L E CABINET DES F Ê E S.  ce foluMe contient Les Mille et on Jour, Contes Perfans, tradurts ca ïrancois par M. Pitis de la'Croix , Doycn des Scerétaires-Interprètes du Roi, Ledteur Sc Profefleur au Collége Royal. > r~ 0- t -» fe i tó> ito* W*- Tome Second.  LE CABINET DES F Ê E S, o u COLLECTION CHOISIE DES CONTES DES FÉES, ET AUTRES CONTES MERVEILLEUX, Ornés de Figures. TOME QUINZIÈME. A AMSTERDAM, Etfe trouvea PARIS3 RUE ET HOTEL SERPENT E. M. DCC. LX XXV.   AVERTISSEMENT D U TRADUCTEUR. Comme Dervis Moclès s'eft fans doute propofé de rendre fon Ouvrage auffi utile qu'agréable aux Mufulmans, il a rempli la plupart de fes Contes de faux Miracles de Mahomet, ainfi qu'on le peut voir dans quelques-uns de ce Volume; mais je n'ai pas voulu traduire les autres , de peur d'ennuyer le Ledeun II y a des Contes encore qui font fi licencieux, que la bienféance ne m'a pas permis d'en donner la tradu&ion. Si les Moeurs des Orientaux peuvent les fouffrir , la pureté des nötres ne fauroic s'en accommoder. J'ai donc été obligé de faire quelquc dérangement dans 1'Original, pour fuivre toujours la même liaifon des Contes. On paffe tout d'un coup du io3e Jour au ?6oe. Mais ce paiTage fe fait de ma-  nière qu'ii ne fera fentï que de ceüx quï s'amuferont a. compter les Jours. Pour les autres Le&eurs, ils ne s'en appercevronc pas, & ils liront le Livre entier fans faire réflexion que les Mille èc uri Jour n'y font pas tous employés. LES  LES MILLE ET UN JOUR, CONTES PERSANS. C I V. JOUR. quelque talifman tient cette dame endormie, & fi la chofe eft ainfi , il n'eft pas pofllble de la retirer de eet afloupiflement. Je défefpérois d'en venir a bout, lorfque j'appercus fur la table de marbre dont j'ai parlé, quelques caractères gravés; je jugeai que cette gravure pouvoit être conftellée; je me mis en devoir d'óter Ja table; mais a peine leus-je touchée, que la dame fit un grand foupir , & fe réveilla. Si j'avois été furpris de trouver dans ce cha£eau une fi belle perfomie, elle ne fut pas moins.    Contes Persan s. étonnée de me voir. Ah ! jeune homme , me dit-elle, comment avez-vous pu vous introduire ici ? Qu'avez-vous fait pour furmonter tous les obftacles qui devoient vous empêcher d'entret dans ce chateau , & qui font au-deftus de la puiffance humaine ? Je ne faurois croire que vous foyez un homme. Vous êtes fans doute le prophéte Elie? Non, madame, lui dis-je, je ne fuis qu'un fimple homme, & je puis vous alïiirer que je fuis venu ici fans peine; je n'ai trouvé aucune difHculté a vaincre. La porte de ce chateau seft ouverte , des que j'ai touché la clef. Je fuis monté dans eet appartement, fans qu'aucun pouvoir s'y foit oppofé. Je ne vous ai pas facilement révcillée; c'eft ce qui m'a coüté le plus. . Je ne puis ajouter foi a ce que vous me dites, reprit la dametje fuis fi perfuadce qu'il eft impoffible aux hommes de faire ce que vous avcz fait, que je ne crois point, quoi que vous puifiicz dire, que vous ne foyez qu'un homme. Madame, lui dis-je, je fuis peut-trre quelque chofe de. plus qu'un homme ordinaire. Un fouveraiu eft 1'auteur de ma nailfance, mais je ne fuis qu'un homme, enfin ; j'ai bien plutot fujet de penfer que vous êtes d'une efpèce fupérieure a la miemie. Non , repartit elle , je fuis, comme vous , de la race d'Adam; mais apprenez-moi, pourfuivit-elle , A 4  § Les mille et un Jour, pourquoi vous avez quitté la cour de votre père & comment vous êtes venu dans cette ifle? Alors je fatisfis fa curiolité; je lui avouai ingénuement que j'étois devenu amoureux de Bedy al Jemal, rille du roi Chahbal, en voyant fon portrait que je lui monttai, car je 1'avois fi bien caché avec ma bague , que les nègres ne s'en étoient point appercus, La dame prit le portrait, le regarda fort' attentivement, & me dit : j'ai ouï parler du roi Chahbal, il règne dans une ifle voifine de Serendib. Si fa fille eft auili belle que fon portrait, elle mérite bien que vous Paimiez avec tant d'ardeur. Mais il faut fe défier des portraits qu'on fait des princefles; on les peint d'ordinaire en beau. Achevez , ajouta-t-elie, votre hiftoire, après cela je vous conterai la mienne. Je lui fis un long détail g.e toutes mes aventures , & enfuite je la priai de m'apprendre les fiennes, Elle en commenca le récit dans ces termes. Je fuis la fille unique du roi de Serendib [a). Un jour que j'étois avec mes femmes dans un chateau que mon père a prés de la ville de Seren- (c) C'eft 1'ifle At Cöïlan. Les Oiientaux 1'appellent Serendib» C'eft fur une moncagne de cette ifle <]ue plufieurs auteurs Orientaui prétendent qu'Adam & Eve fe rencontrèrent lorfqu'ils eurent fait Is tpurdu rqonde. Cependant d'autres auteurs Mabométans prétendent fjue cette rencontre fe fit fut le Mont Arafate , auprès de la Mecque.  Contes Persans; 9 dib, il me prit fantaifie de me baigner dans un baflm de marbre blanc qui étoit dans le jardin. Je me fis déshabiller , & j'entrai dans le bafiin avec mon efclave favorite. A peine fumes-nous dans l'eau, qu'il s'éleva un aflez grand vent. Un tourbillon de poullière parut en 1'air au deflus de nous; & du milieu de ce tourbillon, fortit tout-acoup un gros oifeau qui fbndit fur moi, me prit avec fes ferres , m'enleva & m'apporta dans ce chateau, ou changeant aulli-tót de figure, il fe montra fous la forme d'un jeune génie. Princefle , me dit-il, je fuis un des plus confidérables génies du monde. Comme je paflois aujourd'hui par 1'ilTe de Serendib, je vous ai vue au bain, vous m'avez charmé. Voila une belle princefle, ai-je dit, ce feroit dommage qu'elle fït le bonheur d'un enfant d'Adam ; elle mérite bien 1'attachement d'un génie j il faut que je 1'enlève, & que je la tranfporte dans une ifle déferte. Ainfi, princefle , oubliez le roi votre père, 8c ne fongez qua répondre a mon amour. Rien ne vous manquera dans ce chateau; j'aurai foin de vous y fournir routes les chofes dont vous aurez befoin,  io Les mille et un Jour, C V I. JOUR. Pendant que le génie me tenoit ce difcours, je ne fis que pleurer & lamenter. Infortunée Malika, difois-je, elt-ce la ce fort qui t'étoit réfervé? Le roi mon père ne m'a-t-il donc élevée avec tant de foin , que pour avoir la douleur de me perdre fi défagréablement ? Hélas! il ne fait point ce que je fuis devenue, & je crains que ma pene ne lui foit funefte. Non, non , me dit le génie, votre père ne fuccombera point a fon affliótion ; & pour vous, ma princefle, j'efpère que vous vous rendrez aux marqués detendrefle que je prétends vous donner. Ne vous flattez point, lui dis-je , de cette faufle efpérance, j'aurai toute ma vie une averfion mortelle pour mon ravifleur. Vous changerez de fentiment, reprit-il, vous vous accoutumerez a ma vue & a mon entretien : le tems produira eet eifet. Il ne fera point ce miracle , intetrompis-je avec aigreur , il augmentera plutot la haine que je me fens pour vous. Le génie , au-lieu de paroure oftenfé des ces paroles , en fourit; & , perfuadé qu'efFeaivement je m'accoutumerois peu a peu a 1'écouter, il n'épargna rien pour me plaire. 11 alla, je ne fais ou, cbercher de magnifiques habits qu'il m'apporta i  Contes P e r. s a n s. ii il mit toute fon attention a m'infpirer du goüt pour lui; mais s'appercevant que, bien loin de faire quelque progrès dans mon cceur, il me devenoir de jour en jour plus odieux; il perdic enfin patience, Sc réfolut de fe venger de mes mépris. II verfa fur moi les pavots d'un fommeil magique. II m'étendit fur le fopha dans 1'attitude 011 vous m'avez trouvée, & mit auprès de moi cette tablede marbre, fur laquelle il y a des caraólères talifmaniques qu'il avoit tracés pour me tenir dans un profond fommeil jufqu'a la fin des fiècles. II fit encore deux talifmans : 1'un pour rendre ce chateau invifible, & 1'autre pour empêcher qu'on n'en ouvrït la porte. Enfuite il me lailïa dans eet appartement, Sc s'éloigna de ce chateau. Il y revient de rems en tems, il me réveille, Sc me demande fi je veux enfin devenir fenfible a fa paflion -y Sc comme je perfide toujours a le maltraiter, il me replonge dans l'aiToupiflernent qu'il a inventé pour mon fupplice. Cependant, feigneur , pourfuivit la fille du roi de Serendib , vous m'avez réveillée , vous avez ouvert la porte de ce chateau qui n'a point été invifible pour vous \ n'ai-je pas raifon de donter que vous foyez un homme ? Je vous dirai même qu'il eft furprenant que vous foyez encore en vie \ car j'ai ouï dire au génie que les bêtes féroces mangent tous ceux qui veulent s'arrêter  12 Lïs mulï et un JoürJ dans cette ifle, Sc que c'eft pour cela qu'elle eft déferte. Tandis que la princefle Malika parloit de cette forte, nous entendimes un grand bruit dans le chateau. Elle fe tut pour mieux écouter, & bientót des cris effroyables frappèrent nos oreilles. Jufte ciel, dit alors la princefle , nous fommes perdus; c'eft le génie, je le reconnois a fa voix. Vous allez périr, rien ne peut vous fauver de fa fureur. Ah ! malheureux prince , quelle fatalité vous a conduit dans ce chateau? Si vous avez évité la cruauté des nègres , hélas ! vous ne fauriez échapper a. la barbarie de mon ravifleur. Je croyois donc ma mort certaine, & je ne pouvois en eftet me promettre un traitemenr plus doux. Le génie entra d'un air furieux; il avoit a la main une mafle d'acier, & il avoit le corps d'une grandeur démefurée. II frémit a ma vue ; mais au-lieu de me décharger fur La tête un coup de mafle, ou de prendre un ton menacant y ü s'approcha de moi en tremblant , fe jeta a mes pieds, Sc me paria dans ces termes : O prince t fils de roi, vous n'avez qu'a m'ordonner tout ce qu'il vous plaira, je fuis difpofé a vous obéir. Ce difcours me furprit; je ne pouvois comprendre pourquoi ce génie étoit fi rampant devant moi, & me parloit en efclave. Mais je ceffai de m'étonner j lorfque continuant de m'adrefler la parol©;  Contes Persan s. 15 ïl me dit: L'anneau que vous avez au doigt eft le cachet (a) de Salomon. Quiconque le pofsède, ne fauroit périr par accident. II peut traverfer fur un limple efquif les mers les plus orageufes, faas craindre que les flots 1'engloutiflent. Les bêtes les plus féroces ne peuvent lui nuire, & il a unpouvoir fouverain fur les gé nies. Les talifmans , tous les charmes cedent a ce merveilleux cachet. C'eft donc, dis-je au génie, par la vertu de eet anneau que je n'ai pas fait naufrage ? Oui, feigneur, me répondit-il, c'eft lui qui vous a fauvé des bêtes qui font dans cette ifle. Apprenez-moi, lui dis-je , fi vous le favez , ce qu'eft devenu le compagnon que j'avois en arrivant? Je fais le préfent & le pafle, repartit le génie, & je vous dirai que votre camarade a été mangé par des fourmis, qui le dévorèrent la nuit a vos cötés. Ces fortes de fourmis font en grand nombre, Sc rendent cette ifle inhabitable. Ils n'empêchent pas pourtant que les peuples voifins, & fur-tout les habitans des Maldives, n'y viennent tous les ans couper du fandal. Mais ce n'eft pas fans peine qu'ils en emportent, & voici de quelle manière ils s'y prennent. Ils fe rendent (a) Tel eft 1'aveuglement déplorable des Mahonictans 5 ils atttff kient mille vertus au cachet de Salomon. C'eft ce que je ne pardonne point a Dervis Modes, qui patoït lui-mêrue donnet dans cette Capeiftitiou.  14 Les mille btun Jour, ici pendant Üétéj ils ont dans leurs vaiiTeaux des chevaux fort vues qu'ils débarquent, & fur lefquels ils montent; ils courent a. toutes brides partout oü ils appercoivent du fandal; & dès qu'ils voient venir a eux des fourmis , ils leur jettent de gros morceaux de viande dont ils fe font chargés pour eet effet. Pendant que les fourmis fonr occupées a. manger ces morceaux de chair , les hommes marquent les arbres qu'ils veulent couper, après quoi ils s'en retournent. L'hiver ils reviennent, & coupent les arbres fans craindre les fourmis, qui durant cette faifon ne fe montrent pas. Je ne pus apprendre 1'étrange deftinée de Saed, fans reffentir une nouvelle douleur. Enfuite je demandai au génie ou étoit le royaume du roi Chahbal, & li la princeffe Eedy al Jemal fa fille vivoit encore. Seigneur, me répondit-il, il y a dans ces mers une ifle oü règne un roi nommé Chahbal , mais il n'a point de fille. La princeffe Bedy al Jemal dont vous parlez, étoit effe&ivement fille d'un roi, appellc Chahbal qui vivoit du tems de Salomon. Hé quoi, repris-je, Bedy al Jemal n'eft donc plus au monde ? Non , fans doute , reprit-il, c'étoit une maïtrefte de ce grand prophéte.  Contes Persan s. 15 C V I I- JOUR. , J*E fus bien mortifié d'apprendre que j'aimois un objet dont le fort étoit terminé depuis longtems. Oinfenfé que je fuis! m'écriai-je, pourquot n'ai-je pas demandé au fultan mon père , de qui étoit le portrait que j'ai trouvé dans fon tréfor! il m'auroit appris ce que je viens d'entendre. Que je me ferois épargné de peines & decrainces mortelles! J'aurois combattu mon amour dans fa naiflance \ il n'auroit peut-être pas pris tant d'empire fur moi, je ne ferois point forti du Caire j Saed vivroit encore y faut-il que fa mort ioit le fruit de mes fentimens chimériques ? Toutcequi me confole , belle princeffe, continuai-je en me tournant vers Malika , c'eft de pouvoir vous être urile; graces a. mon anneau, je fuis en état de vous rendre au roi votre père. En rrvme-tems j'adrelfai la parole au génie : puifque je fuis aftez heureux , lui dis-je, pour être poftefteur du cachet de Salomon , puif-r que j'ai droit de commander aux génies, obéismoi : je t'ordonne de me tranfporter tout-a-l'heure, avec la princefle Malika, dans le royaume de Serendib , aux portes de la ville capitale. Je vais vous obéir, feigneur, me répondit ie génie,  \(* Les mille et unJour* quelque chagrin que me puilfe caufer la perté de la princeffe. Tu es bienheureux , repris - je s que j^e me contente d'exiger de toi que tu nous portes tous deux dans 1'ifle de Serendib \ tu mériterois, pour avoir enlevé Malika , que j'employalfe, pour te punir, tout le pouvoir que ma donne le cachet du prophéte fur les génies rebelles. Le génie ne répliqua rien a ces paroles ; il fe difpofa fur le champ a faire ce que je lui avois ordonné; ilnous prit entrefes bras, la princeffe & moi, & nous tranfpona dans le moment aux portes de la ville de Serendib. Eft - ce la, me dit alors le génie , tout ce que vous fouhaitez que je faffe? N'avez-vous rien de plus a m'ordonr.er ? Je lui répondis que non , & aufli-tót il difparut. Nous allames logerau premier caravenférail en enrrantdansla ville , & la nous mimes en délibération fi nous écririons a la cour , ou fi j'irois moi-même trouver le roi pour 1'avertir de 1'arrivée de la princeffe. Ce dernier fentivnent prévalut ; je me rendis au palais , qui me parut d'une ftruéture affez fmgulière. II étoit bati fur feize eens colonnes de marbre , & Ton y montoit par un efcalier de trois eens marches d'une trés-belle pierre. Je paffai au travers d'une garde qui étoit dans la première falie ; il vint a. moi un officier, qui jugeant a mon air que j'étois ctranger  Contes Persan s. 17 •ctranger, me demanda II j'avois quelque affaire a. la cour * ou fi la curiofité feule m'y amenoit ? Je lui répondis que je fouhaitois d'entretenir le roi d'une chofe importante. L'officier me mena au grand vifir , qui me préfenta au roi fon makte. Jeune homme, me dit ce monarque, de quel pays êtes-vous, 8c que venez-vóus faire a Serendib ? Sire, lui répondis-je, 1'Égypte m'a vu naitre; il y a trois ans que je fuis éloigné de mon père, Sc que j'éprouve toute forte de malheurs. A peine eus-je achevé ces paroles, que le roi, qui étoit un bon vieillard, fe prit a pleurer. Hélas, me dit: il, je ne fuis pas plus heureux que vous. 11 y aura bientót ce tems-la que j'ai perdu ma fille unique d'une manière qui augmente encore la douleur que j'ai de ne la plus voir. Seigneur, lui dis-je, je ne viens dans ce palais que pour vous appreiidre des nouvelles de cette princeffe. Hé ! quelles nouvelles, s'écria-t-ii, rn'en pouvez-vous dire ? Vous venez donc m'annoncer fa mort ? Vous avez fans doute été témoin de fa fin déplorable? Non, non, lui repartis-je, elle vit encore, & vous la verrez dès aujourd'hui. Hé ! 011 1'avez-vous rencontrée, reprit le roi? dans quel lieu étoit-elle Cachée ? Alors je lui racontai toutes mes aventures; je xn etendis particulièremenr fur celie du chateau 8c Tome XF. £  jS Les mille et un Jour, du génie, qu'il écouta avec d'autant plus d'attention, qu'il y prenoit plus d'intérêt. D'abord que j'en eus achevé le récit, il m'embraffa : prince , me dk-il, car je lui avois découvert ma naiffance en lui contant mon hiftoire, que ne vous dois-je point? J'aime tendrement ma fille , je n'efpérois plus la revoir, vous me la fakes retrouver, comment puis-je m'acquitter envers vous? Allons enfemble, pourfuivk-il, allons au caravenférail oü vous 1'avez laiflée ; je brüle d'impatience d'embralfer ma chère Malika. En achevant ces paroles , il donna ordre a. fon vifir de faire préparer une litière , ce qui fut promptement exécuté. Le roi me fit enfuite entrer avec lui dans la litière, Sc tous deux fuivis de quelques officiers a cheval, nous nous rendimes au caravanférail oü Malika m'attendoit impatiemment. II n'yta point de termes qui puiffent exprimer la joie mutuelle que le roi de Serendib Sc la princeffe fa fille relfentirent en fe revoyant. Après leurs premiers tranfports , ce monarque voulut que Malika lui fït elle-même un détail de fon enlèvement & de fa délivrance , ce qu'elle ne manqua pas de faire , de facon qu'il fut fort fatisfait. II eut lieu de penfer qu'elle avoit heureufement fauvé fa vertu de 1'infolence du raviffeur , & qu'elle n'avoit pas pouffétrop loin la reconnoiffance envers fon libérateur. Aufïï parut-il  Contes Persan s. 19 charmé de ma retentie & de ma générofité. Nous retournames tous au palais , oü le roi me donna un magnifique appartement. II crdonna des prières publiques pour rendre graces au ciel du retour de la princeffe. Eniuite les habitans le célébrèrent par une infinité de réjouiffances. II y eut un feftin fuperbe a la cour, toute la nobleffe de 1'ifle y fut invitée ; on y fit une chère excellente , & 1'on y prodigua 1'areka (a). C V I I I. JOUR. XjE roi de Serendib me faifoit mille careffes 5 il me menoit i la chaffe avec lui; j'étois de toutes fes parties de plaifir. Infenfiblement il prit tant d'amitié pour moi, qu'il me dit un jour: ó mon fils , il eft tems de vous découvrir un deffein que j'ai formé. Vous m'avez rendu ma fille, vous avez confolé un père aftligé, je veux m'acquitter envers vous. Soyez mon gendre & 1'héïitier de ma couronne. . Je remerciai le roi de fes bontés , Sc le priai (a) C'eft un arbre qui croït dans 1'ifle de Ccylan & ailleurs. Son fruit eft un peu aigre , & pourrant fort agréable. On le prend aves de la chaux, & enveloppé d'une feuille de bethel. Les habkans qui vivent d'ordinaire aflez lpng-tcms, en atcribuent la caufe i 1'ufage de se fruit. B 2  io Les milleet un JohhJ de ne me favoir pas mauvais gré fi je refufois riionneur qu'il me vouloit faire. Je lui dis les raifóns qui m'avoient obligé de m'éloigner du Caire ; je lui confelfai que je ne pouvois me detacher de 1'image de Bedy al Jemal, ni celfer de nourrir une pafiion inutile : vondriez-vous ,' ajoutai-je, donner votre fille a un homme dont elle ne peut pofféder le cceur? Ah ! feigneur,la princeffe Malika mérite un fort plus heureux. Hé comment donc , reprit le roi, puis-je reconnoitre le fervice que vous m'avez rendu ? Sire , lui repartis je , j'en fuis affez payé. L'accueil que votre majefté m'a fait, le plaifir feul d'avoir délivré la princeffe de Serendib des mains du génie qui 1'avoit enlevée , eft une affez grande récompenfe pour moi. Tout ce que j'attends de votre reconnoiffance, c'eft un vaiffeau qui me conduifa a Bafra. Le roi fit ce que je fouhaitois; il ordonna qu'on remplit un vaiffeau de provifions, & qu'on lei tint pret a partir quand je le jugerois a propos. Cependant il m'arrêta encore quelque terns a fa cour , & il me difoit tous le? jours qu'il étoit faché que je ne vouluffe pas demeurer a Serendib. Enfin, le jour de mon départ arriva; je pris cono-é du roi & de la princeffe, qui me firent mille amitiés, & je m'embarquai, Nous effuyames fur la route plufieurs tempêtes capables da  Contes Persan s.' it nous faire faire naufrage; mais la vertu de mon anneau nous empêcha d'être fubmergés. Ainfi, après une longue navigation, j'arrivai heureufement a Bafra, d'oü je me rendis au Grand-Caire avec une caravane de marchands d'Egypte. Je trouvai beaucoup de changement a la cour} mon père ne vivoit plus, & mon frère étoit fur le tróne. Le nouveau fultan me re$ut d'abord en homme qui paroifloit fenfible aux nccuds qui nous lioient 1'un a 1'autre; il m'aifura qu'il étoit bienaife de me revoir; il me dit que peu de jours après mon départ, mon père étant dans fon tréfor, avoit ouvert par hafard le petit coffre qui renfermoit le cachet de Salomon & le portrait de Bedy al Jemal, & que ne les y voyant point, il m'avoit foupconné de les avoir pris. J'avouai tout a mon frère, & lui remis 1'anneau entre les mains. ( II parut touché de mon malheur, & admira la bizarrerie de mon fort; il me plaignit, & je fentois que fes plaintes foutenoient mes peines. Toute la fenfibilité qu'il me marquoit, n'étoit toutefois que perfidie; dès le jour même de mon arrivée, il me fit enfermer dans une tour , oü il envoya la nuit un officier qui avoit ordre de m'óter la vie. Mais eet officier eut pitié de moi, Sc me dit : Prince, le fultan votre frère m'a chargé de vous affaffiner; il craint que 1'envie de règner ne B 3  ü Lis muli ii un Jou, vous prenne , & ne vous porte a exciter des tron. bles dans 1 'état; fa cruelle prudence croit devoit vous immoler a fa süreté. Heureufement pour vous , c'eft a moi qu'il s'eft adreffé ; il s'imagine que j'exécuterai fon ordre barbare, & il s'attend a me revoir couvert de votre fang. Ah! que plutót ma main verfe tout le mien! Sauvez-vous , prince; la porte de votre prifon vous eft ouverte , profitez de 1'obfcurité de la nuit; fortez du Caire, fuyez, & ne vous arrêtez point que vous ne foyez en fureté. Après avoir rendu toutes les graces que je devois a eet officier généreux, je pris lafuire, & m'abandonnant a la providence, je me hatai de fortir des états de mon frère ; j'eus le bonheur d'arriver dans les vótres , feigneur, & de trouver dans votre cour un afyle alfuré. Suite de 1'HiJicire de Bedreddin Lolo & de fon Vifir. Le prince Séyf el Mulouk ayant achevé le reekde fes aventures, dit au roi de Damas : Voila , feigneur, ce que votre majefté a fouhaité de favoir ; jugez préfentement fi je jouis d'un parfait bonheur; je fuis plus que jamais occupé de Bedy al Jemal; j'ai beau roe repréfenter a tous momens, que c'eft une extravagance a rooi d'eu être  Contes Persan s. 25' amoureux comme d'une dame qui feroit en vie „• il m'eft impoffible de triompher de fon image, elle règne toujours dans mon cceur. Bedreddin ne pouvoit comprendre un amour ü fingulier; il demanda a fon favori, s'il avoit encore le portrait de Bedy al Jemal : Oui, feigneur , lui répondir Séyf el Mulouk, & je lê porte toujours avec moi. En parlant ainfi, il le tira de fa poche, & le montra au roi. Ce monarque en admira les traits. La fille du roi Chah» bal étoit, dit'-il, une charmante princeffe; j'approuve fort 1'amour qué Salomon avoit pour elle; mais votre paflion me pa-roit bien extravagante» Sire, dit alors le vifir trifte, votre majefté peut juger par 1'hiftoire du prince Séyf el Mulouk ,, que tous les hommes ont leurs chagrins, & qu'ils ne font point nés pour être parfaitement heureux fur la rerre. Je ne puis croire ce que vous me, dites , répondit le roi; j'ai nieilleure opinion de la nature humaine, & je fuis perfuadé qu'il y a des perfonnes dont le repos n'eft troublé par aacun chagtku B 4  34 les MltLB ET UN JoUR^ C I X. JOU R. IjE rot de Damas voulant faire voir a fon vifir qu'il y avoit des hommes forts contens de leur fort, dit i fon favori , allez vous promener dans la ville , paffez devant les boutiques des artifans , & amenez-moi tout-a-l'heure celui qui vous paroitra le plus gai. Séyf el Mulouk obéit, & revint trouver Bedreddin quelques heures après. Hé bien , lui dit ce monarque j avez-vous fait ce que je vous ai ordonné ? Oui, fire, répondit le favori j j'ai paffe devant plufieurs boutiques ; j'ai vu toutes fortes d'artifans qui chantoient en travaillant, & qui m'ont femblé fort fatisfaits de leur deftinée ; j'ai remarqué entr'autres un jeune tifferand nommé Malek , qui rioit a gorge déployée avec fes vcifins ; je me fuis arrêcé pour lui parler. Ami, lui ai - je dit, vous me paroiffez bien gai ! c'eft mon humeur, m'a-t-il répondu ; je n'engendfe point de mélancolie. J'ai demandé aux voifins s'il étoit vrai qu'il fut d'un caradère fi agréable ; ils m'ont tous afTuré qu'il ne faifoit que rire du matin jufqu'au foir; alors je lui ai dit de me fuivre , & je 1'ai amené au palais; il eft dans votre appartement •, voulez-vous que je 1'introduife dans votre cabinet ? Faites-le entrer, dit le roi; il faut que je lui parle ici.  Contes Persan s. 25 Au/ïï-tót Séyf el Mulouk fortit du cabinet de Bedreddin, & y rentra dans le moment, fuivi d'un jeune homme de très-bonne mine, qu'il préfenta au roi. Le tifferand fe profterna devant le monarque qui lui dit : levez-vous, Malek, & m'avouez franchement fi vous êtes auffi content que vous femblez 1'être; on dit que vous ne faites que nre & chanter tous les jours en exercant votre métier; vous paffez pour le plus heureux de mes fujets, & Pon a lieu de penfer que vous 1'êtes en effet; apprenez-moi fi Pon juge malde vous, 8c fi vous êtes fatisfait de votre condition; c'eft une chofe qu'il m'importe de favoir , & j'exige de vous fur-tout que vous parliez fans déguifement. Grand roi, répondit le tilferand après s'être relevé , puifTent les jours de votre majefté durer autant que le monde , & être tiffus de mille plaifirs qui ne foient mêlés d'aucune difgrace; difpenfez votre efclave de fatisfaire vos défirs curieux. S'il eft défendu de mentir devant les rois, il faut avouer auffi qu'il y a des vérités qu'on n'ofe révéler; je puis vous dire feulement qu'on a de moi une fauffeopinion. Malgré mes ris 8c mes chants , je fuis peut-être le plus malheureux des hommes; contentez - vous de eet aveu , & ne m'obligez point a vous faire un détail de mes infortnnes. Hé pourquoi, reprit Bedreddin, craignez vous de me raconter vos aventures ? eft-ce qu'elles ne vous  iS Les mille et un Jour, fbnt point d'honneur? Elles en feroient au plus grand prince, repartit le tiflerand; mais j'ai réfolu de les tenir fecrètes. Malek, dit le roi, vous irritez ma curiofité, & je vous ordonne de la contenter. Le tiflerand n'ofa répliquer a. ces paroles , Sc commenca de cette forte 1'hiftoire de fa vie. H I S T O I R E De Malek & de la Princejfe Schirine: Je fuis fils unique d'un riche marchand de Suïate; peu de tems après fa mort, je diflipai la meilleure partie des grands biens qu'il m'avoit laifles; j'achevoisd'en confumer le refte avec mes amis, lorfqu'un étranger qui paifoit par Surate pour aller, difoit-il, a 1'ifle de Serendib, fe trouva par hafard un jour a ma table. La converfation roula fur les voyages; les uns vantoient leur utilité, leurs agrémens; êc les autres en repréfentoient les périls. Quelques perfonnes de la compagnie qui avoient voyagé, nous firent des relations de leurs voyages ; les chofes curieufes qu'ils difoient avoir vues, m'excitoient en fecret a voyager , & les dangers qu'ils difoient avoir courus , m'empêchoient d'en prendre la réfolution. Aptès que je les eus tous écoutés, je leur dis :  Contes Persan s: 17 On ne peut entendre parler du plaifir qu'on prend a parcourir le monde, fans fe fentir un extréme délir de voyager j mais les périls oü s'expofe un voyageur , m'êtent le goüt des pays étrangers. Si 1'on pouvoit, ajoutai-je en fouriant, aller d'un bout de la terre a 1'autre, fans faire de mauvaifes rencontres en chemin , je foitirois dès demain de Surate. A ces paroles , qui firent rire toute la compagnie , 1'étranger me dit : feigneur Malek, li vous avez envie de voyager, & que le feul danger de rencontrer des voleurs , vous empêche de vous y déterminer, je vous enfeignerai, quand vous voudrez, une manière d'aller impunément de royaume en royaume. Je crus qu'il plaifantoit j mais après le repas, il me prit en particulier , & me dit que le lendemain matin il fe rendroit chez moi, & me feroit voir quelque chofe d'afiez fin-, gulier. 11 n'y manqua pas; il revint me trouver, & me dit : je veux vous tenir parole; mais vous ne verrez que dans quelques jours 1'effet de ma promelfe, car ce que j'ai a vous montrer eft un ouvrage qui ne fauroit être fait aujourd'hui; envoyez chercher un menuifier par un de vos efclaves , & qu'ils reviennenr tous deux chargés de planches j cela fut exécuté fur le champ.  zS Les mille et un Jour, C X. JOUR. C^Uand le menuifier & 1'efclave furent arrivés , 1'étranger dit au premier de faire un coffre long de fix pieds & large de quatre ; 1'ouvrkr mit aulli-tot la main a 1'ceuvre. L'étranget de fon cóté ne demeura pas oifify il fit plufieurs pièces de la machine , comme des vis & des relforts ; ils travaillèrent 1'un & 1'autre toute la journée , après quoi le menuifier fut renvoyé. L'étranger paffa le jour fuivant a placer les reflorts & a perfeétionner 1'ouvrage. Enfin, le troifième jour le coffre fe trouvant achevé , on le couvrit d'un tapis de Perfe, & on le porta dans la campagne oü je me rendis avec 1'étranger, qui me dit : renvoyez vos efclaves, & demeurons ici feuls ; je ne fuis pas bien aife d'avoir d'autres perfonnes que vous pour témoin de ce que je vais faire. J'ordonnai a mes efclaves de retoumer au logis, & je reftai feul avec 1'étranger. J'étois fort en peine de favoir ce qu'il feroit de cette machine, lorfqu'il entra dedans , en même-tems le coffre s'éleva de terre, & fendit les airs avec une viteffe incroyable y dans un moment il fut fort loin de moi, & un moment après il revint defcendre a. mes pieds.  Contes Persan s." 29 Je ne puis exprimer a quel point je fus furpris de ce prodige. Vous voyez, me dit 1'étranger en fortant de la machine, une voiture affez douce, &c vous devez être perfuadé qu'en voyageant de cette manière, on ne craint pas detre volé fiir la route : voila ce moyen que je voulois Vous donner pour faire des voyages sürement ; je vous fais préfent de ce coffre; vous vous en fervirez, s'il vous prend envie quelque jour de parcourir les pays étrangers : ne vous imaginez pas, pourfuivit-il, qu'il y ait de 1'enchantement dans ce que vous venez de voir ; ce n'eft point par des paroles cabaliftiques, ni par la vertu d'un tahfman que ce coffre s'élève en 1'air -y fon mouvement eft produit par 1'art ingénieux qui enfeigne les forces mouvantes ; je fuis confommé dans les méchaniques, & je fais faire encore d'autres machines auffi furprenantes que celle-ci. Je remerciai 1'étranger d'un préfent fi rare, 8c je lui donnai par reconnoiffance une bourfe pleine de fequins. Apprenez-moi, lui dis-je enfuire comment il faut faire pour mettre ce coffre en mouvement? C'eft une chofe que vous faurez bientèt, me répondit-il. A ces paroles, il me fit entrer dans la machine avec lui, puis il toucha un reffort, & auffi-töt nous fümes élevés en 1'air ; alors me montrant de quelle manière il «alloit s'y prendre pour fe conduire sürement:en  $ O LïS MILLE EUN JoURj tournant cette vis, me dic-il, vous itez a droite; & en tournant celle-la, vous irez a gauche; en touchant ce reffort, vous monterez ; en touchant celui-la , vous defcendrez. J'en voulus faire 1'elfai moi-même; je tournai les vis & touchai les refforts j effe&ivement , le coffre obéiffant i ma main , alloit comme il me plaifoit, & j'en précipitois a mon gré ou rallentilTois le mouvement. Après avoir fait plufieurs caracoles dans les airs , nous primes notre vol vers ma maifon, Sc allames defcendre dans mon jardin ; ce cjue nous fimes aifément, paree que nous avions oté le tapis qui couvroit la machine a laquelle il y avoit plufieurs trous , tant pour y avoir de 1'air, que pour regarder. Nous fümes au logis avant mes efclaves, qui ne pouvoient affez s'étonner de nous voir de retour ; je fis enfermer le coffre dans mon appartement , oü je le gardai avec plus de foin qu'un tréfor, & 1'étranger s'en alla auffi content de moi que je 1'étois de lui. Je continuai a me divertir avec mes amis jufqu'ace que j'euffe acheyé de manger mon patrimoine; je commencai même a emprunter, de forte qu'infenfiblement je me trouvai chargé de dettes. D'abord qu'on fut dans Surate que j'étois ruiné , je perdis mon crédit; perfonne ne voulut plus me prêter, & mes créanciers, fort impatiens de ra voir leur  Contes P e r s a n s. 51' argent, me fommèrent de le leur rendre. Me voyant fans relTource, & par conféquent prêt a effuyer des chagrins & des affronts, j'eus recours a mon coffre; je le traïnai une nuit de mon appartement dans ma cour ; je m'y enfermai avec quelques provifions & le peu d'argent qui me reftoit. Je touchai le reiTort qui faifoit monter la machine ; puis tournant une des vis , je m'éloignai de Surate 8c de mes créanciers, fans craindre qu'ils miffent des afas (a) a mes trouffes. Je fis aller le coffre pendant la nuit Ie plus vïte qu'il me fut poffible , & je croyois furpaffer la vitefTe des vents. A la pointe du jour , je regardai par un trou pour obferver les lieux oü j'étois. Je n'appercus que des montagnes , que des précipices , qu'une campagne aride; qu'un affreux défert. Par-tout oü je portai ma vue , je ne découvris aucune apparence d'habitation ; je continuai de parcourir les airs toute la joumée & la nuit fuivante. Le lendemain je me trouvai au-deffus d'un bois fort épais, auprès duquel il y avoit une affez belle ville fituée dans une plaiue d'une trés-grande étendue. Je m'arrêtai pour confidérer la ville, aufïi-bien qu'un palais magnifïque qui s'offrit a mes yeux a 1'extrémité de la plaine; je fouhaitois paflion- (a) Archets.  $i Les miue et vm JouJ nément de favoir oü j'étois, & je fongeois déj£ de quelle manière je pourrois fatisfaire ma curiofité, lorfque je vis dans la campagne un payfan qui labouroit la rerre. Je defcendis dans le bois, j'y laiffai mon coffre, & m'avancai vers le laboureur , a qui je demandai comment s'appelloit cette ville. Jeune homme, me répondit-il, on voit bien que vous êtes étranger, puifque vous ne favez pas que cette ville fe nomme Gazna. L'équitable Sc vaillant roi Bahaman y fait fon féjour. Et qui demeure, lui dis-je, dans ce pa-, lais que nous voyons au bout de la plaine ? Le roi de Gazna , repartit-il, Pa fait batir pour y tenir enfermée la princefle Schirine fa fille qui eft menacée par fon horofcope d'être trompée par un homme. Bahaman , pour rendre cette prédiótion vaine, a fait élever ce palais qui eft de marbre , & que de profonds folfés d'eau entourent. La porte en eft d'acier de la Chine , & outre que le roi en a la clef, il y a une nombreufe garde qui veille jour Sc nuit pour en défendre Pentrée a tous les hommes. Le roi va voit une fois la femaine la princeffe fa fille ; enfuite il s'en retourne a. Gazna. Schirine n'a pour route compagnie, dans ce palais, qu'une gouvernante Sc quelques filles efclaves. CXL  Contes Pirsans. ft CXI. JOUR. Je remerciai le payfan de m'avoir inftruit l{& routes ces chofes, & je tournai mes pas vers la ville. Comme j ctois prêt d'y arriver, j'encendis un grand bruit, & bientöt je vis paroïtre plufieurs cavaliers magnihquement vêtus , & tous montés fur de fort beaux chevaux qui étoieiit riChement caparaconnés. J'appercus au milieu de cette fuperbe cavalcade , un grand homme qui avoit fur la tête une couronne dor, & dont les habits étoient parfemés de diamans j je jugeai que c'étoit le roi de Gazna qui alloit voir la princefle fa fille, & j'appris en effet dans la ville que je ne m etois pas trompé dans ma conjeéture. Après avoir fait le tour de la ville , & fatisfait un peu ma cürioiité, je me reffouvins de mon coffre, & quoique je 1'euffe laiffé dans un endroit qui devoit me raffurer, je devins inquiet. Je fortis de Gazna, & je neus point 1'efprit en repos que je ne fuffe arrivé oü il étoit. Alors je repris ma tranquillité , je mangeai avec beaucoup d'appétit ce qui me reftoit de provifions ■ & comme la nuit vint auffi-töt, je réfolus de la paffef dans ce bois. J'avois lieu d'efpérer qu'un profond fommeil ne tarderoit pas a fe rendre maïtre Tome xv~. q  54 Les mille et un Jour, de mes fens ; cat mes dettes, auffi-bien que k mauvaife fituation oü je me trouvois , me caufoient peu d'inquiécude : cependanr je ne pus m'endormir; ce que le payfan m'avoit conté de la princefle Schirine fe préfentoit fans ceffe a ma penfée. Eft - il poflibie , difois-je , que Bahaman foit effrayc d'une prédi&ion frivole ? Etoit-il nécelfaire de faire batir un palais pour enfermer fa fille ? n'auroit-elle pas été affez en süreté dans le fien ? d'un autre cóté , fi les aftrologues percent en effet 1'obfcur avenir, s'ils lifent dans les aftres (, pour i'cngager a prendre notre défenfe. Uniffons nous enfemble pour nous le rendre favorable. Seigneur, répondir la princeife , il ne fera pas fort difhcile d'intéreiTex le prophéte dans notre parti; il diilïpera bientót les troupes ennemies, & tous les rois du monde apprendronc, aux dépens de Cacem , i vous refpeder. Cependant, reprit le roi, la nuit s'avance, & le prophéte neparoït point. Nous auroit-il abandonnés! Non , mon pere, non, repartit Schirine, ne croyez pas qu'il puiife nous manquer au befoin. II voit du ciel oü il eft, 1'armée qui nous afliège, fe D 2  ji Les mille et un Jour," peuc-ctre eft - il pree a y mettre le défordre & l'effroi. C'étoic en effet ce que Mahomet avoit envie de faire. J'avois, pendant la journée, obfervé de loin les troupes de Cacem , j'en avois remarqué la difpofition , & j'avois pris garde furtout au quartier du roi. Je ramaffai de gros & de petits cailloux, j'en remplis mon coffre, & au milieu de la nuit , je m'élevai en fair. Je m'avancai vers les tentes de Cacem , je démêlai fans peine celle ou repofoit ce roi. C'étoit un pavillon fort haut, bien doré, fait en forme de dome , & que foutenoient douze colonnes de bois peint, enfoncées dans la terre. Les inrervalles des colonnes étoient fermées de branches de diverfes fortes d'arbres entrelacées. Vers le ehapiteau , il y avoit deux fenêtres, 1'une a l'orient, & 1'autre au midi. Tous les foldats qui étoient autour de la tente dormoient, ce qui me donna lieu de defcendre jufqu'a une des fenêtres fans être appercu. Je vis le roi couché fur un fopha, la tête appuyée fur un carreau de fatin. Je fbrtis a moitié de mon coffre , & jetant un gros caillou a Cacem , je le frappai au front , & le bleffai dangereufement. II fit un cri qui réveilla bientöt fes gardes & fes officiers. On accourt a ce prince , on le trouve couvert de fang , & prefque fans con-  Contes Persan s. 5$ noiflance. On crie, 1'allarme fe met au quartier, chacun demande ce que c'eft. Le bruit court qu'on a bleue le roi, on ne fait de quelle main ce coup eft parti. Pendant qu'on en cherche 1'auteur, je m'élève jufqu'aux nues, & laifte tomber une grêle de pierres fur la tente royale & aux environs. Quelques foldats en font bleifcs y & s'ccrient qu'il pleut des pierres. Cette nouvelle fe répandy & pour la confirmer , je jete par-tout des cailloux. Alors la terreur s'empara de 1'armée -y 1'ofiicier , comme le foldat , crut que le prophéte étoit irrité contre Cacem , & qu'il ne déclaroit que trop fa colère par ce prodige. Enfin , les ennemis de Bahaman prirent 1'épouvante & la fuite; ils fe fauvèrent même avec tant de précipitation, qu'ils abandonnèrent leurs équipages & leurs rentes , en criant : nous fommes perdus 3 Mahomet Ya nous exterminer tous. C X V. JOUR. I_iE roi de Gazna fut affez furpris a la pointe du jour, lorfqu'au lieu de fe voir attaqué y il s'appercut que Pennend fe retiroit. Aufllrót il le pourfuivit avec fes meilleurs foldats. II fit ur> grand carnage des fuyards, &c atteignit Cacem , D 5  54 Les mille et un Jour, que 'fa blelfure empêchoit d'aller fort vke. Pourquoi , lui dit- il, es - tu venu dans mes etats contre tout droit & raifon? Quel fujet t'ai-je donné de me faire la guerre ? Bahaman, lui répondit le roi vaincu , je m'imaginois que tu m'avois refufé ta fille par mépris, Sc j'ai voulu me venger. Je ne pouvois croire que le prophéte Mahomet fik ton geridre; mais je n'en doute point préfentement , puifque c'eft lui qui m'a blelfé , & qui a diilïpé mon armee. Bahaman' ceffa de pourfuivre les ennemis, Sc reviiit a Gazna avec Cacem , qui mourut de fa blelfure le jour même. On partagea le butin , aui fut fi confidérable , que les foldats s'en retournèrent chez eux chargés de richeffes. On fit des prières dans toutes les mofquées pour remercier le ciel d'avoir confondu les ennemis de i'état: Sc lo"fque la nuit fut arrivée , le roi fe rendk enfuite au palais de la princelfe : ma fiffe , lur dit-il, je viens rendre au prophéte les-graces que je lui dois. Vous avez appris par le courrierque je vous ai envoyé , tout ce que Mahomet a fait pour nous : j'en fuis fi pénétré , que je meurs d'impatience d'embraffer fes genoux. 11 eut bientöt la fatisficfion qu'il fouhakok; j'entrai par la fenêtre ordinaire dans 1'appartement de Schirine, oü je m'attendois bien qu'il feroit. II fe jeta d'abord a mes pieds , & baifa  Contes Persan s. 55 la cerre , en difant : ö grand prophéte ! il n'y a point de termes qui puiiTent vous exprimer tout ce que je redens. Lifez vous-même dans mon cceur toute ma reconnoilfance. Je relevai Bahaman , & le baifai au front. Prince , lui dis je, avez-vous pu penfer que je vous refuferois mon fecours dans Fembarras ou vous étiez pour 1'amour de moi ? j'ai puni Forgueiileux Cacem, qui avoit deflein de fe rendre maitre de vos états, & d'enlever Schirine pour la mettre parmi les efclaves' de fon férail. Ne craignez plus déformais qu'aucun potentat du monde ofe vous faire la guerre. Si quelqu'un avoit la hardieffe de venir vous attaquer, je ferois tomber fur fes troupes une pluie de feu qui les reduircit ea cendres. iti Après avoir de nouveau affurc le roi de Gazna que je prenois fon royaume fous ma protection, je lui contai comment 1'armée ennemie avoit été épouvantée en voyant pleuvoir des pierres dans fon camp. Bahaman , de fon cóté , me répcta ce que Cacem lui avoit dit, & enfuite il fe retira, pour nous laiifer en liberté, Schirine & moi. Cette princeffe , qui n'étoit pas moins fenhble que le roi fon père, a. 1'important fervice que j'avois rendu a 1'état, m'en témoigna auffi beaucoup de reconnoilfance , & me fit mille carelfes. Je penfai pour le coup m'oublier; le jour aHoit paroi- D 4  5* Les miueïtcnJour; tre lorfque je regagnai mon coffre; mais je paf. fois fi bien alors pour Mahomer dans 1'efprit de tour le monde, que les foldats m'auroient vu en 1 air , qU'ils „'auroient pas été défabufés : peu s'en falloit que je ne cruife moi-même être le prophéte , après avoir mis une armée en déroute. Deux jours après qu'on ent enterré Cacem , a qui , quoique ennemi, l'on „e laiffa pas de' faire de fuperbes funérailles, le roi de Gazna ordonna qu'on fit des réjouiuances dans la ville, rant pour la défaite des troupes ennemies, que pour célébrer folemnellement le mariage de la princeffe Schirine avec Mahomet. Je m'imaginai qrte je devois fignaler, par quelque prodige, une fete qui fe faifoit a mon honneur. Pour eet effet j'achetai dans Gazna de la poix blanche, avec de la graine de coton & un petit fufil a faire du feu; je paffai la joumée dans le bois a préparer un feu d'artifice, je trempai la graine de cotton dans la poix , & la nuit pendant que le peuple fe réjouiffoir dans les nies, je me tranfportai au-deffus de la ville ; je m elevai le plus haut qu'il me fut poflible, afin qu'a la lueur de mon feu d'artifice , on ne put pas bien diftinguer ma machine; alors j'allumai du feu, & j'ennammai la poix qui fit avec la graine un fort bel artifice; enfuite je me fauvai dans mon bois. Le jouc  Contes Persan s.' 57 ayant paru peu de tems après, j'allai dans la ville pour avoir le plailir d'enrendre ce qu'on y diroit de moi. Je ne fus pas trompé dans mon attente: le peuple tint mille difcours extravagans fur le tour que je lui avois joué y les uns difoient que c'étoit Mahomet, qui , pour témoigner que leur fete lui étoit agréable , avoit fait paroïtre des feux célcftes, & les autres alfuroient avoir vu au milieu de ces nouveaux météores , le prophéte avec une barbe blanche & un air vénérable que leur imagination lui prêtoit. Tous ces difcours me divertiffoient infiniment. Mais hélas ! tandis que je prenois ce plailir , mon coffre , mon cher coffre, 1'inftrument de mes prodiges, brüloit dans le bois: apparemment une étincelle dont je ne m'étois point appercu , prit a la machine pendant mon abfence, & la confuma. Je la trouvai réduite en cendres a mon retour. Un père qui, en rentrant dans fa maifon , appercoit fon fils unique percé de mille coups morteis & noyé dans fon fang , ne fauroit être faifi d'une plus vive douleur que celle dont je me fentis agité. Le bois retentit de mes cris & de mes regrets y je m'arrachai les cheveux & déchirai mes habits. Je ne fais comment j'épargnai ma vie dans mon défefpoir. Cependant le mal étoit fans remède, il falloit que je paffe une réfolucion , & il ne m'en reftoit  j8 Les'milib et üh Joür; qu'une a prendre , c'étoit d'aller chercher forrune ailleurs. Ainfi, le prophéte Mahomet laiffant Bahaman & Schirine fort en peine de lui, s?eloigna de la ville de Gazna. Je rencontrai trois jours après une groffe caravane de marchands du Caire qui s'en retournoient dans leur patrie; je me mêlai parmi eux , & me rendis au grand Caire, ou je me fis tifferand pour fubfifter. J'y ai demeuré quelques années; enfuite je fuis venu a 'Damas, oü j'exerce le même métier. Je parois fort content de ma condition, mais ce font des fauffes apparences. Je ne puis oublier le bonheur dont j'ai autrefois joui. Schirine vient s'offrir fans ceffe a mon efprit ; je voudrois pour mon repos la bannir de ma mémoite , j'y fais même tous mes efforts , & eet emploi qui n'eft pas rh'oins inutile que pénible , me rend trèsmalheureux. Voila, fire, ajouta Malek , ce que votre majefté m'a ordonné de lui dire. Je fais bien que vous n'approuverez point la tromperie que j'ai faite au roi de Gazna & a la princeffe Schirine , je me fuis même appercu plus d'une fois que mon récit vous a révolté, & que votre vertu a frémi de ma facrilège audace. Mais fongez , de grace, que vous avez exigé de moi que je fuffe fincère, 8c daignez pardonner 1'aveu de mes aventures a la néceffité de vous obéir.  Cóntes Persan s: 59 Suite de l'Histoire Du Éoi Bèdreddin & de fon Vifir. JLiE roi de Damas renvoya le tilferand après avoir entendu fon hiftoire. Enfuite il dit au vifir öc au fivori ■ les aventures que eet homme vient de nous raconter ne font pas moins furprenantes que les vótres. Mais quoiqu'il ne fe trouve pas plus heureux que vous , ne vous imaginez point que je me rende encore, & que je puilfe concltire de-la que perfonne au monde ne joint d'une félicité parfaite. Je veux inrêrroger mes généraux , mes courtifans & tous les officiers de ma maifon. Allez , vifir, ajouta-t-il', faites les-moi venir ici 1'un après 1'autre. Atalmulc obéit } il amena d'abord les généraux. Le roi commanda de dire hardiment fi quelque chagrin fecret empoifonnoit la douceur de leur vie , en les affurant que eet aveu ne tireroit point k conféquence. Auffi-tót ils dirent tous qu'ils avoient leurs déplaifirs ; qu'ils n'avoient point 1'efprit tranquille. L'un confeffoit qu'il avoit trop d'ambition , 1'autre trop d'avarice ; un autre avouoit qu'il étoit jaloux de la gloire que fes égaux avoient acquife , & fe plaignoit de ce que Ie peuple ne rendoit pas  £o Lis muie ji un Joon,' juftice a fon habileté dans 1'art de la guerre. Enfin, les généraux ayant découvert le rond de leur ame, & Bedreddin voyant qu'aucun n'étoit heureux, dit a. fon vifir , que le jour fuivant il vouloit entendre parler tous fes courtifans. Eu effet, ils furent interrogés tour-a-tour. On n'en trouva pas un feul qui fut content: je vois, difoit celui-ci , diminuer mon credit tous les jours; on traverfe mes deffeins, difoit celui-la, & je ne puis parvenir a ce que je fouruite. il faut, difoit un autre , que je ménage mes ennemis , & que je m'étudie a. leur plaire. Un autre difoit qu'il avoit dépenfé tout fon bien , & même épuifé toutes fes refiources. Le roi de Damas ne trouvant point parmi fes courtifans , non plus qu'entre fes généraux , 1'homme qu'il cherchoit > crut qu'il pourroit être parmi les officiers de fa maifon. Il eut la patience de leur parler a tous en particulier , & 5c ils lui firent Ia même réponfe que les courtifans & les généraux ; c'eft-a-dire , qu'ils n'étoient point exempts de chagrin. L'unfe plaignoit de fa femme , 1'autre de fes enfans; ceux qui n'étoient pas riches, difoient que leur misère faifoit leur intortune, & ceux qui poffédoient des richeffes , manquoient de fanté ou avoient quelqu'autre fujet d'afflidion. Bedreddin , malgré tout cela, ne pouvoit perdre 1'efpérance de ren-  Contes Persan s. 61 contrer quelqu'homme content. Pourvu que j'en trouve un , difoit-il au vifir , je n'en demande pas davanrage; car vous foutenez qu'il n'y en a point. Oui, lire , répondit Atalmulc , je le foutiens, & votre majefté fait une recherche inutile. Je n'en fuis pas encore perfuadé , reprit le roi, & il me vient dans Pefprit un moyen de favoir bientót ce que je dois penfer la deiTus. En mêmetems il ordonna de faire publier dans la ville que tous ceux qui étoient fatisfaits de leur deitin, & dont Je repos n'étoit troublé par aucun déplaifir , euffent a paroïtre dans trois jours devant fon tróne. Ce tems expiré , perfonne ne parut a la cour; il fembloit que tous les habitans fuffent de concert avec le vifir Atalmulc. C X V I. JOUR. Lorsque le roi de Damas vit qu'aucun homme ne fe préfentoit, il en fut fort étonné ; cela n'eft pas concevable, sccria-t-il ! eft-il poffible que dans Damas , dans une ville fi grande & fi peuplée, il ne fe trouve pas un homme heureux ? Sire, lui dit Atalmulc, fi vous interrogiez tous les peuples de la terre, ils vous diroient qu'ils font malheureux. Voila , repartit le roi , ce que je ne puis m'imaginer: quelque furprife que me  6i Lis miue ei vn Joür, caufe 1'épreuve que j'ai fake, je voudrois que mon royaume füt en paix ; j'irois volontiers parcounr le monde - pour voir qui de nous deux eft dans Terreur. II arriva dans ce tems-la. , par hafard, que les ennemis de Bedreddin lui envoyèrent des ambaffadeurs pour lui propofer la paix a des conditions affez avantageufes. Le roi affembla fon confeil la-deffus, & i'on jugea plus a-propos d'acceprer les propofkions que de les rejeter. Ainfi la -paix fut conclue enne le roi de Damas & fes ennemis , & bientöt on la publia. Peu de tems après ce monarque dit a fon vifir : a préfent que je ne fuis plus en guerre , il faut que je voyage; j'y fuis réfolu , & je ne reviendrai point a Damas que je n'aie rencontré un homme content. Sire, lui répondit Atalmulc , pourquoi votre majefté veut-elle s'expofer aux périls & a la fatigue des voyages ? ne doit-elle pas être pleinement convaincue qu'elle ne fauroit trouver ce qu'elle cherche. Jugez de tous les cceurs par le votre , vous n'avez plus d'ennemis a. craindre , vos fidèies fujets vous aiment, votre cour eft fans ceffe occupée du foin de vous plaire. Si vous n'êtes pas heureux , quel homme au monde le peut être ? II eft vrai, reprit Bedreddin , que malgré la paix que je viens de faire avec mes ennemis , je fens .que je ne jouis point d'un parfait bonheur. Je  Contes P e r s a n s'. 6$ vous avouerai même que 1'envie de favoir fi effeétivement il n'eft point d'hommes fortunés fur la terre, me caufe une inquiétude qui peut feule troubler le repos de ma vie. Ah ! feigneur, dit le vifir, pourquoi voulez-vous fatisfaire ce défir qui vous preffe ? foyez sur que vous ne rencontrerez perfonne qui foit parfaitement fatisfait de fa deftinée. Le vifir Atalmulc auroit fort fouhaité que fon maïtre eut quitté cette réfolution; mais le roi ne changea point de fentiment ; & après avoir laiifé la conduite de 1'état a. fes autres vifirs, il partit avec Atalmulc, Séyf el Mulouk & quelques efclaves. Ils prirent le chemin de Bagdad, ou étant arrivés heureufement, ils allèrent loger dans un caravanférail, oü ils direnr qu'ils étoient trois marchands joailliers du grand Caire , qui voyageoient de cour en cour. Ils s'étoient chargés de toutes forres de pierreries , pour mieux paroitre ce qu'ils vouloient qu'on les ctüt. Bedreddin , fans être connu, eut le plaifir de voir le commandeur des croyans & tout ce qu'il y avoit a Bagdad de plus digne de fa curiofité. Un jour il appercut dans la rue un calender qui parloit d'un ton de voix fort élevé a. une des perfonnes qui 1'environnoienr. II s'en approcha , & entendit qu'il leur difoit: ö mes chers frères , que vous êtes infenfés, de vous donner tant de peine pour  ^4 Les mille et un Jo u Rj amafler des richefles. Quand Pange de Ia mort viendra vous enlever, vous aurez beau les lui offrir pour qu'il vous lailfe vivre, l'impitoyable ne vous écoutera point. D'ailleurs , avouez que la polfellïon de vos biens vous caufe de 1'inquiétude. Vous craignez fans celfe qu'ils ne deviennent la proie des voleurs. Le foin que vous prenez de les conferver vous empêche de mener une vie heureufe. Regardez-moi avec envie. Dépouillé de biens , privé de toutes vos commodités, je goüte au milieu de ma misère un parfait bonheur. A ce difcours , le roi de Damas tira fon vifir a pan:, & lui dit : vous avez entendu, comme moi, les paroles de ce calender. Me voila difpenfé de faire de longs voyages; j'ai trouvé ce que je cherchois ; eet homme eft heureux. Sire, lui répondit Atalmulc, il faut tacher d'entretenir ce calender en particulier, & Pengager , fi nous pouvons , a nous découvrir fon cceur : peutctre ne penfe-t-il pas ce qu'il dit. Je le veux bien , reprit Bedreddin mais du moins, le croirez-vous , fi dans 1'entretien fecret que nous aurons avec lui, il nous allure qu'il eft content ? Oui, feigneur, repartit Atalmulc, je le croirai, 8c j'avouerai alors que j'aurai été dans 1'erreur. Ils réfolurent donc de ne pas perdre de vue le calender, qui celfa de parler , lorfqu'il eut recu  Göntes Persan s. S$ frecu quelques pièces dargent de fes auditeurs, Sc fe retira dans un fauxbourg ou il demeuroit. Ils le fuivirenr, & après favoir abordé en chemin, ils lui demandèrent s'il vouloit fe réjouic avec eux. Le calender jugeant a leur air que c'étoient de riches étrangers , leur fit connoitre qu'ils ne pouvoient rien lui propofer de plus agréable. II les mena dans une petite maifon oü il logeoit avec deux autres calenders qui y étoient alors. Ceux-ci ne furent pas plutót inftruits du deflein qu'avoient les étrangers, qu'ils en témoignèrent beaucoup de joie. Atalmulc tira de fa bourfe quelques feqnins d'or, Sc les mettant entre les mains d'un des calenders : allez , lui dit-il, acheter tout ce qui nous eft nécelfaire pour palfer agréablement la journée. C X V I I. JOUR. XjE Calender, qui avoit recu les fequins , fortit pour aller dans la ville , & revint, deux heures après , chargé de viandes , de fruits , & d'un gros bouc plein d'un excellent vin. Aufii-tót ils ■s'aflirenr tous autour d'une table, Sc commencèrent a manger. Enfuite ils bürent ; & a meiure qu'ils s'échauffoient , la converfation deveBoit plus enjouée. Les calenders fur-tout fe mi-; Tome XV. E  56 Les mille et un Jour, rent de G belle humeur , que Bedreddin nö doutanc point que ce fuflent des hommes trèsheureux, fe tourna vers fon viiir , & lui dit: Nous pouvons, je crois , nous en tenir a ce que nous voyons. Reconnoiflez votre erreur. Non, non, répondit le vifir , Ü n'eft pas reins, encore. Les apparences font fouvent fort trompeufes. Mais feigneur , dit alors un calender au rol de Damas & a fon vifir , que voulez vous dire par ces paroles ? O calenders, répondit Bedreddin en tirant une bourfe, & la préfentant a celui qu'il avoit entendu parler dans la rue, recevez ces fequins d'or ; je vous en fais préfent, a condition que vous me découvrirez le fond de votre ame. Vous voyez trois joailliers affociés. Un de mes confrères foutient qu'il n'y a point d'homme content dans le monde. Je crois le contraire, & je vous ai ouï dire tantot que vous jouiffiez d'une parfaite félicité. Apprenez- nous , de grace, ce que nous en devons penfer. II m'importe beaucoup d'en être éclairci, & vous me ferez un extréme plaifir de me parler la-deffus a cceur ouvert. Le calender prit la bourfe , remercia Bedreddin , & lui dit : Seigneur, puifque vous le fouhaitez , je vais vous découvrir mes véritables fentimens : je ne fuis point heureux , non plus que mes compagnons ; fi vous m'avez rantót entendu v-anter mon bonheur au peuple, ne vous imagine*  Contes Persan s. 67 point pour cela que je fois fatisfait de ma condicion. Si j'ai parlé contre les richeffes , je vous allure que je n'avois pas d'autre delfein que d'excjter la chariré de ceux qui m'écoutoient. Les calenders mènent une vie trop miférable , pour pouvoir trouver dans leur état cette félicité l laquelle tous les hommes afpirent inutilement; je fuis perfuadé, comme votre alfocié, que perfonne n'eft content. Rien ne peut contenter le ccEur humain. A peine a-t-il obtenu l'accompliffement d'un défïr qu'il avoit formé , qu'il fent naitre un autre défir qui trouble fon repos. Le vifir du roi de Damas fut bien aife d'en» tendre ainiï parler le calender , & il efpéroit que Bedreddin fe rendroit a fon fentimeut, & s'en retourneroit bientót dans fes états. Effectivement ce prince commencoit a fe lailfer perfuader qu'il pouvoit être lui-même dans Terreur, lorfqu'après avoir pris congé des calenders , il dit a Séyf el Mulouk & au vifir 1 allons palier le refte de la journée chez un marchand de fyquaa (a). Ils y allèrent, & ils y trouvèrent un aifez grand nombre de perfonnes qui avoient coutume de s'y affembler tous les jours. Ils s'aifirent tous trois a une table, oit deux hommes , qui paroilfoient gens de confidération , s'entretenoient par hafard (a) On a Hit que le fyquaa eft une boiiTbn compofée d'orge 3 «1'eau Sc de taifins de paffe. E 2  68 Les milie et hn JourJ des chagrins inféparables de la vie humaine. Non; difoit 1'un, nous ne devons point efpérer , pendant que nous ferons fur la terre, que Dieu nous permette de vivre heureux ; s'il foutfroit que nos jours fuffent toujours tranquilles & pleins de charmes , nous ne ferions pas fi fenfibles aux plaifirs qu'il promet aux fidèles après leur mort. Je ne fuis pas tout-a-fait de votre fentiment, difoit 1'autre; je fais bien que la plupart des hommes font malheureux; mais je doute qu'ils le foient tous. J'en connois un entr'autres qui mène une vie délicieufe, & dont tous les momens s'écoulent dans la joie. Hé! qui eft donc eet heureux mortel, s'écria le vifir Atalmulc, en fe mêlant a la converfation ? Dans quel endroit du monde peut-il être? Dans la ville d'Aftracan, repartit celui qui venoit de parler, c'eft le roi même d'Aftracan ; s'il manque quelque chofe au bonheur de ce prince, je conviens que perfonne ne peut jouir d'une félicité parfaite ; mais je fuis bien alfuré qu'aucun chagrin ne corrompt la douceur de fes jours charmans. En un mot, c'eft un homme content. Auili eft-il furnommé par excellence, le roi fans chagrin. Cet entretien fit fon effet fur 1'efprit de Bedred. din. II faut, dit-il a fon vifir, lorfqu'ils furent fortis de chez le marchand de Fyquaa, que nous prenions dès demain la route d'Aftracan; je veux  Contes P e r s a n s.' 69 rolt le roi fans chagrin. Je n'en ai pas moins d'envie que votre majefté, dit Atalmulc , Sc je fuis pret a partir. Les voila donc réfolus a fe mettre en chemin dès le lendemain; mais comme ils apprirent, en arrivant a leur caravanférail, qu'une caravane de marchands Circafliens qui étoient a Bagdad, devoit, dans peu de jours, retourner dans fon pays , ils difterèrent leur départ pour fe joindre a elle, Sc voyager plus sürement. lis partirent enfin avec ces marchands, & arrivèrent heureufement en Circaflie. Ils fe rendirent a Aftracan , oü règnoit alors le roi Hormoz, furnommé le roi fans chagrin. Ils allèrent defcendre au premier caravanférail , Sc pafsèrent encore pour des marchands joailliers. lis s'appercurent que le peuple étoit dans la joie , Sc qu'on faifoit dans la ville de grandes réjouilfances. Ils demandèrent a l'hóte ce qu'il y avoit de nouveau dans Aftracan , & pourquoi tout le monde s'y réjouiifoit ? II faut, leur répondit l'höte, que vous ne foyez jamais venus dans cette ville depuis que le prince Hormoz y règne, puifque vous me faites cette queftion. Ce n'eft point pour une viótoire remporrée fur nos ennemis, que ces réjouiffances fe font, ni pour célébrer quelqu'autre heureux événement. Tous les jours le peuple fait quelque fête nouvelle, & cela, pour fe conformer feulement a E i  70 Les mille et un Jou r^ riiumeur du roi , qui elf le prince du monde dtt meiüeur caradtère, qui rit, qui fe divertir fans ceife , & a qui 1'on a donné , a. caufe de cela, le rare furnom de roi fins chagrin. C X V I I I. JOUR. P r è s que le roi de Damas eut entendu le difcours de 1'höte , il dit a fon vifir : malgré le beau portrait que 1'höte vient de nous faire du roi d'Aftracan , je fuis sur que vous n'êtes pas perfuadé que ce prince foit bien furnommé. Non fans doute, répondit Atalmulc; je ne veux point être la dupe des apparences , après 1'aventure du calender de Bagdad. Vous n'avez pas tort, repartit Bedreddin , de vous dérier de la réputation que le roi Hormoz s'eft acquife, & je doute, comme vous, qu'un homme chargé du poids d'un état, foit fans chagrin. Nous faurons bientöt, pourfuivit-il, É quoi nous en tenir; car j'ai réfoiu de m'introduire dans fa cour, de gagner s'il fe peut fon amitié , & de 1'engager a. me découvrir le fond de fon ame. J'approuve votre delfein, lire, dit le vifir; mais que votre majefté me promette que fi le roi d'Aftracan vous confie fes fecrets , & vous apprend qu'il a des ennuis, elle ceffera de chercher  Contes Persan s. jt des hommes heureux. Oui , die Bedreddin ; &c de plus , je vous promets que je reprendrai le chemin de Damas. Cela étant, reprit le mm mirre, hatons-nous d'avoir accès auprès du roi Hormoz ; voyons de prés ce prince •> examinons avec foin toutes fes actions : que rien ne nous échappe. Ils n'eurent pas plutót formé le delfein d aller k la cour d'Aftracan , qu'ils 1'exécutèrent. Ils fe rendirent au palais du roi. Ils traversèrent une vafte cour qui étoit remplie de gens d& guerre , & ils entrèrent dans la première falie , qu'ils rrouvèrent pleine de chanteurs 8c de joueurs d'inftrumens. De-la ils pafsèrent dans une autre falie oü il y avoit plufieurs efclaves de l-'un 8c de 1'autre fexe , qui étoient revêtus d'habits galans , 8c qui formoient diverfes fortes de danfes,. toutes bien concertées, inventées avec beaucoup. de goüt, & exécutées a ravir. Après que Bedreddin, fon vifir & fon favori ëurent admiré quelque tems 1'adrelTe & 1'agilitédes danfeurs, ils eurent envie de voir ce qui fe palfoit dans une troifièm » falie, dont la porte leur paroiflbit embarralfée d'une foule de perfonnes attentives a. regarder quelques fpecfacles. Ils s'avancèrent, fe mêlèrent parmi les autres; & fendanr peu-a-peu la prelfe, comme s'ils eulfent été pouffés malgré eux , ils pénétrèrent jufque dans la E4  ji Les mille et uu Jour* chambre. Ils appercurent vingt k trente perfonnes allïfes autour d'une longue table couverte de toutes fortes de mets : c'étoit un feftin que le roi faifoit aux plus grands feigneurs de fa cour; Sc Ion diftinguoit aifément ce monarque. II étoit k la place d'honneur, & il avoit fur la tête une couronne d'argent, enrichie de topazes & de rubis. II pouvoit être dans fa trentième année. II étoit beau, bien fait, & il avoit toujours 1'air riant. Il excitoit, par fes paroles & par fon exemple, fes courtifans a boire. II leur faifoit de bons. contes, il rioit avec eux ; il étoit 1'ame du feftin. Ce prince , après le repas, fe leva de table y entra dans la chambre oü 1'on danfoit, fuivi de tous fes courtifans, & paifa le refte de la journée a. prendre tout le plaifir que peuvent donner la danfe Sc la mulïque. La nuit étant venue , il renvoya fes courtifans , Sc s'enferma dans 1'aprpartement de fes femmes. Tous les danfeurs Sc joueurs d'inftrumens difparurent , Sc le roi de Damas, fon vifir & Séyf el Mulouk fortitent du palais avec les perfonnes de la ville que la curiolité y avoit attirées. II faut avouer, dit Bedreddin , lorfqu'il fut èe retour au caravanférail, que le roi d'Aftracan paro'it heureux. Je n'ai rien remarqué en lui qui me fafle foupconner que la joie qui 1'animoit fut  Contes P e r s a n s: 73' faulïe. Nous avons enfin rencontré un homme content; & , ce qu'il y a de plus extraordinaire, c'eft un fouverain. Pour moi , dit Séyf el Mulouk , je fuis du fentiment de votre majefté; je ne puis penfer que le roi Hormoz ait des ennuis qui ttoublent en fecret fon repos. Si j'en juge mal, il faut qu'il fache bien fe contraindre. Vous favez , dit alors Atalmulc, que c'eft un art qu'on n'ignore point a. la cout, & le roi mon maitre veut bien que je fufpende mon jugement. Qui nous affurera que ce prince n'eft point en ce moment la proie de quelque chagrin mortel ? peut être paie-t-il bien cher les plaifirs que nous lui avons vu prendre ? C X I X. JOUR. IjE jour fuivant le roi de Damas, Atalmulc & Séyf el Mulotik retournèrent au palais , chargés chacun d'une boite remplie de pierres précieufes. Ils demandèrent a. parler au roi, & lui firent dire qu'ils étoient trois joailliers affociés qui alloient de cour en cour vendre des pierredes. Hormoz ordonna qu'on les lui amenat tous trois. Ils ouvrirent leurs boites , & lui montrèrent leurs plus beaux diamans. II ne manqua pas de les admirer; il fe récria fur tout lorfqu'il vit une  74 LesmilleetxjnJour-, pierre de la gtöi^tft d'un ceuf de pigeon ( af. O k belle pierre ! dit-il, je n'en ai jamais vu de pareille. Il femble que la nature ait pris pkifir a ratrembler en elle toutes les plus vives couleurs. Quel heureux climat a pu produire une fi belle chofe ? Atalmulc qui avoit été joaillier , pnt k parole , & répondit: fire, on en trouve de cette efpèce dans 1'ifle de Serendib : c'eft-k que nous 1'avons achetée; & véritablement de toutes les pierres précieufes qu'on voit dans ce pays, celleei eft la plus eftimée. Comme le roi d'Aftracan fembloit ne pouvoir fe laffer de regarder cette pierre, Bedreddin lui dit : fire , nous fommes ravis d'avoir queique chofe qui pkife a votre majefté. Nous vous fupplions très-humblement de nous permettre de vous préfenter cette pierre. Agréez ce pent préfent que nous prenons la liberté de vous offnr > ne nous fakes point 1'affront de le rejeter. Hormoz le reeut avec pkifir , & dit aux joailliers qu'il voulok les arrcter queique tems dans fa cour , & les loger dans fon pakis. Us y allèrent demeurer dés le mëme jour. On leur donna des (a) Cette forte de pierre eft ce qu'on appelle dans Me & Ceylan, yi*-&m » voyeurs difent qu'il s'en trouve de cette ^offe.r. C'eft une pierre ronde. A mefure qu'on la remue, & q» o» Legarde dans diiférens points de vue , on voir bnller d.verfe, ft* tes de couleurs. C'eft ce qui Ia fait nomfnetytuk de chac.  Contes Persan s. 75 appartemens magnifiques , & ils furent fervis par les officiers du roi. Ce monarque regardant ces étrangers comme des gens qui parcouroient toute 1'Afie, réfolur de leut faire tous les bons traitemens & les honneurs poffibles , pour les engager a dire dans les cours des merveilles de la fïenne. 11 leur faifoit tous les jours de nouveaux préfens : tantöt il leur donnoit le divertiffement de la chaffe, & tantót il les régaloit de queique fpectacle curieux. Une autrefois il ordonnoit une fête fuperbe oü fe trouvoit toute la nobleffe de Circaflie; & dans toutes les chofes qu'il faifoit, il renchériffoit fur fa magniticence ordinaire, pour éblouir ces prétendus marchands. Le roi Bedreddin , moins occupé de tous ces plaifirs que du foin d'obferver le roi d'Aftracan, ne perdoit pas une action de ce prince, qui n'étoit pas examiné avec moins d'attention d'Atalmulc & de Séyf el Mulouk. Ces trois faux joailliers s'appliquoient entièrement a démêler queique contrainte dans ce que faifoit Hormoz ; mais ils avoient beau être fes efpions , ils ne découvroient rien dans fes démarches qui leur füt fufpedT:. Atalmulc, dit un jour le roi de Damas a fon vifir, fi nous nous en fions a nos conjeétures, le prince que nous obfervons eft heureux. II eft vrai, répondit le miniftre, qu'on a lieu de penfer qu'il eft content. 11 n'eft cependant pas sur qu'il  ■f6 Les miue et t;v Jour; le foit. Nous ne le voyons pas la nuit. Tandis qu'on le croit dans un doux repos, queique affreux chagrin, peut-être, écarté de lui le fommeil. Hé comment donc , reprit Bedreddin , pourrons-nous favoir ce qui fe paffe dans fon cceur? II faut, repartit le vifir, que vous lui faffiez une confidence. Apprenez-lui votre nom , & pourquoi vous êtes venu en Circaffie. Votre franchife excitera la fienne, & il vous révélera peutêtre un fecret qu'il cache a tout le monde. Séyf el Mulouk approuva la penfée d'Atalmulc , Sc Bedreddin prit la réfolution de parler au roi Hormoz d'une manière a tirer de lui 1'éclairciffement qu'il fouhaitoit. En effet, les trois joailliers allèrent un jour trouver le roi d'Aftracan , Sc lui demander un entretien fecret. Ce qui leur fut accordé. Bedreddin prit la parole , Sc dit a Hormoz : Sire, nous venons prier votre majefté de nous permettre de fortir de fa cour. Le tems que nous nous propofions de demeurer dans cette ville eft pafte. Souffrez, de grace, que nous vous remercions de vos bontés , Sc que nous nous retirions. Je ne veux pas, répondit le roi d'Aftracan, vous retenir dans ma cour malgré vous; je vous avouerai pourtant qu'un départ fi prompt me fait de la peine; je comptois que vous ne partiriez pas fi-töt; mais je vois bien que ma cour n'a point affez de charmes pour vous arrèter. Ah! feigneur,  Contes Persans; 77 rêpliqua Bedreddin , j'attefte le ciel que vorre cour nous paroït pleine de délices , & plus agréable que celle du commandeur des Croyans même. D'ailleurs , 1'accueil que vous nous avez fait, les bontés que vous avez pour nous , fuffiroient pour nous en rendre le féjour charmant; mais nous avons de fortes raifons pour nous en retourner dans notre patrie; car enfin, feigneur, tel que vous nous voyez, nous ne fommes point des joalïliers. Je fuis fouverain comme vous ; je règne fur les peuples de Damas , & ces deux hommes que vous croyez mes affociés, font, 1'un mon grand vifir, 8c 1'autre mon favori. Le roi d'Aftracan parut étonné de cette confidence, & il le fut encore bien davantage, lorfque Bedreddin lui conta pourquoi il étoit parti de Damas. Hormoz fit un éclat de rite a la fin de fon récit : Hé quoi, feigneur, lui dit-il, votre vifir foutient qu'il n'y a point d'homme content fur la terre! Oui, répondit le roi de Damas, 8c c'eft ce que je ne puis me perfuader. Veritablement je n'ai pu trouver dans mon royaume une feule perfonne qui jouit d'un parfait bonheur. J'ai même inutilement cherché ailleurs des gens heureux. J'ai vu a Bagdad des hommes qui paroiffoient très-fatisfaits de leur deftinée , & qui pourtant ne 1'étoient point. Fatigué d'une recherche vame, j'allois reprendre le themin de Damas,  7S Les mille et unJoür," quand j'ai appris que dans la ville d'Aftracan règnoit un roi furnommé le roi fans chagrin , a caufe de fa bonne humeur. J'ai voulu vous voir par curiofité , & j'ai remarqué qu'en effet la joie accompagnoit par-tout vos pas. Je vous conjure , feigneur, de m'apprendre fi les apparences font fauffes. Gourez-vous une pure félicité ? Aucun chagrin ne trouble-t-il votre repos ? Hormoz ne put s'empêcher de rire encore a cette queftion. Eft-il poffible, feigneur , dit-il au roi de Damas, que vous ayez effecHvement abandonné vos états , & que vous couriez le monde pour chercher un homme parfaitement content ? Rien n'eft plus véritable , repartit Bedreddin , & je vous prie de me découvrir votre cceur. Ajoutez, de grace , ce témoignage de bonté ai tous ceux que j'ai déja recus de vous. Puifque vous me demandez ce!a fort férieufement, répliqua le roi d'Aftracan , & comme s'il vous importoit beaucoup de le favoir, je vous dirai que votre vifir a raifon. Je fuis de fon fentiment. Je ne crois pas qu'il y ait un homme heureux. Pour moi je fuis fort éloigné de 1'étre, ou , pour mieux dire, quoique furnommé le roi fans chagrin, je fuis peut-étre le plus malheurenx prince du monde. La joie qui paroït fur mon vifage , eft une fauffe joie : c'eft 1'effet d'une contrainte pénible, mais néceffaire , Sc je me trouve d'autant plus miférable, que je  Contes Persan s. 79 me vois dans la nécelfité de cacher a mes fujets le chagrin qui me dévore. Le roi de Damas rémoigna au roi d'Altracan combien il étoit furpris de 1'entendre ainli parler j Sc faifant paroitre en même-tems une vive curiofité de favoir la caufe de fes dcplaifirs , il fit fi bien qu'Hormoz promit de Ia lui dccouvrir. Cependant la joie règnoit dans la ville d'Altracan , & les courtifans ingénieux a trouver des moyens de perpétuer les réjouilfances a la cour, inventoient chaque jour des divertilfemens, tous plus finguliers les uns que les autres. Ils faifoient leur unique occupation de divertir leur fouverain, Sc chacun fembloit fe difputer la gloire de palfer pour celui qui fauroit le mieux y réulfir. Hormoz , pour faire voir qu'il étoit fatisfait du zèle de fes courtifans, fe montroit toujours fort fenfible aux fêtes qu'ils lui donnoient. Mais quoiqu'il dilfimulat aulli-bien qu'auparavant, Bedreddin, Atalmulc & Séyf el Mulouk , depuis 1'aveu qu'il leur avoit fait, crurent remarquer fur fon vifage qu'il fe gênoit. Ils attendoient tous trois impatiemment qu'il voulut tenir fa promelfe : ce qu'il fit bientöt de la manière fuivante. Une nuit, lorfque tout fut tranquille dans le palais, il les envoya chercher par un eunuque qui les introduifit dans 1'appartement des femmes. Le roi fans chagrin fe trouva dans la première  go Les mille et un J o o r , chambre, & leur dit : enfin, je vais dégager ma parole ; vous allez juger fi j'ai eu tort de vous dire que je fuis le prince du monde le plus infortuné. A ces mots, il prit le roi de Damas par la main, lui fit traverfer deux chambres, & le conduifit jufqu'a la porte d'une troifième, dans laquelle il lui dit de regarder. Bedreddin jeta les yeux dans la chambre , & appercut fur un fopha une jeune dame dont la beauté le furprit; fon teint furpalfoit la neige en blancheur , & fes yeux reffembloient a deux foleils; elle avoit 1'air riant, & paroilfoit attentive aux difcours d'une vieillé efclave qui lui parloit. Confidérez cette princefle qui eft aflife fur uu fopha, pourfuivit Hormoz; avez-vous jamais rien vu de fi beau ? La nature ne femble -1 - elle pas avoir pris plaifir a former un objet fi charmant ? Avouez, feigneur, que dans votre férail vous n'avez point de femme d'une beauté fiparfaite? Et vous, ajouta-t-il en s'adreflant au vifir & au favori du roi de Damas , envifagez - la bien, &c convenez que jamais dame fi belle ne s'eft offerte a vos yeux. Bedreddin, après l'avoir examinée avec beauconp d'attention, avoua qu'elle étoit n> comparable. Atalmulc , en la regardanr, crut voir Zélica ; & le prince Séyf el Mulouk ne la trouva pas au-deflbus de Bedy al Jemal. C'eft, reprit le roi d'Aftracan, cette aimable princeffe  Contes Persan s. 8i princefle qui caufe mes peines ; c'eft elle qui faic mon malheur. Eft-ce qu'elle ne vous aimeroit pas, feigneur, die le roi de Damas ? fon indiffé- rence Non, non, interrompit Hormoz, ce n'eft point de cela que je me plains. Si je 1'adore,. j'en fuis aimé. Hé comment donc , répliqua Bedreddin , peut-elle vous rendre malheureux ? Vous 1'allez voir , repartit le roi circaflien ; demeurez a la porte tous trois, & obfervez bien ce qui va fe pafler. En achevant ces paroles , il s'avanca dans la chambre, & matcha vers la princefle. A mefure qu'il s'en approchoit, ó prodige inoui! elle changeoit de vifage; fes joues mêlées de blanc Sc d'incamat, fe couvrirent infenfiblement d'une paleur mortelle; fes lèvres devinrent livides, fon air riant difparut, & fes beaux yeux fe fermèrent. Enfin, lorfqu'il fut auprès d'elle, il s'aflit fur le fopha, & jetant fur elle des regards pleins d'amour & de douleur : ma princeffe, lui dit-il, ouvrez les yeux , de grace, & voyez votre déplorable époux. L etar ou vous êtes me perce le cceur. La princeffe ne lui répondit rien ; elle ne lui donna même aucun figne qui put hu faire connoïtre qu'elle l'avoit entendu : elle fembloit avoir perdu la vie. Hormoz ne put foutenir plus long- tems ce trifte fpecfacle. II fe leva de deffus le fopha , Sc a Tome XV. F  Si Le's mille et un Jour, chaque pas qu'il faifoit pour venir rejoindre Bedreddin , a mefure qu'il s'éloignoit de la reine fa femme , cette princeffe fe ranimoit; fes beaux yeux diflipant les ombres qui les enveloppoient, redevinrent plus vifs & plus brillans qu'anparavant; fon teint reprit fon éclat; en un mot, on vit renaïtre tous fes charmes : ce qui caufa aux fpectateurs 1'étonnement qu'on peut s'imaginer. C X X. JOUR. T iE roi de Damas, fon vifir & fon favori, avoient toujours les yeux attachés fur la reine d'Aftracan. Ils ne pouvoient revenir de leur furprife. Hé bien , leur dit Hormoz, penfezvous préfentement que je fois eet homme heureux que vous cherchez ? Non , répondit Bedreddin; nous fommes plutót perfuadés que vous êtes un prince trés - malheureux ; le prodige étonnant dont nous venons d'être témoins, ne nous le fait que trop connoïtre. Mais , feigneur , ajouta-t-il , pourquoi s'évanouit-elle a votre approche , & par quel charme reprend elle fubitement fes efprits, dés que vous vous éloignez d'elle ? Puis-je vous prier de fatisfaire encore ma curiofïté ? Je ne fuis pas furpris de votre queftion, rc-  c O N T E 5 P , R s A N s> pavele roi d'Aftracan ;je m y attendois bien. Vous avez fujet, fa„s doute, d'être étonné de ee que vous avez vu; mais pour vous apprendte ce que vous fouhaitez de favoir, il faut VÜUS raconter une hiftoire affez longue. La nuit eft deja fort avancée : allez vous repofer, & demain je contenterai vos défïrs curieux. Le même eunuque qui avoit amené Bedreddin , Atalmulc & Séyf el Mulouk dans 1'appartement des femmes , les ramena dans les leurs lh ne purent dormir tous trois. Occupés de ce quds venoient de voir, ris en cherchoient la cauie en eux-mêmes , & ne faifoienc fe nguer leur efprit, fans pouvoir être fatifc de leurs conjeelures. Enfin, le jour fuivant ils fo, rent introduit* dans le cabinet d'Hormoz , qui leur conta ajniï fon hiftoire. H I S T O I R E Du roi Hor moi, furnommé U roi fans chagrin. Il y a cinq ans que j'eus envie de voyager. j'e„ demandai la permiflion au feu roi d'Aftracan f* Pèfe ' Vü fe re»d" «W inftances que ie lui fis de me I'accorder. II compofa ma ^ ^ tres- grand nombre de perfonnes , tant puur ma surete, qUe p0llr me faire .pvoJtre chez lesétran. F x  S4 LesmilieetunJour, gers d'une manière plus digne de mon rang. tl ouvrit fon tréfor, & en fit tirer des fommes immenfes pour mon voyage, avec une prodigieufe quantité de pierreries. II fat», difoit-il, qu'un prince lailTe dans tous les lieux par ou il paffe, des marqués de magnificence & de générofué. Il ne doit point agir comme un particulier. Jeveux qu'il répande 1'or a pleines mains. Les peuples, cblouis de fes largeffes, lui prêtent fouvent des vertus que le ciel lui a refufées. Je partis donc d'Aftracan avec un pompeux cortège. Nous pafsames le Volga, la rivière de Jaïc ; & cötoyant la mer Cafpienne , nous arrivames a Jenhikunt. Dela nous allames a Jund, puis a Caracou, & nous nous rendïmes enfuite a Otrar. Je ne manquai pas de fuivre les maximes de mon père. Toutes les villes ou je m'arrêtai reffentirent les effets de ma libéralité. Les préfens furent prodigués. En un mot, je payai bien les honneurs que j'y recus , Sc les moindres foins qu'on y prit pour me plaire. II eft certain que mes profufions me firent regarder comme un prince accompli. Parmi les feigneurs Circaffiens qui m'accompagnoient, il y en avoit un qui me fervoit de gouverneur, & que j'aimois particulièrement. II fe nommoit Hufféyn. C'étoit un homme d'un mérite fingulier; mais ce qui me plaifoit peut-  Contes Per. san s. 85 ctre le plus en lui, c 'étoit fa complaifance pour mes fentimens. Au-lieu de s'ériger en cenfeuc facheux & importun , il fe montroit dévoué a toutes mes volontés. II s'étudioit même a prévenir mes dellrs. Il gagna fi bien ma confiance, cjue je neus point de fecret pour lui. Hutfféyn , lui dis-je un jour a Otrar, je fuis las de voyager en prince. Les honneurs qu'on me fait commencent a me fatiguer. Je n'ai pas le plaifir que les hommes ordinaires goütent dans les voyages. Il m'échappe mille chofes, paree que mon incommode grandeur ne me permet pas toujours de fiitisfaire ma curiofité. Je fouhaiterois qu'on me criit un fimple particulier. Je voudrois entrer dans les plus obfeures conditions , entendre parler le peuple & le voir agir. Outre que cela me divertira , peut - être en pourrai - je profiter. C X X I. JOUR. Le complaifant Hufl eyn ne manqua pas d applaudir X 1'envie que je lui témoignois : rien , me dit - il , n'eft fi louable que le défir qui vous prelfe ; & vous pouvez le contenter quand il vous plaira. Allons, mon prince , vous n'avez qua laifler ici toute votre fuite , & nous pren- F 3  8<» Les muie it ün Jobu, drons le chemin de la ville de Carizme comme deux voyageurs. Je fits charmé de la complaifance de mon gouverneur. Je le chargeai de tout préparer poitt notre départ; ce qui fut bientöt fait, car nous n'avions befoin que de deux chevaux. Nous primes de 1'or & des pierredes, & nous partïmes d'Otrar, oü je laïffaii toute ma fuite , avec ordre de m'y attendre. Nous pafsames le Jaxartes, Sc nous avancant dans le Zagathay, nous nous rehdirnes heureufemenr a la grande ville de Carizme , oü règnoit, & règne encore aujourd'hui, Clitch-Arfelan (a). Nous allames loger dans un caravanférail, Sc 1 on nous prit aifément pour des particuliers qui voyageoient. Le lendemain de notre arrivée nous voulümes voir la ville , que nous trouvames affez conforme a 1'idée de magnificence que nous én avions. Nous nous arrêtames fur-tout a jregarder ün palais , qui nous parut d'une ftrucfure fort fingulière : ce n'étoit point un corps de log'.s joint a d'autres batimens qui lui fervilfent d'ailes, c'étoit feulement ün grand terrein entouré de balfes muraiUès , dans lequel on avoit bati, de diftance en diltance , des tours trèshautes & trés - étroites. II nous prit envie d'entrer dans ce terrein. («; Ciuch, (unirie fabre, 6c arfelan, lance.  CONTIS PbRSANS. 87 Nous nous approchames des tours , d'oü il nous fembla qu'il fortoit des voix. Nous ne nous trompions point. 11 y avoit dedans des hommes , qu'on ne voyoit pas, qui parloient d'un ton de voix fort élevé, qui chantoient ou faifoient des éclats de rire. Nous jugeames que nous étions dans un endroitoül'on tenoit des fous renfermés, & bientöt nous entendïmes des chofes qui nous confirmèrent dans notre opinion. Un de ces infenfés récitoit des vers Arabes avec beaucoup de véhémence. 11 faifoit 1'éloge de fa maitrelfe , & il ne fe contentoit pas de la mettre au-deiTus des Houris. La nymphc que j'adore 3 difoit-il, ejl la tul'ipe du parterre de la nature. On peut appeller fa bouche une coupe pleine de vin cordial ; rïtelle , on croit voir la nacre ouverte d'une perle royale ; & fi elle parle s fes paroles font des perles enfilées dans le collier des graces. Ses tref fes blondes font des maifons du foltil 3 & fes doigts ont fervi de pinceau au fameux Many , pour faire le merveilleux cabinet de la Chine, II fe feivit d'autres expreffions encore plus outrées , qui ne nous lirent que trop connokre qu'il avoit le cerveau troublé. Hufleyn , dis - je a mon gouverneur , que penfez - yous de eet homme-li? Je penfe , me répondit-il, que la poélie lui a gaté 1'efprit. F 4  88 Le s'"mille et unJoür, Après nous être aiTez long-tems divertis de fes vers extravagans , qu'il ne fe laifoit point de répéter , nous le laifsamès s'égayer dans les louanges de fa maurefTe ; & , nous approchant d'une tour voifine , nos oreilles furent tout-a« coup frappées de la voix d'un autre fou qui fe mit a chanter ces paroles ; O l tóïj dont la beauté prête au foleilla lumière qu'il répand dans les palais comme dans les cabanes s apprends , charmante princeffe que je fais un accueil gracieux au rayon dont tu daignes éclair er ma trifle celluie. Hélas ƒ je fuis un batiment ruiné 3 & tu en es l'architecte. Je fuis un fleuve qui roule fans ceJTe fes eaux vers la mer de tes perfeclions. Tu es une fontaine de vie , & j'en fuis le droit chemin. Un autre fou, qui étoit dans la même tour , excité fans doute par 1'exemple de celui - ci , fe mit a chanter fur un autre ton. II fe plaignoit des rigueurs qu'un objet plein de charmes avoit pour tui, & il conjuroit la mort de venir terminer fes peines. Seigneur , me dit alors Huiféyn , prenezvous garde que 1'amour entre dans les difcours & les chanfons de ces fous. Ils paroiffent tous amoureux.  Contes Persan s. 8p C X X I I. JOUR. Pe n d a n t que mon gouverneur me faifoit faire cette réflexion , un Carizmien qui fe trouva par hafard auprès de nous, fe mêlant a notre converfation , nous dit : il n'eft pas furprenant que ces infenfés parient d'amour ; c'eft de - la que vient leur mal; leur folie part de la même caufe. 11 faut, ajouta-t-il, que vous foyez étrangers , Sc que vous ne foyez jamais venus a Carizme, fi vous ignorez qu'ils ont perdu 1'efprit pour avoir vu la fille de notre Sultan. Comme le Carizmien s'appercut que fon difcours nous caufoit un extréme étonnement, il nous dit : je vous apprends, je 1'avoue, une chofe difficile a croire , cependant rien n'eft plus véritable ; vous n'avez qu'a le demander dans la ville ; tout le monde vous affurera que la beauté de la princefle de Carizme a produit eet étrange effet fur ces malheureux. Cette princeffe, pourfuivit-il, joue quelquefois au mail en public; elle eft alors fans voile, Sc on la peut voir j mais malheur a ceux qui s'arrêtent a. la regarder , ils prennent dans fes yeux un amour qui leur devient funefte. Les uns tombent en langueur , Sc meurent de défefpoir  Les MItlï et tjn Jour., de ne pouvoir pofleder ce qu'ils aiment ; Sc les autres en perdent la raifon. On met ces derniers dans ces tours que le Sultan a fait batir exprès pour eux. Ce prince , qui d'ailleuts a mille vertus , au lieu d'empêcher fa fille de fe montrer au peuple , femble fe faire un jeu barbare des malheurs dont elle eft la caufe , & s'applaudit d'avoir donné le jour a une créature fi dangereufe. Dans le tems que le Carizmien nous parloit de cette manière , nous vimes parokre une foule de perfonnes de la ville avec plufieurs gardes du Sultan , qui conduifoient deux jeunes hommes , Sc s'avancoient vers les tours. Voila , fans doute, m'écriai-je , de nouveaux foux qu'on amène ici. Oui, dit le Carizmien, la princefle Rézia-Beghum joue apparemment au mail aujourd'hui. II neut pas achevé ces paroles, que je le quittai affez brufquement. Huiféyn me fuivit, Sc prenant garde que je marchois avec précipitation, il me demanda pourquoi j'allois fi vke. Je vais, lui dis-je , voir jouer au mail la princeffe de Carizme 5 je veux juger par moi-même de fa beau,té ; je doute fort qu'elle foit auffi redoutable • qu'on le dit. Mon gouverneur frémit a ce difcours , Sc combattit pour la première fois mes volontés. Ah! feigneur, me dit-ü avec toutes les mar-  Contes Persan s; 91 ques d'une extreme douleur, gardez-vous bien de céder a cette envie. Quel démon vous 1'a infpirée ? Après ce que nous venons de voir de nos propres yeux , après ce que nous a dit le Carizmien , pouvez-vous fouhaiter la fatale vue de Rézia ? Je vous conjure par le grand prophéte [a), fans lequel le ciel & la terre n'auroient point été crces, de ne vous point expofer a foutenir fes regards. Craignez le fort de ces malheureux dont on vient de nous raconter 1'hiftoire. Je ne pus m'empêcher de rire de la frayeur que Hufféyn faifoit éclater. En vérité , lui dis-je, vous n'êtes pas raifonnable ! Pouvez - vous écouter une craiute fi ridicule ? Vous imaginez-vous que la vue d'une belle perfonne foit capable de me faire perdre Pefprit ? Vous n'ignorez pas qu'il y a dans le férail du roi mon père des femmes d'une beauté parfaite, & qu'aucune jamais n'a pu me toucher. Je fuis peut - être le prince de mon age le moins fufceptible d'une amoureufe impreffion. Vous favez qua la cour j'ai cette réputation-la ; ce que les uns regardent comme un défaut, & les autres comme une vertu. Ne croyez donc pas que je puilfe paffer tout-a-coup de 1'une a 1'autre extrêmité. Soyez fans inquiétude fur la curiofité qui m'entraine, & fiez-vous a la parole que je vous donne , que je vais voir impunément («) Mac.  $t Les mille ïtun Jour.,Rézia-Beghum, queique bruit que faflent feS charmes. Mon gouverneur ne répliqua point; mais quoique je lui répondifle de moi, je m'appercus bien que je ne pouvois le raflurer. Cependant je ne fongeois qua fatisfaire mes défirs curieux ; & comme je ne favois pas 1'endroit ou jouoit la princefle , je m'adreflai a la première perfonne que je rencontrai dans la ville: c'étoit un iman (a). De grace, lui dis-je , enfeignez-moi le chemin du mail. Jeune homme , me répondit-il, li vous avez envie de jouer au mail, remettez la partie a demain : la princefle prend aujourd'hui ce divertiffement: au lieu de vous approcher du mail , je vous confeille de vous en éloigner. Oh! feigneur , repartis-je a. 1'iman , mon delfein n'eft pas de jouer, mais feulement de voir la princefle. Ah! miférable, s'écria-t-il , êtes-vous las de vivre ou d'avoir 1'ufage de la raifon ? Ne vous a-t-on pas dit quels effets produit fur les hommes la vue de Rézia ? Si vous le favez , vous êtes bien téméraire de ne pas craindre une beauté li dangereufe. (a) Grand Prètrc.  Contes P e r s a n s. 55 C X X I I I. JOUR. Il me tint d'autres difcours encore , & fit tous fes efforts pour me dérourner de ma réfolution j mais enfin , voyant que je perfiftois a lui demander le chemin du mail, il me 1'enfeigna d'un air brufque : allez donc, me dit-il avec colère courez a votre perte , puifque vous ne voulez pas fuivre mes confeils. Un moment après que j'eus quitté 1'iman J j'entendis un héraut qui crioit dans les rues a haute voix : de la part du fultan ^j'avertis le peuple que la princeffe Re\ia joue au mail. Si quel-. qu'un a Vimprudence de la regarder, je déclarc qu'il ne pourra imputer qua. lui-même le mal qui lui en arrivera. A mefure que j'approchois du mail, je remarquois plus d'agitation patmi le peuple. J'entendois des pères qui appelloient leurs fils, & les cherchoient avec empreffement pour les empêcher d'aller voir Rézia. Je riois en moi-même de ces précautions, & plus encore de la frayeur qu'elles caufoient a Hulféyn. Quand nous fümes aux environs du mail, nous ne vïmes plus que des vieillards, encore fe tenoient-ils éloignés de  5?4 Les mille et unJour; la princeffe. Ils appréhendoient, malgré la glacé de leur age, de s'en lailfer charmer, & dalier achever leurs deftinées dans les cours. Le mail n'étoit point bordé de fpectateurs. Tous les hommes évitoient les regards du plus bel objet de la nature. Pour moi, je m'avancai hardiment; 8c, fourd a la voix de quelques bons vieillards qui me crioient par pitié de me retirer, je me préfentai devant la fille du fultan • mais j'arrivai trop tard j elle venoit de quitter le jeu ; elle avoit déja remis fon voile , 8c je ne pus voir que fa taille qui me parut majeftueufe. Elle monta dans une litière avec deux de fes favorites , & s'en retourna au palais, environnée d'une nombreufe garde. Alors madreffant a mon gouverneur : que je fuis malheureux , lui dis-je , d'tm air chagrin ! fi j'étois arrivé un moment plutót j'aurois vu Rézia. Seigneur, répondit Hufséyn avec untranfport de joie qu'il ne put retenir, gmces au cie!, vous ne la verrez pas. Malgré les afturances que vous me donniez de fourenir ttanquillement fa vue , je fuis ravi, je vous 1'avoue, que vous n'en ayez pas fait la dangereufe épreuve. Vous n'avez pas, lui dis-je , grand fujet de vous en réjouir, car cette épreuve n'eft que différée. La première  Contes Persan s. 55 fois que Ia princefle jouera au mail, je vous promets de la bien regarder , füt-elle encore plus dangereufe que vous ne vous 1'imaginez. Je paflai Ie refte du jour dans certe difpofition. Le lendemain on publia dans la ville que Rézia ne joueroit plus au mail devant le peuple, & ne paroïtroit plus fans voile aux yeux des hommes : que le fultan fon père avoit pris cette réfolution fur les très-humbles remontrances de fes vifirs. Cette publication m'afrligea autant qu'elle fut agréable a mon gouverneur, qui ne put encore contenir fa joie. Ah! mon prince , me dit-il, c'eft a-préfent que je vous vois hors de danger ! La princeffe ne fortira plus déformais du férail, & fa beauté ne fauroit plus nuire au genre humain. Je ne puis aflez bénir le ciel Vous vous trompez , Hufleyn , interrompis-je avecprécipitation , fi vous croyez que je renonce a 1'efpérance de contenter ma curiofité. Quoiqu'il foit fort difficile préfentement de voir Rézia , il n'eft pas impoflible d'en trouver les moyens.  $6 LismiileetunJour, C X X I V. JOUR. En effet, il me vint dansl'efprit plufieursexpédiens, & je m'arrêtai a celui-ci. Je me chargeai d'or & de pierreries : j'allai trouver le jardinier du fultan; &, lui mettant entre les mains une bourfe pleine de fequins : tenez, mon père, lui dis-je, ily a la dedans cinq eens fequins d'or; je vous prie de les receyoir en attendant des préfens plus confidérables. Le jardinier étoit un bon vieillard qui avoit pour femme une perfonne a-peu-près de fon age. II prit la bourfe en fouriant, & me répondit : jeune homme , le préfent eft honnète ; mais comme vous ne me le faites pas fans doute pour rien, dites-moi quel fervice vous fouhaitez que je vous rende ? J'ai une prière a vous faire , lui répliquai-je, c'eft de me laiffer entrer dans les jardins du férail, & de me donner les moyens de voir une fois feulement la princefle Rézia , puifqu'elle ne doit plus fe montrer dans la ville. A ces mots le jardinier me rendit brufquement ma bourfe : allez , jeune audacieux , me dit-il, vous ne fongez pas aux conféquences de la chofe que vous me propofez. Outre qu'en re- gardant  C O n T e S PeRSANS. 97 gardant la princefle, vous courrez rifque de de- venir fou ; favez - vous bien que vous expofez votre vie & Ia mienne ? Si je vous fais prendre des habits de femmes , & que je vous permette d'être fous ce déguifement dans les jardins, dans le tems que Rézia-Beghum s'y promenera, n'ai- je pas tout lieu de craindre qu'on ne vous dé- couvre ? Les eunuques qui veilient a la süreté des femmes, ont une pénétration étonnante; rien ne leur échappe, & Pon excite aifément leur dé- fjancf. Confidérez donc le péril ou vous vou- lcz vous jeter, & mentramér avec vous. Ce difcours ne me rebuta point. O mon père, repris je en lui dansant la bourfe, ne me refufez pas votre fecqurs j je fuis un écranger qui n'a ici m pareus ni amis; j'ai une extréme envie de voir la princefle ; je ne puis attendre que de vous feui cette fatisfaclion : fi vous ne me la procurez , j'en mourrai de douleur. La jardinière ne put m'cntendre fans compaflion y & fe j0ignant 4 mei, nous commencames A prefler vivement fon mari de fe rendre a mes inftances. Comme il rê- voit pendant ce tems-la fans nous répondre , je crus qu'il balancoit. Je lui préfentai plufieurs diamans pour achever de le déterminer , ce qui le retira de fa rêverie. Mon nis , me dit-il, ü n'étoit pas néceflaire de me donner ces pierre- ries pour me mettre dans vos intéréts. D'abord Terne XF. q  5 8 Les mille et un Jour, que je vous ai vu, je me fuis fenti de 1'iiiclinarion pour vous. J'ai réfolu de vous fervir, & je viens d'imaginer un moyen de contenter votre envie, fans nous expofer 1'un & 1'autre. J'embraffai le vieillard fur la flatteufe affurance qu'il me donnoit; & impatient de favoir quel étoit ce moyen qu'il avoit trouvé , jelepriai de ne me le pas laiffer plus long-tems ignorer. II faut, me dit-il} que vous quittiez vos habits pour en prendre de plus fimples. Je vous ferai paffer pour un garcon jardinier; mais comme vos blonds cheveux pourroient blefler la vue des eunuques , 6 leur donner des foupcons, nous vous couvrirons la tête d'une veiïie qu'on barbouillera , de manière que vous paroïtrez avoir la teigne , ce qui fera le meilleur effet du monde; car plus vous ferez défagréable, moins vous ferez fufpeót. Peut-être, ajouta-t-il, vous fentez-vous de la répugnance pour un pareil déguifement; mais je n'en ai point d'autre a vous propofer, & vsus ne devez pas faire difficulté de vous en fervir, fi vous n'avez deffein, comme vous le dites , que de voir la fille du "fultan. Si vous vouliez lui plaire , il faudroit, je 1'avoue , emprunter une forme plus capable de prévenir favorablement.  Contes Perssan s. 99 C X X V. JOUR. J'Approuvai 1'invenrion : je me laiffai traveftir en garcon jardinier : on mit mes cheveux fous une veffie, & Pon m'accommoda de forte que les dames les plus vives pouvoient impunément me regarder. Dans le tems que le vieillard & fa femme mettoient la dernière main a mon ajuftement, mon gouverneur , ennuyé de m'attendre a quelques pas de la , & impatient de favoir ce que je faifois chez le jardinier , y enrra. II jeta les yeux fur moi, & me reconnoitTant, quoique je fulfe bien déguifé , il parut étonné de lëtjjange état oü il me voyoir. Je ne pus mëmpêcher de rire de fa furprife, & mes ris excitèrent les (lens. La fimpliciré de mes habits, & ma calotre qui me donnoit un air de teigneux , tout cela nous fournit une belle occafion de nous réjouir. Le vieux jardinier feul tenoit fon férieux : il me témoigna même queique inquiétude , & me demanda fi j'étois bien atturé de la difcrétion d'Hulféyn. Je lui en répondis; & pour achever de mettte fon efprit en repos , je lui dis que c'étoit mon frère. C'eft affez , me dit alors le vieillard , je fuis fatisfait. II s'agit préfeutement de vous introdnire G 2  ioo Contes Persan s. dans les jardins. Que votre frère s'en retourne chez lui : il pourra venir ici de tems en tems , je lui dirai de vos nouvelles. La-detfus HulTéyn fe retira, & un moment après le jardinier me mena dans les jardins avec lui. II me donna une bêche, m'apprit a m'en fervir , Sc me marqua ce qu'il falloit que je fifle. Pendant que je travaillois, quelques eunuques pafsèrent auprès de moi: ils me confidérèrent, & me prenant pour un teigneux : bon , dirent-ils, voila les garcons jardiniers qu'il nous faut: enfuite ils pourfuivirent leur chemin , Sc me laifsèrent fort fatisfait de ne leur avoir donné aucun foupcon. Sur la fin de la journée , mon vieux maitre s'imaginant bien que je devois ètre fatigué , me fit quitter mon travail pour me conduire au bord d'un balïïn de marbre, ou il y avoit de fort belle eau. J'y trouvai une peau qu'il avoit tendue fur le gazon, Sc couverte de plufieurs plats de ris & de viandes. On voyoit auprès un grand broc plein de vin, avec un tambour (a). Nous nous afsïmes tous deux fur la peau. Nous mangeames avec appétit, puis nous eümes recours a la cruche. Nous Kavions déja prefque vuidée , lorfque le vieillard fe fentant de belle humeur, prit le tambour Sc en joua. («) C'eft une sfpèce de luth qui a un long manche & fix cordes ie lairon.  Contes Persan s. ioi J'avois trop bien appris a conduire le tazana (u) pour être charmé de la manière dont il jouoit; mais quoiqu'il prit en jouant plus de plaifir qu'il ne m'en donnoit, je ne laiifai pas de lui dire qu'il s'en acquittoit fort bien. II fe montra fenfible a cette louange; & me mettant le tambour entre mes mams: tieus, mon fils, me dit-il, joue un peu a. ton tour ; voyons comme tu t'en tireras. Je nem'en fis pas prier deux fois. Jejouai un des plus beaux airs d'Ahdelmoumen (b) pour le fatisfaire, & même je 1'accompagnai de ma voix. Il ne manqua pas de me rendre les louanges qu'il avoit recues de moi; mais je n'en fus pas fi touché, quoique je crulfe les mieux mériter que lui. CXXVI. JOUR. Je m'imaginois n'avoir pour témoin & pour admirateur que le vieux jardinier. Je me trompois. Legrand vifir, qui par hafard fe promenoir alors dans les jardins, attiré par ma voix 8c par 1'harmonie de mon inftrument, s'étoit fans bruit (a) Tazana eft une languette d'écaille de tortue, longue 5c laiga eomme le doigt, avec laquelle on touche les cordes du tambour. (b) Abdelmounien eft le plus célèbre mudden Perfan de 1'antiquité, qui a compofc une infinité d'ouvrages. Cétoit le Lullj de fon vcms, G 3  ioi Les mille et un Jour, approchc de nous. II m'écoutoit. Dès qu'il vit que je ne chantois plus, il nous aborda. Je me levai pour m'en aller par refpect : arrête , me dit-il j pourquoi veux-tu me fuiir ? O mon feigneur, lui répondis-je, je ne fuis pas digne de paroitre devant de grands princes tels que vous. Demeure, jeune homme, reprit-il, & me dis qui tu es. Comme je ne répoudois pas fur le champ , paree que je ne favois pas trop bien ce que je devois répondre , le jardinier prit la parole : monfeigneur, dit-il, c'eft mon garcon, il entend fort bien le jardinage; je fuis ravi d'avoir fait une fi bonne acquifition. Le vifir me dit de chanter encore. Je chantai & jouai du tambour de manière qu'il en parut charmé. Non, s'écria-t-il , tous les muficiens du fultan enfemble ne valent pas ce jeune hcmme. Mais, ajouta-t-il, en s'approchant de moi, & me regardant de plus prés, qu'a t-il donc a la tête, il femble qu'il foit teigneux ? Hclas, oui, monfeigneur, dit le vieux jardinier, le pauvre garcon a la teigne. Ah! que j'en fuis faché , rèpartit le miniftre : fans cette galle qui fe gagne , & qui n'eft pas fort agréable a la vue, j'allois tirer ce jeune homme de fon obfcure condition ; je 1'aurois toujours voulu avoir auprès de moi pour me divertir; j'aurois fait fa fottune ; c'ejl dommage qu'il foit teigneux. Le grand vifir, après avoir dit ces paroles ,  Contes Persan s. ioj nous quitta, & le lendemain matin il dit au fultan : fire , votre majefté ne fait pas qu'elle a dans fes jardins un tréfor. En même tems il lui raconta ce qui s'étoit paffe entre nous le foir précédent. Le Sultan, fur le rapport de fon miniftre , eut envie de m'entendre. J'irai, dit-il, dans les jardins aujourd'hui pour voir ce teigneux. Qu'on avertiffè mes mulïciens d'y préparer un concert , Sc qu'on ait foin d'y porter toutes fortes de rafraichiffemens. Cet ordre n'eut pas fi - tot été donné , qu'on étendit de magnifiques tapis de pied tout autour du baffin ou j'avois bu avec le vieillard. Les officiers de la bouche drefsèrent plufieurs buffets qu'ils couvrirent de riches vafes remplis de liqueurs exquifes , tandis que fous deux pavillons de fatin verd ils faifoient apprêter plufieurs fervices de viandes &c de fruits. Tout fe trouva prêt lorfque le Sultan arriva , fuivi de fon grand vifir & d'une partie de fes courtifans. D'abord qu'il fe fut affis , & qu'il eut ordonné aux perfonnes de fa fuite d'en faire autant, je me préfentai devant lui avec une corbeille de fleurs, & les reins ceints d'un linge blanc. Je mis la corbeille a fes pieds, Sc me retirai d'un air fort refpectueux. Je m'appercus qu'il me regardoit avec attention , Sc que fur-tout il confidcroit la vellie qui me coiffbit fi mal. 11 devina C 4  ï©4 Les mille et unJour, fans peineque j'étois le perfonnage dom le vifir lui avoit parlé. Oh , oh , teigneux , me dit il • que fais-ru ici? Mon vieux maitre qui m'accompagnoit répondit encore pour moi; il dit que j'étois (on garcon \ & que je poffédois 1'art de ciü\ tiver les jardins j ce qi'il affiira auffi hardimenc que s'il q£t cru dire la vérité. c X X V I I. JOUR. IjE Sultan avoit toujours la vue fur moi. Eft.il vrai , dit-il au jardinier, que ton garcon joue fort bien du tambour , & qu'il chante agréablement ? Oui, fire , lui répondit le vieillard , il a la voix du monde la plus touchanre. Quand on lentend , on oublie qu'on le voit. Je fuis curieux de 1'entendre , reprit Je monarque : voyons ce qu'il fait faire. U y avoit Ia plufieurs bouffons. Un entr'autics s'imaginant que le Sultan ne parloit ainfi que par dérifion , & que je méritois bien de fervir de jouet a toute la cour , vim me prendre par Ie bras , comme pour me forcer a danfer avec lui. II comptoit que je m'en acquitterois d'une manière qui ajouteroit un nouveau ridicule a ma mauvaife mine, & qu'il autoit 1'honneur d'avoir fourni è laflemblée une fcène fi agréable;  Contes Persan s.' 105 mais la chofe tourna moins a fa gloire qua fa confufion ; car je le faifis d'un bras vigoureux, & le fecouai fi rudement , que les rieurs ne furent pas de fon cöté. Je fis voir enfiiite que je danfois de meilleure grace qu'il ne penfoit. Le Sultan, le grand vifir & tous les fpeótateurs me donnèrent mille applaudiffemens. La mauvaife opinion qu'on avoit d'abord con$ue de uioi, eut fans doute beaucoup de part a 1'admiration que je m'attirai. On fut furpris de voir affez bien danfer un homme qui ne paroiffo.it être qu'un miférable. Quoi qu'il en foit, on me donna des zils (a) ; j'en jouai, & je marquois fi bien les mouvemens & les ca dences en danfant, que de 1'aveu de tout le monde , je paffai pour le meilleur danfeur qu'on eut encore vu a la cour de Carizme, Anrès avoir danfé affez long-tems , je pris le tambour du jardinier, & je ne fis pas moins de plaifir a 1'affemblée, que j'en avois fait au grand vifir le jour précédent. Je remarquois dans les yeux de ce miniftre une fatisfaótion qui s'augmentoit a mefure que fon maïtre , qu'il regardoic fans ceffe, paroiffoit plus content. On m'apporra une harpe , un luth , une viole «Sc une flute douce. Je jouai de ces quatre inftrumens, (a) Zils, ce font deux petits morceaux d'iroire dour ils fe fervent, comme nous des caftagnewe».  ioêT Lis mihe et un Jour, Pun après Pautre, fi bien que le Sultan en fut charmé. II ordonna qu'on lui apportat fur le champ une bourfe de mille fequins d'or. II la hc mettre devant moi; je Pouvris auffi-tót; j'en tirai les pièces d 'or , & les diftribuai aux muficiens. Toute la cour fut étonnée de mon action. Ce jeune homme, difoit-on, a le cceur noble, & veut imiter les rois , c'eft dommage qu'il foit teigneux. Le Sultan, qui n'en étoit pas moins furpris que les autres, me demanda pourquoi je ne gardois pas ces pièces d'or ? Je lui répondis que je n'avois pas befoin de richelfes ayant 1'honneur d etre a fa majefté , & de fervir dans fes jardins. II parut fatisfait de ma réponfe , qui fut applaudie de tous fes courtifans. Alors il donna ordre a fes Officiers de bouche d'apporter les mets qu'ils avoient préparés. Ce prince & les feigneurs de fa cour mangèreut, puis ils burentdes liquetirs. Enfuite on commenca le concert 5 mais quoique les airs en fulfent beaux, quoiqu'il y eut des voix admirables , le Sultan , trop prévenu en ma faveur , les écouta prefque fans attention, de même que nous écoutons des chanteurs médiocres après une voix qui vient de nous faire beaucoup de plaifir.  Contes Persan s. i»7 C X X V I I I. JOUR. D'Abord que le concert fut fini, la cour fe retira. On enleva bientöt les tapis , & les deux tentes difparurent avec les buffers. Tous les officiers s'écoulèrent, & infenfiblement je me trouvai feul avec le vieux jardinier , qui me dit: quand les préfens que vous m'avez faits ne m'auroient pas déji perfuadé que vous n'êtes point d\ine condition ordinaire , j'en ferois convaincu par 1'ufage que vous avez fait des fequins que le Sultan vous a donnés; les perfonnes du commun ns font pas capables d'un femblable trait de générofité. Bien que le vieillard me fournit une affez belle occafion de lui découvrir qui j'étois , je ne jugeai point a propós de lui faire cette confidence, je me contentai de lui dire feulement que j'étois en effet de fort bonne maifon ; puis changeant de matière , je lui marqüai une extréme impatience de vóir la princeffe de Carizme. Je fiiis furpris, me dit-il, que vous ne 1'ayez point encore vue ; elle ne paffe guère de jours fans venir fe promenër dans ce jardin avec fes femmes. Mais hélas, ajouta-t-il en prenant un air trifte, vous ne la verrez que trop tót, & je crains fort de me re-  SoS Les mille et u n Jour, pentir de la complaifance que j'ai pour vous. Ce bon vieillard , au lieu de m'effrayer par ces paroles , ne faifoit qu'irriter tnes défirs. Le lendemain , c'étoit le troifième jour, après avoir travaillé queique tems , je me repofois au pied d'un rolier , oü je rêvois en jouant du luth, lorfque tout-a-coup il parut devant moi une dame voiiée qui me dit: jeune homme , laiflez-la eet mftrument, & vous levez; allez cueillir desfleurs pour les préfenter a la fille du Sultan ; elle eft dans ce jardin. Cela ne devroit-il pas être déja fait ? Faut-il qu'on vous vienne avertir de votre devoir ? Quel garcon jardinier êtes - vous donc ? Je baifai la terre auffi-tót, & je répondis a la dame, que j'ignoroisque la princeffe füt au jardin j Sc que d'ailleurs , quand je 1'aurois fu, je me ferois bien gardé d'aller offrir a. fa vue une figure comme la mienne. La dame fit un éclat de rire a ce difcours : hé quoi, dit-elle, paree que vous avez un peu de teïgne , vous n'oferiez vous montrer ? Oh, je ne fouffrirai point qu'une mauvaife honte vous retienne , & je vais tout-a-l'heure vous mener a la princeffe. Elle fait, auffi - bien que toutes fes efclaves , que vous êtes teigneux ; elles font prévenues de cela, & bien loin de leur faire horreur, vous leur ferez plaifir. On leur a parlé de vous fi avantageufement, qu'elles feront ravies  Contes Persans. 109 de vous voir. Allez donc vïte chercher une corbeille , Sc foyez sür que Rézia , donc j'ai 1'honneur d'étre gouvernante , vous recevra fort bien. Comme je ne demandois pas mieux que ce qu'on me propofoit, je courus chez le jardinier. Je pris une corbeille, & revins promptement la remplir de fleurs. Enfuite me laiffant conduite par la gouvernante , elle me mena fous un dóme qui s'élevoit au milieu du jardin. J'avois, ainfi que le jour précédent, un iinge blanc devant moi, Sc la corbeille entre les mains. La princeffe étoit dans un falon trés-magnifique , afïïfe fur un tróne d'or , & environnée de vingt a trente efclaves , jeunes , & toutes plus belles les unes que les autres. On eut dit qu'on les avoit choifies expres pour compofer une cour qui füt digne de Rézia. Non , les beautés qui font les délices des fidèles mufulmans après leur mort, ne fauroient être plus touchantes. La princelfe fur-tout avoit des charmes fi éblouiffans , que je demeurai immobile au milieu du falon , les yeux attachés fur elle, Sc la bouche ouverte.  iio Les mille et unJcur, C X X I X. JOUR. Mo n trouble & mon étonnement, dont la caufe n'étoit pas difficile a pénétrer , excitèrent de longs éclats de rire. Toutes les efclaves fe divertirent un peu de ma contenance , & jugèrent que la beauté de leur maitreffe m'avoit déja renverfé Pefprit. Ce jugement n'étoit pas mal fondé. Je paroiflbis hors de moi - même , fi troublé, fi éperdu , qu'on> pouvoit me foupconner d'être devenu fou : & véritablement, 1'état ou je me trouvois étoit peu différent de celui d'un mfenfé. Avancez donc, me dit ma conduclrice, vous vous tenez comme une ftatue; allez préfenterdes fleurs a la princeffe. Je revins un peu de ma fu.rprife a ces paroles. Je m'approchai du tróne; Sc après avoir mis ma corbeille fur le premier degré, je me profternai, Sc demeurai le vifage contre rerre , jufqu'a ce que Rézia me dit: leve-ioi , jeune homme, que nous ayons le plaifir de te voir. J'obéis , & alors toutes ces femmes appercevant ma tête nue , ou plutbt ma calotte, quoique prévenues, firent un cri qui démentoit 1'affurance que la gouvernante m'avoit donnée, puis elles recommencèrent a rire fur nouveaux frais.  Contes Persan s. iii Après quëlles fe furent bien réjouies a. mes dcpens . la princeffe me fit donner un luth, Sc m'ordonna de raccompaguer de ma voix ,"en difant : tu as charmé hier le fultan mon père; je ne puis croire que tu faches chanter & jouer du luth auffi parfaitement qu'il me I'a voulu perfuader. Auffi-tót je mis 1'inftrument d'accord, & chantai fur le mode Uzzal (a) ces vers Perfans. Ah ! c'en eft fait, ma mort eft infaillible , Puifque j'ai vu vos céleftes appas. Je mourrai de douleur, fi vous ne m'aimez pas ; Je mourrai de plaifir, fi je vous rends fenfiblc. Quoiqu'il ne fut pas difficile de s'appercevoic de 1'application que je voulois faire de ces vers, Sc que cela dut par conféquent fournir aux rieufes une nouvelle occafion de fe divertir , elles m'épargnèrent pour le coup. Au-lieu même de fe répandre en ris moqueurs , elles me donnèrent des applaudiffemens. Il eft vrai que la princeffe fut la première a me louer , ce qui rendoit les louanges de fa cout très-équivoques. Quoi qu'il en foit, une efclave m'óta le luth , pour me mettre entre les mains un tambour de bafque; enfuite la flute, la harpe, le violon barbot me furent apportés tour-a-tour. j'eus le bonheur d'en jouer d'une manière qui m'attira de nouveaux complimens. (a) Uszal eft le mode pout le tendre.  112 L H S MILLE ET U N J O U R , Ce n'eft pas tout, mon ami, me dit alors Ia fille du ftdtan , j'ai ouï dire auffi que tü danfes en perfeOion j je voudrois bien voir comme tu t'y prends. Je demandai des zils 5 je danfai les mêmes danfes que le jour précédent, & je ne m'en acquittai pas plus mal. Toutes les efclaves recommencèrent d me louer. Ah! difoit 1'une , qu'il danfe bien & de bonne grace ; qu'il a la voix touchante , difoit 1'autre ! fans fa teigne , il pourroit devenir un muficien des plus courus. Pendant qu'elles difoient de moi mille chofes obhgeantes, Rézia me regardoit attentivement & fans rien dire. Puis rompant tour-d-coup le filenee, & defcendant de fon tróne pour s'en retourner au palais : c'eft dommage , s'écria-1-elle , c'eft dommage qu'il foit teigneux. D'abord qu'elle eutprononcé ces paroles, fes femmes, comme fi elle les eut invitées d les répéter, en firent rerentir le falon. Elles fe retirèrent, en difant toutes enfemble : c'eft grand dommage qu'il foit teigneux. C X X X. JOUR. JE ne demeurai pas long-tems dans le falon après qu'elles en furent forties. Je regagnai la maifon du vieux jardiner, ou je trouvai mon gouverneur, qni  Contes P e r s a n s. tij qui venoit demandct de mes nouvelles. Hé bienl leur dis-je en entrant, je viens de voir Rézia. Ils p.mrent tous deux a ces paroles. Ils mënvifagèrent en tremblant. Ils craignoient de remarquer dans mes yeux de quoi juftifier leur crainte. Je m en appergus. Je vois bien , repris-je, pourquoi vous me regardez avec tant d'attention. Bannilfez vos allarmes } je ne fuis pas fou. Mais fi Ton doit enfermer auffi les hommes qui deviennent amouteux de Ia princelfe, je vous avoue que je mérite une place dans les tours. En même-tems je leur fis ün détail de tout ce qui s'étoit pafTé dans le falon. Enfuite j'ajoutai que je voulois demeurer encore dans les jardins fous le même déguifement, & tacher de plaire a Rézia. Mon gouverneur & le vieillard me repréfentèreiit la-deffus tout ce qu'ils crurent capable de me faire abandonner cette réfolution ; mais je défendis a 1'un de s'y oppofer davantage, & j"engageai 1'autre, par de nouveaux préfens, ï me killer continuer le perfonnage de garcon jardinier. Le jour fuivaut, 1'après-dmée, il me prit envie de me repofer. J'allai m'affeoir fur les bords d'une pièce d'eau, revêcue de gazon, $ entoutée de plufieurs gros arbres qui Ia couvroient de leur ombrage. Je fivois que la princeffe fe baignoic quelquefois dans eet endroit. C'étoit de quoi bien exercer rimagination d'un amant. Je m'occupai Tome XV, ö  U4 Les mille et un Jour, de mille agréables idees qui ne fe préfentent qu a 1'efprit d'un homme éperduement amoureux. Mais je ne fus pas long-tems dans une fi douce rêverie. Comme j'avois les yeux attachés fur 1'eau, j'appercus mon image qui me fit faire de triftes réflexions. Bien loin de me fentir charmé de moimême, je foupirai de regret de me voir réduit a me fervir d'un femblable déguifement. O ciel! m'écriai-je, par quelle bizarre deftinée faut-il que je paroilfe travefti de cette étrange forte devant une princeffe que j'aime; quelle eft ma penfée : puis-je efpérêr qüe fous une forme fi défagréable, je ferai une tendre impreifion ? quelle extravagance ! Ah! pourfuivis-je , en otant la veffiequi m'enveloppoic la tête, s'il m'étoit permis de me montrer tel que je fuis naturellement, fi ma figure n'eft pas affez aimable pour plaire a Rézia , du moins je ne lui ferois pas horreur. Après avoir déploré mon fort Sc la néceffité oü j'étois de demeuier fous eet affreux déguifement, je repris la vefïïe. Mes mains étoient encore occupées a la remettte & a 1'ajufter , lorfqu'une dame vint m'aborder. Elle leva fon voile, & je la reconnus pour la gouvernante de la princeffe. Teigneux, me dit-elle, je vous cherche pour vous dire que vous êtes plus heureux qu'un honnête homme; ma maitreffe, qui a pris du goüt pour vous, malgré votre calotte, veut que cette nuit  Contes Per san s. 115 vous foyez introduit dans fon appartement;, elle fouhaite de vous entendre chantet, & de vous voir danfer encore. Trouvez-vous dans ce Iieu cette nuit, & n'y manquez pas. A ces mots, elle s'éloigna de moi fans atcentire ma réponfe, & me lai/fa fort ému de la nouvelle qu'elle venoit de m'annoncer. La gouvernante n'avoit pas befoin de me ten commander d'être poiiccuel. Je courus chercher le vieux jardinier, moins pour lui faire part de ma bonne fortune , que pour 1'avertir de netre pas en peine de moi, fi je palfois la nuit hors de chez lui. Enfuite je revins m'étendre fur le gazon, ou 1'on m'avoit donné rendez-vous. Ce ne fut pas fans avoir fenti les plus vifs mouvemens d'impatience , que je vis arriver le moment que j'attendois. Un eunuque vint a moi & me dit de le fuivre. II me fit entrer dans le férail par une porte fecrère dont il avoit la clef, & m'introduifit dans 1'appartement de Rézia. C X X X I. JOUR. Cette princeffe étoit couchée fur un fopha; & toutes fes femmes , Ttfïifes-devant elle fur le tapis de pifed , lui rrteonroient des hiftoires pour la divertir.' D'abord qu'efles me virent paroïtre, H 2  ne; Les mille et un Jour, elles fe levèrent, & s'écrièrent: ah I voici le teigneux qui va bien nous réjouir. Jeune homme, me dit la fille du Sultan , tu me fis hier tant de plaifir , que j'ai fouhaité de te voir encore. Aulfi-tót elle me fit donner un luth tout accordé , & m'ordonna d'en jouer. J'obéis , & en même-tems je chantai des paroles que m'infpira la princefle, dont la vue irritoit mon amour. Enfin , 1'on m'apporta les mêmes mftrumens dont j'avois joué le jour précédent dans le falon , & je fus encore plus applaudi. Après cela , il fut queftion de danfer. Je voulus montrer que c'étoit la chofe que je favois le mieux faire. Je danfai plufieurs danfes j mais comme j'en danfois une qui demandoir beaucoup d'agitation & de mouvement , ma veflie que je n'avois pas trop bien attachée, fedéfit, & tomba fur le rapis de pied. Alors les efclaves s'appercevant de la tromperie, firent un grand cri , & Rézia prit un air irrité. Sa colère parut dans fes yeux , & encore plus dans fes difcours. O téméraire ! me ditelle, je te croyois un homme fans conféquence; n'efpère pas que j'excufe ton audace en faveur du plaifir que ru nous a fait. A ces paroles elle fit appeller fes eunuques. Ils vinrent en foule fe jeter fut moi. Ils mëmmenèrent hors de Pappaitement de la princefle, & me mirent en ar-*  Contes Persan s. 117 rêt dans un cabinec, jufqu'au lendemain. qu'ils informéren: le Sultan de cette aventure. Ah ! malheureux , me dit ce prince , lorfqu'01* mëut mené devant lui, pourquoi t'es-tu travefti en garcon jardinier ? quel étoit ton delfein ? tu avois fans doute réfolu de déshonorer mon férail. Mais, graces au ciel, ta trahifon efl découverte , Sc ton chatiment eft certain. Je veux tout-a-l'heure qu'on te promène par la ville avec ignominie , que tu fois précédé d'un Héraut qui publie ton crime, 8c qu'enfuite on te déchire en mille pièces. Je ne te demande point qui tu es; car il ne te ferviroit de rien d'avoir de la naiffance ; quand tu ferois fils de roitu périras y pour avoir eu la hardielfe de me tromper. Ce n'eft pas tout, pourfuivit - il, ma colère veut encore une viclime. Qu'on punilTe de la même manière mon jardinier. Je ne doute point qu'il ne foit complice de ce jeune audacieux. Je voulus excufer le vieux jardinier, en proteftant qu'il n'avoit aucune part a mon déguïfement ; mais on ne me crut point, & nous allions tous deux être livrés aux exécuteurs , lorfque le grand vifir arriva , & dit au roi : fire, je viens d'apprendre une facheufe nouvelle , le roi de Gazna , piqué du refus que vous avez fait de lui donner la princefle votre fille , qu'il vous a demandé par un ambafladeur , il y a dix mois , H 3  11 8 Les mille et on Jour, sëft ligué contre vous avec le roi de Candahar. Ces deux princes ont joint enfemble toutes leurs forces, & viennent ravager vos états ; ils ont déja paffe 1'Oxus, & font entre Samarcande & Bocara. Le Sultan fut étourdi de cette nouvelle. Schamsel-Mulouk , dit-il a fon vifir, qu'avons nous a faire dans cette conjoncture ? Seigneur, répondit le miniftre , je fuis d'avis que, fans perdre de tems, toutes les troupes que vous avez ordinairementfurpied fe raflemblent j qu'elles marchent vers la Sogd , fous la conduite d'un géuéral qui foit affez habile pour amufer les ennemis, jufqua ce qu'on lui ait envoyé des renforts capables de Ie faire agir offenfivement. Cependant, ajouta-t-il, tachons de nous rendre le ciel propice. Implorons fon fecours. Que les mofquées foient tou» jours ouvertes , & qu'on y fafle fans ceffe des prières. Ordonnez de plus , a tous les habitans de Carizine, de jeüner pendant plufieurs jours. Fakes auffi diftribuer des aumónes, Sc mettez tous les prifonniers en liberté , quelques forfaits qu'ils aient commis. J'efpère que pat ces bonnes gctions nous intéreflerons le ciel i nous fecourir.  Contes Persan s. 119 CXXXII. JOUR. Schams-el-Mulouk par ce confeil me fanva la vie, auffi-bien qu'aux vieux jardinier. Vifir, dit le Sultan , ton avis me paroït fort fenfé je veux le fuivre; donne ordre promptement que mes troupes fe mettent en marche, & va toimême les commander. Je ferai faire de nouvelles levées, & tu feras bientót en état de repoulfer mes ennemis. En attendant, les mofquées feront remplies de fidèles, les pauvtes recevront des charités, & les prifonniers verront tombe r leurs fers. Je pardonne même a ces deux coupables que je viens de condamner. Je révoque 1'arrêt de leur trépas. Voila de quelle manière j'évitai une honteufe mort. Dès que je fus hors du palais , je m'en rerournai a mon caravanférail, oü je trouvai mon gouverneur qui fe défefpéroit. II revenoit de chez le jardinier, oü il avoit appris mon malheur. II fut bien furpris de me revoir. Je lui contai tout ce qui m'étoit arrivé; & comme je paroiflois vouloir encore demeurer a Carizme, & chercher de nouveaux moyens de m'introduire dans le férail, malgré le défagrément de mon aventure ? il fe jeta a mes pieds, & me dit, les larmes H 4  iio Les huie et u n Jour, aux yeux : o mon cfoet prince, n'abufez point; des faveurs du ciel; puifqu'il vous a tiré d'un affrcux péril ou 1'amour vous avoit engagé , ne vous expofez plus a périr miférablement. Hélas! fi le roi votre père favoit ce qui vient de fe paffee, quel déplaifk , grand dieu ! ne tui cauferoit pas votre imprudence? Croyez-moi, feigneur, oublie? la princeffe de Carizme , auffi-bien ne mérite-t elle plus que vous penfiez a elle. H n'a pas tenu a la cruelle que vous n'ayez perdu la vie. Qu'un jufte dépir vous anirne; que la raifon vous perfuade. Soyez rouché de mes pleurs & de mon affli&Qh. Eloignons-nous de cette funefte vdle, Songez a lëxtrême vieilleffe du roi d'Aftracan-, il eft peut-êtte en eet inftant prêt a defcendre dans le tombeau. Vous feul pouvez confoler de fa mort fes peuples qui vous idolatrent, & qui comptent les momens de votre abfence. Eft-ce amfi que vous répondez aux défirs impatiens qu'ils ont de vous revoir ? Mon gouverneur m'atrendrit par ce difcours & par d'autres qu'il ajouta. Hufféyn , lui dis-je, c'eft affez; vous ne me reprocherez plus que je fuis foible ; je me rends a vos inftances : partons. Adieu Rézia ! princeffe trop inbumaine j puiffent vos rigueurs & le tems vous öter de mon fouyenir. Comme j'achevois ces paroles, le vieux jard.t-  Contes Persan s. izi nier entra dans le caravanférail. 11 venoit m'y chercher pour m'apprendre qu'on 1'avoit chafle des jardins du férail. Hé bien, lui dis-je, puifque je fuis caufe que vous avez perdu vorre emploi, ll eft jufte que je vous dédommage. Vous n'avez qu'a me fuiyre dans mon pays, je vous y ferai donner un pofte qui vaudra bien celui que vous occupiez ici. Je vous rends graces , feigneur, me répondit-il; je fuis né dans le Zagatay, j'y veux mourir. Je vais me retirer dans le village qui m'a vu naitre, & j'y viviai doucement de ce que j'ai gagné dans mon emploi, & des préfens que j'ai recus de vous. Pour rendre fa vie plus douce & plus aifée, je lui donnai encore de 1'or & des pierredes, &: il fe retira fort content. Je partis de Carizme dés le jour même, je repris le chemin d'Otrar avec mon gouverneur, & j'y rejoignis toute ma fuite qui commencoit a perdre patience , bien que je n'eulfe pas employé beaucoup de tems a ce voyage. Comme je déclarai en arrivant, que je voulois m'en retourner incelfamment en Circaifie, les Circaffiens qui ne demandoient pas mieux que de revoir leurs femmes & leurs enfans , furent ravis de mon delfein. En effet, je ne demeurai pas fix jours a Otrar. Je me mis en chemin , & je m'avancois a petites journées vers Aftracan, lorfque je rencontrai un courtier que mon père m'en*  nz Les mille et un Jour, voyoit, & par lequel il me mandoit qu'il étoit tombé malade, qu'il fentoit bien qu'il lui reftoit peu de tems a vivre , & que je n'en avois point a perdre, li je voulois le voir encore, & I'embraffer avant fa mort. Sur cette^nouvelle qui me caufa une extreme affiiórion , je me hatai d'atriver a la cour; mais bélas ! trifte fruit de ma diligence. Je m'y rendis aifez tot pour affifter a un fpectacle qui me perca le coeur : je ttouvai mon père qui touchoit a fon dernier moment : je me préfente devant lui; je m'approche de fon lit, je prends une de fes mains , je la baigne de larmes , & cédant aux tendres mouvemens que la nature m'infpiroit : 6 mon père ! m'écriai-je, dans quel état faut-il que je vous retrouve? puis-je vous voir fans monrir de douleur ? A ces mots qui le remuèrent puilfamment , il jeta fur moi des regards troublés; & me reconnoilfant moins par Porgane de fes yeux que par le fentiment, il rappella tout ce qui lui reftoit de forces pour me tendre les bras & me parler. O mon fils ! me dit-il, vous ètes de retour : je n'ai plus rien a demander au ciel. Je meurs content ; adieu. II expira en achevant ces paroles , comme fi 1'ange de fc. mort eut attendu ma préfence pour terminer le deftin du roi, & qu'il eut voulu laiffer a ce bon prince la confolation de me dire le dernier adieu.  Contes Persan s. 125 C X X X I I I. JOUR. jA.Près lui avoir renuu tous les honneurs funèbres que je lui devois , je montai fur le tröne, Sc m'attachai i gouverner mes états d'une manière qui put remplir la bonnne opinion qu'on avoit concue de moi : j'eus le bonheur d'y réuflir , Sc de goüter le plus doux plaifir que puiifent avoir les rois : j'étois adoré de mes fujets , Sc je le fuis encore. Comme je n'ai pour objet que leur félicité, ils ne fongent auffi qua me plaire, & qua marquer chaque jour de mon règne par queique fête nouvelle. Par ce moyen , ma cour eft devenue le féjour de la joie : on y fait fans ceffe des réjouiffancc-s , de même que dans la ville : il n'y a point de peuples qui paroilfent li heureux, ni qui le foient en effet davantage. Je m'applaudis de leur bonheur; Sc de peur de le troubler, je m'étudie a leur cacher le chagrin qui me dévore. Je fuis perfuadé que s'ils favoient qu'au-lieu d'être tel que je me montre a leurs yeux, je fuis en fecret la proie de la plus vive douleur , on verroit bientöt fuccéder une profonde triftelfe a cette joie qui règne dans Aftracan. Peu de tems après mon avénement a la cou-  ii4 Lis MiitE et un Jour, ronne de Circaflie , je ferms que je n'avois point encore oublié Rézia. Véritablement la mort du roi mon père, les foins que je devois a fa cendre , & 1'attention que j'avois été obligé de donner aux affaires, avoient fufpendu les mouvemens de mon amout; mais bien loin de s'ètre affoibli , il me parut avoit pris de nouvelles forces : j'en avertis Hufléyn , qui me dit : fergneut, préfentement que vous avez une couronne a offrir avec votre foi, je fuis d'avis que vous fafliez demander la princeffe de Carizme par un arabaffadeur. Et pour mieux engaget le fultan a vous 1'accorder, promettez-lui votre fecours contre fes ennemis. Je fuivis ce confeil ; jënvoyai Hufféyn Iuimême a la cour de Carizme avec un pompeux cortège, & de magnifiques préfens pour le fultan , a qui j'écrivis dans ces tetmes : Dieu donne longue vie au fultan de Carizme 3 l'empereur des enfans d'Adam le conquérant du monde 3 & Vheureux prince dont le ciel a fortife' le pied pour monter avec vigueur jufqu'aux fublimes degre's de la puïffance & de la grandeur. Qu'il foit a jamais dans la profpe'rite', fans que fon bonheur puijfe itre troublépar la tempête de Tenvie. Vous faure^ que nous défirons votre alliance, s'il vous plaü nous accorder la princeffe Re\ia votre file , pour être notre lègitime epoufe. Ec  Contes Persan s. ijj quoique vous n'aye^ befoin que de vos troupes toujours viclorleufes pour humilier vos ennemis y nous vous offrons toutes les forces des Circafr fiens & de leurs allic's. Et le J'alut. Je ne crois pas qu'il foit néceflaire de vous dire que j'attendis avec beaucoup d'impatience le retour de mon ambaifadeur: vous devez vous 1'imaginer. Enfin , après avoir fouffert les tourmens d'une longue attente , je vis arriver Hufféyn , qui m'apprit que le fultan de Carizme 1'avoit très-bien recu, mais que je devois renoncer a 1'efpérance de pofféder Rézia. Hé pourquoi, lui disje , fant-il que j'y renonce? Sire, me répondit Hufféyn , c'eft qu'elle eft promife au roi de Gazna. Ce Prince a battu plufieurs fois les troupes du fultan , qui, pour conferver fes états , a été obligé de demander la paix a fon ennemi, eri lui promertanc la princeffe. Comme le roi de Gazna ne faifoit la guerre que pour forcer le fultan a lui accorder fa fille , ces deux princes orit bientöt été d'acccord ; fi bien que Rézia , deux jours après que je fuis parti de Carizme, devoit être envoyée a fon époux. Peu s'en fallut que cette nouvelle ne me fit perdre la raifon. Je me plaignis de ma deftinée dans des tetmes qui firent craindre a Hufféyn que je ne devinffe fou. Je ne me contentai pas de m'affliger; je tombai malade, & je ne com-  Il6 LïS MILIE ET ÜN JOÜR, prencls pas commenc je pus revenir de cette maladie , car jëus toujours 1'efprit dans une difpofition qui ne devoit pas contribuer a me gucrir. Mais fi ma fanté fe rétablit, je n'en eus pas Ie cceur plus tranquille : j'étois toujours occupé de la princeffe de Carizme: je me la repréfentois dans les bras de fon heureux époux , & cette image cruelle troubloit fans ceffe mon repos. Hufféyn s'imaginant qu'une beauté nouvelle pourroit ptendre dans rn-bn cceur la place de Rézia , fit chercherpar-toutde belles efclaves. Hen remplit mon férail: foin fuperflu ! Son zèle eut beau raffembler mille objets pleins de charmes , aucun ne pitt me détacher de Rézia-Beghum. CXXXIV. JOUR. Tandis qu'Hufféyn etfayoit inutilement fur moi les yeux des plus almables perfonnes de 1'Afie, mon grand vifir me virit dire un jour qu'il paroilfoit depuis quelques jours aux portes d'Aftracan des bains très-magnifiques. Les eaux, me dit-il, en font claires & pures! on y voit des colonnes d'un marbre précieux, & les plus beaux baffins du monde. Toute la rille court en foule admirer ces baffins, & Fon en eft d'autant plus  Contes Persan s. n7 furpris i que perfonne ne les a vus conftruire. On les a tout-a-coup appercus tels qu'ils font: c eft tout ce qu'on en fait. Je fus affez éconné de ce rapport, j'eus la cunofité d'aller juger par moi-même d'une chofe qui me fembloit tenir du prodige. Je me rendis aux bains incognito avec mon grand vifir; & ma furprife augmenta Iorfque j'en eus confi'déré la ftrudure & la magnificence. Outre que tout y étoit fort propre & bien arrangé , je remarquaï que les garcons qui avoient foin de fervir étoient tous beaux & trés-bien faits ; mais ce qu'il y avort de plus extraordinaire, c'eft qu'ils fe reffembloient tous fi patfaitement, qu'on ne pouvoit les diftinguer les uns des autres. Le maitrè des bains , qui étoit un homme de cmquante ans , & de fort bonne mine , avoit grand foin de faire bien fervir. Après qu'on s'étoir baigné , on buvoit des liqueurs exquifes, & tout le monde fe retiroit fort fatisfait. Lorfque je fus de retour dans mon palais, je m'entretins avec mes courtifans de ces bains, ou ils avoient tous été. Je leur demandai ce qu'ils en penfoient ; & comme je ne fus pas content de ce qu'ds me dirent ladefTus, je réfolus d'envoyer chercher 1'homme qui les avoit fait conftruire , Sc d'avoir une conférence avec lui. Je chargeai  n8 Les mhii et un Jour, Hufféyn de 1'aller trouver de ma part , de lui faire toutes les amitiés poffibles, & de mel'amener. Hulféyn s'acquitta diligemment de fa commiffion : je le vis revenir bientöt avec le maitre des bains , qui fe jeta d'abord a mes pieds. Je le relevai moi-même , & lui fis un accueil gracieux» ■ Alors eet homme, charmé de la reception que je lui faifois , fe mit a relever mes louanges & fe répandit en difcours fi éloquens, qu.il exeka mon admiration & celle de tous mes courtifans. Sou entretien étoit fi agréable, & jy prenois tant de plaifir , que je ne penfois plus au fujet pour lequel je 1'avois envoyé chercher. Je m'en relfouvins toutefois , & je hu dis i grand philofophe, car il n'eft pas difficile de juger que vous en êtes un des plus éclairés, j'ai une priere a vous faire : parlez-moi, de grace , fincèrement, & ne me cachez rien i comment avez-vous pu conftruire des bains fi fuperbes ? comment eft-il poffible que vous ayez fait un f. bel ouvrage aux portes d'Aftracan , fans que perfonne s'en fort appercu. Sire , me répondit-il, j'ai i mon fervice quarante ouvriers , tous plus habiles & plus expérimentés les uns que les autres. Je puis par leur miniftère faire batir en moins d'un jour des bains encore  Contes P e r s a n s encore plus beaux que ceux-la. Tous ces ouvriers font muers 5 mais ik entendënt ce qu'on leur dit. II «eft pas même befoin de leur parler, lorfquoa veut leur commander queique chofe. Au momdre gefte que vous fakes , ils pénètrent votre wtenuoii : vous n'avez qu'a les regarder & * 1U0nt danS VÜS ce que vou, attendez d eux. Si votre majefté veut les faire venir ici & eur donnet queique ordre, ils 1'exécuteront dans le moment. J'avois trop d'envie d'éprouver fi ce qu'il me difoit étoit véritable , pour manquer de ie prendre au mot. J'envoyai chercher a 1'heure même ces ouvriers, que je reconnus pour les garcons que j'avois vus fervir aux bains. Frappé de nouveau de leur reflèmblance, j'en témoignai ma furpnfe au philofophe , & ld demandai s'ils étoient frères. Oui, fire, me dit-il, & de pltIS je puis vous aiTurer qu'ils font tous fortis de la même mère. Commanclez-Ieur , ajouta-t il ce qu il vous plaira , & vous ferez aula-tót obéi • mais je fupplie très-humblement votre majefté d'écarter tout le monde; je fuis bien-aife que nous foyons fans témoins. Tome XF. I  ,}o Les mille et un Jour, C X X X V. JOUR- Dès que mes courtifans entendirent parler ainfi le philofophe , ils fe renrèrent tous, fans attendre que je le leur dife , & je demeurai avec le maitre des bains & fes quarante efclaves. Après avoir rèvé affez long-tems a ce que je leur commanderois, je fouhaitai qu'ils fiiTent des bains dans la falie oü nous étions. Je ne leur eus pas plutöt fait connoitre mon intention, qu'ils difparurent tous. Un moment après ils revinrent chargés de marbres de toutes fortes de couleurs, & d'autres chofes nécetfaires a la conftrudion d'un bain. lis commencèrent a y travaüler (ils ne me donnèrent pas le tems de m'ennuyer a les voir batir. Pendant que les uns conaruifoie.it 1'ouvrage avec une viteiTe que , avois de la peine a fuivre de 1'ceil, les autres alloient chercher , & rapportoient les maténaux avec la mème diligence. Enfin , dans 1'efpace de quelques heures, le bain fut achevé. On ne pouvoit rien voir de plus parfait ni de plus mag.ufique • il y avoit douze colonnes d'un marbre jafpe & fi poli, qu'on s'y miroit, & plufieurs fontaines jailliiTantes, dont les eaux tomboient avec brult dans des baffins de marbre blanc. »  Contes P e r s a n s. j > rF.IS °b?ets 9»i %poient ma vue , 8c dü faVülr du Phü^ophe, ]e le priai de m.e H. q«r comment toutes ces chofes fe pouvoient SirS' me d^l, cette expUcation nous meneren trop loinrpermettez-mox de vous dire fenlement que |e pofsède trente-neuf fciences. Ce difcours augmenta mon étonnement & me donna une forte envie de m'atracher un fi grand homme : je lui fis mille care/fes ; puis je luidemandai de quel pays il étoit, & comment il s appelloit: je fuis, me réppndit-il , du territoire de Bocara, 8c Avicène eft mon „om. Si vous voulez, pourfuivit-il, entendre mon hiftoire, je fu» pret i vous la conter : je lui témoignai qu'il me feroit plaifir : auffi- tót il la commenca de cette mamere. HISTOIRE d'A vicène. Je fuis né dans un bourg nommé Afi^m. Apeineetois-je hors du berceau , que mes parens menvoycrenr commencer mes études a Werfite de Bocara. J'y appris d'abord l'a1Coran , 8c jq me trouvai fi propte aux belles-lettres que ;e les favois i dix ans. On m'enfeig„a v^mC metique ; on me fit lire enfuite Euclides , après I 2  13* Les mille et ün Jour, quoi je m'appliquai aux mathématiques. Je m'adonnai aufli a 1'étude de la philofophie, de la médecine & de la théologie. Je fis tant de progrès dans toutes ces fciences , que je m'acquis une trés-grande réputation en fort peu de tems. Je n'avois pas encore 'atteint ma vingtième année, que mon nom étoit öéja connu depuis les bords du Gihon jufqu a 1'embouchure de 1'Iddus. Un jour que je partis avec mon père pour aller a Samarcande, oü quelques affaires 1'appelloient, je voulus voir la cour J j'y rencontrai des perfonnes de ma connoiffance qui ne manquèrent pas de parler de moi fort avantageufement : 1'éloge qu'ils en faifoient par-tout alla jufqu'aux oreilles du grand vifir, qui fouhaita de m'entretenir. Il fut fi content de ma converfation , qu'il me propofa de demeurer a Samarcande auprès de lui. J'y confentis , & je m'infinuai fi bien dans fon efprit , qu'il ne faifoit plus rien fans me confulter. , Ce miniftre ne vécut pas long-tems ; mais je ne perdis en lui qu'un homme qui m'aimoit j ma fortune n'en devint que plus brillante. Le roi prit pour moi la mcme amitié que fon vifir • j'obtins des gouvememens j & dans la ftrite , la place de fon premier miniftre étant encore devenue vacan, te , elle me fut offerte, & je 1'acceptai.  Contes Pepsan s. ijj CXXXVL JOUR. C^Uoique je remplifle tous les devoirs d'un grand vifir, je ne lailTbis pas de trouver encore des mómens pour étudier; mais 1'ardeur que j'avois pour 1'étude ne pouvant fe contenter de quelques heures de 1 eet ure par jour, je pris la réfolution d'abandonner les affaires. Le roi ne me le permit pas fans peine , tant il étoit fatisfait de mon miniftcre. II ne voulut pas toutefois me contramdre, & il eut la bonté de confentir que je me démiffe de mon emploi, a condition que je ne m'éloignerois pas de la cour. Je n'avois pas defjein "de la quitter; j'aimois le roi d'inclinatiota : j'étois trop pcnécré de fes bontés pour me retirer dans une folitude, queique fureur que j'eulfe pour 1'étude. Je demeurai donc a la cour; mais je cédai mon logement a mon fucceifeur : j'en pris un autre dans un endroit ecarté du palais ou je vivois comme dans une efpéce de retraite. Je pattageois mon rems entre le prince & mes livres. Je ne me contentai pas de lire, je compofai plufieurs ouvrages, les uns en vers, les autres en profe; &, bien loin de reflTembler a ces favans inutiles qui , fatisfaits d'avoic  134 Les mille et un Jour, 1'efprit enrichi d'une grande variété d'études & de connoiffances, meurent fans que le public recueille le moindre fruit de leurs veilles, je faifois part a tout le monde de mes réflexions, a mefure que je les mettois par écrir. J'ai prodnit prés de cent volumes fur diverfes matières, & mes ceuvres font nommées par excellence : Les (Euvres glorieufes. Je m'attachois encore a la chimie, & a cette fcience fecrète par laquelle on explique toutes les opérations de la nature. J'étois déja affez bon cabalifte, lorfqu'il arriva a. Samarcande un ambaffadeur envoyé par Coutbeddin, roi de Cafchgar. On raifbnna fort fur le motif de cette ambaflade. Les uns s'imaginérent que c'étoit pour déclarer la guerre au roi de Samarcande, les autres pour lui propofer une alliance. Perfonne ne fut au fait. L'ambaffadeur, dans 1'audience qu'on lui donna, furprit rout le monde , lorfqu'après avoir préfente au roi une lettre de créance, il lui dit : feigneur, le roi Coutbeddin mon maftfe étant un jour a table , s'entretenoit avec quelques - uns de fes courtifans des anciens philofophes. Je voudrois bien favoir , leur difoit-il, s'il y a encore dans le monde des perfonnages auffi doctes qu'Hypocrate & que Socrate. La-deffus un courtifan lui dit qu'il étoit arrivé a Cafchgar des marchands qui avoient  Contes Persan s. 135 parcouru beaucoup de pays , & qui favoient peutêtre oü il y avoit de favans hommes. On envoya fur le champ chercher ces marchands, qui dirent au toi mon maitre, qua la cour de Samarcande il y avoit deux célèbres philofophes, dont on ne pouvoit affez vanter le mérite. Que 1'un s'appelloit Avicène, & 1'autre Fazel Afphahani. Ce font deux hommes, difoient-ils, qui ont une connoiffance parfaite des fecrets de la nature, & a. qui nous avons vu faire des chofes furprenantes. Ils louèrent tant eet Avicène & ce Fazel, que mon maitre réfolut de les demander a votre majefté pour queique tems. II fouhaite paflionnément de les voir tous deux. Il vous conjure, feigneur, de les lui envoyer. II veut les entendre parler Sc juger par lui-même de leur favoir ; car c'eft un prince qui a beaucoup d'efprit, 8c avec cela une teinture de toutes les fciences. Ainfi paria 1'ambafladeur. Auffi - tót le roi de Samarcande nous envoya chercher Fazel & moi, 8c nous dit : le roi de Cafchgar vous demande 1'un & 1'autre, pour jouir pendant queique tems de votte entretien. Je ne fuis pas d'avis qu'on lui refufe cette fatisfaction. Seigneur, répondit Fazel, c'eft a vous, d'ordonner, Sc a nous d'obéir. Pour moi je ferai tout ce qu'il vous plaira. Comme je gardois le filence, 8c qu'il étoit aifé de juger a mon air que le voyage de Cafchgar n'étoit pas de u  i }6 Les muie n un Jom, mon goüt , le_roi me die: & vous ,• Avicène s vous ne répondez point; il femble que cette ambaffade vous faffe de la peine. CXXXVÏI. JOUR. J E témoignai au roi qu'en effet j'avois de la répugnance cat tout le monde ayanc la liberte d'entrer une fois 1'année dans la caverne , & d'emporter des livres, on peut les enlever tous, & je fuis furpris que cela ne foit pas déji fait. Vous avez raifon , me tépondit-iï en fouriant , d'avoit cette penfée, puifque je ne vous ai pas du que ceux qui emportent des livres font obhges de les rapporter a la caverne 1'année fuivante & de les temettre a la place oü ils les ont pris. S ils y manquoient, ils trouveroient a qui parler. 11 y a des efprits qui veillent a la confervation des livres : ils ont foin de toutmenter cruellement , & quelquefois même ils font mourir les per«onnes qui, par un efprit d'avarice, en veulent garder quelques-uns. Lorfque le crieurm'eutappristoutes ces choies, ie le remerciai, & pris congé de lui: je laiffe a penfer fi je fus bien aife de favoir ce détail 8c fi je formai le delfein d'aller le lendemain dans la caverne avec lescurieux : je ne me propofai pas feulement d'y entrer, je réfolus même d'y refter après les autres , & de m'expofer a tout ce qui m'en pourroit arriver. J'étois déja trop verfe dans les myftères de la cabale, pour appréhender les efprirs. Je fortis fur le champ de la ville en marchant vers la mer Cafpienne j j'arnvai au pied de la montagne rouge : je vis les quatre portes de la caverne fakes en effet de bois de r fandal,  Contes Pèrsans. 145' fandal, comme le crieur me 1'avoit dit , & je remarquai defius plufieurs figures d'animaux en reliëf, en quoi confiftoic le talifman. Je montai au fommet de la montagne , 8c me couchai parmi les rofes qui la couvroient , 8c parfumoient 1'air de leur odeur : j'avois de fi vives impatiences d'être dans la caverne, que je ne pus goüter un moment de repos. Enfin 1'approche du jour que j'attendois, fit fortir de la ville tous les curieux : j'entendis le bruit qu'ils faifoient en venant a la montagne; je defcendis de 1'endroit ou j'avois pafle la nuit, pour n'être pas des derniers a entrer dans la caverne. Déja les étoiles commencoient a difpatoitre a nos yeux , lorfque tout-a-coup les quatre portes , qui étoient aux quatre cötés de la montagne s'ouvrirent d'elles- mêmes avec un bruit terrible : auilitöt tout le monde entra, & fe répandit dans la caverne , dont le crieur n avoit pas eu tort de me vanter 1'étendue. II avoit encore eu raifon de me dire qu'on y voyoit un prodigieux nombre de hvres : ils étoient tous fort proprement arrangés le long des murs , fur des tablettes de bois d'aloë's , avec des étiquettes qui marquoient les matières qu'ils traitoient. On appercevoit entr'eux des vuides ; mais les favans les eurent bientöt remplis de livres qu'ils avoient emportés 1'année précédente. Ce ne fut, a la vérité, que Tome XV. &  146 Les miuï bt un Jour," pour y laiffer d'autres vuides , car ils pfirenf d'autres volumes , & forcirent -promptement. Quelques momens après j'entendis le bruit que firent les quatre portes en fe fermant , & je demeurai feul dans la caverne , qui ne recevant du jour que pat les portes, fe trouva, lorfqu'elles furent fermées, plus épailfe que la plus épailfe nuit. Un homme qui n'auroit pas fu ce que je farois , auroit été alfez embarralfé dans ces ténèbres •, mais je n'ignorois pas le moyen de les diffiper. Je commencai par me foumettre les efprits qui avoient la direótion de cette merveilleufe bibliothèque; & quand je les eus alfujettis pat la fotce de mes conjurations , je leur ordonnai de m'apporter de la lumière , & d'avoit foin que la caverne fut toujours bien éclairée. C X L. JOUR. I_,Es efprits , qui font toujours fort obéiflans lotfqu'un homme qu'ils craignent leur commande queique chofe , partirent & revinrent k 1'inftant avec plus de lumière qu'il n'en auroit fallu pour éclairer dix cavernes comme celle-la , quoiqu'elle füt très-vafte. Je crois qu'ils volèrent toutes les lampes de la ville de Carizme. On n'a  Contes Persan s. t47 jamais vu une plus belle illumination que celle qu'ils firent pour célébrer mon entree dans ce lieu-ia. Ils attachèrent des lampes par-tout : ils en mirem une infinité le long des cablettes, & en parfemèrent la voute , dont ils firent une efpece de ciel. Ils me fervirent par-dela mes fouhai ts. Ce fut alors que je m'appliquai a la lecture de plufieurs livres fort curieus : j'en trouvai qui traitoient des prodiges de la chymie & des fciences fecrètes 5 mais le ftyle en étoit fi figuré, les expreflions fi obfcures , que tous les favans n'étoient pas capables de les entendre : pour en avoir 1'intelligence, il falloic polféder les connoiifances que j'avois déja. Comme je voulois copier quelques endroits de ces livres, & que je n'avois qu'a parler pour avoir du papier & de 1'encre , les efprits , mes trés - humbles efclaves , m'en fournirent. Ils eurent foin pareillement de maller chercher des vivres , lorfque mon opiate vint i me manquer. Us m'apportoient tous les jours d'excellens mets & des meilleurs vins de Chiras. Je n'avois qu'a demander ce qui me plaifoit, j'étois aifuré de 1 avoir dans le moment. Je pafiois donc le tems fort agréablement dans cette admirable caverne. Si je lus quelques livres qui ne m'apprirent rien de nouveau, il y en eut K i  ï4§ Les Mint £hn Jour; en récompenfe beaucoup d'autres qui me furent fort ntiles, & oü je trouvai les plus beaux fecrets de la nature. Je lus pendant toute 1'année fans m'ennuyer. Au commencement de la fuivante , les portes s'ouvrirent a 1'ordinaire : les curieux enttèrent; mais comme ils ne s'attendoient point aux illutninations , dont leurs yeux furent frappés , la terreur les faifit: ils jettèrent promptement les livres qu'ils rapportoient, & prirent tous la fuite: je m'avifai de fortir dans le même tems. II faut remarquer que j'avois lailfé croitre ma barbe , mes fourcils & mes cheveux , de manière que je paroiifois effroyable : auffi ma figure ne fervitelle qu'a redoubler leur frayeur. Voila le forcier Mouk , s'écrièrent-ils ; c'eft lui-même. Ce forcier, pour lequelils meprenoient, étoit un méchant homme qui ne fe plaifoit qu'a faire du mal dans le pays. II employoit fon noir miniftère a nuire au genre humain. Tout le monde le maudiffoit, & le fultan de Carizme , fur les plaintes qui lui en avoient été faites de toutes parts, avoit inutilement jufque-la mis des gens en campagne pour 1'arrêrer. II avoit toujours fu tromper leur pourfuite & fe dérober au chatimenc qu'on lui réfervoit. Dès que j'entendis qu'ils me prenoient pour un forcier, j'eus 1'imptudence de vouloir les dé-  Contes P i k s a n s. 14$ fabufer. Mes frères, leur criai-je, détrompezrous , je ne fuis point ce Mouk dont vous parlez , & je n'ai pas delfein de vous faire le moindre tort. Ils s'arrêtèrent a ces paroles, fans fe lailfer perfuader de ce que je leur difois ; & les plus courageux d'entr'eux excitant les autres a fuivre leur exemple , m'environnèrent, & fe jetèrent tous enfemble fur moi. J'aurois pu d'un feul mot les renverfer Sc me délivrer de leurs mains ; mais je jugeai a. propos de ne faire aucune rélïftance, Sc de les lailfer croire qu'ils difpoferoieut de ma vie a leur gré. lis en furent bien perfuadés , lorfqu'après m'avoir lié étroitement , ils me menèrent a leur cadi. Oh , oh , me dit ce juge aulli - tót qu'il m'appercut , te voili donc pris pour le coup ! ne t'imagine pas, fcélérat, éviter Je fupplice que tu mérites. II y a trop long-tems que tu fouilles la puieté du jour par une vie exécrable. Qu'on le mène tout-a-l'heure s ajouta-t-il, en s'adreffant a fon nayb, qu'on le mène dans la place publique oü Pon a coutume de faire mourir les plus grands criminels. En achevant ces paroles, il me mirentre les mains de fes afas qui me conduilirent i une place d'une vafte étendue, pendant qu'il coutut informer le fultan de ce qui fe palfoit, & lui demander de quel genre de mort il fouhaitoit qu'on me punït. K 3  i 5 © Les millb bt u n Jour, C X L I. JOUR. Xj E fultan de Carizme ne frtt pas plutót que le forcier Mouk étoit dans la place oü on exécutoit les conpables , qu'il s'y fit porter en litiète. D'abord qu'il y fut arrivé , il demanda a me voir, & fur ma mine feule il me condamna au feu. 11 n'eut pas plutót prononcé mon arrêt , que je vis élever dans la place un bücher a contenir vingt lbrciers. ii fut pret en un inftant, car tout le peuple apportoit du bois a. 1'envi, & fe faifoit un grand plaifir de me voir réduire en cendres. J'eus la patience de me laiffer attacher au bücher; mais aufli-tót qu'on y mit le feu, je prononcai quelques paroles cabaliftiques, par la vertu defquelles mes liens fe défirent. Alors je pris un baton du bücher, Sc lui donnai la forme d'un char de triomphe, fur quoi je montai: je me promenai queique-tems dans les airs, a. la vue des habitans de Carizme, qui n'eurent pas tant de plaifir a. me regarder fur mon char, qu'ils en auroient eu a me voir brüler : je fis enfuite entendre ma voix, Sc m'adreffant au fultan : Injufte Clitch-Arfelan , lui dis je , qui m'as voulu faire périr comme un miférable, apprends que je ne fuis point un forcier, mais un fage qui peut faire des chofes encore plus merveilleufes que  Contes Persan s. ijt celles dont tes yeux font témoins A ces mots je difparus; & le prince, de même que le peuple, demeura dans un extréme étonnement. J'ai voyagé pendant dix années après cette aventuie. j'ai été au Caire, a Bagdad, en Perfe } & dans tous les lieux ou je me fuis arrêté, j'ai fait le bonheur de toutes les petfonnes pour qui j'ai con$u de 1'amitié. En parcourant enfin le monde, je fuis venu a. Aftracan, oü il m'a pris fantaifie de faire parler de moi. Pour eet effet, étantforti de la ville, & me voyant dans un endroit plein de buiffoas, je coupai quarante branches de la même longueur, Sc les animant par la vertu de quelques paroles dont je fais la puiffance , je leur ordonnai de prendre une forme humaine, & de conftruire les bains qu'on voit aux portes d'Aftracan. Voila quels font mes quarante garcons, fire, Sc il me femble que j'ai eu raifon de dire a votre majefté qu'ils étoient tous de la même mère, puifqu'ils font tous fortis de la terre. Suite & Conclufon de THiJloire du roi Hormon, furnommé le roi fans chagrin. .Avicüne ceffa de parler en eet endroit; Sc moi, charmé des chofes que je venois d'entendre : O grand philofophe , m'écriai-je , quel bonheur de vous avoir pour ami! Après ce que vous m'avez raconcé, je crois que tout vous eft pofll» k 4  '15* Les Mini !t ün Jour, ble. Je ne m'étonne plus que vos garcons faflent! tout ce qu'on leur ordonne, puifque c'eft vous qui les faites agir. Je m'imagine même que fi je leur commandois de m'amener ici tout-a-l'heure la princefle de Carizme, la belle Rézia, ils exé-. cuteroient un ordre fi dirKcile. Sans doute , répondit Avicène; ils fe tranfporteront dans fon palais; ils 1'enlèveront au milieu de fes femmes, & vous 1'amèneront ici dans ce moment,' fi vous le fouhaitez. Si je le fouhaite, repartis-je avec tranfport! ah vous ne fauriez jamais rien faire qui me puiffe être plus agréable. Vous allez être content, repritil, aufli-bien je ne fuis pas faché de me venger du fultan de Carizme. Le philofophe n'eut pas achevé ces mots , qu'il jeta les yeux fur un de fes quaranre efclaves, & lui dit de partir. L'efclave difparut auifi-töt en faifant un grand bruit, & revint quelques momens après avec la princefle de Carizme. C X L I I. JOUR. Jf E ne pus méconnoitre Rézia, ni me défendre de fentir toute la joie qu'infpire la vue d'un objet aimé; néanmoins, queique ravi que je fufle de la voir, la manière dont ce plaifir m'étoit procutc, m'empêcha de m'abandoaner a, mes tranfports*  — Contes Persan s. 153 Je craignois que ce ne füt un phantöme, & }e n'ofois me fier a ma vue. De grace, dis-je au philofophe, ne me trompez point; les traits qui fe préfentent a nos yeux font ils des preftiges, ou les véritables traits de la princelfe de Carizme ? parlez , que faut-il que j'en penfe ? N'en doutez pas , feigneur, me dit-il, c'eft cette princelfe ellemême : admirez fa beauté, & cédez fans défiance aux tranfports qu'elle doit vous caufer. Sur cette alfurance, je me jetai aux genoux de Rézia, & fans lui lailfer le tems de fe reconnoitre; ah ma princelfe, lui dis-je, c'eft donc vous que je vois! Hélas, je défefpérois de revoir jamais vos charmes, & je ne dois eet avantage qu'a. 1'amitié de ce grand philofophe , qui a bien voulu employer pour moi fa puilfance. Votre enlèvement eft un effet de fon favoir, ou , pour mieux dire, de mon amour. Reconnoiffez en moi ce jeune homme qui a paru devant vous fous les habits d'un garcon jardinier. Vous favez avec quelle I ubarie vous me lues arracher de votre appartement, des que vous vous appercütes que j'étois «hguiic , & par quel bonheur j'évitai 1'infame mott qu'on me deftinoit. Malgré vos rigueurs, je n'ai point ccfle de vous aimer. Après cela, ma 1 111 '1 : l c.trc un téméraire qui a recours X h violcncc pour voos pofféder j mais fongez, d#  154 Les mille etünJoüiu grace, auparavant, qae ce téméraire eft le malheureux roi de Circallie , qui vous a fait demander au fultan votre père. Si j'avois écé étonné de 1'apparition de Rézia , vous pouvez penfer qu'elle ne le fut pas moins de fe trouver tout-a-cpup dans un lieu inconnu. Je m'attendois, & ce n'étoit pas fans raifon , a. un torrent d'injures, lorfque cette princelfe m'ayant reconnu , & s'étant un peu remife de fon trouble , me paria dans ces termes : Je me ferois fans doute révoltée contre votre audace dans un autre tems; mais je ne puis m'empêcher de vous la pardonner dans celui-ci. J'étois fur le point d'époufer un prince pour qui je me fens une averfion mortelle; je ne puis rrie plaindre d'une violence qui me fauve de 1'horreur d'être a lui. Hé quoi, Beglium, interrompis-je, vous n'êtes point femme du roi de Gazna? Non , feigneur, repartit la princeffe ; depuis que votre ambalfadeur eft parti de Carizme, il eft arrivé bien des incidens dont je vois que vous n'êtes pas informé; je vais vous en in ft rui re. Après la victoire remportée fur les troupes du fultan mon père par 1'armée du roi de Gazna , jointe a celle du roi de Candahar, ces deux princes vainqueurs s'avancèrent vers la ville de Carizme pour en faire Ie liège; mais le fultan kat envoya un de fes vifirs qui  Contis Persan s. 155 conclut avec eux un traité de paix, dont le principal article fut que je ferois remife incelfamment entre les mains du roi de Gazna. Le même jour que je devois partir de Carizme, on apprit a la cour que le roi de Candahar étant auffi devenu amouteux de moi fur la réputation de ma beauté , prétendoit m'obtenir : qu'il 1'avoit déclaré a Begram-cha j que les deux rois s'étant brouillés la-defïus, en étoient venus aux mains, & que le roi de Candahar avoit eu 1'avantage. Cette nouvelle fut bientót confirmée. II arriva un officier du roi de Candahar , que ce prince victorieux envoyoit a. mon père , pour lui faire part de la viótoire complette qu'il venoit de remporter fur Begramcha qui avoit été tué dans le combat, & du delfein qu'il avoit de fe faire couronner roi de Gazna. En même-tems il me demandoir en mariage. Le fultan n'ofa me refufer a un prince qui alloit devenir fi puilfant. Il agréa fa recherche, & me promit a fes feux , malgré Paverlïon que j'avois concue pour lui fur le portrait que fon officier m'en avoit fait, quoiqu'il me 1'eüt peint en beau. J'étois a la veille du jour funefte oü je devois me féparer pour jamais de mon père, pour être conduite a un époux que je déteftois. J'exprimois dans mon appartement, a mes femmes, "jufqu'a quel point ce mariage m'étoit odieux ,  156 Les miiiï et onJourJ lorfque tout-a-coup je me fuis fentie faifir par un homme qui m'a ttanfportée ici dans un inftant. C X L I I I. JOUR. J'Eus tant de joie d'apprendre que Rézia n'étoit point mariée , que je ne pus m'empêcher de 1'interrompre en eet endroit. Ah ! ma princelfe , m'écriai-je , eft-il bien pollible que , fans 1'heureufe violence que je viens d'employet, vous alliez être livrée a un prince qui vous déplait : cette circonftance diminue mon crime. Elle ne le diminue point , interrompit a fon tour la princeffe ; mais elle m'öte la force de vous le reprocher. Hé bien , madame , repris-je, pardonnez-le moi donc, je vous en conjure , & ne dédaignez point la couronne de Circaflie que je vous offre avec mon cceur. Je paffe fous filence tous les difcouis paffionnés que je tins a Rézia pout la rendre fenfible a mon amour; mais tout ce que je tirai d'elle de plus obligeant , fut l'affurance qu'elle me donna , de confentir fans peine a faire mon bonheur , pourvu que je puffe obtenir 1'agrément de fon père. Je confultai la-deffus Avicène , qui me dit:.  Contes Persan s. 157 envoyez un ambafladeur au fultan pour 1'informer du fort de fa fille, & la lui demander en mariage ; je me charge du refte. Je fuivis le confeil du philofophe, je fis partir une feconde fois Hufséyn pour la cour de Carizme avec de nouveaux préfens j & , en attendant fon retour , je conduifis la princefle dans le plus bel appartement de mon férail, oii elle fut fervie comme fi elle eut déja été reine. A 1'égard du philofophe a qui j'avois tant d'obligati«ns, je le priai de demeurer a la cour, & d'y vivre au gré de fes défirs. Je ne vous offre point, lui dis-je, la place de mon premier miniftre : elle n'eft pas digne de vous; mais foyons amis, & partagez la fuprême puiflance avec moi: je ne puis vous marquer aflez de reconnoiflance. Avicène, a ce difcours qui lui faifoit connoitre combien j'érois fenfible au fervice qu'il m'avoit rendu , me répondit : qu'il recevoit avec autant de fatisfadtion que de refpect, 1'honneur que je lui failois de le vouloir mettre au rang de mes "amis ; que c'étoit la plus belle récompenfe que je pufte lui offrir , & qu'il ne fe trouvoit que trop payé de ce qu'il avoit fait pour moi. II faut préfentement que je vienne a Hufséyn," & que je dife dans quelle difpofition étoit la cour de Carizme, lorfqu'il y arriva. Le fultan , aufli-tót qu'il eut appris 1'étrange  158 Les mille et un Joïr; manière dont fa fille avoit été enlevée , avoit affemblé fes vifirs & les principaux feigneurs du royaume, pour leur demander ce qu'ils jugeoient a propos qu'il fit dans une conjonfture fi fingulière. lis avoient tous été d'avis qu'on eut recours a un habile aftrologue, qui faifoit fa réfidence a Schéhéreftant; & 1'on avoit en effet découvert , par fes obfervations, que la princefle de Carizme étoit dans mon férail. La-deffus on avoit dépêché un courrier au roi de Candahar pour 1'informer de eet événement extraordinaire , Sc lui propofer de joindre fes troupes a celles de Carizme pour titer raifon du rapt de Rézia. Le roi de Candahar, fur cette nouvelle qui ne 1'excitoit que trop a la vengeance , s'étoit mis en marche avec fon armée. II avoit déja paffé Nur , & il s'avancoit a gtandes journées vers la ville de Carizme , quand le fultan apr prit 1'arrivée de mon ambafladeur. Clitch-Arfelan eft naturellement un peu cruel. II fit arrêter Sc amener devant lui Hufséyn. Je devine bien, lui dit-il d'un air furieux, le fujet de ton ambaffade : tu viens ici , de la part de ton perfide maïtre , m'apprendre qu'il retient dans fon férail ma fille contre tout droit Sc raifon : il fe repentira bientót de 1'injure qu'il m'a faite; & en attendant que je puiffe réduire en cendres toute la Circaflie , j'ordonne qu'on te  Contes Persan s. ifg coupé la tête : que ne puis-je en ce jour traitet ainfi le lache prince, qui, fans refpecter la ma»" jefté royale , a déshonoré ma maifon en m'enlevant ma fille par Tart funefte de queique ma. gicien ! A ces mors il fit drefler un échafFaut devant fon palais, & Hufséyn y monca pour recevoir le coup de la morr aux yeux de tout le peuple de la ville de Carizme, alfemblé pour voir fon fupplice. Mais Hufséyn, au moment même que 1'exécuteur avoit le bras levé pour lui trancher la tére , fut emporté dans les airs , & difparut; ce qui ne caufa pas moins de furprife au fultan, qua tous les autres fpectateurs. C X L I V. JOUR. JLjE fultan de Carizme jugea bien que le même pouyoir qui lui avoir enlevé fa fille, venoit de dérober Hufséyn au fupplice. II en devint plus furieux : Qu'on aille du moins, dit-il , chercher les Circafliens qui font venus a Carizme avec eet ambaffadeur, & qu'on les faffe mourir. Les gardes coururent aulïi-tót a 1'endroit oü Hufséyn étoit logé , mais ils ne trouvèrent pas une perfonne de fa fuite : ils avoient tous été enlevés en tnême-tems par des efclaves d'Avieène.  'léo Les MiLtE et un Jo vxj Je fus cette aventure un inftant après qu'elle fut arrivée. Hufséyn, qui parut fubitement devant moi, me la raconta. 11 m'apprit enfuite que le roi de Candahar & le fultan de Carizme fe préparoient a venir défoler la Circaflie. Comme il achevoit de m'inftruire du delfein de ces deux princes , Avicène vint fe meier a notre converfation. Nous rimes bien tous trois de 1'étonnement dont il venoit de remplir la ville de Carizme en faifant enlever Hufséyn. Après cela nous pariames de la guerre qu'on m'alloit faire; & ce philofophe s'appercevant que les préparatifs de mes ennemis me caufoient queique inquiétude, il m'en fit des reproches. Seigneur , me dit-il, qu'avez-vous a craindre, puifque je fuis avec vous ? On ne peut faire que d'inutiles efforts pour vous accabler , tandis que je ferai dans vos intéréts. Quand tous les peuples de rindoftan, ceux de la Chine, & toutes les tribus des Mogols s'uniroient avec vos ennemis contre vous, je faurois les confondre & vous en faire triompher. Le fultan de Carizme , pourfuivit-il, & le roi de Candahar prétendent faire d'affreux ravages dans votre royaume : hé bien , qu'ils s'en approchent; je me charge de la défenfe de vos frontières; lailfez-moi le foin de les conferver j je m'en acquitterai mieux que vos généraux. Je remeixiai le philofophe du fecours qu'il me promettoit;  Contes P e r s a n s." i6\ promettoit; &, ravi de voir mes affaires en de fi bonnes mains, bien éloigné d'appréhender le roi de Candahar & le fultan, je fouhaitois qu'ils fuffent déja prés du Volga. Mes fouhaits furent bientöt accomplis. Ces princes , fans perdre de tems, s'avancoient vers mes états. Ils cótoyoient la mer Cafpienne; & après avoir laiffé derrière eux 1 endroit oü le Jaxartes s'y décharge, ils s'approchoient de la rivière de Jaïc, lorfque le bruit de leur approche répandit la confternation dans Aftracan. Comme je me repofois entièrement fur Avicène, & que, fuivant fes confeils, je n'avois levé que peu de monde, mes peuples n'ofant efpérer qu'on put réfifter aux ennemis qui venoient nous affaillir, & dont la renommée encoregrofliffoit le nombre, s'imaginoient déja voir toute la Circaffie faccagée, Sc la ville d'Aftracan abandonnée aux dammes. D'un autre cóté , 1'ennemi apprenant que je n'avois a lui oppofer que très-peu de troupes , ne pouvoit fe perfuader qu'elles euffent 1'audace de fe préfenter devant lui. Ainfi , marchant dans 1'opinion qu'il pénétreroit jufqu'a ma ville capitale fans être obligé de combattre , il fe promettoi't bien de ruiner mon royaume de fond en comble, & s'en retourner chargé de richeffes- L'évènement toutefois démentit fa confiance & trompa fon attente. Tome XF. I  j£i Les mille et vn Jour, Avicène me tint parole, & neut befoin d'em.ployer qu'un de fes fecrets pour délivrer mes états du danger qui les menacoit. Nous nous mimes tous deux a la tête de mon armee; nous paflames le Volga, & nous nous arrêtames, quand nous fümes a deux lieues des ennemis. Alors le philofophe fema la difcorde parmi eux. 11 fit naitre un différend entre le fulran & le roi de Candahar; & la querelle s'échauffa fi bien , que ces deux princes tournèrent leurs ames 1'un contre 1'autre. Ils en vinrent aux mains ; &, après un long combat oü le roi de Candahar périt avec tous les fiens , le fultan demeura maïtre du champ de bataille ; mais il neut pas grand fujet de s'applaudir de la viftoire , puifqu'il lui refta fi peu de troupes; qu'il ne fut point en état de nous réfifter lorfque «ous parumes devant lui. Nous 1'enveloppamer. II lui fallut céder a la néceifité. II fe rendir, & je 1'amenai a Aftracan. 11 eut lieu d'être farisfait de la manière dont je le traitai. 11 reent dans ma cour toute forte d'honneurs. Je n'épargnai rien pour appaifer fon reffentiment, & j'en vins i bout. Mais ce qui, je crois, y contribua plus que toute autre chofe, ce fut le bien que la princeffe fa fille lui dit de moi. Elle lui fit un détail de tous les égards que j'avois pour elle , du foin que je prenois de lui cheaher tous les jours de nouveaux amufemens, & fur-  C 0 n i i s P b r s a n s; l6 tout elle s'étendit fut ma conduite refpectue-ufe qui ne s'étoit pas démentie un feul moment. Il hit charmé de ma retentie, & confentit enfin que je devinfle fon gendre. CXLV. JOUR. iLnefut plus queftion que de réjouiffances. On en fit de magnifiques pour célébrer mon mariage. La cour & la ville furent dans la joie pendant une annee entière, ou, pour mieux dire, elles y font encore depuis ce tems-la. Chch-Arfelan, après ces nöces qui le confolèrent de fa défaite, retourna dans fes états: mai» avant fon départ il eut plufieurs entredens avec Avicène, qu'il ne regardoit plus comme un forcier. II „e pardonna pas feulement Ie rapt de fa fille a ce grand philofophe, il ld demanda même ion amitie, qu'il obtint • & je ne fais s'il ne s'en alla pomt auffi content de s'être fait un ami t4 qu'Avuène, que de laiflir Rézia dans une agréable iituation. • Je neus pas fi-t6t époufé cette princefle, que n etantplusgênéeparfa fierté, elle m'avouaqu'elle avoit du goüt pour moi. Ce goüt s'augmenta de pur en jour, & rous vivions enfin dans une unie* L i  Les muis * t ü * lav*f parfaire, quand tout dun coup celui meme qui en étoit lauteut en a détruit tous les charmes , c* a rendu notre fort digne de pitié. Avicène, fans que toutes fes fciences puffent Pen défendre, prit dans les yeux de Rézia un fatal amout qui fait aujoutd'hui tout le malheur de ma vie Pour témoigner a ce philofophe 1 extreme confidération que j'avois pour lui, je hu permettois de voir & d'entretenir la reine tous les jouts. Les enttetiens qu'il eut avec elle augmenrèrent fa paffion. U n'en fur plus le mairre: il la declara. La princefle fe fentit très-offenfée d'un aveu fi hardi • mais croya.it devoir ménager un homme dont elle craignoit le pouvoir : Avicène, lui du-elle d'un air affligé, rentrez , je vous prie, en vousmême, & triomphez des fentimens que vous me témoignez. Ce triomphe doit moins vous couter qu'a un autre. Songez a 1'amitié, aux deferences que le roi a pour vous. Ne pouvez-vous ailleurs adrelfer vos regards ? Ce prince m'adote : je 1'aime tendrement, & je ne puis aimer que lui. Ceflez , de grace , de vouloir rroubler une union que vous avez formée vous-même. _ La douceur avec laquelle on ttaita le philofophe ne fervit qu'a le rendre plus audacieux. 11 continua de parler de fon amour , & il prefik tellement la reine d'y répondre, qu'elle percUt enfin  CONTES PÏRSANS. l6$ patience. Elle le traita d'infolent, & lui reprocha fa témérité d'un air li fier & fi méprifant, qu'il en fut piqué. 11 étoit naturellement violent. 11 changea fa tendreffe en haine: d'amant tendre & paffionné il devint jaloux , furieux ; & regardant la reine d'un ceil menacant : ingrate, lui dit-il, ne penfe pas que je te lailTe méprifer impunément mon amour Tu te fouviendras long-rems de l'avoir dédaigné. Je vais te frapper par 1'endroit le plus fenfible. Tu aimes le roi ton époux, c'eft par-M que je veux te punir. A ces mots, il fouffla fur la princeffe; & après avoir prononcé quelques paroles myftérieufes, il difparut. La reine fut épouvantée de ces menaces ; mais ne fentant en elle aucun changement, elle s'imagina quAvicène s'étoit contenté de l'effrayer; & ce ne fur qu'après avoir perdu deux ou trois fois le fentiment i mon approche, qu'elle s'appercut que 1'état ou vous 1'avez vue étoit 1'ouvrage du philofophe. C'eft donc ce charme funefte qui trouble le repos de ma vie. Cependant, tout malheureux que je fuis, j'ai encore des graces a rendre au ciel de ce qu'Avicène ne m'a point enlevé Rézia.  3-66 Lis mui! £t ün JoürJ continuation De tEifloire de Bedreddin Lob } de fon Vijir y & de fon Favori. T iE roi d'Aftracan finit en eet endroit fon hiftoire : Bedreddin le remercia d'avoir bien voulu fatisfaire fa curiofité, & en même-tems il 1'alfura qu'on ne pouvoit être plus touché qu'il 1'étoit des chofes qu'il venoit d'entendre. Ces deux monarques fe féparèrent enfuite, & bientöt le roi de Damas reprit le chemin de fon royaume avec Atalmulc & Séyf el Mulouk. L'état oü ils avoient vu la reine d'Aftracan fit fouvent la matière de leur entretien fur la route. Un jour qu'ils en parloient , Séyf el Mulouk dit a Bedreddin : Seigneur , il faut convenir qu'il n'y a point de beauté plus parfaite , Sc qu'on ne peut voir un objet plus piquant que cette princefle. Cependant, ajouta-t-il en fouriant, quoique nous 1'ayons bien regardée , je ne m'appercois pas qu'aucun de nous trois en ait perdu 1'efprit. II eft vrai que j'ai le portrait de Bedy al Jemal, qui m'a fans doute préfervé de ce malheur. Et moi, dit Atalmulc, je fuis dans le même cas -y il n'eft pas furprenant que je ne fois pas non plus devenu fou , 1'image de Zélica, qui  C e n t i s Persan s.' 167 eft gravée dans mon cceur, me rend infenfible a toutes les autres beautés du monde. Ce qui doit donc vous étonner, reprit le favori, c'eft l'indifférence du roi notre maitre;bien qu'il ne foit prévenu pour aucune princeffe, il n'eft pas plus frappé que nous des charmes de Rézia. Vous êtes dans une grande erreur, dit alors Bedreddin , de croire que je ne fuis point amon» reux, paree que vous ne me voyez point de maïtreffe. Pour vous défabufer , je vous dirai que j'aime comme vous, & que 1'amour feul m'empêche auffi d'être heureux. Ce n'eft point une princelfe qui règne dans mon cceur , c'eft une femme d'une condition ordinaire qui m'occupe. Je vais vous conter cette hiftoire. Je n'avois pas delfein de vous faire une pareille confidence : mais vous m'en donnez une occalïon que je ne veux pas lailfer palfer. H I S T O I R E De la belle Arouya. Il y a quelques années, continua-t-il, qu'il demeuroit a. Damas un vieux marchand nommé Banou. II avoit une fort belle maifon de campagne affez prés de la ville, deux magafins remplis de toiles des Indes & de toutes fortes d'étof- L4  i£8 Les miile et un Jour; fes d'or & de foie, avec une jeune femme qui pour la beauté , pouvoit fort bien entrer en comparaifon avec la reine d'Aftracan. Banou étoit un homme de plaifir; il aimoit la dépenfe, & fe piquoit de générofité. II ne fe contentoit pas de régaler fes amis, il leur prêtoit de 1'argent. II affiftoit ceux qui avoient befoin de fecours. Enfin, il n'auroit pas été fatisfait de luimême, s'il eut pafte un jour fans avoir rendu queique fervice. II trouva tant d'occafions d'exercer fon humeur bienfaifante, qu'il gata peu a peu fes affaires. II s'appetcut bien qu'il s'incommodoir; mais il ne put fe réfoudre a changer de conduite 5 de forte que fe dérangeant de plus en plus tous les jours , il fut obligé dê vendre fa maifon de campagne, & il tomba infenfiblement dans la misère. CXLVI. JOUR. I_iOrsqu'il vit fa fortune renverfée, il eut recours a fes amis; il n'en re^ut aucune affiftance j ils 1'abandonnèrent tous. 11 crut que du moins fes débiteurs lui rendroienr ce qu'il leur avoit prèté -y mais les uns nièrent la dette , & les autres fe trouvèrent hors d'état de s'acquiter; ce qui caufa tant de chagrin a Banou , qu'il en tomba malade(  Contes P e r s a n s7 \6<$ Pendant fa maladie, il fe relfouvint par hafard d'avoir prêté mille fequins d'or a un doóteur de fa connoiffance. II appelia fa femme, & lui dit : O ma chère Arouya, il ne faut point encore nous défefpérer ; je viens de rappeler dans ma mémoire un de mes débiteurs que j'avois oublié. Je lui ai autrefois prêté mille fequins d'or : c'eft le doóteur Danifchmende. Je ne le crois pas d'auiïï mauvaife foi que les autres. Va chez lui, puifque je ne puis y aller moi-même, & lui dis que je le prie de m'envoyer la fomme qu'il a recue de moi. Arouya prit aufti-tót fon voile, & fe rendit a la maifon de Danifchmende. On la fit entrer dans 1'appartement de l'AIfakih, qui la pria de s'affeoir, & de lui dire ce qui 1'amenoit. Seigneur doóteur, répondit la jeune femme en levant fon voile, je fuis 1 epoufe de Banou le marchand. II vous fouhaite toutes fortes de profpérités avec le falut, & vous conjure d'avoir la bonté de lui rendre les mille fequins d'or qu'il vous a prêtés. ' A ces paroles que la belle Arouya prononca d'un air doux &gracieux, le doóteur, plus rouge que du feu, attacha fes yeux fur la femme du marchand , & lui répondit en faifant 1'agréable : O vifage de fée, je vous donnerai volontiers ce que vous demandez , non comme une chofe düe a votre mari, mais a vous-même, pour le plaifir que vous me faites de venir chez moi. Je fens  i-jo Les mille et ü n Jour; que votre vue me met hors de moi-même. Vous pouvez me rendre Ie plus heureux des alfakihs. Répondez, de grace, aux fentimens que vous venez de m'infpirer : auffi-bien votre époux eft dans un age trop avancé pour mériter votre affec tion. Si vous voulez combler mes défirs, au-lieu de mille fequins, je vais vous en donner deux mille, & je vous jure fur ma tête & fur mes yeux (a), que je ferai toute ma vie votre efclave. En parlant de cette manière, lerrop paffionné doóteur , pour prouver par fes. aótions qu'il n'étoit pas moins épris qu'il le difoit, s'approcha de la jeune femme , Sc voulut la preffer entre fes bras; mais elle le repouffa très-rudement, Sc lui dit en le regardant d'un air qui ne lui préfageoit rien de favorable : arrètez , infolent, Sc ceifez de vous darter que je vous écoute. Quand vcus m'offririez toutes les richeffes del'Egypte, s'il dépendoit de vous de me les donner , vous ne pourriez corrompre ma iidélité: remettez feulement entre mes mains les mille fequins que vous devc-z a mon époux , Sc ne perdez pas le tems a contrainure un cceur qui fe refufe a vos vceux. L'alfakih avoit trop d'efprir pour ne pas jugèr par ce difcours de ce qu'il devoit attendte de la vertueuie Arouya. 11 perdit 1'efpérance de la ré- (a) Seiment ordinaire des Mufulmans.  Contes P e r s a n s. 171 «faire; & comme c'étoit un homme très-brutal, il changea bientöt de langage. II faut, lui dit-il avec beaucoup d'emportement, que tu fois bien effrontée pour me demander de 1'argent! Je ne dois rien a Banou ton mari; & li ce vieux fou s'eft ruiné par une conduite extravagante, je ne fuis point aftèz fot pour contribuer a le rétablir. A ces mots il la fit fortir brufquemenr de fa maifon , & peu s'en fallut même qu'il ne la frappat. La jeune femme s'en retourna toute en pleurs au logis. Mon cher Banou, dit-elle a fon mari, le do&eur Danifchmende n'eft pas plus honnête homme que vos auttes débiteurs: il a eu le front de me foutenir qu'il ne vous devoit rien. O 1'ingrat! s'écria le vieux marchand , eft-il bien poflible qu'il m'abandonne au befoin ? Mais , que dis-je , m'abandonne ? il eft même d'alfez mauvaife foi pour nier une fomme qu'il a recue. Le fourbe ! il paroiffoit un homme de probité j je lui atirois confié toute ma fortune lorfqu'il m'a demandé mille fequins. A qui donc faut-il fe fier aujourd'hui ? Que ferai-je , pourfuivit-il ? dois-je le lailfer tranquille ? Non, je veux en avoir raifon : va trouver le cadi : c'eft un juge févère , &: 1'ennemi juré des injuftices : conte-lui toute la perfidie du doóteur. Je fuis affuré qu'il aura pitié de moi, & me rendra juftice.  ijx Les mille et unJour, CXLVII. JOUR. I_/A jeune femme du vieux marchand alla chez le cadi. Elle encra dans une falie ou ce juge donnoit audience au peuple , & elle fe tint a 1'écart. La majefté de fa taille & fon grand air la firent bientót remarquer. Le cadi aimoit naturellement le beau sèxe. D'abord qu'il appercut Arouya|, il lui fit figne d'approcher , & la conduifit luimême dans fon cabinet : il 1'obligea de s'affeoir fur un fopha , & de lever fon voile \ mais il ne vit pas plutót 1'extrême beauté dont elle étoit pourvue , qu'il en fut auffi charmé que l'alfakih. O canne de fucre ! s'écria-t-il, déja. tout tranfporté d'amour , belle rofe du jardin du monde, apprends-moi de quoi il s'agit, & fois affurée par avance, que je ferai pour toi tout ce que tu voudras. Alors elle lui paria de la mauvaife foi de Danifchmende, & le fupplia très-humblement d'intercéder fon autorité pour obliger ce doóteur a reftituer ce qu'il devoit a fon mati. Cela eft trop jufte , intetrompit le cadi, qui fe fentoit enflammer de plus en plus, je faurai bien 1'y contraindre. II rendra les mille fequins, ou je lui ferai arracher les entrailles. Mais, charmante houri,  Contes Persan s. 17} continua-t-il en fe radouciffant, fonge, de grace, que 1'oifeau de mon cceur fe trouve pris dans les filets de ta beauté ; accorde-moi ce que tu as refufé a 1'alfakih, & je vais tout a-l'heure te faire préfent de quatre mille fequins d'or. A ce difcours Arouya fondit en pleurs. O ciel! dit-elle , n'y a-t-il donc point de vertu parmi les hommes ? je n'en puis trouver un qui foit véritablement généreux : ceux même qui font chargés de punir les plus coupables , ne fe font pas un fcrupule de commettre des crimes. Le cadi tacha vainement d'effuyer les larmes de la jeune femme. Comme il perfiftoit aexiger d'elle des faveurs , & qu'il affuroit que fans cela elle ne devoit attendre de lui aucun fervice , elle fe leva, & fortit de fon hötel, pénétrée d'une vive douleur. Lorfque Banou vit revenir fa femme , il ne lui fut pas difficile de juger qu'elle n'avoit pas une bonne nouvelle a lui annoncer. Je vois bien, lui dit-il, que vous n'êtes pas fort contente du cadi: il vous a refufé fa ptoteófion : le doóteur Danifchmende eft fans doute de fes amis. Hélas, répondit-elle , j'ai perdu ma peine : il ne veut point nous rendre juftice : il ne nous refte plus aucune efpérance. Qu'allons - nous devenir ? Il faut, reprit Banou , s'adreffer au gouverneur de Damas. Je lui ai vendu plufieurs fois des étoffes  174 Les mille et un Jour; a crédit : il me doit même encore de 1'argent i implorons fon appui : je crois qu'il voudra bien employer fon crédit pout nous. Le lendemain Arouya , couvertede fon voile; ne manqua pas d'aller chez le gouverneur. Elle demande a lui parler : on la mène a fon appartement : il la recut avec beaucoup de civilité , Sc la pria de fe découvrir. Comme elle en connoiffoit les conféquences , elle voulut s'en défendrej mais il n'y eut pas moyen ; il la preffa fi galamment de lever fon voile, qu'elle ne put s'en difpenfer. Si la vue de cette jeune perfonne avoit enflammé le doéreur Sc le cadi , elle ne fit pas moins d'effet fur le gouverneur , qui étoit un de ces vieux feigneurs qui courent toutes les beautés qui fe préfentent a leurs regards. Que de charmes ! s'écria-t-il • je n'ai jamais rien vu de fi piquant. Ah 1'aimable perfonne ! Dites-moi, pourfuivit-il, qui vous êtes , 8c ce qu'il y a pour votre fervice? Monfeigneur, répondit-elle, je fuis femme d'un marchand, nommé Banou, qui a eu quelquefois 1'honneur de vous vendre des étoftes. Oh que je le connois bien , interrompitil, c'eft un des hommes du monde que j'aime & que j'eftime le plus. Qu'il eft heureux d'avoir une fi charmante femme ! Que fon fort eft digne d'envie ! II eft bien plutót digne de pitié , inter-  Contes Persan s." ijf rompit a fon tour Arouya. Vous ne favez pas , feigneur , dans quel état eft réduir 1'infortunc Banou. En même-tems elle lui repréfenta la mauvaife fituation des affaires de fon mari, & lui dit les raifons qui 1'obligeoient a le venir chercher. CXLVIII. JOUR. JLjE gouverneur fachant de quoi il étoit quefrion , fut foit prompt a promettre qu'il emploieroit fon autorité a contraindre le docteur Danifchmende apayerce qu'il devoit a Banou j mais il ne fur pas plus généreux que le cadi. Je vous accorde ma proteót ion, dit-il a la jeune femme: j'enverrai chercher 1'alfakih ; & s'il ne reftitue pas de bonne grace les mille fequins qu'il a recus, il pourra bien s'en repentir. En un mot , je m'engage a vous les faire rendre, pourvu que dès ce moment vous commenciez a reconnoïtre ce que je ptceends faire pour vous; car nous autres fèigneors, DOtti voulons que la reconnoiffance précède 1c fervice. Comme Ia belle Arouya n'avoit pas plus d'enV»e de contente/ U paftion du gouverneur que celle des autres , elle fe retira toute défolée. O Banou, dit-elle a fon mari, il ne faut plus  lj6 Les mille et un Jour compter fur rien : perfonne ne veut entrer dans nos peines , ni nous fecoutir en queique manière que ce fcfit. Ces paroles mirent le vieux marchand au défefpoir : il fit mille imprécations contre les hommes j & il alloit les renouveller , quand fa femme lui dit : ceffez de maudire les auteurs de nos maux : quel foulagement recevrezvous des plaintes vaines qui vous échappent ? II vaut mieux rêver a. d'autres moyens de retirer votre argent, & j'en imagine un que Mahomet lui - même m'infpire. Ne me demandez pas , ajouta-t-elle, quel eft ce moyen j je ne juge pas a-propos de vous en inftruire : contentez-vous de 1'affurance que je vous donne qu'il fera beaucoup de bruit, & que nous ferons pleinement vengés de 1'alfakih, du cadi & du gouverneur. Fais rout ce qu'il te plaira , lui dit Banou, je m'abandonne a ton induftrie. La jeune marchande fortit auffi-tót de fa maifon , & après avoir traverfé deux ou trois rues , elle entra dans la boutique d'un bahutier. Le maitre la falua , & lui dit: belle dame, que fouhaitez-vous ? O maitre, répondit-elle , j'ai befoin de trois coffres, je vous prie de me les donner bien conditionnés. Le bahutier lui en montra plufieurs de différente grandeur. Elle en choifit trois qui pouvoient fans peine contenir chacun un homme : elle les paya, & les fit fur le champ v potter  Contes Persans. i porter chez elle, puis elle s'habilk de fes plus nches habits, fe para de toutes les pierredes que ia mauvaife fortune ne 1'avoit pas encore réduite a vendre pour fubfifter , Sc elle n'oublia pas les parfums. Dans un état fi propre i charmer, elle alla trouverl'alfakih, & employant tous les airs libres & gracieux qu une effronterie lui permettoit de prendre, elle öta fon voile, fans attendre que le doóteur la priat de fe découvrir. Puis le regardant avec des yeux capables de donner de 1'amour aux hommes les plus infenfibles : feigneur alfakih , lui dit-elle, je viens vous prier encore de rendre les mille fequins que vous devez a mon mari. Si vous les reftituez pourl'amour de moi, vous pouvez compter fur ma reconnoilfance. Belle darne^, répondit le doóteur, je fuis toujours dans les mêmes feminiens : j'ai deux mille fequins a vous donner aux conditions que je vous ai propofées. Je vois bien, reprit Arouya, que vous n'en démordrez point : il faut donc me réfoudre de bonne grace a vous fatisfaire. Je vous attends cette nuit, poutfuit-elle en lui tendant une de fes belles mains qu'il baifa avec tranfport • appottez 1'argent que vous m'avez promis , Sc venez a dix heures précifes frapper a Ja porte de ma maifon : une efclave fidelle vous ouvrira Sc TomcXK M 3  I78 Les mille et un Jour, ^ vous introduira dans mon appartement, oü nous paflerons la nuit enfemble. L'alfakih a ces paroles, qui lui promettoient tout ce qu'il pouvoit fouhaiter, ne fut pas maïtre de lui. U embraifa la jeune femme, fans qu'elle püt s'en défendre. Mais elle fe débatraffa de fes mains promptement, & le voyant dans une difpofirion a ne pas manquer au rendez-vous qu elle lui donnoit, elle fortit de chez lui pour aller faire le même perfonnage a 1'hótel du cadi. JOUR C X L I X. D'Abord quelle fut en particulier avec ce Jugc , elle lui dit : o mon feigneur , depuis que lós ai quitté, je tfai pas goüté un moment de repos. J'ai mille fois rappelé dans ma memoiré toutes les chofes que vous m'avez dites. II m'a paru que je ne vous déplaifois pas , & qu'il ne tiendroit qu'a moi de vous avoir pour amant. Quelle fatisfadion pour une bourgeoife de fe voir la maïtreffe d'un cadi jeune & bien fait! ma verm , je 1'avoue , n'eft point k 1'épreuve d'un fort fi agréable. Ce début enchanta le cadi. Oui, ma reine, «'écria-t-il, vous ferez , fi vous voulez , la pre-  Contes P e r s a n s. i79 mière dame de mon férail, & la maitrefte fouveraine de mes voloncés. Abandonnez le vieux Banou, Sc venez demeurer chez moi. Non feigneur, répondic Arouya, je nepuis me ré' foudre a lui caufer un. fi grand déplaifir. D'ailleurs , par cetre conduite, je me perdrois de réputation. Je veux éviter 1'éclat, Sc n'avoir avec vous qu'un commerce fecret. Hé, dans quel lieu, répliqua Ie cadi, pourrai-je vous entreteriir ? Dans mon appartement, repartit lamarchande: c'eft 1'endroit le plus sur : Banou couche dans le fien : c'eft un homme accablé de vieilleffe Sc d'infirmités , il ne doit point nous caufer d'inquiétude : venez dès cette nuit chez moi, fi vous Ie fouhaitez, ajouta-t-elle; foyez a Ja porte de notre maifon fur les onze heures , mais foyez-y fans fuite , car je ferois au défefpoir qUe quelqu'un de vos gens fut la foiblefle que j'ai pour vous. _ Les précautions que prenoit la jeune femme, bien loin d'être fufpectes au cadi , hfi fembloient augmenter le prix de fa bonne fortune. II ne manqua pas de témoigner i Ia dame le plaifir qu'il avoit de la voir dans des fentimens fi favorables pour lui: il lui fit des careffes dont elle eut foin de modérer la vivacité, &c il lui promit de fe rendre chez elle a 1'heure marquée. La-delTus ils fe féparèrent fort fatisfaits, quoi- M *  iSo Les mul« et u n Jour, qu'ils euflent tous deux des penfées bien différentes. Voila déja deux amans difpofés a donner dans le piège qu'elle leur tendoit : il ne reftoit plus que le gouverneur a trompet, ce qui ne fut pas fort difficile. La jeune marchande eut l'adrelfe de 1'amorcer comme les autres : il crut de bonne foi tout ce qu'elle lui dit, & le réfultar de leur entretien fut qu'elle lui donna rendezvous a minuit chez elle, & qu'il juta de s'y trouver feul pour faire les chofes avec la difcrétion qu'elle fouhaitoit. Grand prophéte ! dit Arouya , lorfqu'elle fut hors du palais du gouverneur : ó protecteur des fidèles Mufulmans! Mahomet, vous qui du ciel oü vous êtes , avez les yeux ouverts fur les demarches que je fais , vous voyez le fond de mon ame : achevez de faire réuffir mon delfein , & ne m'abandonnez pas dans les périls de 1'exécution. Après cette apoftrophe qu'elle crut devoir faire pour parvenir plus sürement au but qu'elle fe propofoit, elle fe fentit remplie de confiance , &c fuivant tous fes mouvemens , comme autant d'avis fecrets du prophéte , elle alla acheter toutes fortes de fruits & des confitures qu'elle fic portet a fa maifon. Elle avoit une vieille efclave dont elle connoilfoit la fidélité ; elle 1'infttuifif  Contes Persans. iSi de fon projet , & lui donna fes ordres. Elles commencèrent enfuite a préparer un appartement j elles arrangèrent les meubles , & drefsèrent une table fur laquelle on mit plufieurs baflins de porcelaine remplis de fruits & de confitures sèches.. Quand la jeune marchande auroit eu deffein de rendre heureux fes amans , elle n'auroit pas fait de plus grands préparatifs pour les recevoir. Elle attendoit leur arrivée avec une exttême impatience:elle craignoit même quelquefois qu'ils ne vinffent pas \ mais fa crainte étoit fort mal fondée : les efpérances qu'ils avoient concues étoient trop agréables , pour qu'ils piuTent les abandonner. Le doófeur Danifchmende , enttr'autres, fe tenoit alerte; & comme premier en date , il ne manqua pas d'être a la porte de Banou i dix heures précifes : il frappe , la vieille efclave ouvre , le fait entrer & le conduit a Pappartement de fa maitreffe, en lui difant toiit bas : prenez bien garde de faire du bruit, de peur de reveiller le vieux marchand qui repofe. AuiTI-töt que Danifchmende vit Arouya , qui s'étoit parée avec autant de foin que s'il eut été queftion de recevoir un amant aimé , il fut ébloui de 1'éclat de fes charmes , & lui dit d'un ait pafïionné : ó phénix de la prairie de la beauté , je ne puis alfez admirer mon bonheur! Voila^ M 3  iSz Les mille et ün Jour; pourfuivit-il, en jetant une bourfe fur une table, les deux mille fequins que je vous ai ptomis j ce n'eft pas trop payer une fi bonne fortune. JOUR CL. .A.ROUYA fourit * ce dlU:ours > elle t8n*t la main a 1'alfakih, & après l'avoir fait affeoir fur un fopha, elle lui dit : feigneur dodeur , ètez votre turban & votre ceinture; mettez - vous i votre aife : vous êtes ici comme chez vous. Dalla Moukhtala , continua-t-elle en s'adreftant a la vieille efclave , viens m'aider a déshabiller mon amant, car fes habits le gênent. En parlant ainfi, la dame défit elle même la ceinture de Danifchmende , & 1'efclave lui bta fon turban : elles le dépouillèrent enfuite toutes deux de fa robe; de manière qu'il demeura en vefte & la tete nue. Commencons, lui dit alots la jeune marchande, par les rafraichiffemens que je vous ai préparés: en même-tems ils fe mirent a manger des confitures & a boire des liqueurs. Sur la fin de ce repas, que la dame avoit foin d'égayet pat des difcours qui charmoient 1'alfakih , on entendit du bruit dans la maifon. Arouya en parut allarmée, comme fi elle n'eut pas fu ce que c'étoit. Dalla j dit - elle k la vieille efclave  Contes Persan s. iSj d'un air inquiet, va voir ce qui peut caufer le bruit que nous entendons. Dalla fortit de la chambre, & y revint un moment après en difant a fa maitreffe avec beaucoup de trouble & d'altération : ah madame , nous fommes perdues ! votre frère vient d'arriver du Caire. II eft en ce moment avec votre mari, qui va vous 1'amener ici tout-a-l'heure. O fatale arrivée ! s'écria la femme de Banou , en affeótant un grand chagrin; le facheux contre-tems ! ce n'eft pas affez qu'on vienne troubler mes plaifirs , il faut encore qu'on me furprenne avec mon amant , Sc que je paffe pour une femme infidelle dès le premier pas que je fais contre mon devoir! Que vais-je devenir ? Comment puis - je prévenir la honte que je crains ? Vous voili bien embarraffee , dit Ia vieille efclave , que le feigneur Danifchmende s'enferme dans un des trois coffres que votre mari a fait faire pour y mettre des marchandifes qu'il veut envoyer a Bagdad. Ils font dans votre cabinet, 6c nous en avons les clefs. Le confeil de Dalla fut approuvé : le doóteur paffa dans le cabinet, Sc fe mit dans un des trois coffres , qu'Arouya elle - même ferma 1 doublé tout, en difant a Danifchmende: 6 mon cher Alfakih , ne vous impatientez pas ; aufli-tót que mon frère & mon mari fe feront retircs, je Mi" 1  184 Les mille et ün Jour, viendrai vous rejoindre , & nous paflerons enfemble le refte de la nuit d'autant plus agréablement , que nos plaifirs auront été interrompus. La promefTe qu'Arouya faifoit au doóteur de le venir tirer de fa prifon , & 1'efpérance qu'elle lui donnoit de le bien dédommager des mauvais momens qu'il alloit pafler dans le coffre , 1'empèchèrent de s'affliger d'une aventute qui devoit avoit des fuites encore plus défagréables pour lui. Au-lieu de foupconner la fincérité de la dame, & de s'imaginer que 1'état oü il fe voyoit, pouvoit être un piège qu'on lui avoit tendu, il aima mieux fe perfuader qu'on 1'aimoit , & fe livrer aux plus douces illufions dont fe repaiffent les amans qui fe flattent en vain d'obtenit 1'accomplifTement de leurs déiirs. La jeune marchande le laifla dans fon cabinet, & revint dans fa chambre, en difant tout bas a. fon efclave : en voila déja un qui a donné dans mes filets : nous verrons fi les autres m'échapperont. C'eft ce que nous faurons bientót, répondit Dalla, car il eft prés d'onze heures, & je ne crois pas que le cadi manque de. fe trouver au rendez-vous. La vieille efclave avoit raifon de penfef que ce juge ne feroit pas moins exact que le docteur : en effet, on entendit frapper a la porte de Banou, même avant 1'heure matquée.  Contes P s r s a n s. i85 Dalla courut buvrir, & voyant que c'étoit un homme , elle lui demanda fon nom. Je fuis , dit-il, le cadi : parlez bas, lui répondit 1'efclave! vous pourriez réveiller le feigneur Banou : ma maïtreffe , qui a un grand foible pour vous , m'a ordonné de vous introduire dans fon appartement ; prenez , s'il vous plaït, la peine de me fuivre , je vais vous y mener. Le juge fentit redoubler fa flamme a ces paroles : il fuivit Dalla qui le conduifit a 1'appartement de la jeune marchande. O ma reine! s'écria-t-il, en abordant la belle Arouya, je vous vois enfin. Avec quelle impatience ai-je attendu eet heureux moment! II m'eft donc, ajouta-t-il en fe jetant a fes pieds , il m'eft donc permis de concevoir les plus charfnantès efpérances ! Non, il n'eft point de bonheur qui foit comparable au mien. La jeune marchande relevant le cadi, Ie pria de s'affeoir fur le fopha , & lui dit: feigneur , je fuis bien aife que vous ayez un peu de goüt pour moi , puifque vous êtes 1'homme du monde pour qui j'en ai le plus, ou pour mieux'dire, la première perfonne qui fe foit attirce mon attention : cette vieille efclave vous le dira; depuis le dernier entretien q"e j'ai eu avec vous, je ne fais que languir : je lui parle de vous fans ceffe, & ma paffion ne •me laiffe pas un moment de repos.  Les miui et u n Jour, JOUR C L I. Quand le cadi entendit parler Arouya dans ces termes, peu s'en fallut qu'il ne perdit 1'efprit : haut cyprès , lui dit-il, vivante image des houris , vous m'enchantez pat de fi douces paroles : achevez, de grace, de mettre le comble a mes vceux j mais , ma princeffe , hatez- vous de me fatisfaire, je vous en conjure , car vous m'avez mis hors de moi-même, & je ne me pofsède plus. Je fuis ravie , reprit la dame, de vous voir fi amoureux : cela flatte agréablement ma tendreffe , & votre impatience me fait trop de plaifir pour différer plus long-rems a la contenter. Je vous avois préparé des rafraichiffemens, & je voulois boire des liqueurs avec vous ; mais puifque vous êtes fi paflionné , il faut que je cède i vos inftances : déshabillez-vous donc , Sc vous couchez dans ce fit que vous voyez : je vais cependant dans 1'appartement de mon man pour favoir li le vieillard repofe, & dans un moment ie reviendrai vous trouver. Le jug.e, i ce difcours , s'imaginant qu'il tenoit déia dans fes bras 1'objet de fes défirs, 6ta promptement fes habits & fe mit au Ut. A peine fatil couché , qu'il entendit du bruit. Un mftant après, Arouya revint fort émue, & lui ditiah,  Contes Persan s. 187 feigneur cadi , vous ne favez pas ce qui vient d'arriver : nous avons ici un vieil efclave que je n'ai pas voulu mettre dans ma confidence, paree qu'il m'a paru trop attaché a mon mari : il vous a vu entrer dans ma maifon , il en a avetti fon maitre , qui a fur le champ envoyé chercher mes pareus pour être témoins de mon infidélite. Ils vont tous venir dans mon appartement: je fuis la plus malheureufe perfonne du monde. En achevant ces paroles, elle fe mit a pleurer j ce qu'elle fit avec tant d'art, que le cadi la crut fort affligée. Confolez-vous, mon ange , lui dit-il, vous n'avez rien a craindre : je fuis le jnge des Mufulmans, & je faurai bien, par mon autorité , impofer filence a vos parens & a votre mari. Je les menacerai tous ; je leur défendrai de faire aucun éclat, & vous devez être perfuadée qu'ils craindront mes menaces. Je n'en doute pas, mon feigneur , reprit la jeune marchande; auffi n'eft-ce pas le reffenriment de mon époux, ni la colère de mes parens que j'appréhende. Je fais bien qu'appuyée de votre proteétion, je fuis a couvert des chatimens; mais, hélas! je vais palfer pour une infame , & je deviendrai 1'opprobre & le mépris de ma familie. Quel fujet de douleur pour une femme qui jufqu'ici n'a pas donné la moindre occafion de foupconner fa vertu! Que dis-je}  188 Les mille et wn Jour., foupconner? J'ofe dire qu'on me regarde comme Ie modèle des femmes raifonnables : je vais perdre en un moment une fi belle réputation. A ces mots elle recommenca a. pleurer Sc a lamenter d'un air fi naturel, que le juge en fut attendri. O lumière de mes yeux , s'écria-t-il, je fuis touché de ton affliction •, mais celfe de t'y abandonner , puifqu'elle t'efl inutile. Que te fert-il de répandre tant de larmes pour un malheur iné» vitable ? Dalla Moukhtala interrompit en eet endroit le juge , & dit : grand cadi des fidèles , Sc vous belle rofe du jardin de la beauté, écoutez-moi 1'un & 1'autre. J'ai de 1'expérience , & ce n'eft pas la première fois que j'ai fait plaiik i des amans embarraffés. Pendant que vous ne fongez tous deux qua vous attendrir, je penfe aux moyens de vous tirer d'embarras; Sc fi mon feigneur le cadi veut, nous allons tromper le .feigneur Banou & les parens de ma maïtrelfe. Et comment cela , dit le Juge ? Vous n'avez , reprit la vieille efclave, qu'a vous enfermer dans un certain coffre qui eft dans le cabinet d'Arouya : je fuis bien affurée qu'on ne s'avifera pas de vous en demander la clef. Ah I très-volontiers , répondit le cadi; je confens pour quelques momens de me mettre dans ce coffre, fi vous le jugez a propos. Alors la jeune dame témoigna que cela lui feroit plaifir, Sc affura le juge qu'un inftant  Contes Persan s. 1S9 après que fon mari & fes parens auroient vifitc fon appartement, & fe feroient retirés, elle ne manqueroit pas de le venir tirer du coffre. Sur cette affurance, & fur la piomeffe que la marchande fit au cadi de payer avec ufure la complaifance qu'il vouloit bien avoir pour elle , il fe lailfa enfermer comme 1'alfakih. II ne reftoit plus que le gouverneur, qui vint aufli a minuit fe préfenter a la porte. Dalla 1'introduifit de même que les deux autres , & Arouya le recut de la même manière. Elle lui fit bien des careffes, & lorfqu'elle s'appercut que le vieux feigneur devenoit trop preffant, elle fit un figne dont elle étoit conventie avec Dalla qui fortit. Un moment après on entendit frapper affez rudement a la porte de la rue , & bientót la vieille efclave entra dans la chambre avec précipitation en difant d'un air effrayé : ah ! madame , quel contre-tems! le cadi vient d'entrer , on le conduit dans 1'appartement de votte mari. O ciel! s'éctia la jeune marchande , quel fatal évcna* ment ! Ma chète Dalla , pourfuivit-elle, va doucement écouter ce que ce juge dit i Banou , & reviens nous en inftruire. La vieille efclave fortit une feconde fois ; 8c pendant qu'elle faifoit femblant d'être occupée a s'acquitter de la commiflion dont fa maitrefïe 1'avoit chargée, le gouverneur dit i la dame : qui peut amener ici le  jc>o Les mui ee.t un Jour, Cadi a. 1'heure qu'il eft ? Banou auroit-il queique mauvaife affaire? Non , répondit Arouya, & je ne fuis pas moins étonnée que Vous de PïütfJ rivée de ce juge. C L I I. JOUR. I3alla , peu de tems après, revint fur fes pas , & dit a fa maitreffe : madame , j'ai prêté une oreille attentive aux difcours qui fe tiennent dans 1'appartement du feigneur Banou, & j'en' ai affez entendu pour favoir de quoi il s'agit. Le cadi vient dans cette maifon pour vous inter-' roger en préfence de Danifchmende dont il efV accompagné. Ce docteur foutient qu'il vous a rendü les fequins que votre époux lui a prêtés. Le grand vifir, qu'ori a informé de Cette affaire , a- chargé le cadi de 1'approfondir dès cette nuit, pour lui én rendre compte demain matin. ' ■ La-deffus Arouya eut'recours aux larmes, Sc pria le'gouverneur de vouloir bien fe cacher , en lui difant : mon feigneur, je vous conjure d'avoir pitié de moi. Le cadi, Banou & Danifchmende vont venir ici; épargrfez-moi la honte de paffér pour une femme infidèle ; ayez queique égard a la föibleffe que j'ai pour vous; en-' trez dans mon cabinet, Sc petmettez que je vous-    Contes Persan s. 191 enferme dans un coffre pour quelques inftans. Comme le vieux feigneur marquoit avoir queique répugnance pour ce qu'on lui propofoit, la dame fe jeta a fes pieds, 6c eut enfin le pouvoir de le perfuader. Le gouverneur fut donc mis dans le ttoifième coffre. Alors la femme du marchand ferma le cabinet, 8c alla trouver fon mari pour lui compter tout ce qui s'étoit paffe. Après s'être tous deux réjouis aux dépens des trois amans infortunes , Banou dit : Hé , de quelle manière prétendez-vous dénouer cette aventure ? Vous le faurez demain , répondit Arouya. Souvenez - vous feulement que je vous ai promis de nous venger d'une manière éclatante, 8c foyez affuré que je vous tiendrai parole. En effet, le jour fuivant elle fe rendit a mon palais, 6c fe gliffa dans la falie oü je donnois audience a mes peuples. Aufïï-töt que je 1'apper9US, fon air noble & la beauté de fa taille attirèrent mon attention. Je la fis remarquer a mon grand vifir. Voyez-vous, lui dis-je, cette femme bien fake ? dires-lui de s'approcher de mon tróne. Le vifir lui dit de s'avancer : elle fendit la preffe, & vint fe profterner devant moi. Quel fujet vous amène ici, lui dis-je ? levez-vous , 8c parlez. O puiffant monarque du monde , répondit-elle après s'être relevée, puiffent les jours de  I9i Les mille et un Jour, votre majefté être éternels, ou du moins ne finir gu avec les ficcles. Si vous voulez avoir la bonté de m'entendre, je vais vous conter une hiftoire qui vous furprendra. Je le veux bien , lui dis-je; je fuis difpofé a vous écouter. Je fuis femme, reprit-elle, d'un marchand nommé Banou , qui a 1'honneur d'être votre fujet, & de demeurer dans votre ville capitale., II prêta , il y a quelques années , mille fequins au doófeur Danifchmende qui foutient qu'il ne les a pas recus. J'ai été chez eet alfakhi les lui demander. II m'a répondu qu'il ne devoit rien a mon mari, mais qu'il me donneroit deux mille fequins , fi je voulois fatisfaire les défirs qu'il m'a rémoignés. J'ai été me plaindre au cadi de la mauvaife foi du doóteur; le juge m'a déclaré qu'il ne me rendroit pas juftice, a moins que je n'eulfe pour lui la complaifance que Danifchmende a exigé de moi. Confufe, indignée du mauvais caraótère du cadi, je 1'ai quitté brufquement, & me fuis adreifée au gouverneur de Damas, paree que mon mari eft connu de lui. J'ai imploré fon fecours; mais je ne 1'ai pas trouvé plus généreux que le cadi, & il n'a rien épargné pour me féduire. J'avois de la peine a croire ce qu'elle me ra-: contoit, ou plutot je foupconnois Arouya d'inventer cette fable pour rendre auprès de moi un mauvais  Contes. Persans." ipj ïnauvais office a. Danifchmende, au cadi, & au gouverneur. Non ,- non, lui dis-je, je ne puis ajouter foi au difcours que vous me tenez; je ne faurois me perfuader qu'un doóteur foit capable de nier qu'il ait recu une fomme qu'on lui a prêtée , ni qu'un homme que j'ai choili pour rendre juftice au peuple, vous ait fait une infolente propofition. O roi du monde , me dit la femme de Banou, fi vous refufez de me croire fur ma. parole , du moins j'efpère que vous en croirez les témoins irréprochables que j'ai de tout ce que je dis. Oüfont-ils, ces témoins , repris je avec étonnement? Sire,'repartir-elle , ils font chez moi; envoyez - les , s'il vous plak , chercher tout-a1'heure , leur témoignage ne fera point fufpect a votre majefté. J'envoyai fur le champ des gardes a la maifon de Banou, qui leur livra les trois coffres oü étoient les amans. Les gardes les ayant apportés en ma préfence, Arouya me dit; mes témoins font ld* dedans. En achevant ces paroles, elle tira de deffous fa robe trois clefs , & ouvrit les coffres. Jugez quelle fut ma furprife, de même que celle de toute ma cour, lorfque nous appercumes le docteur, le gouverneur & le cadi , tous trois prefque nuds, pales, défaits , Sc trcs-mortifiés du dénouement de 1'aventure. Je ne pus d'abord m'empêcher de rire de les Voir dans cette fituation , qui Tome XF. N  194 Les mille et un Jour, ne manqua pas d'exciter auffi les ris de tous les fpeétateurs. Mais je pris bientöt un air férieux, & j'apoftrophai les amans dans des termes qu'ils méritoient. Après leur avoir fait publiquement des reproches , je condamnai le doéteur Danifchmende a donner quatre mille fequins d'or a Banou; je dépofai'le cadi, & confiai le gouvernement de la ville de Damas a un autre feigneur de ma cour. Enfuite ayant fait óter les coffres, j'ordonnai a la jeune marchande de lever fon voile. Montrez-nous, lui dis-je , ces trairs dange qui dans une autre conjoncture auroient arrêté long-tems mes regards: je ne penfois qua la maitrefie de ce palais. Pendant que j'y rêvois, plufieurs dames vinrem embellir de leurs charmes le falon ou j'étois; mais queique belles qu'elles fuffent , elles cédoient toutes a celle dont j'attendois la venue. Enfin, elle parut. Je la reconnus a fa taille Sc a fon ait; Sc comme elle n'avoit point alors de voile, je la trouvai encore plus belle que je ne 1'avois trouvée bien faite. Les pierreries & la richeffe de fon ajuftement relevoient encorë fes graces naturelles, qui n'avoient pas befoin du fecours de 1'art pour enchanter. {J'en fus ébloui. Elle s'en appercur & en fourit. Elle fe placa fur un fopha qui relfëmbloir alfez a un petit tróne, & fes femmes fe rangèrent a droite & a gauche en deux files. Alors m'adreffant la parole : approchez, jeune homme , me dit-elle avec affez de douceur ; un autre que moi fe ttouveroit peut-être offenfée du peu de refpeót que vous m'avez marqué dans un lieu public ; mais vous me paroiffez étranger, Sc cela mérite queique indulgence. Je vous dirai même que les aftres m'inclinent a vous vouloir du bien. Si vous vous rendez digne de mes fen-  G O N T E S P E R S A N S 2 11 timèns par un attachement fincère, je vous permettrai d'afpirer a mes bontés, grace que je n'ai encore accordée a perfonne. A ces mots qu'eile prouonica avec ün air de majefté qui augmentok le prix de la faveur que je recevöis, je me fentis tranfporté de joie : Ah! fultane, m'ccrjai-je en me profternant a fes pieds, 1'ai-je bien entendu ? A quelle fortune daignezvous élever un étranger qui na point d'autre mérite que de vous trouver adorable ! Tant mieux , interrompit-elle , la grace en fera d'autant plus grande , que vous croirez moins la mériter. Apprenez-moi, pourfuivit-elle , de quel pays vous êtes , quelle eft votre naiflance , &c ce qui vous a fait venir a Serendib. Je fatisfis pleinement fa curiofkc ; mais lorfque je dis que je devois le lendemain m'embarquer pour m'en retourner , elle m'interrompit, en marquant queique émotion Quoi donc, Aboulfaouris, me dit-elle , vous avez deftein de nous quitter fi-tèt ? la plus belle ifle de la. mer des Indes n'a pas aflez de chirmes pour vous retenir' plus long-tems ? Princelfe , répondis-je, la ville de Serendib a fans doute de quoi charmer des yeux plus difficiles que les miens ; mais quelques metveilles qu'on admire dans la fuperbe enceinre de fes murs, je m'en arracherois fans peine , fi ce jour n'eüt pas offert a mes yeux des appas plus O 2  ui Contes 1j ersans. capables de m'arrêter. Vous ne perfévérez donc plus, reprit la dame en fouriant, dans la réfolution de ce départ précipité ? Après les glorieufes efpérances, lui repartis-je, que vous m'avez psrmis de concevoir, puis-je, ma reine, avoir d'autre vólonté que celle qu'il vous plaira de m'infpirer? Avec de pareils ientimens, répliqua-t-elle, vous ne fauriez manquet de me plaire, & je ne me repens point d'avoir fixé mon choix fur vous. En achevant de parler ainli, elle me dit de m'afleoir a. coté d'elle fut fon fopha; & comme j'en faifois dirficulté, elle me rémoigna fi férieufement qu'elle s'offenferoir de mon refus, que je m'imaginai lui marquer mieux mon refpeót en obéiflant qu'en prenant auprès d'elle un air d'efclave. Elle m'apprit qu'elle fe nommoit Canzade, qu'elle étoit fille d'un premier Vifir du roi de Serendib ; que la mort de fon père la laiffoit en droit de difpofer de fon fort; que les plus gtands feigneuts de 1'état 1'avoient recherchée, mais qu'elle s'étoit refufée a leur pourfuite , & n'avoit pas voulu jufques-la s'engager: elle m'avoua que les paroles qui m'étoient échappées en la voyant paffer auprès de moi, 1'avoient frappée ; qu'elle m'avoit regardée avec attention, & que ma petfonne lui avoit plu ; que fon père , pendant quarante ans paffes dans les emplois,  Contes Persan s. 21 j avoit amafle des biens immenfes qu'il ne tiendroit qu'a. moi de partager avec elle. Je lui témoignai ma reconnoiffance dans les termes les plus tendres & les plus foumis, Sc je parlai d'une manière a lui perfuader que fa perfonne me touchoit plus que fes richelfes. Elle parut fatisfaite de mes fentimens. Nous changeames enfuite de matière , Sc je reconnus dans notre entretien que la nature avoit ptis plaifir a joindre en elle les plus rares qualités de 1'efprit a celles du corps. CLVIU JOUR. Notre converfation fut intetrompue pat 1'arrivée de douze efclaves qui entrèrent dans le falon. Ils portoient tous les préparatifs d'un grand repas. Ils eurenr en moins de rien dreifé & couvert la table des mets les plus exquis. L'odeut ad» mirable faifoit juger de la fineffe des alfaifonnemens. Canzade me prit par la main , fe mit a table , & me fit affeoir auprès d'elle. Nous commencames a manger : elle me fervoit de fa propre main tout ce qu'il y avoit de meilleur : la délicateffe & la variété des vins répondoient a celles des viandes ils étinceloient dans 1'or Sc le ctyftal oü elle les faifoit verfer; mais les ef- O 3  114 Les milie et u n Jour/ prics qu'ils exhaloient, m'eiiivroient moins que. les regards de la dame, qui me préfemant une coupe d'un air riant, allumoit dans mon cceur une llamme qui s'augmentoit de moment ei\ moment, Elle nventretenoit, pendant le repas , d'agréabies chofes. L'enjouement de fon humeur avoit un charme particulier : le déiir de plaire y joignoi; de nouvelles graces. Aboulfaouaris, me difoit-: elle toutes les fois qu'elle m'oifroit du vin dont je n'avois pas encore bu , goütez. de ce vin. Ses belles lèvres en fai.foient auparavant 1'effai , &c fembloient le rendre encore plus délicieux qu'il rfétoit: je prenois la coupe avec tranfport, 8c en buvant la hqueur, j'avalois a. longs traits le doux poifon de 1'amour. Sur la fin du repas , les femmes de Canzade fe partagèrent; les unes prirent des inftrumeus , & commencèrent a chanter; les autres fe mirerat ■a. danfer des danfes alfez femblables aux nótres. Chacune s'acquitroit également bien de fon devoir ; & foit dans le criant, foit dans Iz danfe , 1'art, la jufceffe & la méthode y étoient parfiuternent obfervés. Tandis qu'on chantoit les airs les plus tendres , les yeux. de Canzade $c les miens parioient un. langage muet le plus touchant du monde. 11 étoit entreméié de foupirs hrulans, qui marquoieut affez l'ardeurdenqs dé-  Contes Persan s. uj fits. La dame , après que fes femmes eurent criante , voulut chanter elle • même : elle fe fit donner une coupe, & jetant fur moi un regard oü la tendrelfe & la joie paroiifoient également dépeintes, elle chanta un air dont le fens étoit: Que le vin difpofoit merveilleufement, par Ja douce chaleur, le coeur d'une dame a partager les feux de fon amant. Le repas fini, on apporta des parfums :• c'étoit une caflblette d'or , oü brüloit un bois de la meilleure canelle de toute 1'ifle de Serendib', Nous nous lavames les mains avec des eaux defenteurj enfuite nous donnames toute notre attention aux chants & aux danfes qui continuoient toujours., quoique nous fuflions levés de table. Ces divertiflemens nous menèrent jufqu'au foir. La nuit étant arrivée , je voulus prendre congé de la dame. Comment donc, me dit-elle, d'un air mécontent, vous fongez encore a me, quitter? Après les alfurances que vous m'aviez données de n'avoir point d'autres volontés que les miennes , je ne m'attendois pas a tin pareil compliment. L'accueil que je vous fais, ne vous paroït pas fans doute mériter que vous en fouhaitiez la continuation. Pour un homme qui veut faire croire qu'il eft fort cpris, vous avez des impatiences qui font alfez nouvelles :.vous craignez sutant la nuit que les autres amans la fouhai- O 4  zt6 Ljs Miniïin Juin, tent. Ah, madame ! m'écriai - je, que vous lifez mal dans Ie fond de mon cceur ! Cet accueil dont vous m'accufez fi injuftement de ne pas connoitre le prix, fait la plus douce idéé de mon efprit. J'ai craint d'abufer de vos bontés 5 & bien loin de me blamer d'avoir voulu prendre congé de vous , plaignez-moi plutöt de la violence que je me fuis faite pour me réfoudre a m'éloigner de vos charmes. On doit peu vous plaindre, repattit-elle, d'une violence que vous pouviez vous épargner ; une fi grande difcrétion m'eft fufpecte : je ne vous confeille pas d'entreprendre de vous en faire un mérite auprès de moi. Hé, pouvois-je , madame, lui dis-je , me flatter que vous me deftiniez a paffèr la nuit dans votre palais ? Après tout ce que je vous ai dit, repartit-elle, je vous aurois pardonné de le croire : je démèle dans votre procédé une tiédeur qui répond mal de Ia vivacité de vos fentimens. C L I X. JOUR, JE ne manquai pas de dire a Ia dame qu elle me faifoit une cruelle injure de me foupconner de froideur. Je me répandis en difcours paffionnes pour la défabufer : je lui avouai qu'au milieu de tous les plaifirs qu'elle avoit la bonté de  Contes Psrsans. 217 -me procurer , je n'avois pu me défendre d'un mouvement d'iaquiétude. Je lui racontai la réceprion que mon héte m'avoit faite a mon arrivée a Setendib; je lui repréfentai qu'il devoit ctre fort en peine de moi, & qu'il le feroit encore bien davantage , fi je n'allois pas coucher chez lui. Canzade fe laiifa perfuader : elle entra dans 1'obligation oü j'étois de mettre 1'efprit de Habib en repos; mais elle ne voulut pas que je fortiffe pour 1'aller trouver moi-même, quelques fermens que je lui filfe de revenir fur le champ. Elle craignoit que le prudent Habib ne m'empêchat defuivre les mouvemens de mon cceur : elle me permit feulementde lui écrire, 8c encore me défendit-elle de lui faire le moindre détail de mon aventure, 8c de lui mander le lieu oü j'étois. Sa défiance la-deffus alla même fi loin, qu'elle voulut dicter la lettre. Ainfi je mandois fimplement a mon höte qu'une affaire importante m'obligeoit a retarder mon départ, ÓV me priveroit de fa vue pour quelques jours; que je le priois de 11'être point en peine de moi. Elle fit porter la lettre a Habib, 8c fe voyant raffurée fur mon départ, elle me mena dans tous les appartemens de fon palais, & m'en montra les magnificences qui me parurent dignes d'un premier vifir. Cette dame, lotfque 1'heure de fe  nS Les mille itun Jour, repofer fut venue, me conduifit a. 1'appartement qu'elle m'avoit deftiné, Sc qui n'étoit pas le moins riche de fon palais. Elle m'y laïffa, & a peine en fut-elle fortie, que plufieurs efclaves chargés du foin de me fervir, m'apportèrent tout ce qu'il faut pour un propre Sc galant déshabiller. Ils m'aidèrent a. me mettre au lit. Lorfque je me vis feul & en liberté de faire des réflexions fur 1'état oü je me trouvois, je dis en moi-même : a quoi aboutira tout ceci ? Quel fort brillant vient s'offrir a moi! quelles richeffes font étalées dans ce palais! Dois-je en effet efpérer que je ferai bientót poffeffeur d'une fi belle dame ? Non, Aboulfaouaris, non , tout cela n'efl point fait pour toi. Ceffe de te flattet; ce font des pièges que la fortune te tend , & tu verras bientöt fans doute s'évanouir, comme un fonge décevant, toutes ces idéés de grandeur & de volupté dont tu t'enivres. Cette penfée ne laiffoit pas de me rroublerj mais un moment après je me repréfentois que j'avois tort de m'allarmer.; que Canzade n'ayant point d'intétêt a me trompet, je ne devois point me défier de fes bontés; que les manières de fes gens m'avoient patu très-férieufes & très-narurelIes j Sc que j'avois même remarqué dans fes yeux qu'elle étoit touchée d'une véritable paffion pour moi. Ainfi, tantot me livranc a nia confiance, Sc  Contes Persan s." aio tantot cédant a mon inquiétude , comme un vaiffeau agité par deux vents oppofés, je paffai la nuic entière fans prendre aucun moment de repos. Le jour me furprit que je rêvois encore avec beaucoup de vivaciré aux mêmes chofes qui m'a-. voient occupé route la nuit. Le foleil vint cclairer mon appartement; il en faifoit briller les riches meubles. Ébloui de leur éclat, je regardois ce palais comme un de ces chateaux enchantés ou 1'art magique , maïtrifant la nature, étale tout fon pouvoir. Je me levai, & aulli-töt les efclaves qui m'avoient aidé a me mettre au lit, m'entendanE marcher, entrèrent chargés de robes magnitiques. J'en pris une d'une étoffe de foie verte, relevée d'une broderie d'or, dont le travail me plaifpit, jnfihimeat pour le bon goüt du delfein. A peine en fus-je revêtu, que Canzade ayant appris que j'étois vifible, vint me demander fi j'avois bien repofé. Son impatience de me revoir ne lui avoit pas permis d'attendre que j'allalfe la trouyer dans fon appartement. Je lui répondis que j'avois paffé la nuit d'une manière a mériter qu'elle avancac le moment de mon bonheur. A quoi elle reparnt en fouriant, qu'elle vouloit être pleine-: ment inltruite de la fincérité de mes paroles , avant que de faire une démarche fi délicate pour, fon repos.  no Les mi i li et un Jour, C L X. JOUR. Je demeurai huit jours dans le palais de Canzade, oü je fus traité avec toutes les déférences qu'on auroit eues pour un roi. La dame avoit des manières charmantes pour moi. Elle ne me rerufoit aucun de tous les témoignages de tendreife & de complaifance que j'aurois pu exiger d'elle, a la réferve de cette faveur iingulière qui fait la fuprême félicité des amans. Un jour que nous nous promenions tous deux dans les jardins de fon palais : Aboulfaouaris , me dit-elle , je me fLute que vous m'aimez; & dans cette confiance , je me fuis enfin déterminee a remplir vos défirs. Rendez graces a 1'amour qui vous óte 1'épine des rofes que vous allez cueil" lir. Voyez ce que ie fais pour vous : c'eft peu de vous lailfer la libre difpofition de tous mes tréfors , je vous dcnne encore ma perfonne, que vous ne devez pas moins eftimer, fi vous êtes bien épris. Après cela, refuferez-vous de faire aulïï queique chofe pour moi? Ah ! madame, interrompis-je en eet endroit, avec toutes les marqués d'une véritabta reconnoiffance, ce doute m'outrage; parlez: füt-ce ma propre vie , il me feroit glorieux de la facrifier a vos moindres défirs. Ce que jê  C O N T £ 6 P E R. S A N S. 211 vous derr.ande , repartit-elle, fera une nouvelle grace pour vous, fi vous m'aimez autant que je le veux croire. Expliquez-vous donc, madame, m'écriai-je; c'eft trop me tenir en fufpens. II s'agit, dit-elle, d'alfurer mon repos & mon honneur. Promettez, jurez-moi une conltance éternelle, Sc pour. m epargner le chagrin de nous voir féparer, joignez le don de votre main a celui de votre cceur: lions-nous 1'un a 1'autre par le nceud facré du mariage. Si le commencement du difcours de Canzade m'avoit rempli de joie, ces dernières paroles pro duifirent un effet bien différent. Je m'étois imaginé toute autre chofe que ce qu'elle me propofoit. Comme elle étoit de la feóte des Guèbres f», Sc moi Mahométan, je croyois qu'elle n'avoit en vue qu'un commerce fecret, & que la différence de nos religions 1'empêcheroit d'avoir d'autres idéés. Aufli me caufa-t-elle un extréme étonnementlorfqu'elle me découvrit fa penfée. Je me troublai, je palis, je rougis, je baiffai les yeux; Ja confufion Sc 1'embarras prirent fur mon vifage la place que la joie y occupoit un moment auparavanr. La dame qui m'obfervoir avec une attention k qui mes mouvemens ne pouvoient échapper, pénétra aifément Ja caufe de mon défordre. Je ne croyois pas, me dit-elle d'un air fier & dédai- («) Les Gusbres fent let anciens Perfes qui adorent le feu.  tïi Lis MILLS et un Jouij gneux , qu'une pareille propofition dut vous être fi défagiéable , & je m'attendois plutöt a mille tranfports de joie, qu'a cette confternation qui m'offenfe. Quoi donc! tiendriez-vous a déshonneur de m'avoir pour époufe ? Madame , lui répondis je, je connois tout le prix du rang glorieux öü vos bontés veulent m'élever, mais le ciel y met un obftacle invincible \ Sc fi vous voyez du trouble & de la confufion fur monvifage, c'eft paree que je déplore en fecret mon malheur, qui ne me permet pas d'accepter une offre qui, fans cela, feroit toute ma gloire Sc ma felicité. Je m'imaginois , reprit-elle, que mon rang feul Sc ma volonté pouvoient oppofer des obftacles a votre bonheur; Sc comme je voulois bien m'abailfer jufqu'a vous, je penfois avoir levé routes les difficultés. Mais "apprenez-moi, pourfuivitelle, quel eft eet obftacle qui vous fcmble invincible ? Ma religion , lui répondis-je. Je n'ofe enfreindre le précepte qui nous défend d'époufer une femme qui ne fuit pas les laix du Mahométifme. Je n'ai pas moins de délicateffe que vous fur la religion, répliqua Canzade, & je ne voudrois pas pour un empire me marier avec un Mahométan. Je prétendois , avant que d'unir nos deftins, vous faire renoncer a la fautfe doófrine de votre prophéte, Sc vous obliger d'embrafler la fecte des Guèbres. Je comptois que vous adore-  Contes Persan s. ü$ riez le feu & le foleil; enfin, que vous abfmeóe* votre religion pour fuivre la nótre. Je me faifois, je 1'avoue, un mérite auprès du Soleil de lui donner», pour fectateur, un homme dont je chérilfois la perfonne , jufqu a lui livrer tous mes tréfors. Mais vous ne voulez pas que j'aie eet avantage; & méprifant une haute fortune, plutót que de confentir a recevoir ma main , vous devenez le plus ingrat de tous les hommes. C L X I. JOUR. Ces derniers mots, & leton dont Canzadeles prononca , augmentèrent ma confufion , & fournirent contre moi de nouvelles armes, en irritant le relfentiment de la dame. Elle m'accabla de reproches en laiifant couler des pleurs qui me percoient le cceur a chaque inftant. Quelle étoit redoutable en eet état pour un amant qui vouloit conferver fa vertu! Ma propre douleur & celle qu'elle faifoit paroïtre, m otoient ptefque le fentiment. Hélas ! peu s'en fallut que je ne fuccombalTe 5 & j'aurois fans doute tout facrifié a fes larmes, fi fecrètement infpiré de Mahomet, je n'eufle pas regu de ce grand prophère laffiifance dont j'avois befoin; mais je demeurai ferme dans mon devoir,  2Z4 LtS MILLE ET V N J O U R , Canzade étoit fort étonnée que mon attaché-' ment pour ma religion fut capable de me faiie renoncer a fa poifeifion & a fes tréfors : elle avoit apparemment entendu raconter 1'hiftoire de queique Mufulman moins fcrupuleux que moi. Ma fermeté l'aftTigeoit fort; cependant nourriffant encote queique efpérance qu'a la fin je me laifferois fiécliir , elle ne voulut pas prendre mon refus pour une réponfe finale. L'injuftice & la dureté de votre ptocédé, me dit-elle , auroient du mettte a bout ma patience : je rougis d'avoir encore la foibleffe de vous regarder: je veux bien croire toutefois que vous changerez de fentiment : je vous lailfe huit jours pour vous déterminer : je ne veux pas que vous ayez lieu de me reprocher que je ne vous ai pas donné le tems de vous reconnoïtre ; mais fi après cela vous n'avez pas pris la réfolution de faire ce que j'exige de vous; fi vous perfévérez a vous rendre indigne de mes bontés, attendez-vous a tout ce que le reffentiment d'une femme outragée peut avoir de plus rigoureux. A ces mots elle me quitta d'un air a me perfuader qu'elle en viendroit effectivement aux dernières extrémités, fi je ne me réfolvois a Pépoufer. Je demeurai dans la plus déplorable fituation qui fe puiffe concevoit. Rien n'étoit égal a ma confternation : je ne voyois aucun jour k me  G Ö N T E S P E R S A N S. ll( mé rendre heureux , a moins que je ne vouluffé abjurer le rhahométifme. Hé, pouvois - je prendre ce parti! Charmante Canzade , m'écriois-je én foupirant , il ne me fera donc plus permis d'élever mes défirs jufqu'a vous. Ah ! quoique j'aie perdu 1'efpérince de vous pofféder, je fens bien qu'il n'eft pas en mon pouvoir de ceffer de vous aimer. Quoiqu'éloignée de moi, vous ferez toujours Ia fouveraine de mon cceur. Je paffai les huit jouts qui m'étoient donnés pour me confulret j je les employai a regretter le bönheur dont j'avois concu 1'efpérancemais queique peine que j'euffe a y renoncet , j'eus la force de ne pas changer de réfolution. Canzade s'appercevant au bout du tems qu'elle m'avoit prefcrit pour me réfoudre, que je n'étois pas encore dans la difpofition ou elle me vouloit 'j m'accorda encore huit autres jours; & pour contribuer de fa part a la victoiie qu'elle avoit deffein de remportet , elle mit en ufage fes charmes les plus puiffans. Enfin , voyant que tous les jours s'écouloient fans qu'elle en füt plus avancée, ell« me fit avertir de 1'aller tróuver. On me conduifit dans le plus fuperbe apparrement de fon palais : elle m'y attendoit au milieu de toutes fes femmes , fur un tróne élevé feulement de quelques marches. Elle avoit plus 1'air d'un juge fé-; Vère que d'une amante fenfible* TomcXF. ?  H6 Les mille et un Jour, Je ne m'approchai du tróne qu'en tremblant} car je jugeoisbien,a tout eet appareil, qu'on alloit me faire expliquer pour ladernière fois. Quoique j'euffe eu affez de tems pour préparer une réponfe, j'étois fi troublé , que j'avois a peine 1'ufage de mes fens. Elle fit fortir tous ceux qui n'étoient pas du fecret, & radoucilfant un peu fes regards : hé bien , Aboulfaouaris , me ditelle , étes-vous enfin plus raifonnable ? vos réflexions ont-elles ramené votre cceur indocile a des fentimens plus dignes de moi ? Elle prononca ces paroles d'une manière fi touchante, que j'en fus faifi. Le regret de perdre tant de charmes m'öta le fentiment. Je tombai évanoui au pied du tróne. C L X I I. JOUR. CjAnzade ne put me voir en eet état fans compaffion ; elle defcendit de fon ttóne, & fut fort empretfée a me fecourir. Je m'en appercus, lorfqu'ayant repris mes efprits, j'ouvris les yeux, & les arrêtai fur la dame. Je remarquai même dans les fiens un air attendri. Ceffez , madame , lui dis-je d'une voix foible, celfez de vous intérelfer pout un malheureux qui n'eft pas digne de ves foins. II eft vrai, intertompit - elle ayec  Contes Persan s. ïzf émotion, que j'ai lieu de me plaindre; mais il ne tient qua vous de mériter votre pardon par un retour fincère dont j'ai la foibleffè de faire encore mon bonheur. Oubliez votre injuftice, öc acceptez la pofTeflion de ma perfonne comme un bien que vous ne pouvez trop chérir. He, le puis-je, madame, m'écriai-je d'un ton mêlé de douleur & de défefpoir, puis - je profiter de vos bontés , aux cruelles conditions que vous me propofez ? Quand il s'agit de me poiféder, répliqua-t-elle, devez-vous faire des réflexions qui balancenr un fort fi beau. Vous voulez donc que je croie qu'il y a queique chofe qui voits eft plus cher que moi ? Vous m'êtes plus chère que toutes chofes, madame, repartis-jej mais ferois-je digne de vous, fi j'avois la foiblefle & la lacheté de fouiller mon honneut, de renon- cera un culte Tais-toi, perfide, interrom- pit - elle avec un extréme emportement j n'oppofe point de faufles raifons a des inftances qui ne re gênent que paree que tu ne m'as jamais aimée. Va, tu és indignede mes bontés, & j'aürois bonte de prefler davantage un ingrat tel que toi. Je ne balance plus , je t'abandonne i ton ingratitude. A ces mots, qui me firent frémir, elle demeura ün ïnftaut fans parler. Puis reprenant la parole d un air froid, ou il n'y avoit pas moins de fureuc P x  2 28 Les mille et un Joür; que dans le ton qu'elle venoit de quitter : Aboulfaouaris, pourfuivit-elle, ne vous préfentez plus devant moi. Attendez mon ordre , vous ferez bientöt inftruit de ce que je vais ordonner de votre deftinée. En patlant de cette manière , elle fortit de 1'appartement avec une émotion égale a la miemie. Mais nous étions tous deux agités de mouvemens bien différens. Je connus alors ce que j'avois a craindre de la difpofition ou je voyois les chofes. Et fi dans cerraius momens, amant trop paffionné, je me faifois un plaifir de mourir par les coups de 1'objet aimé, dans d'autres , 1'amour qu'on a naturellement pour la vie, me faifoit fonger aux moyens de me fauver. Mais comment en ferois-je venu a bout; on me gardoit a vue, & tous les ordres de la dame étoient exaétement exécutés. Ainfi , quoique je voulufTe entreprendre ou imaginer , je ne pus même parvenir a faire avertir mon hóte du lieu & du danger ou j'étois. ■ J'attendois tous les jours qu'on me vïntannoncer de fa part mon arrêt, & il s'écoula prés de trois femaines fans que j'entendiffe parler de rien. L'incertitude oü je vivois avoit queique chofe de plus affreux pour moi qu'un malheur déclaré. Je fouhaitois de la voir finir aux dépens de tout ce qui m'en pouvoit arriver. Enfin, le moment oü je devois être éclairei^  Contes Persan s. 12JF vmt. J'achevois de m'habiller un matin, après avoir palTé une nuit avec plus d'agitation que de coutume, lorfque je vis entrer dans ma chambre cinq ou fix efclaves de Canzade. lis conduifoient une troupe de geus vêtus autrement qu'on ne 1'eft a, Serendib. Celui qui patoiifoit le chef de ces étrangers m'envifagea queique tems avec attention, Sc fans rien dire. Enfuite rompant gravement le filence, il me dit de le fuivre. II me dit cela d'un air a me faire comprendre qu'il falloit lui obéir. C L X I I I. JOUR. ]SI"ous traversames tout Ie palais. Lorfque nous fümes a. la porte & prêts a forrir, je demandai a un de mes conducteurs oü 1'on prétendoit me mener. C'eft ce que vous fautez avec le tems , me répondit-il; car il nous eft exprelfément défendu de vous le dire préfentement. Je fuivis donc ces hommes qui me conduifirent au port, oü je m'embarquai avec eux. On appareilla fur lechamp, Sc 1'on mit a la voile. Lorfque nous fumes en pleine mer , le patron du vaiffeau m'apprit qu'il étoit du royaume de Golconde; que Canzade m'avoit donné a lui pour efclave , Sc qu'elle 1'avoit chargé fur toute chofe P l  ajo Les mille et ün Joür, de ne jamais m'accorder la libercé de retourner a|. Bafra. II ne m'en die pas. davantage , & ne me fit; aucune queftion fur cette dame , ce qui me donna lieu de juger que voulant lui cacher la foibleiTe. qu'elle avoit eue pour moi, & 1'injure de mes, refus, elle avoit exigé de lui qu'il ne s'informeroit point du fujet pour lequel elle fe défaifoit de moi. Telle fut la vengeance de Canzade que je ne pouvois accufer de rigueur. II me fembfoit qu'elle ne me puniffoit que trop doucement du crime dont j'étois coupable envers elle. Je m'étois attendu a un plus. cruel traitement.. Ce n'eft pas qu'en faifant réflexion que je ne reverrois plus mon père ni ma patrie, je ne rrouvaife mon efclavage infupportable. Je m'aftligeai fort les premiers jours. Cependant faifant de néceffité vertu, je m'appiiquai a fervir fidellement mon patron* C'étoit untrès-bon homme, & qui ne manquoic pas d'efpiït. Je ne me contentois pas de faire exadtement ce qu'il m'ordonnoit, je cherchois a\ prévenir fes défirs, & je m'appercevois de mo • ment en moment qu'il devenoit plus content de moi. Nous tournames autour de 1'ifle de Serendib, pour entrer vers le nord dans le golfe de Bengale ? c'eft le plus grand golfe de 1'Afie, 8c vers le fond duquel font les royaumes de Bengale 8c de Gol-  Contes Persan s. iii eonde. Nous étions prêts d'y enrrer , lorfqu'il s'éleva un vent fi violent qu'il ne s'en étoit jamais vu un pateil fur ces mers. II nous falloit un plein vent de fud , qui nous portat an nord , & celui-la étoit un nord-oueft qui nous poutToit au fud-eft , le contraire de notre route, puifque nous voulions aller a Golconde. Nous eümes beau bailfer les voiles , louvoyer, & prêter le cóté, nous ne pumes tenir contre le vent, & nous dérivames beaucoup malgré tout 1'art des matelots. Nous vimes notre vailfeau en danger de périr ; de forte que pour éviter le naufrage qui nous menacoit, nous fïïmes obligés d'abandonner toute manoeuvre , & de nous lailfer aller au gré du vent & des Hots. Ce vent dura quinze jours, & fouffla pendant tout ce tems-la avec tant d'impétuolité , qu'il nous porta a plus de lix eens lieues de notre route. II nous fit lailfer a notre gauche les deux longues ifles de Sumatra & de Java, & nous pouiTa jufqu'a la hauteur des Moluques au fud des Philippines, dans des mers inconnues a nos matelots. II changea enfin, & fe tournant en un vent d'eft alfez modéré , il ramena la joie dans 1'équipagej mais cette joie ne fut pas de longue durée , elle fut ttoublée par une aventure que vous aurez peine a croire a caufe de fa fingularité. Nous recommencions a reprendregaiement notre route, & déja nous étions a. la pointe de P4  'ijl Les mille et un Jour, Tiile de Java en venant du cotéd'Orient, lorfquenous appercümes, affez prés de nous, un homme tout nud qui luttoit contre les flots pour n'en être pas englouti. II fe tenoit étroitement a une planche qui le foutenoit, & il nous faifoit figne de 1'aller fecourir. La pitié nous rit détacher notre efquif pour eet effet. Si la pitié eft une paffion trés-louable, il faut avouer auffi qu'elle eft quelquefois trés - dangereufe , comme vous 1'allez entendre. On recut donc eet homme dans Pefquif, & on 1'amena a notte bord. C'étoit un homme qui paroiffoit avoir quarante ans. 11 avoit la taille un peu rnonfttueufe , la tête groffe , les cheveux courts , épais & gréfillés; & fa bouche exceifivement fendue, laiffoit voir, quand il 1'ouvroit, des dents longues & fort aigues. Ses. bras étoient netveux , fes mains larges, & il portoit a chaque doigt un ongle long & crochu. Ses yeux , que j'aurois ton d'oublier , reffembloient afTez a ceux d'un tigre, & il avoit un nez écrafé avec des nafeaux fort ouverts. Sa phifionomie ne nous plut point, & il avoit un ait capable de changer en terreur la compaffion qu'il nous avoit d'aboïd infpirée.  Contes Persan s.' 23 3 C L X I V. JOUR. C^Uand eet homme, tel que je viens dele repréfenter, fut devant Dehaoufch notre patron , il lui dit: feigneur , je vous dois la vie : j'étois fur le point de périr fans votre fecours. Effectivement, lui répondit Dehaoufch , vous alliez bientót être fubmergé , fi vous n'eufliez eu le bonheur de nous rencontrer. Ce n'eft point la mer que je craignois, lui repartit 1'homme en founant; j'aurois pu demeurer des années entières dans les eaux fans en être fort incommodé. Ce qui me tourmente le plus, c'eft une faim dévorante qui me mine depuis douze heutes que je n'ai mangé. C'eft un terme bien long pour un homme d'auffi bon appétit que moi. Ainfi, faites-moi, s'il vous plait, apporter au plutót de quoi réparer mes forces épuifées par un fi long jeune , & n'y cherchez pas tant de faeon , car je ne fuis pas délicat, je mange de tout. Nous nous regardames les uns les autres fort étonnés d'un pareil difcours, & nous jugeames que le péril oü eet homme s'étoit trouvé, lui avoit fans doute troublé 1'efprit : ce fut auffi ce qu'en penfa mon patron , qui concevant bien qu'il pouvoit en effet avoir befoin de manger,  2.$4 lis Man it hn Jour, ordonna qu'on lui apportat de quoi fatisfaire fïx perfonnes affamées , & des vêtemens pourle couvrir. Pour des vêtemens, dit 1'étranger , je vous en quitte ; je fuis toujours nud. Mais fongez , reprit Dehaoufch , que 1'honnêteté ne vous permet pas de demeurer avec nous dans 1'état oü vous êtes : ho, répondit 1'autre brufquement, vous aurez le tems de vous y accoutumer. Cette réponfe brutale nous confirma encore dans 1'opinion que nous avions qu'il n'étoit pas dans fon bon fens. Comme la faim le prelfoit, il s'impatientoit de ce qu'on ne le fervoit pas affez vite a fon gté y il frappoit de fon pied le tillac, & grondoit entre fes dents, & rouloit les yeux d'une manière qui avoit queique chofe de farouche & de funefte. Enfin , il vit paroitre ce qu'il fouhaitoit. Auffi-tót il fe jeta deffus avec une avidité qui nous furprit; & quoiqu'il y ene affurément de quoi raffafier fix autres perfonnes a fa place, il eut en moins de rien expédié le tout. Lorfqu'il eut nettoyé la table qu'on avoit drelfée devant lui, il nous dit d'un air d'autorité, de lui apporter de nouveaux mets. Dehaoufch voulant éprouver jufqu'oü eet affamé poulferoit la chofe » ordonna qu'on lui obéit. On regarnit donc la table d'autant de mets que la première fois; mais ce fecond fervice ne dura pas plus long-tems, 8c  Contes P e r. s a n s. ijj fut bientöc englouri. Nous nous imaginions da moins que eet homme en demeurerok-la. Nous nous trompions. II demanda a manger fur nouveaux frais. Alors un des efclaves de 1'équipage, choqué de 1'infplence de ce brutal, fe mit en devoir de le maltraiter : mais 1'autre qui 1'obfervok le prévint, & 1'empoignant par les deux épaules, le déchira de fes ongles tranchans. II y eut en moins de rien cinquante fabres de levés ppur venger ce meurtre affreux. Chacun s'emprelfok de porter fon coup, & de tirer raifon de cette audace , lorfque nous nous appereümes avec ef-r froi que notre ennemi avoit la peau plus impénetrable que le diamant. Nos fabres fe caflbient & &c s'émouffoient fans pouvoir même 1'effleurer, Quoiqu'il ne craignït point nos coups, il ne les recut pas impunément. II prit un des plus acharpés contre lui, & d'une force étonnante le mk en pièces a nos yeux. Quand nous vimes que nos fabres nous étoient Inutiles, Sc que nous ne pouvions bleffer notre homme, nous nous jettames tous enfemhle fur lui pour tacher de le précipiter dans la mer. Mais nous ne pümes pas feulement 1'ébranler. Outre qu'il avoit une roideur de membres & de nerfs prodigieufe , il enfonca fes ongles crochus dans le bois du tillac, & s'y tint attaché de telle forte, qu'un roe au milieu des vagues n'eft pas  Z$6 Les miile et un Jour; plus immobile. Auffi , bien loin de paroitre effrayé de notre entreprife, il nous dit avec un fouris amer : mes amis, franchement vous prenez un fott mauvais parti • vous ferez mieux de m'obéir. J'en ai réduit de plus indociles que vous. Je vous déclare que fi vous continuez a vous roidir contre mes volontéV, je vous ferai le même traitement que je viens de faire a vos deux camarades. C L X V. JOUR. CEs paroles nous glacèrent d'effroi. Nous ne fïmes plus de réfiftance. On alla docilement chercher pour la troifième fois des méts qu'on lui fervit. II fe mit a table , & on eut dit, a le voir manger, que fon appctit s'augmentoit au lieu de diminuer. Dès qu'il remarqua que nous nous étions enfin déterminés a nous foumettre, il devtnt de belle humeur. II nous témoigna qu'il étoit faché que nous 1'euffions forcé de faire ce qu'il avoit fait, & nous dit affeclueufement qu'il nous aimoit a caufe du fervice que nous lui avions rendu en le tirant de la mer oü il feroit mort de faim, s'il eut tardé feulement quelques heures a nou^  Contes Persans; ijf rencontrer j qu'il fouhaitoit pour notre bien qu'il furvint quelqu'autre vaiffeau muni de bonnes provifions , paree qu'il fe jetteroit deflus, & nous lailferoit en repos. C'étoit en mangeant qu'il nous tenoit ce difcours. II rioit, badinoit comme les autres hommes; & nous 1'aurions même trouvé alfez divertiffant, fi nous euiTions été dans une fituation a prendre goüt a fes plaifanteries. Enfin , il fe rendit au quattième fervice , 8e fut deux heures après fans rien manger. Pendant eet excès de fobriété, il nous parloit fort familièrement. II nous queftiounoit 1'un après 1'autre fur notre pays , fur nos ufages Sc fur nos aventutes. Nous efpérions que la fumée de tant de méts qu'il avoit dans 1'eftomac , pourroit lui monter a la tête , & 1'affoupir. Nous attendions avec impatience que le fommeil vint s'emparer de fes fens, &c nous nous promettions bien , tandis qu'il dormiroit, de 1'enlevet avec précipitation , avant qu'il eüt le tems de fe reconnoïtre, Sc de le jeter a la mer. Cet efpoir faifoit notre feule reffource ; car quoique nous euflions une grande quantité de provifions dans notre vaiffeau , de la maniète dont il s'y prenoit, il étoit homme a les confumer en peu de tems. Mais hélas, nous nous namens d'une fauffe efpérance ! Le cruel, comme s'il eüt pénécré nptr*  2}8 Les mille et un Jour, delfein, nous avercit qu'il ne dormoit jamais. Il nous dit que la quanrité d'alimens qui entroient dans fon corps, réparoit la foiblelfe de la nature , & fuppléoit au befoin qu'elle a de repos. Nous reconnümes avec douleur cette trifte véf ïité. Nous avions beau, en répondant a fes queftions, lui faire des récits lortgs & ennuyeux , le bourreau ne s'endormoit point pour cela. Nous déplorions donc notte infortune, & notre patron défefpéroit de revoir jamais Golconde , lorfque tout-a-coup 1'air nous parut s'obfcurcir au-delfus de nous. Notre première penfée fut que c'étoit une tempête qui commencoit a fe former ; & nous en eumes d'autant plus de joie, qu'un orage nous laiffoit plus d'efpoir de falut, que 1'état oü nous nous trouvions. Notre vaiffeau pouvoit fe brifer contre un écueil a la vue de queique iile oü nous nous ferions fauvés a la »age, & oü nous aurions peut-être été débarralfés du monftre qui fe promettoit bien fans doute de nous dévorer après avoir mangé toutes •nos provifions. Nous fouhaitions donc qu'une tempête violente vint nous accueillir y &, ce qui peut-être n'étoit point encore arrivé , nous f imes des vceux au ciel pour être fubmergés. Cependant nous nous trompions, ce que nous prenions pour un amas de nuées & de vapeurs, étoit un des plus  Contes Persans gros rokhs (a) qu'on ait jamais vu dans ces mers. Ce monftrueux oifeau vint avec impétuofité fondts fur le tillac, &c enleva notre ennemi qui étoit au milieu de tout 1 equipage, Sc qui ne fe défiant de rien, n'eut pas le tems de fe ptécautionner contte eet enlèvement. Nous ne nous en appereümes nous-mêmes que quelques momens après, & lorfque 1'oifeau fe fut relevc dans les aits avec fa proie. Nous vïmes alors un combat fort extraordinaire. L'homme s'étant reconnu , & fe fentanc en 1'air entte les gtiffes d'un monftre aïlé dont il éprouvoit la force, prit le patti de fe défen-. dre. II avoit les mains libres : il enfonca fes ongles crochus dans le corps du rokh , & en même tems portant les dents fur fon eftomac, il fe mit a dévorer route la chair & les plumes qui étoient delfus. L'oifeau en relfentit une douleur qui lui fit pouffer un cri dont tout fair retentit auxenvirons; éVpour s'en venger,'il creva, d'une de fes griffes, les deux yeux de fon ennemi. Celui-ci, quoiqu'aveuglé , ne lacha point prife , & acheva de manget le cceut du rokh , qui rappellant en mourant h refte de fes forces, hli écrafalatêted'un coup de bec. Ils tombèrent tous deux fans vie dans la mer a quelques pas de nousl (al C'eft un oifeau monftrueux qui enlève aïcc fatilité un b«uf o» i'aufiss aniroaux de pateillc grandeur.  Xqo Lis mille et un Jourj CXXXL JOUR. Vo iLa de quelle manière il étoit écrit fur la table de la prédeftination que nous ferions délivrés de ce dangereux homme. D'abord que nous nous en vimes défaits , ce fut une joie générale dans le vaiffeau. Nous ne pouvions affez admiIer notre bonheur , & nous regrettames la mort du rokh , a qui nous en étions redevables. Nous continuames notre route en nous entre^ tenant de cette aventure , qui nous paroiffoit d'au^ tant plus fingulière, que nous ne pouvions comprendre comment il étoit poffible qu'il y eüt au monde üne pareille efpèce d'hommes. Nous avions toujours le vent favorable. Après plufieurs jours de navigation, nous appereümes heuréufement la terre. Au premier avis que nous en donna le matelot qui étoit a la hune , on prit les hau-1 teurs ; & , fuivant 'nos obfervations, nous reconnümes que nous étions a la pointe occidentale da 1'ifle de Java, qui avec 1'orientale de 1'ifle de Sumatra , forme 1'entrée du détroit de la Sonde ,' affez prés de la ville de Bantam. Ravis de cette découverte , nous fitnes auffi-tót force de voile j Sc pour comble de bsnheur , il arriva que le vent cjui étoit a 1'eft, fe tourna au fud , & par confé- quent  Contes Persan s. 241 quent nous devint favorable pour aller au détroit. Nous en prohtames fi bien , qu'en peu de tems nous nous rendïmes a Bantam. Nous renouveiames - la nos provifions; Sc notre patron ayant des affaires a la fameufe Batavie, qui n'en eft qu'a quinze ou vingt lieues , fit mettre a la voile pour nous y tranfporter. J'en eus beaucoup de joie , car c'eft une ville fingulière , & de la dernière magnifieence. On y voit a profufion tout ce qu'il y a de plus curieux dans 1'empire de la Chine. Auffi tót que Dehaoufch y eut terminé fes affaires, nous cinglames vers le royaume de Golconde, oü nous arrivames après un mois de navigation des ifles de la Sonde. Mon patron fut recu dans la capitale oü il faifoit fa réfidence, avec un applaudilfement général, car il éroit aimé de tout le monde- Pour fa familie , on ne peut exprimer ia joie qu'elle eut de fon retour. Sa femme & fa fille ne pouvoient fe laffer de 1'embraffer; & lui , charmé de revoir ces objets chéris, pleuroit de tendreffe en répondant a leurs embrafiemens. Après mille & mille careffes, il me préfenta a ces dames comme un efclave qu'il confidéroit particulièrement, 8c il les pria de recevoir agréabiement mes fervices. J'acquis en peu de tems fur elles un grand crédit. Rien n'étoit bien faijj Jome XF Q  241 Les mille et ün Jour, que par moi. Les autres efclaves même, lom cVen avoir de la jaloulie, paroiffoient ravis de me voir fi bien traité. 11 eft vrai que je leur procurois les meilleurs traitemens que je pouvois , , Sc que fouvent je leur faifois donner des récompenfes qu'ils n'avoient pas méritées. Enfin, i'amitiéqtie Dehaoufch avoit pour moi augmenta de telle forte, qu'il me dit un jour : Aboulfaouaris , car je ne lui avois caché ni mon nom , ni mon pays , vous avez dü vous appercevoir que je vous ai toujouts diftingué de mes autres efclaves. Dés le premier inftant que je vous ai vu, j'ai concu de rinclination pour vous, Sc je n'ai rien épargné pour adoucir la rigueur de votre efclavage. Je prétends vous donner encore de plus grandes marqués de men affection. Vous avez vu ma fille , il n'y en a peut - être pas une plus belle dans Golconde ; j'ai réfolu de vous la faire époufer. J'ai déja fondé fes fentimens, Sc il m'a paru que vous ne lui déplaifiez pas. Je fus étourdi de cette propofition , Sc il ne fut pas difficile a celui qui me la faifoit, de juger qu'elle ne m'étoitguère agréable. Comment donc, me dit-il, ce que je vous propofe vous fait de la peine ? L'avantage d'être mon héritier, & de pofféder Facrinnifa eft-il fi peuconfidérable, qu'il ne puiffe exciter 1'envie d'un efclave ? Seigneur, lui répondis-je, 1'honneur d'être votre gendre  Contes Persan s. 24J auroit de quoi me tentet, fi vous fiiiyiez comme moi Ia Ioi Mufulmane ; mais vous êtes Gentn... Oh , fi vous n'êtes arrêté que par eet obftacle , répondit le patron , nous ferohs donc bientöt d'accord j car je fuis dans la réfolution de me faire Mahométan , & ma fille eft dans la même intention. Malgré les préjugés dont les prêtres de Ia gentilité ont rempli mon efprir, je fuis las de rendre des honneurs divins a des bceufs Sc i des vaches. J'ai trop de bon fens pour ne pas reconnoitre que c'eft une fupetftition déplorable, Sc je fens qu'il y a un être fuprême qui eft au-deffus de tous les autres dieux. Ainfi mon fils , acceptez ma propofition fans fcrupule, & fans retardement. C L X V I I. JOUR. QüoiQUE Facrinnifa fik fort aimable & le parti très-avantageux pour moi ; quoique du cóté de ma religion je n'euffe rien a me reprdcher en époufant la fille de Dehaoufch , je me fentois de la répugnance pour ce mariage : ce qui ne pouvoit être que 1'effet du fouvenir de Canzade. J'eus toutefois affez de force fur moi pour n'en rien témoigner a mon patron , qui croyant que j'y confentois, patce que je ne m'y  244 Les mille et u n Jour, oppofois point:, alla porter cette nouvelle a fa femme & a fa fille. J'eus bientót un entretien avec Facrinnifa. Elle me parut fi gaie & fi contente, que je ne pus m'empêcher de m'imaginer que ma perfonne lui plaifoit. Vous allez juger fi j'expliquai bien fa joie. Aboulfaouaris, me dit-elle, je fuis ravie que mon père vous ait choifi pour êtte mon époux, car je ne doute point que vous ne foyez alfez généreux pour vouloir faire mon bonheur, même aux dépens du vötre. Vous ne vous trompez point, belle dame, lui répondis-je , il n'y a rien que je ne faffe pour la charmante Facrinnifa. Ecoutez-moi, reprit-elle, & vous allez apprendre le fervice que j'attends de vous. J'aime ' le fils d'un marchand de Golconde, & j'en fuis paffionnément aimée. Il m'a fait demander plufieurs fois a mon père , qui m'a toujours refufée a fes vceux , a caufe d'une ancienne inimitié qui règne entre nos families. Vous n'avez qu'a m'époufer : le lendemain de notre mariage vous me répudierez comme par colère; enfuite vous feindrez.de vouloir me reprendre , & vous ferez choix de mon amant pour être votre hulla. Je vous entends, lui dis-je; vous fouhaitez feulement que je vous époufe pour vous livrer a ce que vous aimez. Hé bien , madame , j'y confens: veus ferez fatisfaite. Queique difficile qu'il  Contes Persan s. 245 foit de céder la poifefïïon d'un objet plein de charmes , je me fens capable d'un fi grand effent. Mais que penfera, que me dira le feigneur Dehaoufch ? vous n'ignorez pas ce que je lui dois. II fera furpris de ma conduite : il ne manquera pas de me la reprocher. Que répondrai-je a fes reproches ? Que cela ne vous caufe point d'inquiétude , repartit - elle, vous n'avez qu'a faire exactement tout ce que je vous dirai, & je vous promets que mon père fera content de vous. Sur la foi de cette promeffè, je 1'affurai que j'étois difpoié a fervir fon amour de la manière qu'elle le pouvoit défirer. Charmée de cette aflTurance , elle preffa fi bien fon père de hater notre mariage , qu'il fe fit peu de jours après. Mais elle abjura fa religion auparavant, Sc embralfa le mahométifme. Tout 1'avantage que je titai de mon union avec Facrinnifa , fut d'avoir obligé cette dame a. renoncer a 1'idolatrie plutot qu'elle n'auroit fait. Toute aimable qu'elle étoit, je facrifiai les droits d'époux a l'honneur de tenir la parole que je lui avois donnée de ne la regardet que comme un dépót dont il failoit me défaifir, Sc que je devois rendre pur & entier. Je n'en fus pas long-tems chargé, Sc voici de quelle forte je me conduifis par ordre de cette dame pour la remettre entre les mains de fon amant. Peu de jours après mon mariage , je la répudiai. De- Q 5  Lis mille et un Jour, haoufch , comme je 1'avois prévu, étonné de mon procédé , vint chez moi • car nous allames loger dans une maifon particulière , dés le jour même que nous fümes mariés. II me demanda pourquoi j'avois répudié Facrinnifa ? Je lui répondis que je m'étois appercu qu'elle avoit une paffion dans le cceur, & que ne voulant point polféder une femme malgré elle, je 1'avois répudiée. II fe moqua de ma délicateffe , & me dit que fa fille peu a peu s'attacheroit a moi. Enfin , il m'exhoita a la reprendre , & je feigr.is de me lailfer perfuader. Je vais dans la ville, lui dis-je, chercher un hulla ; je 1'amenerai chez moi cette nuit avec le nayb du cadi. Demain quand ce hulla aura répudié Facrinnifa , j'irai vous en avertir, & nous renouvellerons nos noces fous de meilleurs aufpices. CLXVIII. JOUR. Dehaousch fe retira chez lui un peu plus farisfait de moi qu'il ne 1'avoit été en apprenant la répudiation de fa fille. II me lailfa le foin de choifir un hulla , & de tout le refte de la cérémonie. Ainfi j'allai moi-même chercher famant de Facrinnifa , & i\s furent mariés en ma préfence par le lieutenant du cadi. Ils pafsètent  Contes Persans. 147. Ia nuit enfemble, & le lendemain , comme le hulla refufa de répudier fa femme , je me rendis a la maifon de Dehaoufch , & lui dis, en faifant paroïtre une douleur que je ne reffentois pomt, que le hulla ne vouloit point répudier fort époufe, quoiqu il m'eüt promis le jour précédent de faire rout ce que je fouhaiterois. II faut voir qui eft ce hulla , dit alors Dehaoufch ; fi ce n'eft qu'un miférable , j'ai affez de crédit & d'argent pour lui arracher ma fille. Dans le tems qu'il parloit de la forte, le nayb arriva , & lui dit : feigneur Dehaoufch , je viens vous apprendre que le hulla dont votre gendre a fait choix, eft fils d'Amer le marchand. Ainfi votre fille eft perdue pour fon premier mari, cat le fecond a réfolu de ne la lui céder jamais, je fais bien qu'Amer n'eft pas de vos amis , mais je vous confeille de vous réconciiier avec lui en faveur de ce mariage , cV d ctoufier la haine que vous avez pour lui depuis fi long.-tems. Le nayb ne fe contenta pas d'exhorter mon patron a fe racccmmodcr avec Ia familie de fon nouveau gendre ■ il s'offrit a parler lui-mème au feigneur Amer & a ne rien épargner pour les bien remettre enfemble. Dehaoufch jugeant en homme de bon fens qu'il n avoit point de medleur parti a prendre que celui qu'on lui propofoir, ne s'en éloigna point , & le lieutenant ayant Q 4  Z48 Les mille et un Jour, trouvé Amer dans la même difpofition , établic encre ces deux nères une parfaite inteüigenee. Ce qu'il y a de plus plaifant, c'eft que mon patron, prévenu que j 'étois la victime de cette réconciliation , me plaignit Sc me donna, comme pour me dédommager, une affez groife fomme d'argent, avec la liberté de retourner a Bafra. Voiia de quelle manière Facrinnifa fut débarralfée d'un mari qu'elle n'aimoit point, Sc unie avec fon amant. Aulli tót que je vis fon bonheur alfuré, je fortis de Geloonde , & me joignant i quelques perfonnes qui vouloient aller a Surate , nous gagnames la mer. Neus nous embarquames dans un vailfeau qui mit bientót a la voile, Sc notre navigation fut fort heureufe. Si dès le lendemain de mon arrivée j'eulfe trouvé queique batiment prêt a partir pour Bafra, j'aurois profité de 1'occafion ; mais comme je n'en trouvai point, je fus obligé de demeurer a Surate. • , _ll-ia C L x I x. JOUR. IjA ville de Surate eft trop agréable Sc trop remplie de chofes curieufes, pour que je m'y ennuyalTe. J'allois fouvent aux bains publics, qui font-la trés beaux, Sc ou 1'on eft mieux fervi qu'en aucun autre lieu du monde. Je me promenois  CoNTIS PlRSANS. 249 auffi fort fouvent aux environs de la ville & dans les avenues qui en font charmantes, ou dans les jardins délicieux , car on en voit plufieurs qui font bien entretenus & ouverts a toutes les perfonnes qui veulent s'y promener. Un jour que je prenois le plaifir de la promenade dans un de ces jardins, un homme d'un age déja un peu avancé m'aborda au détour d'une allée , & me falua fort civiiement. Je le faluai de même, & nous barnes converfation. Comme il me parut franc & fincère, fa franchife excita la miemie. II me dit qu'il étoit gentil, qu'il avoit a la rade de Surate un vaiffeau qui lui appartenoit, 8c qu'il faifoit tous les ans un petit voyage fur mer. De mon cöté, pour ne pas demeurer en refte de confiance avec lui, je lui dis que j'étois mahométan , 8c je lui contai toutes mes aventures. II fe montra fi fenfible a mes malheurs, que j'en fus furpris. II s'en appercut. Je vois bien, mon hls, me dit-il, que vous êtes étonné de me voir entrer fi vivement dans vos peines. Mais outre que je fuis d'un naturel le plus compatiffanr du monde aux maux de mon prochain, je vous dirai que je me fens beaucoup d'amitié pour vous, quoique vous ne foyez pas de ma religion. Je fuis touché des périls que vous avez courus j 8c quand vous les raconterez a votre propre père, je fuis  ico Les miuï et un Jour, affuré qu'il n'y fera pas plus fenfible que moi. II eft naturel de rcpondre a 1'amitié qu'on nous tsmoigne. S'il me dit des chofes obligeantes, il ent auffi lieu d'être fatisfait des difcours que je lui tius. II en parut charmé. O jeune homme, s'écria-t-il , que je me fais bon gré d'être venu dans ce jardin, puifque je vous y ai rencontré ! Vous ne fauriez croire jufqua quel point votre entretien m'eft agréable. Chaque inftantaugmente Faffection que j'ai concue pour vous. Allons enfemble a la ville, & venez , je vous prie , loger chez moi. Je fuis vieux , riche, & je n'ai point d'enfms; je vous choifis pour mon hcritiec. A ces paroles, il me tendit les bras , & m'embralfa avec autant de tendreffe que fi j'euffe été fon fils. II fallut le remercier des bontés nouvelles qu'il faifoit paroitre pour moi. Autres affurances d'rmitié de fa part y vives proteftations de la mienne. Enfin , le réfultat de notre converfation fut que nous fortimes du jardin & rentrames dans la ville enfemble. II me conduifit a fa maifon qui n'étoit pas une des moins belles de Surate. Après que fon portier nous eut ouvert la porte de la rue, j'appercus, au lieu de cour, deux parterres (a) de routes fortes de fleurs, féparés par une large allee enduite d'un mortiet plus dur & plus beau que (a) A Surate, toutes les maifons des perfonnes riches ont, au lieu de cour , de femblablcs parterres.  Contes Per san s. 2>i Ie marbre. Nous fuivunes 1'allée qui nous mena a un affez beau corps de logis ou 1'on ne voyoit point a la vérité briller 1'orj mais les ameublemens pour être peu riches n'en étoient pas moins agréables a la vue. Les tapifferies Sc les fophas, quoique de fimples roiles peintes , ne laifloient pas de faire de beaux appartemens. II eft vrai que ces talles étoient d'un goüt admirable Sc des plus belles qui fe faffent a Mafulipatan , Sc dans les autres lieux de la córe de Coromandel. Le vieillard m'obligea d'abord a me baigner comme lui dans un grand baffin de pierre, oü il y avoit une eau claire & propre, & qui lui fervoit ordinairement a fe laver, tant pour fe rafraicfait que pour remplir les. devoirs de fa religion. Au fortir du bain , des efclaves nous apporrèrent du linge fin, & nous efTuyèrent. Nous paffames enfuite dans une falie oü nous nous afsïmes tous deux a une table couverte cle plufieurs fortes de viandes fervies dans des plats de potceiaine de Ia Chine & de vernis du Japon. La mufcade de Malaca, le gircne de Macaflar, Sc la canelle de Serendib dominoient dans les ragouts. Après avoir mangé autant qu'il nous plut, nous bümes du vin de Palme, appellé Tary} que je trouvai délicieux. Lorfque nous eümes fait Ia débauche, mon vieil hóte me dit : je vais vous faire une cönfir  2jz Les mille et unJourJ deuce qui vous fera connoitte jufqu'oü va ma tendrelfe pour vous. Je dois parrir du port de Souali (a) dans quinze jours pour me rendre a une ifle oü j'ai coutume d'aller tous les ans. Vous viendrez avec moi. II y a dans cette ifle , qui eft dcfette a caufe qu'elle eft remplie de rigres, plus de deux cents puits oü il vient des perles d'une grqfleur extraordinaire. Cela n'eft fu que de moi feul. Un vieux capitaine de vaifTeau dont j'étois autrefois 1'efclave favori ,medécouvrit ces tréfors, & m'apprit de quelle manière je pourrois m'approcher des puits, malgré les animaux féroces qui femblent n'être-la que pour en défendre 1'approche. Effeófcivement, dis-je au vieillard en 1'mterrompant en eet endroit, le capitaine de vaiffeau fit fort bien de vous enfeigner le fecret de vous avancer impunément dans cette ifle, car il me femble que les rigres doivent mal recevoir les étrangers qui s'y arrêtent. II eft aifé, reprit-il, de faire prendre la fuite aux tigres les plus furieux. Nous n'aurons qu'a defcendre pendanr la nuit dans 1'ifle avec des faifeeaux allumés. La vue du feu épouvante & fait fuir ces animaux. Nous irons donc , ajouta-t-il, tirer de ces précieufes fources une grande qnantité de perles , que nous vendrons i notre retour en cette ville j (a) C'eft alnfi qu'a Surate on appelle l; pott du nom d'un gros vi'.ljge qui eft a deux cents p.« de la mer.  Contes Persan s. 253 Sc 1'argent qui nous en reviendra, joint a celui que j'ai déja amaffé de la même manière , fera une fortune confidérable dont vous jouirez après ma more. CLXX. JOUR. Po u r me perfuader qu'il ne me difoit rien qui ne füt véritable , il me mena dans fon cabinet, & me fit voir des roupies d'or (a) Sc d'argent par monceaux. II y en avoit une prodigieufe quantité. Hé bien , me dit-il, cela vous paroitil digne d'attention , Sc vous fentez-vous de la répugnance a voyager ? Je lui répondis que non, mais je le priai de me permettre d'écrire a mon père , de lui mander mon arrivée a Surate , Sc les raifons qui m'y tenoient. Mon vieil höte y confentit, & prit même ma lettre lorfque je 1'eus achevée , en difant qu'il fe chargeoit de la faire tenir a mon père. Je me repofai de ce foin-la fur Hyzoum , c'eft le nom du gentil, Sc le jour de notre dépatc venu , nous nous embarquames au port de Souali. Nous mimes a la voile ; & après avoir heureufement navigué pendant trois femaines, nous (a) La roupie d'ot vauc environ vingr-cjuatre livres de notre mon» Hole, Sc la roupie d'argent trente fijli. Elles ont cours ï Surate,  254 Les mille et un Jour, vimes paroitre une petite ifle dëferte que mon vieillard me dit êcre celle ou nous avions affaire. Nous y aliames mouiller ; mais nous attendimes la nuir pour y defcenclre. Hyzoum ordonna a tous fes matelots de demeurer a. bord & il s'zvanca dans 1'ifle accompagné de moi feul. Nous avions tous deux a la main un faifceau allumé, 8c un grand nombre d'auttes fous le bias. Nous portions aufli des facs pour y mettre les perles. Dans eet état nous cherchions les puits a la lueur de nos faifceaux. Nous n'en cherchames pas long-tems fans en trouver un des plus profonds. Defcends dans ce puits, mon fils , me dit - il, je ne doute pas qu'il n'y ait dedans de belles perles. J'y defcendis aufli-tót avec une corde dont il tenoit un bout. Dés que je fus au fond, je fentis des nacres fous mes pieds; j'en ramaffai, & j'en remplis un fac que j'attachai a la corde. Le vieillard la tira , défit le fac , ouvrit les nacres , 8c n'y trouvant que de la femence de perles, il rattacha le fac a la corde , 8c me dit: les perles de ce puits ne font pas encore en état d'être emportées. Couvrez-les de terre , cela les fera groflir, & 1'année prochaine nous les reviendrons prendre. Je fis ce que me difoit Hyzoum; enfuite il m'attira en haut avec la corde. Nous aliames a un autre puits encore plus profond. II fe perdoit  Contes Persan s. 2o Les milii et vv Joüa; C X C I I I. JOUR. J"e fus touché de fon malheur, Sc je n'épargnai rien pour le confoler : Mon frère , lui dis - je , vous n'ignorez pas que nos infortunes , de même que nos profpérités , font marquées fur la table de la prédeftination. De quoi vous ferviroit-il de vous affliger ? vous avez plutot des graces a rendre au ciel, de vous avoir laifle la vie. Abandonnez le commerce, Sc vivez tranquillement avec moi, rien ne vous manquera. II accepta le patti que je lui propofois. II demeura dans ma maifon , & trouvant peu a peu des charmes dans 1'oifiveté, il pafloit agréablement fes jours a fe promener, & a fe divertir avec fes amis. De mon cóté , je n'écois occupé que du foin de plaite a Canzade , Sc de lui fournir des amufemens. J'ai toujours aimé la dépenfe ; Sc comme mon revenu , quoiqu'alfez conlidérable , ne fuffifoit pas pour nous entretenit de la manière que nous vivions, je m'apper* 5us après quelques années que mon patrimoine étoit fort diminué. La crainte de tombet dans la nécellité, me fit fonger a la prévenir. Je réfolus de m'aflbcier avec un riche marchand , & d'aller trafiqucr dans le royaume de Golconde.  Contïs Persan s. 291 Ce ne fut pas fans peine que ma femme confentit que je fiife un fi long voyage. Elle fe rendk toutefois a mes raifons , dans lefpérance que je reviendrois a Bafra chargé de richelTes, & qu'après cela je patferois auprès d'elle le refte de nies jours fans inquiétude. J'entrai donc en fociété avec un marchand dont la probité m'étoit connue. Nous achetames des marchandifes pour les vendre a Surate, comptant que nous en prendrions la d'autres pour les échanger a Golconde. Le jour de mon départ étant arrivé, je m'arrachai aux pleurs de Canzade, & dis a Hour , en l'embralfant : Adieu , mon frère , je vous laiffe le foin de ma maifon & i'adminiftration de mon bien : ménagez prudemment mon honneur , & tout ce qui me tefte de fortune. Je vous recommande fur toutes chofes de donner vorte attention a mon époufe; de veiller, je ne dirai pas fur fes démarches , car je connois trop fa vertu pour m'en défier, mais fur les mauvais delfeins que queique ennemi de mon repos pourroit avoit fur elle. En un mot 3 faites fi bieu que je retrouve a mon retour ce précieux dépot, tel que je vous le confie en ce moment. Hour , a ce difcours , me vanta fa délicateiTe fur 1'honneur , & promit de me rendre bon compte de la commiffion dont je le chargeois, ajoutant que le fang qui nous unilloit tous deux, lui T 2  291 Les mille et un Jour.? faifoit regarder comme fon affaire propre, 1'emploi que je lui donnois. Sur la foi de cette promeffe, je partis, 1'efprit tranquille , avec mon affocié. Nous mirnes a la voile, & nous nous rendïmes a Surate , fans ceffer d'avoir le vent favorable. La nous vendimes nos marchandifes, & nous en achetames d'autres , dont nous jugeames que nous aurions une bonne défaite a Golconde; enfuite nous nous remhnes en mer. Je paffe fous filence les calmes & les tempêtes qui nous empêchèrent d'arriver au royaume de Golconde auffi-tót que nous 1'efpérions. Nous y abordames enfin, & nous y fimes un très-grand profit fur nos marchandifes. Comme mon affocié fe connoifibit parfaitement en pierreries, & que nous étions dans le royaume du monde oü 1'on trouve les plus beaux diamans, nous en achetames pout la meilleure partie de notre argent, sürs de les revendre a Bagdad quatre fois plus qu'ils ne nous coütoient. Satisfaits du gain que nous avions déja fait fur nos marchandifes, & de celui que nous efpérions faire encore fur nos pierreries, nous ne demeurames pas long-tems a Golconde; nous en parames bientöt pour retourner a Bafra.  Contes Per san s. 295 c x c I V- JOUR. No t r e vaiffeau alloit a pleines voiles , Sc nous nous flattions, comme font tous les voyageurs, d'arrivet heureufement au port oü tendoient nos défirs; mais une nuit il s'éleva une tempête fi furieufe, que, malgré 1'art du pilote Sc le travail des matelots, nous fümes obligés de nous abandonner a 1'orage , dont la violence nous écarta confidérablement de notre route. Enfin , notre vaiffeau , après avoir été durant plufieurs jours le jouet des vagues Sc du vent, alla fe brifer contre un rocher qui étoit a la pointe d'une ifle déferte. Toutes les perfonnes de 1'équipage fe noyèrent, a la réferve de mon affocié & de moi. Nous nous jetames promptement dans 1'efquif, & par ce moyen nous échappames a la fureur des eaux. Mais, hélas ! un péril aufli terrible que la tempête qui nous avoit perdus 3 nous attendoit. Déja nous touchions au rivage, & nous allions mettre pied a terre, lorfqu'un crocodile d'une grandeur démefurée , accourut a nous. Cet épouvantable animal fe tenant fur fes pattes de devant, frappa de fa queue fi rudement 1'efquif qu'il le brifa en mille pièces. Mon affocié Sc T 3  294 Les mille et un Jour; rooi nous n étions pas encore débarqués : nonf tombames aufli-tot dans 1'eau : en même-tems lc monftre avancant la gueule pour nous pEendre , fe faifit d'abord de mon affocié r mais pendant qu'il étoit occupé a le dévorer , je gagnai le rivage , & m'éloignant du crocodile par une prompte fuite, je m'avancai dans 1'ifle. J'arrivai au bord d'une fontaine dont 1'eau étoit auffi branche que du lait; j'en bus, & je la trouvai d'un goüt exquis : je crus boire du plus excellent forbet: je cueillis enfuite quelques hetbes qui étoient aux environs de la fontaine; j'en mangeai, & elles me parutenr plus délicieufes que les plus excellens mets : j'admirai la fécondité & la variété de la nature , qui fe plait a prcduite tant de chofes differenres; & tout miné que j'étois , je remerciai le ciel de m'avoir du moins fait arriver a une ifle oü je ne pouvois mourir de faim & de foif. Je n'étois pas toutefois fans inquiétude fur les bêtes fauvages , & la crainre d'en devenir la proie, m'empêcha de prendre un peu de repos, quoique j'en eufle grand befoin. Je marchai vers un bois dont tous les arbres étoient d'aloës ou de fandal y j'y entrai, & après avoir fait environ ttois eens pas , je me trouvai prés d'une prairie émaillée de mille fortes de ^ais , qui parfumoient 1'air d'odeurs agréables.  Contis Persan s. 295 Au miÜeu de cette prairie s'élevoit un arbre baut pour le moins de cent coudées, & dont les branches étendues , & le feuillage épais , faifoient beaucoup d'ombre. II y avoit au pied, fous un pavillon de brocard, un lit de repos , fur lequel on voyoit un homme qui paroiftbit endormi. Sa main droite étoit appuyée fur une caffette d'or, & un gros dragon couché prés de lui, tenoit dans fa gueule un bouquet de baume qu'il lui mettoit de tems en tems fous le nez. A ce fpeétacle je fus faifi de frayeur. Hélas ; dis-je en moi-même , il ne me fervira de rien d'avoir évité le croeodile -r ce dragon va venir fondre fur moi & me déyorer. Bien loin d'ofer m'approcher du pavillon , je courus me cacher dans des brolfailles d'ou je me mis a. obferver 1'homme & le monftre. Après les avoir queique tems confidérés , je vis tout-a-coup fortir de la rente le dragon qui s'éleva dans les airs, d'un vol rapide , &c difparut en un moment a mes yeux. L'éloignement de Paarmal me ralfura ; & comme je me fentis une vive curiolité de favoir quel homme pouvoit être celui que j'appercevois fur le lit de repos, je m'avancai dans la prairie avec beaucoup d'émotion, & j'entrai fous la tente. Le perfonnage que je voulois voir étoit un vieillard qui paroiflbit bien avoir fix yingts T 4  196 Les miiii hi un Jour, ans, & qui fembloit être encore vivant, quoique depuis plufieurs fiècles il goutat dans ce lieu le funefte repos de la mort. Je demeurai queique tems I le parcourir des yeux , enfuite je pris la caffette d'or fur laquelle fa main étoit appuyée, Sc 1'ayant ouverte, j'en tirai de vieilles pancartes, fur quoi ces mots étoient écrits : Jfef, fils de Barkia j & grand vifir de Salomon , eft le vieillard qui repofie fous ce pavillon. Ce Miniftre fe voyant au dernier terme de fa vie , choifit cette ifle défene pour y laiffer fa dépouillc mortelle. II drejja cette terne au milieu de cette prairie , &fe couchd- fur cc l:t ou il mourut après avoir e'crit ces préfentes '3 qu'il enferma dans cette caffette. Que céux qui viendront dans cette ijle fachent qu'ils ne reverront jamais leur familie & leur pays 3 & qu'ils pe'riront bientöt ici, s'ils nefe f ent ent un couragé a l'épreuve des plus affreux penis. Si rien n'eft capable de les ejfrayer, qu'ils aillent du cóté de l'occident 3 ils arriveront au pied d'une montagne, oh ils trouveront une ouverture, qu'ilsy en* trent hardiment, & marchent fans s'arrêter jufiqu'a. ce qu'ils fioient parvenus a une prairie dont la beauté les étonnera: c'efi par-la fieulement qu'ils peuvent arriver'au comble de leurs vceux.  Contes Pbrsans. 297 C X C V- JOUR. Après avoir lu ces paroles, je baifai refpectueufement les pancartes d'Afef; je me mis enfuite a genoux, & levant les yeux au ciel : ö feigneur, m'écriai-je, vous avez pitié de moi, & vous ne voulez pas que je périlfe dans ces lieux funeftes, puifque vous m'ouvrez une porte pour en fortir! Grand prophéte des mufulmans, vous qui fans doute avez beaucoup de part a la nouvelle grace que je recois du très-haur, continuez de me protéger : je me fuis tiré par votre fecours du puits ou le perfide Hyzoum m'avoit laiffé , ne m'abandonnez point dans les périls oü je vais me jeter. Alors fans perdre de tems, je marchai vers l'occident, & j'arrivai bientöt au pied de la montagne oü j'appercus erfectivement une large ouverture dont 1'arfreufe obfcurité n'invitoit pas a y entrerj mais je me fiois rrop aux pancartes d'Afef pour craindre queique chofe; j'y entrai fans balancer, & marchai avec aflurance, quoiqua tatons; car j'étois environné des plus épaiifes ténèbres. Je fentois que le terrain alloit en baiffant, & comme j'avancois toujours fans me repofer, j'eus lieu de penfer après quinze ou vingt heures de chemin, qu'il falloit alfurément que je def-  *9Ï Les mille et u n Jour, cendifle chez les génies de la terre. Enfin , la nuk qui m'enveloppok fe diilipa, & je revis la clarté du jour,que je croyois avoir perdue pour jamais. Une prairie parfemée de mille fortes de fleurs que je n'avois point encore vues, Sc d'arbres chargés des plus beaux fruits, fe préfenta tout-a-coup a mes yeux. Je m'approchai d'un de ces arbres & mangeai des fruits, puis je m'étendis fur 1'herbe pour y prendre queique repos, Sc j'y dormis d'un profond fommeil. Lorfque je me réveillai, je vis avec furprife autour de moi douze a quinze génies noirs Sc maigres, qui avoient des yeux étincelans. Je remarquai qu'ils reffembloient de vifage aux hommes -y mais les uns portoient au milieu du front une longue corne Sc avoient des queues de chien, & les auttes de la ceintute en bas étoient faits comme des lézards. Enfant d'Adam , me dit un d'entt'eux, par quel hafard te trouves-tu parmi les génies de la terre? Je leur contai mon aventure; enfuite un autre me dit: Viens demeuter avec nous, & fois affuré que nous ne te fetons point de mal; quand tu nous auras fervi pendant quelques années , nous te tranfporterons par reconnoiffance dans 1'endrok du monde ou tu voudras aller. Je ne leur eus pas plutót répondu que j'y confentois , qu'ils me dirent: tu as bien fait de te rendre de bonne grace, car nous t'aurions bien emmené  Contes Persans. ar»? avec nous malgré toi. Aces mots ils me prirent& m'enlevèrent dans les airs; ils me firent paffes, par-deffus plufieurs montagnes, Sc traverfer plufieurs mers avant que d'arriver a leuts habitations. C'étoit une infinité de cavernes , dont chacune fervoit a un génie. Quelques uns étoient logés dans des fontaines, Sc d'autres dans des précipices. Je demeurai une année entière avec ces génies , me nourriffant d'herbes. Pour eux, ils faifoient leur nourriture ordinaire des os dont les hommes avoient mangé Ia chair ; c'étoit pour eux un mets exquis; Sc je me fouviens que quelquefois en ron" geant des os, ils fe récrioient fur 1'excellence de 1'aliment. Us accufoient même les hommes de mauvais goüt d'aimer mieux la viande que les os. Pour ne point manquer de provifion, il y avoit des génies qui n'étoient occupés que du foin d'en aller chercher. Ces génies en apportoient abondamment de tous les endroits du monde, & furtout des os de cavales de Tartarie dont ils étoient fort friands. La mauvaife chère que je faifois chez ces maudits génies, Sc la néceflité d'êtte leur efclave, ne faifoient pas ma plus grande peine; ce qui pereoit mon ame de la plus vive douleur, c'étoit Ie mépris qu'ils avoient pour 1'Alcoran & pour Mahomet. II me défendoient la ptière, 1'ablution Sc  3°° Les mille et un Jour, le tecbir (a). Queique dangereux qu'il füt pour moi de leur défobéir, je ne laiffois pas de prendre fi bien mon tems, que je faifois fou vent a la dérobée ce qu'ils me défendoient. Un jour que j'étois feul dans la caverne oü je fervois , je fis 1'ablution, & pendant que je récitois quelques fentences du grand prophéte, j'entendis retentir 1'air de cris de joie & de chants a la louange du ttès-haut. Étonné de cette nouveauté, je fortis auffi-töt de la caverne pour apprendre la caufe d'un fi grand changement; j'appercus des génies vêtus de blanc, & qui pottoient des frocs de religieux fophis. Ils paroiffoient gros & gras , & auffi beaux que les autres étoient effroyables. Ces deux fortes de génies venoient de fe battre, & les beaux ayant remporté la vicfoire, la célébroient par leurs chants, & en rendoient graces au ciel. Ils tenoient une partie de leurs ennemis enchainés , & ils avoient mis le refte en fuite. Je ne pus me contenir a ce fpedtacle, & mêlant ma voix patmi celles des vainqueurs, je m'écriai de toute ma force : II n'y a point d'autre dieu que Dieu, 6c Mahomet eft fon prophéte. Une troupe de génies victorieux m'entendant ainfi parler , m'environna. Qui es - tu , me dit 1'un , & qui peut t'avoir appris ces paroles ? Nous (a) Tecbir, c'eft quand on dit que Dieu eft au-deiïus de toutes chofes, Altahou-Acbar.  Contes Persan s. 301 ne favions pas qu'il y eüt en ce lieu un Muiuiman. D'oü es-tu,& comment as-tu pu venir ici? Je fatisfis leut curiofité; enfuite ils me menètent au génie qu'ils regardoient comme leur roi. II me fit les mêmes queftions, & j'y répondis de la même manière; il me demanda de quelle religion j'étois, & je ne lui eus pas fi-tót dit que j'étois Mahométan, qu'il s'écria : Heureux celui qui eft du peuple de Mahomet. Puis il me demanda mon nom, 8c lorfque je le lui eus dit : Aboulfaouaris, reprit-il, je fuis ravi qu'on vous ait tiré des mains des génies infidèles, ces miférables vous auroient óté la vie queique jour. Vous pouvez déformais vous abandonner a. la joie , puifque vous êtes avec des génies qui font auifibien que vous profeffion du mahométifme. CXCVI. JOUR. CjE roi prit infenfiblement beaucoup d'amitié pour moi; 8c comme je lui parus confommé dans Ia connoiflance des chofes, tant défendues que permifes dans la religion mufulmane, il m'établit fon iman; ainfi je criois ezan (a) auxheures de la prière, je difois les falaounat (b), 8c je pro- . (a) Ezan, c'eft appelier X !» prière. (i) Salaounat, c'eft-a-dire, dieu bénifle Mahomet.  jo* Lis mui! !i Jour, noneois le tecbir. Lorfque je jeünois, les génies jeünoient auffi. Je leur lifois &expIiquois tous les jours 1'alcoran avec fes commentaires. Je gagnai leur eftime, & devins enfin fi confidérable parmi eux, qu'ils n'entteprenoient rien fans m'avoir aur paravant confulté , & ils refpe&oient mes futouas (a). Une nuit il m'arriva de rêver que j'étois a Medine dans le raouza (b), que je voyois entrer Canzade dans ce jardin facré; qu'elle avoit un air mourant, & que s'étant appiochée du tombeau de Mahomet, elle adrelfoit ce difcouis an grand prophéte : O Mahomet! a qui j'ai facrifié les idoles que j'adorois, ayez pitié d'une femme qui remplit exactement tous les devoirs de votre fecte; rendezdui fon cher époux, dont elle ne ne peut plus long-tems foutenit 1'abfence; faites qu'il revienne a Bafra défendre un cceur que je lui ai donné, & qu'un rival veut lui ravir. Je me reveillai a ces paroles : un trouble in» concevable faifit mes efptits, 8c je con^us de ce fonge un malheureux préfage. Je me repréfentai ma femme en butte a queique attentat formé contte mon honneur , & cette cruelle image dont mon efprit ne pouvoit fe diftraire, me plongea (a) Fucouas, décifions, artcti des muftis. (4) On appelle raouza le jardin Mahomet » été entctré i Mfdint.  Contïi Persan s. 3 ©5 dans une profonde mélancolie. Le roi des génies s'en étant bientöt appercu, me dit: ö iman, qu'avez - vous, une ttiftefle mottelle eft peinte dans vos yeux depuis quelques jouis ? vous vous ennuyez fans doute d'être ici. Grand roi, lui répondis-je, après toutes les bontés que vous avez eues pour moi , après les marqués d'eftime & d'affecrion que j'ai recues des génies Mufulmans, je ne pourrois fans ingratitude, avoir envie de vous quitter; mais je ne dois point vous cacher qu'une autre raifon m'empêche de vivre content. Alors je lui racontai mon fonge , & lui avouai que c'étoit cela feul qui caufoit mon arUiction. Je ne vous fais point mauvais gté , reprit le roi, puifque vous avez une femme que vous aimez , que vous y penfiez, & que vous fouhaitiez d'être auprès d'elle. Combien , ajouta-t-il , croyez-vous qu'il y ait de chemin d'ici a Bafra ? apprenez qu'il y en a pour quatre-vingt-dix années ; mais Dieu ttès - haut nous a rendu prochains les pays les plus éloignés, c'eft pourquoi malgré la diftance des lieux , je vous ferai portet pat un génie dans la ville ou vous avez pris naiffance, & vous verrez réellement bientót cette Canzade que vous avez vue en fonge. En difant cela, il me ptit pat la main & me mena fur le rivage d'une mer rouge , d'oü me montrant une ifle : Voyez-yqus, me dit-il, cette ifle oü s'élève  $e>4 Les mille et un Jour, un rocher, dont le front touche les nues ? Oui fire , lui répondis-je; hé bien, reprit-il, ce rocher qui paroit fi femblable a une forterefle, eft creux, Sc fert de prifon aux génies infidèles qui tombent entre mes mains , & aux autres génies qui fe révoltent contre mes volontés. Aces mots, il m'enleva de terre, & me tranfporta dans 1'ifle avec lui. Nous nous approchames du rocher & d'une porte de fer fort épaifle qui étoit fermée. II commanda qu'on lui ouvrït, on lui obéit dans le moment: nous entrames dans le rocher, ou je vis une infinité de génies chargés de chaines , parmi lefquels je reconnus ceux dont j'avois été 1'efclave. II y avoit entr'autres un afrite (a) d'une grandeur démefurée, & d'une laideur horrible. II n'avoit point de chaines comme les autres : de gros anneaux de fer 1'attachoient au rocher d'une manière qui lui ótoit la liberté de faire le moindre mouvement. Le roi s'adreflanr a celuila , lui dit: ö miférable, fais-tu combien tu m'as d'obligations ? O grand roi, lépondit 1'afrite, je n'ignore pas jufqu'a quel point je vous fuis redevable ; j'ai mille fois mérité les plus cruels tourmens , & vous avez eu la bonté de me pardonner. Hé bien, reprit le roi, ru me vois encore aujourd'hui dans la difpofition de te rendre (n) Afrite j genie infidèlc & non muf uiman» Jibre.  Contes Persan s, 30$ iibre. Sire, repartit 1'afrite, ce trak de généroiité ne vous eft pas nouveau; vous m'avez fouvent donné la liberté. Je te la donne encore, repliqua le roi; mais c'eft a condition premièrement que tu fuivras la fecte de Mahomet , & que tu porteras ce Mufulman a Bafra; je veux auffi que tu falfes ce chemin en peu de tems. Je le porterai en trois heures , dit le génie , &c je promets d'exécuter de point en point tous les ordres de votre majefté. Alors le roi fe tourna de mon cóté, & me dit: fachez, jeune homme, que eet afrite eft un méchant, un fourbe , un trakre , un fcélérat -y je n'ofe me fier a fes promefTes , je crains qu'il ne vous joue un mauvais tour, & je crois qu'il fera bon de vous précautionner contre lui. Je vais, continua-t-il , vous apprendre une oraifon : vous n'aurez qu'a la réciter pendant que vous ferez fur le dos de 1'afrite, & foyez affuré qu'il ne pourra vous faire aucun mal. En mêmetems il me dit 1'oraifon dont voici les paroles 1 fois loué, o très-haut 3 comme te louent tes cieux ; fois loué , o très-haut 3 comme te louent tes mers & ta terre : fois loué} o très-haut, comme te louent tes anges & tes prophetes. Lorfque j'eus appris par cceur cette oraifon , Ie roi fit détachet 1'afrite, & me mit lui-même fur fon dos, après m'aVoir bandé les yeux pour mempêcher, difoit - il, de voir fur la route des chofes Tome Xlr. V  }o6 Les mille et un Jour,' qui pourroient m'eftrayer. Aboulfaouaris , me dit-il enfuite, j'exige une chofe de vous pour le plaifir que je vous fais: quand vous aurez embraffé votre familie a Bafra, je vous prie d'aller trouver de ma part Omar, le commandeur des croyans , & Aly Ben Eby Taleb, gendre de Mahomet. Dites-leur qu'il y a fous la terre une nation de génies Mufulmans, qui ne mangent jamais fans dire le bifmillah (a), qui font 1'ablution , & toutes les prières des mahométans, & qui combattent jour & nuit contre une autre nation de génies rebelles a la loi de Mahomet. Je fis ferment de m'acquitter avec exadtitude de la commidion dont on me chargeoit. Puis je fortis du rocher avec le génie qui me portoit fur fon dos. Prenez garde , ö jeune homme, me cria le roi, ne ceffez point de réciter 1'oraifon que vous favez. L'afrite ne vous fera foumis qu'autant qu'il vous 1'entendra réciter; fi vous négligez eet avis que je vous donne, vous courez rifque de vous perdre. (a) Le bifmillah , c'eft a-dire, au nom de dieu. C'eft mie ptièra que les mahométans ont accoutumé de faire avant le repas.  Contes Pers ans. 307 C X C V I I. JOUR. Ce n'étoit pas fans raifon que le roi des génies mufulmans m'avoit tant recommandé de réciter fans celfe mon oraifon : j'en connus bientöt la conféquence. Si j'étois un moment fans la dire , 1'afrite faifoit des cris Sc des hurlemens affreux, qui celfoient aulfi-töt que je la prononcois. Tantöt je fentois que le génie m'élevoit, tantöt qu'il rn'abaiffoit; quelquefois il excitoit des orages effroyables, croyant par ce moyen mepouvanter, Sc me faire tomber; mais il avoit beau faire, je me tenois bien ferme fur fon dos. Cependanr queique foin que je priffe de répéter les paroles puiflantes qui faifoient toute ma süreté, je ne pus me défendre de prcrer mon attention a un bruit confus de voix que j'enrendois dans les airs. Je paffai plus avant, je voulus voir ce que c'étoit, & j'eus mêmerimprudence d'öter d'une main mon bandeau pour fatisfaire ma curiofité. J'appercus plufieurs génies qui avoient tous chacun une forme particulière, & qui fe battoient en l'air. Les cris qu'ils poulfoient en fe battant, & la manière dont ils fe chargeoienr, m'occupèrent queique tems : j'oubliai mon oraifon , Sc 1'afrite profitant de ma diflradion, me V 1  '$o8 Les mille êt un Jour; jeta dans une mer fur laquelle nous étions, & alla fe mêler parmi les combattans. Comme je n'étois pas loin du rivage, 8c que je favois parfairement nager, je gagnai bientót la terre que je baifai mille fois en remerciant le ciel de ma délivrance. Mais fi j'avois la confolation d'avoir dérobé ma vie aux flots, d'un autre cöté je me voyois dans un défert; & pour comble de misère, déchu de 1'agréable efpérance de revoir ma femme Sc mon pays. Tandis que je m'affligeois d'être dans 1'état oü je me trouvois , & que je prenois a partie le vifir de Salomon, dont les pancartes me paroiffoient la caufe de mes maux , je vis fur la furface de la mer un petit oifeau qui vint a. moi. Je n'en avois jamais vu de femblables; il avoit la tête bleue, les yeux rouges , les ailes jaunes Sc le corps verd. Ce bel oifeau s'approcha de ma bouche en étendant fes ailes, Sc y mettant fon petit bec , il me la remplit d'une liqueur fraiche Sc délicieufe , enfuite il me paria : Jeune mufulman, me dit - il, ne perds point courage : tu as été choifi pour fervir d'exemple aux hommes de ra feóte: on veut qu'ils t'entendent un jour racontet tes aventures , Sc qu'ils en profitent. O charmant oifeau , m'écriai-je , auffi furpris de ce qu'il parloit, que des chofes qu'il me difoit; oifeau de bon augure , par quel piodige avez-vous  Contes P e r s a n s. 305; 1'ufage de la parole? Je fuis , reprir-il, 1'oifeau. du prophete ïfaac ; je fuis chargé du foin de veiller fur cette mer , de fecourir les malheureux mortels qui viennent dans ces lieux , & fur-tout les mufulmans. Aihfi, loin de vous afïliger, confolez-vous , & foyez sur que le très-haut tient compte aux bons des peines qu'ils fouffrent pendant leut vie mortelle. Après avoir parlé de cette fotte , il me montra la route que je devois tenir, en m'aifurant que je pouvois la fuivre fans appréhender de faire queique mauvaife rencontre. Je pris le chemin qu'il m'enfeigna; &c ce qu'il y a de plus furprenant, c'eft que je marchai pendant quarante jours fans avoir aucune envie de manger ni de boite j la liqueur que 1'oifeau m'avoit fait avaler, me préferva de la faim & de la foif. Enfin , j'arrivai au pied d'une montagne qui étoit au milieu du défert. Je rnontaijufqu'au fommet, fur lequel je vis un aftëz beau palais bati de pierres de taille : il n'avoit point de fenêtres, mais feulement une porte de bronze qui étoit fermée. Je m'aflis a 1'ombre a deux pas de la, & tandis que je me repofois , mon oreillefut tout-a-eoup frappée d'une grofte voix qui me dit : Enfant d'Adam , tu es arrivé ici bien a propos pour moi & pour toi. Je jetai au/li-toe la vue du cöté que partoit la voix, & j'appergus un afrite couché par terre* II étoit ejicore plUSr V 3  jio Les mille et un Jour^ grand & plus effroyable que celui qui m'avoit fi traureufement fair tomber dans la mer. II avoit une trompe comme celle d'un éléphant , l'ceil droit plus rouge que du fang, & l'ceil gauche bleu. Viens te meute a mes cotés, pourfuivit-il, & ne ctains tien. J'eus befoin de tont mon courage pour ne pas fuir ce monftre horribie. Cependant bien que fa figure ne prévint pas agréablement en fa faveur, j'eus 1'affurance de m'en approcher , & de m'étendre même auprès de lui. II parut avoir de la joie de me voir. Jeune homme , me dit-il, de quel prophete es - tu feótateur ? De Mahomet, lui répondis-je. Tant mieux , repliqua-t-il, c'eft juftemenr d'un homme tel que toi que j'ai befoin. Je médite une grande entreprife , que je ne faurois exécuter tout feul; mais je me flatte qu'avec ton fecouts j'en viendrai a bout. Tu peux compter que li j'obtiens ce que je. délire, je te comblerai d'honneur & de richeffes. Je ferai maitre de tous les royaumes du monde habités pat les hommes , & je prétends t'en donner un par reconnoiffance. Je confens , lui dis-je, de vous aider , & je ne vous demande pas une couronne pour cela; tout ce que j'exige de vous, c'eft de me porrer a Bafra. Me le promettezvous ? Oui, répondit-il, & j'en jure par la tere de ton prophéte. Hé bien, repris-je , vous n'a-  Contes Persan s. 311 vez qu'a me prefcrire ce qu'il faut que je falie, 6c je m'en acquitterai le mieux qu'il me fera poflible. C X C V I I I. JOUR. ï_i'Afrite fut charmé de me voir dans la difpofition de 1'aider a venir a. bout de fon delfein 5 mais me dériant de lui avec raifon, je réfolus de me précautionner contre fa malice ; 6c pour eet effet, je commencai a réciter tout bas mon oraifon. Pendant ce tems-la, il tira de fa poche une poignée de petites balles de plomb qu'il me mit entre les mains , en me difant: prends ces balles , & ne manque pas de m'en jeter une toutes les fois que tu me verras tomber fans fentiment. Je ferai ce que vous m'ordonnez , lui disje , & vous pouvez compter fur ma parole. II fe leva fur cette affurance ; je me levai auffi , 6c nous marchames vers le palais. L'afrite teuoit comme moi une poignée de balles: il en jeta une alfez rudement contre la porte qui s'ouvtit a 1'inftant : nous enttames dans une cour pavée de marbre jafpé , oü nous appereümes deux lions qui commencèrent a. rugir dès qu'ils nous virent; mais mon compagnon les frappa chacun d'une balie j & ils demeurèrent immobiles. Nous V 4  }ii Les mille et vn Jour; arrivames a une feconde porte de bronze que fermoit un cadenat d'argent. Une balie ne Peut pas plutót touché , qu'il tomba , & que la porte s'otivrit d'elle-même. Une caverne d'une vafte étendue soffrit a nos regards; un fleuve rapide & d'une eau noiratre couloir au milieu , & avoit fur fes bords deux dragons d'une groffeur étonnante. Ces monftres, a notre vue, étendirent leurs ailés , & fe mirent a fiffler d'une manière épouvantable en vomiiTant des tourbillons de feu. L'afrite leur jeta des balles; ils fe couchèrent auffi - tót par terre , au lieu de continuer leurs fifïlemens , & & nous laifsèrent paffer outre. Nous patvinmes a une autre cour dont les murailles paroilfoient baties de briques d'or; le pavé en étoit de lame d'argent : au milieu s'élevoit un dóme de bois de fandat rouge , que foutenoient fix colonnes d'acier de la Chine , &c fous lequel' il y avoit un grand fopha d'ot maffif. Sur ce fopha étoit un cercueil fait de pierres précieufes qui jetoient un éclar dont mes yeux furent éblouis. Dès que nous vouiumës nous en approcher , deux griffons qui gardoient le dóme", s'avancèrent pour nous mettre en pièces ; mais les balles les obligèrent bientót a reculer : fi bien que nous vïmes fans obftacle ce qu'il y avoit dans le cercueil. C'étoit un homme d'un air vénérablej il paioifloit refpirer encore. La mort, qui fait une.  Contes Persan s. 313 fcffreufé impreffion fur les plus beaux objets de la nature, fembloit refpecler le perfonnage qui fe préfentoit a nos yeux. II avoit au doigt plufieurs bagues , & entr'autres un gros anneau fur lequel étoit gravé le grand nom de Dieu (a). L'afrite porta la main fur eet anneau , & voulut le tirer , lorfque dans le moment il defcendit du haut du dóme un long ferpent ailé qui lui fouffla au vifage , & le renverfa par terre fans fentiment. Alors me fouvenant de ce que l'afrite m'avoit recommandé, je le frappai d'une balie , & il reprit fes efprits. Tu as bien fait, me dit-il; voila tout le fervice que j'exige de toi : continue de me le rendre , fi j'en ai encore befoin. En achevant ces paroles, il tacha pour la feconde fois d'arracher 1'anneau. Le ferpent'd'un nouveau fouffle lui fit encore perdre connoiffance , & moi je lui fis reprendre 1'ufage de fes fens comme la première fois. O ami mufulman , s'écria l'afrite, je t'ai de grandes obligations ! Apptends que le mort qui eft dans ce cercueil eft le prophéte Salomon ; je voudrois me faifir de fon cachet \ je deviendrois par ce moyen maitre de tout le monde, & tu (a) Il y a , fclon les cabaliilcs Maliomécans, cent 5c un nom dij ihu, c'eft-d dire , atttibuts , comme bon , faint, jufte , &c. qui ont tous cfiacua une vettu particu.üère; m."is cc grand nom a toutes les ïertiïs dss amres.  ;i4 Les mille et ün Jouk, peux bien penfer que je n" oublietois pas tes fervices. Hé pourquoi, lui dis-je, ne vous fervezvous pas de vos balles pour écarter ce ferpent? Elles ne peuvent rien contre lui, me répondit-il, &c ce n'eft qu'en réfiftant a fon fouffle que je puis faire ce que je fouhaite. A ces mots il fit un troifième eftbrt, Sc tira 1'anneau jufqu'a la moitié du doigt du faint prophete 7 mais le même ferpent revint fur l'afrite, & le teiralfa d'un foufïle pour la troifième fois. Je me préparois a faire mon office , Sc j'avois déja le bras levé pour jetet une balie au génie , quand le ferpent m'adreffa ce difcours : O mufulman, ceftez de prêter votre fecours a ce maudit génie : c'eft un des fept afrites qui fe rcvoltèrent contre Salomon , Sc que ce prophéte enferma au centre de la terre pour les punir de leur audace. II ne refpire que la poffeffion de eet anneau dont il connoït la puiffance , & il attendoit depuis long-tems au pied de la montagne ou vous 1'avez rencontré , quelqu'un qui put 1'aider a en faire la conquête 'y mais il fe flatte vainement de 1'efpérance d'avoir ce merveilleux cachet qui eft fous ma garde : je fuis un des génies qui ont toujours été fidèles a Salomon , & par conféquent j'ai plus de force moi feul que eet afrite Sc fes fix camarades enfemble. Laiffez-!e donc, ajouta-t il, dans 1'ér.at oü je viens de le  Contes Persan s. 315 mettre; qu'il y demeure jufqu'a. la fin des fiècles: éloignez-vous promptement de ce tombeau , & ne troublez plus le repos de ce faint lieu , autrement je ferai obligé de vous exterminer; ce que j'aurois déja fait, fi vous n'étiez pas de la nation du prophéte Mahomet. C X C I X. JOUR. JTe ne répondis au génie fidéle qu'en lui obéiffant: je retournai fur mes pas , 8c gagnai le pied de la montagne fans avoir befoin de mes balles pour écarter le dragon 8c les lions que je retrouvai fur mon paffage. Ces bêtes féroces étoient encore dans Ia même fituation oü l'afrite les avoit mifes. Je fuivis un fcntier qui me conduifit a une plaine ; mais avant que d'y entrer, il me fallut pafler auprès d'une caverne d'oü je vis fortir des rourbillons de dammes 8c defumée. J'entendois aufli un bruit épouVantable de fers qui en partoit avec des plaintes , des gémiflemens, des cris & des hurlemens affreux. II y avoit a 1'entrée de eer horrible lieu , un monftre dont je ne pourrois que foiblement vous peindre la laideur. Je jugeai que c'étoit encore un afrite, paree qu'il relfembloit alfez a ceux que j'avois déja vus.. II  '}i6 Les mille et un Jour^ étoit attaché a un rocher avec de grofles chaines de fer. U m'appella d'un fon de voix femblable au tonnerre : Jeune homme, me dit-il , artête & me réponds. De quel pays es-tu , & de quel prophete es-tu fedateur ? Je lui répondis que j'étois de'Bafra, & que je faifois profeflion de la doctrine mufulmane. Mahomet, reprit-il, eft-il encore vivant ? II a changé de féjour, lui repartis-je ; après avoir fait une million parfaite , il eft forti de ce monde périffable pour aller goüter les plaifirs céleftes. II me fit enfuite d'autres queftions : Les mahométans , dit-il, font-ils régulièrement la prière, & leurs mceurs font-elles pures & innocentes ? Ils font la prière , lui répondis-je ; mais hélas , il s'en faut beaucoup qu'ils gardent inviolablement les préceptes de Mahomet. Bon , tant mieux , repliqua-r-il. Et Ia fontaine de Zemzem coule - t - elle toujours ? O ui , dis - je. Elle tarira pourtant , interrompit - il , & Ia corruption doit devenir générale. Tous les crimes fe commettront avec une licence effrénée : 1'adultère règnera par-tout : on fera tous les jours de faux fermens : on mangera duporc, on boira publiquement, & 1'on verra les femmes monter a cheval. Oh ! ce tems-la, lui dis-je y n'eft pas fort éloigné, L'on vit déja de cette forte»  Contes Perssan s. 317 Je m'appercits que mes dernières paroles lui causèrent beaucoup de joie. O enfant d'Adam , s'écria-t il avec tranfport, eft-il poffible que les hommes foient déja fi criminels? quelle heureufe nouvelle tu viens de m'annoncer ! II eft donc tems que je forte d'efclavage pour m'aller montrer au genre humain. Apprends, jeune homme, ajouta t-il, que je fuis le Dedgeal : (a) je vais dans le monde répandre mes fureurs. A ces mots il fecoua fes chaines avec violence , & fit de fi terribles eftorts pour fe délier, qu'il en vint a bout. Mais il n'eut pas le tems de faire un mauvais ufage de fa liberté; car deux génies, vêtus de robes vertes, apparurenr a 1'inftant, 1'arrêtèrent , & pendant que 1'un le rattachoit au rocher , 1'autre le frappoit avec une maffue d'acier en lui difant: demeure, demeure la , maudit; c'eft trop tót brifer tes fers j attends qu'on te permette de paroitre au monde : 1'heure n'en eft pas encore arrivée. Je n'étois pasun tranquille témoin de la fcène qui fe pafloit a mes yeux. Je m'éloignai de Dedgeal le plutót qu'il me fut poifible; j'entrai dans la plaine tout troublé , & marchai vers une avenue des plus beaux arbres de fandal que j'aie jamais vus. Ils s'étendoient jufqu'aux foifés d'un chateau qu'on voyoit en perfpective. Ce chateau iaj L: dedgeal, c'eft-a-dire I'aiue-chiift.  31S Les mille et un Jour," dont les murailles étoient d'or, & les crénaux de pierreries , augmentoit mon admiration a mefure que j'en approchois. On y entroit par une porte d'argent, que fermoit un cadenat d'émeraudes. Après avoir confidéré avec beaucoup d'étonnement un fi bel édifice , je me fentis une vive curiofité d'en voir le dedans. Je m'avancai vers la porte fur laquelle ces paroles étoient écrites en lettres d'or: Quiconque viendra ici , & voudra ouvrircette porie, qu'il fache qu ellen a point d'autre clefque les mots fuivans : II n'y a point de Dieu autre que Dieu ; Mahomet eft fon prophéte. II n'y a point de Dieu autre que Dieu ; Adam eft l'élu de Dieu. II n'y a point de Dieu autre que Dieu ; Jfmaél eft la viclime de Dieu. Effecfivement, je n'eus pas fi-tbt lu ces paroles , que la porte s'ouvrit. Que vous dirai - je ? c'eft dans eet endroit que je ne faurois trouver de termes qui puilfent vous donner une idéé jufte des chofes que je vis. Repréfentez vous tout ce que votre imagination eft capable de concevoir de plus riche , de plus magnifique & de plus beau, & foyez perfuadés que vous n'imaginez rien qui approche de ce qui s'oftrit a" ma vue. J'appercus un palais bati d'un métal bleu qui m'étoit inconnu; mais queique précieufe que me parut la matiète, le travail la furpaffoit encore. La ftructure du batiment ne reffembloit point a celle  Contbs Persan s: 310 «les nótres : on jugeoit bien que ce ne pouvoit ctre un ouvrage des hommes. Les appartemens étoient remplis de fophas d'étoffes d'or & de foie, Sc j'y remarquai plufieurs peintures qui occupèrenr fort long • tems mes regards. Elles repréfentoient les guerres que notre grand prophete a foutenues pout établir fa religion , Sc tout cela étoit peint avec tant d'art, que le fameux Many auroit avoué lui-même que ces ouvtages étoient audeffus de fon pinceau. Lorfque j'eus parcouru plufieurs appartemens, oü je fus affez furpris de ne trouver perfonne , j'entrai dans un jardin d'une étendue immenfe, Sc qui n'eft pas moins difficile a déerire que le palais. Des allées a perte de vue, bordées d'arbres chargés de toutes fortes de fruits j des parterres de mille efpèce de fleurs qui nous font inconnues, & des baffins d'or maflif remplis d'une eau tranfparente , attiroient tour - a - tout mon attention. Dans ce jardin délicieux oü une infinité d'oifeaux de diverfes couleurs faifoient entendre leur ramage , je rencontrai un cavalier fans barbe qui avoit des habits couverts de diamans ; il portoit un turban vert, parfemé de rubis , & il montoit un cheval de couleur de rofe , fous les pas duquel la terre produifoit des fleurs fur le champ. II étoit plus beau que la lune, Sc il fortoit de fes yeux des rayons de lumière.  J2.0 Lfs mille et un Jour, CC. JOUR. Je jugeai a fon air & a la magnificence de fou habillement, que ce devoir être le maitre du palais; & je commencbis a craindre qu'il ne me füt mauvais gré d'être entre dans ce jardin, lorfqu'en paffant prés de moi il s'arrêta , & me dit ; O jeune homme! n'es-tupas de Bafra? Oui, lui répondis-je. Tu fois le bien venu, reprit-il, je favois bien que tu devois venir ici. Maisdis-moi, as-tu bien confidéré toutes les merveilles de ce féjour, & as-tu mangé des mets dont on s'y nour nt ? J'ai vu des'chofes fort furprenantes, lui repartis-je; pour vos alimens, je ne fais ce que c'eft. Pourfuis donc ton chemin , repliqua-t-il, tu rencontreras quelqu'un qui te fervira ici de guide , & te fera enfin arriver au comble de tes fouhairs. Je continuai de marcher en promenant ma vue de toutes parts. Je ne pouvois me laffer de regarder Sc d'admirer tous les objets qui m'environnoient. Enfin, j'appercus un mihrab [a) au haut duquel étoient écrits ces mots : II n'y a point de dieu autre que Dieu 3 Mahomet eft fon prophéte. 11 y avoit dedans un homme a genoux; j'atten- (a) Autel des Mahoméwns, fait en formc de niclie. dis  G O K T t S P E ft. S A N s.* j i 'i; dis qu'il eü: fini fa prière, après quoi je le faluai. II me rendic le falut, & me dit : O jeune mufiilman ! il faut- que tu fois bien aimé de Mahomet, pout avoir pu venir jufqu'ici : Sais-tu bien dans quel lieu tu es? apprends que ce jardin eft le féjour deftiné pour les amis & les parens de ce prophéte. C'eft ici qu'une éternelle félicité les attend tous : il y en a déja un grand nombre t & je veux te les faire voir. Alors il me mena vers un fleuve de lait qui rouloit lentement fes eaux au travers du jardin, & fur les bords duquel il y avoit une infinité de perfonnes aflifes a des tables couvertes de plufieurs mets. Je vis-la des Schérifs de la race de Mahomet, & les Sahabas (a) de ce Prophéte* Dès qu'ils m'appercurent, ils ine dirent d'un air gracieux : Mets-toi-la, jeune homme, puifque Mahomet a bien voulu que tu vides ce lieü féfervé a fes difciples & a fa poftérité; viens boire de nos vins & manger de nos mets. Je m'aftis auprès de mon conduófeür, qui me préfenta un pain que je trouvai excellent ,■ puis il me fervit un poiffon , en difant : Goute de ce poilfon, & me dis fi tu en as mangé de mëilleur. Je n'ai jamais rien mangé de fi exquis. Enfuite on me fit boitö (a) Sahabas , ce font les amis contemporains & difciples de Mahomet. Tome XF, X  322. Les mille et un Jour, de 1'eau du fleuve qui me fembla avoir le goÜB d'un vin délicieux. Après le repas, mon guide me conduifit a une prairie oü il y avoir plus de mille jeunes filles affemblées. La les unes s'amufoient a chanter, les autres a jouer du luth; & enfin les autres fe tenant par la main , formoient des danfes en rond. Elles étoient richement habillées; mais elles brilloient bien davantage par 1'éclat de leuts charmes , que par les pierreries dont elles étoient couvertes. Elle me parurent toutes pourvues d'une extréme beauté. Je n'en pouvois trouver une plus aimable que les autres. Aufli , il me fembla qu'eltes vivoient toutes en bonne intelligence, &c je n'appercevois dans leurs regards aucune marqué de jaloufie. Vous voyez , me dit mon conducteur, des houris. Ces fubftances céleftes font le bonheur des Schérifs & des Sahabas. II vous eft permis de les confïdérer de loin; mais n'en approchez pas. Le plaifir de les entretenir vous eft défendu, puifque 1'ange de la mort ne vous a point encore enlevé du monde. Je promenai long-tems mes regards dans la prairie : puis fuivant le perfonnage qui me conduifoit, je me rendis avec lui auprès d'une grotte qui étoit a 1'extrêmité d'un jardin. C'eft ici, me dit-il , que je fuis ordinairement. L'homme fans  Contes Pusans; ^ barbe que vous avez vu monté fur un cheval couleur de rofe, eft Ie prophéte Elie : il demeure * 1 autre bout du jardin ; & moi qui me nomme le prophéte Khéder, je fais ma réfidence dans cette grotte. 11 ne tiendra qu'a vous d'y vivre avec moi; „ous ferons enfemble la prière- & nous gouterons les délices de ce beau féjour, auquel la terre n'eft pas comparable. Nous ne favons ici ce cue c'eft que le changement des faifonsj on y refpne toujours un air tempéré; un printemps pe-pétuel y règne , la nuit n'y répand jamais fes tenebres, & le jour qui nous éclaire eft toujours pur & ferein. J'acceptai 1'orfre du prophéte Khéder. Je lui tins compagnie pendant quelques années j mais malgré tous les agrémens de ce beau lieu, je m'y ennuiai. Le fouvenir de Canzade me fit fentir que je tenois encore au monde. Le défir de la revoir vint troubler mon repos, & je crois que la poffeffion même des houris ne me 1'autoit pas fait oubher. Khéder remarqua mon ennui: je vois bien , me dit-il, que vous voudriez être i Bafra Puifque les charmes de ce jardin ne font pas affez puiilans pour vous rerenir, je vais tout-a-l'heure remphr vos défirs. En parlant ainfi, il leva les yeux en 1'air , & voyant un petit nuage qui paf4oit par-deffus nos tetes, il 1'arrêta, & lui demanda oü il alloü. Le nuage, OH plutötun génie  £i4 Les mille et un Jou r', qui en étoit enveloppé , Lui répondit: ö grand prophéte , je vais a la Chine ; avez-vous queique chofe a me commander ? Eft-ce pour un bienfait , répliqua Khéder , ou pour un chatiment ? C'eft pour un bienfait, repartit le génie : cela étant, dit le prophéte, pourfuis ton chemin , je n'ai pas befoin de toi. c c I. JOUR. Un moment après il paffa un fecond nuage. Khéder lui fit la même queftion qua 1'autre , & le nuage ayant répondu qu'il alloit a Bagdad, pour faire du bien : puifque cela eft ainfi, lui dit le ptophète, il faut que tu me faffes un plaifir : ttanfporte a Bafra ce mufulman , & le mets a la potte de fa maifon. Le génie qui étoit dans le nuage y confentit; mais avant que je partiffeavec lui, je remerciai Khéder de toutes fes bontés, & me recommandai a fes prières. De fon cóté il m'apprit une courte oraifon qu'il me dit de réciter fur la route , & il m'affura qu'elle me préferveroit le refte de mes jours de la malice de mes ennemis , de la colère des rois, & de tout mauvais accident. Je répétai en chemin plus de cent fois mon oraifon, feulernent pour la bien apprendre par  Contes p e r s a n s: 32j cceur, car je ne me défiois point du génie qui me pottoit; c'étoit un génie bienfaifant, j'aurois eu tort de ne pas m'y fier. II me tranfporra dans la ville de Bafra en moins de trois ou quatre heures, Sc me laiffa a ma porte. Je frappai; il éroit nuit : un efclave vint ouvrir, & a la clarté d'un flambeau qu'il portoit, ayant appercu ma figure , il me ferma la porte au nez brufquement , puis il me demanda qui j'étois , & ce que je voulois ? Je lui répondis que j'étois le maitre de cette maifon , & que je lui ordonnois de r'ouvir promptement la porte. Sur ma réponfe, qu'il alla porter a ma femme, elle vint elle-même ouvrir -y mais au lieu de me recevoir avec les tranfports de joie que lui devoit caufer mon retour, elle fit un horrible cri dès qu'elle me vit, Sc rentra avec précipitation. Comment donc, dis-je alors, ma vue épouvariteCanzade ! Ses yeux me méconnoiffent! puis-je être changé jufqu'a ce point? qu'on fafle venir Hour, m'écriai-je! je veux parler a mon frère. II parut aufïï-töt avec un jeune homme que je ne connoiffois point. Il s'approcha de moi, me confidéra fort attentivement, & me dit enfuite qu'il ne me reconnoiffoit point. Aboulfaouaris, ajoutat-il, ne vous reffemble nullement; c'eft un bel homme , Sc vous êtes fort laid; il a de 1'embonpoint, Sc vous êtes plus décharné qu'un fquelète.  '$16 Les mille êt un Jour; Ceiïez de vouloir palfer ici pour lui, vous ne nous tromperez point. Quoique nous ne 1'ayions pas vu depuis fept années , nous n'avons pas oublié fes traits : nous ne doutons point qu'il n'ait péri dans fon voyage de Golconde. Je fus affez furpris de ces paroles. Je comprenois bien que je,pouvois être changé , mais je ne concus pas comment il étoit poffible que mon frère me méconnüt. Hé quoi, Canzade, dis-je a ma femme , qui, raffurée par la préfenee de Hour 8c des efclaves qui nous écoutoient, étoit revenue a la porte , vous ne démêle? point en moi les traits de eet Aboulfaouaris que vous avez aimé, & qui vous aime toujours avec tendreffe, malgré tous les malheurs qui lui font arrivés ? Ah ! que mon fort eft déplorable. Hélas , je ne favois pas que vous me prépariez un fi trifte accueil a mon retour ! que ne fuis-je encore fous la terre ! que je fuis mal récompenfé de 1'impatience que j'avois de vous revoir ! Vous avez , me dit Canzade toute émue , le fon de la voix d'Aboulfaouaris; & bien que d'ailleurs vos traits ne reffemblent point aux fiens , je vous avouerai que je ne vous écoute pas tranquillement. Mais, ajouta-t-elle , fi vous êtes véritablement mon époux, dites-moi pourquoi vous paroiflez fi différent de ce que vous étiez lorfque vous partites de Bafra ? Oü a\ez-vous été , 8c que vous eft-il  Contes Persan s: 317 arrivé qui ait pu produire eu vous un fi grand changement ? Alors je fis une relation de mon voyage, fans oublier la moindre particularité; Sc quand j'eus achevé de parler , le jeune homme qui étoit avec ma femme & mon frère , prit la patole, & me dit: vous êtes un importeur , & vousn'avez compofé cette fable ridicule que pour tacher de mettre obftacle a mon bonheur ; mais vous vous trompez, pourfuivit-il avec emportement, fivous vous flattez d'y réuffir : puifque j'ai époufé Canzade aujourd'hui, je la pofféderai. A ces derniers mots qui me firent frémir, je regardai Hour & ma femme: ils me parurent tous deux interdits Sc déconcertés. Qu'entends-je, m'écriai-je ? Canzade , dont je croyois la conftance égale a. la mienne ; Canzade a un autre époux que moi! J'allois continuer ; mais il me prit un faififfement qui m'empêcha den dire davantage. C C I I. JOUR. No u s pafsames la nuit en conteftation, le jeune homme & moi. Plus je foutenois que j'étois Aboulfaouaris , plus il fembloit être perfuadé du contraire. A 1'égard de Canzade , & de Hour, ils gardoient le filence, Sc fe regardoient 1'un 1'autre avec des yeux oü la honte étoit peinte» X A  '318 Les mille et u n Jour", Dès qu'il fut jour , nous aliames rous quatre chez le cadi. Seigneur, lui dit le jeune homme, vou? me mariates hier avec Canzade; mais le mariage n'a point été confommé -y eet étranger que vous voyez , eft venu cette nuit troubler nos lioces : il prétend être 1'époux de cette dame , & il fe dit Aboulfaouaris, Le cadi branlant la tête a ce difcours , dit qu'il avoit coimu Aboulfaouaris, & que je ne lui reffemblois nullement. Puis s'adrelfaiit a. Canzade: JEt vous, belle dame , lui dit-il, que penfez-vous de eet homme-la? le croyez-vous Aboulfaouaris.? feigneur , répondit elle , fi je m'en ne au rapport de mes yeux , ce n'eft point lui, il n'en a que le fon de la voix, O juge des Mufulmans , dis-je alors au cadi, je vo,us fupplie très-humblement de m'écouter. Gardez-vous bien de juger avec trop de précipitation y vous pourriez prononcer un arrêq injufte. Si je fuis changé , c'eft un effet de mes dernières aventures :1e féjour que j'ai fait fous la terre a produit ce changement. Quelle étrange chofe nous dites - vous , s'écria le juge ? un homme vivant peut-il demeurer fous la terre? Sans doute, repartis-je, & je vais, fi vous voulez , vous conter ce qui, m'eft arrivé. Oh ! interrompit en eet endroit le jeune homme en s'adieffant au cadi, monfeigneur, il a une fable toute prête, il va vous débiter desj  Contes Persan s. 319 chofes merveilleufes , mais vous n'êces pas alfez crédule.... Taifez-vous , jeune homme, interrompi: a fon tour le juge ; je veux 1'entendre. Parlez, continua-t-il, en fe tournant de mon cöté; je vous écoute, & je vous alfure que je vous rendrai juftice. En même tems je commencai la relation de mon dernier voyage , & je dis tout ce qui m'é-r tolt arrivé depuis mon départ de Bafra jufqu'a mon retour. Lorfque j'eus fini mon récit, le cadi regarda Canzade', Hour & le jeune homme. Cette affaire, leur dit-il, me paroit fort importante , & je ne puis en décider moi-même. Ce que eet homme vient de nous conter n'eft pas vraifemblable; on peut le foupconner de menfonge; mais peut être n'avance-t-il rien qui ne foit véritable , & c'eft ce qu'il faut favoir. Allez tous quatre a Medine trouver Aly-Ben-Aby Taleb, gendre de Mahomet, & le grand Omar, commandeur des croyans; la chofe mérite adez qu'ils en prennent connoiifance, & qu'ils en jugent eux-mêmes. Voila quelle fut la décifion du cadi. Nous partimes auffi-tót pour Medine , Hour, Canzade, le jeune homme & moi. Nous nous rendïmes d'abord au palais d'Omar , qui ne fut pas plutót mes aventures , qu'il me dit : ce que tu vieus de me raconter eft trop fingulier pour que je puiffè  $3© Les mille et un Jour, y ajouter foi: il faut tout-a-l'heure aller au Jardin du prophéte ; je veux vous y accompagner tous quatre; le gendre de Mahomet nous dira ce que nous devons penfer du récit furprenant que je viens d'entendre. Nous aliames avec Omar au raouzé, oü nous trouvames Aly qui faifoit fa prière fur le tombeau du prophéte. O Abalhufeyn , lui dit le commandeur des croyans, je vous amène un homme qui m'a conté des chofes fi peu dignes de foi, que je ne faurois les croire. Aly me demanda mon nom, & dès que je lui eus dit que je me nommois Aboulfaouaris de Bafra, il leva les yeux au ciel, & s'écria avec tranfport: ó prophéte de Dieu! Mahomet mon beau-père, vous avez dit vrai. Seigneur, ajouta-t-il, en s'adreffant a Omar, il faut, s'il vous plait , que j'entende le récit de fes aventures : eet homme-la n'eft point un impofteur , car Mahomet m'a donné de fes nouvelles depuis long-tems , & m'a lui-même averti qu'un homme appellé Aboulfaouaris viendroit un jour au raouzé, & me raconteroit des chofes auffi véritables qu'extraordinaires. Ce jour eft donc enfin arrivé, & Aboulfaouaris va fatisfaire ma curiofité. Après avoir ainfi parlé, il pria le commandeur des croyans de me permettre de conter mon hiftoire. Qu'il la raconte, dit Omar, je 1'entendrai  Contes Pèrsans. jjï' volontiers une feconde fois. Alors je commencai le récit de mes aventures fouterraines; je m'étendis particulièrement fur les génies Mufulmans & fur ce que leur roi m'avoit chargé de dire de fa part au commandeur des croyans & au gendre du prophéte. Omar & Aly furent charmés de ce que je leur dis. Ils m'embrafsèrent tour-a-tour , en me difant qu'ils me regardoient comme le plus heureux de tous les hommes, puifque j'avois vuavant ma mort le féjour deftiné aux,parens & aux amis de Mahomet aprés cette vie mortelle. C C I I I. JOUR. XjE réfultat de mon voyage a Medine, fut qu'O* mar , perfuadé que j'étois en effet Aboulfaouaris, tenvoya le jeune homme, & me rendit Canzade. Enfuite il fit tirer de fes tréfors deux cents mille fequins d'or qu'il me donna, avec cent efclaves cV cent chameaux. Je retournai a Bafra, oü j'achetai un hotel magnifique. Je vécus avec Canzade comme un homme qui en étoit toujours amoureux. Je ne lui fis point de reproches fur 1'impatieiice qu'elle avoit eue de fe remarier. II eft vrat qu'elle m'en témoigna beaucoup de regret, & qu'elle me parut même fort excufable. Hout, pendant mon abfence, avoit mal ménagé mon bien, ou pour mieux dire, favoit entièremènt  •331 Les mille et un Jour.,' diflipé; de manière que pour fe metcre a 1'abri de la nécelfité, & procurer en même tems a Canzade un fort plus doux, il favoit fait époufer a un riche jeune homme de fes amis. Je n'en ufai pas plus mal avec mon frère qu'avec ma femme; j'oubliai le paifé , & nous commencames a vivre comme auparavant dans la meilleure intelligence du monde. Outre les bienfaits d'Omar, qui feuls me mettoient en état do mener une vie commode, j'eus le bonheur de découvrir un tréfor dans la maifon que j'avois achetée. Je m'en fuis fait un revenu fi confidérable, qu'a peine puis-je le dépenfer avec queique profufion que je vive. FIN de l'iIISTOIRE DE BEDREDDIN L O L O , De fon Vifir & de fon Favori. IjE voyageur Aboulfaouaris ayant achevé en eet en droitle récit de fes aventures , Bedreddin & fes compagnons lui dirent qu'ils n'en avoient jamais entendu de fi fingulières. Mais, feigneur Aboulfaouaris, lui dit le roi de Damas, après bien des fatigues & des chagrins, vous êtes enfin fatisfait: vous jouiflez d'une parfaite félicité. II y a longtems que je cherche un homme heureux. Je fuis. d'autant plus ravi d'en avoir trouvé un , que j'a-  Contes Pirsans': 333 vois perdu 1'efpérance de le rencontrer. Mes deux .affociés, pourfuivit-il, font perfuadés qu'il n'y a point d'hommes fur la terre auquel il ne manque queique chofe pour pouvoir dire avec raifon qu'il eft content; pour moi je leur ai toujours foutenu le contraire, & je rends graces au ciel qui les a défabufés ; car après tout ce que vous venez de nous dire, Hs ne fauroient douter que vous ne foyez très-heureux. Pardonnez-moi, répondit le voyageur, ils en peuvent douter juftement, 8c c'eft vous-même qui vous trompez, lorfque vous me croyez li fatisfait. Une circonftance que j'ai fupprimée dans mon récit , ne vous le fera que trop connoïtre. Canzade aime le jeune homme avec qui je la trouvai mariée a mon retour. J'avoue que, fidelle a fon devoir, elle ne cherche pas les moyens de parler a fon amant; mais elle en eft occupée malgré elle. Je m'en fuis appercu plus d'une fois, Sc cette découvette m'a percé le cceur. Comme je fuis plus amoureux que jamais, 8c que je n'ai pas moins de délicatelfe que d'amouf , jugez du chagrin que j'ai de n'être plus aimé, & combien je fuis éloigné de ce bonheur parfait dont vous croyez que je goüte les charmes. Le roi de Damas n'eut rien a ïepliquera ce difcours , qui lui fit penfer que fon vifir Sc fon  334 Les mille et u n Jour, favori n'avoient en effet pas tort de douter qu'il y eut des hommes patfaitement contens. Après plufieurs journées, la caravane arriva a Bagdad. Comme Aboulfaouaris avoit affaire dans cette grande ville, Bedreddin Lolo , Atalmulc Sc Séyf el Moulouk 1'y laifsèrent , & continuérent leur chemin vers Damas , oü ils fe rendirent heureufement. Le vifir qui avoit été chargé de la conduite de I'état,l'avoit fi bien gouverné, qu'il n'y eut aucune plainte contre lui. Le roi récompenfa fon zèle & fa fidélité. Enfuite il dit au prince Séyf el Moulouk & au vifir Atalmulc : Reprenez dans ma cour le rang que vous y teniez avant notre départ. Je fuis a préfeut de votre fen* timent. Je fuis perfuadé qu'il n'y a point d'homme qui n'ait fes chagrins. Les perfonnes les plus heureufes font celles dont les peines font les plus fuppottables. Demeurons déformais ici tranquilles. Si nous ne fommes pas tous trois pleinement fatisfaits, fongeons qu'il y en a de plus malheureux. Oui, fire, dit Séyf el Moulouk, on en voit fans doute de plus infortunés ; nous n'avons pas befoin d'un grand courage pour foutenir nos malheurs. Pour moi je me confolerai de ne pas pofr féder Bedy-al-Jemal, & vous devez auffi, pourfuivit-il , en fouriant, vous confoler 1'un & 1'autre «le la perte de vos maitreffes. Si elles viveut en>:  Contes Persans? '335] core, leur vue ne doit plus être fi dangereufq pour les cadis & pour les pages. Ce fut ainfi que Sutlumemé acheva 1'hiftoire du roi de Damas & de fon vifir. Les femmes de Farrukhnaz a leur ordinaire lui donnèrent des applaudiffemens. Elles louèrent fort la conftance des amans dont elles venoient d'entendre les aventures; & la princeffe, felon fa coutume, ne man-» qua pas de trouver a redire a leur fidélité. Cela ne rebuta point la noutrice, qui demanda la permiffion de conter de nouvelles hiftoires. Elle lob. tint, & le jour fuivant elle reprit la parole de cette manière. c M l x. JOUR. Un jour que le calife Haroün Arrefchid étoit avec la belle Sultanum fafavorite dans un cabinet qui donnoit fur le Tigre , & d'oiï , fans être vu, il voyoit ceux qui fe promenoient fur les bord$ de ce fleuve, il appercut deux hommes dont 1'un lui patut jeune, &c 1'autre fort vieux. II les regarda avec aifez d'attention , paree qu'ils rioient a gorge déployée. Comme il étoit naturellement curieux, il appella un de fes officiers, & le chargea d'aller dire a ces deux hommes de lui venir parler, L'cfficier s'acquitta de fa commiffion, & em-  ^ 16 Les mille ètun Jou r'j rnena le vieillard & le jeune homme devant lé calife, qui leur demanda Ie fujet de leurs ris immodérés. Le vieillard prit la parole, & lui répondit : Commandeur des croyans, je me promenois avec ce jeune homme; il m'a conté une hiftoire fort agréable, & je lui en ai raconté une autre a mon tour, qu'il a trouvée li plaifante , qu'il n'a pu s'empêcher de rire , & je vous avouerai que fes ris ont excité les miens. Je ferai bien aife, reprit Haroün, de 1'entendre, Sc elle fera plaifir aulfi a cette jeune dame. Faites-nous en donc le récit, ajouta-t-il, en s'adrelfant au vieillard , Sc ce jeune homme nous Contera la fienne enfuite. Le vieillard, pour obéir au calife, commenca de parler dans ces termes. HISTOIRE De deux Frères Génies 3 Ady & Dahy'. ,A.Ux environs de Mafuliparan , ville du royaume de Golconde, fur la cóte de Coromandel, demeuroit une payfanne chatgée de deux filles fort jolies. L'ainée, qui fe nommoit Fatime, avoit dix-fept ans , & Cadige , c'étoit le nom de la cadette, n'en avoit encore que douze. Elles logeoient dans une chaumière éloignée de tous villages , & cette petite familie fubfiftoit du travail de fes mains. Un ruilfeau qui avoit fa fource auprès  Contes Persans." ji'? fvès cle la cabane, lui en fourniifoit les moyens, Sc lui prêtoit fon eau pour blanchir le linge dé quelques perfonnes de Mafulipatan dont elle avoit la pratique. Après que la payfanne & fes filies avoient bien blanchi &fait fécher leut linge, elles avoient coutume de le couvrir de fleuts poutf Ie rendre plus odorant. Un jour que la mère s'occupoit a en cueillir dans la prairie pour eet effet, elle pinca fans s'en appercevoir , la queue d'un afpic qui s'éroit ca" ché fous une plante d'hyacinthe. Cette vénimeufe bete s'en vengea fur le champ , & piqua vivemenr la villageoife qui fit un grand cri. Les filies étant accourues auffi-tót, trouvèrent le doigt de leur mère déja enflé , Sc le venin paffant en moins d'un quart d'heure dans les veines principales , par la communication du fang, eut bientöt gagné les patties nobles. Cette malheureufe femme fe voyant prés de fa fin, acheva de remplir les devoirs d'une bonne mère, en parlant de cette forte a fes filies : Mes enfans, je fuis fachée de vous quitter daris un tems oü mon fecours vous feroit le plus néceffaire; mais mon heure eft venue. Je vois approcher de moi 1'artge de la mort: il faut partir. Ce qui me confole, c'eft que je n'ai rien a me reprocher fur votre éducation , & graces au ciel, je vous lailfe avec de bonnes & heureufes iuclinations. Perfévérez tou-> Torns XF< Y  5 3 8 Les mille et un Jour, jours dans la vertu que je vous ai enfeignée, SC fuivez exactement les préceptes de notre grand prophete Mahomet. Gardez-vous bien fur toutes chofes, d'abandonner fa fecte pour vous livrer aux fuperftitions des gentils. Vivez de votre petit travail,, comme nous avons fait jufqu'ici j j'efpere que le ciel aura foin de vous. Je vous recommande encore de vivre toutes deux en bonne intelligence, & de ne vous féparer jamais, s'il vous eft poftible , car votre bonheur dépend de: votre union. Cadige , ajouta-t-elle en fe tournant vers la cadette, ma fille, vous n'êtes encore qu'un: enfant y obéiffez a votre fceur Fatime , elle ne vous donnera point de mauvais confeils. Après cette exhortation , la payfanne fe fentant affoiblir, embraffa fes filies ,& mourut dans. leurs bras. 11 n'y a point de termes qui puiffent exprimer quelle fut leur défolation , lorfqu'elles; virent leur mère fans vie. Elles fondirent en lar-; mes , & firent reténfir de leurs cris toute la campagne, Enfuite., comme la nature ne fauroit toujours fournir des pleurs, elles tombèrent dans un accablement d'ou elles ne fortirent que pour rendre. les honneurs funèbres a leur'mère. Elles pri-, rent chacune une bcche, dont elles fe fervoient pour cultiverun petit jardin a légumes qui tenoit a leur chaumière ; elles allèrent k cinquantepaw, de-la , creusèrent une foffe ou elles portèrent    Contes P e r s a n' s. fff avec beaucoup de peine le corps mort qu'elles couvrirent de terre & de fleurs; puis elles retournèrent a leur cabane , ou négligeant de prendre des alimens , elles enfevelirent pout quelques momens leurs douleurs dans un fommeil que leur procura la fatigue de la journée. Le jour fuivant, Fatime , comme la plus raifonnable, repréfenta a fa fceur qu'elles devoient reprendre leur travail, & elle lui dit de remplir deux corbeilles du linge qu'elles avoient blanchi la veille avant leur funefte accident ,& les mettant fur leur tete, elles partirent pour les aller portet a Mafulipatan. Elles n'eurent pas fait cent pas, qu'elles rencontrèrent fur leur chemin un petit vieillard boiteux , & alfez richement vêtu > qui fe mit a les confidérer avec attention. II paroiflbit avoir prés de cent ans , & s'appuyoit fur un baton, avec lequel, malgré fon age , il ne laifloit pas de marcher d'un air aflez délibéré. C M L x I. JOUR. XjE vieillard trouva les deux fceurs a fon gré. Ou allez-vous, mes belles filies , leur dit-il en fe radouciflant ? Nous allons, répondit 1'ainée , a Mafulipatan. Puis-je , fans vous déplaire, re^ Y a  34» L£S MILLE ET ÜN JoUJX, prit il, vous demander de quelle profeilion vous êtes , & fi Ton ne pourroit point vous rendre queique fervice ? Hélas , feigneur, repartit Fatime , nous fommes de fimples villageoifes , & de malheureufes orphelines. Nous perdïmes hier notre mère par la plus funefte aventure. En même tems elle en fit le récit, non fans répandre de nouvelles larmes. Ah que j'ai de chagrin, dit le vieillard, de n'avoir pas vu votre mère avant fa mort : je lui aurois enfeigné un fecret sur pour chaffer le venin de la plaie, & la blelfure eut été guérie en deux jours. Mes chères enfans , continua-t-il, je fuis touché de votre arfliction , & je m'offre a vous fervir de père , fi vous pouvez prendre alfez de confiance en moi, pour vous remettre a mon expérience & a mon zèle du foin de votre deftinée. Je vous avouerai, pourfuiviril, en regardant la jeune Cadige , que je me fens une forte inclination pour cette aimable fille. Sa première vue vient de me caufet une émotion que je n'ai point encore connue. Si vous me voulez fuivre 1'une & 1'autre, je promets de vous faire une fortune qui fera beaucoup au-delfus de votre condition , 8c vous aurez lieu de bénir a jamais le bonheur de m'avoir rencontré fur votre chemin. Le vieillard ayant celfé de parler , attendoit avec inquiétude la rcponfe qui lui feroit faite. 11  Contes Persan s: 541 avoit taifon d'être agité; fon age & fa figure ne prévenoient pas affez en fa faveut ces deux jeunes perfonnes , pour les difpofer agréablemenf a tecevoir fa propofitiou. Cependant queique répugnance qu'elles y euffent, Fatime avoit alfez de raifon pour comprendre que dans la fituation ou elles fe trouvoient, ce n'étoit pas un trop mauvais parti. Le vieillard remarqua la peine qu'elle avoit a fe déterminer. Ma belle fille, lui dit-il, fi vous aviez déja fait toutes les réflexions que vous devez faire fur les périls que vous courez dans une campagne éloignée de toute habitation , vous ne balanceriez pas a accepter ce que je vous offre. Etant fans appui comme vous 1'êtes, croyez-vous pouvoir éviter tous les pièges que le vice & la rufe ne manqueront pas de tendre a votre innocence ? Si vous avez affez de vertu pour refufer votre confentement a des deffeins criminels, vous n'aurez pas affez de pouvoir pour repouffer i'infulte &c la violence. Vous n'avez, continua-t-il, rien a craindre de femblable avec moi j mon age vous met a couvert de mes emportemens , & mon expérience faura me garantir de ceux des autres. Quittez tm travail pénible, qui ne peut qua peine vous fournir de quoi fubfiftet. Vous aurez chez moi, non-feulement les chofes néceffaires a la vie; mais encore ce qui peut conttïbuer i la rendre agréable, & je vous Y 3  '54i Les mille et un Jour, dirai des chofes qui vous feront concevoir que notre bonheur commun dépend du parti que je vous propofe. Venez , vous ne fauriez mieux faire. Si votre mère vivoit encore, elle fe rendroit a mes raifons , & vous croiroit plus en süreté dans Fafyle que je vous offre, que dans la chaumicre oü.vous demeurez. Enfin, le vieillard paria fi bien, que Fatime commenca de fe lailfer perfuader. Seigneur, lui dit-elle, je vois une partie de ce que vous dites, &c fuis très-difpofée a profiter des bontés que vous nous témoignez a ma fceur & a moi; mais comme votre propofition la regarde particulièrement après Faveu que vous venez de faire de 1'inclination que vous vous fentez pour elle, je veux confulter fes fenthnens, avant que de vous répondre précifément. Parlez donc , Cadige » ajouta-t-elle en s'adreflant a fa fceur, vous fentez-vous difpofée a recevoir les foins de ce feigneur , &,a le prendre pour époux; car je le crois trop raifonnable pour vouloir abufer de Finnocence de deux orphelines qui fe repoferoient fur lui du foin de leur honneur. Non, ma fceur, répondit en rougiffant Cadige , il elf trop vieux & trop laid. L'indifcrète franchife de cette jeune fille fit de Ja peine a Fatime, qui étoit touchée des chofes que le vieillard lui avoit repréfentées, Ma fceur, dit-elle, on voit bien que vous êtes dans un age  Contes Persavs. J451 incapable de réflexion, puifque vous répondez fi mal a 1'honneur que ce feigneur vous fait. Au lieu de lui dire des chofes défobligeantes, foyez fenlible au bonheur d'avoir pu lui plaire. Oui, vraiment , repartit Cadige en pleurant, c'eft une chofe bien fatisfaifante, pour y être fenfible; je ne fais pas fi c'eft un honneur pour moi, mais je fais bien que ce n'eft pas un grand plaifir que d'avoir toujours devant fes yeux un homme comme celui-la. II ne faut point parler dans ces termes, lui dit fa fceur. Je ne faurois parler autrement, répondit la cadette, & fi c'eft un bonheur que de lui plaire, que ne s'attache-t-il a vous qui êtes plus belle & plus fpirituelle que moi ? qu'il vous aime , pour voir fi vous 1'airnerez. CMLXII. JOUR. T iEs duretés de Cadige afïligèrent le vieillard.' Admirez , s'écria-t-il, la fatalité de ma deftinée. J'ai vu les plus fameufes beautés de 1'Orienr, Sc vécu jufqu'a 1'age oü vous me voyez, fans avoir laiffé furprendre mon ceeur, Sc je viens de concevoir en ce moment une paffion violente pour une jeune perfonne prévenue d'une averfion invincible pour moi. Je vois toute 1'horreur du fort y 4  ?44 Les mille et ün Jour-, que je me prépare, & cependant mon étoile me force a fuivre malgré moi le penchant qui m'entraine. Le vieillard en tenant ce difcours avoit les yeux tout humides de pleurs, & paroifloit fi touché , que Fatime qui étoit natutellement fort humaine, en eut pitié. Seigneur, lui dit-elle, ceffez de vous affliger, votre mal n'eft peut-être pas fans remède. Ne vous allarmez point des premiers difcours d'un enfant qui ne fait encore ce qui lui convient, le tems mürira fon efprit. Vous n'avez pas, a la vérité, les agrémens de la jeuneffe; mais je vous crois honnête homme : votre amour & vos foins la toucheront enfin. Nous voulons bien vous accompagner, & je vous promets mes bons offices. Oui mais , ma fceur , interrompit avec chagrin la petite fille, s'il me tourmente & veut m'obliger a 1'aimer, je ne vous réponds pas que je ne m'enfuie. Non, belle Cadige , dit le vieillard , vous ne ferez point tourmentée, j'en jure par tout ce qu'il y a de plus facré fur la terre. Je ne vous contraindrai en rien, vous ferez maitreffe abfolue de tout ce que je pofsède. Si vous fouhaitez queique riche robe. ou d'autres ajuftemens, vous les aurez a 1'heuro même, car je me ferai un devoir de courir au deyant de vos moindres défirs. Je dis plus, pour-  Contes Pers ans. 345 fuivk-il , quand je m'appercevrai que ma vue yous fera de la peine , je vous 1'épargnerai, quoi qu'il m'en puiffe coüter. Alors Fatime prit la parole , & dit au vieillatd ; Puifque ma fceur me femble déterminée a vous fuivre , aux conditions que vous lui promettez, lailfez-nous, s'il vous plak, reportet ce Hnge aux perfonnes a qui il appartient; nous reviendrons vous trouver auffitót. Ah! s'écria le vieillard, ne m'enlevez point votre charmante fceur, je vous en conjute. Soit raifon , foit preffentiment, fi vous me quittez toutes deux , je crains de ne vous revoir jamais, & j'en mourrois de regret. Vous ne tarderez pas, dites-vous, a revenir ? Hé bien, laiffezda avec moi jufqu'a votte retour; qu'apr préhendez-vous ? pouvez-vous vous défier de.... Non, non, intetrompit avec précipitation Cadige, je veux allet avec ma fceut, je ne demeureral point feule avec vous. Hé pourquoi, lui dit Fatime , qui fut bien aife de commencer a faire connoitre au vieillard qu'elle s'intéreffoit pour lui, pourquoi n?y demeurerez-vous pas ? je ferai de retour dans un moment ? je vous prie , ma fceur, de m'attendre ici, vous devez a ce feigneur certe marqué de confiance pour le confoler des chofes défobligeantes que vous lui avez dites. Cadige avoit toute la répugnance du monde a  Les miile et un Jour.; refter avec lui; mais elle n'ofa réfifter aux volontés de fa fceur qu'elle regardoic comme une feconde mère. Fatime prit donc la corbeille de fa cadecte, & partit, après avoir bien recommandé au viedlard de ménager 1'efprit mutin de la perfonne qu'elle lui laifloit. Mais au lieu de revenir bientöt, comme elle Favoit fait efpérer , elle ne revint point de toute la journée. Rien ne pouvoit égaler I'inquiétude de Cadige. Dès qu'elle appercut la nuit, elle petdit patience; elle accabla le vieillard de reproches. C'eft vous , lui difoit-elle, qui nous portez malheur; fans votre défagréable rencontre, je ferois avec ma fceur. Queique infortune qui lui foit arrivée, j'aimerois bien mieux la partager avec elle que d'être ici avec vous. Ces difcours chagrinoient fort le vieillard. II ne favoit que répondre, tant il craignoit d'irritet un efprit qu'il favoit bien n'être pas, fans raifon, prévenu contre lui. Cependant il fit tous fes efforts pour la raffurer; mais bien loin d'en venir a bout, il augmenta fon inquiétude & 1'averfiou qu'elle avoit pour lui. Elle lui dit même de fe taire , & elle vouloit aller a Mafulipatan malgté 1'obfcurité de la nuit & une grofle pluie qui furvint. C'étoit autant pour ne point pafler la nuit avec le vieillard, que par envie d'apprendre des nouvelles de fa fceur. II la détourna pourtant de  Contes Persan s. 347 fon delfein, en lui repréfentant que felon toutes les apparences, Fatime s'étoit arrêtée en queique endroit; que le mauvais tems Favoit empêchée de fe mettre en chemin , & qu'enfin le retour du foleil la leur rendroit. II lui dit même que le parti le plus convenable étoit de retourner chez elle; & que le lendemain matin , fi Fatime ne revenoit point, ils 1'iroient chercher par-tout. La force de ces raifons frappa Cadige au rravers de la haine qu'elle fentoit pour le vieillard : elle fe lailfa perfuader. Ils prirent tous deux le chemin de la cabane, ou après un très-léger repas compofé de quelques dattes & d'eau pure, ils s'occupèrent des malheurs de cette journée. La jeune fille ne fit que pleurer & s'agiter toute la nuit, & fon vieil amant ne fut pas plus tranquille. Dès la pointe du jour, ils fortirent de la chaumière, & s'en allèrent a Mafulipatan. Ils s'informèrent de Fatime dans les endroirs de cette ville oü elle devoit avoir porté du linge, Sc on leur dit qu'elle n'y avoit point parn. Ils ne fe contentèrent point de cela, ils la cherchèrent de rue en rue, Sc en demandèrent des nouvelles de maifon en maifon; mais leur recherche fut inutile,  |48 Li» MUI! IT ÜK JoURj CMLXIII. JOUR. Cette obfcurité fur le fort de Fatime mit Ie? comble a leur douleur. Ils ne pouvoient douter qu'il ne füt arrivé a cette malheureufe fille quel. que chofe d'extraordinaire. Sa jeune fceur étoit au défefpoir de ne Favoir pas accompagnée , 6c elle ne répondoit que des duretés aux difcours que le vieillard lui tenoit pour la confoler. II gémilfoitdans le fond de fon cceur de ne pouvoir ramener a la raifon Fefprit de cette petite indocile. Us émployèrent les fept ou huit jours fuivans a parcourir toute la campagne aux environs de Ia Ville. II n'y eut point de chateau, point de maifon a quatte lieues d la ronde qu'ils ne vifitalfeut exaótement, & toujours avec auiïï peu de fruit. Enfin, ne fachant plus a quoi recourir, ils retournèrent a la cabane tout confternés. Comme le vieillard s'appercut que Cadige satffigeoit fans modération , il en fut pénétré de douleur. Ma chère Cadige , lui dit-il les larmes aux yeux, donnez queique relache a une affliction fi vive. J'ofe vous repréfenter que vous vous devez a d'autres foins. Songez qu'après la mort de votre mère, & 1'éloignement de votre fceur, vous n'êtes pas ici en sürecé. Je crains que votre beauté  CoNtES Persan s. 347 fie vous rende lobje: des ardeurs d'une jeuneffè infolenre. Pourrois-je , foible & caduc comme je fuis, vous préferver de leurs emportemens ? D'ailleurs votre fubliftan.ee eft mal alfurée. Dans un age aufh tendre que le vócre, vous n'êtes guère en état de vous la procurer. De plus, le peu d'argent que j'avois s'eft: prefque confuméj ici tout nous manque. Faites y réflexion, belle Cadige, & fouffrez que je vous conduife a la ville oü je fais mon féjour ordinaire. Vous aurez dans ma maifon toutes chofes en abondance, 8c vous y ferez rnaïtrelfe de mes biens 8c de ma deftinée. Quand le vieillard eut ceffé de parler, il demeura fort inquiet de la réponfe de la fille, & ce n'étoit pas fans raifon qu'il fe déficit d'un efprit fi rebelle. Comme elle ne répondoit rien, & qu'elle paroilfoit plus occupée de la perte de fa fceur , que du foin de prolonger fa vie, il fut obligé de lui repréfenter de nouveau tout ce qui devoit la déterminer a prendre le parti qu'il lui propofoit, & il défefpéra vingt fois de la réduire. II y réuffit pourtant : elle confentit a le fuivre oü il lui plairoit de la mener. Les voila donc en chemin; mais avant que de s'éloigner de la chaumière, le vieillard écrivit avec du charbon fur la porte, 1'endroit oü il conduifoit Cadige; afin que fi Fatime revenoit, elle put apprendre des nouvelles de fa fceur. Enfuite ils fermnent la porte,  % elle ne lui avoit jamais prêté tant d'attention. Comme nous remarquames, mon frère & moi, continua Dahy , que le temps , bien loin d'apporter queique foulagement aux peines fecrètes de Ia dame , fembloit en augmenter la violence , nous réfolumes de faire tous nos efforts pour 1'obliger a nous ouvrir fon cceur. Un jour donc , que nous étions tous d'eux auprès d'elle , & que Ie brachmane étoit allé préfider dans une affemblée de Fées , qui fe tenoit aux confins de la grande Tartarie : Belle dame ! lui dit mon frère , il y a long-tems que nous nous appet- Z 4,  }6° Les mille et.Un Jour cevons quune douleur fecrète rrouble votre repos : nous nous fommes appliqués 4 m a -ufe , dans le defiein de vous offrir notre ^ace;mais„ausnepavails ^ «ous la cachez pas; & fi aotre ^ ^aretabhrlaparxd^svotreamefcompte, fur notre zèle Sc fur nos foins. Nous nous ferions effectivement fait un extréme plaifir ae pouvoir la retirer de I'état de laneueur ou nous la vopns plongce ; car nousaLis beaucoup d ammé pour elle. Le difcours d'Adv Jajetadans Ia dernicre confufion ; cependant, comme d lui faurmfioit une occafion de fe déchrer, ce cju'elle cherchoit depuis long-tems , eHe ne la Iallfa point échapper. Vous Ls trop gCnereL1x,aimable ^ppndit^J^ guuTammenr , de vous intérefler pour une infortunee qui n eft pas digne de vos foins. Ne m°te] P°mr' i'e vo^ Pne, la foibJe confola«on de déplorer en fecret des maux fam «mede. Que dires-vous, belle dame ! m>écriaije, avec étonnement ! On ne fauroir remcdier aux maux cue vous fouffrez ! De quelle nature f «Parm-dle, la rigueur de madeftmee, que fi queique chofe pouvoit ladoucr, ce feroit um(]uement la compaffion que vous voudriez en avoir. Ah ! pour de la compafoon ' Vmi* P'écipitamment , nous vous  Contes P e r s a n s 361' Foffrons toute entière ; mais nous ne la bornerons point a vous plaindre; nous ne ferons pas fatisfaits , fi nos foins ne diffipent cette profonde mélancolie qui vous rend fi languiflanre , & qui vous confume infenfiblement. Si vous reffentez 1'arteinte ;de queique mal inconnu , vous favez que nous poffédons des connoiffances fur les fecrets de la nature , pour corriger les mauvaifes difpofitions du corps ; ou bien fi le brachmane vous a chagrinée par des traitemens peu convenables a votre mérite & a la rendretfe que vous avez pour lui, vous n'ignorez pas que nous avons du crédit fur fon efprit. Parlez donc , aimable dame ! Fiez-vous a. nous ; donnez a notre zèle , les moyens de vous procurer une difpofition plus heureufe. CMLXVII. JOUR. JFarzana, c'eft le nom de la dame, me repartit dans ces tetmes : ma fanté n'eft point altérée , ni Canfou ne m'a donné aucun fujet de me plaindre ; cependant je fouffre des peines cruelles , & fi vous en aviez connoiflance , queique zèle que vous me témoigniez, je ne fais , charmant Dahy , fi vous feriez fi difpofé que vous le dites a les foukger. Ah ! madame ,  LKSMIt^ET0NJ0[JR :elle en rougiftanr, que c'eft vous qm fJL, Qui ? nous! repartis-je-, forc embar^^t^que ,e ne compriflê pas encore oü elle en vouloir *mr. He ! comment aurions-nous fait une chofe U contraire a notre in tention ? Jen ai trop dit, reprit-elle , pour ne pas achever de vous faire connoitre tout mon malheur: & pmfque vous m'en preftez, fachez , trop aimables frères , que je n'ai p„ me défendre de vos charmes. En vain je me fuis oppofée aux Fogres qu'ils faifoient chaque jour fur mon cceur, & ma réfiftance m'a.réduite dans laccablement oü vous me voyez. Enfuite eliefe mit .i nous peindre, avec des couleurs fi vives & fi ,miirelJes f des combafs interieurs qui s'étoient paifés dans fon ame que nous en fümes également furpris & touchés' Eft-d bien poffible, lui dis-je, que les foins de votre bonheur & de votre repos, q„e tout ce que vous devez au brachmane , n ait pu vous défendre des fentimens que vous nous déclarez> Vous êtes-vous bien repréfenté le peu de fruit que vous devez attendre d'un pareil entÊtement» Alors nous fitnes tous nos eiforts, mon frère &  Contes Persan s. 36} moi, pour ternenet fon efprit a la raifon ; mais il n'en étoit: pins temps ; le mal avoit pris de trop prorondes racines. Après tems nos difcours, que Farzana voulut bien écouter fans les interrompre, elle parut un peu revenue de 1'excès de fon abattement, la déclaration qu'elle venoit de nous faire étant un pefmt fardeau dont elle fe fentoit foulagée. Ce n'eft pas qu'eile eut lieu de concevcir la moindre efpérance de la manière dont nous avions recu 1'aveu de fa foiblefte 5 mais il eft fi naturel de ibuhaitcr que 1'objet de notre amour foit inftruit des peines qu'il nous caufe , que nous regardons toujours comme un avantage 1 'occafion de les lui découvrir. La dame fe flatta que nous nous lailferions enfin toucher a tant d'amour & de perfévérance. Cet efpoir enchanta pour un tems fes ennuis. Mats ce tems s'étant infenfiblement pafte fans qu'eüe recüt le foubgement qu'elle auroit fouhaité , fa paffion , dont le fentiment étoit devenu plus vif depuis qu'elle Favoit produite, la rendit la proie de fes défirs, & la replongea dans fes premières langueurs. Cela nous jeta dans un fort grand embarras : comme les ordres de Canfou ne nous permettoient pas de la quitter, nous étions expofés tous les jours aux reproches .qu'elle ne ceflbit point de nous faire.  '3*4- Les ituiE E x T. w ? ^uels ! nous difoir-elle m* l«wr***** impiroyabJeme„ I' ™V ""'^ vous de me faire ' qU 11 "enr e me faire chénr une vie que ;e dcicefte > La douceur généreufe de fouhj- J 'u, ' P°"do,He>quedevez_vous •« J avec ourere, vous avez confenri qu'il « peur ver fans , £ CKS1'">» ^)e„'a,juf ü s>eft hm ,  Contes Persan s. 3CT7 mes larmes , & fe rendant a ma tendrefle, il s'eft fait un fort plein de charmes, & il n'a plus d'aurte regret que celui d'avoir perdu tant de tems a fe 1'affurer. Et vous n'êtes pas fatisfaite , lui disje, avec une efpèce de fureur, de l'avoir foumis a vos appas ? il vous faut encore une conquête, & vous croyez me fédtiire comme le trop facjle Ady ? Oui, mon cher Dahy, repliqua-t-elle , en me regardant d'un ceil oü la plus ardente paflion étoit vivement dépeinte 3 oui, la conquête de votre cceur manque encore a ma félicité. Hélas! depuis le tems que je gémis pour vous dans les fouffrances, ne méritai-je pas un tendre effet de votre compaffion ? Ah! Farzana, repris-je, après ce que vous venez de me dire, je crois que vous n'aimez point Ady, puifque vous foupirez pour fon infortuné frère. Je 1'aime tendrement, repartir-elle 5 je donnerois cent fois ma vie pour le fatisfaire, & c'eft 1'extrême amout que je lui porte qui ranime avec plus de force celui que vous m'avez infpiré. Je vous 1'ai déja dit: je vous trouve tous deux fi femblables en tout, que vous faites 1'un & 1'autre la même impreffion fur mon efprit. Les fentimens qu'Ady a pour moi, queique chers qu'ils me foient, ne fauroient faire mon bonheur , fi je ne vous en infpire de pareils. Enfin, charmant Dahy, je meurs, fi vous ne vous rendez a toute la ten-  > Les mille et unJour; affez admirer le rapport qu'a votre fonge avec celui de Cadige. Cela ne me femble pas moins metveilleux qu a vous , répondit Ady; & ce qui vous paroïtroit peut-être plus admirable'que tout Ie refl-e, c'eft que la payfanne dont je vous ai parlé, m'eft toujours préfente a mon efprit. J'en conferve fi bien 1'imagc , que je crois la voir a tout moment. Pendant qu'Ady & Dahy s'entretenoient de cette forte, le capitaine des gardes de la reine arriva dans la tour, & leur dit: indifcrets vieillards, admirez tous deux les bontés de notre aimable fouveraine , & de la princeffe fa fceur. Au lieu d'ordonner qu'on vous puniffe , pour leur avoir manqué de refpeót, elles vous pardonnent: elles veulent non-feulement oublier Ie paffe; mais. elles font même dans la réfolution de vous faire rendre des honneurs divins. C M L X X V I. JOUR. ijE capitaine crut bien faire fa cour aux Génies , en leur portant cette nouvelle; mais bien loiu de lui en favoir queique gré , ils le traitérent fort mal. Cömme ils refufoient de le fuivre, & qu'il avoit ordre de les conduire au Pagode, il n'en voulut pas avoir le démenti. II les fit  Contes Persan s. 197 faifir par les gardes, qui les y menèrent malgré eux. Le grand pontife & les miniftres'du Pagode vinrent les recevoir a la porte. Ils avoient tous de longues robes de natte , qui trainoient a terre, & fur la tête des chapeaux de pailie peinte de différentes couleurs. Ils chantèrent en 1'bonneur de ces deux nouvelles divinités, des vets, dont le fens étoit, que ces deux merveilleux vieillards avoientparcouru toutes les ijles de l'océan 3 & les avoient conquifes par le feul èclat de leurs charmes 3 & que par une préférence qui exciteroit l'envie de toutes les nations de la terre \ ils venoient établir leur fejour ordinaire dans 1'ifle de la reine Scheherbanou. A chaque couplet qu'ils chantoient, ils faifoient aux Génies une profonde inclination de tête. Après ces premiers honneurs, ils les firent monter 1'un & 1'autre, aux acclamations de tout le peuple alfemblé , fur un grand échafaud élevé de fix ou fept pieds, 011 il y avoit deux petits trönes de natte deftinés pour eux ; on ayoit drelfé 1'échafaud au milieu du Pagode , Sc au bas de eet échafaud un autel fur lequel devoient être immolés un bouc Sc un cochon. Ady & Dahy jugeant qu'il ne leur ferviroit de rien de faire les rebelles , prirent prudemment le partide fouffrir fans rien dire , toutes les extravagances des infulaires; ils s'affirerit fur leurs trönes, Sc  "598 Les mille et un Jou r'ï fe mirent a parcourir des yeux toute 1'affemhlée ; dont ils s'apper^urent que les regards étoient attachés fur eux; ils remarquèrent diftincFement la reine Sc Mulkara avec toutes les princelfes dn fang, qui étoient placées fur un petit amphithéatre particulier. On egorgea les vicfimes, & on brüla avec elles une prodigieufe quantité (fencens, de erin, de pl urne , de parchemin & de fumier, ce qui ne manqua pas d'exciter une fumée fi épaiffe , qu elle auroit peut-être étouffé les deux divinités a qui 1'on facrifioit, fi elles n'euifent pas été immortelles. Enfuite de ces fumigations qui firent fort touffer Sc éternuer tout le monde pendant la cérémonie, les femmes Sc les filies s'affemblèrent antour de 1'autel , Sc comraencèrent a danfer aux chanfons; mais tout d'un coup les chants Sc les danfes cefsèrent par un événement qui caufa une extreme furprife aux fpectateurs. Ady & Dahy perdirent leur forme de vieillards, & reprirent celle qu'ils avoient natureliement ; ils devinrent tels qu'ils étoient, lorfque Fazana jeta fur eux un ceil trop tendre. Quel affreux changement! Les miniftres du Pagode épouvantés d'une métamorphofe dont ils concoivent un mauvais préfage , fe rerirent avec précipitation ; les femmes qui danfent Sc qui chantent s'éloignent de 1'autel en frémiflant ; la reine Sc la  Contes Persans. 399 princefle fa fceur fentant leur tendrefle changée en horreur , regagnent leur palais : dans un moment le Pagode fut défeit : il n'y refta que les deux Génies , qui d'abord n'ofoient en croire leurs yeux : cependant comme ils reprirent tot*tes les connoiflances attachées a leur condition , ils connurent que leur enchantement venoit d'être détruit par deux jeunes perfonnes qui s'étoient laifle charmer de leur figure de viedlards, & qui dégoütées de leur nouvelle forme, avoient pris la fuite avec les autres. Pendant qu'ils fe réjouifloient d'un changement qui leur rendoit tous les avantages qu'ils avoient perdus , ils virent paroitre fubitement dans le Pagode le brachmane Canfou; il étoit accompagné d'une jeune fille que Dahy reconnut pout Fatime, & qu'Ady trouva fi femblable a la perfonne qu'il avoit vue en fonge, qu'il s'écria dès qu'il 1'appercut: Ah! voila cette belle villageoife dont je conferve fi chèrement la mémoire ? Oui, Ady , dit alors le brachmane , c'eft elle-même, & c'eft pour achever votre bonheur que je vous 1'ai amenée , enfin , mes enfans , pourfuivit il, en regardant ies deux Génies, vous êtes fortis de 1'érat crue! oü ma colère vous avoit réduits: c'eft a regret que je vous y ai vus fi long-tems 3 mais je n'ai pu vous en tirer plutot:  400 Les mille et un Jour, c'eft moi qui par des fonges vous ai fait former le delfein d'aller a Sumatra, & c'eft moi qui par des tempêtes que j'ai fufcitées, vous ai conduits ici, paree que je favois ce qu'il y devoit arriver. Dahy , ajouta-t-il, allez chercher Cadige , Sc lui donnez le plaifir de revoir fa fceur. Dahy partit comme un éclair , alla dans les cuifines du capitaine des gardes enlever Cadige , & 1'apporta dans le Pagode. Les deux fceurs s'embrafsèrent a plufieurs reprifes, avec autant de tendrefle que de joie; 1'ainée fe donna fans répugnance au bel Ady , & la cadette, charmée de voir dans Dahy des traits qui, depuis fon fonge, 1'avoient toujours occupée , confentit volontiers a faire fon bonheur. Après cela Canfou dit aux Génies : adieu mes enfans , vous n'ètes plus foumis a mon pouvoir ; je vous rends libres tous deuxj conduifez ces jeunes perfonnes oü il vous plaira , & vivez tous quatre enfemble dans une parfaite union. A ces paroles il difparut, Sc les deux frères prirent le parti de fe retiter avec leurs maïtrefles dans une ifle habitée par des génies. Commandeur des croyans , continua le vieillard qui parloit au calife, voila quelle eft 1'hiftoire que j'ai racontée a ce jeune homme , Sc qui nous a fait rire 1'un Sc 1'autre. Haroiin Arrafchid, Sc  Contes Persan s. 401 la belle Sultanum fa favorite , témoignèrent au vieillard qu'elle leur avoit fait plaifir, & direnc en,même-tems au jeune homme de patier a fon tour , ce qu'il fit de cette manière. HISTOÏRE De Najiraddolé, roide Moufel; d'Abderrahmane, . marchand de-Bagdad 3' & de la belk Zeïneb. Un jeune marchand de Bagdad } nomme Abderrahmane, polfédoit d'immenfes riclieffes j aufli vivoit-il comme un grand feigneur. On voyoit tous les jours a fa table les principaux officiers du calife,.prédéceffcur de votre majefté; tous les honnêtes gens de la ville étoient fort bien recus chez lui, auffi-bien que les étrangers qui 1'alloient voir. II aimoit naturellement a faire plaifir a tout le monde :.avoit-on befoin de fon ;crédit ou de fa bourfe, on pouvoir avoir recours a lui, fans craindre qu'il les refusat; & les perfonnes qu'il avoit déja obligées , ne lalfoient point fa générofité en implorant de nouveau fon iecours; 011 ne parloit dans la ville que de fon humeur bienfaifante. & de fes a&ionsgéncreufes: les qualkés du corps répondoient a celles de 1'ame; il étoit beau & fort bien fait 3 en un mot, il paffoit pour un jeune, homme accompli. lome XF. C c.  402 Les mille et un Jour; Un jour il encra chez un marchand de fiquaa [a] i il y apper§ut un jeune étranger de bonne mine qui étoit tout feul a une table; il alla fe mettre auprès de lui, & ils commencèrent tous deux a s'entretenir de diverfes chofes. Si 1'étranger plut beaucoup au Bagdadin , le Bagdadin ne plut pas moins a 1'étranger; ils furent fi fatisfaits 1'un de 1'autre, qu'ils revinrent le lendemain fe chercher au même endroit; ils «'y rencontrèrent, & eurent enfemble une feconde converfation : il fe trouva entr'eux tant de fympathie , que dès ce jour-la. même ils fe fentirent étroitement lies. Par malheur pour Abderrahmane, 1'étranger fut obligé de partir dès le jour fuivant pour s'en ter toumer a Moufel oü il difoit avoir pris naiffance. Du moins, feigneur, lui dit le Bagdadin J avant que vous partiez , apprenez-moi qui vous êtes ; je dois bientbt faire un voyage a Moufel, a qui faudra-t-il que je m'adreffe pour avoir de vos nouvelles ? Vous n'aurez, lui répondit 1'étranger , qu'a venir au palais du roi de Moufel, &C vous m'y verrez : fi vous' y paroiffez , je me ferai un plaifir de vous y bien recevoir, vous faurez qui je fuis, & la nous cimenterons 1'amitié que nous avons formée en ce pays-ci. (e) Fiquaa eft une fotte de bierre.  Contes Persans. 403 CMLXXVH. JOUR. .Abderrahmane fut affligé du départ de 1'étranger , & il ne s'en confola que par 1'efpérance de le revoir a Moufel, oü fes affaires 1'obligèrent d'aller peu de tems après. II ne manqua pas de fe rendre d'abord au palais du roi 5 il cherchoit dans toutes les perfonnes qui s'offroient a fa vue , les ttaits de 1'inconnu qu'il aimoit, lorfqu'il 1'appercut au milieu d'une foule de courtifans empreffés a lui plaire ; il jugea bien que c'étoit le fouverain, comme en effet c'étoit le roi de Moufel , Nafiraddolé lui-même. Ce monarque le démêla bientbt auffi, & s'avanca pour le recevoir : le Bagdadin fe profterna devant lui, &c demeura la face contre terre , jufqu'a ce que le roi 1'ayant relevé lui-même , 1'embraffa, le prit par la main , & 1'emmena dans fon cabinet. Tous les courtifans furent fort étonnés , de la féception que leur maitre faifoit au jeune marchand. Qui eft donc eet étranger , fe difoient-ils les uns aux autres ? il faut que ce foit un prince , puifque le roi le traite avec tant de diftinclion. Les grands feigneurs qui avoient le plus de part a la confidence du fouverain, commencèrent dès Cc 1  404 Les mille et un Jour, ce moment a le craindre & a le haïr, & les courtifans qui attendoient des bienfaits , prenoient déja la réfolution de lui faire leur cour. Cependant Nafiraddolé s'enferma feul avec le Bagdadin, & lui fit mille careffes: oui, mon cher Abderrahmane, lui dit-il, je vous aime plus que tous ces hommes que je viens de quitter pour vous entretenir. Eh l n'ai-je pas raifon de vous chérir plus qu'eux ? que fais - je fi ce n'eft pas 1'intérêt ou 1'ambition qui les attaché a. moi ? il n'y en a peut-être pas un feul qui ait une vérir table affection pour ma perfonne : tel eft le malheur des grands , qu'ils ne fauroient être sürs qu'on les aime ; le bien qu'ils font en état de faire, leur öte le plaifir de n'en pouvoir douter j mais pour vos fentimens, j'en vois la fincérité j'en connois tout le prix ; vous m'avez donné votre amitié fans me connoitre; je puis me vanter d'avoir un ami. Le jeune marchand de Bagdad répondit aux bontés du roi dans des termes pleins de tendreife 6c de reconnoiflance: après quoi ce prince lui dit: pendant que vous demeurerez a Moufel, vous logerez .dans mon palais , vous ferez fervi par mes propres officiers , & j'aurai foin de vous faire paffer le tems le plus agtéablement qu'il me fera poflible. II n'y manqua pas, & il n'oublia rien de tout ce qu'il crut capable de le diyertir. Tantöt ü  CONTES PERSANS. 405 lai faifoit prendre le divertiffement de la chaffe, tantot il lui donnoit des concerts de voix Sc d'inftrumens qui étoient exécutés a ravir , Sc prefque tous les jours ils faifoient la débauche. II y avoit déja prés d'une année que le Bagdadin vivoit de C3tte manière, lorfqu'on lui manda de Bagdad que fa préfence y étoit abfolument néceffaire, s'il vouloit empêcher fes affaires de fe déranger : il paria au roi de 1'avis qu'on lui donnoit t Sc le pria de trouver bon qu'il s'en retoumat a Bagdad: Nafiraddolé y confentit, quoiqu'a regret, & enfin Abderrahmane s'arracha aux délices de la cour de Moufel. Auflitot qu'il fut de retour chez lui , il s'appliqua fort férieufement a réparer Ie tort que fon abfence avoit fait a fes affaires, & quand il les eut bien rétablies, il fe remit a légaler fes amis, a rendre fervice a tout le monde > Sc a faire encore plus de dépenfe qu'auparavaiït; il acheta de nouvelles efclaves, & fe rit un plaifir d'en avoir de toutes les narions du monde. Un marchand lui en vendit une un jour; elle étoit née en Circaffie,. Sc 1'on pouvoit dire que c'étoit une des plus parfaites créarures que 1 on< püt voir ; elle n'avoit pas encore dix huit ans y elle fe nommoit Zeïneb; il 1'acheta fix mille fequins d'or; mais quand il en auroit donné dix mille , il ne 1'auroit pas encore affez payée. Sorjt, Cc 3  406 Les mille et u n Jour, extréme beauté ne faifoit pas tout fon mérite; on admiroit en elle un efprit cultivé, une humeur douce & toujours égale , avec un ceeut teudre, fincère & fidéle. Une perfonne fi aimable ne tarda guère a. charmer Abderrahmane, il concut pour elle un amour violent, & il eut le bonheur de trouver Zeineb difpofée a 1'aimer autant qu'il 1'aimoit. Tandis qu'ils goütoient en repos les douceurs de leur ardeur mutuelle, & qu'ils en faifoient toute leur occupation, le roi de Moufel arriva fans fuite a. Bagdad, & vint defcendre chez le jeune marchand. Abderrahmane , lui dit-il, il m a pris envie de voir encore incognito cette ville & la cour du califeou plutót, j'ai fouhaité de vous revoir vous-même y je viens loger chez vous j je me flatte que je vous fais autant de plaifir , que j'en relfentois de vous avoir dans mon palais. Le Bagdadin enchanté de 1'honneur qu'il recevoir, voulut fe jeter aux pieds de Nafiraddolé pour lui témoigner combien il y étoit fenfible , mais ce prince le releva , & lui dit: lailfez la. le refpeól que vous devez au roi de Moufel , ne voyez en moi qu'un ami qui veut fe réjouir avec vous, vivons fans contraiute , rien n'eft fi doux qu'une vie libre; pour en gouter les charmes, je me dérobe de tems en tems a ma cour, je me plais a voyager fans fuite, a. me  Contes Persan s. 407 confondre avec les particuliers; &, je vous 1'avouerai, les jours que je palTe de cette forte , font les plus heureux de ma vie. CMLXXVIII. JOUR. T .E jeune marchand de Bagdad , pour obéir & plaire au roi de Moufel, prit avec lui un air familier; ils commencèrent a vivre enfemble comme s'ils euffent été de la même condition ; ils faifoient tous les jours des parties de plaifir, Sc Nafiraddolé oubliant ce qu'il étoit, palfoit letems ainfi qu'un patticulier. Un foir pendant qu'ils étoient a. table tête a tête, Sc qu'ils buvoient des meilleurs vins, leur converfation roula fur la beauté des femmes; le roi de Moufel vanta les charmes de quelques efclaves de fon férail , Sc dit qu'il n'y en avoit pas au monde qui leur fuffent comparables. Le Bagdadin n'écouta pas ttanquillement ce difcours , 1'amour qu'il avoit pout Zeïneb , 8c le vin qu'il avoit bu, ne lui petmirent pas de convenir de ce qu'il venoit d'entendre. Seigneur , dit-il a fon hóte, je ne doute point que vous n'ayiez de trés-belles femmes \ mais je ne crois point qu'elles furpaffent les miennes en beauté ; j'ai plufieurs efclaves qu'on ne peut regarder fans admiration, C c 4  4ö% Les mtlle et ün Jöü'R, Sc entr'autres une Circaftienne que la nature fern^ bfe avoir pris plaifir a" former : c'eft-a-dire , reprit le roi , que vous aimez cette Circaffienne j 1'éioge que vous en faites me prouve que vous en êtes fort épris, fans me perfuacler qüelle foit aufli charmante que mes efclaves. 11 eft bien aiféV de vous en convaincre , repartit Abderrahmane: en difant cela, il fit venit un eunuque , & lui dit a 1'oreifle : allez dire a mes efclaves qu'elles fe parenr de leurs plus riches habirs, & qu'elles s'affemblent toutes dans un appattement bien éclairé. L'eunuque courut s'acquitter de facommiffion, &c le Bagdadin fe remit a table , en difant aa prince : feigneur, vous jugerez bientöt par vousmême , fi vous avez rort ou raifon de penfer que votre férail renferme les plus belles femmes de 1'Afie : je vous avoue, répondit le roi, que je fuis curieux de favoir fi 1'amour ne vous aveugle point. Ils continuèrent de fe réjouir, & ils bureut des liqueurs jufqu'a ce que ie même eunuque qui avoit paru, vint dire a fon maitre que les efclaves étoient alfemblées, & qu'elles n'avoient rien oublié de ce qui pouvoit relever leur beauté-: alors Ie Bagdadin emmena le roi de Moufel dans un appartement de la dernière magnificence, ou il y avoit trente efclaves, jeunes , belles, bien  Contes Persan s'. ao$ faites & toutes couvertes de pierreries: elles étoient aflifes fur des fophas d'étoffe de foie de couleur de rofe a fleurs d'argent; les unes jouoient du luth, les autres du tambour de bafque , Sc les autres s'amufoient k chanter en attendant 1'arrivée de leur maitre ; elles fe levètent dès qu'elles 1'appercurent, & fe tinrent debout en gardant un filence modefte : Abderrahmane leur ordonna de s'afleoir & de continuer a jouer de leurs inftrumens , elles obéirent dans le moment. Le roi Nafiraddolé , tout grand prince qu'il étoit, fut obligé d'avouer qu'il n'avoit point dans fon férail de plus aimables perfonnes; il fe mit a les confidérer 1'une après 1'autre ; il commenca par les joueufes de luth , qui lui parurent fort jolies; il ne trouva pas moins agréables celles qui jouoient du tambour de bafque , & lorfqu'il vint a examiner les chanteufes, il en vit une dont la beauté 1'éblouit: eft-ce-la , dit-il au Bagdadin, cette Circaflienne dont vous m'avez parlé? Oui, feigneur , répondit Abderrahmane , c'eft elle^ même ; fuis - je un peintre flatteur ? avez « vous jamais vu queique chofe de plus beau ?  4io Les mille et u n Jour, CMLXXIX. JOUR. XjE Bagdadin attendoit la réponfe du roi de Moufel, & il ne doutoit pas qu'elle ne fut trèsglorieufe pour Zeïneb; mais il fut bien étonné lorfqu'il vit que ce prince , au lieu de louer la beauté de cette efclave, prit un air férieux & chagrin , fans vouloir dire ce qu'il en penfoit , ce qui lui fit juger que le monarque trouvoit Zeïneb plus belle que toutes les femmes de fon férail, & qu'il en avoit un fecret dépit: Seigneur repritil un moment après en le reconduifant a fon appartement , je vois bien que j'ai trop préfumé des charmes de Zeïneb; je vous les ai fans doute trop vantés. Nafiraddolé ne répondit rien encore a ces paroles , & lorfqu'il fut dans la chambre ou il couchoit, il pria fon hóte de 1'y laiffer feul „ paree qu'il fouhaitoit, difoit-il, de fe repofer. Abderrahmane auffi-tót fe retira, perfuadé qu'il n'étoit chagrin qu'a caufe qu'il venoit d'avoit le démenti. Le lendemain matin le jeune marchand alla au lever du roi de Moufel; il croyoit trouver ce monarque dans une meilleure difpofition , mais il le furprit dans une trifteffe , dans un accablement dont il fut vivement touché. Qu'a-  Contes Persan s. 411 vez- vous, feigneur , lui dit-il ? de quel fombre nuage vos yeux font-ils enveloppés ? quelle eft la caufe de cette profonde mélancolie oü je vous vois plongé ? Abderrahmane , lui répondit le roi, je pars dès ce jour pour Moufel , j'emporte une douleur que le tems ne fera peut-être qu'augmenter; laiftez-moi partir fans m'en demander le fujet. Non, feigneur , repliqua le Bagdadin, il faut que vous me le difiez ; ne me Ie cachez point, je vous en conjure ; n'ai-je point eu 1'imprudence de manquer au refpeót que je vous dois ? J'ai abufé des bontés qu'un grand prince a pour moi, je vous ai fans doute offenfé ? A Dieu ne plaife , repartit Nafiraddolé , que je me plaigne de vous ! je ne me plains que de ma mauvaife deftinée : encore une fois , pourfuivit-il , ne vous informez point de ce qui peut m'affliger. Plus le roi de Moufel s'obftinoit a cacher la caufe de fon affliction , & plus le Bagdadin le preffoit de la lui découvrir : cependant ce prinee fe difpofoit a. partit, & il avoit deffein de garder fon fecret; mais enfin fon höte 1'obligea par fes inftances a le lui révéler. Hé bien, Abderrahmane , lui dit en partant Nafiraddolé , vous voulez que je parle , je vais vous fatisfaire: j'aime, óu plutót j'adore Zeïneb , je n'ai pu la voir fans prendre dans fes beaux yeux le funefte amour  4ii Les mille et un Jour, qui trouble mon repos ; je fouhaitois de partir* fans vous faire ce trifre aveu : vous me 1'arrachez y que votre amitié ne me le reproche point. Hélas! je ne 1'expierai que trop par tous les maux que je vais fouffrir : adieu. A ces mots il fortit de chez le Bagdadin, & prit la route de Moufel. CMLXXX. JOUR. JLjE difcours de Nafiraddolé furprit étrangement Abderrahmane, qui fut long tems après le départ de ce prince a. revenir du défordre oü étoient fes fens. Ah ! malheureux que je fuis, s'écria-t-il , devois-je faire voir Zeïneb au roi de Moufel? Ne devois-je pas prévoir qu'il ne pourroit la regarder impunément ? II va languir dans fa cour;, les femmes de fon férail , de queique beauté qu'elles foient pourvues, ne pourront lui faire oublier la fatale Circaffienne dont il eft occupé , j'en jure par moi-même; un cceur qu'elle a charmé ne peut brüler d'un autre amour; j'aurai donc a me reprocher toute ma vie que je fais rinfortune d'un roi plus grand encore par fes ver^ tus que pat fa couronne ; c'eft moi qui par un tranfport 'd'amant indifcret, intetrompt le cours, de fes jours heureux; pour prix de toutes les marqués d'amitié que j'ai recues de lui, eft-d jufte;  Contes P e r s a' n s; 413* •que je lui plonge un poignard dans le cceur ? Non, mon cher prince, non, Abderrahmane ne vous laiftera point dans PétStt cruel oü il vous a réduit! Je fuis pret a m'immoler pour vous , je vais vous céder Zeïneb , j'y fuis réfolu. Aufli-tot qu'il eut pris cette réfolution , il appella quelques-uns de fes officiers , 8c leur ordonna de préparer une litière , enfuite il fit venir Zeïneb 8c lui dit: vous n'êtes plus a moi ,' vous êtes au roi de Moufel 5 c'eft ce prince que vous avez vu hier au fok, il a pour vous une paffion violente, il eft aimable, vous devez foufcrire fans peine au don que je lui fais de votré perfonne. A ce difcours 1'efclave fe prit a pleurer. Eft-, SI bien poifible, dit-elle , qu'Abderrahmane m'abandonne après m'avoir juré tant de fois un ■amour immortel ? Ah ! volage , vous ne m'aimez plus ; une beauté nouvelle triomphe fans doure du pouvoir de mes yeux, & vous ne me-, loignez de vous que pour éviter les reproches fecrets que ma préfence vous pourroit faire. Non , belle Zeïneb , répondit !e Bagdadin tout attendri, vous n'avez point de rivale, & je ne vous ai jamais plus aimée, j'en jure par le tombeau de notre grand prophéte qu'on voit a Medine. Et il cela eft, interrompjt avec précipitation Zeïneb, pourquoi faut-il neus féparet ? Mon cceur en gé-  414 Les milie it un JourJ mit, répondit-il; mais je ne puis fouffrir qu'un prince pour qui j'ai 1'amitié la plus rendre , & qui m'a donné tant de témoignages de la fienne, traïne une vie languiffante , dès qu'il s'agit de fon repos, je n'ai plus d'égard au mien; lorfque je mefure la diftance que la nature a mife entre ce rival & moi, il n'eft point de facrifice que je ne croie lui devoir faire; & d'ailleurs quand jc fonge que c'eft pour vous rendre favorite d'un fouverain , cette penfée, je 1'avouerai, adoucit la rigueur de la violence que je me fais en vous cédant : allez donc remplir 1'heureux deftin qui vous attend a Moufel , hatez-vous de joindre Nafiraddolé , & de faire fuccéder dans fon cceur Ja joie la plus vive a l'affli&ion dont il eft iaifi. . A ces paroles qu'il ne put achevet fans verfer quelques pleurs , il ordonna aux officiers qu'il avoit nommés pour conduire Zeïneb a Moufel, •de 1'emmener promptement, & de 1'arracher a Ja vue ; car elle fondoit en larmes, & paroilfoit fi afïligée, qu'il commencoit a ne pouvoir plus ibutenir ce fpeótacle : les officiers la mirent dans la litière avec une vieille efclave qui la fervoit , Sc ils prirent le chemin qu'avoit fuivi le roi $le Moufel.  Contes Peksans. 41J CMLXXXI. JOUR. Ills eurent beau faire diligence, la litière alloit trop lentement pour pouvoir joindre Nafiraddolé qui montoit un cheval arabe des plus vigoureux. II arriva dans fa capitale plufieuts jours devant Zeïneb, qui n'y fut pas plutót rendue , qu'un de fes conduéteurs courut au palais pour avertir le roi qu'Abderrahmane leur maitre lui envoyoit cette efclave. On ne peut exprimer quelles furent Ia furprife & la joie de ce monarque , lorfqu'il apprit cette nouvelle. O généreux ami, s'écria-t-il i quand je ne ferois pas déja perfuadé que tu es le plus pat fait ami du monde, je n'en poutrois préfentement douter , puifque tu préfères mon bonheur au tien. II 1'envoya recevoir par les chefs de fes eunuques , & lui fit donner un appartement féparé, le plus commode & le plus magnifique palais j elle n'y fut pas long-tems fans voir paroitte ce prince j il s'approcha d'elle, & remarquant fur fon vifage une imprefïion de trifteffe : belle Zeïneb, lui ditil , il n'eft pas difHcile de juger que votre cceur n'avoue pas le facrifice que le généreux Abderrahmane me fait de vous; je vois bien que voiis  'jfiS Les mille et ün Jour,' venez a Moufel plutöt comme une victimequorf cöndïur. a la mort, que comme une orgueilleufe beauté qui doit voir un fouverain a fes genoux; vous êtes plus fenfible a la pene d'un homme que vous aimez , qu'a la conquête d'un roi qui vous adore ! Seigneur, répondit Zeïneb , je devrois conformer mes fentimens au nouveau fort qui m'appelle ici; je devrois m'applaudir de pouvoir faire le. bonheur d'un prince tel que vous. Jediraiplus, jevoudrois, prompte a me détacher, oublier 1'ingratqui m'abandonne, & vous donnet fa place dans mon cceur : que ne puis-je,pour me venger de fa trahifon , fentir dès ce moment pour vous tout 1'amour que fa perfide ardeur a fu m'infpirer pour lui! mais , hélas ! pour mon malheur, je fuis trop occupée du traïtre : tant que je vivrai, il fera toujours préfent a ma penfée , Sc troublera fans ceffe le repos de ma vie. La belle efclave, eu achevant ces paroles , fondoit £n pleurs, Sc. pouffa des fanglots dont Nafiraddolé fut vivement touché. Ah! charmante Zeïneb, s'écria-t-il, modérez votre afïlicfion , je vous en conjure, & laifTez-moi du moins me fatter que ie tems & mes foins en poutront triompher : ne m otez pas cette efpétance qui peut feule foutenir ma vie. , Le roi de Moufel ne fe contenta pas de tenir ce difcours a la belle efclave : il fe jeta a fes ge-. noux  Contes Persan s. 417 rioux, & ajoutant a ce qu'il venoit de dire, millö autres chofes tendres & paffionnées, il ht tous fes efforts pour la confoler; mais il n'en put venir a bout 3 il s'appercut même que plus il combattoit fa douleur, plus elle fembloit augmenter , ce qui fut caufe qu'il fe retira : il aima mieux s'éloigner de Zeïneb, que d'aigrir fes maux par fa préfence. CMLXXXII. JOUR. J^.E v e n o n s au jeune marchand de Bagdad. Après le départ de fa belle efclave , il tomba dans une langueur que rien ne pouvoit difliper. II avoit beau faire des parties de plaifir, Zeïneb qu'il avoit toujours dans 1'efprit , ne lui permettoit pas d'être content. Ah ! malheuieux que je fuis , difoit-il fouvent en lui-même , je fens que je ne puis vivre fans Zeïneb ! devois-je en céderla polfelïïon au roi de Moufel ? n'eft-ce pas palief les bornes de 1'amitié, que de livrer a fon ami une p^ fonne qu'on adore? Nafiraddolé auroit-il fait le même effort en ma faveur ? Non, fans doute, & je fuis perfuadé qu'il ne connoit pas tout le prix du facrifice que je lui ai fait : il s'imagine que j'aimois foiblement ma belle efclave , puifqueje la lui ai donnée même fans qu'il me Pak de-. Tome XF. D d  418 Le s mm et un Jour, mandée : en effet , quel amant heureux & bien paffionné, a jamais renonce a fa maitrelfe, par pitié pour un ami ? Cependant j'aime Zeïneb autant qu'on peutaimer ■> mais,hélas ! oüm'emporte ma douleut ? que me fert-il de me condamner moimême ? Je ferois encore ce que j'ai fait, quelle que foit ma peine en ce moment; le prince, au bonheur duquel j'immole ma tendreffè, me tient compte d'un fi grand facrifice, & il eft plus digne que moi de pofféder Zeïneb. C'eft dans cette fituation que fe trouvoit Abderrahmane ; il étoit au défefpoir d'avoir perdu fon efclave, fans fe repentir de Favoir cédée au roi de Moufel. II y avoit déja trois mois qu'il menoit une vie affez trifte , quand tour-a-coup on vint chez lui 1'arrêter de la patt du grand vifir: on lui dit qu'on 1'accufoit d'avoir dans une débauche , tenu des difcours peu refpeótueux du commandeur des croyans. II eut beau protefter qu'il ne lui étoit jamais échappé la moindre parole qui put offenfer le calife, on le conduifiten prifon. Deux feigneuts de la cour, qui étoient fes ennemis fecrets, avoient inventé cette calomnie pout le perdre, & fur leur faux témoignage, le gtand vifir le faifoit arrêter; il fut même ordonné que dès ce jour-la tous fes biens feroient confifqués , fa maifon rafée , Sc que lui lé lendemain auroit la tête coupée fur im échafaud ,  Contes P s r s a n s. 419 qui pour eet effec feroit drefle devanc le palais du calife. Le conciërge de fa prifon oü il étoit, alla pendant la nuit lui annoncet fon arrêt. Seigneur Abderrahmane , lui dit-il enfuite, je prends beaucoup de part a votre malheur; j'en fuis d'autant plus touché , que je vous ai plus d'obligation : vous m'avez rendu fervice dans deux conjonctures oü j'ai eu befoin de votre fecours : voici une occafion de vous témoigner ma reconnoiffance : j'ai réfolu de vous inettfe en liberté pour m'acquitter envers vous : fortez de prifon , les portes vous font ouvettes, fuyez & dérobez-vous au fupplice qui vous attend» CMLXXXIII. JOUR. A. Ce difcours , Abderrahmane , tranfporté de joie, embraifa le conciërge, & le remercia de fa générofité j puis tout-a-coup faifant réflexion au péril oü eet homme fe mettoit en le délivrant, il lui dit : vous ne fongez pas qu'en me fauVant la vie, vous expofez la vötre : je ne veux point abufer de vos fentimens généreux; il n'eft pas jufte que je Vous lailTè périr pour moi: ne Vous mettez point en peine de ce que je deviendrai, répondit le conciërge : apprenez-moi feuDd 1  4Zo Lis mille it un Joux, lement fi vous êtes coupable ou innocent; avezvous en effet parlé du calife dans des tetmes peu refpecïueux ? ne me déguifez rien; il m'importe de favoir la vérité; je ptendrai mes mefures ladeffus:j'attefteicile ciel, répliqua le jeune marchand , que je n'ai jamais parlé du commandeur des croyans qu'avec tout ie refpect que je lui dois. Cela érant, reprit le conciërge , je fais bien ce que je ferai: fi vous étiez coupable , je prendiois la fuite comme vous; mais puifque vous ne 1'êtes pas , je demeurerai ici, & je nepanmerai rien pour faire connoitre votre innocence. Abderrahmane fit de nouveaux remercimens au conciërge , & fortit de prifon : il fe réfugia chez un de fes amis , qui le cacha dans un endroit de fa maifon ou il le crut en süreté. Le jour fuivant, le grand vifir ayant appris 1'évafion du prifonnier, envoya chercher le conciërge , & lui dit : ó miférable , eft-ce ainfi que tu fais ton devoir ? tu as laiffé échapper un criminel qui étoit fous ta garde, ou plutöt tu 1'a mis toi-même en liberté : fi tu ne le retrouve dans vingr-quatre heures , tu éprouveras le fort qui lui étoit deftiné. Monfeigneur , répondit le conciërge, je ne refufe pas de mourir pour lui : je vous 1'avouerai, c'eft moi qui 1'ai fauvé, je n'ai pu fouffrir qu'il pérït : je lui ai ouvert les portes de la prifon , & je lui ai confeillé de prendre la fuite;  Contes Per san s. ai r Je confeffe mon crime, & je fuis pret a. 1'expier par la mort que vous ptépariez au plus honnête homme de Bagdad , & j'ofe dire au plus innocent. Hé quelle preuve, reprit le vifir, as-tu de fon innocence ? L'aveu qu'il m'en a fait lui même, repartit le conciërge. Abderrahmane eft incapable de mentir; mais vous , monfeigneur , ajoutat-il, permettez que je vous repréfente que vous vous êtes laiffé trop facilement prévenir : connoiflez - vous bien les accufateurs du jeune marchand ? êtes-vous aifez sur de leur intégrité,pour pouvoir les croire fur leur parole ? ne feroienr-ils point ennemis fecrets de 1'accufé ? favez-vous fi 1'envie & la haine ne lesarment point contre lui? prenez garde de vous lailfer féduire par des importeurs , & craignez de répandre le fang des innocens, car vous ferez un jour obligé de rendre compte du pouvoir dont vous êtes revêtu : vous en ferez récompenfé, fi vous n'en faites qu'un bon ufage ; mais vous en ferez puni, fi vous en abufez. Ces paroles que le conciërge prononca d'un ton ferme, étonnèrent le grand vifir, & 1'obli- gèrent a rentrer en lui-même. II fit emprifon- ner le conciërge jufqu'a nouvel ordre , & réfoluc de ne rien oublier pour découvrir fi les accufa- teuts du'jeune marchand avoient fait leut dépo- fitjon de bonne foi : cependant, comme il avoit Dd j  4ii Les mh.ii it ün Jour, déja fait rafer la maifon de 1'accufé, & confifquer tous fes biens , il ne voulut pas faire foupc,onner fa prudence. II ordonna au cadi de faire chercher Abderrahmane aux environs de Bagdad. C M L X X X I V. JOUR. Tandis que le lieutenant du cadi parcouroit la campagne avec tous fes afas, le jeune marchand de Bagdad fe tenoit caché chez fon ami; & jugeant par les foins qu'on prenoit de le chercher , que fon affaire alloit mal, il craignit que le cadi ne Ie vint furprendre dans le lieu ou il étoit: c'eft pourquoi il forma Ie delfein d'aller a Moufel. Je ferai-la , difoit-il, dans un afyle afluré , pourvu que je pttiftè me rendre a la cour de Nafiraddolé ; ce prince m'aura bientöt fait oublier ma difgrace. Dès qu'il fut que les afas, fatigués d'avoir fait des perquifitions inutiles, étoient revenus a Bagdad , il en fortit une nuit monté fur un fort beau cheval que lui donna fon ami, & il prit le chemin de Moufel. II fit tant de diligence qu'il y arriva en peu de tems. Il defcendit au premier caravanférail, oü il laiffa fon cheval, & enfuite il fe rendit a la cour. Tous les officiers du roi le fgcpnnurent. ffé! voila, s'écrièrent-ils 3 1'étranger  Contes P e r s a m s. 41) que notre monarque chérit tant 1 [quïl foit ici le bien venu! Dans un moment le bruit de fon arrivée fe répandk dans le palais , & parvint aux oreilles de Nafiraddolé. Auffi-tot ce prince fit appelier fon tréforier , & lui dit tout bas : Allez trouver Abderrahmane 5 donnez-lui de ma part deux cents fequins d'or. Dites-lui qu'il les fafle valoir dans le commercej qu'il forte de mon palais, & qu'il n'y revienne que dans fix mois. Le tréforier s'acquitta fur le champ de fa commiffion , qui furprit étrangement le Bagdadin. C'étoit en effet Lui faire une réception fort fingulière, & il n'avoit pas lieu de s'y attendre. Quoi donc, secria-t-il , eft-ce de cette forte que le roi de Moufel doit recevoir un homme qu'il n'a pas dédaigné de regarder comme fon ami ? Ai-je fait queique chofe qui lui ait déplu ? Hélas! je me flattois qu il auroit toujours pour moi les memes fentimens, & cette efpérance me confoloit de tous mes malheurs. Ne vous affligez point, lui dit le tréforier ■, le roi vous aime encore, & s'il ne vous recok pas mieux, il faut qu'il ait fes raifons. Faites ce qu'il vous prefcrit, vous n'aurez peut-être pas fujet de vous en repentk. Le Bagdadin fortk du palais , & retourna au caravanférail, ne fachant ce qu'il devoit penfer de Nafiraddolé. Que veut-il que je fafle, difoit-il, de deux cents fequins, je ne pourDd 4  4*4 Les mille et un Jour, rai pas faire un grand négoce avec une fomme fi modique. Encore s'il m'eüt donné mille fequins d'or, j'aurois pu m'affocier avec un gros marchand, & commencer une nouvelle fortune. II ne laiiïa pas de preudre toutes les mefures poffibles pour faire profiter fon argent; mais il ne fuffit pas aux marchands de s'appliquer a leurs affaires , pour réufïïr, il faut qu'üs aient da bol> heur. Si la fortune ne feconde pas leurs foins , ils en prennentd'inutilespour s'enrichir. Ce fut en vain qu Abderrahmane fe donna beaucoup de mouvemens; il ne retira pas du commerce ce qu'il y avoit mis, fi bien qu'au bout de fix mois, il n avoit que. cent cinquante fequins de refte. Ü parut d la cour. Le tréforier vint a lui de la part du roi, & lui demanda s'il avoit encore fes deux cents fequins. Non, répondit le jeune marchand, il m'en manque un quart. Puifque cela eft ainfi , réphqua le tréforier, en lui comptant cinquante fequins, voila votre fomme complette. Allez la nfquer de nouveau , 8c revenezici dans fix mois. CMLXXXV. JOUR. JLe Bagdadin ne fut pas moins furpris de ce difcours que la première fois. Quelle eft donc Ia P^nfee de Nafiraddolé? Eft-ce ainfi qu'il prétend  Contes P e r s a n s." 415 js'acquitter envers moi ? crok-il par-la payer le facrifice que je lui ai fait de ce que j'avois de plus cher au monde! Ne devroit-il pas avoir honte de me donner cinquante fequins ? Eft-ce un pré" fent qui foit digne de lui? Je veux pourtant encore , pourfuivic-il, faire ce qu'il m'ordonne. Je reviendrai dans ce palais au tems marqué, mais ce fera pour la dernière fois , fi je n'y fuis pas recu d'une autte manière. 11 acheta de nouvelles marchandifes, & fe remit a trafiquer ; ce qu'il fit avec tant de bonheur , qu'au bout de fix mois il fe trouva qu'il avoit gagné ptès de cent fequins. 11 ne manqua pas de fe rendre au plais du roi. Le tréforier vint le recevoir, & lui demanda s'il avoit fes deux eens fequins. J'en ai prés de trois eens, répondit le Bagdadin, la fortune cette fois-ci m'a été trèsfavorable. Puifqüe cela eft ainfi, répliqua le tréforier , je vais vous conduire au roi; il ne fera plus difficulté de vous voir. A ces mots, il prit le jeune marchand par la main, Sc le mena au cabinet de Nafiraddolé. Dès que ce prince apper$ut Abderrahmane , il fe leva pour le recevoir, Sc après 1'avqir- embraffè a plufieurs reprifes : O mon cher ami, lui dit-il, je ne doute point que vous n'ayez été fort furpris de la réception qu'on vous a faite. Vous aviez lieu, je 1'avoue, d'en attendre de moi une plus agréable, mais ne m'en.  4i£ Lis jiiili it ïn Jour; fachez pas mauvais ,gré, je vous en conjure. Vous favez que les malheurs font conragieux. J'avois appris votre difgrace par un marchand de Bagdad a qui j'avois demandé de vos nouvelles. Je n'ai ofé vous accorder un afyle dans mon palais, ni même vous voir , de peur que votre infortune ne fe répaudk fur moi, &ne me mit hors d'état de vous faire du bien, lorfque vous cefferiez d'être malheureux. Préfentement, pourfuivit-il, que le malheur femble vous avoir abandonné, rien ne m'empêche plus de fuivre les mouvemens de mon amitié. Vous demeurerez déformais dans ma cour , &z je ferai tous mes efforts pour vous faire oublier les maux que vous avez foufferts. Effeétivement, Nafiraddolé fit donnet au Bagdadin un appartement dans fon palais, & nomma des officiers pour le fervir. Ils pafsèrent le premier jour a table tous deux, & quand la nuit fut venue, le roi dit au jeune marchand : je veux m'acqukter envers vous du facfifice que vous m'avez fair de la jeune efclave que vous aimez. Je prétends vous rendre la pareille ; je vais vous céder celle de mes femmes qui m'eft la plus chère -y je prétends vous 1'envoyer cette nuit, a conditiën que vous 1'épouferez. Seigneur, répondit Abderrahmane , je remercie votre majefté des bontés qu'elle a pour moi, mais fouffrez que ie refnfe la grace qu'elle me veut faire. Je ne puis aimer  Contes Persans. '417 aucune dame après Zeïneb, Sc je vous conjure de ne me pas contraindre. Quelqu'occupé que vous foyez de Zeïneb , reprit le roi, je doute fort que vous puiffiez voir la perfonne que je vous deftine, fans vous fentir de 1'amour pour elle ; tout ce que je vous demande, c'eft que vous ayez avec elle une converfation ; fi fon efprir & fa beauté ne font fur vous aucun effet, je ne vous prefferai plus de 1 'époufer. Seigneur , repartit le Bagdadin, je confens de 1'entretenir par complaifance, puifque vous le fouhaitez. Cependant foyez affuré que malgté tous fes charmes, elle nepourra difpofer mon cceur a brCder d'une nouvelle flamme. CMLXXXVI. JOUR. Enfin , Abderrahmane fe retira dans fon appartement , ou il ne fut pas plutot, que le chef des eunuques, fuivi d'une dame voilce y arriva, & lui dit: feigneur, voici la perfonne que le rot mon maitre veut vous donner. C'eft la plus belle des femmes. II ne fauroit vous faire de préfent plus précieux. En achevant ces paroles, il fit une profonde révérence au Bagdadin , laiffa 1'efclave Sc fortit, Le jeune marchand de Bagdad falna fort civi-  4i3 Les mille et ün Jour, lement la dame, & la pria de s'affeoir fur uil grand fopha de brocard bleu, relevé d'une broderie d'or. Elle s'y affir, il fe mit auprès d'elle, & lui dit : O vous, qui fous ce voile repréfentez le foleil enveloppé d'un nuage épais, écoutez-moi, je vous en conjure. Je fuis perfuadé que le delfein du roi vous allarme. Vous craignez fans doute, que prompt a profiter de fa générofité, je n'aille par des nceuds éternels vous attacher a mon fort, mais celfez d'appréhender que je vous falfe cette violence. J'aime trop Nafiraddolé pour lui enlever un objet qu'il adore; & d'ailleurs , je vous 1'avouerai, je fuis peu fenfible au facrifice que ce prince me veut faire. Comme je n'ai point vu vos charmes, eet aveu ne vous offenfe pas. II fe tut après avoir dit ces paroles, & il attendon ce que 1'efclave lui répondroit, lorfque tout a-coup elle fit un éclat de rire, enfuite elle leva fon voile, & le Bagdadin reconnut en elle fa chère Zeïneb : Ah! ma princelfe, s'écria-t-il, emporté par un tranfport mêlé de furprife Sc de joie, c'eft donc vous que je vois ! Oui, mon cher Abderrahmane , répondit elle, c'eft votre Zeïneb qui vous eft rendue. Le roi de Moufel n'eft pas moins généreux que vous. Dès qu'il a connu toute ma tendreffe, & qu'il a vu qu'elle ne fe rendoit pas a fes foins , il a fini fa pourfuite, & il ne m©  Contes Persan s': 429 Ietient plus ici depuis long-tems que pour me mettre entre vos mains. La belle Zeïneb & le jeune matchand pafsèrent la nuit a fe témoigner mutuellement la joie qu'ils avoient de fe revoir , & de la manière dont ils fe trouvoient réunis. Le lendemain matin Nafiraddolé vint dans leur appartement: ils fe jetèient tous deux a fes pieds pout le remercier de fes bontés : il les releva , & leur dit : heuteux amans , goütez en repos dans ma cour les plaifirs d'une parfaite union. Pout lier encore plus étroitement vos coeurs, je vais ordonner les aprêts de votre mariage : fi je ne puis cefTerd'ai-. mer Zeïneb, du moins mon amour n'éclatera que par les bienfaits dont je prétends vous com-. bier tous deux. En effet, il ne fe contenta pas de leur donner de groffes penfions : il leur affigna plus de vingt mille arpens de terre, exempts de toutes charges. Pour furcroit de bonheur , Aderrahmane recut d'agréables nouvelles de Bagdad : il apprit qu'un de fes accufateurs , pouffé par fes remords, avoit été découvrir tout au grand vifir , qui, fur fa dépofition, avoit fait mourir 1'autre accufateur, parcionné au conciërge, & déclaré 1'accufé innocent. Sur eet avis, il fit un voyage a Bagdad, alla trouver le vifir qui lui reftitua une paitie de fes biens; mais il la donna toute entière au conciërge qui  4?o Les miue et Vk Jour; lavoitfigénéreufementfauvé, & il retourna auffitot a Moufel, oüil paffa lerefte de fes jours avec autant de tranquillité que d'agrément. CMIXXXV11. JOUR: Le jeune hommequi parloit au calife,Haroiiu, Arrafchid & a fa favorite , finit en eet endroit Ihiftoire de Nafiraddolé, d Abderrahmane & de Zemeb i il recut auffi des appkudiffemens. Le calife loua fort Ia générofité du jeune marchand & celle du roi de Moufel, & Sulranum ne manQua pas d'élever jufqu'aux nues la conftance de Ia belle Circaffienne: alors le vieillard qui avoit raconté 1'hiffoire des deux frères génies , prit la parole, & dit a la favorite du commandeur des croyans : ó ma princeffe ! puifque vous aimez les caractères des femmes fidelles, je vais, fi vous me le permettez, vous conrer fhiffoire de Rephma : je ne crois pas que le récit de fes aventure* vous ennuie. Sultanum témoigna tant d'envie dentendre cette nouvelle hiftoire, que le calife «fit au vieillard de la raconter : le vieillard qui naturellement aimoit beaucoup a parler , ne demanda PaS mieux , & commenca de cette lorte.  Contes Pirsans. 431 h i S t o i R E DE REPSlMA. Un marchand de Bafra , nommé Drkin , abandonna fa profeftion pour fe donner tout entier a la piété. II avoit toujouts été fort fcrupuleux , & il avoit par conféquent amaflé fort peu de bien : il vivoit dans une petite maifon a 1'extrémité de la ville s avec une fille unique qu'il élevoit dans la crainte du très-haut & dans la pratique des vertus Mufulmanes : ils jeünoient tous deux , non-feulement les jours de précepte, mais fouvent encore pour fe mortifier: enfin tout le tems étoit employé a. la prière & a la letfture de 1'Alcoran : ils vivoient contens de leur fort , Sc rien ne leur manquoit , paree qu'ils ne défiroient rien. Queique foin que prit Repfima , c'eft ainfi que s'appelloit la fille de Dukin , de fe fouftraire aux yeux des hommes , & de vivre dans un grand abandonnement des chofes du monde, elle ne lailfa pas d'être bientöt troublée dans fa folitude : le bruit de fa vertu y attira plufieurs hommes, qui la demandèrent en mariage a fon père ; Sc elle auroit eu un plus grand nombre d'amans, fi 1'on eüt fu que fa beauté égaloit fa  431 Les mille ét un Jour, vertu. Dukin, quand il confidéroit la médioctitc' de fa fortune, fouhaitoit que fa fille épousat queique riche marchand ; mais elle témoignuit tant d'averfion pour le mariage , qu'il n'ofoit 1'engager dans eet état , de peur de faire trop de violence a fes fentimens. Non, mon père , lui difoit-elle toutes les fois qu'il fe préfentoit queique parti, je ne veux point vous quitter : fbuffrez que je partage avec vous la douceur de la vie tranquille que vous menez. Ils vécurent donc tous deux enfemble pendant quelques années, de la manière que je 1'ai dit. Après quoi Dukin fut enlevé par IWe de la mort. Repfima, fe voyant privée de 1'appui de fon père, leva les mains & les yeux au ciel, &c lui adreffa ces paroles : Unique efpérance des défefpérés, feule relfource des orphelins , ciel qui n'abandonnes point les malheureux qui irn* plotent ton fecours avec confiance, toi qui écoutes la voix des innocens qui gémiflent, ne rejette pas ma prière ! Tu es tout-puiffant, tu peux me conferverj écartes de moi tous les périlsqui menaceront mon innocence. CMLXXXVILj  Contes P ë r s a n s. 43 3 CMLXXXVU. JOU R. A.PrÈs les func'railles de Dukin, roure la famillè repréfeiita a Fvepfima qu'elle ne pöuVoit plus avec 'bienféance demeu'rer dans la ïolicude , & qu'cl'e devoir fe marier. En même tems on lui propofa Vin jeune marchand n'ömmê Téinïm, don: on lui vanta la fagelfe & la probité. Elle ne put d'abord goüter des avis fi oppofés a fon penc'hanr; mais depuis ayant dans fa prière confulté le grand prophéte, elle fe crut infpirée ,' & il ne lui en fallut pas davantage pour fe déterminer a fe matiet avec Temim. Le mariage fe fit peu de tems après. Elle trouva dans fon époux, outre tout le bien qu'on lui en avoit dit, un homme difpofé a 1'aimer paffionnément. Temim s'y attacha tous les jours de plus en plus; Sc, charmé d'avoir une femme d'un mérite fi rare, il s eftimoit le plus heureux des hommes. Mais 'hélas! fon bonheur ne fut pas de longue durée. Tremblez , morrels , lorfque vous vous voyez au comble de vos vceux ! L'inftant qui doit être le dernier de votre féiicité n'eft peut-être pas éloigné de vous. Temim , une année après fon mariage, fut «bligé de faire un vövage fur la cöte des Indes, Tome XV. E e  454 Les mille et un Jour, II avoic mi frère qu'il chargea du foin de fes affaires domeftiques : Revende, lui dic-il, mon cher frère, tiens bonne compagnie a Repfima pendant mon abfence, ménage mon bien. Je ne t'en dirai pas davantage , je juge de toi par moimême. Je crois que mes intéréts ne te font pas moins chers que les tiens propres. Oui , mon frère, répondit Revende, vous avez bien raifon d'avoir une entière confiance en moi, & il n'eft pas en effet befoin de me recommander vos intéréts. Le fang Sc 1'amitié ne me permettront pas de les négliger. Sur 1'affurance que Revende donnoit a Temim d'avoir grand foin de fa maifon , celui-ci partit de Bafra, Sc s'embarqua fur le golfe dans un vaiffeau qui alloit k Surate. Dès qu'il fut parti, fou frère fe rendit dans fa maifon, & fit mille proteftations de fervice k Repfima, qui le recut fort bien. Revendé par malheur devint éperdument amoureux de fa belle-fceur. II cacha queique tems fon amour, mais infenfiblement il n'en fut plus le maïtre, & il le déclara. La dame, quoiqu'irritée de 1'audace de fon beau-frère, lui paria avec douceur, & le pria de ne lui plus tenir de pareils difcours. Elle lui repréfenta 1'outrage qu'il faifoit k Temim, & le peu de fruit qu'il devoit attendre de fes coupables fentimens. Revendé voyant que fa belle - fceur prenoit la.  Contes Persan s. 435 chofe 11 doucement, ne défefpéra pas de la rcduire, & devint plus hardi : O ma reine, lui dit-il, tout ce que vous me pourriez dire la-delfus feroit inutile! Ecoutez plutót mes foupirs, &c ro cevez mes fervices. Je me ceindrai de la ceinture de 1'efclavage, & je ferai votre efclave jufqua Ia mort. Soyons d'accord enfemble , & que notre intelligence foit fi fecrète que nous puiflfons être a 1'abri de la médifance. A ce difcours Replïma ne put retenir fa colère : Ah! fcélérat, s'écriat-elle, tu ne te foucies que de cacher ton crime aux yeux du monde; tu ne crains que d'être déshonoré parmi le peuple; tu ne te mets nullement en peine de 1'offenfe que tu fais a ton frère & au ciel, qui voit le fond de ton ame. Mais celfe de te flatter; j'aimerois mieux mille fois mourir , que de fatisfaire ta paflion criminelle. Un autre , moins brutal que Revendé, feroit peut-être rentré en lui-même a ces paroles, & en auroit eftimé davantage Repfima. Pour lui , voyant qu'il ne pouvoir la féduire, il réfolut de la perdre pour s'en venger : voici comme il s'y prit. Une nuit pendant qu'elle étoit en prière, il fit entrer fecrètement un homme dans la maifon de Temim. Cet homme s'introduifit doucement dans la chambre de la dame. Alors Revendé, fuivi de quatre témoins qu'il avoit fubornés, enfonca la porte de la maifon, & courant oü étoit fa belle- E e x  4ïó' Les mille et un Jour, fceur : ah ! malheureufe , lui dit il , je te furpiends avec un homme. C'eft donc ainfi que tu déshonores mon frère ? J'ai amené des témoins , afin qu'il ne te fetve de rien «le nier ton crime. Scélérate! tu affectes tous les dehors de ia plus auftère vertu, dans le tems que tu commers en fecret les aétions les plus infames. En difant cela, il fit tant de bruit, qu'il réveilla tous les voifins, & rendit 1'affront public. CMLXXX VIII. JOUR. CjE fut par ce noir artifice que Revendé fit paffer fa beiie-fceur pour une adultère. II ne fe contenta pas de cela, il courut chez le cadi avec fes quatre témoins; il 1'informa de 1'aventure, & lui demanda juftice. Ce juge aiüfi-töt inrerrogea les témoins, öc fur leur dépofition , chargea fon Üeutenant d'aller fe faifir de Repfima, & de la mettre en prifon jufqu'au lendemain. Le lieutenant s'acquitta de fa commillion, & le jour fuw vant 1'accufée fut condamnée a être enterrée toute vive fur les grands chemins. Cet arrêt rigoureux fut exécuté. On conduifit la victime a une lieue hors de la ville avec un grand concours de monde, & on 1'enterra jufqu'a la poitrine dans une foife oü on la laiffa.  Contes Persan s. 457 Comme le peuple s'en retournoit a la ville, il parloit fort diverfement de la femme de Temim. C'eft une calomnie , difoient les uns, cette affaire a été jngée bien brufquement j cette femme paroilfoit fi fage & fi vertueufe. II ne faut pas fe fier , difoient les acties, a 1'extérieur des femmes , celle-ci a été juftement condamnée. Enfin , chacun raifonnoit fuivant fon caractère. Repfima étoit donc fur le grand chemin dans 1'érat que je viens de dire, lorfqu'au milieu de la nuit il pafta prés d'elle un voleur arabe monte fur un cheval. Eile 1'appella : Paffant, lui dit-elle , qui que vous foyez , je vous conjure de me fauver la vie ; j'ai été enterrce toute vive injuftement. Au nom de dieu, ayez pitié de moi, & me délivrez de la mort cruc-Ile qui mattend , cette bonne ceuvre ne demeurera pas fans récompenfe. L'arabe, tout voleur qu'il étoit, fitt touché de compaflïon. li faut, dit-il en lui-même, que je fa uve cette malheureufe créature. J'ai la confcience chargée de mille crimes, cette aclion charitable clifpofera peut-être le très-hauta me les pardon ner. En faifant cette réüexton, il mit pied a terre, s'approcha de Repfima, & après Favoir rirée de k foffe, il remonta fur fon cheval, & fit monter" la-dame derrière lui. Seigneur, dit-elle, 011 in'allez-vous me-ner? Je vais, répondit-if, vous eön- Ee 3  43S Les mille et un Jour, duire a ma rente , qui n'eft pas fort éloignée d'icL Vont y ferez en süreté, & ma femme qui eft la meilleureperfonne du monde, vous recevra bien. Ils arrivèrent bientót auprès de plufieurs pavillons oü demeuroient quelques voleurs arabes. Ils defcendirent a la porte d'une tente, & 1'arabe frappa. II vint aufii-tót un nègre qui ouvrit. Le voleur fit entrer la dame, & la préfenta a fa femme ; il lui dit comment il l'avoit rencontrée. La femme de 1'arabe étoit naturellement cbaritable, & ne voyoit qua regret fon mari exercer le métier de voleur; elle fit un accueil favorable a Repfima , & la pria de conter fon Iiiftoire. L'époufe de Temim en commenca le récit en foupirant. Elle paria d'une manière fi touchante , qu'elle attendrit fes auditeurs. La femme du voleur furtout en fut pénétrée : Ma belle dame, dit-elle a Repfima , les larmes aux yeux , je redens vos malheurs autant que vons-même, & vous pouvez compter que je fuis difpofée a vous rendre tous les fervices qui dépendront de moi. Ma bonne dame , lui dit l'époufe de Temim , je vous remercie de vos bontés. Je vois bien que le ciel ne veut point m'abandonner, puifqu'il me fait rencontrer des perfonnes qui prendront part a mon mfbrmne. Permettez que je demeure chez vous: donnez-moi un petit réduit oü je puiffe paffee mes jours a faire des vccux pour vous.  Contes Persan s. 439 CMLXXXIX. JOUR. T ,A femme de 1'arabe la mena dans une petite chambre, & lui dit : vous ferez ici fort en repos ; aucun facheux ne viendra vous interrompre dans vos prières.Ce fut une grande confolation pour Repfima d'avoir trouvé eet afyle. Elle en rendic fans ceffe des graces au ciel. Mais, hélas! elle n'étoit pas k la fin de fes peines; il lui devoit arriver bien d'autres malheurs. Le nègre qui fervoit fous la tente de 1'arabe, 8c dont 1'emploi étoit d'étriiler les chevaux, de mener le bétail aux ehamps, & de le ranaener , jeta un jour un oeil profane fur Repfima. Qu'elle eft belle , dit-il en lui-même, & que mon fort feroit doux, fi je pouvois m'en faire armer! Calid, c'eft ainfi qu'il fe nommoit, quoiqu'il fut un des plus effroyables monftres de fon efpècè , ne lailfa pas d'efpérer qu'il pourroit devenir amant heureux. Cette efpérance , &c la beauté de 1'objet aimé qu'il voyoit fouvent , augmentèrent fon amour a un point qu'il réfolut de le déclarer k la première occafion qui fe préfenteroit. Elle s'offrit bientöt; il la faifit un jour que 1'arabe 8c fa femme étoient hors de la tente. II entra dans la chambre de Repfima : il y a long-tems, lui dit-il, E e 4  440 Les mille ETUNjOUR> que j'épie Ie moment de vous pouvoir dire en particulier que je meürs d'amour pour vous : je fuis prita perdre Ia vie, fi vous ne me fecourez. Au ! mlférable, lui répÓndit-elle, as-tu pu rïmagilier que tu t'attirerois men attention ? Quand ru ferms Ie plus beau & Je mieux fait de tous les hommes , tu ne pourrois recueillir aucun fruit de ta folie ardeur, & tu te flattes de 1'efpérance de ™e pkire! Sors d'ici, téméraire, je ne laiffe quavec horreur tomber mes regards fur toi. Si jamais, pourfuivit-eile , il t'arrive de me parler damour, j'en avertirai ton maitre, qui punira ton infolence. Elle dit ces paroles d'un ton fi ferme, qu'il jugea bien qu'une conquête fi belle n'étoit pas refervée pour lui. Comme ii n'étoit pas moins mechant que Revendé, il crut devoir fe venger d une femme qui méprifoit fes feux j mais il s'y pnt d'une manière bien étrange. L'arabe avoit un hls au berceau, & ce fils faifoit les délices de fon père & de fa mère. Une nuit Calid afla couper la tête k eet enfant, &■ portant le poignard dont il s'étoit fervi pour faire une action ffbarbare dans Ia chambre de Repfima , qu'il ouvrit fubtilement & fans bruit, il Ie mit tout fanglant fous le lit de cette dame qui dormoit. De plus, il affecta de répandre des gouttes de fang depuis Jé berceau de 1'enfant jufqu'au lit de cette innocen-  Contes Persan s. 441 te, fur laquelle il vouloir faire comber le foupcon de l'aïfafrïnat, & il enfanglanta même fa robe. Le lendemain matin , fi - tót que 1'arabe & fa femme appercurent leur enfant dans l 'état oü le nègre l'avoit mis, ils firent des cris effroyables, fe déchirèrent le vifiige, & mirent de la cendre fur leurs têtes. Calid accourut a leurs cris, & en demandala caufe, comme s'il 1'eüt ignorée. lis lui moimC-rent le berceau tout baigné de fang, 8c leur fils fans vie A ce fpeciacle, il feint une fureur extréme, il met fes babits en pièces, il fait des hurlemens , il s'agite , il s'écrie : O malheur fans pareil! O trahifon détcftabie! Que ne puis-je favoir de quelle main ce coup eft parti ? Si je tenois en ce moment Paütéur d'un fi horrible crime, je le déeMrerois; mais , ajouta-t-il, on peut, ce me férrible , le découvrir. II ne faut que fuivre les traces fanglantes de ce meurtre. A ces mots, fon maitre & lui fuivirent les gouttes de fang qui les Gonduifirént a la chambre de Repfima. Le nègre rire de deftous le lit ie poignard qu'il y avoit mis, & fait même remarquer a 1'arabe que les babits de cette dame font enfangfantés. Puis il rient ce difcours : O mon maitre, vous voyez de quelle manière cette malheureufe reconnoït les bontés que vous avez pour elie.  442- Les mille et ün Jour, C M X C. JOUR. Xj'Arabe demeura dans un extreme étonnement , lorfqu'il vit qu'en effet il avoit lieu de foupconner Repfima d'avoir commis une action fi cruelle. O miférable, lui dit-il, eft-ce ainfi que tu obferves les loix de l'hofpitalité ? Pourquoi as-tu répandu le fang de mon fils ? Que t'avoit fait ce pauvre innocent, pour armer ta main contre fes jours a peine commencés ? O inhumaine! les fervices que je t'ai rendus méritoient une autre récompenfe. En difant cela , il fondoit en pleurs & fe défefpéroit. O mon cher feigneur, lui dit Calid, devez-vous parler dans ces termes a cette abominable étrangère ? Vous contenterez-vous de lui faire des reproches ? Enfoncez plutbt dans fon fein le poignard funefte dont elle s'eft fervie pour vous enlever votre fils unique. Si vous voulez ne pas vous venger vous-même, laiifez-m'en donc le foin, je vais punir cette fcélérate qui s'eft baignée dans le fang d'un enfant. En achevant ces paroles, il prit le poignard , & fe mit en devoir de le plonger dans le cceur de Repfima, qui étoit fi furprife de ce qu'on ofoit 1'accufer d'un forfait fi noir, qu'elle gardoit un profond fiience. Elle n'avoit pas la force de parler pour fe jufti-  Contes Persan s. 44J fier, o/le r.ègre alloit la frapper, lorfque 1'arabe lui retint le bras. Que faites-vous, lui üit Calid ? devez - vous m'empêcher de chatier une impie qui ne reconnok pas le droit du pam & du fel? Ah! ceffez de vous oppofer a mon deffein. Souffrez que je purge la terre d'un monftre, qui fera dans la fuite encore d'autres crimes, fi on 1'épargne dans cette occafion. A ces mots, il leva le bras pour la feconde fois pour potter un coup mortel a Repfima. Mais 1'arabe le retint encore, & lui défendk de la titer. Le voleur fe poffédoir dans fon défefpoir , & quoique les apparences fulfent contre la femme de Temim , il avoit de la peine a la croire coupable y il voulut favoir ce qu'elle diroit pour fe juftifier. Il lui demanda pourquoi elle avoit affaffiné 1'enfant? Elle répondit qu'elle n'avoit aucune connoiffance de cette affaire, & fe prit a pleurer fi amèrement, que le voleur en eut pitié. Le nègte s'en apper$ut, & malgré la défenfe que fon maitre lui avoit faite de frapper la dame , il vouloit la poignarder. L'emprefiement qu'il marquoit a la tuer dépiut a 1'arabe , qui lui commanda de fe retirer. Va , Calid, lui dit-il, tu poutTes ton zèle trop loin ; je ne veux point qu'on öte la vie a. cette femme, je la crois innocente, malgré les apparences qui la condamnent. La femme du voleur, queique vive douleur  444 Les mille et un Jour, qu elle reflèntit de la mor: de fon fils, ne put auffi fe perfuader que Repfima fut capable du crime qu'on lui imputoit. 11 vaut mieax , dit-elle a fon mari, renvoyer cette femme fans lui faire aucun mal, que de la tuer fans être affuré qu'elle foit criminelle. L'arabe approuva ce fentiment, & dit a Repfima : Que vous foyez innocente ou coupable, je ne puis plus vous donner ici une retraite. Toutes les fois que nous vous verrions, ma femme & moi, nous rappellerions le fouvenir de notre fils, & vous ne feriez tous les jours que renouveller notre affiiction. Eloignez - vous de cette tente , & allez chercher un afyle oü il vous plaira. Vous devez être fatisfaite de ma mo" dération. Au lieu de vous óter la vie , je veux même vous donner de 1'argent pour fubfiffer. . CMXCI. JOUR. Repsima loua Icquité de l'arabe, & lui die que le ciel étoit trop jufte pour ne lui pas faire reconnoitre queique jour 1'auteur du crime. Enfuite elle le remercia des bontés qu'il avoit eues pour elle. Mais lorfqu'il lui préfcnta une bourfe oü il y avoit cent fequins, elle lui dit : Gardez votre argent, & m'abandonnez a la Providence; ede aura foin de moi. Non, non , repric-iJ, je  Contes Persan s. 445 prétends que vous preniez ces fequins , ils ne vous feront pas inudles. Elles les accepta , 8c après avoir prié la femme du voleur de ne lui point vouloir de mal, elle s'éloigna de 1'habitarion des arabes. Elle marcha toute la journée fans fe repofer , & a 1'entrée de la nuit elle arriva aux portes d'une ville qui n'étoit pas loin de la mer. Elle frappa par hafard a la porte d'une petite maifon oü demeuroit une bonne vieille qui vint ouvrir, & qui lui demanda ce qu'elle fouhaitoit. O mère, lui répondit Repfima , je fuis étrangère; j'arrive en ce moment dans cette ville, je n'y connois perfonne; je vous conjure d'être affez charitable pour me recevoir chez vous. La vieille yconfentit, Sc lui donna une petite chambre. Alors la femme de Temim tira de fa bourfe un fequin, & le mettant dans la main de fon hoteffe : tenez, ma bonne mère, lui dit-elle , allez chercher de la provifion pour notre fouper. La vieille fortit, & revint peu de tems après avec des dattes, des confitures feches & liquides , & elles commencèrent toutes deux a manger. Après le fouper Repfima conta fon hiftoire a la vieille, qui en fut fort touchée, enfuite elles fe couchèrent. Le jour fuivant la femme de Temim eut envie d'aller aux bains , la vieille 1'y accompagna. Comme elles étoient toutes deux en chemin,  44 aa lieu de voir avec plaifir un amant a fes genoux , fe mit en colère contre lui, & ne le traita pas plus favorablement que le nègre • O malheureux, lui dit-elle, tu fais bien que fans moi tu ne ferois pIus préfentement au monde. La main la plus infame t'auroit öté la vie, & tu ofes attenter a mon -honneur ! Tu es mème aifez infolent pour m'entretenir de tes défirs. Belle dame lui répondit le jeune homme, je ne crois pas vous onenfer, quand je vous exprime tous les fentimens que Ia reconnoiffance & votre vue ont fait mirre en mon cceur. Eft-ce vous faire un fi grand outrage, que de vous dire que vous m'avez charmé? Tais-toi, miférable,interrompit Repfima, ne penfe pas intéreffer ma vertu * t'écouter; c'eft en yam que tu caches ton mauvais delfein fous des paroles foumifes & refpeclueufes j je fais bien les demêler au travers de tes difcours' flatteuts. Jas , fuis , & ne m'oblige point a me repentir du fervice que je t'ai rendu. ' L'air dont elle prononca ces mots, fit connoirre au jeune homme qu'il n'avoit rien a efpérer. H fe leva fans xien dire davantage, & s'avanca jufqu'au bord de la mer. II vitun vailfeau arrêté, dont 1'équipage prenoit terre : c'étoient des marchands de Bafra qui alloient a Serendib ! il s'approcha deux, & demanda le capitaine. J'ai, lui dit-il, «ne fille efclave, parfaitement belle, que je  Contes Persan s: 445» je voudrois vendre; elle ne m'aime point : j'ai réfolu de m'en défaire , je 1'ai lailfée au bord d'une fontaine a deux pas d'ici; achetez-la, je vous en ferai très-bon marché; je vous la donnerai pout trois cents fequins. Je vous prends au mot, lui répondit le capitaine > pourvu qu'elle foit jeune , & auffi belle que vous le dites. ^ La-deffiis le jeune homme mena le capitaine vers la fontaine, oü Repfima , après avoir fait 1'ablution, étoit en prière. Le Capitaine ne 1'eut pas plutót envifagée , qu'il compta trois cents fequins au jeune homme, qui reprit le chemin de la ville. C M X C I I I. JOUR. XjE marchand qui venoit d'acheter Repfima s'approcha d'elle, & lui dit : O beauté ravilfante, je fuis enchanté de ce que je viens de faire I J'ai bien vu des efclaves, j'en ai acheté plus de mille en ma vie, mais je vous avoue que vous les furpaffez toutes. Vos yeux font plus btillans que le foleil, & votre taille eft incomparable. Si ce difcours furprit fort Repfima, elle fut encore bien plus étonnée, lorfque le capitaine lui jendit la main, en difant: Allons, ma princeffe. Tornt XV F f  450 Les mille et un Jour, je vais vous embarquer & vous mettre dans la chambre de poupe. Nous reprendrons le large dans un moment, nous ferons enfemble le voyage de Serendib, & a notre retour a. Bafra, vous ferez maitrelfe de mon bien & de ma maifon; car je ne prétends pas vous vendre. Si je vous ai achetée de ce jeune homme que vous n'aimez point,' c'eft pour vous rendre la plus heureufe perfonne du monde. J'aurai pour vous toute la tendreffe 8c toute la complaifance imaginable. A ces paroles , que Repfima écouta très-impatiemment, elle interrompit le capitaine : Que me dites-vous, s'écria-t-elle? je n'ai jamais été efclave, je fuis libre, & perfonne n'eft en droit de me vendre, En parlant de cette manière, elle repoulfa rudement la main du capitaine. II étoit naturellement brufque & violent; il fut choqué de la manière dont elle recevoit les chofes obligeantes qu'il ctoyoit lui dire. II changea tout-x coup de langage, & le prenant fur un autre ton : Comment donc, petite créature , lui dit il, eft-ce ainfi que tu dois parler a ton maitre ? Je t'ai achetée de mon argent, tu es mon efclave , je t'emmenerai de force ou de gré. En achevant ces mots, il la prit entre fes bras, 8c malgré fa réfiftance il 1'emporta comme un loup emporte une brebis qui s'eft écartée du pafteur*  Contis Pérs ans. 451 Elle eut beau remplir 1'air de cris, il 1'embarqua, & bientót le vaiffeau remit a la voile. Le capitaine lailfa quelques jours en repos Repfima, mais ne voyant pas qu'elle le regardat plus favorablement, quelques marqués de tendreffe qu'il lui put donner, il perdit patience, & Voulut un jour qu'elle eut de la complaifance pour fon amour. Elle ne fe trouva nullement difpofée i céder aux efforts de fon tentateur , qui de fon cöté ne ménageant rien , alloit enfin obtenir par la force la fatisfaction qu'on lui refufoit , lorfqu'un orage épouvantable vint effrayer 1'équipage. II s'éleva tout-a-coup un vent fi furieux, qu'en un inftant le vaiffeau eft dématé, les cordages rompus & les voiles emporrées. Les mate-; lots ne favent plus que faire , & le pilote abandonnant le vailfeau a la merci du vent & des flots , s'écrie fur le tillac : O paffagers , fi quelqu'un de vous a commis des crimes & violé les loix du prophéte, qu'il en demande pardon au ciel, il n'y a point de tems a perdre , nous allons tous périr. Effeclivement, la tempête augmenta, Sc le batiment, après avoir quelques momens lutté contre les vagues, en fut enfin fubmergé. Ff i  452 Lis mille et unJour, CMXCIV. JOUR. ' JL Outes les perfonnes du vailfeau périrent, a la réferve de Repfima & du capiraine. Ils fe fauvèrent tous deux fur une planche, & allèrent prendre terre chacun a un endroit différent. La femme de Temim fut portée par les flots fur le rivage d'une ifle fort peuplée , & qui étoit gouvernée par une femme. II y avoit alors par hafard un grand nombre d'habitans fur le bord de la mer. D'abord qu'ils appercurent Repfima fur les eaux, & qu'ils la virent aborder heureufement a leur ifle, ils regardèrent cela comme un miracle. Ils 1'environnent tous, 8c lui font mille queltions. Pour mieux fatisfaire leur curiofité, elle leur conté fes aventures, 8c les conjure de lui accorder un afyle oü elle puiffe vivre tranquillement. Les habitans, charmés de fa beauté, de fon efprit 8c de fa vertu , lui donnèrent une retraite oü elle paffa quelques années en prières. Les habitans de 1'ifle ne pouvoient affez admirer la vie auftère qu'elle menoit. Ils -ne s'entretenoient que de 1'étrangère & de la pureté de fes mceurs : elle devint même bientöt leur oracle. Quand quelques-uns d'entt'eux vouloient faire un long voyage, ou formoient quelqu'autte entre-  C O N T B S P E R S A N S. 4S ? prife, avant que Pexécuter , ils ne manquoient pas de Palier confulter, & elle leur en prédifoic le fuccès. Enfin , elle s'acquit 1'eftime de tout le monde, ou plucót on la regardok comme une divinité. La reine de 1'ifle concut tant d'amitic pour elle, que ne croyant pouvoir mieux faire que de la donner pour fouveraine a fes peuples la déclara fon héritière, ce qui fut approuvé de tous les habitans. La reine étoit dans un age fort avancé; elle mourut bientöt. Repfima fit queique difliculté de prendre fa place; mais les peuples 1'y obligèrent, Sc ils n'eurent pas fujet de s'en repentir; car elle les rendit fi heureux , qu'ils bénirent dans la fuite le naufrage qui 1'avoit jeté© fur leurs bords.. Dès qu'elle fut fur le tröne , elle s'appliqua toute entiète au gouvernement de 1'état. Elle choifit des vifirs aufli intègres qu'éclairés, & elle eut un foin tout particulier de faire rendre jufhce a tout le monde. Elle employoit a la ptière tous. les momens que lui pouvoient laiffer les devoira de fon rang. Elle jeünoit, & plus elle fe voyoit. honorée des hommes , plus elle s'humilioit devant le tout-puiflant. Lorfqu'un malade avoit, recours a. elle, Sc la fupplioit de demander au. ciel fa guérifon, elle redoubloit fes prières pour. eet effet, & le feigneur les exaucoit. Les habitans de fon royaume ne purent tenir contre les^ Ff 5:  454 J-ES mihï et un Jour, miracles dont ils étoient témoins. Ils renoncèrentau culte du foleil qu'ils adoroient auparavant „ & embrafsèrent tous le mahométifme. Elle établit des loix faintes , & fit batir des mofquées fur les ruines de 1'idolatrie. Elle fit faire aufli des hopitaux pour les pauvres, & des caravanférails pour les étrangers qui viendroient dans cette ifle. Elle employa de gran-des fommes a pourvoir ces lieux de toutes les chofes néceflaires, & eet établiffement devint fi confidérable, que peu de tems après on vit arriver dans 1'ifle, des malades de toutes les nations. du monde , qui fur la réputation de la reine K vinrent chercher du foulagement a leurs maux. CMXCVL JOUR. Un jour on vint dire a. Repfima qu'il y avoit fix étrangers dans un caravanférail qui demandoierit a lui parler. Que 1'un d'entreux étoit aveugle , un autre paralytique de la moitié du corps , & un aurre hydropique. Elle donna ordre qu'on les lui amenat fur le champ. En même-tems elle s'aflit fur un rróne magnifique. Elle avoit d'un cóté auprès d'elle cinquante ou foixante efclaves richement vêtues, &c de Vautre tous les grands de fa cour.  Contes Persan s. 455 Lorfque les étrangers arrivètent au Palais , deux feigneurs les menèrent devant la reine, qui avoit le vifage couvert d'un voile épais, autUbien que toutes fes efclaves. Les étrangers fe profternèrent, & demeurèrent la face contre terre, juf-: qu'a ce que Repfima leur ordonnat de fe lever. Enfuite elle leur demanda ce qu'ils défiroient d'elle, & d'ou ils étoient. 11 y en eut un qui prit la parole pour les autres, & répondit : O grande reine, dieu falfe triompher vos armées; que la terre vous obéitfe, & que le ciel vous favonfe. Nous fommes de malheureux pécheurs, & nous venons ici pour obtenir, par le moyen de votre majefté, que le tout-piuftant nous pardonne nos péchés. Parlez plus clairement, répondit la reine, après les avoir confidérés. Je ne puis rien pour vous, k moins que vous ne contiez vos aventures publiquement, Sc fans en fupprimer aucune circonftance. Princeffe, reprit la-deffus un des étrangers , il faut vous obéir. Je fuis un marchand de Bafra; j'avois époufé une fille qui n'avoit pas alors fa pareille dans le monde ; elle étoit parfaitement belle, douce, complaifante & vertueufe. Etant un jour obligé de faire un voyage, je la laiftai dans ma maifon maitrefte de fes adions. Je pnai feulement mon frère , qui eft eet aveugle que vous voyez , d'avoir foin de mes affaires domeftiques. A mon retour, il me dit qu'il avoit trouvé Ff -4  45 6 Lés milie et un Jour; ma femme en faute, qu'elle s'étoit déshonorée » Sc qu'enfin on favoit enterrée toute vive : Que cette aventure favoit tellement chagriné a. caufe de moi, Sc qu'il avoit enfin tant pleuré , qu'il en avoit perdu la vue. Voila, grande reine, ajoutat - il, voila mon hiftoire. Je vous fupplie donc t ès - humblement de rendre la vue a. mon frère. C'eft pour vous faire cette prière que je fuis venu, Sc que je 1'ai amené ici. Temim , car c'étoit lui qui parloit a Repfima fans la connoïtre, acheva de parler en eet endroit. II attendoit la réponfe de la reine, qui fut fi furpnfe de voir la fon mari, qu'elle ne put lui ré. pondre fur le champ; mais s'étant remife de fon trouble, elle lui dit: Eft-il vrai que cette femme qui a été enterrée toute vive, t'a trahi ? Qu'en penfes-tu ? Je ne puis le croire, repartit Temim , quand je rappelle toute fa vertu dans ma mémoire. Mais, hélas! j'ai une confiance aveugle en mon frère, Sc cela me fait douter de fon innocenee. CMXCVII. JOUR. C^Uand le marchand de Bafra eut parlé de cette manière , la reine lui dit :■ C'eft aflez, je fais mieux que vous fi votre femme a été jufte«seoï condamnée, Je vous 1'apprendrai demr.in,  Contes Persans. 457 Sc nous verrons fi votre frère peut recouvrer la vue. Un homme de la compagnie de Temim prit alors la parole dans ces termes : J'ai un efclave nègre que j'ai acheté& élevé depuis fon enfance-, il y a quelques années qu'il eft paralytique de la moitié du corps, aucun médecin ne 1'a pu guérir ; je 1'amène ici pour le recommander aux prières de votre majefté. Après que la reine eut entendu ce difcours, & connu que 1'homme qui le lui avoit adretfé, étoit le voleur arabe chez qui elle avoit demeure, & que le paralytique étoit ce même efclave noir qui avoit tenté fa vertu , elle dit : Cela fuffit, je fuis bien inftruite de votre affaire, elle pourra bien être décidée demain. Et vous, pourfuivit-elle en fe tournant vets un autre, pourquoi êres-vous hydropique? O reine , répondit-il, je ne fais a quoi atttibuer ma maladie, fi ce n'eft ï la violence que je voulus faire & une belle efclave que j'achetai il y a quelques années d'un jeune homme qui me la vendit fur le bord de la mer. La reine , a ces mots, envifagea 1'hydropique, & le reconnut pour le capitaine a qui elle avoit en effet été vendue. Elle ne fit pas femblant de le connoitre non plus que les autres, & elle le laiffa pourfuivre ainfi fon difcours. Je regarde donc, ajouta^il, mon mal comme une jufte pu-  458 Les mille et u n Jour, nition du ciel. Er moi, s'écria un des étrangers, j'envifage auffi les fureurs dont je fuis de tems en tems polfédé, comme un chatiment que je mérite bien, pour vous avoir vendu cette même efclave que vous embarquates avec vous malgré elle. Je fuis encore plus coupable que vous , car c'étoit une perfonne libre a. qui je devois la vie , de faire tout ce qu'il lui prefcriroit, puis elle baifa la main du faint homme , & s'en rétourna au palais. Le jour fuivant eile fe rendit encore au monaftère , & quand elle fut feule avec le derviche, il lui dit : Princelfe, j'ai vu cette nuit en fonge le grand Kefaya , qui m'a dit : O religieux ! Farrukhnaz n'eft plus haïe du très-haut, elle n'a plus mauvaife opinion des hommes; mais il faut qu'elle ait pitié d'un jeune prince qui brule & languit pour elle nuit & jour. Car le tout-puhfant a- écrit fur la table de la prédeftination, qu'elle fera fon époufe. La princelfe fut étonnée de ces paroles. Hé comment puis-je, dit-elle, fouiager le jeune prince, li j'ignore qui il eft? Kefaya, répondit le grand prêtre , m'a dit que c'eft le prince de Perfe; qu'il fe nomme Farrukfchad ; qu'il eft fi beau, fi charmant, que jamais mère n'a mis au monde un homme fi parfait. O père , répüqua Farrukhnaz , ce difcours me furprend ; un jeune prince qui ne m'a point vue , peut-il être amoureux de moi! Je vais , repartit Ie derviche, vous dire de quelle manière cela s'eft fait; car Kefaya qui a  Contes Persan s. 471 bien prcvu routes les queftions que vous pourntz me faire la-deflus, a pris foin de m'inftruire de toutes les circonftancas de cette aventure; fi bien que pour fatisfaire pleinement votre curiofité , je vous dirai que le prince Farrukfchad a rêvé qu'il vous voyoit dans une prairie. Charmé de votre beauté , il a voulu vous parler d'amour; mais vous Payez quitté brufquement, en lui difant que les hommes n'étoient tous que des traitres. La peine que vous lui avez caufée en vous féparant de hu , Pa réveille, & a fon réveil , loin de chercher a fe diftraire des images de ce trifte fonge, il a pns plaifir a fe les rappeller. 11 les a fans celfe préfentes a fa penfee, & quoique fans efpérancede pofféder vos charmes, il en conferve précieufemeor le fouvenir. A ce difcours du grand prêtre, la princeffe Cafchmirienne fit un profond foupir , & levant les yeux au ciel : O Dieu, s'ccria-t-elle, eft-il poffible que ce prince ait fait le même fonge que moi! Saint derviche , pourfuivit - elle , Kefaya ne vous a pas tout dit. J'ai rêvé auffi que je voyois dans une prairie parfemée de miUe fortes de fleurs, le plus beau prince du monde ; qu'il m'a fait une dcciaration d'amour que j'ai mal recue; mais dans le tems que je le maltraitois , j'ai fenti que mon cceur commencoit a. s'intéreifer pour lui, & j'ai été obligée de le fuir avec précipitation , de Gg 4  '472 Les mille et un Jour peur que par fa bonne mine & par fes difcours flatceurs , il „e triomphat de la haine que j'avois pour les hommes. Cecte haine étoit 1'effet d'un autre fonge que dénientent ces peintures qui s'offrent a mes yeux. Je reconnois mon erreur : je juge mieux des hommes, je les crois capables d'amitié ; & fi c'eft la volontc du ciel que j'époufe le prince de Perfe, je m'y foumets fans répugnance. * ^ Le grand prêtre fut charmé d'entendre parler ainfi la princefle, & profitant de la difpofition ou il la voyoit : Ma fille, lui dit-il, je veux aller palTer cette nuit dans le temple , & confulter Kefaya fur ce qu'il faut que vous faffiez pour parvenir au comble de vos vceux; je vous apprendrai demain fa réponfe. Farrukhnaz fe retira fort occupée du prince Farrukfchad; elle rappella cent fois dans fa mémoire ce fonge oü il lui avoit para fi amoureux; elle s'en retracoit les traits autant qu'il lui étoit poffible de s'en reifouvenir; & a mefure qu'elle fe fentoit plus de penchant pour lui, elle fe le peignoir encore plus charmant. Elle fut très-inquiète le refte de la journée , & elle ne put repofer un moment de toute la nuit. D'abord que le jour parut, elle fe leva pour aller retrouver le derviche, qui s'appercut bien en la voyant, qu'elle n'avoit pas Pefprit tranquille. Elle n'attenditpas qu'il lui apptït la réponfe  Contes Persans. 47 j de Kefaya. Hé bien, mon père, lui dit elle, le ciel a-t-il réglé ma deltiuée? vous a-t-il fait connoitre tout ce qu'il exige de mon obéilfance ? Oui, ma rille , répondit le faint homme, le grand Kefaya m'a parlé; il veut que vous vous engagiez par ferment a faire tout ce que je vais vous ordonner. La princelfe jura qu'elle exécuteroit exactement fes ordres. II faut donc , dit-il, que nous partions cette nuit. Je vous conduirai dans les états du prince qui vous aime , & qui vous donnera avec fa foi une couronne plus riche que celle de Cafchmire. Vous êtes fans doute étonnée ,que je vous propofe un enlèvement j mais Kefaya le veut ainfi. Hé quoi, interrompit Farrukhnaz fort furprife, il ordonne que fans la participation du roi mon père, je quitte la cour de Cafchmire pour aller chercher un prince qui n'eft pas encore mon époux: Je ne dis pas cela, répondit le grand prêtre , Togrul-Bey faura notre départ; je me charge de 1'y faire confentir : mais Kefaya juge a propos que les chofes fe falfent de cette manière pour vous faire expier votre lïerté. Cette démarche, reprit la princelfe, n'eft pas de mon goüt, je vous 1'avoue; cependantje fuis prête a. vous fuivre, pourvu que mon père y foufcrive. Je vous réponds de fon confentement, repartit le derviche; repofez-vous  474 Les mille et un Jour, de cela fur moi; retournez au palais, & préparezvous a partir. Farrukhnaz fit ce que lui prefcrivoit le faint homme, & lui fe rendit un'moment après chez le roi. II trouva Togrul-Bey qui s'entretenoit avec la nourrice de la princeffe. Auffi - tot que le roi le vit paroitre, il lui dit : Approchez, faint derviche ; vous n'êtes point ici de trop. Nous parions du prompt changement qui s'eft fait dans le cceur de ma fille i vous êtes 1'auteur de ce prodtge. Elle haïffoit les hommes, vous avez en un moment triomphé de cette haine. Un feul de vos entretiens a plus fait que toutes les hiftoires de Sutlumemc. Sire , lui répondit le grand prêtre , j'ai poufie les chofes encore plus loin ; Farrukhnaz , non-feulement ne halt plus les hommes, elle eft même amoureufe du prince de Perfe. Alors le derviche conta tout ce qui s'étoit paffé entre la princeffe & lui, & déclara les volontés de Kefaya. Togrul-Bey , après avoir rêvé queique tems, dit au grand prêtre : C'eft a regret que je vois ma fille réduite a partir de cette forte; mais puifque Kefaya 1'ordonne, je me garderai bien de m'y oppofer; d'ailleurs, elle fera fous votre conduite , je ne dois rien appréhender. Le roi confentit donc au départ de Farrukhnaz , qui fortit de Cafchmire dès la nuit même avec fa nous-  Contes Persan s. 475 rice & le derviche feulement; car le faint homme alfuroit que Kefaya vouloit que la princelfe fit le voyage fans fa fuite. Ils étoient tous trois a cheval. Ils marchèrent toute la nuit fans s'arrêter; ils arrivèrent avec le jour dans une prairie oü mille efpèces de fleurs différentes réjouhToient la vue & Podorat. La prairie aboutilfoit a un jardin dont les murs étoient de marbre blanc. A une extrémité du mur s'élevoit un cabinet de bois de fandal rouge, avec un balcon doré, & dellous couloit un ruilfeau de la plus belle eau du monde, qui fe répandoit dans la prairie , & arrofoit les- fleurs ; la beauté du lieu les invitant a s'y arrêter, ils defcendirent de cheval, & s'affirent fur les bords du ruilfeau. Ils étoient charmés d'un endroit fi délicieux ; mais pendant qu'ils 1'aamiroient, le derviche changea tout-a-coup de couleur ; fon vifage fe couvrit d'une paleur femblable a celle de la mort, & tout fon corps frilfonna. Farrukhnaz & fa nourrice , épouvantées de ce changement, lui en demandèrent la caufe. O ma princeffe , répondit le derviche en jetant fur la fijle de Togrul-Bey des regards oü fa frayeur étoit peinte , quel démon nous a conduits ici ? Ce cabinet qui eft au-deffus de nous , cette prairie , les murs de ce jardin, tout m'annonce que c'eft ici la demeure redoutable de la magicienne Mehrefza. Si elle nous ap-  476 Les mille et un Jour, percoit, nous fommes perdus. Hélas! j'attefte Ié* ciel que je ne tremble que pour vous 5 fi j'étois ici feul , je formerois une grande enrreprife, Sc je me fens affez de courage pour 1'exécuter. Faites , lui dit Farrukhnaz , comme fi nous n'érions pas avec vous. Si notre mauvaife deftinée veut que nous périfiions dansce lieu, du moins je remplirai mon fort avec une fermeté digne de la nobleife de mon fang. Ah! belle princefle , s'écria le derviche , la réfolution oü je vous vois diflipe toute ma crainte. Je vais acquérir une gloire immortelle, ou me perdre. Demeurez toutes deux dans eet endroit; fi je ne viens pas vous retrouver dans une heure, ce fera une marqué certaine que je n'aurai pas réufli dans mon delfein. En achevant ces mots, il tira fon fabre, Sc entra dans le jardin de la magicienne. Après fon départ, Farrukhnaz & fa nourrice fe fentirent terriblement agitées. Ah ! malhenreux derviche , difoit Farrukhnaz , quevas-ru devenir ? Je crains que tu ne perdes la vie. Hé , ma princefle, dit Sutlumemé, n'appréhendez rien; le chef du temple de Kefaya peut-il fuccomber fous les coups d'une magicienne? Non, non , queique périlleufe que foit 1'entreprife qu'il a formée , ne doutez pas qu'il n'en fotte. heureufement. En effet, au bout d'une heure elles le virent  C O N T E s . P * a i A » s. 477 xevenir. Il les aborda d'un air riant, & leur dit: eraces au tout puiffant, Mehrefza ne fauroit plus „ousnuire,&ceféjour que la cruelle rendoit terrible par fes enchantemens, n'a plus que des plaifirs i nous offrir. Mais il eft rems, belle princeffe, de vous faire connoïtre qui je fuis. Ne me re-ardez plus comme un derviche , comme e chef du pagode de Cafchmire , voyez en moi le confident du prince Farrukfchad. Je vais vous conter fon hiftoire & la mienne en peu de mots ; après cela nous entrerons dans le palais de Mehrefza, oü vous ferez recue comme vous le meritez, Sc oü vous verrez des chofes qui vous fur- prendront. n r Le -rand roi qui tient aujourdhui la Perfe fous fa°puiffance , & fa cour a Chiras, a pour hetitier un fils unique, appellé farrukfchad («). Un jour ce jeune prince , dont le mérite eft accompli, tomba malade. Son père qui 1 aime avec toute la tendreffe imaginable , en fut allarmé ; il fir venir d'habiles médecins , qui dirent tous , apres avoir bien obfervé Farrukfchad, que fa maladie etoit telle, qu'on n'en pouvoit favoir la caufe que de lui-même. Le roi le preffa fort de la découvrir; mais ne pouvant lui arracher fon fecret, il m envoya chercher. Symorgue, me dit-il, je fais que mon fils («) C'eft-4-dire , heuteufc joie.  47» Les mille et un JoUR, n'a nen de caché peur vous ; allez le voir, engagez-le a vous ouvrir fon ame, & ne vous faires point enfuite un fcrupule de me venir révéler ce qu'il vous aura dit. Non , fire , lui répondis-je , comme il n'eft malade que paree qu'il s obftinea taire le fujet de fon chagrin, je me garderai bien de ne vous le pas dire. Je prends trop d'intérêt a fa vie, pour ne lui pas faire cette tiahifon. Allez donc 1'entretenir , reprit le roi, j'attends votre retour avec beaucoup d'impatience. Je courus a 1'apparrement du prince, qui laifïa paroitre queique joie a ma vue, & me fit d'obligeans reproches : O mon cher ami, me dit-il, je me plains de toi: depuis que je fuis malade , je ne t'ai point vu ; pourquoi as-tu tant tai dé a me venir voir ? J'ai déja reeu mille vifites importunes: Hélas! les tiennes feules peuvent m'être agréables dans 1'état ou je fuis. J'étois a la chaffe, lui disje, & je ne fais que d'arriver; mais qu'avez-vous donc, mon prince? Dans quelle langueur eft-ce que je vous retrouve? D'oü vient que votre teint a déja perdu une partie de fon éclat ? Symorgue , répondir le prince, après avoir fait fortir tous les officiets qui étoient dans la chambre, je n'ai jamais eu de fecret pour toi - loin de vouloir te cacher la caufe de mon mal, je t'attendois pour te 1'apprendre. Croirois-tu , mon ami, que la lituationoütu me vois, füt. 1'ouvrage d'un fonge?  Contes Persan s. 47? Ciel! que me dites-vous, m'écriai-je fort furpris; un fbnge, une chimère peut-elle faire tant d'impreflion fur un efprit fi raifonnable? J'ai prévu ton étonnement, répliqua Farrukfchad; mais je t'avoue ma foibleffe, je la cache avec foin a tout le monde, & ce n'eft qui toi feul que je puis faire «ne pareille confidence. Apprends donc la caufe bifarre de mon mal. J'ai rêvé que j'étois dans une prairie toute parfemée de fleurs; il eft venu une jeune dame plus belle qu'une houri; je n'ai pu réfifter a fes charmes; je me fuis profterné a fes pieds, & je lui ai fait un aveu de mon amour : mais au lieu de m'écoutet, 1'inhumaine a fecoué fa robe Sc m'a dit d'un ait dédaigneux : » Paffe ton che» min, les hommes font des traïtres; car j'ai vu „ en fonge une biche, qui après avoir dégagé par „ fes efforts un cerf arrêté dans un piège, eft elle„ même tombée dans un autre; & le cerf, lom w de lui rendre la pareille, a eu 1'ingratitude de „ 1'abandonner. Je juge par-Pa du cceur des hom„ mes; je les crois tous ingrats, Sc j'ai renoncé * ,) leur amour ". J'ai voulu, pourfuivir le prince, prendre le parti des hommes, Sc la détromper; mais lacruelle s'eft éloignée de moi. Ah! ma déefle , me fuis-je aufli-töt écrié, dites plutót que c'eft la biche qui abandonne le cerf. En prononcant ces paroles , je Fai perdue de vue, «Sc je me fuis réveillé. Voila?  480 Les mille et u n Jour, cher ami, le funefte fonge qui trouble le repos de ma vie : je fais bien que la raïfon devroic me détacher de ces vaines images : que c'eft une folie de confervet.... Non , feigneur, interrompis-je avec précipiration, il ne faut point les effacer de votre efprit; je commence a me prêter comme vous a ces agrcables fantómes; je les crois moins formés par le fommeil, que par queique favorable génie qui aura voulu vous préfenter les traits de la princeffe que le ciel vous deftine pour époufe. Allons, mon prince , allons de royaume en royaume chercher cette aimable perfonne; nous pourrons la trouver & la voir plus réellement que vous ne 1'avez vue. Je vais dire au roi votre père que votre mal ne vient que d'un violent défir de voyager, & je fuis sur qu'il vous permettra de fatisfaire votre envie. Farrukfchad, ravi de ce difcours, m'embraffa, & je le quittai pour aller rendre compte au roi de eet entretien. Je lui répétai mot pour mot tout ce que le prince m'avoit dit. Enfuite j'ajoutai : Je n'ai pas voulu combattre les ihufions qui font tout fon mal; je les ai plutót flattées, & je me fuis appercu que ma complaifance Fa fort foulagé. Pour achever de le guérir, il faudroit que votre majefté nous permit a lui & a moi de voyager: c'eft le moyen de bannir la mélancolie de FarTukfchad , & de lui faire oublier eet objet chimé- rique  Contes P e r. s a n s; 481 flque donc il eft préoccupé. Le roi entra dans mon fentiment, & >ordonna qu'on fit un magnifique équipage pour le prince fon fils, qui, fuivi d'un très-grand nombre d'officiers, partir bientöt de Chiras avec moi. Après une alTez longue traite que nous fïmes ; fans. tenir de route affurée, nous arrivames a la ville de Gaznine, 011 règne un vieux roi qui aime autant fes fujets qu'il en eft eftimé. Ce bon vieillard envoya le capitaine de fes gardes au-devanc de Farrukfchad, pour lui témoigner la joie qu'il avoit de fon heureufe arrivée, & pour le prier en même-tems de 1'excufer, s'il ne pouvoit fortir de fon palais pour 1'aller recevoir. Mon prince fit beaucoup d'honnêteté au capitaine , Sc lui demanda des nouvelles de la fanté du roi. Seigneur, lui dit lofficier, le roi mon maitre eft malade de chagtin. II a perdu depuis quelques jours fon fils unique , qui étoit un prince de grande efpérancej il n'eft pas encore confolé de cette perte. Nous mines touchés de ce récit, Sc nous nous rendïmes au palais du roi, qui fit tous les honneurs imaginables a Farrukfchad , & qui trouvant en lui queique relfemblance avec fon fits, ne put s'empêcher de répandre des larmes. Que vois-je , feigneur, lui dit mon prince? Faut-il que ma vue Vous arrache des pleurs ? Suis-je affez malheureux pour vous donner occafion de rappeller un trifte Tome XV. H h  '4S2 Les mille et u n Jour, fouvenir ? Oui, mon prince, répondit le roi, ïe rapport que vos traits ont avec ceux de mon,fils, renouvelle ma douleur ; mais je vous regarde comme un nou vel enfant que le ciel m'envoie pour me confoler de la perte de 1'autre. Je comanence même a fentir déja pour vous une partie de la tendrefle que j'avois pour lui. Demeurez , de grace , auprès de moi; tenez le rang qu'il tenoit dans ma cour, & vous ferez mon héritier. farrukfchad remercia Ie roi de fes bontés, & réfolut de faire un long féjour a Gaznine, plus par complaifance pour ce vieux monarque, que pour s'alfurer la poifellion du tróne qu'il lui offroit. On voyoit tous les jouts diminuer la douleur du vieux roi, qui prit infenfiblement tant d'axnitié pour le prince de Perfe, qu'il ne pouvoit plus vivre fans lui. Un jour qu'ils s'entretenoient tous deux, Farrukfchad s'avifa de demander de quelle maladie le prince de Gaznine étoit mort. Hélas! dit le roi, la caufe de fa mort eft bien extraordinaire; c'eft 1'amour qui 1'a mis au tombeau. Apprenez cette fatale aventure : Mon fils entendit parler de la princeffe de Cafchmire y 8c fur le portrait qu'on lui en fit, il en devint amoureux. J'envoyai aufti-tót de riches préfens au roi Togrul-Bey par un ambafladeur, qui lui demanda la princeffe fa fille pour mon fils. Le roi de Cafchmire fit réponfe qu'il tenoit a fort grand hon-  Contes Persan s. 48'j neur mon alliance ; mais qu'il avoit juré par Kefaya qu'il ne marieroit point fa fille malgré elle ; que cette princeffe hailfoit mortellement les hommes , & que cette averfion étoit 1'effet d'un fonge. Qu'une nuit elle avoit rêvé qu'une biche, après avoir délivré un cerf d'un piège ou il étoit pris, s'étoit taillé prendre elle-même, 8c que le cerf avoit été afléz ingrat pour refufer de la fecourir. Que depuis ce fonge, elle regardoit les hommes comme autant de monftres que les femmes ne pouvoient affez éviter. Mon ambaffadeur me rapporta cette réponfe, 8c mon malheureux hls perdant 1'efpérance d'époufer la princeffe Cafchmirienne, tomba dans une langueur qui 1'a confumé, malgré les remèdes que mes médecins ont pu lui donner. Farrukfchad n'entendit point cette hilfoire , fans être agité de divers mouvemens. S'il avoit le plaifir de penfer avec fondement que fon fonge n'étoit pas une chimère, d'un autre cöté, les rigueurs de fa princeffe lui faifoient craindre la deftinée du prince de Gaznine. Le roi s'appercut de fon agitation : O mon fils, lui dit-il, pourquoi vous tfoublez-vous? Vous me paroiffez tout hors de vous-même. Seigneur, répondir le prince, je n'ai quitté ma patrie que pour cette inhumaine princeffe. Alors il lui raconta fon fonge8c le roi, après Hh i  484 Les mille et un Jour.1, 1'avoir écouté, dit en fbupirant: jufte ciel! pourquoi faut-il que ma vie foit un tilfu de peines 5c d'ennuis ? J'ai élevé mon fils avec un foin extreme > je 1'ai perdu , & quand je commence a me confoler de fa perte , une douleur nouvelle vient me faire fentir fon amertume. O bifarre deftinée! Mais j mon cher Farrukfchad, pourfuivit-il, prenez courage, ne vous livrez point a votre mélancolie; il n'eft pas impoflible de vaincre 1'averfion que la princelfe de Cafchmire a pour les hommes. Héias , le mal de mon fils n'étoit pas fans remède! s'il eut eu la patience d'atténdre 1'eftet des ftratagêmes qu'on eüt pu employet pour lui, il ne feroit point mort. Le toi de Gaznine, après avoir donné queique efpérance au prince de Perfe, alla trouver fes vifirs qui 1'attendoient au confeil, & Farrukfchad impatient de m'entretenir , m'envoya chercher , &c me conta tout ce qu'il venoit d'apprendre. O mon cher prince, lui dis-je alors, votte bonheur eft certain, puifqne nous favons a quelle princeffe nous avons affaire. Si le roi veutmele'permettre, j'irai dans le royaume de Cafchmire, j'entreprends de vous amener ici 1'objet de vos vceux; Ne me demandez point de quelle manière je prétends en venir a bout, car je ne le fais pas moimême : je prendrai confeil de 1'occafion. Le printe, ravi de voir avec quelle confiance je promet-  CONTIS PERSANS. 485 tois de le rendre heureux, m'embrafla, & nous pafsames le refte de la journée a nous réjouir enfemble. Le lendemain marin je pris congé de mon prince, & avec la permiflion du roi de Gaznine , je partis pour le royaume de Cafchmire bien armé , Sc monté fur un très-beau cheval. Après plufieurs jours de marche, je me trouvai dans cette prairie, du cóté qu'on voit le palais oü je vais bientót vous conduire. Charmé de la beauté du lieu, je mis pied a. terre, je laiflai paitre mon cheval, & je m'alfis fous un arbre touffu, au bord d'une fontaine, dont Peau pure & tranfparente m'invitoit a me défaltérer. Je ne pus me défendre d'en boire, je m'aflis enfuite fur Pherbe, Sc je m'endormis. A mon réveil, j'appercus cinq ou fix bichës blanches qui avoient des houlfes de fatin bleu, Sc aux pieds des anneaux d'or. Elles vinrent a moi, je commencai a les flatter; mais en les flattant, je remarquai qu'elles répandoient de gtofles larmes. Cela me furprit, & je ne favois ce que j'en devois penfer, lorfque toutnant les yeux vers le palais je vis a une fenêtre une dame charmante, qui me faifoit figne d'approcher. Aufli-tót je laiffai mon cheval dans la prairie , & je m'avancai pour Palier joindre, quoique les biches femblaffent vouloir m'en empècher en me mordant le Hh 3  486' Les mille et un Jour," bas de ma robe, & en fe mettant même au-devant de moi. Ce n'eft pas qu'étonné des mouvemens comme des pleurs de ces animaux, je ne fiffe léflexion dans le moment qu'il y avoit peut-être du myftcre la-deffous; mais 1'attrait du plaifir étourdit ma prudence &c m'enrraïna. J'arrivé a la porte du palais; j'entre : la dame qui me parut encore plus belle de prés que de loin, me fit un accueil favorable , me prit par la main, me conduifit dans un appartement fupetbe, & me fit affeoir avec elle fur un fopha. Après les premiers complimens , plufieurs efclaves apportèrent des fruits dans un baflin de porcelaine de la Chine. La dame prit le plus beau, qu'elle me préfenta; mais a peine en eus-je gouté , qu'elle changea tout-a-coup de vifage, & me dit : Téme'raire étranger , éprouve le chdtiment dejïiné a tous ceux qui comme toi font affez hardis pous entrer dans le palais de Mehrefza. Quitte ta forme naturelle, & prends celle d'un cerf; perds Vufage de la parole , mais conferve Tentendement humain , pour fentir toujours ton malheur. Elle n'eut pas achevé ces mots , que je me trouvai métamorphofé en cerf. En même-tems on apporta une houffe de fatin vert qu'elle me mit ellemême fur le dos. Puis on me mena dans un grand pare oü il y avoit plus de deux cents autres cerfs,  Contes P e r s a n s. 48-7 ou plucót c'éioient des hommes que leur mauvaife fortune avoit attirés comme moi en eet endroit , & que la cruelle Mehrefza avoit auffi chaftgés en cerfs. J'eus tout le loifir de faire des réflexions fur mon malheur, que je fentois moins pour 1'amour de moi, qua caufe de Farrukfchad. Hélas! difoisje en moi-même a tout moment, que deviendra mon cher prince ? Comment pourra-t-il obtemr 1'accomplilfement de fes défirs? 11 attend que je lui mène la princeffe qu'il adore, & il ne me reverra jamais. J'étois fans ceffe occupé de cette penfée, qui me caufoit une afflidW inconcevable. Un jour je vis entrer dans le pare huit ou dix dames, parmi lefquelles il y en avoit une jeune parfaitement belle , & qui par la richefte de fes habits, paroifioit la maïtreffe des autres. Elle avoit auprès d'elle une gouvernante a qui elle dit en voyant tous les cerfs : En vérité , je plains bien tous ces malheureux. Que la princeffe Mehrefza ma fceur eft inhumaine ! Le ciel nous a donné a 1'une & a 1'autre des inclinations bien différentes. Appüquée fans relache a tourmenter le genre hu? main, il femble qu'elle n'ait appris la magie que pour faire des miférables; & moi fi je pofsède quelques fecrets, je n'en ai jamais fait un mauvais ufage. Je ne les emploie uniquement qu a procurer le bien; je me plais a faire des acHons FI h 4  '488 Les mille et uk Jour.; charitables, & il me prend envie d'en faire une aujourd'hui, puifque ma fceur eft abfente. Allez, ma bonne mère, ajouta-r-elle, allez prendre un de ces cerfs , & me 1'amenez dans mon appartement. En achevant ces mots, elle rentra dans le palais. La gouvernante s'adrefla par hafard a moi, &f me conduifit a fa maitreffe, qui chargea une de fes demoifelles de lui aller cueillir d'une certaine herbe qu'elle lui nomma. La demoifelle s'acquitta promptement de fa commiflion , & revint avec une grofle poignée de cette herbe. La dame en prit la moitié , qu'elle prefla elle-même, & dont elle me fit avaler le jus. Puis elle prononca ces paroles ; O jeune homme , quitte ta forme de cerf 3 & reprends ta naturelle. Aufii-tót je devins tel que j'étois auparavant ; je me jetai aux pieds de la dame pour la remercier. Elle me demanda mon nom & mon pays , & ce qui m'avoit attiré dans le royaume de Cafchmire. Je répondis a toutes fes queftions, & je ne lui déguifai rien. Lorfque j'eus achevé de parler, elle me dit : Je fuis fille d'un prince de la cour oü vous voulez aller. Je m'appelle la princefle Ghulnaze; celle qui vous a changé en cerf eft ma fceur ainée, & fe nomme Mehrefza; c'eft une magicienne dont le pouvoir eft redoutable , perfonne que moi ne pouvoit vous délivrer de fes mains; & quoique  Contes Persan s. 4*9 je fois fa fceur, fi elle s'appercoit de ce que je viens de faire, je crains d'éprouver fon reffentiment; mais, queique chofe qui arrivé , je ne me repentirai point de vous avoir tiré de 1'état oü vous étiez. Je prétends mëme que vous m'ayez encore plus d'obligation ; je veux vous aidet i rendre heureux le prince votre ami. J'avoue qu'il eft très-difticile de faire fon bonheur; car il faut pour cela gagner la confiahce de la princelfe qu'il aime , ce que vous ne pouvez faire qu'en palfant dans la cour de Cafchmire pour un faint perfon- nage- , . . . ^ Que dites-vous, ma princelfe, m ecriai-je aces derniers mots? Hé comment pourrai-je avoir cette réputation-la? Vous n'avez , dit-elle , qua fuivre exaótement toutes les inftruótions que je vous donnerai. En parlant de cette manière elle entra dans une garderobe, d'oü elle fortit un moment après, tenant entre fes bras un hahit de derviche, une ceinture, avec une petite boïte d'ébène: Voici, dit-elle, tout ce qui vous eft nécelfaire pour venir a bout de votre entreprife. Emportez cela , & marchez vers la ville de Cafchmire qui n'eft pas bien loin d'ici; mais avant que d'y entrer, artêtez-vous, ótez vos habits, & vous frottez tout le cotps avec la graifte qui eft dans cette feoite, Puis vous prendrez eet habit de derviche,  4po LesmilleetunJour. & cette ceinture magique dont vous vous ceindrez les reins, après quoi préfentez - vous aux portes de la ville. Vous y trouverez des gardes qui vous diront : O vénérable religieux ! d'oü venez-vous? Répondez-leur : Je fuis prêtre, & je viens des extrêmités de l'occident en pélerinage a Cafchmire pour voir le grand Kefaya. Vous faurez, pourfuivit- elle, que ce Kefaya eft une célèbre idole que les peuples de ce royaume adorent. Dès que vous leur aurez dit que vous venez de fi loin pour adorer cette idole , ils fe jetteront a vos pieds, & vous mèneront avec refpeót devant Togrul-Bey leur roi, qui vous mettra entre les mains du grand prêtre Ahran, chef du temple de Kefaya. Ce grand prêtre & tous les autres miniftres de 1'idole vous conduirour au pagode, qui, pour la beauté & ia magnificence , eft au-defTus de tous les palais du monde ; mais il eft entouré d'un foiTé profond de vingt coudées , rempli d'une eau qui bout fans feu, & au-dela du foffé d y a une plate-forme de lames d'acier qui font rouges & brülantes ; enforre que le temple paroit inacceffible. Alors Ahran vous dira : O phosnix du fiècle! tu as bien effuyé des périls & des fatigues avant que d'arriver ici. Le grand Kefaya pour qui tu as fait un fi long Sc fi pénible voyage, demeure dans ce temple. 11 eft cachédans  Contes Persan s; 491 fon fanctuaire. Les hommes ne le fauroient voir. Tu nas qu'a lui offrir d'ici tes aiorations, & tu t'en retoutneras enfuite dans ton pays. Vous répondrez a ce difcours, que vous êtes venu pour vifiter Kefaya, &c que vous voulez jouir de fa vue raviffante. Mais le grand prêtre vous dira que, pour avoir eet honneur , il faut paffer au travers de cette eau bouillante, 6c marcher fur la plate-forme. Vous ferez alors un cri de joie, 6c marcherez hardimenr. La grailfe dont vous vous ferez frotté, a la vertu de rendre 1'eau plus dure que la pierre,& vous empêchera d'être brülé. Quand vous ferez entré dans le pagode, vous verrez Kefaya, & vous le fervirez pendant un jour entier; puis vous tejoindrez Ahran qui vous adoptera pour fils. Vous pafferez quatorze jours avec lui, & le quinzième, tandis qu'il dormira, vous lui frotterez le nez d'une poudre blanche que je vais vous donner. 11 ne 1'aura pas plutot fentie, qu'il mourra, & le roi ne manquera pas de vous faire grand prêtre.a fa place. Quand vous ferez parvenu a cette dignité, vous irez voir le prince de Cafchmire qui eft malade depuis affez long-tems, & abandonné des médecins. Vous réciterez fur lui une oraifon, & auffi-tót il fera guéri. Le bruit de cette cure fe répandra parmi tous les peuples de 1'Indoftan, qui vous regarderont comme un faint, & Farrukhnaz, c'eft le  4