1'accorder a aujpun des puiffans princes de la mer, qui nous 1'avoient  C o n t e s Arabes. 417 favoient demandée en mariage avant même •qu'elle fut en age. Le del vous la réfervoit, fire & nous ne pouvons mieux le remercier de la faveur qu'il lui a faite, qu'en lui demandant d'accorder a votre majefté la grace de vivre de longues années avec elle, avec toute forte de profpérités & de ïatisfadions. II falloit bien, reprit le roi de Perfe , que le ciel me Peut réfervêè, comme vous le remarquez. En effet, la paffion ardente dont je 1'aime , me fait connoitrè que je n'avois jamais rien aimé avant de l'avoir vue. Je ne puis aflez témoignerde reconnoiffance a la reine fa mère, ni a vous , prince, ni a toute votre parenté , de la générofité avec laquelle vous confentez de me recevoir dans une alliance qui m'eft fi glorieufe. En achevant ces paroles, il les invita de fe mettre a table, & il s'y mit auffi avec la reine Gulnare. La collation achevée , le roi de Perfe s'entretint avec eux bien avant dans 'Sa nuit; & lorfqu'il fut tems de fe retirer , il les cónduifit lui-même chacun a 1'appartement qu'il leur avoit fait préparer. Le roi de Perfe rëgala fes ilïuftres hötes par des fétes continuelles, dans lefquelles il n'oublia rien de tout ce qui pouvoit faire paroïtre fa grandeur & fa magnificence, & inienfiblement il les engagea de demeurer a la cour Tomé IX. Dd  4*8 Les mille Et une Nuits jufqu'aux couches de Ia reine tv ™"»elu,ma„qu4tdetoutesie3 elle pouvo.t avoir befoin dans c«ee co j„„c Mfil, avec une grande joie dela reine fa au roi des qu'il fut dan* <"«.«. • . . . . 4"" iur dans Jes premiers langes qui étoient magnifiques. ë . Le r,°i d* Perfe resut ce préfent avec une JOK qu'il eft plus aifé d'imaginer que d'exprl mer Comme le vifage du petit prince fon fils etoit plein & éclatant de beauté', il ne cru F- pouvoir lui donner un nom p,us convenaWe que celui de (i) Beder. En action de gra«sau ciei, il affigna de grandes aumönes aux Pauvres, il fit fortir les prifonniers hors des pnfons, ü donna la liberté a tous fes efclaves delun & de Pautre fexe, & il fit diftribuer de groffes fommes aux miniftres & aux dévots de fa religion. U fit auffi de grandes largeffies » Ta cour & au peuple, & Pon publia par fon ordre des réjouiffances de plufieurs iours par toute Ia ville. F Après que la reine Gulnare fut relevée de les couches, un jour que Ie roi de Perfe, Ia (O Pleine lune en arabe.  Contbs Arabes. 410 reine Gulnare, la reine fa mère, le roi Saleh fon frère , & les princeffes leurs parentes s entretenoient enfemble dans la chambre de la reine , la nourrice y entra avec le peut prince Beder qu'elle portoit entre fes bras. Le roi baleh fe leva auffitöt de fa place , courut au petit prince après favoir pris d'entre les bras de i nourrice dans les hens, il fe mit a le bader & a le careffer avec de grandes démonftrations de tendreffe. II fit plufieurs tours par la chambre en jouant, en le tenant en 1'air entre les mains, & tout-d'un-coup . dans le tranfport de fa joie , U s'élanca par une fenêtre qui etoit ouverte , & fe plongea dans la mer avec le prince. Le roi de Perfe qui ne s'attendoit pas a ce fpedacle, pouffa des cris épouvantables, dans la croyance qu'il ne reverroit plus le prince fon cher fils, ou s'il avoit a le revoir, quil ne le reverroit que noyé. Peu s'en fallut qu'il ne rendit 1'ame au milieu de fon amiction, de fa douleur,&defes pleurs. Sire, lui dit la reine Gulnare d'un vifage & d'un ton affure a Ie raffurer lui-même, que votre majefté ne craigne rien. Le petit prince eft mon fils, comme il eft le votre, & je ne 1'aime pas moins que vous 1'aimez : vous voyez cependant que je n'en fuis pas alarmée ; je ne le dols pas être aufli. r Dd ij  42Ó Les mille et ünè Nuits, En effet, il ne court aucun rifque, & vous verrez bientöt reparoïtre le roi. fon oncle, qui le rapportera fain & fauf. Quoiqu'il foit né de votre fartg, par 1'endroit néanmoins qu'il m'appartient, il ne laifle pas d'avoir le mëme avantage que nous, de pouvoir vivre également dans la mer & fur la terre. La reine fa mère & les princeffes fes parentes lui confirmèrent la méme chofe ; mais leurs difcours ne firent pas un grand effet pour le guérir de fa frayeur: il ne lui fut pas pcifible d'en revenir tout le tems que le prince Beder ne parut plus a fes yeux. La mer enfin fe troubla, & 1'on vit bientöt le roi Saleh qui s'en éleva avec le petit prince entre les bras, & qui, en fe foutenant en 1'air, rentra par la méme fenêtre qu'il étoit forti. Le roi de Perfe fut ravi, & dans une grande admiration de revoir le prince Beder auffi tranquille que quand il avoit ceffé de le voir. Le roi Saleh lui demanda : Sire , votre majefté n'at-elle pas eu une grande peur, quand elle m'a vu plonger dans la mer avec le prince mon neveu ? Ah, prince , reprit le roi de Perfe, je ne puis vous 1'exprimer ! je 1'ai cru perdu dès ce moment, & vous m'avez redonné la vie en me le rapportant. Sire, repartit le roi Saleh , je m'eo étois douté, mais il n'y avoit pas le  Contes Arabes. 421 • j Liot de crainte. Avant de me pion- grand roi Salomon, fils de David. IN P Lons la même chofe a 1'égard de «us les en de la mer;& en vertu de ces paioe, üs recoiventle même privilege que nou vous p,r-deflus les hommes qui demeurent fur la elle peut juger de Pavantage que le pnnce Be der aacquis par fa naiffance, du cc**e £ reine Gulnare ma fccur. Tant qui vivraK toutes les fois quil le voudra, il lui fera übro de plongerdans la mer , & de parcounr les tlL empLs qu'elle renferme dans fon fein Ïpi" ces paroles, le roi Saleh qm avoit dee rnis le petit prince Beder_entre es bras de fa nourrice, ouvrit une caiffe quil etc, Ïlé prendre dans fon palais dans e peu de tems quil avoit difparu, & qu Ü avoit apportee empUe de trois eens diamans gros comme des d'une groffeur extraordinaire , d autant de ver gis d'Leraudes de la longueur d'un demi p. g&de trente filets ou colliers de perte, ha cun de dix. Sire, dit-il au roi de Perfe e lm f-fant préfent de cette caiffe , **»  en cette foible marqué en confidération des fa veurs unguhères qu'il lui a plu de lui faire auxquelles nous ne prenons pas moins de par quelle-meme. y dufoi Te P^r eXFimer qUdIe fut h furP^ prince !>' PCtlt efoaCe' He' quo^ Fnnce s ecna-t-ü, appelez-vous une foible »arque de votre reconnoiffance, lorfque vous ne me devez rfen , un préfent d'un prix ineftimable? je vous déclare encore une fois que vous ne m'êtes redevables de rien, ni Ia reine votre mère, ni vous : je m eftime trop heureux du confentement que vous avez donné a 1'alhance que fai contraéiée avec vous. Madame d£ll a la reine Gulnare en fe tournant de fon* cote le roi votre frère me fflet dans ^n dont Je ne puis revenir ;& je Je fuppIie, Z tr0UVer ** * print , * je "e craigno,* qu'il ne s'en offensftt : priez-le ^agreer quejemedifpenfedel'accepter,  Contes Arabes. 423 Sire, repartitie roi Saleh, je ne fuis pas furpris que votre majefté trouve le prefent extraordinaire : je fais qu'on n'eft pas accoutume fur la terre a voir des pierreries de cette qua. lité,& en fi grand nombre tout a la fois.Mais fi ene favoit que je fais oh font fes, — d'ohon les tire,&quil eft en ma difpofmon d'en faire un tréfor plus riche que tout ce qu'il y en a dans fes tréfors des rois de la terre, elle s'étonneroit que nous ayons pris la haidiefle de lui faire un préfent de fi peu de chofe. Auffi nous vous fuppüons de ne le pas regar* der par cet endroit, mais par 1'amitie fincere qui nous oblige de vous 1'offrir, & de ne nous 1 donner la mortification de ne pas le recevoir de même. Des manières fi honnetes ob 1gèrent le rolde Perfe de 1'accepter, & d lm en fit de grands remerdmens , de meme qua la reine fa mère. Quelques jours après, le roi Saleh temoigna au roi de Perfe , que la reine fa mere, les princeffes fes parentes , & lui, n auroient pas u plus grand plaifir que de paffer toute leur vie'a fa cour; mais comme il j avoit longtems qu'ils étoient abfens de leur royaame & que leur préfence y étoit néceffaire , ds le prioient de' trouver bon qu'ils pn&nt co ge de lui & de la reine Gulnare. Le ^^Perfe  m Les fliieL'i £t une nuits leur marqua qu'il étoit bien fiché Ak ■ 1 , -S* F™ en fon poavoir meme civiüte, d'aller le„r rendre v»? «- -,1 n'oublierez pas ,a rein pJïf beT"P de «>ndnes de Ie fe f ? da,B 'eUr "P™™- 1. SaW fefeparale premier ; mais Ia reine fa mère & les prmcefe fnren, ob%ées f »« -penale W,difparn!Tr;ofrCrfr: « dame , enlfe regardé comme „n homm. „„ "tvouin abuferdemacrédnliré, c(:m' .r;^;fdeme?-^p-vdr-'abr mei-valles do* 'al été témoin, dennis ,„ ?7 5 X' |e ">.* fouviendrai toute ma uji *J? *cefej de bénir le ciel de ce autreptWe C P^^nt « tout ** Pedt Bed^ nourri & éievd  Contïs Araees. 42? dans le palals, fous les yeux du rol & de la reine de Perfe, qui le virent croitre & auementer en beauté avec une grande fatistaction II leur en donna beaucoup davantage a mefüre qu'il avanca en age, par fon enjouement continuel, par fes manières agréables en tout ce qu'il faifoit, & par les marqués de la jult«ffe & de la vivacité de fon efprit en tout ce qu'il difoit; cette fatisfaclion leur étoit d'autant plus fenfible, que le roi Saleh fon oncle, la reine fa grand'mère, & les princeffes fes coafines, venoient fouvent en prendre leur part. On n'eut point de peine a lui apprendre a lire & a écrire , & on lui enfeigna avec la meme mm toutes les fciences qui convenoient a un prince de fon rang. Quand le prince de Perfe eut attemt lage de quinze ans, il s'acquittoit déja de tous les exercices , infiniment avec plus d'adreffe & de bonne grace que fes maitres. Avec cela il etoit d'une fageffe & d'une prudence admirable Le roi de Perfe qui avoit reconnu en lui, prefque dès fa naiffance, ces vertus fi néceffaires a un monarque, qui l'avoit vu s'y fortifier lufqu'alors, & qui d'ailleurs s'appercevoit tous les ]ours des grandes infirmités de la vieilleffe, ne voulut pas attendre que fa mort lui donnat lieu de le rnettre en poffefiion du royaume, II neut pas  425 Les mille et une Nuits de peine è faire confentir fon confeil a ce qu'il fouhaitoit la-deffus ; & les peuples apprirent fa refolution avec d'autant plus de joie, que le pnnce Beder étoit digne de les commander, Ln effet, comme il y avoit long-tems qu'il paroiffoit en public, ils avoient eu tout le loifir de remarquer qu'il n'avoit pas cet air dédaigneux, fier & rebutant, fi familier k la plupart des autres princes, qui regardent tout ce qui eft au-deffous d'eux, avec une hauteur & un mépris infupportable. Ils favoient au contraire qu il regardoit tout le monde avec une bonté qui invitoit k s'approcher de lui; qu'il écoutoit favorablement ceux qui avoient è lui parler, quil leur répondoitavec une bienveillance qui Jui etoit particulière, & qu'il ne refufoit rien a Perfonne, pour peu que ce qu'on lui demandoit, füt jufte. Le jour de la cérémonie fut arrêté ; & Ce jour-Ia au milieu de fon confeil, qui étoit plus nombreux qu'a Pordinaire, le roi de Perfe, qui d abord s'étoit affis fur fon tróne , en defcendit, ota fa couronne de deffus fa tête, Ia mit fur celle du prince Beder; & après 1'avoir aidé a monter k fa place , il lui baifa la main pour marquer qu'il bi remettoit toute fon autorité & tout fon pouvoir, après quoi il f. mit au_ defious de lui, au rang des vifirs & des émirs.  Contës Arabes. 427 Auffitöt les vifrrs,les émirs , & tousMes lité, chacun dans fon rang. Le grand-vifir enfuite le rapport de plufieurs affaires portantes , fur lefquelles il prononca avec une fcgefle qui fit fadmiration de tout le confeil. II de Jofc enfuite plufieurs gouverneurs convamcus de malverfation , & en mit d'autres a leur pla ce avec un difcernement fi jufte & fi equ table qu'il s'attira les acclamations de tout e monde , dautant plus honorables que la flat "ie n'avoit aucune pan, üfomt^ du confeil; & accompagné duro. fon pere ƒ aüa è Appartement de la rexue Gulnare. La reine ne le vit pas plutót avec la couronne fur la S» quelle courut a lui & Pembrafla avec beaucoup de tendrefie , en lui fouhaitant un règne de longue durée. La première année de fon regne, le roi Beder s'acquitta de toutes les fonctions royales avec une grande afliduité. Sur toutes chofes il prit un grand foin de s'infiruire de 1 etatdes affaires , * de tout ce qui pouvoit eontribuet l la félicité de fes fujets, L'annee fmvante, après qu'il eut laififé 1'adminiftration des affaires a fon confeil, fous le bon plaifir te landen roi fon père, Ufortit de la capitale fous  428 Les mille et une Nuits prétexte de prendre le divortiflement de L chaff^nuuscetoit pour parcourir toutes les provnces du royaume, afin dy corriger les abus detabltrle bon ordre & ,a difcipli„e par_tout; l envr;" PnnCeS **** ^ envxe de nen entreprendre contre la süreté & Ia tranquillité de fes état. c c -c fur les frontières ' " & ^ ™ entlnee/aI1Ut * ^ de t6mS <*- année fi Xe VV-T P°Ur CXéCUterun deffLi de ^ "Lerr^-rle roifon père ^ m Iade fi dangereufement, que d'abord il connut lm qrfa n,en rdèverok n e anX ' T m°ment de fa vie avec une g«nde tranqudhté; & l>umque foin fut de recommander aux miniftres & aux fei, gneursdela cour du roi fon fils, de perfifter dans Ia fidélité qu'ils lui avoient jurée, "7 en eut pas un qui n'en renouvellSt le fer ment avec autant de bonne volonté que Ia pre^re fois. II mourut enfin avec un regret tZ ''ff ^der & de la reine Gulnare, qui firent porter fon corps dans un fuperbe maufolee avec une pompe proportionnée a fa le^T6^ fUnéraÜleS furent acI^> le roi Beder n eut pas de peine a fuivre Ia coi>  Contis Arabes. 429 tume en Perfe de pleurer les morts un mois entier , & de ne voir perfonne tout ce temslè II eut pleuré fon père toute fa vie, s'il eut écouté Pexcès de fon affiiftion, & s'il eüt été permis k un grand roi de s'y abandonner tout entier. Dans cet intervalle , la reine , mère de la reine Gulnare, & le roi Saleh avec les princeffes leurs parentes , arrivèrent, & pnrent une grande part a leur afnidion avant de leur parler de fe confoler. Quand le mois fut écoulé, le roi ne put le difpenfer de donner entrée k fon grand-vifir & a tous les feigneurs de fa cour, qui le fuppherent de quitter 1'habit de deuil, de fe faire voir a fes fujets , & de reprendre le foin des affaires comme auparavant. II témoigna d'abord une fi grande répugnance a les écouter, que le grand-vifir fut obligé de prendre la parole, & de lui dire : Sire , il n'eft pas befoin de repréfenter a votre majefté qu'il n'appartient qu'a des femmes de s'opiniatrer a demeurer dans un deuil perpétuel. Nous ne doutons pas qu'elle n'en foit très-perfuadée , & que ce n'eft pas fon intention de fuivre leur exemple. Nos larmes ni les vötres ne font pas capables de redonner la vie au roi votre père , quand nous ne cefferions de pleurer toute notre vie. II a fubi la loi commune k tous les hommes, qui  430 Les mille et une Nüits lesfoumet au tribut indifpenfable de la mom Nous ne pouvons cependant dire abfolurnefit quüfozt mort puifque nous le revoyons en votre facree perfonne. Il n'a pas doute' luirneme en mourant qu'il ne dut revivre en vous , cefta votre majefté a faire voir qu'il ne seft pas trompé. Le roi Beder ne put réfifter è des inftancës h prefTantes : il quitta 1'habit de deuil dès ce moment; & après qu'il eut repris 1'habillement & les ornemens royaux, il commenca de pourvoir aux befoins de fon royaume & de fes fujets, avec la méme attention qu'avant la mort du roi fon père. Il s'en acquitta avec une aPprobation umverfelle; & comme il e'toit exaft a maimenir 1'obfervation des ordonnances de les predécetfeurs, Ies peuples ne s'appercurent pas d avoir changé de maïtre. Le roi Saleh qui étoit retourné dans fes états de Ia mer avec Ia reine fa mère & les princefle des qu'il eut vu que le roi Beder avoit repris Ie gouvernement , revint feul au bout «un an ^ roi Beder & Ia reine Gulnare furent ravis de Ie revoir. Un foir au fortir de table après qu'on eut deffervi & qu'on les Zfes ' S'entretinrent de Pikeurs Infenublement le roi Saleh tomba fur les  Contes Arabes. 43* auprès dB rois fa voifins, mais meme )ufqu aux o almes fa pius èioignés. Le ro, Bede^u J pouvoit entendre parler de fa perfonne h avantageufemen. , & ne voulott pas auffi p LmeLe impofer Mence au <°' A» Wutre cöté & nt femblant de dor tourna de 1 autre cote ^ mir , en appuyant la tete iu étoit derrière lui. Des louanges qui ne regardoient que la conX! merveiU * 1'efpnt fupér.ur en toutes chofes du roi Beder, le roi Saleh paft a Telles du corps , ft ü eni paria conj^ un prodige qui n avoit rien de femblable, fiu a terre ni dans tous les royaumes de deffous les 2^ delamer,dontileütconnoiffance Ma faur,s'écria-t-il tout d'un coup , tel qu il eft fait, & tel que vous le voyez vous-même ]e m'étoune que vous n'ayez pas encore fonge a le marier. Si je ne me trompe, cependant ft eft dans fa vingtième année; & è cet age il nel pas permis lun prince comme lui detre fans femme. Je veux y penfer moi-meme, puifque vous n'y penfez pas, & lui donner pour epoufo une princeffe de nos royaumes qui foit digne de lui.  432 Les mille et une Nuits Mon frère, reprit la reine Gulnare, vous me faites fouvenir d'une chofe dont je vous avoue que je n'ai pas eu la moindre penfée jufqu'a préfent. Comme il n'a pas encore témoigné qu'il eut aucun penchant pour le mariage, jg n'y avois pas fait attention moi-méme, & je fuis bien-aife que vous vous foyez avifé 'de m'en parler, Comme j'approuve fort de lui donner une de nos princeffes, je vous prie de m'en donner quelqu'une , mais fi belle & fi accompiie , que le roi mon fils foit forcé de 1'aimer. J'en fais une, repartit le roi Saleh , en parlant bas; mais avant de vous dire qui elle eft, je vous prie de voir fi ie roi mon neveu dort, je vous dirai pourquoi il eft bon que nous premons cette pre'caution. La reine Gulnare fe retourna; & comme elle vit Beder dans la fituation oü il étoit, elle ne douta nullement qu'il ne dórmit profondémcnt. Le roi Eeder cependant, bien loin de dormir, redoubla fon attention pour ne rien perdre de ce que ie ro fon oncle avoit a dire avec tant de fecret. II n'eft pas befoin que vous vous contraigniez, dit la reine au roi fon frère, vous pouvez parler librement fans craindre d'être entendu. U n'eft pas a propos, reprit le roi Saleh , que le roi mon neyeu ait fitöt eonnoiffance de ce que  Contes Arabes, 433 que j'ai ï vous dire. L'amour , comme vous ie favez i fe prerid quelquefois par 1'oreille , & ii n'eft pas néceflaire qu'il aime de cette manière celle que j'ai a vous nommer. Eh effet, je vois de grandes difficultés è furmonter , nor; pas dü cöté de la princeffe , comme je 1'efpère, mais dü cöté dü roi fon père. Je n'ai qüa vous nommer la princeffe (rj Giauhare & le roi de Samandal. Que dites-vous , mon frère , repartit la reine Gulnare, la princeffe Giauhare n'eft-elle pas encore mariée ? Je nie fouviens de 1'avoir vue peu de tems avant que je me féparaffe ü'avec vous, elle avoit environ dix-hult mois, & dès-lors elle étoit d'une beauté furprenante. II faut qu'elle foit aujourd'hui la merveiile du monde, fi fa beauté a toujours augmenté depuis ce temsla. Lé peu d'üge qu'elle a plus que le roi mon fils, ne doit pas nous empécher de faire nos efforts pour lui procurer un parti fi avantageux. II ne s'agit que de favoir les difficultés que vous y tróuveZ, & de les furmonter. Ma fccur, répliqua le roi Saleh, c'eft que lé roi de Samandal eft d'un vanité fi infupportable, qu'il fe regarde aü-deffus de tous les autres rois, & qu il y a peu d'apparence de pouvoir entrer en traité avec lui fur cette alhance. (1) Giauhare , en arabe, figmfie pierre précieufe. Tome IX, E e  434 Les mille et une Nüits Jiraï mol-méme néanmoins lui faire Ia demande de la princeffe fa fille ; & s'il nous refufe, nous nous adrelferons ailleurs ou nous ferons écoutes plus favorablement. C'eft pour cela, comme vous le voyez, ajouta-t-iJ, qu'il eft bon que Je roi mon neveu ne fache rien de notre deffein, que nous ne foyons certains du confentement du roi de Samandal , de crainte que lamour de la princeffe Giauhare ne s'empare oe fon cceur, & que „ous ne puiffions réuffir a Ia lui obtenir. Ils s'entretinrent encore quelque tems fur le même fujet; & avant de fe féparer, fts convinrent que le roi Saleh retournero* mceffamment dans fon royaume, & feroit la demande dela princeffe Giauhare au roi de samandal pour Ie roi de Perfe. La reine Gulnare & le roi Saleh qui croyoient que le roi Beder dormoit véritablement, 1'éveillèrent quand ils voulurent fe retirer; & le roi Beder réuflit fort bien a faire femblant de fe réveilier, comme s'il eüt dormi d'un profond lommen. II étoit vrai cependant qu'il n'avoit pas perdu un mot de leur entretien, & que le portrait qu'ils avoient fait dc la princeffe Giauhare , avoit enflammé fon cceur d'une paflion qm lm étoit toute nouvelle. II fe forma une idee de fa beauté, fi avantageufe, que le défir de. la polféder lui fit paffer toute la nuit dans  CöNfEs' ArabeS» \3f, des Inquiétudes qui ne lui permirent pas de fermer 1'ceil un moment, Le lendemain le roi Saleh voulut prendre congé de la reine Gulnare & du roi fon neveu» Le jeune roi de Perfe qüi favoit bien que le roï fon oncle ne vouloit partir fitöt que pour aller travailler a fon bonheur , fans perdre de tems , ne laiffa pas de changer de couleur a ce difcours. Sa paffion étoit déja fi forte , qu'elle ne lui permettoit pas de demeurer fans voir 1'objet qui la caufoit, auffi long - tems qu'il jugeoit qu'il en mettroit a traiter de fon mariage. II prit la réfolution de le prier de vouloir bien Pemmener avec lui; mais comme il ne vouloit pas que la reine fa mère en sut rien, afin d'avoir occafion de lui en parler en particulier, il 1'engagea a demeurer encore ce jour-la pour être d'une partie de chaffe avec lui le jour fuivant, réfolu de profiter de cette occafion pour lui déclarer fon deffein. La partie de chaffe fe fit, & le roi Beder fe trouva feul plufieurs fois avec fon oncle ; mais il n'eut pas la hardieffe d'ouvrir la bouche pour lui dire un mot de ce qu'il avoit projeté. Au plus fort de la chaffe, que le roi Saleh s'étoit féparé d'avec lui, & qu'aucun de fes officiers ni de fes gens n'étoit refté prés de lui, il mit pié a terre prés d'un ruiffeau; Sc E e ij  436" Les wille et une Nu*ts, après qu'il eut attaché fon cheval ft uJarbre, qutfaffottun très-bel ombrage le long du ruit feau avec plufieurs autres qui Ie bordoient, il fe cou.fa f demi fur Ie ga20n3&donna;n cours libre a fes larmes 4 qui coulèrent en abondance , accompagnées de foupirs & de fanglots. II demeura ong-tems dans cet état, abimé dans fes penfees, fans proférer une feule pa- Le roi Saleh cependant qui ne vit plus le roi fon neveu, fut dans une grande peine de Wou il etoit,&ilne trouvoit perfonne qui lui en donnar des nouvelles. II fe fépara davec les autres chaffeurs; & en le cherchant Jlappergutde loin. Il avoit remarqué dès Ie ]our précédent, & encore plus clairement le «»me jour , qu'il n'avoit pas Pon enjouement ordinaire, qu'il étoit réveur contre fa coutume ft qu'il n'étoit pas prompt a répondre aux demandes qu'on lui faifoit; ou s'il y répondoit qu'il ne le faifoit pas ü propos. Mais il n'avoit pas eu le moindre foupcon de la caufe de ce changement. Dès qu'il fe vit dans la fituation ou il étoit, il ne douta pas qu'il n'eut entendu Pentretien qu'il avoit eu avec la reine Gulnare & qu'il ne fut amoureux. II mit pié a terre' affez loin de lui ; après qu'il eut attaché fon cheval a un arbre, il prit un d dtf  'Cöntes Arabes. ?37 & s'en approcha fans faire de bruit fi prés. qu'il lui entendit prononcer ces paroles. Aimable princeffe du royaume de Samandal , s'écrioit-il, on ne m'a fait fans doute qu une foible ébauche de votre incomparable beauté. Je vous tiens encore plus belle , préférablement a toutes les princeffes du monde, que le foleil n'eft beau préférablement a la lune, & a tous les autres enfemble. J'irois dès ce moment vous offrir mon cceur s fi je favois oü vous trouver : il vous aPPartient,& jamais princeffe ne le poffédera que vous. Le roi Saleh n'en voulut pas entendre davantage ; il s'avanSa,& enfefaifant voir au roi Beder : A ce que je vois, mon neveu lui dit-il vous avez entendu ce que nous diüons avant-hier de la princeffe Giauhare, la reine votre mère & moi. Ce n'étoit pas notre intention, & nous avons cru que vous dormiez. Mon cher oncle , reprit le roi Beder, je n'en ai pas perdu uneparole, & j'en ai éprouvé 1 effet que vous aviez prévu & que vous n avez pu éviter. Je vous avois retenu exprès, dans le deffein de vous parler de mon amour avant votre départ; mais la honte de vous faire un aveu de ma foibleffe, fi c'en eft une d'aimer une princeffe fi digne d'être aimée , m'a ferme ia bouche. Je vous fupplie donc, par 1'amitie que Ee uj  Ï5-S Lis «réi, |, NurT! il lui *oi J r , 1 reP'ékm' «mbien «»» Wil deroando.t; qu'il ne , , , fins 1'emmener avec Ini-, «tob . Öe3Ute' * co"tre fon inten. ÏÏ' q 3VOlt amene' fans ^ pu s'en dé f-dre & ^ ^ ^ J - ƒ lui procurer en mariage. Quoique le roi Saleh, a proprement narW fut innocent de b ««n; / • Pat-'er, cent ae la paffion du roi de Perfe h reine néanmoins lui fut for* mo - ~ ' ' , 1UÏ tort mauvais eré d'a «vee peu de precaution. Votre imprudenee f0'"' ^O'nable, lui dit-elle ; elde" e2  C o n t e s Arabes. 44* vous eft fi connu, aura plus de confidération pour vous que pour tant d'autres rois a qui ft a refufé fa fille avec un mépris fi éclatant? Voulez-vousqüilvous renvoye avec la même confufion ? Madame , reprit le roi Saleh , je vous at déja marqué que c'eft contre mon intention que le roi mon neveu a entendu ce que j'ai raconte de la beauté de la princeffe Giauhare a la princeffe ma fceur. La faute eft fake , & nous deyons fonger qu'il 1'aime trés - pafl.onnément , & qu'il mourra d'affliaion & de douleur fi nous ne la lui obtenons , en quelque manière que^ce foit. Je ne dois y rien oublier , pmfque c eit moi, quoique innocemment, qui ai faitle mal, 8c j'employerai tout ce qui eft en mon pouvoir pour y apporter le remède. J'efpère madame , que vous approuverez ma réfolution d'aller trouver moi-même le roi de Samandal, avec un riche préfent de pierreries , 8c lui demander la princeffe fa fille pour le roi de Perfe votre petit-fils. J'ai quelque confiance quil ne me refufera pas , & qu'il agréera de s'allier avec un des plus puiffans monarques de la terre, II eut été a fouhaiter , reprit la reine, que nous n'euffions pas été dans la néceffité de faire cette demande, dont U n'eft pas sur que nous  &2 Les mille et une Nuits, avons un fuccès auffi heureux que nous le fouhalte„ons ; mais comme il s'agit du repos & de la fatisfaction du roi mon petit-fils jV donne mon confentement: fur toutes chofes puifque vous connoiffez Phumeur du roi dé Samandal, prenez garde, je vous en fupplie, de lui parler avec tous les égards qui lui font dus, & d'une manière fi obligeante , qu'il ne sen offenfe pas. La reine prépara le préfent elle-même, & le compofa de diamans , de rubis , d'éméraudes , & de files de perles , & les mit dans une caffette tort nche & fort propre. Le lendemain Ie roi Saleh pnt congé d'eile & du roi de Perfe, & partit avec une troupe choifie & peu nombreufe de fes officiers & de fes gens. II arriva bientöt au royaume , è la capitale , & au palais du roi de Samandal; & le roi de Samandal ne difPera pas de lui donner audience, dès qu'il eut appris fon arrivée. II fe leva de fon tróne dès qu'il le vit paroïtre , & le roi Saleh qui voulut bien oublier ce qu'il étoit pour quelques momens, fe profterna a fes piés, en lui louhaitant 1'accompliffement de tout ce qu'il pouvoit défirer. Le roi de Samandal fe baifla auffitöt pour le faire relever , & après qu'il lui eut fait prendre place auprès de lui, il lui dit qu'il étoit le bien-venu, & lui demanda  Contes Arabes. 443 K y avoit quelque chofe qu'il put faire pour refpL a un prince des plus puiffans quil y 7 i monde \ & parfavaleur,iene «-^^fal^ i votre majefté combien je 1'hohore. Si elle elle connoitroit la grande vénération dont1 eft rempli pour elle , & le défir ardent que , at 1>agréer' „rit le roi de Samandal , vous Prince , reprit le roi uc ,r, nréfent de cette conhueia- lee \ me faire. Si c'eft quelque chofe qm grind plaifir de vous .accorder. P»«. , * dites-moi librement enquot ,e pms voas ooh % eft vrai, f.re, repartitie roi Saleb que j'ai une grlce a demander 4 votre majeftc , Sc e me gurderois bien de la lui demander s. rf4toitenfonpouvoirdemelafaue.LaChofe  444 Les Mixt* et une KülftS donc avec toutes les inftances poffibles , & je h %phedenemela pas refufer'si cela ft . fi "Pltqua e ro.de Samandal, vous n'avez qu'a - pprendre ce que c'eft , & vous ^ quelle mamère Je fais ob]iger quand „ Ske , lui dit alors Ie roi Saleh , après ia conhance que votre majefté veut bien que je prenne fur fa bonne volonté, je ne difiLleT PaS ?aVantaSe je viens la fupplier de nous honorer de fon alliance , par le mamge de la princeffe Giauhare, fon honorable Wie , Sc de fortifier par-la la bonne intelli- temT deUX r°yaUmeS depuis fi Io"S- A ce difcours , le roi de Samandal fit de grands éplats de rire, en fe lahfant aller è la renverfe fur le couftin oü il avoit le dos appuye , & d'une manière injurieufe au roi Sa leh : R01 Saleh , lui dit-il d'un air de mépris ie «étois imaginé que vous étiez un prince d'un bon fens, fage & avifé; & votl, difcours au contraire me fait connoitre CQmbien f & tromp.. Dxtes-moi, je vous prie, oü étoit votre efpnt quand vous VQUS ^ formé ^ ^ «acre auffi grande que celle dont vous venez  Contes Ababè5> 445* 3e me parler? Avez-vous bien pu conceyoir feulement la penfée d'afpirer au manage a une Princeffe fille d'un roi auffi grand & auffi puiffant que je le fuis ? Vous deviez mieux conhdérer auparavant la grande diftance qu'il y a de vous a moi , & ne pas venir perdre en un moment 1'eftime que je faifois de votre perfonne. Le roi Saleh fut extrêmement offenfe dune réponfe fi outrageante , & il eut bien de la peine a retenir fon jufte reffentiment : Que dieu , fire , reprit-a avec toute la modération pofuble , récompenfe votre majefté comme elle le mérite ; elle voudra bien que j'aye 1'honneur de lui dire que je ne demande pas la princefle fa fille en mariage pour moi. Quand cela feroit, bien loin que votre majefté düt s'en offenfer , ou la princefle elle-même , je croirois faire beaucoup d'honneur è 1'un & a 1'autre. Votre majefté fait bien que je fuis un des rois de la roer, comme elle; que les rois mes prédeceffeurs ne cédent en rien par leur anciennete a aucune des autres families royales, & que le royaume que je tiens d'eux, n'eft pas moins floriflant ni moins puiffant que de leur tems. Si elle ne m'eüt pas interrompu, elle eut bientöt compris que la grace que je lui demande, ne me regarde pas, mais le jeune roi de Perte,  446* Les mille et une Nuit*' mon neveu, dont la puiiTance & la grandeur, non plus que les qualités perfonnelles, ne doivent pas lui etre inconnues. Tout le monde reconnoit que la princefle Giauhare eft la plus belle perfonne qu'il y ait fous les cieux; mais il n'eft pas moins vrai que le jeune roi de Perfe eft le prince le mieux fait & le plus accompli qu'il y ait fur la terre & dans tous les royaumes de la mer, & les avis ne font point partagés la-deffus. Ainfi, comme la grace que je demande , ne peut tourner qu'a une grande gloire pour elle & pour la princeffe Giauhare, elle ne doit pas douter que le confentement qu'elle donnera a une alliance fi proportionnée , ne foit fuivi d'une approbation univerfelle. La' princeffe eft digne du roi de Perfe, & le roi de Perfe n'eft pas moins digne d'elle. II n'y a ni roi ni prince au monde qui puiffe le lui difputer. Le roi de Samandal n'eut pas donné le loifïr au roi Saleh de lui parler fi long-tems, fi 1'emportement oü il le mit, lui en eüt laiffe' la hberté. II fut encore du tems fans prendre la parole, après qu'il eut ceflë, tant il étoit hors de lui-méme. II éclata enfin par des injures atroces & indignes d'un grand roi. Chien, s'écna-t-il, tu ofes me tenir ce difcours, & proferer feulement le nom de ma fille devant moi >  Co nt es Arabes. 44? penfes-tu que le fils de ta fceur Gulnare puiffe entrer en comparaifon avec ma fille? Qm es-tu, toi? qui étoit ton père? qui eft ta fceur? & qui eft 'tou neveu ? Son père n'étoit-il pas un chien, & fils de chien comme toi?"Qu'on arrete lmfolent, & qu'on lui coupe le cou. Les officiers en petit nombre qm étoient autour du roi de Samandal, fe mirent auffitöt en devoir d'obéir; mais comme le roi Saleh étoit dans la force de fon age , léger & difpos, il s'échappa avant qu'ils euffent tiré le fabre, &il gagnala porte du palais ou d trouva mille hommes de fes parens & de fa maifon, bien armés & bien équipes , qui ne feifoient que d'arriver. La reine fa mère avoit fait reflexion fur le peu de monde qu'il avoit pris avec lui; & comme elle avoit préflenti la mauvaife réception que le roi de Samandal pouvoit lui faire elle les avoit envoyés, & priés de faire grande diligence. Ceux de fes parens qui fe trouverent è la tête, fe furent bon gré d'être arrivés fi a propos, quand ils le virent venir avec fes gens qui le fuivoient dans un grand défordre , & qu on le pourfuivoit. Sire, s'écrièrent-ils au moment qu'il les joignoit, de quoi s'agit-il ? Nous voici prêts ï vous venger , vous n'avez qu'a commander. Le roi Saleh leur raconta la chofe en peu  '448 Les mille ét une Nüits3 de mots , fe mit è Ia tête d'une groffe troupe, pendant que les autres reftórent a la porte dont Jls fe Oufirènt, & retourna fur fes pa, Comme le peu d omciers & de gardes qui 1'avoient pourW, setoient dfflïpés, il rentra dans Pappartement du roi de Samandal, qui fut d'abord abandonne des autres, & arrêté en méme-tems. Le ro, Saleh laiffa du monde fuffifamment au^ pres de lui pour de & & fl alla d appartement en appartement, en cherchant celui de la prineëffe Giauhare. Mais au premier bruit, cette princeffe s'étoit élancée » ia iurface de la mer, avec les femmes qui setoient trouvées auprès d'elle, & s'étoit fau^ vee dans une ile déferte. Comme ces chofes fe paffoient au palais du xoi de Samandal, des gens du roi Saleh qui avoient pris la fuite dès les premières menaces de ce roi, mireht la reine fa mère dans une grande alarme en lui annoncant le danger oü ils 1'avoient laifle. Le jeune roi Beder qui étoit préfent a leur arrivée, en fut d'autant plus alarmé, qu'il fe fegarda comme la première caufe de tout le mal qui en pouvoit arriven II ne fe fentit pas affez de courage pour foutenir la préfence de la reine fa grand-mère, après le danger oü étoit le roi Saleh a fon occafion. Pendant qu'il la vit occupée a donner les  Cöntes A 8 a S È s. 449 fej btdrcs qu elle jugea néceffaires dans cette •cönjonduré , il s'élanca au fond de la merj Sc comnie il rte favoit qüel chemin prendre pour tetourner au royaume de Perfe, il fe faüVa dan* la même ile oü la princeffe Giauhare retort fauvée; Comme ce prince étoit hors de lut-rrième, il alla s'affeoir au pié d'un grand arbre qui étoit environné de plufieurs autres. Dans le tems quil reprenoit fes efprits , il entehdit que Pon parloit , il prêta auffitöt i'óreille ; mais comme il étoit un peu trop éloigné pour rien corriprértdre de ce que 1'ön difoit, il fe leva, & en s avancant, fans faire de bruit, du cöté d'oü venoit le ion des paroles, il appercut entre des feuiilages une beauté dont il fut éblouu Sans doute , dit-il en lui-même en s'arrêtant, &en la confidérant avec admiration, que c'eft la princeiTe Giauhare, que la frayeur a peut-être obligee d'abandoriner le palais du roi fon père: fi ce n'eft pas elle , elle ne mérite pas moins que je 1'aime de toute mon ame. II ne s'arrêta pas davantage , il fe fit voir ; Sc en approchant de la princeffe avec une profonde révérences Madame, lui dit-il, je ne puis aflet remercier le ciel de la faveur qu'il me fait aujourd'hui d'offrir a mes yeux ce qu'il voit de plus beau: il ne pouvoit m'arriver un plus grand bonheut, Tornt IX, F£  4J© Les mille et une Nuits que foccafion de vous faire offre de mes t, èshumbles fervices. Je vous fupplie, madame, de 1 accepter : une perfonne comme vous ne fé trouve pas dans cette folitude fans avoir befoin ce lecours. U eft vrai , feigneur f reprit h Giauhare a un air fort trifte, qu'il eft très. extraordinaire a une dame de mon rang de fe trouver dans 1'état oü je fuis. Je fuis princeffe, fille du roi de Samandal, & je m'appelle Giauhare. J'étois tranquillementdans fon palais dans mon appartement, Iorfque tout-a-coup j'ai entendu un bruit effroyable. On eft venu m'annoncer auffitöt que le roi Saleh , je ne fais pour quel fujet, avoit forcé le palais, & s'étoit faifi ^ fo„ bonheur; B avanca la maan, & F*"»"* aelaprlneen-e.Bfebalffapourlabarferp^ , refpecl La princene ne lui emdonna s le tems. TeWruire , lui dit-elle en le, ref,° . & en lui cruehant au vifage faure deau, i* <' eut prononcé ces paroles , le roi b changé en oifeau de cette forme , avec autant de mortification que d'étonnemen, Prene^ dit-elle auffitöt a une de fes femmes, & portez Je dans Pile sèche. Cette ile n'étoit qu un «o cher affreux oü il n'y avoit pas une gou^u La femme prit foifeau, 6c en executant 101 dre de la princeffe Giauhare, elle eut compafLdelaLftinéeduroiEeder.Cefero.tdo- tge, dit-elle en elle-même, qu'un prince f digne de vivre, mourht de faim & de foif. La princeffe fi bonne & fi douce , fe repentira peutLe elle-même d'un ordre fi crue quand elle fera revenue de fa grande colère vaut mieux oue ie le porte dans un h>U ou it. punTe mouTdfa belle mort. Elle le porta dans une ile.  4Tf Les mieee et une Nuits bien peuplée, & elle Ie laiffa dans une campa, gne res-agreable, plantée de toute forte d>L bresfrmt.ers.ftarrofte de plufieurs ruiffeaux% Revenonsauroi Saleh. Après quil e«t cher, £t titT%,a princefre Giauh-^qu'n eut fan: chercher par tout le palais fans la trouver, u fit enfermer le roi de Samandal dans fon propre palais fous bonne garde;& quand 1 eut donne les ordres néceffaires pour le gouvernement du royaume a fon abfence, il vint - r co a a reinefamère d; t quil venQit de fatre. Il demanda oü étoit Ie ildTf 6VeTen aTVant' & U 3PPrit avec ™> grande furpnfe & beaucoup de chagrin quil ^ °° 6ft VCnU nOUS Wrendre,lui d la reme,le grand danger oü vous étiez au Hais du roi de Samandal, & pendant que je donnojs des ordres pour vous envoyer d'autres lecoUrs pow yous n a - quxl ait été épouvanté d'apprendre que vous etleZ en danger, & qu.ü n>ai ^ quil f„t en süreté ayec nous. Cette nouvelle affligea extrêmement Ie roi Saleh qm fe repentit alors de Ia trop grande facthte quil avoit eue de condefcendre au dei rLTc^'r^ e" -P-avant l Ï , W Gulnare. II envoya après lui de tous les ™*« ^«ues diligen.es quil pfitfcire,  Conté» AR*»*8- on ne lui en apporta aucune nouvelle ; & au lieu de Ta joie ,u,i s'étoit dép faite d'avorr fi te ouvrage, la douleur qu'il eu. de^ cet rncrdent rifiante En attendanr qu'il appm de fes nou ' el bonnes „u nrauvaifes 11 laiffa fon ^ & alla gouverner celui üu 101 u ! iim de faire garder avec beaucoup quil contmua de taire g düs de vigilance, quoiquavec tous les eg a fon caraftère. k ; Le meme jour ^ Samandaf, la pour retourner au royaume u Line Gulnare, mère du roi Beder , arriva cta la reine fa mère. Cette princeffie ne sp» étonnée de n'avoir pas vu revenir le roi fon fi sle jour de fon départ. Elle s'étoit imagmee quefardeurdelachaife^comme cela lui etort livé quelquefois, favoit emporté plus lom qu'il ne\ 1'étoit propofé. Mais quand elle v qu'U "étoit pas revenu le lendemain m le Lr d'après elle en fut dans une alarme dont 1 pour lui. Cette alarme fut beaucoup plus gran de, quand elle eut appris des officiers qui la vo ent accompagné , & qui avoient ete obl ges de revenir après 1'avoir ctahé long-te-s lui  4# Les mills et une Nuits- & Ie roi Saleh fQn oncle fan, uc • ' qu'il failoit qu?il 1^1 \ " ^ sas £r-"^x avoir die al-otr p^r.onne, & apres le elle V f T " ^'^ V°U,oit cbirc fu é 0irPl°nge'e ^ 13 merP- se™ ^ 16 f°UP?0n ^ avoit que le roi W^uvou avoir emmené Ie J de ^ f aV6C un ^nd plaifir, fi dès ^ q- lavon amenée. Ma fille, lui dit-elle £ "ft pas pour me voir qus J e. 1° - en appercojs W Vous der des nouvelles du rfti votre fils; ■ avois eu une grande joie de le vc-nj  Cöntes Arabes. tyi fcfiver'avec le roi fon oncle; mais je n'eus pas plutót appris quil étoit parti fans vous en avoir parlé, que je pris part a la peine que vous enfouffririez. Elle lui fat enfuite le remt du zèle avec lequel le roi Saleh étoit alle faire lui-même la demande de la princeffe Giauhare ft de ce qui en étoit arrivé , jufqu'a ce que le roi Beder avoit difparu. J'ai envoyé du monde après lui , ajouta-t-elle , & le roi mon fils, qm ne fait que de repartir pour aller gouverner le royaume de Samandal, a fait auffi fes aihgenee. de fon cöté: ca été fans fuccès , jufqu a préfent-, mais il faut efpérer que nous le leverton* lorfque nous ne 1'attendrons pas. ^ La défolóe Gulnare ne fe paya pas aabord de cette efpérance j elle regarda le roi fon cher fils comme perdu, & elle pleura amèrement, ,n mettant toute la faute fur le roi fon frere. Ea reine fa mère lui fit confidérer la neceffite au'il V avoit qu'elle fit des efforts pour ne pas fuccomber è fa douleur. II eft vrai, lui dit-elle , que le roi votre frère ne devoit pas vous parler de ce mariage avec fi peu de précaution m_ eonfentir jamais k amener le roi mon petit-hls, fans vous en avertir auparavant. Mais comme U n'y a pas de eertitude que le roi de Perte foit pérj abfolument, vous ne devez rien negliger pour lui conferyer fon royaume, Nepeaje*  4X8 Les miêee et une fM.tïj donc pas de tems, retourne? h ™* ' • , votre préfence v Ifl T- ' CapitaIe» fera Z Z 7 f ne^e; & ij ne yous lZtZfn ^ t6nIr t0UtCS ch^s dans nous voir. ^"-^ de ve»ir II ne falloit pas moins qu une raifon auffi f e que celle la3pour ob%er Ja ^ * mre desy rendre.- elle prit congé de la reine la mere, & ellp f,,*- A~ capitale de Pe L avan T f ^ * * qneüe.en etott abfentée. Elle dépéchaauffitot des gens pour rappeler les officiers qu elle ! ' renv°>es a la quéte du roi fon fils & Z2 bl£nt0t- El1* ^ fit auffi répandrele tes ch7 Te k Vi,Ie' * Cüe «°uverna touTil r C°nCert aV6C Ie Premier le roiCR 7 5 3VeC ^ même tran^é que fi ie rQI Beder eüt été préfent. Pour revenir au roi Beder , que la femme dans r/nnC GlaUhare 3VOit P°rté & ^ilfé oan, le comm£ nous ^ ^ q* fut dans un grand étonnement quand il fe v!tfe.l&fousIaformed,un oifeaJTlsJ ^ dmutant plus malheureux dans cet état , q" mondT quelle partie du ™nde le royaume de Perfe étoit fitul Quand  Contes Arabes. 40 il 1'eut fu, & qu'U eut affez connu la force de fesailes pour hafarder a traverfer tant de mers, & a s'y rendre , qu'eüt-il gagné autre chole , que de fe trouver dans la même peine & dans la même difficulté oü il étoit , d'être connu non pas pour roi de Perfe , mais même pour un homme ? II fut contrahit de demeurer ou il étoit, de vivre de la même nourriture que les oifeaux de fon efpèce, & de paffer la nuit fur un arbre. c Au bout de quelques jours, un payfan ioit adroit a prendre des oifeaux aux filets, arriva è 1'endroit oü il étoit, & eut une grande joie quand il eut apper9u un fi bel oifeau d une efpèce qui lui étoit inconnue, quoiqu il y eut üe longue» années qu'il chaffoit aux filets, i employa toute 1'adreffe dont il étoit capabie , & il prit fi bien fes mefures qu'il prit lorfeau : ravi d'une fi bonne capture , qui felon 1'eiW qu'il en fit, devoit lui valoir plus que beaucoup d'autres oifeaux enfemble de ceux quil prenoit ordinairement , a caufe de la rarete , •He mit dans une cage & le portaal» ville. Dès qu'il fut arrivé au marché, un bourgeois 1'arrêta , & lui demanda combien il vouloit vendre l'oifeau. Au lieu de répondre a cette demande , le payfan demanda au bourgeois I fon tour , ce  ï&> Les MittE et une Nuits ïu'il en pre.endoi, faire quand i! Pauroi,'acherf. Bon-hornme repri, ,e bourgeois, ,Ue veJ. » que ,'en fafli, ü je ne le fais rdrir pour u n-anger > Sur ce pie-la, reparrir Ie pav „' v0 ! acberé li vous LÏn'av donne la morndre pièce d'argent. Je V^Z hen davantage, & ce ne feroit pas p„„r "óus , nd v„us m.en domerle2 m/ £P ons nob „' ' deP"iS "= « -nenl^:;na;PaSenCOre™"°P-iI.Jevaisen fane un prefen, au roi, il en connoïtra mieux ie que vous. Au lieu de s'arrêter au marché , fe p.vfaB aMa au palais oü il s'arrér, A l P } du roi r * ■ > • deVant 1 aPPartement 1Q1- Le roi pres d une fenêtre d'oü il 2Lz:?psrgu le beI <**»J*w* ter L'offi eUnUqUCS 3VeC °rdre de Je ]ui acte, om^en -r T"^^1^ d—da combten ü vouloit ,e yendre_ f majefté, reprit fe payfan , fe la W  CONTES AUBES. 46f Le roi qui étoit prés de monter a cheval O0ur aller a la chaffe, & qui n'avou pas eu le Cs d bien voir l'oifeau, fele nt apportet S qu'il fut de retour, officier apporta ca,e &afin de le mieux confiderer le rol cage , oc • f ifeau fur fa main. 1'ouvnt lui-meme, cc prrc _ En le regardant avec grande admuation, ü demanda a 1'officier s'il l'avoit vu manger. Sire "prit 1'officier , votre majefté peut voir que le vafe de fa mangeaille eft encore plein , & ie n'ai pas remarqué qu'il J ait touche Le lol elk qu'il falloit luien donner de plufieurs fortes , afin qu'il choisït celle qui lui con- Vltnton avoit déja mis la table, on fervit dans le tems que le roi prefcrivit cet ordre ; dès qu'on eut pofé les plats 1 oifeau baüt desailes,s'échappadela mam du fur la table, oh if fe mit l bequeter fur le pain & fur les viandes, tantot dans un plat & tantöt dans un autre :1e roi en fut fi furpns qu'il envoya 1'officier des eunuques averur h 'eine de venir voir cette merveille L'officraconta la chofe a la reine en peu de mo s &la reine vint auffitöt. Mais des qu elle eut vu l'oifeau , elle fe couvrit le vifage de fon voile, & voulut feretirer. Le roi etonne de cette acïion, d'autant plus qu'U n'y avoit que  des eunuques dans Ja chambre * A / qm 1'avoient fuivie lm A , 5 & des frames avoit d'en urer lfi demandaJarair°n qu'elle Sire , re'pondit Ia reine „ . cet mfeau n'eft pas „„ „;r a aPPns ?u= «magine, & qne "eft u„iT dh k «Prit le roi pLs ét„' - ,°mme- Mada™> vouieavonsra Tra™''V0"S ■ne perfnaderea na. • r d°Util avoif d dans un Pi"* grand malheur fc vLfe f * Voulut Ie raflhrer • O,, ■ ' rd qUI dh de JareinT Q ^ " ^ *e VOU** t»Hp n.\ ; • u^"uer ia giande mquié- tude ou Je VOJS que . 4Uie «e toute ja viJle ie n* f * 3imé' V^eWenefulspaS même. inconn*  Contes Arabes. 3 1, reine & ie pui» dire qu'elle a beaucoup a la reine, ee je y ft d «ft****"*"*- fituh* bonheur pour vous que votre vous ait adrefiea -oi plutot confeiüe de demeurer, fa ^ ^ paurvu que vous ne vous en ecartiez pas e v F .- -im. vous arrivera rien qui pu"»" VOus vous contraignie*l^J^"^ Le roi Beder remercia le v edlar pitalité quil exer5oit envers lui £ teftion quil lui donnoit avec tantte - Ti i ff:,- ^ ,'entrée de la boutique » «• volonté. II saffit a f & fi U n.y parut pas pluto , que Ja 1 bonne mine attireren les y eux d . f «« Plufieurs s'arrêtèrent meme , K uren fatis-Plulieur ^ acqms l Et i s en patiënt d'autant ^ JL L pouvoient comprendre quuo fi Cieunt^eutéchappéaladUig^ de la eine Ne croyez pas que ce foit un efclave, ni aftez riche m de ^"' ^2 ^ de cette conféquence. C ft rnc„ d'un frère que j'avois , qui eft mort, & c  je naipas d'enfans, ie J'ai f3I> • ' tenir compagnie Ik fi. • Cmr Pour m<* *!^<^^~** en méme-tems ik „e? " amVen. poffiw Ma;c • garderai de penfer „ 2 Je me »e faire fa 2 A T ^ h reine v<^« casqu'ell en!" W P°Ur mo1* Au Wnta ;i] | "qU enef0ngera PasfeftmonneVeU. eS<ÏWeje * ^ ■ . QOnnoit au jeune roi de Perfi •■ fVnoK part comme fi vérirabLt,2 Z (on propre fils ^ ;i UJemenc i, üm et< Pews^&dconcut pour lui une amitii  Contbs Arabes. 373 qui augmenta a mefure que le féjour qu'il fit chez lui, lui donna lieu de le mieux connoitre. II v avoit environ un mois qu'ils vivoient enfemble , lorfqu'un jour le roi Beder tent affis a 1'entrée de la boutique a fon ordinaire , la reine Labe, c'eft ainfi que s'appeloit la reine magicienne , vint pafier devant la maifon du vieillard avec grande pompe. Le roi Bederf eut pas plutöt appercu la tête des gardes qui marchoient devant elle , qu'il fe leva , rentra dans la boutique , & demanda au vieillard fon hotece que cela fignifioit. C'eft la reine qui va pafter, reprit-il, mais demeurez & ne craigne*^ neru Les gardes de la reine Labe, habdlés d un habit uniforme, couleur de pourpre , montes & équipes avantageufement, pafsèrent en quatre files, le fabre haut, au nombre de mille, & il n'y eut pas un officier qui ne faluat le vieillard en paffant devant fa boutique. Ils lurent fuivis d'un pareil nombre d'eunuques, habillés de brocard & mieux montés , dont les officiers lui firent le même honneur Apres eux, autant de jeunes demoifelles , prefque toutes Lalementbelles,richement habillées & ornees de pierreries, venoient a pié d'un pas grave, avec la demi-pique a la main; & la reine Labe paroiifokau milieu d'elles har un cheval tout brlUant de diamans, avec une felle dor Sc une  474 Les mtèee et üne Nrj1Ts fenff ff fneftImabIe- Les jeunes demoifelle, faluerent auffi Ie vieillard a mefure qu eII£S dites.;0i ^VotVie :f qfiIs». dave fi bien fait & U " V°US Cet ef" tem* „ Charmem ? Y «-a long- tems que vous avez fait cette acquifition > Protl e réP°ndreaIa W' Abdallah fe Fonerna contre terre, & en fe reIevant . tems. Comme je n'ai pas d'enfans, je fe regarde comme mon fils , & je 1'ai fait vVnir pour ma confolauon & pour reCueiffir ès £ ^ !e peu de bien que je IaifTerai. La reine Labe, qui n'avoit encore vu perionne de comparable au roi Beder, & qui ve_ "oit de concevoir une forte paffion pour lui fongea fur ce difcours è faire en forte que le v -llard Ie lui abandonnat. Bon père , reprite Ie ne voulez-vous pas bien me faire famitié de men faire un préfent? Ne me refufez pas , T* en P-He jure par le feu & par a Wre, quejele ferai fi grand &fipuiLt que jamais particulier au monde n'aura fait une **re mal , tout fe genre hurnain> y fera fc  Contes Arabes. 47? è qui je me gardera! bien d'en faire. J'ai confiance que vous m'accorderez ce que je vous demande, plus fur 1'amitié que je fais que vous avez pour moi , que fur 1'eftime que je fais & que j'ai toujours faite de votre perfonne. ■ Madame, reprit le bon Abdallah, je fuis infiniment obligé a votre majefté de toutes les bontés qu'elle a pour moi, & de lhonneur qu'elle veut faire a mon neveu. H n'eft pas digne d'approcher d'une fi grande reine : je lupplie votre majefté de trouver bon quil sen difpenfe. « . Abdallah, répliqua la reine, je tnetois flrttée que vous m'aimiez davantage ; Sc je n'euffe jamais cru que vous dufliez me donner une marqué fi évidente du peu d'état que vous faites de mes prières. Mais je jure encore une fois par le feu & par la lumière, Sc meme par ce qu'il y a de plus facré dans ma religion , que je ne pafferai pas outre, que je n'aye vaincu votre opiniatreté. Je compvens fort bien ce qui vous fait de la peine; mais je vous promets que vous n'aurez pas le moindre fujet de vous repentir de m'avoir obligée fi fenfiblemenfc Le vieillard Abdallah eut une mortmcation inexprimable par rapport a lui & par rapport au roi Beder, d'être forcé de céder a la volonté de la reine ! Madame, reprit-ü, je ne  #7°* Lés Mr££E KT »i de mon 2èle DO„ ' P a.1qra ' a' P0«' elle, P« W faire Ir jlTtr,bU'r » tout « * 'a tier™. Je fa f' „? ?T ^ qU'e,le « ■»« ■ donc demain , reparti la reine * paroles, elle baffi h tCl'„ 7 " '•"•■"igarion rprell* taiavÓ* T mi» de fon palais. ' & "P™ k c^ IC 1 ■p*,d!l,i «p*i=i efofer fi' ^ 'W Vu ««"-méme '»ce d'éclat Tf V etat uu ^ tachantement de la princeffe Giauhare, * dont H femble ,ue je n'ai eté délivré que pour rentrer prefqu'aufftót dans un autre , me la fint reader avec horreur. Ses larmes lempecherent d'en dire davantage, & firent connottre avec quelle répugnance il fe voyojt dans.1» „éceffite fatale d'être livré a la rente Labe. ""Mon fils, repartitie vieillard Abda lan ne vousaffligea pas: j'avoue qu'on ne peut p^ faire un grand fondement fur les promeffes  47» ^S MltLE ET ÜN£ ^eme fur les fermens d'une rein r • Pouvoir ne s'étend / r qUe t0Ut fon moi. Je faurai bien rWj l , g ds Pour P°- ofer entreprendm A. pSrMen d;fpenfer> ^ fF *mener un cheval auffi richement harnaché que Ie hen , pour le roi de Perfe. On le lui préfenta; & pendant qu'il mettoit le pié i I'étrier: JoubhoIS,ditla reine è Abdallah , de vous demander comment s'appelle votre neveu. Comme d k eut répondu qu'il fe nommoit Beder ( PW Lune ) ; On s'eft mépris, repritc^on devou plut6t le nommer ^ Dès que le roi Beder fut montéè cheval ij voulut prendre fon rang derrière la reine; mais - elle  'C o k t e s Ar'AIES. elle Ie fit maneer a fa gauche, & voulut quil marchat a cöté d'elle. Elle regarda Abdallah, & après lui avoir fait une inclination, elle reprit fa marche. Au lieu de remarquer fur le vifage du peuple une certaine fatisfaction accompagnée de refpeót a la vue de fa fouveraine , le roi Beder s'appercut au contraire qu'on la regardoit avec mépris , & méme que plufieurs faifoient mille imprécations contr'elle. La magicienne , difoient quelques-uns , a trouvé un nouveau fujet d'exercer fa méchanceté : le ciel ne délivrera-t-il jamais le monde de fa tyrannie ? Pauvre étranger , s'écrioient d'autres , tu es bien trompé, fi tu crois que ton bonheur durera long-tems: c'eft pour rendre ta chüte plus affommante qu'on t'éleve fi haut ! Ces difcours lui firent connoïtre que le vieillard Abdallah lui avoit dépeint la reine Labe telle qu'elle étoit en effet , mais comme il ne dépendoit plus de lui de fe tirer du danger ou il étoit, il s'abandonna a la providence, & ace qu'il plairoit au ciel de décider de fon fort. La reine magicienne arriva a fon palais ; & quand elle eut mis pié a terre, elle fe fit donner la main par le roi Beder, & entra avec lui , accompagnée de fes femmes & des officiers de fes eunuques. Elle lui fit voir elle-même tous Tomé IXj Hh  4S2 Les mille et une Nuits les appartemens, ou il n'y avoit qu'or maffif Pjerrenes, & que meubles d'une magnificence' ^gullere. Quand elle 1'eut mené dans fon cabinet, elle s'avanca avec lui fur un balcon, d'oü «He lui fit remarquer un jardin d'une beauté ,encbantée. Le roi Beder louoit tout ce qu'il voyoit avec beaucoup d'efprit , d'une manière néanmoins qu'elle ne pouvoit fe douter qu'iffüt autre chofe que le neveu du vieillard Abdallah. Hs sentretinrent de plufieurs chofes indifférents, ,ufqu'd ce qu'on vint avertir la reine que Ion avoit fervi. La reine & ie roi Beder fe levèrent, & alfcrent fe mettre i table. La table étoit d'or maf**' & lGS PIats de ^ méme matière. Ils manjerent,& ils ne burent prefque pas jufqu'au jeflert; ma,s alors la reine fe fit emplir fa coupe dor dexcellent vin ; & après qu'elle eut bu k afantédu roi Beder , elle la fit remphr fans la quitter, & ]a ]ui préfenta. Le roi Beder la «gut avec beaucoup de refpeét; & parune inclination de tête fort bas, il lui marqua qu'il buvoit réciproquement a fa fanté. Dans 1C meme tems dix femmes de la reine Labe entrerent avec de, inftrumens, dont elles firent un agréable concert avec leurs voix pendant qu'ils continuèrent de boire bien avant dans la nuit. A force de boire, enfin fc &  Cóntes Arabes. 4^3 fcnaü#féflt fi fort 1'uri & 1'autre , qu'infenfible■ment le roi Beder oublia que la reine étoit magicienne , & qu'il ne la regarda plus que comme la plus belle reine qu'il y eüt au monde, Dès que la reine fe fut appercue qu'elle l'avoit amené au point qu'elle fouhaitoit, elle fit figne aux eunuques & a fes femme. . e fe retirer, Ils obéirent, & le roi Beder. & elle couchèrent enfemble. Le lendemain la reine & le roi Beder allérent au bain dès quMs furent levés; & au fortir du bain , les femmes qui y avoient fervi le roi, lui préfentèrent du linge blanc & Un habit des plus magnifiques. La reine , qui avoit pris auffi un autre habit plus magnifique que celui du jour d'auparavant, vint le prendre, & ils allèrent enfemble a fon appartement. On leut fervit un bon repaS , après quoi ils paflV rent la journée agréablement a la promenade dans le jardin , & a plufieurs fortes de divertiifemerts. La reine Labe traita & régala le roi Beder de cette manière pendant quarante jours, comme elle avoit coütume d'en ufer envers tous fes amans. La nuit du quarantième qu'ils étoient couchés, comme elle croyoit que le roi Beder dormoit, elle fe leVa fans faire de bruit i mais le roi Ue^ qui étoit éveillé , & qui s'appercut quelle Hhij  4% Les ahlle et une Nuits avok quelque deflein, fit kmhknt de ^ & fut attentif a fes actions. Lorfqu'elle fut levee elle ouvnt une caifette , d'oü elle tira une boite pleine dune certaine poudre jaune. Elle prit de cette poudre ,& en fit une ^ travers de la chambre. Auffitöt cette trainee ie changea en un ruiflèau d'une eau très-claire au grand étonnement du roi Beder. II en tre'mbla de frayeur J&ilfe contraignit ^ a faue femblant qu'il dormoit, pour ne pas doener a connoitre a la magicienne qu'il fik eveillé. n La reine Labe puifa de 1'eau du ruilfeau dans un vale, & en verfa dans un baffin oü il y avoit de lafarine,dont elle fit une pate qu'elle pétnt fort long-tems : elle y mit enfin de certaines drogues qu'elle prit en différentes boites ; & elle en fit un gateau qu'elle mit dans une tourtiere couverte. Comme avant toute chofe elle avoit allumé un grand feu, elle tira de la braile , mit la tourtière deffus; & pendant que e gateau cuifoit , elle remit les vafes & les boites dont elle s'étoit fervie, en leur lieu & .adecertames paroles qu'elle pronon9a , le ruif. ,leau qui coulo.it au milieu de la chambre, difparat. Quand Ie ^ &t ^ ; ^ ^ ■deffus la braife & le porta dans un cabinet -apres quoi die revint coucher avec le roi Be-  C o k t e s Arabes. $S 'der qui fut fi bien diffimuler, qu'elle n'eut pas le moindre foupcon qu'il eüt rien vu de tout ce qu'elle venoit de faire. Le roi Beder , a qui les plaifirs & lesdrvertiffemens avoient fait oublier le bon vieillard Abdallah, fon hóte , depuis qu'il l'avoit quitté fe fouvint de lui , & crut qu'il avoit befoin de fon confeil, après ce qu'il avoit vu faire ü la reine Labe pendant la nuit. Dès qu il fut levé, il témoigna a la reine le défïr qu il avoit de 1'aller voir , & la fupplia de vouloir bien le lui permettre. Hé quoi, mon cher Beder , reprit la reine, vous ennuyez-vous déja , je ne dis pas de demeurer dans un palaisfi fi* perbe , & ou vous devez trouver tant dagtekens , mais de la compagnie d'une reine qui vous aime fi paffionnément, & qui vous en donne tant de marqués ? Grande reine , reprit le roi Beder , comment pourrois-je m'ennuyer de tant de graces & de tant de faveurs dont votre majefté a la bonte de me combler ? Bien loin de cela, madame, ie demande cette permiffion plutót pour rendre compte i mon oncle des obligations infinies que j'ai a votre majefté „ que pour lui faire connoïtre que je ne foublie pas. Je ne defavoue pas néanmoins que c'eft en partie pour cette raifon : comme je fais qu'il m'aime avec H h u|  MIUE ET UNE NuTTS 'f" pluS lo^-temSfans fe voir. ^ tit Ia reine, iele vp„v k; ' par" , ' ' 6 veux bien 5 mais vous ne fer-e2 pas long-tems a revenir, fi vous vous ^ j£ -P-vivre fans vous. Elle lui itptrun chevai richement vieillard Abdallah fut ravi de revoir fe *» Beder s fans avoir égard è fa qualité, U le-brafla tendrement, & fe roI Beder ,4, ^fneVrr'afin que perr°nne "e do^ 1 Héb ^WU- QU3nd i!sfefurent -fblen' dema»da Abdallah au roi, cement vous etes-vous trouvé, & comment vous t-rouvez-vous encore avec cette infidelfe, cette magicienne? ' re Jufqu'a préfent, reprit 1e roi Beder, je puis j-e quelle a eu pour moi toutes forti k gards :maginabfes,&qu'elleaeu toute Ia confideration & tout 1 empreffement poffible pour mieuxmeperfuaderqu'ellem'aimeparfaitement. M^s ; 41 remarque une chofe cette nuit ,ui me donne un jufte fujet de foupconner que tout te tems qu'elfe croyoit que je dormois fondement, quoique je ftflè éveilfe', je m'ap.  Contes Arabes. 487 tcr;CLedeffie rendormir .i. mWiai a 1'obferver . en feignant cependant e dorrnois toujours. En continuant on ^s^aconta — circonftances il lui avoit vu fane 1 gateau. & en achevant : Jufqu'alors , ajouta-t-d, jaxoue Que je vous avois prefqu oublié , avec tous les Z vous m'avL donnés de fes méchanceIs; mais cette adion me fait cramdre qudto ne tienne ni les paroles qu'elle vous adonnées ni fes fermens fi folemnels. J ar fonge a . "v u 'auffitöt, * je m'eftime heureux de ce qu eUe m>a permis de vous venir von avec plus de faci Uté que je ne m'y ét-ois attendu. Vous ne vous étes pas trompé , repartit le vieillard Abdallah avec un fouris qui marquoit autrement; rien n'eft capabie d'obhger la per- le moyen de faire en forte que le m l quelle LJous faire, retombe fur elle. Vous etes entré dans le foupcon fort a propos * vous ne pouviex mieux faire que de recounr a moi. Comme elle ne garde pas fes amans plus de Comme elle g Y renvoyer quarante jours , & qu au neu : 4 11 a„ fY.t autant d animaux aont honnêtement, elle en iait autant ^ ^  4*8 Les mille et üne ^vits elle remplit fes forêts , fes parcs & ,a [ Je pris dès hier les mefL pour ™nftre Ie LI'e tr31tée dIe-même — eHe RWtnr',P"°l6S ' AWallah "* d^ gatcaux entre les mams du roi fleder , & lui emendre Vous m'avez dit, continua-t-il que ia rnaglcienneafait un gateau cette nuit c'eft Pour vous en faire manger, n'en doutez pa pTceg::dr7bien d)en pas cependant d'en prendre quand elle vous en P efentera &au lieu d'en mettre a la bouch fa es en forte de manger i ,a phce, ^ £ deux que je jens de yous do f s en appergo.ve. Dès qu'elle aura cru que V0Us aurez avalé du fien, elle nemanquera pas d'L ««prendre de vous métamorphofer en queW ammal. Elle n'y réuiüfa n»« n q U r-U^r , ,/ Pas ' & e!le tournera Ia chofe e„ plaifanterie , comme fi elle n'eut voulu Ie fa,re que pour rire & vous faire un pen ƒ P-, penant qu'elle en aura un dépit mortel da„slame,&qu>eIIe s'Jmaginerad avoir %2 ? ^ofe dans la compofition ^ fon gateau. Pour ce qui eft de 1'autre ga! *au , vous lu, en ferez préfent, & vous la pref»  Co»TE! AEABES. ft» d'en menger. Elle"«W.0Ce?paroles ne firent pas d'effe. & la ma- ■ te ex-témemcot etonnée de volt te Tb er -'ü même état, & donner feule- Z ut une marqué de grande frayeur. La rou^ iuienmontaauvifage^comme ef vi, au'elle avoit manqué fon coup : Cher Be 1. lui dit-elle ,ce n'eft tien, .eme.tez-vous " n'a"ps voulu vous faire de mal ,,e Pa. fa.« 3 - vmr ce que vous en dmez. feulement pour von ce q Vous pouvez juger que je ïero» * lil £ U plu! exéctable de toutes les femmes r^romm«oisu„eacT,onf.noire,,ene s Ja feulemen. ap.ês les ^^jT^i Lis même après les marqués damon, que ,e vous ai données. « . Puiffante reine, repartities Beder, queK  492 Les MrttK et xjki Nutts' ^e perfuadéque je fois que votre ' la fait que pour fe divertir iP „> < J -ins me garantir de PU de s'empécher d n^f^ ^ v-iwngement ii etranp;e ? Mais laiiTons-la ce difcours l r madame> Siteau Sr i ' °mpit Un morcea" du g eau & le mangea> Dès elle parut toute troubleV^^n j * ™obile Le JïT ^ C°mme ü Prit dl , , ^ "e Perdit P3S de te™ > itan a r ^ méme baffin> & en Ia lu Au même moment, Ia reine Labe fut chan 1" •«« jufquW piés du roi Beder comme pour le toac!ler £ compaffio„ * ' quand d -voulnfelaifofl^ «o^au.Bmemlaeavaleil'écuriedupahis  Contes Arabes'. 4°3 oü a ia mit entre les mains d'un palfrenier pour la faire feller & brider; mais de toutes es brides que le palfrenier préfenta a la cavale p» une nefe'o^a propre. II fit feller & brider deux chevaux, un pour lm & 1'autre pour U, palfrenier, «c il fe .fit fuivre par le palfrenier fufques chezle vieillard Abdallah avec la ca- vale a la main. . . VoA.r Abdallah qui appercut de loin le roi Kdet &la cavale,ne douta pas que le roi Beder n'eut fait ce qu'il lui avoit recommande. Maudite magicienne, dit-il auffitöt en lui-meme avec joie.le ciel enfin t'a ch&tiee comme tu le méritois. Le roi Beder mit ' arrivant, & entra dans la boutique d Abdallah, qu'il embraffa en le remerciant de tous les fervices qu'il lui avoit rendus. II bi raconta de quelle manière le tout s'étoit paflé, & lui marqué qu'il n'avoit pas trouvé de bnde propre pour la cavale. Abdallah qui en avoit une a tout cheval, en brida la cavale lui-meme; & dès que le roi Beder eut renvoyé le palfrenier avec les deux chevaux : Sire, lui dit-il, vous n'?vez pas befoin de vous arréter davantage en cette ville , montez la cavale & retournez en votre royaume. La feule chofe que ] ai a vous recommander, c'eft qu'au cas que vous vemez l vous défaire de la cavale , de vous bien  m Les mille êt trwÉ Num garder de Ia livrer avec la bride. Le rol Bede, * pronkt quil s'en fouviendroit; & après qu'i! lui eut dit adieu, il partit, F quu ^Le jeune roi de Perfe ne fut pas plutot hor, de la vd e u ne fc ^ P de re déhVréd'unngrand danger, * d>avoir a fi difpofmon la magicienne, qu'il avoit eu un fi grand fiqet de redouter. Trois jours après fon depart il arriva è une grande ville. Comme deton dans le fauxbourg, il fut rencontré par un vieillard de quelque confidération qui alloit « P« a une maifon de plaifance qu'il v avoit. Seigneur, 1U1 dit le vieillard en s'arrétant,ofe: roye vous demander de quel cöté vous venez? E,^ rreta auffitöt pour le fatisfaire; & comme 1 v eillard< lui faifoit plufieurs queftions , une Vfeiüe furvmt qui s'arrêta pareillement, & fe nut a pleurer en regaruant la cavale avec de grands foupirs. Le roi Beder & Je vieInard interrQm . leur entretien, pour regarder la vieille, & Ie ren Beder lui demanda quel fujet elle avoit de pleuren Seigneur, reprit-elle, c'eft que votre cavale relfemble fi parfaitement a une que mon avoit, & que je regrète cncore pour «e Iui ; qUe Je croiro;s que c,eft ]a méme ü elle net01t mortg> Vende2_]a_moi yous %phe,,e vous la paverai ce qu'elle vautj  Contes Akabis. 49* demandez; ma cavale neit pas rptte erace. Bonne meie, ne nous accordiez pas cette gia^ :pquale roi Beder, je vous 1'accorderois tr^ Xiers^nem'étoisdétermin ame efa.e d'une fi bonne cavale, mais quand cela feroit je ne crois pas que vous en vouluffiez donnet LlepiècesL.carencecas^^neleuim- Zs pas moins. Pourquoi ne les donnerois-je pa^repartit la vieille > vous n'avez qu'a donnet votte confentement a la ventere vais vous '^^der qui voyoit que la vieille étoit habillée affez pauVrement , ne put s imagmer qu'elle fut en état de trouver une fi grofle Lm, Pour ^M^^Jg ché-, Donnez-moi 1'argent, lui dit-il, la cavale eft a vous. Auffitöt la vieille détacha une bourfe qu'elle avoit autour de fa ceinture & en la m préfentant: Prenez la peine de de cendre , lui dit-elle, que nous comptions fi la fomme y. au cas qu'elle n'y foit pas, ] aurai bien-  1®6 Les mille et une Nutts, tót trouvé Ie refte, ma maifon n'eft pas loi„ Letonnement du roi Beder fut extréme] quand d vit Ia bourfe : Bonne mère , reprit-il ne voyez-voos pas que ce que je vous en ai' dit, nel] que pour rire ? je vous répète que ma cavale n'eft pas a vendre. Le vieillard qui avoit été témoin de tout cet entretien, prit alors Ia parole: Mon fils, dit-tl au roi Beder, il faut que vous fachiez une chofe, que je vois bien que vous ignorez, ceft qml n'eft pas permis en cette ville de mentir en aucune manière, fous peine de mort. Amh vous ne pouvez vous difpenfer de prendre largent de cette bonne-femme, & de lui hvrer votre cavale, puifqu'elle vous en donne la tomme que vous avez demandée. Vous ferez nneux de faire la chofe fans bruit, que de vous expofer au malheur qui pouvoit vous en arriver. Le roi Beder bien affligé de s'etre engagé dans cette méchante affaire avec tant d'inconfideration, mit pié a terre avec un grand regret La vieille fut prompte è fe faifir de la bride & a débrider la cavale, & encore plus a prendre dans la main de 1'eau d'un ruifTeau qui couloir au milieu de la rue, & de la jeter fur la cavale, avec ces paroles : Ma fille, quhu cetu forme etrangère, & reprene^ la votre. Le changement fe fit en un moment j & Ie roi Beder qui  Contes Arabes, 497 to;jï s*évanouit dès qu'il vit paroitré la reine Labe devant lui, fut tombé par terre, fi le vieillard ne 1'eut retenu. La vieille qui étoit mère de la reine Labë, & qui l'avoit inftruite de tous les fecrets de la magie , n'eut pas plutót embralfé fa fille , pour luitémoigner fa joie, qu'en un inftant elle fit paroïtre par un firHement un génie hideux , 8i d'une grandeur gigantefque. Le génie prit auffitöt le roi Beder fur une épaule, embrafla la vieille 8c la reine magicienne de 1'autre , & les tranfporta en peu de momens au palais de la feine Labe, dans la ville des enchantemens. La reine magicienne en furie fit de grands reproches au roi Beder, dès qu'elle fut de retour dans fon palais : Ingrat, lui dit-elle , c'eft donc ainfi que ton indigne oncle & toi, vous m'avez donné des marqués dc reconnoiffance t après tout ce que j'ai fait pour vous : je vous ferai fentir a 1'un & a 1'autre ce que vous méritez. Elle ne lui en dit pas davantage ; mais elle prit de 1'eau, & en la lui jetant au vifage ; Sors de cette figure , dit-elle, & prens celle de vïlain hïbou. Ces paroles furent fuivies de 1'effet ; & auffitöt elle commanda a une de fes femmes d'enfermer le hibou dans une cage, & de ne lui donner ni a boire ni a manger. La femme emporta la cage ; & fans avoix Tome IX. Xi  4$3 Les mille et une Nuits, égard è 1'ordre de Ia reine Labe , elle y mit de la mangeaille & de 1'eau ; & cependant . comme elle étoit amie du vieillard Abdallah, elle envoya 1'avertir fecrètement de quelle manière Ia reine venoit de traiter fon neveu, & de fon delfein de les faire périr 1'un & 1'autre , afin qu'il donnat ordre a 1'en empécher , & qu'il fongeat a fa propre confervation. Abdallah vit bien qu'il n'y avoit pas de ménagement a prendre avec la reine Labe. II ne fit que fifHer d'une certaine manière, & auffitöt un grand génie a quatre ailes fê fit voir devant lui, & lui demanda pour quel fujet il l'avoit appelé. L'Eclair , lui dit-il, ( c'eft ainfi que s appeloit ce génie ), il s'agit de conferver la vie du roi Beder , fils de la reine Gulnare. Va au palais de ia magicienne, & tranfporte incelfamment a la capitale de Perfe la femme pleine de compaffion a qui elle a donné la cage en garde , afin quelle informe la reine Gulnare du danger ou eft le roi fon fils, & du befoin qu'il a de fon fecours ; prens garde de ne la pas épouvanter en te préfentant devant elle, & dislui bien de ma part ce qu'elle doit faire. L'Eclair difparut, & paffa en un inftant au palais de 3a magicienne. II inftruifit la femme, il reweva dans Pair, & la tranfporta k la capitale de Perk, oü il la pofa fur le toït en terralfe  C ö n f ë s* .A r a' s ï ?• 499 qui repondoit a 1'appartement de la reine Gulnare. La femme defcendit par 1'efcalier qui y condüifoit, & elle trouva la reine Gulnare Sc la reine Farache fa mère qui s'entrenoient du trifte fujet de leur affliction commune. Elle leur fit une profonde révérence ; & par le récit qu'elle leur fit, elles connurent le befoin que le roi Beder avoit d'être fecouru promptement. A cette nouvelle la reine Gulnare fut dans un tranfport de joie qu'elle marqua en fe levant de fa place & en embraifant 1'obligeante femme , pour lui témoigner combien elle lui étoit obligée du fervice qu'elle venoit de lui rendre. Elle fortit auffitöt, & commanda qu'on fit jouer les trompettes, tymbales & les tambours du palais , pour annoncer a toute la ville que le roi de Perfe arriveroit bientöt. Elle revint , & elle trouva le roi Saleh fon frère, que la reine Farache avoit déja fait venir par une certaine fumigation. Mon frère , lui ditelle , le roi votre neveu. mon cher fils , eft dans la ville des enchantemens , fous la puiffance de la reine Labe. C'eft a vous , c'eft a moi , d'aller le délivrer; il n'y a pas de tems a perdre. Le roi Saleh alfembla une puilfante armée des troupes de fes états marins, qui s'éleva bientöt de la mer. II appela méme a fon fecours les génies fes alliés , quiparurent avec une autre fe li i]  fOo Lés mille et une Nuits", armée plus nombreufe que la fienne. Quand les deux armées furent jointcs, il fe mit è la téte avec la reine Farache, ]a reine GuInare & ]es PnncefTes, qui voulurent avoir part dans Mon. Ils s eleverent dans 1'air, & ils fondirent bientöt fur le palais & fur la ville des enchantemem ou la reine magicienne, fa mère, & tous les adorateurs du feu furent détruits en un clin-d'ceü La reme Gulnare s'étoit fait fuivre par la femme de la reine Labe , qui étoit venue lui annoncer la nouvelle de I'enchantement & de 1 empnfonnement du roi fon fils; & eJie Iui avoit recommandé de n'avoir pas d'autre foin dans ja mêlee , que d'aller prendre la cage & de la m apporter. Cet ordre fut exécuté comme elle l avoit fouhaitë. Elle ouvrit ia cage elle-même, elle: tua le hibou dehors;& en jettant fur lui de 1 eau qu'elle fe fit apporter : Mon cherfils, dit-elle, quute^ cmefigure étrangère,&FL{ celle d homme qui eft la votre Dans te: moment la reine Gulnare ne vit plus levdamh.bou; elle vit le roi Beder fon fils, elle 1 embraffa auffitöt avec un excès de joie ce qu elle n'étoit pas en état de dire par fes pa^ roles dans le tranfport oü elle étoit, fes larmes y fuppleerent d'une manière qui fexprimoit avec beaucoup de force Fn* ■ r jr V rCe' hIIe ne Pouvoit fe réfou- ^ealequmer^Ufallutquela reine Farache I  CoNTES ArASES. jö* ïe lui arracrrat a fon tour. Après elle , il fut embraifé de même par le roi fon oncle, & pat les princeffes fes parentes. Le premier foin de la reine Gulnare fut de faire chercher le vieillard Abdallah , a qui elle étoit obligée du recouvrement du roi de Perfe. Dès qu'on le lui eut amené : L'obfigation que je vous ai, lui dit-elle , eft fi grande , qu'il n'y a rien que je ne fois pfête de faire pour vous en marquer ma reconnoiffance ; faites connoitre vous-même en quoi je le puis , vous ferez fatisfait. Grande reine , reprit-il, fi la dame que je vous ai envoyée, veut bien confentir a la foi de mariage que je lui offre, & que le roi de Perfe veuiïle bien me fouffrir a fa cour, je eonfacre de bon cceur le refte de mes jours a fon fervice. La reine Gulnare fe tourna auffitöt du cöté de la dame, qui étoit préfente; & comme la dame fit connoitre par une honnête pudeur qu'elle n'avoit pas de répugnance pour ce mariage , elle leur fit prendre la main 1'ün a 1'autre, & le roi de Perfe & elle prirent le foin de leur fortune. Ce mariage donna lieu au roi de Perfe , de prendre la paroles en 1'adreffant a la reine fa mère: Madame , dit-il en fouriant, je fuis ravï du mariage que vous venez de faire, il en refte un auqusl vous. devriez- bien fonger. La reine Iiiij  ƒ02 Les mille et une Nuits, Gulnare ne comprit pas d'abord de quel manage il entendoit parler: elle y penfa un moment ; & dès qu'elle 1'eut compris : C'eft du votre dont vous voulez parler, reprit-elle, j'y confens très-volontiers. Elle regarda auffitöt les lujets marins du roi fon frère, & les eé mes qui étoient préfens : Partez , dit-elle & parcourez tous les palais de la mer & de la terre & venez nous donner avis de la princeffe la plus belle & la plus digne du roi mon fils , & que vous aurez remarquée. Madame, reprit le roi Beder, il eft inutile de prendre toute cette peine. Vous n'ignorez pss fans doute que j'ai donné mon cceur k la princeffe de Samandal fur le fimple rëcit de fa beauté : je 1'ai vue , & je ne me fuis pas repenti du préfent que je lui ai fait. En effet il ne peut pas y avoir ni fur la terre ni fous les ondes, une princeffe qu'on puiffe lui comparer B eft vrai que fur la déclaration que je lui ai feite, elle m'a traité d'une manière qui eut pu eteindre la flamme de tout autre amant moins embrafé que moi de fon amour. Mais elle eft excufable ; & elle ne pouvoit me traiter moins rigoureufement, après 1'emprifonnement du roi fon père , dont je ne laiffois pas d'être fa caufe , quoiqu'innocent. Peut-étre que le roi de Samandal aura changé de fentiment, & qu'elle  COKTES AEABES. ƒ0? n'aura plus de répugnance i m'aimer & a me donner' la tol dès qu'elle y aura confenu Munas.repUqualaremeGuluare sdny a que la princeffe Giauhare au monde capabie de'vous rendre heureux , ce n'eft pas mon btention de m'oppofer è votre umon sd eft poffible qu'elle fe faffe. Le roi votre oncle n'a au a faire venir le roi de Samandal , & Lus'aurons bientöt appris s'il eft toujours auffi peu traitable qu'il 1'a éte. Quelqu'étroitement que le roi de Saman dal eüt été gardé jufqu'alors depuis fa captivhé par les ordres du roi Saleh il avoit tou^rs'été traité néanmoins avec beaucoup d e- ciersquile gardoien, Le rot Saleh feP porter un réchaud avec du feu , & d > )*» Tne certaine compofmon en prononcant des pa"l' myftérieufes. Dès que la fumée commenc ^ roïtre le roi de Samandal avec les officiers du roi Saleh qui 1'accompagno.ent. Le rot de Perfe fe jeta auffitöt a fes piés & en demeurale ge-uen terre s Sire ,4*4 , ce n eft Vhonneur de fon alliance pour le rot d>M> c'eft le roi de Perfe lui-même qm Ia fu^d lui faire cette grace. Je ne pms me perfuadec  ?04 Les mille et une Nuit?,' qu'elle veuille être la caufe de la mort d'un rol qm ne peut plus vivre , s'il ne vit avec 1'aimaWe princeffe Giauhare. Le roi de Samandal ne fouffrit pas plus longtems que le roi de Perfe demeurit a fes Fes. II 1'embraffa, & en fobligeant de fe relever : Sire, repartit-il, je ferois bien faché Ö 3V°;r co"tnbué en rien è la mort d'un monarque fi digne de vivre. S'il eft vrai qu'tme vie ii precieufe ne puiife fe conferver fans la poffeflïon de ma fille , vivez, fire, elle eft a vous. . 3 touiours été très-foumife a ma volonté, je ne crois pas qu'elle s'y oppofe. En achevant «sparoles, il chargea un de fes officiers, que ie roi Saleh avoit bien voulu qu'il eüt auprès öe mi , d'aller chercher la princeffe Giaufiare, & de 1'amener inceffamment. La princeire Giauhare étok tQujours ieftée ou le roi de Perfe l'avoit rencontrée. L'officier I j tmuva, & on le vit bientöt de retour avec ehe & avec fes femmes. Le roi de Samandal embraffa la princeffe: Ma fille, lui dit-il, je vous ai donné un époux; c'eft le roi de Perfe que voila, le monarque le plus accompli qu'il y ait aujourd'hui dans tout Punivers : la préférence qu'il vous a donnée par-deffus toutes les autres princefTes, nous oblige vous & moi de lui en marquer notre reconnoiffance.  C ON TES ARASES. JOf Sire reprit la princeffe Giauhare, votre maïefté fait bien que je n'ai jamais manqué . la déférence que je devois ètout ce qu'elle a exige de mon obéiffance. Je fuis encore préte d obeir; & j'efpère que le roi de Perfe voudra bien oublier le mauvais traitement que je lui ai fait: je le crois affez équitable pour ne 1'imputer qu'a la néceffité de mon devoir. _ Les nóces furent célébrées dans le palais de la ville des enchantemens , avec une folemnité d'autant plus grande , que tous les amans de la reine magicienne , qui avoient repris leur première forme au moment qu'elle avoit ceffe de vivre , & qui en étoient venus faire leurs remercïmens au roi de Perfe , a la reine Gulnare & au roi Saleh , y affiftèrent. Ils étoient tous fils de rois , ou d'une qualité très-diftinguée, Le roi Saleh enfin conduifit le roi de Samandal dans fon royaume , & le remit en poffeffion de fes états. Le roi de Perfe au comble de fes défïrs , partit & retourna a la capitale de Perfe avec la reine Gulnare, & la reine Farache & les princeffes ; & la reine Farache & les princeffes y demeurèrent jufqu'a ce que le roi Saleh vint les prendre & les ramena eu fon royaume fous les flots de la mer. Fin du neuvième Volume,  TA B L E ® E S CONTES, MILLE ET UNE NUITS. Jelmhar, f avance du calife Haroua Alrafchid, CC. Nuit. Suite de la même hifioirt, \ CCL Nuit. Suite de la mime hiftoire, „ CCII. Nuit. Suite de la méme hiftoire , , CCIII. Nuit. Suite de la même hiftoire, 20 CCIV. Nuit. Suite de la même hiftoire, 2r CCV. Nuit. Suite de la même hiftoire, ^ CC VI. Nuit. Suite de la méme hiftoire, 3g CC VIL Nuit. Suite de la même hiftoire, ~ CC VIII. Nuit. Suite de la même hiftoire, jX CCIX. Nuit. Suite de la même hiftoire , n C C X. Nuit. Fin de la même hlftoire j 6 CCXI. Nuit. Hiftoire des amours de Camarai-  T A 1! f E> Prince de Vüe des Enfans de Kk*- CCXII. Nuk. Continuaüon de la même hifi. 19 CCXIIL Nuit. Suite de la même hifi. 83 CCXIV. Nuk. Suite de la même hifi. ^ CCXV. Nuk. Suite de la même hifi. M» CCXVLNuk, Suue demfioirr de Catnar^ CCXV II Nuk. Suite de la même hifi. 114 CCXVIIL Nuk. Suite de la méme hifi. 122 Eifioire de Marjan, avec lafuüe de celle Camaralzaman, C CXIX. Nuk. Suite de la meme hifi. I3<* CCXX. Nuk. Suite de la même hifi. CCXXI. Nuk. Suite de la même hifi JjS Billet du Prince Camaralzaman a la Pnncefih de la Chine, . CCXXII. Nuk. Suite de la meme hifi. ij? Séparation du Prince Camaralzaman davec^ Princeffe Badoure, Eifioire de la Princeffe Badoure après la fépa- ration du Prince Camaralzaman, I™ CCXXIY. Nuk. Suite de ia meme hifi. i-JO  CCXXV. Nuit. Suite de Vhiftöire du Prihci Camaralzaman , depuis fa féparation ctaveê la Princeffe Badoure , T_p CCXXVI. Nuit. Suite de la même hifi. 18S CCXXVII. Nuit. Suite de la même hifi. ipé* CCXXVIII. Nuit. Suite de la même hifi. 206 Hiftoire des Princes Amgiad & Affad, 2op CCXXIX. Nuit. Suite de lu même hift. 214 CCXXX. Nuit. Suite de la même hifi. 222 Le Prince Affad arrêté en entrant dans la ville des Mages, ^ CCXXXI. Nuit. Suite de la même hifi. 231 Hiftoire du Prince Amgiad & dune Dame de la ville des Mages, ^ CCXXXII. Nuit. Suite de la même hift. 241 CCXXXIII. Nuit. Suite de la méme hift. 248 Suite de Vhiftöire du Prince Affad, 2J2 CCXXXIV. Nuit. Suite de la même hift. 2f6 C C X X X V. Nuit. Suite de la même hift. 26^ CCXXXVI. Nuit. Fin de Vhiftöire des Princes Amgiad & Affad, 2-j Hiftoire de Noureddin & de la belle Perfienne, 285 Hiftoire de Beder, Prince de Perfe , & de Giauhare', Princeffe du royaume de Samandal, 381 Fin de la Table.