I E CABINET DES F É E S.  CE VOLUME CO NT IE NT Les Mille et un Jour , Contes Perfans, traduits ea Pranjois par M. Petis de la Croix , Doyen des Secrétaires-Interprêtes du Roi, Ledeur & Profefleur au Collége ^.oyal. Tqme Premier.  LE CABINET DES F É E S, o u COLLECTION CHOISIE DES CONTES DES FÉES, ET AUTRES CONTES MERVEILLEUX, Ornés de Figures. TOME QUATORZIÈME. A AMSTERDAM, Et fe trouve a PARIS 3 RUE ET HOTEL SERPENTE. M. DCC. LXXXY-   P R É F A C E. -Nous devons ces Contcs au célèbre Dems Moc1^ , que la Perfe met au nombre de fes grands perTonnages. Ii etoit chef des Sofis d'Ifpahan * & £| avoit douze difciples qui portoient de longues robes de laine blanche. Les grands * II «4 bon de remarqucr que Ie terme de Sofi vient de donr * font profcflion. On pL jcs^T^ o s n déplaife k Gol.us, , M <* Pf £T£ TdT8T?qui font tombés <*» «S. 'o„ d foS ,T C°nVient P0I'nt' & c'eft<~ fi on d.fo.t I Empereur capucin. Le tradudteur de ces Comes J e-nt un jour fervi de ce tcrme en » Jjfpahan , * traitd Ie ftj de Sofi, i, escita leur fi££ jvec cdul de s f qui %nifie un defcendant de ciicc_ Tome XIT.  Vj P R Ê F A CE. & le peuple avoient pour lui une vënération fmgulière a caufc qu'il étoit de la race de Mahomer; & ils le craignoient, paree qu'il paffoit pour un favant cabalifte. Le roi Schah - Soliman même le refpedoit i un point, que fi par hafard il le rencontroit fur fon paflage, ce prince defcendoit auffi - tot de cheval, & lui alloit baifcr les étriers. Moclès étant encore fort jeune, s'avifa de traduire cn Perfan des comédies Indiennes , qui ont été traduices en toutcs les langu.es orientalcs, & dont on voit a la bibüothëque du roi une tradu&ion Turque fous le titre de Aifaraga BadalSchidda , ce qui fignifie la joie après l'affli&ion.. Mais le tradu&eur Perfan , pour donner a fon ouvrage un air original, mie ces comédies en Contes , qu'il appella Hc\aryck- Rou^ c'eft-a-dire Mille Sc un Jour. II confia fon manufcrit au fieur Pétis de la Croix, qui étoit en liaifon d'amitié avec lui a lfpahan en 1675 > & même il lui perrak d'en prendre une copie.  P R Ê F A C E. vij II femble que les Milles & un Jour ne foient rien aurre chofe qu'une imitation des Mille & une Nuit. EfTe£tivement, ces deux hvres ont la même forme. II y a dans Icurs defleins un contrafte commc dans Ieurs titres. Dans les Mille & une Nuit, c'eft un prince prévenu contre les femmes; & dans les Mille & un Jour, c'eft une princcfTc prévenue contre les hommes. II eft a croire que lun de ces Ouvrages a donné occafion de faire 1'autre; mais comme il n'y a point d epoque aux Contes Arabes , on ne fauroit dire s'ils ont été faits avant ou après les Contes Perfans. Quoi (Jifil en foit, les Mille & un Jour doivent divertir les perfonnes qui ont lu avec plaifir les Mille & une Nuit, puifque ce fonr les mêmes mceurs & la même vivacité d'imagination. Mais les lefteurs qui, dans les Contes Arabes , ont trouvé mauvais qu'on n'ait pas donné a Scheherazade une intention de perfuader par fes fables a Schahriat qu'il y a des femmes fidelles; car véritablement elle paroïc n'a-  r% P R Ê F A C E. voir pour but que de prolonger fa vie fans chercher a détromper le Sultan des Indes : ceux, dis-je, qui ont fait cette critique, ne feront pas le même reproche a Dervis Moclès. Sutlumemé fe propofe de combattre la prévention de fa Princeffe, Sc va toujours a fa fin. Dans tous fes Contes, il y a des Epoux ou des Amans fidèles. On voit qu'elle s'applique a guérir Farrukhnaz de fonerreur, fans toutefois que la néceffité qu'elle s'impofe de ne fe point détourner de fon but, faffe tort a la variété d'événemens que demandent ces fbrtes d'Ouvrages. LES  LES MILLE ET UN JOUR, CONTES PERSJNS. J-j E royaume de Cafchmire ( a ) étoic autrefois gouverné par un roi , nommé Tugrul - Béy. II avoit un fils & une fille qui faifoient 1'admiration de leur tems. Le prince appelé Farrukhrouz (tf ), étoic un jeune héros, que mille vefrus rendoient recommandable ; & Farrukhnaz ( c ) {a foeur , pouvoit paffer pour un miracle de beauté. En effen, cette princeffe étoit fi belle, & en même-tems li piquante, qu'elle infpiroit de lamout l tous les hommes qui ofoient la regarder; mais eet amour leur devenoit funefte , car la plupart en perdoient la raifon , ou tomboient dans une langueur qui les confumoit infenfiblement. C<0 Petit royaume fïtaê entre les Indes & Ie royaume He Thcbcc. (6) Jour heureu*. (c) Helireufe fierté. Tome XIF. A  i Les mille et un Jour, Lorfqu'elle fortoit du palais pour aller a la chaffe , elle n'avoit point de voile. Le peuple la fuivoit en foule , & témoignoit par fes aclamations le plaifir qu'il prenoit a la voir. Elle montoit ordinairement un cheval cartare blanc a taches roulTes , & marchoit au milieu de cent efclaves, magnifiquement vëtues & montées fur des chevaux noirs. Ces efclaves étoient auffi fans voiles , mais bien qu'elles fufTenr prefque toutes d'une beauté charmante, leur maitreife s'attiroit feule tous les regards. Chacun s'erTor^oit de s'approcher d'elle malgré la garde nombreufe qui l'environnoit. Vainement les foldats avoient le fabre a la main pour tenir le peuple éloigné, ils avoient beau même frapper & tuer tous ceux qui s'avan^oienttrop , il fe trouvoit toujours desmalheureux , qui , loin de craindre un fi déplorable fort, fembloient fe faire un plaifir de raourir aux yeux de la princeiTe. Le roi, touché des malheurs que caufoient les charmes de fa fille, réfolut de la fouftraire aux yeux des hommes. II lui défendit de fortir du palais ; de manière que le peuple celTa de la voir. Cependant la réputation de fa beauté fe répandit dans 1'Orient. Plufieurs rois fe laifsèrent enflammer fur la foi de la renommée ; & bientót on apprit a Cafchmire , que des ambaffadeurs partis de toures les cours de 1'Afie ,  Contes Persan s. j Venoient demander la maan de la princefTe. Mais avant qu'ils arrivalfent, elle fit un fonge qui lui rendit les hommes odieux. Elle rêva qu'un cerf étant arrêté dans un piège, une biche 1'avoit délivré; & qu!enfuite la biche étant tombée dans le même piège, le cerf, au lieu de la fecourir, 1'avoit abandonnée. Farrukhnaz a fon réveil fut frappée de ce fonge. Ellene le regarda point comme une illufion de la fantaifie agitée. Elle trut que le grand Kefaya (a) s'intérelfoit a fa deftinée, & qu'il avoit youlu par ces images lui faire comprendre que tous les hommes étoient des trairres , qui ne pouvoient payer que d'ingratitude la' tendreffe des femmes. Prévenue de cette étrange opinion , & dans la crainte d etre facrifiée a quelqu'un des princes , dont les ambalfadeurs devoient incelfamment arriver , elle alla trouver le roi fon père. Sans lui dire qu'elle füt révoltée contre les hommes , elle leconjura , les larmes aux yeux, de ne la point marier malgré elle. Ses pleurs at'tendrirent Togrul - Béy. Non , ma fille , lui ditil., je ne contraindrai point vos inclinations. Bien qu'on difpofe ordinairement de vos pareilles fans les confulter , je jure par Kafaya qu'aucunprince, füt - ce 1'héritier même du fultan {a) Idole arlorce autrefois a Cafclimire. A x  4 Les mille et un Jour, des Indes , ne vous époufera jamais , fi vous" n'y confentez. La princefTe raiïurée par ce ferment , dont elle connoilfoit la force , fe retira très-fatisfaite , 8c bien réfolue de refufer fon aveu a tous les princes qui la rechercheroient. Peu de jours après, il arriva des ambafTadeurs de plufieurs cours difFérentes. lis eurent audience tour a tour. Chacun vanta 1'alliance de fon maitre , & le mérite du prince qu'il venoit propofer. Le roi leur fit a tous beaucoup d'honnêtetés y mais il leur déclara que fa fille etoit maïtrelfe de fa main , paree qu'il avoit juré par Kefaya qu'il ne la livreroit point contre fon penchant. Ainfi la princeiTe ne voulant fe donner a perfonne , les ambafTadeurs s'en retoumèrent fort confus de n'avoir pas réulïi dans leur ambalfade. Le fage Togrul - Béy vit leur départ avec douleur. Il craignit que leurs maitres , irrités de fes refus , ne fongeaffent a s'en venger ; & faché d'avoir fait un ferment qui pouvoit lui attirer une cruelle guerre , il fit venir la nourrice de Farrukhnaz : Sutlumemé ( a ) , lui ditil , je vous avoue que la conduite de la princefTe m'étonne. Qui peut caufer la repugnance qu'elle a pour le mariage ? Parlez , n'eft - ce point vous qui la lui avez infpirée ? Non , fei- (a) Gorge tic lait.  Contes Persan s. 5 gneur, répondit la nourrice , je ne fuis point ennemie des hommes, & cette répugnance eft 1'erfet d'un fonge. D'un fonge , s'écria le roi fort furpris ! ah ! que m'apprenez-vous ? Non , non , ajouta-t-il un moment après , je ne puis croire ce que vous me dites. Quel fonge pourroit avoir fait far ma rille une fi forte impreffion ? Sutlumemé le lui raconta ; & après lui en avoir dit toutes les circonftances : voila , feigneur , continua-t-elle, voila le fonge dont la princelfe a 1'imaginarion frappée. Elle juge des hommes par ce cerf; perfuadée que ce font tous des ingrats «Sc des perfides, elle rejette également tous les partis qui fe préfentent. Ce difcours augmenta letonnement du roi, qui ne concevoit pas comment ce fonge pouvoit avoir mis la princelfe dans la difpofition oii elle étoit. Hé bien , ma chère Sutlumemé, ditil a la nourrice, que ferons-nous pour détruire les défiances dont 1'efprit de ma fille s'eft armé contre les hommes ? Crois-tu que nous puilfions la ramener a la raifon ? Seigneur , répondit-elle, li votre majefté veut bien me charger de ce foinla , je ne défefpère pas de men acquitter heureufement. Hé , comment vous y prendrez-vous, reprit Togrul-Béy ? Je fais , repartit la nourrice , une infinité d'hilToires curieufes , dont le récit peut , en divertifiant la princelfe , lui öter la A 3  6 Les mille et un Jour, rhauvaife opinion qu'elle a des hommes. Errlui faifant voir qu'il y a eu des amans fïdelles, je la difpoferai fans doute infenfiblement a croire qu'il y en a encore. Enfin , feigneur , ajouta-telle , lailfez-moi combattre fon erreur -y je me flatte que je pourrai la diffiper. Le roi approuva le delfein de la nourrice , qui ne fongea plus qu'a trouver des momens favorables pour 1'exécuter. Comme Farrukhnaz paifoit ordinairement 1'après-dinée avec le roi, le prince de Cafchmire & toutes les princelfes de la cour , a entendre les efclaves du palais chanter & jouer de toutes fortes d'inftrumens , le matin parut plus commode a Sutlumemé , qui réfolut de prendre le tems que la princelfe employoit a fe baigner. Ainfi dès le jour fuivant , aulTi-töt que Farrukhnaz fut dans le bain , la nourrice lui dit: Je fais une hiftoire remplie d'événemens finguliers j fi ma princelfe veut me permettre de la lui conter pour 1'amufer, je ne doute point qu'elle n'y premie beaucoup de plaifir. La princelfe de Cafchmire , moins peut-être pour fatisfaire fa propre curiofité , que pour contenter celle de fes femmes, qui la prelfoient d'entendre cette hiftoire , permit a Sutlumemé d'en commencer le récit. Ce qu'elle fit dans ces termes.  Contes Persan s. f. I. JOUR. HISTOIRE D'ABOULCASEM BASRY. T O u s les hiftoriens conviennent que le calife Haroiin-Alrrafchild auroit été le prince de fon fiècle le plus parfait , comme il en étoit le plus puilfant , s'il n'eüt pas eu un peu trop de penchant a. la colère , öc une vanité infupportable. 11 difoita tous momens qu'il n'y avoit point de prince au monde qui füt aufll généreux que lui. Giafar fon premier vifir , ne pouvant fouffrir qu'il fe vantat ainfi Iui-même, prit la liberté de lui dire un jour : O mon fouverain maitre , monarque de la terre , pardonnez a votre efclave , s'il ofe vous repréfenter que vous ne devez point vous louer vous- même. Laiffez faire votre éloge a vos fujets, 8c a cette foule d'étrangers qu'on voit dans votre cour. Contentez-vous que les uns remercient le ciel de les avoir fait naïtre dans vos états, & que les autres s'applaudiffent d'avoir quitté leur patrie pour venir ici vivre fous vos loix. Haroün fut piqué de fes paroles. II regarda fièrement fon vifir , & lui demanda s'il connoiffoit quelqu'un qui lui füt comparable en géné- A 4  ? Les mille et un Jour; ■ rofité ? Oui , feigneür, répondit Giafar ; il y ;$ dans la ville de Bafra un jeune homme appelé Aboulcafem ; quoique limple particulier , il vit avec plus de magnificence, que les rois j & fans en excepter votre majefté , aucun prince du monde n'eft plus généreux que lui. Le calife rougit a ce difcours j fes yeux s'enflammèrent de dépit. Sais - tu bien , dit - il, qu'un fujet qui a 1'audace de mentir devant fon maïtre mérite la mort ? Je n'avance rien qui ne foit véritable , repartit le vifir. Dans le dernier voyage que j'ai fait a Bafra, j'ai vu eet Aboulcafem j j'ai été chez lui ; mes yeux , quoiqu'accoutumés a vos tréfors , ont été furpris de fes richelfes , & j'ai été charmé de fes manières généreufes. A ces mots , 1'impétueux Alrrafchild ne put retenir fa colère. Tu es bien infolent , s'écria-t-il, de mettre un particulier en parallèle avec moi. Ton imprudence ne demeurera point impunie. En difant cela , il fit figne au capitaine de fes gardes d'approcher , & lui commanda d'arrêter le vifir Giafar. Enfuite il alla dans 1'appartement de la princelfe Zobéïde fa femme , qui palit d'effroi en lui voyant un vifage irrité. Qu'avez - vous, feigneur , lui dit-elle , qui peut caufer le trouble qui vous agite ? II lui apprit ce qui venoit de fe pafler, & il fe plai-  Contes Persan s. 9 gnit de fon vifir dans des termes qui firent comprendre a Zobéïde jufqu'a quel point il étoit en colère contre ce miniltre. Mais cette fage princelfe lui repréfenta qu'il devoit fufpendre fon reifentiment , 8c envoyer quelqu'un a Bafra pour vérifier la chofe ; que fi elle fe trouvoit fauffe , le vifir feroit puni; qu'au contraire , fi elle étoit véritable, ce qu'elle ne pouvoit penfer, il n'étoit pas jufte qu'on le traitat comme un criminel. Ce difcours calma la fureur du calife. J'approuve ce confeil , madame, dit il a Zobéïde; & j'avouerai que je dois cette juftice a un miniitre tel que Giafar. Je ferai plus ; comme la perfonne que je chargerois de eet emploi pourroit, par averfion pour mon vifir , me faire un rapport peu fidelle, je veux aller a Bafra, & m'informer moi-même de la vérité. Je ferai connoiffance avec ce- jeune homme, dont on me vante la générolité : li 1'on m'a dit vrai, je comblerai de bienfaits Giafar, loin de lui favoir mauvais gré de fa franchife ; mais je jure qu'il lui en coutera la vie, s'il m'a fait un menfonge. Aufli-tót qu'Alrrafchild eut pris cette réfolution, il ne fongea plus qu'a 1'exécuter. II fortit une nuit fecrètement de fon palais. II monte a cheval, & fe met en chemin fans vouloir que perfonne le fuive, quelque chofe que lui put dire Zobéïde,  10 Les mille et un Jour, pour 1'engager a. ne point partir tout feul. Etant arrivé a Bafra , il defcendit au premier caravanferail qu'il trouva en entrant dans la ville, & dont le conciërge étoit un bon vieillard. Mon père , lui dit Haroiin, eft-il vrai qu'il y a dans cette ville un jeune hom me appelé Aboulcafem , qui furpaife les rois en magnificence & en générofité. Oui , feigneur , répartit le conciërge , quand j'aurois cent bouches , & dans chacune cent langues, je ne pourrois vous conter toutes les aótions généreufes qu'il a faites. Comme le calife avoit befoin de repos, • il fe coucha après avoir pris quelque nourriture. II fe leva le lendemain de grand matin, Sc alla fe promener dans la ville jufqu'au lever du foleil. Alors, s'approchant de la boutique d'un tailleur, il demanda la demeure d'Aboulcafem. Hé, de quel pays venez-vous , lui dit le tailleur? 11 faut que vous ne foyez jamais venu a Bafra, puifque vous ne favez pas oü demeure le feigneur Aboulcafem; fa maifon eft plus connue que le palais du roi. La nourrice de Farrukhnaz fut interrompue en eet endroit par 1'arrivée d'une efclave qui avoit foin tous les jours d'avertir la princelfe , lorfqu'il falloit aller a la prière du midi. D'abord que cette efclave paroiffoit, Farrukhnaz fortoit du bain & s'habilloit; la nourrice de fon cóté celfoit de par-  Contes Persan s. ii Ier , & reprenoit le fil de fon difcours le jour fuivant, lorfque fa maïtrelfe étoit rentree dans le bain. C'eft de cette manière que Dervis Moclès a fait la divifion de fes Mille & un Jour. On a fuivi eet ordre; mais on a retranché tout ce qui, dans 1'original, eft devant & après la narration elfentielle, paree que cela ne fert qu'a la faire languir & qu'a ennuyer le leéteur, qui, par ce retranchement, lira les Contes fans s'appercevoir qu'ils font interrompus. Le lendemain Sutlumemé reprit donc ainfi la parole. II. JOUR. XjE calife répondit au tailleur : je fuis étranger. Je ne connois perfonne dans cette ville, & vous m'obligerez, fi vous voulez me faire conduire chez ce feigneur. Aufli-töt le tailleur ordonna a un de fes garcons de le mener a 1'hötel d'Aboulcafem : c'étoit une grande maifon batte de pierres de taille, & dont la porte étoit de marbre jafpé : le prince entra dans la cour oiï il y avoit une foule de domeftiques , tant efclaves qu'affranchis, qui s'amufoient a jouer en attendant les ordres de leur maïtre. Il aborda 1'un d'entr'eux, & lui dit : frère, je voudrois bien  ii Les mille et un Jour, que vous prifliez la peine d'aller dire au feigneur Aboulcafem qu'un étranger fouhaite de lui parier. Le domeftique jugea bien a 1'air d'Haroün , que ce n'étoit pas un homme du commun ; ü courut en avertir fon maitre , qui vint jufc]ues dans la cour recevoir 1'étranger , qu'il prit par la main Sc conduifit dans une fort belle falie : la le calife dit au jeune homme qu'il avoit entendu parier de lui fi avantageufement , qu'il n'avoit pu réfifter a 1'envie de le voir. Aboulcafem répondit a fon compliment d'une manié re fort modefte; Sc après 1'avoir fait afleoir fur un fofa, lui demanda de quel pays & de quelle profeffion il étoit, & oü il logeoit a Bafra. Je fuis un marchaud de Bagdad, répondit 1'empereur , & j'ai pris un logement dans le premier caravanférail que j'ai trouvé en arnvant. Après quelques momens de converfation y 1'on vic entrer dans la falie douze pages blancs chargés de vafes d'agate & de cryftal de roche , enrichis de rubis & pleins de liqueurs exquifes: ils étoient fuivis de douze efclaves fott belles 5 dont les unes portoient des baffins de porcelaine remplis de fruits & de fleurs , & les autres des boites d'or oü il y avoit des conferves d'un goüt excellent. Les pages firent l'e(fai de leurs liqueurs pour  Contes Persan s. ijles préfenter au calife : ce prince en goüta , 8c quoiqu'accoutumé aux plus délicieufes de tout 1'orient, il avoua qu'il n'en avoit jamais bu de meilleures. L'heure du diner érant venue fur ces entrefaites , Aboulcafem fit palfer fon convive dans une autre falie, oü ils trouvèrent une table couverte des mets les plus délicats, & fervis dans des plats d'or maffif. Le repas fini , le jeune homme prit le calife par la main , & le mena dans une troifième falie plus richement meublée que les deux autres , oü 1'on apporta une prodigieufe quantité de vafes d'or , enrichis de pierredes & pleins de toutes fortes de vins , avec des plats de porcelaine remplis de confitures sèches. Pendant que 1'höte & fon convive buvoient des plus excellens vins, il entra des chanteurs & des joueurs d'inftrumens , qui commencèrent un concert dont Haroün fut enchanté. J'ai , difoit-il en luimême , des voix admirables dans mon palais; mais il faut avouer qu'elles ne méritent pas d'entrer en comparaifon avec celles-ci. Je ne comprens pas comment un particulier peut avoir alTez de bien pour vivre li magnifiquement. Tandis que ce prince étoit particulièrement attentif a. une voix , dont la douceur le raviffoit, Aboulcafem fortit de la falie, & revint un moment après, tenant d'une main une baguette,  14 Les mille et un Jour, & de 1'autre un petic arbre , dont la tige étoic dargent, les branches & les feuilles d emeraudes, Sc les fruits de rubis. II paroiffoit au haut de 1'arbre un paon d'or bien travaillé , & dont le corps étoit rempli d'ambre, d'efprit d'aloës Sc d'autres fenreurs : il pofa eet arbre aux piés de 1'empereur , puis frappant de fa baguette la tête du paon , le paon étendit fes aïles, & fa queue fe mit a tourner avec beaucoup de vïteffe; Sc a mefure qu'il tournoit, les parfums dont il étoit plein en fortoient de tous cótés , & embaumoient toute la falie. Le calife ne pouvoit fe lalfer de confidérer 1'arbre & le paon , Sc il en témoignoit encore fon admiration, lorfqu'Aboulcafem les prit & les emporta fort brufquement. Alrafchild fut piqué de cette acFion , & dit en lui-même : Que veut dire ceci ? ce jeune homme , ce me femble, ne fait pas fi bien faire les chofes que je croyois: il m'óte eet arbre Sc ce paon , quand il me voit occupé a les regarder : a-t-il peur que je ne le prie de men faire préfent ? Je crains que Giafar ne lui ait donné mal-a-propos le titre d'homme généreux. Cette penfée fe préfentoit a fon efprit, lorfqu'Aboulcafem rentra dans la falie, accompagné d'un petit page auffi beau que le foleil. Cet aimable enfant avoit une robe de brocard d'or s  Contes Persan s. 15 relevé de perles & de diamans : il tenoit dans fa main une coupe faite d'un feul rubis , & remplie d'un vin couleur de pourpre. II s'approcha du calife , fe profterna devant lui jufqu'a terre, Sc lui préfenta la coupe : le prince avanca la main pour la recevoir , & 1'ayant prife , il la porta a fa bouche ; mais, ö prodige étonnant ! après avoir bu , il s'appercut en Ia rendant au page, qu'elle étoic encore toute pleine : il la reprend auffi-tót, & 1'ayant reportée a fa bouche, il la vuide jufqu'a la dernière goutte : il la remet enfuite encre les mains du page, & a 1'inftanc même il voit qu'elle fe remplit fans que perfonne verfe rien dedans. A eet objet merveilieux, la furprife d'Haroün fut extréme, & lui fit oublier 1'arbre & le paon: il demanda comment cela fe pouvoit faire : feigneur, lui répondit Aboulcafem , c'eft 1'ouvrage d'un ancien fage qui polfédoit tous les fecrets de la nature. En achevant ces paroles , il prit le page par la main, & fortit encore de la falie avec précipitation. Le calife en fut indigné : oh ! pour le coup , dic-il, ce jeune homme a perdu 1'efprit : il m'apporte toutes ces curiofités fans que je 1'en prie ; il les offre a mes yeux , & quand il s'appercoit que je prens le plus de plaifir a les voir , il me les enlèva : il n'y a rien  ïS Les mille et un Jour, de fi ridicule ni de fi malhonnête. Ah ! Giafar; je vous apprendrai a mieux juger des hommes! II ne favoit que penfer du caraótère de fon hóte, ou plutot il commencoit a n'en avoir pas bonne opinion , lorfqu'il le vit rentrer pour la troifième fois, fuivi d'une demoifelle toute couverte de perles & de pierreries , & plus parée encore de fa beauté que de fes- ajuftemens. Le calife , a la vue d'un fi bel objet, demeura faifi d'étonnement : elle lui fit une profonde révérence , & acheva de le clïarmer en s'approchant de lui: il la fit afleoir : en même-rems Aboulcafem demanda un luth tout accofdé : on lui en apporta un compofé de bois d'aloès , d'ivoire , de bois de fandal & d'ébène : il donna eet inftrument a la belle efclave, qui en joua fi parfaitement , qu'Haroün qui s'y connoilfoit , s'écria dans 1'excès de fon admiration 16 jeune homme , que votre fort eft digne d'envie ! les pltis grandsTois" du monde , le commandeur des croyans meme treft pas fi heureux que vous. 'D'abord qu'Aboulcafem remarqua que fon 'convive étoit enchanté de la demoifelle , il la prit aufli par la main & la mena hors de la falie. II. JOUR.    Contes Pen fc 5 A i R S A N S. I? 1 I I. JOUR. Ce rut me nouvdk mor[ifcatioii -Le /enne homme de Bafi-, „ ■ , P Jeconviens.difoic le calife en ™ caravanfenil „ , «tournant au mcndre préfcnt ? je mo r„is „„ ' m *"> k" ><= *ofe, n„„ °TLm T <,l"!,'!U'"ne * «s B  ï8 Les mille et un Jour; tation : il fe fait un plaiiir d'étaler fes riclielfes aux yeux des étrangers : pourquoi ? pour contente! feulement fon orgueil & fa vanité. Dans le ^ fond, ce n'eft qu'un avare, & je ne dois point pardonner a Giafar de m'avoir menti. En faifant ces réflexions fi défagréables pour fön premier miniftre', il arrivé au caravanferail; mais quel fut fon étonnement d'y trouver des tapis de foie , des rentes magnifiques, des pavillons, un grand nombre de domeftiques , rant efclaves qu'affranchis , des chevaux , des mulets, des chameaux, & outre tout cela , 1'arbre &r le paon , le page avec fa coupe, & la belle efclave avec fon luth. Les domeftiques fe profternèrent devant lui , & la demoifelle. lui préfenta un rouleau de papier de foie, qu'il déplia, & qui contenoit ces mots : ó cher & aimabk cónvive que je ne connois yoint : je n'ai peutêtre pas eu pour vous tous les égards que je vous devois : je vous fupplie d'avoïr la bonté d'oublïer les fautes que -j'ai eommïfes en vous recevant s &' de ne me pas faire V'a front de refufer les peths préfens que je vous envoie : pour 1'arbre 3 le paon 3 le page , la coupe & l'efclave 3 ils étoient a vous déja., puifqu'ils vous avoient plu ; car une chofe qui plak a mes convive* ceffe d'être a' moi 3 & devient leurprspre bien.  Contes pERSANSi Quand le calife eut achevé de lire cette lettre, il fLlt furpris de la libéralité d'Aboulafem & convenant alors qu'il avoit mal jugé de ce' jeune homme : mille millions de bénédiétions s ecna-Ml , foient données « Giafar ! il eft caufe que je fuis défabufé. Ah ! Haroün, ne te vante plus d'être le plus magnihque Sc le plus gênéreux de tous les hommes • un de ces fujets ïemPorte fur toi. Mais ajouta-c.il, en fe reprenant comment un fimple particulier peiir-il faire d'Q pareils préfens ? Je devois bien hu demander oü H a trouvé tant de richeifes : je confelTe que j'ai tort de ne 1'avoir point interrogé la-deffus ; je ni veux pas m'en retourner a Bagdad fans avonap* profondi cette affaire ; auffi-bien il m'.mporte de favoir pourquoi dans les états qui font fous ^pmlTance^ilyaun,^ d ^ v« plus dehaeufe que moi : il faut • Jfi revo.e , Sc que je 1'engage adroitement a me & couvnr par quels moyens il a pu faire une fcX tune fi prodigieufe. Impatient de fatisfaire fa curiofité , ij iM dans le caravanferail fes nouveaux & voos ferez du bien a :ous ceux qui iin. ploreront vorre fecóurs. Cette conduite que jappiouverois fort, fi Vous la pouviez teniC «npunémenc , fera caufe de votre perte. Vous ■ • vivrez avec tant de magnificence , que vous exciterez 1'envie du roi de Bafra, ou 1'avarice de fes mnnftres. lis vous foupconneront d avoir un néior cache. Ils n'épargneront rien pour le découvru ,&ils vous lenlèveront. Pour prévenir ce malheur, vous navez ^ fuivre mo„ ^ Ple. Jai roujours , de même que mon ayeul & mm pere, exercé ma profeffion, & joui de c§ rrefor fans éclat. Nous navons point fait de depenfe dont le monde ajt été furpris. h m manquai pas de promettre au marchand <3ue pmuerois fa prudence. II mapprit dans que endrort «ok le tréfor, & il m atfura qucquelque grande idéé que je puffe me forl, desnchelfesqu'd renfermoir , je les trouveroi, pre plus confidérables que je „e me les repré te^^C,^^ cegtóeuxv!X 1-dfu mortJ&qircommefon "tier, ,elm eus rendu les derniers devoirs E pns poffeffion de tous fes biens , feg xnarfonfaKunepartie^j^i voir * S»I «eft pas mcpuifable, il eft du moins fi  jo Les mille et un Jour, ciel me laifferoit vivre beaucoup plus long-tems que les autres hommes. Aufli , loin de remr la promefle que j'ai faite au marchand, je tépands par-tout mes richefles. II n'y a perfonne dans Bafra qui n'ait fenti mes bienfaits. Ma maifon eft ouverte a tous ceux qui ont befoin de moi, & ils s'en retournent tous contens. Eftce pofféder un tréfor , que de n'ofer y toucher ? Et puis-je en faire un meilleur ufage, que de 1'employer i foulaget les malheureux , a bien recevoir les étrangers , 8c a mener une vie délicieufe ? Tout le monde s'imagina d'abord que j'allois me ruiner une feconde fois. Quand Aboulcafem , difoir - on , auroir tous les tréfors du commandeur des Croyans , il les difliperoir. Mais on fut fort étonné dans la fuite , lorfqu'au lieu de voir dans mes affaires le moindre défordre , elles paroilfoient au contraire devenir de jour en jour plus floriffantes. On ne concevoir pas comment je pouvois augmenter mon bien en le prodiguant. Je faifois pourtant tant de dépenfe , qu'enfin je foulevai contre moi 1'envie, comme le vieillard me 1'avoit prédit. Le bruit fe répandit dans la ville que j'avois trouvé un tréfor. Il n'en feilt* pas davantage pour attirer chez moi des geus avides. Le licutenant de police de Bafra  Contes Persan s. Jt me vint voir. Je fuis , roe dir-il, Ie Daroga (a), je viens vous demander ou eft le tréfor qui vous fournit de quoi vivre avec tant de magnificence ? Je me troublai 4 ces paroles , & demeurai tout interdit. U jugea bien a mon air éperdu que les difcours qu'on tenoit de moi dans la ville n'étoient pas fans fondement. Alais au lieu de me prefier de lui découvrir mon tréfor ? Seigneur Aboulcafem, continua-t-il, j'exerce ma charge en homme d'efpnt; faites - moi quelque préfent qui foit digne de ma difcrécion. Combien me demandezvous, lui dis-je ? Je me contenterai , me répondit-il , de dix fequms dor par jour. Je lui répliquai : ce n'eft pas alfez , je veux vous en donner cent. Vous n'avez tous les jours i ou tous les mois , qu'i venir ici, & mon tréforier vous les comptera. Le lieutenant de police fut tranfporté de joie, lorfqu'il entendit ces paroles. Seigneur, me ditd, je voudrois que vous euffiez trouvé mille tréfors. JouilTez tranquillement de vos biens 5 je n'en troublerai jamais la polTeftion. II toucha par avance une grofle fomme, & s'en alla. Peu de rems après ie vifir Abouifatah-^afchi m'envoya chercher , & m'ayant fait entrer dans (■z) C'eft-s-dire, Lieutenant de Police. Pi  tx Les mille et un Jour,' fon cabinet, il me die : O jeune homme j'ai appris qua tu as découvert un tréfor. Tu fais que le quint appartient a dieu ; il faut que tu le donnés au roi. Paye donc le quint , & tu demeureras tranquille poflelfeur des quatre autres parties. Je lui répondis : feigneur , je veux bien vous avouer que j'ai trouvé un tréfor , & je vous jure en même tems par le grand dieu qui nous a créés 1'un & 1'autre , que je ne le déceuvrirai point , quand on devroit me mettre en pièces; mais je m'engage a vous donner «nis les jours mille fequins d'or , pourvu qu'après cela vous me laiffiez en repos. Aboulfatah fut aufii traitable que le lieutenant de police ; d m'envoya un homme de confiance, a: qui mon tréforler donna trente mille fequins pour le premier mois. Ce vifir craignant fans doute que le roi de Bafra lï'appm ce qui fe palfoit , aima mieux le lui dire lui-même. Ce prince 1'écouta fort attentivement , & la chofe lui paroilfant mériter d'être approfondie , il me voulut voir. 11 me recut d un air riant , & me dit : ö jeune homme , pourquoi ue me monrres tu pas ton tréfor ?. Me crois-tu alfez injotte pour te 1'enlever ? Sire , lui répondis-je, que la vie de votre majefté foit. aufii longue que les fiècles j mais dut-on m'arracher la chair avec des tenailles brülantes ,  Contes p e a s a n s. jj Je ne découvrirai point mon tréfor. Je confens de payer chaque jour a votre majsfté deux mille fequins d'or. Si vous refufez de les accepter , & que vous jugiez plus a propos de me faire mounr, vous n'avez qua ordonner, je fuis pret a foufFrir tous les fopplices imaginables, plutöt que de contenter votre curiofïté. Le roi regarda fon vifir a ce difcours ,. & lui demanda eonfeif. Sire, lui dir le miniftre , la fomme qu'il vous offre eft fi coniidéraHe , que c'eft avoir rrouvé un véritable tréfor. Renvoyez ce jeune homme , qu'il vive avec fa magnifïcence ordinaire; qu'il ait foin feulement d'êcre exaa a tenir la parole qu'il donne a votre majefté. Le roi fuivit ce confeiL II me fit même bien des careiTes j & depuis ce tems la , fuivaut nos conventions , je paye tous les ans , tant a lui qu'au vilir, & au lieutenant de police , plus d'un million foixante mille fequins d'or. Voila , feigneur > ce que vous fouhairiez d'apprendre; vous ne devez plus être furpris des préfens que je vous ai fairs , ni de tout ce que vous avez vu chez moi. Lorfqu'Aboulcafem eut achevé le récit de fes, aventures , le calife , animé d'un violent défic de voir le tréfor, lui dit : Eft-il poffible qu'il v ait au monde un tréfor que votre générofiténe foit pas- capable d'épuifer bientöt ?■ Non yje: D 5  54 Les mille et un Jour," ne le pais croire ; Sc li ce n'éroit pas trop exiger de vous, feigneur, je demanderois a voir celui que vous poifédez , en vous jurant par tout ce qui peut rendre un ferment inviolable , que je n'abuferai point de votre confiance. Le rils d'Abdelaziz parut affligé du difcours du calife. Je fuis fiché , feigneur, lui dit - il, que vous ayez cette curiofïté; je ne puis la iatisfaire qu a des conditions fort défagréables. N'importe , s'écria le prince , quelles que puiffent être ces conditions , je m'y foumets fans répugnance. II faudra , reprit Aboulcafem , que je vous bande les yeux , Sc que je vous conduife , vous fans armes Sc la tête nue , Sc moi le cimeterre a la main , prêt a vous ftapper de mille coups mortels , fi vous violez les loix de 1'hofpitalité. Je fais bien , ajouta - t ~ il , qu on peut m'accufet d'imprudence , Sc que je ne devrois point céder a votre envie 5 mais je me repofe fur la foi de vos fermens , & d'ailleurs je ne puis me réfoudre a renvoyer un convive mécontent. . De grace , dit le calife, contentez donc dès a préfent mes défirs curieux. Cela ne fe peut tout - a - 1'heure , répondit le jeune homme , mais demeurez chez moi cette nuit , quand tous mes domeftiques repoferont, j'irai vous prendre daris l'appartement oü je vais vous conduire. A  Contes Persan s. 57 ces mots, il appela du monde , & a la darté d'une grande quantité de bougies que portoient des efclaves dans des flambeaux d'or , il mena le prince dans une chambre magnifique , & il fe retira dans la fienne. Les efclaves déshabilIèrent 1'empereur , le couchèrent, & forrirent après avoir mis au chevet & aux piés du lit leurs bougies , dont la cire parfumée fe faifoit agréablement fentir en brülant. X. JOUR. _AlJ lieu de fonger a prendre quelque repos , Haroün-Alrafchild attendit impatiemment Aboulcafem , qui ne manqua pas de le venir ckercher au milieu de la nuit , & qui lui dit: feigneur , tous mes domeftiques font endormis : un profond filence règne dans ma maifon : je puis préfentement vous montrer mon tréfor aux conditions que je vous ai dites : Allons , répondit le calife en fe levant, je fuis pret a vous fuivre , & je jure par le créateur du ciel & de la terre , que vous ne vous repentirez point d'avoir fatisfait ma curiofiré. Le fils d'Abdelaziz aida au prince a s'habiller, puis lui mettant un bandeau fur les yeux : c'eft a regret , feigneur, lui dit-il > que j'en ufe de D 4  fii LeS MILLE et UnJoUR," cette forte avec vous ; votre air & vos maniéres me paroifient digiles d'une confiance... • J'approuve ces prccautions, interrompit 1'empereur , &• je ne vous en fais point mauvais gré. Aboulcafem le fit defceridre par fin efcalier dérobé , dans un jardin d'une vatte étendue ; & après plufieurs détours , ils entrèrent tous deux dans 1'endroit qui recéloit le tréfor. C'étoit un profond & fpacieux fourerrein , dont une fimple pierre couvroit 1'entrée. D'a'oord ils trouvèrent une longue allee en pente 6c fort obfeure , au bout de laquelle il y avoit une grande falie que plufieurs efcarboucles' rendoient très-brillante. Quand ils furent arrivés dans cette falie , le jeune homme óta le bandeau au calife, qui vit' avec étonnement tout ce qui s'offrit a. fes yeux. Un baifm de marbre blanc qui avoit cinquante piés de circonférence , trente de protondeur , paroifioit au milieu : il étoit plein de groffes pièces d'or , & 1'on voyoit régner tout autour douze colonnes du même méral, qui foutenoient autant de ftatues de pierres précieufes & admirablement bien travaillées. Aboulcafem conduifit le prince au bord du baflin, & lui dit : ce baflin eft profond de trente piés: voyez eet amas de pièces d'or, il n'eft encore baifie que de deux doigts : penfez-vous que jé puiffe diifiper cela biencót? Haroijn , après avoir  Contes Persan s. 57 kttentivement regardé le baflin, répondit: voila, je 1'avoue, d'im menfes richeffes; mais vous pötï* vez les épuifer. Hé bien , reprit le jeune homme» quand ce baflin fera vide, j'aurai recours a cö que je vais vous montrer. En difant cela , il le fit palier dans une autre falie encore plus brik lante que la première , & ou il y avoir plufieurs fophas de brocard rouge, relevé d'une infinité de perles & de diamans : Pon voyoit auffi au mdieu un balfin de marbre : il n'étoit pas , a la vérité, fi grand , ni fi profond que celui oü croient les pièces d'or • mais en récompenfe il étoit plein de rubis, de tppazes, d'émeraudes & de toutes fortes de pierreries. Jamais furprife ne fut égale a celle que le.caÜfe fit paroïtre alors : a peine pouvoir-il croire qu'il füt éveillé. Ce nouveau baflin lui paroilfoit un enchantement i il avoit encore la vue attachée delfus, lorfque le fils d'Abdelaziz lui fit remarquer fur un rróne d'or, deux perfonnes qu'il lui dit être les premiers maitres du tréfor : c ctoic un prince & une princelfe qui avoient fur la tête des couronnes de diamans i ils paroifloient encore tous deux plebs de vie : ils étoient couchés tout de leur long, tète contre tere , & Ion voyoit a leurs piés une table d'ébène , fur laquelle on lifoit ces paroles en lettres d'or : J'ai amaffé perrd-m le cours d'une longue vk , toutes -les rkhefihs  >;§ Les MiUE imn Jour, qui font ici : j'ai pris des villes & des chatcaux que j'ai pillés : j'ai conquis des royaumes & terrajfé tous mes ennemis : j'ai été le plus puiffant rot du monde; mais toute ma puiQance a cédé h celle de la mort : quiconque me verra dans l'état ou je fuis , doit ouvrir les yeux : qu'il faffe réflexion que j'ai vecu comme lui , & qu'il mourra comme m&i : qu'il ne craigne pas d'épuifer ce tréfor ; il m fauroit en venir a bout : qu'il s'en fervc pour ecquérir des amis ij & pour mener une vie agrc&Uc i car quand il faudra qu'il meurc 3 tous fes kiens ne le garantiront pas du fort commun a tous ïcs hommes* jc ne dcfapprouve plus votre conduite, du Haroün au jeune homme , après avoir lu ces «noes j vous avez raifon de vivre comme vous vivez i & je condamne les cenfeils que vous * donnés ie vieux marchand 5 mais , ajouta-t-il, je voudrois bien favoir 1c nom de ce prince : quel roi peut avoir pofl'édé tant de richelTes ? Je fuis gché que cette inferiptien ne me l'apprenne pas, Le jeune homme fit encore voir au calife une suere falie , dans laqueile il y avoit plufieurs chefes très-précieufes , & entr'autres des arbres femblables a, celui dont il lui avoit fait préfent. Ce prince auroit volontiers patfé le refte dc ia nuit A confidcrer tout ce que renfermoit merveilieus fouterrein.> file fik d'Abdelazi*  Contes P e r s a n s.' 59 craignant d'être appercu de fes domeftiques, ne 1'en eüt fait fortir avant le jour,- de la mème manière qu'il 1'y avoit amené , c'eft a-dire , la tête nue & les yeux bandés, & lui le cimeterró a la main pret a lui couper la tête , s'il faifoit le moindre effort pour öter fon bandeau. lis traversèrent le jardin , 8c remontèrent par 1'efcalier dcrobé dans la chambre oü 1'empereur avoit couché : ils y trouvèrent encore les bougies allumées : ils s'entretinrent enfemble jufqu'au lever du foleil. Après ce que je viens de voir, dit le prince au jeune homme, & a en juger par 1'efclave que vous m'avez donnée , je në doute point que vous n'ayez chez vous les plas belles femmes de 1'orient. Seigneur, lui répondit Aboulcafem , j'ai des efclaves d'une alfez grande beauté ; mais je n'en puis aimer aucune : Dardané , ma chère Dardané, remplit toujours ma mémoire : j'ai beau me dire a rous momens qu'elle a perdu la vie , & qlie je n'y dois plus penfer , j'ai le malheur de ne pouvoir mè détacher de fon image : j'en fuis polfédé a un point que, malgré toutes mes richelfes, au milieu de mes profpérités, je fens que je ne fuis pas heureux : oui , j'aimerois mieux mille fois n'avoir qu'une fortune médiocre, & polfédéï Dardané, que de vivre fans elle avec tous mei tréfcrs.  t u* Jou», lU ******* faketen, « &d« .Uwfo««*»>*ed, ; IVencfancer. Vous mfanferafe* d un feu q . 1 séfandva jamais. Je ,eW denars eeee, vo, "fcl.ve,& vous conto tous fa memode nTachc™utcesparofa;afai6.1»-i"de ?1ïkls »ec uu mufpo, fi vtf, que la dau« S"I%Jderecoutra,„dre efa ;ritonaumfie,&fayeu»faeMb,e„to^ Lés de larmes. Quavez-vous, madame lm * homme fcrt ferpris > D'ou nau cetce Auefoudalue.Quem'anuoucemcesplems * i pénècvent iufquau fond de mon ame Eft-ce lil les fais couler! Sufaje a.: efl d rifl! at A ces mots, la dame defcendic dc fon tröne , s'approcha du roi, le prit par la main , & le mena dans une chambre oü il y avoit une table couverte de viandes délicates. Elle le fit affeoir , & fe mit entre lui & Muezin , qui de tout ce qu'il voyoit n'augurant rien de bon pour fon maitre , s'attendoit a quelque trifte événe-j' ment. Pour le jeune roi , il étoit enchanté de Ia dame ; aucune réflexion ne troubloit le plaifir  £6 Les mille itunJourJ qu'il prenoit a la garder. II voulut la fervir £ mais elle lui dit; mangez vous deux : pour nous, 1'odeur des parfums , ou celie des viandes, nous fert de nourrkure. XVIII. JOUR. Aussi-tót que le prince & fon vifir eurent mangé , deux demoifelles leur préfentèrent a chacun une coupe d'agathe remplie d'un vin de couleur pourpre. Ils burent, & ces mêmes demoifelles avoient foin de renir toujours les coupes pleines. On apporta auffi du vin a la dame , mais elle n'en but pas une goutte ; elle fe contentoit de le fentir , & la feule odeur faifoit fur elle autant d'effet que la liqueur même fur Ruzvanfchad. Ils commencèrent a s'échauffer ; le roi dit a la dame mille chofes paffionnées , & la dame fe lailfant attendrir , lui paria dans ces termes : Prince, quoique vous foyez d'une efpèce inférieure a la mienne , je n'ai pu m'empêcher de vous aimer j & pour vous apprendre de quel prijs eft la conquète que vous avez faite , je ne veux pas que vous ignoriez plus long-tems qui je fuis. On voit dans la met une ifle appelée Cheheriftan: elle eft habitée par des génies , dont le roi fe  Contes Persan «y fe nomme Menoutcher. Je fuis Elle unique de. ce prince, & Chehenftani eft mon nom. . II y a trois mois que j'ai quitré la cour de mon père , & que curieufe de voir tous les différens pays oü vivent les enfans d'Adam, je me plais a voyager. J'ai parcouru rout le monde, Sc j'étois prête a m'en retourner a Cheheriftani, lorfqu'en traverfant aujourd'hui vos états, je vous ai vu a la chaife. Je me fuis arrètée pour vous regarder; mes fens fe font troublés tout-a-coup, Sc je ne vous ai pas perdu de vue, que je fuis tombée dans une profonde rêverie. 11 m'eft échappé quelques foupirs; & , fentant que malgré moi j'étois occupée de vous, j'en ai rougi. Eft-il poffible, difois-je , qu'un homme caufe le trouble qui m'agite? Un enfant d'Adam triomphera t-il de ma fiertë? J'ai eu honte de ma foiblelfe, Sc j'ai voulu promptement m'éloigner de vous ; mais , arrêtée comme par le pouvoir d'un charme , je n'en ai pas eu la force. Alors cédant aux tendres mouvemens qui retenoient mes pas, j§ n'ai plus fbngé qu'a chercher les moyeiis de vous plaire. J'ai pris la forme d'une biche blanche, & me fuis préfentée devant vous pour vous attiref, Vous m'avez pourfuivié; Sc après que je me fuis jetée dans la fontaine , vous ne fauriez croire avec quel plaifir je vous ai vu fatiguer 1'eau pour me trouyer. Je me fuis applaudie de votre inqus^ Tomé XIF, <5  98 Lesmihiïtun Jour, tude; j'en ai concu un heureux préfage. Attentive l tous vos difcours , j'ai été ravie d'entendre que vous vouliez palfer la nuit auprès de la fontaine ; & pendant que vous dormiez, j'ai fait batir ce palais pour vous recevoir. Les génies qui me fervent 1'ont conftruit en un moment. Cheheriftani alloit continuer, lorfqu'il entra une demoifelle qui paroitfoit fort affligée. La prineeiTe lifant fur fon vifage le malheur qu e e venoit lui annoncer, fit un grand cri. Enfuite elle fe frappa le vifage; & fe prit a pleurer amerement. Quel fpectacle pour le rol de la Chine. Vivement touché de la douleur qu'elle faifoit paroitre, il étoit fort en peine d'en favoir lacaufe. 11 alloit la demander, quand la demoifelle qui venoit d'arriver s'avanca , & dit i la princelfe: O reine , vous favez que les génies , quqiquils vivent plus long-tems que les hommes , ne laiifent pas d'être comme eux fujets a la mort. Vous aVez perdu le roi votre père , il vient de palfer de la vie périlfable a la vie éternelle. Tous les peuples vous demandent , ils vous attendent pour vous couronner. Venez donc recevoir 1'hommage de vos nouveaux fujets , & répondre a 1'impatience qu'ils ont de vous rendre tous les honneurs qui vous font dus. Le grand vifir mon père m a chargée de hater votre rerour. Maimona, lui répondit la princefTe, c eft afiez;  Contes P e r s a n s 9f) je reconnoïtrai le zèle de votre père, Sc celui qua vous me marquez. Je vais partir avec vous tour-a* Pheure. Adieu, prince, ajouta-r-elle en fe tournant vers Ruzvanfchad, & lui tendant une de fes belles mains , qu'il baifa avec tranfport, il faut que je vous quitte ; mais foyez afiiiré que nous nous reverrons quelque jour. Si je vous retrouve amoureux & fidelle, je n'aurai point d'autre époux que vous. Elle difparut en achevant ces mots. Auffi-tot une épailfe nuit, fuccèdant a la clarté des bougies dont le palais étoit illuminé, lailfa le roi de la Chine & fon vifir dans une obfcurité a ne pouvoir rien difcerner, & ils demeurèrent dans eet état jufqu'au jour qui leur caufa une nouvelle furprife • car au lieu d'être dans un palais, comme ils fe 1'imaginoient, ils fe trouvèrent au milieu de la campagne , fans appercevoir la moindre maifon. Muezin , dit alors le prince, faut-il prendre pour un fonge tout ce qui vient de nous arriver ? Non , feigneur, répondit le vifir; je crois plutót que c'eft un enchantement. La dame que nou§ avons vue eft quelque efffoyabie magicienne , qui, pour vous infpirer de 1'amour, aura pris la forme d'une charmanre nymphe; & toutes ces belles demoifelles qui chantoient & jouoient fi bien du luth, font autant de démons dévouss 4 fes charmes. G a  ïtOÖ Lï S MI t t Ë E T U N J O 0 Quelque vraifemblance qu'il y eutdans ce qua difoit Muezin, le roi étoic trop amoureux pour le croire; & ne voulant pas perdre 1'opinion avanta^eufe qu'il avoit concue de fa dame, il s'en retourna dans fon palais , réfolu d'en confervet toujoursunvif&tendre fouvenir. En effet,loin de 1'oublier, bien qu'il n'en recüt aucunes nouvelles, & que le vifir ne ceïsat de combattre fa paffion , il tomba dans une profonde mélancolie. Il abandonnatous les plaifirs, il n'en pouvoir goüter aucun que celui de la chaffe; encore n'alloit-il chalTer qu'aux lieux oü fa biche blanche lui étoit apparue , & oü il fe flattoit quelquefois de la revoir. f Cependantil y avoit prés d'une annee quil aimoit, fans qu'il eut fujet de fe flater qu'il n'aimoit pas un objet chimérique. II commen9oit i craindre que teut ce qu'il avoit vu ne füt un enchantement. Il lui prit envie de voyager, dans 1'efpérance qu'en voyageant, toutes ces images s'effaceroient infenfiblement de fon efprit. II lailfa la conduite du royaume ï Muezin ; & malgré tout ce que ce miniftre lui pCit repréfenter pour le détourner du deflein qu'il avoit pris de ne vouloir être accompagné de perfonne , il partir tour feul Une nuit, monté fur un fort beau cheval , qui avoit une felle & une bride d'or ennchies de rubis & d'eméraudes. Ce prince étoit couvert de  Gonter Persan s. tot tiches habits, & portoit un large cimeterre dont le fourreau étoit parfemé de diamans. II avoit déja traverfé fes états.; il avoit même gagné les frontières du Thébet, & il s'avancoit vers la capirale de ce royaume. II n'en étoit qu'a deux petites journées , lorfqu'il s'arrêta fous un gros arbre, dont 1'épais feuillage faifoit beaucoup d'ombre. A peine eut-il mis pié-t-a-terre pour fe repofer quelques momens, qu'il appercut allezprés de lui, fous un autre arbre , une dame qui ne paroilfoit pas avoir dix-huït ans. Elle étoit aflife, la tête appuyée fur une de fes mains ; elle rêvoit profondément, & 1'on jugeoit a fon air tnfte qu'il falloit que quelque malheur lui füt arrivé. Les habits qui la couvroient étoienr tout déchirés, mais au travers de fes haillons, on ne: laiffoit pas de remarquerque c'étoitune très belle perfonne, & qui ne devoit pas être du commun. Ruzvanfchad s'approcha d'elle, & après lui avoir offert fon fecours, lui demanda qui elle étoit ?■ La dame lui répondit : Je fuis fille & femme de roi , & cependant je ne fuis point ce que je dis. Je fuis princejfej & ne fuis point ce que je fuis^ G f  ïöi Les mille et un JourJ XIX. JOUR. Ij E roi de la Chine ne fa voir que penfer de la jeune dame , il crut qu'elle avoit perdu 1'efprit. Madame, reprit-il , rappelez votre raifon , & me croyez difpofé a vous rendre tous les fervices qui dépendront de moi. Seigneur, dit-elle alors, je ne fuis point étonnée que vous me regardiez comme une folie. Le difcours que je viens de vous tenir , a du vous paroïtre infenfé ; mais Vous me le pardonnerez fans doute , quand vous faurez mes malheurs. Je vais vous les apprendre pour reconnoitre votre générofité. H I S t O I R E DU JEUNE RO I D E THÉBET* & de la Princejfe des Naimans, JE fuis, pourfuivit-elle, fille d'un roi des Naimans. Mon père n'ayant pas d'autre enfant que moi, lorfqu'il mourut, tous les grands & le peu-? ple me procjamèrent reine; & en artendant que je fufle en age de règner , car je n'avois encore que quatre ans , on confia le gouvernement de 1'état au vifir Aly-Bin-Haytam, qui avoit époufé  Contes Persan s. i0j ma nourrice , & dont on connoifloit la capacité. Ce fage miniftre fut aufli chargé de mon éducation y- il commencoit a m'enfeigner 1'art de rcgner , & j'allois bientót prendre connoilfance des affaires , quand la fortune qui donne & óte a fon gré les diadêmes , vint me précipiter du haut du tróne dans une abime affreux. Un frère de mon père, le prince Mouaffac , qu'on croyoic mort depuis long-tems, Sc qu'on difoit avoir été tué dans une bataille donnée contre les Mogols , parut tout-a-coup dans le pays des Naïmans. Quelques grands feigneurs qui avoient été autrefois de fes amis , entrèrent dans fes intéréts , «5c fecondant 1'ambition qui 1'animoit , excitèrent dans 1'état une révolte en fa faveur. Le vifir Aly s'efforca vainement de 1'appaifer ■> aulieu d'éteindre ce feu qui s'allumoit, il ne fit que 1'irriter. En un mot , tous mes peuples fe laiffèrent féduire par les pratiques de Mouaffac , & fe déclarèrent pour lui. L'ufurpateur ne fe vit pas plutót couronné ; qu'il voulut s'aflurer de ma perfonne , 8c me faire mourir, pour prévenir tout ce que le zèle de quelques amis qui me reftoient pourroit entreprendre pour moi. Mais le vifir Aly & ma nourrice fa femme trouvèrent moyen de mefouftraire a la fureur du tyran. lis m'enlevèrent une nuit, nous fortimes d'AIbafin , Sc par des chemins dé* G 4  Ï04 Les mille et un Jour; tournés nous gagnames le Thébet. Nous allameS uemeurer dans la capitale de ce royaume , oü le vifir paffa pour un peintre Indien , & moi pour fa hlle; il avoit appris a peindre, & il poifédoic eet art fi parfairement, qu'il acquit bientöt de la reputatiön. Quoique nous eufiions une grande quantité de pierreries , & que nous puflïons vivre avec éclat, nous menions une vie obfeure , comme fi nous eufiions été réduits a fubfifter du p"iuceau d'Aly. Nous craignions les émilfaires de Mouarfac, & nous ne voulions poinc qu'on nous foupconnac d'être autre chofe que ce que nous paroifiions. Deux années s'écoulèrent pendant ce temps-la. Je perdis infenfiblement les idéés de grandeur qu'on m'avoit infpirées , & prenanr des fentiinens conformes a mon malheur , déja je commencois a m'accoututrïer.a 1'obfcuritc d'une condition commune ; il fembloit que je n'eufle jamais été que la fille d'un fimple particulier. Je hé me fouvenois plus d'avoir été fut le tröne; la trahquillité dont je jouiflois me faifoit oublier le pafle , ou fi quelquefois encore je rappelois dans ma mémoire le rang glorieux que j'avois öccupé, je ne 1'envifageois plus que comme un joug dont j'étois dégagée : 8c libre des foins attachés a la puiffance fouveraine , je pardonnois a la fortune de me 1'avoir ótée. Plüt au ciel $  Contes P e r s a n s. ioj' Kélas ! que j'euife palTé le refte de ma vie dans eet état obfcür & heureux! mais non. II faïic remplir fa deftinée; & il n eft pas moins inurile de fe plaindre des difgraces , que de vouloir les prévenir. ^ Le vifir fir quelques rableaux qui furent admirés de la ville de Thébet. Le roi en entendit parier , & eut envie de les voir. II vint lui-même chez Aly qui les lui montra. Ce prince en fur très-fatisfait, aafii-bien que de la converfation du peintre. Pendant qu'ils s'entretenoient tous deux , j'entrai dans la chambre oü ils étoient , entraïnée par la curiofité de voir le roi. Je crus que ne paroiffant devant lui que comme la fille du peintre , il ne feroit aucune attention a moi. Je me trompai : il me regarda j il fut même frappé de ma vue ; je m'en appercus • & me retirai; il ne fit pas femblant toutefois de m'avoir remarquée , & il continua de parier au vifir ; mais avec tant de trouble & d'émorion, avecun air fi inquiet , qu'il ne fut pas diflScile de juger que j'avois fait fur lui quelque impreffion. Effectivement, ce prince revint dès le lendemain chez Aly : il y revint encore les jours fuivans. Sous prétexte de chercher des rableaux , il entroir dans toutes les chambres , & faifoit fi bien , qu'il pénétroit toujours jufqu'a celleoü j'étois ; il ne me difoit rien d la vérité , mais fes regards enflam-  tioö Lis mille et un Jour, més ne découvroient que trop fes fentimens. Un jour il offrit au vifir un appartement dans fon palais , avec une grolfe penfion , voulant, difoitïl, arrêter dans fes états& s'attacher un fi fameus peintre. Aly devina fans peine le motif de cette propofition -y &c comme il en voyoit les conféquences, il me dit : Je m'apperc,ois, ma reine , que le roi de Thébet vous aime. L'amour a plus de part que Ia peinture aux offres qu'il nous fait. Nous allons loger dans fon palais, il ne manquera pas de chercher tous les jours a. vous entretenir de fa paffion. Souvenez-vous de votre nailfance , & bien loin d'accorder aux foupirs de ce prince une indigne vicroire, réfiftez courageufement aux prelfantes inftances de fa tendrefle. S'il eft afiez amoureux pour vouloir vous aflocier a fou rang , vous 1'écouterez ; s'il a d'autres vues, nous faurons bien les tromper. Je promis au vifir de fuivre exactement fes confeils; je ne lui dis point que ffevois remarqué auffi-bien que lr.: l'amour du roi, & encore moins ce que cette découverre avoit produit en moi. Le prince étoit jeune ^ beau , parfaitement bien-fait; je ne pus me défendre d'avoir pour lui les mèmes fentimens que je lui avois infpirés.  Contes P e r s a n s. 107 XX. JOUR. CjEpendant quelque penchant que je me fentilfe pour le roi de Thébet, je me promettois bien de le lui cacher, s'il n'avoit pas d'autre deflein que de tenter ma vertu ; mais ce prince m'épargna la peine de me contraindre long-tems. Je ne fus pas plutöt dans fon palais , qu'il me déclara fon amour de la manière que je le fouhaitois. Vous m'avez charmé , me dit-il, dés Ie premier moment que je vous ai vue ; j'ai été depuis fans celfe occupé de vous , & je fens que je ne puis vivre fans vous polféder ; mais quelque vive ardeur qui m'enflamme , ne croyez pas que je veuille vous traiter comme une efclave ; j ar pour vous autant de refpeót que j'en aurois pour la fille du roi de la Chine , & je prérends , en vous donnant ma foi, vous placer.fur le tröne de Thébet, Je remerciai le prince de 1'honneur qu'il me vouloit faire , & prenant cette occafion pour lui apprendre qui j'étois, je lui contai mon hiftoire qui le toucha vivement. Ma princelfe , s'écria-tH , je vois bien que le ciel m'a réfervé 1'honneur de vous venger, puifque vous êtes venue chercherun afyle au Thébet, Oui, le perfide Mouaf-  foS LisMnt!niisJo«i fac fera bientöt purri d'avoir ofé prendre votre place. Confentez que jevouséponfe aujourd'hm, & foyez affurée que dès demain je lui enverrai des ambafTadeurs pour lui déclarer la guerre , s'il refufe de vous céder le tróne qu'il a ufurpé. Je fis de nouveaux remercimens au roi , & lui avouai, qu'en nous voyant tous deux pour la première fois 1 fi j'avois fait fur lui quelque impreffion l je ne faVoïs pas auffi impunément regardé. Cet aveu Ie charma. 11 prit une de mes mams, il la baifa avec tranfport, & me jura qu'il m'aimeroit toujottrs. Il m'époufa dès le jour rncme , & notre mariage fut célébré dans la ville par de grandes réjouilTances. ■ Le iendemain , le roi > comme il me favoit promis , nomma des ambafTadeurs pour aller au pays des Naïmans. Ils partirent en diligence , & ils ne furent pas fi-tèt arrivés i la cour de Mouaffac , qu'ils demandèrent audience. On la leur accordav ilsdirentiee prince que leur maitre m'ayant époufée , ils venoient le fommer de me reftituer le royaume des Naïmans, ou fur fon refus lui déclarer la guerre. Mouaffac , bien que hors d'étar de réfifter au roi de Thébet, fut aifea fier pour méprifer fes menaces J de forte que les ambafTadeurs étant de retour, annoncèrent a leur maitre les refus-de 1'ufurpateur. Aufii-tot on ht des levées dans tout le royaume de Thébet, &  C O N T s S P e R S A N s: ,d9 1 on nut fut pié une armee nombreufe; mais dans Je tems que les troupes aflfemblées étoient prètes d marcher contre les Naïmans, il vint des députés de la part de ces peuples pour m'amzrer de leur obcifïance, & m'apprendre que mon oncle Mouaffac étoit mort après quelques jours de maladie. Sur cette nouvelle, leroi congédia fon armée,& réfolut d'envoyer Aly règner pour moi dans le pays des Naïmans. Ce miniftre étoitprêt k partir, lorfqu'une aventure d laquelle je ne me ferois jamais attendue, 1'en empêcha. Un foir j'étois affife fur un fopha dans mon cabinet, & je lifois quelques chapitres de 1'alcoran. Après les avoir lus, je me levai pour aller trouver le roi qui étoit déjd couché. Un phantöme effroyable fe préfenta tout d-coup au-devant de mes pas, & difparut dans le moment. Je fis un fi grand cri, que je réveillai le roi qui dormoit. II accourut d moi promptement, & me demand* pourquoi j'avois crié. Je h„ en dis la caufe, & raiTurée par fa préfence, j'étois déjd difpofée £ croire que le phantöme qui m'étoit apparu venoit de ma feule imagination que la lecture avoic échauffée. Le prince m'écouta fort attentivement & bien loin d'achever de diffiper ma frayeur, il me dit : Je fuis plus troublé que vous, & je'ne comprends pas, madame , comment vous pouvez are en même-tems dans mon lit & dans ce cabi-  IIO Les mille etuk Jour; net. Seigneur, lui dis-je, je ne concois rien au difcours que vous me tenez; parlezmoi, de grace, plus clairement. Hé bien, repartit-il, vous n 'avez qu'd vous approcher du Ut, & vous allez voir la chofe du monde la plus étonnante. En effet , m'étant avaneée jufqu'au ehevet, j'appercus, avec route la furprife que vous pouvez penfer, une jeune dame qui me reiTembloit parfaitement. Elle avoit tous mes traits & toute ma figure. O ciel! m'écriai-je a ce fpectacle, quel objet s'offre a ma vue! Quel prodige inoui Ah ! méchanre, interrompit cette dame , d'un ton de voix pareil au mien, il faut que tu fois bien erfrontée pour ofer prendte ma forme! Quel eft donc ron deiïein, fcélérate enchanterelfe ? Crois-tu que le roi mon époux , trompé par ces apparences qui lui lailfent ignorer laquelle de nous deux eft fa femme, poutra me chalfer de fon ht, & te donnet ma place ? Perds cette efpérance, ton artifice fera inutile. Malgré tes enchantemens , mon mari voit bien que tu n'es qu'une miferable. Mon cher feigneur , ajouta-t-elle en s'adrelfant au prince, fakes arrètercette perfide magicienne ; ordonnez tout-a-l'heure qu'on la jete dans un fombre cachot, & que demain elle expie dans les Hammes fa coupable intention.  Contes Pbrsans. m XXI. JOUR. Si la parfaite relfemblance qui étoic entre cette dame & moi, pourfuivit la prince/fe des Naï» mans, m'avoic étonnée, fon difcours infolent me furpm encore davantage. Au lieu de répondre fur Ie même ton, je ne pus m'empêcher de pleurer & je dis au roi : Seigneur, je croyois avoir épuifi ma mauvaife fortune; j'avois lieu de penfer qu'apres avoir uni mon fort au vötre, tous mes malheurs éroient finis; mais, hélas! un démon jaloux de mon bonheur vienc le ttaverfer; il empruntè mes traits, & veut palfer pour moi-même; ii a reuffi : vous ne me connoi/fez plus. Vous me co», fondez avec lui, regardez-moi de grSce. Si votre femme vous eft chère encore, votre cceur doit la demeler au travers du charme qui rrompe vos yeux. J'attefte le ciel que je fuis la princeffe des Waimans. La dame couchée m'interrompit pour la feconde fois: vous en avez menti, me dit-eflè vous etes une impudente, & vous faites alfez voir ce qu on doir penfer de vous. Les traïtres ont d'abord «cours aux fermens; & leurs yeux prompts a fervir leur perfidie , leur fournilfent toujours des pleurs. Celfez, nous dit alors le roi; fini/Tez Sé  „x» Les tfli.t» et u n Jour; difcours qui nem'aPP«^ favoir. Vousnefaites que nVembarraifer 1 une* 1'auue.Jenepvus ^onnoi^«afemme. de vous deux eft une magicienne qui chctche a leTéduire.mais il ne m'eft pas poffible de a coupable, de faire tomber lechatiment fer l,n T mi nepouvanrdone me deerde lam, .nnela le chef de fes eunuques, &. teme„s fépatés. Nous , pafs»™* le nta. X&fa femme, S^e». conta toute IVven.u.e. ble, „e domanc point, quelque chofe que tat „üt dite 1= toi, qu* ■» tecounuflen.., u ! „ouvètent fi femblables 1'uue i lautte, te même fe teffouveuan. que ,avo.s appotte en «Tu u„ematqueauge,,ou,nouSvU..a>&fut 'fe utprifelotfqueUe vit que nou» av.ons m t fien/le même fijne au même endto.t. I s ne f^ebutêtent point poutcela;.Is commencete i nousinte.togetféPatément. La ametcpo.^ i leuts queftions comme mo.-mcme; de fotte ne favoien. ce L E roi de Thébet fut alfez furpris de cette métamorphofe , qui ne fervit qu'a irrker la curiofité qu'd avoit d'apprendre tour ce que ce viei lard fe préparoit a lui raconter. Seigneur , du miférabie,vousme voyez rel que je fms naturellement;&pour vous donnet une enuere fa■sfaaion, ^ vais vous conter fhiftorre de ma ^'je fuis fils d'un tilferand de Damas , & Moe bel eft mon nomj comme mon père etort fort riche & encore plus avare, & qu d n avo.t^pomt d'autrehéririerquemoi,jemetrouvaraPes^ mort maitre d'un bien confidérable pour un mort man ^ f ft homme de ma naiffance. Au Vexemple ^P»h. otf*^£ ~ nager-^n Peu ma fortune, je nefongearquai^.  Contes P e r s a n s. izj divertir, J'aimois les femmes , & je m'attachai particuiièrement a plaire a une jeune dame qui demeuroic dans mon voifinage. Elle avoic de la beauté Sc beaucoup d'efprit ; mais fon efprit etoic artificieux, & d'un alfez mauvais caractère. Elle étoit aimée de plufieurs hommes, qui fe flattoient tous d'avoir la préférence, paree qu'elle les rraitoit rous également bien en particulier. J'y fus trompé comme les autres. Séduit par les marqués d'amitié qu'elle me donnoit, je m'imaginois que mes rivaux foupiroient pour une ingrate, & que j'étois plus heureux qu'eux. Cette opuuon augmenta mon amour , & mon amour me jeta dans une dépenfe effroyable. J'envoyois tous les jours quelque nouveau préfent a Dilnouaze, c'eft ainfi qu'elle fe nommoit ; & les préfens que je lui fis furent fi conhdérables , qu'en trois ou quatre annces je me ruinai. Mes rivaux , de leur córé , comme a 1'envi 1'un de 1'autre, s'attachoient a conferver par des préfens la tendrelfe de Dilnouaze ; de forte que cette dame s'enrichit de nos dépouilles. Après avoir dillipé tout mon bien , je m'attencloïs a me voir plus mal recu , & j'avois cette cramte, paree que j'étois toajours fort épris mais quoique coquecte & intérelfée, Dijiiouazq me dit un jour j Mocbel, tu crois peut-ètreque je vais te bannir de chez moi préfencemem que  124 Les mille et un Jour,' tu n'es plus en état de me faiie des préfens. Non, mon ami; comme tu es le plus amoureux de tous mes amans, puifque tu t'es le plutot ruiné , je veux a mon tour te montrer que je fuis généreufe. Je prétends partager avec roi tout ce que je recevrai de tes rivaux , & te rendre avec ufure ce que ton amour r'a fait prodiguer. En effet, aulieu de me lailfer manquer des chofes néceftaires , elle m'accabloit d'or & d'argent. Je paroiffois plus riche que je n'avois jamais été. Outre cela elle avoit urte entière confiance en moi, elle ne faifoit rien fans me confulter , & nous vécü- mes enfemble de cette forte pendant plufieurs an- nées. Infenfiblement Dilnouaze vieillilfoit, le nombre de fes amans diminuoit tous les jours , & enfin le tems acheva de les lui enlever tous. Quelle mortification pour une femme qui aimoit autant qu'elle la compagnie des hommes ! Elle ne pou. voit fe confoler de s'en voir abandonnée. Ah ! Mocbel , me dit-elle alors , je t'avouerai que la vieilleife m'eft infupportable. Accoutumée dès 1'enfance aux hommages des jeunes gens, je ne puis aujourd'hui fouffrir leurs mépris. Il faut que je meure pour m'affranchir du chagrin mortel qui me dévore , ou bien que j'aille au déferr de Pharan trouver la fage Bédta. C'eft laplus habile magicieane de 1'Afie; toute la terre eft  Contes P e r s a n s. ny foiimife a fes enchantemens. Les rivières , quand il lui plaït , remontenc vers leurs fources , lp foleil a fa voix palir ou recule; «5: la lune s'arrête au milieu de fa carrière. J'ai envie de Palier voir ; je fais dans quel endroic du déferc elle fair fa demeure : peut-être me donnera-t-elle un feeree pour me faire aimer des hommes malgré ma vieillelfe. Vous ferez fort bien, lui répondis-je , Sc je vous accompagnerai, fi vous le fouhaitez. Elle men pria. Nous nous chargeames de provifions & de quelques préfens pour Bédra , Sc nous primes le chemin du défert. Quand nous y fümes arrivés, fa fuite fe mit a la tête des Chinois., & fondfc fur les Mogols , qui voulurent d'abord faire quelque réfiftance; mais ils furent tous renverfés. Les Génies & les Chinois en firent un fi horrible carnage , quapeine le roi des Mogols, qui commandoit en perfonne, put-il fe fauver. Lelendemain, quand le jour vint a paroïtre , on vit toute la plaine jonchée de corps morrs, & Ruzvanfchad fcit d'autant plus conrent de cette vidoite, qu'elle ne lui couta que quelques foldats. Son armée fit un fiche butin. Tous les équipages des Mogols, auffi-bien que [leurs vivres qui étoient en abondance, devinrent la proie des vidorieux.  Contes Persan s. ifj Alors Cheheriftani dit au roi fon époux : Voila tous vos ennemis fur Iapouiïïère; la guerre eft finie. Vous pouvez retourner fur vos pas, & aller vivre dans votre palais tranquillement. Pour moi, je vais vousquitter, il faut que nous nous féparions pour jamais. Vous ne me verrez plus, & moiineme je ferai privée de votre vue. C'eft votre faute, mon cher prince : pourquoi n'avez-vous pas tenu la promefTe que vous m'aviez faite ? Ah ! pfte ciel, s'écria le roi ï ce difcours , qU'eft-ce que j'enrends ? Au nom de dieu, madame, abandonnez ce funefte deifein. Je me repens de vous avoir manqué de parole : daignez me pardonner Je vous prorefte que déformais vous ne vors" pWrez plus de moi. Quelque chofe que vous affiez fovez affurée que je me garderai bien dë Ie defapprouver. Ce ferment eft fuperflu, dit la Pnnceffe • nos loix m'ordonnent de de vous LeS loix des Génies ne fe peuvenr enfreindre Ceflez de vouloir m'arrêcer : hélas! s'il dépendoit de moi de vous pardonner, je ne ferois pas mexorable. Adieu, prince, ajouta-t-elle en p eurant vous perdez vos enfans & leur mère. Vous fouhaiterez en vain de les revoir , ils ne s otfnront plus a vos yeux. En difant cela elle difParut , auih bien que le prince de Cheheriftan Sc Ia princefTe Balkis.  T $4 Les miui et un Jour; XXX. JOUR. QtJelle vive douleur relfentk le roi de la Chine en perdant des objers fi chers! II n'eft pas poflible de 1'exprimer. S'il eür perdu la bataiUc , & quil fut tombé entre les mains des Mogols , ü n'auroit pas été fi affligé. U fe déchira le vifage, mit de la terre fur fa tête ,& fit toutes les actïons d'un homme infenfé. II reprit le chemm de U capitale avee fon armée, & dès qu'd fut avnve dans fon palais, il dit * Muezm : Vifir, je vous kitfe le foin des affaires, gouvernea mon empire, fakes tout ce que vous jugerez i propos j pour moi, je vais palier le refte de ma vie a pleurer ma femme & mes enfans que j'ai perdus par ma feule imprudence. Je ne veux voir perfonne que vous, Sc encore je ne vous donne la liberté de me parier qulcondition feulement que vous ne m entretiendrez point de tout ce qui regardemon royaume. Vous ne me parlerez que de Cheheriftani & de mes enfans. Je prétends faire mon umque occupation de mes chagrins. Effeétivement Ruzvanfchad s'enferma dans fon appartement, oü perfonne que Muezin navoit: U permiffion d'entrer. Ce miniftre 'alloit voir tous le jours. 11 ne manquok pas pour plaire a ce prince  Contes Persans. 155 de flatter fa douleur, & il efpéroit que le tems la diminueroit : mais au contraire elle s'augmenta de jour en jour. Le roi tomba dans une profonde mélancolie, & demeura prés de dix années dans une langueur mortelle. Enfin, cédant a fes enmus , il devint malade, & il étoit pret a mourir, quand la reine paroilfant tout-a-coup dans fon appartement, lui adrelTa ces paroles : Prince, je viens finir vos peines, & vous rendre la vie, que vous avez déja prefque perdue. Nos loix vouloient que, pour punir votrejarjure , je fulfe dix ans féparée de vous, & mcme elles ne me permettoient pas de vous revoir, a moins que pendant tout ce tems-la vous ne nfeufliez été fidelle : c 'eft pourquoi lorfque je vous quittai, je crus que je vous abandonnois fans retour. Les enfans d'Adam, difois-je, ne font pas capables d'une fi longue conftance : il m'aura bientöt effacée de fon fouvenir. Graces au ciel, je me fuis trompée, & je vois que les hommes peuvent aimer conftamment. Je reviens donc a vous, prince, ajouta-t-elle, & pour comble de joie , vous reverrez aufli vos enfans. A peine eut-elle achevé ces paroles, que le pnnce de Cheheriftan & la princelfe Balkis entrèrent & fe montrèrent a Puizvanfchad qui en fut charmé. Aufli tendre père que fideüe époux, il étoit agité des plus doux mouvemens que le  i5C Les mu" " un Jou, fang & l'amour puiflent infpirer. Sa fanté fut rétab'lie en peu de tems. Ces quatre perfonnes pafsèrent enfemble heureufement un trés - grand nombre d'années : & enfin après la mort du rol & de fa reine, le prince de Cheheriftan prit -polfeuicn du royaume de la Chine, & % princelïfe Balkis alla règner dans 1'ifle de Cheheriftan , jufqu'a ce qu'elle dévïnt 1'époufe du grand prophète Salbmon. ' .. . , - Quand la nourrice' de Farrukhnaz eut acheve de rkoriter cette hiftoire , les femmes de la princelfe qui aimoient les aventures des génies & les enchamemens , 1'élevèrent au- delfus de celle d'Aboulcafem ; mais toutes les autres furent d'avis contraire, & foutinrent que 1'hiftoire du jeune homme de Bafra étoit la plus intérelfante. Pour moi i dit Farrukhnaz , je blame fort le rol de la Chine de n'avoir pas tenu la promeife quil avoit faite a Cliehetiftani , puifqu'elle lui avoit dit que les génies ne faifoient rien fans raifon i cela prouve bien que les hommes ne font pas efclaves de leur parole. Madame , reprit Sutlumemé , il y en a qui la garderoient même aux dépends de leur vie, comme je vous le ferois voir par 1'hiftoire de Couloufe & de la belle Dilara , fi vous me permettiez de vous la raconrer. Je le veux bien , reprit la princelfe ; aufïï-bien je m'appercois que toutes mes femmes prennent beau-  Contes P e r s a n s. -jcoup de plaifir a vous entendre. Alors la nourrice la commenca de cette manière. H I S T O I R E De Couloufe & de U belle Dilara. Il y avoit a Damas un vieux marchand nommc Abdallah , qui paffoit pour le plus riche de fes confrères. ii étoit faché d'avoir été dans toutes Jes parties du monde , 8c de s/être expoféi mille &■ mille périls pour amaffer du bien , puifqu'il n'avoit point d'enfans. ii n epargnoit rien toutefois pour en avoir j il ouvrit fa porte aux pauvres, & faifoit fans celfe des charités aux derviches é en les invirant a prier dieu de lui accorder un fils. ii fonda. même des höpitaux & des couvents , & fit batir des mofquées , mais tour cela étoit inutile. Abdallah ne pouvoit devenir père, 8c il en perdit même 1'efpérance. Un jour il fit venir chez tui un médecin Indien, dont on vantoit forc la capacité. 11 ie fit afTeoir a fa table , 8c après 1'avoir bien régalé , il lui dit; O dodeur ! il y a long-tems que je fouhaite paffionnément d'avoir un fils. Seigneur, lui répondit lindien , c'eft une faveur qui dénend de dieu. Cependant il eft permis aux hommes de chercher les moyens de 1'obtenir. Ordonnez-xnoi ce  ïcS Les mille et u n Jou r.., qu'il faut que je faffe pour cela , reprit Abdallah , & je vous alfure que je le ferai. Premièrement, dit le médecin, achetez une jeune efclave qui foit grande & droite comme un cyprès : qu'elle ait un vifage agréable , de groffes joues Sc de groffes hanches. Secondement, le fon de fa voix doit être doux j fon air roujours riant, & fa converfation enjouée. De plus , je voudrois que vous vous aimafliez 1'un & 1'autre. Outre cela , avanr que de voir cette efclave , il faut que vous foyez chafte pendant quarante jours , Sc que votre éfpqf ne foit occupé d'aucune affaire ; que vous ne mangiez durant tout ce remsla que de la chair de mouton noir , & que vous ne buviez que du vin vieux. Si vous obfervez exadement toutes ces chofes , il y a lieu d'efpérer que vous aurez un fils. XXXI. JOUR. Abdallah ne manqua pas d'acheter une belle efclave, & véritablement il en eut un fils , en fuivant le régime que le médecin lui avoit prefcrit. Pour célébrer la naiffance de 1'enfanr, qui fut nommé Couloufe , Abdallah alTembla tous fes amis, leur donna un feftin , Sc fit de grandes aumönes pour rendre graces au ciel d'avoir  Contes Persan s. comblé fes vceux. On éleva Couloufe , & a mefure quil devenoit plus grand, il recevoir de nouvelles inftructions. II euc plufieurs maïtres qui Ie rrouvèrent fort difpofé \ profiter de leurs lecons. On lui enfeigna les langues Hébraïque, Grecque, Turque & Indienne , & a bien fermer les caraótères de routes ces langues. On ne fe contenta pas de lui faire apprendre PAlcoran, on lui en fit lire les commentaires. II en poffédoit jufquau fens myftiqtie. II étoit fur-tout bien inftruit du point qui regarde la prédeftination. II favoit aufli Paboïiffant & 1'aboli , de même que les points de Pambiguité & de Ia certitude. On ne voulut point quil ig„0rat 1'hiftoire des Tribus Arabes , 1'hiftoire de Perfe ainfi que les annales des rois. De plus, il apprk la morale, la philofophie , la médecine , Sc 1'aftronomie. II n'avoit pas dix-huit ans , qu'ourre toutes les chofes que/e viens de dire , il en faroit encore d'autres. II étoit bon poëre Sc favant muficien. II étoit d'ailleurs perfectionné dans tous les exercices du corps. Perfonne n'a jamais tiré de 1 are , ni manié Ie fabre Sc la lance 'avec plus d'adrelfe & de vigueur. Enfin, c'étoit un jeune homme d'un mérite accompli. Quelle fatisfadion pour un père d'avoir un femblable fils ! Abdallah 1'aimoit plus que fa vie & ne pouvoit vivre un moment fans lui. Ce-  iSo Les mille et u n Jour, pendant la mort qui en veut aux heureux du fiècle , vint biencót enlever le vieux marchand. Se voyant a 1'extrêmité , il fit affeoir Couloufe au chevet de fon lit, & il employa fes derniers momens a. lui donner de fages confeils. Après fa mort & fes funérailles , fon fils prit poffeffion de tous fes biens. . . . Mais ce jeune homme n'en fut pas plutbt maitre , qu'il commenca a les diffiper. II fit batir un palais , acheta de belles efclaves, & choifit plufieurs jeunes gens pour être les compagnons de fes débauches. Il paffoit les jours i fe divertir avec eux. On prodiguoit chez lui les mets les plus délicats & les meilleurs vins. Ce n'étoit que feftins , que danfes & que concerts. Il vécut de cette manière pendant plufieurs années, comme fi la fource de fes plaifirs eüt été inépuifable. Néanmoms il confuma tout fon pattimoine. Il lui fallut, vendre fon palais & fes efclaves , & infenfiblement il fe trouva fans bien. Ce qui réjouit fort fes ennemis. 11 fe repentit alors de fa prodigalité ; il alla chez tous les jeunes gens qui avoient contribué a le ruiner. Mes amis, leur dit-il, vous m'avez vu dans la profpérké , & vous me voyez préfentement dans la misère. J'ai recours a vous , aidez-moi a me relever de ma chute •, fouvenezvous des offres de fervices que vous me faifiez quand vous êtiez a ma table. Je ne doute point que  Contes Per san sj 161 que vous ne foyez touchés de 1'état oü je fuis Sc que vous ne faffiez quelques efforts pour men tu-er. C'eft ainfi que le malheux Couloufe tachoit d'exciter la reconnoiffance de fes amis , & les engager a le fecourir. Mais il parloit a des fourds. Les uns lui difoient qu'ils étoient faciiés de le Voir dans une lituation fi déplorable , & fe contentoient de prier Je ciel d'avoir pitié de lui. Les autres ajourant la dureté a 1'ingratitude , lui refufoienc jufqu'a la confoiation de le pl'aindre , & lui tournoient le dos. O faux amis ! s ecria-til, que votre procédé dur & ingrat me punic bien d'avoir été alfez crédule pour m'imaginer que vousm'aimiez véritablement! Le fils d'Abdallah encore plus pénétré de douleur d'avoir été la dupe de la faufie amitié de fes compagnons de débauche , que d'avoir diffipé tout fon bien , réfolut de s'éloigner de Danias oü il avoit tant de témoins de fon infortune. II prit la route du pays des Keraues, & fe rendit a Caracorom oü régnoit alors Cabal-Kan. II alla loger dans un caravanférail, oü de ce qui lui reftoit dargent, il fe fit faire une robe êv un turban de toile des Indes. II palfoit les journées entières a fe promener dans la ville. II alloit dans les marchés & dans les jardins voir tout ce qu'il y avoit de plus curieux ; & fr-têt que la „uit approchoit, il fe retiroit dans fon caravanfénil Tome XIF. L  i6i Les mille et un Jour, Un jour il entendit dire que le roi des Keraïtes Te préparoit a faire la guerre } que deux rois de fes voifins qui lui payoienr tous les ans un tribut confidérable , ne vouloienr plus le lui payer , qu'ils s'étoient ligués enfemble, & qu'ils avoient déja des troupes fur pied pour s'oppofer a CabalKan, s'il entreprenoit de pénétrer dans leurs pays. Couloufe ayant appris cette nouvelle , alla offrir fes fervices au roi, qui lui donna de 1'emploi dans fon armée. Ce jeune homme fe fignala dans cette guerre par des exploits qui lui attirèrent 1'admiration des foldats , 1'eftime des officiers, la protection du prince Mirgehan, fils du roi des Keraïtes. II n'en demeura pas-U. Comme a 1'exemple de ces deux rois voifins, d'autres princes qui payoient aufii tribut fe foulevèrent, Cabal-Kan fut obligé de tourner fes armes contre ces nouveaux ennemis , qu'il réduifu l lui demander la paix. Le fils d'Abdallah fit encore paroitre tant de courage dans les occafions qu'on lui donna de fe diftinguer, que Mirgehan voulut 1'avoir auprès de lui. Couloufe gagna bientöt 1'amitié de ce prince, qui, découvrant en lui tous les jours plus de mérite , 1'honora de fa confiance. Peu de tems après Cabal-Kan mourut. Le prince fon fils lui fuccéda, Sc fut a peine fur le ttone, qu'il combla de bienfaits le fils d'Abdallah , Sc en fit fon favori. Couloufe voyant que fes affaires avoient entière-  C O N T E S P E R S A N g. l6 ment changé de face, & qu'il n'avoit /amais ^ plus heureux, dit en lui-même : II faut bien que tous les évènemens de notre vie foient marqués dans le ciel. Quand je vivois a Damas dans les plaffirs, y avoit-il quelque apparence que je pulfe «omber dans la misère? Sc lorfque je fuis venu i Caracorom, pouvois-je raifonnablement efpérer que je deviendrois ce que je fuis ? Non , non toutes nos profpérités Sc nos difgrdces ne fauroient ne nous pas arriver. Vivons donc au gré de nos defirs , Sc fubilfons le fort que nous ne pouvons eviter. ' C>eft ainn" <3ue «aifonnoit le fils d'Abdallah Sc fetvant ce prince, il fuivoit fon penchant ^ contrainte. Un jour qu'il fortoit du palais, il rencontra une vieille femme couverte d'un voile de «ode des Indes, lié de rubans Sc de bandeaux de fore-Elle avoit un gros collier de perles , un baton a la mam Sc cinq efclaves aufli voilées Paccompagnoient. II s approcha de la vieille, &lui demanda i ces efclaves étoient a vendre? Oui, dit la vieille II leva auffi-töt leurs voiles , 8IVk que ces efclaves etorent jeunes & belles; il en trouva fur-tout une fortagreable. Vendez-moicelle-ci, dir-ij i lavieille, elle me plait. Non, lui répondit-elle, je ne veux pas vous la vendre. Vous me paroilfez un galant homme , ü vous en faut „ne plus belle. J en ai d autres dans ma maifon. J'ai des filles Turques, L a  ! Les mille et un Jour, Grecques, Efclavones , Ioniennes, Ethiopiennes; AUemandes, Cachemiriennes, Chinoifes, Arménienues & Géorgiennes. Je vous les préfenterai toutes, & vous prendrez celle qui vous plaira davantage j vous n'avez qu'a me fuivre. En achevant ces paroles, elle marcha devant Couloufe qui la fuivit. . Lorfqu'ils furent devant une mofquee, la vieille lui dit : O jeune homme, attendez-moi ici un moment, je vais revenir. Il attendit prés d'une heure, & il commencoit a s'impatienter , mais elle parut avec une fille qui étoit chargée d'un paquet. II y avoit dedans un voile &uin furtout de femme , dont la vieille revêtit Couloufe , en lui difa.it : Seigneur, nous fommes des gens d'honneur & de bonne familie* il ne feroit pas de la bienféance de recevoir chez nous un étranger. Ma mère, lui répondit-il, vous n'avez qu'a ordonner, je ferai tout ce que vous voudrez. Il fe couvrit donc du furtout, & fe mit le voile fut la tete. Enfuite il accompagna la vieille , qui le mena dans un quartier qu'il ne connoilfoit point. lis entrèrent dans une grande maifon ou plutöt dans un palais : car rout ce qui s'offroit a la vue, avoit un air de grandeur 8c de magnificence. Après avoir traverfé une vafte cour pavée de marbre ,afpé ils arrivèrent a un falon d'une étendue prodigieufe, au milieu duquel il y avoit un baflin  Contes Persans. 165 de porphyre rempli d'eau , 011 plufieurs petits canards fe jouoienr; Pon y voyoit tour autour des cages de fils d'or, oü il y avoit mille oifeaux d'efpèce différente qui faifoient entendre leur ramage. XXXII. JOUR. J?Endant que Couloufe regardoit avec attention ces oifeaux, & toutes les autres chofes qui coutribuoient a rendre ce falon le plus amufant du monde, il entra' une jeune dame qui s'approcha du jeune homme d'un air riant. Elle lui fit une profonde révérence; & après que de fon cóté il Peut faluée, elle le prit par la main, & lè pria de s'affeoir fur des coufiins de brocard d'or qui étóient fur des fophas de la même étofTe. Dès qu'il s'y fut affis, elle prit elle-même la peine de M effuyer le vifage Sc les yeux avec un mouchoir du plus fin fin : & en lui rendant eer agréable fervice, elle fourioit & lui lancoit des ceillades qui le mirent bientót hors de lui-même. 11 la trouvoit forr a fon gré, & il alloit fe déterminer a 1'acheter , quand une autre dame, dont les cheveux blonds flbttoient par boucles fur fes épaules nues , Sc qui étoit beaucoup plus belle que la première, parut. Elle s'avanca d'un air gracieux vers le fils d'Abdallah, lui prit les mains, L 3  166 Les mille et un Jo ü rJ les baifa, & fe mit en devoir de lui laver les pieds dans un baifin d'or. 11 n'y voulut pas confentir j &, frappé de la beauté dont elle étoit pourvue , il fe leva pour fe jeter a fes genoux, & dans la réfolution de s'arrêter a celle-la. Mais il demeura * rout-a-coup immobile , & comme un homme qui a perdu 1'ufage de fes fens , car il appercut vingt jeunes demoifelles, toutes plus charmantes les unes que les autres. Elles accompagnoient une jeune perfonne encore plus belle & plus richement habiilée qu'elles, & qui patoifloit être leur maïtrelfe. Couloufe crut voir la lune environnée d'éroiles; & a la vue de eet objet raviflanr, il s eva» nouit. Toutes les efclaves accoururent auffi-töt a fon fecours, & 1'ayant fait revenir de fon évanouiffement, la dame qui 1'avoit caufé , lui adrefTa la parole : Tu fois le bien-venu, lui dir-elle, pauvre oifeau pris par les pieds. Couloufe baifa la terre , & pouiTa un profond foupir. On le fit afleoir fur un fopha. Cependant on apporta du forbet dans une coupe d'or enrichie de pierreries. La dame en but, & préfenta le refte au jeune homme. Enfuite elle s'afifit auprès de lui, & remarquant qu'il étoit li troublé qu'il ne pouvoit prononcer une parole ; D'oü nait le trouble qui t'agite, lui dit-elle? Bannis cette fombre triftelfe qui paroit dans tes yeux. Tu t'ennuies déja. fans doute avec nous. Notre  Contes Persans. \g-j compagnie te déplaït. Ah! belle dame, réponditil, en la regardant d'un air tendre, ceflez de ^tace, ceflez de m'infulter. Vous favez trop qu'on ne peut voir vos charmes impunément. Je fuis, je Pavoue, hors de moi-même j un trouble inconcevable agite tous mes efprits. Sois donc de bonne humeur, interrompit la dame, Sc fonge que tu viens ici acherer une efclave. Allons nous mettre tous a table, j'efpère que nous pourrons te divertir. En difant cela, elle prit Couloufe par la main, Sc le conduifit dans une falie oü ils s'affirent avec routes les autres dames a une longue table couverte de corbeilles de fandal, pleines de tablettes Sc de confitures fik-hes : des confitures Mamouni, des pommes Tannouri, du pileau Gouzina , Lafizina, Chekerina, Sc autres chofes encore. Après avoir mangé, ils fe levèrent. On leur apporta un baflin Sc une aiguière d'or. Les dames fe lavèrent les mains avec des patés d'amandes de Coufa, du favon de Ricca, du docna de Bagdad , & de la poudre d'aloès Comari; puis s'étant elfuyées avec des mouchoirs de foie de couleur de rofe , elles allèrent a la chambre du vin. C'étoit un réduit agréable, omé de plufieurs caiffes de baumes, de rofes & d'autres fleurs odorantes, qui bordoient un baflin de matbre plein d'une fort belle eau. Ce baflin fervoit a rafiaïchir le vin, Sc contribuoit . en mèlant du frais a 1'odeur des fleurs , a rendre L 4  ï68 Les mille etunJotjr^ ce réduit delicieus. Toutes les dames firent boire Couloufe, Sc burent aufli elles-mêmes•, de forre que la compagnie retourna dans le falon la tête un peu échauffce. % La, quelques-unès de ces dames commencerent a danfer , & les autres a jouer de la harpe , de la guitare de David , appellée Canoun, de 1'orgueArganoun, & du violen Barbot. Mais avec quelque délicatelfe qu'elles joualfent de ces tófrrumens, elles n'approchoient pas de la dame dont ie fils d'Abdallah étoit enchanté. Cette ïncomparable perfonne voalant a fon tour montrec ce qu'elle favoit faire , prit un luth (a) , & ^Jznt accordé , elle en joua d'une manière raviifante. Puis fe faifant donner une harpe, elle joua fur le mode Rifte; enfuite on lui appotta une viole, & joua fur le mode lfpahani; après cela, elle prit une fiïite douce, & joua fur le mode Rihaoui. En un mot, elle employa les douze modes 1'un après 1'autre , & les vingt-quatre branches de la mufique. Elle chanta aufli, & fa voix ne fit pas moins de plaifir 11'amoureux Couloufe, que U manière dont elle avoit joué des inftrumens. 11 en fut fi charmé, que ne pouvant plus fe pofféekr : Ma reine , s'écria-r-il, vous m'avez 6ré la raifon ; je ne puis réfifter aux tranfports on- vous m'infpirez : fouffrez que je baife une (a) Aoud.  Contes P e r s a n s. ' lgf de vos belles mains, & que je mette ma tête a vos pieds. En difanr cela, eet amant paffionné fe jeta par' rerre comme un homme.infenfé, & faifilfant une des mains de la dame, il la baifa fort amoureufemenr. Mais cette aimable perfonne, choquée de fa hardielTe, le repouifa d'un air fier' & lm dit: Qui que tu fois, arrête, & ne paffe pas' fes bornes de la modeftie : je fuis une fille de quahté. II eft inutile que tu défires ma poiTeffion, ta ne faurois 1'acquérir : tu ne me verras plus. A ces mots, elle fe retira; & toutes les autres dames , d fon exemple, en firent autant. x x x r 11. jour. L-E fils d'Abdallah, au défefpoir d'avoir fait une aaio„ défagréable i la dame qu'il aimoit, demeura dans la falie, agiré de mille penfées diffcrentes. La vieille qui Pavoit amené vint d lui Qu'a vez-vous fait, jeune homme, lui dit-elle? Falloit-il vous laiiTeremporter i votre paffion > Quoiqueje vous aie fait accroire que j'avois ici des efclaves de toutes nations, vous avez dü ,W par Ia magnificence de cette maifon, & a la manière dont on vous a recu , que vous n'étiez point chez une marchande d'efclaves. La dame que vous' avez offenfée eft fille d'une des premières perfon-  i7o LesmilieetunJour; nes de la cour : vous deviez être plus refpec- tueux. Le difcours de la vieille augmenta l'amour de Couloufe, & le regret qu'il avoit d'avoir, par un tranfport indifcret, obligé la dame a fe retirer. II en étoit tout mordfié, & il défefpéroit de la revoir, quand, plus parée & fous d'autres habits, elle revint dans le falon avec les autres dames. Elle fe mit a rire en voyant le fils d'Abdallah trifte & rêveur. Je crois, lui dit-elle, que tu te repens de ta faute, & je veux bien te la pardonner , a condition que tu feras déformais plus. fage, & que tu m'apprendras qui tu es-. Comme il ne demandoit pas niieux que de fe réconcilier avec cette charmante perfonne , tl lui dit fans peine qu'il fe nommoit Couloufe, &c qu'il étoit favori du roi. Seigneur, lui dit-elle alots, il y a long-tems que je vous connois de réputation, & que j'entends parier de vous fort avantageufement; j'ai même quelquefois fouhaité de vous voir, je fuis ravie d'avoir aujourd'hui cette fatisfaftion. Continuons nos danfes & nos concern , pourfuivit-elle en fe toumant vers les autres femmes; faifons rous nos efforts pour divernr notre convive. Toutes les dames recommencèrent a danfet ou jouer des inftrumens, & ce diyertilfement dura jufqu'a la nuit. D'abord qu'elle fut arrivée, on alluma une prodigieufe quanuté  C O N T , S p E R s A N s. de bougleS; & en attendant le fouper , la jeune darn|&lefllsd'Abdallah eurent enfemble un entreuen. £He lui demanda des nouve]les du fQ. •Mirgehan ; fi ce prince avoit de belles perfonnes dans fon férail. Oui, madame, lui dit Couloufe , « a des efclaves d'une alfez grande beauté. II en' «me une préfentement qui fe nomme Ghulendam Elle eft jeune , bien faite , & je dirois que ceft la plus belle fille du monde, fi je „e vous avois pasvuej mais vos charmes font au-delfus desfiens, & elle ne mérite pas de vous être comparée. Ces paroles flatteufes ne déplurenc Point i Ddara (a), c'eft ainfi que fe nommoit Ia jeune dame. Elle étoit fille de Boyruc , grand feigneur Keraïte , qui n'étoit point alors a Caracorum Mirgehan 1'avoit envoyé a Samarcande , pour fehciter de fapart Usbec- Can fur fon avéne»e« a la couronne de Tartarie. Si bien que Ddara pendant 1'abfence de fon père , fe faifoit quelquefois un plaifir d'attirer des jeunes gens chez elle pour s'en divertir feulement; car dès quds vouloient perdre le refpecr , elle favoit bien repnmer leurs tranfports. Ede fut donc bien-aife d'entendre dire a Couloufe qu'elle étoit plus belle que la maitrelfe m' Cela Ia renditplus vaine & plus gaie. Elle repos du cccur.  l7i Les mille et un Jour, dit mille chofes agréables en foupant, & acheva pat fon efpric d'infpiret a fon hbte tout l'amour qu'il pouvoit fentir. 11 ne laiffa pas de fon eöté de briller dans le repas. Echauffé par la vue & 1'enjouement de la jeune dame, il lui échappoit de tems en tems des faillies fort plaifantes. Lorfqu'il fut tems de fe retiter, il fe profterna devant Dilara, & lui dit : Quand je demeurerois ici cent années, je croirois roujours n etre avec vous que depuis un moment; mais quelque plaifir que je prenne i votre entretien , il faut que je vous quitte, & vous lailfe repofer. Demain, fi vous voulez bien me le permettre, je reviendrai. J'y confens, répondit la dame : vous n'avez qu'a vous trouver fur le foir a la porte de la mofquée, oü 1'on a été vous prendre aujourd'hui, Sc 1'on vous raménera dans cette maifon. Après avoir achevé ces paroles , elle fe fit apporter une bourfe de fils d'or Sc de foie qui éroir 1'ouvrage de fes mains , Sc dans laquelle il y avoit des bijoux d'un prix confidérable. Tenez , Couloufe , lui dit-elle , ne refufez pas ce petit préfent, ou bien vous ne me reverrez plus. Le fils d'Abdallah prit la bourfe, remercia la dame, Sc fortit du falon. 11 rencontra dans la cour la bonne vieille, qui lui ouvnt la potte de la rue , & lui montra le chemin du palais. Auffi-tot qu'il y fut arrivé , il fe retira dans fon  Contes Persans. 173 appartement & fe couchai II pafla le refte de la nuit a rappeler dans fa mémoire tout ce qu'il avoit vu le jour. II étoit 11 occupé de Dilara, que le fommeil ne put fermer fa paupière. 11 fe leva du grand matin , & fe rendit chez le roi. Ce prince, qui ne 1'avoit pas vu le jour précédenr , & qui 1'avoit demandé plufieurs fois, étoit fort en peine de lui. Hé! d'oü viens-tu , Couloufe , lui dit-il d'abord qu'il l'appé^ut? Qu'as-tu fait hier ? Pourquoi n'as-tupas paru? Seigneur, lui répondit le favori, quand votre majefté faura 1'aventure qui m'eft arrivée, elle ne fera pas furprife de ne m'avoir pas vu. En même tems il raconta tout ce qui s'étoit palfé. Lorfqu'il eut achevé fon récit: Eft-il poftible, lui dit Mirgehan , que cette jeune dame, dont tu m'entretiens ,- fois fi belle que tu le dis ? Tu en parles avec tant de vivacité, que je me défie du portrait que tu men fais. Seigneur, reprit le fils d'Abdallah, bien loin d etre un peintre flatteur, je puis vous alfurer qu'elle eft encore fort au-deflus de ce que j'ai dit. Oui, fi Mani, ce fameux peintre de la Chine, entreprenoit de la peindre , il craindroit, avec raifon, de ne pouvoir égaler la nature. C'en eft trop, dir le roi, tu me donnés, envie de voir cette dame , & je veux abfolument t'accompagner tantót, puifque tu dois retourner chez elle. La curiofité du jeune roi des Keraïtes afflige»  174 Les mhlï it vn JovrJ Couloufe. II en appréhendoir les fuites pour fort amour. Hé comment ferai-je, feigneur, lui dit-il , pour vous introduire chez cette dame; qui lui dirai-je que vous êtes? Je me déguiferai, répartit Mirgehan, & je pafferai pour ton efclave. J'entrerai avec toi, & me cacherai dans un coin, d'oü j'obferverai tout. Le fils d'Abdallah n'ofa répliquer a fon maitre, qui fe revctit d'un habit d'efclave; & tous deux a 1'entrée de la nuit, ils fe rendirent a la porte de la mofquée. lis n'y furent pas long-tems fans voir paroitre la vieille , qui lui dit ï II n'étoit pas befoin d'amener avec vous eet efclave. Vous n'avez qu'a le renvoyer. XXXIV. JOUR. IjE roi fut fort mortifié d'entendre ainfi parier la vieille; mais Couloufe prit la parole : Ma bonne mère, dit-il, permetrez , je vous prie, que eet efclave nous fuive. C'eft un garcon qui a de 1'efprit Sc d'agréables talens; il fait des vers fur. le champ , & chante a ravir. Votte maitre/fe ne fera pas fachée que je le lui fafle voir. La vieille ne dit plus rien. Ils marchèrent tous trois, Couloufe couvert d'un furtout de femme comme le jour précédent, & Mirgehan en habit d'efclave. Us entrèrent dans la cour, & de-la dans le falon,  Contes Persan s. l7J qu'ils trouvèrent éclairé d'une infinité de bougies parfumées, qui répandoient d'agréables odeurs. Dilara demanda au fils d'Abdallah, pourquoi il s'étoic fait accompagner par un efclave. Madame , lui dit-il i j'ai jugé a" propos de 1'amener pour vous divertir j il eft bourfon , poëte Sc muficien : j'efpère que vous en ferez contente. Cela étant, dit-elle , qu'il foie le bien-venu. Mais ; m0n ami \ ajouta-t-elle en s'adreiTaiit au roi, fois foumis & obéilTant , Sc ne t'avife pas de manquer de refpecT: a mes femmes , car tu pourrois r'en repentir. Le prince fe voyant dans la néceflité de faire le bouffon, fe mit a plaifanter, & il s'en acquitta fi bien , que la dame dit au favon : en vérité , Couloufe , vous avez-li un garcon ttès-plaifant Sc très-fpirituel. Je remarque même dans fes manières quelque chofe de noble & de galant. II faut qu'il nous ferve d'échanfon ce foir ; je me fens de 1'inclination pour lui. Puifquil a le bonheur de vous plaire , répondit le favori, il n'eft plus a moi : il eft $ vous , madame. Caltapan , dit-il au roi , je ne fuis plus ton maitre : voila ta maïtrelTe. A ces mots, le prince s'approcha de la dame, lui baifa h main, & lui dit : madame , je fuis a préfent votre efclave, & déjd je me fens difpofé i vous fervir avec beaucoup de zèle. Elle accepta Mirgehan pour efclave. Seigneur,  jj6 Les millk et un Jour; dit-elle a Couloufe , je regarde ce garcon - la comme un bien qui m'appartient : mais trouvez bon que je le mette en.depót .entre vos mains. II demeurera chez vous , cv' vous me 1'amènerez toutes les fois que vous viendrez ici. Je ne puis le garder dans ma maifon , paree qu'on fait que c'eft votre efclave. Tout le monde Je connok pour cela. Si on le voyoit paffer de votre fervke au mien , on en pourrok teuir de mauvais difcours , & j'ai de grandes mefures a garder. Après avoir quelque temps encore continué cette converfation , Couloufe & Dilara s'affirent a la table pour fouper ,& le roi fe tint debout devant epxj Comme ce prince réjouifloic la dame par mille plaifanteries , elle dir au favori : Seigneur, permettez que ce garcon mange & boive avec nous. Madame , répondit Couloufe, il ne mange pas ordinairement avec moi. Ne. foyez pas fi rigoureux , reprit la dame, fouffrez que nous buvions enfemble , afin qu'il nous en aime davantage, Mets-toi doncda , Caltapan, dit le fils d'Abdallah , puifque madame le veut abfolument. Le faux efclave ne fe le fit pas dire deux fois; il s'aflit entre Couloufe & 1'aimable fille de Boyruc, il mangea ; & lorfqu'on eut apporté le vin , la dame en remplit une coupe jufqü'aux bords; & la lui préfentant : Tiens , Caltapan , lui dit - elle, bois cette razade a ma fanté. U prit la coupe après ayoir  Contes Persan s. 177 avoir baifé la main qui la lui donnoit, & il but. Après cela on verfa du vin a la ronde, & la belle Dilara, par fon exemple, excitoit fes convives a fe réjouir. Elle tendit une coupe d'or toute pleine , & s'adrelfant au fils d'Abdallah : Couloufe, lui dit-elle, je bois a vos inclinations, a la chatmante Ghulendam, la favorite du roi. Madame, répondit le favori en rougiflant: A dieu ne plaife que j'aie 1'audace d'élever ma penfée jufqu'a la maïtreiTe de mon prince; j'ai pour lui trop de refped pour. ... Ho, vous voulez faire le difcret, interrompit la dame en riant; je me fouviens que vous me parlates hier de Ghulendam d'une manière fi vive, que vous m'en parütes charmé. Je fuis süre que vous 1'aimez. Avouez-nous franchgment que vous ne lui déplaifez pas, & que quelquefois vous faites la débauche enfemble. Couloufe a ces paroles , dont il voyoit les conféquences , fe troubla. De grace, madame, dit-il, ceflez de plaifanter la-deflus. Je n'ai jamais eu de fecret entretien avec cette dame. Le trouble qu'il faifoit paroitre redoubla les ris de Dilara. Au lieu de prendre un air férieux, reprit-elle, vous devriez nous raconter vos aventures. Caltapan, ajouta-t-elle en regardant le faux efclave, dis a ton maitre qu'il ait un peu plus de confiance en moi. Allons, feigneur Couloufe, dit le roi, donnez a madame la fatisfaction qu'elle Tomé XIF. M  i78 Les mille et un Jour; vous demande. Elle vous en prie de fi bonne gracef Contez-lui la naifiaiice & le progrès de vos amours: apprenez-lui oü vous en etes avec Ghulendam, & de quelle manière vous trompez tous deux le roi. Madame, pourfuivit-il, en ie tournant vers Dilara , je ne fuis pas moins curieux que vous de favoir cela; car quoique je me piqué d'être -un confident alfez difcret, je vous aifure que "le feigneur Couloufe m'a fait un myftère de fa palfion pour la favorite. Mirgehan par ce difcours acheva de déconcerter fon favori, qui s'appercut que les plaifanteries de Dilara ne'lailfoienr pas de faire une mauvaife imprellion fur 1'efprir de ce prince. Cependant ils buvoient rous. 'trois, & infenfiblement le roi, échauffé par le vin, oublia le perfonnage qu'il avoit rcfblu.de faire. Ma princelfe , dit-il a la dame, chantez-moi, je vous 'prie , quelque chofe d'agréable. On dit que vous chantez a raVir. Ces paroles, quoique prononcées d'un air fort familier, ne déplurent point a la fille de Boyruc. Au lieu de s'en offenfer, elle fit un éclat de rire : Très-volontiers, dit-elle, mon cher Caltapan ; il n'eft rien que je ne veuille faire pour toi. Auflï-tot elle demanda un luth tout accordé, & joua fur le mode Yrac un fort bel air qu'elle accompagna de fa voix. Enfuite prenant un rambour de bafque,' elle chanta un autre air fur le mode Boufelic.    Contes P e r s a n s. tf9 Le roi qui „'avoit jamais entendu fi bien chaüter ni fi bien jouer du Juth & du tambour de bafque , fe fentit tranfporté de plaifir • & ne fe fouvenant plus qu'il vouloit palfer pour im efclave, vous m'enchantez , madame, s'écriat-d ; quelque portrait avantageux que Couloufe m'ait fait de vous , il ne m'en a pas alfez die encore. Le fils d'Abdallah avoit beau lui faire figne de fe taire , il n'y eut pas moyen. Non , pourfuivit le prince , Ifaac Moufeli mon muficien , dont on vante tant la voix , ne chante pas lï agréablement que vous. Dilara reconnoiffant Aces mots quel'homme qu'elle prenoitpour un efclave étoit le roi lui-méme , fe leva brufquement de fa place , & courut chetcher un .voile pour fe couvrir le vifage. Ah ! nous fommes perdues , dit-elle tout bas a fes femmes." Ce n eft pas un efclave qui eft venu ici avec Couloufe, c'eft le roi. Après leur avoir dit cela, elle revint trouver Mirgehan , & „'oföit plus salTeoir devant lui. AlTeyez-vous donc, madame , hu dit ce prince , c'eft i moi de me tenir debout en votre préfence. Ne fuis-je pas votre efclave? Jene me ferois point affis,fijComme ma maitrelfe fouveraine , vous ne me 1'aviez ordonné. La fille de Boyruc fe mit a pleurer a ces paroles : Ah ! grand monarque , dit-elle en fe M z  ito Les kiih et un Jour; jetantafes pieds, je fupplïe trés - humblement votre majefté d'avoir pitié de moi ; je fois une jeune fille fans expérience , vous êtes témoia de ma faute ; daignez , de gtace , me la pardonner. Le roi releva la dame , la confola , lui dit de ne rien craindre , & lui demanda qui elle étoit. Elle fatisfit fa curiofïté; après quoi il fortit de cette maifon avec Couloufe , & regagna fon palais. xxxv. jour. Les plaifanteties que Dilara avoit faites aCdüloufe fur Ghulendam , produifirent de triftes effets. Mirgehan foupconna fa favorite & le fils d'Abdallah de s'aimer tous deux , & il crut que fans avoir égard a ce qu'ils lui devoient , ils göutoient dans fon palais même les douceurs d'une heureufe intelligence. Il n'auroit tenu qu'a lui, en les faifant exactement obferver l'un & 1'autre , d'être perfuadé bientöt de la faufleté de fes foupcons. Mais c'étoit un de ces jaloux qui n'écoutent que leur jaloufie , & qui fe hvrant aux premières impreflions qu'on leur donne , croient n'avoir pasbefoin d'autre éclairciffement, C'eft pourquoi dès le lendemain , fans chercher a vérifier fes conjedures, il envoya dij;e a Cou-  Contes Persan s. ïSi Joufe qu'il lui défendoit de paroïtre déformais devant lui , & qu'il vouloit que des ce jour-la il fortit de Caracorum. Le favori , bien qu'il pénétrat la taufe de fa difgrace , & que n'ayant rien a fe reprocher , d ne défefpéra point de faire connoitre fon innocence , s'il pouvoit parvenir a fe faire entendre , négligea toutefois de chercher les moyens de fe juftifier. II céda de bonne grace a fon malheur. II obéit a 1'ordre du roi , & fe joignant a une groiTe Caravanne qui alloit en Tartarie , il fe rendit avec elle a Samarcande. Comme perfonne „e favoit mieux que lui réfifter a la mauvaife fortune , il ne fut point accablé de ce nouveau coup. Outre qu'il s'étoit déja trouvé dans une iituation miférable, tous les accidens de la vie lui paroilfant des chofes inévitables, ainfi qu'on 1'a déjd dit, rien ne pouvoit ébranler la fermeté de fon efprit. II demeura donc a Samarcande , s'abandonnant a tout ce que le ciel avoit ordonné de lui. II fit bonne chère , & fe divertit tant qu'il eut de 1'argent. Lorfqu'il n'en eut plus , il alla fe placet dans le coin d'une mofquée. Les miniftres 1'interrogèrent fut fa religion, & le trouvant très" favant, ils lui donnèrent une aumöne réglée de deux pains par jour , & une cruche d'eau , avec quoi il vivoit fort content. Or il arriva un jour M 3  i82 Les muie et un Jour, du 1111 gros marchand appelé Mouzaffer vint fairtf fa prière dans cette mofquée. II jeta les yeux fur Couloufe, & 1'appela. Jeune homme , lui dit-il, d'ou es-tu , & par quel hafard es-tu venu dans cette ville ? Seigneur , lui répondit Ie fils d'Abdallah , je fuis un enfant de familie de Damas y j'ai eu envie de voyager je fuis venu en Tartarievj & a quelques lieues de Samarcande , j'ai rencontré des voleurs qui ont tué mes domeftiques , Sc m'ont volé. Mouzaffer, après avoir écouté Couloufe , le crut Sc lui dit: Ne t'afïlige pas, les bonnes aventures font enchainées aux mauvaifes : tu pourras trouver ici de quoi te confoler ; leve-toi, Sc me fuis jufqu'a ma maifon. Le fils d'Abdallah fit ce qu'on lui difoit, & il jugea quand il fut chez le marchand, que Mouzaffer devoit être un homme fort riche. Un magafin rempli des plus riches étoffes, des meubles précieux, Sc un trés-grand ■nombre de dymeftiques qui s'offrireut a fa vue, lui firent porter ce jugement ; Sc il ne fe trom■poit pas : Mouzaffer avoit des biens confidérables. - Ce marchand fit affeoir è table auprès de lui Couloufe , Sc lui préfenta d'abord du forbet. Puis on leur fervit du blanc-manger Sc des yian-. ces fort fucculentes, Après le diner, ils s'entretinreqc tous deux » Sc Mouzaffer eofuite 1% renvoya avec quelques préfens.  C O N T ü S P E R■ A N S7 18$ Le lendemain le inarchand retourna dans ia même mofquée ; il prie le rils d'Abdallah , le mena encore chez lui , 8c le régala comme le jour précédent. II fe rrouva la un dodeur , nommé Danifchemend , qui rirant a part Couloufe après le. repas , lui paria dans ces termes: Jeune étranger, le feigneur Mouzaffer, le maitre de cette maifon , a un grand delfein fur toi; un deffein qui demande une ptompte exécution, Sc qui doic te faire plaifir dans 1'état oü font tes affaires. Tu fauras qu'il a un fils unique appelé Taher , qui eft un jeune homme d'un naturel fort violent. Ce Taher a époufé depuis quelques jours la fille d'un grand feigneur étranger. Le mari fuivant fon humeur impétueufe , a brufqué la femme; elle a répondu a fes emportemens par des paroles pleines de mépris 8c de herté , ce qni a fi fort irricé Taher , qu'il Pa répudiée. Il s'en eft repenti un moment après ; car c'eft une jeune perfonne fort belle , & quil aime paffionr nément ; mais les loix ne lui permettent pas de la reprendre , qu un autre homme ne Pajt auparavant époufée & répudiée. C'eft pourquoi Mouzaffer fouhaite que dès aujourd'hui tu Pépoufes , que tu paffe la nuit avec elle , & que demain matin tu la répudies. II te donnera cinquante fequins d'or. Ne veux-tu pas bien lui faire ce plaifir-la? Très-volontiers, répondit Couloufe; M 4  184 LesmiileetunJour.,'je fuis fort difpofé a lui rendre ce fervice. Il m'a trop trien recu pour que je refufe de faire une chofe qu'il délire ; & d'ailleurs , je ne me fens aucune répugnance pour ce qu'il mepropofe. Je le crois bien , répliqua Danifchemend. II y a dans cette ville beaucoup de gens qui ne demanderoient pas mieux que d'être choifis pour Hullas (a) en cette occafion , quand il n'y auroit pas cinquante fequins d gagner; car la femme de Taher eft d'une beauté parfaite; fon corps eft plus droit qu'un Cyprès. Elle a le vifage rond, les fourcils bien féparés , & faits comme deux arcs , & fes regards font autant de flêches empoifonnées. La neige n'eft pas plus blanche que fon teint, & fa bouche petite & vermeide reffemble a un bouton de rofe. xxxvi. jour. On trouveroit donc dans Samarcande, pourfuivit Danifchemend , des Hullas tant qu'on en voudroit^ mais on aime mieux que ce foit un étranger, paree que ces fortes de chofes doivent fe faire leplus fecrètement qu'il eftpollible. Mouzaffer a donc jeté les yeux fur toi. Je fuis Nayb (b), (a) Hulla. C'eft ainfi qu'on appelle celui qui époufe une femm* répudiée. (b) Lieutenant du Cadi.  Contes Persan s. 185 & par conféquent revêtu du pouvoir de te marier avec cette charmante dame, ce compofé de toutes les perfeótions; & dès ce moment, li tu veux, tu en feras poftéffeur. J'y confens , repartit le fils d'Abdallah. Après le portrait que vous venez de m'en faire, vous pouvez bien penfer que je voudrois déja 1'avoir époufée. O ui; mais , dit le Nayb , il faut que tu promettes de la répudier dès demain, Sc de fortir inceffamment de Samarcande avec 1'argent qu'on te donnera. La familie du feigneur Mouzaffer ne feroit pas bien-aife que tu demeuraffes en cette ville après cette aventure. Je n'y demeurerai pas long-tems , répondit Couloufe, Sc fi ce n'eft pas alfez de promettre, je jure que dès demain matin je répudierai la dame ■ que vous m'aurez fait époufer. II n'eut pas plutót fait ce ferment, que Ie lieutenant du Cadi apprit a Mouzaffer que le jeune étranger étoit prêt a fervir de Hulla ; il accepte, lui dit-il, les conditions que je lui ai propofées de votre part; il ne s'agit plus que de Ie marier avec votre belle-fille. Auffi-tèt Mouzaffer fit venir fon fils Taher & le refte de fa familie , Sc en leur préfence le Nayb maria Couloufe fans'lui faire voir la dame, paree que Taher le voulut ainfi. II fut même réfolu que le Hulla pafferoit la nuit avec elle fans lumière, afin que le lende-  'i8alancer entre ma poffeffion Sc le vain honneur  'Contes Pers % n s: t$% de renir une parole qui choque l'amour & 1» raifon. Mais, madame, reprit-il , eft-ce qu'il dépend de moi de vous conferver a ma tendrelle ? Quand même je violerois mon ferment, croyezvous qu'un étranger fans appui , fans biens, puifle réfifter au crédit de Mouzaffer ? Oui , reparnt la fille de Boyruc, vous le pouvezj mé-: prifez fes menaces ; rejetez fes offres ; les loix font pour vous. Si vous avez de la fermeté , vous rendrez inutiies tous les efforts qu'on fera pour nous défunir. Hé bien, ma princefTe, dit-il, emporté par fa paflion , vous ferez fatisfaite. Mon ferment en effet eft réméraire , & je fens bien que je ne puis le garder fans qu'il m'en coute le repos de ma vie. C'en eft fait; je ne vous répudierai point, puifque je puis m'en défendre ; c'eft la réfolution que je prends : je défie Mouzaffer & toute la terre enfemble de m'en détourner. Tandis qu'il affuroit fa femme , & qu'il fe promettoit a lui-même de demeurer ferme dans ce deffein, Taher a qui la nuit avoit paru beaucoup plus longue qu'd eux, vint aufli frapper a la porte de leur chambre. Allons donc, Hulla; s'écria-t-il, le jour s'avance : on vous a déja averti de vous lever, vous vous faites bien prefler; car il y a long-tems que nous vous attendons pour jroiis remercier, & vous compter la fommepro-  x9z Les muie bi un JocrJ mife. Habillez-vous promptement, que nous tervninions cette affaire ; ie lieutenant du cadi fera ici dans un moment. Couloufe fe leva auffi-tot, fe revêtit de fes habits, & ouvrit la porte a Taher qui le fit conduire au bain , 8c fervir par un efclave grec. Lorfque le fils d'Abdallah fut forti du bain, 1'efclave lui donna de beau linge & une robe très-propre , & le mena enfuite dans une falie ou étoit Mouzaffer avec fon fils & Danifchemend. lis faluèrent le Hulla, qui leur fit une profonde révérence : ils 1'obligèrent de s'afleoir auprès d'eux a une table , & on leur fervit entre autres mets des potages {a) de jus de mouton. Après le repas , Danifcheménd prit Couloufe en particulier, & lui préfentant cinquante fequins d'or avec un turban magnifique plié dans un paquet : tiens , jeune homme , lui dit-il, voila ce que le feigneur Mouzaffer te donne; il te remercie du plaifir que tu lui as fait, & il te prie de ne pas demeurer plus long-tems a Samarcande. Répudie donc ta femme , fors de cette ville ; & fi quelqu'un te demande : as-tu vu le chameau {b) ? dis que non. (a) Afche rifahé y gnipa. (6) Fajon de patier des Orientaux, pour dire garde le fccret. XXXVIIb  Contes Persan s, 195' XXXVIII- JOUR. Le Nayb(tf) s'imaginoir que le Hulla, pénétré des bonrés de Mouzaffer , aHpït fe répandre en difcours pieins de recomioilfance , & il fut fort furpris ie fa réponfe. /e croyois, répondit Couloufe, en jetant loin de lui ie paquet & les fequins , que la juftice , la bonne-foi & la Religion ■ régnoient a Samarcande , fur-rout depuis qu'UsbecKan eft parvenu a la cóuronne de Tartarie; mais je m'appercois que je me fuis trompé, ou plutöt qu'on trompe le roi : il ne fait pas que dans la ville même ou il fait fon féjour , on veut tyrannifer les étrangers. Quoi donc 1 j'arrive a Samarcande , un marchand s'adrefle a moi, m'invite a diner chez lui , me carelfe , me fait époufer une dame fuivant les loix J je m'engage de la meilleure foi du monde; & lorfque je fuis engagé , 011 prétend que je répudie ma femme ! Ceffez, feigneur Nayb, ceflez de me propofer une action fi indigne dim honnêre homme, ou bien je mettrai de la terre (i>) fur ma tête, j'irat (a) Lieucenaut ciu -Cadi. (b) Quand les Oricntaux veulcnc- donner des. marqués publique,s d'une extréme douleur, ils fe revêtent d'un fac, & fe couvrenc lx {êce de terre 8c de cendie, Teme XIF, N  i?4 Les mille et un Jour, ine jeter aux pieds d'Usbec-Kan, & nous verrons ce qu'il ordonne. Le lieutenant du cadi , a ces paroles , tira Mouzaffer a part , & lui dit : vous avez voulu prendre eet étranger pour Hulla , veus ne pouviez faire un plus mauvais choix : il refufe de répudier fa femme; mais je vois bien que c'eft un homme qui ne fait oü donner de la tête, Sc qui voudroit vous obliger a lui faire quelque préfent confidérable. Ho ! s'il ne rient qu'a cela, dit Mouzaffer , il fera bientöt content: offrez lui cent fequins d'or, Sc qu'il forte de la ville avec toute la diligence Sc tout le fecret que j'exige de lui. Non , non , feigneur Mouzaffer, s'écria Couloufe en 1'entendant parier ainfi, vous avez beau doubler la fomme, vous me donneriez dix mille fequins , vous y ajoureriez même inutilement les plus riches étoffes de vos magafins, je ne romprai point un fi faint engagement. Jeune homme, lui dit alors Danifchemend , vous ne prenez pas le bon parti dans cette affaire; je vous confeille d'accepter les cent fequins d'or , & de répudier votre femme fans différer ; car fi vous nous réduifiez a la néceftité de rendre certe aventure publique , vous vous en repentiriez fur ma parole. Vos menaces, répliqua le fils d'Abdallah , ne m'épouvantent point. Vous ne fauriez m'obliger a détruire une union que protègent les loix. Ah 1  (Üontes Persan s. 195 c'en eft trop , interrompit en eet endroit i'impérueux Taher qui avoit eu bien de la peine a fe contraindre & a fe taire jufque-la. Menons ce miférable chez le cadi, & le faifons traiter comme il le mérite. Nous allons voir s'il eft permis d'abufer d'honnêtes gens par de vaines promeffes. Danifchemend & Mouzaffer effayèrent encore de perfuader au Hulla qu'il devoit de bonne grace faire ce qu'ils fouhaitoient; mais n'en pouvant venir a bout, ils le menèrent devant le cadi. Ils informèrent ce juge de tout ce qui s'étoit paffé ; & fur leur rapport le cadi regardant Couloufe , lui paria en ces termes: Jeune étranger , que perfonne ne connoit dans cette ville, & qui vivoit dans une mofquée des aumönes que nos miniftres te donnoient chaque jour, as~tu perdu le jugement jufqu'a t'imaginet que tu demeureras tranquille poffeffeur d'une dame qui a été 1'époufe de Taher ? Le fils du plus riche marchand de Samarcande verrok une femme qu'il aime , & qu'il veut reprendre , entre les bras d'un malheureux , dont une naiffance baffe eft peut-être le moindre défaut. Rentre en toi-même, & te rends juftice : tu n'es pas d'une condition égale a celle de ta femme • & quand tu ferois d'un rang au-deffus même de celui de Taher, il fnffit que tu ne fois pas en état de faire Ia dépenfe qui convient a une honnête familie , pour Na  ï 9 6 Les mille et un JoürJ que je ne te permette pas de vivre avec ta femme? Renonce donc a la foie efpérance que tu as concue, & qui t'a fair violer un ferment; accepte 1'offre du feigneur Mouzaffer, répudie ra femme, & t'en retourne en ta patrie ; ou bien fi tu t'obftine a n'y vouloir pas confentir , préparetoi a recevoir tout - a. - 1'heure cent coups de baton. Le difcours du cadi, bien que prononcé d'un ton de Juge , n'eut pas le pouvoir d'ébranler la fermeté du fils d'Abdallah, qui recut les cent coups de baton d'un air froid & fans fe démentir. En voila aflez pour aujourd'hui, dit le cadi, demain nous doublerons la dofe ; & fi elle n'eft pas affez forte pour le guérir de fon opiniatreté, nous aurons recours a. des remèdes plus violens: qu'ü paffe encore cette nuit avec fa femme: j'efpère que nous le reverrons demain plus raifonnable. Taher auroit fort fouhaité que, fans attendre au jour fuivant, on eut continué de frapper le Hulla, & il ne tint pas a lui que cela ne füt y mais le cadi ne le voulut pas : de forte que Mouzaffer & fon fils s'en retoumèrent chez eux avec Couloufe, qui tout meurtri qu'il étoit des coups qu'il avoit recus , ne laiffa pas de regarder comme un doux lénitif a fes maux, la hberté qu'on lui donnoit de reyoir Dilara.  Contes Persan s. 197 XXXIX. JOUR. IVf Ouzaffer eflayade perfuader par la douceur le fils dAbdallah. 11 lui fit de nouvelles promeffes; il lui offrit jufqu'a trois cents fequins d'or, s'il vouloit fur le champ répudier la fille de Boyruc ; & pendant qu'il n'épargnoit rien pour gagner fon efprit, Taher entra dans 1'appartement de la dame. Elle étoit dans une agitation qu'on ne peut exprimer. Impatiente d'apptendre ce qui s'étoic paffe chez le cadi , elle a-ttendoit Couloufe avec toute 1'inquiétude qu'on peut fentir. Quoiqu'affurée de fon amour, elle appréhendoit que fa fermeté ne fe füt démentie , & elle ne put s'empêcher de le croire , lorfqu'elle vir paroïtre fon premier mari. Elle frémit a fa vue dans la penfée qu'il venoit lui annoncer cette nouvelle affreufeSou vifage fe couvrit d'une paleur mortelle , & peu s'en fallut qu'elle ne tombat évanouie. Tahet fe laifla tromper a ces marqués de douleur. 11 s'imagina que quelqu'un avoit déja dit a la dame que le Hulla refufoit de la répudier , & que ce refus étoit la- caufe de cette profonde affliciion dont elle paroilfoit faifie. Madame lui dit-il , ne vous abandonnez point a votre triftefle. 11 n'eft: N 3  if>8 Les mille et un Jour.; pas encore tems de vous défefpérer. Le miférable que j'ai choifi pour Hulla , ne veut pas, a. la vérité , vous céder a mon amour , mais que cela ne vous chagrine point. II a déja recu cent coups de baton , & demain il en aura bien davantage, s'il s'obftine a ne pas faire les chofes dont il eft convenu avec le Nayb. Le cadi même eft dans la réfolution de lui faire éprouver les derniers fupplices. Confolez-vous donc, ma fultane, vous n'avez plus que cette nuit a palfer avec Ie Hulla; dès demain je redeviendrai votre époux. Je viens vous en affurer moi-même, & vous exhorter a prendre patience; car je ne doute pas que la néceüité de fouffrir ce gueux - la , ne foit pour vous une grande mortificanon. Om , feigneur , interrompit Dilara , je vous avoue que le Hulla fait toute ma peine. Le repos de ma vie dépend de lui. Hélas! je crains que cette affaire ne tourne pas au gré de mes défirs. Pardonnez-moi, ma reine , reprit-il avec précipitation, calmez une inquiétude li obligeante pour Taher. Vous pouvez vous darter que demain notre union fera rétablie. En achevant ces paroles, il fortit de 1'appartement de la dame, & Couloufe y enrra un moment après. Si-tót qu'elle appercut le fils d'Abdallah , elle palfa de la douleur a la joie : Ah! cher époux, s'écria-t-elle en lui tendantles bras, venez recc-  C O N T ï.< S P E R 5 A N S. I99 voir le prix de votre couftance. Eft-il poflible que vous ayez mieux aimé fouffrir un indigne traitement, que de reuoncer a Dilara? Taher lui-même m'a conté tout ce qui vous eft arrivé chez le cadi, • & fi je fuis charmée de votre fermeté , je redens aufli rrès-vivement la barbarie qu'on a exercée fur vous. Je ne puis même, fans effroi, penfer aux nouveaux tourmens qui vous menacent. Madame, répondit Couloufe, quels que puiflent être les maux qu'on me prépare, ma conftance n'en fera point ébranlée : ils ne produiroht pas plus d'erfet que les. promelfes que Mouzaffer vient de me faire; on ne peut me féduire ni m'épouvanter. J'ignore ce que 1'arbitre de nos deftinées a ordonné de mon fort: j'ignore s'il veut que je meure ou que je vive pour vous, mais du moins je fais bien qu'il ne fauroit être écrit dans le ciel (a) que je vous répudierai. Non, reprit la fille de Boyruc, le ciel ne nous a pas joints Pun & 1'autre d une manière fimerveilleufe, pour nous féparer prefque aulfi-tót. Je ne puis croire qu'il vous lailfe pénr, & je fens qu'il m'infpire un moyen de tromper nos ennemis. Avez vous ditaucadi,ajouta-t-elle, que vous avez été favori du roi des Keraftes ? (O tes Pütfans croient que tout ce qui doit arriver jufqu'a la fin du monde, eft éctit fut une table de lumière appelée Louh, avec une plume de feu appelée Catam-a^er, k Fécritüre qui eft defTu's fe nomme Caja ou Ca.Ua, c'eft-a--dire, la ptédcftination inéviuble. N 4  aoö Les mille et un Jour; Non, repartit Couloufe, car le juge m'a d'abord. ferme la bouche, en me difant qu'il ne permettra jamais quê je vous pofsède , puifque' je fuis fans biens, quand j'autois d'ailleurs de la nailfance. Cela étant, dit-elle, fuivez exadement le confeil que je vais vous donner. Demain, lorfque vous ferez devant le cadi , ne manquez pas de dire que vous êtes fils de Maifaoud : C'eft un marchand de Cogende qui a des richefies immenfes. Vous n'avez qu'a foutenir que c'eft votre père. Avancez même hardiment que vous en recevrez bientöt des nonvelles, qui feront connoitre a tout le monde que vous ne dites rien qui ne foit trèsvéritable. XL. J O U R. CjOuloufe promita Dilara d'employer ce menfonge, pour éviter, s'il étoit pöfliWe, les maux 'qu'on lui préparoir; & 1'efpérance qu'ils concurenttous deux, que par ce moyen ils obligeroient le cadi a les laiffer vivre enfemble , les rendit plus tranquilles. lis cédèreut infenfiblement 1'un & 1'aurré a leur penchant; & détournant leur penfée des peines de 1'avenir , ils s'abandonnèrent au plaifir préfent. Ils pafsèrent le refte de la journéc Sc route la  Contes Persan s. lóf nuit-comme deux époux charmés de leur fort ; mais auiTi-tót qu'il fut jour, on vint troubler leur joie. Les gens du cadi, conduits par Taher, arrivèrent a la porte de Ia chambre. Ils frappèrent rudement, en criant : debout, debout, feigneur Hulla ! il eft tems de paroitre devant le juge : levez-vous. Le fils d'Abdallah poulfa un profond foupir a ces paroles , & fa femme fe prit a p'eurer. Infortuné Couloufe, dit-elle, que tonépoufè te coute chet! Ma princefTe , répondit-il, de grace effuyez vos larmes, elles me percenr le cceur; ne nouslivrons poinrau défefpoir; ranimons plutöt notre efpérance; attendons tout du ciel; je me flatte qu'il voudra bien me fecourir; je fens même déja un effet de fa bonté, mon courage redouble , & il n'eft point de péril qui puiffe me faire trembler. En parlant de cette forte, il s'habilla , ouvrit la porte , & fuiyn les gens du cadi qui le menèrent a leur maitre. Mouzaffer & fon fils les acconipagnoient , & paroifïoient pleins d'inqiuctude. D'abord que le juge appercuc Couloufe : Hé bien', Hulla, lui dit-il, dans quelle difpofition cs-tu aujourd'hui ? N'es-tu pas plus fage qu'hier ? faudra-r-il re donner de nouveaux coups de baton pour te faire répudier ra femme? Je ne le crois pas : tu auras fans doute fait des réflexions falutaires, & penfé qu'un homme de rien, comme  401 Les mille et un Jour.; toi, ne doit point s'obftiner a vouloir conferver une femme qui ne peut être a lui. Monfeignsur, dit Couloufe , puilfe la vie d'un juge tel que vous, durer plufieurs fiècles; mais je ne fuis pas un homme de rien. Ma naiffance n'eft point obfcure, comme vous vous 1'imaginez : & puifqu'il faut enfin que je me fafle connoitre , fachez que je me nomme Rucneddin , & que je fuis fils unique d'un marchand de Cogende appelé Malfaoud. Mon père eft encore plus riche que Mouzaffer ; &s'il favoit 1'état ou je me trouve , il m'enverroit bientöt tant de chameaux chargés d'or, que toutes les femmes de Samarcande envieroient le bonheur de celle que j'ai époufée. Quoi donc! paree que des voleurs m'ont volé & dépouillé auprès de cette ville, & que je me fuis retiré dans une mofquée , pour fubfifter, vous concluez de-la que je ne fuis qu'un homme de rien ! Ho, je vous ferai bien voir que vous vous trompez. Je vais inceffamment écrire a. mon père , & il n'aura pas plutöt recu de mes nouvelles, qu'il me fera rennen cette ville des richeffes infinies. Dès que Couloufe eut achevé ces paroles, le cadi lui dit : Vous êtes fils unique d'un riche marchand de Cogende, & ce n'eft que par 1'accident que vous venez de raconter que vous êtes dans la misère ? Affurément, répondit le fils d'Abdallah. Vous voyez bien, monfeigneur, que je  Contes Persan s. 205 ne fuis pas un miférable élevé dans la pouffière. He pourquoi, jeune homme , reprit le juge , n'avez-vous pas déclaré cela hier? je ne vous au* rois pas fait maltraiter. Seigneur, ajouta-t-il en fe tournant vers Mouzaffer, ce que dit le Hulla change la thèfe; étant fils unique d'un gros marchand , les loix ne permettent pas qu'on le force a répudier fa femme. Bon ! feigneur cadi, interrompic Taher, eft-ce que vous ajoutez foi a eet importeur? Il fe dit fils de Maffaoud, pour éviter les coups de baton & gagner du tems. Je n'y faurois que faire, dit le juge; foit qu'il mente, foit qu'il dife la vérité, il m'eft défendu de paffer outre; tout ce que je puis ordonner de plus favorable pour vous, c'eft d'enjoindre au Hulla de prouver ce qu'il avance. Nous n'en demandons pas davantage, dit alors Mouzaffer. Je veux bien meme qu'a mes dépens on envoie un expres a Cogende; je connois Maffaoud pour Pavoir vu ici quelquefois, je fais bien que c'eft un marchand très-riche : fi le Hulla eft effe&ivement fon fils, nous lui abandonnons Dilara. Oui, dit Taher; mais en attendant le retour du courrier , il feroit a propos, ce me femble, de faire vivre les époux féparement? Cela eft contre les régies, repartitie cadi, la femme doit demeurer avec fon mari: on ne lauroit la lui enlever fans commettre une violence condamnée par les loix. Envoyez donc  Les mille et un Jour; un homme I Cogende, qui n'eft qu'a fept journées d'ici. Dans quinze jours nous faurons ce que nous devons penfer du Hulla. S'il eft fils de Maffaoud , il ne répudiera pas la dame ; mais je jure, par la pierre noire du facré temple de la Mecque., & par le faint bofquet de Medine , oü eft le tombeau du prophete , que s'il nous rrompe , un fupplice cruel & ignominieux punira 1'impofteur, & terminera le cours de fa vie. -^--«-u^,^,^^ ~—« X L I. JOUR. Cette affaire ainfi décidée par Iecadi, les parties fe retirèrent : Mouzaffer & fon fik firent partir pour Cogende un de leurs domeftiques., avec ordre de smformer parfakemenr de ce quils vouloient favoir, &. de faire toute la diligence poffible. Pour Couloufe, il alla promptement rendre compte A fa dame de ce qui s'étoit paffé chez le juge. Elle en eut beaucoup de joie : ah! cher époux , dit-elle , tout va bien : nous ne devons plus rien apptéhender. Avant que le coulier foit revenu de Cogende , avant méme qu d y foit arrivé , nous prendrons tous deux la fuite; nous fortirons une nuit de Samarcande:, nous nous rendrons a Bocara le plutöt qu'il nous fera poffible, & nous y vivrons de ma dot dans ua  Contes Pers'a'ns! 205' repos que nos ennemis ne pourront troubler. Couloufe approuva la penfée de Dilara. Ils réfolurent de fe fauver; mais comme ils éroienc trop obfervésdans la maifon oü ils demeuroient, pour pouvoir impunément exécuter leur delfein , ils jugèrent qu'ils devoient aller loger ailleurs; qu'il falloit le déclarer a Mouzaffer; & que s'il s'y oppofoir, ils en demanderoient la permiffion au cadi. Cela étant arrêté entr'eux , le fils d'Abdallah alla trouver fur le champ Mouzaffer & fon fils : il leur dit que, dès ce jour-la il vouloit changer de dei meure ; qu'il prétendoit, puifque les loix le rendoient maitre de fa femme, difpofer d'elle a fon gré, & la mener oü il lui plairoit. Mouzaffer & fon fils ne manquèrent pas de s'y oppofer.' Taher fur-tout protefta qu'il ne confentiroit pas que Dilara forrit de chez lui. Couloufe de fon cèté n'endémordic point, de forte qu'il fallut encore avoir recours au cadi. Ce juge , informé du fujet qui les ramenoit devant lui, demanda au Hulla pourquoi il avoit envie de quitter la maifon de Mouzaffer ? Monfeigneur, lui répondit le fils d'Abdallah, j'ai ouï dire fouvent a Maffaoud mon père, que lorfqu'on demeure avec fes ennemis , il faut s'en féparer le plutöt qu'il eft poflible : ainfi je voudrois aller vivre ailleurs en attendant des nouvelles de Cogende. Ma femme le fouhaite au-  2.Jn«%s p 'i-.^ D\-h'p • 'Aimfi .,«< biftói &b salkwim A. peine;!cfiU:d"AbcUUlab eut-iilu cette lettre, quil. vit entrer dans fa -.cour les .quarante clia-meaux.qui yeiroieiiL.de. Cogqnde. Alors le capiWfflti .Gjqher.\fji, dit :.Monf^gri^u^ .mon..maitre, jgfiz , ^'d.^is-plait, la bonté; d'ordonner  n8 Les mille et un Jour, qu'on décharge les chameaux, & qu'on mette les ballots dans quelque grande falie. Que diable ngnifie tout ceci, dit Couloufe en lui-même! J'ai bien vu arriver des aventures furprenantes ; mais, par Ali, celle-ci les furpaffe toutes. Ce capitaine Gioher m'a abordé, comme s'il me connoiffoit parfaitement ; le cadi 6V Mouzaffer femblent donner dans ces apparences ; hé bien, quoique tout cela paffe ma pénétration, ne laiffons pas d'en profiter ; la fortune fans doute veut me fauver par un de fes coups capricieux , ou le ciel a voulu faire un miracle en ma faveur. X L I V. JOUR. Uelque étonné que fut Couloufe de ce merveilleux événement, il ent la force de cacher fa furprife , il fit mettre les ballots dans une falie, & ordonna qu'on eüt foin des chameaux; il eut même 1'affurance de faire des queftions au chajmeliet : Gioher, lui dit-il, apprends-moi des nouvelles de route ma familie; n'ai-je pas quelque coufin ou quelque coufine malade a Cogende? Non, feigneur, répondit Gioher , tous vos parens, graces a dieu, fonr en parfaite fanté , a la réferve de votre père, qui compte les momens de votre abfence, & qui m'a chargé de vous dire  Contes Persan s. 219 quil fouhaiteroit fort que vous vous en retournafliez promptement a Cogende avec la dame que vous avez époufée. Pendant que le condudeur des chameaux parloit ainfi , le Cadi , Taher & fon père prireni congé du fils d'Abdallah , & s'en retournèrent chez eux , perfuadés qu'il étoit effedivement fils de Maffaoud : mais avant que de s'en aller, le juge congédia la garde qu'il avoit donnée aux nouveaux époux. Après qu'ils fe furent tous retirés , Couloufe retourna dans 1'appartement oü il avoit laiffé Dilara. Cette dame, par les foins de fes efclaves, étoit revenue de fon cvanouhTement. II lui conta ce qui venoit de fe pafler , Sc lui montra la lettre de Malfaoud. Elle n'en eut pas achevé la ledure, qu'elle s'écria : jufte ciel! c'eft a vous qu'il faut rendre graces de ce prodige étonnant j vous avez eu pitié de deux amans fidelles dont vous avez formé les nceuds. Madame, lui dit le fils d'Abdallah, il n'eft pas encore temps de nous livrer a la joie; nos peines ne font pas finies 5 que dis-je, finies ? je fuis plus que jamais dans le péril; vous m'avez fait ptendre le nom d'un homme qui eft fans doute a Samatcande; le fils de Maffaoud doit être en cette ville , fon père lui éctit, & lui envoie quarante chameaux chargés de marchandifes, fous la conduite de Gioher; ce Gioher, qui n'a jamais vu apparemment le fils  zio Les milib et unJour,de fon- maitre , aura fuivi le courrier de Mouzaffer : il eft aifé de comprendre le refte. Cette erreur , je 1'avoue, nous feroit, favorable, fi elle pouvoit durer long-tems; rien ne nous empêcheroit de prendre la fuite , paree que déformais nous ne ferons.plus obfervés; mais la nouvelle de 1'arrivée des chameaux s'eft peut être déja répandue. dans Samarcande; lé vérkable hls de Maffaoud l'apprcndra, & ira trouver le cadi, qu'il défabufera : que fais-je , fi dans un moment ce juge ne. reviendra pas me chercher pour me trainer au fupplice ? C'eft ainli que raifonnok Couloufe , qui flot* tant entre la crainte & 1'efpérance, fe tronvoit plus a plaindre que s'il n'eüt eu rien a efpérer; il croyoit voir fans ceffe Taher & le cadi revenir détrompés & farieux ; chaque moment augmentoit fon inquiétude. Tandis qu'il étoit dans cette agitation , 1'ofncier du roi, ce même homme qui étoit venu chez lui deux jours,aUparavant, arriva. Seigneur-Hulla, dit-il en entrant , j'ai appris que vos malheurs font finis, cc qu'enfin le ciel a jeté fur vous un regard favorable ; je viens vous en témoigner ma , vous faire un reproche en même-rems; vous n'êtes pas fincère : pourquoi m'avez-vous dit que vous n'êtiez pas fils de Maffaoud ? pourquoi m'avez - vous trompé ? Mon cher feigneur , répondit le Hls d'Abdallah , j e  Contes Persans: 'ut, vous ai dit la vérité; je ne fuis point de Cogende , je fuis de Damas, comme je vous 1'ai déjadit. U y a long-tems que mon père eft mort, & que j'ai confumé tout le bien qu'il m'a lailïé„ Cependant, reprit Poflicier, on dit qu'il vous eft arrivé quaranre chameaux chargés de diverfes forres d'étoffes , & que Maffaoud vous écrir, comme fi vous êtiez fon propre fils. II eft vrai, repartit Couloufe , que j'ai recu fa lettre & fes marchandifes, mais je ne fuis pas pour cela fon fils. L'officier demanda de quelle manière s'étoit paffe la chofe , & quand le Hulla eut fait ce détail, il lui dit : Je crois , comme vous, que c'eft une méprife, & que le fils de Maffaoud eft a Samarcande; ainfi je fuis d'avis que vous vous fauviez tous deux cette nuit. C'eft notre deffëin ; répondit Couloufe; pourvu que le cadi demeure jufqu'a demain dans 1'erreur oü il eft, nous n'en demandons pas davantage. Vous ne devez point avoir d'inquiétude la-deffus, répliqua l'officier j il faut efpérer que teut ira bien. Le ciel, fans doute, ne veut pas que vous périfliez , puifque par une aventure qui tient du miracle, il vous a dérobé au fupplice qu'on vous préparoit. A ces paroles, il en ajouta d'autres encore pour diflïper la crainte dont les deux époux paroiffbienr agités , enfuite il leur dit adieu, en leur fouhaitant toutes forces de profpérités,  ztz Les miile et u n Jour, Quand Couloufe Sc Dilara furent feuls, ils commencèrent a s'enrretenir de leur fuite, & a s'y préparer. Ils atrendoient la nuit avec beaucoup d'impatience; mais avant qu'elle arrivat, ils entendirent un grand bruit, & vitent tout-a-coup paroitre dans la cour du Caravanferfril plufieurs gardes a cheval. A cette vue, les deux époux furent faifis d'efffoi, & crurent que c'étoit le cadi qui venoit chercher le fils d'Abdallah pour le faire mourir. Ils perdirent pourtant bient&t cette frayeur : c'étoient des gardes du roi. Le capitaine qui les conduifoit defcendit de cheval-, Sc, charge d'un paquet, entra dans la chambre ou étoit Couloufe avec fa femme. II les falua 1'un & 1'autre d'un air refpe&ueux; Sc s'adrelfant au mari : Seigneur, lui dit-il, je viftis ici de la part du grand Usbec-Kan; il veut voir le fils de Maffaoud il a fu votre aventure, il fouhaite que vous Ja lui racontiez vous-même, & il vous envoie cette {a) robe d'honneur pour vous mettre en état de paroitre devant lui. Le fils d'Abdallah fe feroit fort bien paffé d'aller fatisfaire la curiofïté du roi : cependant il fallut obéir. 11 fe revêtit de la robe d'honneur ,& fortit avec le capitaine des gardes, qui lui montrant d»ns la cour une mule qui avoit ■une felle & une bride d'or, enrichies de pierreries^ dont un page, magnifiquementvêtu,tenoit {a) Cafun.  Contes Persan s. jjj 1'étrier, lui dit : montez fur cette mule royale, & je vais vous conduire au palais. Couloufe s'approcha de la mule, le page baifa Péttier, Sc le lui préfenta; en même-tems le Hulla y mit le pied , fauta légérement en felle, Sz fe rendit au palais avec les gardes. x l v. jour s qu'il fut arrivé au palais, les officiers du roi vinrent le recevoir, & le conduifirenr jufqu'a ia porte de la falie , oü ce prince avoit coutume de donner audience aux ambalfadeurs. La, le grand vifir Ie prit par la main , Sc 1'introduifit dans la falie, oü le roi, revêtu d'habits couverts de diamans , de rubis & d'émetaudfcs , étoit affis fur un trone d'ivoire auteur duquel étoient debout tous les gtands feigneurs de Tartarie. Couloufe fut ébloui de 1'éclat qui enviionnoit UfbecKan; & au-lieu d'élever fes regards jufqu'a ce prince , il bailfa les yeux, & alla fe profterner au pied du trone. Le roi le voyant dans eet état, lui & : fils de Malfaoud, on m'a dit qu'il t'eft atrivé des aventures alfez fingulières; je fouhaite que tu me les raconte, Sc que tu me parle fans déguifemenc Couloufe , frappé du fon de la voix qui lui  2i4 Les mille et un JourJ adreffoit ces paroles , leva les yeux , Sc reconnoiflant dans le roi le même homme qui 1'étoit venu voir , qu'il avoit pris pour un officier d'Usbec-Kan , & a qui il-avoit confié tous fes fecrets, il fe jeta la face contte terre, & fe mit a pleurer. Le vifir le releva , & lui dit: ne craignez rien , jeune homme , approchez-vous. du roi, Sc baifez le bas de fa robe. Le fils d'Abdallah tremblant, éperdu, s'avanca jufqu'aux pieds du roi; Sc après lui avoir baifé la robe , recula quelques pas , & fe tint debout, la tête baiffée fur fa poitrine. Mais Usbec-Kan ne le laiffa pas long-rems dans cette fituation ; ce prince defcendit de fon tröne , le prit par la main, & le mena dans fon cabinet, oü il lui dit: Couloufe, ayez déformais 1'efprit en repos , Sc n'appréhendez plus la fortune. Vous n'éprouverez plus fes rigueurs ; vous ne ferez point féparé de Dilara : vous vivrez avec elle dans ma cour, & vous tiendrez auprès de moi la place que vous occupiez a Caracorom auprès du roi Mirgehan. Quand , fur le rapport qu'on m'avoit fait de votre fidélité pour votre femme, je vous allai voir par curiofiré , vous me plütes ; Sc la confiancë que vous eütes en moi, acheva de me déterminer a vous fauver la vie, Sc a vous laiffer uni pour jamais avec 1'objet que vous aimez :ce que j'ai voulu faire de la manière que vous 1'avez vu. Les quatante chameaux que vous  Contes Persan s. 215 vous avez chez vous , ont été tirés de mes écuries : j'ai fait acheter les étoffes qu'ils portoient, de ; il étoit 1'ame des confeils de Timurtafch fon père. S'il ouvroit un avis, les miniftres les plus confommés 1'approuvoient, &nepouvoient alfez admirer fa prudence & fa fagelfe. Outre cela , s'il s'agilfoit de faire la guerre , on le voyoit a la réte des troupes de 1'état, aller chercher 1'ennemi, le combattre & le vaincre. 11 avoit deja remporté plufieurs vidoires , & les Nogaïs s'étoient rendus fi redoutables par leurs heureux fuccès, que les nations voifines n'ofoient fe brouiller avec eux. Les affaires du kan fon père étoient dans cette difpofition , lorfqu'il vint a fa cour un ambalfadeur du Sultan de Carizme,qui dans 1'audience qu'on lui donna , déclara que fon maitre prétendoit qu'a 1'avenir les Tartares Nogaïs lui payalfent un tribut tous les ans, autrement qu'il viendroit en perfonne les y forcer avec deux eens mille hommes , & bter la couronne & la vie a leur fouverain, pour le punir de ne s'être pas foumis de bonne grace. Le kan , la-deffus, alfembla fon confeil. On mit en délibération fi 1'on payeroit le tribut, plutbt que d'en venir aux mains avec un fi puiffant ennemi, ou fi 1'on mépnfetoit fes menaces. Calaf, & la plupart de ceux qui affiftoient au confeil, furent de ce dernier avis , de forte qu'on renYoya 1'ambaffadeur avec un refus.  Contes Persan s. Après cela , on envoya des dépntés chez les penples voifins , pour leur repréfencer 1'intérêc qu'ils avoient de s'unir avec le kan contre le fultan de Carizme , dont 1'ambition étoit exceflive , & qui ne manqueroit pas d'exiger aufli d'eux le même tribut, s'il y pouvoit contraindre les Nogaïs. Les députés réuflirent dans leurs négociations ; les nations voifines , & entr'autres les Circafliens, promirent de fe joindre au kan, & de lui fournir cinquante mille hommes. Sur cette promefle, outre 1'armée que ce prince avoit ordinairement fur pied, il leva de nouvelles troupes. Pendant que ces préparatifs fe faifoient chez les Nogaïs , le fultan de Caiizme, de fon cóté, aflèmbla deux eens mille combattans , Sc pafla le Jaxartes (a) a Cogende. II traverfa les pays dilac & de Saganac, oü il ttouva des vivres en abondance ; & il s'avanca jufqu'a Jund , avant que 1'armée du kan , commandée par le prince Calaf, püt fe mettte en campagne, paree que les Circafliens, & les autres rroupes auxiliaires, n'avoient pu joindre plutot. D'abord que Calaf eut recu tous les fecours qu'il attendoit, il marcha droit a Jund5 mais a peine eut-il pafle Jengikunt, que fes courreurs lui rapportèrent que les enne- («.) Flcuve , aiurement iiommé Ie Sihon. Pi  2$e> Les mille et un Jour; mis paroiflbient, & venoient a lui en bataille. Aufli-tot le jeune prince fit faire alte, & difpofa fes troupes a combattre. X L V I. JOUR. I_i Es deux armées étoient a peu prés égales en nombre, & les peuples qui les compofoient n'étoient pas moins belliqueux les uns que les autres \ aufli le combat qui fe donna fut- il fanglant 8c opiniatre. II commenga le matin, Sc dura jufqu'a la nuit. Des deux cotés les officiers & les foldats s'acquittèrent bien de leur devoir. Le fulran fit pendant l'adKon tout ce que pouvoit faire un guerrier confommé dans le mérier des armes, 8c le prince Calaf, plus qu'on ne devoir attendre d'un fi jeune général. Tantöt les tattares Nogaïs avoient 1'avantage, & tantöt ils étoient obligés de céder aux efforts des Carizmiens. De manière que les deux partis, fucceflivement vainqueurs & vaincus, fonnèrent la retraite a 1'entrce de la nuit, réfolus de recommencer le combat le len-demain. Mais le commandant des Circafliens alla fecrèrement trouver le fultan, & lui promit d'abandonner les Nogaïs, pourvu que par un traite , qu'il jureroit d'obferver religieufement, il s'engageat a ne jamais exiger de tribut des peuples  Contes Persan s. 231 de Circaflie. fons quelque prétexte que ce füt. Le fultan y confentit; le traite fut fait; le commandant regagna fon quartier; & le jour fuivant, lorfqu'il fallut retourner a la charge, on vit touta-coup les Circafliens fe détacher de leurs alliés , & reprendre le chemin de leur pays. Cette trahifon caufa beaucoup de chagrin au prince Calaf, qui fe voyant alors beaucoup plus foible que le fultan , auroit fort fouhaité d'éviter le combat; mais il n'y eut pas moyen. Les Carizmiens attaquèrent brufquement; & profitant du terrain qui leur permettoit de s'étendre, ils enveloppèrent de toutes parts les Nogaïs. Ceux-ci cependant, quoiqu'abandonnés de leurs meilleures troupes auxiliaires , 8c environnés d'ennemis, ne perdirent pas coutage. Animés par 1'exemple de leur prince , ils fe ferrèrent, 8c foutinrent long-tems les plus vives charges du fultan; ils furent toutefois enfoncés; 8c alors Calaf défefpérant de remporter la vióboire , ne fongea plus qu'a échapper a fon ennemi. II choifit quelques efcadrons , 8c fe mettant a leur tête, il fe fit jour au travers des Carizmiens. Le fultan, averti de fa retraite , détacha fix mille chevaux pour le pourfuivre; mais il trompa leur pourfuite en prenant des chemins qui ne leur étoient pas connus; 8c enfin , il arriva peu de jours après la bataille a la cour de fon père, oü il répandit la trifteffe 8c P4  iji Les mille et ü n Jour, la terreur, en apprenant le malheur qui lui étoit arrivé. Si cette nouvelle affligea Timurtafch, celle qu'on reent bientót après, acheva de le mettre au défefpoir. Un officier échappé du combat, vint dire que le fultan de Carizme avoit fait palfer fous le fabre prefque tous les Nogaïs, 8c qu'il s'avancoit a grandes journées, dans la réfolution de faire mourir toute la familie du kan, & de foumettre la nation a fon obéilfance. Le kan fe repentit alors d'avoir refufé de payer le tribut; mais , comme dit le proverbe Arabe : A quoï fert le repentir après la ruine de la ville de Bafra. Comme le tems preflöit, & qu'il falloit fe fauver, de peur de tomber au pouvoir du iultan, le kan , la princelfe Elmaze (a) fa femme , & Calaf fe chargèrent de tout ce qu'il y avoit de plus précieux dans leur tréfor, & fortirent d'Aftracan, leur ville capitale , accompagnés de plufieurs officiers du palais qui ne voulurent point les abandonner, & des troupes qui s'étoienc fait jour avec le jeune prince au rravers des ennemis. Ils prirent la route de la grande Bulgarie; leur delfein étoit d'aller mendier un afyle chez quelque prince fouverain. II y avoit plufieurs jours (a) Elmaze fignifie Diamant.  Contes Persan s. 232 qu'ils étoient en marche, & ils avoient déja gagné le mont Caucafe , lorfque quatre mille brigands , habitans de cette montagne , vinrent tout-a-coup fondre fur eux. Bien que Calaf eüt a peine quatre cents hommes , il ne lailfa pas de foutenir 1'impétuofité des brigands ; il en tua même une grande partie; mais il perdit toutes fes troupes, & demeura enfin au pouvoir de ces bandits, dont les uns fe failirent des richefles qu'ils trouvèrent, pendant que les autres ötoient la vie a toutes les perfonnes qui fuivoient le kan. Ils n'épargnèrent que ce prince, fa femme & fon fils, encore les laifsèrent - ils prefque nuds au milieu de la montagne. On ne peut exprimer quelle fut la douleur de Timurtafch , lorfqu'il fe vit réduit a cette extrêmité. II envioit le fort de ceux qui venoient de périr a fes yeux; & fe livrant a fon défefpoir, il vouloit fe donner la mort. La princefle de fon cöté fondoit en pleurs, & faifoit retentir Pair de plainres & de gcmiflemens. Calaf feul avoit la force de foutenir le poids d'une fi mauvaife fortune ; pénétré des maximes de 1'Alcoran , & des fentences de Mahomet fur la prédeftination, il avoit une fermeté d'ame inébranlable. L'extrême affliftion que le kan & fa femme faifoient éclater, étoit fa plus grande peine. O mon père ! ö ma mère! leur difoit-il, ne fuccombez point a.  2j4 Lis miili et un Jour,' vos malheurs , fongez que c'eft dieu qui veut que vous foyez fi miférables. Soumettons - nous fans murmure a fes ordres abfolus. Sommes - nous les premiers princes que la verge de fa juftice ait frappés ? Combien de fouvetains avant nous ont été chafles de leurs états ; & aptès avoit mené une vie errante, & pafle même pour les plus vils mortels dans des terres étrangères, font remontés fur leurs ttónes ? Si dieu a le pouvoir d oter les couronnes, il peut aufli les rendre. Efpérons donc qu'il fera touché de notre misère , & qu'il fera fuccéder la profpérité a la déplorable lituation ou nous fommes. U ajouta plufieurs autres paroles confolanres ; & a mefure qu'il parloit, fon père & fa mère , attentifs a fes difcours, fentoient une fecrète confolation. Ils fe laifscrent enfin perfuader. Je le veux, mon fils, dit le kan , abandonnons-nous a la providence; & puifque les maux qui nous environnent font tracés fur la table fatale (a), fouffrons-les donc fans nous plaindre. A ces mots, ce prince, fa femme & fon fils, réfolus d'avoir de la fermeté dans leur malheur , continuèrent leur chemin a pied; car les voleurs leur avoient oté leurs chevaux. Ils marchèrent aflez long-tems, & vécurent des fruits qu'ils trouvèrent dans les  Contes Persans. 235 vallées; mais ils s'engagèrent dans un défert oü la terre ne produifant rien dont ils puflent fubfifter, leur courage s'abattit. Le kan , déja dans un age avancé , commencoit a fentir que les forces lui manquoient; Sc la princefle, fatiguée du chemin qu'elle avoit fait, pouvoit a peine fe foutenir; fi bien que Calaf, quoiqu'il füt lui-même aflez las, les portoit fur fes épaules 1'un après 1'autre pour les foulager. Enfin, accablés rous trois de faim, de foif & de laflimde , ils arrivèrent a un endroit rempli de précipices affreux. C'étoit une colline très-élevée Sc entrecoupée de creux épouvantables, entre lefquels il paroiflbit fort dangereux de pafler, & 1'on ne voyoit pas d'autre chemin pour entrer dans une vafte plaine qui étoit au-dela , paree que des deux cotés de la colline , le pays paroifloit fi embarraflé de ronces & d'épines , qa'on ne pouvoit s'y faire un paflage. Quand la princefle appercut les abimes, elle eh fut fi effrayée, qu'elle poufla un grand cri, & le kan perdit enfin patience. II entre en fureur : (J'en eft fait, dit-il au prince fon fils, je cède a mon mauvais deftin, je fuccombe a rant de peines, je vais me précipiter moi-même dans un de ces gouffres profonds que le ciel fans doute m'a réfervé pour tombeau; je veux m'affranchir de la tyrannie de mon infortune; j'aime mieux la mort qu'une vie fi pénible.  Les mille et un Jour,■ X L V I I. JOUR. XjE kan fe laiflant entraïner au mouvement furieux qui 1'agiroit, alloit fe jeter dans un précipice, lorfque le prince Calaf le prit entre fes bras & le rerint. Ah ! mon père , lui dit-il, que voulez-vous faire ? a quel tranfport vous abandonnez-vous ? elf-ce ainftique vous témoignez la foumiflion que vous devez aux ordres du ciel ? Rentrez en vous-même ; au lieu de marquer une imparience rebelle a fes volontés , tachons de mériter par notre conftance , qu'il nous regarde d'un ceil plus favorable. Nous fommes , je 1'avoue , dans un état très-facheux, & nous ne faurions fans péril marcher parmi ces abimes; mais il y a peut-ètre quelque chemin pour entrer dans la plaine : permettez-moi de le chercher. Vous, cependant, feigneur, calmez la violence de vos mouvemens , & demeurez ici avec la princefle; je ferai bientót de retour. Allez, mon fils , répondit le kan, nous vous attendrons, ne craignez point mon défefpoir, j'en ferai maitre jufqu'a ce que vous foyez revenu. Le jeune prince parcourut toute la colline fans pouvoir découvrir aucun chemin. II en fut fort aftligc; il fe profterna , gémit & implota le fe-  Contes Persan s. 237 cours du ciel. Il fe leva enfuite , & chetchant de nouveau quelque fentier qui conduisit a la plaine ; enfin , il en trouva un : il le fuivic en rendant graces a dieu de ce bonheur ; il s'avanca jufqu'au pied d'un arbre qui étoit a 1'entrée de la plaine , & qui couvroit de fon ombre une fontaine d'une eau pure & tranfparente. II appercut aufli d'autres arbres chargés de fruits d'une grofleur furprenante. Charmé de cette découverte , il courut en donner avis a fon père & a fa mère , qui rec^trent cette nouvelle avec d'autant plus de joie , qu'ils jugèrent parda que le ciel commencoit d'avoir pitié de leur misère. Calaf les conduifit a la fontaine, ou ils fe lavèrent tous trois le vifage & les mains, & foulagèrent 1'ardente foif qui les dévoroit. Enfuite ils mangèrent des fruirs que le jeune prince alla cueillir , & qui , dans le preflant befoin qu'ils avoient de nourriture , leur parurent excellens. Seigneur , difoit Calaf a fon père, vous voyez 1'injuftice de vos murmures, vous vous imaginiez que le ciel nous avoit abandonnés. J'ai imploré fon fecours , & il nous a fecourus ; il n'eft point fourd a la voix des malheureux qui ont une entière confiance en lui. Ils demeurèrent prés de la fontaine deux ou trois jours a. fe repofer , & a. réparer leurs forces cpuifées. Après cela ils fe chargèrent de fruits.  2j8 Les milie et u n Jour; & s'avancèrent dans la plaine , efpérant qu'elle les conduiroit a quelque lieu habité. lis ne fe flattèrent pas d'une fauife efpérance ; ils appercurent bientöt au-devant d'eux une ville qui leut parut grande & fuperbement batie : ils y allèrent, & quand ils furent arrivés aux portes, ils s'arrêtèrent pour attendre la nuit , ne voulant point entrer dans la ville pendant le jour , couverts de fueur & de pouiïiète, & prefque nuds. Ils s'affirent fous un arbre qui faifoit beaucoup d'ombre , & s'étendirent fur 1'herbe. 11 y avoit déja quelque tems qu'ils fe repofoient en eet endroit, lorfqu'un vieillard, forri de la ville, vint fous le même arbre prendre le frais , & s'aflic auprès d'eux, après leur avoir fait une profonde révérence. Ils fe mirent a leur féant pour le faluer a leur tour , & enfuite ils lui demandèrent comment fe nommoit cette ville ? Elle s'appelle Jaïc, répondit le vieillard, c'eft la capitale du pays ou le fleuve Jaïc a fa fource : le roi IlengeKan y fait fon féjour : il faut que vous foyez bien étrangers , puifque vous me faites^ cette queftion. Oui, dit le kan, nous fommes d'un pays alfez éloigné d'ici. Nous avons pris naiffance dans Ie royaume de Carizme , & nous demeurons fur les bords de la mer Cafpienne: nous nous mêlons du négoce. Nous allions avec plufieurs autres niarchands dans le Capchac : une  Contes Persan s. 259 grofle troupe de voleurs eft venue attaquer notre caravane , & Pa pillée. Ils nous ont Iaifle la vie, mais ils nous ont mis dans Pétat oü vous nous voyez. Nous avons traverfé le mont Caucafe , & nous fommes venus jufqu'ici fans favoir oü nous portions nos pas. Le vieillard, qui éroit un homme fort compatiflant aux peines de fon prochain, leur témoigna qu'il étoit fenlible a leur malheur -y Sc pour mieux le leur perfuader , il leur offnt fa maifon. II leur fit cette offre de fi bonne grace , que quand ils n'auroient pas eu befoin de 1'accepter , ils n'auroient pu s'en défendre. II les mena donc chez lui dès que la nuit fut venue : c'étoit une petite maifon fort fimplement meublée, mais oü tout étoit propre , Sc avoit plutbt un air de modeftie que d'indigence. Le vieillard en entrant, donna quelques ordres tout bas a un de fes efclaves , qu'on vit revenir peu de tems après fuivi de deux gar^ons marchands , donr 1'un portoit un gtos paquet d'habits d'hommes Sc de femmes tout faits, Sc Pautre étoit chargé de toutes fortes de voiles , de turbans & de ceintures. Le prince Calaf & fon père prirent chacun un caftan de drap, Sc une vefte de brocard avec un turban de toile des Indes , & la princefle un habillement; de femme aufli complet. Après cela 1'hóte paya/ les marchands, les renvoya , Sc demanda a fou-  240 Les mille et un Jour, per : deux efclaves drefsèrent aufli-tót une tabla avec un buffet couvert de porcelaines , de plats de bois de fandal & d'aloës, Sc de plufieurs coupes de corail, parfumées avec de 1'ambre gris. Ils fervirent un excellent chourva (a), accompagné de deux afliettes d'ceufs d'efturgeon. Le kan , fa femme & Calaf fe mirent a table avec le vieillard, & mangèrent de ces mets , auxquels fuccédèrent un paté de gazelle , un grand plat de pilau en pyramide, dans lequel il y avoit trois francolins dépecés par morceaux. Un plat de tziberica (a), excellent poiffon du Volga, & deux d'efturgeon futent enfuire apportés , & une gril-, lade de cuiffe de cavalle fur le dernier fervice; après quoi ils burent trois grandes bouteilles de cammez, Sc de 1'eau-de-vie de dattes. [a) Chourva eft un bouillon gras, dans lequel on met des morceaux de pain pour fervir de potage. (i) Le Tziberica eft un poiiïbn long de cinq pieds, qui a la gueule longue 6c large comme un Canard, & Ie corps tacheré de noir & de blanc; il a le goüt de Saumon. XLVIII.  Contes Persans. iqt' X 1 V II I. JOUR. IjE vieillafd échauffé par les liqueurs qu'il avoifi bues j fe mie en belle humeur , & fit tous fes efforts pour infpirer de la joie a fes hótes ; mais s'appercevanr qu'il n'en pouvoit venir a bour, c% qu'ils paroiifoient toujours préoccupés de leur malheur : je vois bien , leur dit-il, que je m'efforce inutilement de détoumer votre efprit de 1'accident qui vous eft arrivé : vous en rappelez. fans celfe le fouvenir : cependant permettez-moi de vous repréfenter qu'au lieu de vous abandonner a ces triftes images, vous devriez tacher de les bannir de votre mémoire i confolez-vous de la perte des biens que des voleurs vous ont enlevés : Paventure qui vous afflige n'eft pas nouvelle : les voyageurs & les négocians 1'éprouvent tous les jours : j'ai moi-même, en ma jeunelfe „ été volé fut le chemin de Moufel a Bagdad : des voleurs me prirent des biens confidérables, & je penfai perdre la vie : je me trouvai dans la lituation ou vous êtes , 8c je ne laiffai pas de me confoler : il étoit pourtant bien défagtéable pour un homme de ma condition , de me voir réduic a la mendicité. II faut que je vous raconte mon hiftoire; je veux vous faire eette cenfidencc, elle TomeXir. Q  z^i Les mille et un Jour, vous fera peut-être de quelque utilité; le fécit de mes malheurs pourra vous encourager a foutenir les vótres. Après avoir achevé ces paroles, le bon vieillard ordonna a fes efclaves de fe retirer ; enfuite il paria en ces rermes. HISTOIRE DU PRINCE FJDLJLLJH, fils de Bin-Ortoc , Roi de Moufiel. Je fuis fils du roi de Moufel , du grand BinOrtoc. Auiïï-töt qu'il me vit parvenu a la vingtième armée de mon age, il voulut me marier. ii fit préfenter a ma vue un grand nombre de jefunes efclaves , parmi lefquelles il y en avoit de fort belles. Je les regardai toutes avec indiiférence \ il n'y en eut pas une qui fit fur moi la moindre impreflion; elles s'en appercurent, elles en rougirent , & fe retirèrenr pleines de dépit d'avoir manqué mon cöbur. Mon père fut aufli fort furpris de mon infenfibilité ; il ne 1'avoit pas prévue : au contraire , il avoit cru que , frappé a la fois de plufieurs beautés différentes, j'aurois de la peine a faire un choix. Je lui dis que je ne me fentois pas encore de goüt pour le mariage \ que cela venoit peut être de ce que j'avois une exttême envie de voyager; que je le  i C O N T E S P E R S A N S. 243 conjurois de m'accordc-r la permiffion d'aller feuiement a Bagdad , 8c qu'a mon retour je pourrois me déterminer a prendre une femme. II ne voulut pas me contraindre, il me permit de faire un voyage a Bagdad; &, pour paroïtre en fils de roi dans cette grande ville , il ordonna qu'on me fit un magnifique équipage : il ouvrit fes tréfors, 8c on en tira la charge de quatre chameaux de pièces d or : il me donna des officiers de fa maifon pour me fervir, avec cent foldats de fa garde pour m'efcorter. Je partis donc de Moufel avec ce nombreux cortège , pour aller a Bagdad. II ne nous arriva point d'accidens les premières journées; mais une puit., pendant que nous repofions dans une prairie ou nous étions campés , nous fümes attaqués fi brufquement, & par un fi grand nombre d'Arabes Bédouins , que la plupart de mes gens turent égoigés , avant même que je connuffe tout le péril oü je me trouvois. Je me mis en défenfe avec ce qui me reftoit de gardes & d'ofïïciers de la maifon de mon père. Nous chargeames les Bédouins avec tant de furie , qu'il, en tomba fous nos coups plus de trois eens. Le jorr étant furvenu , les brigands qui nous tenoient enveloppés, honteux & irrités.de 1'opiniatre réfiftance d'une poignée de gens , redoublèrent leurs efforts; 8c nous eümes beau combattre en Q *  a44 LesmilleetunJouR, défefpérés, il nous accablèrent : enfin , il ratfut céder a la force, ils nous otèrent nos armes & nos habits; & au-lieu de nous réferver a 1'efclavage , ou de nous laifler aller comme des gens qui étoient alfez miférables de fe voir dans 1'état ou nous étions réduits, ils voulurent venger la mort de leurs compagnons; ils furent alfez laches & alfez barbares pour faire pafier fous le fabre, des hommes qui ne pouvoient plus fe défendre. Tous mes gens périrent; & j'allois avoir le même fort, lorfque me faifant connoïtre aux voleurs: Arrêtez , témétaires, leur dis - je s refpectez le fang des Rois. Je fuis le prince Fadlallah, le fils unique de Bin-Ortoc , roi de Moufel, & 1'héritier de fes états. Je fuis bien aife, me dit alors le chef des Bédouins, d'apprendre qui tu es. 11 y a long-tems que nous haïlfons mortellement ton père°-, ü a fait pendre plufieurs de nos camarades qui font tombés entre fes mains , tu feras trairé de la même manière. En effet, il me fit lier; & les voleur?, apres s'ètre faifis de mon équipage,me menèrent avec eux au pied d'une montagne entre deux forêts t pü une infinité de petites tentes grifes étoient drelfées. C'étoit-la leur retraire. On me mit fous la tente du chef, quis'élevoit au milieu des autres , & paroiifoit beaucoup plus grande. On me gard'a un jour entier, après quoi on m'attacha a  Contes Persan s. 245 un arbre, oü en attendant la mort lente qui devoit venir borner des jours qui n'étoient encore qu'au commencement de leur courfe, j'avois le chagrin de me voir environné de tous ces bandits qui m'infultoient par de piquantes railleries, & prenoient plaifir a m'outrager. X L I X. JOUR. Il y avoit déja long-tems. que j'étois lié a Parbre, & le dernier moment de ma vie n'étoit pas fort éloigné, quand un efpion vint avertir le chef des Bédouins, qu'il y avoit un beau coup i faire a fept lieues de-la; qu'une grofle caravande devoit campet la nuit prochaine dans un certaiu endroit qu'il nomma. Ce chef ordonna auffi-tót a fes compagnons de fe préparer a partir , ce qui fut fait en peu de tems. lis moutèrent tous X cheval, & me laifsèrent dans leur retraite, ne doutant point qu'a leur retour , ils ne me trouvalfent fans vie. Cependant le ciel qui rend inutiles toutes les réfolutions des hommes, lorfqu'elles ne s'accordent pas avec fes delfeins étetnels , ne vouloit pas que je périffe fi-tot. La femme du chef des voleurs eut pitié de moi. Elle vint pendant la nuit auprès de Parbre oü j'étois attaché , & me dit : Jeune homme , je fuis touchée de Q 3  246" Les mille et un Jour, ton malheur , & je voudrois te tirer du danger ou tu es y mais fi je te déliois & te mettois en liberté , aurois-tu -encore affez de force pour te fauver ? Oui , lui répondis-je ; comme c'eft dieu qui vous a infpiré ce mouvement charitable, il me prêtera des forces pour marcher. Cette femme m'öta mes liens , me donna un vieux caftan de fon mari avec deux rou trois pains ; & me monrrant un fëntier : va par-la , me ditelle , fuis cette route , & tu arriveras a un lieu habité. Je remerciai ma libératrice , & marchai toute la nuit fans m'écarter du chemin qu'elle m'avoit enfeigné. Le lendemain j'appercus un homme a pied, qui chalfoit devant lui un cheval chargé de deux gros ballots. Je le joignis ; & après lui avoir dit que j'étois un malheureux étranger qui ne connoitfoit point le pays , & s'étoit égaré , je lui demandai oü il alloit. Je vais , répondit-il, vendre des marchandifes a Bagdad, oü j'arriverai dans deux jours. J'accompagnai eet homme : je ne le quittai qu'en entrant dans cette grande ville ; il alla oü fes affaires 1'anpeloient, & moi je me retirai dans une mofquée , oü je demeurai deux jours & deux nuits. J'avois peu d'envie d'en fortir ; je craignois de rencontrer des gens de Moufel qui me reconnuffenr. J'avois tant de honte de me voir dans la fituation oü j'étois , que bien  Contes Persan s. 247 loin de fonger a découvrir ma condition, j'aurois voidu me la cacher a moi-même. La faim toutefois m'óta une partie de ma honte ; ou , pour mieux dire, il me fallut céder a cette nécefïité qui nous entraine tous. Je me réfolus a mendier mon pain comme un miférable, en attendant que je prilfe un meilleur parti. Je me préfenrai devant une fenêtre bafle d'une grande maifon, & je demandai 1'aumóne d'un ton de voix élevé. Une vieille efclave parut prefque auiTi-töt avec un pain a la main , qu'elle voulut me donner. Dans le rems que je m'avancois pour le prendre, le vent par hafard leva le rideau de la fenêtre , & me laiifa voir dans la falie une jeune dame d'une beauté furprenante; fon eclat frappa ma vue comme une éclair ; j'en fus rout ébloui. Je recus le pain fans fonger a ce que je faifois , & je demeurai immobile devant la vieille efclave, au lieu de lui rendre les graces que je lui devois. J'étois fi furpris, fi troublé, fi éperdu d'amour, qu'elle me prit fans doute pour un infeufé : elle difparut, 8c me laiifa dans la rue, occupé a regarder inurilement la fenêtre; car le vent ne leva plus le rideau. Je palfai pourtant le refte de la journée a attendre un fecond coup de vent favorable. Quand je vis que la nuit s'approchoit, je fongeai a me retirer; mais avant que de m'éloigner de cette maifon , je demandai a un vieil- Q 4  14S Les milee et un Jour, lard qui paifoit, s'il ne favoit pas a qui elle appartenoit? C'eft, répondit-il, la maifon du feigneur Mouaffac, fils d'Adbane : c'eft une perfonne de qualité, qui de plus eft riche Sc homme d'honneur. II n'y a pas long-tems qu'il étoit gouverneur de cette ville•> mais il fe brouilla avec le cadi, qui trouva moyen de le perdre dans 1'efprit du calife, Sc de lui faire óter fon gouvernement. En rêvanr a cette aventure, je fords infenfibleïnent de la ville , & j'entrai dans un grand cimetièie, réfolu d'y paffer la nuit. Je mangeai mon pain avec peu d'appétit, bien que je duffe en avoir beaucoup; enfuite je me couchai prés d un tombeau, la tête appuyée fur un monceau de briques. Je neus pas peu de peine a m'endormir • la fille de Mouaffac agitoit terriblement mes fens j fon image charmante échauffoit mon imagination, Sc d'ailleurs le mets que j'avois mangé n'étoit pas affez fucculent, pour me procurer par fes vapeurs un fommeil aifé. Je m'aflbupis pourtant, malgré les idéés qui m'occupoient; mais mon affoupiffement ne fut pas de longue durée, un grand bruit qui fe faifoit entendre dans 1« tombeau me réveilla bientöt.  Contes Persans. 249 L. JOUR. ayé de ce bruit, dont je ne favois pas Ia caufe, je me levai pour prendre la fuite, & m'éloigner du cimetière, quand deux hommes qui étoient a Pentrée du tombeau, m'ayant appercu, m'arrêtèrent, & me demandèrent qui j'étois, Sc ce que je faifois dans ce cimetière ? Je fuis, leuï dis-je , un malheureux étranger, que la fortune réduit a fublifter d'aumones ; Sc je fuis venu paffer ici la nuit, paree que je n'ai point de logement dans la ville. Puifque tu es un mendiant, me dit un de ces deux hommes, remercie le ciel de nous avoir rencontrés; nous allons te faire faire bonne chère. En difant cela, ils m'entrainèrent dans le tombeau, oü quatre de leurs camarades mangeoient de groifes raves & des dattes, & vuidoient de gtandes cruches d'eau-de-vie. Ils me firent affeoir auprès d'eux, autour d'une longue pierre, qui leur fervoit de table, & je fus obligé de manger & de boire par complaifance. Je les foupconnai d'abord d'être ce qu'ils étoient, c'elt-a-dire , des voleurs , & ils me confirmèrent bientöt par leurs difcours dans mes foupepns. Ils commencèrent a s'entretenir d'un vol confidérable qu'ils venoient de faire; Sc s'imaginant qué  250 Les mille et un Jour, ce feroit un grand plaifir pour moi que'd'entrer dans leur compagnie , ils m'en firent la propofition, ce qui me jeta dans un terrible embarras. Vous jugez bien que je n'étois nullement renté de m'alfocier avec ces gens-ü, mais je cratgnois de les irriter en n'acceptant pas le parti qu'ils me propofoient; c'étoit ce qui m'embarralfoit. Je ne favois donc ce que je devois leur répondre, quand tout-a-coup je me vis tiré de cette peine. Le lieutenant du cadi, accompagné de vingt ou trente afas (a) bien armés , entra dans le tombeau, fe faifit des voleurs & de moi, & nous mena tous en prifon, 011 nous pafsames le refte de la nuit. Le jour fuivanr, le cadi vint interroger les prifonniers. Les voleurs confefsèrent leur crime, paree qu'ils virent bien quil leur feroit inutile de nier : pour moi je contai au juge de quelle manière je les avois rencontrés; & comme ils alïïirèrent la même chofe , on me fit mettre a part. Le cadi vouloit m'interroger en particulier , avant que de me lailfer fortir de fes mains. En effet, il vint a moi, & me demanda ce que j'étois allé faire dans le cimetière, oü j'avois été pris, & comment je pafiois le tems t Bagdad? Enfin , il me fit mille queftions, & j'y répondis avee beaucoup de fincérité , excepté que je ne lui découvris pas ma nailfance. Je lui rendis fur-tout un (a) Archers.  Contes Persans. 251 compte exact de toutes mes démarches, & même je lui contai que le jour précédent m'étant préfenté devant une fenêtre de la maifon de Mouaffac , pour demander 1'aumóne , j'avois vu par hafard une jeune dame qui m'avoit charmé. Au nom de Mouaffac, je vis les yeux du cadi s ammer. Ce juge demeura quelques momens a rêver; enfuite il prit un air gai, 6Y me dit : Jeune homme , il ne tiendra qua toi de pofféder la dame que tu as vue hier. C'eft fans doute la fille de Mouaffac , car on m'a dir qu'il a une fille d'une beauté parfaite. Quand tu fe'rois le dernier des hommes, je te ferai arriver au comble de tes vceux. Tu n'as qua me laifler faire, je vais rravadler a ta fortune. Je le remerciai fans pénétrer encore le delfein qu'il méditoit, & je fuivis 1'aga de fes eunuques noirs, qui par fon ordre me fit fortir de prifon, & me mena au hamman (a). Pendant que j'y étois , le juge envoya deux chaoux (b) chez Mouaffac, pour lui dire qu'il fouhaitoit de lui parier pour 1'entrecenir d'une affaire de la dernière conféquence. Mouaffac vint avec les chaoux. Dès que le cadi 1'appercut, il alla au-devant de lui, le falua, & 1'embraffa a plu fieurs reprifes. Mouaffac fut affez étonnc de cette réception. Ho, ho , dit-il en lui-même , d'oü (a) B.iins publics. (&) Exempts.  ijl Les mille et un Jour; vient que le cadi, mon plus grand ennemi ,■ mfif fait aujourd'hui tant de civilités ? II y a quelque chofe la-deffous. Seigneur Mouaffac, lui dit le juge, le ciel ne veut pas que nous demeurions plus long-tems ennemis. II nous offre une occafion d'éteindre cette haine qui fépare depuis quelques années votre familie & la miemie. Le prince de Bafra arriva hier au foir a Bagdad. II eft venu loger chez moi. II eft pattit de Bafra, fans prendre congé du roi fon père. Il a ouï parier de votre fille, & fur le portrait qu'on lui en a fait, il en eft devenu fi amoureux, qu'il a pris la réfolution de vous la demander en mariage. II veur que ce foit par mon entremife que cette union fe forme; ce qui m'eft d'autant plus agtéable, que c'eft un moyen de me réconcilier avec vous. Je fuis étonné, lui répondit Mouaffac, cjue le prince de Bafra fonge a me faire 1'honneur d'époufer Zemroude ma fille, Sc que ce foit vous qui m'annonciez cette nouvelle, vous qui vous êtes toujours montré fi ardent a me nuire. Ne parions plus du pafte, feigneur Mouaffac , reprit le cadi, oublions, de grace, tout ce que nous avons fait mutuellement 1'un contre 1'autre; Sc en faveur des beaux ncends qui vont lier a votre fille le prince de Bafra, vivons Ie refte de nos jours en bonne intelligence. Mouaffac étoit naturellement aufli bon que le juge écoit mauvais. 11 fe laiffa tromper au faux té-  Contes Persan s. ijj isoignage d'amitié que fon ennemi lui donnoit. II étouffa fa haine en ce moment , & fe livra fans défiance aux careffes perfides du cadi. Ils s'embraffoient tous deux en fe jurant Pun a Fautre une inviolable amitié , lorfque j'entrai dans la chambre oiï ils étoient, conduic par 1'aga, qui m'avoit fait prendre au fortir du bain une belle robe , avec un turban de mouffeline des Indes , dont le bout de la toile d'or pendoit jufque fur mon oreille. Grand prince, me dit le cadi, dès qu'il m'appergut, bénis foient vos pieds Sc votre arrivée a Bagdad j puifque vous avez bien voulu venir loger chez moi , quelle langue pourroic vous marquer toute la reconnoiffance que j'ai d'un fi grand honneur? Voila le feigneur Mouarfac que j'ai informé au fujet de votre voyage en cette ville. II confent de vous donner fa fille, qui eft belle comme un aftre , pour en fake votre légitime époufe. Mouaffac me fit alors une prc-fonde révérence , & me dit : b fils de Grand ! je fuis confus de 1'honneur que vous fouhakez de faire a ma fille : elle fe ttouveroit affez heureufe d'être 1'efclave d'une des princeffes de votre férail. Jugez dans quel étonnement me jetèrent ces difcours , auxquels je ne favois que répondre ; je faluai Mouaffac fans lui rien dire; mais le cadi me voyant troublé , Sc craignant que je ne filfe  254 lis miue it un Jour, quelque réponfe qui renversat fon projet, fe hata de prendre la parole : il faut, dit-il, que le contrat de mariage fe falTe tout-a-l'heure en préfence de bons témoins. En parlant ainfi, il ordonna a fon aga d'aller chercher des témoins; & pendant ce tems-la il drelfa le contrat. LI. JOUR. aga eut amené des témoins , on Int devant eux le contrat que je fignai. Mouaffac le figna aufli, & enfuite le cadi, qui y mit la dernière main. Alors le juge renvoya les témoins , ck dit a Mouaffac : vous favez que les affaires des grands ne fe font pas comme celles des autres hommes , il faut du fecret & de la diligence : conduifez ce prince a votre maifon, il eft préfentement votre gendre; donnez promptement vos ordres pour la fommation du mariage , Sc ayez foin que tout fe faffe comme il faut. Je fortis de chez le cadi avec Mouaffac. Nous trouvames a la porte deux beaux muiets très-richement enharnachés qui nous attendoient, & fur lefquels le juge nous fit monter avec d'affezgrandes cérémonies. Mouaffac me mena chez lui; & lorfque nous fümes entrés dans fa cour , il defcendit le premier -y Sc, d'un air fort refpeciueux,  Contes Persan s. 255 fe préfenta pour me renir Pétrier , ce que je fus obligé de fouffrir. Après , cela il me prir par la main , & me fit monter a Pappartement de fa fille, oü il me laiffa feul avec elle , aufli-tot qu'il Peut inftruite de ce qui s'étoit paffe chez le cadi. Zemroude , perfuadée que fon père venoit de la marier avec le prince de Bafra , me recut comme un mari qui devoit un jour la placer fur le trone ; & moi, le plus content 8c le plus amoureux des hommes , je paffai la joumée aux pieds de cette jeune dame , a qui je tachai, par des manières tendres 8c complaifantes, de donner un peu de goüt pour moi. Je m'appercus bientct que je ne perdois pas mon tems, 8c que ma jeuneffe Sc mon amour faifoient fur elle quelque imprelfion : que cette découverte eut de chatmes pour moi! Je redoublai mes foins , 8c j'avois le plaifir de remarquer de moment en moment , que je faifois quelque progrès dans fon cceur. Pendant ce .tems-la Mouaffac, pour célébrer les noces de fa fille, fit préparer un grand repas oü fe trouvèrent plufieurs perfonnes de fa familie. La mariée y parut plus brillante 8c plus belle que les Houris (a); les fentimens que je lui avois déja infpirés, fembloient ajouter un nouvel éclat a fa beauté. (a) Ce fon: les filles du paradis de Mahomer.  z$6 Les milli et u n Jour, Le repas fut fuivi de danfes & de concerts } plufieurs efclaves alfez jolies commencèrent a danfer, a chanter & a jouer de toutes fortes d'inftrumens. Tandis que la eompagnie étoit occupée a les regarder & a les entendre , je vis difparoitre la mariée avec fa mère. Quelque tems après , Mouaffac vint me prendre par la main , & me conduifit a un fort bel appartement. Nous entrames dans une chambre très-richement meublée , oü il y avoit un grand lit de brocard d'or, autour duquel on voyoit des bougies de cire par-» fumée, qui brüloient dans des flambeaux d'argent. Zemroude , que fa mère & deux efclaves venoient de déshabiller, y étoit déja couchée. Mouaffac , fa femme & les efclaves fe retirèrent, & me laifsèrent dans cette chambre , oü aptès avoir rendu graces au ciel de mon bonheur , j'ótai mes habits, & me mis au lit auprès de la perfonne que j'aimois plus que ma vie. Le lendemain matin , j'entendis frapper a la porte de ma chambre; je me levai, j'allai ouvrir ; c'étoit 1'aga noir qui portoit un gros paquet de hardes. Je m'imaginai que c'étoit le cadi qui nous envoyoit, a ma femme & a moi, deux robes d'honneur; mais je me trompois. Seigneur aventurier , me dit le nègre d'un air railleur, le cadi yous falue, &c vous prie de lui rendre 1'ha- bit  Contes Persan s. bit qu'il vous ptêta hier pour faire le prince de Bafra \ je vous rapporce vocre vieille robe , 8c vos hailions: vous pouvez reprendre vos habits naturels. Je fus afiez furpris de ce compliment; je connus alors couce la malice du cadi; je remis entre les mains de 1'aga , le turban & la robe 'de fon maitre , 8c repris mon vieux caftan qui étoit tout déchiré. Zemroude aVoit entendu unepartig du difcours du nègre; & me voyant couverc de lambeaux : O ciel! dit-elle , que fig'niÈé ce changement ? 8c qu'eft-ce que eet homme' vient de vous dire ? Ma princefle., lui répondis-je , le cadi eft un grand fcélerat; mais il eft Ia dupe de fa malice. II croir vous avoir donné pour époux un mifécable , né dans la plus obfeure condirion, 8c c'eft avec un prince que'vous êtes marïeej je ne fuis point au-delföüs du mari dont vous vous imaginez avoir recu la main • le rang du prince de Bafra n'eft pas au-deffus du mien. Je fuis fils unique du. roi de Moufel, I'héritier du grand Bin-Ortoc; & Fadlaliah eft mon nom. En même tems je lui concai mon hiftoire , fans en fupprimer la moindre circonftance. Lorfque j'en eus achevé le récic: mon prince, me dit-elle, quand vous ne ferjez pas le fils d'un grand roi , je ne vous en aimeroispas moins; & j'ofe vous alfurer que fi j'ai de la joie d'apprendre votre haute nailfance , ce n'eft que par rapport | mon père Tome XIF, p>  2.58 Les mille et un Jour," qui eft plus fenfiWë que moi aux konneurs du monde. Toute mon ambition eft d'avoir un mari qui m'aime uniquemenr, & qui ne me faife pas le deplaifir de me donner des rivales. Je ne manquai pas de lui protefter que je 1'aimerois toute ma vie. Elle me parut charmée de cette affurance; elle appela une de fes femmes, & lui donna ordre d'aller fecrètement, & en diligence , chez un marchand, acheter un habit d'homme tout fait & des plus riches. L'efclave qui fut chargée de cette commiflion , s'en acquitta comme on le fouhaitoit ; elle revint promptement chargée d'une robe & d'une vefte magnifique, avec un turban de mouffeline des Ind°es , auffi beau que 1'autre h de forre que je me trouvai en un inftant encore plus richement vêtu qu'auparavant. Hé bien , feigneur , me dit alors Zemroude, croyez-vous que le cadi ait grand fujet de s'applaudit de fon ouvrage ? II a voulu faire un affront I ma familie , & il lui a procuré un honneur immoreel": il s'imagine fans doute en ce moment , que nous fommes accablés de douleur. Quel fera fon chagrin, lorfqu'il apprendra qu'il a fi bien fervi fes ennemis! Mais avant que de lui faire connoïtre qui vous êtes , il faut punir fa mauvaife intention. Je me charge de ce foin-la: je fais qu'il ya dans cette ville un teinturier qui a une fille d'une laideur eftroyable....  Contes P e r s a n s. 9}$ Je ne veux pas vous en dire■ davanrage , ajoutat-elle en fe reprenanc, il fam vous lailfer le plaifir de la furpnfe. Qu'il vous fuffife de favoir que je médite un projet de vengeance qui metcra' le cadi au défefpoir, & le rendra la fable de la cour & de la ville. I II. J O U R. Je croyois ce juge alfez puni de m'avoir donné pour gendre aMouaffac, & j'auroisfouhairéqu'on fe füt contenté de lui découvnr ma conduion • mais Zemroude paroiffoir avoir un défir extréme' de fe venger. Vous connoilfez les femmes, je ne lui aurois pas fait plaifir de m'oppofer a fon deffein. Elle prit de fimples habits , mais propres ; & après s'être couvert le vifage d'un voile fort epais , elle me demanda permiffiou de fortir : je la lui accordai. Elle fortit toute feule, fe rendit a 1'hörel du cadi, & ffi tint debout dans un coin de la falle ou ce juge donnoit audience tant tik Mufulmans qu'aux Infidcles. II ne Peut pas plutórappercué, que , frappé de ion port majeftueux , il lui envöya demanderp^r urn exempr qui elle étoit, 6c ce-qu'eMe défiroit. Elle répondit qu'elle étoit fille d'un aftifan de Ia vdle , & qu'elle fouhaitoit. d'cmretenir le cadi r i  x6o Les miele et un Jour; d'une affaire fecrète. L'exempt ayanc porté cette réponfe au cadi, ce juge quiaimoit naturellement le beau fexe , fit ügne a Zemroude d'approcher, & d'entrer dans un cabinet qui étoit a cöté de fon tribunal. Elle obéit en faifant une profonde inclination de tète ; elle s'aflit fur un fofa, & leva fon voile. Le cadi la fuivit, fe mit auprès d'elle , & fut furpris de fa beauté : Hé bien , ma chère enfant, lui dit-il, qu'y a-t-il pout votre fervice? Seigneur,lui répondit-elle, vous qui avez le pouvoir de faire obferver les loix, & qui rendez jüftice aux pauvres comme aux riches, foyez, je vous prie, attentif & fenfible a mes plaintes : ayez pitié de la trifte fituation oü je me trouve. Explique-moi ton affaire, reprit le cadi déja rout ému; je jure fur ma tête & fur mes yeux, que je ferai pour toi le poflible & 1'impoflible. Alors Zemroude bta fon voile entièrement , 8c montranr au juge de beaux cheveux de couleur de mufc, qui flottoient par boucles fur fes épaules : Voyez , monfeigneur , lui dit-elle , fi cette chevelure eft défagréable; examinez, de grace, mon vifage, 8c me dites fans facon ce que vous en penfez. Le cadi, a ces paroles qui lui donnoient fi beau jeu , ne demeura pas muet : Pat le facrifice du mont Arafate (a), s'écria-t-il, je O) Arafate. C'eft une montagne voifine de Ia Mecque : les Mahométans croier.t qu'Adam 8c Eve ayant été chaffés du patadis, Wn  Contes Persan s. 161 n'appercois en vous aucun défaut; votre front reffemble a une lame d'argenr, vos fourcils a deux arcs , vos joues a des rofes , vos yeux a deux pierres précieufes qui jettent un éciat éblouiflant, 8c Pon prendroit votre bouche pour une boite de rubis qui renferme un braflelet de perles. La fille de Mouaffac ne s'en tint pas-la ; elle fe leva de deffus le fopha , & fit quelques pas dans le cabinet en fe donnant de bons airs : regardez ma taille, monfeigneur, difoit-elle, confidérez-la bien; y rrouvez-vous quelque chofe d'irrégulier ? n'eft-elle pas libre & dégagée ? ai-je les manières contraintes , le gefte embarraffé ? qu'y a-r-il de choquant dans ma démarche ? Je ▼ets I'Orient, 1'auire vers 1'Occident, a caufc de leur défobéiflance, ils errèrent fur la terre pendant cent vingt ans pat pénitence, en fe cherchant; & qu'enfin ils fe rencontrèrent & fe reconnurenr fur le ment Arafate, qui pour cette raifon, a tité fon nom du mot arabe arafa, qui ilgnifie reconnoitre. Le dixième jour de la lune de Zulhaja, qui eft Ia .dernière des douze de 1'année Arabique, jour appellé AidaLaha, c'eft-d-dire, fête du factifice, les pélerins de la Mecque y font uiie proceffion génerale uommée Tavaf. Ils amènent chacun un mouton ou un chameau, qu'ils égorgenr, & dont ils remportent les membres dans leurs pays comme des reliques. Il arrivé ordinairement que le troifième jour après le facrifice , il rombe une grolTe pluie qui emporre le fang des bêres, & uettoie la montagne ; ce qui eft regardé comme un miracle, fans qu'on faffe réflexion qu'elle eft 1'effet de la vapeur groffière qui fort du fang des bêtes, & qui s'élève dans 1'air; car on égorge un nombre prodigieux d'animaux, puifque chaque homme amane fa viftime , & qu'il y a ordinairemenr plufieurs millions d'hommes.  züi Les mille et u n Jour, fuis e'nchanté de toute votre perfonne j répliqua le juge, je a'ai jamais rien vu de fi beau que vous. Et que vous femble de mes bras, reprit-elle en les decouvrant, ne font-iis pas alfez blancs & alfez ronds? Ah! cruelle, interrompit en eet endrok le cadi tranfporté d'arhour, tu me fais mourir! Si tu as d'autres chofes a me dire , parle vite, car la raifon m'abandonne, & je ne puis plus foutenir ta vue. Vous faurez donc, monfeigneur, reprit Zemroude , que malgré les attraits dont le ciel m'a pourvue, je vis dans 1'obfcurité d'une maifon interdite, non-feulement a tous les hommes, mais aux femmes mêmes , qui pourroient par leurs difcours me donner quelque confolation. Ce n'eft pas qu'il ne fe foit préfenté fouvent des partis pour moi, & il y a long-tems que je ferois malice , fi mon père n'avoit pas eu la cruauté de me refufer a rous ceux qui m'onc demandée en mariage. II die aux uns que je fuis plus sèche que du bois , & aux aucres que je fuis bouffie; a celui-ci, que je fuis boiceufe & manchotte; a celui-la, que j'ai perdu 1'efprk; j'ai un cancer au dos; je fuis hydropique & couverte degale. Enfin, il rriefak paffer pour une créature indigne de la compagnie des hommes , & il m'a fi forc décriée, qu'il m'a rendue 1'opprobre du genre kumain; perfonne ne  Contes Persan s. 16} me recherche plus, & je fuis condamnée a un écernel célibat. En achevant ces paroles, elle fit femblant de pleurer, & joua fon perfonnage avec tant d'art, que le juge s'y laiffa tromper. O père barbare, s'écria-c-il, peux-tu traiter avec tant de rigueur une fille li aimable! tu veux donc qu'un fi bel arbre demeure ftérile : ho, c'eft ce que je ne fouftrirai point! Hé quel eft donc, pourfuivitil, le delfein de votre père ? parlez , mon ange , pourquoi ne veut-il pas vous marier ? Je n'en fais rien, feigneur, repartit Zemroude en redoublant fes faufles larmes; j'ignore quelles peuvent être fes intentions, mais je voüs avouerai que ma patience eft a bout: je ne puis plus vivre dans 1'état ou je fuis. J'ai trouvé moyen de fortir de chez mon père; je me fuis échappée pour venir me jeter entre vos bras, & implorer votre fecours : ayez donc la bonté , monfeigneur, d'interpofer votre autorité pour me faire rendre juftice, ou je ne réponds plus de ma vie : je me frapperai moimême de mon propre cangiar (a), & je me tuerai pour mettre fin a mes fouffrances. (a) Foignard. R 4  i6"4 Les mille et un Jour? LIIT. JOUR. 2jEmroude par ces derniers mots, acheva de renverfer la cervelle au cadi. Non, non, dit-il, vous ne mourrèz point, & vous ne palferez pas toute votre jeunelfe dans les pleurs &c les gémiffemens. II ne tiendra qu'a vous de fortir des ténèbres qui récèlent vos perfectious , & d'être même dès aujourd'hui femme du Cadi de Bagdad : Oui , parfaite image des Houris (a), je fuis prêt a vous époufer, li vous voulez bien y confentir. Monfeigneur, répondit la dame , quand vous ne feriez pas une des plus confidérables perfonnes de cette ville, je n'aurois point de répngnance a vous donnerla main, car vous me paroilfez un homme forr aimable; mais je crains que vous ne puiflié'z obtenir 1'aveu de mon père , quelque honneur que lui falfe votre alliance. N'ayez point d'inquiétude la-delfus, reprit Ie juge , je réponds de 1'évènement : dites-moi feulement dans quelie rus demeure votre père, comment il Te nomme, & de quelle profellion il ëlr ? II s'appelle Oufta Omar, repartit Zemroude; il elt teinturier; il demeure fur le quai oriental du (a) Eilles du Taradis de Mahomct qui nc vicilliiient jamais. I  Contes Persan sT 2 füt généralement aimé , les peuples n'avoient » pas plutöt appris que j'étois encore vivant («) Damas a gtaudcs fleurs. S 1  276 Les mille et un Jour; »5 qu'ils en avoient témoigné une joie incroya-* n ble. ■> Le prince Amadeddin lui-même , par une lettre que le courrier me donna de fa part, m'arfuroit de fa fidélité , & me marquoit beaucoup d'impatience de me voir pour me remettre le diadême , & devenir mon premier fujet. Ces nouvelles me firent prendre la réfolution de hater mon retour a Moufel. Je pris congé du prince des fidèles , qui me donna ttois mille chevaux de fa garde pour m'efcorter jufque dans mes états; & , après avoir embraffé Mouaffac & fa femme, je partis de Bagdad avec ma chère Zemroude , qui feroit morte de douleur en quittant fon . père <3c fa mère , fi l'amour qu'elle avoit pour moi n'en eut modéré le fenr timenr. L V I. JOUR. J"e n'avois pas fait la moitié du chemin de Bagdad a Moufel , que 1'avant - garde de mon efcorte découvrit la tête d'un corps de troupes aui marchoit droit a nous. Je crus que c'étoient. encore des Arabes Bédouins. Je mis aufli-tot mes ge'ns en bataille, &' nous étions déja difpofés a combattre, lorfque mes coureurs me vin-  Conti s "Per san s. 277 rent rapporter que les hommes que nous prenions pour des brigands Sc des ennemis , étoient des troupes de Moufel qui venoient au-devant de moi , & qu'Amadeddin Zengui les conduifoit. Ce prince , de fon cóté , ayant appris qui nous étions, fe détacha de fa petite armée pour me venir trouver avec les principaux feigneurs de Moufel. II me paria conformément a fa lettre, c'eiVa-dire , d'une manière foumife Sc refpecfueufe; & toutes les perfonnes de qualité qui Paccompagnoient, m'alfurèrent de leur zèle & de leur fidélité. Quelque fujet que j'eufle de me défier d'euxSc de penfer que mon coufin , fous prétexte de me faire honneur , avoit peut - être defiein de m'óter la vie , pour demeurer maicre de mon royaume , j'aimais mieux bannir toute défiance, que de faire connóitre que je 11'étois pas fans crainte. Je renvoyai les foldats de la garde du calife, & confiai mes jours au prince Amadeddin. Je n'eus pas lieu de me repentir de ma confiance : au-lieu d'être capable de former un noir attentat, il ne fongea qu'a me donner des marqués de fon attachement. Lorfque nous fümes arrivés a Moufel, tout le peuple témoigna par des acclamadons , le plaifir qu'il avoit de me revoir , Sc fit pendant trois jours de grandes réjouifiances. Les houtiques des S 3  i-jS Les mille et un Jour, afouaques (a) & des badiftans (b) fiirent tapuTées en-dedans & en-dehors, & la nuit elles étoient éclairées de lampions qui formoient les lettres d'un verfet de 1'alcoran : de forte que chaque boutique ayant fon verfet particulier , ce facré Uvrc fe li foit rout enticr dans la ville; & il fembloit que 1'ange Gabriel 1'appottar une feconde iois a notre grand prophéte en caracïères luni;neux. , ; ■ , ;, rpm II .1-JiuoM Outre cetre pieufe illumination , il y avoit fur le devant des boutiques , de grands plats de pileau de toutes fortes de couleurs eu pyramides , avec de grandes-jattes pleines de forbet & de jus de grenades., dont les paffans buvoient Sz mingeoient a difcrétion. A tous les carrefours , on voyoit des danfes de tchenguis ( c) animés par le, fon des tambouras (d) &c des defrs (e) -y8c les ca-, lenders, felon leur coutume , couroienc par la ville comme des foux furieux. Tous les gens de métier , montés fur des chariots, parés de clin- (a) 'Afouaques. Ce font les rues marchandes. (4) Baiiflan. C'eft un lieu comme la foiic faint•germain ou le palais , tout rempli de boutiques -ie bijoutier's. (c) Les Tchenguis font des balidins. (d) Tambouras, efpèce de luths foit petits, qui ontcinq cotdes de laiton, & le manche long de deux pieds. On en touche les cordes avec un petit morceau d'écaille de tortue , ce qu'on appelle Taja/m. Cet inftrurr.eut eft d'ordinaiie accompagné de la voix. (e) Deff. C'eft une efpèce de tambour de bafque, qui feit a marquer la mefure dans les concerts.  C o nt es Persan s. 273 quant & de banderoles volantes de diverfes couIeurs, avec des oiltds qui matquoient leurs profellions , après avoir traverfe la grande rue , ve noient au fon des fifres, des timbales & des tronipettes , palf er devant mon balcon , ou Zemroude étoic aflife auprès de moi, & ils nous faluoient en criant de toute leur force :( & de la Princeffe de la Chine. Fadlallah ayant achevé le récit de fes aventures , dit a fes hbtes : voila. mon hiftoire. Vous voyez par mes malheurs & par les vötres, que la vie humaine eft un rofeau fans ceffe agité par le vent froid du nord. Je vous dirai pourtant que je vis heureux & tranquille depuis que je  Contes Persan s. 197 fuis a Jaïc; je ne me repens point d'avoir abandonné la couronne de Moufel ; je trouve des douceurs dans 1'obfcurité du fort dont je jouis. Timurtafch , Elmaze & Calaf donnèrent mille louanges au fils de Bin-Ortoc; le kan admira la réfolution qu'il avoit pu prendre de fe dépouiller lui-même de fes états , pour viwe comme un particulier dans une terre étrangère , ou Pon ne favoic pas même le rang qu'il avoit autrefois tenu dans le monde. Elmaze loua la fidélité qu'il avoit gardée a Zemroude, & le relfentimentqu'il avoit eu de fa mort. Et enfin Calaf lui dit : Seigneur, il feroir a fouhaiter que tous les hemmes qui font dans 1'adverfité, euffent autant de conftance que vous en avez fait paroïtre dans la mauvaife fortune. Ils continuèrent de s'entretenir jufqu'a ce qu'il fut tems de fe retiter. Alors Fadlallah appella fes efclaves , qui apportèrent des bougies dans des flambeaux fairs de bois d'Aloès, & menèrent le kan , la ptinceffe & fon fils dans un appartement ou règnoit la même fimplicité qu'on voyoit dans le refte de la maifon. Elmaze & Timurtafch demeurèrent dans une chambre, & Calaf alla fe coucher dans une autre. Le lendemain matin le vieillard entra dans 1'appartement de fes hótes , lorfqu'ils furent levés , & il leur dir : Vous n'êtes pas feuls malheureux, on vient de m'apprendre  apS Les mille et u n Jour, qu'un ambaffadeur du fultan de Carizme arriva hier au foir dans cette ville; que fon maitre 1'erivoie a Ilenge-Kan, pour le prier, non-feulement de ne pas donner nn afyle au kan des Nogais fon ennemi, mais même de le faire arrêter , s"d paffe par le pays de Jaïc. Effe&ivement, pourfuivit Fadlallah , le bruit court que ce kan infortuné , de peur de tomber entre les mains du fultan de Carizme , a quitté fa capkale, & s'eft fauvé avec fa familie. A cette nouvelle , Timurtafch & Calaf changèrent de couleur, & la princefle s'évanouit. L X I. JOUR. L'Évanouissement d'Elmaze, aufli bien que le trouble du père & du fils, firent juger a Fadlallah que fes hótes n'étoient pas des marchands. Je vois bien, leur dit-il, après que la princefle eut repris i'ufage de fes fens, que vous prenez beaucoup de parr aux malheurs du kan des Nogaïs, ou plutót, vous dirai-je ce que je penfe ? je crois que vous êtes tous trois les dcplorables objets de la haine du fultan. Oni, feigneur, lui dit Timurtafch , nous fommes les viófimcs qu'il veut facrifier; je fuis le kan des Nogaïs; vous voyez ma femme & mon fils; nous aurions tort de ne nous pas découvrir a vous > après la réception  I Contes P e r s a n s. 299 & la confidence que vous nous avez faites. J'efpère même que par vos confeils , vous nous aiderez a fortir de Pembarras oü nous nous rrouvons. La conjonciure eft alfez délicate, repliqua le vieux roi de Moufel, je connois Uenge-Kan , il crainc le fultan de Carizme, & il ne faut pas douter que pour lui plaire, il ne vous falfe chercher par-tout. Vous ne ferez point en süreté chez movi, ni dans aucune autre maifon de cette ville : vous n'avez point d'autre parti a prendre, que de forrir promptement du pays de Jaïc; palfe.z la rivière dirtiche, & gagnez le plutot quil vous fera poffible , les frontières de la tribu de Berlas. Timurtafch , fa femme & Calaf goütèrenr eer avis. Auili-tót Fadlallah leut fit préparer trois chevaux avec des provifions; & leur donnanr une bourfe pleine de pièces d'or : Partez vite, leur dit-il, vous n'avez point de tems a. perdre \ dès demain , peur-être, llenge-Kan vous fera rhercher. Ils rendirent au vieux roi les graces qu'ils lui devoient; ils fortirent enfuite de Jaïc, pafsèrent 1'ïrtiche, & arrivèrent après plufieurs jours de marche fur les rerres de la tribu de Ber'as. Ils s'arrêtèrent a la première horde (a) qu'ils rencontrèrenr, ils y vendirent leurs chevaux, & y vccu- [a) HonU. C'eft un graad nomhre de rentes dre!Tces dans la campagne, qui font mie efpèce de ville, & qui fervent de demeure aux larrares.  300 Les mille et un Jour," rent avec alfez de tranquillité tant qu'ils eurent de 1'argentj mais lorfqu'il vint a leur manquer, les chagrins du kan fe renouvellèrent. Pourquoi, difoit-il, faut-il que je fois encore au monde ? ne valoit-il pas bien mieux attendre dans mes états mon fuperbe ennemi, & périr en défendanr ma ville capitale, que de conferver une vie qui n'eft qu'un enchainement de malheuts ? C'eft en vain que nous fouffrons patiemment nos difgraces, le ciel ne nous rendra jamais heureux , puifque malgré la foumiflion que nous avons a fes ordres, il nous lailfe toujours dans la misère. Seigneur, lui dit Calaf, ne défefpérons point de voir finir nos maux ; le ciel qui difpofe des événemens , nous en prépare peut-être d'agréables que nous ne pouvons prévoir. Allons, pourfuivit-il, a la principale horde de cette tribu , j'ai un prelfentiment que notre fortune y pourra changer de face. Ils allèrent donc tous trois a la horde, oü demeuroit le kan de Berlas. Ils entrèrent fous une grande tente qui fervoit d'hópital aux pauvres étrangers, & ils fe couchèrent dans un coin, fort en peine de ce qu'ils feroient pour fubfifter. Calaf laiifa fon père & fa mère en eet endroir, fortir, & s'avanca dans la horde en demandant la charité aux palfans; il en recut une petite fomme d'argent, dont il acheta des provilions, qu'il porta fur la fin du jour a fon père & a fa mère. Ils ne  Contes PirsaKs: 301' purent tous deux s'empêcher de pleurer, quand ils furent que leur fils venoit de demander 1'aumóne. Calaf s'attendrit avec eux , & leur dit: Rien, je 1'avoue, ne me paroit plus morrifiant, que d'être réduit a mendier : cependant fi je ne puis autrement vous procurer du fecours , je le ferai , quelque honte qu'il m'en coüte. Mais , ajouta-t-il, vous n'avez qu'a me vendre comme un efclave ; & de 1'argent qui vous en reviendra , vous aurez de quoi vivre long-tems. Que ditesvous , mon fils , s'écria Timurtafch a cé difcours? Vous nous propofez de vivre aux dépens de votre liberté! ah ! dure plutot toujours 1'infortune qui nous accable. S'il faut vendre-quelqu'un de nous trois pour fecourir les deux autres, c'eft moi; je ne refufe point de porter pour vous deux le joug de la fervitude. Seigneur, reprit Calaf, il me vient une penfée) demain matin j'kai me mettre parmi les porte-faix ; quelqu'un rri'emploiera , & nous vivrons ainfi de mon travail. Ils s'arrêtèrent a ce patti. Le jour fuivan't , le prince fe mêla parmi les porte - faix de la horde , & attendit que quelqu'un voulüt fe fervir de lui ; mais il arriva par malheur que perfonne ne feïnploya; de manière que la moitié de la journée étoit déja paffee, qu'il n'avoit encore rien gagné. Cela 1'afïligeoit fort: li je; ne fais pas mieux mes  joi Les mille et un Jour, affaires , dit-il en lui-même , comment pourrai-j'é nourrir mon père & ma mère ? II s'ennuya d'attendre en vain parmi les portefaix, que quelqu'un vint s'adrelfer a Tui •, il fortit de la horde, & s'avanca dans la campagne , pour rêver plus libremenc aux moyens de fubüfter. Il s'aflit fous un arbre , ou après avoir prié Ie ciel d'avoir pitié de fa fuuacion , il s'endormit. A fon réveil, il appercut auprès de lui un faucon d'une beauté fmgulière ; il avoit la' tête ornée d'un panache de mille couleürs ,' 8c il porcoit au cou une chaïne de fèuilles d'or' garnie de diamans, de topazés Sc de rubis. Calaf qui enrciidoit la fauconnerie , lui préfenta fev poignet, & Póifeau fe mit deifus. Le prince des Nogaïs en" eut beaucoup de joie : voyons , dit-il en lui - mem c, oü ceci nous menera; eer oifeau , felou routes les apparences , appartient au fouverain de cette horde.. II ne fe trompoit pas , c'étoit le' faitcon d'AIinguer, kan de Berlas, que ce prince avoit Perdu a la chafle le jour précédent. Ses grands veneurs le cherchoient dans la campagne , avec d'autant plus d'ardeur cc d'mquiétüde', 'que 'leur maitte les avoit menaces 'du' derriier fupplice , s'ils" revenpient a la cour fans Ion oifeau ,'ej'u*ïl ai- £;\":joe ji. oh SiJlotH d £• u f • v:..:ir.m oh ; «v.■ moit paliionnement. . ,    CONTÉS PERS ANS. JOJ L X I I. JOUR. JLjE prince Calaf renrra dans la horde avee 'ié fiiucon. Aufli-cóc tour le peuple fe mit a crier: hé! voila le fiucon du kan retrouvé , béni foit le jeune homme qui va réjouir notre prince en lui portant fon oifeau. Effeótivement, lorfque Calaf fut arrivé a la tente royale, 8c qu'il y parut avec Ie faucon, le kan tranfporté de joie, courut a fon oifeau, & lui fit mille careffes: enfuite s'adrelfant au prince des Nogaïs , il lui demanda oü ill'avoic trouvé : Calaf raconta la chofe comme elle s'étoit paffée. Après cela le-kan lui dit : tu me parois étranger ; de quel pays es-tu , 8c quelle eft ta profeffion ? Seigneur , lui répondit le fils de Timurtafch, en fe profternant a fes pieds, je fuis fils d'un marchand de Bulgarie , qui poffédoit de grands biens; je voyageois avec mon père & ma mère dans le pays de Jaïc; nous avons rencontté des voleurs qui ne nous onr lailfé que Ia vie, 8c nous fommes venus jufqu'a cette hotde en meudiant. Jeune homme, reprit le kan , je fuis bien aife que ce foit toi qui aies trouvé mon faucon car j'ai juré d'accorder a la perfonne qui me le rapporteroit, les trois chofes qu'il voudroit ms  •304 Lis milu it vn JourJ demander, ainfi tu n'as qu'a parier : dis-moi ce que tu fouhaites que je te donne , & fois sur de 1'obtenir. Puifqu'il m'eft permis de demander trois chofes, repartit Calaf, je voudrois premièrement que mon père & ma mère qui font a 1'hópital , euffent une tente particulière dans le quartier de votre majefté , qu'ils fuffent entretenus a vos dépens le refte de leurs jours , &c fervis même par des officiers de votre maifon. Secondement, je défire un des plus beaux chevaux de vos écuries, tout fellé & bridé ; & enfin un habillement complet & magnifique , avec un riche fabre, & une bourfe pleine de pièces d'or , pour pouvoir faire commodément un voyage que je médite. Tes vceux feronc fatisfaits, ■dit Alinguer, amène-moi ton père & ta mère , |e commencerai dès aujourd'hui a les faire trailer comme tu le fouhaites; & demain , vêtu de riches habits, & monté fur le plus beau cheval de mes écuries, tu pourras t'en aller oü il te plaira. Calaf fe profterna une feconde fois devant le kan; & après 1'avoir remercié de fes bontés, il fe rendit a la tente oü Elmaze & Timurtafch 1'attendoient impatiemment. Je vous apporte de bonnes nouvelles , leur dit-il, notre fort eft déja changé. En même tems il leur raconta tout ce qui Jui étoit arrivé. Cette aventure leur fit plaifir ; ils la  Contes P e r s a n s. 3o5 k regardèrent comme une marqué infaillible que la rigueur de leur deftinée commencoit a' s'adouar. Ils fuivirent volontiers Calaf, qui les conduifit a la rente royale , & les préfenta au kan. Ce prince les recut fort bien , & leur promit qu'il tiendroit exadement la promeife quil avoit faire a leur fils. U n> manqua pas 5 il leur donna dès ce jour-la une tente particulière ; il les fit fervir par des efclaves & des officiers de fa maifon , & il ordonna qu'on les traitat comme luimême. p Le lendemain Calaf fut revêtu de riches habits ; il recut de la main même du prince Ahnguer un fabre dont la poignée étoit de diamans , avec une bourfe remplie de fequins d'or, & enfuite on lui amena un très-beau cheval Turcoman. II le monta devar* toute Ia cour ■ & pour montrer qu'il favoit manier un cheval, il 1IU faire cent caracoles d'une manière qui charma le prince öc fes courtifans. Après avoir remercié le kan de toutes fes bontés, il prit congé de lui. II alla trouver Timurtafch & la princefTe Elmaze. J'ai une extreme en vie , leur dit-il, de voir le grand royaume de la Chine, permettez-moi de la fatisfaire; j'ai un preirentiment que je me fignalerai par' quelque adion d'éclat, & que je gagnerai 1'amitié du monarque qui tient fous fes loix de fi TomeXIF. y  t&6 LtS MILIE ET ON JOUR, vaftes états. SoufFrez que vous lailfant ici dans un afyle oü vous êtes en süreté, & ou rien ne vous manque, je fuive le mouvement qui m'enttaïne , ou plutöt que je m'abandonne au ciel qui me conduit. Va , mon fils, lui dit Timurtafch , cède au noble tranfport qui t'agite ; cours au fort qui t'attend bate par ta vertu la lente profpérité qui doit fuccéder a notre infortune, ou par un beau trépas, mérite une place éclatante dans 1'hiftoire des princes malheureux. Pars, nous attendrons de tes nouvelles dans cette tribu, & nous réglerons notre fortune fur la tienne. Le jeune prince des Nogaïs embrafla fon père le fa mère, & prit le chemin de. la 'Chine. Il n eft point marqué dans les auteurs , qu'il éprouva quelque aventure fur la route; ils difent feulement, qu'étant arrivé a la grande ville de Canbalec , autrement Pekin , il defcendit auprès d'une maifon qui étoit a 1'entrée, & oü demeuroit une petite vieille qui étoit veuve. Calaf fe préfenta a la porte , aufli-tot la vieille parut: il la falua , & lui dit : ma bonne mère , voudriezvous bien recevoir chez vous un étranger ? fi vous pouvez me donner un logement dans votte maifon , j'ofe vous aflurer que vous n'en aurez point de chagrin. La vieille envifagea le jeune prince, & jugeant a fa bonne mine , ainfi qu a fon habillement, que ce n'étoit pas uu höte i dé-  Contes P' e r. s a n s. j07 daigner, elle lui fit une profonde inclinarion de ïêce i & lui répondit: jeune étranger de grande apparence, ma maifon eft k votre fervice, aullïfcien que tout ce qu'il y a dedans-. Er avez'vous , ïepnt-il , un lieu propre k mettre mon cheval ? Om, dit-elle , j'en ai, En même temps elle prit Ie cheval par la bride, & le mena dans une petite écune qui étoit fur Ie derrière de fa maifon. Enfuite elle revint trouver Calaf, qui fe fentant beaucoup d'appétit, lui demanda fi elle n'avoit perfonne qui püt lui aller acheter quelque chofe au marché ? La veuve repartic qu'elle avoit un petit fils de douze ans, q«i dementon avec elle , & qui s'acquitteroit fort bien de cette commiflion. Alors le prince tira de fa bourfe un fequin d'or, & Ie mitentre les mains de 1'enfant , qui fortit pour aller au marché. Pendant ce tems-la , Phötefie ne fut pas peu occupée d fatisfaire la curiofité de Calaf. II luj lit mille queftions; il lui demanda quelles étoient les mceurs des habitans de la ville? combien oli comptoit de families dans Pekin ? & enfin la converfation tomba fut le roi de la Chine. Apprenez-moi,de grace, lui dit Calaf, de quel caractère eft ce prince ? Eft-il généreux , & pen. fez-vous qu'il fit quelque attention au zèle d'un jeune étranger qui s'offriroit a le fervit contre fes ennemis ? En un mot, mérite-t-il qu'on s'ac- V i  *o5 Les miele et un Jour, tache a fes intéréts ? Sans doute , répondit la vieille , c'eft un trés-bon prince , qui aime fes fujets autant qu'il eft aimé, Sc je fuis fort furprife que vous n'ayez pas ouï parier de notre bon roi Altoun-Kan , car la réputation de fa bonté s'eft répandue par tout le monde. . Sur le portrait que vous m'en faites , répliqua le prince Nogaïs , je juge que ce doit être le monarque du monde le plus heureux & le plus content. 11 ne l'eft pourtant pas, repartit la veuve: on peut dire même qu'il eft fort malheureux. Premièrement, il n'a point de prince pour hu fuccéder; il ne peut avoit d'enfant male , quelques bonnes ceuvres qu'il faife pour cela. Je vous dirai pourtant que le chagrin de n'avoir point de füs, ne fait pas fa plus grande peine; ce qui ttouble le repos de fa vie , c'eft la princelfe .Tourandoóte, fa fille unique. Hé! pourquoi, répliqua Calaf , eft-elle un fupplice pour lui? Je vais vous le dire, repartit la veuve; je puis vous parier favamment de cela, car c'eft un récit que m'a fait fouvent ma fille, qui a 1'honneur d'être au férail parmi les efclaves de la princelfe.  Contis Persan s. 309 l X i i i. JOUR. IjA princefle Tourandocte , pourfuivit la vieille hótelfe du prince des Nogaïs , eft dans fa dix-v neuvième année; elle eft fi belle, que les peinrres qui en ont fait le portrait, quoique des plus habiles de Porient , ont tous avoué qu'ds avoient honte de leur ouvrage, & que le pinceau du monde qui fauroit le mieux attraper les charmes d'un beau vifage, ne pourroit prendre tous ceux de la princefle de la Chine : cependant les divers portrairs qu'on en a faits, quoiqu'infiniment au-deflbus de la nature , n'ont pas lailfé de produire de terribles effets. Elle joint a fa beauté raviflante, un efprit fi cultivé , qu'elle fait non feulement tout ce qu'on a coutume d'enfeigner aux perfonnes de fon rang, mais même les fciences quineconviennentqu'aux hommes. Elle fait tracer les différens caraétères de plufieurs fortes de langues , elle pofsède 1'anthmétique , la géographie , la philofophiè , les mathématiques , le droit, & fur-tout la théologie ; elle a lu les loix & la morale de notre légiflateur Berginghuzin (a) : enfin , elle eft aufli <(a) Les Chinois le nomthenc aufli le Prophéte Jatmouny. C'eft apparemment Confucius. V 3  jio- Les mille et un Jou-rJ habile que tous les do&eurs enfemble ; mais fes belles qualités font etfacées pat une dureté d'ame fansexemplej elle cernit tout fon mérite pat une déteftable cruauté. II' y a deux ans que le roi de Thébet Penvoya demander en mariage pour le prince fon fils, qui en étoit devenu amoureux fur un portrait qu'il en avoit vu. Altoun-Kan, ravi de cette allianee , la propofa a Tourandocte. Cette fiére princelfe, a qui tous les hommes paroilfoient méprifables, tant fa beauté Pa rendue vaine, rejeta la propofition avec dédain. Le roi fe mit en colère contre elle , & lui déclara qu'il vouloit etre obéi. Mais au-lieu de fe fonmettre de bonne grace aux volontés de fon père , elle pleura de dépit de ce qu'on prétendoit la eontraindre. Elle s'affligea fans modération, comme fi Pon eüt eu envie de lui faire un grand mal enfin , elle fe rourmenta de manière qu'elle tomba malade. Les médecins eonnoiilant la caufe de fa maladie , dirent au roi que tous leurs remèdes étoient inuciles 3 & que la princelfe perdroit infailliblement la vie , s'il s'obftinoit a. lui vouloir faire époufer Ie prince de Thébet.. Alors le roi, qui aime fa fille éperdument,, effrayé du péril oü elle étoit, 1'alla voir , ëc 1'alfuta qu'il renverroit 1'ambalfadeur de Thébet avec un refus,. Ce n'eft pas alfez , Seigneur, lui  Contes Persan s. 311 dit la princefle , j'ai réfolu de me lailfer mourir , a moins que vous ne m'accordiez ce que i ai a vous demander. Si vous ibuhaitez que je vive, il faut que vous vous engagiez par un ferment inyiolable y a ne point gêner mes fentimens * & que vous fafliez publier un édit par lequel vous déclarerez. que de tous les princes qui me rechercheront,.nul ne. pourra m'époufer, quil n'ait auparavanr répondu pertinemment aux queftions que je lui ferai devant tous les gens de loi qui font dans cette ville : que s'il y répond bien, je confens qu'il foit mon époux; mais que sil y répond mal, on lui tranchera la tête dans la cour de votre palais. Par eet édit, ajouta-t-elle, quon fera.favoir aux princes étrangers qui arriveront a Pekin, on leur ótera Pen vie de me demander en mariage , &c c'eft ce que, je fouhaite : car je hais les hom^ mes, & ne veux point me marier. Mais, ma fille , lui dit le roi, fi quelqu'un méprifanr mon édit , fe préfente & répond jufte a vos queftions Ho, c'eft ce que je ne crains pas, interrompit-elle avec précipitation ; j'en fais faire de fi difficiles-, que j'embaraflerois. les plus grands doeieurs; j'en veux bien courir le rifque. Altoun-Kan rêva quelque tems a ce que la princelfe exigeoit de lui: Je vois bien, dit-il en lui-même, que ma fille ne veut point fe marier , & qu'en effet eet édit épo* V 4  ju Les mille et un Jour, vantera tous fes amans • ainfi je ne hafarde rien en lui donnaut cette fatisfa&ion; il n'en peut arriver aucun malheur : quel prince feroit alfez fou pour aftronter un fi affreux pcril? Enfin , le roi , perfuadé que eet édit n'auroit point' de mauvaifes fuites , & que 1'entière guérifon de fa fille en dépendoit, le fit publier , & jura fur les loix de Berginghuzin , de le faire exactement obferver. Tourandocte , ralfurée par ce ferment facré, qu'elle favoit que le roi fon père n'oferoit violer , reprit fes forces , 8c jouit bientbt d'une parfaite fanté. Cependant le bruit de fa beauté attira plufieurs jeunes princes étrangers a Pekin ; 1'on eur beau leur faire favoir la teneur de 1'édit, comme tout le monde a bonne opinion de fon efprit, & furtout les jeunes gens , ils eurent 1'audace de fe préfenter pour répondre aux queftions de la princefTe y & n'en pouvant percer le fens obfeur, ils périrent tous miférablement 1'un après 1'autre. Le roi, il faur lui rendre cette juftice, paroït fort touché de leur fort. Il fe repent d'avoir fait un ferment qui le lie ; & quelque tendrelfe qu'il ait pour fa fille, il aimeroit mieux 1'avoir laiffé mourir , que 1'avoir confervée a ce prix. II fait tout ce qui dépend de lui pour prévenir ces malheurs. Lorfqu'un amant, que 1'ordonnance n'a pu retenir, vient lui demander la main de la princefle,  Contes Peusans. 313 ii s'efForce de le détourner de fa réfolution, & il ne confenr jamais qua regret, qu'il s'expofe a perdre la vie. Mais il arrivé ordinairement qn'il ne fauroir perfuader ces jeunes téméraires. Ils ne font occupés que de Tourandoóte; & 1'efpérance de la poiféder les étourdit fur la difficulté qu'il y a de Pobtenir. Mais fi le roi du moins fe montre fenfible a Ia perte de ces malheureux princes, il n'en eft pas de même de fa barbare fille. Elle s'applaudit des fpectacles fanglans que fa beauté donne aux Chinois. Elle a tant de vanité, que le prince le plus aimable lui paroït non-fëulement indigne d'elle, mais même fort infolent d'ofer élever fa penfée jufqu'a fa pofleffion \ & elle regarde fon trépas comme un jufte chatiment de fa témérité. Ce quil y a de plus déplorable encore, c'eft que le ciel permet fouvent que des princes viennent fe facrifier a cette inhumaine princelfe. II n'y a pas long-tems qu'un prince qui fe flattoit d'avoir alfez d'efprit pour répondre a fes queftions, aperdu la vie; & cette nuitil en doit périr un autre, qui pour fon malheur eft venu a Ja cour de la Chine dans la même efpérance.  3*4 Lis mille h t on Jour, LX IV- JOUR. CjAlaf fut fort attentif au récit de la vieille. Je ne comprends pas , lui dit-il , après qu'elle eut achevé de parier, comment il fe ttouve des princes alfez dépour-vus de jugement pour aller demander la princelfe de la Chine. Quel homme na doit pas être effrayé de la condition fans laquelle on ne fautoit 1'obtenir ? D'ailleurs , quoiqu'en puiflent dite les peintres qui en ont fair le portrait, quoiqu'ils alfurent que leur ouvrage n'eftqu'une image imparfaite de fa beauté , je crois plutöt qu'ils. lui ont prêté des charmes , Sc 'que leurs peintures font flatteufes , puifqu'elles ont ptoduit des effets fi puilfans. Enfin, je ne puis penfer que Tourandoete foit aufli belle que vous le dites. Seigneut, répliqua la veuve, elle eft encore plus charmante que je ne vous 1'ai dit, & vous pouvez m'en croire , car je 1'ai vue plufieurs fois en allanr voir ma fille au férail. Faites-vous, fi vous voulez , une idéé a plaifir , raflemblez dans votre imagination rout ce qui peut contribuer a compofer une beauté parfaite, & foyez perfuadé que vous ne fauriez vous repréfenter un objet qui approche de Ia princelfe. Le prince des Nogaïs ne pouvoit ajouter foi au  Contes Persan s; 315 difcours de fon hötelfe, tanc il le trouvoit hyperbohque : il en reffentoit pourtant , fans favoir pourquoi , un fecret plaifir. Mais, ma mère , reprit il, les queftions quepropofe la fille du roi, font-elles fi difficiles qu'on ne puifle y répondre d'une manière qui fatisfaffe les gens de loi qui en font les juges? Pour moi, je m'imagine que les princes qui n'en peuvent péuétrer le fens, font rous de petits génies ou des ignorans. Non, non, reparrit la vieille, il n'y a point d'énigme plus obfcure que les queftions de la princefle, & il eft prefque impollible d'y bien répondre. Pendant qu'ils s'entretenoient ainfi de Tourandocte 8c de fes amans infortunés, le petit garcon qu'on avoit envoyé au marché , revint chargé de provifions. Calaf s'afiit a une table que la veuve lui drefla, 8c mangea comme un homme qui mouroit de faim. Sur ces entrefaites la nuit arriva, & bientöt on entendit dans la ville les tymbales (a) de la juftice. Le prince demanda ce que fignirioit ce bruit j c'eft , lui dit la vieille , pour avernr le peuple qu'on va exécuter quelqu'un a mort, 8c le malheureux qui doit être immolé eft ce prince que je vous ait dit qui devoit cette nuit perdre la vie, pour avoir mal répondu aux queftions de la princelfe. On a coutume de punir les (a) Cc font des tymbales qu'on bat lorfqu'on veut faire quc'que trifte excrution.  ji(5 Les mille et un Jour, coupahles pendant le jour , mais ceci eft un cas particulier. Le roi, dans fon cceur, détefte le fupplice qu'il fait fouffrir aux amans de fa fille, & il ne veut pas que le foleil foit témoin d'une action fi cruelle. Le fils de Timurtafch eut envie de voir cette exécution , dont la caufe lui paroiffoit bien fingulière; il fortit de la maifon de fon höteffe, Sé rencontran't dans la rue une grande foule de Chinois que la même curiofïté animoit, il fe mêla parmi eux; Sc fe rendit dans la cour du palais oü fe devoit paffer une fi tragique fcène. 11 vit au milieu un Schehtcheraghe, autremenr une tour de bois fort élevée, dont le dehors , du haut jufqu'en bas, étoit couvert de branches de cyprès, parmi lefquelles il y avoit une prodigieufe quantité de lampes qui étoient fort bien arrangées, Sc qui répandoient une fi grande lumière, que toute la cour en étoit éclairée. A quinze condées de la cour s'élevoit un échafaud tout couvert de fatin blanc (a), & autour duquel règnoient plufieurs pavillons de taffetas de la même couleur. Derrière ces rentes, deux mille foldats de la garde d'Altoun-Kan, 1'épée nue Sc la hache a la main, formoient une doublé haie qui fervoit de barrière au peuple. Calaf regardoir avec attentiön tout ce qui s'offroit a fa vue, lorfque tout-a-coup la trifte (a) Le blanc, chez les Chinois, eft une marqué de deuil.  Contes Persans. jiy cérémonie dont on voyoit Pappareil, commenca par un bruit confus de tambours & de cloches, qui du haut de la tour fe faifoienc entendre de fort loin. En même-tems vingt mandarins , & autant de gens de loi, tous vêtus de longues robes de laine blanche, fortirent du palais , s'avancèrent vers Péchafaud; & après en avoir fait trois fois le tour, allèrent s'alfeoir fous les pavillons. Enfuite parut la viéHme, ornée de fleurs entrelalfées de feuilles de cyprès, avec une banderolle bleue fur la tête , & non une banderolle rouge (a); comme les criminels que la juftice a condamnés. C'étoit un jeune prince qui avoit a peine dix-huit ans j il étoit accompagné d'un mandarin qui le tenoit pat la main , & fuivi de 1'exécuteur. Ils montèrent tous trois fur 1'échafaud : aufli-tót le bruit des tambours & des cloches cefla. Le mandarin alors adrelfa la parole au prince d'un ton de voix li haut, que la moitié du peuple 1'entendit : prince , lui dit-il , n'eft-il pas vrai qu'on vous a fait favoir la teneur de 1'édit du roi, dès que vous vous êtes préfenté pour demander Ia princefle en mariage ?, N'eft-il pas vrai encore, que le roi a fait tous fes efforts pour vous détourner de votre téméraire réfolution ? Le prince ayant répondu qu'oui: Reconnoiflez donc, reprit (a) Chez les Chinois, un crimincl qu'on mïne au fupplice, a fur la tête une banderolle rouge.  318 Lés mille kt un Jour? le mandarin , que c'eft vocre faute, 11 vous perdez aujourd'hui la vie, & que le roi Sc la princefle ne font pas coupables de votre mort. Je la leut pardonne, repartit le prince, je ne l'impute qu'a moi-même, & je ptie le ciel de ne leur demander jamais compte du fang qu'on va répandre. II n'eut pas achevé ces paroles , que 1'exécuteur lui abattit la tête d'un coup de fabre. L'air, a 1'inftanr, retentit de nouveau du fon des cloches Sc du bruit des tambours. Cependant douze mandarins vinrent prendre le corps, ils 1'enfermèrent dans un cercueil d'ivoire & d'ébène, & le mirent dans une petite litière, que fix d'entre eux portèrent fur leurs épaules dans les jardins du férail, fous un dóme de marbre blanc , que le roi avoit fait batir exprès pour être le lieu de la fépulture de tous les malheureux princes qui devoient avoit le même fort. II alloit fouvent pleurer fur le tombeau de ceux qui y étoient; Sc il tachoit, en honorant leurs cendres de fes larmes, d'expier en quelque fagon la barbarie de fa fille. L X V. JOUR. D Abord que les mandarins eurent emporté le prince qui venoit de périr , le peuple & les gens de loi fe retirèrent dans leurs maifons, en bla-  Contes Persan s. jij mant lc roi d'avoir eu 1'imprudence de confacrer ia fureur par un ferment qu'il ne pouvoit violer. Calaf demeura dans la cour du palais, occupé de mille penfées confufes; il s'appercut qu'il y avoit auprès de lui un homme qui fondoit en pleurs ; il jugea bien que c'étoit quelqu'un qui prenoit beaucoup de part a 1'exécution qui venoit de fe faire; Sc lbuhaitant d'en favoir davantage, il lui adrelfa la parole : Je fuis touché, lui dit-il, de la vive douleur que vous faites paroïtre, & j'entre dans vos peines, car je ne doute pas que vous n'ayez connu particulièrement le prince qui vient de mourir. Ah! feigneur, lui répondit eet homme affligé, en redoublant fes larmes, je dois bien l'avoir connu, puifque j'étois fon gouverneur. O malheureux roi de Samarcande, ajouta-t-il, quelle fera ton affiicStion, quand tu fauras 1'érrange mort de ton fils'! & quel homme ofera t'en porter la nouvelle ? Calaf demanda de quelle manière le prince de Samarcande étoit devenu amoureux de la princefle de la Chine. Je vais vous 1'apprendre, lui die le gouverneur, & vous ferez fans doute étonné du récit que j'ai a vous faire. Le prince de Samarcande , pourfuivit-il, vivoit heureux a la cour de fon père; les courtifans le regardant comme un prince qui devoit un jour être leur fouverain , ne s'étudioient pas moins a lui plaire qu'au roi  320 Les mille it un Jour, même. II paflbit ordinairement le jour a chafler , ou a jouer au mail, & la nuit il faifoit fecrètement venir dans fon appartement la plus brillante jeunelfe de la cour , avec laquelle il buvoit toutes fortes de liqueurs. 11 prenoit aufli plaifir quelquefois a voir danfer de belles efclaves, & a entendre des voix & des inftrumens. En un mot, tous les plaifirs enchainés 1'un a 1'autre, occupoient les momens de fa vie. Sur ces entrefaites, il arriva un fameux peintre a Samarcande, avec plufieurs portraits de princeffes, qu'il avoit faits dans les cours différentes par ou il avoit paffe. II les vint montrer a. mon prince, qui lui dit, en regardanr les premiers qu'il lui préfenta ; Voila de fort belles peintures; je fuis perfuadé que les originaux de ces portraitsla vous ont bien de 1'obligation. Seigneur , répondit le peintre , je conviens que ces portraits font un peu flattés; mais je vous dirai en mêmetems que j'en ai un encore plus beau que ceux-la , & qui toutefois n'approche pas de fon original. En parlant ainfi , il tira d'une petite calfette oü étoient fes portaits, celui de la princefle de la Chine. A peine mon maitre 1'eüt-il entre fes mains, que ne pouvant s'imaginer que la nature füt capable de produire une beauté fi parfaite, s'écria qu'il n'y avoit point au monde de femme fi charmante ,  Contes Persan s. $i£ mante, & que le portrak de la princefle de la Chine devoit être encore plus flatté que les autres. Le peintre procefta quil ne 1'étoit point, & alfura que jamais aucun pinceau ne pourroit rendre la grace & 1'agrément qu'il y avoit dans le vifage de la princelfe Tourandocle. Sur cette alfurance, mon maitre aclieta le portrak, qui fit fur lui une fi vive impreflion , qu'abandonnant un jour la cour de fon père , il fortit de Samarcande accompagné de moi feul;* &, fans me dire fon deflein, prit la route de la Chine, & vint dans cette ville. U fe propofoit de fervir quelque-tems Altoun-Kan contre fes ennemis , &c de lui demander enfuite la princefle en mariage; mais nous apprïmes en arrivant la rigueur de 1'édit; & , ce qu'il y a de plus étrange , c'eft que mon prince, au lieu d'être vivement affligé de cette nouvelle, en congut de la joie : Je vais, me dit il, me pré» fenter pour répondre aux queftions de Tourandodte. Je ne manque pas d'efprit : j'obtiendrai cette princelfe. II n'eft pas befoin de vous dire le refte, feigneur, continua le gouverneur en fanglottant; vous jugez bien par le trifte fpeétacle que vous venez de voir, que le déplorable prince de Samarcande n'a pu répondre, comme il 1'efpéroit, aux fatales queftions de cette barbare beauté, qui fe plak a répandre du fang, & qui a déja coüté la vie a plurome XIF. X  311 Lts mille et un Jour, fieurs fils de rois. II m'a donné tantót Ie portrak de cette cruelle princefle , quand il a vu qu'il falloit fe préparer a la mort. Je te confie, m'a-t-il dit, cette rare peinture; Confervé bien ce précieux dépot : tu n'as qu'a le montrer a mon père, en lui apprenant «ia deftinée , & je ne doute pas qu'en voyant une fi charmante image, il ne me pardonne ma témérké : mais, ajouta le gouverneur, qu'un aütre, s'il veut, aille porter au roi fon père une li trifte nouvelle ; pour moi, pofledé de mon affliótion, je vais loin d'ici & de Samarcande , pleurer -une tête fi chère. Voila ce que vous fouhaitiez d'apprendre, & voici ce dangereux portrak, pourfuivk-il, en le tiran t de deffous fa robe , & le jetant X "terre avec indignation ; voici la caufe du malheur de mon prince. O déteftable peinture ! pourquoi mon maitre , quand tu es tombée entre fes mains, n'avoit-il pas mes yeux ? O princefle inhumaine! puiflent tous les princes de la terre avoir pour roi les fentimens que tu m'infpires! au-lieu d'être 1'objet de leur amour, tu leur ferois horreur. A ces mors, le gouverneur du prince de Samarcande fe rerira plein de colère , en regardanr le palais d'un oeil fürieux, & fans parier davantage au fils de Timurtafch, qui ramafla promptement le portrait de Tourandocte, & voulut fe retirer dans la maifon de fa vieille; mais il s'égara dans 1'obfcurké,  Contes P e r s a n s. 3 i| & infenfiblement il fe trouva hors de la ville. 11 attendit irrtpatiemment le jöur, pour contemplêr la beauté de la princelfe de la Chine : fi tot qu'il le vit paroïtre, &c qu'il put courenter fa curiofïté, il ouvrit la boïte qui renfermoit le portrait. II héfita pourtant avant que de le regarder. Que vais-je faire, s'écria-t-il! dois-je préfenter a mes yeux un objet fi dangereux ? fonge, Calaf, fonge aux funeft.es effets qu'il a caufés; as-tu déja oublié ce que le gouverneur du prince de Samarcande vienc de te dire ! ne regarde point cette peinture; réfifte au mouvement qui t'entraine, pendant qu'il n'eft encore qu'un defir curieux. Tandis que tu jouis de ta raifon , tu peux ptévenir ta perte Mais que dis-je prévenir, ajouta-t-il en fe reprenant? quel faux raifonnement m'infpire une timide prudence? fi je dois aimer la princelfe, mon amour n'eftil pas déja écrit au ciel en caraérères ïneffacables ? d'ailleurs, je crois qu'on peut voir impunément le plus beau portrait; il faut être bien foible pour fe troubler a la vue d'un vain mélange de couleurs. Ne craignons rien ; confidérons de fangfroid ces ttaits vainqueurs & alfaflins : j'y veux même ttouver des défauts, & gouter le plaifir nouveau de cenfurer les charmes de cette princefle rrop fuperbe \ & je fouhaiterois, pour mortifier fa vanité, qu'elle apprït que j'ai fans cmolion envifagé fon image. X 1  5^4 Les mille et unJour, l X V i. JOUR. XjE filS de Timurtafch fe promettoit bien de voir d'un ceil indifférent le portrait de Tourandocte; il le regarde, il 1'examine, il admire le tour du vifage, la régulatité des traits , la vivacité des yeux, la bouche, le nez j tout lui paroit parfait : il s'étonne d'un fi rare affemblage; &, quoiqu'en garde contre ce qu'il voit, il s'en laiffe charmer. Un trouble inconcevable 1'agite malgré lui; il ne fe connoit plus : quel feu, dit-il, vient tout-a-coup m'animer ? quel défordre ce portrait met-il dans mes fens ? jufte ciel! eft-ce le fort de tous ceux qui regardent cette peinture , d'aimer l'inhumaine princefle qu'elle repréfente ? Hélas ! je ne fens que trop qu'elle fait fur moi la même impreflion qu'elle a faite fur le malheureux prince de Samarcande ; je me rends aux traits qui lont bleffé; & , loin d'être effrayé de fa pitoyable hiftoire , peu s'en faut que je n'envie fon malheur même! Quel changement, grand dieu! je ne concevois pas tout-a-l'heure comment on pouvoit être affez infenfé pour méprifer la rigueur de 1'édit, 8c dans ce moment je ne vois plus rien qui m'épouvante; tout le péril eft difparu. Non, princefle incomparable, pourfuivit-il en  Contes Persan s.' jij' regardant le portrait d'un air tendre, aucun obftacle ne m'arrëte; je vous aime malgré votre barbarie; & piüfqu'il m'eft permis d'afpirer a votre pofleflion, je veux dès aujourd'hui tacher de vous obtenir : li je péris dans un li beau deffein, je ne fentirai en mourant que la douleur de ne pouvoir vous polféder. Calaf ayant pris la réfolution de demander la princelfe , retourna chez fa vieille veuve, dont il n'eut pas peu de peine a trouver la maifon; car il s'en étoit affez éloigné pendant la nuit. Ah ! mon fils, lui dit 1'hótefle , fi-tót qu'elle 1'appercut, je fuis ravie de vous revoir! j'étois fort en peine de vous -y je craignois qu'il ne vous fut arrivé quelque facheux accident. Pourquoi n'êtes-vous pas revenu plutót ? Ma bonne mère, lui répondit il, je fuis faché de vous avoir caufé de 1'inquiétude , mais je me fuis égaré dans 1'obfcurité. Enfuite il lui conta comment il avoit rencontré le gouverneur du prince qu'on avoit fait mourir, & il ne manqua pas de répéter tout ce que ce gouverneur lui avoit dit. Puis montranr le portrait de TourandocTe : Voyez, dit-il, fi cette peinture n'eft qu'une image imparfaite de ia princelfe de la Chine; pour moi, je ne puis m'imaginer qu'elle n'égale pas la beauté de 1'original. Par 1'ame du prophéte Jacmouny , s'écria la vieille après avoir examiné le portrait, la princelfe X |  ii fe rendit au palais : il vit a la porte cinq éléphans liés , & des deux cötés étoient en haie deux mille foldats, le cafque en tête, armés de boucliers, Sc couverts de plaques de fer. Un des principaux officiers qui les commandcit, jugeant a Pair de Calaf, qu'il étoit étranger , 1'arrêra, Sc lui demanda quelle affaire il avoir au palais ? Je fuis un prince étranger, lui répondit le fils de Timurtafch , je viens me préfenter au roi pour le prier de m'accorder la permiflion de répondre aux queftions de la princefle fa fille. L'officier , a ces paroles, le regardant avec étonnement, lui dit: prince , favez-vous bien que vous venez ici chercher la mort ? vous auriez mieux fait de demeurer dans votre pays , que de former le deffein qui vous amène; retournez fur vos pas, Sc ne vous flattez point de la trompeufe efpérance que vous obtiendrez ia ba:;bare ïourandoóle. Quand vqus  35* Les mille et u n Jour; feriez plus habile qu'un mandarin (a) de la fcience, vous ne percerez jamais le fens de fes paroles ambigues. Je vous rends graces de vorre confeil, repartit Calaf, mais je ne fuis pas venu jufqu'ici pour reculer : allez donc a la mort , répliqua l'officier d'un air chagrin , puifqu'il n'eft pas poflible de vous en empêcher. En mêmetems il le laiffa entrer dans le palais, & enfuite fe tournant vers quelques autres officiers qui avoient entendu leur converfation : Que ce jeune prince, leur dit-il , eft beau & bien fait! c'eft dommage qu'il meure fi-rót. Cependant Calaf traverfa plufieurs falies, & enfin fe trouva dans celle oii le roi avoit coutume de donner audience a fes peuples : il y avoit dedans un trone d'acier du Catay , fait en forme de dragon , & haut de trois coudées ; quatre colonnes de la même matière, & fort élevées , foutenoient au-deflus un vafte dais de fatin jaune , garni de pierreries. Altoun-Kan , revêtu d'un caftan de brocard d'or a fond rouge, étoit aflis fur fon trone avec un air de gravité que foutenoit merveilleufement un bouquet de poils forr longs , Sc partagé en trois boucles qu'il avoit au milieu de la barbe. Ce monarque, après avoir (a) Il y a dans chaque ville de la Chine deux Hioquon, c'eft-adire, Mandarins de la fcience, qui ont droit d'examinet les gens qui fe préfentent pour prendre des degrés.  Contes Persan s. 333 écouté quelcjues-uns de fes fujets, jeta par hafard les yeux fur le prince Nogaïs qui étoit dans la foule j comme il lui fembla que c'étoit un ccranger, Sc qu'il vit bien a fon air noble, ainfi qu'a fes habits magnifiques, que ce n'étoit pas un homme du commun , il appela un de fes mandarins, il lui montra du doigt Calaf, Sc lui donna ordre tout bas de s'informer de fa qualité, Sc du fujet qui 1'avoit fait venir a fa cour. Le mandarin s'approcha du fils de Timurtafch, & lui dit que le roi fouhaitoit de favoir qui il étoit, Sc s'il avoit quelque chofe a lui demander ? vous pouvez dire au roi votre maitre, répondit le jeune prince, que je fuis fils unique d'un fouverain, & que je viens tacher de mériter 1'honneur d'être fon gendre. LXVUI. JOUR. Altoun-Kan ne fut pas' plutöt la réponfe du prince des Nogaïs , qu'il changea de couleur; fon augufte vifage fe convrit d'une paleur femblable a celle de la mort: il celfa de donner audience; il renvoya tout le peuple; enfuite il defcendit de fon tróne , Sc s'approcha de Calaf: jeune témcraire, lui dit-il, fayez-vous la rigueur de mon  334 Les mille et unJourJ édit , Sc le malheureux deftin de tous ceux qui jufqu'ici fe font obftinés a vouloir obtenir la princelfe ma fille ? Oui, feigneur, répondir le fils de Timurtafch , je connois tout le danger que je cours; mes yeux même ont été témoins du jufte Sc dernier fupplice que votre majefté a fait fouffrir au prince de Samarcande; mais la fin deplorable de ces audacieux qui fe font vainement flattés de la douce efpérance de poiféder la princelfe Tourandocte , ne fait qu'irriter 1'envie que j'ai de la mériter. Quelle fureur , repartit le roi : a peine un prince a-t-il perdu la vie, qu'il s'en prcfeute un autre pour avoir le même fort; il femble qu'ils prennent plaifir a s'immoler: quel aveuglement! rentrez en vous-même, prince, & foyez moins prodigue de votre fang. Vous m'infpirez plus de pitié que tous ceux qui font déja venus chercher ici la mort 5 je me fens naïtre de 1'inclination pour vous , & je veux faire tout mon poffible pour vous empècher de périr. Retournez dans les états de votre père, Sc ne lui donnez pas le déplaifird'apprendre par la renommée, qu'il ne reverra plus fon fils unique. Seigneur , repartit Calaf, il m'eft bien doux d'entendre de la bouche même de votre majefté, que j'ai le bonheur de lui plaire ; j'en tire un heureux préfage : peut-être que, touché des mal-  Contes Persan s. 335 heurs que caufe la beauté de la princefle, le ciel veut fe fervir de moi pour en arrêrer le cours, & aflurer en même-rems le repos de votre vie, que trouble la néceflité d'autorifer des aóHons li cruelles. Savez-vous, en effet, li jerépondrai mal aux queftions qu'on me fera ? quelle certitude avez-vous que je périrai ? li d'autres n'ont pu démêler le fens des paroles obfcures de Tourandode, eft-ce a dire pour cela que je ne pourrai le pénétrer ? Non, feigneur , leur exemple ne fauroit me faire renoncer a 1'honneur éclatant de vous avoir pour beau-père. Ah ! prince infortuné, répliqua le roi, en s'attendriffant, vous voulez celfer de vivre ! les amans qui fe fonr préfentés avant vous, pour répondre aux funeftes queftions de ma fille, tenoient le même langage; ils efpéroient tous qu'ils en perceroient le fens, & ils n'ont pu en venir a bout : hélas! vous ferez aufli la dupe de vorre confiance; encore une fois, mon fils, pourfuivit-U, laiffez-vous perfuader, je vous aime êc veux vous fauver; ne rendez pas ma bonne intention inutile par votre opiniatreté; quelque efprit que vous vous fentiez , défiez-vous en : vous êtes dans 1'erreur, de vous imaginer que vous pourrez répondre fur le champ a ce que la princefle vous propofera; cependant Vous n'aurez pas un demi quart d'heure pour y rêver, c'eft la régie. Si dans le moment vous ne faites pas une  jj6 Les hhuitbsJoU, réponfe jufte, & qui foit apptouvée de tous les docteurs qui en fetont les juges, aufli-tót vous fetez déclaré digne de mort, & vous ferez conduit au fupplice la nuit fuivante : ainfi, prince, retirezvous; paflez le refte de la joumée a fonger au parti que vous avez a prendre; confultez des perfonnes fages; faites vos réflexions, Sc demam vous viendrez m'apprendre ce que vous aurea réfolu. En achevant ces patoles, il quitta Calaf, qui fortit du palais fort mortifié de ce qu'il faüoit attendre au lende main, car il n'étoit nullement frappé de ce que le roi venoit de lui repréfenter, Sc il revint chez fon hótetfe fans faire la moindre attention a 1'affreux pénl auquel il vouloit s'expofer. Dès qu'il parut devant la vieille, & qu'd lui eut conté ce qui s'étoit palfé au palais, elle recommenca a le haranguer , & a mettre encore tout en ufage pour le détourner de fon entrepnfe; mais elle ne recueillit point d'autre fruit de fes nouveaux efforts, que de s'appercevoir qu'ils enflammoient fon jeune höte, & le rendoient encore plus ferme dans fa réfolution. En effet, U retourna le jour fuivant au palais , Sc fe fit annoncer au roi, qui le recut dans fon cabinet, ne voulant pas que perfonne füt témoin de leut conveifation. Hé bien s Ptince, lui dit Altoun-Kan, votre  Contes Persan s.' 337 vue doit-elle aujourd'hui me réjouir ou m'affliger? dans quels fentimens êtes-vous? Seigneur, répondit Calaf , j'ai toujours 1'efprit dans la même difpofition; quand j'eus 1'honneur de me préfenter hier devant votre majefté, j'avois déja fait toutes mes réflexions; je fuis déterminé a fouffrir le même fupplice que mes rivaux , fi le ciel n'a pas autrement ordonné de mon fort. A ce difcours le roi fe frappa la poitrine , déchira fon coliet , & s'arracha quelques poils de la barbe. Que je fuis, malheureux , s'écria-t-il, d'avoir cöncu tant d'amitié pour celui-ci! la mort des autres ne m'a point fait tant de peine. Ah ! mon fils , continua-t-il en embraffant le prince Nogaïs avec un attendriflement qui lui caufa quelque émotion, rends-toi a ma douleur, fi mes raifons ne font pas capables de t'ébranler. Je fens que le coup qui t'btera la vie , frappera mon cceur d'une atteinte mortelle; renonce, je t'en conjure, a la pofleflion de ma cruelle fille; tu trouveras dans le monde aflez d'autres princeffes que tu pourras pofféder : pourquoi t'obftiner a la pourfuire d'une inhumaine que tu ne faurois obtenir ? demeure, fi tu veux, dans ma cour, tu y tiendras le premier rang après moi; tu auras de belles efclaves ; les plaifirs te fuivront par-tout; en un mot, je te regarderai comme mon propre fils. Tornt XI F. Y  538 Les mille et un Jour, Défifte-toi donc de la pourfuite de Tourandode; que j'aie du moins la fatisfadion d'enlever une vidime a certe fanguinaire princefle. L X I X. JOUR. T ,E fils de Timurtafch étoit trés - fenfible a Pamitié que le roi de la Chine lui témoignoit; mais il lui répondit ; Seigneur, laiifez-moi, de grace, m'expofer au péril dont vous voulez me détourner. Plus il eft grand, & plus il a de quoi me tenter. Je vous avouerai même que la cruaute de la princefle flatte en fecret mon amour. Je me fais un plaifir charmant de penfer que je fuis peut-être 1'heureux mortel qui doit triompher de cette orgueilleufe. Au nom de dieu, pourfuivitil, que votre majefté ceffe de combartre un deffein que ma gloire, mon repos & ma vie même veulent que j'exécute; car enfin je ne puis vivre fi je n'obtiens Tourandode. Altoun-Kan voyant Calaf inébranlable dans fa réfolution, en fut vivement aflligé : Ah! jeune audacieux • lui dit-il, ta perte eft affurce , puifque tu t'opiniatres a demander ma fille. Le ciel m'eft témoin que j'ai fait tout mon poflible pour t'infpirer des fentimens raifonnables. Tu rejettes mes confeils, & aimes mieux périr que de les  Contes Persan s. 339 fuivre. N'en parions donc plus : tu recevras bientöt le prix de ta folie conftance. Je confens que tu entreprennes de répondre aux queftions de Tourandode; mais il faut auparavant que je te falfe les honneurs que j'ai coutume de faire aux princes qui recherchent mon alliance. A ces mots, il appela le chef du premier corps de fes eunuques (a); il lui ordonna de mener Calaf dans le palais (b) du prince, & de lui donner deux cents eunuques pour le fervir. A peine le prince Nogaïs fut-il dans le palais oü on 1'avoit conduit, que les principaux mandarins vinrent le faluer , c'eft-a-dire , qu'ils fe mirent a genoux, & qu'ils baifsèrent la tête jufqu'a terre} en lui difant 1'un après 1'autre: Prince, le ferviteur perpétuel de votre illuflre race, vient en cette qualite' vous faire la révérence. Enfuite ils lui fitent des préfens & fe retirèrent. Cependant le roi qui fe fentoit beaucoup d'ar mitié pour le fils de Timurtafch, •& qui en avoit compaflion , envoya chercher le profelfeur le plus habile, ou du moins le plus fameux de fon collége royal, & lui dit : Docteur, il y a dans ma (a) Les eunuques des rois de la Chine font ordinairement au nombre de douze mille, plus ou moins, & partagés en divers corps. (4) Pans 1'enceinre du palais du roi il y en a plufieurs autres qui font féparés, un pour le prince, un pour le petit-fils, un autre pour la reine, un aotre pour lei ptinceircs, & d'autres pour lei concubines. Y z  34° Les mille et un Jour, cour un nouveau prince qui demande ma fille. Je n'ai rien épargné pour le rebuter; mais je n'en ai pu venir a bout. Je voudrois que par ton éloquence tu lui fifles entendre raifon : c'eft pour cela que je te mande ici. Le doóteur obéit; il alla voir Calaf, & eut avec lui une fort longue converfation; enfuite il revint trouver Altoun-Kan, & lui dit : Seigneur, il eft impoflible de perfuader ce jeune prince , il veut abfolument mériter la prince [fe ou mourir. Quand j'ai connu que c'étoit une erreur de prérendre vaincre fa fermeté, j'ai eu la curiofité de voir fi fon obftination n'avoit point d'autre fondement que fon amour; je 1'ai interrogé fur plufieurs matières différenres, & je 1'ai trouvé fi favant que j'en ai été iurpris. II eft mufulman , & il mV'paroït parfaitement inftruit de tout ce qui regarde fa religion. Enfin , pour dire a votre majefté ce que j'en penfe, je crois que fi quelque prince eft capable de bien répondre aux queftions de la*princefle, c'eft celui-la. O doóteur '. s'écria le roi, tu me ravis par ce difcours; plaife au ciel que ce prince devienne mon gendre! Dès qu'il a paru devant moi, je me fuis fenti de l'affeórion pour lui; pui(fe-r-il êrre plus heureux que les aurres qui font venus périr dans cette ville. Le bon roi Altoun-Kan ne fe contenta pas de faire des vceux pour Calaf, il tacha de lui rendre pröpices les efprits qui préfi-  Contes Persans. 341 dent au ciel, au foleil & a la lune. Pour eet effet, il ordonna des prières publiques, & 1'on fit dans les temples des facrifices folemnels. On immola par fon ordre un bceuf au ciel, une chèvre au foleil, & un pourceau a la lune. De plus , il fit publier dans Pekin que les confréries (tf) du mois euffent a faire un feftin dans 1'intention que le prince qui fe préfentoit peur demander la princelfe, eüt le bonheur de 1'obtenir. Après les prières & les facrifices, le monarque Chinois envoya fon colao {b) au prince des Nogaïs , pour 1'avertir de fe renir prêr i répondre le lendemain aux queftions de la princelfe, & lui dire qu'on ne manqueroit pas de Palier chercher pour le conduire au divan y & que les perfonnes qui devoient compofer 1'alfemblée, avoient déja recu ordre de s'y rendre. L X X. JOUR. C^Uelque déterminé que fut Calaf a éprouver 1'aventure, il ne palfa pas la nuit fans inquiétude. Si tantót il ofoit fe fier a. fon génie, & fe pro- (a) Ce font des confréries d'artifans, appelces ainfi, a. caufe qu'il y a dans chacune- trente confrères, qui chaque jour régalent 1'un après 1'autre la confrérie. (fl) Colao, c'elllc chancelirr. Y 3  }4i Les mille et tjn Jour; niettre un heureux fuccès, tantöt perdant cette confiance , il fe repréfentoit la honte qu'il auroit, fi fes réponfes ne plaifoient pas au divan. 11 penfoit aufli quelquefois a Elmaze & a Timurtafch : hélasl difoit-il, fi je meurs, que deviendront mon père & ma mère ? Le jour le furprit dans cette confufion de fentimens. Aufli-tot il entenditle fon de plufieurs cloches avec un grand bruit de tambours. II jugea que c'étoit pour appeler au confeil tous ceux qui devoient s'y trouver. Alors élevant fa penfée a Mahomet : O grand prophéte, lui dit-il, vous voyez 1'état oü je fuis j infpirez-moi : Faut-ilque je me rende au divan, ou que j'aille dire au roi que le péril m'épouvante ? 11 n'eut pas prononcé ces paroles, qu'il fentit évanouir toutes fes craintes, Sc renaitre fon audace; il fe leva, & fe revètit d'un caftan & d'un manteau d'une étoffe de foie rouge a fleurs d'or qu'Altoun-Kan lui envoya, avec des bas & des fouliers de foie bleue. Comme il achevoit de s'habiller, fix mandarins bottés & vêtus de robes fort larges Sc de couleur cramoifie, enttèrent dans fon.appartement; Sc après 1'avoir falué de la même manière que ceux du jour précédent, ils lui dirent qu'ils venoient de la part du roi le prendre pour le mener au divan. 11 fe laifla conduire; ils traversèrent une cour en marchant au milieu d'une doublé  Contes Persans. j.43. haie de foldats; & quand ils furent arrivés dans la première falie du confeil, ils y trouvèrent plus de mille chanteurs & joueurs d'inftrumens, qui chantant & jouant tous enfemble de concert, faifoient un bruit étonnant. De-la ils s'avancèrent dans la falie ou fe tenoit le confeil, & qui communiquoit au palais intérieur. Déja toutes les perfonnes qui devoient adifter a cette alfemblce, étoient alfifes fous des pavillons de diverfes couleurs qui règnoienr autour de la falie. Les mandarins les plus confidérables paroiffoient d'un cbté, le colao avec les profelfeurs du collége royal éroient de 1'autre, & plufieurs docteurs dont on connoifloit la capacité , occupoient les autres places. II y avoit au milieu deux trones d'or pofés fur deux lièges triangulaires. D'abord que le prince Nogaïs parut, la noble & docte afliftance le falua avec toutes les marqués d'un grand refpeét, mais fans lui dire une parole, paree que tout le monde étant dans 1'attente de 1'arrivée du roi, gardoit un profond filence. Le foleil éroit fur le point de fe lever. Dès qu'on vit briller les premiers rayons de ce bel aftre, deux eunuques ouvrirent des deux cotés les rideaux de la porte du palais intérieur, 8c auffitbt le roi fortit accompagné de la ptinceffe Tourandoóte, qui portoit une longue robe de foie tilfue d'or, 8c un voile de la même étofte qui lui Y 4  344 Les mille et u n Jour, couvroit le vifage. Ils montèrent toas deux a leius trones par cinq dégrés d'argent. Lorfqu'ils eurent pris leurs places, deux jeunes filles parfaitement belles, parurent 1'une au cóté du roi, & 1'autre au cóté de la princefle. C'étoient des efclaves du férail d'Altoun-Kan. Elles avoient le vifage 8c la gorge découverre , de grotfes perles aux oreilles, & elles fe renoient debout avec une plume & du papier, piètes a écrire ce que le roi leur ordonneroit. Pendant ce tems-la. toutes les perfonnes de l'affemblée qui s'étoient levées a la vue d Altoun-Kan , demeurèrent debout avec beaucoup de graviré & les yeux a demi fermés. Calaf feul promenoit par-tout fes regards, ou plutót il ne regardoit que la princefle, dont il admiroit le port majeftueux. Quand le puiflant monarque de la Chine eut ordonné aux mandarins & aux do&eurs de s'affeoir, un des fix feigneurs qui avoient conduit Calaf, & qui étoit debout avec lui a quinze coudées des deux trones, s'agenouilla, & lut un mémcire qui contencit la demande que ce prince étranger faifoit de la princefle Tourandocte. Enfuite il fe releva , & dit a Calaf de faire rrois révérences au roi. Le prince des Nogaïs s'en* acquitta de fi bonne grace, qu'Altoun-Kan ne put s'empecher (de lui fourire , pour lui témoigner. qu'il le voyoit avec plaifir.  Contes Persan s." 545 Alors le colao fe leva de fa place, & lut a haute voix Péditfunefte qui condamnoit a mort tous les amans téméraires qui répondroient mal aux queftions de Tourandode. Puis adrelfant la parole a Calaf : Prince, lui dit-il, vous venez d'entendre a quelle condition on peut obtenir la princelfe; fi 1'image du pénl préfent fait quelque imprelïïon fur votre ame , il vous eft encote petmis de vous retirer. Non, non, dit le prince Nogaïs, le prix qu'il s'agit de remporter eft trop beau, pour avoir la lacheté d'y renoncer. L X X I. JOUR. XjE roi voyant Calaf difpofé a répondre aux queftions de Tourandode , fe tourna vers cette princelfe, & lui dit : Ma fille, c'eft a vous de parier; propofez a ce jeune prince les queftions que vous avez préparées; & plaife a tous les ef prits a qui 1'on fit hier des facrifices, qu'il pénètre le fens de vos paroles. Tourandode, a ces mors, dit: Je prends a témoin le prophéte Jacmouny, que je ne vois qua regret mourir tant de princes -y mais pourquoi s'obftinent-ils a vouloir que je fois a eux ? que ne me lailfent-ils vivre tranquillement dans mon palais, fans venir attenter a ma liberté? Sachez donc, jeune audacieux, ajouta-t-elle, en  j4j? Les mille et un Jour, s'adrelfant a Calaf , que vous n'aurez point cie reproche a me faire, lorfqua 1'exemple de vos rivaux, il vous faudra fouffrir une mort cruelle ; vous êtes vous feul la caufe de votre perte, puifque je ne vous oblige point a venir demander ma main. Belle princefTe, répondit le prince des Nogaïs, je fais tout ce qu'on me peut dire la-deffus; faitesmoi, s'il vous plak, vos queftions, & je vais tacher d'en démêler le fens : Hé bien, reprit Tourandode , dkes-moi quelle eft la créature qui eft de tout pays , amie de tout le monde , & qui ne fauroit fouffrir fon femhlable? Madame, répondit Calaf, c'eft le foleil: il a raifon , s'écrièrent tous les dodeurs , c'eft le foleil. Quelle eft la mère, reprit la princelfe , qui après avoir mis au monde fes enfans , les dévore tous lorfqu ils font devenus grands? C'eft la mer3 répondit le prince des Nogaïs, paree que les fleuves qui vont fe décharger dans la mer, rkent d'elle leur fource. Tourandode voyant que le jeune prince répondok jufte a fes queftions, en fut fi piquée, qu'elle réfolut de ne rien épargner pour le perdre. Quel eft l'abre , lui dit-elle, dont toutes les feuilles font Manches d'un cóté & noires de 1'autre f Elle ne fe contenta pas de propofer cette queftion j la maligne princefTe, pour éblouir Calaf & 1'étourdir, leva fon voile en même-tems , & lai'Ia voir a  Contes Persans. 347 1 affemblée toute la beauté de fon vifage, auquel le dépit Sc la bonte ajoutoient de nouveaux charmes. Sa tête étoit parée de fleurs naturelles, placées avec un art infini, & fes yeux paroiflbient plus brillans que les étoiles. Elle étoit aufli belle que le foleil quand il fe montre dans tout fon éclat i Pouverture d'un nuage épais. L'amourenx fils de Timurtafch , a la vue de cette incomparable princefle , au-lieu de répondre a la queftion propofée, demeura muet Sc immobile : aufli-töt tout le divan qui s'intéreflbit pour lui, fut faifi d'une frayeue mortelle; le roi même en palit, Sc crut que c'étoit fair de ce jeune prince. Mais Calaf, revenu de la furprife que lui avoit caufée tout-a-coup la beauté de Tourandods , raffura bientót 1'alfemblée en reprenant ainfi la parole : charmante princelfe, je vous prie de me pardonner, fi j'ai demeuré quelques momens interdit, j'ai cru voir un de ces objets céleftes qui font le plus bel ornement du féjour qui eft promis aux fidèles après leur mort; je n'ai pu voir tant d'attraits fans en être troublé : ayez la bonté de répéter la queftion que vous m'avez faite ; car je ne m'en fouviens plus ; vous m'avez fait tout oublier. Je vous ai demandé , dit Tourandode , quel efi 1'arbre dont toutes les feuilles font blanches d'un cóté & noïres de 1'autre ? Cet ar-  348 Les miile et un Jour; bre , répondit Calaf, repréfente l'année j qui eft compofée de jours & de nuits. Cette réponfe fut encore applaudie dans le divan; les mandarins & les dodteurs dirent qu'elle étoit jufte , & donnèrent mille louanges au jeune prince. Alors Altoun-Kan dit a Tourandocre: allons , ma fille , confefle-toi vaincue , & confens d'époufer ton vainqueur : les autres n'ont pa feulement répondre a une de tes queftions ; & celui-ci, comme tu vois , les explique toutes. Il n'a pas encore remporté la viótoire, répondir la princelfe en remettant fon voile pour cacher fa confufion & les pleurs qu'elle ne pouvoit s'empêcher de répandre, j'ai d'autres queftions a lui faire ? mais je les lui propoferai demain : oh, pour cela non , repartit le roi, je ne permettrai point que vous lui fafliez des queftions a 1'infini; tout ce que je puis fouffrir, c'eft que vous lui en propofiez encore une tout-ad'heure. La princelfe s'en défendit, en difant qu'elle n'avoit préparé que celles qui venoient d'être intetprétées , & elle pria le roi fon père de ne lui pas refufer la permiflion d'interroger le prince le jour fuivant. C'eft ce que je ne veux pas vous accorder , s'écria le monarque de la Chine en colère; vous ne cherchez qua mettre 1'efprit de ce jeune prince en défaut; & moi je ne fonge qua dé*  Contes Persan s. 345/ gager 1'affreux ferment que j'ai eu 1'imprudence de faire: Ah ! cruelle, vous ne refpirez que le fang, Sc la mort de vos amans eft un doux fpectacle pour vous ! La reine votre mère, touchée des premiers malheurs que vous avez caufés, fe laiifa mourir de douleur d'avoir mis au monde une fille fi barbare; & moi, vous ne 1'ignorez pas , je fuis plongé dans une mélancolie que rien ne peut diflïper , depuis que je vois les fuites funeftes de la complaifance que j'ai eue pour vous ; mais graces aux efprits qui préfident au ciel, au foleil Sc a la lune , & a qui mes facrifices ont été agréables, on ne fera plus dans mon palais de ces horribles exécutions qui rendent votre nom exécrable. Puifque ce prince a bien répondu a ce que vous lui avez propofé , je demande a toute cette aflemblée , s'il n'eft pas jufte qu'il foit votre époux ? Les mandarins & les docteurs éclatèrent alors en murmures , Sc le colao prit la parole : Seigneur , dit-il au roi , votre majefté n'eft plus liée par le ferment qu'elle fit de faire exécuter fon rigoureux édit; c'eft k la princelfe préfentement a y fatisfaire de fa part : eïle promit fa main a celui qui répondroit jufte a fes queftions : un prince vient d'y répondre d'une manière qui a contenté tout le divan , il faut qu'elle rienne fa promeffe, ou il ne faut pas douter que les efprits qui veiüent aux fupplices des parjures, ne la punilfent bieutót.  350 Lis mille et un Jour, L X X 1 I. JOUR. Tourandocte pendant ce tems-la gardoit le filence \ elle avoit la tête fur fes genoux, & paroiflbit enfevelie dans une profonde affliclion. Calaf s'en étant appercu , fe proftetna devant Altoun-Kan ,& lui dit: Grand roi, dont la juftice & la bonté rendent florilfant le vafte empire de la Chine, je demande une grace a votre majefté ; je vois bien que la princelfe eft au défefpoir que j'aie eu le bonheur de répondre a fes queftions ; elle aimeroit beaucoup mieux fans doute que j'eulfe mérité la mort. Puifqu'elle a tant d'averfion pour les hommes, que , malgré la parole donnce , elle fe refufe a moi, je veux bien renoncer aux droits que j'ai fur elle , a condition qu a fon tour elle rcpondra jufte a une queftion que je vais lui propofer. Toute 1'aflemblée fut affez furprife de ce difcours. Ce jeune prince eft-il fou, fe difoient-ils tout bas les uns aux autres , de fe mettre au hafard de perdre ce qu'il vient d'acquérir au pénl de fa vie ? croit-il pouvoit faire une queftion qui embarralfe Tourandode ? il faut qu'il ait perdu 1'efprit. Altoun-Kan étoit aufli fort étonné de ce que Calaf ofoit lui demander : prince , lui dit-il,  Contes Persan s7. 35» avez vous bien fait attention aux paroles qui viennent de vous échapper ? Oui, feigneur, répondit le prince des Nogaïs, & je vous conjure de m'accorder cette grace. Je le veux , répliqua le roi, mais quelque chofe qu'il en puiffe arriver, je declare que je ne fuis plus lié par le ferment que j'ai fait , 8c que déformais je ne ferai plus mourir aucun prince. Divine Tourandodte, reprit le fils de Timurtafch en s'adrelfant a la princefTe , vous avez entendu ce que fai dit: quoiqu'au jugement de cetre favante affemblée, votre main me foit düe ; quoique vous foyez a moi, je vous rends a vous-même; j'abandonne votre poffeflion; je me dépouille d'un bien fi précieux , pourvu que vous répondiez précifément a la queftion que je vais vous faire ; mais, de votre cóté, jurez que fi vous n'y repondez pas jufte , vous confentirez de bonne grace a mon bonheur , 8c couronnerez mon amour : oui , prince, dit Tourandodte, j'accepte la condition, j'en jure par tout ce qu'il y a de plus facré, 8c je prends cette affemblée a témoin de mon fermenr. Tout le divan étoit dans Pattente de la queftion que Calaf alloit faire a la princefTe, & il n'y avoit petfonne qui ne blamat ce jeune prince , de s'expofer fans néceflité a perdre la fille d'Altoun-Kan j ils étoient tous choqués de fa témé-  -3 52- yLES MILLE ET VN JoURj rité : Belle princelfe , dit Calaf, comment fe nomme le prince qui , après avoir fouffert mille fatigues , & mendié fon pain , fe trouve en ce moment comblé de gloire & de joie ? La princelfe demeura quelque tems a rêver j enfuite elle dit: ü m'eft impoffible de répondre a cela préfentement, mais je vous promets que demain je vous dirai le nom de ce prince. Madame, s 'écria Calaf, je n'ai point demandé de délai , & il n'eft pas jufte de vous en accorder j cependant je veux vous donner encore cette fatisfaction j j'efpère qu'après cela vous ferez trop contente de moi , pout faire quelque difficulté de m'époufer. II faudra bien qu'elle s'y réfolve , dit alors Altoun-Kan, fi elle ne répond pas a la queftion propofée : qu'elle ne prétende pas, en fe lailfant tomber malade, ou bien en feignant de 1'ëtre, échappet a fon amant; quand mon ferment ne m'engageroit pas a la lui accorder , & qu'elle ne feroftpas a lui fuivant la teneur de 1'édit, je la lailferois plutèc mourir que de renvoyer ce jeune prince : quel homme plus aimable peut - elle jamais rencontrer? En achevant ces paroles, il fe leva de delTus fon trbne , & congédia 1'alfemblée ; il rentra dans le palais intérieur avec la princelte , qui de-la fe retira dans le fien. Dès que le roi fut forti du divan, tous les doéleurs  Contes Persan s.' 353 docteurs & les mandarins firent compliment a Calaf fur fon efprit: J'admire, lui difoit 1'un, votre conception prompte & facile. Non , lui difoit 1'autre, il n'y a point de bachelier, de licencié, ni de doóteur même plus penetrant que vous. Tous les princes qui fe font préfentés jufqu'ici , n'avoient pas , a beaucoup prés , votre mérite, & nous avonsune extreme joie que vous ayez réulïi dans votre enrreprife. Le prince Nogaïs n'avoit pas peu d'occupation a remercier tous ceux qui s'emprefioient a le féliciter. Enfin, les lix madarins qui 1'avoient amené au confeil, le ramenèrenr au même palais oü ils 1'avoient été prendre , pendant que les autres, avec les docteurs , s'en allèrent , non fans inquiétude fur la réponfe que feroit a fa queftion la fille d'Altoun-Kan. L X X I I I. JOUR. Ï_jA princelfe Tourandoóre regagna fon palais, fuivie de deux jeunes efclaves qui étoient dans fa confidence. Dès qu'elle fut dans fon appartement , elle óta fon voile, & fe jetant fur un fcp'aa , elle donna une libre étendue aux tranfports qui 1'agitoient ; on voyoit la honte & la douleur peintes fur fon vifage j fes yeux déja Tome XIV. 7  354 Les mille et un Jour. baignés de plèurs, répandirent de nouvelles larmes : elle arracha les fleurs qui paroient fa tête, &c mit fes beaux cheveux en défordre; fes deux efclaves lavorites commencèrent a la vouloir confoler; mais elle leur dit: laiflez-moi 1'une & 1'autre; ceflez de prendre des foins fuperflus ; je n'écoute rien que mon défefpoir; je veux pleurer & m'affliger : ah ! quelle fera demain ma confulion, lorfqu'il faudra qu'en plein confeil, devant les plus grands docteurs de la Chine , j'avoue que je ne puis répondre a la queftion propofée : eft-ce la , diront-ils, cette fpirituelle princefle qui fe piqué de favoir tout, & a qui 1'énigme la plus difticile ne coüte rien a deviner ? Hélas! pourfuivit-elle, ils s'inréreflent tous pour le jeune prince : je les ai vus pales , effrayés , quand il a paru embarraflé , & je les ai vus plein«s de joie , lorfqu'il a pénétré le fens de mes queftions : j'aurai la mortification cruelle de les voic encore jouir de ma peine, quand je me confelferai vaincue : quel plaifir ne leur fera pas eet aveu honteux, & quel fupplice pour moi d etre réduite a le faire ? Ma princefle, lui dit une des efclaves , au-lieu de vous chagrmer par avance ; au-lieu de vous 'repréfenrer la honteque tous devez avoir demain, ne feriez-vous pas mieux de fonger a la prévenir ? ce qu'il vous a propop eft-il fi diflicile, que vous  Contes Persan s. 355 ïïf puilfiez répondre ? avec le génie & la pénétracion que vous avez, n'en fauriez-vous venir a" bout ? Non, dir Tourandode , c'eft une chofe impoffible : il me demande, comment fe nomrne le prince qui après avoir fouffert mille fatigues & mendié fon pain eft en ce moment comblé de joie & de gloire? Je concois bien qu'il eft lui-même ce prince; mais ne le connoilfant point, je ne puis dire fon nom : cependant, madame, reprit la même efclave, vous avez promis de nommer demain ce prince au divan; lorfque vous avez fait cette promelfe, vous efpériez , fins doute, que vous la tiendriez ? Je n'efpérois rien , repartit la princelfe, & je n'ai demandé du tems que pour me lailfer mourir de chagrin, avant que d'être obhgée d'avouer ma honte , & d'époufer le prince. La réfolution eft violente, dit alors 1'autre efclave favorite : je fais bien , madame , qu'aucun homme n'eft digne de vous; mais il faut convenir que celui-ci a un mérite lingulier; fa beauté , fa bonne mine & fon efprit doivent vous parier en fa faveur. Je lui rends juftice , interrompit la princelfe; s'il eft quelque prince au monde qui mérite que je le regarde d'un ceil favorable, c'eft celui-la. Tantót même , je le confelfe, avant que de 1'interroger, je 1'ai plaint; j'ai foupiré en le voyant; & ce qui jufqu'a ce jour ne m'étoit ja- Z z  3 5<* Les mille et un Jour, mais arrivé, peu s'en eft fallu que je n'aie fouhaité qu'il répondit bien a mes queftions: il eft vrai que dans le moment j'ai rougi de ma foibleffe; mais ma fierté Fa furmontée, & les réponfes juftes qu'il m'a faites ont achevé de me révolter contre lui; tous les applaudiffemens que les docteurs lui ont donnés m'ont tellement mortihée , que je n'ai plus fenri, & ne fens plus encore pour lui que des mouvemens de haine. O malheureufe Tourandode ! meurs promptement de regret & de dépit, d'avoir trouvé un jeune homme qui a pu te couvrir de honte, & te contraindre a devenir fa femme! A ces mots, elle redoubla fes pleurs, & dans la violence de fes tranfports , elle n'épargna ni fes cheveux ni fes habits; elle porta même plus d'une fois la main fur fes belles joues pour les déchirer & pour punir fes charmes, comme premiers auteurs de la confufion qu'elle avoit effuyée, fi fes efclaves qui veilloient fur fa fureur , n'en euffent fauvé fon vifage; mais elles avoient beau s'empreffer a la fecourir , elles ne pouvoient calmer fon agitation. Pendant qu'elle étoit dans eet état affreux, le prince des Nogaïs, charmé du réfultat du divan , nageoit dans la joie, & fe iivroit a 1'efpérance de pofféder fa maïtreffe le jour fuivant.  Contes Persan s. 357 L X X I V. JOUR. Le roi étant revenu de la falie du confeil dans fon appartement , envoya chercher Calaf pour Pentretenir en particulier fur ce qui s'étoit palfé au divan; le prince Nogaïs accourut aufti-tót aux ordres du monarque , qui lui dit après 1'avoir embralfé avec beaucoup de tendreife : Ah! mon fils, viens m'óter de 1'inquiétude oü je fuis ; je crains que ma fille réponde a. la queftion que tu lui as propofée : Pourquoi t'es - tu mis en danger de perdre 1'objet de ton amour? Seigneur, répondit Calaf, que votre majefté n'appréhende rien; il eft impoflible que la princelfe me dife comment s'appelle le prince dont je lui ai demandé le nom, puifque je fuis ce prince , & que perfonne ne me connoit dans votre cour. Ce difcours me raffure , s'écria le roi avec tranfporr; j'étois allarmé, je te 1'avoue : Tourandode eft fort pénétrante ; la fubtilité de fon efprit me faifoit rrembler pour roi; mais, graces au ciel, tu me rends tranquille : quelque facilité qu'elle ait X percer le fens des énigmes, elle ne peut en effet deviner ton nom ; je ne t'accufes plus d etre un téméraire , & je m'appercois que ce. qui m'a paru un défaut de puidence , eft un tour Z 5  3 5 S Les mille et un Jour., ingénieux dont tu t'es fervi pour oter tout prétexte a ma fille de fe refufer a tes vceux. Altoun-Kan, après avoir ri avec Calaf de la queftion faire a la princelfe, fe difpofa a prendre le divertilfement de la chalfe; il fe revètit d'un caftan étroit & léger, & fit enfermer fa barbe dans un fac de fatin noir. 11 ordonna aux mandarins de fe renir prêrs a 1'accompagner, & fit donner des habits de chalfe au prince des Nogaïs; ils mangèrent quelques morceaux a la hate, enfuite ils fortirent du palais : les mandarins , dans des chaifés d'ivoire enrichies d'or & découvertes , étoient a la tète; chacun avoit fix hommes qui le portoient, deux qui marehoient devant lui avec des fouets de corde, & deux autres qui le fuivoient avec des tables d'argent , fur lefquelles étoient écrites en gros caradlères toutes fes qualités; le Roi & Calaf dans une litière de bois de fandal rouge, portee par vingt officiers militaires, auffi découverte, & fur laquelle la première lettre du nom du monarque & plufieurs figures d'animaüx étoient peintes en traits dargent, paroiffoient après les mandarins; deux généraux des armées d'Altoun - Kan , tenoient a cóté de la litière, chacun un large évantail pour les préferver de la chaleur, & trois mille eunuques qui marehoient derrière, terminoient le cortége. Lorfqu'ils furenr arrivés au lieu oü les officiers  Contes Persans. 355;' de la vénerie attendoient le roi avec des oifeaux de proie , 011 commenca la chalfe aux cailles , qui dura jufqu'au coucher du foleil. Alors ce prince & les perfonnes de fa fuite s'en retournèrent au palais dans le même ordre qu'ils en étoient fortis. Ils trouvèrent dans une cour, fous plufieurs pavillons de taffetas de diverfes couleurs une infinité de petites tables drelfées, bien vernilfées (a) & couvertes de toutes fortes de viandes coupées. Calaf &c les mandarins s'allirent, a 1'exemple du roi, chacun a une petite table féparée, auprès de laquelle il y en avoir une autre qui fervoit de buffet. Ils commencèrenr tous a boire pluifeurs rafades de vin de riz (b) avant que de toucher aux viandes, enfuite il ne lirent plus que manger fans boire. Le repas achevé , Altoun - Kan emmena le prince des Nogaïs dans une grande falie fort éclairée, & remplie de lièges rangés comme pour voir quelque fpe&acle, & ils furent fuivis de tous les mandarins. Le roi rcgla les rangs, & lit alfeoir Calaf auprès de lui fur un grand tröne d'ébène , orné de tiligrames d'or. (a) On mange a la Chine fur des rables enduices d'un vernis nnmmé Charan : On nc s'y fttt point de nappes ni de fetviettes ; il n'y a pas non plus de couteaux, paree que les viandes font cotrt.ces quand on les ptéfente, & on fe fert de deux petits baton3 au-lieu de foutchettes. (b) Le vrn de liz eil de couleur d'Arabte, & aufïï délicat que le vin d'Efpagne. z4  3^0 Les mille et un Jour; Auffi-töt que tout le monde eut pris fa place; il entra des chanteurs & joueurs d'inftrumens, qui s'accordant enfemble , commencèrent un concert fort agréable; Alroun-Kan en étoit charmé. En ré-té de la mufique Chinoife, il demandoit de tems-en-tems au fils de Timurrafch ce qu'il en penfoit, & ce jeune prince, par complaifance, la mettoit au-deffus de routes les mufiques du monde. Le concert fini, les chanteurs & joueurs d'inftrumens fe retirèrent pour faire placea un éléphant artificiel, qui s'étant avancé par relforts au milieu de la falie, vomit fix baladins, qui commencèrent a faire des fauts périlleux. Ils étoient prefque nus; ils avoient feulement des efcarpins (a), des calecons de toile des Indes, & des bonners de brocard. Après qu'ils eurent fait voir leur fouplelfe tk leur agüité par mille tours furprenans, ils rentrèrent dans 1'éléphant, qui fortit comme il étoit entré. 11 parut enfuite des comédiens (b) qui repréfentèrent fur le champ une pièce dont le roi leur pfefcrivit le fujet. Quand tous ces divertiffemens furent finis, la nuit fe trouvant fort avancée, Altoun-Kan & Calaf fe levèrent pour aller repofer dans leurs appartemens, &c tous les mandarins fe retirèrent. (a) On les appelle Nalcincs. (b) Les comédiens Chinois , tant ceux du roi que les autres, jouent fur le champ tout ce qu'on leur ordonne de joucr, comme !cs comédiens IcaUens.  Contes Persan «. 361 L X X V. JOUR. IjE jeune prince des Nogaïs , conduit par des eunuques qui porroient dans des flambeaux d'or des bougies de ferpent (a), fe préparoit a gouter les douceurs du fommeil, autant que 1'impatience de retourner au divan le lui pourroit permettre , lorfqu'en entrant dans fon apparremenr, il y trouva une jeune dame revêtue d'une robe de brocard rouge a fleurs d'argent, fort ample , pardelfus une autre plus étroire de fattn blanc tout brodé d'or, & parfemée de rubis & d'émeraudes. Elle avoit un bonnet d'un fimple taffetas de couleur de rofe gami de perles, & relevé d'une broderie d'argent forr légère , qui ne lui couvroit que le haut de la tête, & laifloit voir de trés beaux cheveux bien bouclés, Sc mêlcs de quelques fleurs artificielles : a 1'égard de fa taille & de fon vifage, on ne pouvoit rien voir de plus beau ni de plus parfair après la princefle de la Chine. Le fils de Timurtafch fut alfez furpris de rencontrer au milieu de la nuit une dame feule Sc fi charmante dans fon appartement. Il ne 1'auroit (a) Ce font des bougies faites de I'huile d'une certaine efpèce de fetpent, mêlee avec un peu de cire. Elles font plus blanclaes, & jtfttnt une Iumictc plus btillante que les nótres.  }6l LESMrUEETBK JOUJJ pas impunément regardée, s'il n'eüt vu Toorando&e ; mais un amant de cette princefle pouvoit-il avoir des yeux pour une autre! Si-töt que la dante appercut Calaf, elle fe leva de delfus un fopha oü elle étoit aflife, Sc fut lequel elle avoit mis fon voile; & après avoir fait une inclination de tête aflez balfe : Prince , dit-elle, je ne doute pas que vous ne foyez fort étonné de trouver ici une femme; car vous n'ignorez pas , fans doute , qu'il eft défendu, fous de trés-rigoureufes peines, aux hommes Sc aux fejnmes qui habitent ce férad , d'avoir enfemble quelque communication; mais 1'importance des chofes que j'ai a vous dire, m'a fait méprifer tous les périls; j'ai eu 1'adrefle .Sc le bonheur de lever tous les obftacles qui s'oppofoient a mon deffein; j'ai gagnc les eunuques qui vous fervent: enfin je me fuis introduite dans votre appartement. II ne me refte plus qu'a vous dire ce qui m'amène , & c'eft ce que vous allez entendre. Ce début intéreffa Calaf; il ne douta point que la dame, puifqu'elle avoit fait une démarche fi périlleufe , n'eüt a lui dire des chofes dignes de fon attention. II la pria de fe remettre fur le fopha ; ils s'y affirent tous deux; enfuite la dame reprit la pa»ole en ces termes : Seigneur, je crois devoir commencer par vous apprendre que je fuis fille d'un kan trihutake  Contes Persan s. 363 d'Altoun-Kan. Mon père, il y a quelques angétS , fut alfez hardi pour refufer de payer le tribut ordinaire; & fe fiant un. peu trop a fon expérience dans Part militaire, ainfi qu 'a la valeur de fes foldats , il fe mit en état de fe défendre fi on le venoit attaquer : cela ne manqua pas darwet. Le roi de la Chine , irriré de fon audace , envoya contre lui le plus habile de fes généraux, avec une puilfante armée. Mon père, quoique moins fort, alla au-devant de lui. Après un fanglant combat qui fe donna fur le bord d'un fleuve , le général Chinois demeura vi&orieux. Mon pète, percé de mille coups, mourut pendant 1'aótion ; mais en moutant, il ordonna qu'on jetat dans le fleuve fes femmes & fes enfans, pour les prcferver de 1'efclavage. Ceux qu'il chargea de eet ordre généreux, mais inhumain, 1'exécutèrent; ils me précipitèrent dans Peau avec" ma mère , mes fceurs , Sc deux frères, que leup enfance retenoit auprès de nous. Le général Chinois arriva dans le moment a 1'endroit du fleuve oü 1'on nous avoit jetés , & oü nous achevions notre miférable deftinée. Ce trifte Sc horrible fpectacle excira fa compaflion ; il promit une récompenfe a ceux de fes foldats qui fauveroient quelque refte de la familie du kan vaincu. Plufieurs cavaliers Chinois, malgré la rapidité du fleuve , y entrèrent aufli-tot, & pöuf-  5^4 Les mille et un Jour, serene leurs chevaux par-tout oü ils voyoient flotter nos corps mourans. lis en recueillirenc une partie , mais leur fecours ne fut utile qu'a moi feule; je refpirois encore quand ils me portèrent a terre, le refte fe trouva fans vie. Le général prit grand foin de mes jours , comme fi fa gloire en eüt eu befoin , & que ma captivité eüt donné un nouvel éclat a fa viótoire. II m'amena dans cette ville , & me préfenta au roi , après lui avoir rendu compte de fa conduite. Altoun-Kan me mit auprès de la princefle fa fille, qui eft de deux ou trois années plus jeune que moi. Quoique je ne fuffe pas encore fortie de 1'enfance , je ne lailfois pas de penfer que j'étois devenue efclave , & que je devois avoir des fentimens conformes a mon infortune ; ainfi j'étudiai 1'humeut de Tourandoóte ; je m'attachai a lui plaire, & je fis fi bien par ma complaifance & par mes foins, que je gagnai fon amitié. Depuis ce tems-la je partage fa confidence avec une jeune perfonne d'une naiflance illuftre , que les malheurs de fa maifon ont aufli réduite a fefclavage. Pardonnez-moi, feigneur, pourfuivit-elle, ce récit qui n'a rien de commun avec le fujet qui me conduit ici. J'ai cru devoir vous apprendre que je fuis d'un fang noble , pour vous faire  Contes Persan s. 365 prendre plus de confiance en moi : car le rapport important que j'ai a vous faire eft.rel qu'une fimple efclave pourroit trouver peu de créance dans votre efprit. Je ne fais même fi , quoique fille de kan , je vous perfuaderai ; un prince charmé de Tourandocre , ajoutera-t-il foi ace que je vais lui dire d'elle ? Canume (3<)o Les «ulE tT UN J°UR> prifonniers j le refte chercha fon falut dans la fuite : les Chinois perdirent aufïi beaucoup de monde; mais fi la bataille avoit. été fanglante , en récompenfe , elleétoit décifive. Timurtafch, après avoir rendu graces au ciel de eet hemeux fuccès, envoya un officier 4 Pekin pour en faire le détail au roi de la Chine i enfuite il s'avanca dans le Zigantay , & s'empara de la ville de Carizme. L X X X I I. JOUR. Il fit publier dans cette capitale, qu'il n'en vouloit ni aux richelTes, ni a la liberté des Carizmiens ; que Dieu 1'ayant rendu maïtre du trone de fon ennemi, il prétendoit le conferver; que déformais le Zagatay , & les autres pays qui étoient fous 1'obéilTance du fultan , reconnoitroient pour leur fouverain le prince Calaf fon fils. Les Carizmiens , fatigués de la domination de leur dernier maïtre, & perfuadés quecelle de Calaf feroit plus douce , fe foumirent de bonnè grace , & proclamèrent fultan ce jeune princè dont ils connoiffoient le mérite. Pendant que le nouveau fultan de Carizme prenoit toutes les mefui-es néceflaires pour affermir fa puilfance , Timurtafch partit avec une partie des troupes  C O N T E S P E R S A N S. J9ï Chinoifes, & fe rendit avec toute la diligence po/ïïble dans fes états. Les rartares Nogaïs le recurent comme des fujets fidèles, qui étoient ra vis de revoir leur légirime fouverain j mais il ne fe contenta pas de remonter fur fon tróne, il déclara la guerre aux Circaffiens, pour fe venger de la trahifon qu'ils avoienc faite au prince Calaf a Jund. Au-lieu de chercher a 1'appaifer par des foumiffions, ces peuples formèrenr a la hate une armee pour lui réfifter : il les battit, les tailla prefque tous en pièces, & fe fit déclarer roi de Circaffie. Après cela s'en étant retourné au Zagatay , il y trouva les princelTes Elmaze & Tourandode ' quAltoun-Kan avoit fait conduite a Carizme avec beaucoup d'appareil. Telle fut la fin des malheurs du prince Calaf, qui s'attira par fes vertus 1'amour & 1'eftime des Carizmiens. II règna long-tems & paifiblement fur eux j & toujours charmé de Tourandode , il en eut un fecond fils , qui fuc après lui {u\an de Carizme ; car pour le prince de la Chine, AltounKan le fir élever, & le choifit pour fon fuccetfeur. Timurtafch & la princelfe fa femme allèrent paffer le refte de leurs jours a Aftracan; & le kan de Berlas, après avoir recu deux & de leur fils, toutes les marqués de reconnoiftance que méritoit fa générofité , fe retira dans fa tribu avec le refte de fes troupes. Bb 4  39^ Les miiu et un Jour'; La nourrice de la princefle de Cafchmire ayanr achevé de raconter 1'luftoire de Calaf, demanda aux femmes de Farruknaz ce qu'elles en penfoient, Elles lui dirent toutes qu'elle étoit très-intéreffante, & que Calaf leur paroiflbit un prince vertueux & un parfait amant. Pour moi, dit alors la princeffe, je le rrouve plus vain qu'amoureux, un •peu ctourdi; en un mot, ce qu'on appelle un jeune homme. A 1'égard du vieux roi de Moufel, du bon Fadlallah, pourfuivit-elle en fouriant, il faut avouer que c'eft un époux tendre & fidele; au-lieude fe laifler mourir brufquement, comme Zemroude, il a mieux aimé vivre cinquante ans après elle pour la pleurer. Hé bien , ma princeffe , dit la nourrice, puifque Calaf & Fadlallah ne fatisfont pas encore votre délicateffe, je vais, li vous voulez me le permettre, vous raconter 1'hiftoire d'un roi de Damas & de fon vifir, peut-être en ferez-vous plus contente : Très-volontiers, repartit Farrukhnaz , mes femmes aiment trop vos récits, pour ne leur pas donner le plaifir de vous entendre : il eft vrai que vous favez faire d'agréables portraits ; mais , Sutlumemé , ajoutat-elle, ma chère Sutlumemé, vous avez beau peindre les hommes avec les plus belles couleurs, leurs défauts percent toujours au travers de vos peintures.  Coktes Persan s. J9) HISTOIRE DU ROI BEDREDD1N-LOLO & de fon Fifir Atalmuk 3furnomméleViJirtriJle, Bedreddin Lolo , roi de Dam as , reprit la nourrice, avoit pour grand vifir un homme de bien, ace que rapporte 1'hiftoire de fon tems: Ce miniftre, qui fe nommoit Atalmulc (a), étoit bien digne du beau nom qu'il portoit; il avoit un zèle infatigable pour le fervice du roi, une vigilance qu'on ne pouvoit tromper, un génie pénétrant & fort étendu , & avec cela un défintéreffement que tous les peuples admiroient; mais il fut furnommé le vifir trifte, paree qu'il paroiffoit ordinairement plongé dans une profonde mélancolie : il étoit toujours férieux, quelque adion ridicule qu'il vit faire a la cour, & il ne rioit jamais , quelque plaifante chofe qu'on püt dire devant lui. Un jour le roi Pentretenoit en particulier, & lui contoit en riant de tont fon coeur une aventure qu'il venoit d'apprendre; le vifir 1'écouta fi féneufement , que.Bedreddin en fut choqué : Atalmulc, lui dit-il, vous êtes d'un étrange ca- («) Préfent fait au royaume.  5^4 Les mille et un Jour.; racfcère j vous avez toujours 1'air fombre & trifte ; depuis dix ans que vous êtes a moi, je n'ai jamais vu paroïtre fur votre vifage la moindre impreflion de joie : Seigneur, répondit le vifir, votre majefté ne doir pas s'en étonner ; chacun a fes peinesj il n'eft point d'homme fur la terre qui foit exempr de chagrin. Votre réponfen'eftpas jufte,répliqua le roi; paree que vous avez fans doute quelque fecret déplaifir, eft-ce a dire pour cela que tou$ les hommes en doivent avoir auffi? croyez-vous de bonne foi ce que vous dites ? Oui, feigneur , repartit Atalmulc, telle eft la condition des enfans d'Adam; notre coeur ne fauroit jouir d'une entlère fatisfaction; ju^ez des autres par vous-même, fïrej votre majefté eft-elle parfaitement contente? Ho, pour moi, s'écria Bedreddin, je ne puis 1'être; j'ai des ennemis fur les bras; je fuis chargé du poids d'un empire; mille foins partagent mes efprits , 8c troublent le repos de ma vie; mais je fuis perfuadé qu'il y a dans le monde une infinité de particuliers > dont les jours heureux coulent dans des plaifirs qui ne font mêlés d'aucune amer? tüme.  C O N T E S P E R S A N S. 35,5 L X X X I I I. JOUR. JLjE vifir Atalmulc fourenoit toujours ce qu'il avoit avancé, de forte que le roi le voyant fort attaché a fon opinion, lui dit : Si perfonne n'eft exempt de chagrin, tour le monde, du moins , n'eft pas, comme vous, pofledé de fon affliótion: Vous me donnez, je 1'avoue , une vive curiofité de favoir ce qui vous rend fi rêveur & fi trifte ; apprenez-moi pourquoi vous êtes infenfible aux ris , qui font les plus doux charmes de la fociété ? Je vais vous obéir, feigneur , répondit le vifir , & vous découvrir la caufe de mes fecrets ennuis , en vous raconrant 1'hiftoire de ma vie. HISTOIRE D'Atalmulc > furnommé le Vifir trijie j & de la Princejje Zélica Béyume. JE fuis fils unique d'un riche joaillier de Bagdad. Mon père , qui fe nommoit Coaja Abdallah, n'épargna rien pour mon éducation: il me donna prefque dès mon enfance des maïtres qui m'enfeignèrent diverfes fortes de fciences, comme la philofephie, le droit, la théologie; & fur-toutil  39 Les miue et un Jour, me fit apprendre toutes les langues différentes qui fe parient dans 1'Afie, afin que fi je voyageois un jour dans cette partie du monde , cela me put ctre urile dans mes voyages. J'aimois naturellement Ie plaifir & la dépenfe; mon père s'en appercut avec douleur ; il tacha même, par de fages remontrances, de détruire en moi ce penchant ; mais quelles impreflions peuvent faire fur un filslibertin, les difcours fenfés d'un père? J'écoutois fans attention ceux d'Abdallah , ou je les imputois aux chagrins de la vieillefle. Un jour que je me promenois avec lui dans le jardin de notre maifon , & qu'il blamoit ma conduite a fon ordinaire, il me dit : O mon fils! j'ai remarqué jufqu'ici que mes réprimandes n'ont fait que te fatiguer; mais tu feras bientot débatraffé d'un cenfeur importun ; 1'ange de la mort n'eft pas éloigné de moi; je vais defcendre dans 1'ab'ime de Péternité, & te laifler de grandes richeffes ; prends garde d'en faire un mauvais ufage , ou du moins fi tu es aflez malheureux pour les difliper follement, ne manque pas d'avoir recours a eet arbre que tu vois au milieu de ce jardin-, attaché a une de fes branches un cordeau funefte , & préviens par-la tous les maux qui accompagnent la pauvreté. II mourur efteftivement peu de tems après, comme" il 1'avoit prédit: je lui fis de fuperbes fu-.  C O N T E S P E R S A N S. Jpj nérailles , & pris enfuite poflellïon de tous fes biens; j'en trouvai une fi prodigieufe quantiré, que je crus pouvoir impunément me livrer au penchant que j'avois pour le piaifir. Je groffis le nombre de mes domeftiques; j'attirai chez moi tous les jeunes gens de la ville; je tins table ouverte , & me jetai dans toutes fortes de débauches; de manière qu'infenfiblement je mangeai mon patrimoine ; mes amis m'abandonnèrent aufli-tót, & tous mes domeftiques me quittèrent 1'un après 1'autre. Quel changement dans ma fortune ! mon courage en fut abattu ; je me reüouvins alors , mais trop tard , des dernières paroles de mon père. Que je fuis bien digne de la fituation ou je me trouve , difois-je; pourquoi nai-je pas profité des cónfeils d'Abdallah ? ce netoit pas fans raifon qu'il me recommandoit de ménager mon bien : eft-il un état plus affreux que celui d'un homme qui fent la néceffité, après avoir connu 1'abondance? Ah ! du moins je ne négligerai pas tous fes avis ; je n'ai point oublié qu'il me confeilla de terminer moimême mon deftin , fi je tombois dans la misère j j'y fuis tombé ; je veux fuivre ce confeil , qui n'eft pas moins judicieux que 1'autre ; car enfin , quand j'aurai vendu ma maifon, la feule chofe qui me refte , & qui ne fuffira tout au plus qua me nourrir quelques années, que faudra-t-il que  398 Les mille et u n Jour, je devienne? je ferai réduit a demander 1'aumöne , ou a mourir de faim : quelle alternative ! il vaut mieux que je me pende tout-a1'heurej je ne faurois trop tor affranchir mon efprit de ces idees cruelles. En difant cela 3 j'allai acheter un cordeau , j'entrai dans mon jardin , & m'approchai de 1'arbre que mon père m'avoit marqué , qui me parut en effet fort propre pour mon deflein. Je mis au pied de eet arbre deux grofies pierres, fur lefquelles étant monté, je levai les bras pour attacher a une grofle branche la corde par un bout; je fis de 1'autre un nceud coulant, que je me paflai au cou, enfuite je m'élancai en 1'air de deflus les deux pierres. Le nceud coulanr, que j'avois fort bien fait , alloit m'étrangler , lorfque la branche oü le cordeau étoit attaché , cédant au poids qui 1'entrainoit , fe détacha du tronc auquel elle ne tenoit que foiblement, & tomba avec moi. Je fus d'abord tiès-mortifié d'avoir fait un eftorr inutile pour me pendre ; mais en regardant la branche qui avoit fi mal fervi mon défefpoir, je m'appercus avec furprife qu'il en fortoit quelques diamans, & qu'elle étoit creufe , aufli-bien que tout le tronc de 1'arbre : je courus chercher une hache dans la maifon , & je coupai 1'arbre que je trouvai plein de rubis , d'éraé-  C G N T E S P E R S A N S. 393, raudes & d'autres pierres précieufes; j'ötai vïte de mon cou le nceud coulant, & pafTai du déielpoir a la joie la plus vive. LX XXIV. JOUR. Aülieu de m'abandonner au plaifïr , & de vme comme auparavant, fe réfolus d'embralTer Ia profeffion de mon père. Je me connoiflois l»en en pierreries, & j'avois Keu defpérer oue je ne fe** point mal mes affaires; je moeial avec deux marchands joailliers de Bagdad qui -voient éré amis d'Abdallah , & qui dev^nc a ler trafiquer a Ormus. Nous nous rendimes tous »ois a Bafra; nous y affrétames un vaiffeau Sc nous nous embarquames fur le golfe qui ' le nom de cette ville. Nous vivions en bonne intelligerice; & notre jaiflèaa, pouffe par un vent favorable, fendoit legerement les flots. Nous paffions les jours » nousrejouir,&Ie cours de notre J alloKfimr augré de „os feuhaits , quJ mes deux aW me firent connoitre que je n'étois pas en foaete avec de fort honnêtes gens. Nous coonspreadWrila pointe du golfe & de prendre tetre.ee qui nous mit de bonne humeur. Dans la joie qui nous animoic f ^ ^  49c LesmilleettjnJour, pargnames pas les vins (a) exquis , dont nous avions eu foin de faire provifion a Bafra; apres avoir bien bu, je m'endormis au müieu de la nuit , tour habillé, fur un fopha : tandis que je dormois d'un profond fommeil, mes aifociés me prirent entre leurs bras, & par une fenetre du vaiffeau me précipitèrent dans la mer; je devois trouver la mort dans fes abimes , & je ne comprends pas comment il eft poffible que je yive encore , après cette aventure ; mais la mer etoit grofle , & les vagues, comme fi le ciel leur eut Séfendu de m'engloutir , m'emportèrent ,ufqu'au pied d'une montagne , qui refferroit d un cbté la pointe du golfe } je me uouvai meme fain & fauf fur le rivage , oü je paflai le reite de la nuit a remercier Dieu de ma delivrance, que ie ne pouvois affez admirer. _ Dès que le jour parut, je grimpai avec beaucoup de peine au haut de la montagne, qm etoit trés efcarpée; j'y rencontrai plufieurs payfans des cnvirons , qui s'occupoient a tirer du cryftal , pour Palier vendre enfuite aOrmus; ,e leur contai i quel péril ma vie venoit d'être expofee, & il leur fembla , comme a moi , que ,e nen étois échaPPéque par miracle. Ces bonnes gens ticuiur. aurent  C O * T i S P E R S A N S, 40I «wat pitlc de mon fort; ils me firent part de Jeurs provifions, qui confiftoient en miei & en *!*' * 11S me c°«duifirent a la grande ville «Tl uaffi*tÓt qU'lls eurent Ieurs ch-ges de cryftal : falla: leger dans un caravanferail, oü le pre-merobjetqui s ofFrit i mes yeux,futUnde mes alfociés. II paruraifez furprisde voir un homme qu'il croyou avoir déja fervi de *ture , JJ -nftre marin : il courut che'rcher J ^ ter la recepnon q„>lJs me feroient eurent bent fc pris leur patri, Je Jes vis M £ -ent ^èsl'-^lautre^lsvinrentdans la cour ou ^to, . ftfepréfentórentdevant^i f-s ^efemblantdemeco„noKre:ah!per: fides leur dis-je ,1e ciel a rendu votre crahffon muulej je vrs encore maigré votre barbarie- remettez promptement entre mes mains toutesmes Ferrenes;;e„eveuxplusêtreenfociétéavecde nmechans hommes. Ace difcours, qui devoit les confondre, ils eurent 1'impudence de me m e^dou^ens-tuPquellespierreries,' 1 effets avons-nous qui t'appartiennenr ? En pa Jan -fi ds medonnèrentplufieurs coups de b ron; & comme je les menacois de m'aller p]ain. C c  4oz Les mille et un Jour, chez ce juge •, ils lui flrent de profondes révéxences, & après lui avoir préfenté quelques pierreries qu'ils avoient fur eux , & qui peut-être étoient i moi, ils lui dirent: 6 flambeau de 1'équité, lumière qui diffipez les ténèbres de la mauvaife foi! nous avons recours a vous; nous fommes de foibles étrangers ; nous veuons du bout du monde trafiquer ici : eft-il jufte qu'un voleur nous infulte ? & permetttez-vous quil nous enlève par une impofture , ce que nous n'avons acquis qu'après mille travaux & qu au péril de nos vies ? Qui eft 1'homme dont vous vous plaignez , leur dit le cadi? Monfeigneur , lui répondirent-ils, nous ne le connoiftons po.nt, „ous ne lavons jamais vu. J'arrivai chez le juge dans ce moment-U j ils s'écrièrent dès qu'ils m'appercurent : le voila , monfeigneur, le voila, ce miférable , ce voleur infigne , qui même eft aflez hardi pour venir jufque dans votre palais, 's'expofer I vos regards qui doivent épouvanter les coupables : grand juge ! daignez nous pro- le§Je m'approchai du cadi pour parler a mon tour J mais n'ayanr point de préfens a lui offrir ; il me fut impoffible de me faire écouter. L'air ferme & tranquille que me donnoit le témoignage de ma confcience , palTa même dans fon efprit prévenu, pour une marqué d'effronterie;  CoNTEs Per, exaclemenr • A* c CA«-uretent fort charaeoide'^ P^anc guon me ï01n d aa nouveau miracle pOUr L ■ 7 -ains du cadi P ^ "rer des L X X X V. j o u R, J E n'en ferois pas en pflW r • Cadl'lJsull^rentcommentils m» voient rencontre, &I ui firenr * ce que je leur avoxs conté dans L ^ rapport, ^ * pent, de„, ^^^^ iut d approfond r PafFaire I! 1 «rd- i—•* ^ :ra sa. ^ "7 étoient plus: avoienr ,,' ' ma,s ,J* ventron du iL fe nel Jcr ' ^ ia ^ Lg J J "e lai(r°IS l«s de leur eau- {«) Archers. i Cc,  4o4. Les mille et Jour, fer de l'inquiétude', Une fi prompte tune acheva de petfuader au cadi que j'étois en prifon mju tementiilme fit mettre en überté , & voila quelle fut la fin de la fociété que j avois faite avec ces deux honnêtes joailliers. _ Échappé de la met & de la juftice , j'aurois du me re-.rder comme un homme qui n avoit pas peu de^races a tendre au dei; mais j'étois dans une fituation i ne lui pas tenir grand compte de m'avoir confervé; fans argent, fans anus fans ' crédit, je me voyois réduit a fubfifter de charite, ou a me laifler mourir de faim. Je fords d Ormus fansfavoir ce que je deviendro», & marchai vers la prairie-de Lar, qui eft entre les montagnes & la mer du fein Perfique. En y arrivan t, je rencontrai une caravane de, marchands de 1'Indoftan qui en décampoit pour prendre le chemin de Chiras; je me joignis i ces marchands , & par les petits fervices que je leur rendis, je trouvai moven de fubfifter; j'allai avec eux i Chiras, ou je m'arrêtai; le roi Schah Tahmafpe tenoit fa cour dans cette ville. Un jour comme je revenois de la grande molquée au caravanférail oü j'étois logé , j'appercus un officier du roi de Perfe; il étoit vêtu de riches habits, & parfaitementbien fait; il me regarda fort attentivement, il m'aborda , & me dit: O jeune homme , de quel pays es-tu? je vois bien  Contes Persan s. 405 que tu es étranger, & je ne crois pas que tu fois dans la profpérité : je répondis que j'étois de Bagdad , & qua 1'égard de fa conjecture , elle n'étoit que trop véritable; enfuite je lui racontai mon hiftoire aflez fuccinctement : il parut 1'écouter avec attention, & fe montta fenfible a mon malheur. Quel age as-tu, me dit-il ? Je fuis, repartis-je, dans ma dix-neuvième annce; il m'ordonna de le fuivre; il marcha devant moi, & prit le chemin du palais du roi, oü j'entrai avec lui; il me mena dans un fort bel appartement oü il me dit : Comment te nommes-tu? Je lui répondis que je m'appelois Hafan ; il me fit encore plufieurs autres queftions j & , fatisfait de mes réponfes : Hafan , reprit-il, je fuis touché de ton infortune, & je veux te fervir dé père; apprends que je fuis le capitaine aga (a) du roi de Perfe; il y a une place de page vacante dans la cafoda (è) je te choifis pour la remplir; tu es beau, jeune &: bien fait; je ne puis faire un meilleur choix : il n'y a point de cafodali (c) préfentement que tu ne furpafles en bonne mine. Je remerciai le capi-aga de routes les bontés qu'il me témoignoit; il me prit fous fa protec- (o) C'eft le capitaine de la potte de la chan-.bre du toi de Perfe : c'eft lui qui choifit les pages quand il en mancjue quelqucs-uns. (b) Cafoda. C'eft la chambre du toi. (c) On appelle ainfi les pages de la. chambre du roi. Les pages de* autres chambres fe nommene autrement. Cc z  4« Les miiie et u n Jour," tion, & me fit donner uu habillement de page» On m'inftruifit de tous mes devoirs ,. & je commencjai a m'en acquitcer d'une manière qui m'attira bientot 1'eftime de nos Zuluflis (j) , & fit honneur a. mon patron. II étoit défendu, fous peine de la vie, a tous les pages des douze chambres, de rttènae qu'a tous les officiers du palais & aux foldats de ia garde, de demeurer la nuit dans les jardins du féraü après une heure marquée. paree que les femmes s'y promenoieiu quelquefois, J y étois un foir tout feul, & je rêvois a mes malheurs ; je m'abandonn.a fi bien a mes réfiexions, que fans m'en appercevoir, je lailfai pafler le tems prefcrit aux hommes pour fe retirer. Je fortis pourtant dè ma rêverie; & jugeant que le moment de la retraite ne devoir pas être éloigné,je marchois avec précipitation pour rentrer dans le palais, lorfqu'une dame, au détour d'une allée, fe préfenta tout-acoup devant moi. Elle avoit un port majeftueux; Sc , malgré 1'obfcurité de la nuit, je remarquai qu'elle avoit de la jeunetfe &c de la beauté. Vous allez bien vite, me dit-elle ; qui peut vous obliger a courir ainfi ? J'ai mes raifons, lui répondis-je ; fi vous êtes de ce palais, comme je (a) Ce font fix officiers Hes pages de la chambre du roi, ainfi Hommes, paree qu'ils portent deux paquets de cheveux bouclés epi pensent deyuis ie haat des terpjes jufqu'au cca»  Contes Persan s. 407 « en doute pas, vous ne pouvez les ignorer. Vous. favez qu'il eft défendu aux hommes de fe trouver dans ces jardins après une certaine heure , & qu'il y va de la vie de contrevenir a cette défenfe. Vous vous avifez un peu tard de vous*ietirer, reprit la dame, 1'heure eft paffée; mais vous en devez favoir bon gré a votre étoile; car fans cela vous ne m'auriez pas rencontrée. Que je fuis malheureux ! m'écriai-je, fans faire attention a d'autres chofes qu'au nouveau danger oü je voyois mes jours : pourquoi faut-il que je me fois laifle furprendre par le tems ? Ne vous affligez pas , dit la dame j votre aftliifcion m'outrage, ne devriez-vous pas être déja confolé de votre malheur ? Regardezmoi; je ne fuis point mal faite; je n'ai que dixhuit ans; & pout le vifage, je me flatte de ne 1'avoir pas défagréable : Belle dame , lui dis-je , quoique la nuir dérobe a mes yeux une partie de vos charmes, j'en découvre plus qu'il. n'en faus pour m'enchanter; mais entrez dans ma fituation & convenez qu'elle eft un peu trifte. Il eft vrai, répliqua-t-elle, que le péril oü vous êtes ne préfente pas a 1'efprit des idéés bien riantes; votre perte pourtant n'eft peut-être pas fi alTurée quer vous vous 1'imaginez ; le roi eft un bon prince,.qui, pourra vous pardonner. Qui êtes-vous? madame , lui repartis-je, je fuis Cafodali ; ah! vraiment , interrompit-elle i: C c 4 1  4o8 Les mille et i/n Jou, pour un page, vous fakes bien des réflexions ; 1'Atemadolet (a) n'en feroic pas davantage : hé! croyez moi, n'ayez point d inquiétude aujourd'hui de ce qui doit vous arriver demain , vous ne le favez pas j le ciel s'en eft réfervé la connoilTance , & vous a déja peut-êtte préparé une voie pour forcir d'embarras ; laiflez donc-la 1'avenir , & ne foyez occupé que du préfent. Si vous faviez qui je fuis , & tout 1'honneur que vous fait cette aventure } au-lieu d'empoifonner des momens li doux par des réflexions amères, vous vous eftimeriez le plus heureux des hommes. Enfin, la dame a force de m'agacer , diflipa la crainte qui m'agitoit. L'image du chatiment qui me mena^oit , s'effaca infenfiblement de mon efprit; & , me livrant tout entier aux flatteufes efpérances qu'on me laifloit concevoir, je ne fongeai plus qu'a pronter de roccafion. J'embraflai la dame avec tranfport; mais bien loin de fe prêter a. mes careftes , elle fit un cri en me repouflant très-rudement , & auffi-tót je vis paroïtre dix ou douze femmes qui s'étoient cachées pour entendre notre converfation. («) L'Atemadolct. C'eft le grand vifir de Perfe.  C O N T E S P E R S A N S. 405, L X X X V I. JOUR. Il ne me fut pas djfficiJe alors de m'appercevoir que Ja perfonne qui venoit de me donnet fi beau jeu, s etoit moquée de moi. Je jugeai que c etoit quelque efclave de la princefle de Perfe qui, pour fe divertir , avoit voulu faire 1'aventunere ; toutes les autres femmes accoururent piompcemenr a fon fecours en éclatant de rire & la trouvant un peu tremblante de la frayeur que ;e lui avois caufée : Calé-Cairi, lui dit une «Welles , avez - vous encore envie de prendre de pareils pafte-tems ? Ho pour cela non, répond.t Calé-Cairi, cela ne m'arrivera plus : je luis bien payée de ma curiofité. Les efclaves commencèrent enfuite k m'environner & d plaifanter. Ce page, difoit fune, eft un peuvif,il eft né pour les belles aventures : fi jamais , difoit une autre , je me promene route feule la nuit , je fouhaite de n'en pas trouver un plus for. Quoique page, j'étois fort deconcerté de toutes leurs plaifanreries , qu elles accompagnoient de longs éclats de rire • quand elles mauroient raillé pour avoir été trop timide , je n'aurois pas été plus honteux. ii leur échappa auffi des railleries fur i'heure  41 o Les mille et un Jour, de la retraite que j'avois laifle paflër ; elles dirent que c'étoit dommage que je périfle, & que je méritois bien qu'on me fauvat la vie , puifque j'étois fi dévoué au fervice des dames. Alors celle que j'avois entendu nommer Calé-Cairi , s'adreflant a une autre , lui dit : c'eft a vous, ma princefle, c'eft a vous d'ordonner de fon fort; voulez-vous qu'on 1'abandonne , ou qu'on lui prête du fecours ? Il faut le délivrer du danger ou il eft , répondit la princefle; qu'il vive; j'y confens : il faut même , afin qu'il fe fouvienne plus long-tems de cette aventure , la rendre encore plus agréable pour lui: faifons le entrer dans mon appartement , qu'aucun homme jufqu'ici ne peut fe vanter d'avoir vu. Aufli-töt deux efclaves allèrent chercher une robe de femme , Sc me 1'apportent; je m'en revêtis , Sc me mêlant parmi les perfonnes de la fuite de la princelTe , je 1'accompagnai jufque dans fon appartement, qu'éclairoit une infinité de bougies parfumées , qui fe faifoient agréablement fentir ; il me parut aufli riche que celui du roi; lor & 1'argent y brilloient de toutes parts.. En entrant dans la chambre de Zélica Beghume, c'eft ainfi que fe nommoit la princeiTe de Perfe, je remarquai qu'il y avoit au milieu „ fur le tapis de pied, quinze ou vingt grands carreaux de brocard difpofés en rond : toutes les  C O N T E s P , * s A K s. 4iI dames sallèrent jeter deffus , & Ion m'obligea de m> afTeoir auffi . e„ruite ^ demanda rafraich^emens. Six vieiiles efclaves , moins richement vêtues que celles qui étoient affifes Parurenti 1'inftant; elles nous ffiftnbuèrent des rnahramas (ö), & ftryirent peu de tems après dans un grand baffin de martabani (b) , une far/°mPofe de Wt caillé, de jus de citron & de tranches de concombres (c). On apporta une cuilhère de cocnos (d) a la princefle, qui P"r dabordune cuillerée de falade, la mangea, * donna auffi rót fa cmllère d ]a première efdave qui étoit affife auprès d'elle a fa droite cette efclave fit Ia même chofe que fa maitreffe.' bbien que toute la compagnie fe fervit de la CUÜlère » Ia ronde, jufqua ce qu'il n> ent plus „en dans ie baffin. Alors les fix vieiiles efclaves donc , ai porie , nous préfentèrent de tort belle eau dans des coupes de cryftal. Après ce repas 1'entretien devint auffi vif que fi nous euffions bu du vin ou de 1'eau-de-vie de dattes. Calé-Cairi, qui par hafard ou autrement (b) Martabani. C'eftcie !a porcelaine verte.  4ii Les miliebtun Jour, s'étoit placée vis-a-vis de moi, me regardoit quelquefois en fouriant, & fembloit me vouloir faire comprendre par fes regards qu'elle me pardonnoir la vivacité que j'avois fait parokre dans le jardin. De mon cbté , je jetois les yeux fur elle de tems en tems; mais je les bailTois dès que je remarquois qu'elle avoit la vue fur moi; j'avois la contenance rrès-embarraflee , quelque efFort que je fifte pour témoigner un peu d'afturance fur mon vifage & dans mes aótions. La princefle & fes femmes, qui s'en appercevoient bien , tachèrent de m'infpirer de la hardiefle ; Zéhca me demanda mon nom , & depuis quand j'étois page de la Cafoda. Après que j'eus fatisfait fa curiofiré, elle me dit: hé bien , Hafan , prenez un air plus libre; oubliez que vous êtes dans un appartement dont Fentrée eft interdite aux hommes; oubliez que je fuis Zélica; parlez-nous comme fi vous étiez avec de petites bourgeoifes de Chiras; envifagez toutes ces jeunes perfonnes ; examinez-les avec attention , & dites franchement quelle eft celle d'enu;e nous qui vous plait davantage.  contes perïans. 413 LXXXVIL JOUR. IjA princefle de Perfe, au Keu de me donner de 1'afllirance par ce difcours, comme elle fe 1'imaginoit, ne fit qu'augmenter mon rrouble & mon embarras. Je vois bien , Hafan , me dit-elle , que j'exige de vous une chofe qui vous fait de la peine; vous craignez fans doute , qu'en vous declarant pour 1'une , vous ne déplaifiez a toutes les autres ; mais que cette crainte ne vous arrête pas ; que rien ne vous contraigne; mes femmes font tellemeiit unies , que vous ne fauriez altérer leur union : confidérez - nous donc , & nous faites connoitre celle que vous choifiriez pour maitrefle , s'il vous étoit permis de faire un clioix. Quoique les efclaves de Zélica fulfent parfaitement belles , & que cette princefle même eüt de quoi fe flatter de la préférence , mon cceur fe rendit fans balancer aux charmes de Calé-Cairi • mais cachant des fentimens qui me fembloienc faire injure a Zélica , je dis a cette princefle qu'elle ne devoit point fe mettre fur les rangs, ni difputer un cceur avec fes efclaves; puifque telle étoit fa beauté , que par tout oü elle paroïtroit, on ne pourroit avoir des yeux que pour  414 Lss milie ït ün Jouu; elle. En difant ces paroles , je ne pus m'empêcher de regarder Calé-Cairi d'une manière qui lui fit aflez juger que la flatterie feule me les avoit diétées. Zélica s'en appercut auffi : Hafan , me dit-elle, vous êtes trop flatteur; je veux plus de fincérité ; je fuis perfuadée que vous ne dires pas ce que vous penfez; donnez-moi la fatisfadion que je vous demande ; découvreznous le fond de votre ame ; toutes mes femmes vous en prient; vous ne pouvez nous faire un plus grand plaifir. Effeórivement les efclaves m'en prefsèrent; Calé Cairi fur - tout fe montroit la plus ardente a me faire parler, comme fi elle eüt deviné qu'elle y étoit la plus intéreflee. Je me rendis enfin a leurs inftances ; je bannis ma timidité , &c m'adre(Tant a Zélica : ma princefle, lui dis-je , je vais donc vous fatisfaire: il feroir difficile de décider qui eft la plus belle dame , vous avez toutes une beauté raviflante; mais 1'aimable Calé-Cairi eft celle pour qui je me fens le plus d'inclination. Je n'eus pas achevé ces mots, que les efclaves commencèrent a faire de grands éclats de rire, fans qu'il parüt fur leurs vifages la moindre marqué de dépir : font-ce la des femmes, dis - je en moi - même ? Zélica , au Iieu de me laifler voir que ma franchife 1'eüt oftënfée , me dit: je fuis bien aife, Hafan, que vous ayez  Contes Persan s. 415 donné la préférence a Calé - Cairi; c'eft ma favorite , & cela prouve que vous n'avez pas le goüt mauvais. Vous ne connoilTez pas tout le prix de la perfonne que vous avez choifie ; telle que vous nous voyez , nous fommes toutes d'aflèz bonne foi pour avouer que nous ne la valons pas. La princefle & les efclaves plaifantèrent enfuite Calé-Cairi fur le triomphe que venoient de remporter fes charmes , ce qu'elle foutint avec beaucoup d'efprit. Après cela , Zélica fit apporter un luth , & le mettant entre les mains de CaléCairi : montrez a votre amant, lui dit-elle, ce que vous favez faire. L'efclave favorite accorda le luth , & en joua d'une manière qui me ravitelle 1'accompagna de fa voix , & chanta une' chanfon dont le fens étoit, que lorfqu'on a fait Choix d'un objet aïmable , il faut l'aimet toute fa vie. En chantant, elle tournoit de tems en tems vers moi les yeux fi tendrement , qu'oubliant tout-a-coup devant qui j'étois, je me jetai i fes pieds , tranfporté d'amour & de plailir. Mon action donna lieu & de nouveaux éclats de rire; qui durèrent jufqu'd ce qu'une vieille efclave vint avertir que le jour alloit bientót paroïtre, & qUe fi 1'on me vouloit faire fortir de fappartement des femmes, il n'y avoit point de tems a perdre. Alors Zélica , de même que fes femmes , ne fongeant plus qu'a fe repofer, me dit de fuivrela  4i6 Les mille êt un Jour, vieille efclave qui me mena dans plufieurs galeries , & par mille dérours me fit arriver a une petite porce dont elle avoit la clef: elle 1'ouvrit: je fortis , Sc je m'appercus dès qu'il fut jour , que j'étois hors 1'enceinte du palais. i . ■ * L X X X V I I I. JOUR. "Voila de qitelle manière je fortis de 1'appartement de la princefle Zélica Beghume, & du nouveau péril oü je m'érois imprudemment jeté moi-même. Je rejoignis mes camarades quelques heures après. L'Oda Bachi ( Oui charmante Calé-Cairi, interrompis-je en eet endroit , vous 1'emporterez fur Zélica : plüt aa ciel que vous puiffiez avoir une rivale encore plus redoutable , vous verriez que rien ne fauroit cbranler la conftance d'un cceur qui vous eft affem ! Quand Sehah Tahmafpe n'auroit point de fils pour lui fuccéder, quand il fe dépouilleroit du royaume de Perfe, pour le donner i fon genDd 1  4*0 Les mille ex un Jour, dre, & qu'il dépendït de moi de 1'être, je vous facriherois une li haute fortune. Ah ! malheureux Hafan , s'écria la dame , oü vous emporte votre amour ! quelle funefte afliirance vous me donnez de votre fidélité ; vous oubliez que je fuis efclave de la princefTe de Perfe. Si vous payez fes bontés d'ingratirude , vous attirerez fur nous fa colère , & nous périrons tous deux; il vaut mieux que je vous cède a une rivale fi puilTante; c'eft le feul moyen de nous conferver. Non , non , répliquai-je brufquemenr , il en eft un autre que mon défefpoir choifira plutór, c'eft de me bannir de la cour; ma retraite vous mettra d'abord a couvert de la vengeance de Zélica , & vous rendra votre rranquillité ; & tandis que peu-a-peu vous oublierez 1'infortuné Hafan , il ira dans les déferts chercher la fin de fes malheurs. J'étois fi pénétré de ce que je difois, que la dame fe rendit a ma douleur , & me dit: ceffez , Hafan , de vous abandonner a une affliétion fuperflue; vous êtes dans Terreur 3 & vous paroifTez mériter qu'on vous dérrompe : je ne fuis point une efclave de la princefle Zélica; je fuis Zélica même : la nuit que vous êtes venu dans mon appartement, j'ai pafle pour Calé-Cairi, &c vous avez pris Calé-Cairi pour moi. A ces mots, elle appela une de fes femmes , qui fortant d'entre quelques cyprès oü elle fe tenoit cachée,  C O N T E S P E R S A N S. 421 accourut vite a fa voix , & je feconnus en effet cette efclave pour la dame que je croyois être la princefTe de Perfe. L X X X I X. JOUR. Vous voyez , Hafan , me dit Zélica , vous voyez la véritable Calé-Cairi; je lui rends fon noni & je reprends le mien ; je ne veux pas me déguifer plus long - tems , ni vous cacher 1'importance de la conquête que vous avez faite; connoiflez donc route la gloire de votre triomphe. Quoique vous ayez plus d'amour que d'ambition , je fuis perfuadée que vous n apprenez pas, fans un nouveau plaifir, que c'eft une princefle qui vous aime. Je ne manquai pas de dire a Zélica que je ne pouvois concevoir 1'excès de mon bonheur, ni comment j'avois mérité que du faïte des grandeurs oü elle étoit élevée , elle daignat defcendre jufqua moi, & me venir chercher dans le néant, pour me faire un fort digne de 1'envie des plus grands rois du monde. Enfin , furpris, enchanté des bontés de la princefle, je commencai a me répandre en difcours pleins de reconnoiflance ; mais elle m'interrompit : Hafan , me dit-elle, ceflez detre étonné de ce ci.c f© Dd J  422. Les miue ït vn Jour; fais pour vous ; la fierté a peu d'empire fur des femmes renfermées : nous fuivons, fans réfiftance , les mouvemens de notre cceur : vous êtes aimable , vous m'avez plu ; cela fuffit pour mérirer mes bontés. Nous pafsames prefque route la nuit a nous promener & a nous entretenir; Sc le jour nous auroit fans doute furpris dans les jardins , li Calé-Cairi, qui étoit avec nous , n'eüt pris foin de nous avertir qu'il étoit tems de nous retirer. II fallut donc nous féparer; mais avant que je quittafle Zélica , cette princefle me dit : adieu , Hafan , penfez toujours a moi; nous nous reverrons encore 5 & je promets dê vous faire bientót connoitre jufqu'a quel point vous m'êtes cher. Je me jetai a fes pieds pour la remercier d'une promefTe ii flatteufe, après quoi Calé-Cairi me fit faire les mêmes détöurs que j'avois faits la première fois, & me mit hors 1'enceinte du férail. Aimé de l'augufte princefle que j'idolatrois , Sc me faifant une image charmante de ce qu'elle m'avoit promis , je m'abandonnai le lendemain Sc les jours fuivans aux plus agréables idéés qui puiflent fe préfenter a 1'efprit. Cétoit alors qu'on pouvoit dire qu'il y avoit fur la terre un homme heureux, fi tcutsfois 1'impatience de revoir Zclica me permettoit de Tètie. Enfin , je me trouvois dans la fituation qui fait le plus de plaifir aux  Contes Persan s. 42* amans, c'eft-a-dire , que je touchois au moment qui devoit combler mes vceux, lorfqu'un événement imprévu vint rout-a-coup m'enlever mes orgueilleufes efpérances. J'entendis dire que la princefle Zélica étoit tombce malade, & deux jours après le bruit de fa mort fe répandit dans le palais. Je ne voulois pas croire cette funefte nouvelle , & il fallut, pour y ajouter foi, que je vifle préparer la pompe funèbre. Mes yeux, hélas! en furent les triftes témoins, & voici quel en fut 1'ordre. Tous les pages des douze chambres marchoient les premiers, nuds depuis la tète jufqu'a la ceinture : les uns s'égratignoient les bras, pour témoigner leur zèle & leur douleur; les aurres y faifoient des caraclères; & moi, profitant d'une fi belle occafion de marquer le regret fincère, ou pluróc le défefpoir dout j'étois faifi , je me déchirai le corps, je me mis tout en fang. Nos officiers nous fuivoient d'un pas lent & d'un air grave; ils avoient derrière eux de longs rouleaux de papier de la Chine, déroulés & attachés a leurs turbans, & fur lefquels étoient écrits divers paffages de 1'Alcoran, avec quelques vers a la louange de Zélica, qu'ils chantoient d'un air aufli trifte que refpeduetti;. Après eux , paroifloit le corps dans un cercueil de bois de fandal , clevé fur un brancard d'ivoire que portoient douze hommes Dd 4  414 Les mille et un Jour, de qualité ; 8c vingt princes, parens de Schah Tahmafpe , tenoient chacun le bout d'un cordon de foie attaché au cercueil. Toutes les femmes du palais venoient enfuite en 'faifant d'affreux hurlemens; 8c quand le corps fut arrivé au lieu de la fépulture , tout le monde fe mit a crier : Laylah lllallah [d). Je ne vis poiut le refte de la cérémonie, paree que 1'excès de ma douleur, & le fang que j'avois perdu , me causèrent un long évanouiflement. Un de nos officiers me fit promptement porter dans notre chambre, oü 1'on eut grand foin de moi; on me frotta le corps d'un excellent baume; fi bien qu'au bout de deux jours je fentis mes forces ïétablies; mais peu s'en fallut que le fouvenir de la princefle ne me rendic infenfé : Ah ! Zélica, difois-je en moi-même a tous momens , eft-ce ainfi que vous dégagez la promefle que vous me f ites en vous quittant ? eft-ce la cette marqué de tendreffe que vous voulicz me donner ? Je ne pouvois me confoler, & le féjour de Chiras me devenant infupportable , je fortis fecrètement de de la cour de Perfe trois jours après les obsèques de la princefle Zélica. (a) Cri qu'on fait en Perfe lorfqu'on enterre les motts, qui figtu5e : // n'y & foiat iautre Dieu gut Disti. ,  Contes Persan s. 425 X C. JOUR. Possédé de mon afflidHon, je marchai toute la nuit fans favoir ou j'allois ni oü je devois aller. Le Iendemain matin, m etant arrêté pour me repofer , il paiïa prés de moi un jeune homme qui avoit un habillement fort extraordinaire; il vint a moi, me falua, me préfenta un rameau verd qu'il tenoit a la main; & après m'avoir obligé par fes civilités ï 1'accepter , il fe mit l réciter des vers Perfans pour m'engager a faire 1'aumóne ; comme je n'avois rien , je ne pouvois rien lui donner; il crut que je n'entendois pas la langue perfanne, il récita des vers Arabes; mais voyant qu'il ne réuffiffuit pas mieux d'une facon que de 1'autre, & que je ne faifois pas ce qu'il fouhaitoit, il me dit : Frère, je ne puis me perfuader que tu' manques de charité; je crois plutót que tu n'as pas de quoi 1'exercer : Vous êtes au fait, lui répondis-je; tel que vous me voyez, je n'ai pas feulement un afpre, & je ne fais oü donner de la tête : Ah ! malheureux, s'écria-t il, quelle étrange condition eft Ia tienne! tu me fais pitié, je veux te fecourir. J'étois affez furpris d'entendre ainfi parler un homme qui venoit de me demander 1'aumóne, &  4i5 Les mille et un Jour, je croyois que le fecours qu'il m'offroit n'étoit autre chofe que des prières Sc des vceux, lorfque pourfuivanc fon difcours : Je fuis , ajouta-t-il, un de ces bons enfans qu'on appelle Faquirs {a): quoique «ons vivons de charité , nous ne laidons pas de vivre dans 1'abondance , paree que nous favons exciter la pitié des hommes par un air de mortification Sc de pénitence que nous nous donnons. Véritablement, il y a des Faquirs qui font afïez fimples pour être tels qu'ils paroiffent, qui mènent une vie fi auftère , qu'ils feront quelquefois dix jours entiers fans prendre la moindre nourriture. (Alé-Cairi ceffa de parler en eet endroit , ou plutbt je 1'interrompis. O ciel , m'écriai-je , dois-je me réjouir de rencontrer Zélica ; mais que dis-je? eft-ce la retrouver, que d'apprendre qu'un puiflant roi la tient enfetmée dans fon férail! Si, rebelle a 1'amour de Firouzchah , elle ne fait que trainer des jours languiflans , quelle douleur pour moi de la voir fouffrir ! Et fi elle eft contente de fon fort, puis-je 1 etre du mien ? Je fuis ravie j dit Calé-Cairi, que vous ayez des fentimens fi délicats ; la princefle les mérite bien : quoique paflionnément aimée du roi de Candahar , elle n'a pu vous oublier, & jamais on n'a reflenti rant de joie qu'elle en eut hier, lorfque Chapour lui dit qu'il vous avoit rencontré. Elle fut hors d'elle-même le refte de la journée ; elle chargea fur le champ 1'Eunuque de louer un hotel meublé , de vous y conduire aujourd'hui, & de ne vous y laifler manquer de rien. Je fuis venue de fa part pour vous éclaircir  Contes Persans. 443 de toutes les chofes que je vous ai dites, pour vous préparer a la voir demain pendant la nuit: nous fortirons du palais, & nous nous rendrons ici par une petite porre du jardin dont nous avons fait faire une clef pour nous en fervir au befoin. En prononcant ces derniers mots , 1 efclave favorite de Ia princelfe de Perfe fe leva, & fortit accompagnée de Chapour pour retourner auprès de fa maïtrelfe. Je ne fis pendant cette nuit que penfer a Zélica , pour qui je fentis tout mon amour fe rallumer. Le fommeil ne put un moment fermer mes yeux , & le jour fuivanr me parur un lïècle. Enfin , après avoir été Ia proie de la plus vive impatience , j'entendis frapper a la porte de ma maifon. Mes efclaves allèrent ouvrir, 8c bientót je vis entrer ma princelfe dans mon appartement. Quel trouble , quel faififfement, quels tranfports ne me caufa point fa préfence ! De fon córé, quelle joie n'eut-elle pas de me revoir ! Je me jetai a fes pieds, je les tins long-tems embraffés fans pouvoir parler. Elle m'obligea de me relever, & après m'avoir fait affeoir auprès d'elle fur un fopha : Hafan , me dit-elle, je rends grace au ciel qui nous a raffemblés ; efpérons que fa bonté n'en demeurera pas la, 8c qu'elle voudra bien lever le nouvel obftacle qui nous empêche d'être enfemble. En  444 Les mille et un Jour, attendant un tems fi heureux, vous vivrez icï tranquillement , & dans 1'abondance. Si nous n'avons pas le plaifir de nous parler fans contrainte , nous aurons du moins la confolation de pouvoir apprendre tous les jours de nos nouvelles, Sc de nous voir quelquefois fecrètement. CaléCairi , pourfuivit-elle, vous a conté mes aventures , apprenez-moi les vótres. Je lui peignis la douleur que m'avoic caufée 1'opinion de fa mort, Sc je lui dis que j'en avois concu un fi vif déplaifir , que je m'étois fait Faquir. Ah '. mon cher Hafan , s'écria Zélica , faut-il que , pour 1'amour de moi, vous ayez vécu fi long-tems avec des gens fi auftères ? Hélas ! je fuis caufe que vous avez beaucoup fouffert. Si elle eüt fu la vie que j'ai menée fous eet babit religieux , elle m'auroit un peu moins plaint; mais je n'eus garde de 1'en inftruire , Cc je ne fongeai qu'a lui tenir des difcours pauionncs. Avec quelle rapidité s'écoulèrent les momens de notre entretien ! Quoiqu'il eut duré trois heures, nous nous fachamescontre Chapour & Calé-Cairi, lorfqu'ils nous avertirenc qu'il falloit nous féparer. Ah ! que les perfonnes qui n'aiment point font incommodes, leur difions-nous ! il n'y a qn'un inftant que nous fommes enfemble ; laiffez-nous en repos. Cependant pour peu que nous  Contes Persans. 445 euflions encore continué de nous entretenir , le jour nous auroit furpris , car il parut peu de tems après que la princefle fe fut retirée. Malgré les agréables penfées qui m'occupoient, je ne laiflai pas de me reflbuvenir du Faquir , avec qui j'étois venu a Candahar, & me repréfentant 1'inquiétude qu'il devoit avoir d'ignorec ce que j'érois devenu , je fortis de chez moi pour 1'aller trouver. Je le rencontrai par hafard dans la rue. Nous nous embrafsames : mon ami, lai dis-je, j'allois a votre caravanférail pour vous informer de ce qui m'étoit arrivé, & vous mettre refprit en repos. Je vous ai fans doute caufé quelques allarmes. Oui, répondit-il , j'étois fort en peine de vous ; mais quel changement ! fous quels habits vous préfentez-vous a mes yeux? vous avez 1'air d'être en bonne fortune; tandis que 1'incertitude de votre deftinée m'affligeoit, vous pafliez , a ce que je vois , agréablement votre tems. J'en conviens, repris-je, mon cher ami, & je r'avouerai que je fuis encore mille fois plus heureux que tu ne faurois te 1'imaginer. Je veux que tu fois témoin de tout mon bonheur, & que tu en profites même. Laifle - la ton caravanférail , & viens loger avec moi. En difanc cela , je le conduifis a ma maifon , je lui en montrai tous les appartemens. II les trouva beaux & bien meublés. A chaque moment il s'écrioit: O  44 Les mille et un Jour, ciel! qu'a donc fait Hafan plus que les autres l pour mériter que vous répandiez fur lui tant de biens ? Comment donc , Faquir , lui dis-je, eftce que tu verrois avec -chagrin 1'état oü je fuis: il femble que ma profpérité t'afflige ? Non, me répondit-il , au contraire, j'en ai beaucoup de joie. Bien loin de porter envie a la félicité de mes amis , je fuis charmé de les voir dans une fituation floriflante. En achevant ces mots , il me ferra étroitement dans fes bras , pour mieux me perfuader qu'il parloit a cceur ouvert. Je le crus fincère \ & agilTant de bonne foi avec lui, je me livrai fans défiance au plus lache , au plus envieux , au plus perfide de tous les hommes. Il faut, lui dis-je , que nous faflions aujourd'hui la débauche enfemble. En même - tems je le pris par la main , & le menai dans une falie oü mes efclaves avoient drefle une petite table a. deux couverts. x c v. JOUR No us nous v afsimes tous deux. On nous apporta plufieurs parts de ris (a) de différentes couleurs , avec des dattes confervées dans du fy- (a) Les Petfans Sc les nations voifines accommodent le ris de routes les fafons, Sc lui donnent toutes fortes de couleurs.  C O N T E S P E R S A N S. 447 fop. Nous mangeames encore d'aurres mets • après quoi j'envoyai un de mes efclaves acheter* du vin dans un endroit de la ville oü il favoit qu'on en vendoit fecrètement (a). On lui en donna d'excellent, & nous en bümes avec fi peu de difcrétion , que nous n'aurions ofé paroïcre en public : nous ne nous y ferions pas montrés impunément. Dans le fort de notre débauche, le Faquir me dir : Apprens-moi, Hafan , toute ton aventure; découvre-m'en le myftère : tu ne rifques rien : je fuis difcret, & de plus , ton meilleur ami. Tu ne peux douter de ma foi, fans me faire un outrage ; ouvre-moi donc le fond de ton ame, & me fais connoïtre toute ta bonne fortune, afin que nous puiffions nous en réjouir enfemble, D'ailleurs , je me piqué d'être homme de bon confeil, & tu fais qu'un confident de ce cara&ère n'eft pas inutile. Echaufte du vin que j'avois bu , & féduit par les témoignages d'amitié qu'il me donnoit , je me rendis a fes inftances : je fuis perfuadé , lui dis-je , que tu nes pas capable d'abufer de la con- (*) U vin ert défendu aux habitans de Candahar, qui 1'aimem beaucoup, & ne latent pas d'en boire en fecrer : mais ils fe gardenc bien de fe montrer en public après en avoir bu : car s'il «rivoit i quelqu'unde paroirre ivre , on le promèneloit par route la ville, «onte fur un ane, le vifage toutné vers la croape, au bruit d'un petrt tambour, & aux huées de tous 1«, enfant qui le fuivroient.  44-8 LES mille et un Jour., fidence que je vais te faire, ainfi je ne veux t<5 rien déguifer. Lorfque je re rencontrai, te fouviens-tu que j'étois fort trifte ? Je venois de perdre a Chiras une dame que j'aimois , & dont j'étois aimé. Je la croyois morte, & toutefois elle vit encore ; je 1'ai retrouvée a Candahar j & , pour te dire tout, elle eft favorite du roi Firouzchah. Le Faquir laifla parokre un extreme étonnement a ce difcours. Hafan , me dit-il, tu me donnés une idéé charmante de cette dame ; il faut qu'elle foit pourvue d'une merveilleufe beauté , puifque le roi de Candahar en eft épns. C'eft une perfonne incomparable ,.lui répartis-je ; avec quelque avantage qu'un amant puifte te la peindre, il n'en fauroit faire un portrait flateur. Elle ne manquera pas de venir ici bientót; tu la verras ; je veux que tes propres yeux jugent de fes charmes. A ces paroles , le Faquir m'embrafta avec tranfport, en me difanr que je lui ferois beaucoup de plaifir, li j'accompliffois ma proïnefie. Je lui en donnai de nouvelles aflurances: après quoi nous nous levames tous deux de table pour nous aller repofer. Un de mes efclaves mena mon ami dans une chambre oü on lui avoic préparé un lit. ' Dès le lendemain matin , Chapour m'apporta un billet de Zélica. Elle me mandoit que la nuit prochaine elle viendroit faire la débauche avec moi.  C quand il fut prèr, nous nous mmies a table y nous avions déja gouté de plüfieurs mets , lorfque nous vimes entrer Chapour , qui portoit un plat d'or dans lequel il y avoit un ragout: Seigneur Hafan, me dit-il, je vous apporte un ragout qu'on vient de fervir au fouper du roi ; fa majefté 1'a trouvé fi délicieux , qu'il Fa fait porter fur le champ a fa favorite , qui vous 1'envoie. Nous mangeames de ce ragout, & il nous patut en eftee excellent. Le Faquir , pendant le repas, ne pouvoir fe lafter d'admirer mon bonheur, Sc il me dit vingt fois : O jeune homme , que ton fort eft charmant! Nous pafsames la nuit l boire; & d'abord qu'il fit jour , mon ami me dit : c'eft a préfent qu'il faut nous quitter ; alors j'allai chercher une bourfe pleine de fequins que Chapour m'avoit apportée le jour précédent de la part de fa mal-  Contes Persan s. 455 treiïe j & la donnant au Faquir : prenez , lui dis-je, ma bourfe , elle peut vous fervir dans 1'occafion 5 il me remercia ; nous nous embrafsames j il fortit j &c, après fon départ, je demeurai afFez long-tems dans une trifte fituation. O trop imprndent ami! difois-je , c'eft toi qui es caufe que nous nous féparons -y tu devois te contenter de voir Zélica , & de jouir d'une ft belle vue. Comme j'avois befoin de repos, je me jetai fur un fopha , & je m'endormis. Au bout de quelques heures, un grand bruit qui fe fit entendre dans ma maifon me réveilla; je me levai pour aller voir ce qui le caufoit , & j'appercus avec beaucoup d'effroi que c'étoit une troupe de foldats de la garde de Firouzchah r. fuivez-nous y me dit 1'officrer qui étoit a. leur tête , nous avons ordre de vous conduire au palais. Quel crime ai» je commis, lui répondis-je ? de quoi m'accufet-on ? c'eft ce que nous ne favons pas, répliqua 1'officier ; il nous eft feulement ordonné de vous mener au roi; nous en ignorons la caufe; mais je vous dirai , pour vous raftiirer , que fi vous. ctes innocent, vous n'avez rien a craindre; vous avez affaire a. un prince équitable, qui ne condamne point légèrement les perfonnes accufées d'avoir commis quelque forfait; il faut des preuves convaincantes pour le porter a prononcer im ff 4  45? Les mille et un Jon; arrêt funefte : il eft vrai qu'il punit rigoureufer ment les coupables ; fi vous 1'êtes , je vous plains. II fallut fuivte rpfficier. En allant au férail, je difois en moi-même, 'Firouzchah a fans doute découvert 1'intelligence que j'ai avec Zélica ; mais comment Pa- t-il apprife ? Quand nous fümes dans la cour du palais, je remarquai qu'on y avoit dreffé quatre potences; je jugeai bien que cela me regardqit, & que ce genre de mort étoit le moindre chatiment que je devois attendre du reflentiment de Firouzchah : je levai les yeux au ciel , & le priai de fauver du moins la, princefle de Perfe. X C V I I. JOUR. I^Jous entrames dans le férail; 1'onïcier qui rne conduifoit me mena dans 1'appartement du roi. Ce prince y étoit avec fon grand vifir feulement, & le faquir que je croyois déja loin de Candahar. Dés que j'appercus ce perfide ami , je connus toute fa trahlfon. C'eft donc toi, me dit Firouzchah , qui as des entretiens fecrets avec ma favorite ? Ahl fcélérat, il faut que tu fois bien hardi, pour ofer te jouer a moi ? parle & réPy»ds précifément a ce que je vais te demander,  Contes Persan 5. 457 Lorfque tu es arrivé a Candahar , ne t'a-t-on pas dit que je pumflois févèrement les ctiminels ? Je répondis qu'oui. Hé bien , reprit-il, puifqu'on t'en a averti , pourquoi as - tu commis le plus grand de rous les crimes ? Sire , lui dis-je , que les jours de votre majefté puiftent durer jufqu a la fin de tous les liècles; mais vous favez que 1'amour rendlacolombe hardie; un hommeépris d'une paflion violente , n'appréhende rien; je fuis prêt a fervjr de victime a votre jufte colère'; Sc a quelques rourmens que vous puilliez me rér ferver, je ne me pjaindrai point de votre rigueur , fi vous faires grace a votre efclave favorite : hélas ! elle vivoit ttanquille dans votre fér rail avant mon arrivée; &, contente de faire le bonheur d'un grand roi, elle commencoit a oublier un malheureux amanr, qu'elle croyoit ne revoir jamais : eüe a fu que j'étois dans cette ville, fes premiers feux fe font rallumés; c'eft moi qui viens 1'arracher a votre tendrelfe ; c'eft donc moi feul que vous devez punir. Dans le tems que je parlois ainfi , Zélica , qu'on étoit allé chercher par ordre du roi, entra fuivie de Chapour & de Calé-Cairi; Sc ayant entendu mes dernières paroles , elle courut fe jeteraux pieds de Firouzchah : Seigneur, lui ditelle , pardonnez a ce jeune homme ; c'eft fur la  458 Les mii.ee et un Jour; Coupable efclave qui vous a trahi, que vos coups doivenc tomber. Ah ! perfides , s'écria le roi, n'attendez aucune grace run de 1'autre » vous périrez. L'ingrate ! elle n'implore ma bonté que pour le téméraire qui m'offenfe ; & lui ne fe montre fenfible qu'a la perte de ce qu'il aime ; ils ofent tous deux faire éclater a mes yeux leur amoureufe furëur : quelle infolence ! Vifir, ajouta-t-il, en fe retournant vers fon miniftre , faites-les conduire au fupplice, qu'on les attaché a des potences ; & qu'après leur mort , ils deviennent la proie des chiens & des oifeaux.. Arrêtez , fire , m'écriai-je alors ; gardez-vous de trairer avec tant d'ignominie une fille de roi; que votre jaloufe colère refpeóte en votre favorite , 1'augufte fang dont elle eft formée. A ces paroles , Firouzchah parut étonné : Quel prince , dit-il a Zélica, eft donc 1'aureur de votre naiffance ? La princefle me regarda d'un air fier, & me dir : indifcrer Hafan , pourquoi avez-vous découvert ce que j'aurois voulu me cacher a moimême ? j'avois en mourant la confolation de voir qu'on ignoroit le rang oü je fuis née ; en me faifant connoitre , vous me couvrez de honte: hé bien, Firouzchah, pourfuivit-elle, en s'adreffant au roi de Candahar , apprends donc qui je fuis; 1'efclave que tu condamnes a. une mort  Co nt es Persan s. 459 infame, eft fille de Schah-Tahmafpe : en même'tems elle lui conra route fon hiftoire fans en oublier la moindre circonftance. Après qu'elle eut achevé ce récit, quiaugmenta 1 etonnement du roi : Voila , feigneur , lui ditelle , un fecret que je n'avois pas defieiu de vous révéler, & que la feule indifcrétion de mon amant m'arrache. Après cét aveu, que je ne fais pas ici fans une extreme confufion, je vous prie inftamment • d'ordonner qu'on m'ète promptemenr la vie; c'eft 1'uniqüe grace que je demande d votre majefté. Madame, lui dit le roi, je révoque 1'arrêt dé votre trcpas; je fuis trop équitable pour ne vous point pardonner votre infidélité ; ce que vous veriez de me raconter, me la fait regarder d'un autre ocil; je celfe de me plaindre de vous, & je vous rends même libre; vivez pour Hafan, & que 1'heureux Hafan vive pour vous; je donne auffi la vie & la liberté a Chapour & d votre confidente ; allez , parfaits amans , allez paffer enfemble le refte de vos jours, & que rien ne puifie jamais arrêter le cours de vos plaifirs: pour roi, traitre , continua-t-il en fe tournanr vers le faquir , tu feras puni de ra traliifcn \ cceur bas & envieux, tu nas pu fouffrir le bonlieur de ton ami, & tu es venu toi-même le livrer d ma vengeance! Ah ! miférable, c'eft toi qui ferviras de  460 Les miuï et tjn Jour, vi&ime a ma jaloufie. A ces mots, il ordonna au grand vifir d'emmener le faquir, & de le mettre entre les mains des bourreaux. Pendant qu'on alloit faire mourir ce fcélérat, nous nous jetames, Zélica & moi, aux piés du roi de Candahar J nous les mouillames de nos larmes dans les tranfports de reconnoiflance Sc de joie qui nous animoient; Sc enfin, nous 1'affurames que , fenfibles a fa bonté généreufe , nous en conferverions un éternel fouvenir; nous fommes enfuite de fon appartement avec Chapour & Calé-Cairi; nous primes le chemin de la maifon oü j'avois été arrêté , mais nous la trouvames rafée ; le roi avoit ordonné qu'on la démolit, & les foldats qu'il avoit chargés de eet ordre , 1'avoient fi promptement exécuré , que tous les matériaux avoient déja été enlevés & tranfportés ailleurs; il n'y reftoit pas feulement nne pierre ; le peuple s'en étoit auffi mêlé , ainfi tous les meubles avoient été pillés. X C V I I I. JOUR. Quoique charmés de nous voir enfemble la princefle Sc moi, quoique fort amoureux 1'un de 1'autre , nous ne laifsames pas d'être un peu étourdis de ce fpe&acle : cette maifon, a la vé^  Contes Persan s. 4<»t rite, étoit un hotel meublé qu'on avoit loué, dont par conféquent les meubles ne nous appartenoient pas ; mais Zélica y avoit fait porter par Chapour une infinité de chofes précieufes qui n'avoienr pas été refpe&ées dans le pillagej nous avions peu d'argent, nous commencames a confulter l'eunuque & Calé-Cairi fur le parti que nous avions a prendre; & après une longue délibération , nous fümes d'avis d'aller loger dans un caravanférail. Nous étions prèts a nous y rendre, lorfqu'un officier du roi nous aborda : je viens, nous ditil, de la part de Firouzchah , mon maïtre, vous offrir un logement; le grand vifir vous prête une maifon qu'il a aux portes de la ville, & qui eft beaucoup plus belle que celle qu'on vient de rafer; vous y ferez loges fort commodément ; je vais, s'il vous plaït, vous y conduire; prenez la peine de me fuivte. Nous y allames avec lui i nous vïmes une maifon de grande apparence 8c parfaitement bien batie; le dedans répondoit au dehors; tout y étoit magnifique Sc de bon gout: nous y trouvames plus- de vingt efclaves qui nous dirent que leur maïtre venoit de leur envoyer ordre de nous fournir abondamment toutes les chofes dont nous aurions befoin , 8c de nous fervir comme lui-même , pendant tous le tems que nous voudrions demeurer chez lui.  4<»i Les mille et un Jour, Deux jours après, nous recümes une vifite du grand vifir, qui nous apporta de la part du roi, une prodigieufe quantité de préfens. II y avoit plufieurs paquets d'étorfes de foie Sc de toiles des Indes , avec vingt bourfes, chacune de mille fequins d'or. Comme nous nous fentions gènés dans une maifon empiuntée , & que les préfens du roi nous mettoient en état de nous établir aillenrs , nous nous joignimes bientöt a une grofle caravane de marchands de Candahar, Sc nous nous rendimes heureufement avec eux a Bagdad. Nous allames loger dans ma maifon, oü nous pafsames les premiers jours de notre arrivée a nous repofer Sc a nous remettre de la fatigue d'un fi long voyage. Après cela, je parus dans la ville, Sc cherchai mes amis. Ils furent affez étonnés de me revoir. Eft-il poffible, me dirent-ils , que vous foyez encore vivant ? Vos aflociés qui font revenus , nous ont afTuré que vous étiez mort. D'abord que j'appris que mes joailliers étoient a. Bagdad , je courus chez le grand vifir , je me jetai a fes pieds, Sc lui contai Leur perfidie. II les envoya fur le champ arrêter 1'un Sc 1'autre; il m'ordonna de les interroger tous deux en fa préfence. N'eft-il pas vrai, leur dis je , que je me réveillai lorfque vous me prites entre vos bras, que je yous demandai ce que vous vouliez faire ,  Contes Persan s. 46J Sc que fans me répondre, vous me précipitares dans la mer par un fabor du vailfeau ? Ils répondirenc que j'avois apparemment rêvé cela , Sc qu'il falloit que moi-même en dormant je me fufle jeté dans le golfe. Hé pourquoi , leur dit alors le vifir, n'avezvous pas fait femblant de le connoïtre a Ormus ? Us repartirent qu'ils ne m'avoient point vu a Ormus. Hé que direz-vous donc , rraitres, repliqua-t-il en les regardant d un air menacant, quand je vous ferai voir un certificar du cadi d'Ormus, qui prouve le contraire ? A ces paroles, que le vifir dit pour les éprouver, mes affociés palirent Sc fe troublèrent. Vous changez de vifage , leur dit-il : hé bien , avouez vousmême votre crime; épargnez-vous les fupplices qu'on vous apprête pour vous arracher eet aveu. Alors ils confefsèrent tout, Sc fur cette confeffion il les fit emprifonner, en attendant que le calife, qu'il vouloit, difoit-il, informer de cette affaire, ordonnat de quel genre de mort il fouhaitoit qu'ils mouruffent; mais ils trouvèrent moyen de tromper la vigilance de leurs gardes, ou d'en corrompre la fidélité. lis s'échappcrent de leur prifon , & fe cachèrent fi bien dans Bagdad, qu'on ne put les découvrir , quelque recherche qu'en fit le grand vifir. Cependant tous  4 Lés mille et u n J o u r. , tres, que mes alTociés pouvoient en être les auteurs-, & j'en concus rant de chagrin , que je tombai malade. Je tralnai long-tems a Bagdad des jours languiflans; je vendis enfuite ma maifon , & j'allai demeurer a Moufel avec rout ce que je pouvois avoir de bien. Je pris ce parti, paree que j'avois un parent que j'aimois beaucoup, & qui étoit artaché au premier vifir du roi de Moufel. Ce parent me recut fort bien, & en peu de tems je fus connu du miniftre, qui croyant voir en moi du talent pour les affaires, me donna de 1'occupation. Je m'attachai a bien faire les chofes dont il me chargeoit, & j'eus le bonheur d'y réuffir. Il devint de jour en jour plus content de moi; je gagnai peu-a-peu fa confiance, & infenfiblement j'entrai dans les plus fecrètes affaires de 1'état. Je lui aidai même bientbt a en foutenir le poids. Quelques années après ce miniftre mourur, & le roi, peut-ètre rrop prévenu en ma faveur, me donna fa place ; je la remplis pendant deux ans au gré du roi & au contentement de fes peuples; & même ce monarque, pour témoigner combien il étoit fatisfait de mon miniftère , me „omma Atalmulc. Je vis bientbt 1'envie armée contre moi. Quelques grands feigneurs devinrent mes ennemis fecrets, & réfolurent de me perdre. Pour mieux en venir d bout, ils me rendirent fufpecc au prince de Moufel, qui fe laiffant pré-  . C ° N T E S P E R s A N S. A6l vemr par leurs mauvais difcCUrs, demanda ma. depofinon a fon père. Le roi „> voulur pas dabord confentir ; mais il ne put réfifter aux prefWs mftances de fon fils : je fortis de Moufel , & vins a Damas, oü j eus bientbt 1'honneur d'être prefente a votre majefté. Voild, lire, fhiftoire de ma vie, & la caufe ce cette profonde trifteife oü je parois enfeveli. C"!CVement dG ZéHca eft Féfent a ma Penfee, & me rend infenfible ï la joie. Si j'apprenoxs que cette princelfe ne vit plus, j'en perdrds peut-etre, comme autrefois, le fouvenir : mais 1 incertirude de fon fort la retrace fans celfe a ma mémoire, & nourrit ma douleur. CoNTINUATION De VHifioire du Roi Bedreddin Lolo. QiJand h vifir ataimuic w. achev, ^ — defesaventuresjeroi lui dit , je „e fuis »]„ furpns que vous foyez fi trifte, vous en avez un jufte fujet; mais tout le monde n'a pas perdu comme vous une princelfe ; «Sc vous avez torr de penfer que parmi tous les hommes on n'en trouvera pas un qui foit parfaitement content. Vous etes dans une grande erreur; &, fans parler de «ndle autres, je fuis perfuadé que le prince Séyfel Gg 2  >..68 Les mille et un JourJ Mulouk, mon favori, jouit d'un parfaitbonheur; Je n'en fais rien , feigneur, reprit Atalmulc; quoiqu'il paroiffe fort heureux, je n'oferois affurer qu'il le fut en effet. C'eft une chofe , s'écria le roi, dont je veux être éclairci tour-a-l'heure. En achevant ces mots , il appela le capitaine de fes gardes, & lui ordonna d'aller chercher le prince Séyfel Mulouk. Le capitaine des gardes s'acquitta de fa commiffion fur le champ. Le favori vint dans 1'appartement du roi fon maïtre, qui lui dit: Prince, je voudrois favoir li vous êtes fatisfait de votre deftinée ? Ah ! feigneur , répondit le favori, votre majefté peut-elle me faire cette queftion : quoiqu'étranger, je fuis refpedé dans la ville de Damas • les grands feigneurs cherchent a me plaire; les autres me font la cour; je fuis le canal par oü coulent toutes vos graces; en un mor, vous m'aimez , que pourroit-il manquer a mon bonheur ? II m'importe , reprit le roi, que vous me difiez la vérité. Atalmulc foutient qu'il n'y a point d'hommc heureux ; je penfe le contraire , je crois que vous 1'êtes: apprenez-moi fi je me trorftpe', fi quelque chagrin que vous cachez corrompt par fon amertume la douceur du deftin que je vous fais. Parlez, que votre bouche lincère me découvre ici vos fecrets fentimens? Seigneur, dit alors Séyfel Mulouk, puifque votre majefté m'ordonn?  C O N T E S P E R S A N S. 4^ de lui ouvrir mon ame, je vous dirai que malgré toutes les bontés que vous avez pour moi, malgré les plaifirs qui fuivenr ici mes pas, & qui femblent avoir choili pour afyle votre cour, je fens "ne inquiétude qui trouble le repos de ma vie. J'ai dans le cceur un ver qui le ronge fans relache J & pour comble de malheur, mon mal eft fans remède. Le roi de Damas fut aftêz étonné d'entendre parier dans ces termes fon favori, & il jL1gea qu'on lui avoit auffi eulevé quelque princelfe. Contez-moi , lui dit-il, votre hiftoire ; quelque dame y eft fans doute intérelfée, & je fuis fort trompé , fi vos chagrins ne font pas de même nature que ceux d'Atalmulc. Le favori de Bedreddin reprit la parole, & commenca le récit de fes aventures de cette manière. HISTOIRE ! DU PRINCE SÉYFEL MULOUK. J'Ai déjd eu 1'honneur de dire a votre majefté que je fuis fils du feu fultan d'Egypte Afem Ben Sefouan, & frère du prince qui lui a fuccédé. Etant dans ma feizième année, je trouvai un jour par hafard la porte du tréfor de mon père ouVerte; j'y entrai , & je commencai a regarder CS 3  470 Les mille et un Jour; avec beaucoup d'attention les chofes qui me paruren: les plus rares. Je m'arrêtai particulièrement a confidérer un petit coffre de bois de fandal rouge , parfemé de perles, de diamans, d'émeraudes & de topazes. Il s'ouvroit avec une petite clef d'or qui étoit dans la ferrure; je 1'ouvris , & j'appercus dedans une bague d'une merveilleufe beauté, avec une boite d'or qui renfermoit un portrait de femme. Les traits en étoient fi réguliers, les yeux fi beaux, Fair fi charmant, que je jugeai d'abord que c'étoit une peinture faite a plaifir. Les ouvrages de la nature ne font pas fi parfaits, difois-je. Que celui - la, fait d'honneur au pinceau qui Pa produit ! J'admirois 1'imagination du peinrre qui avoit été capable de fe former une fi belle idée. C. JOUR. j\l.Es yeux ne pouvoient fe détacher de cette peinture; & , ce qu'il y a de plus furprenant, c'eft qu'elle m'infpira de 1'amour. Je penfai que c'éroit peut-être le portrait de quelque princeffe vivanre , & je me le perfuadois a mefure que je devenois plus amoureux. Je fermai la boite «Sela mis dans ma poche avec la bague qu'il me  Contes Persans.' 471 prit auffi envie de dérober, enfuite je fortis du tréfor. J'avois un confident qui s'appeloit Saed : il etoit le fils d'un grand feigneur du Caire; je 1'aimois , 8c il avoit quelques années plus que moi. Je lui contai mon aventure ; il me demanda le portrait, je le lui donnai. Il 1'óta de la boite pour voir s'il n'y avoit pas au dos quelque écriture qui put nous inftruire de ce que je fouhaitois pafiionnémenr de favoir , c'eft-a-dire , du nom de la perfonne qui étoit peinte. Nous appereümes autour de la boite en dedans, ces paroles en caractères Arabes : Bedy al Jemal, fille du roi Chahbal. Cette découverte me charma \ je fus ravi d'apprendre que je n'aimois point un objet imaginaire \ je chargeai mon confident de s'informer oü règnoit le roi Chahbal. Saed le demanda aux plus habiles gens du Caire; mais perfonne ne put le lui dire \ de forte que je réfolus de voyager , de parcourir, s'il le falloit, tout le monde , 8c de ne point revenir en Egypte, que je n'eufle vu Bedy al Jemal. Je priai le fultan mon père de me permettre d'aller ï Bagdad voir la cour du Calife , & les merveilles de cette fameufe ville dont j'avois ouï parler fi avantageufement. II m'accorda cette permiffion. Comme je voulois voyager incognito 3 je ne fortis point du grand Gg 4  47i Les mille et un JoürJ Caire avec un pompeux appareil. Ma fuite étoif feulemenr compofée de Saed & de quelques efclaves dont le zèle m'étoit connu. Je me mis bientót au doigt la belle bague que j'avois prife dans le tréfor de mon père, & je ne fis, pendant tout le chemin , que m'entretenir avec mon confidenr de la princefle Bedy al Jemal dont j'avois fans cefle le portrait entre les mains. Quand je fus arrivé a Bagdad, & que j'eus vu tout ce qu'il y a de curieux, je demandai a des favans, s'il ne pourroienr pas me dire dans quel endroit du monde étoient fitues les états du roi Chahbal. Ils me répondirent que non ; mais que s'il m'importoit fort de le favoir, je n'avois qu'a prendre la peine d'aller a Bafra trouver un vieillard agé de cent foixante & dix ans, nommé Padmanaba : que ce perfonnage n'ignoroit rien , & que fans doute il fatisferoit ma curiofité. Je pars auffi-tót de Bagdad , je vole a Bafra, je m'informe du vieillard. On m'enfeigne fa demeure , je vais chez lui; je vois un homme vénérable qui confervoit encore beaucoup de vigueur, bien que prés de deux fiècles euffent flétri fon front. Mon fils , me dit-il d'un air riant, qu'y a-t-il pour votre fervice ? Mon père, lui dis-je, je voudrois favoir ou règne le roi Chahbal; il m'eft de la dernière importance de  Contes Persan s.' 475 Papprendre ; quelques fa vans de Bagdad que j'ai confultés , & qui n'ont pu me donner aucune lumière la-deifus , m'ont afturé que vous m'enfeigneriez le nom & le chemin du royaume de Chahbal. Mon fils , répliqua le vieillard , les favans qui vous ont adrelfé a moi , me croient moins ignorant que je ne fuis. Je ne fais point prccifément oü font les états de Chahbal; je me fouviens feule ment d'en avoir entendu parler a quelque voyageur. Ce roi règne , fi je ne me trompe, dans une ifle voiline de celle de Serendib; mais ce n'eft qu'une conje&ure, & je fuis peut-être dans Terreur. Je remerciai Padmanaba de m'avoir du moins fixé un endroit oü j'efpcrois pouvoir être éclairci de ce que je voulois favoir. Je formai la réfolution d'aller a rille de Serendib; je m'embarquai avec Saed & mes efclaves fur le golfe de Bafra, dans un vaifteau marchand qui alloit a Surate. De Surate nous nous rendimes a Goa, oü nous apprïmes en arrivant qu'un vailfeau devoit mettre a la voile dans peu de jours, & prendre la route de Tifle de Serendib. Nous profitames de 1'occafion. Nous parames de Goa avec un vent fi favorable , que nous avancames beaucoup la première journée; mais dès la feconde, le vent changea, 8c il s'éleva une tempête fi violente 3 que les matelots croyant nctre perte ine-  474 Les mille et u n JourJ vitable, abandonnèrent le vaifleau augré du vent 8c de la mer. Tantbc les flots s'ouvrant comme pour nous engloutir , préfentoienr d'affreux abimes a nos yeux efFrayés; & cantor s'élevant ils nous portoienr avec eux jufqu'aux nues. Nous fümes long-tems le jouet des eaux ; mais ce qui nous furpric tous , & nous parut un miracle , c'eft que nous ne fimes point naufrage. Nous allames relacher a une ifle voifine des Maldives. Cette ifle avoit peu d'étendue , & nous fembla déferte. Nous nous difpofions a mettre pied a terre, & a nous avancer vers un bois fort epais que nous appereümes au milieu , lorfqu'un vieux matelor, accoutumé a parcourir les córes des Indes , nous dit que cette ifle étoit habitée par des nègres idolatres qui adoroient un ferpent, auquel ils donnoient a dévorer tous les étrangers qui avoient le malheur de tomber entre leurs mainsj qu'au lieu d'y defcendre, il valoit mieux nous remettre en mer , & gagner , s'il étoit poflible , les Maldives. Le capitaine qui connoiflbit le matelot pour un homme fort expérimenté , & peu capable d'avancer une chofe fans en être bien afluré , le crut; & il fut réfolu que le lendemain matin a la pointe du jour on leveroit 1'ancre pour s'éloigner d'un endroit fi dangereux. Cette réfolution étoit fort judicieufe; mais on auroit encore mieux fait de partir fur le champ}  Contes Persan s. 475 Sc de s'abandonner a la mer; car au milieu de la nuit, nous fümes tout-a-coup aflaillis par un grand nombre de nègres qui entrèrent dans notre vaiffeau , nous chargèrent de chaines, & nous. menèrent a leurs habitations. Cl. JOUR. JLjE jour commencoit a paroïtre, lorfqu'après avoir rraverfé le bois que nous avions remarqué de loin le foir précédent , nous arrivames a la horde des nègres. ('etoit une grande qnantité de petites cabancs compofces de bois Sc de terre, au milieu defquelles sclevoic ungros pavillonde la même matière , qu'ils appeloient le palais de leur roi. On nous conduifit fous cc pavillon , ovi, fur un tróne fait de rocailles Sc de coquilhges, paroifloit le roi. C'étoit un ncgre d'une taille gigantefque , mais fi laid & fi effroyable , qu'il avoit plus Pair d'un démon que d'un homme. La princefle fa fille éroit affife auprès de lui. Elle pouvoit avoir' trente ans ; elle renoit de fon père pour Ia taille, & lui reflembloit un peu d'ailleurs. Un des principaux nègres qui nous avoient pris, nous obligea de faire de profondes révé-  4y6 Les mille et un Jour, rences au monarque noir & a fa fille. Enfuite il rendit compte de fon heureufe expédition. Le roi, après 1'avoir écouté avec plaifir , témoigna qu'il étoit content de lui & de tous ceux qui 1'avoienr accompagné. Puis nous montrant du doigt a fon premier vifir : allez , lui dit-il , faites conduire ces prifonniers fous une rente particulière , & que chaque jour on en donne un au dieu que nous adorons. Le vifir obéit; il nous mena luimême fous un pavillon féparé ; on nous apporta par fon ordre du mil & d'autres mets pour nous nouirir , & rendre les viétimes plus gralTes. Dès Ie lendemain , deux nègres vinrent prendre un de nos compagnons pour le livrer au ferpent; ils revinrent le jour fuivant en chercher un autre; tous les matins un de nos camarades étoit dévoré par le monftre. Ainfi périrent mes efclaves , le capitaine , le pilote & les matelots. II ne reftoit plus que Saed & moi. Nous étions prêts a fubir le même fort; nous attendions que les nègres vinflent nous féparer pour jamais : Ah ! mon cher prince , me dit mon confident, puifque nous devons tous deux être facrifiés, fafie du moins le ciel que je meure avant vous! qu'il ne permette pas que je vous voie conduire a la mort, cela me feroit trop de peine. O Saed! lui répondis-je , pourquoi vous êtes-vous aflocié a mes malheurs ? Quand poffédé d'un amour in-  Contes Persan s. 477 fenfé j'ai voulu quitter le féjour du Caire pour aller chercher par-tout un objet qui peut-être ne fauroit êcre a moi, que ne me laiffiez-vous partir tout feul ? Vous avez combattu mes fentimens , j'ai rejecé vos fages confeils , eft- il jufte que vous pénffiez avec un homme qui n'a pas voula vous croire ? Pendant que nous nous confumions en plaintes yaines , les nègres arrivèrent , & s'adrelfant a a moi: fuivez-nous, me dirent-ils. Je frémis 1 ces paroles , & me tournai vers Saed pour lui dire un érernel adieu. Nous n'eümes pas la force de parler 1'un & fautte, nous fümes tout-a-coup faifis de crainte & de douleur. Nous nous contentames de nous exprimer par nos regards, les mouvemens qui nous agitoient. Les nègres me menèrent fous une vafte tente, oü je croyois qu'on m'alloit immoler; mais une femme noire qui s'offrit a ma vue en entrant, me détrompa. Ralfurez-vous, jeune homme, me dit-elle, vous n'aurez pas le forr de vos compagnons. La princelfe Hufnara , ma maïtrelfe, vous en réferve un plus doux; je ne vous en dirai pas davantage, car elle veut elle - mème vous annoncer votre bonheur; je fuis fon efclave favonte, & j'ai ordre de vous inrroduire dans le lieu le plus fecret de ce pavillon , oü elle vous attend avec impatience. A ces mots les deux nè-  478 Les mille et un Jour.; gres qui m'avoient accompagné jufque-la fe reurèrent, & 1'efclave favorite de Hufnara rae prenant par la main, me mena dans un petit réduit ou fa maïrreffe étoir feule, & affife fur une manière de fopha couvert de peaux de bêtes fauvsges. Cette princefle avoit le teint olivatre, les yeux vifs & forr petits, le nez retrouffé, la bouche grande , les lèvres fort grolïe , & les denrs de couleur d'ambre. Ses cheveux étoient coutts , fort crépus, & plus noiis que 1'ébène. Elle portoit pour coiffure, un funple bonnet de toile jaune, brodé de fil rouge , 8c relevé d'un panache de plumes de diverfes couleurs. Elle avoit un collier compofé de gros grains de Talagaija (a) bleus & jaunes; 8c une longue robe de peaux de tigres 1'enveloppoit depuis les épaules jufqu'aux pieds : eet objet n'étoir guère propre a me faire oublier Bedy al Jemal. Approche, jeune homme , me dit-elle d'abord qu'elle in'appercut, viens t'afTeoir auprès de moi, j'ai des chofes a t'apprendre qui te confoleront d'être tombé au pouvoir du roi mon père. A ce difcours, conrinua-t-elle , après que je me fus affis, tu dois avoir une vive impatience de fa- (a) Le Talagaija eft un arbre dont les feuilles font dentelées & prefque fendues. On ramaffe les fruits qu'il porte, on les meten couleur, Sc les femmes en font des braffelets & des colliers.  Contes Persan s. 47^ Voir ce que j'ai a ce dire , & je te Ie pardonne, puifquïl s'agit de la chofe du monde la plus imporrante & la plus agréable pour coi. Tu m'as plu dès que je t'ai vu, Sc non-feulement je veux te fauver la vie, mais je prérends mêmerechoifir pour amant, & je te préfère aux plus grands feigneurs de la cour, qui font tous épris de mes charmes. Quoique eet aveu ne dut guères me furprendre , puifque 1'efclave favorite m'y avoit alfez préparé, il ne laiifa pas de me caufer un trouble inconcevable : fi je ne pouvois me réfoudre a répondre de la manière que Ia princelfe 1'auroit fouhaité, la crainte que j'avois d'exciter fa colère , m'empêchoit auffi de lui parler franchement. Voyant que je ne répondois point, Sc que j'étois même embarraifé, elle me dit: jeune homme , je ne fuis pas étonnée que tu gardes le filence , & paroihes troublé. Tu ne t'attendois pas a voir une jeune & belle princelfe s'abailfer jufqu a te faire des avances , & la furprife ou re jette ce bonheur imprévu , tient ta langue embarralfée; mais au-lieu de me fentir offenfée de ton embarras , je t'avoue qu'il me charme ; j'en concois un préfage favorable pour mon amour; & ce filence, qui marqué fans doute 1'excès de ta joie , me fait plus de plaifir que rous les difcours reconnoilfans que tu poutrois me tenir. En  480 Les mille et un Jour, achevant ces mots, elle me donna une de fes mams a baifer , comme un avant-goüt des plaifirs qu'elle me réfervoit. Elle étoit fi perfuadée qu'on ne pouvoit la voir fans 1'aimer , qu'elle prit pour des témoignages d'amour toutes les marqués de dégoüt qui paroilfoient fur mon vifage & dans mes aótions. Pendant ce tems-la., deux femmes efclaves noires, vinrent étendre par rerre des peaux , & mirent delfus , un moment après , plufieurs plats de mil & de ris avec quelques autres de viande confite dans du mil ; la princefle m'ordonna de me coucher comme elle fur des peaux, Sc de manger. C I I. JOUR. J*E fis peu d'honneur a ces mets , bien que la princelfe ne cefsat de m'exciter a manger : quoi donc, jeune homme, me dit-elle , vous n'avez poinr d'appétit j que cela flatte agréablement ma paflion ! dans 1'attente charmante oü vous êtes des bontés dont je veux bien vous lailfer concevoir 1'efpérance, tous les momens qui retardent votre bonheur , irritent votre impatience , & vous ótent i'envie de manger ; cependant, pourfuivit-elle , quelle que foit la violence des dé- firs  Contes Persan Si 481 £rs que je vous infpire , je ne puis mettre que cette nuit le comble a. votre félicité j je vais trouver le roi mon père, & le prier de vous laifler la vie, auffi bien qu'au cairuradc qui vous refte, paree que Mihrafya, mon efclave favorite, a pris du goüt pour lui. En parlant aiiffi , elle fc leva, demanda un voile ; & randis qu'clie fe difpofoit a patoitre devant fon père , elle me dit:jeune homme , retourne fous ta tentc ; va rcjoindre ton compagnon , dis-lui qu'il aura 1c bonheur dc pofléder mon efclave favorite ; purte-lui cetie agréable nouvelle ; réjouiflez-vous rous deux , & rendez graces a la fortune , qui vous fauvant 1'un & 1'autre du malheur qu'ont éprouvé tous vos camarades , vous procure une vie délicieufe dans le même lieu oü ils ont trouvé la mort: aufli-tot que le fl.imbeau du jour ceiTera d'éclairer cette ifle , je t'envetrai chercher pour fouper avec moi, & nous ferons la débauche enfemble. Je remerciai la princelfe Hufnara de fes bontcs , quoique bien réfolu de mourir plutbt que d'en profiter. Un nègre qu'on appela pour me conduire, me mena fous ma tente. On ne peut exprimer quelle fut la joie de Saed, lorfqu'il me revit;. il n'en auroit pas eu une plus grande , quand délivrés par miracle des cruelles mains des nègres, nous nous ferions vus tout-a-coup Tome XIF. H h  4SZ L ES MILLE ET UN J O U R , tranfportés en Egypte. Ah ! vous voili, mon cher prince, s'écria-t-il; hélas! je défefpérois de jouir encore de la vue de mon maïtre ; je croyois déja que les barbares vous avoient immolé, & que le ferpent funefte , a qui 1'erreur a fair élever ici des autels, vous avoit dévoré ; eft-il poflible que vous me foyez rendu, & qUe vous veniez fécher les pleurs que je verfois pour vous ? • Oui, Saed, lui dis-je , & je vous apprends que mon falut dépend de moi; je puis, fi je le veux , échapper au deftin qu'ont eu nos compagnons. Ah! feigneur, interrompit brufquement Saed , dois-je ajouter foi a vos paroles ? croirai-je qu'en effer vous pouvez éviter la mort ? quelle heureufe nouvelle venez-vous m'annoncer ? Je ne vous dis rien , lui répondis-je, qui ne foit véritabie; mais vous ne favez pas a quel prix je puis fauver mes jours ; quand vous en ferez inftruit, vous ne ferez plus éclater de fi vifs tranfports de joie, & vous me ttouverez peut-être plus aplaindre que fi j'avois déja perdu la vie. Alors je lui conrai 1'entretien que je venois d'avoir avec la fille du roi des nègres. Je conviens , me dit mon confident après m'avoir écouté , qu'il eft aflez défagréable de fe voir entre les bras d'une pareille amante; ce n'eft pas fans raifon que vous êtes révolté contre elle j j'entre dans vos fentimens; mais la vie eft une'  C O N T E S P E R S A N S. 4§J belle chofe ! fongez qu'il eft trifte de périr i votre age; faites un efFort fur vous, mon prince; oédez a la néceflité. O Saed, m'écriai-je a ces naroles, quel confeil ofez-vous me donner? penfez-vous que je puilFe le fuivre? nous verrons ü vous ferez capabledefairevous-mêmeceque vous confedtez aux autres, car je vous avertis que vous êtes aufïï dans le même cas j 1'efclave favorite de Ia princefle a les mêmes vues fur vous, & prétend que vous lairmez- elle n'eft pas plus ahnable que fa mé* trefFe : vous fentez-vous difpofé « répondre aux bontes qu'elle veut avoir poUr vous certe nmt ? Saed palic a ce difcours : Jufte ciel, dit-il, tffc bien entendu? 1'efclave favorite de la princefi veut que je vive pour elle : Ah! q„e plutót les negres viennent me chercher pour me conduire i leur pagode; que le ferpent m'englounflè mille fois avanr que je réponde aux careiFes... Ho ho, Saed, repris-je, vous faites parokre bien de' la repugnance pour une dame qui a de la bonne volontepour vous; vous oubliez que la vie eft une belle chofe; dès qu'on veut vous forcer mer un objet hornble, Ia mort n'a rien qui vous epouvante; Sc vous voulez que je la craigne ? avouez donc qu'il n'eft pas aifé de vaincre les mouvemens de fon ccur, & de témoigner de amour a une perfonne qui n'infpire que du dégout ; eet efFort eft au-deflus de la plus impétueuf* Hh i  484 Les mille et un Jour; jeuneflej il vaut mieux que nous pcriflions 1'un & 1'autre , que de nous abailTer a feindre de la tendrefle pour deux objets que nous ne faurions aimer. Mon confident approuva ce parti que mon défefpoir me fuggéroit; fi bien que nous ne fongeames plus qu'a mourrir : nous attendions la nuit avec impatience, non pour gouter les plaifirs qu'on nous promettoit, mais pour charger d'injures nos maitrefles , & leur laifler voir toute 1'horreur que nous avions pour elles. Cela étoit aflez nouveau pour des amans; nous nous flartions par ce moyen de les mettre en fureur, & de les obliger a nous faire mourir; nous nous imaginions que fi une belle femme méprifée, eft capable de fe porter aux extrêmirés les plus violentes , nous n'offenferions pas impunément deux perfonnes laides & cruelles. La nuit étant arrivée, un nègre, officier de la princefle Hufnara, vint nous chercher, & nous dit : Heureux captifs, préparez-vous a gouter les plus doux plaifirs; deux tendres amantes fe difpofent a vous faire un fort charmant; béniflez le jour ou la fureur de la mer & des vents vous a jetés fur ces bords. Nous fuivimes le nègre fans lui répondre; mais il ne tint qua lui de juger par notre filence , que les dames qui nous attendoient ne feroient pas  Contes Pers a n s; 48 5 fort contentes de nous; la rriftelfe, ou plutot ie défefpoir, étoit peint dans nos yeux. 11 nous mena fous le pavillon de la fille du roi des nègres, dans un endroit ou cette princelfe étoit a. table avec fon efclave favorite , toutes deux couchées fur des peaux étendues par rerre : Viens r'alfeoir auprès de moi, me dit Hufnara, & que ton compagnon fe mette auprès de Mihrafya. Il y avoit plufieurs ragouts dirférens dont on nous obligea de manger , Sc des efclaves noires nous ptéfentoient de tems en tems d'une boilfon faite de miel dans des coupes de terre peinte. C I I I. JOUR. IjA princelfe , pour me plaire , fit 1'agréable pendant le repas, & Mihrafya de fon cêté 11e manqua pas d'agacer Saed; infenfiblement elles devinrent fi vives 1'une & 1'autre, que nous fumes obligés de leur faire connoïtre qu'elles perdoient leur tems; je dis mille chofes dures & piquantes a Hufnara, & mon confident ne fut pas plus galant que moi. Nos difcours firent promptement leur effet; nous vimes nos dames changer de vifage en ua moment; elles ne nous regardèrent plus quavec Hh }  486 Les mille et un Jour.; des yeux pleins de fureur. Ah ! miférables , s'écria la fille du roi des nègres , eft-ce ainfi que vous répondeza mes bontés? oubliez-vous combien il eft dangereux pour vous d'exciter ma colère? Ingrat, continua-t-elle, en s'adreflant a moi, peux-tu recevoir avec indifférence toutes les marqués d'amitié que je te donne ? mais que dis-je, avec indifférence ? il femble que tu aies de 1'horreur pour Hufnara; que trouves-tu dans ma perfonne qui t'infpire de 1'averfiou ? ai - je quelque défaut ? En prononcant ces derniers mots , elle fe tourna vers fa favorite : Parlez , Mihrafya, lui dit elle , ne me flattez point; fuis-je laide ou mal faite ? ai-je la taille mal prife, ou les traits irréguliers; en un mor, fuis-je digue du mépris que ce jeune ctranger a pour moi ? Ah! ma princefle , répondit 1'efclave favorite , il n'y a point de dame au monde qui mérite d'être mife en parallèle avec vous; rien n'eft fi parfait que votre beauté; rien de plus libre & de plus régulier que votre taille; il faur que ce jeune homme ait perdu le jugement, puifqu'il ne rend pas juftice a vos charmes; fi vous rrouvez un ingrat, je ne dois point être éronnée que eet airtre étranger air peu de goüt pour moi; je ne comprends pas qu'un homme Ptiifle yous regarder fans vous adorer; ce jeune  Contes Persaks. 487 homme peut-il vous voir d'un oeil indifférent ? il devroic mourir d'amour a votre vue , ou devenir fou. Cela eft vrai, reprit la princefle; vous êtes aufli fort aimable, 8c vos bontés ne font point ï , dédaigner; vengeons-nous de ces deux miférables; j'ai obtenu leur grace du roi mon père, mais ils font indignes de la vie que je voulois leur laiflêr; ils mourront; qu'on appelle quelquesuns de mes officiers ; qu'ils aillent mener ces étrangers au pagode, & qu'on les livre a la divinité que nous adorons. Mihrafya fe chargea ellemême d'aller chercher des officiers, elle fortit, & revinc peu de tems après , accompagnée de deux nègres, Avancez , leur dit la princefle , prenez ces jeunes prifonniers, & les conduifez au pagode. Les nègres s'approchèrent de moi; mais dans 1'inftant qu'ils nous emmenoient hors de la tente, elle leur dit : arrêtez, je ne fais quel mouvement s'élève dans mon cceur, & s'oppofe a la mort de ces deux coupables; c'eft ma haine , fans doute , qui n'eft pas fatisfaite d'un fi léger fupplice; une prompte mort eft un bien pour des malheureux; qu'ils vivent 1'un 8c 1'autre pour fouffrir de longs tourmens; je veux qu'on les envoie moudre du mil, 8c qu'on les occupe nuit & jour; une vie fi pénible me vengera mieux que leur trépas. A ces mots, elle chargea les nègres de nous  488 Les mille et un Jour; conduire dans un endroit de i'ifle ou il y avoit des moulins a bras , & de ne nous pas donner un moment de relache; ce qui fut exécuté fur le champ. On nous mena moudre du mil; &:, comme fi cette occnpation ne nous eüt pas rendu affez miférables , on nous faifoit porter de grofles charges de bois : n'étant pas accoutumés a un li rude travail, il étoit impolTible de n'y pas fuccomber. Les nègres qui nous faifoient travailler , s'appercevant quelquefois que nous n'en pouvions plus, nous demandoïent malicieufement fi nous n'avions pas envie de devenir amoureux. Cette queftion nous retracant 1'image de nos dames, nous infpiroit une nouvelle vigueur; nous aimions encore mieux demeurer au moulin que de les revoir. Un jour ces nègres nous laifsèrent une quantité de mil a. moudre : nous allons a la horde, nous dirent-ils, qu'a notre retour tout ce mil foit moulu. Me voyant feul avec mon confident : Saed, lui dis-je , pendant que nos ennemis font éloignés de nous, profirons de 1'occafion; gagnons le bord de la mer; peut-ctre y rrouverons nous quelque barque dont nous pourrons nous fervir pour nous fauver; peut-être ferons-nous aflez heureux pour voir palier quelque vaiffeau, nous lui ferons figne d'approcher & de nous venir prendre. J'y confens, mon prince, répondit Saed; n'ayons tien  Contes Persan s: 489 a nous reprocher; rentons tout pour fortir de cette ifle funefte. Si le ciel ne nous fait rien rencontrer qui puiffe nous aider I nous tirer d'embarras, nous nous jetterons a la mer, & je crois qu'il nous fera plus doux de périr dans le flots, que de continuer a moudre du mil. Je fus du fentiment de mon confident; nouS gagnames le rivage de la mer qui n'étoit pas fort éloigné; nous appercümes un bateau attaché a un piquet; il fervoic a un nègre, dont 1'habitation étoit voifine, a pêcher; nous le détachames prompi tement, & prenant le large nous nous abandonjnames a la merci des eaux 8c des venrs. Fin du quator^ièmc Volume\  T A B L E DES C O N T E S. TOME QUATORZIÈME. LES MILLE ET UN JOUR. HlsTOlRE d'AboulcafemBafryJ page 7 Hijloire du Roi Ruyanfchad & de la Princejfe Cheheriflanc' , Bijloire du Jeune Roi de Thébet & de la Princejfe des Naïmans } ^ Hijloire du Fijir Caverscha 3 ix . Continuation & fin de l'Hiftoire de Ruyanfchad & de la Princejfe Cheheriftani. i. g Bijloire de Couloufe & de la belle Dilara, 1*7 Hijloire du Prince Calaf, & de la Princejfe de la Chine, 11? Hijloire du Prince Fadlallah ,fils de Bin-Ortoc 3 Roi de Moufel > % < Continuation de V Hijloire du Prince Calaf & de la Princejfe de la Chine , 29