ALIDA ET DORVAL, o u LA NYMPHE DE L'AMSTEL.   ALIDA ET DORVAL, O u LAIYMPHE DE L'AMSTEL Députéepar les États-généravx a la recherche de la Liberté. Et moi je fuis Auttur aulfi. Mes rentés. T. a, p. xoj. A VEROPOLIS. m. dcc. Lxxxr.   ALIBA ET BOKVAL* o v LA NYMPHE DE L'AMSTEL D ÉPU TÉ E Par les Etats Généraux d la recherche de la Liberté. chapitre premier. Un peu de vanité ne nuit pas. Et moi je fuis Auteur aufli; car j'ai fait les deux premiers Chapitres & les Notes. Je ne crois pas m'être trompé en voulant interprêter quel- A 3  <■•* y ques paiTages. Si j'ai mal entendu le texte , le le&eur y fuppléera. Le fond de 1'ouvrage ne m'appartient pas , comme on le verra par la fuite : qu'on juge fi je fuis véridique. En donnant 1'Hiftoire de la Nymphe, je n'ai pu réfifter a la tentation de gliffer quelques mots fur mon compte. Ceux qui ne fe foucieront pas de me connoitre, n'ont qu'a fauter ce Chapitre. Au refte, je ne ferai pas long. Le&eur bénévole, c'eft a toi que je m'adreffe; je comme nee : Dès mon berceau, j'ai cru aux Génies & aux Fées. Devenu plus grand, j'ai lu d'autres hiftoriettes qui me difoient que ma nourrice m'avoit trompé. Je me laiffai perfuader. Jui'qu'alors j'avois été Fr artcois; jene fais comment tout-a-coup je ne le fus plus. Je m'étois fait, comme beaucoup d'autres , ce qu'on appelle Cofmopolite pour n'être rien. J'affeétaid'avoir toujours ala bouche les noms de Nature & de Liberté , & ije courtifai fi bienl'une & rautre , que je mangeai mon petit patrimonie a leur fervice.  (7) II falloit vivre ; je me fuis fait Auteur : Pembarras fut de fatoir tmel genre j'embrafferois. D'abord je voulois imitcr les .... les .... parler a tort & a travers de ce que j'entendois ou n'entendois pas , infinuer 1'efprit de débauche en donnant des le?ons de mceurs, afficher 1'incrédulité , déclamer hautement contre les Puifiances , & mériter les honneurs de la BaftilLe & de YExil. Mais je ne fuis point ambitieux, je ne fais dire que ce je penfe; (Leéteur , excufe mon foible) & en voulant raifonner tant bien que mal, je dois 1'avouer, j'ai cru m'appercevoir qué nos foi-difant....n'avoient quelquefois pas plus de jugementi que ia nourrice qui m'avoit bercé. Je revins aux principes de mon Curé , & je voulus faire des Homélies, desParaphrafes ou des Oraifons funcbres; on me traita d'hypocrite , on me mena$a de me laifler mourir -de faim. Que faire donc ? je n'aime point a ramper dans 1'antichambre des A 4  C 8 > Grands, je n'ai pas le ftyle des épitres dédicatoires. Je ne fuis pas Phyftcien; ainli je ne mehafarderai pas a parler ni pour tü contre les Ballons. Je ne meiers jamais de Médecin; ainfi je fuis indifférent fur les fuccès du Magné-, tifme animal. Chaufferai-je le cothurne tragique? je ne fuis pas Machinifte, & il faut être dans ce fiecle. Je voudrois faire des Tragédies comrae Corneille & Racine. Je ferois alfez vain pour ne pas m'avouer pour 1'Auteur du plan romanefquement compliqué de la V, de M. du R. L. &c. &c. &c. d'ailleurs j'ai voulu rimer jadis, & j'ai été fifflé. Emprunterai-je le mafque de Thalie ? le nom de Molière me déconcerte , & je n'ai pas pour fuppléer au génie 1'efprit fouple, intrigant & maan de 1'Auteur de Fig... Ferai-je des Opera férienx ou comiques ? il me faudroit la proteélion de quelque Muficien, &je n'ai pas 1'honneur d'en connoitre. Je ferai des Drames; oui, voila qui efl; conclu. J'ai déja le titre du  premier : La Mere de Familie; fujet neuf. J'aurai foin d'indiquer dans quel coftume doit être la Femme de chambre , a quelle heure Madame doit prendre fon chocolat, a quelle heure on peut la voir a fa toilette. Pendant qu'on fifllera ou qu'on applaudira eet effai , je compoferai d'autres pieces, je montrerai toura-tour fur la fcene un Savetier, un Boulanger , un Tailleur, grands modeles qui n'ont pas encore été copiés. Ils ne déshonoreront pas plus nos Aéteurs que la Bmuettedu J^inau grier, qui, des treteaux du Boulevard , roule maintenant fur le grand Théatre... Mais une réflexion : le Drame ne fe foutient que par des idéés philofophiques, & je ne fuis pas Pnilofophe, il faut renoncer a ce genre. J'écrirai 1'Hiftoire; maisjene fais pas mentir. Je ne faurai pas dire : Je tiens ce fait de M. le Duc, de M. le Comte, de Mde. la Marquife, je ne vois jamais ces gens-la. Que je fuis bon ! pourquoi chercher fi loin? Je ferai des Contes A5  (10) de Fées; ff crois, & il y a longtemps qu'on n'en fait plus. II eft vrai que tout ce qu'on écrit aujourd'hui leur reffemble beaucoup;n'importe , il faut vivre. Je me mets fur les rangs. CHAPITRE II, Plus court que Je précédent. CLHarmé de cette idéé , je defcends a table d'hóte, j'avois 1'air plus content que de coutume. Un ami m'en de-mande le fujet. Je lui expofe mon plan; on s'avife de me railler. On dit que je vais déshonorer le fiecle des lumieres. Je perdois conténance, quand une Demoifelle étrangere qui étoit a cöté de moi, prenant la parole : — Ne vous moquez pas, Meifieurs , dit-elle auxrailleurs, je fais qu'il y a des Génies & des Fées; j'en ai vus. — Et toute la compagnie de partir d*un* éclat de rire , excepté moi,  (») Je vais vous faire changer de toa pourfuivit-elle, & tirant un manufcrit Se fa poche , elle le lut a haute voix. Je ne dirai plus qu'un mot, ajoutat-elle en finifiant: Je fuis 1'Heroïne de 1'Hiftoire; regardez-moi.... Elle étoit dilparue , lailfant les rieurs petrifiés de peur & de furpriie. Pour moi qui m'attendois d ce dé' nouement, je n'en fus point affecté. Je remontai paifiblement dans mon taletas en rêvant a cette aventure , : faché que la Dame nous eut quittés fi brufquement. Son manufcrit m'avoit paru curieux. En entrant chez moi, je fus furpris de voir la belle aiïife fur mon lit (je n'avois pas d'autre fiege). — J'ai fu vous diftinguer de ces incrédules , me dit-elle,je vous crois de 1'efprit.—En vérité Made- moifelle je fuis.... vous me... je vous prie. — Mon hiftoire vous a intéreifé. En voici une copie. — Je voulus la remercier, elle étoit déja loin. J'aurois peut-être dü en ma nouvelle qualité d'Auteur retoucher le A 6  ( 12 ) manufcrit, y mettre un autre titre & le donner fous mon nom; mais craignant que ma hardieffe ne dé plu t aux Génies, je n'ai fait que le tranfcrire , fans même en changer 1'orthographe ,atin d'étre en état de montrer 1'original aux incrédules. Leéleur, tu me diras fi c'eft a tort que j'ai cru te plaire en te 1'oftrant.  ( 13 ) CHAPITRE III, Qui contient le commencement. JVL Jéröme Dorval, nis, eft natif de la rue St. Denis, d'une familie ancienne dans le commerce. Par un hafard peu commun a Paris il avait recu une excellente éducation. Sans étre pédant, il avait Pefprit trèscultivé ; il favait raifonner fans laiffer appercevoir qu'il railbnnait. A 1'extérieur aftable de fes concitoyens, il avait fu joindre la franchife naturelle. Bon fils, ami généreux,réglé dans fes travaux & dans fes plaiiïrs, fierd'être Francais fans fe déguifer les ridicules de fa patrie, il lanTait efpérer dès Page de vingt ans, qu'il ferait un jour tendre époux, père digne de Pëtre & vrai citoven. A ces dons de 1'efprit & du cosur il joignait tous les dons extérieurs de la nature. II n'eüt peut-étre qu'un feul dé-  Faut. Quel eft le mortel qui n'eti a point ? Un de fes oncles qui lui avait fervi de Mentor lui avait inter dit avec la plus fcrupuleufe attention la ledure de ces ouvrages pemicieux , dónt les fophifmes artiftement préfentés outragent a la fois ia raifon & la vérité. Mais en dé-tournant prudemment fes regards de ces objets funeftes , il n'avait pas afTez craint d'autres poifons qui amollhTent 1'ame & lui ótent toute fa vigueur, en la rendant trop fen-fible. Jéróme avait lu tous nos Romans , fur-tout ceux de Chevalerie ; il repailfait fouvent fon imagination de ces idéés vagues & buiiefques qui 1'eulTent rendu peu-a-peu incapable de s'occuper d'autres objets, ü le hafard n'avait fait fervir ce travers a fon bonheur. Ainfi content de lui-même & croyant n'avoiE rien a fe reprocher, paree que fa conduite extérieure était intaéle, il fe réfervait la jouiffancefecrète d'une félicité idéale qu'il variait au gré de fes defirs ; infenfé , qui ne voyait pas que ces chimères fomentaient en  ( If>) lui des feux cachés que la réalité feule pourrait éteindre. CHAPITRE IV. Voyage d S. Denis. Il vivait dans cette parfaite fécurité, lorfque profitant d'une belle journée du mois d'Octobre (i) , il lui prit envie d'aller voir les riches curioütés de S. Denis , & les tonibeaux des Rois. II partit fans autre compagnie que fes rêves chéris, & il puifait dans tous les objets qui le frappaient les traits qui pouvaient embellir les portraits flatteurs dont il fe bercait. C'eft cette faculté qui décèle dans i'homme le Roi de la nature. Tout concourt a augmenter fes jouiffances. Dor val en allant a S. Denis ne s'était occupé que d'idées riantes que lui avait rappellées le foleil du CO i?84-  (1*) matin. Son imaginatiori avait changé d'objet a la vue des tombeaux: ce fpeftacle lui avait infpiré cette mélancolie douce , qui a peut-être plus de charmes pour les ames fenfibles, que les tranfports convulfifs de la joie. O Rois ! difait-il, fongez-vous quelquefois a votre dernier afyle, C'eft-la que votre place eft marquée. Quelle lecon li vous faviez en profiter ! li vos Miniftres vous pronon$aient quelquefois ce nom, avant que de figner une déclaration de guerre ; venez a S. Denis. Malheur a vous, fi en entrant vous ne vous écriez pas : Jci je ne ferai plus RoL On m'érigera peut-être un tombeau de marbre; mais ce marbre ne renfcrmera que corruption. Oui, pourriture comme la bière du dernier de vos fujets, avec cette différence que le fcélératobfcur eft enfeveli dans Poubli avec le vertueux indigent, & vous , ö Rois ! votre nom fubfiftera révéré fi vous avez fait le bonheur de vos peuples ; chargé d'anathêmes fi vous aycz oublié que vos fujets  ( 17 ) font vos frères. Qu'il eft glorieux, qu'il eft terrible d'être Roi ! Quelle diftance infinie les vices ont introduite entre des êtres femblables. L'un nait pour commander a vingt-quatre miliions de fes frères; & ce malheureux que je vois d'ici fe courber avec effort pour déchirer les entrailles de la terre, ne jouit peut-être pas feulement de fon travail. II s'épuife pour fatisfaire peutêtre Pavarice impérieufe d'un fainéant qui ne faurait le nourrir luimême. O deftin , que tes caprices font incompréhenfibles ! Mais que dis-je, non la différence n'eft pas fi grande , les Rois ne iont pas les plus heureux. Tandis que ce Payfan trouve dans Ta cabane un fommeil paifible qui répare fes forces , un Roi veille fous fes plafonds dorés. Ses gardes eftarouchent le repos. Tandis que les niéts les plus groffiers ont pour Pindigent une faveur que ne connait pas le riche,unHoi n'a jamais faim. Les jouiiiances multipliées ont émoulfé fon gout.  (I») Infortuné qui n'a peut-ètre jamais eu de defirs ! L'humble artifan eft Hbre dans les champs qu'il arrofe de fes fueurs; & le Prince fous le nom pompeux de Souverain eft en effet 1'efclave de fon rang , des Miniftres qui 1'obiedent pour le tromper, des Courtifans qui le flattent pour le corrompre. Non, la comparaifon ne ferait pas a 1'avantage des Rois. Si le pauvre a peu de plaifirs,ils font réels, & il fait les goüter : le Prince en eft accablé , & il ne jouit pas. CHAPITRE V. VOragt. Alnfi philofophait Dorval, h la félicité de l'humble habitant des campagnes s'embelliiTant dans fon knagination, il fe tranfportait au fiècle de 1'age d'or, & fe creant vme bergère felon fon cceur, il jouil-  ( 19 ) fait a cóté d'elle a 1'ombre d'un myrte tou.ftu des beautés de la nature & des plaifirs plus vifs d'un amour réciproque. Un orage qu'il n'avait pas prévu vint le diftraire de ces féduifantes rêveries. II fe trouvait au milieu de 1'avenue; les arbres a demi-dépouillés de leurs feuillages ne lui préfentaient qu'un abri mal - alfuré. Ii s'était cependant adolfé contre un des plus gros, lorfque le bruitd'un coche qui faifait trembler la terre fous fon poids énorme, le fit fonger a profiter de Pafyle qu'il lui olfrait. La voiture s'arrète, il y monte& trouve pour toute compagnie une vieille femme dont il avait quelque idéé confufe, & qui parailfait chagrine de fon arrivée , & une jeune perfonne dont les premiers regards fuffirent pour enflammer une ame déja difpofée par elle-méme a la tendrefTe. Dorval la confidère , & elle eft déja cette divinité après laquelle il foupirait fans la connaitre. II la falua très-refpeétueufement; elle répondit avec une forte de dignité qui acheva de le vaincre.  ( ao) L' étrangère avait a-pcu-pres dixhuit ans. A des traits réguliers & délicats, rehauffés par une blancheur éclatante , ie joignait une majefté douce qui imprimait dans le cceur du jeune homme une crainte reipe&ueufe. Iln'ofait pas la fixer; mais un feul coup d'ceil lui avait fait trouver en elle, tout ce qui felon lui devait caractérifer les Nymphes&les Déelfes qu'il n'avait jufqu'alors adorées qu'en idéé (i). II était fort curieux de favoir qui elle était. Le demander eüt été chofe indifcrète ; il s'attacha a confidérer fa vieille compagne , & il chercha a fe rappeller oü il pouvaitl'avoir vue. • Quelle fut fa furprife, lorfque cette femme ayant proféré quelques difcours un peu libres, il la reconnut pour une de ces ames viles , miniftres infames de la débauche la plus honteufe! Celle-ci était la plus (i) L'Auteur n'en dit pas trop. Jepuis être fon garant, puifque j'ai eu le bcmheur de voir cette beauté célefte.  C 21 ) dangereufe ennemie de Tinnocence, & par fes manoeuvres elle avait mérite la réputation de première Matrone de la Capitale. Dorval avait été une fois conduit chez elle par un jeune homme qu'il croyait fon ami. II s'était a peine appercu dulieu ou il était, qu'il en était forti brufquement. II n'était pas étonnant que la Vieille ne le remit point. Pour lui il fe rappella fes traits odieux, & il frémit-pour fa divinité. CHAPITRE VI. Craintes de Dorval CEtte découverte le faifait réellement trembler. L'inconnue lui parailfait très-liée avec la digne Matrone. II ne pouvait donc pas douter qu'elle ne fut une de ces malheureufes viAimes que la misère ou des penchans vicieux portent fi fouvent a recourir aux plus coupables  ( 22 ) refiburces. Cependant il était pomblequ'ellene comiüt pas cette femme ; cette idéé le foulageait, & gafdant le füence il fe propofa d'obferver. Ce doute ne dura pas long-temps. La jeune perfonne difait a fa compagne : -r Que je fuis heureufe de vous avoir rencontrée, Madame l Sans vous je n'aurais pas trouvé fi-töt cette Libtrté que je cherche. Arriverons-nous bientót ? il me tarde d'être enfüreté dans fes bras... A ce difcours ,1e vertueux Dorval ne put retenir un foupir qui annontjait en même temps la pitié & 1'indignation. L'étrangère s'en étant appergu, le regarda avec étonnement. Leurs yeux fe rencontrèrent, le jeune homme vit la belle rougir & baifl'a les fiens. II réfiéchiflait en lui-même fur les mouvemens qui 1'agitaient... Quoi, fe difait-il,je rencontre le plus bel objet qui foit dans la nature, & il eft indigne de mes hommages! Que famodeftie m'a cruellement'trompé. Mais peut-être je précipite trop mon  . ( 23 ) jugement?... Non, ce qu'elle viende dire ne laifle pas d'efpoir. Peutêtre la misère feule a pu la porter a cette extrëmité ? peut-être ne connait-elle pas toute 1'horreur de 1'abyme oü elle va fe plonger ? Si j'étais alfez heureux pour la retenir fur le bord du précipice ! Efïayoiis de pénétrer fi elle peut encore'mériter mon eftime. -Cetteliberté que vous cherchez, Mademoifelle, a donc bien des charmes pour vous, dit-il en haufTant la voix; vous me parailTez fi emprelfée d'en jouir;la connailfez-vous bien ! - Sans doute, Monfieur, & tres-bien, je vous jure, reprit la Demoifelle en fouriant; j'en ai été féparée quelque temps,mais rien ne peut égaler le plaifir que j'aurai a la retrouver. Eft-ce franchife , eft-ce . oubli de toute pudeur, pen fait Dorval? Le Ion de fa voix m'enchante &le fens de fes paroles me tue. — Me permettrez-vous, ma belle enfant, d'al^ Ier vous rendre mes hommages ? ~ Pourquoi non, interrompit laVieille?  — Je ferai natte.... ma charmante.», je pourrai... ce foir... — Cela ne fe peut, reprit la Matróne. — Pourquoi répondre pour moi, dit 1'étrangère ? pourquoi me faites-vous figne de me taire? Je fuis fille de la Libené, Monfieur ,perfonne n'a le droit de m'impofer des loix. Je ferai charmée de vous revoir. Aujourd'hui cela m'eft impomble, je dois confacrer cette foirée au plaifir d'embraffer ma mère. — Votre mère , Mademoifelle , demeure chez cette Femme ? — Sans doute, dit la Vieille. — Oui, Monfieur, cette Dame eft une de fes plus zélées favorites. Je fuis partie des bords du Zuyderzée (1) pour chercher la LibtrtL J e ne croyais pas la rencontrer enFrance (2). Madame m'affure qu'elle lui a élevé un Temple. — UnTemple,Mademoifelle ? — Oui, Monfieur; ma mère mérite partout des Autels. (1) Golfe de la mer d'Allemagne dont une branche forme le port d'Amfterdam. O) Telle eft la prévention des peuples fépublicains.  ( =5) CHAPITRE VIL Générojïté de Dorval. Ces difcours paraiffaient obfcurs a Dorval; il croyait y faifir un rayon d'efpérance , mais préoccupé par la connaiffance qu'il avait de la Vieille , il ne pouvait y trouver un fens favorable. — Vous trouverez nombreule compagnie duns ce Tempte ? — Oui, dit brufquement la Ma» tröne, miiffons cette converlation; c'eft chez moi que fe ralfemblent tous les enfans de la Liberté. — Quelle Liberté, s'écria Dorval avec un fourire qui confondit la Mégère ? Elle s'approcha de lui & lui dit a 1'oreille : — Taifez-vous , & je vous promets ce foir .... Le jeune homme rougit, mais fans balanccr élévant la voix : — Je crains qu'on ne vous trompe, belle inconnue ; d'oü connailfez-vous cette femme? — La Vieille a ces- mots fe jetta fur B  ( 26 ) lui comme pour le dévifager.L'étrangèrë parut furpriie , mais non ef* frayée. Dorval n'eut pas de peine a fe débarraffer; il pourfuivit tranquillement: — Savez-vous , Mademoifelle , que la maifon oü on veut vous conduire eft un lieu de débauche ? — Ciel ,s'écria la jeune Dame! — Qu'oles-tu dire , malheureux, reprit la Matrone? Craignez,ma chere Alida (i) , de vous laifïer tromper par ce fourbe. — Je ne fuis point fourbe; je n'exige rien de Madcmoifelle; mais ü elle ne vous connait pas, jelui offre mon fecours; & vous ne 1'emmenerez sürement point avec vous, qu'elle n'y conlènte formellement, ce qu'elle ne fer-a sürement pas après ce que je viens de dire. C'eft a vous de choifir, Mademoifelle; fi vous voulez vöus en rapporter a moi, je vous guiderai oü vous fouhaiterez. — Oü rélïde la Liberté. — Je n'ai pas deüein d'at- (i) Nom Hollandois qui répond a celui d'Adélaïde.  ( 27 ) tenter fur la votre : vous ferez entiérement maitrelfe de vos volontés & de votre fort. Si vous n'avez pas d'afyle, je vous en offre un chez mon père , oü vous ferez traitée avec tout le refpeót que vous pa* railfez mériter, Alida regardait tour-a-tour Dorval & la Vieille : la rage & la confufion de celle-ci, 1'air affuré du jeune hommenela tinrent pas longtemps en fulpens. — Je fais oü trouver un afyle , dit - elle ; j'accepte , Monfieur, le fecours que vous m'offrez pour m'y faire conduire. Pour toi, femme, opprobre de mon fexe, qui t'étois flattée de m'en impofer, fuis, ou crains d'éprouver ce que peut une PJymphe outragée. Dorval a ce mot de Nymphe ouvrait de grands yeux , la Vieille écumait de rage, elle lan?ait des regards furieux fur fa viótime qui lui échappait: le jeune horame veillait exaétement lür tous fes mouvemens. lis arrivèrent a la barrière; il pria la jeune Dame de defcendre, & fans daigner faire attention aux B 2  (til) infultes de la Matrone, il fit appellcr une voiture particuliere , & invita la belle Alida a y monter avec lui. II lui demanda oü elle voulait être conduite : a 1'Hötel de 1'AmbafTadeur de Hollande, dit-elle; il ordonna au Cocher d'en prendre le chemin. Que je vous ai d'obligations, Moniieur ! cette malheur eufe m'avait trompée en m'affurant qu'elle connailïait ma mère cc qu'elle réfidait chez elle. J'efpère vous témoigner par la fuite toute ma reconnaifiance; mais je fuis fi confufe d'avoir pu être la dupe de cette groffière i'ourberie, que je ne puis a préfent me réfoudre a vous découvrir qui je fuis. Soyez généreux julqu'au bout, Moniieur, ne cherchez pas a 1'apprendre , peut - être un jour, ajouta-t-elle en baiifant les yeux, ne vous repentirez vous pas de m'avoir rendu eet important fervice. Quand je devrais perdre 1'efpoir de vous revoir jamais, dit Dorval, je ferai toujours fatisfait d'avoir  ( 29 ) rempli le devoir d'un honnête horame. — J'ai une feconde grace a vous demander , Monfieur; ayez la complaifance de me quitter avant d'arriver a 1'Hótel oü je vais. Laiffez-moi votre adreffe , je vous ferai favoir de mes nouvelles. — Dorval y quoique furpris d'une prière qui annoncait quelque défiance , y acquiefca avec foumiffion, & prit même le parti de fe retirer auiTi-töt. ■CHAPITRE VIII. Jncertitudes de, Dorval. Dorval cherchait a sMnterrogér lui-méme ; il ne pouvait fe difiimuler qu'il adorait Alida, & il flottait entre la crainte & Pefpérance. II fut plus de klit jours fans en~ tendre parler.de fon inconnue. II y réfléchiflait fans cefTe ; il repalfait clans fa mémoire tous les événemens de cette rencontre. Vingt fois il fut prés de chercher les occafions B 3  . c m) de la revoir, malgré fa promeffe, II traitait fon filence d'ingratitude. Puis combinant toutes les circonftances de fon aventure & la manière dont elle s'était terminée, ie croyant cl'ailleurs éclairé par 1'amour & la jaloufie , il condut qu'il fallait qu'elle fut la maitreffe de 1'Ambaffadeur, chez qui elle s'était fait conduire, fi toutefois elle ne 1'avait pas trompé en ce point. Comme il était véritablement vertueux & que fa vertu était fondée fur de bons principes, cette feule idéé lui donna la furce de combattre fa paifion; & il cherchait pour remplir le vuide de fon cceur quelqu'autre objet auquel il put s'attacher fans remords & fans jaloufie. II fe fortifiait dans ces fentimens en fe promenant feul dans un endroit écarté, lorfqu'un homme qui 1'avait fuivi, faififlant un inftant oü perfonne ne pouvait 1'appercevoir, lui glilfa fubtilement un billet dans la main & s'écarta auffi-töt. Le billet ne contenait que ce peu de paroles;  „5i vous defirez me revoir, fuivez „ de. loin le laquais qui vous remettra „ ce billet; il vous conduira prés „ , grands événemens. Elle ne cefTa „ cependant jamais d'avoir les yeux fur nos Provinces. Nos peuples lui farent toujours chers.Mais pendant qu'avec la Réforme elle s'occupait a faper les fondemens de ce coloife gigantefque , qui fous lè nom de Catholicifme avait aftervi 1'Uni- (1) L'Aigle Romaine avoit en eftet exilé la liberté aux extrêmités du monde. (a) La Nymphe, fuivant fes principes, me paroit faire allufion au gouvernement files Comtes de Hollaude.  (s« ) „ vers , nous courrions le plus grand „ danger. Nous fümes fur le pomt de fubir le jouo; le plus rigoureux; la Politique aftreufe fecondée de la Superjtition avait lancé fur nous „ un regard redoutable du haut du Tröne des Ibères. Malgré 1'éloi„ gnement oü nous étions, nous entendimes leurs menaces. Elles „ ne furent pas vaines. Le defpote „ avait armé le bras du Fanatifme(ï). „ Nous devions périr." „ Quand la Réforme appellant k ■„ haute voix la Liberté a notre fe- cours (2) , cette Déeffe entendit nos cris, éz ralfemblant fes enfans „ éperdus au-dela des fleuves qui „ nous (1) L'établifTement de 1'Inquifition dans les Pays-Bas , projetté par Philippe II, fut la caufe ou du moins le prétexte de la révolte. (2) On fait que les principes des prétendus réformateurs, en attribuant aux peuDles le droit de décider des articles de la Foi, leur ont en même donnc celui d'examiner les privileges des Princes,  r ( 37 ) w nous fervent de remparts, elle „ arrêta les eftbrts de nos ehnëmis, „ planta hardiment fon étendard fur les rives de 1'Efcaut (i) ; & de fa voix puilfante ordonnant a la mer v de nous refpeder, elle lui pofa „ des barrières qu'elle feule peut „ maintenir. Nous étions heureux, & d'un bout du monde a 1'autre on redouta le Pavillon Batave.^ CHAPITRE X. Etat a&uel des Bataves. „ DEpuis eet inftant fa puiffance invifible ne nous a point aban- 5, donnés. Mais il fe prépare un orage auquel bien des nötres craignent que nous ne puiffions réfifter. Ce „ que je vois de plus malheureux (i) II eft dit dans le Traité de Munfter que 1'Efcaut fera fermé du coté des Holl&ndois. Cette expreffion parui: fufceptible de plus d'one interprètation. c  O 38 ) „ „ pour nous, ce qui me fait appré-. „ hender que la Liberté ne veuille „ plus me prêter une main propice^ 3, c'eft que nous renfermons dans notre fein les plus cruels de nos „ ennemis." w Un Génie puifiant avait été „ chargé par la Déeffe de veiller a nos intéréts. II méritait toute no- tre confiance par les bienfaits dont „ il nous a comblés. Mais hélas ! la crainte qu'il n'abusat du peu de pouvoir que nous lui avions conféré, nous a fait prendre a 3, fon égard le plus mauvais parti. 9, Nous^ avons oublié fes fervices , 3, &nous venons de 1'outrager dans ce qu'il a de plus cher „ Dela fe font formés deuxpartis ,, dans 1'Etat. Les uns plus timides „ ont cru que ce Génie feul pou- ,3 vait nous garantir du danger, & „ ils veulent en faire leur idole; „ les autres, moins févères peut- „ être , ont cherché a 1'aigrir de (O Elle veut probablement parler de 1'affaUe du Duc de B  ■ (3*> „ plus en plus, & nos affaires en „ lont a tel point qu'il n'a qu'a le „ vouloir fermement pour achever „ de détruire T Au tel de \a Liberté. „ Vous en avez fans doute entendu „ parler; il eft connu dans le monde „ ibus le nom de Stadhouder, trop „ eftimé, trop eftimable en efFet „ pour ne pas être a craindre aux amis de ma mère. — Mais enfin „ quelle eit donc cette mère , cette „ Liberté? - Belle queftion, reprit „ Alida; au relie elle ne m'étonne „ pas, vous êtes Francais, vous ne „ pouvez la connaitre , je vous ap~ 5, prendrai a la fervir. — Moi? re*. pliqua Dorval, je fuis content „ d'être Francais, & fi après mon 9, Roi , je confentais d'obéir a „a quelqu'autre Puiffance, vous „ feriez ia feule que je voulufle re„ connaitre pour ma Soaveraine. — „ Trève de galanterie, je méprife ce langage. - Excufez-moi, Nym„ phe de i'Amftel ( car je veux bien vous en croire fur votre parole); mais enfin dites-moi, quel rap« port il y a entre le détail que vous Ca  < 4° ) „ vcnez de me faire , & votre hiftoireP & comment ai-je pu ren* „ contrer une Divinité avec.... -— „ N'achcvez pas,je vous entends, ,, je vais vous 1'apprendre. D'après ,, les men?.ces d'unPrince puilfant, „ il s'ag;.lfait de pourvoir a la dé3, fenfe de 1'Efcaut. Les Nymphes „ qui en ont la direction, nailfent „ efclaves on fujètes de votre Roi „ ( i ); mais fur la fin de fon cours , „ elles voient flotter les drapeaux „ de la Liberté. Cette vue fait fans 5, doute peu d'impremon fur elles; „ & trop laehes pour ofer nous imiter, elles reftent foumifes aux loix „ des mortels. Après un traité fa^ meux (2) que diéta elle-même la 3, Déelfe notre Prote&rice , elle me ,3 jugea digne de la repréfenter dans ^ un pafte important.. Elle me con„ fia la garde du Fort Lillo (3). (1) L'Efcaut prend fa fource au Mont S, Martin prés du Catelet en Picardie. (a) Le Traité de Munfter en 1648. (3) Fortereffe fur 1'Efcaut a deux licues ftü-deffbus d'Anveis. Tous les vauïeaux  C 41 ) Je m*y maintins fiérement & fus „ faire refpeéter fes ordies jufqu'a „ ce que le Confeil des Sages (1) ,, effrayé par les cris menacans d'un „ Aigle qui planait fur nos têtes , „ m'ordonnèrent de quitter ce pofte & de me réunir a mes Sueurs fur „ les bords de 1'AmfteL J'obéis , „ non fans murmurer , & je courus „ me préfenter aux Etats a'lïemblés. CHAPIÏRE XI. Difcours de la Nymphe aux EtatsGénéraux. » GEnéreux Citoyens, leur dis-je, „ fi toutefois vous êtes encore di„ gnes de ce nom, fi vous vous fou„ venez encore des faveurs de ma font obligés d'y jetter 1'ancre & de pa ver les droits a la Douane de Hollande. Les Hollandois y entretenoient un vaifieau de garde qu'ils firent retirer provifionnellement lors de la demande de 1'Empereur. (1) Les Etats - Généraux.  ( 4*5 „ mère; qu'eft devenue votre antique fermeté ? Quelque puifiant que foit 1'Aigle des Céfafs „ rappellez-vous que vos ancêtres n'ont jamais plié ibus fon joug „ fuperbe: que le Grand Jules (2) „ lui-même a redouté leur vaieur; „ que eet Empire (3) qui avait en„ vahi 1'Univers, s'honorait du ti„ tre de notre allié. Et pour vous „ mettre fous les yeux des exemples plus récens ,voyez vos pères bravant leus les efforts du plus ab„ folu des Monarques (4) , enor„ gueilli du génie redoutable des „ Turennes & des Condés." „ N'avons-nous pas la mer a no„ tre commandement (5) ? ne pou3, vons-nous pas engloutir avec nous (1) Je ne crois pas me tromper, en avancant que c'eft 1'Empereur qu'elle veut défigner. Ca) Jules-Cifat , le vainqueur des Gau* lois. (3) L'Empire Romain. (4) Louis XIV. (5) Les Bataves, au moyen de leurs eclufes, peuveiit inonder tout leur pays.  les audacieux qui voudraïent en„ vahir nos Provinces ? Que pou„ vons-nous craindre? ne fommes„ nous pas libres enfin ? & qui peut prétendre a nous affervir ? " O Nymphe ! me répondit un des „ plus refpeéhtbles Vieillards, nous „ pourrions tout encore fous les auf„ pices de la Liberté ; mais nous „ avons encouru fa difgrace. Nous avons recu chez nous celui de fes ennemis qu'elle détefte le plus. 9, Nous avons été plus loin, nous „ avons mis toute notre confiance ?, en lui. - Quel eft-il? & fi vous le 9, connaifiez, que n'eft-il banni de $i ces climats ? — Plüt au Ciel qu'il 9? le fut! Mais plus puiffant que la Liberté même , ce n'eft que par lui peut-être que nous pourrons „ nous conferver encore? C'eft le Dieu des richejjes; il a corrompu „ tous les ordres de 1'état, 1'éclat de 1'or nous a fait dégénérer. Et eet or que nous regardons comme notre foutien , eft fans doute la puiffante amorce qui attire con„ tre nous d'avides adverfaires. C 4  (44" ) Nous fommes devenus les ban- quiers des Rois: nous fommes for> „ cés d'acquitter leurs dettes."-- „ A de grands maux il faut de „grands remèdes, ai-je repris; ar- rctez les progrès de ce Dieu per„ fide. Craignez tout de lui, il eft „ i'ami du Defpotifme. Je cours cher„ cher ma mère ; en quelqu'endroit de'l'Univers qu'elle fe foit arrê„ tée , je faurai la retrouver, je la ramenerai: mais je veux que vous „juriez entre mes mains d'exécuter „ tout ce qu'elle vous prefcrira. — Je les vis palir a cette propofition. „ Vous balancez ? il faut jurer de vous enfevelir fous les eaux plutót que de céder. — Un cri de frayeur „ s'éleva de toutesparts. — Eh bien ! „rampez, efclaves , demeurez pour „ fiéchir fous des maitres impérieux. II eft encore parmi nous de lidèles „ ferviteurs de la Liberté, je faurai „les raffembler , je fuirai avec eux. „ — Nymphe , me répondit-on , vous reconnaitrez encore les Bataves. Partez, Fille augufte de la plus ?, puiifante des Déeffes; allez dire  „ n votre mere «, que déformais nous „ne voulons fuivre que fes loix. „ Nous remettons entre vos mains „ le fort de 1'Etat. — J'ajoutai: „ J'exige un garant de votre pro* „ meffe; qu'on fortifie de nouveau „ le pofte que vous m'avez fait aban„donner, & que les foudres de la „ Liberté tonnent fur les coupables „ qui oieront nous braver. --~ On me „ permit de faire tout ce que je ju„ gerais a propos, &je me préparai „ a mon départ." „II faut que vous fachiez,géné„ reux Dorval , que lorfque nous „ fortons des terres oü règne la Li„ bené, nous changeons de nature , „ nous fommes foumifes aux mêmes „ loix que les mortels, & tandis „que dans nos marais nous jouif„fons des prérogatives de la Divi„nité,hors de nos frontières,nous „ fommes expofées a toutes fortes „ d'humiliations &réduites quelque„ fois a acheterl'entrée des Empires „par les plus graudes des balTeffes(i). (O Témoin , 1'entrée du Tapon.  (40 „ Més préparatifs furent bientot „ faits. Je me revêtis de cette forme mortelle , je me trouvai affujettie „ a toutes vos foiblefles. Je ne re„ couvrerai les privileges de ma „ naiffance qu'enmeplongeant dans „les eaux qui m'ont vu naitre * „ Ainü déguifée je m'acheminai vers „ Lillo." CHAPITRE XII. Exploits guerriers de la Nymphe, Piloteimprudent (i) defcen„ dait ce fleuve trop fameux , il Te „ croyait en lüreté fous la proteétion „ de 1'Aigle , il paffait fans me regar„ der. Je 1'appellai a haute voix, „ilrefufa de m'entendre. Furieufe, „je cours éveiller le Lion (2) que „j'avais fait mettre aux aguêts. „ L'ennemi parait; on lui crie d'a- (1) Le Brigantin , le Louis. (a) Les Arraes de U Holland e*  ( 47 > „border; on lui fait le fignal re„ doutable , il s'obftine. Un coup „terrible lui annonce qu'on nepré„ tend pas le ménager. 11 faut avouer „ a fa gloire que , quoique faible & „ défarmé, fans autre défenfe que „la volonté de 1'Aigle qu'il de* „ ployait a nos yeux , il femblait en„ core méprifer mes menaces. — Cet „ Aigle eft donc bien redoutable , „ difions-nous ? — Cependant le vaif„ feau continuait fiérement fa route , „ je perdis patience, & j' allumai moi„ même la foudre qui devait anéan„ tir fon audace. II fut contrahit de fe rendre (t). ,, Après cet exploit, je fis mes „ adieux a mes compagnons qui fem„ blaient étonnés de ce que je venais „ de faire. Quoi ! leur dis-je , invin„ cibles Bataves , aurions-nous mon„ tré moins de courage a repoulfer „ un aftVont, qu'un efclave n'en „ témoignait pour obéir aux ordres (i) Ce rccit me parait avoir beauconp de rapport avee révénement du 8 Ofto^ bre 1784. C 6  ( 48 ) „ de fonmaitre ? Renvoyez ces malheureux ,j'y confens, il fuffilait de „ faire fentir ce que peuvent les „ enfans de la Liberté; je leur re„ commandai enfuite , qu' aux pre„ miers mouvemens des ennemis , ils „ imploraffent en attendant mon retour le fecours de la mer (i) , & „ je les quittai." CHAPITRE XIII. Comment la Nymphe avait été trompée par la.... „JE traverfai les Pays-Bas Au„trichiens; j'étais bieri-aife d'ob„ f erver par moi-même ieurs difpo9, ütions. Ils fe donnaient beaucoup 93 de mouvemens , mais je me ralTu3, rais en confidérant le petit nom- (i) La Nymphe a été obéie. Les Bataves ont en effet fuivi fon confeil, fi on en doit c roi re ia Gazette de Bruxelles du 9 Novembre 1784.  C 49 ) „ bre de leurs loldats. Je me hatais „ d'entrer enFrance. La Renommee ,, m'avait appris que j'y trouverais „ un célèbre Prophete (i) qui pour„ rait me dire oü réfide la Liberté." ,, Je continu ais paifiblement ma „ route fans fuite, fans nom, tels que „ furent nos premiers Flollaudais. „ J'échappai par ma prudence a bien „des dangers. La figure que j'ai „ prife , me fit effayer bien des aven,' tures , fur-tout dans les quartiers ,, öü s'alfemblent les ïroupes Fran,, caifes. Mais il ne m' était plus li„ bre d'en changer. — Tant mieux , ,, interrompit Dorval. — La Nymphe „ fourit.— Je croyais n'avoir plus „ rien a craindre, & j'étais déja arri„ vée dans cette petite ville qui efl „ a deux lieues de laCapitale. J'é„ tais feule en attendant le moment „de rcmonter en voiture', lorfque „je vis entrer une femme dont le (i) En effet, il ne manque pas de ces Charlatans en France; ma[s ce ne font que des copies des modeles ^nolois,  ( 5o ) ,3 premier abord, il eft vrai, neme „ prévint pas en fa faveur. Je m'en „ iërais peut-être déliée ; mais le „ moyen en rentendapt me parler? „ — Vous êtes la Nymphe de 1' Aai„ftel, me dit-elle, vous cherchei „ la Liberté. Et qui peut vous avoir ,, fi bien inftruite, lui dis-je? — „ Votre mère qui vous attend avec „ impatience. .. - Ma mère ? en ces „ pays? — Elle s'y tient cachée ; „je lui ai érigé un'Temple fecret, „ & elle m'honore de fa préfence. Un „ Génie lui a annoncé votre arrivée; „& elle m'a envoyée au-devant de „vous. La haine que j'ai vouée a „toutce qui tyrannife les hommes, „ m'a mérité cette faveur de fa part. „ Suivez-moi, vous la reconnaitrez „dès 1'entrée. - Je ne me fentais „ pas de joie, & fans autre réflexion 3, je promis de la fuivre." „ Cependant quelque difcours „qu'elle voulut hafarder, nveufient „peut-être mife dansle cas de faire plus d'attention a ma démarche, „ lorfque vous êtes monté dans la „ voiture."  ( Sl ) „ C'eft a vous que je dois le bon„heur d'avoir échappé a fes artili„ ces. Vous m'avez arrachée non pas a Pinfamie, que j'aurais fu évi- ter, mais a la mort a laquelle je „ me ferais réfolue , fi je n'avaispas „ trouvé d'autre moyen de me ga„rantir de la honte. En quelqu'é- tat que je me trouve,c'eft un fer„ vice que je n'oublierai jamais.^ CHAPITRE XIV. Ce que la Nymphe exige de Dorval. Dorval s'inclina profondérnent & balbutia un petit compliment, dans lequelon diftinguait qu'il voulait dire, qu'il s'eftimait heureux de lui avoir rendu ce léger fervice. — J'ai une petite difficultéavous propofer, ajoutat-il: vous venez de dire que vous vous feriez réfolue de mourir; & fi je me rappelle bien le commencentent de votre hiftoire, vous m'avez appris  que vous etiez d'une nature immortelle. — Je vous ai aufïï dit dans la fuite , qu'en me revêtant de la forme fous laquelle vous vous me voyez, je m'étais afTujettie a toutes les milères hurrfiiines & a la mort mème (i). — Hatez-vous donc de retourner chez vous... Mais y changerez-vous de figure ? — Oui pour en prendre une mille fois plus noble , li toutefois j'y reconduis la DéefTe Liberté. Sans cela j' ai perdu tous mes droits. Apprenez-moi donc enfin a connaitre cette Déeffe, afin que je puifie vous aider a la retrouver. Ce n'eft pas que je croie que vos traits puiffent s'embellir, mais je goüterais le plus délicieux plaifir a vous favoir immortelle. Dites-moi clairement qu'eft-ce que la Liberté? & pourquoi elle n'eft pas connue en France ? -- Paree que vous dépendez d'un Roi, & les amis de la Liberté ne dependent que des loix & de la rai- (i) La Nymphe veut peut-être faire entendre que les Hollandois font invinciWes chez eux.  C M ) fon. — Je fuis donc un efclave a ce compte ? je n'y avais pas fait attentionjufqu'a préfent; je me croyais auiïï libre qu'un Hollandais ; mes chaines , fi elles méritent ce nom , m'ont paru bien légères. La Nymphe hauffa les épaules; comme le Vefpotifme abrutit les efprits ! Je vous apprendrai a penfer en homme. — Volontiers. — Voyons fi vous êtes digne de ma conhance & de 1'eftime que j'ai concue pour vous dès lè premier inftant que je vous ai vu. On ne veut plus que je m'expofe aux përils que j'ai courus étant feule , voulez-vous être mon Chevalier ? & pour vous parler fincérement. je vous réfer^e une récompenfe qui peut-être poulr^vous plaire; agréez - vous ma propofition ? — Oui, Madame ; non en vue de la récompenfe : il ne ferait qu'unfeul prix.... mais ce n'eft pas a moi d'y prétendre. — Je ne vous demande de me iüivre que jufqu'a ce que j'aie recu la réponfe de 1'Oracle. Si '-^le ne nous eft pas favorable, je vous rends votre parole. Quant a la  , (54) recompenfe ,il n'en eft aucune a la» quelle vous ne puilïïez prétendre. Je méprife les vains fubterfuges des mortels , fi je puis faire votre bon- heur. — Que me promettez-vous, Madame ? — Moi (i) ? —Je vous lui- vrai au bout du monde... mais. ... ma familie?--Allez languir auprès d'eux ou venez chercher la Liberté avec moi. Parlez , que réfolvez- vous ? — Vous & la Liberté. Je vous fuivrai. — Je compte fur votre ref- pect a mon égard, & votre courage; a demain notre départ; allez pré- venir vos parens. CHAPITRE XV. Dorval fuit Alida. Dor val rentra chez lui un peu ero- barralfé : comment ofer faire une pareille propoütion ? Aller courir (O La franchife de la Nymphe eft adaürable j on ea voit peu d'exemplei.  peut-etre au bout du monde; mais la Liberté & une Nymphe immortelle , il n'y a pas a balancer. II eft pret a ie déclarer. II craint un refus , il craint que s'il fait connaitre ion deflein, on ne veuille y mettre obftacle. La nécemté lui fuggéra un expediënt fort fimple : ce tut de ne pas demander de" permilfion & de laifler chez lui une longue lettre, dans laquelle après un préambule fort refpectueux , il annoncait clairement qu'il aliait courir par nier & par terre , pour chercher la Déelfe Liberté & mériter d'époufer une Nymphe immortelle. A la lecture de cette lettre , toute la familie fut au défefpoir. On le crut fou (i) , on voulut courir après lui; il était parti,?on ne favait pas quelle route il tenait; quand on 1'aurait fu, peut-être n'aurait-on pas ofé 1'y fuivre,&l'Amour pour 1'empêcner de le reconnaitre 1'avait tota¬ al) 11 avoit les apparences contre lui; imais il ne faut jamais porter de jugement témétaire.  ( 5« ) ïement changé lans que le jeune homme s'en appercüt lui-même. ii était parti feul avec fon Alida dans une Montgolfière (i) que guidait le hafard. ii les conduiüt altez bien & les defcendit non loin de la ville oü on leur avait dit que réfidoit 1'Oracle. Ils n'eurent pas de peine a le trouver : on 1'entendait de dix lieues a la ronde mugir dans fon antre obfcur. L'entrée en était impofante : on lifait gravé en lettres d'or fur le frontifpice (2) : AU DÉFENSEUR DE LA LlEERTE, DE la VÉRITÉ ET DE l'HüMANITÉ. La PhiloCophie & la P'oli'ti'qu 1 d'une taille déméfurément gigantefque fou- (1) Nouvelle voiture tres - commode , inventée dcpuis peu , ainfi nommée du nom de fun Auteur. (a) II exifte un ouvrage a la tête duquel 1'Imprimeur a eu, je dirai prefque rimpercinence, au moins la baffefle d'élever ce monument a la modeftie de 1'Auteur.  ( 57 ) tenaient avec peine iur leurs larges épaules tout le poids de ce brilhmt édhice que V Imaginatioti avait embelli de mille couleurs variées a i'infini, La Nymphe fe profterne & dit a Dorval de 1'imiter. II avait d'abord paru frappé a la vue des deux énormes ftatues ; mais en les envifageant avec plus d'attention, il lëur trouva quelque chofe de fi grotefque (i), qu'il ne put s'empêcher de rire ; ce «dont fa compagne le reprit gravement(a). Cependant VEloquence ouvre les deux battans. Nos pelerins font entrés. Ils fe trouvent d'abord au milieu d'une troupe confufe de tous les Pays du monde, étalant tous a 1'envi les produ&ions de leur fol & de leur induftrie. Ce fpeétacle les arrêta (i) Le Sculpteur n'avoit fans doute pas fu choifir fes modeles ; car laPhilofopbie & la vraie Politique m'ont toujours paru trèsicfpe&ables. (g) Gloire foit rendue aux léformateurs du genre hurnain.  (58) tin moment. La Nymphe fur-tout le trouvait très-intérefiant. Mais comme leur grand objet était de confulter 1'Oracle , ils s'efforcèrent de percer la foule, en demandant k droite & a gauche oü était le Sanctuaire. Ils recevaient de tous une réponfe différente. A mefure qu'ils avancent, Pobfcu* rité iuccède au jour brillant qui les éclairait, & ils fe trouvent enfin feuls dans des ténèbres affreufes. Dorval fe crut perdu & tremblait pour Alida. La Nymphe, plus accoutumée a ces fortes d'aventures, cherchait a le raffurer, quoiqu'elle ne fut pas elle-même trop tranquille.  (59 ) CHAPITRE ^VL VOradt. Ils marchaient au hafard , fe heurtant fouvent Pun & Pautre, lorfqu'une lumière foudaine fe répandit dans Pantre : c'était P Jllujion avec une torche ardente; elle palfa devant eux comme un éclair; mais Alida eut Je temps de remarquer fur un voile qui fe trouvait en face d'elle, ces mots écrits en gros caraétères : Sanctuaire de la Philosophie (i). Elle engagea Dorval a le lever. Ils y parvinrent fans beaucoup d'ef-, forts, & appercurent une foule de Beautés joyeufes , telles qu'on repréfente les Balliadères de Surate (2) , (1) Rien de plus commun que ces furtes d'enfeignes. CO II faut confuicer 1'Hiftoire Phil. &  ( «o ) ou les Courtifannes du Japon, ou les Femmes voluptueufes de Lima, qui, entourées d'une multitude de Génies folatres, célébraient le vceu facré de la nature & chantaient une hymne en 1'honneur de cette puïffante Divinité. A la vue des profanes , le Sacrifice cefTe, les lumières s'cteignent, un profond füence règne dans 1'affemblée ; Dorval confeillait a fa compagne de s'éloigner. Celle-ci plus hardie élevant la voix : „ PuilTant Génie , s'ëcrie-t-elle, toi qui dans tes fublimes Prophé„ ties fais prédire le pafte (i) & „ 1'avenir , fois fenfible aux prières „de la Nymphe de 1'Amftel; tu „ connaïs les maux des Bataves , „ parle , que doivent-ils faire ? Les Polit. 5rc. AGeneve'en 1781,10 vol. in-8vo. Ouvrage très-curieux , par un Abbé. (1) Prédire le paffé: ce mot m'a paru obfcur; peut-être c'eft une méprife de 1'Auteur, peut-être a-t-il voulu infmuer que 1'Oracle avoit découvert des vérités paffées inconnucs aux autres hommes.  ( tf! ) Les Bataves ont mérité Jeursmaux f répondit une voix lugubre(i), ils ni'ont fait rougir moi même de leur faiblejfe, mais tout doit céder d ma haint pour /e Defpotifme. Profiernez vous, la Vérité va park'- par ma bouche. Les fupplians fe jettent la face contre terre; cependant un fauxjour a pénétré dans 1'antre , il laiiïè diftinguer le Grand-Prêtre qui s'agite fur un trépièd ehancelant. Les pelerins ofent a peine 1'envifager. lis croient appercevoir fur fa téte le Turban magique que 1'Ange Gabrièl apporta jadis a Mahomet. Ils ont fu dans la luite que ce n'était qu'un bonnet de nuit. L'Oracle était coéifé tel qu'il eft repréfenté a la tête du livre de fes Prophéties (2). La terre tremble, la fureur étincèle dans les yeux du Miniftre de la Liberté. II ouvre la bouche , fon (1) Le Lcgiflateur univerfel; a Maeftricht, en 1777 , c. 1, 1. 1, p. q8i. O) A Geneve, chez Pellet. On peut y lire la réponfe que fait ici 1'Oracle, réyétée &• répétée dans tout 1'ouvrage, I)  ( fa ) front fe ride, & fecouant tous fes membres avec tranfport, il hurle d'un ton terrible : Pontifes abominabks... Dogmes abfardés... Prêtres fanatiques... féroces Chrétiens... Rois defpotes... tyrans z/ihumains... peuples laches & imbécdles... la Liberté eft anéantie... des efclaves fe battent avec leurs chaines pour amufer leurs maltres...Tremblez, vils Ba* taves... je détefie toute la race humains compofée de vicfimes & de bourreaux. En difant ces mots, fa, bouche diftillait la rage; la haine , 1'envie dénguraient fon vifage hideux, pms fe radouciffant tout-a-coup : Cefl un jeu de la fatahté : vous avez des mains, apprtnez d vous en fervir. Ne croyez plus que la Mannt du défert foit tombée du Ciel par miracle. Ce n'était autre chofe que le co~ cotier des Jfles Moluques (i> Suivez la Philofoplüe, fuivez la nature. II dit, le voile tombe , & les deux (i) C'eft en efcet 1'Auteur des Prophéties qui a fait cette découverte importante , & ü 1'annonce en honune infpiré. .  ( *3 ) amans fe retrouvent dans Pobfcurité. La Liberté eft anéantie , dit la Nymphe en fe relevant. — Eh ! quoi, interrompit Dorval«vous vou& effrayez? Sa voix m'a d'abord un peu "fait trembler ; mais dans le fond, ce ne lont que des contes a rirc (i). — Vous riez, après les maux dont' il vient de menacer le monde ? — II eft vrai qu'il n'y aurait pas de quoi rire, fi ces décrets étaient fans appel. — S'ils le font? Ce Génie eft infaill-ble : il préfide tout-a-la-fois a la Théologie, k la Politrque, a la Philofophie , a 1'Hif* toire , a laP:_yfique, a la Géographie & a l'Arithmét.que (2). — Je me tais ; mais comme un Génie qui réunit tant de cöniiaifïances pourrait quelquefois nous joüér un mali-* vais tour, hatons-nous de fortir d'ici. (1) M. Dorval n'eft giieres refpeftueux. (a) II n'y a peut-être pas d'Auteur qui ait préfenté un auffi grand nombre d'additions intéreffantes. D 3  U4) CHAPITRE XVIL Diverfes aventures dans Vantre. C'Eft bien dit, reprend la Nymphe; mais de quel cóté? — Vous tenteriez en vain de trouver votre route, dit pour lors une voix invifible. . . . . Facilts defcenfus a^emi, Haud facilè reditur Je crois qu'on parle Latin, dit Dorval. —Jene Pentends pas, reprit Alida; répondez pour moi. — Qui nous parle? ~ Ne craignez rien, je fuis VsJmour* Vous pouvez être heureux avec moi. Le Grand-Prêtre m'honore de fa proteétion ; a ma prière ,* il dimpera les ténèbres. — Hate-toi, ajouta brufquement Dorval. -- Arrête , reprit Alida : une voix fecrète më dit que c'elt un impofleur : le véritable Amour ne  ( 6$ ) fuit pas la lumière , iln'habite point au fond des antres. Si tu es en efïet V y/maur , conduis-nous hors de cette caverne , & je te croirai ? Elle ne recut pas de réponfe. "8 Que je crains que 1'Oracle ne nous, ait trompés , ajouta le prudent jeune horarae. Mais écoute , mon Alida , n'entends-tu pas ces voix que font retentir ces voutes funèbres ?— Oui, répondit fa Maitrefie, je crois diftinguer cju'on répète le nom de Liberté. Courons... Pendant qu'elle parlait, ils entendent redoubler les clameurs; ils voient briller la foudre ; a la lueur de fes pales éclairs, ils appereoivent une troupe de mortels furieux acharnés les uns fur les autres : la terre eft jonchée de cadavres , les deux amans fe trouvent ihondés d'un torrent de fang; un de ces aftallins vient tomber a cóté d'eux, le fenfible Dorval cherche a le fecourir. — Laiffe-moi, lui dit le bleffé d'une voix féroce, laiffemoi , les tyrans font vainqueurs; jlexpire pour ne point furvivre a la Liberté. Vous la connailfea D 3  . («O cönc , reprit vivement Alida ? — Moi ? non; mais 1'Oracle m'a dit, qu'il était glorieux de mourir pour elle. Je meurs libre. II rendait le dernier ioupir; — Fuyons, ciia Dorval , fuyons , ma chère Alida. Ils s'avancaient a tatons ; le euns homme tenait Alida d'une main, il portait 1'autre au - devant de lui; il faifit quelque chofe qu'il rencontre par hafard. — Qui eft-la ? —- Je fuis VHiJloire, répondit une voix faible — Oh,Mufe !... 6cque faites - vous dans ces ténèbres r — J'y fuis efclave de la Philofophie (i). — Ne pouvez-vous guider de pauvres pe-. lerins? — Non, on m'a trop défigurée, je n'ofe m'expofer au grand jour; d'ailleurs je ne fuis pas libre; la Philofophie feule peut vous tirer (i) La pauvre Mufe fe trompoit, puifque la Philofophie étoit efclave elle-même; mais on s'étoit fervi du nom de cette derniere pour Tattirer dans 1'autre. Je tiens cette anecdote d'un vieux folitaire nommé Boufen^o  ■( *7 ) de ce labyrinthe ; fi elle occupe encore fon ancienne place , vous'davez trouver fon tröne, en montarit un peu fur ma droite. — Nous ne voyons pas pour nous conduire , dit la Nymphe. — Je vais lever fi je puis un coin de mon voile , reprit YHiJloire, peut-être mes yeux vous fourniront - ils encore ahez de lumières (i) ? Avec ces faibles fecours nos pelerins apperQurent bientöt la Philofcphie aflife fur un tröne élevé ; mais quand ils furent a fes pièds, ils furent furpris de la voir chargée de chaines, Sa tête était panchée fur fa poitrine & fes yeux étaient a demi-fermés. (i) On fait tout ce qu'on peut pouff en amortir 1'éclat.  ( (SS ) CHAPITRE XVIII. Comment Dorval per dit fa Compagne 9 & comment il fortit de Vantre de, VQracle* Di vine fceur de la R ai fon , fille chérie du Ciel, dit la Nymphe a la Philofophie , commandez que ces portes s'ouvrent, que nous revoyions la lumière. — Malheureux ! répondit la Philofophie , qu'êtes-vous venu chercher dans ce féjour horrible? Le barbare qui a emprunté mes titres & qui m'avait ieduite par les accens de YHumanité, me tient impitoyablement cachée a tous les regards. C'eft le Cynifme qui règne dans ce labyrinthe. Ce n'eft point ici que vous trouverez la vraie Liberté, cette Liberté célefte qui me foutient dans mes difgraces. Mes enfans , ü le hafard ne vous avait conduits vers moi, vous ne feriez  (*9) jamais fortis de cet abyme. Je ne puis cependant que vous indiquer la route. Suivez ce lil dont je tiens 1'extrêmité ; mar chez droit devant vous en appellant la Mérité a votre fecours; mais prenez garde, le chemin eft ëtroit, le moindre écart peut vous replonger dans les plus épaüTes ténèbres. Elle dit : Dorval faifit le fil qu'elle lui préfente & marche en invoquant la Firité. La Nymphe le dévaricait; je connais la Férué, s'écrie-t-elle, je n'ai pas beiom de ce lil pour la trouver, & elle précipite les pas. Son Compagnon la perdit bientöt de vue ; il marchait doucenient fans s'écarter de la route indiquée. Cependant Pabfence de fon amante commenca bientótalui donner de Pinquiétude-. Ii Pappellait a haute voix; & défefpéré de ne pas recevoir de réponfe, il voulait fe hatet, & il lacha le lil qu'il tcnait a la main. II s'arrête, il réflechit fur ce qu'il doit faire ; mais fe rappellant qu'Alida lui avait dit qu'elle connaiflait la Kir'ai, il crut que le  ( 7o ) plus für moyen de la revoir, était de fuivre le feul indice qiü pouvait 1'y conduire. II chercha donc a ratraper ion lil. II fut long-temps fans en venir a bout. Enfin ia conftance le lui fit rencontrer, & il le fuivit patiemment. La lengueur du chemin commencait a 1'ennuyer, quand il appercut devant lui un Vieillard vénérable qui venait a fa rencontre. II portait unflambeau allumé. Suivez-moi, ditil a Dorval. — Ils marchent, les portes tombent, ils voient le jour. Le Vieillard étend la main. Le palais d'oü ils fortaient s'abyme tout-a-coup ; fes débris font engloutis. II ne fubfifte plus de ce vafte batiment qu'une fumée noire qui empoifonne l'air. Dorval eft furpris de voir a fes cótés 1' Hiftoire & la Philofophie qui Tembraffent avec tendreffe, & qui s'élevant dans les Cieux en longs traits de lumiere, dimpent fur leur pallage toutes les vapeurs empeftées.  (7* ) CHAPITRE XIX. Qud était k Ubérateur de Dorval Dorval revenu de 1'étonnement oü 1'avaient jetté tant de chofes extraordinaires, fentit rena;tre les incjuiétudes fur le fort de fa chère Alida. II craignait qu'elle n'eüt été tngloutie avec le palais. II n'ofait interroger fon guide; mais celui-ci lut fes defirs dans fes yeux. Elle s'eft égarée, lui répondit-il, elle eft fortie de la véritable route. Elle a été trompée par un fourbe adroit & infinuant qui fait revétir toutes les formes , VEfp, it de nouveauté. II 1' aura conduite au Temple du Fanatifme... mais ne tremble point pour elle. J'ai envoyé fur leurs pas la Raifon qui les aura fait fortir a temps de ce palais horrible & qui tót~ou tard la ramenera dans tes bras. — Génie bienfaifant, pardonne-moi,fij'ofe. t'interroger ea^ore:  Qui es-tu ? - Je fuis la Verite. — Tu dois favoir oü eft le Temple de la Déefie , mère.d'Alida ; fais-moi la grace de m'y conduire. — e ne te quitterai pas ,!je te ferai comiaitre la Liberté... mais tu ne retrouveras ton Alida que quand elle fera digne de toi. Je veille fur fes démarches. — Puis-je être heureux fans elle? — La Wirité doit te fuffire \ fuis-moi fans rcgarder derrière toi, finon tu te perds. Le Génie prononca ces mots d'un ton fi abfolu , que Dorval ne put répondre... Si d'un cöté il eut deflré $k confulter que fon penchant pour la Nymphe , de i'autre il fe fentait entrainé malgré lui fur les pas de fon guide ; plus il 1'entendait parler, plus il lui lemblait aimable : il kü -paraiflait même que la perte d'Alida lui était moins fenfible, ou plutót il eüt voulu réunir ces deux objets de fon afteétion. Cependant ils avaient fait beaucoup de chemin, lorfqu'il s'appercut que le Vieillard lui faifait fuivre la route de Paris. Oü me con- duifez-  duifez-vous donc* demanda-t-il 3 eft-ce que la Liberté rélide a Paris's :; ou peut-être avez-vous deflein de me conduire jufqn'en Angleterre? Le Temple.de la Libtrté eft 1'ünivers, répondit le Génie; 1'homme eft libre en tous lieux oü il fait 1'être. II 1'eft même fous le Defpote Ottoman (i). Si la Liberté a quelques endroits privilégiés , c'eft dans toutes les grandes villes , c'eft dans le féjour des fciences & dès arts. C'eft-la oü 1'homme apprend a jouir tout-a-la-fois de la fociété & de luimême. - C'eft bien dit; mais a Paris nous avons un maïtre ? — Et qui eft-ce qui n'en a point? Puifque nous en fommes fur cette matière , continua le Génie , écoute ce que tu dois penfer: II faut diftmguer fur la terre deux fortes de Liberté; la Liberté civile & la Li|berté politique. Je vais commencer jpar te faire connaitre cette dern ère; c'eft celle que cherche Alida. (i) Ceci paroïcra un peu fort a bien des fiens, mais c'eft la Vèrité qui parle. E  (74) CHAPITRE XX. La Liberté politique. La Liberté politique , 1'objet des eourfes de ton amante, n'a pas toujours exifté; elle eft née dans le temps de VEfclavage & de la Férocité. — Née de VEfclavage (i)? — Oui : les Chefs des Empires abufant de leur pouvoir, & les peuples n'étant pas aflez éclairés pour garder un jufte milieu, ces derniers fuivirent les confeils de la Férocité; & de cette alliance bifarre naquit le fantóme qu'on appelle Liberté. Apeine fut-elle née qu'elle ferévolta contre fon père, & 1'ayant affüjetti a fes loix, le for^a de fervir fon ambition (2). Pour elle , elle (1) L'origine eri effet eft un peu finguliere. (a) On a toujours remarqué , que lei peuples libres font ceux qui cherchent a faire le plus d'efclaves , & qui les traitent le plus rigoureufement.  C 75 ) s'unit étroitement avec le Courage & la Pauvreté',\e concours feul de ces puiffances eft inébranlable , mais les hommes eurent peine a s'accommoder de la dernière. Ils la méprifaient; le Courage s'affaiblit aufli & la Liberté difparut avec eux. En vain voudrait-on allier la Liberté au Dieu des RicheJJes , leurs caraétères font incompatibles.Qu'on ouvre 1'Hiftoire, elle confirmera tout ce que j'avance. Tant que les Républiques de la Grèce furent pauvres , la bonne intelligence régna entr' elles , & elles fe rendirent redoutables; le luxe Afiatique s'introduilit, & dès-lors 1'harmonie fut troublée. L'élégante Athènes fubit plus d'une fois le joug des tyrans, tan dis que 1'auftèreLacédémone fe maintenait dans toute fa vigueur. Carthage aflez riche peut - être pour acheter, 1'empire de 1'Univers, fut contrainte de céder a la férocité Romaine. Ces fiers Romains a leur tour, vainqueurs a Magnéfie , déftrudeurs de Corinthe, chargés des E a  . V 7° ) ricnes dépouilles de la Grèce & de 1'Afie , furent forcés de courber leur tête fuperbe fous le joug des Céfars. Mais fuppofons un moment qu'on puilfe allier le luxe & ia liberté, ou que les hommes conientent a vivre contents du fimple néceflaire. Ceux qui vivent fous un Gouvernement républicain font-ils vraiment libres? Philofophes , ne jouez pas fur les mots qui fouvent en impofent a des lecteurs fuperliciels; confidérez la chofe en elle-même : qu'eft-ce qu'un Républicain ? Vous me répondrez fans doute: — Le Républicain a part au Gouvernement dg fon pays; il nomme lui-même fes Magl/trats ; II a le droit de leur faire rendre compte de leur conduite; ïl n'eft foumis qu'aux loix.— Voila fans doute de grands avantages; mais qui eft-ce qüi enjouit? eft-ce le particulier? non fa voix eft perdue dans la foule. Les feuls libres dans une République font les puiffan6 qui au moyen de ce mot Liberté dont ils flattent le .peuple , fondent fur lui leur grandeur particuliere.  r , ' C 77 ) - Le feul libre eft cet ambitfeux qui peut faire entendre fa voix & acquérir du crédit fur la multitude en carefiant fes caprices ;& par combien de bafieftes encore ne doit-ii pas achecer cette odieufe diftinction ? Malgré 1'égalité que les Chefs de 1'Etat affeétent, croyez qu'ils cefferaient bientöt d'être citoyens fice titre n'était la feule bafe de leur puiflance , & que dans une révolution ils feraient les premiers a careffer la main qui les afiervirait, Le peuple enthoufiafmé , qu'on lui demande ouvertement un avis qu'on a eu foin de lui infinuer d'avance, croit fe commander a lui-même, & obéiteneftet aux ufurpateurs qui ont fu s'emparer de fa confiance. Il fupporte tout le fardeau des loix plus compliquées dans une République 'que dans tout autre gouvernement, & 1'expérience nous apprend que les impöts y font aufli plus multipliés. Ce n'eft rien encore. Tous ces Chefs du Gouvernement n'ont pas un même intérêt. II fuffira fouvent  '( 78 ) qu'un d'entr'eux ouvre un avis fage , pour que la jaloufie force les autres d'en embraffer un tout contraire. Chacun veut ce qui lui plait ou tui convient. Dela les dilfenfions fi or~ dinaires dans ces compagnies , les défordres dans 1'état , & la couleur d'un Ruban fera fouvent capable d'exciter une guerre civile (i). Le paifible Colon qui ne fe mêle point des difputes du Gouvernement verra fouvent fes champs ravages par des brigands, qui pour colorer leurs pirateries , crieront que la Ré» publique va périr, fi on refufe de les autorifer. Un grand homme (2) a déja dit: Les dijfenjïons civiles font un des principaux appuis d'une République. Qu'on pefe cette réflexion , & qu'elle falfe frémir tous ceux qui la méditeront de fang-frold.... Ce n'eft pas que le fage doive fouhaiter que les Répu- (1) Les derniers troubles de la Hollande. On infultoit tous ceux qui portoienc des Rubans ou des EtofFes couleur d'Orange. (2) Je crois que c'eft Montefquieu.  ( 79 ) bliques foient anéanties. Non,TU* tiivers a befoin de ce fpe&acle. Elles feront une lecon toujours fubfift ante pour les Rois qui crain* dront que leurs fuj ets n'apprennent a cette école a fecouer le joug de la tyrannie. Elles feront une lecoti pour les peuples qui ne préféreront pas facileraent une Liberté fa&ice qui leur coüterait fi chere , a la tranquillité dont ils jouilfent fous le pouvoir monarchique. CHAPITRE XXL La Liberté civik 6? particuliere. J'Appelle Liberté civile, k droit naturel qu'a tout homme de difpofer de foi & de fes aStions relativement aux loix de la fociété dans laquelle il vit. Si tous les hommes penfaient jufte & voulaient fubordonner leur intérêt particulier a 1'intérêt général qui doit être 1'intérêt propre de tout être fait pour vivre en fociété , on n' au* E 4  ( 8o) rait pas befoin de loix écrites ni de Gouvernemens. Mais 1'amour-propre a pris de trop fortes racines, & 1'axiome primo fibi mal-entendu, a produit des brigands , des perturbateurs du repos public. Dela la néceffité des Gouvernemens. Le Gouvernement monarchique ou paternel, carces deux mots devraient être fynonimes , eft aufii ancien que le monde. Le Monarque eft le feul dépofitaire de 1'autorité de la loi. C'eft lui qui eft chargé de la faire mettre a exéeution. Son peuple eft un bien qu'il eft chargé de faire valoir; mais qu'il n'ale droit ni d'engager, ni de difliper. Ainfi un Roi n'a pas le droit d'aliéner fes provinces , de les céder a un Prince étranger, ni de chercher a en envahir d'autres. De même que le peuple qui s'eft une fois foumis a un Gouvernement n'a plus la liberté d'en changer; paree que cette Liberté deviendrait le plus pernicieux des maux. UnRoi qui penfe bien, doit donc fentir que fa véritable grandeur eft  ( 8x ) !e bonheur de fes peuples. II doit mettre tous fes lbins a le leur procurer. II n'y a perfonue qui n'avoue que le Gouvernement d'un Roi jufte eft le meilleur des Gouvernemens. Mais tous les Rois ne font pas juftes ; il en eft beaucoup qui abufent de leur pouvoir. Leur puiifance étant arbitraire , il n eft aucun moyen d'y mettre un frein. Malheur au Prince qui fe croit audefius de la loi ou qui la change par caprice. II doit fe fouvenir qu'il n'en eft que Finterprête, que cette loi eft fon titre , qu'il eft coupable s'il 1'enfreint, qu'il rompt le pad qui lui attachait fee fujets, & que s'il ne craint pas d'être puni en ce monde... la vérité le traitera un jour , non comme un Roi légitime , mais comme un ufurpateur. D'ailleurs le corps augufte des Magiftrats a qui il a confié une partie de fon pouvoir, a le droit de lui remontrer en quoi il s'écarté des conftitutions. Si un Roi change quelquefois les loix, ce ne devrait être ES  ( 82 ) que cVaprès fes avis & après avoir riémontré dans fes édits lanéceffité de ces changemens; car il peut arriver que le premierLégiflateur fe foit trompé, non dans les loix naturelles quine varient jamais, mais fur les régiemens phyfiques qui dépendent des circonitances. Le Roi qui réunit en lui tout le pouvoir de 1'état, peut d'une feule parole produire tout le bien qu'il voit a faire , ce qui ne peut s'exécuter auffi facilement dans un Etat démocratique. Mais je reviens a Pabus qu'il peut faire de cette puiffance. Qui eft-ce qui en fouffrira le plus? le peuple fera accablé d'impöts; j'ai obfervé que le Républicain ne Pétait pas moins. Si le Prince eft un tyran, un monftre farouche , qu'importe au peuple qui eft hors de fa portée ? Les Grands feuls qui rampent lachement au pièd du Tróne & qui font confifter le bien fuprême dans un regard favorable de leur idole, feront expofés a la bifarrerie de fon humeur. Le Citoyen paifible fpeétateur rira de  ( *3 > leur chüte & des nouveaux efclaves qui ie dilputeront la gloire de ces revers. Pour lui, il ne fouffrira que de fa bourfe, mais il ne craindra pas que fon voifin vienne impunément lui en ravir le refte. CHAPITRE XXII. De la Guerre. -Maïs ,. interrompit Dorval, fi un Roi, non content de nous écrafer d'impóts, nous fait fouier par fes ibldats, fi a la porte de chaque ville nous fommes infultés par les plus vils des hommes fous le nom de commis ,fi nous n'ofons pas même nous en plaindre , li on nous óte jufqu'a la liberté de penfer, c'eft acheter la tranquillité bien chère — Tout ce que tu me dis eit fondé, reprit le Génie; mais je t'ai déja obfervé que les impöts étaient un mal général; les autres maux ne font pas plus particuliers a un état monarchique qu'a une République, E 6  ( 84 ) La vue de 1'Europe fuffira pour t'en convaincre. Mais en prenant la défenfe des Rois , je ne prétends pas être leur fervile adulateur , & je veux bien un peu m'étendre fur les reproches que tu leur fais. II eft probable que les Rois qut entreprennent fi légérement la guerre, ne favent pas ce que c'eft que ce fléau. Si a la veille d'une bataille un Philofphe courageux & en état d'en impofer, prenant la main du Roi qui a été 1'aggrefleur, lui difait d'une voix ferme en lui montrant les deux Armées en préfence : Demain cet intervalle qui les fé- pare fera inondé de fang & couvert 9, decadavres. Cestroupea fibrillan„ tes compofées d'étres femblables a vous , dont Dieu feul votre juge „ & le leur vous a rendu le chef & ie gardien, vont égorger pour „ fatisfaire votre caprice d'autres „ hommes qu'ils ne connaiffent pas. Peu contens d'employer leurs for„ ces naturelles , ils auront re cours 5> a des foudres qu'a vorais 1'enfey  ( 85 ) .,, pour s'entre-détruire plus füre„ ment. Et tandis qu'une mere ien„ fible pleurel'éloignement de Ion fils unique qui s'eft arraché de „ fon fein, ou que vos féroces ei„ claves lui ont enlevé par lorce „ ou par furprife , 1'aftreufe Rénom„ mée va la plonger dans le deiei„ poir en lui apprenant que ce hls „ eft péri vi&ime de vos fureurs. „ Et c'eft vous , malheureux Roi, „ qui rendrez compte de ce fang „ & de ces pleurs au Tribunal fuprême.ct Les Rois ne font pas des tigres non plus que les autres hommes. Cette réflexion mife a propos fous leurs yeux leur épargnerait bien des crimes. Elle fe préfenterait plus naturellement a eux, s'ils avaient la noble fermeté d'abolir 1'abfurde jyftême de tenir en tout temps fous les armes une foule d'efclaves foudoyés. Mais, hélas '. ils n'envifagent les foldats que comme des êtres dont ils achètent le fang; & d'avides Miniftres les confirment dans cette fanglante idée. - H faut des  C 8r5 ) Soldats. - Malheureufement, oui* il en faut, paree que tous les Princes ne font pas juftes. Peut-être viendra-t-il un temps oü ils fentiront que le gout des conquêtes leur elt plus nuiüble qu'avantageux. En attendant cette heureufe révoiution dans les efprits, un Prince lage & qui aime la paix doit fe tenir en état de faire la guerre s'il elt attaqué; mais je ne voudrais pas qu'ü le réfervat a lui feul de décider de la juftice de la caule; il iaut que fes peuples implorent fon iecours. Son pouvoir devrait être le même dans les affaires étrangères que dans les caufes particulières; il n'a pas le droit de porter fentence de mort contre un fimple citoyen , c'eft a la loi a prononcer; pourquoi aurait-il celui d'expofer légérement la vie de^iesfujets? Car par une barbarie qu on ne peut concevoir, par une tyrannie recherchée, c'eft la plus belle portion de 1'efpèce humaine qu on dévoue a la moit. Heureux celui que la nature n'a pas favorifé  ( $7 ) de fes plus beaux dons! H ferait néceffaire pour le bien du monde d'établir qu'un Roi ne puiffe entreprendre la guerre que furies reclamations des différens Ordres de 1'Empire , & de même que les conltitutions de 1'Etat lui accordent la précieufe prérogative de faire gr ace* ?.u coupable condamné ; qu'il ait tufli le droit de faire celfer d une parole le fléau de la guerre. t ïl n'aurait plus alors le vam pretexte d'épuifer 1'Etat pour nournr une foule de fainéans qui font plutot armé. contre les citoyens que contre l'ennemi,& qui ont la baifeffe de s'enorgueillir de la livree de 1'efclavage ; on renverrait tous ces bras inutiles a la charrue. Qu'on introduife la coutume d exercèr, deux fois par femaine, la jeuneife des campagnes & des villes aux manoeuvres militaires \ qu on conferve feulement un petit nombre de vétérans choüis pour entretemr 1'efprit de corps qui quelquetois a produit des miraclesi qu'a certaines époques on réumffe toute cette  ( 88 ) jeunefle dans fes différens cantons; qu'on taxe pour tous les individus le nombre d'années de fervice Le tréfor public fera foulagé , &' on aura de meilleurs foldats que ceux qu'on meiure a la toife. Mais cette dermère méthode eft fans doute plus conforme aux vues defpotiques des Miniftres : & un Roi qui voit les troupes par hafard (i) & enharnachées comme des chevaux de parade , s'imagine peut-être qu'il n'y a que de beaux hommes dans fes etats. - Selon ces principes, le militaire qui fert une caufe injufte ferait coupable auffi ? — Non, paree que ce n'eft point a lui a décider de la juftice de la caufe : II ne doit qu'obéir au Prince qui repréfente la Patne. Mais le criminel odieux, c'eft celui qui faifant de la guerre im métier va chercher du fervice chez une Puiffance étrangère. Sous quelque prétexte qu'il y brille , c'eft (i) Le Génie ne parle fans doute pas des Fnnces qui voyagent ContinuelleraenE pour s ïnftruire.  ( 89 > tin monftre aux yeux de la Fïrlté, elle le range dans la foule des affaflins. CHAPITRE XXIII. Des Commis de Barrières. Tu me pariais des différens Bureaux, continua le Génie, je conviens que c'eft un des plus grands fléaux qui afüigent 1'humanité, mais feulement par la manière dont on percoit les droits qui en eux-mêmes font unejuftice. Vois-tu s'élever ce monument du defpotifme de la Ferme (1), Louis XIV difait que la Capitale d'un grand Empire n'avait pas befoin de remparts; ce ne fut pas tout-a-fait ce point d'orgueil qui les lui fit détruire. II avait éprouvé ce que peut Pexemple de cette ville fur le Royaume. Quelque fut (i) La muraille dont les Fermiers-Géitéraux veulent entouret Paris.  ( 90 ) fon motif,le Francais en tirait vanité, Paris n'offrait a fes yeux que la paix & la liberté; & a la honte de la nation, ce qu'un grand Roi avait abattu eft relevé par d'avides publicains. L'on craint la contrebande, ón cherche a la prévenir: Prince , fais attention que celui qui te vole tes droits ne te connait pas , qu'il fait que ce n'eft pas a toi qu'il fait tort, mais a de fordides tyrans a qui tu as vendu le pouvoir abfurde de maltraiter ton peuple. Le contrebandier eft conpable, mais il ne 1'eft pas a fes propres yeux, paree qu'il ne voit & ne peut voir qu'une iujuftice dans la manière dont fes concitoyens font foulés. Si on abufe de ton nom, le mal en retombera fur toi. II ferait un moyen fort fimple de faire celfer les plaintes des particuliers : qu'on emploie pour lever les droits les militaires , les gardes prépofés a la tranquillité publique; que ces poftes fervent de retraite a ceux qui ont fervi leur patrie, ils y trouveront leur folde,  ( 9' > , les deniers dn Prince ne feront pas diffipés , 1'Etat fera foulagé & n'engrailfera plus ces ignobles fang-fues qui regorgent de la plus pure portion de fa/fubftauce ; les fujets paieront eaiement, ils refpeéteront le nom de leur Roi, paree qu'il ne fera plus profane par une bouche mépriiable. Car le comble de 1'horreur pour 1'honnête'commercant, le citoyen. paifible , c'eft de fe voir indignement fouillé comme un frippon par les derniers & les-plus vils des hommes, la lie de la nation. Mais 1'établifiement des Fermes eft utile, c'eft une reflource pour 1'Etat , on leur fait rendre gorge dans des temps de crife ? Un Royaunie tel que la France ne devrait pas éprouver ces momens de crife. Oh! Rois , qui prodiguez fi follement des tréfors dont vous ne connaiiïez pas k prix, favez-vous qu'ils font le produit des fueurs, des larmes & du fangmème de vos infortunés fujets ?... O Louis 1 tu as déja fait de grandes chofes , achève , tu nfas qu'a le vouloir pour rendre heureux  .( 92 ) vmgt-quatre millions d'hommes qui te béniront. Tu le veux fans doute. Achève de t'inftruire , continues de regner comme tu as commencé; & pour t'animer davantage, viens voir la ftatue du premier des Bourbons(i), & foïs tranfporté d'une noble émulation en voyant peints fur les vifages des Francais qui la fatuent la reconnoiffance & 1'amour; achève de mérite* ces hommages : qu'ils font doux, qu'ils font flatteurs pour un Roi ! r CHAPITRE XXIV, De Ia liberté de penfer. JNToble Génie , 'iuterromoit Dorval , tu es la Fërité, & perfonne h a le droit de t'impofer filence. Mais nous, on nous ravit jufqu'a la hberté de penfer & d'écrire (O Henri IV, le meilleur & le plus grand des Rois. r  (93 ) , Je te répondrai en peu de mots. II peut étre dans 1'Etat de ces defauts publics , contre lequel tout homme a le droit d'elever la voix ; mais ilne doit le faire qu'avec menaeement; oü il a de bonnes vues & aiors il lui eft fans doute permis de s'adreifer auMiniftère & de les lui expofer; oü ilne veut critiquer que-pour fe plaifir de fatisfaire fa vengeance , il eft inutile & même dangereux de tolérer cet ufage qui ne peut que troubler le repos des citoyens. Un doit fe taire fur les aftaires politiques. Ceux qui écrivent fur cette matière ont-ils avant que de travailler fondé les myftères des cabmets ï lavent-ils ce qui s'y palfe? & lorfqu ils voient figner un traité qui leur parait honteux , font-ils dans le cas de découvrir fi le Miniftère force de céder pour 1'inftant a des circonftances facheufes & qu'il ne peut faire connaitre, n'a pas déja en vue les moyens fecrets de réparer cet affront pretendu? Sait-on fi en fignant la paix de 1763, le Cabinet de VerfaiU  les n'avait pas déja prévu la révolution de 1'Amérique ?- Mais il eft quelquefois des bévues fi groffières qu'elles frappenf tous les yeux. Pourquoi ne pourrai-je me plaindre, fans craindre le coup imprévu d'une letre dite de cachet? pourquoi, dis-je, ne pourrai-je me plaindre d'unRoi dont 1'ineptie ou 1'indolence ont fait le malheur de ma patrie. ?- Les bons Rois ne fe fervent pas de lettres de cachet. Laiffons ces abominations dans 1'oubli; c'eft une petitefle de la part du Miniftère d'attenter au droit naturel d'un homme , fouvent pour un libelle obfcur qui ne ferait pas connu fans le malheur de fon auteur; mais je trouve les hbelles très-condamnables. Parlez jufte & ferme fi vous voulez corriger les Rois. Ne parlez qu'au nom de la Vérité; & qu'on ne piüife pas vous accufer de calomnie. Eft-ce en déclamant contre les PuiiTances ? eft-ce en vomiflant contr'elles un torrent d'injures3 eft-ce par des railleries déplacées ? eft-ce en les attaquant dans leur vie pri-  ( 9$ ) vée? eft-ce en facrifiant la Vérité au plaiiir de dire un mot plaifant que 1'homme fe fera écouter ? II parle au nom du peuple , mais le peuple doit refpe&er fon Prince & cacher fes défauts. Un Ecrivain fage ne fait pas de bruit. II examine tout, détaille tout, pèfe le bien & le mal; mais il a la prudence' de fe taire s'il ne trouve pas Toccafion favorable de parler utilement, & laifte a la poftérité le foin de juger les Rois. Les droits du particulier ne s' étendent pas plus loin. II n'en eft pas de même du corps des Magiftrats ; orateurs nés des intéréts du peuple , ils doivent parler fuivant les circonftances; c'eft par eux que la voix générale doit parvenir au Tróne. Malheur au Roi qui la méprife ! II ne faut pas que ces Magiftrats cèdent , il ne faut pas qu'un exil les épouvante, ils doivent être fermes comme la loi. S'ils ne font point écoutés , ils n'ont d'autres armcs a employerque la prière & les repréfentations. Le Roi eft toujours leur chef. Ils nc  (9<5) peuvent, s'il eft opiniatre, qu'improuver en filence les att^intes données a la conftitution,. & attendre qu'un Roi jufte & connaiuatrt mieux fes vrais intéréts leur rende la juftice qui leur eft due. Et fi un Roi eft véritablement tyran ? On en a vus. — Oui, on doit le plaindre, gémir en fecret, mais fe dire: je ne puis me révolter contre lui fans caufer un plus grand mal, fans bouleverfer 1'Etat; quiconque ofera fe noramer le vengeur de la patrie fera plus a craindre que celui qui de Roi légitime en eft devenu le defpote. L'exemple des Anglais ne devrait-il pas faire impremon fur tous les peuples ? Ils ont décapité leur Roi. II ferait certainement injufte de rendre toute la nation refponfable de ce forfait; mais au moins elle eft coupable de ne s'être pas alfez refpeclée elle-même en aviliffantfon Chef; & elle s'eft a jamais déshonorée , en courbant fa tête féroce fous le joug tyrannique del'hypocrite Cromwell; en cherchant la Liberté elle a trouvé 1'efclavage. L'honi««  ( 97 ) L'homme fage voit toutes ces reTolutions d'un ceil tranquille ; il ne cherche la Liberté qu'au dedans de lui-même. II fait que dans tous les Gouvernemens il y a des loix a obferver, des impöts a payer. Par-tout il doit acheter a ce prix fon repos & fa füreté ; & il bénit le Ciel qui 1'a fait naitre fous le climat le moins orageux. CHAPITRE XXV. Dorval d Paris. Dor val rentré dans fa familie • accompagné de fon guide refpectable, en fut recu a bras ouverts; graces aux foins de fon généreux Men-, tor. II ne ie quittait pas , il fe formait de plus en plus par fes fages lecons. II eüt vécu heureux fi le fouvenir d'Alida n'eut point troublé fa tranquillité ; en vain le Génie lui fai* fait efpérer que la Raifon la lui ramenerait un jour plus fidelle & plu& aimable que jamais. F  * Son ami cherchait a 1'occuper d'autres objets; & quoiqu'il s'appercüt quelquefois que fes confeils commencaient a fatiguer ie jeune homme , il ne perdait aucune occafion de les lui renouveller. Paris eft un théatre qui offrait a leurs obfervations les fcènes les plus variées; un fage édit venait de renvoyer dans leurs Diocèfes les Pafteurs des peuples. Cet ordre n'eft-il point injufte , demandait Dorval? Dourquoi les Evêques n'auront-ils pas le droit de vivre oü bon leur fem>le? — Par la même raifon, qu'un !loi ne doit pas quitter fonRoyaume, qu'une fentinelle ne doit pas abandonner fon pofte, rièn de plus jufte ^ue cet édit; un Pafteur doit être a la tête de fes peuples; les revetius dont il jouit ne font pas un bien propre , c'eft un vol qu'il fait a fon Diocèfe en les diifipant ailleurs. Et dans le fond quelle peine cet ordre doit-il leur faire ? on les oblige d'aller mériter les refpects & les hommages de leurs ouailles, tandis qu' ils rampent ici dans la foule. II  ( 99 ) n y a jamais de juftice a contraindre les hommes de remplir leurs devoirs. — Ah! depuis que la Philofophie.... — Ne profanez donc plus ce nom; fonge que la Philofophie , la Vérité & la Religion ne font qu'un; que cette Vérité fi fouvent attaquée, eft toujours inébranlable; qu'elle rit des folies attaques de fes faibles adverfaires ; qu'elle triomphe même au milieu de fcènes d'horreurs qui déshonorent cette Capitale; que cette ville, le centre de 1'incrédulité, eft aufll le fanctuaire de ia vraie dévotion; que les Temples nombreux de Paris ne font jamais vuides ; que fon Clergé , (je ne parle de ces êtres amphibies qui dégradent 1'habit qu'ils portent , mais le haut Clergè de Paris ) eft peut-être le plus refpeétable & le plus éclairé des Corps de 1'Etat.-* Vous m'étonnez?-- Je net'en impofe pas ; les prétendus Philofophes parient de 1'humanité , & les Curés de Paris mettent en pratique fes plus fublimes lecons. Ils pafiaient prés du Pal ais Royal, F 2  ( ioo ) Dorval riait des folies dépenfes qu'y a faite une mefquinerie peut-être blamable dans un Prince. II en difait fon fentiment. — Que t'importe, répondit le Génie; il a fait vivre des ouvriers , il a procuré un embellilfement a la Capitale ; pourquoi rechercherfes vues particulieres r Qu'il employé s'il veut tout le crédit que lui donne fa naiffance pour obtenir qu'on conftruife fur fon terrein un Temple a la débauche ? Que fait au fage qu'il foit placé dans ce quartier ou dans un autre ? Je veux bien que fes motifs ne foient pas louables; mais que fais-tu fi ce n'eft pas un bien pour ta patrie ? Lailfe les Grands s occuper de ces entrepriiés firivoles; legoüt des plaifirs les erapêchera de fe mêler des affaires d'Etat, ou d'écouter la voix dangereufe de 1'ambition. — — Un Abbé voulait élever dans ce jardin un Théatre de Morale : c'était une entreprife digne d'éloges. C'était une entreprife folie; non qu'il n'y ait plus de moeurs qu'on ne le penfe peut-être , mais le ton,le ridicule empêchent qu'on  ( ioi ) puifTe en chercher publiquement des Sècöns. D'ailleurs ce n'eft pas ainfx qu'elles fe donnent ; les hommes qui viennent au fpeétacle , y i vont pour fe divertir & non pour s'ennuyer. Des Comédiens ne font pas les Orateurs qui conviennent a la Vérité. Tu te plains que la Liberté eft: gênée a Paris;; dis donc plutöt qu'elle y eft portée jufqu'a la licence , & qu'il ferait a fouhaiter qu'on en modérat les excès. On y débite impunément les dogmes les plus abiurdes, on y avance publiquement les fentimens les plus pernicieux. Chacun y vit a fa mode; il n'y a plus rien de facré pour la plupart, tous les étató y font confondus , & 1'homme du vice marche enrontément a cöté de 1'homme en place, qui le dit fon ami & qui n'en rougit pas. C'eft ainli que le Génie enfeignait a Dorval a voir tout ce qui le frappait avec les yeux de la Philofophie ; le jeune homme fe pénétrait de ces principes , il en fentait toute la force; mais il regrettait Alida. F 3  ( xoa ) CHAPITRE xxvl h'jdmi de Dorval Il n'ofait plus en parler a fon refpe&able Mentor; mais il fe dédommageait de cette contrainte auprès d'un de fes voifms avec qui il était lié dès 1'enfance, C'était un homme vertueux a demi, fi toutefois on peut compofer avec la vertu. Ennemi de la débauche,mais partifan du plaifir; il s'aimait plus lui-même qu'il n'aimait la Vérité, II avait entendu par^ Ier quelquefois le Génie ; mais fes lecons lui avaient paru trop auftères. C'eft a lui que Dorval ouvrait fon cceur. On t'abufe , mon cher Dorval, lui difait-il un jour; 1'homme eft né pour la vertu fans doute , mais la vertu n'eft pas farouche, elle n'exigepas de douloureufes privations. Ce n'eft point en vain que 1'Eternel a mis des defirs en nous, Ce penchajit in*  ( 103 ) vincible qui t'entraïne vers Alida eft fa voix , c'eft celle de la nature. Dès le moment que ton guide s'en écarté , ou il s'égare lui-même , ou il n'eft pas ton ami. Crois-moi, mets fon zèle a 1'épreuve, demande-lüi de te conduire pres d'Alida ; 's'il te refufe, ce n'eft plus qu'un defpote. Ce confeil s'accordait trop avec la paüion du faible Dorval pour ne pas le faifir avec avidité. Dès ce moment il affeéta de moins recherchercher le Génie. Ce fage conducteur ne fe rebutait pas , il le fuivait en tous lieux , il lifait ce qui fe paf» fait dans fon ame ; mais il voulait uttendre qu'il manifeftat fes feminiens. Cette conduite & cette exaétitude a 1'accompagner par-tout, forcèrent enfin Dorval a fe déclarer , & il ofa même lui faire des reproches de la défiance qu'il témoignait. Le Génie ën parut offenfé. — Je voulais que ton cceur fut tout a moi, dit-il, je le mérite fans partage. Jufqu'a préfent j'ai condefcendu s  .( io4 ) ta faiblelfe ; je n'ai envüeque ton bonheur réel; tu fais quelles font mes promeffes... Mais il me parait que 1'abfence de ton amante t'affe&e plus que la poffeflion> d'un ami tel que moi. — Je ne merepens pas de vous avoir fuivi, répondit Dorval; mais eft-il défendu d'allier enfemble l'amour& 1'amitié? Votre vertu auftère me fait un crime d'un mouvement dont je ne fuis pas le maitre.... Vous voutez agir a mon égard en véritable tyran. -Gardezvous de pourfuivre , interrompit le Génie ; je connais le fonds de votre ame,& j'y vois 1'erfet des confeils de celui que vous croyez votre ami. Je ne vous ai point fait un crime de votre amour pour Alida; mais je voulais le régler. Ma préfence commence a vous devenir a charge. Je ne yeux pas contraindre les cceurs; mais je fuis jaloux de polTéder le votre. Je vous laifte le maitre de décider... Seriez-vous dans le cas derenoncer pour moi a votre Alida? Abandonnez-vous tout entier a mes foins , ou je vous quitte.,., — Que me pro-  f ï05 > pofez-vous? eft-ce ainfi qu'un ami?...' — Je veux vous guérir; répondez» — Vous m'enleveriez Alida ! je ne puis a ce prix. — Je prévoyais votre réponfe, fi vous m'eumez fait volontiers le facriiice que je vous demandais , je remettais dans Pinftant Alida entre vos pras , & je ne vous quittais plus. Mais puifque vous la prëférez a moi, je vous laifle a vous-même. Votre perte m'afflige; un jour peut-être vous fentirez mieux le prix de mes bontés : mais craignez, c'eft le dernier avis que mon amitié vous donne ; craignez de tarder trop de m'appelier a votre fecours. 11 difparut a ces mots. A peine fut-il parti que Dorval fentit dans fon cceur un certain vuide que 1'image même d'Alida ne pouvait remplir. II lui femblait d'abord que jamais il n'était bien que feul avec lui-même ; mais alors il penfait toujours a Alida, & a force d'y penfer il perdit de vue tout autre objet. Dès-lors il oublia tout-a-fait les legons du Génie : la folitude lui de»  c io5 ) vint même a charge. Pour fe diftraire , il courait les promenades publiques. Ri,en ne s'offrait a fes yeux qui put felon lui le dédommager de la perte de fon amante, CHAPITRE XXVII. ! VAtnour. Un foir qu'il fortait de 1'Opera, un jeune homme le faifit par la main, & le regardant fixement lui dit de le fuivre. Dorval 1'envifageant a fon tour crut démêler dans fes traits quelque relfemhlance avec ceux de fa Nymphe chérie ; il fe fentit plus ému & le fuivit fans réfiftance ; ils gagnèrent un endroit écarté. Tu ne feras peut-être pas aujourd'hui rebelle a ma voix, lui dit 1'inconnu: je fuis YAmour (i) , dont tu (i) On verra par la fuite que ce n'étoifc pas le véritable Amour, C étoit celui de VOpera.  ( i©7 ) sis refufé Pafliftance dans 1'antre de 1'Oracle (i). Je t'ai cherché inutilement pour me venger de tes mépris. Mais depuis quelque temps je te vois affidu dans mon Temple. Je veux m'intéreffer en ta faveur. Tu fais que mon pouvoir s'étend fur tout PUnivers. Parles , tu n'as qu'a demander. — Tu peux tout, je le fais, répondit Dorval ; fais - moi trouver Alida qui doit être allée vers la Déelfe Liberté. L'Oracle m'avait dit que cette Déelfe avait été anéantie parle Deftiti (2). Je crois qu'il m'a trompé. Sans doute , reprit V Amour\ je prétends te conduire vers elle, je 1'aime aufli cette Déelfe. Elle eft propice k mes myftères Cg) ; je te ferai retrouver ton Alida,fi tuveux te confier a mes foins. Partons pour Amathonte, nous fommes sürs de 1'y rencontrer. A ces mots il donne un coup de fifllet; & Dorval voit defcendf e a fes (1) Chapitre 17e. (a) Chapitre 16e. (3) Chacun fe fait une Liberté a fa guife.  < io8 ) pièds un char aéroftatique attelé de deux dragons volans (i) qui connaüfaient les routes de 1'Empirée. II allait y prendre place a cöté de ion guide , une voix forte ie fait entendre. Alte-la, gentil fédu&eur , difait une Vieille qui, quoique entiérément courbée fous le poids des années, annoncait encore de la vigueur , & retenait d'une main ferme le char prêt a s'envoler : alte-la, gentil Amour, & toi jeune infenfé, croistu bonnement que ce Dieu malin te conduira au Temple de la Liberté! Tremble plutót qu'il ne te faffe porter les fers les plus pefans. Viens avec moi, je fuis la Fée des Richef* fes, avec 1'argent on eft libre partout (2) , 1'argent fait tomber les portes de bronze, & amollit le cceur des cruelles. Suis-moi,je te mettrai en poffeffion des tréfors d'un de tes (1) De pareils cochers feroient bien tot fortune a Paris, y (a) Je. crois >nlé c'eft uae vérité $ui lui  .C 109 ) tes oncles qui vient de mourir en Amenque. J'ai fait confentir ta familie a ton depart (1;. Viens recueilta de quoi faire le bonheur de ton Alida. Dorval follicité fi puiffamment des deux cótés, ne favait pas faire Un choix; il réfolut de lailfer débattre fes deux nouveaux proteaeurs & de s'abandonner au plus fort. % Dis donc ton véntable nom, Mégere infernale , interrompit V Ammir ? ; Dis, que tu es VAvurice. Maïs je luis de bonne compófition. Pèt&ïs jadis ton ennemi ; tu fais que depuis longtemps je cherchais a me rappróener de toi (2) Je ne m'oppofe point a ce que tu emmèaes ce jeune homme , pourvu que tu me permettes de vous iuivre. Pour ne pas perdre tout-a-fait mon empire , je veux le partaeer avec toi. ö (p Peu de parens reftuent en erfet de [ confier leurs enfans a YAvarice. Qu'on fe rappelle toujours que ce n eft pas le véricabie émour. Celui qui parle < vlas rvaaé avec VInUrêt ia -iai^n la l'Pwa etroite. Q.  (no) Tu vois Dorval que je fuis plus traitable que le Génie de la Férité. • Sais - tu que c'eft a moi que tu as i'obligation de fondépart? J'avais pris la figure de 1'ami a qui tu deniandais coni'eil. Mais tu foupires , i occupons-nous d'autres objets.: Nous pourrons peut-être retrouver taNymphe en Amérique. Tu fais que la Liberté vient de fonder un nou vel Etat dans cet autre hémifphère. — | Tu me ranimes, s'écria Dorval , \ tout concouit a fervir mes vceux;oui je dois trouver en Amérique la ] Liberté , des tréfors & mon Alida. Partons (i). CHAPITRE XXVIIL Dorval va chercher la Nymphe en Amérique. IJ N ballon eft une yoiture bien commode, fur-tout quand il eft di- (i) Qui n'entreprendroit un pareil voyage a ce prix ?  (III) Hgé par des dragons volans(i). Ea un cnn-d'ceil ils lont aux Antilles... La i'ucceffion de l'oncle eft recueillie; r Avance confeille de la rapporter enFrance avant d\ ntreprendre de nouveaux voyages. L'Amour fut d'un autre avis, & Dorval qui ne pouvait s'accoutumer au vifage de la Vieille (2) partit fans prendre congé d'elle avec le petit Dieu devenu fon ami intime. Les voila enfembie avec leur ballon a Philadelphie. En arrivant Dorval demande a tous ceux qu'il rencontre , fi on connait la ymphe de 1'Amftel & fi elle eft arrivée; on lui répond que non. —De plus , aiouta un Quaker ,de quel droit viendra.t-elle implorer notre fecours? Dans la révolution qui a alïuré notre indépendance, on prétend que tous fes vceux (1) On dit cependant qu'on veut eftayer de fe pafler de leur fecours. (a) Les jeunes gens montrent autant d'ardeur a dépenfer, qu'ils ont mis d'a&i* tité a acquérir, G- a  fecrets étaient pour nos tyrans (i). Cependant fi elle cherche fincérement la Liberté, ce n'eft qu'ici qu'elle pourra la trouver; c'eft dans nos murs qu'elle réfide le plus volontiers. - Elle y viendra donc fürement, reprit Dorval ? Je me décide a 1'attendre. II fe fait naturalifer, & il eft citoyen de la Penfylvanie... II avait de 1'argent.. On le recut en frère chéri. Le titre d'homme libre lui parut d'abord le plus précieux des biens. II en fut tellement enchanté pendant les premiers jours , & il s'occupa fi férieufement des affaires de la République, qu'il négligea jufqu'a Y Amour. Celui-ci le quitta pour aller chercher d'autres dupes qui vouluffent peupler ces libres & heureufes contrées. ^ Dorval demeuré feul fut enthou* fialmé pendant quelque temps de fa nouvelle exiftence; bientöt il fentit qu'il fouhaitait au moins retrouver (i) C'eft un titre que les Américains U croient aucorifés a donaer aux Anoloiï»  ( "3 ) Alida, &que VAmour & VAvarice 1 avaient trompé. La Nymphe n'arnvait pas. - C'eft cependant bien ici 1'afyle de la Liberté? Quelquefois il fe rappellait les principes du Génie , fon ancien ami. l out en y rénéchiflant, il les appliquait a ce qu'il voyait. — Suis-je 1,c:1ren .effet Plus übre qu'ailleurs , fe ailaiMl ? On appelle cette Ville la Ville des Frères (i) 5 mais ces Frères font tous de différentes Mères; tous ont leurs fentimens particuliers ; 1'orgueil perce a travers leur égalité affeétee, & je crains bien que quelque jour ils n'eiifanglantent 1'héritage... L'ennemi commun les a réufls- Péril eft a peine pafte que la diiïention s'eft déja mife entre les diverfes Provinces (2) : les hommes (O Le nom Phil - adelphic eft compofé de oeux mots Grecs qui fignifient, amour des frères. O) Suivant les dernieres noutrelles, les Provinces, dites Ünits de VAmériwe.viz peuvenc s'acccefder fur les principes du gouvernement; & les peuples fe plaignent d'être écrafés d'impót.. * Q 3  ( uk > font ici les mêmes qu'en Europe y ils y préchent la tolérance , & ils profcrivent le feul cuite qui mérite nos hommages. Ils vantent par-tout les charmes de la Fraternité , & le malheureux qui vient s'unir a eux fur la foi de la rénommée eft obligé de fe réduire a 1'efclavage pour obtenir fa fubfiftance (i). • Ces réflexions confondaient Dorval. Qu'ai-je fait, s'écriait-il un jour, que fes m 'ditations 1'avaient retenu dans un bois voinn de la ville- qu'aije fait , refpedable Génie, que j'ófais nommer mon ami, toi dont j'ai mépriie les fages lecons, aurais-tu entiérement oublié ton malheureux dif* ciple ? vois fon repentir , daigne venir efiuyer i'es larmes': mon cceur eft a toi pour toujours, düt-il perdre a jamais 1'efpoir de revoir Alida. II dit, & tombant a genoux il implorait d'une voix entrecovpée de fanglots le fecours de fon généteux proteéteur \ il le conjurait de le (l) C'eft un feiti  rendre a lui-même, & promettait d'oublier cette Liberté fi deiiré & qu'il ne trouvait nulle part. II lui parut que fa prière n'était pas inutile; il fe fentit tout-a-coup enlevé par une maih invifible &. tranfporté a travers les airs avec mie rapidité incroyable. La frayeur lui lit d'abord jetter un grand cri; mais n'ayant pas d'autre parti a prendre, il fe laifta tranquillement emporter (i). CHAPITRE XXIX. Dorval eft tranfporté dans VJfle de la Liberté. CEtte manière d'aller était aflez douce ; mais ce qui inquiétait le Héros , c'eft qu'il ne favait pas fi c'était le Génie ou un Diable qui le (i) La réfiftance, dit-on , re fert de Tien en pareil cas» Rccueil d'expérknces, f. laa. G 4  . . C 116) ▼piturait ainfi (0; onne lui difait rien. Il eut beau interroger vingt fois fon cocher ; point de réponfe. C'était la nuit , il n'y avait pas de lune,&il ne pouvait même diftinguer de quel cöté on le faifait voler. Enfin il fe fentit pofer doucement aterre. Dès qu'il fe vit libre , il tourna précipitamment la tète, mais il n'appercut qu'un feu folet après lequel il fe mit en devoir de courir. C'eüt été une imprudence de fa part; il s'y hafardait pourtant, lorfqu'il ehtendit une voix majeftueufe qui lui cria du haut des airs : Prends garde aux précipices. II crut reconnaitre que c'était la Vérité qui lui parlait. Le folet était difparu, Dorva! remercia poliment le Génie fecourable , & lui demanda oü il était. Iln'enrecut pas de réponfe ; il prit le pamde s'endormir en attendant le jour. (i) Cette incertitude eft en efFet défef'pérante. Au refte je préviens ceux qui fe trouvent dans cette pofition, que jamais il n'eft arrivé d'accident. Hiftoire de Vantre monde. T. 147, p. 33.  C n7 ) II fe leva avec le ioleil dont les premiers rayons le forcèrent d'ouvrir les yeux; & regardant autour de lui, il n'appercut qu'une plaine inculte environnée de tous cötés de rochers nuds & efcarpés. — Oü fuis-» je, fe difait-il ? Mais je n'ai rien a appréhender, c'eft la Vérité qui m'a conduit ici; elle faura fans doute pourvoir a ma fubfiftance & a mon bonheur? — Tu te trompes, lui dit la même voix qu'il avait déja entendue; c'eft V/llufion qui t'a tranfporté dans cette ifle. La Liberté y fait fon féjour. Après 1'ingratitude que tu as témoignée a mon égard, j'ai dü t'abandonner au Démon de la Luxure, a VAvarice & a V/llufion. Je t'ai procnré tous les biens qu£ tu m'as demandés; tu trouveras la Liberté & Alida ; mais prends garde , je veille fur tous tes mouvemens , je puis feul te tirerd'ici, je le ferai fi tu es digne de moi. — La voix fe tut, & Dorval fe laiiïait aller au doux efpoir dont elle 1'avait flatté.  ( "8 ) CHAPITRE XXX. Dorval volt la Liberté & retrouve Alida. iLmarchait au hafard , lorfqu'il appercut devant lui un fpe&re au regard férocè & menacant. II pourfuivait une femme qui fuyait & qui percait les airs de fes cris , en fe voyant pres de tomber entre les mains de fon raviffeur. Le généreux Dorval ne perdit pas de temps a fe confulter fur le parti qu'il devait prendre ; & pouüé en cjuelque forte par un mouvement involontaire , il fe jetta brufquement entre eux deux & préfenta hardiment la pointe de fon épée (i) au monftre , (O- On voit par cet exemple, que la coutume de porter 1'épée n'eft pas aufll abfurde qu'on le penfe. Sans cette arme-, qu'eut fait Dorval en cette rencontre ? i? „ vames bientót dans une falie im„ menfe, bifarrement ornée oü un (i) On fait que les Réformés font aux Catholiques 1'honneur de les traiter d'Idolatres.  , ( "5 \ „ Genie d'une taille haute, portant „ un fceptre en main & fuperbemeiit' vêtu,raffemblait tous les beaux-ef- prits de la terre (i) qui cherchaient „ a lui faire leur cour. „ C'était YOrgueil. La porte par yy laquelle nous étions entrés fe re- „ ferma fur nous, & 1'on ne pou- „ vait 1'ouvrir endedans qu'avec des' „ efforts qui furpalfent les forces" „ humaines. En revanche on voyait „ a 1'autre extrêmité de la falie un „ vafte veftibule toujours ouvert oü „ commencait une allée très-large „ plantée de toutes fortes d'arbres' „ différens, & qui aboutifla t a un „ pavillon dont la ftructure était „ des plus grotefques. L'architec- „ ture ne préfenta.t aucun des or- „ dres connus, on n'y diftinguait au- cune forme. C'était une confu- „ fion complette. On ne pouvait y „ entrer qu'en rampant fur le ven¬ tri) II eft fkheux que le Génie ne nous ait pas appris leurs noms, ils auroienc tn dans cet ouvrage le brevet d'immortalité. G&uvrts modejles*  ( 1125 ) „ tre. La porte (fi toutefois elle » mérite ce nom) était commife a s, la garde du Défefpoir. II crévait „ les yeux a tous ceux qui olaient „ y pénétrer. On appellait ce pavil„ Ion le pavillon du Repos. „ Sous les arbres on voyait une *) foule de gens incertains qui al„ laient fans ceffe de la porte du „ pavillon a la falie , & de la falie „ au pavillon; mais peu avaient le „ courage de forcer 1'entrée de cet „ abyme. D'autres reftaient immo„ biles en portant leurs regards tan„ tót d'uncóté, tantöt de 1'autre. „ Quelques-uns s'agitaient d'une „ manière convulfive. „Je me hafardai de demander ce „ qu'il y avait au dela du pavillon. „ — Le Néant , me répondit un „ homme qui paraiffait furieux & „qui précipitait fes pas vers'la „ petite porte oü il fe jetta tête „ bailfée pour échapper aux traits „ de la Confcience qui le pourfui„ vait. Un autre qui, après 1'avoir „ confidéré , fe hatait de regagner >ti la falie, nous dit : fi on en doit  n crolre certains Oracles auxquels „ VOrgueil nous défend d'ajouter foi, 3, c'eft une Mer de feu qui fe trouvc „ au dela de ce pavillon. Soit Mant, foit Mer de feu, „ dis-je alors a mes compagnons, „ je ne crois pas qu'il ioit fenfé „ de s'y hafarder (i). CHAPITRE XXXIII. La Nymphe guidée par la Raifon fort de l'antre. „C'Eft penfer jufte, interrompit „une femme d'une beauté célefte „ qui fe trouva prés de nous. Je „ luis la Raifon : le Génie de la „Fériti m'a chargée de jvous conduire hors de cet antre. II faut „ retourner fur vos pas. Ce prétendu „ pavillon du Repos eft la caverne té- (i) C'eft cependant cette alternative <|ue bravent les Matérialiftes , fi toutefois M y en a qui le foient de feonne - &i.  0 128 ) „ nébreufe de V Athéifme. Cette allée „ qui parait fi agréable , mais oü „ la Confcience excite fouvent les „ plus violentes tempêtes, c'eft 1'al„ lée du Doute plantée depuis un grand nombre de fiècles par le „ fophifte Pyrrbon (i). Cette falie eft la falie du Déifme. je me promène fouvent dans „ ces lieux pour ramener a la Vé„ rité quelques-uns de ces infenfés ; „ ils ne lavent pas que cette falie „ n'a aucun fondement folide;mais VOrgueil qui y préfide met obfta- cle a tous mes efforts. II me fait „ harceler par le Ridicule, & la crainte de ce démon fatyrique écarté de moi fes malheureufes* „ viélïmes. Armez-vous d'un noble coura- ge , ne me quittez pas ; fans mor „ vous tenteriez en vain de r'ouvrir „ la porte qui s'eft fermée fur vous.„ Sur-tout ne regardez pas en ar-„ rière, ne vous laiffez pas féduire (i) Elien Pyrrhon , chef de la fecle de» Sceptiques, vivoic vers Pan 450 de Rome»'  ( ) par les ameublemens de la falie , „ c'eft VJllufioa qui fa décorée; ni par les grands efprits qui 1'ha„ bitent. „ Je m'attachai fortement a fa „robe, continua la Nymphe; le „ Ridicule me décocha plufieurs traits pour me faire lacher prife ; mais feutenue par la Raifon, je n'en fus point blelfée. Je remarH quai plufieurs de ces efprits fu- perbes, qui parailfaient vouloir ' nous fuivre & envier mon fort. „ Un feul regard du Ridicule arrê' tait tous leurs mouvemens; je méprifais & plaignais en même , temps cet exces de timidité. „ Cependant la Réforme voulait „ effayer d'ouvrir la porte. La Rai- fon la laïflait faire en riant de fes „ vains eftbrts. Elle y porta la mam a fon tour , & prononcant le nom „ myftérieux de la Vérité, le paf,, fage nous fut ouvert. „ La Réforme parut un peu con„ fufe ; le Fanatifme s'attachait a Ja ,, confoler. Pour moi, je ne m'ap„ percus pas de ces divers mouve-.  „ mens; je croyais la. Réforme m„ tiérement d'accord avec la Rai„ fon , & le Fanatifme m'empëchait „ d'étre le.témoin de leurs démên lés (i). ■ „ Déja nous étions hors de 1'an„ tre. Je crus vous remarquer de „ loin avec un Efprit célefte d'une taille majeftueufe. La Raifon al„ lait l'ap.peller, quand la Réforme 5, lui dit d'un ton chagrin: — Vous vous trompez; ce n'eft pas X^Vérité, „ c'eft la Superfiition. Nymphe, fui„ vez-moi & fongez a votre mère.-Je „ ne pouvais pas héfiter, je me „ devais a ma mère & a la Réfor„ me, quelque peine que je refien„ tiffe a vous laiffer derrière moi. „ Jepris donc le bras de la Fée, „ car j'étais fi laffe que je ne pou„ vais me foutenir; la Raiftm difpa„ rut en jettant un cri plaintif. ?, Dans le moment je ne vous vis „ plus. Mes yeux furent témoins de Ia ruine du Temple ; Ia Ré„ forme & le Fanatifme donnèrenfc (O C'eft fon röle ordinaire,  „ quelques larmes a fa deftruö" „ tion (i). CHAPITRE XXXIV. La "Nymphe voyage fous Ja conduite d& la Réforme & du Fanatifme. „ CEpendant, pourfuivit Alida , „ je vous regrettais fincérement. Je „ regrettais la Raifon , & ce n'était pas fans inquiétude que je fui„ vais la Réforme; je rougiffais in„ térieurement de la voir fi étroi- tement iiée avec le Fanatifme. Je me laiffais pourtant aller a fes „ confeils'. „ Nous arrivons eufemble a T „ nous vïmes dans cette ville un fpe&acle bifarre : des hommes „ vêtus de longs habits de toile grife, .uri voile de pareille étofte (i) Ils lui ont en effet beaucoup d'obligations : fes Oracies font maintenant leut plus ferme foucien.  r , ( r32 ) „ fur la tête fe terramait en capu„ chon; on y diftinguait feulement „ trois trous pour la facilité de la ?, refpiration & de la vue. Ils raar„ chalent pièds nuds , ils chantaient & leurs voix difcordantes choquaient nos oreilles délicates (i). Le Fanatifme fourit en les re„ gardant. C'eft une pépinière de „ Héros, dila.it-Ü : c'eft dans ces „ corps que je choilis mes éïaves. Mais qu'ils font déchus de leur ancienne gloire ! que leur ferveur „ s'eft rallentie ! ils ne me connaif„ fent plus. La Rehgion (2) n'eft plus pour eux qu'un vain nom; &le 9, lien a&uel de leurs affemblées n'eft plus que le plaifir. 99 Vous avez tort de vous en plaindre , dit la Réforme; ils ont encore naguères fignalé leur zèle; _ & (1) Si je ne rae trompe , il s'agic ici d'une de ces confrairies fi communes dans les Provinces Méridionales de la France. (a) Le Fanatifme confond fouvent le» droits de la Religion avec Igs fiens.  ( I3S ) & le meurtre de C... n'eft-il , pas un triomphe remporté en votr$ , „ nom? Barbares Catholiques !... Vieillard infortuné ! Fuyons cette „ ville horrible ! J'entends les cris „ plaintifs de cette innocente vic„ time... fon fang demande ven„ geance. „ Motus , dit le Fanatifme , ne I „ vous emportez pas tant; ce qui „ eft fait eft fait; ne troublons pas les | cendres des morts. — Que voulez-vous dire ? — Moi ? je ne dis „ plus rien. — Cette circonfpeélion I „ eft bien digne du Fanatifme, — Quoi! YHumanité fainte , éclairée du flambeau de la Philofophie , „ n'a pas juftifié les manes de ce „ père infortuné ? „ Taifons-nous encore un coup; la Philofophie a fait beaucoup de „ bruit. Croyez que YHumanité la „ guidait; mais fouvenez-vous que I „j'ai auffi parmi vous de zélés ferviteurs, & que 1'augufte Parlej „ ment de cette ville n'a^as con-*  ( J34 ) „ damné légérement un pere. Laif- fons cet objet (i). ,, Nous appercevions de loin les „ neiges des Pyrénées : pauvre peu„ ple ( 2 ) , difait la Réforme ! — „ N'en dites point de mal, repre„ nait le Fanatifme, ils font trop „ de mes amis. Ils ont étendu leurs „ conquêtes du Levant au Cou„ chant, mais ils n'ont vaincu que „ pour moi, & m'ont par-tout érigé ,, des autels. II eft vrai que ma voix feule les conduifait a la vic„ toire , & que c'eft a moi qu'ils „ doivent la plupart de leurs fuccès. j „ Mais je crains... 1'heure s'appro„ che peut-être. Si ce peuple fe ré„ veille, j'y per is mon empire. II „ m'a fallu 1'anéantir en quelque „ forte pour le dompter; & mon (i)Il paroft que le Fanatifme voudroit faire entendre qu'il ne faut pas précipiter fon jugement fur cette affaire. Sur les lieux , C... eft toujours regardé comme coupabk , & les gens fenfés affiirent que fon arrêt eft au moins un problème. (p.) Les Efpagnols.  ('ns) g règne eft paffe, s'il s'apperjoit une fois que, par fa poütion, la „ fertilité de fon fol & le génie de | „ fes habitans , il eft fait pour de|„ venir la plus brillante nation de L, 1'Europe. Mais pourfuivons noI „ tre route, ce n'eft pas encore de |„ ce cöté qu'il faut chercher la „ Liberté. r „ 11 fut réfolu que nous irions | „ droit a Genève , oü la Réforme ! „ m'affurait que nous devions renj contrer ma mère. CHAPITRE XXXV, li La Nymphe laijfe la Réforme d s IGenève, *, TNous arrivons bientót dans cette I „ ville \ nous demandons oü eft la „ Libené. On nous dit qu'elle en eft „ partie depuis trois ans (i) — Ne (i) Tout le monde connoit la der nier© févolution. H a  „ le croyez pas, me dit diftinae„ ment a l'oreille une voix bafle que 9, je reconnus pour celle de la Rai„fon: La Liberté réfide ici plus puifc „ fante que jamais; mais elle ne lort plus que couverte d'un voile; & les aveugies citoyens ne veulent „pas la reconnaitre. — J'allais ré„ pondre a cette voix invifible, la „ Réforme ne m'en laiffa pas le temps. „--Partons, dit-elle. Quelque foit mon amitié pour cette ville ïnfor„tunée, l'intérêt que je prends a „votre fort m'en arrache. — Cette „ ville m'eft auffi chère qu'a vous , „interrompit le Fanatifme-, c'eft ici „que je vous forcai de m'immoler „ la première viétime. — Je ne me „ rappelle pas ce fait, reprit la Ré„forme. — Quoi ! vous ne fouvenez „ pas que, tandis que vous décla„ miez contre 1'intolérance Romaine „ & que vous appelliez les peuples „ a la Liberté univerfelle , vous m'of„friez en holocaufte ce Michel „ Servet (i) que vous fites brüler £i) Calvin dominant dans Genève t &  9, publiquement, paree qu'il voulait 9, marcher fur vos brifées. — Laif„ fons-la ce trifte fQuvenir. — Vous „ pouvez avoir intérêt de 1'étouffer; „ mais ce font les titres du Fanaw tifme; mes prétentions a votre re„ connaiffance font fondées; en vain „ votre ingratitude voudrait-elle s'en „ défendre. — Allez parler fur ce ton „ aux auteurs de la S. Barthélemi. ~ Vous avez autant contribué que vos ennemis a ce glorieux événcment(i). — Moi? dit la Réforme Michel Servet, Efpagnot, étant venupour y dogmatifer auffi , Calvin le fit arrêter, & le fit bruler vif le 27 Oft. 1553. Le barbare voulut juftifier fon procédé en publiant nn livre oü il prétendoit démontrer que le Prince & les Magiftrats ont le droit de punir les hérétiques par le glaive. Que feroit-il devenu lui-même , fi ce droit avoit été en ufage lorfqu'il commenQa a fe faire eonnoitre ? (j) Sans être du fentiment du Fanatifhis^ fans vouloir laver les Catholiques des horreurs de cette nuit, je crois que fi on jpouvoit chercher a juftifier les auteurs de H 3  ( is« ) „ affe&ant un air de furprife qui ne , m'en impofa pas. Moi?-— Qui, ?„ vous , reprit le Fanatifme;i\ n'y a 95 perfonne de trop ici; & je luis „ bien - aife de vous montrer. mon 5, compte. La S. Barthélemi eft le plus grand fervice que je vous aie 99 rcudu; je ne m'en repenspas; vous „ étiez digne de mes faveurs; vous „ aviezmis fous mes ordres la France 9, a deux doigts de fa perte. Je vous 3, avais rendue fi redoutable, que „ les loix étaient obljgées de fe taire 3, devant vous. Vous étiez perdue fi 3, elles euffent pu faire entendre leurs 3, voix. Ce fut dans ce moment de crife oü les Rois commencaient a 3, connaitre le danger, que je palfai »»da!*s le oceur de mes ennemis. Je 3, voulais changer en couronnes de 3, martyrs les échaffauds qu'on aurait 3, dü vous préparer." ,9 J'introcluifis 1'ambition dans le „ eceur des Guifes (1); j'emprun- cet attentat, on trouveroit bien de förtes raifons dans la conduite des Huguenots. (1) Qn peut dire que les Guifes vou-  „ tal le fecours de la duplicite ItaL lienue (i) , & je fafcmaï fi bien ,, tous les yeux, que faifant oublier ,, les voies juridiques , je vous fis „ porter un coup imprévu & barbare , qui vous mérita la' commi" fération de toutes les ames fen„ fibles & vous rendit plus fiére & plus glorieufe que vous n'aviez été. Mais mon deffein n'eft pas „ de vousfacher ;je ne vous ai remis ces objets dcvanfles yeux „ que pour foutenir mes droits fur „ votre empire, Nous avons befoin „ de notre fecours mutuel. Embraffons-nous, & puifque la Libené n'eft plus ici, conduifons „ cette charmante Nymphe a Ve„ nife. - Je ne m'y expoferai pas, „ reprit vivement la Réforme , je „ veux la conduire en Suifie. - J'y lant dotniner dans 1'Etat, forcerent en quelque forte les Princes & Seigneurs du parti contraire d'aimer les Proteftans ; mais nen jie doit excufer la révolte. (i) Catherine dc Médicis, mere de Charles IX,  ( 140 ) 99 confen%, lui dis-je a mon tour; 9, mais la même voix que j'avais 39 déja entendue, me dit alors d'un 9, ton ferme: croyez-vous pouvoir trouver la Liberté chez un peu9, ple qui ne fait ufage de fes faveurs 3, que pour vendre indignement fon 99 lang & endolfer la li vree des dif99 férens deftruéteurs du monde (i)? 9, Quelque chofe que put me dire 39 la Réforme, je crus devoir obéir 99 a la voix de la Raifon Mon „ amiene voulut pas me fuivre;je 99 crois qu'elle était piquée du dif99 cours du Fanatifme Malgré ma 39 répugnance pour ce dernier, je pris 99 avec lui le chemin de Venife. CHAPITRE XXXVI. Alida d Venife, M0n guide me prévint que nous ,, trouverions fürement la Superftition (i) O Helvéciens! puiffiez-vous fentir cette venté/  „ fur notre chemin, & me pria d a„ voir pour fa fceur quelques égards* „Nous la rencontrames en effet* „ Elle s'offrit de nous accompagner, „nous y confentimes, Elle devait „auffi fe rendre a Venife pour y célébrer le renouvellement des Nö„ ces du Chef de cette République „ avec la Mer Adriatique (i). „ Elle ne nous fut pas inutile fur „ la route ; mais ma fincérité ne me permettait pas de la voir de bon „ ceil. Je ne pouvais pas m'empêcher „ de faire appercevoir a mes deux „guides toute 1'indignation que je „ reflentais de leurs dïfcours. lis fu„rent fans doute choqués de mon „ mépris,&jurèrent de s'en venger; „ils dimmulèrent jufqu'a notre ar„ rivée , & ce fut fous leurs aufpi„ces que j'entrai dans cette ville „amphibie (2). Je me fis auffi-tót (1) On connoft par-tóut cette ridicule cérémonie, (d) Cette ville eft bStie fur pilotis. Vidtrat Adriacis Fen&tam Neptunus ia undis Stars urhm » • Sannazah.  „ conduire au palais de PEponxda „la mer (i). Je me fis annoncer „ comme falie de la Liberté. J»en fus „ tres-bien recue;je lui racontai les menaces & les attaques de 1'Ai* gle, & comment j'étais partie pour 5, aller chercher ma mère. „ II m'écouta avec bonté, & com„menca par m'aflurer que ULiberU „ regnait dans fes Etats : je fuis , fur99 pns ajouta-t-il, que vous,ne 1'aviez „ pas appercue enjentrant. - Tandis 99 qu'il parlait, un monftre a dix tê- 9,pCf (2b.frère duDefpoü/me & de „ i Jnquijinon, entra par une porte „ fecrete dans 1'appartement oü nous „ etions. Le Fanatifme Superfti»tion 1'accompagnaient. Je frémis „a leur vue, le Doge fut interdit, 39 Ln vainje mejettai dans fes bras; 9.1e monftre m'en fit arracher ! „ccians vouioir m'écouter me fit CO ^ Doge; c'eft lui qui lui donne 1 anneau nuptial. ^ >) Sans doute le Confeil des dix, qui eft mqunlteur de toutes les aétions^  ( T43 ) plonger dans un cachot obfcur. Uü étais-je ,s'écria Dorval en cet endroit! — Plüt a Dieu, reprit la Nymphe ! Mais non , il me fallait d'autre fecours que le votre. „ Je gémilfais dans le fond de ma „ prifon, pouriuivit Alida, fongeant a „ IzLibené, a IzRéforme & a mon cher „ Dorval,puifqu'ilfaut être fincère. „Je ne favais pas pour quel crime „j'étais arrêtée;je réclamais le fe„ cours de la Raifon. Son pouvoir „ ne s'étendaït pas jufqu'a lui per„ mettre de me tirer de cet embar„ ras ; j'attendais la mort, iorf„ qu'une femme d' une figure agréable „ vint m'oftrir fes fervices. Elle te„nait la vue modeftement bailfée ; „ mais on pouvait démêler fur fon „ vifage les traces d'un fouris ma„lin ik cruel tout-a-la-fois. — Qui „ êtes-vous, lui dis-je ?— Je fuis VHu„milite, répondit-elle; ie viens vous „ apprend e a vous foumettre aux „ circonftances , a dompter votre „ amour-propre. — Moi, que je m'a„ bailfe ? — Ne rejettez pas mon fe„ cours, belle Nymphe, reprit-elle  ( 144 ) 5, d'un ton doucereux; feule je puis ,, brifer vos fers, vous rendre a la ,, Libem, a tout ce que vous aimez. - Te 1'avouerai-je , mon cher Dor„ val, cette dernière idéé me déci3, da ; je me laifiai féduire ; elle dé„ tacha mes fers , me revêtit d'un „habit refpeétable; je la fuivis en 9, mutant jon extérieur compofé,jene ,, me rappelle plus tous les détours 3, par lelquels elle me fit pafier. Tout ce dont je me fouviens , c'eft que ,, nous tra versames 1'antre du mon5, ftre a dix têtes fans en être re„ connues. ?, Cependant malgré le danger que 3,je venais de courir, la perfualion ,, ou j'étais que la Liberté réfidait „ dans cette ville, m'empêchait d'en „ fortir. Ma libératrice m'aflurait „ que fous fa proteétion je n'y avais „ plus rien a craindre; que le Fa„ naiifme & la Superftition la redou„ taient. „ La Raifon me fit de nouveau ,3 entendre fa voix. - Vous ne mé„ ritez pas que je m'intérelfe a votre 35 fort, me dit-elle; quoi vous pré~ 3, tendeas  j tendez rencontrer la Liberté dans- 0 3, une ville oü règne le monftre a dix 1 „ têtes. — Je me rendis aux confeils „ de mon inviüble , & je priai VHu- I „ milité de me conduire hors de la |„ ville. CHAPITRE XXXVII. La Raifon condu.it la Nymphe d Gênes* 53 Nous étions a peine hors du territoire de Venife que la Raifon fe 39 montrant a découvert, & regar3, dant fiérement ma compagne : — ,, Me reconnais-tu , lui dit-elle ? Je 5, reprends ici tous mes droits, dé3, pofe ce mafque impofteur, ne pro5, fane plus le nom de la vertu; & 3, vous, Nymphe, apprenezque c'eft 3,1'Hypocrijïe. En effet c'était elle,, même. Elle était difparue aufli-tó.t :9, que la Raifon eut fini de parler. 19 LurFérité feule, pourfuivit la Raifon,, peut vous apprendre ou T  „ demeure la Liberté : je vous le disais bien auffi ; mais vous n'ajou„ teriez certainement pas foi a mes „ paroles ; je laiffe au Génie le foin „ de vous convaincre. „ Je fuivis la Déelfe fans rien dire; „j'étais un peu confufe du peu de „ confiance que j'avais eu en elle , „ & j'attribuais tout-bas mes égare„ mens a l&Réforme, que je ne pouvais „plus eftimer depuis que je la con„ naiifais pour 1'amie du Fanatifme. „ Cependant j'avais entendu parler „ de Gênes , & étant toujours plus „ empreffée de trouver ma mère que „ le Génie <, je réfolus de palier par „cette ville; la Raifon cherchait „ en vain am'en diifuader. Elle me „ repréfeatait, qu'il y avait dans „ cette ville comme a Venife autant „ de tyrans que de Nobles; mais „ voyant que je m'opiniatrais dans „ ce deffein, elle eutla complaifance „ de m'accompagner. „ En entrant dans Gênes, nous „ voyons la confternation peinte fur „ tous les vifages; nous en deman„ dons le fujet : — Hélas! me ré-  ( x47 ) „ pondit celui a qui je m'étais adref„ lée , hél as ! on vient de faire mou„ rir en cérémonie un de nos ci„ toyens qui avait ofé parler contre „ le Gouvernement des Nobles. — „Fuyons, fuyons, criai-je a ma ,,compagne ! — Nous fortons avec „ précipitation de cette cité mal„ heureufe , & nous gagnons les routiers qui bordent la mer & qu'on „ nommait autrefois les cötes de la „ Ligurie. „ Je crus y découvrir quelques „ traces de 1'antique Liberté: — Vous „ ne vous trompez pas , me dit la „ Raifon ; ce peuple fauvage tient 3, encore de la férocité de fes ancê„ tres, & cette férocité feule leur „ fert de boulevard contre la tyran„ nie ; mais comme ils redoutent „ fans celfe le fceptre de fer des Che„ valiers Gênois, on ne peut pas „ dire qu ils jouilfent d'une vraie „ liberté. „Nous reftames deux jours dans „ ces rochers. Quelle vie miférable „ on y mène ! quand, après avoir .„ long-temps marché par des routes I 2  ( 148 ) „afFreufes, 011 trouve un mauvaU gite oü Pon efpère fe repofer , „ on fait acheter au poids de Por „le droit d'entrer dans queique ré„ duit oü règne la plus hideufe mal„ propreté (1). J'étais harralfée de „ tant de courfes inutiles , je profi„ tai de 1'occafion d'un petit vaif„feau qui partait du Port Mau„ rice(a) pour fe rendre a Marfeille, „ d'oü je comptais palfer en Amé* „ rique. La Raifon applaudit en fou„ riant (3) a ce projet. (1) On peut en croire la Nymphe. Journal de mesvoyages. II. pare. p. 42. (a) Ce n'eft pas précifément un port, t'eft une rade. II s'y fait un grand cominerce d'huiles. (3) La Raifon prévoyoit ce qui alloit aniver.  ( 149 ) CHAPITRE XXXVIII. La Nymphe aborde en Tofcane & retrvuve la Réforme. ,, Nous partions par un aflez beau temps; mais a peine avions-nous pris le large pour doubler la pointe „ d'Antibes, qu'il s'éleva un vent ,, d'oueft fi violent, qu'il nous re,, pouffa en peu d'heures jufques vers 9, les cötes de la Tofcane; & le pi9, lote jugea a propos d'entrer dans 9, le Port de Livourne oü nous débarquames heureufement. „ Pife & Florence, me dis-je alors, 99 fe font fi fouvent battues pour la 9, Liberté , qu'il ne ferait peut-êtro 9, pas impouible d'en apprendre quelque nouvelle. La Raifon trouva ma „réflexion jufte. Tout ce que je voyais redoublait mon efpoir. L'a„ bondance & la gaieté régnaient 3, dans ces belles provinces. Nous 99 arrivons a Pifè* — Admirez, mc  () „ dit la Raifon, admirez ce Prince „ augufte; il n'eft point entouré „ d'une garde farouche qui empêche „ les citoyens de le contempler , il eft Pami de fes fujets , la foule „ du peuple qui s'emprelfe fur fes pas fait toute fon efcorte ; cette maifon dont 1'extérieur eft fi fim,, ple , & ne diffère en rien des mai,, fons des particuiiers, c'eft la de- nieure de Léopold. — Qu'entends„ je , m'écriai-je ! Léopold,le frère „ de mon plus grand ennemi? La IA' „ bené ne peut habiter la oü il donne „ des loix. „ Arrètez, dit la Raifon; que vous êtes injufte ! que je plains votre ,, aveugiement ! j ofeph ni Léopold „ne doivent point être accufés de „ tyrannie. Conüdérez leurs vertus «, avec moins de partialité. Arrê- „tez Je ne 1'écoutais plus, & „ dans le trouble qui m'agitait, ne „ fachant plus quelle route tenir , „je me trouvai par hafard fur les „ terres de 1'Eglife Romaine. „Je ne voyais plus la Raifon ,& „ reconnaiifant que j'étais arrivée  < »50 „ dans le domaine de S. Pierre , je |, reifentis d'abord quelque peine> d'être feule & fans guïde dans un pays inconnu pour moi. ,, Tout-a-coup ie vis paraitre la „ Réforme; elle m'aborda en me fat» ,, fant des reproches amers de lui „ avoir préféré le Fanatifme a ma „ fortie de Genève. Je 1'écoutais ,., très-froidement. — Je vous ai tou- jours fuivie fous une forme invi5, fible , ajouta-t-elle , & c'eft moi „ qui a Venife envoyai VHypocriJie -„ a votre fecours. — Bon , lui dis-je „ en riant, je vous trouve par-tout „ des amis très-eftimables. Et quel „ rapport avez-vous avec YHypocri,,/ze? — C'eft elle qui nous apprit „ a adopter.des moeurs auftères, afin que lacomparaifon qu'on en ferait „ avec celles de nos ennemis put „ tourner a notre honneur. — Je ne „ croyais pas que vous eulfiez be„ foin de pareils appuis... JVenau,, riez-vous pas même a Rome ? Comment ofez-vous vous préfen„ter ici? — Je ne veux pas fein„ dre avec vous. Quoique nous ac- I 4  „ cufions toujours Rome d'une in- ■ „tolérance outrée, elle n'eft pas „ aufli ridicule que nous voudrions „ bien le faire croire , on m'y ac„ cueille poliment, & fans ceffer de „ condamner mes dogmes, on m'y „ fait même certaines avances ; de„ forte que je vous avouerai bonne- ment que mes fe&ateurs ne fe„ raient peut-être pas éloignés de „ fe rapprocher d'elle , qui dans „ le fond eft leur mère primitive , „fi elle n'exigeait pour les déci„fions unrefped aveugle que 1'Orvgueil ne permet pas de lui ren„ dre. — Voila donc ce qui les re* „ tient, dit la Raifon en fe décou„ vrant: Nymphe , pefez les paroles „ de votre amie, c'eft un faux point „ d'honneur qui empêche les malI, heureux qu'elle a endurcis d'ouvrir „ leurs yeux a la Vérité. „ La Réforme au défefpoir que la „ Raifon 1'eüt ainfi furprife ,me quit„ta brufquement & m'abandonnaa fon adverfaire.  ( *53 } chapitre xxxix. La Raifon irritée quitte la Nymphe , qui arrivé feule d Rome. „Je la rappellai inutilement, j'é„ tais en effet très-mortifiée de fon „départ, paree que je ne m'ima„ ginais pas que la Raifon voulüt „entrer avec moi dans 1'anciennc „ Capitale du monde. „— Pourquoi croyez-vous que je „ ne puifle pas y entrer, me dit-elle en devinant ma penfée ? Savez„vous que c'eft a Rome même que „j'ai fixé le fiège de mon empire? „ C'eft-lk que le Ciel a placé mon „ Tróne. II eft vrai que 1' fgnorance „m'y a livré bien des afiauts dans „des fiècles barbares; mais j'y ai „repris tout mon éclat & je m'af„ fièds avec la Vérité fur la Chaire „ du premier des Apótres. Je fuis „ charmée que voüs ayiez pris cette „route de vous-même. La Vérité i 5 „ du premier des Apótres. Je fuis  C 154 ) 9, m'avait défendu de vous y eon«* „ traindre , mais en même temp* „ ordonné de vous fuivre. Cepen„ dant je dois vous expofer féiieu„ fement de fa part, que fi vos ca- prices vous éloignent encore de „ moi , fi dans votre coeur vous „ regrettez la Réforme qui n'eft au„ tre que VEfpritde nouveauté , vous „ aurez de la peine a me rejoindre. 3,J'ai ordre de vous quitter aufll3,tót que vous vous écarterez de 3, mes avis. Ces menaces ne pouvaient que 3, déplaire a la rille de la Liberté. „Je fus réellement piquée du ton „ impérieux avec lequel la Raifon „ me parlait. — Qui vous retient y repliquai-je brufquement ? Je vous „ déclare aufli très-férieufement de „mon cöté que je veux bien vous ,, avoir pour amie; mais que je na „ foufFrirai pas que vous me parliez 3, en maitre , je n'en reconnais au„ cun; d'ailleurs, je ne vois què '„trop que vous cherchez a m'en „ impofer. La Merité ne .peut réüder 39 a Rome. —  ctMalheureuie , reprit la Raifon l „avaiït de prononcer, cherche donc 44a t'inftruire... tu ne mérites plus £ mes lbins, je t'abandonne a ton tt aveuglement & a ton orgueil.rLe tt Menjbnge aufli réfide dans cette <4 ville; il y eft foutenu par V lntétt rêt : prends garde de tomber en*'4tre leurs mains. Je fouris de cette ,t vaine menace & la vis s'envoler ~ lans peine. ïs Divine Liberté! m'écriai-je dès „que je fus feule , pourquoi te déttrobes-tu fi long-temps a mes re,( gards ? Reconnais ta fille chérie; M elle embrafle cette terre qui tut <4 pendant tant de üècles le fiège «4 glorieux de ton empire... Mais que 1'ais-j e ?... Tu 1' as maudite dans <4ta colère pour avoir enfanté les Je n'en avais jamais entendu y» parler que comme d'une idole riy> dicule , qui n'avait de prix que (i) Style ordinaire des Réformés, en parlant du Pape.  wfon antiquite. Je fus furprife de « mefentir pénétrée tout-a-coup d'un « certain refpecL La douce majefté « était enapreinte fur fon vifage. Je lui «expofai le fujet de mes courfes. — « J'aime les Bataves , me dit-il d'un «ton afFectueux. II règne encore « des moeurs au milieu de leurs ma« rais. Leurs Etats ne font pas en« core ouverts aux excès monftrueux j> quidéshonorentles autresEmpires. « C'eftuneNationfobre&laborieufe. r> Je gémis de 1'aveuglement oü 1'ont m plongée de prétendus réformateurs, r> foulevés par la Luxure & le Fanetrttiftnc. Ce n'eft qu'en pleurant que «je lance contre vos Provinces les «foudres du Ciel... Les Bataves «font mes enfans : je leur tends les « bras. Heureux fi je les voyais re«venir a moi dans la fincérité de «leurs coeurs ! « Quant aux fecours temporels «que vous me demandez, mafille, «1'ongez-vous que je fuis Miniftre «de la paix? je ne puis vous oftrir « que mes prières. Ce n'eft point a «moi a décider des intéréts des  ( *59 ) «Princes (i). Mon pouvoir ne s'e«tend qu'a cnercher les moyeus de * les conciher entr'eux, &: a conti foier autant qu'il eft en moi les r> peuples vidimes infortunées de » 1'ambLtion. y> — Mais je vous implore contre *»un Prince qui a attenté fur vos « droits; qui a la face de 1'univers «fejoue impunément (2) — II n peut s'égarer, ma fille ; ies meilr» leurs Princes font fujets a être r> trompés. J'ai dü, par la place que «j'occupe, lui faire d'utiles re prést fentations. Je me fuis acquitté de r ce devoir eifentiel, & je ne ceffe«rai jamais de lui remettre devant j->les yeux le tort que des édits , r> plus pernicieux qu'il ne penie fans n doute , peuvent faire a la Religion *t & même a fes Etats. Mais je n'irai « point par une rigidité mal-enten» due irriter ce caradère fuperbe qui (1) Plüc au Ciel que fes Prédéceffeurs euflent toujours parlé ainfi! Ca) La Nymphe me paroit un peu har die.  ( xfo ) « a toutes les vertus qui doivent for*mer un grand Prince; qui ferait « peut-être le premier Monarque de «1'Europe, s'il pefait plus müre«ment fes projets, s'il ne s'expo« fait a revenir plufieurs fois fur fes » pas , & fi en fe hatant de faire le vt bonheur de fes peuples , il ne fe fair> fait pas une faufie gloire de s'écarté ter des routes frayées, & s'il Conful« tait davantage en bien des occafions «la juftice, la raifon & la vérité (i). «Je parle en Pontife de Rome , c'eft « en père que je m'explique.Je rèvère «les rares qualités' de Jofeph II; « mais ilne me doit pas favoir mau« vais gré de lui parler autrement « que fes flatteurs. « Pour vous, ma fille, continua «ce refpe&able Vieillard, je vou« drais pouvoir vous aider vous & vos « frères , je vous ouvrirais même «mes tréfors s'ils pouvaient vous «être utiles; mais je vous les refu« ferais, ft vous les deftiniez a ache- [ (0 Le Pape a fans doute en vue le öeftrDéüon des Couvens.  * ter des mains meurtrieres qui fe« raient couler le fang de vos lem» blables. — Vaus favez combien eft m injufte la guerre ? - Je vous ai dit, « ma nlle , que ce n'était pas a moi » k difcuter les intéréts des Puiffan«ces; je ne prononcerai point en«tre 1'Empereur & vous. - Je n'ai « plus qu'une gr ace a vous demanr> der : Dites-moi, fi vous favez oü «réfide la Liberté? - Venez avec » moi, ma fille , nous irons confuf«ter le Génie de la Vérité; il vous r> apprendra oü vous pourrez trouy> ver votre mère. CHAPITRE X L I. La Nymphe confulte VOracle de la Vérité qui la fait tranfporter auprès de fa mère. Nous entr&mes dans le Temple „ie plus majeftueux qui foit dans  ( 16*2 ) »Punivers(i). Un jour pur y péné« trait de toutes parts. Le Génie, « placé a la vue de tout le peuple «fur une eftrade élevée, avait prés « de lui la Raifon qui lui fouriait «gracieufement. Celle-ci ne m'avait «jamais paru fi brillante ; elle fem« blait puifer un nouvel éclat dans «les yeux de la Vérité. Je m'appro« chai du Tróne en tremblant; la « Raifon me fit figne de me proftery>ner. Je ne remarquais plus dans «fes yeux cette douce familiarité «qu'elle avait toujours employée « avec moi dans nos voyages. "Le « Génie lui avait fans doute com« ttiüniqué un air plus grave & plus «impofant. Pour lui , il laiffa tom«ber fur moi un regard févère, qui « cependant n'avait rien de terrible. « II infpirait tout-a-la-fois la crainte « & 1'efpérance; je n'ofais parler; «mon coeur frémilfait dans 1'attente « de 1'arrêt que ce juge redoutable « allait prononcer. II ouvrit enlin la « bouche : CO L'Eglife de S. Pierre a Rome.  ( 1*3 ) Tu r ever ras ta mère. Pulfque tu la mréfères a moi, je vais te faire tranfhporter auprès d'elle. L u la rev^rras telle Iqu'elle eft... Tu reverras Dorval; je' \computis d ta fiiblejfe... Mais je vous \mettrai run ffPautre d une rude êpreuve : elle me fera juger fi vous êtes en< core dignes de mes fo ns. „ II avait a peine ceffé de parler, „que meo yeux ,e fermèrent , je „tombai fans fentimens , & en re- venant a moi, je me trouvai tranl„ portée dans cette ïfle fauvage , & „ dépoiee fur ce rocher que vous „voyez d'ici battu des ondes de la mer. Une voix invifible fe fit alors entendre. — Ne crains rien, dans „peu tu verras ta mère : c'eft ici „qu'elle a fixé fa rélidence. — Je „ me levaipour reconnaitre le pays , je ne vis par-tout que des monta9, gnes affreuies , une terre abandon„ née & hériffée de ronces , de bois, „ de marais, de précipices, un fé„jour d'horreur. Je ne diftinguais les veftiges d'aucun Temple, nulle f, tracé humaine. Le füence n'était  ( i*4 > „mterrompu que par les hurlemens „ des tigres & des lions. ,, Cependant la nuit vint. Je me „ refugiai dans une grotte profonde „ pour me mettre a couvert des in„Jures de Pair. J'en fortais ce martin pour continuer ma recherche » & foulager la faim qui commen* „ cait a me tourmente*, lorfque le „fpectre dont vous m'avez délivrée 9, fe préfenta devant moi. - Mafille 1 „Nymphe de PAmftel,me dit-il d'un air féroce ! .. . — Vous , ma „mère?.. vous , la Liberté?.. — Moimême. — Elle fe penchait verg „ moi pour m'embralfer ou me dé„ vorer peut-être ; mais fon extérieur „ était fi hideux , fon regard fi ter„rible , qu'au lieu de fentir les „ doux tranfports de la nature, je „jettai un cri affreux & me mis a „fuir de toutes mes forces, dans „1'intention d'aller me précipiter „ dans la mer, fi je ne pouvais au„ trement me dérober a fa rage. — „ Tu me fuis, perfide , s'écria-t-elle; „ne crois pas m'échapper , tu fe,,ras la première vi&ime des outra*  () „ges que m'a faits le Dieu des RU „ chejjes en s'introduifant dans mon „Empire. - Elle me pourfuivait „avec tant de viteffe, que je ne „ pouvais manquer de tomber entre „ fes mains , lorfque heureufement „ vous êtes venu a mon fecours. " CHAPITRE XLII. Situation d1Alida & de Dorval daas VJfle de la Liberté. XjA Nymphe finit fon récit. - Eftr ce que la Vérité nous aurait trompés tous deux , dit Dorval ? il me ferait affreux de le penfer. II ne peut cependant fe faire que le monftre que nous avons vu foit eneffet la Liberté? A fesdégoutans braceletsje 1'aurais prife pour un Hottentot (i): on lit (i} Les Hottentots , peuple fauvage qui *voifine le Cap de Bonne-Efpérance , portent pour ornement desinteftins d'animaux doac  ( J66 ) dans fes yeux la férocité du Caraïbe (i); la. peau eft tannée comme ceile des malheureux qui bordent le Sénégal (2), & il fembie fuir la lumière comme le Lapon enfumé (3).-* Non , c'eft la Liberté elle-même , reprit la Nymphe en baiffant .es yeux. Je 1'ai reconnue maigré 1'horreu* qu'elle m'mfpirait: mais, hélas ! quelle eft changée ! C'était jadis une femme d'un port majeftueux. Le plaifir, il eft vrai, n'adoucilfait jamais la févérité de fes regards , on y entrevoyait même quelque chofe de fombre; mais fes traits étaient auguftes & fortement exprimés; fa démarche était noble & altière ; elle avait de 1'embonpoint , un front afluré & impofant; & maintenant décharnée, 1'oeil hagard, le teint \U ils fe parent en guife de ceinture & de kracelets. (1) Anciens habitans des Antilles. (a) Fleuve d'Afrique. \ (3) Peuple voifm du cercle polaire aretique; il vit une grande partie de Panné» fims terre.  ( i67 ) vide , elle ne parait trainer a fa fuïte que la cruauté , la misère & 1'ennui. Je luis cependant fachée qu'elle nous ait quittés li brufquement. Elle eft ma.mère,je 1'ai trop offenfée peutêtre par mes dédains affectés. L'Oracle de Rome m'avait prévenue que jë devais la re voir dans fon état naturel; j'aurais dü témoigner moins de furprife. — Au refte je me flatte encore ; ce n'eft peut-être que IV/lufion que le hafard nous a montrée: Ylllujïon prend tous les caraétères qui lui plaifent; ne nous décourageons pas, parcourons de nouveau cette Ifle, elïayons par notre conftance de braver les dangers qui nous menacent, d'éclaircir nos foupcons & de terminer nos incertitudes. On ne peut mieux dire, ajouta Dorval; la conftance ne me manquera pas , mais elle ne fuffit point: nous avons befoin de réparer nos forces & de trouver de quoi les foutenir. Nous avons vécu jufqu'aujourd'hui; mais de quoi vivrons-nous par la fuite ? Pour la première fois tous deux nous counaiflons le befoia  ( i68 ) & je n'appercois ici aucune rei*, fource. Votre hiftoire aurait dü être plus longue & durer au moins jufqu'a ce quelque Génie vint a notre fecours ; en vous écoutant je ne fentais pas la faim, & d'ailleurs je fais trop bien qu'on ne peut pasinterrompre un récit, quelque long qu'il foit pour une chofe aulïï ridicule que celle de foulager fon appétit (i) ; mais maintenant que nous n'avons plus rien a raconter, au rifque de perdre la qualité de Héros que je crois que nous avons bien méritée jufqui'ici, je vous dirai franchement que j' ai befoin de manger, & que vous devez en avoir encore plus befoin que moi ,puifque vous n'avez pas mangé depuis votre départ de Rome. Nous avons déja été témoins de tant de merveilles que je n'aurais pas été furpris de voir tout-a-coup fortir de terre un couvert proprement mis; mais j'ai beau promener mes regards, je (i) Cela ne fe fait jamais dans les Roman**  je ne vois rien. J'appelle en vain } mon fecours la Raifon & la Vérité , ils font fourds a mes cris. Tachons de rejoindre la Liberté, c'eft notre unique relfource. CHAPITRE XLIII. Alida & Dorval implorent le fecoun de la Liberté. Dorval préfenta la main a fa maitrelfe & Paidaa fe relever. Ils commencèrent k fuivre le fentier par lequel ils avaient vu paraitre la Liberté; ils marchèrent long-temps fans en découvrir les traces; ils Pappercurent enfin au détour d'un rocher, qui achevait de dévorer un animal féroce qu'elle avait pris a la courfe. La Nymphe pria Dorval de Paborder feul; il s'approcha d'elle, Alida le fuivait a quelques pas, Dorval ne manquait pas de courage; mais on ne pouvait fans frénnr envifager le monftre, il chercha cepe*~  dant a compofer ion yifage , & rougiffant intérieUrement d'être réduit a une parëillé extrèmité : — Pardonnez-moi, Madame , dit-il en s'inclinant pour n'être pas obligé de la fixer, pardonnez-moi fi je vous ai parlé ce matin avec tant de hauteur; je n'avais pas 1'honneur de vous connaitre.... fans cela je vous aurais rendu sürement... tout.... te ref- ■ peét... que méritent... votre dignité... & votre puilfance. — ïrève de com- plimens , c'eft le langage d'un lache. Le courage que tu as fait pa- ■ raitre ce matin m'eft plus fiatteur * que tes bafieffes. Que veux-tu de moi? 1 La Nymphe de l'Amltel, votre: fiHe... & moi, Madame, fommes i réfolus... de vivre... fous vos... au*j guftes loix; & je viens de fa part; implorer... votre puilfante protec-' tion. — Les enfans de la Liberté n'ont i pas befoin de proteétion, ils doi-vent fe fuffire a eux-mêmes. Prends i cet are & ces flèches, c'eft tout ce; que je puis faire pour ton fervice;: je te permets de vivre avecta com-' pagne dans cette ine; jc verrai pïir:  la fuite fi vous méritez mes faveurs; mais ne venez pas fouvent m'interrompre,je n'ai pas befoin de vous; que chacun vive de fon cöté. Adieu. II me refte un confeil a vous donnet : c'eft de vous défaire de ces vêtemens dont la vue m'orfenie ; je ne puis fourfrir tout ce qui refient la gêne, & vous en ferez plus agiles a pourfuivre votre proie, qui fans cette précaution vous échappera toujours. Au revoir. — Vous 1'avez entendue , dit Dorval a Alida; devons-nous fuivre fes confeils ? — Non, répondit la Nymphe d'un ton ferme. — Les avis d'une mère , interrompit Dorval... — j'ai une meilleure confeillère qui ne me quitte jamais ; quant a ma mère , ce dernier trait lui a fait perdre tous fes droits fur moi. Au refte profitons de fon préient, tachons de faire ufage de cet are, & eflayons toura-tour qui de nous fera le plus heureux ou le plus adroit. —Son amant fourit & lui conlèilla de s'afteoir. Pour lui 9Pare en mam, il fe pofta courageufement auprès d'elle, prêt K 2  (III) & la défendre & a percer de fes flèches tout audacieux qui oferait en approcher. Cependant aucun gibier ne venait s'offrir a fes coups.Quand ce fef alt un lion ou un tigre, difait Dorval, je fens que 1'amour & la faim m'infpireraient le courage del'atta.quer. Mais la nuit vient , il nous faut chercher une retraite. Qui dort dine, dit le proverbe (0; ce n'eft pas un grand mal d'avoir palfé un jour fans déjeuner; maisil ne faudrait pas qu'il nous en arrivat autant demain. CHAPITRE XLIV. Evénemens de cette nuit. Ils regagnèrent enfemble la caverne oü Alida avait palfé la nuit précédente. Le Refpeïï & la Pudeur y entrèrent avec eux. Alida fe re- (i) Oni, mais quand on n'a pas diné, mi ne dort pas. Expérimces naturelles,  ( 173 ) tira dans le fond de la grotte & s'affit fur une pierre. Dorval fe tint a 1'entrée, ayant fon are a cöté de lui: il appellait en vain le fommeil a fon fecours ; fon propre intérêt & encore plus les foupirs qu'Alida s'efforcait en vain de retenir le tenaient triftement occupé de mille idéés lugubres , lorfque la caverne fe remplit tout-a-coup d'une lumière éclatante. Le Héros eft fur pièd.—Que voisje, dit-il? c'eft VAmour (i), & ü 1'embraiTe. -Oni, c'eft moi; j'ai appris du Hafard a quelle extrêmité vous étiez réduits, & je n'ai point héfité a venir vous foulager. — La feule grace , ó mon ami ! que je puilfe vous demander, c'eft de donner a ma compagne de quoi la foutenir. — J'y ai fongé, & je puis en un inftant vous procurer tout ce qu'il vous faut (2) ; mais j'exige un facrifice de votre obéiffance : belle Alida, (1) Le même qui 1'avoit conduit en Amérique. (2) II promettoit plus qu'il n'avoic en▼ie de tenir. K 3  ( 174 > rappcllez-vous 1'infulte que vous m'avez faite dans 1'antre de 1'Oracle : tremblez de la renouveller. J'appercois avec vous deux efprits farouches dont vous avez trop longtemps fuivi les confeils ; il faut les bannir tous deux de votr