L E CABINET DES FE ES.  CE VQLUME CQNTIENT Les Milib et unb Noits, Contes Arabes, traduitt. jjn frapcois, par M. G ml and:  LE CABINET DES FE ES, O u COLLECTION CHOISïE DES CONTES DES FÉES, ET AUTRES CONTES MERVEILLEUX, örnés de Figures. TOME DIXIÈME. A AMSTERDAM, Etfe trouve a PARIS, aüE ET HOTEL SERPENT E. M, DCQ, tXXXY,   LES MILLE ET UNE NUITS, CONTES ARABES, HISTOIRE De Ganem 3 jïls cTAbou Aibou 3 FEfclavêd'Amour. § i r e, dit Scheherazade au fultan des Indes , il y avoit autrefois a Damas un marchand , qui par fon induftrie & par fon travail avoit amaflé de grands biens dont i! vivoit fort honorablement. Abou Aibou, c'étoit fon nom, avoit un fils & une fille. Le fils fut d'abord appelé Ganem 5 & depuis furnommé 1'Efclave d'amour. II étoit très-bien fait; & fon efprit qui étoit naturellement excellent, avok été cultivé par de bons Tome Xt A \  2 Les wille et une Nuits, maitres , que fon père avoit pris foin de lui donner. Et la fille fut nommée (i) Force de cceurs, paree qu'elle étoit pourvue d'une beauté fi parfaite, que tous ceux qui lavoyoient, ne pouvoient s'empêcher de 1'aimer. Abou Aibou mourut. II laifla des richefles Immenfes. Cent charges de brocards & d'autres étoffes de foie qui fe trouvèrent dans fon magafin, n'en faifoient que la moindre partie. Les charges étoient toutes faites, & fur chaque balie, on lifoit en gros cara&ères : Pour Bagdad. En ce tems-la Mohamned, fils de Soliman, furnommé Zinebi, regnoit dans la ville de Damas , capitale de Surie. Son parent Haroun Alrafchid qui faifoit fa réfidence a Bagdad, lui avoit donné ce royaume a titre de tributaire. Peu de tems après la mort d'Abou Aibou, Ganem s'entretenoit avec fa mère des affaires de leur maifon ; & a propos des charges de marchandifes qui étoient dans le magahn, il demanda ce que vouloit dire 1 ecriture qu'on lifoit fur chaque balie. Mon fils, lui répondit fa mère, votre père voyageoit tantöt dans une province & tantöt dans une autre; & il avoit (i) En arabe, Alcolon.b.  Contes Araiês, 3 coutürne, avant fon départ, d'écrire fur chaque balie le nom de la ville óü il fe propofoit d'aller. II avoit mis toutes chofes en état pour faire le voyage de Bagdad , & il étoit prêt a partirquand la mort.>..Elle neut pas la force d'achever, un fouvenir trop vif de la perte de fon mari ne lui permit pas d'en dire davantage , & lui fit verfer un torrent de larmes. Ganem ne put voir fa mère attendrie, fans être attendri lui-même. Ils demeurèrent quelques momens fans parler : mais il fe remit enfin 5 öc lorfqu'il vit fa mère en état de 1'écouter , il prit la parole : Puifque mon père, dit—il, a deftiné ces marchandifes pour Bagdad , & qu'il n'eft plus en état d'exécuter fon deffein , je vais donc me difpofer a faire ce voyage. Je crois même qu'il eft a propos que je preffe mon départ, de peur que ces marchandifes ne dépériflent, ou que nous ne perdions i'occafion de les vendre avantageufement. La veuve d'Abou Aibou qui aimoit tendrement fon fils, fut fort alarmée de cette réfolution. Mon fils, lui répondit-elle , je ne puis que vous louer de vouloir imiter votre père; mais fongez que vous êtes trop jeune, fans expérience & nullement accoutumé aux fatigues des voyages. D'ailleurs voulez-vous m'abandonner, & ajouter une nouvelle douleur a Aij  ^ Les mille et une Nüits, celle dont je fuis accablée ? Ne vaut-il pas mieux vendre ces marchandifes aux marchands de Damas, & nous contenter d'un profit raifonnable, que de vous expofer a périr ? Elle avoit beau combattre le deflein de Ganem par de bonnes raifons, il ne les pouvoit goüter. L'envie de voyager & de perfeótionner fon efprit par une entière connoiflance des chofes du monde, le follicitoit a partir, & 1'emporta fur les remontrances , les prières & fur les pleurs méme de fa mère. II alla au marché des efclaves. II en acheta de robuftes, loua cent chameaux; & s'étant enfin pourvu de toutes les chofes nécefiuires, il fe mit en chemin avec cinq ou fïx marchands de Damas, qui alloient négocier a Bagdad. Ces marchands fuivis de tous leurs efclaves, & accompagnés de plufieurs autres voyageurs, compofoient une caravane fi confide'rable, qu'ils n'eurent rien a craindre de la part des bedoins, c'eft-a-dire des arabes, qui n'ont d'autre profeflion que de battre la campagne , ü'attaquer & piller les caravanes, quand elles ne font pas aflez fortes pour repoufier leurs infultes. Ils n'eurent donc a efluyer que les fatigues ordinaires d'une longue route ; ce qu'ils oublièrent facilement a la vue de la ville de Bagdad, oü ils arrivèrent heureufement.  Contes Arabes. f Es allèrent mettre pié a terre dans lë khan le plus magnifique & le plus fréquente de la ville; mais Ganem qui vouloit être logé commodément & en particulier, n'y prit pas d'appartement. II fe contenta d'y laiffer fes marchandifes dans un magafin, afin qu'elles y fufient en süreté. II loua dans le voifinage une trèsbelle maifon, richement meublée, oü il y avoit un jardin fort agréable par la quantité de jets d'eau & de bofquets qu'on y voyoit. Quelques jours après que ce jeune marchand fe fut établi dans cette maifon, & qu'il fe fut entièrement remis de la fatigue du voyage, il s'habilla fort proprement, & fe rendit au lieu public ou s'afiembloient les marchands pour vendre ou acheter des marchandifes. II étoit fuivi d'un efclave qui portoit un paquet de plufieurs pièces d'étoffes & de toiles fines. Les marchands recurent Ganem avec beaucoup d'honnêteté ; & leur chef ou fyndic a qui d'abord il s'adrefla, prit & acheta tout le paquet au prix marqué par 1'étiquette, qui étoit attachée a chaque pièce d'étoffe. Ganem continua ce négoce avec tant de bonheur, qu'il vendoit toutes les marchandifes qu'il faifoit porter chaque jour. II ne lui reftoit plus qu'une balie , qu'il avoit fait tirar du magafin & apporter chez lui, lorG- Aiij  6 Les mille et une Nuits, qu'un jour il alla au lieu public. II en trouva toutes les boutiques fermées. La chofe lui parut extraordinaire; il en demanda la caufe, Sc on lui dit qu'un des premiers marchands qui ne lui étoit pas inconnu, étoit more, & que tous fes confrères, fuivant la coutume, étoient allés a fon enterrement. Ganem s'informa de la mofquée oü fe devoit faire la prière, ou d'oü le corps devoit étre porté au lieu de fa fépulture; & quand on le lui eut enfeigné, il renvoya fon efclave avec fon paquet de marchandifes, & prit le chemin de la mofquée. II y arriva que la prière n'étoit pas encore achevée, & on la faifoit dans une falie toute tendue de fatin noir. On enleva le corps , que la parenté, accompagnée des marchands & de Ganem, fuivit jufqu'au lieu de fa fépulture, qui étoit hors de la ville & fort éloigné : c'étoit un édifice de pierre en forme de dóme, deftiné a recevoir les corps de toute la familie du défunt; & comme il étoit fort petit, on avoit dreiTé des tentes k 1'entour, afin que tout le monde fut a couvert pendant la cérémonie. On ouvrit le tombeau, & Ton pofa le corps; puis on le referma. Enfuite 1'iman & les autres miniflres de la mofquée s'afïirent en rond fur des tapis fous la principale tente, & récitèrent le refte des prières.  Contis Arabes. 7 Ils firent au (Ti la le&ure des chapitres de 1'alcoran prefcrit pour l'enterrement des morts. Les parens & les marchands , a 1'exemple de ces m'miftres , s'aflirent en rond derrière eux. II e'toit prefque nuit, lorfque tout fut actieve. Ganem qui ne s'étoit pas attendu a une fi longue cérémonie , commencoit a s'inquiéter ; & fon inquiétude augmenta , quand il vit qu'or» fervoit un repas en mémoire du défunt, felon 1'ufage de Bagdad. On lui dit même que les tenues n'avoient pas été tendues feulement contre les ardeurs du foleil, mais aufïï contre le ferein, paree que 1'on ne s'en retourneroit a la ville que le lendemain. Ce difcours alarma Ganem. Je fuis étranger, dit-il en lui-même, & je palTe pour un riche marchand ; des voleurs peuvent profiter de mon abfence & aller piller ma maifon. Mes efclaves mémes peuvent être tentés d'une fi belle occafion; ils n'ont qu'a prendre la fuite avec tout 1'or que j'ai regu de mes marchandifes , oü les irai-je chercher ? Vivement occupé de ces penfées, il mangea quelques morceaux a la hate , & fe déroba finement a la compagnie. II précipita fes pas pour faire plus de diligence; mais comme il arrivé afTez fouvent que plus on eft preffé, moins on avance, il prit Aiv    Contes Arabes. 9 Aont il étoit agité, lui parut le plus sur afyle qu'il put rencontrer. II n'y fut pas plutót, qu'a la faveur de ld lumière qui 1'avoit effrayé, il diftingua & vit entrer dans le eimetière oü il étoit, trois hommes qu'il reconnut pour des efclaves a leur habillement. L'un marchoit devant avec uflö lanterne, & les deux autres le fuivoieflt chargés d'un coffre long de cinq a fix piés, qu'ils portoient fur leurs épaules ; ils le mirent a terre, & alors un des trois efclaves dit a fes camarades : Frères, fi vous m'en croyez, nous laifferons la cecoffre, & nous reprendrons Je chemin de la ville. Non, non, répondit un aiitre, ce n'eft pas ainfi qu'il faut exécuter les ordres que notre maïtrefle nous donne. Noui pourrions nous repentir de les aVoir négligés: enterrons ce coffre, puifqu'on nous 1'a corn-^ mandé. Les deux autres efclaves fe rendirent ï ce fentiment. Ils commencèrent a remuer la terre avec des inftrumens qu'ils avoient apportés pour cela; & quand ils eurent fait une pro7 fonde foffe, ils mrrent le coffre dedans, & le couvrirent de la terre qu'ils ayoient ótée. Ils fortirent du eimetière après cela & s'en retourpèrent chez eux. Ganem qui du haut du palmier avoit entendu les paroles que les efclaves avoient pronon-  10 Les mille et une Nuits, cées, ne favbit que penfer de cette aventure : 11 jugea qu'il falloit que ce coffre renfermat quelque chofe de précieux, & que la perfonne a qui il appartenoit, avoit fes raifons pour le faire cacher dans ce cimetière. II réfolut de s'en éclaifcir fur le champ. II defcendit du palmier. Le départ des efclaves lui avoit óté fa frayeur. II fe mit a travailler a la foffe, & ïl y employa fi bien les piés & les mains , qu'en peu de tcms il vit le coffre a découvert; mais il le trouva fermé d'un gros cadenat. II fut trèsmortifié de ce nouvel obftacle qui 1'empêchoit de fatisfaire fa curiofité. Cependant il ne perdit point courage; & le jour venant a paroitre fur ces entrefaites , lui fit découvrir dans le cimetière plufieurs gros cailloux. II en choifit un avec quoi il n'eut pas beaucoup de peine a forcer le cadenat. Alors plein d'impatience, il Ouvrit le coffre. Au lieu d'y trouver de 1'argent, comme il fe 1'étoit imaginé, Ganem fut dans une furprife que 1'on ne peut exprimer d'y voir une jeune dame d'une beauté fans pareille. A fon teint frais & vermeil, & plus encore a une refpiration douce & réglée, il reconnut qu'elle étoit pleine de vie ; mais il ne pouvoit comprendre pourquoi, fi elle n'étoit qu'endormie, elle ne s'étoit pas réveiliée au bruit qu'il avoit fait en forgant le cadenat. Elle  12 Les mille et une Nuits, de fucre, (i) Lumière du jour, (2) Etoile du matin, (5) Délice du tems, parlez donc; oü êtes-vous ? C'e'toient autant de noms de femmes efclaves qui avoient coutume de la fervir. Elle les appeloit, & elle e'toit fort e'tonnée de ce que perfonne ne re'pondoit. Elle ouvrit enfin les yeux; & fe voyant dans un cimetière, elle fut faifie de crainte. Quoi donc, s'e'cria-t-elle plus fort qu'auparavant, les morts refiufcitentils ? fommes-nous au jour du jugement ? Quel e'trange changement du foir au matin ! Ganem ne voulut pas laifler la dame plus long-tems dans cette inquie'tude. II fe pre'fenta devant elle auflltöt avec tout le refpeét poflible, & de la manière la plus -honnête du monde. Madame, lui dit-il, je ne puis vous exprimer que folblement la joie que j'ai de m'être trouvé ici pour vous rendre le fervice que je vous ai rendu, & de pouvoir vous offnr tous les fecours dont vous avez befoin dans Tétat oü vous étes. Pour engager la dame a prendre toute confiance en lui, il lui dit premièrement qui il e'toit, & par quel hafard il fe trouvoit dans ce cime- (ij Nouronnihar. (2) Nagmatos Solu'. (3) Nouzhetos Zaraan.  Contes Arabes. 15 tière. II lui raconta enfuite 1'arrivée des trois efclaves , & de quelle manière ils avoient enterré le coffre. La dame qui s'étoit couvert le vifage de fon voile dès que Ganem s'étoit préfenté, fut vivement touchée de 1'obligation qu'elle lui avoit. Je rends graces a Dieu, lui dit-elle, de m'avoir envoyé un honnête homme comme vous pour me délivrer de la mort. Mais puifque vous avez commencé une oeuvre fi charitable, je vous conjure de ne la pas laiffer imparfaite. Allez, de grace, dans la ville chercher un muletier , qui vienne avec un mulet me prendre & me tranfporter chez vous dans ce méme coffre; car fi j'allois avec vous a pié , mon habillemerrt étant différent de celui des dames de la ville, quelqu'un y pourroit faire attention & me fuivre , ce qu'il m'eft de la dernière importance de prévenir. Quand je ferai dans votre maifon , vous apprendrez qui je fuis par le récit que je vous ferai de mon hiftoire; & cependant foyez perfuadé que vous n'avez pas obligé une ingrate. A.vant que de qukter la dame , le jeune marchand tira le coffre hors de la foffe; il la combla de terre, remit la dame dans le coffre & 1'y renferma de telle forte , qu'il ne paroifibit pas que le cadenat eut été forcé. Mais de peur qu'elle n'étouffat , il ne referma pas exadte-  14. Les mille et une Nuits, ment Ie coffre , & y laiffa entrer 1'air. En (artant du cimetière , il tira la porte après lui : & comme celle de la ville étoit ouverte , il eut feientót trouvé ce qu'il cherchoit. II revint au cimetière, oü il aida le muletier k charger le coffre en travers fur le rr.ulet; & pour lui öter tout foupcon , il lui dit qu'il étoit arrivé la nuit avec un autre muletier, qui, preffé de s'en retourner, avoit décharge le coffre dans Ie cimetière. Ganem, qui depuis fon arrivée k Bagdad , ne s'étoit occupé que de fon négoce, n'avoit pas encore éprouvé la puiffance de 1'amour. II en fentit alors les premiers traits. II n'avoit pu voir la jeune dame fans en étre ébloui; & Finquiétude dont il fe fentit agité en fuivant de loin le muletier, & la crainte qu'il n'arrivat en chemin quelque accident qui lui fit perdre fa conquéte 5 lui apprirent k déméler fes fentimens. Sa joie fut extréme, lorfqu'étant arrivé rieureufement chez lui, il vit décharger le coffre. II rerrvoya Ic muletier; & ayant fait fermer par un de fes efclaves !a porte de fa maifon, il ouvrit le coffre, aida la dame a en fortir , lui préfenta la main, & la conduifit k fon appartement en Ia plaignant de ce qu'elle devoit avoir fouffert dans une fi étroite prifon. Si j'ai fouffert, lui dit-elle, j'en luis bien dédom-  Contes Arabes. i% irragée par ce que vous avez fait pour moi , & par le plaifir que je fens a me voir en süreté. L'appartement de Ganem, tout richement meublé qu'il étoit, attira moins les regards de la dame, que la taille & la bonne mine de fon libérateur, dont la politeiTe & les manières engageantes lui infpirèrent une vive recor.noilfance. Elle s'affit fur un fbfa, & pour commencer k faire connoitre au marchand combien elle étoit fenfibleaufervice qu'elle en avoit recu, elle ótafon voile. Ganem, de fon cöté, fentit toute la grace qu'une dame fi aimable lui faifoit de fe montrer k lui le vifage découvert, ou plutot il fentit qu'il avoit déja pour elle une paffion violente. Quelque obligation qu'elle lui eüt, il fe crut trop récompenfé par une faveur fi précieufe. La dame pénétra les fentimens de Ganem , & n'en fut pas alarmée, paree qu'il paroifioit fort refpedueux. Comme il jugea qu'elle avoit befoin de manger, & ne voulant pas charger perfonne que lui-même du foin de régaler une höteffe fi charmante, il fortit fuivi dun efclave, & alla chez un traiteur ordonner un repas. De chez le traiteur il paffa chez un fruitier, oü il choifit les plus beaux & les meilleurs fruits. II fitauffi provifion d'excellent vin, &  i6 Lés mille et une Nuits du même pain qu'on mangeoit au palais dü calife. Dès qu'il fut de retour chez lui, il dreflfa de fa propre main une pyramide de tous les firuits qu'il avoit achetés ; & les fervant luimême a la dame dans un baffin de porcelaine très-fine : Madame, lui dit-il, en attendant un repas plus folide & plus digne de vous, choiftflêz de grace, prenez quelques-uns de ces fruits. II vouloit demeurer debout; mais elle lui dit qu'elle ne toucheroit a rien qu'il ne fut affis, & qu'il ne mangeat avec elle. II obéit; & après qu'ils eurent mangé quelques morceaux, Ganem remarquant que le voile de la dame qu'elle avoit mis auprès d'elle fur le fofa, avoit le bord brodé d'une écriture en or, lui demanda de voir cette broderie. La dame mit auffitót la main fur le voile & le lui préfenta, en lui demandant s'il favoit lire. Madame, réponditil d'un air modefte, un marchand feroit mal fes affaires, s'il ne favoit au moins lire & e'crire. He' bien , reprit - elle , lifez les paroles qui font écrites fur ce voile ; auffi-bien c'eft une occafion pour moi de vous raconter mon hiftoire. Ganem prit le voile & lut ces mots : Je fuïs d vous & wus étes a moi, 6 defcendant de l'oncle du prophéte! Ce defcendant de Tonele du  C o n t e s Arabes. 17 'du prophéte étoit le calife Haroun Alrafchid, qui regnoit alors, & qui defcendoit d'Abbas, oncle de Mahomet. Quand Ganem eut compris le fens de ces paroles : Ah, madame, s'écria-t-il triftement, je viens de vous donnar la vie, & voilé une écriture qui me donne la mort! je n'en comprends pas tout le myftère, mais elle ne me fait que trop connoitre que je fuis le plus malheureux de tous les hommes. Pardonnez-moi, madame, la liberté que je prends de vous le dire. Je n'ai pu vous voir fans vous donnet mon cceur. Vous n'ignorez pas vous-méme qu'il n'a pas été en mon pouvoir de vous le refufer; & c'eft ce qui rend excufable ma témérité. Je me propofois de toucher le vötre par mes refpeös , mes foins, mes complaifances , mes aiïiduités , mes foumiflions , par ma conftance; & a peine j'aiconcu ce deuein flatteur, que me voila déchu de toutes mes efpérances. Je ne réponds pas de foutenir. long- tems un fi grand malheur. Mais quoi qu'il enpuilfe être, j'aurai la confolation de mourir tout a vous. Achevez, madame, je vous en conjure, achevez de me donner urt entier éclaircilfement de ma trifte deftinée. II ne put prononcer ces paroles fans répandre quelques larmes. La dame en fut touchée ; bien loin de fe plaindre de la déclaraToms X. JJ  i8 Les mille et une Nuits, tion qu'elle venoit d'entendre, elle en fentit une joie fecrète ; car fon cceur commencoit a fe laiffer furprendre. Elle diilimula toutefois ; & comme fi elle n'eüt pas fait d'attention au difcours de Ganem : Je me ferois bien gardée, lui répondit-elle, de vous montrer mon voile, lï j'euife cru qu'il dut vous caufer tant de déplaifir; & je ne vois pas que les chofes que j'ai a vous dire , doivent rendre votre fort auilï déplorable que vous vous 1'imaginez. Vous faurez donc, pourfuivit-elle, pour vous apprendre mon hiftoire , que je me nomme (i) Tourmente; nom qui me fut donné au moment de ma naiffance , a caufe que Ton jugea que ma vue cauferoit un jour bien des maux. II ne vous doit pas être inconnu, puifqu'il n'y a perfonne dans Bagdad qui ne fache que le calife Haroun Alrafchid, mon fouverain maï"tre & le vötre , a une favorite qui s'appele ainfi. On m'amena dans fon palais des mes plus tendres années , & j'ai été élevée avec tout le foin que 1'on a coutume d'avoir de perlonnes de mon fexe deftinées a y demeurer. Je ne réuffis pas mal dans tout ce qu'on prit la peine de m'enfeigner; & cela joint a quelques traits de beauté, (i) En arabe, Fetnab  Contes Arabes. ip m'attira 1'amitié du calife, qui me donna un appartement particulier auprès du fien. Ce prince n'en demeura pas a cette diftinftion; il nomma vingt femmes pour me fervir, avec autant d'eunuques, & depuis ce tems-la il m'a fait des préi fens fi confidérables, que je me fuis vue plus riche qu'aucune reine qu'il y ait au monde. Vous jugez bien par-la que Zobeïde, femme & parente du calife , n'a pu voir mon bonheur fans en étre jaloufe. Quoique Haroun aifpour elle toutes 'les confidérations imaginables, elle a cherché toutes les occafions poffibles de me perdre. Jufqu'a préfent je m'étois affez bien garantie de fes pièges, mais enfin j'ai fuccombé au dernier effort de fa jaloufie, & fans vous je ferois a Fheure qu'il eft dans Tattente d'une mort inévitable. Je ne doute pas qu'elle n'ait corrompu une de mes efclaves qui me préfenta hier au foir dans de la limonade une drogue qui caufe un affoupifiement fi grand, qu'il eft aifé de difpofer de ceux a qui 1'on en fait prendre; & eet afloupiflement eft tel, que pendant fept ou huit heures rien n'eft capable de le diffiper. J'ai d'autant plus de fujet de faire ce jugement, que j'ai le fommeil naturellement très-lèger, & que je m'éveille au moindre bruit. Zobéïde, pour exécuter fon mauvais deffein, a pris le tems de 1'abfence du calife, qui B ij  Co nt es Arabes*. répondent de ma difcrétïon. Pour celle de mes efclaves, j'avoue qu'il faut s'en défier. Ils pourroient manquer a la fidélité qu'ils me doivent, s'ils favoient par quel hafard & dans quel lieu j'ai eu le bonheur de vous rencontrer. Mais c'eft ce qui leur eft impoffible de deviner. J'oferai même vous ailurer qu'ils n'auront pas la moindre curiofité de s'er» informer. II eft fi naturel aux jeunes gens de chercher de belles efclaves , qu'ils ne feront nullement furpris de vous voir ici, dans 1'opinion qu'ils auront que vous en êtes une, & que je vous ai achetée. Ils croiront encore que j'ai eu mes raifons pour vous amener chez moi de la manière qu'ils Font vu : ayez donc 1'efprit en repos la-delTus, & foyez süre que vous ferez fervie avec tout le refpeci qui eft dü a la favorite d'un monarque aufli grand que le nötre. Mais quelle que foit la grandeur iqui 1'environne , permettez - moi de vous déclarer, madame, que rien ne fera capable de me faire révoquer le don que je vous ai fait de mon cceur. Je fais bien que je nToublierai jamais, que ce qui appartient au maitre, eft défendu d Vefdave; mais je vous aïmois avant que vous m'eu'ïiez appris que votre foi étoit engagée au calife; il ne dépend pas de moi de vaincre une pafïïon, qui, quoiqu'encore naiifante, a toute la force d'un amour fortifié par une parfaite B üj  22 Les mille et une Nuits, correfpondance. Je fouhaite que votre augufte & trop heureux amant vous venge de la malignité de Zobéïde, en vous rappellant auprès de lui. Et quand vous vous verrez rendue a fes fouhaits, que vous vous fouveniez de 1'infortuné Ganem, qui n'eft pas moins votre conquête que le calife. Tout puiiïant qu'il eft, ce prince, fi vous n'êtes fenfible qu'a Ia tendrefle, je me flatte qu'il ne m'effacera point de votre fouvenir. II ne peut vous aimer avec plus d'ardeur que je vous aime , & je ne cefierai point de bruler pour vous en quelque lieu du monde que j'aille expirer après vous avoir perdue. Tourmente s'appergut que Ganem étoit pénétré de la plus vive douleur, elle en fut attendrie; mais voyant 1'embarras oü elle alloit fe jeter en continuant la converfation fur cette matière , qui pouvoit infenfiblement la conduire a faire paroitre le penchant qu'elle fe fentoit pour lui : Je vois bien, lui dit-elle, que cedifcours vous fait tropde peine, laiffons-Je, & parions de Tobligation infinie que je vous ai. Je ne puis afiez vous exprimer ma joie, quand je fonge que fans votre fecours je ferois privée de la lumière du jour. Heureufement pour 1'un ;& pour 1'autre , on frappa a la porte en ce moment : Ganem  Contes Arabes. 23 fe leva pour aller voir ce que ce pouvoit étre, & il fe trouva que c'étoit un des efclaves pour lui annoncer Farrivée du traiteur. Ganem , qui, pour plus grande précaution, ne vouloit pas que les efclaves entraffent dans la chambre oü étoit Tourmente , alla prendre ce que le traiteur avoit apprêté, & le fervit lui-même a fa belle hötefle, qui, dans le fond de fon ame, étoit ravie des foins qu'il avoit pour elle. Après le repas, Ganem delTervit comme il avoit fervi; & quand il eut remis toutes chofes a la porte de la chambre entre les mains de fes efclaves : Madame, dit-il a Tourmente, vous ferez peut-être bien aife de repofer préfentement. Je vous lailfe , & quand vous aurez pris quelque repos , vous me verrez pret a recevoir vos ordres. En achevant ces paroles il fortit & alla acheter deux femmes efclaves; il acheta auflï deuxpaquets , 1'un de linge fin, & 1'autre de tout ce qui peut compofer une toilette digne de la favorite du calife. II mena chez lui les deux efclaves, & les préfentant a Tourmente : Madame, lui dit-il, une perfonne comme vous a befoin de deux filles au moins pour la fervir; trouvez bon que je vous donne celles-ci. Tourmente admira Tattention de Ganem : Seigneur, dit-elle, je vois bien que vousn'êtes B iv  &4 Les mille et une Nu'its, pas homme a faire les chofes a demi. Vous augmentez par vos manières I'obligation que je vous ai, mais j'efpère que je ne mourrai pas ingrate, & que le ciel me mettra bientöt en état de reconnoitre toutes vos aftions généreufes. Quand les femmes efclaves fe furent retirées dans une chambre voifine oü le jeune marchand les envoya, il s'aflit fur le fofa oü étoit Tourmente, mais a certaine diftance d'elle pour lui marquer plus de refpecl:. II remit 1'entretien fur fa pafïion, & dit des chofes très-touchantes fur les obftacles invincibles qui lui ötoient toute efpérance. Je n'ofe même efpérer, difoitil, d'exciter par ma tendreiïe le moindre mouvement de fenfibilitê' dans un cceur comme le votre, deftiné au plus puiflant prince du monde. Hélas, dans mon malheur ce feroit une confolation pour moi, fi je pouvois me flatter que vous n'avez pu voir avec indifférence 1'excès de mon amour ! Seigneur, lui répondit Tourmente... Ah, madame, interrompit Ganem a ce mot de feigneur, c'eft pour la feconde fois que vous me faites Thonneur de me traiter de feigneur ! la préfence des femmes efclaves m'a empêché la première fois de vous dire ce que j'en penfois; au nom de dieu, madame, neme donnez point cetitre d'honneur, il nemeconr  Contes Arabes. vient pas. Traitez-moi, de grace , comme votre efclave. Je le fuis, & je ne cefferai jamais de 1'être. Non, non, interrompit Tourmente a fon tour, je me garderai bien de traiter ainfi un homme a qui je dois la vie. Je ferois une ingrate, fi je difois ou fi je faifois quelque chofe qui ne vous convïnt pas. LailTez-moi donc fuivre les mouvemens de ma reconnoiffance, & n'exigez pas pour prix de vos bienfaits, que j'en ufe malhonnêtement avec vous. C'eft ce que je ne ferai jamais. Je fuis trop touchée de votre conduite refpectueufe pour en abufer, & je vous avouerai que je ne vois point d'un ceil indifférent tous les foins que vous prenez. Je ne vous en puis dire davantage. Vous favez les raifons qui me condamnent au filence. Ganem fut enchanté de cette déclaration : il en pleura de joie, & ne pouvant trouver de termes aflez forts a fon gré cour remercier Tourmente , il fe contenta de lui dire que fi elle favoit bien ce qu'elle devoit au calife , il n'ignoroit pas de fon cöté que ce qui appartient au maitre , eft défendu a Vefclave. ■ Comme il s'appercut que la nuit approchoit, il fe leva pour aller chercher de la lumière. II en apporta lui-même, & de quoi faire la collation, felon 1'ufage ordinaire de la ville de  z4 Les mille et une Nuits, Bagdad, oü après avoir fait un bon repas a midi, on paffe la foirée k manger quelques fruits & a boire du vin, en s'entretenant agréable,ment jufqu'a 1'heure de fe retirer. Ils fe mirent tous deux k table. D'abordils fe firent des compfimens fur les fruits qu'ils fe préfentoient 1'un k 1'autre. Infenfiblement 1'excellence du vin les engagea tous deux k boire; & ils n'eurent pas plutöt bu deux ou trois coups , qu'ils fe firent une loi de ne plus boire fans chanter quelque air auparavant. Ganem chantoit des vers qu'il compofoit fur le champ & qui exprimoient la force de fa paffion, & Tourmente animée par fon exemple, compofoit & chantoit aufli des chanfons qui avoient du rapport a fon aventure, & dans lefquelles il y avoit toujours quelque chofe que Ganem pouvoit expliquer favorablement pour lui. A cela prés, la fidélité qu'elle devoit au calife , y fut exadiement gardée : la collation dura fort long-tems. La nuit étoit déja fort avancée , qu'ils ne fongeoient point encore k fe féparer. Ganem toutefois fe retira dans un autre appartement , & laiffa Tourmente dans celui oü elle étoit , oü les femmes efclaves qu'il avoit achetées, entrèrent pour la fervir. Ils vécurent enfemble de cette manière pendant plufieurs jours. Le jeune marchand ne fox-  48 Les mille et une Nuits, Depuis que ce jeune marchand étoit partï de Damas , fa mère n'en avoit regu aucune lettre. Cependant les autres marchands avec qui il avoit entrepris le voyage de Bagdad, étoient de retour. Ils lui dirent tous qu'ils avoient lailTé fon fils en parfaite fanté ; mais "comme il ne revenoit point , & qu'il négligeoit de donner lui-méme de fes nouvelles, il n'en fallut pas davantage pour faire croire a cette tendre mère qu'il étoit mort. Elle fe le perfuada fi bien , qu'elle en prit le deuil. Elle pleura Ganem comme fi elle Feut vu mourir, & qu'elle lui eüt elleméme fermé les yeux. Jamais mère ne montra tant de douleur; & loin de chercher a fe confoler , elle prenoit plaifir a nourrir fon afflicYion. Elle fit batir au milieu de la cour de fa maifon un döme, fous lequel elle mit une figure qui repréfentoit fon fils , & qu'elle couvrit ellemême de drap noir. Elle pafibit prefque les jours & les nuits a pleurer fous ce döme, de même que fi le corps de fon fils eüt été enterré la ; & le belle Force des cceurs , fa fille, lui tenoit compagnie , & méloit fes pleurs avec les fiennes. II v avoit déja du tems qu'elles s'occupoient ainfi a s'affiiger, Se que le voifinage qui entendoit leurs cris & leurs lamentations, plaignoit des parens fi tendres, lorfque le roi Mohammed  Cöntes Arabes. 49 ïnei Zinebi vint frapper k la porte, & une efclave du logis lui ayant ouvert, il entra brufquement en dernandant oü étoit Ganem, fils d'Abou Aibou. Quoique 1'efclaVe n*eüt jamais vu le roi Zinebi, elle jugea néanmoins k fa fuite, qu'il devoit étre un des principaux officiers de Damas. Seigneur, lui répondit-elle, ce Ganem que vous cherchez, eft mort. Ma maïtreffe fa mère eft dans le tombeau que vous voyez, ou elle pleure a&uellement fa perte. Le roi, fans s'arréter au rapport de 1'efclave, fit faire par fes gardes une exacte perquifitión de Ganem dans tous les endroits de la maifon. Enfuite il s'avanca vers le tombeau, oü il vit la mère & la fille alfifes fur une fimple natte auprès de la figure qui repréfentoit Ganem , & leurs vifages lui parurent baignés de larmes. Ces pauvres femmes fe couvrirent de leurs voiles aulfitöt qu'elles appercurent un homme a la porte du döme. Mais la mère qui reconnut le roi de Damas, fe leva & courut fe profterner k fes piés. Ma bonne dame, lui dit ce prince, je cherchois votre fils Ganem , eft-il ici ? Ah ! fire , s'écria-t-elle , il y a long-tems qu'il n'eft plus. Plüt k dieu que je Teufle au moins enfeveli de mes propres mams, & que j'eufie la confolation d'avoir fes os dans ce tombeau ! Ah { mon fils, mon chet Tomé X, d  to Les mille et une Nuits, fils ! . .. Elle voulut continuer : mais elle fut faifie d'une fi vive douleur, qu'elle n'en eut pas la force. Zinebi en fut touché. C'étoit un prince d'un naturel fort doux & très-compatiffant aux peines des malheureux. Si Ganem eft feul coupable , difoit-il en lui-même, pourquoi punir la mère & la fceur qui font innocentes ? Ah , cruel Haroun Alrafchid , a quelle mortification me réduis-tu , en me faifant miniftre de ta vengeance , en m'obligeant a perfécuter des perfonnes qui ne t'ont point offenfé ! Les gardes que le roi avoit chargés de chercher Ganem, lui vinrent dire qu'ils avoient fait une recherche inutile. II en demeura trèsperfuadé : les pleurs de ces deux femmes ne lui permettoient pas d'en douter. II étoit au défefpoir de fe voir dans la néceffité d'exécuter les ordres du calife; mais de quelque pitié qu'il fe fentit faifir, il n'ofoit fe réfoudre a tromper le reffentiment du calife. Ma bonne dame, ditil a la mère de Ganem, fortez de ce tombeau, vous & votre fille, vous n'y feriez pas en süreté. Elles fortirent; & en même tems pour les mettre hors d'infulte , il öta fa robe de deflus qui étoit fort ample, & les couvrit toutes deux , en leur recommandant de ne pas s'éloigner de lui. Cela fait, il ordonna de killer  Contes Arabes. entrer la populace pour commencer le pillage, qui fe fit avec une extreme avidité, & avec des cris dont la mère & la fceur de Ganem furent d'autant plus épouvantées , qu'elles en ignoroient la caufe. On emporta les plus précieux meubles , des coffres pleins de richeffes , des tapis de Perfe & des Indes, des couffins garnis d'étoffes d'or & d'argent , des porcelaines; enfin on enleva tout, on ne laiffa dans la maifon que les murs ; & ce fut un fpectacle bien affligeant pour ces malheureufes dames de voir piller tous leurs biens, fans favoir pourquoi on les traitoit fi cruellement. Mohammed, après le pillage de la maifon , donna ordre au juge de police de la faire rafec avec le tombeau; & pendant qu'on y travailloit, il emmena dans fon palais Force des cceurs & fa mère. Ce fut-la qu'il redoubla leur afflidion, en leur declarant les volontés du calife. II veut , leur dit-il, que je vous faffe dépouiller , & que je vous cxpofe toutes nues aux yeux du peuple pendant trois jours. C'eft avec une extréme répugnance que je fais exécuter eet arrët cruel & plein d'ignominie. Le roi prononga ces paroles d'un air qui fadbit connoitre qu'il étoit effedivement pénétré de douleur & de compaffion. Quoique la crainte d'être détröné 1'empêchat de fuivre les mouvemens de fa Dij  •f2 Les mille et une Nuits, pitié, il ne laifla pas d'adoucir en quelque facon la rigueur des ordres d'Haroun Alrafchid, en faifant faire pour la mère de Ganem & pour Force des cceurs de groffes chemifes fans manches d'un gros tifTu de erin de cheval. Le lendemain, ces deux viftimes de la colère du calife furent dépouillées de leurs habits, & revêtues de leurs chemifes de erin. On leur ötaauiïi leurs coëffures , de forte que leurs cheveux épars flottoient fur leurs épaules. Force des cceurs les avoit du plus beau blond du monde, & ils tomboient jufqu'a terre. Ce fut dans eet état qu'on les fit voir au peuple. Le jtige de police, fuivi de fes gens, les accompagnoit, & on les promena par toute la ville. Elles étoient précédées d'un crieur, qui de tems en tems difoit a haute voix : Tel eft le chdtiment de ceux qui Je font attiré Üindignation du commandeur des croyans. Pendant qu'elles marchoient ainfi dans les rues de Damas, les bras & les piés nuds, couvertes d'un fi étrange habillement, & tachant de cacher leur confufion fous leurs cheveux dont elles fe couvroient le vifage, tout le peuple fondoit en larmes. Les dames fur-tout les regardant comme inocnentes au travers des jaloufies, & touchées  Contes Arabes., yjf principalement de la jeunefle & de la beauté de Force des cceurs, faifoient retentir l'air de cris effroyables a mefure qu'elles paflbient fous leurs fenëtres. Les enfans mêmes effraye's par ces cris & par le fpeétacle qui les caufoit, méloient leurs pleurs a cette défolation générale, & y ajoutoient une nouvelle horreur. Enfin, quand les ennemis de 1'état auroient été dans la ville de Damas, & qu'ils y auroient tout mis a feu & a fang , on n'y auroit pas vu régner une plus grande confternation. II étoit prefque nuit lorfque cette fcène affreufe finit. On ramena la mère & la fille au palais du Roi Mohammed. Comme elles n'étoient point accoutumées a marcher les piés nuds , elles fe trouvèrent fi fatiguées en arrivant, qu'elles demeurèrent long-tems évanouies. La reine de Damas vivement touchée de leur malheur , malgré la défenfe que le calife avoit faite de les fecourir, leur envoya quelques-unes de fes femmes pour les confoler avec toute forte de rafraichiflemens, & du vin pour leur faire reprendre des forces. Les femmes de la reine les trouvèrent encore évanouies , & prefque hors d'état de profiter du fecours qu'elles leur apportoient. Cependant a force de foins , on leur fit reprendre leurs. efprits. La mère de Ganem les remercia d'abord D üj  Contes Arabes. 5-5- plalndre & de vous exhorter a prendre patience. Je connois mon fils, reprit la mère de Ganem , je 1'ai élevé avec grand foin, & dans le refpecï dü au commandeur des croyans. II n'a point commis le crime dont on 1'accufe, & je réponds de fon innocence. Je ceffe donc de murmurer & de me plaindre, puifque c'eft pour lui que je fouffre, & qu'il n'eft pas mort. Ah ! Ganem, ajouta-t-elle, emportée par un mouvement mélé de tendreffe & de joie , mon cher fils Ganem , eft-il poffible que tu vives encore. Je ne regrette plus mes biens, & a quelque exces que puiffent aller les ordres du calife, je lui en pardonne toute la rigueur, pourvu que le ciel ait confervé mon fils. II n'y a que ma fille qui m'afflige, fes maux feuls font toute ma peine : je la crois pourtant affez bonne fceur pour fuivre mon exemple. A ces paroles, Force des cceurs qui avoit paru infenfible jufques-la, fe tourna vers fa mère, & lui jetant fes bras au cou : Oui, ma chère mère, lui dit-elle , je fuivrai toujours votre exemple, a quelque extrémité que puiffe vous porter votre amour pour mon frère. La mère & la fille confondant ainfi leurs foupirs & leurs larmes, demeurèrent affez longtems dans un embraffement fi touchant. Cepen- Div  y>. Le prince a fon réveil fut frappé de ce fonge.  Contes Arabes. pi II en paria fort férieufement a la reine fa mère, qui n'en fit que rire. Ne voudriez-vous point, mon fils , lui dit-elle, aller en Egypte fur la , foi de ce beau fonge ? Pourquoi non, madame, répondit Zevn, penfez-vous que tous les fonges foient chimériques ? Non, non, il y en a de myftérieux. Mes précepteurs m'ont raconté mille hiftoires qui ne me permettent pas d'en douter. D'ailleurs , quand je n'en ferois ps* pcrfuadé , je ne pourrois me défendre d'écouter mon fonge. Le vieillard qui m'eft apparu, avoit quelque chole de furnaturel. Ce n'eft point un de ces hommes que la feule vicillelïb rend refpectables : je ne fais quel air divin étoit répandu dans fa perfonne. II étoit tel enfin qu'on nous repréiente le grand prophete; & fi vous voulez que je vous découvrc ma penfée, je crois que c'eft lui qui , touché c!e mes pejnes, veut les foulager. Jc m'en (ie a la confiance qu'il m'a tnfptrée ; je fuis plein de fes promeifes , & j'ai réfolu de iuivre fa voix. La reine effaya de Ten détourner, mais elk n'en put venir a bout. Le prince lui kifla la conduite du royaume , fortit une nuit du palais fort fecrètenu nt, & prit la route du Caire fans vouloir être accompagné de perfonne. Après beaucoup de fatigue & dc peine, il  ?2 Les mille et une Nuits, arriva dans cette fameufe ville qui en a peu de femblables au monde, foit pour la grandeur, , foit pour la beauté'. II alla defcendre a la porte d'une mofque'e, oü fe fentant accablé de laffitude, il fe coucha. A peine fut-il endormi qu'il Vit le même vieillard qui lui dit : « O mon » fils, je fuis content de toi, tu as ajouté » foi a mes paroles. Tu es venu ici fans « que la longueur & les difncultés des che« mms t'ayent rebuté : mais apprends que je " ne t'ai fait faire un fi long voyage que " pour t'e'prouver. Je vois que tu as du cou« rage & de la fermeté. Tu mérites que je « te rende le plus riche & le plus heureux 33 prince de la terre. Retourne a Balfora; tu 33 trouveras dans ton palais des richefles im>3 menfes. Jamais roi n'en a tant poffédées qu'il >3 y en a 33. Le prince ne fut pas fatisfait de ce fonge. Hélas, dit-il en lui-même, après s'être réveillé, quelle étoit mon erreur ! ce vieillard que je croyois notre grand prophéte, n'eft qu'un pur ouvrage de ma fantaifie agitée. J'en avois 1'imagination fi remplie, qu'il n'eft pas furprenant que j'y aye rêvé' une feconde fois. Retournons a Balfora. Que ferois-je ici plus long - tems ? Je fuis bien heureux de n'avoir dit a perfonne qu'a ma mère le motifdemon- voyage; je de-  Contes Arabes. 93 Viendrois la fable de mes peuples, s'ils le favoient. II reprit donc le chemin de fon royaume ; & dès qu'il y fut arrivé, la reine lui demanda s'il revenoit content. II lui conta tout ce qui s'étoit paiTé, & parut li mortifié d'avoir été tropcrédule, que cette princeflè, au lieu d'augmenter fon ennui par des reproches ou par des railleries, le confola. Ceflez de vous affliger, mon fils, lui dit-elle; fi dieu vous deftine des richefles, vous les acquerrez fans peine. Demeurez en repos ; tout ce que j'ai a vous recommander, c'eft d'étre vertueux. Renoncez aux délices de la danfe , des orgues, & du vin couleur de pourpre : fuyez tous ces plaifirs ; ils vous ont déja penfé perdre. Appüquez-vous a rendre vos fujets heureux ; en faifant leur bonheur, vous afïürerez le vötre. Le prince Zeyn jura qu'il fuivroit déformais tous les confeils de fa mère , & ceux des fages vifirs dont elle avoit fait choix pour Taider a foutenir le poids du gouvernement. Mais dès la première nuit qu'il fut de retour en fon palais , il vit en fonge pour la troifième fois le vieillard qui lui dit : cc O courageux Zeyn, » le tems de ta profpérité eft enfin venu. De» main matin, d'abord que tu feras levé, prends u une pioche , & va fouiller dans le cabinet  j?4 Les mille et une Nuits, « du feu roi ; tu y découvriras- un grand 33 tréfor 33. Le prince ne fut pas plutót réveille qu'il fe leva. II courut a 1'appartement de la reine, & lui raconta avec beaucoup de vivacité le nouveau fonge qu'il venoit de faire. En vérité, mon fils , dit la reine en fouriant , voila un vieillard bien obftiné : il n'eft pas content de vous avoir trompé deux fois; étes-vous d'humeur a vous y fier encore ? Non, madame, répondit Zeyn, je ne crois nullement ce qu'il rn'a dit; mais je veux par plaifir vifiter le cabinet de mon père. Oh, je m'en doutois bien, s'écria la reine en éclatant de rire; allez, mon fils, contentez-vous : ce qui me confole, c'eft que Ia chofe n'eft pas fi fatigante que le voyage d'Egypte. Iié bien , madame , reprit le roi, il faut vous 1'avouer, ce troifième fonge m'a rendu ma confiance ; il eft lié aux deux autres. Car enfin examinons toutes les paroles du vieillard : il m'a d'abord ordonné d'aller en Egypte ; la il m'a dit qu'il ne m'avoit fait faire ce voyage que pour m'éprouver. Retourne a Balfora, m'at-il dit enfuite ; c'eft-la que tu dois trouver des tréfors. Cette nuit il m'a marqué précifément 1'endroit oü ils font. Ces trois fonges , ce me femble, font fuivis; ils n'ont rien d'é-  5>8 Les mille et une Nuits, >3 Caire en Egypte. II y a la un de mes an3> ciens efclaves appelé Mobarec ; tu n'auras 33 nulle peine a le découvrir ; la première per33 fonne que tu rencontreras , t'enfeignera fa 33 demeure. Va le trouver; dis-lui tout ce qui 33 t'eft arrivé. II te connoitra pour mon fils, 33 & il te conduira jufqu'au lieu oü eft cette 33 merveilleufe ftatue que tu acquerras avec le 33 falut 33. Le prince, après avoir lu ces paroles, dit a la reine : Je ne veux point manquer cette neuvième ftatue. II faut que ce foit une pièce bien rare , puifque celles-ci toutes enfemble ne la valent pas. Je vais partir pour le grand Caire. Je ne crois pas, madame , que vous combattiez ma réfolution. Non , mon fils , répondit la reine, je ne m'y oppofe point. Vous êtes fans doute fous la protection de notre grand prophéte : il ne permettra pas que vous périffiez dans ce voyage. Partez quand il vous plaira. Vos vifirs & moi , nous gouvernerons bien 1'état pendant votre abfence. Le prince fit préparer fon équipage ; mais il ne voulut mener avec lui qu'un petit nombre d'efclaves feulement. II ne lui arriva nul accident fur la route. II fe rendit au Caire, oü il demanda des nouvelle» de Mobarec. On lui dit que c étoit un  Contes Arabes. pp des plus riches citoyens de la ville; qu'il vivoit en grand feigneur, & que fa maifon étoit ouverte particulièrement aux étrangers. Zeyn s'y fit conduire. II frappa a la porte. Un efclave ouvre, & lui dit : Que fouhaitez-vous, & qui êtes-vous? Je fuis étranger , répondit le prince. J'ai oui parler de la générofité du feigneur Mobarec, & je viens loger chez lui. L'efclave pria Zeyn d'attendre un moment, puis il alla dire cela a fon maïtre, qui lui ordonna de faire entrer 1'étranger. L'efclave revint a la porte, & dit au prince qu'il étoit le bienvenu. Alors Zeyn entra, traverfa une grande cour, & paffa dans une falie magnifiquement ornée , oü Mobarec qui Tattendoit, le recut fort civilement & le remercia de 1'honneur qu'il lui faifoit de vouloir bien prendre un logement chez lui. Le prince après avoir répondu k ce compliment , dit k Mobarec : Je fuis fils du feu roi de Balfora, & je m'appelle Zeyn Alafnam. Ce roi , dit Mobarec, a été autrefois mon maïtre; mais, feigneur, je ne lui ai point connu de fils. Quel age avez-vous ? J'ai vingt ans, répondit le prince. Combien y en a-t-il que vous avez quitté la cour de mon père ? II y en a prés de vingt-deux, dit Mobarec. Mais comment me perfuaderez-vous que vous Gij  ïoo Les mille ét une Nuits, étes fon fils ? Mon père , repartit Zeyn , avoit fous fon cabinet un fouterrain , dans lequel j'ai trouvé quarante urnes de porphyre toutes pleines d'or. Et quelle autre chole y a-t-il encore, répliqua Mobarec? II y a, dit le prince, neuf piedeftaux d'or maffif , fur huit defquels font huit ftatues de diamans, & il y a fur le neuvième une pièce de fatin blanc fur laquelle mon père a écrit ce qu'il faut que je falie pour acquérir une nouvelle ftatue plus précieufe que les autres enfcmble. Vous favez le lieu ou eft cette ftatue, paree qu'il eft marqué fur le fatin que vous m'y conduirez. II n'eut pas achevé ces paroles, que Mobarec fe jeta a fes genoux; & lui baifant une de fes mains a plufieurs reprifes : Je rends graces a dieu , s'écria-t-il, de vous avoir fait venir ici. Je vous connois pour le fils du roi de Balfora. Si vous voulez aller au lieu oü eft la ftatue merveilleufe , je vous y menerai. Mais il faut 'auparavant vous repofer ici quelques jours. Je donne aujourd'hui un feftin aux grands du Caire. Nous étions a table, lorfqu'on m'eft venu avertir de votre arrivée. Dédaignerezvous, feigneur , de venir vous réjouir avec nous? Non, répondit Zeyn, je ferai ravi d'être de votre feftin. Auflïtöt Mobarec le conduifit fous un dóme oü étoit la compagnie. II le fit  Contes Arabes. ioi mettre a table , & commenga de le fervir a genoux. Les grands du Caire en furent furpris. Ils fe difoient tout bas les uns aux autres : Hé, qui eft donc eet étranger que Mobarec fert avec tant de refpect ? Après qu'ils eurent mangé , Mobarec prit la parole : Grands du Caire , dit - il, ne foyez pas étonnés de m'avoir vu fervir de cette fbrte ce jeune étranger. Sachez que c'eft le fils du roi de Balfora mon maïtre. Son père m'acheta de fes propres deniers. II eft mort fans m'avoir donné la liberté. Ainfi je fuis encore fon efclave, & par conféquent tous mes biens appartiennent de droit a ce jeune prince fon unique fiéritier. Zeyn 1'interrompit en eet endroit : O Mobarec, lui dit-il, je.déclare devant tous ces feigneurs , que je vous affranchis dès ce moment , & que je retranche de mes biens votre perfonne & tout ce que vous poffédez : voyez outre cela ce que vous voulez que je vous donne. Mobarec a ce difcours baifa la terre, & fit de grands remercimens au prince. Enfuite on apporta le vin : ils en burent toute la journée; & fur le foir les préfens furent diftribués aux convives qui fe retirèrent. Le lendemain Zeyn dit a Mobarec : J'ai pris affez de repos. Je ne fuis point venu au Caire pour vivre dans les plaifirs. J'ai defleln d'avoir G üj  102 Les mille et une Nuits, Ia neuvième ftatue. Il eft tems que nous partions pour 1'aller conquérir. Seigneur, répondit Mobarec, je fuis pret a. céder a votre envie; mais vous ne favez pas tous les dangers qu'il faut courir pour faire cette précieufe conquête. Quelque péril qu'il y ait, répliqua le prince, j'ai réfolu de Tentreprendre. J'y périrai, ou j'en viendrai a bout. Tout ce qui arrivé , c'eft dieu qui le fait arriver. Accompagnezmoi feulement, & que votre fermeté foit égale a la mienne. Mobarec le voyant déterminé a partir , appela fes domeftiques, & leur ordonna d'apprêter les équipages. Enfuite le prince & lui firent 1'ablution & la prière de précepte appelée Far%, après quoi ils fe mjrent en chemin. Ils remarquèrent fur leur route une infinité de chofes rares & merveilleufes. Ils marchèrent pendant plufieurs jours , au bout defquels étant arrivés dans un féjour délicieux , ils defcendirent de cheval. Alors Mobarec dit a tous les domeftiques qui les fuivoient : Demeurez en eet endroit , & gardez foigneufement les équipages jufqu'a notre retour. Puis il dit a Zeyn : Allons, feigneur , avancons nous feuls ; nous fommes proche du lieu terrible oü 1'on garde la neuvième ftatue : vous allez avoir befoin de votre courage.  104 Les mille et une Nuits, cöté du lac en un inftant. II les reprit avec fa trompe, les pofa fur le rivage, & difparut aufïitót avec fa barque. Nous pouvons préfentement parler, dit Mobaftec. L'ile oü nous fommes , eft celle du roi des ge'nies ; il n'y en a point de femblable au refte du monde. Regardez de tous cóte's , prince : eft-il un plus charmant féjour ? c'eft fans doute une véritable image de ce lieu raviffant que dieu deftine aux fidèles obfervateurs de notre loi. Voycz les champs parés de fleurs & de toutes fortes d'herbes odorantes. Admirez ces beaux arbres, dont les fruits délicieux font plier les branches jufqu'a terre. Goütez le plaifir que doivent caufer ces chants harmonieux que forment dans les airs mille oifeauxde mille efpèces inconnues dans les autres pays. Zeyn ne pouvoit fe laffer de confidérer la beauté des chofes qui 1'environnoient, & il en remarquoit de nouvelles a mefure qu'il s'avan§oit dans l'ile. Enfin ils arrivèrent devant un palais de fines émeraudes, ei:touré d'un large foffé , fur les bords duquel, d'efpace en efpace, étoient plantés des arbres fi hauts qu'ils couvroient de leur ombrage tout le palais. Vis-a-vis la porte qui étoit d'or maffif, il y avoit un pont fait d'une feule écaille de poiffon , quoiqu'il eüt.  Contes Arabes. ioy pour le moins fix toifes de long & trois de large. On voyoit a la tête du pont une troupe de génies d'une hauteur démefurée, qui défendoient 1'entrée du chateau avec de groües maflues d'acier de la Chine. N'allons pas plus avant, dit Mobarec, ces génies nous aflbmmeroient; & fi nous voulons les empêcher de venir a nous , il faut faire une cérémonie magique. En même tems il tira d'une bourfe qu'il avoit fous fa robe, quatre bandes de taffetas jaune. De Tune il entoura fa ceinture , & mit une autre fur fon dos ; il donna les deux autres au prince qui en .fit le même ufage. Après cela, Mobarec étendit fur la terre deux grandes nappes , au bord defquelles il répandit quelques pierreries avec du mufc & de Tambre. II s'afïit enfuite fur une de ces nappes, & Zeyn fur Tautre. Puis Mobarec paria dans ces termes au prince : Seigneur , je' vais préfentement conjurer le roi des génies qui habite le palais qui s'offre a nos yeux : puille-t-i! venir a nous fans colère ! je vous avoue que je ne fuis pas fans inquiétude fur la réception qu'il nous fera. Si notre arrivée dans fon Ü'e lui déplait , il paroitra fous la figure d'un monftre effroyable ; mais s'il approuve votre deffein , il fe montrera fous la forme d'un homme de bonne mine, Dès qu'il  io8 Les mille et une Nuits, II faut de plus que fa beauté foit parfaite, & que tu fois fi bien maïtre de toi, que tu ne formes même aucun défir de la pofTéder en la conduifant ici. Zeyn fit le ferment téméraire qu'on exigeoit de lui. Mais, feigneur, dit-il enfuite, je fuppofe que je fois affez heureux pour rencontrer une fille telle que vous la demandez, comment pourrai-je favoir que je 1'aurai trouvée ? J'avoue, répondit le roi des génies en fouriant, que tu t'y pourrois tromper a la mine : cette connoiffance paffe les enfans d'Adam; auifi n'ai-je pas deffein de m'en rapporter a toi la-deffusJe te donnerai un miroir qui fera plus sur que tes conje&ures. Dès que tu auras vu une fille de quinze ans parfaitement belle , tu n'auras qu'a regarder dans ton miroir , tu y verras Timage de cette fille. La glacé fe confervera pure & nette fi la fille eft chafte; & fi au contraire la glacé fe ternit , ce fera une marqué aflurée que la fille n'aura pas toujours été fage, ou du moins qu'elle aura fouhaité de ceffer de 1'être. N'oublie donc pas le ferment que tu m'as fait; garde-le en homme d'honneur, autrement je t'óterai la vie , quelqiTamitié que je me fente pour toi. Le prince Zeyn Alafnam protefta de nouveau qu'il tiendroit exactement fa parole,  no Les mille et une Nuits, fe terniflbit toujours. Toutes les filles de la Cour & de Ia ville , qui fe trouvèrent dans leur quinzième année, fubirent 1'examen 1'une après 1'autre, & jamais la glacé ne fe conferva pure & nette. Quand ils virent qu'ils ne pouvoient rencontrer des filles chaftes au Caire, ils allèrent a Bagdad. Ils louèrent un palais magnifique dans un des plus beaux quartiers de la ville. Ils commencèrent a faire bonne chère. Ils tenoient table ouverte ; & après que tout le monde avoit mangé dans le palais, on portoit le refte aux derviches qui par-la fubfiftoieat commodément. Or il y avoit dans le quartier un iman appelé Boubekir Mue2in. C'étoit un homme vain, fier & envieux. II haïfibit les gens riches , feulement paree qu'il étoit pauvre. Sa misère 1'aigriflbit contre la profpérité de fon prochain. II entendit parler de Zeyn Alafnam & de 1'abondance qui regnoit chez lui. II ne lui en fallut pas davantage pour prendre ce prince en averfion. II pouffa même la chofe fi loin, qu'un jour dans la mofquée il dit au peuple après la prière du foir^O mes frères, j'ai ouï dire qu'il eft venu loger dans notre quartier un étranger qui dépenfe tous les jours des fommes immenfes. Que fait-on ? eet inconnu  Contes Arabes. m eft peut-être un fcélérat qui aura volé dans fon pays des biens confidérables, & il vient dans cette grande ville fe donner du bon tems. Prenons-y garde , mes frères ; li le calife apprend qu'il y a un homme de cette forte dans notre quartier , il eft a craindre qu'il ne nous puniffe de ne Ten avoir pas averti. Pour moi je vous déclare que je m'en lave les mains, & que s'il en arrivé quelque accident, ce ne fera pas ma faute. Le peuple qui fe laiffe aifément perfuader , cria tout d'une voix a Boubekir : C'eft votre affaire, docteur; faites favoir cela au confeil. Alors Timan fatisfait fe retira chez lui , & fe mit a compofer un mémoire, réfolu de le préfenter le lendemain au calife. Mais Mobarec qui avoit été a la prière, & qui avoit entendu comme les autres le difcours du docTeur, mit cinq eens fequins d'or dans un mouchoir, fit un paquet de plufieurs étoffes de foie, & s'en alla chez Boubekir. Le dodeur lui demanda d'un ton brufque ce qu'il fouhaitoit. O dodeur, lui répondit Mobarec d'un air doux en lui mettant entre les rrïains Tor & les étoffes, je fuis votre voifin & votre ferviteur : je viens de la part du prince Zeyn qui demeure en ce quartier. I\ a entendu parler de votre mérite, & il m'a chargé de vous venir dire qu'il fouhaitoit de faire connoiffance  H2 Les mille et une Nuits, avec Vous. En attendant, il vous prie de recevoir ce petit préfent. Boubekir fut tranfporté de joie, & répondit a Mobarec : De grace, feigneur; demandez bien pardon au prince pour moi. Je fuis tout honteux de ne Tavoir point encore été voir; mais je réparerai ma faute, & dès demain j'irai lui rendre mes devoirs. En effet, le jour fuivant, après la prière du matin, il dit au peuple : Sachez, mes frères , qu'il n'y a perfonne qui n'ait fes ennemis. L'envie attaque principalement ceux qui ont de grands biens. L'étranger dont je vous parlois hier au foir , n'eft point un méchant homme, comme quelques gens mal intentionnés me Font voulu faire accroire ; c'eft un jeune prince qui a mille vertus. Gardons-nous bien d'en aller faire quelque mauvais rapport au calife. Boubekir par ce difcours ayant effacé de 1'efprit du peuple 1'opinion qu'il avoit donnée de Zeyn le foir précédent, s'en retourna chez lui. II prit fes habits de cérémonies, & alla voir ce jeune prince qui le recut très-agréablement. Après plufieurs complimens de part & d'autre, Boubekir dit au prince : Seigneur, vous propofez-vous d'être long-tems a Bagdad? J'y demeurerai, lui répondit Zeyn, jufqu'a ce que j'aie trouvé. une fille qui. foit dans fa  Contes Arabes. 113 fa quinzième année, qui foit parfaitement belle, & fi chafte qu'elle n'ait jamais connu d'homme, ni fouhaité d'en connoïtre. Vous cherchez une chofe affez rare , répliqua 1'iman, & je craindrois fort que votre recherche ne fut inutile, fi je ne favois pas" oü il y a une fille de ce cara&ère-la. Son père a été vifir autrefois ; mais il a quitté la cour, & vit depuis longtems dans une maifon écartée oü il fe donne tout entier a 1'éducation de fa fille. Je vais , feigneur, fi vous voulez, la lui demander pour vous ; je ne doute pas qu'il ne foit ravi d'avoir un gendre de votre naiffance. N'allons pas fi vïte, repartit le prince ; je n'épouferai point cette fille, que je ne fache auparavant fi elle me convient. Pour fa beauté, je puis m'en fier a vous ; mais a 1'égard de fa vertu , quelles aiïürances m'en pouvez - vous donner ? Hé , quelles affurances en voulez vous avoir , dit Boubekir ? B faut que je h voie en face, répondit Zeyn ; je n'en veux pas davantage pour me déterminer. Vous vous connoiffez donc bien en phyfionomie , reprit 1'iman en fouriant ? hé bien venez avec moi chez fon père; je le prierai de vous la laiffer voir un moment en fa préfence. Muezin conduifit le prince chez le vifir, qui ne fut pas plutót inftruit de la naiffance Tome X. H  H4 Les mule et une Nuits, & du deflèin de Zeyn, qu'il fit venir fa fille & lui ordonna d'öter fon voile. Jamais une beauté fi parfaite & fi piquante ne s'étoit préfentés aux yeux du jeune roi de Balfora; il en 'demeura furpris. Dès qu'il put éprouver fi cette fille étoit auffi chafte que belle , il tira fon miroir, & la glacé fe conferva pure & nette. Quand il vit qu'il avoit enfin trouvé une jeune fille telle qu'il la fouhaitoit, il pria le vifir de la lui accorder. Auffitöt on envoya chercher le cadi qui vint. On fit le contrat & la prière du mariage. Après cette cérémonie , Zeyn mena le vifir en fa maifon, oü il le régala magnifiquement & lui fit des préfens confidérables. Enfuite il envoya une infinité de joyaux a la mariée par Mobarec qui la lui amena chez lui, oü les noces furent célébrées avec toute la pompe qui convenoit au rang de Zeyn. Quand tout le monde fe fut retiré , Mobarec dit a fon maïtre : Allons, feigneur, ne demeurons pas plus long-tems a Bagdad ; reprenons le chemin du Caire; fouvenez-vous de la promeffe que vous avez faite au roi des génies. Partons . répondit le prince; il faut que je m'en acquitte avec fidélité. Je vous avouerai pourtant, mon cher Mobarec , que fi j'obéis au roi des génies, ce n'eft pas fans violence. La perfonne que je viens d'époufer, eft charmante, & je fuis tenté  Contes Arabes. iij" de 1'emmener a Balfora pour la placer fur le tröne. Ah! feigneur, répliqua Mobarec, gardez-vous bien de céder a votre eavie. Rendez-vous maïtre de vos paffions ; & quelque chofe qu'il vous en puifie coüter, tenez parole au roi des génies. Hé bien, Mobarec, dit le prince , ayez donc foin de me cacher cette aimable fille. Que jamais elle ne s'offre a mes yeux; peut-être même ne 1'ai-je que trop vue. Mobarec fit faire les préparatifs du départ. Ils retournèrent au Caire, & dela prirent la route de l'ile du roi des génies. Lorfqu'ils y furent, la fille qui avoit fait le voyage en litière & que le prince n'avoit point vue depuis le jour des noces , dit a Mobarec : En quels lieux fommes-nous ? ferons-nous bientöt dans les états du prince mon mari? Madame, répondit Mobarec, il eft tems de vous détromper. Le prince Zeyn ne vous a époufée que pour vous tirer du fein de votre père. Ce n'eft point pour vous rendre fouveraine de Balfora qu'il vous a donné fa foi; c'eft pour vous livrer au roi des génies qui lui a demandé une fille de votre caractère. A ces mots elle fe mit k pleurer amèrement , ce qui attendrit fort le prince & Mobarec. Ayez pitié de moi, leur difoit-elle. Je fuis une étrangère; vous répon- Hij  Contes Arabes. 117 II alla d'abord rendre compte de fon voyage a la reine fa mère, qui fut ravie d'apprendre qu'il avoit obtenu la neuvième ftatue. Allons, • mon fils, dit-elle, allons la voir, car elle eft fans doute dans le fouterrain, puifque le roi des génies vous a dit que vous 1'y trouveriez. Le jeune roi & fa mère , tous deux pleins d'impatience de voir cette ftatue merveilleufe, defcendirent dans le fouterrain, & entrèrent dans la chambre des ftatues. Mais quelle fut leur furprife , lorfqu'au lieu d'une ftatue de diamans , ils appercurent fur le neuvième piedeftal une parfaitement belle fille, que le prince reconnut pour celle qu'il avoit conduite dans 1'ïle des génies. Prince, lui dit la jeune fille, vous êtes fort étonné de me voir ici : vous vous attendiez a trouver quelque chofe de plus précieux que moi, & je ne doute point qu'en ce moment vous ne vous repentiez d'avoir pris tant de peine. Vous vous propofiez une plus belle récompenfe. Non , madame , répondit Zeyn, le ciel m'eft témoin que j'ai plus d'une fois penfé manquer de foi au roi des génies pour vous conferver a moi. De quelque prix que puiffe être une ftatue de diamans , vautelle le plajfir de vous pofféder ? Je vous aime mieux que tous les diamans & toutes les richefles du monde. H üj  u8 Les mille et une Nuits, Dans le tems qu'il achevoit de parler, on entendit un coup de tonnerre qui fit trembler le fouterrain. La mère de Zeyn en fut épouvantée; mais le roi des ge'nies qui parut auffitót, diffipa fa frayeur. Madame, lui ditil , je protégé & j'aime votre fils. J'ai voulu voir fi a fon age il feroit capable de dompter fes paffions. Je fais bien que les charmes de cette jeune perfonne Tont frappé, & qu'il n'a pas tenu exactement la promefle qu'il m'avoit faite de ne point fouhaiter fa poffefïïon; mais je connois trop la fragilité de la nature humaine pour m'en offenfer, & je fuis charmé de fa retenue. Voila cette neuvième ftatue que je lui deftinois; elle eft plus rare & plus précieufe que les autres. Vivez, Zeyn, pourfuivit-il en s'adreffant au prince , vivez heureux avec cette jeune dame, c'eft votre époufe; & fi vous voulez qu'elle vous garde une foi pure & conftante, aimez-la toujours, mais aimezla uniquement. Ne lui donnez point de rivale, & je réponds de fa fidélité. Le roi des génies difparut a ces paroles ; & Zeyn enchanté de la jeune dame , confbmma fon mariage dès le jour même, la fit proclamer reine de Balfora; & ces deux époux , toujours fidèles , toujours amoureux, pafsèrent enfemble un grand nombre d'années.  Co ntes Arabes. 119 La fultane des Indes neut pas plutót fini 1'hiffoire du prince Zeyn Alafman, qu'elle demanda la permiffion d'en commencer une autre; ce que Schahriar lui ayant accordé pour la prochaine nuit, paree que le jour alloit bientót paroitre, cette princeffe en fit le récit dans ces termes: HISTOIRE De Codadad & de fes frères. C e u x qui ont écrit 1'hiftoire du royaume de Dyarbekir, rapportent que dans la ville de Harran regnoit autrefois un roi trés - magnifique & très-puiffant. II n'aimoit pas moins fes fujets qu'il en étoit aimé. II avoit mille vertus, & il ne lui manquoit pour étre parfaitement heureux que d'avoir un héritier. Quoiqu'il eüt dans fon férail les plus belles femmes du monde, il ne pouvoit avoir d'enfans. II en demandoit fans ceffe au ciel; & une nuit pendant qu'il goütoit la douceur du fommeil, un homme de bonne mine , ou plutót un prophéte , lui apparut & lui dit: Tes prières font exaucées; tu as enfin obtenu ce que tu défi- Hiv  Ho Les mille et une Nuits, rois. Leve-toi auflitöt que tu feras réveille, mets-toi en prières , & fais deux génuflexions ; après cela, va dans les jardins de ton palais, appelle ton jardinier, & lui ordonne de t'apporter une grenade ; manges - en autant de grains qu'il te plaira, & tes fouhaits feront comblés. Le roi rappelant ce fonge a fon réveil, en rendit graces au ciel. II fe leva, fe mit en prières , fit deux génuflexions; puis il alla dans les jardins, oü il prit cinquante grains de grenade qu'il compta 1'un après 1'autre & qu'il mangea. II avoit cinquante femmes qui partageoient fon lit; elles devinrcnt toutes groflès; mais il y en eut une nommée Pirouzé, dont Ia groffefle ne parut point. II concut de Faverfion pour cette dame , & il vouloit la faire mourir. Sa ftérilité, difoit-il, eft une marqué certaine que le ciel ne trouve pas Pirouzé digne d'être mère d'un prince. II faut que je purge le monde d'un objet odieux au feigneur. II formoit cette cruelle réfolution ; mais fon vifir Ten détourna, en lui repréfentant que toutes les femmes n'étoient pas du méme tempérament, & qu'il n'étoit pas impoflible que Pirouzé fut groffe, quoi que fa groflefle ne fe déclarat point encore. Hé bien, reprit le roi , qu'elle vive; mais qu'elle forte de ma cour ,  Contes Arabes. 121 car je ne puis la fouffrir. Que votre majefié, répliqua le vifir, 1'envoye chez le prince Samer , votre coufin. Le roi goüta eet avis; il envoya Pirouzé a Samarie avec une lcttre , par laquelle il mandoit a fon coufin de la bièn traiter; & fi elle étoit grofle, de lui donner avis de fon accouchement. Pirouzé ne fut pas arrivée dans ce pays-la, qu'on s'appergut qu'elle étoit enceinte; & enfin elle accoucha d'un prince plus beau que le jour. Le prince de Samarie écrivit auflïtót au roi de Harran pour lui faire part de 1'heureufe naiffance de cefils, & 1'en féliciter. Le roi en eut beaucoup de joie, & fit une réponfe au prince .Samer dans ces termes : cc Mon coufin, tou33 tes mes autres femmes ont mis auffi au monde 33 chacune un prince , de fbrte que nous avons 33 ici un grand nombre d'enfans. Je vous prie 33 d'élever celui de Pirouzé, de lui donner le 33 nom de Codadad ( 1 ) , & vous me 1'enverrez 33 quand je vous le manderai 33. Le prince de Samarie n'épargna rien pour 1'éducation de fon neveu. II lui fit apprendre a monter a cheval, a tirer de Tarc, & toutes les autres chofes qui conviennent aux fils des rois, fi bien que Codadad a dix-huit ans pouvoit ( 1 ) Dieudormé.  122 Les mille et une Nuits, paflèr pour un prodige. Ce jeune prince fe fentant un courage digne de fa naiffance, dit un jour a fa mère : Madame , je commence k m'ennuyer k Samarie; je fens que j'aime la gloire, permettez-moi d'aller chercher les occafions d'en acquérir dans les périls de la guerre. Le roi de Harran, mon père , a des ennemis; quelques princes fes voifms veulent troubler fon repos : que ne m'appelle-t-il a fon fecours? pourquoi me lailTe-t-il dans 1'enfance fi longtems? ne devrois-je pas être dans fa cour? Pendant que tous mes frères ont le bonheur de combattre k fes cótés , faut-il que je paffe ici ma vie dans 1'oifiveté ? Mon fils , lui répondit Pirouzé, je n'ai pas moins d'impatience que vous de voir votre nom fameux; je voudrois que vous vous fufliez déja fignalé contre les ennemis du roi votre père ; mais il faut attendre qu'il vous demande. Non, madame, répliqua Codadad, je n'ai que trop attendu. Je meurs d'envie de voir le roi, & je fuis tenté de lui aller offrir mes fervices comme un jeune inconnu. II les acceptera fans doute, & je ne me découvrirai qu'après avoir fait mille actions glorieufes : je veux mériter fon eftime avant qu'il me reconnoifie. Pirouzé approuva cette généreufe réfolution; & de peur que le prince Samer ne s'y opposat, Codadad, fans la lui  Contes Arabes. 123 coramuniquer, fortit un jour de Samarie comme pour aller a la chaffe. U étoit monté fur un cheval blanc qui avoit une bride & des fers d'or, une felle avec une houffe de fatin bleu toute parfemée de perles. II avoit un fabre dont la poignée étoit d'un feul diamant, & le fourreau de bois de fandal tout garni d'émeraudes & de rubis. II portoit fur fes épaules fon carquois & fon are ; & dans eet équipage qui relevoit merveilleufement fa bonne mine , il arriva dans la ville deHarran. II trouva bientöt moyen de fe faire préfenter au roi, qui charmé de fa beauté, de fa taille avantageufe, ou peut-être entrainé paria force du fang , lui fit un accueil favorable , & lui demanda fon nom & fa qualité. Sire, répondit Codadad, je fuis fils d'un émir du Caire; le défir de voyager m'a fait quitter ma patne ; & comme j'ai appris en pafiant par vos états que vous étiez en guerre avec quelques - uns de vos voifins , je fuis venu dans votre cour pour offrir mon bras a votre majefté. Le roi 1'accabla de carefies, & lui donna de 1'emploi dans fes troupes. Ce jeune prince ne tarda guère a faire remarquer fa valeur. II s'attira 1'eftime des officiers , excita 1'admiration des foldats; & comme il n'avoit pas moins d'efprit que de courage,  124. Les mille et une Nuits, H gagna fi bien les bonnes graces du roi'qu'il devint bientöt fon favori. Tous les jours les miniftres & les autres courtifans ne manquoient point d'aller voir Codadad; & ils recherchoient avec autant d'empreffement fon amitié, qu'ils néghgeoient celle des autres fils du roi. Ces jeunes princes ne purent s'en appercevoir fans 1 chagnn; & s'en prenant a 1'e'tranger, ils concurent tous pour lui une extréme haine. Cependant le roi 1'aimant de plus en plus tous les jours, ne fe lafibit point de lui donner des marqués de fon affection. II le vouloit avoir lans cefTe auprès de lui. II admiroit fes difcours pleins d'efprit & de fagefie; & pour faire voir jufqu'a quel point il le croyoit fage & prudent, il lui confia Ia conduite des autres princes, quoiqu'il fut de leur age; de manière que voila Codadad gouverneur de fes frères. Cela ne fit qu'irriter leur haine. Comment donc, dirent-ils, le roi ne fe contente pas d'aimer un étranger plus que nous, il veut encore qu'il foit notre gouverneur, & que nous ne faffions rien fans fa permifiïon ! C'eft ce que nous ne devons pas fbuffrir. II faut nous défaire de eet étranger. Nous n'avons, difoit i'ua, qu'a 1'aller chercher tous enfemble, & le faire tomber foüs nos coups. Non , non , difoit  Contes Arabes. 1251'autre, gardons-nous bien de nous 1'immoler nous-mêmes; fa mort nous rendroit odieux au roi, qui, pour nous en punir, nous déclareroit tous indignes de regner. Perdons 1'étranger adroitement. Demandons-lui permiffion d'aller a la chaffe; & quand nous ferons loin de ee palais , nous prendrons le chemin d'une autre ville oü nous irons paffer quelque tems. Notre abfence étonnera le roi, qui ne nous voyant pas revenir, perdra patience, & fera peut-être mourir 1'étranger; il le chafTera du moins de fa cour pour nous avoir permis de fortir du palais. Tous les princes applaudirent a eet artifice. Ils vont trouver Codadad , & le p'rient de leur permettre d'aller prendre le divertiflement de la chafie, en lui promettant de revenir le même jour. Le fils de Pirouzé donna dans le piége; il accorda la permiffion que fes frères lui demandoient. Ils partirent & .ne revinrent point. II y avoit déja trois jours qu'ils étoient abfens, lorfque le roi dit a Codadad : Oü font les princes ? il y a long-tems que je ne les ai vus. Sire, répondit - il, après avoir fait une profonde révérence, ils font a la chafle depuis trois jours : ils m'avoient pourtant promis qu'ils reviendroient plutöt. Le roi devint inquiet, & fon inquiétude augmenta lorfqu'il vit ,que le  12.6 Les mille et une Nuits, lerjdemain les princes ne paroiffoient point encore. II ne put retenir fa colère : Imprudent étranger, dit - il a Codadad, devois-tu laiflèr partir mes fils fans les accompagner? Eft-ce ainfi que tu t'acquittes de 1'emploi dont je t'ai chargé? Va les chercher tout-a - 1'heure & me les amene ; autrement ta perte eft afiurée. Ces paroles glacèrent d'effroi le malheureux fils de Pirouzé. II fe revêtit de fes armes, monta promptement a cheval. II fort de la ville ; & comme un berger qui a perdu fon troupeau , il cherche par-tout fes frères dans la campagne, il s'informe dans tous les villages fi on ne les a point vus; & n'en apprenant aucune nouvelle, il s'abandonne a la plus vive douleur. Ah ! mes frères, s'écria-t-il, qu'etesvous devenus ? feriez-vous au pouvoir de nos ennemis ? Ne ferois-je venu a la cour de Harran que pour caufer au roi un déplaifir fi fenfible ? II étoit inconfolable d'avoir permis aux princes d'aller a la chaliè , ou de ne les avoir point accompagnés. Après quelques jours employés a une recherche vaine, il arriva dans une plaine d'une étendue prodigieufe, au milieu de laquelle il y avoit un palais bati de marbre noir. II s'en approche, & voit a une fenêtre une dame par-  128 Les mille et une Nuits, voyageurs qu'il a remarqués de loin dans la plaine. Tu n'a pas de tems a perdre, & je ne fais pas même fï par une prompte fuite tu pourras lui échapper. Elle n'eut pas achevé ces mots que le nègre parut. C'étoit un homme d'une grandeur démefurée & d'une mine effroyable. II montoit un puiffant cheval de Tartarie , & portoit un cimeterre fi large & fi pefant, que lui feul pouvoit s'en fervir. Le prince Tayant appergu , fut étonné de fa taille monftrueufe. II s'adreffa au ciel pour le prier de lui être favorable ; enfuite il tira fon fabre, & attendit de pié ferme le nègre,, qui, méprifant un fi foible ennemi, le fomma de fe rendre fans combattre; mais Codadad fit connoitre par fa contenance qu'il vouloit défendre fa vie, car il s'approcha de lui & le frappa rudement au genou. Le nègre fe fentant bleffé , pouffa un cri fi effroyable , que toute la plaine en retentit. II devient furieux, il écume de rage , il fe leve fur fes étriers, & veut frapper a fon tour Codadad de fon redoutable cimeterre. Le coup fut porté avec tant de roideur, que c'étoit fait du jeune prince, s'il n'eut pas eu 1'adrefTe de 1'éviter en faifant faire un mouvement a fon cheval. Le cimeterre fit dans l'air un horrible fifHement. Alors avant que le nègre eüt le tems de porter un fecond  130 Les mille et une Nuïts^ elle lui parut encore plus aimable de prés qutf de loin, je ne fais fi elle fentoit plus de joia de fe voir délivrée de 1'affreux péril oü elle avoit été, que lui d'avoir rendu eet important fervice a une fi belle perfonne. Leurs difcours furent interrompus par des cris & des gémiffemens. Qu'entens-je, s'écria Codadad ? d'oü partent ces voix pitoyables quï frappent mes oreilles ? Seigneur, dit la dame, en lui montrant du doigt une porte baffe qui étoit dans la cour, elles viennent de eet endroit : il y a la je ne fais combien de malheureux que leur étoile a fait tomber entre les mains du nègre ; ils font tous enchaïnés & chaque jour ce monftre en tiroit un pour le manger. C'eft un furcroit de joie pour moi, reprit le jeune prince , d'apprendre que ma vidoire fauve la vie a ces infortunés. Venez, madamea venez partager avec moi le plaifir de les mettre en liberté; vous pouvez juger par vous-même de la fatisfadion que nous allons leur caufer. A ces mots, ils s'avancèrent vers la porte du cachot. A mefure qu'ils en approchoient , ils entendoient plus diftindement les plaintes des prifonniers. Codadad en étoit pénétré. Impatient de terminer leurs peines, il met promp*ement une de ces clés dans la ferrure. D'abord  CöNTÊS A B. A B Ë S« Ï3f S ne mit pas celle qu'il falloit 5 ü en prend • tine autre., & au bruit qu'il fait, tous ces malheureux, perfuadés que c'eft le nègre qui vient felon fa coutume leur apporter a manger & en même tems fe faifir d'un de leurs compagnons, jredoublèrent leurs cris & leurs gémiffemens. On entendoit des voix lamentables qui fembloient fortir du centre de la terre. Cependant le prince ouviit la porte, & trouva un efcalier affez roide , par oü il defcendit «lans une vafte & profonde cave , qui receyoit un foible jour par un foupirail, & oü il y avoit plus de cent perfonnes attachées a des pieux les mains liées. Infortune's voyageurs, leur dit-il, miférables vicfimes qui n'attendez que le moment d'une mort cruelle, rendez graces au ciel qui vous délivre aujourd'hui par !e fecours de mon bras. J'ai tué 1'horrible nègre dont vous deviez étre la proie , & je viens brifer vos fers. Les prifonniers n'eurent pas fitót entendu ces paroles, qu'ils poufsèrent tous enfemble un cri mêlé de furprife & de joie. Codadad & la dame commencèrent a les délier ; & a mefure qu'ils les délioient, ceux qui fe voyoient débarraffés de leurs chaines, aidoient a défaire celles des autres ; de manière qu'en peu de tems ils furent tous en Uberté, i'n  ■t^S" LES MILLE ET UNE NtTITS,1 Alors ils fe mirent a genoux, & après avon? remercié Codadad de ce qu'il venoit de faire pour eux, ils fortirent de la cave ; & quand ils furent dans la cour, -de quel étonnement fut frappé le prince, de voir parmi ces prifonniers , fes frères qu'il cherchoit , & qu'il n'efpéroit plus de rcncontrer ! Ah, princes, s'écria-t-il en les appercevant, ne me trompai-je point? eft-ce vous en effet que je vois ? puis-je me flatter. que je pourrai vous rendre au roi votre père, qui eft inconfolable de vous avoir perdus ! mais n'en aura-t-il pas quelqu'un a pleurer ? êtesvous tous en vie ? hélas ! la mort d'-un feu! d'entre vous fuffit pour empoifonner la joie, que je fens de vous avoir fauvés ! Les quarante-neuf princes fe firent tous re-1 connoïtre k Codadad qui les embraffa 1'un après 1'autre, & leur apprit 1'inquiétude que leut abfcnce caufoit au roi. Ils donnnèrent a leur libérateur toutes les louanges qu'il mérkoit, aufli-bien que les autres prifonniers qui ne pouvoient trouver de termes affez forts ü leur gré , pour lui témoigner toute la reconnoifiance dont ils fe fentoient pénétrés. Codadad fit enfuite a-vec eux la vifite du chateau, oü il y avoit des richefles immenfes, des toiles fines, des brocards d'or , des tapis de Perfe , des •jfatins de la Chine, 6c une infinité d'autres maï-j  C ONT ES AiASÏ?. T-J^ fchandifes que le nègre avoit prifes aux caravannes qu'il avoit pillées , & dont la plus grande partie appartenoit aux prifonniers que Codadad venoit de délivrer. Chacun reconnut fon bien & le réclama. Le prince leur fit prendre leurs ballots, & partagea. même entr'eux le refte des marchandifes. Puis il leur dit : Comment ferez-vous pour porter vos étofFes ? nous fommes ici dans un défert, il n'y a pas d'apparence que vous trouviez des chevaux. Seigneur, répondit un des prifonniers, le nègre nous a volé nos chameaux avec nos marchandifes ; peut-être font-ils dans les écuries de ce chateau. Cela n'eft pas impoifible , reprit Codadad, il faut nous en éclaircir. En même tems ils allèrent aux écuries , oü non-fèulement ils appenjurent les chameaux des marchands, mais même les chevaux des fils du roi de Harran; ce qui les combla tous^ de joie.. II y avoit dans les écuries quelques efclaves noirs , qui, voyant tous les prifonniers délivrés , & jugeant par-la que le nègre avoit été tué , prirent 1'épouvante & la fuite par des détours qui leur étoient connus. On ne fongea point a les. pourfuivre. Tous les marchands ravis d'avoir recouvré leurs chameaux & leurs marchandifes , avec leur liberté , fe difposèrent a partir , mais avant leur départ, ils firent  Ï34 Les mille et une Nüits^ de nouveaux remerdmens a leur libérateot» Quand ils furent partis, Codadad s'adreflant a la dame, lui dit : En quels lieux, madame, fouhaitez-vous d'aller ? oü tendoient vos pas lorfque vous avez été furprife par le nègre ? je prétends vous conduire jufqu'a 1'endroit que vous avez choifi pour retraite, & je ne doute point que ces princes ne foient tous dans la même réfolution. Les fils du roi de Harran proteftèrent a la dame qu'ils ne la quitteroient point qu'ils ne Feuflent rendue a fes parens, Princes, leur dit-elle, je fuis d'un pays trop éloigné d'ici; & outre que ce feroit abufer de votre générofité que de vous faire faire tant de chemin, je vous avouerai que je fuis pour jamais éloignée de ma patrie. Je vous ai dit tantöt que j'étois une dame du Caire, mais après les bontés que vous me témoignez & 1'obligation que je vous ai, feigneur, ajoutat-elle, en regardant Codadad, j'aurois mauvaife grace de vous déguifer la vérité. Je fuis fille de roi. Un ufurpateur s'eft emparé du tröne de mon père , après lui avoir öté Ia vie ; & pour conferver la mienne, j'ai été ohligée d'avoir recours a la fuite. A eet aveu, Codadad & fes frères prièrent la princeffe de leur conter fon hiftoire, en 1'afïïirant qu'ils prenoient toute la part pofïible a fes malheurs , & qu'ils étoien<  Contes Arabes. difpofés a ne rien épargner pour la rendre plus heureufe. Après les avoir remerciés des nouvelles proteftations de fervices qu'ils lui faifoient , elle ne put fe difpenfer de fatisfaire leur curiofité, & elle commenga de cette forto le récit de fes aventures. HISTOIRE De la Princejfe de DeryabaK IL y a dans une üe une grande ville appele'e Deryabar. Elle a été long-tems gouvernée par un roi puiffant, magnifique & vertueux. Ce prince n'avoit point d'enfans, & cela feul manquoit a fon bonheur. II adreffoit fans cefle des prières au ciel; mais le ciel ne les exauca qu'a demi; car la reine fa femme, après une longue attente, ne mit au monde qu'une fille. Je fuis cette malheureufe princeffe. Mon père eut plus de chagrin que de joie de ma naiffance ; mais il fe foumit a la volonté de dieu. II me fit élever avec tout le foin imaginable, réfolu, puifqu'il n'avoit point de fils, de m'apprendre 1'art de regner, & de me faire occuper fa place après lui. _  »3S Les mille et une N titer s, Un jour qu'il prenoit le divertifiement de U «phafTe, il appergut un ane fauvage. II le pour-. fuivit : il fe fépare du gros de la chaffe; & fon ardeur 1'emporta fi loin, que, fans. fonger iqu'il s'égaroit, il courut jufqu'a la nuit. Alors il defcendit de cheval, & s'aflit a 1'entrée d'un bois dans lequel il avoit remarqué que 1'ane *'étoit jeté. A peine le jour venoit de fe fèismer, qu'il appergut entre les arbres une lumière qui lui fit juger qu'il n'étoit pas loin de quelque village. II s'en réjouit dans 1'efpérance d'y aller paifer la nuit & d'y trouver quelqu'un qu'il put envoyer aux gens de fa fuite pour leur apprendre oü il étoit. II fe leva, & marcha vers la lumière qui lui fervoit de fanal pour fe eonduire. II connut bientót qu'il s'étoit trompé : cette lumière n'étoit autre chofe qu'un feu allumé dans une cabane. II s'en approche , & voit avec étonnement un grand homme noir , ou plutót un géant épouvantahle qui étoit aflis fur un fofa. Le monftre avoit devant lui une groffe cruche de vin , & faifoit rótir fur des charbons un bceuf qu'il venoit d'écorcher. Tanr tót il portoit la cruche a fa bouche, &c tantót il dépegoit ce bceuf & en mangeoit des morceaux. Mais ce qui attira le plus 1'attention du roi mon père, fut une très-:bel.le femme qu'4  Contes Arabes. i37 öppercut dans la cabane, Elle paroiffoit plongée dans une profonde triftefle : elle avoit les mains liées; & 1'on voyoit a fes piés un petit enfant de deux ou trois ans , qui, comme s'il eut déja fenti les malheurs de fa mère, pleuroit fans relache, & faifoit retentir 1'air de fes cris, Mon père frappé de eet objet pitoyable, fut d'abord tenté d'entrer dans la cabane & d'attaquer le géant ; mais faifant réflexion que ce combat feroit trop inégal, il s'arrêta, & réfoJut, puifque fes forces ne fuffifoient pas, de s'en défaire par furprife. Cependant le géant , après avoir vuidé la cruche & mangé plus de la moitié du bceuf, fe tourna vers la femme, & lui dit: Belle princeffe, pourquoi m'obligezvous par votre opiniatreté a vous traiter avec rigueur ? il ne tient qu'a vous d'être heureufe : vous n'avez qu'a prendre la réfolution de m'aimer & de m'être fidelle, & j'aurai pour vous des manières plus douces. O fatyre affreux, répondit la dame , n'efpère pas que le tems diminue 1'horreur que j'ai pour toi ; tu feras toujours un monftre a mes yeux. Ces mots furent fuivis de tant d'injures, que le géant en fut irrité. C'en eft trop, s'écria-t-il d'un ton furieux , mon amour méprifé fe convertit en rage : ta haine excite enfin la mienne; je fens  IfS Les mille et üne Nuiff^ qu'elle triomphe de mes défirs, & que je fouhaite ta mort avec plus d'ardeur que je n'ai fouhaité ta poflelïïon. En achevant ces paroles, il prend cette malheureufe femme par les cheveux, il la tient d'une main en Pair , & de 1'autre tirant fon fabre, il s'apprête a lui couper la tête, lorfque le roi mon père de'coche une flèche & perce 1'eftomac du ge'ant, qui chancèle & tombe auflitöt fans vie. Mon père entra dans la cabane : il de'lia les mains de la femme, lui demanda qui elle étoit, & par quelle aventure elle fe trouvoit la. Seigneur , lui répondit-elle, il y a fur le rivage de la mer quelques families farrazines qui ont pour chef un prince qui eft mon mari. Ce ge'ant que vous venez de tuer, e'toit un de fes principaux officiers : ce mife'rable concut pour moi une paffion violente qu'il prit grand foin de cacher , jufqu'a ce qu'il put trouver une occalion favorable d'exécuter le delfein qu'il forma de m'enlever. La fortune favorife plus fouvent les entreprifes injuftes que les bonnes réfolutions. Un jour le géant me furprit avec mon enfant dans un lieu écarté : il nous enleva tous deux; &, pour rendre inutiles toutes les perquifitions qu'il jugeoit bien que mon mari feroit de ce rapt, il s'éloigna du pays qu'habitent les farrazins , 8c nous amena jufques  C o k t e s Arabes, t0 Kous en réjouimes d'abord, paree que nous nous ïmaginarnes que c'étoit un vaifleau marchand qui pourroit nous recevoir, mais nous fümes dans un étonnement que je ne puis vous exprimer, lorfque s'étant approché de nous, dix ou douze corfaires armés parurent fur le tillac. ils vinrent a 1'abordage : cinq ou fix fe jetèrent dans une barque , fe faifirent de nous deux, lièrent le prince mon mari, & nous firent paifer dans leur vailfeau, oü d'abord ils m'ötèrent mon voile. Ma jeunefle & mes traits les frappèrent : tous ces pirates témoignent qu'ils font charmés de ma vue; au lieu de tirer au fort, chacun prétend avoir la préférence, & que je devienne fa proie. Ils s'échauffèrent; ils en viennent aux mains, ils combattent comme des furieux. Le taillac en un moment eft couvert de corps morts. Enfin ils fe tuèrent tous, a la réferve d'un feul qui fe voyant maïtre de ma perfonne, me dit : Vous étes a moi : je vais vous conduire au Caire, pour vous livrec a un de mes amis, a qui j'ai promis une belle efclave. Mais, ajouta-t-il, en regardant le roi mon époux, qui eft cette homme - la ? quels liens 1'attachent a vous ? font - ce ceux du fang ©u ceux de famour? Seigneur, lui répondisje, c'eft mon mari. Cela étant, reprit le cor-. fèire, il faut que je m'en défalfe par pitié; U K ij  'C O N T E S A R ï 5 E S. 't0 iefclaves qui promirent de lui être fidèles, il attaqua le nègre. Le combat dura long-tems ; mais enfin le pirate tomba fous les coups de fon ennemi, aufli-bien que tous fes efclaves , qui aimèrent mieux mourir que de 1'abandonner. Après cela, le nègre m'emmena dans ce chateau, oü il apporta le corps du pirate qu'il mangea a fon fouper. Sur la fin de eet horrible repas, il me dit, voyant que je ne faifois que pleurer : Jeune dame, difpofe-toi a combler mes défirs, au lieu de t'affliger ainfi; cède de bonne grace a la néceflité : je te donne jufqu'a demain a faire tes réflexions : que je te revoye toute confolée de tes malheurs , & ravie d'être réfervée a mon lit. En achevant ces paroles , il me conduifit lui-même dans une chambre, & fe coucha dans la fienne, après avoir fermé lui-même toutes les portes du chateau. II les a ouvertes ce matin, & refermées auflitöt pour courir après quelques voyageurs qu'il a remarqués de loin ; mais il faut qu'ils lui foient échappés , puifqu'il revenoit feul & fans leurs dépouilles, lorfque vous 1'avez attaqué. La princeffc n'eut pas plutöt achevé le récit de fes aventures, que Codadad lui témoigna qu'il étoit vivement touché de fes malheurs : Mais , madame-, ajouta-t-il, il ne tiendra qu'a vous de vivre déformais tranquillement» Kiii  ffï Les miele et une Nüitj?* n'avons point d'autre parti a prendre, dit 1'urf file ces méchans : des que le roi faura que eet étranger qu'il aime tant , eft fon fils , & qu'il a eu affez de force pour terraffer lui feul un géant que nous n'avons pu vaincre tous en-< femble, il 1'accablera de careffes, il lui donnera mille louanges, & le déclarera fon héritier au mépris de tous fes autres fils, qui feront obligés de fe profterner devant leur frère & de lui obéir. A ces paroles il en ajouta d'autres qui firènt tant d'impreffion fuf tous ces efprits jaloux, qu'ils allèrent fur le champ trouver Codadad ehdormi. Ils le percèrent de mille coups? de pöignard, & le laiffant fans fentiment danss les bras de la princeffe , ils partirent pour fe rendre a la ville de Harran , oü ils arrivèrent Ia lenderiiain. Leur arrivée caufa d'autant plus de joie au roi leur père, qu'il défefpéroit de les revoir. U leur demanda la caufe de leur retardement; mais ils fe gardèrent bien de la lui dire : ils ne firent aucune mentioh du nègre ni de Codadad , & dirent feulement que n'ayant pü réfifter ï la curiofité de voir le pays , ils s'étoient arrêtés dans quelques villes voifines. Cependant Codadad noyé dans fon fang, & peu différent d'un homme mort, étoit fous fa tente avec la princeffe fa femme, qui ne paroiffokf  ï/4 Les mille et une Nuit*, de Deryabar exprimoit fa douleur en regar* dant Üinfortuné Codadad qui ne pouvoit 1'eatendre. II n'étoit pourtant pas mort; & fa femme ayant pris garde qu'il refpiroit encore, courut vers un gros bourg qu'elle appergut dans la plaine , pour y chercher un chirurgien. On lui en enfeigna un qui partk fur le champ avec' elle ; mais quand ils furent fous la tente, ils n'y trouvèrent point Codadad; ce qui leur fit juger que quelque béte fauvage 1'avoit emporté pour le dévorer. La princelfe recommenca fes plaintes & fes lamentations de la manière du monde la plus pitoyable. Le chirurgien en fut attendri; & ne voulant pas 1'abandonner dans 1'état affreux oü il la voyoit , il lui propofa de retourner dans le bourg , & lui offrit fa maifon & fes fervices. Elle fe laiffa entrainer : le chirurgien 1'emmena chez lui, & fans favoir encore qui elle étoit, la traita avec toute la confidération & tout le refpeö imaginable. II tachoit par fes difcours de la confoler : mais il avoit beau combattre fa douleur, il ne faifoit que 1'aigrir au lieu de la foulager. Madame , lui dit-il un jour, apprenez-moi, de grace, tous vos malheurs ; dites - moi de quel pays & de quelle condition vous êtes. Peut-être que je vous donnerai de bons confeils, quand je ferai inf-  contes A'rÏÏES. 16"$ ta'rtare que Ie vifir lui avoit fait donner. Tout le monde étoit aux fenêtres ou dans les rues, pour voir paffer une fi magnifique cavalcade; Sc comme on répandoit que cette princeffe que 1'on conduifoit fi pompeufement a la cour , étoit femme de Codadad, ce ne fut qu'acclamations. L'air retentit de mille cris de joie , qui fe feroient fans doute tournés en gémiffemens, fi 1'on avoit fu la trifte aventure de ce jeune prince , tant il étoit aimé de tout le monde. . La princeffe de Deryabar trouva le roi qui Tattendoit a la porte du palais pour la recevoir; il la prit par la main, Sc la conduifit a 1'appartement de Pirouzé, oü il fe paffa une fcène fort touchante. La femme de Codadad fentit renouveller fon afHic"f.ion a la vue du père & de la mère de fon mari, comme le père & la mère ne purent voir 1'époufe de leur fils, fans en être fort agités. Elle fe jeta aux piés du roi; & après les avoir baignés de larmes, elle fut faifie d'une fi vive douleur, qu'elle n'eut pas la force de parler. Pirouzé n'étoit pas dans un état moins déplorable; elle paroiflbit pénétrée de fes déplaifirs; & le roi frappé de ces objets touchans, s'abandonna a fa proore foifolefle. Ces trois perfonnes coniondant leurs foupüs Sc leurs pleurs, gardent quelque tems Lij  i6"4 Les mille et une Nuits, trn filence aufli tendre que pitoyable. Enfin \i princeffe de Deryabar étant revenue de fon accablement, raconta 1'aventure du chateau & le malheur de Codadad; enfuite elle demanda juftice de la trahifon des princes. Oui, madame, lui dit le roi, ces ingrats périront: mais il faut auparavant faire publier la mort de Codadad, afin que le fupplice de fes frères ne révolte pas mes fujets. D'aüleurs , quoique nous n'ayons pas le corps de mon fils, ne laiffons pas de lui rendre les derniers devoirs. A ces mots il s'adrefla a fon vifir, & lui ordonna de faire batir un döme de raarbre blanc dans une belle plaine , au milieu de laquelle la ville de Harran eft batie; & cependant il donna dans fon paiais un très-bel appartement a la princeffe de Deryabar, qu'il reconnut pour fa belle-file, Haffan fit tiavailler avec tant de diligence & empioya tant d'ouvriers, qu'en peu de jours le döme fut bati. On éleva deffous un tombeau fur lequel étoit une figure qui repréfentoit Codadad. Auflitöt que 1'ouvrage fut achevé, le roi ordonna des prières & marqua un jour pour les obsèques de fon fils. Ce jour étant venu, tous les habitans de la ville fe répandirent dans la plaine, pour voic Ja cérémonie qui fe fit de cette manière;  Co nt es Ar abes'. ïSf Le ro'u fuivi de fon vifir & des principaux feigneurs de fa cour , marcha vers le döme; & quand il y fut arrivé , il entra, & s'affit avec eux fur des tapis de pié, de fatin noir a fleurs d'or : enfuite une groffe troupe de gardes a cheval, la tête baffe & les yeux a demi fermés, s'approcha du döme. Ils en firent le tour deux fois , gardant un profond filence i mais a la troifième , ils s'arrêtèrent devant la porte , & dirent tous 1'un après. 1'autre ces paroles a. haute voix: cc O prince, fils du roi, 30 fi nous pouvions apporter quelque foulagejj ment a ton mal, par le tranchant de nos m cimeterres, & par la valeur humaine, nous s3 te ferions voir la lumière ; mais le roi des » rois a commandé, & 1'ange de la mort a 35 obéi ». A ces mots, ils. fe retirèrent pour faire place a. cent vieillards qui étoient tous montés fur des mules noires , & qui portoient de longues barbes blanches. C'étoit des folitaires , qui pendant le cours de leur vie fe tenoient cachés dans des grottes : ils ne fe montroient jamais aux yeux des hommes, que pour aflifter aux obsèques des rois de Harran & des princes de fa maifon. Ces vénérables perfonnages portoient fur leur tête chacun un gros livre qu'ils tenoient d'une main j ils firent tous trois fois le tour du dóru,ei L iij  ï66 Les mille et une Nuits", fans rien dire : enfuite s'étant arrêtés a la pofte, 1'un d'eux prononca ces mots : « O prince , 33 que pouvons-nous faire pour toi? fi par la 33 prière ou par la fcience on pouvoit te ren» dre la vie, nous frotterions nos barbes blan33 ches a tes piés, & nous reciterions des orai33 fons : mais le roi de 1'univers t'a enlevé pour: 33 jamais 33. : Ces vieillards, après avoir ainfi parlé , s'éloignèrent du döme; & auflitöt cinquante jeunes filles parfaitement belles s'en approchèrent : elles montoient chacune un petit cheval blanc j elles étoient fans voile, & portoient des corbeilles d'or pleines de toutes fortes de pierfes précieufes : elles tournèrent auffi trois fois autour du dóme; & s'étant arrétées au même éndroit que les autres, la plus jeune porta la parole, & dit : « O prince autrefois fi beau, -33 quel fecours peux-tu attendre de nous? fi 33 nous pouvions te ranimer par nos attraits , 33 nous nous rendrions tes efclaves : mais tu 33 n'es plus fenfible a la beauté, & tu n'as plus 33 befoin de nous Les jeunes filles s'étant retirées, le roi & fes courtifans fe levèrent, & firent trois fois Ie tour de Ia repréfentation; puis le roi prenant Ia parole, dit : O mon cher fils , lumière de mes yeux, je t'ai'donc perdu pour toujours ƒ  Contes Arabes. 171 «Je prolor.ger fes années , & portant jufqu'au ciel le nom de Codadad. Ces deux princes trouvèrent Pirouzé & fa belle - fille qui attendoient le roi pour le féliciter; mais on ne peut exprimer tous les tranfports de joie dont elles furent agitées lorfqu'elles virent le jeune prince qui 1'accompagnoit. Ce furent des embraffev mens mélés de larmes bien différentes de celles qu'elles avoient déja répandues pour lui. Après que ces quatre perfonnes eurent cédé a tous les mouvemens que le fang & 1'amour leur infpiroient, on demanda au fils de Pirouzé par quel miracle il étoit encore vivant. II répondit qu'un payfan monté fur une mule , 'étant entré par hafard dans la tente oü il étoit évanoui, le voyant feul & percé de coups , l'avoit attaché fur la mule & conduit a fa maifon , & que la il avoit appliqué fur fes blefiures certaines herbes machées qui 1'avoient rétabli en peu de jours. Lorfque je me fentis guén, ajouta-t-il, je remerciai le payfan , &luidonnai tous les diamans que j'avois. Je rn'approchai enfuite de la ville de Harran; mais ayant appris fur la route que quelques princes voifins avoient affemblé des troupes & venoient fondre fur les fujets du roi, je me fuis fait connoitre dans les villages, & j'excitai le zèle de fes peuples a prendre fa défenfe. J'annai un grand  Contes Arabes. 175 fcher de lui témoigner qu'il Favoit entendue avec un très-grand plaifir. Sire , lui dit la fultane , je ne doute pas que votre majefté n'ait eu bien de la fatisfaétion d'avoir vu le calife Haroun Alrafchid changer de fentiment en faveur de Ganem, de fa mère & de fa fceur Force des cceurs, & je crois qu'elle doit avoir été touchée fenfiblement des difgraces des uns & des mauvais traitemens faits aux autres; mais je fuis perfuadée que fi votre majefté vouloit bien entendre Fhiftoire du Dormeur éveiLlé, au lieu de tous ces mouvemens d'indignation & de compaffion que celle de Ganem doit avoir excités dans fon cceur, & dont il elf encore ému, celleci au contraire ne lui infpireroit que de la joie & du plaifir. Au feul titre de Fhiftoire dont la fultane venoit de lui parler , le fultan, qui s'en promettoit des aventures toutes nouvelles & toutes réjouiffantes, eüt bien voulu en entendre le récit dès le même jour; mais il étoit tems qu'il fe levat; c'eft pourquoi il remit au lendemain a entendre la fultane Scheherazade, a qui cette hiftoire fervit a fe faire prolonger la vie encore plufieurs nuits & plufieurs jours. Ainfi, le jour fuivant, après que Dinarzade Feut éveilLée, elle commenca a la lui racontec en cette manière ».  Cont es Arabes. jyo" folliciterai cle me' faire entr'eux une fomme qui fervfe en quelque facon a me relever de t'étaf * mameureux oü je me fuis réduit pour leur faire plaifir. Mais je ne veux faire ces démarches, comme je vous ai déja dit, que pour voir fi je trouverai en eux quelque fentiment de re-« connoiffance, Mon fils, reprit la mère d'Abou Haffan, je ne prétends pas vous diffuader d'exécuter votre deffein, mais je puis vous dire par avance, que votre efpérance eft mal fondée, Croyezmoi, quoi que yous puifliez faire, il eft inutile que vous en veniez a cette épreuve; vous ne trouverez de fecours qu'en ce que vous vous êtes réfervé pardeyers, vous. Je vois bien que vous ne connoifliez pas encore ces amis qu'on appelle vulgairement de ce nom parmi les gens de votre forte ; mais vous allez les connoitre : dieu veuille que ce foit de la manière que je ie fouhaite, c'eft-a-dirc , pour votre bien. Ma mère, repartit Abou Haffan, je fuis bien perfuadé de la vérité de ce que yous me dites; je ferai plus certain d'un fait qui me regarde de fi prés , quand jc me ferai éclairci par moi-même de leur lacheté 8f de leur infenfibilité. Abou Haffan partit a 1'heure même, & il ,pri{ fi bien fon terris , qu'il trouva tous fes Mi]  Contïs Arabes. 181' lution de tenir fa parole. Pour eet effet, il prit les précautions les plus convenables pour en éviter les occafions ; & afin de ne plus tomber dans le même inconvénient, il promit avec ferment de ne donner a manger de fa vie a aucun homme de Bagdad. Enfuite il tira le coffre-fort oü étoit 1'argent de fon revenu, du lieu oü il 1'avoit mis en réferve, & il le mit a la place de celui qu'il venoit de vuider. II réfolut de n'en tirer pour fa dépenfe de chaque jour qu'une fomme réglée & fuffifante pour régaler honnêtement une feule perfonne avec lui a fouper. II fit encore ferment que cette perfonne ne feroit pas de Bagdad , mais un étranger qui y feroit arrivé le même jour, & qu'il le renverroit le lendemain matin, après lui avoir donné le couvert une nuit feulement. Selon ce projet , Abou Haffan avoit foin lui-même chaque matin de faire la provifion néceffaire pour ce régal , & vers la fin du jour , il alloit s'affeoir au bout du pont de Bagdad , & dès qu'il voyoit un étranger, de quelque état ou condition qu'il fut, il 1'abordoit| civilement, & 1'invitoit de meme a lui faire 1'honneur de venir fouper & loger chez lui pour la première nuit de fon arrivée ; & après 1'avoir informé de la loi qu'il s'étoit faite , & de la ^ condition qu'il avoit mife a. M iij  Contes Arabes. j3? gers qu'il avoit une fois recus chez lui, & iï ne leur parloit plus. Quand il les rencontroit dans les rues, dans les places ou dans les affemblées publiques, il faifoit femblant de ne les pas voir; il fe détournoit même, pour éviter qu'ils ne vinffent 1'aborder : enfin il n'avoit plus aucun commerce avec eux. II y avoit du tems qu'il fe gouvemoit de la forte, lorfqu'un peu avant le coucher du foleil, comme il étoit affis a fon ordinaire au bout du pont, le calife Haroun Alrafchid vint a paroitre, mais déguifé de manière qu'il ne pouvoit pas le reconnoïtre. Quoique ce monarque eüt des miniftres & des officiers chefs de juftice d'une grande exactitude a bien s'acquitter de leur devVir, il vouloit néanmoins prendre connoiffance de toutes chofes par lui-même. Dans ce deffein, comme nous 1'avons déja vu, il alloit fouyent déguifé en différentes manières par la ville de Bagdad. II ne négligeoit pas même les dehors; & a eet égard, il s'étoit fait une coutume d'aller chaque premier jour du mois, fur les grands chemins par oü on y abordoit, tantót d'un cóté, tantót d'un autre. Ce jour-la, premier du mois, il parut déguifé en marchand de Mouffoul qui venoit de fe débarquer de 1'autre cóté du pont, & fuivi d'un efclave grand & puiffant, M iv  Contes Arabes, 187 Ten fuis bien perfuadé, reprit le calife dun air riant; il n'eft pas pofïïble qu'un homme comme vous ne fache faire le choix des meilleures chofes-. Pendant que le calife buvoit! II ne faut que vous regarder , repartit Abou Haffan , pour s'appercevoir du premier coup-d'cell que vous êtes de ces gens qui ont vu le monde & qui favent vivre. Si ma maifon , ajouta-t-il ert vers arabes, étoit capable de fentiment, &i qu'elle fut fenfible au fujet de joie qu'elle a de vous pofféder, elle le marqueroit hautement, & en fe prófterrtant devant vous ! elle s'écrieroit i Ah ! quel plaifir , quel bonheur de me voir honorée de la préfence d'une perfonne fi hon^ nête & fi complaifante , qu'elle ne dédaigne pas de prendre le couvert chez moi! Enfin, feigneur , je fuis au comble de ma joie, d'avoir fait aujourd'hui la rencontre d'un homme de votre mérite. Ces faillies d'Abou Haffan diVertiffoient fort le calife, qui avoit naturellement 1'efprit trésenjoué, & qui fe faifoit un plaifir de 1'excitef a boire, en demandant fouvent lui-même du vin, afin de le mieux connoïtre dans (on entretien, par la gaieté que le vin lui infpireroit. Pour entrer en Cönverfatioh, il lui demanda comment il s'appeloit, a quoi il s'occu*  188 Les mille et üne Nutts*^ poit, & de quelle manière il pafloit la vie. Seigneur , re'pondit - il, mon nom eft Abou Haffan. J'ai perdu mon père qui étoit marchand , non pas a la vérité des plus riches , mais au moins de ceux qui vivoient le plus commodément a Bagdad. En mourant, il me laiffa une fucceiïion plus que fuffifante pour vivre fans ambition felon mon état. Comme fa conduite a mon égard avoit été fort févère, & que jufqu'a fa mort j'avois paffé la meilleure partie de ma jeuneffe dans une grande contrainte, je voulus tacher de réparer le bon tems que je croyois avoir perdu. En cela néanmoins, pourfuivit Abou Haffan , je me gouvernois d'une autre manière que ne font ordinairement tous les jeunes gens. Ils fe livrent a la débauche fans confidération , & ils s'y abandonnent jufqu'a ce que réduits a la dernière pauvreté, ils falfent malgré eux une pémtence forcée pendant le refte de leurs jours. Afin de ne pas tomber dans ce malheur, je partageai tout mon bien en deux parts, 1'une en fonds, & 1'autre en argent comptant. Je deftinai 1'argent comptant pour les dépenfes que je méditois, & je pris une ferme réfolution de ne point toucher a mes revenus. Je fis une fociété de gens de ma connoiffance & apeu-près de mon age; & fur 1'argent comp-  Contés Arabes. 189 tant que je dépenfois k pleine main , je les régalois fplendidement chaque jour , de manière que rien ne manquoit a nos divertiffemens. Mais la durée n'en fut pas longue. Je ne trouvai plus rien au fond de ma caffette a la fin de 1'année, & en même tems tous mes amis de table difparurent : je les vis 1'un après 1'autre, je leur repréfentai 1'état malheureux oü je me trouvois; mais aucun ne m'offrit de quoi me fbulager. Je renongai donc a leur amitié ; & en me réduifant a ne plus dépenfer que mon revenu , je me retranchai k n'avoir plus de fociété qüavec le premier étranger que je rencontrerois chaque jour a fon arrivée k Bagdad , avec cette condition de ne le régaler que ce feul jour-la. Je vous ai informé du refte , & je remercie ma bonne fortune de m'avoir préfenté aujourd'hui un étranger de votre mérite. Le calife fort fatisfait de eet éclairciffement, dit k Abou Haffan : Je ne puis affez vous louer du bon parti que vous avez pris d'avoir agi avec tant de prudence en vous jetant dans la débauche, & de vous être conduit d'une manière qui n'eft pas ordinaire a la jeuneffe : je vous eftime encore d'avoir été fidéle k vousmême au point que vous 1'avez été. Le pas «tok bien gliffant, & je ne puis affez adrnirer.  *90 Les mille et une Nuits, comment, après avoir vu |» fin vo'tre gent comptant, vous avez eu affez de moderanon pour ne pas diffiper votre revenu, & meme votre fonds. Pour vous dire ce que j'en Penfe, je t.ens que vous êtes Ie feul débauché * qui paredle chofe eft arrivée, & a qui elle n'amvera peut-être jamais. Enfin, je vous avoue que , envie votre bonheur. Vous êtes le plus heureux mortel qu'il y ait fur la terre, d'avoir chaque jour Ja compagnie d'un honnête homme avec qui vous pouvez vous entretenir fi agréablement , & a qui vous donnez lieu de pubuer par- tout la bonne réception que vous luifa.tes.Ma» ni vous, ni moi, nous ne nous appercevons pas que c'eft parler trop long-tems fans; boire : buvez, & verfez-nven enfuite. Le calife & Abou Haffan continuèrent de boire long-tems, en s'entretenanf de chofes trés. agréables, . La dolt étoit déja fort avancée, & Je cal;fe en feignant d'étre fort fatigué du chemin qu'il jvoit fait, dit a Abou Haffan qu'il avoit befoin de repos. Je ne veux pas auffi de mon cóté a)outa-t-il, que vous perdiez rien du vótre' pour Famour de moi. Avant que nous nous feparions (car peut-être ferai-je forti demain de chez vous avant que vous foyez éveillé ) p fuis bien aife de vous marquer combien )l  Contes Arabes. ioi luis fenfible a votre honnêteté, a votre bonne chère, & a 1'hofpitalité que vous avez exercée envers moi fi obligeamment. La feule chofe qui me fait de la peine , c'eft que je ne fais par quel endroit vous en témoigner ma reconnoiffance. Je vous fupplie de me le faire connoïtre , & vous verrez que je ne fuis pas un ingrat. II ne fe peut pas faire qu'un homme comme vous n'ait quelque affaire , quelque befoin , & ne fouhaite enfin quelque chofe qui lui feroit plaifir. Ouvrez votre cceur , Sc parlez - moi franchement. Tout marchand que je fuis, je ne laiffe pas d'être en état d'obliger par moi-méme, ou par 1'entremife de mes amis. A ces offres du calife, qu'Abou Haffan ne prenoit toujours que pour un marchand : Mon bon feigneur, reprit Abou Haffan , je fuis trésperfuadé que ce n'eft point par compliment que vous me faites des avances fi généreufes. Mais, foi d'honnête homme, je puis vous affurer que je n'ai ni chagrin , ni affaire, ni défir, & que je ne demande rien a. perfonne. Je n'ai pas la moindre ambition, comme je vous 1'aï déja dit, & je fuis trés-content de mon fort, Ainfi, je n'ai qu'a vous remercier non-feulement de vos offres fi obligeantes , mais même 4& la complaifance que vous avez eue de me  igz Les mille et une Nuit.?, faire un fi grand honneur, que celui de veniri prendre un méchant repas chez moi. Je vous dirai néanmoins , pourfuivit Abou Haffan, qu'une feule chofe me fait de la peine , fans pourtant qu'elle aille jufqu'a troubler mon repos. Vous faurez que la ville de Bagdad eft divife'e par quartiers, & que dans chaque quartier il y a une mofquée avec un iman pour faire la prière aux heures ordinaires, a. la tête du quartier qui s'y affemble. L'iman eft un grand vieillard , d'un vifage auftère, & parfait hypocrite, s'il y en eut jamais au monde. Pour confeil, il s'eft affocié quatre autres barbons, mes voifins, gens a-peu-près de fa forte , qui s'affemblent chez lui régulièrement chaque jour. Et dans leur conciliabule, il n'y amédifance, calomnie & malice qu'ils ne mettent en ufage contre moi &c contre tout le quartier, pour en troubler Ia tranquillité & y faire regner Ia diffention. Ils fe rendent redoutables aux uns , ils menacent les autres, Ils veulent enfin fe rendre les maitres , & que chacun fe gouverne felon leur caprice , eux qui ne favent pas fi? gouverner eux-mêmes. Pour dire la vérité, je foufire de voir qu'ils fe mélent de toute autre chofe que de leur alcoran, & qu'ils ne laifient pas vivre le monde en paix. Hé bien, reprit le calife, vous voudries apparemment  Contes Arabes. ïp^ apparemment trouver un moyen pour arrêter le cours de ce défordre ? Vous 1'avez dit, repartit Abou Haffan ; & la feule chofe que jedemanderois a dieu pour cela, ce feroit d'étre calife a la place du commandeur des croyans, Haroun Alrafchid , notre fouverain feigneur & maïtre , feulement pour un jour. Que feriez-vous fi cela arrivoit, demanda le calife ? Je ferois une chofe d'un grand exemple, répondit Abou Haffan, & qui donneroit de la fatisfacTion a tous les honnêtes gens. Je ferois donner cent coups de baton fur la plante des piés a chacun des quatre vieillards , & quatre eens a 1'iman , pour leur apprendre qu'il ne leur appartient pas de troubler & de chagrin-er ainfi leurs voifins. Le calife trouva la penfée d'Abou Haffan fort plaifante ; & comme il étoit né pour les aventures extraordinaires , elle lui fit naïtre 1'envie de s'en faire un divertiffement tout fingulier. Votre fouhait me plait d'autant plus, dit le calife , que je vois qu'il part d'un cceur droit, & d'un homme qui ne peut fouffrir que la malice des ruéchans demeure impunie. J'aurois un grand plaifir d'en voir 1'effet; & peut-être n'eft - il pas auffi impofïïble que cela arrivé , que vous pourriez vous 1'imaginer. Je fuis per- Torne X, N  5rp4 Les mille et une Nuits, fuadé que le calife fe dépouilleroit volontiers de fa puiffance pour vingt - quatre heures entre vos mains , s'il étoit informé de votre bonne intention, & du bon ufage que vous en feriez. Quoique marchand étranger, je ne laüTe 'pas néanmoins d'avoir du crédit pour y contribuer en quelque chofe. Je vois bien, repartit Abou HafTan, que vous vous moquez de ma folie imagination , ;& le calife s'en moqueroit auffi s'il avoit conTioifTance d'une telle extravagance. Ce que cela pourroit peut-être produire, c'eft qu'il fe feroit inform er de la conduite de 1'iman & de fes confeillers, & qu'il les feroit chatier. Je ne me moque pas de vous , répliqua le calife ; dieu me garde d'avoir une penfée fi déraifonnable pour une perfonne comme vous qui m'avez fi bien régalé, tout inconnu que je vous fuis; & je vous affure que le calife ne s'en moqueroit pas. Mais laifTons - la ce difcours : il n'eft pas loin de minuit , & il eft tems de nous coucher. Brifons donc-la notre entretien, dit Abou HafTan, je ne veux pas apporter d'obftacle a votre repos. Mais comme il refte encore du vin dans la bouteille , il faut s'il vous plak que nous la vuidions , après cela nous nous coueherons. La feule chofe que je vous re-  Contës Arabes. Tqy' commande, c'eft qu'en fortant demain matin, au cas que je ne fois pas éveillé:, vous ne laiffiez pas la porte ouverte, mais que vous preniez la peine de la fermer; ce que le calife lui promit d'exécuter fidèlement. Pendant qu'Abou Haffan parloit, le calife s'étoit fai.fi de la bouteille & des deux taffes,, II fe verfa du vin le premier en faifant connoïtre a Abou Haffan, que c'étoit pour le remercier. Quand il eut bu, il jeta adroitement dans la taffe d'Abou Haffan une pincée d'une poudre qu'il avoit fur lui, & verfa par-deffus le refte de la bouteille. En la préfentant a Abou Haffan : Vous avez, dit-il, pris Ia peine de me verfer a boire toute la foirée ; c'eft bien la moindre chofe que je doive faire que de vous en épargner la peine pour la dernière fois : je vous prie de prendre cette taffe de ma main, & de boire ce coup pour 1'amour de moi. Abou Haffan prit la taffe; & pour marquer davantage a fon hóte, avec combien de plaifir il recevoit 1'honneur qu'il lui faifoit, il but , & il la vuida prefque tout d'un trait. Mais a peine eut-il m« la taffe fur la table, que la poudre fit fon effet. II fut faifi d'un aifoupiffement fi profond, que la tête lui tomba prefque fur fes genoux d'une manière fi fubite , Nij  ïcmS Les mille et une Nuits', que le calife ne put s'empêcher den rire. L'efclave par qui il s'étoit fait fuivre, étoit revenu dès qu'il avoit eu foupé, & il y avoit quelque tems qu'il étoit la tout pret a recevoir fes commandemens. Charge eet homme fur tes épaules, lui dit le calife; mais prends garde de bien remarquer 1'endroit oü eft cette maifon , afin que tu le rapportes. quand je te le commanderai. Le calife fuivi de l'efclave qui étoit chargé d'Abou Haffan , fortit de la maifon , mais fans fermer la porte, comme Abou Haffan 1'en avoit prié, & il le fit exprès. Dès qu'il fut arrivé a fon palais, il rentra par une porte fecrette, & il fe fit fuivre par l'efclave jufqu'a fon appartement, oü tous les officiers de fa chambre 1'attendoient. Déshabillez eet homme, leur ditil, & couchez-le dans mon lit; je vous dirai enfuite mes intentions. Les officiers déshabillèrent Abou Haffan , le revêtirent de 1'habillement de nüit du calife , & le couchèrent felon fon ordre. Perfonne n'étoit encore couché dans le palais. Le calife fit venir tous fes autres officiers & toutes ' les dames; & quand ils furent tous en fa préfence : Je veux, leur dit-il, que tous ceux qui ont coutume de fe trouver a mon lever, ne mangent pas de fe rendre demain matin auprès dq  C ö n t e s Arabes. ïpy fcet homme que voila couché dans mon lit, & que chacun fafle auprès de lui , lorfqu'il s'éveillera, les mêmes fonctions qui s'obfervent ordinairement auprès de moi. Je veux auffi qu'on ait pour lui les mèmes égards que pour ma propre perfonne, & qu'il foit obéi en tout ce qu'il commandera. On ne lui refufera rien de tout ce qu'il pourra demander , & on ne le contredira en quoi que ce foit de ce qu'il pourra dire ou fouhaiter. Dans toutes les occafions oü il s'agira de lui parler ou de lui répondre, on ne manquera pas de le traiter de commandeur des croyans. En un mot, je demande qu'on ne fonge non plus a ma perfonne tout le tems qu'on fera prés de lui, que s'il étoit véritablement ce que je fuis , c'eft-a-dire le calife & le commandeur des croyans. Sur toutes chofes , qu'on prenne bien garde de fe méprendre en la moindre circonftance. Les officiers & les dames qui comprirent d'abord que le calife vouloit fe divertir, ne répondirent que par une profonde inclination; & dès-lors chacun de fon cóté fe prépara a contribuer de tout fon pouvoir, en tout ce qui feroit de fa fon&ion, a fe bien acquitter de fon perfonnage. En, rentrant dans fon palais, le calife avoiü N üj  Contes Arabes. 20$ qu'un fonge facheux a troublé fon repos cette. nuit. Abou HafTan fit un fi grand e'clat de rire a ces paroles de Mefrour, qu'il fe laiffa aller a la renverfe fur le chevet du lit, avec une grande joie du calife , qui en eüt ri de.même, s'il n'eüt craint de mettre fin, dès fon eommencemerit, a la plaifante fcène qu'il avoit ré', folu de fe donner. Abou HafTan, après avoir ri long-tems en cette pofrare, fe remit fur fon féant ; & en s'adrelfant a un petit eunuque noir comme Mefrour : Ecoute, lui dit - il, dis - moi qui je fuis. Seigneur , répondit le petit eunuque d'un air modefte , votre majefté eft le commandeur des croyans , & le vicaire en terre du maïtre des deux mondes. Tu es un petit menteur, face de couleur de poix, reprit Abou HafTan. Abou HafTan appela enfuite une des dames qui étoit plus prés de lui que les autres. Approchez-vous , la belle, dit-il en lui préfentant la main, tenez, mordez-moi le bout du doigt , que je fente fi je dors ou fi je veille. La dame qui favoit que le calife voyoit tout ce qui fe paiïbit dans la chambre , fut ravie d'avoir occafion de faire voir de quoi el]e étoit  2ï4 Les MïZtt £f vut. Nuiï#; Pendant fabfence du grand-vifir , le juge de? police fit le rapport de plufieurs affaires qui regardoient fa fondrion , & ce rapport dura jufqu'au retour du vifir. Dès qu'il fut rentré dans la charrbre du confeil , & qu'il eut affuré Abou Haffan qu'il s'étoit acquitté de 1'ordre qu'il lui avoit donné , le chef des eunuques , ceft-a-dire Mefrour , qui étoit entré dans 1'intérieur du palais après avoir accompagné Abou Haffan jufqu'au tröne, revint & marqua par un figne aux vifirs, émirs, & a tous les officiers , que le confeil étoit fini, & que chacun pouvoit fe retirer; ce qu'ils firent après avoir pris congé, par une profonde révérence au pié du tröne , dans le mcme ordre que quand ils étoient ëfttrés. II ne refta auprès d'Abou Haffan que les officiers de la garde du calife , & le grand-vifir. Abou Haffan ne demeura pas plus lottg-tems fur le tröne du calife ; il en defcendit de la méme manière qu'il y étoit monté , c'eft-a-dire , aidé par Mefrour & par un autre officier des eunuques , qui le prirent par-deffous les bras , & qui 1'aceompagnèrent jufqu'a 1'appartement d'oü il étoit forti. II y entra, précédé du grandVifir. Mais a peine y eut-il fait quelques pas » qu'il témoigna avoir quelque befoin preffant* Auffi-töt on lui ouvrit un cabinet fort propre  Contes Arabes. ±±$ èjouta-t-il, puifque c'eft votre nom, obligezmoi de prendre un verre & de m'apporter a boire de votre belle main. La dame alla auflitöt au buffet, & revint avec un verre plein de vin qu'elle préfenta a Abou Haffan d'un air tout gracieux. II le prit avec plaifir ; & la regardant paffionnément : Bouquet de perles , lui dit-il, je bois a votre fanté; je vous prie de vous en verfer autant, & de me faire raifon. Elle courut vïte au buffet , & revint le verre a la main ; mais avant de boire, elle chanta une chanfon , qui ne la ravit pas moins par fa nouveauté que par les charmes d'une voix qui le furprit encore davantage. Abou Haffan, après avoir bu, choifit ce quï lui plut dans les baffins & le préfenta a une autre dame qu'il fit affeoir auprès de lui. II lui demanda auiïï fon nom. Elle répondit qu'elle s'appeloit Etoile du matin. Vos beaux yeux, reprit-il, ont plus d'éclat & de brillant que 1'étoile dont vous portez le nom. Allez & faitesmoi le plaifir de m'apporter a boire ; ce qu'elle fit fur le champ de la meilleure grace du monde. II en ufa de méme envers la troifième dame, qui fe nommoit Lumière du jour, & de même jufqu'a la feptième, qui toutes lui versèrent a boire avec une fatisfaction extreme du calife. lome X, P.  Co n tes Arabes, £27 fut pas moins charmé que la première fois. Quand la dame eut achevé, Abou Haffan qui vouloit la louer comme elle le méritoit, Vuida le verre auparavant tout d'un trait. Puls tournant la tête du cóté de la dame comme pour lui parler, il en fut empéché par la poudre qui fit fon effet fi fubitement, qu'il ne fit qu'ouvrir la bouche en bégayant. Auflitot fes yeux fe fermèrent; & en iaiffant tomber fa tête jufques fur la table, comme un homme accablé de fommeil , il s'endormit aufli profondément qu'il avoit fait le jour précédent environ a la même heure , quand le calife lui eut fait prendre de la même poudre ; & dans le même inftant une des dames qui étoit auprès de lui, fut affez diligente pour recevoir le verre qu'il laiffa tomber de fa maim Le calife qui s'étoit donné lui-même ce divertiflement avec une fatisfaction au-dela de ce qu'il s'en étoit promis , & qui avoit été fpectateur de cette dernière fcène , aufli-bien que de toutes les autres qu'Abou Haffan lui avoit données , fortit de 1'endroit oü il étoit & parut dans le fallon tout joyeux d'avoir fi bien réufli dans ce qu'il avoit imaginé. II commanda premièrement qu'on dépouillat Abou Haffan de 1'habit de calife dont on l'avoit revêtu le matin , & qu'on lui remït celui dont il étoit habillé il y avoit vingt- quatre Pij  228 Les mille et une Nuits, heures, quand l'efclave qui 1'accompagnoit favoit apporté en fon palais. II fit appeler enfuite le même efclave; & quand il fe fut préfenté : Reprends eet homme , lui dit - il & reportele chez lui fur fon fofa fans faire de bruit; & en te retirant, lahTe de même la porte ouverte. L'efclave prit Abou Haffan, 1'emporta par Ia porte fecrette du paiais , le remit chez lui comme le calife lui avoit ordonné , & revint en diligence lui rendre compte de ce qu'il avoit fait. Abou Haffan, dit alors le calife, avoit fouhaité d'être calife pendant un jour feulement , pour chatier 1'iman de la mofquée de fon quartier & les quatre fcheikhs ou vieillards dont Ia conduite ne lui plaifoit pas ; je lui ai procuré le moyen de fe fatisfaire \ & il doit être content fur eet article. Abou HafTan remis fur fon fofa par l'efclave dormit jufqu'au lendemain fort tard, & il nl s'éveilla que quand la poudre qu'on avoit jetée dans Ie dernier verre qu'il avoit bu, eut fait tout fon effet. Alors en ouvrant les yeux il fut fort furpris de fe voir chez lui : Bouquet de perles , Etoile du matin, Aube du jour Bouche de corail, Face de lune, s'écria-t-il * en appelant les dames du palais qui lui avoient' tenu compagnie-, chacune. pat leur nom, au*  C o n t e s Arabes. 229* tant qu'il put s'en fouvenir , oü êtes-vous ? venez , approchez. Abou HafTan crioit de toute fa force. Sa mère qui Tentendit de fon appartement, accourut au bruit ; & en entrant dans fa chambre : Qu'avez-vous donc , mon fils , lui demandat-elle ? que vous eft-il arrivé ? A ces paroles Abou Haffan leva la tête , & en regardant fa mère fièrement & avec mépris : Bonne femme , lui demanda-t-il a. fon tour , qui eft donc celui que tu appelles ton fils? C'eft vous-même , répondit la mère avec beaucoup de douceur ; n'êtes-vous pas Abou Haffan mon fils ? Ce feroit la chofe du monde: la plus fingulière, que vous 1'euffiez oublié en fi peu de tems. Moi , ton fils ! vieille exécrable ! reprit Abou Haffan, tu ne fais ce que tu dis, & tu es une menteufe. Je ne fuis pas 1'Abou Haffan que tu dis , je fuis le commandeur des croyans. Taifez-vous , mon fils , repartit la mere ; vous n'êtes pas fage; on vous prendroit pour un fou fi 1'on vous entendoit. Tu es une vieille folie toi-même , répliqua Abou HafTan , & je ne fuis pas fou comme tu le dis : je te répéte que je fuis le commandeur des croyans , & le vicaire en terre du maïtre des deux mondes, P fij  Les mille e't une Nuits, Ah ! mon fils, s'écria la mère, eft-il poffible que je vous entende proférer des paroles qui marquent une fi grande aliénation d'efprit ? Quel malin génie vous obfède pour vous faire tenir un femblable difcours ? Que la bénédi&ion d© dieu foit fur vous, & qu'il vous délivre de la malignité de fatan. Vous êtes mon fils Abou Haffan, & je fuis votre mère. Après lui avoir donné toutes les marqués qu'elle put imaginer pour le faire rentrer en lui-même, & lui faire voir qu'il étoit dans 1'erreur : Ne voyez-vous pas, continua-t-elle, que cette chambre oü vous êtes eft la votre , & non pas la chambre d'un palais, digne d'un commandeur des croyans, & que vous ne 1'avez pas abandonnée depuis que vous êtes au monde en demeurant inféparablement avec moi ? Faites bien réfiexion a tout ce que je vous dis ; & ne vous allez pas mettre dans 1'imagination des chofes qui ne font pas & qui ne peuvent pas être : encore une fois , mon fils, penfez-y férieufement. Abou Haffan entendit paifiblement ces remontrances de fa mère, & les yeux baiffés , & la main au bas du vifage , comme un homme qui rentre en lui-même pour examiner la vérité de tout ce qu'il voit & de ce qu'il entend : Je. wois que vous avez raifon, dit-il a fa mère  Co nt es Arabes. "231 quelques momens après, en revenant comme d'un profond fommeil, fans pourtartt changer de pofture; il me femble , dit-il, que je fuis Abou Haffan , que vous êtes ma mère , & que je fuis dans ma chambre. Encore une fois, ajouta-t-il en jetant les yeux fur lui & fur tout ce qui fe préfentoit a fa vue , je fuis Abou Haffan, je n'en doute plus ; & je ne comprends pas comment je m'étois mis cette rêverie dans la tête. La mère crut de bonne foi que fon fils étoit guéri du trouble qui agitoit fon efprit , & qu'elle attribuoit a un fonge. Elle fe préparoit même a en rire avec lui & a 1'interroger fur ce fonge, quand tout-a-coup ü fe mit fur fon féant ; & en la regardant de travers : Vieille forcière , vieille magicienne , dit-il, tu ne fais ce que tu dis : je ne fuis pas ton fils , & tu n'eft pas ma mère. Tu te trompes toi-même, & tu veux m'en faire accroire. Je te dis que je fuis le commandeur des croyans, & tu ne me perfuaderas pas le contraire. De giice , mon fils , recommandez-vous k dieu, & abftenez-vous de tenir ce langage , de crainte qu'il ne vous arrivé quelque malheur-; parions plutót d'autre chofe, & laiffez - moi vous raconter ce qui arriva hiér dans notre quartier a 1'iman de notre mofquée & a quatre P iv  %5 Les mille Et une Nüits,- fcheikhs de nos voifins. Le juge de police les nt prendre; & après leur avoir fait donner en la préfence a chacun je ne fais combien de coups de nerf de bceuf, il fit publier par un cneur que c'étoit-la le chatiment de ceux qui fe meloient des affaires qui ne les regardoient pas, & qui fe fahoient une occupation de ieter le trouble dans les families de leurs voifins. Enfuite il les fit promener par tous les quar- tiersdelaville avec le même cri,&,eurfit .fe de remettre jamais le pié dans notre quartier. La mère d'Abou HafTan qui ne pouvoit s'ima- STcTh ?fiISCÜt £U ^e P-a 1W t-e quelle lui racontoit, avoit exprès changé comt I & reg3rdé ,£ rédt de Ce»e comme un moyen capable d'efTacer Timpreffion fan aftique u e]Je le voyoit, d'être le commandeur des croyans. loif t« Cn "5? t0Ut 3Utreffient; & ce e comL T avoit ^ujours d'êtr e commandeur des croyans, nefervit qu'a la IrofT " &, 3 ^ JU1' ^ Plu. profondement dans fon imagination, qu'en effet -lienW pas fantaftique, mais réell, récft T rq-'AbOU Mn eüt ente"du ce ren ti, "e/UIS PJUS t0n ÖS ni Abou Mn, P HJ, je/ws certainement le commandeur  Contes Arabes. 233S des croyans, je ne puis plus en douter après ce que tu viens de me raconter toi-même. Apprends que c'eft par mes ordres que 1'iman & les quatre fcheikhs ont été chatiés de la manière que tu m'as dit. Je fuis doric véritablement le commandeur des croyans, te dis-je; & celfe de me dire que c'eft un rêve. Je ne dors pas , & j'étois aulfi éveillé que je le fuis en ce moment que je te parle. Tu me fais plaifir de me confirmer ce que le juge de police k qui j'en avois donné 1'ordre, m'en a rapporté : c'eft-a-dire, que mon ordre a été exécuté ponftuellement; & j'en fuis d'autant plus réjoui , que eet iman & ces quatre fcheikhs font de francs hypocrites. Je voudrois bien .favoir qui m'a porté en ce lieu-ci. Dieu foit loué de tout : ce qu'il y a de vrai, c'eft que je fuis très-certainement le commandeur des croyans; & toutes tes raifons ne me perfuaderont pas le contraire. La mère qui ne pouvoit deviner, ni même s'imaginer pourquoi fon fils foutenoit fi fortement & avec tant d'afiurance, qu'il étoit le commandeur des croyans , ne douta plus qu'il n'eut perdu 1'efprit en lui entendant dire des chofes qui étoient dans fon efprit au-dela de toute croyance, quoiqu'elles eufient leur fondement dans celui d'Abou Haffan. Dans cette  234 L=s mille et une Nuits penfe :Mo„ fils, M dit_elle, jg coie r r0US'& ^ V°US faffe^"coide. CelTez, mon fils, de tenir un difcours fi depourvu de bon fens. Adreffez-vous a Z nablro , Pa-Ier C°mme ™ h0mme raifonnable. Que iroit-on de vous, fi ron vous en. tendoit parler ainfi ? „e favez.vous murailles ont des oreilles ? rern6/^^1165 remontrances5 loin d'adoucir lefpntdAbou Haffan, ne fervirent qu'a ftfc g"r encore davantage. II s'emporta contre fa e.*pbdeviole„ce,Vieil,e) W ^ Lal ^ aVmie d6te taire:fitu ^ntinues ^vantage3)e me leverai&je ^ tra.tera. ^ numere que tu t'en reffientiras tout le refte de tes jours. Je fuis ]e calife, le commandeur des croyans, & tu dois me croire quand je le ^ Alors Ia bonne dame qui vit qu'Abou HafTan * egarolt de plus en plus dg fon ^ Plutot que dy rentrer, s'abandonna aux pleurs f 3UX hrmes' & « & frappant le vifage & Ia poitnne, elle faifoit des exclamations qui rnarquoient fon e'tonnement & fa profonde douleur de voir fon fils dans une fi terrible aliénation d efprit. Abou HafTan, au fi* de s'appaifer & de fe  Contes Arabes. 235" hiffer toucher par les larmes de fa mère, s'oublia lui-même au contraire jufqu'a perdre envers elle le refpect que la nature lui infpiroit. II fe leva brufquement, il fe faifit d'un baton ; & venant a elle la main levée comme un furieux : Maudite vieille, lui dit-il dans fon extravagance & d'un ton a donner de la terreur a tout autre qua une mère pleine de tendreffe pour lui , dis-moi tout a 1'heure qui je fuis ? Mon fils, répondit la mère en le regardant tendrement, bien loin de s'effrayer, je ne vous crois pas abandonné de dieu jufqu'au point de ne pas connoitre celle qui vous a mis au monde, & de vous méconnoitre vous-même. Je ne feins pas de vous dire que vous êtes mon fils Abou Haffan , & que vous avez grand tort de vous arroger un titre qui n'appartient qu'au calife Haroun Alrafchid, votre fouverain feigneur & le mien, pendant que ce monarque nous comble de biens, vous & moi , par le préfent qu'il m'envoya hier. En effet, il faut que vous fachiez que le grand-vifir Giafar prit la peine de venir hier me trouver; & qu'en me mettant entre les mains une bourfe de mille pièces d'or , il me dit de prier dieu pour le commandeur des croyans qui me faifoit ce préfent. Et cette libéralité ne vous regarde-t-elle pas plutöt que moi qui n'ai plus que deux jours a vivre?  235 les mr"b et une Nuits A ce* paroles, Abou Haffan ne fe poffifcfa P us Les cconftances de la libéralité du caKf que fa mere venoit de lui raconter, lui m r S " £ " 3V01t P°rté la bourfe que pj t-il Teras'tf ' ^ fordère> I, leras-tu convaincue quand je te dirai que eelt moi qui t'ai envoyé ces mi!W - ?, P* *on grand-vifir Gkfar n r-^" * °r cuter l'„ a r n a fait qu'exé- impun e Fn malice fiisLpXTr?trequi,,'aTOitpascro^fo" ' fi P™»ptemei>t des menaces aux ^.fapp», «„ W demanda„t • ch C*' ™« répo„doit toujours ces tendres paL™ Vous ctes mon fils, P -  Contes Arabes. 237 La fureur d'Aboil Haffan commencoit un peu a fe ralentir quand les voifins arrivèrent dans fa chambre. Le premier qui fe préfenta, fe mit auffitöt entre fa mère & lui; & après lui avoir arraché fon baton de la main : Que faites-vous donc, Abou Haffan, lui dit-il? avezvous perdu la crainte de dieu & la raifon? jamais un fils bien né comme vous, a-t-il ofé lever la main fur fa mère ? Et n'avez-vous point de honte de maltraiter ainfi la votre, elle qui vous aime fi tendrement ? Abou Haffan encore tout plein de fa fureur, regarda celui qui lui parloit fans lui rien répondre ; & en jetant en même tems fes yeux égarés fur chacun des autres voifins qui 1'accompagnoient: Qui eft eet Abou Haffan dont vous parlez, leur demanda-t-il ? Eft-ce moi que vous appelez de ce nom ? Cette demande déconcerta un peu les voifins : Comment, repartit celui qui venoit de lui parler, vous ne reconnoiffez donc pas la femme que voila pour celle qui vous a élevé, & avec qui nous vous avons toujours vu derneurer, en un mot, pour votre mère ? Vous êtes des impertinens , répliqua Abou Haffan , je ne la connois pas, ni vous non plus, & je ae veux pas la connoitre. Je ne fuis pas Abou Haffan, je fuis le commandeur des croyans j &  M Les mille et üne Nuits; parapet oü étoit Aböu HafTan - ]e p!us près .ui put. QUand iVèt procbe de lui" il 1n cha a tete &,i, le regarda en face. C'eft Lc vous man f,ei-e Abou HafTan , lui dit-il, ;e vousfalue;pei-mette2-moi,je vous prie de Vous embrafTer. F ' 6 _ Et moi5 répondit brufquement Abou Haf! fan fans regarder Ie faux marchand de f_ ^^***>^ votre cLmlm ' m * V0S emDl'aflades; paffee Hé quoi, reprit Ie calife, ne me reconnoiffe-vous pas ? Ne vous fouvient-il pas de Ia f-ree que nous pasmes enfemble £y a au! -dhuiun mois che2 vous, oü vous 1 honneur de me reVaW . >t regaler avec tant de eénéro- on quauparavan. je „è ïoui conno; K ne fa,s de qooi V0UJ " AIIe2 e„coreimefois,&parcz ïo t ft ^ «o« de « plus avoir Je commerce • .rangerc!olIauro,to„efoisréga,é;AbouHaf. repit-il, que vous „e me reconnoiffiez pas.;  8 Les mille et une Nuits, un chemin pour un autre & s'égara dans VobCcurité, de manière qu'il étoit prés de minuit, quand il arriva a la porte de Ia ville. Pour furcroït de malheur , il la trouva fermée : ce contre-tems lui caufa une peine nouvelle, & il fut obligé de prendre le parti de chercher un endroit pour paffer le refte de la nuit, & attendre qu'on ouvrït la porte. II entra dans un cimetière fi vafte, qu'il s'étendoit depuis la ville jufqu'au lieu d'oü il venoit ; il s'avanga jufqu'a des murailles afiez hautes , qui entouroient un petit champ qui faifoit le cimetière particulier d'une familie & ou étoit un palmier. II y avoit encore une infinité d'autres cimetières particuliers , dont on n'étoit pas exact a fermer les portes. Ainfi Ganem trouvant ouvert celui oü il y avoit un palmier, y entra & ferma la porte après lui : il fe coucha fur 1'herbe, & fit tout ce qu'il put pour s'endormir ; mais 1'inquiètude oü il étoit de fe voir hors de chez lui, 1'en empêcha. II fe leva : & après avoir, en fe promenant, paffe & repaffe plufieurs fois devant la porte , il 1'ouvrit fans favoir pourquoi; auflitöt il appercut de loin une lumière qui fembloit venir a lui. A cette vue , la frayeur le faifit, il pouffa la porte qui nefe fermoit qu'avec un loquet, & monta promptement au haut du palmier, qui dans la craintQ  Contbs Arabes. ii avoit un habillement fi magnifique, des biah celets , & des pendans d'oreille de diamans, avec un collier de perles fines fi grofles, qu'il ne douta pas un moment que ce ne fut une dame des premières de la cour. A la vue d'uu fi bel objet, non-feulement la pitié & 1'mclination naturelle a fecourir les perfonnes qui font en danger, mais mérne quelque chofe de plus fort que Ganem alors ne pouvoit pas bien déj mêler, le portèrent a donner k cette jeune beauté tout le fecours qui dépendoit de lui. Avant toutes chofes, il alla fermer la porte du cimetière que les efclaves avoient iaiffée ouverte; il revint enfuite prendre la dame entre fes bras.- II la tira hors du coffe & la coucha fur la terre qu'il avoit ótée. La dame fut a peine dans cette fituation & expofée au grand air, qu'elle éternua, & qu'avec un petit effort qu'elle fit en tournarst la tête , elle rendit par la bouche une liqueur dont il parut qu'elle avoit 1'eftomac chargé; puis entr'ouvrant & fe frottant les yeux, elle s'écriad'une voix dont Ganem qu'elle ne voyoit pas, fut enchanté : (13 Fleur de jardin, (2) Branche de corail, (3) Canne (>) Zohorob Botlan. (1) Schagrom Marglan. (3) Caflabos Souccar.  Les mille et une Nuits, depuis peu de jours eft allé fe mettre a la tête de fes troupes, pour punir 1'audace de quelques rois fes voifins, qui fe font ligués pour lui faire la guerre. Sans cette conjonclure, ma rivale, toute furieufe qu'elle eft, n'auroit ofé rien entreprendre contre ma vie. Je ne fais ce qu'elle fera pour dérober au calife la connoiffance de cette aftion; mais vous voyez que j'ai un très-grand intérêt que vous me gardiez le fecret. II y va de ma vie : je ne ferois pas en süreté chez vous, tant que le calife fera hors de Bagdad. Vous êtes intérefle vous-même a tenir mon aventure fecrète; car fi Zobéïde apprenoit 1'obligation que je vous ai, elle vous puniroit vous-même de m'avoir confervée. Au retour du calife, j'aurai moins de mefures a garder. Je trouverai moyen de 1'inftruire de tout ce qui s'eft pafte, & je fuis periuadée qu'il fera plus emprefie que moi-même a reconnoitre un fervice qui me rend a fon amour. Auftitöt que Ia belle favorite d'Haroun Alrafchid eut cefle de parler, Ganem prit la parole : Madame, lui dit-il, je vous rends mille graces de m'avoir donné réclairciflement que j'ai pris la liberté de vous demander, & je vous fupplie de croire que vous êtes ici en süreté. Les fentimens que vous m'avez infpirés , vous  Contes Arabes. 27 tolt que pour des affaires de la dernière importance, encore prenoit-il le tems que fa dame repofoit; car il ne pouvoit fe réfoudre a perdre un feul des momens qu'il lui étoit permis de pafler auprès d'elle. Il n'étoit occupé que de fa chère Tourmente, qui, de fon cöté entraïnée par fon penchant, lui avoua qu'elle n'avoit pas moins d'amour pour lui, qu'il en avoit pour elle. Cependant quelque épris qu'ils fuffent 1'un de 1'autre , la confidération du calife eut le pouvoir de les retenir dans les bornes qu'elle exigeoit d'eux. Ce qui rendoit leur pallion plus vive. Tandis que Tourmente, arrachée, pour ainfi dire, des mains de la mort, paffoit fi agréablement le tems chez Ganem, Zobéïde n'étoit pas fans embarras au palais d'Haroun Alrafchid. Les trois efclaves , miniftres de fa vengeance, n'eurent pas plutöt enlevé le coffre, fans favoir ce qu'il y avoit dedans, ni méme fans avoir la moindre curiofité de 1'apprendre, comme gens accoutumés a exécuter aveuglément fes ordres, qu'elle devint la proie d'une cruelle inquiétude. Mille importunes réflexions vinrent troubler fon repos. Elle ne put goüter un moment la douceur du fommeil; elle pafla la nuit a rêver aux moyens de cacher fon crime. Mon époux, difoit-elle, aime Tourmente plus qu'il  a8 Les mille et une Nuits, n'a jamais aimé aucune de fes favorites. Que lui répondrai-je a fon retour, lorfqu'il me demandera de fes nouvelles? II lui vint dans 1'efprit plufieurs ftratagêmes; mais elle n'en étoit pas contente : elle y trouvoit toujours des difficultés, & elle ne favoit a quoi fe déterminer. Elle avoit auprès d'elle une vieille dame qui 1'avoit éWée dès fa plus tendre enfanee ; elle la fit venir dès la pointe du jour, & après lui avoir fait confidence de fon fecret : Ma bonne mère, lui dit - elle, vous m'avez toujours aidée de vos bons confeils; fi jamais j'en ai eu befoin, c'eft dans cette occafion-ci, oü il s'agit de calmer mon efprit qu'un trouble mortel agite, & de me donner un moyen de contenter le calife. Ma chere maïtrefTe, répondit la vieille dame, ïl eüt beaucoup mieux valu ne vous pas mettre dans 1'embarras oü vous êtes; mais comme c'eft une affaire faite, il n'en faut plus parlér. II ne faut fonger qu'au moyen de tromper le commandeur des croyans , & je fuis d'avis que vous faffiez tailler en diligence une pièce de bois en forme de cadavre : nous 1'envelopperons de vieux linges, & après Tavoir enfermée dans une bière , nous la ferons enterrer dans quelque endroit du palais; enfuite fans perdre de tems , vous ferez batir un maufolée de marbre en döme fur le lieu de la fépulture, Sc  Co'ntes 'Arabès, 2$ dreffer une repréfentation que vous ferez couvrir. d'un drap noir, & accompagner degrands chandeliers & de gros cierges a 1'entour. II y a encore une chofe, pourfuivit la vieille dame , qu'il eft bon de ne pas oublier; il faudra que vous preniez le deuil, & que vous le faffiez prendre a vos femmes , aufïï-bien qu'a celles de Tourmente, a vos eunuques, & enfin a tous les officiers du palais. Quand le calife fera de retour, qu'il verra tout fon palais en deuil, & vous-même, il ne manquera pas d'en demander le fujet. Alors vous aurez lieu de vous en faire un mérite auprès de lui, en difant que c'eft a ' fa confidération que vous avez voulu rendre les derniers devoirs a Tourmente , qu'un mort fubite a enlevée. Vous lui direz que vous avez fait batir un maufolée, & qu'enfin vous avez fait a fa favorite tous les honneurs qu'il lui auroit rendus lui-méme , s'il avoit été préfent. Comme fa paffion pour elle a été extréme, il ira fans doute répandre des larmes fur fon tombeau. Peut-être auffi, ajouta la vieille, ne croira-t-il point qu'elle foit morte effectivement ? il pourra vous foupgonner de 1'avoir chaflee du palais par jaloufie, & regarder tout ce deuil comme un artifice pour le tromper & 1'empêcher de la faire chercher. II eft a croire tion eft qu'après ma lettre regue, vous faf» fiez chercher & faifir Ganem. Dès qu'il fera 33 en votre puiffance, vous le ferez charger de m chaines; & pendant trois jours confécutifs , » vous lui ferez donner cinquante coups de » nerf de bceuf. Qu'il foit conduit enfuite par » tous les quartiers de la ville, avec un crieur 33 qui crie devant lui : Voild le plus léger des 33 chatimens que le commandeur des crqyans fait 33 fouffrir d celui qui ojfenfe fon feigneur, & fé33 duit une de fes efclaves. Après cela , vous 33 me Tenverrez fous bonne garde. Ce n'eft pas 33 tout, je veux que vous mettiez fa maifon au 33 piliage; & quand vous 1'aurez fait rafer, or33 donnez que Ton en tranfporte les matériaux 33 hors de la ville au milieu de la campagne. 33 Outre cela , s'il a père , mère , fceurs , 33 femmes, filles & autres parens, faites - les 33 dépouiller; & quand ils feront nuds, donnez33 les en fpeöacle trois jours de fuite a toute 33 la ville, avec défenfe, fous peine de la vie, 33 de leur donner retraite. J'efpère que vous 33 n'apporterez aucun retardement a Texécution 33 de ce que je vous recommande 33. Haroun Alrachid.  Contës Arabes. 47 Le calife, après avoir écrit cette lettrc , en chargea un courier , lui ordonnant de faire diligence , & de porter avec lui des pigeons, afin, d'étre plus promptement informé de ce qu'auroit fait Mohammed Zinebi. Les pigeons de Bagdad ont cela de particulier, qu'en quelque lieu éloigné qu'on les porte, ils reviennent a Bagdad dès qu'on les a lachés, fur-tout lorfqu'ils y ont des petits. On leur attaché fous 1'ile un billet roulé, & par ce moyen on a bientöt des nouvelles des lieux d'oü 1'on en veut favoir. Le courier du calife marcha jour & nuit pour s'accommoder a Fimpatience de fon maitre ; & en arrivant a Damas, il alla droit au palais du roi Zinebi, qui s'aflit fur fon tröne pour recevoir la lettre du calife. Le courier 1'ayant préfentée, Mohammed la prit; & reconnoiiTant 1'e'criture, il fe leva par refpeót, baifa la lettre Sc la mit fur fa tête , pour marquer qu'il étoit prés d'exécuter avec foumiffion les ordres qu'elle pouvoit contenir. II 1'ouvrit, & fitöt qu'il 1'eut lue , il defcendit de fon tróne, & monta fans délai a cheval avec les principaux officiers de fa maifon. II fit auffi avertir le juge de police, qui le vint trouver; & fuivi de tous les foldats de fa garde, il fe rendit k la maifon de Ganem.  54 Les mille et une Nuits, de leur honnéteté. Ma bonne dame , lui dit une des femmes de la reine, nous fommes trèsfenfibles a vos peines, & la reine de Surie , notre maïtreffe , nous a fait plaifir quand elle nous a chargées de vous fecourir. Nous pouvons vous affurer que cette princeffe prend beaucoup de part a vos malheurs , aufli - bien que le roi fon époux. La mère de Ganem pria les femmes de la reine de rendre a cette princeiTe mille graces pour elle & pour Force des cceurs ; & s'adreffant enfuite a celle qui lui avoit parlé : Madame , lui dit-elle, le roi nem'a point dit pourquoi le commandeur des croyans nous fait fouffrir tant d'outrage ; apprenez-nous, de grace , quels crimes nous avons commis. Ma bonne dame, répondit la femme de la reine, 1'origine de votre malheur vient de votre fils Ganem; il n'eft pas mort ainfi que vous le croyez. On Taccufe d'avoir enlevé la belle Tourmente, la plus chérie des favorites du calife ; & comme il s'eft dérobé par une prompte fuite a la colère de ce prince, le chatiment eft tombé fur vous. Tout le monde condamne le reffentiment du calife ; mais tout le monde le craint , & vous voyez que le roi Zinebi lui - même n'ofe contrevenir a fes ordres, de peur de lui déplaire. Ainfi, tout ce que nous pouvons faire , c'eft de vous  Contes Arabes. commiffion ; mais moins exacts que leur maitre a exéeuter de point en point les ordres d'Haroun Alrafchid, ils donnèrent par pitié a Force des cceurs & a fa mère quelques menues monnoies pour fe procurer de quoi vivre, & a chacune un fac qu'ils leur pafsèrent au cou, pour mettre leurs provifions. Dans cette fituation déplorable, elles arrivèrent au premier village. Les payfannes s'affemblèrent autour d'elles, & comme au travers de leur déguifement on ne lailToit pas de remarquer que c'étoient des perfonnes de quelque condition, on leur demanda ce qui les obligeoit a voyager ainfi fous un habillement qui paroiffoit n'être pas leur habillement naturel. Au lieu de répondre a la queftion qu'on leur faifoit, elles fe mirent a pleurer; ce qui ne fervit qu'a augmenter la curiofité des payfannes & a leur infpirer de la compalfion. La mère de Ganem leur conta ce qu'elle & fa fille avoient fouffert. Les bonnes villageoifes en furent at~ tendries, & tachèrent de les confoler. Elles les régalèrent autant que leur pauvreté le leur permit. Elles leur firent quitter leurs chemifes de erin de cheval qui les incommodoient fort, pour en prendre d'autres qu'elles leur donnèrent , avec des fouliers , & de quoi fe couvrir la tête pour conferver leurs cheveux.  C o n T e s Arabes. 6ï 'de dlminuer. Leurs difcours rouloient ordinairement fur lui : elles en demandoient même des nouvelles a tous ceux qu'elles rencontroient. Mais laillbns-la Force des cceurs & fa mère, pour revenir a Tourmente. Elle étoit toujours enfermée trés - étroitement dans la tour obfcure, depuis le jour qui avoit été fi funefte a Ganem & a elle. Cependant quelque défagréable que lui fut la prifon, elle en étoit beaucoup moins affligée que du malheur de Ganem , dont le fort incertain lui caufoit une inquiétude mortelle. II n'y avoit prefque pas de moment qu'elle ne le plaignït. Une nuit que le calife fe promenoit feul dans Tenceinte de fon palais , ce qui lui arrivoit affez fouvent, car c'étoit le prince du monde le plus curieux; & quelquefois dans fes promenades nocturnes il apprenoit des chofes qui fe paffoient dans le palais, & qui fans cela ne feroient jamais venues a fa connoiiTance. Une nuit donc, en fe promenant il paffa prés de la tour obfcure, & comme il crut entendre parler, il s'arrêta; il s'approcha de la porte pour mieux écouter , & ilouit diftinctement ces paroles, que Tourmente, toujours en proie au fouvenir de Ganem, prononga d'une voix alfez haute : O Ganem, trop infortuné Ganem ! oü es-tu préfentement ? dans quel lieu ton deftin déplorable  Contes Arabes. 63 il retourna auilïtót a fon appartement, & dès qu'il y fut arrivé, il chargea Mefrour d'allec a la tour obfcure , & de lui amener Tourmente. Le chef des eunuques jugea par eet ordre, & encore plus a 1'air du calife, que ce prince vouloit pardonner a fa favorite, & la rappeler auprès de lui: il en fut ravi, car il aimoit Tourmente , & avoit pris beaucoup de part a fa difgrace. II vole fur le champ a la tour. Madame, dit-il a la favorite d'un ton qui marquoit fa pie, prenez la peine de me fuivre, j'efpère que vous ne reviendrez plus dans cette vilaine tour ténébreufe; le commandeur des croyans veut vous entretenir, & j'en concois un heureux préfage. Tourmente fuivit Mefrour, qui la mena & Tintroduifit dans le cabinet du calife. D'abord elle fe profterna devant ce prince, & elle demeura dans eet état. le vifage baigné de larmes. Tourmente, lui dit le calife, fans lui dire de fe relever, il me femble que tu m'accufes de violence & d'injuftice : qui eft donc celui, qui malgré les égards & la confidération qu'il a eus pour moi, fe trouve dans une fituation miférable? Parle, tu fais combien je fuis bon naturellement, & que j'aime a rendre juftice. La favorite comprit par ce difcours que le  64 Les mille et une Nüits, calife 1'avoit entendu parler, & profitant d'une fi belle occafion de jufiifier fon cher Ganem: Commandeur des croyans, répondit-elle, s'il m'eft échappé quelque parole qui ne foit point agréable a votre majefté, je vous fupplie trèshumblement de mele pardonner. Mais celui dont vous voulez connoïtre 1'innocence & la misère , c'eft Ganem , le malheureux fils d'Abou Aibou , marchand de Damas. C'eft luiquim'afauvé la vie, qui m'a donné un afyle en fa maifon. Je vous avouerai que dès qu'il me vit, peut-être format-il la penfée de fe donner a moi & 1'efpérance de m'engager a fouffrir fes foins : jen jugeai ainfi a 1'empreffement qu'il fit paroitre a me régaler & a me rendre tous les fervices dont j'avois befoin dans 1'état oü je me trouvois. Mais fitöt qu'il apprit que j'avois 1'honneur de vous appartenir : Ah! madame, me dit-il, ce qui appartient au maüre, eft défendu d Vefclave. Depuis ce moment, je dois cette juftice k fa vertu , fa conduite n'a point démenti fes paroles. Cependant vous favez , commandeur'des croyans, avec quelle rigueur vous 1'avez traité, & vous en répondrez devant le tribunal de dieu. Le calife ne fut point mauvais gré a. Tourmente de la liberté qu'il y avoit dans ce difcours. Mais, reprit-il, puis-je me fier aux aifurances que tu me donnés de la retenue de. Ganem?  Contes Arabes* Ganem ? Oui , repartit-elle , vous le pouvez ; je ne voudrois pas, pour toute chofe au monde, vous déguifer la vérité : & pour vous prouver que je fuis fincère, il faut que je vous faffe un aveu qui vous déplaira peut-être , mais j'en demande pardon par avance a votre majefté. Parle, ma fille , dit alors Haroun Alrafchid, je te pardonne tout, pourvu que tu ne me caches rien. Hé bien, répliqua Tourmente, apprenez que 1'attention refpeciueüfe de Ganem jointe a tous les bons offices qu'il m'a rendus, me firent concevoir de 1'eftime pour lui ; je paffai même plus avant : vous connoiffez la tyrannie de Famour4 Je fentis naïtre en mon cceur de tendres fentimens; il s'en appercut, mais loin de chercher a profiter de ma foibleffe, & malgré tout le feu dont il fe fentoit brüler, il demeura toujours ferme dans fon devoir; & tout ce que fa paffion pouvoit lui arracfier, c'étoient ces termes que j'ai déja dit$ a votre majefté : Ce qui appanient au mahre, ejl défendu d Vefclave. Cette déclaration ingénue auroit peut-être aigri tout autre que le calife , mais ce fut ce qui acheva d'adoucir ce prince» II lui ordonna de fe relever ; & la faiïant affeoir auprès de lui: Raconte-moi, lui dit-il, ton hiftoire depuis le commencement jufqu'a la fin, Alors elle s'ea Tomé X, £  (55 Les mille et une Nuits, acquitta avec beaucoup d'adrefle & d'efprit. Elle pafla légèrement fur ce qui regardoit Zobéïde : elle s'étendit davantage fur les obligations qu'elle avoit a Ganem, fur la dépenfe qu'il avoit faite pour elle; & fur-tout elle vanta fort fa difcrétion , voulant par-la faire comprendre au calife, qu'elle s'étoit trouvée dans la néceflité de demeurer cachée chez Ganem pour tromper Zobéïde. Et elle finit enfin par la fuite du jeune marchand, a laquelle, fans déguifement , elle dit au calife qu'elle 1'avoit forcé pour fe dérober a fa colère. Quand elle eut ceffé de parler , ce prince lui dit : Je crois tout ce que vous m'avez raconté; mais pourquoi avez-vous tant tardé a me donner de vos nouvelles ? falloit-il attendre un mois entier après mon retour, pour me faire favoir oü vous étiez ? Commandeur des croyans , répondit Tourmente , Ganem fortoit fi rarement de fa maifon, qu'il ne faut pas vous étonner que nous n'ayons point appris les premiers votre retour. D'ailleurs Ganem qui s'étoit chargé de faire tenir le billet que j'ai écrit a Aube du jour , a été long-tems fans trouver le moment favorable de le remettre en main propre. C'eft affez , Tourmente, reprit le calife, je reconnois ma faute , & voudrois la réparer en  Conti! Arabes. 67 comblant de bienfaits ce jeune marchand de Damas. Vois donc ce que je puis faire pour lui; demande-moi ce que tu voudras , je te 1'accorderai. A ces mots , la favorite fe jeta aux pie's du calife, la face contre terre , & fe relevant: Commandeur des croyans, dit-elle, après avoir remercié votre majefté' pour Ganem, je la fupplie très-humblement de faire publier dans vos e'tats, que vous pardonnez au fils d'Abou Aibou , & qu'il n'a qu'a vous venir trouver. Je ferai plus, repartit ce prince , pour t'avoir conferve' la vie , pour reconnoïtre la confide'ration qu'il a eue pour moi, pour le dédommager de la perte de fes biens , & enfin pour réparer le tort que j'ai fait a fa familie , je te le donne pour époux. Tourmente ne pouvoit trouver d'expreflïons affez fortes pour remercier le calife de fa générofité. Enfuite elle fe retira dans 1'appartement qu'elle occu* poit avant fa cruelle aventure. Le même ameublement y e'toit encore, on n'y avoit nullement touché. Mais ce qui lui fit plus de plaifir, ce fut d'y voir les coffres & les ballots de Ganem, que Mefrour avoit eu foin d'y faire porter. Le lendemain Haroun Alrafchid donna ordre au grand-vifir de faire publier par toutes les villes de fes états, qu'il pardonnoit a Ganem Eij  r6S Les mille et une Nuits^ fils d'Abou Aibou; mais cette publication fut inutile, car il fe pafla un tems confidérable fans qu'on entendït parler de ce jeune marchand. Tourmente crut que fans doute il n'avoit pu furvivre a la douleur de 1'avoir perdue : une affreufe inquiétude s'empara de fon efprit; mais comme Tefpérance eft la dernière chofe qui abandonne les amans, elle fupplia le calife de lui permettre de faire elle-méme la recherche de Ganem; ce qui lui ayant été accordé, elle prit une bourfe de mille pièces d'or qu'elle tira de fa caffette , & fortit un matin du palais montée fur une mule des écuries du calife, très-richement enharnachée. Deux eunuques noirs 1'accompagnoient, qui avoient de chaque cóté la main fur la croupe de la mule. Elle alla de mofquée en mofquée faire des largefles aux dévots de la religion mufulmane, en implorant le fecours de leurs prières pour 1'accompliflement d'une affaire importante, d'oü dépendoit, leur difoit-elle, le repos de deux perfonnes. Elle employa toute la journée & fes mille pièces d'or a faire des aumönes dans les mofquées, & fur le foir elle retourna au palais. Le jour fuivant elle prit une autre bourfe de la même fomme, & dans le même équipage elle fe xendit a la jouaillerie. Elle s'arréta de-  Contes Arabes. 69 vant la porte, & fans mettre pié a terre, elle fit appeler le fyndic par un des eunuques noirs. Le fyndic qui étoit un homme très-charitable, & qui employoit plus des deux tiers de fon revenu a foulager les pauvres étrangers, foit qu'ils fuffent malades, ou mal dans leurs affaires , ne fit point attendre Tourmente, qu'il reconnut a. fon habillement pour une dame du palais. Je m'adrefle k vous, lui dit-elle, en lui mettant fa bourfe entre les mains, comme k un homme dont on vante dans la ville la piété. Je vous prie de diftribuer ces pièces d'or aux pauvres étrangers que vous alliftez : car je n'ignore pas que vous faites profeffion de fecourir les étrangers qui ont recours k votre charité. Je fais même que vous prévenez leurs befoins, & que rien n'eft plus agréable pour vous que de trouver occafion d'adoucir leur misère. Madame, lui répondit le fyndic , j'exécuterai avec plaifir ce que vous m'ordonnez ; mais fi vous fouhaitez d'exercer votre charité par vousmême , & prendre la peine de venir jufques chez moi, vous y verrez deux femmes dignes de votre pitié. Je les rencontrai hier comme elles arrivoient dans la ville; elles étoient dans un état pitoyable ; & j'en fus d'autant plus touché, qu'il me parut que c'étoient des perfonnes de condition. Au travers des haillons E ii}  70 Les mule et une Nuits, qui les couvroient , malgre' 1'impreffion que 1'ardeur du foleil a faite fur leur vifage , je démélai un air noble que n'ont point ordinairement les pauvres que j'auifte. Je les menai toutes deux dans ma maifon, & les mis entre les mains de ma femme, qui en porta d'abord le même jugement que moi. Elle leur fit préparer de bons lits par fes efclaves, pendant qu'ellemême s'occupoit a leur laver le vifage & a leur faire changer de linge. Nous ne favons point encore qui elles font , paree que nous voulons leur laiffer prendre quelque repos avant que de les fatiguer par nos queffions. Tourmente , fans favoir pourquoi , fe fentit quelque curiofité de les voir. Le fyndic fe mit en devoir de la mener chez lui; mais elle ne voulut pas qu'il prit cette peine, & elle s'y fit conduire par un efclave qu'il lui donna. Quand elle fut a la porte, elle mit pié a terre, & fuivit 1'efclave du fyndic. qui avoit pris les devans pour aller avertir fa maitrelfe qui étoit dans la chambre de Force des cceurs & de fa mère; car c'étoit d'elles dont le fyndic venoit de parler a Tourmente. La femme du fyndic ayant appris par fon efclave qu'une dame du palais étoit dans fa maifon , voulut fortir de la chambre oü elle étoit pour 1'aller recevoir; mais Tourmente qui fui*  Contes Arabes. 73 & moi. Non, fans doute , interrompit Tourmente en eet endroit, il n'eft pas plus criminel que vous. Je puis vous affurer de fon innocence, puifque cette méme Tourmente dont vous avez tant a vous plaindre , c'eft moi, qui , par la fatalité des afires, ai caufé tous vos malheurs. C'eft a moi que vous devez imputer la perte de votre fils, s'il n'eft plus au monde; mais fi j'ai fait votre infortune, je puis auffi la foulager. J'ai déja juftifié Ganem dans 1'efprit du calife : ce prince a fait publier par tous fes états qu'il pardonnoit au fils d'Abou Aibou ; & ne doutez pas qu'il ne vous fafie autant de bien qu'il vous a fait de mal. Vous n'etes plus fes ennemis. II attend Ganem pour le récompenfer du fervice qu'il m'a rendu , en uniflant nos fortunes ; il me donne a lui pour époufe. Ainfi regardez-moi comme votre fille, & permettez-moi que je vous confacre une éternelle amitié. En difant cela, elle fe pencha fur la mère de Ganem , qui ne put répondre a ce difcours, tant il lui caufa d'étonnement. Tourmente la tint long-tems embraffée , & ne la quitta que pour courir a 1'autre lit embraffer Force des cceurs, qui s'étant levée fur fon fe'ant pour la recevoir , lui tendit les bras. Après que la charmante favorite du calife eut donné a la mère & a la fille toutes les  74 Les mule et une Nuits, marqués de tendrefle qu'elles pouvoient artendre de la femme de Ganem, elle leur dit : CeiTez de vous affliger 1'une & 1'autre, les richelTes que Ganem avoit en cette ville, ne font pas perdues; elles font au palais du calife dans mon appartement. Je fais bien que toutes les richelles du monde ne fauroient vous confoler fans Ganem : c'eft le jugement que je fais de fa mère & de fa fceur, fi je dois juger d'elles par moi-mcme. Le fang n'a pas moins de force que 1'amcur dans les grunds cceurs. Mais pourquoi faut-il défefpérer de le revoir ? nous le retrouverons ; le bonheur de vous avoir rencontrées m'cn fait concevoir l'efpérance. Peutêtre même que c'eft aujourd'hui le dernier jour de vos peines, & le commencement d'un bonheur plus grand que celui dont vous jouiffiez a Damas, dans le tems que vous y poflediez Ganem. Tourmente alloit pourfuivre, lorfque le fyndic des jouailliers arriva : Madame, lui dit-il, je viens de voir un objet bien touchant. C'eft un jeune homme qu'un chamelier amenoit a 1'höpital de Bagdad. II étoit lié avec des cordes fur un chameau , paree qu'il n'avoit pas la force de fe foutenir. On l'avoit déja délié, & on étoit prêt a le porter a 1'hópital, lorfque j'ai paffé par-la. Je me fuis approché du jeune  Contes Arabes. 75" homme, je 1'ai confidéré avec attention , & il m'a paru que fon vifage ne m'étoit pas touta-fait inconnu. Je lui ai fait des queffions fur fa familie ; mais pour toute réponfe, je n'en ai tiré que des pleurs & des foupirs. J'en ai eu pitié; & connoifiant par 1'habitude que j'ai de voir des malades , qu'il étoit dans un prefiant befoin d'étre foigné, je n'ai pas voulu qu'on le mit k 1'hópital ; car je fais trop de quelle manière on y gouverne les malades , ëc je connois 1'incapacité des médecins. Je 1'ai fait apporter chez moi par mes efclaves , qui, dans une chambre particuliere oü je 1'ai mis, lui donnent par mon ordre de mon propre linge, & le fervent comme ils me ferviroient moimême. Tourmente treflaillit a ce difcours du jouaillier, & fentit une émotion dont elle ne pouvoit fe rendre raifon. Menez-moi, dit-elle au fyndic , dans la chambre de ce malade ; je fouhaite de le voir. Le fyndic 1'y conduifit; & tandis qu'elle y alloit, la mère de Ganem dit k Force des cceurs : Ah , ma fille, quelque miférable que foit eet étranger malade, votre frère , s'il eft encore en vie, n'eft peutêtre pas dans un état plus heureux. La favorite du calife étant dans la chambre oü étoit le malade, s'approcha du lit oü les  8o Les mille et une Nuits, que je t'ai fake : tu épouferas Ganem, & je déclare dès-a~préfent que tu n'es plus mon efclave ; tu es libre. Va retfouver ce jeune marchand : & dès que fa fanté fera rétablie, tu me 1'ameneras avec fa mère & fa fceur. Le lendemain du grand matin, Tourmente ne manqua pas de fe rendre chez le fyndic des jouailliers, impatiente de favoir 1'état de la fanté de Ganem, & d'apprendre a la mère & a la fille les bonnes nouvelles qu'elle avoit a leur annoncer. La première perfonne qu'elle rencontra, fut le fyndic, qui lui dit que Ganem avoit fort bien pafTé la nuit; que fon mal ne provenant que de mélancolie, & la caufe en étant ötée, il feroit bientöt guérh, Effeéïivement le fils d'Abou Aibou fe trouva beaucoup mieux. Le repos & les bons remèdes qu'il avoit pris , & plus que tout cela, la nouvelle fituation de fon efprit, avoient produit un fï bon effet , que le fyndic jugea qu'il pouvoit fans péril voir fa mère, fa fceur , & fa makrefle , pourvu qu'on le préparat k les recevoir; paree qu'il étoit a craindre que ne fachant pas que fa mère & fa fceur fuffent k Bagdad , leur vue ne lui causat trop de furprife & de joie. II fut rélolu que Tourmente entrerok d'abord toute feule dans la chambre de Ganem , & qu'elle feroit figne aux deux autres  GontésArabès. 8i a'ütres dames de paroitre quand il en feroit tems* Les chofes étant ainfi réglées, Tourmente fut annoncée par le fyndic au malade, qui fut fi charmé de la revoirb que peu s'en fallut qu'il ne s'évanouit encore. Hé bien, Ganem^ lui dit-elle en s'^pproch^nt de fon lit, Vöus retrouvez votre Tourmente, qüe vöus vous irnaginiez avoir perdue pour jamais. Ah ! madamej interrompit - il avec précipitation , par quel miracle venez-vous vous offrir a mes yeux ? je vous croyois au palais du calife : ce prince vous a fans doute écoutée; vous avez diffipé fes foupgons, & [il vous a redonné fa tendrefie. Oui, mon cher Ganem, reprit Tourmente, je me fuis juflifiée dans 1'efprit du commandeur des croyans , qui , pour réparer le mal qu'if vous a fait foulfrir , me donne a vous pour époufe* Ces dernières paroles causèrent a Ganem une joie fi vive , qu'il ne put d'abord s'exprimer que par ce fiience tendre fi connU des amans. Mais il le rompit enfin : Ah ! belle Tourmente, s'écria-t-il, puis-je ajouterfoiau difcours que vous me tenez ? croirai-je qu'en efiet le calife vous cède au fils d'Abou Aibou? Rien n'eft plus véritable , repartit la dame : ce prince qui vous faifoit auparavant chercher pour vous öter la vie, & qui, dans fa fureur, Tome X, p  Sa Les mille et une Nuits, a fait fouffrir mille inrJignités a votre mère & a votre fceur, fouhaite de vous voir préfen- tement, pour vous récompenfer du refpect que vous avez eu pour lui, & il n'eft pas dou- teux qu'il ne comble de bienfaits toute votre familie. Ganem demanda de quelle manière le calife avoit traité fa mère & fa fceur, ce que Tourmente lui raconta. II ne put entendre ce récit fans pleurer, malgré la fituation oü la nouvelle de fon mariage avec fa maïtreffe avoit mis fon efprit. Mais lorfque Tourmente lui dit qu'elles étoient a&uellement a Bagdad Sc dans la maifon même oü il fe trouvoit, il parut avoir une fi grande impatience de les voir, que la favorite ne différa point a la fatisfaire. Elle les apcela; elles étoient a la porte oü elles n'attendoient que ce moment. Elles entrent, s'avancent vers Ganem; Sc l'embrafTant tour-a-tour, elles le baifent a plufieurs reprifes. Que de larmes furent répandues dans ces embrafièmens ! Ganem en avoit le vifage tout couvert, auffi-bien que fa mère Sc fa fceur. Tourmente en verfoit abondaniment. Le fyndic même Sc fa femme, que ce fpeéhcle attendriffoit, ne pouvoient retenir leurs pleurs, ni fe laffer d'admirer les refforts fecrets de la providence, qui raffembioit chez eux quatre per-  Contes Arabes. py qulvoque. Pas une circonftance qui embarrafle. Après tout, ils peuvent être chimériques ; mais j'aime mieux faire une recherche vaine, que de me reprocher toute ma vie d'avoir manqué peut-être de grahdes richefles en faifant mala-propos 1'efprit-fort. En achevant ces paroles, il fortit de Tappartement de la reine, fe fit donner une pioche, & entra feul dans le cabinet du feu roi. II fe mit a piocher, & il leva plus de la moitié des carreaux du pavé fans appercevoir la moindre apparence de tréfor. II quitta 1'ouvrage pour fe repofer un moment, dilant en foi-même : J'ai bien peur que ma mère n'ait eu raifon de fe moquer de moi. Néanmoins il reprit courage , & continua fon travail. II n'eut pas fujet de s'en repentir : il découvrit tout-a-coup une pierre blanche qu'il leva , & deflbus il trouva une porte fur laquelle étoit caché un cadenas d'acier. II le rompit a coups de pioche , & ouvrit la porte qui couvroit un efcalier de marbre blanc. II alluma aufiitót une bougie , & defcendit par eet efcalier dans une chambre parquetée de porcelaines de la Chine, & dont les lambris & le plafond étoient de cryftal. Mais il s'attacha particulièrement a regarder quatre ftrades, fur chacune defquelles il y avoit dix urnes de porphire. II s'imagina qu'elles étoient  o6 Les mille et une NüiTs, pleineS de vin. Bon, dit-il , ce vin doit être bien vieux; je ne doute pas qu'il ne foit excellent. II s'approcha de 1'une de ces urnés', i! en óta le couvercle, & vit avec autant de furprife que de joie qu'elles étoient pleines de pièces d'or. II vifita les quatre autres 1'une après 1'autre, & les trouva pleines de fequins. II en prit une poignée qu'il porta a la reine. Cette princefTe fut dans 1'étonnement que 1'on peut s'imaginef , quand elle entendit Ie rapport que le roi lui fit de tout ce qu'il avoit vu. O , mon fils, s'écria-t-elle, gardez-vous de diffiper follement tous ces biens , comme vous avez déja fait ceux du tréfor royal : que vos ermemis n'ayent pas un fi grand fujet de fa rcjouir ! Non , madame', répondit Zeyn , je vivrai déformais d'une manière qui ne vous donnera que de la fatisfaction. La reine pria le roi fon fils de la mener dans eet admirable fouterrain , que le feu roi fon mari avoit fait faire fi fecrètement qu'elle n'en avoit jamais oui parler. Zeyn la conduifit au cabinet, Taida a defcendre I'efcaïier de marbre, & la fit entrer dans la chambre oü étoient les urnes. Elle regarda toutes ces chofes d'un ceil curieux, & reniarqua dans un coin une petite urne de la méme matière que les autres ; le prince ne 1'avoit point encore appercue. II la prit,  Contes Arabes. 07 prit, & 1'ayant ouverte, il trouva dedans une clé d'or. Mon fils , dit alors la reine , cette clé enferme fans doute quelque nouveau tréfor. Cherchons par-tout, voyons fi nous ne découvrirons point a quel ufage elle eft deftinée. Ils examinèrent la chambre avec une extreme attention, & trouvèrent enfin une ferrure au milieu d'un lambris. Ils jugèrent que c'étoit celle dont ils avoient la clé. Le roi en fit Feflaï fur le champ. Aullitót une porte s'ouvrit, & leur laifla voir une autre chambre, au milieu de laquelle étoient neuf piedeftaux d'or maflif, dont huit foutenoient chacun une ftatue faite d'un feul diamant; & ces ftatues jétoient tant d'éclat, que la chambre en étoit toute éclairée. O ciel, s'écria Zeyn tout furpris ! ou eft-ce que mon père a pu trouver de fi belles cho-fes? Le neuvième piedeftal redoubla fon étonnement; car il y avoit deffus une pièce de fatin blanc fur laquelle étoient écrits ces mots : cc O " mon cher fils, ces huit ftatues rn'ont couté 53 beaucoup de peine a acquérir. Mais quoi=3 qu'elles fojent d'une grande beauté, fache qu'il « y en a une neuvième au monde qui les fur« paffe , elle vaut mieux toute feule que mille » comme celles que tu vois. Si tu fouhaites ** &s t,Qn i'endre pofleffeür, va dans la ville du Torne X, G  Contes Arabes. 103 Ils arrivèrent bientót au bord d'un g and lac. Mobarec s'aflit fur le rivage, en difant au prince : II faut que nous pafïïons cette mer. Hé comment la pourrions-nous pafler, répondit Zeyn ? nous n'avons point de bateau. Vatis en verrez paroitre un dans le moment, repnt Mobarec : le batéau enchanté du roi des génies va venir vous prendre ; mais n'oubliez pas ce que je vais vous dire. II faut garder un profond filence ; ne parlez point au batelier. Quelque fingulière que vous paroiffe fa figure , quelque chofe extraordinaire que vous puilliez remarquer, ne dites rien. Car je vous avertis que fi vous prononcez un feul mot, quand nous ferons embarqués, la barque fondra fous les eaux. Je faurai bien me taire, dit le prince. Vous n'avez qu'a me prefcrire tout ce que je dois faire , & je le ferai fort exaclement. En parlant ainfi , il appergut tout-a-coup fur le lac un bateau fait de bois de fandal rouge. II avoit un mat d'ambre fin avec une banderolle de fatin bleu. II n'y avoit dedans qu'un batelier dont la tête reffembloit a celle d'un éléphant, & fon corps avoit la forme de celui d'un tigre. Le bateau s'étant approché du prince & de Mobarec , le batelier les prit avec fa trompe 1'un après 1'autre , & les mit dans fon bateau. Enfuite il les paffa de 1'autre G iv  io6 Les mille et une Nuits, fera devant nous , il faudra vous lever & le faluer fans fortir de votre nappe, paree que vous péririez infailliblement fi vous en fortiez. Vous lui direz : Souverain maïtre des génies , mon père, qui étoit votre ferviteur, a été emporté par 1'ange de la mort : puifle votre majefté me protéger comme elle a toujours protégé mon père. Et fi le roi des génies, ajouta Mobarec, vous demande quelle grace vous voulez qu'il vous accorde, vous lui répondrez : Sire, c'eft la neuvième ftatue que je vous fupplie très-humblement de me donner. Mobarec, après avoir inftruit de la forte le prince Zeyn , commenga de faire des conjurations. Auffitöt leurs yeux furent frappés d'un long éclair qui fut fuivi d'un coup de tonnerre. Toute l'ile fe couvrit d'épaifles ténèbres ; il s'éleva un vent furieux ; 1'on entendit enfuite un cri épouvantable; la terre fut ébranlée, & 1'on fentit un tremblement pareil a celui qu'Afrafyel doit caufer le jour du jugement. Zeyn fentit quelque émotion , & commengoit k tirer de ce bruit un fort mauvais préfage, lorfque Mobarec, qui favoit mieux que lui ce qu'il falloit penfer, fe prit a fourire, & lui dit : Ralfurez-vous, mon prince , tout va bien. En effet , dans le moment le roi des génies fe fit voir fous la forme d'un bel homme.  Contes Arabes. 107 II ne laifloit pas toutefois d'avoir dans fon air quelque chofe de farouche. D'abord que le prince Zeyn 1'appercut, il lui fit le compliment que Mobarec lui avoit dicté. Le roi des génies en fourit, & répondit: O mon fils, j'aimois ton père , & toutes les fois qu'il me venoit rendre fes refpects, je lui faifois préfent d'une ftatue qu'il emportoit. Je n'ai pas moins d'amitié pour toi. J'obligeai ton père quelques jours devant fa mort , a écrire ce que tu as lu fur la pièce de fatin blanc. Je lui promis de te prendre fous ma protection, & de te donner la neuvième ftatue qui furpaffe en beauté celles que tu as. J'ai commencé a lui tenir parole. C'eft moi que tu as vu en fonge fous la forme d'un vieillard. Je t'ai fait découvrir le fouterrain oü font les urnes & les ftatues. J'ai beaucoup de part a tout ce qui t'eft arrivé , ou plutót j'en fuis Ia caufe. Je fais ce qui t'a fait venir ici. Tu obtiendras ce que tu défires. Quand je n'auróis pas promis a ton père de te le donner, je te 1'accorderois volontiers , mais il faut auparavant que tu me jures par tout ce qui rend un ferment inviolable , que tu reviendras dans cette ile} & que tu m'ameneras une fille qui fera dans fa quinsième année , qui n'aura jamais connu d'homme , ni fouhaité d'en connoitre.  Contes Arabes. iop Alors le roi des génies lui mit entre les mains un miroir , en difant : O mon fils , tu peux t'en retourner quand tu voudras , voila le miroir dont tu dois te fervir. Zeyn & Mobarec prirent congé du roi des génies, & marchèrent vers le lac. Le batelier a tête d'éléphant vint a eux avec fa barque, & les repaffa de la même manière qu'il les avoit paffes. Ils rejoignirent les perfonnes de leur fuite, avec lefquelles ils retournèrent au Caire. Le prince Alafnam fe repofa quelques jours chez Mobarec. Enfuite il lui dit: Partons pour Bagdad, allons-y chercher une fille pour le roi des génies. Hé, ne fommes-nous pas au grand Caire , répondit Mobarec ? n'y trouverons-nous pas bien de belles filles. Vous avez raifbn, reprit le prince ; mais comment feronsnous pour découvrir les endroits oü elles font ? Ne vous mettez point en peine de cela, feigneur , répliqua Mobarec ; je connois une vieille femme fort adroite, je la veux charger de eet emploi , elle s'en acquittera fort bien. Effe&ivement la vieille eut 1'adrelTe de faire voir au prince un grand nombre de très-belles filles de quinze ans; mais lorfqu'après les avoir regardées, il venoit a confulter fon miroir, la fatale pierre de touche de leur vertu, la glacé  nó" Les mille et une Nuits, drez devant dieu de la trahifon que vous m'avez faite. Ses larmes & fes plaintes furent inutUes. On la préfenta au roi des génies, qui, après 1'avoir regardée avec attention, dit a Zeyn : Prince, je fuis content de vous. La fille que vous m'avez amenée, eft charmante & chafte; .& 1'effort que vous avez fait pour me tenir parole, m'eft agréable. Retournez dans vos états, & quand vous entrerez dans la chambre fouterraine oü font les huit ftatues, vous y trouverez la neuvième que je vous ai promife : je vais 1'y faire tranfporter par mes génies. Zeyn remercia le roi, & reprit la route du Caire avec Mobarec, mais il ne demeura pas long-tems dans cette ville : 1'impatience de recevoir la neuvième ftatue lui fit précipiter fon départ. Cependant il ne laifibit pas de penfer fouvent a la fille qu'il avoit époufée ; & fe reprochant la tromperie qu'il lui avoit faite, il fe regardoit comme la caufe & 1'inftrument de fon malheur. Hélas, difoit-il en lui-même, je 1'ai enlevée aux tendreffes de fon père pour la facrifier a un génie! O beauté fans pareille, vous méritiez un meilleur fort! Le prince Zeyn occupé de ces penfées , arriva enfin a Balfora, oü fes fujets, charmés de fon retour, firent de grandes réjouiffances.  Contes Arabes. 127 faitement belle, mais paree de fa feule beauté; car elle avoit les cheveux épars , des habits déchirés, & Ton remarquoit fur fon vifage toutes les marqués d'une profonde affliclion. Sitöt qu'elle appercut Codadad, & qu'elle jugea qu'il pouvoit 1'entendre , elle lui adreffa ces paroles : O jeune homme , éloigne-toi de ce palais funefte, ou bien tu te verras bientót en la puiffance du monftre qui 1'habite. Un nègre qui fe repaït de fang humain, fait ici fa demeure : il arrête toutes les perfonnes que leur mauvaife fortune fait paffer par cette plaine, & il les enferme dans de fombres cachots, d'oü il ne les tire que pour les dévorer. Madame, lui répondit Codadad, apprenezmoi qui vous êtes , & ne vous mettez point en peine du refte. Je fuis une fille de qualité du Caire, repartit la dame; je paffois bien prés de ce chateau pour aller a Bagdad; je rencontrai le nègre qui tua tous mes domeftiques , & m'amena ici. Je voudrois n'avoir rien a craindre que la mort; mais pour comble d'infortune, ce monftre veut que j'aie de la complaifance pour lui; & fi dès demain je ne me rends pas fans effort a fa brutalité, je dois m'attendre a la dernière violence. Encore une fois, pourfuivit-elle, fauve-toi, le nègre va bientót revenir; il eft forti pour pourfuivre quelques  Cöntês 'AraBis. nj tecönd coup , Codadad lui en déchargea un fur Ie bras droit avec tant de force , qu'il le lui coupa. Le terrible cimeterre tomba avec la main qui le foutenoit, & le nègre auffitót cédant a la violence du coup, vuida les étriers, & fit retentir la terre du bruit de fa chüte. En même tems le prince defcendit de fon cheval, fe jeta fur fon ennemi , & lui coupa la tête. En ce moment-, la dame dont les yeux avóient été témoins de ce combat, & qui faifoit encore au ciel des vceux ardens pour ce jeune hérös qu'elle xdmiroit, fit un cri de joie, & dit a Codadad: Prince, (car la pénible vicloire que vous venez de remporter , me perfuade, aufïi-bien qua Votre air noble 4 que vous ne devez pas être d'une condition commune, ) achevez votre ouvrage : le nègre a les clés de ce chateau , prenez - les &; venez me tirer de prifon. Le prince fouilla dans les poches du miférable qui étoit étendu fur la pouffière, & y trouva plufieurs clés. II ouvrit la première porte , & entra dans Une grande cour, oü il rencontra la dame quï Venoit au-devant de lui : elle voulut fe jeter a fes piés pour mieux lui marquer fa reconnoif-* fance ; mais ü 1'en empêcha. Elle loua fa valeur , & 1'éleva au-deflus de tous les héros dii monde. II répondit a fes cornplimens; & comme, {Tomé X, I  Co nt es Arabes. 13^ 3ans ce bois oü il me retient depuis quelques jours. Quelque déplorable pourtant que foit ma deftinée, je ne laiffe point de fentir une fecrète confolation , quand je penfe que ce géant, tout brutal & tout amoureux qu'il ait éte, n'a point employé la violence pour obtenir^ce que j'ai toujours refufé a fes prières. Ce n'eft pas qu'il ne m'ait cent fois menacée qu'il en viendroit aux plus facheufes extrêmités , s'il ne pouvoit vaincre autrement ma réfiftance; & je vous avoue que tout-a-fheure, quand j'ai excité fa colère par mes difcours , j'ai moins craint pour ma vie que pour mon honneur. Voila, feigneur, continua la femme du prince des farrazins , voila mon hiftoire ; & je ne doute point que vous ne me trouviez affez digne de pitié pour ne pas vous repentir de m'avoir fi généreufement fecourue. Oui, madame,'lui dit mon père , vos malheurs m'ont attendri; j'en fuis vivement touché ; mais il ne tiendra pas a moi que votre fort ne devienne meilleur. Demain, dès que le jour aura diffipé les ombres de la nuit, nous fortirons de ce bois, nous chercherons le chemin de la grande ville de Deryabar dont je fuis le fouverain ; & fi yous 1'avez pour agréable , vous logerez dans  *4° Les mille et tjnè Nürrfj mon palais jufqu'a ce que le prince votre époü* vous vienne réclamer. La dame farrazine accepta la propofition, & fumt le jour fuivant le roi mon père, qur trouva a la fortie du bois tous fes officiers quï avoient paffe la nuit è le chercher , & qui étoient fort en peine de lui. Ils furent aufli ravis de le retrouver, qu'étonnés de le voir avec une dame dont la beauté les furprit. II leur conta de quelle manière il favoit rencontre , & le péril qu'il avoit couru en s'approchant de la cabane, oü fans doute il auroit perdu la vie fi ie géant Peut appercu. Un des officiers prit la dame en croupe , & un autre porta 1'enfant. Us arrivèrent dans eet équipage au palais du roi mon père, qui donna un logement k la belle farrazine, & fit élever fon enfant avec beaucoup de foin. La dame ne fut pas infeniible aux bontés du roi; elle eut pour lui toute Ia reconnoiffance qu'il pouvoit fouhaiter. Elle avoit paru d'abord affez inquiète & impatiente de ce que fon mari ne la réclamoit point; mais peu-a-peu elle perdit fon inquiétude : les déférences que mon père avoit pour elle, charmèrent fon impatience; & je crois qu'elle eüt enfin fu plus mauvais gré a la fortune de la rapprocher de fes parens, que de 1'en avoir. éloignée.  Cöntes 'Arabes. 14$ Cependant le fils de cette dame devint grand: il étoit fort bien fait; & comme il ne manquoit pas d'efprit, il trouva moyen de plaire au roi mon père, qui prit pour lui beaucoup d'amitié. Tous les courtifans s'en appergurent, & jugèrent que ce jeune homme pourroit m'époufer. Dans cette penfée, & le regardant déja comme 1'héritier de la couronne, ils s'attachoient a lui, & chacun s'efforcoit de gagnec fa confiance. II pénétra le motif de leur attachement : il s'en applaudit , & oubliant la diftance qui étoit entre nos conditions, il fe flatta dans 1'efpérance qu'en effet mon père 1'aimoit affez pour préférer fon alliance a celle de tous les princes du monde. II fit plus : le roi tardant trop a fon gré a lui offrir ma main, il eut la hardieffe de la lui demander. Quelque chatiment que méritat fon audace, mon, père fe contenta de lui dire qu'il avoit d'autres vues fur moi, & ne lui en fit pas plus mauvais vifage. Le jeune homme fut irrité de ce refus : eet orgueilleux fe fentit auffi choqué du mépris qu'on faifoit de fa recherche, que s'il eüt demandé une fille du commun , ou qu'il eüt été d'une naiffance égale a la mienne. II n'en demeura pas la : il réfolut de fe venger du roi; & par une ingratitude dont il eft peu d'exemples, il copfpira contre lui, 11 le  I42 Les mille et une Nuit** poignarda, & fe fit proclamer roi de Deryaba* par un grand nombre de perfonnes mécontentes dont ii fut ménager le chagrin. Son premier foin, dès qu'il fe vit défait de mon père, fut de venir lui-même dans mon appartement a la tête d'une partie des conjurés. Son deffein étoit de m oter la vie, ou de m'obliger par force a I'époufer. Mais j'eus Ie tems de lui échapper : tandis qu'il étoit occupé a égorger mon père, le grand-vifir , qui avoit toujours été fidéle a fon maïtre , vint m'arracher du palais, & me mit en süreté dans Ia maifon d'un de fes amis, oü il me retint jufqu'a ce qu'un vaifieau fecrètement préparé par fes foins, füt en état de faire voile. Alors je fortis de l'ile accompagnée feulement d'une gouvernante & de ce généreux miniftre, qui aima mieux fuivre Ia fille de fon maïtre, & s'aflocie* a fes malheurs, que d'obéir au tyran. Le grand-vifir fe propofoit de me conduiret dans les cours des rois voifins , d'implorer. leur affiftance, & de les exciter k venger la mort de mon père : mais le ciel n'approuva pas une réfolution qui nous paroiffoit fi raifonnable. Après quelques jours de navigation, il s'éleva une tempête fi furieufe, que, malgré 1'art de nos matelots , notre vaiffeau emporté par la violence des vents & des flots,  'Contes Arabes, 145 fe brifa contre un rocher. Je ne m'arrêterai point a vous faire la defcription de notre naufrage; je vous peindrois mal de quelle manière ma gouvernante, le grand-vifir, & tous ceux qui m'accompagnoient, furent engloutis dans les abymes de la mer : la frayeur dont j'étois faifie , ne me permit pas de remarquer toute 1'horreur de notre fort. Je perdis le fentiment; & foit que j'eufTe été portee par quelques débris du vaifieau fur la cöte , foit que le ciel qui me réfervoit a d'autres malheurs , eüt fait un miracle pour me fauver, quand j'eus repris mes efprits, je me trcuvai fur 1© rivage. Souvent les malheurs nous rendent injuftes: au lieu de remercier dieu de la grace particulière que j'en recevois, je ne levai les yeux au ciel , que pour lui faire des reproches de m'avoir fauvée. Loin de pleurer le vifir & ma gouvernante , j'enviois leur deftinée; & peu-apeu ma raifon cédant aux affreufes images qui latroubloient, je pris la réfolution de me jeter. dans la mer. J'étois prête a m'y lancer, lorfque j'entendis derrière moi un grand bruit d'hommes & de chevaux. Je tournai auffitöt 4a tête pour voir ce que c'étoit, & je vis plufieurs cavaliers armés , parmi lefquels il y avoit un monté fur un cheval arabe : celui-  *44 Les MitLE Et une Nuits-" la portöit une robe brode'e d'argeüt avec un<* ceinture de pierreries , & il avoit une couïonne d'or fur la tête; Quand je n'aurois pas jugé a fon habillement qüe c'e'toit le maïtre des autres, je m'en ferois appercue a 1'air de grandeur qui e'toit re'pandu dans toute fa perfonne. C'étoit un jeune homme parfaitement bien fait, & plus beau que le jour. Surpris da voir en eet endroit une jeune dame feule, il détacha quelques-uns de fes officiers pour me venir demander qui j'étois i je ne leur réponJ dis que par des pleurs, Comme le rivage étoit couvert de débris de notre vaifieau, ils jugèrent qu'un navire venoit de fe brifer fur la cöte, & que j'étois fans doute une perfonne échappée du naufrage. Cette conjedure & la vive douleur que je faifois paroitre, irritèrent la curiofité des officiers qui commencèrent a me faire mille queftions, en m'affurant que leur roi étoit un prince généreux, & que je trouverois dans fa cour de la confblation. Leur roi impatient d'appreadre qui je pouvois être, s'ennuya d'attendre le retour de fes officiers : il s'approcha de moi : il me regarda avec beaucoup d'attention ; & comme je ne ceffois pas de pleurer & de m'affliger, fans pouvoir répondre a ceux qui m'interrogeoient, ü leur défendit de me fatiguer davantage par leurs  CONTES X R A B" E & 14J! ïeurs queftions, & s'adreflant a moi : Madame, me dit-il, je vous conjure de modérer 1'excès de votre afBidion. Si le ciel en colère vous fait e'prouver fa rigueur , faut-il pour cela vous abandonner au défefpoir? ayez, je vous prie, plus de fermeté : Ia fortune qui vous perfétute eft inconftante; votre fort peut changer; j'ofe même vous afiurer que fi vos malheurs peuvent être foulagés, ils le feront dans mes états. Je vous offre mon palais : vous demeurerez auprès de la reine ma mère, qui s'efforcera, par fes bons traitemens , d'adoucir vos peines. Je ne fais point encore qui vöus êtes, mais je fens que je m'intérefle de'ja pour vous. Je remerciai le jeune roi de fes bontés : j'acceptai les offres obligeantes qu'il me faifbit; Sc pour lui montrer que je n'en étois pas indigne, je lui découvris ma condition. Je lui peignis 1'audace du jeune fiürazin, & je n'eus befoin que de raconter fimplement mes mal-» beurs pour exciter fa cömpalïion & celle de tous fes officiers qui m'e'coutoient. Le prince, après que j'eus cefle de parler, reprit la parole4 & m'aflura de nouveau qu'il prenoit beaucoup de part a mon infortune, II me conduifit enfuite a fon palais , oü il me préfenta a la reine fa mère : il fallut la recommencer le récit de mes aventures Sc renouveüer les larmes. La reine. ,Tome X, K  Les mille èt une Nuits, fe montra trés - fenfible a mes chagrins , 8d concut pour moi une tendrefle extréme. Le roi fon hls, de fon cóté , devint éperdument amoureux de moi, & m'offrit bientót fa couronne & fa main. J'étois encore fi occupée de mes difgraces , que le prince , tout aimable qu'il étoit, ne fit pas fur moi toute l'impreffion qu'il auroit pu faire dans un autre tems. Cependant pénétrée de reconnoiftance , je ne refufai point de faire fon bonheur : notre mariage fe fit avec toute Ia pompe imaginabie. • Pendant que tout le monde étoit occupé a célébrer les noces de fon fouverain, un prince voifin & ennemi vint une nuit faire une defcente dans 1'ïle avec un grand nombre de combattans i ce redoutable ennemi étoit le roi de Zanguebar; il furprit tout le monde, & tailla en pièces tous les fujets du prince mon mari; Peu s'en fallut même qu'il ne nous prit tous deux; car il étoit déja dans le palais avec une partie de fes gens ; mais nous trouvames moyen de nous filuver, & de gagner le bord de Ia mer, oü nous nous jetames dans une barque de pêcheur que nous eumes le bonheur de ren-< contrer. Nous voguames au gré des vents pendant deux jours, fans favoir ce que noüs deviencrions : le troifième, nous appercümes un vaifieau qui venoit a nous a toutes voiles. Nous  Ï48 Les mille et une Nuïts* fouffriroit trop de vous voir entre les bras dó mon ami. A ces mots, il prit ce malheureux prince qui étoit lié , & le jeta dans la mer , malgré tous les efforts que je pus faire pour Ten empêcher. Je pouffai des cris effroyables a cette cruelle aótion; & je me ferois indubitablement précipitée dans les flots , fi le pirate ne m'efo retenue. II vit bien que je n'avois point d'autre envie; c'eft pourquoi il me lia avec des cordes au grand mat; & puis mettant a la voile, il cingla vers la terre oü il alla defcendre. II me détacha, me mena jufqu'a une petite ville, oü il acheta des chameaux , des tentes & des efclaves, & prit enfuite la route du Caire, dans le deffein, difoit-il toujours, de m'aller préfenter a fon ami & de dégaget fa parole. II y avoit déja plufieurs jours que nous étions en marche , lorfqu'en paffant hier par cette plaine , nous appercümes le nègre qui habitoit ce chateau. Nous le primes de loin pour une tour ; & lorfqu'il fut pr-ès de nous, a peine pouvions - nous croire que ce fut un homme. II tira fon large cimeterre, & fbmma le pirate de fe rendre prifonnier, avec tous fes efclaves & la dame qu'il conduifoit. Le corfaire avoit du courage, .& fecondé de tous fes  ï/ö Les mille et üné Ni/Its", Les fils du rol de Harran vöus ofFrerft un afyfe dans la cour de leur père; acceptez-Ie, de grace ! vous y ferez chérie de ce prince, & refpeétée de tout le monde; & fi vous ne dédaignez pas la foi de votre libérateur, fouffrez que je vous la préfente, & que je vous e'poufe devant tous ces princes ; qu'ils foient témoins de notre engagement. La princefTe y confentit; & dès le jour méme ce mariage fe fit dans le chateau , oü ils trouvèrent toutes fortes de provifions : les cuifines étoient pleines de .viandes & d'autres mets, dont le nègre avoit coutume de fe nourir lorfqu'il étoit raffafié de chair humaine. II y avoit auffi beaucoup de fruits, tous excellens dans leurs efpèces, & pour comble de délices, une grande quantité de liqueurs & vins exquis. Ils fe mirent tous a table; & après avoir bien mangé & bien bu, ils emportèrent tout le refte des provifions , & fortirent du chateau dans le defiein de fe rendre a la cour du roi de Harran Ils marchèrent plufïeurs jours , campant dans les endroits les plus agréables qu'ils pouvoient trouver; & ils n'étoient plus qua une journée de Harran , lorfque s'étant arrètés & achevant de boire leur vin comme gens qui ne fe foucioient plus de le ménager, Codadad prit la parole : Princes, dit-il, c'aft  'Contes Arabes. iyr trop long-tems vous cacher qui je fuis, vous voyez votre frère Codadad : je dois le jour, auffi-bien que vous , au roi de Harran.' Le prince de Samarie m'a élevé , & la princeffe Pirouzé eft ma mère. Madame, ajouta-t-il en s'adreffanta la princeffe de Deryabard, pardort fi je vous ai fait aufll un myftère de ma naif* fance. Peut-être qu'en vous la découvrant plutot, j'aurois prévenu quelques réflexions défagréables qu'un mariage que vous avez cru inégal vous a pu faire faire. Non, feigneur, lui répondit la princeffe , les fentimens que vous m'avez d'abord infpirés, fe font fortifiés de moment en moment; & pour faire mon bonheur, vous n'aviez pas befoin de cette origine que Vous me découvrez. Les princes félicitèrent Codadad fur fa naiffance , & lui en témoignèrent beaucoup de joie; mais dans le fond de leur cceur, au lieu d'en être bien aifes, leur haine pour un fi aimable frère ne fit que s'augmenter. Ils s'affemblèrent la nuit, & fe retirèrent dans un lieu écarté, pendant que Codadad & la princeffe fa femme goütoient fous leur tente la douceur du fommeil. Ces ingrats, ces envieux frères oubliant que fans le courageux fils de Pirouzé ils feroient tous devenus la proie du nègre, réfolurent entr'eux de l'affailiner. Nous K iv  C Ö N TES ARABES. Ij-J' gucre moins a plaindre que lui. Elle rempliflbit 1'air de cris pitoyables : elle s'arrachoit les cheveux; & mouillant de fes larmes le corps de fon mari : Ah, Codadad, s'écrioit-elle a tous momens, mon cher Codadad , eft-ce toi que je vois pret a paffer chez les morts ! quelles cruelles mains t'ont ré duit en 1'état oii tu es! Croirois-je que ce font tes propres frères qui t'ont fi impitoyablement déchiré,ces frères que ta valeur a fauvés ? Non, ce font plutót des démons qui fous des traits fi chers font venus t'arracher la vie. Ah, barbares ! qui que vous foyez , avez - vous bien pu payer d'une fi noire ingratitude le fervice qu'il vous a rendu ? Mais pourquoi m'en prendre a tes frères ? malheuxeux Codadad, c'eft a moi feule que je doia imputer ta mort : tu as voulu joindre ta deftinée a la mienne; & toute 1'infortune que je traïne après moi depuis que je fuis fortie du palais de mon père, s'eft répandue fur toi. O ciel! qui m'avez condamnée a mener une vie errante & pleinede difgraces, fi vous ne vouliez pas que j'aie d'époux, pourquoi fouffrezvous que j'en trouve ? En voila deux que vous m'ótez dans le tems que je commence a m'attacher a eux. C'étoit par de femblables difcours, & de plus touchans encore , que la déplorable princefle  Contês Arabes. lyy fruit de toutes les circonftances de votre infortune. Vous ne faites que vous affliger, fans fonger que Fon peut trouver des remèdes aux maux les plus défefpérés. Le chirurgien paria avec tant d'éloquence, qu'il perfuada la princeffe : elle lui raconta toutes fes aventures; & lorfqu'elle en eut achevé le récit, le chirurgien reprit la parole : Madame, dit-il, puifque les chofes font ainfi, permettezmoi de vous repréfenter que vous ne devez point vous abandonner a votre affliclïon; vous devez plutöt vous armer de conftance, & faire ce que le nom & le devoir d'une époufe exigent de vous ; vous devez venger votre mari. Je vais, fi vous fouhaitez, vous fervir d'écuyer. Allons a la cour du roi de Harran ; ce prince eft bon & très-équitable : vous n'avez qu'a. lui peindre avec de vives couleurs le traitement que le prince Codadad a recu de fes frères, je fuis perfuadé qu'il vous fera juftice. Je cède a vos raifons, répondit la princeffe : oui , je dois entrepréndre la vengeance de Codadad ; & puifque vous êtes affez obligeant & affez généreux pour vouloir m'accompagner , je fuis préte a partir. LUe n'eut pas plutöt pris cette réfolution , que le chirurgien fit préparer deux chameaux fur lefquels la princeffe & lui fe mirent en  ij-6* Les mille et une Nuïts',' chemin, & fe rendirent a la ville de Harrarïi Ils allèrent defcendre au premier caravanférail qu'ils rencontrèrent ; ils demandèrent a rhote des nouvelles de la cour. Elle eft, leur dit-il , dans une affez grande inquiétud'e. Le roi avoit un fils, qui, comme un inconnu, a demeure' prés de lui fort long-tems, & 1'on ne fait ce qu'eft devenu ce jeune prince. Une femme du roi, nomme'e Pirouzé', en eft la mère; elle R fait faire mille perquifitions qui ont été inutiles. Tout le monde eft touché de la perte de ce prince , car il avoit beaucoup de mérite. Le roi a quarante-neuf autres fils, tous ' fortis de mères différentes , mais il n'y en a pas un qui ait affez de vertu pour confoler le roi de la mort de Codadad. Je dis de la mort* paree qu'il n'eft pas poffible qu'il vive encore ' puifqu'on ne I'a pu trouver, malgré toutes les recherches qu'on en a faites. Sur le rapport de 1'höte, Ie chirurgien jugea que la princeffe de Deryabar n'avoit point d'autre parti a prendre que d'aller fe prefenter a Pirouzé ; mais cette démarche n'étoit pas fans péril, & demandoit beaucoup de précautions. II étoit a craindre que fi les fils du roi de Harran apprenoient 1'arrivée & le deffein de leur belle-fceur, ils ne la fiffent enlever avant qu'elle put parler a la mère de Codadad. L«*  Co n tes Arabes. ï^j chirurgien fit toutes ces réflexions, & fe repréfenta ce qu'il rifquoit lui-même; c'eft pourquoi voulant fe conduire prudemment dans cette conjonéture, il pria la princeffe de demeurer au caravanférail , pendant qu'il iroit au palais reconnoitre les chemins par oü i! pourroit surement la faire parvenir jufqu'a Pirouzé. II alla donc dans la ville , & marchoit vers le palais comme un homme attiré feulement par la curiofité de voir la cour, lorfqu'il appergut une dame montée fur une mule richement harnachée : elle étoit luivic de plufieurs demoifelles aufli montées fur des mules , & d'un très-grand nombre de gardes & d'efclaves coirs. Tout le peuple fe rangeoit en haie pour la voir paffer, & la faluoit en fe profternant la face contre terre. Le chirurgien la falua de la même manière , & demanda enfuite a un calender qui fe trouva prés de lui, fi cette dame étoit femme du roi. Oui, frère, dit le calender , c'eft une de fes femmes, & celle qui eft la plus honorée & la plus chérie du peuple, paree qu'elle eft la mère du prince Codadad, dont vous devez avoir oui parler. Le chirurgien n'en voulut pas favoir davantage : il fuivit Pirouzé jufqu'a une mofquée, oü elle entra pour diftribuer des aumónes, & jaflifter aux prières publiques que le roi avoit  tj8 Les mille et une Nuits, ordonnées pour le retour de Codadad. Le peuple qui s'intéreffoit extrémement a la deftine'e de ce jeune prince , couroit en foule joindrs fes vceux a ceux des prêtres ; de forte que la mofquée étoit remplie de monde. Le chirurgien fendit la preffe , & s'avanca jufqu'aux gardes de Pirouzé. II entendit toutes les prières; & lorfque cette princeffe fortit, il aborda un des efclaves, & lui dit a Poreille : Frere, j'ai tm fecret important a révéler a la princeffe Pirouzé; ne pourrois-je point par votre moye» étre introduit dans fon appartement ? Si ce fecret, répondit l'efclave, regarde le prince Codadad, j'ofe vous promettre que dès aujourd'hui vous aurez d'elle I'audience que vous fouhaitez ; mais fi ce fecret ne le regarde point, ïl eft inutile que vous cherchiez a vous faire préfenter a la princeffe; car elle n'eft occupée que de fon hls , & elle ne veut point entendre parler d'autre chofe. Ce n'eft que de ce chcr fils que je veux 1'entretenir , reprit Ie chirurgien. Cela étant, dit l'efclave, vous n'avez qu'a nous fuivre jufqu'au palais , & vous lui parlerez bientót. Effeótivement, lorfque Pirouzé fut retournée dans fon appartement, eet efclave lui dit qu'un homme inconnu avoit quelque chofe d'important a lui communiquer , & que le prince  Contes Arabes. t ƒ 9 Codadad y étoit intérene. II n'eut pas plutöt prononcé ces paroles, que Pirouzé témoigna une vive impatience de voir eet homme inconnu. L'efclave le fit auflitöt entrer dans le cabinet de la princeffe , qui écarta toutes fes femmes , a la réferve de deux pour qui elle n'avoit rien de qaché. Dès qu'elle appergut le chirurgien, elle lui demanda avec précipitatiort quelles nouvelles de Codadad il avoit a lui annoncer. Madame, lui répondit le chirurgien après s'ètre profterné la face contre terre, j'ai une longue hiftoire a vous raconter, & des chofes fans doute qui vous furprendront. Alors il lui fit un détail de tout ce qui s'étoit paflé entre Codadad & fes frères ; ce qu'elle écouta avec une attention avide : mais quand il vint a parler de 1'affaflinat, cette tendre mère, comme li elle fe fut fentie frapper des mêmes coups que fon fils, tomba évanouie fur un fofa. Les deux femmes la fecoururent promptement, & lui firent reprendre fes efprits : le chirurgien continua fon récit. Lorfqu'il eut achevé, cette princeffe lui dit : Allez retrouver la princeffe de Déryabar, & annoncez-lui de ma part que le roi la reconnoïtra bientót pour fa bellefille; & a votre égard, foyez perfuadé que vos fervices feront bien récompenfés. Après que le chirurgien fut forti, Pirouzé  i6*o Les mille et une Nuits, demeura fur lc fofa dans Faccablemcnt qu'orf peut s'imaginer; & s'attendriffant au fou venir de Codadad : O mon fils , difoit - elle , me voila donc pour jamais privée de ta vue! lorfque je te lailfois partir de Samarie pour venir dans cette cour, & que je recus tes adieux, hélas je ne croyois pas qu'une mort funefte t'attendit loin de moi ! ö malheureux Codadad , pourquoi m'as-tu quittée ! tu n'aurois pas a Ia vérité acquis tant de gloire , mais tu vivrois encore, & tu ne coüterois pas tant de pleurs a ta mère. En difant ces paroles, elle pleuroit amèrement , & fes deux confidentes touchées de fa douleur méloient leurs larmes avec les Hennes. Pendant qu'elles s'affligeoient comme a Fenvï toutes trois, le roi entra dans le cabinet; & les voyant en eet état, il demanda a Pirouzé fi elle avoit regu de triftes nouvelles de Codadad. Ah , feigneur , lui dit - elle , c'en eft fait, mon fils a perdu la vie ! & pour comble d'afRiction, je ne puis lui rendre les honneurs de la fépulture; car felon toutes les apparenees, les bêtes fauvages Font dévoré. En même tems elle raconta tout ce que le chirurgien lui avoit appris, & elle ne manqua pas de s'étendre fur la manière cruelle dont Codadad avoLt été affaffiné par fes frères. Le  Contxs 'Arabes. i6r Le roi ne donna pas le tems a Pirouzé* ffachever fon récit : il fe fentit enflammé de colère; & cédant a fon tranfport : Madame, dit-il a la princeffe, les perfides qui font couIer vos larmes, & qui caufent a leur père una douleur mortelle, vont éprouver un jufte chatiment. En parlant ainfi , ce prince, la fureuc peinte en fes yeux, fe rend dans la falie d'audience ou étoient fes courtifans, & ceux d'entre le peuple qui avoient quelque prière a lui faire. Ils font tous étonnés de le voir paroitre d'un air furieux : ils jugent qu'il eft en colère contre fon peuple ; leurs cceurs font glacés d'effroi. II monte fur le tröne; & faifant approcher fon grand-vifir : Haffan , lui dit-il, j'ai un ordre a te donner; va tout-a-l'fieure prendre mille foldats de ma garde, & arrête tous les princes mes fils ; enferme-les dans la tour deftinée a fervir de prifon aux affkffins, & que cela foit fait dans un moment. A eet ordre extraordinaire , tous ceux qui étoient préfens frémirent; & le grand-vifir , fans répondre un feul mot, mit la main fur fa téte pour marqued qu'il étoit prêt d'obéir , & fortit de la falie pour aller s'acquitter d'un emploi dont il étoit fort furpris. Cependant le roi renvoya les perfonnes qui venoient lui demander audience & déclara que d'un mois il ne vouloit enteudre Tomé X. £,  i6z Les mule et une Nuits, parler d'aucune affaire. Il étoit encore dans Ia falie quand le vifir revint. Hé bien , vifir , lui dit ce prince, tous mes fils font-ils dans la tour? Oui, fire, répondit Ie miniftre , vous étes obéi. Ce n'eft pas tout , reprit le roi, j'ai encore un autre ordre a te donner : en difant cela, il fortit de la falie d'audience, & retourna dans Pappartement de Pirouzé avec le vifir qui le fuivoit. II demanda a cette princeffe oü étoit logée la veuve de Codadad; les femmes de Pirouzé le dirent : car le chirurgien ne l'avoit point oublié dans fon récit. Alors le roi fe tournant vers fon miniftre : Va, lui dit-il, dans ce caravanférail, & amène ici une jeune princeffe qui y loge; mais traitela avec tout le refpeci dü a une perfonne de fon rang. Le vifir ne fut pas long-tems a faire ce qu'on lui ordonnoit : il monta a cheval avec tous les émirs & les autres courtifans , & fe rendit au caravanférail oü étoit la princeffe dé Deryabar, a laquelle il expofa fon ordre , & lui préfenta de la part du roi une belle mule blanche qui avoit une felle & une bride d'or parfemée de rubis & d'émeraudes. Elle monta deffus; & au milieu de tous ces feigneurs elle prit le chermn du palais. Le chirurgien 1'accompagnoit auffi monté fur un beau cheval  Contes Arabes. 167 ïl accompagna ces mots de foupirs, & arrofa le tombeau de fes larmes. Les courtifans pleurèrenta fon exemple; enfuite on ferma la porte du döme , & tout le monde retourna a la ville. Le lendemain on fit des prières publiques dans les mofquées, & on les continua huit jours de luite. Le neuvième , le roi réfolut de faire couper la tête aux princes fes fils. Tout le peuple indigné du traitement qu'ils avoient fait au prince Codadad, fembloit attendre impatiemment leur fupplice. On commenca a drefier des échaffauds : mais on fut obligé de remettre 1'exécution a un autre tems, paree que touta-coup on apprit que les princes voifins qui avoient déja fait la guerre au roi de Harran, s'avangoient avec des troupes plus nombreufes que la première fois, & qu'ils n'étoient pas même fort éloignés de la ville. II y avoit déja longtems qu'on favoit qu'ils fe préparoient a faire la guerre, mais on ne s'étoit point alarmé de leurs préparatifs. Cette nouvelle caufa une confternation générale, & fournit une occafion de regretter de nouveau Codadad, paree que ce prince s'étoit fignalé dans la guerre précédente contre ces mêmes ennemis. Ah, difoient-ils, fi le généreux Codadad vivoit encore, nous nous mettrions peu en peine de ces princes qui viennent nous furprendre! Cependant le rois L iy  16*8 Les ïïille et tjne NrjiTs*^ au lieu de s'abandonner a la crainte, leve du monde a la hate, forme une arme'e affez confidérable ; & trop courageux pour attendre dans les murs que fes ennemis Fy reviennent chercher, il fort & marche au-devant deux r Les ennemis de leur cóté ayant appris par leurs coureurs que le roi de Harran s'avancoit pour les combattre, s'arrêtèrent dans une plaine, & mirent leur armee en bataille. Le roi ne les eut pas plutöt appergus, qu'il range auffi & difpofe fes troupes au combat. II fait fonner la charge, & attaque avec une extreme vigueur : on lui réfifte de même : il fe re'pand de part & d'autre beaucoup de fang, & la viaoire demeure long-tems incertaine. Mais enfin elle alloit fe de'cfarer pour les ennemis du roi de Harran , lefquels e'tant en plus grand nombre alloient 1'envelopper, lorfqu'on vit paroitre dans la plaine une grofTe troupe de cavaliers qui s'approchoient des combattans en bon ordre. La vue de ces nouveaux foldats étonna les deux partis, qui ne favoient ce qu'ils en devoient penfer. Mais ils ne demeurèrent pas long-tems dans 1'incertitude : ces cavaliers vinrent prendre en flanc les ennemis du roi de Harran, & les chargèrent avec tant de furie, qu'ils les mirent d'abord en défordre, & bientót en déroute. Ils n'en demeurèrent pas  'Contes Arabes. 169 \l : ils les pourfuivirent vivement, & les taillèrent en pièces prefque tous. Le roi de Harran qui avoit obfervé avec beaucoup d'attention tout ce qui s'étoit paflé, avoit admiré 1'audace de ces cavaliers dont le fecours inopiné venoit de déterminer la victoire en fa faveur. II avoit fur-tout été charmé de leur chef, qu'il avoit vu combattre avec une Valeur extreme; il fouhaitoit de favoir le nom de ce héros généreux. Impatient de le voir & de le remercier, il cherche a le joindre ; il s'appercoit qu'il avance pour le prévenir. Ces deux princes s'approchent ; & le roi de Harran reconnoiffant Codadad dans ce brave guerrier qui venoit de le fecourir , ou plutöt de battre fes ennemis, il demeura immobile de furprife & de joie. Seigneur , lui dit Codadad , vous avez fujet, fans doute, d'étre étonné de voir paroitre tout - a - coup devant votre majefté un homme que vous croyiez peut - être fans vie. Je le ferois fi le ciel ne m'avoit pas confervé pour vous fervir encore contre vos ennemis. Ah ! mon fils , s'écria le roi, eft - il bien poflible que vous me foyez rendu? Hélas! je défefpérois de vous revoir. En difant cela, il tendit les bras au jeune prince , qui fe livra a un embrafiement fi doux. Je fais tout, mon fils, reprit le roi, après  'ijo Les mille et une Nuit*, 1'avoirtenulong-temsembraffé; je fais de quef prix vos frères ont payé le fervice que vous leur avez rendu en les délivrant des mains du nègre; mais vous ferez vengé dès demain. Cependant allons au palais ; votre mère, a qui vous avez coüté tant de pleurs, m'attend pour fe re'jouir avec moi de la de'faite de nos ennemis : quelle joie nous lui cauferons en lui apprenant que ma victoire eft votre ouvrage ! Seigneur, dit Codadad , permettez-moi de vous demander comment vous avez pu être inftruit de 1'aventure du chateau ? quelqu'un de mes frères, pouffé par fes remords, vous 1'auroitil avoue'e ? Non , re'pondit le roi, c'eft la princeffe de Deryabar qui nous a informés de toutes chofes; car elle eft venue dans mon palais, & elle n'y eft venue que pour me demander juftice du crime de vos frères. Codadad fut tranfporté de joie en apprenant que la princeffe fa femme étoit a la cour. Allons , feigneur, s'écria t-il avec tranfport , allons trouver ma mère qui nous attend ; je brüle d'impatience d'effuyer fes larmes, auffi-bïen que celles de la princeffe de Deryabar. Le roi reprit aufütót le chemin de la ville avec fon armée qu'il congédia ; il rentra victorieux dans fon palais , aux acclamations du peuple quile fuivoit en foule 3 en priant le ciel  Les mille et üne Nuits, nombre de jeunes gens; & me mettaiita Ieuf tcte, je fuis arrivé dans le tems que les deux armees étoient aux mams. Quand ileut achevé de parler, le roi,. dit r Kendons graces a dieu de ce qu'il a confervé Codadad ; mais il faut que les traitres qui 1'ont voulu tuer, périffent aujourd'hui. Seigneur, reprit le généreux fils de Pirouzé, tout ingrats & tout méchans qu'ils font, fongez qu'ils font formés de votre fvg; Ce font mes frères, je leur pardonne leur crime, & je vous demande grace pour eux. Ces nobles fentimens arrachèrent des larmes au roi, qui fit affembler le peuple, & déclara Codadad fon héntier. II ordonna enfuite qu'on fit venir les pnnces prifonniers qui étoient tous chargés de fers. Le fils de Pirouzé leur êta leurs chaïnes & les embraffa tous les uns après les autres, d'auffi bon cceur qu'il avoit fait dans la cour du chateau du nègre. Le peuple fut charmé du naturel de Codadad, & lui donna mille applaudiffemens. Enfuite on combla de biens le chirurgien , pour reconnoïtre les fervices. qu'il avoit rendus a la princeffe de Deryabar. ( La ^t^ne Scheherazade venoit de raconter 1'hiiloire ce Ganem avec tant d'agrément, que le fukan des Indes, fon époux, ne put «'empê- 4  t74> Les mille et une Nuits, HISTOIRE Du Dormeur éveillé. Sous Ie règne du calife Haroun Alrafchid, il y avoit a Bagdad un marchand fort riche, dont la femme étoit déja vieille. Ils avoient un fils unique nommé Abou Haffan, agé d'environ trente ans , qui avoit été élevé dans une grande retenue de toutes chofes. Le marchand mourut, & Abou Haffan quï fe vit feul héritier , fe mit en poffeffion des grandes richeffes que fon père avoit amaffées pendant fa vie avec beaucoup d'épargne & avec un grand attachement a fon négoce. Le fils , qui avoit des vues & des inclinations différentes de celles de fon père, en ufa aufli tout autrement. Comme fon père ne lui avoit donné dargent pendant fa jeuneffe que ce qui fuffifoit précifément pour fon entretien, Sc qu'iï avoit toujours porté envie aux jeunes gens de fon age qui n'en manquoient pas , & qui ne fe xefufoient aucun des plaifirs auxquels la jeuneffe ne s'abandonne que trop aifément, il réfolut de fe fignaler a fon tour en faifant des dépenfes proportionnées aux grands biens dont Ia fortune venoit de le favorifér, Pour eet effet,  Contes Arabes. xjf 11 partagea fon bien en deux parts; (1'une fut employee en acquifition de terres a la campagne, & de maifons dans la ville, dont il fe fit un revenu fuffifant pour vivre a fon aife, avec promeffe de ne point toucher aux fommes qui en reviendroient, mais de les amaffer a mefure qu'il les recevroit; 1'autre moitié qui confiftoit en une fomme confidérable en argent comptant, fut deftinée a réparer tout le tems qu'il croyoit avoir perdu fous la dure contrainte oü fon père l'avoit retenu jufqu'a fa mort; mais il fe fit un loi indifpenfable, qu'il fe promit a lui-même de garder inviolablement, de ne rien dépenfer au-dela de cette fomme, dans le de'réglement de vie qu'il s'étoit propofé. Dans ce deffein, Abou Haffan fe fit en peu de jours une fociété de gens a-peu-près de fon age & de fa condition, & il ne fongea plus qu'a leur faire paffer le tems très-agréablement. Pour eet effet, il ne fe contenta pas de les bien régaler les jours & les nuits, & de leur faire des feftins fplendides oü les mets les plus délicieux & les vins les plus exquis étoient fervis en abondance , il y joignit encore la mufique en y jappelant les meilleures voix de 1'un & de 1'autre fexe. La jeune bande de fon cóté, le verre a la'main, méloit quelquefois fes chanfons a celles des muficiens, & tous  ij6 Les mille et une Nuits, enfemble ils fembloient s'accorder avec tous les inftrumens de mufique dont ils étoient accompagnés. Ces fètes étoient ordinairement terminées par des bals , oü les meilleurs danfeurs & baladins de 1'un & de 1'autre fexe de la ville de Bagdad étoient appelés. Tous ces divertiffemens renouvellés chaque jour par des plaifirs nouveaux, jetèrent Abou Haffan dans des dépenfes fi prodigieufes, qu'il ne put continuer une fi grande profufion au-dela d'une année. La groffe fomme qu'il avoit confacrée a cette prodigalité , & 1'année fisirent enfemble. Dès qu'il eut ceffé de tenir table, fes amis difparurent ; il ne les rencontroit pas même en quelque endroit qu'il allat. En effet, ils le fuyoient dès qu'ils 1'appercevoient ; & fi par hafard il en joignoit quelqu'un & qu'il voulut Parrêter, il s'excufoit fur différens prétextes. Abou Haffan fut plus fenfible a Ia conduite étrange de fes amis qui 1'abandonnoient avec tant d'indignité & d'ingratitude , après toutes les démonftrations & les proteftations d'amitié qu'ils lui avoient faites , & d'avoir pour lui un attachement inviolable , qu'a tout 1'argent qu'il avoit dépenfé avec eux fi mal-a-propos. Trifte, rêveur, la tête baiffée & avec un vifage fur lequel un rnorne chagrin étoit dépeint, il  C O N T E S A S ABI S, lyj ïl entra dans l'appartement de fa mère, & il s'affit fur le bout du fofa, affez éloignd d'elle. QuJavez-vous donc , mon iils, lui demanda fa mère en le voyant en eet état ? pourquoi étes-vous fi changé , fi abattu & fi différent, de vous-même ? quand vous auriez perdu tout ce que vous avez au monde , vous ne feriez pas fait autrement. Je fais la dépenfe effroyable que vous avez faite; 8c depuis que vous vous V êtes abandonné , ja veux croire qu'il ne vous refte pas grand argent. Vous étiez maïtre de votre bien; & fi je ne me fuis point oppo-^ fée a votre conduite dércglée , c'eft que je favois la fage précaution que vous aviez prife de conferver la moitié de votre bien. Après cela, je ne vois pas ce qui peut vous avoir plongé dans cette profonde mélancolie, Abou Haffan fondit en larmes a ces paroles ; & au milieu de fes pleurs & de fes foup;rs : Ma mère, s'écria-t-il, je connois enfin par une expérience bien douloureufe , combien la pauvreté eft infupportable. Oui, je fens vivement que comme le coucher du foleil nous privé de la fplendeur de eet aftre, de meme la pauvreté nous óte toute forte de joie. Ceft elle qui fait oublier entièrement Routes les louanges qu'on nous donnoit 8c touf lome X, jv|  IjS Les mille et une Nuits, le bien que 1'on difoit de nous avant d'y^ êtré tombés; elle nous réduit a ne marcher qu'ea prenant des mefures pour ne pas être remarqués, & a paffer les nuits en verfant des larmes de fang. En un mot, celui qui eft pauvre n'eft plus regardé, même par fes parens & par fes amis, que comme un étranger. Vous favez, ma mère, pourfuivit-il, de quelle manière j'er» ai ufé avec mes amis depuis un an. Je leur ai fait toute la bonne chère que j'ai pu imaginer, jufqu'a m'épuifer ; & aujourd'hui, que je n'ai plus de quoi la continuer, je m'appercois qu'ils m'ont tous abandonné. Quand je dis que je n'ai plus de quoi continuer a leur faire bonne chère, j'entends parler de 1'argent que j'avois mis a part pour 1'employer a 1'ufage que j'en ai fait. Pour ce qui eft de mon revenu, je rends jjraces a dieu de m'avoir infpiré de le réferver, fous la condition & fous le ferment que j'ai fait de n'y pas toucher pour le diiliper fi follement. Je 1'obferverai ce ferment, & je fais 4e bon ufage que je ferai de ce qui me refte ü heureufement. Mais auparavant , je veux cprouver jufqu'a quel point mes amis , s'ils méritent d'être appelés de ce nom, poulferont leur ingratitude. Je veux les voir tous 1'un après 1'autre ; & quand je leur aurai repréfenté les «Jforts que j'ai faits pour 1'amour d'eux, je les  ï8o Les mille et une Nüits, amis chez eux. II leur repréfenta le grancf befoin oü il étoit, & il les pria de lui ouvrir leur bourfe pour le fecourir efficacement. II 1 promit même de s'engager envers chacun d'eux en particulier , de leur rendre les fommes qu'ils lui auroient prêtées, dès que fes affaires feroient rétablies , fans néanmoins leur faire connoïtre que c'étoit en grande partie a leur confidération qu'il s'étoit fi fort incommodé, afin de les piquer davantage de générofité. II n'oublia pas de les leurrer aulfi de 1'efpérance de recommencer un jour avec eux la bonne chère qu'il leur avoit déja faite. Aucun de fes amis de bouteille ne fut touché des vives couleurs dont 1'affligé Abou Haffan fe fervit pour tacher de les perfuader. II cut même la mortification de voir que plufieurs lui dirent nettement qu'ils ne le connoiffoient pas, & qu'ils ne fe fouvenoient pas même de 1'avoir vu. II revint chez lui le cceur pénétré de douleur & d'indignation. Ah ! ma mère, s'écria t-il en rentrant dans fon appartement, vous me 1'aviez bien dit; au lieu d'amis, je n'ai trouvé que des perfides, des ingrats & des méchans , indignes de mon amitié. C'en eft fait, je renonce a la leur , & je vous promets de ne les revoir jamals. Abou Haffan demeura ferme dans la réfo-  ï§2 LtS MÜLE ÉT' ÜNB MuiTS', fon honiiéteté , il 1'errimenoit en fon logfsv Le repas dont Abou Haffan régaloit fon höte , n'étoit pas fomptueux; mais il y avoit fufnfamment de quoi fe contenter. Le bon vin fur-tout ri'y manquoit pas, Ori faifoit durer le repas jutques bien avant dans la nuit ; & au lieü d'eritretenir fon béte d'affaires d'état, de familie ou de négace , comme il arrivé fort fouvent, il affedöit au contraire de ne parler que de chofes indifférentes , agréables & réjouiffmtes. II étoit naturellement plaifant, de belle humeur & fort divertiffant; & fur quelque fujet que ce fut, il favoit donner un tour a fon difcours capable d'infpirer la joie aux pius mélancoliquesi En renvoyant fon höte le lendemairt matin i Eri quelque lieü que vous puiffiez aller, lui difoit Abou Haffan , dieu vous préferve de tdut fujet de chagrin. Quand je vous invitai hier a venir prendre un repas chez moi, je vous informai de la loi que je me fuis impofée ; ainfi ne trouvez pas' mauvais fi je vöus dis que nous ne boirons plus enferilbie 6 & ïttéme que nous ne nous verrons plus ni cheZ moi ni ailleurs; j'ai mes raifons pour en üfef ainfi t dieu vous cönduife. Abou Haffan étoit exacl dans fobfefVafiörl de cette règle; il ne regardoit plus les ittath  ï&j Les mille et une Nuftfs*, Comme Ie calife avoit dans fen déguifemen* ün airgrave & réfpectable, Abou Haffan , qui Ie croyoit marchand de Mouffoul, fe leva de rendroit oü il étoit affis; & après I'avoir falué d'un air gracieux, & lp avoir baifé la main : Seigneur, lui dit-il, je vous félicite de votre hteureufe arrivée; je vous fepplie de me faire rhonneur de venir fouper avec moi, & de pat fer cette nuit en ma maifon , pour tiener de vous remettre de la fatigue de votre voyage. Et afin de 1'obliger davantage è ne lui pas refufer la grace qu'il lui demandoit , il lui exphqua en peu de mots la coutume qu'il s'étoit faue de recevoir chez lui chaque jour, autant quil lui feroit poffible, & poUr une nuit feulement, le premier étranger qui fe préfenteroit a lui. : Le calife trouva quelque chofe de fi finguher dans la bizarrerie du goüt d'Abou Haffan que 1'envie lui prit de le connoitre a fond* Sans fortir du caractère de marchand, il lui marqua qu'il ne pouvoit mieux répondre a une fi grande honnéteté a laquelle il ne s'étoit pas attendu a fon arrivée a Bagdad, qu'en accept tant 1'ofire obligeante qu'il venoit de lui faire; qu'il n'avoit qu'a lui montrer le chemin, & qu'il étoit tout pret de le fuivre. Abou Haffan, qui ne favoit pas que 1'höte  Cöntes Arabes. 185" qüe le hafard venoit de lui préfenter, étoit infiniment au-deffus de lui, en agit avec le calife comme avec fon égal. II le mena a fa maifon & le fit entrer dans une chambre roeublée fort proprement, oii il lui fit prendre place fur le fofa, 1'endroit le plus honorable. Le fouper étoit prét, & le couvert étoit mis. La mère dAbou Haffan , qui entendoit fort bien la cuifine, fervit trois plats : 1'un au milieu garni d'un bon chapon , cantonné de quatre gros poulets ; èc les deux autres a cóté qui fervoient d'entrée, 1'une d'une oie graife, & 1'autre de pigeonneaux en ragout. II n'y avoit rien de plus, mais ces viandes étoient bien choifies & d'un goüt délicieux. Abou Haffan fe mit a table vis-a-vis de fon hóte, & le calife & lui commencèrent a manger de bon appétit en prenant chacun cequi étoit de fon gout, fans parler & méme fans boire, felön la coutume du pays. Quand ils eurent achevé de manger, l'efclave du calife donna a laver, & cependant la mère d'Abou Haffan deffervit, & apporta le deffert qui confiftoit en diverfes fortes de fruits de la faifon, comme raifins , pêches, pommes , poires & plufieurs fortes de patés d'amandes sèchcs. Sus la fin du jour on alluma les bougies , après quoi Abou Haffan fit mettre les bouteilles & les  186* Les mille et une NuitéJ taffes prés de lui, & prit f0i„ que fa mère ffe louper l'efclave du calife. ^ Quand le feint marchand de MoufToul, c'efta-dire le calife, & Abou HafTan fe furent re«** a table, Abou HafTan, avant de toucher W fruit, prit une taffe, fe vcrfa a boire le pre. «Ier, & en la tenant k la main : Seigneur, dit- A Z CaifC' ét0lt fdon lui un m^hand' de Mouffoul , vous favez comme moi que le coq ne boit jamais qu'il n'appelle les poules Pour venir boire avec lui : je vous invite donc » 'uivre mon exemple. Je ne fais ce que vous en penfez ; Four moi il me fernble qu'un homme quihauMe vin & qui veut faire le fage, ne 1 eft pas. Laiffons-la ces fortes de gens avec leur humeur fombre & chagrine , & cherchons Ia joie; elle eft dans la taffe, & Ja taffe la communiqué a ceux qui'la vuident. Pendant qu'Abou HafTan buvoit : Cela me Pfet, dit le calife en fe faififfant de Ia tafTe qui ïui etoit deftinée, & voila ce qu'on appelle un brave homme. Je vous aime de cette humeur & avec cette gaieté j'attends que vous m'en verfiez autant. Abou HafTan n'eut pas plutót bu, qu'en remphftant ia taffe que le calife lui préfentoit : ^outez, fe.gneur, dit-il, vous le trouvere* bon,  •io8 Les mille ét une Nuits, envoyé appeler le grand - vifir Giafar , 'par le premier officier qu'il avoit rencontré, & ce premier miniftre venoit d'arriver. Le calife lui dit : Giafar, je t'ai fait venir pour t'avertir de ne pas t'étonner quand tu verras demain en entrant k mon audience, 1'homme que voilé couché dans mon lit, alfis fur mon tröne avec mon habit de cérémonie. Aborde - le avec les mêmes égards & le même refpefl que tu as coutume de me rendre, en le traitant auffi de commandeur des croyans. Ecoute, & exécute ponctuellement tout ce qu'il te commandera , comme fije te le commandois. II ne manquera pas de faire des libéralités , & de te charger de la diftribution : fais tout ce qu'il te commandera la-deflus , quand même il s'agiroit d'épuifer tous les coffres de mes finances. Souviens-toi d'avertir auffi mes émirs, mes huit fiers, & tous les autres officiers du deliors de mon palais, de lui rendre demain a 1'audience pubhque les mêmes honneurs qu'a ma perfonne & de diifimuler fi bien, qu'il ne s'appercoive pas de la moindre chofe qui puifie troubler le divertiffement que je veux me donner. Va, retire-toi, je n'ai rien a t'ordonner davantage, & donne-moi la fatisfaöion que je te demande. Après que le grand-vifir fe fut retiré, le  Contes Arabes*. 199 Calife paffa a un autre appartement 5 & en fe couchant, il donna a Mefrour, chef des eunuques, les ordres qu'il devoit exécuter de fon cóté , afin que tout réufsït de manière qu'il 1'entendoit, pour remplir le fouhait d'Abou HafTan, & voir comment il uferoit de la puiffance & de 1'autorité de calife , dans le peu de tems qu'il 1'avoit défiré. Sur toutes chofes ü lui enjoignit de ne pas manquer de venir 1'éveiller a 1'heure accoutumée, & avant qu"on éveillat Abou HafTan , paree qu'il vouloit y être préfent. Mefrour ne manqua pas d'éveiller le calife dans le tems qu'il lui avoit commandé. Dès que le calife fut entré dans la chambre oü Abou Haffan dormoit, il fe placa dans un petit cabinet élevé, d'oü il pouvoit voir par une jaloufie tout ce qui s'y paffoit fans être vu. Tous les officiers & toutes les dames qui devoient fe trouver au lever d'Abou HafTan, entrèrent en même temps, & fe poftèrent chacun è fa place accoutumée, felonfon rang, & dans un grand filence , comme fi c'eut été le calife qui eüt dü fe lever, & prêts de s'acquitter de la fonftion i laquelle ils étoient deftinés. Comme la pointe du jour avoit déja commencé de paroïtre, & qu'il étoit tems de fe lever pour faire la prière d'avant le lever du N iv  200 Les mille et une Nuits, foleil, 1'officier qui étoit le plus pres du chevet du lit, approcha du nez d'Abou HafTan une petite éponge trempée dans du vinaigre. Abou HafTan éternua auflitöt en tournant la tête fans ouvrir les yeux; & avec un petit effort, il jeta comme de la pituite qu'on fut prompt a recevoir dans un petit bafïin d'or, pour empêcher qu'elle ne tombat fur le tapis de pie' & ne le gatat. C'eft 1'effet ordinaire de la poudre que le calife lui avoit fait prendre, quand a proportion de la dofe, elle ceffe en plus ou en moins de tems de caufer 1'afloupiffement pour lequel on la donne. En remettant la tête fur le chevet, Abou Haffan ouvrit les yeux; & autant que le peu de jour qu'il faifoit le lui permettoit , il fe vit au milieu d'une grande chambre, magnifique & fuperbement meublée, avec un plafond 'a plufieurs enfoncemens de diverfes figures, peints a 1'arabefque, orne'e de grands vafes d'or mafiif, de portières, & d'un tapis de pié or Sc fole, & environné de jeunes dames, dont plufieurs avoient diffe'rentes fortes d'inftrumens de mufique, prêtes a en toucher, toutes d'une beauté charmante; d'eunuques rioirs, tous richement habillés & debout, dans une grande modeftie. En jetant les yeux fur la couverture du lit, il vit qu'elle étoit de brocard.  'C o n t ê s Arabes. Öoji tTor è fond rouge, rehauffée de perles & de diamans, & prés du lit un habit de même étoffe & de même parure, & a cóté de lui, fur un couffin, un bonnet de calife. A ces objets fi éclatans, Abou HafTan fut dans un étonnement & dans une confufion inexprimable. II les regardoit tous comme dans un fonge; fonge fi véritable a fon égard , qu'il défiroit que ce n'en fut pas un. Bon, difoit-il en lui-même, me voila calife; mais, ajoutoitil un peu après en fe reprenant, il ne faut pas que je me trompe , c'eft |in fo^ge, effet du fouhait dont je m'entretenois tantót avec mon hóte , & il refermoit les yeux comme pour dormir. En même tems un eunuque s'approcha. Commandeur des croyans, lui dit-il refpeótueufement, que votre majefté ne fe rendorme pas, il eft tems qu'elle fe leve pour faire fa prière; 1'aurore commence a paroitre. A aes paroles, qui furent d'une grande furprifepour Abou Haffan : Suis-je éveillé, ou fi je dors, difoit-il encore en lui-même? Mais je dors, continuoit-il en tenant toujours les * yeux fermés ; je ne dois pas en douter. Un moment après: Commandeur des croyans, reprit 1'eunuque, qui vit qu'il ne répondoit rien, & ne donnoit aucune marqué de vouloir fe  202 Les mille et une Nuits, lever, votre majefté aura pour agréable que je ïui répète qu'il eft tems qu'elle fe leve, a moins qu'elle ne veuille laiffer paffer le moment de faire fa prière du matin; le foleil va fe lever, & elle na pas coutume d'y manquer. Je me trompois, dit auffitöt Abou Haffan, je ne dors pas, je fuis éveillé; ceux qui dorment, n'entendent pas, & j'entends qu'on me parle. II ouvrit encore les yeux; & comme il étoit grand jour, il vit diftinétement tout ce qu'il n'avoit appercu que confufément. II fe leva fur fon féant avec un air riant, comme un homme plein de joie de fe voir dans un état fi fort au - deflus de fa condition ; & le calife qui 1'obfervoit fans être vu , pénétra dans fa penfée avec un grand plaifir. Alors les jeunes dames du palais fe profternèrent la face contre terre devant Abou Haffan; & celles qui tenoient des inftrumens de mufique, lui donnèrent le bon jour par un concert de fuites douces, de hautbois, de téorbes, & d'autres inftrumens harmonieux dont il fut enchanté & ravi en extafe, de manière qu'il ne favoit ou il étoit, & qu'il ne fe poifédoit pas lui-même. II revint néanmoins a fa première idéé, & il doutoit encore fi tout ce qu'il voyoit & entendoit, étoit un fonge ou «ne réalité. II fe mit les mains devant les yeux;  Contes Arabes* 203 & en baiffant la tête : Que veut dire tout eed, difoit-ü en lui même? oüfuis-je? que m'eftil arrivé ? qu'eft-ce que ce palais ? que fignifient ces eunuques, ces officiers fi bien faits & fi bien mis ? ces dames fi belles , & ces muficiennes qui m'enchantent ? Eft-il poffible que je ne pu'üTe diftinguer fi je rêve ou fi je fuis dans mon bon fens? II óte enfin les mams de devant fes yeux, les ouvre ; & en levant la tête , il vit que le foleil jetoit déja fes premiers rayons au travers des fenêtres de la chambre oü il étoit. Dans ce moment, Mefrour , chef des eunuques , entra, fe profterna profondément devant Abou HafTan, & lui dit en fe relevant: Commandeur des croyans , votre majefté me permettra de lui repréfenter quelle n'apas coutume de fe lever fi tard , & qu'elle a laiffé paffer le tems de faire fa prière. A moins qu'elle n'ait paffé une mauvaife nuit, & qu'elle ne foit indifpofée, elle n'a plus que celui d'aller monter fur fon tróne pour tenir fon confeil & fe faire voir a-l'ordinaire. Les généraux de fes armées, les gouverneurs de fes provinces , & les autres grands officiers de fa cour, n'attendent que le moment que la porte de la falie du confeil leur foit ouverte. Au difcours de Mefrour, Abou Haffan fut  20$ Le? wieie et une Nuits comme perfuadé qu'il ne dormoit pas, & que letat ou ,1 fe trouvoit, n'étoit pas un fonge. 11 ne fe trouva pas moins embarraffé que confc» dans hncertitude du parti qu'd prendroit. Enfin ,1 regarda Mefrour entre & d un ton férieux : A qui donc parleZ-Vous lui demanda-t-ü , & qui eft celui que vous appelez commandeur des croyans, vous que je ne connois pas? II faut que vous me preniez pour un autre. Tout autre que Mefrour fe fut peut-être déconcerté a la demande d'Abou Haffan ; mais jnftruit par le calife, il joua merveilleufement bien fon perfonnage. Mon refpedable feigneur & martre, sécria-t-il, votre majefté J> ainfi aujourd'hui apparemment pour m'éprouver; votre majefté n'eft-elle pas le commandeur des croyans , le monarque du monde de lonent a 1'occident, & Je vicaire fur la terre du prophéte envoyé de dieu , maïtre de ce monde terreftre & du célèfte ? Mefrour , votre chetif efclave , ne 1'a pas oublié depuis tant dannees qu'il a 1'honneur & ]e bonheur de rendre fes refpeös & fes fervices a votre majeite. II seftimeroit le plus malheureux des hommes s'il avoit encouru votre difgrace • il vous fupplie donc trés - humblement d'avoir la bonté de le ralfurer j il airae mieux croire    2.o6 Les mille et une Nuits, capable quand il s'agiffoit de le divertir. Elle s'approcha donc d'Abou HafTan avec tout Ie férieux poflible; & en ferrant légèrement entre fes dents Ie bout du doigt qu'il lui avoit avancé , elle lui fit fentir un peu de douleur. En retirant la main promptement : Je ne dors pas, dit auffitöt Abou HafTan, je ne dors pas certainemer*. Par quel miracle , fuis - je donc devenu calife en une nuit ? Voila la chofe du monde la plus merveilleufe & la plus furprenante. En s'adrelfant enfuite a la même dame : Ne me cachez pas la vérité, dit-il, je vous en conjure par la protedion de dieu, en qm vous avez confiance auffi-bien que moi ? eft-il bien vrai que je fois le commandeur des croyans? U eft fi vrai, répondit la dame, que votre majefté eft le commandeur des croyans, que nous avons fujet tous tant que nous forn^' mes de vos efclaves, de nous étonner qu'elle veuille faire accroire qu'elle ne 1'eft pas. Vous êtes une menteufe , reprit Abou Haffan , je fais bien ce que je fuis. Comme le chef des eunuques s'appercut qu'Abou HafTan vouloit fe lever , il lui préfenta la main, & 1'aicla a fe mettre hors du lit. Dès qu'il fut fur fes piés, toute la chambre retentit du falut que tous les officiers &  Contes Arabes. 207 toutes les dames lui firent en même tems par une acclamation en ces termes : Commandeur des croyans , que dieu donne le bon jour a votre majefté. Ah ciel, quelle merveille ! s'écria alors Abou HafTan; j'étois hier au foir Abou Haffan, & ce matin je fuis le commandeur des croyans! je ne compiends rien a un changement fi prompt & fi furprenant. Les officiers deftinés a ce miniftère 1'habillèrent promptement ; & quand ils eurent achevé, comme les autres officiers, les eunuques & les dames s'étoient rangés en deux files jufqu'a la porte par oü il devoit entrer dans la chambre du confeil, Mefrour marcha devant, & Abou Haffan le fuivit. La portière fut tirée , & la porte ouverte par un huiffier. Mefrour entra dans la chambre du confeil , & marcha encore devant lui jufqu'au pié du tröne, oü il s'arrêta pour 1'aider a monter, en le prenant d'un cóté par-deffous 1'épaule, pendant qu'un autre officier qui fuivoit, 1'aidoit de même h monter de 1'autre. Abou HafTan s'affit aux acclamations des huiffiers, qui lui fouhaitèrent toute forte de bon-' fieur & de profpérité ; & en fe tournant a droite & a gauche, il vit les officiers des gardes rangés daus un bel ordre & en bonne contenance.  2'o8 Les mille et une Nuits, Le calife cependant qui étoit forti du cabinet oü il étoit caché au moment qu'Abou Haffan étoit entré dans la chambre du confeil, palfa k un cabinet qui avoit aufli vue fur la même chambre , d'oü il pouvoit voir & entendre tout ce qui fe paffoit au confeil, quand fon grand-vifir y préfidoit a fa place, & que quelque incommodité 1'empêchoit d'y être en perfonne. Ce qui lui plut d'abord , fut de voir qu'Abou Haffan le repréfentoit fur fon tröne prefqu'avec autant de gravité que lui-même. Dès qu'Abou Haffan eut pris place, le grandvifir Giafar qui venoit d'arriver, fe profterna devant lui au pié du tröne , fe releva; & en s'adreffant k fa perfonne : Commandeur des croyans, dit-il, que dieu comble votre majefté de fes faveurs en cette vie , la recoive dans fon paradis dans 1'autre, & précipite fes ennemis dans les flammes de 1'enfer. Abou Haffan, après tout ce qui lui étoit arrivé depuis qu'il étöit éveillé , & ce qu'il venoit d'entendre de la bouche du grand-vifir, ne douta plus qu'il ne fut calife, comme il avoit fouhaité de 1'être. Ainfi, fans examiner comment ou par quelle aventure un changement de fortune fi peu attendu s'étoit fait, il prit fur le champ le parti d'en exercer le pouvoir, Auffi demanda-t-il au grand-yifir, en le regardant  Contes Arabes. aog *egardant avec gravité, s'il avoit quelque chofe a lui dire. Commandeur des croyans, reprit le grand-, vifir, les emirs , les vifirs , & les autres officiers qui ont féance au confeil de votre majefté , font a la porte , & ils n'attendent que le moment que votre majefté leur donne la per^miffion d'entrer & de venir lui rendre leurs refpecls accoutumés. Abou Haffan dit auffitót qu'on leur ouvrit; & le grand-vifir en fe retournant & en s'adreffimt au chef des huiifiers qui n'attendoit que 1'ordre : Chef des huifiiers, dit-il, le commandeur des croyans commande que vous faffiez votre devoir. La porte fut ouverte , & en même tems les vifirs , les émirs & les principaux officiers de la cour, tous en habit de cérémonie magnifique, entrèrent dans un bel ordre, s'avancèrent jufqu'au pié du tróne, & rendirent leurs refpeds a Abou Haffan, chacun k fon rang , le genou en terre Sc le front contre le tapis de pié, comme k la propre perfonne du calife, & le faluèrent en lui donnant Ie titre de commandeur des croyans , felon l'inftrudion que le grand-vifir leur avoit donnée, & ils prirent chacun leur place k mefure qu'ils s'étoient acquittés de ce devoir. Cjuand la cérémonie fut achevée, & qu'ils iTomg X, Q  '2ïo Les mille et une Nuits',' ie furent tous placés, il fe fit un grand filence» Alors le grand-vifir, toujours debout devant le tröne , commenga a faire fon rapport de plufieurs affaires, felon 1'ordre des papiers qu'il tenoit a la main. Les affaires, a la vérité , étoient ordinaires & de peu de conféquence. Abou Haffan néanmoins ne laiffa pas de fe faire admirer même par le calife. En effet, il ne demeura pas court; il ne parut pas même embarraffe' fur aucune. II prononga jufte fur toutes , felon que le bon fens lui infpiroit, foit qu'il s'agit d'accorder ou rejeter ce que 1'on demandoit. Avant que le grand-vifir èüt achevé fon rapport , Abou Haffan, appergut le juge de police qu'il connoiffoit de vue, allis en fon rang. Attendez un moment, dit-il au grand - vifir en 1'interrompant, j'ai un ordre qui preffe a donner au juge de police. Le juge de police qui avoit les yeux fur Abou Haffan , & qui s'appergut qu'Abou Haffan le regardoit particulièrement, s'entendant nommer, fe leva auffitót de fa place , & s'approcha gravement du tröne, au pié duquel il fe profterna la face contre terre. Juge de police, lui dit Abou Haffan, après qu'il fe fut relevé , allez fur 1'heure & fans perdre de tems, dans un tel quartier & dans une rue qu'il lui indiqua; il y a dans cette rue une mofquée ou vous trouverez  Co n t e s Arabes'. 211 Tirnan & quatre vieillards a barbe blanche; fai- fiffez-vous de leurs perfonnes, & fakes donner a chacun des quatre vieillards cent coups de nerf de bceuf, & quatre eens a l'iman. Après cela, vous les ferez monter tous cinq chacun fur un chameau, vêtus de haillons, & la face tournee vers la queue dü chameau. En eet équipage vous les ferez promener par tous les quartiers de la ville, précédés d'un crieur qui criêra a. haute voix : « Voila le chatiment de ceux qui fe mèlent des affaires qui ne les regardent pas, & qui 53 fe font une occupation de jeter le trouble m dans les families de leurs voifins, oc de leur 33 caufer tout le mal dont ils font capables ». Mon intention eft encore que vous leur enjoigniez de changer de quartier, avec défenfe de jamais remettre le pié dans celui d'oü ils auront été chafles. Pendant que votre lieutenant leur fera faire la promenade que je viens de vous dire, vous reviendrez me rendre compte de 1'exécution de mes ordres. Le juge de police mit la main fur fa tête , pour marquer qu'il alloit exécuter 1'ordre qu'il venoit de recevoir , fous peine de la perdre luimême s'il y manquoit. II fe profterna une fe^ conde fois devant le tröne; & après s'être refevé , 'il s'en alla. Cet ordre donné avec tant de fermeté, fit P»  3si2 Les mille et une Nutts, au calife un plaifir d'autant plus fenfible , qu'lï connut par-la qu'Abou Haffan ne perdoit pas le tems de profiter de 1'occafion pour chatier 1'iman & les vieillards de fon quartier, puifque la première chofe a quoi il avoit penfé en fe voyant calife , avoit été de les faire punir. Le grand-vifir cependant continua de faire fon rapport ; & il étoit pret de finir , lorfque le juge de police de retour , fe préfenta pour rendre compte de fa commiffion. II s'approcha du tröne : & après la cérémonie ordinaire de fe profterner : Commandeur des croyans, dit-il a Abou Haffan, j'ai trouvé 1'iman & les quatre vieillards dans la mofquée que votre majefté m'a indiquée ; & pour preuve que je me fuis acquitté ficxlement de 1'ordre que j'avois recu de votre majefté , en voici le procés-verbal figné de plufieurs témoins des principaux du quartier. En même temps il tira un papier de fon fein , & le préfenta au calife prétendu. Abou Haffan prit le procés-verbal, le lut tout entier t même jufqu'aux noms des témoins , tous gens qui lui étoient connus ; & quand il eut achevé : Cela eft bien , dit-il au juge de police en fouriant: je fuis content & vous m'avez fait plaifir : reprenez votre place. Des cagots, dit-il en lui-même avec un air de fatiffacfion, qui s'avifoient de glofer fur mes aftions,  'Contes Arabes. 213 & qui trouveient mauvais que je recuffe & qua je régalaffe d'honnêtes gens chez moi, méritoient bien cette avanie & ce chatiment. Le calife qui 1'obfervoit , pénétra dans fa penfée , & fentit en lui-même une joie inconcevable d'une fi belle expédition. Abou Haffan s'adreffa enfuite au grand-vifir r Faites-vous donner par le grand tiéforier, lui dit-il , une bourfe de mille piéces de monnoie d'or, & allez au quartier oü j'ai envoyé le juge de police, la porter a la mere d'un certain Abou Haffan , furnommé Le débauché. C'eft un homme connu dans tout le quartier fous ce nom : il n'y a perfonne qui ne vous enfeigne fa maifon. Partez , & revenez promptement. Le grand-vifir Giafar mit la main fur fa tête , pour marquer qu'il alloit obéir ; & après s'être profterné devant le tróne, il fortit & s'en alla chez le grand tréforier qui lui délivra la bourfe. II la fit prendre par un des efclaves qui le fuivoient, & s'en alla la porter a la mere d'Abou Haffan. II la trouva, & lui dit que Ie calife lui envoyoit ce préfent, fans s'expliquer davantage. Elle le recut avec d'autant plus de furprife , qu'elle ne pouvoit imaginer ce qui pouvoit avoir obligé le calife de lui faire une fi grande libéralité , & qu'elle ignoroit ce qui fe paffoit uapalais. O üj  Contes Arabes, 21 f qui étoit pavé de marbre , au lieu que 1'appartement oü il fe trouvoit , étoit couvert de riches tapis de pié, ainfi que les autres appartemens du palais. On lui préfenta une chauffure de foie brochée d'or , qu'on avoit coutume de mettre avant que d'y entrer. II la prit; & comme il n'en favoit pas 1'ufage, il la mit dans une de fes manches qui étoient fort larges. Comme il arrivé fort fouvent que 1'on rit plutöt d'une bagatelle que de quelque chofe de conféquence , peu s'en fallut que le grand-vifir, Mefrour & tous les officiers du palais qui étoient prés de lui, ne fiffent un éclat de rire , par 1'envie qui leur en prit, & ne gataffent toute la fête, mais ils fe retinrent, & le grand-vifir fut enfin obligé de lui expliquer qu'il devoit la chauffer pour entrer dans ce cabinet de commodité. Pendant qu'Abou Haffan étoit dans le cabinet , le grand-vifir alla trouver le calife qui s'étoit déja placé dans un autre endroit pour continuer d'obferver Abou Haffan, fans être vu, & lui raconta ce qui venoit d'arriver, & le calife s'en fit encore un nouveau plaifir. Abou HafTan fortit du cabinet ; & Mefrour , en marchant devant lui pour lui montrer le chemin , le conduifit dans 1'appartement intérieur oü le couvert étoit mis. La porte qui y O iv  2l6" Les Mille et ünê NüïtS, donnoit communication , fut ouverte, & plufieurs eunuques coururent avertir les munciennes que le faux calife approchoit. Auffitöt elles commencèrent un concert de voix & d'inftfumens des plus me'lodieux avec tant de charmes pour Abou HafTan , qu'il fe trouva tranfporte' de joie & de plaifir, & ne favoit abfolument que penfer de ce qu'il voyoit & de ce qu'il entendoit. Si c'eft un fonge, fe difoitil a lui-méme , le fonge eft de longue durée. Mais ce n'eft pas un fonge, continuoit-il, je me fens bien, je raifonne , je vois , je marche, j'entends. Quoi qu'il en foit, je me remets a dieu fur ce qui en eft. Je ne puis croire ne'anmoins que je ne fois pas le commandeur des croyans : il n'y a qu'un commandeur des croyans qui puiffe être dans la fplendeur oir je fuis. Leshonneurs & les refpeéts que 1'on m'a rendus & que 1'on me rend, les ordres que j'ai donne's & qui ont été exe'cutés , en font des preuves fuffifantes. Enfin Ab^u Haffan tint pour conflant qu'il iétoit le calife & le commandeur des croyans : & il en fut pleinement convaincu , lorfqu'il fe vit dans un fallon trés- magnifique & des plus fpacieux. L'or mélé avec les couleurs les plus vives y brilloit de toutes parts. Sept troupes de muficiennes, toutes plus belles les unes que  'Cóntes Arabes. 217 tes autres, entouroient ce fallon ; & fept luftres d'or a fept branches pendoient de divers endroits du plafond , oü Por & 1'azur ingénieufement mêlés faifoient un effet merveilleux. Au milieu étoit une table couverte de fept grands plats d'or maffif, qui embaumoient le fallon de 1'odeur des épiceries & de 1'ambre , dont les viandes étoient affaifonnées. Sept jeunes Dames debout d'une beauté raviffante, vétues d'habits de différentes étoffes les plus riches & les plus éclatantes en couleurs , environnoient cette table. Elles avoient chacune a la main un éventail, dont elles devoient fe fervir pour donner de l'air a Abou Haffan pendant qu'il feroit a table. Si jamais mortel fut charmé , ce fut Abou Haffan lorfqu'il entra dans ce magnifique fallon. A chaque pas qu'il y faifoit, il ne pouvoit s'empêcher de s'arrêter pour comtempler a loifir toutes les merveilles qui fe préfentoient a fa vue. II fe tournoit a tout moment de cóté & d'autre avec un plaifir très-fenfible , de la part du calife qui 1'obfervoit très-attentivement. Enfin il s'avanga jufqu'au milieu & il fe mit a. table. Auffitöt les fept belles dames qui étoient a 1'entour, agitèrent l'air toutes enfemble avec leurs éventails, pour rafraïchir le nouveau calife. II les regardoit Tune après 1'autre ; & après avoir  "2.1% Les mille et une Nuit?,1 admiré la grace avec laquelle elles s'acquittoient de eet office , il leur dit avec un fouris gracieux, qu'il croyoit qu'une feule d'entr'elles fuffifoit pour lui donner tout l'air dont il auroit befoin ; & il voulut que les fix autres fe miffent a table avec lui, trois a fa droite & les autres a fa gauche, pour lui tenir compagnie. La table étoit ronde , & Abou Haffan les fit placer tout autour , afin que de quelque cóté qu'il jettat la vue , il ne put rencontrer que des objets agréables & tout divertiffans. Les fix dames obéirent & fe mirent a table. Mais Abou Haffan s'appercut bientót qu'elles ne mangeoient point par refpect pour lui. Ce qui lui donna occafion de les fervir lui-même en les invitant & les preffant de manger dans des termes tout-a-fait obligeans. II leur demanda enfuite comment elles s'appeloient, & chacune le fatisfit fur fa curiofité. Leurs noms étoient , Cou d'Albatre, Bouche de Coraïl , Face de Lune , Eclat du Soleil, Plaifir des Yeux , Délices du Cozur. II fit auffi la même demande a la feptième qui tenoit 1'éventail , & elle lui répondit qu'elle s'appeloit Canne de fucre. Les douceurs qu'il leur dit a chacune fur leurs noms , firent voir qu'il avoit infiniment d'efprit ; & 1'on ne peut croire combien cela fervit a augmenter 1'eftime que le calife , qui  Contes Arabes. 219 n'avoit rien perdu de tout ce qu'il avoit dit fur ce fujet , avoit déja congue pour lui. Quand les dames virent qu'Abou Haffan ne mangeoit plus : Le commandeur des croyans , dit 1'une , en s'adrefiant aux eunuques qui étoient préfens pour fervir, veut paffer au fallon du deffert; qu'on apporte a laver. Elles fe levèrent toutes de table en même tems, & elles prirent des mains des eunuques, 1'une un bafïin d'or, 1'autre une aiguière de même métal, & la troifième une ferviette, &c fe préfentèrent le genou en terre devant Abou Haffan qui étoit encore affis , & lui donnèrent a laver. Quand il eut fait, il fe leva, & a 1'inftant un eunuque tira la portière , & ouvrit la porte d'un autre fallon oü il devoit paffer. Mefrour, qui n'avoit pas abandonné Abou Haffan, marcha devant lui & 1'introduifit dans un fallon de pareille grandeur k celui d'oü il fortoit, mais orné de diverfes peintures des plus excellens maïtres, & tout autrement enrichi de vafes de 1'un & de 1'autre métal, de tapis de pié , & d'autres meubles plus précieux. II y avoit dans ce fallon fept troupes de muficiennes, autres que celles qui étoient dans le premier fallon, & ces fept troupes , ou plutöt ces fept chceurs de mufique eommencèrent un nouveau concert dès qu'Abou Haffan parut. Le  22o Les mille et une Nuits, fallon étoit orné de fept autres grands luftres, & la table au milieu fe trouva couverte de fept grands baflins d'or , remplis en pyramide de toutes fortes de fruits de la faifon, les plus beaux, les mieux choifis & les plus exquis; & a 1'entour fept autres jeunes dames, chacune avec un éventail a la main, qui furpaffoient les premières en beauté. Ces nouveaux objets jetèrent Abou Haffan dans une admiration plus grande qu'auparavant, & firent qu'en s'arrêtant il donna des marqués plus fenfibles de fa furprife & de fon étonnement. II s'avanca enfin jufqu'a la table; & après qu'il s'y fut affis , & qu'il eut contemplé les fept dames a fon aife 1'une après 1'autre, avec un embarras qui marquoit qu'il ne favoit a laquelle il devoit donner la préférence , il leur ordonna de quitter chacune leur éventail, de fe mettre a table, & de manger avec lui, en difant que la chaleur n'étoit pas affez incommode pour avoir befoin de leur miniflère. Quand les dames fe furent placées a la droite & a la gauche d'Abou Haffan, il voulut avant toutes chofes favoir comment elles s'appeloient, & il apprit qu'elles avoient chacune un norn différent des nöms des fept dames du premier fallon, & que ces noms fignifioient de même quelque perfccKon de 1'ame ou de 1'efprit, qui  Contes Arabes. mt les diftinguoit les unes d'avec les autres. Cela lui plut extrêmement; & il le fit connoitre pat les bons mots qu'il dit encore a cette occafion, en leur préfentant 1'une après 1'autre des fruits de chaque bafïin. Mangez cela pour 1'amour de moi, dit-il k Chaïne des Cceurs qu'il avoit a fa droite, en lui préfentant une figue, & rendez plus fupportables les chaines que vous me faites porter depuis le moment que je vous aï vue. Et en préfentant un raifin k Tourmente de 1'Ame : Prenez ce raifin, dit-il, a la charge que vous ferez ceffer bientót les tourmens que j'endure pour 1'amour de vous ; & ainfi des autres dames. Et par ces endroits Abou Haffan faifoit que le calife , qui étoit fort attaché è toutes fes acfions & k toutes fes paroles, fe favoit bon gré de plus en plus, d'avoir trouvé en lui un homme qui le divertiffoit fi agréablement, & qui lui avoit donné lieu d'imagirier le moyen de le connoitre plus k fond. Quand Abou Haffan eut mangé de tous les fruits qui étoient dans les baffins, ce qui lui plut felon fon goüt, il fe leva; & auffitót Mefrour , qui ne 1'abandonnoit pas, marcha encore devant lui , & 1'introduifit dans un troifième fallon orné, meublé & enrichi aulli magnifiquement que les deux premiers. Abou Haffan y trouva fept autres chceurs  222 Les mille et une Nuits, de mufique, & fept autres dames autour d'une table couverte de fept baffins d'or, remplis de confitures liquides de différentes couleurs & de' plufieurs facons. Après avoir jeté les yeux de tout cóté avec une nouvelle admiration, il s'avanca jufqu'a la table au bruit harmonieux des fept chceurs de mufique qui ceffa dès qu'il s'y fut mis. Les fept dames s'y mirent auffi a fes cötés par fon ordre ; & comme il ne pouvoit leur faire la méme honhéteté de les fervir qu'il avoit faite aux autres , il les pria de fe choifir elles - mêmes les confitures qui feroient le plus a leur goüt. II s'informa aufli de leurs noms qui ne lui plurent pas moins que les noms des autres dames par leur diverfité, & qui lui fournirent une nouvelle matière de s'entretenir avec elles, & de leur dire des douceurs qui leur firent autant de plaifir qu'au calife qui ne perdoit rien de tout ce qu'il difoit. Le jour commencoit a finir , lorfqu'Abou Haffan fut conduit dans le quatrième fallon. II étoit orné t comme les autres , des meublcs les plus magnifiques & les plus précieux. II y avoit aufli fept grands luftres d'or qui fe trouvèrent remplis de bougies allumées , & tout le fallon éclairé par une quantité prodigieufe de lumières qui y faifoient un effct merveilleuX & furprenant, On n'avoit rien vu de pareil dans  Contes Arabes. 223 les trois autres, paree qu'il n'en avoit pas été befoin. Abou Haffan trouva encore dans ce dernier fallon, comme il avoit trouvé dans les trois autres , fept nouveaux chceurs de mufïciennes, qui concertoient toutes enfemble d'une manière plus gaie que dans les autres fallons, & qui fembloient infpirer une plus grande joie. II y vit aufli fept autres dames qui étoient debout autour d'un table aufli couverte de fept baflins d'or remplis de gateaux feuilletés, de toutes fortes de confitures sèches & de toutes autres chofes propres a exciter a boire. Mais ce qu'Abou Haffan y appergut, qu'il n'avoit pas vu aux autres failons, c'étoit un buffet de fept grands flacons d'argent, pleins d'un vin des plus exquis , & de fept verres de criftal de roche d'un très-beau travail auprès de chaque flacon. Jufques-la, c'eft-a-dire dans les trois premiers fallons, Abou Haffan n'avoit bu que de 1'eau, felon la coutume qui s'obferve a Bagdad , aufli-bien parmi le peuple & dans les ordres fupérieurs, qua la cour du calife, oü 1'on ne boit le vin ordinairement que le foir. Tous ceux qui en ufent autrement, font regardés comme des débauchés, & ils n'ofent fe monter de jour. Cette coutume eft d'autant plus louable, qu'on a befoin de tout fon bon fens dans la journée pour vaquer aux affaires \ & que  224. Les mille et une Nuits, par- la, comme on ne boit du vin que le foir 4 on ne voit pas d'ivrognes en plein jour caufet du défordre dans les rues de cette ville. Abou Halfan entra donc dans ce quatrième fallon , & il s'avanca jufqu'a la table. Quand ïl s'y fut afïïs, il demeura un grand efpace de tems comme en extafe , k admirer les fept dames qui étoient autour de lui , & les trouva plus belles que celles qu'il avoit vues dans les autres fallons. II eut envie de favoir les noms de chacune en particulier. Mais comme le grand bruit de la mufique, & fur-tout les tambours de bafque, dont on jouoit k chaque chceur, ne lui permettoit pas de fe faire entendre, il frappa des mains pour la faire ceffer, & auflitot il fe fit un grand filence. Alors en prenant par la main la dame qui ctoit plus prés de lui , a fa droite , il la fit affeoir; & après lui avoir préfenté d'un gateau, feuilleté, il lui demanda comment elle s'appeloit : Commandeur des croyans , répondit la dame , mon nom eft Bouquet de Per/es. On ne pouvoit vous donner un nom plus convenable, reprit Abou Haffan , & qui fit mieux connoitre ce que vous valez; fans blamer néanmoins celui qui vous 1'a donné, je trouve que vos belles dents effacent la plus belle eau de toutes les perles qui foient au monde, Bouquet de perles, ajouta-t-il?  22<5 Les mille et une Nuits, Quand Abou HafTan eut achevé de boire autant de coups qu'il y avoit de dames , Bouquet de perles , la première a. qui il s'étoit adreflë , alla au buffet, prit un verre qu'elle remplit de vin , après y avoir jeté une pincée de la poudre dont le calife s'étoit fervi le jour précédent, & vint le lui préfenter : Commandeur des croyans , lui dit-elle , je fupplie votre majefté par Tintérêt que je prends a la confervation de fa fanté , de prendre ce verre de vin , & de me faire la grace , avant de le boire , d'entendre une chanfon, laquelle , fi j'ofe me flatter, ne lui déplaira pas. Je ne 1'ai faite que d'aujourd'hui , & je ne Tai encore chantée a qui que ce foit. Je vous accorde cette grace avec plaifir, lui dit Abou HafTan en prenant le verre qu'elle lui préfentoit, & je vous ordonne en qualité de commandeur des croyans , de me la chanter, perfuadé que je fuis qu'une belle perfonne comme vous n'en peut faire que de très-agréables & pleines d'efprit. La dame prit un luth, & elle chanta la chanfon en accordant fa voix au fon de eet inftrument avec tant de jufteflê , de grace & d'expreflion, qu'elle tint Abou Haffan comme en extafe , depuis le commencement jufqu'a la fin. II la trouva fi belle, qu'il h lui fit répéter une feconde. fois, & il n'en  23§ Les mille et une Nüits, £ V°U! rign0re2> ie ™us le ferai apprendre k vos dépens. A ce difcours d'Abou Haffan, les voifins ne douterent plus de 1'aliénation de fon efprit Lt pour empêcher qu'il ne fe portat è des exces femblables a ceux qu'il venoit de commettre contre fa mère, ils fe fainrent de fa perfonne malgré fa réfiftance, & ils le lièrent de manière qu'ils lui ötèrent 1'ufage des bras des mains & des piés. En eet état & hors d'apparence de pouvoir nuire, ils ne jugèrent pas cependant a propos de le laifTer feul avec fa mere. Deux de Ia compagnie fe détachèrent, & allerent en diligence a 1'höpital des fous avertir le conciërge de ce qui fe paflbit. II y vint auflitót avec les voifins, accompagné d'un bon nombre de fes gens, chargés de chames, de menotes & d'un nerf de bceuf. " A km' arrIvée' Abou Haffan qui ne s'attendoit a rien moins qu'a un appareil fi affreux, fit de grands efforts pour fe débarralfer; mais Je conciërge qui s'étoit fait donner le nerf de bosuf, le mit bientót a la raifon par deux ou trois coups bien appliqués qu'il lui en déchargea fur les épaules. Ce traitement fut fi fcnfi- " ble a Abou Haffan, qu'il fe contint, & que Je conciërge & fes gens firent de ,ui cg ^ voulurent. Ils le chargèrent de chaines & lui  C ont es Arabes. 239 appliquèrent les menotes & les entraves; & quand ils eurent achevé , ils le tirèrent hors de chez lui, & le conduifirent a 1'hópital des fous. Abou Haffan ne fut pas plutöt dans la rue, qu'il fe trouva environné d'une grande foule de peuple. L'un lui donnoit un coup de poing, un autre un foufflet; & d'autres le chargeoient d'injures , en le traitant de fou , d'infenfé & d'extravagant. A tous ces mauvais traitemens : II n'y a, difoit-il, de grandeur & de force qu'en dieu très-haut & tout-puiffant. On veut que je fois fou , quoique je fois dans mon bon fens ; je fouffre cette injure & toutes ces indignités pour 1'amour de dieu. Abou Haffan fut conduit de cette manière jufqu'a 1'höpital des fous. On 1'y logea, & on 1'attacha dans une cage de fer; & avant de 1'y enfermer, le conciërge endurci a cette terrible exécution , le régala fans pitié de cinquante coups de nerf de bceuf fur les épaules & fur le dos , & continua plus de trois femaines a lui faire .le même régal chaque jour, en lui répétant ces mêmes mots chaque fois : R,e» viens en ton bon fens, & dis fi tu es encore le commandeur des croyans. Je n'ai pas befoin de ton confeil, répondoit  240 Les mille et une Nuits, Abou HafTan, je ne fuis pas fou; mais fi j'avois a le devenir, rien ne feroit plus capable de me jeter dans une fi grande difgrace, que les coups dont tu m'affommes. Cependant la mère d'Abou Haffan venoit voir fon fils reglement chaque jour : & elle ne pouvoit retenir fes larmes, en voyant diminuer de jour en jour fon embonpoint & fes forces, & 1'entendant fe plaindre & foupirer des douleurs qu'il fouffroit. En effet, il avoit les épaules, le dos & les cötes noircis & meurtris ; & il ne favoit de quel cóté fe tourner pour trouver du repos. La peau lui changea même plus d'une fois, pendant le tems qu'il fut retenu dans cette effroyable demeure. Sa mère vouloit lui parler pour le confoler , & pour tacher de fonder s'il étoit toujours dans la même fituation d'efprit fur fa prétendue dignité de calife & de commandeur des croyans. Mais toutes les fois qu'elle ouvroit la bouche pour lui en toucher quelque chofe , il la rebutoit avec tant de furie, qu'elle étoit contrainte de le laifTer, & de s'en retourner inconfolable de le voir dans une fi grande opiniatreté. Les idéés fortes & fenfibles qu'Abou Haffan avoit confervées dans fon efprit, de s'étre vü revêtu de Thabillement de calife, d'en avoir fait effectivement les fonftions, d'avoir ufé de fon autorité,  CoSï'ÊS A R X B Ë S\ . • 241" autorité , d'avoir été obéi & traité véritablernent en calife, & qui 1'avoient perfuadé a fon réveil qu'il 1'étoit véritablement, & 1'avoient fait perfiftcr fi long - tems dans cette erreur, commencèrent infenfib'.ement a s'effacer de fon efprit. Si j'étois calife 5c commandeur des croyans, fe difoit-il quelquefois a lui-même , pourquoi me ferois-je trouvé chez moi en me réveillant, & revêtu de mon habit ordinaire ? Pourquoi ne me ferois-je pas vu environné du chef des eunuques , de tant d'autres eunuques, & d'une fi groffe foule de belles dames ? Pourquoi le grand-vifir Giafar que j'ai vu a mes piés, tant d'émirs, tant de gouverneurs de provinces , & (tant d'autres officiers dont je me fuis vu enviTonné , m'auroient-ils abandonné ? II y a longtems , fans doute, qu'ils m'auroient délivré de 1'état pitoyable oü je fuis, fi j'avois quelqu'autorité fur eux. Tout cela n'a été qu'un fonge, & je ne dois pas faire difficulté de le croire. J'ai commandé , il eft vrai, au juge de police de chatier 1'iman & les quatre vieillards de fon confeil ; j'ai ordonné au grand-vifir Giafar de porter mille piéces d'or a ma mère, & mes ordres ont été exécutés. Cela m'arréte , & je n'y comprends rien. Mais combien d'autres chofes y a-t-il que je ne comprends pas, &c que je. Tome. X. Q  542 Ees mille et une Nuits, ne comprendrai jamais ? Je m'en remets donfi entre les mains de dieu qui fait & qui connoït tout. Abou Kaffan étoit encore occupé de ces penfées & de ces fentimens, quand fa mère arriva. Elle le vit fi exténué & fi défait, qu'elle en verfa des larmes plus abondamment qu'elle n'avoit encore fait jufqu'alors. Au milieu de fes fanglots , elle le falua du falut ordinaire , & Abou Haffan le lui rendit, contre fa coutume depuis qu'il étoit dans eet hópital. Elle en prit un bon augure : Hé bien , mon fils , lui dit-elle , en efluyant fes larmes , comment vous trouvezvous ? En quelle affiette eft votre efprit ? AvezVous renonce a toutes vos fantaifies & aux propos que le démon vous avoit fuggérés? Ma mère, répondit Abou Haffan d'un fens raffis & fort tranquille , & d'une manière qui peignoit la douleur qu'il reflentoit des excès auxquels il s'étoit porté contr'elle, je reconnois mon égarement, mais je vous prie de me pardonner le crime exécrable que je détefte , & dont je fuis coupable envers vous. Je fais la même prière a nos voifins , a caufe du fcandale que je leur ai donné. J'ai été abufé par un fonge , mais un fonge fi extraordinaire & fi femblable a la vérité, que je puis mettre en fait, que tout autre que moi, a qui il fe-  Contes Arabes. 243 foit arrivé , n'en auroït pas été moins frappé, & feroit peut-être tombé dans de plus grandes extravagances que vous ne m'en avez vu faire. J'en fuis encore fi fort troublé , au moment que je vous parle , que j'ai de la peine a ms perfuader que ce qui m'eft arrivé , en foit un , tant il a de relfemblance k ce qui fe paffe , entre des gens qui ne dorment pas. Quoi qu'il en foit, je le tiens & le veux tenir conftamment pour un fonge & pour une illufion. Je fuis même convaincu que je ne fuis pas ce fantöme de calife & de commandeur des croyans , mais Abou Haffan votre fils ; de vous , dis-je , que j'ai toujours honorée , jufqu'a ce jour fatal, dont le fouvenir me couvre de confufion ; que j'honore & que j'honorerai toüte ma vie comme je le dois. A ces paroles fi fages & fi fenfées, les larmes de douleur , de compafïïon & d'afflidtion que la mère d'Abou Haffan verfoit depuis fi long-tems, fe changèrent en larmes de joie, de confolation & d'amour tendre pour fon cher fils qu'elle retrouvoit. Mon fiis, s'écria-t-elle toute tranfportée de plaifir, je ne me fens pas moins ravie de contentement & de fatisfaftion a vous entendre parler fi raifonnablement , après ce qui s'eft paffe, que fi je venois de vous mettre au monde une feconde fois. II faut;  les wille et une Nutts', que je vous déclare ma penfée fur votre aven4 ture, & que je vous faffe remarquer une chofe a quoi vous n'avez peut - étre pas pris garde. L'e'tranger que vous aviez amené un foir pour fouper avec vous, s'en alla fans fermer la porte de votre chambre , comme vous lui aviez recommandé; & je crois que c'eft ce qui a donné' occafion au demon d'y entrer & de vous jeter dans 1'affreufe illufion oü vous étiez. Ainfi, mon fils, vous devez bien remercier dieu de vous en avoir délivré, & Ie prier de vous préferver de tomber davantage dans les pie'ges de l'efprit malin. Vous avez trouvé la fource de mon mal 9 répondit Abou Haffan , & c'eft juftement cette nuit-la que j'eus ce fonge qui me renverfa la cervelle. J'avois cependant averti le marchand expreflement de fermer la porte après lui ; & je connois a préfent qu'il n'en a rien fait. Je fuis donc perfuadé avec vous que le démon a trouvé la porte ouverte , qu'il eft entré , & qu'il m'a mis toutes ces fantaifies dans la tête. II faut qu'on ne fache pas a Mouflbul d'oü venoit ce marchand , comme nous fommes bien convaincus a Bagdad que le démon vient caufer tous ces fonges facheux qui nous inquiètent la nuit, quand on laiffe les chambres oü 1'on couche, ouvertes. Au nom de dieu, ma mère „  puifque par la grace de dieu, me voila parfaitement revenu du trouble oü j'étois, je vous fupplie, autant qu'un fils peut fupplier une aufli bonne mère que vous Vetes , de me faire fortir au plutöt de eet enfer, & de me délivrer de la main du bourreau qui abrégera mes jours infailliblement, fi j'y demeure davantage. La mère d'Abou Haffan parfaitement confolée & attendrie de voir qu'Abou Haffan étoit revenu entiérement de fa folie imagination d'être calife, alla fur le champ trouver le conciërge qui 1'avoit amené , & qui l'avoit gouverné jufqu'alors ; & dès qu'elle lui eut afluré qu'il étoit parfaitement bien rétabli dans fon bon fens , il vint , 1'examina , & le mit en liberté en fa préfence. Abou Haffan retourna chez lui, & il y demeura plufieurs jours , afin de rétablir fa fanté par de meillears alimens que ceux dont il avoit été nourri dans 1'höpital des fous. Mais dès qu'il eut a-peu-près repris fes forces , & qu'il ne fe reffentit plus des incommodités qu'il avoit fouffertes par les mauvais traitemens qu'on lui avoit faits dans fa prifon , il com-> menca a s'ennuyer de paffer les foirées fans compagnie. C'eft pourquoi il ne tarda pas a reprendre le même train de vie qu'auparavant <  fcjjï Les" mïitE et ff| N'ü-ifs'J teft-a-dire qu'il recommenca de faire chaqufc jour une provifion fuffifante pour légaler ur* nouvel hote le foir. Le jour qu'il renouvella la coutume d'aller, •vers le coucher du foleil, au bout du pont de Bagdad, poury arrêter le premier étranger qui fe préfenteroit, & le prier de lui faire 1'honfleur de venir fouper avec lui, étoit le premier du mois , & le même jour , comme nous fattori* déja dit, que le calife fe divertiffoit k aller déguifé hors de quelqu'une des portes par oü on abordoit en cette ville , pour obferver par lui-mime s'il ne fe paffoit rien contre la bonne police, de la manière qu'il 1'avoit établie & réglée dès le commencement de fon règne. II n'y avoit pas long-tems qu'Abou Haffan étoit arrivé , & qu'il s'étoit affis fur un banc pratiqué contre le parapet, lorfqu'en jetant la Vue jufqu'a 1'autre bout du pont, il appergut le calife qui venoit a lui, déguifé en marchand de MoufToul, comme la première fois, & fuivi du même efclave. Perfuadé que tout le mal qu'il avoit fouffert , ne venoit que de ce que le calife, qu'il ne connoilToit que pour un marchand de MoufToul, avoit laiffé la porte ouverte en fortant de fa chambre, il frémit en le voyant : Que dieu veuille me préferver, dit-il «n lui-même; voila, fi je ne me trompe , le  C ö n T £ s S» X bes. '247 biagicien qui m'a enchanté. II tourna auffi-töt la tête du cóté du canal de la rivière , en s'appuyant fur le parapet, afin de ne le pas voir , jufqu'a ce qu'il fut paflé. Le caüfe qui vouloit porter plus loin^ le plaifir qu'il s'étoit déja donné a 1'occafion d'Abou Haffan , avoit eu grand foin de fe faire ïnformer de tout ce qu'il avoit dit & fait le lendemain a fon réveil , après 1'avoir fait reporter chez lui , & de tout ce qui lui étoit arrivé. II reffentit un nouveau plaifir de tout ce qu'il en apprit, & même du mauvais traitement qui lui avoit été fait dans 1'hópital des fous. Mais comme ce monarque étoit généreux & plein de juftice, & qu'il avoit reconnu dans Abou Haffan un efprit propre a le réjouir plus long-tems; & de plus, qu'il s'étoit douté, qu'après avoir renoncé a fa prétendue dignité de calife, il reprendroit fa manière de vie ordinaire , il jugea a propos, dans le deffein de 1'attirer prés de fa perfonne , de fe déguher le premier du mois en marchand de MoufToul, comme auparavant, afin de mieux exécuter ce qu'il avoi réfolu a fon égard. II appergut donc Abou HafTan , prefqu'en même tems qu'il fut appercu de lui; & a fon aftion, il comprit d'abord combien il étoit mécontent de lui, & que fon deffein étoit de 1'éviter. Cela fit qu'il cótoya le Q iv  C O N T E S ASABE S. 20 il n'y a pas affez long-tems que nous nous fommes vus , & il n'eft pas poflible que vous m'ayez oublié fi facilement. II faut qu'il vous foit arrivé quelque malheur qui vous èaüfe cette averfion pour moi. Vous devez vous fouvenir cependant que je vous ai marqué ma reconnoiffance par mes bons fouhaits ; & mérae que fur certaine chofe qui vous tenoit au cceur , je vous ai fait offrè de mon crédit, qui n'eft pas k méprifer. J'ignore, repartit Abou HafTan, quel peut être votre crédit, & je n'ai pas le moindre defir de le mettre k 1'épreuve ; mais je fais bien que vos fouhaits n'ont abouti qu'a me faire devenir fou. Au nom de dieu , vous dis-je encore une fois, paffèz votre chemin , & ne me chagrinez pas davantage. Ah , mon frère Abou HafTan , répliqua le calife en TembrafTant , je ne prétends pas me féparer d'avec vous de cette manière ! Puiique ma bonne fortune a voulu que je vous aie' rencontré une feconde fois, il faut que vous exerciez aufli une feconde fois la même hofpitalité envers moi, que vous avez fait il y a un mois, & que j'aie Thonneur de boire encore avec vous. C'eft de quoi Abou HafTan protefta qu'il feuEoit fort bien fe garder. J'ai affez de pouvoir  Oj-o Les mille et une Nüits*^ fur moi, ajouta-t-il, pour m'empêcher de mé trouver davantage avec un homme comme vous, qui porte le malheur avec foi. Vous favez le proverbe qui dit : Prenez votre tam-» bour fur les épaules, & délogez. Faites-vousen 1'application : faut-il vous le répéter tant de fois? Dieu vous conduife; vous m'avez caufé affez de mal, je ne veux pas m'y expofer davantage. Mon bon ami Abou Haffan, reprit le calife en 1'embraffant encore une fois , vous me trai-* tez avec une dureté a laquelle je ne me fufTe pas attendu. Je vous fupplie de ne me pas tenir un difcours fi offenfant, & d'être au contraire bien perfuadé de mon amitié. Faites-moi donc la grace de me raconter ce qui vous eft arrivé, a moi qui ne vous ai fouhaité que du bien,, qui vous en fouhaite encore, & qui voudrois trouver 1'occafion de vous en faire, afin de réparer le mal que vous dites que je vous ai caufé , fi véritablement il y a de ma faute. Abou Haffan fe rendit aux inftances du calife; & après 1'avoir fait affeoir auprès de lui : Votre incrédulité & votre importunité , lui dit-il, ont pouffé ma patience a bout; ce que je vais vous raconter vous fera connoitre li c'eft a tort que je me plains de vous. Le calife s'affit auprès d'Abou Haffan, qui  'C o n t e s Arabes. 25*1' lui fit Ie récit de toutes les aventures qui lui étoient arrivées depuis fon réveil dans le palais, jufqu'a fon fecond réveil dans fa chambre ; &c il les lui raconta toutes comme un véritable fonge qui étoit arrivé , avec une mfinité de circonftances que le calife favoit auffi-bien que lui , & qui renouvellèrent le plaifir qu'il s'en étoit fait. II lui exagéra enfuite 1'impreflioa que ce fonge lui avoit laiifée dans 1'efprit, d'être le calife & le commandeur des croyans j impreffion, ajouta-t-il , qui m'avoit jeté dans des extravagances fi grandes, que mes voifins avoient été contrahits de me lier comme un •furieux, & de me faire conduire a 1'höpital des fous, oü j'ai été traité d'une manière qu'on •peut appeler cruelle , barbare & inhumaine; mais ce qui vous furprendra, & k quoi fans doute vous ne vous attendez pas , c'eft que toutes ces chofes ne me font arrivées que par votre faute. Vous vous fouvenez bien de Ia prière que je vous avois faite de fermer la porte de ma chambre en fortant de chez moi après le fouper. Vous ne 1'avez pas fait ; au contraire, vous 1'avez laiffée ouverte, & le démon eft entré, & m'a rempli la tête de ce fonge qui, tout agréable qu'il m'avoit paru, m'a cauie cependant tous les maux dont je me plaids. Vous êtes donc caufe par votre néghgence,  £p Les mille et une Nü'i"t"j?2 qui vous rend refponfable de mon crime, qué j'ai commis une chofe horrible & déteftable, en levant non-feulement les mains contre ma mère, mais même qu'il s'en eft peu fallu que je ne lui aie fait rendre 1'ame a mes piés, en commettant un parricide, & cela pour un fujet qui me fait rougir de honte toutes les fois que j'y penfe, puifque c'étoit a caufe qu'elle m'ap* peloit fon fils , comme je le fuis en effet, & qu'elle ne vouloit pas me reconnoïtre pour le commandeur des croyans , tel que je croyois 1'être , & que je lui foutenois effeétivement que je 1'étois. Vous êtes encore caufe du fcandale que j'ai donné a mes voifins, quand , accourus aux cris de ma pauvre mère, ils me furprirent acharné a la vouloir aïommer ; ce qui ne feroit point arrivé, fi vous eufliez ei* foin de fermer la porte de ma chambre en vous retirant, comme je vous en avois prié. Ils ne feroient pas entrés chez moi fans ma permiffion; &, ce qui me fait plus de peine, ils n'auroient point été témoins de ma folie. Je n'aurois pas été obligé de les frapper en me défendant contr'eux , & ils ne m'auroient pas maltraité & lié, comme ils ont fait, pour me conduire & me faire enfermer dans 1'höpital des fous , oü je puis vous aflurer que chaque jour, pendant tout le tems que j'ai été détenu  'C o n t e s "Arabes. 2.^ "óans eet enfer, on n'a pas manqué de me bien régaler a grands coups de nerf de bceuf. Abou Haffan racontoit au calife fes fujets de plaintes avec beaucoup de chalcur & de véhémence. Le calife favoit mieux que lui tout ce qui s'étoit paffé , & il étoit ravi en luimême d'avoir fi bien réuffi dans ce qu'il avoit imaginé pour le jeter dans 1'égarement oü il le voyoit encore ; mais il ne put entendre ce récit fait avec tant de naïveté, fans faire un grand éclat de rire. Abou Haffan qui croyoit fon récit digne de compaffion, & que tout le monde devoit y être auffi fenfible que lui, fe fcandalifa fort de eet éclat de rire du faux marchand de MoufToul, Vous moquez-vous de moi, lui dit-il, de me rire ainfi au nez, ou croyez-vous que je me moque de vous quand je vous parle très-férieufement? voulez-vous des preuves réelles de ce que j'avance ? tenez, voyez & regardez vousmême ; vous me direz après cela fi je me moque. En difant ces paroles, il fe baiffa ; & en fe découvrant les épaules & le fein , il fit voir au calife les cicatrices & les meurtriffures que lui avoient caufées les coups de nerf de bceuf qu'il avoit regus. Le calife ne put regarder ces objets fans jaorreur, H eut compaffion du pauvre Abou  ï!^ Les mille et une Nuits, HafTan, & il fut très-faché que la raillerie efif été pouffée fi loin. II rentra auffitót en luimême ; & en embraflant Abou Haffan de tout fon cceur : Levez-vous, je vous en fupplie, rnon cher frère, lui dit-il d'un grand férieux : venez, & allons chez vous ; je veux encore avoir Tavantage de me réjouir ce foir avec vous : demain, s'il plait a dieu, vous verrez que tout ira le mieux du monde. Abou Haffan, malgré fa réfolution, & contre le ferment qu'il avoit fait de ne pas recevoir chez lui Ie même étranger une feconde fois , ne put «lifter aux careffes du calife , qu'il prenoit toujours pour un marchand de MoufToul. Je le veux bien, dit-il au faux marchand; mais, ajouta-t-il, a une condition que vous vous engagerez de tenir avec ferment. C'eft de me faire la grace de fermer la porte de ma chambre en fortant de chez moi, afin que le démon ne vienne pas me troubler la cervelle comme il a fait la première fois. Le faux marchand promit tout. Ils fe levèrent tous deux, & ils prirent le chemin de la ville. Le calife, pour engager davantage Abou Haffan : Prenez confiance en moi, lui dit-il, je ne vous manquerai pas de parole, je vous le promets en homme d'honneur. Après cela, vous ne devez pas héfïter a mettre votre affurance  Contês Arabes. 2|5| 4n une perfonne comme moi, qui vous fouliaite toute forte de biens & de profpérités , & dont vous verrez les effets. Je ne vous demande pas cela, repartit Abou Haffan en s'arrêtant tout court ; je me rends de bon cceur a vos importunités, mais je vous difpenfe de vos fouhaits, & je vous fupplie au nom de dieu de ne m'en faire aucuns. Tout le mal qui m'eft arrivé jufqu'a préfent , n'a pris fa fource, avec la porte ouverte, que de ceux que vous m'avez déja faits. Hé bien, répliqua le calife en riant en luimême de 1'imagination toujours bleffée d'Abou Haffan, puifque vous le voulez ainfi , vous ferez obéi, & je vous promets de ne vous en jamais faire. Vous me faites plaifir' de me parler ainfi, lui dit Abou Haffan , & je ne vous demande autre chofe; je ferai trop content, pourvu que vous teniez votre parole, je vous tiens quitte de tout le refte. Abou Haffan & le calife fuivi de fon efclave, en s'entretenant ainfi, approchoient infenfiblement du rendez-vous : le jour commencoit a finir lorfqu'ils arrivèrent a la maifon d'Abou Haffan. Auffitót il appela fa mère, & fit apporter de la lumière. II pria le calife de prendre place fur le fofa, & il fe mit prés de lui. En peu de tems le fouper fut kxwi fur la table  Les mille et une NuTts"^ qu'on avoit approchée prés d'eux. Ils mang^ rent fans cérémonie. Quand ils eurent achevé, la mere d'Abou Halfan vint deffervir, mit le fruit fur la table, & Ie vin avec les taffes prés de fon fils : enfuite elle fe retira, & ne parut pas davantage. Abou Haffan commenca k fe verfer du vin Ie premier, & en verfa enfuite au calife. Ils burent chacun cinq ou fix coups, en s'entretenant de chofes indifférentes. Quand le calife vit qu'Abou HafTan commencoit k s'échauffer, il le mit fur le chapitre de fes amours, & il lei demanda s'il n'avoit jamais aimé. Mon frère , répliqua familièrement Abou HafTan, qui croyoit parler k fon höte comme a fon égal, je n'ai jamais regarde' 1'amour, ou Ie manage, fi vous voulez, que comme une fervitude k laquelle j'ai toujours eu de la répugnance a me foumettre, & jufqu'a préfent je vous avouerai que je n'ai aimé que Ia table, la bonne chère, & fur-tout le bon vin ; en un mot, qu'a me bien divertir, & k m'entretenir agréablement avec des amis. Je ne vous affure pourtant pas que je fufTe indifférent pout le mariage ni incapable d'attachement, fi je pouvois rencontrer une femme de Ia beauté & de la belle humeur de celle que je vis en fonge cette nuit fatale que je vous recus ici la pre-, mièr*]j'  tS ö n t e s Arabes. rruère fois, & que pour mon malheur vous "ïaifsates la porte de ma chambre ouverte; qui voulut bien paifer les foire'es a boire avec moi; qui fut chanter, jouer des inftrumens & m'entretenir agre'ablement; qui ne s'étudiat enfin qu'a me plaire & a me divertir ; je crois au contraire que je changerois toute mon indifférence en un parfait attachement pour une telle perfonne , & que je croirois vivre trés-heureux avec elle, Mais oü trouver une femme telle que je viens de vous la dépeindte, ailleurs que dans le palais du commandeur des croyans, chez le grand-vifir Giafar, ou chez les feigneurs de la cour les plus puiffans, a qui 1'or & 1'argent ne manquent pas pour s'en pourvoir ? J'aime donc mieux m'en tenir a la bouteille ; c'eft un plaifir a peu de frais qui m'eft commun avec eux. En difant ces paroles , il prjc la taffe & il fe verfa du vin : Prenez votre taffe, que je vous en verfe auifi, dit-il au calife, & continuons de goüter un plaifir fi charmant. Quand le calife & Abou Haffan eurent bu t C'eft grand dommage, reprit le calife, qu'un aufli galant homme/que vous êtes, qui n'eft pas indifférent pour 1'amour, mène une vie fi folitaire & fi retirée. Je n'ai pas de peine, repartit Abou Haffan, Tome X. R  2jS Les Mir.ee et une Nuits, a préférer la vie tranquille que vous voyeZ que je mène , a la compagnie d'une femme qui ne feroit peut - être pas d'une beauté k me plaire, & qui d'ailleurs me cauferoit mille chagrins par fes imperfecfions & fa mauvaife humeur. Ils poufsèrent entr'eux la converfation affez loin fur ce fujet ; & le calife qui vit Abou Haffan au point oü il le défiroit : Laiffez-moi faire, lui dit-il, puifque vous avez le bon goüt de tous les honnêtes gens, je veux vous trouver votre fait, & il ne vous en coütera rien. A Pinftant il prit la bouteille, & la taffe d'Abou Haffan, dans laquelle il jeta adroitement une pincée de la poudre dont il s'étoit déja fervi, lui verfa une rafade; & en lui préfentant la taffe : Prenez, continua-t-il, & buvez d'avance a la fanté de cette belle qui doit faire le bonheur de votre vie ; vous en ferez content. Abou Haffan prit la taffe en riant ; & en branlant la tête: Vaille que vaille, dit-il, puifque vous le voulez; je ne faurois commettre une incivilité envers vous , ni défobliger un höte de votre mérite , pour une chofe de fi peu de conféquence : je vais donc boire k la fanté de cette belle que vous me promettez, quoique , content de mon fort, je ne faffe aucun fondement fur votre promeffe.  Abou Haffan n'eut pas plutöt bu la rafade, qu'un profond affoupiffement s'empara de fes fens, comme les deux autres fois, & le calife fut encore le maïtre de difpofer de lui a fa volonté. II dit auffitót a l'efclave qu'il avoit amené, de prendre Abou Haffan, & de 1'apporter au palais : l'efclave 1'enleva; & le calife , qui n'avoit pas deffein de renvoyer Abou Haffan comme la première fois, ferma la porte de la chambre en fortant. L'efclave fuivit avec fa charge, & quand le calife fut arrivé au palais , il fit coucher Abou Haffan fur un fofa dans le quatrième fallon , d'oü il l'avoit fait reporter chez lui affoupi & endormi il y avoit un mois. Avant de le laiffer dormir, il commanda qu'on lui mit le même habit dont il avoit été revêtu par fon ordre, pour lui faire faire le perfonnage de calife; ce qui fut fait en fa préfence : enfuite il commanda a chacun de s'aller coucher, & ordonna au chef & aux autres officiers des eunuques, aux officiers de la chambre , aux muficiennes & aux mêmes dames qui s'étoient trouvées dans ce fallon lorfqu'il avoit bu le dernier verre de vin qui lui avoit caufé 1'affoupiffement, de fe trouver fans faute le lendemain a la pointe du jour a fon réveil, & il enjoignit a chacun de bien faire fon perfonnage, Rij  a&o Les mille ét une Nuïts', Le calife alla fe coucher , après avoir falf avertir Mefrour de venir 1 eveiller avant qu'on entrat dans le même cabinet oü il s'e'toit déja caché. Mefrour ne manqua pas d'éveiller Ie calife précifément a 1'heure qu'il lui avoit marquée. II fe fit habiller promptement, & fortit pour fe rencre au fallon oü Abou Haffan dormoit encore. II trouva les officiers des eunuques, ceux de la chambre, les dames & les muficiennes a la porte, qui attendoient fon arrivée. II leur dit en peu de mots quelle étoit fon intention, puis il entra, & alla fe placer dans le cabinet fermé de jaloufies. Mefrour, tous les autres officiers , les dames & les muficiennes entrèrent après lui, & fe rangèrent autour du fofa fur lequel Abou Haffan étoit couché; de manière qu'ils n'empêchoient pas le calife de le voir, & de remarquer toutes fes aótions. Les chofes ainfi difpofées , dans le tems que Ia poudre du calife eut fait fon effet, Abou Haffan s'éveilla fans ouvrir les yeux, & il jeta un peu de pituite qui fut recue dans un petit baffin d'or , comme la première fois. Dans ce moment, les fept chceurs de muficiennes mêlèrent leurs y,oix toutes charmantes au fon des hautbois , des flütes douces & des autres inftruT tuens,.& firent entendre un concert très-agréable»  'Contes Arabes. aSt La furprife d'Abou HafTan fut extréme, quand il entendit une mufique fi harmonieufe; il ouvrit les yeux, & elle redoubla lorfqu'il appergut les dames & les officiers qui Tenvironnoient; & qu'il crut reconnoïtre. Le fallon oü il fe trouvoit , lui parut le même que celui qu'il avoit vu dans fon premier rêve ; il y remarquoit la même illumination, le même ameublement & les mêmes ornemens. Le concert ceffa , afin de donner lieu au calife d'être attentif a la contenance de fon nouvel höte, & a tout ce qu'il pourroit dire dans fa furprife. Les dames, Mefrour & tous les officiers de la chambre , en gardant un grand filence, demeurèrent chacun dans leur place avec un grand refpect. Hélas ! s'écria Abou Haffan en fe mordant les doigts, & fi haut que le calife 1'entendit avec joie : me voila retombé dans le même fonge & dans la même illufion qu'il y a un mois ; je n'ai qu'a m'attendre encore une fois aux coups, de nerf de bceuf, a Thöpital des fous & a la cage de fer. Dieu tout-puiffant, ajouta-t-il, je me remets entre les mains de votre divine providence : c'eft un malhonnête homme que je regus chez moi hier au foir , qui eft la caufe de cette illufion, & des peines que j'en pourrai fouffrir. Le traitre & -le perfide qu'il eft H  263 Les mille et une Nuits, m'avoit promis avec ferment qu'il fermeroit ïa porte de ma chambre en fortant de chez moi; mais il ne 1'a pas fait, & le diable y eft entre , qui me bouleverfe la cervelle par ce maudit fonge de commandeur des croyans, & par tant d'autres fantómes dont il me fafcine les yeux. Que dieu te confonde, fatan , & puhTes-tu être accablé fous une montagne de pierres ! Après ces dernières paroles, Abou Haffan ferma les yeux., & demeura recueilli en luimême 1'efprit fort enibarraffé. Un moment après, il les ouvrit; & en les jetant de cóté & d'autre fur tous les objets qui fe préfentoient a fa Vue : Grand dieu, s'écria-t-il encore une fois avec moins d'étonnement & en fouriant, je me remets entre les mains de votre providence; pre'fervez-moi de la tentation de fatan. Puis en refermant les yeux : Je fais, continua-t-il, ce que je ferai ; je vais dormir jufqu'a ce que fatan me quitte & s'en retourne par ou il eft venu, quand je devrois attendre jufqu'a midi. On ne lui donna pas le tems de fe rendormir, comme il venoit de fe le propofer; Force des Cceurs, une des dames qu'il avoit vue la première fois, s'approcha de lui; & en s'affeyant fur le bord du fofa : Commandeur des croyans, lui dit-elle refpectueufement, je fupplie votre  'CO NT ES ARABES. 263 fnajefté de me pardonner fi je prends la liberté de 1'avertir de ne pas fe rendormir , mais de faire fes efforts pour fe réveiller & fe lever, paree que le jour commence a paroitre. Retiretoi, fatan, dit Abou Haffan en entendant cette voix ; puis en regardant Force des Cceurs : Eftce moi ; lui dit-il, que vous appelez commandeur des croyans ? vous me prenez pöur 'un autre certainement. C'eft a votre majefté, reprit Force des Cceurs, a qui je donne ce titre , qui lui appartient comme au fouverain de tout ce qu'il y a au monde de mufulmans , dont je fuis très-humblement efclave , & a qui j'ai 1'honneur de parler. Votre majefté veut fe divertir, fans doute, ajouta-t-elle, en faifant femblant de s'étre oubliée elle-même, a moins que ce ne foit un refte de quelque fonge facheux; mais fi elle veut bien ouvrir les yeux, les nuages qui peuvent lui troubler 1'imagination , fe diftiperont, & elle verra qu'elle eft dans fon palais, environnée de fes officiers & de toutes tant que nous fommes de fes efclaves, prêtes a lui rendre nos fervices ordinaires. Au refte , votre majefté ne doit pas s'étonner de fe voir dans ce fallon , & non pas dans fon lit ; elle s'endormit hier fi fubitement, que nous ne voulumes pas 1'éveiller pour la conduire jufqu'a R iv  264 EtfS MÏÈtE ET UNE NuiT?y fa chambre, & nous nous contentames'de lat coucher commode'ment fur ce fofa. Force des Cceurs dit tant d'autres chofes a Abou Haffan, qui lui parurent vraifemblables qu'enfin il fe mit fur fon féant. II ouvrit les' yeux, & il la reconnut, de même que Bouquet de Perles & les autres dames qu'il avoit déja vues. Alors elles s'approchèrent toutes enfemble, & Force des Cceurs en reprenant la parole : Commandeur des croyans & vicaire du prophete en terre, dit-elle, votre majefté aura pour agréable que nous 1'avertiffions encore qu'il eft tems qu'elle fe léve ; voila le jour qui paroït. Vous êtes des flcheufes & des importunes reprit Abou Haffan en fe frottant les yeux' je ne fuis pas le commandeur des croyans je fuis Abou Haffan, je le fais bien, & vous ne me perfuaderez pas le contraire. Nous ne connoiffons pas Abou HafTan dont votre majefté nous parle, reprit Force des Cceurs; nous ne voulons pas même le connoitre; nous connoifions votre majefté pour le commandeur des cro-ans & elle ne nous perfuadera jamais qu'elle ne le* loit pas. Abou HafTan jetoit les yeux de tous cötés & fe trouvoit comme enchanté de fe voir dans Ie meme fallon oü il s'étoit déja trouvé; mais  'Cöntes Arabes. 26f ïl attribuoit tout cela a un fonge pareil a celui qu'il avoit eu , & dont il craignoit les fuites facheufes. Dieu me faife miféricorde, s'écriat-il en élevant les mains & les yeux, comme un homme qui ne fait ou il en eft ; je me remets entre fes mains. Après ce que je vois, je ne puis douter que le diable qui eft entre dans ma chambre, ne m'obsède & ne trouble mon imagination de toutes ces vifions. Le calife qui le voyoit & qui venoit d'entendre toutes fes exclamations, fe mit a rire de li bon cceur, qu'il eut bien de la peine a s'empécher d'éclater. Abou Haffan cependant s'étoit couché, & il avoit refermé les yeux. Commandeur des croyans , lui dit auffitót Force des Cceurs, puifque votre majefté ne fe léve pas après 1'avoir avertie qu'il eft jour, felon notre devoir, & qu'il eft néceffaire qu'elle vaque aux affaires de 1'empire , dont le gouvernement lui eft confié, nous uferons de la permiffion qu'elle nous a donnée en pareil cas. En même-tems elle le prit par un bras, & elle appela les autres dames, qui lui aidèrent a le faire fortir du lit, & le portèrent, pour ainfi dire, jufqu'au milieu du fallon , oü elles le mirent fur fon féant. Elles fe prirent enfuite chacune par la main, & elles dansèrent & feutèrent autour de  2.66 Les mille et üne NrjiTs% lui au fon de tous les inftrumens & de tous les tambours de bafque, que 1'on faifoit retentir fur fa tete & autour de fes oreilles. Abou Haffan fe trouva dans une perplexité d'efprit inexprimable : Serois-je véritablement calife & commandeur des croyans, fe difoitil a lui-même ? Enfin dans 1'incertitude oü il étoit, il vouloit dire quelque chofe, mais le grand bruit de tous les inftrumens 1'empêchoit de fe faire entendre. II fit figne a Bouquet de Perles & a Etoile du Matin, qui fe tenoient par la main en danfant autour de lui , qu'il vouloit parler. Auffitót elles firent ceffer la danfe & les inftrumens, & elles s'approchèrent de lui : Ne mentez pas, leur dit-il fort ingénuement , & dites-moi dans la vérité qui je fuis. Commandeur des croyans, re'pondit Etoile du Matin, votre majefté veut nous furprendre en nous faifant cette demande, comme fi elle ne favoit pas elle-même qu'elle eft le commandeur des croyans & le vicaire en terre du prophète de dieu , maïtre de 1'un & de 1'autre monde, de ce monde oü nous fommes, & du monde a venir après la mort. Si cela n'étoit pas, il faudroit qu'un fonge extraordinaire lui eüt fait oublier ce qu'elle eft. II pourroit bien en être quelque chofe , fi 1'on confidère que  Gontes Arabes. 267 votre majefté a dormi cette nuit plus longtems qu'a 1'ordinaire ; néanmoins fi votre majefté veut bien me le permettre , je la ferai refiouvenir de ce qu'elle fit hier dans toute la journée. Elle lui raconta donc fon entrée au confeil, le chatiment de 1'iman & des quatre vieillards par le juge de police; le préfent d'une bourfe de pièces d'or envoyée par fon vifir a la mère d'un nommé Abou Haffan ; ce qu'il fit dans 1'intérieur de fon palais, & ce qui fe paffa aux trois repas qui lui furent fervis dans les trois fallons, jufqu'au dernier oü votre majefté, continua-t-elle en s'adreffant a lui, après nous avoir fait mettre a table a fes cötés, nous fit 1'honneur d'entendre nos chanfons & de recevoir du vin de nos mains, jufqu'au moment que votre majefté s'endormit de la manière que Force des Cceurs vient de le raconter. Depuis ce tems, votre majefté , contre fa coutume, a toujours dormi d'un profond fommeil jufqu'a préfent qu'il eft jour. Bouquet de Perles, toutes les autres efclaves & tous les officiers qui font ici, certineront la méme chofe : ainfi, que votre majefté fe mette donc en état de faire fa prière , car il en eft tems. Bon, bon , reprit Abou Haffan en branlant la tête , vous m'en feriez bien accroire fi je vouloisvous écouter. Et moi, continua-t-il, je  '268 Les mille1 et üne Nuit?; vous dis que vous êtes toutes des folies, & que vous avez perdu 1'efprit. C'eft cependant un grand dommage, car vous êtes de jolies perfonnes. Apprenez que depuis que je ne vous ai vues, je fuis allé chez moi; que j'y ai fort maltraité ma mère; qu'on m'a mené a 1'hópital des fous, ou je fuis refté malgré moi plus de trois femaines, pendant lefquelles le conciërge na pas manqué de me régaler chaque jour de cinquante coups de nerf de bceuf, & vous voudnez que tout cela ne fut qu'un fonge ! vous vous moquez. Commandeur des croyans , repartït Etoile du Matin, nous fommes prêtes , toutes tant que nous fommes, de jurer par ce que votre majefte a de plus cher, que tout ce qu'elle nous dit n'eft qu'un fonge. Elle n'eft pas fortie de ce fallon depuis hier, & elle n'a pas celfé de dormir toute la nuit jufqu'a préfent. La confiance avec laquelle cette dame affuroit è Abou HafTan, que tout ce qu'elle Jui difoit étoit véritable, & qu'il n'étoit point forti du fallon depuis qu'il y étoit entré , le mit encore une fois dans un état è ne favoir que croire de ce qu'il étoit & de ce qu'il voyoit. II demeura un e$ace de tems abïmé dans fes penfées. O ciel, difoit-il en lui-même, fuis-je Abou Haffan ? fuis-je commandeur des croyans^  tlöntes Arabes. 26$ Bleu tout-puiffant, éclairez mon entendement: faites-moi connoitre la vérité, afin que je fache a quoi m'en tenir. II découvrit enfuite fes épaules encore toutes livides de coups qu'il avois recus ; & en les montrant aux dames : Voyez, leur dit-il , & jugez fi de pareilles blefiïires peuVent venir en fonge ou en dormant. A mon égard je puis vous affürer qu'elles ont été très-réelles, & la douleur que j'en reffens encore, m'en eft un sur garant, qui ne me permet pas d'en douter. Si cela néanmoins m'eft arrivé en dormant , c'eft la chofe dü monde la plus extraordinaire & la plus étonnante, & je vous avoue qu'elle me paffe. Dans 1'incertitude oü étoit Abou HafTan de £bn état, il appela un des officiers du calife , qui étoit prés de lui : Approchez-vous , ditil , & mordez-moi le bout de 1'oreille, que je juge fi je dors ou fi je veille. L'officier s'approcha, lui prit le bout de 1'oreille entre les dents, & le ferra fi fort qu'Abou Haffan fit un cri effroyable. A ce eri tous les inftrumens de mufique jouèrent en même-tems, & les dames & les officiers fe mirent a danfer, a chanter & a fauter autour d'Abou Haffan avec un fi grand bruit, qu'il entra dans un efpèce d'enthoufiafme qui lui fit faire mille folies. U fe mit a chanter  27° Les mille et une Nuits, comme les autres. II déchira le bel habit &è calife dont on favoit revêtu. U jeta par terre le bonnet qu'il avoit fur la tête; & nud en cfiemife & en calegon, il fe leva brufquement, & fe jeta entre deux dames qu'il prit par Ia main, & fe mit a danfer & a fauter avec tant d'aétion, de mouvement & de contorfions bouffonnes & divertifTantes, que le calife ne put plus fe contenir dans 1'endroit oü il e'toit. La plaifanterie fubite d'Abou HafTan le fit rire avec tant d'éclat, qu'il fe laiffa aller a la renverfe, & fe fit entendre pardeffus tout le bruit des inftrumens de mufique & des tambours de bafque. II fut fi long-tems fans pouvoir fe retenir, que peu s'en fallut qu'il ne s'en trouvat incommode'. Enfin il fe releva, & il ouvrit la jaloufie. Alors en avancant la tête & en riant toujours : Abou HafTan, Abou HafTan , s'e'cria-t-il , veux-tu donc me faire mourir a force de rire? A la voix du calife, tout le monde fe tut, & le bruit ceffa. Abou HafTan s'arrêta comme les autres, & tourna la tête du cóté qu'elle s'e'toit fait entendre. II reconnut le calife, & en même-tems le marchand de MoufToul. II ne fe de'concerta pas pour cela; au contraire , il comprit dans ce moment qu'il étoit bien éveillé, & que tout ce qui lui étoit arrivé étoit  Contes Arabes. sqi très-réel, & non pas un fonge. II entra dans la plaifanterie & dans 1'intention du calife : Ha ha, s'écria-t-il en le regardant avec affurance, vous voila donc, marchand de Mouïfoul! quoi, vous vous plaignez que je vous fais mourir, vous qui étes caufe des mauvais traitemens que j'ai faits a ma mère, & de ceux que j'ai regus pendant un fi long tems a 1'höpital des fous : vous qui avez fi fort maltraité 1'iman de la mofquée de mon quartier, & les quatre fcheikhs mes voifins; car ce n'eft pas moi, je m'en lave les mains : vous qui m'avez caufé tant de peines d'efprit & tant de traverfes. Enfin n'eft-ce pas vous qui êtes 1'aggreffeur , & ne fuis - je pas Poffenfé? Tu as raifon , Abou Halfan , répondit Ie calife en continuant de rire; mais pour te confoler & pour te dédommager de toutes tes peines , je fuis prêt , & j'en prends dieu a témoin , de te faire a ton choix telle réparation que tu voudras m'impofer. En achevant ces paroles , le calife defcendit du cabinet, entra dans le fallon. II fe fit apporter un de fes plus beaux habits , & commanda aux dames de faire la fonétion des officiers de la chambre , & d'en revétir Abou Haffan. Quand elles 1'eurent habiilé : Tu es mon frère, lui dit le calife en 1'embraffant ;  272 Les mille et une Nuits", demande-moi tout ce qui te peut faire plaifif j je te 1'accorderai. Commandeur des croyans , reprit Abou Haffan , je fupplie votre majefté de me faire la grace de m'apprendre ce qu'elle a fait pour me démonter ainfi le cerveau , & quel a été fon deffein ; cela m'importe préfentement plus que toute autre chofe, pour remettre entièrement mon efprit dans fon afïiette ordinaire. Le calife voulut bien donner cette fatisfaction a Abou Haffan : Tu dois favoir premièrement , lui dit-il, que je me déguifé afTez fouvent, & particulièrement la nuit , pour connoitre par moi-même fi tout eft dans 1'ordre dans Ia ville de Bagdad ; & comme je fuis bien aife de favoir auffi ce qui fe paffe aux environs , je me fuis fixé un jour , qui eft le premier de chaque mois , pour faire un grand tour au-dehors, tantöt d'un cóté, tantöt de 1'autre, & je reviens toujours par le pont. Je revenois de faire ce tour, le foir que tu m'invitas a fouper chez toi. Dans notre entretien tu me marquas que la feule chofe que tu defirois, c'étoit d'être calife & commandeur des croyans 1'efpace de vingt - quatre heures feulement , pour mettre a la raifon 1'iman de la mofquée de ton quartier , & les quatre fcheikhs fes confeillers. Ton deiïr me parut trés- propre  Contes Arabes. 273' propre pour m'en donner un fujet de divertiffement ; & dans cette vue j'imaginai fur le champ le moyen de te procurer la fatisfaction que tu défirois. J'avois fur moi de la poudre qui fait dormir du moment qu'on 1'a prife , a ne pouvoir fe réveiller qu'au bout d'un certain tems. Sans que tu t'en appercuffes , j'en jetai une dofe dans la dernière taffe que je te préfentai, & tu bus. Le fommeil te prit dans le moment , & je te fis enlever & emporter a mon palais par mon efclave , après avoir laiffé la porte de ta chambre ouverte en fortant. II n'eft pas néceffaire de te dire ce qui t'arriva dans mon palais a ton réveil & pendant la journée jufqu'au foir, oü après avoir été bien régalé par mon ordre , une de mes efclaves qui te fervoit, jeta une autre dofe de la même poudre dans le dernier verre qu'elle te préfenta, & que tu bus. Le grand affoupiffement te prit auffitót, & je te fis reporter chez toi par le même efclave qui t'avoit apporté , avec ordre de laiffer encore la porte de ta chambre ouverte en fortant. Tu m'as raconté toi-même tout ce qui t'eft arrivé le lendemain & les jours fuivans. Je ne m'étois pa* imaginé que tu duffes foujfrir autant que tu as fouffert en cette occafion; mais, comme je m'y fuis déja engagé envers toi, je ferai toutes chofes pour Tome X, ^ S  274 Les mille et une Nuits, te confoler & te donner lieu d'oublier tous tes maux. Vois donc ce que je puis faire pour te faire plaifir, & demande-moi hardiment ce que tu fouliaites. Commandeur des croyans , reprit Abou Haffan , quelque grands que foient les maux que j'ai foufferts , ils font effacés de ma mémoire , du moment que j'apprends qu'ils me font venus de la part de mon fouverain feigneur & maïtre. A Pégard de la générofité dont votre majefté s'offre de me faire fentir les effets avec tant de bonté, je ne doute nullement de fa parole irrévocable ; mais comme Fintérêt n'a jamais eu d'empire fur moi, puifqu'elle me donne cette liberté , la grace que j'ofe lui demander, c'eft de me donner affez d'accès prés de fa perfonne , pour avoir le bonheur d'étre toute ma vie 1'admirateur de fa grandeur. Ce dernier témoignage de defintéreffement d'Abou Haffan acheva de lui mériter toute 1'eftime du calife. Je te fais bon gré de ta demande, lui dit le calife; je te 1'accorde, avec 1'entrée libre dans mon palais a toute heure , en quelqu'endroit que je me trouve. En mêmetems il lui affigna un logement dans le palais. A 1'égard de fes appointemens, il lui dit qu'il ne vouloit pas qu'il eüt affaire a fes tréforiers,  Co n tes Arabes. i-t^ fnaïs a fa perfonne même ; & fur le champ il lui fit donner par fon tréforier particulier une bourfe de mille pièces d'or. Abou Haffan fit de profonds remercimens au calife, qui le quitta pour aller tenir confeil felon la coutume. Abou Haffan prit ce tems-la pour aller au plutót informer fa mère de tout ce qui fe pafföit , & lui apprendre fa bonne fortune. II lui fit connoitre que tout ce qui lui étoit arrivé n'étoit point un fonge ; qu'il avoit été calife, & qu'il en avoit réellement fait les fonclions pendant un jour entier , & reen véritablement les honneurs ; qu'elle ne devoit pas douter de ce qu'il lui difoit, puifqu'il en avoit eu la confirmation de la propre bouche du calife même. La nouvelle de fhiftoire d'Abou Haffan ne tarda guère a fe répandre dans toute la ville de Bagdad ; elle paffa même dans les provinces voifines , & dela dans les plus- éloignées, avec les circonftances toutes fingulières & divertiffantes dont elle avoit été accompagnée. La* nouvelle faveur d'Abou Haffan le rendoit extrêmement afiidu auprès du calife. Comme il étoit naturellement de bonne humeur , & qu'il faifoit naïtre la joie par-tout oü il fe trouvoit , par fes bons mots & par fes plaifanteries, le calife ne pouvoit guère fe paffer de lui, Sc il ne faifoit aucune partie de diver- S ij  ir]6 Les mille et une Nuits, tiffement fans 1'y appeler; il le menoit même quelquefois chez Zobéïde fon époufe, a qui il avoit raconté fon hiftoire, qui l'avoit extrêmement divertie. Zobéïde le goütoit affez ; mais elle remarqua que toutes les fois qu'il accompagnoit le calife chez elle , il avoit toujours les yeux fur une de fes efclaves appelée Nouzhatoul-Aouadat (i) ; c'eft pourquoi elle réfolut d'en avertir le calife : Commandeur des croyans , dit un jour la princeffe au calife , vous ne remarquez peut-être pas comme moi, que toutes les fois qu'Abou Haffan vous accompagne ici, il ne ceffe d'avoir les yeux fur Nouzhatoul-Aouadat , & qu'il ne manque jamais de la faire rougir. Vous ne doutez point que ce ne foit une marqué certaine qu'elle ne le hait pas. C'eft pourquoi , fi vous m'en croyez ,-nous ferons un manage de 1'un & de 1'autre. : Madame , reprit le calife , vous me faites fouvenir d'une chofe que je devrois avoir déja faite. Je fais le gout d'Abou Haffan fur le mariage, par lui-même , & je lui avois toujours promis de lui donner une femme, dont il auroit tout fujet d'être content. Je fuis bien aife (i) C'efi-a- d{re, diyertiffonent qui rapgelie, ou crui feit revenir.  Contes Arabes. 277 que vous m'en ayez parlé, & je ne fais comment la chofe m'étoit échappée de la mémoire. Mais il vaut mieux qu'Abou Haffan ait fuivi fon inclination , par le choix qu'il a fait luimême. D'ailleurs, puifque Nouzhatoul-Aouadat ne s'en éloigne pas , nous ne devons point héfiter fur ce mariage. Les voila 1'un & 1'autre, ils n'ont qu'a déclarer s'ils y confentent. Abou Haffan fe jeta aux piés du calife & de Zobéïde, pour leur marquer combien il étoit fenfible aux bontés qu'ils avoient pour lui: Je ne puis , dit-il en fe relevant, recevoir une époufe de meilleures mains ; mais je n'ofe efpérer que Nouzhatoul-Aouadat veuille me donner la fienne, d'auifi bon cceur que je fuis prêt de lui donner la mienne. En achevant ces paroles , il regaida l'efclave de la princeffe , qui témoigna affez de fon cóté par fon filence refpedueux, & par la rougeur qui rui montoit au vifage, qu'elle étoit toute difpofée a fuivre la volonté du calife , & de Zobéide fa maïtreffe. Le mariage fe fit , & les noces furent céle< brées dans le palais avec de grandes réjouiffances , qui durèrent plufieurs jours. Zobéide fe fit un point d'honneur de faire de riches préfens a fon efclave, pour faire plaifir au calife ; & le calife de fon cóté en confidératioa S fij  2jZ LES MILLE ET UNE NuiTS, de Zobéïde , en ufa de même envers Abou HafTan. La mariée fut conduite au logement que le calife avoit afligné a Abou HafTan fon mari qui 1'attendoit avec impatience. II la recut au bruit de tous les inftrumens de mufique , & des chceurs de muficiens & de muficiennes du palais , -qui faifoient retentir l'air du concert de leurs voix & de leurs inftrumens. ^Plufieurs jours fe pafsèrent en fêtes & en réjouiffances accoutumées dans ces fortes d'occafions , après lefquels on laiffa les nouveaux maries jouir paifiblement de leurs amours* Abou HafTan & fa nouvelle époufe' étoient charmés 1'un de 1'autre. Ils vivoient dans une union fi parfaite , que hors le tems qu'ils employoient a faire leur cour, 1'un au calife , & 1'autre a la princefTe Zobéïde, ils étoient toujours enfemble , & ne fe quittoient point. II eft vrai que Nouzhatoul-Aouadat avoit toutes les qualités d\me femme capable de donner de 1'amour & de 1'attachement a Abou Haffan , puifqu'elle étoit felon les fouhaits fur lefquels' il s'étoit expliqué au calife ; c'eft-a-dire , en état de hii tenir tête a table. Avec ces difpo£tions, ils ne pouvoient manquer de paffer enfemble leur tems très-agréablement. Aufli leur table étoit-elle toujours mife, couverte a cha-  Contes Arabes. 279 que repas des mets les plus délicats & les plus frians , qu'un traiteur avoit foin de leur apprêter & de leur fournir. Le buffet étoit toujours chargé de vin le plus exquis , & difpofé de manière qu'il étoit a la portée de 1'un & de 1'autre lorfqu'ils étoient a table. La ils jouiffoient d'un agréable tête-a-tête, & s'entretenoient de mille plaifanteries qui leur faifoient faire des éclats de rire , plus ou moins grands , felon qu'ils avoient mi eux ou moins bien rencontré a dire quelque chofe capable de les réjouir. Le repas du foir étoit particulièrement confacré a la joie. Ils ne s'y faifoient fervir que des fruits excellens, des gateaux &: des patés d'amandes ; & a chaque coup de vin qu'ils buvoient, ils s'excitoient 1'un & 1'autre par quelques chanfons nouvelles, qui fort fouvent étoient des impromptus faits a propos fur le fujet dont ils s'entretenoient. Ces chanfons étoient aufli quelquefois accompagnées d'un luth , ou de quelqu'autre inftrument dont ils favoient toucher 1'un & 1'autre. Abou Haffan & Nouzhatoul- Aouadat pafsèrent ainfi un affez long efpace de tems a faire bonne chere & a fe bien divertir. Ils ne s'étoient jamais mis en peine de leur dépenfe de bouche ; & le traiteur qu'ils avoient choifi pour cela , avoit fait toutes les avances, U S iv  ü8o Les miele et une Nuits, étoit jufte qu'il recüt quelque argent, c'eft pourquoi il leur préfenta le mémoire de ce qu'il avoit avancé. La fomme fe trouva trèsforte. On y ajouta celle a quoi pouvoit monter la dépenfe déja faite en habits de noces des plus riches étoffes pour 1'un & pour 1'autre , & en joyaux de très-grand prix pour la mariée; & la fomme fe trouva fi exceffive , qu'ils s'appercurent, mais trop tard , que de tout 1'argent qu'ils avoient regu des bienfaits du calife & de Ia princeffe Zobéïde , en confidération de leur mariage , il ne leur reftoit précifément que ce qu'il falloit pour y fatisfaire. Cela leur fit faire de grandes réflexions fur le paffe', qui ne remédioient point au mal préfent. Abou Haffan fut d'avis de payer le traiteur, & fa femme y confentit. Ils le firent venir & lui payèrent tout ce qu'ils lui devoient, fans rien témoigner de 1'embarras oü ils alloient fe trouver lïtöt qu'ils auroient fait ce payement. Le traiteur fe retira fort content d'avoir été payé en belles pièces d'or a fleur de coin: on n'en voyoit pas d'autres dans le palais du calife. Abou Haffan & Nouzhatoul-Aouadat ne le furent guère d'avoir vu le fond de leur bourfe. Ils demeurèrent dans un grand filence, les yeux baifles, & fort embaraffés de letat oü ils fe voyoient réduits dès la première année de leur mariage.  Contes Arabes. 28 i Abou HafTan fe fouvenoit bien que le calife en le recevant dans fon palais , lui avoit promis de nele laiffer manquer de rien. Mais quand 11 confidéroit qu'il avoit prodigué en fi peu de tems les largeffes de fa main libérale , outre qu'il n'étoit pas d'humeur a demander , il ne vouloit p'as aufli s'expofer a la honte de déclarer au calife le mauvais ufage qu'il en avoit fait , & le befoin oü il étoit d'en recevoir de nouvelles. D'ailleurs , il avoit abandonné fon bien de patrimoine a fa mère , fitót que le calife l'avoit retenu prés de fa perfonne , & il étoit fort éloigné de recourir a la bourfe de fa mère , a qui il auroit fait connoitre par ce procédé , qu'il étoit retombé dans le même défordre qu'après la mort de fon père. De fon cóté , Nouzhatoul-Aouadat, qui regardoit les libéralités de Zobéïde, & la liberté qu'elle lui avoit accordée en la mariant, comme une récompenfe plus que fuffifante de fes fervices & de fon attachement, ne croyoit pas être en droit de lui rien demander davantage. Abou Haffan rompit enfin le filence ; & en regardant Nouzhatoul- Aouadat avec un vifage ouvert : Je vois bien , lui dit-il , que vous êtes dans le même embarras que moi, & que vous cherchez quel parti nous devons prendre dans une aufli. ficheufe conjonclure que  2&2 Les mille et une Nuits, celk-ci , oü 1'argent vient de nous m'anquer tout-a-coup, fans que nous 1'ayons prévu. Je «e fais queI peut être votre fentiment ; pour moi quoi qu> j puifle arr.verj avisp pas de retrancher notre dépenfe ordinaire de la moindre chofe, &je crois que de votre cotevousne m'en dédirez pas. Le point eft la ZTl' T6" d'V f°Urnir' fans -oir la baiTefle d'en demander , oi moi au calife m vous a Zobéïde, & je crois 1'avoir trouvé' Maïs pour cela, il faut que nous nou$ a;d lun 1 autre. Ce difcours d'Abou Haffan plut beaucoup a Nouzhatoul-Aouadat, * lui donna quelq e efperance. Je n'étois pas moins occupée qu vous de cette penfée , lui dit-elle, & fi_ je ne m'en expliquois pas, c'eft que je n'y voy0lS aucun remède. Je vous avoue que 1 ouverture que vous venez de me faire, me tait le plus grand plaifir du monde. Mais puifque vous avez trouvé le moyen que vous öites, & que mon fecours vous eft néceffaire pour y réuffir, vous n,ave2 qu>a me d.re ^ quil faut que je faffe , & vous verre2 qug . my employerai de mon mieux. Je m'attendois bien , reprit Abou Haffan que vous ne me manqueriez pas dans cette affaire, qui vous touche autant que moi. Voici  Contes Arabes. 283 donc le moyen que j'ai imaginé pour faire en forte que 1'argent ne nous manque pas dans le befoin que nous en avons , au moins pour quelque tems. II confifte dans une petite tromperie que nous ferons, moi au calife , & vous a Zobéïde , & qui, je m'affure , les divertira & ne nous fera pas infruétueufe. Je vais vous dire quelle eft la trbmperie que j'entends : c'eft que nous mourions tous deux. Que nous mourions tous deux , interrompit Nouzhatoul-Aouadat ! mourez fi vous voulez tout feul; pour moi , je ne fuis pas laffe de vivre, & je ne prétends pas , ne vous en déplaife , mourir encore fitót. Si vous n'avez pas d'autre moyen a me propofer que celuila , vous pouvez 1'exécuter vous-même, car ja vous affure que je ne m'en mêlerai point. Vous êtes femme, repartit Abou Haffan , je veux dire d'une vivacité & d'une promptitude furprenante ; a peine me donnez-vous le tems de m'expliquer. Ecoutez-moi donc un moment avec patience , & vous ven ez après cela que vous voudrez bien mourir de la même mort dont je prétends mourir moi-même. Vous jugei bien que je n'entends pas parler d'une mort véritable , mais d'une mort feinte. Ah , bon pour cela , interrompit encore Nouzhatoul-Aouadat ! dès qu'il ne s'agira que  284 Les «ilèe-ït une Nuits mort febte, je fuis è vous. VcJspou, vezco mpterfur moi, vous fcres témoin du' >ele avec lequel Je vous feconderai a mourir de cette mamere jcar, pour vous le dire fran- joir arU"6 répUgmnCe inv[»dbl* * vou- 01-inounrfitót, de la manière que je 1'entendois tantót. ' Abou w ï ' V0US fereZ fatIsfaIte ' contI<™ Abou Halfan ;volci comme je 1'entends, pour e mort. Auffitót vous prendrez un linceul , & vous m'enfevelirez, comme fi je 1'étois ef' du cAt/^ 1 at g * JeS Ples tournés dn cote de la Mecque, tout prêt a être porté d foor k fe'PUW- tout fera'ainfi la t ';°USfereZ kS Cris& verferez le Ws ordinaires en de pareiiles occafions, en oechirant vos kak;^ o ' cheveux „ / ' & V°US arrachant J" cheveux, ou du moins en feignant de vous les -acher,&vous ire2 ^ £ £ cheveux epars vous préfenter a Zobéïde. La pnnceffievoudra favoir le fujet de vos larmet & des que vous 1'en aurez informée par vos paroles entrecoupées de fanglots, elle ne manquera pas de vous plaindre, & de vous faire Prelent de queJque fonwie d,argent pour ^  contes AkABES. 2^ a faire les frais de mes funérailles , & d'une pièce de brocard pour me fervir de drap mortuaire , afin de rendre mon enterrement plus magnifique , & pour vous faire un habit a la place de celui qu'elle verra déchire'. Auffitót que vous ferez de retour avec eet argent & cette pièce de brocard, je me leverai du milieu de la chambre , & vous vous mettrez a ma place. Vous ferez la morte ; & après vous avoir enfevelie, j'irai de mon cóté faire auprès du calife le même perfonnage que vous aurez fait chez Zobéïde. Et j'ofe me promettre que le calife ne fera pas 'moins libéral a mon égard, que Zobéïde faura été envers vous. Quand Abou Haffan eut achevé d'expliquer fa penfée fur ce qu'il avoit projeté ; Je crois que la tromperie fera fort divertiffante , reprit auffitót Nouzhatoul-Aouadat, & je ferai fort trompée fi le calife & Zobéïde ne nous en favent bon gré. II s'agit préfentement de la bien conduire : a mon égard vous pouvez me laiffer faire , je m'acquitterai de mon róle , pour le moins, aufli-bien que je m'attends que vous vous acquitterez du votre, & avec d'autant plus de zèle & d'attention , que j'appercois comme vous le grand avantage que nous en devons remporter. Ne perdons point de tems. Pendant que je prendrai un linceul, met-  ^ les mi"* ** une Nuits tez-vous en chprm'f% 9- . °rf,ue ,• t01s au fovice Je ^ « «ou„,,)aroistonjourslacommMon dej^ velopZ 7 ' Cr°' " ^ ' & fe ~Porter p„ur fa, enKn,, & ftm ^ vrfage UM moulreli„e des |us fon turban pardeflls , de manié* av™ l ^roa ,ibre-E,ie 6 ^ avec de ^ femWam de f« te ™cW rr;eSluLi^t:xr leur. Ln eet eqwpage elle fortit , & trav.rfa -r fort fpaeieufe, pour fer;ndre^p! parement de la princeffe Zobéïde " Nouzhatoul-Aouadat faifoit des cris li percans,que Zobéïde les entendit de fon appar-  ContesArabzs. 287 • tement. Elle commanda a fes femmes efclaves qui étoient alors auprès d'elle, de voir d'oü pouvoient venir ces plaintes & ces cris quelle entendoit. Elles coururent vïte aux jaloufies, & revinrent avertir Zobéïde que c'étoit Nouzhatoul-Aouadat qui s'avancoit toute éplorée. Auffitót la princeffe impatiente de favoir ce qui lui étoit arrivé, fe leva, & alla au-devant d'elle jufqu'a la porte de fon antichambre. Nouzhatoul-Aouadat joua ici fon róle en perfection. Dès qu'elle eut appercu Zobéïde, qui tenoit elle-même la portière de fon antichambre entr'ouverte , & qui 1'attendoït, elle redoubla fes cris en s'avancant , s'arracha les cheveux a pleines mains, fe frappa les joues & la poitrine plus fortement, & fe jeta z fes piés , en les baignant de fes larmes. Zobéïde étonnée de voir fon efclave dans une afflidtion fi extraordinaire, lui demanda ce qu'elle avoit, & quelle difgrace lui étoit arrivée. Au lieu de répondre, la fauffe afHigée continua fes fanglots quelque tems , en feignant de fe faire violence pour les retenir. Eléfas ! ma très-honorée dame & maïtreffe, s'écria-t-elle enfin avec des paroles entrecoupées de fanglots, quel malheur plus grand & plus funefte pouvoit-il m'arriver, que celui qui m'oblige de  a8S Les mille et une Nuits, venir me jeter aux piés de votre majefté, dans ■ Ia difgrace extreme oü je fuis réduite ! que dieu prolonge vos jours dans une fanté parfaite, ma trés - refpedtable princeffe , & vous donne de longues & heureufes années ! Abou Haffan, le pauvre Abou Haffan , que vous avez honoré de vos bontés , & que vous m'aViez donné pour époux, avec le commandeur des croyans , ne vit plus. En achevant ces dernières paroles, Nouzhatoul-Aouadat redoubla fes larmes & fes fanglots, & fe jeta encore aux piés de la princeffe. Zobéïde fut extrémement furprife de cette nouvelle. Abou HafTan eft mort, s'écria-t-elle , eet homme fi plein de fanté , fi agréable & fi divertiffant : en vérité, je ne m'attendois pas d'apprendre fitöt la mort d'un homme comme celui-la, qui promettoit une plus longue vie, & qui la méritoit fi bien. Elle ne put s'empécher d'en marquer fa douleur par fes larmes. Ses femmes efclaves qui 1'accompagnoient, & qui avoient eu plufieurs fois leur part des plaifanteries d'Abou Haffan, quand il étoit admis aux entretiens familiers de Zobéïde & du calife, témoignèrent auffi par leurs pleurs, leurs regrets de fa perte, & la part qu'elles y prenoient. • Zobéïde, fes femmes efclaves & NouzhatoulAouadat  Contes Arabes". 280; Aouadat demeurèrent un tems confidérable le rnouchoir devant les yeux, k pleurer & k jeter des foupirs de cette prctendue mort. Enfin la princefle Zobéide rompit le filence : Méchante, s'écria-t-elle, en s'adreffant a la fautfe veuve, c'eft peut-être toi qui es caufe de fa mort. Tu lui auras donné tant de chagrins par ton humeur facheufe, qu'enfin tu feras venue k bout de le mettre au tombeau. Nouzhatoul-Aouadat témoigRa recevoir une grande mortification du reproche que Zobéïde lui faifoit : Ah ! madame, s'écria-t-elle, je ne crois pas avoir jamais donné k votre majefté pendant tout le tems que j'ai eu le bonheur d'être fon efclave , le moindre fujet d'avoir une opinion fi défavantageufe de ma conduite envers un époux quï m'a été fi cher. Je m'eftimerois la plus malheureufe de toutes les femmes , fi vous en étiez perfuadée. J'ai chérï Abou Haflan , comme une femme doit chérir un mari qu'elle aime paflionnément; & je puis dire fans vanlté que j'ai eu toute la tendreffe qu'il méiïtoit que j'euife pour lui, par toutes les complaifances raifonnables qu'il avoit pour moi, & qui méritoient un témoignage qu'il ne m'aimoit pas moins tendrement. Je fuis perfuadée qu'il me juftifieroit pleinement la-deflus dans 1'efprit de votre majefté, s'il étoit encore Tomé X. T  öpo Les mille et une Nuits, au monde. Mais , madame , ajouta-t-elle en renouvellant fes larmes, fon heure étoit venue, ■& c'eft la caufe unique de fa mort. Zobéïde en effet avoit toujours remarqué dans fon efclave une méme égalité d'humeur, une douceur qui ne fe démentoit jamais, une grande docilité, & un zèle en tout ce qu'elle faifoit pour fon fervice, qui marquoit qu'elle faifoit plutöt par inclination que par devoir. Ainfi elle n'héfita point a 1'en croire fur fa parole, & elle commanda a fa tréforière d'aller prendre dans fon tréfor une bourfe de cent pièces de monnoie d'or, & une pièce de brocard. La tréforière revint bientót avec la bourfe & la pièce de brocard, qu'elle mit par ordre de Zobéïde entre les mains de NouzhatoulAouadat. En recevant ce beau préfent, elle fe jeta aux piés de la princeffe, & lui en fit fes très-humbles remercïmens, avec une grande fatisfaction dans 1'ame d'avoir bien réuffi. Va, lui dit Zobéïde, fais fervir la pièce de brocard de drap mortuaire fur la bière de ton mari, & emploie 1'argent a lui faire des funérailles honorables & dignes de lui. Après cela, modère les tranfports de ton affliftion; j'aurai foin de toi. Nouzhatoul-Aouadat ne fut pas plutót hors de la préfence de Zobéïde, qu'elle effuya fes  Co nt es Arabes. zot larmes avec une grande joie , & retourna au plutöt rendre compte a Abou HafTan du bon fuccès de fon röle. En rentrant, Nouzhatoul-Aouadat fit un grand éclat de rire, en retrouvant Abou Haffan au" même état qu'elle favoit laiflé , c'eft-a-dire , enfeveli au milieu de la chambre. Levez-vous, lui dit-elle toujours en riant, & venez voir le •fruit de la tromperie que j'ai faite a Zobéïde. Nous ne mourrons pas encore de faim aujourd'hui. Abou HafTan fe leva promptement , & fe réjouit fort avec fa femme, en voyant la bourfe & la pièce de brocard. Nouzhatoul-Aouadat étoit fi aife d'avoir fi bien réuffi dans la tromperie qu'elle venoit de faire a la princeffe, qu'elle ne pouvoit contenir fa joie, Ce n'eft pas affèz, dit - elle a fon mari en riant : je veux faire la morte a mon tour, & voir fi vous ferez affez habile pour en tirer autant du calife que j'ai fait de Zobéïde. Voila juftement ie génie des femmes, reprit Abou HafTan ; on a bien raifon de dire, qu'elles ont toujours la vanité de croire qu'elles font plus que les hommes, quoique le plus fouvent elles ne faffent rien de bien que par leur confeil. II feroit beau voir que je n'en fiffe pas Tij  Spa Les mille et une Nuits, au moins autant que vous auprès du calife^ moi qui fuis 1'inventeur de Ia fourberie. Mais ne perdons pas le tems en difcours inutiles : faites la morte comme moi, & vous verrez fi je n'aurai pas le même fuccès. Abou Haffan enfevelit fa femme, la mit au meme endroit qu'il e'toit, lui tourna les piés du cóté de la Mecque, & fortit de fa chambre tout en défordre, le turban mal accommodé , comme un homme qui eft dans une grande afHiction. En eet état , il alla chez le calife qui tenoit alors un confeil particulier avec le grandvifir Giafar, & d'autres vifirs en qui il avoit le plus de confiance. II fe préfenta a la porte; & 1'huiffier qui favoit qu'il avoit les entrées libres, lui ouvrit. II entra le mouchoir d'une main devant les yeux, pour cacher les larmes feintes qu'il laiffoit couler en abondance, en fe frappant la poitrine de 1'autre a grands coups, avec des exclamations qui exprimoient 1'excès d'une grande douleur. Le calife, qui étoit accoutumé a voir Abou Haffan avec un vifage toujours gai , & qui n'infpiroit que la joie, fut fort furpris de le voir paroitre devant lui en un fi trifte état. II interrompit 1'attention qu'il donnoit a 1'affaire dont on parloit dans fon confeil, pour lui de, mander la caufe de fa douleur.  'Cont es 'Ar abes. 5q£ Commandeur des croyans , répondit Abou HafTan avec des fanglots & des foupirs réitérés , il ne pouvoit m'arriver un plus grand malheur, que celui qui fait le fujet de mon affliótion. Que dieu laifTe vivre votre majefté fur le tröne qu'elle remplit fi glorieufement : Nouzhatoul-Aouadat qu'elle m'avoit donnée en mariage par fa bonté, pour paffer le refte de mes jours avec elle hélas ! A cette exclamation, Abou Haffan fit fernblant d'avoir le cceur fi preffé , qu'il n'en dit pas davantage, & fondit en larmes. Le calife qui comprit qu'Abou Haffan venoit lui annoncer la mort de fa femme , en parut extrêmement touché : Dieu lui faffe miféricorde, dit-il d'un air qui marquoit combien il la regrettoit ; c'étoit une bonne efclave, & nous te 1'avions donnée Zobéïde & moi, dans Tintention de te faire plaifir; elle méritoit de vivre plus long-tems. Alors les larmes lui coulèrent des yeux, & il fut obligé de prendre fon mouchoir pour les effuyer. La douleur d'Abou Haffan, & les larmes du calife attirèrent celles du grand - vifir- Giafar y & des autres vifirs. Ils pleurèrent tous la mort de Nouzhatoul - Aouadat, qui, de fon cóté ,. étoit dans une grande impatience d'apprendre comment Abou Haffan auroit réuffi. Tiij  204 Les aüllê et une Nuits, ' Le calife eut la même penfée du mari aue Zobéïde avoit eue de Ia femme, & il s'imagins qu'il étoit peut-être la caufe de fa mort. Malheureux, lui dit-il d'un ton d'indignation, n'eft. ce pas toi qui as fait mourir ta femme par tes mauvais traitemens ? ah ! je n'en fais aucun doute; tu devois au moins avoir quelque confmération pour la princeiTe Zobéïde , mon epoufe, qui 1'aimoit plus que fes autres efclaves , & qUi a bien voulu s'en priver pour te labandonner. Voila une belle marqué de ta reconnoiifance. Commandeur des croyans, répondit Abou Hafian en faifant femblant de pleurer plus amèrement qu'auparavant , votre majefté peut-elle avoir un feul moment la penfée qu'Abou Haffan, qu'elle a comblé de fes graces & de fes bienfaits, & a qui elle a fait des honneurs auxquels il n'eut jamais ofé afpirer , ait pu être capable d'une fi grande ingratitude ? j'aïmois Nouzhatoul-Aouadat, mon époufe, autant par tous ces endroits-la que par tant d'autres belles quahtés qu'elle avoit, & qui étoient caufe que j'ai toujours eu pour elle tout 1'attach-ment, toute la tendreffe & tout 1'amour qu'elle méntoit. Mais, feigneur, ajouta-t-il, elle devoit mourir, & dieu n'a pas voulu me laiffer jouir plus long-tems d'un bonheur que je tenois des .  Contes Arabes. sof bontés de votre majefté & de Zobéïde , fa chère époufe. Enfin, Abou Haffan fut diffimuler fi parfaitement fa douleur par toutes les marqués d'une véritable affliaion, que le calife, qui d'ailleurs n'avoit pas entendu dire qu'il eüt fait fort mauvais ménage avec fa femme, ajouta foi a tout ce qu'il lui dit, & ne douta plus de la fincerité de fes paroles. Le tréforier du palais étoit préfent, & le calife lui commanda d'aller au tréfor, & de donner è Abou Haffan une bourfe de cent pièces de monnoie d'or , avec une belle pièce de brocard. Abou Haffan fe jeta auffitót aux piés du calife pour lui marquer fa reconnoiffance, & le remercier de fon préfent. Suis le tréforier, lui dit le calife, la pièce de brocard eft pour fervir de drap mortuaire a ta défunte , & 1'argent pour lui faire des obseques dignes d'elle. Je m'attends" bien que tu lui donneras ce dernier témoignage de ton amour. Abou Haffan ne répondit a ces paroles obhgeantes du calife, que par une profonde inclination, en fe retirant. II fuivit le tréforier ? & auffitót que la bourfe & la pièce de brocard lui eurent été mifes entre les mains il retourna chez lui très-content & bien fatisfait en lui-même d'avoir trouvé fi promptement & fi facilement de quoi fuppléer a ia néceflite ou Tiv  Sp<5 Les MrttE Ëf üinr fftfir*, fl/étok trouvé, & qui 1U; aVoit caufé? tant o mquietudes. Nouzktoul-Aouadat fatiguée d'avoir été S ong-tems dans une fi grande contrainte, n'at««dit pas qu'Abou HafTan lui dit de quitter Ia trifte fituation oü elle étoit. Auffitót qu'elle entert ouvrir la porte , elle coumt è lui , ËléTV ??*^'ta -life a-t-il été aufli facleafefiafTer tromper que Zobéide? Vous vovez, répondit Abou HafTan, (en p a1fan a„t &en Iui montrant ]& ^ bi n faire Faffllgé pom. h mort d,uPe femme qu fe porte ben, que vous la pleureufe pour celle dun man qui eft plein de vie Abou HafTan cependant fe doutoit bien que aes luites : c eft pourquoi il prévint fa femme autant qu'il put, fur tout C£ j roit en arriver afir, ^> • j tat fi • 3gir de co^ert, ajou- & Zobéide dans quelque forte d'embarras, Plus * Ur9nt;de P'aIfir * ^fin; & peut'_L nous en temoigneront-ils leur fatis.iion par qu ques nouvelles marqués de leur libéralité. Cette dermere confidération fut celle qui J„ encouragea plus qu'aucune autre | porter la fónte auffi lom qu'il leur feroit poffibfe.  Co nt es Arabes. 207 Quoiqu'il y eut encore beaucoup d'afFaires l régler dans le confeil qui fe tenoit, le calife néanmoins dans 1'impatience d'aller chez la princeffe Zobéïde lui faire fon compliment de condoléance fur la mort de fon efclave , fe leva peu de tems après le départ d'Abou Haffan, & remit le confeil a un autre jour. Le grandvifir Giafar & les autres vifirs prirent congé , & ils fe retirèrent. Dès qu'ils furent partis, le calife dit k Mefrour , chef des eunuques de fon palais , qui étoit prefque inféparable de fa perfonne , & qui d'ailleurs étoit de tous fes confeils : Suismoi , & viens prendre part comme moi a. la douleur de la princeffe, fur Ia mort de Nouzhatoul-Aouadat fon efclave. Ils allèrent enfemble a 1'appartement de Zobéïde : quand le calife fut 3 la porte, il entr'ouvrit la portière , & il appercut la princeffe affifé fur un fofa, fort affligée, & les yeux encore tout baignés de larmes. Le calife entra, & en avancant vers Zobéïde : Madame, lui dit-il , il n'eft pas néceffaire de vous dire combien je prens part a votre afïïiction, puifque vous n':gnorez pas que je ne fois pas aulfi fenfible a ce qui vous fait de la peine , que je le fuis a tout ce qui vous fait plaifir j mais nous fommes tous mortels, &  2p8 Les mille et une Nuits, nous devons rendre a dieu la vie qu'il nous a donnée-, quand il nous la demande. NouzhatoulAouadat votre efclave fidelle avoit véritablement des qualités qui lui ont fait menter votre eftime, & j'approuve fort que vous lui en donniez encore des marqués après fa mort. Confidérez cependant que vos regrets ne lui redonneront pas la vie ; ainfi , madame , fi vous voulez m'en croire, & fi vous m'aimez, vous vous confolerez de cette perte , & prendrez plus de foin d'une vie que vous favez m'étre très-précieufe & qUj feit tout le bonheur de la mienne. ^ Si la princeffe fut charmée des tendres fentimeris qui accompagnoient le compliment du calife, elle fut d'ailleurs très-étonnée d'apprendre la mort de Nouzhatoul-Aouadat, k quoi elle ne s'attendoit pas. Cette nouvelle la jeta dans une telle furprife, qu'elle demeura quelque tems fans pouvoir répondre : fon étonnement redoubloit d'entendre une nouvelle fi oppofée k celle qu'elle venoit d'apprendre, & lui ötoit la parole ; elle fe remit, & en la reprenant enfin : Commandeur des croyans, dit-elle d'un air & d'un ton qui marquoient encore fon étonnement, je fuis très-fenCble a tous les tendres fentimens que vous marquez avoir pour moi; mais permettez-moi.de vous dire que je  C o n t e s Arabes. 299 ne comprends rien h la nouvelle que vous m'apprenez de la mort de mon efclave : elle eft en parfaite fanté : dieu nous conferve vous & moi, feigneur , fi vous me voyez affligéë, c'eft de la mort d'Abou Haffan fon mari, votre favori, que j'eftimois autant par la confidération que vous aviez pour lui , que paree que vous avez eu la bonté de me le faire connoitre, & qu'il m'a quelquefois divertie affez agréablement. Mais , feigneur , 1'infenfibilité ou je vous vois de fa mort, & 1'oubli que vous en témoigntz en li peu de tems après les témoignages que vous m'avez donnés a moi-même du plaifir que vous aviez de l'avoir auprès de vous, m'étonnent & me furprennent. Et cette infenfibilité paroït davantage , par le change que vous me voulez donner , en m'annoncant la mort c3 mon efclave pour la fienne. Le calife qui croyoit être parfaitement bien informé de la mort de l'efclave, & qui avoit fujet de le croire , par ce qu'il avoit vu & entendu, fe mit a rire & a hauffer les épaules, d'entendre ainfi parler Zobéïde. Mefrour , dit-il, en fe tournant de fon cóté, lui adreifant la parole , que dis-tu du difcours de la princeffe? n'eft-il pas vrai que les dames ont quelquefois des abfences d'efprit, qu'on ne peut que difficilement pardonner? car enfin tu as vu  300 Les mille et une NuïTsg & entendu auffi-bien que moi. Et en fe retour^ nant du cóté de Zobéïde : Madame, lui dit-il, ne verfez plus de larmes pour la mort d'Abou" Haffan, il fe porte bien. Pleurez plutöt la mort de votre chère efclave : il n'y a qu'un moment que fon mari eft venu dans mon appartement tout en pleurs & dans une affliction qui m'a fait de la peine , m'annoncer la mort de fa femme. Je lui ai fait donner une bourfe de cent pièces d'or, avec une pièce de brocard, pour aider a le confoler & k faire les funérailles de la défunte. Mefrour que voila, a été temoin de tout, & il vous dira Ia même chofe. Ce difcours du calife ne parut pas k Ia princeffe un difcours férieux ; elle crut qu'il lui en vouloit faire accroire. Commandeur des croyans , reprit-elle , quoique ce foit votre coutume de railler , je vous dirai que ce n'eft pas ici 1'occafion de le faire. Ce que je vous dis , eft très-férieux. II ne s'agit plus de la mort de mon efclave, mais de la mort d'Abou Haffan , fon mari, dont je plains la fort, que vous devnez plaindre avec moi. Et moi , madame, repartit le calife en prenant fon plus grand férieux , je vous dis fans raillene que vous vous trompez. C'eft Nouzhatoul-Aouadat qui eft morte , & Abou Haffan eft vivant &c plein de fanté»  Contes Arabes. 301 Zobéïde fut pique'e de la repartie feche du calife. Commandeur des croyans , repliquat-elle d'un ton vif, dieu vous préferve de demeurer plus long-tems en cette erreur , vous me feriez croire que votre efprit ne feroit pas dans fon affiette ordinaire. Permettez- moi de vous répéter encore que c'eft Abou Haffan qui eft mort , & que Nouzhatoul-Aouadat , jnon efclave , veuve du défunt , eft pleine de vie. II n'y a pas plus d'une heure qu'elle eft fortie d'ici. Elle y étoit venue toute défolée , & dans un état qui feul auroit été capable de me tirer les larmes , quand même elle ne m'auroit point appris , au milieu de mille fanglots , le jufte fujet de fon affliction. Toutes mes femmes en ont pleuré avec moi , & elles peuvent vous en rendre un témoignage affuré. Elles vous diront auffi que je lui ai fait préfent d'une bourfe de cent pièces d'or & d'une pièce de brocard; & la douleur que vous avez remarquée fur mon vifage en entrant , étoit autant caufée par la mort de fon mari , que par la défolation oü je venois de la voir. J'allois même envoyer vous faire mon compliment de condoléance dans le moment que vous êtes entré. A ces paroles de Zobéïde : Voila, madame, une obftination bien étrange , s'ecria le calife  302 Les mille et une Nuits ) avec un grand éclat de rire ; & moi je' vous dis, continua-t-il en reprenant fon férieux , que ceft Nouzhatoul-Aouadat qui eft morte Non, vous dis-je, feigneur , reprit Zobéide 4 1 inöant, & aufli férieufement, c'eft Abou Haflan qui eft mort: vous ne me fere2 saccroir qui n eft pas. De colère le feu monta au vifage du calife,«saflit furie fofa affe* ,pin de ]a princefIe & en sadrefTant è Mefrour : Va voir tout-aheure.Iui dit-il, qui eft mon de ^ ou de I autre, & viens me dire incefiamment ce qui en eft Quoique je fois très-certain que c'eft Nouzhatoul-Aouadat qui eft morte, j'aime mieux neanmoins prendre cette voie que de mop.niatrer davantage fur une chofe qui m'eft parfaitement connue. Le calife n'avoit Pas achevé, que Mefrour étoit parti. Vous verre* , continua-t-il en adreflant Ia parole è Zobéïde , dans un moment , qui a raifon de vous ou de moi. Pour moi reprit Zobéïde, je fais bien que la raifon eft de mon cóté ; & vous verre, vous-meme que c'eft Abou Haflan qui eft mort, comme je 1'ai dit. Et moi, repartit le calife, je fuis fi certain que c'eft Nouzhatoul-Aouadat , que je fuis prés de gager contre vous ce que vous vou-  Contes Arabes. 305 drez, qu'elle n'eft plus au monde, & qu'Abou Haflan fe porte bien. Ne penfez pas le prendre par-la , répliqua Zobéïde ; j'accepte la gageure. Je fuis fi penfuadée de la mort d'Abou Haffan , que je gage volontiers ce que je puis avoir de plus cher contre ce que vous voudrez , de quelque peu de valeur qu'il foit. Vous n'ignorez pas ce que j'ai en ma difpofition , ni ce que j'aime le plus felon mon inclination ; vous n'avez qu'a choifir & a propofer , je m'y tiendrai , de quelque conféquence que la chofe foit pouc moi. Puifque cela eft ainfi , dit alors le calife, je gage donc mon jardin de délices, contre votre palais de peinture : 1'un vaut bien 1'autre. II ne s'agit pas de favoir , reprit Zobéïde , fi votre jardin vaut mieux que mon palais : nous n'en fommes pas la-defius. II s'agit que vous ayez choifi ce qu'il vous a plu de ce qui m'appartient, pour équivalent de ce que vous gagez de votre cóté : je m'y tiens, & la gageure eft arrêtée. Je ne ferai pas la première a. m'en dédire , j'en prends dieu a témoin. Le calife fit le même ferment ; & ils en demeurèrent la en attendant le retour de Mefrour. Pendant que le calife & Zobéïde conteftoient fi vivement & avec tant de chaleur fur  304. Les mule et une NüitsJ la mort d'Abou Haflan ou de Nouzhatoul-AouaV dat , Abou Haflan qui avoit pre'vu leur démclé fur ce fujet, e'toit fort attentif a tout ce qui pourroit en arriver. D'aufli loin qu'il appergut Mefrour au travers de la jaloufie contre laquelle il e'toit aflïs en s'entretenant avec fa femme , & qu'il eut remarque' qu'il venoit droit a leur logis , il comprit auffitót a quel deffein il étoit envoyé. II dit a fa femme de faire la morte encore une fois , comme ils en étoient cpnvenus , & de ne pas perdre de tems. En effet le tems prelfoit, & c'eft tout ce qu'Abou Haflan put faire avant 1'arrivée de Mefrour que d'enfevelir fa femme , & d'étendre fur elle la pièce de brocard que le calife lui avoit fait donner. Enfuite il ouvrit la porte de fon logis, & le vifage trifte & abattu, en tenant fon mouchoir devant les yeux, il s'affit k la tête de la prétendue défunte. A peine eut - il achevé , que Mefrour fe trouva dans fa chambre. Le fpeéracle funèbre qu'il appergut d'abord, lui donna une joie fecrète par rapport k 1'ordre dont le calife favoit chargé. Sitót qu'Abou Haflan 1'appercut, il s'avanca au-devant de lui ; & en lui baifant la main par refpeét : Seigneur, dit-il en foupirant & en gémüfant 9 vous me voyez dans la  C o n t e s Arabes, 50^ Sa plus grande affliction qui pouvoit jamais m'arriver par la mort de Nouzhatoul-Aouadat ma chere époufe , que vous honoriez de vos bontés. Mefrour fut attendri a ce difcours , & il ne lui fut pas poffible de refufer quelques larmes a la mémoire de la défunte. II leva un peu le drap mortuaire du cóté de la tête pour lui voir le vifage qui étoit a découvert ; & en le lailfant aller après l'avoir feulement entrevue : II n'y a pas d'autre dieu que dieu , dit-il avec un foupir profond; nous devons nous foumettre tous a fa volonté , & toute créature doit retourner a lui. Nouzhatoul-Aouadat ma bonne fceur , ajouta-t-il en foupirant, ton deftin a été de bien peu de durée : dieu te faffe miféricorde. II fe tourna enfuite du cóté d'Abou Haflan qui fondoit en larmes : Ce n'eft pas fans raifon , lui dit-il , que 1'on dit que les femmes font quelquefois dans des abfences d'efprit qu'on ne peut pardonner. Zobé'ide , toute ma bonne maïtreffe qu'elle eft, eft dans ce cas-la. Elle a voulu foutenir au calife, que c'étoit vous qui étiez mort , & non votre femme : & quelque chofe que le calife lui ait paru dire au contraire , pour la perfuader, en lui affurant même la chofe très-férieufement , il n'a jamais pu y réuflir, II m'a même pris k ,Tome X, V  30(5 Les mille et une Nuits,1 témoin pour lui rendre témoignage de cettè vérité , & la lui confirmer , puifque , comme vous le favez, j'étois préfent quand vous êtes venu lui apprendre cette nouvelle affligeante ; mais tout cela n'a fervi de rien. Ils en font même venus a" des obffinations 1'un contre 1'autre , qui n'auroient pas fini, fi le calife , pour convaincre Zobéïde , ne s'étoit avifé de m'envoyer vers vous , pour en favoir encore la vérité. Mais je crains fort de ne pas réufür ; car de quelque biais qu'on puiffe prendre aujourd'hui les femmes , pour leur faire entendre les chofes , elles font d'une opiniatreté infurmontable , quand une fois elles font prévenues d'un fentiment contraire. Que dieu conferve le commandeur des croyans dans la pofTefTïon & dans le bon ufage de fon rare efprit, reprit Abou HafTan, toujours les larmes aux yeux , & avec des paroles entre-coupées de fanglots ; vous voyez ce qui en eft , & que je n'en ai pas impofé a fa majefté. Et plut a dieu, s'écria-t-il, pour mieux difïïmuler, que je n'eufTe pas eu Toccafion d'aller lui annoncer une nouvelle fi trifte & fi affligeante ! Hélas ! ajouta-t-il je ne puis affez exprimer la perte irréparable que je fais aujourd'hui. Cela eft vrai , reprit Mefrour ; & -je puis vous affurer que je prends beaucoup  'ComtEs A k a i ê s. 507 öe part a votre affliótion : mais enfin , il faut vous en confoler , & ne vous point abandonner ainfi a votre douleur. Je vous quitte Enalgré moi pour m'en retourner vers le calife ; mais je vous demande en grace , pourfuivit-il , de ne pas faire enlever le corps , que je ne fois revenu > car je veux aflifter k fon enterrement , & 1'accompagner de mes prières. Mefrour étoit déja forti pour aller rendre Compte de fon meffage , quand Abou Haflan qui le conduifoit jufqu'a la porte , lui marqua qu'il ne méritoit pas 1'honneur qu'il vouloit Jui faire. De crainte que Mefrour ne revïnt fur fes pas pour lui dire quelqu'autre chofe, il le conduifit de 1'ceil pendant quelque tems , & lorfqu'il le vit affez éloigné , il rentra chez lui ; & en débarraffant Nouzhatoul-Aouadat de tout ce qui 1'enveloppoit : Voila déja , lui difoit-il, une nouvelle fcène de jouée ; mais je m'imagine bien que ce ne fera pas la dernière ; & certainement la princeffe Zobéïde ne s'en voudra pas tenir au rapport de Mefrour , au contraire elle s'en moquera : elle a de trop fortes raifons pour y ajouter foi; ainfi nous devons nous attendre a quelque nouvel événement. Pendant ce difcours d'Abou Haffan , Nouzhatoul-Aouadat eut le tems de re- y ij  ■308 Lesmills et une Nuïts^ prendre fes habits ; ils allèrent tous deux fe; remettre fur le fofa contre la jaloufie , pour tacher de découvrir ce qui fe palfoit. Cependant Mefrour arriva chez Zobe'ïde : il entra dans fon cabinet en riant, & en frappant des mains, comme un homme qui avoit quelque chofe d'agréable a annoncer. Le calife étoit naturellement impatient : il vouloit être éclairci promptement de cette affaire ; d'ailleurs il étoit vivement piqué au jeu par le défi de la princeffe; c'eft pourquoi dès qu'il vit Mefrour : Méchant efclave , s'écriat-il, il n'eft pas tems de rire : tu ne dis mot: parle hardiment: qui eft mort du mari ou de la femme ? ^ Commandeur des croyans , répondit auffitót Mefrour , en prenant un air férieux ; c'eft Nouzhatoul-Aouadat qui eft morte , & Abou Haffan en eft toujours aufli affligé , qu'il 1'a paru tantót devant votre majefté. Sans donner le tems a Mefrour de pourfuivre , le calife 1'interrompit : Bonne nouvelle , s'écria-t-il avec un grand éclat de rire; il n'y a qu'un moment que Zobéïde ta maitreffe , avoit a elle le palais des peintures ; il eft préfentement a moi. Nous en avions fait la gageure contre mon jardin des délices , depuis flue tu es parti ; ainfi tu ne pouvois me faire  c ont és 'arïseï.' 3ö£ Un plus grand plaifir , j'aurai foin de t'en récompenfer. Mais laiflbns cela;dis-moi de point en point ce que tu as vu. Commandeur des croyans , pourfuivit Mefrour , en arrivant chez Abou Haflan , je fuis entré dans fa chambre qui étoit ouverte : je 1'ai trouvé toujours très-affligé , & pleurant la mort de Nouzhatoul-Aouadat fa femme. II étoit aflis prés de la tête de la défunte , qui étoit enfevelie au milieu de la chambre , les piés tournés du cóté de la Mecque , & couverte de la pièce de brocard , dont votre majefté a tantöt fait préfent a Abou Haffan. Après -lui avoir témoigné la part que je prenois a fa douleur , je me fuis approché; & en levant le drap mortuaire du cóté de la tête , j'ai reconnu Nouzhatoul-Aouadat qui avoit déja le vifage enflé & tout changé. J'ai exhorté du mieux que j'ai pu Abou Haffan a fe confoler; & en me retirant, je lui ai marqué que je voulois me trouver a 1'enterrement de fa femme & que je le priois d'attendre a faire enlever le corps, que je fufie venu. Voila tout ce que je puis dire a votre majefté fur 1'ordre qu'elle m'a donné. Quand Mefrour eut achevé de faire fon rapport : Je ne t'en demandois pas davantage, lui dit le calife en riant de tout fon cceur; Sc V iij  5ïO Eës Mltt'B Et ünï NtTffSf, je fuis très-content de ton exactitude. Et eiï sadreffiant a la princeffe Zobéïde : Hé bien, madame, lui dit le calife, avez-vous encore quelque chofe a dire contre une vérité fi conftante? croyez-vous toujours que NouzhatoulAouadat foit vivante, & qu'Abou Haflan foit mort; & n'avouez - vous pas que vous avez perdu Ia gageure ? Zobéïde ne demeura nullement d'accord que Mefrour eüt rapporté la vérité : Comment, feigneur, reprit-elle, vous imaginez-vous donc que je m'en rapporte è eet efclave ? c'eft un impertinent qui ne fait ce qu'il dit : je ne fuis m aveugle ni infenfée; j'ai vu de mes propres yeux Nouzhatoul-Aouadat dans fa plus grande affiiéhon. Je lui ai parlé moi-méme , & j'ai bien entendu ce qu'elle m'a dit de la mort de fon mari. Madame, reprit Mefrour, je vous jure par votre vie, & par Ia vie du commandeur des croyans, chofes au monde qui me font les plus chères, que Nouzhatoul-Aouadat eft morte, & qu'Abou Haflan eft vivant. Tu mens, efclave vil & méprifable, lui répliqua Zobéïde toute en colère; & je veux te confondre touta-l'heure. Auffitót elle appela fes femmes, en frappant des mains : elles entrèrent a finftant en grand nombre : Venez-Sas leur dit la prin-  Contes Arabes. 311 cefTe; dites-moi la vérité : qui eft la perfonne qui eft venue me parler , peu de tems avant que le commandeur des croyans arrivat ici ? Les femmes répondirent toutes que c'étoit la pauvre affligée Nouzhatoul-Aouadat. Et vous, ajouta-t-elle, en s'adreffant a fa tréforière, que vous ai-je commandé de lui donner en fe retirant? Madame, répondit la tréforière, j'ai donné è Nouzhatoul-Aouadat, par 1'ordre de votre majefté , une bourfe de cent pièces de monnoie d'or , & une pièce de brocard qu'elle a emportée avec elle. Hé bien, malheureux, efclave indigne, dit alors Zobéïde a Mefrour, dans une grande indignation , que dis - tu a tout ce que tu viens d'entendre ? qui penfes-tu préfentement que je doive croire, ou de toi ou de ma tréforière, & de mes autres femmes, & de moi-même? Mefrour ne manquoit pas de raifons a oppofer au difcours de la princeffe; mais comme il craignoit de 1'irriter encore davantage , il prit le parti de la retenue, & demeura dans le filence, bien convaincu pourtant par toutes les preuves qu'il en avoit, que NouzhatoulAouadat étoit morte, & non pas Abou Haffan. Pendant cette conteftation entre Zobéïde & Mefrour, le calife qui avoit vu les témoignages apportés de part & d'autre, dont cha- V iv  5i2 Les KffEg et üné Ntff tjJ cun fe faifoit fort, & toujours perfuadé du corf, rraue de ce que difoit la princeffe, tant par ce quil avoit vu lui-même en parlant a Abou Haflan, que par ce que Mefrour venoit de lui rapporter, rioit de tout fon cceur de voir que Zobe!de étoit fi fort en colère contre Mefrour. Madame pour le dire encore une fois, dit-il ■ Zobeide.je ne fais pas qui eft cdui ia dit que les fommes avoient quelquefois des abfences d efprit; mais vous voulez bien que je vous dde que vous faites voir qu'il ne ponton T\ ^ PlUS Vérkable- Mef— vient tout fraichement de chez Abou HafTan, il vous dit qtid a vu de fes propres yeux NouzhatoulAouadat morte au milieu de la chambre, & Abou Haffan vivant affis auprès de la défunte/ & nonobftant fon témoignage, qu'on ne peut pas raifonnablement recufer , vous ne voulez pCroir"c5eftcequejene^pa-- Zobéïde, fans vouloir entendre ce que Ie cahfe lui repréfentoit: Commandeur des croyans -pnt-elle, pardonnez-moi, fi je vous tiens pour' fufpect : ,e vols bien que vous êtes d'intelhgence avec Mefrour pour me chagriner & pour pouffer ma patience k bout. Et comme je m appercois que le rapport que Mefrour vous tait, eft un rapport concerté avec vous, jff  CöStes Arabes. 313 Vous prïe de me laiffer la liberté d'envoyer auffi quelque perfonne de ma part chez Abou Haffan, pour favoir fi je fuis dans Terreur. Le calife y confentit, & la princeffe chargea fa nourrice de cette importante commiffion : c'étoit une femme fort agée, qui étoit toujours reftée prés de Zobéïde depuis fon enfance, 8c qui étoit-la préfente parmi fes autres femmes. Nourrice, lui dit-elle , écoute : va-t-en chez Abou Haffan , ou plutöt chez NouzhatoulAouadat, puifqu'Abou HafTan eft mort; tu vois quelle eft ma difpute avec le commandeur des croyans & avec Mefrour : il n'eft pas befoia de te rien dire davantage : éclaircis - moi de tout; & fi tu me rapportes une bonne nouvelle , il y aura un beau préfent pour toi : va vfte, & reviens inceffamment. La nourrice partit avec une grande joie du calife, qui étoit ravi de voir Zobéïde dans ces embarras; mais Mefrour extrêmement mortifié de voir la princeffë dans une fi grande colère contre lui , cherchoit les moyens de Tappaifer, & de faire en forte que le calife & Zobéïde fuffent également contens de lui. C'eft pourquoi il fut ravi dès qu'il vit que Zobéïde prenoit le parti d'envoyer fa nourrice chez Abou HafTan , paree qu'il étoit perfuadé que le rapport qu'elle lui feroit, ne manque-  314 Les mille et une Nuif s} roit pas de fe trouver conforme au fien , Sc» qu'il ferviroit a le juftifier & a le remettre dans fes bonnes graces. Abou Haffan cependant qui étoit toujours en fentinelle a la jaloufie, appergut la nourrice d'affez loin : il comprit d'abord que c'étoit un meffage de la part de Zobéïde. II appela fa femme; & fans héfiter un moment fur le parti qu'ils avoient a prendre : Voila, lui dit-il, la nourrice de la princeffe, qui vient pour s'informer de la vérité; c'eft a moi a faire encore le mort a mon tour. Tout étoit préparé : Nouzhatoul - Aouadat enfevelit Abou Haffan promptement, jeta pardeffus lui la pièce de brocard que Zobéïde lui avoit donnée, & lui mit fon turban fur le vifage : la nourrice dans 1'empreffement oü elle étoit de s'acquitter de fa commiffion , étoit venue d'un affez bon pas. En entrant dans la chambre , elle appergut Nouzhatoul - Aouadat affife a la tête d'Abou Haffan, toute échevelée & toute en pleurs, qui fe frappoit les joues & la poitrine, en jetant de grands cris. Elle s'approcha de la fauffe veuve : ma chère Nouzhatoul-Aouadat, lui dit-elle d'un air fort trifte , je ne viens pas ici troubler votre douleur, ni vous empêcher de répandre des larmes pour un mari qui vous aimoit fi tendre*  Contes 'Arabes. 31^ ment. Ah , bonne mère , interrompit pitoyablement la faufle veuve , vous voyez quelle eft ma difgrace , & de quel malheur je me trouve accablée aujourd'hui par la perte de mon cher Abou Haffan, que Zobéïde ma chère maitrefle & la votre, & le commandeur des croyans , m'avoient donné pour mari 1 Abou Haflan, mon cher époux, s'écria*t-elle encore, que vous ai-je fait, pour m'avoir abandonnée fi promptement ! n'ai - je pas toujours fuivi vos volontés plutöt que les miennes ? hélas ! que deviendra la pauvre Nouzhatoul-Aouadat. La nourrice étoit dans une furprife extreme de voir le contraire de ce que le chef des eunuques avoit rapporté au calife : ce vifage nonde Mefrour, s'écria t-elle avec exclamation, en élevant les mains, mériteroit bien que dieu le confondït d'avoir excité une fi grande diffenfion entre ma bonne maitrefle & le commandeur des croyans, par un menfonge aufli infigne que celui qu'il leur a fait. II faut, ma fille, dit - elle , en s'adreffant a NouzhatoulAouadat, que je vous dife la méchanceté Sc 1'impofture de ce vilain Mefrour , qui a foutenu a notre bonne maitrefle, avec une effronterie inconcevable, que vous étiez morte, & qu'Abou Haffan étoit vivant. Hélas, ma bonne mère, s'écria alors Nouz-  3i<5 Les Mille èt utfÈ Ntfif?; hatoul-Aouadat, plüt a dieu qu'il eüt dit vrai! jé ne ferois pas dans 1'afHicf.ion oü vous me voyez, & je ne pleurerois pas un époux qui m'étoit ü cher. En achevant ces dernières paroles, elle fondit en larmes , & elle marqua une'plus grande de'folation par le redoublement de fes pleurs & de fes cris. La nourrice attendrie par les larmes de Nouzhatoul-Aouadat , s'affit auprès d'elle, & en les accompagnant des fiennes, elle s'approcha infenfiblement de la tête d'Abou HafTan, fouleva un peu fon turban, & lui de'couvrit le vifage pour tacher de le reconnoitre : Ah pauvre Abou HafTan, dit-elle, en le recouvrant auffitót., je prie dieu qu'il vous fafTe miféricorde ! Adieu, ma fille , dit-elle a Nouzhatoul-Aouadat; fi je pouvois vous tenir compagnie plus long-tems, je le ferois de bon cceur; mais je ne puis m'arrêter davantage; mon devoir me prefTe d'aller inceflamment délivrer notre bonne maitrefle de 1'mquie'tude affligeante oü ce vilain noir Ta plonge'e par fon impudent menfonge, en lui affürant, même avec ferment, que vous e'tiez morte. A peine la nourrice de Zobe'ïde eut ferme la porte en fortant, que Nouzhatoul Aouadat, qui jugeoit bien qu'elle ne reviendroit pas, tant elle avoit hate de rejoindre la princeffe, efluya fes larmes, de'barrafla au plutót Abou,  Contes Arabes. 317 Haflan de tout ce qui étoit autour de lui, & ils allèrent tous deu« reprendre leurs places fur le fofa contre la jaloufie , en attendant tranquillement la fin de cette tromperie ; toujours prêts de fe tirer d'affaire , de quelque cóté qu'on voulut les prendre. La nourrice de Zobéïde cependant, malgré fa grande vieilleffe, avoit preffé le pas en revenant, encore plus qu'elle n'avoit fait en allant. Le plaifir de porter a la princeffe une bonne nouvelle , & plus encore 1'efpérance d'une bonne récompenfe, la firent arriver en peu de tems : elle entra dans le cabinet de la princeffe prefque hors d'haleine ; & en lui rendant compte de fa commiflion, elle raconta naïvement a Zobéïde tout ce qu'elle venoit de yoir. Zobéïde écouta le rapport de la nourrice avec un plaifir des plus fenfibles, & elle le fit bien voir; car dès qu'elle eut achevé, elle dit a fa nourrice d'un ton qui marquoit gain de caufe : Raconte donc la même chofe au commandeur des croyans, qui nous regarde comme dépourvues de bon fens, & qui , avec cela , voudroit nous faire accroire que nous n'avons aucun fentiment de religion, & que nous n'avons pas la crainte de dieu. Dis-le a ce méchant efclave noir, qui a 1'infolence de me foutenir  3i8 Les mille et une Nuits, une chofe qui n'eft pas, & que je fais 'mIeu)f que lui. Mefrour qui s'étoit attendu que le voyage de Ia nourrice & le rapport qu'elle feroit, lui feroient favorables, fut vivement mortifié de ce qu'il avoit réuffi tout au contraire. D'ailleurs il fe trouvóit piqué au vif de 1'excès de Ia' colère que Zobéïde avoit contre lui, pour un fait dont il fe cróyoit plus certain qu'aucun autre C'eft pourquoi il fut ravi d'avoir occaIton de s'en expliquer librement avec la nourrice, plutöt qu'avec la princeffe, a laquelle il nofoit répondre, de crainte de perdre le refpeel : Vieille, fans dents, dit-il a la nourrice, fans aucun ménagement, tu es une menteufe; Jl neft nen de tout ce que tu dis : j'ai vu de mes propres yeux Nouzhatoul-Aouadat étenklue morte au milieu de fa chambre. Tu es un menteur, & Un infïgne menteur toi-meme, reprit la nourrice d'un ton infultant, d'ofer foutenir une telle fauffeté, a moi qm lorsd; chez Abou Haffan que j'ai vu étendu mort, qui viens de quitter fa femme pleine de vie. Je ne fuis pas un impofteur, repartit Mefrour ; c'eft toi qui cherches a nous jeter dans Terreur. Voila une grande effronterie, répliqua Ia nour-  Contes Arabes. 319 rïce, d'ofer me démentir ainfi en préfence de leurs majeftés , moi qui viens de voir de mes propres yeux la vérité de ce que j'ai 1'honneur de leur avancer. Nourrice, repartit encore Mefrour, tu ferois mieux de ne point parler; tu radotes. Zobéïde ne put fupporter ce manquement de refpedt dans Mefrour, qui fans aucun égard, traitoit fa nourrice fi injurieufement en fa préfence. Ainfi, fans donner le tems a fa nourrice de répondre a cette injure atroce : Commandeur des croyans, dit-elle au calife, je vous demande juftice contre cette infolence qui ne vous regarde pas moins que moi. Elle n'en put dire davantage, tant elle étoit outrée de dépit; le refte fut étouffé par fes larmes. Le calife qui avoit entendu toute cette conteftation , la trouva fort embarraffante : il avoit beau rêver, il ne favoit que penfer de toutes ces contrariétés. La princelfe de fon cóté, auffi-bien que Mefrour, la nourrice & les femmes efclaves qui étoient-la préfentes , ne favoient que croire de cette aventure, & gardoient le filence. Le calife enfin prit la parole : Madame, dit-il, en s'adreffant a Zobéïde, je vois bien que nous fommes tous des menteurs , moi le premier, toi Mefrour, & toi nourrice : au moins il ne paroit pas que 1'un  '32o Les mille et une Nuits', fok plus croyable que 1'autre; ainfi levons-nous| & allons nous - mêmes fur les lieux re'connoitre de quel cóté eft la vérité ; je ne vois pas un autre moyen de nous éclaircir de nos doutes, & de nous mettre Fefprit en repos. En difant ces paroles, le calife fe leva, la princeffe le fuivit, & Mefrour en marchant devant , pour ouvrir la portière : Commandeur des croyans, dit-il , j'ai bien de la joie que votre majefté ait pris ce parti ; & j'en aurai une bien plus grande , quand j'aurai fait voir a la nourrice , non pas qu'elle radote, puifque cette expreflion a eu le malheur de déplaire a ma bonne maitrefle, mais que le rapport qu'elle lui a fait n'eft pas véritable. La nourrice ne demeura pas fans réplique : iTais-toi, vifage noir, reprit-elle; il n'y a ici perfonne que toi qui puiffe radoter. Zobéïde qui étoit exttaordinairement outrée contre Mefrour, ne put fouffrir qu'il vint encore a la charge contre fa nourrice. Elle prit encore fon parti : Méchant efclave , lui ditelle ; quoi que tu puifles dire , je maintiens que ma nourrice a dit la vérité ; pour toi, je ne te regarde que comme un menteur. Madame, reprit Mefrour , fi la nourrice eft fi fortement affurée que Nouzhatoul-Aouadat eft vivante, & qu'Abou Haffan eft mort, quelle gage.  'Contes Arabes. gage donc quelque chofe contre moi, elle n'oferoit. La nourrice fut prompte a la repartie : Je ï'ofe fi bien, lui dit-elle, que je te prends au mot; voyons fi tu oferas t'en dédire. Mefrour ne fe dédit pas de fa parole, ils gagèrent, la nourrice & lui, en préfence du calife & de la princeffe, une pièce de brocard d'or a fleurons dargent, au choix de 1'un & de 1'autre. L'appartement d'oü le calife & Zobéïde fortirent, quoiqu'affez éloigné, étoit néanmoins vis-a-vis du logement d'Abou Haffan & de Nouzhatoul-Aouadat. Abou Haffan qui les appergut venir, précédés de Mefrour, & fuivis de la nourrice & de la foule des femmes de Zobéïde, en avertit auffitót fa femme , en lui difant qu'il étoit le plus trompé du monde, s'ils n'alloient être honorés de leur vifite. Nouzhatoul - Aouadat regarda aufli par la jaloufie , & elle vit la même chofe. Quoique fon mari feut avertie d'avance que cela pourroit arriver, elle en fut néanmoins fort furprife : Que feronsnous, s'écria-t-elle ? nous fommes perdus. Point du tout, ne craignez rien, reprit Abou Haffan d'un fang froid; avez-vous déja oublié ce que nous avons dit la-deffus ? faifons feulement les morts, vous & moi, comme nous favons déja fait féparément , & comme nou» Jomz X. X  3^2 Les mille et une Nuits, en fommes convenus, & vous verrez que tout ïra bien. Du pas dont ils viennent, nous ferons accommodés avant qu'ils foient a la porte. En effet, Abou Haffan & fa femme prirent le parti de s'envelopper du mieux qu'il leur fut poffiblc , & en eet état, après qu'ils fe furent mis au milieu de la chambre, 1'un prés de 1'autre, couverts chacun de leur pièce de brocard, ils attendirent en paix la belle compagnie qui leur venoit rendre vilite. Cette illuftre compagnie arriva enfin : Mefrour ouvrit la porte, & le calife & Zobéïde entrèrent dans la chambre, fuivis de tous leurs gens. Ils furent fort furpris, & ils demeurèrent comme immobiles a la vue du fpeétacle funèbre qui fe préfentoit a leurs yeux. Chacun ne favoit que penfer d'un tel événement. Zobéïde enfin rompit le filence : Hélas ! dit-elle au calife, ils font morts tous deux ! Vous avez tant fait, continua-t-elle en regardant le calife & Mefrour, a force de vous opiniatrer a me faire accroire que ma chère efclave étoit morte, qu'elle 1'eft en effet, & fans doute ce fera de douleur d'avoir perdu fon mari. Dites plutöt, madame , répondit le calife prévenu du contraire , que Nouzhatoul-Aouadat eft morte la première, & que c'eft le pauvre Abou Haffan üui a fuccombé a fon affliction d'avoir vu mou-  Contes Arabes. 323 rrr fa femme votre chère efclave ; ainfi vous devez convenir que vous avez perdu la gageure , & que votre palais des peintures eft 3 moi tout de bon. Et moi , repartit Zobéïde animée par la contradiction du calife , je foutiens que vous avez perdu vous-même, & que votre jardin des délices m'appartient. Abou Haflan eft mort le premier , puifque ma nourrice vous a dit comme moi, qu'elle a vu fa temme vivante qui pleuroit fon mari mort. Cette conteftation du calife & de Zobéïde en attira une autre : Mefrour & la nourrice étoient dans le même cas; ils avoient auifi gagé, & chacun prétendoit avoir gagné. La diipute s'échauffoit violemment, & le chef des eunuques avec la nourrice étoient prés d'en venir a de grolfes injures. Enfin le calife en réfiéchiflant fur tout ce qui s'étoit pafie , convenoit tacitement que Zobéïde n'avoit pas moins de raifon que lui, de foutenir qu'elle avoit gagné. Dans le chagrin oü il étoit de ne pouvoir déméler la vérité de cette aventure , il s'avanga pres des deux corps raorts , & s'afiit du cóté de la tête, en cherchant lui-même quelque expediënt qui lui, püt donner la victoire fur Zobéïde. Oui, s'écria-t-il un moment après, je jure par le laint X ij  324 Les mille ït une Nuits, nom de dieu , que je donnerai mille pièces d'or de ma monnoie a celui qui me dira qui eft mort le premier des deux. A peine le calife eut achevé ces dernières paroles, qu'il entendit une voix de deffous le brocard qui couvroit Abou Haffan , qui lui cria : Commandeur'des croyans, c'eft moi qui fuis mort le premier; donnez-moi les mille pièces d'or. Et en mème-tems il vit Abou Haffan qui fe débarrafibit de la pièce de brocard qui le couvroit, & qui fe profterna a fes piés. Sa femme fe développa de même, & alla pour fe .jeter aux piés de Zobéïde, en fe couvrant de 'fa pièce de brocard par bienféance; mais Zobéïde fit un grand cri, qui augmenta la frayeur de tous ceux qui étoient-la préfens. La princeïTe enfin revenue de fa peur, fe trouva dans une joie inexprimable de voir fa chère efclave reffufcitée prefque dans le moment qu'elle étoit inconfolable de favoir vue morte. Ah, méchante, s'écria-t-elle, tu es caufe que j'ai bien fouffert pour 1'amour de toi en plus d'une manière ! je te le pardonne cependant de bon cceur, puifqu'il eft vrai que tu n'es pas morte. Le cahfe, de fon cóté, n'avoit pas pris la chofe-.41 a cceur; loin de s'effrayer en entendant la voix d'Abou Haflan, il penfa au contraire étouffer de rire en les voyant tous deux  Contes Arabes» 32^ ïe débarraffer de tout ce qui les entouroit, & en entendant Abou Haflan demander très-férieufement les mille pièces d'or qu'il avoit promifes a celui qui lui diroit qui étoit mort le premier. Quoi donc, Abou Haflan, lui dit le calife en éclatant encore de rire, as-tu donc confpiré a me faire mourir a force de rire ? & d'oü t'eft venue la penfée de nous furprendre ainfi Zobéïde & moi par un endroit fur lequel nous n'étions nullement en garde contre toi ? Commandeur des croyans , répondit Abou Haflan , je vais le déclarer fans difllmulation. Votre majefté fait bien que j'ai toujours été fort porté a la bonne chère. La femme qu'elle m'a donnée, n'a point ralenti en moi cette paflion; au contraire, j'ai trouvé en elle des inclinations toutes favorables a 1'augmenter. Avec de telles difpofitions, votre majefté jugera facilement que quand nous aurions eu un tréfor auffi grand que la mer, avec tous ceux de votre majefté, nous aurions bientót trouvé le moyen d'en voir la fin; c'eft aufli ce qui nous eft arrivé. Depuis que nous fommes enfemble, nous n'avons rien épargné pour nous bien régaler fur les libéralités de votre majefté=» Ce matin, après avoir compté avec notre traiteur, nous avons trouvé qu'en le fatisfaifant, & en payant d'aüleurs ce que nous pouvions devoir, il ne Xüj  326* Les mhhé ét üne Nuits., nous reftoit rien de tout 1'argent que nous avions. Alors les re'flexions fur le paffe, & les re'folutions de mieux faire a 1'avenir, font venues en foule occuper notre efprit & nos penfe'es; nous avons fait mille projets que nous avons abandonnés enfuite. Enfin, la honte de nous voir re'duits a un fi trifle état, & de n'ofer le déclarer a votre majefté, nous a fait imaginer ce moyen de fuppléer a nos befoins, en vous divertiffant par cette petite tromperie, que nous prions votre majefté de vouloir bien nous pardonner. Le calife & Zobéïde furent fort contens de la fincérité d'Abou Haffan ; ils ne parurent point fachés de tout ce qui s'étoit paifé ; au contraire , Zobéïde, qui avoit toujours pris la chofe très-férieufement, ne put s'empécher de rire a fon tour en fongeant a tout ce qu'Abou Haffan avoit imaginé pour réuflir dans fon deffein. Le calife qui n'avoit prefque pas ceffé de rire , tant cette imagination lui paroiffoit fingulière : Suivez-moi 1'un & 1'autre , dit-il a Abou HafTan & a fa femme en fe levant ; je veux vous faire donner les mille pièces d'or que je vous ai promifes , pour la joie que j'ai de ce que vous n'êtes pas morts. Commandeur des croyans , reprit Zobéïde, contentez-vous , je vous prie, de faire donner  Contes Arabes. 327 ces mille pièces d'or a Abou Haflan; vous les devez a lui feul : pour ce qui regarde fa femme , j'en fais mon affaire. En même-tems elle commanda k fa tréforière qui 1'accompagnoit, de faire donner aufli mille pièces d'or k Nouzhatoul-Aouadat , pour lui marquer de fon cóté la joie qu'elle avoit de ce qu'elle étoit encore en vie. Par ce moyen, Abou Haflan & NouzhatoulAouadat , fa chère femme , confervèrent longtems les bonnes graces du calife Haroun Alrafchid & de Zobéïde fon époufe , & acquirent de leurs libéralités de quoi pourvoir abondamment k tous leurs befoins pour la refte de leurs jours. La fultane Scheherazade, en achevant fhiftoire d'Abou Haffan , avoit promis au fultan Schahriar de lui en raconter une autre le len demain , qui ne le divertiroit pas moins. Dinarzade , fa fceur, ne manqua pas de la faire fouvenir avant le jour de tenir fa parole , & que le fultan lui avoit témoigné qu'il étoit prés de 1'entendre. Auilïtöt Scheherazade , fans fe faire attendre, lui raconta fhiftoire qui fuit, en ces termes : 0 X iv  328 Les Mille et une Nuits, HISTOIRE D'ALADDIN, O u LA LAMPE MER VEILLE USE. Sï rb dans la capitale d'un royaume de la Gh1ne, tres-ncne:&d'u::c ,,f,- , " le nom ne me vient pas prcfentcment ï fa memoire , ü y avo;t un tafa fens autre diftinctio» que celJe que fa Fofeffion lui donnoit. Mufrafc ]c tüuj étolt fort pauvre, & fon.travaU lui produifoic è peme de quoi le faire fubfiftcr lui & fi fcm me & un fils que dieu ^ ^ w Le fils qu, fe nommoir Aladdin, avoit été avoit fait contracter des inclinations vicieufes. II etoit méchant , opiniatre , défobéiffant è fon pere & a fa mère. Sitêt qu'il fut un peu grand ? fes parens n£ ,e i maifon ; ,1 fortoit dès le matin , & il pafToit les journées a jouer dans les rues & dans les places pubiiques , avec des petits vagabonds qui étoient même au-deffous de fon age*  Contes Arabes. ^29 * Des qu'il fut en age d'apprendre un métier , fon père , qui n'étoit pas en état de lui ea faire apprendre un autre que le fien , le prit en fa boutique , & commenca a lui moutrer de quelle manière il devoit manier f'aiguille ; mais ni par douceur , ni par crainte d'aucua chatiment , il ne fut pas poffible au père de fixer 1'efprit volage de fon fils ; il ne put Ie contraindre a fe contenir , & a demeurer afïidu & attaché au travail , comme il le' fouhaitoit. Sitót que Muftafa avoit le dos tourné , Aladdin s'échappoit , & il ne revenoit plus ce tout le jour. Le père le chatioit, mais Aladdin étoit incorrigible : & a fon grand regret , Muftafa fut obligé de 1'abandonner a fon libertinage. Cela lui fit beaucoup de peine ; & Ie chagrin de ne pouvoir faire rentrer ce fils dans fon devoir , lui caufa une maladie fi opiniatre, qu'il en mourut au bout de quelques mois. La mère d'Aladdin qui vit que fon fils ne prenoit pas le chemin d'apprendre le métier de fon père , ferma la boutique , & fit de 1'argent de tous les uftenfiles de fon métier , pour 1'aider a fubfifter, elle & fon fils , avec le peu qu'elle pourroit gagner a filer du coton. Aladdin qui n'étoit plus retenu par la crainte d'un père , & qui fe foucioit fi peu de fa mère , qu'il avoit méme la hardielfe de la menacer a  350 Les milee et une Nuits, la moindre remontrance qu'elle lui faifoit, sV bandonna alors a un plein libertinage. II fréquentoit de plus en plus les enfans de fon %e, & ne celfoit de jouer avec eux avec plus de paffion qu'auparavant. II continua ce train de vie jufqu'a 1'age de quinze ans , fans aucune ouverture d'efprit pour quoi que ce foit, & fans faire réflexion a ce qu'il pourroit devenir un jour. Il étoit dans cette fituation , lorfqu'un jour qu'il jouoit au milieu d'une place avec une troupe de vagabonds, felon fa coutume , un étranger qui paffoit par cette place , s'arrêta a le regarder. Cet étranger étoit un magicien infigne , que les auteurs qui ont écrit cette hiftoire , nous font connoitre fous le nom de Magicien afnquain : c'eft ainfi que nous 1'appelerons , d'autant plus volontiers, qu'il étoit véritablement d'Afrique , & qu'il n'étoit mivé que depuis deux jours. Soit que le magicien afriquain , qui fe connoiffoit en phyfionomie , eüt remarqué dans Ie vifage d'Aladdin tout ce qui étoit abfolument néceflaire pour 1'exécution de ce qui avoit fait Ie fujet de fon voyage , ou autrement , il smforma adroitement de fa familie, de ce qu'il e'toit, & de fon inclination. Quand il fut inftruit de tout ce qu'il foubaitoit, il s'approcfa  Co n tes Arabes. 331 du jeune homme ; & en le tirant a part a quelques pas de fes camarades : Mon fils , lui demanda-t-il, votre père ne s'appelle-t-il pas Muftafa le tailleur ? Oui, monfieur , répondit Aladdin; mais il y a long-tems qu'il eft mort. A ces paroles , le magicien afriquain fe jeta au col d'Aladdin, 1'embraffa & le baifa par plufieurs fois les larmes aux yeux , accompagnées de foupirs. Aladdin qui remarqua fes larmes , lui demanda quel fujet il avoit de pleurer. Ah ! mon fils , s'écria le magicien afriquain , comment pourrois-je m'en empêcher ? je fuis votre oncle , &■ votre père étoit mon bon frère. II y a plufieurs années que je fuis en voyage ; & dans le moment que j'arrive ici avec 1'efpérance de le revoir, & de lui donner de la joie de mon retour, vous m'apprenez qu'il eft mort : je vous aifure que c'eft une douleur bien fenfible pour moi de me voir privé de la confolation a laquelle je m'attendois. Mais ce qui foulage un peu mon affliction , c'eft que, autant que je puis m'en fouvenir , je reconnois fes traits fur votre vifage , & je vois que je ne me fuis pas trompé •en m'adreffant a vous. II demanda a Aladdin, en mettant la main a la bourfe, oü demeuroit fa mère. Auflitöt Aladdin fatisht a fa demande, & le magicien afriquain lui donna en méme-  352 Les mille et tjnë NtfPtgJ tems une poignée de menue monnoie, en luï difant : Mpn fils , allez trouver votre mère , fcites-lui bien mes complimens , & dites-lui que j'irai la voir demain, fi le tems me le permet, pour me donner la confolation de voir Ie lieu oü mon bon frère a vécu fi long-tems, & oü il a fini fes jours. Des que le magicien afriquain eut Iaifie le neveu qu'il venoit de fe faire lui-même, Aladdin courut chez fa mère, bien joyeux de 1'argent que fon oncle venoit de lui donner. Ma mère lui dit-il en arrivant, je vous prie de me dire fi j'ai un oncle. Non, mon fils , luï répondit la mère, vous n'avez point d'oncle du coté de feu votre père ni du mien. Je viens cependant, reprit Aladdin, de voir un homme qm fe dit mon oncle du cóté de mon père puifqu'il étoit fon frère, a ce qu'il m'a affuré; d s'eft même mis k pleurer & k m'embrafler quand je lui ai dit que mon père étoit mort. Et pour marqué que je dis la vérité, ajoutat-d en lui montrant la monnoie qu'il avoit reyue, voila ce qu'il m'a donné : il m'a auffi chargé de vous faluer de fa part, & de vous dire que demain, s'il en a le tems, il viendra vous faluer, pour voir en méme-tems la maifon oü mon père a vécu, & oü il eft mort. Mon fils, repartit la mère, il eft vrai que votre  Conté s Arabes* 333 père avoit un frère ; mais il y a long - tems qu'il eft mort, & je ne lui ai jamais entendu dire qu'il en eüt un autre. Ils n'en dirent pas davantage touchant le magicien africain. Le lendemain, le magicien afriquain aborda Aladdin une feconde fois , comme il jouoit dans un autre endroit de la ville, avec d'autres enfans. II 1'embraffa, comme il avoit fait le jour précédent; & en lui mettant deux pièces d'or dans la main, il lui dit : Mon fils , portez cela a votre mère, & dites-lui que j'irai la voir ce foir & qu'elle achète de quoi fouper , afin que nous mangions enfemble; mais auparavant enfeignez - moi oü je trouverai la maifon. II la lui enfeigna, & le magicien afriquain le laiffa aller. Aladdin porta les deux pièces d'or a fa mère ; & dès qu'il lui eut dit quelle étoit 1'intention de fon oncle, elle fortit pour les aller employer, & revint avec de bonnes provifions : & comme elle étoit dépourvue d'une bonne partie de la vaiifelle dont elle avoit befoin, elle alla en emprunter chez fes voifins. Elle employa toute ja journée a préparer le foupé ; & fur le foir, dès que tout fut pret, elle dit a Aladdin : Mon fils , votre oncle ne fait peut-être pas oü eft notre maifon; allez au - devant de lui & 1'amenez fi vous le voyez,  334 les mille et une Nuits, Quoiqu'AIaddin eüt enfeigné la maifon aü magicien afriquain, il étoit prés néanmoins de fortir quand on frappa k la porte. Aladdin OUVrit* & il reconnut le magicien afriquain , qui entra chargé de bouteilks de vin & de plufieurs fortes de fruits qu'il apportoit pour le foupé. Après que Ie magicien afriquain eut mis ce qu'il apportoit, entre les mains d'Aladdin, il falua fa mère , & il la pria de lui montrer la place oü fon frère Muftafa avoit coutume de s'affeoir fur le fofa. Elle la lui montra; & auffitót il fe profterna, & il baifa cette place plufieurs fois les larmes aux yeux , en sécriant : Mon pauvre frère, que je fuis malheureux de li etre pas arrivé affez k tems pour vous enw braffer encore une fois avant votre mort! Quoique la mère d'Aladdin 1'en priat, jamais il ne voulut s'affeoir k la méme place : Non, dit-il, je m'en garderai bien; mais fouffrez que je me mette ici vis-a-vis, afirï que fi je fuis privé de la fatisfaaion de 1'y voir en perfonne, comme père d'une familie qui m'eft fi chère, je pulffe au moins 1'y regarder, comme s'il étoit préfent. La mère d'Aladdin ne le preffa pas davantage, & elle le laiffa dans la liberté de prendre la place qu'il voulut. Quand le magicien afriquain fe fut affis a  Contes Arabes. 3 3 y la place qu'il lui avoit plu de choifir, il commenc^a a s'entretenir avec la mère d'Aladdin : Ma bonne fceur , lui difoit-il, ne vous étonnez-vous point de ne m'avoir pas vu tout le tems que vous avez été mariée avec mon frère Muftafa d'heureufe mémoire ; il y a quarante ans que je fuis forti de ce pays, qui eft le mien auili-bien que celui de feu mon frère. Depuis ce tems la, après avoir voyagé dans les Indes, dans la Perfe, dans 1'Arabie , dans la Syrië, en Egypte , & féjourné dans les plus belles villes de ces pays-la, je palfai en Afrique, oü j'ai fait un plus long féjour. A la fin, comms il eft naturel a 1'homme, quelqu'éloigné qu'il foit du pays de fa naiffance, de n'en perdre jamais la mémoire, non plus que de fes parens & de ceux avec qui il a été élevé, il m'a pris un défir fi efficace de revoir le mien & de venir embraffer mon cher frère, pendant que je me fentois encore affez de force & de courage pour entreprendre un fi long voyage, que je n'ai pas différé a faire mes préparatifs, & a me mettre en chemin. Je ne vous dis rien de la longueur du tems que j'y ai mis, de tous les obftacles que j'ai rencontrés, & de toutes les fatigues que j'ai fouffertes pour arriver jufqu'ici; je vous dirai feulement que rien ne m'a mortifié & affligé davantage dans tous mes voya-  336 Les miue et une Nuits, ges, que quand j'ai appris la mort d'un frère' que j'avois toujours aimé, & que j'aimois d'une amitié véritablement fraterneile. J'ai remarqué de fes traits dans le vifage de mon neveu votre fils, & c'eft ce qui me Fa fait diftinguer pardeffus tous les autres enfans avec lefquels il étoit: il a pu vous dire de quelle manière j'ai recu la trifte nouvelle qu'il n'étoit plus au monde; mais il faut louer dieu de toutes chofes ; je me confole de le retrouver dans un fils qui en conferve les traits les plus remarguables. Le magicien afriquain, qui s'appercut que la mère d'Aladdin s'attendriffoit fur le fouvenir de fon mari, en renouvellant fa douleur, changea de difcours; & en fe retournant du cóté d'Aladdin , i! lui demanda fon nom. Je m'appelle 'Aladdin , lui dit-il. Eh bien, Aladdin, reprit le magicien, a quoi vous occupez-vous? Savezvous quelque métier. A cette demande, Aladdin baiffa les yeux, & fut déconcerté; mais fa mère , en prenant la parole : Aladdin, dit-elle, eft un fainéant J fon père a fait tout fon poffible, pendant qu'il vivoit, pour lui apprendre fon métier, & il n'a pu en venir a bout ; & depuis qu'il eft mort, nonobftant tout ce que j'ai pu lui dire, & ce que je lui répète chaque jour, il ne fait autre,  Contés Arabes. g ^ autre métier que de faire le vagabond, & paffer tout fon tems a.jouer avec les enfans, comme vous 1'avez vu , fans confidérer qu'il n'eft plus enfant 5 & fi vous ne lui en faites honte, & qu'il n'en profite pas , je défefpère que jamais ïl puiffe rien valoir. II fait que fon père n'a laifle aucun bien ; il voit lui-même qua filer du coton pendant tout le jour, comme je fais, j'ai bien de la peine a gagner de quoi nous avoir du pain. Pour moi je fuis réfolue de lui fermer la porte un de ces jours , & de 1'envoyer en chercher ailleurs. Après que la mère d'Aladdin eut achevé ces paroles en fondant en larmes, le magicien afriquain dit a Aladdin : Cela n'eft pas bien , mon neveu, il faut fonger a vous aider vous-même, & a gagner votre vie. Il y a des métiers de' plufieurs fortes, voyez s'il n'y en a pas quel-* qu'un pour Jequel vous ayez inclination plutot que pour un autre; peut-être que celui de votre père vous déplait , & que vous vous accommoderiez mieux d'un autre : ne diffimulez point vos fentimens, je ne cherche qua vous aider. Comme il vit qu'Aladdin ne répondoit rien : Si vous avez de la répugnance pour apprendre un métier, continua-t-il, & que vous vouliez être honnête homme, je vous leverai une boutique garnie de riches étoffes & de tciles fines; Tomé X. y  338 Les mille et une Nuits, vous voüs mettrez en état de les vendre, & de 1'argent que vous en ferez, vous en acheterez d'autres marchandifes , & de cette manière vous vivrez honorablement. Confultezvous vous-même, & dites-moi franchement ce que vous en penfez ; vous me trouverez toujours prét a tenir ma promeffe. Cette offre flatta fort Aladdin , a qui le travail manuel déplaifoit d'autant plus, qu'i! avoit affez de connoiffance pour s'être appercu que les boutiques de ces fortes de marchandifes étoient propres & fréquentées, & que les marchands étoient bien habillés & fort confidérés. II marqua au magicien afriquain , qu'il regardoit comme fon oncle, que fon penchant étoit plutöt de ce cöté-la que d'aucun autre, & qu'il lui feroit obligé toute fa vie du bien qu'il vouloit lui faire. Puifque cette profeffion vous agrée , reprit le magicien afriquain, je vous menerai demain avec moi , & je vous ferai habiller proprement & richement, conformément a 1'état d'un des plus gros marchands de cette ville; & après demain nous fongerons a vous lever une boutique de la manière que je 1'entends. La mère d'Aladdin qui n'avoit pas cru jufqu'alors que le magicien afriquain fut frère de fon mari, n'en douta nullement après tout le  C o n t e s Arabes. bien qu'il promettoit de faire a fon fils. Elle le remercia de fes bonnes intentions ; & après avoir exhorté AJaddin a fe rendre digne de tous les biens que fon oncle lui faifoit efpérer, elle fervit le foupé. La converfation roula fur le même fujet pendant tout le repas , & jufqu a ce que le magicien , qui vit que la nuit étoit avancée , prit congé de la mère & du fils, & fe retira. Le lendemain matin, le magicien afriquain ne manqua pas de revenir chez la veuve de Muftafa le tailleur , comme il Favoit promis j il prit Aladdin avec lui, & il le mena chez un gros marchand qui ne vendoit que dei habits tout faits , de toutes fortes de belles étoffes, pour les différens ages & conditions. Il s'en fit montrer de convenables a la grandeur d'Aladdin ; & après avoir mis a part tous ceux qui lui plaifoient davantage , & rejeté les autres qui n'étoient pas de la beauté qu'il entendoit ü dit a Aladdin : Mon neveu , choififfez dans tous ces habits celui que vous aimez le mieux. Aladdin, charmé des libéralités de fon nouvel oncle, en choifit un ; le magicien 1'acheta , avec tout ce qui devoit Faccompagner, & paya le tout fans marchander. Lorfqu'Aladdin fe vit ainfi habillé magnifiquement depuis les piés.jufqu'a la tête, il fit Yij  34o Les mille et une Nuits', a fon oncle tous les remercïmens imaginables % & le magicien lui promit encore de ne le point abandonner, & de l'avoir toujours avec lui. En effet, il le mena dans les lieux les plus fréquentés de la ville , particulièrement dans ceux oü étoient les boutiques des riches marchands : & quand il fut dans la rue oü étoient les boutiques des plus riches étoffes & des toiles fines , il dit a Aladdin : Comme vous ferez bientót marchand comme ceux que vous voyez, il eft bon que vous les fréquentiez, & qu'ils vous connoiffent. II lui fit voir auffi les mofquées les plus belles & les plus grandes, le conduifit dans les khans oü logeoient les marchands étrangers , & dans tous les endroits du palais du fultan oü il étoit libre d'entrer» Enfin , après avoir parcouru enfemble tous les beaux endroits de la ville, ils arrivèrent dans le khan, oü le magicien avoit pris un appartement. II s'y trouva quelques marchands avec lefquels il avoit commencé de faire connoiffance depuis fon arrivée , & qu'il avoit affemblés exprès pour les bien régaler , & leur donner en même-tems la connoiffance de fon prétendu neveu. Le régal ne finit que fur le foir. Aladdin voulut prendre congé de fon oncle pour s'en retourner; mais le magicien afriquain ne voulut  Contes 'Arabes. 341 pas le laiffer aller feul, & le recondulfit luimême chez fa mère. Dès qu'elle eut apperc^u fon fils fi bien habillé, elle fut tranfportée de joie ; & elle ne ceffoit de donner mille bénédiétions au magicien qui avoit fait une fi grande dépenfe pour fon enfant. Généreux parent, lui dit-elle, je ne fais comment vous remercier de votre libéralité; je fais que mon fils ne mérite pas le bien que vous lui fakes , & qu'il en feroit indigne, s'il n'en étoit reconnoiffant, & s'il négligeoit de répondre a la bonne intention que vous avez de lui donner un établilfement fi diftingué. En mon particulier , ajouta-t-elle, je vous en remercie encore de toute mon ame , & je vous fouhaite une vie afTez longue , pour être témoin de la reconnoiffance de mon fils, qui ne peut mieux vous la témoigner qu'en fe gouvernant felon vos bons confeils. Aladdin, reprit le magicien afriquain, eft un bon enfant; il m'écoute affez, & je crois que nous en ferons quelque chofe de bon. Je fuis faché d'une chofe , de ne pouvoir exécuter demain ce que je lui ai promis. C'eft jour de vendredi, les boutiques feront fermées , & il n'y aura pas lieu de fonger a en louer une & a la garnir, pendant que les marchands ne penferont qu'a fe divertir. Ainfi nous remettrons Yiij  34^ Les mille ét ü fj e N ü t t s j 1'afTaire a famedi : mais je viendrai demain ie prendre, & je le menerai promener dans les jardins , ou le beau monde a coutume de fe trouver. II n'a peut-être encore rien vu des divertiifemens qu on y pKa& II n'a été jufqu'a prefent. qi&vec des enfans , il faut qu'il voie des hommes. Le magicien afriquain prit enfin congé de la mère & du fils, & fe retira. Aladdin cependant qui étoit déja dans une grande joie defe voir fi bien habillé, fe fit encore un plaiiir par avance de la promenade des jardins des environs de la ville. En effet, jamais d netoit forti hors des portee, & jamais il n avoit vu les environs, qui étoient d'une grande beauté & très-agréables. Aladdin fe leva & s'habilia le lendemain de grand matin, pour être prét a partir quand fon oncle viendroit le prendre. Après avoir attendu long-tem,, k ce qu'il lui fembloit, 1'impatience lui fit ouvrir la porte , & fe tenir fur le pas pour voir s'il ne Ie verroit point. Dès " Uppercut, ilen avertit fa mère; & en premnt congé d'elle, il ferma la porte, & courut a Jui pour le joindre. , Le magicien afriquain fit beaucoup de carefTcs • Aladdin quand il le vit. Allons, mon cher -fant, lui dit-il d'un air riant, je veux vous ku-e V°lr aWourd*hui de belles chofes. II le  Contes Arabes. 343 mena par une porte qui conduifoit a de grandes & belles maifons, ou plutöt a des palais magnifiques qui avoient chacun de très-beaux jardins dont les entre'es étoient libres. A chaque palais qu'ils rencontroient, il demandoit a Aladdin s'il le trouvoit beau; & Aladdin, en le prévenant, quand un autre fe préfentoit : Mon oncle , difoit-il , en voici un plus beau que ceux que nous venons de voir. Cependant ils avancoient toujours plus avant dans la campagne ; & le rufé magicien qui avoit envie d'aller plus loin pour exécuter le deffein qu'il avoit dans la téte, prit occafion d'entrer dans un de ces jardins. II s'aftit pres d'un grand baffin, qui recevoit une très-belle eau par un muffle de lion de bronze, & feignit qu'il étoit las, afin de faire repofer Aladdin. Mon neveu, lui dit-il, vous devez être fatigué auffi-bien que moi; repofons - nous ici pour reprendre des forces ; nous aurons plus de courage a pourfuivre notre promenade. Quand ils furent affis, le magicien afriquain tira d'un linge attaché a fa ceinture , des gateaux & plufieurs fortes de fruits dont il avoit fait provifion , & il 1'étendit fur le bord du baffin. II partagea un gateau entre lui ^ & Aladdin ; & a 1'égard des fruits , il lui laiffa la liberté de chaifir ceux qui feroient le plus Y iv  344 LfeS MILLE ÉT UNE NtflTS, * fon gofit, Pendant ce petit repas, il entre^ tint fon prétendu neveu de plufieurs enfeigne^ mens qui tendoient è 1'exhorter de fe détacher de la frequentation des enfans, & de s'approcher plutot des hommes fages & prudens, de es ecouter & de proiïter de leurs entretiens. Bientót, lm difoit-il, vous ferez homme comme eux, & vous ne pouvez vous accoutumer de trop bonne heure a dire de bonnes chofes a leur exemple. Quand ils eurent achevé ce petit repas, * fe ,evèrent5 & ^ pourfuivirent ^ chemin au travers des jardins , qui n'étoient fepares les uns des autres que par des petit. Foffes qui en marquoient les limites, mais qui nen empechoient pas la communication « la bonne-foi faifoit que les citoyens de c^tte capitale n'apportoient pas plus de précaution pour s empêcher les uns les autres de fe nuire. lnfenfiblement le magicien afriquain mena Alad^ dm affez loin au-dela des jardins, & Je fit traveder des campagnes qui fe conduifirent jufques aflez prés des montagnes. Aladdin, qui de fa vie n'avoit fait tant de chemin, fe fentit fort fatigué d'une fi longue marche. Mon oncle , dit-il au magicien afriquain, oü allons-nous? nous avons biffé les jardins bien loin derrière nous, & je ne vois plus que des montagnes. Si nous avancons plus,  Contes Arabes. 34.7 je ne fais fi j'aurai affez de force pour retourner jufqu'a la ville. Prenez courage, mon neveu, lui dit le faux oncle, je veux vous faire voir un autre jardin qui furpaffe tous ceux que vous venez de voir; il n'eft 'pas loin d'ici, il n'y a qu'un pas; & quand nous y ferons arrivés, vous me direz vous-même fi vous ne feriez pas faché de ne l'avoir pas vu, après vous en être approché de fi prés. Aladdin fe laiffa perfuader, & le magicien le mena encore fort loin , en 1'entretenant de différentes hiftoires amufantes, pour lui rendre le chemin moins ennuyeux, & la fatigue plus fupportable. Ils arrivèrent enfin entre deux montagnes d'une hauteur médiocre & a-peu-près égales , féparées par un vallon de très-peu de largeur. C'étoit-la eet endroit remarquable oü le magicien afriquain avoit voulu amener Aladdin pour 1'exécutiön d'un grand deffein qui favoit fait venir de 1'extrêmité de 1'Afrique jufqu'a la Chine. Nous n'allons pas plus loin, dit-il a Aladdin; je veux vous faire voir ici des chofes extraordinaires & inconnues a tous les mortels : & quand vous ^les aurez vues , vous me remercierez d'avoir été témoin de tant de merveilles que perfonne au monde n'aura vues que vous. Pendant que je vais battre le fufil, amaffez de toutes les broulfailles que vous voyez,  3^6 Les mille et une Nuits celles qui feront les plus sèches, mer du feu. U y avoit une fi grande quantite' de ces brouffadles.qu'Aladdinencut bientót fait un 9mas plus que fuififant, dans le tems que le magiuen.allumoit fallumette. II y mit ^ feu. & dans Ie moment que les brouflailles s'enflaml merent Ie magicien afriquain y jeta d'un parfum qud avo.t tout préMlselevaunefumée fort epaifle, qu'il détourna de cóté * d'autre - Prononcant des ^ ^ , •Aladdin ne comprit rien. Dam Ie même moment, la terre trembla un peu, & s o.vrit en eet endroit devant le magicien & Aladdin , & fit voir a découvert une pierre denviron.un pié & demi en quarré, & denviron un pié de profondeur, pofeVhoriiontalement, avec un anneau de bronze fcellé dans le milieu , pour s'en fervir a la lever. Aladdin effrayé de tout ce qui fe paifoit a fes yeux, eut peur, & fl voulut prendre Ia fuke> Mais il étoit néceffaire è ce myftère , & le magicien le retint & le gronda fort, en lui donnant un foufflet fi fortement appliqué „ qu'il le jeta par terre, & que peu s'en fallut qu'il ne lui enfoncat les dents de devant dans Ia bouche, comme il y parut par le fang qui en iortit. Le pauvre Aladdin tout tremblant , &  ContesAbabes. 34.7 les larmes aux yeux : Mon oncle, s'écria-t-il en pleurant, qu'ai-je donc fait pour avoir mérité que vous me frappiez fi rudement ? J'ai mes raifons pour le faire, lui répondit le magicien. Je fuis votre oncle, qui vous tient préfentement lieu de père, & vous ne devez pas me répliquer. Mais , mon enfant, ajouta-t-ii en fe radoucilfant, ne craignez rien , je ne demande autre chofe de vous, que vous m'obéiffiez exaftement, fi vous voulez bien profiter & vous rendre digne des grands avantages que je veux vous faire. Ces belles promeffes du magicien calmèrent un peu la crainte & le reffentiment d'Aladdin; & lorfque le magicien le vit entièrement raffuré : Vous avez vu , continua-t-il, ce que j'ai fait par la vertu de mon parfum & des paroles que j'ai prononcées. Apprenez donc préfentement que fous cette pierre que vous voyez, il y a un tréfor caché qui vous eft deftiné, & qui doit vous rendre un jour plus riche que les plus grands rois du monde. Cela eft fi vrai, qu'il n'y a perfonne au monde que vous ï qui il foit permis de toucher cette pierre, & de la lever pour y entrer : il m'eft même défendu d'y toucher, & de mettre le pié dans le tréfor quand il fera ouvert. Pour cela, il faut que vous exécutiez de point en point ce que je vous dirai, fans y  348 tis Mittï Et itne H*m< « . Ia chofe eft de grande c^fi^c* & pour vous & poiIr moi. 4 OTCe Aladdin toujours dans J'etonneraent de ce J« d vovou * de ,o„t ce ,uïl venei, tf^ le e rermagiden'de « «Tor ,„i devo t «gicien^ fe ,eï™ • "™ onde, di.-i! an mande, ie 7 ' qU°' S a*it-'1? manaez, ,e ful! tou! h j, b . embraffant, que vous ayez pris ce parti; venez approchez-vous, prenez eet anneau, & kv« J Srafref.,fortP- b lever ; il faut' ê c afnquam, vous n'avez pas befoin de mon £ul. Prononcez feulement Ie nom de votre père ^ e votre grand-père, en tenant 1'anneau' L pe ne Aladdm fit comme Ie magicien lui avoit pófla cS13 ^ -^,&il la Quand la pierre fut ötée, un caveau de trois » quatre Fés de profondeur fe fit voir vec une pet rt & des -c Pl-bas, Mon fils?ditaIorsIe en  Gontes Arabes. 345 ^uaïn a Aladdin, obfervez exaétement tout ce que je vais vous dire. Defcendez dans ce caVeau; quand vous ferez au bas des degrés que Vous voyez, vous trouverez une porte ouverte qui vous conduira dans un grand lieu voüté & partagé en trois grandes falies 1'une après 1'autre. Dans chacune vous verrez a droite & a gauche quatre vafes de bronze grands comme des cuves , pleins d'or & d'argent; mais gardez-vous bien d'y toucher. Avant d'entrer dans la première falie, levez votre robe, & ferrezla bien autour de vous. Quand vous y ferez entré , paffez a la feconde fans vous arrêter, & dela a la troifième auffi fans vous arrêter. Sur toutes chofes, gardez-vous bien d'approcher des murs, & d'y toucher, même avec votre robe ; car fi vous y touchiez, vous mourriez fur le champ. C'eft pour cela que je vous ai dit de la tenir ferrée autour de vous. Au bout de la troifième falie, il y a une porte qui vous donnera entree dans un jardin planté de beaux arbres , tous chargés de fruits : rriarchez tout droit, & traverfez ce jardin par un chemin qui vous menera a un efcalier de cinquante marches pour monter fur une terraffe. Quand vous ferez fur la terraffe, vous verrez devant vous une niche, & dans la niche , une lampe allumée; prenez la lampe, éteignez-la; & quand vous  3S° Les mille et une Nuits, aurez jeté le lumignon & verfé la liqueur mettez-Ia dans votre fein, & apportez-la-mof ne craignez pas de gater votre habit; la Fqueur n'eft pas de 1'huile, & ]a lampe fera sèche dès quil n'y en aura plus. Si les fruits du jardin vous 'ont envie, vous pouvez en cueillir autant que vous en voudrez; cela ne vous eft pas défendu. En achevant ces paroles, le magicien afriquain tira un anneau qu'il avoit au doigt & d le mit k 1'un des doigts d'Aladdin, en'lui difant que c'étoit un préfervatif contre tout ce qui pourroit lui arriver de mal, en obfervam bien tout ce qu'il venoit de lui prefcrire. AJez, mon enfant, lui dit-il après cette inftrudion, defcendez hardiment , nous allons «re riches 1'un & 1'autre pour toute notre vie. ■ Aladdin fauta légèrement dans le caveau & d defcendit jufqu'au bas des degrés : il trouva les trois falies dont le magicien afriquain lui avoit fait la defcription : il pafTa au travers avec d'autant plus de précaution, qu'il appréhendoit de mourir s'il manquoit k obferver foigneufement ce qui lui avoit été prefcrit. II traverfa le jardin fans s'arrèter , monta fur Ia terraffe, prit la lampe allumée dans la niche jeta le lumignon & Ja liqueur; & en la voyant  Contes Arabes. 3^ fans humidité comme le magicien le lui avoit dit, il la mit dans fon fein; il defcendit de la terraffe, & ij s'arrêta dans le jardm a en confidérer les fruits qu'il n'avoit vus qu'en paffant. Les arbres de ce jardin étoient tous chargés de fruits extraordinaires, chaque arbre en portoit de différentes couleurs ; il y en avoit de blancs, de luifans & tranfparens comme le cryftal, de rouges, les uns plus chargés , les autres moins; de verds, de bleus, de violets, de tirans fur le jaune , & de plufieurs autres fortes de couleurs. Les blancs étoient des perles ; les luifans & tranfparens , des diamans ; les rouges les plus foncés, des rubis; les autres moins foncés, des rubis balais; les verds, des émeraudes ; les bleus, des turquoifes ;Jes violets, des améthyftes ; ceux qui tiroient fur le jaune , des faphirs ; & ainfi des autres : & ces fruits étoient tous d'une groffeur & d'une perfection a quoi on n'avoit encore vu rien de pareil dans le monde. Aladdin qui n'en connoiffoit ni le mérite ni la valeur , ne fut pas touché de la vue de ces fruits qui n'étoient pas de fon goüt, comme 1'euffent été des figues, des raifins, & les autres fruits excellens qui font communs dans la Chine. Aufli n'étoit-il pas encore dans un age a en connoitre le prix; il s'imagina que tous ces fruits n'étoient que  Les mille et une Nutts, du verre colorc', & qu'ils „e valoient pas davantage. La diverfite' de tant de belles couleurs ne'anmoins , la beauté' & la groffünr extraordinaire de chaque fruit, lui donna envie d'en cueiüir de toutes les fortes. En effet, il en prit plufieurs de chaque couleur, & il en emplit fes deux poches , & deux bourfes toutes neuves que le magicien lui avoit achete'es, avec 1'habit dont il lui avoit fait préfent, afin qu'il n'eut rien que de neuf; & comme les deux bourfes ne pouvoient tenir dans fes poches qui étoient déja pleines, il les attacha de chaque cóté a fa ceinture; il en enveloppa même dans les plis de fa ceinture, qui étoit d'une étoffe de foie ample & a plufieurs tours , & il les accornmoda de manière qu'ils ne pouvoient pas tomber; il n'oublia pas auffi d'en fourrer dans fon fein, entre la robe & la chemife autour de lui, Aladdin ainfi chargé de tant de richefles , fans le favoir, reprit en diligence le chemin des trois falies, pour ne pas faire attendre trop long- tems ie magicien afriquain; & après avoir paffé a travers avec la même précaution qu'auparavant, il remonta par ou il étoit defcendu, & fe préfenra a 1'entrée du caveau oü le magicien afriquain 1'attendoit avec impatience. Auffitót qu'Aladdin 1'appercut : Mon oncle, lui  CöNTES A'RAEES, lui dit-il, je vous prie de me donner la main pour m'aider a monter. Le magicien afriquain lui dit ; Mon fils, donnez-moi la lampe auparavant, elle pourroit vous embarrafTer. Pardonnez-moi, mon oncle, reprit Aladdin, elle ne m'etabarralfe pas ; je vous la donnerai dès que je^ferai monte'. Le magicien afriquain s'opimatra a vouloir qu'Aladdin lui mit la lampe entre les mains avant de le tirer du caveau ; & Aladdin qui avoit embarraffé cette lampe avec tous ces fruits dont il s'étoit garni de tous cótés , refufa abfolumeht de la donner qu'il ne fut hors du caveau. Alors le magicien afriquain au défefpoir de la réfifiance de ce jeune homme, entra dans une furie épouvantable : il jeta un peu de fon parfum fur le feu qu'il avoit eu foin d'entretenif; & k peine eutÜ prononcé deux paroles magiques, que fe pierre qui fervoit k fermer 1'entrée dü caveau fe remit d'elle-méme k fa place, avec la terre' par-deffus , au méme état qu'elle étoit k 1'arrivée du magicien afriquain & d'Aladdin. II eft certain que le magicien afriquain n'étoit pas frère de Muftafa le tailleur, comme il s'en étoit vanté, ni par conféquent oncle d'Aladdin. II étoit véritablement d'Afrique, & il y étoit né; & comme i'Afrique eft un pays oü Jon eft plus entêté de la magie que par-tout Torne X. g  LüS MILLE ET UNE NUITS, ailleurs , il s'y étoit appliqué dès fa jeunelfe; & après quarante années ou environ d'enchantemens, d'opératiofis de géomance, de fuffumigations & de lecture de livres de magie, il étoit enfin parvenu a découvrir qu'il y avoit dans le monde une lampe merveilleufe , dont la pofieffion le rendroit plus puiffant qu'aucun monarque de 1'univers, s'il pouvoit en devenir le poffeffeur. Par une dernière opération de géomance , il avoit connu que cette lampe étoit dans un lieu fouterrain au milieu de la Chine , a 1'endroit & avec toutes les circonftances que nous venons de voir. Bien perfuadé de la vérité de cette découverte , il étoit parti de 1'extrêmité de 1'Afrique, comme nous 1'avons dit; & après un voyage long & pénible, il étoit arrivé a la ville qui étoit fi voifine dü tréfor ; mais quoique la lampe fut certainement dans le lieu dont il avoit connoiffance, il ne lui étoit pas permis néanmoins de 1'enlever luimême , ni d'entrer en perfonne dans le lieu fouterrain oü elle étoit. II falloit qu'un autre y defcendit, Fallat prendre, & la lui mit entre les mains ; c'eft pourquoi il s'étoit adreffé a Aladdin qui lui avoit paru un jeune enfant fans conféquence, & très-propre a lui rendre ce fervice qu'il attendoit de lui, bien réfolu, dès qu'il auroit la lampe dans fes mains, de  Contes Arabes. ^ faire la dernière fuffumigation que nous avons dite, & de prononcer les deux paroles magiques qui devoient faire 1'effet que nous avons vu, & facrifier le pauvre Aladdin k fon avance & k fa méchanceté, afin de n'en avoir pas de témoin. Le foufflet donné k Aladdin, & I'autorité qu'il avoit prife fur lui, n'avoient Pour but que de 1'accoutumer a le craindre & a lui obéir exadement, afin que lorfqu'il lui demanderoit cette famèufe lampe magique, il Ia lui donnat auffitót; mais il lui arriva tout le contraire de ce qu'il s'étoit propofé. Enfin il n'ufa de fa méchanceté avec tant de précipitation pour perdre le pauvre Aladdin, que paree qu'il craignit que s'il conteftoit plus long-tems avec lui, quelqu'un ne vint a les entendre, & ne rendit public ce qu'il vouloit tenir trés ' caché. Quand le magicien afriquain vit fes grandes & belles efpérances échouées k n'y revenir jamais , il n'eut pas d'autre parti k prendre que celui de retourner-en Afrique ; c'eft ce qu'il fit dès le méme jour. II prit fa route par des détours, pour ne pas rentrer dans la ville d'oix il étoit forti avec Aladdin. II avoit k craindre en effet d'être obfervé par plufieurs perfonnes qui pouvoient l'avoir vu fe promener avec eet enfant, & revenir fans lui. Zij  3y & de tous ceux qui ont la lampe d la main, moi avec les autres efclaves de la lampe. ' - La mère d'Aladdin n'étoit pas en état de répondre : fa vue n'avoit pu foutenir la figure hideufe & épouvaritable du génie ; & fa frayeur avoit été fi grande dès les premières paroles qu'il avoit prononcées , qu'elle étoit tombée évanouie. Aladdin qui avoit déja eu une a'pparition a-peu-près femblable dans .le caveau, fans perdre de tems ni le jugement, fe faifit promp-, tement de la lampe; & en fuppléant au défaut de fa mère , il répondit pour elle d'un ton ferme. J'ai fairn, dit-il au génie, apportez-moi  5«o* Les mille et une Nuits de quoi manger. Le génie difparut, & un ;nf_ SS',11 randbal «gent qud porton fur fa tête, avec douze plats couverts, de même métal, pleins d'excellens mets arrangés deffus, avec fiv ,r-,^ • telle, de v,n exquis, & deux talles d'argent dAladdm netort pas encore revenue de fon evanou^men, quand le génie difparut pou b feconde f0!S. Aladdin qui avoit déja commence de lui ietpi- i> r , - J efFpf r J e! de Ieau fur ]e vifage, fans effet, fe rait en deyoir de faure revenu; mais foit que les efprits'qui s etoientdxffipe's, fe furTent enfin Jn . * quel odeur des mets que le génie venoit d'apPorter y eüt contribué quelque chofe, elle revnt dans le moment. Ma mère, lui dit Aladdin, cela n eft rien; levez-vous & venez manger : voici de quoi vous remettre le cceur, & en meme de quoi fatisfaire au grand befoin que_,ai de manger : ne laiffons pas refroidir de fi bons mets, & mangeons. La mère dAladdin fut extrêmement furprife quand elle v,t le grand baffin, les douze plats les fix pams, les deux bouteilles & les deux  Contes Arabes. 36*7 tafles , & qu'elle fentit 1'odeur délicieufe qui exhaloit de tous ces plats. Mon fils, demandat-elle a Aladdin, d'oü nous vient cette abondance, & a qui fommes-nous redevables d'une li grande libéralité ? le fultan auroit-il eu connoiffance de notre pauvreté, & auroit-il eu compaffion de nous ? Ma mère , reprit Aladdin , mettons-nous a table & mangeons, vous en avez befoin auffi-bien que moi; je vous le dirai quand nous aurons déjeüné. Ils fe mirent a table, & ils mangèrent avec d'autant plus d'appétit, que la mère & le fils ne s'écoient jamais trouvés a une table fi bien fournie. Pendant le repas, la mère d'Aladdin ne pouvoit fe laffer de regarder & d'admirer le baffin & les plats, quoiqu'elle ne fut pas trop diftinctement s'ils étoient d'argent ou d'une autre matière, tant elle étoit peu accoutumée a en voir de pareils ; &, a proprement parler, fans avoir égard a leur valeur, qui lui étoit inconnue, il n'y avoit que la nouveauté qui la tenoit en admiration, & fon fils Aladdin n'en avoit pas plus de connoiffance qu'elle. Aladdin & fa mère, qui ne croyoient faire qu'un firnple déjeüné , fe trouvèrent encore a table a 1'heure du dïné : des mets fi excellens les avoient mis en appétit; & pendant qu'ils étoient chauds , ils crurent qu'ils ne feroient  3^S Les mille et Une Nuits, pas mal de joindre les deux repas enfemble & de n'en pas faire k deux fois. Le doublé repas étant fi», il leUr refta non.feuIement dg qu01 louper, mais même affez de quoi en faire deux autres repas auffi forts le lendemain ^ Quand la mère d'Aladdin eut deffervi & mis a part les viandes auxquelles ils n'avoient pas touché, elle vint s'affeoir fur le fofa auprès de fon fils. Aladdin, lui dit - elle , j'attends que vous iausfaffiez k 1'impatience oü je fuis d'entendre h récit que vous m'avez promis. Aladdin lui raconta exaftement tout ce qui s'étoit paffe entre le génie & lui pendant fon évanouiffement, jufqu'a ce qu'elle fut revenue è elle. La mère d'Aladdin étoit dans un grand étonnement du difcours de fon fils & de 1'apparition du génie. Mais, mon fils , reprit-elle que voulez-vous ciire avec vos génies? jamais' depuis que je fuis au monde, je n'ai entendu dire que perfonne de ma connoiffance en eüt vu. Par quelle aventure ce vilain génie eft-il venu fe préfenter k moi ? pourquoi s'eft-il adrefféè moi & non pas k vous, a qui il a deja apparu dans le caveau du tréfor? Ma mère, repartit Aladdin, le génie qui vient de vous apparoitre , n'eft pas le même qui meft apparu; ils fe refTemblent en quel- que  qüé manière par leur grandeur de géant, malsi ils font entièrement différens par leurs mines &' par leur habillement : aufli font-ils a différens rnaïtresi Si vous vous en fouvenez > celui que j'ai vu s'eft dit efclave de 1'anneau que j'ai au doigt, & celui que vous venez de voir, s'eft dit efclave de la lampe que vous aviez a la main. Mais je ne crois pas que vous 1'ayez entendu : il me femble en effet que vous vous êtes évanouie dès qu'il a commencé a parler. Quoi, s'écria la mère d'Aladdin, c'eft donc votre lampe qui eft caufe que ce maudit génie s'eft adreffé k moi plutót qua vous? ah ! mon fils, ótez-la de devant mes yeux & la mettez oü il vous plaira, je ne veux plus y toucher» Je confens plutót qu'elle foit jetée ou vendue, que de courir Ie nfque de mourir de frayeuc en la touchant. Si vous me croyez, vous vous déferez auffi de 1'anneau : il ne faut pas avoir: commerce avec des génies ; ce font des démons , & notre prophéte Fa dit. Ma mère, avec votre permiffion, reprit Aladdm, je me garderai bien préfentement de vendre, comme j'étois prés de le faire tantót, une lampe qui va nous être fi utile k vous & a moi. Ne voyez-vous pas ce qu'elle vient de nous procurer? il faut qu'elle continue de nouS iournir dé quoi nous nourrir & nous entretgTomé X. A a  37ö -Les mille et une Nuits, nir. Vous devez juger comme moi que ce n'étoit pas fans raifon que mon faux & méchant oncle s'étoit donné tant de mouvemens & avoit entrepris un fi long & pénible voyage, puifque c'étoit pour parvenir a la poffeilion de cette lampe merveilleufe, qu'il avoit préféré a tout Tor & 1'argent qu'il favoit être dans les falies, & que j'ai vu moi - même , comme il m'en avoit averti. II favoit trop bien le mérite & la valeur de cette lampe, pour ne demander autre chofe d'un tréfor fi riche : puifque le hafard nöus en fait découvrir la vertu, faifons-en un ufage qui nous foit profitable, mais d'une manière qui foit fans éclat, & qui ne nous attire pas 1'envie & la jaloufie de nos voifins. Je veux bien 1'öter de devant vos yeux, & la mettre dans un lieu oü je Ia trouverai quand il en fera befoin, puifque les génies vous font tant de frayeur. Pour ce qui eft de 1'anneau, je ne faurois auffi me réfoudre a le jeter ; fans eet anneau , vous ne m'euffiez jamais revu; & fi je vivois a 1'heure qu'il eft, ce ne feroit peutétre que pour peu de momens, Vous me permettrez donc de le garder & de le porter toujours au doigt bien précieufement ; qui fait s'il ne m'arrivera pas quelqu'autre danger que nous ne pouvons prévoir ni vous ni moi, dont *Ü pourra me délivrer ? Comme le raifonnement  Goktes Aüa'ï'H 371 d'Aladdin paroifloit afTez jufte, fa mère n'eut rien a y répüquer. Mon fiïs, lui dit-elle, vous pouvez faire comme vous 1'entendrez ; pour moi je ne voudrois pas avoir affaire avec des génies : je vous déclare que je m'ert lave les mains, & que je ne vous en parlerai pas davantage. Le lendemain au foir après le foupé, il ne reffo rien de la bonne provifion que le génie avoit apportée. Le jour fuivant, Aladdin quï ne vouloit pas attendre que la faim le prefsat, prit un des plats d'argent fous fa robe, & fortit du matin pour Palier vendre. II s'adrelfa a un juif qu'il rencontra dans fon chemin : il le tira a 1'écart; & en lui montrant le plat, il luï demanda s'il vouloit 1'acheter. Le juif rufé & adroit, prend Ie plat, 1'exa^ mine; & il n'eut pas plutót connu qu'il étoit de bon argent, qu'il demanda a Aladdin combien il 1'eftimoit. Aladdin qui n'en connoiffoit pas Ia valeur, & qui n'avoit jamais fait commerce de cette marchandife , fe contenta de lui dire qu'il favoit bien lui-même ce que ce plat pouvoit valoir, & qu'il s'en rapportoit a fa bonne foi. Le juif fe trouva embarraffé de 1'ingénuité d'Aladdin. Dans 1'incertitude oü ii étoit de favoir fi Aladdin en connoiffoit la matière & la valeur, il tira de fa bourfe une Aaij  372 Les"mille et une Nuits, pièce d'or qui ne faifoit au plus que la foixantedeuxiè'mè partiè de la valeur du plat, & il la lui préfenta. Aladdin prit la pièce avec un grand empreffement, & dès qü'il 1'eut dans la main, il fe retira fi promptement, que le juif, non content du gain exorbitant qu'il faifoit par eet achat, fut bien faché de n'avoit pas pénétré qu'Aladdin ignoroit le prix de ce qu'il lui avoit vendu, & qu'il auroit pu lui en donner beaucoup moins. II fut fur le point de courir après Ie jeune homme, pour tacher de retirer quelque chofe da fa pièce d'or; mais Aladdin couroit, & il étoit déja fi loin, qu'il auroit eu de la peine a le joindre. Aladdin s'en retournant chez fa mère, s'arrêta a la boutique d'un boulanger, chez qui il fit la provifion de pain pour fa mère &. pour Iui,-& qu'il paya fur fa pièce d'or, que le boulanger lui changea. En arrivant , il donna le refte a fa mère, qui alla au marché acheter les autres provifions néceffaires pour vivre eux deux pendant quelques jours. Ils continuèrent ainfi a vivre de ménage, c'eft-a-dire qu'Aladdin vendit tous les plats au juif 1'un après 1'autre jufqu'au douzième , de la même manière qu'il avoit fait la première, a mefure que 1'argent venoit a manquer dans la maifon, Le juif qui avoit donné une pièce  'Contes Arabes1. 3731 d'or du premier, n'ofa lui offrir moins des autres, de crainte de perdre une fi bonne aubaine : il les paya tous fur le même pié. Quand 1'argent du dernier plat fut dépenfé, Aladdin eut recours au bafiin , qui pefoit lui feul dix fois autant que chaque plat. II voulut le porter a fon marchand ordinaire , mais fon grand poids 1'en empccha : il fut donc obligé d'aller chercher le juif qu'il amena chez fa mère ; & le juif, après avoir examiné le poids du baffin, lui compta fur le champ dix pièces d'or, dont Aladdin fe contenta. Tant que les dix pièces d'or durèrent, elles furent employees a la dépenfe journalière de la maifon. Aladdin cependant, accoutumé a une vie oifive , s'étoit abftenu de jouer avec les jeunes gens de fon age, depuis fon aventure avec le magicien afriquain. II paffoit les journées a fe promener, ou a s'entretenir avec des gens avec lefquels il avóit fait connoiffance. Quelquefois il s'arrêtoit dans les boutiques des gros marchands, oü il prêtoit 1'oreille aux entretiens des gens de diftinclion qui s'y arrêtoient, ou qui s'y trouvoient comme a une efpèce de rendez-vous; & ces entretiens peua-peu lui donnèrent quelque teinture de la connoiffance du monde. Quand il ne refta plus rien des dfx pièces Aaiij  574 Les mille et une Nuits, d'or, Aladdin eut recours è la lampe : il la prit a la main , chercha le même endroit que fa mere avoit touché; & comme il Peut reconnu a 1'impreffion que le fable y avoit lailTée, il la frotta comme elle avoit fait, & auffitót le même génie qui s'étoit déja fait voir , fe préfenta devant lui; mais comme Aladdin avoit frotté la lampe plus légèrement que fa mère, il lui paria auffi d'un ton plus radouci: Que veux tu? lui dit-il dans les mêmes termes qu'auparavant, me voici prh a fobèir comme ton efclave, & de tous ceux qui ont la lampe a la main, moi & les autres efclaves de la lampe comme moi. Aladdin lui dit : J'ai faim, apporte-moi de quoi manger. Le génie difparut , & peu de tems après il reparut, chargé d'un fervicé de table pareil a celui qu'il avoit apporté Ia première fois : il le pofa fur le fofa, & dans le moment il difparut. • La mère d'Aladdin , avertie du deiTsln de fon fils, étoit förtie exPrès pour quelnu'affairo afin de ne pas fe trouver dans la maifon dans le tems de Papparition du génie. Elle rentra peu de tems après , vit la table & le buffet tres-bien garnis, & demeura prefqu'auffi fur. pnfe de 1'effet prodigieux de la lampe, qu'elle I avoit été la première fois. Aladdin & fa mère ie mirent a table; & après le repas, il leur  Con tes Arabes. 37 ƒ refta encore de quoi vivre largement les deux jours fuivans. Dès qu'Aladdin vit qu'il n'y avoit plus dans la maifon m pain ni autres provifions, ni argent pour en avoir, il prit un plat d'argent, & alla cliercher le juif qu'il connoiffoit, pour le lui vendre. En y allant, il paffa devant fe boutique d'un orfèvre refpedable par fa vieilleffe , honnête homme , & d'une grande probité. L'orfèvre qui 1'appercut, 1'appela & te fit entrer : Mon fils , lui dit-il, je vous ai déja vu paffer plufieurs fois, chargé comme vous 1'êtes a préfent , vous joindre a un tel juif, & repaffer peu de tems après fans être chargé. Je me fuis imaginé que vous lui vendez ce que vous portez : mais vous ne favez peut-être pas que ce juif eft un trompeur , & même plus trompeur que les autres juifs, & que perfonne de ceux qui le connoiflent, ne veut avoir affaire a lui. Au refte, ce que je vous dis ici, n'eft que pour vous faire plaifir; fi vous voulez me montrer ce que vous portez préfentement, & qu'il foit i vendre , je vous en donnerai fidèlement fon jufte prix , fi cela me convient, finon je vous adreflerai a d'autres marchands qui ne vous tromperont pas. L'efpérance de faire plus d'argent du plat fit qu'Aladdin le tira de deflous fa robe, & le^ Aa iv,  57<* Les mille et une Nuits, montra a 1'orfèvre. Le vieillard qui êonnue daoord que le plat étoit d'argent fin, lui demanda s'il en avoit vendu de femblables au juif, & combien il les lui avoit payés. Aladdin M dit naïvement qu'il en avoit vendu douze & m n'avoit recu du juif qu'une picce d'or' de chacun. Ah, le voleur, s'écria 1'orfèvre' mon hls, ajouta-t-il, ce qui eft fait eft feit; il n y faut plus penfer : mais en vous faifant voir ce que vaut votre plat, qui eft du meilleur argent dont nous nous fervions dans nos boutiques, vous connoitrez combien le juif vous a trompé L'orfèvre prit la baiance, il pefa fe pjat, & apres avoir expliqué a Aladdin ce que'c'étoit qu'un marc d'argent, combien il valoit, & fes fubdivifions ; il fei fit remarquer que fuivant Ie poids du plat, il valoit foixante-douze pièces dor, qu-j iui Compta furie champ en efpèces • Voila, dit-il, la jufte valeur de votre plat; fi vous en doutez, vous pouvez vous adrefTer a celui de nos orfèvres qu'il vous plaira; & s'il vous dit qu'il vaut davantage, je vous promets de vous en payer Ie doublé; nous He gagnons que Ia facon de 1'argenterie que nous achetons j & ceft ce que les juifs les plus équitables ne iont pas. Aladdin remercia bien fort 1'orfèvre du bon confeil qu'il venoit de lui donner, & dont il  Contes Arabes. 377 tirolt déja un fi grand avantage : dans la fuite il ne s'adreffa plus qu'a lui pour vendre les autres plats, auffi-bien que le baffin, dont la jufte valeur lui fut toujours payée a proportion de ion poids. Quoiqu'Aladdin & fa mère euflent une fource intariflable d'argent en leur lampe, pour s'en procurer tant qu'ils voudroient, dès qu'il viendroit a leur manquer ; ils continuèrent néanmoins de vivre toujours avec la même frugalité qu'auparavant 3 a. la réferve de ce qu'Aladdin en mettoit k part pour s'entretenir honnêtement & pour fe pourvoir des commodités néceffaires dans leur petit ménage. Sa mère de fon cóté, ne prenoit la dépenfe de fes habits, que fur ce que lui valoit le coton qu'elle filoit. Avec une conduite fi fobre, il eft aifé de juger com * bien de tems 1'argent des douze plats & du baffin, felon le prix qu'Aladdin les avoit vendus a 1'orfèvre, devoit leur avoir duré. Ils vécürent de la forte pendant quelques années, avec le fecours du bon ufage qu'Aladdin faifoit de la lampe de tems en tems. Dans eet intervalle, Aladdin qui ne manquoit pas de fe trouver avec beaucoup d'afiiduité au rendez-vous des perfonnes de diftincfion, dans les boutiques des plus gros marchands de draps d'or & d'argent, d'étofTes de foie , de toiles les plus fines, & de jouailleries, & qui fe méloit  37$ Les mille et une Nuits, quelquefois dans leurs converfations, acheva defe former, & prit infenfiblement toutes les manières du beau monde." Ce fut particulièrement chez les jouailliers qu'il fut détrompé de Ia penfée qu'il avoit que les fruits tranfparens qu'il avoit cueillls dans le jardin oü il étoit allé prendre la lampe, n'étoient que du verre coloré, & qu'il apprit que c'étoient des pierres de grand prix. A force de voir vendre & acheter de toutes fortes de ces pierreries dans leurs boutiques, il en apprit la connoiffance & fc prix; & comme il n'en voyoit pas de pareilles aux fiennes, ni en beauté ni en groffeur, il comprit qu'au lieu de morceaux de verre qu'il avoit regardés comme des bagatelles, il poffédoit^un tréfor ineffimable. II eut la prudence de n'en parler a perfonne, pas méme a fa mère; & il n'y a pas de doute que fon filence ne lui ait valu Ia haute fortüne oü nous verrons dans Ia fuite qu'il s'éleva. Un jour en fe promenant dans un quartier de la ville , Aladdin entendit publier a haute voix un ordre du fultan , de fermer les boutiques & les portes des maifons, & de fe renfermer chacun chez foi, jufqu'a ce que Ia princeffe Badroulboudour (i) fille du fultan, fut (i) C'efl-a-dire, Pleine Lune des Pleines Lunes»  Csntës Arabes. 379 paffee pour aller au bain , & qu'elle en fut revenue. Ce cri public fit naitre a Aladdin la curiofité de voir la princeffe a découvert ; mais il ne le pouvoit qu en fe mettant dans quelque maifon de connoiffance, & a travers d'une jaloufie ; ce qui ne le contentoit pas , paree que la princeffe, felon la coutume, devoit avoir un voile fur le vifage en allant au bain. Pour fe fatisfuire, il s'avifa d'un moyen qui lui réuüit; il alla fc placer derrière la porte du bain, qui étoit difpofée de manière qu'il ne pouvoit manquer de ia voir venir en face. Aladdin n'attendit pas long-tems : la princeffe parut, & il la vit venir au-travers d'une fente affez grande pour voir fans être vu; elle étoit accompagnée d'une grande foule de fes femmes & d'eunuques qui marchoient fur les cötés & a fa fuite. Ouand elle fut a trois ou a quatre pas de la porte du bain , elle öta le voile qui lui couvroit le vifage, & qui la gênoit beaucoup; & de la forte elle donna lieu a Aladdin de la voir d'autant plus a fon aife , qu'elle venoit droit a lui. Jufqu'a ce moment, Aladdin n'avoit pas vu d'autres femmes le vifage découvert, que fa rnère qui étoit agée , & qui n'avoit jamais eu d'affez beaux traits pour lui faire juger que les  38o Les mille et une Nuits, autres femmes fcflent plus belles : il pouvoit bien avoir entendu dire qu'il y en avoit d'une , ,te genante; mais quelques paroles qu'on emploie pour relever le mérite d'une beauté jamais elles ne font rimpreiïion que la beauté' iait elle-même. Lorfqu'Aladdin eut vu la princefTe Badroulboudour, il perdit la penfée qu'il avoit que toutes les femmes duflent reflèmbler a-peu-près a fa mère : fes fentimens fe trouvèrent bien diftercns , & fon cceur ne put refufer toutes ies inclinations k 1'objet qui venoit de le charter. En eflet, la princeffe étoit la plus belle brune que 1'on put voir au monde : elle avoit es yeux grands, k fleur de tête, vifs & brillans; le regard doux & modefte, le nez d'une julte proportion & fans défaut, la bouche petlte , jes lèvres vermeilles & toutes charmantes Fr leur agréable fymmétrie ; en un mot, tous les traits de fon vifage étoient d'une régularité Ï,C<ÏÏPlie' °n ^ doit donc pas s'étonner fi Aladdin fut ébloui & prefque hors de lui-même a la vue de 1'afiembiage de tant de merveilles quUui étoient inconnues : avec toutes ces perredhons, la princeffe avoit encore une riche taille , un port & un air majeftueux , qui, a la voir feulement, lui attiroient le refpect qui . lui étoit du.  'Contes Arabes. 38* Quand la princeffe fut entree dans le bain, Aladdin demeura quelque tems interdit & comme en extafe, en retracant & en s'imprimant profondément 1'idée d'un cbjet dont il étoit charmé & pénétré jufqu'au fond du cceur: il rentra enfin en lui-même ; & en confidérant que la princeffe étoit paffee, & qu'il garderoit inutilement fon pofte pour la revoir a la fortie du bain , puifqu'elle devoit lui tourner le dos & être voilée , il prit le parti de 1'abandonner & de fe retirer. Aladdin, en rentrant chez lui, ne put fi bien cacher fon trouble & fon inquiétude, que fa mère ne s'en appergut; elle fut furprife de ie voir ainfi trifte & rêveur contre fon ordinaire ; elle lui demanda s'il lui étoit arrivé quelque chofe, ou s'il fe trouvoit indifpofé. Mais Aladdin ne lui fit aucune réponfe, & il s'aifit négligemment fur le fofa, oü il demeura dans la même fituation , toujours occupé a fe retracer 1'image charmante de la princeffe Badroulboudour. Sa mère qui préparoit le foupé , ne le preffa pas davantage. Quand il fut prêt, elle le fervit prés de lui fur le fofa, & fe mit a table ; mais comme elle s'appercut que fon fils n'y faifoit aucune attention, elle 1'avertit de manger, & ce ne fut qu'avec bien de la  382 Les mille et une Nuits, peine qu'il changea de fituation. II mangea beaucoup moins qu'a I'ordinaire, les yeuv toujours baifies, & avec un filence fi profond, qu'il ne fut pas polfible a fa mère de tirer de lui Ia moindre parole fur toutes les demandes qu'elle lui fit pour tacher d'apprendre Ie fujet d'un changement fi extraordinaire. Après le foupé, elle voulut recommencer a lm demander le fujet d'une fi grande mélancohe; mais elle ne put en rien favoir, & il pnt le parti de s'aller coucher, plutöt que de donner è fa mère Ia moindre fatisfaction fur cela. Sans examiner comment Aladdin épris de Ia beauté & des charmes de la princeffe Badroulboudour, paffa la nuit, nous remarcmerons feulement que le lendemain , comme il étoit affis fur Ie fofa vis-a-vis de fa mère qui filoit du coton a fon ordinaire, il lui paria en ces termes ■. Ma mère, dit-il, je romps le filence que j'ai gardé depuis hier a mon retour de la ville il vous a fait de la peine, & je m'en luis bien appercu. Je n'étois pas malade, comme il m'a paru que vous 1'avez cru, & je ne le fuis pas encore; mais je ne puis vous dire ce que je; fentois & ce que je ne ceffe encor(j de fentir, eft quelque chofe de pire qu'une  Contes Arabes. 383? ftialadle. Je ne fais pas bien quel eft ce mal, mais je ne doute pas que ce que vous allez entendre, ne vous le faffe connoitre. On n'a pas fu dans ce quartier , continua Aladdin , & ainfi vous n'avez pu le favoir, qu'hier la princeffe Badroulboudour, fille du fultan, alla au bain 1'après-diné. J'appris cette nouvelle en me promenant par la, ville. On publia un ordre de fermer les boutiques & de fe retirer chacun chez foi, pour rendre a cette princeffe 1'honneur qui lui eft dü, & lui laiffec les chemins libres dans les rues par* oü elle devoit paffer. Comme je n'étois pas éloigné du bain , la curiofité de la voir le vifage découvert , me fit naïtre la penfée d'aller me placer derrière la porte du bain, en faifant ré- > flexion qu'il pouvoit arriver qu'elle öteroit fon voile quand elle feroit prête d'y entrer. Vous favez la difpofition de la porte, & vous pouvez juger vous - même que je devois la voir a mon aife , fi ce que je m'étois imaginé, arrivoit. En effet, elle öta fon voile en entrant, & j'eus le bonheur de voir cette aimable princeffe, avec la plus grande fatisfaétion du monde. Voila, ma mère, le grand motif de 1'état oü vous me vïtes hier quand je rentrai, & le fujet du filence que j'ai gardé jufqu'a préfent. J'aime la princeffe d'un amour dont la violence  3S4 Les milee ét une Nuits,' eft telle que je ne faurois vous 1'exprimér} 8è comme ma paffion vive & ardente augmente a tout moment, je fens qu'elle ne peut 6tre fatisfaice que par la ppflefllort de I'aimable princeffe Badroulboudour, cc qui fait que j'ai pris Ia réfolution de la faire demander en mariage au fultan. La mère d'Aladdin avoit e'couté le difcours de fon fils avec affez d'attention jufqu'a ces dernières paroles; mais quand elle eut entendu que fon deiTein étoit de faire demander la princeffe Badroulboudour en mariage, elle ne put s'empêcher de 1'interrompre par un grand éclat de rire. Aladdin voulut pourfuivre, mais en I'interrompant encore : Eh ! mon fils, lui ditelle, a quoi penfez-vous ? il faut que vous ayez perdu 1'efprit, pour me tenir un pareil difcours. Ma mère, reprit Aladdin , je puis vous affurer que je n'ai Pas perdu 1'efprit, je fuis dans mon bon fens. J'ai prévu les reproches de folie & d'extravagance que vous me faites, & ceux que vous pourriez me faire ; mais tout cela ne m'empéchera pas de vous dire encore une fois que ma réfolution eft prife de faire demander au fultan la princeffe Badroulboudour en mariage. En vérité, mon fils, repartit la mère trés- férieufement,  Contes Arabes. férïeufement, je ne faurois m'empêcher de vous dire que vous vous oubliez entièrement; & quand même vous voudriez exécuter cette réfolution, je ne vois pas par qui vous oferiez faire faire cette demande au fttltan. Par vousmême , répliqua auffitót le fils fans héfiter. Par moi, s'écria la mère d'un air de furprife & d'étonnement! & au fultan ? ah ! je me garderai bien de m'engager dans une pareille entreprife. Et qui êtes-vous, mon fils, continua-t-elle, pour avoir la hardieffe de penfer a la fille de votre fultan ? Avez-vous oubué que vous êtes fils d'un tailleur des moindres de fa capitale, & d'une mère dont les ancetres n'ont pas été d'une naiffance plus relevée ? Savez-vous que les fultans ne daignent pas donner leurs filles en mariage, même a des fils de fultans qui n'ont pas 1'efpérance de régner un jour comme eux. Ma mère, répliqua Aladdin , je vous ai déjl dit que j'ai prévu tout ce que vous venez de me dire, & je dis la même chofe de tout ce que vous y pourrez ajouter; vos difcours, ni vos remontrances ne me feront pas changer de fentimens. Je vous ai dit que je ferois demander la princeffe Badroulboudour en mariage par votre entremife : c'eft une grace que je vous demande avec tout le refpedt que je yous dois, & je yous fuppüe de ne me la pas Terne X, B b  380" Les mille et une Nuits, refufer, a moins que vous n'aimiez mieux me voir mourir que de me donner la vie une feconde fois. La mère d'Aladdin fe trouva fort embarralfée quand elle vit 1'opiniatreté avec laquelle Aladdin perfiftoit dans un delfein fi éloigné du bon fens. Mon fils, lui dit-elle encore, je fuis votre mère, & comme une bonne mère qui vous ai mis au monde, il n'y a rien de raifonnable ni de convenable a mon état & au vötre , que je ne fois prête de faire pour 1'amour de vous. S'il s'agiffoit de parler de mariage pour vous avec la fille de quelqu'un de nos voifins, d'une condition pareille ou approchante de la vótre, je n oublierois rien , & je m'employerois de bon cceur en tout ce qui feroit de mon pouvoir; encore pour y réuflir faudroit-il que vous euffiez quelques biens ou quelques revenus, ou que vous fuffiez un métier. Quand de pauvres gens comme nous veulent fe marier, la première chofe a quoi ils doivent fonger, c'eft d'avoir de quoi vivre. Mais fans faire réflexion fur la baffeffe de votre naiffance , fur le peu de mérite & de biens que vous avez, vous prenez votre vol jufqu'au plus haut degré de la fortune, & vos prétentions ne font pas moindres que de vouloir demander en mariage & d epoufer la fille de votre fouverain , qui  Contes Arabes, 387 tva qu'a dire un mot pour vous précipiter & Vous écrafcf. Je la ffe a part ce qui vous regarde, c'eft a vous a y faire les réflexions que vous cevez, pour peu que vous ayez de bon fens. Je viens a ce qui me touche. Commcrt une penfée aufli extraordinaire que celle de Voulo> que j'adle faire la propoütion au fultan de vous donner la pruicelle fa fille en mariage, a-t-e!le pu vous venir cans 1'efprit? Je fuppofe que j'aie, je ne dis pas te hardieffe, mais l'effronterie d'aller me préfenter devant fa majefté pour lui faire une demanue li extravagante, a qui m'adrefferai-je pour m'intioduire? CroyeZ vous que le premier a qui j'en parlerois , ne me traitat pas de folie , & ne me chaisat pas ind gnement, comme je le mériterois ? Je fuppofe encore qu'il n'y ait pas da difficulté a fe préfenter a 1'audience du fultan j je fais qu'.l n'y en a pas quand on s'y préfente pour lui demander juftice , & qu'il la ïend volontiers a les fujets , quand ils la lui deffiandeqt. Je (sus auifi que quand on fe préfente è lui pour lui demander une grace, il 1'accorde avec plaifir, quand il voit qu'on 1'a mé~> ritée & qu'on en eft digne. Mais êtes - vous dans ce cas-!a, & croyez-vous avoir mérité la g-ace que vous voulez que je demande pour yous ? Ln etes-vous digne ? Qu'avez-vous fait Bb ij  3^8- Les mïtu et tjne Nuits, pouT votre prince ou pour votre patrie, '& en' quoi vous êtes-vous diftingué ? Si vous n'avez rien fait pour mériter une fi grande grace, & que d'ailleurs vous n'en foyez pas digne, avec quel front pourrois-je la demander ? Comment pourrois-je feulement ouvrir la bouche pour la propofer au fultan ? Sa préfence toute majeftueufe & 1'éclat de fa cour me ferxneroient la bouche auffitót, a moi qui tremblois devant feu mon mari votre père, quand j'avois a lui demander la moindre chofe. II y a une autre raifon, mon fils, a quoi vous ne penfez pas, qui eft qu'on ne fe préfente pas devant nos fultans fans un pre'fent a la main , quand on a quelque grace a leur demander. Les prëfens ont au moins eet avantage , que s'ils refufent la grace, pour les raifons qu'ils; peuvent avoir, ils écoutent au moins la'demande & celui qui la fait, fans aucune re'pugnance. Mais quel préfent avez-vous a faire? & quand vous auriez quelque chofe qui fut digne de la moindre attention d'un li grand monarque, quelle proportion y auroit-il de votre préfent avec la demande que vous voulez lui faire? Rentrez en vous-même, & fongez que vous afpirez a une chofe qu'il vous eft impoffible d'obtenir. Aladdin ëcouta fort tranquillement tout ce  Cdntes Arabes. 3 80 que fa mère put lui dire pour tacher de le détourner de fon deffein ; & après avoir fait réflexion fur tous les points de fa remontrance , il prit enfin la parole , & il lui dit : J'avoue , ma mère , que c'eft une grande témérité a moi d'ofer porter mes prétentions auffi loin que je fais ; & une grande inconfidération d'avoir exigé de vous avec tant de chaleur & de promptitude, d'aller faire la propofition de mon mariage au fultan, fans prendre auparavant les moyens propres a vous procurer une audience & un accueil favorables : je vous en demande pardon; mais dans la violence de la paflion qui me pofsède, ne vous étonnez pas. fi- d'abord je n'ai pas envifagé tout ce qui peut fervir a me procurer le repos que je cberche. J'aime la princeffe Badroulboudour au-dela de ce que vous pouvez vous imaginer, ou plutöt je 1'adore, & je perfévère toujours dans le deffein de 1'époufer :. c'eft une chofe arrêtée & réfolue dans mon efprit. J© vous fuis obligé de 1'ouverture que vous venez de me faire; je la regarde comme la première démarche qui doit me procurer 1'heureux. fuccès que je me promets. Vous me dites que ce n'eft pas la coutume de fe préfenter devant le fultan fans un préfent a. la main, & que je n'ai rien qui foit digne B b iij  3P0 Les milee et t/ne NVXTSp de lui. Je tombe d'accord du préfent, & jé vous avoue que fe n'y avois pas penfé. Mais quant a ce que vous me dites que je n'ai rien qui puiffe lui être préfenté, croyez-vous, ma «ere, que ce que j'ai apporté le jour que je fus déhvré d'une mort inévitable de la manière que vous favez, ne foit pas de quoi faire un prefent très-agréable au fultan ? Je parle de ce que j'ai apporté dans les deux bourfes & dans ma ceinture, & que nous avons pris vous Sc moi pour des verres colorés « mais k préfent je fuis détrompé, & je vous apprends , ma toere, que ce font des pierredes d'un prix toefiimabie, qui ne conviennent qu'a de grands tnonarques. J'en ai connu le mérite en fréquentant les boutiques des jouailliers, & vous pouvez m'en croire fur ma parole. Toutes celles que j'ai vues chez nos marchands jouailliers, ne font pas comparables a celles que nous poffédons, ni en groffeur, ni en beauté, & cependant ils les font monter k des prix excéffifs. A la vérité , nous ignorons vous & moi Ie prix des nötres; mais quoi qu'il en puiffe être autant que je puis en juger par le peu d'expenence que j'en ai, je fuis perfuadé que Ie prefent ne peut être que très-agréable au fultan. Vous avez une porcelaine affez grande & d'une forme très-propre pour les contenir j  Contes Arabes. 301' apportez-la, & voyons 1'efFet qu'elles feront quand nous les y aurons arrangées felon leurs différentes couleurs. La mère d'Aladdin apporta la porcelaine, & Aladdin tira les pierreries des deux bourfes, & les arrangea dans Ia porcelaine. L'effet qu'elles firent au grand jour par la variété de leurs couleurs , par leur éclat & par leur brillant, fut tel que la mère & le fils en demeurèrent prefqu'éblouis : ils en furent dans un grand étonnement, car ils ne les avoient vues 1'un & 1'autre qu'a la lumière d'une lampe. II eft vrai qu'Aladdin les avoit vues chacune fur leut arbre, comme des fruits qui devoient faire un fpectacle ravifiant; mais comme il étoit encore enfant , il n'avoit regardé ces pierreries que comme des bijoux propres a s'en jouer, & il ne s'en étoit chargé que dans cette vue, & fans autre connoiffance. Après avoir admiré quelque tems la beauté du préfent, Aladdin reprit la parole ; Ma mère, dit-il, vous ne vous excuferez plus d'aller vous préfenter au fultan , fous prétexte de n'avoir pas un préfent a lui faire ; en voila un , ce me femble, qui fera que vous ferez recue avec un accueil des plus favorables. Quoique la mère d'Aladdin, nonobftant la beauté & 1'éclat du préfent., ne le crüt pas Bb iv  35>2 Les mille et une Nuits"^ dun prix auffi grand que fon fils 1'eftimoit j elle jugea néanmoins qu'il pouvoit être agréé, & elle fentoit bien qu'elle n'avoit rien a lui répliquer fur ce fujet ; mais elle en revenoit toujours a la demande qu'Aladdin vouloit qu'elle fit au fultan è la faveur de ce préfent ; cela 1'inquiétoit toujours fortement. Mon fils, lui difoit-elle, je n'ai pas de peine a concevoir que le préfent fera fon effet, & que le fultan voudra bien me regarder de bon ceil; mais quand il faudra que je m'acquitte de la demande que vous voulez que je lui fafife, je fens bien que je n'en aurai pas la force, & que je demeurerai muette : ainfi, non-feulement j'aurai perdu mes pas, mais même le préfent, qui, felon vous, eft d'une richeffe fi extraordinaire^ & je reviendrois avec confufion vous annoncer que vous feriez fruftré de votre efpérance. Je vous 1'ai déja dit, & vous devez croire que cela arrivera ainfi. Mais , ajouta-t-elle, je veux que je me faffe violence pour me foumettre a votre volonté, & que j'aie affiez de force pour ofer faire la demande que vous voulez que je faffe, il arrivera trés-certainement ou que le fultan fe moquera de moi & me renverra comme une folie, ou qu'il fe mettra dans une jufte colère , dont immanquablement nous ferons Vous & moi les victimes.  C o nt es Arabes. 395' La mère d'Aladdin dit encore a fon fils plufieurs autres raifons pour tacher de le faire changer de fentiment; mais les charmes de la princeffe Badroulboudour avoient fait une impreffion trop forte dans fon cceur pour le détourner de fon deffein. Aladdin perfifta a exiger de fa mère qu'elle exécutat ce qu'il avoit réfolu; & autant par la tendreffe qu'elle avoit pour lui, que par la crainte qu'il ne s'abandonnat a quelque extrêmité facheufe, elle vainquit fa répugnance, & elle condefcendit a la volonté de fon fils. Comme il étoit trop tard, & que le tems d'aller au palais pour fe préfenter au fultan ce jour-la, étoit pafle, la chofe fut remife au lendemain. La mère & le fils ne s'entretinrent d'autre chofe le refte de la journée, & Aladdin prit un grand foin d'infpirer a fa mère tout ce qui lui vint dans la penfée pour la confirmer dans le parti qu'elle avoit enfin accepté, d'aller fe préfenter au fultan. Malgré toutes'les raifons du fils, la mère ne pouvoit fe perfuader qu'elle put jamais réuflir dans cette affaire , & véritablement il faut avouer qu'elle avoit tout lieu d'en douter. Mon fils, dit-elle a Aladdin, fi le fultan me regoit aufli favorablement que je le fouhaite pour 1'amour de vous, qu'il écoute tranquiilement lapropofition  394 Les mille et une Nuits, que vous voulez que je lui faffe, mais quWs ce bon accueil il s'avife de me demander ou lont vos biens, vos richels & Vos états car c'eft de quoi il s'informera avant toutes' chofes, plutöt que de votre perfonne; fi, dis-je ll me fait cette demande, que voulez-vous* que je lui réponde ? Ma mère, répondit Aladdin, ne nous inquiétons point par avance d'une chofe qui peutctre n arrivera pas. Voyons premièrement 1'accueil que vous fera fe fultan , & fe réponfe qu »I vous donnera. S'il arrivé qu'il veuille ëtre intorme de tout ce que vous venez de dire je verrai alors la réponfe que j'aurai a lui faire; j aiconfiance que la lampe, par le moyen de laquelle nous fubfiftons depuis quelques années, ne me manquera pas dans le befoin. La mère d'Aladdin n'eut rien è répliquer a « que fon fils venoit de lui dire. Elle fit réJexion que la lampe dont il parloit, pouvoit bien fervir è de plus grandes merveilles qu'a eur procurer fimpIement de quQi yivre> Ia fatisfit, & feva en mème-tems toutes les dimcultes qui auroient pu encore la détourner du fervice qu'elle avoit promis de rendre a fon fils auprès du fultan. Aladdin qui pénétra dans la penfee de fa mère, lui dit : Ma mère, au moins fouvenez-vous de garder le fecret, c'eft  Coïjtes Arabïs. 35? dela que dépend tout le bon fuccès que nous devons attendre vous & moi de cette affaire. Aladdin & fa mère fe féparèrent pour prendre quelque repos; mais 1'amour violent & les grands Proiets d'une fortune immenfe dont le fils avoit 1'efprit tout rempli , 1'empéchèrent de paffer la nuit auffi tranquillement qu'il auroit bien fouhaité. Tl fe leva avant la pointe du ]our k alla auffitót éveiller fa mère. II la preffa de s'habiller le plus promptement qu'elle pourroit, afin d'aller fe rendre a la porte du palais du fultan, & d'y entrer a 1'ouverture en memetems que le grand-vifir , les vifirs fubalternes & tous les grands officiers de 1'état y entroient pour la féance du divan, oü le fultan affiftoit toujours en perfonne. La mère d'Aladdin fit tout ce que fon fils voulut. Elle prit la porcelaine oü étoit le préfent de pierreries , 1'enveloppa dans un doublé lïnge, 1'un très-fin & très-propre, 1'autre moins fin" qu'elle Ua par les quatre coins pour le porter plus aifément, Elle partit enfin avec une grande fatisfadion d'Aladdin, & elle prit le chemin du palais du fultan. Le grand-vifir, accompagné des autres vifirs ,& les feigneurs de la cour les plus qualifiés, étoient deja entres quand elle arriva a la porte. La foule de tous ceux qui avoient. des affaires au divan, etoit  '396 Les mille et üne Nuif^j grande : on ouvrit, & elle marcha avec eu* jufquau divan. C'étoit un trés-beau fallon profond & fpacieux, dont 1'entrée étoit grande & magnifique. Elle s'arrêta . & fe ran de manière qu'elle avoit en face le fultan, le grandvüir & fes feigneur qui avoient féanc£ au confeil a droite & è gaucIie. 0n appela les Parties les unes après les autres, felon 1'ordre des requêtes qu,elles avoient & leurs affaires furent rapportées, plaidées & jUgees jufqu'a Pheure ordinaire de la féance du divan Alors le fultan fe leva, congédia le conieil 8c rentra dans fon appartement, oü 1 , fum Par le grand-vifir; les autres vifirs & kS mimftres d" confeil fe retirèrent. Tous ceux qui s'y étoient trouvés pour des affaires particuliere,, firent la même chofe, les uns contens du gain de leur procés , les autres mal fatkits du jugement rendu contr'eux, & d autres enfin avec 1'efpérance d'être iugés dans une autre féance. La mère d'Aladdin qui avoit vu le fultan fe lever & fe retirer, jugea bien qu'il ne reparoitroit pas davantage ce jour-lè, en voyant tout fe monde fortir; ainfi elle prit le parti de retourner chez elle. Aladdin qui la vit rentrer avec le préfent deftiné au fultan, ne fut d'abord que penfer du fuccès de fon voyage : dans la craint*  Co nt es Arabes. '39J ou il étoit qu'elle n'eüt quelque chofe de fmiftre a lui annoncer, il n'avoit pas la force d'ouvrir la bouche pour lui demander quelle nouvelle elle lui apportoit. La bonne mère qui n'avoit jamais mis le pié dans le palais du fultan, & qui n'avoit pas la moindre connoiffance de ce qui s'y pratiquoit ordinairement, tira fon fils de 1'embarras oü il étoit, en lui difant avec une grande naïveté : Mon fils, j'ai vu le fultan, & je fuis bien perfuadée qu'il m'a vue auffi. J'étois placée devant lui, & perfonne ne 1'empêchoit de me voir ; mais il étoit fi fort occupê par tous ceux qui lui parloient a droite & a gauche, qu'il me faifoit compaffion de voir la peine & la patience qu'il fe donnoit a les écouter. Cela a duré fi long - tems, qu'a la fin je crois qu'il s'eft ennuyé, car il s'eft levé fans qu'on s'y attendït, & ü s'eft retiré affez bruf bable, qu'il nV avoit ° " ****** CqUeteS 3 Prefetlt- approchoient du ful-  Contes Abaïes. 399 tan chacun a leur tour pour plaider leur caufe dans leur rang , & la mère d'Aladdin n'étoit point dans ce cas-la. Ce jour-la enfin , après la levée du confeil, quand le fultan fut rentrë dans fon appartement , il dit a fon grand-vifir : II y a déja quelque tems que je remarque une certaine femme qui vient réglément chaque jour que je tiens mon confeil , & qui porte quelque chofe d'enveloppé dans un linge; elle fe tient debout depuis le commencement de 1'audience jufqu'a la fin , & affeéte de fe mettre toujours devant moi J favez-vous ce quelle demande? Le grand-vifir qui n'en favoit pas plus qua le fultan , ne voulut pas néanmoins demeurer court. Sire, répondit-il, votre majefté n'ignore pas que les femmes forment fouvent des plaintes fur des fujets de rien; celle-ci apparemment vient porter fa plainte devant votre majefté fur ce qu'on lui a vendu de la mauvaife farine, ou fur quelqu'autre tort d'auffi peu de conféquence. Le fultan ne fe fatisfit pas de cette réponfe. Au premier jour de confeil, reprit-il, fi cette femme revient, ne manquez pas de la faire appeler, afin que je Pentende. Le grandvifir ne lui répondit qu'en baifant la main & en la portant au-defius de fa tête , pour marquer, qu'il étoit pret de la perdre s'il y manquoit.  £00 Les mille et une Nuits, • La mère d'Aladdin s'étoit déja fait une ha* bitude fi grande de paroitre au confeil devant le fultan, qu'elle eomptoit fa peine pour rien, pourvu qu'elle fït connoitre a fon fils qu'elle n'oublioit rien de tout ce qui dependoit d'elle pour lui complaire. Elle retourna donc au palais le jour du confeil, & elle fe plaga a 1'entrée du divan vis-a-vis le fultan, a fon ordinaire. Le grand-vifir n'avoit pas encore commencé a rapporter aucune affaire quand le fultan appergut la mère d'Aladdin ; touché de compaffion de la longue patience dont il avoit été témoin : Avant toutes chofes, de crainte que vous ne 1'oubliiez, dit-il au grand-vifir, voila la femme dont je vous parlois dernièrement ; faites-la venir, & commengons par 1'entendre & par expédier 1'affaire qui 1'amène. Auffitót le grand-vifir montra cette femme au chef des huiffiers qui étoit debout, pret a recevoir fes ordres, & lui commanda d'aller la prendre & de la faire avancer. ^ Le ^ chef des huiffiers vint jufqu'a la mère d'Aladdin; & au figne qu'il lui fit, elle le fuivit jufqu'au pié du tróne du fultan, oü il la laiffa pour aller fe ranger a fa place prés du grand-vifir. La mère d'Aladdin, inftruite par 1'exemple de  C o n t S" s Arabis; Öe tant d'autres qu'elle avoit vu aborder le fultan, fe profterna le front contre le tapis qui couvroit les marches du tröne, & elle demeura en eet état jufqu'a ce que le fultan lui commanda de fe relever. Elle fe leva, & alors : Bonne femme, lui dit le fultan, il y a longtems que je vous vois venir a mon divan , Sc demeurer a 1'entrée depuis le commencement jufqu'a la fin : quelle affaire vous amène ici? La mère d'Aladdin fe profterna une feconde fois, après avoir entendu ces paroles ; & quand elle fut relevée : Monarque au-deffus des monarques du monde, dit-elle, avant d'expofer a votre majefté le fujet extraordinaire, & même prefqu'incroyable, qui me fait paroitre devant fon tröne fublime, je la fupplie de me pardonner la hardïeffe, pour ne pas dire 1'impudence de la demande que je viens lui faire : elle eft fi peu commune, que je tremble & que j'ai honte de la propofer a mon fultan. Pour lui donner la liberté entière de s'expliquer , le fultan commanda que tout le monde fortit du divan, & qu'on le laifsat feul avec fon grandvifir; & alors il lui dit qu'elle pouvoit parler & s'expliquer fans crainte. La mère d'Aladdin ne fe contenta pas de la bonté du fultan, qui venoit de lui épargner la peine qu'elle eüt pu fouffrir en parlant devant Tome X. C c  402 Les wille et une Nuits tout le monde; elle voulut encore fe mettre a couvert de 1'indignation qu'elle avoit a craindre^ de la propofition qu'elle devoit lui faire , & a laquelle il ne s'attendoit pas. Sire, ditelle en reprenant la parole, j'ofe encore fupplier votre majefté, au cas qu'elle trouve la demande que j'ai a lui faire , offenfante ou wjuneufe en la moindre chofe, de m'affurer auparavant de fon pardon, & de m'en accorder la grace. Quoi que ce puiffe être, repartit le fultan, je vous le pardonne dès k préfent , & il ne vous en arrivera pas le moindre mal : parlez hardiment. Quand la mère d'Aladdin eut pris toutes fes précautions, en femme qui redoutoit la colère du fultan fur une propofition auffi délicate que celle qu'elle avoit a lui faire, elle lui raconta fidèlement dans quelle occafion Aladdin avoit vu la princeffe Badroulboudour , 1'amour violent que cette vue fatale lui avoit infpiré, la déelaration qu'il lui en avoit faite, tout'ce qu'elle lui avoit repréfenté pour le détourner d'une paffion non moins injurieufe a votre majefté , dit-elle au fultan, qua la princeffe votre fille; mais, continua-t-elle, mon fils, bien loin d'en profiter & de reconnoïtre fa hardieffe , s'étoit obftiné k y perfévérer jufqu'au point de me menacer de quelqu'adion de défefpoir  C o n t £ s Arabes. 403 fi je refufois de venir demander la princeffe ert mariage a votre majefté; & ce n'a été qu'après m'être fait üne violence extréme, que j'ai été contrainte d'avoir cette complaifance pour lui, de quoi je fuppüe encore une fois votre majefté de m'accorder le pardon , non-feulement a moi, mais même a Aladdin mon fils, d'avoir eu la penfée témérake d'afpirer a une fi haute alliance. Le fultan écouta tout ce difcours avec beaucoup de douceur & de bonté, fans donner aucune marqué de colère ou d'indignation, & même fans prendre la demande en raillerie. Mais avant de donner réponfe a cette bonnefemme, il lui demanda ce que c'étoit que ce qu'elle avoit apporté enveloppé dans un linge. 'Auffitót elle prit le vafe de porcelaine qu'elle avoit mis au pié du tröne avant de fe profterner ; elle le découvrit & le préfenta au fultan. On ne fauroit exprimer la furprife & 1'étonnement du fultan, lorfqu'il vit raffemblé dans ce vafe tant de pierreries fi confidérables , fi précieufes , fi parfaites , fi éclatantes , & d'une groffeur dont il n'avoit point encore vu de pa-^ reilles. II refta quelque tems dans une fi grande admiration, qu'il en étoit immobile. Après être enfin revenu a lui, il recut le préfent des mains Cc ij  404 Les mille et une Nuits, de la mère d'Aladdin, en s'écriant avec un tranfport de joie : Ah que cela eft beau ! que cela eft riche ! Après avoir admiré & manié prefque toutes les pierreries 1'une après 1'autre, en les prifant chacune par 1'endroit qui les diftinguoit, il fe tourna du cóte' de fon grandvifir; & en lui montrant le vafe : Vois, dit-il & conviens qu'on ne peut rien voir au monde de plus riche & de plus parfait. Le vifir en fut charmé. Eh bien, continua le fultan, que dis-tu d'un tel préfent ! n'eft-il pas digne de la princelTe ma fille, & ne puis-je pas la donner a ce prix-la a celui qui me la fait demander ? Ces paroles mirent le grand-vifir dans une étrange agitation. II y avoit quelque tems que le fultan lui avoit fait entendre que fon intention étoit de donner la princeffe fa fille en mariage a un fils qu'il avoit. II craignit, & ce n'étoit pas fans fondement, que le fultan, éblouï par un préfent fi riche & fi extraordinaire, ne changeat de fentiment. II s'approcha du fultan; & en lui parlant a 1'oreille : Sire, dit-il, on ne peut difconvenir que le préfent ne foit digne de la princeffe ; mais je fupplie votre majefté de m'accorder trois mois avant de fe déterminer : j'efpère qu'avant ce tems-la, mon fils, fur qui elle a eu la bonté de me témoi-  Contes Arabes. gner qu'elle avoit jeté les yeux, aura de quoi lui en faire un d'un plus grand prix que celui d'Aladdin, que votre majefté ne connoit pas. Le fultan , quoique bien perfuadé qu'il n'étoit pas poffible que fon grand-vifir püt trouver afon fils de quoi faire un préfent d'une aufli grande conféquence a la princeffe fa fille , na laiffa pas néanmoins de 1'écouter , & de lui acbpder cette grace. Ainfi, en fe retournant du cóté de la mère d'Aladdin , il tui dit : Allez, bonne-femme , retournez chez vous , & dites a votre fils que j'agrée la propofition que vous m'avez faite de fa part, mais que je ne puis maner la princeffe ma fille, que je ne lui aie fait faire un ameublement qui ne fera prêt que dans trois mois ; ainfi revenez en ce tems-la. La mère d'Aladdin retourna chez elle avec une joie d'autant plus grande , que , par rapport a fon état , elle avoit d'abord regardé 1'accès auprès du fultan comme impoflible, & que d'ailleurs elle avoit obtenu une réponfe fi favorable , au lieu qu'elle ne s'étoit attendue qu'a un rebut qui 1'auroit couverte de confufion. Deux chofes firent juger a Aladdin , quand il vit entrer fa mere, qu'elle lui apportoit une bonne nouvelle : 1'une , qu'elle revenoit de meilleure heute qu'a 1'ordinaire j & C c üj  4°5 Les mtis et une Nuits JW, qu'elle avoit le vifage gai & ouvert. He.bien, ma mere, lui dit-il, dois-je efpédois-je mourir de défefpoir ? Quand elle eut quitté fon voile & qu'elle fe fut affife fur le fofa avec lui : Mon fils, dit.eiIej n& vous pas tenir trop ]ong tems p.ncert._ ude, ,e commencerai par vous dire, que bien lom de fonger a mourir, vous avez tout fujet d «re content. En pourfuivant fon difcours,4lIe lui raconta de quelle manière elle avoit eu audience avant tout le monde, ce qui étoit caufe qu'elle emu revenue de fi bonne heure: les précautions quelle avo.t prifes pour faire au fultan , fans quis en ofiensat , la propofition de mariage «e la pnncefife Badroulboudour avec lui & la réponfe toute favorable que le fultan lui avoit faite de fa propre bouche. Elle ajouta que, autant quelle en pouvoit juger par les marges que le fultan en avoit données, le préfent fur toutes chofes avoit fait un puilfant eöet fur fon efpnt pour le déterminer h la réponfe fcvorable qu'elle rapportoit. Je m'y attendois dautant moins, dit-elle encore, que le grand-vifir lui avoit parlé a 1'oreille avant qu'il me la f,t, & que je craigri0;s qu>n m h ^ tournat de la bonne volonté qu'il pouvoit avoir pour vous. Aladdin s'efiima Je pius heureux des ^  Contes Arabes. 4°7 tels en apprenant cette «^J^ repos. Et quoique dans 1'mrpaUence OU ü ettrt paruffent d'une longueur extreme d fe * po néanmoins a attendre avec pauenc, fonde ^ la parole du fultan, qu'il regardoit comme révocable. Pendant qu'il comptoit non-feulc revocduic. femaines, ment les heures, te jou,ft te mais même jufquaux momens , en a que le terme fut paffi , envron deux ^entécoulés.quandfamère.unfouan voulant allumer la lampe *W?fL£^ avoit Plus dnuile dans la ma.fon. Elle lortt Z^ enalleracheter^enavancantdansla S elle vit que «out y éto.t en fcte En sboutiques.au lieu d'être fernaees , Snt ouvertes , on les ornoit de femllages c„ vp.'=>rcit des illuminations , chacun sef- magnincence pour mieux Tout le monde enfin donnort des dem nf „ations de joie * de «jouree Les ru« étoient embarraffees P » en habits de cérémonie, montes u vaux richement harnachés, ft envtronnes dur.  408 Les MïtfE ét une Nuits, grand nombre de valets de pié cmi aHoieat &jenoient. Elle demanda au marchand chez qui elle achetoit fon huile, ce que tout cela %nifio,t. D'oü venez-vous, ma bonne dame lm dit-il? ne favez-vous pas que le fils du' grand-vifir époufe ce foir la princeffe Badroulboudour, fille du fultan? elle va bientót fortir du bain, & les officiers que vous voyez,s'affonblent poUr lui faire cortège jufqu'au palais ou fe doit faire la cérémonie La mère d'Aladdin nevoulutpas en apprendre davantage. Elle revint en fi grande diligence, qu elle rentra chez elle prefque hors d'haleine Elle trouva fon fils qui ne s'attendoit è rien moins qu'a la facheufe nouvelle qu'elle lui apportoit. Mon fils, s'écria-t-elle, tout eft perdu pour vous. Vous comptiez fur la belle promeffe ou fultan, il n'en fera rien. Aladdin alarme de ces paroles : Ma mère, rcprit-il, par quel endroit le fultan ne me tiendroit-il L fa promeffe? comment le favez-vous ? Ce fok ^^mère^e fi]s du grand_vifir é fe' a princeflè Badroulboudour dans le palais File ui raconta de quelle manière elle venoit 'de lapprendre , par tant de circoni|a,Kes , n eut pas lieu d'en douter. A cette nouvelle, Aladdin demeura immo- bde, comme s'il eut été frappé d'un coup de  C o n t e s Arabes. 40$ foudre. Tout autre que lui en eüt été accablé; mais une jaloufie fecrète 1'empêcha d'y demeurer long-tems. Dans le moment, il fe fouvint de la lampe qui lui avoit été fi utile jufqu'alors ; & fans aucun emportement en vaines paroles contre le fultan , contre le grand-vifir, ou contre le fils de ce miniftre, il dit feulement : Ma mère, le fils du grand-vifir ne fera peut-être pas cette nuit auffi heureux qu'il fe le promet; pendant que je vais dans ma chambre pour un moment, préparez-nous a fouper. La mère d'Aladdin comprit bien que fon fils vouloit faire ufage de la lampe pour empêcher, s'il étoit poffible, que le mariage du fils du grand-vifir avec la princeffe ne vint jufqu'a la confommation, & elle ne fe trompoit pas. En effet, quand Aladdin fut dans fa chambre , il prit la lampe merveilleufe qu'il y avoit portée, en lotant de devant les yeux de fa mère, après que 1'apparition du génie lui eut fait une fi grande peur; il prit, dis-je, la lampe, & il la frotta au même endroit que les autres fois. A l'inftant , le génie parut devant lui : Que veux-tu , dit-il a Aladdin, me voicl pret a Cobék comme ton efclave , & de tous ceux qui ont la lampe a la main, moi & les autres efclaves de la lampe. Ecoute, lui dit Aladdin, tu m'as apporté jufqu'a préfent de quoi me  4io Les mille et" une Nuits, nourrir quand j'en ai eu befoin, il s'agit préfentement d'une affaire de toute autre irnportance. J'ai fait demander en mariage au fultan la princeffe Badroulboudour, fa fille. II me fa promife, & il m'a demande un délai de trois mois. Au lieu de tenir fa promeffe, ce foir avant le terme échu , il la marie au fils du grand-vifir : je viens de 1'apprendre, & la chofe eft certaine. Ce que je te demande, c'eft que , dès que le nouvel époux & la nouvelle époufe feront couchés , tu les en'èves, & que tu les apportes ici tous deux dans leur ht. Mon maïtre, reprit le génie, Je vais t'obéir; as-tu amre ck0fe d me commander? Rien autre chofe pour le préfent , repartit Aladdin. En mëme-terns le génie difparut. Aladdin revint trouver fa mère ; il foupa avec elle avec la même tranquillité qu'il avoit de coutume. Après le foupé, il s'entretint quelque tems avec elle du mariage de la princeffe comme d'une chofe qui ne 1'embarraffoit plus. U retourna a fa chambre , & il kaffa fa mère en liberté de fe coucher. Pour lui, il ne fe coucha pas, mais il attendit le retour du géme, & 1'exécution du commandement qu'il luï avoit fait. Pendant ce tems-Ia tout avoit été préparé avec bien de la magnificence dans le palais du  Contes Arabes. 411 fultan pour la célébration des noces de la princeffe , & la foirée fe paifa en cérémonies & en réjouiffances jufques bien avant dans la nuit. Quand tout fut achevé , le fils du grand-vifir, au fignal que lui fit le chef des eunuques de la princeffe , s'échappa adroitement , & eet officier 1'introduifit dans 1'appartement de la princeffe fon époufe jufqu'a la chambre oü le lit nuptial étoit préparé. II fe coucha le premier. Peu de tems après, la fultane accompagnée de fes femmes & de celles de la princeffe fa fille, amena la nouvelle époufe. Elle faifoit de grandes réfiftances felon la coutume des nouvelles mariées. La fultane aida a la déshabiller, la mit dans le lit comme par force ; & après favoir embraffée en lui fouhaitant la bonne nuit , elle fe retira avec toutes les femmes, & la dernière qui fortit ferma Ia porte de la chambre. A peine la porte de la chambre fut fermée, que le génie , comme efclave fidéle de la lampe, & exact, a exécuter les ordres de ceux qui 1'avoient a la main, fans donner le tems a 1'époux de faire la moindre careffe h fon époufe, enlève le lit avec 1'époux & 1'époufe, au grand étonnement de 1'un & de 1'autre, & en un inftant le tranfporte dans la chambre d'Aladdin, ©ü il le pofe.  %i2 Les mille et une Nuits^ Aladdin, qui attendoit ce moment avec impatience , ne fouffrit pas que le fils du grandvifi demeurat couché avec la princefïe. Prends ce nouvel époux, dit-il au génie, enferme-le dans le privé, & reviens demain matin un peu après la pointe du jour. Le génie enlcva auffitót le fils du grand-vifir hors du lit en chemife, & le tranfporta dans le lieu qu'Aladdin lui avoit dit, oü il le Iaïfla après avoir jeté fur lui un fouffle qu'il fentit depuis la tête jufqu'aux piés, & qui 1'empêcha de remuer de la place. Quelque grande que fut Ia paffion d'Aladdin pour la princefïe Badroulboudour , il ne lui tint pas néanmoins un long difcours, lorfquil fe vit feul avec elle. Ne craignez rien, adorable princefïe, lui dit-il d'un air tout paffionné, vous êtes ici en süreté, & quelque violent que foit 1'amour que je reffens pour votre beauté & p0Ur vos charmes, il ne me fera jamais fortir des bornes du profond refpedt que je vous dois. Si j'ai été forcé, ajouta-t-il, d'en venir a cette extrêmité , ce n'a pas eté dans la vue de vous offenfer , mais pour empêcher qu'un injufte rival ne vous pofiedat, contre ia parole donnée par le fultan .votre père, en ma faveur. La princeffe qui ne favoit rien de ces parti-  Contês 'Arabes. 413' Sfeularités , fit fort peu d'attention a tout ce qu'Aladdin lui put dire. Elle n'étoit nullement en état de lui répondre. La frayeur & 1'étonnement oü elle étoit d'une aventure fi furprenante & fi peu attendue , 1'avoient mife dans un tel état, qu'Aladdin n'en put tirer aucune parole. Aladdin n'en den eura pas-la; il prit le parti de fe déshabiller , & il fe coucha a la place du fils du grand-vifir, le dos tourné du cóté de la princeffe, après avoir eu la précaution de mettre un fabre entre la princeffe & lui , pour marquer qu'il mériteroit d'en être puni s'il attentoit a fon honneur. Aladdin content d'avoir ainfi privé fon rival du bonheur dont il s'étoit flatté de jouir cette nuit-la, dormit affez tranquillement. II n'en fut pas de même de la princeffe Badroulboudour : de fa vie il ne lui étoit arrivé de paffer une nuit auffi facheufe & auffi défagréable que celle-la : & fi 1'on veut bien faire réfiexion au lieu & a 1'état oü le génie avoit laiffé le fils du grand-vifir , on jugera que ce nouvel époux la paffa d'une manière beaucoup plus affligeante. Le lendemain , Aladdin n'eut pas befoin de frotter la lampe pour appeler le génie. II revint a 1'heure qu'il lui avoit marquée ; & dans le tems qu'il achevoit de s'habiller : Me voici,  4i4 Les mille et une Nuits, dit-il i Aladdin , qu'as-tu d me commander f Va reprendre, lui dit Aladdin, le fils du grandvifir ou tu Pa mis, viens le remettre dans ce cu lultan. Le geme alla relever le fils du grandvifir de fentinelie , & Aladdin reprenoit fon fabre quand il reparut. II mit le nouvel époux prés de Ia princefie, & en un inftant il reporta le lit nuptial dans la même chambre du palais du fultan d'cü il l'avoit apporté. II faut remarquer qu'en tout ceci le génie ne fut appercu ni de la princeffe, ni du fils du grand-vifir; fa forme hydeufe eut été capable de les faire mourir de frayeur. Ils n'entendirent meme rien des difcours d'entre Aladdin & lui, & ils ne s'appercurent que de 1'ébranlement du lit & de leur tranfport d'un lieu a un autre, & c'étoit bien affez pour leur donner la frayeur qu'il eft aifé d'imaginer. Le génie ne venoit que de pofer le lit nuptial en la place, quand le fultan, curieux d'apprendre comment la princefie fa fille avoit paifé la première nuit.de fes noces, entra dans 3a chambre pour lui fouhaiter le bon jour. Le fils au grand vifir morfondu du firoid qu'il avoit fouflert toute la nuit, & qui n'avoit pas encore eu le tems de fe réchauffer, n'eut pas iitöt entendu qu'on ouvroit la porte, qu'il fe  Contes Arabes. 415" leva, & paffa dans une garde-robe oü il s'étoit déshabillé le foir. Le fultan approcha du lit de la princeffe, la baifa entre les deux yeux, felon la coutume, en lui fouhaitant le bon jour, & lui demanda en fouriant comment elle fe trouvoit de la nuit paffee ; mais en relevant la tête , & en la regardant avec plus d'attention, il fut extrêmement furpris de la voir dans une grande mélancolie , & qu'elle ne lui marquoit ni par la rougeur qui eüt pu lui monter au vifage, ni par aucun autre fïgne , ce qui eüt pu fatiffaire fa curiofité. Elle lui jeta feulement un regard des plus triftes, d'une manière qui marquoit une grande affliction , ou un grand mécontentement. II lui dit encore quelques paroles , mais comme il vit qu'il n'en pouvoit tiret d'elle, il s'imagina qu'elle le faifoit par pudeur, & il fe retira. II ne laiffa pas néanmoins de foupconner qu'il y avoit quelque chofe d'extraordinaire dans fon filence ; ce qui 1'obligea d'aller fur le champ a 1'appartement de la fultane, a qui il fit le récit de 1'état oü il avoit trouvé la princeffe, & de la réception qu'elle lui avoit faite. Sire , lui dit la fultane , cela ne doit pas furprendre votre majefté : il n'y a pas de nouvelle mariée que n'ait la même retenue le lendemain de fes noces, ce ne fera  4i6" Lés mille et une Nuits pas la même chofe dans deux ou trois'jours? alors elle recevra le fultan fon père comme elle ie doit. Je vais la voir, ajouta-t-elle, & je fuis bien trompée, fi elle me fait le même accueil. Quand la fultane fut habiilée , elle fe rendit a 1'appartement de Ia princeffe, qui n'étoit pas encore levée : elle s'approcha de fon lit, & elle lui donna le bon jour en 1'embraffant; mais fa furprife fut des plus grandes, non-feulement de ce qu'elle ne lui répondoit rien ; maïs même de ce qu'en Ia regardant, elle s'appercut qu'elle étoit dans un grand abattement, qui lui fit juger qu'il lui étoit arrivé quelque chofe qu'elle ne pénétroit pas. Ma fille , lui dit la fultane , d'oü vient que vous répondez ii mal aux careffes que je vous fais? eft-ce avec votre mère que vous devez faire toutes ces facons? & doutez-vous que je ne fois pas inftruite de ce qui peut arriver dans une pareille circonftance que celle oü vous êtes ? je veux bien croire que vous n'avez pas cette penfée, il faut donc qu'il vous foit arrivé quelqu'autre chofe; avouez-le-moi franchement, & ne me lanTez pas plus long-tems dans une inqüiétude qui m'accable. La princeffe Badroulboudour rompit enfin Ie filence par un grand foupir : Ah J madame & trés-  C O N T E S A EÏ Bl S-. 4Ï7 tres - honOrée mère , s'écria-t-elle , pardon-^ fiez-moi, fi j'ai manqué au refpect que je vous dois ! j'ai f efprit fi fortement occupé des chofes extraordinaires qui me font arrivées cette nuit, que je ne fuis pas encore bien revenue de mon étonnement ni de mes frayeurs, & que j'ai même de la peine a me reconric& tre moi-même. Alors elle lui raconta avec les couleurs les • plus vives , de quelle manière , un infiant après qu'elle & fon époux furent couchés, le lit avoit été enleVé & tranfperté en un moment dans une chambre malpropre & obfcure, oü elle s'étoit vue feule & féparée de fon époux, fans favoir ce qu'il étoit devenu, & oü elle avóit vu un jeune homme, kquel après lui avoir dit quelques paroles que la frayeur l'avoit empêchée d'entendre, s'étoit couché avec elle a la place de fon époux, après avoir mis fon fabre entr'elle & lui , Sc que le matin fon époux lui avoit été rendu, & le lit rapporté en fa place en un aufli peu de tems-. Tout cela ne venoit que d'être fait, ajouta-t-elle , quand le fultan mon père eft entré dans ma chambre : j'étois fi accablée de trifteife, que je n'ai pas eu la force de lui répondre une feule parole ; ainfi je ne doute pas qu'il ne foit indigné de la manière dont j'ai reeu Phonneur qu'il m'a fait, mais j'efpère qu'il Torne X% D d  4i3 Les mille et one Nuits, me pardonnera quand il faura ma trifte aventure, & 1'état pitoyable oü je me trouve encore en ce moment. La fultane écouta tranquillement tout ce que la princefTe voulut bien lui raconter 5 mais elle ne voulut pas y ajouter foi : Ma fille, lui ditelle , vous avez bien fait de ne point parler de cela au fultan votre père. Gardez-vous bien d'en rien dire k perfonne : on vous prendroit pour une folie, fi on vous entendoit parler de^ la forte. Madame , reprit la princefTe, je puis vous affurer que je vous parle de bon fens; vous pouvez vous en informer k mon e'poux, il vous dira la même chofe. Je m'en informerai, repartit la fultane ; mais quand il m'en parleroit comme vous, je n'en ferois pas plus perfuadée que je le fuis; levez-vous cependant, & ótez-vous cette imagination de 1'efprit; il feroit beau voir que vous troublaffiez par une pareine vifion les fêtes ordonnées pour vos noces , & qui doivent fe continuer plufieurs jours dans ce palais & dans tout le royaume ? N'entendez-vous pas déja les fanfares & les concerts de trompettes, de tymbales & de tambours? Tout cela vous doit infpirer la joie & le plaifir, & vous faire oublier toutes les fantaifies dont vous venez de me parler. En même-tems la fultane appela les  Co n tes Arabes, 410 femmes de la princeffe ; & après qu'elle l'eut fait lever , & qu'elle l'eut vu fe mettre a la toilette, elle alla a 1'appartement du fultan; elle lui dit que quelque fantaifie avoit paffé véritablement par la tête de fa fille ; mais que ce n'étoit rien. Elle fit appeler le fils du vifir , pour favoir de lui quelque chofe de ce que la princeffe lui avoit dit; mais le fils du vifir qui s'eftimoit infiniment honoré de i'alliance .du fultan, avoit pris le parti de ditïimuler. Mon gendre , lui dit la fultane , dites - moi , êtesvous dans le même entêtement que votre époufe? Madame, reprit le fils du vifir, oferois-je vous demander k quel fujet vous me faites cette demande? Cela fuffit, repartit la fultane, je n'en veux pas favoir davantage; vous êtes plus fage qu'elle. Les réjouiffances continuèrent toute la journée dans le palais 5 & la fultane qui n'abandonna pas la princeffe , n'oublia rien pour luï infpirer la joie , & pour lui faire prendre part aux divertiffemeris qu'on lui donnoit par différentes fortes de fpectacles; mais elle étoit tellement frappée des idéés de ce qui lui étoit arrivé la nuit, qu'il étoit aifé de voir qu'elle en étoit toute occupée. Le fils du grand-vifir n'étoit pas moins accablé de la mauvaife nuit qu'il avoit paffee ; mais fon ambition le fit D dij  4*> Les mille et üne Nuits dita & , le voIr t perfonne n;dQuta quil ne fut un époux très-heureux. Abddin qui étoit bien informé de ce gui fe *t * -;edouta pas que ies — veaux manés ne duffent coucher encore enfernbie5>rnalgrélafacheufeaventure qui 1 ur e^tarnvee la nuit d'auparavant. Aladdin n'avoit pomt envie de les laifler en repos ; ainfi «es que la nuit fut un peu avancée , 1 eut rni/V-T AuffitÓtle^'parut autre f k même comP^ent que le autres foIS en lui olfrant fon fervice. Le fils lm d Aladdm dorvent coucher encore ensemble cette nuit ; va , & du moment qu'ils Le génie fervit Aladdin avec autant de fidé- C" d£Xfltude ^Ue Ie jour de devant :1e & au^^ffu,paffa k "Uit auffi froidement & auffi defagréablement qu'il avoit déja fait ; voi A'ildd " 12 mémemo^catL d'avoir Aladdin pour compagnon de fa couche , le iabre pofe entr'elle & lui. Le génie fui vant les ordres d'Aladdin, revi»t ,e lendt main ' ,rCmit re'P°^ auprès de fon époufe enleva le lit avec les nouveaux mariés, & le*  C O N T E S AsïlESi $2 f tfeporta dans la chambre du palais ou il l'avoit pris. Le fultan , après la réception que la princeffe Badroulboudour luï avoit faite le jour précédent , inquiet de favoir comment elle auroit paffé la feconde nuit , & fi elle lui feroit une réception pareille a celle qu'elle luï avoit déja faite, fe rendit a fa chambre d'aufïi bon matin , pour en être éclairci. Le fils du grand - vifir plus honteux & plus mortifié du mauvais fuccès de cette dernière nuit que de la première , a peine eut entendu venir le fultan , qu'il fe leva avec précipitation , & fe jeta dans la garderobe. Le fultan s'avanea jufqu'au lit de la princeffe , en lui donnant le bon jour ; & après lui avoir fait les mêmes careffes que le jour de devant : Hé bien , ma fille , lui dit - il , êtes - vous ce matin d'aufïï mauvaife humeur que vous étiez hier ? me direz-vous comment vous avez paffé la nuit ? La princeffe garda le même filence , & le fultan s'appercut qu'elle avoit 1'efprit beaucoup moins tranquille , & qu'elle étoit plus abattue que la première fois. II ne douta pas que quelque chofe d'extraordinaire ne lui fut arrivé ; alors irrité du myftère qu'elle lui en faifoit : Ma fille , lui Ddiij  422 Les mille et tjne NrjrTf/; dit-il tout en colère & fe fabre è fe Ln* ou vous me direz ce que vous me cachez,ou je va,s vous couper fe tête tout-a-l'heure. La princeffe , plus effrayée du ton & de fe «enace du fultan oifenfé , que de h yue du ^renud,rompit enfin 1e filence : Mon cher peie& mon fultan, s'écria-t-elle les larmes yeux, je demande pardon 4 ^ ^ '.fije l'ai ofiênfée ; j'efpère de fa bonté « de fe cfemence qu'elle fera fuccéder fe compaffion a la colere , quand je lui aurai fait e reen fidéle du trifte & pitoyable état oü e me fuis trouvée toute cette nuit & toute la nuit paflee. Après ce préambule qui appaifa & qui attendnt un peu le fultan , elle lui raconta fidèlement tout ce qui fei étoit arrivé pendant ces deux facheufes nuits , mais d'une manière ü touchante qu'il en fut vivement pénétré de douleur, par ramour & par h avoit pour elle, Elle finit par ces paroles : Si votre majefté a le moindre doute fur le récit que je viens de lui faire , elle peut s'en informer de 1'époux qu'elle m'a donné ; je fuis perfuadée qu'il rendra è la vérité le même témoignage que je fei rends. U fultan entra tout de bon dans fe peine  Contes Arabes. 42? extreme qu'une aventure auffi furprenante devoit avoir caufée a la princefie : Ma fille, lui dit-il, vous avez grand tort de ne vous être pas expliquée a moi dès hier fur une affaire auffi étrange que celle que vous venez de m'apprendre , dans laquelle je ne prends pas moins d'intérêt que vous-même. Je ne vous ai pas mariée dans 1'intention de vous rendre malheureufe, mais plutót dans la vue de vous rendre heureufe & contente , &c de vous faire jouir de tout le bonheur que vous méritez , & que vous pouviez efpérer avec un époux qui m'avoit paru vous convenir. Effacez de votre efprit les idéés facheufes de tout ce que vous venez de me raconter , je vais mettre ordre a ce qu'il ne vous arrivé pas davantage des nuits auffi défagréables & auffi peu fupportables que celles que vous avez pafTées. Dès que le fultan fut rentré dans fon appartement , il envoya appeler fon grand-vifir: Vifir, lui dit-il , avez-vous vu votre fils , & ne vous a-t-il rien dit ? Comme le grand-vifir lui eut répondu qu'il ne l'avoit pas vu , le fultan lui fit le récit de tout ce que ra princeffe Badroulboudour venoit de lui raconter. En achevant : Je ne doute pas , ajouta-t-ri , que ma fille ne m'ait dit la vérité ; je ferai Dd iv  $*4 Les mille Et une Nuits,' bien alfe néanmoins d'en avoir la confirmatk*$ par le temoignage de votre fils : allez , & demandez-lui ce qui en eft. Le grand-vifir ne différa pas d'aller joindre ion Bh i ,1 fei fit part de ce que le fultan venoit de lui communiquer , & il Jui enjoi, gmt de ne lui point déguifer la vérité, & de lm dire fi tout cela étoit vrai. Je ne vous la deguifera! pas, mon père, lui répondit le fils tout ce que la princefie a dit au fultan eft vrat , mais elle n'a pu lui dire les mauvais traitemens qui m'ont été faits en mon particulier - les voici. Depuis mon mariage j'ai Ffle deux nuits les plus cruelles qu'on puiffe xmagmer,& je n'ai pas d'exprelfions pour vous decnre au jufte & avec toutes leurs circonftances les maux que j'ai fouiferts. Je ne vous " Frle pas de Ia frayeur que j'ai eue de me lentir enlever quatre fois dans mon lit fans voir qui enlevoit le lit , & ,e tranfportoi£ dun fieuaun autre ,& fans pouvoir imaginer comment cela s'eft pu faire. Vous jugerez vous-meme de l'ptct fï^u v • < , rQe Jetat facheux ou Je me fuis trouve, lorfque je vous dirai que j'ai paiTé deux nuits debout & nud en chemife dans une eupece de privé étroit, fans avoir la liberte deremuer de la place oü je fus pofé s & ftns pouyoir fake aucun mouvement/qupK  C o n t e s Arabes. 42 ƒ qu'il ne parut devant moi aucun obftacle qui put vraifemblablement m'en empêcher. Après cela, il n'eft pas befoin de m'étendre plus au long pour vous faire le de'tail de mes fouffrances : je ne vous cacherai pas que cela ne m'a point empêché d'avoir pour la princeffe mon époufe tous les fentimens d'amour , de refpect & de reconnoiffance qu'elle mérite ; mais je vous avoue de bonne-foi qu'avec tout 1'honneur & tout 1'éclat qui réjaillit fur moi d'avoir époufé la fille de mon fouverain , j'aimerois mieux mourir que de vivre plus longtems dans une fi haute alliance , s'il faut effuyer des traitemens auffi défagréables que ceux que j'ai déja fouflërts. Je ne doute point que la princeife ne foit dans les mêmes fentimens que moi ; & elle conviendra aifément que notre féparation n'eft pas moins néceffaire pour fon repos que pour le mien : ainfi , mon père , je vous fupplie par la même tendreffe qui vous a porté a me procurer un fi grand honneur , de faire agréer au fultan que notre mariage foit déclaré nul. Quelque grande que fut 1'ambition du grandvifir de voir fon fils gendre du fultan , la ferme réfolution néanmoins oü il le vit de fe féparer de la princeffe , fit qu'il ne jugea pas è propos de lui propofer d'avoir encore pa-  ^6 Les mille et une Nuits, trence au moins quelques jours pour ép'rouvef * cette traverfe ne finiroit point. II le laifTa; & il-revint rendre réponfe au fultan, è qui il avoua de bonne-foi que la chofe n'étoit «ue trop mie après ce qu'il venoit d'apprendre de fon fil, Sans attendre même que Ie fultan *» parlat de rompre le mariage , a quoi il voyo.t bxen qu'il n'étoit que trop difpofé, il *?u T.13 Perme"re qUef°n fi,sf-et;rat Palajs , & qu>i! ret0urngt a ^ M Z Pr™™ P°ur P-'texte qu'il n'étoit pas r ^ h P"ncefie «fe expofée un moment davantage a une perfécution fi . iamour de fon fils. V ^llT^l n'eUt PaS d£ Pdne a obte™ « quU demandoit : dès ce moment le fultan Y av™ déja réfolu la chofe , donna fes or- dres pour faire ceiTer les réjouiffances dans toutePa "S ? danS k VillC ' & mé™ «ans ou* Utendue de fon royaume, oü il fit expedzer des ordres contraires aux premiers ; • en trCS-Peu de *anS toutes les marqués de dl f de/e>uifrances Pubhques cefsèrent dans toute la ville & dans le royaume. Ce changement fubit & fi peu attendu , donna occafion a bien des raifonnemens difierens : on fe demandoit les uns aux autres «ou pouvoit venir ce contre-tems ; & 1'on  Contes Arabes. 427 h'en difoit autre chofe , finon qu'on avoit vu le grand-vifir fortir du palais , & fe retirer chez lui accompagné de fon fils , 1'un & 1'autre avec un air fort trifte. II n'y avoit qu'Aladdin qui en favoit le fecret , & qui fe réjouiffoit en lui-méme de 1'heureux fuccès que 1'ufage de la lampe lui procuroit. Ainfi, comme il eut appris avec certitude que fon rival avoit abandonné le palais , & que le mariage entre la princeffe & lui étoit rompu abfolument , il n'eut pas befoin de frotter la lampe davantage , & d'appeler le Génie pout empêcher qu'il ne fe confommat. Ce qu'il y a de particulier , c'eft que ni le fultan , ni le grand-vifir , qui avoient oublié Aladdin & la demande qu'il avoit fait faire , n'eurent pas la moindre penfée qu'il put avoir part a 1'enchantement qui venoit de caufer la diffolution du mariage de la princeffe. Aladdin cependant laiffa écouler les trois mois que le fultan avoit marqués pour le mariage d'entre la princeffe Badroulboudour & lui : il en avoit compté tous les jours avec grand foin : & quand ils furent achevés , dès le lendemain il ne manqua pas d'envoyer fa mère au palais pour faire fouveqir le fultan de fa parole. La mère d'Aladdin alla au palais comme  ,°n ÖS lui av°it & elle fe préfenta i T /" T^ Pas P]-- jetélavue mLe, reC°nnUt ' & ^ fouvint en STH 6 k demande ^ « avoit STL f aIors le rapport d- fi n' ^Per?°1SJa bonne-fcmme qui nous fais la v Préfem 11 ^a piqués mois , ev > :;aiT reprer2 votre rappoit jetantll , ^ U Srand-vifir en appe cut auffi la mère ^ • trnt V]d hufe;&- *a 1- monTa' llhld(;nna °rd^ dalafaireavancer. La mere d'Aladdin savanca jufqu'au pié du tlone oü elle fe profterna felon la coul Ume/' 3pt q«*eIJe fe fut relevée , fe feil lm de,mMda « «n-elto fouhaitoi, Sfee J Kt8'56 ^ Préfe- --de'van c rrone de votre ma eftr i • fenter ». j, « ,eite » P°ur lui repré- lenter au nom d'Aladdin mon fils , que Jes trois mois après lefquels efiV pa ■ r Le fultan, en prenant un déId ^ ^  'C o n t e s Arabes. 420 mois pour répondre a la demande de cette bonne-femme la première fois qu'il l'avoit vue, avoit cru qu'il n'entendroit plus parler d'un mariage qu'il regardoit comme peu convenable a la princeffe fa fille, a regarder feulement la baffeffe & la pauvreté de la mere d'Aladdin qui paroiffoit devant lui dans un habillement fort commun. La fommation cependant qu'elle venoit de lui faire de tenir fa parole, lui parut embarrafTante : il ne jugea pas , a propos de lui répondre fur le champ ; il confulta fon grand-vifir, & il lui marqua la répugnance qu'il avoit a conclure le mariage de la princeffe avec un inconnu, dont il fuppofoit que la fortune devoit être beaucoup au-deifous de la plus médiocre. Le grand-vifir n'héfita pas a s'expliquer au fultan fur ce qu'il en penfoit : Sire, lui dit-il, il me femble qu'il y a un moyen immanquable pour éluder un mariage fi difproportionné, fans qu'Aladdin , quand même il feroit connu de votre majefté , puiffe s'en plaindre ; c'eft de mettre la princeffe a un fi haut prix, que fes richeffes, quelles qu'elles puiifent être, ne puiffent y fournir. Ce fera le moyen de le faire défifter d'une pourfuite fi hardie , pour ne pas dire fi téméraire , a laquelle fans doute il n'a pas bien penfé avant de s'y engager.  450 Les mille et une Nuits rendre votre fi|s heilreiI„ 'cnne. & ^ Princefli ma fille, mü\Zl ""'"^ ^ '* vera, vous dire2 a aS= qBelle y trou. ^parole, dès ,„„ Z'"'^ grands baffi„s d'o' ma« „ ."T^ 1U™«> tómes chofes ',P °S * CQmMe rf<* V°i« 1« conduions auxquefe™8 ,Uemen,t! uouvera-t-il tant de baffins d'or & u ' ' entree eft bouchee, pour en cueiüir au*  Cóntes Arabes-. 431 Kfbres ? Et tous ces efclaves tournés comme le fultan les demande, oü les prendra-t-il?Le voila bien éloigné de fa prétention; & je crois qu'il ne fera guère content de mon ambaffade. Quand elle fut rentrée chez elle , 1'efprit rempli de toutes ces penfées , qui lui faifoient croire qu'Aladdin n'avoit plus rien a efpérer : Mon fils, lui dit-elle, je vous confeille de ne plus penfer au mariage de la princeffe Badroulboudour. Le fultan, a la vérité, m'a recue avee beaucoup de bonté, & je crois qu'il étoit bien intentionné pour vous; mais le grand-vifir, fi je ne me trompe, lui a fait changer de fentiment, & vous pouvez le préfumer comme moi fur ce que vous allez entendre. Après avoir repréfenté a fa majefté que les trois mois étoient expirés, & que je le priois de votre part de fe fouvenir de fa promeffe , je remarquai qu'il ne me fit la réponfe que je vais vous dire, qu'après avoir parlé bas quelque tems avec le grand-vifir. La mère d'Aladdin fit un récit trésexaét a fon fils de tout ce que le fultan luï avoit dit, & des conditions auxquelles il confentiroit au mariage de la princeffe fa fille avec lui. En finiifant, mon fils, lui dit-elle , il attend votre réponfe ; mais entre nous , continua-t-elle en fouriant, je crois qu'il 1'attendra. long-tems.  432 Lés mille et une Nuits, Pas fi long-tems que vous croiriez bien, tri? mère, reprit Aladdin; & Je fukan fe t_ e lui-même, s'il a cru, par fes demandes exorbitantes,_me mettre hors d'état de fonger a la princeffe Badroulboudour. Je m'attendois k d'autres difficultés infurmontables , ou qu'il mettroit mon incomparable princefTe k un prix beaucoup plus haüt; mais k préfent je fuis content, & ce qu'il me demande, eft peu de chofe en comparaifon de ce que je ferois en état de lui donner pour en obtenir la poffcfliom Pendant que je vais fonger k le fatisfaire , allez nous chercher de quoi diner, & laiffez-moi faire. Dès que la mère d'Aladdin fut fortie pour aller k la provifion, Aladdin prit la lampe, & il la frotta : dans 1'inftant le génie fe préfenta devant lui; & dans les mêmes termes que nous avons déja rapportés, il lui demanda ce qu'il avoit a lui commander, en marquant qu'il étoit prêt k le fervir. Aladdin lui dit : Le fultan me donne la princefTe fa fille en mariage ; mais auparavant il me demande quarante grands baffins d'or maffif & bien pefans, pleins k comble des fruits du jardin oü j'ai pris la lampe dont tu es efclave. II exige aufli de moi que ces quarante baflins foient portés par autant d efclaves noirs, précédés par quarante efclaves blancs a  Gontès Arabes. 433 blancs , jeunes , bieh faits, de belle taille , Sc habillés très-richement. Va, & amène-moi ce préfent au plutöt, afin que je "envoye au fultan avant qu'il léve la féance du divan. Le génie lui dit que fon commandement ailoit être exécuté inceffamment, & il difparut, Très-peü de tems après le génie fe fit revoir accompagné des quarante efclaves noirs, chacun chargé d'un baffin d'or maffif cu poids de vingt marcs fur la tête , pleins de perles, de diamans, de rubis & d'émeraudes mieux choifies, même pour la beauté & pour la groffeur, que celles qui avoient déja été préfentées au fultan : chaque baffin étoit couvert d'une toile d'argent a fleurons d'or. Tous ces efclaves, tant noirs que blancs, avec les plats d'or, occupoient prefque toute la maifon , qui étoit affez médiocre, avec une petite cour fur le devant, & un petit jardin fur le derrière. Le génie demanda a Alaüdin s'il étoit content, & s'il avoit encore quelqu'autre commandement a lui faire. Aladdin lui dit qu'il ne lui demandoit rien davantage, & il difparut auifitöt. La mère a'Aladdin revint du marché; & en' entrant, elle fut dans une grande furprife de voir tant de monde & tant de richefles. Quand elle fe fut déchargée des provifions qu'elle apportoit , elle voulut öter le voile qui lui couvroit Jome X, E e  434 les mille et une Nurxs Je vifage : mais Aladdin fen empécha. Ma mère -tes d'états & de conditions, furent témoins d'une pompe fi raviifante. i^e premier des quatre-vingts efclaves arriva a la porte de la première cour du palais; & les portiers qui s'étoient mis en haie Eeij  %3$ Les mille et une Nuits, dès qu'ils s'étoient appercus que cette file merveilleufe approchoit, le prirent pour un roi, tant il étoit richement & magnifiquement habillé ; ils s'avancèrent pour lui baifer le bas de la robe; mais l'efclave inftruit par le génie les arréta, & il leUr dit gravement : Nous ne' lommes que des efclaves; notre maïtre paroitra quand il en fera tems. Le premier efclave, fuivi de tous les autres avanca jufqu'a la feconde cour qui étoit trésfpacieufe, & ou ]a maifon du ^ ^ ^ gee pendart la féance du divan. Les officiers a Ia tête de chaque troupe, étoient d'une grande niagmficence; mais elle fut effacée a la préience aes quatre-vingts efclaves porteurs du préfent, d'Aladdin, & qui en faifoient eux-mêmes partie. R.en ne parut fi beau ni fi éclatant dans toute la maifon du fultan ; & tout le brillant des feigneurs de fa cour qui 1'environnoient p etoit rien en comparaifon de ce qui fe préfentoit alors a fa vue. Comme le fultan avoit été averti de la marche & de 1 arrivée de ces efclaves, il avoit donne fes ordres pour les faire entrer. Ainfi dès qu'ils fe préfentèrent, il trouvèrent 1'en.trée du divan libre, & ih y entrèrent dans un bel ordre , une partie è droite & 1'autre k -gauche. Après qu'ils furent tous entrés & qu'ils  Co NT ES As'Aïf £ eurent Formé un grand demi-cercle devant le tröne du fultan , les efclaves noirs posèrent chacun le bafiïn qu'ils portoient, fur Ie tapis de pié. Ils fe profternèrent tous enfemble en frappant du front contre lê tapis. Les efclaves blancs firent la même chofe en même tems. Ils fe relevèrent tous ; & les noirs en le faifant , découvrirent adroitement les baflins qui étoient devant eux, & tous demeurèrent debout les mains croifées fur la poitrine avec une grande modeftie. La mère d'Aladdin, qui cependant s'étoit avancée jufqu'au pié du tröne, dit au fultan, après s'être profternée : Sire , Aladdin mon fils n'ignore pas que ce préfent qu'il envoye a votre majefté , ne foit beaucoup au-deflous de ce que mérite la princeffe Badroulboudour; il efpère néanmoins que votre majefté Paura pour agréable , & qu'elle voudra bien le faire agréer auffi a la princeffe , avec d'autant plus de confiance, qu'il a taché de fe conformer a la condition qu'il lui a plu de lui impofer. Le fultan n'étoit pas en état de faire attention au compliment de la mère d'Aladdin. Le premier coup-d'oeil jeté fur les quarante baffins d'or, pleins a comble des joyaux les plus brillans , les plus éclatans , les plus précieux que 1'on eut jamais vus au monde, & les quatre-; Ee üj  438 Les mille et üne NtriTsV vingts efclaves qui paroiifoient autant de roi?,tart par leur bonne mine que par la richeffe & la magnificence furprenante de leur habillement , l'avoit frappé u'une manière qu'il ne pouvoit revenir de fon admitation. Au lieu de répondre au compliment de la mère d'Aladdin, il s'adreffa au grand-vi„r, qui ne pouvoit comprendre lui-même d'oü une fi grande profufïon de richelTes pouvoit être venue. Eh bien, vifir, dit-il publiquement, que penfez-vous de celui' quel qu'il puifie être, qui m'envoie un préfent fi nche & fi extraordinaire, & que ni moi ni vous ne connoiflbns-pas ? Le croyez-vous ind.gne d'époufer la princeffe Badroulboudour ma fille ? Quelque jaloufie & quelque douleur qu'eüt le grand-vifir de voir qu'un inconnu alloit devenir Ie gendre du fultan préférablement a fon fils, il n'ofa néanmoins diflimuler fon fentiment. II étoit trop vifible que le préfent d'Aladdin étoit plus que fuffifant pour mériter qu'il füt recu dans une fi haute alliance. H répondit donc au fultan, & en entrant dans fon fentiment : Sire, dit il, bien loin d'avoir Ia penfée que celui qui fait k votre majefté un préfent fi digne d'elle, foit indigne de 1'honneur qu'elle veut lui faire, j'oferois dire qu'il mériteroit davantage , fi je n'étois perfuadé qu'il  Contes Arabes. 435? n'y a pas de tréfor au monde affez riche pour être mis dans Ia balance avec la princeffe fille de votre majefté. Les feigneurs de Ia cour qui étoient de la féance du confeil, témoignèrent ptr leurs applaudiflemens que leurs avis n'étoient pas différens de celui du grand-vifir. Le fultan ne différa plus , il ne penfa pas même a s'informer fi Aladdin avoit les autres qualités convenables a celui qui pouvoit afpirer a devenir fon gendre. La feule vue de tant de richeffes immenfes, & la diligence avec laquelle Aladdin venoit de? fatisfaire a fa demande , fans avoir formé Ia moindre difficultê fur des conditions aufli exorbitantes que celles qu'il lui avoit impofées, lui perfuadèrent aifément qu'il ne lui manquoit rien de tout ce qui pouvoit le rendre accompli & tel qu'il Ie défiroit. Ainfi, pour renvoyer Ia mère d'Aladdin avec Ia fatisfadion qu'elle pouvoit défirer , il lui dit : Bonne-femme, allez dire a votre fils que je 1'attends pour le recevoir a bras ouverts & pour 1'embraffer ; & que plus il fera de diligence pour venir recevoir de ma mauj le don que je lui fais de la princeffe ma fille, plus il me fera de plaifir. Dès que la mère d'Aladdin fe fut retiréej avec la joie dont une femme de fa condition peut être capeble en voyant fon fils parvenu a E e iv  44° Les mille et une Nuits, une fi haute élévation contre fon attente, le fultan mit fin a 1'audience de ce jour, & en fe levant de fon tróne, il ordonna que les eunuques attachés au fervice de la princeffe vinfTent enlever es baflins pour les porter a 1'appartement de leur maitrefle, oü il fe rendit pour les examina »vec elle a loifir; & cet ordre fut ^ Ie champ par les foins du chef des eunuques : Les1uatre-vingts efclaves blancs & noirs ne furent pas oubliés; on les fit entrer dans 1'inteneur du pahis, & quelque tems après , le fultan qui venoit de°parler de leur magnificence U Ia pnnceffe,Badroulboudour, commanda qu'on es fit venir.devant 1'appartement, afin qu'elle les confidérat au travers des jaloufies, & qu'elle connut que bien loin d'avoir rien exagéré dans te récit qu'il venoit de lui faire, il lui en avoit dit beaucoup moins que ce qui en étoit. La mère d'Aladdin cependant arriva chez elle avec un air qui marquoit par avance la bonne nouvelle qu'elle apportoit a fon fils. Mon fels, lui dit-elle , vous avez tout fujet d'être content ; vous êtes arrivé a 1'accomplifTement de vos fouhaits contre mon attente , & vous favez ce que je vous en avois dit, Afin de ne Vous pas tenir trop long-tems en fufpens, le fultan avec 1'applaudifTement de toute fa cour a déclaré que vous êtes digne de pofféder ia*  Cóntes Arabes. 441 princefTe Badroulboudour : il vous attend pour vous embraffer & pour conclure votre mariage; c'eft a vous de fonger aux préparatifs pour cette entrevue, afin qu'elle réponüe a la haute opinion qu'il a concue de votre perfonne ; mais après ce que j'ai vu des merveilles que vous favez faire, je fuis perfuadée que rien n'y manquera. Je ne dois pas oublier de vous dire encore que le fultan vous attend avec impatience; ainfi ne perdez pas de tems a vous rendre auprès de lui. Aladdin charmé de cette nouvelle, & tout plein de 1'objet qui l'avoit enchanté, dit peu de paroles a (a mère, & fe retira dans fa chambre. La, après avoir pris la lampe qui lui avoit été fi officieufe jufqu'alors en tous fes befoins & en tout ce qu'il avoit fouhaité , il ne Teut pas plutót frottée , que le génie continua de marquer fon obéifTance', en paroifTant d'abord / fans fe faire attendre. Génie , lui dit Aladdin/ je t'ai appelé pour me faire prendre le bain tout a-Theure; & quand je Taurai pris, je veux que tu me tiennes pret un habillement le plus riche & le plus magnifique que jamais monarque ait porté. II eut a peine achevé de parler, que le génie , en le rendant invifible comme Jui, 1'cnleva & le tranfporta dans un bain tout de marbre le plus fin, & de différentes cou-.  442 Les mille et une Nuits, leurs les plus belles & les plus diverfifiées. Sans voir qui le fervoit, il fut déshabillé dans un fallon fpacieux & d'une grande propreté. Du fallon, on Ie fit entrer dans Ie bain, qui e'toit d'une chaleur mode'rée; & la il fut frotté & lavé avec plufieurs fortes d'eaux de fenteur. Après favoir fait paffer par tous les degrés de chaleur felon les diffe'rentes pièces du bain, il en fortit, mais tout autre que quand il y étoit entre': fon teint fe trouva frais, blanc, vermeil, & fon corps beaucoup plus le'ger & plus difpos. II rentra dans le fallon , & il ne trouva plus 1'habit qu'il y avoit laiffé; le génie avoit eu foin de mettre en fa place ceiui qu'il lui avoit demande'. Aladdin fut furpris en voyant Ia magnificence de 1'habit qu'on lui avoit fubftitué. II s'habilla avec 1'aide du génie, en adm:rant chame pièce a mefure qu'il la prenoit, tant elles étoient toutes au-dela de ce qu'il auroit pu s'imaginer. Quand il eut achevé, Je génie le reporta chez lui, dans la même chambre oü il l'avoit pris; alors il lui demanda s'il avoit autre chofe a lui commander. Oui, répondit Aladdin, j'attends de toi que tu m'amèneS eu plutöt un cheval qui furpaffe ert beauté & en bonté le cheval le plus eftimé qui foit dans 1'écurie du fultan, dont la houfle, la felle, la bride, & tout le harnois vaille plus dun  COÏJTES A R A ï ! s. 445* million. Je demande auffi que tu me fafles vsnir en même-tems vingt efclaves, habillés auffi richement & auffi leftement que ceux qui ont apporté le préfent, pour marcher a mes cótés & a ma fuite en troupe , & vingt autres femblables pour marcher devant moi en deux files. Fais venir auffi a ma mère fix femmes efclaves pour la fervir, chacune habillée auffi richement au moins que les femmes efclaves de la princeffe Badroulboudour , & chargées chacune d'un habit complet auffi magnifique & auffi pompeux que pour la fultane. J'ai befoin de dix mille pièces d'or en dix bourfes. Voila, ajouta-t-il, ce que j'avois a te commander; va, & fais diligence. Dès qu'Aladdin eut achevé de donner fes ordres au génie, le génie difparut, & bientót après il fe fit revoir avec le cheval, avec les quarante efclaves , dont dix portoient chacun une bourfe de dix mille pièces d'or, & avec iix femmes efclaves, chargées fur la téte chacune d'un habit différent pour la mère d'Aladdin , enveloppé dans une toile d'argent, & le .génie préfenta le tout a Aladdin. Des dix bourfes, Aladdin n'en prit que quatre qu'il donna a fa mère, en lui difant que c'éto't pour s'en fervir dans fes befoins. II lailfa les fix autres entre les mains des efclaves  444 Les mïèlé Et une Nuits, qui les portoient, avec ordre de les garder, & de les jeter au peuple par poignées en paffant par les rues, dans Ia marche qu'ils devoitnt faire pour fe rendre au palais du fultan. II ordonna aufli qu'ils marcheroient devant lui avec les autres, trois a droite & trois a gauche. II préfenta enfin a fa mère les fix femmes efclaves, en lui difant qu'elles étoient a elle, & qu'elle pouvoit s'en fervir comme leur maitrefle , & que les habits qu'elles avoient apportés, étoient pour fon ufage. Quand Aladdin eut difpofé toutes fes affaires , il dit au génie en Ie congédiant, qu'il i'appeleroit quand il auroit befoin de fon fervice, & le génie difparut auffitót. Alors Aladdin ne fongea' plus qu'a répondre au plutót au défir que le fultan avoit témoigné de le voir. II dépêcha au palais un des quarante efclaves», je ne dirai pas le mieux fait, ils 1'étoient tous également, avec ordre de s'adreffer au chef des huiffiers, & de lui demander quand il pour-roit avoir 1'honneur d'aller fe jeter aux piés da fultan. L'efclave ne fut pas long-tems a s'ac-' quitter de fon meffage; il apporta pour réponfe -que le fultan 1'attendoit avec impatience. Aladdin ne différa pas de monter a cheval , & de fe mettre en marche dans 1'ordre que nous avons marqué. Quoique jamais il n'eut monté  Contes 'Arabes. 44^ a cheval, il y parut néanmoins pour la première fois avec tant de bonne grace , que le cavalier le plus expérimenté ne l'eut pas pris pour un novice. Les rues par oü il paffa, furent remplies prefqu'en un moment d'une foule innombrable de peuple, qui faifoit retentir l'air d'acclamations, de cris d'admiration & de bénédiéiions , chaque fois particulièrement que les fix efclaves qui avoient les bourfes, faifoient voler des poignées de pièces d'or en l'air a droite & a gauche. Ces acclamations néanmoins ne venoient pas de la part de ceux qui fe pouffoient & qui fe baiffoient pour amafTet de ces pièces, mais de ceux qui d'un rang au-* deffus du menu peuple, ne pouvoient s'cmpêcher de donner publiquement a la libéralité d'Aladdin les louanges qu'elle méritoit. Nonfeulement ceux qui fe fouvenoient de l'avoir vu jouer dans les rues dans un age déja avancé, comme un vagabond, ne le reconnoiffoient plus : ceux mêmes qui 1'avoient vu il n'y avoit pas long-tems, avoient de la peine a le remettre, tant il avoit les traits changés. Cela venoit de ce que la lampe avoit cette propriété de procurer par degrés a ceux qui la poffédoient, les perfections convenables a 1'état auquel ils parvenoient par le bon ufage qu'ils en faifoient. On fit alors beaucoup plus d'attention a la per-  $4°* Les mille et une Nuits, fonne d'Aladdin qu'a la pompe qui 1'accÓmpagnoit, que la plupart avoit déja remarquée le mcme jour dans Ia marche des efclaves qui avoient porté ou accompagné le préfent. Le cheval néanmoins fut admiré par les bons connoiffeurs, qui furent en diftinguer la beauté, fans fe lailfer éblouir ni par la richelfe ni par le bnllant des diamans & des autres pierreries dont il étoit couvert. Comme le bruit s'étoit répandu que le fultan lui donnoit la princeffe Badroulboudour en mariage, perfonne , fans avoir égard a fa naiffance, ne porta envie a fa fortune ni è fon élévation , tant il en parut digne. Aladdin arriva au palais, oü tout étoit difpofé pour 1'y recevoir. Quand il fut a Ja feconde porte, il voulut mettre pié a terre, pour fe conformer a 1'ufage obfervé par le grand-vilir, par les généraux ü'armées & les gouverneurs de provinces du premier rang ; mais Ie chef des huiffiers qui 1'y attendoit par ordre du fultan, 1'en empècha & 1'accompagna jufques prés de la lalle du confeil ou ue 1'audience, oü il 1'aida a defcendre de cheval, quoiqu'Aladdin s'y opposat fortement, & ne le voulut pas fouffrir; inais il n'en fut pas Ie maitre. Cependant les huiffiers faifoient une doublé haie a 1'entrée de la falie : leur chef mit Aladdin a fa droite; ik  Contës Arabes. 44? après Tavoir fait paffer au milieu, il le conduifit jufqu'au tróne du fultan. Dès que le fultan eut appercu Aladdin, il ne fut pas moins étonné de le voir vétu plus richement & plus magnifiquement qu'il ne l'avoit jamais été lui-même, que furpris, contre fon attente, de fa bonne mine , de fa belle taille, & d'un certain air de grandeur fort éloigné de 1'état de baffeffe dans lequel fa mère avoit paru devant lui. Son étonnement & fa furprife néanmoins ne Tempêchèrent pas de fe lever, & de defcendre deux ou trois marches de fon tróne affez promptement pour empêcher Aladdin de fe jeter a fes piés, & pour 1'embraffer avec une démonftration pleine d'amitié. Après cette civilité, Aladdin voulut encore fe jeter aux piés du fultan , mais le fultan le retint par la main, & 1'obligea de monter & de s'affeoir entre le vifir & lui. Alors Aladdin prit la parole : Sire, dit-il, je recois les honneurs que votre majefié me fait, paree qu'elle a la bonté & qu'il lui plak de me les faire ; mais elle me permettra de lui dire que je n'ai point oublié que je fuis né fon efclave, que je connois la grandeur de fa puiffance, & que je n'ignore pas combien ma naiffance me met au-deffous de la fplendeur & de 1'éclat du rang fupréme oü elle eft élevée. S'il'  44% Les mille et une Nuits yaqueiqu.endroit5Continuat_ • puuTe avoir mérité un accueil fi Lrable, hafard m'a fait naïtrerfc me ^ «-P-lees & mes défirs feQu'a la diyine^ cc/Te qui fan Pob;et de mes fouhaits. Amande pardon a votre majefté de ma témérité • Z: ^ "erPUiS dlffimUlür ^ —i de douleur fi Je perdois ref de laccomphlfement. C un^Zl'fép0ndlt ,efuhan e" 1>emb^nt une feconde fins, vous me feriez tort de dou- un feul moment de la fincérité de ma p - pour'nevo6 T ^ ^ «foJai. Pour ne vous la pas conferver, en vous préfentant e remède qui eft en ma difpofition je P-fere le plaifir de vous voir & de" vous£ tendre, a tous mes tréfors joints avec les fiirfT"5 Par°,eS'Ie fukan fit %nal & auffitót on entendit l'air retentir du fon des trompettes, des hautbois & des tym- MÏlLA.™ mCme-tems le ^an conduifit Aladdin dans un magnifique fallon, oü on fer Vit un fuperbe feftin. Le fultan mangea feul « Aladdin. Legrand-vifir&,es fe!gneurS de la cour, chacun felon leur dignité & felon leur rang, les accompagneren! pendant le repas. Le  Co nt es Arabes. 449 Le fultan qui avoit toujours les yeux fur Aladdin , tant il prenoit plaifir a le voir, fit tomber le difcours fur plufieurs fujets différens. Dans la converfation qu'ils eurent enfemble pendant le repas, & fur quelque matière qu'il le mit, il paria avec tant de connoiffance & de fageffe , qu'il acheva de contirmer le fultan dans la bonne opinion qu'il avoit concue de lui d'abord. Le repas achevé, le fultan fit appeler le premier juge de fa capitale, & il lui commanda de dreffer & de mettre au net fur le champ le contrat de mariage de Ia princefie Badroulboudour fa fille , & d'Aladdin. Pendant ce temsla., le fultan s'entretint avec Aladdin de plufieurs chofes indifférentes , en préfence du grand-vifir & des feigneurs de fa cour, qui admirèrent la folidité de fon efprit, & la grande facilité qu'il avoit de parler & de s'énoncer, & les penfées fines & délicates dont il affaifonnoit fon difcours. Quand le juge eut achevé le contrat dans toutes les formes requifes , le fultan demanda a Aladdin s'il vouloit refter dans le palais pour terminer les cérémonies du mariage le méme jour : Sire, répondit Aladdin, quelqu'impatience que j'aie de jouir pleinement des bontés de votre majefté, je la fupplie de vouloi^ Xome X. Ff -r  4P Lij «ui, et «„ Nu,TS bieo perruettre que je ,es mn ' J-febli, ™ pa,ais , p^ pnncelTe fdo„ fon fflfe K fa jL J. £ P"= pour ce, eftt de m,accordef J c°nverabedaMlcfo,;afin /' «ponee de lui faire ma cour. Je'„.J ' ,U,E"' Pre"K ">« le terrein que vous jugere2 a propos ; ,e vüide ell J J £ ïe ne n ?P ' 315 fouvenez-vous que Jne pu, affez tót vous voir uni avec ma fille, pour mettre le comble a ma joie. En achevant ces paroles, il embralTa encore A,addl"' fl *" ^6 du fultan avec la mme ^»**«aW-t qülleuS jours vécu a la cour. Aladdin remonta a cheval ^ che? i„; ^ t * tnevai , & j retourna chez lui dans le même ordre qu'il e'toit venu ^ons du peuple qui lui f0uhaitoIt toufe for_ te de bonheur & de profpérité. Dès qu'il fut ÊUtmiS Pié-erre,ilfere ra da"s Chambre en particulier; il ptK Ia lampe, &!1 appela Ie gén;e comme ƒ accoutume'. Le génie ne fe fit pas attendre * P^ut, &Ü luifit 0&Q de fes fervices'-  'Co n t e s Arabes. ^\ Génie, lui dit Aladdin, j'ai tout fujet de me ïouer de ton exa&itude k exécuter ponctuellement tout ce que j'ai exigé de toi jufqu'a préfent , par la puiffance de cette lampe ta maitreffe. II s'agit aujourd'hui, que pour 1'amour d'elle, tu fafles paroitre, s'il eft polfible, plus de zèle & plus de diligence que tu n'as encore fait. Je te demande donc qu'en aufli peu de tems que tu le pourras, tu me fafles batir visa-vis du palais du fultan, k une jufte diftance , un palais digne d'y recevoir la princeffe Badroulboudour mon époufe. Je laifle a ta liberté le choix des matériaux, c'eft-a-dire du porphire , du jafpe, de 1'agate , du lapis & du marbre le plus fin, le plus varié en couleurs, & du refte de 1'édifice ; mais j'entens qu'au plus haut de ce palais , tu fafles élever un grand fallon en döme , a quatre faces égales, dont les aflifes ne foient d'autre matière que d'or & d'argent maflif, pofées alternativement , avec douze croifées, fix a chaque face, & que les jaloufies de chaque croifée , a la réferve d'une feule que je veux qu'on laifle imparfaite, foient enrichies avec art & fymmétrie, de diamans , de rubis & d'émeraudes, de manière que rien de pareil en ce genre n'ait été vu dans le monde. Je veux aufli que ce palais. foit accompagné d'une avant-cour, d'une cour, Ff ij  #2 Les -mille et une Nuits', d'un jardin; mais fur toute chofe, qu'il y aif dans un endroit que tu me diras , un tréfor bien rempii d'or & d'argent monnoyé. Je veux auffi qu'il y ait dans ce palais des cuifines, des offices, des magafins, des garde-meubles «anus de meubles" précieux pour toutes les iai ons, & proportionnés a la magnificence du palais 5 des écuries remplies des plus beaux chevaux avec leurs écuyers & leurs palfreniers, fans oubher un équipage de chafle. II faut quil y ait auffi des officiers de cuifine & d'ofnee & des femmes efclaves, néceffaires pour lelervicede la princeife; tu dois comprendre quelle eft mon intention; va, & reviens quand cela fera fait. Le foleil venoit de fe coucher quand Aladdin acheva de charger le génie de la conftruction du palais qu'il avoit imaginé. Le Iende«aain matin, è lapetite pointe du jour, Aladdin, a qui lamour de la princefie ne permettoit pas de dormir tranquillement, étoit a peine levé, que le genie fe préfenta i lui : Seigneur, diti\, votre palais eft achevé, venez voir fi vous er, etes content. Aladdin n'eut pas plutöt temoigne qu'il le vouloit bien, que le génie ly tranfporta en un inftant. Aladdin le trouva ü fprt au-deflus de fon attente, qu'il ne pouvoit affez ladmirer i le génie le Conduifi£  Contes 'Arabes. 45*3 'tn tous les endroits, & par-tout il ne trouva que richefles , que propreté & que magnificence , avec des officiers & des efclaves, tous habillés felon leur rang & felon les fervices auxquels ils étoient deftinés. II ne manqua pas, comme une des chofes principales, de lui faire voir le tréfor, dont la porte fut ouverte par le tréforier, & Aladdin y vit des tas de bourfes de différentes grandeurs, felon les fommes qu'elles contenoient, élevés jufqu'a la voute , & difpofés dans un arrangement qui faifoit plaifir a voir. En fortant, le génie 1'aflura de la fidélité du tréforier : il le mena enfuite aux écuries , & la il lui fit remarquer les plus beaux chevaux qu'il y eüt au monde , & les palfreniers dans un grand mouvement, occupés a les panfer. II le fit pafler enfuite par des magafins remplis de toutes les provifions néceffaires , tant pour les ornemens des chevaux que pour leur nourriture. Quand Aladdin eut examiné tout le palais d'appartement en appartement & de pièce en pièce , depuis le haut jufqu'au bas, & particulièrement Ie fallon a vingt-quatre croifées , & qu'il y eut trouvé des richefles & de Ia magnificence, avec toutes fortes de commodités au-dela de ce qu'il s'en étoit promis , il dit au génie : Génie, on ne peut être plus con-< Ffüj  m Les mille et une Nuits llqUV,e VU!s ^faurois tortde me plaindre II refte une feule chofe dont je ne V^T :t^e ^ ^ ^étoisp ^fe; ceft d'étendre depuis la porte du pa Ju du fultan jufqu'a la porte de fapparlL" deinne pour la princeffe dans ce païLd un eut dlfn, , geme; & c°mme il étonn d ^ tCmS aP-3 Aladdin fut c él„ff"'- " ** ^> Znl rl ^ S^ fait. Le STleT A,addi" lui Zr&T"- qU °" °UVr0it IaP-dupalaiS la peoSrrrtrS ^ Pa'-" Ven°Ient d'°™ ibre rf^ aV°lent t0Uï°Urs eu la vue ftrnt fo:0"0'^ ^ C6,ui heldin, turent fort etonnés de la voir bornée , & de vo-un tap, de velours qui venoit de ce co^ét Wm h porte de celui du fulta, Ils ne diuin! f11^ P-b-n d'abord ce cue c'étoit; mais 1eurfurpnfe augmenta quand ils eurent appercu ddlmaement le fuperbe palais d'Aladdn!. L nouvelle d une merveille fi furprenante fut réPandue dans tout Ie palais en très-peu de tems. 7 grand:V,fir ^ étoit arrivé prefqu'a 1'ouVerture de la porte du palais, n'avoit pas étd  Contes Arabes, tff moins furpris de cette nouveauté que les autres ; il en fit part au fultan le premier, mais il voulut lui faire paffer la chofe pour un enchantement. Vifir, reprit le fultan , pourquoi voulez-vous que ce foit un enchantement ? vous favez aufii-bien que moi que c'eft le palais qu'Aladdin a fait batir par la permiffion que je lui en ai donnée en votre préfence , pour loger la princeffe ma fille. Après 1'échantillon de fes richeffes que nous avons vu , pouvons-nous trouver étrange qu'il ait fait batir ce palais en fi peu de tems ? 11 a voulu nous furprendre & nous faire voir qu'avec de 1'argent comptant on peut faire de ces miracles d'un jour a 1'autre. Avouez avec moi que 1'enchantement dont vous avez voulu parler , vient d'un peu de jaloufie. L'heure d'entrer au confeil 1'enipêcha de continuer ce difcours plus long-tems. Quand Aladdin eut été reporté chez lui y & qu'il eut congédié le génie , il trouva que fa mère étoit Ievée, & qu'elle commencoit a fe parer d'un des habits qu'il lui avoit fait apperter. A peu prés vers le tems que le fultan venoit de. fortir du confeil, Aladdin difpofa fa mère k aller au palais avec les mêmes femmes efclaves qui lui étoient venues par le miniftère du génie. II la pria, fi elle voyoit le fultan, de lui marquer qu'elle venoit pour avoir 1'honneur d'ac» Ff iv  4fi Les mule et une Nuits compagner Ia princefTe vers Ie foir, quand elle feroit en état de paffer a fon palais. Elle par; mais quoiqu'die & fes femmes efclaves qui Ia fuivoient, fuffent habillées en fultanes/la foule néanmoins fut d'autant moins grande a les voir paffer, qu'elles étoient voilées & qu un furtout convenable couvroit la richelfe & Ia magnificence de leurs habiJlemens. Pour ce qui eft d'Aladdin, il monta a cheval ; & apres etre forti de fa maifon paternelle, pour «7 plus revenir, fans avoir oublié la lampe merveilleufe, dont le fecours lui avoit été fi avantageux pour parvenir au comble de fon bonheur, il fe rendit publiquement a fon palais avec la même pompe qu'il étoit allé fe prefenter au fultan le jour de devant. Dès que les portiers du palais du fultan eurent appercu Ia mère d'Aladdin qui venoit, ils en avertn-ent le fultan. Auffitót 1'ordre fut donné aux troupes de trompettes, de tymbales, de tambours, de fifres & de hautbois, qui étoient deja poftées en différens endroits des terraffes du palaisj & en un moment, Pair retentit de fanfares & de concerts qui annoncèrent la joie a toute la ville. Les marchands commencèrent a parer leurs boutiques de beaux tapis, de couffins & de feuillages, & è préparer des ifl» nunations pour la nuit. Les artifans quittèrent  C o n t e s Arabes. «jy^ leur travail, & le peuple fe rendit avec émprelfement a la grande place , qui fe trouva alors entre le palais du fultan & celui d'Aladdin. Ce dernier attira d'abord leur admiration, non tant a caufe qu'ils étoient accoutumés a voir celui du fultan , que paree que celui du fultan ne pouvoit entrer en comparaifon avec celui d'Aladdin ; mais le fujet de leur plus grand étonnement fut de ne pouvoir comprendre par quelle merveille inouie ils voyoient un palais fi magnifique dans un lieu oü le jour d'auparavant il n'y avoit ni matériaux ni fondemens préparés. La mère d'Aladdin fut recue dans le palais avec honneur , & introduite dans 1'appartement de la princeffe Badroulboudour par le chef des eunuques. Auffitót que la princefTe 1'apperc,ut , elle alla 1'embraffer, & lui fit prendre place fur fon fofa; & pendant que fes femmes achevoient de 1'habiller & de la parer des joyaux les plus précieux dont Aladdin lui avoit fait préfent, elle la fit régaler d'une collation magnifique. Le fultan qui venoit pour être auprès de la princeffe fa fille le plus de tems qu'il pourroit , avant qu'elle fe féparat d'avec lui pour paffer au palais d'Aladdin, lui fit auffi de grands honneurs. La mère d'Aladdin avoit parlé plufieurs fois au fultan en publicj mais il ne  4T8 Lis «uele et t7NE Ntrrrs. „ e'°" a.'°rs- <^ marchoient fur Ies cóte's, en te!  Contes Arabes. 45-9' nant chacun un flambeau a la main, faifoient une lumière , qui , jointe aux illuminations , tant du palais du fultan que de celui d'Aladdin , fuppléoit merveilleufement au défaut du jour. Dans eet ordre , la princefTe marcha fur le tapis étendu depuis le palais du fultan jufqu'au palais d'Aladdin ; & a mefure qu'elle avancoit , les inftrumens qui étoient a la tête de la marche, en s'approchant & en fe mêlant avec ceux qui fe faifoient entendre du haut des terraffes du palais d'Aladdin , formèrent un concert, qui, tout extraordinaire & confus qu'il paroiffoit, ne laiifoit pas d'augmenter la joie, non-feulement dans la place remplie d'un grand peuple , mais même dans les deux palais , dans toute la ville & bien loin audehors. La princeffe arriva enfin au nouveau palais, & Aladdin courut avec toute la joie imaginable a 1'entrée de 1'appartement qui luï étoit deftiné, pour la recevoir. La mère d'Aladdin avoit eu foin de faire diftinguer fon fils a la princeffe, au milieu des officiers qui 1'environnoient ; & la princefie , en 1'appercevant, Ie trouva fi bien fait qu'elle en fut charmée. Adorable princeffe, lui dit Aladdin en 1'abordant & en la faluant très-refpedueufement, II j'avois  e n,alhe Je ^ ^ > avec une grande dénion(lra(ion > " >>' b co„dui(it da„s un grand faUon £< 3 Kb È fe fervie d>u„ fuperbe *™ Les plats étoient d-or maffifj /r fa v,» es lesp,us déücicnfes/us rf ' bfm, les gobelets, dom le buffe, étoit rts qms. Les antres omemens & ,ous ,es embd_ ■flemens du fa, «■e vo. tan, de ^  Contes Arabes. 46*1' même lieu, dit a Aladdin : Prince, je croyois que rien au monde n'étoit plus beau que le palais du fultan mon père; mais a voir ce feul fallon, je m'appercois que je m'étois trompée. Princeffe, répondit Aladdin en la faifant mettre a table a la place qui lui étoit deffinée je crois une fi grande honnêteté, comme je Ie dois , mais je fais ce que je dois croire. La princeffe Badroulboudour, Aladdin & la mère d'Aladdin fe mirent a table , & auffitót un chceur d'inftrumens les plus harmonieux, touchés & accompagnés de trés - belles voix de femmes toutes d'une grande beauté, commenca un concert qui dura fans interruption jufqu'a la fin du repas. La princeffe en fut fi charmée, qu'elle dit qu'elle n'avoit rien enten* du de pareil dans le palais du fultan fon père. Mais elle ne favoit pas que ces muficiens étoient des fées choifies par le génie, efclave de la lampe. Quand le foupé fut achevé, & que 1'on eut deffervi en diligence , une troupe de danfeurS & de danfeufes fuccédèrent aux muficiennes. Ils dansèrent plufieurs fortes de danfes figurées, felon la coutume du pays , & ils finirent par un danfeur & une danfeufe, qui dansèrent feuls avec une légéreté furprenante, & firent paroipe chacun a leur tour toute la bonne grace  Les mille et une Nuits, & Padrefle dont ils étoient capables. II étoit prés de minuit quand, felon la coutume de la Chine de ce tems-la, Aladdin fe leva & préfenta la main k la princeffe Badroulboudour pour danfer enfemble , & terminer ainfi les cérémonies de leurs noces. Ils dansèrent d'un li bon air, qu'ils firent Padmiration de toute Ia compagnie. Enachevant, Aladdin ne quitta pas la main de la princeffe , & üs pafsèrent enfemble dans 1'appartement oü le lit nuptial etoit préparé. Les femmes de la princeffe ferVirent a la déshabiller, & la mirent au lit & les officiers d'Aladdin en firent autant, & cha* cun fe retira. Ainfi furent terminées les cérémonies & les réjouiffances des noces d'Aladdin & de la princefTe Badroulboudour. Le lendemain, quand Aladdin fut éveillé fes valets-de-chambre fe préfentèrent pourl'habiller. Ils lui mirent un habit différent de celui du jour des noces, mais auffi riche & auffi magmfique. Enfuite il fe fit amener un des chevaux deftinés pour fa perfonne. II le monta & d fe rendit au palais du fultan, au milieu' dune groffe troupe o'efclaves qui marchoient devant lui, a fes cötés & k fa fuite. Le fultan le recut avec les mémes honneurs que Ia première fois, il 1'embrafTa; & après favoir fait aiW prés de lui fur fon tröne, il commanda  Contes Arabes. 4.63.. qu'on fervït le déjeüné. Sire, lui dit Aladdin, je fupplie votre majefté de me difpenfer aujourd'hui de eet honneur; je viens la prier de me faire celui de venir prendre un repas dans le palais de la princeffe, avec fon grand-vifir & les feigneurs de fa cour. Le fultan lui accorda cette grace avec plaifir. II fe leva a 1'heure même; & comme le chemin n'étoit pas long, il voulut y aller a pié. Ainfi il fortit avec Aladdin a fa droite , le grand-vifir a fa gauche , & les feigneurs a fa fuite , précédé par les chiaoux & par les principaux officiers de fa maifon. Plus le fultan approchoit du palais d'Aladdin , plus il étoit frappé de fa beauté. Ce fut toute autre chofe quand il y fut entré : fes acclamations ne ceffoient pas a chaque pièce qu'il voyoït. Mais quand ils furent arrivés au fallon a vingt-quatre croifées oü Aladdin l'avoit invité a monter, qu'il en eut vu les ornemens, & fur-tout qu'il eut jeté les yeux fur les jaloufies enrichies de diamans, de rubis & d'émeraudes, toutes pierres parfaites dans leur groffeur proportionnée, & qu'Aladdin lui eut fait remarquer que la richeffe étoit pareille audehors , il en fut tellement furpris qu'il demeura comme immobile. Après avoir refté guelque tems en eet état : Vifir, dit-il a ce  Les mille et une Nutts, miniftre qui étoit prés de lui, eft-il'poffible' qu il y ait en mon royaume, & fi près de mon _pala.s , un palais fi fuperbe, & que je l>aie ignoré jufqu'a préfent ? Votre majefté , reprit le grand-vifir, peut fe fouvenir qu'avant-hiet elle accorda a Aladdin, qu'elle venoit de reconnoitre pour fon gendre , la permiffion de batir un palais vis-a-vis du fien ; le même jour au coucher du foleil il n'y avoit pas encore de palais en cette place ; & hier j'eus 1'honneur de lui annoncer le premier que le palais «toit fait & achevé. Je m'en fouviens , repartit le fultan ; mais jamais je ne me fuffe imaginé que ce palais fut une des merveilles du monde. Oü en trouve-t-on dans tout 1'unïvers de batis d'affifes d'or & d'argent maffff, au lieu d'affifes ou de pierre ou de rnarb-e, dont les croifées aient des jaloufies jonchées de diamans , de rubis & d'émeraudes ? Jamais au monde il n'a été fait mention de chofe femblable. Le fultan voulut voir & admirer Ia beauté des vingt-quatre jaloufies. En les comptant, il n'en trouva que vingt-trois qui fijffent de'la même richeffe, & il fut dans un grand étonnement de ce que la vingt-quatrième étoit demeurée imparfaite. Vifir, dit-il, (car le grandvifir fe faifoit un devoir de ne pas 1'abandonner;- je  Cóntej Arabes. 4^ \e fuis furpris qu'un fallon de cette magnificence foit demeure imparfait par eet endroit. Sire, reprit le grand-vifir, Aladdin apparemment a été preffé, & le tems lui a manqué pour rendre cette croifée femblable aux autres ; mais on peut croire qu'il a les pierreries néceffaires , & qu'au premier jour il y fera travaille r, Aladdin qui avoit quitté le fultan pour donner quelques ordres, vint le rejoinore en ces entrefaites : Mon fils , lui dit le fultan, voici le fallon le plus digne d'étre admiré de tous ceux qui font au monde. Une feule chofe me furprend : c'eft de voir que cette jaloufie foit demeurée imparfaite. Eft-ce par oubli, ajoutat-il, par négligence, ou paree que les ouvriers n'ont pas eu le tems de mettre la dernière main a un fi beau morceau d'architeéture ? Sire , répondit Aladdin, ce n'eft par aucune de ces raifons que la jaloufie eft reftée dans 1'état que votre majefté la voit. La chofe a été faite a deffein, & c'eft par mon ordre que les ouvriers n'y ont pas touché ; je voulois que votre majefté eüt la gloire de faire achever ce fallon & le palais en même-tems : je la fupplie de vouloir bien agréer ma bonne intention, afin que je puiffe me fouvenir de la faveur & de la grace que j'aurai recue d'elle. Si vous 1'aves Tomé X, G g  466 Les mille et une Nuits, fait dans cette intention, reprit le fultan, }è vous en fais bon gré; je vais dès 1'heure même donner les ordres pour cela. En effet, il ordonna qu'on fit venir les jouailliers les mieux fournis de pierreries, & les orfèvres les plus habiles de fa capitale. Le fultan cependant defcendit du fallon, & Alacdin le conduifit dans celui oü il avoit regale la princeffe Badroulboudour le jour des noces. La princeffe arriva un moment après , qui recut le fultan fon père d'un air qui lui fit connoitre avec plaifir combien elle étoit contente de fon mariage. Deux tables fe trouvèrent fournies des mets les plus délicieux , & fervies toutes en vaiffelle d'or. Le fultan fe mit a la premiète, & mangea avec la princeffe fa fille, Aladdin & le grand-vifir. Tous les feigneurs de la cour furent régalés a la feconde, qui étoit fort longue. Le fultan trouva les mets de bon goüt, & il avoua que jamais il n'avoit rien rnangé de plus excellent. Il dit la même chofe du vin, qui étoit en effet très-délicieux. Ce qu'il admira davantage , furent quatre grands buftets garnis & chargés a profufion de flacons, de baflins & de coupes d'or maflif, le tóut enrichi de pierreries. II fut charmé aufli des chceurs de mufique qui étoient difpofés dans le fallon , pendant que les fanfares de  Cöntês Arabes. q$j ïrompettes accompagnées de tymbales & de tambours , retentifföient au-dehors a une diftance proportionnée, pour en avoir tout 1'agrément. Dans le teiïis que le fultan Venoit de fortit de table , on 1'avertit qüe les jouailliers & leS orfèvres qui avoient été appelés par fón ordre t étoient arrivés. II remonta au fallon a vingtquatre croifées; & quand il y fut, il montra aux jouailliers & aux orfèvres qui 1'avoient fuivi, la croifée qui étoit imparfaite : Je vous ai fait venir, leur dit-il, afin que vous m'accommodiez cette croifée , & que vous la mettiez dans la même perfection que les autres i examinez-les, & ne perdez pas de tems a me rendre celle-ci toute femblable. Les jouailliers & les Orfèvres examinèrent les vingt-trois* aütres jaloufies avec une grande attention ; & après qu'ils eurent confulté enfemble , & qu'ils furent cönvenus de ce qu'ils pouvoient contribuer chacun de leur cóté, ils revinrent fe préfenter devant le fultan ; & le jouaillier ordinaire du palais qui prit la parole, lui dit : Sire , nous fommes prés rfemployer nos foins & notre induftrie pour obéir a votre majefté; mais entre tous tant que nous fommes de notre profefïion, nous n'avons pas de pierreries auffi précieufes ni en affez grand Gg ij  4^8 Les mille êt üne N'üits, nombre pour foürriir a un fi grand travail. J'erf ai, dit le fultan, & au-delü de ce qu'il en faudra; venez a mon palais, je vous mettrai a même, & vous choifirez. Quand le fultan fut de retour a fon palais , il fit apporter toutes fes pierreries, & les jouailliers en prirent une très-grande quantité, particuhèrement de celles qui venoient du préfent d'Aladdin. Ils les employèrent fans qu'il parut qu'ils euffent beaucoup avancé. Ils revinrent en prendre d'autres a plufieurs reprifes, & en un mois ils «'avoient pas achevé la moitié de 1'ouvrage, Ils employèrent toutes celles du fultan, avec ce que le grand-vifir lui prêta des £ennes;&toutce qu'ils purent faire avec tout cela, fut au plus d'achever la moitié de la croifée. Aladdin qui connut que le fultan s'efforcoit inutilement de rendre la jaloufie femblable aux autres, & que jamais il n'en viendroit a fon honneur, fit venir les orfèvres, & leur dit nonfeulement de ceffer leur travail, mais même de défaire tout ce qu'ils avoient fait, & de reporter au fultan toutes fes pierreries avec celles qu'il avoit empruntées du grand-vifir. L'ouvrage que les jouailliers & les orfèvres avoient mis plus de fix femaines è faire, fut détruit en peu d'heures. Ils fe rttirèrent & fcukèrent Aladdin feul dans le fallon. II tira la  'Contes Arabes. 469 lampe qu'il avoit fur lui, & il la frotta. Auffitót le génie fe préfenta : Génie, lui dit Aladdin, )e t'avois ordonné de lailfer une des vingtquatre jaloufies de ce fallon imparfaite, & tu avois exécuté mon ordre; préfentement je t'ai fait venir pour te dire que je fouhaite que tu la rendes pareille aux autres. Le génie difparut , & Aladdin defcendit du fallon. Peu de momens après , comme il y fut remonté, il trouva la jaloufie dans 1'état qu'il avoit fouhaité, & pareille aux autres. Les jouailliers & les orfèvres cependant arrivèrent au palais , & furent introduits & préfentés au fultan dans fon appartement. Le premier jouaillier, en lui préfentant les pierreries qu'ils lui rapportoient, dit au fultan au nom de tous : Sire, votre majefté fait combien il y a de tems que nous travaillons de toute notre induftrie a finir 1'ouvrage dont elle nous a chargés. II étoit déja fort avancé, lorfqu'Aladdin nous a oblig-és non-feulement de ceffer, mais même de défaire tout ce que nous avions fait, & de lu rapporter ces pierreries & celles du grand-vifir. Le fultan leur demanda fi Aladdin ne leur en avoit pas dit la raifon; & comme ils lui eurent marqué qu'il ne leur en avoit rien témoigné, il donna ordre fur le ehamp qu'on lui amenat un cheval. On le lui G g üj  470 Les mille et une Nuits, «»*ne U le monte, & part fans ZJQ ^ que de fes gens, qui Paccompagnèrent a pié. Ba™ au palais d'Aladdin ƒ & il va p.e a terre au bas de Pefcalier qui eonduifoit fans f 3 Vingt~qUatre croife'«- II 7 monte fns faire avertir Aladdin; mais Aladdin s'y trouva fort è propos, &il n>eut fc ^ ce recevoir le fultan a la porte. Le fultan , fans donner i Aladdin le tems ^ fe plamdre obligeamment de ce que fa la plaveit pas fait avertir, & quS tQ ft utTtlih^'i ^n** fon devoir ! ivion nis, Je viens moi-méme vous Sr rIe raifrvous avez de Aladdin difïïmula la véritable raifon , quI JW que le fultan n'étoit pas affez riche en Ferrenes pour faire une dé afin de lui faire connoitre combien le palais tel qu d etoit, furpaifoit non-feulement le fien' mais me o t ^ ^ ^ ^ , e ae les parttes, il 1U1 répondit ; Sire a eft vrai que votre majefté a vu ce fallon im' pajfait mais je la fupp]ie de yoir f ment fi qUelqUe chofe y manque. Le fultan alla droit a Ja fenêtre dont il avoit  C ont es Arabes. 4.71 vu la jaloufie imparfaite ; & quand il eut remarqué qu'elle étoit femblable aux autres , il crut s'être trompé. Il examina non-feulement les deux croifées qui étoient aux deux cötés, il les regarda même toutes 1'une après 1'autre; & quand il fut convaincu que la jaloufie a laquelle il avoit fait employer tant de tems, & qui avoit coüté tant de journées d'ouvriers, venoit d'être achevée dans le peu de tems qui lui étoit connu, il embraffa Aladdin , & le baifa au front entre les deux yeux. Mon fils, lui dit-il, rempli d'étonnement, quel homme êtes-vous, qui faites des chofes fi furprenantes, & prefqu'en un clin-d'ceil ? vous n'avez pas votre femblable au monde ; & plus je vous connois , plus je vous trouve admirable. Aladdin recut les louanges du fultan avec beaucoup de modeftie , & il lui répondit en ces termes : Sire, c'eft une grande gloire pour moi de mériter la bienveillance & 1'approbation de votre majefté; ce que je puis lui aifurer, c'eft que je n'oublierai rien pour mériter 1'une & 1'autre de plus en plus. Le fultan retourna a fon palais de la manière qu'il y étoit venu, fans permettre a Aladdin de 1'y accompagner. En arrivant, il trouva le grand-vifir qui 1'attendoit. Le fultan encore tout rempli d'admiration de la merveille dont G-g iv  472 Les mille et une Nuits il venoit d'être témoin , lui en fit ,e récit en des ternnes qui ne nrent pas douter ^ C£ mi_ racontoit, mais qui confirmèrent le vifir dans d Aladdin eto,t IWet d'un enchantement/dont 1 Mlt °UVert auf^n prefque dans le mo. «en que ce palais venoit de paroitre. II vou- L futnTr ^ méme ^ Vifir'lui dit dit la neme chofe; mais je vois bien que vous n vez pas encore mis en QubI. ^ ma ma fille avec votre fils. Le grand-vifir vit bien que le fultan étoit prevenu;i ne voulut pas entrer en contef- ötion aveciui,&U Ie laiifa dans fon opinion. Tous les JOU égIémem ^ ^ ^ e oit levé d ne manquoit pas de fe rendre dans un carnet d'oü fon découvroit tout le pI^!U ^VPOur l, contempler Aladdin «pendant ne demeuroit pas renfermé iP aV0kf0in defefaire voir pa la ville plus d'une fois chaque femaine; foit quil allat faire fa prière tantöt dans une mofquée, tantöt dans une autre , ou que de tems en tems il allat rendre vifite au grand.  Contes Arabes. 47J vifir , qui affe&oit d'aller lui faire fa cour a certains jours régies, ou qu'il fit 1'honneur aux principaux feigneurs, qu'il régaloit fouvent dans fon palais , d'aller les voir chez eux. Chaque fois qu'il fortoit, il faifoit jeter par deux de fes efclaves qui marchoient en troupe autour de fon cheval, des pièces d'or a poignées dans les rues & dans les places par oü il paffoit, & oü le peuple fe rendoit toujours en grande foule. D'ailleurs, pas un pauvre ne fe préfentoit a la porte de fon palais, qu'il ne s'en retournat content de la libéralité qu'on y faifoit par fes ordres. Comme Aladdin avoit partagé fon tems de manière qu'il n'y avoit pas de lemaine qu'il n'allat a la chaffe au moins une fois, tantöt aux environs de la ville, quelquefois plus loin , il exercoit la même libéralité par les chemins & par les villages. Cette inclination généreufe lui fit donner par tout le peuple mille bénédiftions, & il étoit ordinaire de ne jurer que par fa tête. Enfin, fans donner aucun ombrage au fultan, a qui il faifoit fort régulièrement fa cour, on peut dire qu'Aladdin s'étoit attiré par fes manières affibles & libérales toute Faffection du peuple , & que généralement parlant, il étoit plus aimé que le fultan même.  474 Les mille et üne Nuit», U joignit a toutes ces belles qualités une valeur & un 2èle pour le bien de 1'e'tat qu'on ne fiun.it aiTe2 louer. II en donna mLe del marqués a 1'occafion d'une révolte vers les con &s du royaume II „>eut pas ^ ' que le fultan levoit une armée pour Ia diffiper quil le lupplia de lui en donner Ie dement. II n eut pas de peine a 1'obtenir. Sitöt quilfutala tête de lWe.il la fit marcher contre les révoltés; & ü fe conduifit en ^ cette expédition avec tant de diligence, que le fultan apprit plutöt que les révoltés avoient defiuts, chatiés ou diffipés, que fon arrivée a I armee. Cette adion qui rendit fon nom celebre dans toute 1'étendue du royaume, ne changea pomt fon cceur. II revint viétorieux, mais auffi alfable qu'd avoit toujours II y avoit déja plufieurs années qu'Aladdin Ie gouvernoit comme nous venons de le dire quand le magicien qui lui avoit donné, fans 7 penfer le moyen de s'élever a une fi haute fortune, fefouvint de lui £n ^ etou retourné. Quoique jufqu'alors il fe fut perfuade qu'Aladdin étoit mort miférablement danS le fou'errain oü il l'avoit laiffif, il ]ui vmt néanmoins en penfée de favoir précifément quelle avoit été fa fin. Comme il étoit  Contes Arabes. 4*7? grand géomancien , il tira d'une armoire un quarré en forme de boite couverte dont il fe fervoit pour faire fes obfervations de géomance. 11 s'affit fur fon fofa, met le quané devant lui , le découvre ; & après avoir préparé & égalé le fable , avec 1'intention de favoir fi Aladdin étoit mort dans le fouterrain , il jette les points, il en tire les figures, & il en forme 1'horofcope. En examinant 1'horofcope pour en porter jugement, au lieu de trouver qu'Aladdin fut mort dans le fouterrain, il découvre qu'il en étoit forti , & qu'il vivoit fur terre dans une grande fplendeur, puilfamment nche, mari d'une princeffe, honoré & refpecté. Le magicien afriquain n'eut pas plutöt appns par les régies de fon art diabolique, qu'Aladdin étoit dans cette grande élévation, que le feu lui en monta au vifage. De rage , il dit en lui-même : Ce miférable fils de tailleur a découvert le fecret & la vertu de la lampe : j'avois cru fa mort certaine , & le voila qu'il jouit du fruit de mes travaux & de mes veilles! J'empêcherai qu'il n'en jouiife long-tems , ou je périrai. II ne fut pas long-tems a délibérer fur le parti qu'il avoit a prendre. Dès Te lendemain matin il monta un barbe qu'il avoit dans fon écurie, & il fe mit en chemin. De •ville en ville & de province en province, fans  *7« Les «Mei et One NtfiTs font Aladdm avo.t époufe" la fille. I, mit .jj !.*■» « „6,eUerie puU„e Ie relfe d""6 C 6 ' loiiage. II / demeura' den Af "demai° aVa"' '0U,e cl,ofe- le °»gi- «,* j promenant par Ja ville i! «£» dans Je Jieu Ie p]us »*> * t ChaUdG ^ lui étoit -nnue PH lPe emier/Tge- B °> 6Ut P» P*** dans u e Tl ^ ^ Pmianr ,9 " la lui P^enta. En Ja 2lV, £ Cntendit qU'°n s'e^tenoit ^ procha dund £ux qui s,en emre P Li errenamfo,7ems>^i demanda en par- P*lofi avantageufemen, D'oü vene2-vous, dit celui, qui i, s=étok adreffé? que vousfoye2 bien nouveau venu , fi vous «*ve2 pas vu, ou plutot fi vous n'avez pi  Contes Arabes1. 47^ encore entendu parler du palais du prince Aladdin ? On n'appeloit plus autrement Aladdin depuis qu'il avoit époufe' la princeffe Badroulboudour. Je ne vous dis pas, continua eet homme, que c'eft une des merveilles du monde, mais que c'eft la merveille unique qu'il y ait au monde ; jamais on n'y a rien vu de fi grand, de fi riche, de fi magnifique. II faut que vous veniez de bien loin , puifque vous n'en avez pas encore entendu parler. En effet, on en doit parler par toute la terre, depuis qu'il eft bati< Voyez-le, & vous jugerez fi je vous en auruis parlé contre la vérité. Pardonnez a mon ignorance, reprit le magicien afriquain, je ne fuis arrivé que d'hier; & je viens véritablement de filoin, je veux dire de 1'extrêmité de 1'Afrique, que la renommée n'en étoit pas encore venue jufques-lè quand je fuis parti. Et comme par rapport a 1'affaire preffante qui m'amène ^ je n'ai eu autre vue dans mon voyage, que d'arriver au plutöt fans m'arrêter & fans faire aucune connoiffance , je n'en favois que ce que vous venez de m'apprendre. Mais je ne manquerai pas de 1'aller voir : 1'impatience que j'en ai eft fi grande, que je fuis prés de fatisfaire ma curiofité dès-a-préfent , fi vous vouhez bien me faire la grace de m'en enfeigner le chemin.  478 Les milie et une Nuits, -drefle, fe fit un plaifir de lui enfeigner Je avue du pala, d'Aladdin; & ,e afrf! quainfe leva&partit dans le moment. Quand =inne,futrervi1;^ f re batir Sans s'arreter a Pimpuiffance u'Alad- f,s dun fimp]e ^iieut, ü favoit bien qu i nappartenoit de faire de fernbJab]es mef. veil es, qu.a des génies efdaves ^ ^ dont lacqodit.cn lui avoit échappé. Pique' au vd-du bonheur & de Ia grandeur d'Aladdin, dont il ne faxfeut prefque pas de dirTérence davec celle du fultan, ü «tourna au khan oü tl avoit pris logement. II s'agifToit de favoir oü fröit Ja lampe , fi Aladdin aportoit avec lui, ou en queïlieu dia confervoit, & c>eft ce qu'iJ fal]oit que le magicien découvrït par une érat!on dg géomance. Dès qu'il fut arrivé oü il logeoit, I pnt fon quarré& fon fable, qu'il portoit en tous fes voyage, L'opéranon achevée, il con" nut que la lampe étoit dans le palais d'Aladdin; &il eut une joie fi grande de cette découyerte, qu'a peine il fe fentoit Iui méme> Je laurai, cette lampe, dit-il, & je üéfie A]ad,  C o n t e s Arabes. 47S*' dm de m'empêcher de la lui enlever, & de le faire defcendre jufqu'a la balfefle d'oü il a pns un fi haut vol. Le malheur pour Aladdin voulut, qu'alors il étoit allé a une partie de chalfe pour huit jours, & qu'il n'y en avoit que trois qu'il étoit parti, & vöici de quelle manière le magicien afriquain en -fut informé. Quand il eut fait 1'opération qui venoit de lui donner tant de joie, il alla voir le conciërge du khan, fous prétexte de s'entretenir avec lui, & il en avoit un fort naturel, qu'il n'étoit pas befoin d'amener de bien loin. II lui dit qu'il venoit de voir le palais d'Aladdin; & après lui avoir exagéré tout ce qu'il y avoit remarqué de plus furprenant & tout ce qui l'avoit frappé davantage, & qui frappoit généralement tout le monde : Ma curiofité , ajouta-t-il, va plus loin , & je ne ferai pas fatisfait que je n'aie vu le maïtre a qui appartient un édifice fi merveilleux. II ne vous fera pas difficile de le voir, reprit le conciërge , il n'y a prefque pas de jour qu'il n'en donne occafion, quand il eft dans la ville; mais il y a trois jours qu'il eft dehors pour une grande chalfe, qui en doit durer huit. Le magicien afriquain ne voulut pas en favoir davantage 5 il prit congé du conciërge ; &c en fe retirant : Voila le tems d'agir, dit-il en lui-  **> Ei* MrfTEE f« vsj, nutrg 2l)jlneÓO]S PaS lG ,3ifl- -hap' II wl',Mwtre'd«-il,rai befoin d'une douluurmr? Le vendeur u dit au',1 ^ WeloueS-uneS, mais ffl vouloit fe rl man<"K"t *« juf^au iendemain u P" cien Ie voulut bipn • il i, • g uiur Dien, il 1U1 recommanda cu'ellee L kLq pa'erw Iivttau°d„em-in''a/0U2aine de '™P"vree au magicen afrirjuain , oui lès Lm „„ P:xqu,luifut,emanaéj^en-Pa 6n;rr'&d;auffiioi"^'-p^": lui avPr. a j "üemblerent autour de iui avec de grandes huées & u r comme un fou. Les naffZ ' reêarderent betife a ce >^ f. n°lent même de fa "«iie a ce quils s'imaginoient : U faut di ^nger ües lampes neuves contre des vieille, Le  C ont es Arabes. 481 Le magicien afriquain ne s'étonna ni des ffuées des enfans, ni de tout ce qu'on pouvoit dire de lui ; & pour débiter fa marchandife , il continua de crier : Qui veut changer de vieilles lampes pour des neuves ? II répéta fi fouvent la même chofe en allant & venant dans la place, devant le palais & a 1'entour, que la princeffe Badroulboudour , qui étoit alors dans le fallon aux vingt-quatre croifées , entendit la voix d'un homme ; mais comme elle ne pouvoit diftinguer ce qu'il crioit , a caufe des huées des enfans qui le fuivoient, & dont le nombre augmentoit de moment en moment, elle envoya une de fes femmes efclaves qui 1'approchoit de plus prés, pour voir ce que c'étoit que ce bruit. La femme efclave ne fut pas long-tems è remonter ; elle entra dans le fallon avec de grands éclats de rire. Elle rioit de fi bonne grace , que la princeffe ne put s'empêcher de rire elle-même en la regardant : Hé bien, folie, dit la princeffe, veux-tu me dire pourquoi tu ris? Princeffe, répondit la femme efclave en riant toujours , qui pourroit s'empêcher de rire en voyant un fou avec un panier au bras, plein de belles lampes toutes neuves, qui ne demande pas a les vendre, mais a les changer contre des vieilles? Ce font les enfans dont il Torae X. Hh  482 Les mille et une Nuits, eft fi fort environné, qua peine peut-il avancer, qui font tout le bruit qu'on enténd, en fe moquant de lui. Sur ce récit, une autre femme efclave, en prenant la parole : A propos de vieilles lampes , dit-elle, je ne fais fi la princeffe a pris garde qu'en voila une fur la corniche; celui a qui elle appartient, ne fera pas faché d'en trouver une neuve au lieu de cette vieille. Si la princeffe le veut bien, elle peut avoir le plaifir d'éprouver fice fou eft véritablement affez fou pour donner une lampe neuve en échange d'une vieille, fans en rien demander de retour. La lampe dont la femme efclave parloit, étoit la lampe merveilleufe dont Aladdin s'étoit fervi pour s'élever au point de grandeur oü il étoit arrivé; & il l'avoit mife lui-même fur la corniche avant d'aller a la chaffe, dans la crainte de la perdre, & il avoit pris la même précaution toutes les autres fois qu'il y étoit allé. Mais ni les femmes efclaves ni les eunuques , ni la princeffe même , n'y avoient pas fait attention une feule fois jufqu'alors pendant fon abfence : hors du tems de la chafle, il la portoit toujours fur lui. On dira que la précaution d'Aladdin étoit bonne, mais au moins qu'il auroit dü enfermer la lampe. Cela eft vrai, mais on a fait de femblables fautes de tout tems,  Contes Arabes- 483 on en fait encore aujourd'hui, & 1'on ne ceffera d'en faire. La princeffe Badroulboudour qui ignoroit que la lampe fut auffi précieufe qu'elle 1'étoit, & qu'Aladdin , fans parler d'elle-meme , eüt un intérét auffi grand qu'il l'avoit qu'on n'y touchat pas & qu'elle fut confervée, entra dans la plaifanterie, & elle commanda a un eunuque de la prendre & d'en aller faire 1'échange. L'eunuque obéit : il defcendit du fallon ; & il ne fut pas plutot forti de la porte du palais, qu'il appercut le magicien afriquain : il 1'appela ; & quand il fut venu a lui , 8c en lui montrant la vieille lampe : Donne-moi, dit-il, une lampe neuve pour celle-ci. Le magicien afriquain ne douta pas que ce ne fut la lampe qu'il cherchoit; il ne pouvoit pas y en avoir d'autres dans le palais d'Aladdin , oü toute la vaiffelle n'étoit que d'or ou d'argent; il la prit promptement de la main de 1'eunuque ; & après l'avoir fourrée bien avant dans fon fein, il lui préfenta fon panier, & lui dit de cboifir celle qui lui plairoit. L'eunuque choifit ; & après avoir laiCé le magicien , il porta la lampe neuve a la princeffe Badroulboudour ; mais 1'échange ne fut pas plutöt fait, que les enfans firent retentir la place de plus grands éclats qu'ils n'avoient encore fait, Hh ij  484 Les mille et une Nuits* en fe moquant , felon eux, de Ia bêtife du* magicien. Le magicien afriquain les laiffa criailler tant qu'ils voulurent ; mais fans s'arréter plus longtems aux environs du palais d'Aladdin, il s'en e'loigna infenfïblement & fans bruit, c'eft-adire fans crier, & fans par!er davantage de changer des lampes neuves pour des vieilles ; il n'en vouloit pas d'autres que celle qu'il emportoit; & fon filence enfin fit que les enfans s'écartèrent, & qu'ils le laifsèrent aller. Dès qu'il fut hors de la place qui étoit entre les deux palais , il s'échappa par les rues les mons fréquenTées ; & comme il n'avoit plus befoin des autres lampes ni du panier, U pofa le panier & les lampes au milieu d'une rue oü il vit qu'il n'y avoit perfonne. Alors, dès qu'il eut enfilé une autre rue, il preffa le pas jufqu'a ce qu'il arriva a une des portes de la ville. En continuant fon chemin par le fauxbourg, qui étoit fort long, il fit quelques provifions avant qu'il en fortït. Quand il fut dans la campagne, il fe détourna du chemin dans un beu a 1'écart, hors de la vue du monde, ou il refta jufqu'au moment qu'il jugea a propos , pour achever d'exécuter le delfein quj l'avoit amené. II ne regretta pas le barbe qu'il laiffoit dans Ie khan oü il avoit pris logement;  Contes Arabes. 48 ƒ il fe crut bien dédommagé par le tréfor qu'il venoit d'acquérir. Le magicien afriquain paffa le refte de la journée dans ce lieu, jufqu'a une heure de nuit que les ténèbres furent les plus obfcures. Alors il tira la lampe de fon fein, & il la frotta. A eet appel, le génie lui apparut. Que veux-tu, lui demanda le génie ? me voila prét d tobéir comme ton efclave, & dt tous ceux qui ont la lampe a la main, moi & fes autres efclaves. Je te commande , reprit le magicien afriquain, qu'a 1'heure même tu enlèves le palais , que toi ou les autres efclaves de la lampe ont bati dans cette ville, tel qu'il eft , avec tout ce qu'il y a de vivant, & que tu le tranfportes avec moi en même - tems dans un tel endroit de Ï'Afrique, Sans lui répondre , le génie avec 1'aide d'autres génies, efclaves de la lampe comme lui, le tranfportèrent en très-peu de tems, lui & fon palais en fon entier, au propre lieu de Ï'Afrique qui lui avoit été marqué. Nous laifferons le magicien afriquain & le palais avec la princeffe Badroulboudour en Afrique, pour parler de la furprife du fultan. Dès que le fultan fut levé, il ne manqua pas, felon fa coutume , de fe rendre au cabinet ouvert, pour avoir le plaifir de contemnler & d'admirer le palais d'Aladdin. II jeta H h iij  486 Les mille et une Nuits, la vue du cóté oü il avoit coutume de voir ce palais, & il ne vit qu'une place vuide , telle qu'elle étoit avant qu'on 1'y eüt bati : il crut qu'il fe trompoit, & il fe frotta les yeux; mais il ne vit rien de plus que la première fois, quoique le tems fut ferein, le ciel net, & que 1'aurore qui avoit commencé de paroïtre, rendït tous les objets fort diftinéis. II regarda par les deux ouvertures a droite & a gauche, & il ne vit que ce qu'il avoit coutume de voir par ces deux endroits. Son étonnement fut fi grand, qu'il demeura long-tems dans la même place, les yeux tournés du cóté oü le palais avoit été, & oü il ne le voyoit plus, en cherchant ce qu'il ne pouvoit comprendre; favoir, comment il fe pouvoit faire qu'un palais auffi grand & auffi apparent que celui d'Aladdin, qu'il avoit vu prefque chaque jour depuis qu'il avoit été bati avec fa permiffion, & tout récemment le jour de devant, fe fut évanoui de manière qu'il n'en paroiffoit pas Ie moindre vettige. Je ne me trompe pas, difoit-il en luimême , il étoit dans la place que voila : s'il s'étoit écroulé, les matériaux paroïtroient en monceaux; & fi la terre l'avoit englouti, on en verroit quelque marqué. De quelque manière que cela fut arrivé, & quoique convaincu que le palais n'y étoit plus, il ne laiffa pas  Contes Arabes. 487 néanmoins d'attendre encore quelque tems 5 pour voir fi en effet il ne fe trompoit pas. II fe retira enfin ; & après avoir regardé encore derrière lui avant de s'éloigner, il revint a fon appartement; il commanda qu'on lui fit venir le grand-vifir en toute diligence; & cependant il s'affit, 1'efprit agité de penfées fi différente*, qu'il ne favoit quel parti prendre. Le grand-vifir ne fit pas attendre le fultan; il vint même avec une fi grande précipitation, que ni lui ni fes gens ne firent pas réflexion en paffant, que le palais d'Aladdin n'étoit plus a fa place : les portiers mêmes , en ouvrant la porte du palais , ne s'en étoient pas appercus. En abordant le fultan : Sire, lui dit le grandvifir, 1'empreffement avec lequel votre majefté m'a fait appeler , m'a fait juger que quelque chofe de bien extraordinaire étoit arrivé , puifqu'elle n'ignore pas qu'il eft aujourd'hui jour de confeil, & que je ne devois pas manquer de me rendre a mon devoir dans peu de momens. Ce qui eft arrivé eft véritablement extraordinaire, comme tu le dis, & tu vas en convenir. Dis-moi oü eft le palais d'Aladdin ? Le palais d'Aladdin, fire , répondit le grandvifir avec étonnement, je viens de paffer devant . il m'a femblé qu'il étoit k fa place ; Hhiv  488 Les miele et une Nuits, des batimens auffi folides que celui-la, ne ehangent pas de place fi facilement. Va voir au cabinet, répondit le fultan, & tu viendras me dire fi tu 1'auras vu. Le grand-vifir alla au cabinet ouvert, & il lui arriva la même chofe qu'au fultan. Quand il fe fut bien afiuré que le palais d'Aladdin n'étoit plus oü il avoit été, & qu'il n'en paroifloit pas le moindre vettige , il revint fe préfenter au fultan. Hé bien, as-tu vu le palais d'Aladdin, lui demanda le fultan? Sire, répondit le grand-vifir, votre majefté peut fe fouvenir que j'ai eu 1'honneur de lui dire que ce palais , qui faifoit le fujet de fon admiration avec fes richefles immenfes, n'étoit qu'un ouvrage de magie & d'un magicien; mais votre majefté n'a pas voulu y faire attention, Le fultan qui ne pouvoit difconvenir de ce que le grand- vifir lui repréfentoit, entra dans une colère d'autant plus grande, qu'il ne pouvoit défavouer fon in.crédulité, Oü eft, dit-il, eet importeur, ce fcélérat, que je lui faffe couper la tête? Sire, reprit le grand-vifir, ij y a quelques jours qu'il eft venu. prendre congé de votre majefté; il faut lui envoyer demander oü eft fon paJais; il ne doit pas 1'ignorer. Ce feroit le traiter avec trop d'indulgence, répar, M le fultan; va donner ordre ètrente de mes.  Contes Arabes. 480 cavaliers de me 1'amener chargé de chaines. Le grand-vifir alla donner 1'ordre du fultan aux cavaliers , & il inftruifit leur officier de quelle manière ils devoient s'y prendre, afin qu'il ne leur échappat pas. Ils partirent, & ils rencontrèrent Aladdin a cinq ou fix lieues de la ville, qui revenoit en chaflant. L'officier lui dit en Pabordant, que le fultan impatient de le revoir, les avoit envoyés pour le lui témoigner , & revenir avec lui en 1'accompagnant. Aladdin n'eut pas le moindre foup§on du véritable fujet qui avoit amené ce détachement de la garde du fultan; il continua de revenir en chaflant: mais quand il fut a une demi-lieue de la ville , ce détachement 1'environna, & 1'officier, en prenant la parole, lui dit : Prince Aladdin, c'eft avec grand regret que nous vous déclarons 1'ordre que nous avons du fultan de vous arrêter, & de vous mener a lui en criminel d'état; nous vous fupplions de ne pas trouver mauvais que nous nous acquittions de notre devoir, & de nous le pardonner. Cette déclaration fut un fujet de grande furprife 3 Aladdin , qui fe fentoit innocent; il demanda a 1'officier s'il favoit de quel crime il étoit accufé, a quoi il répondit que ni lui ni fes gens n'en favoient rien.  49° J-jSS MILLE ET UNE NUITS, Comme Aladdin vit que fes gens e'toient de beaucoup inférieurs au détachement, & même qu'ils s'efoignoient , il mit pié è terre. Me voila, dit-il, exécutez 1'ordre que vous avez. Je puis dire néanmoins que je ne me fens coupable d'aucun crime, ni envers la perfonne du fultan, ni envers 1'état. On lui paiTa auffitót au cou une chaine fort groffe & fort longue, dont on le Ha aufli par le milieu du corps, de manière qu'il n'avoit pas les bras libres. Quand 1 officier fe fut mis a la tête de fa troupe, un cavalier prit Ie bout de Ia chaine; & en marchant après l'officier, ilmena Aladdin, qui fut obhgé de le fuivre a pié, & dans eet état il tut conduit vers la ville. Quand las cavaliers furent entrés dans le fauxbourg, les premiers qui virent qu'on menoit Aladdin en criminel d'état, ne doutèrent pas quece ne fut pour lui couper la tête. Comme jl etoit aimé généralement, les uns prirent le fabre & d'autres armes, & ceux qui n'en avoient pas s'armèrent de pierres, & ils fuivirent les cavaliers. Quelques-uns qui étoient a la queue , firent volte-fiace, en fiaifant mine de vouloir les diffiper ; mais bientót ils groffirent en fi grand nombre , que les cavaliers prirent le parti de diflimuler, trop heureux s'ils pouvoient arriver jufqu'au palais du fultan fans qu'on leur enle-  Contes Arabes. 4.91 vat Aladdin. Pour y réuflir , felon que les rues étoient plus ou moins larges , ils eurent grand foin d'occuper toute la largeur du terrein, tantöt en s'étendant , tantöt en fe reiferrant ; de la forte ils arrivèrent a la place du palais , oü ils fe mirent tous fur une ligne , en faifant face a la populace armée , jufqu'a ce que leur officier & le cavalier qui menoit Aladdin, fuffent entrés dans le palais , & que les portiers euffent fermé la porte , pour empêcher qu'elle n'entrat. Aladdin fut conduit devant le fultan , qui 1'attendoit fur un balcon, accompagné du grandvifir ; & fitöt qu'il le vit, il commanda au bourreau, qui avoit eu ordre de fe trouver la, de lui couper la tête , fans vouloir 1'entendre, ni tirer de lui aucun éclairciffement. Quand le bourreau fe fut faifi d'Aladdin, il lui öta la chaine qu'il avoit au cou & autour du corps; & après avoir étendu fur la terre un cuir teint du fang d'une infinité de criminels qu'il avoit exécutés , il 1'y fit mettre a genoux, & il lui banda les yeux. Alors il tira fon fabre , il prit fa mefure pour donner le coup , en s'effayant & en faifant flamboyer le fabre en l'air par trois fois, & il attendit que le fultan lui donnat le fignal pour trancher la tête d'Aladdin.  m Les mille ét une Nuits, E" ce moment, le grand-vifir ap'percuf T h P°P.ul-e avoit force' les ^ les murs du palais en plufieurs endroits & commen9o,t è les de'molir pour faire brê che Avant que le fultan dooit le fig al ïl j4t;«™.io.fiWIie votre majefté de pen- nrnfqu.de voir fon palais force'; & fi ce mal. heur arnvolt , révénement pourroit en être f-efte.Mon palaisforce',rePritle fultan/q P-t avo, cette audace? Sire, repartitie grand, -fir ue votre majefté jette les yeux fur les no t" t P^f&fUr h Pkce" ^ noitra Ia venté de ce qUe je M dis. ^ «Pouvante du fultan fut fi ^ quand il eut vu une emotion fi vive & fi animée , que dans le moment même il commanda au bourreau de remettre fon fabre dans le fourreau , d oter e bandeau des yeux d'Aladdin, & de ie laffer; hbre. II donna ordre auffi aux chiaöux cnacun eut a fe retirer. Alors tous ceux qui étoient déja montés au haut des murs du palais , témoins de ce qui venoit de fe paffer, abandonnèrent leur deffein Ils defcendirent en peu d'inftans; & p,eins de joie ü avoir fauvé Ia vie a un homme qu'ils ai.  Contes Arabes. 493 Bioient véritablement, ils publièrent cette nouvelle a tous ceux qui étoient autour d'eux ; elle pafla bientót a toute la populace qui étoit dans la place du palais ; & les cris des chiaoux, qui annoncoient la même chofe du haut des terraffes oü ils étoient montés , achevèrent de la rendre publique. La juftice que le fultan venoit de rendre a Aladdin , en lui faifant grace , défarma la populace, fit ceffer le tumulte, & infenfiblement chacun fe retira chez lui. Quand Aladdin fe vit libre, il leva la tête du cóté du balcon ; & comme il eut appercu le fultan : Sire , dit-il en élevant fa voix d'une manière touchante , je fupplie votre majefté d'ajouter une nouvelle grace a celle qu'elle vient de me faire, c'eft de vouloir bien me faire connoitre quel eft mon crime. Quel eft ton crime, perfide, répondit le fultan, ne le fais-tu pas ? Monte jufqu'ici, continua-t-il, & je te le ferai connoitre. Aladdin monta, & quand il fe fut préfenté: Suis-moi , lui dit le fultan , en marchant devant lui fans le regarder. II le mena jufqu'au cabinet ouvert; & quand il fut arrivé a la porte: Entre, lui dit le fultan; tu dois favoir oü étoit ton palais , regarde de tout cóté , & dis-moi ce qu'il eft devenu. Aladdin regarde, & ne voit rien; il s'apper-  4S4 Lts mm et une Nuits foitbien dê;«M Ie terrein que fonpaLisocc»po,t i rnats cotnme il ne pouvoit d . eommen.t avoit pu difparoftro fcer éveuem™ extraord.na.re * furprenant „ mit jj"^ Sre pouvoir r & Aladdin monta a 1'appartement de la princeffe. II n'eft pas poflible d'exprimer la joie que reifentirent ces deux époux de fe revoir après s'être crus féparés pour jamais. Ils s'embrafsèrent plufieurs fois, & fe donnèrent toutes les marqués d'amour & de tendreffe qu'on peut s'imaginer, après une féparation auffi trifte & aufli peu attendue que la leur. Après ces embraffemens , mêlés de larmes de joie, ils s'affirent; & Aladdin en prenant la parole: PrincefTe', dit-il, avant de vous entretenir de toute autre chofe, je vous fupplie au nom de dieu, autant pour votre propre intérêt & pour celui du fultan votre refpeéiable père, que pour le mien en particulier , de me dire ce qu'eft devenue une vieille lampe que j'avois mife fur la corniche du fallon a vingt-quatre croifées, avant d'aller a Ia chafle. Ah ! cher époux, répondit la princeffe, je m'étois bien doutée que notre malheur réciproque venoit de cette lampe ; & ce qui me défole, c'eft que j'en fuis la caufe moi-même. Princeffe , reprit Aladdin , ne vous en attribuez pas la caufe , elle eft toute fur moi, & je devois avoir été plus foigneux de la con— lerver ; ne fongeons qu'a réparer cette perte > & pour cela, faites-moi la grace de me ran. Ii iij  LlSMlLLE ITüKE NuiTS) corner comment la chofe s'eft paffee & en quelles mams elle eft tombée. Alors la princeffe Badroulboudour raconta a Aladdin ce qui s'étoit paffé dans 1'échange de la lampe vieille pour la neuve qu'elle fit apporter, afin qu'il la vit; & comment la nuit iu.vante, après s'étre appergue du tranfport du palais, elle s'étoit trouvée le matin dans le pays lnconnu oü elle lui parloit, & qui étoit Afrique, particularité qu'elle avoit apprife de a bouche meme du traitre qui 1'y avoit fait tranfiporter par fon art magique. Pnnceffe, dit Aladdin en 1'interrompant vous mavez fait connoitre le traitre en me marquant que je fuis en Afrique avec vous. II eft le plus perfide de tous lés hommes. Mais ce oeft m le tems, ni le lieu de vous faire une pemture plus ample de fes méchanceté».' Je vous p„e feulement de me dire ce qu'il a fait de Ia lampe, & oü il 1'a mife. II la porte dans fon fein enveloppe'e bien précieufement reprit la princeffe, & je puis en rendre témoignage puifqu'il Ten a tirée Sc développée en ma préfence, pour m'en faire un trophée Ma princeffe, dit alors Aladdin, ne me fachez pas mauvais gré de tant de demandes dont Je vous fatigue, elles font également importantes pour vous & pour moCPour vcnit  Contes Arabes, a ce qui m'intéreffe plus particulièrement, apprenez-moi, je vous en conjure, comment vous vousN trouvez du traitement d'un homme auffi méchant & aufïi perfide. Depuis que je fuis en ce lieu, reprit Ia princeffe, il ne s'eft préfenté devant moi qu'une fois chaque jour; & je luis bien perfuadée que le peu de fatisfacfion qu'il tire de fes vifites, fait qu'il ne m'importune pas plus fouvent. Tous les difcours qu'il me tient chaque fois , ne tendent qu'a me perfuader de rompre la foi que je vous ai donnée, & de le prendre pour époux, en voulant me faire entendre que je ne dois pas efpérer de vous revoir jamais; que vous ne vivez plus , & que le fultan mon père vous a fait couper la tête. II ajoute, pour fe juftifier, que vous êtes un ingrat , que votre fortune n'eft venue que de lui, & mille autres chofes que je lui lailTe dire. Et comme il ne recoit de moi pour réponfe que mes plaintes douloureufes & mes larmes, il eft contraint de fe retirer aufli peu fatisfait que quand il arrivé. Je ne doute pas néanmoins que fon intention ne foit de laiffer paffer mes plus vives douleurs, dans 1'efpérance que je changerai de fentiment, & a la fin d'ufer de violsnce fi je perfévère a lui faire réfiftance.. Mais , cher époux, votre préfence a déja diflipé mes inquiétudes. li iv  fes Les mille et* une Nuits, Princeffe, interrompit Aladdin, j'ai confianco que ce n'eft pas en vain, puifqu'elles font dik fipées , & que je crois avoir trouvé le moyen de vous délivrer de votre ennemi & du mien, Mais pour cela il eft nécelfaire que faiHe a Ia ' ville, Je ferai de retour vers le midi, & alors je vous communiquerai quel eft mon deffein , & ce qu'il faudra que vous fattiez pour contribuer a le faire réuilir. Mais afin que vous en foyez avertie , ne vous étonnez pas de me voir revenir avec un autre habit, & donnez ordre qu'on ne me faffe pas attendre a la porte fecrète au premier coup que je frapperai. La princeffe lui promit qu'on 1'attendroit a la porte, & que 1'on feroit prompt a lui ouvrir. Quand Aladdin fut defcendu de 1'appartement de la princeffe, & qu'il fut forti par la méme porte, il regarda de cóté & d'autre, & il appergut un payfan qui prenoit le chemin de la campagne. Comme le payfan alloit au-dela du palais , & qu'il étoit un peu éloigné, Aladdin preffa le pas; & quand il l'eut joint, il lui propofa de changer d'habit, & il fit tant que le payfan y confentit. L'échange fe fit a la faveur d'un buiflon ; & quand ils fe furent féparés, Alad-, din prit le chemin de la ville. Dès qu'il y fut rentré, il enfila la rue qui aboutiffoit ia.  Contes Arabes. yof porte; & fe de'tournant par les rues les plus frequenties , il arriva a 1'endroit ou chaque forte de marchands & d'artifans avoient leur rue particulière. II entra dans celle des droguiftes; & en s'adreffant a la boutique la plus grande & la mieux fournie , il demanda au marchand s'il avoit une certaine poudre qu'il lui nomma. Le marchand qui s'imagina qu'Aladdin étoit pauvre , a le regarder par fon habit, & qu'il n'avoit pas affez d'argent pour la payer, lui dit qu'il en avoit, muis qu'elle étoit chère. Aladdin pénétra dans la penfée du marchand , il tira fa bourfe , & en faifant voir de 1'or, il demanda une demi-dragme de cette poudre. Le marchand la pefa, Penveloppa, & en la préfentant a Aladdin , il en demanda une pièce d'or ; Aladdin la lui mit entre les mains; & fans s'arrêter dans la ville, qu'autant de tems qu'il en fallut pour prendre un peu de nourriture, il revint a fon palais. II n'attendit pas a la porte fecrète, elle lui fut ouverte d'abord, & il monta a 1'appartement de la princeffe Badroulboudour. Princeffe , lui dit-il, 1'averfion que vous avez pour votre raviffeur , comme vous me 1'avez témoigné , fera peut-être que vous aurez de la peine a fuivre le confeil que j'ai a vous donner. Mais peraiettez - moi de  ** Le* i.u, et une Nuit, " tonner au fulta„ J'™' * 6 P^™ior., dra „ 7- 9 maglclen af»quain vien- dra' ne faites pas difficulté de Je J tonf u . le recevoir aver avec vo.k . Jllvltez-ie a iouper gouter du meilleur vin de fon navs 4 ne manquera pas de vous auif-J P 7 aller chercher Al , 9 POUr en plemdevraa„figna,ïuevo^lu;ferePPdo^  Contes Arabes. 507 vous conviendrez avec elle , & de prendre bien garde de ne pas fe tromper. Quand le magicien fera revenu , & que vous ferez a table, après avoir mangé & bu autant de coups que vous le jugerez a propos, faites-vous apporter le gobelet ou fera la poudre, & changez votre gobelet avec le fien; i! trouvera la faveur que vous lui ferez, fi grande, qu'il ne la refufera pas : il boira méme fans rien laiffer dans le gobelet; & a peine 1'aura-t-il vuidé, que vous le verrez tomber a la renverfe. Si vous avez de la répugnance a boire dans fon gobelet, fakes femblant de boire, vous le pouvez fans crainte ; 1'effet de la poudre fera fi prompt, qu'il n'aura pas le tems de faire attention fi vous buvez ou fi vous ne buvez: pas. Quand Aladdin eut achevé : Je vous avouc, lui dit la princefie, que je me fais une grande violence, en confentant de faire au magicien les avances que je vois bien qu'il eft néceffaire que je faffe ; mais quelle réfolution ne peut-on pas prendre contre un cruel ennemi? Je ferai donc ce que vous me confeillez, puik que dela mon repos ne dépend pas moins que le vótre. Ces mefures prifcs avec la princefie, Aladdin prit congé d'elle , & il alla paffer le refte du jour aux environs du palais, en attendant la huit qu'il fe rapprocha de la porte fecrète.  'So8 Les mille et uwe Nuits^ La princefTe Badroulboudour inconfÓlabie g non-feulement de fe voir féparée d'Aladdin, ion cher époux , qu'elle avoit aimé d'abord & qu'elle éontinuoit d'aimer encore, plus par mclmation que par devoir, mais même d'avec le fultan fon père qu'elle chériiToit, & dont elle étoit tendrement aimée , étoit toujours demeurée dans une grande négligence de fa perfonne- depuis le moment de cette douloureufe féparation. Elle avoit même, pour ainfi d.re oublié Ia propreté qui fied fi bien aux perfonnes de fon fexe , particulièrement après que le magicien afriquain fe fut préfenté a elle la première, & qu'elle eut ap?ris par fes femmes qui 1'avoient reconnu, que c'étoit lui qui avoit mis Ia vieille lampe en échange de la neuve, & que par cette fourberie infigne , il lui fut devenu en horreur. Mais 1'occafïon d'en prendre vengeance, comme il le méritoit , & plutöt qu'elle n'avoit ofé 1'efpérer, fit qu'elle réfolut de contenter Aladdin. Ainfi, dès qu'il fe fut retiré, elle fe mit 2 fa toilette, fe fit coeffer par fes femmes, de la manière qui lui étoit la plus avantageufe , & elle prit un habit le plus riche & le plus convenable k fon defTein. La ceinture dont elle fe ceignit, n'étoit qu'or & que diamans ehcMlTés; les plus gros & les mieux aifortis ; & die accompagnt k  Contes Arabes. $o$ ceinture d'un collier de perles feulement, dont les fix de chaque cóté étoient d'une telle proportion avec celle du milieu qui étoit la plus grofle & la plus précieufe , que les plus grandes fultanes & les plus grandes reines fe feroient eftimées heureufes d'en avoir un complet de la groffeur des deux plus petites , de celui de la princefie. Les braffelets, entremêlés de diamans & de rubis , répondoient merveilleulement bien a la richeffe de la ceinture & du collier. Quand la princefie Badroulboudour fut entièrement habillée , elle confulta fon miroir, prit 1'avis de fes femmes fur tout fon ajuftementj & après qu'elle eut vu qu'il ne lui manquoit aucun des charmes qui pouvoient flatter la folie palfion du magicien afriquain, elle s'aflit fur fon fofa, en attendant qu'il arrivat. Le magicien ne manqua pas de venir a fon beure ordinaire. Dès que la princefle le vit entrer dans fon fallon aux vingt-quatre croifées oü elle 1'attendoit, elle fe leva avec tout fon appareil de beauté & de charmes, & elle lui montra de la main la place honorable oü elle attendoit qu'il fe mit, pour s'affeoir en même-tems que lui; civilité diftinguée qu'elle ne lui avoit pas encore faite. Le magicien afriquain plus ébloui de 1'éclat des beaux yeux de la princeffe , que du bril-  tnt des pierreries dont elle étoit orné'e , fat fort furpns. Son air ma)eflueux, & un ce t " ** gracieux dont elle IVccueilloit G r J-£*J avec lepels ^ alors , lerendit confus. D'abord il i prendre place fur le bord du fo a L ° ! "* ^ h P*<«» ne vouloit pas s'aZr Je vovoit «fit I , Jembarras oü elle voyoit, p„t ]a parole en Je ree^rdanf A' man ère a I„; c- . 'graant dune «outeautre ,„e vóos 1 aU,°Urd'tui Préfent, mais" ^l™ ** Ml** je vous dirai ,ne j f^ / " ^ ^ connnis ,e fultan mo ^ J™» <<™ ,e comme vous „„•;,„. pere.'.'e fms perfuadée vous, qu ,1 „ a pu e-vittr r ff * fon eourtou, AM, quand ,( ^  Contes Arabes. pt rois a le pTcurer toute ma vie, je vois bien que mes larmes ne le feroient pas revivre j c'eft pour cela qu après lui avoir rendu, même jüfques dans le tombeau, les devoirs que mon amour demandoit que je lui rendiffe , il m'a paru que je devois chercher tous les moyens de me confoler. Voila les motifs du changement que vous voyez en moi. Pour commencer donc a éloigner tout fujet de trifteffe , réfolue a la bannir entièrement, & perfuadée que vous voudrez bien me tenir compagnie, j'ai commandé qu'on nous préparat a fouper. Mais comme je n'ai que du vin de la Chine , & que je me trouve en Afrique , il m'a pris une envie de goüter de celui qu'elle produit , & j'ai cru, s'il y en a, que vous en trouverez du meilleur. Le magicien afriquain qui avoit regardé comme Impofiible le bonheur de parvenir fi promptement & fi facilement a entrer dans les bonnes graces de la princefie Badroulboudour , lui marqua qu'il ne trouvoit de termes affez forts pour lui témoigner combien il étoit fenfible a fes bontés ; & en effet, pour finir au plutöt un entretien dont il eüt eu peine è fe retirer s'il s'y fut engagé plus avant, il fe jeta fur le vin d'Afrique dont elle venoit de lui parler, & il lui dit que patmi les avantages dont Ï'Afrique pouvoit fe glorifier, celui de produire d'excefr  yi± Les mille et une Nuits, Jent vin étoit un des principaux, particulierement dans la partie ou elle fe trouvoit; qu'il en avoit une pièce de fept ans qui n'étoit pas encore entamée , & que , fans le trop prifer , c'étoit un vin qui furpafioit en bonté les vins les plus excellens du monde. Si ma princeffe, ajouta-t-il, veut me le permettre , j'irai en prendre deux bouteïlles, & je ferai de retour incefTamment. Je ferois fachée de vous donner cette peine , lui dit la princeffe , il faudroit mieux que vous y envoyafiiez quelqu'un. II eft néceifaire que jy aille moi-mcme , repartit le magicien afriquain ; perfonne que moi ne fait oü eft la clé du magafin , & perfonne que moi auffi n'a le fecret de I'ouvrir. Si cela eft ainfi, dit la princefie , allez donc & revenez promptement. Plus vous mettrez de tems, plus j'aurai d'impatience de vous revoir, & fongez que nous nous mettrons a table dès que vous ferez de retour. Le magicien afriquain plein d'efpérance de fon prétendu bonheur, ne courut pas chercher fon vin de fept ans, il y vola plutöt, & il revint fort promptement. La princeffe qui n'avoit pas douté qu'il ne fit diligence, avoit jeté ellemëme la poudre qu'Aladdin lui avoit apportée, dans un gobelet qu'elle avoit mis a part, & elle venoit de faire fervir. Ils fe mirent a' table  Contes Arabes. ƒ15 table vis-a-vis 1'un de 1'autre, de manière que Ie magicien avoit le dos tourné au buffet. En lui préfentant ce qu'il y avoit de meilleur, la princeffe lui dit : Si vous voulez, je vous don-, nerai le plaifir des inftrumens & des voix; mais comme nous ne fommes que vous & moi, il me femble que la converfation nous donnera plus de plaifir. Le magicien regarda ce choix de la princeffe pour une nouvelle faveur. Après qu'ils eurent mangé quelques morceaux, la princeffe demanda a boire. Elle but a la fanté du magicien ; & quand elle eut bu : Vous aviez raifon , dit-elle, de faire éloge de votre vin , jamais je n'en avois bu de fi délicieux. Charmante princefie , répondit - il, en tenant a la main le gobelet qu'on venoit de lui préfenter, mon vin acquiert une nouvelle bonté par 1'approbation que vous lui donnez. Buvez a ma fanté , reprit la princeffe , vous trouverez vous-méme que je m'y connois. II but a la fanté de la princeffe. Et en rendant le gobelet; Princeffe, dit-il, je me tiens heureux d'avoir réfervé cette pièce pour une fi bonne occafion; j'avoue moi-méme que je n'en ai bu-de ma vie de fi excellent en plus d'une manière. Quand ils eurent continué de manger, & de boire trois autres coups, la princeffe qui avoi| Tome X% Kk  5"r4 Les Mille et une Nuits, achevé de charmer Ie magicien afriquain par fes honnétetés & par fes manières toutes obligeantes, donna enfin Ie fignal a Ia femme qui lui donnoit k boire, en difant en même-tems qu'on lui apportat fon gobelet plein de vin , qu'on emplit de méme celui du magicien afriquain, & qu'on le lui préfentat. Quand ils eurent chacun leur gobelet k la main : Je ne fais, dit-elle au magicien afriquain, comment on en ufe chez vous quand on s'aime bien, & qu'on boit enfemble comme nous le faifons. Chez nous k la Chine, 1'amant & 1'amante fe préfentent réciproquement a chacun leur gobelet, & de la forte ils boivent k la fanté 1'un de 1'autre. En même-tems elle lui préfenta le gobelet qu'elle tenoit, en avangant 1'autre main pour recevoir le fien. Le magicien afriquain fe hata de faire eet échange avec d'autant plus de plaifir, qu'il regarda cette faveur comme la marqué la plus certaine de la conquêie entière du cceur de la princefie , ce qui Ie mit au comble de fon bonheur. Avant qu'il but; Princeffe, dit-il le gobelet a la main , il s'en faut beaucoup oue nos afriquains foient aufli raffinés dans Part d'affaifonner 1'amour de tous fes agrémens que les chinois; & en m'inftruifant d'une lecon que j'ignorois , j'apprens auffi a quel point je dois être fenfible a la grace que  CONTES ARAIES. JIJ* |e regois. Jamais je ne Poublierai, aimable princefTe , d'avoir retrouvé en buvant dans votre gobelet , une vie dont votre cruautê m'eut fait perdre 1'efpérance, fi elle eut continué. La princeffe Badroulboudour qui s'ennuyoit du difcours a perte de vue du magicien afriquain ; Buvons , dit-elle , en 1'interrompant , vous reprendrez après ce que vous voulez me dire. En méme-tems elle porta a la bouche le gobelet qu'elle ne toucha que du bout des lèvres , pendant que le magicien afriquain fe preifa fi fort de la prévenir, qu'il vuida le fien fans en laiffer une goutte. En achevant de le vuider, comme il avoit un peu penché la tête en arrière pour montrer fa diligence , il de* meura quelque tems en eet état; jufqu'a ce que la princeffe , qui avoit toujours le bord du gobelet fur fes lèvres, vit que les yeux lui tournoient, & qu'il tomba fur le dos fans*fentiment» La princeffe n'eut pas befoin de commander qu'on allat ouvrir la porte fecrète a Afaddin. Ses femmes qui avoient le mot, s'étoient difpofées d'efpace en efpace depuis le fallon jufqu'au bas de Pefcalier ; de manière que le magicien afriquain ne tut pas plutöt tombé a la renverfe, que la porte lui fut ouverte prefque dans le moment. Aladdin monta, & il entra dans le fallon» Kk ij  jrict Les mixlë êt une Nuits, Dès qu'il eut vu le magicien afriquain étendu tur le fofa, il arréta la princeffe Badroulboudour qui s'étoit Ievée, & qui s'avan9oit pour lm temoigner fa joie en 1'embraffant: Princeffe dit-il, ,1 n'eft pas encore tems, obligeZ-moi dé vous retirer a votre appartement, & faites qu on me laiffe feul, pendant que je vais travaiiler a vous faire retourner a Ia Chine avec Ia Jneme dihgence que vous en avez été éloignée. En effet quand la princeffe fut hors du fallon avec fes femmes & fes eunuques, Aladdin. ferma la porte, & après qu'il fe fut approche du cadavre du magicien afriquain, qui étoit demeure fans vie, il ouvrit fa vefte, & il en tira la lampe enveloppée de la manière que la princeffe lui avoit marqué. II la développa & |1 la frotta : auffitót le génie fe préfenta avec Ion compliment ordinaire. Génie, lui dit Aladdin , je t'ai appelé pour t'ordonner de la part de la lampe ta bonne maitreffe, que tu vois de faire que ce palais foit reporté inceffammentaIaChine.au méme lieu & a la même place dou H a été apporté ici. Le génie, après avoir marqué par une inclination de tête, qu'il a"oit obeir difparut. En effet, le tranfport ie fit & on ne e fentit que par deux agitations fort %eresj lune, quand il fut enlevé du lieuoüil «oit en Afnque,&pautre uand afa f  Contïs Arabes.. ƒ17 «lans la Chine vis-a-vis le palais du fultan; ce qui fe fit dans un intervalle de très-peu de durée» Aladdin defcendit a 1'appartement de la princefie ; & alors en 1'embraffant : Princefie, ditil , je puis vous aifurer que votre joie & la mienne feront complettes demain matin. Comme la princeffe n'avoit pas achevé de fouper, &. qu'Aladdin avoit befoin de manger , la princeffe fit apporter du fallon aux vingt-quatre, croifées les mets qu'on y avoit fervis, & auxquels on n'avoit prefque pas touché. La princefie & Aladdin mangèrent enfemble, & burent du bon vin vieux du magicien afriquain %, après quoi, fans parler de leur entretien, qui ne pouvoit être que très-fatisfaifant, ils fe re-* tirèrent dans leur appartement. Depuis 1'enlèvement du palais d'Aladdin, & de la princeffe Badroulboudour, le fultan, père, de cette princeffe, étoit inconfolable de l'avoit perdue , comme il fe 1'étoit imaginé. II ne. dormoit prefque ni nuit ni jour ; & au lieu d'éviter tout ce qui pouvoit Pentretenir dans fon afflidion, c'étoit au contraire ce qu'il cherchoit avec plus de foin. Ainfi , au lieu qu'auparavant il n'alloit que le matin au cabinet ouvert de fon palais, pour fe. fatisfaire par Pagrément de cette vue dont il ne pouvoit fe raflafier, il y alloit plufieurs fois le jour renou- Kk iij  Les mille et üne Nuits, veler fes larmes, & fe plonger de p!us en pIus dans fes profondes douleurs, par l>idée de ne VOir,P CS ,ui avok tant plu, & d'avoir Frdu ce qu'il avoit de plus cher au monde> L aurore ne faifoit encore quedeparoïtre, lorfque e fultan vint a ce cabinet, !e même matin que Ie palais d Aladdin venoit d'être rapporté è fa place. En y entrant, il étoit fi recueUli en luimeme & fi pénétré de fa douleur, qu'il jeta ,es yeux d une manière trifte du cóté de la place oü f ne ,Cr0^h voIr 11 Part > & ü lui femble qu'il n'arri * vera pas afTez tót au palais d'Aladdin. . Aladdin W'1 avoIt Prévu ce qui pouvoit arnver, s étoit levé dès Ia petit* pointe du jour, & des qu'il eut pris un des habits les plus magmfiques de fa garde-robe, il étoit monté au fallon aux vingt-quatre croifées, d'oü il apperCUt que le fuItan venoit. II defcendit ; & $  Co k tes Arabes. jijfut affez a tems pour Ie recevoir au bas dn grand efcalier, 3c a falder a mettre pié a terre. Aladdin, lui dit le fultan, je ne puis tous parler que je nvaye vu & embraflé ma Elle. Aladdin conduifit le fultan a 1'appartement de la princeffe Badroulboudour. Et la princeffe qu'Aladdin en fe levant avoit avertie de fe fouvenir qu'elle n'étoit plus en Afrique, mais dans Ia Chine & dans la ville capitale du fultan fon père, voifine de fon palais, venoit d'achever de s'habÜler. Le fultan 1'embraffa a plufieurs fois s le vifage baigné de larmes de joie, & la princeffe de fon cóté lui donna toutes les marqués du plaifir extréme qu'elle avoit de le revoir. Le fultan fut quelque tems fans pouvoir ouvrir la bouche pour parler, tant il étoit attendri d'avoir retrouvé fa chère fille , apres l'avoit pleurée fincèrement comme perdue; & la princeffe de fon cóté étoit toute en larmes de la joie qu'elle avoit de revoir le fultan fon père. Le fultan prit enfin la parole : Ma fille, ditil , je veux croire que c'eft la joie que vous avez de me revoir qui fait que vous me paroiffez auffi peu changée que s'il ne vous étoit rien arrivé de facheux. Je fuis perfuadé néanmoins que vous avez beaucoup fouffert. Cm n'eft pas tranfporté dans un palais tout entier, aufH fubitement que vous 1'avez été, fans de gran- K.kiv  ƒ20 Les mille et une NryITS te alarmes & de terribles angoiiTes. L veux que vous me racontiez ce qui en eft, & ue vous ne me cachiez rien. * La princefTe fe fit un plaifir de donner au fitan fc. pèrelafatisfaetion W demande t Sne,4 pnnceffe, fije parois fi peu changeee , je fupphe votre majefté de confidérer qu _iec,mmenCaiarefpirerdès hier de grand maun par a préfence d'Aladdin mon cher époux & m°n hber"eur, que j'avois regarde & PLé comme perdu pour moi, &qJele bol que Je viens d'avoir de 1'embraffer , me remet loute ma peine néanmoins, a proprement parler na été que de me voir arrachée 4 ZQ :,efl6&-0n <**< époux, non-feuW Fr rapport a mon inclination a Pégard de mon epoux, «ais même par Pinquiétude oü j'étois furlestnfteseffetsducourrouxdevotremajefté auquel le ne doutois pas qu'il ne dut être expofe, tout innocent qu'il étoit, J'ai moins tenu des difcours qui ne me plaifoient pas. Je Z . r r ] ét°'1S auffi Peu contrainte le fait de mon enlèvement , Aladdin n'y a aucune part; j'en fuis la caufe moi feule, mai*  'Co nt Es Ara «Es. $'ri trés-innocente. Pour perfuader au fultan qu'elle difoit la vérité , elle lui fit le détail du déguifement du magicien afriquain en marchand de lampes neuves a changer contre les viedles, & du divertiffement qu'elle s'étoit donné en faifant 1'échange de la lampe d'Aladdin dont elle ignoroit le fecret & 1'importance ; de 1'enlèvement du palais & de fa perfonne après eet échange , & du tranfport de 1'un & de 1'autre en Afrique avec le magicien afriquain qui avoit été reconnu par deux de fes femmes & par 1'eunuque qui avoit fait 1'échange de la lampe , quand il avoit pris la hardieife de venir fe préfenter a elle la première fois après le fuccès de fon audacieufe entreprife, & de lui faire la propofition de 1'époufer; enfin de la perfécution qu'elle avoit foufferte jufqu'a 1'arrivée d'Aladdin ; des mefures qu'ils avoient prifes conjointement pour lui enlever la lampe qu'il portoit fur lui; comment ils y avoient réuffi, elle particulièrement en prenant le parti de diffimuler avec lui, & enfin de 1'inviter a fouper avec elle ; jufqu'au gobelet mixtionné qu'elle luï avoit préfenté. Quant au refte, ajouta-t-elle, je laiffe a Aladdin a vous en rendre compte. Aladdin eut peu de chofe a dire au fultan : Quand, dit-il, on m'eut ouvert la porte iecrète, que j'eus monté au fallon aux vingt-  5*22 LlJ MILLE ET UNE NuïtS, quatre croifóes, & que j'eus vu le traitre étendn mon fur Ie fofa par la violence de la poudre; comme xl ne convenoit pas que la princeffe reftat davantage, je Ia priai de defcendre i fon appartement avec fes femmes & fes eunuques. Je reflai feul; & après avoir tiré Ia lampe du tem du magicien, je me fervis du même fecret dont ,1 s'étoit fervi pour enlever ce palais en nmfTant la princefTe. J'ai fait en forte que Ie pdais fe trouve en fa place, & fai eu Ie boh_ beur de ramener la princeffe a votre majefté, comme elle me favoit commandé. Je n'en imPofe pas è votre majefté; & fi elle veut fe öonner Ia peme de monter au fallon, elle verra le mag1Cien puni comme il le méritoit. Pour s'affurer entièrement de Ia vérité, le ultan fe leva & monta ; & quand il eut vu e mag.cien afriquain mort , le vifage déja livideï paria violence du poifon, il embraffa Aladdin avec beaucoup de tendreffe, en lui difant : Mon fils, ne me fachez pas mauvais gre du procédé dont j'ai ufé contre vous j 1 amour paternel m'y a forcé, & je mérite que vous me pardonniez 1'excès oü je me fuis porté. Sire, reprit Aladdin , je n'ai pas le moindre iujet de plainte contre Ia conduite de votre majefté, elle n'a fait que ce qu'elle devoit faire. Ce magicien, eet infame, ce dernier des hommes»  Contes Arabes. i eft la caufe unique de ma difgrace. Quand votre majefté en aura le loifir, je lui ferai le récit d'une autre malice qu'il m'a faite, non moins noire que celle-ci, dont j'ai été préfervé par une grace de dieu toute particulière. Je prendrai ce loifir exprès , repartit le fultan, & bientót. Mais fongeons a nous réjouir, & faites óter eet objet odieux. Aladdin fit enlever le cadavre du magicien afriquain , avec ordre de le jeter a la voirie pour fervir de pature aux animaux & aux oifeaux. Le fultan cependant, après avoir commandé que les tambours, les timbales, les trompettes, & les autres inftrumens, annoneaifent la joie publique, fit proclamer une fête de dix jours en réjouifïance du retour de la princelfe Badroulboudour & d'Aladdin avec fon palais. C'eft ainfi qu'Aladdin échappa pour la feconde fois du danger prefqu'inévitable de perdre la vie; mais ce ne fut pas le dernier, il en courut un troifième dont nous allons rapporter les circonftances. Le magicien afriquain avoit un frère cadet qui n'étoit pas moins habile que lui dans 1'art magique ; on peut même dire qu'il le furpaffoit en méchanceté & en artifices pernicieux. Comme ils ne demeuroient pas toujours enfemble ou dans la même vUle, & que fouvent 1'un fe  LES MritE ET TJNE NlTÏTg' trouvoit au levant, pendant que 1'autre e'toit *u ouchant, chacun de fon cóté, ils ne man quo.ent pas chaque année de s'i„ftruire Z 1 p st e^1Vetr°UVOient'&S'Is ^oLPas befoin du fecours 1'un de 1'autre eutQfü;Iqüe ums,après que le masiden af»q-i« eut fuccombe dans fon entreprife , contre le ^ d>Aladdin; fQn 'nee vouW fi 'maiS d3nS M P^ ^-éloigne', vomut fivo,r en quel endroit de la terre il étoit EnTr ve portoit-& ce **r«2: avect r ^ toujours «vee lui fon quarré géomantique auffi-bien que fonfrere.Ilprendcequarre%i,accommodeq; fabk djette les pointSj a en ^ & enfin U forme ,w En j> c aque maifon il trouve que fon frère n'étoit plus au monde; dans une autre maifon, qu'il avoit ete empoifonné , & qu'il étoit mort fubitememt; dans une autre, que cela étoit arrivé dans la Chme, & dans une autre que c'étoit dans unecapitale de la Chine fituée en tel endroit; ? que celui Par qui il avoit été empoi¬ fonné etoit un homme de balTe naiffance qui avoit epoufé une princeffe fille d'un fultan. Quand le magicien eut appris de la forta  Contes Arabes. % quelle avoit été latrifte deftinée de fon frère, il ne perdit pas le tems en des regrets qui ne lui euffent pas redonné la vie. La réfolution prife fur le champ de venger fa mort, il monte a cheval , & il fe met en chemin en prenant fa route vers la Chine. II traverfe plaines , rivières , montagnes , déferts ; & après une longue traite, fans s'arrêter en aucun endroit avec des fatigues incroyables, il arriva enfin a la Chine, & peu de tems après a la capitale que la géomance lui avoit enfeignée. Certain qu'il ne s'étoit pas trompé , & qu'il n'avoit pas pris un royaume pour un autre, il s'arrête dans cette capitale & il y prend logement. Le lendemain de fon arrivée , le magicien fort, & en fe prOmenant par la ville, non pas tant pour en remarquer les beautés qui lui étoient fort indifférentes, que dans 1'intention de commencer a prendre des mefures pour 1'exécution de fon deffein pernicieux, il s'introduifit dans des lieux les plus fréquentés, & il préta 1'oreille a ce que 1'on difoit. Dans un lieu oü 1'on paffoit le tems a jouer a plufieurs fortes de jeux , & oü pendant que les uns jouoient , d'autres s'entretenoient, les uns de nouvelles & des affaires du tems, d'autres de leurs propres affaires; il entendit qu'on s'entretenoit & qu'on ragontoit des merveilles de la  ƒ26* Les Mri.LE et Une Nuitj verfde la Piété d'une femme retirée du monde, nommée ^ , & méme dg £ -racles Comme il crut que ^ « pouvou Ul étre utiie a quelque chofe dan, cê qud medxtoit;!! prft 4 un dg S e dire plu, particulièrement quelle étoit cette de müacle S: Quoi! lui dit eet homme, vous n'avez p,s . 6 t31t ladmuation de toute la ville nar fM jeunes,par fes aufitérités & Dar I. h ? , qu'elle donne A la f P J CXemPlc "» unne- A la referve du lundi & du vendredx elle ne fort pas de fon petit nerru;tage;&les jours qu'elle fe fait voir pat a vdle, elle fait des biens infinis, & , ^ a perfonne affligé du mal de tête, qui ne recoive laguenfonparPxmpofitiondefesmains Le magicien ne voulut pas en favoir davantage fur cetarticle;il demanda feulement au . meme homme en quel quartier de Ia ville étoic leiTT crefaintefemme-cet h— Ie lm enfeignaj fur quoi, après avoir concu & «ete le deffein déteftable dont nous allons parler bxentot; afin de le favoir plus furement, Ü obferva toutes fes démarches le premier jour Suellefomt, après avoir fait cei enquête.  Contes Arabes. J27 fans la perdre de vue jufqu'au foir, qu'il la vit rentrer dans fon hermitage. Quand il eut bien remarqué 1'endroit, il fe retira dans un des lieux que nous avons dit, oü 1'on buvoit d'une certaine boiffon chaude , & oü 1'on pouvoit paffer la nuit fi 1'on vouloit, particulièrement dans les grandes chaleurs, que 1'on aime mieux en ces pays-la coucher fur la natte que dans un lit. Le magicien après avoir contenté le maïtre du lieu ; en lui payant le peu de dépehfe qu'il avoit faite , il fortit vers le minuit, & il alla droit a 1'hermitage de Fatime , la fainte femme, nom fous lequel elle étoit connue dans toute la ville. II n'eut pas de peine a ouvrir la porte, elle n'étoit fermée qu'avec un loquet; il le referma fans faire de bruit quand il fut entré, & il appercut Fatime a la clarté de la lune , couchée a l'air , & qui dormoit fur un fofa garni d'une méchante natte , & appuyée contre fa celluie. II s'approcha d'elle; & après avoir tiré un poignard qu'il portoit au cóté , il 1'éveilla. En ouvrant les yeux, la pauvre Fatime fut fort étonnée de voir un homme pret k la poignarder ; en lui appuyant le poignard contre le cceur, pret k lui enfoncer : Si tu cries , dit-il, ou fi tu fais le moindre bruit, je te tue; mais leve-toi, & fais ce que je te dirai. Fatime qui étoit couchée dans fon habit, fe  m Les kille êt tjne Ntrrrs en trem blant de frayeur• Ne crainS pi fcj ^lemaglcien,ienedernandeque tonmik cetidf' 0 raa^-fefutbabillé3e «lui de Rmme, ,1 lui dit: Colore-moi le vifage ri° :cr,d:manière que ^ ^! • L -"es'effaeepas. Comme q«eUefïtce qu'il fouhaitoit avec plus daflWe a J--r:NecrainSpasjte d' : encore une fois, je te jure par le nom d j~ quejetedonne la vie. Fatime le fit entrer dans' J celluie, elle alluma fa lampe; & en pe21 dune certame liqueur dans un vafe avec un pmceau, elle lui en frotta le vifage, & el lui alfuraoue h.couleur ne changeroft p^, f ^ avoxt le V1fage de la méme couleur fans dfee : elle lui mit enfuite fa'propre coefiure fur Ia tête, avec un voile, dont el e lu. enfexgna comment il Falloie qu'il s'en cachat le vrfage en allant par la ville. Enfin, apr4 qu elle lm eut mis autour du cou un gros chT pelet qur 1U1 pendoit par-devant jufqu'au ml beu du corps, elle lui mit a la main le même baton qu'elle avoit coutume de porter, & en lu. préfentant un miroir : Regardez, dit elle vous verrez que vous me reifemblez on'ne' peut pas mieux. I e magicien fe trouva il  Coktes Arabes, ^ 523 il l'avoit fouhaité; mais il ne tint pas a la bonne Fatime le ferment qu'tl lui avoit fait fi folemnellement. Afin qu'on ne vit pas de fang en la percant de fon poignard, il 1'étrangla ; & quand il vit qu'elle avoit rendu 1'ame, il traina fon cadavre par les piés jufqu'a la citerne de 1'hermitage , & il la jeta üeüans. Le magicien déguiié ainfi en Fatime la fainte femme, palfa le refte de la nuit dans 1'hermitage , après s'ftre fouillé d'un meurtre C ciéteftable. Le lendem in, a une heure ou deux du matin, quoLjue dans un jour que la fainte femme n'avoit pas coutume ce fortir , il ne laifia pas de le faire, bien perfuadé qu'on ne 1'interrogeroit pas la-deffus , & au cas qu'on 1'interrogeat , prêt a réponare. Comme une des premières chofes qu'il avoit faite en arrivant , avoit été d'aller reconnoïtre le palais d'Aladdin , & que c'étoit-la qu'il avoit projeté de jouer fon róle, il prit fon chemin de ce cóté-Ia. Dès qu'on eut appercu la fainte femme, comme tout le peuple fe 1'itnagina, le magicien fut bientót environné d'une grande affluence de monde. Les uns ie recommandoient a fes prièr res, d'autres lui baifoient la main, d'autres plus rélervés ne lui baifoient que le bas de la robe ; & d'autres, foit qu'ils euflent mal a la Tome Xt LI  $3° Les mille et une Nuits, tête, ou que leur intention fut feulement d'en ■être préfervés, s'inclinoient devant lui, afin qu'il leur imposat les mains; ce qu'il faifoit en xnarmotant quelques paroles en guife de prières, & il imitoit fi bien la fainte femme, que tout Ie monde le prenoit pour elle. Après s'être arrété fouvent pour fatisfaire ces fortes de gens, qui ne recevoient ni bien ni mal de cette forte cfimpofition de mains, il arriva enfin dans la place du palais d'Aladdin, oü comme 1'affluence fiit plus grande, 1'empreffement fut auffi plus grand a qui s'approcheroit de lui. Les plus forts & les plus zélés fendoient la foule pour fe faire place; & de-la s emürent des querelles , dont le bruit fe fit entendre du fallon aux vingt-quatre croife'es oü e'toit la princeffe Badroulboudour. La princeffe demanda ce que c'étoit que ce bruit; & comme perfonne ne put lui en rien dire, elle commanda qu'on allat voir, & qu'on vint lui en rendre compte. Sans fortir du fallon , une de fes femmes regarda par une jaloufie, & elle revint lui dire que le bruit venoit de la foule du monde qui environnoit la fainte femme pour fe faire guérir du mal de tête par fimpofition de fes mains. La princeffe qui depuis long-tems avoit entendu dire beaucoup de bien de la fainte femme, inais qui ne l'avoit pas encore vue , eut la  Contes Arabes. 5-31 curlofité de la voir & de s'entretenir avec elle. Comme elle en eut témoigné quelque chofe , le chef de fes eunuques qui étoit préfent, lui dit que fi elle le fouhaitoit, il étoit aifé de la faire venir, & qu'elle n'avoit qu'a commander. La princeffe y confentit; & auffitót il détacha quatre eunuques, avec ordre ü'amener la prétendue fainte femme. Dès que les eunuques furent fortis de la porte du palais d'Aladdin, & qu'on eut vu qu'ils venoient du cóté oü étoit le magicien déguifé , la foule fe diffipa ; & quand il fut libre, & qu'il eut vu qu'ils venoient a lui, il fit une partie du chemin avec o'autant plus de joie qu'il voyoit que fa fourberie prenoit un bon chemin. Celui des eunuques qui prit la parole, lui dit: Sainte femme , la princeffe veut vous voir ; venez , fuivez-nous. La princeffe me fait bien de 1'honneur , reprit la feinte Fatime, je fuis préte a luï obéir, & en méme-tems el!e fuivit les eunuques, qui avoient déja repris le chemin du palais. Quand le magicien , qui fous un habit de fainteté , cachoit un cceur diabolique , eut été introduit dans le fallon aux vingt-quatre croifées, & qu'il eut apper^u la princefie, il débuta par une prière qui contenoit une longue énumération de vceux & de fouhaits pour fa fainteté , pour fa profpérité, & pour 1'accom- Llij  cjj2 Les mille et une Nuits, pliffement de tout ce qu'elle pouvoit défïrei*. . II déploya enfuite toute fa rhétorique d'impofteur & d'hypocrite pour s'infinuer dans 1'efprit de la princeffe, fous le manteau d'une grande piété; & il lui fut d'autant plus aifé de réuffir, que la princeife qui étoit bonne naturellement , étoit perfuadée que tout le monde étoit bon comme elle, ceux & celles particulièrement qui faifoient profefiion de fervir dieu dans la retraite. Quand la faulfe Fatime eut achevé fa longue harangue : Ma bonne mère, lui dit la princeffe, je vous remercie de vos bonnes prières , j"y ai grande confiance , & j'efpère que dieu les exaucera ; approchez-vous , & afféyez-vous prés de moi. La fauffe Fatime s'aflit avec une modeffie affedtée ; & alors , en reprenant la parole : Ma bonne mère , dit la princeffe , je vous demande une chofe qu'il faut que vous m'accordiez , ne me refufez pas , je vous en prie; c'eft que vous demeuriez avec moi, afin que vous m'entreteniez de votre vie , & que j'apprenne de vous & par vos bons exemples, comment je dois fervir dieu. Princefie, dit alors la feinte Fatime , je vous fupplie de ne pas exiger de moi une chofe a laquelle je ne puis coflfentir fans me détourner & me diftraire de mes prières & de mes  'Contes Arabes'. '5*33 exercices de dévotion. Que cela ne vous faiTe pas de peine, reprit la princefTe , j'ai plufieurs appartemens qui ne font pas occupés , vous choifirez celui qui vous conviendra le mieux, & vous y ferez tous vos exercices avec la même liberté que dans votre hermitage. Le magicien qui n'avoit d'autre but que de s'introduire dans le palais d'Aladdin, oü il lui feroit plus aifé d'exécuter la méchanceté qu'il méditoit, en y demeurant fous les aufpices & la proteêtion de la princefTe, que s'il eut été obligé d'aller & de venir de 1'hermitage au palais , & du palais a 1'hermitage , ne fit pas de plus grandes inftances pour s'excufer d'accepter 1'offre obligeante de la princeffe. PrincefTe, dit-il , quelque réfolution qu'une femme pauvre & miférable comme je le fuis, ait faite de renoncer au monde, a fes pompes & a fes grandeurs, je n'ofe prendre la hardiefTe de réfifter a la volonté & au commandement d'une princefTe fi pieufe & fi charitable. Sur cette réponfe du magicien , la princefTe en fe levant elle-même, lui dit : Levez-vous & venez avec moi, que je vous faffe voir les appartemens vuides que j'ai, afin que vous choififfiez. II fuivit la princeffe Badroulboudour; & de tous les appartemens qu'elle lui fit voir , qui étoient très-propres Sc très-bien meublés , il Llüj  Les mille èt une Nuits', choifit celui qui lui parut 1'être moins que les autres, en difant par hypocrifie qu'il étoit trop bon pour lui, & qu'il ne le choififfoit que pour complaire a la princefie. La princefie voulut remener le fourbe au fallon aux vingt-quatre croifées , pour le faire diner avec elle ; mais comme pour manger il eut fallu qu'il fe fut découvert le vifage qu'il avoit toujours eu voilé jufqu'alors, & qu'il craignit que la princeffe ne reconm.it qu'il n'étoit pas Fatime la fainte femme comme elle croyoit, il la pria avec tant d'inftance de 1'en difpenfer , en lui repréfentant qu'il ne mangeoit que du pain & quelques fruits fecs , & de lui permettre de prendre fon petit repas dans fon appartement, qu'elle le lui accorda. Ma bonne mère, lui dit-elle, vous étes libre, faites comme fi vous étiez dans votre hermitage; je vais vous faire apporter a manger ; mais fouvenez-vous que je vous attens , dès que vous aurez pris votre repas. La princeffe dina , & la faufie Fatime ne manqua pas de venir la retrouver dès qu'elle eut appris par un eunuque qu'elle avoit prié de 1'en avertir, qu'elle étoit fortie de table. Ma bonne mère, lui dit la princeffe, je fuis ravie de pofféder une fainte femme comme vous , qui va faire la bénédidion de ce palais. A propos de ce pa-  Contes Arabes. S3Ï lais, comment le trouvez-vous ? Mais avant que. je vous le faffe voir pièce par pièce, dites-moi preroièrement ce que vous penfez dece fallon?. Sur cette demande, la fauffe Fatime, qui pour mieux jouer fon róle, avoit affecté jufqu'alors d'avoir la tete baiifée , fans même la détourner pour regarder d'un cóté ou de 1'autre , la leva enfin , & parcourut le fallon des yeux d'un bout jufqu'a 1'autre; & quand elle l'eut bien confidéré : PrincefTe , dit-elle , ce fallon eft véritabiement admirable & d'une grande beauté. Autant néanmoins qu'en peut juger une folitaire , qui ne s'entend pas a ce qu'on trouve beau dans le monde, il me femble qu'il y manque une chofe : Quelle chofe, ma bonne mère , reprit la princeffe Badroulboudour ? apprenez-le-moi, je vous en conjure. Pour moi, j'ai cru, & 1'avois entendu dire ainfi, qu'il n'y manquoit rien ; s'il y manque quelque chofe, j'y ferai remédier. Princeffe, repartit la fauffe Fatime avec une grande diffimulation, pardonnez-moi la liberté que je prens ; mon avis , s'il peut être de quelqu'importance, feroit , que fi au haut & au milieu de ce döme, il y avoit un ceuf de roe fufpendu, ce fal'-on n'auroit point de pareil dans les quatre parties du monde , & votre palais feroit la merveille de 1'univers. L 1 iv  'S36 Les mille et une Nuits, La bonne mère, demanda la princefTe, que! oifeau eft-ce que le roe, & oü pourroit-on en trouver un ceuf? PrincefTe, répondit la faufTe Fatime , c'eft un oifeau d'une grandeur prodigieufe, qui habite au plus haut du mont Caucafe, & 1'architede de votre palais peut vous en trouver un. Après avoir remercié la faufTe Fatime de fon bon avis, è ce qu'elle croyoit, la princeffe Badroulboudour continua de s'entretenir avec elle fur d'autres fujets; mais elle n'oublia pas Pceuf de roe, qui fit qu'elle compta bien d'en parler a Aladdin dès qu'il feroit revenu de la chafle. II y avoit fix jours qu'il y étoit allé ; & le magicien qui ne l'avoit pas ignoré, avoit voulu profiter de fon abfence. II revint le meme jour fur le foir, dans le tems que la faufTe Fatime venoit de prendre congé de la princeffe, & de fe retirer a fon appartement. En arnvant, il monta a 1'appartement de la princefie , qui venoit d'y rentrer : il la falua, & il 1'embraffa; mais il lui parut qu'elle Ie recevoit avec un peu de froideur. Ma princeffe, dit-il, je ne- retrouve pas en vous la méme gaieté que* j'ai coutume d'y trouver. Eft-il arrivé quelque chofe pendant mon abfence qui vous ait déplu & caufé du chagrin ou du mécontentement ? Au nom de dieu, ne me le cachei pas, Ü n'y  Contes Arabes. yr7 a rien que je ne faffe pour vous le faire difliper, s'il eft en mon pouvoir. CAft peu de chofe, reprit la princeffe , & cela me donne fi peu d'inquiétude , que je n'ai pas cru qu'il rejaillit tur mon vifage pour vous en faire appercevoir. Mais puifque, contre mon attente, vous y appercevez quelqu'altération, je ne vous en üilfimulerai pas la caufe, qui eft de trés peu de conféquence. J'avois cru avec vous, continua la princeffe Badroulboucour, que notre palais étoit le plus fuperbe, le plus magnifique & le plus accompli qu'il y eut au monde. Je vous dirai néanmoins ce qui m'eft venu dans la penfée après avoir bien examiné le fallon aux vingt-quatre croifées. Ne trouvez-vous pas comme moi qu'il n'y auroit plus rien a défirer, fi un ceuf de roe étoit fufpendu au milieu de 1'enfoncement du dóme. Princeffe, repartit Aladdin, il fuffit que vous trouviez qu'il y manque un ceuf de roe, pour y trouver le méme défaut. Vous verrez par la diligence que je vais apporter a le réparer, qu'il n'y a rien que je ne faffe pour 1'amour de vous. Dans le moment, Aladdin quitta la princeffe Badroulboudour, il monta au fallon aux vingtquatre croifées ; & la, après avjir tiré de fon fein la lampe qu'il portoit toujours fur lui, en  jjS Les mille et une Nuits, quelque lieu qu'il allat, depuis Ie danger qui! avoit couru pour avoir négligé de prendre cette précaution , il la frotta. Auffitót le génie fe préfenta devant lui. Génie, lui dit Aladdin, il manque a ce dóme un ceuf de roe fufpendu au milieu de 1'enfoncement, je te demande au nom de la lampe que je tiens, que tu fafTes en fcrte que ce défaut foit réparé. Aladdin n'eut pas achevé de prononcer ces paroles , que Ie génie fit un cri fi bruyant & fi épouvantable, que le fallon en fut ébranlé , & qu'Aladdin en chancela pret a tomber de fon haut. Quoi miférable , lui dit le génie, d'une voix a faire trembler I'homme le plus aifuré, ne te fuffit-il pas que mes compagnons & moi nous ayons fait toute chofe en ta confidération, pour me demander , par une ingratitude qui n'a pas de pareille, que je t'apporte mon maïtre & que je le pende au milieu de la voute de ce döme ? Cet attentat mériteroit que vous fuffiez réduits en cendre fur le champ , toi, ta femme & ton palais. Mais tu es heureux de n'en être pas 1'auteur, & que la demande ne vienne pas directement de ta part. Apprens quel en eft le véritable auteur. C'eft le frère du magicien afriquain, ton ennemi, que tu as exterminé comme il le méritoit. II eft dans ton palais déguifé fous 1'habit de Fatime la fainte  Contes Arabes. 5*39 femme, qu'il a affalfinée; & c'eft lui qui a fuggéré a ta femme de faire la demande pernicieufe que tu m'as faite. Son deffein eft de te tuer; c'eft a toi d'y prendre garde. Et en achevant ces mots , il difparut. Aladdin ne perdit pas une des dernières paroles du génie; il avoit entendu parler de Fatime la fainte femme , & il n'ignoroit pas de quelle manière elle guériffoit le mal de tête, a ce que 1'on prétendoit. II revint a 1'appartement de la princefie ; & fans parler de ce qui venoit de lui arriver, il s'affit en difant qu'un grand mal de tête venoit de le prendre tout-a-coup , & en s'appuyant la main contre le front. La princeffe commanda auffitót qu'on fit venir la fainte femme ; & pendant qu'on alla 1'appeler , elle; raconta a Aladdin a quelle occafion elle fe trouvoit dans le palais, oü elle lui avoit donné un appartement. La fauffe Fatime arriva; & dès qu'elle fut entrée : Venez, ma bonne mère, lui dit Aladdin , je fuis bien aife de vous voir, & de ce que mon bonheur veut que vous vous trouviez ici. Je fuis tourmenté d'un furieux mal de tête qui vient de me faifir. Je demande votre fecours par la confiance que j'ai en vos bonnes prières, & j'efpère que vous ne me refuferez pas la grace que vous faites a. tant d'affiigés de ce  J4° Les milée et üne Nutts, mal En achevant ces paroles, il fe La en ba:flant la téte ; & la fau{re Fatime s'avanca de Ion coté, mais en portant la mgin fur ur/poi, gnara qu'elle avoit a fa ceinture fous fa robe : Alacdin qui 1'obfervoit, lui faifit la main avant quelle l'eut tiré, & en lui percant le cceur du üen, il Ja jeta morte fur le planchet. Mon cher époux, qu'avez-vous fait, s'écria la princeffe dans fa furprife? vous avez tué la lainte femme. Non , ma princeffe , répondit Aladdin fans s'émouvoirje n'ai pas tué Fatime; mais un fcélérat qui m'alloit affaffiner, fi je ne 1'euffe prévenu. C'eif ce méchant homme que vous voyez, ajouta-t-il, en le dévoilant qui a étranglé Fatime que vous avez cru regretter en m'accufant de fa mort, & oui s'étoit déguifé fous fon habit pour me poignarder. Et afin que vous le connoiffiez mieux , il étoit frère du magicien afriquain votre raviffeur. Alaudin lui raconta enfuite par quelle voie ü avoit appris ces particularités , après quoi il nt enlever le cadavre. C'eft ainfi qu'Aladdin fut délivré de la perfecution des deux frères magiciens. Peu d'années après Ie fultan mourut dans une grande vieiilefTe. Comme il ne laiffa pas d'enfans milès, la princeffe Eadroulboudour, en qualité de lé» gitime héritière, lui fuccéda, & communiqué  C o n t e s Arabes. y^r la puiffance fuprême a Aladdin. Ils regnèrent enfemble de longues années, & laifsèrent une illufcre poftérité. Sire, dit la fultane Scheherazade , en achevant 1'hiftoire des aventures arrivées a 1'occafion de la lampe merveilleufe , votre majefté, fans doute, aura remarqué dans la perfonne du magicien afriquain, un homme abandonné a la paffion démefurée de pofféder des tréfors par des voies condamnables, qui lui en découvrirent d'immenfes , dont il ne jouit point paree qu'il s'en rendit indigne. Dans Aladdin, elle voit au contraire un homme qui, d'une baffe naiffance, s'élève jufqu'a la royauté en fe fervant des mêmes tréfors qui lui viennent fans les chercher, feulement a mefure qu'il en a befoin, pour parvenir a la fin qu'il s'eft propofée. Dans le fultan, elle aura appris combien un monarque bon, jufte & équitable, court de dangers & rifque même d'être détróné, lorfque par une injuftice criante, & contre toutes les régies de 1'équité, il ofe par une promptitude déraifonnable condamner un innocent fans vouloir 1'entendre dans fa juftification. Enfin elle aura eu horreur des abominations de deux fcélérats magiciens, dont 1'un facrifie fa vie pour pofieder des tréfors, & 1'autre fa vie & fa reli-  *42 LES mille et une Nuits gion | la vengeance d'un fcélérat comme fat & qui comme lui auffi recoit le chatiment de la méchanceté. Le fultan des Indes témoigna a la fultane Scheherazade , fon époufe, qu'il étoit très-fatiffait des prodiges qu'il venoit d'entendre de Ia ampe merVeil,eufe5&que Jes comes lm feifoit chaque nuit, Iui faIfoient beauc de plaifir. En effet, ils étoient divertifcns & prefque toujours affaifonnés d'une bonne morale. II voyoit bien que la fultane les faifoit adroitement fuccéder les uns aux autres, & il netoit pas faché qu'elle lui donnit occafion, par ce moyen de tenir en fufpens k {q[} d execution du ferment qu'il avoit fait fi folemnellement de ne garder une femme qu'une tolt, & de la faire mourir le lendemain. II n avoit prefque plus d'autre penfée que de voir sdneviendroit point a bout de lui en faire tanr le fond. Dans cette intention, après avoir entendu fa fin de Ihffioire d'Aladdin & de Badroulboudour tonte différente de ce qui lui avoit été raconte jufqu'alors, dès qu'il fut éveiüé il Prévint Dinarzade , & il Pereilfe lui-meme ,'en demandant a la fultane qui venoit de s'éveiller auffi, fi elle étoit a la fin ue fes contes. A la fin de mes contes \ fire, répondit la  Contes Arabes. 5*45 fultane en s'écriant fur la demande ! j'en fuis bien éloignée; le nombre en eft fi grand, qu'il ne me feroit pas poffible a moi-même d'en dire le compte précifément a votre majefté. Ce que je crains, lire, c'eft qu'è la fin votre majefté ne s'ennuie & ne fe lafle de m'entendre, plutöt que je manque de quoi 1'entretenir fur cette matière. Otez-vous cette crainte de 1'efprit, reprit le fultan, & voyons ce que vous avez de nouveau a me raconter. La fultane Scheherazade encouragée par ces paroles du fultan des Indes, commenca de lui raconter une nouvelle hiftoire en ces termes : Sire , dit-elle , j'ai entretenu plufieurs fois votre majefté de quelques aventures arrivées au fameux calife Haroun Alrafchid : il lui en eft' arrivé grand nombre d'autres, dont celle que voici n'eft pas moins digne de votre curiofité. Fin du dixième Volume,  T A£LE des contes, Tom e dixième. MILLE ET UNE NUITS. HisroiREde Ganem,fils cPAbou Aibou, furnommé l'ejclaue d'Amour, ï Hifioire du Prince Zeyn Alajnam, & du Roi des Génies, c, 87 Hifioire de Codadad & de fes frères, x Ip fijloire de la Princeffe Deryabar, x^ Le Dor meur éveillé, > 174, Hifioire d'Aladdin, Cu la Lampe merveilleufe, 328. Fin de L Table.