L E CABINET DES FE ES.  CE VOLUME CONTIENT Les Mille et une Nuit$, Contes Arabes 4 taduits cn frai^oïs, par M. Galland: ToME CINQUliME.  LE CABINET DES FÉES, O u COLLECTION CHOISIE DES CONTES DES FÉES, ET AUTRES CONTES MERVEILLEUX, Ornés de Figures. <■...-■.'=■ " B —-—I—UB» TOME ONZIÈME. A AMSTERDAM, Etfe trouve a PARIS, RUE ET HOTEL SERPENT E. M, Q C C» 1 X X X V,   LES MILLE ET UNE NUITS., CONTES ARABES. LES AVENTURES Du Calife Haroun Alrafchid. Qüelquifois, comme votre majefté ne 1'ignore pas, & corame elle peut 1'avoir expérimenté par elle-même, nous fommes dans des tranfports de joie fi extraordinaires, que nous communiquons d'abord cette paffion a ceux quï nous approchent, ou que nous participons aifément a la leur. Quelquefois auffi nous fommes dans une mélancolie fi profonde, que nous fommes infupportables a nous-mémes, & que bien loin d'en pouvoir dire la caufe fi on nous .lat Tomé XI, A  6' Les mille et üne Nuits, demandoit, nous ne pourrions la trouver nousmémes ïi nous la cherchions. Le calife étoit un jour dans cette fituation d'efprit, quand Giafar , fon grand-vifir , fidéle & aimé , vint fe préfenter devant lui. Ce rniniftre le trouva feul, ce qui lui arrivoit rarement; & comme il s'appercut en s'avan^ant qu'il étoit enfeveli dans une humeur fombre, & méme qu'il ne levoit pas les yeux pour le regarder, il s'arrêta en attendant qu'il daignat les j etter fur lui. Le calife enfin leva les yeux, & regarda Giafar ; mais il les détourna auffitöt, en demeurant dans la méme pofture , auiïi immobile qu'auparavant. Comme le grand-vifir ne remarqua rien de facheux dans les yeux du calife qui le regardat perfonnellement, il prit la parole. Commandeur des croyans, dit-il, votre majefté me ;permet-elle de lui demander d'ou peut venir la mélancolie qu'elle fait paroïtre, & dont il m'a toujours paru qu'elle étoit fi peu fufceptible ? II eft vrai, vifir, répondit le calife en changeant de fituation , que jen fuis peu fufceptible , & fens toi, je ne me ferois pas apper$u de celle ou tu me trouves, & dans laquelle je ne veux pas demeurer davantage. S'il n'y a rien 4e tnouvsau qui t'ait obligé üe venir, tu me  C o n t e s Arabés. '5 feras pbifir d'inventer quelque chofe pour me la faire difliper. Commandeur des croyans, reprit le grandvifir Giafar, mon devoir feul m'a obligé de me rendre icï, & je prens la liberté de faire fouvenir a. votre majefté qu'elle s'eft impofé ellemême un devoir de s'éclaircir en perfonne de la bohne poiice qu'elle veut être obfervée dans fa capitale & aux environs. C'eft aujourd'hui lé jour qu'elle a bien voulu fe prefcrire pour s'eO donner la peine; & c'eft 1'occafion la plus propre qui s'ofFre d'elle-méme pour difliper les ïiuages qui olfufquent fa g iité ordinaire. Je 1'avois oublié, répliqua le calife, & tu m'en fais fouvenir fort a propos ; va donc chan* ger d'habit pendant que je ferai la meme chofe de mon cöté. Ils prirent chacun un habit de marchand étranger; & fous ce déguifement ils fortirent feuls par une porte fecrète du jardln du palais qui donnoit fur la campagne. Ils firent une partie du circuit de la ville , par les dehors, jufqu'aux bords de 1'Euphrate, a une diftance affez éioignée de la porte de la ville, qui étoit de ce cöté-la, fans avoir rien obfervé qui fut contre le bon ordre. Ils traversèrent ce fleuve fur le premier bateau qui fe p'-éfenta; & après woir achevé le tour ue l'«uLre partie de la ville,  4 Les mille et une Nuits, oppofée a celle qu'ils venoient de quitter, ils reprirent le chemin du pont qui en faifoit la communication. Ils pafsèrent ce pont, au bout duquel ils rencontrèrent un aveugle aflez agé qui demandoit 1'aumöne. Le calife fe détourna & lui mit une pièce de monnoie d'or dans la main. L'aveugle a 1'inftant lui prit la main & 1'arrêta. Charitable perfonne , dit-il, qui que vous foyez, que dieu a infpiré de me faire 1'aumöne, ne me refufez pas la grace que je vous demande, de me donner un foufflet; je 1'ai mérité, & méme un plus grand chatiment. Eu achevant ces paroles , il quitta la main du calife pour lui laiffer la liberté de lui donner le foufflet; mais de crainte qu'il ne pafsat outre fans le faire , il le prit par fon habit. Le calife furpris de la demande & de 1'action de l'aveugle: Bon-homme, dit-il, je ne puis t'accorder ce que tu me demandes ; je me garderai bien d'effacer le mérite de mon aumöne par le mauvais traitement que tu prétens que je te falfe ; & en achevant ces paroles, il fit un effort pour faire quitter prife a l'aveugle. L'aveugle qui s'étoit douté de la répugnance de fon bienfaiteur , par 1'expérience qu'il en avoit depuis long-tems, fit un plus grand effort    'Contes Arabes. | pour le retenir. Seigneur, reprit-il, pardonnezmoi ma hardiefle & mon importunité ; donnezmoi, je vous prie , un foufflet , ou reprenez votre aumóne; je ne puis la recevoir qua cette condition , fans contrevenir a un ferment folemnel que j'en ai fait devant dieu; & fi vous en faviez la raifon, vous tomberiez d'accord avec moi, que la peine en eft très-légere. Le calife, qui ne vouloit pas être retardé plus long-tems , céda a 1'importunité de l'aveugle , & il lui donna un foufflet, aiTez léger. L'aveugle quitta prife auffitöt en le remerciant & en le béniflant. Le calife continua fon chemin avec le grand-vifir; mais a quelques pas dela, il dit au vifir : II faut que le fujet qui a porté eet aveugle a fe conduire ainfi avec tóus ceux qui lui font 1'aumöne, foit un fujet grave. Je ferois bien-aife d'en ëtre informé; ainfi retourne & dis-lui qui je fuis, qu'il ne manque pas de fe trouver demain au palais , au tems de la prière de 1'après - dinée, & que je veux lui parler. Le grand-vifir retourna fur fes pas, fit fon aumóne a l'aveugle; & après lui avoir donné un foufflet , il lui donna 1'ordre, & il revint rejoindre le calife. Ils rentrèrent dans la ville ; & en pafTant par une place, ils y trouvèrent grand nombre de A üj  '6 Les mille Et" ünë Nuitj?^ fpeftateurs qui regardoient un homme jeune tt bien mis, monté fur une cavale qu'il pouflbit z toute bride autour de la place, & qu'il maltraitoit cruellement a coups de fouet & d'éperons, fans aucun relache, de manière qu'elle étoit tout en écume & tout en fang. Le calife étonné de 1'inhumanité du jeune homme, s'arrêta pour demander fi 1'on favoit quel fujet il avoit de maltraiter ainfi fa cavale, & il apprit qu'on 1'ignoroit, mais qu'il y avoit déja quelque tems que chaque jour a la même heure il lui faifoit faire ce pénible exercice. Ils continuèrent de marcher, & le calife dit au grand-vifir de bien remarquer cette place , & de ne pas manquer de lui faire venir demain Ce jeune homme a la même heure que l'aveugle. Avant que le calife arrivat au palais, dans une me par oü il y avoit long-tems qu'il n'avoit paffe, il remarqua un édifice nouvellement bati, qui lui parut étre 1'hótel de quelque feigneur de la cour. II demanda au grand-vifir s'il favoit a qui il appartenoit; le grand-vifir répondit qu'il 1'ignoroit, mais qu'il alloit s'en informer. En effet, il interrogea un voifin qui lui dit que cette maifon appartenoit a Cogia Haffan, farnommé Alhabbal, a caufe de Ia profeffion de cordier, qu'il lui avoit vu lui-meme exercer  contes ArÏBÊS. f dans une grande pauvreté, & que fans favoit par quel endroit la fortune 1'avoit favorifé , il avoit acquis de fi grands biens, qu'il foutenoit fort honorablement & fplendidement Ia dépenfe qu'il avoit faite a la faire batir. Le grand-vifir alla rejoindre le calife, & lui rendit compte de ce qu'il venoit d'apprendre. Je veux voir ce Cogia Haffan Alhabbal, lui dit le calife; va lui dire qu'il fe trouve aufll demai» a mon palais a la même heure que les deux autres. Le grand-vifir ne manqua pas d'exécuter les ordres du calife. Le lendemain, après la prière de l'après-dinée, le calife rentra dans fon appartement, & le grand-vifir y introduifit auflitöt les trois perfonnages dont nous avons parlé, & les préfenta au calife. Ils fe profternèrent tous trois devant Ie tróne du fultan; & quand ils furent relevés, le calife demanda z l'aveugle comment il s'appeloit. Je me nomme Baba-Abdalla, répondit l'aveugle. Baba-Abdalla, reprit le calife , ta manière de demander 1'aumöne me parut hier fi étrange, que 11 je n'euffe été retenu par de certaines confidé» rations, je me fuffe bien gardé d'avoir la complaifancë que j'eus pour toi; je t'aurois empêché dès-lors de donner davantage au public le fcan* dale que tu lui donnés. Je t'ai donc fait venir A iv  8 Les mille et une Nuits, ici pour favoir de toi quel eft le motif qui t'a poufle a faire un ferment auffi indifcret que le tien; & fur ce que tu me vas dire, je jugerai fi tu as bien fait, & fi je dois te permettre de continuer une pratique qui me paroit d'un trèsmauvais exemple. Dis-moi donc, fans me rien déguifer, d'ou t'eft venue cette penfée extravagante : ne me cache rien , car je veux le favoir abfolument. Baba-Abdalla, intimidé par cette réprimande, fe profterna une feconde fois le front contre terre devant le tróne du calife ; & après s'être relevé : Commandeur des croyans , dit-il auffitót, je demande très-humblement pardon a votre majefté de la hardielTe avec laquelle j'ai ofé exiger d'elle & la forcer de faire une chofe qui, a la véi-ité, paroit hors du bon fens. Je reconnois mon crime; mais comme je ne connoiffois pas alors votre majefté, j'lmplore fa clémence, & j'efpère qu'elle aura égard a mon ignorance. Quant a ce qu'il lui plait de traiter ce que je fais d'extravagance, j'avoue que c'en eft une, & mon adion doit paroïtre telle aux yeux des hommes; mais a Pégard de dieu, c'eft une pénitence très-modique d'un pêché énorme dont je fuis coupable, &que je n'expierois pas, quand tous les mortels m'accableroient de foufflets  C o n t e s Arabes. $ les uns après les autres. C'eft de quoi votre majefté fera le juge elle-même, quand, par le récit de mon hiftoire que je vais lui raconter, en obéiflant a fes ordres, je lui aurai fait connoïtre quelle eft cette faute énorme. H I S T O I R E De l'aveugle Baba-Abdalla. Commandeur des croyans, continuaBabaAbdalla , je fuis né a. Bagdad, avec quelques biens dont je devois hériter de mon père & de ma mère, qui moururent tous deux en peu de jours prés 1'un de 1'autre. Quoique je fuffe dans un age peu avancé, je n'en ufai pas néanmoins en jeune homme, qui les eüt diffipés en peu de tems par des dépenfes inutiles & dans la débauche. Je n'oubliai rien au contraire pour les augmenter par mon induftrie , par mes foins & par les peines que je me donnois. Enfin, j'étois devenu affez riche pour pofleder a moi feul quatre-vingts chameaux , que je louois aux marchands des caravannes, & qui me valoient de groffes fommes chaque voyage que je faifois en différens endroits de 1'étendue de 1'empire de votre majefté, oü je les accompagnois.  i& Les mille et ttne Nuit#3 Au milieu de ce bonheur, & avec un pui£ fant déiïr de devenir encore plus riche, un jour comme je revenois de Balfora a vide, avec mes chameaux que j'y avois conduits chargés de marchandifes d'embarquement pour les Indes, & que je les faifois paitre dans un lieu fort éloigné de toute habitation, & oü le bon paturage m'avoit fait arrêter , un derviche a pié qui alloit a Balfora, vint m'aborder, & s'affit auprès de moi pour fe délalfer. Je lui demandai d'oü il venoit, & oü il alloit; il me fit les mêmes demandes : & après que nous eumes fatisfait notre curiofité de part & d'autre, nous mimes nos provifions en commun , & nous mangeames enfemble. En faifant notre repas, après nous étre entretenus de plufieurs chofes indifférentes , le derviche me dit que dans un lieu peu éloigné de celui oü nous étions, il avoit connoilfance d'un tréfor plein de tant de richelfes immenfes, que quand mes quatre-vingts chameaux feroient chargés de 1'or & des pierredes qu'on en pouvoit tirer, il ne paroïtroit prefque pas qu'on en eüt rien enlevé. Cette bonne nouvelle me furprit & me charma en même-tems : la joie que je reffentis en moi-même , faifoit que je ne me pofiedois plus. Je ne croyois pas le derviche capable de m'en  Contes Arabes. li faire accroire; ainfi je me jetai a fon cou, en lui difant : Bon derviche , je vois bien que vous vous fouciez peu des biens du monde; ainfi a quoi peut vous fervir la connolftance de ce tréfor ? Vous êtes feul, & vous ne pouvez en emporter que très-peu de chofe ; enfeignezmoi oü il eft, j'en chargerai mes quatre-vingts chameaux , & je vous en ferai préfent d'un en reconnoilfance du bien & du plaifir que vous m'aurez fait. J'offrois peu de chofe, il eft vrai, mais c'étoit beaucoup a ce qu'il me paroifloit, par rapport a 1'excès d'avarice qui s'étoit emparé tout-acoup de mon cceur, depuis qu'il m'avoit fait cette confidence; & je regardois les foixantedix- neuf charges , qui me devoient refter , comme prefque rien, en comparaifon de celledont je me priverois, en la lui abandonnant. Le derviche qui vit ma paffion étrange pour les richeffes , ne fe fcandalifant pourtant pas de 1'offre déraifonnab'e que je venois de lui faire: Mon frère , me dit - il fans s'émouvoir , vous voyez bien vous-même que ce que vous m'offrez n'eft pas proportionné au bienfait que vous demandez de moi. Je pouvois me difpenfer de vous parler du tréfor & garder mon fecret; mais ce que j'ai bien voulu vous en dire, peut vous feire connoitre la bonne intention que j'avois  ï2 Les miLLë* ët~ trifE Nutts, & que j'ai encore de vous obliger & de vous donner lieu de vous fouvenir de moi a jamais, en faifant votre fortune & la mienne. J'ai donc une autre propofition1 plus jufte & plus équitable a vous faire ; c'eft a vous de voir fi elle vous accommode. Vous dites, continua le derviche, que vous avez quatre-vingts chameaux; je fuis prés de vous mener oü eft le tréfor; nous les chargerons vous & moi d'autant d'or & de pierreries qu'ils en pourront porter, a condition que. quand nous les aurons chargés, vous m'en céderez la moitié avec leur charge, & que vous retiendrez pour vous 1'autre moitié; après quoi nous nous féparerons, & les emmènerons oü bon nous femblera, vous de votre cöté, & moi du mien. Vous voyez que le partage n'a rien qui ne foit dans 1'équité, & que fi vous me faites grace de quarante chameaux, vous aurez aufli par mon moyen de quoi en acheter un millier d'autres. Je ne pouvois difconvenir que la condition que le derviche me propofoit, ne fut trés-équitable ; fans avoir égard néanmoins aux grandes richelfes qui pouvoient m'en revenir, en 1'acceptant , je regardois comme une grande perte la ceffion de la moitié de mes chameaux , particulièrement quand je confidérois que le  'CöNTES ArÏBËS*. jf| derviche ne feroit pas moins riche que moi. Enfin je payois déja d'ingratitude un bienfait purement gratuit que je n'avois pas encore reci» du derviche : mais il n'y avoit pas a balancer, il falloit accepter la condition, ou me réfoudre a me repentir toute ma vie d'avoir, par ma faute, perdu 1'occafion de me faire une haute fortune. Dans le moment même je ralfemblai mes: chameaux, & nous partimes enfemble. Après avoir marché quelque tems, nous arrivames dans un vallon affez fpacieux, mais dont 1'entrée étoit fort étroite. Mes chameaux ne purent palfer qu'un a un; mais comme le terrein s'élargilïbit, ils trouvèrent moven d'y tenir tous enfemble fans s'embarralfer. Les deux montagnes qui formoient ce vallon en fe terminant en un demi cercle k 1'extrêmité , étoient fi élevées, fi efcarpées & fi impraticables, qu'il n'y avoit pas a craindre qu'aucun mortel nous put jamais appercevoir. Quand nous fümes arrivés entre ces deux montagnes : N'allons pas plus loin , me dit le derviche, arrêtez vos chameaux, & faites-les coucher fur le ventre dans 1'efpace que vous voyez, afin que nous n'ayons pas de peine a les charger; & quand vous aurez fait, je procéderai a 1'ouverture du tréfor.  Les mille et une Nuits, , Je fis ce que le derviche m'avoit dit, & jé fallai rejoindre auflitöt. Je Ie trouvai un fufil a la main qui amafloit un peu de bois fee pour faire du feu. Sitöt qu'il en eut fait, il y jeta du parfum en pronongant quelques paroles dont je ne compris pas bien le fens, & auiïitót une groffe fumée s'éleva en 1'air. II fépara cette fumée; & dans le moment, quoique le roe qui étoit entre les deux montagnes , & qui s'élevoit fort haut en ligne perpendiculaire, parut n'avoir aucune apparence d'ouverture, il s'en fit néanmoins une comme une efpèce de porte k deux battans, pratiquée dans le méme roe & de Ja même matière, avec un artifice admirable. Cette ouverture expofa a nos yeux, dans Un grand enfoncement creufé dans ce roe, un palais magnifique , pratiqué plutót par le travail des génies que p?.r celui des hommes : car il ine paroiffoit pas que des hommes euffent pu même s'avifer d'une entreprife fi hardie & fi furprenante. Mais , commandeur des croyans, c'eft après eoup que je fais cette obfervation k votre majefté ; car je ne la fis pas dans le moment. Je n'admirai pas même les richefles infinies que je voyois de tous ctkés; & fans m'arréter k obferver 1'économie qu'on avoit garüée dans 1'arrangement de taat de tréfors, comme I'aigle  Contes Arabes, if fond fur fa proie, je rae jetai fur le premier ïas de tnonnoie d'or qui fe préfenta devant moi, & je commengai a en mettre dans un fac dont je m'étois déja faifi, autant que je jugeaï pouvoir en porter. Les facs étoient grands, & je les euffe volontiers emplis tous; mais il falloit les proportionner aux forces de mes chameaux. Le derviche fit la même chofe que moi; mais je m'appercus qu'il s'attachoit plutót aux pierreries ; & comme il m'en eut fait comprendre la raifon , je fuivis fon exemple , & nous enlevames beaucoup plus de toute forte de pierres précieufes que d'or monnoyé. Nous achevames -enfin d'emplir tous nos facs , & nous en chargeames les chameaux. II ne reftoit plus qu'a refermer le tréfor & a nous en aller. Avant que de partir , le derviche rentra dans le tréfor; & comme il y avoit plufieurs grands vafes d'orfévrerie de toutes fortes de fagons, êc d'autres matières précieufes , j'obfervaï qu'il prit dans un de ces vafes une petite boïte d'un certain bois qui m'étoit inconnu, & qu'il la mit dans fon fein, après m'avoir fait voir qu'il n'y avoit qu'une efpèce de pommade. Le derviche fit la méme cérémonie pour fermer le tréfor, qu'il avoit fait pour Fouvrir; & après aYoir pronopcé certaines paroles, la  '16" Les mille êt une Nuits', porte du tre'for fe referma, & le rocher nouS parut aufli entier qu'auparavant. Alors nous partageames nos chameaux, que nous fimes lever avec leurs charges. Je me mis a la tête des quarante que je m etois réfervés, & le derviche a la tête des autres que je lui avois cédés. Nous défilames par oü nous e'tions entrés idans le vallon, & nous marchames enfemble jufqu'au grand chemin oü nous devions nous féparer; le derviche pour continuer fa route ■vers Balfora, & moi pour revenir a Bagdad. Pour le remercier d'un fi grand bienfait, j'employai les termes les plus forts, & ceux qui pouvoient lui marquer davantage ma reconnoiffance , de m'avoir préféré a tout autre mortel pour me faire part de tant de richeffes. Nous nous embrafsames tous deux avec bien de la joie, & après nous étre dit adieu, nous nous éloignames chacun de notre cöté. Je n'eus pas fait quelques pas pour rejoindre mes chameaux, qui marchoient toujours dans le chemin oü je les avois mis , que le démon de 1'ingratitude & de 1'envie s'empara de mon cceur; je déplorois la perte de mes quarante chameaux , & encore plus les richelfes dont ils étoient chargés. Le derviche n'a pas befoin de toutes ces richeffes, difois-je en moi- même ,  Contes Arabes. 17 même , il eft Ie maïtre des tréfors, & il en aura tant qu'il voudra : ainfi je me livrai a la plus noire ingratitude, & je me déterminai tout-a-coup a enlever fes chameaux avec leurs charges. Pour exécuter mon deflein, je commengai par faire arréter mes chameaux, enfuite je courus après le derviche, que j'appdois de toute ma force , pour lui faire comprendre que j'avois encore quelque chofe a lui dire, & je lui fis figne de faire aufli arréter les fiens & de m'attendre. Il entendit ma voix, & il s'arréta. Quand je 1'eus rejoint : Mon frère , lui disje , je ne vous ai pas eu plutót quitté quö fai confidéré une chofe a laquelle je n'avois pas penfé auparavant, & k laquelle peut-étre n'avez-vous pas penfé vous-méme. Vous étes un bon derviche accoutumé a vivre tranquillement, dégagé du foin des chofes du monde, & fans autre embarras que celui de fervir üieu. .Vous ne favez peut-étre pas a quelle peine vous vous étes engagé en vous chargeant d'un fi grand nombre de chameaux. Si vous vouliez me croire , vou^ n'en emmenenez que trente , & je crois que vous aurez encore bien de la difficulté a les gouverner. Vous pouvez vous en rapporter k moi, j'en ai 1'expérience. Je crois que vous avez raifon , reprit le der~ Tome XI, B  ïS Les mille et une ÏSuits, viche , qui ne fe voyoït pas en état de pou~: voir me rien difputer; & j'avoue , ajouta t-il, tenir 1'ceil droit ferme avec la main, & que cela me fatiguoit, je priai le derviche de m'appjiquer aufli de cette pommade autour de eet ail. Je fuis prés de le faire, me dit le derviche, mais vous devez vous fouvenir, ajouta-t-il* que je vous ai averti que fi vous en mettez fur 1'ceil droit, vous deviendrez aveugle auffitót. Telle eft la vertu de cette pommade, il faut que vous vous y accommodiez. . Loin de me perfuader que le derviche rae;  CöNTES AïABjESè 2J' dit la vérité, jé m'irtiaginai au contraire quH y avoit encore quelque nouveau myftère qu'il vouloit me cacher. Mon frère, repris-je eo fouriant, je vois bien que vous voülez m'en faire accroira; il n'eft pas naturel que cettfe pommade laffe deux effets fi oppofés 1'un a 1'autre. La chofe eft pourtant comme je vous fedis, repartit le derviche, en prenant le nom de dieu a témoin , & vous devez m'en cróire fur ma prole, car je ne fais point de'guifer la vérité. Je ne voulus pas me fier a la patole du derviche , qui me parloit en homme d'honneur.; 1'envie infurmontable de contempler a moh aife tous les tréfors de la terre, & peut-étre d'eft jouir toutes les fois que je voudrois m'en donner le plaifir, fit que je ne voulus pas écouter fes femontrances ni me perfuader d'une chofe qui cependant n'étoit que trop vraie, comme je 1'expérimentai bientöt après a mon grand malheur. Dans la prévention oü j'étois, j'allai m'imaginer que fi cette pommade avoit Ia vertu de me faire voir tous les tréfors de la terre en 1'appliquant fur 1'ceil gauche, elle avoit peutétre la vertu de les mettre ï ma difpofition en 1'appliquant fi» le droit. Dans cette penfée, je m'obfïinai ï proffeï le derviche a m'en appli- B iv  % Les mille ët une Nutts-,' quer lui-même autour de Pceil droit, mais II refufa con'ftamment de le faire. Après vous ayoir fait un fi grand bien , mon frère, me dit-il, je ne puis me réfoudre è vous faire un fi grand mal; confide'rez bien vous-méme quei malheur eft celui d'être privé de la vue, & ne me réduifez pas a la néceffité facheufe de vous complaire dans une chofe dont vous aurez a vous repentir toute votre vie. Je pouffai mon opiniatreté jufqu'au bout : Mon frère, lui dis-je affez fermement, je vous prie de paffer par-deffiis toutes les difficultés que vous me faites; vous m'avez accordé fort généreufement tout ce que je vous ai demandé jufqu'a préfent; voulez-vous que je me fépare de vous mal fatisfait, pour une chofe de fi peu de conféquence ? Au nom de dieu , accordez-moi cette dernière faveur, quoi qu'il en arnve, je ne m'en prendrai pas a vous, & la faute en fera fur moi feul. Le derviche fit toute la réfiftance poflible; ■mais comme il vit que j'étois en état de 1'y forcer : Puifque vous le voulez abfolument, me dit-il, je vais vous contenter. II prit un peu de cette pommade fatale, & me 1'appliqua donc fur teil droit , que je tenois fermé; mais hélas ! quand je vins 1'ouvrir, je ne vis que ténèbres épahTes de mes deux yeux, &  C o N T e s Arabes. 2 f je demeurai aveugle comme vous me voyez. Ah malheureux derviche , m'écriai-je dans le moment! ce que vous m'avez prédit n'eft que trop vrai. Fatale curiofité, ajoutai-je, défïr infatiable des richeffes , dans quel abime de malheurs m'allez-vous jeter ! Je fens bien a préfent que je me les fuis attirés; mais vous, cher frère, m'écriai-je encore, en m'adreffant au derviche, qui étes fï charitable & bienfaifant, entre tant de fecrets merveilleux dont vous avez la connoiffance, n'en avez-vous pas quelqu'un pour me rendre la vue ? Malheureux, me répondit alors le derviche, il^n'a pas tenu a moi que tu n'aies évité ce malheur; mais tu n'as que ce que tu mérites, & c'eft 1'aveuglement du cceur qui t'a attiré celui du corps. II eft vrai que j'ai des fecrets; tu 1'as pu connoitre dans le peu de tems que j'ai été avec toi; mais je n'en ai pas pour te rendre la vue. Adreffe-toi a dieu, fi tu crois qu'il y en ait un ; il n'y a que lui qui puiffe te la rendre : il t'avoit donné des richeffes dont tu étois indigne; il te les a ötées , & il va les donner par mes mains a des hommes qui n'en feront pas méconnoiffans comme toi. > Le derviche ne m'en dit pas davantage, & je n'avois rien % lui répliquer : il me laiffa feul accabjé de confufion, & plongé dans i*n excès  £6 EiS MILLE ÉT ÜKE NtJïT*S",' de douleur qu'on ne peut exprimer; & après avoir raflemblé mes quatre-vingts chameaux , il les emmena, & pourfuivit fon chemin jufqu'a. Balfora. Je le priai de ne me point abandonner en eet état malheureux, & de m'aider du moins a me conduire jufqu'a la première caravane ; mais il fut fourd a mes prières & a mes cris. Ainfi privé de la vue & de tout ce que je poffédois au monde, je ferois mort d'affliélion & de faim, fi le lendemain une caravane qui revenoit de Balfora, ne m'eüt bien voulu recevoir charitablement, & me remener a Bagdad. D'un état a m'égaler a des princes, finon en forces & en puiflance, au moins en richeffes & en magnificence , je me vis réduit a la mendicité fans aucune refTource. II fallut done me réfoudre a demander 1'aumöne, & c'eft ce que j'ai fait jufqu'a préfent; mais pour expier mon crime envers dieu, je m'impofai en mêmetems la peine d'un foufflet de la part de chaque perfonne charitable, qui auroit compaffion de ma misère. Voila enfin, commandeur des croyans, le motif de ce qui parut hier fi étrange a votre majefté, & de ce qui doit m'avoir fait encoujrir fon indignation; je lui en demande parda»  Co £•« Arabes*. 2? entore une fois comme fon efclave, en me foumettant a recevoir Ie chatiment que j'ai mérité. Et fi elle daigne prononcer fur la péni-t tence que je me fuis impofée , je fuis perfuadé qu'elle la trouvera trop légere , & beaucoup au-delfous de mon crime. Quand l'aveugle eut achevé fon hiftoire, le ealife lui dit : Baba-Abdalla, ton pêché eft grand; mais dieu foit loué que tu en as connu 1'énormité , & de la pénitence publique que tu en as faite jufqu'a préfent. C'eft affez , U faut que dorénavant tu la continues dans le particulier, en ne ceffant de demander pardon a dieu dans chacune des prières auxquelles tu es obligé chaque jour par ta religion; & afin que tu n'en fois pas détourné par le foin de demander ta vie , je te fais une aumóne ta vie durant de quatre dragmes ü'argent par jour de ma monnoie, que mon grand-vifir te fera donner j ainfi ne t'en retourne pas, & attens qu'il ait exécuté mon ordre. A ces paroles Eaba-Abdalla fe profterna devant le tröne du calife, & en fe relevant il lui fit fon remerciment, en lui fouhaitant toute forte de bonheur & de profpérité. Le calife Haroun Alrafchid , content de l'hiftoire de Baba-Abdalla & du derviche, s'adreffa au jeune homme, qu'il avoit vu mal-.  a8 Les miele Et une NutTs",' traiter fa cavale, & il lui demanda fon nom $ comme il 1'avóit fait a l'aveugle ; le jeune homme lui dit qu'il s'appeloit Sidi Nouman. . Sidi Nouman, lui dit alors le calife, j'ai vu exercer des chevaux toute ma vie, & fouvent j'en ai exercé moi-même; mais je n'en ai jamais vu poufler d'une manière aufli barbare que celle dont tu pouflbis hier ta cavale en pleine place, au grand fcandale des fpe&ateurs, qui en murmuroient hautement ; je n'en fus pas moins fcandalifé qu'eux, & il s'en fallut peu que je ne me fifle connoitre contre mon intention, pour remédier a ce défordre. Ton air néanmoins ne me marqué pas que tu fois un homme barbare & cruel; je veux même croire que tu n'en ufes pas ainfi fans fujet; puifque je fais que ce n'eft pas la première fois, & qu'il y a déja bien du tems que chaque jour tu fais ce mauvais traitement a ta cavale, je veux favoir quel en eft le fujet, & je t'ai fait venir ici afin que tu me Fapprennes; fur-tout dis-moi la chofe comme elle eft & ne me déguife rien. Sidi Nouman comprit aifément ce que le calife exigeoit de lui; ce re'cit lui faifoit de la peine; il changea de couleur plufieurs fois, & fit voir malgré lui combien étoit grand 1'embarras oü il fe trouvoit. II fallut pourtant fe réfoudre a en dire le fujet; ainfi, avant que d©  Contes Arabes, z§ parler, il fe proftema devant le tróne du calife; & après s'être relevé, il effaya de commencer pour fatisfaire le calife ; mais il demeura comme interdit , moins frappé de la majefté du calife, devant lequel il paroiffoit, que pat la nature du récit qu'il avoit a lui faire. Quelque impatience naturelle que le calife eüt d'étre obéi dans fes volontés, il ne témoigna néanmoins aucune aigreur du filence de Sidi Nouman; il vit bien qu'il falloit, ou qu'il manquat de hardieffe devant lui, ou qu'il fut intimidé du ton dont il lui avoit parlé,ou enfin que dans ce qu'il avoit a lui dire, il pouvoit y avoir des chofes qu'il eüt bien voulu cacher. Sidi Nouman , lui dit le calife pour le raffurer, reprens tes efprits, & fais état que ce R'eft pas a moi que tu dois raconter ce que je te demande , mais a quelqu'ami qui t'en prie. S'il y a quelque chofe dans ce récit qui te faffe de la peine, & dont tu crois que je pourrois être offenfé , je te le pardonne dès-a-préfent ; défais-toi donc de toutes tes inquiétudes; parlemoi a cceur ouvert, & ne me difïimule rien, non plus qu'au meilleur de tes amis. Sidi Nouman raffuré par les dernières paroles du calife, prit enfin la parole : Commandeur des croyans, dit-il, quelque faififfement dont tout mortel doive être frappé a la feule  Les mille ét une Nuits, approche de' la majefté & de 1'éclat de fon tröne, je me fens néanmoins affez de force pour croire que ce faifïffement refpeóhieux ne m'interdira pas la parole, jufqu'au point de manquer a l'obéiffance que je lui dois, en lui donnant fatisfadion fur toute autre chofe que ee qu'elle exige de moi préfentement. Je n'ofe pas me dire le plus parfait des hommes; je ne fuis pas affez méchant pour avoir commis, & même pour avoir eu la volonté de commettre rien contre les loix qui puiffe me donner lieu d'en redouter la févérité. Quelque bonne néanmoins que foit mon intention , je reconnois que je ne fuis pas exempt ae pécher par ïgnorance; cela m'eft arrivé : en ce cas-la je ne dis pas que j'aie confiance au pardon qu'il a plu a votre majefté de m'accorder, fans m'a-* voir entendu. Je me foumets au contmre a fa juftice, & a être puni, C je 1'ai mérité. J'avoue que la manière dont je traite ma cavale depuis quelque tems, comme votre majefté en a été témoin, eü étrange, crudle & de très-mauvais exemple ; mais j'efpère qu'elle en trouvera le motif bien fondé, & qu'elle jugera que je fuis plus digne de compaffion que de chatiment; mais je ne dois pas la tenir en fufpens plus longtems par un préambule ennuyeux, Voici ce qui m'eft arrivé. .,  Contes Arabes. HISTOIRE De Sidi Nouman, Commandeur des croyans, continua Sidi Nouman , je ne parle pas a votre majefté de ma naiffance; elle n'eft pas d'un affez grand éclat, pour mériter qu'elle y faffe attention. Pour ce qui eft des biens de la fortune, mes ancêtres par leur bonne économie, m'en ont laiffé autant que j'en pouvois fouhaiter pour vivre en honnête homme , fans ambition , & fans être a charge a perfonne. Avec ces avantages, la feule chofe que je pouvois défirer , pour rendre mon bonheur accompli, étoit de trouver une femme aimable, qui eüt toute ma tendreffe, & qui en m'aimant véritablement, voulüt bien le partager avec moi; mais il n'a pas plu a dieu de me 1'accorder. Au contraire, il m'en a donné une qui, dés le lendemain de mes noces a commencé d'exercer ma patience d'une manière qui ne peut être concevable qu'a ceux qui auroient été expofés a une pareille épreuve. Comme la coutume veut que nos mariages fe faffent fans voir Sc fans connoitre celles  6j2 Les mille et une Nuits, que nous devons époufer, votre majefté n'ignorg pas qu'un mari n'a pas lieu de fe plaindre , quand il trouve que la femme qui lui eft échue , n'eft pas laide a donner de 1'horreur, qu'elle n'eft pas contrefaite , & que les bonnes mceurs, Ie bon efprit & la bonne conduite corrigent quelque légere imperfe&ion du corps qu'elle pourroit avoir. La première fois que je vis ma femme le vifage découvert , après qu'on Feut amenée chez moi avec les cérémonies ordinaires , je me réjouis de voir qu'on ne m'avoit pas trompé dans le rapport qu'on m'avoit fait de fa beauté; je la trouvai a mon gré, & elle me plut. Le lendemain de nos noces, on nous fervit un diner de plufieurs mets : je me rendis oü la table étoit mife, & comme je n'y vis pas ma femme, je la fis appeler ; après m'avoir fait attendre long-tems, elle arriva. Je diffimulai mon impatience, & nous nous mïmes a table; je commencai par le riz, que je pris avec une cuiller comme a 1'ordinaire. Ma femme au contraire, au lieu de fe fervir d'une cuiller , comme tout le monde fait, tira d'un étui qu'elle avoit dans fa poche, une efpèce de cure-oreille, avec lequel elle commen$a de prendre du riz & de le porter a fa bouche  Contes Arabes. 33 bouche grain a grain ; car il ne pouvoit pas en tenir davantage. Surpris de cette manière de manger : Amine, lui dis-je, car c'étoit fon nom, avez-vous appris dans votre familie a manger le riz de la forte ? le faites-vous ainfi paree que vous êtes une petite mangeufe, ou bien voulez-vous en compter les grains afin de n'en pas manger plus une fois que 1'autre ? Si vous en ufez ainfi par épargne , & pour m'apprendre a ne pas être prodigue , vous n'avez rien a craindre de ce cöté-la , & je puis vous aflurer que nous ne nous ruinerons jamais par eet endroit-la. Nous avoes par la grace de dieu de quoi vivre aifément fans nous priver du néceffaire. Ne vous contraignez pas , ma chère Amine, & mangez comme vous me voyez manger. L'air affable avec lequel je lui faifois ces remontrances, fembloit devoir m'attirer quelque réponfe obligeante; mais fans me dire un feul mot, elle continua toujours a manger de la même manière; & afin de me faire plus de peine, elle ne mangea plus de riz que de loin en loin ; & au lieu de manger des autres mets avec moi, elle fe contenta de porter a fa bouche de tems en tems un peni de' pain émietté , a-peu-près autant qu'un rnoineau en eüt pu prendre. Son opiniatreté me fcandalifa : je m'imaginai Tomé XI. Q  54 Les mille ét uné Nuits, néanmoins, pour lui faire plaifir & pour 1'excufer, qu'elle n'étoit pas accoutumée a manger avec des hommes, encore moins avec un mari, devant qui on lui avoit peut-être enfeigné qu'elle devoit avoir une retenue qu'elle pouflbit trop loin par fimplicité. Je crus aufli qu'elle pouvoit avoir déjeüné ; ou fi elle ne 1'avoit pas fait , qu'elle fe réfervoit k manger feule & en liberté : ces confidérations m'empêchèrent de lui rien dire davantage qui put 1'effaroucher , ou lui donner aucune marqué de mécontentement. Après le dirié , je la quittai avec le même air quefi elle ne m'eütpas donné fujet d'être trèsmal fatisfait de fes roanières extraordinaires, & je la laiflai feule. Le foir au foupé ce fut Ia même chofe; le lendemain, & toutes les fois que nous mangions enfemble , elle fe comportoit de la méme manière. Je voyois bien qu'il n'étoit pas poflible qu'une femme put vivre du peu de nourriture qu'elle prenoit, & qu'il y avoit Ik- deffous quelque myftère qui m'étoit inconnu ; cela me fit prendre le parti de diffimuler. Je fis femblant de ne pas faire attention k fes actions, dans 1'efpérance qu'avec le tems elle s'accoutumeroit k vivre avec moi, comme je le fouhaitois ; mais mon efpérance étoit vaine, & je ne fus pas long-tems k en être convamcu.  Contes Arabes. ^ Une nuit qu'Amine me croyoit fort endorm\, elle fe leva tout doucement, & je remarquai qu'elle s'habilloit avec de grandes précautions pour ne pas faire de bruit, de crainte de m'éveiller; je ne pouvois comprendre a quel deffein elle troubloit ainfi fon repos; & la curiofité de favoir ce qu'elle vouloit devenir , me fit feindre un profond fommeil. Elle acheva de s'habiiler , & un moment après elle fortit de la chambre fans faire le moindre bruit. Dans 1'inftant qu'elle fut fortie, je me levai en jetant ma robe fur mes épaules ; j'cus le tems d'appercevoir par une fenêtre qui donnoit fur la cour , qu'elle ouvrit la porte de la rue , & qu'elle fortit. Je courus auflitót a la porte , qu'elle avoit laiffée entr'ouverte; & a la faveur du clair de la lune , je la fuivis , jufqu'a ce que je la vis entrer dans un cimetière qui étoit voifin de notre maifon; alors je gagnai le bout d'un mur qui fe terminoit au cimetière ; & après m'être précautionné pour ne pas être vu, j'appergus Amine avec une goule. Votre majefté n'ignore pas que les goules de Pun & de 1'autre fexe font des démons errans dans les campagnes. Ils habitent d'ordinaire les batimens ruinés , d'oü ils fc jetent par furprife fur les paffans qu'ils tuent & dont ils mangent Cij  '36 Les mille et une Nuits, la chair. Au défaut des paffans, ils vont la nuit dans les cimeticres, fe repaitre de celle des morts qu'ils déterrent. Je fus dans une furprife épouvantable, lorfque je vis ma femme avec cette goule; elles déterrèrent un mort qu'on avoit enterré le même jour, & la goule en coupa des morceaux de chair a plufieurs reprifes , qu'elles mangèrent enfemble, affifes fur le bord de la foffe. Elles s'entretenoient fort tranquillement , en faifant un repas fi cruel & fi inhumain ; mais j'étois trop éloigné, & il ne me fut pas poffible de rien comprendre de leur entretien, qui devoit être aufli étrange que leur repas, dont le fouvenir me fait encore frémir. Quand elles eurent fini eet horrible repas, elles jetèrent le refte du cadavre dans la fofïè qu'elles remplirent de la terre qu'elles en avoient ótée; je les laiffai faire, & je regagnai en diligence notre maifon. En entrant, je laiffai la porte de la rue entr'ouverte comme je 1'avois trouvée ; & après être rentré dans ma chambre , je me recouchai, & je fis femblant de dormir. Amine rentra peu de tems après , fans faire de bruit; elle fe déshabilla, & elle fe recoucha de même avec la joie , comme je me 1'imaginai, d'avoir fi bien réuifi, fans que je m'en fuffe appergu.  Contes Arabes. 37 L'efprit rempli de 1'idée d'une a&ion aufli barbare & aufli abominable que celle dont je venois d'être témoin , avec la répugnance que j'avois de me voir couché prés de celle qui 1'avoit commife , je fus long-tems a pouvoir me rendormir. Je dormis pourtant; mais d'un fommeil fi léger, que la première voix qui fe fit entendre pour appeler a la prière publique de la pointe du jour, me réveilla , je m'habillai, & je me rendis a la mofquée. Après Ja prière, je fortis hors de la ville , & je paffai la matinée a me promener dans les jardins, & a fonger au parti que je prendrois , pour obliger ma femme a changer de manière de vie : je rejetai toutes les voies de violence qui fe préfentèrent a mon efprit, & je réfolus de n'employer que celles de la douceur , pour la retirer de la malheureufe inclination qu'elle avoit. Ces penfées me conduifirent infenfiblement jufques chez moi, ou je rentrai juftement a 1'heure du diné. Dès qu'Amine me vit , elle fit fervir , & nous nous mimes a table ; comme je vis qu'elle perfiftoit toujoürs a ne manger le riz que grain a grain : Amine, lui dis-je avec toute la modération poffible, vous favez combien j'eus lieu d'ëtre furpris le lendemain de nos noces , quand je vis que vous ne mangiez que du riz en fi C üj  '38 Les mille et une Nuits, petite quantité, & d'une manière dont tout autre mari que moi eüt été offenfé ; vous favez aufli que je me contentai de vous faire connoitre la peine que cela me faifoit, en vous priant de manger aufli des autres viandes qui nous font fervies , & que Pon a foin d'accommoder de différentes manicres ., afin de tacher a trouver votre gout. Depuis ce tems-la, vous avez vu notre table toujours fervie de la même manière, en changeant pourtant quelques-uns des mets, afin de ne pas manger toujours des mémes chofes. Mes remontrances néanmoins. ont été inutiles , & jufqu'a ce jour vous n\~ vez cefle d'en ufcr de même, & de me faire la méme peine; j'ai gardé le filence, paree que je n'ai pas voulu vous contraindre; & je; ferois faché que ce que je vous en dis préfentement vous fït la moindre peine ; mais Amine, dites-moi, je vous en conjure , les viandes que Pon nous fert ici ne valent-elles pas mieux que de la chair de mort ? Je n'eus pas plutöt prononcé ces dernières paroles , qu'Amine , qui comprit fort bien que^ je 1'avois obfervée la nuit, entra dans une fureur qui furpaffe 1'imagination : fon vifage s'enflamma, les yeux lui fortirent prefque hors d& la tête , & elle écuma de ' rage. Cet état affreux oü je la voyois, me rem-.  C o n t e s Arabes. 3$ pilt d'épouvante; je devins comme immobile , & hors d'état de me défendre de Phorrible méchanceté qu'elle méditoit contre moi, & dont votre majefté va être furprife. Dans le fort de fon emportement, elle prit un vafe d'eau qu'elle trouva fous fa main , elle y plongea fes doigts , en marmotant entre fes dents quelques paroles que je n'entendïs pas; & en me jetant dc cette eau au vifage, elle me dit d'un ton furieux : Malheureux, regois la punition de ta curiojité > & devlens chien. A peine Amine, que je n'avois pas encore connue pour magicienne , eut-elle vomi ces paroles diaboliques , que tout-a-coup je me vis changé en chien. L'étonnement & la furprife oü j'étois d'un changement fi fubit èc fi peu attendu , m'empêchèrent de fonger d'abord a me fauver; ce qui lui donna le tems de prendre un baton pour me maltraiter. En effet, elle m'en appliqua de fi grands coups, que je ne fais comment je ne demeurai pas mort fur la place: je crus échapper a fa rage en fuyant dans la cour; mais elle m'y pourfuivit avec la même fureur ; & de quelque foupleffe que je pus me fervir en courant de cöté & d'autre pour les éviter, je ne fus pas affez adroit pour m'en défendre , & il fallut en efluyer beaucoup d'autres. Laffée enfin de me frapper & de ms C iv  \o Les mille et une Nutts, pourfuivre, & au défefpoir de ne m'avoir pas afïbmrné, comme elle avoit envie, elle imagina un nouveau moyen de le faire; elle entr'ouvrit la porte de la rue, afin de m'y écrafer en la paffant pour m'enfuir. Tout chien que j'étois , je me doutai de fon pernicieux deffein ; & comme Ie danger préfent donne fouvent de Pefprit pour fe conferver la vie, je pris fi bien mon tems , en obfervant fa contenance & fes mouvemens, que je trompai fa vigilance, & que je paffai affez vite pour me fauver la vie & éluder fa méchanceté, & j'en fus quitte pour avoir le bout de la queue un peu foulé. La douleur que j'en reffentis ne laiffa pas de me faire crier & aboyer en courant le long de la rue ; ce qui fit fortir fur moi quelques chiens, dont je regus des coups de dents. Pour éviter leurs pourfuites, je me jetai dans la boutique d'un vendeur de têtes , de langues & de piés de moutons cuits, oü je me fauvai. Alon hóte prit d'abord mon parti avec beaucoup de compaffión, en chaffant les chiens qui me pourfuivoient, & qui vouloient pénétrer jufques dans fa maifon. Pour moi, mon premier foin fut de me fourrer dans un coin oü je me dérobai a leur vue : je ne trouvai pas néanmoins chez lui 1'afyle & la protecHon que j'avois efpérés. C'étoit un de ces fuperfUtieux  'Contes Arabes. 41 a outrance, qui (bus prétexte que les chiens font immondes, ne trouvent pas affez d'eau nï de favon pour laver leur habit, quand par hafard un chien les a touchés en paflant prés d'eux. Après que les chiens qui m'avoient donné la chaffe furent redres , il fit tout ce qu'il put a pluiïcurs fois pour me chaffer dès le même jour, mais j'étois caché & hors de fes atteintes. Ainfi je paffai la nuit dans fa boutique malgré lui, & j'avois befoin de ce repos pour me remettre du mauvais traitement qu'Amine m'avoit fait. Afin de ne pas ennuyer votre majefté par des circonflances de peu de conféquence , je ne m'arrêterai pas a lui particularifer les triftes réflexions que je fis alors fur ma métamorphofe; je luiferai remarquer feulement que le lendemain, mon höte étant forti avant le jour pour faire emplette, il revint chargé de têtes, de langues & de piés de moutons, & qu'après avoir ouvert fa boutique , & pendant qu'il étaloit fa marchandife , je fortis de mon coin , & je m'en allois , lorfque je vis plufïeurs chiens du voifinage , attirés par 1'odeur de ces viandes , affemblés autour de la boutique de mon höte, en attendant qu'il leur jetat quelque chofe ; je me mêlai avec eux en pofture de fuppliant. Mon höte, autant qu'il me le parut, par la eonfidération que je n'avois pas mangé depuis  42 Les mille et une Nuits, que je m'étois fauvé chez lui, me diftingua er* me jetant des morceaux plus gros & plus fouvent qu'aux autres chiens. Quand il eut achevé fes libéralités, je voulus rentrer dans fa boutique , en le regardant & remuant la queue d'une manière qui pouvoit lui marquer que je le fuppliois de me faire encore cette faveur; mais il fut inflexible, & il s'oppofa a mon deffein le baton a la main , & d'un air fi irnpitoyable, que je fus contraint de m'éloigner. A quelques maifons plus loin, je m'arrêtai devant la boutique d'un boulanger, qui tout au contraire du vendeur de tétes de moutons que la mélancolie dévoroit, me parut un homme gai & de bonne humeur, & qui 1'étoit en effet. II déjeünoit alors ; & quoique je ne lui euffe donné aucune marqué d'avoir befoin de manger, il ne laiffa pas néanmoins de me jeter un morceau de pain. Avant que de me jeter deffus avec avidité , comme font les autres chiens , je le regardai avec un figne de tête & un mouvement de queue , pour lui témoigner ma reconnoiffance. II me fut bon gré de cette efpèce de civilité, & il fourit. Je n'avois pas befoin de manger; cependant pour lui faire plaifir, je pris le morceau de pain & je le mangeai affez lentement pour lui faire connoitre que je le faifois par honneur, II rcmarqua tout cela,  C o n t e s Arabes. 4,5 & voulut bien me fouffrir prés de fa boutique. J'y demeurai affis & tourné du cöté de la rue, pour lui marquer que pour le préfent je ne lui demandois autre chofe que fa protection. II me 1'accorda, & même il me fit des caret fes qui me donnèrent 1'affurance de m'introduire dans fa maifon. Je ie fis d'une manière a lui faire comprendre que ce n'étoit qu'avec fa per-r niiilion. II ne le trouva pas mauvais; au contraire , il me montra un endroit oü je pouvois; me placer fans lui être incommode, & je me mis en poffeffion de la place que je confervai tout le tems que je demeurai chez lui. J'y fus toujours fort bien traité, & il ne déjeünoit, dïnoit & foupoit pas , que je n'euffe ma part a fuffifance. De mon cöté , j'avois pour lui toute Pattache & toute la fidélité qu'il pouvoit exiger de ma reconnoiffance. Mes yeux étoient toujours attachés fur lui, & il ne faifoit pas un pas dans la maifon que je ne fuffe derrière lui a le fuivre. Je faifois la même chofe quand le tems lui permettoit de faire quelque voyage dans la ville pour fes affaires. J'y étois d'autant plus exact, que je m'é-> tois appergu que mon attention lui plaifoit, & que fouvent quand il avoit deffein de fortir, fans me donner lieu de m'en appercevoir , il m'appeloit par ie nom de Rougeau qu'il m'avoit donné,  44 Les mille et une Nuits, A ce nom , je m'élangois aufïitót de ma place dans la rue; je fautois , je faifois des gambades & des courfes devant la porte. Je ne ceffois toutes ces carelfes que quand il étoit forti ; & alors je l'accompagnois fort exadtement en le fuivant ou en courant devant lui, & en le regardant de tems en tems pour lui marquer ma joie. II y avoit déja du tems que j'étois dans cette maifon , lorfqu'un jour une femme vint acheter du pain. En le payant a mon hóte, elle lui donna une pièce d'argent fauffe avec d'autres bonnes. Le boulanger qui s'appercut de la pièce fauffe , la rendit a la femme en lui en demandant une autre. La femme refufa de la reprendre, & prétendit qu'elle étoit bonne. Mon hóte foutint le contraire ; & dans la conteftation : La pièce, dit-il a cette femme, eft fi vifiblement fauffe, que je fuis affuré que mon chien , qui n'eft qu'une béte , ne s'y tromperoit pas. Viens ga, Rougeau, dit-il auffitót en m'appelant. A fa voix , je fautai légèrement fur le comptoir, & le boulanger , en jetant devant moi les pièces d'argent : Vois , ajouta-t-il , n'y a-t-il pas la une pièce fauffe ? Je regarde toutes ces pièces , & en mettant la patte deffus la fauffe, je la féparai des autres en regar-  Contes Arabes. 4.5" daht mon maitre, comme pour la lui montrer. Le boulanger qui ne s'en étoit rapporté a mon jugement que par manière d'acquit, & pour fe divertir , fut extrcmement furpris de voir que j'avois fi bien rencontré fans héfiter. La femme, convaincue de la fauifeté de fa pièce , neut rien a dire , & fut obligée d'en donner une autre bonne a la place. Dès qu'elle fut partie, mon maitre appela fes voifins , & il leur exagéra fort ma capacité en leur racon7 tant ce qui s'étoit paifé. Les voifins en voulurent avoir Pexpérience, & de toutes les pièces faulfes qu'ils me montrèrent mélées avec d'autres de bon aloi , il n'y en eut pas une fur laquelle je ne milfe la patte & que je ne féparaffe d'avec les bonnes. La femme, de fon cöté, ne manqua pas de raconter a toutes les perfonnes de fa connoiffance qu'elle rencontra dans fon chemin , ce qui venoit de lui arriver. Le bruit de mon habileté a diftinguer la fauffe monnoie , fe répandit en peu de tems, non-feulement dans le voifinage , mais même dans tout le quartier, & infenfiblement dans toute la ville. Je ne manquois pas d'occupation toute la journée : il falloit contenter tous ceux qui venoient acheter du pain chez mon maïtre & leur faire voir ce que je favois faire, C'étoit un  46 Les mille et une Nüits, attrait pour tout le monde , & Ton venoit des quartiers les plus éloignés de la ville pour éprouver mon habileté. Ma réputation procura a mort maitre tant de pratiques, qua peine pouvoit-il fuffirea les contenter. Cela dura long-tems, & mon maïtre ne put s'empêcher d'avouer a fes voifins & a fes amis, que je lui valois un tréfor. Mon petit favoir-faire ne manqua pas de lui attirer des jaloux. On dreffa des embüches pour m'enlever , & il étoit obligé de me garder a vue. Un jour une femme attirée par cette nouveauté , vint acheter du pain comme les autres. Ma place ordinaire étoit alors fur le comptoir; elle y jeta fix pièces d'argent devant moi, parmi lefquelles il y en avoit une fauffe. Je la débrouillai d'avec les autres ; & en mettant la patte fur la pièce fauffe , je la regardai comme pour lui demander fi ce ne 1'étoit pas-la. Oui , me dit cette femme en me regardant de même , c'eft la fauffe , tu ne t'es pas trompé. Elle continua long-tems a me regarder & a me confidérer avec admiration pendant que je la regardois de même. Elle paya le pain qu'elle étoit venue acheter; & quand elle voulut fe retirer , elle me fit figne de la fuivre k 1'infu du boulanger. J'étois toujours attentif aux moyens de me  Contes Arabes. 47 üélivrer d'une métamorphofe aufli étrange que Ia mienne. J'avois remarqué 1'attache avec laquelle cette femme m'avoit examiné. Je m'imaginai qu'elle avoit peut-étre connu quelque chofe de mon infortune & de 1'état malheureux oü j'étois réduit, & je ne me trompois pas. Je la laiffai pourtant en aller, & je me contentois de la regarder. Après avoir fait deux ou trois pas, elle fe retourna, & voyant que je ne faifois que la regarder fans branler de ma place, elle me fit encore figne de la fuivre. Alors, fans délibérer davantage, comme je vis que le boulanger étoit occupé a nettoyer fon four pour une cuiffon , & qu'il ne prenoit pas garde a moi, je fautai a bas du comptoir , & je fuivis cette femme, qui me parut en être fort joyeufe. Après avoir fait quelque chemin, elle arriva a fa maifon. Elle en ouvrit la porte; & quand elle fut entrée : Entre, me dit-elle, tu ne te repentiras pas de m'avoir fuivie. Quand je fus entré & qu'elle eut refermé la porte , elle me mena a fa chambre , oü je vis une jeune demoifelle d'une grande beauté qui brodoit. C'étoit la fille de la femme charitable qui m'avoit amené, habile & expérimentée dans 1'art magique, comme je le connus bientöt. Ma fille, lui dit la mère, je vous amene le  48 Les mille et une NuiTs, chien fameux du boulanger qui fait fi bien diftinguer la fauffe monnoie d'avec la bonne. Vous favez que je vous ai dit ma penfée dès le premier bruit qui s'en eftrépandu, en vous témoignant que ce pouvoit bien étre un homme changé en chien par quelque méchanceté. Aujourd'hui je me fuis avifée d'aller acheter du pain chez ce boulanger. J'ai été temoin de la vérité qu'on a publiée , & j'ai eu 1'adreffe de me faire fuivre par ce chien fi rare qui fait la mervcille de Bagdad. Qu'en dites-vous ma fille , me fuisje trompée dans ma conjeéhire? Vous ne vous êtes pas trompée , ma mère, répondit la fille; je vais vous le faire voir. La demoifelle fe leva; elle prit un vafe plein d'eau, dans lequel elle plongea la main; & en me jetant de cette eau, elle dit : Si tu es né chien, demeure chien ; mais Ji tu es né homme, reprens la forme d'homme par la vertu de cette eau. A 1'inftant 1'enchantement fut rompu ; je perdis la figure de chien, & je me vis homme comme auparavant. Pénétré de la grandeur d'un fi grand bienfait, je me jetai aux piés de la demoifelle; & après lui avoir baifé le bas de fa robe : Ma chère libératrice , lui dis-je, je fens fi vivement 1'excès de votre bonté qui n'a pas d'égal envers un inconnu tel que je fuis, que je vous fupplie de m'apprendre  GontesArïsès. 4p m'apprendre vous-même ce que je puls faire pour vous en rendre dignerrient ma reconnoiffance , ou plutöt difpofez de moi comme d'un efclave qui vous appartient & jufte titre : je ne fuis plus a moi, je fuis ï vous ; & afin que vous connoifliez celui qui vous eft acquis, je vous dirai mon hiftoire en peu de mots, Alors , après lui avoir dit qui j'étois, je lui fis le récit de mon mariage avec Amine , de ma complaifance & de ma patience a fupporter fon humeur , de fes manières toutes extraordinaires , & de 1'indignité avec laquelle elle m'avoit traité par une méchanceté inconcevable ; & je finis en remerciant la mère du bonheur inexprimable qu'elle venoit de me procurer. Sidi Nouman , me dit la fille , ne parions pas de 1'obligation que vous dites que vous m'avez ; la feule connoiffance d'avoir fait plaifir a un honnéte homme comme vous, me tient lieu de toute reconnoiiTance. Parions d'Amine votre femme; je 1'ai connue avant votre manage ; & comme je favois qu'elle étoit magi. cienne, elle n'ignoróit pas aufli que j'avois quelque connoiffance du méme art, puifque nous avions pris des lecons de la même maitreffe. Nous nous rencontrions même fouvent au bain* Mais comme nos humeurs he s'accordoient pas^ Tome Jil, j)  £ö Les mille tr une Nüits', j'avois un grand foin d'évitcr toute occafion d'a-» voir aucune liaifon avec elle ; en quoi il msa été d'autant moins difficile de réuffir, que par la méme raifon elle évitoit de fon cöté d'en avoir avec moi. Je ne fuis donc pas furprife de fa méchanceté. Pourrevenir a ce qui vous regarde, ce que je viens de faire pour vous ne fuffit pas ; je veux achever ce que j'ai commencé. En effet, ce n'eft pas affez d'avoir rompu 1'enchantement par lequel elle vous avoit exclus fi méchamment de' la fociété des hommes ; il faut que vous Pen puniffiez comme elle le mérite en ïentrant chez vous pour y reprendre Pautorité qui vous appartient, & je veux vous en donner le moven. Entretenez-vous avec ma mère, je vais revenir. Ma libératrice entra dans un cabinet; & pen.dant qu'elle y refta, j'eus le tems de témoigner encore une fois a la mère combien je lui étois obligé , aufli-bien qu'a fa fille. Ma fille , me dit elle, comme vous le voyez, n'eft pas moins expérimentée dans 1'art magique qu'Amine; mais elle en fait un fi bon ufage , que vous feriez étonné d'apprendre tout le bien qu'elle a fait & qu'elle fait prefque chaque jour par le moyen ■ de la connoiffance qu'elle en a. C'eft pour cela que je 1'ai laiflee faire, & que je la laiffe £aire encore jufqu'a préfent, Je ne le fouffrirois;  C o n t ë s Arabes, yt pas ü je m'appercevois qu'elle en abusat en la moindre chofe» La mère avoit commencé a rrle racönter quelques-unes des nierveilles dont elle avoit été té* mam, quand fa fille rentra avec une petite bouteille a la main : Sidi Nouman , me dit-elle , mes livres que je viens de confulter m'apprennent qu'Amine n'eft pas chez vous a 1'heure qu'il eft, mais qu'elle doit y-revenir inceffanvment. Ils m'apprennent aufli que la diffimulée fait femblant devant vos domeftiques d'être dans une grande inquiétude de votre abfence; & elle leur a fait accroire qu'en dïnant avec vous, vous vous étiez fouvenu d'une affaire qui vous avoit obligé de fortir fans différer ; qu'en fortant vous aviez laiffé la porte ouverte, & qu'un chien étoit entré & étoit venu jufques dans Ia falie oü elle achevoit de diner, & qu'elle 1'avoit chafle a grands coups de baton. Retournez donc a votre maifon fins perdre de tems avec Ia petite bouteille que voici, & que je vous mets entre les mains. Quand on vous aura ouvert, attendez dans votre chambre qu'Amine rentre, elle ne vous fera pas attendre longtems. Dès qu'elle fera rentree, defcendez dans la cour & préfentez-vous a elle face a face. Dans la furprife oü elle fera de vous revoir contrö fon attente, elle tournera le dos pour prendr^ Dij  5"2 Les Mille Ef une Nutts", 3a fuite : alors jettez-lui de 1'eau de cette bouy teille que vous tiendrez prête ; & en la jettant , prononcez hardiment ces paroles : Repozs h chdtiment de fa méchanceté. Je ne vous jen dis pas davantage, vous en verrez 1'effet. Après ces paroles de ma bienfaitrice, que je n'oubliai pas , comme rien ne m'arrétoit plus, je pris congé d'elle & de fa mère , avec tous les témoignages de la plus parfaite reconnoiffance, & une proteftatior fincère que je me fouviendrois éternellement de Pobligation que je leur avois , & je retournai chez moi. Les chofes fe pafsèrent comme la jeune maglcienne me 1'avoit prédit. Amine ne fut pas long-tems a rentrer. Comme elle s'avancoit, je me préfentai a elle , 1'eau dans la main prête a la lui jeter. Elle fit un grand cri; & comme elle fe fut retournée pour regagner Ia porte, je lui jetai 1'eau en prononcant les paroles que la jeunemagicienne m'avoit enfeignées, & aufïitöt elle fut changée en une cavale, & c'eft celle que votre majefté vit hier. A Finftant & dans la furprife oü elle étoit, je la faifis au erin; & malgré fa réfïftance je la tirai dans mon écurie. Je lui paffai un licou; & après 1'avoir attachée en lui reprochant fon crime & fa méchanceté, je la chatiai a grands pups de fouet, ü long-tems, que la lafiitude  C ö n t e s Arabes. J% enfin m'obligea de cefler; mais je me réfervat de lui faire chaque jour un pareil chatiment. Commandeur des croyans, ajouta Sidi Nou-« man en achevant fon hiftoire, j'ofe efpérer que votre majefté ne défapprouvera pas ma conduite, & qu'elle trouvera qu'une femme fi méchante & fi pernicieufe eft traitée avec plus d'indul-, gence qu'elle ne mérite. Quand le calife vit que Sidi Nouman n'avoit plus rien a dire : Ton hiftoire eft fingulière, lui dit le fultan, & la méchanceté de ta femme n'eft pas excufable. Auffi je ne condamne pas abfolument le chatiment que tu lui en as fait fentir jufqu'a préfent. Mais je veux que tu confidères combien fon fupplice eft grand , d'être réduite au rang des bêtes, & je fouhaite que tu te contentes de la laiffer faire pénitence en eet état. Je t'ordonnerois même d'aller t'adreffer a la jeune magicienne qui 1'a fait métamorphofer de la forte, pour faire celfer 1'enchantement, fi 1'opiniatreté & la dureté incorrigibles des magiciens & des magiciennes qui abufent de leur art, ne m'étoient connues, & que je ne craigniffe de fa part contre toi un effet de fa vengeance, plus cruel que le premier. Le calife naturellement doux Si plein de compaffion envers ceux qui fouffrent, même felon leurs mérites, après -avoir déclaré fa vo->  ƒ41 LES MILLE ET UNE NüITS, lomé a Sidi Nouman , s'adrefla au troifième que le grand-vifir Giafar avoit fait venir : Cogia Haffan, lui dit-il, en paffant hier devant ton hotel il me parut fi magnifique, que j'tus la curiofité de favoir a qui il appartenoit : j'appns que tu 1'avois fait batir , après avoir fait profcffion d'un métier qui te produifoit a peine de quoi vivre. On me dit aufli que tu ne te Bïéconnoiflbis pas , que tu faifois un bon ufage des richeffes que dieu t'a données, & que tes voifins difoient mille biens de toi. Tout cela m'a fait plaifir, ajouta le calife; & je fuis bien perfuadé que les voies dont il a plu a laprovidence de te gratifier de fes dons, Goivent être extraordinaires. Je fuis curieux de les apprendre par toi-méme, & c'eft pour me donner cette fatisfaction que je t ai fait venir. Parle-moi donc avec fincérité, afin que je me réjouifTe en prenant part a ton bonheur ,avec plus de connoiffance. Et afin que ma curiofité ne te feit point fufpede, & que tu ne croyes pas que j'y prenne autre intérét que celui que je viens de te dire, je te déclare, que loin d'y avoir aucune prétention , je te dorme ma prote&ion pour en jouir en toute süreté. Sur ces affurances du calife, Cogia Haflan Ie profterna devant fon tröne , frappa de fon front Ie tapis dont il étoit couvert, & après  Contes Arabes. '$f ini'il fe fut relevé : Commandeur des croyans-, dit-il, tout autre que moi, qui ne fe feroit pas fenti la confcience auffi pure & aufli nette que je me la fens, auroit pu être troublé en recevant 1'ordre de venir paroitre devant le tröne de votre majefté; mais comme je n'ai jamais eu pour elle que des fentimens de refpect & de vénération, & que je n'ai rien fait contre 1'obéiflance que je lui dois, ni contre les loix, qui ait pu m'attirer fon indignation, la feule chofe qui m'ait fait de la peine, eft la crainte dont j'ai été faifi , de n'en poy^öir foutenir 1'éclat. Néanmoins fur la bonté avec laquelle Ja renommée publie que votre majefté regoit & écoute le moindre de fes fujets, je me fuis rafluré, & je n'ai pas douté qu'elle ne me donnat elle-méme le courage & la confiance de lui procurer la fatisfaftion qu'elle pourroit exiger de moi. C'eft, commandeur des croyans , ce que votre majefté vient de me faire expérimenter, en m'accordant fa puiflante protedtion , fans favoir fi je la mérite. J'efpère néanmoins qu'elle demeurera dans un fentiment qui m'eft fi avantagcux, quand pour fatisfaire a fon comrnandement je lui aurai fait le récit de mes aventures. Après ce petit compliment, pour fe conciher D iv  S Les MittE et une NtriTs, Ia bienveillance & 1 attention du calife, & après avoir, pendant quelques momens, rappelé dans fa mémoire ce qu'il avoit a dire, Gogia Haffan reprit la parole en ces termes : HISTOIRE De Cogia Haffan Alhabbal c Commandeur des croyans, dit-il, pour mieux faire entendre a votre majefté par quelles voies je fuis parvenu au grand bonheur dont je jouis, je dois avant toute chofe commencer par lui parler de deux amis intimes , citoyens de cette mime ville de Bagdad qui vivent encore , & qui peuvent rendre témoignage de la vérité, auxquels j'en fuis redevable après dieu, le premier auteur de tout bien & de tout bonheur. Ces deux amis s'appelent , Tun Saadi, & 1'autre Saad. Saadi qui eft puiffamment riche, a toujours été du fentiment qu'un homme ne peut étre heureux en ce monde , qu'autant qu'il a de hiens & de grandes richeffes , pour vivre hors de Ia dépendance de qui que ce foit. Saad eft d'un autre fentiment : il convient qu'il faut ve'rit.ablement avoir des. richeffes *  Contes Arabes. $J Sutant qu'elles font néceffaires a la vie mais il ioutient que la vertu doit faire le bonheur des hommes, fans d'autre attaché aux biens du monde, que par rapport aux befoins qu'ils peuvent en avoir, & pour en faire des libéralités felon leur pouvoir. Saad eft de ce nombre , & il vit très-heureux & tres-content dans 1'état oü il fe trouve ; quoique Saadi , pour ainfi dire , foit infiniment plus riche que lui , leur amitié néanmoins eft très-fincère, & le plus riche ne s'eftime pas plus que 1'autre ; ils n'ont jamais eu de conteftation , que fur ce feul point, en toute chofe leur union a toujours été tres-uniforme. Un jour dans leur entretien , a-peu-près fur la méme matière , comme je 1'ai appris d'euxmemes, Saadi prétendoit que les pauvres n'étoient pauvres, que paree qu'ils étoient nés dans la pauvreté, ou que nés avec des richeffes , ils les avoient perdues ou par débauche, ou par quelqu'une des fatalités imprévues, qui ne font pas extraordinaires. Mon opinion, difoit-il, eft que ces pauvres ne le font, que paree qu'ils ne peuvent parvenir a amaffer une fomme d'argent affez groffe pour fe tirer de la misère, en employant leur induftrie k la faire valoir; & mon fentiment eft, que s'ils venoient a ce point , & qu'ils fiffent un ufage conve-s  j8 Les mille et une Nuits", nable de cette fomme, ils ne deviendroient pas feulement riches , mais même très-opulens avec Ie tems. . Saad ne convint pas de Ia propofition de Saadi. Le moyen que vous propofez, reprit-il, pour faire qu'un pauvre devienne riche, ne me paroit pas aufli certain que vous Ie croyez. Ce que vous en penfez eft fort équivoque, & je pourrois appuyer mon fentiment contre le vótre de plufieurs bonnes raifons , qui nous meneroient trop loin. Je crois au moins, avec autant de probabilité, qu'un pauvre peut devenir riche par tout autre moyen qu'avec une fomme d'argent; on fait fouvent par un hafard ïine fortune plus grande & plus furprenante qu'avec une fomme d'argent, telle que vous le prétendez, quelque ménagement & quelqu'économie que Pon apporte pour la faire multiplier par un négoce bien conduit. Saad, repartit Saadi, je vois bien que je ne gagnerois rien avec vous , en perfiftant a foutemr mon opinion contre la votre; je veux en faire 1'expérience pour vous en convaincre, en donnant par exemple , en pur don, une fomme telle que je me 1'imagine a un de ces artifans, pauvres de père en fils , qui vivent aujourd'hui au jour la journée, & qui meurent aufli gueux que quand ils font nés, Si je ne  CONTES ARABIC y il faut les entretenir & les  Göntes Arïbes» '6f iiabiller , & dans un ménage , fi petit qu'il foit, il y a toujours mille chofes néceffaires dont on ne peut fe paffer : quoique le chanvre ne foit pas cher, il faut néanmoins de 1'argent pouc en acheter, & c'eft le premier que je mets a part de la vente de mes ouvrages; fans cela il ne me feroit pas poflïble de fournir k la dépenfe de ma maifon. Jugez, feigneur, ajouta-t-il, s'il eft poffible que je faffe des épargnes pour me mettre plus au large, moi & ma familie; il nous fuffit que nous foyons contens du peu que dieu nous donne, & qu'il nous öte la connoiffance & le défir de ce qui nous manque; mais nous ne trouvons pas que rien nous manque, quand ' nous avons pour vivre ce que nous avons accoutumé d'avoir, & que nous ne fommes pas dans la néceffité d'en demander a perfonne. Quand j'eus fait tout ce détail k Saadi : Haffan, me dit-il, je ne fuis plus dans 1'étonnement oü j'étois, & je comprens routes les raifons qui vous obligent a vous contenter de 1'état oü vous vous trouvez. Mais fi je vous faifois préfent d'une bourfe de deux eens pièces d'or, n'en feriez-vous pas un bon ufage, & ne croyez-vous pas qu'avec cette fomme vous deviendriez bientöt au moins aufli riche que les principaux de votre profeffion?  62 LtS MILLE ET tTNÊ NüïTS, Seigneur, repris-je, vous me paroiflèz un fi honnête homme, que je fuis perfuadé que vous ne voudriez pas vous divertir de moi, & que 1'offre que vous me faites eft férieufe. J'ofe donc vous dire fans trop préfumer de moi, qu'une fomme beaucoup moindre me fuffiroit , nonfeuiement pour devenir aufli riche que les prïncipaux de ma profeffion , mais même pour le devenir en peu de tems plus moi feul, qu'ils ne le font tous enfemble dans cette grande ville de Bagdad, aufli grande & aufli peuplée qu'elle eft. Le géne'reux Saadi me fit voir fur le champ qu'il m'avoit parlé férieufement. II tira la bourfe de fon fein , & en me la mettant entre les mains : Prenez, dit-il, voila la bourfe, vous y trouverez les deux eens pièces d'or bien comptées : je prie dieu qu'il y donne fa be'nédiftion, & qu'il vous faffe la grace d'en faire le bon ufage que je fouhaite ; & croyez que mon ami Saad que voici, & moi, nous aurons un très-grand plaifir quand nous apprendrons qu'elles vous auront fervi a vous rendre plus heureux que vous ne 1'êtes. Commandeur des croyans , quand j'eus recu la bourfe, & que d'abord je 1'eus mife dans mon fein , je fus dnns un tranfport de joie fi grande, & je fus fi fort pe'ne'tre' de ma recon*  Contés Araïès. 6^ rsoiflance , que la parole me manqua, & qu'il ne me fut pas poffible d'en donner une autre marqué a mon bienfaiteur , que d'avancer la main pour lui prendre le' bord de fa robe & la baifer; mais il la retira en s'éloignant, & ils continuèrent leur chemin, lui & fon ami. En reprenant mon ouvrage après leur éloignement, la première penfée qui me vint, fut d'avifer oü je mettrois la bourfe pour être en süreté. Je n'avois dans ma petite & pauvre maifon, ni coffre, ni armoire qui fermat, ni aucua lieu oü je puffe m'affurer qu'elle ne feroit pas découverte fi je Py cachois. Dans cette perplexité, comme j'avois coutume, avec les pauvres gens de ma forte, de cacher le peu de monnoie que j'avois , dans les plis de mon turban, je quittai mon ouvrage & je rentrai chez moi fous prétexte de le raccommoder. Je pris fi bien mes précautions, que .fans que ma femme & mes enfans s'en appercuffent, je tirai dix pièces d'or de la bourfe, que je mis a part pour les de'penfes les plus preffées, & j'enveloppai le refte dans les plis de la toile qui entouroit mon bonnet. La principale dépenfe que je fis dès le même jour , fut d'acheter une bonne provifion de chanvre. Enfuite , comme il y avoit long-tems qu'on n'avoit vu de viande dans ma familie a  £4 Les mille et itjte Nitits, j'allai a la boucherie,& j'en achetai pour le foupe'. En m'en revenant, je tenois ma Viande a ma main, Iorfqu'un milan affamé, fans que je puffe me défendre, fondit defliis, & me Teut arrachée de la main, fi je n'eufïè tenu ferme contre lui. Mais, hélas! j'aurois bien mieux fait de la lui lacher, pour ne pas perdre ma bourfe. Plus il trouvoit en moi de réfiftance, plus il s'opiniatroit de la vouloir avoir. II me trainoit de cóté & d'autre , pendant qu'il fe foutenoit en 1'air fans quitter prjfe ; mais il arriva malheuxeufement que dans les efforts que je faifois, mon turban tomba par terre. Auffitót Ie milan lacha prife & fe jeta fur ■mon turban avant que j'euffe eu le tems de le ramafler, & 1'enleva. Je pouffai des cris fi percans, que les hommes , femmes & enfans du voifinage en furent effrayés, & joignirent Ieurs cris aux miens , pour tacher de faire quitter prife au milan. On réuffit fouvent, par ce moyen, a forcer ces fortes d'oifeaux voraces a lacher ce qu'ils ont enlevé; mais les cris n'épouvantèrent pas le milan : il emporta mon turban fi loin , que nous le perdimes tous de vue avant qu'il 1'eüt ■Jaché. Ainfi , il cut été inutile de me donner ;la peine & la fatigue de courir après pour le ^ecouvrer. . Je  Contes Arabes. 6$ Je retournai chez moi fort trifte de la perte que je venois de faire de mon turban & de mon argent. II fallut cependant en racheter un autre, ce qui fit une nouvelle diminution aux dix pièces d'or que j'avois tirées de Ia bourfe. J'en avois déja dépenfé pour 1'achat du chanvre, & ce qui me reftoit ne fuffifoit pas pour me donner lieu de remplir les belles efpérances que j'avois conyues. Ce qui me fit le plus de peine, fut le peu de fatisfaéïion que mon bienfaiteur auroit d'avoir fi mal placé fa libéralité, quand il apprendroit le malheur qui m'étoit arrivé, qu'il regarderoit peut-être comme incroyable, & par conféquent comme une vaine excufe. Tant que dura le peu des pièces d'or qui me refloit, nous nous en reffentïmes ma petite familie & moi; mais je retombai bientöt dans le même état & dans la même impuiffance de me tirer hors de misère, qu'auparavant. Je n'en murmurai pourtant pas. Dieu, difois-je, a voulu m'éprouver en me donnant du bien dans le tems que je m'y attendois le moins; il me 1'a öté prefque dans le même tems, paree qu'il lui a plu ainfi, & qu'il étoit a lui. Qu'il en foit loué, comme je 1'avois loué jufqu'alors des bienfaits dont il m'a favorifé , tels qu'il lui avoit plu auffi : je me foumets a fa volonté. Torne XI, jr  66 Les mille et une Nuits, J'étois dans ces fentimens pendant que ma femme a qui je n'avois pu m'empêcher de faire part de la perte que j'avois faite, & par quel endroit elle m'étoit venue, étoit inconfolable. II m'étoit échappé auffi , dans le trouble oü j'étois, de dire a" mes voifins, qu'en perdant mon turban, je perdois une bourfe de cent quatre-vingt-dix pièces d'or. Mais comme ma pauvreté leur étoit connue, & qu'ils ne pouvoient pas comprendre que j'eulTe gagné une fi groffe fomme par mon travail, ils ne firent qu'en rire , & les enfans plus qu'eux. II y avoit environ fix mois que le milan m'avoit caufé le malheur que je viens de raconter a votre majefté , lorfque les deux amis pafsèrent peu loin du quartier oü je demeurois. Le voifinage fit que Saad fe fouvint de moi. II dit k Saadi : Nous ne fommes pas loin de la rue oü demeure Haffan Alhabbal ; pafiöns-y, & voyons fi les deux eens pièces d'or que vous lui avez données, ont contribué quelque chofe a le mettre en chemin de faire au moins une fortune meilleure que celle dans laquelle nous 1'avons vu. Je le veux bien, reprit Saadi; il y a quelques jours, ajouta-t-il, que je penfois a lui, en me faifant un grand plaifir de la fatisfaction que j'aurois en vous rendant témoin de la  Contes Arabes. 67 préuve de ma propofition. Vous allez voir un grand changement en lui, & j| m'attens que nous aurons de la peine ï le reconnoitre. Les deux arriis s'étoient de'ja de'tournés, & ils entröient dans la rue en même-tems que Saadi parlöit encore. Saad qui m'appercut de loin le premier, dit a fon ami : II me femble que vous prenez gain de caufe trop tót. Je vols Kaffan Alhabbal, mais il ne me paroit aucun changement en fa perfonne. II eft aufli mal habille' qu'il 1'e'toit quand nous lui avons parle' enfemble. La diffe'rence que j'y vois, c'eft que fon turban eft un peu moins mal-propre : voyez vous-même fi je me trompe. En appröchant, Saadi qui m'avoit appercu aufli, vit bien que Saad avoit raifon; & il ne favoit fur quoi fonder le peu de changement qu'il voyoit en ma perfonne. II en fut même fi fort e'tonne', que ce ne fut pas lui qui me paria quand ils m'eurent abordé. Saad , après m'avoir donné le faïüf ordinaire : Eh bien, Haffan , me dit-il , nous ne vous demandons pas comment vont vos petites affaires depuis que nous ne vous avons vu. Elles ont pris fans doute un meilleur train; les deux eens pièces d'or doivent y avoir contribué. Seigneurs , repris-je, en m'adreffant a tous les deux , j'ai une grande mortification d'avoir E ij*  68 Les mille et une Nuits, a vous apprendre que vos fouhaits, vos vceux & vos efpérances, aufll-bien que les miennes, n'ont pas eu le fuccès que vous aviez lieu d'attendre, & que je m'étois promis k moi-même. Vous aurez de la peine k ajouter foi k 1'aventure extraordinaire qui m'eft arrivée. Je vous allure néanmoins en homme d'honneur, & vous devez me croire , que rien n'eft plus véritable que ce que vous allez entendre. Alors je leur racontai mon aventure avec les mêmes circonftances que je viens d'avoir Phonneur de 1'expofer k votre majefté. Saadi rejeta mon difcours bien loin : Haffan, dit-il, vous vous moquez de moi , & vous voulez me tromper; ce que vous me dites eft une chofe incroyable. Les milans n'en veulent pas aux turbans, ils ne cherchent que de quoi contenter leur avidité. Vous avez fait comme tous les gens de votre forte ont coutume de faire. S'ils font un gain extraordinaire, ou que quelque bonne fortune qu'ils n'attendoient pas, leur arrivé , ils abandonnent leur travail, ils fe divertiffent, ils fe régalent, ils font bonne chère tant que Pargent dure; & dès qu'ils ont tout mangé , ils fe trouvent dans la méme néceffité & dans les mêmes befoins qu'auparavant. Vous ne croupiffez dans votre misère, que paree que vous le méritez, & que vous vous rendez vous-  Cóntes Arabes. 69' même indigne du bien que Pon vous fait. Seigneur, repris-je, je fouffre tous ces reproches , & je fuis prés d'en fouffrir encore d'autres bien plus atroces que vous pourriez me faire; mais je les fouffre avec d'autant plus de patience, que je ne crois pas en avoir mérité aucun. La chofe eft fi publique dans le quartier, qu'il n'y a perfonne qui ne vous en rende témoignage. Informez - vous - en vousmême, vous trouverez que je ne vous en impofe pas. J'avoue que je n'avois pas entendu dire que des milans euffent enlevé des turbans; mais Ia chofe m'eft arrivée, comme une infinité d'autres qui ne font jamais arrivées, & qui cepen-, dant arrivent tous les jours. Saad prit mon parti, & il raconta a Saadi tatit d'autres hiftoires de milans , non moins furprenantes , dont quelques-unes ne lui étoient pas inconnues , qu'a la fin il tira fa bourfe de fon fein. II m'en compta deux eens pièces d'or dans la main, que je mis a mefure dans mon fein faute de bourfe. Quand Saadi eut achevé de me compter cette fomme : Haffan, me dit-il, je veux bien vous faire encore préfent de ces deux eens pièces d'or ; mais prenez garde de les mettre dans un lieu fi sur, qu'il ne vous arrivé pas de les perdre aufTi malheureufement que vous avez perdu les autres, & de faire en E iij  70 Les mille et une Nuits, forte qu'elles vous piocurent 1'avantage que les premières devroient vous avoir procuré. Je lui témoignai que 1'obligation que je lui avois de cette feconce grace, étoit d'autant plus grande, que je ne la méritois pas après ce qui m'étoit arrivé; & que je n'oublierois rien pour profiter de fon bon confeil. Je voulois pourfuivre, mais il ne m'en donna pas le tems. Tl me quitta, & il continua fa promenade avec fon ami. Je ne repris pas mon travail après leur départ ; je rentrai chez moi, oü ma femme ni mes enfans ne. fe trouvoient pas alors. Je mis a part dix pièces d'or des deux eens, & j'enveloppai les cent quatre - vingt - dix autres dans un linge que je nouai. II s'aguToit de cacher le linge dans un lieu de süreté. Après y avoir bien fongé, je m'avifai de le mettre au fond d'un grand vafe de terre, plein de fon, qui étoit dans un coin, oü je m'imaginai bien que ma femme ni mes enfans n'iroient pas le chercher. Ma femme revint peu de tems après; & comme il ne me reftoit que trés - peu de chanvre, fans lui parler des deux amis, je lui dis que j'allois en acheter. La fultane Scheherazade n'ayant pu le jout précédent finir lhiftoire de Cogia HafTan Alhabbal, a. laquelle elle fentoit que le fukan  Contes Arabes, 71 des Indes fon époux prenoit un fingulier plaifir , ne manqua pas auffitöt qu'elle fut éveillée par fa fceur Dinarzade , de la reprendre ainfi: SUITE DE L'HISTOIRE Be Cogia Hajfan Alhabbal. C ommandeur des croyans , vous venez; d'entendre comment Saadi me fit encore préfent de deux eens autres pièces d'or , pour tacher de rétablir ma petite fortune. Je vous aï dit que fans reprendre mon travail , je rentrai chez moi , que je pris dix pièces d'or ; & ayant mis le refte , enveloppé dans un linge , au fond d'un grand pot rempli de fon , a 1'infcu de ma femme & de mes enfans , je leur dis que j'allois acheter du chanvre. Je fortis; mais pendant que j'étois allé faire cette emplette , un vendeur de terre a décraffer , dont les femmes fe fervent au bain , vint a paffer par la rue , & fe fit entendre par fon cri. Ma femme , qui n'avoit plus de cette terre , appelle le vendeur ; & comme elle n'avoit pas d'argent , elk lui demanda s'il vouloit lui donner de fa terre en échange pour du fon, E iv  72 Les mille ït ukjs Nuïts, Le vendeur demande a voir. le fon ; ma femme lui montre le vafe ; le marché fe fait, il fe conclut. Elle regoit la terre a décraffer , & le vendeur emporte le vafe avec le fon. Je revins charge' de chanvre autant que j'en pouvois porter , fuivi de cinq porteurs , charge's comme moi de la même marchandife , dont j'emplis une foupente que j'avois ménage'e dans ma maifon. Je fatisfis les porteurs de leur peine ; & après qu'ils furent partis , je pns quelques momens pour me remettre de ma laffitude : alors je jetai les yeux du cöté oü j'avois laiffé le vafe de fon , & je ne le vis plus. Je ne puis exprimer a votre majefté quelle fut ma furprife , ni 1'effet qu'elle produifit en moi dans ce moment. Je demandai k ma femme avec précipitation ce qu'il étoit devenu , & elle me raconta le marché qn'elle en avoit fait , comme une chofe en quoi elle croyoit avoir beaucoup gagné. Ah femme infortunée ! m'écriai-je, vous ignorez le mal que vous nous avez fait, k moi, a vous-même & k vos enfans , en faifant un marché qui nous perd fans reflburce. Vous avez cru ne vendre que du fon , & avec ce fon , vous avez enrichi votre vendeur de terre a décraffer de cent quatre-vingt-dix pièces  Contes Arabes. 73 d'or , dont Saadi , accompagné de fon ami venoit de me faire préfent pour la feconde fois. II s en fallut peu que ma femme ne fe défefpérat quand elle eut appris la grande faute qu'elle avoit commife par ignorance. Elle fe lamenta , fe frappa la poitrine , s'arracha les cheveux , & déchirant 1'habit dont elle étoit revêtue : Malheureufe que je fuis ! s'écria-telle , fuis-je digne de vivre après une méprife fi cruelle ? Oü chercherai-je ce vendeur de terre ? Je ne le connois pas ; il n'a palié par notre rue que cette feule fois , & peut-étre ne le reverrai-je jamais. Ah , mon mari , ajouta-telle, vous avez un grand tort : pourquoi avezvous été fi réfervé k mon égard dans une affaire de cette importance ? Cela ne fut pas arrivé fi vous m'euffiez fait part de votre fecret. Je ne finirois pas fi je rapportois k votre majefté tout ce que la douleur lui mit alors dans la bouche. Elle n'ignore pas combien les femmes font éloquentes dans leurs affii&ions. Ma femme, lui dis-je, modérez-vous; vous ne comprenez pas que vous nous allez attirer tout le voifinage par vos cris & par vos pleurs : il n'eft pas befoin qu'ils foient informés de nos difgraces. Bien loin de prendre part k notre malheur , ou 4e nous donner de  74 Les mille et une Nuits, la coniblation, ils fe feroient un plaifir de fe railler de votre fimplicité & de la mienne. Le parti le meilleur que nous ayons a prendre , c'eft de dilïimuler cette perte , de la fupporter patiemment ; de manière qu'il n'en parohTe pas la moindre chofe , & de nous foumettre a la volonté de dieu. Be'niflbns-le au contraire , de ce que de deux eens pièces d'or qu'il nous avoit données , il n'en a retiré que cent quatre-vingt-dix , & qu'il nous en a laiffé dix par fa libéralite' , dont 1'emploi que je viens de faire ne laiffe pas de nous apporter quelque foulagement. Quelque bonnes que fuffent mes raifons , ma femme eut bien de la peine a les goüter d'abord. Mais le tems qui adoucit les maux les plus grands , & qui paroifTent le moins fupportables , fit qua Ia fin elle s'y rendit. Nous vivons pauvrement , lui difois-je , il eft vrai ; mais qu'ont les riches que nous n'ayons pas ? Ne refpirons-nous pas le méme air ? Ne jouiffons-nous pas de la même lumière & de la même chaleur du foleil ? Quelques commodités qu'ils ont plus que nous , pourroient nous faire envier leur bonheur s'ils ne mouroient pas comme nous mourons. A le bien prendre , munis de la crainte de dieu , que nous devons avoir fur toute cho-  Contes Arabes. Jf fe , 1'avantage qu'ils ont plus que nous , eft fi peu confidérable , que nous ne devons pas nous y arréter. Je n'ennuierai pas votre majefté plus longtems par mes réflexions morales. Nous nous confolames , ma femme & moi , & je continuai mon travail , Pefprït aufli libre que fi je n'euffe pas fait de pertes fi mortifiantes , a peu dê tems Tune de 1'autre. La feule chofe qui me chagrinoit , & cela arrivoit fouvent, c'étoit quand je me demandois a moi-même , comment je pourrois foutenir la préfence de Saadi , lorfqu'il viendroit me demander compte de Pemploi de fes deux eens pièces d'or , & de 1'avancement de ma fortune , par le moyen de fa libéralité , & que je n'y voyois autre remède que de me réfoudre a la confufion que j'en aurois ; quoique cette feconde fois , non plus que la première , je n'euffe rien contribué a ce malheur par ma faute. Les deux amis furent plus long-tems a revenir apprendre des nouvelles de mon fort que la première fois. Saad en avoit parlé fcuvent a Saadi ; mais Saadi avoit toujours différé. Plus nous différerons , difoit-il , plus Haffan fe fera enrichi , & plus la fatisfadion que j'en aurai fera grande.  76" Les mille et une Nuits, Saad n'avoit pas la même opinion de 1'effet de la libéraüté de fon ami. Vous croyez donc , reprenoit-il , que votre préfent aura été mieux employé par Haffan cette fois que la première. Je ne vous confeille pas de vous en trop flatter , de crainte que votre mortification n'en fut plus fenfible , fi vous trouviez que le contraire fut arrivé. Mais , repétoit Saadi , il n'arrive pas tous le? jours qu'un milan emporte un turban. Haffan y a eté attrapé , il aura pris fes précautions pour ne pas 1'être une feconde fois.- Je n'en doute pas , répliqua Saad ; mais ajouta-t-il , tout autre accident que nous ne pouvons imaginer , ni vous , ni moi , pourra être arrivé. Je vous le dis encore une fois , modérez votre joie , & n'inclinez pas plus a vous prévenir fur le bonheur de Haffan , que fur fon malheur. Pour vous dire ce que je penfe , & ce que j'ai toujours penfé , quelque mauvais gré que vous puifliez me favoir de ma perfuafion , j'ai un preffentiment que vous n'aurez pas réufli, & que je réuffirai mieux que vous, a prouver qu'un pauvre homme peut plutót devenir riche, de toute autre manière qu'avec de Pargent. Un jour enfin que Saad fe trouvoit chez Saadi, après une longue conteftation enfemble:  Contes Arabes. 77 C'en eft trop, dit Saadi, je veux être éclairci dès aujourd'hui de ce qui en eft. Voila le tems de la promenade, ne le perdons pas, & allons favoir lequel de nous deux aura perdu la gageure. Les deux amis partirent, & je les vis venir de loin ; j'en fus tout ému, & je fus fur Ie point de quitter mon ouvrage & d'aller me cacher, pour ne point paroitre devant eux. Attaché a mon travail, je fis femblant de ne les avoir pas appercus; & je ne levai les yeux pour les regarder, que quand ils furent fi prés de moi, & que m'ayant donné le falut de paix, je ne pus honnétement m'en difpenfer. Je les baiflai aufïitöt; & en leur contant ma dernière difgrace dans toutes fes circonftances, je leur fis connoïtre pourquoi ils me trouvoient aufli pauvre que la première fois qu'ils m'avoient vu. Quand j'eus achevé : Vous pouvez me dire, ajoutai-je, que je devois cacher les cent quatre-vingt-dix pièces d'or ailleurs que dans un vafe de fon, qui devoit le même jour être emporté de ma maifon. Mais il y avoit plufieurs années que ce vafe y étoit, qu'il fervoit a eet ufage ; & que toutes les fois que ma femme avoit vendu le fon, a mefure qu'il en étoit plein , le vafe étoit toujours refté. Pouvois-je deviner que ce jour-la même , en  7§ Les mille et une Nuits, mon abfence, un vendeur de terre a décraffer pafTeroit a point nommé ; que ma femme fe trouveroit fans argent, & qu'elle feroit avec lui 1 echange qu'elle a fait. Vous pourriez me dire que je devois avertir ma femme; mais je ne croirai jamais que des perfonnes auffi fages, que je fuis perfuadé que vous étes • m'euffent donné ce confeil. Pour ce qui eft de ne les avoir pas cachées ailleurs , quelle certitude pouvois-je avoir qu'elles y euffent été en plus grande süreté ? Seigneur, dis-je, en m'adreffant a Saadi, il n'a pas plu a dieu que votre libéralité fervït a m'enrichir, par un de fes fecrets impénétrables que nous ne devons pas approfondir. II me veut pauvre & non pas riche : je ne laiffe pas de vous en avoir la même obligation que fi elle avoit eu fon effet entier, felon vos fouhaits. Je me tus, & Saadi qui prit la parole, me dit j Haffan , quand je voudrois me perfuader que tout ce que vous venez de nous dire eft auifi vrai que vous prétendez nous le faire croire, & que ce ne feroit pas pour cacher vos débauches ou votre mauvaife économie , comme cela pourroit être, je me garderois bien néanmoins de paffer outre , & de -m'opiniatrer a faire une expérience capable de me  Contes Arabes. jq ruiner. Je ne regrette pas les quatre eens pièces d'or dont je me fuis privé , pour effayer de vous tirer de la pauvreté ; je 1'ai fait par rapport a dieu , fans attendre autre récompenfe de votre part, que le plaifir de vous avoir fait du bien. Si quelque chofe étoit capable de m'en faire repentir, ce feroit de m'être adrelTé a vous plutot qu'a un autre, qui peut-être en auroit mieux profité. Et en fe tournant du cóté de fon ami: Saad, continua-t-il, vous pouvez connoïtre par ce que je viens de dire, que je ne vous donne pas entièrement gain de caufe. II vous eft pourtant libre de faire 1'expérience de ce que vous prétendez contre moi depuis fi long-tems. Faites-moi voir qu'il y ait d'autres moyens que 1'argent capables de faire la fortune d'un homme pauvre , de la manière que je 1'entens , & que vous Pentendez, & ne cherchez pas un autre fujet que Haffan. Quoi que vous puiffiez lui donner, je ne puis me perfuader qu'il devienne plus riche qu'il n'a pu faire avec quatre eens pièces d'or. Saad tenoit un morceau de plomb dans la main, qu'il montroit a Saadi; vous m'avez vu, reprit-il , ramaffer a mes piés ce morceau de plomb, je vais le donner a Haffan, vous vefrez ce qu'il lui vaudra. Saadi fit un éclat de rire en fe moquant de  8o Les mille et une Nuits, Saad : un morceau de plomb, s'écria-t-il! hé, que peut-il valoir a Kaffan qu'une obole, & que fera-t-il avec une obole? Saad en me préfentant le morceau de plomb me dit : Laiffez rire Saadi, & ne laifTez pas de le prendre, vous nous direz un jour des nouvelles du bonheur qu'il vous aura porté. Je crus que Saad ne parloit pas férieufement, & que ce qu'il en faifoit n'étoit que pour fe divertir. Je ne laiffai pas de recevoir le morceau de plomb, en le remerciant; & pour le contenter je le mis dans ma vefte, comme par manière d'acquit. Les deux amis me quittèrent pour achever leur promenade, & je continuai mon travail. Le foir comme je me désabillois pour me coucher, & que j'eus öté ma ceinture , le morceau de plomb que Saad m'avoit donné, auquel je n'avois plus fongé depuis, tomba par terre; je le ramaffai & le mis dans le premier endroit que je trouvai. La même nuit il arriva qu'un pêcheur de mes voifins, en accommodant fes filets, trouva qu'il y manquoit un morceau de plomb, il n'en avoit pas d'autre pour le remplacer, & il n'étoit pas heure d'en envoyer acheter , les boutiques étoient fermées. II falloit cependant, s'il vouloit avoir pour vivre le lendemain , lui & fa familie,  Contes Arabes, gt familie , qu'il allat a h pêche deux heures avant lê jour.'.11 témoigne fon chagrin a fa femme , & il 1'envoye en demander dans le voifinage pour y fuppléer. La femme obéit a fon mari; elle va de porte en porte, des deux cötés de la rue, & ne trouve rien. Elle rapporte cette réponfe a fon mari , qui lui demande en lui nommant plufieurs de fes voifins , fi elle avoit frappé a leur porte , elle répondit qu'oui; & chez Halfan Alhabbal, ajouta-t-il, je gage que vous n'y avez pas été. II eft vrai, reprit la femme, je n'ai pas été jufques-la, p^rce qu'il y a trop loin; & quand j'en aurois pris la peine, croyez-vous que j'en eufTe trouvé ? Quand on n'a befoin de rien, c'eft juftement chez lui qu'il faut aller; je le fais par expérience. Cela n'importe, reprit le pêcheur, vous étes une pareffeufe , je veux que vous y alliezj vous avez été cent fois chez lui fans trouver ce que vous cherchiez, vous y trouverez peut-être aujourd'hui le plomb dont j'ai befoin; encore une fois, je veux que vous y alliez. La femme du pêcheur fortit en murmurant & en grondant, & vint frapper a ma porte. II y avoit déja quelque tems que jedormois; je me réveillai en demandant ce qu'jn vouloit. Hafjan Alhabbal, dit la femme en hauffant la voix, Xome XI,  '82 Les mille et une Nuits, mon mari a befoin d'un peu de plomb poüf accommoder fes filets ; fi par hafard vous en avez, il vous prie de lui en donner. La mémoire du morceau de plomb que Saad m'avoit donné , m'étoit fi récente , furtout après xfce qui m'étoit arrivé en me dèshabillant, que je 'ne pouvois 1'avoir oublié. Je répondis a la voifine que j'en avois, qu'elle attendit un moment , & que ma femme alloit lui en donner un morceau. Ma femme qui s'étoit aufli éveillée au bruit, fe leve, trouve a taton le plomb oü je lui avois enfeigné qu'il étoit, entr'ouvre la porte & le donne a la voifine. La femme du pêcheur ravie de n'être pas Tenue en vain : Voifine , dit-elle a ma femme , le plaifir que vous nous faites a mon mari & a moi eft fi grand , que je vous promets tout le poiflbn que mon mari amenera du premier jet de fes filets, & je vous aflure qu'il ne me dédira pas. Le pêcheur ravi d'avoir trouvé contre fon efpérance , le plomb qui lui manquoit, approutra la promefle que fa femme nous avoit faite. Je vous fais bon gré , dit-il , d'avoir fuivi en cela mon intention. II acheva d'accommoder fes filets, & il. alla a la pêche deux heures devant lé jour, feion fa coutume. II n'amena qu'un feul  CöStisAiciïïï.' 8^. polflbn du premier jet de fes filets, mais long de plus d'une coudée , & gros a proportion. II en fit enfuite pluf]eurs autres qui furent tous heureux ; mais il s'en fallut de beaucoup quo de tout ie poifión qu'il amena, il y en eüt un feul qui approchat du premier. Quand le pêcheur eut achevé fa pêche, & qu'il fut revenu chez lui, le premier foin qu'il eut, fut de fonger a moi ; & je fus extrémement furpris , comme je travaillois , de le voir fa préfenter devant moi chargé de ce poiffon. Voifin, me dit-il, ma femme vous a promis cette nuit le poifiön que j'amenerois du premier jet de mes filets en reconnoiffance du plaiflr que vous nous avez fait, & j'ai approuvé fa promeffe. Dieu ne m'a envoyé pour vous que celui-ci, je vous prie de 1'agréer; s'il m'en eüt envoyé plein mes filets , ils euffent de même tous été pour vous. Acceptez-le , je vous prie , tel qu'il eft , comme s'il étoit plus confidérable. Voifin, repris-je, le morceau de plomb que| je vous ai envoyé eft fi peu de chofe , qu'il ne méritoit pas que vous le milïiez a un fi haut prix. Les voifins doivent fe fecourir les uns les autres dans leurs petits befoins ; je n'ai fait pour vous que ce que je pouvois en attendre dans une occafion femblable. Ainfi je refui- F ij  ?4 Les mieeé ét une NuïTS, ferois de recevoir votre préfent, fi je n'étoïs perfuadé que vous me le faites de boncceur; je crokois méme vous offenfer fi j'en ufois de la forte. Je le regois donc puifque vous le voulez ainfi , & je vous en fais mon remercïment» Nos civilités en demeurèrent-la, & je portai le poiffon a ma femme. Prenez, lui dis-je, ce poiffon que le pêcheur notre voifin vient de m'apporter , en reconnoiffance du morceau de plomb qu'il nous envoya demander la nuit dernière. C'eft , je crois , tout ce que nous pouvons efpérer de ce préfent que Saad me fit hier , en me promettant qu'il me porteroit bonheur. Ce fut alors que je lui parlai du retour des deux amis, & de ce qui s'étoit paffe entr'eux Sc moi. Ma femme fut embarraffée de voir un poiffon fi grand & fi gros : Que voulez-vous, dit-elle , que nous en faflions ? Notre gril n'eft propre qu'a rötir des petits poiffons ; & nous n'avons pas de vafe affez grand pour le faire cuire au court-bouiilon. C'eft votre affaire , lui dis-je, accommodezle comme il vous plaira; roti ou bouilli, j'en ferai content; & en difant ces paroles je retournai a mon travail. En accommodant le poiffon, ma femme tira jwec les entrai.Hes un gros diamant qu'elle prit  C ö h f ï s Ara» é s, pour du verre, quand elle 1'eut nettoyé. Elle avoit bien entendu parler de diamans j & fi elle en avoit vü ou manié , elle n'en avoit pas affez de connoiffance pour en faire la diftindtion. Elle le donna au plus petit de nos enfans pour en faire un jouet avec fes frères & fes fceurs qui vouloient le voir & le manier tour-a-tour, en fe Le donnant les uns aux autres pour en admirer la beauté, 1'éclat & le brillant. Le foir quand la lampe fut allumée, nos enfans qui continuoient leur jeu , en fe cédant le diamant pour le confidérer 1'un après 1'autre, s'appergurent qu'il rendoit de la lumière a mefure que ma femme leur cachoit la clarté de la lampe , en fe donnant du mouvement pour achever de préparer le foupé ; & cela engageoit les enfans a fe 1'arracher pour en faire 1'expérience. Mais les petits pleuroient quand les plus grands ne leur laiffoient pas autant de tems qu'ils vouloient, & ceux-ci étoient contraints de le leur rendre pour les appaifer. Comme peu de chofe eft capable d'amufer les enfans , & caufer de la difpute entr'eux, & que cela leur arrivé ordinairement, ni ma femme ni moi nous ne fïmes pas d'attention a ce qui faifoit le fujet du bruil & du tintamare dont ils nous étourdiffbient. Ils cefsèrent enfin / Fiij  |t Les mille et une Nuits, quand les plus grands fe furent mis a table póuf fouper avec nous , & que ma femme eut donné aux plus petits chacun leur part. Aprés le foupé, les enfans fe raffemblèrent, & ils recommencèrent le méme bruit qu'auparavant. Alors je voulus favoir quelle étoit la caufe de leur difpute : j'appelai 1'aïné, & je lui -demandai quel fujet ils avoient de faire ainfi grand bruit. II me dit: Mon père , c'eft un morceau de verre qui fait de la lumière quand nous le regardons le dos tourné a la lampe. Je me le fis apporter, & j'en fis 1'expérience. Cela me parut extraordinaire, & me fit de-* -maneer a ma femme ce que c'étoit que ce morceau de verre: Je ne fais, dit-elle, c'eft un mo-ceau de verre que j'ai tiré du ventre du po.ifon en le preparaat. Je ne m'imaginois pas non plus qu'elle que •cè fut autre chofe que dusverre. Je pouffai néanmoins 1'expérience plus loin; je dis a ma femme de cecher la lampe- 'dans la cheminée ; elle le fit, & je vis que le prétendu morceau de verre faifoit une lumière fi grande, que nous • pouvions nous pafier de k lampe pour nous coiicher. Je l.t fis éteindre, & je mis moi-méme Ie morceau de verre fur le bord de la cheminée pour nous éclairer. Voici, dis-je, un autre avahtage que Ie morceau de plomb que 1'ami de Saad*  'CöNfls ArïII3. 8? m'a donné, nous procure, en nous épargnant d'acheter de 1'huile. Quand mes enfans virent que j'avois fait éteindre la lampe, & que Ie morceau de verre y fuppléoit, fur cette merveille ils poufsèrent des_ cris d'admiration fi hauts & avec tant d'éclata qu'ils retentirent bien loin dans Ie voifinage. Nous augmentames le bruit , ma femme & moi, a force de crier pour les faire taire, & nous ne pümes le gagner entièrement fur eux que quand ils furent couchés & qu'ils fe furent eih dormis, après s'être entretenus un tems confidérable a leur manière de la lumière merveilleufe du morceau de verre. Nous nous couchames après eux, ma femme & moi; & le lendemain de grand matin , fans penfer davantage au morceau de verre, j'allai travailler a mon ordinaire. II ne doit pas être ^étrange que cela foit arrivé a. un homme comme moi , qui étois accoutumé a voir du verre a & qui n'avois jamais vu de diamans; & li j'en avois vu, je n'avois pas fait d'attention a en connoïtre la valeur. Je ferai remarquer a votre majefté en eet endroit, qu'entre ma maifon & celle de mon voifin la plus prochaine , il n'y avoit qu'une cloifon de charpente & de magonnerie fort legére pour toute féparation. Cette maifon appar* F iv  88 Les Mille et une Nutts, tenoit k un juif fort riche, jouaillier de profef. fcon , & la chambre oü lui & fa femme COuchoient , joignoit k la cloifon. Ils étoient déjè couchés, & endormis, quand mes enfans avoient fait !e plus grand bruit; cela les avoit éveillés, & ils avoient été long-tems k fe rendormir. Le lendemain, la femme du juif, tant de la part de fon mari qu'en fon propre nom , vint porter fes plaintes a la mienne de 1'interruption de leur fommeil dès le premier fomme. Ma bonne Rachel, c'eft ainfi que s'appeloit la femme du juif, lui dit ma femme, je fuis bien fachée de ce qui eft arrivé, & je vous en fais mes excufes. Vous favez ce que c'eft que les enfans ; un rien les fait rire, de même que peu de chofe les fut plcurer. Entrez, & je vous Biontrerai le fujet qui fait celui de vos plaintes. La juive entra , & ma femme prit le diamant , puifqu'enfin c'en étoit un, & un d'une g'-ande fingularité. Il étoit encore fur la rhe«in&vSi en le lui préfn ant : Voyez , ditelle, c'eft ce morceau de verre qui eft caufe de tout le bruit que vous avez entendu hier au loir. Pendant que la juive, qui avoit connoilTance de toutes fortes de pierreries, examinoit ce diamant avec admiration , elle lui raconta comment elle 1'avoit trouvé dans Je.  Cortes Arabes. Sp ventre du poiflbn, & de tout ce qui en étoit arrivé. Quand ma femme eut achevé, la juive qui favoit comment elle s'appeloit : Aishach , ditelle, en lui remettant le diamant entre les mains, je crois comme vous que ce n'eft que du verre; mais comme il eft plus beau que le verre ordinaire j & que j'ai un morceau de verre a-peuprès femblable, dont je me pare quelquefois, & qu'il y feroit un accompagnement, je 1'acheterois fi vous vouliez me le vendre. Mes enfans qui entendirent parler de vendre leur jouet, interrompirent la converfation en fe récriant contre, en priant leur mère de le leur garder, ce qu'elle fut contrainte de leur promettre pour les appaifer. La juive obiigée de fe retirer, fortit; & avant de quitter ma femme qui 1'avoit accompagnée jufqu'a la porte, elle la pria, en parlant bas , fi elle avoit delfein de vendre le morceau de verre, de ne le faire voir a perfonne qu'auparavant elle ne lui en eüt donné avis. Le juif étoit allé a fa boutique de grand matin, dans le quartier des jouailliers. La juive alla 1'y trouver, & elle lui annonga la découverte qu'elle venoit de faire; elle lui rendit compte de la groffepr , du poids a-peu-près, de la beauté, de la belle eau & de 1'éclat du  5>o Les mille et ttne Nürf diamant, & furtout de fa fingularité, qui e'toit de rendre de ia lumière la nuit, fur le rapport de ma femme , d'autant plus croyable , qu'il étoit naïf. Le juif renvoya fa femme avec ordre d'en traiter avec la mienne, de lui en offrir d'abord peu de chofe, autant qu'elle le jugeroit a propos, & d'augmenter a proportion de la difficulte' qu'elle trouveroit, & enfin de conclure le marche' a quelque prix que ce fut. La juive, felon 1'ordre de fon mari, paria a ma femme en particulier, fans attendre qu'elle fe fut déterminée k vendre le diamant, & elle lui demanda fi elle en vouloit vingt p'ièces d'or. Pour un morceau de verre, comme elle le penfoit, ma femme trouva la fomme confiderable. Elle ne voulut re'pondre néanmoins m oui ni non ; elle dit feulement a la juive qu'elle ne pouvoit 1'écouter qu'elle ne m'eüt parlé auparavant. Dans ces entrefaites , je venois de quitter mon travail, & je voulois rentrer chez moi pour diner, comme elles fe parloient a la porte. Ma femme m'arrête, & me demande fi je confentois k vendre le morceau de verre qu'elle avoit trouyé dans le ventre du poifiön, pour vingt pièces d'or que la juive, notre voifine, en offroit.  Contes Arabes, of Je ne répondis pas fur le champ ; je fis réflcxion a 1'affurance avec laquelle Saad m'avoit promis, en me donnant le morceau de plomb , qu'il feroit ma fortune ; & la juive crut que c'étoit en méprifant la fomme qu'elle avoit offerte, que je ne répondois rien. Voifin, me dit-elle, je vous en donnerai cinquante, en êtes-vous content ? Comme je vis que de vingt pièces d'or , la juive augmentoit fi promptement jufqu'a cinquante, je tins ferme, & je lui dis qu'elle étoit bien éloignée du prix auquel je prétendois le vendre. Voifin, reprit-elle, prenez-en cent pièces d'or ; c'eil beaucoup , je ne fais même fi mon mari m'avouera. A cette nouvelle augmentation , je lui dis que je voulois en avoir cent mille pièces d'or ; que je voyois bien que le diamant valoit davantage ; mais que pour lui faire plaifir, a elle & a fon mari, comme voifins, je me bornois a cette fomme que je voulois en avoir abfolument, & que s'ils le refufoient a cc prix-la, que d'autres jouailliers m'en donneroient davantage. La juive me confirma elle-même dans ma réfolution, par 1'empreffement qu'elle témoigna de conclure le marché, en m'en offrant a plufieurs reprifes jufqu'a cinquante mille pièces d'or que je refufois. Je ne puis, dit-elle, en  £2 Les" mielE et itne NürTs"; offrir davantage fans le confentement de mos mari: il reviendra ce foir ; la giice que je vous demande, c'eft d'avoir la patience qu'il vous ait parlé, & qu' 1 ait vu le diamant ; Ce que je lui promis. Le foir, quand le juif fut revenu chez lui, .jï apprit de fa femme qu'elle n'avoit rien avancé avec la mienne ni avec moi ; 1'offre qu'elle m'avoit faite de cinquante mille pièces d'or , & la grace qu'elle m'avoit demandée. Le juif obferva Ie tems que je quittai mon ouvrage & que je voulus rentrer chez moi. .iVoifin Haflan, dit-il en m'abordant, je vous prie de me montrer le diamant que votre femme a montré a la mienne : je le fis entrer & je lui montrai. Comme il faifoit fort fombre , & que Ia lampe n'étoit pas encore allumée , il connut d'abord par la lumière que le diamant rendoit, & par fon grand éclat au milieu de ma main qui en étoit éclairée, que fa femme lui avoit fait un rapport fidéle. II le prit; & après 1'avoir examiné long-tems, & en ne ceffant de 1'admirer : Eh bien, voifin, dit-il, ma femme, a ce qu'elle m'a dit, vous en a offert cinquante mille pièces d'or, afin que vous foyez content, je vous en offre vingt mille davantage. Voifin, repris-je, votre femme a pu vous.  Contes Arabes. 93 dire que je 1'ai mis a cent mille; ou vous me les donnerez, ou le diamant me demeurera, il n'y a pas de milieu. II marchanda long-tèms dans Pefpérance que je lui donnerois k quelque chofe de moins ; mais il ne put rien obtenir, & la crainte qu'il eut que je ne le fifle voir k d'autres jouailliers, comme je 1'euffe fait, fit qu'il ne me quitta pas fans conclure marché, au prix que je demandois. II me dit qu'il n'avoit pas les cent mille pièces d'or chez lui; mais que le lendemain il me configneroit toute la fomme avant qu'il fut la même heure, & il m'en apporta le même jour deux facs chacun de mille, pour que le marché fut conclu. Le lendemain, je ne fais fi le juif emprunta de fes amis , ou s'il fit fociété avec d'autres jouailliers : quoi qu'il en foit, il me fit la fomme de cent mille pièces d'or, qu'il m'apporta dans le tems qu'il m'en avoit donné parole , & je lui mis le diamant entre les mains. La vente du diamant ainfi terminée, & riche iafiniment au-deflus de mes efpérances, je remerciai dieu de fa bonté & de fa libéralité, & je fuffe allé me jeter aux piés de Saad, pour lui témoigner ma reconnoiffance, fi j'euffe fu oü il demeuroit. j'en eufie ufé de même a 1'égard de Saadi, a qui j'avois la premiers;  £4 Les mille et une Nuits, obligation de mon bonheur, quoiqu'il n'eÜt pas réufli dans la bonne intention qu'il avoit pour moi; Je fongeai enfuite au bon ufage que je devois faire d'une fomme aufli confidérable. Ma femme, 1'efprit déja rempli de la vanité ordinaire a fon fexe, me propofa d'abord des riches habillemens pour elle & pour fes enfans , d'acheter une maifon & de la meubler richement. Ma femme, lui dis-je , ce n'eft point par ces fortes de dépenfes que nous devons commencer. Remettez-vous-en a moi, ce que vous demandez viendra avec le tems. Quoique 1'argent ne foit fait que pour le de'penfer , il faut ne'anmoins y procéder de manière qu'il produife un fonds doet on puifle tirer fans qu'il tariffe : c'eft a quoi je penfe, & dès demain je commencerai a établir ce fonds. Le jour fuivant, j'employai la journée a aller chez une bonne partie des gens de mon métier, qui n'étoient pas plus a leur aife que je 1'avois été jufqu'alors ; & en leur donnant de 1'argent d'avance , je les engageai a travailler pour moi a différentes fortes d'ouvrages de corderie, chacun felon fon habileté & fon pouvoir, avec promefle de ne pas les faire attendre , & d'ètre exacf. a les bien payer de leur travail, a jnefure qu'ils m'apporteroient de leurs ouvrages^  Contes Arabes. $f Le jour d'aprcs , j'achevai d'engager de même Hes autres cordiers de ce rang, a travailler pour moi, & depuis ce tems-la, tout ce qu'il y en a dans Bagdad, continuent ce travail, trèscontens de mon exaclitude a leur tenir la parole que je leur ai donnée. Comme ce grand nombre d'ouvriers devoit produire des grands ouvrages a proportion„ je ïouai des magafins en différens endroits; &c dans chacun j'établis un commis, tant pour les recevoir , que pour la vente en gros & en détail: & bientöt par cette économie je me fis un gain & un revenu confidérables. Enfuite, pour réunir en un feul endroit tant de magafins difperfés , j'achetai une grande maifon, qui occupoit un grand terrein, mais qui tomboit en ruine. Je la fis mettre a bas, & a la place je fis batir celle que votre majefté vit hier. Mais quelqu'apparence qu'elle ait, elle n'eft compofée que de magafins qui me font néceffaires, & de logemens qu'autant que j'en ai befoin pour moi & pour ma familie. Il y avoit déja quelque tems que j'avois abandonné mon ancienne & petite maifon, pour venir m'établir dans cette nouvelle, quand Saadi Sc Saad, qui n'avoient plus penfé a moi jufqu'alors , s'en fouvinrent. Ils convinrent d'un jour de promenade; & en palfant par la rue  £6* Les mille et une Nuits oü ils m'avoient vu, ils furent dans un grand étonnement de ne m'y pas voir occupé a mon petit train de corderie, comme ils m'y avoient vu. Ils demandèrent ce que j'étois devenu , fi j etois mort ou vivant. Leur étonnement augmenta, quand ils eurent appris que celui qu'ils demandoient étoit devenu un gros marchand, & qu'on ne 1'appeloit plus fimplement HafTan, mais Cogia Haffan Alhabbal; c'eft-adire, le marchand Haffan le cordier, & qu'il s'étoit fait batir dans une rue qu'on leur nomma, une maifon qui avoit Papparence d'un palais. Les deux amis vinrent me chercher dans cette rue; & dans le chemin, comme Saadi ne pouvoit s'imaginer que le morceau de plomb que Saad m'avoit donné, füt la caufe d'une fi haute fortune : J'ai une joie parfaite, dit-il a Saad , d'avoir fait la fortune de Haffan Alhabbal. Mais je ne puis approuvet qu'il m'ait fait deux menfonges pour me tirer quatre eens pièces d' r, au lieu de deux eens : car d'attribuer fa fortune au morceau de plomb que vous lui donnates, c'eft ce que je ne puis, & perfonne non plus que moi ne 1'y attribueroit. C'eft votre penfée, reprit Saad ; mais ce n'eft pas la mienne, & ja ne vois pas pourquoi vous •youlez faire a Cogia HaiTan j'injuftice de le prendre  € ONT ES 'A R ï S I Si ff prendre pour un menteur. Vous me permettrei de croire qu'il nous a dit la vérité, qu'il n'a penfé a rien moins qu'a nous la déguifer •■ & que c eft le morceau de plomb que je lui donnai, qui eft la caufe unique de fon bonheur. C'eft de quoi Cogia Haffan va bientöt nous éclaircir vous & moi. Ces deux amis arrivèrent dans la rue oü eft ma maifon, en tenant de femblables diicours. Ils demandèrent oü elle étoit, on la leur mantra; & a en confidérer la facade, ils eurent de la peine a croire que ce fut elle. Ils frappèrent a la porte , & mon portier ouvrit. Saadi qui craignoit de commettre une incïvilité, s'il prenoit la maifon de quelque feu gneur de marqué pour celle qu'il cherchoit, dit au portier : On nous a enfeigné cette maifon , pour celle de Cogia Haffan Alhabbal j dites-nous fi nous ne nous trompons pas. Nön feigneur, vous ne vous trompez pas, répondit le portier, en ouvrant la porte plus grande c'eft elle-même ; entrez, il eft dans la falie \ & vous trouverez parmi les efclaves quelqu'un qui vous annoncera,, Les deux amis me furent annoncés, & je les reconnus : dès que je les vis paroitre , je me levai de ma place, je courus a eux, & voulus leur prendre le bord de la robe poux Tomé XL Q  $8 Les mille et une Nuits', la baifer; ils m'en empêchèrent, & il fallut que je fouffriffe malgré moi qu'ils m'embraffaffent. Je les invitai a monter fur un grand fofa, en leur en montrant un plus petit a quatre perfonnes qui avancoit fur mon jardin. Je les priai de prendre place , & ils vouloient que je me mille a la place d'honneur. Seigneurs, leur dis-je, je n'ai pas oublié que je fuis le pauvre Haffan Alhabbal ; & quand je ferois tout autre que je ne fuis , & que je ne vous aurois pas les obligations que je vous ai, je fais ce qui vous eft du : je vous fupplie de ne me pas couvrir plus long-tems de confufion. Ils prirent la place qui leur étoit due, & je pris la mienne vis-a-vis d'eux. Alors Saadi en prenant la parole, & en me Fadreffant : Cogia Haffan, dit-il, je ne puis exprimer combien j'ai de joie de vous voir a-peu-près dans 1'état que je fouhaitois, quand je vous fis préfent, fans vous en faire un reproche , des deux eens pièces d'or, tant la premièreque la feconde fois ; & je fuis perfuadé que les quatre eens pièces ont fait en vous le changement merveilleux de votre fortune , que je vois avec plaifir. Une feule chofe me fait de ia peine, qui eft que je ne comprens pas quelle raifon vous pouvez avoir eue de iie déguifer la vérité deux fois, en alléguant  Contes Arabes. pjg des pertes arrivées par des contre - tems qui m'ont paru & qui me paroiflent encore incroyables. Ne feroit-ce pas que quand nous vous vïmes la deriiière fois, vous aviez encore fi peu avancé vos petites affaires, tant avec les deux eens premières , qu'avec les deux eens dernières pièces d'or, que vous eütes honte d'en faire un aveu ? Je veux le croire ainfi par avance , & je m'attens que vous allez me conSrmer dans mon opinion, Saad entendit ce difcours de Saadi avec grande impatieUce , pour ne pas dire indignation, & il le témoigna les yeux baiffés en branlant la tête. II le laiffa parler néanmoins jufqu'a la fin , farts ouvrir la bouche. Quandj il eut achevé : Saadi, reprit-il , pardonnez avant que Cogia vous réponde, je le préviens pour vous dire que j'admire votre prévention contre fa fincérité, & que vous perfifliez a ne vouloir pas ajouter foi aux affurances qu'il vous en a données ci-devant. Je vous ai oéja dit, & je vous le répète, que je 1'ai cru d'abord , fur le fimple récit des deux accidens qui lui font arrivés; & quoi que vous en puiffiez cire, je fuis peifuaüé qu'ds font véritables. M. is laiffons-le parler, nous allons être éclaircis par lui-meme, qui de nous deux lui rend juftice, Gij  *oo Les mille et une Nuits, Après le difcours de ces deux amis , je pnS Ia parole, & en la leur adreffant égalemeht : Seigneurs, leur dis-je, je me condamnerois a un filence perpétuel, fur 1'e'claircifTement que vous me demandez, fi je n'étois certain que la difpute que vous avez k mon occafion, n'eft pas capable de rompre le nceud d'amitie' qui unit vos cceurs. Je Vais donc m'expliquer , puifque vous 1'exigez de moi. Mais auparavant, je vous protefte que c'eft avec la méme fincérité que je vous ai expofé ci-devant ce qui m'e'toit arrivé. Alors je leur racontai la chofe de point en point , comme votre majefté' 1'a entendu, fans oublier la moindre circonftance. Mes proteftations ne firent pas d'impreilion fur 1'efprit de Saadi pour le gue'rir de fa prévention. Quand j'eus cefTe' de parler : Cogia Haffan , reprit-il, 1'aventure du poiffon & du diamant trouvé dans fon ventre a point nommé, me paroit aufli peu croyable, que 1'enlèvement de votre turban par un milan , & que le vafe de fon échangé pour de la terre k décrafler. Quoi qu'il en puiffe être, je n'en fuis pas moins convaincu que vous n'êtes plus pauvre , mais riche , comme mon intention étoit que vous le devinffiez par mon moyen , & je m'en réjouis très-fincèrement. Comme il étoit tard, ils fe levèrent pour  'Cöntes A r X b 1 s*. ioi prendre congé, & Saad en même-tems. que lui. Je me levai de même, & en les.arrêtant i Seigneurs, leur dis-je, trouvez bon que je vous demande une grace , & que je vous fupplie de ne me la pas refufer; c'eft de fouffrir que j'aye 1'honneur de vous donner un foupé frugal, & enfuite a chacun un lit, pour vous mener demain par eau a une petite maifon de campagne que j'ai achetée , pour y aller prendre 1'air de tems en tems, d'oü je vous ramenerai par terre le même jour, chacun fur un cheval de mon écurie. Si Saad n'a pas d'affaire qui 1'appelle ailleurs, j'y confens de bon cceur. Je n'en ai point, rer prit Saad, dès qu'il s'agit de jouir de votre compagnie. II faut donc , continua-t-il, envoyer chez vous & chez moi avertir qu'on ne nous attende pas. Je leur fis venir un efclave, & pendant qu'ils le chargèrent de cette commiflion, je pris le tems de donner ordre pour le foupé. En attendant 1'heure du foupé, je fis voir ma maifon &: tout ce qui la compofe a mes bienfaiteurs, qui la trouvèrent bien entendue, par rapport a mon état. Jes les appelle mes bienfaiteurs 1'un & 1'autre fans diftinétion , paree que fans Saadi , Saad ne m'eüt pas donné le morceau de plomb, & que fans Saad , Saadi ne G iij  Ï02 Les MrttE ET ÜtfE Nutts, fe fut pas adreffé a moi pour me donner les quatre eens pièces d'or, a quoi je rapporte la fource de mon bonheur. Je les ramenai dans la falie, oü ils me firent plufieurs queftions fur le détail de mon négoce, & je leur répondis de manière qu'ils parurent contens de ma conduite, On vint enfin m'avertir que le foupé étoit fervi, Comme la table étoit mife dans une autre falie, je les y fis pafTer. Ils fe récrièrent fur 1'illumination dont elle étoit éclairée , fur Ia propreté du lieu , fur le buffet, & fur les mets qu'ils trouvèrent a leur goüt. Je les régalai aufïï d'un concert de voix & dlinftrumens pendant le repas, & quand on eut deffervi, d'une troupe de danfeürs & danfeufes, & d'autres divertiffeïnens, en tachant de leur faire connoitre autant qu'il m'étoit poffible, combien j'étois pénétré de reconnoiffance a leur égard, Le lendemain, comme j'avois fait convenir Saadi & Saad de partir de grand matin, afin de |ouir de la fraicheur, nous nous rendimes fur le bord de la rivière , avant que le foleil fut levé, Nous nous embarquames fur un bateau très-propre & garni de tapis , qu'on nous tenoit prêt; & a la faveur de fix bons rameurs, & du courant de 1'eau , environ en une heure & demis de navigation nous abordames a ma maifon de Campagne,  'contes ArX BS s. 'ioj En mettant pié a terre, les deux amis s'arrétèrent, moins pour en confidérer la beauté par le dehors , que pour en admirer la fituation avantageufe pour les belles vues, ni trop bornées , ni trop étendues , qui la rendoient agréable de tous les cötés. Je les menai dans les appartemens, je leur en fis remarquer les accompagnemens, les dépendances & les commodités, qui ,1a leur fit trouver toute riante & très-charmante. Nous entrames enfuite dans le jardin , oü ce qui leur plut davantage , fut une forêt d'orangers & de citroniers de toute forte d'efpèces, chargés de fruits & de fleurs , dont 1'air étoit embaumé, plantés par allées a diftance égale, & arrofés par une rigole perpétuelle, d'arbre en arbre, d'une eau vive détournée de Ia rivière. L'ombrage , la fraicheur dans la plus grande ardeur du foleil, le doux murmure de 1'eau , le ramage harmonieux d'une infinité d'oifeaux, & plufieurs autres agrémens les frappèrent, de manière qu'ils s'arrêtoient prefque a chaque pas, tantöt pour me témoigner 1'obligation qu'ils m'avoient de les avoir amenés dans un lieu fi délicieux, tantöt pour me féliciter de 1'acquifition que j'avois faite, & pour me faire d'autres complimens obligeans. Je les menai jufqu'au bout de cette forêt ? G iv  i©4 Les mille et une Nuits, qui eft fort longue & fort large, oü je 'leur fis remarquer un bois de grands arbres, qui termine mon jardin. Je les menai jufqu'a un cabinet ouvert de tous les cötés, mais ombragë par un bouquet de palmiers qui n'empéchoient pas qu'on n'y eüt la vue libre; & je les invitai d'y entrer, & de s'y repofer fur un fofa garnl de tapis & de coullins. Deux de mes fils que nous avions trouvés dans la maifon , & que j'y avois envoyés depuis quelque tems avec leur précepteur , pour y prendre 1'air, nous avoient quittés pour entrer dans le bois ; & comme ils cherchoient des n:ds d'oifeaux, ils en appercurent un entre les branches d'un grand arbre. Ils tentèrent d'abord d'y monter ; mais comme ils n'avoient ni ïa force, ni 1'adrefie pour 1'entreprendre , ils Ie montrèrent a un efclave que je leur avois donné, qui ne les abandonnoit pas , & ils lui dirent de leur dénicher les oifeaux. L'efclave monta fur 1'arbre 5 & quand il fut arrivé jufqu'au nid, il fut fort étonné devoir qu'il étoit pratiqué dans un turban. II enlève> le nid tel qu'il étoit, defcend de 1'arbre & fait remarquer le turban k mes enfans ; mais comme il ne douta pas que ne fut une chofe que je ferois bien-aife de voir, il le leur témoïgna, & il Je donna k Pajné pour me 1'apporter,  C o n t e s Arabes. iof Je les vis venir de loin avec la joie ordinaire aux enfans qui ont trouvé un nid ; & en me le préfentant : Mon pere , me dit 1'aïné , voyez-vous ce nid dans un turban ? Saadi & Saad ne furent pas moins furpris que moi de la nouveauté; mais je le fus bien plus qu'eux , en reconnoiffant que le turban étoit celui que le milan m'avoit enlevé. Dans mon étonnement, après 1'avoir bien examiné & tourné de tous les cótés , je demandai aux deux amis : Seigneurs , avez-vous la mémoire affez bonne pour vous fouvenir que c'eft-la le turban que je portois le jour que vous me fites 1'honneur de m'aborder la première fois. Je ne penfe pas , répondit Saad , que Saadi y ait fait attention non plus que moi ; mais nï lui ni moi nous ne pourrons en douter, fi les cent quatre-ving-dix pièces d'or s'y trouvent. Seigneur, repris-je , ne doutez pas que ce ne foit le même turban : outre que je le reconnois fort bien , je m'appergois aufli a la pefanteur que ce n'en eft pas un autre , & vous vous en appercevrez vous-même fi vous prenez la peine de le manier. Je le lui préfentai , après en avoir öté les oifeaux que je donnai a mes enfans ; il le prit entre fes mains , & le préfenta a Saadi , pour juger du poids qu'il pourroit avoir,  to'6 Les mille et' une NuitS* Je veux croire que c'eft votre turban , me dit Saadi ; j'en feraj néanmoins mieux convaincu , quand je verrai les cent quatre-vingtdix pièces d'or en efpèces. Au moins , feigneurs , ajoutai-je , quand j'eus repris le turban , obfervez bien , je vous en fupplie , avant que j'y touche , que ce n'eft pas d'aujourd'hui qu'il s'eft trouvé fur 1'arbre ; & que 1'état oü vous le voyez & le nid qui y eft fi proprement accommodé , fans que main d'homme y ait touché , font des marqués certaines qu'il s'y trouvoit depuis Ie jour que le milan me Fa emporté, & qu'il Fa laiffé tomber ou pofé fur eet arbre , dont les branches ont empêché qu'il ne foit tombé jufqu'a terre. Et ne trouvez pas mauvaïs que je vous fafte faire cette remarque; j'ai un trop grand intérêt de vous öter tout foupcon de fraude de ma part. Saad me feconda dans mon deffein. Saadi reprit-il , cela vous regarde & non pas moi , qui fuis bien perfuadé que Cogia Haffan ne nous en impofe pas. Pendant que Saad parloit , j'ótai la toile q environnoit en plufieurs tours le bonnet qui faifoit partie du turban , & j'en tirai la bourfe que Saadi reconnut pour la méme qu'il m'avoit donnée. Je la vuidai fur le tapis de-  CONTES A K A ï I ?. lóf Vant eux, & je leur dis : Seigneurs, voila les pièces d'or, comptez les vous-mêmes & voyez li le compte n'y eft pas. Saadi les arrangea par dixaine , juf[u'au nombre de cent quatrevingt-dix ; & alors Saadi qui ne pouvoit nier une vérité fi manifefte, prit la parole , & en me 1'adreftant : Cogia Haffan , dit-il , je conviens que ces cent quatre - vingt - dix pièces d'or n'ont pu fervir a vous enrichir. Mais les cent quatre-vingt-dix autres que vous avez cachées dans un vafe de fon , comme vous voulez me le faire accroire , ont pu y contribuer. Seigneur , repris-je , je vous ai dit la vérité aufli - bien a 1'égard de cette dernière fomme , qu'a 1'égard de la première. Vous ne voudriez pas que je me rétractafle pour vous dire un menfonge. Cogia Haffan , me dit Saad , laiflëz Saadi dans fon opinion ; je confens de bon cceur qu'il croye que vous lui étes redevable de la moitié de votre bonne fortune , par le moyen de la dernière fomme , pourvu qu'il tombe d'accord que j'y ai contribué de 1'autre moitié , par le moyen du morceau de plomb que je vous ai donné , & qu'il ne révoque pas en doute le précieux diamant trouvé dans le ventre du poiffon,  *o8 Les mille et üiff NtfftïJ Saad , reprit Saadi , je veux ce que vou* voulez , pourvu que vous me laiffiez la M_ bene de croire qu'on n'amaffe de fargent quavec de 1'argent. Quoi , repartit Saadi , fi le hafard vouloit que je trouvaffe un diamant de cinquame mille pieces d'or, & qu'on m'en donnat la fomme, aurois-je acquis cette fomme avec de 1'argent ? La conteftation en demeura-la ; nous nous levames , & rentrant dans la maifon , comme le diné étoit fervi, nous nous mimes a table. Après le diné je laiffai a mes hótes la liberté de paffer la grande chaleur du jour a fe tranquilhfer , pendant que j'allai donner mes ordres a mon conciërge & a mon jardinier. Je les rejoignis , & nous nous entretinmes de chofes indifférentes , jufqu'a ce que la plus grande chaleur füt paffee , que nous retournames au jardin , oü nous reftames a la fraicheur prefque jufqu'au coucher du foleiL Alors les deux amis & moi nous montames aA chevaI > & mivis d'un efclave , nous arrivSmes a Bagdad environ è deux heures de nmt, avec beau clair de lune. Je ne fais par quelle négligence de mes gens il étoit arrivé qu'il manquoit d'orge chez moi p0ur les chevaux. Les magafins  'Contes Arabes. 1051 êtoïent fermés , & ils étoient trop éloignés pour en aller faire provifion fi tard. En cherchant dans le voifinage , un de mes efclaves trouva un vafe de fon dans une boutique ; il acheta le fon , & 1'apporta avec le vafe , a la charge de rapporter & de rendre le vafe le lendemain. L'efclave vuida le fon dans 1'auge ; & en 1'étendant afin que les chevaux en euffent chacun leur part , il fentit fous fa main un linge lié , qui étoit pefant. U m'apporta le linge fans y toucher, & dans 1'état qu'il 1'avoit trouvé , & il me le préfenta , en me difant que c'étoit peut-étre le linge dont il m'avoit entendu parler fouvent, en racontant mon hiftoire a mes amis. Plein de joie , je dis a mes bienfaiteurs : Seigneurs , dieu ne veut pas que vous vous fépariez d'avec moi , que vous ne foyez pleinement convaincus de la vérité , dont je n'ai cefle de vous affurer; voici , continuai-je , en m'adreffant a Saadi , les autres cent quatrevingt-dix pièces d'or que j'ai regues de votre main , je le connoïs au linge que vous voyez. Je déliai le linge , & je comptai la fomme devant eux. Je me fis auffi apporter le vafe , je le reconnus , & je 1'envoyai a ma femme pour lui demander fi elle le connoiffoit, avec prdre de ne lui rien dire de ge qui venoit  iio Les mille ét une Nitits, d'arriver. Elle le cönnut d'abord, & ellem'ettvoya dire que c'étoit le même vafe qu'elle avoit échangé plein de fon , pour de la terre a décraffer. Saadi fe rendit de bonne foi 5 & revenu de fon incrédulité , il dit a Saad : Je vous cedea & je reconnois avec vous que 1'argent n'eft pas toujours un moyen sur pour en amaffer d'autre , & devenir riche. _ Quand Saadi eut achevé , Seigneur , lui dis-je , je n'oferois vous propofer de repren>les>trois cens quatre-vingts pièces qu'il a plu k dieu de faire reparoitre aujourd'hui pour vous détromper de 1'opinion de ma mauvaife foi. Je fuis perfuadé que vous ne m'en avez pas fait préfent dans 1'intention que je vous les rendiffe. De mon cöté je ne prétens pas en profiter, auffi content que je le fuis de ce qu'il m'a envoyé d'ailleurs ; mais j'efpère que vous approuverez que je les diftribue demain aux pauvres , afin que dieu nous en donne la récompenfe k vous & k moi. Les deux amis couchèrent encore chez moi cette nuit-la ; & le lendemain , après m'avoir embraffé , ils retournèrcnt chacun chez foi , très-contens de la réception que je leur avois faite , & d'avoir connu que je n'abufo's pas du bonheur dont je leur étois redevable après  Contes Arabes. iiï dieu. Je n'ai pas manqué d'aller les remercier chez eux, chacun en particulier. Et depuis cs tcms-la , je tiens a grand honneur la permifüon qu'ils m'ont donnée de cultiver leur anu> tié & de continuer de les voir. Le calife Haroun Alrafchid donnoit a Cogia Haffan une attention 11 grande , qu'il ne s'appercut de la firi de fon hiftoire que par fon füence. II lui dit : Cogia Haffan , il y avoit long-tems que je n'avois rien entendu qui m'ait fait un auffi grand plaifir , que les voies toutes merveilleufes par lefquelles il a plu a dieu de te rendre heureux dans ce monde. C'eft a toi de continuer a lui rendre graces , par le bon ufage que tu fais de fes bienfaits. Je fuis bien aife que tu fcaches que le diamant qui a fait ta fortune, eft dans mon tréfor ; & de mon cöté , je fuis ravï d'apprendre par quel moyen il y eft entré. Mais paree qu'il fe peut faire qu'il refte encore quelque doute dans 1'efprit de Saadi fur Ia flngularité de ce diamant , que je regarde comme la chofe la plus précieufe & la plus digne d'être admirée de tout ce que je pofsède , je veux que tu 1'amènes avec Saad , afin que le garde de mon tréfor le lui montre : & pour peu qu'il foit encore incrédule , qu'il reconnoiffe que 1'argent n'eft pas tou*  «li tES MIItEET UNE Nülïj, jours un moyen certain a un pauvre hommé pour acquérir de grandes richeffes en peu de tems , & fans beaucoup de peines. Je veux aufli que tu racontes ton hiftoire au garde de mon tréfor , afin qu'il la fafle mettre par écrit , & qu'elle y foit confervée avec le diamant. En achevant ces paroles , comme le calife eut témoigné par une inclination de tête a Cogia Haffan , a Sidi Noman & a Baba-Abdalla , qu'il étoit content d'eux , ils prirent congé en fe profternant devant fon tróne , après quoi ils fe retirèrent. La fultane Scheherazade voulut commencer un autre conté ; mais le fultan des Indes qui s'appergut que. 1'aurore commencoit a paroitre , remit a lui donner audience le jour fuivant. HISTOIRE  CóNTES A K A BES, ii5 HISTOIRE D'AH Baba & de quarante voleurs extermines par une efclave. L A fuitane Scheherazade éveillée par la Vigilance de Dinarzade fa fccur, raconta au fultan des Indes , fon époux , Fhiftoire a laquelle il s'attendoit. Puiffant fultan, dit-elle , dans une ville de Perfe , aux confins des états de votre majefté , il y avoit deux frères , dont 1'un fe nömmoit Caflim , & 1'autre Ali Baba. Comme leur père ne leur avoit laifle que peu de biens , & qu'ils les avoient partagés également , il femble que leur fortune devoit être égale : le hafard néanmoins en difpofa autrement. Caflim époufa une femme qui , peu de tems après leur mariage , devint héritière d'une boutique bien garnie , d'un magafln rempli de bonnes marchandifes , & de biens en fonds de terre , qui le mirent tout-a-coup a fon aife, & le rendirent un des marchands les plus riches de la ville. Ali Baba , au contraire , qui avoit époufé Tomé XI, jj  114 Les mille et une Nüits, une femme aufli pauvre que 1 i, étoit logé fort pauvrement, & il n'avoit autre induftrie pour gagner fa vie, & de quoi s'entretenir lui & fes enfans, que d'aller couper du bois dans une forêt voifine, &de venir le vendre a la ville, chargé fur trois anes qui faifoient toute fa poffeflion. .Ali Baba étoit un jour dans la forêt , & il achevoit d'avoir coupé a-peu-près alfez de bois pour faire la charge de fes anes , lorfqu'il appercut une groffe pouflière qui s'élevoit en fair & qui avancoit droit du cöté oü il étoit. II regarde attentivement, & il difiingue une troupe nombreufe de gens a cheval qui venoient d'un bon train. Quoiqu'on ne parlut pas de voleurs dans le pays, Ali Baba néanmoins eut la penfée que ces cavaliers pouvoient en être : fans confidérer ce que deviendroient fes anes , il fongea a fauver fa perfonne. II monta fur un gros arbre, dont les branches a peu de hauteur fe féparoient en rond , fi prés les unes des autres, qu'elles n'étoient léparées que par un très-petit efpace. II fe pofta au milieu avec d'autant plus d'afiurance, qu'il pouvoit voir fans être vu; & 1'arbre s'élevoit au pié d'un rocher ifolé de tous les cötés , beaucoup plus haut que 1'arbre , & efcarpé de manicre qu'on ne pouvoit monter au haut par ^ucun endroit.  Contes Arabes» iX$ Lés cavaliers grands, puiffans , tous bien rnontés & bien armés, arrivèreht prés du ro-cher, oü ils mirent pié a terre; & Ali Baba qui en compta quarante, a leur mine & a 'leur équipement, ne douta pas qu'ils ne föjfcnï des voleurs. II ne fe trompoit pas; en effet c'étoient des voleurs, qui, fans faire aucun tort aux environs, alloient exercer leurs brigandages bien loin , & avoient Ia leur rendez-vous ;°6£ ce qu'il les vit faire t le confirma dans cette opinion. Chaque cavalier débrida fon cheval, l'attacha , lui paffa au cou un fac plein d'orge qu'il avoit apporté fur la croupe, & ils fe chargèrent chacun de leur valife; & la plupart des vaüfes parurent fi pefantes a Ali Baba , qu'il ju?ea qu'elles étoient pleines d'or & d'argent monnoyé. Le plus apparent, chargé de fa valife comme les autres , qu'Ali Baba prit pour le capitaina des voleurs , s'approcha du rocher , fort prés du gros arbre oü il s'étoit réfugié ; & après' qu'il fe fut fait chemin au travers de quelques arbriffeaux , il prononga ces paroles fi difiinctement , Sefame , ouvre-toi , qu'Ali Baba les entendit. Dés que le capitaine des voleurs les eut prononcées , une porte s'ouvrit ; & après qu'il eut fait paffer tous fes gens devant lui, H ij  n6 Les mixle et une NurTs", & qu'ils furent tous entrés, il entra au/Ti, & la porte fe ferma. Les voleurs demeurèrent long-tems dans le rocher ; & Ali Baba qui craignoit que quelqu'un deux, ou que tous enfemble ne fortiffent s'il quittoit fon pofte pour fe fauver , fut contrahit de refter fur 1'arbre, & d'attendre avec patience. II fut tenté néanmoins de defcendre pour fe faifir de deux chevaux , en monter un , & mener 1'autre par la bride , & de gagner la ville en chaffant fes trois anes devant lui; mais 1'incertitude de 1'événement fit qu'il prit le parti le plus sür. La porte fe rouvrit enfin , les quarante voleurs fbrtirent; & au lieu que le capitaine e'toit entré le dernier , il fortit le premier, & après les avoir vu défiler devant lui. Ali Baba entendit qu'il fit refermer la porte , en prononcant ces paroles : Sefame , referme-toi. Chacun retourna a fon cheval, le rebrida , rattacha fa valife, & remonta delfus. Quand ce capitaine enfin vit qu'ils étoient tous préts a partir,il f© mit k la tête , & il reprit avec eux le chemin par oü ils étoient venus. Ali Baba ne defcendit pas de 1'arbre d'abord: il dit en lui-même , ils peuvent avoir oublié quelque chofe a les obliger de revenir , & je jne trouverois attrapé fi cela arrivoit. II les  'Contes Arabes. 117 conJuifit de 1'ceil jufqu'a ce qu'il les eüt perdus de vue, & il ne defcendit que long-tems après pour plus grande süreté. Comme il avoit retenu les paroles par lefquelles le capitaine des- voleurs avoit fait ouvrir & rcfermer la porte, il eut la curiofité d'éprouver fi en les pronongant elles feroient le même effet. II paffa au-travers des arbriffeaux, & il appergut la porte qu'ils cachoient. II fe préfenta devant ; & il dit : Sefarne , ouvre-toi, & dans 1'inftant la porte s'ouvrit toute grande. AH Baba s'étoit attendu de voir un lieu de téncbres & d'obfcurité ; mais il fut furpris d'en voir un bien éclairé, vafte & fpacieux j creufé en voute fort élevée a main d'homme, qui recevoit la lumière du haut du rocher , par une ouverture pratiquée de même. II vit de grande» provifions de bouche, des ballots de riches marchandifes en piles, des étoffes de foïe & de brocard,des tapis de grand prix , & fur-tout de 1'or & de 1'argent monnoyé par tas , & dans des facs ou grandes bourfes de cuir les unes fur les autres ; & a voir toutes ces chofes, il lui parut qu'il y avoit non pas de Iongues années, mais des fiècles que cette grotte fervoit de retraite a des voleurs qui avoient fuccédé les uns aux autres. Ali Baba ne balanca pa-s fur le parti qu'il H üj  H*8 Les mille et une Nuits, devoit prendre; il entra dans la grotte, & dès qu'il y fut entré, la porte fe referma; mais cela pe 1'inquie'ta pas; il favoit le fecret de la faire ouvrir. II ne s'attacha pas a 1'argent, mais a 1'or monnoyé , & particulierement a celui qui étoit dans des facs. II en enieva a plufieurs fois autant qu'il pouvoit en porter & qu'ils purent fuffire pour faire la charge de fes trois anes, II raffemblafes anes qui étoient difperfés, & quand il les eut fait approcher du rocher, il les chargea des facs; & pour les cacher, il accommoda du bois par-delfus, de manière qu'on ne pouvoit les appercevoir, Quand il eut achevé, il fe préfenta devant la porte; & il neut pas prononcé c-es paroles : Se/ame, referme-toi , qu'elle fe ferma ; car elle s'étoit fermée d'ellc-méme chaque fö;s qu'il y étoit entré , & demeurée ouvcrte chaque fois qu'il en étoit forti. Cela fait , Ali Baba reprit le chemin de la. ville; & arrivant chez lui, il fit entrer fes anes dans une petite cour, & referma la porte aveq grand foin. II mit bas le peu de bois qui cou-, vroit les facs , 8; il porta les facs dans fa maifon , qu'il pofa & arrangea devant fa femme qui étoit aiufe fur un fofa. Sa femme mania les facs; & comme elle fè fut appergue qu'ils étoient pleins d'argent, ello foupconna fon mari de les avoir volés; de fartej  Contés Arabes. ii^ que quand il eut achevé de les apporter tous, elle ne put s'empêcher de lui dire : Ali Baba, feriez-vous affez malheureux pour.... Ali Baba rinterrompit. Paix, ma femme , dit- il, ne vous alarmez pas , je ne fuis pas voleur, a moins que ce ne foit 1'étre que de prendre fur les voleurs. Vous ceiferez d'avoir cette mauvaife opinion de moi quand je vous aurai raconté ma bonne fortune. II vuida les facs, qui firent un gros tas d'or dont fa femme fut éblouie; & quand il eut fait, il lui fit le récit de fon aventure depuis le commencement jufqu'a la fin : & en achevant, il lui recommanda fur toute chofe de garder le fecret. La femme, revenue & guérïe de fon épouvante, fe réjouit avec fon mari du bonheur qui leur étoit arrivé, & elle voulut compter pièce par pièce tout 1'or qui étoit devant elle. Ma femme, lui dit Ali Baba, vous n'étes pas fage, que prétendez-vous faire ? Quand aujiez-vous achevé de compter? Je vais creufer un folfe & 1'enfouir dedans ; nous n'avons pas de tems a perdre. II eft bon, reprit la femme, que nous fachions au moins a-peu-près la quantité qu'il y en a. Je vais chercher ane petite mefure dans le voifinage, & je le roefurerai pendant que vous creuferez la folie. Ma femme , repartit ,Ali Baba , ce que vous voulez faire , n'eft Hiv  Wö Les mille et une Nuits', bon ï rien ; vous vous en abftiendriez fi vous vouliez me croire. Faites ne'anrnoins ce qu'il vous plaira ; mais fouvenez-vous de garder le fecret. , Pour fe fatisfaire, la femme d'Ali Eaba fort, & elle va chez Caffim , fon beau-frère , qui ne demeuroit pas loin. Caffim n'e'toit pas chez lui, & a fon défaut, elle s'adrefTe è fa femme, qu'elle prie de lui préter une mefure pour quelques momens. La belle-fceur lui demanda fi elle la vouloit grande ou petite , & la femme d'Ali Baba lui en demanda une petite. Très-volontiers, dit la belle-fceur; attendez un moment, je vais, vous 1'apporter. La belle-fceur va chercher la mefure, elle la trouve, mais comme elle connoiuoit la pauvreté' d'Ali Baba , curieufe de favoir quelle forte de grain fa femme vouloit mefurer, elle s'avifa dappliquer adroitement du fuif au-deffous de la mefure, & elle y en appliqua. Elle revmt , & en la préfentant a la femme d'Ali Baba, elle s'excufa de l'avoir fait attendrc fur ee qu'elle avoit eu de la peine a la troyver. La femme d'Ali Baba revint chez elle, elle. 'pofe la mefure fur le tas d'or , Templis & la vuide un peu plus loin fur le fofa, jufqu'a ce qu'elle eut acheve', & elle fut contente du bon nombre de mefures qu'elle en trOuva ^  Contes Arabes. 12ï dont elle fit part a fon mari qui venoit d'achever de creufer la fofle. Pendant quAli Baba enfouit 1'or, fa femme pour marquer fon exaétitude & fa diligence a fa belle-fceur, lui reporte fa mefure; mais fans prendre garde qu'une pièce d'or s'e'toit attaciiée au-deffous. Belle-fceur, dit-elle, en la rendant, vous voyez que je n'ai pas gardé longtems votre mefure , je vous en fuis bien obligée, je vous la rens. La femme d'Ali Baba n'eut pas tourné le dos, que la femme de Caffim regarda la mefure par le deffous ; & elle fut dans un étonnement inexprimable d'y voir une pièce d'or attachée. L'envie s'empara de fon cceur dans le moment. Quoi, dit-elle, Ali Baba a de 1'or par mefure! Et oü le miférable a-t-il pris eet or ? Caflim fon mari n'étoit pas a Ia maifon, comme nous 1'avons dit; il étoit a fa boutique, d'oü il ne devoit revenir que le foir. Tout le tems qu'il fe fit attendre fut un fiècle pour elle, dans la grande impatience oü elle étoit, de lui apprendre une nouvelle dont il ne devoit pas êtn» moins furpris qu'elle. A i'arrivée de Caffim chez lui ; Caffim, lui dit fa femme , vous croyez être riche , vous vous trompez; Ali Baba 1'eft infiniment plus que vous; il ne compte pas fon or comme'  ï'22 Les mille Et üne Nuits, vous, il le mefure. Caffim demanda fexplic*tion de cette énigme , & elle lui en donna I'éclairciffiement en lui apprenant de quelle adreffe elle s'étoit fervie pour faire cette découverte, & elle lui montra le pièce de monnoie qu'elle avoit trouvée attachée au-deffous de Ia mefure ; pièce fi ancienne que le nom du prince qui y étoit marqué lui étoit inconnu. Loin d'étre fenfible au bonheur qui pouvoit être arrivé a fon frère pour fe tirer de la misère , Caffim en concut une jaloufie mo-rtelle. II en palfa prefque la nuit fans dormir. Le lendemain il alla chez lui, que le foleil n'étoit pas levé. II ne le traita pas de frère, il avoit oublié fon nom depuis qu'il avoit époufé la riche veuve. Ali Baba, dit-il en 1'abordant, vous étes bien réfervé dans vos affaires; vous faites le pauvre, le miférable, le gueux, &vous mefurez 1'or. Mon frère, reprit Ali Baba, je ne fais de quoi vous voulez me parler, expliquez-vous. Ne faites pas 1'ignorant , repartit Caffim ; & en lui montrant la pièce d'or que fa femme lui avoit mife entre les mains : Combien avez-vous de pièces , ajouta-t-il, femblables a celle-ci que ma femme a trouvée attachée au-deffous de la mefure que la votre vint lui empruntex hier ?  Contbs Arabes. A ce difcours, Ali Baba connut que Caflim & la femme de Caflim (par un entétement de fa propre femme) favoient déja ce qu'il avoit un fi grand intérêt de tenir caché : mais la faute étoit faite , elle ne pouvoit fe réparer. Sans donner & fon frère la moindre marqué d'étonnement ni de chagrin , il lui avoua la choie , Sc il lui raconta par quel hafard il avoit découvert la retraite des voleurs , & en quel endroit; & il lui offrit, s'il vouloit garder le fecret, de lui faire part du tréfor. Je le prétens bien ainfi, reprit Cuflim d'un air fier; mals, ajouta-t-il, je veux favoir aufli ou eft précifément ce tréfor , les enfeignes, Jes marqués, & comment je pourrois y entrer moi-même, s'ii m'en prenoit envie; autrement je vais vous dénoncer a la jultice. Si vous le refufez , non-feulement vous n'aurez plus a en efpérer, vous perdrez méme ce que vous avez enlevé , au lieu que j'en aurai ma part pour vous avoir dénoncé. Ali Baba, plutöt par fon bon naturel, qu'intimidé par les menaces infolentes d'un frère barbare, 1'inftruifit pleinement de ce qu'il fouhaitoit, & même' des paroles dont il falloit qu'il fe fervit, tant pour entrer dans la grotte, que pour en fortir, .Caflim n'en demanda pas davantage a AH  ï24 Les miele et ukte NtrrT'j, Baba; il le quitta, réfolu de le prévenir; Sc plein d'efpérance de s'emparer du tréfor lui feu!, il part le lendemain de grand matin, avant la pointe du jour, avec dix muiets chargés de grands coffres , qu'il fe propofa de remplir, en fe refervant d'en mener un plus grand nombre dans un fecond voyage, a proportion des charges qu'il trouveroit dans la grotte. II prend le chemin qu'Ali Baba lui avoit enfeigné ; il arrivé prés du rocher , & il reconnoit les enfeignes, & 1'arbre fur lequel Ali Baba s'étoit caché. II cherche la porte , il la trouve ; & pour la faire ouvrir, il prononca les paroles : Sefame, ouvre-toi. La porte s'ouvre , il entre, & auffitöt elle fe referme. En examinant la grotte , il eft dans une grande admiration de voir beaucoup plus de richelfes qu'il ne 1'avoit compris par le récit d'Ali Baba, & fon admiration augmenta a mefure qu'ü examina chaque chofe en particulier. Avare & amateur des richeffes, comme il 1'étoit, il eut paffe' la journee a fe repaitre les yeux de la vue de tant d'or, s'il n'eüt fongé qu'il étoit venu pour 1'enlever & pour en charger fes dix muiets ? >1 en prend un nombre de facs , autant qu'il en peut porter ; & en venant a la porte pour la faire ouvrir, 1'efprit rempli de toute autre idéé que ce qui lui importoit davantage, iLfe  Contes Arabes. i2j* trouve qu'il oublie le mot néceffaire , & au lieu de Sefame, il dit : Orge, ouvre-toi; & il eft bien étonné de voir que la porte, loin de s'ouvrir, demeura fermée. II nomme plufieurs autres noms de grains , autres que celui qu'il falloit, & la porte ne s'ouvre pas. Caffim ne s'attendoit pas a eet événement. Dans le grand danger oü il fe voit, la frayeuc fe faifit de fa perfonne ; & plus il fait d'efforts pour fe fouvenir du mot de Sefame , plus il embrouille fa mémoire, & il en demeure exclus abfolument comme fi jamais il n'en avoit entendu parler. II jette par terre les facs dont il étoit chargé , il fe promène a grands pas dans la grotte , tantöt d'un cöté, tantöt de 1'autre ; & toutes les richeffes dont il fe voit environné ne le touchent plus. Laiffons Caffim déploxant fon fort, il ne mérite pas de compaffion. Les voleurs revinrent a leur grotte vers le midi; & quand ils furent a peu de diftance, & qu'ils eurent vu les muiets de Caffim autc-ur du rocher, chargés de coffres, inquiets de cette nouveauté , ils avancèrent a toute bride , Sc firent prendre la fuite aux dix muiets que Caffim avoit négligé d'attacher, & qui paiffoient librement; de manière qu'ils fe difpersèrent deca & dela dans la forêt, fi loin qu'ils les eurent bien£pt perdus de vue,  ta.6 Les Mille et üne Mu*its, Les voleurs ne fe donnèrent pas Ia peine d"e counr après les nuléts, il leur importoit davantage de trouver celui a qui ils appartertoient, Pendant que quelques-uns tournent autour dü rocher pour le chercher, le capitaine avec les autres, met pié a terre & va droit è la porte le fabre l la main , prononce les paroles, & la porte s'ouvre. Caffim qui entendit le bruit des chevaux du milieu de la grotte, ne douta pas de 1'arrive'e des voleurs, non plus que de fa perte prochaine. Réfolu au moins de faire un effort pour échapper de leurs mains, & fe fauver, il s'étoit tenu pret a fe jeter dehors des que Ia porte s'ouvriroit. II ne la vit pas phitöt ouverte, après avoir entendu prononcer le mot de Sefame, qui étoit échappé de fa mémoire, qu'il s'élanca en fortant fi brufquement, qu'il renverfa le capitaine par terre. Mais Ü n'échappa pas aux autres voleurs , qui avoient auffi le fabre a la main, & qui lui ötèrent la vie fur le champ Le premier fom des voleurs après cette exécution, fut d'entrer dans la grotte ; ils trouvèrent prés de la porte , les facs que Caffim avoit commence' d'enlever pour les emporter, & en charger fes muiets; & ils les remirent a leur place fans s'appercevoir de ceux qu'Ali Baba avoit emportés auparavant. En tenant con-  Contés Arabes. 127 feil & en délibérant enfemble fur eet événement, ils comprirent bien comment Catfim n'avoit pü fortir de la grotte ; mais qu'il y eüt pü entrer, c'eft ce qu'ils ne pouvoient s'imaginer. II leur vint en penfée qu'il pouvoit être defcendu par le haut de la grotte; mais 1'ou*verture par oü le jour y venóit, étoit fi élevée, & le haut du rocher étoit fi inacceflible par dehors , outre que rien ne leur marquoit qu'il 1'eüt fait, qu'ils tombèrent d'accord que cela étoit hors de leur connoiffance. Qu'11 fut entré par la porte, c'eft ce qu'ils ne pouvoient fe perfuader , a moins qu'il n'eüt eu le fecret de la faire ouvrir; mais ils tenoient pour certain qu'ils étoient les feuls qui 1'avoient, en quoi ils fe trompoient, en ignorant qu'ils avoient été épiés par Ali Baba qui le favóit. De quelque manière que la chofe fut arrivée, comme il s'agiffoit que leurs richeffes communes fuffent en süreté, ils convinrent de faire quatre quartiers du cadavre de Caflim, & de les mettre pres de la porte en dedans de la grotte, deux d'un cöté, deux de 1'autre, pout épouvanter quiconque auroit la hardieffe de faire une pareille entreprife ; fauf a ne revenir dans la grotte que dans quelque tems , après que la puanteur du cadavre feroit exhalée. Cette réfolution prife, ils 1'exécutèrent; & quand ils  ï28 Les miele et une Nuit-?", n'eurentplus rien qui les arrêtit, ils laifsèreftt le lieu de leur retraite bien ferme', remontèrent a cheval, & allèrent battre la campagne fur les routes fréquente'es par les caravanes, pour les attaquer & exercer leurs brigandages accoutumés. La femme de Caffim cependant fut dans une grande inquie'tude , quand elle vit qu'il étoit nuit clofe & que fon mari n'e'toit pas revenu. Elle alla chez Ali Baba toute aJarme'e, & elle dit : Beau-frère, vous n'ignorez pas, comme je le crois , que Caffim votre frère eft alle' a la forét, & ppur quel fujet. II n'eft pas encore revenu, & voila la nuit avancée; je crains que quelque malheur ne lui foit arrivé'. Ah Baba s'étoit douté de ce voyage de fon frère , après le difcours qu'il lui avoit tenu; & ce fut pour cela qu'il s'étoit abftenu d'aller a la forèt ce jour-la, afin de ne lui pas donner d'ombrage. Sans lui faire aucun reproche dont elle put s'offenfer, ni fon mari, s'il eVit été vivant, il lui dit qu'elle ne devoit pas encore s'alarmer, & que Caffim apparemment avoit jugé a propos de ne rentrer dans la ville que bien avant dans la nuit. La femme de Caflim le crut ainfi, d'autant plus facilement, qu'elle confidéra combien il t'toit important que fon mari fit la chofe fecret- tement.  Cóntes Arabes. ray tement. Elle retoufna chez elle, & elle attendit patiemment jufqu'a minuit. Mais après celas fes aJarmes redoublèrent avec une douleur d'autant plus fenfible , qu'elle ne pouvoit la faire éclater, ni la foulager par des cris dont elle vit bien que la caufe devoit être cachée au voifinage. Alors, fi fa faute étoit irréparable, elle fe repentit de la folie curiofité qu'elle avoit eue, par une envie condamnable de pénétrer dans les affaires de fon beau-frère & de fa bellefceur. Elle paffa la nuit dans les pleurs; & dès la pointe du jour elle courut chez eux, & elle leur annonca le fujet qui 1'amenoit, plutót pac fes larmes que par fes paroles. Ali Baba n'attendit pas que fa belle - fceur. le priat de fe donner la peine d'aller voir ce que Caffim étoit devenu. II partit fur le champ avec fes trois anes» après lui avoir recommandé de modérer fon affli&ion, & il alla a la forêt. En approchant du rocher, après n'avoir vü dans tout le chemin ni fon frère, ni les dix muiets, il fut étonné du fang répandu qu'il appergut prés de la porte, & il en prit un mauvais augure. II fe préfenta devant la porte, il prononca les paroles, elle s'ouvrit; & il fut frappe du trifte fpeftacle du corps de fon frère mis en quatre quartiers. II n'héfita pas fur le parti qu'il devoit prendre, pour rendre les dernier& Tome XI, \  150 Les iiue et une Nuits, devoirs a fou frère, en oubliant le peu d'amït'ié fraternelle qu'il avoit eu pour lui. U trouva dans la grotte de quoi faire deux paquets des quatre quartiers, dont il fit Ia charge d'un de fes anes, avec du bois pour les cacher. j! chargea les deux autres anes de facs pleins d'or & de bois par-deflus, comme la première fois, fans perdre de tems; & dès qu'il eut achevé] & qu'il eut commandé k la porte de fe refermer, il reprit le chemin de la ville; mais il eut la précaution de s'arréter k la fortie de la forêt, affe2 de tems pour n'y rentrer que de nuit. En arrivant chez lui, il ne fit entrer chez lui que les deux anes chargés d'or; & après avoir laifle è fa femme le foin de les décharger , & lui avoir fait part en peu de mots de ce qui étoit arrivé k Caflim , il conduilit 1'autre ane chez fa belle-fceur. Ali Baba frappa k la porte, qui lui fut ouverte par Morgiane : cette Morgiane étoit une efclave adroite, entendue, & féconde en inventions pour faire réuflir les chofes les plus difficiles, & Ali Baba la connoiflbit pour telle. Quand il fut entré dans la cour, il déchargea 1'ane du bois & des ceux paquets; & en premat Morgiane a part : Morgiane , dit - il, la première chofe que je te demande, c'eft un fecret inviolable : tu vas voir combien il nous  CONTËS ARABES. I^r eft néceffaire autant a ta maitrefie qu'a moi* Voila le corps de ton maitre dans ces deux paquets . il s'agit de le faire enterrer comme s'il étoit mort de fa mort naturelle ; fais-moi parler a ta maitrefle, & fois attentive a ce que je lui dirai. Morgiane avertit fa • maitreffe, & Ali Baba qui la fuivoit, entra. Hé bien , beau - frère , demanda la belle-fceur a Ali Baba avec grande impatience , quelle nouvelle apportez-vous dé mon mari? je n'appergois rien fur votre vifage qui doive me conloler. Belle-fceur, répondit Ali Baba, je ne puis vous rien dire, qu'auparavant vous ne me promettiez de m'écouter depuis le commencement jufqu'a ia fin fans ouvrir la bouche. II ne vous eft pas moins important qu'a moi, dans ce qui eft arrivé , de garder un grand fecret pour votrê bien & pour votre repos. Ah! s'écria la belle - fceur , fans élever la voix, ce préambule me fait connoïtre que mon mari n'eft plus; mais en même-tems je connois la néceffité du fecret que vous me demandez. II faut bien que je me fafTe violence : dites, je vous écoute. Ali Baba raconta a fa belle-fceur tout le fuccès de fon voyage jufqu'a fon arrivée avec le corps de Caflim, Belle-fceut, ajouta-t-il? lij  13-2 Les mille et une Nuits' voila un fujet cTafniclion pour vous d'autanc plus grand que vous vous y attendiez le moins. Quoique le mal foit fans remède , fi quelque chofe néanmoins eft capable de vous confoler je vous offre de joindre le peu de bien que dieu m'a envoyé, au votre en vous époufant, en vous affurant que ma femme n'en fera pas jaloufe., & que vous vivrez bien enfemble. Si la propofition vous agrée, il faut fonger a faire en forte qu'il paroilfe que mon frère eft mort de fa mort naturelle; & c'eft un foin dont il me femble que vous pouvez vous repofer fur Morgiane, & j'y contribuerai de mon cöté de tout ce qui fera en mon pouvoir. Que! meilleur parti pouvoit prendre la veuve de Caffim, que celui qu'Ali Baba lui propofoit, elle qui, avec les biens qui lui demeuroient par la mort de fon premier mari, en trouvoit un autre plus riche qu'elle; & qui, par la découvei te du tréfor qu'il avoit feite , pouvoit le devenir davantage ? Elle ne refufa pas le parti, elle le regarda au contraire comme un motif raifonnable de confolation. En effijyant fes larmes qu'elle avoit commencé de verfer en abondance , en fupprimant les cris percans ordinaires aux femmes qui ont perdu leurs maris, elle témoigna fuffifamment a Ali Baba qu'elle acceptoit fon offre.  'CóNTES ArAbES. '135 Ali Baba laifla la veuve de Caffim dans cette difpofition; & après avoir recommandé a Morgiane de bien s'acquitter de fon perfonnage* il retourna chez lui avec fon ane. Morgiane ne s'oublia pas ; elle fortit en mêmetems quAli Baba, & alla chez un apothicaire qui étoit dans le voifinage : elle frappe k la boutique , on ouvre , & elle demande d'une forte de tablette très-falutaire dans les maladies les plus dangereufes. L'apothicaire lui en donna pour 1'argent qu'elle avoit préfenté, en demandant qui étoit malade chez fon maitre. Ah, dit-elle, avec un grand foupir, c'eft Caffim lui-mcme , mon bon maïtre ! on n'entend rien k fa maladie , il ne parle ni ne peut manger. Avec ces paroles , elle emporte les tablettes dont véritablement Caffim n'étoit plus en état de faire ufage. Le lendemain, Ia même Morgiane revient chez le même apothicaire, & demande, les larmes aux yeux, d'une elfence dont on avoit coutume de ne faire prendre aux malades qu'a la dernière extrêmité, & qu'on n'efpéroit rien de leur vie, fi cette elfence ne les faifoit revivre. Hélas, dit-elle, avec une grande afHiction, en la recevant des mains de l'apothicaire, je crains fort que ce remède ne faffe pas plus. I iij  ÏJ4 Les mille et une Nuïts, d'effet que les tablettes ! Ah, que je perds un bon maïtre ! D'un autre cöté, comme on vit toute Ia journée Ali Baba & fa femme d'un air trifte faire plufieurs allées & venues chez Caffim, on ne fut pas étonné fur le foir d'entendre les cris lamentables de la femme de Caffim, & furtout de Morgiane, qui annongoient que Caffim ctoit mort. Le jour fuivant de grand matin, que le jour ne faifoit que commencer a paroïtre, Morgiane qui favoit qu'il y avoit fur la place un bonhomme de favetier fort vieux, qui ouvroit tous les jours fa boutique le premier, long-tems avant les autres, fort, & elle va le trouver. En 1'abordant, & en lui donnant le bon jour , elle lui mit une pièce d'or dans la main. Baba Mouftafa, connu de tout le monde fous ce nom, Baba Mouftafa, dis-je, qui étoit naturellement gai, & qui avoit toujours le mot pour rire , en regardant la pièce d'or , a caufe qu'il n'étoit pas encore bien jour , & en voyant que c'étoit de 1'or : bonne étrenne , dit-il, de quoi s'agit-il ? me voila pret a bien faire. Baba Mouftafa, lui dit Morgiane, prenez ce qui vous eft néceffaire pour coudre, & venez avec moi promptement; mais a condition que  Contes Arabes. 135" je vous banderai les yeux, quand nous férons dans un tel endroit, A ces paroles, Baba Mouftafa fit le difikile, Oh, oh! reprit-il, vous' voulez donc me faire faire quelque chofe contre ma confcience, ou contre mon honneur. En lui mettant une autre pièce d'or dans la main : Dieu garde , reprit Morgiane, que j'exige rien de vóus, que vous ne puiiïiez faire en tout honneur. Venez feu* lement, & ne craignez rien. Baba Mouftafa fe lailïa mener; & Morgiane, après lui avoir bande les yeux avec un mouchoir a Fendroit qu'elle avoit marqué , le mena chez défunt fon maitre, & elle ne lui óta le mouchoir que dans la chambre oü elle avoit mis le corps, chaque quartier a fa place. Quand elle le lui eut óté : Baba Mouftafa, dit-elle, c'eft pour vous faire coudre les pièces què voilé que je vous ai arriené. Ne perdez pas de tems; & quand vous aurez fait, je vous donnerai une autre piece d'or. Quand Baba Mouftafa eut achevé, Morgiane lui rebanda les yeux dans la méme chambre ; & après lui avoir donné la troifième pièce d'or qu'elle lui avoit promife , & lui avoir recommandé le fecret, elle le rémena jufqu'a l'endroit oü elle lui avoit bandé les yeux en 1'amenant; & la, après lui avoir encore öté 4e mouchoir, I iv  Ï3'6 Les jiieé* ét* une Nurxs, elle le lailTa retourner che2 lui, & ]e ^nédK iant de vue jufqu'a ce qu'elle ne le vit plus, afin de lui öter la curiofité de revenir fur fes pas pour 1'obferver elle-même. Morgiane avoit fait chauffer de 1'eau pour laver le corps de Caffim : ainfi Ali Baba, qui arnva comme elle venoit de rentrer, le lava le parfuma d encens , & 1'enfevelit avec les' ceremonies accoutumées. Le menuifier apporta auffi la bière, qu'Ali Baba avoit pris le foin de commander. Afin que le menuifier ne püt s'appercevoir de rien, Morgiane recut la bière a la porte& après 1'avoir payé & renvoyé , elle aida k Ah Baba k mettre le corps dedans; & quand Ah Baba eut bien cloué les planches par-defhs, elle alla a la mofquée avertir que tout etoit prêt pour 1'enterrement. Les gens de la mofquée deftinés pour laver les corps morts , s'offnrent pour venir s'acquitter de leur fonc' tion; mais elle leur dit que la chofe étoit faite Morgiane de retour , ne faifoit prefque de rentrer, quand 1'iman & d'autres miniftres de la mofquée arrivèrent. Quatre des voifins aflemblés chargèrent la bière fur leurs épaules i & en fuivant 1'iman, qui récitoit des pnères, ils la portèrent au cimetière. Morgiane en pleurs, comme efclave du défunt,  C ö n t e s Arabes. Ï57 fuivit la tête nue , en pouffant des cris pitoyables, en fe frappant la poitrine de grands coups, & en s'arrachant les cheveux ; & Ali Baba marchoit après, accompagné des voifins qui fe détachoient tour-a-tour , de tems en tems , pour relayer & foulager Ier autres voifins qui portoient la bière, jufqu'a ce qu'on arrivat au cimetière. Pour ce qui eft de la femme de Caffim, elle refta dans fa maifon , en fe défolant & en pouffant des cris lamentables avec les femmes du voifinage , qui, felon la coutume, y accoururent pendant la cérémonie de 1'enterrement, & qui en joignant leurs lamentations aux liennes, remplirent tout le quartier de triftelfe bien loin aux environs. De la forte, la mort funefte de Caffim fut cachée & diffimulée entre Ali Baba, fa femme, la veuve de Caffim & Morgiane, avec un ménagement fi grand , que perfonne de la ville, loin d'en avoir connoiffance, n'en eut pas le moindre foupcon. Trois ou quatre jours après 1'enterrement de Caffim, Ali Baba tranfporta le peu de meubles qu'il avoit, avec 1'argent qu'il avoit enlevé du tréfor des voleurs, qu'il ne porta que de nuit dans la maifon de la veuve de fon frère, pour s'y établir, ce qui fit connoïtre fon nou-  Ï38 Les mille et üne Nuits,. veau mariage avec fa belle-fceur. Et comme ces fortes de mariages ne font pas extraordinaires dans notre religion , perfonne n'en fut furpris. Quant a Ia boutique de- Caffim , Ali Baba avoit un fils, qui depuis quelque tems avoit achevé fon apprentifTage chez un autre gros marchand,qui avoit toujours rendu témoignage de fa bonne conduite , il la lui donna avec promeffe, s'il continuoit de fe gouverner fagement, qu'il ne feroit pas long-tems a le marier avantageufement felon fon état. Laiffons Ali Baba jouir des commencemen* de fa bonne fortune , & parions des quarante voleurs. Bs revinrent a leur retraite de la forêt» dans le tems dont ils étoient convenus; mais ils furent dans un grand étonnement de ne pas trouver le corps de Caffim, & il augmenta quand ils fe furent appercus de la diminution de Ieurs facs d'or. Nous fommes découverts & perdus > dit Ie capitaine, fi nous n'y prenons garde , & que nous ne cherchions promptement a f apporter le remède; infenliblement nous allons perdre tant de richeffes , que nos ancétres ët nous avons amaffées avec tant de peines & de fatigues. Tout ce que nous pouvons juger du dommage qu'on nous a fait, c'eft que le voleur que nous avons furpris a eu Ie fecret dé  Cóntis Arabes. 13$ faire ouvrir la porte, & que nous fommes arrivés heureufement a point nommé dans le tems qu'il en alloit fortir. Mais il n'étoit pas le feul, un autre doit 1'avoir comme lui. Son corps emporté & notre tréfor diminué , en font des marqués inconteftables. Et comme il n'y a pas d'apparence que plus de deux perfonnes ayent eu ce fecret, après avoir fait périr 1'un, il faut que nous faflions périr 1'autre de méme. Qu'en dites-vous, braves gens, n'étes-vous pas de même avis que moi ? La propofition du capitaine des voleurs fut trouvée fi raifonnable par fa compagnie, qu'ils 1'approuvèrent tous, & qu'ils tombèrent d'accord qu'il falloit abandonner toute autre entreprife , pour ne s'attacher uniquement qu'a celle-ci, & ne s'en départir qu'ils n'y euffent réufli. Je n'en attendois pas moins de votre courage & de votre bravoure, reprit le capitaine; mais avant toute chofe , il faut que quelqu'un de vous , hardi, adroit & entreprenant, aills a la ville , fans armes , & en habit de voyageut & d'étranger, & qu'il employé tout fon favoirfaire pour découvrir fi on n'y parle pas de la mort étrange de celui que nous avons maffacré comme il le méritoit, qui il étoit, & en quelle maifon il demeuroit. C'eft ce qu'il nous  t4Ö ttS MtEEf Ef ÜNE NxHtSf eft important que nous fachions d'abord, pour ne rien faire dont nous ayons lieu de nous repentir, en nous découvrant nous-mémes dans un pays oü nous fommes inconnus depuis fi long-tems, & oü nous avons un fi grand intérêt de continuer de 1'étre. Mais afin d'animer celui de vous qui s'offrira pour fe charger de cette commiifion , & 1'empêcher de fe tromper, en nous venant faire un rapport faux, au lieu d'un véritable , qui feroit capable de caufer notre ruïne, je vous demande fi vous ne jugez pas a propos qu'en ce cas-la il fe foumette a la peine de mort. Sans attendre que les autres donnaffent Ieurs fuffrages, je m'y foumets, dit 1'un des voleurs, & je fais gloire d'expofer ma vie , en me chargeant de la commiflion. Si je n'y réuflis pas , vous vous fouviendrez au moins que je n'aurai manque ni de bonne volonté , ni de courage , pour le bien commun de la troupe. Ce voleur, après avoir recu de grandes louan» ges du capitaine & de fes camarades, fe déguifa de manière que perfonne ne pouvoit le prendre pour ce qu'il étoit. En fe féparant de fa troupe, il partit la nuit, & il prit fi bien fes mefures, qu'il entra dans la ville dans le tems que le jour ne faifoit que commencer a paroïtre. II avanga jufqu'a la place a oü il n'y  Contes Arabes. 141' vit qu'une feule boutique ouverte, & c'étoit celle de Baba Mouftafa. Baba Mouftafa étoit affis fur fon fiège, 1'aléne a la main, pret a travailler de fon métier. Le voleur alla 1'aborder, en lui fouhaitant le bon jour; 8c comme il fe fut appergu de fon grand age: Bon-homme, dit-il, vous commencez a travailler de grand matin; il n'eft pas poffible que vous y voyiez encore clair, agé comme vous 1'êtes : & quand il feroit plus clair , je doute que vous ayez d'affez bons yeux pour coudre. Qui que vous foyez , reprit Baba Mouftafa, il faut que vous ne me connoiffiez pas. Si vieux que vous me voyez , je ne laiffe pas d'avoir les yeux excellens; & vous n'en douterez pas quand vous faurez qu'il n'y a pas long-tems que j'ai coufu un mort dans un lieu oü il ne faifoit guère plus clair qu'il fait préfentement. Le voleur eut une grande joie de s'être adrelfé en arrivant a un homme qui d'abord , comme il n'en douta pas, lui donnoit de luimême nouvelle de ce qui 1'avoit amené, fans le lui demander. Un mort! reprit-il avec étonnement , & pour le faire parler: pourquoi coudre un mort, ajouta-t-il? vous voulez dire apparemment que vous avez coufu le linceul dans lequel il a été enfeveli. Non, non, reprit Baba Mouftafa; je fais ce  142 Les mille et une Nuits, que je veux dire • vous voudriez me faire parler , mais vous n'en faurez pas davantage. Le voleur n'avoit pas befoin d'un éclaircifiement plus ample pour être perfuadé qu'il avoit découvert ce qu'il étoit venu chercher. II tira une pièce d'or, & en la mettant dans la main de Baba Mouftafa, il lui dit: Je n'ai garde de vouloir entrer dans votre fecret; quoique je puilTe vous affurer que je ne le divulguerois pas, fi vous me 1'aviez confié. La feule chofe dont je vous prie , c'eft de me faire la grace de Jn'enfeigner, ou de venir me montrer la maifon oü vous avez coufu ce mort. Quand j'aurois la volonté de vous accorder ce que vous me demandez, reprit Baba Mouftafa, en tenant la pièce d'or prêt k la rendre, je vous afiure que je ne pourrois pas le faire, & vous devez m'en croire fur ma parole. En Voici la raifon : c'eft qu'on m'a mené jufqu'a un certain endroit oü 1'on m'a bande les yeux, & dela en me laiffant conduire jufjues dans la maifon , d'oü après avoir fait ce que je devois faire, on me ramena de la même manière jufqu'au même endroit. Vous voyez 1'impoffibilité qu'il y a que je puiffe vous rendre fervice. Au moins, repartit le voleur, vous devez vous fouvenir a-peu-près du chemin qu'on vous  Contbs Arabes. itf x fait faire les yeux bandés : venez, je vous prie, avec moi, je vous banderai les yeux en eet endroit-la, & nous marcherons enfemble par le même chemin & par les mêmes détours, que vous pourrez vous remettre dans la mémoire d'avoir marché; & comme toute peine mérite récompenfe, voici une autre pièce d'or: venez, faites-moi le plaifir que je vous demande, & en difant ces paroles, il lui mit une autre pièce dans la main. Les deux pièces d'or tentèrent Baba Mouftafa; il les regarda quelque tems dans fa main fans dire un mot, en fe confultant, favoir ce qu'il devoit faire. B tira enfin fa bourfe de fon fein , & en les mettant dedans : Je ne puis vous affurer, dit-il au voleur, que je me fouvienne précifément du chemin qu'on me fit faire; mais puifque vous Ie voulez ainfi, allons, je ferai ce que je pourrai pour m'en fouvenir. Baba Mouftafa fe leva a la grande fatisfaction du voleur; & fans fermer fa boutique, oü il n'y avoit rien de conféquence a perdre , il mena le voleur avec lui jufqu'a Fendroit oü Morgiane lui avoit bandé les yeux. Quand ils furent arrivés : C'eft ici, dit Baba Mouftafa, qu'on m'a bandé, & j'étois tourné comme vous me voyez. Le voleur qui avoit fon mouchoir prêt,les lui banda, & il marcha a cöté  144 les mille et une Nuits, de lui, en partie en le conduifant, en partie en fe lailTant conduire par lui, jufqu'a ce qu'il s'arrêta. Alors, il me femble , dit Baba Mouftafa, que je n'ai point paffe' plus loin , & il fe trouva ve'ritablement devant la maifon de Caffim , oü Ali Baba demeuroit alors. Avant de lui öter Ie mouchoir de devant les yeux, Ie voleur fit promptement une marqué a la porte avec de la craie qu'il tenoit préte; & quand il le lui eut öte', il demanda s'il favoit k qui appartenoit la maifon. Baba Mouftafa lui répondit qu'il n'étoit pas du quartier, & ainfi qu'il ne pouvoit lui en rien dire. Comme le voleur vit qu'il ne pouvoit apprendre rien davantage de Baba Mouftafa, il Ie remercia de la peine qu'il lui avoit fait prendre ; & après qu'il 1'eut quitté & laiffé retourner k fa boutique, il prit le chemin de la forêt, perfuadé qu'il feroit bien regu. Peu de tems après que le voleur & Baba Mouftafa fe furent féparés, Morgiane fortit de la maifon d'Ali Baba pour quelqu'affaire; & en cevenant, elle remarqua la marqué que le voleur y avoit fake: elle s'arrêta pour y faire attention. Que fignifie cette marqué, dit-elle en elle-même? quelqu'un voudroit-il du mal k mon maitre, ou 1'a-t-on faite pour fe divertir ? A quelqu'in- tention  C O N T E S ASAÏIÏ. Jff tention qu'on 1'ait pu faire , ajouta-t^elle, il eft bon de fe précautionner contre tout événement. Elle prend auiïi de la craie; & comme les deux ou trois portes au-deffus & au-deffous étoient femblables, elle les marqua au méme endroit, & elle rentra dans la maifon fans parler de ce qu'elle venoit de faire, ni a fon maitre ni k fa maïtrelfe. Le voleur cependant qui continuoit fon chemin, arriva k la forét, & rejoignit fa troupe de bonne heure. En arrivant, il fit rapport dtf fuccès de fon voyage , en exagérant le bonheur qu'il avoit eu d'avoir trouvé d'abord un homme par lequel il avoit appris le fait dont il étoit venu s'informer ,.ce que perfonne que lui n'eüt pu lui apprendre. II fut écouté avec une grande fatisfaction ; & le capitaine , en prenant la parole , après 1'avoir loué de fa diligence : Camarades , dit-il en s'adreflant a tousjr nous n'avons pas de tems k perdre ; partons; bien armés , fans qu'il paroifle que nous le foyons ; & quand nous ferons entrés dans la ville léparément, les uns après les autres, pour ne pas donner de foupgon, que le rendez-vous foit dans la grande place, les uns d'un cöté, les autres de 1'autre, pendant que j'irai reconnoïtre la maifon avec notre camarade, qui vient de nous apportér une fi bonne nouvelle, afin. Tornt XI, • K  146* Les Mille et une NurTs, que la-deflus je juge du parti qui nous con- viendra le mieux. Le difcours du capitaine des voleurs fut applaudt, & ils furent bientöt en état de partir. Ils défilèrent deux a deux, trois a trois ; & en marchant a une diflance raifonnable les uns des autres , ils entrèrent dans la ville fans donner aucun foupgon. Le capitaine & celui qui étoit venu la matin, y entrèrent les derniers. Celuici mena le capitaine dans la rue oü il avoit marqué la maifon d'Ali Baba ; & quand il fut devant une des po.tes qui avoit été marquée par Morgiane, il la lui fit remarquer, en lui difa'nt que c'étoit celle-lè. Mais en continuant leur chemin fans s'arrêter, afin de ne pas fe rendre füfpecïs , comme le capitaine eut obfervé que la porte qui fuivoit étoit marquée de la méme marqué & au même endroit, il le fit remarquer a fon conducteur, & il lui demanda fi c'étoit celle-ci ou la première. Le conducteur demeura confus , & il ne fut que répondre, encore moins quand il eut vu avec le capitaine que les quatre ou cinq portes qui fuivoient , avoient auffi Ia même marqué. II alfura au capitaine, avec ferment, qu'il n'en avoit marqué qu'une. Je ne fais, ajouta-t-il, qui peut avoir marqué les aütres avec tant de refiemblance; mais dans cette confufion, j'avoue que  Gontes Arabes. 147 je ne peux diftinguer laquelle eft celle que j'ai marquée. Le capitaine qui vit fon deffein avorté , fe rendit a la grande place, oü il fit dire a fes gens par le premier qu'il rencontra, qu'ils avoient perdu leur peine & fait un voyage inutile, & qu'ils n'avoient autre parti a prendre que de reprendre le chemin de leur retraite commune'. 11 en donna 1'exemple , & ils le fuivirent tous dans le méme ordre qu'ils étoient venus. Quand la troupe fe fut raffemblée dans la forét, le capitaine leur expliqua la raifon pourquoi il les avoit fait revenir. Auffitöt le conducteur fut déclaré digne de mort tout d'une voix , & il s'y condamna lui-même, en reconnoiffant qu'il avoit dü prendre mieux fes précautions, & il préfenta le cou avec fermeté a celui qui le préfenta pour lui couper la tête. Comme il s'ag'uToit, pour la confervation de la bande, de ne pas la'nTer fans vengeance le tort qui lui avoit été fait, un autre voleur, qui fe promit de mieux réuffir que celui qui venoit d'être chatié , fe préfenta, & demanda en grace d'étre préféré. ïi eft ccouté. II marché ; il corrornpt Baba Mouftafa , comme le premier 1'avoit corrompu , & Baba Mouftafa lui fait connoitre la maifon d'Ali Baba, les veux b.mdes. II la marqua de rouge dans uri Rij  *48 Les mille ét une Nuits endroit moins apparent , en comptant que cetoit un moyen sur pour Ia diftinguer d'avec celles qui e'toient marquées de blanc. Mals peu de tems après, Morgiane fortit de Ia maifon comme le jour précédent; & quand elle revint , la marqué rouge n echappa pas k fes yeux clairvoyans. Elle fit le même raifonnement qu'elle avoit fait, & elle ne manqua pas de faire la même marqué de' crayon rouge aux autres portes voifines & aux mêmes endroits. Le voleur a fon retour vers fa troupe dans la forêt , ne manqua pas de faire valoir la précaution qu'il avoit prife , & comme infailhble , difoit-il , pour ne pas confondre la maifon d'Ali Baba avec les autres. Le capitaine & fes gens croyent avec lui que la chofe doit réuffir. Ils fo rendent k la ville dans le même ordre & avec les mêmes foins qu'auparavant , armés auffi de méme , préts a faire le coup qu'ils méditoient , & ]e capitaine & le voleur , en arrivant , vont k la rue d'Ali Baba ; mais ils trouvent la méme difficulté que la première fois. Le capitaine en eft indigné , & le voleUr dans une confu- ' lion auffi grande que celui qui 1'avoit précédé avec la même commilllon. Ainfi Ie capitaine fut contraint de fe retijrer encore ce jour-la avec fes gens , auffi  'Contes Arabes, 149 peu ftósfait que le jour d'auparavant.. Le voleur s comme auteur de la méprife , fubit parcillement le chatiment auquel il s'étoit foumis volontairement. Le capitaine qui vit fa troupe dimïnuée de deux braves fujets , craignit de la voir dimi^ nuer davantage s'il continuoit de s'en rapporter a d'autres pour étre informé au vrai de la maifon d'Ali Baba. Leur exemple lui fit connoitre qu'ils n'étoient propres ( tous ) qu'a des coups de mams,, & nullement aagir de tête dans les occalions. II fe charge de la chofe lui-même ; il vint a la ville , & avec 1'aide de Baba Mouftafa , qui lui rendit le même fervice qu'aux deux députés de fa troupe , il ne s'amufa pas a faire aucune marqué pour connoitre la maifon d'Ali Baba ; mais il 1'examina fi bien , non-feulement en la confidérant attentivement , mais même en paflant & en repaffant a diverfes: fois pardevant, qu'il n'étoit pas poffible qu'il s'y méprit. Le capitaine des voleurs , fatisfait de font voyage % & iaftruit de ce qu'il avoit fouhaité, retourna a la forêt ; & quand il fut arrivé dans la grotte , oü fa troupe 1'attendoit : Camarades , dit-il , rien enfin ne peut plus nous empêcher de prendre une pleine vengeance du dommage qui nous a été fait. Je connoïs. K iij  ïj-o Les mille et une Nuiys, avec certitude la maifon du coupable fur quielle doit tomber ; & dans le chemin , j'ai fongé aux moyens de la lui faire fentir fi adroitement , que perfonne ne pourra avoir conn01ffance du lieu de notre retraite , non plus que de notre tréfor; car c'eft le but que nous devons avoir dans notre entreprife , autrement , au lieu de nous être utile , elle 'nous feroit funefte. . Pour parvenir a ce but , continua le capitaine , voici ce que j'ai imaginé. Quand je vous 1'aurai expofé , fi quelqu'un fait un expéd.ent meilleur , il pourra le communiquer. Alors il leur expliqua de quelle manière il "prétendoit s'y comporter , & comme ils lui eurent tous donné leur approbation , il les chargea , en fe partageant dans les bourgs & dans les villages d'alentour , & même dans les villes , d'acheter des muiets , jufqu'au nombre de dix-neuf , & trente-huit grands vafes de cuir h tranfporter de 1'huile , 1'un plein , les autres vuides. En deux ou trois jours de tems , les voleurs eurent fait tout eet amas. Comme les vafes vuides étoient un peu étroits par la bouche pour 1'exécution de fon deffein, le capitaine les fit un peu élargir;& après avoir fait entrer un de fes gens dans chacun avec ,  Co nt es Arabes. i;ï les armes qu'il avoit jugées néceffaires en iaiffant ouvert ce qu'il avoit fait decoudre , afin de leur laiffer la refpiration hbre , l les ferma de manière qu'ils paroiffoient pleins d'huile ; & pour les mieux déguifer , il les frotta par le dehors_ d'huile , qu'il prit du vafe qui en étoit plein. Les chofes ainfi difpofées, quand les muiets furent chargés des trente-fept voleurs fans y comprendre le capitaine, chacun cache dans un des vafes , & du vafe qui étoit plein d'huile; leur capitaine , comme conducteur prit le chemin de la ville , dans le tems qufl avoit réfolu , & y arriva a la brune , environ une heure après le coucher du foleil , comme il fe 1'étoit propofé. II y entra , & d alh droit a la maifon d'Ali Baba , dans le deifem de frapper a la porte , & de demander a y paffer la nuit avec fes muiets , fous le bon plaifir du maïtre. II n'eut pas la peine de " frapper ; il trouva Ali Baba a la porte qui prenoit le frais après le foupé. B fit arréter fes muiets ; & en s'adreflant a Ah Baba : Seigneur , dit-il , j'amène 1'huile que vous voyez , de bien loin , pour la vendre demain au marché ; & a 1'heure qu'il eft , je ne fais oü aller loger : f. cela ne vous incommode pas, faites-moi le plaifir de me recevoir chez K. iv  *{2 les mii-le et une Nuits Quoiqu'AH Baba eüt vu dans la forêt celui 1«' lm parloxt , & méme entendu comment eüt-il pu le reconnoitre pour le capitaine des quarante voleurs fous le dêVuife-nt d'un marchand d'huile ? Vous ête le b^en-venu , lui dit-il , entrez ; & en difan -Parol i1];fit trer avec fes mulets , comme il ]e fit clave" ane't&mS ' A" Baba ^ ™ lt l eU/ raV01t'&1Ui C—^5 quand nonTu ™ déch3rgéS ' de Ies -ttre non-feulement è couvert dans Pécurie , mais m me de leur donner du foin & de 1'orge jnt auffi la peine d'entrer dans Ia cuifine & d ordonner è More-;™* A> « 5 mentor. MorSiane dappreter prompte™nt a fouper pour l'höte qui venoit d'arriver tJ7 , PlUS ; P°Ur faire a fon hóte tont Jaccueu poffible, quand il vit que le c ! " que les muiets avoient été menés dans 1'écu Pair ïï „IIr ? P°Ur ^ h °™ a V: eurdrepou^iefaire ?„; A'f ,. receVO,t fon ™nde en ?UI dlfant - «-t Fs qu-ii CQU;4°  Contes Arabes. i^ dans la cour. Le capitaine des voleurs s'en excufa fort , fous prétexte de ne vouloir pas être incommode , mais dans le vrai , pour avoir lieu d'exécuter ce qu'il méditoit avec plus de liberté ; & il ne céda aux honnêtetés d'Ali Baba qu'après de fortes inftances. Ali Baba non content de tenir compagnie a celui qui en vouloit a fa vie , jufqu'a ce que Morgiane lui eüt fervi le foupé , continua de 1'entretenir de plufieurs chofes qu'il crut pouvoir lui faire plaifir j & il ne le quitta que quand il eut achevé le repas • dont 11 1'avoit régalé. Je vous laiffe le maitre , lui dit-il , vous n'avez qu'a demander toutes les chofes dont vous pouvez avoir befoin , il n'y a rien chez moi qui ne foit a votre fervice. Le capitaine des voleurs fe leva en mêmetems qu'Ali Baba , & 1'accompagna jufqu'a la porte ; & pendant qu'Ali Baba alla dans la cuifine pour parler a Morgiane , il entra dans la cour , fous prétexte d'aller a 1'écurie voir fi rien ne manquoit 'a fes muiets. Ali Baba , après avoir recom mandé de nouveau a Morgiane de prendre un grand foin de fon höte , & de ne le laiffer manquer de rien : Morgiane, ajouta-t-il, je t'avertis que demain je vais au bain avant le jour ; prends foin que mon linge de bain foit prêt, & de  174 LES MILLE ET UNE NuiTS, Je donner k Abdalla ( c'étoit Ie nom de foa efclave), & fais-moi un bon bouillon, pour le prendre k mon retour. Après lui avoir donné ces ordres , il fe retira pour fe coucher. Le capitaine des voleurs , cependant , k la fortie de 1'écurie , alla donner a fes gens 1'ordre de ce qu'ils devoient faire. En commencant depuis le premier vafe jufqu'au dernier , tl dit a chacun : Quand je jeterai des petites pierres de la chambre oü 1'on me loge , ne manquez de vous faire ouverture , en fendant Ie vafe depuis le haut jufqu'en bas , avec le couteau dont vous étes muni , & d'en fortir; auiTitöt je ferai a vous. Et le couteau dont il parloit étoit pointu & affilé pour eet ufage. Cela fait , il revint ; & comme il fe fut prefenté a la porte de la cuifine , Morgiane ■prit de la lumière , & elle le conduifit k la chambre qu'elle-lui avoit préparée, oü elle Ie laiffa après lui avoir demandé s'il avoit befoin de quelqu'autre chofe.' Pour ne pas donner de foupcon , il éteignit la lumière peu de tems après , & il fe coucha tout habilié , prét k fe lever dès qu'il auroit fait fon premier fomme. - Morgiane n'oublia pas les ordres d'Ali Baba ; elle prépare fon linge de bain , elle en eharge Abdalla qui n'étoit pas encore allé fe  Contes Arabes. 15$ eoucher , elle met le pot au feu pour le bouillon , & pendant qu'elle écume le pot , la lampe s'éteint. II n'y avoit plus d'huile dans la maifon , & la chandelle y manquoit auffi. Que faire ? elle a befoin cependant de voir clair pour écumer fon pot ; elle en témoigne fa peine a Abdalla. Te voila bien embarraffée , lui dit Abdalla , va prendre de 1'huile dans un des vafes que voila dans la cour. Morgiane remercia Abdalla de 1'avis , & pendant qu'il va fe eoucher prés de la chambre d'Ali Baba , pour le fuivre au bain , elle prend la cruche a 1'huile & elle va dans la cour. Comme elle fe fut approchée du premier vafe qu'elle rencontra , le voleur qui étoit caché dedans , demanda , en parlant bas , eft-il tems ? Quoique le voleur eüt parlé bas , Morgiane néanmoins fut frappée de la voix d'autant plus facilement, que le capitaine des voleurs, dés qu'il eut déchargé fes muiets , avoit ouvert , non - feulement ce vafe , mais même tous les autres , pour donner de 1'air a fes gens , qui d'ailleurs y étoient fort mal a leur aife , fans y être encore privés de la facihte de refpirer. Tout autre efclave que Morgiane , auffi fur-  V6- Les milee et une Nutts' H?p r j vacarme capa- b e de „ufer de grands malheurs. Mais Morg-ne éto:t au-delfus de fes femblables , el compnt en un inftant 1'importance de garder AhBaba&fafam1lle3&0ü elle fe trouwt elle-meme , & la néceffité d'y appoiter Fomptement le reméde , fans faJ & par fa capacité elle en péne'tra d'abord les -oyens. Elle rent donc en érnoT ' * f3nS f3ire ParOÏtre —ne des 'Te' " ,P,renant h P1"6 du «pitain. d s voleurs, elle répondit a la demande , & e le dlt: Pas encore , mais bientdt. Elle s'apFochaduvafequifuivoitj&]a / ™nde lux fut faite f & ainfi de ^ q«a ce qu'elle arriva au dernier qui étoit plein d'huile ; & a la méme demande eIfe donna la même réponfe. Morgiane connut par-la que fon maitre Aii Baba, qui avoit cru ne donner k lager chez lm qUa,U" marchand d'huile , y avoit donné entree a trente-huit voleurs, en y camprenant le faUX marchand leur capitaine. Elk enrpht en diligence fa cruche d'huile , qu'ell, F»t du dermer vafe ; elle revklt dans h ^  Co nt es Arabes. ij"? fine , oü après avoir mis de 1'huile dans la lampe & 1'avolr rallumée , elle prend une grande chaudière , elle retourne a la cour oü elle 1'emplit de 1'huile du vafe. Elle la rapporte , la met fur le feu , & met deffous force bois , paree que plutót 1'huile bouilhra , plutót elle aura exécuté ce qui dok contribuer au falut commun de la maifon , qui ne demande pas de retardement. L'huile bout enfin , elle prend la chaudière , & elle va verfer dans chaque vafe affez d'huile toute bouillante , depuis le premier jufqu'au dernier , pour les étouffer & leur óter la vie , comme elle la leur öta. Cette action digne du courage de Morgiane i exe'cutée fans bruit , comme elle 1'avoit projeté , elle revint dans la cuifme avec la chaudière vuide , & ferme la porte. Elle e'teint le grand feu qu'elle avoit allumé , & elle n'en lailfe qu'autant qu'il en faut pour achever de faire cuire le pot du bouillon d'Ali Baba. Enfuite elle fouffle la lampe , & elle demeure dans un grand filence , réfolue de ne pas fe eoucher qu'elle n'eüt obfervé ce qui arriveroit , par une fenêtre de la cuifme qui donnoit fur la cour , autant que 1'obfcurité de la nuit pouvoit le permettre. II n'y avoit pas encore un quart-d'heure que  ijS Les mille et une Nuits Morgiane attendoit , quand le capitaine des voleurs s'éveilla. II fe léve , il reprde par la fenetre qu'il ouvre ; & comme il n'appercoit aucune lumière & qu'il voit régner un grand repos & un profond filence dans la maifon, il donne le fignal en jetant des petites pieni, dont plufieurs tombèrent fur les vafes, comme Ü n'en douta point par le fon qui lui en vint aux oreilles. II prête 1'oreille, & il n'entend ni n'appercoit rien qui lui faffe connoitre que fes gens fe mettent en mouvement. II en eft .inquiet, il jete des petites pierres une feconde & une troifième fois. Elles tombent fur les vafes, & cependant pas un des voleurs ne donne le rnomdre figne de vie, & il n'en peut comprendre Ia raifon. II defcenddans la cour tout aiarmé, avec le moins de bruit qu'il lui eft poffible , U approche de même du premier vafe, &c quand il veut demander au voleur , qu'il croit vivant, s'il dort, il fent une odeur d'huile chaude Sc de brülé , qui exhale du vafe, par ou il connoit que fon entreprife contre Ali Baba, pour lui öter la vie Sc pour piller fa maifon , & p0Ur emporter s'il pouvoit 1'or qu'il avoit enlevé k fa communauté, étoit échouée. f Pa& au vafe qui f^voit, & a tous les autres lun après 1'autre, & il trouve que fes gens étoient péns par le même fort; & par la di*i-  Contes Arabes. ijp nution de l'httilé dans le vafe qu'il avoit apporté plein, il connut la manière dont on s'étoit pris pour le priver du fecours qu'il, en attendoit. Au défefpoir d'avoir manqué fon coup, il enfila la porte du jardin d'Ali Baba, qui donnoit dans la cour, & de jardin en jardin, en palfant par-deifus les murs, il fe fauva. Quand Morgiane n'entendit plus de bruit & qu'elle ne vit pas revenir le capitaine des voleurs , après avoir attendu quelque tems, elle ne douta pas du parti qu'il avoit pris, plutot que de chercher a fe fauver par la porte de la maifon, qui étoit fermée a doublé tour. Satisfaite & dans une grande joie d'avoir fi bien réufli a mettre toute la maifon en süreté, elle fe coucha enfin, & elle s'endormit. Ali Baba cependant fortit avant le jour, & alla au bain fuivi de fon efclave , fans rien favoir de 1'évènement étonnant qui étoit arrivé chez lui pendant qu'il dormoit, au fujet duquel Morgiane n'avoit pas jugé a propos de 1'éveiller, avec d'autaht plus de raifon, qu'elle n'avoit pas de tems a perdre dans le tems du danger, & qu'il étoit inutile de troubier fon repos , après qu'elle Peut détourné. En revenant des bains, & en rentrant chez lui, que le foleil étoit levé, Ali Baba fut fi furpris de voir encore les vafes d'huile dans  ïób Les miLlk et une Nüits, leur place, & que le marchand ne fe fut pa* rendu au marché avec fes muiets, qu'il en demanda la raifon k Morgiane qui lui étoit venue ouvrir, & qui avoit laiffé toutes chofes dans 1'état oü il les voyoit, pour lui en donner le fpeéfacle, & lui expliquer plus fenliblement ce qu'elle avoit fait pour fa confervation. Mon bon maitre, dit Morgiane, en répondant a Ali Baba, dieu vous conferve, vous & toute votre maifon. Vous apprendrez mieux ce que vous défirez de favoir, quand vous aurez vu ce que j'ai a vous faire voir ; prenez la peine de venir avec moi. Ali Baba fuivit Morgiane ; quand elle eut fermé la porte, elle le mena au premier vafe : RegardezMans le vafe, lui dit-elle, & voyez s'il y a de 1'huile. Ali Baba regarda; & comme il eut vu un homme dans le vafe, il fe tira en arrière tout effrayé, avec un grand cri. Ne craignez rien, lui dit Morgiane, rnomme que vous voyez ne vous fera pas de mal : il en a fait, mais il n'eft plus en état d'en faire , ni k vous ni k perfonne, il n'a plus de vie. Morgiane, s'écria Ali Baba , que veut dire ce que tu viens de me faire voir ? expliquele-moi. Je vous 1'expliquerai, dit Morgiane; mais modérez  C ö Sf T S S A R A § fi S, iSï Tnodérez votre étonnement, & n'éveillez pas ia curiofité des voifins d'avoir connoifTance d'une chofe qu'il eft très-important que vous teniez cachée, Voyez auparavant tous les autres vafesk Ali Baba regarda dans les autres vafes 1'un après 1'autre, depuis le premier jufqu'au dernier oü il y avoit de 1'huile , dont il remarqua que 1'huile étoit notablement diminuée; & quand il eut fait, il demeura comme immobile, tantöt en jetant les yeux fur les vafes, tantöt en regardant Morgiane, fans dire mot„ tant la furprife oü il étoit, étoit grande, A la fin, comme fi la parole lui fut revenue : Ët le marchand, demanda-t-il, qu'eft-il devenu ? Le marchand, répondit Morgiane , eft aufli peu marchand que je fuis marchande. Je vous dirai aufli qui il eft, & ce qu'il eft devenu. Mais vous apprendrez toute 1'hiftoire plus commode'-, ment dans votre chambre; car il eft tems, pour. le bien de votre fanté, que vous preniez un bouillon après être forti du bain. Pendant qu'Ali Baba fe rendit dans fa chambre , Morgiane alla k la cuifine prendre le bouillon ; elle le lui apporta, & avant de le prendre, Ali Baba lui dit : Commence toujours a fatisfaire 1'impatience oü je fuis, & racontó- ,Tome XI, L  IÓ2 LSS MILLE ÉT UNE NuiTS, mol une hiftoire fi étrange , avec toutes fes circonftances. Morgiane, pour obe'ir a Ali Baba, lui dit: Seigneur, hier au foir, quand vous vous futes retiré pour vous eoucher , je préparai votre linge de bain , comme vous veniez de me le commander, & j'en chargeai Abdalla. Enruite je mis le pot au feu pour le bouillon ; & comme jel'écumois, la lampe, faute d'huile, s'éteignit tout-a-coup ; & il n'y en avoit pas une goutte dans la cruche. Je cherchai quelques bouts de chandelle, & je n'en trouvai pas un. Abdalla, qui me vit embarraffée , me fit fouvenir des vafes pleins d'huile qui étoient dans la cour, comme il n'en doutoit pas non plus que moi, & comme vous 1'avez cru vous-méme. Je pris la cruche & je courus au vafe le plus voifin. Mais comme je fus prés du vafe , il en fortit une voix qui me demanda: Eft-il tems ? Je ne m'effrayai pas; mais en comprenant fur le champ la malice du faux marchand, je répondis fans héfiter: Pas encore, mais bientöt. Je paffai au vafe qui fuivoit, & une autre voix me fit Ia même demande , a laquelle je répondis de même. J'allai aux autres vafes 1'un après 1'autre ; a pareille demande, pareille réponfe,& je ne trouvai de ' 1'huile que dans le dernier vafe, dont j'emplis la cruche.  C O ÏT f É S A R A S 1 S. f6 jf Qüartd j'eus cönfidéré qu'il y avoit trentefept voleurs au milieu de votre cour , qui n'attendoient que le fighal ou que Ie commandement de leur chef s que vous avez pris pour un marchand , & è qui vous aviez fait un fi grand accueil, pour mettre toute la maifon en combuftion, je ne perdis pas de tems, je rapportai la Cruche, j'allumai la lampe; & après avoir pris la chaudière la plus grande de Ia cuifine, j'allai 1'emplir d'huile, Je la mis fur le feu, & quand elle fut bien bouillante , j'en allai verfer dans chaque vafe oü étoient les voleurs, autant qu'il en fallut pour les empêcher tous d'exécuter, le pernicieux deffein qui les avoit amenés. La chofe ainfi terminée de la manière que je 1'avois méditée , je revins dans la cuifine , j'éteignis la lampe ; & avant que je me cou* chaffe , je me mis a examiner tranquillement par la fenêtre quel parti prendroit le faux mar* chand d'huile. Au bout de quelque tems , j'entendis que pour fignal il jeta de fa fenêtre de petites pierres qui tombèrent fur les vafes. Il en jeta une feconde & troifième fois ; & comme il n'appercut ou n'entendit aucun mouvement , il defcendit, & je le vis aller de vafe en vafe juf-* qu'au dernier; après quoi 1'obfcurité de la nuit fit que je le perdis de vue, J'obfervai encore Lij  ï64' Les mille et une Nüits, quelque tems, & comme je vis qu'il ne reve-1 nok pas, je ne doutai pas qu'il ne fe fut fauvé par le jardin , défefpéré d'avoir fi mal réuffi. Ainfi perfuadée que la maifon étoit en süreté, je me couchah En achevant, Morgiane ajouta: Voila quelle eft 1'hiftoire que vous m'avez demandée, & je fuis convaincue que c'eft la fuite d'une obfervation que j'avois fake depuis deux ou trois jours dont je n'avois pas cru devoir vous entretenir, qui eft qu'une fois en revenant de la ville de bon matin , j'appercus que la porte de la rue étoit marquée de blanc, & le jour d'après de rouge, après la marqué blanche, & que chaque fois , fans favoir a quel deffein cela pouvoit avoir été fait,.j'avois marqué de même & au même endroit, deux ou trois portes de nos voifins , au-deffus & au-deffous. Si vous joignez cela avec ce qui vient d'arriver , vous trouverez que le tout a été machiné par les voleurs de la forêt,. dont je ne fais pourquoi la troupe eft diminuée de deux. Quoi qu'il en foit , la voila réduite a trois au plus. Cela fait voir qu'ils avoient juré votre perte, & qu'il eft bon que vous vous teniez fur vos gardes, tant qu'il fera certain qu'il en reftera quelqu'un au monde. Quant a moi, je n'oublierai rien pour veiller a votre conferyation comme j'y fuis obligée.  Contes Arabes. ~ï6f Quand Morgiane eut achevé, Ali Baba pé>nétré de la grande obligation qu'il lui avoit „ lui dit: Je ne mourrai pas que je ne t'aye récompenfée comme tu le mérites. Je te dois la vie ; & pour commencer a t'en donner une marqué de reconnoiffance , je te donne la liberté dès- a-préfent , en attendant que j'y mette le comble de la manière que je me le propofe. Je fuis perfuadé avec toi que les quarante voleurs m'ont dreffé ces embüches. Dieu m'a délivré par ton moyen ; j'efpère qu'il continuera de me préferver de leur méchanceté, & qu'en achevant de la détourner de deffus ma tête, il délivrera le monde de leur perfécution & de leur engeance maudite. Ce que nous avons a faire, c'eft d'enterrer inceffamment les corps de cette pefte du genre humain , avec un fi grand fecret que perfonne ne puiffe rien foupconner de leur deftinée, & c'eft a quoi je vais travailler avec Abdalla. Le jardin d'Ali Baba étoit d'une grande longueur, terminé par de grands arbres. Sans différer, il alla fous ces arbres avec fon efclave, crcufer une foffe longue & large a proportion des corps qu'ils avoient a y enterrer. Le terrein étoit aifé a remuer, & ils ne mirent pas un long tems k 1'achever. Bs tirèrent les corps hors des vafes , & ils mirent a part les armes dont les L lij  t'66 Les mille et une Nuits, voleurs s'étoient munls. Ils tranfportèrent ces corps au bout du jardin , & ils les arrangèrent dans la folie 5 & après les avoir couverts de la terre quilsen avoient tirée, ils difpersèrent ce qui en reftoit aux environs , de manière que le terrein parut égal comme auparavant. Ali Baba fit cacher foigneufement les vafes a 1'huite & les armes; & quant aux mulets , d@nt j, befoin pour lors , il les envoya au marché S differentes fois , oü il les fit vendre par fon eiclave, Pendant quAli Baba prenoit toutes ces melures pour öter a la connoiffance du public par quel moyen il étoit devenu riche en peu de tems, le capitaine des quarante voleurs étoit retourné a la forét avec une mortification inconcevable; ^dans 1'agitation, ou plutöt dans la confufion: ou il étoit d'un fuccès fi malheureux & fi contraire è ce qu'il s'étoit promis ; il'étoit rentré dans la grotte, fans avoir pu s'arrêter a aucune refolution dans le chemin fur ce qu'il devoit faire ou ne pas faire a Ali Baba. La folitude oü il fe trouva dans cette fombre demeure, lui parut affreufe. Braves gens , s'écna-t-il, compagnons de mes veilles, de mes courfes & de mes travaux, oü étes-vous ? Que puis-je faire fans vous ? Vous avois-je affembles & choifis pour vous voir périr tous a. la.  Contes Arabes, 'ï&l fois par une deftinée fi fatale & fi indigne de votre courage ? Je vous regretterois moins fi vous étiez me-rts le fabre k la main en vaillans hommes. Quand aurai-je fait une autre troupe de gens de main comme vous; & quand je le voudrois , pourrois-je 1'entreprendre, & ne pas expofer tant d'or, tant d'argent, tant de richeffes a la proie de celui qui s'eft déja enrichi d'une partie ? Je ne puis & je ne dois y fonger, qu'auparavant je ne lui aye öté la vie. Ce que je n'ai pu faire avec un fecours fi puiffant, je le feraï moi feul; & quand j'aurai pourvu de Ia forte a ee que ce tréfor ne foit plus expofé au pillage, 3e travaillerai a faire en forte qu'il ne demeure ni fans fucceffeurs ni fans maïtre après moi , qu'il fe conferve & qu'il s'augmente dans toute la poftérité. Cette réfolution prife, il ne fut pas embarraffé k chercher les moyens de 1'exécuter; & alors plein d'efpérance, & 1'efprit tranquille, il s'endormit , & il paffa la nuit affez paifiblement. Le lendemain, le capitaine des voleurs éveillé de grand matin , comme il fe 1'étoit propofé , prit un habit fort propre , conformément au deffein qu'il avoit médité, & il vint a la ville, oü il prit un logement dans un khan; & comme il s'attendoit que ce qui s'étoit paffe chez Ali Baba, pouvoit avoir fait de 1'éclat, il demanda L iv  l68 Les, mille et une Nüits, au conciërge, par manière d'entretien , s'il y avoit quelque chofe de nouveau dans la ville; fur quoi le conciërge paria de toute autre chofe que de ce qui lui importoit de fayoir. II jugea dela que la raifon pourquoi Ali Baba gardoit un fi grand fecret, venoit de ce qu'il ne vouloit pas que la connoiffance qu'il avoit du tréfor, & du moyen d'y entrer , fut divulguée, & de ce qu'il n'ignoroit pas que c'étoit pou' ce fujet qu'on en vouloit a fa vie. Cela 1'anima davantage k ne rien négliger pour fe défaire de iül par la méme voie du fecret. Le capitaine des voleurs fe pourvut d'un cheval, dont il fc fe/vit pour tranfporter k fon logement plufieurs fortes de riches étoffes & de torïes fines, en faifant plufieurs voyagesa la foret avec les précautions néceffaires pour cacher le heu oü il les alloit prendre. Pour débiter cesi marchandifes , quand il en eut amaffé ce qu'il avoit jugéa propos, il chercha une boutique. II en trouva une; & après 1'avoir prife k louago' du propriétaire, il ia garnit , & il s'y établit. La boutique, qui fe trouva vis-a-vis de ia fienne, étoit celle qui avoit appartenu k Caffim, & quï étoit occupée par lefils d'Ali Baba il n'y avoit pas long-tems. Le capitaine des voleurs qui avoit pris le nom de Cogia Houffain, comme. nouveau venu, ne.  Contes Arabes. 'i6"q manqua pas de faire civilité aux marchands fes voifins , felon la coutume. Mais comme le fits d'Ali Baba étoit jeune , bien fait, qu'il ne manquoit pas d'efprit, & qu'il avoit occafion plus fouvent de lui parler & de s'entretenir avec lui qu'avec les autres , il eut bientöt fait amitié avec lui. II s'attacha même a le cultiver plus fortement & plus afliduement, quand trois ou quatre jours après fon établiffement, il eut reconnu Ali Baba qui vint voir fon fils , qui s'arrêta a s'entretenir avec lui, comme il avoit coutume de le faire de tems en tems , & qu'il eut appris du fils, après qu'Ali Babal'eut quitté, que c'étoit fon père. II augmenta fes empreffemens auprès de lui, il le carelfa , il lui fit de petits préfens , il le régala même, & il lui donna plufieurs fois a manger. Le fils d'Ali Baba ne voulut pas avoir tant d'obligation a Cogia Houffain fans lui rendre la pareille. Mais il étoit logé étroitement, & il n'avoit pas la même commodité que lui pour le régaler comme il le fouhaitoit. II paria de fon deffein a Ali Baba , fon père, en lui faifant remarquer qu'il ne feroit pas féant qu'il derneurat plus long-tems fans reconnoitre les hannêtetés de Cogia Houffain. Ali Baba fe chargea du régal avec plaifir : Man fils, dit-il - il eft demain vendredi j comme  ï7° Les mïeeé eï üne Ntrrxg, c'eft un jour que les gros marchands, cómm* Cogia Houffain & comme vous, tiennent leurs boutiques fermées , fakes avec lui une partie de promenade pour 1'après-diné, & en re;enant faites en_ forte que vous le faffiez palTer par chez moi,& que vous le faffiez entrer. D fera mieux que Ia chofe fe faffe de la forte, que f, vous 1'mvkiez dans les formes. Je vais ordonner a Morgiane de faire le foupe', & de le tenir pret. Le vendredi, le fils d'Ali Baba & Cogia Houflain fe trouvèrent 1'après-dïné au rendez-vous quils s'étoient donné, & ils firent leur promenade. En revenant, comme le fils d'Ali Baba avoit affecté de faire paffer Cogia Houffain par la rue ou demeuroit fon père, quand ils furent amves devant la porte de la maifon, il 1'arréta & en frappant: C'eft, lui dit-il , la maifon de m°n père, lequel fur le récit que je lui ai fait de 1'amitié dont vous m'honorez, m'a chargé de lui procurer 1'honneur de votre connoiffance. Je vous prie d'ajouter ce plaifir a tous les autres dont je vous fuis redevable. ^Quoique Cogia Houffain füt arrivé au but qu'il s'étoit propofé , qui étoit d'avoir entrée chez Ali Baba, & de lui óter la vie, fans haarder Ia fienne, en ne faifant pas d'éclat, il ne iaiffapas néanmoins de s'excufer, & de faire fem-  Contes Arabes. 171'; blant de prendre congé du fils ; mais comme 1'efclave d'Ali Baba venoit d'ouvrir, le fils le prit obligeamment par la main , & en entrant le premier , il le tira & le forga en quelque manière d'entrer, comme malgré lui. Ali Baba regut Cogia Houffain avec un vifage ouvert, & avec le bon accueil qu'il pouvoit fouhaiter. B le remercia des bontés qu'il avoit pour fon fils : L'obligation qu'il vous en a, & que je vous en ai moi-même, ajouta-t-il, eft d'autant plus grande, que c'eft un jeune homme qui n'a pas encore 1'ufage du monde , & que vous ne dédaignez pas de contribuer a le forraer. Cogia Houffain rendit compliment pour compliment a Ali Baba, en lui affurant que fi fon fils n'avoit pas encore acquis 1'expérience de certains vieillards , il avoit un bon fens qui lui tenoit lieu de 1'expérience d'une infinité d'autres. Après un entretien de peu de durée fur d'autres fujets indifférens , Cogia Houffain voulut prendre congé. Ali Baba 1'arrêta : Seigneur, dit-il, oü voulez-vous aller ? Je vous prie de me faire 1'honneur de fouper avec moi. Le repas que je veux vous donner eft beaucoup audeffous de ce que vous méritez; mais tel qu'il eft, j'efpère que vous 1'agréerez d'aufli bon cceut que j'ai intention de vous le donner. Seigneur Ali Baba, reprit Cogia Houffain ,  **7z Les mille et üne Nvifs* je fuis très-perfuadé de votre bon cceu/& ff je vous demande en grdce de ne pas trouver mauVais que je me ret;re fans obbgeante que vous me faites ; je VOUs firpphe ae croire que je ne le fais ni par mépris , m par mcivifité , mais paree que j'en ai une railon que vous approuveriez fi elle vous étoit connue. Et quelle peut être cette raifon, feigneur, reprit Ali Baba , peut-on vous la demander? Je pms la dire, répliqua Cogia Houffain ; c'eft que je ne mange ni viande , ni ragout oü il j ait du fel; jugez vous-même de la contenance que ,e ferois a votre table. Si vous n'avez que cette raifon, infifta Ali Baba, elle ne doit pas me pnver de 1'honneur de vous pofféder a fouper, a moins que vous ne le vouliez autrement. Premièrement, il n'y a pas de fel dans le pain que 1'on mange chez moi; & quant è la viande & aux ragoüts , je vous promets qu'il n'y en aura pas dans ce qui fera fervi devant vous, je^vais y donner ordre ; ainfi faites-moi h grace de demeurer, je reviens a vous dans un moment. Ali Baba alla a la cuifine , & il ordonna i Morgiane de ne pas mettre du fel fur la viande qu'elle avoit a fervir, & de préparer prompte« deux ou trois ragoüts, entre ceux qu'ü  Contes Arabes. '17^ lui avoit commandés, oü il n'y eüt pas de fel. Morgiane qui étoit prête a fervir , ne put s'empêcher de témoigner fon mécontentement fur ce nouvel ordre, & de s'en expliquer a Ali Baba : Qui eft donc, dit-ell e , eet homme fi difficile, qui ne mange pas de fel ? votre foupé ne fera plus bon a manger , fi je le fers plus tard. Ne te fiche pas , Morgiane , reprit Ali Baba , c'eft un honnête homme ; fais ce que je te dis. Morgiane obéit, mais a contre-cceur, & elle eut Ia curiofité de connoitre eet homme qui ne mangeoit pas de fel. Quand elle eut achevé , & qu'Abdalla eut préparé la table , elle 1'aida a porter les plats. En regardant Cogia Houffain, elle le reconnut d'abord pour le ca-pitaine des voleurs , malgré fon déguifement; & en 1'examinant avec attention , elle appercut qu'il avoit un poignard caché fous fon habit. Je ne m'étonne plus, dit-elle en elle-même, que le fcélérat ne veuille pas manger de fel avec mon maitre ; c'eft fon plus fier ennemi, il veut 1'aflalïiner; mais je 1'en empêcherai. Quand Morgiane eut achevé de fervir , ou de faire fervir par Abdalla, elle prit le tems pendant que 1'on foupoit, & fit les préparatifs nécelfaires pour 1'exécution d'un coup des plus hardis; & elle venoit d'achever, lorfqu'Abdalla  174 les mille et une Nuïts, vint 1'avertir qu'il étoit tems de fervir le frak Elle porta le fruit , & dès qu'Abdalla eut levé ce qui étoit fur la table, elle le fervit. Enfuite elle pofa prés d'Ali Baba une petite table fur laquelle elle mit le vin avec trois talles ; & en fortant elle emmena Abdalla avec elle , comme pour aller fouper enfemble , & donner a Ali Baba, felon la coutume, la liberté de s'entretenir & de fe réjouir agréablement avec fon höte, & de le faire bien boire. Alors, le faux Cogia HoufTain, ou plutöt le capitaine des quarante voleurs, crut que 1'occafion favorable pour öter la vie a Ali Baba étoit venue. Je vais, dit-il, faire enivrer le père & le fils, & le fils a qui je veux bien donner la vie, ne m'empêchera pas d'enfoncer le poignard dans le cceur du pere, & je me fauverai par le jardin, comme je Fai déja fait, pendant que la cuifinière & 1'efclave n'auront pas encore achevé de fouper ou feront endormis dans Ia cuifine. Au lieu de fouper, Morgiane qui avoit pénétré dans 1'intention du faux Cogia Houffain, ne lui donna pas le tems de venir a 1'exécution de fa méchanceté. Elle s'habilla d'un habit de danfeufe fort propre, prit une coëffure convenable & fe ceignit d'une ceinture d'argent doré, oü elle attacha un poignard, dont la gaine  Contes Arabes. 17/ & le poignard étoient de même métalr& avec cela elle appliqua un fort beau mafque fur fon vifage. Quand elle fe fut déguifée de la forte, elle dit a Abdalla : Abdalla, prends ton tambour de bafque , & allons donner a 1'höte de notre maitre & ami de fon fils, le divertiflement que nous lui donnons quelquefois. Abdalla prend le tambour de bafque, il commence a en jouer en marchant devant Morgiane, & il entre dans la falie. Morgiane en entrant après, lui fait une profonde révérence d'un air; délibéré & a fe faire regarder, comme en demandant la permiffion de faire voir ce qu'elle favoit faire. Comme Abdalla vit qu'Ali Baba vouloit parler , il celfa de toucher le tambour de bafque. Entre, Morgiane, entre, dit Ali Baba; Cogia Houffain jugera de quoi tu es capable, & il nous dira ce qu'il en penfera. Au moins, feigneur, dit-il a Cogia Houffain, en fe tournant de fon cöté, ne croyez pas que je me mette en dépenfe pour vous donner ce divertiffement. Je le trouve chez moi, & vous voyez que ce font mon efclave & ma cuifinière , & dépenfière en même-tems, qui me le donnent. J'efpère que vous ne le trouverez pas défagréable. Cogia Houffain ne s'attendoit pas qu'Ali Baba 4üt ajouter ce divertiüement au foupé qu'il lui  'Xj'6 Les' mille et une Nuits% donnoit. Cela lui fit craindre de ne pouvoir pas profiter de 1'occafion qu'il croyoit avoir trouvée. Au cas que cela arrivat, il fe confola par 1'efpérance de la retrouver en continuant de ménager 1'amitié du père & du fils. Ainfi, quoiqu'il eüt mieux aimé qu'Ali Baba eüt bien voulu ne le lui pas donner, il fit femblant néanmoins de lui en avoir obligation , & il eut la complaifance de lui témoigner que ce qui lui faifoit plaifir ne pouvoit pas manquer de lui en faire aufli. Quand Abdalla vit qu'Ali Baba & Cogia Houffain avoient cefTé de parler, il recommenca a toucher fon tambour de bafque & 1'accompagna de fa voix fur un air a danfer; & Morgiane qui ne cédoit pas a aucun danfeur ou danfeufe de profeffion, danfa d'une manière a fe faire admirer, même de toute autre compagnie que celle a laquelle elle donnoit ce fpecfacle, dont il n'y avoit peut-être que le faux Cogia Houffain qui y donnat le moins d'attention. Après avoir danfé plufieurs danfes avec le même agrément & de la même force, elle tira enfin le poignard , & en le tenant a la main elle en danfa une dans laquelle elle fe furpafTa par les figures différentes, par les mouvemens légers, par les fauts furprenans, & par les efforts merveilleux dont elle les accompagna, tantöt en  Contes Arabes. tyf fen préfentant le poignard en avant , comme pour frapper, tantöt en faifant femblant de s'en frapper elle-méme cians le fein. Comme hors d'haleine enfin, elle arracha le tambour de bafque des mams u'Abdalla, de Ja main gauche , & en tenant le poignard de la droite , elle alla préfenter le tambour de bafque par le creux a Ali Baba, a 1'imitation des danfeurs & danfeüfes de profeffion, qui en ufent ainfi pour follicjter la libéralité de leurs fpectateurs. Ali Baba jeta une pièce d'or dans le tambour de bafque de Morgiane; Morgiane s'adreffa enfuite au fils d'Ali Baba, qui fuivit 1'exemple de fon père* Cogia Houffain qui vit qu'elle alloit venir auffi a lui, avoit déja tiré la bourfe de fon fein pour lui fa.re fon préfent, t]c il y mettoit la main, dans le moment que Morgiane, avec un courage cigne de fa fernuté & de fa réfolution , lui enfonca le potgnam au milieu du cceur, fi avant qu'elle ne Ie retira qu'après lui avoir öLé la vie. Ah Baba & fon fils épouvantés de cette aótiort, poufsèrent un grand cri ; Ah malheureufe I s'écria Ali Baba, qu'as-tu fait? eft-ce pour nous perdre moi & ma familie? Ce n'eft pas vous perdre, répondit Morgiane, je 1'ai fait pour votre confervation. Alors en Tome XL M  178 Les mille et une Nuits, ouvrant la robe de Cogia Houffain, & en montrant a Ali Baba le poignard dont il étoit armé : Voyez, dit-elle, a quel fier ennemi vous aviez affaire , & regardez-le-bien au vifage , vous y. reconnoitrez le faux marchand d'huile , & le capitaine des quarante voleurs. Ne confidérezvous pas aufli qu'il n'a pas voulu manger de fel avec vous ? en voulez-vous davantage pour Vous perfuader de fon delfein pernicieux ? Avant que je 1'euflë vu, le foupcon m'en étoit venu, du moment que vous m'avez fait connoitre que vous aviez un tel convive. Je 1'ai vu, & vous Voyez que mon foupcon n'étoit pas mal fondé. Ali Baba qui connut la nouvelle obligation qu'il avoit a Morgiane de lui avoir confervé la vie une feconde fois, 1'embraffa : Morgiane, dit-il, je t'ai donné la libeité, & alors je t'aï promis que ma reconnoilfance n'en demeureroit pas la, & que bientót j'y mettrois le comble. Ce tems eft venu, & je te fais ma bellerille. Et en s'adreflant a fon fils : Mon fils, ajouta Ali Baba, je vous crois affez bon fils, pour ne pas trouver étrange que je vous donne Morgiane pour femme fans vous confulter. Vous ne lui avez pas moins d'obligation que moi. Vous Voyez que Cogia Houflain n'avoit recherché votre amitié que dans le deffein de mieux réuflie  Cóntes ArabëS» 179 k m'arracher la vie par fa trahifon ; & s'il y eut réuffi, vous ne devez pas douter qu'il ne Vous eüt facrifié auffi a fa vengeance. Confidérez de plus qu'en époufant Morgiane , vouS epoufez le foutien de ma familie, tant que je vivrai, & 1'appüi de la vótre jufqu'a la fin de Vos jours-. Le fils, bien loin de témoigner aucun mécontentement , marqua qu'il confentoit a ce 'manage , non-feulement paree qu'il ne vöuloit pas défobéir a fon père , mais même parcè qu'il y étoit porté par fa propre inclination. On fongea enfuite dans la maifon d'Ali Baba" a enterrer le corps du capitaine, auprès de ceux des quarante voleurs ; & cela fe fit fi fecrètement, qu'on n'en eut connoiffance qu'après de longues années, lorfque perfonne ne fe trouVoit plus intéreffé dans la publication de cette fiifcoire mémorable. Peu de jours après, Ali Baba célébra les noccs de fon fils & de Morgiane avec grande folemnité , & par un feftin fomptueux, accompagné de danfes, de fpeétacles & des divertiffemens accoutumés ; & il eut la fatisfaétion de voir que fes amis & fes voifins , qu'il avoit invités , fans avoir connoiffance des vrais motifs du mariage, mais qui d'ailleurs n'ignoroienC pas les belles Sc bonnes qualités de Morgiane, M ij  ïSo Les miele et une Nuits, Ie louèrent hautement de fa généroiité & de fon bon cceur. Après le mariage, Ali Baba qui s'étoit abftenu de retourner a la grotte des voleurs depuis qu'il en avoit tiré & rapporté le corps de fon frère Caflim fur un de fes trois anes, avec Tor dont il les avoit chargés, par la crainte de les y trouver, ou d'y être furpris , s'en abftint encore après la mort des trente - huit voleurs, en y comprenant leur capitaine, paree qu'il iuppofa que les deux autres, dont le deftin ne lui étoit pas connu , étoient encore vivans. Mais au bout d'un an, comme il eut vu qu'il ne -s'étoit fait aucune entreprife pour 1'inquiéter, la curiofité le prit d'y faire un voyage, en prenant les précautions nécelfaires pour fa süreté. II monta a cheval ; & quand il fut arrivé pres de la grotte, il prit un bon augure de ce qu'il n'appergut aucun veftig'e ni d'hommes ni de chevaux. II mit pié k terre, il attacha fon cheval, & en fe préfentant devant la porte, il prononga ces paroles : Sefame, ouvretoi, qu'il n'avoit pas cubliées. La porte s'ouvrit; il entra, & 1'état oü il trouva toutes chofes dans la grotte, lui fit juger que perfonne n'y, étoa entré depuis environ le tems que le faux Cogia Houflain étoit venu lever boutique dans  Contes Arabes. i8t Ia ville , & ainfi que la troupe des quarante voleurs étoit entièrement diffipée & exterminée depuis ce tems-la, & ne douta plus qu'il ne fut le feul au monde qui eüt le fecret de faire ouvrir la grotte , & que le tréfor qu'elle enfermoit étoit a fa difpofition. 11 s'étoit muni d'une valife , il la remplit d'autant d'or que fon cheval en put porter , & il revint a la ville. Depuis ce tems-la, Ali Baba, fon fils, qu'il mena a Ia grotte, & a qui il enfeigna le fecret pour y entrer , & après eux leur poftérité, a laquelle ils firent pafler le même fecret, en profitant de leur fortune avec modération , vécurent dans une grande fplendeur , & honorés des premières dignités de la ville. Après avoir achevé de raconter cette hiftoire au fultan Schahriar, Scheherazade qui vit qu'il n'étoit pas encore jour, commenca de lui faire le récit de celle que nous allons voir. Mii|  ï8a Lfes mille et uns, Nuits, HISTOIRE 'D'Ali Cogia J Marchand de Bagdad. Sous le règne du calife Haroun Airafchid, dit la fultane, il y avoit k Bagdad un marchand nommé Ali Cogia, qui n'étoit ni des plus riches, ni auffi du dernier ordre, lequel demeu, roit dans fa maifon paternelle fans femme & fans: enfans. Dans le tems que libre de fes actions d vivoit content de ce que fon négoce lui produifoit, il eut trois jours de fuite un fonge dans lequel un vieillard vénérable lui apparut avec un regard févère, qui le réprimandoit de ce qu'il ne s'étoit pas encore acquitté du pélerinage de la Mecque, Ce fonge troubla Ali Cogia & le mit dans un grand embarras. Comme bon mufulman, il n'ignoroit pas 1'obligation oü il étoit de fake ce pélerinage ; mais comme il étoit chargé d'une maifon, de meubles & d'une boutique, il avoit toujours cru que c'étoient des motifs affez puifrans pour s'en difpenfer , en tachant d'y fuppléer par des aumónes, & par d'autres bonnes ceuvres, Mais depuis le fonge, fa confcience le preffoit fi vivement, que la crainte qu'il m  C o n t e s Arabes. 183 lui arrivat quelque malheur , le fit réfoudre de ne pas différer davantage a s'en acquitter. Pour fe mettre en état d'y fatisfaire dans 1'année qui couroit, Ali Cogia commenga par la vente de fes meubles ; il vendit enfuite fa boutique, & la plus grande partie des marchandifes dont elle étoit garnie , en réfervant celles qui pouvoient être de débit a la Mecque; & pour ce qui eft de la maifon, il trouva un locataire a qui il en fit un bail. Les chofes ainfi difpofées, il fe trouva pret a partir dans le tems que la caravane de Bagdad pour la Mecque fe mettroit en chemin. La feule chofe qui lui reftoit a faire , étoit de mettre en süreté une fomme de mille pièces d'or qui 1'eüt embarrafle dans le pélerinage, après avoir mis 3 part 1'argent qu'il jugea a propos d'emporter avec lui , pour fa dépenfe & pour d'autres befoins. Ali Cogia choifit un vafe d'une capacitê convenable; il y mit les mille pièces d'or, & il acheva de le remplir d'olives. Après avoir bien bouché le vafe, il le porte chez un marchand de fes amis. II lui dit : Mon frère , vous n'ignorez pas que dans peu de jours je pars comme péler'm de la Mecque avec la caravane; je vous demande en grace de vouloir bien yous charger d'un vafe d'olives que voici, §£ M iv  *84 Les UYttÉ et une Nuïts, de me le conferver jüfqü'è mon retour. Le marchand m dit obligeamment : Tenez, voilé la cle de mon magafin, portez-y vous-méme votre vafe,& mettez-le oü ü vous plaira; je vous promets que vous 1'y retrouverez. Le jour du départ de la caravane de Bagdad arrivé, Ali Cogia, avec un chameau chargé des marchandifes dont il avoit fait choix & qui lui fervit de monture dans le chemin , s'y joigmt; & ,1 arriva heureufement a la Mecque. 7 v'"fa avec tous les autres pélerins , 18 temple fi célèbre & fi fréquente chaque année par toutes les nations mufulmanes qui y abordent de tous les endroits de la terre oü elles lont repandues, en obfervant très-religieufement les cérémonies qui leur font prefcrites, Quand il fs fut ac quitté des devoirs de fon pélennage , il expofa les marchandifes qu'il avoit apportées pour les vendre ou pour les éehanger. Deux marchands qui palToient & qui virent les marchandifes d'Ali Cogia, les trouvèrent fi belles, qu'ils s'arrêtèrent pour les confidérer, quoiqu'ils n'en euffent pas befoin. Quand ils eurent fatisfait leur curiofité, 1'un dit a 1'autre en fe retirant : Si ce marchand favoit Ie gain qu'il feroit au Caire fur fes marchandifes, il les y porteroit, plutöt que de les vendre ici, ou, elles font a bon marché.  Contes Arabes. 18^ Ali Cogia entendit ces paroles ; & comme jl avoit entendu parler mille fois des beautés de 1'Egypte, il réfolut fur le champ de profiter de 1'occafion & d'en fa;re le voyage. Ainfi après avoir rempaqueté & remballé les marchandifes , au lieu de retourner a Bagdad, il prit le chemin de 1'Egypte, en fe joignant a la caravane du Caire. Quand il fut arrivé au Caire, il n'eut pas lieu de fe repentir du parti qu'il avoit pris; il y trouva fi bien fon compte , qu'en très-peu de jours il eut achevé de vendre toutes fes marchandifes avec un avantage beaucoup plus grand qu'il n'avoit efpéré. II en acheta d'autres dans le delfein de pafier a Damas ; & en attendant la commodité d'une caravane qui devoit partir dans fix femaines, il ne fe contenta pas de voir tout ce qui étoit digne de fa curiofité dans le Caire, il alla auffi admirer les pyramides, & il remonta le Nil jufqu'a une certaine diftance , & il vit les villes les plus célèbres fituées fur 1'un & 1'autre bord. Dans le voyage de Damas , comme le chemin de la caravane étoit de palfer par Jérufalem, notre marchand de Bagdad pronte de 1'occafion de vifiter le temple , regardé par tous les mufulmans comme le plus faint, après celui de la Mecque, d'oü cette ville prend le titre de NobJe SajntetéV  185 Les mille et une Nt/irs" AH Cogia trouva la ville de Damas un liet* fi délicieux par 1'abondance de fes eaux , par fes prairies & par fes jardins enchantés, que tout ce qu'il avoit lu de fes agrémens dans nos hiftoires, lui parut beaucoup au-deffous de Ia vérité, & qu'il y fit un long féjour. Comme néanmoins il n'oublioit pas qu'il étoit de Bagdad , il en prit enfin le chemin, & il arriva a Alep , ou il fit encore quelque féjour ; & dela, après avoir paffé 1'Euphrate, il prit le chemin de Mouffoul, dans 1'intention d'abréger fon retour en defcendant le Tigre. Mais quand Ali Cogia fut arrivé a Mouffoul, des marchands de Perfe avec lefquels il étoit Venu d'Alep , & avec qui il avoit contracté une grande amitié, avoient pris un fi grand afcendant fur fon efprit, par leurs honnêtetés & par leurs entretiens agréables, qu'ils n'eurent pas de peine a lui perfuader de ne pas abandonner leur compagnie jufqu'a Schiraz, d'oü il lui feroit aifé de retourner a Bagdad, avec un gain confidérable. Ils le menèrent par les villes de Sultanie, de Reï, de Coam, de Cafchan, d'Ifpahan, & dela a Schiraz, d'oü il eut encore la complaifance de les accompagner aux Indes & de revenir a Schiraz avec eux. De la forte, en comptant le féjour qu'il avoit fait dans chaque ville, il y avoit bientot fept  'Contes Arabes. 1S7 lans qu'Ali Cogia étoit parti de Bagdad, quand enfin il réfolut d'en prendre le chemin, & jufqu'alors 1'ami auquel il avoit confié le vafe d'olives avant fon départ, pour le lui garder, n'avoit fongé a lui ni au vafe. Dans le tems qu'il étoit en chemin avec une caravane partie de Schiraz, un foir que ce marchand fon ami foupoit en familie, on vint a parler d'olives, & fa femme témoigna quelque défir d'en manger , en difant qu'il y avoit long-tems qu'on n'en avoit vu dans la maifon. A propos d'olives, dit le mari, vous me faites fouvenir qu'Ali Cogia m'en laiffa un vafe en'allant a la Mecque il y a fept ans, qu'il mit lui-même dans mon magafin , pour le reprendre a fon retour. Mais ou eft Ali Cogia depuis qu'il eft parti ? II eft vrai qu'au retour de la caravane , quelqu'un me dit qu'il avoit paffe en Egypte. II faut qu'il y foit mort, puifqu'il n'eft pas revenu depuis tant d'années ; nous pouvons déformais manger les olives fi elles font bonnes. Qu'on me donne un plat & de la lumière, j'en irai prendre, & nous en gouterons. Mon mari , reprit la femme , gardez-vous bien, au nom de dieu, de commettre une action fi noire; vous favez que rien n'eft plus facré qu'un dépot. II y a fept ans, dites-vous, qu'AU  *88 Les mille ët une Nuits* Cogia eft allé a la Mecque, & quy n'eft revenu ; mais 1'on vous a dit qu'il étoit allé en Egypte; & d'Egypte , que favez-vous s'il n eft pas allé plus loin ? II fuffit que vous n'ayez pas de nouvelles de fa mort ; il peut revenir demain , après demain. Quelle infamie ne feroitce pas pour vous & pour votre familie s'il revient, & que vous ne lui rendiftiez pas fon vafe dans le même état & tel qu'il vous l'a confié ? Je vous déclare que je n'ai pas envie de ces olives, & que je n'en mangerai pas. Si j'en ai parlé, je ne 1'ai fait que par manière dentretien. De plus, croyez vous qu'après tant de tems les olives foient encore bonnes? elles font pourries & gatées. Et fi Ali Cogia revient, comme un preffentiment me le dit , & qu'il* s'appercoive que vous y ayez touché, que! jugement fera-t-il de votre amitié & de votre fidélité ? Abandonnez votre deflein , je vous en conjure. La femme ne tint un fi long difcours a fon mari , que paree qu'elle lifoit fon obftination fur fon vifage. En effet, il n'écouta pas de fi bons confeils; il fe leva & il alla a fon magafin avec de la lumière & un plat. Alors, fouvenez-vous au moins, lui dit fa femme, que je ne prends pas de part a ce que vous alle* faire, afin que vous ne m'en attribuiez pas la  CöïJtéS Arabe?, i8# faute s'il vous arrivé de vous en repentir. Le marchand eut encore les oreilles fermées, & il perfiffa dans fon delfein. Quand il fut dans fon magafin, il prend le vafe, il le découvre, &: il voit les olives toutes pourries. Pour s'éclaircir fi le delfous étoit auffi gaté que le deflus, il en verfe dans le plat, & de la fecouffe avec laquelle il les verfa , quelques pièces d'or y tombèrent avec bruit. A la vue de ces pièces, le marchand, naturellement avide & attentif , regarde dans le vafe, & appercoit qu'il avoit verfé prefque toutes les olives dans le plat, & que le refte étoit tout or en belle monnoie. II remet dans le vafe ce qu'il avoit verfé d'olives , il le re-» couvre & il revient. Ma femme, dit-il en rentrant , vous aviez raifon , les olives font pourries, & j'ai rebouché le vafe, de manière qu'Ali Cogia ne s'appercevra pas que j'y ai touché ; fi jamais il revient. Vous euffiez mieux fait de me croire, reprit la femme , & de n'y pas toucher. Dieu veuille qu'il n'en arrivé aucun mal. Le marchand fut aufli peu touché de ces dernières paroles de fa femme, que de la remontrance qu'elle lui avoit faite. II paffa la nuit prefqu'entière a fonger.au moyen de s'approprier 1'or d'Ali Cogia, & a faire en forte  jpo Les MïtLE ÉT une NuiTSs qu'il lui demeurat au cas qu'il revint i qu>il lui demandat le vafe. Le lendemain de grand matin, il va acheter des olives de JWe; il revient, il jete les vieilles du vafe d'Ali Cogia j ll en prend 1'or, U le met en süreté ;& après 1 avoir rempli des olives qu'il venoit d'acheter, H le recouvre du même couvercle , & il le remet k la même place oü Ali Cogia 1'avoit mis. Environ un mois après que le marchand eut commis une action fi lache, & qui devoit lui couter cher, Ali Cogia arriva k Bagdad de fon long voyage. Comme il avoit loué fa maifon avant fon départ, il mit pié è terre dans un Jchan, ou il prit un logefflent en quil eut fignifié fon arrivée a fon locataire, & que le locataire fe füt pourvu ailleurs d'un logement. Le lendemain, Ali Cogia alla trouver le marchand fon ami, qui Ie recut en 1'embraiTant, & en lui témoignant la joie qu'il avoit de fon* retour, après une abfence de tant d'années, qui, difoit-il,a avoit commencé de lui faire perdre' 1 elperance de jamais le revoir. Après les complimens de part & d'autre accoutumés dans une femblable rencontre Ali Cogia pna le marchand Qe vouloir bien luf rendre le vafe d'olives qu'i] avoit confié a fa  Contes Arabes. ipf garde, & de 1'excufer de la liberté qu'il avoit prife de 1'en embarraffer. Ali Cogia , mon cher ami , reprit le marchand, vous avez tort de me faire des excufes, je n'ai été nullement embarralfé de votre vafe, & dans une pareille occafion, j'en eulfe ufé avec vous de la même manière que vous en avez ufé avec moi. Tenez, voila la clé de mon magafin, allez le prendre, vous le trouverez a la même place oü vous 1'avez mis. Ali Cogia alla au magafin du marchand , il en apporta fon vafe ; & après lui avoir rendu, la clé , 1'avoir bien remercié du plaifir qu'il en avoit regu, il retourne au khan oü il avoit pris logement. II découvre le vafe, & en y mettant la main a la hauteur oü les mille pièces d'or qu'il y avoit cachées, devoient être, il eft dans une grande furprife de ne les y pas trouver. II crut fe tromper; & pour fe tirer hors de peine promptement, il prend une partie des plats & autres vafes de fa cuifine de voyage, & il verfe tout le vafe d'olives fans y trouver une feule pièce d'or. II demeura immobile d'étonnement ; & en élevant les mains & les yeux au ciel : Eft - il poffible, s'écria-t-il, qu'un homme que je regardois comme mon bon ami, m'ait fait une infidélité fi infigne ! Ali Cogia fenfibleraent alarraé par la crainte  ïp2 Les mille et tjne Nuits, d'avoir fait une perte fi confide'rable, revient chez le marchand. Mon ami, lui dit-il, né foyez pas furpris de ce que je reviens fur mes pas : j'avoue que j'ai reconnu le vafe d'olives que j'ai repris dans votre magafin pour celui que j'y avois mis; avec les olives , j'y avois mis mille pièces d'or que je n'y trouve pas ; peut-étre en avez-vous eu befoin, & que vous vous en étes fervi pour votre négoce. Si cela eft, elles font a votre fervice ; je vous prie feulement de me tirer hors de peine & de m'en donner une reconnoiffance , après quoi vous me les rendrez a votre commodité. Le marchand qui s'étoit attendu qu'Ali Cogia viendroit lui faire ce compliment, avoit médité auffi ce qu'il devoit lui répondre. Ali Cogia, mon ami , dit-il , quand vous m'avez apporté votre vafe d'olives, y ai-je touché? ne vous ai-je pas donné la clé de mon magafin? ne 1'y avez vous pas porté vous-même, & ne 1'avezvous pas retrouvé a la meme place oü vous 1'aviez mis, dans le méme état & couvert de même? Si vous y avez mis de 1'or, vous devez 1'y avoir trouvé. Vous m'avez dit qu'il y avoit des olives , je Pai cru. Voila tout ce que j'en fais; vous m'en croirez fi vous voulez, mais je n'y ai pas touché. Ali Cogia prit toutes les voies de douceur pour  C Ö N T E S A R A B I S. t§f pour faire en forte que le marchand fe rendiC juftice a lui-même. Je-n'aime , dit-il, que la paix, & je ferois faché d'en Venir a des extrêmités qui ne vous feroient pas honneur dans ie monde, & dont je ne me fervirois qu'avec un regret extreme. Songez que des marchands comme nous, doivent abandonner tout intérêt pour conferver leur bonne réputation. Encore une fois, je ferois au défefpoir fi votre opiniatreté m'obligeoit de prendre les Voies de la juftice, moi qui ai toujours mieux aimé perdre quelque chofe de mon droit, que d'y recourir. Ali Cogia, reprit le marchand , vous convenez que vous avez mis chez moi un vafe d'olives en dépot, vous 1'avez repris, vous 1'avez emporté, & vous venez me demander milla pièces d'or. M'avez-vous dit qu'elles fulfent dans le vafe? J'ignore même qu'il y ait des olives, vous ne me les avez pas montrées. Je m'étonne que vous ne me demandiez des perles ou des diamans plutöt que de 1'or. Croyez-moi, retirez-vous, & ne faites pas aflembler le monde devant ma boutique. Quelques-uns s'y étoient déja arrêtés; & ces dernières paroles du marchand, prononcées dü ton d'un homme qui fortoit hors des bornes de la modération, firent que non-feulement il s'y en arrêta un plus grand nombre, mais mêmf lome XL N  ff 104 Les■ mille e't une Nuits, que lés marchands voifins fortirent de leurs boutiques & vinrent pour prendre connoiffance de la difpute qui e'toit entré lui & Ali Cogia, & tacher de les mettre d'accord. Quand Ali Cogia leur eut expofé le fujet, les plus apparens demandèrent au marchand ce qu'il avoit a répondre. Le marchand avoua qu'il avoit gardé le vafe d'Ali Cogia dans fon magafin; mais il nia qu'il y eüt touché , & il fit ferment qu'il ne favoit qu'il y eüt des olives, que paree qu'Ali Cogia le lui avoit dit, & qu'il les prenoit tous a témoins de 1'infulte qu'il venoit lui faire jufques chez lui. Vous vous 1'attirez vous-même 1'affront, dit alors Ali Cogia en prenant le marchand par h bras; mais puifque vous en ufez fi méchamment, je vous cite a la Ioi de dieu : voyons fi vous aurez le front de dire la méme chofe devant le cadi. A cette fommation, a laquelle tout bon mufulman doit obéir, a moins de fe rendre rebelle a la religion, le marchand n'eut pas la hardieffe de faire réfiftance. Allons, dit-il, c'eft ce que je demande; nous verrons qui a tort vous ou moi. Ali Cogia mena le marchand devant le tribunal du cadi, oü il i'accufa de lui avoir volé un dépot de mille pièces d'or, en expofant ie fait  CÖNTËS A R A B ï S. Ipy $e la manière que nous le venons de voir, Le cadi lui demanda s'il avoit des témoins. II répondit que c'étoit une précaution qu'il n'avoit pas prife, paree qu'il avoit cru que celui a qui il confioit fon dépot, étoit fon ami, & que jufqu'alors il 1'avoit reconnu pour honnéte homme. Le marchand ne dit autre chofe pour fa défenfe qüe ce qu'il avoit déja dit a Ali Cogia a & en préfence de fes voifins ; & il acheva en difant qu'il étoit prés d'affirmer par ferment, non-feulement qu'il étoit faux qu'il eüt pris les mille pièces d'or, comme on 1'en accufoit, mais même qu'il n'en avoit aucune connoiffance. Le cadi exigea de lui le ferment, après quoi il le renvoya ,abfous, Ali Cogia extrêmement mortifié de fe volt condamné a une perte fi confidérable, protefta contre le jugement, en declarant au cadi qu'il en porteroit fa plainte au calife Haroun Alraf* chid , qui lui feroit juftice; mais le cadi ne s'étonna point de la proteftation , il la regarda comme 1'effet du reffentiment ordinaire a tous ceux qui perdent leur procés, & il crut avoir fait fon devoir en renvoyant abfous un accufé contre lequel on ne lui avoit pas produit de témoins. Pendant que le marchand retournoit chez lui en triomphant d'Ali Cogia, avec la joie d'avoir N ij  t^8 Les mille It une Nuits, comme officier compétent du tribunal , il luï en préfenta deux, dont il appela 1'un Ali Cogia, & 1'autre le marchand contre qui Ali Cogia portoit fa plainte. Alors le feint cadi prit la parole; & en interrogeant gravement le feint Ali Cogia : Ali Cogia, dit-il, que demandez-vous au marchand que voila ? Le feint Ali Cogia, après une profonde révérence, informa le feint cadi du fait de point en point; & en achevant il conclut en le fupphant a ce qu'il lui plüt interpofer 1'autorité de fon jugement, ponr empêcher qu'il ne fit une perte fi confidérable. Le feint cadi, après avoir écouté le feint Ali Cogia , fe tourna du cöté du feint marchand , & il lui demanda pourquoi il ne rendoit pas a Ali Cogia la fomme qu'il lui demandoit. Le feint marchand apporta les mêmes raifons que le véritable avoit alléguées devant le cadi de Bagdad ; & il demanda de même a affirmer par ferment que ce qu'il difoit étoit la vérité. N'allons pas fi vite , reprit le feint cadi, avant que nous en venions a votre ferment, je fuis bien aife de voir le vafe d'olives. Ali Cogia, ajouta-t-il, en s'adrefiant au feint marchand de  Contes Arabes. 109 ce nom, avez-vous apporté Ie vafe ? Comme il eut répondu qu'il ne 1'avoit pas apporté : Allez !e prendre , reprit-il, apportez-le-moi. Le feint Ali Cogia difparoit pour un moment; & en revenant il feint de pofer un vafe devant le feint cadi, en difant que c'étoit le même vafe qu'il avoit mis chez 1'accufé & qu'il avoit retiré de chez lui. Pour ne rien omettre de la formalité, le feint cadi demanda au feint marchand s'il le reconnoiffoit auffi pour le même vafe ; & comme le fein marchand .eut témoigné par fon filence qu'il ne pouvoit le nier, il commanda qu'on le découvrit. Le feint Ali Cogia fit femblant d'öter le couvercle, • & le feint cadi en faifant femblant de regarder dans le vafe : Voila. de belles olives, dit-il, que j'en goüte. Il fit femblant d'en prendre une & d'en goüter, & il ajouta : elles font excellentes. Mais, continua le feint cadi, il me femble que les olives gardées pendant fept ans ne devroient pas être fi bonnes. Qu'on faffe venir des marchands d'olives, & qu'ils voyent ce qui en eft. Deux enfans lui furent préfentés en qualité de marchands d'olives. Etes-vous marchands d'olives, leur demanda le feint cadi ? Comme ils eurent répondu que c'étoit leur profeffion : Dites-moi, reprit-il, favez-vous combien de tems des olives accommodées par. N iv  200 Les mille Et une Nuit*, des gens qui s'y entendent, peuvent fe confer* Ver bonnes a manger ? Seigneur, re'pondirent les feints marchands-, quelque peine que 1'on prenne pour les garder, elles ne valent plus rien la troifième annee, elles n'ont plus ni faveur, ni couleur; elles ne font bonnes qu'a jeter. Si cela eft , reprit le feint cadi, voyez le vafe que voila* & dites-moi combien il y a de tems qu'on y a mis les olives qui y font? . LeS march£>nds feints firent femblant d examiner les olives & d'en goüter, & témoignèrent au cadi qu'elles étoient récentes & bonnes. • Jous vous trompez, reprit le feint cadi: voili Ali Cogia qui dit qu'il les a mifes dans le vafe ïl y a fept ans. Seigneur , repartirent les feints marchands appelés comme experts, ce que nous pouvons arlurer, c'eft que les olives font de cette anneej & nous maintenons que de tous les marchands de Bagdad, il n'y en a pas un feul qui ne rende le même témoignage que nous. Le feint marchand accufé par le feint Ali Cogia, voulut ouvrir la bouche contre le témoignage des marchands experts; mais le feint cadi ne lm en donna pas le tems. Tais -toi, dit-il, tu es un voleur, qu'on le pende. De la forte, les enfans mirent fin a leur jeu avec  Contes Arabes. 20t une grande joie, en frappant des mains, & en fe jetant fur le feint criminel, comme pour le mener pendre. On ne peut exprimer combien le califeHaroun Alrafchid admira la fagelfe & 1 efprit de 1'enfant qui venoit de rendre un jugement fi fage, fur 1'affaire qui devoit être plaidée devant lui le lendemain. En ceffant de regarder par la fente , & en fe levant , il demanda a fon grandvifir , qui avoit été attentif auffi a ce qui venoit de fe paffer , s'il avoit entendu le jugement que 1'enfant venoit de rendre , & ce qu'il en penfoit. Commandeur des croyans , répondit le grand-vifir Giafar , on ne peut être plus furpris que je le fuis d'une fi grande fagefTe, dans un age fi peu avancé. Mais, reprit le calife, fais-tu une chofe, qui eft que j'ai a prononcer demain fur la même affaire, & que le véritable Ali Cogia m'en a préfenté le placet aujourd'hui ? Je 1'apprends de votre majefté, répond le grand-vifir. Croistu, reprit encore le calife , que je puiffe en rendre un autre jugement que celui que nous venons d'entendre ? Si 1'affaire eft la même, repartit le grand-vifir, il ne me paroit pas que votre majefté puiffe y procéder d'une autre manière, ni prononcer autrement. Remarque donc bien cette maifon, lui dit le calife, &  202 Les mille et ttne Nüits^ amène-moi demain I'enfant, afin qu'il juge même affaire en ma préfence. Mande auffi au eadi qui a renvoyé abfous le marchand voleur de s'y trouver, afin qu'il apprenne fon devoir de 1'exemple d'un enfant, & qu'il fe corrige. Je veux auffi que tu prennes le foin de faire avertir Ali Cogia d'apporter fon vafe d'olives, & que deux marchands d'olives fe trouvent a mon audience. Le calife lui donna eet ordre , en continuant fa tournee , qu'il acheva fans rencontrer autre chofe qui méritat fon attention. Le lendemain, le grand-vifir Giafar vint a la maifon oü le calife avoit été te'moin du jeu des enfans, & il demanda a parler au maitre; au défaut du maitre, qui étoit forti, on le fit parler a la maitreffe. II lui demanda fi elle avoit des enfans. Elle répondit qu'elle en avoit trois, & elle les fit venir devant lui. Mes enfans, leur demanda le grand-vifir, qui de vous faifoit le cadi hier au foir que vous jouïez enfemble ? Le plus grand , qui étoit 1'aïné , répondit que c'étoit lui ; & comme il ignoroit pourquoi il lui faifoit cette demande , il changea de couleur. Mon fils , lui dit le grand-vifir, venez avec moi, le commandeur des croyans, veut vous voir. La mère fut dans une grande, alarme, quand  Contes Arabes. 20$ elle vit que le grand-vifir vouloit emmener fon fils. Elle lui demanda : Seigneur , eft-ce pour enlever mon fils, que le commandeur des croyans le demande ? Le grand-vifir la ralfura, en lui promettant que fon fils lui feroit renvoyé en moins d'une heure , & qu'elle apprendroit a fon retour le fujet pourquoi il étoit appelé, dont elle feroit contente. Si cela eft ainfi, feigneur, reprit Ia mère, permettez-moï qu'auparavant je lui falfe prendre un habit plus propre , & qui le rende plus digne de paroïtre devant le commandeur des croyans, & elle le lui fit prendre fans perdre de tems. Le grand-vifir emmena l'enfant, & il le préfenta au calife a 1'heure qu'il avoit donnée a Ali Cogia & au marchand pour les entendre. Le calife qui vit 1'enfant un peu interdit, & qui voulut le préparer a ce qu'il attendoit de lui: Venez, mon fils, dit-il, approchez; eft-ce vous qui jugiez hier 1'affaire d'Ali Cogia & du marchand qui lui a volé fon or ? Je vous ai vu & je vous ai entendu; je fuis bien content de vous. L'enfant ne fe déconcerta pas, il répondit modeftement que c'étoit lui. Mon fils, reprit le calife, je veux vous faire voir aujourd'huï le véritable Ali Cogia & le véritable marchand : venez vous alfeoir prés de moi. Alors le calife prit l'enfant par la main, monta  So* Les mille ff UNE Ntrrrs*, &: s'aflit fur fon tröne ; & quand a ^ m affeou-pres de lui, ü demanda oü étoient es Pendant qu ils fe profternoient & qu'üs fr ient l:duvrnle tapis qui c°uvroit • Quand Us fe furent relevés, le calife leur dit: «a.de* chacun votre caufe, l'enfant que voici vous ecoutera & vous fera juftice, & s'il manque en quelque chofe , j'y fuppléerai. Ah Cogia & le marchand parJèrent 1'un après 'autre; & quand le marchand ^ , taire Je meme fermem ^ ^ ^ ^ Premier jugement, l'enfant dit qu'il n'étoit pas encore tems, & qu'auparavant il étoit i propos de voir le vafe d'olives. A ces paroles, Ali Cogia préfenta le vafe, le pofa aux piés du calife, & fe découvrit. Le calife regarda les olives, & il en prit une donf fl Le vaie fut donné a examiner aux marchands experts, qui avoient été appelés ; & leur rapport tut que les olives étoient bonnes, & de 1'an née. L'enfant leur dit qu'Ali Cogia afTuroit qu elles y avoient été mifes il y avoit fept ans i a quoi ils firent la méme réponfe que les enfans femts marchands experts , comme nous favons vu. Ici, quoique le marchand accufé vit biea que les deux marchands experts venoient d*  C o n t e s Arabes'. 2.0f prononcer fa condamnation, il ne lalffa pas néanmoins de vouloir alléguer quelque chofe pour fe juftifier; mais 1'enfant fe garda bien de 1'envoyer pendre, il regarda le calife : Commandeur des croyans, dit-il, ceci n'eft pas un jeu; c'eft a votre majefté de condamner a mort férieufement , & non pas a moi, qui ne le fis hier que pour rire. Le calife inftruit pleinement de la mauvaife foi du marchand , 1'abandonna aux miniftres de la juftice pour le faire pendre, ce qui fut exécuté, après qu'il eut déclaré oü il avoit caché les mille pièces d'or, qui furent rendues a Ali Cogia. Ce monarque enfin, plein de juftice & d'équité, après avoir averti le cadi qui avoit r-endu le premier jugement, lequel étoit préfent, d'apprendre d'un enfant a être plus exacl; dans fa fonftion, embraffa l'enfant, & le renvoya avec une bourfe de cent pièces d'or , qu'il lui fit donner pour marqué de fa libéralité.  aoo* Les mille et une Nuïts, HISTOIRE. Le Cheval enchante'. ScHEHERAZADE,en continuant de raconter au fultan des Indes fes hifloires fi agréables , & auxquelles il prenoit un fi grand plaifir, 1'entretint de celle du cheval enchanté. Sire, dit-elle, comme votre majefté ne 1'ignorepas, le Nevroux, c'eft-a-dire le nouveau jour, qui eft le premier de 1'année & du printems, ainfi nommé par excellence, eft une fête fi folemnelle & fi ancienne dans toute 1'étendue de la Perfe, dés les premiers tems méme de 1'idolatrie, que la religion de notre prophéte, toute pure qu'elle eft, & que nous tenons pour la véritable, en s'y introduifant , n'a pu jufqu'a nos jours venir a bout de 1'abolir; quoique 1'on puiffe dire qu'elle eft toute payenne, & que les cérémonies qu'on y obferve font fuperftitieufes. Sans parler des grandes villes , il n'y en a ni petite, ni bourg, ni village , ni hameau, oü elle ne foit célébrée avec des réjouiffances extraordinaires. Mais les réjouiffances qui fe font a la cour les furpaffent toutes infiniment par la variété  Contes Arabes. 207 des fpeftacles furprenans & nouveaux, & les étrangers des états voifins , & même des plus éloignés , attirés par les récompenfes , & par la libéralité des rois envers ceux qui excellent par leurs inventions & par leur induftrie; de manière qu'on ne voit rien dans les autres parties du monde qui approche de cette magnificence. Dans une de ces fêtes , après que les plus babiles & les plus ingénieux du pays, avec les étrangers qui s'étoient rendus a Schiraz, ou la cour étoit alors , eurent donné au roi & a toute fa cour le divertiffement de leurs fpectacles , Sc que le roi leur eut fait fes largefles, a chacun felon ce qu'il avoit mérité , & ce qu'il avoit fait paroitre de plus extraordinaire , de plus merveilleux & de plus fatisfaifant j ménagéesavec une égalité qu'il n'y en avoit pas un qui ne s'eftimat dignement récompenfé : dans le tems qu'il fe préparoit a fe retirer & a congédier la grande affemblée , un indien parut aii pié de fon tröne, en faifant avancer un cheval fellé , bridé, & richement harnaché, repréfenté avec tant d'art, qu'a le voir on 1'eut pris d'abord pour un véritable cheval. L'indien fe profterna devant le tröne, Ü quand il fe fut relevé, en montrant le cheval au roi : Sire, dit-il, quoique je me préfente le dernier devant votre majefté pour entrer e3  2o8 Les mille et une Nüits, lice, je puis i'affurer néanmoins que dans ce" jour de fête elle n'a rien vu d'auffi merveilleux & d'auffi furprenant que le cheval fur lequel je la fupplie de jeter les yeux. Je ne vois dans ce cheval, lui dit le roi, autre chofe que 1'art & 1'induftrie de 1'ouvrier a lui donner la reffiemblance du naturel, qui lui a été poffible. Mais un autre ouvrier pourroit en faire un femblable , qui le furpalferoit même en perfection. Sire, reprit 1'indien, ce n'eft pas auffi par fa conftruótion , ni par ce qu'il paroit a 1'extérieur, que j'ai deffein de faire regarder mon cheval par votre majefté comme une merveille. C'eft par 1'ufage que j'en fais faire , & que tout homme comme moi peut en faire, par le fecret que je puis lui communiquer. Quand je le monte, en quelqu'endroit de la terre, fi éloigné qu'il puiffe être, que je veuille me tranfporter par la région de 1'air , je puis 1'exécuter en très-peu de tems. En peu de mots, lire, voila en quoi confifte la merveille de mon cheval ; merveille dont perfonne n'a jamais entendu parler, & dont je m'offre de faire voir 1'expérience a votre majefté , fi elle me le commande. Le roi de Perfe qui étoit curieux de tout ce qui tenoit du merveilleux, & qui après tant de  C on tes Arabes. 200 de chofes de cette nature qu'il avoit vues, &c qu'il avoit cherché & défiré de voir, n'avoit rien vu qui en approchat, ni entendu dire qu'on eüt vu rien de femblable , dit a 1'indien qu'il n'y avoit que 1'expérience qu'il venoit de lui propofer qui pouvoit le convaincre de la prééminence de fon cheval, & qu'il étoit prés d'en voir la vérité. L'indien mit auffitöt le pié dans 1'étrier , fe jeta fur le cheval avec une grande légèreté ; & quand il eut mis le pié dans 1'autre étrier, & qu'il fe fut bien affuré fur la felle, il demanda au roi de Perfe oü il lui plaifoit de 1'envoyer. Environ a trois lieues de Schiraz il y avoit une haute montagne qu'on découvroit a plein de la grande place oü le roi de Perfe étoit devant fon palais , remplie de tout le peuple qui s'y étoit rendu. Vois-tu cette montagne , dit le roi, en la montrant a l'indien, c'eft oü je fouhaite que tu ailles ; la diftance n'eft pas longue; mais elle fufht pour faire juger de la diligence que tu feras pour aller & pour revenir. Et paree qu'il n'eft pas poffible de te conduire des yeux jufques-la , pour marqué certaine que tu y feras allé, j'entens que tu m'apportes une palme d'un palmier qui eft au pié de la montagne. A peine le roi de Perfe eut achevé de déclaTome XI. O  2io Les mille et une Nuits, rer fa volonté par ces paroles, que l'indien ne fit que tourner une cheville, qui s'élevoit un peu au défaut du cou du cheval, en approchant du pommeau de la felle. Dans 1'inftant le cheval s'eleva de terre, & enleva le cavalier en l'air comme un e'clair, fi haut qu'en peu de momens ceux qui avoient les yeux les plus pergans, le perdirent de vue , & cela fe fit avec une grande admiration du roi & de fes courtifans, & de grands cris d'e'tonnement de la part de tous les fpeftateurs affemblés. II n'y avoit prefque pas un quart-d'heure que l'indien étoit parti, quand on 1'appercut au haut de l'air qu'il revenoit la palme k la main. On le vit enfin arriver au-deffus de la place oü il fit plufieurs caracoles aux acclamations de joie du peuple qui lui applaudifloit , jufqu'a ce qu'il vïnt fe pofer devant le tróne du roi, k la même place d'oü il étoit parti, fans aucune fecoufie du cheval qui put 1'incommoder. II mit pié a terre ; & en s'approchant du tróne , il fe profterna , & il pofa la palme aux piés du roi. Le roi de Perfe qui fut témoin avec non moins d'admiration que d'étonnement, du fpectacle inoui que l'indien venoit de lui donner, concut en mêmê-tems une forte envie de pofféder le cheval. Et comme il fe perfuadoit qu'il ne trouveroit pas de difficultés k en traiter avec  Co n tes Arabes. 211 l'indien, quelque fomme qu'il lui en demandat, réfolu de la lui accorder, il le regardoit déja comme la pièce la plus précieufe qu'il auroit dans fon tréfor , dont il comptoit de 1'enrichir. A juger de ton cheval par fon apparence extérieure , dit-il a l'indien, je ne comprenois pas qu'il dut être confidéré autant que tu viens de me faire voir qu'il le mérite. Je t'ai obligation de m'avoir défabufé ; &_pour te marquer combien fen fais d'eftime , je fuis prés de i'acheter, s'il eft k vendre. Sire, reprit l'indien, je n'ai pas douté que votre majefté, qui paffe entre tous les rois qui règnent aujourd'hui fur la terre, pour celui qui fait juger le mieux de toutes chofes , &' les eftimer felon leur jufte valeur, rendroit a mon cheval la juftice qu'elle lui rend , dès que je lui aurois fait connoitre par oü il étoit digne de fon attention. j'avois même pré vu qu'elle ne fe contenteroit pas de 1'admirer & de le louer , mais même qu'elle défireroit d'abord d'en être poffeffeur, comme elle vient de me le témoigner. De mon cöté , fire, quoiqtie j'en connoiffe le prix, autant qu'on peut le connoitre , & que fa poffeffion me donne un reliëf pour rendre mon nom immortel dans le monde, je n'y ai pas néanmoins une attaché fï forte, que je ne veuille bien m'en priver pour fatisfaire la noble O ij  212 Les mille et une Nuits, paffion de votre majefté'. Mais en lui faifant cette déclaration, j'en ai une autre k lui faire touchant la condition fans laquelle je ne puis me réfoudre k le laiffer paffer en d'autres mains, qu'elle ne prendra peut-étre pas en bonne part. Votre majefté aura donc pour agréable continua l'indien, que je lui marqué que je n'ai pas acheté ce cheval : je ne 1'ai obtenu de Pinventeur & du fabricateur, qu'en lui donnant en mariage ma fille unique qu'il me demanda, & en même-tems il exigea de moi que je ne le vendrois pas , & que fi j'avois k lui donner un autre poffeffeur, ce feroit par un échange tel que je le jugerois k propos. L'indien vouloit pourfuivre, mais au mot d'échange le roi de Perfe 1'interrompit: Je fuis prés , repartit-il, de t'accorder tel échange que tu me demanderas. Tu fais que mon royaume eft grand, qu'il eft rempli de grandes villes , puiffantes, riches & peuplées. Je laifTe k ton choix celle qu'il te plaira de choifir en pleine puiffance & fouveraineté pour le refte de tes jours. Cet échange parut véritablement royal k toute la cour de Perfe, mais il étoit fort audefious de ce que l'indien s'étoit propofé. U avoit porté fes vues k quelque chofe de beaucoup plus élevé. II répondit au roi : Sire, je  Co n tes Arabes. zï j fuis infiniment obligé a votre majefté de 1'offre qu'elle me fait, & je ne puis alfez la remercier de fa générofité. Je la fupplie néanmoins de ne pas s'offenfer fi je prens la hardieffe de lui témoigner que je ne puis mettre mon cheval en fa poffeffion, qu'en recevant de fa main la princelfe fa fille pour époufe. Je fuis réfolu de n'en perdre la propriété qu'a ce prix. Les courtifans qui environnoient le roi de Perfe, ne purent s'empêcher de faire un grand éclat de rire a la demande extravagante de l'indien. Mais le prince Firouz Schah, fils aïné du roi , & héritier préfomptif du royaume , ne 1'entendit qu'avec indignation. Le roi penfa tout autrement, &c il crut qu'il pouvoit facrifier la princelfe de Perfe a l'indien pour fatisfaire fa curiofité. II balanca néanmoins, favoir s'il devoit prendre ce parti. Le prince Firouz Schah qui vit que le roi fon père héfitoit fur la réponfe qu'il devoit faire a l'indien , craignit qu'il ne lui accordat ce qu'il demandoit, chofe qu'il eut regardée comme également injurieufe a la dignité royale, a la princelfe fa fceur & a fa propre perfonne. II prit donc la parole, & en le prévenant: Sire, dit-il, que votre majeflé me pardonne fi j'ofe lui demander s'il eft poflible qu'elle balance un moment fur le refus qu'elle doit faire a la demande infolcnte d'un O iij  214 Les mille et une Nuits, homme de rien & d'un bateleur infame , & qu'elle lui donne lieu de fe flater un moment qu'il va entrer dans I'alliance d'un des plus puiffans monarques de la terre; je la fupplie de confidérer ce qu'elle fe doit non-feulement k foirfcême , mais méme k fon fang & a la haute nobleffe de fes ayeux. Mon fils, reprit le roi de Perfe , je prends votre remontrance en bonne part, & je vous fais bon gré du zèle que vous témoignez pour vous conferver 1'éclat de votre naiffance dans le meme état que vous 1'avez recu ; mais vous ne confidérez pas afTez f'excellence de ce cheval, ni que l'indien qui me propofe cette voie pour 1'acquérir , peut , fi je le rebute , aller faire la même propofition ailleurs, oü 1'on paf^fem pardeffus le point d'honneur , & que je ferois au défefpoir, fi un autre monarque pouvoit fe vmter de m'avoir furpafie en générofité & de m'avoir privé de la gloire de polféder le cheval que j'efiime la chofe la plus fingulière & Ia plus digne d'admiration qu'il y ait au monde. Je ne veux pas dire néanmoins que je confente a lui accorder ce qu'il demande ; peut etre n'eftil pas bien d'accord avec lui-méme; fur 1'exorbitance de fa prétention , & que la princelfe ma fille a^part, je ferai telle autre convention avec lui qu'il en fera content. Mais avant que je vienne  Contes Arabes. 2.1 $ a la dernière difcuflion du marché , je fuis bien aife que vous examiniez le cheval, & que vous en faffiez 1'effai vous-même, afin que vous m'en difiez votre fentiment. Je ne doute pas qu'il ne veuille bien le permettro. Comme il eft naturel de fe ftatter dans ce que 1'on fouhaite , l'indien qui crut entrevoic dans le difcours qu'il venoit d'entendre , que le roi de Perfe n'étoit pas abfolument éloigné de le recevoir dans fon- alliance, en acceptant le cheval a ce prix , & que le prince au lieu de lui être contraire, comme il venoit de le faire paroitre , pourroit lui devenir favorable , loin de s'oppofer au déur du roi, en témoigna de la joie ; & pour marqué qu'il y confentoit avec plaifir , il prévint le prince en s'approchant du cheval, prêt a 1'aider a le monter, &: 1'avertit enfuite de ce qu'il falloit qu'il fit pouc le bien gouverner. Le prince Firouz Schah , avec une adrefle merveilleufe, monta le cheval fans le fecours de l'indien ; & il n'eut pas plutót le pié afiuré dansl'un & 1'autre étrier, que fans attendre aucun avis de l'indien, il tourna la cheville qu'il lui avoit vü tourner peu de tems auparavant lorfqu'il 1'avoit monté. Du moment qu'il l'eut retournée , le cheval 1'enleva avec la même vitefie qu'une flèche tirée par 1'archer le plus fort Oiv  zi6 Les mille et une NurTS, & le plus adroit; & de la forte en peu de momens le roi, toute la cour, & toute la nombreufe affemble'e le perdirent de vue. . Le chevaI ni Ie Pri"ce Firouz Schah ne paroiffoient plus dans l'air, & le roi de Perfe faifoit des efforts inutilement pour 1'appercevoir, quand 1'mdien alarmé de ce qui venoit d'arriver fe profterna devant le tróne & obligea le roi de jeter les yeux fur lui, & de faire attention au difcours qu'il lui tint en ces termes : Sire, dit-il, votre majefté elle-même a vü que le prince ne m'a pas permis par fa promptitude de lui donner 1'inftruction néceffaire pour gouverner mon cheval. Sur ce qu'il m'a vu faire, il a voulu marquer qu'il n'avoit pas befoin de mon avis pour partir & s'élever en l'air; mais il ignore 1'avis que j'avois a lui donner pour faire détourner le cheval en arrière , & pour le faire revenir au lieu d'oü il eft parti. Ainfi, fire , la grace que je demande a votre majefté , c'eft de ne me pas rendre garant de ce qui pourra arriver de fa perfonne. Elle eft trop équitable pour m'imputer le malheur qui peut en arriver. Le difcours de l'indien affligea fort le roi de Perfe qui comprit que le danger oü étoit le prince fon fils étoit inévitable , s'il étoit vrai, comme l'indien le dhoit, qu'il y eüt un fecret pour faire revenir le cheval, différent de celui  Contés Arabes. 217 qui le faifoit partir & élever en l'air. II lui demanda pourquoi il ne 1'avoit pas rappelé dans le moment qu'il 1'avoit vü partir. Sire, répondit l'indien , votre majefté ellemême a été témoin de la rapidité avec laquelle le cheval & le prince ont été enlevés ; la furprife oü j'en ai été , & oü j'en fuis encore , m'a d'abord öté la parole,& quand j'ai été en état de m'en fervir , il étoit déja fi éloigné qu'il n'eüt pas entendu ma voix ; & quand il 1'eüt entendue, il n'eut pu gouverner le cheval pour le faire revenir , puifqu'il n'en favoit pas le fecret, qu'il ne s'eft pas donné la patience de Papprendre de moi. Mais, fire, ajouta-t-il, il y a lieu d'efpérer néanmoins que le prince dans 1'embarras oü il fe trouvera , s'appercevra d'une autre cheville , & qu'en la tournant le cheval auffitöt ceflera de s'élever, & defcendra du cöté de la terre , oü il pourra fe pofer en tel lieu convenable qu'il jugeraa propos , en le gouvernant avec la bride. Nonobftant le raifonnement de l'indien, qui avoit toute 1'apparence poffible, le roi de Perfe alarmé du péril évident oü étoit le prince fon fils : Je fuppofe, reprit-il, chofe néanmoins trèsincertaine, que le prince mon fils s'appercoive de 1'autre cheville, & qu'il en faffe 1'ufage que tu dis,le cheval au lieu de defcendre jufqu'en terre,  2i8 Les mille et une Nuits, ne peut-il pas tomber fur des rocherc'ou fe F'-cipiter avec lui jufqu'au profond de la mer > e , repartit l'indien , je puis dé!ivrer yo_ tr, majefté de cette crainte , en 1'affurant que le cheval .paffe les mers fa„s jamais y tomber, & qu A porte toujours le cavalier oü il a intention de fe rendre; & votre majefté peut s'affurer que pour peu que le prince s'appercoive de 1'autre cheville que j'ai dit, le cheval „e le portera qu'oü il joudra fe rendre; & il n'eft pas croyable qu'il fe rende ailleurs que dans un lieu oü il pourra trouver du fecours , & fe falre connoitre. A ces paroles de l'indien : Quoi qu'il en foit repliqua le roi de Perfe, comme je ne puis me fiera 1'affurance que tu me donnés, ta tête me répondra de la vie de mon fils, fi dans trois mois je ne le vois revenir fain & fauf, ou que je napprennecertainement qu'il foit vivant. « commanda qu'on s'affurat de fa perfonne & qu on Ie refferrat dans une prifon étroite ; après quoi il fe retira dans fon palais extrêmement afrfge de ce que la fête du Nevroux, fi folemnelle dans la Perfe , fe füt terminée d'une mamere fi trifte pour lui & pour fa C0UI, Le prince Firouz Schah cependant fut enlevé dans l'air avec la rapidité que nous avons dit ; & en moins d'une heure il fe vit fi haut, qu'il ne diftinguoit plus rien fur la terre, oü  Contes Arabes. 2ïq les montagnes & les vallées lui paroifloient confondues avec les plaines. Ce fut alors qu'il fongea a revenir au lieu d'oü il étoit parti. Pour y réuflir , il s'imagina qu'a tourner la même cheville a contre-fens, & en tournant la bride en même-tems , il réuffiroit ; mais fon étonnement fut extreme , quand il vit que le cheval 1'enlevoit toujours avec la même rapidité. II la tourna & retourna plufieurs fois , mais inutilement; ce fut alors qu'il reconnut la grande faute qu'il avoit commife, de ne pas prendre de l'indien tous les enfeignemens néceffaires pour bien gouverner le cheval avant d'entreprendre de le monter. II comprit dans le moment la grandeur du péril oü il étoit; mais cette connoiffance ne lui fit pas perdre le jugement; il fe recueillit en lui-mème , avec tout le bon fens dont il étoit capable; & en examinant la tête & le cou du cheval avec attention , il apperCut une autre cheville plus petite & moins apparente que la première, a cöté de 1'oreille droite du cheval. II tourna la cheville , & dans le moment il remarqua qu'il defcendoit vers la terre par une ligns femblable a ce'.lc par oü il avoit monté, mais moins rapidement. II y avoit une demi-heure que les ténèbres de la nuit couvroient la terre a 1'endroit oü le prince Firouz Schah fe trouvoit perpendiculai-  Z2o Les mille et une Nuits, «ment quand il tourna la cheville. Mai*comme Ie cheval continua de defcendre , le foleil fe coucha auffi pour lui en peu de tems, jufqu'a ce qu ,1 fe trouva entièrement dans les ténebres ff ,a„nUlt- ^ ,af°rte>loin ^ choifirun lieu aller mettre pié a terre a fa commodité , ii tut contraint de lacher la bride fur le col du cheval , en attendant avec patience qu'il achevat de defcendre, non fans inquiétude du 1'eu ou 1 s>arréteroit , favoir fi ce feroit un fieuhabné,™ défert,un fleuve ou la men ■Le cheval enfin s'arrêta & fe pofa qu'il étoit plus de minuit, & le prince Firou2 Schah mk pie a terre ; mais avec une grande foibleffie, qui venoit de ce qu'il n'avoit rien pris depuis le matin du jour qui venoit de finir , avant qu'il fortit du palais avec le roi fon père, pour affifter aux fpedacles de la fête. La première chofe quil fit dans I'obfcurité de la nuit, fut de reconnoïtre le lieu oü il étoit, & il fe trouva fur Ie toit en terraffe d'un palais magnifique, couronné d'une baluftrade de marbre a hauteur Qappui. En examinant la terraffe, il rencontra 1'efcalier par oü on y montoit du palais dont la porte n'étoit pas fermée , mais entr ouverte. Tout autre que le prince Firouz Schah n'eut peut-etre pas hafardé de defcendre dans la gran-  Gontes Arabes. 221 de obfcurité qui règnoit alors dans 1'efcalier, outre la difficulté qui fe préfentoit, s'il trouveroit amis ou ennemis; confidération qui ne fut pas capable de Parrêter. Je ne viens pas pour faire mal a perfonne , fe dit-il k lui-même ; & apparemment ceux qui me verront les premiers & qui ne me verront pas les armes a la main, auront 1'humanité de m'écouter avant qu'ils attentent k ma vie. II ouvrit la porte davantage fans faire de bruit, & il defcendit de 'même avec grande précaution , pour s'empêcher de faire quelque faux pas , dont le bruit eüt pü éveiller quelqu'un, II réuffit, & dans un entrepot de 1'efcalier il trouva la porte onverte d'une grande falie, oü il y avoit de la lumière. Le prince Firouz Schah s'arrêta k la porte; & en prêtant Poreille , il n'entendit d'autre bruit que des gens qui dormoient profondément, & qui ronfloient en différentes manières. Il avanca un peu dans la falie; & k la lumière d'une lanterne, il vit que ceux qui dormoient étoient des eunuques noirs , chacun avec le fabre nud prés de foi; & cela lui fit connoitre que c'étoit la garde de 1'appartement d'une reine ou d'une princelfe , & il fe trouva que c'étoit celui d'une princelfe. La chambre oü couchoit la princelfe fuivoit après cette falie, & la porte qui étoit ou~  222 Les mille et une Nuits, verte le faifoit connoitre a Ia grande lumière dont elle étoit échirée, qui fe laiffoit voir autravers d'une portière d'une étoffe de foie fort légere. Le prince Firouz Schah s'avance jufqu'a Ia portière , Ie pié en l'air , fans éveiller les eunuques. II 1'ouvrit, & quand il fut entré, fans s'arréter k conlidérer la magnificence de Ia chambre, qui étoit toute royale , circonffance qui lui importoit peu dans 1'état oü il étoit, il ne fit attention qu'a ce qui lui importoit davantage. II vit plufieurs lits , un feul fur le fofa, & les autres au bas. Des femmes de la princefle étoient couchées dans ceux-ci pour lui tenir compagnie , & l'affifter dans fes befoins, & h princelfe dans le premier. A cette diftinétion, le prince Firouz Schah ne fe trompa pas dans le choix qu'il avoit k faire pour s'adreiTer a la princefle elle-méme. U s'approcha de fon Ik fans 1'éveiller , ni pas une de fes femmes. Quand il fut alfez prés, il vit une beauté fi extraordinaire & fi furprenante, qu'il en fut charmé & enflammé d'amour dès la première vue. Ciel ! s'écria-t-il en luiméme , ma deftinée m'a-t-el!e amené en ce lieu pour me faire perdre ma liberté que j'ai confervée entière jufqu'a préfent ? Ne dois-je pas m'attendre a un efclavage certain , dès qu'elle  Contes Arabes. 223 aura ouvert les yeux , fi ces yeux, comme je dols m'y attendre , achèvent de donner le luftre & la perfection a un affemblage d'attraits & de charmes fi merveilleux ? II faut bien m'y réfoudre , puifque je ne puis recuier fans me rendre homicide de moi-même, & que la néceffité 1'ordonne ainfi. En achevant ces réflexions , par rapport a i'état oü il fe trouvoit & a la beauté de la princelfe , le prince Firouz Schah fe mit fur les deux genoux , & en prenant 1'extrêmité de la manche pendante de la chemife de la princelfe , d'oü fortoit un bras blanc comme de la neige & fait au tour, il la tira fort légèrement. La princelfe ouvrit les yeux ; & dans la furprife oü elle fut de voir devant elle un homme bien fait, bien mis, & de bonne mine, elle demeura interdite, fans donner néanmoins aucun figne de frayeur ou ci'épouvante. Le prince profita de ce moment favorable; il bahTa la tête prefque jufques fiar le tapis de pié , & en la relevant: Refpeétable princelfe, dit-il, par une aventure la plus extraordinaire & la plus merveilleufe qu'on puiffe imaginer , vous voyez a vos piés un prince fuppliant, fils du roi de Perfe , qui fe trouvoit hier au matin prés du roi fon père, au milieu des réjouiffances d'une féte folemnelle , & qui fe trouve  224 Les mille et une Nuixs, a 1'heure qu'il eft dans un pays inconnu, oü il eft en danger de périr, fi vous n'avez la bonté & la générofité de 1'affifter de votre fecours & de votre protection. Je 1'implore cette proteéKon, adorable princefle , avec la confiance que vous ne me la refüferez pas. J'ofe me le perfuader avec d'autant plus de fondement, qu'il n'eft pas poffible que 1'inhumanité fe rencontre avec tant de beauté, tant de charmes & tant de majefté. La princefle, a qui le prince Firouz Schah s'étoit adreflé fi heureufement, étoit la princelfe de Bengale, fille ainée du roi du royaume de ce nom, qui lui avoit fait batir ce palais , peu éloigné de Ia capitale , oü elle venoit fouvent prendre le divertiflement de Ia camp-agne. Après qu'elle 1'eut écouté avec toute la bonté qu'il pouvoit défirer, elle lui répondit avec la méme bonté: Prince, dit-elle, raflurez-vous , vous n'étes pas dans un pays barbare; 1'hofpitalité, 1'humanité & la politefle ne règnent pas moins dans le royaume de Bengale, que dans le royaume de Perfe. Ce n'eft pas moi qui vous accorde la protection que vous me demandez; vous 1'avez trouvée toute acquife, non-feulement dans mon palais , mais même dans tout le royaume , vous pouvez m'en croire & vous fier a ma parole. Le prince de Perfe vouloit remercier la princefle  CöHTÉS Ar AÉËSi 22j! princefle de Bengale de fon honnêteté , & de Ja grace qu'elle venoit de lui accorder fi obligeamment; & il avoit déja baiffé la tête fort bas pour lui en faire fon compliment, mais elle ne lui donna pas le tems de parler : Quelque forte envie , ajouta-t-elle , que j'aie d'apprendre de vous par quelle merveille vous avez mis fi peu de tems a venir de la capitale de Perfe, & par quel enchantement vous avez pu pénétrer jufqu'a vous préfenter devant moi fi fecrètement, que vous avez trompé la vigilance de ma garde; comme néanmoins il n'eft pas poffible que vous n'ayez befoin de nourriture, & en vous regardant en qualité d'un hóte qut eft le bien venu, j'aime mieux remettre ma curiofité a demain matin , & donner ordre a. mes •femmes , de vous loger dans une de mes chambres, de vous bien régaler, & de vous y laiffer repofer & délaffer , jufqu'a ce que vous foyez en état de fatisfaire ma curiofité & moi de vous entendre. Les femmes de la princefïè qui s'étoient éveillées dès les premières paroles que le prince Firouz Schah avoit adreffées k la princefle leur maftreffe , avec un étonnement d'autant plus grand de le voir au chevet du lit de la princefle , qu'elles ne concevoient comment il avoit pu y arriver fans les éveiller ni elles ni les. "lome XI, p  22(5 Les milie et une Nuits eunuques; ces femmes, dis-je, n'eurent pas plutot compns 1'intention de la princelfe, qu'elles s'habillèrent en diligence, & qu'elles furent prêtes d'exe'cuter fes ordres dans le moment qu'elle les leur eüt donne's. Elles prirent chacune une des bougies en grand nombre, qui éclairoient la chambre de Ia princelfe ; & quand le prince eut pris congé' en fe retirant très-refpeöueufement, elles marchèrent devant lui & le conduifirent dans une trés-belle chambre, oü les unes lui préparèrent un lit, pendant que les autres allèrent k la cuifine & k 1'office. Quoiqua une heure indue, ces dernières femmes néanmoins de la princelTe de Bengale ne firent pas attendre long-tems le prince Firouz Schah. rd'es apportèrent plufieurs fortes de mets en grande afEuence. II choifit ce qu'il lui plut; & quand i! eut mange' fuffifamment, fclon le befoin qu'il en avoit, elles deffervirent, & le laifsèrent en liberté de fe eoucher, après lui avoir montré plufieurs armoires oü il trouveroit toutes les chofes qui pouvoient lui être néceffaires. La princelfe de Bengale, remplie des charmes , de 1'efprit, de la politeffe, & de toutes les autres belles qualités du prince de Perfe , dont elle avoit été frappée dans le peu d'en* tretien qu'elle venoit d'avoir avec lui, n'avoit  Contes Arabes*, 227 ■eftcore pu fe rendormir, quand fes femmes ren'trèrent dans fa chambre pour fe eoucher. Elle leur demanda fi elles avoient eu bien foin de lui ; fi elles favoient lailfé content; fi rien ne lui manquoit, & fur toutes chofes ce qu'elles penfoient de ce prince. . Les femmes de la princelfe, après 1'avoir fatiffaite fur fes premiers articles , répondirent fut le dernier : Princelfe , nous ne favons pas ce que vous en peniez vous - même. Pour nous , nous vous eliimerions trés - heureufe fi le roï votre père vous donnoit pour époux un prince fi aimable. II n'y en a pas un a la cour de Bengale qui puiffe lui être comparé, & nous n'apprenons pas auffi qu'il y en ait dans les états voifins qui foient dignes de vous. Ce difcours flatteur ne déplut pas a la princefle de Bengale; mais comme elle ne vouloit pas déclarer fon fentiment, elle leur impofa filence. Vous êtes des conteufes , dit - elle, recouchez - vous, & laiffez - moi me rendormir. Le lendemain , la première chofe que fit Ia princefle quand elle fut levée, fut de fe mettre a fa toilette. Jufqu'alors elle n'avoit pas encore pris autant de peine qu'elle en prit ce j-our-la pour fe coëffer & s'ajufter, en confultant fon miroir. Jamais fes femmes n'avoient eu befoin Pij  saS Les mille et une Nrrixs*,de plus de patience pour faire & défaire plu*fieurs fois la même chofe, jufqu'a ce qu'elle Fut contente. Je n'ai pas déplu au prince de Perfe en dèfhabillé, je m'en fuis bien appergue, difoitelle en elle-même, il verra autre chofe quand je ferai dans mes atours. Elle s'orna la tête de diamans les plus gros & les plus brilJans, avec un collier, des bracelets „ & une ceinture de pierreries femblables, le tout d'un prix ineftimable; & 1'habit qu'elle prit, étoit d'une étoffe la plus riche de toutes les Indes , qu'on ne travailloit que pour les rois , les princes & les princelfes, & d'une couleur qui achevoit de la parer avec tous fes avantages. Après qu'elle eut encore confulté fon miroir plufieurs fois , & qu'elle eut demande' a fes femmes 1'une après 1'autre, s'il manquoit quelque chofe k fon ajuftement, elle envoya favoir fi le prince de Perfe étoit éveillé, & au cas qu'il le fut, & habillé, comme elle ne doutoit pas qu'il ne demandat de venir fe préfenter devant elle, de lui marquer qu'elle alloit venir elle-même , & qu'elle avoit fes raifons pour en ufer de la forte. Le prince de Perfe qui avoit gagné fur le jour ce qu'il avoit perdu Ia nuit, & qui s'étoit remis parfaitement de fon voyage pénible, venoit d'achever de s'habiller, quand il recut le.  CÓNT2S A K A B E s\ 22> bon jour de la princefle de Bengale par une de fes femmes» Le prince fans donner è la femme de la princefle le tems de lui faire part de ce qu elle avoit a lui dire, lui demanda li la princefle étoit en état qu'il put lui rendre fon devoir & fes refpects. Mais quand la femme fe fut acquittée auprès de lui de 1'ordre qu'elle avoit : La princefle, dit-il, eft la maïtrefie, & je ne fuis chez elle que pour exécuter fes commandemens. La princefle de Bengale n'eut pas plutót appris que le prince de Perfe 1'attendoit, qu'elle vint le trouver. Après les complimens réciproques de la part du prince, fur ce qu'il avoit éveillé la princelfe au plus fort de fon fommeil, dont il lui demanda mille pardons, & de la part de la princefle , qui lui demanda comment il avoit pafle la nuit, & en quel état il fe trouvoit; la princefle s'aflit fur le fofa, & le prince fit la même chofe, en fe placant a quelque diftance par refpeót. Alors la princefle en prenant la parole : Prince, dit-elle, j'eufle pü vous recevoir dans la chambre oü vous m'avez trouvée couchée cette nuit. Mais comme le chef de mes eunuques a la liberté d'y entrer, & que jamais il ne pénètre ici fans ma permifllon ; dans 1'impatience oü je fuis d'apprendre de vous Paventure furprenante qui me procure le bonheur de vous voir, P iij  23° Les miele et ünè Nutts, j'ai mieux aimé venir vous en fommer ïcï, comme dans un lieu oü ni vous ni moi ne ferons pas interrompus. Obligez-moi donc, je vous en conjure, de me donner la fatisfaction que je vous demande. Pour fatisfaire a la princefle de Bengale, le prince Firouz Schaz commenca fon difcours par la fête folemnelle & annuelle du Nevrouz, dans tout le royaume de Perfe , avec le récit de tous les fpeétacles dignes de fa curiofité, qui avoient fait le divertilfement de la cour de Perfe, & prefque généralement de la ville de Schiraz. II vint enfuite au cheval enchanté, dont la defcription avec le récit des merveilles que l'indien monté deflüs avoit fait voir devant une aflèmblée fi célèbre, convainquit la princelfe, qu'on ne pouvoit rien imaginer au monde de plus furprenant en ce genre. Princefle, continua le prince de Perfe, vous jugez bien que le roi mon père qui n'épargne aucune dépenfe pour augmenter fes tréfors des chofes les plus rares & les plus curieufes dont il peut avoir connoiffance , doit avoir été enflammé d'un grand défir d'y ajouter un cheval de cette nature. II le fut en effet, & il n'héfita pas è demander a l'indien ce qu'il 1'eftimoit. La réponfe de findien fut des plus extravaganten II dit qu'il n'avoit pas acheté le che-  Contes Arabes. 231 val, mais qu'il 1'avoit acquis en échange d'une fille unique qu'il avoit, & que comme il ne pouvoit s'engager a s'en priver que fous une condition femblable, il ne pouvoit le lui céder qu'en époufant , avec fon confentement, la princelfe ma fceur. La foule des courtifans qui environnoient le tróne du roi mon père , qui entendirent 1'extravagance de cette propofition, s'en moquèrent hautement; & en mon particulier j'en concus une indignation fi grande, qu'il ne me fut pas poffible de la diffimuler, d'autant plus que je m'appercus que le roi mon père balancoit fut ce qu'il devoit répondre. En effet, je crus voir le moment qu'il alloit lui accorder ce qu'il demandoit, fi je ne lui eufle repréfenté vivement le tort qu'il alloit faire a fa gloire. Ma remon* trance néanmoins ne fut pas capable de lui faire abandonner entièrement le deffein de facrifier la princelfe ma fceur a un homme fi méprifable. II crut que je pourrois entrer dans fon fentiment, fi une fois je pouvois comprendre comme lui, a ce qu'il s'imaginoit , combien ce cheval étoit eftimable par fa fingularité. Dans cette vue, il voulut que je 1'examinafle , que je le montalfe, & que j'en fiffe 1'effai moi-même. Pour complaire au roi mon père, je monta» le cheval ; Sc dès que je fus defius, comme P iv  . $3ï Les mille et une Nuits frvois vu rindien mettre la main i une enevdle & la tourner, pour fe faire enlever avec e_ cheval fans prendre autre enfeIgnernent de f > Jt fi! k même chofe> & dans rinftant ie fus enleve en l'air d'une vitefle beaueoup plus grande, que d>une flèche ,archer ie plus robufte & le plus expérimenté. En peu de tems je fus fi fort éloigné de Ia terre, que je ne diftinguois plus aucun objet, & il me fembloit que j'approchois fi fort de ia voute du ciel, que je craignois d'aller m'y briler la tête. Dans le mouvement rapide dont 1 etois emporté, je fus long-tems comme hors de moi-même, & hors d'état de faire attention au danger préfent auquel j'étois expofé en plufieurs manières. Je voulus tourner è contrefens la cheville que j'avois tournee d'abord mais je n'en expérimentai pas 1'effet que je' m'étois attendu. Le cheval continua de m'emporter vers le ciel, & ainfi de m'éfoigner de Ia terre de plus en plus. Je m'appercus enfin dune autre cheville ; je la tournai, & le che val au heu de s'élever davantage, commenca a dechner vers la terre 5 & comme je me trouvai bientöt dans les ténèbres de la nuit & quil n'étoit pas poffible de gouverner le cheval pour me faire pofer dans un lieu oü je ne couruffepas de danger, je tins la bride en u,  Contes Arabés. 255 fnême état, & je me remis a la volonté de dieu fur ce qui pourroit arriver de mon fort. Le cheval enfin fe pofa, je mis pié a terre; & en examinant le lieu, je me trouvai fur la terraffe de ce palais. Je trouvai la porte de 1'efcalier qui étoit entr'ouverte , je defcendis fans bruit, & une porte ouverte, avec un peu de lumière, fe préfenta devant moi. J'avangai la tête ; & comme j'eus vu des eunuques endormis , & une grande lumière au-travers d'une portière , la nécefïité preffante oü j'étois, nonobffant le danger inévitable dont j'étois menacé fi les eunuques fe fuffent éveillés, m'infpira la hardieffe, pour ne pas dire la témérité, d'avancer légèrement & d'ouvrir la portière. II n'eft pas befoin, princeffe, ajouta le prince, de vous dire le refte; vous le favez. II ne me refte qu'a vous remercier de votre bonté & de votre générofité, & vous fupplier de me marquer par quel endroit je puis vous témoigner ma reconnoiffance d'un fi grand bienfait, tel que vous en foyez fatisfaite. Comme felon le droit des gens , je fuis déja votre efclave , & que je ne puis plus vous offrir ma perfonne, il ne me refte plus que mon cceur. Que dis-je , princeffe ? il n'eft plus a moi ce cceur, vous me l'avez ravi par vos charmes, & d'une manière que bien lom de vous le redemander , je  534- Les mille et une Nuits, vous 1'abandonne. Ainfi, permettez-moi de vous de'clarer que je ne vous connois pas moins pour maitreffe de mon cceur que de mes vo'ontés. Ces dernières psroles du prince Firouz Schah furent prononcées d'un ton & d'un air qui ne laifsèrent pas douter la princeffe de Bengale un feul moment de 1'effet qu'elle avoit attendu de fes attraits. Elle ne fut pas fcandalifée de la déclaration du prince de Perfe, comme trop précipitée. Le rouge qui lui en monta au vifage , ne fervit qua la rendre plus belle Sc plus aimable aux yeux du prince. Quand le prince Firouz Schah eut achevé de parler : Prince, reprit la princefTe de Bengale, fi vous m'avez fait un plaifir des plus fenfibles en me racontant les chofes furprenantes & merveilleufes que je viens d'entendre; d'un autre coté, je n'ai pu vous regarder fans frayeur dans la plus haute région de l'air; & quoique j'euffe le bien de vous voir devant moi fain & fauf, je n'ai ceffé néanmoins de craindre , que dans le moment que vous m'avez appris que le cheval de l'indien étoit venu fe pofer fi heureufement fur la terraffe de mon palais. La même chofe pouvoit arriver en mille autres endroits; mais je fuis ravie de ce que le hafard m'a donné la préférence & 1'occafion de vous faire connoitre que le même hafard pouvoit vous adref.  Contes Arabes. 23f fer ailleurs, mais non pas oü vous puifliez être regu plus agréablement, & avec plus de plaifir. Ainfi , prince , je me tiendrois offenfée trèsfenfiblement, fi je voulois croire que la penfée que vous m'avez témoignée d'être mon efclave, füt férieufe, & que je ne l'attribuaffe pas a votre honnêteté plutot qu'a un fentiment fincère; & la re'ception que je vous fis hier, doit vous faire connoitre fufnfamment que vous n'étes pas moins libre qu'au milieu de la cour de Perfe. Quant a votre cceur , ajouta la princeffe de Bengale, d'un ton qui ne marquoit rien moins qu'un refus, comme je fuis bien perfuadée que vous n'avez pas attendu jufqu'a préfent a en difpofer, & que vous ne devez avoir fait choix que d'une princefle qui le mérite, je ferois fort fachée de vous donner lieu de lui faire une infidélité. Le prince Firouz Schah voulut protefter a la princefle de Bengale qu'il étoit venu de Perfe maïtre de fon cceur ; mais dans le moment qu'il alloit prendre la parole, une des femmes de la princeffe, qui en avoit 1'ordre , vint avertu que le diné étoit fervi. Cette interruption délivra le prince & la princeffe d'une explication qui les eüt embarraflës  236" Les nazit Et une Nutts ! également, dont ils n'avoient pas befoin. La vaincue de la Gncérité du prince de Perfe • & quant au prince, quoique la princeffe ne fe füt Pas exphquée, il jugea néanmoins par fes paroles & a Ja manière favorable dont a avo.t ^ ccoute, qu'il avoit lieu d'être content de fon bonheur. Comme la femme de ia princeffe tenoit Ia pomere ouverte, la princeffe de Bengale, en fe levant,dit au prince de Perfe, qui fit la meme chofe, qu'elle n'avoit pas coutume de diner de fi bonne heure; mais comme elle ne doutcnt pas^ qu'on ne lui eüt fait faire un mécnant foupe, qu'elle avoit donné ordre qu'on lervit le dmé plutöt qu'a 1'ordinfire: & en difant c« Paroles, elle le conduifit dans un fallon nwgnifique, oü la table étoit préparée & chargee dune grande abondance d'excellens mets. Hs fe mirent k table ; & dès qu'ils eurent pris Place, des femmes efclaves de Ia princeffe, en grand nombre, belles & richement habillées commencèrent un concert agréable d'inftrumens & de voix, qui dura pendant tout Ie repas. Comme le concert étoit des plus doux & menage de manière qu'il n'empêchoit pas ie Fmce & Ia pnnceffe de s'entretenir, ils pafserent une grande partie du repas, la prmceff*  Eontes Arabes1. 237 a fervir le prince & a 1'inviter de manger, & le prince de fon cöté a fervir la princelfe de ce qui lui paroiffoit le meilleur^afin de la prévenir avec des manières & des paroles qui lui attiroient de nouvelles honnêtetés & de nouveaux complimens de la part de la princelfe; & dans ce commerce réciproque de civilités Sc d'attention 1'un pour 1'autre , I'amour fit plus de progrès de part Sc d'autre qu'un téte-a-tête prémédité. Le prince & la princelfe fe levèrent enfin de table ; la princelfe mena le prince de Perfe dans Un cabinet grand Sc magnifique par fa ftructure & par 1'or & 1'azur qui 1'embellifloient avec fymmétrie, & richement meublé. Ils s'aflirent fur le fofa, qui avoit une vue trés - agréable fur le jardin du palais, qui fut admiré par le prince Firouz Schah, par la variété des fleurs, des arbuftes Sc des arbres , tout dijférens de ceux de Perfe, auxquels ils ne cédoient pas en beauté. En prenant occafion de lier la converfation avec la princelfe par eet endroit : Princefle, dit-il, j'avois cru qu'il n'y avoit au monde que la Perfe ou il y eüt des palais fuperbes Sc des jardins admiiables, dignes de Ja majefté des rois; mais je vois que par-tout oü il y a de grands rois, les rois favent fe faire batir des demeures conveqables a leur grandeur Sc a leur.  i3? Les mille et üme Ntjits puiffance; & s'il y a de la différence dans f* manière de batir & dans les accompagnemens, elles fe relfemWent dans la grandeur & dans la magnificence. Prince, reprit la princeffe de Bengale, comme je n'ai aucune ide'e des palais de Perfe , je ne puis porter mon jugement fur la comp'araifon que vous en faites avec le mien pour vous en dire mon fentiment; mais quelque fincère que vous puiffiez être, j'ai de Ia peine a me perfuader qu'elle foit jufte : vous voudrez bien que je croye que Ia complaifance y a beaucoup de part. Je ne veux pourtant pas me'prifer mon palais devant vous; vous avez de trop bons yeux, & vous étes d'un trop bon gout pour n'en pas juger fainement; mais je vous afTure que je le trouve trés - médiocre, quand je le mets en parallèle avec celui du roi mon père, qui le furpaffe infiniment en grandeur, en beauté & en richeffes. Vous m'en direz vous - méme ce que vous en penferez quand vous 1'aurez vu. Puifque le hafard vous a amené jufqu'a la capitale de ce royaume, je ne doute pas que vous ne vouliez bien le voir & y faluer le roi mon père, afin qu'il vous rende les honneurs dus a un prince de votre rang & de votre mérite. En faifant naitre au prince de Perfe la curiofité de voir le palais de Bengale & d'y faluer  C o n t e s Arabes. 239 !e roi fon père, la princeffe fe flattoit que fi elle pouvoit y réuffir, fon père, en voyant un prince fi bien fait , G fage & fi accompli en toutes fortes de belles qualités, pourroit peutétre fe réfoucre a lui propofer une alliance , en offrant de la lui donner pour époufe ; Sc par-la, comme elle étoit bien perfuadée qu'elle n'étoit pas indifférente au prince , & que le prince ne refuferoit pas d'entrer dans cette alliance, elle efpéroit de parvenir k 1'accompliffement de fes fouhaits, en gardant la bienféance convenable k une princeffe qui vouloit paroïtre étre foumife aux volontés du roi fon père. Mais le prince de Perle ne lui répondit par fur eet article conformément k ce qu'elle en avoit penfé. Princeffe , reprit le prince, le rapport que vous venez de me faire de la préférence du palais du roi de Bengale , que vous donnez au votre, me fuffit pour ne pas faire difficulté de croire qu'il eft fincère. Quant k la propofition que vous me faites de rendre mes refpects au roi votre père, je me ferois non-feulement un plaifir, mais même un grand honneur de m'en acquitter. Mais, princeffe, ajouta-t-il, je vous en fais juge vous-méme ; me confeilleriezvous de me préfenter devant la majefté d'un fi grand monarque comme un aventurier, fans  2(40 Lés mille et trtfE NrrfS, fuite & fans un train convenable a mon rang? Prince, repartit la princeffe, que cela ne vous faffe pas de peine, vous n'avez qu'a vouloir, 1'argent ne vous manquera pas pour vous faire tel train qu'il vous plaira, je vous en fournirai. Nous avons ici des ne'gocians de votre nation en grand nombre; vous pouvez en choifir autant que vous le jugerez a propos pour vous faire une maifon qui vous fera honneur. Le prince Firouz Schah pénétra 1'intention de la princeffe de Bengale ; & la marqué fenfible qu'elle lui donnoit de fon amour par eet endroit , augmenta la paflion qu'il avoit con£ue pour elle; mais quelque forte qu'elle fut, elle ne lui fit pas oublier fon devoir. II lui re'pliqua fans héfïter : Princeffe , dit-il , j'accepterois de bon cceur 1'offre obligeante que vous me faites, dont je ne puis affez vous marquer ma reconnoiffance , fi 1'inquiétude oü le roi mon père doit être de mon éloignement, ne m'en empéchoit abfolument. Je ferois indigne des bontés & de la tendreffe qu'il a toujours eues pour moi , fi je ne retournois au plutöt, & ne me rendois auprès da lui pour les faire ceffer. Je le connois; & pendant que j'ai le bonheur de jouir de 1'entretien d'une princeffe fi aimable , je fuis perfuadé qu'il eft plongé dans des douleurs mortelles ,  Co n tes Arabes. 24.1T les, & qu'il a perdu Pefpcrance de me revoir. J'efpère que vous me ferez la juftice de comprendre que je ne puis fans ingratitude , 8c même fans crime , me difpenfer d'aller lui rendre la vie , dont un retour différé trop longtems , pourroit lui caufer la perte. Après cela , princelfe , continua le prince de Perfe, fi vous me jugiez digne d'afpirer au bonheur de devenir votre époux , comme le roi mon père m'a toujours témoigné qu'il ne vouloit pas me contraindre dans le choix d'une époufe , je n'aurois pas de peine a obtenir de lui de revenir, non pas en inconnu , mais en prince , demander de fa part au roi de Bengale de contracter alliance avec lui par notre mariage. Je fuis perfuadé qu'il s'y portera de lui-même dès que je 1'aurai informé de la générofité avec laquelle vous m'avez accueilli dans ma difgrace. De la manière que le prince de Perfe venoit de s'expliquer , la princelfe de Bengale étoit trop raifonnable pour infifter a lui perfuader de fe faire voir au roi de Bengale , & d'exiger de lui de rien faire contre fon devoir & contre fon honneur ; mais elle fut alarmée du prompt départ qu'il méditoit , a ce qu'il lui parut , & elle craignit , s'il prenoit congé d'élle fitót, que bien-loin de lui tenir la proTome XI, Q  24.2 Les mille et une Nuits, melfe qu'il lui faifoit, il ne 1'oubliat dès qu'il auroit celfé de la voir. Pour 1'en détourner , elle lui dit ; Prince , en vous faifant la propofition de contribuer a vous mettre en état de voir le roi mon père , mon intention n'a pas été de m'oppofer a une excufe auffi légitime que celle que vous m'apportez , & que je n'avois pas prévue. Je me rendrois complice moi-même de la faute que vous commettriez fi j'en avois la penfée ; mais je ne puis approuver que vous fongiez a partir auffi promptement que vous femblez vous le propofer. Accordez au moins a mes prières la grace que je vous demande , de vous donner le tems de vous reconnoitre ; & puifque mon bonheur a voulu que vous foyez arrivé dans le royaume de Bengale plutöt qu'au milieu d'un défert , ou que fur le fommet d'une montagne fi efcarpée, qu'il vous eüt été impoffible d'en defcendre , d'y faire un féjour fuffifant pour en porter des nouvelles un peu détaillées a la cour de Perfe. Ce difcours de la princelfe de Bengale avoit pour but , que le prince Firouz , en faifant avec elle un féjour de quelque durée , devïnt infenfiblement plus paffionné pour fes charmes , dans 1'efpérance que par ce moyen , 1'ardent défir qu'elle appercevoit en lui de retourner  Contes Arabes. 24.3 en Perfe, fe ralentiroit, & qu'alors il pourroit fe déterrniner a parostre en public & a fe faire voir au roi de Bengale, Le prince de Perfe ne put honnêtement lui refufer la grace qu'elle lui demandoit , après la réception & 1'accueil favorable qu'il en avoit recu. II eut la complaifance d'y condefcendre , & la princelfe ne fongea plus qua lui rendre fon féjour agréable par tous les divertilfemens qu'elle put imaginer. Pendant plufieurs jours , ce ne furent que fêtes , que bals , que concerts , que feftins ou collations magnifiques , que promenades dans le jardin , & que chalfes dans le pare du palais , oü il y avoit toutes fortes de bétes fauves , de cerfs , biches , daims , chevreuils , 8c d'autres femblables particulières au royaume de Bengale ,, dont la chalfe , non dangereufe, pouvoit convenir a la princelfe. A la fin de ces chalfes, le prince &. la princelfe fe rejoignoient dans quelque bel endroit du pare , oü on leur étendoit un grand tapis avec des couffins , afin qu'ils fulfent affis plus commodément. La5 en reprenant leurs efprits, & en ie remettant de 1'exercice violent qu'ils venoient de fe donner , ils s'entretenoient fur divers fujets. Sur toute chofe , la princelfe de Bengale prenoit un grand foin de faire tombet 9 ij  244 les wille et une Nuits, la converfation fur la grandeur , la puilfance , les richeffes & le gouvernement de la Perfe , afin que du difcours du prince Firouz Schah, elle put a fon tour prendre occafion de lui parler du royaume de Bengale & de fes avantages , & par-la gagner fur fon efprit de le faire réfoudre a s'y arréter; mais il arriva le contraire de ce qu'elle s'étoit propofé. En effet , le prince de Perfe , fans rien exagérer , lui fit un détail fi avantageux de la grandeur du royaume de Perfe , de la magnificence & de 1'opulence qui y regnoient , de fes forces militaires , de fon commerce par terre & par mer jufqu'aux pays les plus éloignés , dont quelques-uns lui étoient inconnus , & de la multitude de fes grandes villes , prefqu'auffi peuplées que celle qu'il avoit choifie pour fa réfidence , oü il avoit méme des palais tout meublés , prêts a le recevoir , felcn les différentes faifons , de manière qu'il étoit a fon choix de jouir d'un printems perpétuel; qu'avant qu'il eüt achevé , la princeffe regarda le royaume de Bengale comme de beaucoup inférieur a celui de Perfe par plufieurs endroits. II arriva même que quand il eut fini fon difcours, & qu'il l'eut priée de 1'entretenir a fon tour des avantages du royaume de Bengale , elle ne put s'y réfoudre qu'après  Contes Arabes. 24? plufieurs infiances de la part du prince. La princeffe de Bengale donna donc cette fatisfaction au prince Firouz Schah , mais en diminuant plufieurs avantages par oü il étoit conftant que le royaume de Bengale furpaffbit le royaume de Perfe. Elle lui fit fi bien connoitre la difpofition oü elle étoit de 1'y accompagner , qu'il jugea qu'elle pourroit y confentir a la première propofition qu'il lui en feroit; mais il crut qu'il ne feroit a propos de la lui faire que quand il auroit eu la complaifance de demeurer avec elle alfez de tems pour la mettre dans fon tort , au cas qu'elle voulüt Ie retenir un peu plus long-tems , & 1'empêcher de fatisfaire au devoir indifpenfable de fe rendre auprès du roi fon père. Pendant deux mois entiers , le prince Firouz Schah s'abandonna entièrement aux volontés de la princelfe de Bengale , en fe préfentant a tous les divertilfemens qu'elle put imaginer , & qu'elle voulut bien lui donner , comme 11 jamais il n'eüt dü faire autre chofe que de pafier la vie avec elle de la forte. Mais dès que ce terme fut écoulé > il lui déclara férieufement qu'il n'y avoit que trop long-tems qu'il manquoit k fon devoir , & il la pria de lui alccorder enfin la liberté de s'en acquitter , en lui répétant la promefle qu'il lui avoit déja Q fi>  24<5 Les mille et une Nuits, faite de revenir inceflamment , & dans un équipage digne d'elle & digne de lui , la demander en mariage dans les formes au roi de Bengale. Princefle , ajouta le prince , mes paroles peut-être vous feront fufpedtes , & que fur la permiffion que je vous demande, vous m'avez déja mis au rang de ces faux amans qui mettent 1'objet de leur amour en oubli dès qu'ils en font éloignés; mais pour marqué de la paflïon non feinte & non fimulée avec laquelle je fuis perfuadé que la vie ne me peut être agréable qu'avec une princefle auffi aimable que vous 1'êtes , & qui m'aime , comme je ne veux^pas en douter , j'oferois vous demander la grace de vous emmener avec moi , fi je ne craignois que vous'ne priffiez ma demande pour une olfenfe. Comme le prince Firouz Schah fe fut apper?u que la princefle avoit rougi a ces dernières paroles , & que fans aucune marqué de colère elle héfitoit fur le parti qu'elle devoit prendre : Princeffe , continua-t-il , pour ce qui eft du confentement du roi mon père , & de 1'accueil avec lequel il vous recevra dans fon alhance , je puis vous en affiurer. Quant a ce qui regarde le roi de Bengale , après les marqués de tendrefie, d'arnitié & de confidé-  Contes Arabes. 247 ration qu'il a toujours eues & qu'il conferve encore pour vous , il faudroit qu'il fut tout autre que vous ne me 1'avez dépeint ; c'eft-adire i ennemi de votre repos & de votre bonheur i s'il ne recevoit avec bienveillance 1'ambalfade que le roi mon père lui enverroit , pour obtenir de lui 1'approbation de notre mariage. . , La princeffe de Bengale ne répondit rien a ce difcours du prince de Perfe ; mais fon filence & fes yeux baifTés lui firent connoitre^ mieux qu'aucune autre déclaration , qu'ellé* n'avoit pas de répugnance a i'accompagner en Perfe , & qu'elle y confentoit. La feule difficulté qu'elle parut y trouver , fut que le prince de Perfe ne fut pas affez expérimenté pour gouverner le cheval , & qu'elle craignoit de fe trouver avec lui dans le même embarras que quand il en avoit fait Peffai. Mais le prince Firouz Schah la délivra fi bien de cette crainte i en lui perfuadant qu'elle pouvoit s'en fier k lui , & qu'après ce qui lui étoit arrivé , il pouvoit défier l'indien même de le gouverner avec plus d'adrefTe que lui , qu'elle ne fongea plus qu'a prendre avec lui des mefures pour partir fi fecrètement , que perfonne de fon palais ne put avoir le moind/e foupcon de leur deffein. Cj iv  H% Les mille et une Nüïts, Elle réuffitj & dè* le lendemain peu avant la pomte du jour, que tout fon palais etoit encore enfeveli dans un profond fommed comme elle fe fut rendue fur la terraffe avec le p„nce ; le prince tourna Ie cheval du cotede la Perfe, dans un endroit oü la princefle pouvoit elle-même s'affeoir en croupe -fement. II monta le premier s & quand \ Princefle fe fut aflife derrière lui è fa commodue, qu'elle 1'eut embraflé dela main pour une plus grande sürete' , & qu'elle lui eut marqué qu'il pouvoit partir, il t0urna a meme cheville qu'il avoit tournée dans la capitalede Perfe ,& le cheval les enleva en 1'au. Le cheval fit fa diligence ordinaire , & I« pnnce Firouz Schah le gouverna de manière, qu environ en deux heures & demie , il découvnt Ia capitale de Ia Perfe. II n'alla pas defcendre dans la grande place d'oü il étoit parti m dans le palais du fultan , mais dans un pa-* fcus de plaifance , peu éloigné de la ville II mena la princeffe dans le plus bel appartement , ou il lui dit que pour lui faire rendre les honneurs qui lui étoient dus , il alloit avertir le fultan fon père de leur arrivée , & quelle le reverroit inceöammem ; que cependant il donnoit ordre au conciërge du pa-  Contes Arabes. 24^ lais , qui étoit préfent, de ne lui laiffer manquer de rien de toutes les chofes dont elle pouvoit avoir befoin. Après avoir lailfé la princeffe dans 1'appartement, le prince Firouz Schah commanda au conciërge de lui faire feller un cheval. Le cheval lui fut amené , il le monta ; & après avoir renvoyé le conciërge auprès de la princeffe , avec ordre fur toute chofe , de la faire déjeuner de ce qui pouvoit lui être fervi le plus promptement , il partit ; & dans le chemin & dans les rues de la ville par oü il paffa pour fe rendre au palais , il fut regu aux acclamations du peuple , qui changea fa trifteffe en joie , après avoir defefpéré de le revoir jamais , depuis qu'il avoit difparu. Le fultan fon père donnoit audience quand il fe préfenta devant lui au milieu de fon confeil , qui étoit tout en habit de deuil, comme le fultan , depuis le jour que le cheval 1'avoit emporté. II le recut en 1'embraffant avec des larmes de joie & de tendreffe ; il lui demanda avec emprefTement ce que le cheval de l'indien étoit devenu. Cette demande donna lieu au prince de prendre 1'occafion de raconter au fultan fon père, 1'embarras & le danger oü il s'étoit trouvé , après que le cheval l'eut erdevé dans l'air ; de  2/ö Les mille et une Nuits, quelle manière il s'en étoit tiré , & comment il étoit arrivé enfuite au palais de la princeffe de Bengale ; la bonne réception qu'elle lui avoit faite ; le motif qui 1'avoit obligé de faire avec elle un plus long féjour qu'il ne devoit, & la complaifance qu'elle avoit eue de ne le pas défobliger, jufqu'a obtenir d'elle enfin de venir en Perfe avec lui , après lui avoir promis de 1'époufer. Et,fire, ajouta le prince en achevant, après lui avoir promis en méme-tems que vous ne me refuferiez pas votre confentement, je viens de 1'amener avec moi fur le cheval de l'indien; elle attend dans un des palais de plaifance de votre majefté, ou je 1'ai laiffée, que j'aille lui annoncer que je ne lui en ai pas fait la promeffe en vain. A ces paroles, Ie prince fe profterna devant le fultan fon père, pour le fléchir; mais le fultan 1'en empêcha, il le retint, & en 1'embraffant une feconde fois : Mon fils , dit-il , non-feulement je confens a votre mariage avec la princeffe de Bengale, je veux même aller au-devant d'elle en perfonne, la remercier de 1'obhgation que je lui ai en mon particulier, 1'amener dans mon palais, & célébrer fes noces dès aujourd'hui. Ainfi le fultan, après avoir donné les ordres  Contes Arabes. 2fï pour 1'entrée qu'il vouloit faire a la princeffe de Bengale, ordonna que 1'on quittat 1'habit de deuil , & que les réjouiffances commencaffent par le concert des timbales, des trompettes & des tambours, avec les autres inftrumens guerriers, il commanda qu'on allat faire fortir l'indien de prifon, & qu'on le lui amenat. L'indien lui fut amené ; & quand on le lui eut préfenté : Je m'écois affuré de ta perfonne, lui dit le fultan, afin que ta vie, qui cependant n'eut pas été une vicHme fufSfante, ni a rna colère , ni k ma douleur , me répondït de celle du prince mon fils. Rens graces k dieu de ce que je 1'ai retrouvé. Vas , reprens ton cheval, & ne parois plus devant moi. Quand l'indien fut hors de la préfence du fultan de Perfe; comme il avoit appris de ceux qui étoient venus le délivrer de prifon, que le prince Firouz Schah étoit de retour avec la princeffe qu'il avoit amenéc avec lui fur le cheval enchanté , le lieu oü il avoit mis pié k terre , & oü il 1'avoit laiffée, & que le fultan fe difpofoit k aller la prendre & 1'amener a fon palais ; il n'héfifa pas a le devancer lui & le prince de Perfe, & fans perdre de tems il fe rendit en diligence au palais de plaifance ; & en s'adreffant au conciërge, il dit qu'il venoit de la part du fultan & du prince de Perfe,  ara Les mille et une Nuits, Pour prendre Ia princeffe de Bengale en croupe fur Ie cheval, & Ia mener en Pair au fultan qui lattendoit, difoit-il, dans la place de fon palais pour Ia recevoir, & donner ce fpedacle a fa cour & a la viHe de Schiraz. L'indien étoit connu du conciërge, qui favoie que Ie fultan 1'avoit fait arréter; & le conciërge £t d'autant moins de difficulté k ajouter foi k fa parole, qu'il Ie voyoit en liberté. II fe préfenta k la princeffe de Bengale, & la princeffe n'eut pas plutöt appris qu'il venoit particulièrement de Ia part du prince de Perfe , qu'elle confentit k ce que le prince fouhaitoit, comme elle fe le perfuadoit. L'indien ravi en lui-même de la facilité qu'il trouvoit k faire réuffir fa méchanceté , monta Ie cheval, prit Ia princeffe en croupe, avec 1'aide du conciërge ; il tourna la cheville , & auflitót le cheval les enleva lui & la princeffe au plus haut de l'air. Dans le même moment Ie fultan de Perfe , fuivi de fa cour, fortoit de fon palais pour fe rendre au palais de plaifance, & le prince de Perfe venoit de prendre le devant pour préparer la princeffe de Bengale k le recevoir, comme l'indien affeétoit de pafier au-deffus de la ville avec fa proie, pour braver le fultan & le prince, & p0Ur fe venger du traitement  Contes Arabes. 25-3 ïnjufte qui lui avoit été fait, comme il le prétendoit. Quand le fultan de Perfe eut appercu le ravilfeur qu'il ne méconnut pas , il s'arrêta avec un étonnement d'autant plus fenfible & plus aifligeant, qu'il n'étoit pas poffible de le faire repentir de 1'affront infïgne qu'il lui faifoit avec un fi grand éclat. II le chargea de mille imprécations avec fes courtifans, & avec tous ceux qui furent témoins d'une infolence fi fignalée, & de cette méchanceté fans égale. L'indien peu touché de ces malédictions , dont le bruit arriva jufqu'a lui, continua fa route pendant que le fultan de Perfe rentra dans le palais extrémement mortifié de recevoir une injure auffi atroce , & de fe voir dans 1'impuiffance d'en punir 1'auteur. Mais quelle fut la douleur de prince Firouz Schah, quand il vit qu'a fes propres yeux, fans pouvoir y apporter empêchement, l'indien lui enlevoit la princeffe de Bengale , qu'il aimoit fi paffionnément, qu'il ne pouvoit plus vivre fans elle. A eet objet auquel il ne s'étoit pas attendu, il demeura comme immobile. Et avant qu'il eüt délibéré s'il fe déchaineroit en injures contre l'indien, ou s'il plaindroit le fort déplorable de la princeffe , & s'il lui demanderoit pardon du peu de précaution qu'il avoit pris  3X4 Les mille et une Nuixs, pour fe la conferver, elle qui s'étoit fivrée i lui d une manière qui marquoit fi bien combien il en étoit aimé; le cheval qui emportoit 1 un & 1'autre avec une rapidité incroyable les avoit dérobés a fa vue. Quel parti prendre ? Retournera-t-il *u palais du fultan fon père fe renfermer dans fon appartement, pour fe' plonger dans l'affliétion, fans fe donner aucun mouvement k la pourfuite du raviffeur pour déhvrer fa princefle de fes mains, & je punir comme il le méritoit ? Sa générofité, fon amour fon courage ne le permettent pas. Il continue ion chemin jufqu'au palais de plaifance. A i'arrivée du prince, le conciërge qui s'étoit appercu de fa crédulité, & qu'il s'étoit laiflé trompet par l'indien, fe préfente devant lui les larmes aux yeux, fe jete k fes piés, s'accufe lui-meme du crime qu'il croit avoir commis , & fe condamne k la mort qu'il attend de fa' main. Lève-toi, lui dit le prince, ce n'eft pas k toi que j'impute 1'enlèvement de ma princefle, je ne I'impute qu'a.moi-même & qu'a ma fim' phcité. Sans perdre de tems, vas-moi chercher un habiilement de derviche , & prens garde de dire que c'eft pour moi. Peu loin du palais de plaifance , il y avoit un couvent de derviches, dont le fcheiikh  Contes Arabes. 2yr ou fupérieur étoit ami du conciërge. Le conciërge alla le trouver ; & en lui faifant une faulfe confidence de la difgrace d'un officier de confidération de la cour, auquel il avoit de grandes obligations, & qu'il étoit bien aife de favorifer pour lui donner lieu de fouftraire a la colère du fultan, il n'eut pas de peine a obtenir ce qu'il demandoit; il apporta 1'habillement complet de derviche au prince Firouz Schah. Le prince s'en revêtit , après s'étre dépouilló du fien. Déguifé de la forte, & pour la dépenfe &c pour le befoin du voyage qu'il alloit entreprendre , muni d'une boite de perles & de diamans qu'il avoit apportée pour en faire préfent a la princeffe de Bengale, il fortit du palais de plaifance a Pentrée de la nuit, & incertain de la route qu'il devoit prendre; mais réfolu de ne pas revenir qu'il n'eüt retrouvé fa princeffe , & qu'il ne la ramenat, il fe mit en chemin. Revenons a l'indien, il gouverna le cheval enchanté de manière que le même jour il arriva de bonne heure dans un bois prés de la capitale du royaume de Kafchmir. Comme il avoit befoin de manger, & qu'il jugea que la princeffe de Bengale pouvoit être dans le même befoin, il*mit pié a terre dans ce bois, en un endroit oü il lailfa la princeffe fur un gazon,  'a$6 Les mille et une Nuits, prés d'un ruifleau d'une eau très-frai'che & trèsclaire. Pendant 1'abfence de l'indien, la princefle de Bengale qui fe voyoit fous la puiffance d'un indigne ravifleur, dont elle redoutoit la violence, avoit fongé a fe dérober & a chercher un lieu d'afyle; mais comme elle avoit mangé fort légèrement le matin, a fon arrivée au palais de plaifance, elle fe trouva dans une foiblefle fi grande, quand elle eut voulu exécuter fon delfein , qu'elle fut contrainte de 1'abandonner, & de demeurer fans autre reflburce que dans fon courage , avec une ferme réfolution da fouffrir plutöt la mort que de manquer de fidélité au prince de Perfe. Ainfi elle n'attendit pas que l'indien 1'invitat une feconde fois a manger , elle mangea , & elle reprit alfez de force pour répondre courageufement aux difcours infolens qu'il commenca de lui tenir a la fin du repas. Après plufieurs menaces, comme elle vit que l'indien fe préparoit a lui faire violence , elle fe leva pour lui réfifter, en pouffant de grands cris. Ces cris attirèrent en un moment une troupe de cavaliers qui les environnèrent elle & l'indien. C'étoit le fultan du royaume de Kafchmir, lequel en revenant de la chalfe avec fa fuite, paflbit par eet endroit-la, heureufement pour la  Contes Arabes. fa princefle de Bengale, & qui étoit accouru au bruit qu'il avoit entendu. II s'adrefia k l'indien, & il lui demanda qui il étoit, & ce qu'il prétendoit de la dame qu'il voyoit. L'indien répondit avec impudence que c'étoit fa femme, & qu'il n'appartenoit a perfonne d'entrer en connoiffance du démélé qu'il avoit avec elle. La princefle qui na connoiflbit ni la qualité, ni la dignité de celui qui fe préfentoit fi a propos pour Ia délivrer , démentit l'indien. Seigneur , qui que vous föyez, reprit-elle , que le ciel envoie k mon fecours , ayez compaffion d'une princefle, & n'ajoutez pas foi a un impofleur ; dieu me garde d'étre femme d'un indien aufli vil & aufli méprifable. C'dt un magicien abominable, qui m'a enlevée aujour* d'hui au prince de Perfe , auquel j'étois deftinée pour époufe, & qui m'a amenée ici fur le cheval enchanté que vous voyez. La princefle de Bengale n'eut pas befoin d'un plus long difcours pour perfuader au fultan de Kafchmir qu'elle difoit la vérité. Sa beauté, fon air de princefle & fes larmes parloient pour elle; elle voulut pourfuivre , mais au lieu de 1'écouter, le fultan.de Kafchmir juftement indigné de 1'infolence de l'indien , le fit enviromer fur le champ, & commanda qu'on lui coupac la tête. Cet ordre fut exécucé avec d'autant plus, tTo/ne Jil, R  2j8 Les mille et une Nltts, de facilité, que l'indien qui avoit commis ce rapt a la fortie de fa prifon , n'avoit aucune arme pour fe défendre. La princefle de Bengale délivrée de la perfécution de l'indien, tomba dans une autre qui ne lui fut pas moins douloureufe. Le fultan , après lui avoir fait donner un cheval, 1'emmena a fon palais, oü il la logea dans 1'appartement le plus magnifique après le fien, & il lu| donna un grand nombre de femmes efclaves pour être auprès d'elle, & pour la fervir, avec des eunuques pour fa garde. II la mena lui-même jufques dans eet appartement, oü fans lui donner le tems de le remercier de la grande obligation qu'elle lui avoit, de la manière qu'elle 1'avoit médité : Princeffe, lui dit-il, je ne doute pas que vous n'ayez befoin de repos, je vous laiffe en liberté de le prendre, demain vous ferez plus en état de m'entretenir des circonftances de Fétrange aventure qui vous eft arriyée; & en achevant ces paroles, il fe retira. La princeffe de Bengale étoit dans une joie inexprimable de fe voir en fi peu de tems délivrée de la perfécution d'un homme qu'elle na pouvoit regarder qu'avec horreur; & elle fe flatta que le fultan de Kafchmir voudroit bien mettre le comble a fa générofité, en la renvoyant au prince de Perfe , quand elle lui  'Coktes Arabes. üf§ auróït appris de quelle manière elle étoit a lui, & quelle 1'auroit fupplié de lui faire cette grace. Mais elle étoit bien éloignée de voit raccomplilfement de 1'efpérance qu'elle avoit congue. En effet, le roi de Kafchmir avoit réfolu de 1'époufer le lendemain; & il en avoit fait annoncer les réjouiffances dès la pointe du jout par le fon des timbales , des tambours , des trompettes & d'autres inflrumens propres a infpirer la joie , qui retentiffoient non-feulement dans le palais, mais meme par toute la ville. La princeffe de Bengale fut éveillée par le bruit de ces concerts tumultueux, & elle en attribua la caufe a tout autre motif que celuï pour lequel il fe faifoit entencire. Mais quand le fultan de Kafchmir , qui avoit donné ordre qu'on 1'avertit lorfiu'elle feroit en état de recevoir vifite, fut Venu la lui rendre, & qu'après s'être informé de fa fanté, il lui eut fait connoitre que les fanfares qu'elle entendoit étoient pour rendre leurs •'•oces plus folemnelles , & feut priée en même-tems d'y prendre part, elle en fut dans une conicernation fi grande , qu'elle tomba évanouie. Les femmes de la princeffe qui étoient préfentcs, accoururent a fon fecours, & le fultan lui-même s'employa pour la faire revenir; mais Rij  2to Les mille et' üne Nüïts, elle demeüra long-tems dans eet e'tat avant quelle reprit fes efprits. Elle les reprit enfin; & alors plutót que de manquer a la foi qu'elle avoit promife au prince Firouz Schah, en confentant aux noces que le fultan de Kafchmir avoit réfolues fans la confulter , elle prit le parti de feindre que 1'efprit venoit de lui tourner dans 1'évanouiffement. Dès-lors elle commenga a dire des extravagances en préfence du fultan , elle fe leva même comme pour fe jeter fur lui; de manière que le fultan fut fort furpris & fort affligé de ce contre-tems facheux. Comme il vit qu'elle ne revenoit pas en fon bon fens , il la laiffa avec fes femmes, auxquelles il recommanda de ne la pas abandonner, & de prendre un grand foin de fa perfonne. Pendant la journée , il prit celui d'envoyer fouvent s'informer de 1'état oü elle fe trouvoit, & chaque fois on lui rapporta, ou qu'elle étoit au même état, ou que le mal augmentoit plutöt que de diminuer. Le mal parut même plus violent fur le foir que pendant le jour, & de la forte le fultan de Kafchmir ne fut pas cette nuit-la auffi heureux qu'il fe 1'étoit promis. La princelfe de Bengale ne continua pas feulement le lendemain fes difcours extravagans, & d'autres marqués d'une grande aliénation d'efprit, ce fut la méme chofe les jours fui-*  'Co nt Es ArAbes. 261 Vans, jufqu'a ce que le fultan de Kafchmir fut contraint d'affembler les médecins de fa cour, de leur parler de cette maladie, & de leur demander s'ils ne favoient pas de remèdes pour la guérir. Les médecins, après une confultation entre eux , re'pondirent d'un commun accord, qu'il y avoit plufieurs fortes & plufieurs degrés de cette maladie , dont les unes , felon leur nature , pouvoient fe guérir , & les autres étoient incurables, & qu'ils ne pouvoient juger de quelle nature étoit celle de la princeffe de Bengale qu'ils ne la viffent. Le fultan ordonna aux eunuques de les introduire dans la chambre de la princeffe , 1'un après 1'autre, chacun felon fon rang. La princelfe qui avoit prévu ce qui arrïvoit, & qui craignit que fi elle lailfoit approcher des médecins de fa perfonne , & qu'ils vinlfent a lui tater le pouls , le moins expérimenté ne vint a connoitre qu'elle étoit en bonne fanté, & que fa maladie n'étoit qu'une feinte; a mefure qu'il en paroilfoit , elle entroit dans des tranfports d'averfion fi grands , prête a les dévifager s'ils approchoient, que pas un n'eut la hardieffe de s'y expofer. Quelques - uns de ceux qui fe prétendoient -plus habiles que les autres , & qui fe vantoienft Riij,  26*2 Les mille et une Nuit/, de juger des maladies a la feule vue des ma» lades, lui ordonnèrent de certaines potions qu'elle faifoit d'autant moins de difficulté de prendre, qu'elle e'toit süre qu'il étoit en fon pouvoir d'étre malade autant qu'il lui plairoit & qu'elle le jugeroit a propos, & que ces potions Iie pouvoient pas lui faire de mal. Quand le fultan de Kafchmir vit que les médecins de fa cour n'avoient rien opéré pour la «uérifon de la princefle, il appela ceux de fa capitale, dont la fcience , 1'habileté & 1'expérience n'eurent pas un meilleur fuccès. Enfuite il sfit appeler les médecins des autres villes de fon ■royaume , ceux particulièrement les plus renom,-més dans la pratique de leur profeffion. La princefle ne leur fit pas un meilleur accueil qu'aux premiers, & tout ce qu'ils ordonnèrent *e fit aucun effet. II dépêcha enfin dans les ctats, dans les royaumes & dans les cours des princes voifins, des exprès avec des confultations en forme pour être diftribuées aux médecins les plus fameux, avec promeflé de bien payer le voyage de ceux qui viendroient fe rendre a la capitale de Kafchmir, & d'une récomp,n'.e magnifique a celui qui guériroit la malade. Plufieurs de ces médecins entreprirent le *oyage; mais pas un ne put fe vanter d'avoir  'Contes Arabes. 2.6$ eté plus heureux que ceux de fa cour & de fon royaume , & lui remettre 1'efprit dans fon affiette ; chofe qui ne dépendoit ni d'eux, ni • de leur- art, mais de la volonté de la princelfe elle-même. Dans eet intervalle , le prince Firouz Schah , de'guifé fous 1'habit de derviche , avoit parcouru plufieurs provinces & les principales vil-> les de ces provinces avec d'autant plus de peines d'efprit, fans mettre les fatigucs du chemin en compte , qu'il ignoroit s'il ns tenoit pas ua chemin oppofé a celui qu'il eut du prendre pour avoir des nouvelles de ce qu'il cherchoit. Attentif aux nouvelles qu'on débitolt dans chaque lieu par oü il palfoit, il arriva enfin dans une grande ville des Indes , oü Fon s'entretenoit fort d'une princelfe de Bengale, a qui 1'efprit avoit tourné le méme jour que le fultan de Kafchmir avoit deftiné pour la célébration de fes noces avec elle. Au nom de princelfe de Bengale, en fuppofant que c'étoit celle -qui faifoit le fujet de fon voyage, avec d'autant plus de vraifemblance, qu'il n'avoit pas appris qu'il y eüt a la! cour de Bengale une autre princeffe que la fienne , fur la foi du bruit commun qui s'en étoit répandu, il prit ia route du royaume & de la capitale de, R iv  26*4 Les kille et une Nuits, Kafchrnir. A fon anive'e dans cette capitale; il felogea dans un khan, oü il apprit üès le «eme jour 1'hiftoire de la princeffe de Bengale, & la malheureufe fin de l'indien, telle qu'il la «eritoit, qui 1'avoit amenée fur le cheval enchanté; circonftance qui lui fit connoitre, a ne pouvoir pas s'y tromper, que la princeffe étoit celle qu'il venoit chercher, & enfin la dépenfe mutde que le fultan avoit faite en médecins, qui n'avoient pu la guérir. Le prince de Perfe bien informé de toutes ces particularités, fe fit faire un habit de médecin dès le lendemain; & avec eet habit & la longue barbe qu'il s'étoit laiffé croitre dans le v°yage , il fe fit connoïtre pour médecin en marchant par les rues. Dans 1'impatience oü il ' étoit de voir fa princeffe, il ne différa pas d'aller au palais du fultan , oü il demanda è parlera un officier; on 1'adreffa au chef des huiffiers, auquel il marqua qu'on pourroit peut être regarder en lui comme une témérité, qu'en qualité de médecin il vïnt fe préfenter pour tenter la guérifon de la princeffe après que tant d'autres avant lui n'avoient pu y réuffir; mais quM efpéroit, par la vertu de quelques remèdes fpecifiques qui lui étoient connus & dont il avoit 1'expérience, de lui procurer la guérifon qu'ils n'avoient pu lui donner. Le chef des,  C o' n t e s Arabes. 26$ huiffiers lui dit qu'il étoit bien venu, que le fultan le verrok avec plaifir , & s'il réuffiffoit a lui donner la fatisfaction de voir la princelfe dans fa première fanté , qu'il pouvoit s'attendre a une récompenfe convenable a la libéralité du fultan fon feigneur & maitre. Attendez-moi. ajouta-t-il, je ferai a vous dans un moment. II y avoit du tems qu'aucun médecin ne s'étoit préfenté; & le fultan de Kafchmir avec grande douleur, avoit comme perdu 1'efpéranco de revoir la princeffe de Bengale dans 1'état de fanté oü il 1'avoit vue , & en même-tems dans celui de lui témoigner en lepoufant jufqu'a quel point il 1'aimoit. Cela fit qu'il commanda au chef des huiffiers de lui amener promptement le médecin qu'il venoit de lui annoncer. Le prince de Perfe fut préfenté au fultan de Kafchmir fous 1'habit & le déguifement de médecin; & le fultan fans perdre de tems en des difcours fuperflus, après lui avoir marqué que la princeffe de Bengale ne pouvoit fupporter la vue d'un médecin fans entrer dans des tranfports qui ne faifoient qu'augmenter fon mal , le fit monter dans un cabinet en foupente, d'oü il pouvoit la voir par une jaloufi» fans étre vu. Le prince Firouz Schah monta; & il apperjut fon aimable princeffe affife oégfigemmentg  26*6' Les mille et une Nurrs, qui chantoit les larmes aux yeux une chanfon par laquelle elle dépforoit fa malheureufe defi 'mee, qui Ia privoit peut-étre pour toujours de 'Ob;et qu'elle aimoit fi tendrement. Le prince attendri de la trifte fituation oü ; VU fa chère Pnncelfe, neut pas befoin d'autres marqués pour comprendre que fa maladie «oit feinte , & que c'étoit pour 1'amour de lui qu'elle fe trouvoit dans une contrainte fi affllgeante. II defcendit du cabinet, & après avoir rapporte' au fultan de quelle nature étoit la maladie de la princefle , & qu'elle n'étoit paS mcurable, il lui dit que pour parvenir a fa guénlon, il étoit néceflaire qu'il lui parlat en particulier, & feul è feul. & quaRt 3ux temens oü elle entroit a la vue des médecins , * efperoit qu'elle le recevroit & 1'écouteroit tavorablement. Le fultan fit ouvrir la porte de la chambre de Ia princefle , & Ie prince Firouz Schah entra. Dès que la princefle Ie vit paroïtre, comme elle Ie prenoit pour un médecin, dont il avoit 1 habit, elle fe leva comme en furie , en le mena, §ant & en le chargeant d'injures. Cela ne 1'empecfaa pas d'approcher ; & quand il fut afléz pres pourfe faire entendre , comme il ne vouloit étre entendu que d'elle feule, il lui dit d'un ton bas , & d'un air refpectueux a fe rendre  Contïs Arabes. 267 «royable : Princeffe, jene fuis pas médecin; reconnoiffez, je vous en fupplie , !e prince de Perfe qui vient vous mettre en liberté. Au ton de voix & aux traits du haut da vifage qu'elle reconnut en méme-tems , nonobftant la longue barbe que le prince s'étoit laiffe croitre, la princeffe de Bengale fe calma, & en un inftant elle fit paroitre fur fon vifage la joie , que ce que 1'on défire le plus , & a quoi 1'on s'attend le moins, eft capable de caufer quand il arrivé. La furprife agréable ou elle fe trouva , lui óta la parole pour un tems, & donna lieu au prince Firouz Schah de lui raconter le défefpoir dans lequel il s'étoit trouva plongé dans le moment qu'il avoit vu l'indien la ravir & 1'enlever a fes yeux ; la réfolution qu'il avoit prife dès-lors d'abandonner toute chofe pour la chercher en quelqu'endroit de la terre qu'elle put étre, & de ne pas ceffer qu'il ne 1'eüt trouvée & arrachée des mains du perfide ; & par quel bonheur enfin, après un voyage ennuyeux & fatigant , il avoit la fatisfaction de la retrouver dans le palais du fultan de Kafchmir. Quand il eut achevé , en moins de paroles qu'il lui fut poffible, il pria la princeffe de 1'informer de ce qui lui étoit arrivé depuis fon enlèvement jufqu'au moment qu'il avoit le bonheur de lui parler , en lui marquant qu'il  5o*8 Lès m"ïE£e et une Nütt?; t'toit important qu'il eüt cette connoiffance, afi* .de prendre des mefures juftes pour ne la pa* laiffer plus long-tems fous la tyrannie du fultan de Kafchmir. La princeffe de Bengale n'avoit pas un lon^ difcours a tenir-au prince de Perfe, puifqu'elle n avoit qu'alui raconter de quelle manière elle avoit été délivrée de la violence de l'indien par le fultan de Kafchmir en revenant de la chaffe ; mais traitée cruellement le lendemain par ladéclaration qu'il étoit venu lui faire du deffein précipité qu'il avoit pris de 1'époufer le même jour , fans lui avoir fait la moindre honnêteté pour prendre fon confentement; conduite violente & tyrannique , qui lui avoit caufé unevanouillement, après lequel elle n'avoit vu de parti è prendre que celui qu'elle avoit pris comme le meilleur pour fe conferver un prince auquel elle avoit donné fon cceur & fa foi, .ou mourirplutöt que de fe livrer a un fultan qu'elle n'aimoit pas & qu'elle ne pouvoit aimer. ■ Le prince de Perfe a qui la princeffe n'avoit .en effet autre chofe a dire, lui demanda fi elle favoit ce que le cheval enchanté étoit devenu après la mort de l'indien. J'ignore, réponditelle, quel ordre le fultan peut avoir donné ladeffus; mais après ce que je lui en ai dit, il eft a croire qu'il ne 1'aura pas negligé.  C O N t f s ArAïïï. ï£% Comme le prince Firouz Schah ne douta pas ejue Ie fultan de Kafchmir n'eüt fait garder le cheval foigneufement, il communiqua a la princelfe le delTein qu'il avoit de s'en fervir pour la ramener en Perfe, après être convenu avec elle des moyens qu'ils devoient prendre pour y réuffir, afin que rien n'empêchat 1'cxécution , & particulièrement qu'au lieu d'étre en déshabillé , comme elle étoit alors , elle s'habilleroit le lendemain pour recevoir le fultan avec civilité, quand il le lui ameneroit, fans 1'obliger néanmoins de lui parler. Le fultan de Kafchmir fut dans une grande joie quand le prince de Perfe lui eut appris ce qu'il avoit opéré de la première vifite pour 1'avancement de la guérifon de la princelfe de Bengale. Le lendemain il le regarda comme le premier médecin du monde , quand la princeffe 1'eut recu d'une manière qui lui perfuada que véritablement fa guérifon étoit bien avancée , comme il le lui avoit fait entendre. En la voyant en eet état, il fe contenta de lui marquer combien il étoit ravi de la voir en difpofition de recouvrer bientöt fa fanté parfaite ; & après qu'il 1'eut exhortée a concourir avec un médecin fi habile pour achever ce qu'il avoit fi bien commencé, en lui donnant  tqo Les mille et une Nuits toute fa confiance , il fe retira fans attendre d'elle aucune parole. Le prince de Perfe qui avoit accompagné le fultan de Kafchmir , fortit avec lui de la chambre de la princelfe ; & en 1'accompagnant, il lui demanda , fi fans manquer au refpect qui lui e'toit dü , il pouvoit lui faire cette demande, par quelle aventure une princeffe de Bengale fe. trouvoit feule dans le royaume de Kafchmir, fi fort éloignée de fon pays, comme s'il 'eut ignoré, & que la princeffe ne lui en eüt rien dit ; mais il le fit pour le faire tomber fur le difcours du cheval enchanté, & apprendre de fa bouche ce qu'il en avoit fait. Le fultan de Kafchmir qui ne pouvoit pénétrer par quel motif le prince de Perfe lui faifoit cette demande , ne lui en fit pas un myffère; il lui dit a-peu-près la meme chofe que ce qu'il avoit appris de la princeffe de Bengale ; & quant au cheval enchanté, qu'il 1'avoit fait porter dans fon tréfor comme une grande racete, quoiqu'ü ignorat comment on pouvoit s'en fervir. Sire, reprit le feint médecin , la connoiffance que votre majefté vient de me donner me fournit le moyen d'achever la guérifon de Ja princeffe. Comme elle a été portee fur ce cheval, & que le cheval eft enchanté, elle a cbntrac-  Contes Arabes'. 27*' tê quelque chofe de 1'encliaritement , qui ne peut être diffipé que par de certains parfum* qui me font connus. Si votre majefté veut en avoir le plaifir , & donner un fpe&acle des plus furprenans a fa cour , & au peuple de fa capitale ; que demain elle faffe apporter Ie cheval au milieu de la place devant fon palais , & qu'elle s'en remette fur moi pour le refte ; je promets de faire voir a fes yeux & de toute 1'affemblée en très-peu de momens , la princeffe de Bengale auffi faine d'efprit & de corps que jamais de fa vie ; & afin que la chofe fe faffe avec tout 1'éclat qu'elle mérite , il eft a propos que la princeffe foit habilléc le plus magniiiquement qu'il fera poffible , avec les joyauxi lés plusprécieux que votre majefté peut avoir. Le fultan de Kafchmir eüt fait des chofes plus difficiles que celles que le prince de Perfe lui propofoit, pour arriver a la jouiffance de fes défirs qu'il regardoit fi prochaine. Le lendemain le cheval enchanté fut tiré du tréfor par fon ordre , & pofé de grand matin dans la grande place du palais ; & le bruit fe répandit bientót dans toute la ville que c'étoit un préparatif pour quelque chofe d'extraor* dinaire qui devoit s'y paffer, 1'on y accourut en foule de tous les quartiers. Les gardes du fultan y furent difpofés pour empêcher le dé-r  572 Les milTe" et une Nurrs, fordre , & pour laiffier un grand vuide autouf' du cheval. Le fultan de Kafchmir parut ; & quand il eut pris place fur un échafaud, environne' des principaux feigneurs & officiers de fa cour, la princelfe de Bengale accompagnée de toute la troupe des femmes que le fultan lui avoit affignées , s'approcha du cheval enchanté , & fes femmes 1'aidèrent a monter deffus. Quand elle fut fur la felle, les piés dans 1'un & 1'autre étrier, avec la bride a la main, le feint médecin fit pofer autour du cheval plufieurs caffolettes pleines de feu , qu'il avoit fait apporter ; & en tournant a 1'entour il jeta dans chacune un parfum compofé de plufieurs fortes d'odeurs les plus exquifes. Enfuite , recueilll en lui-même, les yeux baiifés & les mains appliquées fur la poitrine , il tourna trois fois autour du cheval, en faifant femblant de prononcer certaines paroles ; & dans le moment que les calfolettes exhaloient a la fois une fumée la plus épaifie , d'une odeur très-fuave , & que la princeife en étoit environnée , de manière qu'on avoit de la peine a Ia voir , ni elle ni le cheval, il prit fon tems , ij fe jeta légèrement en croupe derrière Ja princelfe , porta Ja main a la cheville du départ qu'il tourna ; & dans le moment que le cheval les enlevoit en l'air,    CönteS'Asases. 3.J3 fair , lui & la princeffe , il prononga ces paroles a haute voix, li diftinctement que le fultan lui-même les entendit : Sultan de Kafchmir , quand tu voudras époufer des princeffes qui imploreront ta pröteEliön , apprens aupdravant a avoir leur confentemenu Ce fut de la forte que ;le. prince de Perfe recouvra & délivra la princelfe dé Bengale, & la ramena le même jour en peu de tems a la capitale de'Perfe , oü il n'al'a pas mettre piê a terre au palais de. plaifance', mais au milieu du palais devant 1'appartemént du roi fon père; & le roi de Perfe ne différa la foiemhité de fon mariage avec la princeffe de'Bengale, qu'autant de tems qu'il en fallut pour "les preparaStïfs , afin d'en rendre la cérémonie plus pompeufe, & qui marquat davantage' la part qu'il y prenoit. Dès que le nombre des jours arrêtés pour lés réjóuiffances fut accompli ,-lë'premier foin qüe le roi de Perfe fe donna, fut de nofnmer & d'envoyer une ambaffade céle'bre au roi de Bengale pour lui rendre' cömpté dé tout' ce qüi s'étoit paffe , & pour lui demander 1'approbation & la ratification de 1'alliance qu'il venoit de contracter avec lui par ce mariage, que le roi de Bengale bien informé de toutes chofes, fe fit un honneur & un plaifir d'accorder. Tome XL S  *74 Les mille et une Nuits', histoire Du Prince Ahmed „ & de la Fee Pari-B'anou. La fultane Scheherazade fit fuivre 1'hiftoire du cheval enchanté par celle du prince Ahmed, & de la fée (i) Pari-Banou ; & en prenant la parole , elle dit : Sire, un fukan , 1'un des prédéceffeurs de votre majefté , qui occupoit paifiblernent le tröne des Indes depuis plufieurs années, avoit dans fa vieilleffe la fatisfacnon de voir que trois princes fes fils, dignes imitateurs de fes vertus , avec une princelfe fa nièce, faifoient 1'ornement de fa cour. L'ainé des princes fe nommoit Houffain , le fecond Ali, le plus jeune Ahmed , & la princefle fa nièce (2) Nourounjiihar. La princeffe Nourounnihar étoit fille d'un prince , cadet du fultan , que le fultan avoit partagé d'un appanage d'un grand revenu , mais (1) Ce lont deux mots perfans , qui /ignifient la même Chofe, c'eft-a-dire, génie femelk , fee. {x) Mot arabe, qui fignifie lumière du jou\  Contës Arabis. 27? q'ul étoit mort peu d'années après avoir ét! ïnarié , en la laiffant dans un fort bas age. Le fultan en confidération de ce que le prince fon, frère avoit toujours parfaitement correfpondu a 1'amitié. fraternelle qui étoit entr'eux, avec une grande attaché a. fa perfonne, s'étoit chargé de 1'éducation de fa fille, & 1'avoit fait venir dans fon palais pour étre élevée avec les trois princes. Avec une beauté fingulière , & avec toutes les perfecnons du corps qui pouvoient la rendre accornplie , cette princeffe avoit auffi ïnfini— ment de 1'efprit , & fa' vertu fans reproche la diftinguoit entre toutes les princeffes de fon tems. Le fultan , oncle de la princeffe , qui s'étoit propofé de la marier dès qu'elle feroit en age9 & de faire alliance avec quelque prince de fes voifins, en la lui donnant pour époufe, y fongeoit férieufement, lorfqu'il s'appercut que les trois princes fes fils faimolerit paflionnément. Il en eut une grande douleur ; cette douleut ne venoit pas tant de ce que leur paffion 1'empécheroit de contracter 1'alliance qu'd avoit méditée , que de la difficulté , comme il le prévoyoit , a obtenir d'eux qu'ils s'accordaffent t & que les deux cadets au moins confentiffent a la céder a leur ainé. II leur paria a chacun en particulier ; 5c après leur avoir remontre" Sij  276 Les mille j»t une Nuits, l'impoffibilité qu'il y avoit qu'une feule princelfe devint 1'époufe des trois , & les troubles qu'ils alloient caufer s'ils perfdloient dans leur paffion , elle n'oublia rien pour leur perfuader ou de s'en rapportcr a la déclaration. que la princeffe en feroit en faveur de 1'un des trois, ou de fe défifler de leurs prétentions, & de fonger a d'autres noces dont il leur lailfoit la liberté' du choix, & de convenir entr'eux de permettre qu'elle fut marie'e a un prince étranger. Mais comme il eut trouvé en eux une opiniatreté infurmontable, il les fit venir tous trois devant lui, & il leur tint ce difcours : Mes enfans , dit - il, puifque pour votre bien & pour votre repos je n'ai pu réuffir a vous perfuader de ne plus afpirer a e'poufer la princelfe ma nièce & votre coufine; comme je ne veux pas ufer de mon autorite' en la donnant a 1'un de vous préférablement aux deux autres , il me femble que j'ai trouvé un moyen propre a vous rendre contens, & a conferver 1'union qui doit étre entre vous, fi vous voulez m'écouter, & que vous exécutiez ce que vous allez entendre. Je trouve donc a propos que vous alliez voyager chacun féparément dans un pays différent, de manière que vous ne puilïiez pas vous rencontrer; $c comme vous favez que je fuis curieux fur toute chofe,  Comtes Arabes. 277 dé tout ce qui peut paffef pour rare & fingulier, je promets la princefle ma nièce en mariage a celui de vous qui m'apportera la rareté Ja plus extraordinaire & la plus fingulière : de k forte, comme Ié hafard fera que vous jugerez vous-mêmes de la fmgularité des chofes que vous aurez apportées , par la comparaifon que vous en ferez , vous n'aurez pas de peine a vous faire juftice, en ce'dant la préférence h celui de vous qui 1'aura méritée. Four les frais du voyage & pour 1'achat de la rareté dont vous aurez a faire 1'acquifition , je vous donnerai la même fomme a chacun convenable a votre nailfance, fans 1'employer néanmoins en déoenfes de fuite & d'équipage, qui , en vous faifant connoitre pour ce que vous étes, vous priveroit de la liberté dont vous avez befoin, non - feulement pour vous bien acquitter du motif que vous avez a vous propofer , mais même pour mieux obferver les chofes qui mériteront votre attention , & enfin pour tirer une plus grande utilité de votre voyage. Comme les trois princes avoient toujours été très-foumis aux volontés du fultan leur père , & que chacun de fon cóté fe flattoit que la fortune lui feroit favorable, & lui donneroit lieu de parvenir a la polfelfion de Nourounnihar, ils lui marquèrent qu'ils étoient prés S iij  styS Les mille et une Nuïts, d'obéir. Sans différer , le fultan leur fit compter la fomme qu'il venoit de leur promettre; & dès le méme jour ils donnèrent les ordres pour les préparatifs de leur voyage; ils prirent méme congé du fultan pour être en état de partir de grand matin dès le lendemain. Ils fortirent par la même porte de la ville, bien montés & bien équipés , habillés en marchands, chacun avec un feul officier de confiance, déguifé en efclave, & ils fe rendirent enfemble au premier gite, oü le chemin fe partageoit en trois; par 1'un defquels ils devoient continuer leur voyage chacun de fon cöté. Le foir en fe régalant d'un foupé qu'ils s'étoient fait préparer, ils convinrent que leur voyage feroit d'un an, & fe donnèrent rendez-vous au même gïte 5 a la charge que le premier qui arriveroit attendroit les deux autres, & les deux le troifième, afin que comme ils avoient pris congé du fultan leur père tous les trois enfemble, ils fe préfentaffent de même devant lui a leur retour, Le lendemain a la pointe du jour, après s'étre embralfés & fouhaité réciproquement un heureux voyage, ils montèrent a cheval, & prirent chacun 1'un des trois chemins, fans fe rencontrer dans leur choix. Le prince Houffain , 1'aïné des trois frères , qui avoit entendu dire des merveilles de la  Contss Arabes. 275» grandeur , des forces , des richeffes & de la fplendeur du royaume de Bifnagar , prit fa route du cöté de la mer des Indes; & après une marche d'environ trois mois, en fe joi-* gnant k différentes caravanes, tantöt par des déferts & par des montagnes ftériles , tantöt par des pays très-peuplés, les mieux cultivés & les plus fertiles qu'il y eüt en aucun autre endroit de la terre , il arriva a Bifnagar, ville qui donne le nom a tout Ie royaume , dont elle eft la capitale , & qui eft la demeure ordinaire de fes rois. II fe logea dans un khan def tiné pour les marchands étrangers; & comme il avoit appris qu'il y avoit quatre quartiers pvincipaux oü les marchands de toutes les fortes de marchandifes avoient leurs boutiques , au milieu defquels étoit lïtué le chateau, ou plutöt le palais des rois, lequel occupoit uil terrein très-vafte, comme au centre de la ville, qui avoit trois enceintes & deux lieues en tous fens d'une porte k 1'autre, dès le lendemain il fe rendit a 1'un de ces quartiers. Le prince Houflain ne put voir Ie quartief oü il fe trouva fans admiration; il étoit vafte, coupé & traverfé par plufieurs rues toutes voütées contre 1'ardeur du foleil, & néanmoins très-bien éclairées. Les boutiques étoient d'une même grandeur & d'une même fymmétrie, & S iv  28o Les mille et une Nuits, celles des marchands d'une même forte de marchandifes n'étoient pas difperfées, mais raffemblées dans une même rue, & il en étoit de même des boutiques des artifans. La multitude des boutiques, remplies d'une même forte de marchandifes, comme des toiles les plus fines de différens endroits des Indes; des toiles peintes des couleurs les plus vives, qui repréfentoient au naturel des perfonnages, des payfages, des arbres, des fleurs; d'étoffes de foie & de brocard, tant de la Perfe que de Ia Chine, & d'autres lieux ; de porcelaines du Japon & de la Chine; de tapis de pié de toutes les grandeurs, le furprirent fi extraordinairement, qu'il ne favoit s'il devoit s'en rapporter a fes propres yeux. Mais quand il fut arrivé aux boutiques des orfèvres & des jouailliers, car les deux profeiïïons étoient exercées par les mêmes marchands, il fut comme ravi en extafe a la vue de la quantité prodigieufe d'excellens ouvrages en or & en argent, & comme ébloui par 1'éclat des perles, des diamans, des rubisax, des émeraudes, des faphirs & d'autres pierredes qui y étoient en vente & en confufion. S'il fut étonné de tant de richelTes réunies en un feul endroit, il le fut bien davantage quand il vint a juger de la richefle du royaume era. général , en confidérant qu'a la réferve des  Contes Arabes. 281; brammes & des miniflres des idoles , qui faifoient profeflion d'une vie éloignée de la vanité du monde, il n'y avoit dans toute fon étendue ni indien ni indienne qui n'eüt des colliers , des bracelets & des ornemens aux jambes & aux piés, de perles ou de pierreries , qui paroiffoient avec d'autant plus d'éclat, qu'ils étoient tous noirs, d'un noir a en relever parfaitement le brillant. Une autre particularité qui fut admirée pat le prince Houffain , fut le grand nombre de vendeurs de rofes qui faifoient la plus grande foule dans les rues par leur multitude. II comprit qu'il falloit que les indiens fuffent grands amateurs de cette fleur, puifqu'il n'y en avoit pas un qui n'en portat un bouquet a la main,; ou a la tête en guirlande , ni de marchands qui n'en eüt plufieurs vafes garnis dans fa boutique , de manière que le quartier , fi grand qu'il étoit, en étoit tout embaumé. Le prince Houflain enfin après avoir parcouru le quartier de rue en rue , 1'idée remplie de tant de richeffes qui s'étoient préfentées 2 fes yeux, eut befoin de fe repofer. II le témoigna a un marchand, & le marchand fort civilement 1'invita a entrer & a s'afleoir dans fa boutique, ce qu'il accepta. II n'y avoit pas long-tems qu'il étoit affis dans la boutique,  ït$2 Les mille Et une NüxtÏ; quand il vit palier un crieur avec un tapis fuf le bras d'environ fix piés en quarré, qui le crioit È trente bourfes 3 1'enchère. II appela le crieur, & il demanda a voir le tapis, qui lui parut dun prix exorbitant, non-feulement pour fa petitelfe, mais même pour fa qualité. Quand il eut bien examiné le tapis , il dit au crieur qu'il ne comprenoit pas comment un tapis de pié fi petit & de fi peu d'apparence, étoit mis è un fi haut prix. Le crieur, qui prenoit Ie prince Houffain pour un marchand, lui dit pour réponfe : Seigneur , fi ce prix vous paroit exceffif, votre étonnement fera beaucoup plus grand quand vous faurez que j'ai ordre de le faire monter jufqu'a quarante bourfes, & de ne Ie livrer qu'a celui qui en comptera ia fomme. II faut donc, reprit le prince Houffain, qu'il foit préCieux par quelqu'endroit qui ne m'eft pas connu. Vous 1'avez deviné, feigneur, repartit le crieur, & vous en conviendrez quand vous faurez qu'en s'affeyant fur ce tapis, auffitót on ePc tranfporté avec Ie tapis oü 1'on fouhaite d'aller, & 1'on s'y trouve prefque dans le moment , fans que 1'on foit arrêté par aucun obftacle. Ce difcours du crieur fit que le prince des Indes3 en confidérant que le motif principal  CONTES ArABÊS. '283 de fon voyage, étoit d'en rapporter au fultan fon père quelque rareté fingulière dont on n eüt pas entendu parler , jugea qu'il n'en pouvoit acquérir aucune dont le fultan düt étre plus fatisfait. Si le tapis, dit-il au crieur, avoit la vertu que tu lui donnés , non-feulement je ne trouverois pas que ce feroit 1'acheter trop chè» rement que d'en donner les quarante bourfes5 qu'on en demande , je pourrois méme me réfoudre a m'en accorder pour le prix , & avec cela , je te ferois un préfent dont tu aurois lieu d'etre content. Seigneur , reprit le crieur * je vous ai dit la vérité , & il fera aifé de vous en convaincre dès que vous aurez arrêté le marché a quarante bourfes , en y mettant la condition que je vous en ferai voir 1'expérience. Alors, comme vous n'avez pas ici les quarante bourfes , & qu'il faudroit que pour les recevoir , je vous accompagnalTe jufqu'au khan oü vous devez être logé comme étranger , avec la permiflion du maitre de la boutique , nous entrerons dans 1'arrière-boutique ; j'y étendraï le tapis, & quand nous y ferons affis vous & moi, que vous aurez formé le fouhait d'être tranfporté avec moi dans 1'appartement que vous avez pris dans le khan, 11 nous n'y fommes pas tranfportés fur le champ , il n'y aura pas de marché fait, & vous ne ferez tenu a rien. Quant  284 Les Mittfi' et tjne Nutts, au préfcnt, comme c'eft au vendeur a me récompenfer de ma peine , je le recevrai comme une grace que vous aurez bien voulu me faire, dont je vous aurai 1'obügation. Sur la bonne foi du crieur, le prince aqcepta le parti. II conclut le marché fous la condition propofée, après quoi il entra dans I'arrière-boutique du marchand , après en avoir obtenu la permifïioti. Le crieur étendit le tapis , ils s'aflirent deflus 1'un & 1'autre; & dès que le prince eut formé le défir d'étre tranfporté au khan dans fon appartement, il s'y trouva avec le crieur dans la même fituation. Comme il n'avoit pas befoin d'autre certitude de la vertu du tapis, il compta au crieur la fomme des quarante bourfes en or, & il y ajouta un préfcnt de vingt pièces d'or dont il gratifia le crieur. De la forte, le prince Houffain demeura pof fefTeur du tapis avec une joie extréme d'avoir acqms a fon arrivée a Bifnagar une pièce fi rare, qui devoit , comme il n'en doutoit pas , lui valoir la pofTeffion de Nourounnihar. hn effet, iltenoit comme une chofe impoflible que les princes fes cadets rapportaffent rien de leur voyage qui put entrer en comparaifon avec ce qu'il avoit rencontré fi heureuftment. Sans faire un plus long féjour a Bifnagar, il pouvoit,  C o n t e s Arabes. a'8 ƒ en s'affeyant fur le tapis, fe rendre le même jour au rendez-vous dont il étoit convenu avec eux ; mais il eüt été obligé ce les attendre trop long-tems : cela fit que curieux de voir le roi de Bifnagar & fa cour, & de prendre connoiffance des forces , des loix, des coutumes , de la religion & de 1'état de tout le royaume, il réfolut d'employer quelques mois a fatisfaire fa curiofité. La coutume du roi de Bifnagar étoit de donner accès auprès de fa perfonne une' fois la femaine aux marchands étrangers. Ce fut fous ce titre que le prince Houflain , qui ne vouloit point paffer pour ce qu'd étoit , le vit plufieurs fois ; & comme ce prince , qui d'ailleurs étoit très-bien fait de fa perfonne , avoit infiniment d'efprit , & qu'il étoit d'une politefle achevée , c'étoit par oü il fe diftinguoit des marchands avec lefquels il paroifloit devant le roi ; c'étoit a lui, préiésablement aux marchands , qu'il adreflbit la parole pour s'mformer de la perfonne du fultan des Indes , des forces , des richelfes & du gouvernement de fon empire. Les autres jours , le prince les employoit a voir ce qu'il y avoit de plus remarquable dans la ville & aux environs. Entr'autres chofes dignes d'être admirées , il vit un temple d'ii,  286" Les mille et Une Nuits, doles , dont la firucture étoit particulière eri ce qu'elle étoit toute de bronze ; il avoit dbf coudées en quarré dans fon affiette , & quinze en hauteur ;& ce qui en faifoit la plus grande beauté , étoit une idole d'or maffif , de la Jiauteur d'un homme , dont les yeux'étoient d'un rubis, appliqué avec tant d'art qu'il fe«j, bloit a ceux qui ia regardoient , qu'elle avoit les yeux fur eux, de quel cóté qu'ils fe tournaffent pour la voir. II en vit un autre qui n'étoit pas moins admirable. C'étoit dans un village oü il y avoit une plaine c'environ dix arpens, laquelle n'étoit qu'un jardin délicieux, parfemé de rofes & d'autres fkurs agréables i Ia vue, & tout eet efpace étoit environné d'un petit mur environ a hauteur d'appui, pour empêcher que les animaux n'en approchaffent. Au milieu de la plaine , il s'élevoit une terraffe a hauteur d'homme , revetue de pierres jointes enfemble avec tant de foin & ci'induftrie , qu'il fembloit que ce ne füt qu'une feule pierre. Le temple , qui étoit en üome, étoit pofé au milieu de la terraffe , haut dj cinquante coudées , ce qui faifoit qu'on le découvroit de plufieurs lieues a 1'entour. La longueur étoit de trente, & la largeur de vingt; & le marbre rouge dont il étoit bati , étoit extrêmement poli. La voute du cóme étoit  Contes Arabes. 287 ornée de trois rangs de peintures fort vives Sc de bon goüt; & tout le temple étoit généralement rempli de tant d'autres peintures , de bas-reliëfs & d'idoles , qu'il n'y avoit aucun endroit oü il n'y en eüt depuis le haut jufqu'au bas. Le foir & le matin , on faifoit des cérémonies fuperftitieufes dans ce temple , lefquelles étoient fuivies de jeux , de concerts d'inftrumens , de danfes , de chants & de fefiins; 8c les miniftres du temple & les habitans du lieu , ne fubliftent que des offrandes que les pélerins en foule y apportent des endroits les plus éloignés du royaume , pour s'acquitter de leurs vceux. Le prince Houffain fut encore fpectateut d'une féte folemnelle qui fe célèbre tous les ans a la cour de Bifnagar , a laquelle les gouverneurs de provinces , les commandans des places fortifiées , les gouverneurs & les juges des villes , & les bramines les plus célèbres par leur doctrine, font obligés de fe trouver: il y en a de fi éloignés, qu'ils ne mettent pas moins de quatre mois a s'y rendre. L'affemblée , compofée d'une multitude innombrable d'indiens , fe fait dans une plaine d'une vafte étendue , oü ils font un fpeciacle furprenant, jtant que la vue peut s'étendre. Comme au een-  288 Les miEle et üi?e Nrjfrs, tre de cette plaine il y avoit une place' dW grande longueur & largueur, fermée d'un cöté par un bitimerit fuperbe en forme d'échafaudage k neuf étages , foutenu par quarante colonnes , & deftiné pour le roi, pour fa cour, & pour les étrangers qu'il honoroit de fon audience une fois la femaine; en-dedans , il étoit orné & meublé magnifiquement, & au-dehors, peint de payfages, oü 1'on voyoit toutes fortes d'animaux , d'oifeaux , d'infectes , & même de mouches & de moucherons , le tout au naturel , & d'autres échafauds , hauts au moins de quatre ou de cinq étages, & peints k peu-près les uns de même que les autres , formoient les trois autres cötés; & ces échafauds avoient cela de particulier, qu'on les faifoit tourner & changer de face & de décoration d'heure en heure. De chaque cöté de Ia place, k peu de diftance les uns des autres , étoient rangés mille éléphans, avec des harnois d'une grande fomptuofité , chargés chacun d'une tour quarrée de bois doré, & des joueurs d'inftrumens ou des farceurs dans chaque tour. La trompe de ces elephans, leurs oreilles & Je refte du corps étoient peints de cabre & d'autres couleurs qui repréfentoient des hgures grotefques. Dans tout ce fpeetacle , Ce qui fit admirer davantage  C o n t ë s. Arabes. 289 'davantage au prince Houflain l'induftrie , 1'adrelfe & Ie genie inventif des indiens , fut de voir un des éléphans le plus puilfant & le plus gros , les quatre piés pofés fur 1'extrémité d'un poteau enfoncé perpendiculairement , & hors de terre environ deux pieds , jouer , en hattant l'air dé fa trompe , a la cadence des inftrumens. II n'admira pas moins un autre éléphant , non moins puilfant , au bout d'une poutre pofée en travers fur un poteau , a la hauteur de dix piés , avec une pierre d'une grofieur prodigieufe attachée & fufpendue a 1'autre bout qui lui fervoit de contre-poids , par le moyen duquel, tantöt haut, tantót bas , en préfence du roi & de fa cour , il marquoit par les mouvemens de fon corps & de fa trompe , les cadences des inftrumens , de même que 1'autre éléphant. Les indiens , après avoir attaché la pierre de contre-poids , avoient attiré 1'autre bout jufqu'en terre a force d'hommes , & y avoient fait monter 1'éléphant. Le prince Houflain eüt pu faire un plus long féjour a la cour & dans le royaume de Bifnagar ; une infinité d'autres merveilles euffcnt pu 1'y arréter agréablement jufqu'au dernier jour de 1'année révolue dont les princes fes frères & lui étoient convenus pour fe rejoindre ; mais pleinement fatisfait de ce qu'il Torna XI. J  2c mois & ,1 n'a tenu qu'a moi de le faire plus long. A moins que vous ne foyez revenu en volant, reprit encore le prince Ali, je ne comprens pas comment il peut y avoir trois mois que vous etes de retour, comme vous voule* me le faire accroire. Je vous ai dit Ia vérité, ajouta Ie prince houffain, & C'eft une énigme dont je ne vous donnerai I explication qu'a 1'arrivée du prince Ahmed, notre frère, en declarant en mêmetems quelle eft la rareté que j'ai rapportée de mon voyage. Pour vous , je ne fais pas ce que vous avez rapporté, il faut que ce foit peu de chofe / en effet, je ne vois pas que vos charges foient augmentées. Et vous, prince, reprit lepnnce Ali, è Ia réferve d'un tapis d'aL Peu de conféquence, dont votre fofa eft garni,  Cohtes Arabes. 301 & dont vous devez avoir fait acquifition, il me fefnble que je pourrois vous rendre raillerie pour raillerie. Mais comme il paroit que vous voulez faire un myftère de la rareté que vous avez rapportée, vous trouverez bon que j'en ufe de même a 1'égard de celle dont j'ai fait acquifition. Le prince repartit : Je tiens la rareté que j'ai apportée fi fort au - delfus de toute autre, quelle qu'elle puiffe être , que je ne ferois pas de diificulté de vous la montrer, & de vous en faire tomber d'accord en vous déclarant par quel endroit je la tiens telle , fans craindre que celle que vous apportez, comme je le fuppofe, puiffe lui être préférée. Mais il eft a propos que nous attendions que le prince Ahmed, notre frère , foit arrivé ; alors nous pourrons nous faire part avec plus d'égard & de bienféance les uns pour les autres , de la bonne fortune qui nous fera échue. Le prince Ali ne voulut pas entrer plus avant en conteftation avec le prince Houffain fur la préférence qu'il donnoit a la rareté qu'il avoit apportée ; il fe contenta d'être bien perfuadé que fi le tuyau qu'il avoit a lui montrer, n'étoit pas préférable, il n'étoit pas poffible au moins qu'il fut inférieur , & il convint avec lui d'attendre a le produire, que le prince Ahmed fut arrivé.  302 Les mille et une Nuits Quancl Ie prince Ahmed eut rejoint les deu* pnnces fes freres , qu'ils fe furent embraffés avec beaucoup de tendreffe, & Mt compliment fm le bonheur ylk avoient de fe revoir dans fc meme heu ou ils s'étoient féparés, Ie prince HoulTaxn.eomine 1'ainé, prk ,a parole3 £dit; Mes freres, nous aurons du tems de refte a nous entretenir des particularités chacun de fon joyage , parions de ce qui nous eft Ie plus -portant de favoir; & comme je tiens pour cemin que vous vous étes fouvenus comme moi du pnncrpal motif qui nous y a engagé* ne nous cachons pas ce que nous appoLns & nous le montrant,faifons-nous juftice par vance & voyon en fayeur de j ^ ^ none pere pourra juger de la préférence. Pour donner lexemple, continua le prince Houflain, je vous dirai que la rareté q,e fa rapportée du voyage que j'ai fait au royaume , fP u- P ^„ i' j - -n • 4 a le blen acquitter de ladm„,ftratlon des affaires de 1'état, en fon mem fe folmn, d,une . « ,., & gra„d-v,„r aPres ftvoir envoyé enercüer, ]a lm amena lui-même. Le fultan dit a la magicienne : L'afflict-nou jefms depuis les noces du prince Ai, ™ fils & de Ia princelre Nourounniha T nie«:delWencé du prince Ahmed ^ft lans aoute. Par ton art & par ton habileté ne Pourrois.tu pasmed.re ^ qu,iJeftdevenu; encore en vie ? Oü eft-il ? Que fait-il ? Dois-je efpérer dele revoir? La magicienne , pour fatisfaire a ce que le f^tan m demandoit, répondit : Sire ,' uel Cf^jP*- dansmap Sai,;1 f ^ P°ffihle ^nmoins'de ^ 16 chamP * la demande que votre -ajefte me fait, mai, fi die veut bien ^ nCrai k rep0nfe' ^fufian,en  Contes Arabes. 329" ce délai, la renvoya avec promeffe de la bien récompenfer fi la réponfe fe trouvoit conforme a fon fouhait. La magicienne revint le lendemain , & le grand-vifir la préfenta au fultan pour la feconde fois. Elle dit au fultan : Sire, quelque diligence que j'aye apportée en me fervant des régies de mon art , pour obéir a votre majefté fur ce qu'elle défire de favoir, je n'ai pu trouver autre chofe, finon que le prince Ahmed n'eft pas mort; la chofe eft trés certaine, & elle peut s'en alfurer. Quant au lieu oü il peut être , c'eft ce que je n'ai pu découvrir. Le fultan des Indes fut obligé de fe contenter de cette réponfe, qui le lailfa a-peu-près dans la même inquiétude qu'auparavant fur le fort du prince fon fils. Pour revenir au prince Ahmed, il entretint la fée Pari-Banou li fouvent du fultan fon père, fans parler davantage du défir qu'il avoit de le voir , que cette alfectation lui fit comprendre quel étoit fon deffein. Ainfi, comme elle fe fut appercue de fa retenue & de la crainte qu'il avoit de lui déplaire , après le refus qu'elle lui avoit fait, elle inféra premièrement, que 1'amour qu'il avoit pour elle, dont 11 ne ceffoit de lui donner des marqués en toutes rencontres, étoit fineère ; enfuite, en jugeant  33° Les mille et üne Nvits PJ elle-même de Pinjuftice qu'il y Joh ie faire vuolenceaun fils far fa tendrelTe pour «n pere, en voulant le forcer a renoncer au penchant naturel qui 1'y portoit . e],e réfo[ut de lui accorder ce qu'elle voyoit bien qu'il defiroit toujours très-ardemment. Elle lui dit un jour .-Prince, Ia permiffion cue vous m aviez demandée d'aller voir le ftd tan votre père, m'avoit donné une jufte crainte que ce ne fut un prétexte pour me donner une marqué de votre inconftance, & pour m'ahandonner, & je n'ai pas eu d'autre motif que celm-Ia pour vous la refufer 3 mais aujourT ' aufll P!eInement convaincue par vos ac *o.ns V' vo* Paroles, que je peux me repofer fur votre confiance & fur la fermeté de votre amour , je change de fentiment , & je vous accorde cette permiffion , fous une coL' <ütion néanmoins, qui eft de me jurer auparavunt quc votre abfence ne fera pas longue & que voU$ revicndrcz bientöt. Cette con* dit,on ne doit pas vous faire de peine comfi ,e Pexigcois de vous par défiance _ nc h fa.s que paree quc je fais qu'elle ne voue en tcra pas , apr^ h convi(ïtIon oi . ^ comme je viens dc vous le témoigner, de la finceriié de votre amour. Fisce Ahmed voulut fe jeter aux pié*  COX TES ARAEES. 33X' de la fe'e , pour lui mieux marquer combien il étoit pénétré de reconnoilfance ; mais elle 1'en empêcha. Ma fultane , dit-il , je connois tout le prix de la grace que vous me faites ; mais les paroles me manquent pour vous en remercier auffi dignement que je le fouhaiterois. Suppléez a mon impuiifance , je vous en conjure •, & quoi que vous puiffiez vous en dire a vous-même , foyez perfaadée que j'en penfe encore davantage. Vous avez eu raifon de croire que le ferment que vous exigez de moi , ne me feroit pas de peine. Je vous le fais d'autant plus volontiers, qu'il n'eft pas poffible déformais que je vive fans vous. Je vais donc partir , & la diligence que j'apporterai è revenir , vous fera connoitre que je 1'aurai fait, non pas par la crainte de me rendre parjure fi j'y manquois , mais paree que j'auraï fuivi mon inclination , qui eft de vivre avec vous toute ma vie inféparablement ; & fi je m'en éloigné quelquefois fous votre bon plaifir , j'éviterai le chagrin que me pourroit caufer une trop longue abfence. Pari-Banou fut d'autant plus charmée de ces fentimens du prince Ahmed , qu'ils la délivrèrent des foupcons qu'elle s'étoit formés contre lui , par la crainte que fon emprelfement 3 vouloir aller voir le fultan des Indes,  332 Lts MïfEfi §f UNE NfetffJ ne füt un prétexte fpécieux pour renoncer 4 Ia fox qu'il lui avoit promife. Prince, lui ditelie, partez quand il vous plaira; mais auparavant, ne trouvez pas mauvais que je vous donne quelques avis fur la manière dont il eft bon que vous vous comportiez dans votre voyage. Premièrement , je ne crois pas qu'il foit apropos que vous parliez de notre mariage au fultan votre père, ni de ma qualité , non plus que du lieu oü vous vous êtes établi, & oü vous demeurez depuis que vous êtes éloigné de lui. Pnez-Ie de fe contenter d'apprendre que vous êtes heureux , que vous ne défirez nen davantage, & que le feul motif qui vous aura amené, eft celui de faire celfer les inquiétudes oü il pouvoit être au fujet de votre deftmée. Pour 1'accompagner enfin, elle lui donna vingt cavaliers bien montés & bien équipés. Quand tout fut pret , le prince Ahmed prit congé de la fée en 1'embraifant & en renouvelant la promeife de revenir inceffamment. On lui amena le cheval qu'elle lui avoit fait temr prêt: outre qu'il étoit richement harnaché, d etoit aufli plus beau &de plus grand prix qu'aucun qu'il y eüt dans les écuries du fultan des Indes. II le monta de bonne grace , avec ungrand plaifir de la fée; & après lui avoir donné Ie dernier adieu, il partit.  Contés Arabes. 333} Comme le chemin qui conduifoit a la capitale des Indes n'étoit pas long, le prince Ahmed mit peu de tems a y arriver. Dès qu'il y entra, le peuple , joyeux de le revoir , le recut avec acclamation, & la plupart fe détachèrent & 1'accompagnèrent en foule jufqu'a 1'appartement du fultan. Le fultan le regut & fembralTa avec une grande joie, en fe plaignant néanmoins d'une manière qui partoit de fa tendrelfe paternelle, de l'affliöion ou une longue abfence 1'avoit jeté ; & cette abfence, ajoutat-il, m'a été d'autant plus douloureufe , qu'après ce que le fort avoit décidé a votre défavantage en faveur du prince Ali, votre frère , j'avois lieu de craindre que vous ne vous fufiiez porté a quelqu'action de défefpoir. Sire, reprit le prince Ahmed , je lailTe a confidérer a votre majefté fi après avoir perdu Nourounnihar, qui avoit été 1'unique objet de mes fouhaits , je pouvois me réfoudre a étre témoin du bonheur du prince Ali. Si j'euffe été capable d'une indignité de cette nature, qu'eut-on penfé de mon amour a la cour & a la ville, & qu'en eut penfé votre majefté ellemême ? L'amour eft une paflion qu'on n'abandonne pas quand on le veut; elle domine, elle maitrife, & ne donne pas le tems a un véritable amant de faire ufage de fa raifon. Votre majefté  feit qu'en tirant ma flèche il m% • « i pnnces mes frères. Vaincu L 1 «*t. ja ne perdis pas ZZTJtïTT * Pour fatisfaire lo2" T cetee aventure q„e i. '°qU,et fur «i-éloignai de 1 g s „7%?°? *" ' " chercher ma flkh, Je P« kvo.s que celles du prince wn- 1 femblort cue la mieD„e devoit ' ™ P=me ,ue je pris fut inutile Je „e *** I». * P-rfuivis ma r chethe en'' * «nuan, de nrareher en avant fur erre Pe»-près en droitc li,ne oh . *" «■* pouvoit tee to^ ée ,w7g'"f°iS plus d'une lienp ,rt ■ 'S deia fait 3* & S;^?^ ^s en ^7»^^ de feqUlme don°°it Qte d'une flèche.  Co NT és Ar AS ES. ^ quand je fis réflexion qu'il n'étoit pas poffible que la mienne fut venue fi loin : je m'arrêtai, & je me demandai a moi-même fi j'avois perdu 1'efprit & fi j'étois dépourvu de bon fens aij point de me flatter d'avoir de la force de pouffer une flèche a une fi longue difiance, qu*av>cun de nos héros les plus anciens & les plus renommés par leur force , n'avoit jamais eue. Je fis ce raifonnement, & j'étois prés d'abandonner mon entreprife ; mais quand je voulus exécuter ma réfolution , je me fentis entrainé comme malgré moi; & après avoir marché quatre lieues , jufqu'oü la plaine eft terminée par des rochers, j'appercus une flèche; je courus, je l'amaifai , Sc je reconnus que c'étoit celle ■que j'avois tirée , mais qui n'avoit pas été trouvée ni dans le lieu , ni dans le tems qu'il le falloit. Ainfi, bien loin de penfer que votre majefté m'eüt fait une injuftice en prononcant pour le prince Ali , j'interprétai ce qui m'étoit arrivé tout autrement , & je ne doutai pas qu'en cela il n'y eüt un myftère a mon avantage , fur lequel je ne devois rien oublier pour en avoir l'éclaircilTement, & j'eus eet éclairciflement fans m'éloigner trop de fer*droit ; mais c'eft un autre myftère fur lequel je fupplie votre majefté de ne pas trouver mau-yais que je demeure dans le filence, & de fe  tfêtf-.L-es mille Et une Nuïts', contenter d'apprendre par ma bouche que je futf heureux & content de mon bonheur. Au milieu de ce bonheur, comme la feule chofe qui Ie troubloit & qui étoit capable de le troubler, étoit 1'inquiétude ou je ne doutois pas que votre majefté ne fut au fujet de ce que je pouvois être devenu depuis que j'ai difparu & que je me fuis éloigné de la cour ; j'ai cru qu'd étoit de mon devoir de venir vous en déhvrer, & je n'ai pas voulu y manquer. Voila "le motif unique qui m'amène ; la feule grace que je demande a votre majefté , c'eft de me permettre de venir de tems en tems lui rendre mes refpeds , & apprendre des nouvelles de 1'état de fa fanté. Mon fils , répDndit le fultan des Indes , je ne puis vous refufer la permiffion que vous me demandez ; j'aurois beaucoup mieux aimé néanmoins que vous euffiez pu vous réfoudre a demeurer auprès de moi. Apprenez-moi au moins oü je pourrois avoir de vos nouvelles toutes les fois que vous pOurriez manquer a venir m'en apprendre yous-même, ou que votre préfence feroit néceffaire. Sire, repartit ie prince Ahmed, ce que votre majefté me demande fait partie du myftère dont je lui ai parléj je la fupplie de vouloir bien que je garde auffi le filence fur ce point ; je me rendrai fi fré- quemment  Con tes Arabes. 337 quemment a mon devoir, que je crains plutót de me rendre importun , que de lui donner lieu de m'accufer de négligence, quand ma préfence fera néceffaire. Le fultan des Indes ne preffa pas davantage le prince Ahmed fur eet article ; il lui dit : Mon fils , je ne veux pas pénétrer plus avant dans votre fecret , je vous en laifle le maitre entièrement, pour vous dire que vous ne pouviez me faire un plus grand plaifir que de venir me rendre , par votre préfence, la joie dont je n'avois pas été fufceptible depuis fi longtems , & que vous ferez le bien-venu toutes les fois que vous pourrez venir, fans préjudice de vos occupations ou de vos plaifirs. Le prince Ahmed ne demeura pas plus de trois jours a la cour du fultan fon père, il en partit le quatrième de bon matin ; & la fée Pari-Banou le revit avec d'autant plus de joie, qu'elle ne s'attendoit pas qu'il dut revenir fitöt j & la diligence fit qu'elle fe condamna ellemême de 1'avoir foupconné capable de manquer a la fidélité qu'il lui devoit , & qu'il lui avoit promife fi folemnellement. Elle ne diflimula pas au prince, elle lui avoua franchement fa foibleffe & lui en demanda pardon. Alors 1'union des deux amans fut fi parfaite, que ce que 1'un vouloit, 1'autre le vouloit de méme. Torn?. XI. Y  33% Les mille et üne Nüits, Unmois après le retour du prince Ahmed comme la fée Pari-Banou eut reLrqué auTdt pu» c. tems-la,ce princequi n^oit'pas manqu^ t:;t\ C rédt ^ delu parlex de entreüen qu'il avoit eu avec le (uU tan fon pere, dans lequel ü lui avoit demandé ia permnTum de venir le voir de tems en tTms que ce prince, dis-je, ne lui avoit parlé du' fultan non plus que s'il n'eüt pas été au monde au heu quauparavant il lui en par]oit fi f ' vent, elle jugea qu'il s'en abftenoit par la confideranon qu'd avoit pour elle. DeU elle prit occafion un jour de lui tenir ce difcourWrin ce, dites-mc, , avez-vous mis le fultan votre pere en oubh, Ne vous fouvenez-vous plus de VohT: ^ V°US IuiaV-^,d'aller oublie " tems?p°ur m0i'^ a'ai pas oubhe que yous ^ aye2 ditayotrePe_ tour , & ]e vous en fais fouvenir , afin que vous na dle2paspJus . ^ « V» q-ter de votre promelfe pour la première Madame , reprit le prince Ahmed, fur Je -me ton enjoué que la fée , comme je ne -pascoupable de 1'oubli dont vous me lolT m,eUxf0uff- le reproche que vous me feite, , fans ravoir mérit^ q"e  'Cqntes ArAbes'. 539 a contre-tems de rempreffement pour obtenit, une chofe qui eut pu vous faire de la peine a me 1'accorder. Prince , lui dit la fée, je ne veux pas que vous ayez davantage de ces égards pour moi, & afin que femblable chofe n'arrive plus , puifqu'il y a un mois que vous n'avez vu le fultan des Indes votre père, il me femble que vous ne devez pas mettre entre les vifites que vous aurez a lui rendre un plus long intervalle que d'un mois. Commencez donc dès demain , & continuez de même de mois en mois , fans qu'il foit befoin que vous m'en parliez , ou que vous attendiez que je vous en parle ; j'y confens très-volontiers. Le prince Ahmed partit le lendemain avec la même fuite, mais plus lefte , & lui-même monté , équipé & habillé plus magnifiquement que la première fois; & il fut recu par le fultan avec la meme joie & avec la méme fatisfaftion. II continua plufieurs mois a lui rendre vifite , & toujours dans un équipage plus riche & plus éclatant. A la fin , quelques vifirs, favoris du fultan, qui jugèrent de la grandeur & de la puiffance du prince Ahmed , par les échantillons qu'il en faifoit paroïtre , abusèrent de la liberté que le fultan leur donnoit de lui parler, pour lui faire naïtre de 1'ombrage contre lui. Ils lui X ij  34° Les mille et une Nüits «préfeatèrent qu'il étoit de la bonne prudence qud futoü Ie prince fon fils faifoit fa retraite dou il prenoit de quoi faire une fi grande dé'_ penfe.lui .qui il n'avoit affigné ni a m revenu fixe, qui fembloit ne venir i la coul que pour le braver en affeftant de faire voir quiln avoit pas befoin de fes libéralités pour vivre en prince ;& qu'enfin il étoit è craindre ?u il ne fit foulever les peuples pour attenter a Ie detroner. Le fultan des Indes, qui étoit bien éloiené de penfer que le prince Ahmed fut capable de former un deffein auffi pernicieux que celui que les favons prétendoient lui faire accroire leur dit: Vous vous moque2,mon fils m'ai-' Ta f jL rS ^ PIUS SÜr de fa te"drelfe & de fa fide ite , que je ne me fouviens pas de lui avoir donné le moindre fujet d'être mécontent de moi. Sur ces dernières paroles , un des favoris pnt occafion de lui dire : Sire , quoique votre majelte , au jugement général des plus fenfés nait pu prendre un meilleur parti, que celui quelle a pris pour mettre d'accord les trois princes au fujet du mariage de la princelfe Nourounnihar , qui fait fi Je prince Ahmed s eft foumis a la décifion du fort avec la méme refignation que le prince Houffain ?■ Ne peut-  Coktes Arabes. 341 il pas s'être imaginé qu'il la méritoit feul, & que votre majefté , au lieu de la lui accorder préférablement a fes ainés , lui a fait une injuftice en remettant la chofe a ce qui en feroit décidé par le fort. Votre majefté peut dire, ajouta le malicieux favori, que le prince Ahmed ne donne aucune marqué de mécontentement, que nos frayeurs font vaines , que nous nous alarmons trop facilement, & que nous avons tort de lui fuggérer des foupcons de cette nature contre un prince de fon fang , qui peut-être n'ont pas de fondement ; mais , fire , pourfuivit le favori , peut-être auffi que ces foupcons font bien fondés. Votre majefté n'ignore pas que dans une affaire aufli délicate & aufli importante , il faut s'attacher au parti le plus sur ; qu'elle confidère que la diflimulation de la part du prince peut 1'amufer & la tromper, & que le danger eft d'autant plus a craindre , qu'il ne paroit pas que le prince Ahmed foit fort éloigné de fa capitale. En effet , fi elle y.a fait la même attention que nous , elle a pu obferver que toutes les fois qu'il arrivé , lui & fes gens font frais , leurs habillemens & les houlTes des chevaux , avec leurs ornemens , ont le même éclat que s'ils ne faifoient que de fortir de la main de 1'ouvrier. Leurs chevaux Y iij  342 Les mille et une NuiTs-y même ne font pas plus haralTés que s'ils né venoient que de Ia promenade. Ces marqués du voifinage du prince Ahmed font fi évidentes, que nous croirions manquer a notre devoir , fi nous ne lui en faifions notre humble remontrance , afin que pour fa propre confervation , & pour le bien de fes états , elle y ait tel e'gard qu'elle jugera a propos. Quand le favori eut achevé ce long difcours , Ie fuhan , en mettant fin a 1'entretien , dit : Quoi qu'il en foit , je ne crois pas que mon fils Ahmed foit aufiï méchant que vous .voulez me le perfuader ; je ne laifife pas néanmoins de vous être obligé de vos confeils , & je ne doute pas que vous ne me les donniez avec bonne intention. Le fultan des Indes paria de la forte a fes favons, fans leur faire connoitre que leurs difcours^ euffent fait imprefïion fur fon efprit. II ne laiffa pas néanmoins d'en être alarmé , & il_réfolut de faire obferver les démarches'du pnnce Ahmed, fans en donner connoiffance a fon grand-vifir ; il fit venir la magicienne , qui fut introduite par une porte fecrète du palais , & amenée jufques dans fon cabinet. II lui dit't Tu m'as dit la vérité , quand tu m'as affuré que mon fils Ahmed n'étoit pas mort , & je t'en ai obligation; il faut que tu me faffes un  CötfTÉs Araïsss. 34t autre plaifir. Depuis que je 1'ai retrouvé , & qu'il vient a ma cour de mois en mois , je n'ai pu obtenir de lui qu'il m'apprït en quel lieu il s'eft établi, & je n'ai pas voulu le gêner pour lui tirer fon fecret malgré lui J mais je te crois affez habile pour faire en forte que ma curiofité foit fatisfaite , fans que ni luw ni perfonne de ma cour en fache rien.. Tu fais qu'il eft ici i & comme il a coutume de s'en retourner fans prendre congé de moi , non plus que d'aucun de ma cour , ne perds pas de tems, vas dès aujourd'hui fur fon chemin, & obferve-le fi bien que tu faches oü il fe retire , & que tu m'en apportes la réponfe. En fortartt du palais du fultan , comme la magicienne avoit appris en quel endroit le prince Ahmed avoit trouvé fa flèche , des 1'heure même elle y alla , & elle fe cacha prés des rochers , de manière qu'elle ne pouvoit pas être appercue. Le lendemain le prince Ahmed partit des la pointe du jour , fans avoir pris congé ni du fultan, ni d'aucun courtifan, felon fa coutume» La magicienne le vit venir, & elle le conduifit des yeux jufqu'a ce qu'elle le perdït de vue lui & fa fuite. Comme les rochers formoient une barrière infurmontable aux mortels , foit è pié, foit a Y iv  'm mti* ET OM NutTS n 'outerra,n ou des génies & des «es fii *"* iem demente. Q„a„d elIe „ ~ £ rai„ " ,, , 3 CaVmie ou *"» '= fouter- entra I ' ™ entrer < * y pa DMe £" rnfaDt i'"'',U'0'1 " k fi» fe na Ma e"reraM Pikeurs foi, - ;d"p™«A^--en Je élement 2tST P°ür b°mmeS hommes dont ,a „ " Mt P°Ur cerai"s  Contes Arabes. 34? jefté peut le comprendre après ce que je viens d'avoir 1'honneur de lui marquer , il ne me fera pas difficile de lui donner toute la fatisfaclion qu'elle peut défirer touchant la conduite du prince Ahmed. Je ne lui dirai pas dès-a-préfent ce que j'en penfe ; j'aime mieux le lui faire connoitre d'une manière qu'elle ne puiffe pas en douter. Pour y venir, je ne lui demande que du tems & de la patience , avec la permiflion de me laiiTer faire , fans s'informer des moyens dont j'ai befoin de me fervir. Le fultan prit en bonne part les mefures que la magicienne prenoit avec lui. II lui dit: Tu es la maitrelTe , vas , & fais comme tu le jugeras a propos, j'attendrai avec patience 1'effet de tes promeffes. Et afin de 1'encourager, il lui fit préfent d'un diamant d'un très-grand prix , en lui difant que c'étoit en attendant qu'il la récompenfat pleinement quand elle auroit achevé de lui rendre le fervice important dont il fe repofoit fur fon habileté. Comme le prince Ahmed , depuis qu'il avoit obtenu de la fée Pari-Banou la permiffion d'aller faire fa cour au fultan des Indes , n'avoit pas manqué d'être régulier a s'en acquitter une fois le mois ; la magicienne qui ne 1'ignoroit pas , attendit que le mois qui couroit fut  U" ï0ur ou deu* avant qu'il fiöft, elïa ne manqua pas de fe rendre au pié des rochers, a 1'endroit oü elle avoit perdu de vue e prince & fes gens , & elle attendit la dans Ixntention d'exécuter le projet qu'elle avoit «nagine. Dès le lendemain le prince Ahmed fortit è ion ordinaire par la porte de fer, avec la même fuite qui avoit coutume de 1'accompagner & U arriva prés la magicienne qu'ü ne connoif! loit pas pour ce qu'elle étoit ; comme il eut appercu qu'elle étoit couchée, la tête appuyée fur ie roe 5& qu'elle feplaignoit comme une perfonne qui fouffroit beaucoup , la compaffion fat quil fe détourna pour s'approcher d'elle, & quii lm demanda quel étoit fon mal, & ce quil pouvoit faire pour la foulager. „ La ^cienne artificieufe , fans lever la tete , en regardant le prince d'une manière a augmenter la compaffion dont il étoit déja touche, répondit par des paroles entrecoupées comme par une grande difficulté de refpirer * qu'elle étoit partie de chez elle pour aller l la ville , & que dans le chemin elle avoit été attaquée d'une fièvre violente ; que les forces a la fin lui avoient manque', & qu'elle avoit eté contrainte de s'arrêter , & de demeurer dansletatoüil lavoyoit, dans un lieu éloi.  Contés Arabes. '347; gné de toute habitation, & ainfi fans efpérance d'être fecourue. Bonne femme , reprit le prince Ahmed , vous n'êtes pas auffi éloignée du fecours dont vous avez befoin que vous le croyez 5 je fuis prés de vous le faire éprouver , & de vous mettre fort prés d'ici dans un lieu oü on aura pour vous , non-feulement tout le foin poffible, mais même oü vous trouverez une prompte guérifon ; pour cela , vous n'avez qu'a vous lever , & qu'a fouffrir qu'un de mes gens vous prenne en croupe. A ces paroles du prince Ahmed , la magicienne qui ne feignoit d'être malade que pour apprendre oü il demeuroit , ce qu'il faifoit , & quel étoit fon fort, ne refufa pas le bienfait qu'il lui offrit de fi bonne grace ; & pour marquer" qu'elle acceptoit 1'offre , plutöt par fon act/ion que par des paroles , en feignant que la violence de fa maladie prétendue 1'en empêchoit , elle fit des efforts pour fe lever. En même-tems deux cavaliers du prince mirent pié a terre , t'aidèreht a fe lever fur fes piés , & la mirent en croupe derrière un autre cavalier. Pendant qu'ils remontoient a cheval, le prince qui rebrouffa chemin fe mit a la tête & arriva bientöt a la porte de fer , qui fut ouverte par un des cavaliers qui s'étoit avan-  348 Les mille et une Nuits Cé : il entra , & quand a fa a ' cour du pala. de la fée , fans mettre p"é ^rre , i détacha un de fes cavaliers pour >a vemr .qu'il vouloit lui parler. ? La fée Pari-jBanou fit d'autant plus de diligence a venir, qu'elle ne comprenoit pas nu l motif avon pu obliger le prince Ahmed 7re vemr fitot fur fes pa, Sans lui donner le tems deffii demander quel étoit ce motif: Ma prm! cefle, lm dit le prince , en lui montram la -agicienne que deux de fes gens venoient de mett e a terre s & qui Ja foutenoient par-deffous les bras, je vous prie d'avoir pi c etl Jonne femme, la même compaffion'que m Je viens de la trouver dans 1'état oü vouS fa voyez, & ]e lui ai promis 1'ailiftance dont elle a befoin. Je vous la recommande , perfuadé vous ne l'abandonnerez pas , autant £ votre propre inclination , qu'en confidération ue ma pnere. -La fée Pari-Banou qui avoit eu les yeux attachés fur la prétendue malade, pendant que ' le pnnce Ahmed lui parloit , commanda\ deux de fes femmes qui 1'avoient fuivie de a prendre d'entre les mains des deux cava*« , de la mener dans un appartement du palais,&d rendre pour eI[e ^ mémefo.n ^ elles prendroient pour fa propre perfonne.  Contes Arabes. 34$ Pendant que les deux femmes exécutoient 1'ordre qu'elles venoient de recevoir , Pari-Banou s'approcha du prince Ahmed ; & en baiffant la voix : Prince , dit-elle , je loue votre compaffion digne de vous & de votre naiffance , & je me fais un grand plaifir de correfpondre a votre bonne intention ; mais vous me permettrez de vous dire que je crains fort que cette bonne intention ne foit mal récompenfée. II ne me paroit pas que cette femme foit auffi malade qu'elle le fait paroitre , & je fuis fort trompée fi elle n'eft pas apoftée expres pour vous donner de grandes mortifications. Mais que cela ne vous afflige pas ; & quoi que 1'on puilfe machiner contre vous , perfuadez-vous que je vous délivrerai de tous les pièges que 1'on pourra vous tendre , allez & pourfuivez votre voyage. Ce difcours de la fée n'alarma pas le prince Ahmed : Ma princeffe , reprit - il , comme je ne me fouviens pas d'avoir fait mal a perfonne , & que je n'ai pas deffein d'en faire , je ne crois pas auffi que perfonne ait la penfée de m'en caufer. Quoi qu'il en puiffe être , je ne celferai pas de faire le bien toutes les fois que 1'occafion fe préfentera. En achevant, il prit congé de la fée ; & en fe féparant il reprit fon chemin, qu'ü avoit interrompu a 1'occafion de  3P Les mille et une N&ffs* • la magicienne , & en peu de tems il arrivi avec fa fuite a la cour du fultan des Indes , qui le recut a-peu-près k fon ordinaire, en fe contraignant autant qu'il lui étoit poffible pour ne rien faire paroitre du trouble caufé par des foupcons que les difcours de fes favoris lui avoient fait naïtre. Les deux femmes cependant, que la fée Pari-Banou avoit chargées de fes ordres , avoient mené la magicienne dans un très-bel appartement & meublé richement. D'abord elles la firent affeoir fur un fofa , oü , pendant qu'elle e'toit appuyée contre un couffin de brocard k fond d'or , elles préparèrent devant elle , fur le même fofa , un lit dont les matelas de fatin étoient relevés d'une broderie en foie, les draps d'une toile des plus fines , & la couverture de drap d'or. Quand elles 1'eurent aidée a fe eoucher , car Ja magicienne continuoit de feindre que 1'accès de fièvre dont elle étoit attaquée ia tourmentoit de manière qu'elle ne pouvoit s'aider elle-même ; alors , dis-je, une des deux femmes fortit & revint peu de tems après avec une porcelaine des plus fines k la main , pleine d'une liqueur. Elle la préfenta a la magicienne , pendant que 1'autre' femme 1'aidoit a fe mettre fur fon féant : Prenez cette «queur, dit-elle, c'eft de 1'eau de la fontai-  Contes Arabes. 3;* ne des lions ; remède fouverain pour quelque fièvre que ce foit. Vous en verrez 1'effet en moins d'une heure de tems. La magicienne , pour mieux feindre , fe fit prier long-tems , comme fi elle eüt eu une ré* pugnance infurmontable a prendre cette potion. Elle prit enfin la porcelaine , & elle avala la liqueur en fecouant la tête , comme fi elle fe fut fait une grande violence. Quand elle fe fut recouche'e , les deux femmes la couvrirent bien : Demeurez en repos , lui dit celle qui avoit apporté la potion , & même dormez fi 1'envie vous en prend. Nous allons vous laiffer, & nous efpérons de vous trouver parfaitement guérie quand nous reviendrons environ dans une heure. La magicienne qui n'étoit pas venue pour faire la malade long-tems, mais uniquement pour épier oü étoit la retraite du prince Ahmed , & ce qui pouvoit 1'avoir obligé de renoncer a la cour du fultan fon père, & qui en étoit déja informée fuffifamment, eut volontiers déclaré dès-lors que la potion avoit fait fon effet, tant elle avoit d'envie de retourner & d'informer le fultan du bon fuccès de la commiffion dont il 1'avoit chargée. Mais comme on ne lui avoit pas dit que la potion fit effet fur le charnp ? il fallut malgré elle  Les mille et une Nuits, qu'elle attendït le retour des deux femmes. Les deux femmes vinrent dans le tems qu'elles avoient dit, & elles trouvèrent la magicienne leve'e, habillée fur le fofa, qui fe leva en les voyant entrer : O 1'admirable potion , s'écria-t-elle, elle a fait fon effet bien plutót que vous ne me 1'aviez dit, & je vous attendois avec impatience il y a déja du tems, pour vous prier de me mener a votre charitable maitreffe, afin que je la remercie de fa bonté, dont je lui ferai obligée éternellement, & que guérie comme par un miracle , je ne perde pas de tems pour continuer mon voyage. Les deux femmes, fées comme leur maitreffe , après avoir marqué a la magicienne la part qu'elles prenoient a la joie qu'elle avoit de fa prompte guérifon , marchèrent devant elle pour lui montrer le chemin , & la menèrent au travers de plufieurs appartemens , tous plus fuperbes que celui d'oü elle fortoit , dans le fallon le plus magnifique & le plus richement meublé de tout le palais. Pari-Banou étoit dans ce fallon affife fur un tröne d'or mallif, enrichi de diamans, de rubis & de perles d'une groffeur extraordinaire; & a droite & a gauclie accompagnée d'un grand nombre de fées, toutes d'une beauté charmante & habillées trés-richement. A la vue de tant d'éclat  Contes Arabes. 353 tf'éclat & de majefté, la magicienne ne fut pas feulemcnt éblouie , elle demeura fi fort interdite, qu'après s'étre profternée devant le tröne, il ne lui fut pas poffible d'ouvrir la bouche pourremercier la fée , comme elle fe 1'étoit propofé. Fari-Banou lui en épargna la peine. Bonnefemme, dit-elle, je fuis bien-aife que 1'occafion de vous obliger fe foit préfentée , & de vous voir en état de pourfuivre votre chemin. Je ne vous retiens pas ; mais auparavant vous ne ferez pas fachée de voir mon palais. Allez avec mes femmes, elles vous accompagneront & vous le feront voir. La magicienne toujours interdite, fe profterna une feconde fois le front fur le tapis qui couvroit le bas du tröne, en prenant congé, fans avoir la force ni la hardielfe de proférer une feule paroie , & elle fe laiffa conduire par les deux fées qui 1'accompagnoient. Elle vit avec étonnement , & avec des exclamations contiuuelles, les mêmes appartemens pièce a pièce, les mêmes richeffes, la même magnificence que la fee Pari-Banou elle-même avoit fait obferver au prince Ahmed la première fois qu'il s'étoit préfenté devant elle, comme nous 1'avons vu. Et ce qui lui donna le plus d'admiration, fut qu'après avoir vu tout le contenu du palais ,• les deux fées lui dirent que tout ce qu'elle. Tomé XI. Z  3/4 Les Mïele et une Nüits, venoit d'admirer, n'étoit qu'un e'chantillon de la grandeur & de Ia puiffance de leur maitreffe, & que dans 1'étendue de fes états , elle avoit d'autres palais dont elle ne pouvoit dire ie nombre } tous d'une architecture & d'un modèle différent, non moins fuperbes & magnifiques. En 1'entretenant de plufieurs autres particularités, elles la conduifirent jufqu'a la porte de fer par oü le prince Ahmed 1'avoit amenée, 1'ouvrirent, & lui dirent qu'elles lui fouhaitoient un heureux voyage, après qu'elle eut pris congé d'elles , & qu'elle les eut remerciées de la peine qu'elles s'étoient donnée. Après avoir avancé quelques pas, la magicienne fe retourna pour obferver la porte & pour la reconnoitre; mais elle la chercha en vain ; elle étoit devenue invifible pour elle, de méme que pour toute autre femme, comme nous 1'avons remarqué. Ainfi , a la réferve de cette feule circonlfance, elle fc rendit auprès du fultan, affet contente d'elle-même , de s'être fi bien acquittée, de la manière qu'elle 1'avoit projetée, de la commiffion dont elle avoit été chargée. Quand elle fut arrivée a la capitale, elle alla, par des rues détournées, fe faire introduire par la même porte fecrète du palais. Le fultan , averti de fon arrivée, la fit venir ; & comme il la vit paroitre avec un vifage fombre, il jugea  C o kt fe s Arabes-. 'qu'eïle n'avoit pa's réuffi, & il lui dit : A te Voir, je juge que ton voyage a été inutile , Sc que tu ne m'apportes pas l'éclaircilfement que j'attendois de ta diligence. Sire, reprit la magicienne, votre majefté me permettra de lui repréfenter que ce n'eft pas a me voir quelle doit juger 11 je me fuis bien comportée dans 1'exécution de 1'ordre dont elle ■m'a honorée , mais fur le rapport fincère de ce que j'ai fait & de tout ce qui m'eft arrivé, en n'oubliant rien pour me rendre digne de fon approbation. Ce qu'elle peut remarquer de fombre dans mon vifage , vient d'une autre caufe que celle de n'avoir pas réulfi, en quoi j'efpère que votre majefté trouvera qu'elle a lieu d'être contente. Je ne lui dis pas quelle eft cette caufe ; le récit que j'ai a lui faire , fi elle a la patience de m'écouter, la lui fera connoitre. A'ors la magicienne raconta au fultan des Indes de quelle manière, en feignant d'être malade , elle avoit fait en forte que le prince Ahmed, touché de compaffion, 1'avoit fait mener dans un lieu fouterrain, préfenté Sc recommandé lui-même a une fée d'une beauté a laquelle il n'y en avoit pas de comparable dans 1'univers, en la priant de vouloir bien contribuer de fes foins a lui rendre la fanté. Elle lui marqua en- Zij  "SS'6 Les mille et une Nuits, fuite avec quelle complaifance la fée avoit auffitót donné ordre a deux des fées qui 1'accompagnoient, de fe charger d'elle, & de ne la pas abandonner qu'elle n'eüt recouvré la fanté; ce qui lui avoit fait connoitre qu'une fi grande condefcendance ne pouvoit venir que de la part d'une époufe pour un époux. La magicienne ne manqua pas de lui exagérer la furprife oü elle avoit été a la vue de la facade du palais de la fée, a laquelle elle ne croyoit pas qu'il y eüt rien d'égal au monde, pendant que les deux fées 1'y menoient par-defious les bras , 1'une d'un cóté, 1'autre de 1'autre, comme une malade , telle qu'elle feignoit de Pêtre , qui n'eüt pu fe foutenir ni marcher fans leur fecours. Elle lui fit un détail de leur emprelfement a la foulager quand elle fut dans 1'appartement oü elles 1'avoient conduite, de la potion qu'on lui avoit fait prendre, de la prompte guérifon qui s'étoit enfuivie, mais feinte de même que la maladie, quoiqu'elle ne doutat pas de la vertu de la potion; de la majefté de la fée affife fur un tröne tout brillant de pierreries, dont la valeur furpalfoit toutes les richelfes du royaume des Indes ; & enfin des autres richeffes immenfes & hors de toute fupputation , tant en général qu'en particulier, qui étoient renfermées dans la vafte capacité du palais.  Contes Arabes. 357 La magicienne acheva en eet endroit le récit du fuccès de fa commiflion ; & en continuant fon difcours : Sire, pourfuivit-elle , que penfe votre majefté de ces richeffes inouies de la fée ? Peut-être dira-t-elle qu'elle en eft dans 1'admiration , & qu'elle fe réjouit de la haute fortune du prince Ahmed fon fils, qui en jöuit en commun avec la fée. Pour moi, fire, je fupplie votre majefté de me pardonner , fi je prens la liberté de lui remontrer que j'en penfe autrement, & méme que j'en fuis dans 1'épouvante, quand je confidère le malheur qui peut lui en arriver ; & c'eft ce qui fait le fujet de Pinquiétude oü je fuis , que je n'ai pu ft bien difïimuler qu'elle ne s'en foit appercue. Je veu2 croire que le prince Ahmed par fon bon-na-* turel n'eft pas capable de lui-même de rien entreprendre contre votre majefté : mais qui peut répondre que la fée par fes attraits , par fes carefles & par le pouvoir qu'elle a déja acquis fur 1'efprit de fon époux, ne lui infpirera pas le pernicieux deffein de la fupplanter, & de s'emparer de la couronne du royaume des Indes ? C'eft a votre majefté a faire toute Pattetttion que mérite une affaire d'une aufli grande importance. Quelque perfuadé que fut le fultan des Indes du bon naturel du prince Ahmed, il ne laiffa Z üj  3;8 Les mille et une Nuits, pas d'être ému par le difcours de la magicienne. II lm d,t, en la congédiant: Je te remercie de Ia peine que tu t'es donnée , & de ton avis ialutaire ; j'en connois toute Pimportance , qui fe Paroft teIle <^ }e ne puis en déiibérer lans prendre confeil. . 9Uand °n étoit venu af™oncer au fultan 1'arnyee de la magicienne, il s'entretenoit avec les mêmes favoris qui lui avoient déja infpiré contre le prince Ahmed les foupcons que nous avons dits, II fe fit We par la magicienne, & il vint retrouver fes favoris. II leur fit part de ce qu'il venoit d'apprendre ; & après qu'il leur eut communiqué auffi le fujet qu'il y avoit de craindre que la fée ne fit changer 1'efprit dn prince , il bur demanda de quels moyens Us croyoient qu'on pouvoit fe fervir pour prévenir un fi grand mal, L'un des favoris, en prenant la paroie pour tous, répondit : Pour prévenir ce mal, fire, puifque votre majefté connoït celui qui pourroit en devenir 1'auteur, qu'il eft au milieu de la cour, & qu'il eft en fon pouvoir de le faire elle ne devroit pas héfiter a ie faire arréter,' & je ne dirai pas a lui faire óter la vie , la chofe feroit un trop grand éclat, mais au moins * le faire enfermer dans une prifon étroite pour?e refte de fes jours. Les autres favoris  Contes Arabes. 3$$ applaudirent a ce fentiment tout d'une voix. La magicienne qui trouva le confeü trop violent , demanda au fultan la permiffion de parler; & quand il la lui eut accordée, elle dit; Sire, je fuis perfuadée que c'eft le bon zèle pour les intéréts de votre majefté qui fait que fes confeillers lui propofent de faire arréter Ie prince Ahmed; mais ils ne trouveront pas mauvais que je leur faffe confidérer qu'en arrêtant ce prince , il faudroit donc en même-tems faire arréter ceux qui 1'accompagnent; mais ceux qui 1'accompagnent font des génies. Croyentils qu'il foit aifé de les furprendre, de mettre la main fur eux, & de fe faifir de leurs perfonnes ? Ne difparoitroient-ils pas par la propriété qu'ils ont de fe rendre invifibles ? & dans le moment n'iroient-ils pas informer la fée de 1'infulte qu'on auroit faite a fon époux, & la fée laifferoit-elle 1'infulte fans vengeance? Mais fi par quelqu'autre moyen moins éclatant , le fultan peut fe mettre a couvert des mauvais deffeins que le prince Ahmed pourroit avoir, fans que la gloire de fa majefté y fut intéreffée, & que perfonne ne put foupconner qu'il y eüt ce la mauvaife intention de fa part; ne feroit-U pas plus a propos qu'elle le mit en pratique ? Si fa majefté avoit quelque confiance en mon confeil, comme les génies & Z iv  36b Les mille et üne N9its les fées peuvent des' .chofes qui font au-deflus de la portee des hommes , elle piqueroit Ie prince Ahmed d'honneur, en l'engageant k M procurer certains avantages, par l'entremife de la fee, fous prétexte d'en tirer une grande utihté, dont il lui auroit obligation. Par exemple, toutes les fois que votre majefté veut fe mettre en campagne , elle eft obligée de faire une dépenfe prodigieufe, non-feulement en pavillons & en tentes pour elle & pour fon armee- mais même en chameaux, en muiets & autres bêtes de charge, feulement pour voiturer tout eet attirail; ne pourroit-elle pas 1'engager , par le grand crédit qu'il dok avoir auprès de Ia fée, a lui procurer un pavillon qui puiiTe tenir dans la main , fous lequel cependant toute votre armée puiff/e demeurer a couvert ? Je n'en dis pas davantage a votre majefté. Si le prince apporté le pavillon, il y a tant d'autres demandes de cette nature qu'elle pourra lui faire, qu'a la fin il faudra qu'il fuccombe dans les' difficultés, ou dans Hrnpoffibilité de 1'exécution, quelque fertile en moyens & en inventions que puiiTe être la fée, qui vous 1'a enlevé par fes enchantemens. De la forte , Ia honte fera qu'il n'ofera plus paroitre, & qu'il fera contraint de pafTer fes jours avec fa fée, exclus du commerce de ce monde; d'oü il arrivera que votre  Co nt es Arabes. 361 majefté n'aura plus rien a craindre de fes entreprifes , & qu'on ne pourra pas lui reprocher une acYion auffi odieufe, que celle de 1'effufion du fang d'un fils , ou de le connner dans une prifon perpétuelle. Quand la magicienne eut achevé de parler , le fultan demanda a fes favoris s'ils avoient quelque chofe de meilleur a lui propofer; & comme il vit qu'ils gardoient le filence, il fe détermina a fuivre le confeil de la magicienne, comme celui qui lui paroilfoit le plus raifonnable , & qui d'ailleurs étoit conforme a la douceur qu'il avoit toujours fuivie dans fa manière de gouverner. Le lendemain , comme le prince Ahmed fe fut préfenté devant le fultan fon père, qui s'entretenoit avec fes favoris, & qu'il eut pris place prés de fa perfonne , fa préfence n'empêcha pas que la converfation fur plufieurs chofes indifférentes ne continuat encore quelque tems. Enfuite le fultan prit la paroie ; & en 1'adreffant au prince Ahmed : Mon fils , dit-il, quand vous vintes me tirer de la profonde trifteffe oü la longueur de votre abfence m'avoit plongé, vous me fites un myftère du lieu que vous aviez choifi pour votre retraite ; & fatisfait de vous revoir & d'apprendre que vous étiez content de votre fort, je ne voulus pas pénétrer dans  =?6*2 Les mille et une Nutts, votre fecret, dès que j'eus compris qJe vous ne le fouhaitiez pas. Je ne fais quelle raifon vous pouvez avoir eue pour en ufer de la forte avec un père, qui dès-lors, comme je le fais aujourdhui, vous eüt témoigné la part qu'il prenoit a votre bonheur. Je fais quel eft ce bonheur je m en réjouis avec vous, & j'approuve le parti que vous avez pris d'époufer une fée fi digne d'être amiée, fi riche & fi puiffiante, comme je la! appns de bonne part. Si puilTant que je iois, il ne m'eut pas été poffible de vous procurer un mariage femblable. Dans le haut rang ou vous vous étes élevé, lequel pourroit étre envié par tout autre que par un père comme moi, je vous demande non-feulement que vous continuiez de vivre avec moi en bonne intelhgence, comme vous avez toujours fait jufqu'a préfent, mais même d'employer tout le crédit que vous pouvez avoir auprès de votre fée pour m'obtenir fon affiftance dans les befoins que je pourrois avoir ; & dès aujourd'hui vous voudrez bien que je mette ce crédit k Pépreuve. Vous n'ignorez pas k quelle dépcnfe exceffive, fans parler de 1'embarras , mes généraux, mes' officiers fubalternes , & moi-méme s nous fommes obligés toutes les fois que j'ai k me mettre en campagne en tems de guerre, pour nous pourvorr de pavillons & de tentes , de cha-  Co n tes Arabes. 36? meaux & d'autres bêtes de charge pour les tranP porter. Si vous faites bien attention au plaihr que vous me ferez , je fuis perfuadé que vous n'aurez pas de peine a faire en forte qu'elle vous accorde un pavillon qui tienne daps la main , & fur lequel toute mon armee puiffe être a couvert, fur-tout quand vous lui aurer fait connoitre qu'il fera deftiné' pour moi. La difficulté de la chofe ne vous attirera pas un refus; tout le monde fait le pouvoir qu'ont les fées d'en faire de plus extraordinaires. Le prince Ahmed ne s'étoit pas attendu que le fultan fon père dut exiger de lui une chofe pareille, qui lui parut d'abord très-difficite, pour ne pas dire impoffible. En effet, quoiqu'il n'ignorat pas abfolument combien le pouvoit des génies & des fées étoit grand, il couta néanmoins qu'il s'étcndït a pouvoir lui fournic un pavillon tel qu'il le demandoit. D'aiUeurs , jufqu'alors il n'avoit rien demandé d'approchant k Pari-Banou ; il fe contentoit des marqués continuelles qu'elle lui donnoit de fa paffion , & il n'oublioit rien de tout ce qui pouvoit lui perfuader qu'il y correfpondoit Ce tout fon cceur, fans autre intérêt que celui de fe conferver dans fes bonnes graces; ainfi il fut dans un grand embarras fur la réponfe qu'il avoit a fa/ire, Sire, reprit-il, fi j'ai fait un myftère a  , 3<% Les mille et une NÜITs votre majefté de ce qui m>étoit arrivé'& du pu"et „.P '7 perfnadé quelle matme de méme; mais pour ' eft n.a,efte Ie erou, ,e „e puis en rien dj rnC^'^^-^P^'-^env? f Pas méme eu la penfée , L.eu£ eT„„0'c7rOPOf;' CC P»e nemand 1 P°" un ab, qni comme' chofe. Quonjue ma,gre- moij & arec gnance oue je ne puls exptimer, je „e «Lf ma eft/ h dema"«e 1™ votte 2 ' f0°'U,te 1"e ie '"i», mais je ne h promets pas de Pobtenir ; & ft je'J* davoIr.h deve„irIuirendreis* «"tenue, & par ava„ce _ je M fc ^  Contes Arabes. 36; de me le pardqnner, & de confidérer qu'ellemême m'aura réduit a cette extrêmité, Le fultan des Indes repartit au prince Ahmed: Mon fils , je ferois bien fiché que ce que je vous demande , put vous donner liêu de me caufer le déplaifir de ne vous plus voir; je vois bien que vous ne connoiffez pas le pouvoir d'un mari fur une femme. La votre feroit voir qu'elle ne vous aimeroit que très-foiblement, fi avec le pouvoir qu'elle a comme fée, elle vous refufoit une chofe d'auffi peu de conféquence que ce que je vous prie de lui demander pour 1'amour de moi. Abandonnez votre timidité , elle ne vient que de ce que vous croyez n'être pas aimé autant que vous aimez. Allez, demandez feulement , vous verrez que la fée vous aime au-dela de ce que vous croyez, & fouvenez-vous que faute de ne pas demander, on fe privé de grands avantages. Penfez que de même que vous ne lui refuferiez pas ce qu'elle vous demanderoit , paree que vous 1'aimez, elle ne vous refufera pas auffi ce que vous lui demanderez, paree qu'elle vous aime. Le fultan des Indes ne perfuada pas le prince Ahmed par fon difcours ;' le prince Ahmed eüt mieux aimé qu'il lui eüt demandé toute autre chofe, que de l'expofer a déplaire & fa chère Pari-Banou ; & dans le chagrin quil concut,  $ó(5 Les millê et uns Uatfs Ü partit de Ia cour deux jours plutót qJ{l ^ Kqu alors lavoxt toujours vu fe preTenter de- la caufrr11 °UVm',ui d-^a Ia caufe du changemeet qu'elle y remarquoit. Comme elle vu qu'au lieu de répondre,il lux flemandou des nouvelles de fa fanté, d'un air qu. raioit connoitre qu'il évitoit de la fatisfaire: Jerepondrai, dit-elle , a votre demande quand vous aurez répondu a la mienne. Le pHnce «entend* long-tems en lui proteftant que ce „ eto,t nen; mais plus il fe défendoit, pL ellele prcfloit. Je ne puis , dit-elle , vous voir dans I etat ou vous ^ que ^ ^ declare ce qui vous fait de la peine , afin que len.djffipe la caufe, quelle qu'elle puilTeétre: Ü feudroit qu'elle fut bien extraordinaire fi elle etoit hors de mon pouvoir, i moins que ce ne fat la mort du fultan votre père; en ce casIa, avec ce que je tacherois d'y contribuer de mon coté, Ie tems vous en apporteroit la conlolation. Le prince Ahmed ne put réfifter plus Wtemsaux vives inftances de la fée, il lui dit : Madame d,eu prolonge la vie du fultan mon pere,& le bénilre juV, ]a fin de fa Jela lauTe plein de vie & en parfaite fanté; amÜ Ce n'eft Pas ce qui caufe Ie chagrin  Contes Arabes. 367 dont vous vous êtes appergue; c'eft le fultan iui-même qui en eft la caufe, & j'en fuis d'autant plus affligé , qu'il me met dans la néceffité facheufede vous être importun. Premièrement, madame , vous favez le foin que j'ai pris, avec votre approbation , de lui cacher le bonheur que j'ai eu de vous voir , de vous aimer, de me'riter vos bonnes graces & votre amour, & de recevoir votre foi en vous donnant la mienne ; je ne fais néanmoins par quel endroit il en a été informé. La fée Pari-Banou interrompit le prince Ahmed en eet endroit. Et moi, reprit-elle, je le fais; fouvenez-vous de ce que je vous ai prédit de la femme qui vous a fait accroire qu'elle étoit malade, & dont vous avez eu compaffion ; c'eft elle-même qui a rapporté au fultan votre père ce que vous lui aviez caché. Je vous avois dit qu'elle étoit auffi peu malade que vous & que moi : elle en a fait voir la vérité. En effet, après que les deux femmes auxquelles je 1'avois recommandée, lui eurent fait prendre d'une eau fouveraine pour toutes fortes de fièvres , dont cependant elle n'avoit pas befoin, elle feignit que cette eau 1'avoit guérie , & fe fit amener pour prendre congé de moi, afin d'aller inceffamirent rendre compte du fuccès de fon entreprife, Elle étoit méme  368 Les mille et une Nutts, fi preflee, qu'elle feroit partie fans voir mon palais, fi en commandant a mes deux femmes de la conduire, je ne lui euffe fait comprendrc qu'il valoit la peine d'être vu. Mais pourfuivez, & voyons en quoi le fultan votre père vous a mis dans la néceilité de m'étre importun, chofe néanmoins qui n'arrivera pas, je vous prie d'en être perfuadé. Madame , pourfuivit le prince Ahmed, vous avezpu remarquer que jufqu'a préfent, content que vous m'aimiez, je ne vous ai demandé aucune autre faveur. Après la poffeffion d'une époufe fi aimable , que pourrois-je défirer davantage ! Je n'ignore pas néanmoins quel eft votre pouvoir; mais je rnetois fait un devoir de bien me garder de le mettre a 1'éprcuve. Confidérez donc, je vous en conjure, que ce n'eft pas moi, mais le fultan mon père qui vous fait la demande indifcrète , autant qu'il me le paroit, d'un pavillon qui le roette a couvert des injures du tems quand il eft en campagne, lui, toute fa cour & toute fon armée, & qui tienne dans la main. Erxore une fois, ce n'eft pas moi, c'eft le fultan mon père qui vous demande cette grace. Prince, reprit la fée en fouriant, je fuis fachée que fi peu de chofe vous ait caufé Pembarras & le tcurraent q'efprit que vous me faites  Conïes Arabes. 36$ tes paroitre : je vois bieri que deux chofes y ont contribué ; 1'une eft la loi que vous vous êtes impofée, de vous contenter de m'aimer & d'être aimé, &: de vous abftenir de la liberté de me faire la moindre demande qui mit mon pouvoir a 1'épreuve ; 1'autre que je ne doute pas, quoi que vous en puiffiez dire, que vous vous êtes imaginé que la demande que le fultan votre père a exigé que vous me fiffiez, étoit au-dela de ce pouvoir. Quant a la pre» mière, j« vous en loue , & je vous en aimerois davantage s'il étoit poffible. Quant a la feconde, je n'aurai pas de peine a vous faire connoii:re que ce que le fultan me demande , eft une bagatelle , & dans 1'occafion, que je puis toute autre chofe plus difficile. Mettezvous donc 1'efprit en repos, & foyez perfuadé que bien loin de m'importuner, je meferai toujours un très-grand plaifir de vous accorder tout ce que vous pourrez fouhaiter que je faffe pour 1'arr.our de vous. En achevant, la fée commanda qu'on lui fit venir fa tréforière. La tréforière vint. Nourgihan , lui dit la fée , ( c'étoit- le nom de la tréforière , ) apporte-moi le pavillon le plus grand qui foit dans mon tréfor. Nourgihan revint peu de momens après, & elle apporta un pavillon, lequel tenoit non-feulement dans la main , mais Tomé XL Aa  37° Les mille et une Nuits, même que la main pouvoit cacher en la fermant, & elle le préfenta a la fée fa maitrefle qui le prit & le mit entre les mains du prince Ahmed , afin qu'il le confidérat. Quand le prince Ahmed vit ce que la fée Pari-Banou appeloit un pavillon, le pavillon |e plus grand, difoit-elle, qu'il y eut dans fon tréfor, il crut qu'elle vouloit fe moquer de Jui, & les marqués de fa furprife parurent fur fon vifage & dans fa contenance. Pari-Banou qui s'en appercut, fit un grand éclat de rire. Quoi 1 prince, s'e'cria-t-elle , vous croyez donc que je veux me moquer de vous? Vous verrez tout a-l'heure que je ne fuis pas une moqueufe. Nourgihan , dit elle a fa tréforière , en reprenant le pavillon des mains du prince Ahmed; & en le lui remettant : Vas, dreffe-le, que le prince juge fi le fultan fon père le trouvera moins grand que celui qu'il lui a demande. La tréforière fortit du palais , & s'en éloigna affez loin pour faire en forte que quand elle 1'auroit drefle , 1'extrémité vint d'un cóté jufqu'au palais. Quand elle eut fait, le prince Ahmed le trouva, non pas plus petit, mais li grand, que deux armées aufli nombreufes que celle du fultan des Indes , euffent pu y être a couvert. Alors , ma princefle , dit-il a PariBanou , je vous demande mille pardons de  C o n t e s Arabes. 371 «ion incrédulité ; après ce que je vois, je ne crois pas qu'il y ait rien de tout ce que vous voudrez entreprendre , dont vous ne puiflieZ venir a bout. Vous voyez, lui dit la fée, qufc le pavillon eft plus grand qu'il'n'eft de befoin; mais vous remarquerez une chofe , qu'il a cette propriété, qu'il s'agran.dit ou s'appetilfe a proportion de ce qui doit y être a couvert, fans qu'il foit befoin qu'on y mette la main. La tréforière mit bas le pavillon, le réduifit dans fon premier état , 1'apporta & le mit entre les mains du prince. Le prince Ahmed le prit ; & le lendemain , fans diflérer plus long-tems , il monta a cheval , & accompagné de fa fuite ordinaire , il alla le préfenter au fultan fon père. Le fultan qui s'étoit perfuadé qu'un pavillon tel qu'il 1'avoit demandé , étoit hors de toute poflibilité , fut dans une grande furprife de la diligence du prince fon fils. II recut le pavillon; & après en avoir admiré la petitefle , il fut dans un étonnement dont il eut de la peine a revenir , quand il l'eut fait drefler dans la grande plaine que nous avons dite , 8c qu'il eut connu que deux autres armées aufli grandes que la fienne pouvoient y être a couvert fort au large. Comme il eüt pu regarder cette circonftance comme une fuperfluité, qui Aaij  pouvoit même être incommode dans kf le prince Ahmed n'oubjia nas 1 , ^ ' cette grandeur k troJ^ J ^ ^ - v "uuveioit toujours nronnr t:°nnee a celle de fon armee. ? ? En apparence , le foltan des JnrW * - • ■ene ii magniüque , en le priam ,).,„ kmercier la fée Pari.Banou d '™' '- fon fils pouvoit exéJL / u c' f""" fofininaent au-defc de ft ^ Óoiei» nonobftant fa ^Aj**? ,' " ' , .ma«,c,m"e foi confeilla d'engager desp;;::;:lu'apporarde''-^'afo«af„; Sur Ie foir, comme le f„Ita„ tmok ^ ce Ahmed sy trouvoit, il fci adreffl h J, en ces termes : Mon hls , di,-i, , je ^ ° de,atemo,g„éc0mbie„jemefejjb%^a 'e P^ent dn pavillon 0„e vous ^ £  Contes Arabes. 373 curé , que je regarde comme la pièce la plus préciêufe de mon tréfor; il faut que pour IV mour de moi vous faffiez une autre chofe qm ne me fera pas moins agréable. j'apprens que la fée votre époufe fe fert d'une certaine eau de la fontaine des lions , qui guérit toutes fortes de fièvres les plus dangereufes ; comme je fuis parfaitement perfuadé que ma fanté vous . eft très-chère , je ne doute pas auffi que vous ne veuilliez bien lui en demander un vafe & me 1'apporter , comme un remède fouveram dont je puis avoir befoin a chaque moment. Rendez-moi donc eet autre fervice important, & mettez par-la le comble aux tendreffes d'un bon fils envers un bon père. Le prince Ahmed qui avoit cru que le fultan fon père fe contenteroit d'avoir k fa dilpofition un pavillon auffi fingulier & auffi utile que celui qu'il venoit de lui apporter, & qu'il ne lui impoferoit pas une nouvelle charge , capable de le mettre mal avec la fée Pari-Banou, demeura comme interdit k cette autre demande qu'il venoit de lui faire, nonobftant laffurance qu'elle lui avoit donnée de lui accorder tout ce qui dépendroit de fon pouvoir. Apres un filence de quelques momens : Sire , dit-il , je fupplie votre majefté de tenir pour certain qu il n'y a rien que je ne fois prés de den*  374 les mille et une Nuits treprendre pour contribuer a procurer tout ce qu. fera capable de prolonger fes jours ; mais je fouha.terois que ce fut fans 1'intervention de mon epoufe : c'eft pour cela que je n'ofe lui promettre d'apporter de cette eau. Tout ce que je puis faire, c'eft de 1'aflurer que j'en ferai la demande , mais en me faifant la méme violence que je me fuis faite au fujet du pavillon. Le lendemain, le prince Ahmed de retour aupres de la fée Pari-Banou, lui fit le récit fincere & fidéle de ce qu'il avoit fait & de ce qu. s'étoit palTé a Ja COUr du fultan fon père è la prefentation du pavillon , qu'd avoit recu avec un grand fentiment de reconnoifTance pour *«e , & .1 ne manqua pas de lui marquer la nouvelle demande qu'il étoit chargé de lui fane de fa part; & en achevantj jj ajouta : ma Pnncefie je ne vous expofe ceci que comme ™ fimple récit de ce qui s'eft palTé entre Ie iultan mon père & moi. Quant au refte, vous etes la maitreffe de fatisfaire a ce qu'il fOUhaite ou de Ie rejetter fans que j'y prenne ::cud~;je Non non reprit la fée Pari-Banou, je fuis bien a.fe que le fultan des Indes fache que vous «e m etes pas indifférent. Je veux le contenter, & qUelques confeils que la magicienne puiffe  Contes Arabes. 37 f lui donner , ( car je vois bien que c'eft elle qu'il écoute ) qu'il ne nous trouve pas en défaut ni vous ni moi. II y a de la méchanceté dans ce qu'il demande , & vous allez le comprendre dans le récit que vous allez entendre. La fontaine des lions eft au milieu de la cour d'un grand chateau , dont 1'entrée eft gardée par quatre lions des plus puififans , dont deux dorment alternativement pendant que les deux autres veillent ; mais que cela ne vous épouvante pas, je vous donnerai le moyen de paffer au milieu d'eux fans aucun danger. La fée Pari-Banou s'occupoit alors è coudre, & comme elle avoit prés d'elle plufieurs pelotons de fil, elle en prit un , & en le prefentant au prince Ahmed : Premièrement, ditelle , prenez ce peloton., je vous dirai bientöt 1'ufage que vous en ferez. En fecond lieu, faites-vous préparer deux chevaux , un que vous monterez ; & 1'autre que vous menerez en main , chargé d'un mouton coupé en quatre quartiers , qu'il faut faire tuer dès aujourd'hui. En troifième lieu , vous vous munirez d'un vafe que je vous ferai donner pour puifer l'eau entre-ci demain. De bon matin, montez a cheval avec 1'autre cheval en main ; & quand vous ferez forti par la porte de er , vous jeterez devant vous le peloton de hl; le Aa iv  37& Les mille st une Nuits peloton roulera & ne celTera de reulerWqu'S la porte du chateau. Suive2_Je jrf ^ & quand d fera arrété, comme la porte fer0* verte, vous verbies quatre lions , dont les deux qul vedleront éveilleront les deux aut es qu.dorm.ont, par leur rugiffement. Nfi ^ effi-aye2 pas; mais jetez-leur a chacun un quar rde mouton,fans mettre pié , terre. Cela ' & fans perdre de tems, pique2votre che_ val, & d une courfe légère, rendez-vous promptement a la fontaine , emplifle, votre vafe fans mettre encore pié è terre, & revenez avec' la meme legereté; les lions encore occupés a manger, vous laifferont la fortie libre Le prince Ahmed partit le lendemain a Pheu, - que la fée Pari-Banou lui avoit marqul & Ü CXeCrUta de Poi^ en point ce qu'elle lu avoi-^prefcn, I, arriva a ,a porte du'cMteau ^ difcbua les quartiers de mouton aux quatre *on & apres avoir pafTé au milieu d'eux avec P-fa de l eau. Le vafe plein, il revint ,& fortit du chateau fafe & fauf COmme il y étoit -re. Quand il fut un peu éloigné, en" tournant il appercut deux des lions qui accou-ent en venant a lui ; fans sWrayer i I ^^-e,,lfemit en défenfe. Mais'comm ™ vu en chemin faifant que Pun s'étoit dé  Co n t e s Arabes. 377 tourné ï quelque diftance , en marquant de la tête & de la queue qu'il ne venoit pas pour lui faire du mal , mais pour marcher devant lui , & que 1'autre reftóit derrière pour le fuivre, il rengaina fon fabre , & de la forte il pourfuivit fon chemin jufqu'a la capitale des Indes , oü il entra accompagné des deux lions qui ne le quittèrent qu'a la porte du palais du fultan. Ils 1'y laifsèrent entrer , après quoi ils reprirent le même chemin par oü ils étoient venus, non fans une grande frayeur de la part du menu peuple & de ceux qui les virent, lefquels fe cachoient ou fuyoient , qui d'un cöté, qui d'un autre, pour éviter leur rencontre , quoiqu'ils marchaffent d'un pas égal, fans donner aucune marqué de férocité. Plufieurs officiers qui fe préfentèrent pour aider le prince Ahmed a defcendre de cheval, 1'accompagnèrent jufqu'a 1'appartement du fultan , oü il s'entretenoit avec fes favoris. La il s'approcha du tröne, pofa le vafe aux piés du fultan, & baifa le riche tapis qui couvroit le marche-pié ; & en fe relevant: Sire , lui dit-il, voila 1'eau falutaire que votre majefté a fouhaité de mettre au rang des chofes précieufes & curieufes qui enrichilfent & ornent fon tréfor. Je lui fouhaite une fanté toujours fi parfaite que jamais elle n'ait befoin d'en faire ufage.  •Ion: Mon fils jj, ;, P " " 6 d™«> & L Z: t nconnoi,rance de ,a f™-= &■». reprit le prince Ahmed, je „e DreM -ene part au compliment de votre maj „1 « eu du tout ent er a ic f' , ; ' a Ja fee mon e'poufe & von-fmv, fes bons confeils. Alors il l„i fi, con. i ,ne,s avoien, été ces bons confeils, plr ach-vé I f ï comP°''é- Quand il eut , • 'e fuki">> "prés Pavol, écouté avec de ^ndesdemonurationsdejoie.maisenftr: "ec la memejalonfc.oui augmenta au lieu 1 nteneur de fon paIais oü Ja . -ova chercher d'abord , lui 'ft, al' La mP«»"^fon arrive-e, épargnaau ful-  Contes Arabes. 370 tön la peine de lui parler de celle du prince Ahmed , & du fuccès de fon voyage ; elle en avoit été informée d'abord par le bruit qui s'en étoit répandu , & elle s'étoit déja préparée fur le moyen immanquable , a ce qu'elle prétendoit. Elle communiqua ce moyen au fultan , & le lendemain dar-s 1'affemblée de fes courtifans , le fultan le déclara au prince Ah, jned qui s'y trouva , en ces termes : Mon fils, dit-il, je n'ai plus qu'une prière a vous faire» après laquelle je n'ai plus rien a exiger de votre obéiffance , ni auprès de la fée votre époufe, c'eft de m'amener un homme qui n'ait pas de hauteur plus d'un pié & demi, avec la barbe longue de trente piés, qui porte fur 1'épaule une barre de fer du poids de cinq eens livres , dont il fe ferve comme d'un baton a deux bouts , & qui fache parler. Le prince Ahmed qui ne croyoit pas quil y eüt au monde un homme fait comme le fultan fon père le demandoit, voulut s'excufer ; mais le fultan perfifta flans fa demande , en lui répétant que la fée pouvoit des chofes encore plus incroyables. Le jour fuivant , comme le prince fut revenu au royaume fouterrain de Pari-Banou a laquelle il marqua la nouvelle demande du fultan fon père , qu'il regardoit, difoit-il, com-  5So Les mille et une Nuits •7 Un5e(cI!0fe qU>il Cr°y0it ^ moins poffible qu ^ avoit cm d'abord les deux prlèx res:Pour-mol5ajouta-t-il3 je ne puis imagi. ner que dans tout Puhivers il y ait, ou qu il ' P-ffe y avoir , de cette forte d'hornmes! II veut, fans doute , éprouver fi j'aurai la fim_ plicite de me donner du mouvement pour lui TJr°T-T S'Ü y en a , il faut que fon deffein foit de me perdre. En effet, comment peut-d prétendre que je me faififfe d'un hom,me fi PetIt ■ ^l fo^ armé de la manière qu'il 1 entend? De quelles armes pourrois-je me fer vrr pour le réduire a fe foumettre a mes.volontes ?S.ilv enaj ^ ^ yous fuggenez un moyen pour me tirer de ce pas avec honneur. F Mon prince , reprit la fée , ne .vous alarmez pas j il y avoit du rifque è courir pour apporter del eau de la fontaine des lions au fidtan votre pere , il n'y en a aucun pour trouver 1 homme qu'il demande. Cet homme eft mon frereSchaibar, lequel, bien loin de me reflembler , quoique nous foyons enfans du mê- 17erek,eft/un "atUrelfi violent, que rien n eft C/Pable de 1'empëcher de donner des marqués fanglantes de fon reffentiment . pour peu quon lu, déplaife ou qu'on 1'offenfe. D'ail««« , U eft le meilleur du monde , & il eft  Contes Arabes. 381 toujours pret a obliger en tout ce que 1'on fouhaite. II eft fait juftement comme le fultan votre père 1'a décrit , & il n'a pas d'autres armes que la barre de fer de cinq eens Hvres pefant , fans laquelle jamais il ne marche , & qui lui fert a fe faire porter refpefh Je vais le faire venir , & vous jugerez fi je dis la vérité ; mais fur toute chofe , préparez - vous a ne vous pas effrayer de fa figure extraordinaire quand vous le verrez paroïtre. Ma reine , reprit le prince Ahmed , Schaïbar , dites-vous , eft votre frère ; de quelque laideur & fi contrefait qu'il puiffe être , bien loin de m'effrayer en le voyant , cela fuffit pour me le faire aimer, honorer & regarder comme mon allié le plus proche. La. fée fe fit apporter fous le veftibule de fon palais une caffolette d'or pleine de feu , & une boite de même métal , qui lui fut préfentée. Elle tira de la boite d'un parfum qui y étoit confervé; & comme elle 1'eut jeté dans la caffolette , il s'en éleva une fumée épaiffe. . Quelques momens après cette cérémonie , la fée dit au prince Ahmed : Mon prince, voila mon frere qui vient , le voyez-vous ? Le prince regarda , & il appercut Schaïbar , qui n'étoit pas plus haut que d'un pié & demi , & qui venoit gravement avec Ia barre de fer  3** Les mihee et une nujts decinq Ilvres pefantfur v, ; barbe bien fournie longue de trente piés , qui fe foutenoit en avant, la mouflache épaiVe è PjOrtion_&retroulTée juf.u'aux oreilles, qu Im couvroit prefque le vifage , ,es yeux de cochon enfoncés dans la téte qu'il avoit d'une grofteur enorme , & couverte d'un bonnet en Pointe; avec cela enfin , il étoit boflu par devant & par derrière. 0 le prince n'eut été prévenu que Schaïbar. frère de Pari-Banou , il n'eut Pu le voir fans. un grand effroi ; mais ralfuré par cette connoiflance , il Pattendit de pié ferme avec ^e,&ü le recutfans aucune ^ ^ Schaïbar, qui a mefure qu'il avancoit, avoit regarde Ie prince Ahmed , d'un ce.I qui eut du hu glacer 1'ame dans le corps , demanda a Pari-Banou , en 1'abordant , qui étoit eet homme. Mon frère, répondit-elle , c'eft mon epoux fon nom eft Ahmed , & il eft fils du fultan des Indes. La raifon pourquoi je ne vous ai pas-invité k mes noces , c'eft que je n ai pas voulu vous détourner de Pexpédition ou vous étiez engagé , d'oü j'ai appris avec bien du plaifir-que vous étes revenu vieïo«eux , c'eft a fa confidération que j'ai pris U uoerte de vous appeler.    Contes Arabes. 383 A ces paroles , Schaïbar , en regardant Ie prince Ahmed d'un ceil gracieux , qui ne diminuoit en rien néanmoins de fa fierté ni de fon air farouche : Ma fceur , dit-il , y a-t-il quelque chofe en quoi je puilfe lui rendre fervice ? il n'a qu'a parler. II fuffit qu'il foit votre époux pour m'obliger a lui faire plaifir en tout ce qu'il peut fouhaiter. Le fultan fon père , reprit Pari-Banou , a la curiofité de vous voir; je vous pri* de vouloir bien qu'il foit votre conduct.eur.11 n'a qu'a marcher devant, repartit Schaïbar , e fuis prés de le fuivre. Mon frère, reprit Pari-Banou, il eft trop tatd pour entreprendre c voyage aujourd'hui ; ainfi vous voudrez b;n le remettre a demain matin. Cependant , :omme il eft bon que vous foyez inftruit dece qui s'eft pafie entre le fultan des Indes & 1 prince Ahmed depuis notre mariage , je ous en entretiendrai ce foir. Le lendmain , Schaïbar informé de ce qu'il étoit a p>pos qu'il n'ignorat pas , partit de bonne hce, accompagné du prince Ahmed, qui devoi le préfenter au fultan. Ils arrivèrent & la capile ; & comme Schaïbar eut paru h la porte tous ceux qui rapperc,urent , faifis de frayeua la vue d'un objet fi hideux , fe cachèrentles uns dans les boutiques ou dans les maifon, dont ils fermèrent les portes; 8c  384 Les mille et une Nuits, les autres , en prenant la fuite , communiquèrent la méme frayeur a ceux qu'ils rencontrérent , lefquels rebroufsèrent chemin fans regarder derrière eux. De la forte , a mefure que Schaïbar & le prince Ahmed avangoient a pas mefurés , ils trouvèrent une grande folitutude dans toutes les rues & dans toutes les places publiques jufqu'au palais. La , les portiers , au lieu de fe mettre en état d'empêcher ?.u moins que Schaïbar n'entrat, Te fauvèrent, les uns d'un cóté , les autres d'm autre , & laifsèrent 1'entrée de la porte libre Le prince & Schaïbar avancèrent fans obftact jufqu'a la falie du confeil, oü le fultan affis fir fon tróne donnoit audience; & comme les huifers avoient abandonné leur pofte , dès qu'ils avoient vu paroitre Schaïbar , ils entrèrent fan empêchement. Schaïbar la tête haute, s'approca du tröne fièrement ; & fans attendre que lorince Ahmed le préfentat , il. apoftropha h fultan des Indes en ces termes : Tu m'as deiandé, ditil, me voici, que,veux-tu de mo? Le fultan au lieu de répondre soit mis les mains devant les yeux, & détournct les yeux pour ne pas voir un objet fi effroyole. Schaïbar indigné de eet accueil incivil .' offenfant, après lui avoir donné la peine devenir, leva  C O N T E S A R A Ë È Ss 0$ fa barre de fer , & en lui difant: Parle donc, il la lui dechargea fur la tête & 1'auQfnröa ; & i! eut plutót fait que ie prince Ahmed n'eüt penfé a lui demander grace. Tout ce qu'il put faire fut d'empêcher qu'il n'affommat aufli le grand-vifir , qui n'étoit pas loin de la dróitö dü fultan , en lui repréfentant qu'il n'avoit qu'a fe louer des bons confeils qu'il avoit donnés au fultan fon père. Ce font donc ceux-ci , dit Schaïbar , qui lui en ont donné de maüVais ; & en prononcant ces paroles , il afiomrna lesautres vilirs a droite & a gauche, tous favoris & flatteurs du fultan, & ennemis du prince Ah* med. Autant de coup . autant de mort , & il n'en échappa que ceux dont 1'épouvante ne s'étoit pas emparée züei fortement pour les rendre immóbiles & les empécher de te procurer la vie fauve par la fuite. Cette exécution terrible achevée . Schaïbafc fortit de la falie du confeil; & au milieu de la cour , la barre de fer fur 1'épaule , en fegardant le grand-vifir qui accompagnoit le prince Ahmed , auquel il devoit la vie i Je fais, ditil , qü'il y a ici une certaine magicienne , plus ennemie du prince mon beau - frère , que les favoris indign«,s que je viens de chatier ; je veuX qu'on m'amène cette magicienne. Le grand-vifir 1'envoya chercher, on 1'amena ; 6c, Tomé XI, B b  3$o" Les mille Et une Nuifs, Schaïbar, en 1'aflommant avec fa barre de fer : Apprens , dit-il , a donner des confeils pernicieux & k faire la malade ; & la magicienne demeura morte fur la place. Alors , ce n'eft pas alfez , ajouta Schaïbar , je vais afiömmer de méme toute la ville ft dans le moment elle ne reconnoit le prince Ahmed mon beau-frère pour fon fultan , & pour fultan des Indes. Auflitót , ceux qui étoient préfens , & qui entendirent eet arrét, firent retentir l'air en criant k haute voix : Vive Ie fultan Ahmed ; & ett peu de momens toute la ville retentit de la méme acclamation & proclamation en méme-tems. Schaïbar le fit revêtir de 1'habillement du fultan des Indes , 1'inftalla fur le tröne ; & après lui avoir fait rendre 1'hommage & le ferment de fidélité qui lui étoit dü, il alla prendre fa fceur Pari-Banou , la mena en grande pompe , & la fit reconnoitre de méme pour fultane des Indes. Quant au prince Ali & k la princelfe Nourounnihar , comme ils n'avoient pris aucune part dans la confpiration contre le prince Ahmed qui venoit d'être vengé , & dont même ils n'avoient pas eu connoiifance , le prince Ahmed leur alligna pour apanage une province trèsconfidérable , avec fa capitale , oü ils allèrenf jgafter le refte de leurs jours. II envoya aula uq  CONTES A R A B È 3. 387 vmeier au prince Houflain fon frère ainé, pour ■'ui annoncer le changement qui venoit d'arriVer , & pour lui oifrir de choifir dans tout le royaume telle prOvince qu'il lui plairoit , pout en jouir en propriété. Mais le prince HöuiTairi fe trouvoit fi heureux dans fa folitude , qu'il chargea röffitier de bien remercier le fultan foft cadet , de fa part , de 1'honnêteté qu'il avónt bien voulü lui faire , & 1'aflurer de fa foumiffion, & de lui marquer que la feule grace qu'il lui demandoit étoit de permettre qu'il continuat de vivre dans la retraite qu'il avoit choilie. histoire, Les deux Soeurs jaloufes de leur Cadettei La fultane Scheherazade , en contïnuant dè tenir en fufpens le fultan des Indes par le récit de fes contes , favoir s'il la feroit móurir , ou s'il la laifferoit vivre, lui en raconta un nouveau en ces termes : Sire , dit-elle, il y avoit un prince de Perfe nommé Khofroufchah , lequel en commengant de prendre connoilfance du monde, fe plaifoit fort aux aventures de nuit; il fe déguifoit fou-> Bb ij  388 Les mille et une iNruiTs, vent, accompagné d'un de fes officiers de confiatice, déguifé comme lui, & Cn parcourant les quartiers de la ville, il lui en arrivoit alors d'affez particulières , dont je n'entreprendrai pas d'entretenir aujourd'hui votre majefté ; mais j'efpère qu'elle écoutera avec plailïr celle qui lui arriva dès la première fortie qu'il fit Peu de jours après qu'il eut monté fur le tröne a la place du fultan fon père , lequel en mourant dans une grande vieilleffe, lui avoit laiffié le royaume de Perfe pour héritage. Après les cérémonies accoutumées, au fujet de fon avénementala couronne, & après celles des funérailles du fultan fon père , le nouveau fultan Khofroufchah, autant par inclination que par devoir, pour prendre connoiffance luimême de ce qui fe paffoit, fortit un foir de fon palais environ a deux heures de nuit, accompagné de fon grand-vifir, déguifé comme lui. Comme il fe trouvoit dans un quartier oü il n'y avoit que du menu peuple , en paffant par^une rue il entendit qu'on parloit affez haut, il s'approcha de la maifon d'oü venoit le bruit; & en regardant par une fente de la porte, ü appercut de la lumière , & trois fceurs affifes fur un fofa, qui s'entretenoient après le foupé. Par le difcours de la plus agée il eut bientót- appris que les fouhaits faifoient le fujet da,  Cöhtes Arabes. 380' leur entretien. Puifque nous fommes fur les fouhaits, difoit-elle, le mien feroit d'avoir le boulanger du fultan pour mari, je mangerois tout mon foul de ce pain fi délicat, qu'on appelle par cxcellence pain du fultan; voyonsfi votre goüt eft auffi bon que le mien. Et moi, reprit la feconde fceur , mon fouhait feroit d'être femme du chef de cuifine du fultan, je mangerois d'excellens ragoüts ; & comme je fuis bien perfuadée que le pain du fultan eft commun dans le palais , je n'en manquerois pas; vous voyez, ma fceur, ajouta-t-elle , en s'adreffant 4 fon aïnée , que mon goüt vaut bien le votre. La fceur cadette, qui étoit d'une trés-grande beauté, & qui avoit beaucoup plus d'agrément & plus d'efprit que fes aïnées , paria a fon tour. Pour moi, mes fceurs , dit-elle, je ne borne pas mes défirs a fi peu de chofe , je prens un vol plus haut; & puifqu'il s'agit de fouhaiter, je fouhaiterois d'être 1'époufe du fultan , je lui donnerois un prince dont les cheveux feroient d'or d'un cöté & d'argent de 1'autre; quand il pleureroit , les larmes qui lui tomberoient des yeux feroient des perles ; & autant de fois qu'il fouriroit , fes lèvres vermeilles paroïtroient un bouton de rofe quand il éclöt. Bb iij  '39° Les mille et .une Nurrs, Les fouhaits des trois fceurs, & Jfajfr. rement celui de la cadette, parurent fi fin.ufiers au fultan Khofroufchah . qu'il réfoiut de fes contenterj & fans rien communiquer de ce delTem a fon grand-vifir, il le chargea de bier» remarquer k maifon ? pQur ^ ^ ^ le lendemain , & de les lui amener toutes trois. < Le grand-vifir en executant 1'ordre du fultan Ie lendemain , ne donna aux trois fceurs que le tems de s'habiller promptement pour paroitre en fa préfence , fans leur dire autre cno.e , finon que fa majefié vouloit les voir. 11 les amena au palais; & qUand jj les eut ^ fentées au fultan, ie fultan leur demanda , Ditesmoi , vous fouvenez-vous des fouhaits que vous faifiez hier au foir , que vous étiez de fi bonne humeur? Ne diffimulez pas, je veux lc favoir. A ces paroles du fultan, les trois fceurs qui ne s'y attendoient pas, furent dans une grande eomufiom Elles baifsèrent les yeux » & le rouge qui leur monta au vifage donna un agre'm?m I ia cadette , lequel acheva de gagner Ie cceur du fultan. Comme la pudeur & la crainte c'avoir offenfé le fultan par leur entretien, leur faifoit garder le filence, le fultan qui s'en aPpercut, leur dit pour les ralfurer ; Ne craignes  Contes Arabes. 30Y tien , je ne vous ai pas fait venir pour vous faire de la peine , & comme je vois que la demande que je vous ai faite, vous en fait contre mon intention , & que je fais quel eft chacune votre fouhait, je veux bien le faire ceifer. Vous , ajouta-t-il, qui fouhaitiez de m'avoir pour époux, vous ferez fatisfaite aujourd'hui; & vous, continua-t-il, en s'adrelfant de même a la première & a la feconde fceur , je fais auffi votre mariage avec le boulanger de ma bouche, & avec le chef de ma cuifine. Dès que le fultan eut déclaré fa volonté, la cadette, en donnant 1'exemple a fes ainées , fe jeta aux piés du fultan pour lui marquer fa reconnoiffance : Sire , dit-elle , mon fouhait , puilqu'il eft connu a. votre majefté , n'a été que par manière d'entretien & de divertiffement; je ne fuis pas digne de 1'honneur qu'elle me fait, & je lui demande pardon de ma hardieffe. Les deux fceurs ainées voulurent s'excufer de même ; mais le fultan en les intcrrompant : Non , non , dit-il , il n'en fera pas autre chofe , le fouhait de chacune fera accompli. • Les noces furent célébrées le méme jour, de la manière que le fultan Khofroufchah 1'avoit réfolu; mais avec une grande différence. Celles de la cadette furent accompagnées de la pompe & de toutes les marqués de réjouff- Bb iv  5P2 Les mille et vne Ni/ïts, fances qui convenoient a l'union conjugale d'u« firkaö & d'une fultane de Perfe; pendant que celles des deux autres fceurs ne furent célébrées qu'avec Peclat que 1'on pouvoit attendre la qualité de leurs époux ; c'elU-dire, du prermer boulanger & du chef de cuifine du lultan. Les deux fceurs ainées fentirent puiflamment Ia difprpportion infinie qu'il y avoit entre leurs manages & celui de leur cadette. Auffi cette confidération fit que loin d'être contentes du bonheur qui leur étoit arrivé , même felon chacune fon fouhait , quoique beaucoup audela de leurs efpérances , elles fe livrèrent è un excès de jaloufie , qui ne troubla pas feulement leur joie , mais même qui caufa de grands malheurs, des humiliations & des afflic tions les plus mortiliantes a la fultane leur cadette,- EUes n'avoient pas eu le tems de fe communiquer 1'une a 1'autre ce qu'elles avoient penfé d'abord de la préférence que Ie fultan lm avoit donnée a leur préjudice, a ce qu'eUes prétencoient ; elles n'en avoient eu que pour le preparer a la célébration du mariage. Mais des qu'elles purent fe revoir quelques jours apres dans un bain public oü elles s'étoient donné rendez-vous: Hé bien, ma fceur, dit lamee a UutrQ fceur, que dites-voys. de no^  COWTES A R ï B E S. 503 cadette? n'eft-ce pas un beau fujet pour être fultane ! Je vous avoue, dit 1'autre fceur, que je n'y comprens rien ; je ne congois pas quels attraits le fultan a trouvés en elle pour fe laiffer fafciner les yeux comme il a fait. Ce n'eft qu'une marmotte, & vous favez en quel état nous 1'avor.s vue vous & moi. Etoit-ce une raifon au fultan pour ne pas jeter les yeux fur vous , qu'un air de jeuneffe qu'elle a un peu plus que nous ? Vous étiez digne de fa couche, & il devoit vous faire la juftice de vous préférer a, elle. Ma fceur, reprit la plus agée , ne parions pas de moi; je n'aurois rien a dire fi le fultan vous eut choifie ; mais qu'il ait choifi une malpropre, c'eft ce qui me défole ; je m'en vengerai, ou je nepourrai, & vous y êtes intérelfée comme moi. C'eft pour cela que je vous prie de vous joindre a moi, afin que nous agifftons de concert dans une caufe comme celle-ci qui nous intérelfe égaiement, & de me communiquer les moyens que vous imaginerez propres k la mortifier, en vous promettant de vous faire part de ceux que 1'envie que j'ai de la mortifier de mon cöté, me fuggérera. Après ce complot pernicieux, les deux fceurs fe virent fbuvent, & chaque fois elles ne s'enjretenoient que des voies qu'elles pourroient  rBH Les mille et une Nuits boenfer. T"**-&méme ***** bonheur de la fultane leur cadette. Elles s'en proposèrent plufieurs; mais en délibérant fur lexecunon, elles y trouvèrent des difficuités flrvir n' ^ ^'"^ hafard« d* nar. De tems en tems cependant elles lui rendolen Vlfit & ^ 10«-nda mnable, elles lui donnoient toutes les marqués d'ammé qu'elles pouvoient imal ner_ pour lui perfuader combien elles étoient ravies Q avoir une fceur dans une fi haute éiévation. De fon cöté, la fultane les recevoit toujQurS avec toutes les démonftratioas deftige & de confidération qu'elles pouvoient at. jendre d une fceur qui n'étoit pas entetée de * dignité, & qui ne cefibit de les aimer avec la meme cordialité qu'auparavant. Quelques mois après fon mariage, la fultane ie trouva enceinte, le fultan en témoiraa une grande joie; & cette joie, après s'etre communwuée dans le palais è la cour, fe répandit encore dans tous les quartiers de la capitale de Perfe. Les deux fceurs vinrent lui en hure leurs comphmens; & dès-lors en la pregnant fur la fage-femme dont elle auroit befoin pour 1'affifier dans fes couchés, elles la pnerent de n'en pas choifir d'autres qu'elles. fultane leur dit obligeamment; Mes fceurs,  Contes Arabes. 30/ je ne demanderois pas mieux, comme vous pouvez le croire , fi le choix de'pendoit de moi abfolument; ie vous fuis cependant infiniment obligée de votre bonne volonté; je ne puis rne difpenfer de me foumettre a ce que le fultan en ordonnera. Ne laiffez pas néanmoins de faire en forte chacune que vos maris employent leurs amis pour faire demander cette grace au fultan; & fi le fultan m'en parie , foyez perfuadécs que non-feulement je lui marquerai le plaifir qu'il m'aura fait, mais méme que je le remercierai du choix qu'il aura fait de vous. Les deux maris , chacun de fon cóté, folHcitèrent les courtifans leurs protccleurs , & les fupplicrent de leur faire la grace d'employer leur crédit pour procurer a leurs femmes 1'honneur auquel elles afpiroient 5 & ces protecïeurs agirent fi puiffamment & fi elficacement', que le fultan leur promit d'y penfer. Le fultan leur tint fa promefie; & dans un entretien avec la fultane, il lui dit qu'il lui paroiifoït que fes fceurs feroient plus propres a la fecourir dans fes couchés que toute autre fage- femme étrangère , mais qu'il ne vouloit pas les nommer fans avoir auparavant fon confentement. La fultane fenfible a la déférence dont le fultan lui donnoit une marqué fi obligeante, lui dit: Sire , j'étois difpofée a ne faire que ce que votre  3S« Lis milli it eït* Nüits bonledejtterIajenfu[ „Jfa*. * Ia remerc.e de la conCdér.don qu-elle a p„ür ^P-'^ourde^i, &jeq„ed!ffil e Tp, 6'f r?OTrai de 6 P=" "vee p.„s ae pjaiiir que des étrangères. Le fultan Khofroufchah nomma donc les deux fceurs de la fultane pour lui fervir 2 fage-femme,; & dès-lors Tune & fautre pafs* rent au palais avec une grande joie d'avoir TTf l0CCafi°n telIe celles pouvoient la ^ter, d'exécuter la méchanceté déteftab £ elles avo.nt méditée contre la fultane leur déltaT deSfC°UcheS ar"- i & la fultane fe Ie io hNe.Urretment d'U" beau comme jour. N, fa beauté , ni fa délicatere , ne fu-t pas capables de toucher ni d'attendl ie cceur des fceurs impitoyables. Elles 1'envelcpperent de langes affez négligemment, le mirent dans une pente corbeille & abandonnèrent la cor edle au courant de 1'eau dun canal qu palf , aup. de lappartement de la fultane ; b elles producent un petit chien mort, en Pu^ant que la fultane en étoit accouché" fuZl Z7 C, Öéfagréab,e ^ —ncée au iu tan & ,e fultan £n con?ut ^ ^ '6Ut PU étre fa* * la fultane , fi fon  Contes Arabes. 307 grand-vifir ne lui eut repréfenté que fa majefté ne pouvoit pas , fans injufiice , la regarder comme refponfable des bizarreries de la nature. La corbeille cependant dans laquelle le petit prince étoit expofé , fut emportée fur le canal jufques hors de 1'enceinte d'un mur qui bornoit la vue de 1'appartement de la fultane par le bas , d'oü il continuoit en palfant au-travers du jardin du palais. Par hafard 1'intendant des jardins du fultan , 1'un des officiers principaux & des plus confidérés du royaume , fe promenant dans le jardin le long du canal , comme il eut appercu la corbeille qui flottoit, il appela un jardinier qui n'étoit pas loin: Vas promptement, dit-il , en la lui montrant, & apportemoi cette corbeille que je voye ce qui eft dedans. Le jardinier part ; & du bord du canal il attire la corbeille a foi adroitement avec la béche qu'il tenoit, 1'enlève & 1'apporte. L'intendant des jardins fut extrémement furpris de voir un enfant enveloppé dans la corbeille , & un enfant, lequel , quoiqu'il ne fit que de naïtre , comme il étoit aifé de le voira ne laifloit pas d'avoir des traits d'une grande beauté. II y avoit long-tems que 1'intendant des jardins étoit marié ; mais quelqu'envie qu'il eüt d'avoir lignée , le ciel n'avoit pas encore fecondé fes vceux jufqu'alors. II interrompt fa  -39% Les Ef U&f tivtts, promenade , fe fait fuivre par Je jardinier ge de la corbeille & de l'enfant ; & quand ü fut^rnvéa fon hotel qui avoit entree dans lé jardm du pa a,s il entra dans 1'appartement de fa femme : Ma femme , dit-il , nous n'avions pomt d enfans, en voici un que dieu nous envoyé. Je vous le fecommande; faites-lui chereher une nourrice promptement , & prene2.en foin comme de notre hls j je le reconnois pour tel des-a-prefent. La femme prit l'enfant avec joie, & die fe fit un grand plaifir de s'en charger L'mtendant des jardins ne voulut pas approfondir d'oü pouvoit venir l'enfant : Je vois bien, fe difoit-il , qu'il eft venu du cóté de 1 appartement de la fultane ; mais il ne m'appartient pas de contróler ce qui s'y paffe/ni «e caufer ou trouble dans un lieu oü la paix eft fi néceffaire. L'année fuivante , Ia fultane accoucha d'un autre Prince. Les fceurs dénature'es n'eurent pas p us de compailion de lui que de fon ainé, eües lexposèrent de même dans une corbeille fur ie canal, & eiles fupposèrent que la fultane *m accouchée d'un chat. Heureufement pour lemant, l'mtendant des jardins étant prés du canal , le fit eriever & porter a fa femme , en la chargcant d'en prendre le méme foin que du Premier, ce qu'elle fit, non moins par fa pro-  Contes Arabes. 35$ pre inclination , que pour fe conformer a la bonne intention de fon mari. Le fultan de Perfe fut plus indigné de eet accouchement contre la fultane que du premier ; il en eut fait éclater fon reflentiment , fi les remontrances du grand-vifir n'euffent encore été alfez perfuafives pour 1'appaifer. La fultane enfin accoucha une troifième fois, non pas d'un prince , mais d'une princefle ; 1'innocente eut le même fort que les princes fes frères. Les deux fceurs qui avoient réfolu de ne pas mettre fin a leurs entreprifes détefitables , qu'elles ne viflent la fultane leur cadette au moins rejettée , chaflee & humiliée , lui firent le même traitement , en 1'expofant fur le canal. La princefle fut fecourue & arracliée è Une mort certaine , par la compaflion & par la charité de 1'intendant des jardins , comme les deux princes fes frères , avec lefquels elle fut nourrie & élevée. A cette inhumanité les deux fceurs ajoutèrent le menfbnge & 1'impofture, comme auparavant. Elles montrèrent un morceau de bois, en affurant faulfement que c'étoit une molle dont la fultane étoit accouchée. Le fultan Khofrouschah ne put fe contenir, quand il eut appris ce nouvel accouchement extraordinaire. Quoi! dit-il, cette femme in-  4oo Les mille et une Nuit.?1 digne de ma couche „ rempliroit donc mon pa. la» de monftres , fi je h ,aifre ^ ge? Non, cela n'arrivera p2s, ajouta-t-il$ elle f U\m0tf6 ^e-méme, je veux en purger Je monde. II prononca eet arrót de mort & il commanda a fon grand-vifir de le faire e'xécüter. Le grand-vifir & tes courtifans qui étoient prefens fe jettcrent aux piés du fultan pour le fuppher de révoquer 1'arré, Le grand-vifir pnt la paroie.: are, dit-il, qüe;Vptre majefté me permette de lui repréfenter que les loix ■qui condamnent k mort n'ont été étabües que pour pumr les crimes. Les trois couchés de la fultane fi peu attendues , ne font pas des crimes. Er, quoi peut-on dire qu'elle y a contritme ? Une infinité d'autres femmes en ont fait & en font tous les jours; elles font a plaindre , mals elles ne font pas punilfables. Votre majefté peut s'abftenir de la voir & ]a laiirer vivre L'affli&on dans laquelle elle palfera le refte de fes jours , après la perte de fes bonnes graces lm en fera un affez grand fupplice. Le fultan de Perfe rentra en lui-même , & comme d vit bien 1'injuftice qu'il y avoit de condamner la fultane è mort pour de fauffes couchés, quand méme elles euffent été vérita. bles, comme il le crovoit famTement . Qu,eUe vive  'Contes Arabes. 40Ï VÏve donc , dit-il, puifque cela eft ainfi, je lui donne la vie, mais a une condition qui lui fera défirer la mort plus d'une fois chaque jour. Qu'on lui faffe un réduit de charpente a la porte de la principale mofquée , avec une fenêtre toujours ouverte : qu'on 1'y renferme avec un habit des plus grofliers , & que chaque mufulman qui ira a la mofquée faire fa prière , lui crache au nez en palfant ; fi quelqu'un y manque , je veux qu'il foit expofé au méme chatiment. Et afin que je fois obéi , vous, vifir , je vous commande d'y mettre des furveillans. Le ton dont le fultan prononca ce dernier arrêt , ferma la bouche au grand-vifir. II fut exécuté avec un grand contentement des deux fceurs jaloufes. Le réduit fut bati & achevé , & la fultane , véritablement digne de compaffion , y tut renfermée dès qu'elle fut relevée de fa couche , de la manière que le fultan 1'avoit commandé , & expofée ignominieufement a la rifée & au mépris de tout un peuple , traitement néanmoins qu'elle n'avoit pas mérité , & qu'elle fouffrit avec une conftance qui lui attira 1'admiration & en méme-tems la compaflion de tous ceux qui jugeoient des chofes plus fainement que le vulgaire. Les deux princes & la princefle furent nourTome XL C c  4°2 Les mille et une Nuits, ris & élevés par 1'intendant des jardins & par fa femme , avec la tendreflè de père & de mère , & cette tendreflè augmenta k mefure qu'ils avancèrent en dge , par les marqués de grandeur qui parurent autant dans la princefle que dans les princes, & fur-tout par les grands traits de beauté de la princefle , qui fe développoient de jour en jour , par leur docilité , par leurs bonnes inclinations au-deifus de la bagatelle, & toutes autres que celles des enfans ordinaires , & par un certain air qui ne pouvoit convenir qu'a des princes & qu'è des princeflès. Pour diftinguer les deux princes felon i'ordre de leur naiffance, ils appellèrent le premier Bahman , & le fecond Perviz , noms que d'anciens rois de Perfe avoient portés. A la princeffe , ils donnèrent celui de Parizade , que plufieurs reines & princelfcs du royaume avoient aufli porté. Dès que les deux princes furent en age, 1'intendant des jardins leur donna un maïtre pour leur apprendre a lire & k écrire , & la princefle leur feeur qui fe trouvoit aux lecons qu'on leur donnoit, montra une envié fi grande d'apprendre k lire & k écrire , quoique plus jeune qu'eux , que 1'intendant des jardins , ravi de cette difpolïtion , lui donna le même maitre. f iquée d'émulation par fa vivacité Sc par fon  Contes Arabes. 403 efprit penetrant , eile devint en peu de tems auffi habile que les princes fes frères. Depuis ce tems - la , les frères & la fceur n'eurent plus que les mémes maitres dans les autres beaux arts , dans la géographie , dans la poëfie , dans 1'hiftoire & dans les fciences , méme dans les fciences fecrètes ; & comme ils n'y trouvoient rien de difficile, ils y firent un progrès fi merveilleux , que les maitres en étoient étonnés , & que bientót ils avouèrent fans déguifement qu'ils iroient plus loin qu'ils n'étoient allés eux - mêmes , pour peu qu'ils continualfent. Dans les heures de récréation , la princeffe apprit auffi la mufique, a chanter 8c a jouer de plufieurs fortes d'inftrumens. Quand les princes apprirent a monter a cheval , elle ne voulut pas qu'ils euiTent eet avantage fur elle •, elle fit fes exercices avec eux , de manière qu'elle favoit monter a cheval , le meiier , tirer de 1'arc , jeter la canne ou le javelot avec la même adrelfe , & fouvent méme elle les devangoit a la courfe. L'intendant des jardins qui étoit au comble de fa joie de voir fes nourriflons fi accomplis dans toutes les perfeétions du corps & de 1'efprit , & qu'ils avoient correfpondu aux dépenfes qu'il avoit faites pour leur éducation , beaucoup au-dela de ce qu'il s'en étoit promis, C c ij  404 les mille et une Nüits, en fit une autre plus conlidérable a leur conrïdération. Jufqu'alors content du logement qu'il avoit 'dans 1'enceinte du jardin du palais , il avoit ve'cu fans maifon de campagne ; il en acheta une a peu de diffance de la ville , qui avoit de grandes dépendances en terres labourables , en prairies & en bois. Et comme la maifon ne lui parut pas allez belle ni affez commode , il la fit mettre bas, & il n'épargna rien pour la rendre la plus magnifique des environs ; il y alloit tous les jours pour faire hater par fa préience le grand nombre d'ouvriers qu'il y mit en oeuvre ; & dès qu'il y eut un appartement achevé propre a le recevoir , il y alla paffer plufieurs jours de fuite , autant que les fonótions & le devoir de fa charge le lui permettoient. Par fon affiduité enfin , la maifon fut achevée , & pendant qu'on Ia meubloit avec la même diligence , de meubles les plus riches, & qui correfpondoient a Ia magnificence de 1'édifice , il fit travailler au jardin , fur le deffein qu'il avoit tracé lui-même, & a la manière qui étoit ordinaire en Perfe parmi les grands feigneurs. II y ajouta un pare d'une Vafte étendue, qu'il fit enclore de bonnes murailles & remplir de toutes fortes de bêtes fauves , afin que les princes & la princeffe y priffent le diverthTement de la chaffe quand il leuf plairoit.  c Ö N T E S AéïÏïJ, -qsf 'Quand la maifon de campagne fut entièrement achevée & en état d'être habitée , Pintendant des jardins alla fe jeter aux piés du fultan ; & après avoir repréfenté cortibien il y avoit long-tems qu'il étoit dans le fervice , & les infirmités de la vieillelfe oü il fe trouvoit, il le fupplia d'avoir pour agréable la démiflion de fa charge , qu'il faifoit entre les mains de fa majefté , & qu'il fe retirat. Le fultan lui accorda cette grace avec d'autant plus de plaifir, qu'il étoit fatisfait de fes longs fervices , tant fous le règne du fultan fon père , que depuis qu'il étoit monté lui-même fur le tröne , & en la lui accordant , il demanda ce qu'il pouvoit faire pour le récompenfer : Sire , répondit 1'intendant des jardins , je fuis comblé des bien» faits de votre majefté & de ceux du fultan fon père , d'heureufe mémoire , a un point qu'il ne me refte plus a déhrer que de mourir dans 1'honneur de fes bonnes graces. II prit congé du fultan Khofroufchah , après quoi il palfa a la maifon de campagne qu'il avoit fait batir , avec les deux princes Bahman & Perviz , & la princefle Parizade. Pour ce qui eft de fa femme , il y avoit quelques années qu'elle étoit morte. II n'eut pas vecu cinq ou fix mois avec eux j qu'il fut furpris par une mort fi fubite, qu'elle ne lui donna pas le tems de leur dire, (C C iij  40Ö Les mille et une Nuits, un mot de ia vérité' de leur naiffance ; chofe néanmoins qu'il avoit réfolu de faire , comme nécelfaire pour les obliger de continuer de vivre comme ils avoient fait jufqu'alors , felon leur état & leur condition , conformérnent a 1'éducation qu'il leur avoit donnée, & au penchant qui les y portoit. Les princes Bahman & Perviz , & Ja princelfe Parizade , qui ne connoilfoient d'autre père que 1'intendant des jardins , le regrettèrent comme tel , & ils lui rendirent tous les devoirs funéraires que 1'amour & la reconoiffance filiale exigeoient deux. Contens des grands biens qu'il leur avoit lailfés , ils continuèrent de demeurer & de vivre enfemble dans la même union qu'ils avoient fait jufqu'alors , fans ambition de la part des princes de fe produire a la cour dans la vue des premières charges & des dignités auxquelles il leur eut été aifé de parvenir. Un jour que les deux princes étoient a la chalTe , & que la princelfe Parizade étoit reftée , une devote mufulmane , qui étoit fort agée , fe préfenta a la porte, & pria qu'on lui permit d'entrer pour faire fa prière , dont il étoit 1'heure ; on alla demander la permilfion a la princelfe , & la princeffe commanda qu'on la fit entrer , & qu'on lui montrat 1'oratoire  Contes Arabes. 407 dont 1'intendant des jardins du fultan avoit eu foin de faire accompagner la maifon au défaut de mofquée dans le voifinage. Elle commanda auffi que quand la dévote auroit fait fa prière , on lui fit voir la maifon & le jardin, & qu'enfuite on la lui amenat. La dévote mufulmane entra , elle fit fa prière dans 1'oratoire qu'on lui montra; & quand elle eut fait , deux femmes de la princelfe, qui attendoient qu'elle fortit , 1'invitèrent a voir la maifon & le jardin. Comme elle leur eut marqué qu'elle étoit prête a les fuivre , elles la menèrent d'appartement en appartement , & dans chacun elle confidéra toute chofe en femme qui s'entendoit en ameublement & dans la belle difpofition de chaque pièce. Elles la firent entrer auffi dans le jardin , dont elle trouva le deffein fi nouveau & fi bien entendu , qu'elle 1'admira , en difant qu'il falloit que celui qui 1'avoit fait tracer , fut un excellent maïtre dans fon art. Elle fut enfin amenée devant la princeffe , qui 1'attendoit dans un grand fallon , lequel furpaffoit en beauté , en propreté & en richeffes tout ce qu'elle avoit admiré dans les appartemens. Dès que la princelfe vit entrer la dévote : Ma bonne mère , lui dit-elle , approchez-vous, & venez vous alTeoir prés de moi, je fuis Cc iv  $oS Les mieee et une Nuits, ravie du bonheur que 1'occafion me préfenté de profiter pendant quelques momens du bon exemple & du bon entretien , d'une perfonne comme vous , qui a pris Ie bon chemin en fe donnant toute a dien , & que tout ,e monde devroit imiter s'il étoit fage. La dévote au lieu de monter fur Ie fofa voulut s'affeoir fur le bord ; mais la princefle nC le {0uffm Pas •• elle fe leva de fa p}ace & en savancant elle Ia prit par la main & fobligea de venir s'afleoir prés d'elle è la place d honneur. La dévote fut fenfible a cette civilite : Madame, dit-elle , il ne m'appartient pas d etre trauée fi honorablement, & je ne V(L obeis que paree que vous Ie commandez , & que vous êtes maitreflè chez vous. Quand elle ** affife, avant d'entrer en converfation, une des femmes de la princefle fervit devant elle & devant Ja princefle, une petite table bafle marquetée de nacre de perle & d'ébène, avec' eaux &. de plufieurs porcelaines de fruits de ia luuon, & de confitures sèches & liquides La prmceifeprit un des gateaux , & en ié p efentant a la dévote : Ma bonne mère, ditene , prenez , mangez , & choifufez de ces fruns ce qu'ü vous plaira , vous avez befoin de manger après le chemin que vous avez fait  CONTES ARABÉS. 40$ pour venir jufqu'ici. Madame , reprit la dévote , je ne fuis pas accoutumée a manger des choles fi délicates , & fi j'en mange , c'eft pour ne pas refufer ce que dieu m'envoye par ene main libérale comme la vótre. Pendant que la dévote mangeoit , la princeffe qui mangea auffi quelque chofe , pour 1'y exciter par fon exemple , lui fit plufieurs queftions fur les exercices de dévotion qu'elle pratiquoit , & fur la manière dont elle vivoit , auxquelles elle répondit avec beaucoup de modeftie ; & de difcours en difcours , elle lui demanda ce qu'il lui paroifloit de la maifon qu'elle voyoit , & fi elle la trouvoit a fon gré. Madame , répondit la dévote , il faudroit être d'un très-mauvais goüt pour y trouver a reprendre. Llle eft belle , riante , meublée magnifiquement , fans confufion , très-bien entendue , & les ornemens y font ménagés on ne peut pas mieux. Quant a la fituation , elle eft dans un terrein agréable , & 1'on ne peut imaginer un jardin qui faffe plus de plaifir a voir que celui dont elle eft accompagnée. Si vous me permettez néanmoins de ne rien diffimuler , je prends la liberté de vous dire , madame , que la maifon feroit incomparable , fi trois chofes qui y manquent, a mon avis , s'y rencontroient. Ma bonne 3 reprit la prin-  410 Les mille et une Nuits, celTe Parizade , quelles font ces trois chofes ? enfe.gnez-les-moi, je vous en conjure au nom de dieu , je n'épargnerai rien pour les acquénr , s'il eft poffible ? Madame , reprit la dévote , la premie! e de ces trois chofes , eft 1'oifeau qui parle ; c'eft un oifeau fingulier qu'on nomme bulbulhezar, lequel a encore la propriété d'attirer des environs tous les oifeaux qui chantent, lefquels vjennent accompagner fon chant. La feconde, eft 1'arbre qui chante , dont les feuilles font autant de bouches , qui font un concert harmonieux de voix différente* , lequel ne celTe jamais. La troifième chofe enfin , eft 1'eau jaune , couleur d'or , dont une feule goutte verfee dans un baffin préparé expres , en quelquendroit que ce foit d'un jardin, foifonne aime manière qu'elle le remplit d'abord , & s'élève dans le milieu en gerbe , qui ne ceffe jamais de s'élever & de retomber dans le baffin , fans que le baffin déborde. Ah , ma bonne mère , s'écria la princelfe que je vous ai d'obligation de la connoiffance que vous me donnez de ces chofes i elles font furprenantes,& je n'avois pas entendu dire qu'il y eut rien au monde de fi curieux & d'auffi admirable. Mais comme je fuis bien perfuadée que vous n' gnorez pas le lieu oü elles fe trou-  Co nt es Arabes. 411 vent , j'attends que vous me fafliez la grace de me lWeigner. Pour donner fatisfa&ion a la princefle , la bonne dévote lui dit : Madame , je me rendtois indigne de 1'hofpitalité que vous venez d'exercer envers moi avec tant de bonté , fi je me refufois de fatisfaire votre curiofité fur ce que vnus fouhaitez d'apprendre. J'ai donc 1'honneur de vous dire que les trois chofes dont je viens de vous parler , fe trouvent dans un méme lieu aux confins de ce royaume , du cöté des Indes. Le chemin qui y conduit paffe devant votre maifon ; celui que vous y enverrez de votre part n'a qu'a le fuivre pendant vingt jours , & le vingtième jour , qu'il demande ou font 1'oifeau qui parle , 1'arbre qui chante & 1'eau jaune , lejremier auquel il s'adreflcra le lui enfeignera. En achevant ces paroles , elle fe teva ; & après avoir pris congé , elle fe retira & pourfuivit fon chemin. La princefle Parizade avoit 1'efprit fi fort occupé a retenir les enfeignes que la dévote mufulmane venoit de lui donner de 1'oifeau qui parloit, de 1'arbre qui chantoit, & de 1'eau jaune , qu'elle ne s'appercut qu'elle étoit partie , que quand elle voulut lui faire quelques demandes pour prendre d'elle un plus grand échirciflement. H lui lèmbloit en effet que ce  4*2 Les mttt et une NuiTf,' qu'elle venoit d'entendre de fa bouche' h^i na'nean ^ inUtÜe- EIle "e voulut pas néanmoins envoyer après elle pour la faire even. ^ ft un ^ ^ ^ en'du I .raPPeI1Cr T CC ^ avoit entendu^ „en „en oublier. Quand elle crut «uroit fi elle pouvoit venir a bout de polTé «fe-chofes " merveilleufes ; mais la'dTffil culte qu'el,e y trouvoit, & ,a crainte de ne Pas reuffir, la plongeoit dans une grande inquietude. b n i-MRtefi pa;izade ,toit aMm .e dans & au l,eu de Ia trouver, le vifage onvert & de Ia vo.r recueillie en elle - meme & pïLce. S qU Q>k <• N. Lepri„CeBahr„a„ pr!t ,a paroIe ; M fllt-il, ou font la joie & h o-,,W • inféparables d'avecvouf iuf^ T °m *é vous incommod^P sJl7Préf!nt?r malheur ? vous . t J T "Ve queI<^ • vous a-t-on donné quelque fujet de  Contes Arabes. 41I chagrln ? apprenez-le-nous , afin que nous y prenions la part que nous devons , & que nous y apportions le remède , ou que nous vous vengions , fi quelqu'un a eu la témérité d'olTenfer une perfonne comme vous , a laquelle tout refpeifl eft dü. La princelfe Parizade demeura quelque-tems fans rien répondre & dans la méme fituation; elle leva les yeux enfin , en regardant les princes fes frères , & les bailfa prefqu'auffitöt * après leur avoir dit que ce n'étoit rien. Ma fceur , reprit le prince Bahman , vous nous dilfimulez la vérité , il faut bien que ce foit quelque chofe , & même quelque chofe de grave. II n'eft pas poffible que pendant le peu de tems que nous avons été éloignés de vous, un changement auffi grand & auffi peu attendu que celui que nous remarquons- en vous , vous foit arrivé pour rien. Vous voudrez bien que nous ne vous en tenions pas quitte pour une réponfe qui ne nous fatisfait pas. Ne nous cachez donc pas ce que c'eft , a moins que vous r.e vouliez nous faire croire que vous renoncez a 1'amitié & a 1'union ferme & conftante qui ont fubfifté entre nous jufqu'aujourd'hui , 4ès notre plus tendre jeuneffe. La princeffe qui étoit bien éloignée de ron> ■pre avec les princes fes frères , ne voulut pas  4-4 Les mille et une Nuits, les laliTer dans cette penfe'e. Quand je vous al at , reprit-elle , que ce qui me faifoit de la peuie n étoit rien , je 1'ai dit par rapport & vous , & non pas par rapport a moi , qui le trouve de quelqu'importance ; & puifque vous me prclfez par le droit de no*re amitié & d* notre umon qui me font fi chères , je vis vous dire ce que c'eft. Vous avez cru , & je lai cru comme vous , continua -1 - elle que cette maifon que feu notre père nous a fait batir etoit complette en toute manière & que nen n'y manquoit ; auiourd'hui cependant j'ai appns qu'il y manque trois chofes, qui la mettroient hors de cómparaifoh d'avec toutes les majfons de campagne qui font au monde. Os trens chofes font Poifeau. qui parle , Parbre qui chante , & peau jaune de couleur d'or. Apres leur avoir eXpIiqué en quoi confiftoit lexcellence de ces chofes; C'eft une dévote mufulrnane , ajouta-t-elle , qui m'a fait faire cette remarque , & qui m>a enfei é Ie ou elles font & Ie chemin par oü Pon peut font des chofes de peu de conféquence pour faire que notre maifon foit accomplie , & qu elle peut toujours palTer pour une très-belle maifon, indépendamment de eet accroiifement * C£ qUeJle contient, & ainfi que nous pou-  Contes Arabes. 41^ vons nous en paffer. Vous en penferez ce qu'il vous plaira ; mais je ne puis m'empêcher de vous témoigner qu'en mon particulier je fuis perfuadée qu'elles y font néceffaires , & que je ne ferai pas contente que je ne les y voye placées. Ainfi , que vous y preniez intérét , que vous n'y en preniez pas , je vous prie de m'aider de vos confeils , & de voir qui je pourrois envoyer a cette conquête. Ma fceur , reprit le prince Bahman , rien ne peut vous intérelTer qu'il ne nous intérelfe égaiement. II fuffit de votre empreffement pour Ia conquête des chofes' que vous nous dites , , pour nous obliger d'y prendre le même ïntérêt ; mais indépendamment de ce qui vous regarde , nous nous y fentons portés de notre propre mouvement, & pour notre fatisfacTion particulière ; car je fuis bien perfuadé que mon frère n'eft pas d'un autre fentiment que moi ; & nous devons tout entreprendre pour faire cette conquête , comme vous 1'appelez ; 1'irnportance & la fingularité dont il s'agit , méritent bien ce nom. Je me charge de la faire : dites-moi feulement le chemin que je dois tenir , & le lieu , je ne difFérerai pas le voyage plus long-tems que jufqu'a demain. Mon frère , reprit le prince Perviz , il ne convient pas que vous vous abfentiez de la  fr6 Les mille Et une Nuits maifon pour un fi ,ong tems vous ' fe joindre avec m01 pour vous ob!iger d>aban_ donner votre deffein , & de trouver bon que vo,onte,& que vous ne vous acquitteriez pas chorTrWS ,i6n qUem°i; mais ^™ chofe refolue, je le veux faire & je le ferai. befo nta6" ^ « ^ft pas befoin q e ]e vous recommande. JJ paffa ,e -fte de Ia ,ournée a pourvoir aux préparatifs du oyage & 4 fe faire b.en .nfiru.re P cefle des enfeignes que Ia dévote lui avoit donnees pour ne pas s'écarter du chemin. Le lendemain de grand matin, le prince Bahman monta è cheval, & le prince Perviz & Ia princeffe Parizade qui avoient voulu Ie voir partir , fembrafsèrent & lui fouhaitèrent un heureux voyage Mais au milieu de ces adieux, la princelfe fe fouvint d'une chofe qui ne lu frèTetPdLVTe ^ refPrIt-A P-Pos, mon frere, dit-elle, ]e ne fongeois pas aux accidens auxquels on eft expoié dans les voyage,; qui fait fi Je vous reverrai jamais ? Mettez pié * tCrre> Je Vous en conjure, & laiifez-la le voyage;  Cóntes Ar As e & 417 voyage; j'aime mieux me priver de la vue & de la poiTeffion de 1'oifeau qui parle , de 1'arbre qui criante & de 1'eau jaune , que de courir le rifque de vous perdre pour jamais. Ma fceur, reprit le prince Bahman, en fouriant de la frayeur foudaine de la princeffe Parizade , la réfolution en eft prife , & quand cela ne feroit pas, je la prendrai encore , & vous trouverez bon que je 1'exécute. Les accidens dont vous parlez n'arrivent qu'aux malheureux. II eft vrai que je puis étre du nombre; mais aufli je puis étre des heureux, qui font en beaucoup plus grand nombre que les malheureux. Comme néanmoins les événemens font incertains, & que je puis fuccomber dans mon entreprife, tout ce que je puis faire, c'eft de vous laiffer un couteau que voici. Alors le prince Bahman tira un couteau, en le préfentant dans la gaine a la princeffe : Prenez , dit-il, & donnez-vous de tems en tems la peine de tirer le couteau de fa gaine; tant que vous le verrez net, comme vous le voyez , ce fera une marqué que je ferai vivant; mais fi vous voyez qu'd en dégoutte du fang, croyez que je ne ferai plus en vie , & accompagnez ma mort de vos prieres. La princelfe Parizade ne put obtenir autre chofe du prince Bahman, Ce prince lui dit Tornt XI% D d  ^•iS LêS MtELE ET une NutTSj adieu, k elle & au prince Perviz, pour la dernière fois, & il partit bien monté, bien armé & bien équipe'. U fe mit dans le chemin; & fans s'écarter ni k droite ni è gauche , il continua en traverfant la Perfe ; & le vingtième jour de fa marche il appercut fur le bord du chemin un vieillard hideux k voir, lequel étoit affis fous un arbre k quelque diftance d'üna •chaumière qui lui fervoit de retraite contre les injures duttms. Les fourcils blancs comme de la neige, de méme que les cheveux , la mouftache & la barbe lui venoient jufqu'au bout du nez, la mouftache lui couvroit la bouche, & la barbe avec les cheveux lui tomboient prefque jufqu'aux pies. II avoit les ongles des mains & des piés d'une longueur exceffive, avec une efpèce de chapeau plat & fort large qui lui couvroit la tête en forme de parafol; & pour tout habit. une natte dans laquelle il étoit enveloppé. ^ ^ Ce bon vieillard étoit un derviche , qui s'étoit retiré du monde il y avoit de longues années, & s'étoit négligé pour s'attacher k dieu uniquement; de manière qu'a la Un il étoit fait comme nous venons de voir. Le prince Bahman, qui depuis le matin avoit été attentif k obferver s'il rencontreroit quelqu'un dont il put s'informer du lieu oü fon  Go nt es Arabes. 41^ delfein étoit de fe rendre, s'arrêta quand il fut arrivé prés du derviche , comme le premier qu'il rencontroit, & mit pié a terre, pour fe conformer a ce que la dévote avoit marqué a la princelfe Parizade. En tenant fon cheval pac Ia bride , il s'avanca jufqu'au derviche , & en le faluant : Bon père, dit-il, dieu prolonge vos jours , & vous accorde 1'accomplilfement de vos défirs. Le derviche répondit au falut du prince , mals fi peu intelligiblement qu'il n'en comprit pas un mot. Comme le prince Bahman vit que 1'empéchement venoit de ce que la mouftache couvroit la bouche du derviche , & qu'il ne vouloit pas paffer outre fans prendre de lui 1'inftruction dont il avoit befoin, il prit des cifeaux, dont il étoit muni; & après avoir attaché fon cheval a une branche de 1'arbre , il lui dit: Bon derviche , j'ai a vous parler, mais votre mouftache empèche que je ne vous entende ; vous voudrez bien, & je vous prie de me laiffer faire, que je vous 1'accommode avec vos fourcils qui vous déligurent, & qui vous font reffembler plutót a un ours qu'a un homme. Le derviche ne s'oppofa pas au deffein du prince, il le lailfa faire; & comme le prince , quand il eut achevé , eut vu que le derviche avoit le teint frais , & qu'il paroilfoit beaucoup/ Dd ij  ^2o Lés mille et tjne Nirirs, moins %é qu'il ne f étoit en effet, il lui ditBon derviche, fi j'avois un miroir, je vous ferois voir combien vous etes rajeuni; vous étes préfentement un homme, & auparavant perfonne n eut pu diftinguer ce que vous étiez. Les careftes du prince Bahman lui attirèrent de la part du derviche un fouris avec un compliment : Seigneur, dit-il, qui que vous foyez, je vous fuis mfiniment obligé du bon office' que vous avez bien voulu me rendre, je fuis prés de vous en marquer ma reconnoiffance en tout ce qui peut dépendre de moi. Vous n'avez pas mis pié è terre que quelque befoin ne vous y ;ait obligé j dites-moi ce que c'eft, je tacherai de vous contenter, fi je le puis. Bon derviche, reprit le prince Bahman, je Tiens de loin, & je cheiche 1'oifeau qui parle 1'arbre qui chante & 1'eau jaune ; je fais que' ces trois chofes font quelque part ici aux environs; mais j'ignore 1'endroit oü elles font précifément. Si vous le favez, je vous conjure de m'enfe.gner le chemin, afin que je ne prenne pas 1'un pour 1'autre , & que je ne perde pas iefrmt du long voyage que j'ai entrepris. Le prince a mefure qu'il tenoit ce difcours remarqua que le derviche changeoit de vifage' qu'il baifioitles yeux, & qu'il prit un grand /éneux; jufques-la qu'au üeu de répondre, il  C o n ï e s A te' a b e s. 42T 'demeura dans le lïlence. Cela 1'obligea de reprendre la paroie : Bon père , pourfuivit-il, il me femble que vous m'avez entendu. Ditesmoi fi vous favez ce que je vous demande, ou fi vous ne le favez pas, afin que je ne perde pas de tems , & que je m'en informe ailleurs. Le derviche rompit enfin fon filence : Seigneur, dit-il au prince Bahman, le chemin que vous me demandez m'eft connu ; mais 1'amitié que j'ai concue pour vous dès que je vous ai vu, & qui eft devenue plus forte par le fervice que m'avez rendu , me tient encore en fufpens , favoir fi je dois vous accorder Ia fatisfaction que vous fouhaitez. Quel motif peut vous empêcher , reprit le prince , & quelle difficulté trouvez-vous a me le donner ? Je vous le dirai, repartit le derviche , c'eft que le danger auquel vous vous expofez eft plus grand que vous ne le pouvez croire. D'autres feigneurs en grand nombre, qui n'avoient ni moins de hardielfe , ni moins de courage que vous n'en pouvez avoir, ont pafle par ici, & m'ont fait la même demande que vous m'avez faite. Après n'avoir rien oublié pour les détourner de palfer outre, ils n'ont pas voulu me croire; je leur ai enfeigné le chemin malgré moi, en me rendant a leurs inftances ; & je puis vous aftirrer qu'ils y ont tous échoué, & que Pdiij  Les miele et une Nuits, n'en ai pas vu revenir un feul. Pour pe„ donc que vous aimiez la vie, & que vous vouliez We mon confeil, vous n'irez pas plus loin, & .vous retournerez chez vous. Le prince Eahman perfifta dans fa réfolution. Je veux croire, dit-il au derviche, que votre confed eft Wère,&je vous fuis Lige' d la marqué d'amitié que vous me donnez ; mais quel que foit le danger dont vous me prie -nneftcapable de me faire changer d'e def-' fnnes, & ü ne fera ni ]us vaiH We que moi. Et ceux-ci qui vous attaque vo r m.rr0mra 16 derVlche' ne k font pas voir, car xls font plufieurs; comment vous déen rez-vous contre des gens qui font invffiWesPD nimporte, repartit le prince, quoi rez pas de „en faire contre mon devoir. Puif_ que vous favez le chemin que je vous demande jevous conjure encore une fois de me Penfel' gner, & de ne pas me refufer cette grace. , « mit Ja main dans un fac mi'll avoit prés de lui -i • q u f lui, & ü en tira une boule qU'«  CONTES ARABES. 42'i lui préfenta : Puifque je ne puis obtenir de vous, dit il, que vous m'écoutiez, & que vous profitiez de mes confeils , prenez cette boule ; & quand vous ferez a cheval, jetez-la devant vous, & fuivez-la jufqu'au pié d'une montagne ou elle s'arrêtera; quand elle fera arrêtée , vous mettrez pié a terre & vous laifferez votre cheval la bride fur le cou, qui demeurera a la même place en attendant votre retour. En montant vous verrez k droite & k gauche une grande quantité de groffes pierres noires, & vous entendrez une confufion de voix de tous les cötés qui vous diront mille injures pour vous décourager , & pour faire en forte que vous ne montiez pas jufqu'au haut ; mais gardez-vous bien de vous effrayer, & fur toute chofe, de tourner la tête pour regarder derrière vous; en un inltant vous feriez changé en une pierre noire , femblable k celles que vous verrez , lef-, quelles font autant de feigneurs comme vous, qui n'ont pas réufli dans leur entreprife , comme je vous le difois. Si vous évitez le danger que je ne vous dépeins que légèrement, afin que vous y faffiez bien réflexion & que vous arriviez au haut de la montagne, vous y trouverez une cage , & dans la cage 1'oifeau que vous cherchez. Comme il parle ,vous lui demanderez oü font 1'arbre qui chante & 1'eau jaune, & U Ddiv  424 Les mille et üne Nqit? jous 1'enfeignera. Je n'ai rien a vou's && davantage; voila ce que vous ave2 a faire, & vol!a que vous avez èeviter; mais f vous vouhez me croire , vous fuivriez le confeJ que Je vous ai donné, & Vous ne vous «poferie* pas a la perte de votre vie En core une fois, pendant qu'il vous refte du tems ■ ypenfer, confidérez que cette perte eft irréparable&attachéeaune condition a laquelle on peut contrevenir, même par inadvertance comme vous pouvez le comprendre. Pour ce qui eft du confeil que vous venez de me répéter , & dont ■ m ^ vo-avo, obligadon , reprit le priJ ^ man, apres avoir re?u fa bouJ e rmv ais ie tacheraideprofiLdeïïI* V°US me do P^eurs fo, chaque Jour. De Ia forte , elle avoit eu 1 confolanon d'apprendre qu'il étoit en parate fante , & de s'entretenir fouvent de lui avec Ie pnnce Perviz , qui la prévenoit quelquefozs en lui en demandant des nouvelles vetitT/^ "fi" ^ 12 PHnCe Bah^ veno.t detre métamorphofé en pierre, comme Ie pnnce & la princeffe s'entretenoient de lu fur le fou-, felon leur coutume : Ma fceur , *t Ie pnnce Perviz , tirez Ie couteau , je vous P«- & 'PP'enons de fes nouvelles ; la prince Ie tira,*ro k regardant , ils virent  'CoNÏES ARASES. 427. Couler le fang de 1'extrémité. La princefle faifie d'horreur & de douleur , jeta le couteau. Ah , mon cher frère , s'écria-t-elle , je vous ai donc perdu & perdu par ma faute ! je ne vous reverrai jamais. Que je fuis malheureufe! pourquoi vous ai-je parlé d'oifeau qui parle » d'arbre qui chante & d'eau jaune , ou plutöt que m'importoit-il de favoir fi la dévote trouvoit cette maifon belle ou laide , accomplie ou non accomplie ! Plüt a dieu que jamais elle ne fe fut avifée de s'y adrelfer ! Hypocrite , trompeufe , ajouta-t-elle , devois-tu reconnoitre ainfi la réception que je t'ai faite ? Pourquoi m'as tu parlé d'un oifeau , d'un arbre & d'une eau , qui tout imaginaires qu'ils font , comme je me le perfuade par la fin malheureufe d'un frère chéri , ne laiffent pas de me troubler encore 1'efprit par ton enchantement ? Le prince Perviz ne fut pas moins affligé de la mort du prince Bahman que la princelfe Parizade : mais fans perdre de tems en des regrets inutiles , comme il eut compris par les regrets de la princefle fa fceur , qu'elle défiroit toujours paffionnément d'avoir en fa poüeffion l'oifeau qui parloit , 1'arbre qui chantoit & 1'eau jaune , il 1'interrompit : Ma fceur , dit-il, nous regretterions en vain notre frère Bahman ; nos plaintes & notre douleur ne lui rendroient pas  Ia vie j c'eft la volonté de dieu nn a nous y foumettre **T , ' deVOns> fans vLloX e'nle pT ^ ^ ^ , après les avoir ^ ' ment pour certaines & p0Ur vraies dies nexifto.ent pas , & qu.dle , r f 0'n de lm en «oir donné fuje, pJL m etois offert de fair*» l» V ï" ' Je ïe fuis dan, i V°yage * fa P,a« , je luis dans Ia même difpofTtion , & co ' l™plremefaitpas ment, des demain je 1'entreprendrai. La princefle fit tout ce qu'elle put p0ur dif fi«der le pnnce Perviz , en le conjurant de t pas lexpofer au danger, au lieu d'un frère d en petdre deux ; mais il demeura inébra %;^^ntlv^o^*^ü* luit f^r ccprdu afin qu'eiie püt étre - ^'^^'^WdecduidupriL  'Cóktes Arabes. 429 ce Bahman , par le moyen du couteau qu'il lui avoit laifle , il lui donna aufli un chapelet de perles de cent grains , pour le même ufage; & en le lui préfentant : Dites ce chapelet a mon intention pendant mon abfence : en le difant , s'il arrivé que les grains s'arrêtent de manière que vous ne puifliez plus les mouvoir, ni les faire couler les uns après les autres , comme s'ils étoient collés , ce fera une marqué que j'aurai eu le même fort que notre frère ; mais efpérons que cela n'arrivera pas , & que j'aurai le bonheur de vous revoir avec la fatisfaction que nous attendons vous & moi. Le prince Perviz partit, & le vingtième jour, de fon voyage il rencontra le même derviche a 1'endroit ou le prince Bahman 1'avoit trouvé. II s'approcha de lui ; & après 1'avoir falué , il le pria , s'il le favoit, de lui enfeigner le lieu oü étoient 1'oifeau qui parloit , 1'arbre qui chantoit & 1'eau jaune. Le derviche lui fit les mêmes difficultés & les mémes remontrances qu'il avoit faites au prince Bahman , jufqu'a lui dire qu'il y avoit très-peu de tems qu'un jeune cavalier , dont il lui voyoit beaucoup de reflemblance , lui avoit demandé le chemin; que vaincu par fes inftances preffantes & par fon importunité , il le lui avoit enfeigné , il lui avoit donné de quoi lui fervir de guide», 8e  45° LES mille et une NuiTir Fefcrit ce qu'il devoit obferver pour re'uffir > "y avoit pasadouter qu'il rfeflt eu e jj fort que ceux qui 1'avoient précédé Bon derviche , reprit le prince Perviz je fa- qui eft celui dont vous parle2 , "é't£ confrère aine' , & je fuis informé avec cer «udo qu'il eft mort; de quelle mort ? c'eft ce que jignore. Jepuis vous le direrepartkll derviche . i, a été changé en pierre'noire comme ceux dont je viens de parler ,& Vous' devez vous attendre a ,a méme métamorphoe , a moins que vous n'obferviez plus exactement que lui les bons confeils que ju avois donnés, au cas que vous perfiftie a ne vouloir pas renoncer a votre réfolution, a quo je vous exhorte encore une fois Derviche , infifta le prince Perviz , je ne pu» aiTez vous marquer combien je vous £ redevable de la part que vous prenez è la confervation de ma vie , tout inconnu que ja vous fins, & fans que j'aye rien fait pour mimet votre bienveillance ; maïs j'ai è vous dire longe , & que je ne puis 1'abandonner. Ainfi je vous fuppüe de me faire ,a meme gra J que vous avez faite a mon frère. Peut etre «ufe-je mieux que lui a fuivre les mêmes  CONTES ARABES. 4.5Ï enfeignemens que j'attens de vous. Puifque je ne puis réuiTir , dit le derviche , a vous perfuader de vous relacher de ce que vous avez réfolu, fi mon grand age ne m'en empechoit, & que je pulfe me foutenir , je me leverois pour vous donner la boule que j'ai ici, laquelle doit vous fervir de guide. Sans donner au derviche la peine d'en dire davantage , le prince Perviz mit pié a terre J & comme il fe fut avancé jufqu'au derviche, le derviche qui venoit de tirer la boule de fon fac , oü il y en avoit un bon nombre d'autres , la lui donna , & il lui dit 1'ufage qu'il en devoit faire , comme ci-devant au prince Bahman ; & après 1'avoir bien averti de ne pas s'eflrayer des voix qu'il entendroit , fans voir perfonne , quelque mena9antes qu'elles fulfent, mais de ne pas lailfer de monter jufqu'a ce qu'il eüt apper9u la cage & 1'oifeau, il le con« gédia. Le prince Perviz remercia le derviche ; 8c quand il fut remonté a cheval , il jeta la boule devant le cheval , & en piquant des deux en même-tems il la fuivit. II arriva enfin au bas de la montagne ; & quand il eut vu que la boule s'étoit arrétée , il mit pié a terre, Avant qu'il fit le premier pas pour monter , il demeura un moment dans la méme place t  $35 Les mille et une Nuits, en rappelant dans fa mémoire les avis que le derviche lui avoit donnés. U s'encouragea , & il monta bien réfolu d'arriver jufqu'au haut'de la montagne , & il avanca cinq ou fix pas ; alors il entendit derrière lui une voix qui lui parut fort proche , comme d'un homme qui le rappeloit & Pinfultoit, en criant, Attends , téméraire , que je te punilTe de ton audace. A eet outrage, le prince Perviz oublia tous les avis du derviche ; il mit la main fur le fabre ; il le tira , & il fe tourna pour fe venger ; mais a peine eut-il le tems de voir que perfonne ne le fuivoit , qu'il fut changé en une pierre noire , lui & fon cheval. Depuis que le prince Perviz étoit parti , la princelfe Parizade n'avoit pas manqué chaque jour de porter a la main le chapelet qu'elle avoit re9u de fa main le jour qu'il étoit parti ; & quand elle n'avoit autre chofe a faire , de Je dire en faifant palTer les grains par fes doigts 1'un après 1'autre. Elle ne 1'avoit pas meme quitté la nuit tout ce tems la ; chaque foir en fe couchant , elle fe Pétoit paffé autour du «en,re plu&urs arbres, lecoucm  Cóntes Arabes. 44* harmonieus qu'elle entendit, lui fit connoitre celui qu'elle cherchoit : mais il étoit fort gros & fort haut. Elle revint, & elle dit a 1'oifeau; Oifeau, j'ai trouvé 1'arbre qui chante, mais je ne puis ni le déraciner ni 1'emporter. II n'eft pas néceffaire de le déraciner, reprit 1'oifeau; il fufttt que vous en preniez la moindre branche, & que vous 1'emportiez pour la planter dans votre jardin; elle prendra racine dès qu'elle fera dans terre , & en peu de tems vous Ia verrez devenir un aufli bel arbre que celui que vous venez de voir. Quand la princefle Parizade eut en main les trois chofes dont la dévote mufulmane lui avoit fait concevoir un défir fi ardent, elle dit encore a 1'oifeau : Oifeau , tout ce que tu viens de faire pour moi , n'eft pas fuffifant. Tu es caufe de la mort de mes deux frères, qui doivent être parmi les pierres noires que j'ai vues cn montant; je prétens les emmener avec moi. II parut que 1'oifeau eüt bien voulu fe difpenfer de fatisfaire la princefle fur eet article; en effet, il en fit difHculté. Oifeau, infifta la princefle , fouviens-toi que tu viens de me dire que tu es mon efclave, que tu 1'es en effet, & que ta vie eft a ma difpofition. Je ne puis, reprit 1'oifeau , contefter cette vérité; mais quoique ce que vous dernandez» fait Ü'UQ£  445 Les mille ït une Nuits, Plus grande difficulté que fe, autres 7 je ne laiflerai pas d'y fatisfaire comme aux autres. Jetez les yeux ici a Pentour , ajouta- t-il, & voyez fi vous n'y verrez pas une cruche. Je lappercois, dit la princefle. Prenez-la, dit-il & en defcendant la montagne, verfez un peu tle leau dont elle eft pleine fur chaque pierre noire, ce fera le moyen de retrouver vos deux freres. La princefle Parizade prit la cruche , & en «mportant avec foi la cage avec 1'oifeau, le flacon &la branche, a mefure qu'elle defcem elle verfoit de 1'eau de la cruche fur chaque pierre noire qu'elle rencontroit, & chacune fe changeoit en homme; & comme elle nen omit aucune; tous les chevaux , tant des pnnces fes frères que des autres feigneurs, reparurent. Dela forte, elle reconnut les princes Bahman & Perviz, qui la reconnurent auffi, & qui vinrent Pembraffer. En les embraffant de même , & en leur témoignant fon étonnement .- Mes chers frères , dit-elle, que faitesvous donc ici ? Comme ils eurent répondu «puls venoient de dormir : Oui; reprit-elle, fans moi, votre fommeil dureroit encore, & il eut peut-étre duré jufqu'au jour du juge-» ment. Ne vous fouvient-il pas que vous étiez venus chercher 1'oifeau qui parle, 1'arbre qui  Contss Arabes. 44? chante & 1'eau jaune , & d'avoir vu en arrivant les pierres noires dont eet endroit étoit parfemé ? Regardez & voyez s'il en refte une feule. Les feigneurs qui nous environnent & vous, vous étiez ces pierres, de même que vos chevaux qui vous attendent, comme vous le pouvez voir ; & Ti vous défirez de favo.r comment cette merveille s'eft faite, c'eft, continua-t-eUe» en leur montrant la cruche dont elle n'avoit plus befoin , & qu'elle avoit déja pofée au pié de la montagne, par la vertu de 1'eau dor* cette cruche étoit pleine , que j'ai verfeê fur chaque pierre. Comme après avoir rendü mon efclave 1'oifeau qui parle, que voici danS cette cage, & trouvé par fon moyen 1'arbre qui chante , dont je tiens une branche , & 1'eau jaune dont ce flacon eft plein , je ne vouloiS pas retourner fans vous ramener avec mói, je 1'ai contraint par Ie pouvoir que j'ai acquis fur lui, de m'en donner le moyen , & il m'a enfeigné oü étoit cette cruche, & 1'ufage que j'en devois faire. Les princes Bahman 8c Perviz connurent par ce difcours l'obl gation qu'ils avoient a la princeffe leur fceur ; & les feigneurs qui s'étoient tous affemblés autour d'eux, & qui avoient entendu le même difcours, les imitèrent, en lm marquant que bien loin de lui postes envieau  444 Les miue et une nuttg ^^prk la princelfe, li vous avez rel difcouf^vous avez pu l7 :Te>-T]e ^ CU 2Utl"e ™- dans ce que Jaifaitjque derecouvrermesfrères: nenréJT ^ "ulIe ob%ation. Je ^P^votrecofflp,i„,elW Vn qUC V0US ™"ez bien m'en faire, & ie vousenremercie comme je le dois. D'ai W ^ vo egarde chacun ^ .cu][er W v re dffnneSaUffilIbreS ^-™-r«« avant votre difgrace, & Je me réjours avec vous du bo^h quiyous eneft arrivé a mon occalion. s nedemeurons pas davantage dans un lieu Sn.ï 7 3P d°Ive nous ureter nns;:hrems'remont°--h-^^etout "ons chacun au pays d'oü nous fommes venus La princefle Parizade donna CemTu Première en allant £ ^£ a Zll f' 1CprinCe Bahman' ^^'oit la ^ger , te Pna de lui donner la cage a porter.  Co nt es Arabes. 44^ Mon frère, reprit la princeffe , 1'oifeau eil mon efclave, je veux le porter moi-même; mais fi vous voulez vous charger de la branche de 1'arbre qui chante, la voila. Tenez la cage néanmoins pour me la rendre quand je ferai a cheval. Quand elle fut remontée a cheval, & que le prince Bahman lui eut rendu la cage & 1'oifeau : Et vous , mon frère Perviz , dit-elle en fe tournant du cöté oü il étoit, voila auffi le flacon d'eau jaune que je remets a votre garde, fi cela ne vous incommode pas; & le prince Perviz s'en chargea avec bien du plaifir. Quand le prince Bahman & le prince Perviz, & tous les feigneurs, furent tous a cheval, la princeffe Parizade attendoit que quelqu'un d'eux fe mit a la tête & commencat la marche; les deux princes voulurent en faire civilité aux feigneurs , & les feigneurs de leur cöté vouloient la faire a la princeffe. Comme la princeffe vit que pas un des feigneurs ne vouloit fe donner eet avantage, & que c'étoit pour lui en laiffer 1'honneur, elle s'adreffa a tous, & elle leur dit : Seigneurs, j'attens que vous marchiez. Madame , reprit au nom de tous un de ceux qui étoient le plus prés d'elle, quand nous ignorerions 1'honneur qui eft dü a votre fexe, il n'y a pas d'honneur que nous ne foyons prés de vous rendre, après ce que vous ve-  446" Les mille et une Nuits, pez de faire pour nous , nonobftant votre modeft.e Nous vous fupplions de ne nous pas priver plus long-tems du bonheur de vous fuivre l SeiS"^rs' dit alors la princelfe, je ne méWe pas 1 honneur que vous me faites, & je ne laccepte que paree que vous le fouhaitez En meme-tems elle fe mit en marche, & les deux princesSc les feigneurs la fuivirent en troupe lans diftinction. r . La troupe voulut voir le derviche en palfant Ie remercier de fon bon accueil & de fes con feils falutaires qu'ils avoient trouvés fincères mm il étoit mort, & l'on n'a pu favoir fi c'étoit de vieillelfe, ou paree qu'il n'étoit plus peceflaire pour enfeigner le chemin qui conduiioit a la conquête des trois chofes dont Ia princelfe Parizade venoit de triompher. Ainfi la troupe continua fon chemin ; mais elle commenca è diminuer chaque jour. En effet, les feigneurs qui étoient venus de diifétens pays , comme nous 1'avons dit, après avoir, chacun en particulier, réitéré è la princelfe l'obligation qu'ils lui avoient, prirent congé d'elle & des princes fes frères , 1'un après 1'autre & mefure qu'ils reneontroient le chemin par 'ou ils étoient venus. La princelfe Sc les princes Bahman Sc Perviz continuèrent le leur jufqu'a ce qu'ils. ajrivèrent chez eux.  Contes Arabes. 447 D'abord la princefle pofa la cage dans le jardin dont nous avons parlé ; & comme le fallon étoit du cóté du jardin , dès que 1'oifeau eut fait entendre fon chant, les roflignols , les pincons , les alouettes , les fauvettes, les chardonnerets , & une infinité d'autres oifeaux du pays , vinrent 1'accompagner de leur ramage» Pour ce qui eft de la branche , elle la fit planter en fa préfence dans un endroit du parterre , peu éloigné de la maifon. Elle prit racine , & en peu de tems elle devint un grand arbre , dont les feuilles rendirent bientöt la même harmonie & le même concert que 1'arbre d'oü elle avoit été cueillie. Quant au flacon d'eau jaune , elle fit préparer au milieu du parterre un grand baffin de beau marbre ; & quand il fut achevé , elle y verfa toute 1'eau jaune quï étoit contenue dans le flacon. Auffitöt elle commenca a foifonner en fe gonflant; & quand elle fut venue a-peu-près jufqu'aux bords du baffin , elle s'éleva dans le milieu en grofle gerbe jufqu'a la hauteur de vingt piés en retombant & en continuant de méme , fans que Peau déboulat. La nouvelle de ces merveilles fe répandifc dans le voilïnage; & comme la porte de la maifon , non plus que du jardin , n'étoit ferruée a perfonne, bientöt une grande affluen-  448 Les mieee Er une Nu1tj tj f" b°UtDde jours, les princes Bahman & Perviz, bien remis de la fatigue X leur voyage prirent leur manière de * £ mire, Us monterenta cheval, &iI ]lè_ rent pour la première fois depuis leur «tour, «on pas dans leur pare , mais i deux ou trois 'eues deJ-r maifon. Comme ils chaffoient Ie fultan de Perfe furvint en chaflant au méme' endroit qu'ils avoient choifi. Dès qu'ils fe fu. rent appercus qu'il alloit arriver bientót , par un grand nombre de cavaliers qu'ils virent p'a- de cefler & de fe ret.rer pour e'viter fa rencontre ; mais ce fut jufiement par lechemin quxls_pnrent,qu'ds le rencontrèrent, dans un endroit fi etroit , qu'ils ne pouvoient fe détourner ni reculer fans être vus. Dans leur furPnfe , üs n'eurent que le tems de mettre pié a terre & de fe profterner deyant ^ ^ e front contre terre , fans lever la tête pour le regarder Mais le fultan qui vit qu'ils étoient bien montes & habillés auffi proprement que ds eulTent été de fa cour, eut la"curiofitéde les voir au vifage; il s>arréta , & y ,eur com. rnanda de fe lever. U$ Princes fe ^vèrent, & ils demeurèrent debout  Contes Arabes. 44^ debout devant le fultan , avec un air libre & dégagé , accompagné néanmoins d'une centenance modefte & refpe&ueufe. Le fultan les conlïdéra quelque tems depuis la tête jutqu'uux piés , fans parler ; & après avoir adrniré leur bon air & leur bonne mine , il leur demanda qui ils étoient , & oü ils demeuroient. Le prince Bahman prit la paroie : Sire , ditil , nous fommes fils de 1'intendant des jardins de votre majefté, ie dernier mort, & nous demeurons dans une maifon qu'il fit baar peu de. tems avant fa mort , afin que nous y demeuralfions , en attendant que nous fuiftons en age de fervir votre majefté , & de -lui aller demander de 1'emploi quand 1'occaiion fe préfenteroit-. A ce que je vois , reprit le fultan ., vous aimez la chalfe. Sire , repartlt le prince Bahman , c'eft notre exercice le plus ordinaire , qu'aucun des fujets de votre majefté , qui fe deftine a porter les armes dans fes armées , ne négligé , en fe conformant a 1'ancienne coutume de ce royaume. Le fultan , charmé d'une réponfe 11 fage , leur dit : Puifque cela eft, je ferai bien aife de vous voir chaffer : venez & choififfez telle chalfe qu'il vous plaira. Les princes remontèrent a cheval , fuivirent le fultan; & ils n'avoient pas avancé bien loin , Tome XT, F f  4jr° Les mille et une NurTS quand ils vircnt paroitre plufieurs bêtes touta-la-to,S; Le pnnce Bahman choifit un lion , f f Pnnc£ Perviz un Ils partirent 1'un & 1 autre en même tems avec une intre'pidité dont le fultan fut furpris. lis joignirent leur charTe prcfqu'auffitöt 1'un que 1'autre , & lancerent leur javelot avec tant d'adreffe, qu'ils percerent , le prince Bahman le lion , & Je prince Perviz 1'ours d'outre en outre , & que le fultan les vit tomber en Pcu de tems 1'un apres 1'autre. Sans s'arrêter , Ie prince Bahman pourfiuvit un autre ours , & le prince Perviz un autre hon , & en peu de momens ils les percerent & les renversèrent fans vie. Ils vouloient continuer , mais le fultan ne le permit pas ; il les fit rappeller; & quand ils furent venus te ranger prés de lui : Si je vous feiflois faire , dit-il , vous auriez bientöt détruit toute ma chafTe. Ce n'eft pas tant ma chalTe néanmoins que je veux épargner , que vos perfonnes dont la vie me fera déformais trèschère , perfuadé que votre bravoure , dans un tems , me fera beaucoup plus utile qu'elle ne vient de m'étre agréable. Le fultan Rhofroufchah enfin fe ferrrit une mclination pour les deux princes fi forte , qu'il les invita k venir le voir & k le fuivre' for Pheure. Sire , reprit le prince Bahman ,  'Coktes Arabes* 4y$ Yótre majefté nous fait un honneur que nous ne méritons pas , & nous la fupplions de vouloir bien nous en difpenfer. Le fultan qui ne comprenoit pas quelles rai* forts les princes pouvoient avoir pour ne pas ■accepter la marqué de confidération qu il leut témoignoit , le leur demanda, & les prelfa de fen éclaircir. Sire , dit le prince Bahman , nous avons une fceur notre cadette , avec laquelle nous vivons dans une union fi grande, que nous n'entreprenons ni ne faifons rien , qu auparavant nous n'ayons pris fon avis , de même que de fon cöté elle ne fait rien qu elle ne nous ai demandé le notre. Je loue fort votre union fraternelle , reprit le fultan , confultez donc votre fceur , & demain en revenanÉ chaffer avec moi , vous me rendrez réponfe. Les deux princes retournèrent chez eux , mais ils ne fe fbuvinrent ni 1'un ni 1'autre , non-feulement de 1'aventure qui leur étoit arrivée de rencontrer le fultan , & d'avoir eu 1'honneur de chaffer avec lui , mais même dé parler a ia princefle de celui qu'il leur avoit fait de vouloir les emmener avec lui. Le Lr> demain > comme ils fe furent rendus auprès du fultan , au lieu de la chalfe : Hé bien , leut demanda le fultan , avez vous parlé a votre fceur? a-t-elle bien voulu confentir au plaifit Ff ij  les mille et une Nuits, que j'attens de vous voir plus particulièrement? Les princes fe regardèrent, & h rougeur leur monta au vifage. Sire, répondit le prince Bahman , nous fupplions votre majefté de nous excufer; ni mon frère ni moi nous ne nous en fommes pas fouvenus. Souvenez-vous-en donc aujourd'hui, reprit le fultan , & demain n'oubliez pas de m'en rendre la réponfe. Les princes tombèrent une feconde fois dans le même oubli , & ]e fultan ne fe fcandalifa pas de leur négligence ; au contraire , il tira trois petites boules d'or qu'il avoit dans une bourfe. En les mettant dans le fein du prince Bahman : Ces boules , dit-il avec un fouris , empêcheront que vous n'oubliez une troifième fois ce que je fouhaite que vous faffiez pour 1'amour de moi ; le bruit qu'elles feront ce foir en tombant de votre ceinture , vous en fera fouvenir , au cas que vous ne vous en foyez pas fouvenu auparavant. La chofe arriva comme le fultan 1'avoit prévu;fans les trois boules d'or , les princes euffent encore oublié de parler a la princelfe Parizade leur fceur. Elles tombèrent du fein du prince Bahman comme il eut öté fa ceinture en fe préparant a fe mettre au lit. Auffitót il alla trouver le prince Perviz , & ils allèrent enfemble a 1'appartement de la princelfe, qui  'Conté s Arabes. 2tf$ n'étoit pas encore couchée ; ils lui demandèrent pardon de ce qu'ils venoient 1'importunet a une heure indue , & ils lui exposèrent le fujet avec toutes les circonftances de leur rencontre avec le fultan. La princeffe Parizade fut alarmée de cette nouvelle. Votre rencontre avec le fultan , ditelle , vous eft heureufe & honorable , & dans la fuite , elle peut vous 1'être davantage ; mais elle eft facheufe & bien trïfte pour moi. C'eft è ma confidération , je le vois bien , que vous avez réfifté a ce que le fultan fouhaitoit ; je vous en fuis infiniment obligée : je connois.en cela que votre amitié correfpond parfaitement a la mienne. Vous avez mieux aimé , pour ainfi dire , commettre une incivilité envers le fultan i en lui faifant un refus honnête , a ce que vous avez cru , que de préjudicier a 1'umon fraternelle que nous nous fommes jurée ; & vous avez 'bien jugé que 11 vous aviez commencé a le voir , vous feriez obligés ïnfenfiblement a m'abandonner pour vous^ donner tout a lui. Mais croyez-vous qu'il foit aifé de refufer abfolument au fultan ce qu'il fouhaite avec tant d'empreffement, comme il le paroit? Ce que les fultans fouhaitent , font des vo. lontés auxquelles il eft dangereux de réfifter. Ainfi , quand en fuivant mon inclination , je F f nj  fJr Lrs MIttE ET UNE Nüïts, vous difïuaderols d'avoir pour lui la compfsi. fance qu'il exige de vous ; je ne ferois que vous eSpQfer a fon r<2&njtimeBt & qifa me rendre malheureufe avec vous. Vous voyez quel eft mon fentiment ; avant néanmoins de nen conclure , confultons 1'oifeau qui parle & voyons ce qu'il nous confeillera : il eft penetrant & prévoyant , & il nous a promis fon fecours dansks difScultés qui nous cmbarrafferoient. La princeffe Parizade fe fit apporter la cage; & après qu'elle eut propofé la diffcuké a 1'oifeau , en preïence ces princes , elle lui demanda ce qu'il étoit a propos qu'ils filfent dans eettc perplexité. L'oifeau répondit: II faut que les princes vos frères correfpondent a la volste du fultan ; & même qu'a leur tour ils linvitent a venir voir votre maifon. _ Mais, oifeau, reprit la princefTe , nous nous a.mons mes frères & moi d'une amitié fans egale : cette amitié ne fouffrira-t-elle pas de dommage par cette demarche ? Point du tout repartit Poifeau, elle en deviendra plus forte." ÜQ h f°rte » reP3iq«a la princeffe , le fultan me verra. L'oifeau lui dit qu'il étoit néceffaire mieux. ^ U lendemain les princes Bahman & Pervi*  C o N t es ArAÉES. tfï mournèrent i la chafte , & le fultan , d'auffi loin qu'il fe put faire entendre , leur demanda s'ils s'étoient fouvenus de parler a leur fceur. Le prince Bahman s'approcha & lui dit: Sire, Votre majefté peut difpofer de nous , & nous fommes prés de lui obéir, non-feulement nous n'avons pas eu de peine a obtenir le confentement de notre fceur , elle a même trouvé mauvais que nous ayons eu cette déférence pour elle , dans une chofe qui étoit de notre cWoir a 1'égard de votre majefté. Mais , lire, elle s'en eft rendue fi digne , que f{ nous avons pêché , nous efpércns que votre majefté nous le pardonnera. Que cela ne vous inquiète pas^ reprit le fultan , bien-loin de trouver mauvais ce que vous avez fait , je 1'approuve fi fort , que j'efpère que vous aurez pour ma perfonne la même déférence & la même attaché , pour peu que j'aye de part dans votre amitié. Les princes confus de 1'excès de bonté du fultan , ne répondirent que par une profonde inclination , pour lui marquer le grand refpeét avec lequel ils le recevoient. Le fultan , contre fon ordinaire , ne chafla pas long-tems ce jour-la. Comme il avoit juge cue les princes n'avoient pas moins d'efpnt que de valeur & de bravoure , 1'impat.ence de s'entretenir avec plus de liberté , fit quM avan- Ff iv  tf6 Les mteee et une Nuits, ca fon retour. II voulut qu'ils fuffent è fes cotes, dans Ia marche, honneur qui, fans parler des pnncipnux courtifans qui 1'accompagnoient, «Oitea de la jalouflë , même au grand-vifir , ■qu, fut mc-rtiné de les voir marcher avant lui. Quand le fultan fut entre' dans fa capitale, C peuP'e dont les niés étoient bordées, n'eurent les yeux attachés que fur les deux princes Bahman & Perv;2 ■ en cherchant " pouvo.ent étre , s'ils étoient étrangers ou du royaume. Quoi qu'il en foit, difoient la pluF« i P!ut a dieu que le fultan nous eüt donné Ceux pnnces auffi bien faits & d'auffi bonne mme. II pourroit en avoir j peu ^ m^ -= age fi Jes couchés de la fultane , qui en fouffre la pexne depuis long-tems, euffent été neureules. ; ^ première chofe que fit le fultan en arnvant dans fon palais , fut de mener les prin,C" , P"nciPaux appartemens , dont ik ouerent la beauté, les richeffes , les meubles les ornemens & Ja fymmétrie , fans affeéfation & en gens qui s'y entendoient. On fervit enfin un repas magnifique , & }e fultan ]es fit tre a table avec lui ; i]s voulurent s'en excufer mais ds obéirent dès que le fultan leur eut dit que c'étoit fa volónté. Le fultan qui avoit infiniment de 1'efprit ,  C o n t e s Arabes. 457 avoit fait de grands progrès dans les fciences , & particulièrement dans Phiftoire , avoit bien prévu que par modeftic & par refpect, les princes ne fe donneroient pas la liberté de commencer la converfation. Pour leur donner lieu de parler , il la commenca , & f fournit pendant tout le repas ; mais fur quelque matière qu'il ait pü les mettre , ils y fatisfirent avec tant de connoiffance , d'efprit , de jugement & de difcernement, qu'il en fut dans 1'admiration, Quand ils feroient mes enfans , difoit - il en lui-même , & qu'avec 1'efprit qu'ils ont , je leur euffe donné 1'éducation , ils n'en fauroient pas davantage , ni ne feroient plus habiles ni mieux inftruits. II prit enfin un fi grand plaifir dans leur entretien , qu'après avoir demeuré a table plus que de coutume , il paffa dans fon cabinet , après être forti, oü il s'entretint encore avec eux très-long-tems. Le fultan enfin leur dit : Jamais je n'euffe cru qu'il y eüt a la campagne des jeunes feigneurs , mes fujets , fi bien élevés , fi fpirituels , & auffi capables; de ma vie je n'ai eu entretien qui m'ait fait plus de plaifir que le votre ; mais en voila affez , il eft tems que 'vous vous délaffiez 1'efprit par quelque divertiliement de ma cour ; & comme aucun n'eft plus capable d'en difliper les nuages que la mufique , .vous allez enten*  Les mille et une Nuits Un C°?rCert dLe voIx * «umens qui nff fera pas défagréable. 4 Comme le fultan eut achevé de parler, fe, mlkm qui avoient eu 1 Wre, entrèrent & reponGirent fort a 1'attente qu'on avoit de leur habdete. Des farceurs excellens fuccédè £ concert, & des danfeurs & des termmerent le divertilTernent. ; Les deux princes qui virent que la fin du pur approchoit, fe profternèrent aux piés du ton3&lül demandèrent la permiffion de retirer après 1'avoir remercié de fes bontéi & des honneurs dont il Jes avoit comblés; & e (ultan en les congédiant, leur dit : Je vous a^ a er,&fouvene2-vous que je ne vous a' amcnes a mon palais moi - même, que pour Vous en montrer le chemin, afin que Ls Y veme2 de vous-mémes. Vous ferez les bienvenus ; & plus fouvcnt viendrez plus vous me ferez de plaifir. F Avant de s'éloigner de la préfence du fultan, le pnnce Bahman lui dit: Sire, oferionsnous prendre la liberté de fupplier votre ma- jeKe de nous faire la erlce a nn„c s r , giacc a nous & a notre leeur de palTer par notre maifon, & de s'y «pofer quelques momens , la première fois que le divertiflement de la chaffe famènera aux enVurons : eHe n>eft pas d]gne dg votre ^  Contes Arabes. 45"$ mais des monarques quelquefois ne dédaignent pas de fe mettre a couvert fous une chaumière Le fultan reprit : une maifon de feigneurs, comme vous 1'etes , ne peut étre que belle 8f digne de vous. Je la verrai avec un grand plai~ fir & avec un plus grand de vous y avoir pour bótes vous & votre fceur, qui m'eft déja chere fans 1'avoir vue , par le feul récit de fes belles qualités, & je ne différerai pas de me donner cette fatisfaótion plus long-tems que jufqu apres demain. Je me trouverai de grand matin au méme lieu , oü je n'ai pas oublié que je vous ai rencontrés la première fois ; trouvez-vous-y, vous me fervirez de guide. Les princes Bahman & Perviz retournèrent chez eux te même jour ; & quand ils furent arrivés, après avoir raconté a la princeffe 1'accueil honorable que Ie fultan leur avoit fait, ils lui annoncèrent qu'ils n'avoient pas oublié de 1'inviter * leur faire 1'honneur de voir leur maifon en paffant, & qu'il leur en avoit mar. qué le jour , qui feroit celui d'après le jour qux devoit fuivre. Si cela eft ainfi , reprit la princeffe, U faut donc dès-a-préfent fonger i préparer un repas digne de fa majefté, & pour cela il eft bon que nous confultions l'oifeau qui parle , il nous «ofeignera peut-être quelque mets qui fera plus  4&b Les mille Er ü$e NirrTs% Qu goüt de fa majefté' que dW« r ' , Prince f% f, q a autres. Comme les pr nces fe furent , ^ culie ProPos 5 elle confulta Poifeau en fon particulier apres qu'ils fe furent retire's : Oifeau vit;6 UIrnous fera rh— ^ nli" mair0n'& — devönsle re'galer, enfagne-nous comment nous pourrons nou enacquitter,de manière qu'il en foit content dWeltr mf reffe^P-^au, vous avez 'erS' qU'1,S ftfFent ^ ^ur p" de Ch°feSqU'ils W fafTentun plat de concombres5avec une farce de perles j e vous ferez fervir devant le fultan, pr 'fo ' Mement a tout autre met, Ai i Prerera" fervice. ' Ie Preir>ier T Des concombres avec une farce de perles' c 1 prince Parade, avec rot: • f7' tU "> P«fes pas, c eft un ragoüt ZT' /U!t3n POUm bien ^dmirer comme grande magnificence, mais il fera a tabl pour manger, & non pas pour admirer des perie-. De plus, quand ff employerois tout ce )C PU1S av0lr de perles , elles ne fuffiroient Pas pour la farce. Mamaitrelfe, repartit Poifeau , faites ce que ^4 iine.V°Uïl°qUiéte2 PaS dG Ce # amvera , „en arnvera que du bien. Quant ^ perles, allez demain de bon matin au p£  Contes Arabes. 46** du premier arbre de votre pare , a main droite, & faites-y fouir , vous en trouverez plus que vous n'en aurez befoin. Dès le même foir, la princelfe Parizade fit avertir un jardinier de fe tenir prêt, & le lendemain de grand matin, elle le prit avec elle, & le mena a 1'arbre que l'oifeau lui avoit enfeigné , & lui commanda de creufer au pié. En creufant, quand le jardinier fut arrivé a une certaine profondeur , il fentit de la réfiftance , & bientöt il découvrit un coffre d'or d'environ un pié en quarré qu'il montra a. la princelfe , c'eft pour cela que je t'ai amené, lui dit-elle, continue, & prens garde de le gater avec la bêche. Le jardinier enfin tira le coffret, & le mit entre les mains de la princefle. Comme le coffret n'étoit fermé qu'avec de petits crochets fort propres , la princefle 1'ouvrit, & elle vit qu'il étoit plein de perles , toutes d'une grofleur médiocre , mais égales & propres a 1'ufage qui devoit être fait. Très-contente d'avoir trouvé ce petit tréfor, après avoir refermé le coffret, elle le mit fous fon bras, & reprit le chemin de la maifon, pendant que le jardinier remettoit la terre du pié de 1'arbre au même état qu auparavant. Les princes Bahman & Perviz qui avoient  Jjfca Les Mille et une Nuits, Vu chacun de fon appartement li princeffr hé fceur dans le jardin, plus matin qu'elle n'avoit de coutume, dans le tems qu'ils s'habilloknt fe joignirent dès qu'ils furent en état de forti/ & allèrent au-devant d'elle; ils la rencontrèrent" au mdieu du jardin, & cómme ils avoient appercu de loin qu'elle portoit quelque chofe fous le bras , & qu'en approchant ils virent que c'étoit un coffret d'or, ils en furent furpris. Ma fceur, lui dit le prince en 1'abordant, vous He portiez rien quand nous vous avons vue tuU vie d'un jardinier , & nous vous voyons revenir chargée d'un coffret d'or. Eft-ce un tréfor que le jardinier a trouvé, & qu'il étoit venu vous annoncer ? Mes frères, reprit la princefTe, c'eft tout le contraire; c'eft moi qui ai mené le jardinier öü étoit le coffret, qui lui ai montré 1'endroit, & qui fai fait déterrer. Vous ferez plus étonAés de ma trouvaille , quand vous verrez ce qu'il contient. La princeffe óuvrit le coffret; & les princes émerveillés quand ils virent qu'il étoit rempll de perles, peu confidérables par leur grofTeur, a les regarder chacune en particulier, mais d'un trés-grand prix par rapport a leur perfedion & a leur quantité, lui demandèrént par quelle Jtventure elle avoit eu connoiflance de ce tréfor.  Contes Arabes. Mes ffëres, répondit-elle, a moins qu'une affaire plus prelfante ne vous appelle ailleurs , venez avec moi, je vous le dirai. Le prince Perviz reprit: Quelle affaire plus prelfante pourrions-nous avoir que d'être informe's de celleei qui nous intéreffe fi fort ? Nous n'en avions pas d'autre que de venir a votre rencontre. Alors la princelfe Parizade , au milieu des deux princes, en reprenant fon chemin vers la maifon, leur fit le récit de la confultation qu'elle avoit faite avec l'oifeau, comme ils étoient convenus avec elle, de la demande, de la réponfe, & de ce qu'elle lui avoit oppofé au fujet du mets de concombres farcis de perles , 8c du moyen qu'il lui avoit donné d'en avoir, en lui enfeignant & indiquant le lieu ou elle venoit de trouver le coffret. Les princes & Ia princeffe firent plufieurs raifonnemens pour pénétrer a quel deffein l'oifeau vouloit qu'on préparat un mets de la forte pour le fultan, jufqu'a faire trouver le moyen d'y réuffir. Mais enfin après avoir bien difcouru pour & contre fur cette matière , ils conclurent qu'ils n'y comprenoient rien, & cependant qu'il falloit exécuter le confeil de point en point, & n'y pas manquer. En rentrant dans la maifon, la princeffe fit appeler le chef de cuifine , qui vint la trouvet  4.64 Les mille et une Hvt.tS dans fon appartement. Après qu'elle lui eut ordonné le repas pour régaler le fultan de la manière qu'elle 1'entendoit : Outre ce que je Viens de dire, ajouta-t-elle , il faut que JdS me faffiez un mets expres pour la bouche du feiltan; & ainfi que perfonne que vous n'y mette la main Ce mets eft un plat de concombres feras, dont vous ferez la farce des perles que voici; & en méme-tems elle ouvrit le corner & lui montra les perles. * Le chef de cuifine, qui jamais n'avoit entendu parler d'une farce pareille, recula deux pas en arrière, avec un vifage qui marquoit affez fa penfee. La princeffe pénétra cette penfee. Je vois bien, dit-elle, que tu me prens pour une folie, de t'ordonner un ragout dont tunas jamais entendu parler, & dont on peut dire certainement que jamais il n'a été fait. Cela eft vrai, je fe fais comme toi; mais je ne fuis pas folie, & c'eft avec tout mon bon fens que je t'prdonne de le faire. Vas, invente fais de ton mieux, & ernporte le coffret; tu me le rapporteras avec les perles qui refteront, s'il 7 en a plus qu'il n'en eft befoin. Le chef de cuifme neut rien a répliquer; il prit fe coffret' p UTT' ^ méme j°Ur enfl"> Ja princelfe Parizade donna fes ordres pour faire en forte que tout fut net, propre & arrangé, tant dans Ia  Contes Arabes. 46; Ia maifon que dans le jardin , pour recevoir le fultan plus dignement. Le lendemain les deux princes étoient fur le lieu de la chalfe , lorfque le fultan de Perfe y arriva. Le fultan commenca la chalfe ; & il la continua jufqu'a ce que la.vive ardeur du folell, qui s'approchoit du plus haut de 1'horiïïon , 1'obligea de la finir. Alors, pendant que le prince Bahman demeura auprès du fultan pour 1'accompagner, le prince Perviz fe mit a la tête de la marche, pour montrer le chemin ; & quand il fut a la vue de la maifon, il donna un coup d'éperon pour aller avertir la princeffe Parizade que le fultan arrivoit; mais des gens de la princelfe qui s'étoient mis fur les avenues par fon ordre, 1'avoient déja avertie , & le prince la trouva qui attendoit, prête a le recevoir. Le fultan arriva, &c comme il fut entré dans la cour, & qu'il eut mis pié a terre devant le vefcibule, la princelfe Parizade fe préfenta & fe jeta a fes piés ; & les princes Bahman & Perviz , qui étoient préfens, avertirent le fultan que c'étoit leur fceur, & le fupplièrent d'agréer les refpefe qu'elle rendoit a fa majefté. Le fultan fe bailfa pour aider. la princelfe a fe relever; & après 1'avoir confidérée & adm'us Tomé XI. Gg  $66 Les mille et une tfuiTs, quelque tems Vécht de fa beauté, dont il fut ebloui.,6 bonne grace, fon air, & un je ne fa* quoi qui ne reffentoit pas la campagne oü elle demeuroit : Les frères , dit-il, font dignes de la fceur, & h fceur eft digne des frères; & a juger de 1'intérieur par Pextérieur je ne m'étonne plus que les frères ne veuillent rien faire fans le confentement de la fceur • mais ,'efpère bien la connoitre mieux par eet endroit-la, que paree qui m'en paroit a la première vue, quand j'aurai vu la maifon. Alors la princefle prit la paroie : Sire , ditel!e, ce n'eft qu'une maifon de campagne, qui convient a des gens comme nous qui menons une vie retirée du grand monde ; elle n'a rien de comparable aux maifons des grandes villes encore moins aux palais magnifiques qui n'appartiennent qu'a des fultans. Je ne m'en rapporte pas entièrement è votre fentiment dit tres-obligeamment le fultan ; ce que j'en 'vois dabord fait que je vous tiens un peu pour fufpede. Je me réferve a en porter mon jugement quand vous me 1'aurez fait voir 3 paffez donc devant, & montrez-moi le chemin La princeffe , en laiffant le fallon a part mena le fultan departement en appartement; & le fultan, après avoir confidéré chaque pièce aVec a"e™°«, & les avoir adrnifées ƒ,  Co'ntes Arabes-. 467 dlverfité : Ma belle , dit-il a la princeffe Parizade , appellez - vous ceci une maifon de campagne ? les villes les plus belles & les plus grandes feroient bientöt défertes , fi toutes les maifons de campagne reffembloient a la votre. Je nè m'étónne plus que vous vous y plailiez fi fort, & que vous méprifiez la ville : faitesmoi voir auffi le jardin; je m'attends bien qu'il correfpond a Ia maifon. La princeffe ouvrit une porte qui donnoit fur le jardin ; & ce qui frappa d'abord les yeux du fultan ■, fut la gerbe d'eau jaüne couleur d'or. Surpris par un fpectacle fi nouveau pour lui , & après 1'avoir regardée un tems avec admiration : D'oü vient cette eau merveilleufe, dit-il , qui fait tant de plaifir a voir ? oü en eft la fource ? & par quel art en a-t-on fait un jet fi extraordinaire , & auquel je ne crois pas qu'il y ait rien de pareil au monde ? Je veux voir cette merveille de prés ; & en difaht ces paroles il avanca. La princeffe continua de le conduire , & elle le mena par 1'endroit oü 1'arbre harmonieux étoit planté. En approchant , le fultan qui entendit un concert tout différent de ceux qu'il eüt jamais entendus , s'arrêta ; & cherchant des yeux oü étoient les muficiens , & comme il n'en vit aucun ni prés ni loin , & que cependant il en- Ggij  4*ö~8 L£S mille et üne tendoit Je concert affez diftinctement don, -f «oit charmé : Ma beJJe dit il ' 7 11 ** P-ceiTe Parizade /o^ JT *^ pLfin " VOir ' " & feroient She , répondit la princefTe en fouriant ce - font pas des muficiens qui formen Ie c'o eert que vous entendez, c'eft 1'arbre que Z e eLnttre"r/rce-quatrepas> plus diftinctes ? ' & ^ V0IX feront Le fultan s'avanca , & a fut fi ch d pas de Ientendre. A la fin il fe fouvint qu'il -t avo. Peau jaune de prés; ainfi, en r. pantfonfiience:Ma belle , demanda-t-il k fa jardin? eft-ce un préfent que 1'on vous a fait > ou l avez-vous fait venir de quelque pays élo^ *"e?II faUf ^ vienne de bien loin , autrement curieux des raretés de la nature, com»e je le fuis , j'eil aurois entendu parler ; de quel nom 1'appelez-vous ?  Con tes Arabes. 469 Sire , répondit la princeffe , eet arbre n'a pas d'autre nom que celui d'arbre qui criante, & il n'en croït pas dans le pays 5 il feroit trop long de raconter par quelle aventure il fe trouvé ici. C'ell une hiftoire qui a rapport avec 1'eau jaune & avec l'oifeau qui parle qui nous eft venu en même tems , & que votre majefté pourra voir après qu'elle aura vu 1'eau jaune d'auffi prés qu'elle Ie fouhaite. Si elle 1'a pour agréable , j'aurai 1'honneur de la lui raconter quand elle fe fera repofée & remife de la fatigue de la chaffe, a laquelle elle en ajoute une nouvelle , par la peine qu'elle fe donne a la grande ardeur du foleil'. Ma belle , reprit le fultan , je ne m'appercois pas de la peine que vous dites , tant elle eft bien récompenfée par les chofes merveilleufes que vous me faites voir ; dites plutót que je ne fonge pas a celle que je vous donne ; achevons donc , & voyons 1'eau jaune , je meurs déja d'envie de voir & d'admirer l'oifeau qui parle. Quand le fultan fut arrivé au jet d'eau jaune , il eut long-tems les yeux attachés fur la geroe , qui ne ceffoit de faire un effet merveilleux en s'élevant en Pair , & en retombant dans le baffin. Selon vous , ma belle , dit-il , en s'adreffant toujours *ï la princeffe , cette Gg üj  470 Les mille et une Nuits eau n'a pas de fouree , & ene np . * «■ endroit aux unk^"^*? toen* fous terre • au m • ? C°ndm£ qu'elle eft étrj^ 1 m ""P™* chante. ^' de mem« que 1'arbre qui Sire, reprit la princefle b A r n o,, par U„o fropniti qui ,ui e& ■ ie mP ' , P°'Ur ,a PremIere fois car > que Je voye Potfeau qui parle. Enapprochant du fallon, le fulJ a fur les arbres un nombre prodlgieux dSfl «• «*«