L E CABINE T D E S F Ê E S.  CE VOLUME CONTIENT Lx Tour ténébreuse et les Jours lumineux, Cóntes Anglois, par Mademoifelle l'Héritier. 5 A V O 1 R : Ricdin-Ricdon. La Robe de fincérité. Les Aventures d'Abda.ua, fih i'Hanif, ou fon voyaSeanie de Borico, tradua.cn de 1'arabe.  LE CABINET DES F É E S ; o u COLLECTION CHOISIE DES CONTES DES FÉES, ET AUTRES CONTES MERVEILLEUX, Omes de Figures. TOME DOÜZIEME. A AMSTERDAM, Et fe trouve Wl1 e" avoit été «He qui 1 avoit fait naïtre voi !o feroit des impreffions favorables fur fon coeu voyoit, avec undépit extréme, quejufques fous les yeux de Vigilentine, beauco'pegl de la cour & de ]a viUe ayQ. dJof*™ M , ^ ~= qu'un ambaffadeur, oubhant la dlgnité de fon caradlère, avoit eu L dunefomme prodigieufe : ce qui ^ au dernier point cette belle fille, en qui Ton ne yoyoit jamais, fur toutes les chofes effentieHes, que des fentimens nobles & élevés Du reffe, elle étoit fort enfant dans fes' inchnations & dans fes amufemens. Elle aimöit avec une paffion démefurée les rubans les chiens & les oifeanv t ^ r . ies oueaux. La converfation des  CONTES ANGLOIS. 63 femmes bien férieufes 1'impatientoit en fort peu de tems, &t elle ne fe plaifoit qu'avec les perfonnes de fon age. Si elle aimoit les fpeftacles, ce n'étoit pas pour les fpedtacles mêmes; elle n'étoit touchée que du plaifir de voir en mouvement un fi grand nombre de perfonnes raffemblées. La pauvre fille entendoit peu de chofe aux bons mots fatirques d'une comédie, & encore bien moins aux politiques métaphores & aux poëtiques tendreffes d'une tragédie ; St fi ce n'eüt été le plaifir de voir & d'être vue, bien loin de s'empreffsr pour aller aux repréfentations des pièces de théatre , elle auroit préféré a tous les Cinna, les Iphigenie & les Mifantropes de fon tems, le piquant divertiffement du jeu de Climufette ou de celui de ColinMaillard. Néanmoins , quoiqu'elle eüt encore, a certains égards, les inclinations fi enfantines, comme elle étoit naturellement tendre, elle ne laiffoit pas d'être fort fenfible aux ardens empreffemens du prince ; mais le penchant qu'elle avoit pour la vertu la faifoit s'oppofer a celui qu'elle fe fentoit pour un amant fi aimable. Elle fe difoit fans ceffe , que 1'élévation de fon rang lui devoit fermer les yeux fur fon amour & fur fon mérite , puifque cette élévation étoit un obftacle invincible , qui les empêcheroit a jamais de pouvoir être unis d'un facré lien. Au  64 la Tour ténébreuse. milieu de toutes ces réflexions, la belle continuoit toujours k faire filer & tapiffer fa baguette avec un fuccès merveilleux, & ne faifoit pas moins admirer dans tous les tems la bonne grace de fa parure. Elle réuffiflbit trés-bien auffi a apprendre k danfer, quoiqu'il n'êntrat aucun enchantement dans les lecons qu'on lui donnoit de eet art; elle n'y avoit pas d'autre avantage que celui d'être guidée par un bon maitre. Mais quoiqu'on lui montrat avec un pareil foin k lire & k écrire, elle n'y faifoit que de bien foibles progrès. Affembler des lettres & tracer des caraöères , lui paroiffoient des chofes fort ennuyeufes, & elle n'avoit pas la force de mettre beaucoup d'application k ce qui ne la divertiffoit point. Cependant le prince bruloit toujours d'impatience d'entretenir Rofanie de fon ardeur, du moins quelques momens fans contrainte. Celle oh il fe voyoit obligé de vivre, lui donnoit un chagrin qui lui changeoit 1'humeur. II y avoit parmi fes courtifans des plus afïidus, un jeune chevalier fort fpirituel, furnommé Bonavis, qui avoit beaucoup de part dans fa faveur: i! lui fit confidence de fes défirs ; & Bonavis , qui étoit ingénieux, trouva bien vite le moyen de le fervir. Comme il fuivoit fon maitre Par-tout, quand le prince fe rencontra dans les lieux oh étoit  CONTES ANGLOIS. 65 étoit Rofanie, Bonavis fut ii adroitement occuper Vigilentine en 1'entretenant d'affaires qui paroiffoient de conféquence pour elle, que le prince eut le loifir de parler long-tems a Rofanie de fon amour ; il lui en fit des peintures fi vives & fi tendres, qu'elle en fut fort touchée; mais, quelle que fut la fenfibilité de la belle , elle ne laiffa pas de lui dire qu'il devoit au plutot étoufter cette ardeur, puifque, malgré tout le mérite dont il étoit partagé, elle n'avoit pas 1'ame affez baffe pour fe réfoudre jamais a être fa maïtreffe, Sc qu'elle n'étoit pas d'une naiffance a pouvoir devenir fon époufe. Le prince lui répondit qu'il n'étoit point nouveau de voir des rois époufer des bergères, Sc que perfonne ne voyoit rien d'étrange dans un lien dont 1'amour Sc le mérite ferroient les nceuds. Rofanie, qui n'entendoit point au théatre les manières de parler figurées, les entendoit parfaitement bien quand elles fortoient de la bouche d'un amant qui lui étoit cher. Le prince 1'affura tant que fon amour étoit plus ardent que tous ceux dont on avoit jamais aimé ; il lui protefta fi bien qu'il renonceroit plutöt mille fois au tröne qu'a elle ; il lui fit tant de fermens que, quoiqu'il püt arriver , il n'auroit jamais d'autre époufe qu'elle , Sc qu'en attendant, il ne lui offriroit fes vceux qu'avec le même Tornt XII. E  68 la Tour ténèbreuse.' refpeft qu'il les auroit offerts k la première prii> ceffe de la terre ; enfin, dis-je, il parla d'une mamère fi paffionnée & fi naturelle, que Ia belle fe laiffa perfuader que fon amour étoit fincère & pur, & permit qu'il 1'en entrerint quelquefois , pourvu que ce fut avec le refped qu'il lui promettoit, & qu'il füt bien réfolu k lui garderla fidélité qu'il lui avoit jurée. L'amoureux prince lui jura encore de nouveau qu'il ne fongeroit jamais k plaire qu'a elle, qu'il n'auroit jamais de fenfibilité que pour elle , & il le lui jura avec les plus terribles fermens. Depuis ce jour oü les cceurs de ces deux amans furent d'intelligence, leurs yeux le furent parfaitement auffi, & fe donnèrent fouvent de tendres explications de leurs fentimens fecrets. Bonavis fut leur ménager diverfes converfations, mais il ne put pas toujours y réuflir avec tant d'adreffe, qu'on ne démêlat quelque chofe de 1'attachement du prince. On en avertit en même-tems le roi & la reine: le roi ne s'inquiéta pas beaucoup de cette inclination de fon fils, qu'il regarda comme un amufement paffager; & pour la reine, elle avoit tant de confiance dans la vertu de Rofanie, qu'elle ne craignit rien de fatal d'un tel attachement. Le prince faifoit touS fes efforts pour le cacher aux yeux de la cour, mais il n'y réuffit guère bien:  Contes AngloisI 67 1'amour eft une de ces paffions turbulentes qu'on ne peut cacher que rarement fous le voile de la difcrétion. Dès que les concurrentes de Rofanie furent informées de 1'illuftre conquête qu'elle avoit faite, leur jalouiie & leur haine redoublèrent a fon égard de plus de la moitié. Mais parmi' celles qui fe livrèrent a de fi injuftes fentimens, il n'y en eut point qui en fut fi tyrannifée,qu'une des filles de la reine, quiaimoit fecrettement le prince depuis long-tems. Cette fille , qu'on nommoit Penféemorne , avoit quelque beauté , beaucoup d'ambition , un violent penchant a 1'amour, & une ame noire , auffi vindicative qu'artificieufe. Tant qu'elle avoit vu le prince indifférent pour toutes les belles, elle s'étoit confolée de ne point toucher un cceur que perfonne n'avoit le don de rendrefenfible, & s'étoit flattée quefi jamais il fe tournoit du cöté de 1'amour, il ne manqueroit pas de s'attendrir en fa faveur : elle comptoit extrêmement fur la force de fes charmes^ de plus, elle avoit fait au prince beaucoup d'avances qu'elle ne pouvoit point fe réfoudre a croire perdues ; car elle n'ignorok pas qu'elles avoient été remarquées de celui pour qui elles avoient été faites. Quand elle Vint donc è fe perfuader que ce prince qu'elle Eij  S8 la Tour ténébreuse. avoit fait 1'objet de tous fes vceux, n'avoit payé fes tendres démarches que d'ingratitude, & s'étoit donné k une odieufe rivale qu'elle haïffoit déja plus que la mort, tout fon amour fe tourna en fureur, & elle ne s'occupa plus qu'a former les projets d'une barbare vengeance. Pour y parvenir, elle alla trouver une pernicieufe magicienne qui étoit fort dans fes mtérêts,maisqui cependant n'avoit pas pu réuffir par les fecrets de fon art k la faire aimer de celui qui lui avoit fu plaire. Malgré vos bonnes intentions, lui dit-elle en 1'abordant, vous n'avez pas pu fervir mon amour, mais je fai que vous ferez la maïtreffe de fervir aujourd'hui ma vengeance; faites donc périr 1'ingrat qui a méprifé mes feux , & faites périr en même-tems d'une maniere terrible 1'indigne rivale qu'il m'a préférée. La Magicienne 1'affura qu'elle entroit comme elle-même dans les fentimens de fa vengeance , & lui promit de la fervir de fon mieux. Cependant le prince dont la tendreffe étoit plus contente qu'elle n'avoit été, reprit fes amufemens ordinaires. II alla chaffer-au fond d'une forêt , dans laquelle , comme cela lui arrivoit très-fouvent, il s'égara de fes gens en pourfuivant la béte avec trop d'ardeur. Après 1'avoir bleffée a mort, il fe trouva inopinément  C O N T E S A N G L O I S. 6*0 idevant la porte d'un palais d'une ftrufture & d'une magnificence admirables: il fut fort furpris de voir dans ce lieu défert un édifice fi pompeux; mais fon étonnement augmenta beaucoup encore, quand il vit fortir de ce palais une dame d'une grande beauté & magnifiquement vêtue, qui étoit fuivie de plufieurs autres dames qui paroiffoient toutes lui porter un grand refpeft. Cette belle dame 1'aborda d'un air gracieux, & lui dit : Prince, fi vous aimez la gloire, & fi vous êtes fenfible aux malheurs des infortunés, pour votre intérêt & le leur, entrezavec moi dans ce palais, &nerefufez pas de m'y écouter. Sans répondre que par une profonde révérence , le prince lui donna la main, & ils entrèrenttous deux dans un appartement oü Pon voyoit briller a Penvi Por & les pierres précieufes. Le prince témoigna è la dame Pimpatience oü il étoit d'apprendre s'il ne feroit point affez heureux pour avoir occafion de lui rendre quelque fervice dans les infortunés dont elle fe plaignoit. Après qu'elle leut prié de s'affeoir, elle lui paria ainfi : Vous voyez devant vous , Seigneur, une malheureufe princeffe, la plus proche parente & Phéritière d'un roi maitre pendant fa vie d'un fertile royaume voifin , dont un cruel tyran s'efl: mis en poffeffion depuis plus de E iij  7° la Tour ténébreuse> quinze années. A cette peinture vous reconnoiffez fansdouteleroyaume de Fiöion, dont le barbare Songecreux s'eft emparé, après avoir defiut & tue Je roi Planjoli dans le dernier combat qu'il eut contre eet aimable prince. La reine Riante-image , époufe du roi Planjoli, fut pnfe pnfonnière : elle étoit groffe, le tyran fit «ouW 1'enfantdont elle accoucha, & retient depuis tant d'années cette pauvre reine captjve. J etois prefqu'au berceau quand le roi Planjoli fut détröné; & par la mort de ce pnnce &parce!le de fon enfant, je me trouvai lhentière du royaume de Fiction. Ma nere qlu étoit première princeffe dufang, fut affez heureufe pour me fouffraire au pouvoir du tyran, & un fage ^ ^ ce palais, nous donna retraite dans un chateau fohtaire , qui fert fouvent d'afile a d'il- uftres infortunés. Ma mère m'éleva dans ce beu avec tous les foins poffibles; mais depuis une annee que j'ai eu le malheur de perdre cette princeffe, le fage magicien a été mQn ^ appui. II m a amenée dans ce fuperbe palais que vous voyez, op je fuis fervie avec un éclat digne de mon rang. Mais il a découvert depuis peu par les fecrets de fon art, que Ie tems eft venu auquel je dois entrer en poffeffion de mon royaume, & punir 1'ufurpateur , pourvu que  CONTES ANGLOIS. 71 je puiffe trouver un protecteur né de lang royal, qui emploie pour moi la valeur de fon bras, & qui veuille bien prendre mes intéréts a certaines conditions que ce favant magicien lui propofera. J'ai vu votre portrait, Seigneur, ajouta la princeffe inconnue en baiffant les yeux, & fur la foi de ce qu'il offre de grand k nos regards, j'ai prié mon fage condufleur de vous faire les propofitions dont il s'agit, je me retire pour quelques momens, & il va vemr vous entretenir: heureufe! fi fans les difcours éloquens de ce généreux vieillard, ma vue a fu vous difpofer un peu a vous'mtéreffer pour mon parti. Après ces mots, la princeffe fe retira, & il parut auffi-töt devant le prince un vieillard de bonne mine, mais fee & décharné, & qui fembloit plier fousle faix des années;prince, lui dit-il, en le faluant avec un air refpeaueux, les grandes qualités dont vous êtes partagé, m'ont donné une fi forte inclination pour vous, que je me trouverai heureux fi je puis employer le pouvoir de mon art pour votre bonheur & pour votre gloire. Daignez donc vous laiffer guider par mei : la belle princeffe que vous venez de voir a pour vous le plus tendre penchant: elle eft héritiere d'un grand royaume, & il ne tiendra qu'a vous d'unir fa couronne a E iv  n ia Tour tÉnébreuse. celleque le ciel vous deftine, fi vous voulez «cevoirles confeils&lesdonsde Labourée lamboy, c efi ainfi que je ^Hé^otó onnnua^d^ntirantunebaguedefo^doi;; «n ann u qm ]e ^ ^ «n monde dennemis , ils fuccomberont fous leffo,t de-votre bras dès que vous aurez eet anneau: fi „ y a pointde ^ comre,uI;&fi vous voulez aimern'otreprin«lie, & lui ,urer un amour éternel, je vous ftn» préfent de eet anneau rare : auffi-tL vou vous^mettrez a la tête d'un puiffant parti quï seft forme dans le royaume de Fiaion contre ie tyran Songecreux, vous en triompherez, & Pins aputantenfiüte a ft défaite cent triomphes ZlTX,'V°USV°USrendreZ m^edesLts d une foule ae ro.s, & deviendrez un des plus grands conquérans qui ait jamais été iur la terre Le pnnce avoit écouté ce difeours avec un etonnementextrême;mais dès qu'il vit que le «agiaen avoit eeffé de parler ,&qu'il attendoitfa reponfe , fahs héfiter un feul moment, ü . d,t VC ^ PuiS pklS off™ de 1'amour è aucune dame, mon cceur & ma foi font engages a une charmante perfonne que j'aimerai juiqtfa mon dernier foupir; mais Jj, jeferoisenétatd'offHrmatendrelfilala belle  ContesAnglois. 7? princeffe que je viensde voir, je lui préfenterois mes vceux,& volerois contre fes ennemis fans vouloir accepter votre anneau : j'aime la gloire; & celle que donne le triomphe des armes, me paroit la plus touchante de toutes. Je la chercherai avec empreffement auffi-töt qu'il me fera poffible , mais je ne veux jamais devoir la viftoire qu'a mon courage & a la force de monbras, & je me garderai bien d'accepter le fecours d'un pouvoir furnaturel. Vous êtes bien délicat, Seigneur, repartit Labouréelamboy, je connois beaucoup de princes & de généraux d'armée qui ont cherché avec bien des foins ce que vous refufez; mais fi vous dédaignez les fecours de mon art, du moins ne mcprifez pas les confeils de mon expérience: ily afi long-tems que je vis, que je femble avoir acquis quelque droit den donner aux perfonnes de votre age. Souffrez donc que je vous dife que le vain fcrupule du ferment que vous avez fait a une autre beauté, ne doit pas vous empêcher d'offrir votre cceur a l'héritière du royaume de FiÖion : cette princeffe a un puiffant parti dans fes états, vous n'avez qu'a vous mettre a la tête de ce parti, & il eft fur que fans le fecours de la bague que vous refufez, vous ne laifferez pas de triompher du tyran. Après fa chute, vous épouferez la princeffe, & par ce mariage  74 la Tour ténébreuse. vousacquérerez une couronne que vous joindrez un ,our k celle qui vous regarde; d'ailleurs, vous ferez une aftion de générofité en feveur d'une princeffe aimable, qui a pour vous 1'ardeur la plus vive & la plus tendre Le prince répondoit toujours que fon cceur & fe foi n'étant plus è lui, il n'en pouvoit plus difpofer j mais il fut bien furpris quand il vit rentrer la princeffe toute couverte de larmes, qui vint avec précipitation fe jeter a fes ge«oux, en lui difant: ah.' feigneur! fi mes foibles attraits ne vous peuvent toucher, foyez fenfible k mes malheurs & k ma tendreffe, je mour«1 fi vous continuez de méprifer les ardens temoignages que je vous en donne. Le prince étoit dans une confufion & dans un embarras extrêmes; il avoit été a genoux auffi-töt que la princeffe; mais quand il 1'eut relevée, & qu'il fe fut relevé auffi, il gardoit un inquiet filence en la regardant; il lui voyoit un vifage brillant d'attraits, fur lequel néanmoins la douleur étoit peinte; il s'accufoit de ■barbane en fecret, de ne répondre que par des froideurs aux vceux d'une perfonne fi charmante. D'un autre cöté, le tendre amour & !es facrés fermens qui 1'engageoient k Rofanie fe prefentoient vivement k fon imagination ,'& ne hu pouvoient permettre la moindre étincelle  Contes AnglOis. 75 de feu pour un autre objet. H prit donc le parti que lui infpiroient fon inclination & fa bonne foi; & il crut qu'en même tems il pourroit fatisfaire la générofité & la politeffe. Une beauté, dit-il, telle qu'eft la votre, madame, merite un amour fans partage & un cceur tout entier ; le mien n'eft plus en ma puiffance; les nceuds les plus forts & la foi de mes fermens 1'ont attaché pour jamais a un objet digne de toute ma tendreffe. Mais, madame, fi je ne puis vous donner mon cceur ; je vous confacrerai le plus profond refpea, & je deftinerai pour vous tous les efForts de mon bras. Allons , madame, partons; je ferai ravi d'aller feconder le zèle de vos fldelles fujets, & je verferai mon fang avec joie pour terraffer 1'ufurpateur de votre couronne. Je t'en quitte, ingrat, s'écria la princeffe avec emportement: je n'ai que faire de tes fervices fi tu me refufes ton cceur; ce n'eft qu'a ce cceur feul que j'afpire ; hélas! mon amour, ma colère Comme elle pro- noncoit ces mots, on vit paroitre fubitement dans la chambre un jeune enfant d'une beauté éblouiffante : il portoit dans fa main une efpèce de fceptre d'or, dont il frappa la princeffe & le magicien, qui k 1'inftant fe mirent k fuir avec des hurlemens terribles. II frappa auffi les murailles de la chambre, & au moment même tout  76 LA TOüR TÊNEBREÜSE. le palais difparut, & Ie prince fe trouva dans le qui offufquoit tes fens, pour te récompenfer de agenereufefidélitéquetuviensdefLvot ƒ garder tes ferrnens. Si le cielpunit févèreJent lespures,:! n'eft pas moins exa* a récom_ Penferla bonne foi. Celle que tu viens de tl -oigner envers Rofanie, t'a fait mériter des gacescelefte,Sache uecet t 6 d paroitre a tes yeux une belle prJelfe, eft -«toon revêtud'un corps fantaftique par es comurations d'une perfide magicienne qui en p „ceffe, a mal pris fes mefures en fe difant ^^oya^edeFi^n^^^ n avoit aucune parente qui ne foit a préfent dans la vieillefte ; mais il a laiffé un'enf" q-n te fera connoitre quelque jour. Pour cette %ure qui t'a paru ici un vieillard , c'eft un cceur, féduit par la beauté de 1'une, & nar es flatteufespromeffes de 1'autre , avoit vio fermens que tu as fait a 1'objet de ta ten! dreffe ces cruels démons fe feroient auffi-töt empares de toi, & tu ferois refté affujetti , leurpouvotrjufqu'a la fin des fxèdes. Mais  C O N T E S A N G L O I S. 7? puifque tu as généreufement triomphé de toutes leurs attaques, pour le prix de ta viaoire 6e pour couronner ta bonne foi, le ciel veut t'affranchir pour jamais de leurs pièges. Tiens, amant fincère , continua 1'aimable enfant, en préfentant une bague au prince, voila un anneau qui eft abfolument le contrafte de celui que te vouloit donner tout-a-l'heure 1'efpnt fédufteur: c'étoit 1'anneau de menfonge , 6c celui que tu vois eft 1'anneau de vérité : porte-le toujours , il empêchera que les dangereufes illufions de Penfer n'aient jamais aucun pouvoir fur toi, 6c tu verras les magiciens 6c les démons faire leurs noires opérations , fans qu'ils s'appercoivent jamais que tu les vois. Après ces mots, avec une aftion toute gracieufe, le charmant enfant mit 1'anneau au doigt du prince, & puis difparut. Ce prince avoit toujours été dans une fi grande furprife, qu'il n'avoit pu trouver 1'ufage de la voix, 6c il n'avoit témoigné fes fentimens a eet enfant qui lui avoit paru divin, que par des fignes de refpeft 6c de reconnoiffance. Enfin, fon départ le laiflant un peu plus a lui-même, il rendit graces au ciel avec beaucoup d'ardeur , d'avoir évité les affreux périls qui 1'avoient menacé cette journée. Enfuite il fe mit a marcher, 6c fonna du cor pour retrouver fes gens, qu'il retrouva en effet.  7* U Tour ténébrèusê Quand il fut de retour au palais, les cnarmes del. prevee de Rofanie, & 1'innocente ten drelTequ d dérnêloit dans fes beaux yeux Tui firentoubher tous les mouvemens inquiets'o. I avoient agité dans fa chaffe. 9 Cependant Penféemorne & la magicienne fa confidente étoient au défefpoir d'avoir manqué 1 ur vengeance. Elles avoient beaucoup comp é furlepalaisde la forêt foütaire : car c'éto ffeaivementuneproducliondeleurn.1 el es avoient beaucoup compté, dis-je, fur ce palais enchanté, & voyoient avec'u /ao p~dIe]e^échappéde leurs n,I Penféemorne, irntée du foible pouvoir de Part ™g — 1 »• Comme le roi Riehard étoit en eet endtoït de fon récit, on vint dire a Blondel que le conciërge le demancloit: il fallut que ce généreux favori quittat 1'entretien du vainqueur de  Sö tAT0URTÉN£„REUSE. Syrië, pour aller recevoir les ordres d'un vif geoher. II lui dit, d'un air empreffé, que l'empereur étoit è Lints, & qLle la princeffe Sophie W de ce prince, s'étant venue promener' dans le bois proche d'eux, avoit entendu parler de fa voix aux habitans du village, qui lui avoient été porter des fruits, & qu'elle fouhaitoit de 1'entendre chanter. Blondel alla trouver cette princeffe, & fe préfenta devant dle d un air refpeöueux & affuré tout-a-Ia-fois. St elle fut furprife de voir fi bien fait un homme de Ia forte dont elle le croyoit, elle le fut encore davantage de 1'entendre sexprimer avec tant d'efprit & de politeffe ; car il parloit auffi-bien le langage (,) teutonique, qu'il parloit la langue romance, qui étoit la langue franïoife de ce tems la. II chanta a la princeffe Sophie une chanfon dont il avoit fait les paroles. Ces paroles, qui étoient en langue romance, que la princeffe entendoit bien, étoient telles pour le fens : Si 1'amour ne livroit aux mêmes aventures Les fincères amans & les amans parjures , Si ce redourable vainqueur (i) Le langage teutonique étoit en ce fiècle-la le langage qu'on parloit en Allemagne. Savoit  C O N T E S A N G L O I S. gl Savóit récompenfer la conftance d'un cceur , Dans mille doux plaifirs je pafferois ma vie; Mais la pitié chez lui, pour toujours endormie , Fait qu'il ne me veut point guérir, Ni me laiffer mourir. La princeffe Sophie fut extrêmement contente de la voix & de la manière de chanter de Blondel. Elle lui donna bien des louanges; mais elle lui en auroit donné, fans doute, encore beaucoup plus, fi elle avoit fu que les vers & Pair qu'il avoit chantés, étoient de fa compofition. Elle chercha k Pengager k venir k la cour impériale par des promeffes obligeantes; mais quoiqu'il trouvat cette princeffe fort belle & fort gracieufe, il la remercia de la proteftion qu'elle lui offroit dans cette cour; & parut k Sophie fi indolent fur fa fortune , que comme on avoit dit a cette princeffe que le conciërge avoit une affez jolie fille, elle crut que Blondel en étoit amoureux ; & s'imagina que 1'entêtement dont il étoit plein , lui faifoit négliger une occafion que d'autres que lui auroient cherchée avec empreffement. La princeffe reprit le chemin de Lints fans faire de plus longues réflexions, & Blondel s'en retouma k la tour, oü il ne fut pas long-tems fans informer le roi de fon entretien avec la princeffe Sophie ; & puis, dès la première fois qu'il Terne XII. F  Si la Tour ténébreuse. en trouvra la commodité, il pria ce prince de vouloir bien latisfaire la forte envie qu'il avoit d'apprendre le refte des avantures de Rofanie. Le roi lui dit en fouriant, que 1'occupation de faire des contes & d'en écouter, étoit bien pardonnable a des gens dont la vie étoit auffi ftérile de plaifirs, quétoit la leur. Après ces mots, ce prince, dont la politeffe égaloit la valeur, reprit ainfi le récit de fon conté:  Gontes Anglois. 8} SUITE DU CONTÉ DE RICDIN-RICDON. C^uand Penféemorne fut le refus que Rofanie avoit fait d'un mariage qui paroiffoit fi avantageux pour une perfonne de fa condition, elle entra dans une rage qu'il feroit difficile de décrire : comment, s'écria-t-elle , cette audacieufe payfanne trouve donc que ce n'eft pas encore affez pour elle , qu'un feigneur jeune, bien fait, & auffi confidérable qu'eft 1'ambaffadeur ; a ce que je vois, c'eft au tröne qu'elle en veut, & il ne lui faut pas moins que des amans qui doivent porter des couronnes; ah! vraimcnt, je faurai bien rabaiffer les vues de fon infolent orgueil. Pleine de cette idéé, elle fit agir le confident de Pambaffadeur, qui étoit tout k elle. Ce confident infpira i fon maitre le defTein d'enlever Rofanie ; & ce maitre forcené d'amour & de dépit, applaudit tout d'un coup k ce téméraire projet. Son ambaflade finiffoit: en quittant les états du roi Prud'homme, il fentoit qu'il feroit ravi d'en emporter cette belle proie. II ne fongca plus qu'a prendre toutes les F ij  84 la Tour ténébreuse. mefures néceffaires pour y réuffir : il prit le tems que le roi & le prince étoient allés a une maifon de plaifance faire un voyage, dont la reine n'avoit point été, a caufe de quelque indifpofition. Le palais étoit donc beaucoup moins rempli qu'a 1'ordinaire. Un foir que Rofanie revenoit de prendre Pair avec Vigilentine dans le jardin public dont nous avons parlé, comme elle rentroit dans le palais par les cours des cuifines , quatre hommes mafqués faifirent brufquement Rofanie; & Pentrainant par une porte dérobée contre laquelle elle étoit, elle fe trouva tout d'un coup dans une rue déferte, oü, malgré fes cris Sc faréfiftance, on la fit monter dans un chariot, qui courut enfuite avec une auffi grande vïteffe que s'il eüt volé. Après qu'il eut ainfi couru quelque tems , efcorté d'un bon nombre de cavaliers, il s'arrêta,& on y mit des relais. Alors la trifte Rofanie qui fe défefpéroit, vit monter dans le chariot 1'audacieux ambaffadeur, auteur de fon enlèvement. A cette vue elle redoubla fes cris & fes larmes; ne vous affligez pas, madame, lui dit-il, je fuis bien éloigné d'avoir deffein de vous faire aucun outrage : je ne veux vous conduire en mon pnys que pour vous faire un fort agréable, 5c vous donner un rang digne de vous en vous époufant. Ah! feigneur, s'écria  CONTES 'ANGLOIS. 85 Rofanie, avec une voix entrecoupée de fanglots, telles que puiffent être vos intentions , elles ceffent d'être légitimes dès que vous employez la violence pour les accomplir. Au nom de ce que vous avez de plus cher au monde , daignez me remener auprès de la reine ma maïtreffe : Pobligation que je vous en aurai me donnera fans doute plus de fenfibilité pour vos déflrs que je n'en ai eu jufqu'a préfent, & me déterminera k quitter ma reine pour aller paffer mes jours avec vous; mais fi je ne reviens point, que penfera de moi cette grande princeffe? Hélas ! elle croira que j'ai confenti, fans fon aveu, k difpofer de mon deftln. Au nom de dieu , feigneur, permettez que j'aille détruire ce foupcon dans fon efprit. Non, non, ingrate, répondit 1'ambaffadeur, je ne vous laifferai point fortir de mes mains; je vois votre artifice; fi vous en étiez une fois dehors, vous vous mocqueriez encore de mon amour ; après avoir eu tant de peine k me rendre le maitre de mon bonheur, je n'ai garde de le laiffer échapper. Perfide ! répliqua Rofanie, puifque tu as fi peu d'égard pour mes prières, je ne m'abaifferai pas davantage a t'en faire ; mais j'efpère que le ciel prendra ma défenfe : je me flatte qu'il me tirera de tes indignes mains, & qu'il ne laiffera pas ta trahifon impunie. F iij  86 la Tour ténÉbreusé. Pendant qu'ils faifoient de femblables difcours, le chariot couroit toujours avec une Viteffe inconcevable; mais le charton étoit fi occupéè le conduirerapidement, qu'il s'égara de la route que fon maïtre lui avoit ordonné de prendre: il s'en appercut, & voulut fe remettre en voie ; mais Icrfqu'il commencoit a s'y employer avec application, le chariot rompit, & jetta Rofanie dans le milieu du chemin proche d'un bois de haute-futaie. Comme elle ne fe fenw point bleffée, loin d'être effrayée de eet accident, elle en concut un favorable augure. Cependant 1'ambaffadeur juroit avec un emportement terrible contre fon écuyer, fon charton, &tout le refte de fes gens, qui tous étoient defcendus de cheval pour tacher de relever le chariot, & le remettre en train d'aller, tandis que Rofanie, dont tout eet embarras redoublolt le courage, faifoit des cris de toute fa force pour attirer quelques paffans a fon fecours: elle auroit bien voulu s'enfuir, mais il lui étoit impoffible. L'ambaffadeur avoit ordonné k un de fes domeftiques de la tenirpar le bras : elle trembloit donc que fes cris ne fufient pouffés en vain ; & flottant entre refpérance & la crainte, elle regardoit fans ceffe h !a clarté de la lune, qui étoit fort brillante cette nuit-lè, fi elle ne verrok point pa-  CONTES ANGLOIS. 87 roitre quelqu'un. Elle ne fut pas long-tems fans voir fortir trois hemmes du bois; feigneur, leur cri-t t-elle a haute voix , dès qu'elle les vit paroitre, daignez donner du fecours a une malheureufe fille qu'on enlève malgré d'e. Auffitöt les trois inconnus mirent Tépée a la mam , & vinrent fondre fur 1'ambaffadeur & fes gens, qui n'eurent pas le tems de remonter a cheval. Tous les coups que portoient ces trois inconnus, étoient autant de coups mortelsrun d'eux fur tout fe faifoit remarquer par une valeur & une adreffe fans égale : il donna la mort au confident & a deux autres des gens de 1'ambaffadeur, qui , tranfporté de rage, vint a fon tour fondre fur lui comme un lion furieux : le brave inconnu le recut avec la même vigueur que s'il avoit commencé le combat, & quoiqu'ü eut une bleffure a 1'épaule gauche, il porta un coup ft terrible a 1'ambaffadeur, qu'it 1'étendit fans vie a fes piés. Dès que les gens de ce miniftre virent leur maitre mort, ils prirent tous la fuite : alors le vaillant inconnu s'approcha de Rofanie , qui étoit glacée d'effroi, & frémiffoit d'horreur de voir tant de fang couler a fon fujet : vous êtes libre, belle fille, lui cria-t-il, vos raviffeurs font diffipés. Au fon de cette voix Rofanie fut faifie tout-a-coup d'un tranfport de joie le plus vi£ F iv  8c? la Tour ur tenebreuse; qu on puifle fentir • rar „)u amour ;& Rofanie ne pouvoit , PT ? °n deslouangesUonillX ^S^ hommes qui étoient avec lui 1' * «die Bonavis & 1' ' et0lt fon fa maifon ^ Stomme de contraignlenTp^tf "C * point devant eux nn j i q«'una légere confafl. Qna d e„ * auffi brave „„er.,, j «'amant, il eu, d-aboS de a /T"nU' mortauntltdrt^T^r'3 «oit caraöériïe; mais lorfïyil fit '' «'Indigne mi„iflre avob d 0 'é ' ^ 11 s applaudit au contraire de rP ™ n ' cnoifidncielponrlep™- S *" meme fque dm , ,„ r leptince cependant, quoiqnWommodé de  C O N T E S A N G L O I S. 89' fa bleffure, aida lui-même a rnarcher a Paimable Rofanie, pour la conduite au chateau de plaifance du roi fon père, qui étoit au bout du bois de haute-futaie dont il étoit forti. En marchant elle lui fit en détail le récit de fon enlèvement; & il conta a fon tour a cette belle fille, qu'accablé du chagrin que lui caufoit fon abfence , & jugeant bien qu'il ne pourroit dormir, il avoit réfolu de paffer la plus grande partie de la nuit a prendre le frais dans le bois, en s'entretenant d'elle avec les deux hommes qu'elle voyoit. Le prince avoit a peine remis Rofanie entre les mains des deux dames du chateau , qu'on lui vint dire qu'un gentilhomme de la reine fa mère, qu'elle avoit envoyé en pofte3 demandoit a lui parler. Ce gentilhomme lui annonca qu'on avoit enlevé Rofanie dans le palais , & prefque fous les yeux de la reine; & que cette princeffe , irritée & chagrine au dernier point de 1'infolence de ce rapt, envoyoit au plutöt en donner avis au roi & a lui, afin qu'ils priffent des mefures pour faire arrêter le raviffeur & le punir, quoiqu'elle eüt déja donné la-deflus les meilleurs ordres qu'il lui avoit été poflible. Le prince chargea le gentilhomme de s'en retourner tout-a-l'heure, & de faire le récit a la reine de 1'heureux hafard par lequel il avoit fauvé Rofanie, & puni fon raviffeur.  po ia Tour ténébreuse. Dès le lendemain, le roi voLdut qu'on s'en retournat * la ville capitale , & qu'on ramenSt Ia belle fileufe è la reine. Cette aimable fille en fut recue avec tant de bonté & de marqués de brenveülance , que 1'envieufe Penféemorne fut prête a en expirer de rage : mais ce qui metto.t encore le comble a fon défefpoir , c'étoit de voir que fa rivale ne devoit qu'au vadlant fecours du prince Ie bonheur d'avoir évité 1'enlèvement ; mais quoiqu'elle vit bien par divers fignes éclatans, que le ciel s'oppofoit a fa vengeance , elle n'en perfévéra pas moins dans le deffein de la fatisfaire, & prit de nouvelles mefures pour y réuffir. Cependant, malgré la joie qu'avoit Rofanie d'avoir été délivrée de fon raviffeur par un amant chéri, qui s'étoit couvert de gloire , elle étoit agitée d'une inquiétude fecrète qu'elle avoit peine k cacher. Sirène, qui lui témoignoit toujours de plus en plus une amitié tendre , s'appercut de fon agitation, & lui en demanda le fujet; mais elle ne voulut jamais le lui confier. Elle n'avoit pas tort d'avoir de la réferve k eet égard ; fon chagrin étoit caufé par 1'infidélité de fa mémoire; elle fentoit que Ie terme que 1'homme a la baguette avoit prefcrit pour venir reprendre ce bois précieux, approchoit de jour en jour, & le nom bizarre de eet  CONTES ANGLOIS. 9I homme ne lui revenoit point dans 1'efprit. En vain depuis quelque tems elle faifoit mille efforts pour le trouver, c'étoit toujours inutilement. Cependant elle voyoit que fi elle ne retrouvoit point ce nom fatal, une parole inviolable 1'obligeoit a fuivre le donneur de baguette oh il voudroit la mener : & fon enlèvement lui avoit fait fentir plus que jamais la douleur mortelle qu'elle auroit d'être pour toujours féparée du prince. Quelque mal qu'elle format les caraftères de 1'écriture, elle voulut voir s'ils ne pourroient point lui aider a retrouver ce nom fi ardemment défiré. Elle fe tourmenta donc tant avec toute 1'application dont elle étoit capable, & écrivit Racdon, puis Ricordon , & enfin Ringaudon. Mais fi, dans de certains momens , elle avoit de la joie de croire qu'elle étoit toute prête a trouver le nom dont elle avoit befoin , dans d'autres inftans, elle étoit au défefpoir d'être convaincue que c'étoit bien vainement que ceux qui fe préfentoient a fa mémoire, fembloient en approcher , puifqu'enfin ils ne contribuoient point k lui rappeler une süre idéé du véritable. Laffe de travailler fa mémoire avec fi peu de fuccès, elle abandonna le fecours de 1'écriture, & fe replongea dans fes trifles rêveries.  n ia Tour tênébreuse' Penféemorne prétendoit lui donner bientöt %t d'en avoir de plus douloureufe, Ce«e cruelle perfonne,outréedece que le pnn e encore 1 avoit farte éviter a Rofanie, vouloit heros. Comrne cette fille perfide avoit de la beauté de la naiffance & des richeffes affez confiderables , elle avoit beaucoup d'amans mars la plupart étoient gens fans titre, fans bien , fans conduite, & dont le caraétère étoit encore plus mauvais que la fortune. Parmi ces amans ruines & fourbes, Penféemorne en choi- fit tro1S,a qui elle dit èchacun en particulierJe vous rendrai maitre de ma perfonne & de" mon ken en vous époufant, dès que vous m aurez renda un fervice que je veux de vousle prince m'a offenfée, & je ne puis appaifer ma colere que par fa mort; il faiIt donc oue vous obferviez fes pas, & que vous Iui ótMiez t™ dans amant, entièrement guéri de fa bleffure & fort en peine de 1'inquiétude qu'on remarquoit dans Rolame, s'en alla a la chaffe pour difLr le chagnn que celui de fa belle lui donnoit . Plus occupe de fes rêveries que du foin de' pourfiuvre la béte, il s'écarta de fes gens & s egara fi bien d'eux en rêvant toujours" quê Ia nmt le furprit avant qu'il püt en être retrouvé. Paffant dans un lieu fort défert auprès d'un vieux palais ruiné, & qui fembloit inhabitable il remarqua qu'il y avoit beaucoup de luoieres dans ce palais. II s>approcha yers ^ fenetres des falies qui étoient toutes ouvertes & toutes rompues, & regarda au travers des arbres qul les environnoient. II vit, è la lueur d'une darté toute violette, plufieurs perfonnes d une figure affreufe & d'un habillement bizarre II y avoit au milieu d'elles une efpèce d'homme fee & bafané, qui avoit le regard farouche & Ia phyfionomie effrayante; il paroiffoit cependant dans une grande gaïté, & faifoit des fauts & des bonds avec une agileté inconcevable.Le prince fentit un fecret frémiffement k la vue de ces objets efFroyables, & ne doura guères qu'il n'y eüt la des habitans de 1'enfer: mais fe fouvenant qu'il avoit fur lui 1'anneau de vérité, il ne redouta point leur odieux pouvoir. II y' avoit dans cette troupe une femme qui faifoit  CONTES ANGLOIS. $f de grandesfupplications a cette figure d'homme affreux, qui étoit dans le milieu: non , dit-il, ma puiffance ne s'étend point fur lui: un efprit célefte , mon ennemi juré, le détend contre moi, & m'a fait éprouver encore depuis peu que, dans mes entreprifes, je ne fuis pasheureux fous le nom de Labouréelamboy. Mon autre nom m'eft bien autrement favorabis ; j'ai déja acquis un grand nombre de jeunes beautés fous ce nom , 6c j'efpère que demain k 1'heure qu'il eft, j'en acquérèrai encore une qui en vaut beaucoup d'autres. Après ces muts, eet homme épouvantable fe mit k recommencer fes fauts en chantant cette chanfon d'une voix terrible: Si jeune & tendre femelle, N'aimant qu'enfantins ébats , Avoit mis dans fa cervelle , Que Ricdin-ricdon je m'appelle, Point ne viendroit dans mes lacs; Mais fera pour moi la belle Car un tel nom ne fait pas. Après que ce démon, car effeeïivement c'en étoit un, eut chanté cette belle chanfon , il reprit ainfi, en s'adreffant a la femme qui lui avoit parlé : Comme les hommes ont une éducation plus cultivée que les femmes, nousavons ordinairement plus de peine a les féduire, que nous n'en avons a duper le fexe crédule, i  9« u Tour ténébreuse mens que nous ne nous fervions des perfonnes de ce fexe pour faire tomber les homLs dan ™>sp,eges; comme auffi, d'un autre cöté ce font fouvent les hommes qui font caufeque'l femmesdonnent dans nos filets. Paiacqlmo feul plus de jeunes filles par re„vie ^ Qn° de paronre belles & de favoirbien^epl q- vmgtdemescamaradesn'en ont acquis l eux tous par cent autres difFérens movens & ]a violen, affi0n qui ^ ^ 7 . & la de la bonne grace, ne nait que de 1'envie dé*g£ qu'elles ont de charmer les homme, Ceftpourquozj'ax du que ce font fort fouvent les hommes qui font caufe que les femm d" v^ennent notre partage. Par exemple , cont nta eb eux harangueuren ^dre^t xouiouTa la meme femme, il eft sur que votre bonne am:e ne nous echappera pas. Hé bien ! n'eft-ce pas la fureur outrée qu'elle a eue de vouloir plaire a un homme, qui la rendra notre proie> Mais quj auroit cru que ce jeune prince qui lavet cnarmee, rendroit fans eiïet toutes les battenes que nous avons dreffées contre lui? Cependant rien n'a jamais pu 1'engager a rompre es fermens de fidélité qu'il avoit fait a fa nïï v7l7 '\ J ^ j3maiS PU être tenté d'une ■Valeur & d une gl01re dues a 1'art magique, & ces  C O N T E S A N G L O I S. 97 ces deux efforts de vertu lui ont acquis un défenfeur qui rend a préfent contre lui tout le pouvoir de Penfer inutile. Ainfi c'eft en vain que vous implorez aujourd'hui mon fecours pour le faire périr ; nivous , ni moi, ne faurions plus lui nuire; toutes chofes a fon égard iront naturellement. Par ces difcours, le prince comprit clairement que celui qu'il entendoit étoit Ie démon qui lui avoit parlé fous la figure d'un vieillard, & il ne douta point non plus que la femme ne fut la magicienne dont le célefte enfant de qui il tenoit 1'anneau de vérité, lui avoit appris les pernicieux projets, II fut tenté, pendant quelques momens , d'aller a 1'heure même punir cette perfide & les autres fcélérats qu'il croyoit dans ce lieu avec elle ; mais il ne refla guère dans ce deffein , jugeant tous ces miférables indignes de fa vengeance. II fongea donc k s'éloigner de leur odieufe troupe pour tacher de rejoindre fes gens, ou du moins k retrouver la route pour s'en retourner. II n'y avoit pas long-tems qu'il marchoit , lorfqu'il fut attaqué brufquement par trois hommes qui fortirent tout-a coup d'un bofquet. Le prince fe défendit avec une valeur & une intrépidité héroïques, & gagna vite un arbre contre lequel il s'appuya afin de n'être attaqué Tornt XII, G  98 la Tour ténébreuse. que d'un cöté. La, il fe battit avec tant de courage , d'adreffe & de bonheur , qu'après avoir tué un de fes ennemis, & renverfé 1'autre par terre, il vit le troifième prendre la fuite. II ne s'amufa point a le pourfuivre , & fongea feulement a avancer cliemin; mais il étoit très-fatigué; & de plus, il avoit recu au bras une légere bleffure, par laquelleil ne laiffoit pas de perdre beaucoup de fang: ce qui 1'afFoibliffoit extrêmement. Enfin, après avoir faitun affez court efpace de chemin , il fut heureufement retrouvé d'une partie de fes gens, qui fürent bien furpris de le trouver fi foible, li las, Se bleffé. On lui banda promptement fa bleffure, & quand il fut remonté a cheval, malgré 1'état cü il étoit, il vola en un inftant au palais , dans lequel il trouva la reine fa mère agitée d'une inquiétude terrible a fon fujet. Cette princeffe fut vivement touchée de le voir bleffé, quoique les cbirurgiens qu'on envoya querir tcut-a-l'heure, affuraffent que ce ne feroit prefque rien que fa bleffure. Rofanie , malgré cette affurance, en étoit fenfiblement affligée ; mais perfonne ne pouvoit deviner d'oü partoit ce déteftable affaflinat contre un prince également doux & obligeant. II ne le pouvoit démêler lui-même; car quoiqu'il eüt bien remarqué les fentimens que Penféemorne avoit pour lui, & qu'il ne  Contes Angeois. 99 doutit point qu'elle ne fut guère contente de ce qu'il n'y répondoit pas, il étoit bien cloigné de la croire capable d'un coup fi perfide. Mais pendant que le prince avoit été témoiinquiet du fabat des forciers, & qu'il avoit été en bute aux fureurs d'une fcélérate amaqte , le roi fon père paffait de bien plus agréables momens : il avoit appris des fecrets & des évènemens qui lui avoient donné une joie fenfible. Le même jour que le prince fut expofé k des périls fi funeftes, on vint dire au roi qu'une dame dont la beauté & I'air charmant fe faifoient extrêmement remarquer, lui demandoit audience. Ce prince ayant ordonné qu'on la fit entrer, fut erTeflivement trés - frappé des agrémens qui briiloient en fa perfpnne. Elle étoit accompagnée d'un vieillard de bonne mine, qui paroiffoit être un homme de condition, & d'unautre vieillard, qui, ail travers de fa mine villageoife-, ne laiffoit pas de faire appercevoir un air de prudence & de probité qui prévenoit d'abord en fa faveur. Seigneur, dit cette dame au roi, vous voyez devant vous une princeffe qui vient vous rendre gpaces des obügations dont elle eft redevable a yqus & k la reine votre époufe. Je ne crois pas, madame, répondit le roi, que la reine ni moi ayons jamais été affez heureux pour vous rendre Gij  hoo la Tour ténébrèusë. aucun fervice. II eft vrai, feigneur, repartit la dame, que je n'ai pas recu, en propre perfonne, les graces dont je viens vous remercier, mais elles ont été répandues fur quelqu'un qui m'eft plus cher que moi-même, pnifque c'eft fur la princeffe Rofanie ma fille. Quoi, madame , s'écria le roi, la belle Rofanie eft votre fille ! Cela eft bien difficile a croire ; quoique cette charmante perfonne ne fok prefque encore qu'un enfant, vous avez cependant trop de beauté & de jeuneffe pour qu'on puiffe fe perfuader que vous foyez fa mère. Seigneur, répliqua la dame, je fais ce que je dois penfer des obligeantes douceurs que vous me dites, ce font de galans & gracieux menfonges qu'infpire toujours aux hommes d'un rang élevé 1'habitude agréable qu'ils ont a la politeffe; mais, feigneur, fi vous daignez rn'écouter, je vous apprendrai de férieufes vérités, qui, je crois , vous furprendront beaucoup. Le roi ayant témoigné a la dame que fon récit lui feroit un fenfible plaifir, & qu'il étoit prêt a 1'entendre , elle reprit ainfi : Vous voyez en moi, feigneur, la reine Riante-Image, veuve du roi Planjoly, dont la trifte deftinée a fait tant de bruit. Quand le cruel Songecreux eut défait & tué le roi mon époux, qu'il fe fut emparé de fon tröne,  CONTES A N G L O I S. 101 & qu'il m'eut enfermée dans une obfcure prifon , il ne penfa plus qu'a s'affermir dans fon ufurpation. Comme il favoit que j'étois groffe, il réfolut de faire mourir 1'enfant qui naïtroit de moi, fi c'étoit vin fils, mais fi c'étoit une fille, il vouloit la conferver avec grand foin pour la faire époufer un jour a fon fils, qui étoit encore en fort bas age. J'appris les ïiinefïes projets que le tyran formoit fur mon accouchement, & frémis de 1'une &: Pautre deftinée qu'il préparoit a mes enfans:je verfois des torrens de larmes quand je fongeois que fi je mettois un fils au monde, un barbare lui arracheroit la vie dès le moment de fa naiflance ; mais je n'étois guère moins affligée lorfque je penfois que s'il me naifibit une fille, elle auroit un jour le trifte fort d'être attachée par des liens odieux au fang d'un tyran déteftable. Je réfolus donc, de quelque fexe que fut 1'enfant que le ciel nfenvoyeroit, de tacher de le fouftraire au pouvoir du tyran, m'en düt-il coüter la vie, qui, dans 1'état oü, j'étois , m'étoit beaucoup plus a charge que précieufe. Le fidéle chevalier que vous voyez, continua la reine, en montrant le vieillard qui paroiffoit de condition, a toujours été attaché; a moi avec un zèle auffi agifiant qu'éclairé: il G iij  io2 la Tour ténébreuse. a toujours eu tant de pénétration dans Pefprit, & tant de prudebce' dans toutes fes aöions, que mes peuples lui avoient donné 'e furnom de Longuevue, qui lui efi dëjnëuré, Ce ehevalier donc, qui, a la faveur d'un déguifêihent, avoit évité la cruaiite du tyran, gagna quelques-uns de mes gardes , & eut Padreffe de me venjr parler dans ma prifon. Ravie de le voir, je pris au plus vite des mefures avec lui pour tacher de remertre entre fes mains 1'enfant a qui je donnerois la naiffance. Le tyran avoit ordonné qu'on me traitat avec beaucoup d'égards, paree qu'il vouloit me ménager a caufe de ma grofïïffe. Ainfi le gouverneur de la fortereffe oü j'étois avoit foin que j'euffe les commodités & les douceurs qui pouvoient contribuer a ma fanté ou a ma fatisfaöion. Quand je me vis tout proche du tems de mon accouchement, je témoignai que j'avois extrêmement envie de manger d'un paté de fanglier. On fongea auffi - tót a me fatisfaire ; & par Padreffe d'une de mes femmes, ce fut Ie fidéle Longuevue, déguifé en payfan, qui fut chargé du foin de faire ce paté: Longuevue le donna a mes gardes, qui me 1'apportèrent. Nous Pouvfimes lans témoins, ma femme de chambre moi, Sc nous trouvames dedans, ainfi que je 1'avois concerté avec Longuevue, un enfant  CONTES ANGLOIS. lOJ tout nouveau né , qui étoit venu mort au monde. Le prévoyant chevalier m'avoit donné des moyens pour conferver le corps de eet enfant exempt de corruption jufqu'au moment oü j'aurois befoin de le montrer. Enfin j'accouchai heureufement d'une fille, qui avoit fur le bras, au - deffus du coude, la figure d'une rofe parfairement bien imprimée, ce qui me fit a 1'inftant lui donner le nom de Rofanie. Ma femme de chambre cacha cette princeffe dans un lieu retiré : elle mit 1'enfant mort auprés de moi; & puis auüi-töt. avec des pleurs & des cris elle appela du fecours, en difant que je venois d'accoucher d'un enfant mort. On alla porter cette nouvelle au tyran, mais il n'en eut aucun regret, car 1'enfant mort né qu'on m'avoit apporté étoit un garcon; & comme il y avoit encore un grand parti qui haïffoit Songecreux & fa tyrannie, beaucoup de gens publièrent que j'étois accoitchée d'un fils, qu'il avoit fait mourir. Cependant on mit 1'enfant mort dans un cercueil: ma femme de chambre , par les tours d'une adreffe admirable , 1'en retira, mit ma fille vivante en la place de ce petit corps mort, èc s'en défit en le jetant dans un lieu fecret, fans que perfonne en eüt jamais le moindre foupcon. Enfin on emporta le cercueil; öc quoiqu'on eüt donné G iv  104 LA Tour ténébreuse.' beaucoup de nourriture k ma fille, je trerrw blois toujours que fes cris ne trahiffent notre fecret; mais par un bonheur extréme, elle ne cria point; & Longuevue qui, par fon habileté, s'étoit acquis Ia confiance du gouverneur, fut chargé par lui du foin de 1'enterrement qui fe fit le foir, & fans aucune cérémonie. L'heureux èl adroit Longuevue tira Ia petite Rofanie du cercueil le plu tot qu'il lui fut poffible; & par une vifible proteclion du ciel, il la trouva en trés-bon état. II eut de eet enfant tous les foins poffibles, & n'eut point de repos qu'il ne 1'eüt ötée du pays fur lequel le barbare Songecreux exerejoit fa tyrannique domination : ce que ce fidelle fujet fit de la manière, feigneur, qu'il va vous raconter. Quand la reine eut achevé ces mots, Longuevue prenant la parole, pourfuivit ainfi le récit de cette princeffe, en s'adreffant toujours au roi Prud'homme. Je fortis heureufement, feigneur, du royaume de Ficfion, emmenant avec moi la petite princeffe, & une nourrice que je faifois paffer pour fa mère; mais quoique j'euffe pris beaucoup de foin pour bien m'acquérir cette femme , je lui cachai entièrement la naiffance & le fort de 1'enfant qu'elle nourriffoit. J'arrivai dans vos états, feigneur, & j'en traverfai une partie fans trouver perfonne  Conté's Anglois. 105 qui me parut propre a bien conferver le précieux dépot dont j'étois chargé. Cependant j'aurois été ravi de pouvoir le confier au plutöt en de süres mains ; car pour les intéréts de Ia reine & de la princeffe, il falloit que je m'en retournaffe au plutót dans le royaume de Fiöion. Enfin un jour que pour laiffer repofer la princeffe & fa nourrice, je m'étois arrêté fous des arbres qui bordoient un grand chemin , vers lequel il y avoit deux ou trois villages, pendant que la nourrice étoit affife, je me promenois le long des arbres; & j'étois affez éloigné de cette femme, lorfque , me trouvant derrière deux payfans qui marchoient auffi , j'entendis que l'un difoit a 1'autre: Hé bien! obffiné Difantpeu, tu veux donc refter toujours dans Phumeur qui t'a fait donner cenom, & tu ne veux rien dire fur tout ce qui a caufé ce tintamare-la ? Que veux-tu que je te dife ? répondit 1'autre payfan , je me contente de plaindre le malheur de mon voifin, fans 1'en blamer, ni fans en aller rechercher trop curieufement les caufes : ainfi je ne fais rien de tout ce que tu me demandes. Va, va, reprit celui qui avoit parlé le premier, tous ceux de ton village n'ont pas bouche clofe comme tu Tas: je faurai bien fans toi apprendre que j'ai envie de favoir \ mais puifque tu ne  io6 la Tour ténébreuse. me veux rien dire , je vais doubler le pas, j'arriverai dans ton viüage long-tems avant toi, & cela me donnera le tems de caufer; car il ömt que je m'en retourne promptement, & je vo?s bien que, chargé de ton enfant comme tu l es, tu ne faurois aller fi vité. Après ces mots, ce payan quitta 1'autre , & fe mit a marcher de toute fa force. Dès que celui qui portoit Ie petit enfant fut feul, je 1'abordai & lui fis plukeurs queftions. J'appris que eet enfant étoit une fille a lui, dont fa femme étoit accouchée Ü n'y avoit pas plus d'un mois ; que cette femme avoit eu un mal au fein, qui 1'avoit obligée k mettre fon enfant en nourrice, dahs un village éloigné de quelques lieues du fien ; mais que le mal de fa femme étant entièrement guéri , il revenoit de querir fon enfant pour le faire nourrir par cette femme, qui étoit parfaitement bonne nourrice. J'écoutai tous ces difcours avec beaucoup d'attention ; j'examinai la phyfionomie de eet homme ; elle me plut; & je crois, feigneur, que vous trouverez que j'avois raifon, quand vous faurez que ce bon payfan étoit ce même vieillard que vous voyez derrière la reine ma maitreffe. J'appris encore qu'on lui avoit donné le furnom de Difantpeu, a caufe du penchant qu'il avoit pour le filence, & de la retentie qu'ü avoit a parler : tout cela  CONTES ANGLOIS. IO7 me prévint avantageufement en fa faveur, & je réfolus de 1'engager a être le gardien de la princeffe Rofanie, fans lui confier néanmoins tout le fecret de fa naiffance. Je lui fis donc des promefTes conlidérab'es; je lui mis entre les mains beaucoup d'or & des pierreries; &c entre autres un bracelet infiniment précieux , que la reine m'avoit donné pour contribuer un jour k faire reconnoitre la princeffe. Après avoir donc gagné Difantpeu , & Pavoir affuré que eet enfant dönt il auroit foin, feroit un jour la caufe de fa fortune & de celle de toute fa familie , j'exigeai de lui qu'il ne feroit part de cette avanture a perfonne , pas même k fa femme. II me fit ferment de ne fe conduire entièrement que par mes ordres : & voici de quelle manière nous difposames les chofes, afin que notre fecret ne reflat qu'entre nous deux. La fille de Difantpeu fe trouvant juftement de 1'age de Rofanie, nous réfolümes qu'il préfenteroit cette princeffe k fa femme comme étant véritablement leur enfant qu'il venoit de rapporter du lieu oü on 1'avoit mis pour tetter pendant la maladie de fa mère : lui & moi nous ne doutions pas que cette mère n'y füt trompée, puifqu'elle n'avoit vu fa fille qu'a 1'inffant de fa naiffance ; que , d'un autre cöté, j'irois porter moi-même Ia fille de Difantpeu k la  io8 la Tour tÉnÉbreuse. nourrice de Rofanie , & prendre la petite princeffe des bras de cette femme, pour la remettre dans ceux du bon payfan. Nous convmmes, Difantpeu & moi, que je ferois a cette . nourrice un établiffement commode , k un village qu'il me nomma, éloigné de fix lieues du beu oii nous étions, & je 1'affurai que j'aurois foin que fa fille fut auffi bien que fi elle avoit eté la mienne propre. Sur ces affurances, ü me la remit entre les mains, & j'allai la porter a la nourrice de Rofanie, des bras de laquelle je pns cette princeffe, en difant k cette bonne femme que je la faifois dans ce moment changer de nourriffon. Elle fut extrêmement furpnfe de eet échange. Je lui dis que j'avois mes raifons pour le faire; & après avoir été porter Rofanie k Difantpeu, je revins trouver la nourrice, que je menai loger au plus prochain village, & allai enfuite a celui du payfan, pour m'informer k fond de fon caraöère. J'en appris tout le bien que je pouvois fouhaiter. Après cela, je conduifis Ia nourrice & fon nourriffon au village- que m'avoit nommé Difantpeu ; & ayant mis cette femme en état de vivre commodément dans ce lieu, je m'en retournai dans le royaume de Fiction. Je trouvai que la reine Riante-image y étoit toujours en captivité, & que le barbare Songe:  CONTES ANGLOIS.' 109 creux y exercoit fa tyrannie a 1'ordinaire. II y avoit un parti tout formé, qui haïffoit mortellement Songecreux; mais ce parti n'étoit pas affez puiffant pour ofer fe déclarer ouvertement contre celui du tyran ; il falloit fonger k le fortifier. Quoique quelques bons ferviteurs du feu roi & moi nous y employaffions toute notre induftrie , nous ne pouvions y parvenir , & bien des années s'écoulèrent avant que nous fuffions en état de remuer. Tout tyrannique &c bizarre qu'étoit Songecreux , il s'étoit emparé de bien des efprits. D'ailleurs, comme on ne voyoit au feu roi que des héritiers éloignés, cela décourageoit; & je n'ofois néanmoins confier a perfonne le fecret de la naiffance de Rofanie , dans la crainte que fi Pon trahifibit ce fecret, le tyran ne trouvat moyen d'attenter fur la vie de cette princeffe. J'avois cependant de fes nouvelles affez fouvent, j'en faifois part avec bien des peines k la reine ma maitreffe: & c'étoit la feule confolation qu'eüt cette princeffe dans fa trifte captivité. Quelque tems après que je fus de retour dans le royaume de Fiöion , la nourrice de la fille de Difantpeu me fit favoir que fon nourriffon étoit mort; le père de eet enfant me Pécrivit auffi; & comme je me préparois k faire revenir la nourrice dans fon pays , qui étoit celui de  iio la Tour ténébreuse. Fiaion, cette femme mourut dans le villaee ou je Pavois lafffée ; ainfi, quoiqu'elle n'eüt jamars bien fa la naiffance de Rofanie , fa mort en aiiuroit encore plus sürement ie fecret: auffi refta-Ml enféveli dans un profond filence. Mais enfinaprès une affez longuefuitede tems, la race des songecreux, qui s'étoit beaucoup multipliée & devenue fort nombreufe, fit des extravagances qui réveillèrent vivement Ia haine qu'on avoit pour le tyran. Le parti qui Ie déteftoit ayant toujours fubfiflé & étant toujours refté Uni' ^U01^ ftns éclater, s'étoit beaucoup aggrandi & fortifié, & fe vit enfin en état de faire des entreprifes. On fongea donc a attaquer & a détruire les pnncipales fortereffes de Songecreux, & 1'on fe nut en campagne fous la conduite du général Belles-idées , qui avoit triompHé tant de fois fous le règne du feu Roi. Ce général fit d'abord desprogrès affez confidérables, & battit deux' fo1S en bataüles rangées les troupes de Songecreux ; mais le tyran du royaume de Fiöion n'en fut pas abattu : car non-feulement il fit venir des fecours de divers royanmes de 1'Europe, mais encore il fit venir des troupes auxiLaires de chez les Arabes, qui fe fignalèrent par de tels exploits, qu'après avoir battu & bleffé le général Belles-idées, on crut quelque tems  CONTES ANGLOIS. III qu'elles détruiroient jufqu'au dernier des üdelles fujets du roi Planjoli & de la reine Paante-image ; il eft yrai auffi qu'elles prometroient que li on les laiffoit fourrager le pays de Fi&ion jufqu'a Mille & une Nuit, elles affureroient a Songecreux un triornphe éternel. Mais le général Bongout s'étant venu joindre a Belles-idées avec des troupes qu'il avoit amenées du pays de Politeffe , notre parti redevint le plus fort; & les auxiliaires troupes arabes, malgré leurs nombreux efcadrons & leurs tormes fantaftiques, furent forcées de plier devant Belles-idées & Bongout. Quand je vis que le parti du feu roi avoit fi bien pris le deffus, j'annoncai aux chefs, que ce prince avoit laiffé une héritière, & leur appris le fecret de la naiffance de Rofanie. Cependant , comme nous nous défions toujours qu'il n'y eüt des traïtres parmi nos troupes , nous ne jugeames pas a propos de divulguer ce fecret, de crainte que la princeffe ne fut facrifiée au tyran. II fut feulement réfolu qu'on enverroit querir Difantpeu pour confirmer aux plus confidérables du parti la vérké de ce que j'avancois ; car pour la reine , on ne pouvoit avoir alors la joie de compter fur un témoignage auffi illuftre que le lïcn. On avoit changé le gouverneur 8c les gardes de la fortereffe oü cette  iii u Tour ténébreuse. princeffe étoit enfermée; & depuis ce changement , il ne m'avoit plus été poffible d'avoir aucune intelligence dans fa prifon. Nous envoyames donc querir Difantpeu ; mais dès qu'il arriva dans le pays de Fiöion il fut pris prifonnier par des foldats du parti de* Songecreux. Nous continuames cependant nos progrès ; mais malgré la prudence & 1'intrépidité de nos chefs & la bravoure de nos foldats, nous n'avons pas laiffé de trouver de la réfiftance plus long-tems que nous ne penfions ; & enfin ce n'eft que depuis dix jours que le parti du tyran eft abfolument terraffé. Nous avons heureufement retrouvé Difantpeu; & enfuite comme nous avons pris la fortereffe ou la reine étoit prifonnière , nous avons eu la fenfible joie de délivrer cette princeffe. Elle a appris de Difantpeu avec d'extrêmes tranfports , que la princeffe Rofanie eft également bien partagée de la beauté de 1'ame & de celle du vifage. Comme le tyran Songecreux, après fa dernière défaite, s'eft enftii du pays de Fiction avec tout ce qui lui reftoit des fiens , nous avons déclaré au peuple de ce royaume , qu'il alloit retrouver fa yéritable reine en la perfonne d'une fille qu'avoit laiffé le feu roi. II a appris cette nouvelle avec une joie infinie; car la mémoire du roi Planjoli eft extrêmement chère aux bons ci- toyens  CONTËS AngLÖIS. ïtj tevens du pays de Fidion j & ils ont témoigné par mille démonftrations éclatantes , qu'ils feront ravis de vivre fous le règne d'une princeffe fortie de fon fang. La reine Riante-image , qui croyoit n'atteindre jamais affez-töt le moment oii elle verrolt la reine fa fille, a voulu partif avec nous pour avancer cette joie de quelque tems. Nous avons laiffé le gouvernement du royaüme de Fiflion entre les mains de Belles-idées & dê Bongout; & la reine mère, avec une fort peu nombreufe fuite, & en faifant de très-grandes journées , eft arrivée dans vos étatS; Difantpeu nous a menés d'abord a fon village , oit la reine croyoit trouver Rofanie, & fe faifoit Un plaifir de furprendre cette princeffe; mais nous avons appris, dans ce village, feigneur, que la reine votre époufe 1'a faite venir auprès d'elle ; & que, fous le nom de la Belle Fileufe, elle a regu mille marqués de bonté de cette grande reine & de vous. La reine ma maitreffe ayant auffi appris en même tems que vous étiez dans cette maifon de plaifance, y a porté fes pas avec empreffement, pour vous remercier au plutöt de tout ce que vous dok Ia reine Rofa^ nie. Oui, Seigneur, reprit alors la reine Rianteimage , je fuis venue dans ce lieu pour ce deffein. Je le répète encore: je ne puis vous faire Tome XII. H  ii4 la Tour ténébreusè. affez de remercïmens; je croyois en faire auffi en même tems a Ia reine votre époufe: car j'avois cru qu'elle étoit dans ce chateau avec vous, & je comptois y trouver auffi la reine ma fille. Non, madame, répondit le roi, la reine Rofanie n'eft point ici, mais vous ne ferez pas long tems fans voir cette charmante princeffe ; elle eft reftée auprès de la reine dans ma ville capitale , oü je vous accompagnerai dès demain. Mais, madame, ajouta-t-il, je ne fai pas comment nous pourrons nous excufer auprès de vous & de la reine votre fille, de toutes les fautes que 1'ignorance du rang de cette princeffe nous a fait commettre envers elle. En fuite de femblables difcours, le roi donna fes ordres pour faire préparer fes équipages ; & le lendemain, après avoir regalé magnifiquement la reine & fa fuite , ils prirent tous le chemin de la ville capitale. Rofanie y languiffoit daas une inquiétude mortelle. Quoique la bleffure du prince 1'affligeat, paree que tout ce qui regardoit un amant fi cher lui étoit extrêmement fenfible. Ce n'étoit pas encore néanmoins le plus grand fujet de fon affliftion : elle voyoit approcher de moment en moment le redoutable inftant oü le maitre de la baguette alloit lui venir redemander ce bois fatal; 6c n'ayant jamais  CONTES A K G L O I S, Hf pu retrouver le nom de eet inconnu , elle voyoit que Pengagement inviolable de fa parole & de fes fermens Pobligeoit a le fuivré par-tout ou il voudroit. Elle verfoit des torrens de larmes quand elle fongeoit qu'il faudroit quitter pour jamais la reine qui 1'avoit comblée de tant de bontés, de tant de bienfaits, & pour qui elle fe fentoit un attache-f ment fi fincère. Elle regrettoit auffi beaucoup la préfence de Paimable Sirène : elle étoit fachée qu'on Parrachat aux foins de Vigilentine ; mais quelle étoit la vive douleur qui la déchiroit, quand elle venoit è penfer qu'elle feroit éternellement condamnée a ne point voir le 'prince, & a vivre éloignée de lui! On ne peut exprimer tout ce que cette cruelle idéé lui faifoit fouffrir : elle ne ceffa point de répandre des pleurs toute la nuit. Pendant qu'elle s'occupoit encore le matin de fes funefles ré» flexions, on lui vint dire que la reine, qui étoit dans la chambre du prince fon fils, lui ordonnoit de 1'y aller trouver. Dès que la reine la vit entrer, elle lui cria : Qu'il y a d'étranges nouvelles, ma chère Rofanie ! Hélas ! j'avois un monflre parmi mes filles d'honneur. Après ces mots la reine lui raconta ce que nous allons reciter hiftoriquement. La relation portoit que celui des aflaffins du prince, qui H ij  n6 la Tour ténébreusë. s'étoit échappé , s'étoit traïné tout bleffé dans le plus prochain village ; que la les chirurgiens lui avoient déclaré qu'il mourroit de fes bleffures, & que, fur cette déclaration, ce miférable s'étoit mis a jurer contre Penféemorne, qui 1'avoit embarqué dans une odieufe & criminelle entreprife ; qu'il en avoit rapporté les circonftances telles que nous les avons racontées tantöt; qu'enfuite ayant vu rapporter de la forêt les corps morts de fes deux compagnons , il étoit expiré en déteftant fa coupable maïtreffe ; que cependant quelqu'un avoit promptement averti cette indigne fille de la dépofition de fon fcélérat amant; qu'auffi-töt elle étoit fortie furieufe du palais , avoit volé chez fa perfide magicienne, lui avoit dit beaucoup d'injures ; & qu'après 1'avoir étranglée, elle s'étoit étranglée elle-même. Rofanie frémit mille fois pendant ce récit. Lorfqu'il fut fini, la reine , qui vouloit aller au temple , & qui vouloit auffi diffiper le prince fon fils, afin qu'il fentït moins la douleur de fa bleffure , ordonna a Rofanie & a Sirène de refter auprès de lui pour le défennuyer, & invita Sirène a chanter. Cette aimable fille chanta avec tous les agrémens poffibles; mais ni le prince, ni Rofanie ne 1'écoutèrent guère j ils étoient fi occupés  CONTES ANGLOIS. II7 d'autre chofe , qu'ils furent infenfibles dans ces momens la aux douceurs de la mufique. Sirène, qui s'appergut qu'ils étoient fort diftraits , ceffa de chanter, fe leva , & alla contre les fenêtres avec une autre dame , pour regarder les cygnes qui fe promenoient fur la rivièrè-, & venoient manger a la main des officiers du palais. Dès que le prince crut qu'il ne feroit entendu que de Rofanie , il fe hata de lui dire: D'oü vient, belle Rofanie, la trifteffe mortelle oü je vous vois plongée ? Les ardens empreffemens de mon cceur toujours fi vifs '& fi tendres , ne devroient-ils pas vous donner quelque joie, fi vous n'êtes pas tout-a-fait infenfible I men amour ? Seigneur, reprit Rofanie, puis-je volts voir dans 1'état oü vous êtesV& fonger a'totvs les dangers que vous avez courus, fans reffentir un chagrin extréme ? Ces dangers font paffés, repartit le prince, & même je n'en crains aucune fuite facheufe; mais, charmante Rofanie, ajouta-t-il, comme je n'ai rien de caché pöür vous , apprenez jufqu'oü va mon bonheur, d'avoir évité des périls de tant d'efpèces auxquels j'ai été expofé. Après ces mots, il lui raconta fon avanture du palais enchanté de la forêt, & les pièges que lui avoit tendus la prétendue princeffe infortunée , tk le préfent de 1'anneau de H iij  118 LA T.OUS TÉNÈBR.EUSE. vérité, que lui avoit fait ce merveilleux e'ri» fant inconnu. Enfuite il lui fit le récit de fon autre aventure du vieux palais ruiné, & de tous 'les difcours diaboliques qu'il y avoit entendus; mais quand il vint a déclamer la belle chanfon du démon , dont il n'avoit pas oublié un feul mot, & qu'il répéta ces vers, Si jeune & tendre femelle, N'aimant qu'enfantins ébats, Avoit mis dans fa cervelle , Que Ricdin-ricdon je m'appelle, Point ne viendroit dans mes lacs; Mais fera pour moi la helle Car un tel nom ne fait pas. . Quand il répéta ces vers, dis-je, Rofanie fit un fi grand cri , qu'il en fut d'abord effrayé, & que cela fit tourner la tête aux deux dames qui regardoient les cygnes. Cependant le prince fe raffura, voyant que Rofanie s'écrioit avec un vif tranfport de joie: Le ciel foit loué de la bonté infinie qu'il a pour moi. Le prince lui . demanda 1'explication de ces paroles ; mais il vit bien qu'elle ne vouloit pas la donner devant les deux dames, que le cri qu'elle avoit fait avoit rapprochées d'eux. Ces dames s'en retournèrent a la fenêtre, & alors Rofanie raconta au prince en peu de mots toute fon aventure de la baguette, & ne pouvoit revenir de  CONTES ANGLOIS. 119 fon effroi, en apprenant que eet homme qu'elle avoit promis de fulvre, étoit un démon : car elle n'en avoit jamais rien foupgonné. Le prince ne put s'empêcher de la blamer un peu de s'être engagée ainfi a faire des traités fi légèrement avec un homme qu'elle ne connoiffoit en aucune manière; mais comme on eft toujours prêt a tout excufer de ce qu'on aime, il remit toute la force de fon imprudence fur fon extréme jeunetTe & fur fon peu d'expérience. Cependant il étoit dans un raviffement inconcevable de ce que, par fon heureufe mémoire, il lui faifoit éviter le plus grand danger qu'elle pouvoit courir de fa vie. II écrivit au moment même le nom de Ricdinricdon fur des tablettes qu'il donna a Rofanie. Cette belle fille ne pouvoit trouver de termes a fon gré pour le remercier. Hélas! feigneur, lui difoit-elle , votre généreufe valeur m'a déja tirée une fois des mains d'un cruel raviffeur ; mais aujourd'hui votre excellente mémoire m'arrache k un ennemi encore bien autrement redoutable. Quand elle eut achevé de marquer fa reconnoiffance k fon illuftre amant, elle alla joinoie les dames qui étoient k la fenêtre, & les engagea k revenir auprès du prince. Une d'elles n'y fut pas long-tems ; mais Sirène y refta avec Rofanie, & tous trois s'entretinrent de D iv  iao la Tour ténébreuse. chofes agréable, Vers le midi, au miiieu deleurs converfations enjouées, il entra dans la chambre un vieillard vénérable, habillé fort proprement, quoiqu'avec fimplicité. Dès que Rofanie 1'eut envifagé, elle courut a lui les bras ouverts, en lui difant: Ah! mon cher père, qu'elle joie de pouvoir vous embraffer après vous avoir cru mort. Seigneur, continua-t-elle en s'adreffant au prince, pardonnez aux tranfports d'une fille qui revoit le meilleur père du monde, & le plus digne d'être chéri. Malgré 1 obfcunté de fa condition , je ne rougis point d en avoir recu la naiffance; il eft fi honnête homme, & plein d'une probité fi noble, que la droiture d'ame & 1'élévation de fentimens que lui a donné la nature, répare la baffeffe oü 1'a laiffé la fortune. Vous voulez bien encore , feigneur, pourfuivit-elle, que je lui de. mande des nouvelles de ma mère, que je ne puis oublier toute dure qu'elle eft. Madame répondit le vieillard, vous n'êtes point ma fille ; vous avez de trop grandes qualités pour erre née d'un homme comme moi; vous êtes fille d'un grand roi qui n'eft plus au monde; mais la reine votre mère qui vient d'arriver dans ce palais, & qui eft a préfent avec la reine, va venir ici vous embraffer, & vous rendre témoignage de ce que je vous dis. Rofa-  CONTES ANGLOIS. III nie refta fi furprife de ce difcours , qu'elle n'eut pas d'abord la force de parler ; mais enfin, revenant un peu k elle : Que je fuis k plaindre, s'écria-t-elle ! Quoi! mon père, vous voulez démentir cette probité dont vous avez fait une profeffion fi exacte toute votre vie ? &c vous venez en impofer devant le prince, a qui je viens de vanter avec tant de plaifir la droiture de votre ame ? Je n'en impofe point, Madame, repartit le vieillard; la reine votre mère que je vois entrer, va vous en rendre certaine. En effet, dans ce moment la reine Rianteimage , le roi Prud'homme, la reine fon époufe & le feigneur Longuevue entrèrent dans la chambre du prince, oü diverfes perfonnes illuftres fe livrèrent k des tranfports raviffans. La reine Riante-image étoit enchantée de trouver Rofanie fi belle; & fans avoir la force de lui rien dire, la ferroit tendrement dans fes bras. Cette charmante fille lui baifoit les mains & les mouilloit des larmes que la joie faifoit couler : car le roi & Longuevue lui racontoient 1'éclat de fa naiffance , &c 1'inftruifoient de tout fon deftin. Elle étoit moins frappée dutröne par la gloire de régner, que par le généreux plaifir d'offrir un fceptre k un amant qui avoit eu deffein de lui affurer une couronne , toute bergère qu'elle étoit. Pour le prince, il fentoit une  ii2 la Tour tÉnébreuse. £ grande diverfité de mouvemens pleins de douceur 6e de gloire, qu'il pouvoit a peine y fuffire ; il s'applaudiiToit d'avoir fu démêler le mérite & les charmes de Rofanie au travers des voiles épais dont Penveloppoit fa fervile condition ; il étoit ravi de s'être fait aimer de cette belle fille. Tranfporté de lui avoir rendu deux fervices confidérables, 8c dans la flatteufe efpérance d'être bientöt uni a elle, il n'envifageoit que la joie d'être a ce qu'il aimoit, fans que 1'éclat du tröne que la fortune venoit de donner a fon amante, le touchat en aucune manière. Après que la reine Riante-image eut donné cours quelque tems aux épanchemens de fa tendreffe, Longuevue Se Difantpeu s'approchèrent de Rofanie, & lui dirent: Permettez, madame, qu'on faffe voir a la reine votre mère la marqué que vous avez au bras, 8e qui vous a fait donner Ie nom que vous portez. Ah! s'écria Riante - image , je n'ai pas befoin d'aucune preuve pour reconnoitre ici mon fang; quand je n'aurois pas Ie témoignage d auffi honnêtes gens que vous êtes l'un 6c 1'autre, Rofanie reffemble fi fort au feu roi mon époux, que cette refTemblance feule fuffiroit pour me convaincre qu'elle eft fa fitte. Cependant, malgré ce que dit cette reine, ceile de fes fsmmes de chambre  CONTES ANGLOIS. 113 qui avoit fauvé-la vie k Rofanie en naiffant, s'approcha de cette charmante fille, & relevant la manche de fa robe, elle fit voir k la compagnie un bras dont la blancheur effacoit celle de 1'albatre. Tout le monde fe leva & environna la nouvelle princeffe, 6c 1'on vit fur fon bras, au-deffus du coude,la figure d'une petite rofe parfaitement bien repréfentée. Les deux reines recommencèrent a lui donner des embraffemens: puis enfuite Difantpeu préfenta a la reine Riante-image le braffelet de diamans cc lesautres pierreries que Longuevue lui avoit remifes entre les mains quand il lui avoit confie Rofanie. La reine-mère les rendit k fa fille, qui les recut avec beaucoup de refpeö : Voyez, madame, dit alors en riant le bon vieillard k cette jeune reine, fi je n'avois pas grande raifon lorfque je refufois fans ceffe pour vous tous les bons partis du village; je favois bien que quand vous ne feriez jamais reconnue, la moindre des pierreries que je vous gardois vous rendroit plus riche que n'auroient pu faire tous leurs biens raffemblés en un feul. Rofanie dit mille chofes obligeantesafon bon nourricier, 1'affura qu'elle lui donneroit abondamment des marqués de fa reccnnoiffance, & ajouta que fa femme ayant été fa nourrice, elle lui feroit auffi beaucoup de bien, ainfi qu'a leur fils : cette jeune  '124 la Tour ténébreuse. princeffe n'oublia pas non plus a dire beaucoup de chofes gracieufes k Longuevue & a la fidelle femme de chambre; elle fit cent careffes a Sirène , qui fut regardée dès ce moment comme Ia favorite de cette nouvelle reine. Auffi-tot que le calme fut un peu rétabü dans cette belle compagnie, le roi Prud'homme, fans différer plus long-tems, demanda k la reine-mère Rofanie en mariage pour le prince fon fils : cette demande fut accordée auffi-töt, & le jour du mariage arrêté k 1'inflant, ce qui donna une fatisfadhon infinie aux deux amans & aux deux mères. Enfuite on dina avec une magnificence extreme, & après le diné, tout le monde fe retira dans fon appartement pour s'aller repofer. II n'y avoit pas long-tems que Rofanie étoit dans le fien, quand on lui vint dire qu'un homme vêtu de noir, & d'une phifionomie fort fombre, demandoita lui parler. Elle donna ordre qu'on le fït entrer, & dès le premier coup d'ceil elle le reconnut pour 1'homme k la baguette. Quoiqu'elle fut bien alors fon nom, fa vue la fit frémir , rappelant dans fon idee ce qu'étoit ce dangereux donneur de baguette : fans lui dire un feul mot, elle fe leva, alla querir ce bois enchanté, & lui dit en le lui rendant: Tenez, Ricdin-Ricdon, voila votre baguette. L'efprit  GONTES ANGLOIS. IX$ malin, qui ne s'attendoit pas k cela, difparut en falfant des hurlemens terribles, & fut ainfi pris pour dupe, ce qui lui arrivé fouvent, lorfque ceux k qui il s'eft adreffé pour les faire tomber dans fes pièges , n'ont pas eu des intentions criminelles en s'y laiffant prendre , & n'ont point reconnu que c'étoit lui quife les vouloit acquérir. Rofanie paffa une longue fuite d'années avec le prince dans une parfaite union & dans un bonheur extreme : ils firent un mariage de Bonavis & de Sirène, qui reftèrent toujours leurs favoris; ils comblèrent de bienfaits tous ceux qui leur avoient rendu fervice, & Longuevue, Difantpeu, la femme de chambre de la reine mère & Vigilentine, eurent lieu d'être contens des effets de leur reconnoiffance. Ces aimables princes étoient chèrement aimés de la plus grande & de la plus noble partie de leurs fujets, qui étoient ravis de voir regner fur eux des defcendans du roi Planjoli &c de la reine Rianteimage. Cependant comme il eft bien difhcile de plaire également k tous les efprits, Sc qu'il eft prefque impoffible de réunir toutes fortes de fuffrages, le parti de Songecreux fe réveil'.oit de tems en tems , Se devenoit quelquefois affez puiffant pour venir faire des irruptions jufques dans la  n6 la Tour ténébreuse. ville capitale. On dit même que malgré les manières gracieufes des légitimes fouverains du pays, & les foins des généraux Belles-idées Sc Bongout, on ne pourra jamais entièrement détruire les Songecreux dans le royaume de Fiction: on allure que tout le tems que eet agréable royaume fubMera, ils y conferveront un parti. Moi-même, qui vous parle ici, je fuis peut-être des plus avant dans ce parti, m'amufant comme je fais k tirer de 1'oubli les antiques fornettes du roi Riehard, qui, tout grand conquérant, tout galant Sc tout plein d'efprit qu'il étoit, fut auffi quelquefois, ainfi que nous, affez paffablement engagé parmi les Songecreux. Mais fïniffons ces réflexions pour faire un fidéle récit de ce que dit un roi fi éclairé après avoir achevé fon conté. Mon cher Blondel, reprit ce prince après quelques momens de filence, voila une des plus longues fables de celles que j'ai compofées ici: telle qu'elle eft, elle a fu m'amufer : ces fortes d'ouvrages, tout frivoles qu'ils paroiffent, divertiffent ordinairement ceux qui les produifent & ceux qui les lifent; mais pour les rendre dignes de s'attirer dans leur genre 1'approbation des connoiffeurs, il me femble qu'on doit toujours fonger a mêler de 1'utilité aux plaifirs qu'ils donnent a Pefprit. II faut donc  contes AnGLOIS. 117 tacher qu'on puilTe tirer des aventures qu'ils renfermeot, des maximes qui fervent a la conduite de la vie. C'eft ce que j'ai eu en vue dans le conté de Ricdin-Ricdon; j'ai cherché a faire voir les dangers ou s'expofent les jeunes perfonnes qui écoutent imprudemment toutes fortes de gens, & prennent avec trop de facilité de la confiance en eux. Mais, continua Riehard, il eft inutile que je t'explique ces chofes : plein de pénétration comme tu 1'es , tu les démêles aifément; & de plus, j'ai renfermé la moralité qu'on peut tirer de ce conté dans des vers que je vais te dire. Alors le roi récita a Blondel des vers dont voici le fens: Belles qu'un trifte aveuglement D'ambitieux deffeins , & le défir de plaire , Font faire fi légèrement Un dangereux engagement, Une démarche téméraire : Ah ! tremblez de 1'évènement! Souvent fous les dehors d'un deux empreffement D'un cceur officieux & d'une ame obligeante, C'eft 1'efprit malin qui vous tente, Pour vous perdre éternellement. Et s'il vous trompoit finement, Si quelque promeffe imprudente Vous conduifoit enfuite a la cruelle attente, Oü vouf expoferoit votre fatal ferment ; Vous ne trouveriez maintenant j Pour réparer de tels dommages,  ii8 la Tour ténébreuse. Aucuns jeunes héros venus de hauts parages; Mais vous trouveriez feulement Certains gros financiers, qui, frauduleufement, Chercheroient cent moyens pour vous mettre a leur» gages. Soyez donc dans ce tems, jeunes &beauxobjets, Sur vos gardes plus que jamais. Quand ces vers furent finis, Blondel, après avoir donné aux ingénieufes fidions du roi fon maitre les louanges qu'il crut leur devoir, fe retira d'auprès de ce prince, & al!a encore tout de nouveau rêver aux moyens de le faire fauver de fa prifon. En attendant ce moment qu'il fouhaitoit avec tant d'ardeur, il eüt bien defiré pouvoir écrire des nouvelles du roi a la reine fa mère, & a quelques feigneurs anglois dont il étoit ami particulier, & qui étoient pleins de fidélité & de zèle pour leur roi, dont ils ignoroient cependant le fort. Mais Blondel n'ofoit confier a qui que ce fut des lettres pour 1'Angleterre, de crainte d'être trahi. II ofoit encore moins les confier aux voies ordinaires, fachant que telle étoit la tirannie de l'empereur, qu'il faifoit fans ceffe ouvrir toutes les lettres qu'on remettoit aux courriers publics. Blondel étoit donc dans une incertitude cruelle, ne voulant pas commettre au hafard un fecret auffi important pour le fervice de fon maitre, qu'étoit  CONTES ANGLOIS. 120 qu'étoit celui de fon féjour dans la prifon de ce prince. D'un autre cöté , il auroit été ravi d'écrire en Angleterre pour en avoir des confeils & des fecours. Enfin, voyant qu'il ne le pourroit faire fans un danger trop apparent,il fe détermina a garder le filence, & fe faifoit des idéés bien flatteufes lorfque dans de certains momens il efpéroit que peut-être par fa feule adreffe il pourroit réuffir k öter le roi de captivité; car il n'envifageoit pas un médiocre plaifir k tirer fans rangon des mains de l'empereur un prifonnier qu'il avoit fait arrêter avec tant d'injuftice & de perfidie. A force de chercher dans fon efprit des moyens pour exécuter ce projet, il crut enfin en avoir trouvé un bien fur. Le conciërge, qui étoit perfuadé de fa fidélité, lui confioit fouvent, fans aucun fcrupule, non-feulement les clefs de la chambre du roi Riehard, mais encore les autres clefs des galeries, & même de la groffe porte de la tour. Mais néanmoins, malgré la confiance que eet homme avoit en Blondel , il étoit obligé de lui remettre tous les foirs le paquetde clefs entre les mains, & le conciërge, par babitude, les mettoit fous fon chevet. Mais Blondel ne laiffa pas de profiter de la difpofi' tion qu'il avoit de ces clefs pendant la journée. II fit dans de la cire les empreintes de toutes Tornt XII. I  130 la Tour ténébreuse. celles qu'il crut néceffaires k Ion deffein, puis il trouva des prérextes pour obtenir du conciërge la permiffion d'aller faire un petit voyage a Vienne; car il ne vouloit confier k aucuns des ferruriers de Lints le foin de faire les clefs dont il avoit befoin. Cette ville étoit fi peu grande Sc fi peu éloignée de la tour, qu'il voyoit bien qu'il y feroit dans un trop grand danger d'être reconnu, 8c d'y voir fon deffein découvert. II ne balanca donc point k prendre la réfolution de ne fe confier qu'a un ouvrier de Vienne. Le conciërge , qui 1'aimoit, Se qui fe repofoit fur lui de diverfes fortes de foins, le vit avec regret fe difpofer k faire le voyage de cette grande ville, & le pria beaucoup qu'il fut court. Blondel le lui promit, 8e annonca cependant au roi fon prochain départ Sc fes projets. Ce prince lui en témoigna fa reconnoiffance par mille careffes obligeantes , 8e ouvrit de nouveau fon cceur a 1'efpérance. Les idéés flatteufes qu'elle lui donnoit, le mettant dans une agréable fituation d'efprit, Blondel, qui ne devoit partir que le lendemain affez tard , ie pria de vouloir bien encore lui conter quelqu'une de ces fables qu'ü avoit compofées dans Ja tour. Le roi, qui étoit pénétré de tous les procédés de Blondei, 6c qui ne cherchoit qu'a faire  CONTËS A N G L Ö 1 §4 i$t plaifir a un homme qui lui étoit fi dévoué; céda avec bonté a fes defirs, & lui récita le conté que je vais rapporter. Si Fon vouloit bien avoif la bonté de fe fouvenir de 1'avertiffement quë j'ai donné avant le conté de Ricdin-Ricdon, ort m'épargneroit le foin d'avertir de nouveau que je ne conferverai point les termes du roi Riehard en racontant les fables de fa compofition J mais je déclare ici une fois pour toutes, qué dans tous les contes & toutes les hiftoriettes de ce roi, que je mettrai au jour, je fuivrai la route que j'aifuivie dans Ricdin-ricdon. Si, comme k beaucoup d'autres voyageurs du pays de Fiction^ mon fort eft de m'égarer dans ce pays, plus difficile k traverfer qu'on ne penfe , il vaut atttant que je m'égare dans la route que j'ai choifie, que dans Une autre. lij  i3* la Tour ténèbreuse; U ROBE DE SINCÉRITÉ, CONTÉ. philofophe de m de Crète, nommé Mifandre, naturellement homme de bien, mais bizarre dans fes manières, & extraordinaire dans les fentimens , s'étoit néanmoins marié k une femme qui avoit de la beauté & de la vertu; mais cette femme étoit d'un caradère fi fauvage & fi mélancolique , que ce fond d'humeur chagrine fe joignant au malheur qu'elle avoit d'être unie k un époux qui avoit très-peu de fortune & beaucoup de caprices, elle étoit devenue fi exceffivement aigre & trifte, & enfin d'un fi mauvais commerce, qu'on 1'avoit furnommée Chafferis, & ce nom lui étoit demeuré. Du mariage de ces deux époux grondeurs, il n'étoit refté qu'une fille unique, & c'étoit un grand bonheur pour eux, car 1'indigence de Mifandre avoit augmenté fans ceffe avec fes années. II étoit d'une familie noble, mais fon père ne lui avoit pas laiffé,  CONTES ANGLOIS. 13 J a beaucoup prés, affez de bien pour fe foutenir dans fon état avec quelque tranquillité, 8e il n'avoit point voulu prendre de profeflion: il méprifoit prefque toutes celles que le général des hommes effime le plus. La profeffion des armes lui paroiffoit cuieufe par mille raifons bourrues qu'il alléguoit: la magifirature & le barreau ne lui plaifoient pas davantage; 1'une , paree qu'on ne 1'exergoit pas dans le monde d'une manière conforme a fes idéés ; 1'autre , paree que 1'éloquence lui paroiffoit un art méprifabie. II traitoit de bagatelles , d'amufemens vains 8c d'inutilités, ce que les hommes appelent affaires, négoce 8e beaux arts, 8e difoit qu'il ne falloit s'appliquer uniquement qu'a rechercher la vérité; Se ce qu'il y avoit d'étrange, c'eft qu'il faifoit confifter la recherche de cette prétendue vérité, dans quelques miférables argumens de rr.étaphyfique que perfonne n'entendoit, 8e qu'il n'entendoit pas lui-même, 8c dans quelques frivoles raifonnemens de phyfique , qui n'étoient pas moins ridicules ni moins obfeurs. Cependant croyant pofféder les plus fublimes clartés, du haut de fon efprit lumineux il regardoit en pitié les épaiffes ténèbres du refte des hommes. II déploroit Paveuglement de ceux qu'il voyoit s'appliquer a fe rendre Iiij  J34 IA TOVR TÉNÉBHSUSE, habiles en politique & en hiftoire. II n'avoit pas plus d'eftime pour Ia poéfie, qu'il en avoit pour 1'éloquence; mais, s'il méprifoit beaucoup les belles lettres, il ravaloit encore bien autrement les beaux arts. II parloit fans ceffe de la manière la plus infultante du monde de Ja peinture & de la mufiqué; & comme s'il fut voulu fe venger des défordres qu'une ima$ination gatée avoit fait dans fon cerveau il décrioit fans relÉche 1'imagination. Cependant toutes bizarres qu'étoient les vifions de ce philofophe, il ne laiffa pas pendant quelque tems d'eblouir un certain petit nombre de perfonnes, qui 1'écoutant avec applaudiffement prononcer de grands mots qu'elles n'entendoient pas voulurent recevoir des legons de lui pour tacher de les comprendre. Mifandre fut donc érigé en maïtre de philofophie, & en retiroit une utilité dont fe reffentoit fa familie. Mais fes écoliers qui ne purent jamais rien entendre a fes fantafques raifonnemens, dont la raifon étoit toujours bannie, fe dégoütèrent bientöt de fon ténébreux favoir, & ne furent pas long-tems fans congédier un tel maitre. Voila donc Mifandre retombé plus que jamais dans 1'indigence, car fon patrimoine diminuoit tous les jours. Comme ü étoit bien éloigné d'avoir affez de revenu  CONTES ANGLOIS. ^3 5 pour faire fubfifter fa familie, il vendoit fouvent de fon fonds; & il fit tant de fois ufage de ce recours , qu'enfin il fe trouva n'avoir plus rien du tout. Sa fille cependant commencoit d'entrer dans fa dix-neuvième année; Herminie, c'eft ainfi qu'on 1'avoit nommée, étoit belle, bien faite, & avoit toutes les qualités qui peuvent rendre une jeune perfonne aimable ; néanmoins il ne s'étoit encore préfenté aucuns partis pour elle. La mauvaife fortune & 1'humeur bizarre du philofophe avoient épouvanté tous ceux a qui les charmes de cette belle fille avoient fait fentir du penchant a 1'époufer. Malgré le mauvais état de fon fort, Herminie ne fentoit aucun chagrin de fe voir fans amant: elle n'avoit ni ambition ni coquetterie, & étoit née avec une certaine fermeté d'ame qui lui faifoit recevoir tranquillement toutes les dif?.races qu'il plaifoit au deftin de lui envoyer!' Elle ne tenoit en aucune manière des travers d'efprit de fon père , & ne tenoit pas davantage de 1'humeur aigre & grondeufe de fa mère : elle ne reffembloit k cette mère que par la vertu & par la beauté. Elle avoit de grands yeux noirs, fi pleins de feu , de douceur & de vivacité , que par leurs regards brillans & tendres, il étoit aifé de démêler I iv  »3« la Tour tenèbreuse; f de refprit & la bonté de'l'ame de celle qu, les anïmolt. Elle avoit le nez parfotement bien fait, ]a bouche admirable, le tont d une blancheur a éblouir, & les cheveux d un beau noir luifant & Iulfré. C'étöh 1'agréaWe mélange de noir & de blanc que faifoit 1 extreme blancheur de ce teint, & Ie beau nou de fes cheveux, qui lui avoit fait donner le nom d'Herminie. Quoiqu'elle eüt été élevée dans le fein d'une familie farouche , oil ron ne fe rëpandoit bien rarement dans la fociété , les charmes dont elle etoit partagée 1'avoient toujours fait remarquer avantageufement; & par fa beauté fa douceur & fespetites manières engageantes, des fon enfance,elle s'étoit attirée la bienveillance de tout le monde. Elle ne pouvoit sempecher d'avoir de 1'inclination pour la plupart des chofes que fon père haïffoit le pluselle chériffoit avec ardeur les belles Iettres & a mufique, & avoit une fi forte paffion pour la peinture, que dès 1'age de fept ans eIIe deffinoit de put génie, ce qui lui avoit attiré de ternbles gronderies de Mifandre, qui don«oit le nom de penchant pernicieux au goüt quelle avoit pour ce bel art. Chafferis, qui etoit une mère de familie exceffivement agiffante, menant une vie apre & laborieufe en-  Contes Anglois. i37 rtemie de tout plaifir, ne pynant jamais de repos, & n'en laiffant jamais prendre aux autres; Chafferis, dis-je, prétendoit qu'en tout Herminie fe reglat fur fon modèle, & vouloit que cette belle fille n'apprït qu'a coudre, k filer, & k bien faire aller fon ménage. D'un autre cöté Mifandre vouloit lui remplir la tête de fes creufes rêveries de métaphyfique, & des chimères de fon nouveau fyfiême du monde. Mais 1'aimable Herminie ne fe fentit aucun penchant k devenir la victime de fes vifions philofophiques, &C ne fe trouva pas plus difpofée k ne fe bornef uniquement 1'efprit qu'aux occupations vulgaires. Elle avoit appris admirablement bien tous les petits ouvrages qui conviennent aux perfonnes de fon fexe : elle y travailloit avec autant de plaifir que d'adreffe, & ne fe prenoitpas moins habilement k régler 1'économie d'une maifon ; mais elle croyoit qu'après avoir rempli avec exactitude les devoirs de fon état, il lui étoit permis enfuite de fatisfaire 1'innocente inclination qu'elle avoit de donner a fon efprit des connoiffances auffi nobles que divertiffantes. Elle lifoit donc avec avidité Phiftoire, la fable, les poéfies, les orateurs & les écrits oii s'apprennent la morale que Pon doit pratiquer pour vivre avec honneur & avec agrément dans la fociété civile.  138 la Tour ténébreuse. Herminie tiroit un fruit merveiüeux de toutes fes leöurel; mais il falloit s'en cacher de Mifandre & de Chafferis avec un foin extreme. Comme elle étoit auffi laborieufe que fa mère, & naturellement très-vive, elle tra-vaiiloit le jour aux ouvrages de fille , & lifoit une partie de la nuit. Elle avoit une voffine nommée Philantrope, qui dès fon enfance 1'avoit prife en amitié. Cette voifine, qui avo.t beaucoup de vertu & l'efprit trèscultivé, avoit prêté des livres fecrettement * Herminie auffi-töt qu'elle avoit fu lire, & avoit toujours cherché k lui faire plaifir en toutes fortes d'occafions. Sa bienveillance ofncmüe avoit été le plus grand bonheur qu'Herminie eüt jamais eu; car, non-feulement Philantrope avoit des lumières dans les belles lettres plus que n'en ont ordinairement les perfonnes de fon fexe, mais encore elle favoit parfaitement ia mufique, & avoit dans ia peinture des talens fort diftingués. Elle favoit peindre a l'huile avec beaucoup de nobleffe ; mais fur-tout, elle peignoit en miniature d'une manière fi correfte & fi gracieufe, que chez les connoiffcurs fes tableaux avoient la réputation d'être des ouvrages finis. Elle trayailloit ordinairement au portrait : elle fe plaifoit beaucoup plus a y exercer fon pinceau  Contes Anglois. i 39 que fur des fujets hiftoriques, quoiqu'elle fut auffi tres - habile a peindre en hiftoire. Auffi obligeante qu'éclairée, elle avoit fecondé de tout fon pouvoir le penchant premature qu'Herminie avoit pour la peinture, & lui avoit communiqué avec beaucoup de foin tout le favoir & les talens qu'elle avoit dans eet art charmant. Mais pour inftruire Herminie a bien deffiner & a peindre gracieufement, il fallut fe donner beaucoup de peine, car on étoit obligé de s'en cacher exacfement de Mifandre. Pour Chafferis, elle n'ignoroit pas tout a fait que Phüantrope montroit a peindre k fa fille ; mais paree que cette jeune perfonne & elle avoient regu mille fois de bons offices de cette obligeante amie, qu'elle favoit qu'elle étoit une veuve fans enfans , riche & toujours difpofée k leur faire de nouveaux plaifirs, elle n'avoit ofé réfifter aux prières que Phüantrope lui avoit faites dans tous les tems, d'envoyer fouvent Herminie paffer des journées avec elle. Cette aimable écolière profita parfaitement bien des lecons de fa maitreffe : mais , néanmoins différente de cette favante femme, elle fe fentoit un penchant particulier a traiter des fujets hiftoriques; auffi charmoit-elle bien plus k repréfenter Daphné changée en laurier,  ï*o la Tour ténébreuse, ou Diane avec fes nymphes chaffant dans le* forêts, qu'elle ne charmoit k faire un fimple portrait, quoique dans tous les genres ou elle travailloit, elle fit briller beaucoup d'élégance & de nobleffe. Etant donc déja parvenue a une grande habileté dès le bel age oii elle étoit, & voyant 1'état facheux des affaires de fon père, elle fe réfolut de fe fervir de fes talens en peinture pour fe faire un petit fecours contre la mauvaife fortune. Elle fit part de fon projet k Philantrope, mais cette généreufe amie ne voulut pas qu'elle 1'exécutat. Je fuis bien fachée, lui dit-elle en 1'embraffant, de ce que je n'ai qu'un bien fi médiocre, ayant les fentimens que j'ai pour vous; mais tel qu'eft ce bien, je me flatte que vous voudrez bien Ie partager avec moi, & j'efpère qu'il ne laifléra pas d'être fuffifant pour nous faire mener une vie commode avec ceux de qui vous tenez la naiffance ; venez donc au plutöt tous trois dans ma maifon que je vous prierai de regarder comme la votre. Herminie témoigna a Philantrope la vive reconnoiffance que méritoit la générofité de fon procédé; mais malgré la facheufe fituation oü elle fe trouvoit, elle ne pouvoit fe réfoudre k accepter fes offres obligeantes, a caufe des humeurs capricieufes de Mifandre & de Chaf-  CONTES ANGLOIS. 141 feris, dont elle craignoit que Philantrope n'eut par trop a foufFrir, & ne fe rebutat enfin après quelques mois de patience ; cependant elle vouloit tout le tems de fa vie donner fes foins les plus ardens a fon père & a fa mère, qui, malgré leurs bizarreries, lui étoient fort chers; néanmoins Philantrope la pria fi tendrement & de fi bonne grace d'accepter ce qu'elle lui offroit, qu'elle y confentit enfin, a condition toutefois qu'elle &c fa familie n'iroient point loger dans la maifon de cette généreufe amie, qu'elle ne füt de retour d'un voyage que 1'utilité de fes affaires 1'obligeoit abfolument a faire a un port des plus éloignés de la capitale de Klei Cela fut donc arrêté ainfi; & en partant, Philantrope laiffa a Herminie une fomme d'argent qui étoit plus que fuffifanté pour foutenir fa familie dans une commode abondance jufqu'a fon retour. Les deux amies fe féparèrent avec les plus vives marqués de tendreffe; mais comme le dcftin fembloit être conjuré pour perfécuter Herminie, a peine Philantrope étoit-elle arrivée a la ville maritime oh fe bornoit fon voyage, qu'allant fe promener a la campagne fur le bord de la mer, elle fut enlevée par des Pirates. Herminie , plus par amitié pour Philantrope, que pour fon propre intérêt,  I4i LAT0URTÉNLBREuS£. penfa mourir de.douleur quand elle apprit cette nouvelle. Mais pour les héritiers de Phüantrope, üs ne fongèrent qu'a s'emparer au plutot de tout fon bien, fans penfer le moins du monde a fe donner des foins pour tacher de decouvnr oü les Pirates 1'avoient conduite: «m contraire, il fembloit qu'ils appréhendoient d en etre inftruits, de crainte d'être obligés de firn-fa captivité en payant une rancon. Hermime, qui avoit des fentimens tout opnofés, fit vainement toutes les perquifitions qui étoient T {°n P°"™ir: malgré tous les mouvemens & toutes les peines qu'elle fe donna, elle ne put rien apprendre du fort d'une amie fi chère& en perdant tout efpoir de la revoir jamais,' elle refta comme accablce fous le poids de fes cnagnns. Cependant elle fentoit bien qu'elle alloit retomber dans les inquiétudes domefiiques dont les foins genéreux de Philantrope 1'avoient déjmeepour quelque tems. Mifandre avoit vendu jufquau plus petit refie de fon patrimoine • il W lui reftoit plus que quelques meubles qui alloient a fort peu de chofe. Tandis qu'on s'aida de ces malheureux reftes de fonnaufrage pour la fubfiflance de fa familie, avec laquelle il s etoit retiré a la campagne, Herminie travaüla pendant plufieurs mois a des tableaus, oü elle  CO N TES ANGLOIS. 143 traita de gracieux fujets d'hiftoire; mais quoi> qu'elle y réufsit avec beaucoup de goüt &C d'élégance, comme elle n'avoit point une cabale qui la prönat, on fit peu de compte de fes tableaux, oc Pon n'en donna qu'un prix fort au-deffous du médiocre ; car ce fiècle-la étoit déja comme d'autres qui Pont fuivi longtems après, ou les plus rares talens dans les beaux artstombent triftement dans Poubli, s'ils ne font étayés par des proteflions : déja le faux mérite foutenu d'une cabale, opprimoit le vrai mérite aeftitué d'appui. Mais revenons a Herminie, fon père qui s'étoit autrefois révolté contre fes talens en peinture, offenfé au dernier point de les voir fi mal reconnus, 8c enfin irrité jufqu'a Pexcès contre fon fiècle, fe réfolut de s'en venger de la manière que nous dirons tantöt, après que nous aurons parlé un peu au long du roi de Crète, dont notre philofophe étoit fujet, Ce roi étoit un jeune prince nommé Clearque, né avec d'affez belles qualités perfonnelles. II étoit d'une figure aimable, avoit de la valeur & de la libéralité ; mais, du refie , il étoit'foupconneux , défiant, entêté dans-fes préventions, & fuperfiitieux k un tel point, qu'il donnoit aveuglément dans toutes les erreurs populaires. Ce prince avoit une fceur  f44 ta Tour tÉnébreuse. nommée Elifmène, qui fembloit avoir recu des cieux tous les dons qui font propres k charmer. Ede.avoit une taille admirable, un port de deefle, & un vifage dont tous les traits étoient egalement,réguliers & agréables. Elle avoit les cheveux chatains , le teint auffi blanc qu'uni, &- reIevedlln Iéger vermiIIon ^ cblouiffintej&ron voyoit dans fes grands yeux bleus, adoucis d'une paupière brune, autant de feu que de douceur. Les qualités de fon ame n étoient pas moins k admirer que celles de fa perfonne. Elle avoit une grandeur ' de courage au-deffiis de fon fexe, une droiture & une générofité héroïques, & une bonté gracieufe qui lui attiroit tous les cceurs. Cette belle princeffe avoit affez fouvent k fouffrir des caprices du roi fon frère, quoiqu'elle fut la plus douce & la plus complaifante perfonne du monde. Ce prince changeoit fi fouvent de fentiment, que ce n'étoit pas même une médiocre affaire que de les étudier. Clearque ne laiffoit pas d'aimer les plaifirs ; ceux de la chaffe & des jeux guerriers le touchoient fur-tout particulièrement. Dans le tems que Mifandre & fa familie languiffoient k la campagne , un jour que le roi de Crète donnoit k fa cour une fête , dans laquelle »1 y avoit des courfes de chariots, des combats de  CONTES ANGtOIS. 145 de javelots, des lutteurs Sc d'autres fpeÖacles, on vit paroitre dans tous ces divers jeux un jeune inconnu, qui fe diftingua autant par fon adreffe, que par fa bonne mine Sc fa magnifieence. II eut tout 1'honneur de cette journée» II remporta le prix avec les applaudiffemens de la cour Sc les acclamations du peuple, 82 fit paroitre dans toutes fes aftions Sc dans tous fes procédés une grace Sz une générofité fans égales. Le foir, il y eut bal chez la princeffe, Sc le jeune étranger n'y brilla pas moins qu'il avoit fait dans les autres divertiffemens ; Sc comme c'étoit de la main d'Elifmène qu'il avoit rec^i les prix, il avoit déja eu des occafions de lui parler; il en trouva encore au bal, SC il fit voir dans fes difcours autant d'efprit Sc de politeffe, qu'on avoit remarqué d'agrément dans fes manières. Le roi le combla d'honneurs Sc de careffes » Sc témoigna une forte envie d'apprendre qui 4 étoit. II pria ce prince de permettre qu'il reftSt feulement encore quelques jours inconnu a fa cour, Sc Paffura qu'enfuite il fatisferoit avec joie fa curiofité. Cependant Clearque lui donna un appartement dans fon palais; Sc Py fit fervir avec beaucoup de magnificence. La fuite de Pétranger n'étoit pas nombreufe ; mais tous ceux qui la compofoient , paroiflbient , ;\ Tome XII, K  i4& la Tour ténébreuse. leur air , des gens de grande diftinaion. Cet aimable inconnu trouva bientót occafion de dire k la princeffe qu'il 1'adoroit, & qu'il n'étoit venu dans 1'üe de Crète, que pour lui offrir un cceur dont les charmes de fon portrait avoient déja triomphé en Theffalie. Mais elle ne put s'offenfer de fa déclaration ; car il lui apprit en même tems qu'il étoit le prince Telephonte, fils du roi de Chypre. II marqua k Ehfmène qu'il étoit sur d'avoir, pour les nceuds qu'il fouhaitoit, 1'agrément du roi a qui il devoit le jour, qui ne manqueroit pas d'envoyer des ambaffadeurs la demander. II ajouta qu'il fe flattoit qae le roi Clearque ne lui refuferoit pas fon appui auprès d'elle; mais il proteffa qu'il ne vouloit devoir le don précieux de fa main, ni aux foins du roi de Chypre , ni aux ordres du roi de Crète. Je ne veux, madame, pourfuivit.il, vous obtenir que de vous-même : ce n'eft que par la refpeflueufe paffion que j'ai pour vous, & par mes tendres fervices, que j'ofe afpirer k acquérir une place dans votre cceur. C'eft la crainte que j'ai eue qu'une trop fcrupuleufe obéiffance ne vous portat k gêner vos volontés, qui m'a fait cacher mon nom & ma naiffance au roi votre frère jufqu'A ce que je fuffe inftruit de vos fentimens. Si mes glorieufes prétentions ont Ie malheur de vous déplaire,  CONTES ANGLOIS. 147 ce prince ne faura jamais qui je fuis; mais fi vous daignez ne pas défapprouver mes deffeins , je les ferai connoitre au roi de Crète , & j'efpère qu'il y fera favorable. Elifmène avoit écouté avec tant de furpriie & de trouble le difcours du prince de Chypre, qu'elle refta quelque tems fans avoir la force de lui répondre. Enfin la rougeur fur le vifage & la confufion dans les yeux, elle lui dit d'un air embarraffé, qu'elle étoit abfolument foumife aux volontés du roi fon frère, &£ qu'elle fe feroit toujours une gloire de lui obéir. Telephonte la preffa de lui déclarer naturellement fi elle ne fe fentoit point d'averfion k fon égard , lui jurant de nouveau que s'il étoit affez malheureux pour lui déplaire , il fe garderoit bien de la demander au roi fon frère, ne voulant pas 1'expofer a fouffrir qu'on fit violence k fes inclinations. Elle affura Telephonte qu'elle ne favoit ni aimer ni haïr, mais qu'elle favoit feulement obéir ; puis, avec un redoublement de rougeur, elle ajouta qu'a fon égard, il avoit tort de craindre fon averlion, puifqu'un prince tel que lui étoit plus propre a faire naitre 1'eftime que la haine. Après ces mots, interdite , & tremblant d'en avoir trop dit, la princeffe de Crète rappela auprès d'elle les dames qui, par refpecf, s'en étoient éloignées ; & tout K ij  J4§ la Tour ténébreuse. le refte du jour Ia converfation fut générale' Cependant le prince de Chypre , tranfporté d amour pour Elifmène, & ravi de ce que cette charmante princeffe n'avoit point recu défobligeamment 1'ofTre de fes vceux, apprit au roi de Crete qui ,1 etoit. Ce roi donna mille marqués de joie a cette nouvelle, & rendit avec éclat au rang de Telephonte tous les honneurs qui lui étoient dus Clearque bruloit d'envie de favoir pour quelle raifon le prince de Chypre étoit venu dans fes etats, mais il n'ofoit le demander ouvertement a ce prince; il fe contenta de faire des queftions fur ce fujet k un jeune chevaüer de la fuite de Telephonte, qui paroiffoit un des premiers favoris de fon maitre. Ce Chevaher , qu'on nommoit Leandrin, avoit en effet une grande part dans la confiance de Telephonte ; mais il ne trouva pas k propos dmformer le roi de Crète des fecrets de ce prince. Ce fut Telephonte lui-même qui 1'en inftruflit. Après que mille petites chofes qu'il remarquoit chaque jour avec une joie infinie 1 eurent encore perfuadé que 1'offre de fa main ne déplairoit pas a Elifmène, il déclara au roi de Crete 1'amour qu'il avoit pouf e„ ^ demanda fa proteöion auprès de cette princeffe, & ajouta que s'il daignoit approuver l^s  CONTES ANGLOIS. 149 deffeins qu'il avoit pour cette charmante fceur , le roi de Chypre envoyeroit au plutöt la lui demander par une ambaffade folennelle. Clearque affura Telephonte en 1'embraffant, que rien ne pouvoit lui être plus cher que 1'alliance d'un prince auffi accompli qu'il 1'étoit. II le mena enfuite chez Elifmène, & la pria de regarder Telephonte comme un prince qu'il lui deftinoit pour époux, &C qui méritoit tout fon attachement par fes belles qualités. La princeffe répondit au roi fon frère avec beaucoup de déférence & de modeftie ; mais au travers de fes manières modeftes & foumifes , on démêloit qu'elle obéifToit fans dégout a 1'ordre qu'on lui donnoit d'avoir de la confidération pour Telephonte. Ce prince lui dit mille chofes auffi fpirituelles que galantes. Puis il ajouta : Malgré la force des nceuds qui m'attachent auprès de vous, madame, je ferai contraint de vous quitter bientöt pour obéir aux ordres du roi mon père , qui me rappellent inceffamment en Chypre , pour affifter a la cérémonie du mariage de la princeffe Celenie ma fceur, qu'un ambaffadeur de Lemnos dolt époufer dans peu de tems au nom du roi fon maitre. Mais, madame , pourfuivit Telephonte, quelques rigoureufes que foient les peines que me coütera votre abience , j'en fentirai adoucir la rigueur Kiij  150 la Tour ténébreuse. par la glorieufe permiffion que le roi votre frère m'a donnée. Celgrand prince vent bien qu'auffi-töt que je ferai arrivé en Chypre, le roi mon père envoie lui annoncer folennellement quel eft 1'honneur & ]a félkité oii j'afpire. Après quelques femblables difcours, Clearque , qui ne pouvoit refter long-tems en même beu , fortit & emmena Telephonte. En s'en allant, ce prince fit figne k Leandrin de refler auprès d'Elifmène ; & ce favori, qui avoit beaucoup d'efprit, comprit aifément que fon maitre fouhaitoit qu'il entretint la princeffe de fon amour. II s'en acquitta en habile homme; mais en faifant, avec beaucoup d'adreffe, la peinture des fentimens paffionnés de Telephonte , il n'oublia pas non plus de donner une belle idéé du caraflère de ce prince. En racontant certaine de fes aöions, il fut infinuer finement quelle étoit la droiture & la grandeur , de fon ame, Ia générofité & la délicateffe de fon cceur, 1'intrépidité de fon courage, & la valeur de fon bras. II eft vrai cependant que malgré le zèle extréme que Leandrin avoit pour Telephonte, le portrait qu'il en fit n'étoit point flatté. Ce jeune prince avoit toutes les qualités d'un héros; auffi étoit-il tendrement chéri du roi fon père, & adoré des fujets de ce mo-  CONTES ANGLOIS. 1*1 «arque. La princeffe de Crète écoutoit ayec ETcoup de plaifir tout ce qu'on lm racontoi fon cceur prenoit un vif mteret , & v . nuyoit pas, lorfqu'il eut firn les dffcoursquon vientdemarquer^lrepnt^nfi: Le prince mon maitre, apres avorr- f no nlem/nt répondu au. foins que on s e 01 donnés Pour fon éducatton & donné de fameufes preuves de • i„ 1'^nfance. dans la dernicre —cerne„i ■ e, e , ^ TZi ;;;è £,** >°* ** ,^ ca me, demanda la permiffion au ro> Telanor répaadit bien des larn.es a fon depart, & tóute vegret extréme. Comme (avois Win  fe» la Tour ténÉbreuse. d'être élevé auprès du prince Telephonte, & qud m honoroit de fes bonnes griices ie n'a I"S^ttééloignédehli'&ie^-ncore" deflme a le fu,vre dans fes voyages Nous parcourümes divers pays de la Grèce coup d occanons fon mtrépidité, 1'élévation de fon ame & la folidité de fon comme je vous ai raconté tanrót /madame "neparnedefesaventuresglorieuf^jev^ P^ p-romptement au récit d'une 'nutte 2 mour fL,t fans do«teVIefeul guide qui le CO dmfit. Solhcité par |es fouhjts ^ J ^ypre, lorfque, paflknt inconnu è Lariffe capitale de TlWTaÜP .Q • • » t i neualie , ce jeune prince om" -me fortlapeinture,alIacheZun p^ pi- fameux de cette célèbre ville , dans le deffem d'y acheter des tableaux. II y en v puffieursdignesdefacuriontéimaisLquile frappa le plus vivement, ce fut Ie po) * dune raviifante brune, qui avoit de 'nds yeux bIeus, dont onne pouvoit aff^g es charmes brillans,& la noble & fpiritu e douceur. E,fo,m3dame,onjugerablT; »e feroit ,mpoffible de déerire totnes les r es de cette pemture, quand on faura que c'éto lePortraitdePillu&epHnceffedeCg Cet0lt  contes Anglois. i 5 3 Elifmène rougit a ces mots, & interrompit Leandrin en fe défendant avec beaucoup de modeftie des louanges qu'il donnoit a fa beauté. II lui répondit en homme qui n'étoit pas un fade' louangeur, & qui favoit répandre fon encens avec autant d'efprit que de politeffe, puis il reprit Ie fil de fon difcours en ces termes: Le prince Telephonte ayant demandé avec un empreffement extréme quelle étoit la merveitleufe perfonne que repréfentoit ce portrait, après qu'on lui eut répondu que c'étoit vous , madame, une femme qui tenoit une palette & des pinceaux, s'avanca, & lui dit: Seigneur, quoique les charmes de la belle princeffe que vous voyez repréfentée ici, foient fans égaux fur la terre, je puis vous affurer que les beautés de fon ame font encore beaucoup au-deffus de celles de fon vifage. II femble que le ciel ait voulu réunir dans fa perfonne toutes les vertus & toutes les rares qualités qui peuvent rendre une princeffs accomplie. 3'en puis parler favammcnt, continua cette femme; car, nonfeulement je fuis née fujette du roi fon père, mais encore la feus reine de Crète fa mère m'honoroit de beaucoup de bïenveiiiance : ainfi j'ai vu de prés Padmirable enfanee de la princeffe Elifrrfèrie, & j'ai toujours vu croitre  154 la Tour ténébreuse. fes vertus avec fon age ; & quand ma mauvaife tortune m'a arrachée de 1'ïle de Crète, elles étoient parvenues k un fi grand point de perfecbon, qu'il fembloit qu'elles ne pouvoient plus augmenter. Telephonte écouta avec une avidité extréme tout ce que lui dit cette femme, & hu fit mille queftions fur le fujet de la belle princeffe, pour qui il fe fentoit déja une admiranon fans bornes. L'étrangère y répondit toujours d'une manière qui fit plaifir k ce prince; & >1 lui fut fi obligé de toutes les chofes agreables qu'elle lui avoit dites, que s'intéreffant pour elle, il lui demanda par quel malheureux incident elle avoit été arrachée k fa patrie. Hélas ! feigneur, lui répondit-elle en foupirant, comme je me promenois dans notre ile fur les bords de la mer, de barbares pirates m'enïevèrent, Sc malgré mes ardentes pnères, ne voulurent jamais permettre que je donnaffe de mes nouvelles en Crète pour en faire venir une rancon, craignant fans doute que fi le roi de Crète venoit k avoir quelque connoifiance particulière de leurs rapines, il ne fongeat bien férieufement k leur faire faire la chaffe fur toutes les mers qui 1'environnent. Enfin , foit par cette confidération - la ou par d'autres, les cruels qui m'avoient fait efclave ne voulurent jamais confentir a me laifler  CONTES A N G L O I S. 155 racheter ma liberté, & me mirent entre les mains d'un marchand, qui, a caufe des talens que j'avois dans la peinture, me vendit dans cette ville au peintre fameux dont vous voyez ici les tableaux. Ah ! interrompit Elifmène , a ce récit de talens en peinture , je crois connoïtre la vertueufe Philantrope, qui fut enlevée par des corfaires fur nos cötes, il y a fix ou fept mois. Oui, madame, répondit Leandrin, c'eft ainfi que fe nomme cette fage Cretoife, qui connoit fi bien toutes vos rares qualités. Et d'oii vient, repartit la princeffe, que vous ne nous avez pas inftruits dès en arrivant en Crète du lieu de fa captivité, afin que nous tachions promptement de la faire finir ? C'eft, madame, répliqua Leandrin, paree que c'eft une chofe qui n'eft pas poffible que dans quelque tems d'ici, comme vous 1'allez apprendre par la fuite de mon difcours. Après ces mots il reprit ainfi : Le prince Telephonte offrit avec empreffement a Philantrope de payer fur le champ au peintre tout ce qu'il voudroit exiger pour le prix de fa liberté. Hélas ! feigneur, lui répondit-elle, tel eft le malheur qui me fuit, que je ne puis profiter des effets de votre généreufe bonté : ce qui devoit foulager la pefanteur de mes chaines en augmente le poids : j'ai fait connoitre au peintre è qui je  iy<5 la Tour ténébreuse. tomce que }e fai en peinture , croyant menatt3rerplusdeconfidération:cethornL3 comme vous voyez, eft un grand maitre dans Ia pexntureè I'huile; rr,aiS il n'a aucuns talens dans la mimature , & ne veut point abfolufflent confentir a me rendre la liberté, mie je *ate rendü fa fille habile dans ce genre : il eft vra, que je 1'y ai déja trouvée très-inftruite, & qu elle y fak chaque de ^ ^ FOgres; mais cependant, malgré fon applicaüonaffidue, & bW&ude de mes foins ,il fe Panera encore beaucoup de tems avant qu'elle fat dans la perfeöion oü fon père prétend que ïelamefte;,amfi,je vois avec une extréme douleur que le moment de ma liberté eft encore b:en éloigné. Ce n'eft Pas, continua Philantrope, qu'ils ne me traitent tous dans cette «mulle avec la même confidération & les mêmes egards que fi j'étois leur proche parente; mais quelque douceur qu'ait 1'efclavage, il ne peut jamais plaire, fur-tout a une perfonne comme moi qui fuis nc'e avec un fi grand amour pour Ia hberte, que malgré Ia vénération que j'ai pour la mémoire de la feue reine de Crète & Ie zèle infini que je fens pour la eharma'nte princeffe Elifmène, je fongeai è me retirer de la cour auffi-tót que notre grande reine fut morte, haiflant jufqua 1'image de la captivité,  CONTES ANGLOIS. I 57 voyant le roi fort infirme , & prévoyant fur. tout que fous le règne du jeune prince Clearque fon fils, les courtifans auroient k effuyer beaucoup de caprices. Pardonnez, madame , k la fincérité de mon récit, pourfuivit Leandrin,fi je vous rapporte jfufqu'aux termes peu refpectueux dont fe fervit Philantrope en parlant du roi votre frère. Après plufiejurs autres difcours qui feroient trop longs k vous raconter, elle apprit k Telephonte que c'étoit elle qui avoit apporté votre portrait en Theffalie: elle raconta a ce prince que quand les corfaires 1'avoient enlevée , elle avoit ce portrait fur elle dans une boite fort riche, que ces barbares rfavoient pas manqué de lui prendre au plutót; mais qu'elle les avoit priés avec tant d'inftance de lui rendre la peinture que renfermoit cette boite , qu'enfin ils s'étoient laiffés toucher a fes prières, & qu'ayant ce beau portrait en fa poffeffion, elle en avoit fait des copies en grand quand elle avoit été a Larifie : c'eft fur ces copies, continua Philantrope, que le peintre k qui je fuis a fait le portrait que vous voyez; ainfi, feigneur, ajouta-t-eile , vous pouvez juger aifément que la princeffe de Crète eft encore beaucoup plus belle que ce portrait; car en faiiant tant de copies du portrait d'une belle perfonne , il échappe toujours quelque  158 u Tour tÊnébreuse. graces de 1'original. Telephonte, charmé deplus en plus de tout ce qu'il entendoit dire k Philantrope, fit venir le Peintre, & donna tout ce quon voulut du beau portrait dont il étoit enchanté • ü acheta encore divers autres taMeaux, & fit promeMre k Philantrope hu feroit au plutötune copie en miniature du petit portrait qu'elle avoit en fa poffefTion; car pour longinal, quand on lui auroit offert un ST' n£ V°Ul0it PaS abfoI^ent s'en Comme je fuivois prefque toujours Telephonte, ,'avois été témoin de la converfation T a7ltJeue avec Phüantrope. Dès que ce pnnce fut de retour k la maifon oh il Iogeoit, J «e paria avec tant de tranfports de la princeffe de Crete, que je connus bien qu'il avoit de,a Ie cceur pris : il dit des chofes fi étonnantes devant le beau portrait, qu'il avoit fait Pjacer dans fon cabinet, que je ne vous les repeterai point, madame , de peur de fatiguer cette trop fcrupuleufe modeftie, qui nous défend avec tant de févérité de rendre k vos charmes toute Ia juftice qu'on leur doit • je vous dirai feulement que Telephonte ne fongea Plus qu a fe préparer k faire le voyage de Crète pour venir vous y offrir 1'hommage de fon cceur; cependant ce prince étoit k tous mo-  CONTES A N G L O I S. 10 mens chez Philantrope pour lui faire fans ceffe des queftions fur tout ce qui pouvoit avoir rapport k vous, & pour la conjurer de fimr promptement votre portrait en mimature. Comme cette femme a beaucoup defprrt, qu'elle eft très-attentive & extrêmement penetrante , par Vér de grandeur qu'elle voyoit répandu dans la perfonne & dans les mameres de mon maitre, & par la magnificence de fes procédés, elle jugea qu'il étoit d'un rang exirêmement élevé. Elle lui témoigna fes foupcons, & fit fi bien par fon adreffe qud lui avoua fa naiffance, & le rapide penchant qui 1'entrainoit vers la princeffe de Crète ; neanmoins, comme il ne vouloit pas être connu enTheffalie , il lui demanda le fecret, & elle le lui garda fort exaaement. Un jour que nous allames encore , le prince & moi , voir travailler Philantrope au petit portrait que nous fouhaitions ardemment, nous en vimes un fur la table de cette femme que nous primes d'abord pour celui dont il s'agiffoit. Telephonte le prit avec empreffement, puis 1'ayant regardé attentivement, il dit: Quelque charmante que foit la perfonne que ce portrait repréfente,elle eft encore bien éloignee dapprocher de la beauté de la princefle de Crete. En difant ces mots, le prince me rermt ce  l6° la to™ ténébreüse; portrait entre les mains, & ofFrit a mes yeuv 1-age d'une brillante brune, qui avoit yeux noirs pleins d'efprit & de feu, & in6. mment touchans. La perfonne que r préfente ce portnut, nous dit Philantrope, comrib encore beaucoup a me faire trouver ma cap! tmte ennuyeufe; c'eft une arme que je chéri, Plus que moi-même,&aqui mon'abfence -ra ete bten fatale. Pour tacher d'adoucir n„ p ula^douleurquejefens d'être privée de fa jue, j ai fait fon portrait ici par la feule force de mon imagination. Mais, hélas ! ajouta-t-elle, nen ne peut me dédommager de la perte de fon entretien, toujours fi plein d'efprit, dé douceur & de politeffe. Après ces mots, elle nous donna en peu d'autres une parfaitement fi i l TadUCaraÖère amie;pilis en. Welle ditau prince: Seigneur, fi vous allez 1?K ^e/°US demande en g^ce d'avoir ^ bonte de faire informer de mon fort cette aimabie amie : fon nom eft Herminie, & vous voudrez bien permettre que j'mftruife 1'obligeant Leandrin des voies qu'il faudra prendre pour trouver fon oère au ™* i , Fc'e, qui, par le mauvais etat de fa fortune, languit en Crète dans l'obfcunte Pour la charmante princeffe, fille & ««ur de mes fouverains, j'efpère que vous daignerez hu faire connoïtre le zèle ardent que je  Gontes Anglois. i6i je conferve pour elle au milieu des chagrins de la captivité. Quelques jours après cette converfation i madame, pourfuivit Leandrin, comme votre portrait fe trouva achevé, nous primes la route de Crète , ou nous arrivames heureufement dans le tems que tout le monde fe préparoit pour la fête que le roi votre frère devoit donner. La veille de cette fête, Telephonte vous vit au temple, & vous trouva ü fort au-deffus de votre portrait, qu'il en penfa expirer de raviffement St d'amoür. Le lendemain , il eut la gloire de s'attirer vos regards dans cette magnihque fête ; & depuis ce jour, madame , vous favez tout ce qui eft arrivé a ce prince , dont vous ténez abfolument la deftinée entre vos mains. Au refte , madame, ajouta Leandrin , daigtiez me pardonner fi j'ai mêlé dans mon récit une chofe qui ne vous regarde pas, ayant pris la liberté de vous parler d'Herminie ; mais c'eft que j'ai cru que , bonne & généreufe comme vous êtes, & de plus honorant Philantrope de votre eftime , vous daigneriez faire quelque attention au chagrin que j'ai de n'avoir pu m'acquitter de la commiflion que m'a donnée cette vertueufe femme ; car j'ai cherché dans cette ïle vainement Herminie &2 fon père avec tous les foins poffibles; malgré Tornt XII. - L  i6i la Tour tÉnébreuse. lWHtude de ma rechercherenen ai pu apprendre aucune nouvelle. Ehfmène affura Leandrin qu'elle feroit donner des ordres bien précis pour s'informer du fort d Herminie; & après que cette belle princeffe hu eut *<,%fcföjet de fon maitre & fur le fien propre, des chofes également obligean.es & modeftes, il fe retira. II trouva Telephonte dans fon appartement, qui lui redit nulle fois tout ce qu'il trouvoit de charmant & de merveilleux dans Elifmène , & qui lui fit repeter autant ce que cette princeffe avoit dit en fa faveur. II la vit plufieurs fois par jour tout Ie tems qu'il refta en Crète, & en recut diverfes innocentes marqués de confidération, & recut auffi du roi mille témoignages d'eftime & damitié. Ce prince lui dit galamment en partant que quelque inclination qu'il eut aetrefonbeau-frère.il ne confentiroit point au manage de fa fceur avec lui, qu'il ne vint lepoufer en perfonne ; & comme vous êtes fort amoureux, ajouta-t-il, j'efpère que vous ne refuferez pas cette marqué d'amitié ail frere de votre maitreffe. Telephonte lui promit Poütivement qu'il fuivroit de prés les ambafiadeurs que lui enverroit le roi fon père. Puis « jeune prmce partit, plein des plus douces eiperances qui puiffent flatter un amant. Pour  CONTES ANGLÖiS, té) Leandrin, il n'étoit pas tout-a-fait fi content, quoiqu'il eüt beaucoup de joie de 1'heureux fuccès des deffeins de fon maitre, D'un autre cöté , par un mouvement qu'il ne démêloit pas bien lui-même , il ne pouvoit fe confoler de n'avoir pu apprendre aucune nouvelle d'Herminie, quoique la princeffe Elifmène eüt donné fur ce fujet les ordres les plus attentifs que fa bonté avoit pu lui infpirer ; mais Herminie étoit trop bien cachée pour qu'on püt décOü* vrir ce qu'elle étoit devenue. Le même jour que le prince Telephonte étoit parti de Crète, on vint dire au roi qu'un homme f dont 1'air étoit fombre & farouche, demandoit k lui parler, pour lui rendre, difoit-il, un fervice qu'il efpéroit devoir lui être agréable. Cléarque , qui aimoit toutes les nouveautés , commanda qu'on le fit entrer. Seigneur, dit-il k ce prince, fachant le louable penchant que vous avez k la curiofité, je viens vous offrlr des moyens de le fatisfaire, fur un fujet qui ordinair rement intéreffe beaucoup. J'aimois autrefois la philofophie; mais ayant été convaincu de 1'inu* tilité de fes recherches, je me fuis attaché a 1'art de féerie , dans lequel j'ai fait des progrès admirables ; j'ai été inftruit par un grand maitre , qui m'a appris toutes fortes de fecrets, excepté celui de faire de Tor, La peur qu'il avoit que je Lij  ins. ordres pour votre fatisfaclion, dit Cléarque, que vous aurez fujet de vous en louer : vous n'avez qu'a amener , dès aujourd'hui, votre époufe & votre fille dans mon palais : vous ferez commodément logés tous trois dans un lieu que mes officiers vous marqueront. Mifandre, fans répondre plus rien a Clearque que par une profonde révérence , fe retira, & laiffa ce jeune prince dans une joie inconcevable de labelle acquifition qu'il avoit faitependant cette journée. L iv  i6"8 la Tour ténébreuse,: ^ Pour Dinocrke, il n'en fut pas de même : c'étoit un homme naturellement foupconneux & jaloux: il Pétoit fi fort des bonnes graces de fon maitre, qtfil difoit fans ceffe k ce prince du malde tout le monde, de crainte que quelqu'un ne partagent fa faveur, dont il ufoit cependant très-mal. Mais s'il étoit jaloux de fon titre de favori, il 1'étoit encore beaucoup davantage de fon époufe. C'étoit une jeune perfonne fort vive dont il foupconnoit plus qu'a demi la vertu : comme il étoit bizarre, hautain, & incapable d'aucune complaifance pour elle, il fe doutoit qu'il n'en étoit pas aimé, & il ne la croyoit pas d'un caraöère affez héroïque pour fe conferver parfaitement vertueufe, fans le fecours d'aucune amitié pour fon époux. Malgré le peu d'eftime qu'il avoit pour elle, comme elle étoit belle, il ne laiffoit pas d'en être fort amoureux; mais cette paffion, qui d'ordinaire rend doux & polis ceux qu'elle poffède , fembloit ne le rendre que plus violent & plus intraitable a 1'égard de fon époufe. On peut donc bien juger qu'amoureux, bizarre , & n'eftimant guère fa femme, la robe' qu'on promettoit au roi lui parut bien redoutable : il craignoit d'y trouver ce qu'il n'eut pas voulu voir, ou plutót il craignoit de n'y voir rien que 1'étoffe tranfparente. Clearque, qui ne fugeoit pas mal de fon époufe, comme il en ju-  CONTES ANGLOIS. 169 geoit lui-même, & qui, au contraire, la croyant fort fage, croyoit auffi que Dinocrite étoit sur de fa vertu, nes'alla point imaginer que la robe dont il étoit queftion lui donnat aucune inquiétude ; au contraire , il penfoit qu'il partageoit avec lui le plaifir que lui donnoit 1'efpérance de voir fa curiofité fatisfaite; & fe faifant d'avance une maligne joie de voir beaucoup de maris qui ne verroient rien fur la robe , il lui recommanda bien de ne pas divulguer le fecret de ce vêtement mvftérieux. Cepéridant Mifandre, fa femme Sc fa fille, ylnrént prendre poffeffion de 1'appartement qu'on leur avoit donné au paiais : 1'aimable Herminie n'y vint qu'a regret : fon père , tout capricieux qu'il étoit, 1'aimoit & 1'eftimoit beaucoup, &C lui avoit fait confidence des propofitions qu'il vouloit faire a Clearque auffitöt qu'il les avoit imaginées : elle avoit fait tous fes efforts pour 1'en détourner, mais elle n'avoit pu y réuffir: il lui avoit toujours dit qu'il fe faifoit un plaifir extréme de jouer un prince plein d'erreurs, fous le règne duquel on confidéroit fi peu la vertu & le mérite; & que de plus, il trouvoit encore une autre fatisfaction a s'affurer leur fubfiftance pour trois mois, pendant lefquels elle travailleroit k fes tableaux en miniature, & fa mère aux ouvrages de broderie qu'elle faifoit fi  '7o la Tour ténébreuse, hkn ce qui leS mettroit enfuite en état de retU *er de 1 utihté des petits travaux oü elles fe feroientoccupées pendant ce tems. Mifandre avoit «emeobügé fa fille a lui apprendre exaftement de certains endroits de 1'hiüoire & de la fable Ou il vouloit débiter au roi dans 1'occafion * Hermmien'ayantdoncpufairechangerderéfolutxon è fon père, le fuivit triflement au palais 1 horreur naturelle qu'elle avoit pour tout ce qui avoit un axr de tromperie, lui faifoit envifager avec beaucoup de douleur leperfonnage qu'Sv alloit faire; mais, quoiqu'elle n'eüt de fa vie fenti un chagnn plus inquiet, elle n'en étoit pas moins felle, & fes attraits furent remarqués de tous les officiers du palais qui la virent. Ceux qui eurent ce deftin ne furent pas en grand nombre: Clearque avoit ordonné qu'on inftallat Mifandre & fa familie au palais a fort petit bruit, & les ordres de ce prince avoient été exaöement fuivis Ma.s pendant que Clearque rêvoit agréablement au plaifir que lui donneroit la robe enchantee, Ehfmène étoit dans une fituation bien différente : non-feulement le mérite de Telephonte avoit fait de fi vives impreffions fur fon cceur que fon abfence lui paroiffoit rude a fouffrir mais encore elle craignoit fortement que ce' pnnce ne trouvant pas dans le roi de Chypre pour 1'alliance de Crète, les diïpofitions dont'  CONTES ANGLOIS. IJl jl s'étoit flatté, les confeils & 1'autorité d'un père refpectable o£couronné,n'obligearTent Telephonte a renoncer a 1'amour qu'il avoit pour elle : la feule idéé du changement de ce prince la faifoit frémir : il lui avoit paru fi aimable & fi digne d'eftime , qu'il lui fembloit qu'il étoit 1© feul de tous les hommes qui pouvoit la rendre heureufe : elle confioit fes inquiétudes a Anaxaride, époufe de Dinocrite , qui n'avoit guère moins de part dans les bonnes graces d'Elifmène, que Dinocrite , dans celles de Clearque, mais, quoique cette agréable femme fut trèsvéritablement attachée a la princeffe, 1'extrême enjoument de fon humeur ne lui permettoit pas de partager beaucoup fes chagrins. Elle fe contentoit de repréfenter a Elifmène , que belle & charmante comme elle étoit, il paroiffoit impoffible qu'on devint infidèle en 1'aimant; puis elle ajoutoit que, quand même ce deftin lui arriveroit, ces mêmes attraits, qui lui avoient fait acquérir le cceur de Telephonte, lui feroient encore faire la conquête de mille autres cceurs, parmi lefquels -jl y en auroit fans doute de dignes de fon choix. Tous les raifonnemens d'Anaxaride confoloient fort peu Elifmène, qui fentoit bien qu'elle ne pourroit jamais rien aimer que 1'aimable prince, qui feul , entre tant d'illuftres amans, qui lui avoient offert des vceux, avoit eu le fecret d'at-  *7* ia Tour ténébreuse tendnr fon ame. Maig ^ ^ ■ dadoucir les inquiétudes qu'elle fentoit a fo« egard : elle recut une lettre de lui, écrite dès le moment qu'il avoit été arrivé auprès du roi fon pere; il lUl marquoit que ce monarque, approuvant les beaux feux dont il brüloit pour elle, il alloit fonger è faire partir des ambaffadeurs pour la demander, auffitöt qu'on auroit vu le départ de Ia princeffe Celenie, qui devoit prendre Ia route de Lemnos quelques jours après fon mariage, dont la cérémonie fe devoit faire le lenoemain du ,our que Telephonte écrivoit. Ce pnnce ajoutoit a ces nouvelles tout ce qu'un amant galant & tendre peut écrire de paffionné a 1.objet qui le charme. La lettre qu'il écrivoit * Clearque étoit auffi toute pleine d'efprit & d amitié; &, comme le vaiffeau qui avoit apporte ces lettres étoit un vaiffeau léger, qui alloit d'une telle viteffe, qu'il fembloit voler fur la nier, & qu'avec cela il avoit eu un tems trèsfavorable, on étoit agréablement furpris de 1'extreme diligence avec laquelle ces nouvelles etoient venues , & tout le monde fe récrioit fur 1'exaaitude de Telephonte, & la bonne fortune de fes envoyés. Comme Elifmène étoit adorée a la cour de Crète, & que Telephonte y avoit paru infiniment aimable, tout le monde applaudiffoita 1'unionde deuxperfonnes  C O N T E S A N G L O I S. r?f fi accomplies, & témoignoit en attendre le moment avec impatience. Dinocrite fut prelque le feul qui ne prit point de part aux nouvelles générales ; mais il étoit fi occupé de fes craintes particulières , qu'il ne pouvoit en détacher fes idéés: le fouvenir de la robe de fincérité lui revenoit fans ceffe dans 1'efprit: tantöt il brüloit d'impatience que la broderie en fut faite, tantöt il trembloit qu'elle ne s'achevat, tant il appréhendoit de ne la point voir; enfin accablé de fes inquiétudes, il ne put davantage en foutenir feul le poids: il dit en confidence a un ami, que le roi faifoit travailler a une robe enchantée, qui feroit la pierre de touche de la vertu de toutes les femmes: il expliqua a eet ami le myftère de cette robe : eet ami extrêmement frappé de ce merveilleuxfecret,le confiaaun fecond ami: ce fecond a un troifième, & ce troifième a un quatrième, qui le dit encore a d'autres; fi bien qu'en très-peu de tems, nonfeulement tous les hommes de la cour, mais encore beaucoup d'hommes de la ville furent informés en détail du don qu'auroit la robe oii Mifandre travailloit. Ce qu'il y eut de rare, c'eft que tous les hommes qui fur le fujet de cette robe avoient fi mal gardé le fecret entre eux,le gardèrentadmirablement bienal'égard  m la Tour ténebreüsb: desfemmes:iln'yeutpasuneperfonnedeleuf foeinf0 éedumyftèredela ^ tTe ; inePa aiS'C1!ar7ie aV°h ^--Je e" vie qU elle s avancat beaucoup, Sc fut chez Mii ^nd e pour la voir avantletetus que ce philofophe lux avo,t marqué qu'on pourroit commencer 4 en être diverti; mais Mifandre 1'a Ut — 41'entréedefon appartement ,' e U p Pha mftamment de ne fe pas donner la p^e afiez de travad de fait pour lui potfvoir donner aucun plariir, & h,i témoignant qu'il lui feroit beaucoup de grace de ne point vouloir regarder eet ouvrage qu'il ne fut un peu en état de le Clearque, accordant ce qu'on lui demandort n'entra point chez Mifandre, & s'en alla chercher a s'amufer ailleurs. i Quelquesjounaprès,ce prince fit un voya*e a un dehcieux chateau qu'il avoit fur le bord d°e la mer La princeffe fa fceur & toute fa cour IV few, & d prit plufieurs fois dans ce lieu le dl vertnTement de Ia pêche, de la chaffe, & des promenades folitaires. Un foir, qu'il faifoit un auffi beau tems qu'd e„ avoit fait un affreux dans la journée, pendant laquelle il avoit régné des vents terribles, Clearque, fe promenant fur Je nvage de la mer, foivi du feul Dinocrite, vit a Ia faveur de la clarté de la lune, trois ou qua-  CONTES ANGLOIS. 175 tre pêcheurs occupés autour d'une femme magnifiquement vêtue, qui paroiffoit évanouie. Par un mouvement de curiofité, ce prince s'approcha de ces pêcheurs, & vit qu'ils tachoient, par leurs foins, de faire revenir a elle cette dame, qui, toute évanouie qu'elle étoit, paroiffoit une jeune perfonne d'une fort grande beauté. Elle attira auffitöt la compaffion du jeune roi, qui ordonna a Dinocrite d'aller promptement au chateau , & d'en faire venir des fecours plus sürs & plus agiffans que ceux que pouvoient donner ces pauvres pêcheurs; il ne voulut pas cependant que ces bonnes gens interrompiffent ceux qu'ils donnoient a cette belle évanouie, & leur demanda avec empreffement par quelle avanture elle fe trouvoit dans ce lieu : deux de ces hommes lui répondirent que la tempête qu'il avoit fait pendant la plus grande partie de la journée, les ayant empêchés long-tems de pêeher, ils avoient voulu réparer ce dommage lorfqu'ils avoient cru 1'orage paffé ; mais que, lorfqu'ils avoient voulu mettre leurs barques a la mer, la trouvant encore trop irritée, ils s'étoient tenus fur le rivage , pour obferver fi elle ne fe calmeroit point; que de-la ils avoient vu le corps de cette dame flotter fur 1'eau, que la pitié les avoit portés afe jeter promptement dans leur barque, pour voir s'ils ne pourroient point la  ïj6 la Tour ténébreuse; fecourir'; qu'eifeffet, ils 1'avoient accrochée par fes habits; & ayant vu qu'elle refpiroit encore, ils 1'avoient portee fur le rivage, oii elle avoit ouvert les yeux, après avoir jeté beaucoup d'eau ; mais qu'enfuite elle étoit retombée dans révanouiffement oü il Ia voyoit. Clearque, fort touché de 1'état pitoyable ou étoit cette belle perfonne, voyoit avec déplaifir qu'elle n'en fortoit point ;& dès que, par les ordres de Dinocrite, il fut venu autour de lui plufieurs de fes officiers, & qu'on eut encore effayé vainement de la faire revenir par diverfes effences, il la fit mettre dans un chariot pour la conduire au chateau , après avoir récompenfé fort libéralement les pêcheurs des foins qu'ils avoient eu d'elle. Clearque fit mettre la dame évanouie dans le plus magnifique appartement du chateau; & , après s'être retiré, envoya promptement auprès d'elle les femmes de la princeffe Elifmène pour la déshabiller & la mettre au lit, ou 1'on continua a lui faire tous les remèdes néceffaires a 1'état oii elle étoit. Quand cette belle dame eut repris connoiffance , elle fut bien furprife de fe voir dans un lieu fi fuperbe, & environnée de perfonnes qui toutes lui étoient inconnues ; mais quand elle fut qu'elle étoit dans un chateau du roi de Crète, oii étoit ce prince & la princeffe fa fceur, elle demanda la grace de pouvoir dire  CONTES ANGLOIS. 177 dire un mot a Elifmène, & voulut fe lever pour fe faire conduire auprès d'elle ; mais cette princeffe, qui avoit fu fon arrivée au chateau, &£. qui s'informoit avec beaucoup de foin de fa fanté, ayant appris fon deffein , la prévint, & fe rendit obligeamment auprès de fon lit. Dès que la belle étrangère 1'appercut; je nefuis plus affligée de mon naufrage, lui dit-elle, quoiqu'il m'ait penfé coüter la vie : puifqu'il me donne 1'heureufe occafion de voir une iricomparable princeffe , de qui le prince mon frère m'a parlé fans ceffe avec tant d'admiration, depuis fon retour en Chypre, & pour qui il a une paffion vive & délicate, dont la force peut feule s'égaler a la grandeur des charmes qui 1'ont fait naïtre. Quoi! madame, s'écria Elifmène, je vois en vous la princeffe Celenie! la manière dont le roi mon frère m'avoit parlé de vous tantöt, & cette touchante beauté que je vois a préfent fur votre vifage , m'avoient déja infpiré une forte inclination pour vous ; mais, ciel! que je la fens augmenter ! quand j'apprens que vous êtes cette charmante princelTe, dont la renommée parle avec tant d'avantage , & fceur d'un prince pour qui j'aurai toute ma vie une fi parfaite eltime.' Je ne puis rendre affez de graces k ma deftinée, reprit Celenie, de m'avoir conduite auprès de vous, avant que de m'avoir livrée au roi de Tornt XII. M  rj% la Tour ténébreuse. Lemnos, auprès de qui je dois refter pour toujours, puifque je fuis unie avec ce princfe par Vn facré lien. Mais, madame, ajouta-t-elle, il me femble avoir entendu par votre difcours que j'ai été vue du roi votre frère; en quelle occafion ai-je donc eu eet honneur ? C'eft le roi mon frère, dit Elifmène, qui vousaretirée évanouie des mains des pêcheurs qui vous avoient fauvée de Ia mer. Je fuis bien confufe, répartit Celenie en rougiffant, qu'un fi grand prince m'ait vue en eet état. Dans 1'inftant qu'elle alloit pourfuivre , Clearque s'approcha de fon lit d'une manière fort refpeftueufe; & comme la rougeur qui 1'animoit donnoit un grand édat a tous fes attraits, ce prince qui ne 1'avoit vue que pale & défigurée, quoiqu'elle lui eüt femble belle , la trouva encore fi fort au-deffus de ce qu'elle lui avoit paru, qu'il refta ébloui de fes charmes. Elifmène apprit au roi fon frère qu'en ne croyant donner fes fecours qu'a une' aimable inconnue, il avoit eu le bonheur de rendre fervice a 1'illuftre princeffe Celenie reine de Lemnos. Clearque, par un fentiment qu'il ne connoiffoit pas encore, rougit a cette nouvelle, & refta interdit : il fe remit néanmoins, & dit fort poliment a la reine de Lemnos tout ce qu'exigeoit le mérite & le rang de cette princeffe; &, après une converfation affez  CONTES A N G 1 0 1 S, tf§ courte, ayant averti la princeffe fa fceur qu'il falloit laiffer prendre du repos a la reine , EÜf> ïhène & lui fe retirèrent. Cependant le bruit fe répandit en peu de tems de tous cötés dans 1'ite de Crète, que le röi avoit fauvé la reine de Lemnos du ftaufrage, &S beaucoup de gens de 1'équipage de cette princeffe , qui, par diverfes aventures, avoient eU le bonheur d'être fauvés auffi , fe raffemblèrent tous auprès de leur maitreffe. Les ambaffadeufö de Lemnos furent même de ce nombre : lorfque le vaiffeau de la reine avoit été brifé , ils s'étoient foutenus fur des planches, & avoient heureufement abordé a des plages voifines, Et ce qu'il y eut de particulier, c'eft que la tempête qui avoit brifé le vaiffeau oii étoit cette princeffe, en avoit épargné un autre de fa fuite } qui n'ayant point péri, avoit été relacher k un port fort proche du lieu oii elle avoit fait naüfrage. Tous ces gens-la vinrent prendre fes oï? dres a Manetufe, qui étoit une fupefbe ville, ou Clearque faifoit ordinairement fon féjour, &£ peu éloignée du chateau oh ce prince 1'avoit recue d'abord. Le roi de Crète & la princeffe fa fceur avoient prié la reine de Lemnos de venir dans cette ville , l'affurant que la pureté de 1'air qu'on y refpiroit, contribueroit k lui faire re-* couvrer plus promptement une entière fanté. M ij  180 la Tour ténébreuse., Comme elle lui revenoit tous les jours, fa beauté & les agrémens de fon humeur en aifgmentoient auffi, & charmoient Clearque k un tel point, qu'il ne put fe diffimuler davantage k lui-même qu'il en étoit amoureux. La süreté qu'il en eut le mit au défefpoir, quand il confidera que cette princeffe alloit dans peu de tems être pour jamais dérobée a fes regards, & mife au pouvoir d'un heureux rival k qui fa foi 1'avoit engagée. II fit encore réflexion que peut être Celenie n'avoit engagé cette foi k ce prince qu'avec averfion , ou du moins avec indifférence; qu'ainfi il pourroit arriver qu'elle feroit malheureufe toute fa vie. Quand il s'arrêtoit k cette penfée, il accufoit mille foisle deftin d'aveuglement; car il lui fembloit que s'il avoit eu Celeme pour époufe, le bonheur de cette princeffe n'auroit pu manquer d'être sur, par le tendre & ardent attachement qu'il auroit eu fans ceffe pour elle. Alors il s'excitoit k chercher les moyens d'empêcher que Celenie ne fut au roi de Lemnos, fe difant qu'il n'y avoit aucun fcrupule k öter cette charmante beauté k un prince, qui, fans doute , n'en étoit point amoureux ' pour la donner k un roi dont elle étoit adorée' Mais il ne demeuroit pas long-tems dans ce deffein; des fentimens de gloire lui faifoient envifager qu'il n'étoit plus permis d'arracher cette  CONTES ANGLOIS. l8l priaceffe au roi de Lemnos, qui étoit fon époux par le confentement du roi fon père , & par le fien propre; & il confidéroit qu'il n'auroit pas pu prendre les moindres mefures pour 1'arrêter dans 1'ik de Crète, fans que fon deffein eüt été regardé de toute la terre comme un attentat contre les loix de 1'honneur, & contre celles de 1'hofpitalité. Tant de fentimens fi oppofés les uns aux autres lui donnèrent une douleur ft grande, qu'il ne put la renfermer toute en luimême : il en fit part a Elifmène, en lui exagérant beaucoup fon amour , & le défefpoir oü il étoit de fe voir a la veille de perdre pour jamais 1'objet qui 1'avoit fait naitre. Si je n'étois pas le plus infortuné prince du monde, ajouta-t-il, Sc qu'au contraire le deftin m'eüt été favorable , quelque heureux hafard m'auroit fait voir Celenie il y a long-tems: je 1'aurois demandée au roi' fon père , & 1'aurois obtenue. Jugez , ma fceur , quelle joie parfaite j'aurois eue , de me voir unr par un doublé lien au prince Telephonte , quï eft fi plein de mérite , qui a tant d'amour pour vous, & pour qui vous avez tant d'amitié. Elifmène répondit a Clearque, avec une recon-. noiffance extréme , & chercha ale confoler avec beaucoup d'efprit & de tendreffe; mais il n'étoit guère en état de goüter fes confolations : Non , non, lui dit-il, c'sfl: en vain que vous tachez; iij  i%% la Tour ténébreuse. d'adoucir mes maux i je fens bien que je fuis né pour être le plus malheureux prince de la terre: jufqu'ici je n'avois rien aimé férieufement; & la première fois de ma vie que je prens un amour le plus violent qui fera jamais, c'eft pour une perfonne dont il faudra que je fois éternellement féparé. La douleur que lui donnoit cette penfée, ne 1'empêcha pourtant pas de fonger qu'il étoit le tems oh la robe de fincériré devoit commencer k donner du plaifir. Pour faire diverfion a fon chagrin, il fe rendit donc chez Mifandre, qui le recut avec beaucoup de gravité, après avoir fait cacher fa fille auffi-töt qu'il avoit appris 1'arrivée du roi. Venez, feigneur, lui dit-il, en le conduifant vers un métier, fur lequel travailloit Chafferis, venez voir ce qu'il y a de fait du merveilleux ouvrage oii nous travaillons pour votre divertiffement. A ces mots, Clearque s'approcha tout contre 1'ouvrage de Chafferis , & fut faifi d'un tremblement terrible , quand il ne vit fur fon métier qu'une étoffe noire toute unie.& tranfparente, telle k peu-près qu'eft celle qu'on nomme de la gaze en ce tems-ci. Ce prince , déchiré fubitement par cent chagrins dévorans, ne douta pas un moment qu'Elifmène ne fut point du tout ce qu'elle paroiffoit; & ■formant tout d'un coup mille foupcons injurieux  CONTES ANGLOIS. 183 a la gloire de cette innocente princeffe , il ne daigna pas faire la moindre réflexion que par une fi cruelle injuftice il faifoit outrage a la vertu même. U crut feulement beaucoup faire de cacher fon trouble & la prétendue bonte de fa fceur, aux yeux du philofophe enchanteur : il ne fe borna qu'a ce deffein ; &, pour 1'exécuter, après s'être un peu remis, il dit a Mifandre: j'ai les yeux fi éblouis de ce beau travail, que \e n'en démêle pas bien toutes les parties, c'eft pourquoi je vous prie de m'en faire une defcription auffi en détail que fi eet ouvrage n'étoit pas préfent k mes yeux. Alors Mifandre , obeiffant au roi de Crète, lui paria ainfi: Comme ce n'eft que ceux qui ent des époufes & des fceurs véritablement vertueuies, qui ont le plaifir de voir la délicate broderie de cette robe, j'ai cru, feigneur, que pour redoubler ce plaifir, je devois y tracer des figures qui donnaffent une idéé du manége des coquettes, des grimaces des fauffes prudes, & des indignes tours des hypocrites, ces fauffes adoratnees des autels, qui fe flattent follement d'en impofer aux dieux en trompant les hommes. Pour commencer par les coquettes, j'ai donc repréfenté, comme vous voyez, la manière flatteufe & adroite dont Hélène s'empreffe k donner des marqués de tendreffe k Ménélas, dans le M iv  184 la tour ténébre u s e. ten» qu'elle a un deiTein toutfonné d'abandon- -axn avec Pans pour aller aTroye: vous pouvez remarquer auffi les minauderies qu'elle fait k eet amant pour 1'embarraffer de plus en plus dans fes filets. Je crois que vous êtes content des drapenes de cette princeffe, ainfi que du moreeau d architeöure que la ville de Sparte offre a vos yeux , & du fpeöacle de cette mer aoitée oule lointain efi fi bien ménagé. Ces Lr es' fagures, qui ne font encore que deffinées reprefentent 1'hiftoire de cette reine des Lidi'ens dont la fauffe pruderie coüta la vie au roi fon' époux Sa vertu grimacière fit qu'elle fe trouva f fen{™ d/ Ce cet m*x Favoit fait voir ^ Gyges a fa toilette dans un état peu décent, k la vente; elle fe trouva fioffenfée, dis-ie^, quelle „eut point de repos que Gygès n'eüt porte Ie poignard dans le fein de fon époux & n eut arraché la couronne de Lidie è la maifon des ]Heraclides, pour Ia mettre fur fa propre tete. Oh 11a belle pruderie.! qui aflaffine un man pour couronner un galant ! Toutes ces chofes comme vous voyez, feigneur, continua Mifandre, font très-bien caraftérifées ici. Pour ces autres figures, pourfuivit-il, qui ne font encore que deffinées auffi, c'efi I'huloire de Pauhne, cette célèbre hypocrite Romaine,  C O N T E S A N G L O I S. 185 qui paffant les jours dans les temples au pió des autels, & rebutant en apparence fes amans de la manière la plus févère, fut néanmoins très-douce pour un d'eux, qui prenant le nom & la figure d'un dieu, lui vint conter fes raifons le foir dans un temple; cette faufïe pieufe fut la dupe de 1'amant & du facrificateur, paree qu'elle la voulttt bien être , ne cberchant qu'a fe faire honneur de 1'image de la vertu. Elle trahiffoit fans fcrupule la vertu même. Vous démêlerez beaucoup mieux ce fujet, ajouta Mifandre , quand il fera firn ; les airs de tête & les attitudes des figures vous en donneront une connoiffance entière. Mais , feigneur , reprit-il après s'être tu quelque tems, & voyant que Clearque ne parloit point, eft - ce que ce travail ou j'ai employé tout le favoir de mon art, n'a pas le bonheur de vous plaire ? Le trouvez-vous trop peu correct, ou trop peu gracieux ? Je le trouvé parfaitement beau répondit enfin Clearque , mais je fuis k préfent occupé de quelque rêverie qui m'emoêche d'en bien examiner tout 1'agréinent; je reviendrai un autre jour confidérer a loifir ce merveilleux ouvrage. En achevant ces mots, Clearque fe retira, & laiffa Mifandre & fa familie fe remettre a leurs occupations ordinaires.  186 LA TOU* T É N É B R E U S E. Leroi de Crète fut ft peine dans fon apoartement ^ Iui vint m ^ ^ Zctv?/^'^ V6n0ient dema"d- I» On ne peut exprimer ce que fenth ce prince * cette nouvelle. Une foule de fentimens doulaureux agitoient fon efprit; il ne pouvoit confennr a croire affez la colère qu'il avoit eontre fa foenr, p0Ur la facrifier ft fon indignation ; ,1 ne p0UVoit non plus fe réfoudre h penner pour époufe au prince de Chvpre qu'il eiW ta„t, une perfonne fi peu vertueufe *fipend,gne de lui. Le bonheur qu'avoit ^tte pnncefie, d'être aimée d'un prince fi accomph, la rendoit encore plus coupable i lesyeux; d ne pouvoit lui pardonner d'avoir ttahj un amant auffi aimable & auffi tendre «ju etoit Telephonte. Dans de certains momens, ; entr°;t COntl'dle dans des mouvemens de f-n-eur oont il „'étoit pas le maitre. Tout femblmt contnbuer a 1'irriter contre cette innocente pnnceffe; car non-feulement il fentoit «ne douleur mortelle du prétendu déshonneur dont elle Ie couvroit, mais encore il avoit un depit extreme de ce qu'elle 1'empêchoit de voir Ia merveilleufe broderie de la robe de fincérité, T é;é fi contemplerfans obfla- clf.Dadleurs, les fentimens que lui infpiroit  CONTES ANGLOIS. 187 Celenie, redoubloient 1'aigreur qu'il avoit de 1'outrage qu'on faifoit au frère de cette princeffe. D'un autre cöté, Vair modefte & les manières vertueufes d'Elifmène fe préfentoient k fon imagination, & fembloient 1'accufer d'injuftice fur les foupcons injurieux qu'il formoit contre fa fceur ; mais comme il ne doutoit point du don qu'avoit la robe de fincérité» tout ce qui parloit en faveur d'Elifmène n'étoit que foiblement écouté. Tourmenté de mille mouvemens tumultueux qui agitoient fon ame, il fut contraint de donner audience aux ambaffadeurs de Chypre , avant que d'avoir pu donner aucun calme a ce trouble. La feule force qu'il eut fur f oi, fut de marquer une tranquillité apparente. II recut parfaitement bien ces ambaffadeurs, & leur accorda la demande qu'ils faifoient de la princeffe, lans avoir précifément déterminé dans fon cceur s'il leur tien* druk ce qu'il leur promettoit, ou s'il retireroit quelque jour fa parole, pour ne pas donner a Telephonte une époufe peu digne de hu. Clearque n'étoit pas le feul a qui la robe de fincérité troubloit 1'imagination. Dinocrite , qui, comme favori de ce prince, avoit des privileges au-deffus des autres courtilans , s'étoit fervi des droits qu'ils lui donnoient, pour avoir du chagrin beaucoup plus promp-  ^ *-a'ToUR ténébreuse.' terne, le refte de ]g ^ ^ chezWandre avec empreffement, ainfi que Ie cue d ,"!T VU " Ie métler de Chaffe»s que de l etoffe n0lre tranfparente & toute unie; t .dC?,7e qUe Ce P™",pour ne pas ^ nure Mifandre de fon prétendu malheur, il avo:t temoigné voir fur cette étoffe tout ce que Muandre 1'ame fi p!ei„e de rage ^ pauvre Anaxande, qu'il ne put s'empêcher de , Cn d?"ner des "arques auffi-töt qu'il ful de -tour chez lui. Cette jeune perfonne, fuivan lecaraöere de fon humeur, étoit ce jour-da d une gaite extréme , & lui dit ceM ^ pWantes,fort propres è réjouir toute autre perfonne qu'nn époux jaloux. Mais Dinocrite, bien loin de faire aucune attention aux difcours enjoues d'Anaxaride, lui dit mille chofes dures quelle tourna d'abord en raillerie ; mais il y ajouta encore tant de chofes épouventablement «juneufes a fa vertu , qu'enfin elle s'en trouva fi outragee, qu'elle courut au palais toute en larmes pour s'aller jeter aux piés d'Elifmène Comme ehe trouva cette princeffe feule, elle' sy,e_taeffeaivement,&lafupplia d'obtenir du roi qu il voulüt bien lui permettre de guiter fon epoux, pour fe retirer dans une föhnde fermée au monde, ayec des femmes cou-  CONTES A N G L O I S. 189 facrées au lervice des autels, ajoutant qu'il lui étoit impoffible de vivre davantage avec un époux qui étoit capable de foupconner fa vertu d'une manière fi outrageante. La princeffe , fort touchée du récit d'Anaxaride, plaignit fes malheurs avec une bonté pleine de tendreffe ; mais après lui avoir témoigné combien elle entroit dans fes chagrins, elle lui dit que .quelques rudes qu'ils fuffent, il falloit encore plutót fe réfoudre a les fupporter, qued'en venir a 1'éclat qu'elle projetoit. Confidérez , pourfuivit Elifmène , combien une femme de votre age & de votre humeur fe laffe promptement de mener une vie folitaire entre quatre murs ; cependant, ajouta-t-elle , quand une auffi jeune perfonne que vous ne veut plus vivre avec fon époux, il n'y a pas d'autre parti k prendre pour elle , que celui de fe retirer du monde, fi elle eft fcrupuleufement attachée a fa gloire ; ainfi n'allez pas mal a propos vous engager dans un divorce dont la vie ennuyeufe que vous mèneriez dans une auftère retraite vous feroit bientót repentir; continuez a vivre dans la vertu folide & dans 1'exaéte bienféance, comme vous avez toujours vécu ; & quelque jufte fierté que 1'innocence de vos mceurs vous puiffe infpirer, n'oppofez aux calomnies Sc aux emportemens de Dijio-  190 la Tour ténébreuse. crite que la douceur & la patience, vous ferez louee & plainte de tout le monde; du refte, cherchez a diffiper les chagrins que vous donnera 1 étrange humeur de votre époux, paf tous les innocens plaifirs que vous pourrez prendre avec moi & avec toutes vos amies. Tant que vous ferez ici, madame, s'écria triftement Anaxaride, je tacherai de fuivre exactement les ordres que votre prudence me prefcnt, paree que votre protetton & vos bontés medonnerontdefidoucesconfolations,qu'el!es me prêteront des forces pour fupporter les barbares traitemens de mon époux; mais quand vous ferez partie pour Chypre, que deviendra la malheureufe Anaxaride ? Elifmène lui repréfenta que les bizarreries de Dinocrite nourroient peut être fe paffer. Enfin elle lui donna de fi favorables efpérances, & lui dit tant de chofes obligeantes , qu'elle remit prefque Ie calme dans 1'ame de cette époufe chagrinée • & les ambaffadeurs de Chypre, qui vinrent un moment après faire leur cour a leur future princeffe , achevèrent, par leur entretien , de diffiper le refte du trouble qui pouvoit être demeuré dans 1'efprit d'Anaxaride. Le premier de ces ambaffadeurs , quon nommoit Cleophane , etoit plein d'un mérite diftingué. II entretint Elifmène de cent chofes divertiffantes ; &  CONTES ANGLOIS. 191 comme dans fes difcours il fut mêler avec adreffe diverfes peintures de 1'amour & des grandes qualités de Telephonte, fa converfation fut doublement agréable a cette princeffe. Depuis ce jour - la, Elifmène vit fans ceffe Anaxaride attachée a fes pas ; elle ne trouvoit qu'auprès de la princeffe de Crète un afile contre les mauvais traitemens de fon époux, qui attendoit fort impatiemment le départ d'Elifmène pour faire éclater toute fa fureur envers Anaxaride , qu'il n'ofoit outrager jufqu'a la dernière violence fous les yeux de cette princeffe, dont il favoit qu'elle étoit très-confidérée. Les fincères témoignages de tendreffe qu'Er lifmène recevoit d'un prince qui lui étoit fort cher, & lapréfence de la belle reine de Lemnos , lui donnoient une fatisfaftion extréme ; mais cette fatisfaclion étoit néanmoins bien troublée par 1'inquiète mélancolie qu'elle remarquoit dans les yeux du roi fon frère, quoiqu'elle ne prit la triffeffe oü elle le voyoit, que pour un effet de 1'amour qu'il fentoit pour Celenie. Ce n'étoit pas cependant cette paflion qui tyrannifoit alors le plus 1'ame de Clearque ; la douleur qu'il fentoit de 1'atteinte qu'il croyoit que fa fceur avoit porté a fon honneur, rempliiToit fi fort fes idéés, que paroiffant entièrement livré a tout ce qu'elle lui infpiroit  ij» la Tour ténébreuse. de funefte dans ces momens, il ne s'imaginoit pas quil püt encore conferver quelque fennbihte pour la flamme qui 1'avoit farülé II fe trompoit; 1'amour ne 1'avoit point quitté ; il s etoit feulement caché dans le fond de fon cceur. La violente fureur qui 1'animoit contre fcWmene , avoit fufpendu la tendreffe qu'il fentoit pour Celenie ; mais elle ne lui avoit fait perdre aucuns de fes droits. Cependant, pour fatisfaire cette fureur qui lagitoit, d fit obferver avec une rigoureufe exaöitude toutes les paroles & toutes les actions d'Elifmène , & on ne lui en rapporta rien qui ne fut propre a le convaincre de la nobleffe des fentimens, & de la délicate vertu de cette princeffe ; mais toujours en proie k fes bizarres caprices, il aima mieux fe perfuader que fa fceur n'avoit plus les intrigues qu'il prétendoit avoir découvertes par la robe de fincérité , que de daigner feulement foupconner qu'il pouvoit Être la dupe d'une dangereufe crédulité. Tandis que ce roi s'occupoit de mille penfées défolantes, qui lui donnoient un air fombre & rêveur qui chagrinoit toute la cour, & tandis que Celenie fe préparoit avec dépla.fir a faire voile vers fon époux, il arriva en Crète un vaiffeau léger, dans lequel il y avoit deux hommes de condition de 1'ile de Lemnos,  CONTES ANGLOIS. 195 Lemnos, qui vinrent avertir cette belle reine & les ambalTadeurs qui 1'accompagnoient, que le roi de Lemnos étoit mort fubitement. Celenie recut cette nouvelle avec tant de modération & de grandeur d'ame , qu'elle s'attira une admiration générale. Elle parut modeftement affligée; elle paria avec beaucoup d'eftime & de reconnonTance du monarque qui lui avoit donné le titre de reine, & répondit aux envoyés du nouveau roi de Lemnos avec tant de dignité & de douceur, que tout le. monde ne put s'empêcher d'applaudir a la noble fermeté avec laquelle elle perdoit une couronne. Cependant il fut arrêté que les ambalTadeurs & les envoyés de Lemnos remettroient la reine Celenie entre les mains du prince Telephonte fon frère , qui devoit arriver en Crète au premier jour , pour y venir époufer en perfonne la belle Elifmène. Cette princeffe étoit au comble de fes vceux; inftrui|e de 1'ardent amour que fon frère avoit pour Celenie , elle croyoit que la mort du roi de Lemnos détruifoit tous les obftacles qui pouvoient s'oppofer k la félicité de ce prince. Mais elle fut bien furprife , lorfqu'elle vit qu'après cette nouvelle, Clearque refta toujours livré k cette humeur fombre & chagrine qui le dominoit depuis quelque tems, 6c fon Tornt XII. N  1^4 la Tour ténébreuse. étonnement augmenta encore par une converfation qu'elle eut avec Celenie. Ces deux belles princeifes avoient fenti tout d'un coup tant de difpofition k s'aimer, qu'elles n'avoient pas pris de précautions pour lerrer les nceuds de leur amitié: la fympathie en avoit formé le Hen d'une manière fi forte, qu'elles avoient une auffi grande ouverture de cceur 1'une pour 1'autre, que s'il y eüt eu un tems fort long qu'elles euffent été amies. Elifmène annonca donc a Celenie les fentimens tendres dont Clearque lui avoit fait confidence qu'il étoit pénérré pour elle, & exagéra beaucoup quel avoit été le défefpoir de ce prince dans le tems qu'il voyoit qu'elle étoit deftinée k faire le bonheur du roi de Lemnos. Je vous affure, madame, répondit Celenie , en fouriant & en rougiffant tout enfemble, qu'il faut que le roi votre frère ne vous ait conté ces chofes que pour vous plaire, connoiffant 1'amitié dont vous m'honorez; car je puis vous répondre que pour moi, il ne m'a jamais rien dit que ce qu'un jeune prince, auffi galant qu'il eft, dit ordinairement k toutes les perfonnes de mon fexe. Je dois vous informer de'plus que, depuis la mort du roi de Lemnos, le roi de Crète paroït affecter de ne fe trouver auprès de moi qu'environné d'une nombreufe cour : il femble même éviter mes re-  Contês Anglöis. 195 gards; & , quand par hafard je rencontre les fiens, j'y vois plutót une trifteffe mêlée de fureur , que des impreffions de tendreffe ; cependant , madame, ajouta Celenie en fouriant encore , vous favez que dans 111e oii je fuis née, on a la réputation de pofféder 1'art de démêler parfaitement bien dans les yeux les mouvemens du cceur. II faut pourtant, madame , repartit Elifmène d'un ton enjoué, que votre art ne vous alt pas bien fervie en cette occafion; car, a mon tour, je puis vous protefter que , fans être née dans 1'ile de Chypre, j'ai vu sürement, dans les yeux & dans les difcours du roi mon frère, tou$ les tranfports d'un véritable amant. Il eft jufte, répliqua Celenie , que ceux qui n'ont que 1'avantage d'avoir pris naiffance dans 111e de Chypre , cèdent leurs droits a une princeffe qui dok un jour en être reine ; mais, madame , s'd eft vrai que la route oii vous êtes du tróne de Chypre vous ait donné mieux qu'a moi 1'art de connóïtre que le roi de Crète eft amant, il faut que ce foit un amant bien difcret; car, excepté quelques foupirs qu'il a, dans de certains momens , pouffés en ma préfence , & qui peuvent autant être des foupirs de trifteffe que d'amour, il ne lui eft jamais échappé devant moi aucune marqué de tendreffe. Ces difcours de Celenie jetèrent Elifmène dans un étonnement étrange : N ij  ry6 la Tour ténébreuse. elle ne favoit plus a quoi attribuer 1'extrême chagrin du roi fon frère , Sc elle en eut une inquiétude qui troubla tout fon repos. La reine de Lemnos avoit eu beaucoup de raifon, quand elle avoit affuré cette princeffe que Clearque ne lui avoit jamais donné pofitivement aucune marqué d'amour. Quoiqu'il en eüt le fond de 1'ame tout rempli, les cruelles idéés que lui donnoit la robe de fincérité, ne lui permettoient pas d'en laiffer paroitre 1'ardeur au-dehors. II étoit pourtant vrai que la mort du roi de Lemnos lui avoit fait connoitre mieux que jamais combien cette ardeur étoit forte : il avoit d'abord fenti avec plaifir 1'amour & 1'efpérance fe réveiller dans fon ame ; Sc, dans les premiers tranfports de fa joie , il fortoit de fon appartement pour courir dans celui de^Celenie, lui offrir fon cceur & fa foi, Sc lui demander fi, par fes fervices, il pourroit obtenir d'elle la permiffion d'envoyer , par fes ambaffadeurs , demander 1'aveu du roi fon père. II couroit chez cette princeffe , dis-je , lorfqu'en traverfant le palais, le hafard lui fit rencontrer Mifandre fur fes pas. La vue de ce philofophe auftère rappela fi vivement, dans Pefprit de Clearque, les redoutables maux que découvroit la myltérieufe robe de fincérité,que comme le caraftère foupconneux Sc défiant étoit véritablement le carac-  CONTES ANGLOÏS. 197 tére dominant de ce prince', il en fentit dans eet inftant tout le pouvoir; car, fans fe fouvenir le moins du monde de tout ce que la renommee publioitd'avantageux de 1'exafte vertu de Celenie, ni fans faire attention a la noble modeftie qui paroiffoit dans toutes les paroles 6c dans-toutes les adYionsde cette princeffe; entièrement livré a fes chimères, il fe dit que c'étoit bien affez d'avoir une fceur qui flétnt fon honneur, fans aller encore s'expofer a fe donner une époufe qui pourroit le couvrir de honte. Avec ces belles réflexions , fur un leger prétexte , il rentra dans fon appartement , ou il prit une ferme réfolution de ne pas dire un mot de fa tendreffe a la reine de Lemnos, jufqu'a ce qu'il eut fait voir la robe de fincérité a Téléphonte, fans lui en apprendre ie myftère, afin de juger, par 1 epreuve qu'il feroit fur ce prince , fi 1'époux qu'auroit la reine de Lemnos verrok la broderie de eette robe terrible, La folie crédulité 6c la bizarre défiance de Clearque jetèrent un grand défordre dans fa cour : il' étoit dans une agitation qui étoit remarcuée de tout le monde; mais, malgré 1'amitié qu'Elifmène avoit pour lui, elle le craignoit fi fort, qu'elle n'ofoit lui en demander la caufe; 6c, ce qui augmentok encore la timidité que cette princeffe avoit toujours eue -a ion égard 7 N üj  j$$ u Tour ténébreuse. c'eft qu'elle avoit remarqué qu'il lancoit fouvent fur elle des regards pleins de fureur, & qu'il lui parloit d'un ton irrité, quoiqu'il fe forcat a ne lui dire rien de rude. Elle ne comprenoit point par oii elle pouvoit s'être attiré fa colère ; mais le chagrin qu'elle en avoit, troubloit tous les agrémens que lui donnoit d'ailleurs la douceur de fon fort; cependant 1'eftime parfaite qu'elle fentoit pour Telephonte, lui faifoit efpérer que, par fa prudence, il remettroit le calme dans 1'efprit du roi fon frère, lorfqu'il feroit auprès de lui; ainfi, par toutes fortes de raifons, elle attendoit avec beaucoup d'impatience 1'arrivée du prince de Chypre. Celenie n'en avoit guère moins; irritée en fecret du fdence indifférent que Clearque gardoit a fon égard, après ce qu'Elifmène lui avoit dit des fentimens de ce prince , & après ce qu'elle en avoit cru démêler elle-même a fon abord en Crète : irritée, dis-je, d'avoir flatté vainement fes appas de la conquête d'un roi qui lui paroiffoit aimable, la préfence de Clearque la gênoit & lui donnoit une forte de dépit, qui lui faifoit fouhaiter avec ardeur de retou'rner au plutöt auprès du roi de Chypre. Enfin 1'on apprit, par un courier venu en pofte , que le prince Telephonte étoit arrivé au port de Crète. A cette nouvelle, Elifmène fentit  CONTES ANGLOIS. 199 une joie infinie, & Clearque une émotion terrible. L'amour, 1'amltié, les foupcons, 1'indignation & la colère, partageoient triftement fon ame ; & , fi les rayons de 1'efpérance s'y faifoient encore entrevoir quelquefois, la crainte les en faifoit bientöt difparoitre. Cependant ce prince, ne fe piquant pas de fouteniravechauteur les prérogatives de la uigmte royale , il fe prépara k aller avec beaucoup de diligence au-devant de Telephonte; &, comme le tems qu'il avoit donné a Mifandre pour achever la robe de fincérité venoit juftement d'expirer, il lui demanda fi eet ouvrage étoit firn : le philofophe ayant répondu qu'il étoit enfin depuis quelques heures dans fa dernière perfection, le roi fe fit apporter cette roble fatale, qu'il regarda encore en tremblant, en préfence de Mifandre; mais s'appercevant, avec une nouvelle douleur, qu'il n'y voyoit aucune broderie , & que eet habillement n'offroit k fes yeux qu'une gaze noire toute unie , fans rien dire au philofophe, il lui fit figne de fe retirer. Auffi-tot il ordonna qu'on appelat plufieurs des officiers de fa garderobe. Sans leur faire la moindre explication, il donna ordre feulement qu'on eüt foin de mettre cette robe dans les coffres du bagage qu'on lui préparoit pour fon voyage. Quoique Clearque ne dit rien k fes officiers fur la N iv  aoo la Tour ténébreuse.1 robe dont il s'agiffoit, comme ils avoient tous fu , par le canal de Dinocrite, le myftère de cette robe, qu'ils avoient appris combien le prétendu enchanteur avoit demandé de tems pour la finir, qu'ils favoient que ce tems étoit expiré , qu'ils venoient de voir Mifandre entrer chez le roi, chargé de quelque chofe, & puis en fortir fans rien remporter. Ces officiers, inftruits de toutes ces chofes, ne doutèrent pas un moment que la robe qu'ils voyoient, & que le roi leur ordonnoit de porter pour fon voyage , ne fut cette robe merveilleufe dont Dinocrite avoit parlé; &, comme aucun d'eux ne vit nulle broderie deffus, 1'ame faifie de douleur, chacun en particulier ne douta point qu'il ne fut du nombre de ces malheureux profcrits, a qui la Vue des riches ornemens de la robe étoit interdite. Cependant tous ces hommes, fachant k quel point le roi étoit informé du don de eet habit enchanté , fongèrent k cacher a ce prince leur honte & leur malheur , & ils fe recrièrent tous, comme de concert, fur les étonnantes beautés de cette robe, & puis chacun s'applaudit en fecret d'avoir eu affez de force fur foi pour cacher fa difgrace k fon roi & k fes camarades, qu'on favoit être auffi bien inftruits que ce prince des effets de la robe en quefHon. Les exclamations que faifoient ces officiers fur fa  CONTES ANGLOIS. 101 prétendue broderie, augmentèrent encore ledefefpoir de Clearque; &, un moment après, il fe crut prefque le feul qui eüt dans fa maifon des femmes dont la conduite fut égarée; car il entra des courtifans , qui, auffi bien informés que les officiers de ce roi, des propriétés de la robe, ne furent pas plus clairvoyans qu'eux a en difcerner les ornemens, & ne furent pas moins prompts k feindre qu'ils y voyoient des chofes merveilleufes. Clearque fentoit un dépit qu'on ne peut exprimer, de voir tant de gens afTranchis d'un malheur auquel il fe croyoit affujetti. Dinocrite, qui étoit arrivé des derniers , reffentoit des tranfports mille fois encore plus violens , & formoit dans ce moment de terribles projets contre la pauvre Anaxaride. Enfin le roi de Crète, outré jufqu'a la fureur, de n'avoir pas même la foible confolation de trouver des compagnons de fes difgraces : le roi de Crète, dis-je, fans faire les moindres queftions fur les broderies qu'on louoit tant, de crainte d'entendre recommencer des exclamations qui lui étoient ïnfupportables, commanda brufquement qu'on enfermat la robe dans fes coffres de bagaga, ce qui fut exécuté fur le champ. Clearque fe coucha de bonne heure ce foir-la ; paree qu'il vouloit partir le lendemain de grand matin. Dinocrite revint dans fon logis, l'ame  io2 la Tour tjénébreuse. plus ulcérée que jamals: la nouvelle vue de Ia fatale robe, & les réflexions qu'il fit fur le bonheur de ceux qui en contemploient les broderies k leur gré, redoublèrent fa rage ; ainfi, quand il fut rentré dans fa chambre, qui n'étoit féparée de celle de fon époufe q«e par une légère cloifon , fans avoir la force de s'occuper a rien, il fe fit mettre au lit, quoiqu'il femït bien qu'il n'y dormiroit guère : auffi ne fit-il que s'y occuper de penfées chagrinantes & pleines de fureur. Vers minuit, il entendit rentrer Anaxaride : elle venoit de quitter la princeffe , qui, n'ayant point a faire de voyage le lendemain comme le roi fon frère, s'étoit retirée aiTez tard. Anaxaride, qui étoit fatiguée de parler, & abbatue de fommeil, fe couchaauffi-töt; maïs, après fon premier fomme , un fonge 1'ayant éveillée en furfaut, elle fentit qu'efle avoit une foif violente : elle fe leva de fon lit pour chercher un vafe, qu'on laiffoit ordinairement plein d'eau dans fon cabinet: elle le chercha long-tems vainement, & elle fut enfin perfuadée que fes femmes avoient oublié de le rapporter après 1'avoir rempïi le matin; mais comme elle les entendoit encore parler & rire dans leur chambre, qui étoit au-deffus de la fienne, elle prit le deffein de leur aller demander ce vafe, qui lui étcit fi néceffaire, car elle ne voulut pas  Contes Anglois. 103 tirer le cordon des fonnettes qui avoit accoutumé de les faire venir, de crainte que ce bruit ne réveillat fon fantafque époux : elle alla donc tout doucement a la chambre de fes femmes, qui lui demandèrent beaucoup de pardons de leur négligence, puis il s'en détacha une qui marcha devant elle, portant un flambeau d'une main, & de 1'autre le vafe dont il s'aguToit, qui étoit rempli jufqu'au bord de belle eau claire , tant on avoit peur que la dame, qui paroiffoit fort altérée, n'en manquat de la nuit. Mais , comme le petit bruit qu'avoit fait Anaxaride cn ouvrant la porte de fa chambre , avoit été entendu de Dinocrite , 8c que la chambre de ce jaloux 8c celle de fon époufe , n'avoient qu'une antichambre commune , il s'étoit levé de fon lit brufquement, 8c avoit couru furieux dans la chambre d'Anaxaride : il avoit d'abord écouté avec une attention extreme, s'il n'entendroit point la voix de quelque homme 8c celle de fon époufe; mais voyant qu'il n'entendoit rien du tout, il s'approcha du lit d'Anaxaride , dans lequel il (entit qu'elle n'étoit pas: alors tranfporté d'un excès de rage, il fortit de la chambre, 8c traverfoit 1'antichambre le plus vïte qu'il lui étoit poffible dans 1'obfcurité, lorfqu'il vit rentrer la femme de chambre d'Anaxaride qui éclairoit fa maitreffe. Comme  io4 la Tour ténêbreuse: cette fille marchoit la première, & qu'il avoit 1'imagination brouillée, il la prit pour Anaxaride elle-même: il s'avanca vers elle comme un forcéné, & lui cria, d'une voix menacante: ah! perfide ! c'eft donc ainfi que tu me trahis : la pauvre fille fut fi effrayée de fa voix & de fon aftion, que Ie treffaillement qu'elle en eut la faifant chanceler, & ne prendre pas bien garde a ce qu'elle faifoit, elle fe heurta contre une table qui la renverfa par terre : dans fa chüte elle laiffa tomber le flambeau& le vafe qu'elle tenoit dans fes mains: en tombant, le flambeau s'éteignit; pour le vafe, comme il étoit d'argille , il fe brifa en mille morceaux avec un bruit terrible. Dinocrite, qui avoit faifilafemme de chambre par fa robe juftement dans le tems qu'elle avoit été fe heurter contre la table, avoit été fi bien entrainé par le corps de cette fille, qu'il -étoit tombé auffi : le bruit qu'avoit fait le vaiffeau d'argille en fe brifant, lui avoit donné une frayeur fi grande, qu'il ne fe connoiffoit pas : il s'imaginoit que c'étoit quelque amant de fa femme qui 1'avoit bleffé a mort; &, comme Peau qui s'étoit répandue du vafe caffé avoit beaucoup mouillé ce vifionnaire , il crioit ainfi qu'un défefpéré: au meurtre ! au fecours! je fuis noyé dans mon fang. A ces cris, tous les domeftiques du logis a  CONTES ANGLOIS. 10} coururent. Plufieurs ayant apporté de la lumière, ce ne fut pas un fpedacle peu plaifant de voir Dinocrite étendu fur le plancher fans aucun mal, que celui d'être inondé de quantité d'eau, & environné des triftes débris du vafe brifé. II étoit fi préoccupé de fes folies imaginations, que, malgré tout ce que fes gens lui difoient pourle raffurer ,il ne laiffoit pas de continuer de crier fans relache qu'on eüt foin de fes bleffures, & qu'on arrêdt fon meurtrier. La femme de chambre, dont la chüte avoit caufe la fienne, s'étoit relevée dès-avant que perfonne arrivé, ainfi il ne favoit point qu'elle étoit tombée dans ce lieu, & 1'appelou a fon fecours, de même que fes autres doméftiques. Mais comme cette fille avoit 1'humeur du moins auffi enjouée que fa maitreffe, la chimérique terreur de Dinocrite , & cette efpèce de bain involontaire dans lequel il fe croyoit inondé de fang , la firent éclater de rire, malgré les efforts qu'elle avoit faits pour s'en empêcher. Ces ris firent paffer Dinocrite des mouvemens de la frayeur a ceux de la colère; & 1'indifcrète rieufe en auroit au moment même reffenti quelques facheux effets, fi elle ne fe fut échappée. Mais enfin ce jaloux, commencant d'être perfuadé qu'il n'étoit point bleffé, ne fongea plus qu'a chercher dans tous les recoins de fon  106 ia Tour tenebreuse Malgr, lindignation que reffentoit Anaxaride devon- lesfoupconsofFenfans que fo„ inju,e' eP°UX fo™t fur fa conduite, les terreur pamques de ce bizarre, & ,a plaifante fituation ou elle 1 avoit vu>ne h. avo.em cauf, ^ guere moins violentes envies de rire qu'è fa femme de chambre ; mais la noble éducation qu elle avo.t recue, !a rendant beaucoup plus maitreffe d elle-même que ne font ces fortes de Perfonnes,elle ne donna aucune marqué exterieure de ce quelle penfoit; elle garda un profond fnence, qu'elle ne rompit que pour dire froidement k Dinocrite, qu'elle voyoit sagiter beaucoup en cherchant de tous cötésSeigneur, il me paroit que vous feriez beaucoup mieux de vous aller coucher en repos, que de vous tourmenter comme vous faites Eh! lemoyen,lui réplicjua-t-il en la regardant de travers, que je puiffe avoir du repos, quand vous prenez tant de foin a me 1'öter. Anaxaride , fans lui rien repartir, fe retira dans fon cabinet, & fe mit dans un fans ^ gner fe recoucher , tant elle avoit de dépir Pour Dinocrite, après avoir cherché inutilement par toute fa maifon, il vint enfin {e remettre dans fon lit. H y fut k peine, qu'il s'abandonna k de  CONTES ANGLOIS. IO7 nouvelles inquiétudes. II avoit affez d'expérience du monde, pour s'imaginer aifément que parmi ce grand nombre de domeftiques qui avoient été témoins de fes foupgons & de fes frayeurs, il y en auroit fort peu qui lui gardaffent le fecret ; il favoit qu'il avoit beaucoup d'ennemis , & ne doutoit pas que dès avant le départ du roi, ce prince ne füt informé de la fcène qui venoit de fe paffer chez lui. Ainfi, il croyoit déja fe voir la fable de la cour & de la ville ; & ces idéés lui caufoient des tranfports de rage, que le fouvenir des ris malins de la femme de chambre n'aidoit pas a calmer. II entroit encore dans des redoublemens de fureur quand il venoit a fonger qu'on oferoit le traiter de vifionnaire Sc de poltron ; & dans de certains momens , il auroit été prêt a donner tout ce qu'il avoit de bien au monde pour avoir le bonheur de furprendre avec fon époufe un amant favorifé. Après avoir paffé une heure dans ces cruelles penfées , comme il étoit plus enféveli que jamais dans fes creufes rêveries , il entendit un affez grand bruit fur 1'efcalier. Tout rempli des folies idéés qu'il avoit dans 1'efprit , il s'écria : Ah ! perfide , c'eft un de tes fédufleurs qui s'enfuit; & il s'eft fi bien caché tantöt, qu'il s'eft dérobé k mes yeux, & il fe retire a préfent  208 la Tour tÉnebreuse. qu^il croit que tout eft calme ; mais il ne m echapperapas, & je ne faurai que trop convaincre tous les infolens rieurs , que je ne fuis pas un homme qui me forge des viiions. En difant ces mots, il fe leva de nouveau avec une préciprtation extréme, fans faire réflexion qu'il n'avoit point de lumière, non plus que la première fois; car lorfqu'il s'étoit recouché, malgré les frayeurs qu'il avoit eues, il avoit d'ailleurs 1'efprit fi agïté, qu'il avoit oublié de donner ordre qu'on lui laifsat des flambeaux. II gagna donc dans les ténèbres la porte de 1'antichambre , qu'il ouvrit; dès qu'il fut fur Tefcalier, il entendit marcher quelqu'un, qu'il fuivit en furieux, & dont il crut fentir les cheveux , par lefquels il voulut le faifir; mais ce quelqu'un lui échappa, & il crut lui entendre defcendre 1'efcalier. II fuivoit fes pas le plus vïte qu'il lui étoit pofiible ; mais è peine avoit-il defcendu quelques degrés , qu'il fentit qu'on 1'atteignit par derrière, & qu'on le pouffa fi rudement, qu'il tomba fur 1'efcalier, dont il roula tous les degrés jufqu'a un mur, contre Iequel fa tête alla donner fi malheureufement pour lui, qu'il s'y fit une bleffure terrible. Le bruit qu'il fit en tombant, les cris qu'il pouffa après être tombé, & les aboyemens d'un gros chien, qui fe firent entendre a grand fracas au monieat  CONTES ANGLOIS. 10$ moment de fa chüte, réveillèrent toute la mai« fon en furfaut, & tous les domeftiques accoururent promptement, perfuadés cependant que c'étoit quelque nouvelle chimère c!e leur maitre; mais i!s furent bi^n furpris, quand ils virent qu'effeclivement fon fang couloit, & qu'il étoit dangereufement bleffé a la tête. Quoique Dinocrite fouffrit beaucoup de fa bleffure, il étoit encore plus attentif a dire qu'on arrêtat 1'affaffin, qu'a demander du fecours : on lui en donna néanmoins avec beaucoup d'empr & de la flatteufe ëfpérarice d'être bientöt uni a cette charmante princeffe; Ce' n'eft pas que la bizarre crédulité de (slear= Tornt XIIi  CONTES ANGLOIS. 131 Comme ce jour-la le prince de Chypre avoit un habit auffi magnifique & auffi galant que celui qu'il avoit la veille 1'étoit peu , fa bonne mine & fa parure lui attirèrent tous les regards» Cependant lorfque 1'heure fut venue de quitter les dames, Clearque s'en alla voir Dinocrite , & Telephonte fe retira dans fon appartement , fuivi de Leandrin & de Cleophane : je vous plains beaucoup, feigneur, dit eet ambaffadeur, de n'avoir pas pu dire a la princeffe un feul mot de vos fentimens fecrets, & de n'avoir pas pu apprendre les fiens de fa belle bouche; & , ce que je trouve encore de plus étonnant, eft que vous ne demandiez point k aucuns de nous qui êtions auprès d'elle, comment elle parloit de vous en votre abfence, &C comment elle parloit de fes autres amans ? Ah l Cleophane , répondit Telephonte, j'ai vu la divine Elifmène , j'ai confulté fes beaux yeux, je n'ai donc plus befoin de perfonne pour être inftruit de mon fort : ce n'eft que les amans qui ne font foumis a 1'ampur qu'a demi, qui s'avifent de mettre des efpions autour des beautés qu'ils aiment, paree qu'ils veulent être du moins autant leurs tyrans que leurs efciaves; mais, pour ceux qui, comme moi , font nes" dans 1'ïle de Cythère , & fuivent exactement les loix du dieu qui y règr.e, ils ont des maniè- Piv  ?3* la Tour ténébreuse. res bien différentes. En achevant ces mots , Te-; lephonte s'apptiya fur une table, & parut réV. ver fi fortement, que Cleophane & Leandrin ne voulant point 1'interrompre, gardèrent le filence. Après quelques momens de rêverie , Telephonte reprit la parole , & leur dit en fouriant, 1'amour m'anime fi fort 1'efprit, que je viens de mettre brufquement en vers la penfée que j'exprimois tout-a-l'heure a Cleophane ; il faut que Leandrin qui fait de fi jolis airs , en faffe un a ces vers pour les chanter demain 4 la princeffe ; les voila. Quand un amant a bien foumis fon cceur Au dieu qu'on adore a Cythère , Pour favoir fon deltin, il ne confulte guère Que les yeux de 1'objet qui caufe fa langueur. Ah ! feigneur ! s'écria Cleophane, voila de5 vers bien galans, & qui renferment un fentiment bien délicat; mais, a ce que je vois, vous ne ferez pas de ces époux qui veulent aller ap'prendre leur fort fur la robe de fincérité. Comment, Cleophane, dit Telephonte, vous êtes informé auffi de la chimère de cette fantaffique robe ? Oui, feigneur, j'en fuis informé, répondit Cleophane, & je fai de plus que c'eft ellfe qui, par une fuite d'évènémens , a mis Dinocrite fur le bord du tombeau. S'il pouvoit y tout-a-fait, dit L;>3ndrin avec précipi-  CONTES ANGLOIS. 233 tation, vous feriez, fans doute, bien obligé a la. robe dont il s'agit, puifqu'elle auroit déliyré la belle Anaxaride de fon tyran, & vous d'un odieux rival, qui, par fa mort, vous mettroit en état de devenir 1'époux d'une charmante & vertueufe femme. Pour un homme arrivé d'aujourd'hui dans ces lleux, dit Telephonte, Leandrin eft étrangement bien inftruit de toutes fortes de nouvelles. Je le fuis fi mal, reprit Leandrin, que je ne fais point ce que c'eft que la robe de fincérité; mais fi vous refufez de m'en éclaircir, je ne ferai point d'air a vos vers , quelques beaux qu'ils foient. Vous favez, feigneur , que les gens qui fe mêlent de mufique, font ordinairement accufés d'être capricieux. Ceux qui fe mêlent de poéfie , répondit Telephonte, ne font pas moins expofés a cette accufation; mais pour marquer que nous • ne la méritons point, nous allons agir tous fans caprices Je confens que Cleophane vous dife tout ce qu'il fait de la robe de fincérité; je prétends que vous nous difiez auffi ce que vous favez de Dinocrite & d'Anaxaride ; & moi, je vous ferai part de mes fentimens & de mes reflexions fur toutes les chofes que vous raconterez. Je n'ai prefque rien a ajouter, feigneur , rPprit Leandrin, a ce que je vous ai dit d'Anaxaride. C'eft une belle & fage perfonne, qui a  234 la tovr ténébreuse. « fcemporté, pour qui elle ne öeaucoup de confidération. Cette belle malWeeft aiméede Cleophane , o J n " Z0fM rfalre leAmepourluii &, fi elle devenoit veuve ie cr0ls qi,el]e „e refuferok v - Bonheur d'un auffi galant hole quÏ^ vous favez qu d n'eft pas plus digne favori de f°? ' 1ue dig"e mari de fon époufe • & , Wr Tl'6n 1 3Utre 'es chagrins qu'il iWo/f1' rlgneUr' dk Cle°Phane' Vand jau,o,s fart Leandrin mon confident, il ne po«rrolt pas vous avoir mieux inftruit de tous »eL a Tl- "7 ie " f3i fl 'e — mera, auffi-b.en de ceux du roi de Crète En- Juite de ce difcours, Cleophane raconta a Te- ftrd^%"princefi,voiti,uffihien^ ZlsJ , " quW Ca"fé M.fandre ene ant " "* aVeC h robe e ch ntee aisce qui furpritTel &tdaPprendre qufi ks ^ H > &^^^^de.ce^^t0tttö^  CONTES ANGLOIS. itf, très-indignées des injurieux foupcons dont il avoit outragé leur vertu. La qualité de feur , continua Cleophane, rend la princeffe El* mène olus modérée ; mais pour la reine de Lemnos, elle étoit fi fort abandonnée Ha co, lère, que, fans les prières de la princeffe elle n'auroit plus fouffert jamais la préfence du rot de Crète ; & la reine Celenie eft d'autant plus irritée contre ce prince, qu'Elifmène 1'avoit affurée qu'il 1'adoroit, que cette reine en avmt vu elle-même mille tendres marqués dans les re.ards, & qu'elle lui avoit laiffé auffi entrevoir qu'il ne lui déplaifoit pas. Je vous dis toutes ces chofes fans nul déguifement, pourfuivit Cleophane, car je n'ignore pas, feigneur, que vous connoiffez parfaitement 1'exafte vertu de la reine votre fceur; & je fais perfuadé que vous n'auriez point blamé 1'innocent penchant qu elle auroit fenti pour le roi de Crète. Bien lom de le Warner , répondit Telephonte , f y aurois heaucoup applaudi. Le roi de Crète eft un prince très-puiflant, & a quelques défauts pres, il eft plein de mérite ; c'eft pourquoi, quelque tufte que foit la colère de la reine ma loeur , il faut qu'elle lui pardonne. Je tacherai de raccommoder tout cela. Néanmoins je ne metonne plus de la froicleur terrible avec kqueHe Celenie 1'a recu tantot. Ce prince en a eu une  lj6 la tou« ténebreuse1 fTbln VCn0lt S'e" Plai«dreèmoi,je du er oLT ; m " Cf0it' dle "e *« Pö«rer long-tems fa punition, & j'elfayerai a g rteerriePTtement ^ V^rel.e e„ g anter e Apre ^ ie fuis a„ n !i ■ I mpU' Cn Ieur d*ant: des v r lfif°rt " h—de faire Crè je T6 maW'&du roi de at bie" ^ L-ndrin y faffe L , b,-n Premi-s. Lesvoich alors ü lui recita ces fix vers. Q-nd la jeune Leauté qui capHve u„ amant, üaigneayouer qu'il fait Jui pla; Jlmant 7 U" b^eur fi charmant; iamantoreformerunfoupcontéméraire, " ^ Crime odieux> q^e 1'amour en colère ^unit toujours févèrement. Cleophane & Leandrin lonèren, beanconp Ihenrenfe taedké on'avoi. po„r la poéfie f ««jours beaneonp'pW cpe dn „,étier dK armes , „0e des" iees *■«!»«,: enfuite Telephonte faifan, réne2„  CONTES ANGLOIS. 237 que la plus grande partie de la nuit étoit déja paffee, tous trois fongèrent a aller prendre du repos. Clearque n'étoit alors guère en état d'en goüter : il avoit été voir Dinocrite, qu'il avoit trouvé fi mal, que, bien loin de conferver aucune aigreur contre lui, il avoit fortement excité fa compaffion , fur-tout lorfqu'il lui eut avoué que ce n'étoit que pour lui cacher la honte dont il croyoit être couvert, qu'il avoit feint de voir fur la robe des broderies merveilleufes. Dinocrite ne pouvoit s'empêcher de verfer des larmes, en fe reffouvenant que c'étoit cette fatale robe qui lui avoit öté tout fon repos, & qui étoit caufe de fa mort; & il faifoit tant d'imprécations contre Mifandre, que le roi, croyant lui donner quelque fatisfaftion, lui dit qu'il étoit arrêté. Alors, il pria fi inftamment ce prince de le faire venir auprès de fon lit, que Clearque fe rendit a fes prières. Mifandre fut donc amené devant Dinocrite, qui lui fit mille reproches de 1'avoir arraché a la vie & a une époufe auffi fage que belle, dont il reconnoiffoit parfaitement la vertu, après 1'avoir tant de fois fi injuffement foupconnée. A caufe de 1'état ou étoit Dinocrite, Mifandre ne daigna pas lui répondre un feul mot; mais lorfqu'a fon tour,  *3« ti Tour ténebreus e. Clearque voulut auffi lui f;nrP ,W eet acre philofophe lui dit cent vérités offenfantes, & lui fit mille remontrances altières, qui irritèrent au dernier point ce roi déja mortellement chagrin de la colère de Celenie dont il favoit que Mifandre étoit la première' caufe. II ne conferva donc plus aucune compaffion pour ce malheureux vieillard, & dit qu'il vouloit qu'un tel fourbe füt puni, le lendemain, du dernier fupplice. Enfuite il s'en retourna au palais, oh il ne dormit point. Peu de tems après le départ de Clearque, Dinocrite , a qui la vue de ce prince & celle de Mifandre avoient caufé de grands mouvemens, expira entre les bras d'Anaxaride, qui, malgré 1'injuftice des procédés qu'il avoit eus pour elle, ne laiffa pas d'avoir pitié de fon fort. Dès qu'il fut jour, Clearque courut chez Telephonte, & lui dit que la froideur & 1'indignation qu'il avoit démélées au travers de 1'extérieur civil que Celenie avoit eu pour lui, 1'avoient mis dans la plus cruelle affliction. Je vois bien, feigneur, ajouta-t-il, que par le malheur qui accompagne mon fort, quelqu'un a informé Ia reine de Lemnos de mes injurieux foupcons ; mais fi votre amitié généreufe ne fait en forte que cette belle reine  CONTES ANGLOIS. 239 me les pardonne, je mourrai de défefpoir. J'ai pour elle 1'amour le plus tendre & le plus ardent qu'on ait jamais eu; & je fens un fi vif & fi douloureux repentir de 1'outrage que ma folie crédulité m'a fait commettre contre fa vertu , qu'elle - même, toute offenfée qu'elle eft, auroit pitié de 1'état oü je fuis, fi elle daignoit feulement y faire quelque attention. Telephonte affuroit Clearque qu'il feroit tous fes efforts pour le remettre bien dans 1'efprit de Celenie, lorfque Leandrin entra dans la chambre de fon maitre, tenant dans fes mains deux airs qu'il avoit faits fur les vers de ce prince. Telephonte voulut qu'il les chantat devant Clearque, qui, après avoir loué les paroles &z les airs de ces chanfons, ajouta : Je vois bien, feigneur, que vous avez mis en fort jolis vers de trés - malicieufes maximes contre moi; mais avouez cependant qu'il y a une de vos chanfons qui ne me convient pas tout a fait, c'eft la feconde oü il y a: Quand la jeune beauté qui captive un amant Daigne avouer qu'il fait lui plaire , Et que loin de goüter un bonheur fi charmant, L'amant ofe former un foupcon téméraire , C'eft un crime odieux, que 1'amour en colère Punit toujours févèrement. Cela ne me regarde pas, reprit Clearque,~  MO la Tour tÉnÉbreuse.' car jamais la reine votre fceur ne m'a fait ad aveux fi doux & fi glorieux. Qn dk ^ répondit Telephonte, que la reine ma fceur avoit un grand penchant pour vous, & que depuis la mort du roi de Lemnos elle ne s'impofa plus la loi .de vous cacher toutes les mar^ ques de ce penchant. II eft vrai, répartit Clear, que, que quelquefois j'ai «u voir dans fes beaux yeux des difpofitions a ne me pas haïr; ma,s comment aurois-je pu être éclairci de "ion fort autrement que par quelques regards favorables, puifque moi-même, én brülant d amour pour cette princeffe, par des raifons b-arres que vous devinez bien, je ne lui ai jamais declaré que par mes regards & par mes foupirs les beaux feux dont j'étois embrafé pour elle ? Quoi 1 feigneur , s'écria Telephonte , vous n avez jamais dit a Celenie que vous 1'aimez ? Non, feigneur , répliqua Clearque , il n'y a jamais eu que mes yeux qui lui aient explique mes fentimens; ma bouche a toujours gardé tin profond filence. Je fuis ravi, reprit Telephonte en fouriant, d'être informé d'un filence obferve avec tant d'exaftitude de part & d autre; ]e vous en ferai un fujet de juftification auprès de ma fceur; il &ut que faie une converfation avec elle avant que vous Ia revoyiez, Telephontè  CONTES ANGLOIS. 141' Telephonte quitta Clearque , & s'en alla > fuivi de Leandrin, chez la reine de Lemnos, auprès de laquelle il trouva déja la princeffe Elifmène. II dit a la reine fa fceur & a la princeffe qu'il adoroit, mille chofes polies & galantes ; &c foit qu'il agit en frère , ou qu'il agït en amant, il avoit des manières fi gracieufes &C ü tendres , qu'il ne pouvoit manquer de beaucoup plaire. Auffi les princeffes lui dirent-elles cent chofes obligeantes. Enfuite il fit chanter a Leandrin les chanfons qu'il avoit compofées. Ce favori les chanta avec beaucoup de jufteffe & d'agrément; & comme d'ailleurs les maximes qu'elles renfermoient plaifoient k ces princeffes, elles en aimèrent davantage les vers & la mufique , & ne leur épargnèrent pas les louanges. Telephonte, qui vit les efprits dans une difpolition fi favorable, prit ce moment-la pour fe plaindre gracieufement a Celenie de la froideur avec laquelle elle avoit recu le roi de Crète. Cette princeffe avoitattendu cette plainte avec une forte d'impatience, car elle bruloit d'envie de parler contre Clearque. Auffi, comme la préfence d'Elifmène Sc de Leandrin ne la gênoit point , elle expliqua naturellement k Telephonte le fujet qu'elle avoit d'être irritée contre le roi de Crète ; & lui avoua qu'elle avoit été inftruite de tous fes bizarres fentimens Tornt XII, Q.  %4* la Tour ténébreuse; par un domeftique d'Elifmène, qui avoit entendu toute la converfation qu'il avoit eue dans le bois avec le roi de Crète , au fujet de Ia robe de fincérité. Ce domeftique, continua Celenie , vint avec une diligence extréme informer fa maitreffe, mot pour mot, de cette belle converfation , & j'étois avec la princeffe lorfqu'il lui en rendit compte. Vous jugez bien, feigneur, de l'effet que produifit dans mon efpnt le jugement outrageant que le roi de Crete avoit fait de Ja princeffe fa foeur & de moi. J'eus bien du déplaifir, dit Elifmène, de 1'indifcrétion qu'eut eet homme, de faire un tel récit devant la reine de Lemnos ; car s'il n'y avoit eu que moi qui eüt fu la foibleffe du roi mon frère , je 1'aurois cachée pour toujours a la charmante Celenie. Mon amitié, dit Ja reine de Lemnos , auroit eu lieu de fe plaindre de cette réferve. Au contraire, ma fceur, repartn Telephonte , vous auriez dü être obli*ée a la princeffe , de vous cacher une légère foibleffe d'un roi d'ailleurs plein de mérite, & qui vous adore avec la plus violente paffion. Après ces mots, Telephonte dit mille chofes a Celenie en faveur de Clearque; il lui exagéra les agrémens de fa perfonne , la force de fon amour & la grandeur de fon repentir , qui méritoit qu'elle lui fit grace. Mais d'oü vient,  C O H T E S A N G t 6 i è. Itf mon frère, répondit cette princeffe a demi per» fuadée j que vous me donnez ici des confeils qui font oppofés aux maximes que vous débiteü dans vos chanfons ? car enfin vous y dites; Quand la jeüne beauté qui captive un amant Daigne avouer qu'il fait lui plaire , Et que loin de goüter un bonheur fi charmant , L'amant ofe former un foupcon téméiaire C'elt un crime odieux , que 1'amour en colère Punit toujours févèrement. Les confeils que je vous donne, reprit Tele* phonte, ne font point contre la maxime que j'ai avancée dans cette chanfon, puifqu'il eft vrai, ma fceur j que le roi de Crète n'a de fa vie été affez heureux pour vous entendre lüi faire 1'aveu de quelques fentimens favorablés pour lui: affurez-vous que s'il avoit jamais ett la gloire d'entendre votre bouche prohoncer' en faveur de 1'amour que vous faviez bien qu'il avoit pour vous j il s'en feroit abfolument tehu a eet oracle & n'auroit point confulté la robè de fincérité ; mais bien loin de daigner lui donner quelque marqué de bonté par vos pa* roles, vous avez même feint de ne pas en-» tendre que les foupirs qu'il pouffoit s'adref* foient è vous. Si je n'entendois pas bien feS foupirs i dit Celenie , c'étoit a lui a me leS expliquer plus intelügiblement i un cceur hktl  244 t-a Tour ténébreusÈ fOUchéE« I de grace, ma fceur interrompit Telephonte , n'examinez point avec tant de rigueur la conduite d'un roi aimablequi vous adore,& qui eft frère d'une admirable princeffe pour qui vous avez une anutié fi tendre. Elifmène ayant joint fes prières è celles de Telephonte, Celenie confentitenfin a pardonner a Clearque,a condition néanmoins que ce prince promettroit d'éloigner Dinocrite de la cour s'il guériffoit de fa bleffure : eet indigne favori, ajouta- t-elle, eft propre a donner a fon maïtre de pernicieux confeils dont je ferois laviaime. Mais vous ne fongezpas, dit Telephonte, que Dinocrite eft è 1'extrémité, & qu'il n'y a pas d'apparence qu'il revienne de 1'état oii il eft. II n'importe, répondit Celenie, comme fon danger n'eft peut-être pas auffi für qu'on Ie croitje veux toujours que le roi de Crète me faffe cette promeffe; & plüt au ciel, feigneur, pourfuivit-elle , que ce prince fi fujet' a fe prévenir, n'admit dans fa faveur que des hommes auffi bien choifis que ceux que vous admettez dans la votre : alors on ne lui infpireroit plus de préventions dangereufes pour fa gloire, &fataïes au repos de fes amis. Après avoir quitté les princeffes, Telephonte vintal'appartement de Clearque; mais apprenant que le roi n'étoit pas dans le palais, en  CONTES ANGLOIS. Htf attendant qu'il y revïnt, le prince de Chypre s'enferma pour écrire au roi fon père, & Leandrin prit ce tems pour aller faire quelque tour dans la ville. Clearque qui n'avoit pas cru que Telephonte iroit fi matin chez Celenie , ne s'attendoit a voir cette princeffe que 1'après-dinée: ainfi ayant appris la mort de Dinocrite , il fe crut obligé de rendre une vifite a Anaxaride avant que d'aller a un beau chateau de plaifance qu'il avoit prefqu'auxportes de Manetufe : il vouloit aller lui-même dans ce lieu ordonner les apprêts d'une fête qu'il prétentendoit donner k Elifmène par rapport k Celenie , fe flattant que parmi la joie qu'infpirent les jeux & les diverthTemens, il pourroit plus facilement rentrer en grace auprès de cette princeffe. En fortant du logis d'Anaxaride, il fut frappé d'un fpedacle qui 1'auroit beaucoup attendri en tout autre tems. Comme ce prince avoit ordonné la veille qu'on fit mourir Mifandre, il arriva que dans ce moment on transüroit ce malheureux vieillard de fa prifon devant le tribunaldesjuges,qui devoient lui prononcer fa fentence de mort. 11 étoit mené par une troupe de gens armés, & par quelques juges fubalternes: mais toute cette efcorte avoit été arrêtée par un embarras de chevaux & de Q»i  *4* la tou* ténébreuse; Voitures qui obligea le charriot du roi de s'ar, reter auffi. Cela donna le tems a ce prince de remarquer qu'une jeune fille d'une beauté extraordinaire parloit k ces juges arrêtés, en a&on de fuppliante. Dès qu'elle fut avertie quelle etoit fip^che du roi, elle quitta les officiers de jufhce a qui elle adreffoit fes paro, T« * C°"n,t fe >eter * genoux auprès du char. not de Clearque. Ah feigneur! lui dit-elle en fanglottant, ouvrez aujourd'hui votre ame k la clémence, & daignez pardonner è un infortuné Vieillard qui vous a fait une rromperie crimi, oelle, a la vérité, mais cependant plus digne de votre pitié que de votre courroux; néannioms, fi vous voulez abfolument que ce crime foit puni, voila la coupable devant vos yeux; c eitmoi qui ai conduit tout 1'artifice de cette tromperie. Que votre juftice, feigneur, daigne donc ordonner qu'on renvoie mon père abfous, ft quon me livre è toutes les peines qui lui étoient deftinées. Clearque ne put s'emp.achep d admirer cette belle perfonne, qui parloit d'une jnamcre fi généreufe & fi touchante. Toute, fois, il etoit fi Jrrité contre Mifandre , qu'il ne ferendit point a fes prières ni è fes larmes; au contraire, fe faifant un effort pour n'écouter pas la pnie qm lui parloit en faveur de cette belle affhgée, il lui répondit féchcment • Mi,  Contes Anglois. 247 fandre m'a fait une tromperie trop odieufe pour mériter ma clémence ; pour vous, je crois que vous êtes moins coupable que vous ne le faignez pour fauver votre père. Cependant je veux faire examiner fi vous n'êtes point effeftivement de fes complices; 6c, pour en être éclairci, on va vous conduire en prifon, oii vous ne ferez guère long-tems fi vous êtes innocente. Tout ce que je puis faire de plus équitable a préfent pour vous 6c pour Mifandre, c'eft d'envoyer un ordre aux Juges pour leur faire furfeoir la prononciation de la fentence qui a été rendue contre lui, afin que vous ayez part a fa punition, s'il eft vrai que vous ayez part a fon crime. A peine Clearque avoit-il achevé ces mots, que 1'embarras qui arrêtoit fon charriot étant fini, 1'équipage de ce prince recommenca de marcher; 6c la défolée Herminie , entourée d'une foule d'hommes armés, fe rangea auprès de fon père, qui n'ayant pu rien entendre de ce que le roi avoit dit, croyoit qu'il feroit bientöt ptêt d'aller a la mort. Au milieu d'une fituation fi trifte, il confervoit une conftance fiére 6c farouche, qui ne laiffoit pas d'avoir fa grandeur: ce qui lux faifoit le plus de peine , étoit de voir qu'Herminie s'étoit venue livrer aveuglément a tous ces périls. Qiv  la Tour ténébreusr cette foule de peuple qui fuivoit Mifandre; mats parmt ceux qui la compofoient, il n'y avoit perfonne qui reffentït des ™ mrpJIc i. ■ ennt des mouvemens Pare ls a ceux qui agitoient Leandrin. Le hafard 1 avoit fait trouver auprès de Mifandre & de ceux qui l efcortoient dans 1'inftant qu'ils setoientanêtés;&a peine avoit-il jeté les yeux fur cette^troupe, qu'il vit une jeune fille d une beauté admirable, qul fupplioit ceux qui J avoient de 1'autorité, de permettre qu'elle accompagnat Mifandre pour le juftifier devant le tnbunal oü on le conduifoit, puifqu'elle toit. Elle accompagnoit fes paroles par des armes qu'elle ne pouvoit retenir ; mais fes larmes étoient fi belles & fi propres k ^ örir ia douleur avoit quelque chofe de fi touchant, que Leandrin en fut pénétré. II étoit naturellement très-fenfible ; & quand U tfaJ roit pas eté auffi prévenu qu'il Pétoit en faveur d Herminie qu'il reconnut tout d'un coup en Ia perfonne de cette belle malheureufe Peut-etre que 1'amour n'auroit pas laiffé dé foumettre fon cceur a une beauté qu'il auroit jue dans «t et». li fe fentit donc fubitement enflamme d une ardeur fi vive & fi forte, ^ aurolt donné fa vie pour 1'objet qui la caufoit;  C O N T E S A N G L O I S. 249 & lorfqu'il vit Herminie courir auprès du charriot de Clearque, il y fuivit précipitamment fes pas, & voulut bien du mal a ce prince quand il entendit la réponfe rigoureufe qu'il fit k cette charmante ck affligée perfonne. II n'ofa pourtant hafarder auprès de Clearque aucune prière en fa faveur, quoique ce roi lui marquat beaucoup de confidération par rapport k Telephonte. Leandrin crut qu'il feroit mieux de faire agir pour ce fujet le prince fon maitre lui-même, & la princeffe Elifmène. II fe contenta donc de faluer profondément le roi de Crète, qui crut qu'il n'étoit la que par une fimple curiofité. Clearque ayant pris le chemin du chateau de plaifance oii il vouloit aller, Leandrin fe mêla parmi la foule qui fuivoit Mifandre ; & tenant fes regards-fixement attachés fur Herminie, il abandonnoit fon cceur a des mouvemens d'amour & de compaffion qui le déchiroient d'une étrange manière. Cependant, fuivant les ordres du roi, Mifandre fut ramené dans la prifon, au lieu d'être conduit devant les Juges; & par les mêmes ordres, Herminie fut renfermée auffi dans eet affreux féjour. Elle n'y fut pas plutöt entrée, qu'avant qu'on 1'eüt féparée de fon père, Leandrin demanda k leur parler k tous deux enfemble. Le rang qu'il tenoit auprès du prince  2yo LA Tou* TENEBREUSE nofalu^efufer ce qu31 demandoit, & on Ie condmfirdansun lieu Ou i, eut la fatisfaflion de parler fans témoin k Mifandre & k fon ai-ble fille. Ils furent tous deux furpris de voL un inconnu de bonne mine, & magnifiquement vetu, s approcher d'eux d'une manière fort refpeaueufe; mais il ne leur laiffa pas Ie tems deftxrede longuesréflexion, II prit la parole qu d adreffa k Mifandre, en lui difant: Savant homme, ,e fuis extrêmement touché de 1'état malheureux oh vous êtes, & je viens ici tacher de vous donner quelque confolation. Jai lhonneur d'avoir part dans les bonnes gracesdu pnnce de Chypre ;& je renoncerai pour jamais a un avantage qui m'eft fi cher & uglonenx.fi, par le credit ^ ri Qn maitre, Je n'obtiens du roi de Crète qu'il révoque les ordres funeftes qu'il a donnés contre vous & contre cette charmante perfonne, aio* ta-Ml en fe tournant vers Herminie. Madame repnt-il en la regardant obligeamment, vous voyez devant vous un ami de la plus chère de vos amies, je veux dire de la vertueufe Philantrope , qui conferve pour vous dans Larifle cette amitié tendre que vous lui avez vue en Crete. Quoi ! feigneur, s'écria Herminie, la vertueufe Philantrope vit encore! Ah ! qu'ati  CONTES A N G L O I S. %fi milieu des cruels malheurs qui m'accablent aujourd'hui, j'ai une grande confolation d'apprendre cette nouvelle ! Mais, feigneur, pour- ( fuivit-elle, pardonnez aux tranfports d'une ardente amitié 1'indifcrète exclamation que j'ai faite, avant que de laiffer a mon père le tems de vous rendre graces de vos bontés pour nous. Quand elle eut achevé ces mots, Mifandre remercia beaucoup Leandrin de 1'intérêt qu'il prenoit a fa deftinée; Herminie ne lui épargna pas non plus fes remercimens. II lui conta la manière dont il avoit trouvé Philantrope dans Lariffe, & lui fit un récit en peu de mots de la fituation oii elle étoit alors, & des converfations qu'il avoit eues avec elle. Enfuite il fit a Mifandre ck a Herminie des offres de fervices fi obligeantes , &C preffa cette belle fille fi inftamment de le charger de quelques-uns de fes ordres, qu'enfin elle lui dit: Seigneur, puifque la bonté de votre ame vous engage a fecourir avec tant d'ardeur des infortunés comme nous^ je vais profiter de votre générofité, & vous . informer de tous nos deffeins, & j'efpère que vous ferez convaincu qu'une malheureufe familie , qui ne fongeoit qu'a s'exiler de Crète fans faire nul tort a qui que ce fut, ne méritoit pas les traitemens ou vous nous voyez expofcs.  258 la Tour té neb reu.se. voyage, & m'a encore fait préfent dé plufieurs chofes rares & préciet.fes. II m'a donné, entr'autres curiofités, de certains verres merveilleux, travaillés avec tant d'art , qu'étant enchafiés adroitement dans des tuyaux, ils portent la vue a trois ou quatre lieues du pays ou 1'on eft. II m'a auffi donné de fingulières machines faites d'une forte de métal , qui portent la voix dans le même éloignement que les verres dont j'ai parlé portent la vue. Ces deux machines , qui font fi utiles pour voir & pour parler de loin, ont été inventées par un philofóphe de Lariffe , qui en a donné une qua-ntité confidérable au peintre qui m'a fait préfert de celles que j'ai. Les perfonnes vulgaires prendroitnt, fans doute, ces admirables produaions des fciences pour des effets de 1'art magique, dont on accufe la Theflalie de faire un grand ufage. J'étois donc revenue en Crète chargée de ces curiofités & de plufieurs autres j'avois pris avec joie la route de Manetufe , me faifant un plaifir d'y aller furprendre més amis, lorfque, paffant ce matin au pié xlé'cetté montagne , j'ai rencontré ce payfan chez qui nous fommes logés. Cet hornme , qui, a moh départ de Crète, étoit un de mes laboureurs, m'a recónnue tout d'un coup , & m'a dit en fecret que Chafferis étoit cachée chez lui pour  C O N T E S A N G L O I S. 163 d'honneur a leur prince. L'averfion que vous avez témoignée pour les uns, & 1'eftime que vous avez marquée pour les autres, accoutumeront vos fujets a vous parler fincérement: ce qui eft un des plus précieux avantages que puiffe avoir un roi. De plus, Mifandre, en vous en impolant fur fa robe merveilleufe, vous a mis en état de vous fouvenir a jamais qu'il faut fe déficr des brillantes promeffes de ceux dont on n'a point éprouvé la capacité. Tant d'hcureux effets , feigneur, ne contribueront-ils pas beaucoup a la gloire & a la feiicité de votre règne ? Pour moi, continua Telephonte, j'ai une obligation infinie a la robe de fincérité ; & jamais , feigneur, vous ne m'avez fait un plus grand plaifir, que quand vous me perm'ites d'en faire ma parure ; un tel vêtement me fit démêler en un inftant mes véritabigs anus d'avec ceux qui ne cherchent a me fuivre que pour me rendre la vicfime de leur dangereuiè flatterie. Clearque enfin perfuadé qu'il ne retiroit que de 1'utillté de ia tromperie de Mifandre , donna ordre qu'on allat le tirer de fa prifon. Leandrin , qui venoit de rentrer dans Manetufe , étoit déja auprès du roi de Crète quand u donna «et ordre ; & eet amant d'Herminie, ravi d'avoir une fi agrcable nouvelle a apprendre .a R iv  contes Anglois. i<$5 de la machine qui por te la voix fi loin, pour donner un avertiffement a Clearque en faveur de Mifandre. Leandrin ajouta que pendant que Philantrope parloit dans cette machine, il obfervoit le roi de Crète par le moyen des verres merveilleux, & qu'il avoit cru voir, au trouble de ce prince, qu'il prenoit les fons de voix qu'il entendoit, pour ceux d'une voix du ciel Si j'ai été convaincu, pourfuivit - il, que je ne m'étois pas trompé dans ma croyance , puifqu'auffi-tót que j'ai été arrivé a Manetufe, j'ai entendu le roi ordonner qu'on vint vous mettre en liberté. Par le récit que vous me faites , dit Mifandre , de ces admirables machines, je commence a être perfuadé qu'il y a dans la philofophie des parties plus belles Si plus utiles a cultiver , que celles que j'ai affectionnées jufqu'ici; Si au lieu de ne m'attacher uniquement , comme j'ai toujours fait, qu'a la métaphyfique Si a la phyfique fpéculative, je veux m'appliquer auffi a 1'optique Si aux mécaniques. Après que Mifandre eut prononcé ces grands mots, auxquels Leandrin ne fit pas beaucoup d'attention , ce philofophe changea de difcours, Si reprit ainfi : Seigneur, j'admire la juftice que le ciel a eue de délivrer Herminie des alarmes ou elle étoit a mon fujet; Si cette juftice eft d'autant plus grande, que  Contes Anglois. 2.67 Cependant ceux è qui le roi de Crète avafc ordonné dé venir délivrer Mifandre, arrivérent dans fa prifon , & le mirent lui & fa fille en liberté. Au moment même , Leandrin envoya en diligence porter cette heureufe nouvelle a Chafferis & a Philantrope, & fit partir peu de tems après un charriot pour les amener a Manetufe. En conduifant Mifandre & Herminie dans un logis qu'il leur avoit fait prepaparer dans la ville , eet amant, qiu s'étoit toujours contraint jufqu'a eet infiant, ne put s'empêcher de dire tout bas a Herminie , qu'en travaillant & fa liberté, il avoit perdu la fienne : quoique ce difcours la fit rougir & 1'embarrafsat, elle ne le prit que pour une fimple galanterie , & n'y répondit que fur ce ton-la. Cette belle fille ne fut pas long-tems dans fon logis fans y voir arriver Chafferis Si Philantrooe. Cette dernière ne pouvoit ceffer de 1'embraffer Si de lui faire des careffes; mais pour Chafferis, quoiqu'elle aimat beaucoup une fille fi aimable, Si qu'elle fut très-aife de la reyoir, elie ne lui en donnoit pas beaucoup de témoignages; car natureikment elle n'étoit pas fort careffante. Philantrope , qui étoit née pour fe diflinguer généreufement dans i'amitié, Si pour faire du bien a tout le monde, en difoit beaucoup de  •-^ la Tour ténébreuse leandrin a Herrie, l0rf0l,ece chevalierentra & v,„, dire 4 cette vmueufe femme & J cette mmable fille, onelafe„,eA„aMrfde quEhfmene ,„„ ob%.e de . pabts , ma,s qni ne fe montrolt g ™ prmceffeonandUyavottbeane^demodë re9iirent d une manier e ex-emement obligeante les deux perfonnes que Leandnnleur amenoit. Elles dirent cent chofes avantageufes fur tout ce qu'elles favoient de nUS&deSlUmièreSder^dePhi,:ntr0 & donnerent mille louanges a la beauté & a Ja bonne grice d'Herminie. Enfuite Elifmène -uiant retenjr quelque tems Philantrope , & donnerle plaif^ Celenie de 1'entendrep'ar er 1- dit: Vertueufe Philantrope, dj, £ vo«s plan, que vous qui êtes fi • m avez tant d'expénence du monde, dei*  CONTES ANGLOIS. 269 laquelle a ralfon d'Anaxaride ou de moi, dans une difpute que nous avons enfemble. Philantrope n'ayant répondu a ce que lui difoit Elifmène que par un figne de modeftie & de foumifhon, cette princeffe reprit ainfi: Tout le monde fait la dureté des procédés que Dinocrite a eus pour Anaxaride tant qu'il a vécu ; & 1'on n'eft pas moins informé que, malgré les étranges manières de eet époux, elle a toujours eu pour lui tous les foins & toutes les complaifances que la plus exafte vertu lui pouvoit prefcrire. Le ciel fa délivrée de eet époux fi terrible ; & après avoir rempli a fon égard tout ce que la raifon & la bienféance exigeoient d'elle, on ne croit pas qu'elle ait fujet de le regretter; auffi eft-elle de trop bonne foi pour affeéter les dehors d'une douleur qu'elle ne fent point; mais ce qui fait le fujet de notre différend, eft qu'Anaxaride ne veut point recevoir les vceux de Cleophane, ambaffadeur de Chypre , feulement a caufe qu'il eft étranger. Elle dit qu'elle croit fincère la tendreffe qu'il témoigne avoir pour elle; qu'elle le trouve digne d'eftime, & qu'elle 1'eftime en effet; mais que, quand on lui offriroit une couronne, elle ne voudroit pas aller paiTer fa vie hors de fon pays natal. Si Anaxiride , dit Philantrope , trouve effeaivement du mérite dans Cleophane,  17& la Tour ténébrëuse. V t (°rt/Tnant> mad3me ' ^ ^fc loflre de fa foi è caufe de la différence de leurs Patnes. Quand de facrés hens uniffent è un epoux qu'on aime, on regarde comme fon pa-s tous ceux oü 1'on paffe fes jours avec lui Z fuis fortfachée, fage Phüantrope, dit Am** ode. ae netre pas du fentiment de Ja pri» cefle & du votre ; mais queique ffion m eut infpire un amant, je vous affure au'il ne me feroit jamais réfoudre a quitter Vlte de Crete pour lui. Mais, repartit Elifmène, la reine de Lemnos & moi ne vous donnons-nous pas l exemple de quitter la patrie pour fuivre On epoux ? Les grandes princeffes comme vous etes toutes deux , madame , répliqua Anaxaride, ont été accoutumées a ces idées-la dès leur enfance ; & comme elles font nées pour commander , on les regarde toujours par-tout avec admiration & avec plaifir; mais pour les perfonnes vulgaires comme moi, je fai bien qu elles font une mauvaife figure dans un pays etranger ; elles y paroiffent toujours extraordinaire & ridicules. Suppofé que votre crainte fort bien fondée, dit Celenie, n'appelez paS lile de Chypre un pays étranger a votre éoarc!, puifque toutes les perfonnes de qualité de Chypre favent votre langue,■ de même que toutes ks perfonnes difiinguées de Crète favent la  C O N T E S A N G L 6 I S. tfÉ langue qu'on parle en Chypre ; & pour les manières , elles ont tant de conformité, que.,.. Comme la reine de Lemnos prononcoit ces mots , le roi de Crète, le prince de Chypre &£ Cleophane entrèrent dans la chambre d'Elifmène. Madame, dit Clearque a Celenie, comme je fai que vous honorez Cleophane d'une eftime particulière, je me hate de vous dire que le prince votre frère vient de m'affurer qu'il obtiendra 1'agrément du roi votre père , pour me faire préfent du généreux Cleophane. Quand ce miniftre aura, avec mes ambaffadeurs, accompagné la princeffe ma fceur en Chypre, il confent de revenir paffer fa vie en Crète ; il tiendra auprès de moi le même rang qu'y tint Dinocrite , qu'il remplira beaucoup mieux fans doute. Je fens fi bien aujourd'hui le mal que m'ont fait en mille occafions le menfonge & la flatterie , que je veux attacher a moi pour jamais eet homme dont je connois fi bien la fincérité & la droiture ; & je ne puis affez rendre de graces au prince Telephonte , a qui je devrai la main de la plus belle princeffe du monde, &c les fervices d'un miniftre auffi habile que plein de probité. Seigneur, répondit Telephonte en fouriant, je vous affurë que ce n'eft point a moi que vous devez la réfolution qu'a pris Cleophane de confacrer fes  17* ia Tour ténébreuse. jours a votre fervice. Malgré le zèle & Ie' refpeft qu'il a pour vous, je ne crois pas qu'il eüt quitté la cour du roi mon père pour la votre, s'il n'eüt pas été bien perfuadé que , pour quelque raifon que ce foit, Anaxaride ne quittera jamais 1'ile de Crète , & ne confentira a le rendre heureux, que quand elle le verra établi dans cette ile. En vérité, feigneur, dit Anaxaride a Telephonte , il y a bien de la malice a donner le tour que vous donnez a l'empreffement qu'a Cleophane de rendre fes fervices au roi. Puifque les fouhaits du prince mon frère , dit Celenie, & apparemment les ordres du roi mon père vont m'engager a paffer mes jours en Crète, je fuis ravie qu'Anaxaride & Cleophane y reflent, car je les eftime tous deux innniment. Je vous affure , madame , lui repartit Elifmène , que quelque affection que j'aie pour Anaxaride. je la vois avec joie refter en Crète, puifque fa préfence vous y fait plaifir. Ma fceur, dit Clearque a Elifmène, fi vous perdez Anaxaride pour nous la laiffer, je compte que vous emmenerez avec vous en Chypre une autre belle Crétoife, qui vous dédommagera de fa perte. Le prince Telephonte m'a appris tantót que Leandrin eft paffionnément amoureux de cette belle fille , continua-t-il, en montrant Herminie de la main. Oui, reprit le prince  Contes Anglots. 175 prince de Chypre , Leandrin 1'aime autant qu'elle mérite d'être aimée, Sc je me fuis chargé de travailler a le rendre heureux : je ne crois pas, ajouta-t-il, que Philantrope ni les parens d'Herminie refufent de confentir a un mariage' fi bien afforti. Seigneur , dit Philantrope , paf le droit que 1'amitié me donne fur Herminie je puis répondre en cette occafion du confentement de fes parens Sc de fon obéiffance ; ils fe trouveront tous fort honorés de 1'alliance d'un chevalier de la condition de Leandrin , Sc auffi accompli qu'il eft. Leandrin, tranfporté de joie par cette réponfe , en rendit grace k Philantrope autant que le lieu oh ils étoient ie pouvoit permettre. Enfuite Philantrope Sc Herminie voulurent fe retirer ; mais Elifmène leur ordonna de refter, comme elle avoit óéjh fait une fois, & cette princeffe donna ordre tout bas a Leandrin d'aller au moment même s'affurer du confentement de Mifandre Sc de Chafferis pour fon mariage , Sc de venir lui rendre compte de ce qu'ils diroient fur ce fujet. Ce» pendant Cleophane marquoit avec beaucoup dê refpeét fa reconnoiffance au roi de Crète 6c au prince de Chypre , 6c ne huffoit pas de faire voir dans fes yeux a Anaxaride les fentimens qu'il avoit pour elle. Clearque 6c Telephonte fortirent enfin pour T&im XII, S  2.74 laToür ténebreus e. aller donner quelques ordres ; Cleophane les fuivit; & quand il n'y eut plus que la reine de ■ Lemnos & Anaxaride, elle demanda avec bonté è Herminie ü le choix qu'on faifoit de Leandrin pour fon époux ne gênoit point fes inclinations. Elle ne répondit k cette princeffe qu'a vee une profonde modefiie : mais Philantrope affura qu'elle connoiffoit affez fes fentimens pour être perfuadée qu'elle eftimoit infiniment Leandrin. Enfuite Elifmène invita Philantrope l venir s'établir en Chypre avec Herminie. C'eft bien mon deffein, madame, lui répondit-elle; le zèle ardent que j'ai pour vous , & 1'am'itié tendre que j'ai pour Herminie ne me permettent pas de prendre un autre parti ; & j'ofe ajouter que les bontcs dont le prince Telephonte a daigné m'honorer dès fon féjour dans Lariffe, recloublent encore 1'envie que j'ai d'exécuter ce deffein. Je ne fuis pas du fentiment de la belle Anaxaride ; je regarderai toujours comme ma patrie les lieux oii je verrai les perfonnes qui me font les plus chères; & ïl m'efl d'autant plus permis d'être indifférente pour mon pays, qu'il arrivé que je n'ai en Crète que des parens éloignés, & qui encore fe font rendus indignes de mon affection par les procédés pleins de dureté & d'avarice qu'ils ont *us pour moi. Le père & la mère d'Herminie  ,C O'Tl TES A N G L O I S. 177 fole fon époux: le fecond étoit le. portrait de k généreufe & tendre Hypficratée, femme du grand Mithridate : & le troifième étoit ïtótt toire fidelle de 1'iüaftre reine Zenobie j auffi célèbre par fa courageufe vaieur, que par Ion rare fcavoir. Tous ces tableaux étoient peints avec tant d'art, de noblcffe & d'intelligence, i!s étoient fi correfts & fi gracieux, qu'ils enchantoient les regards de tous ceux qui les jvoyoient. Après que les deux princeffes & les deux princes leur eurent donné mille louanges , Telephonte dit galamment: Mifandre ne halardoit rien quand il avancoit qu'il gteltt feroit voir des ouvrages enchantés; il n'avoit qu'a nous. montrer ceux de fa fille pour nous convaincre qu'il avoit raifon. Et de plus, ajouta Clearque, il n'y a qu'a nous fifire voir ces mêmes ouvrages, pour nous convaincre auffi que tous les fiecles ont produit des femmes infinimentvertueuiés. Herminie fupplia la reine de Lemnos & la princeffe de Crète de vouloir bien permettre qu'elle leur offrit ces robes &C ces tableaux, qui avoient le bonheur de leur piaire. Ces princeffes lui firent 1'honneur d'accepter de fort bonne gr^ce ces beaux préfens qu'elles fe partaeèrent entr'elles. Peu de jours apres Telephonte époufa la princeffe ElUmene avec une joie infinie; & S iij  *7S la Tour tÉnébreusé; dès qu'on eut le confentement du roi de Chy, pre, on célébra le mariage de Clearque avec la reme de Lemnos, qui fut ravie de voir au roi de Crete un favori auffi fage qu'étoit Cleophane. Herminie époufe Leandrin qu'elle aima autant par inclination que par reconnoifTance; & des qu Anaxaride eut donné k fon deuil le temps qu'exigeoit la bienféance, elle époufe Cleophane, avec qui elle vécut fort heureufe. Philantrope, Mifandre & Chafferis fuivirent Hermmie en Chypre : Philantrope y fit toujours les charmes de la fociété; & Mifandre & Chaftms, malgré leur bonne fortune, n'y changerent pas de caraétère, mais tous fe fouvinrent a jamais de la robe de fincérité qui avoit caufe de fi feVOrables changemens dans 1'efprit du roi de Crete. Voilé, mon cher Blondel, pourfuivit le roi Riehard, tout le conté de la robe de fincérité, & voici la moralité de ce conté renfermee dans les vers que je te vais dire. Quand une fois on eft gaté Par la prévention & par la vanité On eft peu véritable & fort fouvent bizarre. La franchife & i'égalité ISuLtfoP,réfenS ^ deUX' dcml'ufaSe eft ils lont feuls cependant notre félicité. Qui veut toujours être flatté, Dans d'étranges routes s'égare.  Contes Anglois. 279 Un prince eft mal fervi ft 1'on ne lui déclare Exa£tement la vérité ; Mais chez les gens de cour , rarement fe prépare La robe de fincérité: Vint-elle de la main capricieufe , avare , ' D'un fantafque Pedant, philofophe entêté, Trop heureux le héros rempli de fermeté , Qui d'un tel ornement fe pare ! II faut avouer, feigneur, dit Blondel, que vous êtes admirable en tout: je crois qu'il n'y a que vous de héros au monde qui fachiez fi bien prendre des villes, gagner des batailles, & puis compofer fi heureuiement d'agréables fables & de jolis vers quand vous vous avifez de vous en mêler. En vérité, vous devriez bien ne point remporter tant de gloire k la fois, & vous contenter de celle de grand conquérant, fans nous enlever encore Blondel ne put continuer fon difcours, il entendit tout d'un coup un bruit terrible; & fortant brufquement de la chambre du roi, il vit qu'on amenoit dans la tour deux prifonniers, dont la bonne mine & Pair noble fe faifoient aifément remarquer, quoique ce ne fut qu'a la faveur de la fombre lueur qui éclairoit ce lieu obfcur. FIN. S iv   LES AVENTURES D'A B D AL L A.   'ArERTISSEMENT. iocj niftan. Sous le règne de Salomon , un grand nombre de divs fe convertit encore ; d'autres embrafsèrent auffi la bonne voie , entendant lire 1'Alcoran, a ce que dit Mahomet. Pour les péris, nous ne voyons pas qu'ils aient jamais changé * ni qu'ils aient même penfé a fe féparer, jufqu'au tems de la reine Feramak. Cette petite expofition m'a paru néceffaire pour 1'intelligence de eet ouvrage , qui fuppofe par - tout une grande connoiffance des fables orientales. J'obferverai encore que j'ai trouve, par rapport aux péris .& aux divs, la même difficulté qui m'avoit fait de la peine au fujet des génies en général. Les deux fexes fe rencontrent parmi les péris & les divs; ainfi j'ai été contraint de donner a leurs noms des terminaifons qui les diftinguafTent. J'ai donc • Tornt XiL T  £OÖ A.V ERTISSEMENT. appelé fimplement péris & divs, les males \ & j'ai nommé leurs compagnes pénfis & dives. m Les péris & divs ont des difciples. Les femmes inftruites par les péris font, a proprement parler, iesfées; & les hommes, difciples' des mêmes génies, s'appellent- les fages : tels étoient Alquif & ie chevalier éCdVIfila Serrata. Ceux & celles qui s'affujettiffentaux divs font appelés magicicns & mapïciennes. Sr, en lifant la lettre préliminaire, on rencontre quelque obfcumé dans 1 avanture qui fuit ces marqués****, cette obfcurité sevanouira par la leöure de 1'hiftoire de la dame Perfiane (Roufchen).  LETTRE DE M. DE SANDISSON ,. .. '•• » , jifëlfj!>v 2?ft '?.r• ■ i '■-<. t AU TRADUCTEUR, £cri« Je 5tftev/tf k i^Dèctmbre de Cannèe ijo$\ firn ">! .".'""1 > ' Sl'OJ f SÏJ' 11' | Monsieur, Je n'entends pas affez l'arabe pour corinoitre tout le prix des mémoires que ije vous envoie ; mais trouvez bon que je vous fupplie de me mettre-en état den juger. Vous faire cette prière, c'eft, ü je ne me trompe , vous exhorter k les traduire en francais. Je fouhaite qu'ils vous paroiffent affez curieux pour vous >' engagen Les fins Arabes a qui je les ai communiqués , difent qu'il y a bien de la différence entre le ftile de eet ouvrage & celui de 1'Alcoran. Ils prétendent que le langage d'Abdalla eft mêlé d'exprefüons usbeques, .& de termes: indiens Til  Lettre qui pafferoient a la Mecque pour des fcarbarifrries inïupportables. A I'égard du fondue les trouve partagés. Les uns ne veulent croire que ce qu'Abdalla dit avoir vu de fes yeux; les autres ajoutent foi , & a cela , & prefque a tout le rcfte. Pour moi, je me fens porté a être a peu prés de 1'avis des derniers, quoique je n'aie pu me faire rendre qu'un compte affez fuperiiciel des principaies aventures. Je vous dirai ma raifon, après que je vous aurai rapporté ce que je fai de fauteur. Hanif fon père étoit un homme tres» comidéré & la- cour & dans les années de Géhan-Guir, qui 1'avoit fait KobatKan , e'eff-a-dire , commiffaire -général de fa cavalerie. II fe rendit fufpeót a Chah-Jéhan dans les troubles qui accompagnèrent fon élévation au tröne. Les fonpcons de ce prince étoient peutetre mal fondés; mais ils ne laifsèrent pas d'attirer a Hanif la perte de fa charge & d'une partie de fes biens. Nonobf-  d e M. jdeSandisson. 307 a la compaffion, & a tacher de diminuer mon fupplice par 1'aveu fincère de mes crimes. J'avoue donc que j'ai fait tous mes efforts pour donner un nouveau luftre a un art que vous condamnez, & que je n'ai rien négligé pour infpirer k tout le monde üne haute opinion de ma perfonne. J'ai fait paffer la magie noire, cette fcience que les divs (I) enfeignent, pour la véritable fageffe; & je me fuis donné moi-même, tantöt pour un comte allemand, tantöt pour le capitaine des philofophes qui demeurent dans les iles cabaliftiques. Au commencement, je travaillai a vous confondre avec les divs, mais fans fuccès , paree que les hommes ne purent, ni vous difcerner dans les maléfices des divs, ni reconnoïtre les divs dans vos bienfaits. Je me portai donc a entreprendre ce qui m'a principalement attiré votre indignation ; &c fuppofant l'exiftence des quatre peuples (i) Génies malfaifans. Dans le mot div,lV fe doit prononcer a-peu-près comme une f. yij .  '308 Lettre élémentaires , j'engageai le monde & leur attribuer des prodiges qui vous appartenoient, & a croire que vous nous étiez foumis. Je pourrois, en quelque forte, exténuer mon crime en vous repréfentant que je ne fuis point 1'auteur des fylphes , des gnomes, des nymphes, ni des falamandres, dont Paracelfe, Vigenère & quelques autres avoient parlé avant mon écrivain ; & que la facilité avec laquelle mon écrivain s'eft laiffé charmer par mes difcours, ne m'a que trop encouragé a lui en impofer. Mais vous ne favez pas moins ce qui fait k ma décharge, que ce qui me rend coupable.» Gabalis fit un grand foupir en achevant ces parol es , & baiffa la tête. Son fupplice fut différé jufqu'a ce qu'il eüt déclaré tous les fecrets du parti noir , dont il paroiffoit alors être le chef parmi les hommes. Argamaffe commanda donc a la prifon de 1'académie de fe montrer, & de loger le criminel. Aufli-  D E M. n E S A N D I S S O N. 309 tot la terre s'ouvrit k dix pas de Gabalis, & il en fortit un monftre horrible. II etoit de la groffeur de ftx éléphans , & fon corps n'étoit couvert que d'un cuir ridé , fans aucun poiL Ses yeux étoient grands, mais enfoncés& la profondeur affrcufe de fa gueule en faifoit rcffembler 1'ouverture a celle d un abime. Son vetitre portoit a terre , & n'étoit foutenu de quatre groffes pattes qu'autant qu'il le falloit pour avancer, trés - lentement. Quelle prifon que ce. ventre-la ! Le monftre s'approcha peua-peu de Gabalis •> & lorfqu'il ne fut plus qu'a une ttès-petite diftance de lui, il. ouvrit fa gueule, & attira ce malheureux dans le fond de fes entrailles. Après, cette expédition qui me remplit d'horreur, la prifon vivante fe retira dans leliën d'oü elle étoit fortie, & la terre fe remit d'elle-même. Ainft finit la feconde affaire. Auffitöt qu'elle fut décidée , mor*; porteur habillé de bleu me couvrit de V ü }■  310 L E T T R E , &C: fon filet j & , m'ayant chargé fur fes épaules, me rapporta dans mon cabinet oü il me laiffa , en répétant les deux dernières des quatre paroles que m'avoit dites Argamaffe : redens & public Quelques momens après, minuit fonna. II eft affez difficile, Monfieur, de ne pas retenir une aventure auffi étrange que la mienne. Pour Ia publier parfaitement, il n'y auroit qu'a la faire imprimer, fi tous les livres qui s'impriment, fe débitoient affez pour être cenfés publiés. Au refte je me natte que ma facihté a croire les prodiges contenus dans les mémoires d'AbdalIa ceffera de vous étonner déformais; & jé finis ma lettre en vous affurant que je fuis, &c.  3*6 AVENTURES ^i*lTok avoir été plus grand^ "erozt & fon corps, rentré en Iui-même, ne fe courboit que difficilement. Les nerfs de fon cou paroiffoient auffi s'être retirés, l ZPZt fa/êtedefeS^,IlnfaX au refte egerement, fans fur la mamere dont il étoit parvenu a un Jfi ^^editquefonpère^uUvoitS *ro,s eens cmquante ans, lui avoit laiffé trois pnfesdereaudelafontainedeniedeBorico & que, par la vertu de cette eau , il s'étoit W»* ****. * lui deu^adaï ^ IbS ,? «ff^fil'onyper.ettoititout Je monde d'aller puifer dans cette heureufe ntvöt f0nperemême^^^esavoitfaites; fo.s de me dn-e comment fon père s'étoit donc Focure une hqueur fi merveilleufe : fa réponfi! fut o urs que c,éto.t ^ P e fait le üieu V chnnn r,^ A„ . -i • •, Vüir tPmcr 1ChnOu(0>dont il avoit été longterm facnficateur. Voilé, feigneur, tout ce que ( [l\^ab^ft^7^hs grand deTd^Tlrel trois d.eux inférieurs, difent les InHipn c ■ l' (2) OvKafer, impie, infidelle.  d'Abdalla. 3'9 avoit oui raconter a quelqu'un d'eux tout ce que ie viens de rapporter. _ . Le fultan voyant que Fazel-Kan avoit acheve de parler, s'écria par trois fois, quel trefor que 1'eau de cette fource ! puis il nvWagea, & me dit : Abdalla, fi le voyage dont j'ai paru te menacer ne t'a pas fait peur, comment craindrois-tu de faire celui de 1'ïle de Bonco pour monfervice? Je fus ravi de découvnr enfin k ouoi devoit aboutir mon aventure. Souverain d*s rois, répondis-je, je ne crains que toi fur la terre; ie vais parcourir les mers; coupe-mox Pars inceflamment , repnt Chah-Jehan le jours que tu ajouteras aux miens feront pour toi des jours heureux. Mepnfe les feu, tömesd'Amrou^lsfontdetropdansfonrecu. U„ p-uple furieux & armé fuffifoit pour exterminer ceux qui ont impofé k eet auteur. Je lus ces ordres en m'humihant profondem nt;le fultan nous recommandatres-etroue- Tent le fecret, Sc chargea l'Em.-Jemla de me feurnirtout ce qui me feroit néceffaue pour monvoyage.Jemeretiraiple1nde,o1e6:d1n. joindre une caravane qui ^.J^T kaye. J'étois feul, & fousun habit gromer je  310 AvENTtrB *=■ « i ü t t * f acuter a, commimon, y™. «rritude delLo 1 ^ Ve4«* *f°« P» erf„i ' e9!'VS *t " « découragemenf^ °rtlfier c°ntre le ^eprefS^ -herchpes éJ;uvP;1;;?confoierfi- B^gantjem'appercJ ' ' ""e >0üAéc de Phyfionom e tr" r6 ^ * P--Près comme m^ e ""^ *** è" P» des attentionsréité^el f00^^ ^que m'ayant ffifofrij7 ^ mé,anc°- Parler fans témoin! *' d" ^ «**, croya„t ^appe,je ^demonchevalir 'a/T I*^ *>•» falu^mes. La conw rêven'e; no»s gu'elle  3" AVENTURES permit de partir. Nous cotoyames toute Ia prefqu'de de Hnde fans eiTuyer la mond tempete;mais le vent ayant changé quand ;o;;sTes^ «ouS engager dans le détroit de Malacca, & nousp„mes Ie pani defa.re ]£ * de Sumatra. Etant un jour fur le tillac je él couvns un beau port, & de 1'autre cö é de ce port une ville fort avantageufement fituée; j'e„ demandat auffi-tót le nom au pilote, 1„ ténjoigmmt beaucoup d'envie d'y aborder. Cette ville, me repondit.il, eft la capitale du petit royaume de Baroftan , qui eft maintenant ? * verne par Ia reine Zulikhah , 1'une des plus Mies princeffes de 1'Orien, Elle a étabH u„e ^adejècaufélaruinedWinfinitéd'imPrudens ; fi vous m'en croyez vous regarderez fon port comme un écueil, & nous fuivrons notre chemin. Quelle eft cette loi, repris-je, ton difcours metonne La loi, répliqua-t-ii, eft que lo ! quun vaiffeau eft entré dans le port? celui è qui i apparnent eft obligé de paffer ]a nui -ec la reine. S'ils ont commerce enfembl dfautqud devienne fon époux j «ais s'il ne repond pas aux empreffemens de Zulikhah, fon, v.ffeau eft confifqué, il perd hommes & marchandues, & on le chaffe honteufement de  d' A b d a l l a. 329 femmes de leur Religion. Quoique quatre de ces infames tinffent chacune d'elles, tandis que les deux chefs de la troupe s'erForcxüent dé fatisfaire leur brutalité, elles fe défendoient encore. Nous donnames en vrais mufulmans fur cette vile canaille, le fabre a la main. Déteftables chiens, leur dis-je, je vous cbatierai de votre impudence, & de votre hypocnfie, vousmourrez tous. Les trois plus avancés tombèrent d'abord fous mes coups. Les autres ayant abandonné les femmes, formèrent foudainement un petit bataillon, & s'étant armé les poings de canjars (1) qu'ils tirèrent dé deffous leurs robes,vinrent nous attaquer avec des hurlemens épouvantables. Ces hurlemens qui devoient nous intimider, les trahirent & attirèrent ou nous étions prefque tous les foldats de 1'efcorte de la caravanne. Quatre de ces miférables avoient encore expié par leur mort une partie de leur crime, lorfque ce fecours arriva. Le refie fut enveloppé & taillé en pièces fans aucune pitié. Je ne fus point bleffé, Almoraddin le fut légèrement aune épaule. Pendant le combat, les femmes s'étoient cachées; mais il ne fut pas plutöt fini, qu'elles fortirent des buiffons qui leur avoient fervi (1) Canjar, poignard fort court & très-large.  34* Aventures charriot, le dieu Bruma exprimoit devant fes* andis (i) la violence de la paffion qu'il avoit pour fa fille; & ceux-ci lui confeilloient de fe transformer en cerf, de la furprendre, & de la forcer,puifqu'elle refufoit d'éteindre 1'embrafement qu'elle avoit allumé. Bruma perfuadé, s'armott le front d'un grand bois de cerf, & avec fes favoris, il fe jetoit fur Cariavarti, 1'enlevoit, & la cachoit fous une grande couverture de foie, qui repréfentoit une forêt (2). Alors le charriot marchoit. La déeffe s'agitoit étrangement, & remplifToit l'air de cris. On entendoit par intervalles ces triftes paroles; hélas, on m'emporte! ou font mes parens? Ah, Vichnou! Ah, Rutren! Les traitres demeureront-ils fans punition 1 Bruma & fes andis imitoient fur le cbamp, d'une manière fort comique, toutes fes contorfions; &c répétant fes paroles fur différens tons, ils formoient une harmonie, qui faifoit rire tout le monde. Pour mon malheur, je m'affeaionnai a cè fpeftacle, & je fuivis fi long-tems le charriot, que je m'attirai 1'attention du dieu Bruma. Sur le foir, après la dernière repréfentation, il öta fon (1) Les andis d'une divinité indienne, font ceux qui font de grandes pénitences en fon honneur. (2) Le dieu Bruma forca fa propre fille dans une for^t, métamorphofé en cerf.  342' AVENlüREs qu ?,1 le falloxtpour repaxtre. Jufqu'a ce morrïenf la crainte qu'xls avoient les uns des autres les' avo,t empeché de rien entreprendre fur moimm alors leur chef s'étant hautement déclaré' «non amant, je conunencaia être fatiguée de fes lentes quils me faifoient en fa-faveur. J'em. ployax a réfifier tout ce que j'avois de préfence d efpnt; mais quelque tour que je donnaffe è mes reponfes, il m'étoit impoffible de ne pas ir"ter un homme lafcif que je ne voulois pas contenter. Les menaces les plus cruelles m'avoient délk été fakes lorfque cette belle veuve devmt ma compagne, & ces menaces auroient eu des ftutes bxeu honteufes, & bien affligeanUs, fans vous. . La malice & 1'impiété des fakirs nous parut fihornble dans cette feconde aventure, p,e nous les chargeamesd'imprécations, tout mom qu ils étoient. Nous euffions voulu pou voxr leur -ndre la vxe „afin d'avoxr le famt plaifir deles maffacrer encore. Nousrendimesla filleindienne ootPdrenS; rembraffè-"tavec des tranfports de ,oxe xnexpnmables; & nous ne fumes ^ PlutotarrivésaAmadabat5queje „ienai danslafiute^qu'ilmitd^^^^j Jpnete. r  352 Aventures quoitecalmer; je connois tQS . ^ Quand ,e ne ferois pas naairellement géné e " fai» mobhgeroit toujours a tout entreprendre confte lation s'eft oppofée a ma bonne volon e" auffi-tot que Peffet malin de fon influence f a Affipe, on te fignifiera ce qu'il faudrafaire. Fion fut tres-content de cetteréponfe,quiaugmenta Vénérati0n^-o4oUri: rain 'f ,a;°Utume en ce F^-la quele fouve! m- ^^/Vès-dinée pendant deux heurls envxronné des principaux de fes fujets qui dol' -nt^uC Dans les autres partiesl ™ ^e facourauxfultans, c'eft fe préfenter * eux leurdiredeschofes agréables, leur rendre quelque fervice • P, r>Pfl a ■ ■ i l vice , ia, c eft dormir avec euv - auffi cette aöion fe fait-elle avec un 'ndZ' pared Le monarque & fe ^ ^ P- -gnffiquement pour paffer ces deux heure f & ils les pafienta demi couchés fur de. fop£ -hes & commodes. Environ buit jours aprl lemretien dont j'ai parlé, Fion, endormf au la grande place de Gor , une colonne de mar- brenoir, fur laquelle étoituneuatuefaiteTla reiTemblance de Becolhan , qui tenoit dix écriteaux  d' Abdalla. 353 écriteaux clans fes mains; a l'un il y avoit, le ciel me; &c a 1'autre, je guéris. II lui fembla enfuite qu'une grande multitude d'hommes & de femmes malades venoient toucher cette colonne , & recevoient guérifon parfaite ; qu'une infinité de troupeaux ianguiffans s'en approchoient auffi fous la conduite de leurs bergers, & étoient remis en fanté; enfin, que des milliers de ferpens & de dragons fe rendoient a leur tour au pied de la colonne, & y trouvoient la mort. Fion , reveillé , raconta ce fonge aux affiftans , qui furent tous d'avis qu'on fit venir le fage , afin d'en avoir 1'explicaüon. Ceux qu'on envoya pour le chercher frappèrent long-tems a fa porte, & comme ils commencoient a s'impatienter , Becolhan mit la tête a la fenêtre, & leur dit en colère : qu'il favoit bien ce qui les amenoit; qu'ils n'avoient qu'a s'en retöurner; que le fonge étoit clair. Ce méchant homme ne mentoit point en affurant qu'il n'ignoroit pas la caufe de leur arrivée, car il étoit auteur du fonge. Le prince ayant appris fa réponfe, tint confeil ; & tout le monde opina qu'on devoit inceffamment ériger a Becolhan une ftatue fur le modèle de celle qui avoit apparu a Fion, & rendre au prophéte les honneurs divins. La reine feule s'oppofa a cette délibération, mais elle ne fut pas écoutée. Le refle du fonge s'accomplit Tome XII. Z  3 5*4 Aventures dès que 1'arrêt fut exécuté. Les hommes & les troupeaux guérirent: les bêtes ver.imeufes , qui défoloient le royaume, vinrent d'elles-mêmes chercher la mort. Le détefiable Becolhan , qui ne fortoit plus de fa maifon, fut proc.'amé dieu de Gor. On chantoit par-tout des hymnes k fon honneur , par-tout on lui adreffoit des vceux; il étoit charmé du fuccès de fa malice. Cela ne dura pas long-tems. II favoit que les maux qu'il avoit faits étoient plusréels que leur guérifon; & que bientöt ceux qui croyoknt avoir recouvré la fanté, retomberoient dans un état beaucoup plus déplorable que le premier. Cette confidération le contraignit, a fon grand regret, de fonger k la fuite. Mais le jour de fon départ il voulut prendre congé de Fion. Ce prince dormant en public k ion ordinaire, Becolhan lui apparut, & lui dit: roi de Gor, tu m'a dreffé une ftatue , ton peuple m'a honoré , je fuis content, il faut que je te récompenfe. Ce n'eft pas affez pour moi d'avoir confervé tes fujets & leurs troupeaux, il eft jufte que tu te reffentes toi-même de ma bienveillance & de m,i libéralité.Ton royaume eft puiffant en hommes, & fertile en panirages ; maïs tu manques d'or&d'argent; fuis-moi, je veux t'enfeigner un tréfor que les dieux m'ont indiqué. II fembla k Fion que le prétendu fage fe mettoit en chemin  d' A B d A L L Ai 3 55 pour lui fervir de guide , &. qu'il le fuivoit; &C qu'après avoir palTé bien des montagnes, des rivières & des bois, ils arrivoient l'un &C 1'autre dans un champ tout couvert de grenadiers. Quand ils furent entré bien avant dans ce champ, Becolhan lui montra de la main un grenadier, &C lui dit que fous eet arbre le tréfor étoit caché. Comment pourrai-je le reconnoitre, répondit Fion, ce champ eft grand , & tous les autres grenadiers reffemblenta celui-la ? Coupez cette branche, repliqua Becolhan, en lui en donnant une; cela vous fervira de fignal. Fion prit la branche , tira fon couteau , la coupa; le magicienfit de grands éclats de rire & difparut. Dans 1'inftaht même le roi de Gor fentit une douleur très-aigue : la falie du fommeil retentit d'un cri horrible qu'il pouffa ens'éveillant.Tous les courtifans ouvrirent les yeux, & virent, avec une furprife extréme, leur maitre couvert de fang , tenant d'une main fon couteau , & de 1'autre fon nez qu'il venoit de fe couper luimême. Perfide, s'écria-t-il, tu te flattes d'éviter le chatiment de ton crime. Qu'on coure, qu'on vole chez Becolhan, qu'ons'affure de ce traïtre, qu'on me 1'amène. Les princes &c les officiers coururent fur le champ a la maifon du magicien, mais il étoit parti. Ils firent monter a cheval 'cent jeunes hommes qu'ils envoyèrent par-tout avec Zij  35^ AVENTURES ordre d'arrêter ce criminel. L'évafion de Becolhan augmenta Ia douleur & Ia colère du roi Apres avoir raconté fa funefte aventure, il fit appelier la reine, qui feule avoit eu mauviife opmron du magicien. La reine ne fe trouva ni dans fon appartement, ni dans toutle palais • nouveau fujet de défefpoir pour le malheureux prince,qui lafoupconna de laplus noire trahifon K penfa perdre 1'eiprit, on fut obligé de Ie garder a vue le refte du jour & la nuit fuivante de peur qu'il ne fe tuaï dans 1'excès de fureur'qui agitoit. Le lendemain il fit abattre, trainer par lesrues, & réduire en cendres la ftatue de Becolhan. II commanda auffi qu'on démolit toute la me oü cefacrilègeavoit habité, & il voulut luimeme etre préfent k cette dernière exécution. On commenca par rafer la maifon du maaicien mais avant qu'on paffat aux autres, on entend* en 1'air un grand bruit, & on en vit defcendre un grosnuage noir qui fepofa fur ^ demolmons, & qui s'entr'ouvrit pour laiiTer paroitre la plus belle créature qu'on eüt jamais vue. Reconnois mestraits, dit-elle, en s'adreffantauroi,reconnois-les, quoique tu les aies vus moins beaux. A ce moment le roi & le peuple reconnurent Ia reine de Gor, & furent fi troubles quils ne purent marquer leur admiralen que par un profond fflence. Je m'étois  ü' A B D A L L A. 357 réduite, pourfuivit-elle, a la condition d'une femme ordinaire pour te rendre heureux; mais tu t'es rendu indigne des carreffes d'une pérife. C'étoit peu d'avoir méprifé mes confeils; il fallóit encore écouter de honteux foupcons. Tu vas juger s'ils étoient bien fondés. Je te venge d'un importeur; & pour me venger moi-même d'un ingrat, je te condamne a ne me plus voir, Elle fe déroba en eiTet aux yeux des affiflans , Te nuage fe diffipa, & on appercut, avec un nouvel étonnement,le magicien enfermé & brülant dans une cage de fer enflammée. Le roi Fion paffa le refte de fes jours dans la trifteffe, fans nez & fans femme ; & le fupplice du magicien dura autant que la vie de ce prince. ScheikhAlfem ajoutoit k cette hiftoire, qu'on montre encore aujourd'hui k Gor la place & les décombres de la maifon de Becolhan. Cette aventure, dit Roufchen, mériteroit d'être écrite en lettres d'or. Que j'y reconnois bien les caradf ères oppofés des péris & de divs ! Mais, Almoraddin , votre Scheikh-Alfem ne vous auroit-il pas fait le portrait de la reine de Gor après fa viétoire fur les divs qui fervoient Becolhan ? Non, madame, repartit Almoraddin. J'en fuis fachée, reprit Roufchen, car affurément je dois avoir vu cette admirable pérife, &z je dois la connoitre. Vous devez la connoitre , Z iij  358 A v e n T TJ r e s madame, interrompïmes-nous, vous devez la *««a du grand étonnement ol, je vous vois. mm de la Dame Perfane , & fon voyage dans Vik détournée. , On dit que 1'amitié eft rare entre les frères /e cro.squ'elleFeftencorepIus entre lesfceurs; ^ " en ai/amaiseu qu'une, &il m'a été impoffible devxvre tranquüle avec elle. Un an qu'elle ™J^F***M faifoit prendre ünairde upmontequxm'étoitinfupportable. Elle étoit to^oursdemauvaifehnmeur^aisfamauvaife Ia ve l7cdnar ^ fi fo—ent paru que i d ' f" "0CeS- Laffe de ; j'écla- t . de mon ë & finde]a ^ Vlf' K°U ai' h» d'He , f: les injures pouvoient eft-ce ma faute fi ]es defiins ne veulent pas il I—effemblePOnnefauroitexprile ^ ^ ces paroles excitèrent dans fon ame.ElIele jeta fur moi pour m'arracher les yeux; mais je -efauvaxdefesmains^jem'enfuisdansJn fa Sr $ "1 aU"deffl'S de f3 Chamb-. Elle enfut emue. Pere, mère, efclavcs, tout courut  Tj" A B D A L L A. 2^ chez elle , on la trouva blême, fondant en larmes , réduite au défefpoir. Elle raconta la querelle d'une manière vive & maligne, & protefta que fi on nela vengeoit de 1'infulte épouventable que je lui avois faite , elle fauroit bien prendre un parti qui ne plairoit a perfonne. Mon père & ma mère lui promirent fur le champ tout ce qu'elle voulut, & lui demandèrent, en effuyant fes larmes, quel chatiment elle croyoit que j'euffe mérité ? Je ferai contente, &c Roufchen fera affez punie , fi elle n'eft point de ma fête. Je voyois Sc j'entendois tout par une fente dit plancher. Tout le monde loua fa modération , & une vieille efclave qui ne m'avoit jamais aimée, fignala auffi-tot fon zèle en accouranfc fermer le grenier. Me voyant ainfi prifonnière, je m'abandonnai aux foupirs & aux pleurs. Koutai a bien prévu, difois-je, que je me lérois vengée d'elle , feulement en paroiffant. Elle eft fatisfaite ; fa laideur , en mon abfence , fera moins remarqttée : quelle joie pour elle ! mais quet dépit pour moi! Je paffai le refte du jour, & unepartie de la nuit dans de pareilles réflexions 4 la fin je m'endormis. Pendant mon fommeii j'eus un fonge atTez extraordinaire.. II me fembla voir devant- moi une efpace im» menie de terre 6c de mer, qui aboutiffoit a une. Z iv  D' A B D A L L A. 361 pas de les dire: fage Lutfallah , dame du palais verd;fage Lutfallah , femme de Milan-Schak ;qm fait la lame de Gian? oh ejl fon boudier} Elle n'eut pas plutötachevé de parler , qu'elle du* parut avec tout ce qui l'envirormoit. Je ne fais fi je m'éveillai d'abord, mais ridée de mon emprifonnement m'étant revehue,ied«enfoupirant, ah? s'il étoit vrai que la puiflante Lutfallah voulut me favori er . fage Lutfallah, dame du palais verd;fage Lutfallah , femme de Milan-Schak ; que fait la Urne de Gian? ou eft fon bouclier ? Au même moment je me trouve défabillée, & couchee dans un bon lit; je paffe la mam fur mes yeux , jemetate, je m'examine, je m'affure quejene. dors point. 3'ouvre un rideau, & je vois, avec une furprife fans égale, mon grenier change en une chambre fpacieufe, ornée de riches tapifleries, un miroir deux fois plus grand que le plus grand que j'euffe jamais vu, & de deux caffo: lettes d'or maffif, d'oü s'exhaloit la fumee delicieufe d'un parfum exquis. Au milieu de la chambre ily avoit une toilette toute dreffée ; &C a cöté une table fur laquelle on avoit proprement rangé un habit complet. Je voulus d'abord me lever, mais ayant jeté les yeux fur la glacé du grand miroir, je remarquai que ma fceur, & tout ce qui fe faifoit autour d'elle, s'y repréfenr  D* A B D A L L A: 36* fallah, & cette marqué confiftoit dans la couleur de ma robe, qui changeoit a chaque pas que je faifois. Je me promenai long-tems pour jouir k mon aife de eet agréable prodige. Dans eet intervalle les cérémonies nécelTaires fe faifoient chez 1'iman & chez le cadi. Apres le retour , les deux falies des feffins fe rempluent de conviés. Je m'arrêtai peu k confidérer les hommes; ma fceur & fes amies eurent toute mon attention. Koutai paroiffoit avoir grand faim, mais plus elle voulut fe hater de manger , moins elle le put faire. Tous les mets auxquels elle touchoit difparoiffoient, & venoient fe pofer fur un cuir doré , qu'une main mconnue avoit étendu dans ma chambre. II efthnpoffible d'exprimer la confternation de cette époufe affamée, & 1'étonnement prodigieux de fa compagnie. Comme j'avois une faim encore plus grande que la fienne, il ne refta prefque rien fur les premiers plats qui tombèrent fous ma main. Dès que je les eus abandonnés , ilss'évanouirent; je regardai dans le miroir, & je les vis devant Koutai, qui dévoroit le peu que , y avois laiffé. Je reconnus par-U que celle qui ne m'avoit pas jugée digne d'être de fon feftin , étoit condamnée a ne fe raffafier que de mes reftes. Elle me fit quelque compaflion en eet état-la, & j'en ufai en bonne fceur dans toute la fuite du repas.  364 AVENTURES d«sganis(-,l, ° ,l ' re,°" la Uturne, en place ^ Je "c P'« te„ir f7'04 J °nd^rl da°fereZ'mafille'''ópc„di1. Trrere moi. Je tournai , ê >. . "«■«enne & p,lMime , ; ,&'e ™ 00 li bome c„m„ • ' q V°us P™fe MoilS;''"' vous ai, fai, ha. Mofiader leVabarois i"^r^e de la facon de P- les Mm^TTC''^ ^»WI*, qui vif, e 9 ie monfephcaapprtsde^^jj;^ (0 Chanfons, airs perfans.  3^ ^£t(ItJRES Wn^T" C°rpS ét0itde-"" -rnatérie.. trife Lel—fo»b-»-te.Sima conduc- fi2 de b ,70lt P£rmiS' ^ me fe™ -ufée a faire da b lies obfervations dansunlieu fi com- ^•Lalune'me^elle,paffera tantöt imr013^ aU'deff- de 1-endroit Ou nous fommes &yprefferatellernernentfair,quetand-quelameraurafonflux^ouspourriezbiene oufFer.J'a, d'ailleurs premis dé me rendre chez mo, de fort bonne heure; embraifez-moi partons. Du cöté que nous defcendïmes, ]a Pofoit è nos yeux que les vafies pleines de I s f ' tCUrC,r dePlus en «*"* & q»andje fusaporteed>enobferverlesdifférentesarties, J apper9us, mftement au-defious de nous, & au milieu deS eaux,Uneife très-fpacieufe que je reconnus.Cétoit la même ile bleue que jL vue en fonge, & que ,es péris ^ S detourn e. Comme elle ne m'avoit'paru 1 qu a caufe de 1'éloignement, quand j'en fus pl pres,millediverfitésfepréfe;tèJten^ coup a confiderer ces nouveaux objets, paree que m0n attention fut emportée par quelque chofedeplusmerveilleux.-  368 AVENTURES effroyable, & formèrent Un portJ tfanf rent de plus de deux eens coudées de hauteur. Ces eaux nelaiffoientpas de eouler toujours, & les podTons, dont elles étoient rempües, faifoient, par leurs fauts, le plus agréable ornement du portique. On les voyoit s'élancer fans celTe hors de la voüre & des cötés, & s'y replonger auffi-töt, pour en reffortir un moment après. Le fleuve, en quittant la terre, avoit découvert un magnifique efcalier de porPhire de plus de cent matches de profondeur, dont Ie bas étoit éclairé d'une lumière qui fortoit des murs, & d'une grande porte a laquelle d aboutifloit. En defcendant, Lutfallah m'appnt que eet éclat étoit naturel, & qu'il venoit d'un vernis que les jeunes péris compofoient avec des peaux de certains poiffons, & des queues de vers Iuifans, hfufées pendant trois femaines dans de 1'effence de bois pourri, tirée fans feu. Lorfque nous fümes k la porte , neus entendïmes un grand croaffement, & les deux battans s'étant ouverts, nous vïmes une grenouille , groffe comme une chèvre , qui, marchant fur fes deux pieds de derrière, vint recevoir la reine, & lui prcfenta la même baguette que je lui avois vue jeter dans 1'eau. Après qu'elle 1'eut prife, & que nous eumes fait quelques pas dans un vafte fallon très- éclairé ,  D* A B D A L L A. 369 éclairé, paree qu'il étoit tout incruflé de pierres d'Afcra (1), & de ces cailloux lumineux qui accompagnent quelquefois la foudre, la grenouille fe retira modeftement vers la porte, qu'elle ferma derrière nous, & fit un fecond croaffement plus éclatant que le premier. A ce fignal, il s'éleva un bruit étonnant de tambours &c de trompettes. II y avoit a 1'entour du fallon vingt-quatre enfoncemens pratiqués dans le mur avec beaucoup d'art, & occupés par autant d'animaux d'une grandeur énorme, & d'une figure tout-a-fait étrange. C'étoit de-la que venoit Ie bruit; car chacune de ces bêtes monftrueufes avoient un tambour ou une trompette , & elles s'en fervoient d'une manière proportionnée a leur groffeur & a leurs forces extraordinaires. Ma conductrice me dit que c'étoient des cirons (z) du pays , qui, a la grandeur prés, étoient parfaitement femblables a ceux que je pouvois connoitre. Nous traversames une longue galerie, qu'une infinité d'acudias (3) & de mouches brillantes, qui décri- (1) Le tradufteur avoue qu'il ne connoirpas les pierres d'afcra , ni les cailloux qui accompagnent la foudre. (2) Animal imperceptible , dont le microfcope feul fait découvrir la figure. (3) Petits volatiles fprt brillans. II y en a beaucoup ea Amérique. Tornt XII, A a  37° AVENTURES voient dans 1'air un million de chifFres, rendoient fort claire. Au-delè, nous trouvames öfl efcalier pareil k celui de 1'entrée , lequel nous conduifit a une grande cour quarrée, pavee de marbre verditre, & bornée des quatre cötés par autant de corps de logis Mtis de la même manière. Au milieu, il y avoit un jet d'eau dont le baffin avoit plus de trente pieds de diamètre, quoiqu'il ne fut que d'une feule émeraude. Une vingtaine de vieilles, & pareil nombre de petits vieillards, habillés de vert, jouoient tk la dans la cour, les uns k Ia foffette , les autres au batonnet ou aux offelets. Dès que Lutfallah partit , ils laifsèrent tous leurs jeux pour courir a elle, tk vinrent la careffer en la traitant de grand'maman. La petite reine, de fon cöté , les recut d'un air fi prude , que je ne pus m'empêcher de rire de voir, d'une part, la vieilleffe fi badine & fi folatre, & de 1'autre , la jeuneffe , ou plutöt 1'enfance , fi grave & fi refpeöée. Roufchen , me dit Lutfallah , ce que vous voyez vous furprend fans doute. Ce que je vois, répartis-je, feroit même capable de m'épouvanter, fi je ne prenois tout ce qui eft ici , & principalement ces vieilles ridicules & ces vieillards infenfés, pour des fantömes. C'eft un effet de vos préjugés & de votre ignorance, répliqua-t-elle; toute cette  D' A B D A L L Ai 371 floriffante jeuneffe exifte auffi réellement que vous. Jetez les yeux fur ce miroir. Elle me donna un petit miroir de poche , & me quitta tandis que je 1'ouvrois. Je frémis encore quand je penfe a ce que j'y vis en me regardant. Je m'y vis des joues pendantes , des yeux retirés, des lèvres feuille-morte , une bouche enfoncée, un nez rouge , ÓC qui groffiffoit par le bout, un menton aigu, un front chargé de rides, des cheveux blancs comme la neige ; & je fus faifie d'un tel effroi, que je penfai tomber a la renverfe. Ja courus br ufquement me regarder dans 1'eau du baffin , me flattant encore que l'effet du miroir n'avoit été qu'une illufion. Hélas ! j'y trouvai une cruelle confirmation de ce que je n'avois déja que trop vu, & je fis unfi grand cri, que toute la vieille populace fe ramaffa autour de moi. Mon affKttion étoit fi grande, que je n'avois pas même la force de 1'exprimer par des paroles. Je devins fiupide Sc immobile, & je demeurai pendant long-tems dans ce trifte état , couchée par terre, & accoudée fur le bord du baffin d'émeraude. La liberté de pleurer & de me plaindre m'étant enfin revenue , cruelle Lutfallah, m'écriai-je, eft-ce la ce que je devois attendre de ta proteétion ? Tu ne m'as donc amenée ici que pour me faire fentir les pUw Aa ij  37* AVENTURES noirs effets de ta maliee ? Tu m'aimes, & tu m accables du plus horrible des maux. Si j'étois ton ennemie déclarée, pourrois-tu te venger d\me mamère plus barbare ? Fortunée Koutai je porte envie k ta barbe, que ton malheur eft leger en comparaifon du mien i Les petites vieilles &'les vieillards achevoient de me défefpérer par des difcours remplis de niaiferies & vouloient a toute force me faire boire de leau du baffin; mais ils furent arrêtés par la voix d'un jeune homme qui vint k moi de 1 autre cöté de la cour. II paroiffoit Égé de quinze ans ou environ. II marchoit d'un pas mefuré & leut pour fon dge. Quoique fon vilage fut un peu froid, il n'avoit rien de rebutant. Quand il m'eut abordée, il me demanda civilement fi j'avois jamais oui parler du péri Milan-Schak. La lefture de nos annales, lui dis-je, me 1'a fait connoitre. C'eft moi, répondit-il. Vous aviez déja quelqu'Ége, répHquai-je, lorfque vous défites le monftre Ouranbad (i) dans la montagne d'Aherman , & vous voila encore tout jeune. Milan-Schak branla la tête en fouriant, & me préfenta la main avec beaucoup de politeffe pour me conduire (i) Monftre carnaffier dont Aherman , ch^f des diys, lc .ervoit comme d'un bourreau.  d' A b d a l l a; 373 a fon appartement. Après avoir monté un efcalier de jade, nous traverfames deux anti-chambres ornées de payfages, & gardées par des jeunes gens bien faits & fans armes. Nous entrames dans une chambre magnifique, oü tout étoit verd & or, & de-la dans un cabinet garni de meubles très-précieux, a fond verd, brodés d'or, & enrichis par-tout de fines émeraudes; ce qu'on y voyoit de bois étoit de la couleur de ces pierres précieufes. Dans le milieu du plafond, il y ayoit un efcarboucle de la groffeur d'une pomme de pin, qui jetoit beaucoup de lumière. Le Monde a. Venvers. Chère Roufchen , me dit Milan-Schak quand nous fümes affis, il y a une telle contrariété entre votre monde & le notre, qu'il eft impoffible d'imaginer une oppofition plus parfaite entre deux chofes qui d'ailleurs font effentiellement les mêmes. Vos grands arbres ne font ici que de petites herbes; ce qui n'eft, au contraire, qu'une plante menue & délicate chez vous, eft dans ce pays-ci un des plus grands arbres. Les fruits fuivent la même proportion. Quoique notre bied ne diffère point Aa üj  374 Aventures du votre, quant k la natufe ? H ,g ^ lement en groffeur, que eent perfonnes n'en pourroient pas eonfommer dix grains par mois. il en eft des ammaux comme des plantes; nous n en avons point de plus grands que ceux que vous appeuez infeftes, ni de plus petits que les elephans & les crocodiles. Vos moucherons lont nos plus grands oifeaux, & les aigles font prefquimperceptibles. Ce qui eft médiocre chez vous, elt è peu prés de même en cette terre Vous parlez des langues particulières, qm font 1 mvention des hommes; nous parions la langue univerielle, qui eft auffi naturelle que la vue, Koffie, & les autres facultés que toutes les autres nations emploient de la même pantere. L'ufage de cette langue eft fiupendu danslerefte de f univers. En vain vos favans a cherchent-ils; on 1'acquiert en mettant le lep.ed dans cette ïle ;& è moins que d'être FCn'°n 1 °ublie dè* qu'on en fort. Dans votre monde on ne reffufcite jamais que par mi. racle ; dans celui-ci, on reffufcite naturellement tous les cent ans, pour revivre 1'efpace d'un jour : vous en verrez après-demain un exemple. On nan chez vous avec un corps tendre, des membres pleins de fuc, une peau douce & fans poih e eft ainfi qu'on meurt dans eet emP«re;do« d vous fera aifé de conclure qu'on  b' A b d a i i Jtf 375 y éntre au monde avec des rides , & tout 1'extérieur de la dernière vieilleffe. Comme il n'y a guère de belle vielleffe, nous ne paffons point ici pour beaux ni Lutfallah ni moi; mais vous, charmante Roufchen, qui penfez être laide a faire peur, vous êtes maintenant auffi belle, a notre égard, que vous 1'étiez aux y eux de tous ceux qui vous regardoient k Schiras. On ne peut, je vous affure, rien voir de plus raviffant que ces aimables rides dont notre climat a orné votre vifage, ni rien de plus capable de ravir les libertés que cette précieufe chevelure , qui nous éblouit par fa blancheur. Toutes les fois que nous allons dans vos contrées, nous y paroiffons tels que nous ferions fi nous y avions vécu; ici nous paroiffons tels que nous fomnaes en effet, mais k notre manière. C'eft un vieillard qui parle , chère Roufchen , & qui parle k une jeune perfonne qui ne fait prefque que commencer k jouir de fa raifon. Les métamorphofes de Lutfallah devoient vous préparer a foutenir la votre fans épouvante. Tout ce qui approche de cette terre en fubit les loix , & tout ce qui s'en éloigne ne fe fouftrait k ces loix que pour obéir a d'autres. Trompée par les apparences, vous vous abandonniez a mille regrets ipjuftes, lorfque je fuis rentré avec un jeune homme Aa i*  3So A V E N T U R E S moi des fentimens pareils k ceux que j'ai p0llr lm. C efi juftement Ik le point qui mériteroit le plus detre examiné; mais pour pénétrer le fond de fon ame , fans me découvrir, ne faudroit-,1 pas avoir plus de liberté que je n'en ai Le fommeil ealma enfin mes inquiétudes. La' Pabme m'eveilla, & me fit lever dès le matin. A peine étois-je habillée, que je vis entrer Lutfallah , Milan-Schak , & Ja princefre ind„;_ Mergian leur fille ainée, k laquelle ils me pré, fenterent. La reine & fon époux me demandèrent d'un air riant comment j'avoispafie la nuit > Je repondis, avec de grands témoignages de reconnoiffance & de refpeft, que je 1'avois paflée affez tranquillement. L'interrogation qu'on vous tait regarde la nuit entière, reprirent-ils, & vous ne répondez quefur la dernière moitié. Ce difcours me jeta dans un étonnement infini; je vis bien que j'avois été entendue. Notre pénétration la déconcerte , dit Milan-Schak; rafTurez-vous, Roufchen, & ne balancez plus k fuivre fidèlement les loix de file Détournée. Achevant ces paroles, il prit, des mains d'un de fes gens, une groffe racine, femblable k une betterave , & la tenant par les feuilles, il me donna un poincon, qu'il me commanda d'enfoncer dans un endroit marqué d'une petite tache noire. Je Ie fis; auffi-tót la racine jeta un cri hor-  38i Av*NTURES étoient les difpofitions préfentes de mon cceur «vers ceUu dont le malheur apparent m'avoit fau tant de compaffion ? Vous le favez grande reme rePondis-je,je 1'aime. C'eft ainfi mo„ enfant, rephqua-t-elle, qu'il faut parler: vos -eertitudesd hierallo.ntdireaement conlre a coutume demon royaume oü les filles font toutes les avances. Je répartis que rien n'étot plus rauonnable que cette coutume, & que jefero1Sheureufefil'aimable Ajoub ne ^ gnott pas mes fervices. Vous avez fatisfait k nos lo«lun& 1'autre, reprit la reine; mais puifque vous y préférez celles de votre pays, ie veuxhen, dès-a-préfent, vous rendre i vous- ternes. Que les influencesquirègnent ici, contmua-t-elle en nous touchant de fa baguette, ceffentdagn- fur vous. Lutfallah ne nous laiffa pas le tems de la remercer, elle fertit avec fa luite; ,1 ne demeura avec Ajoub & moi, qu'un pab.n & une pabine qui s'afiirent modeftement des deux cotés de la porte. En eet endroitla belle Perfanne s'interromP!t, & nous demanda fi nous n'étions point cuneux de favo.r ce que c'étoit que les Pabins & k Pab.nes rjne Pabine en vous deshabillant, 7 ^«Win. m'avoit déja donné un peu deeunofite;mais je n'ai ofé vous faire ine queft;on zmportune. Les Pabins, reprit Rouf-  3S4 AVENTÜRES «eux qu'ilsfontaffezfouventbattre enfemble. Les eloportes fur-tout les réjouiöent, lorfque arnaffes en eux-mêmes, ils fe mettent en Z. lesCOparfanementrondes^feroulentlesuns vienl " TT Qliandcesco^démefurés ventable, on les croit brifés en mille piecesmats bten-totaprès on reconnoït que Ce n'eft lè ' Pour e„x, qu'un petit Apre» cette interruption, Ia Perfane auroit rePns IefildefondifcourS)fide ^ ' trop fatlguer nous ne 1'avions fuppliée trèsnftamment d,en remettfe ^ con .n;m endemam. Nous nous trouvames d'avis différens fur fon conté quand nous fümes de retour au log,». Almoraddin penchoit vers 1'incrédu- foi \ f T,C n'ét°iS PaS f°rt éloiSné d'aj°uter fox è tout ce que nous avions entendu. Nos efpece de doute , & nous fentions une égale cunofitépour le refte de 1'hiftoire. Nou „e manquÉmesdonc pas de retourner chez Rol commenga ainfi a parler. ' Aufti-töt que la reine & Milan-Schak furent *nslZZ?et F0Priété d6S Cl°^s' de * mettre grams parfaitement ronds. fortis.  b' A B D i L i Ai 3§f torris, nous courümes au miroir, oü nous eümes le plaifir de nous voir nous-mêmes, & de nous voir l'un 1'autre tels que hoiis deviöns être , ert même-tems que nous fentions que nos inclinations reprenoient auffi leur affiette naturelle» Ajoub ne me déplutpoint; je lui plus beaucoup» Madame, me dit-il, avec un grand refpéft ^ je ne fai comme j'ofe paroitre devant vous i après ce qui vientde fe paffer; ma confufion efl extréme. Plüt au ciel, repartis-je, que nous euffions perdu la mémoire avec tous les dons de 1'ïle Détournée ; ou que je n'euffe j comme vous, que trop de réferve a me reprocher. Au nom de notre commune patrie, interrompif Ajoub, vivons déformais comme fi nous r.e nous fouvenions de rien. Je vous crois affea généreufe pour me rendre, par équité, ce qua je viens de perdre du cöté de l'inftinct qu'ori Vous a öté, & qui vous portoit k m'aimer. L'é^ quité, lui dis-je, ne récompenfe que le mérite * & le mérite n'eft pas 1'affaire d'un jour. Appre= nez-moi , je vous prie , qui vous êtes, & pour* quoi je vois ici Ajoub de Schiras; je ne connois encore que votre nom & votre patrie. En difant eela je m'affis, & je le fis affeoir auprès de mol» Terne XIL  3*6 aventures Hiftoire d'Ajoub de Schiras. Je fuis, dit-il, fils d'Ajoub, médecin. Vous favez belle Roufchen, que toute la jeuneffe de Schiras apprend a danfer, & a jouer de Quelque inftrument. Un foir que la chaleur etoit fi violente qu'elle obligeoit tout Ie monde a faire de la nuit le jour ; je pris un flageolet, & jallai chercher le frais dans les rues tout en jouant. Après en avoir parcouru un affez grand nombre, comme je me préparois a la retraite, la porte d'une fort belle maifon s'ouvrit, & j 'entendis une voix qui me difoit: Eft-ce vous? Je me promis qUeique bonne fortune. ouJ ^ dis-je , c'eft moi-même. Montez donc, reprit la voix Je montai 1'efcalier, &j'entrai dans une ialle dont la porte étoit entr'ouverte. Trois jeunes hommes , que j'y trouvai, m'environnèrent, & tirant leurs fabres , lave par ton fang me dtrent-ils, 1'afFront que tu nous a fait en violant notre fceur. Je n'ofai me mettre en défenfe, de peur de les irriter encore davantage Seigneurs, leur dis-je, ne précipitez rien , vous me prenezpourquelqu'autre. Ces paroles fufpendirent leur emportement: Qui es-tu donc, reprit brufquement l'un d'eux, fi tu n'espas 1'in-  d' A b d a l l a. 387 fame que nous attendons? Je m'appelle Ajoub , répondis-je, je demeure en tel endroit, mes parens y font connus.Un vieillard alors qui étoit caché dans un cabinet obfcur, en fortit avec une jeune perfonne, belle comme un aftre } & très-richement habillée, qui avoit la tête & les yeux baiffés, &qui verfoit des larmes en abondance. Gauhér, lui dit le vieillard en me moatrant, eft-ce la le fcéiérat qui a couché avec toi ? Gauber , a ce difcours, devint vermeille comme une rofe fraichemcnt épanouïe ; après m'avoir envifagé , elle répondit que ce n'étoit pas moi. Le vieillard détrompé me fit de grandes excufes , & il alloit me renvoyer ; mais un des jeunes hommes fe mettant entre moi & la porte, & levant fon fabre, jura qu'il ne laifferoit pas fortir un témoin du deshonneur de fa familie. Les deux autres dirent qu'il avoit raifon, &C qu'il falloitme tuer. La colère vous aveugle, mes enfans, reprit le bon vieillard, ne vous y abandonnez pas. II ne feroit pas jufte que 1'innocent pérït; chaque goutte de fon fang poufieroit un cri contre nous; & la vengeance du ciel ne tarderoit pas a defcendre. Ajoub, continüa-t-il, en me prenant par la main, fauvez-vous, & gardez le fecret fi la vie vous eft chère. Je fortis de cette.maifon fans regarder derrière moi, & je me bütai de regagr.er celle de men père: mais Eb ij  388 AVENTURES comme j'en ouvrois la porte, une flèche me v,nt paffer contre 1'oreille, avec un fifflement qui me fit treffadlir. Je me retourne , & jWer_ Soisun homme qui , tenant un are de la main gauche, venoitè moi, Ja droite armee d'un javelot, & me crioit: traïtre, je fai manqué, tu mourras pourtant. Le voyant feul, je pris courage. Je mourrai de ta main, répondis-je, fi cela eft eent furie haut de ma tête. Je tirai mon ganjar, & ayant heureufement efquivé fon premier coup, je lui fautai au corps, & je Jui fis deuxgrandes bleffures danslapoitrine.il tomba & me pria de nepas 1'achever. Non-feulement' jy confentis , mais ayant appris de lui qu'il . etoit fils du Bacha de Schiras, j'allai avertir un chirurgen qui courut a fon fecours. Je ne rentrai chez mon père que pour y prendre un cheval, & ce que j'avois d'argent; &fans dire adieu k perfonne, je fortis d'une ville oü j'avois tout a craindre de la fureur d'un homme qui fans doute, m'auroitfait expier par une mort honteufe le crime de fon fils. Je marchai fans tenir aucune route certaine Vers le milieu de la nuit j'arrivai au grand lac' Babu, qui étoit alors fi tranquille, qu'il fPm. bloit que le ciel prït plaifir k y contempler fes Fopres beautés. Je cötoyai quelque temps, & etant entré dans le bourg qui porte le même nom, je frappai k Ja premiere  39° AVENTURES les enfans d'ïfriet (,) 6c leurs confédérés, foit qu'ils diffipent les vains projets des Magiciens. C'eft a cette heure enfin que les Péris fe montrent, fous différentes figures aux princes qui aimentla juftice, 8c aux rirans qui ont mérité d'être punis. Ah i ma fille, fi tll avois les yeux de 1'efpritouverts dansce moment, tu verrois, avec moi, les uns occupés dans les fombres vallées du Mezanderan (i) a arracher les lions & les tigres de leurs tanières, pour les conduire a la défenfe des innocens opprimés; 8c tuadmirerois la facilité avec laquelle les autres rendent traitables les hydres 6c les griffons. Je n'eus pas la patience d ecc;-ter davanta^e un fi étrange difcours fans voir celui qui le tenoit. M'étant coulé entre les arbres, je m'avangai doucement jufqu'a un laurier , a la faveur duquel je découvris, fans être appercu, un grand vieillard, habillé d'une longue robe brtme, affis auprès d'une fille. Cette fille étoit couverte d'un voile bleu qui ne laiffoit voir que fon vifage 8c fes mains, & elle avoit les yeux niodeftement attachés fur le vieillard, qu'elle écoutoit attentivement. Je me montrai, 6c par ma prefence (1) Génie très-cruel, plus cruel que les divs ordinaires. (2) L'Hircanie des anciens.  39$ Aventures violente d'ëxaminér lademeure d'unhomme tel que celui que j'avois vu, que je ne pus tenir ma promelTe. J'allai donc par-tout, L'enfoncemenÉ Ie plus reculé de la grotte formoit un cabinet, qm etoit remplide livres, de talifmans & de toutes fortes de figures de plantes & d'animaux. Je m'arrêtai fur-tout en ce lieu-ü; & voyant Jur la table un parchemin déroulé oh il y avoit quelque chofe d'écrit en lettres vertes, je le pris inconfidérément, & j'y ]us ces paroles: Pén Milan-Schak , Lhutenam du palais verd; Péri Milan-Schak, époux de Lutfallah; que fait la lame de Gian? ou eft fin bouclier ? Dès que j'eus prononeé le dernier mot de cette invocation , Milan-Schak^ que vous connoiffez, s'apparut k moi, & m'enleva fans me dire un feul mot. Vous favez, déja fans doute , belle Roufchen , que c efi lui qui m'a apporté dans cette ile, * — -JME«aLjii,p|ii'|!iagMwggB^ Suite de ïhijloire de la dame Perfane. Ajoub m'ayant raconté fon hifioire, je h,i racontai auffi la mienne. II m'infinua enfuite que 3e ne lui étois pas inconnue, qu'il m'ador ™'* «• "eau, de couleur vt le«te for, barbu, & gros comme ^° nous , Nous paff.mK our , "amK dMS Pe'« redui, vraimen, enchantéjuars nous ffiu.es bien é.onuésdene ^ l"dg,Merg,a„, pui éroir pourran, en'ée avec lo"bVOÜg'Sdemetr0l'Vtral"fifa''-vec Ajoub. Prouvezruo,, 1„; dis-je, Ia folidité de vo,re a„,our par beaucoup de refpefl & de Ajoub me regardo,, fixement, avec le vifage les ieime, I,„ . Dans n0!re monde infi Tl'°mmeS.,,imoi«"-t u„e follmiffion nnie 3 leurs maitreiTes avant 1» S> ils s,„ renden, les:™,'.™8:; &OS loix font vréfèroUU, , * fons: premièrement I« r , -Lemen, aluan, a,de&' fa ^T"" m.-deffi,s des limples hommes I' 9 ' fon, au-deffas des Pabhs ! ' ^ ""^ les hommes ne font les maïtw* J '  4°8 AVENTTJRES les reines & leurs époux allèrent fe mettre en eerde dans le milieu de latnphithéa Les deux reffufcités defeendirent doucement & W^^ntplacésaucentreiG^^ « etoit tu lufqu'alors, dit trois fois d'une voix pleme & ma;euueufe : * de Gian Jfi M^erkeunelfrU, Dés que cette pro lamatton myfteneufe fut achevée, Feramak & dan dumnuerent infeniiblement, & redevinreotoeufs. Ces oeufs s'élevèrent de terre a la hauteur des ^nes, puis traverfant fair avec violence,ilsfortirentparle portJqueb]e entramerent après eux toute 1'affemblée Je fus -portee comme les autres;nous volamespar vronfT aif°"de lavJlle^a7antfait enIe mfXrUeS/e Chemin'— arrivés a unemon agne de marbre noir, au milieu de laquelle il y avoit une grande ouverture. Nou y entrames a la fuite des deux oeufs qui non conduifirem en defcendant toujours ^r d chernmsatfés^ansun lieu voüte, très'vafte OU dy avoit plus de deux mille autres caufi tout pareils. Comme j'avois les yeux a acht fur les nötres pour voir oü ils fe placerolent d eau fifroide qu'elle me nt perlre touffe^! ce tl c'eft " qUeje ^'^«quieu certam, c eft q„e Je me trouyai chez mon père,  d' a b d a l l a: 4°9 k Schiras, dans un lit, toute couverte de meur, & prefque morte de faim. Je démandai k manger. On m'en donna Ü fobrement, que je vis bien qu'on s'imagmoit que j?étois malade. Mon père, ma fceur,&le médecin.qui étoient préfens, m'affurèrent que j'avois été trois jours fans mouvement & prefque fans pouls. Je leur dis qu'apparemment quelque fantóme qui avoit paru k ma place les avoit trompés; &je leurracontai bien au long mes aventures. Les foupirs de mon père, les braniemens de tête de ma (beur, & un certam air fouriant que le médecin afFeftoit, me firent concevoir qu'ils ne les trouvoient güère vraifemblables. La barbe de ma fceur auroit pu me fervir k les convaincre, mais ma fceur n'avoit plus de barbe. Je démandai inutilement 1'habit changeant. J'appelai en vain Lutfallah. Au moins, leur dis-je, vous ne nierez pas que le fils du bacha n'ait été bleffé dangereufement par le jeune Ajoub. Ils me foutinrent qu'aucun des enfans du bacha n'avoit été bleffé. II fallut fe réfoudre afouffrir 1'incrédulité, non-feulement de ma familie, mais auffi de toute la ville. Fatiguée d'une obftination fi générale, dès qu'on me crut guérie, j'obtins de mon père la permiffion d'aller demeurer k Ormus chez une tante que j'y ai encore. Ajoub vint m'y retrouver  4I° AvENTURES noïtrP- m ■ •, P Peine a nous recon- "«•Jele' p li drmeS d°UteSS'éva"°^tfbrtiu^^ Commuatiöa de Vhijloire d'Ajouh. J^N fuis forti, comme vous> madam diMhunegoutte d'eau qui toni ba fur moi, de avouteducimetJère)me ^ efpnts recommencèrent è faire leurs fonöions jemapper? que j'étois étendu fur un lit de' feuilles seches, dans le fond d'une grotte Cé ^ celle du fage de Babu, mai! elle éto t We, &fIdéferte,qu'1lfembloit que perfonne ny eüt jamais habité. Je trouvai feulement dansleréduit qui avoit fervi de carnet au fage, un papier oü je lus ces paroles • Ajoub , .otre témèritè aui mêntoit un chdtimcnt cxemplaue VOus a peut-être caufé un grand ionheur; peut-etre auffiau'une malheureufe indocilid vous ramener. Ui. Si vous y revene,, ükat des luux vous fera fouvenir de votre faute. Ceft d auoi fe tornelavengeanced'unfage, qui, loin de porter fon reffenttmentjufiuoü le ponerou un Lmc  D' A b d a l l a. 411 crdinaire,veut bien vous avertir que celui que vous ave{ bief d Sclüras, eft d prijent le meilleur de vos awis. Lale-aure de eet écrit me fit un grand plaifir. Je fortis de la grotte, & ayant, contre mon attente, retrouvé mon cheval attaché è un arbre, je montai deffus, & je repris, avec précipitation , le chemin de Schiras. Etant arrivé, je defcendis chez un Imana (i) de mes amis, & j'écrivis un billet au fils du Bacha, qui fur le champ m'envoya prier d'aller le voir. Quand je fus prés de fon lit, il fe mit fur fon féant, & me ferrant la main: j'ai pris de fi bonnes précautions, me dit-il, que mon père ne fait pas que je fuis bleffé. Mes bleffures , quoique grandes,nefont pas périlleufes. Ainfi il n'y a rien a craindre, ni pour vous, ni pour moi. Je le priai de ne pas me laiffer ignorer plus longtems les caufes de fa haine. La jaloufie, repritil, avoit allumé la fureur oii vous m'avez vu, & qui m'auroit été fatale fans votre générofité. J'avois un rendez-vous le même foir dans la maifon oii vous aliates; & je devois m'annoncer moi-même en jouant du flageolet dans la rue ; c'eft le fignal que j'avois donné a la belle Gauher, (i) Curé mahométan.  4X1 AVENTURES dans un billet que je lui avoJsécrit. Vous ayant vu paffer fous mes fenêtres, je vous fuivis. Jous entrates chez ma maïtreffe; vous y demeurates affez long-tems; je crus qu'elle -avou trahIj&que vous m'aviez enlevé le Dienle plus précieux que j'euffe au monde. La rages empara de mon cceur, je courus après vous,,e vous attaquai, vous favez avec quel lucces. Mon innocence remr,;< ;» ' • • tc"ce , repartis-je , mentoit cette faveur du fort. Je le fai, reprit-ü; hier une enclave de Gauher m'apprit que mon dernier Wiet avoit étéfurpris par fes freres, &medéPeignit la cruelle avanture qui vous étoit arrivee a mon occafion. J'en fus toucKé, mais :e penfai mourir quand fefclave ajouta que ma JMitreffe alloit être Ja viftime de notre amour , & qu elle n'avoit pas deux heures a vivre. Sans perdre un feul moment j'écrivis a fon père que mon deflem avoit toujours été d'époufer Gauwer, & que ,e la lui demandois inftamment. Ce Wiet, figné de mon nom, a eu tout l'effet que je pouvois défirer. Ajoub, continua-t-il, foyons toujours amis, & fi VOus m'accordez ^ grace, allez tout-è-l'heure confirmer de ma part laparole que j'ai donnée. Je m'acquittai de cette agreable commiffion avec autant de joie qu'en reffentirent ceux qui quelques jours auparavant avoient voulu me maffacrer. La nuit fuiyante il  ü' A B T) A L L A.' 4*3 me furvint une fièvre violente, caufée par les agitations 8c les fatigues des jours précédens. Je fus long-tems fans voir perfonne. Je n'étois pas même encore hors de danger, lorfque les nouvelles tardives de votre retour pénétrèrent enfin jufqu'a moi. Hélas! celles de votre départ pour Ormus ne furent pas fi lentes. Elles m'auroient fans doute fait defcendre dans le tombeau , fi mon père pour me guérir n'eüt employé que fes propres remèdes. Connoiffant mon plus grand mal, que je ceffai alors de lui cacher, il eut recours a votre père , adorable Roufchen; & après quelques conférences, voici ce qu'il en tira, & qui me rendit la vie. Ajoub me préfenta une lettre de mon père, oü je lus, avec un contentement que je ne pus diffimuler, qu'd 1'avoit agréé pour gendre. II eft aifé de fe foumettre au devoir quand il eft d'accord avec 1'inclination. Après notre mariage , Ajoub s'adonna au commerce. Difpenfez-moi, Seigneur, de -paffer outre; je 1'aifuivi par-tout, 6c je ne fai comment la mort a pu nous féparer. Loulou, par une petite faillie qui lui vint, ou qui étoit de commande, fit diverfion aux larmes de fa mère.Ma chère mère, lui dit-elle ,1'efclave portugaife , me voyant pleurer ce matin , m'a raconté une fable qui m'a appaifée , 8c que j'ai apprife ; voulez-vous que je vous la répète > La  4*4 aventures belle Perfane fourit comme malgré elle & fö répondit: Si elle n'eft pas longue , je vous permets de la rapporter. Loulou jeta fur moi une cedlade qui fembloit m'avertir qu'elle alloit me furprendre. Je vais apprendre k Abdalla, ditelle, pourquoi les hommes vieiliiffent, au lieu que les ferpens rajeuniffent tous les ans. Second conté de Loulou. P j. eu apres que les Périfes eurent commencé k faire paroitre aux hommes leur puiffance &: leur amitié; ceux-ci leur demandèrent un don. Nous vous 1'accordons, répondirent les Périfes. Le don que vous nous avez oflroyé, reprirent les hommes, c'eft que nous nous maintiendrons toujours dans la fleur de notre jeuneffe, fans jamais reffentir les incommodités de 1'age décrépit. Soit, dirent les périfes , nous y confentons; mais confervez foigneufement le privilége que nous allons vous expédier; car fi vous le perdez, vous retomberez dans votre premier état. A quelque tems de-la, un jeune péri apporta aux hommes des lettres de vigueurperpétuelle, en très-bonne forme. Auffi-tot tous les vieillards rajeunirent, leurs cheveux blancs tom-  B* A B D A L L A. 415 bèrent, il fe détacha de leurs yeux de petites tayes, ils quittèrent leur peau ridée, ils fe trouvèrent enfin auffi beaux & auffi forts qu'ils euffent jamais été. Combien de vieilles alors devinrent fuperbes ? avec quelle fierté fe vengèrent- elles du mépris qu'on avoit eu pour elies ? II arriva quelques années après un renouvellement de guerre, entre les hommes & les bêtes fauvages, au fujet de certaines forêts que les hommes avoient ufurpées. Les armées s'affemblèrent, & les hommes ayant confié le bagage aux anes, & aux autres animaux domeftiques , marchèrent a grandes journées vers les forêts conteftées. Les ennemis avoient mis en embufcadelelong des chemins, les ferpens, les renards , & quelques autres bêtes des plus rufées, avec ordre de difputer courageufement les paffages les plus difHciles. C'étoient des efcarmouches continuelles, & le malheur des hommes fut fi grand, qu'ils perdirent dans une de ces occafions ce qu'ils avoient de plus cher , je veux dire leur privilège, & cela par la pure faute de 1'ane qui en étoit chargé. Ce ftupide animal étant arrivé au bord d'unë rivière , & voulant la paffer , un gros ferpent qui en défendoit le gué , lui dit que s'il prétendoit fuivre fon chemin, il falloit qu'il abandonnat tout ce qu'il portoit, L'ane voulCit s'en  A b d a l l a ; '417 Jt fes aventures. Almoraddin témoigna les mêmes fentimens. Elle fut très-contente de nos réflexions ; & comme nous nous retirions, elle mefommaobligeammentde fatisfaire au plutöt a la conveniion. Je voudrois, madame , lui disje , y avoir fatrsfait d'avance, k 1'exemple d'Almoraddin; car que puis-je vous raconter après les merveiiles que nous avons entendues? Nous ne retournames chez elle de quelques jours. Almoraddin preffoit fes ouvriers, &c troquoit diverfes marchandiles qu'il avoit de trop, contre d'autres qui lui manquoient. Pour des gommes d'Arabie, de 1'ambre de SoufFel, &C des toiles blanches de Cambaye, il eut des diamans de Vifapour, desperles deCoromandel, & du poivre de Canara, qui eft le poivre le plus eftimé dans les Indes. Quoique ces échangeslui fuffent très-avantageux , le gain qu'il y faifoit le touchoit bien moins que le plaifir d'ofFrir k la belle Zulikhan un préfent parfaitement afforti, foit qu'il réuffit dans fon entreprife, foit qii'il la manquat. Je m'occupois auffi de mon cöté. Plus j'inierrogeois de monde, plus je me convainquois que 1'Oracle que je cherchois feroit difficile a trouver. Les aventures de la dame perfane m'avoient d'abord donné quelque lueur d'efpérance; mais ayant vü par la fin de fon récit qu'elle n'avoit plus la moindre relation Tornt XII. Dd  4l% Aventures avec les péris , je m'accufai moi-même de m'être trop-töt flatté. Au retour de la dernière vifite, dont j'ai parlé, Almoraddin, encore plus attaché k fes préjugés que 1'autre fois, me dit : Nous avons fait entendre a Roufchen que nous 1'admirions tous deux. Pour moi j'admire 1'ordre de fesrêveries, & fa grande fimplicité k 1'égard d'Ajoub. Et vous, Abdalla, qu'admirez-vous ? Ses découvertes , répondis-je froidement. Ce que vous nommez découvertes, reprit Almoraddin , n'eft donc pas un tiffu de rêveries ? Auriez-vous encore quelque difpofition a croire que Roufchen ait été dans l'ile détournée ? Je fuis perfuadé, repartis je , que fon corps n'y a pas été, mais fon ame a pu y aller; & le voyage que fait une ame, n'eft pas moins vrai que ceux que font les ames & les corps joints enfemble. Le prophéte n'alla-t-il pas de la Mecque a Jérufalem, & de Jérufalem au ciel? Ne traverfa-t-il pas le ciel de fer, le ciel d'airain, le ciel d'argent, le ciel d'or, le ciel de perles, le ciel d'émeraudes, le ciel derubis, & Ie ciel d'opale, quoiqu'il y ait d'un ciel a 1'autre, Ie chemin que pourroit faire tin homme en mille ans? Ne pénétra-t-il pas les cinq eens quarante efpaces d'eau, de neige, de grêle, de nuées, de ténèbres, de feu, de clarté & de gloire, qui s'étendent depuis le ciel d'opale ïufqu'au tröne de Dieu ? Ne revint-il pas a Ia  d' A b d a l l a. 4*9 Mecque par les mêmes routes qu'il avoit tenues en allant? Et ce voyage immenfe le prophéte ne le fit-il pas en une nuit, fansque la belle Aïfcha, avec laquelle il étoit couché/s'appercut de rien ? Elle ne s'appercüt de rien difent les plus célèbres Doaeurs, paree que le corps de Mahomet demeura dans le lit auprès d'elle. Almoraddin, qui n'étoit pas favant, baiffa les yeux; & je ne jugeaipas apropos d'augmenter fa confufion. Quand nous revimes Roufchen, je fortis de mon engagement par cette hifioire. Hifioire du prince Tangut, & de la princeffe au pied de Dans une des vallées du grand mont Dalanger, régnoit un roi veuf, fort pauvre & fort vieux, qui avoit trois fils, a qui il paria un jour en ces termes: « Mes ancêtres m'appellent ;mais avant que de mourir je dois vous révéler un fecret. Très-peu de tems avant mon mariage , m'étant fatigué a pourfuivre un ours , je paffai la nuit dans la caverne de la montagne jaune. Un fort beau jeune homme fe montra inopinément a moi le matin, & me dit: Aboucaf, fais deb-aux enfans, & envoie les ici quand tu ieras fur le point de quitter le monde. Je ne pus Ddij  4*o Aventures remercier ce jeune homme, paree que je ceflai tout-d'un-coup de le voir ; mais je n ai jamais oublie fes paroles. Allez è la montagne jaune , mes enfans, peut-être y trouverez-vous un héntage plus digne de vous que celui que je vous laifferai». Les trois princes montagnards partnent auffitöt, & s'étant fort avancé dans la caverne, ils appercurent le pied d'un efcalier qui avoit été caché jufqu'alors.Ilsmontèrentplus de mille marches, & a la fin ils parvinrent k un lieu carré, taillé dans le roe, oii ils ne virent qu'un petit panier de joncs. Ce panier renfermoit une bourfe de cuir cru, un cornet femblable k ceux dont les bergers fe fervent pour rappeller leurs troupeaux égarés, & une ceinture de poil de chèvre affez groffière. Vraiment dit Hiarkan , 1'ainé des freres, notre père avoit raifon de ne pasfe hater de nous indiquer ce tréfor. Ne laiffons pourtant pas de le partager entre nous; je retiens la ceinture; & moi le cornet, dit Xamor qui étoit puiné. La bourfe me reffera donc' repntle cadet, qui s'appelloitTangut. Hiarkan' en deployant fa ceinture, en vit fortir un billet oii il Iut ces mots: En quel lUu veux-tu être > Les deHx autres, curieux de favoir s'ilsne trouveroient point de pareils billets, regardèrent, l'un dans le gros bout de fon cornet, 1'autre dans fa bourfe. Xamor en trouva unqui difoit: Combien  D' A B D A L L A,' 411 & troupes defires-tu ? Le cadet tira auffi de fa bourfe un billet qui portoit: Quelle fomrm te faut-il ? Si nous n'avons qu'a fouhaiter pour être obéis, s'écrièrent-ils tous trois enfemble,nous voila heureux. II eft aifé de vérifier ces prodiges, dit Tangut, je vais commencer. It ferma fa bourfe, & il dit: II me faut mille pieces d'or. A 1'inffant la bourfe s'enfla , & s'appefantit de te-He forte, qu'elle lui échappa des mains. II 1'ouvre a terre, il la renverfe, mille pièces d'or en fortent & fe réparrdent. Jugez du raviffemenf. des frères k ce fpeftacle. Aboncaf ne put y prendre part; il venoit d'expirer quand ils arrivèrent chez lui. Après avoir fait de magnifiques funérailles a ce bon prince, ils convinrent enfemble de garder le fecret, & d'abandonner leur ftérile patrie , pour aller chercher de plus heureux climats. Hiarkan & Xamor parCrent les premiers; je ne vous raconterai point leurs aventures, quoique je les fache. II fuffit de vous dire qu'ils fondèrent la même année les deux villes & les deux royaumes(i) qui portent (i) Le royaume d'Hyarkas a au nord le mont Magog, au midi le mont Caucafe , a 1'orient le royaume de Xamor , & a 1'occident le petit Tibet & le Giagatai. Le royaume de Xamor a au nord le pays des Tartares Kalmuks, au midi le royaume de Belor & le grar.4 Ddiij  422 Aventures encore aujourd'hui leurs „oms. Je m'arrête k ce qui regarde Tangut. B tourna fes pas du cöté du midi, & après ^0lr long tems voyagé , il s'arrêta dans la grande vi Ie de Kemmerouf, capitale du royaume d AfTan. Comme le féjour hfi en plut, de fa bourfe une prodigieufe quantité or, avec quoi il fe donna un équipage lefte & «nfgmfique, &tous les dehors d'un grand Pnnce Sa dépenfe exceffive le fit bientót diftinguer a Ia cour; on ne parloit plus chez le fultan *adhel (amfi fe nommoit le roi d'Affan) que du hberal Tangut. Les émirs briguoient nonfeulement fon amitié, mais auffi fa fimple connotffance Les dames fe jouoient une infinité de tours les unes aux autres pour fe le dérober, Frce que la jeuneffe & 1'abondance, qui ordinairement font brouiflées enfemble, fe réuniffoient en fa perfonne. Tangut témoignoit k toutes les beautés de Kemmerouf qu'il les efiiinoit beaucoup; mais au fond, des faveurs offertes avpient pour lui peu d'attraits. Les charmes de Ia fiére Dogandar, fille unique du iultan, tnomphèrent feuls de fon cceur. II fit clement P°ur ei!e des chofes qui auroient 2£T & ";HenVa T,artarie fujette 4 remPe— * *  „' A b d a u a; 42-3 pu ruiner le grand Kan, & appauvrir le roi de la Chine. Le fultan & la fultane qui s'applaudlffoient de 1'attachement de ce généreux & opulent étranger, & qui ne doutoient pas qu il ne tut d'une naiffance illuftre , ordonnerent enfin a la princeffe de ne pas trop le dédaigner , & de répondre, du moins par reconnoiflance, k fes refpeftueux empreffemens. Dogandar changea tout-a-coup de conduite. Dans 1'air doux & gracieux qu'elle affefta ,1e fultan crut reconnoitre une marqué d'obéiffance ,& Tangut mille preuves d'amour. Ils ignoroient l'un & 1'autre le vrai motif qui la faifoit agir. Un foir, après quelques petits entretiens flatteurs & enjoués, elle dit a fon amant: « Je doute que vous m'aimiez, puifque j'ignore encore le nom du monarque è qui vous devez le jour. Vos tréfors inépuifables prouvent que vous êtes un grand prince, c'eft ce que la lie du peuple fait comme moi. N'eft-il pas étrange que je ne vous connoiffe pas mieux que le refte du monde ne vous connoit ? Non, vous ne m'aimez point. Ah ! fi vous m'aimiez, que je vous punirois févèrementd'un myftèrequim'eft fi injurieux! Ces dernières paroles, que la belle prononca avec colère, effrayèrent 1'amoureux Tangut. Quoi , madame, dit-il, vous m'acci'fez&tvous me condamnez en même-tems > Dd iv  convainquez-moi du moins de mon cri™ > vous ai-je refufé > v me ? ^ de ma LT Voas ave* eu raifon de juger ? ma na,ffance Pa-" mes richeffes car fJl t a mon nère 13 u /■ . ' Je dc!S porter > Ah I „~ • uune ai*ee a n^êmeen voL C * * a,leZ VOl,s" e en vo r 1 expenence. U-defius iï tire fa We,,! lWre plufieurs fois, &ilen fa- *omr un trè,grand nombre de beUe n ƒ ie rendre maïtreffe de cette é^: m bourfe• • admirable °urle •,S n en Croirai Pas mes yeux, dit-elie a moinsque ,e ne faffemoi-mêmeLefia^M epreu ve. Elle Prr^r-u agreable »">0fois efpérer quelque complaifance de votre part, je vous témoignerois la-deffus ma curiofité un peu plus ouvertement que je ne fais. Elle difoit cela  D' A B D A L L A. 431 d'un air fi tendre & fi infinuant, & langoit en même-tems, fur Tangut, des regards dont 1'impérieufe douceur étoit fi accoutumée a le démonter, que n'étant plus maitre de faire aucune réflexion , il tira fon cornet, & lui dit: « Je ferois, Madame,le plus ingrat des mortels,fi je vous laiffois plus long-tems en peine. Ce feul inftrument m'a donné mon armée , & pourroit m'en donner un milhon d'autres plus nombreufes fi i'en avois befoin. Je n'ai qu'a en jouer pendant un inftant, & a demander autant de troupes qu'il me plait, auffi-töt je fuis obéi. Cela eft-il poffible, dit 1'artificieufe princeffe? ma furprife augmente , & ma curiofité auffi. II faut abfolument que j'effaye fi ce miraculeux cornet feroit auffi efficace entre mes mains qu entre les vötres ». En parlant ainfi, elle le lui prendfort adroitement, & s'étant éloignée de cinq ou fix pas, en folatrant, elle 1'emboucbe , & demande cent mille hommes. En un clin d'ceil, toute ia ville & le palais, & même le jardin, furent remplis de nouveaux foldats. Ceux de Tangut difparurent, paree que 1'enchantement étoit fait de manière, qu'un effet produit par un autre perfonne détruifoit Pouvrage de la première. Tout ce que put faire le malheureux amant, ce fut de prévenir 1'ordre que fa maïtreffe alloit donner de 1'arrêter. U  45* Aventures fort* promptement da jardin; puis, a la faveur des tenèbres, il fe fauva par la plus prochaine porte de Ia ville. Arrivé k la campagne, il détefta fa complaifance & la perfidie de Dogandar. La crainte detre pris ne lui permit de s'arreter nulle part, Quand il fe crut fauvé, & qu'il penfa plus tranquillement k fes malheurs, & aux moyens de les finir, il ne fe préfenta è fon efprit qu'un expediënt für ; c'étoit la ceinture de fon frère aïné; la difficulté d'avoir cette ceinture 1'inquiéloit furieufement. Hiarkan étoit naturellement brufque, hautain, & peu officieux; Tangut en craignoit un refus, accompagné de mauvais traitemens, II fallut pourtant fe réfoudre k .tout ce qui pouvoit arriver. Prenant d'abord Hiarkan par fon foible, il fe jeta k fes pieds, & lui dit la larme k 1'ceil:« Plüt k Dieu, mon frère, que j'euffes fuivi vos f iges confeils. Vous avez toujours eu pour moi la tendreffe d'un père; je fuis bien malheureux de n'avoir pas eupour vous la docilité d'un enfant. C'eft-la, mon frère, la plus grande de mes fautes: car quoique la perte que j'ai faite de ma bourfe j & du cornet de Xamor, ne me rende que trop' cnminel, cette perte, k la bien confidérer, n'eft qu'une fuite du peu de déférence que j'ai eu pour vos avis. Quelles larmes peuveat expier ce crime ?  d' A b d a l l a; 433 crime ? Prefcrivez-moi , généreux Hiarkan , telle peine qu'il vous plaira; maisne me refufez point le feul fecours qui me refte pour rétablir la fortune d'une familie qui a le bonheur de vous avoir pour chef. En vous demandant votre ceinture, ie ne vous demande qu'un bienfait de trois inflans, ils me fuffiront pour reprendre ce qu'on m'a volé.Queje ferois fortune après cela fi vous me permettiez de ne plus m'éloigner de vous , & de profiter des exemples de prudence Sc de fageffe qui vous échappent atous momens, & que j'ai jufqu'è préfent fi malheureufement négligé d'imiter ! Hiarkan fe tenoit immobile comme une ftatue, Sc paroiffoit infenfible aux larmes Sc aux paroles de Tangut. Mais cette infenfibilité apparente fut fuivie d'une colère fi épouvantable, que le pauvre cadet fe crut abfolument perdu. Ce fut cependant ce qui le fauva: car la bile d'Hiarkan s'étant évaporée, les remontrances fuccédèrent aux injures; Sc enfin la ceinture fut accordée. Tangut fe met cette merveilleufe ceinture , il nomme une mofquée de Kemmerouf; Sc, en une minute, il fe trouve dans cette mofquée. II s'y tint caché jufqu'après minuit. Alors, tout le monde étant profondement endormi, il nomme la chambre de fa maitreffe, Sc s'y rend. Elle dormoit tranquillement. Tangut, Tome X.U. Eê  434 Aventures en s'approchantderonl^fentit au dedans de W-memeuncornbatdo„tilpenfaenrager.LeS faites, n avoient pas été capables d'étot.ffer 1 amour^ ,1 avoit pour elle; il étoit au défefpoir de fe trouver fi conftant. Ah! Hiarkan, ditdtoutbas,fivousétieZamaplace!Lefou enr £ce vive appréhenfion d'être d formatsfans reflbnrce, 1'ayant encouragé, 1 ouvnt impetueufement tous les rideaux, & ren. verfa une table avec beaucoup de fracas. La belle Dogandar s'éveilla en furfaut toute tremblante; & fans ofer ouvrir les yeux, elle demanda qu, faifoit ce grand bruit? C'eft un amant mé répondit Tangut. Qu'on me rende touta-lheure la bourfe &le corn.t, je n'ai qu'un moment a demeurer rei. Dogandar, fachant a «pa el e avott affaire, perdit beaucoup de fa peur. II n'y avoit, répfiqua-t-elle, en regardant Tangut que vous qui puiTiez venir ainfi prendre les gen, Je ne trouve pas mauvaisq e vousfaffieztouslesjoursdenouveauxprodil" Tf' U me fCmb,e — 'uriefpfi vous paffer de venir ainfi a heure indue troubler «non repos. Apprenez-moi, s'il vons w , caufedecenouvelemportement^enefdfi de me temr un langage fort extraordinaire.  D' ,A B D A L 1 A. 435 Elle s'étoit mife a fon féant; fon ajuftement de nuit étoit d'un goüt & d'une propreté enchantée; & la clarté favorable de deux bougies parfumées faifoit découvrir mille beautés fur fon vifage. Tangut qui n'avoit jamais vu fa maitreffe en eet état, ne tint pas long-tems contre des charmes qui 1'avoient déja tant de fois défarmé , & que la circonftance rendoit encore plus touchans. Toute fa colère s'evanouit. Je vous fupplie , madame, reprit il, de me pardonner ma brufquerie. Permettez-moi pourtantcle me plaindreavec refpecf de ce qu'il n'a pas tenu a vous que je ne fuffe le plus infortuné de tous les hommes. Vous m'avez joué deux tours Ne recommencez pas a m'inful- ter , interrompit la princeffe , approchez-vous. Tangut s'approcha de la malicieufe Dogandar , ravi de la faveur qu'elle lui faifoit. Quels tours, continua-t-elle , ofez-vous me reprocher? Que prétendez-vous avec ces expreffions outrageantes? Après 1'éclairciffement que je vous ai donné au fujet de la bourfe, pouvez-vous encore vous plaindre de moi ? A 1'égard du cornet, vous feriez plus prudemment de vous taire, que de me faire reffouvenir de 1'acfion la plus lache dont un homme foit capable. C'eft vous qui m'avez jouée. Moi, madame ! repliqua Tangur. N'eft-ce point vous, pourfuivit Dogandar, qui Ee ij  D5 A B D A L L A, 437! ineftimable, & qu'elle m'eft infiniment chère , puifqu'elle m'a procuré le bien dontjejouisa préfent. Pendant qu'il parloit, la fubtile princeffe dénouoit la ceinture, le tirant infenfibJement a elle. Comment donc avez-vous fait, reprit-elle ; venez-vous de bien loin ? Avezvous mis beaucoup de tems a votre voyage } J'ai, répondit-il, fait plus de trois eens lieues en un inftant, cette ceinture n'a pas plutöt été fur moi, que j'ai nómmé cette Ville , & que je m'y fuis trouvé. Mais, madame, il me femble que vous m'en dépouillez ? Dogandar en avoit attiré affez pour en faire un tour au tour d'elle, & elle achevoit de fe ceindre dans le moment qu'il s'appercut de la tromperie. Au lieu de lui répondre, elle nomma la chambre du Sultan, & elle y fut tout-d'un coup tranfportée. Auffitöt Fadhel mit fes gardes en mouvement; tout le palais fut rempli d'une rumeur épouvantable. Bien en prit a Tangut d'y avoir été fouvent, cl d'en avoir apptis les ifiües les phis fecrettes. Un petit efcalier dcrobé lui en fournit une trèsheureufe ce jour-la. H traverfa toute la ville en courant, & s'étant rendu a un endroit des refnparts qui étoit a moitié ruiné, il eut encore affez de force & d'adreffe pour s'échapper paria. Aptès avoir un peu repris haleine , il ne fe plaignit point de lui-même comme les autre Ee ii  ©' A B D A L L A. 449 de ne pas différer la fin de la fcène. Rien ne me fait efpérer votre guérifon, dit-il i la princeffe ; mais puifque votre reconnoiffance s'étend fi loin , vous me forcez a tenter 1'impoffible } je reviendrai dans une heure. 11 alla fe ceindre, Sc fe préparer a partir. Etant rentré chez la princeffe avec un certain nombre de figues médicinales , & une figue commune qu'il avoit eu foin de fe procurer, il la trouva dans le cabinet oh fa mère avoit été guérie , couchée fur un fopha; après lui avoir taté le pouls aux bras & aux jambes, & a d'autres parties fenfibles , elle tomba , par un certain mouvement qu'il fit, dans une efpèce de fincope, dont elle ne fortit que pour avaler autant de figues qu'il en falloit pour réduire la mefure de fon nez k un pied ; & cela étant fait , il lui retata le pouls. Ah ! madame, s'écria-t-d, quel changement fatal! mon remède n'opérera plus. Continue*toujours de m'en donner, répondit la princeffe. J'y confens, reprit le médecin, je fouhaite que mon art me trcmpe. Soitfrayeur ou autre chofe, 1'évanouiffement de la princeffe recommenca; il fe réjouit du plaifir de fe venger, & lui mit dans la bouche la figue commune , qu'elle avala fans aucun fiiccès. Douleur inexprimable ! horrible renouvellement de défefpoir 1 Je demeurerai donc, ditTome XII. Ff  45° Aventures elle, en pouffant un long gémiffement, je de* meurerai donc avec un pied de nez ? Öüi madame, repartit le médecin, c'eft Tang .r qui vous en affure. En même-tems, il oüvfe les fenêtres, il arrache fa fauffe barbe, il fe montre & nomme la ville d'Hiarkan , oü fa ceinture lé rend en une minure. Dogandar auroit voulu mounr dans ce cruel & funefte moment; mais elle vécut malgré elle , & vécut même jufqu'a une extréme vieilleffe fans pouvoir s'apprivoifer avec fon nez. Son aventure fit naïtre un proverbe qui eft encore aujourd'hui en ufage dans tout Portent. Pour le prince Tangut après avoir rendu a fes frères le cornet & la' ceinture, il s'établit dans une contrée fertile & y fonda un royaume (i) très-floriiTant & trèsétendu. Roufchen exprima en termes fort énergiques Je plaifir qu'elle avoit pris a m'entendre, & me dit qu'elle me tenoit pleinement quitte de ma dette. Comme je voulois répondre, Almoraddin jugea k propos de me prévenir, en difcnt • Madame, cette hiftoire eft remplie de merveilles, mais je dois partager avec Abdalla les applau- (12 Le royaume de Tangut a au nord & a lWnt Ie Karakata,; au midi, le royaume de Belor & la CJjine • & a l'ocudem, le royaume de Xamor.  d' A b d alla. 451 diftemens qu elle lui^ .^gg^g préta ces paroles comme il lm plut. Elles m e SSrent' & quand nous fümes fortis^ en démandai avec d'autant plus d'empreffemen Pexplicationa Almoraddin, qu'il avo.t 1 r mécontent.Ilfefitunpeupnerpourrepondr Cruel ami, me dit-il enfin, ne concc,s-)e pas rable>FaUoit-il encore retracer mon ^ fous le nom d'un Tangut imaginaire, me tane voir Zulikhah fous la figure d une pnncg perfide 6c me repréfenter malneureux tioxs fois de fuite, afin de m'arracher ce qm me «ftoit d'efpérance? Vous vous imagmez donc trnrtis-ie que Vhiftoire que ,'ai contee foit de n'en eft pas ; j'en jure par la pierre (0 noire riaMe'cque parle puits de Zemzem (,) , & parle tombeau du prophéte. Lifèz 1-annales du royaume de Kachemire, vous y trouverez cett/hidoite ; c'eft-» que )ê IVi pnfe. L refte, j'efpère vous empêcher de reflenv v * • , AV.nham , felon Mahomet. ^ieulnaUre en faveur d^Agard §C dlftnael, , C. quedifentlesMahométans. ^  45* Aventures pas aifément fe flafter d'une rpffn toujours de bonne foi, & affez vïte Q^dii n'y eut plus rien è faireauvaiff.au primes congé de £^$§g Loulou, qu0lque fort occupée a courir aorès guenuche,vint, toute hors d'ha eine cevo, auffi nos comPlimens: mais ellel ^ dundefes Comme ]u. P.a ^e leetortfortéchauffée^gu'un W ne -entou pas qu>elle s'expos^ta tomber mafade Vous me confeillez, fans doute, d'être T v1ve,medit-el1eMffi1rément,;epa^PÉ; ft. -pm eet enfant, je vous confeill de'ne Jamais confeiller perfonne h n'»n r„ V unne> a moins que vous ■"ges: au,re„e« i, ïous Jivera „ ^ £  t>' A B D A l l A.' 45? Troifième conté de Loulou. Q uelques finges, habitans d'un bois, s'affembïèrent fous un arbre pour y paffer la nuit: c'étoit au commencement des pluies, & il faifoit froid. Ils virent briller auprès d'eux , dans 1'obfcurité , un ver luifant; & croyant que ce fut une étincelle , ou même un petit charbon embrafé, ils le couvrirent de feuilles sèches & de bois, & commencèrent a fouffler l'un après Vautre. U y avoit fur 1'arbre quantité de petits oifeaux qui les regardoient faire , & qui s'en moquoient. L'un de ces oifeaux , plus officieux que les autres, defcendit charitablement > & fit cette remontrance aux finges: « Le déplaifir que me caufe la peine inutile que vous prenez pour allumer ce feu, m'a obligé de quitter la branche oü j'étois perché, pour venir vous dire que vous perdez votre tems. L'avertiftementdu petit oifeau fut très-mal reeu des finges. II y en eut un qui lui dit avec orgueil: « Qui te prie de te mêler de nos affaires, oifillon mon ami ? II faut que tu fois bien de loifir. Saches qu'il n'y a que les fots qui donnent des. confeils k qui n'en demande point. Va dormir ^ & nous laiffe le foin de ce qui nous regarde ». F f üj  4H A VENTURE s" Le petit oifeau fe tut quelque tems; puis il re: commenca è parler, & dit : « Ce que vous voyez luire n'eft pas du feu ; c'eft un ver a qui la nature a donné eet éclat qui vous trompe. Si a fmbleffe de ton inquiète cervelle, répliqua le fmge, t'empêche de fermer les yeux, ferme du moins ton bec importun. La fimplicité du petit oifeau fut fi grande, qu'au lieu de s'en aller, ,1 ajouta encore : « Ce que je vous dis du ver eft certain; je dois bien le connoitre, puifque j'en fais affez fouvent ma phure >» II efpéroit qu'a la fin il feroit entendre raifon aux dinges. Mais celui qui lui avoit déja parlé ne jpouvant plus retenir fa colère, fauta fur le petit babillard, & le dépeca. Loulou rioit de bon cceur en achevant fa fable. Vous m'avez bien redreffé , lui dis-je ; je vous promets que fi je deviens jamais petit oifeau, je ne parlerai que pour vous louer.  D» A b r> a l l x: 415 Suite de 'thifioire d'Almoraddin. Ayant quitté Calicut, nous navigeames fort heureufement jufqu'a la hauteur de Cedan; mais alors nous ne pümes fuivre notre route , paree que les vents foufflèrentfiimpétueufement & opiniatrément du cöté de I'orient & du nord, que notre réfiftance étant vaine, fl tallut s'abandonner a leur fureur. Nous fumes emportés d'abord dans une mer oü nous decouvnmes plufieurs ïles , fans pouvoir nous arrêter a aucune. L'océan changea enfuite de face ; & pendant trente jours, nous ne vimes que le ciel & Peau. Au bout de ce tems-la, nous appercumes une haute montagne qui paroiffoit fortir de la mer & nous demandames au pilote s d la connoiffoit. Je la connois affez, répondu-d pour vous confeiller de 1'éviter, & pour vous affurer quWenapproche pas fans un extréme danger. C'eft Uk du div Feridoun, le genie le plus capricieux &c le plus fanguinaire dont on ait jamais oui parler. Contez-nous, lui dis-je, ce que vous favez de ce génie. Ff «f  4f6 Aventures Aventure du père du Pilote. Le pilote laiffa échapper un grand foupir. Mon pere, contWt-il, qui étoit pilote comme »oi ayant un jour jeté 1'ancre dans une anfe de 1 i!e oü le vent nous pouffe, y defcendit avec une partie de 1'équipage , pour y faire du bois & de 1 eau. Feridoun les ayant vus, fitun rügiffement femblable au rugiffement de vingt lions; & s etant montré a eux, il leur dit: « Vous ne devez attendre que la mort, fi tous les hommes de votre navire ne viennent ici fe préfenter a moi. Que l'un de vous prenne 1'efquif & qu'd adle les chercher. Un matelot fe détacha tandis que mon père & les autres, tranfis de cramte, reftèrent prlfonniers< ^ du ^ hefiterent fur ce qu'ils devoient faire ; mais comme ds n'avoient point de pilote, & que les hommes qui accompagnoient mon père étoient les feuls qui euffent pu lui fuccéder ds refolurent a la fin de defcendre. Lorfqu'ils furent en préfence du génie, il leur dit- Y a-t-d quelqu'un de vous qui veuiÜe m'interroger ? Perfonne n'ofa répondre. Regardez le Pel, continua-t-il,hauffez les bras. Ii kvaJut *m ^smains au ciel, comme feroit un iman  E>' A B D A L L A: 4ï7 dans fa mofquée, & on 1'imita. Après quelques momens de filence, les voyageurs & lui demeurant dans leur fituation, il prononca avec grande dévotion, k ce qu'il fembloit, ces belles paroles ; « Louange foit a Dieu, créateur du » ciel 5c de la terre , des ténèbres & de la » lumière. Ceux qui ne croyent pas en leur » feigneur font égarés. C'eft lui qui m'a créé » de la flamme du feu, & qui vous a créés du »> limon de la terre ». En finiffant eet ade de religion , il étend fa main fur mon père; & lui ferrant la gorge, il 1'étrangle. II empoigne de même , fans aucun choix, dix hommes de la compagnie , & les fait expirer en les froiffant entre fes doigts. Puis il dit aux autres: Louez Dieu, & emportez tout ce que mon ile peut vous fournir. Après cela, il fe retira au femmet de la montagne, d'oii on 1'entendit pleurer, & faire de grands hurlemens. Nous demandames au pilote fi 1'ile étoit habitée , fi tous ceux qui y mettoient le pied recevoient le même traitement. Ceux qui échappèrent quand mon père fut tué , répondit-il , ont rapporté qu'ils y avoient vu de loin quelques fantons. Je ne puis nier que, dans mes voyages, je n'aie rencontré des perfonnes qui fe louoient de Feridoun, & qui difoient que r-en-feulement il leur avoit accordé du bois ,  kfó A V E N T U R Ë g de 1'eau, du gibier & des fruits, mais auffi qu'il avoit iatisfait k leurs interrogations, & leur avoit révélé divers fecrets. Le vent étoit fort diminué ; la mer ne menaeoit plus. Nous nous regardames Almoraddin & moi avec la même penfée, & un égal défir de confulter Feridoun. Nous fimes jeter la fonde. Ayant reconnu qu'on pouvoit ancrer , nous exhortames le pilote & 1'équipage è ne rien craindre; & nous étant mis dans la chaloupe avec deux rameurs, nous aMmes defcendre demère un petit écueü. L'ile étoit toute couverte d'arbres. Après avoir cheminé quelque tems fans rencontrer ame vivante, finon quelques gazelles, & un fort grand nombre de fouris qui ne fuyoient point a notre approche , nous vimes une cabane au milieu d'un petit jardin entouré de bambous. Au bruit que nous fimes I habitant fe montra. C'étoit un Santon, qui vint' a nous d'un air ouvert, & qui nous invita k entrer, en difant: Loué foit Dieu. Soyez les bien venus dans l'ile du meilleur des génies Mon père, lui répondis-je, vous connoiffez Fendoun. Nous avouons que nous ne fommes pas lans cramte ; ne nous refufez pas votre fecours Nous lui racontSmes ce que nous avions appris du pilote; mais, ajoutames-nous, il n'eft pas .vraifemblable que Feridoun, qui connoit Dieu,  d' A B d a i i Ai AH enfanglante fes mains fans raifon. Etes-vous xnufulmans, dit le Santon? Oui, mon pere, répondimes-nous, nous le fommes , quoique grands pêcheurs. Et les gens de vo« ^vire font-ils auffi mufulmans , repnt-d ï Nous ie croyons auffi, repartimes-nous Ne craigne* doncrien, répliqua le Santon; paffez ici lanuit, demain vous verrezle génie. 11 eft a prefent de 1'autre cóté de la montagne. Ce bon Santon nous fit faire , en fa compagnie , un repas frugal, plus agréable que les feftins des plus voLtueux omerahs. Affis fur des peau* de gazelles , nous mangeames de bons fruits confervés dans du COton , d'autres fruits fecs,, & des cocos frais, dont la üqueur nous defaltera & nous réjouit. En foupant, notre hóte nous entretint du caraaère & des mceurs du génie. II nous dit que c'étoit un des plus zélés & des plus fiers mufulinans qu'il y eüt dans fa nation; & qu'il haiffoit reUementlesadorateurs du feu & les autres idolatres, qu'il les faifoit mourir des qu ds tornboient entre fes mains; qu'il les difcernoit, foit par une odeur infede qui fortoit deux, foit autrement;& que, fans doute , le pere de notre pilote ,& ceux qui avoient pen avec lui, étoient mages,quoiquils fiffent femblar, de ne 1'être point. Que ce n'étoit donc , m le  4&> Aventures d'Abdalla: caprice, ni une cruauté infenfée qui gouvernoit Feridoun ; mais un zèle éclairé. Savez-vous, interrompis-je , de quelle efpèce de génies £ eft, & pourquoi il s'afflige fi déméfurement ? Votre première queftion , reprit le Santon, eft la plus dangereufe que vous puiffiez faire ki : Dieu nous préferve de nous y arrêter. A 1'égard de la feconde, j'y fatisferai avec plaifir. Feridoun aime que j'y réponde fort au long ; & ce que j'ai a vous raconter, vous occupera, en attendant le fommeil. Fin du dou^ikmc volume.   aio la Tour ténébreuse. de le croire par mille circonftances qu'on lui raconta, qu'il en penfa expirer de rage : voici comme la chofe s'étoit paffée. Au moment que la chute du vafe plein d'eau avoit caufé une fi grande frayeur a Dinocrite, qu'il avoit appelé toute fa maifon au fecours, fes palfreniers y étoient venus auffi bien que fes autres domeftiques. II y avoit un de ces palfreniers qui avoit un gros matin qui lui étoit fort cher, & qui divertiffoit beaucoup fes camarades. Le chien couchoit ordinairement dans 1'écurie auprès de lui; mais comme aux cris qu'avoit faits Dinocrite, ce palfrenier s'étoit rendu auprès de fon maitre, le chien 1'y avoit fuivi. Lorfque tout avoit paru calmé, & que eet homme s'en étoit retourné dans fon écurie, fon chien étoit demeuré endormi fur Tefcalier auprès d'un fiege que Dinocrite avoit fait apporter la par un de fes valets de chambre : ce jaloux, en faifant la revue de tous les recoins de fa maifon, s'étoit avifé qu'il y avoit fur 1'efcalier une efpece d'armoire qu'on avoit autrefois deftinée pour mettre une horloge; il s'étoit écrié qu'il pourroit bien y avoir un homme caché dans ce réduit, & avoit voulu abfolument que fon valet de chambre montat fur un fiege pour regarder avec exactitude s'il n'avoit point deviné jufte. Lorfque tout le monde s'en étoit  CONTES A N G L O I S. lit retourné fe coucher , on avoit oublié de remporter ce fiege: le chien , après avoir fait un fomme, a fon réveil le heurta fi rudement, qu'il le fit tomber avec violence, & c'étoit ce qui avoit caufé le bruit qui avoit fait lever Dinocrite la fecondefois. Cet efprit préoccupé ayant entendu marcher le matin, avoit cru que c'étoit un homme : il 1'avoit faifi par le poil j qu'il avoit pris pour des cheveux : 1'animal S'étoit échappé, & avoit enfuite pouffé Dinocrite par derrière fi rudement, qu'il 1'avoit fait tomber, comme on a vu. Cependant Anaxaride, qui par -le dépit que lui caufoient les exttavagances de fon époux, ne s'étoit point rendormie, avoit entendu tout d'un coup la feconde rumeur qui s'étoit élevée; mais comme elle n'avoit point douté que ce ne fufient encore quelques nouvelles frénéfies de ce vifionnaire, elle avoit réfolu de ne fe pas • temuer de fon cabinet : prêtant néanmoins 1'oreille avec beaucoup d'attention a tout ce qui fe paffoit, elle entendit deux ou trois voix aflurer fort férieufement que Dinocrite etoit très-bleffé. A cette nouvelle, bien alarmée $ elle courut précipitamment vers lui; car malgré les étranges procédés de ce bizarre * tel étoit le bon naturel de fon époufe, qu'elle avoit encore de la bienYeillance pour lui. Elle ld O ij  212 la Tour ténébreuse. trouva environné de tous fes gens, excepté de ceux qui étoient allé querir les médecins & les chirurgiens. Comme ce qu'il fouffroit augmentoit encore de beaucoup la mauvaife humeur qui lui étoit ordinaire, il recut exceffivement mal les foins d'Anaxaride ; mais malgré tout ce qu'il lui dit d'offenfant, elle ne Ie voulut point quitter qu'elle n'eüt pris toutes les précautions poffibles pour fon foulagement, & qu'elle n'eüt vu mettre le premier appareil a fa plaie, que les chirurgiens affurèrent être très-dangereufe. L'aventure de Dinocrite fe répandit fi promptement , que Clearque en fut informé dès le moment qu'il s'éveilla. Ce prince, qui avoit fait Ie projet de mener ce favori dans.fon voyage, & qui avoit de Pamitié pour lui, fut trèsfaché de fon malheur, & alla le viftter avant que de partir: il lui donna mille témoignages de bonté; mais lorfqu'il lui demanda des particularités de fon accident, Dinocrite lui répondit d'une manière fi embrouillée, que Clearque s'imaginant qu'il étoit déja en délire, le quitta en le plaignant beaucoup. Ce jeune roi avoit 1'ame fi agitée, & fentoit un fi grand défir de s'éclaircir au fujet de Celenie, que faifant aller fes chevaux au gré de fon impatience, ü joignit bientöt Tele-  contes AnGLÖIS. 213 phonte. Ce prince fut tranfporté de joie a fon abord ; mais il fut bien furpris de voir dans 1'air 8c dans les manières de Clearque quelque chofe de fombre 8c de contraint qu'il ne s'attendoit pas d'y trouver : il cacha néanmoins fon étonnement aux deux cours, 8c ne confia fes chagrins qu'au feul Leandrin pour qui il avoit une entière ouverture de cceur : ahï mon cher Leandrin, lui dit-il, que me préfage Pinquiete réception que m'a fait le roi de Crète 1 N'eft- ce point que la charmante Elifmène eft changée pour moi ? Et que cette divine princeffe ne veut plus confentir a me rendre le plus heureux & le plus glorieux de tous les hommes ? Leandrin chercha vainement a le raffurer; il refta fi alarmé, que de toute la nuit il ne put un feul moment gouter les douceurs du fommeil. Dès le lendemain,Clearque fe fit mettre avec précinitation la robe de fincérité ; 8c dès qu'il eut ce vêtement, il paffa dans la chambre de Telephonte. Ce prince, par mille paroles & mille aöions ohligeantes r chercha k lui donner de nouvelles marqués d'une amitié fans bornes Sc pleine de déférence; mais Clearque regut les gracieuxtémoignages de fon empreffement avec tant de trouble Sc de diftradlion , qu'il en augmenta encore les chagrins de Telephonte. Ce-; O iij  CONTES ANGLOIS. le cceur indolent , je paffois des jours fans favoir quels étoient fes ajuftemens ; les attraits de fon vifage & les lumières de fon efprit occupoient fi agréablement toute mon ame , qu'admirant fans ceffe les charmes dont le ciel avoit paré la divine Elifmène, je n'avois plus • le loifir de prendre garde aux agrémens qu'elle pouvoit recevoir de fes habits. Si 1'on s'arrêtoit aux opinions vulgaires, 1'on auroit peine a croire qu'un prince né dans 1'ile de Chypre fut fi peu attentif a la parure, fur-tout a celle des belles; mais le vulgaire n'a pas des idéés juftes: dans notre üe comme ailleurs, 1'amour déhcat ' n'eft point touché d'un éclat emprunté ; il n'eft fenfible qu'au propre brillant des yeux & de i'efprit de 1'objet qu'il aime. Cependant, feigneur , continua Telephonte, après avoir cherché a vous juftifier mon peu d'attention pour les ajuftemens , puifqu'enfin votre difcours m'engage dans ce moment a prendre garde aux vötres, & a vous en dire mes fentimens, je vous avouerai qu'il me paroit que vous avez aujourd'hui une robe bien fimple & bien lugubre , pour un prince auffi jeune & auffi galant que vous. Clearque avoit écouté avec une impatience, extreme toutes les chofes gracieufes que lui avoit dit Telephonte. Son difcours lui avoit O iv  2l6 laTourténébreuse. pam d'une longueur effroyable, & il avoit été vmgt-fois fur le point de 1'interrompre pour le faire expliquer brufquement fur fa robe ; mais enfin, après que ce prince lui eut déclaré naturellement ce qu'il en penfoit, il refta comme accablé d'un coup de foudre y & fans avoir la force de lui parler, il alla nonchalamment s'affcoir au pié d'un arbre, oii Telephonte le fuivit. Après avoir été quelque tems fans parler, le prince de Chypre dit au roi de Crète: Qu'avez-vous , feigneur, il femble que vous vous trouviez mal ? Ah ! feigneur , s'écria Clearque , je n'ai de ma vie tant foufFert; mais ce feroit vainement que je voudrois vous cacher ma douleur, puifqu'il faut, malgré que j'en aie , que vous la partagiez avec moi. Vous n'aurez jamais de maux, répondit Telephonte , ou je ne fois auffi fenfible qu'aux miens propres. Hélas ! repartit en foupirant Clearque, vous aurez a déplorer les vötres & les miens. Sachez, feigneur, fachez que cette Elifmène dont vous parliez encore tout-a-rheure avec tant d'amour , eft une perfide , qui, par les égaremens de fa conduite, n'eft plus digne de la tendreffe que vous avez pour elle ; Sc apprenez auffi que la reine de Lemnos, cette fceur pour qui vous témoignez tant d'amitié Sc d'eftime, n'a pas moins trahi  aiS la Tour ténébreuse.' cérité; il lui expliqua le myftère de cette robe; il lui annonca que c'étoit par le don qu'elle poffédoit, qu'il avoit découvert les mauvaifes démarches d'Elifmène, & ajouta que c'étoit par la même voie qu'il venoit d'être perfuadé que Celenie étoit également blamable. Telephonte eut beaucoup de peine a être affez maitre de foi, pour écouter jufqu'au bout un récit qui lui parut fi extravagant & fi fuperftitieux. Cependant il étoit tranfporté de joie de voir avec quelle bizarre injuftice on avoit foupconné i'innocence des princeffes. Enfin, lorfque Clearque eut ceffé de parler, il lui dit: Eft-il poffible , feigneur, qu'un prince auffi plein d'efprit que vous , puiffe être fi cruellement la vi&ime des noires malices d'un fourbe ! Ah ! feigneur , banniffez de votre ame tous les foupcons que vous aviez formés contre la vertu des princeffes nos fceurs , puifque vous n'avez point d'autres preuves contr'elles, que les chimères que vous a débitées ce fantaftique philofophe. Vous croyez donc , feigneur, reprit Clearque d'un ton irrité, que je fuis un aveugle fuperftitieux, & vous comptez pour rien le témoignage de Dinocrite , de mes officiers , & d'une foule de mes courtifans , qui tous ont vu fur cette robe des broderies admirables, que ni vous, ni moi, n'y avons pu voir. Tous ces gens-lè, feigneur,  contes A n g l o i s. 1Ï9' répondit Telephonte , font de hardis impofteurs. Eh ! croyez - vous que parmi tous les hommes de votre cour & les officiers de votre maifon qui ont vu cette robe, il n'y en ait aucuns qui aient des époufes infidelles & des {beurs coquettes ? S'il étoit donc vrai que la robe que vous avez, eüt le don qu'on lui attribue , & s'il étoit vrai auffi que ces hommes-la fuffent autant fincères qu'ils font faux , il y en auroit eu un trés-grand nombre qui vous auroient avoué de bonne foi qu'ils ne voyoient nuile broderie fur la robe; mais il n'y en a eu aucun qui ne vous ait dit qu'il y voyoit des chofes merveilleufes; &. cela feul peut vous . faire douter aifément de la fidélité de leurs rapports. Mais, repartit Clearque , pourquot les hommes de -ma cour auroient-ils cherché a. m'impofer fur la broderie de cette robe,puifqu'ils ne favent point que ceux qui la voient toute unie fe déclarent les viótimes de la folie conduite des femmes a qui le mariage ou le fang les unit ? Ils m'auroient parlé naturellement , puifqu'ils ignorent le don de cette robe enchantée , dont je n'ai confié le fecret qu'a Dinocrite uniquement. C'eft affez qu'un feul homme ait fu votre fecret, repliqua Telephonte , pour n'être pas furpris qu'il ait pu fe répandre dans votre cour,  la Tour tÉnébreuse. Enfin , fans rapporter entièrement la con^ rerfation de ces deux princes, il fuffit de dlre que Telephonte, par fa prudencefc par fa douceur fut fi bien rarnenerPefprit de Clearque a fes fentimens, qiie le roi ne douta prefquepius quUn'eüt été joué par le philofophe, & trompe par les gens de fa cour. Telephonte luj fit meme fentir d>une madère d. c etoit le trop d'attacbement qu'il avoit a fes opnuons,& Ja vivadté avec laquelle il les foutenoit quand il en étoit une fois prévenu qui eto,t caufe que ceux qui 1'environnoient' lui parlo.ent fi peu fincérement, paree que fort fouvent on craignoit de lui déplaire en lui «Want la verité. Pour moi, eontinua TelePhonte, ,'ai fi bien aecoutumé tous ceux qui mapprochent k ne me rien déguifer , & j'ai toujours témoigné fi peu d'aigreur pour ce quonm'apu dire de facheux , qu'on m'annonee fans faCon les vérités les plus défagreables a mon égard ; & cette méthode m'a fait eviter divers accidens dans lefquels je ferois tombe, fi Pon ne m'avoit pas parlé avec liberté. Comme je fuis en poffeflion de ce droitla, permettez, feigneur, qu'il contribue k aehever de vous détromper de votre erreur. 11 ny a pas encore un grand nombre de perIonnes qui vous aient vu avec Ia robe que vous  CONTES ANGLOIS. 111 avez ; je vous demande la grlce de 1'öter dès que nous ferons arrivés au chateau d'oü nous fommes partis, Sc de permettre que j'en faffe mon habillement, lorfque nous ne ferons plus qu'a une journée de Manetufe, 8c que nous feronsenvironnés de votre cour, de la mienne, des ambaffadeurs du roi mon père , 8c de ceux de Lemnos. Clearque affura Telephonte qu'il confentiroit h tout ce qu'il voudroit; puis il lui demanda pardon avec beaucoup de douleur du jugement téméraire qu'il avoit fait de Celenie 8c d'Elifmène, 8c le fupplia inftamment de bien cacher fa foibleffe a ces deux princeffes, fur-tout a la belle reine de Lemnos , pour qui il fe fentoit des feux , dont même les cruels foupcons qu'il avoit eus n'avoient pu éteindre 1'ardeur , qui, dans ce moment, lui faifoit reffentir plus que jamais fes violens tranfports. Après ce difcours, ces princes fe leverent pour s'en aller joindre leurs fuites ; mais comme ils marchoient dans le bois, deux payfans qui le traverfoient , fe trouvèrent auprès deux , 8c s'arrêtèrent tout court pour les confidérer. Un d'eux avoit vu le roi de Crète la veille , 8c avoit parfaitement bien confervé 1'idée du vifage de ce prince ; ainfi il le reconnut au premier coup d'ceil, 8c dit a fon camarade d'un air naïf 8c furpris; Eh! regarde  212 la Tour TÈnébr£üse„ .donc cotomenotre roi, qui étoit hier fi riche^ .inent.habillé, eft bati.aujourd'hui! il femble quafi d'un vieux maitre d'école , qui a mis en été fon habit des fêtes. Le payfan, qui avoit ■ toule 1'indifcrétion du. village, prononca'.ces . paroles fi haut, que le roi de Crète les entendit. Ce prince. en eut de la joie; mais bien loin de témoigner qu'il eüt rien entendu , lorfqu'il eut fait quelques pas,-il fe refourna, appela •le payfan, & hii-fit., en préfence de fon camarade, plufi'eure queftions fur la chaffe.de ce -lieu, enfuite il hii demanda. s'il étoit marié: eet homme, quihe paroiffoit.pas effe£ivemeEt plus de dix-neuf ou vingt ans , répondit que non. Clearque. lui demanda auffi s'il n'avoit point de.'fceurs. Hélas ! feigneur, dit-il d'un air faché, j'en ai une en nourrice. Ma mere* qui n'a jamais eu d'autre enfant que moi, s'eft avifée, après vingt ans, d'avoir . une'fille il y a fix mois, & cela eft caufe que. beaucoup de filles qui me faifoient les doux yeux , ne me regardent plus, paree que je ne fuis plus fils unique de mon père & de ma mère, comme j'étois.'La haïvété-de ce payfan fit également fourire le roi de Crète & le prince de Chypre; puis Clearque reprit: mais ton père a-t-il donö tant de bienque tu regrettes fi fort de n'en être pas le feul héritier ? Oh! oui, feigneur,    CONTES ANGLOIS. 11$ dit 1'autre payfan, c'eft le plusriche laboureur de tout le canton ; auffi , tenez , il en eft quafi autant le roi, comme vous 1'êtes de tout ce beau monde qui va par-toutavec vous. Clearque & Telephonte fourirent de nouveau a ce beau difcours ; & après avoir donné des marqués de leur libéralité aux deux payfans, ces princes rejoignirent leurs gens, & s'enretournèrent au chateau, ou, dès qu'ils furent arrivés, Clearque alla changer d'habit, ainfi qu'il 1'avoit promis a Telephonte, & fit partir a 1'inftant un courrier pour donner ordre aux gardes qu'il avoit laiffés a Manetufe auprès d'Elifmène , d'arrêter prifonnier Mifandre & fa familie. Cependant le roi , quelque extérieur tranquille qu'il aflaat, étoit encore dans une agitation extréme : lorfqu'il vint a fonder le fond de fon cceur, il fentit qu'il n'étoit point encore bien guéri des foupcons que lui avoit donné la robe de fincérité : fon ame étoit balancée entre 1'efpérance & la crainte. Dans de certains momens il croyoit Mifandre un fourbe: dans d'autres , il le croyoit un homme très-véritable & très-favant dans 1'art de féerie, & s'imaginoit que le prince de Chypre étoit la dupe de fon incrédulité. 11 ne pouvoit ceffer de s'étonner que ce prince n'eüt pas confervé la moindre ombre de  224 la Tour ténébrèusè. défiance après 1'aveu qu'il lui avoit fait, & le blamoit beaucoup dans fon cceur du violent empreffement qu'il témoignoit d'aller époufer Elifmène. Du moins, dlfoit-il en lui-même, fi ce mariage rend Telephonte malheureux, il ne pourra s'en prendre qu'ü lui feul : il n'aura aucun lieu de fe plaindre de moi, puifque, malgré 1'intérêt de ma fceur, je lui ai de bonne toi déclaré mes foupcons , & fur quoi ils étoient fondés. Ah! que je me garderai bien de 1'imiter! malgré les charmes de Celenie, & 1'ardent amour que j'ai pour elle, je ne me réfoudrai point a 1'époufer que je ne fois mieux éclairci fur la robe de fincérité; mais, reprenoit-il, puis-je avoir des preuves plus claires de lafourberie de Mifandre , que le témoignage de ce païfan qui n'eft point marié, & n'a qu'une fceur en nourrice ? Approfondiffonsfi eet homme m'a dit vrai fur ces deux articles, ou fi d'ailleurs il n'a point été gagné pour dire qu'il ne voyoit rien fur ma robe ; mais s'il m'a parlé véritablement de fon état, & qu'il n'ait point été fédurt pour s'expliquer fur ma robe comme il a fait, il eft sur que cette funefte robe, qui m'a donné de fi violens chagrins, n'eft point enchantée, & n'eft que la produclion de la malice de Mifandre qui m'a voulu jouer. Ah ! fi cela eft, quel bonheur pour moi! je pourrai m'unir a une belle  226 la Tour ténébreuse. que n'eüt donaé quelqu'altération a fa joie : il avoit été piqué de ce que ce roi avoit pu former fi légèrement des foupgons fi offenfans contre deux princeffes, dont tout le monde avoit toujours admiré la vertu; &, dans bien des momens, il s'étoit trouvé plus difpofé a quereller Clearque , qu'a fe donner la peine de le défabufer. Cependant comme le prince de Chypre avoit naturellement un fort grand penchant pour Clearque, que ce roi, excepté les travers qu'il prenoit quelquefois, avoit en effet beaucoup de qualités aimables; & que , par deffus tout cela , il étoit frère d'Elifmène, 1'amitié fe rendit maïtreffe de 1'indignation dans le cceur de Telephonte ; & ce prince, après avoir blamé la foibleffe du roi de Crète , plaignit fon erreur, &c ne fongea plus qu'a 1'en tirer entièrement. II avoit regardé comme le comblé de fa joie, la doublé alliance de Chypre 8c de Crète, &c favoit que le roi fon père verrok avec plaifir Celenie époufe de Clearque. Dès que le prince de Chypre fut a une journée de Manetufe, il s'habilla de la robe de fincérité ; mais comme il avoit la mine encore beaucoup plus haute que Clearque, eet habit, tout fimple & tout morne qu'il étoit, ne lui déroba rien de eet air noble & charmant qui le diftin-, guoit fi fort du refte des hommes.  CONTES ANGLOIS. 127 'Ainfi qu'on 1'avoit projeté, tout ce qu'il y avoit en Crète de perfonnes confidérablcs, vinrent au-devant des deux princes a une petite ville qui étoit a une journée de Manetufe. Les ambaffadeurs de Chypre , a qui leur prince avoit ordonné de refter auprès d'Elifmène , ne vinrent le recevoir que dans ce lieu: ils étoient accompagnés des ambaffadeurs de Lemnos, & de plufieurs grands officiers de Celenie & d'Elifmène, qui venoient complimenter .Telephonte de la part de ces princeffes. Mais, quoique la bonne mine du prince de Chypre brillat fi fort au travers de fon habillement fombre, on ne laiffa pas d'être extrêmement furpris de le voir vêtu de cette manière un jour de cérémonie. Leandrin lui en avoit marqué fon étonnement dès le matin, mais Telephonte ne lui avoit répondu que par un fouris; quelque confiance qu'il eüt dans ce favori, il n'avoit pu fe réfoudre a lui rien apprendre des bizarres foibleffes de Clearque. Cependant, comme le prince de Chypre avoit un certain air gracieux & facile , qui, fans ie faire jamais defcendre de fon rang, le rendoit familier avec tout le monde, il n'y eut perfonne qui ne prit la liberté de lui témoigner fa furprife fur Thabitqu'il portoit: les gens de condition lui en firent même très-férieufement la guerre; mais fur-tout Cieophane, pre- Pij  218 la Tour ténebreuse. mierambaffadeur de Chypre, ne pouvoit fe laffer de lui dire combien eet habit lui alloit mal, &c combien il lui convenoit peu dans un jour qui n'étoit guère éloigné de celui de f«s nöces. Cleophane étoit naturellement fi plein de fincérité & de droiture, que même , au hafard de déplaire a fes maïtres, il ne leur cachoit jamais les vérités qu'il croyoit avoir quelque forte d'utilité pour eux. Cependant Telephonte répondit a tout ce qu'on lui dit de défobligeant ou d'importun fur le fujet de fon habit, avec la patience &c la douceur qui lui étoient naturelles : mais, ce qu'il y eut de fatisfaifant pour ce pnnce, c'efl que Clearque entendit tous les railonnemens que faifoit unanimement cette foule de perfonnes fur la défagréable fimplicite de la robe, ce qui acheva de convaincre parfaitement ce roi de la fourberie de Mifaadre, & lui donna de fi vifs reffentimens contre ce fantaftique philofophe , qu'il fut dans un chagrin terrible lorfqu'il apprit, par ceux de fes gens qui arrivoient de Manetufe , que le même jour qu'il étoit parti de cette capitale pour aller au-devant de Telephonte , Mifandre & fa familie s'étoient dérobés du palais fans qu'on eüt vu depuis le moindre veftige d'aucun d'eux. Le roi de Crète, qui étoit violent, fut tranfporté de colère a cette nou-  CONTES ANGLOIS. 129 veile , & donna des ordr-es fort févères pour faire arrêter ces trois fugitifs en quelque lieu de fes états qu'ils puffent être. Leandrin, qui entendit donner ces ordres, fut vcritablement affligé , voyant qu'après avoir tant cherché vainement 1'aimable Herminie , dont Philantrope lui avoit parlé fi avantageufement, il n'ap< prenoit des nouvelles de cette belle fille, que lorfque le roi de Crète étoit fi irrité contre fon père, qu'il paroiffoit difpofé a le livrer aux plus étranges traitemens. Leandrin ne favoit en aucune manière le fujet de la colère du roi, mais il ne fut pas long-tems fans 1'apprendre. Clearque avoit été fi agité pendant fon voyage, qu'il n'avoit guère eu le loifir de fonger au mal de Dinocrite ; &, depuis qu'il avoit été éclairci de la fourberie de Mifandre , il avoit été trèsirrité contre tous ceux qui avoient contribué a le tromper , en lui vantant les broderies de la prétendue robe enchantée. II étoit donc animé de beaucoup de dépit contre Dinocrite, mais la compaflion en diffipa une partie , & lui fit demander des nouvelles de ce favori: on lui apprit que fa plaie alloit très-mal, Sc qu'il étoit dans un très-grand danger de fa vie. Le roi en fut faché , & réfolut d'aller le voir auffitöt qu'il feroit arrivé a Manetufe. En y arrivant, on lui dit qu'on venoit d'arrêter Mifandre dans un village P üj  230 la Tour ténébreuse. prochain, mais qu'on n'avoit pu trouver fa femme ni fa fille. Clearque , qui n'avoit qu'une colère indirecfe contre ces deux perfonnes , s'inquiéta peu qu'on ne les eüt pas prifes; mais il eut beaucoup de joie d'avoir Mifandre en fon pouvoir. Elifmène &Celenie regurent Telephonte avec tout 1'agrément poffible. La reine de Lemnos fit paroitre avec éclat, a un frère fi chéri, tous les tranfports de fon amitié. Pour la princeffe de Crète, on lui voyoit une joie modefle, qui, toute modefle qu'elle étoit, n'en raviffoit pas moins le prince de Chypre. Clearque ne fut pas recu de même , Elifmène lui témoigna beaucoup d'amitié & de refpeft; mais on voyoit, dans fon air, quelque chofe d'altéré & de craintif, qui ötoit beaucoup du prix de ce qu'elle difoit d'obligeant au roi fon frère. Pour Celenie , elle recut ce prince avec beaucoup de civilité & de déférence; mais accompagnée d'une froideur fi glacante qu'il en penfa fe défefpérer. De tout le jour , Telephonte ne put dire en particulier un feul mot a Elifmène , mais il s'expliqua bien par fes yeux ; &, e» confultant avec foin ceux de cette belle princeffe , il y vit des chofes fi favorables pour lui, qu'il eut lieu de fe confoler de n'avoir pas pu gouter feul la douceur de fa converfation.  ia Tour ténebreuse. Lorfque mon père eut livré au roi cette fatale robe dont la dangerenfe envie de fe vengerdefonfiècle lui avoit infpiré le projet, "ous ne doutames point que, dans fon voyage ce orince ne fut défabufé de la croyance ou' il etoit al egard de cette robe. Ainfi , redoutant la colère que lui donneroit la connoiffance delerreuroüon 1'avoit jeté, nous nous oerobames tous du palais, n'emportant rien au monde avec nous que quelques tableaux de mmiature que j'avois faits pendant notre fejour en ceheu, & quelques ouvrages de broderie que ma mère y avoit faits auffi. Nous nous reframes chez un payfan fort proche de Manetufe , & dela nous envoySmes vendre dans cetre ville les tableaux & les ouvrages de broderie dont nous defiinions le prix k nous donner les moyens de nous conduire en Chypre ou nous voulions aller paffer nos jours. Mais un homme que nous avions chargé de toutes ces chofes, au lieu de les avoir vendues k Manetufe , nous les rapporta tout effrayé, en nous dilant qu'on avoit fait un cri public dans cette ville, par lequel il étoit expreffément ordonné a tous les fujets du roi de nous arréter II ajouta quon promettoit de grandes récompenfes a ceux qui nous dénonceroient, & de rudes punitions a ceux qui nous cacheroient;  CONTES ANGLOIS. itf & qu'ainfi il s'étoit bien gardé, depuis ce cri, de montrer les ouvrages qu'il avoit entre les mains, de crainte qu'ils ne nous fiffent découvrir. Cet homme , qui étoit celui chez qui nous étions logés, nous fit mille proteftations de fidélité : & comme en effet nous favions qu'il étoit d'une probité k 1'épreuve, nous crümes qu'il n'y avoit point de meilleur parti k prendre pour nous, que celui de refter cachés chez lui jufqu'a ce qu'on nous eüt oubliés, nous flattant qu'on ne s'aviferoit pas de nous chercher auffi prés de Manetufe. qu'étoit le village oü nous étions. Cependant nous fümes bien trompés dans nos efpérances. Peu de tems après on vint faifir mon père dans fa retraite ; mais celui qui étoit le chef de ceux qui le cherchoient en ce lieu, étant entré d'abord feul dans notre ruftique maifon , & ayant envifagé ma mère & moi, s'écria qu'il ne vouloit pas qu'il füt dit qu'il eüt caufé le malheur de dames telles que nous étions, ajoutant que jamais femme ni fille ne devoient patir des aftions du chef de familie, puifqu'elles ne faifoient fimplement qu'obéir k fes volontés. II nous invita donc a nous cacher, nous aflurant qu'il diroit k fa troupe qu'il n'avoit trouvé que Mifandre. Je voulois fuivre le fort de mon père, mais ma mère me reprélenta , «n verfant des larmes, que je ferois biqn plus  • *f4 ** Tou* rèxéBRzvst, en etat de le fervir Pn ^ c «Mn.es donc tootes de v °"S "°"S £01" retra" ' P , ^ ce *>ns notre retraite, lordre barbare que le roi dan™ V contre lui. J'ai volé auffi 2 ^ ie nV f, • - auiü-tot vers cette ville : LenLt:"ea"ra0im"ri^^*-lem- ar „nf/ ,°"e' qHi d«oien,I„ipro„on. eer nne femence ernelle. Vons favez fe refte fagoeur, continu. Herminie /ez,erefte* avez en,end„ ,„,„ ce" ™!°K' ^ "»■« g-s ^condnifofen^ ;1^"^™ vous avoir i„form, de tout^ ^ «.avonsdakniezenvoverannl .-. , ' de nde.le, ire«S "! * ^ -eque,da„SCemomcnt)fond,^;-  CONTES ANGLOIS. encore augmenté par la funefte penfée qu'elle a de la mort de mon père. Madame , dit Leandrin , permettez que je ne remette k perfonne qu'a moi-même le foin d'aller confoler dans fes alarmes une mère qui vons eft chère; mais avant que de prendre la route du lieu oii vous m'enfeignerez qu'elle eft, fouffrez que j'aille demander pour le dofte Mifandre 6c pour vous la proteftion du prince de Chypre, de la reine de Lemnos Sc de la princeffe de Crète. J'employerai peu de momens a ces démarches que je crois néceffaires a votre süreté, 6c auffi-töt après je monterai a cheval, Sc me rendrai avec une diligence extréme auprès de votre vertueufe mère. Mifandre Sc Herminie témoignèrent de nouveau une fenfible reconnoiffance a Leandrin ; puis cette belle fille lui ayant donné de bons renfeignemens pour trouver facilement 1'endroit ou étoit Chafferis , & lui ayant auffi donné des moyens pour faire connoitre k fa mère qu'il venoit de fa part, 6c quelle pouvoit fe confier a lui , ce nouvel amant fe retira, mais fi tranfporté d'amour 6c fi agité d'inquiétude, qu'il avoit beaucoup de peine k renfermer dans fon ame tout ce qu'il fentoit. II obtint pour Mifandre la proteaion du prince Telephonte 6c des deux princeffes.  ia Tour ténebreuse. Quoique la robe de fincérité eüt caufé bien des chagrins a ces trois illuftres perionnes, elles furent affez généreufes pour ne vouloir conferver aucun reffentiment contre celui qui avoit jeté Clearque dans une erreur qui leur avoit penfé coüter tout leur repos. Après avoir pris congé de Telephonte , Leandrin partit, & arnva avec une promptitude extréme au village oü étoit Chafferis. Ce village étoit fitué fur une petite montagne qubcommandoit Ma• netufe, & de ce lieu élevé la vue fe pouvoit promener, fans aucun obfiacle, dans une grande étendue de pays découverts, qui étoient fort beaux. Le cMteau oü le roi de Crète étoit allé, n'étoit pas loin de cette petite montagne; &avant que de la monter, Telephonte apprit que Clearque refteroit dans ce chateau quelques heures plus qu'il n'avoit penfé , paree qu'il avoit donné k des ouvriers le projet d'une machine dont il croyoit néceffaire qu'on fit les commencemens de 1'exécution en fa préfence. Leandrin trouva aifément 'Chafferis ; mais ce qui le furprit agréablement, ce fut de trouver Philantrope avec elle. Chafferis étoit pour Mifandre dans des alarmes mortelles, & Philantrope les partageoit avec beaucoup de fenfibilité. Néanmoins , malgré fa trifteffe, elle fut ravie de voir Leandrin. II expliqua au plutöt a  C O N T E S A N G L O I S. rjj h Chafferis le fujet qui 1'amenoit vers elle; il lui donna en peu de mots une jufte idéé de la fituation oh fe trouvoient Mifandre & Herminie , & n'oubüa pas de lui marquer avec quelle bonté la princeffe de Crète , la reine de Lemnos , & le prince de Chypre s'étoient engagés a les protéger. C'eft a votre feule générofité , feigneur, lui dit-elle, que nous devons la protection de tous ces grands princes, & fen ai une reconnoiffance infinie. Mais , hélas ! cependant je tremble que , malgré une protection fi puiffante , le roi, qui eft entêté & violent , ne facrifie mon malheureux époux a fa colère. Leandrin la raffura le mieux qu'il lui fut poffible, enfuite il demanda a Philantrope par quelle aventure elle étoit de retour en Crète. C'eft, répondit-elle, par le malheur de la jeune perfonne qui étoit mon élève ; elle eft morte prête d'arriver a un affez grand point de perfeftion dans 1'art que je lui enfeignois ; & le peintre dont elle étoit fille a été fi touché de fa mort, qu'il a cru que c'étoit un effet de la colère du ciel, qui le puniffoit de me retenir fi long-tems captive, malgré toutes les offres de rancon que je lui avois faites. II m'a donc au plutöt rendu la liberté; &, bien loin de prétendre que je duffe la racheter, il m'a donné tout ce qui m'étoit néceffaire pour faire men Tornt XII. R  CONTËS A N G L O 1 S. &50 une malheureufe affaire qui expofoit Mifandrê au danger d'une honteufe mort. Je me fuis dé-» faite des perfonnes qui m'dccompagnoient 5 &S fuis venue ici meier mes larmes avec celles de mon ancienne amie, & lui offrir mes fervices. Elle s'eft écriée en me voyant, qüë c'étoit affurément le ciel qui m'envoyoit k fon fecours dans une conjonöure fi doutoureufe. Mais , hélas ! malgré mes bonnes intentions » que puis-je pour elle ! je n'ai aucun crédit auprès du roi, & ne fuis pas même, a préfent t en pouvoir de la fecourir de mes biens , car je viens d'apprendre par le maitre de cette maifon , que mes avares héritiers s'en font avidement emparés fans avoir nuile certitude de ma mort. Ce n'eft donc qu'en vous feul, généfeuü Leandrin, que nous pouvous fonder notre efpérance. Leandrin répondit avec beaucoup de zèie 64 de politeffe k tout ce que Chafferis & Philantrope lui dirent d'obligeant, & paria k cette dernière avec tant d'ardeur & d'épanchement des charmes d'Herminie, que cette femme, qui avoit beaucoup de pénétration, ne douta point qu'il n'en fut amoureux. Comme elle avoit pour Herminie 1'amitié la plus tendre, la découverte qu'elle fit de 1'amour que Leandrin avoit pour cette belle fille, redoubia la bien- Rij  i6o la Tour ténébreuse, veillance qu'elle fe fentoit pour lui. Cependant, pour diftraire Chafferis quelques momens des cruelles penfées qui la tourmentoient, elle invita Leandrin & elle a regarder, par le' moyen de ces verres merveilleux qu'elle avoit apportés, ce qui fe paffoit dans la campagne. A peine Leandrin eut-il fait 1'épreuve du don qu'ils avoient de rapprocher tous les objets, que tournant ces ingénieux fecours de Ia vue, du cóté d'une plaine, il dit qu'ils lui faifoient appercevoir le roi & fa fuite, qui s'en retournoient vers la ville. Chafferis, qui regardoit auffi au travers de ces verres admirables, vit la même chofe, & s'écria : Ah ! prince injufie, peut-être qu'en rentrant dans Manetufe tu vas prononcer 1'ordre cruel qui ötera la vie a mon déplorable époux! En efFet, dans ce moment Clearque, qui avoit donné tous les ordres qu'il avoit cru néceffaires pour fa fête , regagnoit la vilie en diligence, &, dans fa route , fongeoit avec aigreur a tous les chagrins que lui avoit caufé la robe de fincérité. II trembloit de ne pouvoir rentrer en griïce auprès de Celenie; & cette penfée 1'irritoit fi fort contre Mifandre, que , malgré le peu de penchant qu'il avoit natiirellement a la cruauté , & malgré la compafilon que lui avoit donné Herminie , il étoit  contes Anglois. l6ïréfolu k la mort de ce vieillard, fe difant k foi - même qu'il étoit obligé d'en faire un exemple rigoureux , afin d'apprendre k fes peuples qu'cn n'abufoit pas impunément de far confiance & de fa crédulité. Comme il étoit tout occupé de ces tumultueufes penfées, il entendit fort diftinctement une voix terrible , qui lui cria : Roi de Crete , garde-to'i bien de fairedonner la mort a celui a qui tu devras la gloire & le bonheur de ton règne. Clearque regarda avec étonnement autour de foi, & vit avec frayeur qu'il n'y avoit perfonne que fes gens , qui tous avoient entendu comme lui les fons de cette voix éclatante. 11 ne douta donc point que ce ne fut une voix du ciel, qui FavertifToit d'ufer de clémence envers Mifandre : il lui fcmblau que la puiffance célefte n'étoit pas jufte de prendre fi fortement Fintérêt d'un trompeur ; mais il ne comprenoit pas par oir il pourroit devoir a ce philofophe bizarre la gloire & le' bonheur de fon règne. Livré a ces fombres rêveries, il rentra dans Manetufe avec un airfi mélancoüque , qu'il fut remarqué de tout le monde.. Mais fon chagrin fe diffipa a 1'abord de Telephonte. Ge prince lui ht agréablement la guerre du long-tems qu'il avoit été a revenir de fa promenade, &l lui dit que pour un amant■ dont la maxtrefle n'étoit plus irritée , il n'avoifc R iij.  3.6z la Tour tenebreu.se. guère hitte de goüter la joie du raccommodement. Clearque , qui ne s'attendoit pas a cette heureufe nouvelle, en eut un raviflement inconcevable. II courut aux piés de Celenie, qui le recut avec bonté. Elifmène Sc Telephonte vinrent peu de tems après chez cette reine, S> furent témoins des tranfports d'amour & dé reconnoiffance que le roi de Crète lui exprimoit. Ils prirent des momens fi favorables pour demander la grace de Mifandre a ce prince, qui ne voulut point leur dire qu'une voix du ciel 1'avoit déja averti de lui laiffer la vie; au contraire, il leurmarqua qu'il accordoit fa grSce è leurs prières; mais je voudrois bien favoir, ajouta-t-il, ce qu'a voulu dire une perfonne qui, en me demandant la vie de ce philofophe , m'en a parlé comme d'un homme a qui je devrai la gloire & le bonheur de mon règne. Cette perfonne , feigneur, dit Telephonte , vous parle jufte: Mifandre, en vous jetant dans 1'erreur au fujet de la prétendue broderie de fa robe tranfparente, vous a tiré de mille autres erreurs cent fois plus dangereufes, Cette robe, telle qu'elle étoit, a été véritabicment pour vous la robe de fincérité ; elle vous a fait démêier les hommes faux Sc flateurs de votre cour d'avec ceux qui font attachés-« Ia vérité, & qui parknt en gens  2.64 la Tour t enébreuse. fa maitreffe, devanca tous ceux qui auroient pu la lui annoncer. II rendit compte auffi a Mifandre «Sc è elle de fon voyage auprès de Chafferis, & du retour de Philantrope. Herminie , tranfportée de joie de tant d'heureux évènemens, rendit mille gra^ces è Leandrin de tous fes foins généreux, Sc lui dit qu'elle lui devoit la vie & la liberté de fon père. Elle ajouta qu'elle ne pouvoit auffi affez le remercier du comble qu'il avoit mis a fa joie , en lui apprenant Ie retour de Philantrope. Je vous affure, madame, lui dit-il, que, malgré le zèle de mon cceur Sc la vivacité de mes démarches, ce n'eft point a moi que vous devez la liberté d'un père fi chéri, c'eft aifurément a la préfence d'efprit Sc a 1'adreffe de la vertueufe Philantrope , que nous devons eet heureux fuccès. Après ce difcours, Leandrin fit en peu de mots a Mifandre Sc a Herminie le récit des merveilleihw machines pour la vue & pour la voix, que Philantrope avoit apportées de Lariffe. II leur conta comment, par le fecours de la première de ces machines, Chafferis & lui avoient vu dans la campagne Clearque qui retournoit a Manetufe ; il leilr rapporta le cri douloureux que la vue de ce roi avoit fait faire a Chafferis au fujet de fon époux , Sc leur apprit comment ce cn avoit fait avifer Philantrope de fe fervir  7amals perfonne n'a moins mérité que mafilfe ^«ibie ^ionoi, elle étoit plong erPm |"elle n'avoit contribué en aLne manÏe e« 1'avoit attirée.Paréquité o «fe*.^°IS/OUS informe^e ce que faPmo- ° 7 ]ench^nement, de nos malheurs - fachez donc qu'elle s'eft t~ ■ dineurs- la~ toutfonpouvoir II J°UrS °PP°fée' de de ïJ . nV1C J eus de ™ jouer dtttnS dU tó ~vengerdupeu * *ue « P™<* a pour les folides &r^ & ]a bonne foi règnent fi fou- r Z7T\ s Hermiaie' ^ 3 -pandudeslarmesdelapetitetromperiequele ^.gnnqu, me dominoit, m'engageoit a faire, &q«ellen'apasmanquédel,dLlivrirèceuX qui pou voient y être intérefies. Ainfi, feigneur enobhgeam Herminie, votre générofité vous' f *■« ag,r pour une perfonne qui n'eft pas -d:gne de vos bons offices. Quliqu'ehe foi -afil,e,la vérité exige de moi que je lui rende ce^temo.gnag,. Lea'id»» «'avoit pas befoin qu on hu mrt dans un nouveau jour les vertus ^iHerm.me; mi.le chofes *tf avoit remarCMees lut avoient fi bien perfi!adé qu'elles '«o.entparfiutes, qu'il avoit pour cette char«8ote Site autant d'efüme que d'amour  C O N' T E S A N G L O I S. 175 vous fuivront auffi, madame ; fans même avoir prévu une occafion fi heureufe, ils avoient déja pris le deffein de s'aller établir en Chypre. Je vous affure, dit Celenie, que vous trouverez tous 1'ile de Chypre un féjour charmant. Comme elle difoit ces mots, Leandrin revint informer Elifmène de la joie avec laquelle Mifandre 6c Chafferis avoient confenti k fon alliance. Un moment après, Clearque 6c Telephonte rentrèrent chez la princeffe; & le roi de Crète y voyant encore Herminie, lui dit: Belle Herminie , comme de toutes les erreurs oh nous avoit jeté la robe de fincérité , il ne nous en refte plus aucun chagrin que le déplaiiïr de n'avoir point vu de belles broderies que votre père nous avoit promis de nous faire voir , il faut que vous répariez ce dommage. Je viens d'apprendre que votre mère 6c vous avez fait, pendant votre féjour dans le palais, des ouvrages admirables, en broderie 6c en miniature ; il faut , s'il vous plait, que vous les faffiez voir a la reine & a la princeffe. Auffi-töt Herminie envoya querir a fon logis les ouvrages qu'on demandoit; 6c, dès qu'on les vit, ils attirèrent 1'admiration de tout le monde. Comme Mifandre , en faifant k Clearque la defcription de la prétendue broderie de la robe de fincé- S ij  276 lk Tour tÉnebreuse. rité, avoit affeaé de lui rappeler les.aöioMs de plufieurs femmes qui, par leur caraftère, ont fait home a leur fexe, il fembloit au contraire qu'Herminie eut cherché k faire revivrc dans fes ouvrages les hcroïnes, cuï, par le.urs ver, tus & par la grandeur de leur courage, lui ont fait honneur, C'étoit cette belle fille qui avoit deffiné les figures de la broderie des trois robes que fa mère avoit travaillées avec tant d'adreffe & tant dart,-que. ces figures paroiffoient animées. On voyoit fur une de ces robes Phiftoire de la vertueufe-Alcefle , donnant fa vie aux Parques pour arracher fon epoux au tombeau. Une autre de ces robes offroit aux yeux 1'adrc.fie ingénieufe avec laquelle la chofte. Penelope favoit tromper la folie efpérance de fes audacieux amans :& Ia troifième robe . enfin reprélentoit 1'hifloire de la tendre Alcyonne, cui fe hvra a une mort terrible pour ne point furvivre k un époux qu'elle avoit fi chèrement aimé, Le roi & Ja princc-ffe de Crete , la reine de Lemnos & Je prince de Chypre ne pouvoient.ccffer de louer ces broderies admirables; mais ils eurent fujet de fe récrier encore davantage , quand ils confiderèrentles tableaux d'Herminie. Le prebier repréfentoit Artemife, fi fameufe par Ie fupe.be tombeau qu'elle fit élever au roi Mau-  AVERT IS S EMENT. La lettre que m. de SandilTon m'écrivit en m'envoyant 1'ouvrage d'Abdalla, eft fi inftru&ive, qu'elle peut tenir lieu de préface a la tête de cette tradu&ion. j'ai donc jugé a propos de 1'y mettre , après 1'avoir feulement un peu retouchée pour le ftile ; & je me contenterai de faire ici quelques remarques fur mon propre travail. j'ai été aiTez fouvent fort embarrallé fur la manière de traduire les endroits de eet ouvrage qui font tout-a-fait éloignés de nos mceurs ; & il m'eft arrivé plufieurs fois d'être tenté de mettre tout a la francoife. j'ai même effayé de le faire. Mais je ne fai li c'eft par prévention, ou fi en efFet les hïftoires, lorfqu'on les déguife , perdent de leurs gra-  184 ArERTI S SE MENT. ces; mes elTais ne m'ont point para réuffir. J'ai donc cru qu'il failoit prendre le parti mitoyen, d'adoucir certains endroits, & d'expliquer les autres par de courtes notes. Je me fuis appliqué particulièrement a bien rendre tout ce qui regarde la religion des Indiens, & 1'opinion des mahométans touchant les génies. Les relations des plus célèbres voyageurs qui ont parcouru les Indes, & traité des mceurs desïndous, nous ont depuis longtems rendues affez familières les expreffions qui fervent a décrire les fuperflitions de ces peuples. II eft vrai que parmi ces voyageurs , il y en a peu qui parient théologie indienne auffi pertinemment que la veuve de li vree du feu ; mais c'eft cela même qui rend 1'ouvrage d'Abdalla plus curieux. A 1'égard des génies bons & mauvais, & des dif-  Afertissement. 185 ferentes chofes dont ils fe mêlent, fuivant les Arabes- & les Perfans, ceux qui ont lu les traduelions des livres orientaux de M. Vattier, & qui lifent celles que MM. Petit-dela-Croix & Galland donnent tous les jours au public avec tant de luccès, y doivent être tout accoutumés. Quelquesle&eurs pourroientne pas approuver d abord le mot de ginne, que j'ai confervé de 1'original ; maïs je les prie de confidérer qu'il y a des génies des deux fexes, & que pour les difringuer, rien n'eft plus commode que de dire génie & ginne ; au lieu qu'en fe bornant au feul terme de génie, on feroit fouvent contrahit de dire génie male & génie femelle : ce qui, dans le cours d'un récit un peu long, deviendroit fatigant, outre que j'ai peine a m'imaginer que 1'oreille  3.86 Ar E RT I S S E M E N T. put jamais fouffrir qu'on dit la génie, lorfqu'il s'agiroit pourtant d'une créature femelle de cette efpèce. Si le mot de fee avoit la même fignification, j'aurois pu 1'employer au lieu de celui de ginne; mais il en a une toute différente, la fée n etant point la femelle du génie, ni le génie le male de la fée. Une fée n'eft pas une créature d'un ordre fupérieur: ceux qui 1'ont cru fe font trompés. C'eft une femme ordinaire ; il eft aifé de le prouver par les anciennes narrations de tous les peuples. Dans ces narrations, on connoit les fées non-feuïement par elles - mêmes, mais auffi par leur parenté. Sans nous arrêter aux anciens livres orientaux, la fée Morgan, dont il eft parlé dans 1'hiftoire de Lancelot du Lac , n'étoit-elle pas fceur du roi Arms ? La fée qu'interrogea Guerin Mefquin, &  AVERTISSEMENT. toutes celles qu'il trouva avec elle dans les grottes obfcures de 1'Apennin, étoient des femmes, & des femmes péchereftes; c'eft lui-même qui le dit dans le livre qui porte fon nom. On décrit la généalogie de la fée de 1'ile d'Hircan dans 1'hiftoire de Palmerin d'Olive & de fes enfans. Dans celle du chevalier de 1'Etoile d'Or ( Stelladoro ) , on fait connoitre que la fée du Val-auxOmbres étoit une femme de ce monde-ci. II ne ferviroit de rien de nous étendre davantage fur ce fujet. Je reviens aux génies. Selon les auteurs mahométans , le monde, avant la création d'Adam , fut habité par des génies, dont les uns étoient divs(i), & les autres péris. Les premiers étoient (i)Dans ce mot, IV doit fe prononcer en confonne, comme dans dive.  1S 8 AVERTISSEMENT. mauvais, & les derniers bons. Cette oppolition d'inclination faifoit qu'ils ne s'accordoient guère ; mais Adam, qui devoit donner a 1'univers de nouveaux habitans, a 1'exclulion des génies , n'eut pas plutöt paru , qu'ils fe divisèrent encore davantage. Non-feulement Jes péris qui fe foumirent a Dieu augmentèrent leur haine contre les divs, mais il s'éleva même un nouveau parti entre les génies malfaifans. Plufieurs de leurs légions ouvrirent les yeux a la vérité, & allèrent s'établir dans la montagne de Caf, fous la conduite de' Surkhrag leur chef. Les autres génies continuèrent a demeurer enfemble, nonobftant leurs diviiions ; & cédant aux hommes prefque toute la terre, ils fe renfermèrent dans la partie qu'ils appelèrent le Gin- mfian.  z>e M. de San di ss on. Ifi tant cette difgrace, il tint bon a la cour J & il y parut'toujours parmi les autres omrahs avec quelque fplendeur, jufqu'a la fin de fa vie, qui arriva environ deux ans avant le départ de fon fils. Abdalla, long-tems après fon retour, fut envoyé par Chah-J'éhan k Batavia, pour traiter du commerce avec ie général de la compagnie des Indes orientales. Durant fa navigation , Ü mourut chez M. Guillaume Berkuys, oü fl étoit logé avec les principaks perfonnes de fa fake. Le bruit courut qu'il s'étoit empoifbnné ï mais fa mort vint eertaineinent d'un excès de ehagrin que lui caufa la faulle nouvelle de ia mort de fon maitre. II fe mit dans 1'efprk que ChahJéhan , qui avoit toujours. différé de prendre de 1'eau de la fontaine de Borico qu'il lui avoit apportée , en avoit fait ufage'eafon abfence ; & *?" d'avoir bien obfervé toutes les circonftances neceffaires, ce prince s'étoit rendue funefte cette liqueu* toute ümne^ T uj  '94 £ s T T X E & en prit, cela „e fut que tr w . Po™ Ie faue croire mort : Ce L fm -eq^esp^enf-ansled^l' n-a . ' e Pnva de ïa liberté. Ce ftf/M4"°"S"eXaminerPoo^oila feeretabhedeChahJéhannefefou- »LI m plus lons-tems d- - pnion. Ma.s nous . I dor. Aureng-Zeb auroit, fans doute , élevé Abdalla aux plus li™ ch-ges de «tat, fi celu,ci Pagode vivre. E„ ffloura„t, i, Sflï 4isBrPrteba«. j'A°Tzeb •j— W,„ dV ™ Zo ' P' ™ * A™»S-Z=!> ■» grand  DE M. r>L S A N V I s S O N. » 9 % k fon hóte fes mémoires, & lm fit quelques autres préfens plus confidérabies. Le bon homme Berkuys cl'aujoürd'hui, fils de Guülaume, étoit déja grand dans ce tems-la. C'eft lui qui m'a raconté ces particularités, en me mettant le manufcrit entre les mains. Je reviens au motif de ma crédunte. Vous m'avcuerez que les tranfports foudains d'un lieu a un autre, & les aventures furprenantes qui arrivent dans ces tems-ik,iontcequ'ily ade plus ouncile a croire dans ces mémoires} & que qui, par exempie, tiendroit pour vrat le voyage de Roufchen , auroit mauvaife grace de faire ie dimcultueuT iur le refte du livre. Or, voila oü j'en fuis. Je ne puis douter cle la réaüté du voyage ' de Roufchen, puifque moi-même j'ai cte enlevé comme elle j & que j'ai paffe damoins deux heures dans 1'académie de ...1 ir\ f ********* 1'ile Detournee. Vous favez avec quei empreflement fai toujours recherché les livres de fée- T 'w  Lettre ne i c'eft vous qui jufqu'a préfent avez bien voulu prendre le foin de m'envoyer tous ceux qui ont paru. Un jour a neuf heures du foir, achevant de lire dans mon cabinet, le dernier des volumes d'un petit ballot que votre correfpondant de Surate m'avoit fait tenir, je vis a fïx pas de moi un beau vieillard habillé de bleu, dont la barbe bianche defcendoit jufqu'a fes genoux , & qui portoit en fa main gauche un filet femblable a celui que vos pêcheurs aPpellent un épervier. ArgamalTe, me dit-il première reine des péris (i) bleus, & Aligandfon époux (2), reiTufcité d'aujourd'hui, vont finir deux affaires importantes. Ils vous ont choifi pour affifter a la décifion , & p0Ur la faire favoir aux autres hommes. J'étois, comme vous pouvez vous fimaginer , très-effra7é. Mais je n'eus pas un moment pour fi) Géniesbienfaifans.  de M. deSandissok. 297 me remettre. Le vieillard me jeta fon filet fur le corps ; & quand il m'eut bien enveloppé , il m'emporta fur fon dos dans mon jardin, & du jardin, par des efpaces immenfes de ténèbres trèsfroides & très-épaifles, dans un eruphithéatre rempli de monde. Je ne favois oü j'étois; je ne Fai appris que depuis par l'hiftoire de Roufchen. L'amphithéatre oü je me trouvai, étoit le même qu'elle décrit. Mon porteur me préfenta a la reine bleue , qui me fit alTeoir a fes pieds, en me difant ces quatre mots: Vois , écoute , redens & pubhe. Nous entendimes un iniïant après un grand bruit de timbales & de trompettes du cöté de la porte blanche. Je ne favois d'abord fi je devois m'en effrayer ou m'en réjouir ; mais 1'affemblée ayant choiiï ce dernier parti, je le pris auffi fort volontiers. Le fon de ces inltrumens guerriers nous frappoit de plus en plus. Enfin douze timbaliers ailés, & autant de porte-timbales entrèrent comme des  29§ Lettre oifeaux, & „ous donnèrent d'autant plus de plaifir, que, de leur nature, ils n étoient guère propres, ni a fe guinder en lair, m a s'y foutenir. Les premiers «oient de véritables ours nés dans la nouvelle Zemble ; & Ies derniers, les plus gros anes qui euffent jamais pris naiffance dans 1'Arcadie ou dans le Mirebalais. Les trompettes qui les fuivirent n'étoient pas moins extraordinaire*. Imaginez-vous douze anguiiles öe la groffeur de deux hommes , lefquclles embouchent douze tuyaux d'argent long de dix-huit ou vingt pieds, & douze petits vieillards qui tiennent ces anguiiles par la queue , & qui les obligent a fouffler plus ou moins forts en les ferrant avec les doigts. Les anguiiles ioutenoient en 1'air ces vieillards , & s'y foutenoient eïles-mêmes par le fecours de quatre grandes aïies, qui, par la frgure & la variété inirnitabIe dgs cqu_ leurs, reffembloient a de belles aües de papillons.  DE M. DE SANDISSON. 299 II entra enfuite un grand char tiré par quatre dragons, qui avoient toute la beauté des animaux de leur efpèce , fans avoir rien de ce qui nous les fait craindre. Leurs aïles fembloient être d'or, leurs écailles d'émeraude ; on auroit pu prendre les crêtes rouges qu'üs avoient fur leur tête pour de précieux rubis. Leurs longues queues fe remuoient en cadence au fon des timbales & des trompettes. Le char étoit de filigrane émaillé, monté fur des barres d'or, 6k parfemé de faphirs , d'un travail trèsdélicat, qui repréfentoit au naturel toutes fortes de fleurs & d'oifeaux. On voyoit la blonde Glaftine majeftueufement aflife. II y avoit une fi grande reffemblance entre fa grand'aïeule Argarnaffe & elle , que j'aurois pu la reconnoitre fans être inftruit de perfonne. Un prifonnier trés - mélancolique , qui tenoit fous fon bras un livre fur lequel il jetoit de tems en tems des regards fort triftcs, étoit attaché derrière le char , & s'en  3°° Lettre laiflbit plutót entrainer qu'il ne le fuivoit. Après qu'il fut pafle, j'appercus fur fon dos un écriteau, oü je lus ces paroles: Le comte de Gabalis , insigne imposteur. Les timbaliers & les trompettes fe rangèrent aux extrémités de 1'arène , & les dragons placèrent Glaftine & fon char juftement dans le milieu. Cette pérife falua les reffufckés, puis paria de cette manière a la reine Argarnaffe: « La préfence du prifonnier vous répond déja du fuccès d'une partie de la commiffion dont j'étois chargée , & je ne me fuis pas moins exa&ement acquittée de 1'autre. On m'avoit ordonné de faire une revue des livres nouveaux qui parient de nous. Je n'y ai pas manqué : mais je fuis fort mécontente de tout ce que j'y ai lu. Prefque perfonne n'a bien écrit fur notre fujet, depuis la mort du fidelle Galerfi. On ne produit aujourd'hui que de petits livres indignes de nous. Je vais  r>e M. veSandisson. 301' vous le prouver par un feul échantillon j car de vous faire une lifte entière de ces fades ouvrages, & de vous rapporter en détail les impertinences qu'ils renferment, ce feroit vous caufer fans raifon le même ennui que j'ai effuyé. ^ Avez-vous jamais oui parler d'Otógeantine,^ Bienfaifante, de Rancune, de Bourgillone , de Plaifir & de Berlwguatt ? Quelle forte de gens nommezvous lk, dit Argamaffe \ Des périfes, ou comme on parle en Europe , des fées , dit Glaftine. II n'y en eut.jamais de ces noms-lk, repartit Argamaffe. Cela eft hors de doute, reprit Glaftine , auffi les met-on en commerce avec des dieux qui ne furent jamais -, par exemple , on lie Rancune avec Pa&ole. Les meubles que ces prétendues fées fourniffent, ne font pas moins hors de vraifemblance: ce font des [ofas d'avenmrine, des fauteuils de lapis, des tahow rets de cornaline , des canapés d'ambre. N'admirez - vous pas ce choix de ma-  tières ? Si ces meubles font délicats & «ravadlesa jour, ils font bien frariles * maïs auffi s'ils font groffiers & maffifs ' quel moyen de les remuerrSans parler dndanger extréme qu'il y auroit a approcher du feu (r) lm canapé ^ Que direz-vous des bdtimens de du vin d'Jffiouu&de la pierre GAmux de ces mêmes fées? Affuré*mq interrompit Aligand, ce font des femmes différentes des autres , qui fe B;eient d'éc™e de fi belles chofes. Je n ai pas trop voulu m'en informer, pourfoivit Glaftine, mais fi ce font des femmes, elles fentent e^ A ^ pour les ouvrages dont elles font les mcres. Ces charmantes fées que vous nous avez nommées, reprit le péri bleu font-elles en rapport avec d'honnêtes gens ? Oh j p0ur cela ) oui, dit GlaA nne: leurs princes & leurs princeffes font d exceilentes perfonnes: la reine des ^rue^Po^es^\e prince Petit-Pois, £») L'ambre jaune fe fond a« feui ' S*H  r> e M. de Sandisson. 303 Ia princeffe Féverolle. II fe fit la-deflus un agréable murmure dans la compagnie $ & j'entendis la plupart des jeune péris •fe dire les uns aux autres: vraiment les hommes doivent trouver tout charmant ce petit peuple couronné ; ce font gens a manger. En voici d'autres, continua Glaftine, dont les noms majeftueux vous infpireront plus de refpeft: le roi Coque, rico , le roi Peudaquet, & le roi des Fa* riboles, ne font-ce pas de grands princes i Comme elle affeftoit de prononcer avec gravité ces noms ridicules, on rit haut & beaucoup. Du moins , s'écria-t-elle , après avoir un peu ri elle - même , ne méprifez pas les héros & les héroïnes ' A b d a l l Al 31 j extréme s'étoit faifie de mon cceur; je n'en laiffai pourtant paroitre aucune marqué, & j'enhardis ma contenance. Le fultan n'avoit pas les yeux irrités , mais cela ne me raffuroit point: faut-il de la colère pour fe défaire d'un moucheron ? Dès qu'il me vit a fes pieds; fils d'Hanif, me dit-il, faifons la prière; abaiffonsnous devant cehü qui ne meurt point. Cette parole redoubla mon épouvante. Le fultan, le général, 1'iman, Ie capitaine des gardes', les gardes qui étoient a la porte, plièrent les genoux, & courbés la face contre terre, ils g!orifièrent le prophéte. Incertain de mon fort, je priai ce fidéle interprète des volontés du toutpuiffant, d'être mon protefteur. Mon ame lui dit: envoyé de Dieu, fi j'ai toujours déteffé les trois héréfies (:) ; fi j'ai fincérement réfolu d'aller honorer ton tombeau, & arrofer de ma (i) Les trois principales héréfies parmi les mahométans font: i°. que la grace fauve indépendamment de la loi; a°. que la vérité fauve indépendamment de la grace &i de la loi; 30. que toutes les religions font bonnes. Ceux qui foutiennent cette dernière opinion font brulés dès qu'on les découvre. Cependant Mahomet lui-même 1'a enfeignée : Tout homme, dit-il, quifuit la vertu, juif* chrétien ou autre qui abandonne fa religion pour en prendre une nouvelle ; tout homme qui adore dieu , & qui fait de ionnes «uvres ,fera fauvé. Alc. az. 2.  AvENTURES fueur le faint mont Arafat (i); fi le divin livrc ê -fait jufqu'a préfent les déücés de mon efprit, & 1'attention de mes yeux jj fois mon appui. Le compte dé mes jours va pent être finir: je vois déja lés aoges (2) farouches & ténébfeux : fouviens-toi de ma foi; il n'y a qu'un Dieu, & tu es fon prophéte. La-' prière achevée:, le fultan fe leva, & fi'étant tourné vers moi; fils d'Hanif, me dit-il, je veux te faire efttreprendre un long voyage ; baiffe la tête. Pere des Mufulmans, lui répon* dis-je d'un ton affez ferme, le voyage fera vraiment long & fans retour; nous le ferons tous a difTérentes heures. Que dieii trés-clément & trés-miféricordieux multiplie tes années. En difant ce peu de pareles je m'affermis fur mes genoux j & je tendis le cou. II tira mon fabre, qui n'étoit pas forti de fes mains, même pendant la prière; il leva le bras; mais au lieu de me tranchèr la tête, il remit la lame dans le fourrëau, & les affiftans pouffèrent de grands cris de joie. J'ouvre les yeux que les fombres avant-coureurs de la mort avoient déja fermés. ' (1) Montagne proche de la Mecque, oü Adam & Eve fe reconnurent, fuivant les fables mshométanes. Les pélerins de la Mecque la moment en courant. (2) Monkir & Qaarekir , anges noirs auxqucls lesmahomctans font livrés après la mort.    d'Abdalla; 31$ Quelle fut ma furprife ! Chah-Jehan, avec un vifage riant, me relève lui-même , m'embraffe, me jure qu'il eft charmé de mon courage & de mon obéiflance. Ayant enfuite commandé k Oglouf-kan de fe retirer avec fes gens , il me fit affeoir entre Fazel-Kan & 1'émir Jemla, visa-vis de fon fopha, & fit figne k 1'émir de parler. Seigneur, dit 1'émir Jemla, j'ai vu & entretenu moi-même 1'homme qui étoit agé de trois eens quarante ans, & qui en avoit encore dix k vivre. II fut trouvé chargé de chaines dans le camp du roi de Golkonde après fa défaite, & votre vicfoire lui procura la liberté. Je le retins trois jours , qui lui fuffirent k peine pour me raconter les révolutions qu'il avoit Vues arriver pendant fa longue vie. Ne croyant point le devoir garder plus long-tems, je lui donnai dix roupies (1) d'argent, & je lui permis de fe retirer 011 il voudroit. II étoit de Bengale , & il s'appelloit 1'Ancien de Bengale. II avoit les yeux profondément enfoncés dans la tête, la voix claire, la bairbe & les cheveux très-déliés & blancs comme la neige. Quoique fon vifage fut plein de rides , la couleur en étoit vermeille ; on y appercevoit la gaité qui accompagne naturellement une fanté par- (1) Pièce de monrioie qui vaut environ trente fous.  D' A B D A L L Ai 3»7 buleufe que celle-la, è laquelle cependant il ne manquoit jamais de revenir de quelque facon que je l'interrogeaffe, ne contribua pas peu a me le faire méprifer. L'émir, ayant fini fon difcours, Chah-Jehan fe tourna vers le fils d'Hafam, qui, ayant porté très-refpeaueufement fa main a fon front, paria ainfi : Sacré défenfeur des croyans, que l?épée de 1'ange (i) de la mort fe rouille en ta faveur. Je ne t'ai point caché mes fentimens, ni ce que nos livres m'ont appris. Amrou, fils de Gigim, dans fon hiftoire du monde , au chapitre des terres dont on a connoiffance, quoiqu'on ne fache pas précifément oii elles font, dit que file de Borico eft feule au milieu d'une mer très-vafle ; que les jours y font égaux aux nuits, & que les arbres y portent du fruit toute 1'année, paree que le changement de faifons y eft imperceptible. II fait auflï mention de 1'eau qui rend aux corps affoiblis la vigueur de leur première jeuneffe : mais il affure qu'un petit édifice en environne & en ferme la fource. Le grand pontife , qui a feul la clef de eet édifice , ne difpofe de 1'eau que fuivant certaines (i) Son nom eft Adriel ; il tue tous les hommes. Selon Mahomet , il fera changé en mouton a la fin da monde, & fe tuera lui-même entre le paradis & 1'enfer.  3*8 A V E t U R £ S «teint qu'avec la vie. U ceux oiu nar nno II 1«T T 'ing"l";"me"' ftvorirés de Dieu f 11 eft a pK{ fc ^ S«nenegl,Secu„u,,eoc^ond |-  d' A b d a l l a, 311 qu'elle fut au commencement, devint intéreffante de part & d'autre. Je fus rh'attirer fa confiance , & il m'expofa ainfi le fujet de fes peines. Hijloire d'Almoraddin, Je m'appelle Almoraddin, & je fuis fils unique d'un marchafid qui étoit, il y a trois ans, l'un des plus riches de Cambaye. La tendreffe inconcevable qu'il a pour moi 1'a réduit a une grande médiocrité, & par le même motif il va peut être achever de confumer ce qui lui refte. Hélas ! je fuis la caufe de fon malheur dz du mien! je 1'entraine dans un abïme que j'ai creufé, óii la vanité &C 1'amour m'ont précipité fucceffivement, & oü le dé&fpoif me replonge. Quelques amis, fils de paren» de la même profeffion que la notre , ayant réfolu de s'appliquer au commerce, & d'al'er trafiquer a Siam, m'invitèrent a quitter comme eux les plaifirs & 1'oifiveté, pour voir le monde & acquérir des richeffes. Je me laiffai aifément perfuader , & a mon tour je perfuadai mon père. II équipa un beau vaiffeau, il le remplit de marchandifes précieufes; & après m'avoir recommandé la vigilance &C la fidélité, il me Tornt XII. X  D' A B D A L L A. 315 tout 1'état dès le lendemain. Duffai-je perdre la vie même, repartis-je, je veux efTayer fi je ne ferai pas plus fortuné que tous ceux dont tu m'as parlé, & fa voir par ma propre expérience ce qui les a empêché de fatisfaire une fi aimable princeffe. Le pilote me voulut faire d'autres remontrances, mais je le contraignis d'obéir, & nous entrames k pleines voiles dans le port. A la defcente, une partie de la cour me vint faire accueil, le peuple me regarda dans les rues avec une efpece d'admiration, la reine me recut très-civilement. Au moment que je 1'abordai, quel ravage firent dans mon am« les plus beaux yeux, la plus belle bouche, les traits les plus réguliers qu'on puiffe imaginerlQuel éclat de teint! quelle taille (i)t quels yeux ! quelle douceur & quelle majefté tout enfemble! Ces charmes i éunis m'enlevèrent k moi-même; j'en recus volontairement toute rimpreffion , perfuadé que le bonheur d'en jouir inceffamment ne dépendoient que de n:oi. Zulikhah me prit par la main, & m'ayant fait affeoir auprès d'elle, elle me demanda, avec beaucoup de grace, fi la loi du pays m'étoit connue ? Belle Zulikhah, lui dis- (1) Dans toutl'orknt, la belle eft celle que donna 1'embonpoint. Xij  3*4 Atentures je, je fuis inftmit de vos loix; que ne puisje ménter ce qu'elles me promettent ! II n'en eft point au monde de fi duuces, ni de fi févèrement obfervées, interrompit-elle, en fouriant. Elle tourna après ceia la converfation inr moi-même & fur mon voyage. Tout ce que je lui dis la-deffus parut 1'amufer agréablement. Le fouper fut magnifioue, & fuivi d un bal dont ,'eus tout 1'honneur au jugement de la reine qui ne pouvoit fe laffer de me voxr exécuter la danfe desParfis (i). Lorfqu'il fut tems, elle me conduifit dans fa chambre; une joüe efclave nous apporta des confitures & des liqueurs; on nous déshabilla, & dès que nous fümes couchés je m'endormis. Deux hommes armés m'éveillèrent le lendemain, & me dirent d'un ton rude : Seuviens - toi de la loi. J'ouvris les yeux, je confiderai la place que la reine avoit quittée, je maudis mon fommeil, & je m'habillai k la hÉte. Les deux hommes me mirent hors du palais. Je traverfai 1'ile avec des fatigues incroyables, & ayant enfin trouvé a Achcn un navire qui devoit relacher k Cambaye, je m'y embarquai en quahté de fimple matelot. (0 Les defcendans des anciens nathans de la Perfe qui fubfiftent encore dan* quelques endroits de 1'Indolba ,& de la Perfe.  D' A B D A L L A. 32.5 Arrivé dans ma patrie, j'allai droit chez un de mes amis, qui eut d'abord quelque peine a me reconnoïtre, tant j'étois défiguré. Je lui ns accroire que mon vaiffeau s'étoit brifé contre un rocher , & je le priai d'aller annoncer a mon père ce naufrage & mon retour. C'étoit lui porter le mal & le remède. II ne fit aucune attention a la perte du tiers de fon bien. 11 accourut oü j'étois. Ah ! mon fils, dit- i! en m'embraffant, confolons-nous, la mer nous a laiffé le plus précieux de nos trcfors, puifqu'eüe t'a laiffé la vie. II me remena , & je me retrouvai chez lui dans une abondance qui devoit me faire oublier le refte du monde. A quelque tems de-la, mes camarades revinrent avec de grandes richeffes. Je leur racontai mon malheur prétendu; ils en furent vivement touchés. Si vous voulez vous remettre en mer au printems prochain , me dirent-ils , nous ne vous perdrons pas de vue, & nous vous ferons regagner le doublé de ce que vous avez perdu. Je n'avoip pas befoin d'exhortations pour me réfoudre k fortir une feconde fois de Cambaye ; 1'idée charmante de la reine du Barroftan m'y forcoit affez. Sur la fin de 1'hiver , mon père, qui avoit remarqué que j'étois fort rêveur, me preffa de lui dire ce qui m'embarraffoit 1'efprit. Pouvez- X iij  32f,,e„erépareIeI„rtqi,ejevo,lsai l^'•M°-„ft°t,re1)ril.il,raooavisl.ro fansfo de„oi]ïeaus ies_TOi lure mais fi vous voulez abfolnmen, tenter «nefecondef„isfomme,je " PoUrmyoppofer.;efccoiiIerdes P recon„0lffance achev,reM j£ « chargea „„ vmffeau bM r.£hem f'""o,, chargé le premier; U me «nou- «"'-ftruaionsijemisgaiementaiavol e„m=0,e.,ems,;,eniesamkJen,ei a "' TT ******** 'éutlaMai f^'^ntlecomsdemanaviganonju,,,, me dérobai» leur vue. L'éqmle '"'^«■/^imond^sle^^ «eclaire.abandomaiautilementlegouvernail .= '=pnSmoi.même>&ievogUaiolra,e„ ' amour me conduifoi,. jy fa accuri„ ay» Plus „ecarefe que ia premiöre fois ;il„.J0 jama.s amve èperlbtae d'y retonrner. La divme Zuhkhah m.e„chama ^ ^ agremens qu'elle fi, briiler a mes veux; m s que jerepomfis maU fes avances !ü„ démon ""'T auffi-tótque nous fflmes au Ut. A mon reved, mon étonnement & mon  D' A B D A L L A. 327 défefpoir pafsèrent toutes.bornes; rien ne pouvoit les égaler que les maux que j'endurai en regagnant Cambaye. Mille fanglots interrompirent ici le difcours d'Almoraddin. Je vous avoue , lui dis-je , que vos malheurs méritent des larmes ; mais vous êtes néanmoins heureüx d'avoir appris a éviter le péril, & a vous vaincre vous-même. Ces connoilTances ne s'achètent jamais trop cher. Ah! j'en ai donné le prix fans les avoir acquifes, s'écria-t-il, que je fuis infortühé ! je repars; le vaiffeau eft tout appareillé ; mon père , qui déplore un fecond naufrage fuppofé, confent encore que je m'expofe k un troifième , qui, peut-être , va nous réduire a la mendicité. Nous avons changé en marchandifes tout ce qui nous refioit; la liberté même de mon père périclite; il a emprunté du riche Mamut d'Aden dix mille roupies , k condition qu'il fera fon efclave, s'il ne lui rend cette fomme dans un an. La facilité du père & 1'entêtement du fils excitèrent ma compaffion. Comme tous les pays m'étoient indifférens pour ce que j'avois k faire, je m'offris k 1'accompagner dans fon voyage. Je veux démêler, lui dis-je, ce qui vous a fait perdre le fruit de vos travaux, vous avez fans douüe manqué de précaution. II accepta mon offrc avec de grands tranfports de Xiv  32§ A V E N x U R E S 1pmo„,. v KQt1^ , en attnbuant feu¬ lement a mon capr c* rV A ce miP ;'p n' • ' 3 proPre «mofité, ce que, n avc,s entrepris que par un ordre que est!86 eCaCher'AjU^ defe ^ Jem 1',S Cr°is *ue n™ fö-es ég.- ' a fetffrn^ han^;^flt^e--^e]aplus Un jour, furie /oir, comme „ous nous en^^-otreordinaireenmarchantdevantla cara, nne, nous entendïmes des cris per?fns & douloureu-vquifortoient des mafures aflez elo,gnee du grand chemin. Auffi-tót „ous courumes de ce cöté \h x, * l"totnous nos Ch^a v '& 8pres avoir a»aché "os chevaux a un arbre, nous nous rendimes a t-vers les brouffailles au lieu dou le ri q- augmentoient de moment en mom n ê laiioient enrpnr!r-« m„ » ' e 1 c,Jienaie. INousy vimp? uno t n..., • /■ v ^ v11*jcj une troune op cnanot, ft.fc,ent v,o!t„ce a dHK jeMes  33" 'itiTtm, d'af^-E"esrepro Ik me firent enfuite paffer par un détour long &obfcurqui aboutiflbit è un tombeau oü ils m enfermèrent. La cérémonie de mes funérailles étant finie, « la nuit étant venue, les bramines & leur cheffe rendirent auprès de moi. Mon tombeau qui etoxt affez fpacieux fut bien édairéVOn plaifanta beaucoup fur la fotte crédulité du Peuple;& les frères ne fe régalèrent pas mal -pres lefouper, ils fepartagèrentpar 1'ordre du vieillard, fcallèrent, les uns par le fouterrain, & les autres par-dehors , mettre la dernière mak la réparation du lieu dubücher, afin de derober aux plus ciaWoyans la connoiffance de leur artifice. Je m'attendois a foutenir rUn;°; at aVec Ie bramine,qui étoit refie feul; mais, foit qu'il voulüt me gagner par «n faux refpect, foit plutot que les circonf- tances  £>' A B D A L L A." 337 tances, ne lui paruffent pas commodes, il fê contenta de m'exagérer 1'cbligation que je lui avois. Six bramines, en qui il avoit apparemment une cenfiance particulière , vinrent nous retrouver avant le jour, avec des chevaux & des provifions. Ils me couvrirent par-deffus mes habits , dont j'avois feulement détaché mes pierreries, d'un long vêtement pareil a ceux qu'ils portent certains jours de 1'année. Nous partïmes, fans que je fuffe oii ils vouloientme mener. A mefure que nous nous éloignións de KU tour, mon odieux amant m'expliquoit plus clairement en quelle vue il s'étoit intéreffé a mon falut, Nous rencontrames hier a Maffan une compagnie de fakirs, qui, ayant un charriot, voyageoient plus commodément que nous. Comme ces fortes de gens font fort liés enfemble , leur chef accepta aifément la propofition que le notre lui fit, de nous unir avec eux. Nos chevaux reftèrent a Maffan. Je fus placée auprès de cette vertueufe fille, qui étoit dans la même peine que moi. Les bramines & les fakirs fe mirent pêle-mêle autour de nous. Leurs chefs, après avoir inutilement effiyé d'arracher de nous un honteux confentement, réfolurent d'en venir aux dernières extrémités; & heu« reufement pour nous, ils deftinère.it a 1'accomTomc XII, Y  338 AvENTURES ■ pliffement d'un fi abominable deffein, un lieu qui devoit être le théatre de votre gloire. Nous fümes fort touchés du récit de la belle indienne. Almoraddin lui offrit une retraite chez lui, n'ignorant pas qu'il n'y avoit plus de sureté pour elle k Kitour. Elle le remercia,& nous dit qu'elle avoit k Amadabat un oncle mufulman, nommé Ali-Bajou, qui feroit fon refuge. II fuffit pour cela, lui dis-je , qu'il foit mufulman. Nous regardames enfuite, comme de concert, la charmante fille, qui nous dit d'un air riant: mes généreux défenfeurs, mes malheurs n'ont pas eu un commencement fi tragique que ceux qu'on vient de vous raconter. Aventure de la fille indienne enlevée par des fakirs. Je fuis d'un gros bourg, que nous trouverons fur le grand chemin, a une demi-lieue d'Amadabat, & oü je vous fupplierai de me remettre entre les mains de mes parens. On y célébroit il y a quatre jours la fête du dieu Ram (i), & du finge Innuman (2). Ce jour eft un jour de (1) Ram : c'eft le dieu Vichnou, fait homme. (i) Le fouyerain des finges. Ce fut lui qui découvrit  d' A b d a l l a. 33^ grande réjöuiffance, paree qu'on y fait mémoire de la viéfoire qu'ils remportèrent fur le géant Ravanem, & de la délivrance de Sidi, femme de Ram, que ce géant retenoit dans fon ïle deSerandib (i). Toutes les rues étoient remplies d'étrangers, que la dévotion ou 1'envie de fe divertir y avoit affemblés. Les habitans mêlés parmi eux s'amufoient a regarder mille nouveautés. II y avoit dans la place des comédiens qui réjouiffoient par de petites fcènes bouffonnes, des bateleurs qui étonnoient par leurs tours d'adrelTe, des danfeurs qui fe faifoient admirer par leur légéreté, de muficiens qui chantoient les grands pénitens. Les fakirs que vous avez li bien chatiés, attiroient auffi une foule«de fpeftateurs, en promenant leur charriot fur lequel ils repréfentoient, d'une manière touchante, 1'enlèvement de Cariavarti, fille de Bruma. Le plus jeune d'entre eux, habillé en femme, faifoit le röle de cette déelTe. Elle paroiffoit d'abord fort tranquiile fur le devant du char; & s'occupant k compofer un bouquet de difFérentes fleurs, elle chantoit mélodieufement. Pendant ce tems-la, fur le derrière du Je raviffeur de Sidi, & qui fournit a Ram une armée de cinq eens millions de finges. (i) C'eft File de Ceylan-, dont Ravanem étoit roi. Yij  b' A B D A ï L Xi ïnafque & fes cornes, & après avoir averti le peuple de 1'écouter; adorateur de Ram, dit-il, nous nous eftimons heureux de vous avoir fait aujourd'hui quelque plaifir par cette pièce. Mais connoifTez-vous toute notre habileté? Non, non, vous nous foupconnez d'avoir étudié k loifir nos tons & nos geftes, & il faut vous détromper par un agréable renouvellement de fcène. En difant ces mots , il fait figne a fa troupe, qui, felon toutes les apparences, étoit toute accoutumée k de pareils crimes. Les fakirs fautent k terre , fe faififfent de moi, me jettent dans le charriot, m'enveloppent dans la couverture de Cariavarti; tout cela fut fait en un clin d'ceil. Je commer.cai k me débattre, k crier , k appeler au fecours les hommes & les dieux. Ces effrontés firent précifément tout ce qu'ils me virentfaire, & étouffèrentpar desfonsridicules toutes mes lamentations. Cette mufique traïtreffe eut 1'efFet que le faux Bruma s'étoit promis; toute l'afTemblée rit, & le charriot fe mit en mouvement. Ceux qui me connoiffoient crurent qu'après un tour de place , on me remettroit oii 1'on m'avoit pris; mais ce n'étoit nullement 1'intention des fakirs. Ils harèrent peu-a-peu leur marche , & étant fortis du bourg, ils preffèrent tellement leurs chevaux , que le charriot fembloit yoler, Ils firent ake dans un bois vers le Yiij  b' A b d a l l a1 343 Cambaye eft une ville trop connue pour en rapporter les particularités. Mais comme ce fut a Cambaye que je commencai férieufement a m'acquitter de la commiffion dont Chach-Jean m'avoit honoré ; afin de prévenir les réoétitions inutiles ,il eft a propos d'expofer ici en peu de mots la méthode que j'ai fuivie dans toute ma recherche. D'abord que j'avois mis pied a terre dans un lieu, je m'informois foigneufement s'il y avoit dans ce lieu-la, ou aux environs, des perfonnes fort avancées en Sge , des favans fameux, & des célébres voyageurs; & s'il y en avoit, je ne plaignois rien pour les engager h me parler a cceur ouvert. Quand un vieillard avouoit que fa fanté étoit chancelante, j'en demeurois a la queftion qui 1'avoit obligéa ce trifte aveu. Quand au contraire, il me difoit qu'il fe fentoit fain Sc vigoureux , je le priois de me déclarer par quel fecret il avoit confervéfes forces. La plupart n'avoient point de fecret., Quelques-uns répondoient ; je ne fais qu'un repas par jour: ou, j'évite la fatigue: ou, je dors très-peu. D'autres me faifoient des réponfes tout oppofées: Je fais tous les jours quatre repas: je me purge tous les mois: faime 1'exercice : je dors beaucoup. L'ancien de Cahcut m'affura qu'il devoit fa longue vie au foin qu'il prenoit de fe tenir toujours la tête & les Y iv  ^44 % V E N T Ü R E 3 pieds fecs; 1'anciendu Barroflan croyoit devolr* a fienne a J'averfion naturelle qu'il avoit pour Jes fnuts cruds, & p0Ur les viandes trop graffes Dautrestrouvoientla caufe de leur fanté dans la fui e de la colere & de la trifteffe. Pas un ne parlo.de 1'ile de Borico, ni de 1'eau qui f2 rajeunir. H^V» Pour 1 ordinale 1'argent me concilioit ceux que les louanges ne touchoient pas affez. Je leur propofois diverfea queftions fur 1'épuifement qui «mve aux corps, & fur les moyens de le répa- ve il? r, °ient d6S difcou" ve lleux. Is montroient que la durée des corps v2LTm ré,tab!iffementP-Pétuel. Usfupputoientlesannees de certains arbres (,) & de quelques animaux fyy k qui on JJÜ~Z longue v;e paree qu'ils meurent fans que per fonnelefache.Ilsjoignentèla Me de ces an , ^^^^^^^ oient étoxentbien circonftanciées. Ils ,Zo -entfurcesgensdegrand.g^quecequilde:; (^Lecorbeau.Iacorneille,!^^^  b' A B D A 1 L JÖ 34^ avoit ptocuré. Les raifonnemens fur ce point-la n'avoient pas de fin. PrefTés de conclure, ils avouoient leur ignorance, excepté les alchimiftes. Ce n'eft pas que ceux-ci tombaffent d'accord qu'ils euffent ce qu'ils appelloient avec emphafe le doux enneml de la laideur, de la pa» vreté & de la mort; mais ils étoient toujours fur le point de le découvrir. Je ne mets pas au nombre des favans de profeffion les amateurs des fciences furnaturelles, ils font d'un ordre fupérieur. Mes principales efpérances ont toujours été fondées fur eux, & fur les voyageurs. L'ancien de Bengale n'étoit-il pas voyageur ? Le fils de Gigim n'avoit-il pas été inftruit par des voyageurs ? Soit quand je féjournois, foit lorfque nous étions en route, j'interrogeois ceux qui avoient couru le monde, & fans m'expliquer aurrement, je leur faifois dire ce qu'ils avoient vü, & ce qu'ils avoient oui de plus prodigieux. Ils ne fe faifoient pas prier long-tems ; & j'ai toujours obfervé qu'ils avoient du moins autant de plaifir a. raconter leurs aventures, que j'en avois a les entendre. Au rebours des favans, ils m'auroient volontiers payé pour les écouter, ou plutöt pour les admirer; car au fond, c'eft 1'admiration qu'ils yeulent. J'avois deux vues en recherchant ces narrations; j'efpérois, ou apprendre naturellement des nouvelles de 1'objet de  34 AvENTURES mon voyage , ou parvenir a la connoiffance dé? quelque fage, affocié avec les génies. Telle étoit ala conduite par-tout; le compte que j'en viens de rendre me difpenfera déformais d'y revenir. Tout étant prêt dans le vaiffeau d'Almoraddin , nous primes le large. Notre navigation fut plus longue &plus périlleufe que nous ne 1'euffions dü attendre de la faifon. Nous fümes contraints par la tempête, d'aborder plufieurs fois le long de la cóte de terre ferme , & de demeurer même prés d'un mois a Calicut, tandis qu'on radouboit le vaiffeau que la mer avoit fort maltraité. II y avoit alors dans cette ville une dame perfane , veuve d'un marchand de la5 même nation. Cette dame s'appelloit Roufchen (i) , & elle avoit une fille de huit a neuf ans , d'un efprit très-vif, nommée Loulou (i). Sa maifon étoit fort fréquentée; on y alloit pour eritendre des chofés furprenantes. Ce qui excitoitle plus la curiofité, c'étoit uri voyage qu'elle avoit fait k ce qu'elle difoit, dans 1'ïle détoirrnée, oü elle avoit vu des merveilles que nul mortel n'avoit vues avant ellë. Mais quand nous arrivames k Calicut, il y avoit déja du tems qu'elle faifoit difficulté de parler de ce (1) Lumineufe. (2) Perle.  £>' A S ij A l l Al |47 voyage, paree qu'elle avoit remarqué qu'on n'y ajoutoit pas affez de foi, & que la plupart des étrangers prenoient pour des vifions ce qu'elle difoit des péris (1) & des divs (2). Les adorateurs d'Iffa (3) la regardoient en effet, comme une felle , &; les autres ne favoient que penfer d'elle. Je n'avois garde de manquer de faire connoiffance avec une perfonne fi extraordinaire ; 1'ile détournée me repréfenroit trop bien celle dont j'étois en peine. Nous lui reridimes pluJ fieurs vifïtes, qu'elle recut avec tant de civilité, que nous ne vïmes jamais paroitre le parfum de congé. Elle raifonnoit de fi bon fens fur toutes fortes de matières, qu'elle me fit revenir, eri partie, de la prévention oü j'étois contre toutes les femmes de fon pays. La jeune Loulou entroit auffi, a fa manière, dans les converfations. A notre première vifite, comme je - louois fes grandsyeux & fes beaux fourcils; Roufchen lui dit: ma fille, faites voir que votre efprit mérite encore plus de louanges. Je vais , répondit' Loulou, raconter a ces étrangers fhiftoire des trois gros poiffons. (1) Ce font les génies bienfaifans. (a) Nom des génies malfaifans. (3) Jesus-Christ.  Ï4& A V E N T Ü R fl f Premier Conté de Loulou. Dans le royaume de Staphilin, qui s'étendle long des cótes de la mer grife, il y avoit un etang qui produifoit d'excellens poilTons. Le roi fe les étoient réfervés, & il avoit défendu , fous peine de la vie, d'y toucher. II s'abftint' lui-même pendant long-tems d'en faire prendre; ce qui fut caufe que trois poilTons groffirent au-delè de toute mefure, & fe rendirent les maïtres de 1'étang. Comme les poilTons difFèrent eninclinations, auffi-bien que les hommes, le premier de ces poilTons étoit fort courageux, le fecond fort rufé, le troifième très-fainéant. Ces tirans dédaignèrent beintöt la nourriture commune, & ne fe.raffafièrent plus que d'autres poilTons; de forte qu'en peu de tems 1'étang fut dépeuplé. Comme tout fe fait, le roi fut enfin averti de leur gourmandife, & il réfolutde les pêcher & de les manger. II envoya donc un foir fes pêcheurs k 1'étang , leur ordonnant d'y tenir leurs filets prêts pourlelendemain. Lespêcheurs étant arrivés, & s'entretenant de leur commiffion, une grenouille, qui n'étoit pas loin deux écouta tout, Sc alla auffi-töt rendre compte de'  ö' A b d a i l a: 34$ cette mauvaife nouvelle aux trois poilTons, qui, ce jour-la, ibupoient enfemble. Ils fe moquèrentde fon babil, 8c 1'ayant engagée a refter avec eux, ils tinrent table jufqu'a minuit; après quoi ils s'endormirent. Au lever du foleil, par ordre du roi qui étoit préfent, les pêcheurs environnèrent 1'étang avec leurs filets. La grenouille attentive appella a haute voix les trois poilTons qui dormoient encore.Le courageux 8C le rufé fe reveillèrent. Le premier ayant gagné 1'embouchure d'un ruiffeau qui entroit dans 1'étang , coupa , avec fes dents aiguës, les mailles du filet, & fe mit en füreté. Le fecond con-; trefit le mort, ckmonta fur 1'eau, après s'être rempli les ouïes d'une bourbe empeftée.La grenouille appela plufieurs fois le fainéant fans pouvoir le faire remuer , quoiqu'il 1'entendit bien. Pendant qu'il difFère, les pêcheurs approchent de plus en plus leurs filets; ils prennent ^ a la main, le rufé, qui fe laiffoit aller au gré de 1'eau; & ayant fenti 1'odeur dont il s'étoit parfumé la tête , ils le rejettent dans 1'étang comme un poiffon pourri. Le fainéant n'avoit pas encore bien renoncé au fommeil , lorfqu'il fut enveloppé & enlevé ; on dit même qu'il bailla plufieurs fois devant le roi, en demandant, les yeux a demi fermés, quelle heure il étoit. Ce prince le voyant gras & parfaitement beau  3 ï° Aventurês commanda a fes officiers de 1'éventrer, de le couperenmorceau^&dele lui fervir 4 dif- f^^^, ^ ^^ ajouta Ia petite conteufe, qu'un criminel ^ feux n evite jamais Ia punition qui W J Nous applaudimes fort, & ]e fojet & manreredont 1'agréable Loulou 1'avoit débité EHe nous fit dans la fuite quelques autres pareils «ciö; & nous fümes qu'une vieille efclave portugaife qmavoit foin de fon éducation, les lui appreno.t.Pourrevenirafamère^orfq^nous mms etre affez infinués dans fon amitié, pour obtemr qu'elle nous fit part de fon volle nous 1 en priames. Elle y confentit, 4 conLL' qu en recompenfe nous lui raconterions chacun une bfloira auffi véritable , & auffi merveilleufequelafienne,&que l'un de nous deux commenceroit. Pour être fürs de vous obéir xaftement, quant au merveüleux, lui dis je •d taudrou ne parler qu'après vous; contentez-' vous,charmanteRoufchen,quenousnousfoumetuons de bonne foi au refle. Almoraddin voulut comméncer. L'hifloire la plus vrate &la plus merveiHeufe qui foit ve«ue a ma connoiffance, dit-il,, eft celle du roi fans ne2 Je Ja tlens de Sd^ü*^ è . d:eu faffe miféricorde. H  D' A e D A L L Ai 3 51 Hifloire du Roi fans ne\. , Un magicien qui fe faifoit appeler le fage Becolhan alla un jour a la cour de Fion , roi de Gor (i), & il en recut un fi bon accueil, qu'il réfolut d'y demeurer quelque tems. II ne manqua pas de fe donner bientötun exercice convenable a fon inclination mal-faifante; il fit paroitre, dans tout le royaume de Gor, une multitude inouie d'animaux vénimeux; il fit tomber, par fes enchantemens, une infinité de perfonnes , de toutes conditions, dans les maladies incurables.Dèsfon arrivée il avoit publié une prédiaion qui portoit en termes obfcurs, que le royaume étoit fur le point de périr. Le roi Fion Voyant que cette prophétie , qu'il avoit d'abord méprifée, s'accompliffoit, crut qu'un homme fi écïairé pouvoit feul remédier aux misères qu'il avoit feul prévues. II lui découvrit donc fa penfée, & le pria très-inftamment de ne pas refufer fon fecours. Becolhan ravi dele voir tomber dans le piège qu'il lui avoit tendu , lui dit: prince , je travaille il y a déja du tems k chercher de (i) Gor , ancien royaume fitué prés du mont Caucafe quile borne au feptentrion &. a 1'orient; c'eft aujourd'hui une province du royaume du grand mogoL  36° AVENTURES itó bleue fort ékvée, du haar de laquelle fortïrent, en même tems, deux gros nuages argentés qui s a vancèrent vers moi , navis d'une innnité a autres. Tous ces nuages ie rangèrent fur deux colonnes, &formèreiit entrelile & moi, la plus longue & la plus bnüante allee qu'on puiffe imagmer. Un autre nuage, qui paroiffoit être d'or brum, rempl.it 1'extrémité de cette allee du cöté de 1'ile; & une petite fille, a peu prés comme Loulou, s'étant affue deffus, ce nuage prit toutd'un-coup la figure d'un tröne, & fe mit de luimême en mouvement. A mefure qu'il avaneoit, les nuages argentés fe transformoient de part & d'autres en gardes très-richemont couverts, qui, 1'épée a la main, faluoient le petite fille avec des marqués d'un profond refpeö. Quand cette perfonne extraordinaire, qui au fortir de 1'üe n'avoit paru qu'un enfant, fut a la moitié du chemin , je lui vis le vifage & la taille d'une femme d'environ quarante ou cinquante ans. Plus elle approchoit, plus elle fembloit augmenter en age; & faf. qu'elle fut auprès de moi, ce ne fut plus qu'une petite figure toute ridée, toute courbée , toute Manche de vieilieffe. Elle me regarda d'un ceii d'amitié, & me dit d'une voix tremblante : ma bien-aimée Roufchen, je connois ta peineefpère tout de mon fecours. Souviens-toi des' arolesque je vais t'apprendre, & ne manquc  3** Aventures toient au naturel; ce qui me fit prendre le parti ^pourmerefaIredesfatiguesdeIanuit.Jene Z r^T P°int fOUt Ce vis. II renitprefenteè toute la fête dont ma fceur avou V0U u ^excl & que ]a ^ man ne futpas cequi me fit le moins de plaifir. C etoit un grand homme fee, d'un regard fa- -che^qui^êmecejour-l^avoifplutot 1 air dun tyran que celui d'un époux Je me levai enfin, dans le deffein de me parer des prefens de Lutfallah. De jolies pabouches -nrent d'elles-mêmes fe préfenter a mes pieds Au Premier pas que je fis du cöté de la table , tous les habillemens, qu'on m'avoit préparés s avancerent & me couvrirent; & je fentis, en' meme-tems qu'on m'épargnoit la peine de me Peigner&demecoëifer. Je laiffai donc faire, je m abandonnai entiérement aux foins de la reme des peris, me contentant de lui rendre graces de tout ce qui m'arrivoit, & de me regarder dans mon miroir de toilette, 1'autre m oir ne repréfentant que des objets abfens. Quo que tout ce qu'on mit fur moi fit un effet meneilleux, on n'y avoit toutefois employé mor, ni „gent, ni pierreries. II n'y paroiffoit qu une feule marqué du grand pouvoir de Lut-  !>' A B D A L L A. 365 compagnie, & ie me mis a danfer toute feu ie. La juftefTe de ma danfe , & pms encore les changemens infiais qui parurent fur ma robe, étonnèrent tout le monde. O 1 paffa de l'admiration aux applaudiffemens; les cris de joie, les acclamations & les louanges fe firent entendre de toutes parts. Koutai ne put foufFrir ma gloire. Tranfportée d'un mouvement de fureur , & fans aucun refpecf pour les affiftans, elle accourut k moi, les poings en l'air, comme une forcenée. Mais 1'invifible Lutfallah 1'empêcha de me joindre; ck lui ayant touché le menton du bout d'une baguette de bois d'ébene ; belle mariée, lui dit-elle , ne penfez qu'a vous. A 1'inftant une barbe complette , du plus beau noir du monde, couvrit la moitié du vifage de Koutai, & lui fit perdre 1'envie de ;fonger a moi. Cela fait, Lutfallah me fit fortir, m'ordonna de 1'embraffer, & m'enleva en ligne droite vers le foleil avec une rapidité inconcevable. Après que nous eürnes fort long-tems monté; vous pouveza préfent, dit-elle, vousrepofer; il n'y a pas affez d'air groffier au-deffus de vous pour vous faire tomber. J'avoue que ce ne fut qu'en tremblent que je ceffai de tenir Lutfallah embraffée. Mais quel plaifir ne reffentis-je point, lorfque j'éprouvai que fans aucune peine je pouyois monter, defcendre, avancer, reculer,  D' A B D A L L A. 36? Lutfallah , que je tenois embrafTée, fe métamorphofoit en defcendant. Ses cheveux bUncs avoient d'abord fait place a d'autres d'un chatain foncé ; plus nous avancions, plus fon teint s'unilToit, & plus elle gagnoit d'embonpoint. Sa taille fe dreffoit è vue d'oeil , fa gorge fe formoit & s'élevoit, fes bras s'arrondinoient, fes mains devenoient potdéeb. Qu'elle étoit charmante aux deux tiers du chemin ! Elle continua de rajeumr a mefure que nous approchions de la terre. La couleur de fes cheveux s'éclaircit,& ils devinrentparfaitement blonds; tout fon corps diminua fans rien perdre de fes beautés, ni de fes proportions. Je n'avois plus entre mes bras qu'une petite fille de dix ans , un peu férieufe a la vérité, mais, nonobftant cela , toute aimable , lorfque nous fümes a un quart de lieue des montagnes de 111e détournée. Nous mimes pied a terre au milieu de 1'ile, a cent pas d'une rivière qui fervoit de foffé k une ville de médiocre grandeur. N'y voyant ni pont, ni bateau; je demandai a !a reine fi nous en ferions le tfajet par i'air, & fi elle vouloit que je rembraffafL*. On paffe cette rivière autrement que vous ne penfez, me répondit-elle en y jetant fa baguette A 1'inftant les eaux s'er.flèrent vis a-vis du lieu oü nous étions, fe détachèrent de la terre avec un bruit  37Ö Ayentures de votre pays, qui m'avoit invoqué. La reine entendon vos reproehes; elle en étoit même «n peu tmtee; mais elle n'a rien diminué de fosbontes,& en lui remettant votre compa- ufo WT Chargé de V0US aPP-^e Mquou elles vont. Si vous n'en profiïezpas, vous ferez rendue a votre monde, & il n'y aura plus aucun commerce entre nous. Si vous en profitez, vous ferez élevée au plus haut rang ou une mortelle puiffe afpirer. Vous ferez pénfe,enun mot. Pour vous adopter, nous « exigeons que votre confentement. Si le pouvoir de transformer tous les eorps, & de faire, d un feul coup de baguette, les merveilles les plusetonnantes; li une vie qui ne finit prefque point vous touchent, venez k la fontaine d'émeraude. Quelques gouttes d'eau que vous y avalerez, effaceront toutes vos idéés, & vous rameneront a 1'heureufe enfance d'une vie immenfe. Généreux Milan-Schak, répondis-je, vous tn avez fauvee d'un grand péril en m'éloignant de cette eau fatale. J'aime ma raifon & ma patrie • jeneplllsmeréfoLldred,yrenoncer_ ^ . «ie fuffiicontentez-vous que j'admire le votre Le Pen t„t plus furpris de ma réponfe qu'il n'en* £ choque; il hauffa les épaules, & me regarda d une manier e qui découvroit affez que je lui  d' A b c a u a; 377 fcifeis pitié. Sur ces entrefaites fix chats verds, dont les yeux brilloient comme autant de flambeaux allumés, parurent k la porte du cabinet. Ils éclairoient Lutfallah qui entra avec un vieillard , en difant, Ajoub, que voici, eft un obftiné. Et Roufchen, repartit Milan-Schak, eft une opiniatre. Je me profternai aux pieds de la reine, en la conjurant de me pardonner ma foibleffe, & d'oublier les paroles indifcrettes qui m'étoient échappées dans le fort de ma douleur. Ajoub de fon cöté embraffoit les genoux de Milan-Schak a qui il demandoit auffi pardon de fon aveuglement. La colère des vieilles gens contre la jeuneffa eft de peu de durée , dit la reine, levez-vous; & puifque nous devons nous féparer, employez bien le peu de tems que vous refterez dans mon empire, & en obfervez les loix. Sürs de notre liberté, nous nous levames avec joie. On vint avertir que le foupé étoit fervi. Précédés de fix chats-flambeaux , nous nous rendimes de plein pied dans une falie boifée d'ébène verd, & ornée d'oifeaux & de feftons d'or en reliëf. Vingt-quatre chats verds, & autant de linx de même couleur, montés fur un pareil nombre de guéridons d'argent bruni, y produifoient, par leurs regards, un jour auffi grand que celui que le foléü auroit pu fajre en  de mets La j U"e ^rande variété Prière de ees «bles & v f P 4 'a comme des ovpc „ ortolans gros 'es d'artichauv & i j '& ^"elmres aflietPoids verds dTslt *"S'grOSCOn,me,eS f"<'!««e,,^fnprledef- iwurjors, mais Ia princeffe CO Dans I-original arabe le, mM. j •« Pêle - mêje av/r ' de " rePas fo« niogoJe. * 3VeC Une conf«fion perfane *  i>' A B D A L L A. 37S> Indrf-Mergianmeles fit connoitre le lendemain. Après le foupé on nous donna, k mon compatriote & a moi, chacun un chat pour nous eclairer & nous conduire dans nos chambres ; une Pabinetrès-bien faite me deshabilla, & fe retira quand ie fus couchée. Mon chat ayant fait difparoitre la lumiere en fermantfesyeux,jerePaffai dans mon imagination toutes mes aventures, & je m apper9us, ie ne fai comment, qu'Ajoub avoit fait fur moi „ne impreffion plus forte qu'aucun des obje s furprenans qui m'euffent frappée. Jufques-1* i'avois été fans inclination, & ,'eto.s fi neuve en amour , que fentant que mon cceur setmt laiffé furprendre , je me mis a pleurer. D ou vient,difois-je, que je fonge * ce petit monftre que je n'ai vu que d'aujourd'hui? Pourquoi ai je craint que Lutfallah ne le gagnat? Ahlüne m'eft pas indifférent; & fi ce que fa vue m aminiré n'eft pas un amour formé, c'eft quelque chofequienapprochebeaucoup. Ah! mon cceur m'a trahie; il s'eft donné fans mon aveu. Apres tout, continuois-je, la figure de ce jeune homme n'eft pas plus hideufe quelanuenne; quel crime ferois-je donc en 1'aimant? nous courons la meme fortune, cela ne devroH- il pas fuffire pour faire naïtre entre nous une juite liaifon? II me femble même qu'il a deja pour  D' A B D A L n, 3§l rible , & mon compagnon de fortune fe trouva devant moi au lieu d'elle. Je vis fon vifage tout fanglant, il avoit le front percé, & le poincon étoit refté dans la plaie. Ah ! cher Ajoub, m'écriai-je en 1'embraffant, cher Ajoub,quej'aime plus que ma propre vie, qu'ai-je fait! que je fuis cruelle; ou plutöt que je fuis malheureufe ! N'y avoit-a point d'autre main que la mienne pour exécuter la volonté de Milan Schak? Ah! Pén, pourquoi m'avez-vous choifie pour répandre un fang que je rachetterois de tout le mien! Le bleffé me regardoit affez nonchalamment, & fembloit fourire. Lutfallah, Milan-Schak , & la princeffe, rioient tout de bon, & fe demandoient, comme par plaifanterie, fi la déclaration n'étoit pas en forme > Si elle n'étoit pas dans toutes les régies? II y paroit quelque fincérité , dit le bleffé, mais il ne faut point fe fier aux premiers tranfports des amantes, elles font trop volages. Si j'étois bien perfuadé que Roufchen dutm'aimer conftamment, jenedispas que je mais en ne voulant rien dire, j'en dis trop pour une première fois. Comme je me préparois a le remercier, & a continuer mes lamentations, Milan-Schak, qui le tenoit doucement par les cheveux, le laiffa en liberté, & lui tira du front le poincon fans y laiffer la moindre cicatrice. Lutfallah me demandaaffezférieufement quelles  D' A B D A L l Al 385 chen,font des animaux qui fervent les Péris, & qui, diftribués par cantons, cultiventles terres de 1'ile Détournée. Nul animal ne reffemble tant a 1'homme. En les voyant nuds ou habillés, on jureroitque ce font des hommes & des femmes véritables; il ne leur manque que 1'ame raifonnable. Ils ont par-deffus toutes les autres bêtes, qu'ils parient comme les péris la langue univerfelle; au lieu que les autres animaux ont leurs langues particulières. Au refte tout ce que difent les pabins roule fur le manger, fur la, boiffon, fur le travail, & fur d'autres fujets qui n'ont rapport qu'a la matière, & ne confifte qu'en fimples propofitions. Ils font adroits, robuftes ,laborieux, dociles, grands imitateurs. Les autres bêtes les refpeaent & les fervent, excepté les fmges, qui ont peine a céder la fupériorité aux pabins, & les puces, qui font dans ce pays-la des bêtes féroces, d'une grandeur effroyable, & fort avides de la chair prefque. humaine des pabins. 11 y a dans tous les villages un lieu couvert oit les pabins portent chaque jour une certaine quantité d'ambre gris, de benjoin,d'encens, de bois d'aloés, & d'autres viauailles. Quand 1'amas eft complet, il difparoit, pour paroitre dans la ville des péris, & fe diftnbuer dans leurs maifons. Les pabins ne fe divertiffent gueres qu'aux dépens des autres ani-  D' A B D A L L A. 389 je rencontrai. Perfonne ne répondit, finon un gros dogue déchainé dans la cour, qui, aboyant de toute fa force, éveilla les autres chiens du bourg. En un moment tout Babu retentit du bruit que firent ces animaux, mais aucun des habitans ne parut fe mettre en peine d'en favoir ia raifon. Je paffai a d'autres portes, & je m'y fis entendre auffi inutilement. A la fin défefpérant de me mettre a couvert, &: maudiffant les dormeurs, je fortis de Babu. Dans le deffein de chercher quelque endroit écarté pour me repofer, je quittai le grand chemin, & ayanf pris par un fentier qui féparoit deux petites mor.tagnes, j'allai m'enfoncer dans un bois , ou je choifis mon gite au pied d'un gros palmier fauvage. Je dormis jufqu'au lever de 1'aurore. M'étantéveillé, jefusfort furpris d'entendre affez prés de moi la voix d'un homme qui parloit ainfi: Cette heure eft précieufe, ma fille ; les Péris la nomment Pheure des merveilles. G'eft k préfent que ces génies bien-faifans cueillent les herbes puiffantes qui transforment les hommes déréglés en bêtes féroces; c'eft k préfent que toute la nature obéit a leurs ordres , Sc 'que leurs paroles myftérieufes ont le plus d'efficacité. Le foleil , »en fe levant, les admire, foit qu'ils attaquent k force ouverte Eb iij  D' A B D A L t A; 391 ï'interrompis leur converfation. La fille fe cacha auffi-töt le vifage; le vieillard fe leva pour venir au-devant de moi. L'ayant abordé , vous voyez , lui dis-je, un voyageur, quiaccablé de faim & de laffitude , vous importune malgré lui. Par Ali, dit le vieillard, foyez le bien-venu; lesfages font hofpitaliers. Le bien que je vous ferai fera pour ma fille une nouvelle inftrucf ion. Allez vous délaffer dans notre retraite, nous vous y rejoindrons dans une heure. II me montra en même-tems un petit chemin que je fuivis, &C qui après plufieurs détours , me conduifit a une grotte. Quoique 1'entrée en fut étroite & obfcure, les dedans en étoient bien éclairés, trés - propres , & partagés en plufieurs chambres fpacieufes. Un efclave, a qui je déclarai les intentions de fon maitre & mes befoins, me fervit du raifin, des piftaches , des dattes fraïches, du pain blanc, & d'excellent hidromel. Tandis que je ferai ufage de tous ces biens, lui dis-je , je te prie d'aller cbercber mon cheval. Je lui dépeignis 1'endroit oü je 1'avois laiffé. Si vous prétendez que je vous obéiffe, répondit 1'efclave, promettez-moi de ne pas quitter la place oü vous êtes , que je ne revienne, ou que mon maitre ne rentre. Je le lui promis; mais après aroir bu & mangé, j'eus une envie fi Bb iv  D' A B D A L L A. 393 fentement de nos parens. Je 1'écoutai fans le rebuter, & fans lui trop témoigner auffi combien je 1'aimois. La converfation dura jufqu'au dïné. Après le dïné, la princeffe Indgi-Mergian nous prit, & nous emmena dans les jardins. C'étoit la plus belle de toutes les Périfes. Elle avoit les cheveux très-noirs, les yeux grands & vifs, un teint qu'on ne fauroit décrire fans parler de lys & de rofes, 1'air d'une nobleffe digne de fa naiffance, & elle s'expliquoit avec une grace nompareille. Puifque vous devez fitöt nous quitter, dit-elle quand nous fümes dansje parterre, il faut achever de vous inftruire. Reeonnoiffez-vous ces fleurs ? Nous lui dimes que nous étións charmés de la beauté & de 1'arrangement de celles que nous voyons. L'obligeante princeffe voulut bien fe donner la peine de nous les faire reconnoitre les unes après les autres: je dis reconnoitre, car nous les connoiffions déja; mais, fans Indgi-Mergian, la connoiffance que nous en avions n'eüt fervi de rien , finon pour les fleurs d'une grandeur médiocre. En effet, eomirient s'imaginer ou'on voit une violette, lorfqu'on a devant les yeux une fleur auffi grande qu'un tournefol? Et qui s'aviferoit de chercher les lys fur des tiges rampantes de la grofléur d'une épingle? Cette agréable occupation' n'empêcha pas la  d' A b d a l l a; 397 la troifième raifon eft un myftère ; fouvenezvous feulement que la fécondité eft la fource de toutes chofes, Sc qu'on ne peut trop 1'honorer. Indgi - Mergian ceffant de parler; il n'y a guères d'apparence, lui dit Ajoub, qu'on nous laiffé le loifir de confidérer fort attentivement la ville oü nous fommes; ainfi je crois que Roufchen trouvera bon que je vous fupplie de nous en donner une idéé, j'en ignore même le nom. Cette ville, répondit la fille de Lutfallah, s'appelle Gianire. Après la mort de Gian, fouverain de tous les génies, la guerre, qut pendant fes dernières années avoit paru s'éteindre, s'étant rallumée entre les Péris 8c les Divs, il y eut de fi affreux défordres dans tout le Ginniftan, que Gian, fils unique de ce bon roi, prit le parti d'en fortir avec fa familie, & avec quatre autres families des plus illufires de la nation des Péris. Ce grand deffein eut un très-heureux fuccès par le fecours de Feramak, fon époufe, qui trompa la vigilance des Divs, 8c qui conduifit fa troupe triomphante dans cette ile. La ville fut batie en très-peu de tems; Feramak la nomma Gianire , du nom de fon mari. Pour conferver dans fa nouvelle colonie une paix inaltérable , elle donna une autorité femblable k la fienne aux  39# aventures quatre mères de familie qui 1'avoient accompagnée, & depuis ce tems-la Gianire a toujours eu c:nq reines. Les premières s'attribuerent cmq couleurs différentes pour fe diftinguer&pourdiftinguer leurs fujets, & même leurs defcendans. Ces couleurs font la verte qureftla notre, la bleue, la jaune, la rouge' & la blanche. La ville de Gianire a cinq grandes rues, qui, d'un cöté, aboutiffent a a place, & de 1'autre k la fa9ade du palais. Les palais font bStis de marbre de la couleur de la reine qui y fait fa demeure. Les maifons ordmaires font de la couleur du palais dont elles dependent, & elles font habitées par les Pens du fecond ordre. Vous verrez vousrnemes demain, & la grande place & 1'academte qui eft 1'édifice le plus fomptueux qu'il y ait dans 1'ile; mais quelque admiratlon qu'un batiment fi fuperbe pui/Te vous caulér Ia réfurreétion de Feramak & de Gian, mes ancetres, & ceux-mêmes dont je vous ai parlé vous frappera fans doute beaucoup davantape' Indgi-Mergian fe leva en achevant ce difcours Nous repaffames 1'eau avec elle , & nous nous promenades affez long-tems dans un bois de fraifiers de haute futaie, qui, dans ce temsla, foutenoient k peine la pefanteur de Wirs wellens fruits. II en fortoit une fraïcheur ra-  D* A B D ALLA. 399 viffante, & une odeur fi douce, que tous ks parfums de 1'hymen n'ont rien qui en approche. Le lendemain, un peu avant la pointe du jour, toute la ville fut réveillée par une fymphonie merveilleufe qui fe fit entendre dans le haut de 1'air au-deffus de 1'académie, oii 1'on commenca a fe rendre de toutes parts. Etant defcendue dans la cour, j'y trouvai deux cloportes longs d'environ trente pieds, & larges a proportion, très-richement harnachés, qui avoient fur leurs dos fpacieux des loges commodes & magnifiques , dont le dedans étoit divifé en une chambre & deu* cabinets. La chambre occupoit le devant & pouvoit avoir douze pieds en quarré. Les cabinets , dont l'un fervoit d'antichambre, avoient environ fix pieds de large & lept pieds de long. Ces appartemens portatifs étoient tapiffés de velours verd, le refte de Fappartement répondoit a cette tapifferie; & quoique les richeffes ne content rien aux Péris , le bon goüt Sc la propreté faifoient prefque tout le mérite de ce qui étoit dans les loges de Lutfallah & de Müan-Schak. Je ne puis m'empêcher de vous dire en paffant qu'il n'y a point de voitures au monde comparables a cellesla , foit pour la füreté, foit pour la commodité. Le cloporte efi d'une docüité admirable,  AVENTURÉS' & toujours attentif aux volontés de fon coiv dudeur, dont le fiège eft placé prefque fur latete de eet animal. II marche ailffi vite Fon veut, mais fon allure ne laiffé pas pour eela d etre toujours également douce. S'il s'eftropie un pied on ne s'en appercoit pas, paree qu'ü en a treize autres qui le foutiennent. Ses écailles font tachetées & luifantes comme celles desgrandes tortues des Indes. II fe fert pref* qu'auffi adroitement de fes deux cornes, que les eléphans fe fervent de leurs trompes. Lutfallah me prit auprès d'elle; Ajoub accompagna Milan-Schak. Nous paffames par une rue fort longue, entrecoupée de cinq autres» paralleles entr'elles. Toutes les maifons que nous voyions étoient baties de marbre verd, avec une fymmétrie qui ne fatiguoit pas la vue par trop de reffemblance. Nous arrivllmes k une place ronde , trés - vafte, dans le milieu de laquelle il y avoit un édifice auffi fait en rond, & qui n'a point fon pareil au monde; c'étoit celui dont nous avoit parlé Indgi-Mer' gian. II fert aux Péris d'académie & de tempte* il eft couvert d'un dóme d'or, dont 1'éclat ne' fembloit pas céder même k celui du foleil qui fe leyoit alors. Cinq portiques d'agathes, tous de differentes couleurs, &c ornés chacun de douze belles colonnes, donnent entrée dans ce  D' A B D A L L A. 49* te temple magnifique, & font face aux cinq prmcipales rues de la ville. L'ordre darchiteöure qu'on y a régulièrement obferve, a plus de nobleffe & plus d'agrément que ceux que nous connoiffons. Je remarquai que les cnapitaux de toutes les colonnes y font compo.es de quatre figures de têtes d'écreviffes, dont les cornes contournées par le haut font un tresbel effet. Le portique par lequel nous entrames, eft d'agathe verte, tachetée de blanc; on hfoit fur le fronton les auguftes noms de FeraMAK & de Gian, écrits en groffes lettres d or. Nous montames^arneufdegrésdemarbreferpenun, dans un amphitéatre divifé en cinq partie». Tous les étages de chaque partie étoient rempUs de Périfes&de Péris de dierens age Lbillés de la couleur de leur reine, dont le tröne étoit tout en haut. Réfurrcmondela reine Feramak&deGian fon man. « D ais s le milieu de frmpnitéltfe, on voyoit deux vafes de criftal, de la figure de deux ceufs, ou étoient renfermés deux petits corps mort de différens fexes. Les quatre reines & leurs époux, affisa terre autour de ces vafes, le. Tornt XU'  402 a v e n T u r e s ^ pidces a cote dn tróne vprA ri «gnct dans ce„e „ombrci,fe ^ ™d' " ^--^Lstntrf rens fe fendirent & /% 7' ^P3" Verds , ch3"gèrent en habits dirent , & parvinrent au même état l n avoaent été dans la fleur de leur aVe a, ^ & vmrent fe placer l?m auprès de ,2!?"» k .róne verd. L'approche de ces gens o d fa,fo.e„t quedef„r,ir de "t une fi grande fravf»,,.- • ' "ïourir. Ceux& ce ef ^ Pe"fai' en 3lIerent' ?ar le mê™ chemin de fair, oc-  D' A B D A L L A. 43 cuper leurs trönes au*deffus des quadrilles de leurs couleurs. Lutfallah 8c Milan-Schak s'affirent aux pieds de Feramak 8c de Gian. Ces deux reffufcités avoient 1'air férieux, 8c fembloient méditer de grandes chofes. Feramak étoit une trés-helle blonde; Gian avoit le teint bafané , 1'oeil, la barbe 8c les cheveux noirs, la mine d'un homme févère 8c courageux. Sa femme fit le difcours fuivant, d'une voix fort élevée, 8c en prononeant affez lentement toutes fes paroles. « Les ombres purifiées qui font vennes nous joindre dans nos tranquilles demeures depuis notre dernière mort, nous ont fait des rapports qui nous auroient obligés de hater notre retour fi cela avoit été en notre pouvoir. La gloire de notre nation, mes chers enfans, s'efföce peu a peu; 8c les abominables divs s'élèvent infenfiblement fur nos ruines: malheur d'autant plus grand, qu'a peine vous en appercevez-vous. D'ounait ce défaut d'attention? du trifie oublï de la fin pour laquelle on a été élevé au-defius des autres mortels. On s'amufe a des bagatelles: j'appelle ainfi tous les prodiges que 1'on fait fans néceffité, ou fans quelque utilité évidente. Croyez-vous donc que 1'effentiel de notre état confiffe a Mtir des paiais, è faire de riches Cc ij  4°4 AvENTURES ;n!llbIeS&desh^itsfomptueux,a donner de a beauté aux perfonnes que la nature a difgra«ees, aremphr des coffres de perles & de diamans , a communiqué, aux hommes Pintelligence des langues des oifeaux & d'autres ani«aux a favorifer les amours de quelques eunesfoMtres,&amétamorphoferlLLs les uns dans les autres? Toutes ces merveilles que nous pouvons opérer ne font point eftimables par elles-mêmes; elles ne doivent iervir que de moyens pour arriver a une fin plus haute. S'y arrêter fans fe propofer rien au-dela, c'efi abufer des dons les plus fublimes, fe rendre mutilesa 1'univers, trahirla vertu, & livrer eet empire a fes indignes ennemis. Comment peut-on fe confoler de tant de niaux par quelques vains applaudiffemens ? Helas! de fades admirations doivent-elles coüter fi cherl Que font devenus, je ne dis pas les fiecles que fat vu couler, mais les fiècles que ma pettte-mèce Lutfallalh & fon époux ^ rendua fi fameux par leurs premiers exploits> Alors nos fetences employees è faire triompher lesSams-Nenmans (t), les Zals-Zers, les R0ftams , les Kaicobads, les Asfendiars, & Une fi (!) Guerriers fort yantés dans les romans, & W chantes dans les poëmes perfans & arabes.  D' A b d a l l a'. 4°5 nombreufe multitude d'autres héros, faifoient en même-tems triompher la vertu. Alors on ne voyoit que de grandes entreprifes, des reines tirées des mains de leurs raviffeurs, des magiciens vaincus,des géants terraffés, des monftres défaits, des tyrans dépouillés & mis a mort, de célèbresenchantemens heureufement conduits a leur fin. Alors les divs Nerez (1) &C leurs difciples n'ofoient paroitre, ou s'ils en avoient la témérité, ils recevoient la jufte pumtionde leurs crimes. Hélas ! eet heureux tems n'eft plus; il femble qu'il n'y ait aujourd'hui des génies au monde, que pour le remplir de puérilités. Feramak en proférant ces derniers mots répandit quelques larmes qui attendrirént toute 1'affemblée. Vos foupirs, pourfuivit-elle, me font juger que j'ai un peu trop exagéré vos fautes; mais mes reproches auront du moins cette utihtë, qu'ils vous engageront a remarquer ce qu'il y a eu de répréhenfible dans vos aétions paffées , & a vous tenir fur vos gardes pour 1'avenir. Comme notre tems eft court, que la jeuriffle du fecond ordre nedifFère pas de s'exercer devant nous, & de mériter nos louanges ». Auffi-tot lesPérifes & les Péris, de la cou- (z\ Vrai furnom des génies malfaifans. KJ Cc üj  4°vovoil ;Mt|,a;°e «rdnre. L'évanoniffcnent de TanL f„, f" j ven ies yeux, Ie premier ob et aui le ^.cefutrarbreanUererenoi,,' ,, ;t Mera qnelqne «n,s les frnirs, & ,e,ué d'en gon,er,ddite„,„™eme:rairefa„d:„:i,dri"  D' A B D A L L A. 439 „aisquem'importe de mourirun jour plus tard? Jouiffons encore une fois du plaifir de manger des figues, puifque la fortune nous en ofte; nous n'en mourrons pas moins apres. II fe leya avec beaucoup de peine, & ayant attirealm les plus prochaines branches de Parure, xl devora avec une extréme avidité, & fans aucune attention, tout autant de figues qu'd en put cueillir. Son nez croiffoit d'un pied a chaque figue qu'il avaloit; & quoiqu'il s'appergut de ce prodige affligeant, le chagrin qu'd hu caufa ne putl'emporter fur fa gourmandife U contmua de manger jufqu'è ce que fon eftomach fut plein & fon nez continua toujours de croit re. Ce nez s'embarraffa même tellement dans les branches du figuier , que Tangut eut toutes les peines du monde a le retirer fam & laut. Tandis que les plaifirs durent, les maux qui en viennent ne font pas grande impreffion ; mais iln'en eft pas de même après. Tangut qui auroit auparavant défié la fortune de le rendre plus miférable, apprit par ce qui vendt deluiarriver , que fes malheurs pouvoient augmenter. J'ai été engendré, d.foit-il, fous une abominable planète : mon imprudence m a caufé mes autres malheurs y mais quaHe fait pour mériter celui-ci ? Fuyons eet arbre fatal & fon injurieux fecours, ne ceffons pas de Ee iv  44° AvENTUREs pas ete fi fat.gué, il fe feroit éloi né 0lt A fon réveilla faim le fourmèn^ & un certain ,e ne fai qi,oi lui dit en lui - mêm aurou-da manger de ees autres qui fe pn£ fentent? ^ peut-il t'arriver de pire oue ce que tu as deja ? pöurquoi t'éloigner ? ce lallen nepeut-dpastefervirdetomLu.Ce , " -a t Ces penfees entraïnèrent Paffamé Tangut verslefiguie, Retenant le bout de fon nez dUne ™in> d^'-treilcuedfit une fije &  d'.A b d a l l a! 441' la porta a fa bouche; mais a peine Peut-il avalée, que cette extrémité de fon nez lui échappa. II voulut la reprendre , & il lui fembla que fon nez s'étoit raccourci au moins d'un pied. Une feconde figue qui eut un pareil effet, le confirma dans fon opinion , & une troifième ne lui permlt plus de douter de la vertu bienfaifante de ces fruits. Avec quelle joie & quel empreffement fe hata-t-il de réduire fon nez a la mefure naturelle ! Ayant fi heureufement recouvré fa figure ordinaire , il imagina, pour le rétabliffement de fes affaires, un ftratagême qui lui réuffit parfaitement. II défit la toile de fon turban , & y mit beaucoup de figues de cette derniere efpèce; & étant retourné en diligence au premier figuier, il en cueillit auffi une grande quantité, qu'il enveloppa féparément dans la même toile ; après quoi il reprit le chemin de Kemmerouf, oü il rentra au foir. II demeura la nuit chez une pauvre femme, qui le logea fans le connoitre. Le matin il fe barbouilla le vifage avec de la terre , fe traveftit en payfan, & ayant rempli un petit panier de figues qui alongeoient le nez, il les couvrit de feuilles, & alla pafier & repaffer devant le palais de Fadhel. Le chef des pourvoyeurs 1'ayant appercu, Pappella, & lui demanda ce qu'il portoit a vendre. Ce font de  44* Aventures petites figues de montagnes, dit le payfan. Nous ne fommes pas encore au tems des figues répartit l'officier, en découvrant le panier; ce'llesci font pourtant müres : combien veux-tu les vendre ? Les fruits qui nailTent fur les rochers expofés au foleil , dit le payfan , mürirTent plutot q«e les autres; vous m'en donnerez tant... I! prop0fa un prix? & lfi march, fó bientot conclu. Tangut changea de quartier, shabdla en médecin, s'attacha une barbe poftiche, qui le rendoit méconnoiffable , & attendit en eet état l'effet de fes figues. Le chef des pourvoyeurs du palais ne les eut pas plutöt achetées, qu'il courut les porter è la fultane & a la princeffe, qui prenoient enfemble du café. Fruits nouveaux ! s'écriat-d, je vous apporte les premières figues de cette année. La mère & la fille fe jeterent fur le pamer. Dogandar en pril plein fes mains avec autant de hate que fi elle les avoit dérobées, & s'enfuit de 1'autre cóté de la chambre pour les manger plus vïte & plus a fon aife. La mère fut la première a remarquer que fon nez s'étoit alongé de quatre pieds, après avoir mangé quatre figues. Elle en rejeta une cinquième a demi-pelée, & fit un cri qui obligea Dogandar a retourner la tête. Quel nez ! madame, s'écria-t-elle. Ah! ma fille, dit la ful-  D' A B D A I L A. 443 tane, en la regardant elle-même, nous fommes perdues. Elles volent toutes deux au miroir, & le miroir trop fidéle les repréfente telles qu'elles font. Qui pourroit exprimer les difFérentes paflïons qui s'élevèrent en leurs cceurs ? Le grand bruit qu'on entendit chez elles y attira toutes les femmes du palais, le fultan, le grandvifir, le chef des eunuques, Sc plufieurs érnirs. Fadhel fut faifi d'un étonnement étrange ; mais afin de ne pas augmenter la confiernation de la fultane Sc de la princeffe , il dit que 1'accident qui leur étoit arrivé ne pouvoit être qu'une illufion , & que quand même la chofe feroit réelle , il feroit aifé aux médecins qu'il alloit faire affembler, d'y apporter un prompt remède. Les plus habiles médecins du royaume d'Affén furent convoqués, Sc ils vifitèrent enfemble les malades. Après de longs Sc inutiles raifonnemens, ils conclurent que ces excroiffances de nez, dont leurs livres ne parloient point, pouvoient, a la vérité, être enlevées fans danger par quelques coups de rafoir ; mais que la bafe de chacun de ces nez s'étant amplifiée a proportion de la longueur furvenue, il refteroit toujours une difformité notable au milieu du vifage , Sc principalement au milieu de celui de la princeffe, qui avoit été plus friande Sc  444 Aventures plus avide que la fultane. Ce jugement redou* b a le défefpoir de Dogandar & de fa mèreelles s'enfermèrent de peur qu'on ne les vit. Le bruit de leur malheur ne laiffa pas de fe répandre dans toute la ville, avec la tfifte decifion des médecins. C'étoit ce que Tangut attendoit. 6 II alla, en qüalité de médecin étranger, préfenter fes fervices au fultan, lui faifant tout efperer de fa longue expérience & de la con«OiiTance qu'il avoit des fimples. Fadhel accepta fes ofFres, & Ie mena lui-même dans 1'appartement des dames. Le prétendu médecin leur tata le pouls aux jambes & aux bras,,! examina leurs nez; puis groffiffant le ton de fa vo1X , ,1 leur dit: « Mes reines , vous renenrblezadeséléphans. S'il y avoit un moyen de faire difparoitre Ia trompe d'un étóphant.fans qu',1 füt néceffaire de la couper , ce même moyen pourroit fervir a vous guérir. Or il y en a un, & je crois être le feul au monde qui Ie fache. J'en ai fait 1'épreuve fur un des plus pmflans éléphans du royaume de Pégu. Mais avant que de cpmrnencer k travailler k votre guenfon, je vous avertis que 1'éléphant eft d'un tempérament tranquille, qui contribue beaucoup a faire opérer.les remèdes qu'on lui donne ; & que par conféquent le mien ne peut  D' A B D A L L A. 445 agif fur vous que lorfque j'aurai réivffi a mettre toutes vos humeurs en équilibre. Après qu'il eut prononcé cette belle harangue, qu'il avoit ainfi dreffée pour fe divertir en allant a fes fins, Fadhel lui dit qu'il n'avoit qu'a gouverner les princeffes comme il le ju> geroit a propos , & lui donna un appartement dans le palais , afin qu'il fut plus a portee d'elles. II leur fit prendre pendant huit jours des remèdes très-communs, auxquels il donnoit des noms inconnus pour en infpirer une haute idee. Les remèdes ayant, a ce qu'il dit, ramené le tempérament de la fultane a la jufte égalité qui étoit abfolument néceffaire pour la guérir, il la fit entrer dans un cabinet dont il avoit fait fermer toutes les fenêtres, & lui mit dans la bouche quatre bonnes figues 1'une après 1'autre, qu'elle eut foin d'avaler. Vous voila guérie, madame, lui dit-il. Elle porta la main a fon nez, & fut fi tranfportée de joie , qu'elle laiffa le médecin pour courir fe montrer k fa fille, qui attendoit avec impatience 1'ifiue de 1'opération. Dogandar voyant la fultane parfaitement guérie, verfa fur elle des larmes de joie. Elle conjura enfuite, k mains jointes, le médecin de ne pas difiérer fa guérifon. Tangut lui dit, avec froideur, qu'il fouhaiteroit que fa complexion reffemblat a celle de fa mère. II  *t* Aventures bra„Iala«êIe,&fitunemine1defi;P;S ame. Apresces cérémonies, ,ui d&\ '™entq„efo„maletóH„£urab 2TtNe'reMVi'emM,to»A-^«-Ïc.no„. Ne p„„vant perfua(ier „ ■, d" moins q"«lque tems a la cour è V» U Np „e confemir pu'avec peL f , " avaMaS« Que la „ature & Ia 2 ' ' "Symx P'ei»s °e feu, ce reint defo.storee.a^^^. ™nftr„e„eq„i me défigure ! Y auroit-il une pcene plus heureufe oue moi fur la ter e tTnrlr'heUr^™^H..im-acca , &' q- me fera mounr! mais ce„e réflexion ne fl q^redoublermadouIenrMaWfrin^ a e le domaWe corne[ & ^ pu, cent„,ef0Mmalentre,esma.ns e *,lentendnraIfo„„eripel,-prèsde CMe  D' A B B A L l A. 447 forte; & concut, par fes difcours, que 1'occafion de recouvrer tout ce qu'il avoit perdu, étoit venue. Bien réfolu d'en profiter, il entra fans faire femblant d'avoir rien oui, & falua la malade a fon ordinaire. « Quoi ! lui dit-elle en gémiffant, feroit-il poffible que vous m'euffiez abfolument condamnée a demeurer toute ma vie comme je fuis ? Ayez compaffion de moi, je vous en conjure; faites du moins une tentative; craignez-vous de n'être pas affez recompenfé ? Si les tréfors de mon père ne font pas affez grands , 1'infortunée princeffe qui vous parle , peut vous faire elle-même des préfens qui vous forceront d'avouer que jamais médecin ne fut mieux payé que vous ». «< L'intérêt, madame , répondit Tangut, ne fut jamais un motif propre a me faire agir: je ne travaille que pour la gloire. J'envie celle des conquérans & des rois qui fe font rendus fameux, non-feulement par leurs exploits, mais auffi par leurs bienfaits; & dans la profeffion que j'exerce , fi je pouvois être d'un moment a. 1'autre dans les extrémités du monde les plus reculées, je remplirois de mon nom tout 1'univers , en rendant la fanté aux plus illuftres malades de toutes les nations ». « Rendez-moi les agrémens que j'ai perdus,  44§ Aventures répliquaDogandar, je vous mettrai en état de faire plus de conquêtes & de libéraiités que tous les rois enfemble n'en firent jamais. Je ferai plus, je vous donnerai le moyen de vous rendre fi promptement dans tous les lieux oii vous voudrez être, que la vïtefTe des oifeaux ne fera que lenteur en comparaifon de votre rapidité». Tangut, devenu habile par fes propres malheurs , parut fort étonné a ces propofitions. Madame, dit-il en fouriant, on promet tout pour obtenir ce qu'on défire fortement; on promet même 1'impoffible. Mes promeffes ne font point de cet:e nature , interrompit Dogandar ; & fi , après ma güérifon , quelques foibles appas que je devois a la nature Elle n'en dit pas davantage; mais elle tira de fon cabinet la bourfe, le cornet & la ceinture; & les montrant au Médecin, elle lui en expliqua les vertas. Quoiqu'il fütplus favant qu'elle fur cette matière, il parut incrédule k tout ce qu'elle lui dit, & feignit même de vouloir s'en aller, pour n'être pas obligé, difoit-il, de s'entretenir davantage de bagatelles ; fi bien que la princeffe eut encore la peine de le prier d'emperter chez lui ces trois raretés , pour en faire Pépreuve. Comme par complaiiance, il les mit dans fa poche; & ayant ainfi ratrapé ce qu'il avoit tant de fois défefpéré de rayoir, il réfolut de  TABLE DES CONTES. T O M E D O V Z I E M E. la Tour ténébreuse et les Jours lumineux. Ricdin-Ricdox , page i, ha Robe de fincérité, *3X les Aventures d'Abdalla. COMMENCEMENT des aventures £'Abdalla, fils ctHanif, 311 Hiftoire d'Almoraddin , 3zt Aventure de la Dame Indienne délivrée du feu, 3 31 Aventure de la Fille Indienne enlevée par des Fakirs, Premier conté de Loulou , Hiftoire du Roi fans ne^, 3 51 Hiftoire de la Dame Perfane , & fon voyage dans l'üe Dé tournee , 35^ Le Monde d l'enyers ; 373  ffë Table des Contes; Hiftoire d'Ajoub de Schiras, Suite de 1'hiftoire de la Dame Perfane, 3 Q z RéfurreBion de la reine Feramak & de Gian fon mari, Conttnuation de thiftoire d'Ajoub, 4lo Second conté de Loulou , x Hiftoire du prince Tangut, & de la princeffe au pied de ner. 1 roijieme conté de Loulou , Suhe de l'hiftoire d'Almoraddin , ' Aventure du pere du Pilote , 4ÓO Fin de la Table du Tome douzième.