I 01 1994 1755 UB AMSTERDAM  LES CONTES DES G É N ï E S, O U LfES CHARMANTES LEiJONS D'HORAM, FILS D'ASMAR: Ouvrage traduit du Perfan en Anglois , PAR SIR CHARLES MORELL, Ci-devant Ambafladeur des Êtabliflemens Anglols dans 1'lnde, a la Cour du Grand-Mogol; 'Et en Francois fur la TraduElion Angloife. Avec XIII Figures. TOME TROISIÈME. A AMSTERDAM. M. DCC, JLXXXII»   LES CONTES DES GÉNIE S. NE U V IÉ ME PARTIE. Suite du Conté de Sadak & de Kalafrade» Ï A belle Kalafrade , enchantée de" la réponfe d'Amurath , s'applaudifïbit en fecret de la réuffite du ftratagême que Doubor lui avoit fuggéréV Le Sultan fit appeller le fage Balobor, qui connoiffoit toutes les produfctions naturelles de la terre. « Balobor , lui dit-il, vous a qui n la nature a fait confidence de fes plus intimes •» fecrets a pourriez-vous me dire en quel en» droit de la terre coule une fource dont le* Aa  4 LesConttes »> eaux ont Ia vertu particuliere de faire oubKer •> a ceux qui en boivent, tout ce qui s'eft paffé » auparavant dans le cours de leur vie» ? a Si le puiflant Amurath, répondit le fage * Balobor 9 veut bien me permettre d'aller » confulter mes livres s demain avant le lever » du foleil, je dirai au glorieux Sultan de » l'Afie oü coule cette fource , fuppofé que la » terre en produife une de cette nature ». Dès que Balobor eut quitté Amurath, le Prince, impatient , envoya chercher le Chef des Eunuques, lui fit part de Tentretien fecret qu'il avoit eu avec Kalafrade, & lui demanda s'il connouToit la fontaine d'Oubli, & oü elle couloir. Doubor reconnut, a cette queftion, que Kalafrade avoit fuivi fon confeil, & qu'il avoit réuili. Mais le prudent Eunuque fe donna bien de garde d'avouer qu'il f^a/oit oü étoit Ia fontaine d'Oubli. II déguifa les penfées de fon cceur, & dit: « Fils du Prophéte , ton efclave n'a point »été inftruit dans la fcience de la nature. Mais j) ü mon Seigaeur veut bien me le permettre,  ©ES G f N I E Si 5 w je confulterai le fage Balobor, & je ne dcutc » pas qu'il ne puiffe fatisfaire a la demande du t» glorieux Sultan de YAJie ». « Cela fuffit, dit Amurath , foyez tranquille, »fidéle Doubor; Balobor m'a promis de me w dire demain avant le lever du foleil, oü eft v la fontaine d'Oubli ». Tandis que le Sultan confultoit les Sages , Kala frade remercioit Alla de 1'avoir pi éfervée, au moins pour un tems, du malheur qu'eile craignoit plus que la mort. Le lendemain , le fage Balobor fe préfenta au Palais, & demanda a être admis en la préfence d''Amurath» u Magnifique Sultan, lui dit-il , la fource » d'Oubli coule dans une ifle déferte, dans la » partie Ja plus méridionale de la Mer Paci» fique. La, une race de Gènies garde cette «fource facrée. L'ille eft elle-même bordée v de précipices, & de rocliers inacceffibles. »Tout a 1'entour , des bancs de fable cachés ; »& des gouffres rapides brifent ou englouv tiffent les vaiffeaux qui óftnt en approcher. » La nature n'a ricn épargnë pour rendre cette AJ  6 Les Contés » ifle ïnabordable ; & ün naufrage Jnévïtablé » y attend tous les téméraires affez hardi* pour en tenter 1'aventure La fontaine eft au centre •> de Me. Les écu< ils qui Ja défendent ne fe «peuvent dépeindre. Perlbnne ne les a vul » impunément. Mille héros, encouragés par Ja w vertu merveilleufe de ces eaux, & par Ja »gloire qu'une entreprife f5 cfcfficile devoit «leur procurer, s'ils réuffiffoient , ont voulu m en approcher, & ils ont tous péri Amurath pal« au difcours du fag? ^/c^r. Le dépit qui le tranfportoit étoit peint fur fon front & dans fes yeux. Ildiflimula; &, fans répondre au Philofophe , il fe reiira dans 1'appartement Te plus fecret de fon Palais. II ne douta pas que Kalafrade ne fut parfaitement inflruite de 1'impoiTibüité oh il étoit de lui procurer des eaux de la fontaine d'Oubli. U fe voyoit indignemènt joué par cette femme. II réfolut de fe venger, D'abord il imagina de remettre Ie foin de fa vengeance aux fetnmes de fon férail, qu'il avoit négligées depuis qu'il étoit amoureux de Kalafrade, & qui étoient fürement indignées qu elle mé-  des G i n i i s. 7 prifat ce qu'elles regardoient comme le plus fcaut dégré de gloire oü elles püffent parvenir. Une autre penfée lui vint enluite dans 1'efprit; cV il s'a rêta un moment k repaitre fon cceur ïnhumain du plaifir féroce de faire fouffrir les victimes innocentes de fa méchanceté. « Sadak , diloit en lui-même le Sultafi s le « prudent Sadak cherche Kalafrade ; je le « ferai venir devant moi , & la faufTeté de j> Kalafrade retombera fur la tête de Sadak, » En touimentant celui-ci, je punirai 1'autre de n la manière la plus fenfible ». Amurath donna ordre aux Janiflaires d'aller cbercher Sadak , & de le lui amener, non par force comme un prifonnier, mais de plein gré comme un ancien favori que le Sultan vouloit confulter fur quelqu'affaire importante. Les JanhTaires trouvèrent 1'infortuné Sadak au milieu de fes enfans , dans le même village oü ils s'étoient retirés après 1'embrafement de fon Palais. ïls lui montrèrent le fceau d''Amurath , & lui dirént de les fuivre. «Hélas ! s'éeria le refpeftable vieillard , Amurath veut-il donc encore ajouter 4 nioa  8 LesContes malheur ? II infultera de nouveau a 1'ïnfor- tune de fon efclave. Pourquoi m'arracher de „ cette humble retraite, oü mes pauvres en- fans efïuient les larmes de ma douleur ? Qu'ai - je a faire a la Cour des Rois, a 9, moins que la trompette guerrière ne fe falie „ entendrer J'obéirai. La fbumiffion eftie tri— „ but le plus agréabie qu'un efclave puiffe ofFrir a fon Maitre». Sadak fuivit les Janiffaires ; & lorfqu'ils Teurent conduit devant Jmurath, ils fe retirèrent, le lahTant feul avec le Sultan. « Brave foldat, lui dit le Prince, le filence 99 de la retraite a-t il énervé votre ame ? ou „ bien êtes-vous encore ce guerrier intrépide , „ dont le bras puiffant écrafa mes ennemis ? „ Votre oreille peut-elle encore fupporter le 9, fon aigu de-Ja trompette ? Le bruit des tym„ bales peut-il encore embrafer votre fcame „ d'une ardeur guerrière ? ou n'êtes-vous plus „ fenfible qu'aux tendres foupirs que poufle 1'Amour fur le fein de la Molleffe ? Parlez , „ brave compagnon de mes anciens travaux 5 Sadak peut-il encore fuivre Amurath dans la  DES GÉNIE Si 9 W plame, pa{Ter un torrent a la nage, fe couvrir d'une armure pefante, gravir des roes efcarpés 3 dormir fur un lif de neige, & fe „ tnontrer intrépide au fort de la melée « ? «Jefuis mort au plaifir , répondit noblej, ment Sadak. Si la voix du Sultan mon Mai„ tre m'appelle dans la plaine , il me verra affronter tous les hafards de la guerre avec 1'ardeur & 1'intrépidité de ma première jeunefle. Oui, Amurath , au moindte figne da „ ta volonté, j'irai arborer 1'étendard de notre „ foi fur les frontières glacées de hRuJJïe, ou „ fur les fables brülans de Yjfiique », « Brave & généreux Sadak, reprit le perfide „ Amurath, en l'embrafiant avec une fauffe „ tendreffe, je ne fcaurois douter de votre „ fidélité, quoique mes Courtifans , rongés „ d'envie, aient employé toutes fortes de ca9i bales pour vous rendre rufpe£t a mes yeux ». « Un Soldat efl au-defius de la calomnie des courtifans, répondit Sadak, Lorfque 1'occa9) don fe préfente de montrer ce qu'il eft , il fait taire les délateurs; & fa fidélité n'en efl ^, que plus éclatante »,  lO IiEsCONTE» «L'occafion fe préfente pour Sadak dei w donner des marqués de fon courage & de „fon habileté, conrinua Partificieux Sultan: 5, il s'agit d'une entreprife périlleufe, dignel „ de Sadak, paree qu'il eft le feul qui puifTeJ 9, y réuffir ». « O Prince ! répondit courageufement Sa-' „ dak, je firn pret a recevoir vos ordres ; maiss il cft inutile de perdre le tems en paroles ;j 9i je brüle d'impatience de montrer par mes i „ aérions, que le Sultan de J'^/fr n'a point de foldat plus fï Iele , vX plus int.épide ». « 5 défendent les forces unies de la nature &  ©es Genie s. n 55, d*une race immortelle de Génies. Les vils courtifans qui vous calomnitnt garderont le filence } épouvantés des difflcultés de 1'entreprife; alors Sadak paroitra au milieu 3, d'eux, & fon ofFre généreufe confondra „ leur lacheté j>. Sadak s'inclina refpe&ueufement devant rAmuraih , en difant: « Le Monatoue des Croyans ne doit pas » craindre que Sadak fe montre indigne de »> la faveur de fon M&itre ». Amurath , content d'avoir ainfi prévenu l'e£jprït de Sadak pour le fa nature a tout mis en ceuvre pour la rendre » inabordable. » Une telle conquête , o magnanimes Gaer» riers! remplira la terre d'étonnement , en » montrant aux yeux de toutes les nations la » fupériorité de votre Sultan, & Ia bravoure » de fes Sujets. Quet eft celui d'entre vous j> qui ofera (e flatter d'ajouter un pareil luftre s> a ma gloire & a la fienne ? Mais que perwfonne ne préfume de fes forces. Temer » Tentreprife  desGInies. 13 »1'entreprife & n'y pas réniïir, ce feroit flétrir les n lauriers que nous avons moiffonnés dans les j» plaines de la guerre. Goniultez votre cceur » avant de me répondre. Voici les conditions » auxquelles je permettrai d'entreprendre cette » conquête au Héros qui Ce fentira afifez de » courage pour y réufïir. » II jurera de ne point revenir qu'il n'apporte 11 des eaux de la fontaine ; & il s'engagera fur » fa vie de partir pour cette glorieufe expéw dition avant la fin de cette lune ». Amurath ceffa de parler. Un filence profond régnoit dans 1'affemblée. Tous les yeux étoient tournés fur Sadak. Le généreux Sadak, voyant que perfonnene s'onxoit pour une fi pénible entreprife , s'avanca vers le tróne du Sultan ; &, s'inclinant profondément devant Amurath, il dit: « Illufire Defcendant de Mahomet, voici la » main de ton efclave qui eft prête a exécuter t> tes ordres. J'afFronterai tous les dangers pour i> remplir les vceux de ton cceur. Je jure en »> préfence de cette augufte afïemblée, de ne 1» point revenir que je n'apporte a mon ma- Tom HU B  14 LesContes »gnifique Seigneur des eaux de Ia fontaine » d'Oubli; & , avant troi.. jours, S.>.dak tourï> nera la tace vers 1'iile oii coule cette fource i> merveilleufe ». » rité fur mes vaftes États ». Sadak, qui ne foup^onnoit pas la haffelle du Sultan , fe jetta a fes pieds , pénétré des fentimens du plus profond refpeö & de Ia plus vive reconnoiffance. II baifa trois fois le dei nier dégré du tróne de fon Seigneur. Quand il fe fut retiré vers le bas de 1'affemblée 9 le Chef des eunuques s'approcha de lui, & lui dit a 1'oreille : « Infortuné Sadak, atten* i> dez un moment, & je mettrai dans vos mains w des paroles de confolation ». Sadak , étonné de ce difcours dont il m  DES GÉNIE Si 1? comprenoit pas le fens, attendxt 1'eunuque a la porte du Divan , fort inquiet de ce qu'il avoit a. lui dire. Avant que le Sultan fortit accompagné de fes Courtifans , le Chef des eunuqucs donna myftérieufement a Sadak un billet. Celui - c* fut ému: il fortit de la ville; & feul au pied d'un rocher, il ouvrit la lettre, & y lut ces mots. Doubor , qui doit la vie a l'intcrcefjion de ton père Élar , s'intérejfe vivement pour le fils de fon Bienfaiteur. Hélas l génèreux Sadak , Kalafrade €fi dans le férail du Sultan ; & Amurath efl—cc que je u'ójc écrire! Celui-ld feul qui a entrepris d'aller puifer des eaux a la fontaine d'Oubli, ejl capable de pénétrer dans le férail i'Amuiath» Doubor na pourtant aucun ordre d lui donner. Mais fi Sadak , ajfe[ heureux pour trompa la vigïlance des Janiffaires , peut efcalader la muraille qui efl d Voriënt du jardin , Doubor Vattendra cette nuit, & Vintroduira dans Vappartement de la malheureufe Kalafrade. Pwjfe Alla conduire les pas de Sadak, & empêcher que la vie qui fut Ba  i6 LesContej Jauvée paria bonté du père, ne [oh facrifiée par ïimprudence du filsl <* O Mahomet l O Prophete des juftes! s'é» cna Sadak après avoir lu ce billet; eft-il v poffibie qu'Amurath traite amfi celui 'a qui il » don 1'empire & la vie ? Eft-ce donc la leprix V de ce que j'ai fait pour lui ? Je 1'ai couvert du « bouclier de la force au jour de la bataille. » J ai traverië le torrent a la nage, je 1'ai porté « tout hors d'haleine jufqu'au rocher de 1'autre « cèté du fleuve , lorfqu'il fuyoit devant fes » ennemis fur les cötes de la mei1 d''A^oph. J'ai » appaif'é fes JamfTaires tévoltés , lorfque y cho» qués de fon avarice , ils demandoient le pil« lage de Lèpanto. Je 1'ai fauvé de la fureur « d'irac, le f!is du rebelle Poro^ , qui cabaloit »> dans le férail pour le dépofer. II m'a baffe» ment dépouiiié de tous mes biens, & fur-tout «du précieux rréfor de mon cceur , ma chère » Kalafrade l Par fes honteux artifices, il m'a «fait ju*er d'aller chercher une mort certaine » fous un ciel inconnu , pour jouïr plus en fü«reté du fruit de fa méchanceté. Mais Sadak  DES GÉNIE Si 17 » méditera-t-il des pro jets de vengeance contre » fon Seigneur & fon Maitre ? Fera-t-il une 33 caufe rjubüque d'une injure particuliere ? Ira* « t-il publier la honte du Sultan de VAfie, auv 3» rifque d'expofer la Majefté Ottomane & la j) foi des Mufulmans a un opprobre éternel , 3» peut - être a une ruine générale ? Et cepeni> dant, ö ame de ma vie ! belle &. fidelle Ka* 3> lafrade, Sadak fera-t-il infenfible aux maux 3> que tu fouffres, ne fera-t-il rien pour t'en v délivrer ? Kalafrade tendra-t-elle inutilemenC 3> les mains de la vertu fuppliante ? Les larmes 3? de la douleur Sc de la conftance couleront3» elles en vain de fes yeux purs Sc chafles ? 3» Sadak fera-t-il fourd s la voix de fa bien3>aimée? O Prophete 1 Saint Prophete! Quel » parti prendre ? Sadak s'élevera-t-il contre fora 33 Sultan pour qui il a tant de fois expofé fa vie £ 3» Non. Sadak renoncera-t-il a la foi que le » fang des croyans a plantée & arrofée dans 33 les plaines fertiles de ÏEurepe. Sl de VAJïe * * Non. Sadak fouffrira-t-il donc patiemment Tin3> juftice d'Amurath ? Ab! c'eft le plus affreuss, » des tourmens -3 ce feioit fouftrir mille motts»  iS LesContes » enfemble. Qnoi! je me révolterai contre ce» lui qui fut mon ami, & qui efl encore mon 3* Roi ? — Mais, je ne dois plus balancer. Le «f üment que j'ai fait dans le Divan met fin a »> toutes mes délibérations. Je 1'ai promis; & j» ma parole efl: inviolable. Cependant, avant v de m'exiler volontairem -nt de ces lieux qui »> m*ont vu naitre, je verrai Kalafrade, ou je t» périrai de la main des efclaves qui la gardent.' » Elle aft h moi y nlalgré le bras puiflant qui »ï\>pprime. Amurath ranfia lui-même le vceu *» folemnel qui nous unit. II ne peut blamer *» 1'amour qui m'entraine dans fes bras ». Ces réflexions hxèrent Sadak dans la réfolut;on de $*introduire dans le férail du Sultan, s'il étoit poftible. II revint a la ville pour y prendre ce dont il croyoit avoir befoin pour 1'exécution de fon projet. II alla au ffe^efkin oh il acneta un crampon de fer a cinq branches , avec un anneau au centre , une corde de foie longue de cinquante jiieds , une petite truelle de fer & un poignard. A'mfi armé il defcendit Ie foir vers le coté de i'eau eatre Pem & ConJUmtinoplc, Se jettant  des Génie s.' précipitamment dans une petite barque, il entra d'abord dans le golphe Keratius , & paffa rapidement a Rifcula qui efl fur un rocher pres de la cóte d'AJïe, en face de la muraiile oriëntale du férail. Sadak attendic la nuit en eet endroit. II fe flattoit de tromper la vigüance des JanhTaires, & que les ombres qui couvriroient alois le Palais , feconderoient fon entreprife. Quand il jugea 1'heure favorable , il cötoya le férail, 6c s'avanca avec fa barque jufqu'a fix-cents pas de la cote. La Garde qui fefoit alors la ronde , s'arrêta au bruit des rames de Sadak. On dépêcha une galère pour aller voir ce que c'étoit. Les JanhTaires dingèrent les rameurs vers 1'endroit oü ils croyoient avoir entendu quelque bruit. En moins de trois minutes, Sadak appercut une des galères Royales qui s'avancoit vers lui. Charmé de voir fi bien réuuir fon flratagême, il fe gliïïa doucement dans 1'eau par le cóté oppofé de fa barque. II nagea fous 1'eau, évitant la galère > & ne paroiffant que pour refpi*  ao LesContes rer , jufqu'a ce qu'il atteignit la cote. II prif terre entre Sera-Burni & la porte Topcapu , par oü les efclaves du férail avoient enlevé fa chère Kalafrade. II n'y avoit point de tems a perdre. Sadak , ne doutant pas que les" JanifTaires ne revinffent a la cóte, dès qu'ils verroient qu'il n'y avoit perlonne dans la barque abandonnée au courant de 1'eau, fe hata d'efcalader la muraiile. II jetta fon crampon de fer, qui s'y attacha aufli-tót; & au moyen de la corde , il fut bientöt fur la muraiile ; elle lui fervit enfuite a delcendre dans les jardins du férail. li détacha le crampon & la corde; & fefant un trou dans la terre avec fa trueile , il les y cacha. II s'aYanca vers le Palais par un petit bofquet affez couvert. Sadak eut a peine le tems de fe remettre un peu. II ne tarda pas a entendre la galère qui abordoit au cóté oppofé de la muraiile. II étoit même afTez prés pour diflinguer ce que difoient les JanifTaires. Ilcomprit, par leurs difcours, qu'ils avoient été fort allarmés derencontrer une barque üotr-  DIS GÉNIE S. 11 tante au gré des flots, fans y trouver perfonne; qu'ils avan^oient a grands pas vers la porte Topcapu, pour porter 1'alarme a la garde inténeure du férail. Une nouvelle frayeur le faifit. II entendit les pas précipités d'un homme qui le fuivoit a la tracé. II s'arrêta un moment pour prêter 1'oreille. L'inconnu étoit juftement entré dans le même bolquet oii Sadak fe croyoit caché, Quoique Sadak fut plus troublé alors de Tapproche d'un feul homme, qu'il ne 1'avoit été autrefois a la vue d'une armée entière, il eut affez de préfence d'efprr pour tirer fon poignard , & de courage pour fe détourner & marcher droit a 1'étranger qu'il prenoit pour un garde du férail. II alloit le frapper , lorfque Doubor s'écria: a O Sadak ! épargne ton ami Sadak , troublé par le bruit des JanifTaires, & par la crainte qu'il en avoit, ne s'étoit pas refTouvenu d'abord que le fidéle Eunuque lui avoit donné rendez-vous a eet endroit. Confus de fa méprife , il jetta le poignard a terre, & dit:  %t LesContes « Mon ami 3 pardonnez au troublé dont je » ne fuis pas encore bien remis. Ciel! qu'alloisv je faire ! J'ailois facrifier le feul homme qui 3» m'aime ! J'ai levé le poignard du foupcon *> fur le feul cceur fenfible aux malheurs de 9) 1'infortuné Sadak » ƒ «Brave & généreux Sadak, répondit le 3> Chef des Eunuques, vos foupcons ne m'é3? tonnent point, & j'aurois tort de m'en of« fenfer ! L'homme vertueux ne fuit point la « lumière ; & le noble guerrier n'eft point fait 3» aux démarches cachées d'un voleur nocturne. 33 Mais hatons-nous d'aller au férail. Entrez au* » paravant dans ce cabinet de verdure : prenez » eet habit de muet que j'y ai caché pour vous. » Je 1'allois chercher lorfque vous m'avez faifi v par le bras ». Sadak remercia le Chef des Eunuques, prit 1'habit de muet, laiffa les fiens a la place dans leVnême cabinet, & fuivit Doubor, fon fidéle conducteur. Doubor marcha vers le férail, faifant figne aux Eunuques qui étoient en fentinelle aux  des Génie s.1 23 difTérentes portes, de fe retirer. En entrant il dit au muet de le fuivre dans Fappartement de Kalafrade. Sadak étoit au comble de la joie. I^alloit Voir fa chère & tendre Kalajrade. Mille mouvemens s'élevoient dans fon cceur vertueux & infortuné. Cependant il feut fe commandef a luknême ; & un air tranquille cachoit 1'agitation de fon ame. Après avoir traverfé plufieurs galeries, ils arrivèrent a 1'appartement de la belle Kalafrade. Doubor alloit 1'ouvrir , lorfqu'il appercut a la porte les pantoufles du Sultan, Doubor frémit a cette vue. *t O Mahomet ! dit-il a voix baife , Amw t» rath s'eft levé dans le filence de la nuit; & » il eft dans 1'appartement de Kalafrade » ƒ Les paroles de Doubor furent un poifort mortel fur le cceur de Sadak. Son lang fe glaca, & a peine pur-il furvivre a ce coup inattendu. « O Doubor ! Doubor ! s'écria d'une voix? »«ntrecoupée le malheureux fits d'Élar. Q  M LesContes » Doubor ƒ foutiens - moi. Je vais tomber mort „ a tes pieds.— Ah tyran ! — 6 mon ami l 5) Que vas-tu devenirï Malheureux Sadak ! — ,> O Mahometl O Allal Ai-je mérité ce der„nier fupplice? Si je i'ai mérité, que ton wtonnerre m'écraie pour épargner le fidele „ Doubor. Si je ne fai pas mérité, fortifie mon „ cceur ; tire-nous de ce danger ou tu as'per5, mis que nous nous foyons engagés par un „ excès de vertu ! O que ne fuis-je un ver de »terre écrafé fous les pas d'un géant; un crai, paud qui fe nourrit d'immondices ; un cha„ mcau qui voyage dans le défert ; un ane « fauvage des montagnes ? Au moins, je ferois „ feul m°alheureux , & je n'aurois pas entrainé v Doubor dans mon infortune ». Tandis que Sadak répandoit fes plaintes amères dans le fein de fon ami, Doubor cou•vroit fa tete de fes vêtemens, de peur que le fon de fa voix ne pénétrat jufques dans 1'appartement au travers de la muraiile, & ne donnatde juftes foupcons a Amurath. Mais, » quoi qu'il fit, ü ne put émpêcher Sadak ^ d'exhaler    des Génie s. 2^ d'exhaier les foupirs de fa douleur. II étoit comme le fanglier de laforêt , percé des traits de mille chafleurs. Au milieu de fon affliftion, Ja porte s'ouvrit. Amurath parut. Sadak tomba la face c ontreterre. ii Doubor, dit le Sultan, oü étois-tu ? oü » font les gardes ? Quel eft ce muet qui rev póïoit tout-a d'heure fur ton fem ? Que fais»tu a cette porte dans 1'ombre épaiiïe de la » nuit» ? « O glorieux Monarque ! répondit Doubor, V lorfque mon Maitre s'eft retiré pour repofer' »je fuis venu faire ma ronde accoutumée v examinant toutes les gardes pour voir par » mes yeux fi tout étoit dans 1'ordre & chacun » a fon pofte. A mon retour , m appercevant j> que mon Seigneur étoit levé, j'ai appelé ce » muet, n'öfant pas troubler la démarche feJ> crette de mon Maitre par le bruit de fa » garde , & je t'ai fuivi k 1'appartement de ta » belle Kalajrade. J'attendois lei, dans Ja pen» fée que mon Seigneur pouvoit avoir des v ordres a donner a fon efclave ; ce muet eft Tcwze ƒƒƒ, C  26 LesContes » tombé malade ; &, par compaffion , je le 5ï laiflois s'appuyer contre ma poitrine. j'ai apv pris par la bonté que mon Seigneur daigne j> avoir pour fon efcïave , a imker , felon ma » foibleffe , les füblimes vernis du favori 5> d'Alla ». « Doubor, dit Amurath, je recommaride eet 3> efclave a vos foins ; & puifqu'il eft malade , 3) je lui donne Kalafrade pour garde. Faites-le 3> entrer d'abord dans fon ( appartement. La 3) belle précieufe dédaigne conitamment mon 3) amour; les careifes du fils d'Othman dégóü3) tent Tefclave de Sadak. II fattt la fervir felon 3) fon goüt. Faites mettre ce muet fur ie fopha v de Kalafrade ; qu'elle s'imagiiie que c'eft 5) fon amant, qu'elle le recoive.dans fes bras ; 3) qu'elle 1'appelle fon bien-aimé , fon maitre, 3, jufqu'a ce que le jour luiapprenne comment 3? je punis fes dédains >». Le cceur de Doubor fe réjouïfïbit intérieurement de ces paroles £ Amurath , mais il n'en laiffa rien éclater au dehors. Sans paroitre trop empreflé a exécuter fes ordres, il lui répondit :  des Génie s. 27 « Que 1'iikftre Defcendant d'Othman , la » gloire d> YAfie, me permette de le fuivra » auparavant jufqu'a fon royal appartement „. «Doubor, reprit vivement Amurath, faites » ce que je dis. Efclave , obéiffez k 1'inflant. » Faites entrer ce malheureux chez Kalafrade, » & qu'elle le recoive dans fes bras „. Le Chef des Eunuques s'inclina profondément, & metrant fes deux mains fur ia poitrine , il dit ; « La volonté d'Amurath efl la loi de fon » efclave ». Dès que le Sultan fe fut retiré, Doubor paria ainfi a fon ami .SW^. « Füs d'Elar , 1'ami de mon cceur , le bien» aimé de Kalajrade, qui partnge avec elle «mon eflime, tu voïs la proteélion ÜAlla. i> Leve toi: hate-toi d'exécuter les. ordres d'A» murathn. « Oai, fidéle & généreux Douber, répondit "Sadak, tu es un baume falutaire fur lame» ulcérée de ton ami, tu es un rayon célefle » dans 1'efprit de celui qui efl affligé ; je me le» verai & je bénirai la fource éternelle du bon- Ca  *8 LesContes j> heur des juftes , qui vient dopérer un fi » merveiileux changement en ma faveur. A » préfent, 6 Doubor ! je fuis plus qu'Amurath. 3) Je vais jouir des délices du paradis, dont 3> Alla a défendu la poffeffion au Monarque v de YAfie. Tandis que le Sultan , rongé de 3» chagrin & fouillé d'injuftice, va chercher un w repos quile fuit, je vais goüter le piaifir le 3? plus pur. — Mais pourquoi tarder plus long3> tems a voir Kalafrade ? La vie eft courte , 3) fes pjaifirs font paffagers » 1 Doubor lui répliqua: « Fortuné Sadak , foufFrez que je prévienne 33 Kalafrade ; elle n'eft point préparée a vous » voir. Votre préfence inattendue produiroit j> fur elle un effet violent auquei elle ne pour3>roit peut-être pas réfifter dans 1'état de foi3> bleffe oü elle eft après avoir tant fouffert. 3> Craignez de lui donner la mort, au-lieu de 3? la voir partager votre bonheur ». Sadak fe rendit a ces raifons. Doubor entra feul chez Kalafrade, pour lui annoncer la vifite de fon cher Sadak. Le Chef des Eunuques revint Finftant d'a-  des Génie s. 29 pres, & dit a Sadak que fa chère & fidelle Kalafrade 1'attendoit. Des qu'elle le reconnut déguifé fous 1'habit d'un muet, elle vóla a fa rencontre. Ses yeux exprimoient les tranfports de fon cceur. La joie , la crainte , la furprife, 1'amour agitoient fon ame. Elie le prefïbit entre fes bras & contre fon fein. 33 O Sadak ! s'écria-t-elle , en 1'arrofant des » larmes de fa joie , 1'ame de mon ame, le roi 11 de mes penfées , la vie de mon cceur, le » proteéteur de ma vertu, Ah ! combien j'ai «foupiré après eet heureux moment ! Oh! 31 combien Kalajrade a fouffert de ton ab» fence ! Sadak, mon cher Sadak s j'étois com» me la tourterelle du défert qui pleure fa 31 compagne. J'étois comme la colombe qui jy ne cefTe de gémir. A préfent je fuis comme 3> la biche qui bondit dans la plaine fleurie, ou » comme 1'oifeau qui fuce la rofée du matin 3) fur la fleur des orangers des grenadiers». « O tendre & conftante Kalafrade ! répon31 dit Sadak, combien je vous ai cherchée ! J'ai 31 parcouru les plaines & les forêts, appelant C3  3° LesContes v ma chère Kalafrade; & ne vous trouvant » point , j'étois comme le plus lache des ef» claves au jour de la bataille , comme un j> foldat que 1'ennemi a défarmé , comme un » lion pris dans les filets des chalTeurs, comme » un léopard au milieu des eaux. a préfent je »? fuis comme un héros qui écrafe fon ennemi; ï? comme un conqnérant dans un jour de » triomphe; ou comme un tigre qui dévore » fa proie, comme 1'aigie altier qui fe cache » dans les nues. Oh i combien j'ai de chofes k v dire a Kalafrade ! EUe eit i'efclave üAmujj rath ! Peut-être fouffre-t-elle avec peine que » je cueuille des baifers réfervés au Sultan. » Peut-être Kalafrade n'eft plus la femme » de Sadak , mais la Sultane de 1'Empire Otiy tomanv. «Injufte & cruel Sadak, répliqua la belle j> Kalafrade , en verfant un torrent de larmes ; v ton cceur peut-il former des foupcons contre ïj le mien ? O Sadak ! puis-je te manauer de » foi, moi qui n'ai jamais formé de deur qui i) n'eüt Sadak.pom objet» ? « Eh I comment, dit Sadak , avec le même  des Génie s. 31 3) air foupconneux, comment la foibleffe d'une » femme auroit-eile pu réfifter au pouvoir imy> périeux du fils üOthman ; d'un tyran qui a » pu arracher par force ce qu'il auroit effayé m en vain d'obtenir par des voies plus douces j> ? « Maitre aimable de mes penfées, répondit » Kalafrade, on eft bien fort quand le pouvoir » d*Alla nous feconde. Le Prophéte a exaucé n mes vccux. L'oifeau d'Adiram a verfé le » baume de la confolation fur mon ame affi»gée. Doubor, le généieux £4 compatiffant » Doubor, m'a aidée de fes confeils. Elar , ton » père, lui fauva la vie ; & par reconnoif» faace, il a fauvé 1'honneur de la femme de » fon fils des piéges & des penfées infimes » d Amurath ». — Tandis que Kalafrade prononcoit ces derniers mots, Doubor paroiffoit confus; mais trop pleine de* reconnoiffance pour fon généreux bienfaiteur, elle ne pik pas garde a la confufion de Doubor. « Et par quels ftratagêmes, demanda Sadak, » la fideHe Kalafrade a-t-elle feu éviter le mat» heur que je eraignob» r  ^2 LesContes « O Roi de mes affeÖions ! continna Kalaf3> rade, je n'envie point cette gloire a celui 9> auquel feul elle appartient. La pmdence de 3? Doubor m'a fauvée. II m'a fauvée 1 il m'a fait » cönnoitre combien il s'intérefïbit au malheur 3) du fils A'Élar. II m'a confeillé de recevoir 3? la vifitè £ Amurath avec une douceur appa3> rente, de paroitre même difpofée a me ren3> dre a fes defirs , pourvu qu'il me jurat de 3? m'accorder une grace que je lui dernsnde3> rois comme abfolument néceffaire pour me 3> rendre digne de lui. 3» Et, demanda Sadak d'un air inquiet, a 3, quël prix Kalafrade a-t-elle obtenu d'Jmuo> rath ce fèrrrrent terrible >Ü ? jj Hélas ! généreux Sadak, dit Doubor en 3> les irtterrompant, que le cruel Sultan a bien » feu töurner contre nous notre ftratagême ! 3) II nous a pris clans les piéges "que nous lui 3> avions tendus ». u Que veut dire Doubor, reprit Kalafrade, » faifie d'étonnement ? Le front de Sadak fe 3» couvre des nuages d'une fombre triftefle. • « Un éclaircïffemsnt que je croyois propre a  des Genie s. 33 »> calmer'fes alarmes, produit un effet con»traire. Doubor, ne dites-vous pas qu'Amu» rath a tourné contre nous notre ftratagême ? » Voulez-vous dire qu'il a ofé me calomnier ; » que , ne pouvant me ravir 1'honneur , il a ofé » faire un ufage malin des paroles trompeufes »> par lefquelles j'ai obtenu de lui le ferment » que je defirois, Si le tyran a mal parlé de » moi, il outrage la vérité. Non , Sadak , ja» mais Kalafrade n'a outragé celui qui règne » fur fon cceur. Toutes mes penfées fe font » rapportées a Sadak , & je 1'ai refpe&é dans j> mes paroles. Alla m'en eft témcin : mon v corps eft pur comme mon ame. Amurath , le » vil Amurath , n'a point porté fes mains in» fames fur la femme de Sadak ». « Tranquillifez-vous 3 belle Kalafrade , dit f> Doubor; & vous brave Sadak , diflipez vos j> foupcons. Kalafrade a rejetté conftamment » les propofitions & Amurath. Vous 1'avez » entendu vous-méme de la bouche du Sultan, j) II ne s'eft point vanté d'avoir obtenu des » faveurs dont il n'auroit peut-être pas voulu , 3> s'il ne les eüt dües qu'a la force. Amurath  34 LesContes jj efl cruel & vindicatif; mais fa parole efl faj> crée , & il aimeroit mieux perdre fa couv ronne que manquer a fon ferment. Ainfi » vous n'avez rien a craindre de ce cóté-la, v o couple tendre & conflant ! Voici com» ment il a feu tourner nos armes contre »> nous-rnêmes , 6 douce maitreffe du cceur de j> Sadak ! Quand ii a feu la difficulté d'avoir » des eaux de ia fontaine d'Oubli; & , voyant jj que cette expédition rejettoit bien loin le » moment de fon bonheur, il a cherché les jj rnoyens de vous rendre eet intervalle aufli j> douloureux qu'a lui-rnême; par un artifice » dont Sadak feul peut vous inflruire, il 1'a j» engagé a fe lier par un ferment loiemnel, a » tenter lui-meme cette coi quête , a partir jj avant trois jours & a ne remettre les pieds jj fur les terres de i'Empire Ouoman , que lorfjj qu'il auroit puifé des eaux de cette fontaine jj inaccefïibie j>. «Que me dites-vous, Doubor, s'écria Kaïj lafrade pénétrée de la douleur la plus vive ? jj o Alla ! Qu'ai-je fait! Sadak , daigne jetter 3> un regard fur moi. Que dis-je ? Détourne a  DES GÉNIE S. 3f „ jamais tes yeux pour ne plus voir celle qui „ caufe tous tes malheurs. Oh! maudits foient 3, Ia Iangue, Ie cceur, & la tifê coupables qui „ t'e.xiJent de ces lieux lO tendre oifeau ÜA» J5 diramj 6 Doubor 3 mon comolateur ! N'avez„ vous pas vu Ie poifon difliüer de la langue „ perfide de 1'afpic ? Ne fcaviez-vous pas que des „ flammes brulent dans les flancs embrafés du ,, San&orin, lors mêmé que la furfacè en eil „ couverte d'herbe fleurie » ? « O Sadak , Sadak ! IaitTe-moi plutöt maller „ jetter aux pieds $ Amurath ; qu'il fatisfaffe 39 fa brutale pailïon , & que Sadak n'aille point 9» aiFronter mille morts. Hélas ! quoi qu'il „ m'en coüte , tout efl permis pour fauver „ des jours fi précieux, O roi de mes penfées! „ les fabies perfides vont ouvrir des abimes „ fous tes pas. Les mauvais Génies t'écraferont „du haut de ieurs rochers ; & ton corps , aban„ donné fur une rive étrangère , fera déchiré „ par les vautours de 1'air, ou engiouti par „ les monflres de la mer. Alors le cruel Sc j, ïnjufle Amurath , délivré de toute crainte,  36 LesContes „ fouillera les redes de la beauté de ta chère Kalafrade ». a Non, reprit Sadak plein de rage ; ce bras „ frappera la tête du tyran,& le fang Otto„ man fera verfé avant que Kalafrade de- vienne la proie de la pafuon cruelle d'A3, murath ». « Ah '. Sadak , oii t'emporte ta colère , ré„ partit le Chef des Eunuques ? Quels noirs projets s'élèvent dans ton ame rebelle ? Mais 33 ne penfe pas que je fois ni un fpe&ateur tran„ quille , ni un complice de ta jaloufe fureur. 3, Fidéle a mon Maitre , je protcgerai fa vie „ aux dépens de la mienne , méme contre les entreprifes de Sadak. Je fuis bien éloigné „ d'approuver les injuftices d''Amurath, mais „ je ne le livrerai point au poignard d'un af„ faffin. Homme téméraire , modère ta fureur. Tanclis que Sadak ne cherchera qu'a re„ couvrer fon tréfor précieux , fa chère Ka„ lafrade, je le fervirai avec zèle. La juftice „ & la reconnokTance m'en font un devoir. „ Mais fi Sadak öfe attenter a la vie d''Amurath, „ la  DES GÉNIE S. 37 „la reconnoiiTanee & la juftice me feront „ prendre la défenfe du Sultan mon Mairre». « O généreux Doubor ! dit Sadak, tes reproches font juftes. Je ferois un malheureux , indigne de rgfpirer, fi, tandis que la „ race ÜOthman eft prefque éteinte, j'enviois a notre faint'e Religion fon dernier protec„ teur. Non , fidéle Eunuque , l'homme qui , .,, pour une injure particulière , troublé la „paix de fon pays, ne mérite ni grace ni „ pitié. « Eh quoi ! s'écria Kalafrade en fondant en „ larmes , c'eft donc le devoir d'un vertueux „ patriote , de facrifier fon bonheur particulier „ a 1'oppreffion publique ? Pourquoi la race SOihman eft-elle fur le Tróne de VAJïe, ,, finon pour faire le bonheur des Croyans ? „ Et fi le tyran viole tous les devoirs de la fociété, n'eft-ce pas lui qui troublé le pre- mier la paix de fes Sujets ? — Mais , 6 Sa93 dak !-tu es un généreux patriote ! Tu peux yi voir ton Palais en cendres , & ta femme arrachée de tes bras, orner le férail du tyran ! „ Tu peux ramper fervilement devant un Tome III. D  3$ LesContes »Prince injufte; appeler fa volonté barbare, » la loi d'Alla & de fon Prophete 1 Tel eft donc ï> 1'amour de Sadak , telle eft la proteclion si qu'il accorde a la vertu de Kalafrade ! O j? Prophéte , daigne enténdre les cris de ma ?? douleur ! Et toi , Être fuprême , puiffant 11 Alla I Toi, dont le pouvoir protégé la foi11 blelTe de tes ferviteurs , je n'attends de fen cours que de toi feul. Donne-moi la force , » & je défendrai ma vertu que le cruel Sadak n livre a la merci du tyran. Fortifie mon foï» ble bras, & le méchant fera écrafé n. « O Kalafrade ! dit Sadak, demande plutot » au Prophete qu'il arme Sadak de courage; »> qu'il décide mon cceur incertain ; qu'il m'apj) prenne a accorder 1'amour que j'ai pour n Kalafrade , avec la foumniion que je dois a, v la volonté de mon Souve;ain >?. « Hélas ! interrompit Doubor, j'efpérois que ti cette entrevue auroit quelque douceur pour » Sadak & Kalafrade. Je voulois confokr leurs » cceurs afiligés ; & je vois que 1'ernportement ii de la fureur a rempli des momens dus a 1'as; mour. L'Orient brille déja des premiers feux  des Genie s. 39 » do jour. N'attendons pas que le père de la » lurmère 9 chaffant les ombres de la nuk 5 »rende notre retraite dangereufe. Allons , » Sadak, retirons-nous. Quittonsla belle Kavlafrade, dans la ferme affurance qu'Alla » fcaura parer le malheur que vous appréhen» dez , & conferver Kalafrade, digne de vous, » jufqu'a votre heureux retour j>, « Quitter Kalafrade 1 reprit oW*& en la » regardant d'un air tendre & touchant lODou» bor l quel ordre me donnes-tu n ? -- « Adieu , brave & noble guerrier , inter» rompit brufquement Kalafrade; ton Maitre » te demande ta femme , tu dois la lui livrer. » C'eft ton premier devoir, Adieu , Sadak. » Amurath approche , 1'ceii paffionné , & le » cceur brüiant du deftr de preffer entre fes »bras ardens la trop vertueufe Kalafrade, "Sadak, retire-tci dans quelque iieu obfcur » a couvert des traits de la rage amoureufe du » Sultan , a moins que tu r/aimss mieux être » le térnoin docile & foumis de fes vertueux H plaifirs. O ui , continua Kalafrade, telle efl » ton intrépide foumiffion, tu pourrois voir d2  40 Les Contes » fans émotion la foible Kalafrade Hvrée a la v furieufe paffion du jufle Amurath, expirer » entre fes bras , non d'amour, mais d'hor» reur », — « O Sadak l s'écria Doubor, fi vous reflez » encore un moment nous fommes perdus. O m Kalafrade l ft vous 1'aimates autrefois , ne i>.le retenez plus. Ne nous perdez pas, vous, j> lui & moi ». Cepehdant Kalafrade adoucilfoit la dureté de fes paroles par les careffes qu'elle prodiguoit b Sadak ; elle le tenoit étroitement fené entre fes bras , & ne pouvoit fe réfoudre a le lailfer aller. « Non, dit elle a Doubor, tu ne m'arrachej> ras pas le feul bien qui me refte. Ame baüe » & fervile , veux-tu m'óter Sadak pour me » livrer au féroce Amurath. LaiiTe-moi jouir » de la dernière heure de ma vie. Dès que » Sadak m'aura quittée, mon'foible bras fcaura v me priver pour jamais de la vue & des em» brafT.rnens du Sultan». « Te quitter, difoit Sadak ; te livrer en »pioie a la tyrannie plutot qua 1'amour  DES GÉNIE S* 41 Amurath \ Non, Kalafrade, laiffe venir le 4 tyran. Nous tromperons fa méchancheté: »nous chercherons une paix éternelle dans » Fcmbre de la mort». Ztóar efFaya en vain de les féparer : ils ne Fécoutoient plus. Ils s'oublioient eux-mêmes, fermoient les yeux fur le danger qui les menacoit, eux & leur fidele ami 3 pour fe livrer aux emportemens d'une tendrefTe aveugle. En un mot , ils étoient déterminés a ne fe point quitter,quoi qu'il en put arriver. Le jour commencoit a paroitre. L'Eunuque fit un dernier effort. Tout occupés de leur amoar, ils étoient fourds a fa voix. II quitta ï'ap. artement de Kalafrade pour pafTer dans celui du Sultan. Sadak ÓV fa bien-aimée ne s'appercurent pas inême que Doubor tes quittoit. Ils eontinuoient a fe prodigu|r mille careffes, prenant Al/a & Mahomet i^émoin de la conftance & de la pureté de leur tendrefTe mutuelle. Au milieu des plus vives expreffions de leur amour,TOifeau d'Adiram entra par les fenêtres de 1'appartement, vint fe pereher fur D3  42 Les Contes 1 epaule de Sadak , & leur paria alnfi de la part de fa Maitreffe. «Nous mettons notre bonheur a confoler »les affligés. Les habitans du ciel defcendent » volontiers fur la terre , iorfqu'ils y voient » des malheureux a fecourlr, ck des juftes a jj protéger contre la tyrannie des méchans. jj C'eft pourquoi, j'ai envoyé des paroles de >» confolation a Kalafrade , lorfqu'elle étoit v prête a devenir la proie du tyran. Adiram a »touché Doubor de compaffion pour la belle ïj affligée ; & par fes confeils, Amurath s'eft » engagé par un ferment inviolable a refpe&er ïj ia vertu de Kalafrade , jufqu'a ce qu'il lui >j eüt procuré des eaux de la fontaine d'Oujj bü. C'eft encore par le miniftère du fidéle jj Eunuque que Sadak a pu parvenir au bonjj heur de voir Kalafrade. « Mais, hélas! couple malheureux, combien jj vous avez mal profiré de ma favfcrable affilj> tance 1 Vous avez perverti les deffeins d'Ajj diram. Oü eft cette fermeté qui vous rendoit >j dignes de la protedion de notre race célefte ? »j Par votre indifcrétion, vous avez changé une  DES G É^N I E S. 43 » conftance vertueufe , en une paffion crimir> neüe. N'eft-ce pas un crime horrible d'avoir » violé les devoirs de 1'amitié , & la loi de yy Makornet, en facrifiant indignement le généy> reux Doubor aux emportemens de votre amour » aveugle , au rifque d'en être vous-mêmes les •n viclimes ? L'amour eft un fentiment célefte » qplAUa mit dans le cceur des hommes pour " les unir par les liens d'une vie fociale, pour jt adoucir les cceurs fauvages, comme 1'or s'afw fine dans le creufet par 1'ardeur d'un feu vio» lent. Quand il eft régjé par la religion, le » Prophéte 1'approuve, Allo. le protégé. Mais w les faveurs du ciel fur les méchans font comme v ïe feu de fa colère ; & la paflïon qui paffe les » hornes de la raifon & de la religion , devient 37 1'efclave du pêché. Qao'iquAHa ne vous ait 37 point abandonnés , & que vous ayez dü apv prendre, par les marqués de fa proteérion fur 3? vous, a vous réfigner a fa volonté , & a fupv portei avec patience les maux attachés a 1'hu3? raanité; vous vous êtes livrés imprudemmenfi 33 au caprice de l'amour; & par une vaine con» fiance en vous-memes 3 vous avez préfumé de  44 L" e s # o n t e s jj defcendre dans les fombres demeures de la jj mort, fans y être appelés par celui qui vous a » ouvert les portes de la vie. Qui êtes-vous donc jj pour ufurper ainfi un empire abfolu fur des jj jours que vous tenez 8Alla ? Qui vous a jj donné le droit de détruire ce temple d'argiie jj qu'il anima de fon fouffle divin ? Quel courage jj y a-t- il a aller chercher dans 1'ombre du tom» beau unafyle hontenx contre les dangers qui jj vous pourfuivent ? Cependant, fcachez que, » fous le règné $Alla, le mal n'accablera point jj les enfans des hommes. C'eft lorfque le péril j> efl le plus grand qu'ils doivent le plus cornpter » fur fon afïiftance divine ; puifqu'alors 31 peut ?> feul les délivrér. Mais la conftance de ceux . jj qui fouffrent eft la mefüre de fa proteclion » fur eux. II ne manque jamais aux juftes. II » n'appartient donc qu'a lui feul, ou de les ap» peler a lui en les délivrant des mifères de cette j> vie mortelle, quand il le juge a-propos; ou jj de les faire triompher de la malice de ceux jj qui les perfécutent; ou encore d'épurer leur jj vertu par de nouvelles adverfités.» » Ainii vous ^iWAdiram^ le Génie de Sa»  des Génie s. 4$ » dak & de Kalafrade, qui eft forcé par la lot » du Deftin , a abandonner fes pupilles aux » malheurs qu'ils ont attirés imprudemment fur » eux ». L'oifeau A*Adiram,-zyznt ür\i de parler, s'envóla rapidement dans les jardins du Palais , laiffant la tendre Kalafrade fondant en larmes fur le fein de SmAdc qui n'étoit ni moins furpris, ni moins affligé qu'elle. Dès que l'oifeau fut parti, Sadak entendit un grand bruit d'hommes qui marchoient précipitamment dans la gallerie. Les portes de 1'appartement de Kalafrade s'ouvrent avec violence. Les gardes du férail entrent, & fe faifuTent des deux infortunés que leur tendrefTe indifcrette livroit a la rage du Sultan. Sadak voulut réfifter 6k défendre fa chère Kalafrade. Quoiqu'accablé par' le nombre, il fe faiiit de 1'eunuque qui vouloit la lui ravir 9 & il Ie renverfa. La réfiftance de Sadak étoit inutile. On Farracha bientot des bras de fa femme, & on le chargea de fers. Dès'que Sadak fut enchainé, le Chef des  46 LesContes eunuques parut a la porte, en demandant a haute voix: « Efclaves , 1'incrédule Sadak, qui a ofé péj> nétrer dans 1'enceinte facrée du férail d'Av murath , eft-il pris » ? u Oui , répondirent les gardes: il eft dans m les fers , & nous n'attendons que tes ordres » pour envoyer fon ame dansje lieu deftiné a » celles qui ont ofé fe révolter contre leur » Souverain ??. « Efclaves , répliqua Doubor , attendez Ia j> préience d'Amurath qui le réferve a de plus » grands fupplices ». Sadak étoit indigné de la conduite de Doubor & de fa contenance affurée. Kalafrade voulut lui faire des reproches. Mais elle craignoit d'offenfer Adïram, & elle n'étoit pas encore füre que ce fut lui qui les eüt livrés. Bientót la mufique du férail fe fit entendre. Le Chef des eunuques alla au devant $ Amurath. 11 Prince de ma vie, lui dit-il, tes efclaves j> fe font afiurés de 1'ennemi de ton repos. ii » eft dans les fers ».  des Génie s. 47 «Fidéle Doubor, répliqua Ie Sultan, j'ap" PTOUve ton zè^ Oü eft eet infidèle qui a ofé » violer cette enceinte facrée » ? » Le vo d , répondit Sadak d'un ton ferme, * h voici, Tyran : ófe jetter les yeux fur moi' » fi ioppreffeur peut fupporter les regards de » celui qu'il opprime ». — A ce début, les gardes jugeant que Sadak étoit déterminé ainfulter leur Maitre, ils lui fetmèrent la bouche, d'abord avec leurs mains , puis avec un mords de fer. Lzmalhemeufe Kalafrade, témoin du traitement indigne que Pon fefoit k Sadak, s'échappa des mains des gardes qui ne la tenoient que foiblement, pour völer k fon fecours. Sa tendrefTe lui donnoit de nouvelles forces. « Vils efclaves , dit-elle en Ie prenant entre » fes bras, ofez-vous traiter ainfi celui qui n'a » d'autre crime que d'être vertueux & de m'ai» mer ! O Sadak ƒ noble & généreux Sadak f » continua-t-elle en verfant un torrent de lar» mes ; 6 joie de mon ame, fource de ma vie ï » Quels outrages ces barbares te font fouffi ir! w Comment ont-iis ofé défigurer ta face ref-  48 Les C o n t é s 3> pe&able par des Hens de fer ? Comment ton sï front, oü la vertu refpire, ne les^n a-t-il pas 33 glacés d'effroi ? Et quelle gloire le cru el Amu33 rath & fes gardes furieux prétendent-ils tirer 33 des coups dont ils accablent un malheureux 33 fans défenfe t O Sadak ! ils t'ont enchainé 33 pendant ton fommeil, & a préfent les Tyrans jj inhumains rient de ta défaite ». Pendant eet emportement de Kalafrade , les gardes & leur Chef Doubor refloient dans 1'étonnement, n'ofant faire aucune démarche póur réprimer 1'audace de cette femme furieufe , en préfence d''Amurath qui ne leur en donnoit pas 1'ordre. Le Sultan n'étoit pas moins confondu que fes gardes. Chaque parole de Kalafrade étoit un trait qui lui percoit le cceur; cependant fa beauté, devenueplus touchante par les pleurs dont elle rarrofoit,& 1'aimable vivacité a laquelle elle fe livroit aux dépens de fa vie, arFe&èrent fi fortement Amurath , que fa bouche n'eut pas la force de prononcer 1'arrêt de mort qu'il avoit médité. Kalafrade ofa couvrir de fes baifers le vifage meurtri  DES GÉNIE S. 49 meurtri de Sadak. A cette vue , le Tyran ne retiiit plus fa fureur; il cria au Chef des eunuques : « Vil efclave , empêche cette femme furieufe » de prodiguer a ce malheureux des carefles » qu'elle refufê au puiffant Amurath. Et vous , w gardes , votre vie me répcndra de votre né» gligence. Le rebelle Sadak devroit être déja » enfeveli dans les horreurs de Ia mort ». Le Chef des eunuques fépara Kalafrade de Sadak qu'elle tenoit tcujours étroitement embrafTé. II la remit aux mains de fes eunuques; puis il donna ordre aux gardes de paffer le cordon fatal au cou de Sadak. Kalafrade s'évanouït entre les mains des eunuques. Ses yeux égarés annongoient 1'état affreux de fon ame. Ses lèvres étoient empreintes d'une paleur livide. Amurath , craignant qu'elle n'expiratdans eet état de défaillance , ordonna vivement aux gardes de fufpendre 1'exécution du coupable; puis fe tournant vers Doubor 3 il lui dit: « Doubor, elle expire ! hüte-toi de la fecourir. Tome HL E  50 LesContes ï) Ten jure par Othman, fi elle meurt, vous péj> rirez tous ». Doubor & fes eunuques s'empreffolent autour de Kalafrade pour la faire revenir. Tout étoit inutile. Déja elle fembloit glacée par le froid de la mort. Le Tyran , au défefpoir, eut recours a Sadak ; il le fit relacher, & lui dit de rappeler Kalafrade a la vie. Dès que les gardes lui eurent óté les Hens de fer dont il étoit chargé , il fe jetta fur le corps expirant de fa chère Kalafrade. « Kalafrade , s'écria Fintrépide Sadak , j'enw vie ton fort. Le Prophete des Croyans t'a „ délivrée de la tyrannie & Amurath. Non , ,, Sadak n'arrctera point dans cette prifon de „ chair , ton ame pure qui s'envóle vers un lieu plus fortuné. Pourfuis ta courfe glorieufe , efprit divin , va ofïïir ten innocence 6k ta vertu au pied du trone d'Alla. Que le fon de la voix du malheureux Sadak ne te réveüle point du fommeil des juftes ». « Oh ! béni foit Alla , dit Kalafrade en re„ counoiffant la voix dó. Sadak. Ou fuis-je ?  DES GÉNIE S. 51 Dans quelles demeures heureufes m'arvez„ vous tranfportée, 6 Génies bïenfefans! Quelle „ douce mufique s'eft fait entendre ? La voix de Sadak confole mon ame. Hélas! le friiïon j, de la mort eft paffé. Sadak, tu me fais ou- bïier toutes les cruautés du Tyran ». mourir auifi fecrettement que tu 1'as pris* „ Sa mort efl abfolument néceffaire a mon repos, & mon amour 1'exige. Ainfi, fidek Dow „ hor} que demain, avant que le ioieilfe leve fur les terres immenfes de 1'Empire OtW" „ man, le cordon termme la vie d'un rebelle ,, qui m'eft odieux. Un petit nombre d'efclaves „ te fuffira , pour que I'exécution fe faffa fans M éciat ».  DES GÉNIE S. 53. «Seigneur, répondit le Chef des eunuques, „ ta volonté fait ma loi: j'obéïrai n. «Mais, Doubor, reprit Amurath, j'ai un „ doute a te communiquer. Tu dis que Sadak „ eft entré dans le férail par ton avis. Mais, „ qu'étok-il befoin de 1'introduire la nuk dans „ 1'appartement de Kalafrade. II fuiRfoit qu'orv „ 1'eüt trouvé dans les jardins du Paiais. Cette „ pcnlée me fait quelque peine. Je te foup„ conne de trahifon. Trakre , tu 1'as conduit „ fous les habits d'un muet dans les bras de ,, Kalafrade. Efclave infame, tu ments: Amu„ rath eft trahi ». u O le plus éclairé & le plus fage des Mu„ fulmans 1 Rien ne peut être caché a tes yeux , „ répondit Doubor fansperdre contenance. L'ef- clave qui öfe former le projet de trahir mon /„ Seigneur, eft fur de la mort: rien n'échappe „ a ta pénétration. Helas i ii je n'avois pas ccn„ nu la profonde fageffc du père de la foi, j'au- rois peut-être fait ce dont tu me foupconnes. „ Mais en voulant fervir men Sultan, & faire „ encore plus que je n'ai fait, j'ai peidu ion „ eftime ». £3  54 LesContes Ces dernières paroles furent accompagnéss de larmes. Amurath lui demanda d'un ton rado uci ce qu'il vouloit faire de plus qu'il n'avoit fait. « Puiflant Amurath, répondit le Chef des „ eunuques , lorfque j'eus fait entrer Sadak ,, dans les jardins du férail, po avant lui parler „ en toute liberté , je lui demandai s'ii ne con- fentiroit pas a céder Kalafrade au puiflant „ & glorieux Amurath, fuppofé que le Sultan „ lui donnat en échange une place de Vifir. 11 „ me dit qu'il y confentiroit volontien, & que, 3, dès qu'il feroit fur de fa nouvelle dipnité , il feroit tout ce qu'il pourroit pour enga^cr 5, Kalafrade a aimer Amurath , comme elle i'a„ voit aimé lui-même. jj Après cette promefle, je ne pus lui refufer J5 de voïr Kalafrade, & je me flattois que cette entrevue tourneroit a 1'avantage de mon Sul5, tan. C'eft-pourquoi je difTérai a te venir aver„ tir de ce qui fe paffoit, jufqu'a ce que je fcuife le réfuliat de cette conférence. Mais quand „ je 1'eus introduit dans 1'appartement de Ka9) laf rade , au lieu de rcmplir fa promefle, il ne  DES GÉNIE S. 55 lui paria que de fon amour & de fa confrance. „ Auffi-töt, me voyant fi lachement trompé „ je vins en hare t'avertir de la préfence de „ Sadak, & tes gardes fe faifirent d'abord du faux muet ». « Cet éclairciflement me fatisfait, dit Amu„ rath ; & puifqu'il préfère l'amour aux hon„ neurs, qu'il foit facriflé a l'amour. Dépêche- toi, Doubor: chaque moment qu'il vit aüg3, mente mon inquiétude. Mais prends garde „ au moindre éclat. Prends garde que fon dernier foupir ne parvienne aux oreilles de „ Kalafrade : il troubleroit a jamais fa paix &C „ mon bonheur)?. A peine Doubor fut-il parti pour aller exécuter cet crdre inhumain , qu'Amurath fe repentit de 1'avoir donné. « Hélas ! difoit-il, qu'ai-jè fait ? Mon em3> portement m'a fait oublier men amour & » mon ferment. L'honneur & l'amour comï> battent dans mon cceur. Un ferment folem» nel me défend de jouïr des embralfemens de » Kalafrade , avant que je lui procure des eaux j> de la fontaine d'Oubli. Si Sadak meurt, qui  56 LisContes 5? pourra triompher des obftacles & des danv gers de cette expédition ? 3» Gardes, s'écria le Sultan d'un ton impaj> tient, rappelez Doubor; dites-lui qu'il diftere jj 1'exécution de mes ordres, & qu'il vienne » me parler a 1'inftaht jj. Le Chef des eunuques revint. « Paix & gloire au puiflant Amurath, dit-il jj en fe profternant aux pieds du Sultan. Péjj riffent tous tes ennemis >? ! « Quoi! malheureux, s'écriai vivement Amujj rath, Sadak eft-il au nombre des morts » ? « L'ordre de mon Seigneur étoit preflant; j' répondit Doubor ; je me hatois de 1'exécuter: jj mais la voix de tes gardes s'eft fait entendre. jj Jat brifé d'abord ie cordon fatal déja ferré au jj cou de Sadakk: il attend la mort ou la vie ». « C'eft affez, Doubor , je fuis content. Le jj miférable peut m'être bon a quelque ehofe. jj Ton Maitre, affez imprudent pour faire un j> ferment téméraire, ne doit pas perdre le feul jj homme qui puiffe défbrmais lui procurer les jj faveurs de Kalafrade jj. u Heias 1 il eft vrai, dit Doubor, ton efclave  DES GÉNIE S. 57 jj fe rappele le ferment qui t'empêche de goüter » les fruHs de ton amour dans les bras de la jj belle Sultane jj. « Cependant, Doubor , continua le Tyran , u ne penfe pas qu'a l'exemple des Chréciens , jjje viole ma parole lorfque l'intérêc de ma v paffion l'exige. Non; Sadak s'êfl engagé auffi jj par ferment a Conquérir les eaux de la fon» taine d'Oubli. S'il refufe de partir pour cette » expédition, alors fon patjure me dégage de jj ma parole : il doit périr, & Kalafrade m'ap» partient. Elle m'appartiendra encore, fi Saj) dak m'apporte des eaux de la fontaine, Dou» tor , que le vaiffeau foit pret a faire voile jj pour Fifle enchantée ; va dire a Sadak qu'il jj parte felon le ferment qu'il en a fait jj. « 3'obéïs, 6 Defeendant illuftre de la race „ êLÜthman! Mais , fi le foible jugement de ton „ efclave ófe propofer fon 'avis, ne feroit - il „ pas a propos que mon glorieux Sultan donnat , le commandement du vaiüeau a quelque Ca„ pitaine affidé qui eüt un plein pouvoir fur le „ rebêile Sadak. Car tu fcais, 6 père des Mu„ fulmans l tu fcais combien Sadak efl aimé de  5^ Les Contes „ tes troupes de terre: les gens de met ne lui „ font pas moins dévoués, Tous, tant les Ot„ flciers que les Soldats, font pénétrés d'eftime „ & de vénération pour lui. II te fouvient que, „ dans la révolte des JanifTaires arrivée au „ mois de Muharnm , lui feul put contenir les „ funeux, & appaifer le tumulte. Alors il étoit „ fidéle a fon Prince; mais a préfent Kalafrade „ eft dans ton férail. Je doute que fon ame „ hautaine fe porte aïfément a fervir 1'amour de fon Sultan aux dépens de fon propre 3S cceur ». « Qu'il meure donc, dit Amurath; je ne „ veux avoir de rival, ni en amour, ni en „ puiffance. Puifqu'il a feu fe faire aimer de „ mes fujets autant ou plus que moi - même , „ il mérite doublement la mort. Cependant, 9, Doubor, je crois connoitre fon ame droite „ & pleine d'honn'eur, II ne voudra pas violer „ fon ferment. C'eft demain le jour qu'il a lui9, même fixé pour fon départ. Qu'il foit a bord au lever du foleil ». « Prince des fidèles , dit Doubor, vous ne devez pas craindre que Sadak foit votre rival  DES GÉNIE S. 59 en rien. Après tout, fa gloire n'eft qu'un rayon échappé de la fplendeur qui fuit partout Amurath ». « II efl: vrai, dit le Sultan ; puifque fon cou„ rage eft néceffaire a mon repos, & que fon „ honneur me répond de fa fidélité , va , pré- pare tout pour fon départ. Hate-toi de lui „ porter mes derniers oidres: mon amour „ fouffre cruellement du moindre délai ». Le Chef des eunuques ne différa pas d'un inftanf 1'exécution des ordres d''Amurath, II revin t a la tour ou Sadak attendoit la décifion de fon fort. II ordonna aux muets de fe retirer. Sadak , étonné de ce nouvel ordre . fe leva en regardant Doubor avec des yeux qui marquoient fon incertitude. u Sadak , lui dit Doubor quand il fut feul 5, avec lui , ]e t'apporte ta grace. Le Sultan épargne tes jours, paree que tu les as confa„ crés, par un vceu folemnel, au fervice de „ ton Maitre ». « Traicre ! répondit Sadak ! ft c'eft a ton „ Maitre feul que je dois la vie , il obiige un „ ingrat, ck je ne lui en fcais aucun gré. Ma  60 LesContes grace ! Le Tyran peut-il donc méconnoitre „ jufqu'a ce point la ma'iice de fon cceur ? Eft„ ce donc une grace de me réferver a d'autres „ genres de tourmens , de m'expoïer a mille morts pour une ? Va, fidele eunuque , re, tourne vers ton Maitre. Dis-lui que Sadak 3, ne veut point de la vie a des conditions aufli bafTes ->•>. u Malheureux Sadak, répondit Dou&or, que demandes-tu ? Ne t'es-tu pas lié par un fcrment ? Quand Amurath te verra refufer d'ac}, complir ton vceu , ne fe croira-t-il pas dégage du ferment que Kalafrade lui a arraché par fupercherie » ? « Efclave , je ne te comprends pas, répliqua Sadak. II y a une apparence d'amitié dans tes difcours ; & cependant il me femble en„ tehdre un ferpent fe glifTer don cement fous „ les fleurs ; & il eft plus a craindre alors, que „ quand fes horribles fifflemens annoncent fa 3, marche , & provoquent une jufte défiance ». «Je fuis homme, dit froidement Doubor; „ je dois de 1'humanité a tout le monde. Mon „ cceur ne cherche pas même a fe venger de „ 1'afpic  jdes Génie s. „ qui m'a voulu piquer lorfque je le caref„ fois. Mais, Sadak , je n'ai pas deffein de te „faire des reproches. Je te parle en ami. „ Obéïs: 1'obéiflance eft le.feul moyen qui te „ refte pour obtenir d'Alla quelque confolaa tion dans tes malheurs ». « J'obéirai, Doubor , répondit Sadak d un „ air plus tranquille; j'obéirai , puifque tu me „ le confeilles. Mais le tems fixé pour mon dé- part approche ». — «Ne craignez rien , dit Doubor, tout eft „ préparé. Le Vaiffeau vous attend pour mettre „ a la voile. Un habile Capitaine vous guidera „ fürement jufqu'a la vue de 1'hle. Je ne puis »> vous en dire davantage. Amurath attend votre » réponfe, & je cours 1'afTurer de votre fou» miflion ». Sadak commenca alors a s'accufer de légèreté, d'imprudence & de baffeffe. II foupconna de' nouveau la fincérité du Chef des eunuques. Mais Doubor étoit parti; & Sadak reftoit feul dans la tour du férail. « Alla, dit le malheureux fils d'Élar profTome UU p  6i LesContes » terne la face contre terre, je te confie ce que n j'ai de plus cher au monde. Prends ma chère j> Kalafrade fous ta divine proteétion. Tu peux j> feul la foutenir , toi qui tiens le cceur des Rois » dans ta main puhTante. Si ton bras fort daigne » la foutenir, elle fera comme le rocher inés> branlable au milieu de ia mer agitée. Les flots yy viennent fe brifer en gémiffant a fes pieds ». Le Chef des eunuques anura le Sultan que Sadak obéiroit. II eut ordre de 1'aller prendre a la tour du férail avec une efcorte fuflifante, & de le conduire au port. Ce qui fut exécuté dès le même foir. Sadak s'embarqua fans avoir occafion de témoigner fa reconnoiffance a Doubor a caufe des gardes qui ne le quittèrent qu'au départ du vaifTeau. On mit a la voile; & dès que 1'on fut en mer , le généreux fils ó'Élar s'appercut que le Capitaine étoit un Chrétien apoflat auquel on avoit conflé cette expédition, Doubor n'ayant trouvé perfonne de fa nation , qui fut affez inftruit dans la fcience de la navigation pour faire ce voyage.  DES GÉNIE S. 63 Le vaiffeau vogua affez heureufement pendant quelques jours, ayant le vent en poupe. L'infortuné Sadak étoit arraché rnalgré lui des lieux oü fa chère Kalafrade étoit captive , comme 1'agneau qui tette encore fa mère, & que le vautour enlève dans la prairie. Ces vents favorables furent bientót fuivis d'un calme affez opiniatre , auquel fuccéda enfuite un petit vent frais dont le Capitaine profita pour reiacher dans Tifle Serfu , oü il reffa deux mois entiers, retenant 1'épuipage a bord, & ne permettant a perfonne de 1'ifle d'entrer dans le vaiffeau. Sadak, étonné de la conduite de Géhari, fon Capitaine , s'y foumit comme les autres, réfolu d'employer le tems a la méditation de la loi de Mahornet qui 1'armoit de courage contre la dureté de fon fort. Enfin Ie Capitaine recut de ConBantinople les ordres qu'il en attendoit. Le vent devint favorable. II mit a la voile , & entra dans 1'Océan Atlantique, A peine eurent ils p'affé 1'ifle Kirigou, qu'ils Fa  64 LesContes furent affaillis d'une furieufe tempête ; & après avoir lutté plufieurs jours contre les flots & les vents, ils furent obligés d'entrer dans la baye qui embraffe la ville de Koron. En vain les habitans de la ville flrent fi<»ne aux gens de 1'équipage de s'éloigner de leur port, les forces conjurées du ciel & de la mer les portèrent malgré eux jufques pres du rivage prefqu'au pied des murailles de la ville. Effrayés de la tempête qui fembloit recommencer avec une nouvelle fureur, ils gagnèrent précipitamment la cote ; & laiffant le vaiffeau a 1'ancre prés du rivage , ils coururent vers la porte de la ville. « Ou courez-vous, pauvres marins , s'écria » un citoyen agé de Koron ?'Vous avez échappé » a la fureur des eaux , pour périr vi&imes d'un » air empoifonné ». Cette terrible annonce les effraya. Sadak ne douta point qu'il ne trouvat la mort dans cette ville que la pefte ravageoit; mais la vie lui étoit a charge , puifqu'il n'avoit aucune efpérance de re voir Kalafrade.  des Genie s. 65- Le Capitaine Gêhari ordonna a fa troupe de garder Sadak a vue; & en même tems il envoya dire au Gouverneur de la ville qu'il étoit chargé d'une commiffion importante de la part $ Amurath; qu'il avoit a bord un prifonnier d'État, qu'il devoit confier a fa garde. Sadak parut furpris de fa conduite: il dit qu'il ignoroit qu'on dut le traiter en prifonnier , & que Géhari eüt encore aucun pouvoir fur fa perfonne. « Seigneur, répondit le Capitaine , ne vous » alarmez point : je n'ai aucun ordre de vous » maltraiter. Si j'en avois, votre générofité ne » me laifferoit pas la force de 1'exécuter. Seu» lement on m'a ordonné de ne point aborder , j> s'il étoit poffible, fur les terres de la domi» nation Ottomane , mais fi la néceffité m'y forv coit , de vous garder a vue comme mon j) prifonnier ». « Géhari y répondit Sadak , fuivez les ordres j> que votre Maitre & le mien vous a donnés. » Sa volonté fait notre loi, & je m'y foumets » fans peine ». F3  66 LesContes II étoit heureux pour Géhari d'avoir un prifonnier d'une ame auffi noble que celle du généreux Sadak. Car telle étoit la confufion qui rcgnoit dans cette malheureufe ville, que le Gouverneur n'avoit plus de gardes, ni autorité fur des miférables qui n'attendoient que la mort. « Hélas ! dit Géhari a Sadak en entrant dans la jj ville, la confternation eft générale: il feroit bien jj inutile d'affecter quelque autorité fur vous dans » un lieu qui n'eft qu'un vafte tombeau ou s'a»j néantit la vanité humaine. La mort & la defïjtruélion font les feuls Commandans de Koron» » La défolation opprime les enfans A'Alla jj. « Non , Géhari, répondit Sadak, il n'en eft ij pas ainfi. Tu n'as encore que la foi d'un jj Chrétien, Apprends a connoïtre Alla, le père jj de fes enfans jufques dans le tombeau oü il » les fait defcendre. Sa main , ö Géhari! porte jj la famine & la pefte oü bon lui femble. Ces jj fléaux terribles tombent oü il ouvre fa main ; jj & quand il le veut, il fait cefTer lenrs ravages. jj Entrons fans crainte dans ces lieux qu'habite j? i'horreur de la mort: & tandis qu'i! nous refte jj encore de la foice, fecourons ces viétimes  DES G É N I E S. 67 »inforfunées da :a plus horrible contagion. » Peut-être aurons-nous le bonheur d'en fauver v quelques-unes ». Tous les gens de Téquipage qui étoient affemblés autour de Géhari & de Sadak , animés par les fentimens généreux de ce dernier, entrèrent dans la ville ; &, tandis que les pauvres habitans reftoient dans leurs maifons 3 tremblans & dans 1'inaétion , n'ofant fortir de peur de refpirer les femences de mort dont 1'air étoit chargé, Sadak & fes compagnons remplirent envers eux les plus tendres devoirs de 1'huma* nité. Mais Sadak fut bientot la viétime de fa compaffion généreufe ck indifcrette. Le venin mortel coula dans fes veines. Incapable d'amlïer les autres , il tomba entre deux morts a qui il avoit donné des foins inutiles. La violence du mal lui en óta la connoiiïance, Le défordre fe mit dans fon efprit; & la nature bienfefante le priva pendant deux jours entiers de 1'ufage de fes fens, & de 1'idée de fes fouffrances. II paffa tout ce tems étendu fur la même place dans les rues de Koron.  68 Les Contes Enfin la malignité du poifon commenfa a fe difiïper. Le délire ceffa. II fe crut affez de force pour fe lever; fon courage le trompoit, Ses genoux refufoient de le porter. II retomba. En jettant autour de lui des regards languiffans, il vit par-tout des marqués effrayantes de la contagion. Le fpeéïacle qui fixa le plus fon attention, fut celui de deux jeunes enfans a genoux auprès d'un vieillard refpeclable, dont ils recueilloient le dernier foupir empoifonné , unique & fatal héritage que leur laiffoit leur père expirant. Leurstendres larmes, leurpieufe attention toujours fixée fur le vifage du vieillard mourant , & leur humble foumiflion a la volonté du cieJ, émürent 1'ame de Sadak long-tems avant qu'il s'apper5Üt que, c'étoient fes propres enfans qui rendoient les derniers devoirs a Mépiki, père de Kalafrade. « O mes enfans! mes vertueux enfans! s'é» cria Sadak en ramaffant un reffe de force « pour fe trainer jufqu'a eux , puiffe Alla bénir j> votre piété ! Vous vous montrez les dignes » fils de Sadak & de Kalafrade, Votre père eft  DES GÉNIE S. 69 w plus content de vous voir remplir ainfi les » devoirs de 1'humanité , que de triompher » d'une armée innombrable ». . Le faififTement de Codan & & Ahud a la vue de leur père qu'ils reconnurent plutot au fentiment de la nature , qu'a la reffemblance de Tes traits que la maladie avoit défigurés, ne les empêcha point de fatisfaire a leur piété envers Mépiki. Ils lui fermèrent les yeux, 1'arroferent de leurs pleurs , & embrafTèrent avec vénération le vifage glacé de leur ancêtre refpeétable. L'ame de Sadak fut attendrie jufqu'aux larmes. Celui que la vue d'une armée entière n'auroit pas fait changer de conteriance, ne put fupporter fans défaillance ce fpectacle touchant. Codan & Ahud, voyant leur père évanouï, vólèrent a fon fecours. Ainfi le plaifir de revoir 1'auteur chéri de leurs jours fut mêlé de la plus vive douleur. Cependant leurs foins firent revenir le vieillard aufTi vertueux qu'infortuné. « Tendre Codan, tendre Ahud, dit Sadak 9i en s'erTorcant de ferrer fes deux fils entre fes „ bras; mon ame fuyoit dans 1'ombre du tom„ beau , votre piété me rappelle a la vie. Sadak  yo LesContes goüte encore un plaifir pur avant de mourir. J'ai la confolation de voir que la tendrefTe de „ Kalafrade 1'emporte dans le cceur de mes en- fans fur la fierté de leur père jj. « Source de notre vie, fage guide de nos „ penfées , répondit Codan , tes enfans ont levé „ leurs cceurs vers Alla, & Alla nous donne „ la plus douce confolation au fein des horreurs qui nous environnent j*> u O mes enfans ! dit Sadak, je fens mon „ efprit s'affoiblir avec mon corps. Satisfaites „ ma curiofité* Par quelle fatalité vous retroui, vé-je dans la ville de Koron » ? « Mon père , répondit Ahud, vos enfans ont „ partagé les malheurs des auteurs infortunés de leur vie. Lorfque vous nous eutes quittés 9, pour vous rendre au Palais d' Amurath, un efclave vint dans la maifon de Mépiki s le „ généreux Mépiki fous la garde duquel vous nous aviez laifles ». « Vieillard, lui dit Pefdave 9 fors d'ici promp„tement, & emmène avec toi les enfans de Sadak. Les JanifTaires approchent a grands pas, Tu n'as que le tems de fuir. Amurath a  DES GÉNIE S. 71 3, ordonné de détruire les enfans de Sadak» » Le refpeöable Mépiki fut affligé. Les Ja„ niffaires étoient proches. Nous lés voyions» „ Nous étions feuls avec ton père, Codan & moi 11. « Hélas ! dit-il, cinq enfans de ma fiile font avec les eunuques a 1'extrémité du jardin. „Leur mort efl füre, & comrnent pourronsJ} nous échapper »? L'efclave lui répondit: « Vénérabie vieillard, „ il efl bien impoffible d'empêcher que ceux „ qui ne font pas avec vous ne foient immolés. ,, mais fi vous voulez me fuivre, vous & ces „ deux enfans , dans la forêt qui couvre le „ village , 32 vous fauverai de la fureur des „ barbares qui vous cherchent j>» «Sauve-nous donc, fidéle efclave, reprit Mépiki, fauve-nous de ropprefïion d'Jmu„ rath. Pour moi, peu importe que je meure. „ je tomberai bientot fous le poids de 1'age , „ finon fous les coups de 1'épée. Mais il faut que „ ces enfans vivent: peut-être ils vengeront un 9i jour le fang innocent de leurs ancêtres. » Nous fuivimes l'efclave. Codan & moi nous  7* Les Contes » tirames nos cimeterres, moins pour protéger » notrè vie , que £our défendre les jours de » Mépiki. Bientót les cédres de la forêt nous » cachèrent aux yeux des JanifTaires. » Nous marchamss jufqu'a la nuit. Nous for» times de la forêt, & notre guide nous fit en" » trer dans une ville éloignée d'environ quatre » lieues de la demeure de Mépiki. » Nous croyant trop prés $ Amurath, nous » en partimes le lendemain, & nous arrivames » a Barébo bien avant dans la nuit. Nous fümes » au port oü nous trouvames un vaiffeau prêt a » faire voile pour Ifmir. Le Capitaine nous re» 9ut a bord , & nous vimes bientót cette fu» perbe ville d'Ajïe. » Nous ne reflames que peu de jours a Ifmir, » La pefte commencoit a ravager les faux» bourgs. Mépiki réfolut de s'embarquer fur le » premier vaiffeau qui fortiroit du port. » C'étoit un navire marchand qu'un vent » favorable pouffa légèrement a la vue de cette v miférable Koron. » Le but de notre voyage étoit d'échapper » aux ravages de la pefle; il fembloit que nous ?) vinffións  DES GÉNIE S. 73 » vinffions la chercher. Les gens de 1'équipage i n en furent attaqués les uns après les autres* Tt La contagion étoit fi rapide , qu'en moins | » d'une demi - lune plus de la moitié de la ville | » en avoit reffenti les funefïes effets. v Mépiki nous tint quelque tems enfermés I *> dans un appartement retiré de la maifon oü » nous logtons , pour nous préferver de 1'air I » contagieux. Lorfqu'il fentit les premières at| t» teintes du mal, il nous dit de le conduire en I '» plein air, de peur qu'il n'infeétat celui que t >óus refpirions, II nous a fallu obéir, & nous | » 1'avons tranfporté ici ce matin v. u Mes enfans, dit vivement Sadak , avez- V vous été affez heureux pour échapper a Ia I » contagion générale v ? « Mon père , répondit Codan, jufqu'ici notre I if vie a été incertaine. Mais après la confolation ff *? que nous avons de voir notre bon père dé" I » livré du danger que nous avons craint pour I v lui, nou* ne plaindrons plus notre fort, ft 1 »? :nous fomines enfevelis dans les horreurs de I » cette ville ». Tomé HL G  74 LesOontes « Mon fils, dit Sadak, fe plaindre de fon » fort, c'eft fe révolter contre Alla. II n'y a v point de malheur qui puifTe juftifier nos mur» mures 3 lorlque la religion nous allure qaAlla v règle lui même nos deftinées ». Codan recut refpe&ueufement cette pieufe lecon. Tandis que Sadak s'entretenoit ainfi avec fes enfans dans les rues de Koron , il vit palier auprès de lui le Capitaine qui 1'avoit amené Le feu de fes yeux étoit prefque éteint: la lampe de la vie ne jettoit plus qu'une pale .lueur fur les joues de Géhari. u Généreux Géhari, dit Sadak , je vois que >* nous avons eu le même fort. Mais que nous » avons d'obligations a Alla de nous avoir fait; » triompher de la mort! Que nous lui devons » d'aéÜons de graces » 1 « Oui, répondit Géhari > je dois remercier n Alla de m'avoir rendu la vie, paree que n j'efpère qu'il me rendra aufli les douceurs •i mais furement la mort eüt été un don pré» cieux pour 1'infortuné Sadak ».  des Génie s. 75 u Mon ami, dit Sadak d'un air ferein , c'eft » par la volonté & Alla que je luis dans 1'afflic•» tion. Quand mes malheurs augmenteront, > je bénirai encore fon nom. Tandis que je vi- > vrai, on ne m'entendra point me plaindre f» lachement de mon fort ». « O Sadak ƒ dit triftement Géhari , vous avez befoin de joindre le courage des braves »> a la foumiftion des croyans. Vous allez avoir »occafion d'exercer cette doublé vertu. Je » viens vous preffer, malgré moi, de partir ». « Je fuis pret, dit Sadak ; mais } ö Géhari ! » je vous demande une grace» SoufTrez que mes » deux fils que vous voyez ioient les compa» gnons des travaux de leur père ». « Quoi! répliqua le Capitaine étonné , font» ce-la. les fils de Sadak , dont le Sultan a mis la » tête a ft haut prix ? Sadak , apprends-moi h » préfent a accorder ce que je dois d'obéiffance » aux ordres de mon Souverain , avec 1'amitié » que m'infpire ta grandeur d'ame. Tous les fu» jets d'Amurath doivent , fous peine d'en-* « courir fon indignation, dénoncer tes enfans » par-tout oü ils les trouveront; & cependant G %  76 LesContes jï périfle plutot Géhari fous le fer d'un bourv reau , que de jamais attriiter 1'ame généreufe v de Sadak » ! « Géhari, obéïs a ton Prince , répondit Soit dak ; 1'amitié ne doit point faire de rebel» les ». — « Qaoi! mon père , interrompit Codan, 11» vrerez-vous vos enfans en proie au Tyran? » C'eft donc en vain que Mépiki expofa fts j> jours pour fauver les n6tr.es. Plat au Ciel » que nous euflions été immolés avec nos fiere* n par le fer des JanifTaires ! Nous eufiïons épar» gné un crime a Sadak. Quelle malheureufe » étoile nous a fait rencontrer 1'ami de notre n père »! « Codan , répondit Sadak d'un ton auftère, le » mieux c'eft que les branches reftent attachées » au tronc de 1'arbre. Comme père, je pour» rois oublier dans ma tendrefTe ce que j'ai « droit d'attendre de votre piété filiale. Mais n Sadak déteftera toujours la rébeliion &. les » rebelles, dut fon bras enfoncer le poignard » dans le cceur palpkant de Codan. Cependant, j> 6 mon fils! le plus ardent de mes vceux ,  DES GÉNIE S. 77 v c'eft qu'Amurath pour qui fes efclaves vivent, » pèfe dans une baiance égale fes plaifirs, & le »> bien de fes fujets. Sans doute Alla a voulu « que nos jours fuffent a ia difcrétion du Ty» ran ; mais il a prétendu aufTi que le père de la v foi feroit le père de fes fujets, & que leur v bonheur feroit le fien. Si tu juges après cela » qu'il foit permis de fe révolter contre fon j> Souverain pour une injure particuliere , & « prendre fa vie lorfqu'il demande la notre s » quel eft le Monarque de la terre qui ne pré» f«rat la conditiën du moindre efclave a la » fiennë » ? «t Généreux Sadak , dit Géhari, ne cherche « point a fortifier le cceur de tes enfans contre v un malheur auquel ton ami në les livrera » point. Ne cherche point a étouffer la voix » de la nature. Le fier Codan & fon docile frère v partageront le fort de leur père. II ne me refte 33 que fept hommes de mon équipage : tous » mes Officiers ont péri viólimes de la pefte ; v Codan & Ahud les remplaceront \ & nous ta?? cherons de' gagner quelque port peu éloigné » d'ici )>. g*  y8 LesContes a O mon ami! dit Sadak, comment pourwrai-je reconnoitre les bontés dont tu nous j? accables. Permets-nous feulement de couvrir j> de terre le corps du vertueux Mépiki, afin j> qu'il ne foit pas dévoré par les oileaux du j> ciel; &. nous te fuivrons a ton bord ». Géhari laifïa Sadak & fes enfans rendre les derniers devoirs au mort, appela le refte de fes gens , & fe rendit a fon bord. Sadak vint le rejoindre avec fes deux fils , dès qu'ils eurent couvert de terre le corps de Mépiki. Le vent étoit favorable. Ils fortirent du port. Géhari ne voulant pas retourner a Conjlantinople, fit voile vers Médine , oü il recrüta fon équipage. De Médine, ils atteignirent 1'ifle de Gémérou après un trajet ennuyeux. Ils ne s'arrêtèrent dans 1'ifle qu'autant qu'il étoit néceflaire pour fe rafraichir. Ils voguèrent enfuite vers le Sud , au travers de 1'Océan Atlantique. Bientót ils fentirent les chaleurs briüantes de la Zone torride. Sadak pröfitoit du voyage pour inftruire fes  des Gén ie s. 79 enfans a la vertu. Le jour il leur donnoit les Jecons de force & de courage qu'il avoit méditées pour lui-même pendant la nuit; car la penfée de Kalafrade & des maux qu'elle fouffroit, occupoit fans ceffe fon efprit. Avant paffé la Zone torride, ils s'arrêtèrent dans des régions plus tempérées. Géhari jetta 1'ancre a la vue d'une ifle délicieufe fous le plus beau ciel de la terre. Ils y trouvèrent teut ce dont ils avoient befoin pour fe refaire de la fatigue dn trajet. En peu de jours 1'équipage parfaitement remis des kcommodités d'un voyage pénible , fut en état de pourfuivre fa courfe fous le commandement de l'infatigable Géhari qui s'empreffa de partir dès qu'il eut fait radouber fon vailfeau » & prendre de nouveaux agrès. En quittant rille, ils entrèrent dans le détroit qui fépare 1'Océan Ailantique de la mer Pacifque. Mais lorfqu'ils approchoient de terre, un vent violent fouffia tout-a-coup , les flots de la mer furent foulevés, préludes de l'affreufe tempête qu'ils eurent a effuyer. En vain les matelots flrent la meilleure ma-  8o LtS CONTES nceuvre. Ils avoient beau dineer le vaiffeau vers 1'Oueft, ils ne pouvoient dominer la fougue impétueufe du terrible élément, & le vaiffeau fedreffoit devant la tempête,comme uncheval indompté fe cabre en un jour de bataiüe. Sadak voyoit d'un oeil tranquille le défordre de la mer; mais Codan ne pouvoit contempler fans effroi cet horrible fpe&acle, 1'abime ouvert pour les engloutir, des montagnes d'eau prêtes k les écrafer. L'ame de Codan étoit encore plus agitée par les mouvemens impétueux de ia terreur, que le vaiffeau par les vagues de la mer. Sadak s'effor9oiten vainde lui infpirerune partie de fon courage. « Eft - ce vous , Codan, eft-ce vous que je j> vois fondant en larmes, lui difoit fon père ? » Eft - ce la le defcendant d'Élar, qui a fup■rt porté fi courageufement la mort de Mépiki? j> Fils indigne, qu'eft devenue cette noble inj» trépidité qui mérita autrefois mes éloges »? « O mon père I répondit Codan, n'accufez j> point votre fils de foibkffe. Je n'en ai point 5 3>mais j'aime mon père, & c'eft pour lui feul  des Génie s. 8i » que je crains. N'éroit-ce point affez qu'^n muraih vous ravit Kalafrade? Devoit-il en» core vous livrer a la fureur du plus terrible » élément » ? « Codan, dit Sadak, votre crainte annonce une » ame tendre & généreufe. Je 1'approuve: mais »> la marqué la plus chère de votre piété filiale , » c'eft de montrer un courage digne de .. . Une vague 1'empêcha d'achever , & couvrit fubitement Sadak, fes fils & le vaiffeau qui les portoit. Le père, fe tenant ferme a une des pièces du vaiffeau , réfifta a la violence des fecouffes qu'il éprouva: Codan fut emporté par un flot impétueux. Sadak fut quelque tems avant de fe reconnoitre dans 1'horreur qui 1'environnoit. Dans un moment oii la mer fembla prefque oublier fa fureur, il jetta les yeux autour de lui, & vit Codan qui luttoit contre les flots: il vóle a. fon fecours; il veut le fuivre, & il fe feroit précipité dans la mer , ft Ahud ne 1'eüt retenu. u Ahud, dit Sadak, es-tu jaloux de voir » Codan partager avec toi ma tendieffe ? Pour*  8i LesContes n quoi as-tu empêché ton père d'arracher fon v premier-né a la fureur de 1'Océan » r « Mon père, répondit Ahud, pardonne ma w témérité. Sadak doit conferver fes jours pré» cieux pour l'amour de Kalafrade. Ahud fau» vera fon frère , ou périra avec lui ». « Non , dit Sadak en réprimant Timpétuofité » de fon fils qui vouloit fe précipiter dans TO» céan ; refte, Sadak va te rendre ton frère ». Ainfi le vieillard & le jeune homme, retenus Tun par 1'autre fur le bord du vaiffeau , combattoient de tendrefTe, iorfque Géhari accourut vers eux. « Hélas ! mon ami, dit - il a Sadak,' vous s» ajoutez aux maux que j'éprouve dans ces moij mens terribles. Codan n'efl plus. Voulez-vous n m'abandonner aufïi dans ce péril extréme » ? u Nous vouiions fauver Codan , Tami de » notre cceur, répondit Sadak v. « J'admire votre tendrefTe, répliqua Géhari; » mais je dois empêcher qu'elle ne vous era» porte au-dela des bornes de la raifon. Pour» quoi facrifier votre vie , fans que votre mort 33 puiiie fauver votre fils ? Un tel facrifice n'efl  DES GÉNIE S. 83 »ni prudent, ni courageux. II y a plus de 33 force a réprimer 1'accès d'une paffion violente, i> qu'a en fuivre les faillies ». « Les paroles de Géhari font comme un bau» me fur la plaie d'un homme bleffé , dit Sav dak ; & nous devons apprendre, 6 Ahud! 3> a nous foumettre a la volonté d'Alla, lors 3> même qu'il nous afïïige par 1'endroit ie plus 33 fenfible , en s'oppofant au defir vertueux que 33 nous avons de faire le bien. Oui, Géhari, 33 il étoit plus difficile pour moi de voir mon » fils luttant contre les flots , que d'arTronter 33 leur fureur, pour recueillir fon dernier fouJ3 pir. Mais Alla eft avec toi, o Codan ! & Ma» 33 hornet prendra foin lui-même de ton corps 33 qu'habita une ame droite & généreufe. Tan33 dis que nous reftons a la merci des flots d'une 33 mer furieufe , délivré des mifères de cette 33 vie, tu habites la célefte patrie des Croyans 33. Ahud entra aifément dans les fentimens de réfignation que lui infpiroit 1'exemple & le difeours de fon père. Géhari eut affez d'empire fur leur efprit pour leur faire quitter un deffein.  84 Les Contes des Gé nies. téméra'ire. La mar étoit fi agitée que le vaiffeau, conduic par la meilleure manoeuvre, pouvoit a peine réfifter. Cependant le tems fe calma; & Géhari fe difpofaa paffer le détroit, & k entrer dans Ia Mer Pacifique» Fm de la neuvième Partie. LES  LES CONTES DES GÉ NIES. D1XIÉME PARTIE. Suite du Conté de Sadak & de Kalafrade. HLa E refte du voyage fut affez heurenx; mais Ja faveur des vents & des flots ne dédommageoit point Sadak de la perte de fon premierné que leur fureur lui avoit enlevé. Après une courfe de cinquante jours , Géhari découvrit de loin une grande fumée qui fembloit fortir du fein des eaux ; & du centre de ce nuage ténébreux on voyoit s'élancer de tems en tems des traits de feu femblables aux éclairs qui accompagnent la foudre. Ce phénomène devenoit a chaque moment plus terrible, fur- Tome III. H  öó LtsCoNTES tout dans les ombres de la nuit: il s'étendoit de cöté & d'autre comme pour fermer le paf. fage de la mer. Les matelots en étoient tellement effrayés, que Géhari craïgnit qu'ils refufaffent de paffer outre , ou qu'ils fe révoltaiïent contre lui, s'il vouloit les y forcer. Les craintes de Géhari n'étoient pas fans fon* dement. Lorfque 1'on fut a pottée de voir plus diffinérement ce que c'étoit, les flots parurent embrafés, ck 1'Océan reffembloit h une fournaife ardente. La nuit, fur~tout} on voyoit ces flots de feu fe poufler & s'entre- choquer les uns les autres, & jetter une fumée ardente , comme le métal fondu dans le creufet du rafineur. Ce fpeélacle horrible fa^ftt tous les matelots d'épouvante. La crainte étoit peinte lur leurs vifages dont la paleur étoit encore augmentée par !a fombre lueur des feux dont la vue les glacolt d'effroi. Dans leur frayeur, ils tombèrent la face collée fur ie tillac , fans que les menaces & les promefles de leur Capitaine puffent les tirer de cette poflure. On eüt dit que la mort les rendoit immobiles.  DES G Ê N I £ S. 87 Sadak , témoin de 1'embarras de Géhari, Sc craignant encore plus les fuites néceflaires d'un efTroi qui empêchoit les matelots de manceuvrer dans le tems & les circonftances qui demandoient le phis d'aclivité & d'habileté , fe fentit animé d'un nouveau courage. Sous le bon plaifir du Capitaine , il tira fon cimeterre ; & d'une voix forte il adrefTa ces mots aux matelots profternés d'effroi. « Enfans de Mahomet, frères de la vérité , *> quoi! vous tombez comme les feuilles de » 1'automne ! Quel efl donc 1'ennemi dont la » préfence caufe votre effroi ? Quels font les v dangers qui abattent le courage des foldats du j> Prophéte ? Les Infidèles de YEurope viennentj> ils contre nous ? Les téméraires Chrétirns j> ont-üs aiTemb'é leurs forces pour s'oppofer a » notre paffage ? S'ils paroiffoient devant vous , j> ö mes amis ï je ne doute pas que vous ne » fuffiez prêts a venger la foi des Mufulmans: v je vous verrois fortir du profond fommeil » de la crainte prendre les armes, & revétir » les fentimens qui doivent animer les Guer3) riers de la vérité. Quoi! vous vous lahTeriez h 2  88 LesContes » efïrayer par les jeux d'un élément qui em» prunte 1'éclat innocent d'un autre ? Vous avez j> réfifté aux horreurs de la tempête : 1'abime » étoit ouvert fous vos pas; des montagnes » d'eau menacoient vos têtes : le bruit & les v éclairs de la foudre femoient mille morts au» tour de vous : 1'Océan lembloit un vafte » tombeau oü vous alliez être engloutis: vous » êtes échappés a tous ces dangers , & vous « tremblez a la vue de ce même Océan qui » par fes feux d'allégreffe vous préfage des » fuccês & non des malheurs 1 O mes amis 1 „ ievez - vous , & voyez Sadak plonger fes w mains dans ces eaux lumineufes dont 1'éclat v ne peut nuire, & remerciez le Prophete de j> ce qu'il veut bien vous donner cette lumière favorable pour éclairer votre courfe pendant j> les ténèbres de la nuit ». En achevant ces mots , 1'intrépide Sadak s'avancafur le bord du vaiffeau, puifade 1'eau embrafée dans une cruche , & la verfa fur fes mains. Les timides matelots levèrent la tête,contemplantavec admiration le courage de Sadak, & 1'effet innocent des eaux qui caufoient leur  DES GÉNIE S. 89 épouvante. Honteux alors de leurs vaines frayeurs, ils fe levèrent, & recommencèrent la manoeuvre, traverfant audacieufement cette mer embrafée. Ils rencontrèrent bientót de nouveaux fujets de crainte. Après avoir vogué pendant quelques jours , ils parürent a la vue de 1'ifle , au milieu de laquelle s'élevoit une haute montagne dont le fommet fe cachoit dans les nues. C'étoit un Volcan extraordinaire qui vomifToit par cent bouches un déluge de feu. Les éiuptions étoient accompagnées d'un mugiffement épouvantable qui retentiffoit dans les profondes cavernes de la terre. Un torrent de feu defcendoit a grands flots de tous les cötés de la montagne , & fe précipitoit dans la mer , dont il embrafoit les eaux, pourfuivant au loin fa courfe terrible: fa tracé étoit marquée dans 1'air par une fumée ardente. Géhari fut faifi d'un étonnement mêlé de quelque frayeur. II avoua a. Sadak qu'il n'ofoit avancer plus prés de 1'ifle , ne croyant pas fon vaiffeau a fépreuve de ces flots de feu.. H3  90 LesContes « Donnez-moi donc la chaloupe & quelques 5> provifions, lui dit 1'intrépide Guerrier , & j» Sadak affrontera lui feul les dangers qui ■n vous arrêtent. J'irai jufques dans 1'ifle puiier j> des eaux a la fontaine d'Oubli». u Non , mon père , dit le généreux Ahud , 3> vous n'irez pas feul. Je fuivrai vos pas dans 3> les horreurs de ce lieu redoutable v. ii Ahud, répliqua Sadak, vous êtes mon 5>fang: j'approuve votre générofité. Souven nez-vous que Codan n'eft plus , & que vos j> autres frères font tombés fous les coups des v JanifTaires d'Amurath. Si Sadak périt, fon 3» nom & fa vertu vivront dans Ahud. Reftez 3> pour confoler Kalafrade , & nous venger j> des maux que fon innocente beauté attira fur 3) nous n Sadak ne fera plus l Non, répondit Ahud; » fi elle apprend que j'ai pu livrer mon père j> aux horreurs de la mort, fans partager fes j» travaux , elle me chargera d'imprécations. j> Oferai-je paroitre en fa préfence »?  DES GÉNIE S. 91 v« O Sadak ! interrompit Géhari, fouftre que » ton généreux fils t'accompagne. Ta füreté i) 1'exige ». Sadak fe laiffa gagner par les vives inftances $ Ahud & de Géhari. Ce noble ck malheureux père, fuivi de fon fils , defcendit dans la chaloupe. On leur donna les provifions néceffaires. Géhari & tous les mariniers les virent s'éloigner a regret. Ils répandoient des larmes d'amitié & de compafïion. On étoit peut- être a trois lieues de 1'ifie , lorfque Ia chaloupe quitta le vaiffeau. Un vent favorable la pouffa légèrement versl'ifle d'Oubli. A mefure qu'ils approchoient, 1'entrée leur en paroiffoit plus difncile. Elle étoit entourée de rochers inacceffibles battus fans ceffe par les flots de la mer , avec une violence qui devoit öter a Sadak 1'efpoir de pouvoir aborder en aucun endroit. A une demi-lieue de diffance , la chaloupe s'arrêta tout-a-coup fur un banc de fable, fans que Sadak put avancer ou reculer. Tous les efforts qu'il fit ne fervirent qu'a 1'enfoncer davantage dans le fable, II prit le parti de fortir  9a LesContes du bateau pour fe rendre a pied jufqu'a 1'iile. Mais le fable mouvant refufoit de le porter. Après bien des tentatives inutiles, il prit plufieurs des planches qui fefoient le fond de la chaloupe; &,les attachant enfemble , il en fit deux efpèces de radeaux dont il fe fervit affez heureufement pour faire quelques pas. II les changeoit fucceflivement de place , mettant en avant celui qu'il venoit de quitter. Mais cet expédient étoit trop imparfait. Chaque radeau ne pouvoit porter qu'un homme a*la-fois; de forfe quAhud reftoit dans la chaloupe , fans pouvoir fuivre fon père. Sadak fentit 1'inconvénient. Pour y re médier , il revint a la chaloupe. II fit un troifième radeau avec les rames & le gouvernail. Alors Ahud fut en état de fuivre fon père. II donnoit a Sadak le radeau qu'il venoit de quitter: Sadak le mettoit en avant & pafloit defïus: Ahud avancoit aufïi d'un pas ; puis, prenant encore le dernier radeau, il le donnoit a Sadak pour le mettre en avant. Ils marchèrent ainfi a pas lents, & avec beaucoup de fatigue vers la cote efcarpée de 1'ifle.    des Gé'nies. 93 I! y avoit plufieurs heures que la mat ée avoit quitté le pied des rochers, lorfque Sadak atteignit ce mont épouvantable dont 1'afpect fefoit horreur. Les deux voyageurs abordèrent fur une petite cote fort étroite, qui paroiiToit avoir été formée a la longue par les va2;nes dont les coups redoublés avoient miné le rocher en cet endroit: des mafTes énormes pendoient fur leurs têtes. ïls avoient pris des provifions dans leurs poches en forjant de la chaloupe. La fatigue du trajet 3 & Ia vue des nouvelles peines qu'ils alloient eiïuyer, les avertirent de réparer leurs forces. A peine avoient-ils de quoi vivre le lendemain. ïls n'avoient pu fe charger davantage. Sadak & Ahud, ayant pris quelques rafraichiilemens , fe levèrent pleins de courage. Après avoir rodé autour des rochers s cherchant un palfage cjui put les introduire dans 1'ifle , ils rencontrèrént un torrent embrafé qui les forca de reculer pour n'être pas confumés. Pour comble de malheur, la marée remonta  94 LesContes avec une violence qui ne leur laiiTa pas le tems de fe retirer. Dans un inftant, Sadak & fon fils furent a moitié couverts par les eaux de l-i mer. lis ne perdirent point courage. Ils continuèrent a marcher le long de la cote malgré les flots. Ahud précédoit fon père : il découvrit une caverne qui s'enfoncoit dans le roe un peu plus haut que la marée. Ils y grimpèrent lun & 1'autre. La marée n'étoit pas encom montée au degré de fa crue: les eaux de l'Océan fuivirent bientót Sadak & fon fils dans la fombre caverne. Le flot qui les inonda, les frappa avec d'autant plus de violence, qu'il étoit pouifé par un vent impétueux. Cependant la marée ne s'éleva point au-deffus d'eux; elle fe retira peu-a-peu. Ils étoient fi épuifés qu'ils tombèrent de lafTitude fur une couche de fable , que la mer leur avoit apportée au fond de la caverne pour leur fervir de lit. Leur fommeil ne fut pas long. Ces Mufui-  D ï S G i K I E S. Q? mans,„f„rtunés fe réveil)èrent ^ ^ £ Vanuble qu, précéda de violoutes fecouffes de "emblemen, de terre. L'ifle trembla comme la tour chancele fur le dos de 1 eléphant bleffé au jour de la bataille. 'Les vents déchainés foulevoient les flots les vaguess'élancoient jufau>aux nues „ec ^ «fflement horrMe_ Qn voyoit.alalueurdes "lans , miüe monflres affreux fe livrer des combats fanglans fur h pWne ^ longs mugiffemens retentiffoient dans les antres des rochers ; & , poilr augmenter ce.:e fcène d horreur, le tonnerre grondoi, avec un bruit eftroyable. -Ahud, dit Sadak en s'éveillant, tel feroit » Ie defordre de la nature, fi les Génies étoient p maitres de notre fort. Mais ne crains rien p o mon fils! tu peux contempler fans peur cê p fpeaacle efTrayant pour tout autre qu'un fidéle » adorateur XAlla. Cette fcène horrible fe pafP» p a la vue du Prophéte. Son ceil pénétrant nous » voit dans cette fombre caverne: témoin de p notre foibleffe , il „e nous lailTera pas fuc-  ,6 LE» C O N T E S > .( „ ,, comber fous le poids des élémens prets »s e„crodler. Ayous ccnfiance au pouvoir & en „ la bonté SAÜa , qui nous donne la v.e , K „ qui a droit de nous la redemander loui, «non père, répondit^;! hom„mefoumisa la volonté de 1'Être fupreme „ qui gouveroe ce vafte Univers, refte ine„ branlable au milieu du défotdre umverfel des „élémens». _ ■ «Notre foible nature, reprit Sadak, s „larme aifémen. au moindre fpefbde extraordinaire, ^^ï^ïe^: „crainte; mais la tempête qui lou eve „ & la chtue du monde entier n irritent pomt „^fo, comme les murmures des méchans „qnoiqu^femblentautorifésparlaFofpeiu „des infidèles&les malheurs du pafte. Lame „d méchans, Ö^W; eft plus «cnébreufe .Ïphisviolemmentagitéequeksflotsdune , met orageufe. L'horreur qui nous env.ronne "eft qu une foible image du défordre affreux , de leurs penfées. Cependan.ils.remblen.au V bruit- la vue d'un infeüe les glacé „ moindre bruit, la v nd-efioi,  des Génie s. 07 js d'effroi, tandis qu'ils nourifTent dans leur fein » le plus horrible des monftres, un cceur re»> belle & défobéïffant ». Par ces fages & pieufes réflexions , Sadak cherchoit autant a fe fortifier lui-même contre les atteintes de la crainte, qu'a infpirer a fon fils la même fermeté. Cependant il s'oublioit pour penfer a fa chère Kalafrade, qui, depuis qu'il 1'avoit quittée, devoit fouffrir un genre de fupplices encore plus cruels, livrée aux emportemens d'une pafTion féroce , plus terrible mille fois que la fureur des élémens confondus. Elle s'étoit abandonnée fans contrainte & la jufle douleur que lui caufoit le fort de Sadak. Elle craignoit qu'e le barbare Amurath ne le fit mourir fecrettement. Dans cette cruelle penfée , elle éprouvoit a-la-fois les tourmens de 1'incertitude, & les peines d'une perte affurée. Amurath fouffroit impatiemment la Ioi qu'il s'étoit impofée par un ferment inviolable. Chaque jour il envoyoit Doubor chez Kalafrade , pour voir comment elle fupportoit 1'abfence de Sadak; & fans laprudence du Chef des eunu- Tome III, I  9S LesContes ques, il eüt accablé la belle affligée a chaque moment par fes importunités aflbmmantes. Doubor, qui connoiflbit trop bien la vertu de Kalafrade, pour ne pas fentir que les marqués fréquentes de 1'inquiétude & Amurath, ne feroient qu'aigrir davantage le cceur ulcéré de la femme de Sadak, trouvoit chaque jour de nouvelles raifons pour empêcher le Sultan d'aller au férail. Enfin , quand il vit qu'Amurath ne pouvoit plus réfifter au violent defir de voir fa captive, il le prévint, en afiurant Kalafrade^ que Sadak vivoit encore, & qu'il étoit parti pour 1'ifle oü couloient les eaux de la fontaine d'Oubli. La préfence & Amurath renouvela tous les chagrins de Kalafrade ; elle le rcgardoit comme le meurtrier.de Sadak; & toutes les expreffions de tendrefTe dont il ufa en lui parlant , furent recues avec une froideur qui lui annoncoit la réfolution d'un cceur qui n'avoit que de la haine pour lui. Amurath, irrité de ce mauvais fuccès d'une entrevue dont il fe promettoit autre chofe que  des Genie s. 09 des froideurs, maudit le fidele Sadak. Son ferment 1'empêchoit de fe livrer k l'impétuofité de fes defirs. II médita d'autres projets de vengeance, & réfolut de tourmenter Kalafrade dans ceux qui lui étoient les plus chers. II la quitta brufquement, avec la rapidité du tigre qui fuit devant les chaffeurs qui le pourfuivent. Ce fut alors qu'il donna ordre aux JanifTaires d'aller prendre les enfans de Sadak qui étoient avec leur grand-père Mépiki fur la cote oppofée de VAJïe. Mais les JanifTaires n'avoient pu exécuter entièrement fes ordres cruels. Mépiki, ayant pris la fuite avec les deux ainés, s'étoit dérobé k leur barbarie. Amurath fit porter aux JanifTaires la peine de leur négligence; puis ordonna qu'on difpofat les cinq autres enfans de Sadak qui étoient dans les prifons du férail, k paroitre devant lui. Le lendemain , le Monarque fe rendit chez Kalafrade; & de ce ton impérieux qui glacé les fens au-lieu de donner de l'amour 3 il lui commanda de fe rendre k fes defirs. Kalafrade lui rappela fon ferment, & en fit / Ia  ioo Les Contes le prétexte de fa réfiftance. Le Sultan fut indigné qu'une femme dans fon férail dédaignat 1'honneur qu'il vouloit bien lui faire. , L'orgueil & la fureur tranfportoient fon ame. II fe fit amener le plus agé des enfans de Sadak. C'étoit 1'ainée de fes filies. La jeune innocente parut devant Amurath 9 comme une vióTtime dévouée a fa cruauté. « Doubor , dit le Sultan au Chef des eunu?> ques , tire ton cimeterre, & frappe a mes w pieds le fruit maudit de l'amour de Sadak ». Kalafrade avoit long-tems foupiré après la vue de fes chers enfans. Son cceur fe réjouït, quand elle appercut Rachal; & ïa petite Rachal, appercevant fa tendre mère , s'élan^a vers elle fans faire attention aux ordres, ni a la piéfence d''Amurath. L'amour maternel tranfportant Kalafrade , elle tenoit fa fille étroitement ferrée entre fes bras, la couvrant de fes tendres baifers, & 1'arrofant de fes larmes. Rachal répondoit- a fes tranfports par fes innocentes careffes. Le barbare Amurath fut touché de cette fcène attendrifiante; mais fe rappelant aulTi-tot  des Génie s. 101 que Rachal étoit fille de Sadak, il fe roidit contre le doux fentiment de la commifération. La pitié fit place a la vengeance. Amurath ordonna a Doubor d'arracher Rachal des bras de fa mère , & de 1'iromoler fur le champ. A cet ordre du Sultan , les yeux de Kalafrade étincelèrent de fureur: elle refTembloit a une lionne enragée, dont les chafTeurs ont forcé le repaire pour lui enlever fes lionceaux. « Tyran, lui dit-elle, la mort feule pourra » me féparer de ma chère Rachal Tu m'as » enlevé Sadak. Son devoir feut triompher de » fon amour; mais une mère ne connoit point v de devoir plus facré que celui de protéger' w fes enfans contre la rage du tigre qui veut » les dévorer ». « Doubor, dit Amurath, n'ofes-tu donc ré» fifter a la volonté d'une femme ? Efclave, » ne devois-tu pas lire dans 1'efprit de ton i> Maitre ? Frappe la mère & la fille.— Mais y> non : tu as-encore quatre autres viélimes en » ton pouvoir, va les immoler a mon amour « méprifé. Que cette femme vaine & infenfée l5  rot LesContïs j> apprenne ce qu'elle doit a Amurath , fon j> Souverain». « Que dis tu , tyran , reprit Kalafrade ?' » Quoi 1 Camïr , l'image de fon malheureux -> père; Elphan , 1'atmable Elphan , dont la » douceur &la foumiiïion charmoientle cceur » de fa mère ; la belle Ophu , dont les jeux » enfantins étoient fi plaifans; la vive Ifadi > » qui iourioit fi tendrement aux careffes de n Kalafrade ; quoi l ces tendres innocens tomj> beront fous le fer ineurtrier d'un efclave l jj O Alla ! toi qui, dans ta faveur , m'accor» das ces gages précieux de l'amour de Sadak > v daigne te fouvenir des maux que m'a coüté »leur enfance , & ne permets pas qu'un vil n efclave détruife en un moment des créatures jj enfantées dans la douleur, Sr. élevées avec v tant de peines & de foins». «Les vains difcours d'une femme rcbelle » t'ont-ils changé en pierre , dit Amurath a j> Doubor l Tu reft.es interdit & pantelant, s> comme un cerf réduit aux aboi* ! Efclave 9 57 exécuté mes ordres; va me chercher les . jj têtes de ces quatre miférabies, coupabks » des crimes de leur père »,  DBS G E N I E S. TOJ Doubor obéit imaJgre lui. II laiffa le Sultan dans 1'appartement de Kalafrade; & vint au donjon du Sérail oü étoient les q.uatre autres enfans. Dés que Camir & Elphan virent Ie Chef de* Eunuques ,nÜs vinrent a lui; &, fe faififfant de fes mains tremblantes, ils les baherent plufieurs fois par refpeél ; ils lui dirent qu'ils étoient char.nés de le voir , ajoulant que Ie vilairë Noir qui les gardoit ne leur avoit point encore apporté a manger. Doubor, qui avoit toujours chéri les enfans de Kalafrade , ne fut point furpris de leur famiharité; mais il ne put recevoir leurs innocentes careffes fans verfer des larmes amères, Un ordre barbare le forcoit a tremper dans leur fang fes mains qu'ils couvroieut de leursbarfers. Doubor les prit entre fes bras & les embralls avec la tendrefTe d'un père. L'ordre étoit preffant. II voulut étouffer tout fentiment de phié. Déja Ie fer cruel étoit a mokié forti du fourreau. Les pauvres enfans, effrayés , s'enfuirent avec piécipitaticn a l'eMrémité du don-  104 Les Contes jon. Doubor , plus ému qu'eux, tomba par terre hors d'état d'exécuter la volonté de fon Maitre. Amurath n'étoit pas moins irréfohi dans 1'appartement de Kalafrade, que le Chef des Eunuques dans le donjon du Sérail. Plufieurs fois il leva le cimeterre fur la tremblante Rachal } toujours il fut attendri par les larmes de la mère. La force de fon amour combattoit fans celle 1'efprit de vengeance qui 1'animoit. Le fer lui tomboit des mains, lorfqu'il penfoit que le même coup devoit frapper la mère ók la fille. Honteux de fa propre foibleffe , le Sultan fortit la fureur peinte dans les yeux. II dit aux Muets qui fe trouvèrent dans la falie voifine de 1'appartement de Kalafrade: a Efclaves , arrachez cette enfant des bras » de fa mère infenfée, ck avec vos mains ar» méés de griffes de fer , imprimez fur fon vt vifage enfantin 1'image de Ia mort». Les Muets obéirent aux ordres de leur Maitre. Ils entrèrent chez Kalafrade , ck fans égard pour les larmes ck les cris de cette tendre mère,  des Genie s. 105 ils lui arrachèrent brutalement la petite Rachal qu'elle tenoit toujours étroitement ferrée entre fes bras. II lui fallut céder a la force. En vain elle invoquoit Alla , elle appelloit Sadak, elle ofa même prononcer le nom d''Amurath. Que n'infpire point l'amour maternel ? Tout fut inutile. Les barbares exécutèrent en filence 1'ordre du Sultan. Ils déchirèrent le tendre corps de Rachal avec leurs griffes impitoyables , & la jettèrent expirante aux pieds de fa mère défolée. Kalafrade n'attendit pas que les Muets fe fuffent retirés, pour prendre entre fes bras le corps enfanglanté de fa chère fille : elle le preffoit contre fon fein palpitant; elle le baignoit de fes larmes inutiies. Dans 1'excès de fa douleur , elle s'écria: « O Prophéte ! faint Prophete! daigne avoir » pitié de nos malheurs. Daigne jetter un coup «d'ceil fur cette viétime innocente. Daigne » exaucer la tendreffe d'une mère. Délivre w Rachal des ombres de Ia mort ! Délivre-la 9 »? 6 Prophéte des juftes » ! Cependant elle tachoit d'arrêter le fang qui  io6 Les Contes fortoit de fes plaies, elle y mêloit les flots de fes pleurs amèrs : elle s'écria avec un foupir qui auroit percé le cceur même du cruel Amurath : te Ah , Rachal l Rachal l que le Ciel ait jj compaffion de tes fouffrances ck de ma douj) leur » 1 Le Chef des Eunuques, le vifage pale ck les mains fanglantes , entra dans 1'appartement de Kalafrade ; & tandis qu'il fe difpofoit a lui raconter une nouvelle fcène d'horreur, il vit cette mère infortunée preffant contre fa poitrine les membres fanglans de fa chère Rachal, ck s'efforcant en vain de retenir fon dernier foupir. Son cceur fut attendri a ce fpeclacle. Le fidéle Eunuque s'empreffa de feconder les foins de fa douleur avec la tendrefTe d'un père, « Hélas!... les barbares l . .. mère inforj> tunée 1... O vertu l . . . dit Doubor d'une j> voix entrecoupée , de quelstraks cruels ontj? ils percé ton cceur l O malheureufe Kalafï> rade ! ... Rachal, innocente Rachal! comme jj ils ont défiguré , déchiré la parfaite image de j> la beauté de ta mère » l  DES GÉNIE S. 107 Kalafrade ne s'appercut de la préfence de Doubor que lorfqu'il fut auprès d'elle s& qu'elle entendit les cris que lui arrachcit une compaffion involontaire. Quand elle vit fes mains fanglantes s'avancer pour prendre Rachal, elle crut qu'il venoit ajouter a fes malheurs , s'ils n'étoient pas encore a leur comble. « Non, barbare, dit-elle , tu ne te repaitras » pas des membres fanglans de ma fille.... » Ciel ! le voila teint du fang de mes autres » enfans 1 Tigre féroce, as-tu dévoré le cceur » palpitant de Camir & de fes frères ? Viens-tu » me demander celui de Rachal ? Arrache le » mien, mais épargne ma fille »,! / Doubor, frémiflant, put apeitte luirépondre. « O Kalafrade ! dit-il, mère infortunée dont »je refpefte la vertu & plains les malheurs, »je ne viens point t'enlever les reftes défigurés *» de la belle Rachal. Je cherchois Amurath. » Que ne puis-je réparer les maux qu'ils ont » faits a la mère & aux enfans! Que ne puis-je » rappeller ta fille a la vie » ! « Ajouter 1'infulte a la cruauté! reprit vive» ment Kalafrade ; cceur endurci, ofes-tu bien  io8 Les Contes j> t orTrir a guerir des plaies profondes que tu j> as faites ? Je te vois les mains teintes du fang j> de mes quatre enfans, & tu viens me parler j> de réparer )eurs malheurs & les miens. Sans n doute tu as jetté leurs membres déchirés aux » animaux des bois, cent fois moins féroces s> qu''Amurath & fon efclave Doubor. O mes w enfans l les barbares fe font abreuvés du fang » qui palTa de mes veines dans les vöires ; ils w fe font raffafiés de la chair qui fut ma fub»f9> tance ! O Prophéte 1 délivre-moi de ces afj) freufes penfées n \ u Alla fcait combien le cceur de Doubor fré» mit aux ordres cruels d''Amurath, dit le Chef ï> des Eunuques ; mais a ce moment, ó Kalajv rade! rien ne me force a agir contre le fenti9i ment de commifération op! Alla a mis en moi. 91 Si mon art ne me trompe point , je puis ii aifément rappeller Rachal des portes de la 3> mort n% « Tu me trompes, dit Kalafrade. Seroit-il 3) poffible que ces mains fanglantes qui vien3> nent de donner la mort, fuffent devenues »des inftrumens de vie?,.. Ah Doubor, v pardonne  D E S G É N I E S. 109 «pardonne ce doute. Doubor, fi tu rends la » vie a ma chère /c^oW, je te pardonne tout. » — Non-, je ne puis te pardonner le meurtre » de mes enfans. Que dis-je? Alla, & Alla! « Le déiordre de mes difcours annonce celui » de mon efprit. Je ne fcais ce que je dis, je ne » fcais cé que je dois dire. Mais toi qui fcais ■ tout, je te remets le fort de ma fille, & non »aux promeffes trompeufes de cet Eunuque. * Toi feul, 6 Alla ! tu peux ranimer le fouffle « de la vie dans Ie corps glacé de Rachal; & » fi tu daignes te fervir du meurtrier de mes » enfans pour opérer ce prodige , c'eft a toi "feul que s'adreffera ma reconnoiffance ». Doubor ne répondit point: fon cceur attendri reffentoit en ce moment une partie de Ia douleur de Kalafrade, II tira de fa poche une petite phiole,& en veria quelques gouttes dans la bouche de Rachal, étendue fur les genoux de fa mère. Le remède opéra d'abord, & produifit un changement fi merveiileux & fi fubit dans la petite Rachal, que les convulfions de la mort cefTerent k 1'inflant: elle ouvrit fes beauxyeux Tome III, jr  ïio Les Contes bleus, qui recommencèrent a briller d'un éclat aufïi vif que 1'éroile du matin. Les pleurs de Kalafrade ceffèrent de couler. II fembloit que Doubor eüt rendu Ia vie a la mère, ainfi qu'a la rille. Son cceur , plein de fentimens nouveaux, alloit fe répandre en reconnoiflance , lorfqu'un efclave entra brufquement & dit a, Doubor de fe rendre auprès d''Amurath. Le Chef des Eunuques quitta Kalafrade. Le Sérail étoit en confufion. Les JanifTaires fe plaignoient hautement de la tyrannie du Sultan. Ils lui redemandoient Sadak , le brave Sadak, & fes illuftres enfans fi dignes de leur père. Amurath redoutoit les eftets de leur rage. II avoit demandé le fidéle Doubor pour 1'engager a appaifer la révolte qui commencoit a éclater. Quand il vit le fidéle Eunuque les mains fumantes de fang , il perdit tout efpoir. Son ame fut couverte des ombres d'une trifteffe mortelle , comme la nuit répand fes fombres voiles fur la face du jour. «Doubor, dit Amurath, va laver tes mains  D E S G È N I E S. »meurtrières dans 1'Océan. Que toutes les » mers foient plutót fouiilées de ton crime que * dG laifferParoitre une feule goutte de fang »qm pourroit couter la couronne & Ja vie » ton Maitre. O Doubor ƒ Doubor ƒ a quei " je V°udrois rec^i»'r , ^ étoit poffible, »le fang précieux que tu as répandu aujour»d hu,? O mon fidele Eunuque ! va appaifer » les oameurs des JanifTaires; mais que ta main » coupable cache le crime encore plus grand » de ton cceur. Sers-toi habUement du voile »epais de la diffimulation. Doubor, fi tu » reufK...Dis-leur de ma part que »> fera retabh dans tous les honneurs dus k fon » rang, 4 fes fervices, k fes vertus : fes enfans «luiferont rendus. Dis aux rebelles que je " Pr°mets tout' ° Prophéte ! ranve-moi de la » mort dont je mis menacé , je te confacre le » refte de mes jours » I ^r fe mit en ^voir d'obéir; il alla troüvei: ks JanifTaires qui fe difpofoient k affiéger le Palais du Sultan. ïi tacha en vain de les ramener a d.es feminiens moins violens. Ils ne Ka  ii2 Les Cgntes vouloient rien entendre avant qu'on leur eüt rendu le brave Sadak. Le Chef des Eunuques revint avec cette réponfe vers Amurath , qui 1'attendoit avec la plus vive impatience. « Seigneur, dit 1'Eunuque tremblant, on ne ?> peut réfifter au torrent. Le nombre de tes « ennemis croit a chaque inftant: leur fureur » augmente, & a moins que Sadak ne leur » foit rendu, ils font ferment d'immoler a leur «"vengeance & le tyran & fes efclaves ». « C'en eft donc fait, Doubor , dit Amurath j> tremblant de peur; je vais mourir. O vie ! « ö douce vie, tu vas me fuir pour toujours» ! u Illuftre rejetton de la race Ottomane, réj> pondit Doubor, ne permets pas que la crainte »> t'empêche de fonger a ta füreté. Envoie d'aj> bord tes efclaves promettre aux révoltés que »> dans peu d'heures on leur rendra Sadak. Je v profiterai de ces momens pour enlever tes n plus riches efTets , & nöus fuirons dans quel37 que Ville voifine, dont tes fidèles Sujets ne jj refuferont pas de protéger leur Sultan contre v une troupe de rebelles».  DES GÉ NIES. lij « Doubor, dit Amurath, tes paredes me ren» dent la vie.' Fais ce que tu jugeras a propos. j&N'oublie pas fur-tout la belle Kalafrade; » qu'elle nous fuive dans notre fuite avec ies » muets & les efclaves >;. Ces derniers mots percerent le cceur de Doubor; mais il jugeoit que l'obéiffance auroit un doublé mérite dans des circonftances fi fücheufes. Kalafrade, étonnée de fon fort, & ne facïiant ce que fignifloit ce départ inattendu , fut conduite avec fa fille Rachal fur les cötes de YAfie. Doubor ne les confia qu'a lui- même. Amurath fuivit bientót, déguifé en muet avec les efclaves du Sérail. Le fidéle Doubor conduifit la Familie Royale s Ipzïmid, oü Ü annonca 1'arrivée prochaine d'Amurath , $c la révolte des JanifTaires. Abdulraham , Gouverneur de la place , affembla auiTi-töt la garnifon , & les troupes de la Province vinrent fe ranger fous les étendarts de leur Sultan. L'armée augmentoit chaque jour. Kalafrade étoit renfermée dans Fapparte- K 3  ïi4 Les Contes ment des femmes d'Abdulraham ; Rachal, fa chère Rachal, fon unique confolation, étoit avec elle. Les JanifTaires avoient choifi le brave Bolnri pour leur Général. ïls n'ignorèrent pas longtems 1'évafion d''Amurath. Ayant appris qu'il s'étoit retiré k Iznimid , ils réfolurent d'aller 1'attaquer avant qu'il s'y fut fortiiié, & que les troupes dc la Province ^euffent le tems de le joiiidre. Abdulraham fortit de la ville pour s'oppofer k Ja marche de Boluri. II attaqua les rebelles, mais la viöoire fe. déclara en leur faveur. Quelques fuyards vinrent annoncer au Sultan la défaite du Gouverneur. A cette nouvelle, Amurath fortit brufquement èilzjiimid pour chercher une autre retraite. Boluri , profitant de fa vióToire , marcha droit k l^nimid. En entrant dans la viile , il apprit que le Sultan s'étoit retiré dans un chateau voifin, ou il étoit foutcnu par quelques troupes d'élite , qui n'avoient pu rejoindre affez tot Tarmée d''Abdulraham. Ce chateau étoit auffi fortiné par la nature.  DES G É N I E S. que par J'art. Le Sultan s> défendit plufieurs mois fans que les rebelles puffent 1'y forcer. Le ftége fut long & pénible. Plufieurs Jaaffaires, ennuyés de refter ü long-tems devant une place oü ils nWoient aucune efpérance de faire un riche butin , étoient d'avis de lever, Ie fiége , de pénétrer dans les plus nches Provinces de ÏAfie, & de mettre au piMage toutes les villes qui n'embrafferoient pas le parti de la révolte. Boluri, leur Général, étoit dun avis contraire. II craignoit que le Sultan, devenu libre , ne retournat a Conjlantiuovle,ne fortiflat fon parti, & ne fe mit m état de faire échouer leurs projets. Ainfi, la méfmtelligence fe mit infenfiblement dans 1'armée des révoltés. Boluri étoit au-deffus des baffeffes de iavarice. On ne devoit pas compter qu'il permit le pillage. Quelques Officiers trouvèrent le moven d'introduire des efclaves dans Ia place avec des lettres oü ils offroient au Sultan de lui livrer Boluri vif ou mort, pourvu qull pardonnat i fes JanifTaires. Jmurath promit tout. Boluri fut étrangjé  ii6 Lis Contes la nuit dans fa tente ; & les JanifTaires vinrent mettre ieurs armes aux pieds d''Amurath. Le Sultan , hors de danger , oublia les obligations qu'il avoit a ceux qui venoient de trahir Boluri. Le premier ufage qu'il fit de fon autorité fur 1'armée des rebelles, fut un ordre d'empaler indiftinctement tous les Chefs de la révolte. Après cette fanglante exécution , il marcha vers Conflantinople. II n'eut pas de peine a s'y faire reconnoitre. En peu de jours tout y fut prefqu'aufii tranquille qu'auparavant. Amurath, rétabli fur le trone & dans le Sérail qu'il avoit failli de perdre, continua a être méchant. Sa pafiion pour Kalafrade fe ralluma avec plus de force que jamais. Le danger pafTé , le remords étoit étouffé. AfTermi de nouveau fur fon trone, il eut honte qu'un ferment 1'eüt empêché jufqu'alors de fatisfaire a fes defirs. * Doubor , a qui il confia ce qui fe paflbit dans fon cceur , fit tout ce qu'il put pour le détourner de violer fon ferment. Amurath fentit que le fidéle & religieux eunuque s'oppoferoit conftamment a ce qu'il defiroit avec tant de pafTion.  des Génie s. i\j II réfblut de 1'éloigner , au moins pour quelque tems. II le fit appeler, & le chargea d aller porter quelques ordres affez peu importans a I^nïmid, réfolu de mettre a profit cette courte abfence, pour triompher de la vertu de Kalafrade. C'étoitbeaucoup que le Sultan ne fongeat pas a fe délivrer par une voie plus violente d'un cenfeur importun. Tandis que le Tyran s'occupoit de ces penfées déteffables, Sadak ck fon fils, enfevelis fous les rochers de Me d'Oubli, éprouvoient tout ce que la tempête a d'horreurs. Ce fut la nuit même du départ de Doubor de la ville d7^nïmid, quAhud ck fon refpeöable père penfèrent périr mille fois dans 1'affreufe caverne ou la mer fembla les pourfuivre pour les engloutir dans fes abimes. La piété de Sadak, ck 1'humble réfignation d'Ahud pment feules adoucir en quelque forte les horreurs de. cette nuit affreufe , jufqu'au lendemain matin que le foleil ramena le calme. Mais aux approches du jour ,1a marée remonta, ck ils furent encore inondés, comme les pluies  ïi8 Les Contes abondantes du folliice inondent l'infecle caché fous fherbe. ïls attendirent patiemment que la mer fe retirat. Sadak fortit alors de la caverne avec'fon fils. Ils rampèrent encore le long de la cóte étroite , a moitié piongés dans la mer; car la crainte de perdre 1'affiftance favorable du jour, laur fit hater 1'exécution de leur proiet. Ils dirigèrent leur marche vers la gauche. Ils avoient deffein de tourner cette partie de 1'ifle qui étoit oppofée au volcan , efpérant que 1'autre cóté leur offnroit un accès plus facile. Après un trajet pénible s ils ne fe trouvèrent pas plus avancés qu'auparavant. L'ille , au con« traire, fembloit encore plus inaccefiïble de ce cóté que de 1'autre. Les rochers minés par4a violence des flots qui les battoient fans ceifé, s'élevoient en voute fur leurs têtes, & formoient ainfi une barrière continue , excepté en quelques endroits oü la mer s'étoit fait un paffage entre deux montagnes; mais dans ces èndroiti-la-même , les flots agités tournoyoient rapidement, ck formoient un goufïre qui engloutifToit tout ce qui entroit dans fon tourbillon.  DES G É N I £ s. Sadak & fon fils retournèrent a leur première caverne attendre que la marée revint exercer leur patience. Un fommeil de fatigue leur óta pendant quelques heures le fentiment de leurs maux. Le bruit de la mer qui montoit avec rapidité les réveilla: ils fe levèrent pour n'étre pas enfeveiis fous les flots. Le peu de provifions qu'ils avoient apporté, fe trouvoit épuifé. Le malheureux Sadak jetta «n regard de ccmpaflion fur fon malheureux fils , excédé de fatigues , tourmenté par une faim cruelle, & dévoré par une foif brülante. II lui refloit encore quelques gouttes de vin dans une petite phiole. Ce tendre père voulut les verfer fur la langue altérée de fon fils. Ahud, le généreux Ahud, refuface fecours,en preffant fon père den profiter lui-même. Un tendre combat s'éleva entre ces deux infortunés. Sadak voulut employer i'autorité paternelle pour faire prendre a fon fils ce foible foulagement. Ahud, cédant aux tranfports de l'amour fiüal qui 1'anime , recoit la phiole des mains de fon père ; & avant que Sadak put fe défier de fon ^eiTein, il verfe la üqueur dans la bouche du  iio Les Contes refpe&able vieillard , & le force de la boire jufqu'a la dernière goutte ; puis fe jettant a fes pieds 3 il s'écrie: « O mon père ! pardonne-moi la première » défobéiffance dont ton fils fe foit rendu cou»> pable. J'ai ofé employer contre 1'auteur de » ma vie , la force que je tiens de lui. O mon » père! pardonne ma témérité ; ou plutót écrafe 11 ce fils préfomptueux qui a pu fe révolter conv tre les ordres ■& 1'autorité de fon père. Ö » Alla! je ne mérite plus de vivre: mais épar» gne les jours de Sadak ». « O Ahud! répondit le vénérable vieillard , » o mon fils! Alla te pardonne: Alla bénira ta 11 générofité. Tu as montré la force de ton bras ii contre ton père; non, c'eft la force de ton ii amour: la piété filiale a triomphé de la tenv dreffe paternelle. Mais, hélas 1 quelque chère »> que foit pour mon cceur cette marqué de ton ii affeélion, je penfe avec douleur que c'eft aux » dépens de ta vie que tu as voulu prolonger n la mienne de quelques inftans. Je touche au t> terme de ma carrière, & tu n'es qu'a 1'entrée n de  DES G É N I E S. 121 w de la tienne. C'eft toi, mon fils , que tu de» vois conferver ». Les paroles de Sadak confolèrent le pénéreux Ahud. II oubüa les fuppli.ces que la faim lui fefoit éprouver, pour fe livrer a la douceur qui fuit une bonne a&ion. Cependant 1'ardeur de la foif le tourmentoit cruellement. Ses yeux , tantot fixés fur fon père, & tantót levés vers le ciel , marquoient affez fa langueur. « Mon fils, mon cher fils, lui dit Sadak , » la mort dont tu m'as délivré pour quelques » inftans me feroit moins cruelle, que le cha» grin que je reffens de te voir ainfi expirant de «foif. O Ahud! fils barbare, je révoque le v pardon que je t'ai donné: tu m'ótes une vie )y mille fois plus chère que la mienne ». Tandis que Sadak parloit, Ahud, emporté par 1'excès de la foif, fe déchire de fes propres dents, & fuce avidement le fang de fes veines. Ce fecours, tout inhumain qu'il étoit, le foulagea pendant quelque tems. II attendit avec patience que la marée leur permït, en fe retirant, de chercher quelque moven d'échapper a la mort. Tome HU L  i2i Les Contes En paffant le long de la,cote, Sadak appercut 1'eau qui fortoit d'une ouverture affez étroite entre deux maffes de rochers. « Mon fils , dit ce père malheureux , atten» dons ici le retour de la marée , &. voyons fi » 1'eau paffe au travers de cette ouverture. » Peut-être pourrons-nous y pénétrer jj. Ahud fe iivra au premier rayon d'efpérance , s'ailit avec fon père fur la pointe d'un rocher , attendant en filence le retour de la marée. La conje&ure de Sadak n'étoit pas vaine. L'eau entra avec rapidité entre les deux rochers , & fembla s'y engloutir comme dans un gouffre. a Quel que pulffe être notre fort, dit Sa» ■>■> dak, ce paffage eft le feul moyen qui nous j> refte a tenter pour échapper a la mort. Nous j> fommes fürs de mourir de faim fur cette cote «avant deux jours. Ahud, plongeons- nous »> dans ce gouffre ; nous y trouverons , ou la » récompenfe de nos travaux, ou la fin de nos 3ï malheurs ». a Mon père , répondit Ahud, pourquoï v nous expofer tous les deux au danger? Reftez;  des Genie s. 123 » fur ce bord ; je vais examiner l'ifTue de ce 3> paffage étroit n, Ahud n'efpéroit aucun fuccès de fon entreprife. il ne penfoit qu'a prolonger les jours de fon refpeélable père. Sadak en jugeoit autrement. II fe rendit aux inflances de fon fils, dans la penfée qu'il réuffiroit. Ahud lui promit de revenir, s'il étoit poflible. Auffi-tót il fe précipita dans le gctuTre, & difparut aux yeux de fon père inquiet. Sadak goüta pendant quelques inftans les douceurs de 1'efpérance. II ne doutoit pas que fon fils ne fut déja dans 1'ifle. Mais lorfqu'il vit les eaux refluer , fortir d'entre les rochers avec autant de précipitation qu'elles y étoient entrees , & inonder la cote oü il étoit, alors fon efpérance s'évanouït: il s'écria dans 1'excès de fa douleur,' « O mon fils ! mon cher fils! Per» fide Océan ! tu m'as ravi mes deux fils n, fee progrès de la marée Fobligea de retourner a la caverne. La plongé dans 1'abime de la douleur . i! penfoit tour-a-tour a fes enfans, Sc a fa chère Kalafrade, La faim fe fit fentir avec une nouvelle force: La  iï4 Les Contes il 1'appaifa en dévorant le cuir de les pantoufles. Quand la mer entra dans la caverne , il fe courba pour puifer quelques gouttes de fes eaux falées dans le creux de fa main, & en hume&er fa langue. Après le reflux , Sadak fe rendit a 1'endroit ou il avoit vu fon fils difparoitre a fes yeux. II n'attendoit que le retour de la marée pour fe précipiter dans le gouffre. C'étoit la feule reffource qui lui reftat. Le premier flot qui entra dans la fente du rocher y porta Sadak. II futJong-tems jetté de cóté & d'autre contre les pointes failiantes de la montagne , jufqu'a ce quenfin il appercut la lumière du jour au travers des eaux. II étoit dans une cave profonde, creufée dans le roe vif. Le fond en étoit étroit ck inégal; 1'ouverture en étoit large ck élevée , la pente dure & rapide ; ck les eaux que le flux de la mer y apportoit, la rendoient fort gliffante. Cependant Sadak redoubla de courage ; & quoiqu'il refTentit de vives douleurs des meurtriffures qu'il avoit recues en paffant fous le rocher , il gravit a force de travail la pente  des Genie s. 125 efcarpée du précipice , &. atteignit enfin le fommet. En jettant les yeux autour de lui, il déccuvrit une vafte campagne plantée irrégulièrement de différens arbres chargés de fruits J &c traverfée par des ruiffeaux dont les bords étoient émaillés de fleurs. Le premier mouvement de Sadak fut de fe profterner la face' contre terre , & d'adorer Alla , en lui adreiTant cette fervente prière : « Etre fuprême , ó Alla l ta créature chan« tera éternellement tes louanges : le malheuv reux dont tu daighes bénir les travaux , adore " ta bonté, dans les fentimens de la plus vive » reconnoiiTance ». Sadak fe leva; la campagne fertile avoit difparu. II lui fembla que les eaux du goufTie le rejettoient fur la cote d'cü il s'étoit précipité dans la mer quelques heures auparavant. A cette vue, Sadak poufia un profond foupir. II étoit confondu & ftupéfait de ce changement inefpéré. Mais quand il vint a penfer que ce ne pouvoit être que 1'effet d'une caufe L 3  ,i6 Les C o n t e $ fumaturelle , il fe roidit contre la tentation du défefpoir. « Si ce changement eft le fruit de ma prière , s> dit-il avec une humble réfignation, je dois rt m'y foumettre. Alla le bénira ; car Sadak jj adorera fon Dieu dans i'horreur de ces ro3» chers, comme au milieu d'une plaine agréa3> ble ï?. A peine avoit-il fmi de parler, tout-a- coup les flots de la mer s'éieverent en fortant du gouffre avec un bouillonnement extraordinaire; une femme habillée d'or parut fur ia furface des eaux, u Vertueux Sadak , dit le Génie Adiram, je »> te félicite de ton courage intrépide. Je m'ef» time heureufe d'être envoyée par le Prophete 3> pour te confoler ; mais avant que je remontre 3> a tes yeux des merveilles que tu n'as vues a> qu'un moment, permets que je t'introduife 3> fans danger dans cette place dont tu es forti ï> a 1'inftant comme d'un fonge ». Les eaux s'arrêtèrent a 1'entrée de la fente du ocher. Le Génie & Sadak defcendirent lége-  DES g É N I E S. 127 rcment clans le précipice , d'ou ils remontèrent avec la,même aifance. Sadak reconnut la campagne fertile qu'il avoit déja vue, Quand ils furent dans la plaine , Adiram dit a Sadak: « Les arbres abaiffent leurs branches charjj gées de fruits pour les mettre a ta portee: jj répare tes forces épuifées , tu recevras enfuite » les inftruéïions des Génies proteéteurs du jj genre-humain jj. « Mais , répondit Sadak , puifque telle eft » la foibleffe de 1'homme, que ce qui lui femble j> un bien peut devenïr pour lui un mal réel, jj permets, ö Génie bienfefant! que je com~ « mence par adorer Alla au nom duquel perjj fonne ne fera trompé. C'eft lui qui fait mürir ï> ces fruits, je dois remercier fa bonté avant « que d'en faire ufage jj. Sadak fe profterna enfuite la face contre terre , & répéta cette prière : « Être fuprême, ö Alla! ta créature chanjj tera éternellement tes louanges. Le malheuj> reux dont tu daignes bénir ies travaus, adore  ia8 Les Contes j> ta bonté dans les fentimens de la plus vive 3» reconnoiiTance ». Adiram exalta la piété & Phumble réfignation d'un Guerrier élevé fous la tente & dans les horreurs des combats. « Ta religion furpaffe mes efpérances , 6 » Sadak l dit le Génie. L'adverfité ranime la « ferveur des hommes. 11 n'eft pas rare de les »> voir recourir a leur Dieu dans les jours de la » difgrace. Mais il eft encore plus ordinaire de n les voir oublier Alla, lorfque tout feconde ii leurs defirs. A mefure que la profpérité croïf, ii la piété diminue dans leur cceur. Lorfqu'ils » jouïifent des biens qu'ils ambkionnoient, ils j> ne fongent plus a celui dont ils les tiennent. ii L'amour-propre Sela préfomption fe nourii riffent des doi*ceurs de 1'aifance. L'homme j> le plus indigne des dons du ciel les regarde » comme le prix de fon mérite & le fruit de fon n habileté. Heureux celui qui les recoit avec ii reconnoiiTance, en avouant humblement que » la gloire n'appartient qu'a Alla 11. « O Génie! reprit Sadak , mon cceur eft for-  DES GÉ NIES. I2t} » tifié par tes pieufes lecons ; mais héJas! je j> fens qu'il foupir e encore après Ahud que j'ai v perdu, & après Kalafrade que j'ai laiffée au v pouvoir d'un Tyran ». « A 1'égard $ Ahud, dit le Génie, il n'eft jj pas encore tems que tu apprennes fon fort. » Pour Kalafrade , elle fbuffre, pour avoir » trop méprifé une vie qu'Alla lui avoit ordon33 né de conferver. Ah l pauvre Kalafrade , » l'oifeau d'Adiram ne peut pas te fecourir j) long-tems. Le ferment d'un Tyran fans foi , 3> eft une corde lache autour d'un" pilier emj> brafé....Maishate-toi deconquérir les eaux de 3) la fontaine d'Oubli: ne te laifte point rebuter j> par les dangers. Tu as appris par expérience 33 que les périls les plus redoutables font ceux 37 qué 1'on n'appercoit pas. La fontaine eft ca33 chée au centre du Volcan : gravis ce mont 33 embrafé 33. Le Génie Adiram difparut. Sadak , le brave & religieux Sadak , ayant pris quelques rafraichiffemens , s'arma de courage, & s'avanca vers la montagne qui jettoit fans ceiTe des flames.  130 Les Contes La plaine le conduifit a une vallée profonde, couverte de buiffons épais qu'il eut toutes les peines du monde a traverfer. Les branches öc les broffaiiles manquèrent plufieurs fois fous fes pieds, & il tomba dans des précipices oü il faillit de refter enfeveli: ce ne fut qu'avec la plus grande peine qu'il put en fortir, a 1'aide de ces mêmes branchages qui 1'avoient trompé. Au fortir de cette vallée épineufe, il trouva une rivière rapide qui couloit entre les rochers; elle avoit pour fource une cataraéte élevée , dont les eaux tomboient avec un bruit épouvantable en fe partageant dès le haut pour former deux torrens qui rouloient leurs flots impétueux des deux cötés de la montagne. Sadak fut faifi d'étonnement a la vue de cette terrible chütè d'eau. ïl refta immobile, également incapable 6c d'avancer & de revenir fur fes pas. II fe trouvoit entre deux torrens dont la rapidité lui ótoit toute efpérance de pouvoir lourner a droite ou a gauche. Tout le parti qui lui refioit a prendre, étoit d'effayer de grimper  DES G É N I E S. I31 fur le rocher efcarpé qui s'avancoit entre les deux cataracTes. II s'y détermina courageufement; la nature frémiiloit a cette généreufe réfolution. Sans écouter pe mouvement de frayeur involontaire, il fe jette fur le rocher ; 6c fe fervant des pieds, des mains & des dents 3 il rempe avec une fatigue incroyable fur fa pente glhTante. Les eaux impétueufes des deux cataracTes 1'inondoient a tout moment, 6c avec d'autant plus d'abondance qu'il grimpoit plus haut. Elles emportoient quelquefois des pièces de rocher qui le frappoient en tombant 3 6c dont il rifqua d'être renverfé. II atteignit enfin une efpèce de petite terrafie formée par une partie du rocher plus avancée que le refte. La fatigue 1'obligea d'y refter étendu quelques inftans. Un mouvement naturel le porta a avancer la tête pour voir a quelle hauteur de la montagne il étoit parvenu. II trembla en contemplant le chemin qu'il avoit fait: il ne pouvoit comprendre comment il avoit pu faire un pas fur un rocher nud: fa vue fe troubla; mille: couleurs jouoient devant fes yeux: il lui fembla  131 Les Co n tes que le rocher croüloit , Pemportoit dans fa chüte & 1'écrafoit fous fes débris. Dans cette efpèce de délire, caufé par un épuifement d'efprits, la nature s'oublia elle-même pendant quelques minutes. Sadak fut faifi d'un tremblement violent, malgré la force d'ame qui le foutenoit. Dans ces agitations involontaires , il roula le long du rocher qu'il avoit eu tant de peine a gravir. II ne s'appercut de fon égarement &L de fon malheur qu'au milieu de fa chüte; la vue du danger lui donnant alors de nouvelles forces, il s'attacha fortement au rocher avec les mains, & regagna la terraffe a oü il ne fut plus tenté de regarder le pied de la montagne. Il tourna plutot les' yeux vers le fommet pour voir le chemin qui lui reftoit a faire. II yvmonta plus aifément qu'il ne penfoit. La cime lui offrit un lac très-large qu'il lui falloit palier avant d'arriver au volcan. Le volcan brüloit fans celTe , 1'air étoit obfcurci par la fumée épaiffe qu'il pouffoit , & infeété d'une odeur de fouffre infupportable. Sadak ne fongea d'abord qu'a paffer le lac a la  des Génie s. 133 la nage. Le courant étoit rapide. II rifquoit d'être entrainé par la violence des flots, & précipité de toute la hauteur du rocher dans 1'un des deux torrens oii il eüt péri fans refiburce. Le danger ne 1'ariéta point. II fe précipita dans le lac ; & nageant avec autant de force que d'habileté , il atteignit bientót f autre bord. ïci Sadak fut aiïaiili d'une grêle de pierres, & de cha. bons ardens que vomiflbit le volcan. Pour s'en garantir, il arracha une grande quantité de rofeaux humides qui croiiToient fur les bords du lac , & les mit {ur fa tête pour fe préferver des matières calcinées qui pleuvoient de toute part. En cet état, il s'avanca au travers des cendres ardentes qui lui brüloient ks pieds, & au milieu d'une atmofphère fulphureufe qui le fuftoquoit prefque. II vint au bord d'une cave énorme au centre de laquelle couloit un peut ruifleau d'eau noire. Sadak , ne doutant plus que ce ne fut-la la fontaine d'Oubli, fe jetta dans la cave , en courant précipitamment vers le riufleau. II vit a quelquss pas de la fource une jeune fille, Tome UL M  134 Les Contes affife dans une attitude douce"& aifée. Elle fe leva a 1'approche de Sadak 3 & le félicita fur fon heureufe arrivée. « Généreux étranger , lui dit-elle, il y a 5) deux-cents Égires que perfonne n'a pénétré Y> dans ces lieux terribles. Mais vous pouvez ï» goüter des eaux de la fontaine d'Oubli, & » jouïr de 1'immortalité j;. En difant ces mots, la DéeiTe ( car elle n'avoit point 1'air d'une morteüe ) puifa des eaux dans une tafie d'or, &. Ia préfenta a Sadak. Celui-ci détourna doucement la taiïe, & répondit ainfi: a Belle Gardienne de cette fource encbantée, v excufez mon refus. Ce n'efï pas pour moi que >? je fuis venu chercher les eaux de la fontaine j> d'Oubli, Un ferment fatal m'a fait entrej> prendre ce pénible voyage. Je fuis un mifé« rabie exilé de 1'Empire Ottoman, qui viens j> conquérir dans ces lieux, pour prix de mes « fuccès, une mort mille fois plus cruelie que j> ne 1'a été celle de ceux qui y ont échoué ». « Eh bien! reprit la belle Nymphe 3 bois des ?> eaux d'Oubli, & perds pour jamais le fou-  DES GÉNIE S. 13$ » venir des cruautés & Amurath. Que tes pre» mières penfées s'anéantiffent. Que ton être jj fe renouveile , & renaifTe pour goüter les jj douceurs d'une fcène variée de plaifirs. Oujj blie tes fautes & tes peines pafïées. Que ton jj efprit, dégagé du poids accablant des années jj qui courbe ton corps, prenne des fentimens jj nouveaux ; que les moindres traces d'une vie jj maiheureuie s'effacent pour jamais. Livrejj toi aux illufioos brillantes & flattcufes de jj 1'efpérance : que le fonge du plaifir joue de>j vaat ton imagination. La fanté , les honneurs, jj les richefTes, la réputation , la volupté ocjj cuperont tour-a-tour ton efprit partagé entre jj ces différens objets, & la penfée des maux » que tu as foufferts autrefois ne troublera pomt >j cette douce rêverie jj. « De tels plaifirs , répondit Sadak, peuvent » captiver des malheureux dont la confcience jj déchirée de remords araifon de fouhaiter que jj le fouvenir importun de leur vie paffée foit jj entièrement crTacé. Pour moi, ö Nymphe ! ij au milieu des maux extrêmes que j'a| foufferts, M a  ■ i}6 Les C o n t e s v j'ai toujours eu la confolation de ne les avoir 9) ni chcrchés, ni mérités n. « L'orgueil efl une marqué de folie, plutót 91 qu'une preuve de mérite dans 1'homme, ré11 pliqua la Gardienne de la fontaine d'Oubli. » Les mortels, auffi vainsque foibles, aufli pré91 fomptueux qu'ignorans , s'égarent d'erreurs 91 en erreurs: ils flottent dans Hncertitude du V doute. Plus aveugles a mefure qu'ils avancent 91 dans leur carrière , quand ils paroiflent au 91 grand jour, ils voudroient que le paffé n'eüt 91 jamais été ». « Génie tutélaire de ces lieux, répondit Sa91 dak s ce n'eft point par une vaine préfomp91 tion que je refufe le don que vous m'offrez. 91 Le témoignage de ma confcience m'alTüre 91 que je n'ai point cherché le mal. Jeremercie 91 le Prophéte de m'avoir foutenu au milieu des 91 tentations de la vie. Jeftime trop les graees 91 que j'ai recues du puiflant Alla pour en vou91 loir perdre le fouvenir, & oublier lesfentimens » de reconnoiiTance oii j'ai tröuvé tant de douw ceurs. J'ai recu ladverfité comme un don du  DES GÉNIE S. i37 ï) ciel propre a fortifier ma foi. Les revers ont jj été pour moi des fources de bénédiétions, jj des encouragemens a la vertu: les oublier j> ce feroit une balTe ingratitude. Tous mes « jours n'cnt pas été malheureux; la penfée jj d'un état ciont j'ai goüté autrefois les délices , jj m'eir. trop chère pour vouloir la perdre : ce jj feroit me rendte a jamais indigne de la mifé» ricorde de mon Dieu. Un moment du fou» venir précieux de la fidélité de Kalafrade eil » plus doux a mon coeur, que dix ans de vo?> lupté entre les bras d'une nouvelle amante. » O Codan ! je ne t'oublierai point: ta piété » envers Mépiki fera toujours préfente a mon » efprit. Et toi, 6 mon fils Ahudl quoique tu jj fois aufïi perdu pour moi s ton image reflera jj gravée dans le coeur de ton père , avec ta jj dernière aétion. O Ahudl nom vertueux ! jj fans-doute tu jouïs a préfent de la vue du jj Prophéte. Tu recois le prix immortel de ta jj piété : pour cette goutte de vin dont tu abreujj vas la langue altérée de ton père, tu puifes jj le bonheur dans une fource intariïïabïe. Da jj paradis, oü tu n'as plus rien a craindre de la M3  138 Les Conté s » mécRanceié du Tyran, contemple les refles » de la trifte ck vertueufe familie éCÉlar. Et toi, » illuöre auteur de ma vie , maudis a jamais ton » fils ingrat, s'il fonge a perdre le fouvenir de » la fainte religion dont il recut de ta bouche les » premiers principes. Peut-être après avoir bu » de ces eaux, j'oubiierois Alla ck fon Prophéte, ï> pour me faire Chrétien ; ou, a. i'exemple des » mauvais Génie-s , tranfporté d'une infolsnce j) öfgueilieufe , j'oferois me révolter contre le jj Maitre tout-puiilant du ciel ck de la terre ». « Généreux Sadak , répliqua la belle Nym» phe, toi feul entre les hemmes méritois de » réuffir dans une conquê'te auffi difTicile que n celle que tu as entreprife. Tu en connois le » prix. Prends cette tafle d'or , ck va porter au 9> Sultan les eaux d'Oubli qu'elle contient. Ne » crains point les dangers du retour. Car ar.ffi» tót que la tafife fera dans ta main , tu te trou» veras tranfporté aux portes du férail d'Amu» rath ». «Mais, öVierge auffi pure que belle! dit v Sadak, avant que je recoive de ta main ce » don inefiimable , ne pourrois-tu point m'ap-  des Génie s. 139 v prendre ce qu'eff devenu le vertueux Ahud t » la gloire de ma vieileiTe « J'ignore le fort & Ahud, répondit la Nym» phe; je fcais feuiement que tu es le feul des » hommes qui ait réufTi dans la conquête des » eaux d'Oubli ». En achevant ces mots, elle donna la coupe d'or a Sadak. Dès qu'il 1'eut prife, la Nymphe, la fontaine , la caverne, & la montagne difparurent, & ii fe trouva aux portes du Palais d!Amurath. Les JanifTaires reconnurent les traits de leur ancien Général; & le peuple en tumulte annonca le retour de Sadak, par fes cris d'allégreffe. Les efclaves coururent a 1'appartement d'Amurath ; les eunuques fe hatèrent de Tintroduire en triomphe dans la préfence du Sultan. Sadak entra d'un air refpeclueux & noble. II tenoit en main la tafie d'or pleine des eaux tant defirées. Le Sultan étoit aflïs fur un lopha de velours cramoifi , brodé en or tl relevé de pierreries. Sadak fe profterna trois fois devant fon Sou-  140 Les Contes verain. Amurath fut ému ; & pour avoir moins de témoins de fon émotion , il fit figne aux eunuques & aux Courtifans qui 1'entouroient de fe retirer. Refté feul avec Sadak, il fe remit du premier mouvement de furprife qu'il avoit éprcuvé, & dit fièrement au brave & refpecbble vieillard ; «Efclave, as-tu réufli dans la commillion » dont je t'avois chargé ? ou \ iens-tu m'apn porter ta tête en tribut v> ? « Puiflant Maitre de PEmpire Ottoman, ré» pondit Sadak, le grand Alla que je fers a j> béni l'entrepnie & le voyage de ton efclave : j> Sadak, couronné de gloire, vient t'offrir fa 3> conquête v. « Maudit foit Sadak & fa gloire, reprit vivev ment Amurath; efclave préfomptueux, ton » orgueil fera humilié. Crois-tu 1'emporter fur » ton Souverain ? Penfes - tu quAila te réfer»> voit des délices fupérieures a celles dont jouït v Amurath » ? « La bonté d'Alla m'a foutenu dans les danj) gcrs que j'ai courus pour fatisfaire au ferment  DES GÉNIE S. 141 » que j'avois fait, répondit Sadak; Alla étoit » avec moi, fa divine préfence m'encourageoir, » fa lumière m'éclairoit, fa miféricorde adou« ciffoit les horreurs que j'ai vues ». u Tu blafphemes } vil efclave , dit le Sultan j> funeux ; tu ments avec impudence. Alla n'a » point béni l'efclave au-deflus de fon Maitre. j> Ton cceur orgucilleux s'eft fl.itté d'un vain » efpoir; & Alla a permis ta préfomption, pour » la tromper d'une manière plus fénfibte. Ton n Maitre s'eül vengé au gré de fa volonté; j'ai » brülé ta maifon , maffacré tes enfans, & forcé j) Kalafrade am''accorder des faveurs que tu te » croyois réfervées. A préfent maudis ton Dieu, » & meurs ». « Tyran , le crime triomphe , dit Sadak ; » j'ai donc apporté pour moi ce breuvage en» chanté: il m'eft néceffaire j>. « Efclaves, s'écria le Sultan avec un empor»tement furieux , hatez - vous d'óter cette » coupe précieufe des mains de ce malheureux. ■t» Qu'il n'ait pas la confolation d'oublier des » malheurs qu'il a trop mérités ».  142 Les Contes A ces cris , les efclaves entrèrent, & arrachèrent la taffe d'or des mains de Sadak. « Rendez-moi la coupe, ou donnez moi la v mort, dit Sadak aux efclaves ». « Ni la mort, ni le précieux breuvage, reprit j> Amurath. Je me charge, moi, du foin de » confoler ton cceur. Tu feras enchainé dans » la prifon la plus obfcure de la tour. Chaque » jour je viendrai t'entretetenir des délices que » j'aurai goütées la nuit précédente dans jes bras » de Ka 'afrade : je te peindrai nos combats » amoureux , fa réfiftance qui accroit le feu de »> mon amour , & la douceur de ma vicloire. >? Lorfque je vogue fur 1'Océan de l'amour, »Ia douce haleine de Kalafrade eft pour moi »> un vent favorable qui me poufïe doucement j) au port v. a Tyran , cent fois plus vil que tes efclaves , >? dit Sadak; ta foi violée, ton ferment méprifé, ï> ta gloire fouillée , n'attirent point encore fur j> toi ia foudre d'Alla ! Je n'appellerai point fa j> vengeance. Ton cceur eft ton bourreau. Quoi-, » que tu me refufes , & la mort pour terminer » mes malheurs, & les eaux d'Oubli pour en  DES GÉNIE S. 743 » perdre Ie fouvenir , le pauvre Sadak aura tour> jours 1'avantage fur le puiffrnt Monarque de ■n VAfie. Je ne fuis point déchiré de rtmords v comme le Tyran qui m'opprime >?. que j'ai goütë dans les bras de la belle Kalaf» v rade, & le fouvenir en eft fuivi de remords; 33 je 1'avoue : mais je t'aurai 1'obligation de 3» m avoir délivré de ces penfées importunes; 3» & toi , tu auras le dépit d'avoir contribué 33 mahgré toi a mon bonheur. Les eaux d'Oubli 3j font deftinées pour moi & pour Kalafrade. 33 Kalafrade oubiiera Sadak, & fe livrera amou33 reufement a Ia pafiion du Sultan. Amurath 33 oubiiera la vertu oi la religion qui combattent  *44 Les Co n tes » clans fon ame une paffion qu'il chérit. Ef» claves, donnez-moi la coupe. Adieu , vertu; » adieu ; religion; adieu les remords que vous j> m'infpirez; adieu , vos miférables lecons qui j) n'ont fervi qu'a répandre 1'amertume fur mes » plaifirs. Mais, efclaves, vous aurez foin de j) me faire fouvenir que j'ai juré la mort de Saj> dak Le Sultan féroce prit la coupe des mains des efclaves. Puis regardant avec un fouris barbare le pauvre Sadak , il lui dit d'un ton infultant: « Heureux époux de Kalafrade , vois avec » quelle grace ton Seigneur falue fon efclave. 3? Je bois ces eaux pour relTembler a Sadak. 33 Lorfque Kalafrade en aura goüté, elle ou33 bliera que je fuis Amurath , & m'aimera 33 comme elle alma Sadak ». Alors le Tyran but avidement une partie de la liqueur noire contenue dans la taffe d'or. AuüT-t6t 1'eftet cruel s'en fit fentir , en portant la mort avec 1'oubli dans les veines d'Amurath. Sadak, furpris a admira les voies extraordinaires de la bonté & de la juflice d''Alla. Les efclaves voulurent en vain fecourir Amurath. Voyant  des Génie s. 145 Voyant leurs ibins mutïles , ils fe jettèrent aux pieds de Sadak, & le reconnurent d'avance pour ieur Sultan t ne doutant pas que les JanifTaires ne le proclamaffent fur le champ Empereur de Conjlantinople. u Maitre de notre vie , dirent-ils d'une voix ?> unanime, Alla punit la méchanceté d'Amuv rath ; il le punit de la violation de fon vceu , « &L des rnaux dont il a accablé la familie d'E?> lar. O Sadak ! tu nous vois profternés k tes » pieds: nous attendons tes ordres pour jetter j> ce cadavre en proie aux cifeaux de l'air ». « Miférables! dit Sadak , je ne cherche point » ie pouvoir que vous me déférez. Faites averij tir le fidéle Doubor: qu'il apprenne aux Snij jets de 1'Empire Ottoman , la perte qu'ils vienv nent de faire jj. « ÏUuftre héritier de la puiffance d'Othman , « répondirent les efclaves , Doubor efl allé a » I^nimid, par Tes ordres d'Amurath , pour des v affaires d'Étatjj. a Eh bien 1 reprit Sadak , faites voir aux n foluats le corps mort de leur Sultan. Puif- Tome III. N  146 Les Contes n qu'il n'a point laifle d'héritier de fon fang, ?> c'eft a eux de mettre la couronne fur latête jj de celui qu'ils croiront le plus propre a la port» ter. Pour moi qui fuis maudit dans ce que j? j'ai de plus cher , je n'ai garde de rechercher » un tel honneur. La grandeur m'eft devenue » infupportable. Kalafrade . 6 vertueufe Ka» i} lafradel hé las i ils t'ont deshonorée! Sadak 77 doit cacher fa honte dans 1'antre des ross chers ». Le bruit de 1'arrivée de Sadak & de la mort 'd'Amurath fe répandit bientót dans tous les ap< partemens du férail. Tandis qu'une partie des OfHcicrs s'empreftbit de nommer Sadak Sultan de VAJïe, les autres fe rendirent chez Kalafrade , pour lui porter cette doublé nouvelle r>. « Eft-il revenu , dit Kalafrade avec tranfj? port ? S'il vit , tous mes maux font palïés n comme le fonge de la nuit; & je me lèverai ï? au jour de la conftance & de l'amour. Con$1 d ui fez- moi vers mon bien-aimé. Oh eft-il? )> Que je lui donne le baifer de l'amour ». Eile fe fit conduire vers Sadak. II étoit dans  DES GÉ NIES. I47 1'appartement royal au milieu de fes gardes. Kalafrade tomba a les pieds, & les arrofa de fes larmes. Sadak ne put la voir fans éprouver un fentiment mêlé d'amour & de fureur. Son ame , partagée entre la tendrefTe & le refïentiment, ne fcavoit quel accueil lui faire..Sa langue ne put proférer une feule parole. Quand il la vit a fes pieds, il s'inclina vers elle , mais fans parler. « Quoi! dit Kalafrade au comble de la fur» prife , Roi de mes penfées & de mes affeo » tions, eft-ce 1'excès de la joie qui te rend n muet & iinmobile. Malheureufe que je fuis! » Pourquoi n'ai-je pas préparé ton coeur a cette » entrevue ? Sadak , 6 Sadak ! mon bien-aimé! » daigne jetter un regard d'amour fur la plus » tendre des femmes. Hélas! gardes, dit-elle » en fe tournant vers les eunuques, Sadak refte »> immobüe la face contre terre. La mort n'a »> pas étendu fa main fur fa tête; mon bien-aimé » n'a pas bu le refte de la coupe fatale ». «Hélas! dit foibkment Sadak, plüt au ciel N 2  T4S LtS CONTES y> que j'êiitTe bu des eaux de la fontaine d'Ou» bir, lorfqae la Ny mphe m'en préfenta »l « Tu parles , ö Sadak ! reprit Kalafrade , tu » parles, & ce h'eft point a moi! Quel terrible „ accueil! & qu'en dois-je augurer > Ne fuis-je «plus Kalafrade? ou n'es-tu plus Sadak 3 le » bien-aimé de mon cceur j> ? La tendre Kalafrade tomba évanouïe entre les bras des efclaves. * Sadak , la voyant en cet état, fe leva précipitamment, & la prit entre fes bras. « Ame de mon ame, s'écria-t-il, ouvre tes « yeux , regarde le malheureux Sadak. O Ka» lafrade l c'eft Sadak qui t'appelle > reconnois » le fon de fa voix ». «Tu m'appelies , reprit Kalafrade d'une „ voix prefque éteinte. Tu m'appelies, moi * qui ai foupiré fi long-tems après ton retour. r> Tu rappelies Kalafrade a la vie. O Alla i wépargne-moi, j'appartiens a Sadak. « Quel affreux fouvenir tu renouvelles! dit penfée cruelle! Plüt au ciel que JC«» lafrade n appartmt qu'a ; que je pufte  DES GÉ N%1 E S. 149 jj prelTer ton cceur contre le.mien, & dire avec » vérité: Kalafrade eft a moi feul jj. u Oui, tu peux le dire , ö Stf^A / dit Ka» 5> Az/iWe d'un ton plus animé. Je fuis a toi feul, i) & je ne pourrois être a un autre. Les menaces jj & les promeffes &'Amurath n'ont pu éteindre, »> ni affoiblir le feu de mon amour , ni m'infpijj rer^d'autres afïections ». « InfortunéeKalafrade, rcpartit Sadak, Alla jj fcait combien j'ai compati a tes malheurs ; 7) mais ne cherche point a me déguifer baffe» ment un crime qui n'eft pas le tien 3 mais » plutót celui du Tyran & de fa brutale pafjj fion. Sans doute tu ne voudrois pas recevoir » Sadak dans des bras fouillés du plus grand jj des crimes jj. « Gel 1 s'écria Kalafrade , de quoi me foupj? conne Sadak ? Je te le jure par l'amour 33 même ; je n'ai point ajouté le déshonneur a 33 tes au tres malheurs jj. «Femme perfide, dit Sadak d'un ton in3j cHgné ; le Tyran s'eil vanté lui-même de fon » crime; il a fouillé mes oreilles par le récit 3j infame des exces de fa pafïion jj. N3  150 Les Contes A ces mots, Kalafrade, confondue, regarda tendrement Sadak. Le torrent de fes larmes s'arréta. Sa contenance exprlmoit 1'excès de fon étonnement. II n'étoit plus quefïion d'avoir recours aux proteftations. L'amour feul pouvoir convaincre Sadak de fon innocence. Son cceur fut ému fans être défabufé; mais fa confeience lui reprochoit la cruauté avec laquetlc il augmentoit les malheurs d'une femme dont le crime fuppofé eüt été invoiontaire. « O vertueufe Kalafrade! dit il en la pref» fant entre fes bras , pardonne un injufle foup» con qui te prouve 1'excès de ma tendrefTe. » Tu venois chercher quelque foulagement a j> tes longues fouffrances: plus cruel qu!'Amu~ « rath , j'ajoüte aux maux dont il t'accabla ». « Une parole de Sadak peut me faire perdre » le fouvenir de tous mes maux, répondit Kav lafrade ; un repvoche de fa bouche m'eft plus » infupportable que tout le refte ». Sadak répliqua en peu de mots ck d'un ton réfolu: « Quelque accablant que fo't pour moi le » malheur que je crains, il doit 1'être encore  DES GÉN IE S. I^I 11 davanfage pour Kalafrade. Mais il convient 11 mal a des époux auffi infortunés que vous Sc 11 moi, de fe donner en fpeétacle a tout un 11 peuple fur le plus brïllant des trönes du monde. v C'eft-pourquoi, ö Kalafrade l fouffrez que v je parle aux JanilTaires , ck je reviendrai pleu17 rer ayec vous nos malheurs communs ». La belle Kalafrade fe retira , fondant en larmes, ckdéfelpérant de regagner jamais le coeur de Sadak. Sadak donna audience aux Officiers de 1'armée , aux Vifirs 6k aux Bachas cle 1'Empire Ottoman. II refufa 1'honneur qu'ils lui dëfé— roient; mais fes refus ne les empêchèrent pas de le nommer leur Sultan , ck il fe vit contraint, malgré lui, d'accepter 1'Empire. L'air retentit des acclamations de 1'armée Si du peuple. L'allégreffe régnoit partout. Au milieu de ces cris de la joie publique, un melTager vint au férail annonccr le retour de Doubor. Au nom de Doubor, Sadak fembla refpirer. Un rayon d'efpérance commenca a luire dans fon ame. II envo) a fes Vifirs a la rencontre du  J'l LlS CONTËS Chef des eunuques , en leur recommandant de le lui amener d'abord. Doubor, qui avoit apprls la révolution fubite qu'avoit caufé la mort d'Amurath , fe hata de venir fe jetter aux pieds de Sadak. ii Puifque celui que je fervis & honorai longjj tems n'eft plus, dit le fidele eunuque , Dou» bor applaudit au choix qui couronne la vertu w de Sadak. Pardonne - moi, ö Sultan! fi je jj joue mal devant toi le róle d'un courtilan. n Élevé dès ma jeunefïe fous 1'ceil gracieux 7) d' Amurath , comblé de fes bienfaits , fa mort jj m'a arraché des pieurs. Je les dois, finon a n fes vertus , au moins a fes bontés pour moi ». jj Doubor , répliqua triflement Sadak, tu j> n'es pas le feul que cette mort afflige. Kalaf11 rade la reffent encore plus vivement que toi: jj un deuil éternel eft le partage de Sadak jj. a Magnifique Seigneur, dit le Chef des eujj nuques, Amurath auroit-ii ofé violer la fainjj teté de fon ferment n ? « O ui, Doubor! Tu me le demandes, efjj clave , reprit fièrement Sadak. Crois-tu m'en wimpofer paree doute apparent. Je te foup-  des Genie s. 153 »? conne d'avoir été le confident, peut-être le » complice de fon crime. J'aurois fupporté pa» tiemment tout autre malheur. Celui-la m'ac33 cable r. u Seigneur , dit Doubor avec une noble afj> furance permettez que je vous fuive dans 33 "appartement de Kalafrade : il y a la quelque 33 myftère. On cherche a troubier votre repos j>. « Voiler par un dücours ambigu un mal » qu'on ne peut réparer, c'eft le devoir d'un " elclave , dit Sadak; mais je ne me laiiTe point j) tromper aux vains difcours d'une femme. J'ai » vu Kalafrade ; mes yeux ont vu la beauté » déshonorée de celle que j'aimai. O Prophéte , " faint Prophéte ! ou étoit ton ceil qui voit 3) tout , lorfque la pairion féroce d5'Amurath 33 fouiila la pureté de Kalafrade 33 ? « Puiflant & généreux Sadak, répondit Dou33 bor, en fe jettant a fes pieds, je t'en conjure, 33 n'accufe point la belle & vertueufe fille de j» Mépiki, avant d'être fur du mal que tu rej3 doutes. N'accufe^point la bonté de notre Pro3»phète, qui n'a jamais abandonné ceux qui 33 mettent leur confiance en lui 3?,  154 Les Contes « Doubor, dit Sadak , je fcais que tu as touj? jours fervi fidèlement ton Dieu & ton Prince; » tu as feu accorder la foumiffion düe au Sul» tan Amurath , avec l'obéiiTance que tu dois jy également a Alla; j'y confens, paiTons chez »> Kalafrade. PuilTent mes foupcons être j> vains »1 Le Chef des Eunuques précédoit le nouveau Sultan. ïls traverfèrent les appartemens par ou Sadak avoit été traïné autrefois comme ua malheureux par les ordres & Amurath. Les portes s'ouvrirent a fa préfence. ïl parut dans 1'appartement de Kalafrade ; elle étoit afiife fur un fopha au milieu de fes femmes. La belle Sultane fe leva brufquement & d'un air effrayé , elle s'écria en parlant a fes efclaves : « Quel eft le téméraire qui ofe jouer » baffement la Majefté & Amurath. Vil efclave, » qui que tu fois, fors ;ou , j'en jure par ma » beauté , le Dieu Amurath va t'immoler en »> facrifice a notre amour ». « O Prophéte l dit Sadak, ftupéfait de cet n accueil, quei changement & que m'annoncen t-il l O Kalafrade ! ne reconnois-tu point  DES g É N I E S. 155 » Sadak, ton ami; Sadak, qui vient dans le jj deffein d'être défabulé , & de perdre fes j? foupcons ? Je ferai au comble de la joie, 33 quand tu m'auras convaincu que tu n'as >3 point cédé a la pafiion infame d''Amurath». 11 Malheureux ! reprit Kalafrade, avec une jj fierté anèéïée , tu ófes blafphémer Amurath jj & fon amour 1 Ma joie égala fon emportejj ment : une feinte réfifiance augmenta fon jj amour, & la volupté qu'il me fit éprouver. 33 Mais toi , efclave grofïier , donne-toi de jj garde d'avilir par tes carelTes féroces une j3 beauté qui a feu captiver le cceur de ton jj Maitre jj. & « Alla, 6 Alla l s'écria Sadak; qu'ai-je en?j tendu ? N'ai-je donc vécu jufqu'a ce jour jj que pour entendre Kalafrade maudir Sadak , jj & lui préférer le plus cruel des tyrans ? — jj Non : cela ne peut pas être. Le déüre la tranf33 porte. Son efprit troublé ne reconnoit plus 33 1'empire de la raifon. C'eft moi qui par mes jj reproches cruels 1'ai jettée dans cet état. Le jj otéfage fubit de la plus profonde triftelTe a Ia .» plusdouce efpérance , & de celie-ci a 1'ac-  Ï56 Les Contes » cablemsnt Ie plus terrible a mis le défordre » dans fon ame. Après un long tems palTé dans m les larmes , tu venois au - devant de ton Seiv gneur recevoir le prix de ta vertu. Cédant » aux vifs tranfports de la joie , tu voleis dans » mes bras : ton coeur palpitoit : ton ame , atti» rée fur tes lèvres & dans tes yeux, fembloit » vouloir paffer dans la mienne. Ma froideur »t'a glacée , mes reproches tont accablée v d'une douleur bien plus fenfible que routes « les cruautés d'Amurath. O Ciel ! un indigne )i foupcon me fait perdre Kalafrade ! Pro» phète ! tu te venges de mon ingratitude. J'ai » ajouté plus de foi aux vains difcours d'un » monftre , qui fe vantoit d'avoir violé fon » ferment, qu'aux proteilations d'une femme » dont la vertu avoit réfifté a de fi terribles » épreuves. Je me fuis défié des' promelTes » de Mahomet, & de la puhTance $ Alla. O » Prophéte ! tu me punis juftement. O Alla ! » j'ai mérité le dernier coup qui m'aceable\> \ Ces paroles de Sadak furent fuivies d'un prodige inattendu. L'appartement fut tout-acoup éclairé d'une vive lumière. Un nuage d'azur  DES GÉNIE S. 157 d'azur femhla defcendre du plat-fond. Sadak en vit fortir le Génie Adiram , qui lui adreffa ce difcours : « Sadak, les épreuves de ta vertu font finies. ï> Adiram vient t'annoncer une vièiliëiïe heu33 reufe. La belle femme qui eft ici devant toi 33 n'eft point la véritable Kalafrade , comme 3? tu le verras, dès qu'elle aura rendu a Doubor 331'anneau enchanté qu'il lui a donné. « Après que tu fus parti pour la conquête 3) des eaux d'Oubli, je connus qu'un ferment 33 étoit un frein trop foible pour arrêter un j> homme tranfporté par Pefprit de vengeance, 5> & qui avoit étouffé tout fentiment d'huma» nité. J'envoyai mon petit MeiTager ailé porj) ter un anneau enchanté a Doubor, avec or3» dre de lui en déciarer les vertus ,'& 1'ulage » qu'il en devoit faire en faveur de Kalafrade , j> lorfqu'il n'y auroit plus d'autre moyen de 3) la déiivrer des importunités du tyran. Doubor 3) eut pendant quelque tems affez de pouvoir 13 fur Amurath , pour 1'empêcher de violer fon 33 ferment. Mais quand il vit que lapaffionde Totnel IL O  i1)^ Les Contes » ion xMaitre ne vouloit plus reconnoitre de » loi, il ufa du ftratagême que je lui avois « infpiré par mon Oifeau : c'étoit de mettre » la bague au doigt d'une des femmes du Séj> rail, qui par ce moyen feroit en état de re»> préfenter Kalafrade aux yeux du Sultan qui » y feroit trompé. » Doubor, ravi de cet expediënt, alla trou» ver Zurac, la belle & iière Zurac, qui aimoit » tendrement le Sultan, qui la négligeoit, & " qui même n'avoit jamais répondu a fon 3> amour. » Zurac s lui dit le Chef des Eunuques, vous " n'ignorez pas fans doute la nouvelle paiTion » d''Amurath. Tout le Sérail fcait que Kalajv radepoffbde le cceur du Sultan, & que de» puis ie moment qu'elle a paru a fes yeux , » il méprife toutes les autres beautés. v Mais , belle PrinceiTe , fi Doubor avoit n affez d'afcendant fur 1'efprit de fon Maitre » pour lui faire négligér Kalafrade, & ne re» chercher que Zurac , queJle feroit la récom»penfe de fon zèle » ?  DES GÉNIE S. i59 « Si Doubor me procuroit cette faveur, réjj pondit vivement Zurac, je ne mettrois point » de bornes a ma reconnoiiTance. Le Chef des jj Eunuques pourroit me demander ce, qu'il j» voudroit, & il 1'cbtiendroit d'abord , s'il déj> pendoit de moi ; car la grace qu'il me fait jj efpérer m'efl plus douce qu'une fource d'eau jj claire dans un défert brülant, plus chère que jj le pardon a un criminel qui attend la mort». « Eh bien ! continua Doubor 3 mettez cette jj bague a votre doigt. Tant qu'elle y fera, vous jj aurez les traits & la voix de Kalafrade , la jj Sultane favorite. Au moins prenez garde de jj vous trahir. Ne montrez point trop de joie. jj Rendez-vous difficiie : cédez avec une feinte jj réfiftance aux defirs amoureux du Sultan, jj de peur qu'il ne foupconne le ftratagême qui jj le met entre vos bras. Je vais vous faire jj paffer dans 1'appartement de Kalafrade qui jj occupera le votre ». u Cependant Amurath, qui foufTroit impajj tiemment que le Chef des Eunuques s'cpjj posat a fa pariion par de vains fcrupules a Oi  i6o Les Co n tes jj 1'envoya a l^nimid ; & , dès le jour fuivant , j> il vint trouver Kalafrade. « Zurac, flattée de 1'empreiTement du Mojj narque , comme fi elle en eüt été réellement u i'objet, joua fon perfonnage a merveillc f elle jj feignit de réfifter; mais la paffion du Sultan » triompha le jour même avant que Sadak rejj vint avec les eaux d'Oubli. jj Quoiqu Amurath fut accoutumé h. fe livrer « fans contrainte a la fougue de fes defirs, quels » qu'ils fuffent, a peine eut-il fatisfait fa pafm fion, qu'il en eut du remords. Son repentir j> augmenta , lorfqu'il apprit votre retour. Mais jj la réfignation de Sadak, fa vertu, fa géné>» rofité , qui fe joignoient aux remords du Mojj narque pour lui reprocher fon crime, 1'irrijj tèrent fi furieufement, que , pour rendre fa jj vengeance complette , il verfa fa malice fur jj votre cceur; & vous fgavez de quelle terjj rible manière Alla punit fa méchanceté, en jj lui fefant boire le breuvage de la mort. jj Auffi-tót j'apparus a Doubor qui revenoit jj d'Iinimid. Je lui dis de reprendre la bague  DES G £ N I E S. l6*ï jj enchantée des mains de Zurac , & de ne ré» véier le fecret a perfonne, avant que je lui » apparuffe une feconde fois. » A préfent , Sadak , continua le Génie , » allez trouver Kalafrade: portez-lui ces heuj; reufes nouvelles ; qu'elle reconnoiiTe la pro)) teêtion & Alla , ce qui a caufé les foupcons » jaloux de Sadak , ck ce qui lui rend l'amour » de fon Seigneur. Dites-iui auffi que fes enfans. n ne font pas morts; que celui la même qui avoit » ordre de les maffacrer, les a fouffraits (ecret^ v tement a la fureur d'Amurath ; que le fang » dont elle a vu vos mains teintes , n'étoit que ■» le fang d'unanimal, que vous aviez répandu » pour tromper le Tyran. O Sadak! pour que » rien ne manque a votre bonheur , vous re33 verrez Ahud que l'amour fiiiai précipita dans, 3? le gouffre rapide. 11 fut porté comme vous 3) dans la caverne d'ou il fortit avec peine. Arii rivé fur la plaine fertile, il y cueiiiit des pluss> beaux fruits avec un empreffement qui n'a3> voit que fon père pour objet. Dès qu'il env. 3> eut pris amant qu'il en put porter , il vculufc. o3  i6ü Les Contes n redefcendre la montagne , réfolu de h'y pas | , 11 toucher avant de les avoir ptéfentés a Sadak, i3 Malheureufement ce qu'il devoit a fon père , n lui fit oublier fes obligations infiniment plus » grandes envers fon Dieu. II négligea de re- 1 a mercier Alla de la proteéiion dont il avoit ii recu des marqués fi frappantes. Les mauvöis i) Génies lui en firent un crime capital au tri— n bunal de Makomet. Nous avons pris fa déii fenfe , & nous n'avons rien omis de tout ce v qui pouvoit diminuer fa faute aux yeux du 1 n Prophéte. Après de vives &. longues conv> teftations de part & d'autre , Mahomet a déii cidé que le jeune homme ne périroit point, li & qu'aufli il ne reverroit point fon père aulli» tot qu'il le defiroit, mais qu'il feroit conduit ii au vaiffeau de Géhari qui fefoit voile pour 5> Conftantinople; qu'après unvoyage d'un an , »il rentreroit dans fa familie, fi Alla le perii mettoit; & , par commifération pour la pofn térité de fes fidèles ferviteurs, Alla a décidé ii quAhud ne rejoindroit fon frère Codan dans ï> ie féjour des jufles , qu'après avoir''foutenu  DES GÉNIE S. 163 jj après toi la gloire de la Couronne Ottomanen. Ainfi paria le Génie Adiram. II difparut en s'élevant dans le nuage d'azur qui 1'avoit apporté. Sadak ayant afiuré Zurac qu'elle jouïroit des honneurs dus a la Sultane 6!Amurath, fe hata d'aller trouver fa fidelle Kalafrade. Doubor avoit exécuté les ordres du Génie. Kalafrade 1'attendoit, & elle careffoit fes tendres enfans que 1'eunuque lui avoit amenés , lorfque Sadak entra. II trouva Kalafrade plus belle que jamais, paree qu'il la retrouvoit fidelle, & digne de lui. II éprouva toutes les douceurs de la tendrefTe paternelle en revoyant fes enfans chéris qui fe jettèrent a fes pieds en répandant des larmes de joie. Kalafrade & Sadak qui fe rappeloient les lecons d''Adiram modérèrent les tranfports d'une paffion dont 1'excès avoit. attiré tant de malheurs fur leur tête. Ils remercièrent de concert la providence (XAlla qui couronnoit par une fi douce entrevue , leurs longues adverfités. Ils fe profternèrent d'abord avec leur familie pour adorcr Alla , leur Créateur, dont la bonté  164 Les Contes avoit éclaté en leur faveur. Après avoir fatisfait a ce devoir de religion , ils converfèrent tranquillement & affecTueufement , s'oubliant prefque pour ne carefTer que leurs chers enfans. Ils verferent quelques larmes fur la mort de Codan , & fur 1'abfence d''Ahud, en s'excitant mutuellement a la réfignation. Doubor s'étoit retiré par refpeét. Sadak 1'appela, &. lui dit en l'embrafTant: « Ami de mon cceur, toi dont les puiiTances v du Ciel fe font fervies pour garder mon pré5? cieux tréfor des mains du raviiTeur, tout ce )> qu'un Sultan peut faire pour toi, ne récom» penferoit que foiblement tes fervices. QjaAlla j> te donne la paix d'une bonne confeience , le v plus doux prix de la vertu. A 1'égard des biens » de ce monde , demande ce que tu voudras, 3i toutes les richeifes de mon Empire fontata ï> difpofition ». Kalafrade & fes enfans fuivoient 1'exemple de leur père , en remerciant le Chef des eunuques de fa générofité a leur égard. Le refpeélable eunuque , attendri de cette  DES G ! N I I S. trSf fcène affeéhieufe, ne put répondre que par fes larmes. II leva les yeux au ciel, ck voulut fe jetter aux pieds de Sadak. Le Sultan 1'en empêcha y ck le fit alTeoir auprès de Kalafrade, comme le protecTeur de fa vertu. Une converfation douce & tranquille fuccéda a cette entrevue afTeéhieufe. Sadak s Kalafrade , leurs enfans , ck le fidéle Doubor , au comble du bonheur, en rapportèrent la gloire a la bonté d'Alla. L E Génie Adiram ayant fini fon Conté, Iracagem 6k tous les Génies qui 1'entouroient, lui en marquèrent leur fatisfa&ion. Leurs Difciples étoient animés d'un courage male. L'image du brave & généreux Sadak enflammoit leur imagination. fracagcm , voyant le feu qui brilloit dans leurs yeux, en prit occafion de leur faire cette courte lecon: « Tandis que les favoris de Mahomet oflt » recu des initruétions de force des lèvres de « notre fceur Adiram, les fils du Prophéte ont  i66 Les Contes j> trouvé dans le même Conté des lecons de »> conftance & de fidélité. Kalafrade eft un bel » exemple dè vertu. Oui, belles vierges, la *> chafteté fera toujours le plus bel ornement » de la beauté. Les femmes les plus fiuelles a »> la foi conjugale feront toujours les plus ref« peérées des hommes. Alla , le puiffant Alla , » qui vous a donn§ une ame immortelle * n'a ï) point borné fon fort aux biens & aux maux w de cette vie. II defline a fes enfans un avenir » heureux ou malheureux, felon leurs mérites. ?> II permet qu'ils foient affiigés ici-bas pour 3> purifier leur vertu; mais il ne les laiffe point » fuccomber fous 1'excès du mal. II propor» v tionne la force 6i la patience qu'il leur donne v a la grandeur de Taffliclion ; & c'eft lorfque » 1'adverfité femble a fon comble, & que la » foiblefle humaine n'a plus de reftburces, qu'il » emploie des voies extraordinaires pour la j> délivrer de Popprefïion. 'j> Ne croyez pas , 6 filles de 1'affliétion ! que i) votre fexe foit expofé a des dangers infur» montables. II eft vrai, 1'homme vous fur«  re$ Génié s. 167 » paffe en force; & il eft rare que l'amour de i> la vertu 1'emporte dans fon cceur fur 1'afcen» dant d'une paflion impérieufe. Mais vous vej> nez de voir comment les gardiens de votre » innocence fcavent faire échouer leurs pro» jets d'iniquité , faire retomber fur eux-mêmes » 1'efTet de leurs ftratagêmes. Les fouffrances » font pour la vertu d'une femme, des orne)> mens d'un éclat bien plus vif & plus pur que » celui des riches pierreries dont vous avez n coutume d'embellir vos charmes. » Vierges aimables, perfévérez dans 1'inno11 cence. Ne laiffez point fouiller Fimage de la » vertu empreinte dans v0s ames. Les fils d'Ajj dam recoivent de vos regards leurs premières «»impreftions. Lorfque toutes les femmes feront « vertueufes, les hommes rougiront du vice , » & imiteront votre exemple ». Après cette lecon, le fage Iracagem fe tourna vers Nadan 3 pour Pengager a profater des heureufes difpofitions de la vertueufe jeuneffe prête a i'écouter, en verfant dans des cceurs fi purs les douces femences de la fageffe, par un  ï68 Les Contes des Génies. Conté aufïï agréable & aulli inflruólif que celui cl''Adiram* « O Chef de notre race immortelle ! réponw dit Nadan 3 je t'obéis ». Fin de la dixihne Parüe» LES  LES CONTES DES GÉNIES. O N Z I É M E PAR TI E. MIRGLIP LE PERSAN, O u PHESOJ ECNEPS , DERVIS DES BOIS. CONTÉ D I XIÉ ME. .A U commencement de TÉgire des Turcs la Perfe étoit gouvernée par Adhïm , furnommé le Magnifique , qui tranfporta fa Cour d IJpahan a Raglai dont il fit le lieu de fa réfidence, & qu'il embellit avec plus de pompe & de grandeur qu'aucun de fes prédécefTeurs. Le Palais Royal s'élevoit comme une grande ville fur la montagne d'O/^, au milieu d'une Toms UU p  jyo Les Co n tes vafte plaine qaAdhim fit entourer de quatre muraiiles de deux-cents pieds de baut, dont la plate - forme , pavée de marbre , pouvoit tenir neuf charriots de front. Du cóté du nord,. la muraiile qui domincit la mer Cdfpienne , avoit trois lieues de longueur , & étoit fianquée de trente-fix tours qui s'élevoient centquatre-vingt-deux pieds au-defïüs de ia plase- forme. La muraiile du coté oppofé, vers le Sud , avoit pour perfpe&ive la ville XOrmus. Sa longueur étoit aufli de trois lieues: elle étoit fortifiée de trente-fix tours de même hauteur que les autres. La muraiile de 1'oueft regardoit YAJJyrk. Ses trente-fix tours , femblables aux autres , étoient diftribuées comme eiles, fur une longueur de trois lieues. JLz quatrième muraiile 3 cello de 1'eft, regardoit les Royaumes de YInde. Du refie , elle reffembloit aux trois autres : elle avoit une même étendue, & un égal nombre de tours. Telle étoit la magnificence avec laquelle Adhim avoit fait fortifier la montagne d'0/^ pour y faire fa réfidence.  DES GÉN I ES. I7I L'enceinte étoit divifée en jardins. Comme il n'y avoit point de rivière dans le voifinage, trois-mdie hommes furent employés a creufer &. conflruire un canal pour conduire les eaux de la grande rivière AAbutour d'au-deflbus de Cajjémabat dans la plaine d'Orejr, en un vafle baffin creufé au coté oriental, ou elles entroient par-deffous une grande arche dont le cei'ntre s'élevoit jufqu'a la plate-forme de la muraiile du même cóté. Adhim fit batir dans les jardins qui s'étendoient de la muraiile a la montagne mille Palais pour les Grands de fa Cour ck les Généraux de^ fes armées. C'étoit au milieu de ces mille Palais que s'élevoit celui du Roi de Pcrfe, fur la montagne dont le fommet étoit plus de huif-cents pieds au-deffus du niveau de la rivière Abutour. Le terrein de la plaine d'Oq; étoit dur ók pierreux : il n'étoit prefque compofé que des débris du rocher. Quinze-mille charriots apportèrent continuellement des meilleures terres des vallées dans l'enceinte des murs , jufqu'a ce qu'elle en fut toute couverte a la hauteur P2  J72 Les Contes de plufieurs pieds. Adhim fit encore defcendre des montagnes d'Efdral les cèdres qui les couvroient, & les tranfplanta dans le nouveau terrein qu'il avoit formé. La nature fembloit lui obéir. En peu d'années il créa une des plus belles villes de la Perfe , le plus magnifique Palais , & une forêt de plufieurs fiècles. Adhim , contemplant du haut de fon Palais les grandes cbofes qu'il avoit faites , en concut de 1'orgueil. II dit aux Courtifans qui 1'entouroient: u Quel Monarque eft égal a Adhim ? 3> J'ai enfanté une grande ville, une nouvelle «> terre qui s'étend comme la Mer Cafpienne. 3> Quel homme pourroit compter les ouvrages s? que j'ai fait conftruire » ? Ses Courtifans lui répondirent au gré de fon amour-propre : u Adhim , le Viceroi d'Alla, » n'a point d'égal : perfonne ne peut lui être » comparé». Lémack , fon Vifir, ajonta: « Perfonne n'eft » égal a notre glorieux Sultan. Chacuns des 3) édifices qu'il fait batir font comme les plus 3? belles Cités des Princes de 1'Orient, & fon ?> Palai* eft un grand Royaume n.  des Genie s. 173 Adhim avaloit a longs traits le poifon de la flatterie. II paflbit une partie du jour fur les balcons de fon Palais , a contempler la magnificence de la montagne iïOrez. Chaque fcir il fe couchoit plus vain & plus orgueilleux que la veille. Dès le matin ïl fefoit appelier les Princes & les Vifirs de fa Cour , pour leur faire admirer la gloire de fon règne. Ses Courtifans lui répondoient toujours fur le même ton de flatterie : « Adhim a le Viceroi 33 d:Alla, n'a point d'égal : perfonne ne peut » lui être comparé n. Lémack, fon Vifir, ajoutoit toujours : « Perj> fonne n'eil égal a notre glorieux Sultan, j) Chacuns des édifices qu'il fait batir font 33 comme les plus belles Cités des Princes 33 de 1'Orient, & fon Palais efl un grand 33 Royaume 33. Adhim fe dégoüta bientót de la répétition monotone d'une louan<2;e qui 1'avoit tant flatté au commencement. Un jour que fes Courtifans la lui répétoient pour la millième fois, 1 il hs fit retirer ; puis il monta feul fur la plateforme la plus clevce de fon Palais , pour mieux P3  174 Les Contes puïr du fpeciacle qui 1'enchantoit. Son imagination Ie flattoit mieux que les Grands de fa Cour. En un moment, fon efprit fut rempli de la haute idéé de tant de magnificence. Ses yeux erroient de cóté & d'autre avec une douce complaifance. II entreprit de ccmpter les troupeaux qui paiffoient fur les bords de la rivière Abuiour* Ce fut en vain. Leur nombre étoit fi grand qu'il mit plufieurs heures a parcpurir des yeux un petit coin de la vafte étendue qu'il voyoit, fans pouvoir compter les troupeaux qui le couvroient. Cette épreuve le charma. u Mais , difoit le Monarque avec dépit, 11 qu'eft-ce pour moi que cette pompe & cette » grandeur, fi mes Courtifans ne font pas rem» plis de la vafte idéé de la magnificence de Ti leur Maitre ? Voila des objets propres a ii varier pendant mille ans les penfées & les wjufteslouangesde mes Vifirs, & cependant ii ils ne font que me répéter chaque jour ce ii qu'ils m'ont dit la veille. Ames retrécies f ii Ils ne voient rien de la gloire qui les envijj ronne. Ils ne font pas dignes d'approcher de  DES G É N ï E S. 175 s? ma perfonne , puifqu'ils ne fentent pas la j> grandeur des ceuvres que je fais v. Adhim defcendit : il entra au Sérail, conouit par les mémes penfées qui i'occupoient fans ceile. II dit aux Sultanes qu'il aimoit le plus de venir prendre le frais fur ia terrafio. Son deffein étoit de leur faire admirer les Palais fuperbes qu'il avoit élevés, « Yafdï, contemple a loifir la gloire de torr v Maitre, dit le Sultan a celle de fes femmes j> qui étoit a fa droite; peux-tu eompter le »> nombre des Palais qui couvrent 3a plaine 3» &'Gre~ ? Peux-tu eompter combien ton Sul?> tan fait d'heureux » ? « O gloire de la terre ! répondit la PrincelTe » Tajdi, grandes font les perfeéTicns d' Adhim, r> L'éclat qu'il répand autour de lui efl comme 53 la lumière du foleil, & fa bonté comme 1& r> chaleur de cet aflre bienfefanr.. Mais, ó mom » Seigneur ! ft ton efclave ofoit parler, s'il » étcit permis a celle que tu daignes recevoir " dans tes bras de demander une grace au glo» rieux Adhim„ Fafdi fe proflernereit a te£ » preas , & in doaneiois aitx eafaas d^mcxi  176 Les Contes » Père un appartement dans un des Palais de *> la plaine ». « Yafdi, je t'accorde ta demande , répondit » Adhim ; mais que dit Téma de la magnifi» cence évalée a fes yeux » ? « Seigneur, dit Téma , puifque tu m'or•>•> donne de parler, je diiai naïvement ma 5? penfée. Téma, dont 1'ame efl route amour , j> & dont 1'efprit paffionné ne s'oceupe que 33 du defir de t'aimer davantage , s'il étoit pof3j fible, Téma ne volt rien de fi grand ni de ü 99 aimable quAdhim ; elle voudroit jouïr de 3> fes regards gracieux dans ces bocages chars> mans, & n'y voir jamais que fon bien33 ai mé )?. « Belle' Téma , dit Ie Sultan en foupirant, 3> ton amour me flatte, j'en aime les tranf3» ports; & je concois facilement que le Maitre j? de ces bocages enchantés a affez de char3» mes pour exciter les tendres affeétions de y> Téma. ï) Mais, ajouta le Monarque , en fe tournant 3> vets la Sultane favorite, que penfe Ahia^a»? a Seigneur , répondit Ahïa\a , dans quel  DES GÉNIE S. 177 » Heil m'avez.-vcus amenée ? La tête me tourfte w fur cette terrafle élevée; & quand je regarde " dans la plaine , mon imagination s'égare , je » tombe en défaiilance ». Adhim, ne pouvant plus cacher foji indignition, quitta brufquement les PrincelTes, & rentra dans fon appartement, ou, après avoir ^été quelques momens feul, il fit appeller fon Vifir Létnack. 'Létnack fe rendit auprès du Sultan, & fe proflerna en fa préfence. Adhim lui dit d'un air chagrin : « Puifque j> ceux qui approchent le plus prés de ma » perfonne, & a qui j'ai fait le plus de bien, n ne fentent pas toute 1'étendue de ma granv deur & de ma gloire, f ai réfolu d'entendre *j mes louanges de la bouche de mes moindres v Sujets. Lémack, ayez foin de me procurer »> deux habits d'artifan , 1'un pour moi, 1'autre v pour vous. Nous fortirons dès ce foir de j> mon Palais. Je veux me meier dans la foule j) du peuple qui eft au-dela de cette enceinte; v peut-être la gloire d''Adhim eft-elle mieux v connue hors de ces murailjes, qu'elle ne  178 Les Contes j> 1'eft: de ceux qui la Voient de trop prés ». En vain le Vifir employa toutes les reflburces de Padulation pour flatter 1'orgueil du Monarque. Adhim 1'arrêta , en lui dilant d'un ton férieux de ne pas rendre fa première indifférence plus fenflble par des éloges artificieux. Lémack obéit. Avant que la chauve-fouris eut déployé fes alles fans plumes dans 1'obfcurïté de la nuit, le Sultan & fon Vifir déguifés defcendirent la montagne d'Ore^ , & pafferent jufqu'aux fauxbourgs qui étoient au pied de la muraiile. Après avoir traverfé plufieurs rues, ils rencontrèrent deux Marchands qui venoient de payer la nouvelle taxe impofée par le Sultan fur toutes les marchandifes, pour fournir aux fraix énormes de fes batimens. « Ah 1 dit 1'un des Marchands, voila fans v doute deux de ces miférables ouvriers que » le Sultan emploie a élever ces Palais fupern bes , dont chaque pierre nous coüte fi cher. » Tous nos biens vont s'engloutir dans 1'enj> ceinte de ces murs, 6l il n'y a que mifère » au-deia 37.  d£s Génie s. 179 «Celaeftvrai, répiiqua 1'autre Marehand; » mais Adhim ignore peut-être combien fes 33 Sujets de Raglai font malheureux, Oh! corn33 bien ces mêmes Peuples pourroient être heu» reux , fi le Sultan n'avoit pas plus d'ambi3? tion que le Sage , dont nous connoiiTons la 3> fruealité » ! « Seigneur, dit Lémack au Sultan , rentrons 3» dans votre Palais ÜOrez. Je doote que nous 3>trouvions vos Sujets fort difpofés a exaiter 3> votre magnificence ». « Non, dit Adhim , continuons plutot notre 33 route. II faut< qu'un Monarque s'accoutume »> a entendre avec indinérence le mal comme 33 le bien. Lémack, tous mes Sujets në font pas 33 Marchands; & tout Marchand qui vient de 33 payer Pimpót eft mécontent, 6c a droit de 33 fe plaindre 33. Comme ils avancoient, ils rencontrèreat une troupe de jeunes Perfans ivres. «Ces gens-ci, dit le Sultan , quoique rej» belles a la loi du Prophete , & aux ordres 33 du Gouvernement, ne déguiferont point »ï leur penfée. Le préjugé, 1'intérêt , ni la  180 Les Contes i) mauvaife foi, ne repofent point fur la lan» gue de celui qui s'eft enivré du jus des >» vignes de Dcran ». « Si j'étois Sultan de Pcrfe , difoit 1'un , je » voudrois que la rivière Abutour roulat des 3> flots de vin; toute la Pcrfe feroit couverte s> de vignes». « En vérité , difoit un autre, quand je con3> temple la montagne cYOre^ , Sc les quatre » muraillés qui la fortirïent, je ne puis m'cm»> pêcher de m'écrier: Pourquoi eft-il plus perj? mis d'éiever des Palais avec tant de dé» penfes , que de planter ck cultïver des vignes 37 qui font d'une toute autre utilité » ? «Heft vrai 3 difoit un troifième, voila un » magnifique Palais : il n'y manque qu'une » vigne. On diroit qu'il a été bati pour notre 3? ami le buveur d'eau ». « Paix , ajouta un quatrième} 1'haleine vijj neufe de 1'iVreffe n'imprimsra point de ta3> ches a. la gloire du Sage. Malgré toute ma 37 gaieté , ck mon gout pour le vin , j'aime en37 core mieux ce fobre buveur d'eau, que le 33 Macon Adhim A  DES G£ N I E s. iSr A ce mot, le Sultan put a peine dirTimuler fon indignation , de fe voir ainfi traité par de jeunes étourdis. Mais il gtcit déterminé a continuer fes recherches. II laiiTa cette troupe folatre de jeunes gens fans daigner leur répondre, Létnack fit de nouvelles inflances pour engager le Sultan a rentrer dans fon Palais , fans pouffer plus loin un effai , dont les commencernens lui étoient fi peu favorables. Au milieu de leur entretien ils furent arrêtés par un vieillard & fon hls. « Seigneurs , dit le vieillard, foyez juges » entre moi ck mon fils. Ce jeune homme s'eft » enfui ce matin de la maifon paternelle , ck n il eft revenu ce foir tranfi de froid ck prefik que mourant de faim. Je lui ai fait fervir du » riz ck de 1'eau, ck quelques légumes, nour» riture dont nous faifons ufage fa mère & » moi depuis notre enfance. II n'en a point » voulu. II ne paile que des mets déh'cats que » Fon fert a la table des Grands dans les Palais n de la plaine d'Ore^v. u Et mon père , reprit vivement le jeune Tomé III. Q  i8z Les Contes ?j homrne , voudroit me faire accroire que j? notre voifin vit mieux qu'Adhim , le Ma^ni» fique ; ck que celui qui fe contente de peu » eft plus heureux que le Monarque de la » Per je ». Adhim , fans leur répondre , dit a. IJmack , fon Vifir : " Lémack , ayez foin que ce vieil» lard ck fon fils, la troupe de jeunes gens, »» 6k les Marchands que nous avons renconj> trés paroiffent devant moi demain au matin. » Je veux fcavoir ce qui fait que ces gens pré>» fèrent leur voifin a leur Sultan Lémack promit d'obéir , ck Adhim continua fa courfe nocTurne. A quelques pas de-la une petite familie éplorée fuivoit un homme ck une femme en alTez mauvais équipage. ïls rempliflbient les rues de leurs cris lamc-ntables. « O bons Mufulmans ! dit le père , ayez >» pitié d'une pauvre familie que 1'on oppnme. s> Nous fommes perdus. On nous ruine 5 pour » ajouter un vain éclat a la fplendeur de ceux $) qui fe font un plaifir féroce de la mifère du »* genre humain ».  des Génie s, i$j « Et de qui vous plaignez-vous, mon ami, » lui dit Adhim avec douceur ? Qui font ceux » qui ófent vous opprimer fous 1'empire d'un » Prince jufte » } « Hélas ! répondit 1'homme , nous fommes w fi malheureux que nous n'ofons même ncm» mer 1 auteur de nos malheurs. Si nous n'a» vions pas trouvé une ame charitable qui » nous a fait fubfifter aujourd'hui, nous fe» rions tombés de défaiïlance fur la rue ». Adhim, touché de compallion , donna ordre 'a fon Vifir de procurer a ces gens un afyle oh ils püffent paffer la nuit, & de les lui amener le lendemain avec les autres. « O chef des Croyans ! répondit Lémack , yy ton efclave obéira aux ordres de fon Maitre ; » muis, ó magniflque 5ultan ! le ferein eft dan» gereux , & je crains que la fanté de mon » Prince n'en foit affeclée». « Lémack , répondit le Sultan , approchonsyy nous de cette troupe de gens affemblés de» vant nous. Voyons de quoi il s'agit. Nous v rentrerons enfuite dans mon Palab ». quelqu'un de la troupe afiemblée autour » d'elle, confolez-vous. Alla éprouve votre ï> foi. Ayez confiance en fa miféricorde. Qaef» ii had étoit un bon mari pour vous, & un ii bon père pour vos enfans ; mais Queshad ii n'étoit pas votre Dieu ni le leur. Alla a it laifTé un Lieutenant fur la terre qu'il a chargé 5> de fecourir les Veuves & les Orphelins. Je n ne doute point que le jufte Adhim ne fouii lage votre mifère, quand il en (era inftruit. m Lorfqu'il apprendra que votre mari a perdu n la vie en travaillant aux fomptueux édifices j) qu'il ne ceffe d'élever autour de fon Palais *» Royal, il fera aufli magnifique dans les  des GÉNIE s. 185 w dons de fa bonté, qu'il 1'eft dans fes bati» mens». « Puiffant Alla l dit Adhim en foupirant, .» étoit-ce-la la gloire que je me propofois, « lorfque je ré-blus d'employer les bras de » mes Sujets a ces travaux immenfes ? Lémack, » ö Lémack l qu'ai-je fait > Je crains bien d'av voir pris 1'ombre de la grandeur pour Ia j> grandeur même. Cependant amene-moi de» main cette Veuve, & fon confolateur, qui » connoit fi bien le cceur de fon Maitre n. Le Vifir employa une partie de la nuit a raffembler tout le monde qu'il devoit conduire le lendemain aux pieds du Monarque. Adhim fe retira dans fon Palais pour prendre quelque repos; mais fon efprit étoit trop occupé des diverfes rencontres du foir. Le Divan étoit afTemblé. Les prifonniers attendoient la préfence du Sultan. II y avoit un concours de peuple d'autant plus grand que 1'on ignoroit leurs crimes. Dès que le Sultan fut siTis fur fon tróne , Lémack lui préfenta les deux Marchands.  i86* Les Contes «Marchands , leur dit le Monarque, ce j) que je n'ai pas entendu comme Sultan, je j> ne le punirai pas comme Sultan. Soyez plus » réfervés a i'avenir. Prenez garde iur-tout de « calcmnier fans raifon ceux qviAlla a établis v pour vous gouverner. Mals , dites-moi fin« cèrement, s'ü vous étoit libre de vous choifir » un Maitre, qui placeriez-vous fur 1c trone ? » Quel eft celui que vous fouhaitiez hier a la » place d''Adhim « ? Les deux Marchands, confus qu Adhim eüt entendu leurs murmures de la veille , fe jettèrent a fes pieds, en lui demandant pardon. L'un d'eux lui dit: « Alla , préferve ton efclave de voir jamais v un autre que le magnifique Adhim fur le s» trone de fes ancêtres; mais puifque mon n Sultan m'ordonne de m'expliquer avec finv cérité , j'avoue que je voulois parler du » Perfan Mirglip , dont la veitu mérite une » couronne. « Lémack , dit Adhim a fon Vifir , fakes ï> avancer les jeunes débauchés qui ont viole  DES G £. NIES. 187 3? la loi de Mahomtt. Souvenez-vous auffi, en 33 fortant du Divan, de faire chercher le j7 Perfan Mïrglip, & de me i'amener 33. Les jeunes gens, honteux de leurs excès, n'ofoient lever les yeux fur le trone du Sultan. Adhim leur fit une douce réprimande, en leur ohiervant combien le Prophéte avoit eu raifon de défendre 1'ufage d'une liqueur capable de fa:re perdre la raifon a Phomme, II leur demanda enfuite quel étoit l'homme fobre dont ils avoient exalté la tempérance malgré leur ivreffe. Ils remercicrent la clémence du Monarque , & 1'un d'eux lui dit : u Après le magnifique Adhim , le Perfan n Mirgüp eil le plus aimé dans la ville de jj Raglai 33. Lémack ne fe poiTédoit pas de colère , il maudifibit au fond de fcn coeur 1'impudent jeune homme qui ofoit parler d'un autre cue de lui après le Sultan. Difïimulant fon indi* piation , il fit approcher le Vieillard & fon fils. «Jeune homme , dit le Monarque 3 en adref-  iS8 LesContes » fant la parole au fils , cl'oü vient que tu mév prifes tes parens, leur manière de vivre , & y> leur condition ? Qui t'a appris a te révoker j> contre 1'autorité de ceux qvCAlla a mis fur n toi« ? « Maitre de tes efclaves, répondit le jeune »homme en tremblant, pardonne les folies >> d'une jeuncfle fans expérience. Je recontiois v ma faute: je te promets de régler défoimais » ma conduite fur la vie frugale & tempérante r> du Per fan Mirgüp 11. a Quoi! dit le Sultan étonné, Mirgüp eft-il 31 donc le voifin de tous mes fujets >•> ? « En vérité , dit le Vieillard, c'eft Mirgl'fa 31 c'eft ce modèle de tempérance que je propoj> fois hier au foir pour exemple a mon fils 11. Quand le Vieillard & fon fils fe furent retirés, Lémack fit approcher du Tröne ia pauvre familie qui avoit excité la compaflion & Adhim. « De qui voulois-tu te plaindre hier au foir, » demanda le Sultan au père ? tes paroles cou11 vertes me fembloient défigner ton Roi. Parle 11 fans contrainte. Ne me déguife point ia » vérité'».  des GÉNIE s. 189 « Pardon , ö Gloire de la Perfeƒ répondit le » père d'une maJheureufe familie; mon cceur » ulcéré a ofé fe répandre en plaintes devant » mon Seigneur. Les maux que mes pauvres » enfans ont foufferts depuis que 1'on a dé~ >» truit ma cabane & pris mon champ pour y » placer les machines dont on fe fert a abattre » les cèdres des montagnes, & a les defcendre » dans la plaine; ces maux m'ont arraché les » plaintes qui font parvenues aux oreilles de » mon Seigneur». « Efclave , repliqna le Sultan , ta préfomp» tion eft grande. Mais je n'ai pas deffein de yy punir; & ta médifance, quelque outrée qu'elle » foit, ne me fera pas changer. Mais, quelle yy eü Pame charitable qui t'a fait fubfifter hier, yy toi & ta familie ? yy Maitre de ma vie , répondit le pauvre » homme , c'eft a Mirglip que nous devons yy 1'exiftence j>. « C'eft un complot formé , dit Lémack; fïïre» ment ces efclaves ont médité leurs réponfes. » Quelque ennemi fecret $ Adhim leur a in£  ïoo Les Contes s? piré d'élever l'hypoaite Mirgüp au-deffus » de fon Seigneur w. « Ton foupcon eft jufte, ditle Sultan; ache« vons cependant d'entendre ceux que nous » avons rencontrés hier au foir, nous fonge» rons enfuite a punir Finfolence & Thypos> crifie de Mirgüp, comme elles le méritent». On fit donc approcher la veuve de Queshad, & celui qui avoit effayé de la eonfoler en lui infpirant de la confiance en la générofité & Adhim. La veuve inconfolable tomba aux pieds du Sultan, & les paroles qu'elle put a. peme prononcer , furent entrecoupées par les fanglots de la douleur. L'étranger qui étoit auprès d'elle, ému de cümpaflion, attendoit, dans un refpeétueux filence, 1'ordre du Sultan pour parLr a la place de la veuve. « Etranger, lui dit le Monarque , vos fenn timens pour cette femme m'ont charme; jj puifque vous avez été fon confolateur dans » fes peines, foyez auffi l'intcrprète des pen» fées de votre amie ».  des Génie s. 191 « Chef & protedeur de notre foi, répondit 37 l'étranger, cette veuve efl: réellement mon 37 amie, car elle eft Perfanne & foumife a la " loi de Mahomet; & quoique je ne 1'eufie 37 jamais vue avant-hier au foir , fon afmérion » m'a infpiré de 1'amitié pour elle ». « Je vous entends, dit le Prince en fouriant; 3) Ia beauté de cette almable veuve vous touj) che autant que fon malheur, & vous êtès 3? pret a remplir auprès d'elle la place que 3> Queshad ne peut plus occuper 33. «Seigneur, répondit l'étranger, jamais ton 33 efclave n'engagera cette veuve a oublier J3 celui qu'elle a perdu. Le deuil eft un jufte 33 tribut que l'amour paie a la mémoire de la 33 perfonne aimée. Quoique j'aie taché de con33 foler la veuve de Queshad, je ferois bien 33 faché de la voir changer les pleurs de fon 33 alflicTion en 1'appareil d'une nouvelle noce. 33 Non, glorieux Sultan : 1'humanité feule m'a 33 infpiré des paroles de confolation pour cette 37 femme ; & le même fentiment me fait implo33 rer pour elle la bonté du puiflant Adhim 33. «Lémack , dit yivement le Sultan én fe  191 Les Contes »tournant vers fon Vifir, crois-tu que Ie » nouveau favori de mes fujets, ie Perfan » Mirgüp, ait la moitié des vertus de cet » homme compatiffant ? Fais chercher cethypo» crite, qu'il paroiffe devant moi pour être » confondu >». Tandis que le Sultan donnoit cet ordre au Vifir, l'étranger fe profterna au piedduTröne, en difant: « Si Mirgüp a offenfé fon Roi, que tes Gar» des, o Sultan ! le frappent ck le facrifient a « ton jufte reffentiment j>. «Quoi! reprit Adhim avec furprife, es-tu Mirgüp} Efclave officieux ! N'étoit-ce pas » alTez d'avoir mis fur mon palTage , & de n m'avoir envoyé ici cette troupe de tes vils n flatteurs ? Falloit-il encore que tu vïnffes en w perfonne jouer a mes yeux le róle d'un » hypocrite » ? « Son audace eft extréme, ajouta le Vifir; » trop généreux Adhim, fouffre que ce cirne» terre frappe le traitre , ck délivre a jamais »» mon Souverain de fon ennemi». « Arrête , Vifir, dit le Sultan, ne fouillc » point  des Genie s. 193 » point mon Trone du fang de mes fujets. Si cet » étranger eft. tel qu'il paroit ck que la renom« mée ie publie, il mérite la faveur d'un Monar» que , plutót que fa haine ». Tout le ptuple applaudit a ce généreux fentiment. Ils trembloient pour le vertueux Mirgüp. Un mot changea leurs allarmes en une joie univerfelle. Le feul Lemack ne favoit quelle contenance faire. Cependant, il prit le parti de difiimuler. Voyant la réfolution de fon Maitre, ck le contentement univerfel du peuple, ii agit en habile courtifan. Mirgüp étoit toujours profiemé ; le Vifir s'approcha de lui pour le relever. u O Adhim! s'écria Mirgüp toujours clans la » même pofture , fi c'étoit par l'amour d'une »> vaine gloire, ou d'une baffe flatterie que » j'euffe fait mon devoir , je mériterois d'être i> accablé fous le poids de ton indignation; 71 mais fuivre les faints préceptes de notre 31 loi, ck en rapporter la gloire a Alla ck au «Prophéte, eft-ce un crime qui mérite la v colère d' Adhim » i « Léve-toi, Mirgüp , dit le Sultan. J'apTome III. R  104 Les Conté s » plaudis a ton zèle. Tu vivras déformais dans jj la vafte enceinte de ces murailies. Je veux jj jouïr chaque jour de ton entretien verjj tueux 11. « Que mon Seigneur modère les effets de jj fa bonté , répondit Mirgüp ; élevé dans une ii condition baiTe, a 1'ombre des forêts 3 ton ir efclave répondroit mal a 1'honneur que fon ii Maitre daigne lui 'faire. J'auiois mauvaife ii grace a jouér le róle d'un courtifan. Que le jj magnifique Sultan de Perfe laiffe Mirgüp ii vivre parmi fes égaux comme auparavant. ii CeiT affez pour l'efclave , que fon Maitre jj approuve fa conduite jj'. Quoi 1 reprit le Sultan , tu refufes les offres jj de ton Roi 1 La tribu de Xémi, la plus ij puiffante de mes fujets ; les Capitaines de jj 1'armée de Féri^, qui fe font acquis tant jj de gloire dans les travaux de la guerre, follijj citent avec empreffement 1'honneur d'être jj admU dans les Palais de la plaine d'0/v£, & jj Mirgüp , le dernier des Fer/ans , ófe rejetter jj la faveur du Sultan 1 Oui, ajouta le Monarj> que d'un ten févère , continue de vivre  des Génie s. jpy » avec tes pareils. Je punirai affez ta folie en ?* t'accordant ta demande. Va, dans 1'horreur » de tes forêts, pleurer le mépris & la perte » que tu as faite de 1'amitié de ton Roi». Adhim attendre de réponfe, fortit Wquement du Divan avec Lémack, fon Vifir. Le peupléimvh Mirgüp, en admirant fon généreux mépris pour les grandeurs de la terre. ^ L'orgueil du Sultan étoit cruellement mortiflé. L'indifférence de Mirgüp mettoit le comble a fon indignation. Elle eut encore un autre effet. Adhim ne regardoit plus qu'avec dédain fes immenfes Palais, depuis qu'il favoit combien ils étoient peu capables de donner une idéé de fa grandeur a fes fujets, ou méme d'exciter 1'admiration d'un payfan. Lémack, témoïn du troublé de fon Maitre, en concut une joie fecrette. II lui étoit affez indifferent qu'Adhim fut heureux ou non; mais il avoit intérêt a fe conferver la faveur de fon Maitre en le flattant. i « « Magnifique Sultan, lui dit- U , il n'y a que » les grandes ames & !es efpnts fublimes qui 31 puiflent fentir combien les ouvrages que tu Ra  196 Les Contes » fais élever font admirables. Mirglip & fes jj pareils contemplent un Chef-d'ceuvre d'ar» chitecture comme une haute montagne, fans jj favoir en admirer 1'Auteur puifTant. Ainfi 1'oijj feau imbécile qui traverfe la plaine de 1'air jj völe au-deiTus d'un Palais, comme au-deiTus »j d'une chaumière , fans diftinguer le Sultan » de Perfe d'un payfan des montagnes jj. & Lémack, repliqua le Monarque, tu crois » peut-être adoucir mon chagrin par ce dif31 cours , & tu 1'aggraves. Oui , j'ai vu la jj grive occupée a fe faire un nid ; j'ai fouri de 71 fon embarras & de fa foibleffe. Et peut-être 11 a préfent ce même oifeau forme dans Pair, 31 en volant, des cercles qui embralTent dans 11 leur enceinte étroite la magnificence d'Adhim, 31 Cro';s-tu cette penfée bien flatteufe pour le » Sultan de Per je? Crois-tu lui faire ta cour 31 en lui difant que les oifeaux du ciel ne le jj diftinguent pas du moindre de fes fujets jj } « Mon Maitre a raifon d'être mécontent de jj fon efclave , dit Lémack. «r Ton Maitre, reprit Adhim, efl mécon91 tent de lui-même & de fa propre magnihV-  DES G È ft I E S* 197 71 cence , depuis qu'il voit un payfan plus efn timé pour fes vertus perfonneiles, que le v Sultan de Perfe pour fes immenfes Palais. » Lémack , j'eflime moi-même Mirgüp , &c 11 peut-être plus qu'il ne m'eftimc. Tu auras 11 foin de faire donner au plu tot cent fequins' » a la veuve pour qui il témoignoit une affecw tion fi charitable & fi défmtérefïée 11. « Hélas 1 O Gloire de i'Oriant, répondit le' » Vifir, mon Seigneur va donc fe mettre au» deiTous d'un vil payfan ? Quand le Sultan de* »la Perfe donneroit la moitié de fes richefïes »a cette veuve, la gloire d'une telle géné— *» rofité ne feroit pas pour lui, mais pour » Mirgüp. Cet hypocrite femblerok t'avoir » fait fon caiflier & le dépofitaire de fes tré» n fors 11. « PérilTe plutót la veuve, comme 1'ambre » qui fe fond , dit le Sultan, que de m'ex— 3» pofer a de tels propos 11. « Mais, reprit Lémack, pourquoi les folies » d'un payfan atTe&ent-elles Pefprit de mott j» Seigneur, au point de troubkr fon repost * Tu as dix - mille efclaves prê?s a fervir te* R j  198 Les Contes jj plaifirs. C'eft pour toi que Je chaileur , fuivi 5) de fa meute agile , fait lever le cerf dans la jj forêt. Ceft pour toi qu'il va reconnoitre les jj repaires oü la panthère cache fes petits. C'eft jj pour toi qu'il perce d'une flèche empenn'e jj les flancs du tigre & du fanglier. Pour toi, jj Fair retentit des accords de mille inftrumens; jj & la trompette par fes fcns éclatans annonce ij par-tout ta marche brillante & majeftueufe. jj C'eft pour toi que le foleil répand la lumière jj fur tes immenfes tatimens ; c'eft pour tos jj qu'il fait de beaux jours. Les filles de 1'Orient jj s'embelliffent pour ton plaifir : c'eft pour toi >j que leurs cceurs innocens s'ouvrent aux feux jj de l'amour. Tous les yeux font ouverts fur jj toi, Tu es comme un Dieu qui donne la jj vie a tout ce qui refpire autour de tci jj. «Et quel eft donc ce plaifir que tu me jj vantes , reprit Adhim ? Eft-ce d'être le tyran jj des bois; de répandre la terreur dans les jj forêts; de faire tornber fous les coups de jj mes chaffeurs , le lion fuperbe, Ia panthère jj & les petits qu'elle a concus & alïairés ? » Lémack 3 le Sultan de Perfe fera-t-il donc ' l  des Génie s. 199 j» confifter fon bonheur «i enfanglanter la forêt « du fang de fes hótes , a la faire retentit des v longs mugiiTeraens du tigre & des autres ani» maux qui 1'habitent ? Ma réputation n'eft?> elle donc fondée que fur les éclats bruyans j) de la trompette, qui fe dilTipent dans 1'airr » Veux-tu donc me faire accroire que c'eft » pour mon plaifir que le foleil fe leve,lorf>j qu'il éclaire d'autres régions avant de briller » fur mes États , & qu'il les quitte pour porter » fa lumière fur un autre hémifphère ? Me » fuppofes-tu aiïez de foibleffe pour tirer vaïj nité de l'amour de mes femmes ? Lémack, ce » n'eft pas moi qu'elles aiment, c'eft la pompe 1 » & 1'éclat qui m'environne, ce font mes tré» fors & ma faveur. o Vjfir I il n'y a point »de vrai plaifir fans le témoignage d'une v bonne confcience. Sans la vertu, tous les jj autres biens ne font que vanité. Mirgüp goü» tera plus de folide bonheur en faiïant une » bonne aétion, qu''Adhim n'en peut goüter » fur le trone de Perfe , au fein des grandeurs » & de la volupté... . » Lémack, continuale Sultan, Mirgüp mé-  aoo Les Contes w rite d'être notre ami ; & il defirera de 1'être^ » lorfque nous ferons aufli vertueux que lui. »Amene-le moi demain avant le lever du >> foleil». yy La volonté & Adhim eft la loi de fon Vifir, yy répondit Lémack yy. Ainfi paria le Vifir en diftimnlant fon dépit. II avoit de la répugnance a exécuter les ordres de fon Maitre, & en même tems il craignoit les fuites de fa défobéÜTance 3 s'il en différoit Vexécution. « Le vil efclave, difoit-il en lui-même! fes yy vertus ruftiques ont corrompu 1'ame magnin fique d''Adhim. Tandis que le Sultan feloit yy paffer les eaux du fleuve Abutour au travers n des rochers ,. je le conduifois dans les routes » ténébreufes de 1'illufion. A mefure que fon » ambition crohToit, j'élevois rédince de ma » fortune; les pierres que je lui fefois entaffer v> les unes fur les autres, étoient autant de dén grés qui fembloient 1'élever jufqu'au ciel, » & moi jufqu'au trone. Ces idéés de grandeur yy 1'occupoient tout entier. II me laiiïoit le foin »du gouvernement; fon ame étoit déformai&  des Genie s. lot » trop grande pour s'abaifler a conduire des » hommes; il jugeoit plus glorieux d'arranger » des pierres, de couper des montagnes , d'a»> battre de grands arbres. Cependant 1'or de » la Perfe entroit dans mes coffres : tout plioit «devant moi; & lorfque je palTols, les fem» mes, les enfans , tous les Per fans s'inclinoient » jufqu'a terre en criant: Lémack vient, prcf» ternons-nous en fa préfence. A chaque pas, » j'écrafois quelque vil efclave . & les Perjans » imbéciles recevoient la mort de ma main, » comme un paiTepcrt pour entrer dans le ij Paradis du Proohète. Si je daio;nois fourire » a quelque femme , fon mari tremblant ve« noit me ï'ofTrir; c'étoit pour lui un honneur » que le fang de Lémack fe mêlat a celui de fa » poftérité. Si la femme, par un vain préjugé , n refufoit de fe rendre a mes defirs , fa maifon » démolie, fes enfans malTaciés , fon mari emv palé, & elle-même livrée aux plus terriblcs » cliatimens annoncoient mon indignation. »Ainfi Lémack étoit honoré , lorfque le » Suiian s'occupoit tout entier du plaifir de 3> voir s'éiever fes immenfes Paiais. A preien*  202 Les Contes » que fon plan eft rempli , que Ja plaine eft V enceinte cl'une quadruple muraiile , fon efprit » oifif cherche d'autres amufemens ; & , au V défaut du vice > la vertu a fait un effort pour '■> semparer de fon cceur. Mais je fcaurai pré- V venir ce malheur. Je femerai Terreur fur fes » pas. Sur tout je lui óterai Ia vue de ce modèle » de frugalité & de tempérance pour lequel » ü a pris tant de %oau Mirglip trouvera bien- V tót la route du Gel après lequel il foupire. » Je lui apprendrai \ être vertueux fous le »régne de Lémack » l Telles étoient les penfées de Lémack. Dès qu'il fut rentré dans fon Palais, il réfolut d'envoyer un alTaffin maiTacrer le vertueux Mirglip dans famaifon, oü il lui étoit aifé de s'introduire , en demandant a lui parler de la part du Sultan. Après un moment de réflexion , Lémack craignif que cet expédient ne réuffit pas felon fes defirs. Une réfiftance ouverte pouvoit aigrir le cceur du Sultan, & 1'affermir dans fes réfolutions vertueufes. Souvent en détruifant une plante , on en fait pomTer mille autres  D E S G É N I S S. 205 de la même fouche. Il prit le parti de céder en apparence aux circonftances , & d'aller trouver fecrettement le forcier Falri, dont il avoit recu les lecons, dans fon enfance,d ans les cavernes de Goruou. Pour cet effet Lémack quitta fa robe da Vifir j & prl/t Phabit d'un dévot. Mais de peur que cette fauffe apparence ne prévint Falri contre lui, &c pour lui perfuader que ce n'étoit qu'un jeu , il prit un flacon du meilleur vin de TM , avec quelques autres mets déiicats pour en faire préfent au forcier. II fortit de fon Palais dans cet équipage, & prit le chemin des cavernes de Goruou. La demeure de 1'encbanteur étoit dans la partie la plus épaiffe de la forêt, a Crois lieues du Palais Royal d'Le Vifir eut foin de marcher par les fentiers le moins pratiqués, de peur d'être rencontré. S'il eüt été reconnu par quelques Perfans , ils n'auroient pas manqué Foccafion de fe venger des maux dont il les accabloit. L'antre de Falri étoit environné d'un troupeau de cochons qui grognoient fur'un tas  304 Les Contes d'avoine & de glands que le forcier leur avoit fait jeier : un ruifTeau d'immondices couloit de leurs étables, &, en couvrant la terre, infectoit Fair d'une puanteur infupportable. Lémack reconnut a ce figne , qu'il étoit prés de la demeure de fon ancien Maitre. II traverfa le troupeau , mais avec quelque danger. Les gardes immondes du forcier , élevant leur grouin contre lui, s'oppofcrent d'abord a fon pafiage , puis fentant le fumet des méts déiicats qu'il portoit fous fes vêtemens, ils 1'affailiirent de toutes parts, & ils 1'auroient dévoré> s'il ne s'étoit précipité en hate dans 1'antre de Falri. La caverne ne fentoit pas plus agréablement que les étables des pourceanx, On voyoit de tous cótés des marqués non-équivoques d'ivrc£nerie &; de gloutonnerie : les débris qui couvroient le pavé annoncoient a Lémack qu'il venoit trop tat d pour partager la débauche de Falri. Le forcier étoit étendu dans 1'endroit le plus élevé de la caverne , la tête appuyée fur une main grafie & malpropre. La lie du vin dont il   Tom- 3e fa?- 2>?A  DES G É N ï E S. 20f il s'étoit enivré découloit de fa bouche : fes petits yeux hagards étoient a moitié fermés par la langueur de 1'ivrefTe. Son teint blafé, & fon nez chargé de rubis marquoient fes excès. Sa barbe longue & fale étoit couverte des reftes des différens méts , dont il avoit affouvi fa gourmandife depuis plus d'un mois. Son eftomac, trop plein, obligé de fe décharger d'un poids fuperflu, avoit laiffé fur fes lèvres des traces du courant de matières fétides qui en étoient forties. Ses dents noires de pourriture reffembloient a un doubje rang de charbons éteints,au travers defquels on entrevoyoit fa langue livide d'oü pendoient quelques gouttes de moifilTure. Ses vêtemens étoient dans un pareil défordre; fon turban étoit a fes pieds ; fa ceinture a moitié déchirée couvroit imparfaitement fa tête ; & fon corps a demi-nud dans une pofture indécente , étoit 1'emblême de fa brutalité. Auprès de lui un long tube chargé de tabac allumé rempliffoit la caverne de fa fumée puante. A fa main droite étoit une calebalTe pleine d'une liqaeur vulgaire. Quand le Vifir entra, 1'enchanteur Falri TomelJI. S  ac6 Les Contes 1'accabla d'irnprécations & d'exécrations ; mais dès qu'il reconnut fon ancien difciple fous 1'habit d'un dévoc Mufulman , il fe leva fur fes fambes tremblantes , s'avanca vers lui , & étendit fes bras immondes pour 1'embiaiTer, « Que m'apporte Lémack, dit le forcier ? 5> Les feftins de Raglai envoient-ils quelque ii tribut a la caverne de Falri ? ou bien, tous » les bceufs de la plaine cYOre^ font-ils dé» vorés ? Tous les flacons cY Adhim font-ils ï> vuidés » ? « Hélas ! répondit Lémack en fonpirant, ton 3) fils étoit autrefois le Roi de la plaine ÜOrez. j) Sa voix étoit 1'unique loi que Pon fuivit dans 33 toute la Perfe. Adhim étoit magnifique , & 3> Lémack abfolu. Je paflbis le jour dans des >» fêtes continuelles , & la nuit dans la débau3> che. Mais hélas I mon triomphe efl: fini. Ad-nhim fe réveille du fommeil de Terreur oü 3> j'avois eu foin de 1'entretenir. 1! prend du 33 goüt pour la vertu. Un Payfan va devenir 33 fon modèle & fon confeil, fi le pouvoir de 33 Falri rte nous délivre de Mirgüp & de fk danJ3 gereufe vertu ».  DES GÉNIE S. 207 u Quoi ! Lémack , dit 1'enchanteur , tu es »> Vifir, & tu viens me prier de te délivrer jj d'un efclave 1 Que n'ordonnes-tu a tes Gar»> des de mettre en pièces le vil Mirgüp ? Pais* » le malTacrer cette nuit, & ne crains pas de 33 le rencontrer demain fur ton paiTage». ic O mon Maitre ! reprit Lémack , j'avois « fongé a. cet expediënt. Adhim ne prendra pas jj le change. ii s'irritera : il fera chercher le ■n meurttier; & le coup dont j'aurai frappé mon » ennemi retombera fur moi ». « Eh bien! dit Falri, laifle vivre ce Payfan , »1'ami d''Adhim. Retourne en paix dans ton » palais ; & demain , lorfque tu paroitras en s> préfence du Sultan , dis-lui que Mirgüp n'eft j) pas en état de fe prefenter devant lui, paree 3> qu'il eft ivre de vin)?. « Cet expédient ne réuftira pas mieux que 3» 1'autre, dit Lémack. Le Sultan 1'eftime trop » pour le croire capable de s'enivrer. ii me s> foupconnera de menfonge , fera venir Mir3> glip; & ma fourberie découverte me fera » perdre pour jamais 1'eftime du Sultan ». u Ne crains rien , répliqua le forcier. Si Ad» Si  ao8 LesContes "/Woncoitde pareils foupcons, engage-toi » a lui faire voir Mirgüp ivre la nuit fuivante , » & laiffe-moi la conduite de cette affaire. Tu » peux te repofer du refte fur mon art qui ne "m'a jamais manqué ». « Je laiiTe tout a la prudence de Falri, & » au pouvoir de fon art, dit le Vifir. Le tems »> prefTe, je vais reprendre le chemin de la »> plaine d'Ore^ ».. Lémack prit congé de 1'enchanteur , fans lui donner le flacon de vin , & les méts délicats qu^il lui avoit deflinés. II jugea que Falri n'avoit befoin ni de boire ni de manger : 1'état oü 511'avoit trouvé le lui faifoit ainii penfer. D'ailleurs il étoit lui-même fatigué de fon voyage. 31 s'arrêta dans 1'épaifTeur de la forêt, oü il dévora avidement tout ce qu'il avoit apporté , fans le partager avec perfonne. Le lendemain, Lémack fe rendit au Palais du Sultan. Adhim demanda oü étoit le Perfan Mirgüp. Le Vifir répondit comme Falri le lui avoit confeillé. . « Gloire de la terre, dit-il en fe profternant! »> quel eft celui qui peut t'être comparé pour  DHS GÉN1IS. 1C9 „ toutes les perfedions de 1'efprit & du corps. , Toi feul es fupérieur a toutes les habitudes „ déréglées. Toi feul ne relTens pas 1'empire „ des paffions. Mirgüp gagne 1'affeaion de tes „ Sujets , 6 magnifique Sultan i il répand par„ tout les elfets de fa bienfefance : il foulage „ la mifère de fes pauvres voifins. Mais, fati„ gué de Fauftérité des devoirs du jour, les „ ombres de la nuit fervent a couvrir la liberté „ avec laquelle il travaille a réparer fes forces „ épuifées, pour fe difpofer a d'autres travaux. „ilfait coulerdans fes veines le jus délicieux „ de la grappe. Ainfi, en fe délafiant de la fa„ tigue du jour paffé, il prend de nouvelles forces pour lefuivant». « Lémack, dit le Sultan , vous m'étonnez. Le „ fage Mirgüp , dont tout le monde exalte la „ tempérance, feroit l'efclave du vin 1 Non , Lémack, cela ne fe peut». « Ton ame droite, 6 Sultan ! t'empêche de „ foupconner d'hypocrifie , un homme que tu „ eftimes, répondit le Vifir. Pardonne la fin„ cérité de ton efclave. Le menfonge fuit de„ vant toi , & ta pénétration fait tomber le S 3  aio Les Contes „voile dont il fe couvre. J'ai de la répugnance „ k apcufer mon frère. Mirgüp efl mon ami 9 „ il m'eft uni par les liens de la vertu & de la „Religion. Je m'emprelTerois de cacher fes „ moindres défauts ; mais tu veux apprendre ü ia vérité de ma bouche. Scache donc, ó „ Sultan ! que, ponr obéir è tes ordres, je fuis „ entré ce matin dans la cabane de Mirgüp , & „ je 1'ai trouvé étendu fur le pavé, un flacon „ Vlijde a cóté de lui. J'ai été furpris & fadié „ qu'un fage fut fujet a un vice fi bas. Je fuis » forti fans éveiller Mirgüp , pour venir te „ rendre compte de ma commiffion. En reve„nant, j'ai appris d'un de fes voifins que ce „ n'eft pas la feule fois que ce Pay fan ait été „ furpris dans cet état. II m'a dit que Mirgüp „ s'enivroit toutes les nuits; ainfi, mon Sei„gneur peut aifément s'affurer dès la pro„ chaine nuit de la vérité de mon rapport ?>. « Ceft ce que j'ai deffein de faire , dit le „ Sultan. Lémack s lailTe-moi feul; reviens ce „ foir avec les deux habits de déguifement qui 3, nous ont déja fervi ». i Lémack obéit. Sur le foir il revint au Palais  DES G i N I E S. III du Sultan. Adhim & fon Vifir , déguifés , fcrtirent d'Ore{ pour fe rendre a la cabane de Mirglip. Cependant Falri, auffi déguifé , entra dans la ville de Raglai. II avoit pris un habit de Matchand» II frappa le même foir a la porte de Mirglip , qui le recut civilement, felon fa coutume , & lui fervit des rafraichiiTemens, le prenant pour un voyageur qui venoit de loin , & qui patTeroit peut-être la nuit chez lui. Le faux Marchand , après avoir bien mangé , feignit d'être excédé de fatigues ; & demanda r en foupirant y fi Mirglip n'auroit pas un peu de vin a lui donner. Mirgüp, furpris de cette queftion, lui dit qu'il n'en avoit point, & que fa maifon n'étoit pas faite pour recevoir les impies, rebelles a la loi Ól'Alla & de fon Prophéte. meté , dit le Vifir avec emportement! As~tu « déja cuvé ton vin ? Ne te reffens-tu plus des » débauches de la nuit ? II faut que tu y fois » accoutumé, puifqu'elles font fi peu d'effet »fur toi. Mais Adhim fera ton juge, infame » fcelérat. — Gardes, n'avez-vous point trouvé » de complices avec Mirglip ? N'y avoit-il pas » encore quelqu'un avec lui , lorfque vous » 1'avez trouvé étendu ivre fur le plancher » \ « Juge équitable, répondit le forcier déguifé, w en fortant d'un coin oü il avoit fait femblant » de fe cacher , que Lémack me promette mon » pardon , & ma bouche lui dira la vérité ». « On te pardonnera, dit Lémack, fi tu dér> clares au Sultan ce qui s'eff paffe cette nuit » entre toi & Mirglip. En attendant tu feras » chargé de fers comme lui, & conduit de ce » pas au Divan »,,* Le Peuple étoit affemblé fur leur paffage.  DES GÉNIE S. 11* Une foule innombrable fuivit le Vifir & les deux piïfonniers jufques dans le Divan. Mais Mirglip étoit feul 1'objet de leur inquiétude. Adhim étoit affis fur fon trone. Lémack fit avancer Mirglip, & dit au Sultan en le lui préfentant: «O Prince ! voila Phomme que la Perfe j> aime plus que fon Souverain : voila cet hy» pocrite qui prêche la vertu le jour , & qui >» s'enivre Ia nuit. ïl abufe ton Peuple par les » dehors trompeurs d'une fainteté afTe&ée. Le »> jour il ne patle que de tempérance, & lorf» que la nuit approche , il maudit Alla & fon » Prophéte dans les tranfports de fon ivreffe ». Le Peuple alTemblé murmuroit de Pemoortement de Lémack, Étonnés du fuccès de fa profonde malice , ils n'efpéroient pas que leur ami échappat du piége qu'on lui avoit tendu. « Vifir, dit le Sultan d'un ton modéré, nous j> fommes ici pour juger des faits, & non pas 5> pour donner des marqués d'un zèle emporté >3 par des expreffions peu ménagées. Qui efc-ce » qui accufe Mirglip 33 ? « Ce Marchand qui a paffé la nuit avec lui?  at<5 Les Contes » & que nous avons pris dans fa maifon, ré~ » pondit Lémack. Séduit par I'hypocrite Mir» , & repentant de fa faute, il s'offre de «lui-même a dire la vérité, fi mon Seigneur » veut bien lui promettre le pardon de fes jj crimes jj. En achevant ces mots , le Vifir préfenta Ie faux Marchand au Monarque. « Père des Croyans ! Protecleur de Ia foi, i» s'écria Falri, profterué devant le trone , que » mon Maitre daigae pardonner a fon efclave; >» & je parlerai jj. « Parle, dit le Sultan , ne me déguife point « Ia vérité. La Juftice,douce & compatifiante, » te pardonnera en faveur de ta fincérité jj. « En entrant hier au foir dans ta ville de vRaglai, continua le Marchand , je rencon» trai Mirglip , que je n'avois jamais vu. II jj m'aborda civilement, en me demandant fi je jj voulois partager avec lui fon fouper. Je le jj remerciai de fon offre & le fuivis , fort charjj mé de cette bonne rencontre. II me fervït »quelques racines & un peu de riz bouilli. » Après ce frugal repas , il me dit: Marchand , v êtes-vous  DES G £ N I E S. 217 * êtes-vous un homme difcret ? Vous devez j> être fatigue, & un flacon de vin efl jufte» ment ce qu'il vous faut pour vous remettre. » Ce fut en vain que je lui alléguai la loi du v Prophete, ók la défenfe du Prince. Mhglip » me prefla de fuivre fon exemple : il me » donna une petite talie , ck prit pour lui une » coune énorme ccmme une mefure de riz. n Par des rafades répétées, nous eümes bientót j> vuidé notre premier flacon. Mirglip en alla » chercher un autre. v Plus nous buvions , plus notre cceur s'é>» panouïflcit. Ma' chand, me dit ccnfidemment » Mirglip s je n'invite ici que des étrangers , » ck jamais plus d'un a la-fois ; jamais encore » je ne garde chacun plus d'une nuit. Vous » êtes fans doute furprjs qu'un pauvre Payian » comme moi puhTe fupporter cette dépenfe » continue ; car je bois toujours du meilleur » vin. Vous fc,aurez donc que j'ai feu gagner j» 1'eftime des plus riches Marchands de Ra»j glai. Ils m'apportent leurs aumónes pour les j) diflribuer aux veuves a aux orpheiins, 6k aux j> pauvres de toute efpèce. Je remplis en partie Tornt IJL t  ai8 Les Contes " leurs preufes intentions. J'emploie le jour >» a diftribuer de cóté & d'autre la moitié de » 1'argent qu'ils me confient, & par cette con» duite je paffe pour un grand Saint aux yeux » du Peuple. l'autre moitié fournit a ma déj> penfe ; je Pemploie a me procurer chaque » nuit quelques flacons de cette liqueur déli» cieufe, dont le Prophéte jaloux nous a dé» fendu Pufage ». « Mais, lui dis-je , comment faites - vous j> pour empêcher les étrangers qui paffent la ï> nuit k boire avec vous de vous trahir » ? « Mirglip me répondit myflérieufement que » c'étoit un fecret qu'il ne révéloit k perfonne. «Je conjeéturai qu'avant de renvoyer chacun ?) de fes convives, il leur fefoit boire quelque » liqueur qui leur ótoit la mémoire de la déj» bauche qu'ils avoient faite dans la maifon de Ti cet hypocrite. Comme je n'étois pas encore n épris de vin , je réfolus de garder ma mé» moiré , & de ne plus rien prendre. ?>Mes foupcons étoient juftes. Quelques s» heures après cet entretien, comme j'allois » prendre congé de Mirglip , il tira une petite  T> E S G É N 1 I 5, » boutellle qu'il me dit contenir un vin pré» cieux , dont il ne donnoit jamais qu'un coup » a chacun. » II m'en verfa plein ma taffe , mais je fis » femblant de le boire, & réeilement je répan» dis la liqueur dans mon fein. Par cette » adrelTe, je confervai ma mémoire, & me fuis » ménagé le moyen de découvrir a mon Sei» gneur 1'hypocrifie de Mirgüp ». Quand le faux Marchand eut fini de parler , il s'éleva un grand bruit dans l'aflemblée. Le Peuple ïndigné s'écria de tous cótés : « Mir» glip9le pauvre Mirgüp eft pris dans les filets » des méchans ! PuiiTe le Prophete délivrer fon » ferviteur des effets de leur rape » ! « Le rapport du Marchand eft vrai , dit le » Monarque; j'ai été moi-même témoin d'une » partie de ce qu'il a dit. Je me fuis déguifé » pour voir par mes yeux la vérité; & lorfque » je paftbis devant la maifon de Mirgüp , je » 1'ai vu rentrer chez lui avec un large flacon » de vin ». II n'en falloit pas davantage pour faire condamner Mirgüp. Son procés femblcit fufëfam- Ta  aio Les Contes ment inftruit. Le Sultan ne vouloit pas mème que 1'accufé répondit. u Ta langue s lui dit-tl , eft accoutumée aa yy menfonge ; & je n'ai pas befoin d'entendre n les impoftures que tu as méditées pour ta » juftification n. " Lémack fit faifir le coupable, & donna ordre aux Gardes de le faire fortir furie champ, de peur qu'il ne s'oubliat jufqu'a blafphémer contre Alla & contre fon Roi. L'infortuné Mirglip fut contraint de céder a la force. Lémack fe fhttoit qu'il feroit d'abord exécuté. Mais ie Sultan , malgré fon indignation, fe fentoit ému en faveur de Mirglip. II différa de prononcer contre luil'arrêt de mort, & ordonna au Vifir de le faire garder dans la tour qui étoit au pied de la montagne , oü s'élevoit le Palais du Sultan. Le lage Perfan fe foumit a fon fort„& fans fe mettre en devoir de répliquer , il fuivit tranquillemmt les Gardes qui le conduifirent a U tour oü ils avoient ordre de 1'enfermer. Ce netoit pas alTez pour Lémack d'avoir calomnié Mirglip. II fentoit que le Sultan avoit  DES G £ N I E S. 2.21 de la peine a quitter les feminiens vertueux qu'il lui avoit infpirés. II crut nécefTaire de hater la mort de 1'un, & d'afTermir 1'autre dans fes premières erreurs. II fit cheicher les plus belles efclaves qu'il fut poffible de trouver. II s'en fervit pour d\ftraire 1'efprit du Monarque de fes nouvelles idees de vertu, par les charmes de l'amour & de la volupté. Les ordres du Vifir étoient toujours auffi-tot exécutés que donnés. La crainte donne des ailes aux efclaves. Les plus belles femmes de Perfe furent conduites au férail du Sultan , fans égard pour le rang, & contre toutes les loix de 1'honnêteté. Cependant Lémack choifit les trente plus belles; & après les avoir fait orner le pius galamment, & le plus richement qu'il fut poffible, il les conduifit iui-même dans la fuperbe galerie ou Adhim venoit affidüment prendre le frais vers le milieu du jour. Le Sultan , qui avoit pu chaffer Mirglip de fa préfence , ne pouvoit le bannir de fa penfée. Loin d'être flatté du zèle ofiicieux de Lémack 9 T3  r±c>'*~ Les Contes il lui ordonna de fe retirer avec fes femmes. II eut peine a digérer cette mortificatioa. Mais voyant Fair rêveur du Monarque , il n'ófa le diftraire. II fe retira, & fit figne a fes trente Beautés de le fuivre. Le Sultan qui avoit jetté un coup-d'ceil indifférent fur toutes ces femmes, en avoit remarqué une qui fembloit charmée de 1'ordre qu'il venoit de donner a fon Vifir de les faire retirer. C'étoit celle qui Pavoitle plus frappé en entrant. Ses yeux étoient alors modeftement baiffés, &L fes bras croifés en figne de défefpoir. Mais au moment que Lémack leur avoit dit de ie fuivre, elle avoit levé les yeux au ciel avec tranfport, tandis que toutes les autres avoient paru mortifiées de 1'indifférence du Sultan. « Vifir, dit le Prince , quelle eft cette fille " & réjouït de me quitter »? La belle Nourcnhi, c'eft ainfi qu'elle s'appeloit, trembla a Ia voix du Sultan. Elle connut a ces mots qu'Adhim avoit pris garde a fes tranfports qu'elle avoit mal difiimulés ; le voile païe de la crainte couvrit 1'éclat de fon teint vermeit. Nourcnhi étoit encore belle fous le voile de  des Genie c. 2*3 lapaleur. Ses yeux n'avoient pas perdu toute leur vivacité ; & la régularité de fes traits n'en avoit prefque pas foufFert. Au contraire, elle avoit un air de Iangueur, qui, en tempérant 1'éclat de fes charmes, le rendoit plus touchant. « O Alla ƒ s'écria le Monarque en la conyy templant: qui êtes-vous, fille de Perfe, vous » dont le corps eft blanc & poli comme les pi» Kers d'albatre du temp'e ; vous dont le fein *> s'agite comme un chevreuil pantelant qui » cherche 1'ombre des buiffons; vous dont le •s front s'élève comme un hémifphère radieux » & tout éclatant de gloire yy ? «Seigneur, répondit Nourcnhi, tu voisates s> pieds la fille d'un pauvre payfan, dont la vieil>: leffe & les infirmités font a préfent fans aucun 33- fouticn , depuis qu'il a perdu ma feeur KaphiV ra » & que j'ai été enlevée a ce vieillard in3> fortuné pour être efcave dans ton férail ». « Fille célefte, dit le Sultan en s'emprefTant j? de la relever , périiTe celui qui a ofé outrager » ton père refpeétable , en lui enlevant les feuls v sppuis de fa vieilieiTe ! n Lémack, continua vivement Adhim > d'ou  sï4 Lis Conté s n vient cette tendre fleur qui répand une odeur ij fi fuave ? L'a-t-on arrachée par force du lieu »oü elle a pris naiffance ? Ou , fièrè de ia » beauté , vient-elle briguer d'eile-même i'honp neur d'être Reine de Perfe »? « O Royal Sultan! dit le Vifir, cette fleur n eft tombée par hafard entre mes mains. Lé~ » mach ignore le lieu de fa naiffance, ck le nom » de fes parens ». « Chef d'ceuvre de la nature, dit Adhim a la » belle Nourenhi, quelle mine précieufe a pro» duit 1'éclat dont tu briiles a mes yeux ? Je veux j> la tranfplanter dans la plaine cVOre^. Tu feras » aflife fur le Trone de Perfe ; ta beauté t'en « rend digne , ck ta familie fera la mienne ?>. u Hélas i répondit Nourenhi en verfant un » torrent de larmes, mon père accoutumc a » une vie obfcure ck frugale maudirok fa fille , j> fi mon Seigneur vouloit changer fon fort, en » celui d'un Courtifan. Que dis-je ? Peut-être »> j'offenfe mon Seigneur. — Non, ö puiflant sj Monarque! terreur de la terre , le pauvre » vieillard ne defire point tant d'honneur. Son w grand age fuccombe fous le poids du malheur.  D * S G £ N I E S. 215 » II fouffre fans fe plaindre. Ce qu'il regrette , » ce n'eft pas de mourir; c'eft d'ignorer le fort » de ce qu'il a de plus cher au monde „. « Par Mahomet, ton père refpeclable eft un » Saint, dit le Sultan. Le portrait que tu me »fais , m'intéreffe pour lui : tes lèvres ne » peuvent prononcer que la vérité; tout ce que » tu dis eft aimable comme toi. Apprends-nous » feulement le nom de celui a qui tu dois la vie. » Lémack lira chercher, & il fera notre ami „. « Pardon, ö puiflant Roi! dit Nourcnhi en feu» pirant, je n'ófe prononcer le nom de mon père » devant mon Seigneur. Car, lorfque les émif«faires de ta Cour forcèrent le bois tranquille » qui avoit caché jufqu'a ce jour ton efclave , il » me dit: Nourenhi, ne découvre jamais a per» fonne cet afyle facré qui a ft long-tem» caché » ten père aux yeux du Tyran ». « S'il eft ainfi, reprit le Sultan, je veux ignorer » oh il eft, jufqu'a ce que j'aie couronné la belle » Nourenhi Mais lorfque le diadême de Perfe » brillera fur ta tête, alors il faudra furprendre » agréablement le vieillard , & aller lui annon» eer que le Sultan eft fon gendie »a  226 Les Contes « Alla me préferve d'oublier jamais les legons •n de tempérance que me donna mon père, rév> pondit Nourenhi avec une fermeté au-deftus » de fon age & de fon fexe! Non, Adhim, j'ai « appris a préférer les humbles vertus dont Mir« glip nous donne 1'exemple, a tout 1'éclat qui » environne le trone de Per je v. « Cela fuffit, dit le Monarque en fe tournant v vers fon Vifir: cet hypocrite ne fe contente ?> pas de s'enivrer chaque nuit; il féduit encore » les plus belles filles de mes États ». « Élevés enfemble , Mirglip & moi, depuis » notre première enfance , dit Nourenhi, nous v nous aimons d'une affeétion pure &. fainte. j> Alla & fon Prophéte ont fouvent entendu » nos chailcs foupirs & nos ferventes prières ». « C'eft affez , dit le Prince. Efclaves , qu'on ?> fafte retirer cette femme audacieufe. Que la j> hache tombe fur le cou de Mirgüp. Son crime v eft fuffifamment prouvé. II eft tems de délij> vrer la perfe de cet hypocrite qui la fédutt ». Le Vifir preffa les muets d'exécuter 1'ordre de leur Maitre. En vain Nourenhi, étendant les bras vers le Sultan, vouloit demander grace.  DES GÉNIE S. 227 Les gardes 1'entrainèrent par force hors de la galerie peinte ou le Sultan refta feul. Adhim, agité de penfées fombres, fe jetta fur un fopha, attendant avec impatience le retour du Vifir avec la tête de Mirglip. II entendif du bruit dans la cour. II fe leva & courut a la fenêtre, foupconnant que Lémack, pour rendre le fupplice du coupable plus frappant, le fefoit exécuter dans cette même cour a la vue de tout le peuple. Mais 1'embonpoint du Vifir avoit retardé fa marche , a fon grand dépit; ck fa méchanceté impatiente n'étoit pas encore rafiafiée du fang de 1'innocent. Lorfqu'il traverfoit avec peine la foule du peuple, deux Imans 1'avoient arrêté. Adhim les vit profternés a fes pieds, & lui parlant ainfi: «Vice-Roi de la Perfe, lui difoit » Fun, nous venons dénoncer au Sultan un fa1» crilége qui a ofé abufer les oreilles facrées de »ia juflice par des menfonges prémédités « Retirez-vous , vils Prêtres , répondoit Lêj> mack, tout hors de lui-même. Le Sultan n'a v pas le tems d'écouter vos vifions fanatiques.  E S C O N T E s bl VOus °fez remettre les pi*ds dan. P . »> de ce oalais ;flf • pi^ds dans 1 enceinte paJais, Je ferai völer vos têtes oar ci.iT » ces muraiile* Ar > par-aeilus ailie$ > & Ies enverrai prêcher Tan- garcne, je ne veux pas que i'on mal,™,, r - «»o„ les Miuiftres de m0„ Di>q • . Z ' ' P a"an' 'a fainteté de ta» ca'"■aaere ,ls vlole„t nos Loix, alors ijs J -v^« Plus féïèremen; V';-- » -tres: car fls doivenc d„„„er ïexeol 2 :p"b^ce qu,k Jg£ «M^jenevoispasquelrualü^/avo; vemrrévéler des crimes fecrets f ,t f » ^ eit pJutot une r • i une «ction famte oue Pan M narque, vous avez un acce* lik » d' >*//„ • s llbre auprès < ^ , pourquoi vous interdirois-je PenLe •*^*^ftfemc cette » conv,ent aux Minifïres de la vér.V ' ,? » & aue le» Pr^ /i e ererneJle; »le  des Genie s. 229 » le vrai par la crainte des hommes , foient en » horreur aux Princes de la terre , comme ils » font coupables devant Dieu ». Lémack , fe voyant furpris par le Sultan , changea de langage : il tacha d'excufer fon emportement. u Gloire de la terre, dit-il au Monarque, » j'ai eu tort de parler avec tant de vivacité v aux enfans de notre Prophete. Mon zèle m'a » fait paffer les bornes de la modération. J'é»tois faché que ces Envoyés du Ciel retar« daffent i'exécution des ordres de mon Sei» gneur contre 1 impie Mirglip j & dans 1'excès i> de ma colère je n'ai point eu alTez d'égards » pour les Imans refpeclables que j'honore en v toute occafion ». « Je te pardonne, dit le Sultan ; je connois j> ton zèle pour 1'honneur de ton Maitre. Fais » monter ici ces deux Imans , & lauTe vivre » Mirglip jufqu'a ce que je les aie entendus ». Le Vifir obéit avec une joie feinte. II les conduifit lui-même dans la galerie des peintures. En entrant, ils fe profternèrent devant Tome III. V  Les Contis Adhim, qui leur commanda de déclarer le iujet de leur vifite. « Prince , dit le plus agé, toi a qui le puifj> fant Alla a confié le gouvernement d'un j> Peuple nombreux , pardonne la hardiefle de » tes efclaves , qui ófent t'afturer de 1'inno» cence de Mirglip ». « Saints vieillards, leur répliqua le Monar» que, je pardonne tout , excepté le men» fonge. Prenez garde de mentir devant moi. yyL'hypocrifie de Mirglip eft trop évidente 5> pour qu'une impofture adroite puifle défor» mais en cacher la malice ». « Sultan de Perfe , répondit le même Iman , jj il y a aujourd'hui ftx jours que le Vifir vint » avec la troupe de fes Gardes pour fe faifir » de Mirglip ; & nous n'avons appris qu'hier » qu'il étoit accufé d'ivrognerie par un Mar?> chand qui avoit logé chez lui. Si nous 1'a» vions feu plutot , nous n'aurions pas tani yy tardé a venir le juftifier des calomnies du » Marchand. » La nuit avant fon emprifonnement, Mir*  des Genie s. 231 u glip vint nous dire qu'un voyageur étranger 11 étoit chez lui, qu'il étoit excédé dé fatigue, 71 qu'il lui avoit demandé un peu de vin, di?> fant que , s'il lui refufoit ce cordial, il alloit 11 expirer fur le champ. C'eft-pourquoi , ajouta 11 le charitable Mirglip, je vous prie de venir a 77 fon fecours, & de le confoler avant que le 37 voile de la mort s'étende fur fes yeux. Vos 11 bonnes prières fléchiront le Prophéte , & il »ne mourra point. «Les inftances de Mirglip étoient fi pref» fantes que nous le fuivimes auffi-töt. Nous » trouvames réellement le voyageur étendu v par terre, qui nous dit d'une voix foible & 11 gênée , qu'il n avoit plus que quelques mo77 mens a vivre. 77 Nous 1'exhortames a fe réfigner a la mort, w fi le Prophéte 1'appelloit a lui ; & nous paf« fames la nuit en prières auprès de lui. Ce71 pendant le Marchand feignit de fe trouver 11 mieux, il fe leva , & nous pria de le lailTer ri repofer fur un fopha fur lequel il fe mit > w en feignant d'être accablé des marches pé- V2  232 Les Contes ij nibles qu'il difoit avoir faites prefque fans v prendre de nourriture. » Nous nous retirames; mais avant de quiti» ter notre ami Mirglip , nous le vimes ré» pandre dans la cour le refte du vin dont le » Marchand avoit pris quelques gouttes, de » peur que ce refte ne fut pour fes eiclaves » une occafion de violer la loi du Prophete », «Vifir, dit le Monarque, ce que 1'Iman » dit peut être vrai. Faites-les garder a vue w dans mon Palais. Qu'on dife au Marchand » de fe rendre a mes ordres. Cependant diffé» rez Pexécution de la fentence portee contre »> Mirglip, jufqu'a ce que nous foyons pleine» ment informés de la vérité de cette hiltoire». Lémack s'empreiTa d'obéir au Sultan. II fuppofoit que fon ami étoit retourné a fa caverne, ou il comptoit Palier trouver la nuit fuivante , lorfque les habitans de Raglai feroient enfevelis dans un profond fommeil. En effet, on eut beau faire chercher Ie Marchand qui avoit accufé Mirglip , on ne le trouva point. Le Vifir en fit fon rapport a Adhim»  des G É n I E s. 233 « Cette circonftance medonne quelque foupj> con, dit le Sultan. Mais nous pouvons ti er » la vérité de Mirglip même; ck il n'eft pas » poiTible qu'il nous en ïmpofe. Depuis qu'il eftr » arrêté, il n'a parlé a perfonne: il ne peut rien» fcavoir de ce que les Imans difent pour fa dé17 fênfê , fi c'eft un conté qu'ils ont forgé pour » délivrer leur ami. Viilr, qu'on fatïe venir w Mirglip , nous n'avons pas voulu 1'entendre 5' » mais ace moment, ilfaut qu'il parle. Je vous n recommande fur*tout de I'accompagner vous» même , ck de ne lahTer approcher de lui au>i cun autre officier, afin qu'il ne fcache pas v pourquoi je le fais appeler. Et vous , Imans >» ajouta-t-il ,entrez dans cet appartement d'oü, >j fans être appercus, vous pourrez entendre' j? ce que dira Mirglip pour fa juftification. Si fa » dépofition s'accorde avec la vötre , je lui » rendrai mon eftimre ; autrement, vous partan gerez fon fort >/. Lémack entra dans Ia tour ou étoit Mirglip. Celui-ci crtit qu'il venoit lui annoncer la mort; car Lémack entroit rarement dans les prifons , Vj  ^34 Les Contes finon lorfqu'une pareille commifTion Yy amenoit. Mais le Vifir commencoit a craindre pour lui même. II fe repentoit d'avoir paru fi empreiTé a condamner Mirglip. II ne doutoit pas , d'ailleuis , que quand même il feroit {uftifié par les Imans, l'amour de Nourenhi ne le perdit bientót. II réiolut donc de prendre avec lui le mafque de 1'amitié, afin d'être prêt a tout événement , & fur-tout pour empêcher que le crédit de Mirglip ne fut pour lui 1'époque de fa difgrace. Ceft-pourquoi, quittant 1'air févère & cruel qu'il avoit prefque toujours, pour prendre le ton d'un flatteur, il aborda amicalement 1'infortuné Mirglip , en lui parlant ainfi: u Quand on eft vraiment fage & vertueux, v on n'a rien a craindre de fes ennemis ; car Ma» v hornet protégé les juftes , & leurs perfécuteurs 3> deviennent leurs meilleurs amis. Pour moi, » Mirglip, j'admire votre vertu, votre bonté » & votre patience ; & je fuis ind gné contre » tous les Officiers de la Couronne de ne m'a-  DES GÉNIE Si » voir pas fait connoitre votre mérite; afin que, »> dans la nouvelle promotion, j'eufle la fatis» facYion d'élever le meilleur des hommes au » rang qu'il eft digne d'occuper >t, « Je me foumets a la volonté du Sultan , » quelle qu'elle foit, dit Mirglip d'un ton ref» peélueux »s « Le Sultan, reprit Lémack, veut entendre v ta défenfe de ta bouche. Mieux informé de » ta conduite depuis quelques mornens , que je » ne 1'avois été jufqu'ici, jelui ai infpiré des » fentimens de clémence. J'ai ordre de te con» duire en fa préfence, Viens , & aies foin de n forger quelque hiftoire propre a achever de j> toucher fon cceur, & il t'accordera ton par» don ». « Si la vérité ne mérite point de grace, dit i) froidement le prifonnier, le menfonge en eft » encore moins digne ». Le Vifir ne répliqua point. 11 conduifit Mirglip en filence , de la tour a la galerie peinte, ïl vit bien que le jeune Per fan fe déftoit de fes belles paroles. Les.iéponles de Mirglip furent conformes a  136 Les Conti» ce qu'avoient dit les imans. Adhim fut fatisfait; & toute fon indignation retomba fur le Marchand , vil impoiteur qui avoit calomnié 1'innocence de Mirglip. II ne foupconnoit pas encore que le Vifir eüt trempé dans ce complot déteftable. Lémack , craignant que la vérité ne prévalüt $• & confus de la noble firnpiicité de Mirglip fur qui il n'ofoit lever les yeux fans honte , fut le premier a demander la permiffion de relacher les deux Imans. II poufia la dilTimulation jufqu'a les féliciter fur 1'heureux fuccès de leur intormation. Adhim ne fut pas moins frappé de la patience & de la fonmiiTion de Mirglip , qui ne parut ni intimidé par la crainte de la mort, ni fier de s'étre juftifié devant fon Roi. Dans les tranfports de fon admiration , la beauté de Nourenhi s'otTrit a fa penfce. Mirglip1 étoit aimé d'elle ; c'étoit affez pour le rendre coupable aux yeux de fon amour. « Lémack a dit le Sultan a fon Vifir, ren» voyez ces Imans avec de magnifiques pi éfens. »Je veux que mes fujets fcachent combien  DES GÉNIE S. 237 » j'honore ceux qui aiment a fecöurïr la vertu n opprimée ». Quand le Vifir eut congédié les Imans, Ad' hirn lui ordonna de faire venir Nourenhi, afin d'apprendre d'elle par quels artifkes le Ptrfan Pavoit féduite ; car il n'étoit encore juftifié que de 1'accufatkm d'ivrognerie. Au nom de Nourenhi, Mirglip laifla écbapper un profond foupir dont le Sultan s'appercut malg^é fa contenance afïurée. u Vil corrupteur , lui dit le Prince, ta conf» cience te reproche ton crime : elle prend jufj> tement Palarme. Ton iniquité eft connue; & » ton Roi, qui connoit ton liypocrifie, va te » juger ». u Si aimer la plus belle perfonne de fon f?xe , ») dit Mirglip ; fi promettre fa foi , felon les loix v étabiies par Alla pour le bonheur du genre» humain ; fi obéir aux loix de la nature/anéti» fiées par les cérémonies de la religion; fi ce n font-la des crimes, Mirglip eft coupable ». « Je ne croyois pas , reprit le Sultan , qu un u homme comme Mirglip, qui fait profeftion » d'une tempérance ft auftère , put fe livrer aux i  238 Les Contes 91 folies de l'amour. Jeune homme, vous paffez 91 pour un Saint aux yeux de tous vos voifins ; 31 mais votre fainteté fe relache beaucoup entre 11 les bras de Nourenhi. En prêchant la vertu , j> vous en altérez la pureté i\ « J'ai toujours cru, 6 Sultan! que la véritable 91 fageffe confiftoit dans un jufte milieu égale99 ment éloigné des exces oppofés. Jamais elle 91 ne fe livre a la diflblution: elle n'eft point non 91 plus ennemie des plaifirs innocens. Élevé avec 91 la belle Nourenhi s j'appris avec elle la loi du 91 faint Prophéte. Nous recevions enfemble les •1 fages lecons de fon refpecbble père , Phefoj 91 Ecneps ; & nous réfolüines dès lors de vivre 91 enfemble dans les liens du mariage. 11 Le bon Dervis , témoin de notre amour, 91 ne le défapprouva point. 11 nous apprit feule91 ment a le modérer, a le fanétifier par des vues » faintes ik religieufes. 11 Dès ce moment, nous nous promimes une 3> foi mutuelle ; & fans les contre-tems arrivés »> depuis huit jours, nous ferions unis a cette 91 heure fous les loix du manage ». « Hypocrite , dit le Sultan , tu cherches en  des Génie s. 239 » vain a me tromper par un conté dépourvu de 3> vraifemblance. Mon fidéle Vifir vient avec » la belle Nourenhi que tu as féduite. Tu vas « être conlbndu ». Lémack entra avec Nourenhi, appuyée fur une efclave. Nourenhi n'appercut point d'abord fon amant. Elle avoit les yeux modeilement baiiTés. Le Sultan lui ordonna de les lever. Elle fut ému en voyant Mirglip. Le Sultan , témoin de fon émotion , en frémit. Lémack s'applaudit du tour que prenoit cette entrevue. II fentoit que Nourerhi réfifteroit a la pafiion du Sultan, & que 1'indignation de fon Maitre retomberoit fur Mirglip. « Nourenhi, dit le Sultan, recois Adhim entre i> tes bras, ou prépare - toi a voir la tête de »> Mirglip tomber fous le fer de mon Vifir ». A ces mots, les yeux de Lémack étincelèrenfc de joie & de rage : déja il avoit mis la main fur fon cimeterre pour le tirer du fourreau. «Je renonce a voir jamais celui quej'aime, » fi le Sultan Tordonne , répondit la belle Ptr»  240 Les Contes jj fanne ; mais je ne puis violer la foi que je lui » ai promife « Mirglip, reprit le Sultan , dégage cette j) fille de fa promeiTe. Cède-la a ton Roi , ck 91 tu feras le premier de la Perfe après moi jj. Lémack trembla : il crut que Mirglip alloit accepter les offres du Sultan. « O mon Seigneur ! répondit Mirglip, coraïi ment pourrois je accepter un honneur qui ii m'eft offert au prix d'un crime ? M'eft-il pern mis de violer mon ferment jj ? « C'eft affez, continua le Monarque, je vois jj qu'ils ont pris leur parti. Lémack , cherche jj des fupplices proportionnés a leur obftinaii tion jj. Auffi tot le Vifir tira fon cimeterre, ck dit d'un ton furieux : « Ce fer fuffit pour punir sjle traitre Mirglip: je le frapperai ; mais je jj livre la belle Perfanne a la clémence de fon sj Maitre. Quand elle verra fon amant étendu » mort a fes pieds , elle p'rendra des fenti«mens plus favorables a l'amour de mon sj Seigneur j7, » Arrête,  des Génie s. 24È « Arrête, Vifir , dit le Prince ; Adhim n'eft « point tranfporté comme toi par les fentimen* » d'une baffe vengeance. Non , Lémack, c'eft j> la juftice que je cherche; & je veux que ces »> coupables foient punis comme leur crime Ie m mérite ». « Mirglip, & vous , Beauté auffi fiére qu'a* » dorable , approchez ». L'un & 1'autre obéirent en tremblant, & fe jettèrent aux pieds d''Adhim. Chacun craignoit moins pour foi-même que pour 1'objet de fort amour. Alors Adhim tira fon cimeterre royal, & leur dit: « L'amour eft votre crime , que l'amour » foit votre chatiment! Levez - vous , aimez» vous l'un & 1'autre , & foyez heureux. Lola » que votre Sultan ait jamais fongé a défunif n des cceurs fi fidèles, c'eft contre vos ennemis » que ce fer eft tiré. Celui qui n'aime pas Mir» » glip & Nourcnhi, eft un traitre a fon Roi. » Ne croyez pas, couple fortuné, qu'il m'en » coüte peu pour remporter une telle vicloire » fur moi-même. Dans ce moment, tandis que » la juftice & la raifon me forcent a vous bénir^ Tomé ƒƒƒ, X  242 Les C o n t e s 3> je fens les cris d'une paflion violente m'exdter 3) a vous punir. Retirez-vous; cachez-moi votre 3> bonheur. Un foupir échappé du fein de la 3? belle Nourenhi feroit capable de m'enflammer 3) derechef d'amour & de colère ». Lémack avoit été frappé de ce changement fubit, comme d'un coup de foudre. Maisil avoit eule tems de fe remettre de fon étonnementpendant le difcours du Monarque, & de fe préparer a lui faire ce compliment plus vrai que fmcère. « Généreux Sultan s tu as béni ce couple 3> heureux , & ces amans fortunés te béniront. 3, Qu'on ne parle plus de la vertu de Mirglip. 3> Tu viens de montrer , dans un moment, plus 3> d'empire fur toi-même & fur tes defirs , que 33 ce Perfan n'en a fait voir dans tout le cours 3> de fa vie. Tu triomphes de l'amour auquel il 3> c'ède lachement. « 11 eft vrai, ó Vifir! dit Mirglip pénétré de 3> reconnoiiTance; il eft vrai qu'il y a peu de s> mérite a obéir lorfque l'obéilTance eft douce. 3> La tempérance & la vertu coütent peu 3 lorf3> qu'elles nous procurent une fi belle récom33 penfe. On doit craindre alors de les aimer  DES GÉNIE S.1 24J n pour le plaifir qui les fuit plutót que pour « elles-mêmes. Mais facrifier fes defirs, & leur » fatisfaétion a 1'auftérité de la vertu , c'eft ïï la véritable grandeur, & celle qui rend notre » Sultan le père de fon peuple , & le bonheur ï> de fes fujets ». u O généreux Monarque! reprit la belle Perj> fanne en fe jetant aux genoux cl''Adhim, non, j> jamais ton efclave n'oubliera ta bonté. II n'eft ï? point de plaifir plus flatteur pour toi que celui »> de faire des heureux ; ton efclave n'aura point » de devoir plus facré que celui de la reconnoifw fance qu'elle te doit. Le fentiment d'une bonne » aclion remplira ton ame d'un plaifir bien plus » doux que tu ne pouvois t'en promettre de la » jouïftance forcée desfoibles agrémensde ton » efclave. O Adhim ! tu es véritablement notre j>proteöeur, notre père; & comme les fources » d'eaux pures fe précipitent du hant des monj> tagnes dans la plaine, ainfi les torrens de ta m bonté inondent tes efclaves »» Adhim , touché des tranfports de leur reconnoiiTance , fe pencha fur eux , les embrafla tendrement : quelqueslarmescoulèrentmalgréluig. Xz  244 Lis Contes il dit a fon Vifir: « lémack, jamais je n'ai refs> fenti tant de joie. Je donnerois toute ma j-gloire pour avoir fouvent occafion de faire j> des heureux. Un feul aéte de générofité m'eft v plus doux & plus cher que tous les exploits » qui ont illuffré ma vie paffee, & que tous les ?) monumens de ma grandeur. II me tarde de »} voir le père de cette belle fille. Qu'il doit être » fage celui qui a feu former des cceurs fi ver« tueux » ! « O Souverain de nos cceurs! répondit Mir^ v glip , la reconnoiffance nous donnera des alles v pour aller cliercher le bon Phéfoj Ecneps. v Lorfque le vieillard apprendra ta générofité, w il fe levera , & s'empreffera de venir fe prof«> terner a tes pieds ». « Non , répondit le Monarque , je ne de» mande pas un fi grand effort de fa part: il « auroit de Ja répugnance a Venir fe meier parw mi des courtifans inquiets & flatteurs. Si Phév foj Ecneps me regarde comme le Sultan de la » Perfe , il aura raifon de douter de la fmcérité v de mes difpo'fitions a apprendre la fageffe de « fa bouche, & je ferai privé de fes lecons.  DES GÉNIE S. 24f » Quoique Souverain d'un grand Royaume , » je ne m'eftime pas au-deffus des inftruétions » d'un fage dorit le cceur eft une fource pure j> d'oü découlent les eaux falutaires de la vérité » & de Ia vertu. Mirgüp , je me déguiferai, & »tu me conduiras vers ce refpeöable vieillard. »> Je le verrai, je Pécouterai, je recueillerai les » paroles de fagefte qui tomberont de fes lèvres. » J'amafferai un tréfor de connoiffances utiles » & propres a faire le bonheur de mon peuple ». Lémack s étonné de la réfoiution du Sultan , ;craignoit qu'il ne voulut le mener avec lui en» / tendre les le^ons duDervis des bois. II futagréa- blement détrompé , lorïqu Adhim, lui parlant en particulier, lui déclara que fon intention étoit de lui laiffer les rênes du gouvernement jufqu'a fon retour. Le Vifir, dilTimulé, cacha la joie fecrette que lui caufoit une telle déclaration. II fe jeta aux pieds de fon Maitre, le conjurant de ne pas courir feul les hafards d'un tel voyage ; de ne pas s'engager fans fuite dans une forêt inconnue & parmi des étrangers ; de permettre au moins que fon Vifir 1'accompagnat pour jouür  Les Contes de fa préfence royale, & profiter avec lui de«r faintes legons du Dervis. Le Sultan , trop bon pour être foup9onneux, aiTura fon Vifir qu'il prendroit toutes les précautions nécefTaires pour fa füreté; que du refte il n'avoit rien a craindre fous la garde de Mirglip fi univerfellement chéri de fes fujets. Quant a fa demande 3 il lui dit qu'il devoit fe réfoudre a gouverner pendant fon abfence, n'ayant perfonne a qui il put confier ce foin, a fonrefus. II lui ordonna auffi. d'envoyer chez le Cadi, & de faire les difpofitions convenables pour célébrer dans fon palais le mariage de Mirglip & de Nourcnhi. Bientót la ville de Raglai apprit que Mirglip étoit juftifié. Les habitans de la plaine &Ore^r qui connoiffoient la méchanceté du Vifir, en furent également furpris & charmés. Chacun bénilToit le Sultan. Chacun fouhaitoit qu'il gouvernat par lui-même, au-lieu de livrer fes fujets ala difcrétion du Vifir Lémack. Adhim fit célébrer les noces des nouveaux époux avec une magnificence vraiment royale, Mirglip , quokju'ennemi du fafle, avoit trop.  DES GÉNIE S. 247 d'obligations a Ton Rol pour ne pas fe foumettre a fa volonté. La fête fut animée par les acclamations du peuple. On joignoit le nom de Mirglip a celui d''Adhim. Lémack étoit oublié. Deux lunes après le mariage de Mirglip , 'Adhim fit appeller fon ami; car c'eft le nom qu'il donnoit a fon nouveau favori. II lui dit qu'il n'avoit pas oublié fa promefle, & qu'il vouloit paffer pour le fils de quelque Grand de fa Cour, que fon gout pour la fageffe conduifoit auprès du Dervis pour recevoir fes lecons. Mirglip & Nourenhi étoient dans la plus grande impatience de revoir le bon Phéfoj Ecneps , pour lui annoucer la générofité du Sultan a leur égard. AufTi ils furent comblés de joie , lorfqu'ils apprirent qu'Adhim étoit déterminé a ne pas difïérer plus long-tems 1'exécution de fon projet. D'ailleurs la vie de la Cour les ennuyoit tous les deux. Nourcnhi étoit trop vertueufe pour écouter avec plaifir les impertinences de tous ceux que fa beauté affernbloit autour d'elle. Mirglip étoit trop fage pour s'accoutumer a Ja, vie débauchée des Emirs* /  248 Les Cortes Le jour du départ arriva. L'Émir Holam s homme refpeöable par fon grand age, & furtout par fa probité, fut mis dans la confidence du voyage $ Adhim, qui voulut paffer pour fon fils. Mirglip & Nourenhi fe dirent des amis du même Émir , qui accompagnoient le jeune homme. Ce fut fous ce nom qu'ils traverfèrent la citadelle en palanquins: ils fortirent par la porte de 1'Orient. Après trois jours de marche , ils entrèrent dans une plaine qui avoit a fa droite un grand bois planté de cèdres & de palmiers. Ici Mirglip dit au Sultan qu'il étoit tems de renvoyer a Raglai tous les efclaves de leur fuite, afin qu'aucun d'eux ne feut la retraite qui cachoit le Dervis aux yeux des hommes puillans. Les efclaves furent renvoyês. Adhim > Mirglip ck la belle Nourenhi s'enfoncèrent dans le bois. Le jeune Perfan les conduifit par des fentiers retirés jufqu'a deux milles vers le centre du bois. C'étoit une promenade agréable. Ils marchoient k 1'ombre des eèdïes ck des palmiei-s  des G È n i e s. 249 qui les défendcient de 1'ardeur du foleil. La terre étoit couverte de mouffe & d'un gazon fleuri. L'air étoit doux & tempéré. Parvenus au centre du bois, ils entrèrent dans une allee irréguliere que coupoit une fource d'eau pure. Ils palïèrent le ruilTeau fur un pont de bois qui les conduifit dans une plantation épaiiTe de lauriers , de platanes } de jeunes cèdres , & d'autres arbrilTeaux fleuris. Au bout de ce petit bois agréable , ils trouvèrent une feconde allée plus étioite que la première , & au bout de cette allée ils appercurcnt un petit manoir affez propre , & fur-tout aufïi bien aëré qu'il étoit pofïible au milieu d'une vafte forêt. «Mon Seigneur voit la retraite heureufe j» de Phéfoj Jbcncps , dit Mirglip au Sultan ; » qu'il me foit permis a cette heure d'oublier j> les honneurs dus a mon Roi, pour préfenter j» au Dervis le puhTant & giorieux Adhim3 » comme un difciple vertueux qui vient reeey> voir fes lecons». « Mirglip , répondit le Monarque , un dif1» ciple de la fagefle eft plus giorieux qu'un  Les Contes j> Roi efclave du vice. Adhim goüte plus de jj vrai bonheur en approchant de cette de»meure ruftique, qu'il n'en a jamais reffenti « au milieu de la magnificence de la plaine » d'Orez^». Mirglip n'eut pas le tems de répliquer. ii appercut le Dervis qui fortoit de fa cabane. ii völa au devant de lui & fe jetta a fes genoux en 1'appellant fon ami & fon père. « O mon cher Mirglip ƒ dit Phéfoj Ecneps » avec un fourire gracieux , vous avez donc j>laifTé le pauvre Dervis feul dans ces dé» ferts! Je craignois de ne te plus revoir. Mais » je te revois aufli vertueux que tu 1 etois » quand tu m'as quitté, & mon ame femble i> renaitre aux doux rayons de la vertu qui » brille dans tes yeux n. « O mon père , dit Mirglip en efTuyant des » larmes qui couloient malgré lui , fi nous v fommes vertueux , c'eft de ta propre fagefle. » Si Mirglip a quelques bonnes penfées & de » pieux fentimens, c'eft.dans ton fein qu'il les n a puifés. Tu es la fource du bonheur dont wje jouisjjet'en dois toute la reconnoiiTance jj  D E 5 GÉNIE!.1 25ï « Mirgüp, dit agréablement le Dervis, tu j> parles en Courtifan. Mes oreilles ne font point » faites a ce langage flatteur, & ta bouche ne » doit célébrer que les louanges de ton Dieu » a qui feul appartient toute gloire. Je ne fuis » ni Alla, ni fon Prophete; je fuis un pauvre v vieillard qui n'eft plus qu un refte de lui33 même, qui n'a plus affez de goüt pour dif» tinguer le doux de 1'amer; & tu me traites » auffi comme un vieillard imbécile qui a ou» blié que tout don vient de Dieu ». Mirglip rougit a cette réprimande du Dervis. II eut honte d'avoir plus confulté fon amour pour le faint homme que la raifon, dans le compliment qu'il lui avoit fait en 1'abordant. «C'eft affez, continua Phefoj Ecneps; parj> donne-moi, Mirglip , tu fcais que je ne fuis » févère que lorfqu'il s'agit des droits de Dieu. » Quoique notre force ne foit que foibleffe, »nous devons toujou s être armés pour dé3> fendre fa gloire & affurer la foumiffion qui » lui eft düe. Toutes les armées de la Perfe , » quelque puiffantes qu'elles foient, ne font » pas capables de créer un grain de fable fur  2 les bords de la mer , ni de faire tomber une » goutte de pluie fur la terre altérée». « o pieux fervireur cYAlla l dit Mirglip en »1'interrompant, je pourrois t'entendre parler >> fans ceffe de la grandeur de Dieu & de l'ojj béiilance qui lui efl düe. Mais la belle Nou» jj renhi, ta fille , attend pres d'ici avec un jeune » Seigneur Perfan qui vient recevoir tes infjj truclions». nom  DES GÉNIE S. 253 » nom foit béni, pour la nouvelle grace que tu j? me fais l ö Père de la vie I apprends-moi k jj t'aimer par-defTus toutes chofes jj. Adhim, témoin de ces fentimens nobles $C religieux , admiroit avec raviilement la piété du Dervis. Son ame s'élevoit au-dellus des penfées de la terre. II contemploit intérieurement la gloire cVAUa , pénétré de fa propre baffelTe. « Je comprends k ce moment , dit le Prince 3j dans 1'excès de fon admiration, je comprends » que ni les richelTes, ni les honneurs , ni la jjpuilTance, ni la beauté , ni la volupté, ne •n petrvent élever 1'ame de 1'homme. Celui-la jj feul efl: véritablement grand & giorieux , qui » reconnoit humblement la grandeur d''Alla, jj & fe foumet k fa volonté jj 1 Le Dervis, tout occupé du plaifir de revoir fa fille, & d'en témoigner k Dieu fa reconnoiiTance , n'avoit pas fait d'abord attention k l'étranger.Tranfporté de fes pieux fentimens, il s'excufa en lui difant: « Noble étranger, pardonnez mon inadverj» tence. Vous me faites trop d'honneur de Tome ƒ/ƒ, %  254 Les Contes f> venir vifiter 1'humble cabane d'un vieillartj s> penché vers la terre prête a le reccvoir. La s> voix de la nature eft impérieufe : elle en» traine notre volonté. Notre foiblefle fait fa «force: heureux ceux qui fcavent réfifter k yy propos a fes violentes impulfions ! Ce qu'elle *> veut eft bon, lorfqu'elle ne veut rien que de w conforme a la Religion : alors fes mouve» mens font les puiffans mobiles de nos aclions; » Si nous n'avions point de paflions , nous n'au» rions pas befoin d'inftruclion. » Mais, continua le Sage , j'oubliois que » vous êtes fatigués d'une marche pénible, 6 » mes enfans ! car tous ceux qui entrent ici le yy font par 1'affeétion que je leur porte. Mes yy enfans , repofez-vous fur ces fiéges de gazon ; » je vais vousfervir ce que j'ai , quelques lé» gumes bouillis , & une cruche d'eau fraiclie; yy Le pauvre Dervis des bois n'a rien de meil» leur a vous offrir; peut-être , ajouta t-il, ne » les raépriferez-vous pas , lorfque vous ferex » attention que ces biens viennent ÜAlla, & » qu'il faut plus de fageffe & d'intelligence »pour produire 1'herbe des champs, que le  D 1 5 Genie 5. 1?- * Monarque ^ h /*r/* n'en a feit éclater dans »les fomptueux édifices qu'il a élevés » ^Ai* étoit enchanté de la converfation du bon viei]lard, qui fcavoit tirer une mftrufhon utile des moindres chofes , afiaifonnant la fageffe d'une douce gaieté. Après leur frugal repas , Mirglip raconta au Dervisce qui lui étoit arrivé depuis qu'on avoit enlevéde chez lui comme un crimineh II lui dit de quels moyens la Providence s'étoit fervie pour lui rendre fa chère & belle Nourenhi. II hu paria avec effufion de cceur de la bonté du Sultan, qui avoit voulu que leur mariage fut celébré dans fon Palais. Il faiüt cette occafion de donner un libre cours aux fentimens de.a reconnoiiTance en préfence $ Adhim, qui ne pouvoit pas lui impofer filence. Phéfoj Ecneps fut fi charmé du portrait qu'il lui fit du Sultan , qu'il félicïta l'étranger d'être a la Cour d'un fi bon Prince , dont il fuivoit les traces , en préférant la vertu a toutle refte. Ce compliment rendit le Monarque déguifé fi confus, que le Dervis eüt eu quelque foupcon de fondéguifement,fi Pétude & 1'ige ne lui Ya  256 Les Contes euiTent affoibli la vue , au point de ne pas voir la rougeur ck 1'embarras d''Adhim. La belle Nourenhi raconta enfuite fon hiftoire depuis le moment qu'elle avoit quitté le bon Dervis, fon père , jufqu'a celui oü elle avoit rencontré Mirglip dans le Palais d3'Adhim. « Vous fcavez , mon père, que nous nous » promenions enfemble vers 1'extrémité du v petit bofquet de palmiers ck de cèdres, pleuj) rant la perte de ma chère fceur Kaphira, w lorfque les Émifiaires du Vifir Lémack , tra»verfant le bois, ck voyant une jeune fille, 3» me pourfuivirent dans le bofquet oü je m'en3» fuis. Ce fut en vain que vous m'appellates 3> vous-même. j e craignois que 1'éloquence de 3> mon père ne put rien gagner fur des tigres 3> féroces, envoyés par le plus méchant des 3> hommes pour dévafter les Provinces de la sj Perfe. Mais ces raviffeurs m'eurent bientót 3> atteinte. Deux d'entr'eux me ramenèrent 33 vers vous, malgré ma réfiftance. Alors je 3> m'oubliai moi-même, j'oubliai Mirglip , & m ne m'occupai que \ de Paccablement oü je »3 vous vis» Les larmes de Ia dculeur couloient  des Genie s. 257 » des yeux prefque éteints de mon refpe&able » père, le long de fes joues ridées jufques fur » la barbe d'argent. » Les Officiers du Vifir montrèrent 1'ordre >j qu'ils avoient d'arrêter toutes celles qu'ils »}ugeroient affez belles pour plaire a leur j> Maitre. Mon père jugea qu'il étoit inutile de » réfifter. II leur demanda feulejnent la pery> miffion de m'entretenir un moment en par»ticulier. Je n'oublierai jamais ce peu de mots » que j'entendis de fa bouche. « Mon enfant, me dit-il 3 nous fommes les » créatures d''Alla. II permet que la main de » l'opprefleur s'appefantifle fur nous. Suppor»> tons avec patience les afHicTions qu'd nous » envoie ; & dans quelque condition qu'il lui »i plaife de te mettre , 6 ma fille ! fouviens-toi »* de ne jamais révéler la retraite de ton père. » C'eft la feule grace que je te demande en » t'embraflant pour la dernière fois v.... « Ce fut tout ce que mon père put me dire. 5» Les Officiers du Vifir m'arrachèrent d'entre » fes bras , & me conduifirent par force a Ra» glai, J'arrofai la route de mes larmes, & 1'air  ii.fi Les Contes » retentiflbit de mes cris. Rien ne les tou- v choit. n En entrant dans le Palais du Vifir , je » trouvai plufieurs centaines d'autres filles qui 33 avoient eu un fort femblable au mien. Mais » elles fe réjouïlToient de ce qui étoit pour moi 31 le plus grand des malheurs : elles fe félici3i toient de leur bonne-fortune. li Le Vifir Lémack choifit celles d'entre3i nous qui lui parurent les plus belles. Je foti» haitois d'être rejettée & renvoyée vers mon 9i père. J'eus le malheur d'être choifie pour 9i être mife au premier rang; mais la miféri» corde cYAlla , dont les voies font impêné33 trables , a comblé mes vceux en refufant »> d'exaucer ma prière. II m'a conduite entre ti les bras du vertueux Mirglip , en me fefant 9i entrer dans le Palais du Sultan n. « O ma fille ! ó vertueux Mirglip , dit le 99 vieillard en les embralTant s je prierai fans » ceffe le Père commun de tous les hommes 9i de répandre fur vous fes bénédictions, de 9i fanétifier- les nceuds qui vous uniflent, de 9i vous donner une nombreufe pofiérité. Que  DES GÉNIE S. 259 » vos enfans , imitateurs de votre piété, ap» prennent de vctre bouche les effets fignaiés n de la proteöion zXAlla fur vous; ck qu'ils » méritent fes faveurs par une vertu femblabie » a la votre ». Le bon vieillard exalta enfuite la générofité # Adhim. Le Sultan déguifé fut obligé d'écouter patiemment ce panégyrique d'autant plus flatteur, qu'il étoit diété par une jufte reconnoiiTance , ck prononcé par 1'auftère fageffe. Tel fut 1'entretien du refte du jour, jufqu'a ce que chacun fe retira pour repofer. Phéfoj Ecneps n'avoit que deux efclaves pour le fervir. L'un avoit fauvé la vie a fon Maitre , en 1'empêchant de tomber dans un précipice. Le Dervis , pour lui marquer fa reconnoiiTance d'un ft grand bienfait, le traitoit plutot comme fon libérateur que comme fon efclave, Celui-ci lui en étoit plus attaché, fans s'en prévaloir. L'autre, gagné par la douceur d'un fi bon Mairre , n'avöit jamais voulu le quitter , quoiqu'il lui eüt fouvent offert la liberté. Les deux efclaves conduifirent d'aborcl  'z6o Les Contes l'étranger dans 1'appartement qui lui étoit deftiné. C'étoit une petite chambre convenable a la pauvreté du Dervis. Mirglip & Nourenhi fe retirèrent auffi dans leur appartement. Au lever du foleil , lorfque les oifeaux recommencent leurs hymnes innocentes a la gloire du Dieu qui leur rend le jour , le Dervis fe leva , s'habilla proprement ck fnnplement, ck entra dans une petite Mofquée qui étoit a une des extrémités de fa maifon. Mirglip , qui fcavoit la coutume du faint vieillard , Pavoit prévenu. II y avoit déja quelque tems qu'il étoit dans la Mofquée avec Adhim ck Nourenhi. Le Dervis le falua avec un air de bonté, & fit fa prière a haute voix, felon fa coutume , pour lui ck pour fa familie. II répandit fon cceur devant Alla, le remerciant des graces qu'il lui fefoit dans fa vieilleffe, fe foumettant a fa volonté célefle, le fupplrant avec ferveur de bénir fes adorateurs , de leur donner la force de fuir le mal ck de faire le bien. Toute la familie entroit dans les pieufes difpofitions du bon vieillard , & fe pénétroit des mêmes Tentimens. Lorfque la prière fut nrne, Adhim, tranfporté  DES G f N 1 I j, a6j «Ie joie & de ferveur, courut embrafTer le Dervis, en lui diïant: « O faint vieillard ! que je vous ai d'obliga»tions de me faire approcher de fi prés de la » Divinité! Une étincelle du feu facré qui em» brafe ton coeur, efl: tombée fur le mien. Oh! » fi tous les Per fans pouvoient t'entendre prier; » fi tous les hommes prioient avec autant de » ferveur que toi, la Mofquée feroit un féjour « de félicité. Adhim, notre Sultan, quitteroit J» la plaine d'Ore^ , pour venir habiter avec toi » dans le Temple cYAlla ». « Mon cher & vertueux difciple , répondit » Phéfaj Ecneps, je relTens une vraie fatisfaclion » de vous voir pénétré de ces fentimens reli»gieux. Mais les acces de votre ferveur me » font foupconner qu'elle ne vous eft pas ordin naire. Mon bon ami, la vraie dévotion eft m calme & tranquile: elle n'eft ni paftionnée , » ni emportée: elle ne fe Jivre ni aux tranfports *» de la joie, ni a 1'accablement du défefpoir: .» elle eft conftante & uniforme, cette chafte » fille de la vérité, cette douce compagne de »la raifon , née pour habiter dans tous les  s6a Les Contes » cceurs, & pour unir tous les hommes par les » Hens de la juftice. La religion ne nous or» donne pas de fuir la fociété de nos femblables. » Au contraire , elle nous donne des lecons de »toutes les vertus fociales, & elle fonde nos » efpérances fur notre fidélité a remplir nos de* w voirs envers nos frères. Notre premier devoir n eft d'adorer Alla, le fecond eft d'etre utile » aux hommes. Ne jamais entrer dans la Mof» quée pour y prier, adorer & remercier Dieu, w c'eft une négligence impardonnable. C'eft une » piété mal entendue d'y refter enfermé fans » cefle 3 au-lieu de remplir les obligations de la » vie civile, & d'employer au bien de 1'Hum manité les talens que nous avons recus du n ciel. » Vous fouriez, continua le Dervis, je lis » dans votre penfée. Séqueftré du refte des » hommes dans cette retraite agréable 3 Phéfoj » Ecneps vous femble agir contre fes maximes. "Vous croyez fa conduite en contradiaion » avec fes principes. Des emplois différens cont» viennent aux différens ages de la vie. Autres> fois, jeune comme vous, lorfque je jouïilbis  D E S GÉNIE S. 263 » de toute la vigueur d'une fanté robufte, je ti lifois la loi de notre Prophete dans les Mof» quées cVï/pahan. Je vins enfuite a la Cour de s> Pcrfe ou plufieurs Émirs m'avoient appelé » pour me charger d'accompagner leurs fils dans » leurs voyages. Je parcourus avec eux les dif.» férentes Cours de la terre; &, comme Pabeille » induftrieufe 3 ils recueilloient le miel de la fa» geiTe dans les différentes contrées oü nous » nous arrêtions. Ils rentrèrent dans leur Patrie, » chargés de ces précieufes richelTes auxquelles » chaque Nation avoit contribué. J'öfe dire, 6 3j mon illuftre ami! que la proteclion ÜAlla v> nous fuivoit par-tout. Adhim doit a mes foins , » ou plutöt aux fuccès dont Ia Providence vou»»lut bien les couronner , les plus fages Émirs n qui illuftrent fa Cour. Je dois Pavouer: Phé11 foj Ecneps n'eut pas beaucoup de peine a cul?is tiver les femences de vertu qu'il trouva dans » les cceurs des jeunes Seigneurs confiés a fa *7 garde, Après que je les eus rendus a leurs pa» rens, je revins dans le fein de ma familie. » Mon père, accablé fous le poids des ans & » des inflimités, m'appeloit pour lui fermer les  264 Les Contes » yeux. Un de mes difciples me fit batir cette » maifon qu'il me donna comme une marqué » de fa reconnoiiTance. Marinak, ma chère Ma» » rinaky me fit père de deux filles que j'élevai *> dans la vertu. Elles croifibient en beauté & ï> en fageffe fous les yeux de leur tendre père , » lorfque Kaphira m'a été enlevée , je ne fcais » par quel accident; & depuis 3 je n'en ai pas » entendu par Ier ». Le bon vieillard s'arrêta pour donner un libre cours aux larmes que lui arrachoit le fouvenir de fa chère familie. Puis fe tournant vivement vers le Sultan déguifé, il ajouta: « Noble Etranger, les larmes qui tombent de » mes yeux annoncent une fenfibilité dont je \ j> fais gloire, loin de la regarder comme une j> foibleiTe. Quiconque n'eft pas afTeété par le » tendre fouvenir de ceux auxquels il fut uni par » les liens du fang, eft au-deflbus de PHuma» nité. Je ne fcais point m'élever au-deflus des n fentimens de la nature; & j'eftime affez la » dignité de mon être , pour ne point 1'avilir » par des penfées qui le dégradent. Nos penli chans naturels nous viennent du del: c'eft un >i don >  des G e n i e s; aÓf » don , & non pas un chatiment. Si nous les » fuivons avec droiture , ils nous conduiront k »la vertu, dont nous éloigne une vaine philo» fophie qui voudroit infpirer a rhomme Tm» fenfibilité d'une pierre n. « O vénérable Sage! dit Mirglip ; tu caches v une partie de tes vertus a cet illuftre étranger. » Tu ne dis pas qu'il ny a point de familie a » plus de dix lieues a la ronde , qui ne reffente «les heureuxefTets de la préfence de Phéfoj » Ecneps. C'eft le Dervis qui donne a la jeu« neffe de l'un & de 1'autre fexe des Direfteurs « vertueux qui infpirent a ces tendres cceurs «l'amour de la vertu, & les élèvent dans 'les « fentimens de refpeö & de foumiffion qu'ils « doivent a , & après lui a leur Sultan. « Comme le foleil éclaire la terre, même pen» dant la nuit par fes rayons réfléchis fur le « difque de la lune, ainft Phéfoj Ecneps réflé« chit les rayons de; fa vertu fur les autres «Sages qui les renvoient fur les cceurs de •> leurs Difciples ». « Mirglip 3 dit le Dervis , falloit-il par ton v indifcrétion enlever a ton ami le mérite de Jome III, Z  &66 Les Conïes » fes foibles vertus ? Le bien que nous fefons »>eh fecret n'eft connu que $ Alla. Ce que » nous donnons en fecret, nous le donnons » comme les dépofitaires de Dieu qui nous a » confié fes dons pour les diftribuer aux au?> tres. Alors toute la gloire en eft rapportée a ï> celui-la feul a qui elle appartient entièrement. » Mais lorfque nous publions nos bonnes acv tions ou nos charités, c'eft toujours par un » motif de vaine gloire , par un retour d'a?> mour-propre , ou pour en être eftimés daj> vantage, ou pour qu'on nous en ait obliga»tion. Ainfi nous nous attribuons une gloire ») a laquelle nous n'avons pas droit », « Vénérable Dervis , répondit Mirglip , je yy cherche moins a dérober au grand Être que w nous adorons, la gloire qui lui eft düe , qu'a » édifier celui qui a pénétré dans 1'épaiiTeur de j> ce bois, pour contempler la fageiTe de Phéfoj » Ecneps. N'a-t-il pas mérité de la voir dans j> tout fon éclat ? Ne doit-il pas fcavoir com» ment le Dervis des bois mit en pratique fes i> propres legons , par fon affeclion refpeci> tueufe pour fa tendre mère 3 qu'il feut con-  DES GÉNIE S. 26*7 jj foler de la perte d'un époux tendrement » chéri, & lui faire trouver des douceurs dans a une épreuve que le Ciel lui envoyoit pour jj achever de purifier fon ame par 1'affiicTion ? »ii la rappela a la vie, &i lui rendit ainfi le jj jour qu'il avoit recu d'elle. ii n'a quitté le » monde que pour lui être plus utile. Dans le j/commerce libre de 1'amitié, il répand les » charmes de la vertu, de la paix & du bonw heur. La joie marche a fes cótés. ii inftruit » les ignorans , il confole les affligés , il foujj lage les malheureux, Le vice & la pauvreté s» difparoilTent devant lui. Tandis que fon corps 3» fe courbe vers la terre, fon ame pure s'élève >» vers la célefte Patrie des Juftes. ii efl le feul n qui ignore fon mérite, & le poifon de PorJ3 gueil n'a point corrompu fa fageffe ». « Mon ami, dit Phéfoj Ecneps, en inter3> rompant Mirglip , j'ai peut-être lort d'arrêter 3> un difcours qui me mortifie ; mais je le dois » a 1'édification de cet étranger a qui tu ferois ï> croire, par ton indifcrétion, que la voix de 3» la flatterie fe mêle a nos pieux entretiens, w Mirglip, 1'adulation efl la marqué ou d'u& Z 3,  s6S Les Contes » exces d'afTeclion , ou d'une baffe hypocrifte. w Je te rends juftice ; ce dernier vice n'eft pas « le tien : mais je crois que tu as le malheur de » m'aimer trop, & de m'eftimer plus que je ne » vaux réellement, Ta générofité m'humilie ; » ton ami ne pourra te croire : plus tu veux »me rendre grand k fes yeux, plus tu me j> rends petit aux miens ». «Pieux Dervis, répliqua Mirglip , je fuis » faché de ne pouvoir être de ton fentiment. » Je refpeéTe le voile dont te couvre ta moj> deftie pour t'empêcher de voir tes vertus. j) Elle efl plus capable d'en donner une jufte » idéé k ton nouveau Difciple & au monde w entier , que mes foibles louanges tr. u Le monde, dit Phéfoj Ecneps , n'eft point » refferré par des mers, ni circonfcrit par les j> limites des langues. La Perfe n'eft qu'un » point fur la furface du globe. Le Dervis des j> bois eft inconnu , même dans la Perfe. Le » Pigmée qui ne peut élever fa tête a la hau3> teur d'un épi de bied , s'imaginera-t-il que w tous les hommes doivent 1'admirer ? — Mais »je me tais, car Mirglip fcait tirer des fujets  des G é n i i $; 269 » de flatterie de tous mes difcours. Mes amis , » promenons-nous autour de ce petit terrein »> que j'ai cultivé fous 1'ceil de la nature, & » qu'elle enrichit beaucoup plus par fa fécoaj> dité que moi par mes foins ». La compagnie fuivit Phéfoj Ecneps, & traverfant 1'allée étroite qui étoit devant fa maïfon, ils s'enfoncèrent dans le petit bofquet de cèdres & de palmiers. Le Dervis fembloit s'arrêter avec complaifancedans plufieurs endroits du bofquet; &., quoiqu'ils n'euffent rien de plus particulier que le refle, ils fembloient répandre dans 1'ame du vieillard une pure joie qui fe fefoit remarquer fur fon vifage. Mirglip dit a voix baiTe au Sultan : «Adhim, » nous perdrons le fruit de notre promenade, » & la plus douce partie du plaifir qu'elle peut jj nous procurer, fi vous ne demandez a notue n ami qu'il nous falie part du fujet de fes raj> vilTemens intérieurs ». Adhim, fuivant le confeilde Mirgüp , s'ap*procha du Dervis & lui dit: «Sage vieillard , pardonne - moi, fi jftfe 23  270 Les Contes 3» troubler tes douces méditations. A chaque »> ftation que nous fefons dans ce bofquet ton j> ame ravie femble goüter un plaifir délicieux. •> Sans doute un tendre fouvenir fe préfente a 3) ton efprit , & y verfe une joie célefte. Ces ?> penfées ne peuvent qu'édirier tes Difciples , 3> fi tu daignes les leur communiquer 3». « Les divers lieux oh je m'arrête avec com» plaifance , reprit le Dervis 3 je les ai confa9j crés a la mémoire de mes vertueux amis: D leur image qui s'orTre a mon imagination a 3> mefure que je les parcours , me rappelle v leurs vertus. Ce n'eft pas une légere fatis9j fa&ion de fe retracer leurs différentes épreuw ves, & les vi&oires qu'ils ont remportées fur 3) leurs paftions. Je goüte une douce joie a 91 honorer leurs bonnes aélions , elles m'inftrui-» j> fent , elles m'excitent a l'amour de la fa~ 33 gefte )>. Ainfi paria Ie Dervis. Ses trois Difciples l'entouroient , & recueilloient avidement les paroles qui tomboient de fa bouche. II reprit ainli:. « Nous avons déja pafte Ie premier lieu coi^  DES GÉNIE ZJ1 » facré a 1'amitié & a la vertu. Quoique celui » que j'y honore ait été le plus cher de mes j? amis, je n'outragerai point la vertu de celui wauquel j'ai dédié le cabinet de verdure oü j) nous fommes a cette heure , en m'y occu3> pant d'un autre que lui. O Ellor l je t'ai s>élevé ce petit temple champêtre : Ellor, 3> compagnon vertueux de mes premières an3> nées l nos cceurs s'ouvrirent enfemble aux 3> doux rayons de la vertu & de la piété. La 3» Religion purifia nos mceurs 3 & nous déli3> vrant des defirs terreftres , y fubftitua la 3j noble ambition de mériter la couronne dés 3> juftes. Tu jouïs a préfent de cette récoms> penfe célefte. Tu m'as laifte ton exemple » pour gage de ton amitié. II m'inftruit après 3> ta mort, comme ta converfation m'infpiroit 3> la fagefle pendant ta vie ; car c'eft toi qui 33 m'appris a. recevoir la bonne & la mauvaife » fortune, comme un don de la Providence. « Cet autre endroit eft confacré a la mé>3 moiré du paifible Ytliah 9 dit le Dervis en » avangant quelques pas, Yülah l nom cher a  yji Lis Contes j> tous les amis de la vertu! Ton cceur ne nTentit point le troublé inquiet de 1'ambition : v il fuivoit doucement les-loix de la nature & » de 1'Humanité. Quoique tu rulles caché au 11 monde 3 comme le moindre arbriffeau qui » croit a 1'ombre des plus hauts cèdres, tu n'en j> fus pas moins utile a la fociété. La veuve & » 1'orphelin imploroient ton affiftance, & ils j> ne 1'imploroient jamais en vain. Le pauvre te st montroit fa mifère , & ta bienfaifance le » foulageoit». Le Dervis ayant pallé au-dela du bofquet avec fa compagnie , les conduifit le long du ruilTeau qu'ils paffèrent a la hauteur de deux iiles plantées d'ifs toujours verds. Entre les deux ifles un rocher couvert de coquilles élevoit fa tête irrégulière. « Ces ifles ? dit Phéfoj Ecneps , étoient aui> trefois découvertes. J'y ai planté & cultivé 11 les arbres qui en couvrent la furface. D'autres n peut - être abattront cette fuperbe forêt pour j» divers ufages n. chines énormes pour mouvoir ces grands 33 arbres: comment un feul homme a-t-il pu 33 planter cette vafte forêt 77 ? « Je n'ai point tranfplanté ces grands arbres 3) dans 1'état ou ils font a prélent. C'eüt été dé33 garnir un endroit pour en orner un autre. »3 Chaque année j'ai coupé les rejettons que 3> poulTent les racines des arbres au retour du » printems, & qui leur feroient nuifibles , fi on 33 ne les coupoit: je les ai portés dans ces li s 3i oü ils ont produit de nouveaux arbres. C\ tl 33 ainfi que , fans forcer la nature , je 1'ai aidée 17 a fe multiplier avec avantage. Elle a hien 3> fecondé mes foins; c'eft la récompenfe que » j'en attendois 77. Le Sultan admira la beauté des deux Iftes. En comparant la grandeur & la vigueur de leurs arbres avec 1'état des cèdres de la plaine d'0re vertueux ami fcavoit être heureux en tout » tems, & trouver toujours des fujets de re» mercier la gracieufe Providence. 11 Un peu plus loin, continua le Dervis, j'ho* 11 nore Eloc, adorateur conftant cYAlla & de » fon Prophéte^ II étoit Porgane de la raifon f 91 & Pinterprète de la fagelTe. Doux, humble , «toujours égal, incapable de foupcon, paree 17 qu'il étoit fans malice, il jouïlToit de la vie fans » craindre la mort j>. Le vieillard avanca quelques pas, trainant après lui fes difciples attentifs. II s'arrêta clans une autre ftation , & dit: li lei Sérahi, 1'ami de mon cceur, hxe mes 91 penfées. Notre eftime mutuelle commenca »; avec notre amitié, & notre amitié commenca  tjS Les Contes n dès notre plus tendre jeuneffe. II étoit lefa9> vori de lafortune,lorfque je le vis pour la pre» mière fois. Quand je le revis , Tingrate 1'avoit v abandonné. II ne m'enfutque plus cher. Ses j biens devinrent la proie de 1'oppreffeur , n après avoir été ie partage des malheureux. *j 11 fut contraint de tuir fous un ciel étranger, de fes amis & de fes parens, pour cherher les moyens de fubfifter qu'on lui refufoit ans !e lieu de fa naiffance. A préfent, foumis > a la loi du Prophète,dont il pratique les faints ■>j préceptes, il apprend aux étrangers qui 1'ont j? accueilli, a ne point mettre leurs efpérances jj dans des biens que les méchans peuventleur ?j ravh jj. Mirglip , voyant que le fage avoit fini le panégyrique de Sèrahi 3 s'avanca vers le cabinet de verdure confacré a Norloc. Celui ei 3 plus couvert que les autres , étoit caché au pied de la montagne. « Norloc , fage inconnu au monde, dit Phéy> foj Ecneps., ton image facrée fera toujours « préfente a ma mémoire. Ton courage furj> monta par un travail afljdu les obftactes que v la  des Génie s: 277 »la pauvreté mettoit k ton mftruélion. Obligé » de gagner ta fubfiftance a la fueur de ton » front, tu trouvas encore affez de loifir pour » pénétrer dansles profondeurs des fciences. Tu n ne fus point fcavant pour toi feul. Tu fis part » de ta fagefte a ceux qui parurent defirer de j) recevoir tes lecons, Mais, hélasI que t'a fervi » de leur avoir donné des inftruétions dont ils » n'ont pas feu profiter. Ceux que tu as inftruits «fe font élevés contre leur Maitre. Tu n'as i> point trouvé de récompenfe fur la terre. PuiiTe j> Alla couronner ta patience dans une autre » vie v 1 « Mais, dit Mirglip, fi le temple champêfre v confacré a Norloc eft caché, la montagne )j qui le couvre domine tout le pays d'alen*> tour. Da fommet de cette haute montagne , v on voit une partie des Provinces de la haute »> Perfe ». « Nous gravirons le rocher, reprit le Dervis: »> nous contemplerons le pays immenfe qu'il » domine. Cette vafte étendue de terrein , & »la variété des points de vue, nous donneront Tome III, A a  Les Contes quelqu'idée du fgavoir prodigieux de celui a » qui j'ai dédié le fommet de cette montagne jj. Ils tournèrent le rocher par un fentier en fpifale, dont la pente étoit douce & aifée. Arrivés au fominet, ils découvrirent fur la gauche la mer Cafpienne > & fur la droite les vaftes États foumis a la dominadon du Magnifique Adhim, « La vue de ce pays immenfe me rempliroit « d'étonnement, dit le Monarque déguifé , fi «je ne me rappelois la prcmefle que nous a 3ï fait le Dervis de nous entretenir des connoifT9 fances encore plus valles de fon ami jj. « Les Royaumes que vous voyez devant s> vous, aufii lom que la vue peut porter, dit jj Phéfoj Ecneps , contiennent un peuple innomjj brable qui parle la langue Perfanne ; mais jj Stébi parle toutes les langues de 1'Afie: il fcait a> encore toutes les langues de YEurope, tant »anciennes que modernes. Le langage n'eft j> que la clef de la fcience. Riche des connoifjj fances de tous les climats, il n'isnore aucune » des vérités que la philofophie enfeigne. II 3> monte jufqu'au ciel pour y contemplar ces  des G I n i e s. 279 » globes immenfes qui roulent fur nos têtes , >» & admirer la fagelTe du grand Être qui ar» rangea le fyftême harmonieux de ces Mondes » innombrables ». « Ce Scavant, reprit Adhim , mérite d'être » le favori du grand Monarque. Ii mérite d'an voir une demeure dans la plaine d'Ore^, oü n Adhim a invité tous les Sages & les S^avans tt de fon Empire, ceux fur-tout qui excellent j> dans la cdftnoiiTance des corps céleftes ». « Hélasï dit le bon Dervis, qu'eft-ee que le i) mérite fans proteéTion » ? a II eft vrai 3 répondit Adhim qui fcavoit le 11 manége des Cours ; ce font les Miniftres qui w propofent au Sultan des fujets pour remplir » les places qui viennent k vaquer. Le Sultan » ne peut que choifir parmi ceux qu'on lui prév fente : encore eft -il obligé de choifir d'après 39 le rapport qu'on lui fait du mérite des uns & » des autres. Souvent ce rapport eft infidèle. » Ainfi le Monarque accorde k la faveur de ceux 11 qui 1'approchent des graces qu'il voudroit ne » donner quau mérite perfonnel »* Aai  2.8o Les Contes Mirglip fourit a cette obfervation d''Adhim: Voulant détourner le difcours, il defcendit de la montagne. La compagnie le fuivit. A une certaine diftance du fommet, il appercut un petit endroit oü il y avoit quelques fiéges formés de groffes racines raboteufes & inégales. II dit au Dervis : « A qui ce lieu eft-il confacré? On y entre 37 par un fentier difficile, & il ofTre peu d'av grémens a ceux qui voudroient s'y arréter ». « Ceft a deiTein , répondit Phéfoj Ecneps , j> que je laifTe cet endroit inculte. Je 1'ai confav cré a 1'amitié de Smadac, & au trifte fouve3> nir de fon fort infortuné. Seroit-il jufte que 3? je vinffe jouïr des commodités & des agré3> mens de la promenade, dans un lieu deftiné 3> a me rappeler les maux cruels que fouffrit mon ami ? Mais pourquoi les appeler cruels, 3> puifque fa patience a les fouftrir n'a fait 3) qu'augmenter fes vertus & fes mérites ? Les 3> revers & les afriiötons de la vie ne font pas » des malheurs, lorfqu'on fcait en triompher. » La mérnoire de Smadac paftera a la poftérité  DES GÉNIE S. l8l w la plus reculée. On admirera avec quel coujj rage , fuivant les loix de la piété filiale, il ré» fifta aux charmes de l'amour jj.... u Aux douceurs innocentes d'un amour pur jj & chafte , dit Mirglip en interrompant le jj Dervis; d'un amour qui feroit honneur a la jj pureté même. PuilTe le faint Prophéte le réjj compenfer bientót jj! « Hélas l continua le vieillard, le ciel bénit jj rarement les enfans que leurs parens maujj diftent. Souhaitez d'abord que ceux de Smalt dac lui rendent leur amitié ; il pourra enfuite jj efpérer la faveur du ciel Quelquefois les pajj rens aveuglés , par des projets de fortune , ou jj par d'autres intéréts femblables auxquels ils fajj crifient le bonheur de leurs enfans, poufient jj 1'autorité paternelle au-dela des loix divines jj & humaines, en leur ordonnant de violer jj leurs fermens, ou les forcant a des engagejj mens illégitimes. Cependant Alla doit être jj le premier obéï: car c'eft de lui que dérive » la puiftance paternelle, & elle n'a point droit jj d'exiger qu'on lui facrifie 1'obéiftance düe a » Dieu. Mais, plus fouvent,des enfans inclifcrets Aa 3  282 Les Contes » s'engagent dans des nceuds malheureux, tan» tot par un amour aveugle , fruit du caprice j> ou du hafard; tantöt faute d'expérience & de j> connoiffance du monde, paree qu'ils fe bercent v d'un bonheur imaginaire qui s'évanouït avec j> le fonge de l'amour. Cel! aux parens judi» cieux qui ont palTé par les différens états de la n vie, a réprimer avec douceur ces premiers » mouvemens de paffion qui s'élèvent dans le » cceur de la Jeuneffe.C'eft a ceux qui jouïffent 33 de la pure lumière de la raifon, & dont le juw gement n'eft offufqué ni par le préjugé ni par » la paffion, a gouverner 1'efprit malade des » jeunes amans. » Cependant, je fuis bien éloigné de parler » avec mépris du mariage tel qu'il eft inftitué par »les loix civiles,approu vé par les plus fages d'en» treles hommes, & fanclifié par Alla. Jamais le j» libertinage ne prévaudra contre la foi conjun gale,qui eft le vrai triomphe de l'amour & de v 1'amitié fur les cceurs, qui allure aux parens la 3» propriété des enfans chéris qu'ils élèvent pour 3> Ia focièté, la perfeélion de la nature.... 3ï Maïs fortons de ce lieu trifte & mélanco*  des Genie s. 285 » lique ; paffons dans celui que j'ai dédiée a t» Rézaliph ; fa voix fe joindra a la notre pour » célébrer les douceurs du lien conjugal 73. « II eft donc heureux époux & heureux père,1 » dit le Monarque ». u Oui, continua le Dervis; deux enfans font » aftis fur les genoux; ils recoivent les lecons 37 vertueufes de leur père qui n'a point de plus » doux plaifir que de leur apprendre la faj» geffe )7. « Le père qui conduit fes enfans dans les fen37 tiers de la vertu, reprit Adhim, eft le meilleur 37 fujet qu'un Roi puilTe avoir & connoitre 37. « Le père qui conduit fes enfans dans les fen37 tiers de la vertu, répéta Mirglip, goüte le 37 plus grand bonheur dont Thomme puilTe jouïr 37 fur la terre. Lorfqu'il fera couché fur le lit de 13 la mort, il verra fes vertus multipliées dans fa 37 poftérité le faire furvivre a lui - même , & 33 tranfmettre fa mémoire aux ages futurs 3>. Phéfoj Ecneps, accompagné de fon heureufe familie, traverfa le temple confacré a RétaVt pit Un chemin ombragé par les plus grands arbre du bois, les Cöftdtliftt dans u&e petite allée char-  2.84 Les Contes mante, plantée de cèdres, au bout de laquelle Adhim appercut la maifon du Dervis. Le Sultan, qui n'avoit pas fait attention au circuit qu'ils avoient fait en fe promenant, fut d'abord étonné de fe retrouver dans 1'allée d'oü ils étoient partis. Mais il fut encore plus charmé de repafler par le premier bocage qu'ils avoient traverfé la première fois, fans être informés des vertus de celui a qui il étoit dédié. « Je vois, lui dit le Dervis , que vous voulez 55> fcavoir en 1'honneur de qui s'élèvent ces cèdres 91 qui le difputent en grandeur a ceux du Liban. 91 C'eft en 1'honneur du premier de mes amis, 3i quoique le dernier dont je vous parle. Adhim, 9i notre giorieux Sultan, s'eftimeroit heureux 91 de le connoitre , tant il a de vertu ck de moj) defHe! 9i Nael Ecaf mérite encore un jufte tribut de 3i louanges, pour la droiture de fon cceur, ck j) 1'intégrité de fes mceurs. Je n'oublierai pas 91 non plus la douceur & 1'afTabilité de Taïpar , 91 la bonté de Gupfac, la générofité cVEirruc, 91 autant de Sages qui honorèrent Phéfoj de leur 3* amitié, ck qu'il refpeöe comme les favoris  des G É n i es. » iïAlL, cet Être faint & bienfefant qui nous » a donné la vertu pour que nous puiffions mé» riter en quelque forte fon amour fans hornes». « Le bofquet fuivant, dit Mirgüp, n'a rien v de remarquable, & ne mérite pas que nous j> nous y arrêtions ». « Quoi! reprit le Dervis enfouriant, croyez» vous que j'oublierai mon fils? O Étranger! » voyez avec quel foin j'ai embelli ce temple j> pour le rendre digne de celui qui y préfide. ï> Vous vous doutez que c'eft a mon cher Mir» glip que je 1'ai confacré. Voyez comme ces j> arbres étendent au loin leurs branches pour » nous procurer un ombrage frais : ainfi la chaj> rité de Mirglip s'étend a tous les malheureux j> qu'il peut fecourir. Ces fleurs fauvages qui » ornent ce gazon d'un fi beau verd, me rew tracent la beauté de fon ame ornée de toutes » les vertus ». Adhim fourit; puis marchant vers un petit plant d'Acacia5 ü dit: « A qui cet arbre eft-il j> dédié ? De qui fon ombre rappelle-t-elle le » fouvenir » ? Phéfoj Ecneps répondit:  a86 Les Contes u II eft dédié a un ami dont le caraclère re£» femble au naturel de 1'Acacia. II eft doux & » charmant lorfque le foleil de la vie brille fur »lui : mais dès qu'il fe ccuvre de nuages, & w que les vents de 1'adverfité commencent a » foufHer, 1'Acacia n:eft pas plus violemment n agité par la tempête, que Maroh par la vioj> lence de fa colère, Ou eft 1'homme tout-a fait j> exempt de foibleffe & d'erreur; dont la vertu » ne fe démente jamais , qui foutienne jufqu'a m la fin le caraclère d'un homme parfait? » Si un homme parfait eft poilible, nous al» lons en voir ici 1'image , ajouta le Dervis en j> s'arrêiant dans une autre ftation de la mêmè j> allée de cèdres. Je te falue, ö Dervis de Suj» matra! 1'ami de mon cceur, modèle de pern feétion, a qui je voudrois reffembler, Le Gé' » nie de la vertu préfida a ta naiffance , & te » doua de toutes les qualités de 1'efprit & du j» cceur, de tous les dons du Ciel. C'eft de toi j> que jai appris tout ce que je fcais. Tu m'en» feignas fur-tout a méditer la loi d'Alla & a la j» pratiquar. Tu diflipas les ténèbres de mon enn fance: tu élevas mes penfées vers le ciel. Mais  des Génie s. 287 » qui pourroit peindre les vertus de ton ame ? » Qui pourroit célébrer les louanges que tu mé3» rites , comme père, comme époux , comme 37 ami , comme citoyen du Monde , comme )7 adorateurd'^/Az, commeprécepteur du genre31 humain ? Supérieur a tous les autres hommes 37 par la profondeur de ton génie, & 1'immenfité 33 de tes connoiffances', tu t'abaiffes jufqu'a eux 33 fans leur faire fentir ta fupérioriré: tu fembles 33 même apprendre d'eux, lorfque tu les inftruis. 33 Chéri, admiré, exalté, refpeöé de tout le 37 monde , tu n'en es que plus modefte 73. « Quel eft donc celui dont vous parlez avec 37 tant d'emphafe 9 demanda Adhim ? La répu37 tation de Mirglip fit naitre dans mon efprit la 37 première penfée de vertu. Je le regardois 37 comme le plus faint des hommes. ïl me dit qu'il J7 n'étoit que 1'humble difciple du Dervis des 37 bois. II me paria de fon Maitre: il m'a conduit »7 ici pour entendre les lecons, & admirer les 37 vertus de Phéfoj Ecneps. Je fuis a la fource oü 37 il puifa la fagefte. Et k préfent Phéfoj Ecneps 37 élève mes penfées au-deffus de lui-meme , 37 me parle d'un autre Dervis plus fage & plus  288 Les Contes « vertueux que Jui. Jufqu'oii ira cette progref- » fion » ? « Jufqu'a la fource ineffable de tout bien & 3> de toute vertu, répondit Phéfoj Ecneps ; juf» qu'a Dieu , la fin de toute perfecfion. Celui j) qui fcait mieux 1'adorer & le fervir, eft le v plus digne d'inftruire le Monde ». Mirglip, frappé de 1'étonnement $ Adhim, & & de 1'efrufion du cceur avec laquelle le Dervis lui parloit, s'attendoit a voir le Sultan fe trahir dans 1'excès de fon admiration, fe faire connoitre a Phéfoj Ecneps, & le remercier de fes utiles lecons. Cependant le foleil étoit au milieu de fa carrière. Le Dervis & fa compagnie rentrèrent pour prendre un frugal repas, après lequel ils fe retirèrent pour repofer quelques heures. La foirée paffa comme le matin, a vifiter les environs de 1'hermitage. Cette feconde promenade fut aufti agréable & aufil inftruétive que la première. A chaque ftation , le bon Dervis avoit toujours quelque nouvel exemple a propofer a 1'admiration de fes difciples, quel«$ue nouvelle vérité a offrir a leur méditation. II  DES GÉNIE S. 289 ii parloit tour-a-tour des verlus privées & des vertus publiques, des devoirs de 1'homme envers lui-même ck envers les autres. ii parcouroit les difïérentes conditions de la fociété, depuis Ie Roi jufqu'au dernier de fes fujets. Parrai les modèles d'une vertu privée, il exalta fur-tout le caracTère de Stévar a qui il avoit confacré un petit bois a quelque diftance de fa maifon. « Stévar, dit-il 3 élevé dans une condition jj oü la vertu n'eft guères connue, feut fe pré» ferver de la corruption. ii paffa toute fa vie » a parcourir les mers & les différentes contrées j> du Monde; il porta par*tout 1'exemple de fa « vertu. Ni la liberté de fa profeftion, ni les jjvicesdes compagnons de fes voy.iges, ni les 3) mceurs corrompues des différens Peuples chez 37 qui il s'arrêta, ne purent altérer Phonnêteté jj de fon ame. Né avec une conftitution robufte, 77 ck naturellement porté aux plaifirs des fens, 37 il s'en fit un mérite de plus pour la tempé33 rance 33. Le fouvenir de Stévar arracha quelques larmes de tendreffe au Deryis & a Mirglip. Adhim, qui TomUlx Bb  *9° Les Contes des Gé nies. n avoit jamais reffenti les douceurs de 1'amitil, ni les délices d'une converfation honnête & cordiale , au milieu des vils adorateurs de fa puiffance , remercioit intérieurement Alla d'avoir guidé fes pas vers des hommes qui bi apprenoient a connoitre le prix de la vie, a goüter le bien-être réel de 1'homtne, beaucoup plus que les plaiftrs Sc les grandeur* dont il étoit plu» tot accablé, que fatisfait a la Cour de Perfe. Fm de Vonzieme Partle.  LES CONTES DES GÉNIE S. DOUZIÉME PAR TI E. Suite du Conté intitulë : Mirglip le Terfan , ou Phéfoj Ecneps, Dervis des Bois. JLJ E Sultan pafTa plufieurs femaïnes chez Phéfoj Ecneps, toujours plus charmé de ion agréable retraite. II avoit oublié la plaine zOre^, & ne fongeoit plus a retourner dans fes États y reprendre les rênes du Gouvernement. Cependant, plus il admiroit les vertueufes lecons du Dervis, plus il fentoit la néceffité de les niettre enpratique, puifque la providence l'avoit placé Bb2  29* Les Contes au rang fupréme pour y fervir d'exemple aux autres. ii étoit fur le point de fe faire connoitre au faint vieillard , & de lui demander fes confeds pour le diriger dans le gouvernement de fon peuple & 1'adminiftration de la juftice, lorfqu'un meflager vint en hate frapper a la porte de Phéfoj Ecneps, demandant a lui parler. Le Dervis étoit avec fa familie. Le meflager étoit Béreddan , fils de 1'Émir Holam, déguifé en payfan. II étoit venu a pied de Raglai. Adhim le reconnut. Étonné de le voir ainfi déguifé, il lui dit: « Jeune homme, quelle afji faire t'amène ici ? Pourquoi ce déguifemeit ? n Tu paroisinquiet. Que viens-tum'annoncer»? « Hélas ! répondit Béreddan , un traitre a « envahi tes États. ii eft afïis fur ton trone qu'il » a ufurpé& le Sultan légitime de Perfe n'a » plus d'autre parti a prendre que de fuir pour v fe fouftraire a la fureur de 1'ufurpateur IAii mack qui a féduit les Tribus de Xéni, & les jj Officiers de tes armées, & qui s'eft fait pron clamer Sultan a la place de fon Maitre. La » ville de Raglai gémit fous la tyrannie de ton  des G e n i e s. 193 w Vifir. II y a quatre jours qu'une troupe de » fcélérats , créatures de Lémack , te cherchent » dans ce bois: ils ont ordre d'apporter ta tête jj en hommage a l'Ulürpateur. C'eft par ce jj crime horrible qu'il veut fignaler le commenjj cement de fon règne. Un de ces malheureux jj inftrumens de la rage de Lémack a eu horjj reur de cet attentat: il eft venu m'en avertir jj une heure avant que la troupe vint inveftir la jj demeure de mon père. Car Holam a le même jj fort que fon Maitre. Les aflafiins avoient jj ordre d'apporter fa tête au féroce Lémack. jj Mon père a heureufement échappé a leur *j poui fuite. J'ai pris les habits d'un payfan; jj & monté fur un courfier Arabe, j'ai parcouru jj jour & nuit ce bois, cherchant mon Maitre s» pour lui fauver la vie. Le généreux cheval jj que je montois a fecondé mon ardeur jufqu'a jj deux lieues de cette demeure, oü il a fuccomjj bé d'épuifement. Je 1'ai lailïé ; & puifque jj j'ai pu pénétrer a pied dans cette retraite cajj chée , je crains bien qu'elle ne foit pas un jj afyle affez fur pour préferver mon Seigneur j» de la méchanceté de Lémack v, Bb3  i$4 Les Contes Adhim étoit confondu. II regardoit le Dervis fans pouvoir prononcer une parole. Phéfoj Ecneps étoit également étonné du récit de Béreddan , & de la démarche du Sultan qu'il avoit poüedé plufieurs femaines chez lui fans le fcavoir. II fe jetta aux pieds d''Adhim, & lui demanda pardon d'en avoir ufé fi familièrement avec lui. Le Sultan le releva avec bonté, en lui difant qu'il n'en étoit que plus eftijnable a fes yeux. Tout-a-coup on entendit un grand tumulte, femblable au bruit d'un efcadron qui traverfoit le bois. On confeiila unanimement au Sultan de fe tenir caché dansl'endroit le plus épais de la forêt, oü il n'étoit pas poilible que les chevaux pénétraffent, & d'y refter jufqu'a ce que la troupe fe füt éloignée de la demeure du Dervis & des environs. u L'amour de la vie n'a point affez de force j> fur moi, pour me faire prendre la fuite 3 dit » Adhim ; je fuis prêt a rendre 1'exiftence a »> TÊtre qui me 1'a donnée, dès qu'il me la re»> demandera. Mais je ferois indigne de la cou}) ronne, fi je ne prenois pas tous les moyens  DES GÉNIE S. 295 » légitïmes de la conferver. Ceft par un excès » d'amour pour la vertu que je me vois expofé » au malheur qui me menace. J'efpère qu'Alla 3> me protégera. Je n'irai point me jetter indifj> crettement fous les coups des traitres qui me j> cherchent: je me cacherai pour un tems aux » yeux de leur méchanceté. Adieu, mes ver» tueux amis; puilTe ma fuite me procurer la » vicToire , & la paix a la Perfe ». Béreddan & Mirglip fe difputoient 1'honneur de fuivre le Monarque. Enfin il fut réfolu que le fils d'Holam accompagneroit fon Maitre , & que Mirglip refteroit avec fa femme Nourenhi auprès de Phéfoj Ecneps. Adhim avoit fuivi la route fecrette que lui avoit indiqué le Dervis. II eut de fréquentes alarmes. II lui falloit éviter les gardes cruels qui le cherchoient, & les bêtes féroces qui 1'environnoient. Vers le foir il entra dans une vallée profonde plantée de deux rangs de grands cèdres dont Ia tête majeftueufe fembioit foutenir les nuages. Dans 1'endroit le plus bas couloit une fource d'eau pure*  ao6 Les Contes Prés de la fource , s'ouvroit une caverne qui paroiftbit fort profonde. II ne fcavoit s'il devoit y entrer, ck y pafl'er la nuit, II craignoit que ce ne fut le repaire de quelque bete de la forêt. Une voix éclatante fortit du fond de la caverne , ck le tira d'inquiétude en difant: « Adhim, Sultan de Perfe s ne crains point». Ce prodigeaugmentala frayeur du Monarque, au-lieu de la calmer. Loin de fe fentir encouragé a entrer dans la caverne , il voulut fuir, Alors un inconnu fe préfenta a Pentrée. « Adhim y lui dit Nadan, ne crains point. » Je fuis Nadan, le Génie gardien de cette fo» rêt, ck Pami de la vertu ». « Qui que tu fois , répondit le Sultan, ft ton j> cceur aime la fagefie , tu ne peux refufer ï? Phofpitalité a un Étranger, quoique le mal» heureux Adhim ne doit pas t'être tout-a-fait » inconnu, fi tu es réellement le Génie gardien » de cette forêt *»• « Adhim eft malheureux, reprit Nadan: il ï> mérite quelque compaftion 3 mais il n*eft pas m fans crime. Né pour le bonheur de ton peuple, *i tu as méconnu pendant quelque tems cette  des Génie si 207 » glorieufe deftination. Tu as recherché une » vaine magnificence , comme fi la gloire d'un 9» Roi confiftoit a batir des palais, a élever des »tours, Ces édifices ïuperbes ne font rien pour » la grandeur réelle de 1'homme. Crois-tu que » les montagnes qui cachent leur tête orgueit» leufe dans les nuages foient plus eftimables w que les fertiles vallées. Sois utile , & tu feras 3> grand. La juftice feule peut te rendre illuftre: » elle vaut mieux que les tréfors. Elle peut feule » remplir ton cceur d'une joie pure & inno» cente: elle vaut mieux que toutes les volup»> tés. Tes peuples t'adoreront, & tu feras con» tent de toi-même. Contemple la vafte étendue » de la terre: la ville de Raglai, & tous les ba» timens qui s'élèvent fur la montagne d'Oq;, » fans en excepter le palais du Sultan , ne font » qu'un point fur la furface du globe, ou comme » une fourmi fur le plus grand cèdre de la forêt. » Que font dcnc les travaux des plus puiiTans » des hommes, s'ils ne font fanélifiés par une » utilité réelle r Des monumens de leur or» gueil, des marqués de leur imbécilllté; car ils j» n'ont point i'effet qu'on en attendoit. L'amour  ao8 Les Contes jj de la gloire eft quelque chofe de bon , de » grand, de digne de rhomme, lorfqu'il eft bien » dirigé , lorfqu'il fe propofe un objet conve» nable. C'eft alors une émulation raifonnable, » un aiguillon pour la vertu. O Sultan ! ne jj crois pas que la retraite feule foit le féjour » ou fe plaife la fageffe. Non , elle peut habiter ?>» le Palais des Rois; elle y eft plus éclatante »que dans Pobfcurité d'une forêt. Le plus » grand bien que Phomme puilTe faire a fes w femblables, c'eft de lui donner un bon exemr> ple ; paree que la fageffe eft le plus grand » des tréfors. La douceur , la paix, 1'honneur, » la fidélité , Pamitié , toutes ces vertus de la jj Société peuvent être communes a tous les » hommes , 6c elles conftituent le vrai mérite: »elles mettent une forte d'égalité entre les jj Monarques & les derniers de leurs Sujets. jj La différence des conditions eft un effet du jj hafard. On ne choifit point le fang dont on jj doit naitre. C'eft-pourquci la puilTance 3 la jj noblelTe & tous les avantages de la naiffance jj ne font que le moindre mérite des hommes, w Apprends donc a faire confifter la véritabie  des Génie s. 299 » gloire dans la pratique des vertus privées 3 » dont i'influence s'étend fur toutes les affecxrtions du cceur, fur toutes les a£ions de la 3>vie. Cette fageffe domeftique engendre la 11 tempérance &. la juftice; & ces deux-ci don» nent naiffance au caime de la confcience, w qui vaut infmiment plus que 1'approbation n de la multitude. 3» Ne négligé pourtant pas Ie foin de ta ré»» putation. Quoiqu'il foit difficile de mériter 11 tous les fuffrages, 1'expérience fait voir qu'ai> vee Ie tems ils fe réuniffent tous en faveur j> de la vérité & de la vertu. II eft beau de fe 37 faire louer & bénir de tout Ie monde : il ne 3> faut pourtant pas fe rendre l'efclave de l'o3> pinion d'autrui; il faut fcavoir fe contenter j> quelquefois du feul témoignage d'une bonne » confcience. II faut avoir pitié des hommes , 31 lorfqu'ils méconnoiffent ou qu'ils outragent li la vertu qu'ils devroient honorer & refpec31 ter. II y a bien plus de mérite a les faire re11 venir de leur folie par la voie de la dou11 ceur, qu'a les rendre opiniatres dans leurs 31 préjugés par une dureté exceflive »•  3©o Les Contes « Vertueux Étranger , répondit le Monarj> que , j'admire la douceur & la jufteffe de n vos reproches. Vous êtes fans doute un Gé» nie bienfefant. La fageffe qui réfide dans » votre cceur s'exprime par votre bouche ». « Oui, dit Nadan, je fuis de la race imwmortelle des Génies proteéteurs des homn mes, qui peuvent les porter au bien , fans » avoir le pouvoir de forcer leur volonté. s> Mais , Prince , oublie pour quelques heures » la méchanceté de Lémack, & des traïtres qu'il » a envoyés a ta pourfuite. Tu peux paffer ici v la nuit. Cet afyle eft inviolable. II n'y a que » les amis de la vertu qui puiffent entrer dans » cette caverne ». En achevant ces mots , le Génie Nadan introduifit Adhim dans la caverne. L'entrée en étoit affez étroite ; mais le dedans en étoit fpacieux & embelli par la nature. Elle étoit foutenue par un doublé rang de piliers auxquels Part n'avoit point travaillé. Un magnifique diamant d'une groffeur prodigieufe étoit attaché au centre de la voute, d'oü il éclairoit toute la caverne par fes rayons réfléchis de toutes  des Génies, 301 toutes parts, fur les pierres & les piliers dont le grain étoit poli & luifant. Nadan lui fervit des fruits de la forét. Adhim fe croyoit encore dans la compagnie du bon Dervis des bois. «Le Sultan de Perfe , dit le Génie, a été jjmalheureufement féduit par fes courtifans. jj o Adhim ! Alla t'avoit donné fon Peuple k yy gouverner. II t'avoit confié une partie de fa yy puiffance fur les Habitans de la Perfe , fidèles jj a fa loi: & tu as donné ton hériu;oe a un *y autre, qui étoit indigne de te feivir de maryy che-pied: cependant tu Pas élcvé au-defius yy de toi-même. Celui qui ne voit que par les wyeux de fes favoris , eft aveuglé par leurs j/paftions & par. les fiennes. Le confeil des yy Sages eft la meilleure garde des Rois. Un feul wconfeiller, quelque prudent qu'il foit, peut yy fe tromper. Mais 1'avis de plufieurs Sages eft yy le meilleur & le plus conforme a la vérité. yy Ce n'eft pas le foleil feul, quoique giorieux » dans fa courfe ; ni l'air feul, quoique doux jj & falubre; ni la terre feule, quoique la ma- Tomc HL Cc  302 Les Contes » trice commune de la nature; ni 1'eau feule , >» quoique rafraichilTante ; en un mot, ce n'eft v aucun de ces quatre Élémens qui fait feul j» croitre & mürir le bied des champs: c'eft » leur influence combinée qui opère la fécon» dité , & fait fruclifier les femences. » Adhim , continua le Génie , tu as befoin j> de repos. Je te laifte. Tu vois au fond de ma » caverne deux fophas deftinés, l'un pour toi, v 1'autre pour ton ami ». Le Sultan auroit bien voulu jouïr plus longtems de 1'entretien du Génie. II fe fentoit aufli extrêmement fatigué. II repofa quelques heures fur les fophas de Nadan. L'entrée de la caverne étoit expofée au foleil levant. Les premiers rayons du jour avertirent le Sultan ciu'il étoit tems de fe lever pour reprendre fa route. II chercha le Génie par toute la caverne ; il vouloit remercier fon bienfaiteur & lui demander fes confeils. II ne le trouva point. II compta fur la proteéVion & Alla, & prit le chemin de Raglai, II marcha tout le jour  DES GÉNIE S, 303 fans faire de rencontre extraordinaire. Le foir il monta fur une petite montagne de jeunes palmiers oü il paffa la nuit. Adhim cominua ainfi fon voyage pendant deux autres jours, fe nourriffant des fruits fauvages de la forêt, & paffant la nuit fous le couvert des arbres. Le quatrième jour, a midi , il finiffoit fon frugal repas, & fe difpofoit a repofer quelques momens a 1'ombre fous un lit de feuilles & de gazon, lorfqu'il entendit marcher autour de lui. II fe détourna & appercut une femme qui fe promenoit feule dans le bois. Adhim fe fentit ému a la vue d'une femme : il le fut bien davantage lorfqu'il crut reconnoitre les traits de la belle Nourcnhi, femme de Mirglip. u Ah ! Nourenhi , charmante Nourenhi, di>»>foit le Sultan en lui-même , öfez - vous bien » vous promener aihfi feule dans 1'horreur de » cette forêt ? Me cherchez - vous ? Venez» vous me tenter par la force irréfiflible de » vos charmes ? Hélas! la fageffe dort, la paf- Cc a  304 Les Contes jj fion fe réveille. La nature efl foible : le » fouffte de la beauté porte le défordre dans jj m -j> fens. j? Cependant, 6 Adhim! tremble fur le bord jj du précioice. N*étoiiffe point les remords j? d'une confcience alarmée : c'eil le cri de la jj vertu. S-jrois-tu l'efclave de tes fens? Pourjj ras-tu te rendre coupable de la plus bafte inj» gratitude .? Le plaifir fe diflïpera comme un jj nuage. La honte 8c le repentir feront éternels. jj Que dis- j^ , le plaifir l Peut-on donner ce jj nom facré a un fentiment cr minel, que tu jj ne pourras fatisfaire fans remords. Vois ton jj ami outragé, toi-même abandonné du Ciel jj Si de Ia terre , ta vie empoifonnée par des jj penfées cruelles, ta confcience te reprochant jj fans ceffe ton crirri^?. Mais oü fuir ? Comment jj éviter la rencontre de cette beauté vraiment jj célefte. Je fens le progrès de la paffion. Ah 1 jj Adhim, tu n'as guère profité de Pexemple jj du faint Dervis, & du difcours de Nadan. jj Lémack , le vil ufurpatenr Lémack 3 eft celui jj dont tu imites les aétions infames. Tu op-  des G £ k i n; 305 » primes comme lui rinnocence : tu te ris de >» la vertu : tu perfécutes, tu outrages fes » amis » ! Ainfi 1'honneur & la paffion combattoient dans le cceur d''Adhim. II s'appercut que la belle voyageufe le regardoit & n'en témoignoit aucune frayeur, Cette circonftance ralluma le feu dont il étoit confümé. 11 völe vers elle, fe jette a fes pieds, & lui dit: « O Nourenhi! fuis un Prince aufli vil que j> malheureux! Adhim , s'oubliant lui-même , i> oubliant Mirglip & le vertueux Dervis, vou>> droit qu'une vaine générofité ne Peut jamais » porté a te laiffer fortir de fon Palais. Hélas t n dois-je appeller générofité la baffe complais) fance avec laquelle j'ai cédé a un efclave la 33 plus belle de fon fexe , le chef-d'ceuvre de 33 la nature ? Non, je ne devois pas facrifier la 3» beauté aux folies maximes d'une équité dont >31'excès devient une injuftice.... 33 Ah l continua le Sultan, après un moment >» de filence, que vois-je ? Nadan l Phéfoj Ec» neps / Mirglip! Perdrai-je en un moment le Cc 3  306 Les Contes »> fruit de vós lecons ? II me femble quAlla a 91 les yeux fixés fur moi, & qu'au milieu des v feux menacans de fon tonnerre, il me préfente »> fa loi écrite en traits ardens fur Pazur d'un 91 nuage. O mes amis 1 je me rends a vos fages w inupirations. O puilTant Alla ! j'obéis a ta 91 loi. Ne m'accable pas du poids de ta ven»> geance : fortifie ma foibleffe: je t'adore, je »t'obéis »! La belle Étrangère , étcnnée du difcours de rinconnu , & de ie voir profterné a fes pieds , lui lépondit en peu de mots: « Qui que tu fois 3 fuis de ces lieux dan3> gereux foumis a la tyrannie de Falri. lei le 9i monllre tend des piéges invifibles aux plus 9i vertueux mortels. Si je ne me trompe } tu es 9i Adhim, le Sultan de Perfe, ton difcours me ai le fait foupconner; fuis de ces lieux , Prince 9i malheureux. Lémack te pourfuit. Les horreurs »i que j'ai vues me font craindre les derniers 3> malheurs pour toi, fi Falri ou quelqu'un de 3> fes amis découvre ou tu es ». « Qui es-cu donc o belle fille du jour! re* » prit Adhim car plus je te contemple, plus  des Génie s. 307 » tu me fembles belle, & plus je fuis malheu- » reux. N'es-tu pas Nourenhi, femme de Mir- J) glip, fille du Dervis des bois » > ttll efl vrai, répondit 1'Étrangère, je fuis la fille de Phéfoj Ecneps , fceur de Nourenhi, 33 arnie de Mirglip ; je fuis 1'infortunée üuz- 3> j?^ir je te remercie. Mon ami eft content. Sa fille 33 vit encore. Je fuis le plus heureux des hom3» mes. Oui, belle Kaphira, je fuis Adhim, au33 trefois le Sultan de Perfe , comme tu 1'as con3» jecTuré , & a. préfent ton efclave. Plüt au 33 Ciel que j'eulle préféré de palier ma vie avec 33 toi dans 1'épaiffeur obfeure de cette forêt, 33 au hafard incertain de remonter fur le trone , 33 en te livrant au pouvoir d'un autre ». que j'ai de voir arriver Falri, fait que je vous 3) écoute avec peine. Songez a votre füreté. 33 Sauvez-vous. Au nom d''Alla, fauvez vous»! « Fille adorable , reprit le Sultan, foyez füre » qü'Adhim ne craint point le forcier infame 3  308 Les Contes j» pourvu que la belle Kaphira puifle échapper » a fa fureur jj. jj Seigneur , dit Kaphira, il feroit hors de jj faifon de vous entretenir a préfent de mes » aventures: nous ne fommes point ici en fü» reté. Je crains toujours quelque embüche. jj On vous obferve, on vous fuit. Le cruel Falri jj a tendu des piéges dans tous les coins de la jj forêt & fous tous les arbres. Craignez fa majj lice, fi vous ne redoutez pas fa puilTance jj. Kaphira parloit encore. Adhim appercut 1'enchanteur qui marchoit a grands pas vers lui. II étoit entouré de Satyres & d'autres monftres horribles. a Si je ne puis les vaincre, dit le Sultan en jj tirant fon cimeterre, au moins il y auroit de jj la honte a leur céder fans réfiftance. Ne crai>j gnez point, adorable Kaphira, tant que mon jj bras pourra foutenir ce fer, ni Falri, ni aucun jj de fes vi's compagnons ne vous infultera jj. « Plüt au ciel , ö Prince généreux! répondit jj Kaphira, que vous fuffiez auffi en füreté que j» moi! Mais les monftres tournent a gauche.  DES G £ N I E S. 3O9 »Ils femblent ne vous avoir pas appercu. Ils » fuivent leur Maitre qui prend le chemin de fa » caverne »» « Sur mon honneur, dit le Sultan, eft-ce » par dédain qu'ils femblent ne pas faire attenv tion a moi? Leur mépris m'humilieroit plus w que leur fureur ne m'épouvanteroit. Que » veut dire ceci? N'ai-je plus aucune marqué *> de mon ancienne grandeur ? Mes traits font» ils changés ? Ne reconnoilTent-iis plus leur s> Sultan ? ou craignent-ils la rencontre de celui » qu'ils ont fi balTement outragé v ? « Adhim , quelque Génie invifible protégé le » gloriewx Sultan de Perfe, dit Kaphira ; aun trement ton air majeflueux & grand t'auroit » trahi ». « Peut-être auffi , dit le Sultan , que je dois » ma füreté a un anneau que j'ai trouvé a mon » doigt lorfque j'ai quitté la caverne du Génie n Nadan, ou j'ai pafte une nuit ». 41 N'en doutez pas, reprit Kaphira, le Génie ï> Nadan vous protégé. II m'a donné un anneau jjfemblable, & c'eft fa vertu fecrette qui. me » préferve des enchantemens de Falri.»-.  3io Les Contes « Puifque nous n'avons rien a craindre de * Penchanteur & de fes infames fuppöts, dit » le Sultan Adhim, permettez-moi de vous dey> mander par quel étrange malheur vous vous tt trouvez dans ces lieux foumis a fa puiflance » ? « Prince , répondit la belle Kaphira, je me t> promenois dans les bofquets qui environnent 9) la maifon de mon père, le Dervis Phéjoj Ec» y> neps: j'appercus une petite boule dor devant » moi dans le fentier ou je marchois. Je me » baillai pour la ramalTer. Mais lorfque je vou9) lus Ja reprendre , elle fe mit a rouler d'elle» même en fuyant devant moi. Je n'en fus que *> plus avide a la pourfuivre. Ainfi elle m'attira » bien loin de la maifou de mon père. n Dès que je fus dans la plaine qui eft au-dela 9> du bois, je vis la boule s'enfler. Alors j'eus 5> peur , & je voulus m'enfuir dans le bois. *> Mais un faififlement qui avoit quelque chofe iy de furnaturel me priva de tout mouvement. 9> Je reftai immobile dans Pendroit cü j'étois. 93 De nouveaux prodiges s'ofTrirent a ma vue. » La boule d'or continua a s'enfler pendant «> plufieurs minutes; & elle s'enfla jufqu'a une    d2s G i n i i » fi prodigieufe groffeur qu'elle m'óta la vue de » la montagne qui étoit devant moi. Alors elle n le brifa en mille pièces avec un bruit effroya» We. Je vis a fa place un homme, ou plutót » un monftre afTreux monté fur un porc-épic. » La curiofité a toujours perdu ton fexe , » me ditle forcier avec un ris méchant. On fe' » lailTe d'abord féduire par une briljante bagatelle qui femble quelque chofe de fort inno» cent. L'amour de la nouveauté fe tourne bien» tót en paffion ; & 1'on fuit indifcrettemene » 1'objet que Ion recherche, au-dela des bornes V oü peuvent s'étendre les foins & Jes regards » paternels. Tant que Kaphira n'eft point fortie ?! de l'enceinte du bois de fon père, Fakièkk » de vains efforts pour la féduire. A préfent »je fuis Maitre de ton fort; tu feras auffi Ja » Maitreffe favorite de Falri, & ia Maitrefle » commune de quelques autres monftres femj> blables a moi ». «A ces mots, je jettai un cri effroyable. » J'eus beau crier & pleuren Ce fut en vain. » Le monftre defcendit de fa monture hériftée" n de longues pointes. Ii me faifit entre fes bras  51* LisContes » impurs , me mit fur ion porc-épic, cm il rev monta auffi-töt derrière moi; ck dans cet équi» page nous fümes portés au travers de la forêt » avec une fi prodigieufe rapidité qu'il ne me » r fte aucune idéé de cet enlèvement. » En moins de quelques minutes nous nous » trcuvames a la vue de 1'antre affreux de cet s> enchanteur. « Je fus faifie d'une nouvelle horreur qui 9> augmenta encore , lorfque Falri me fouhaita ïj beaucoup de plaifir dans le palais de fa naifi> fance , ck me dit obligeamment qu'ennemi „ des cérémonies , il jugeoit que notre mariage 9> n'avoit befoin que de notre confentement „ mutuel pour être légitime , ou que même fa » volonté feule fuffiroit, fi la mienne s'y opport foit. „ En entrant dans la caverne , j'appercus „ dans le fond une petite figure agréable. J'en „ fus étonnée. Je fuppofai que c'étoit quelque „ parent ou ami de 1'enchanteur. Je baiffois les » yeux n'ofant pas le regarder. „Belle efclave, me dit Falri dès que nous „fümes entrés , fcache* que je regarde les » femmes  des Génie s. 31» " f;mniSS comme d" êtres faits pour notre plaï» fir. Ceft a ce feul titre qu'elles méritent notre » efhme. Je vous défends de retourner chez votre » père, même de fortir de l'enceinte de cette » forêt, oh ma puiflance vous retiendra makré » vous ». ° « Je ne lui répondis point. II me regardoit » avec des yeux enflammés. Je pleurois. J'étois » réiolue de réftfter a fa paffion, même aux dé«pens de ma vie: car je préférois la mort au » déshonneur. » Kaphira, me dit 1'Étranger que j'avois ap«percu en entrant , calmez vos alarmes, ne » craignez point ce monftre. Je fuis le Génie » Nadan , & non un patent ou ami de Falri, » comme vous 1'avez cru d'abord. Je fuis ici nfans être vu de 1'enchanteur , & il ne peut » entendre les paroles que je vous dis. Votre •> cunofité vous a féduite/& m'öte les moyens «de vous déïivrer, Mais votre faute eft digne Wde comPaffion..plutót que d'un chatiment W extfême'13-*'y a fu que de 1'jndifcrétion fans » méchanceté; c'eft-pourquoi je fcaurai rendre w muüles les deffeins impurs de FalrU TomelII. Di  3I4 LesContes „ Prenez cet anneau , continua le Génie , il „ vous rendra invifible a Falri, & aux monf„tres qui forment fon cortège. Ainfi, vous „ferez préfervée de leur fureur brutale, tandis „ que vous refterez dans cette forêt », «Auffi-töt ie pris 1'anneau merveilleux de „ Nadan ; &,l'ayant mis a mon doigt, je m'ap„percus que Falri changeoit de contenance. „ Ah l dit-il, tu m'échappes , méchante fille „ de Phéfoj Ecneps. Mes enchantemens font „ vains; & les puiffances que j'adore font » maudites», «Non, répondit le Génie Nadan; c'eft toi * qui es maudit, vil efclave. Tu as attiré Ka„phira dans cette forêt par tes fortiléges; „ mais elle peut, fi elle veut, fe rendre ïnvis> fible a toi & aux monftres tes amis , tant „ que tu tobftineras a la retenir dans cette ï> forêt». . . r r v « Le forcier, enragé de voir ainfi fa mahce „trompée, me chercha par tous les coins & „ recoins de fa caverne. J'échappai aifément „ a fes recherches. Je quittai le monftre pour », errer dans la forêt, öü je me fuis nourrie de-  DES GÉNIE s; j? puls ce tems cles fruits de ces arbres fau37 vages. J'ai fouvent été témoin des débauv ches infames des habitans féroces de ces 33 lieux »>. Quand Ia belle Kaphira eut firn le récit de fes aventures, le Sultan Adhim lui dit: « Je fuis fenfible a vos malheurs, ö. ver11 tueufe fille l vous étes di^ne d'un meilleur •n fort; mais je ne fuis pas en état a pré ('ent de » vous le procurer. Sans doute vous avez ap11 pris mon infortune de la bouche de Falri, 3) & de fa troupe immondé; car le Génie Nadan » m'a dit que 1'Enchanteur étoit l'ami intime »y de Lémack, mon infidèle Vifir. Si vous vou3» lez vous affeoir quelques-momens fou*> 1'om3> bre de ce palmier, je vous raconterai quel» ques particularités au fujet de votre fceur n Nourenhi , de Mirglip , l'ami de votre en7) fance , & de Phéfoj Ecneps, votre refpec3> table père, dont je penfe bien que vous n'a37 vez point eu de nouvelles depuis que vous 13 êtes prifonnière dans ces lieux d'horreur j». Alors le Sultan Adhim informa la belle Kaphira de la réputation de Mirglip , de la capti- Dda  3*6 Les Contes vité de Nourenhi, de leur union , & de fon voyage chez le bon Dervis. II finit par demander a Kaphira la permHïion de 1'aimer d'une affeclion tendre & inviolable. II la quitta enfuite pour reprendre la route de Raglai. II ne put fortir de la forêt avant ia nuit. II craignit que 1'anneau de Nadan n'eüt de vertu que dans le lieu ou FEnchanteur exercoit fa puiilance. Cette crainte le fit fonger aux moyens de fe rendre méconnoiffable au moins, s'il ne pouvoit plus fe rendre invifible. II fe frotta le vifage avec des müres , fe coupa la barbe , & fe procura dans les fauxbourgs un habit de déguifement. Ainfi déguifé , il entra dan$ la ville. Le premier objet qui fe préfenta a fa vue , ce fut une foule de peuple affemblé autour d'un crieur public. II s'approcha, & dit a un homme qui étoit auprès de lui : cc Ami , qu'annonce ce crieur»? On lui répondit: « Ce crieur promet une •> récompenfe de mille fequins a celui qui ap» portera la tête du traitre Adhim au Sultan 9) Lémack n.  des Genie s. 317 « Mais , reprit le faux Étranger , la dernière » fois que je paiTai par votre ville, Adhim étoit »> Sultan de Perfe; comment eft-il devenu un » traitre digne que 1'on mette fa tête a prixw ? « II efl heureux pour vous, répliqua le Ci« tadin , que vous parliez ainfi a un ami d'Ad» htm: autrement la moitié de ce que vous » venez de dire vous coüteroit la vie, fi quel» qu'un des éraiflaires de Lémack vous en»» tendoit». « Comment donc ófez-vous vous dire l'ami » üAdhim , reprit le Sultan déguifé »? «Je ne fuis pas auffi communicatif avec »tout le monde, répondit-il, & je ne parle »ainfi qua ceux que je crois être dans les j> mêmes fentimens que moi. Mais ü vous wvoulez me fuivre & vous foumettre aux » conditions que je vous propoferai, je m'ex» pliquerai davantage. Vous apprendrez des » chofes qui palfent tout ce qu'on peut imav giner ». Le Sultan promit tout. II étoit charmé d'avoir rencontré un ami d!'Adhim. II auguroit Dd3  318 Les Contes que Lémack s'étoit rendu odieux par fa tyrannie ; & que fes fujets retourneroient volontiers a 1'obéiflance de leur ancien Sultan , dès qu'ils n'auroient plus rien a craindre de 1'u» furpateur. II fuivit 1'inconnu au travers de plufieurs rues : ils s'arrêtèrent a la boutique d'un Boulanger. L'ami $ Adhim dit au Sultan déguifé: « Entrez ici fans crainte : c'eft ma demeure , s> nous y ferons commodément & fürement. » Vous partagerez avec moi une nouniture » fimple & faine , & je vous y révèlerai des v myftères qui vous furprendront & vous re- «jouïront en même-tems». Ils entrèrent chez le Boulanger : celui-ci fervit au Sultan de petits pains & des gateaux, & lui dit de manger de bon appétit, & que fa compagnie étoit tout le paiement qu'il exigeoit. Adhim profita d'autant plus vclontiers de fa générofité, qu'il comptoit être bientót en état de 1'en récompenfer dignement. tt Notre bon Sultan Adhim a gagné tous les  DIS GÉNIE S. 31^ » cceurs de fes Sujets , dit le Boulanger; & m toute la ville gémit fous la tyrannie de 1'u» furpateur Lémack ». «Adhim. étoit-il donc fi fort aimé de fon » Peuple , demanda le Sultan déguifé » ? « II faut que vous connoifriez bien peu Adnhim, le magnifique, pour fake une telle quef3» tion , répondit Pami du Prince >?. « Oui, reprit le Sultan , je conviens que je » ne ie eonnoiffois guère il y a quelque tems. «Je crois le connokre un peu mieux a prén fent». u Soavez-vous ou il efl caché , reprit le Bous» langer ? Je vois que je me fuis fort trompé a >» votre fujet. Je croyois vous apprendre ce „que vous ignoriez; & c'eft vous, au conv traire, qui êtes en état de me donner des j> nouvelles plus certaines de notre bon Maitre. »Dites-nous ou il eft. Conduifez-nous a fes * pieds. Je vous afTüre que tous les cceurs de wfes Sujets lui font dévoués, a l'exception » peut-être d'un petit nombre d'hommes persi dus, qui font les créatures de 1'ufurpateur » & les inftrumens de fa oaéc&anseflé  3^0 Les Contes «Peut-étre qu'av^nt peu vous pourrez le 5> montrer a fes Sujets abufés , répondit Pin9> connu. Pourle préfent, j'ai une vive impa» tience de fcavGir combien de fes Sujets lui 3> font reftés fidèles , & defirent fincèrement de » le revoir fur le trone de fes pères »>. « Eh bien ! dit le Boulanger , je vais vous i) amener dans un inftant une foule d'amis auffi » attachés a Adhim que je le fuis moi-même. j> Ils vous diront tous que leurs parens s leurs »> amis, leurs voifms, en un mot que tous les j> habitans de Raglai font dans les mêmes fen3> timens. Attendez ici , je reviens dans peu ». Le Boulanger fortit. Adhim étoit auffi furpris qu'enchanté de l'attachement de ce Sujet fidéle pour fon Prince, qu'il n'avoit peut être jamais vu. II étoit faché de ne s'être pas fait connokre d'abord a un ami qui lui étoit fi affeétionné, « C'eft un manque de confiance tout-a-fait w déplacé , difoit-il en lui-même. C'étoit la «moindre récompenfe que méritoit fon atta3> chement pour moi. Cependant il me con^ nokra le premier. Je ne veux pas lui envier  des Génie s. 321 » ce plaifir : je ne veux pas qu'il le partage v avec perfonne. Quand iV reviendra avec fes » amis, je luiparlerai en particulier, je lui dirai » qui je fuis, & il aura 1'honneur de préfenter » fon Souverain a fes fidèles Sujets. Si je reJ> monte jamais fur le tióne de Pcrfe , il ne fera »> point au-deffous de Mirglip ni du Dervis des » bois». Le Boulanger revint un peu avant la nuit avec une troupe nombreufe d'amis, qui s'annoncèrent avec un bruit qui fembloit marquer 1'ardeur de leur attachement pour Adhim. Celui-ci fut alarmé , il blamoit 1'imprudence du Boulanger, qui expofoit ainfi fes amis aux ibupcons des émiffaires de Lémack, Le Boulanger demanda en rentrant chez lui ou étoit l'étranger qu'il avoit amené le matin. Auffi tot Adhim fe préfenta pour le faluer lui & fa compagnie. «Mes amis, dit le Boulanger, voici celui * dont la mort fera une féte agréable pour la » ville de Raglai, & un triomphe pour Lémack. » Saififfez-vous de ce traitre, & conduifez-Ie » devant le Sultan. II ófe préférer 1'imbécile  322 Les Contes j> Adhim au giorieux Lémack , le Sonverain de » la Per/e »• fut épouvanté de tant de perfidie. Son étonnement le rendoit immobile. Les Gardes le faifirent a 1'inftant; ck 1'ayant chargé de chaines, ils le conduifirent vers le Palais d'Ore{. Le Peuple crioit fur fon paiTage: « Qui eft j) ce prifonnier j> > Les Gardes répondoient: « C'eft un ami XAdhim, que le foleil verra v demain fur PéchafTaud a fon lever ». Adhim fut conduit au Palais ; mais le Sultan étoit dans fon Sérail. II donna ordre qu'on enferm at le prifonnier dans la tour au piecj de la montagne , & qu'on le lui amenat le lendemain. "Le Sultan, captif, ne montra point de foibleffe. II fuivit les Gardes, qui, 1'ayant enfermé dans la tour, Py laiiTèrent feul toute la nuit. « Monarque de 1'Afie 1 lumière du monde l >, efTroi de la terre ! gloire de 1'Orient 1 ré»veille-toi,dit Adhim en lui-même : leve la n tête , fck d'un clin-d'ceil fais trembler les Na-  DES GÉNIE S. 313 wtions. Ouvre la bouche, & que ta parole » foit la loi fuprême. Fais un figne, & que » toute la Perfe tombe a tes pieds. Cependant, » ö puiflant Monarque ! prends garde que quelv que Payfan ne vienne te féduire par un conté wforgé a plaifir; car alors devenu fa dupe, s» tu verras ta gloire s'éclipfer , & tón royaume « t'échapper une feconde fois. O Prophéte ! a » quoi m'as-tu réfervé ? Après avoir enter,du wies fages lecons du Dervis Phéfoj Ecneps; »> après avoir recu les inftruöioris falutaires du ï> Génie Nadan , le protedteur de la Perfe ; v après avoir échappé a Ja fureur du forcier » Falri, par la vertu d'un anneau enchanté; » après avoir éludé la vigilance des Gardes de » Lémack, je vais mourir viclime de la baffe » fourberie d un efclave. O Prophéte ! que tu s» prends bien foin de m'humilier! Ote-moi cette » élévation de fentimens née avec moi, ou j> fais-moi périr d'une mort digne du rang oü » tu mavois placé. . . . Enfermé dans cette s> tour , dont je fus maitre autrefois ; rélégué » dans une enceinte que je pris foin d'embeilir , » pour être le iéjour de ma gloire ; accablé  314 Les Contes j> fous le poids des fers que je fis moi-même »> forger pour les autres , je fens combien » i'homme eft foible & vain : j'apprends a. yy fupporter d'une ame égale les biens & les j> maux de la vie. Le foleil fe léve pour moi , j> difoit Lémack; le traitre oublia d'ajouter que » la tour de la montagne fe conftruifoit pour « moi. Le favori de la fortune eft comme les „ feuilles qui s'ouvrent a 1'extrémité des branjï ches de 1'arbre : comme elles recoivent les » premiers rayons du foleil, elles font aufli » plus expofées que les autres a 1'intempérie n de fair; elles tombent les premières, & le „ voyageur les foule aux pieds. Ainfi je fus » autrefois Sultan de Perfe }(k je fuis a préfent jj un efclave enchainé : cependant j'ai encore jj plus de liberté que les Sultans , mes céièj» bres Ancêtres , dont les cendres pourroient a j? peine remplir le turban le plus étroit. Je ferai j» donc réfigné a la volonté $Alla. C'eft lui jj qui régie tout. Qu'il difpofe de moi comme »j il le trouvera convenable ». Ainfi , Adhim réprimoit par de fages réftexions les fentimens d'orgueil & de défefpoir qui  dbs Génie s. 3^ qui s'élevoient malgré lui dans fcn ame. II attendoit pat.emment le retour du jour qui devoit lui apporter la mort. Mais avant que la lune, dont les rayons percoient au travers des grillages jufques dans lWcurité de fa prifon s eüt terminé fa courfe nocturne , le Sultan Adhim entendit ouvrir les portes de la tour , appercut une grande lumière, & entendit quelqu'un marcher affez doucement. II trembla, craignant que ce ne rut un muet chargé de quelque ordre fanguinaire. La mort étoit toujours préfente a'fon imagination. Avant qu'il fut revenu de fa frayeur, il vit entrer dans 1'endroit ou il étoit une femme qui tenoit une lampe en main. Elle paroilToit faifie d'horreur. L'afpeét de ce lieu terrible, le froid & le filence de la nuit fembloient la glacer d'effroi : elle rella immobile devant le Sultan fans pouvoir lui dire le fujet de fa vifite. Adhim n'étoit pas moins alarmé, quoique fa première crainte fut un peu calmée quand il vit que ce n'étoit qu'une femme. II lui deTome UL Ee  326 Les Contes manda d'une voix mal affurée , ce qui Pamenoit a cette heure dans le féjour de la mort. Souffrez , répondit-elle , qu'avant de iafisfaire a votre queüion, je commence par délier les chaines honteufes dont ils vous ont chargé» Aufïi-töt elle tira de fon fein une petite clef avec laquelle elle ouvrit les cadenats des chaines, & rendit au Sultan une partie de fa liberté. «Aimable inconnue , dit le captif , que » fignifïe cette étrange bonté a laquelle je n'av vois pas lieu de m'attendre » ? « Je fuis la fille de Colac, le conciërge de w cette tour, répondit-elle. On m'appelle Ku» fan, a caufe de la couleur de mes yeux. j> Mais quoiqu'ils foient plus noirs que le jais j> & plus bnllans que le diamant, jamais ils » ne fe font fixés fur un objet auffi aimable » que celui qu'ils admirent en ce moment ». « Que veux tu dire , malheureufe Kufan , >» répartit le prifonnier ? Eft-il poffible qu'au„ cun des amis de ton père ne t'ait recher-  des Génie s. 317 » chée ? Comment ófes-tu venir parler d'a» mour dans f horreur de ces lieux, a un mirt férable prifonnier que tu n'as jamais vu » r « Jeune infenfé , dit Kufan, n'eft-ce pas « affez que tu fcaches que j'aime & que tu es i> heureux. Oui, tu es heureux, puifque la li» berté peut être le prix de l'amour ». «Va, tu déshonores ton fexe , s'écria Ad» him, en s'éloignant d'elle ! Plüt au Ciel que j>tu m'euffeslaiffé captif dans les chaines dont »ils m'ont chargé. Je les préfère a l'amour » d'un monftre tel que toi » ? ti Infenfé , reprit la fille; écoute-moi avant » que le jour paroiffe , & que toute efpérance » de falut foit perduepour toi.... Scache que "j'ai les clefs de toutes les pones de cette w tour. La liberté t'attend. Je te délivrerai, » pourvu que tu répondes auparavanta 1'ardeur *> de mon amour ». « Je ne veux point de la liberté ni de la vie »> a de pareilles conditions, dit le prifonnier. » Non, Kufan, n'attends pas que je cède a ta » paffion. Va chercher des ames aufli viles que »la tienne. Tu n'as plus rien de la vertu de £es  3*2.8 Les Contes » ton fexe. Ta reffembles a ces femmes proftlw tuées , qui, chez les Peuples de 1'Europe , » vont offrir aux paflans leurs carelles imi> pures n. « Meurs donc , répondit Kufan, outrée de v dépit ; meurs , malheureux ; va perdre le » rede de ta vie: car tu es plus qu'a moitié » mort , puifque tu es infenflble a l'amour ». A ces mots, les voütes de la tour retentirent avec un grand bruit. Kufan , indignée de ne pouvoir féduire le captif, refta. auprès de lui malgré lui. Cependant Adhim étoit au défefpoir que cette fille perdue eüt délié fes chaines 3 & qu'elle perfiftat a refter auprès de lui. II ne doutoit pas que les Gardes de Lémack , le trouvant ainfi déchainé, ne l'accufafTent d'avoir confenti a la paflïon de Kufan, & d'avoir eflayé de s'échapper par fon moven. Au milieu du troublé ou le jettoit cette penfée, Lémack entra appuyé fur le Conciërge; car il avoit peine a fe foutenir. Le cimeterre fangiant brilloit dans fa main. « Efclave , dit-il a Coiac , ou eft le rebelle  des Genie s. 319 5* que Ia juftice armee vient immoler dans le » filence de la nuit. Les autres Sultans fe re»pofent fur leurs Sujets de 1'exécution de » leurs ordres; fcuvent on les trompe. Per» lonne n'eit digne d'exécuter les miens que » moi-même. Mais que vois/je, continua 'Ze91 mack ƒ malheureux Colac, fais-tu un férail de » ce lieu terrible 11 ? Colac ne fut pas moins furpris que Lémack 3 de trouver fa fille auprès du prifonnier. II vouloit s'excufer. Lémack , outré de rage , le frappa de fon cimeterre, & l'efclave tomba mort dans fon fang; mais en tombant il entrain a Lémack dans fa chüte. Kufan s'évanouït a cette vue. Elle aimoit tendrement fon père. Quoique corrompue & livrée a la plus infame débauche , elle confervoit la plus vive afTeétion pour Pauteur de fes jours. Lémack effayoit en vain de fe relever. Ivre encore des excès de la veiile, il ne pouvoit que maudire , d'une voix mal articulée , l'efclave qui avoit caufé fa chüte. Adhim voyant que perfonne ne venoit au E e 3  33© Les Contes fecours de Lémack, faifit le cimeterreque le tyran avoit plongé dans le fein de Colac» II voulut en frapper 1'ufurpateur ; puis s'arrêtant tout a-coup: ti Non, dit-il , je ne veux pas » d'une viéloire fi facile. II y auroit de la laj> cheté a t'öter un refte de vie que 1'excès de » la débauche t'a laifle j>. Kufan étoit a genoux devant le corps de fon père expirant. Adhim la prit par les cheveux & lui dit: « Ma belle nymphe , j'admire votre piété 5» filiale; je 1'approuve autant que j'ai blamé i) votre incontinence. Mais il efl: queftion d'aujj tre chöfe a cette heure. Vous rendrez dans jï un autre tems les derniers devoirs a votre w père. Levez-vous , & faites ce que je vais n vous ordonner. Scachez que c'eft Adhim qui •*» vous parle. Votre obéiflance pourra vous » mériter le pardon de vos crimes ». Kufan, confondue , fe jetta aux pieds d''Adhim , & vouloit répliquer. Le Sultan Ten em'pêcha, 6c lui dit de 1'aider a enchainer Lémack , ce qu'ils firent d'autant plus aifément que 1'ufurpateur n'étoit pas en état de leur  DES G É N I E S. 331 réfiiler. Adhim lui óta fans peine les fiabits Royaux: il les revêtit lui-même. Armé du même cimeterre, encore dégoutant de fang , il ordonna a Kufan de fortir fans bruit, & fans porter 1'alarme nulle part. II ferma & barricada toutes les portes de la tour , & rentra dans fon Palais. II traverfa tous les appartemens fans la moindre réfiftance. Les Gardes le prirent pour le tyran Lémack. II entra au férail oü il trouva plufieurs femmes nageant dans leur fan<*. «Miférables viétimes de la rage de Lé« mach ! dit il en foupirant; mais je dois diffi» muler ». II paffa jufques dans Pappartement Royal oü le Sultan avoit coutume de paffer la nuit. II appella fes Eunuques. Aucun n'ófoit approcher, tant ils redoutoient de paroitre en préfence de Lémack lorfqu'il étoit ivre t Adhim, voyant que perfonne ne venoit, fe jetta furie Sopha Royal, s'oceupant des voies fecrettes de la Providence qui le ramenoit dans fon Palais, lorfqu'il fe croyoit aux portes de la mort.  33i Les Contes Cependant au bout d'une heure le Chef des Eunuques , croyant fon Maitre endormi, fe hafarda d'entrer dans fon appartement. u Abélidah, lui dit Adhim , en contrefefant v la voix de Lémack , faites dire aux Émirs „ Holam , Phéri^ar , Humlack , Eupordi & ï> Mélan , qu'ils fe rendent ici dans Finftant Abélidah fut étonné de cet ordre, d'autant plus que Lémack n'ignoroit pas que trois des Émirs qu'il nommoit avoient pris la fuite auffitot qu'il avoit été proclamé Sultan. Le Chef des Eunuques obéit pourtant fans rien dire , fcachant que Lémack étoit abfolu. II fit avertir Phéri^ar & Eupordi de fe rendre aux ordres du Sultan. Les deux Émirs fe crurent perdus. Ils s'imaginèrent que le prifonnier trahi par le Boulanger , les avoit dénoncés au tyran 3 comme partifans du Prince légitime. Ils vinrent en tremblant au Palais , entrèrent dans 1'appartement du Sultan, & fe proflernèrent devant le Sopha Royal. u Abélidah , dit Adhim , en contrefefant  des Génie s. 333 «toujours la voix de Lémack , retire toi avec « les Muets & les Eunuques ». Abélidah obéit, & laifla Phéri^ar & Eupordi feuis avec le Sultan. * Adhim leur dit d'approcher; & ils reconnurent leur Prince bien-aimé. Les Émirs, frappés d'étonnement 3 ne fcavoient s'ils devoient en croire leurs yeux. Revenant enfuite de leur première furprife, ils renouvellèrent leur ferment d obéiflance & de foumiffion a leur Maitre légitime. « Phéri~ar, dit Adhim, il n'eft pas tems de » vous raconter par quel prodige merveilleux «je me retrouve en pofTeffion du Palais que «j ai batï. II s'agit de s'aflurer des Chefs de ia «révolte, des Officiers de PArmée qui ont « époufé les intéréts de Lémack , des Vifirs & « autres Grands de ma Cour qui m'ont indi«gnement abandonné pour fervir Pufurpa»teur. Donnez-moi leurs noms, fidéle Èmir. « le continuerai a faire le róle de Lémack , je «ies^ferai venir & ils feront chargés des fers » qu'ils nous deftinoient».  334 Les Contes Phcrizar obéit au Sultan. 11 lui donna une lifte des Chefs de la révolte. Abélidah eut ordre de les faire venir les uns après les autres. Les Vifirs & les Officiers de 1'Armee, s'attendant a quelque nouvelle faveur de la part de Lémack , fe rendirent avec emprelïement a fes ordres. A mefure qu'ils entroient, des Gardes apoftés par les Émirs les faifirent les uns après les autres; & ils furent gardés a vue dans des prifons féparées pour plus grande fureté. Quand on fe fut ainfi affuré des Chefs de la fédition, Adhim fe fit connoitre au Chef des Eunuques, & a la Garde Royale. II envoya des Héraults publier a fon de trompe dans tous les carrefours de la Ville, qxxAdhim, le légitime Sultan de Perfe, étoit de retour. Tout cela fut exécuté avec tant de rapidité, que les foldats qui avoient perdu leurs Capitaines, fe trouvèrent hors d'état de fe révolter. Les uns, jettant leurs armes , coururent  DES GÉNIE S. 33 f a Ia Ville prendre part a la joie commune. Les autres pénétrèrent jufqu'aux portes du Palais , proteftant de la plus humble foumifCon au Sultan Adhim. Phérisrar & Eupordi avoient ordre de pardonner,aunom du Sultan, a tous ceux qui témoigneroient quelque repentir de leur rébeliion. En conféquence , ils alTurèrent les foldats des difpofitions favorables d'Adhim; ils fe mirent eux-mêmes a leur tête, s'emparèrent des poftes les plus forts de la Ville , & firent avertir tous les amis d'Adhim de fe ranger fous fes étendards. Toute la Ville fe réjouïfToit de cet heureux changement. Ceux-mêmes qui, auffi méchans que Lémack, lui reftoient attachés au fond du cceur , furent obligés de paroitre prendre part a la joie publique, & de crier d'une voix unanime: « Vive Adhim, vive le magnifique Adhim , » notre légitime Sultan vl Les ïmans que Lémack avoit chaffés de leurs Mofquées, y rentrèrent en remerciant Alla du retour de leur Sultan,  336 Les Contes Phérizan eut ordre d'aller vers le bon Dervis des bois , & de Famener , lui , Mirglip & la vertueufe Nourenhi. Quand FÉmir entra chez Phéfoj Ecneps, il trouva le bon vieillard , courbé fous le poids de Fage & des infirmités inféparables de la viellieffe. II lui avoit amené un palanquin pour le tranfporter plus commodément. Cependant il étoit a craindre que le voyage ne fut treslong , & qu'ils ne puffent pas être a Raglai au jour marqué pour faire le procés a Lémack. Au départ de Phérizar 3 on avoit envoyé en hate des Courriers dans les différentes Provinces , avec ordre aux Gouverneurs de fe rendre a la Cour du Sultan, & on envoya a leurs places des hommes affidés, dont Fattachement étoit reconnu. Ainfi , Adhim s'étoit alïuré de PobéïlTance de fes Provinces avant même que la nouvelle de fon retour y fut parvenue. Jamais ordres ne furent donnés avec plus de préfence d'efprit , ni exécutés avec plus de célérité dans une conjonclure aiuTi critique. Toutes  des Génie $. 337 Toutes ces difpofkions étant faites, Adhim donna les clefs de la tour k Eupordi, & lui dit comment Lémack y avoit été enfermé avec 1'aide de Kufan. II lui commanda de laiffer Lémack dans les fers au fond de fon cachot, & de faire venir Kufan. La fille de Colac , qui n'avoit pris aucune nourriture depuis fon aventure dans la prifon, fe trouvoit foible & prefque défaillante , tant de peur que de faim. La préfence d'Eupordi augmenta tellement fa frayeur , qu'elle tomba fans mouvement a fes pieds. Eupordi voyant Kufan évanoüie, ordonna aux gardes qui le fuivoient de la fecourir. II pénétra enfuite jufqu'au cachot de Lémack. II trouva PUfurpateur encore étendu par terre. II le fit charger de nouvelles chaines. Lémack ne fe réveilla que lorfqu'il fe fentit prefTer les membres par les liens de fer dont on le chargeoit. Alors hürlant comme un taureau, il voulut fe lever: c'étoit en vain, il étoit attaché a la terre par des anneaux de fer paffés k chaque pïed. TomelIL Ff  338 Les Contes « Dans guelle maudite région fais-je tranf» porté , dit-il avec fureur ? Qui font les impies n qui me tourmentent comme un damné ? Sü» rement, je fuis fous 1'empire de la mort, & j> 1'enfer eft ma demeure, hélas 1 Adieu donc , » douce volupté , plaifir délicieux de la bonnej> chère , liqueur célefte dont Mahomet nous j> envia les douceurs I O Alla ! c'eft la pre» mière fois que je t'invoque ; rends-moi la vie » & fes voluptés; je te promets de t'adorer a » ce prix. » Ciell continua-t-il en regardant 1'Émir, j> n'eft-ce pas Eupordi que je vois? N'eft-ce pas » la letraitre que j'aurois facrifié a mon refienï> timent, fi j'avois jouï un jour de la vie ? o 3> précieufe vie ! Es-tu auffi dans ces lieux, fidéle » Emir ? Adhim & fes vertus ne t'ont pu fauver » des horreurs de la mort! Je le fcavois bien; ?> Ia vertu ne fut jamais qu'une farce. Celui-la )> eft fage qui fait fon paradis fur la terre. Viens^ v doux ami des Prêtres, bon & religieux Eun pordi; apprends a maudire Alla, a te moquer v de ces faintes maximes qui t'ont privé des dou.  des Génie s. 339 w ceurs de la vie , & te livrent en proie aux » horreurs du tombeau ». « Infame blafphémateur , répondit Eupordi , » tu joüis encore de la vie, fi 1'on peut appeller » de ce nom une exiftence dont tu as fi mal ufé, » que tu as employée a te rendre l'efclave des » plus viles paftions, a te plonger dans tous les » exces de la débauche. Une vie telle que la j> tienne eft une malédiélion de la colère célefte, » plutot qu'un don du ciel. Mais quelle qu'elle » foit, tu n'en jouïras pas long-tems. Scache » que ton Maitre eft remonté fur le trone que »> tu voulois ufurper ; & tu es le prifonnier ») & Adhim ». «Le prifonnier d''Adhim! répliqua Lémack >» en frémiflant O Eupordi l le giorieux v Sultan de Perfe eft donc enfin rendu a fes » fidèles fujets ? Conduis-moi a fes pieds; que » je le félicite de fon heureux retour; que je „ prenne part a la joie publique; que je baife »le bord de fes vêtemens. Que je m'eftime » heureux qu'il vienne reprendre les rênes du » gouvernement.qu'il m'avoit confiées. Le poids Ff 2  34° Les Co n tes »> de fa couronne m'accabloit. Vieux comme » j'étois , mon efprit a fuccombé fous la multi3> tude des afTaires auxqueiles je ne pouvois i> fumre. Chaque jour je fentois que le magniv flque Adhim , notre illuftre Maitre, étoit feul » capable de tenir la balance de la juftice, & » de porter dignement la couronne de Perfe ». « Je t'ai ouï dire quelquefois, reprit Eupordi, » qu'un vil efclave devient un cruel Tyran; je » vois a tes difcours qu'un Tyran dépofé den vient un efclave plus vil encore ». « Fidéle Émir, bon & fage Eupordi, répli„ qua Lémack fondant en larmes, n'auras-tu ». point pitié de ton frère qui eft tombé? T'aim je laiiTé vivre pour infulter a mon malheur ? » Va te jetter aux pieds d''Adhim ; je t'en con»jure. O mon ami! demande-lui ma grace; » le Sultan ne te la refufera pas ». « J'obéirai aux ordres de mon Maitre, ré» pondit Eupordi; mais ne crois pas qu'il ait » deffein de te faire mourir en fecret. Non , » Lémack, ft tu meurs, ce fera après avoir été »jugé publiquement. Adhim, dont les penfées  DES GÉNIE s. 341 » font toutes juftes & nobles, a convoqué un » Divan folemnel , oü tes crimes feront exa» minés & jugés. Dans dix jours les Vifirs & » les Emirs de tout le Royaume doivent entrer » au Divan , & tu leur feras préfenié ». « C'en eft donc fait de moi, dit Lémack ,* »j'ai offenfé tous les Grands du Royaume , 3» paree que je leur ai été préféré. Ils m'ont vu »> avec des yeuxjaloux pofteder feul la contianee » du Sultan ». « Lémack , dit 1'Emir , ne parle point ainfi » des Grands de la Perfe : ils font au-deftus des i> fentimens d'envie & de malice que tu ófes » leur imputer. Ils te jugeront comme leur 33 frère; ÖC, dans le doute , la pitié 1'emportera j» dans leur coeur fur une juftice rigoureufe ». Eupordi quitta Lémack pour revenir vers Kufan. Les gardes avoient taché en vain de ia faire revenir. El'.e fut laiftee morte fur le corps de fon père Colac. Adhim lui fit rendre les honneurs de la fépulture, ainfi qu'a fon père. II donna mille fequins a la veuve de Colac, & le pofte de conciërge Ff3  342 Les Contes de la tour fut accordé a quelqu'un de la familie pour patTer de père en fils jufqu'a la cinquième génération. Adhim, qui, au milieu de fes fuccès , n'avoit point oublié la belle Kaphira, auroit bien voulu la faire chercher. Mais il penfoit que le faluf de fon peuple étoit préférable a fon bonheur particulier. Cependant 1'enchanteur Falri rendoit la forêt de Goruou inacceflible aux troupes que le Sultan avoit envoyées de ce coté pour paffer outre , & s'affurer de l'obéifTance de fes provinces. Du refte, Falri fcavoit, par le fecours de fon art, que Lémack étoit dans la tour. II maudiffoit 1'ivrognerie du Vifir. II ne vouloit pourtant pas le laifier périr par la main d'Adhim. C'eut été une honte pour lui, après avoir pris ü vivement fa défenfe. II réfolut de dreffer de nouvelles embuches au Sultan. N'ignorant pas que le Génie Nadan le protégeoit, il imagina de le faire tomber dans fes piéges par 1'apparence du bien. Dès la nuit fuivante il fe tranfporta dans Ie  des Génie s. 343 cachot de Lémack. II Fappella plufieurs fois. Le prifonnier étoit fi interdit, qu'a peine put-il lui répondre. Tout ce que Falri lui propofa lui parut incapable de le fauver de la fituation oia il étoit. Lémack, au défefpoir 3 fe mit a pleurer cornme un enfant. « Miférable ivrogne, dit Falri; oh la force „ ne peut rien, la rufe triomphera. N'ai-je pas 5» facrifié Mirglip a la calomnie ? Ne doute pas » qu''Adhim ne tombe dans les piéges que jè lui » tendrai?>. Ainfi paria le forcier. Puis il découvrit a Lémack le ftratagême qu'il avoit imaginé pour perdre Adhim. Lémack, pour qui la vengeance n'avoit point d'attraits, tandis que fa propre vie étoit en danger, Pécouta avec indifférence , & ne lui répondit que par des hürlemens horribles. Au dixième ]our le fidéle Emir Phérizar arriva a Raglai avec le bon Dervis Phéfoj Ecneps 9 & le vertueux Mirglip. Le bon vieillard étoit fi fatigué du voyage , qu'il n'étoit pas en état d'être préfenté au Sultan. Pour Mirglip, il s'em-  344 Les Contes preffa de s'aller profterner aux pieds d''Adhim. Le Monarque le recut avec les plus grandes démonftrations d'amitié: il lui demanda avec empreffement des nouvelles du Dervis , & de la belle Nourcnhi. Le lendemain, le Sultan entra au Divan. II s'afïit fur fon tróne d'or, environné des Vifirs, des Émirs 6k de tous les Grands de fa Cour. II ordonna au Chef des eunuques de lui amener le rebelle. Lémack fut trainé. entre un doublé rang degardes poftés depuis la tour iufqu'a 1'entrée du fanéhiaire de la juftice. Le bruit de fes chaines mêlé a fes cris annoncoit fa marche. II avoit Pair furieux, bas ck rempant. II n'o- ; foit lever les yeux : tout lui reprochoit fes crimes. Ses larmes couloient fur fes joues flétries moins encore par Page que par 1'excès de la débauche. Son ventre le précédoit, èk retardoit par fon poids fa marche pénible. Le traitre fe jetta au picd du trone , en demandant miféricorde , jurant une fidélité invioiable a fon giorieux Maitre , ck prometiant  des Génie s. 345 d'expier rigoureufement les crimes dont il étoit coupable envers Adhim Si fes fujets. Le Sultan, quoiqu'indigné de fon hypocrifie, étoit néanmoins touché a la vue de cet illuftre coupable qui avoit eu autrefois fa confiance. II lui eüt pardonné fans doute , s'il eut été feul. Mais le Divan étoit alTemblé; & Lémack devoit être jugé felon les loix. • Le crime de Lémack étoit évident. II ne pouvoit être ni déguifé , ni excufé. Adhim ne trouva aucun des Vifirs qui voulut parler en faveur du coupable. Cependant il les y engagea par ces mots pleins de bonté: « O mes fidèles fujets l que ma préfence » ne vous empêche point de prendre la défenfe w de ce pauvre captif. Je jure par mon fceptre n que celui qui défendra le mieux la caufe de » Lémack , en fera remercié par Adhim ». Perfonne ne répondit. « Eh bien ! je parlerai donc en fa faveur , n continua le Sultan: je vous demande, Grands » de la Perfe } fi Lémack eft coupable de mort. 9> Peut-on Paccufer d'avoir ufurpé une autorité  34^ Les Contes » que je lui avois confiée ? &, s'il en a abufé 3 » n'eft-ce pas plutöt ma faute que la ftenne » ? « O généreux Monarque! répondit Phéri^ar, » tu te montres encore plus doux envers le » coupable qu'envers ceux qui ne t'ont jamais » offenfé. Tu m'as fait appeller ici pour parler tt felon la droiture de mon cceur. Lémack feroit » abfous par ta voix, s'il n'avoit pas promis puil bliquement une récompenfe a celui qui lui w apporteroit la tête de fon Sultan ». Toute 1'affemblée applaudit au difcours de Phérizar. Lémack étoit en horreur a tout le peuple qui connoiffoit mieux fa méchanceté, que le généreux Adhim. Sa mort étoit néceftaire a la paix générale de la Perfe. Adhim fe rendit a 1'avis de fon confeil. La jufte punition du coupable pouvoit feule achever de lui gagner le cceur de fes fujets. Illivra Lémack a la juftice de fes Juges. Le malheureux Vifir entendit fa fentence de mort prononcée de toute part. Le fort de Lémack étant ainfi fixé , Adhim youlut qu'il aftiftat au jugement de uelques  des GéNiEs.' 347 ïnnocens qui avoient en vain demandé juftice fous 1'ufurpation du Vifir. Toute ralTemblée fut étonnée de la douceur & de la juftefte avec laquelle le Sultan décida les proces portés a fon tribunal, ne fefant acception de perfonne, ne fe laiiTant prévenir en faveur de qui que ce fut, fefant préfider 1'équité feule a fes jugemens. Ainfi il étoit 1'oracle de la Juftice. Lémack étoit autrement afTecté que les autres. L'intégrité du Sultan étoit un cruel reproche qui 1'irritoit, au-lieu de le convertir. II fouffroit de voir la vertu triompher, Sc le vice puni. II voyoit avec indignation les paffions des particuliers céder a Tintérêt public de la Juftice, & la loi triompher de tout le refte. Ceux-mêmes qui perdoient leur procés n'en murmuroient point. Ils reconnoiflbient 1'équité du Sultan, Sc s'y foumettoient fans peïne. Un Crieur public avertit que tous les différends étoient terminés. Alors un jeune homme demanda a «tre entendu. II étoit a 1'extré-  34^ Les Contes mité de la falie, & avoit peine a fendre la preffe. L'affemblée étoit fi charmée de 1'intégrité des arrêts du Monarque 9 qui auparavant venoit rarement au Divan , fe repofant du foin de rendre la juftice fur fon Vifir, qui s'en acquittoit ft mal qu'on s'emprefla de faire place au jeune homme pour qu'il approchat plus prés du tróne. II tenoit par la main une jeune fille couverte d'un voile. 'II fe profterna devant le Sultan, & dit: « Modèle de toute perfeerJon , Juge équita» ble de la Perfe, daigne m'entendre. Je n'ai> buferai point de ta patience. » Je fuis le fils d'un Érnir de ta Cour. J'ai » été touché des charmes de cette belle rille ti que je tiens par la main. Je lui ai demandé i> fi elle confentoit a m'époufer, pourvu que » j'obtinfle 1'agrément de fon père. Elle me 1'a » promis. Je me fuis adreffé a fon père; il a » confenti a notre union. A préfent que j'ai » fait toutes ces démai ches , elle refufe de » venir  " ;emr,devant Ie . & de me rece voir IZ » ion epoux «. r « Belle , dit ie Snit™ ™ • j » ^ ouitan , ce ;eime " h°mme d"-'1 !» mérité ? ou „e rou, » pomt arraché par force la promeffe cue vous «luiavezfaite»? La jeune fille baiffoit ia tête, joignoit Ié, mams 1 une dans 1'autre, & ne r"pon(Joit point. r «Sivousnevoulezpasrépondre.cominua " 'ef,U,,an' J'ai voulotr pas accomplir». La jeune Perfmm gardoitencore ,e fi Eile foupiroit : fe, genouit trembIoient. fc chanceloit. « U eft a croire que la honte de-fa faüte » & la crainte 1'empêchent de parlér, dit le' » Monarque. Jeune homme, elle eft a vous' • puifqu'elle s'eft donnée elle même : « ' » fon afteaion par votre tend«flèf & que le » Cadi ratifie votre union ». A ces mots, la jeuns fille s'évanouït entre Tome IIh Qg  350 Les Contes les bras de fon futur époux. Ceux qui étoient autour oeAe s'emprelTèrent de la fecourir; on leya ion voile pour lui donner de Fair. Kapin. a, la belle Kaphira s'offrit aux yeux du $uhan étonné. Adhim defcendit précipitamment de fon trone ; il étoit fur le point de la prendre entre fes bras, & de la fecourir pour la faire revenir d? ion évanouïiTement. 11 fe modéra,en difant d'une voix fcible : « Arrête , Sultan de Pcrfe , arrête: par le 5» confentement de Phe/oj Ecneps, par le filence jt de Kaphira , & par le jugement que tu viens jj de prononcer toi-même , elle eft femme d'un j» autre ». Le Sultan proncnca ces mots avec une ferme té qui furprit ceux qui les entendirent & qui en ignoroient ie fens. 11 remonta fur fon trone , 6c ordonna qu'on n'épargnat rien pour faire revenir la belle Kaphira. En même tems il dépêcha Abélidah , le Chef des Eunuques vers Mirglip , pour lui dire de fe rendre au Divan , ou fa préfence étoit néceflaire.  DES G é N I E S. 351 fe rendit aux ordres du Sultan: « Mon ami, lui dit le Monarque en le voyant » entrer, vois ra fceur Kaphira ». . Mirglip , aufti charmé que furpris, völe vers fa foeur : elle commencoit a revenir de fon évanouïiTement. Mirglip 1'embralL avec la tendrefTe d'un frère. ^ Kaphira le regardoit avec une tendre émotion elle dit avec un foupir : « D ou viens-tu ? » ó mon frère »! Alors le Sultan demanda a Mirglip , s'il connoilToit le jeune homme qui demandoit fa fceur en mariage. « Oui, magnifique Adhim s répondit Mr-yglip ; je me remets les traits du vertueux »jeune homme. C'eft Béreddan, fils de Holam, » celui la même qui a expofé fa vie pour ve*> nir informer fon Sultan de la rébellion de » Lémack. Je fuis furpris que mon Seigneur le »> méconnohTe ». « Jufte Ciel! reprit Adhim tout étonné, je » fuis aveugle de ne pas reconnoitre Béreddan, w & fes généreux fervices. Ceft a lui que je » dois la couronne & la vie.  35* Lts Cohtm » Béreddan, continua le Suhan , prenez & » emmenez la belle Kaphira ; elle eft a vous : 3> je n'en demande pas davantage. Vous avez » 1'agrément de Phéfoj Ecneps. I! y auroit de » la dureté & de 1'injuftice a foupconner la » vérité de vos paroles ». « 11 eft vrai, répliqua Mirglip , 'Béreddan a » le confentement de P^/o; Ecneps. II y a dix »jours que le jeune homme vint trouver le » bon Dervis, en lui difant qu'il avoit fuivi en » vain les traces d'Adhim ; qu'il n'avoit pu le j> retrouver; mais qu'en traverfant la forêt de i> Goruou y il avoit vu la belle Kaphira qui y 5? étoit retenue prifonnière par les enchanté» mens de Falri, & qu'il s'engageoit a la dé» livrer , ft mon père vouloit la lui donner en ï> mariage, ftippofé qu'elle y confemit, j> Le Dervis des bois lui donna fon agré» ment dans la joie de fon cceur. Aufli-tót le » jeune homme s'enfon-ca dans la forêt pour » y chercher Kaphira. Nous n'avons point «apprïs le fuccès de fon entreprife; mais, »» voyant ma fceur, je ne doiue plus qu'il ne » 1'ait délivrée; & fon amour mérite la récomwpenfe qu'il attend ».  » e s Gé k ï es; La belle Kaphira paroiffoit confondue au difcours de Mirglip. Elle leva les yeux au Giel, & s'écria d'un ton qui marquoit 1'excès de fa douleur : « O Alla l défends moi». Le Sultan n'ofoit la regarder. II craignoit que 1'éclat de fa beauté ne rallumat dans fon coeur des feux mal éteints. Cependant il étoit un peu choqué que Kaphira lui eut préféré Béreddan , après la converfation amoureufe qu'il lui avoit tenue dans ia forêt. II fuppofa que la reconnoiiTance qu'elle devoit a fon libérateur , 6c la promeffe que le Dervis avoit faite au fils ÜHolam , 1'avoient emporté dans 1'efpnt de Kaphira fur toute autre confidération. II réfolut de fupporter ce coup avec une • fermeté digne de lui. Sa réfolution étoit vaine. L'amour, le puiffant amour , s'étoit emparé de fes fens. Malgré le courage de fon ame, la nature fuccomba aux efforts qu'il fefoit pour réfifter a la violence de fa paffion. II s'évanouït. Les Émirs voyant Je Sultan évanouï, s'env preffèrent autour de lui, également inquiets de fon état, & de ce qui pouvoit 1'avoir occa- Gg 3  354 Les Contes fionné. Kaphira parut plus fenfibie que perfonne ; ck fi Béreddan ne feut pas retentie, elle feroit volée a ion fecours. Adhim re vint pen-a peu : il fe tourna vers Béreddan , & lui dit d'une voix languiiïante : « Cruel Émir, retire-toi avec ta riche proie» w O Prophete ! fais que je m'oubiie, fais que »je Poublie » ! Le forcier Falri, qui, fous les traits de Béreddan avoit trompé le bon Dervis, & trou* bloit encore la paix d''Adhim , s'applaudifïoit du fuccès de fon rftratagême. II emmena la belle Kaphira , en donnaut de grands éloges au défintéreffement d''Adhim. L'affemblée fouffroit avec peine le triomphe du jeune Émir; ck fi tous les efprits n'euiTent pas été frappés d'admiration pour la vertu d''Adhim, le faux Béreddan eüt été malïacré fur le champ par le Peuple. Tandis que Béreddan fe retiroit avec la belle Kaphira, Lémack fe leva , & comme s'il eüt eu encore quelqu'efpoir après fa condamnation , il fe tourna vers Adhim ck dit: «Que mon Seigneur excufe la liberté de  DES G É N I E 5. 355, » fon efclave. Maitre de ma vie , Juge équi5» table de la Perfe , jure-moi de me pardonner s* mes iniquités , & je vais te révéler un myfj» tere affreux de forcellerie , qui te rendra >» Kaphira en Fötant au vil ravilTeur qui 1'en»> traine contre toute juftice ». « Parle, Vifir, répondit vivement le Sultan; 3ï tire-moi d'inquiétude ; je te promets la vie». « Qu'on arrête Béreddan , s'écria Lémack n. Le Peuple 1'avoit arrêté , dès que Lémack avoit ouvert la bouche. Falri, fe voyant trahi par celui qu'il avoit cru fon ami, eut recours aux enchantemens. Un pouvoir fupérieur en empccha 1'effet. Les Eiprits qui 1'avoient ft bien fervi jufqu'alors , furent fourds a fa voix. Aufli-töt le Génie Nadan parut au milieu du Divan, & dit au Sultan Adhim : u Prince, ne crains rien, Falri , trahi par » Lémack , perd fa puiftance. Ainfi , les mé» chans fe confondent & fe détruifent les uns »les autres». « Parle donc3 Lémack , dit le Sultan, décou- Gg4  356 Les Contes » vre-moi par quel affreux artifice Falri a pu n condulre ici la belle Kaphira ». « Que Fon commence par m'óter ces chai« j> nes quï me pèfent, répondit Lémack, & je j» deviendrai Fami du magnifique Adhim ; car jj moi feul peux remettre Kaphira entre fes 3> bras ». Les fpeétateurs étoient indignés de Finfolence avec laquelle il ofoit parler au Monarque, fe prévalant avec orgueil de Pavantage qu'on pouvoit tirer de fes di cours intéreffés. « Gardes, dit le Pnnci, qu'on lui 6te fes j> chaines, mais qu'on Fobferve a vue. Mes v Sujets maudironr Pheure oü il jouira de la » liberté. Et toi , Lémack , fonge fur» tout a dire la vérité. Qu'elle forte de ta » bouche , cette vérité facrée que tu as ff long»tems méconnue ». « La vérité me rend-a la vie , répondit Ze» mack. Écoute , ö Sultan ! 'Surpris dans un « état de foibleffe, lorfque j'étois fans dév fenfe , tu m'enfermas dans le cachot de la » tour. Falri y pénétra par ia vertu de fes for-  d e 3 Génie §; 357 »tilèges.H me découvrit par quel artifice il n avoit deffein de troubler la paix de ton yy ame. » Kaphira étoit fa captive, II fcavoit qu'elle » poffédoit un anneau qui la rendoit invifible » quand elle vouloit. II la cherchoit dans Ja » forêt fans pouvoir la trouver. II prit les traits » & la figure-de mon Seigneur. La belle Per"farme ne fe défiant de rien , crut que c étoit «^^.Elie femontra. L'enchanteur profita » de luinocence de JST^i/vz p0Ur en obtenir » un confentement qu'elle croyoit donner au « Sultan de Perfe ; & pour la conduire au- dela » des lieux oü s'étend Ja puiffance du Génie » Nadan. Alors prenant la figuie de ^W^/z, » qu'il avoit trouvé égaré dans la forêt a Ja » pourfuite de fon Maitre, & conduit dans fon » antre oü il le retenoit prifonnier, il alla trou» ver ^,y0; £Cfl^ , auquei a en impofa paf » fon déguifement. Le bon Dervis lui promit » fa fille. » Alors il revint vers Kaphira, non pas fous » les traits XAdhim, mais fous ceux de Béred» cence. Falri ailéguoit le confentement de » Phéfoj Ecneps, & le prétendu fervice qu'il » avoit rendu a la belle en Ia délivrant des en» chantemens du forcier. Enfin il Pa conduite » ici, fous prétexte de juftice , fe flattant d'en v impofer au plus fage & au plus jufte des 7, Rois. Ainfi, il comptoit fe venger $ Adhim , jj en lui raviilant la belle Kaphira. Ce trait , » digne de fa malice, n'avoit rien de confolant 71 pour le pauvre Lémack , qui , accablé fous » le poids de fes fers , fe voyoit prés d'expirer » fous les coups d'un bourreau. Quand il m'eut ii fait confidence de ce myftère d'iniquité que ii je n'approuvai pas au gré de fon attente , il n me fit de belles promeffes II devoit me rétaii blir fur le tione de Perfe ; mais fes contes ne » m'en impofent plus. » Oui, lache trompeur , continua Lémack , » en parlant a Falri; ta forcellerie ne t'a-t-elle jj donc point encore appris qu'un homme n vraiment fage & prudent n'oblige point fes yy amis a fes dépens ? Né pour moi feul , je » n'héfite pas un moment a te facnfier a Pef-  bes Génie s. 359 » pérance d'obtenir ma grace, & jamais je wn'obligerai perfonne que lorfque j'y trou37 verai mon intérêt particulier 3?. «Tais-toi , méchant , dit le Monarque a 91 Lémack; ne fouille point les oreilles de la 3? Juftice, par tes difcours impurs. L'ingratii> tude te rend la vie; n'en triomphe pas. Le 3} crime de Falri eft évident par lui-même. 37 Maudits foient ceux qui s'en rapportent aux 31 paroles des méchans. Sors d'ici, malheureux, » détefté de tes amis , odieux a tout le monde, 33 couvert d'opprobre, & accablé fous le poids 97 de la malédiétion publique. Va t'enfevelir j> dans 1'antre des rochers, ou dans quelque 97 précipice affreux, digne repaire des monftres 31 tels que toi 11. Lémack , qui s'attendoit k des remercimens de ia part du Monarque , pour le fervice qu'il venoit de lui rendre , étoit couvert de honte & de confufion. II fortit du Divan, ne fcachant ou fuir pour fe mettre k i'abri de la fureur du Peuple, qui le fuiyoit en le chargean$ d'imprécations. Adhim alloit procéder au jugemenjt de Pen-  36o Lis Co n tes chanteur Falri. Le Génie Nadan s'y oppofa en difant: « O Sultan ! Faln, devenu ton captif par v 1'efTet de ma proteclion fur toi, n'eft point n foumis a la puiftance humaine. II doit yivre, »? tant qu'il y aura des méchans fur la terre qui » fe livreront aux exces & aux emportemens si de leurs psftions brutales. Cependant , ö » Prince généreux ! ton pouvoir s'étend jufjj qu'a le chaffer de tes États, 6c de toute la 3i Perfe n. « Si le deftin me condamne a l'exil, dit Falri, ii je fcaurai me venger de ceux qui me bani) niront. J'irai habiter quelque contrée de ii 1'Europe oü je ferai fleurir les Sciences, les ii Arts & ie Commerce. La j'attirerai toutes les ï» richclTes de XAft-». Ainfi paria le forcier : il reprit aufft-têt fa forme naturelle ; 6c déployant fes ailes de chauve-fouris , il s'éleva dans Pair , en difant: « Adieu , Perfe , lieu de ma naiffance ; Al» 3i bion te furpafle de b^aucoup pour le luxe. »» J'y vais établir ma demeure. Je ne te regret9i terai point»»  des Génie s. 361 Le Génie Nadan préfenta la belle Kaphira au Sultan de Perfe: « Recois , ö Prince ! lui dit le Génie, recois » la jufte récompenfe de tes travaux. Hate» toi de montrer au Dervis fa fille bien-aimée; » & louviens-toi que le vertueux Mirglip eft, » après ia première caufe de tout le bon- » heur dont tu vas jouïr pendant un règne long » & giorieux jj. Nadan ayant fini fon Conté , s'inclina profondément devant le Trone brillant du fage Iracagem, qui le remercia en ces termes de fon utile inftruérion : « O Nadan / nous ne fcaurions trop vous » remercier des lecons de vertu que vous ve» nez de nous donner. Vous avez préconifé Ia » tempérance & la juftice. Vous les avez cöu» ronnées comme elles le méritent. Vous avez v appris a nos vertueux pupiles quelle dou« ceur fuit la pratique des vertus fociales, & ij la fidélité aux devoirs réciproques qui lient » les mortels les uns envers les autres. Hélas! » 6 Nadan ! nous ne t'entendrons plus ni toi,  562 LlS C O n T e $ ï> ni tes fceurs. Le charme eft détruit. Notre w Temple ébranlé jufques dans fes fondemens •> s'écroüle. Le fonge eft diffipé». CONCLUSION. « Oui, cher Leóteur , le charme eft déi) truit. Les Génies ne font plus. Horam n'eft 37 que le fantóme de mon imagination. II fe ï) tait. Tout ce qu'il a dit n'eft que ficlion. Ses 33 lecons n'en font pas moins utiles pour être 9t enveioppées fous le voile léger de 1'allé9) gorie. 3> J'ai écrit ces feuilles pour infpirer l'amour » 6c la pratique de ia vertu. J'ai emprunté le s) langage Oriental pour fervir d'organe a la 3) vérité. J'ai ennobli la race des Êtres phan91 taftiques, 6c des Génies fuppofés ont prosi noncé les oracles de la fageffe. On me de93 mandera peut-être ce que deviendra 1'au3> gufte vérité a préfent que cette belle ma3) chine, qui la foutenoit, eft détruite. Ces 91 Génies, rémunérateurs de la vertu s ne font s> plus '9 n'eft-il pas a craindre que la vertu ne  DES GÉNIES. 363 »> fe perde avec eux dans les efpaces imagi» naires ? » Le&eur, fi vous voulez bien me prêter » un moment d'attention, je me flatte que vous 1» ne regretterez pas long-tems la perte d'Z/p» ram & de fes Génies. Si les principes de la »morale n'avoient pour fondement que les » vifions de 1'imagination , le moralifte devroit » s'épargner la peine d ecrire; & quelque tourm nure qu'il donnat a fes lecons, il travailieroit » en vain. » Élevez vos penfées au-deffus de tout ce » que 1'imagination peut concevoir. Une fcène » plus grande , plus merveilleufe s'offre a vos » efprits étonnés. Le Ciel s'incline vers la terre, »> Dieu defcend parmi les hommes. » Le voile eft déchiré : Ie foleil de juftice j> fort du fein d'un nuage ténébreux. L'empire » de la mort eft détruit. L'homme eft racheté » par un Être infmiment fupérieur aux Anges ï> & aux Efprits; la volonté de Dieu eft ma0 nifeftée a la terre par la voix de fon Fils , h » qui il a donné toutes les chofes pour héri» tage , & par qui il a fait les mondesj qui eft  ^6*4 Lis C © n t i s » la fplendeur de fa gloire , & 1'image de fa » perfonne ; qui, après avoir puriflé le genre n humain de fes iniquités, eft aftis a la droite » du Trè -haut, d'autant pl-us fupérieur aux » Anges , qu'il a un nom plus excellent que le »leur. v Nous avons fait un heureux échange de i> PavetJgleraent du Paganifme pour la Vérité » Chrétienne; & nous pouvons déformais nous 5> regarder comme des créatures qu'u»e faveur j) particuliere a rendu dignes du Ciel. C'eft j> pour nou» qu'un Dieu s'eft fait femblable k v nous. Son nom eft grand a jamais : il a fauvé 31 fon Peuple, II a ceint le baudrier de juftice 'y j> le cafque du falut eft fur fa tête; il eft re»> vétu de zèle ; il porte des nouvelles de paix; j? il rend la liberté aux captifs; il ouvre les por91 tes des prifons, & brile les fers des prifonX niers. Notre foleil ne nous quittera jamais * i) car le Seigneur eft notre lumière, & Dieu » eft notre gloire. ... ii 11 eft bien plus grand d'avoir Dieu pour ii ami, que d'être fur de la médiation des ames i> des juftes, & des Anges , Miniftres du Tout-  DES GÉNIES. * PuiiTant. II eft plus giorieux d'avoir le Ciel »pour confolateur, & PEfprit - Saint pour » guide & pour dire&eur dans les fentiers de »> la vertu , que de joüir de Paftiftance des Gé» nies ou de tous autres Êtres intermédiaires. v Le dernier des Chrétiens eft au-deftus du » plus fage des Payens. Füt-il au fein de la wpauvreté, celui qui fanöifie le protégé, & » celui qui juftifie a été facrifié pour lui. II eft * plus grand que les Rois , & plus puiflant que »les Princes de la terre; car il eft le temple du » Dieu vivant, & PEfprit du Seigneur habite » en lui. j> Nous fommes les favoris de Dieu , les en» fans chéris de fa miféricorde. Nous jouïiTons » de la pure lumière d'une Religion fainte , qui w eft un don ineftimable du Père Tout-PuiiTant, »>du Médiateur tout miléricordieux , & de » PEfprit lanclificateur. 5) Quelle nouvelle fcène de grandeur le » flambcan de la vérité découvre a nos rev gards ! Des Trönes inébranlables ! dès Puif» fances , des Principautés , des Dom nations , » qui ne font point le fruit de la guerre ou de  $66 Les Contes des Génies. n Pufiirpation , mais la récompenfe éternelle de n Ia foi & de la charité : des miiiions d'Anges j> qui chant.ent fes louanges de 1'Éternel: des » armées triomphantes de Martyrs , qui ont w dompté la chair, & réfiflé courageufement i» aux attraits du vice. Oh I quelle gloire inefj> fable , quel bonheur immenfe , quels biens tt infinis lont réfervés aux fidèles Chrétiens, au » fortir de cette vie mortelle ! » Dans ce moment redoutable, que les jufles >» feront giorieux, lorfque le Sauveur du monde, » couvert d'une robe teinte de fon Sang , & » portant écrit fur fa poitrine: Le Roi des Rois, t> le Seigneur des Seigneurs , viendra au de» vant d'eux, en difant: Venez , les bénis de n mon Père , venez pofféder Ie Royaume qui »vous eft préparé depuis la condancn du 11 monde. Entrez dans la joie du Seigneur , ck n foyez a jamai? les Fils & les Filles du Dieu n Tout-puijfant» ƒ FIN.