LETTRES SUR L'ALLEMAGNE. h V I E N N E, MDCCLXXXVIÏ.   AU LECTEUR, C'efl h une petite infidélité, faite a Un dé mes amis ici, que vous devez ces lettres. Uauteur eft le frere de eet ami, qui ine les conpa h thefUrè qifil les recevait de la pofte, mats a lire feulement. Bi en qü'il pen fat les publier, il vovlait toutefois les faire relire , corriger en cas de befoin, par fon frere , qui eft atïucllemept en Angleterre, a fon retour je profiiais donc de cette occafion, leêteur, pour vous faire avoir ces lettres, aumoins quelques ans plus tót, qiCil ne les aurait publiéés, ne voulant pas leur laiffer perdre le mérite de la nouveauté. Si vous confiderez, que je tfavass chaque lettre que peu de momens en main, que je les devais conféquemment copier fort a la hdté ; reus pardonnerez aifêment, fefpére, les néglïgeèces de ftyle ga & la, & ne pren.lrez pas tfabord pour cvr.ifilon ou interpolation ce qui ne fe trouvefait pas tout-a fait conforme a foriginal, auqitcl enaura le tems de faire bien des corrcctiöns, fi jamais iï par alt. Je crois avoir fait, tout ce que le tems £f les circonftances me permettaient. II fe pourrait mème que men édition eüt des avantages fitr foriginal; car, peut être notre voyageur francais trouvera t il fes remarques par-foi} un peu trop libres, & circoncira fes kt» * a  tv AVIS AU tres ; ou peutêtre le cenfeur s'avifera-t-il de leur faire cette opération. Peut être enfin — mats continent en jager avant que Foriginal ait parui Nombre de compliment a la Nannette & d'autres perfonnes; d'aris relatifs qii'au frere de ï'auteur & fon eerdé i d'adrefes & autres chofes feviblablps, en om éé élagi.ées, paree quelles ne vouraient vous inté refter. Mais, direz-vous, qui eft donc enfin ï'auteur? — en ) é.-ifé , leüeur , je -aofe rifquer de vous le pomp ffcar par ex. il vous fouvient pcut-étre ae ce qui, naguere, doit ét re arrivé ici a l'édlteur ou imprimeur des Mémoires de Voltaire, ou de la vie privée du roi dePrufle .... ce qui me pzraiffant étre ï'argument le plus peremptoire qui fut jamais , que même les princes allemans ont les bras longs; nous mus expoferons donc ni Hun ni fautre a ur.e pareille corvée. Tout ce que je puis vous dire c'eft, que notre auteur eft un de ceux qu'on nommait ici, il y a quelques anr.êcs, Turgotiftes. C ètaient, eomme vous favez, des gens qui fe mêloient de réformes politiques, & faifaient beau bruit de la ftmplification du fyftême des finances, de population, d'ag'. iculture, cTinduftrie, de tables & calculs politiques, bref, de tout es ces chofes qui, au vrai, font depuis long-tems déja en train dans plufieurs pais allemans, mats rtont icipaffé en théorie que fous Turgot. Ces mejfieurs formaient une felle, qui pcuffa' le fanatifme auft loih qu'vn parti de  L E C T E U R. v religion quelconque. Ils attaquerent toute Padmini ft rat ion du gouvernement frangais avec une fureur incongevable ; laquelle étant, eomme on fait , aujfi embrouiüés que le noeud gordien cu quelqiiautre, ils fe mirent donc comme autant d'' Alexandres ,d la tailler en pieces, pour en compofer par la faire un enfemble politique aujfi régulier, que fefl celui du roi de Pruffe. St. Cermain , qui fe propofaut de faire en même tems de Parmée frangaife une pruffienne , s'était ligué arec ces Turgotiflcs; attifa eet efprit dominant de réforme encore plus par Ja chalenr. Un bon Turgotifte devoit aufjï être Encyclopédifte. Ils n'embrafjerent donc pas feulement tout le vafte champ de la politique, tuais at Urerent encore dans leur fphere tout ce qui a quelqne rapport d Pinduftrie particuliere. Peu s'en falut, qiPils li'eüfent rcglé au cordonnier la forme pour un bon foulier, ou au tailleur le patron pour un habit comme il faut. S'il femblait donc par-fois a quelque lecleur, que notre beau fire fe méldt de chofes auxquelles il aurait dü toucher, ou quUl ne faffe qu'en ejfleurer d''autres qu'il aurait dü trailer a fond, ou qiCil déclamat a la frangaife, au lieu de citer des fait Si il aurait tort de ien formalifer pour •un Turgotifie encyclopédifte, ou un petit-maitre a té te chaude. Qa eft de plus bien cotnpenfé, ce me femble, par le grand nombre de bons & d'in tére fans morceaux, frappés au coin de la i érité. * 3  tl AVIS AU Ce Turgotijie eft (Tailleurs ft peu refervé dans fes remarques, & a, a mon modefte avis, ft peu de partialiti qu"il vérifie fouvent te proverbe: enfans & f. .s difent vrai... Vous ne fauriez encore ,'lui refufer une bonne dofe de connaiffance générale du monde, de bonhommie, de connaifances, ftnon profondes, pourtant variées £? htiles. II tfeft non plus, du grand nombre de fes compatriotes qui, dans .e foi-difant grand-monde a Paris ont établi leur grenier ou jlxième étage pour point de vue & éckelle eftimative de tout es les chofes d'ici bas, dont Monlaigne dit dans le tnéme chapitre de fes Effais d'oü le motto du titre eft tiré: Nous avonsla veuë racourcie a la longueur de noftre nez. Notre auteur paratt efeéïivement avoir rectifê fon cotip-cf ceil par des obfervations multipliées', avant qtPil ait mis pied en Allemagne, & Ton iappergoit dès les 2 premières Lettres, qiïil n"eji pas fiFranc-ais, ou. . (tranchotnfeulement le mof) .. fi fuperficiel, qu on pourrait le er oir e lui £f fes femblables. Aumoins pcut-il toujours prètendre au titre de Cpsmopolite. A Tinflant je regois de fon frere une de fes Lettres de Londres, dont je vous tranfcris d la hdie le paffage fuivant: „ Oiioique je n'aie ricn Cóntre ton dejfein de „ faire imprimer mes Lettres fur 1'AUemagne, „ tu devrais pourtant me les laiffer corriger;. ,, paiceque fy ai découvert par-ci par ld desfau„ tcs, &, ce qui plus eft, que la vérité y eft en  L E C T E U R. quelques endroits trop nue; donc tl me fa ut „ aumoins lui couvrir les parttes honteufes (Tune „ feuille d'une largeur convenable, ou de quel„ qifautre chofe. Tu congois auffi aifément, que „ c?eft Hen différent d'écrire pour le public, ou „ dun frere, j'aurais,. pour quelques tiêgli* „ genees, plus d craindre la furenr des journa„ li fles allemans, qui font la plus infolente & in„ traitable rage qtfon ait jamais vu, que la critique de nos compatriotes qui dumoins font encore morigér.és. Ils traduiront fans doute bien„ tót ces Lettres; puifqu'il y a tsujours chez eux ,v quelques cents mains occupées d piller les autres ,, nations , enforte qu'on cr oir ait que PAllemagne „ ne vit que de rapines. Ils font fi impudens que „ de traduire même de leur langue en la nótre; „ & je ne puis afurément leur échapper. Quel„ que peu quon entende chez nous de leurs ab„ boyemens, faime toutefois Men éviter la ren„ contre d'un ruflre ivre, du plus kin que je „ puis, quand même je ferais für qtfil ne vint „ pas d nfarracher le ehapeau de la tête, ou. „ quWl ne me dêgorgedt point au nez en préfence „ d'honnêtes gens. L'afpeil dégoutant feul peut „ m'engager de penfe'r a tems d ma retirade.'1 — Comme notre bout d'homme s'eftramagonne! . . Lors qu'on fe corrige d'une faute par égard pour un autre, rtefl-cè pas plutót ld de Peftime & dit refpeél; fi les Jourr.alifles allemans produifent eet epfet fur les auteurs que de les rendre plus  «" AVIS AU LECTEUR. circtnfpetts, toujours feront-ce des rem möL Je crois au reffe au, r„„* * • r 'cJ'e, que l auteur n a t>ai e»t,-. Pm fon voyase en P entte- Mentent fur Paris de quelque kot/je-ZZf^l T fetgneurs auprès de nétre miniftère Zue de T SÜf militaire des — i* I VE D I T E U K. Paris, Pauxbourg St. Michel, rue d'Enfers, vjS a vis d„ NoWciat des FeuilJans, dit lesAnges. Décemb. i&. 17U.  LETTRE PREMIÈRE. Stoutgard le 3. d'Avril 1780. C^'eft ici, mori cher, que je fais ma première ftation en Allemagne , d'ou je difpoferai a mon aife mes excurfions dans les diffërentes parties de la Souabe, afin de prendre les informations néceflaires. Je me fuis fait la regie, de choifir dans chaque diftrift déterminé de la Germanie un centre, d'y féjourner quelque tems , & de-la vifiter a loifir fes alentours. J'étudierai même dans le fens le plus propre, a un certain degré eet empire; fans pourtant étendre cette étude au détail immenfe des trèspetits états, comtés, baronies, & foi-difantes républiques &c. qu'il contient, auxquelles on fait vraiment déja bien de 1'honneur, en difant qu'elles exiflent. Tu fais, que je fis quelque féjoura Strasbourg, dans 1'intention d'apprendre un peu a parler 1'allemand que je lifais déja a Paris, afin d'être en état d'acquerir a 1'aide de quelques livres & carA  2 Première tes une connaiflance préalable du païs., ou s'allai voyager; ils me furent même d'un plus grand fecours, que je n'avais préfumé. Aflurémeut ce n'eft pas la faute des géographes & policiques de ce pays, qu'il eft fi peu connu ailleurs. Si tu me crois donc un peu Felprit obfervateur, tu pourra te promettre de mes lettres quelque chofe de plus , que de toutes les relations, que nos voyageurs & quelques Anglais ont publiées jufqu'ici fur i'Alleniagne. Car ce font ordinairement des gens qui n'en vifitent que les cours; courant, bien renfermés dans leurs berlines, les grandes routes, comme s'ils fuyaient avec 1'ami Yorik, devant la mort, viennent nous domier leurs rêveries pour le tableau fidéle du pays qu'ils ont parcouru en pofte, ou nous rendre quelques anecdotes qu'ils auront apprifes aux portes de la ville, a 1'auberge , chez leur banquier , chez quelque fille officieufe, a 1'opéra, ou enfin a Ia cour, & desquelles ils favent admirablement nous déduire le caraftère & 1'efprit d'une nation. Le plus fouvent même n'entendent-ils mot de la langue du peuple qu'ils nous dépeignent, & n'ayant a raifon de leur idiöme étranger, pü communiquer qu'avec la plus petite partie des habitans d'une capitale, avec lesquels le hazard leur a fait lier connoiiïance, ils ne 1'ont par-la-même vü que dans un fauxjour. Un comte ou baron Allemad , s'il n'a été faconné en France , ne faurait qu'en grimaflant tiarler le fran9ais avec un de nos marquis. Chaque l  L E T T R E. 3 idióme ne fied qu'aux mceurs & caradtère diftinctifs de fon pays. Pour bien connaitre une nation, il faut ne'cesfairemeut communiquer avec chacune de fes clasfes : voila précifément ce que ces meflieurs qui nous donnent la defcription de leurs voyages, ne font pas, paree que rarement ils Ie peuvent. Se bornant ordinairement au cercle étroit, dans Iequel leurs intéréts, leur humeur, leurs plaifirs, ou'leur condition enfin les aura entrainés, ils n'envifagent par-Ia chaque chofe que fous un feul point de vue. En un mot, on ne faurait fans avoir fait une étude particuliere de 1'art de voyager, pénétrer 1'efprit d'une nation. II eft d'ailleurs beaucoup plus difficile de bieti connaitre 1'Allemagne , que tout autre pays de 1'Europe. Ce n'eft ici pas comme en France & la plupart des autres païs, oïi 1'efprit de la nation eft pour ainfi dire concentré dans la capitale, n'y aiant aucune qui donne le ton a toute la nation. Elle eft répartie en une infinité de grands ou petits états, qui, différant tous infiniment en gouvernement, en culte & autres chofes, n'ont de commun que le Iangage. Au refte tu connaïs afiez ma facon de voyager: ne puis-je le faire en coche foit par eau ou par rerre, ou d'autres voitures publiques, que je préfére a raifon de la compagnie, (ne düt-elle confifter qu'en Juifs, capucins ou vieillesfemmes)hébien je vais a pied; fans compter toutefois mes efcapades fur mon pégafe. A 2  4 Première Je fuis aufïï, comme tu fais, aflez cofmopolitê pour rendre juftice a ce qu'il y aurait de beau & ede bon hors de ma patrie, & ne pas m'en formalifer, fi tout n'eft pas fi bien que chez nous; dans 1'eflentiel c'eft pourtant tout de même, la difterence ne confiftant qu'en certains rapports & modifications. Comptes donc chaque femaine au moins fur une de mes lettres, dans laquelle tu apprendras a cotiaitre un état ou peuple quelconque de 1'AUemagne. Quant au coup-d'oeil général, qui t-intérefle peut-être le plus , je dois naturellement le réferver pour la fin , après t'avoir décrit les différentes parties. Tu me pafieras bien aufil j'efpere, par-fois quelques radoteries, auxquelles nos brochures modernes t'auront, je penfe, déja bien accoutumé, & que j'aurai pourtant 1'attention de te donner a petites dofes. Adieu.  L e t t r e. 5 I I. Stoutgard le 8 cfAvril 1780. J 'efpere que tu auras recu ma Iettre du 3 de ce mois. Elle devait fervir d'introduftion a la correfpondance avec laquelle je compte de t'importuner pendant quelques années. Quoique je connaïffe ton indolence a eet égard, aumoins me donneras-tu une réponfe fur 6 lettres; ou prie enfin, fi abfolument tu ne pourrais t'y réfoudre, la Nannette de Ie faire en quelques lignes. Je fais qu'elle Je fera de bon cceur; & mille fois je baiferai fa lettre. J'en viens a mon journal. Comme j'allai monter dans Ie coche devsnt 1'auberge a Strasbourg, arrivé a grand trot de qnatre M. B ..,, que tu as vu fans doute a Paris, chez Madame H fur fa demande: oü je m'en al- lais ainfi? d'un bout a 1'autre de rAUemagne, lui dis-je. Dans ce chien de pays que je viens de parcourir? parbleu fi c'en eft Ia peine ! me répliqua t il. II voulait me perfuader de retourner avec lui a N... . Je croiais d'abord qu'il en avait aumoins vu Ia majeure partie, lorfqu'en 1'éxaminanc de plus prés je trouvai, que dans fon voyage 'en Suifle, il n'avait fait qu'une efcapade dasis le platA 3  6 Deuxieme pays de la Souabe & Baviere jufqua Munich, en repalTant de-la par Augsbourg , Ulm & Fribourg, en France. Voiant par hazard appendu a la porte de la falie-a-manger une carte des poftes d'Allemagne, & prenant mon épée de deffous monbras, je cherchai en lui en décrivant avec la pointe toute 1'étendue , a lui démontrer que bien loin d'avoir voyagé en Allemagne , il n'en avait vu amant que rien. Mais , fans y faire attention, allez! me dit-il, au diantre foit le pays. J'eus pour compagnons de voyage un marchand de vin d'Ulm , a face morne, & tordant les levres comme s'il venait de goüter du vin aigre; & une vieille prêtrelTe de Vénus, fortant probablement d'un b ... I de Strasbourg, qui, felon fon dire , était appellée pour gouvernante dans une grande maifon a Vienne : deux êtres, qui m'étaient inrnpportables. J'eus donc en pafTant le grand pont du Rhin , tout le tems , de faire mes réflexions fur le fens que le grand-monde chez nous attaché au mot de Nord, que la gafconnade de M. B ... & la carte des potles m'avaient rappelé. Parcourant en idéé tout ce vafie pays, qui s'étend depuis nos confins, que je venais depaffer, jufqua la mer glaciale, je repaflai en moi-même tant de peuples puiffans qui illuftrerent ce Nord : les Cimbres, Goths, Francs , Saxons, Souabes, Germains & autres dans Tanden rige; les Suédois, Prufïïens & RufTes dans le moderne. Voilit cependant 1'immenfe pays que nous comprenons tout  Leitje. 7 fous cette feule défignation, qui n'eft guere plus érendue que celle, que nous nous formons des Pays-bas : les Pays-bas & le Nord femblent dans une tète francaife n'être que des petits appendices de notre grande & route-puiflante France. Rien de mieux a ce propos que le mot de Sir Trifrram Shandy en pareille occafion: ,, les Francais ont une plaifante f89011 de traiter tout ce qui eft grand ! " Je ne pus a la vuë des débris du Fort de Kehl m'empêcher, en fouriant tout bas, de fentir toute la vérité de cette réflexion. Je penfai a notre grand Louis, comme dans fon grand projet de réunir fous le fceptre fran9ais tous • ces petits appendices de Pays-bas, du Nord, avec un peu d'Italie, 1'Efpagne &c. il avait fait conftruire ce Fort pour cle' de fes couquêtes au-dela du Rhin. Par ma foi! voila qui était affezplaifant! me dis-je, confidérant les cafernes & veftiges de ce pauvre Fort; mais, que Beaumarcbais laffe imprimer fon Voltaire dans ces cafernes, 9a I'eft bien plus. Comment diable J m'tcriai-je (ne pouvant pour le coup plus retenir les éclats de rire,) eïï-ce que ce grand royaume de Louis XIV ne peut donc plus contenir une douzaine de preffes ? A un peu de contrebande prés que Ie prétendu fort de Kehl fait avec Strasbourg, Ia France n'en aura jamais a redouter la moindre chofe. Quant au lieu même, appartenant avec quelques villages voifins au margrave de liade, il eft en tout fens A 4  5 D E U X I E M E peu confidérable; mais haute & bafle jurisdiiftion fur les fortifications difparues, s'exerce pleinement par le corps du faint-Empire-romain. J'e'prouvai fur Ia route de Carlsrouhe différentes fentations: Tranfporté d'abord d'un vif fentiment en voiantle chateau de Raftadt, d'appartenir a la nation qui, en 1714 y figna la paix avec 1'Autriche; & me rappelant tous ces héros & grands hommes-d'état qui, dans le dernier fiecle jufqu'a cette époque avaient illuflré le nom fran9ais, en élevant notre nation tant audeffus de toutes les autres je refhü quelque tems immobile d'admiration, 6 ravi par le fouvenir de tous ces grands exploits. Mais, que ne füs-je humilié , rabaifle auffitöt par 1'idée que ce fut la le terme de notre grandeur; que ma patrie n'a depuis reproduit aucun de ces grands hommes ; que dès-Iors Ia gloire de ces peuples qui nous étaient fi inférieurs a cette époque, s'eft relevée a mefure que la notre baiffait. J'aurais voulu oublier a ce moment d'être Francais; & je cherchai en cofmopolite a me confoler par Ia confidération, combien 1'Europe en gérréral a gagné depuis, même par nótre décadence : mais envain; les veftiges des horribles ravages que ces mêmes héros avaient lailTé dans ces contrées, me firent même encore rougir de m'en être tant glorifié Ie moment avant. Je me repofai quelques jours a Carlsrouhe, oü je fus alfez heureux de faire dans les premières heures de mon féjour, la connaiiï'aiice d'un excel-  L E T T R E. ? lent homme, réuniffant au meilleur coeur la politeffe d'un homme-du-monde accompli, & un zêle infatigabie pour les intéréts de fon maitre a beaucoup de goüt & de connaiflarrces, tant de notre littérature , que des italienne , anglaife & allemande. La cour de Carlsrouhe fournit plufieurs' hommes de cette efpece. Je fis déja la connaisfance de quelques-uns a Strasbourg. II m'engagea a faire avec lui une promenade a Spire, oü il allait voir un parent. Notre route nous couduifit par Brouchfal, capitale de 1'évêché de Spire, a travers un pais abondant en bois, entrecoupé de petites bourgades. Le bois fait une 'bonne partie des revenus des cours de Carlsrouhe & de Brouchfal, étant flotté fur le Rbin en Hollande, oü il eft vendu fort cber. La forêt que tious venions de paffer appartenant au margrave de Bade , prouve évidemment favantage d'un gouvernement héréditaire fur celui d'un prince éleftif; n'étant employee & entretenue qu'avec le plus foigneux ménagement, paree qu'il importe au prince de conferver cette fource de revenus a fes fucceffeurs; tandis qu'a Brouchfal, oü les luccesfeurs du prince n'ont point de prétention a faire fur les bois, on femble plus confulter 1'avantage du moment, que la confervation de ce tréfor: & ii en eft des hommes comme du bois , c'eft frappant. Brouchfal eft une jotie ville, & la réfidence du • prince un édifice affez renwrquable. Le prince A 5  jo D e u x i e m e évéque aftuel gouverne, a quelques accès de mativaife humeur prés, aflez bien fon pays. II montre furtout une humeur bizarre, a 1'égard des femmes. On m'aiTura, que s'il en étaic le maitre il ferait nonnes toutes les filles, & chatrerait tous les hommes ; & quoiqu'il ne puiffe voir aucune femme fans une forte de répugnance, il doit pourtant avoir penfé très-diffcremment a eet égard dans fa jeuneffe. En général, il a fa morale a-part: car il fit déclarer hérétique un eccléfiaftique de fon diocèfe, pour avoir enfeigné que 1'amour de föimême eft le grand mobile de nos aftions; que le travail va'ut mieux que 1'oifiveté ; & prendre, mieux que donner, &c. Ses revenus annuels fe montent a-peu-près, comme on m'a dit a 300000 fiorins, foit un peu plus que 600000 livres; & pourtant n'eft-il pas un des plus riches évêques d'Allemagne. Spire eft une petite ville libre & impériale, qui était autrefois beaucoup plus confidérable qu'aujourd'hui. Ruinée vers la fin du dernier fiecle par 1'armée frangaife, elle refta longtems dans eet état, & n'eft encore rebatie qtfa moitié. Ce fut une des premières colonies romaines établies fur les bords du Rhin. On trouve dans fes alentours beaucoup de médailles romaines. Ici, mon frere , je me trouvai fur le théatre des horreurs, que répandirent dans le fiecle pafTé nos troupes le long du Rhin jufqu'a laMofelle; dü Melac, plutót en chef d'une troupe d'incen-  L E T T R E. diaires qu'en général d'armée, embrafant plus de 60 villes floriflantes, réduisït en défert un des plus beaux pays du monde; oü Turenne, du plus grand roi de fon tems le plus grand général, répondit au faible éledteur Palatin , qui, voiant ravager fes états voulait facrifier fa vie pour fon peuple & 1'avait demandé en duel, par le bon mot: que depuis qu'il avait 1'honneur de fervir Ie roi de France, il ne fe battait jamais qu'a Ia téte de 20000 hommes. Que dans ce moment le grand Turenne était petit, ce me femble ! narguant ainfi comme par une froide plaifanterie le prince fenfible: vois, ce font ces 200000 hommes qui m'auiorifent a ruiner ton pais! Mon ami me conduis-it versla cathédrale, qui eft encore a raoitié en ruines. Ici je vis les tombeaux profanés des anciens empereurs, dont nos foidats avaient pillés les cercueils & difperfés les oflêmebs: & e'a été dans votre age d'or! me dit mon ami; fous Louis XIV, comme vous aviez les plus grands poè'tes, orateurs, danfeurs, philofophes &c., que vótre raffinement était a fon plus haut degré, & que nous Allemans n'étions guere a vos yeux que des Iroquais. . . . Peu s'en fallut , cher frere , que je n'eüiïe honte d'être Francais. Je trouvai, tant h Spire qu'a Bruchfal, dans les maifons, oü nous fimes nos petites vifjtes pafTage res, plus de fociabilité & de bon ton que je n'ofais attendre. Je remarquai par-la qu'on eft asA 6  12 D E U X 1 E KI E fez prévenu dans ces contrées , pour les étrangers. Je compte au nombre des plus heureux de ma vie les peu de jours, que j'ai paffe a Carlsrouhe. J'y trouvai un prince qui réellement ne vit que pour fes fujets , & ne cherche fon bonheur que dans le leur ; dont 1'efprit éclairé & aaif fait ranimer tout fon e'tat; dont 1'influence a fait de tous ceux 'qui participent an gouvernement autant de vrais patriotes; qui fans prétention a une grandeur d'éclat, ne veut être grand que pour fon peuple, & par fon aaivité fans oflentation pour fon bonheur: EtablifTemens d'éducation, édits de police, encouragemens a.l'agricukure & rinduftrie, en un -mot, tout refpire Pefprit de philofophe & d'amides-hommes. Et que n'a-t-il a rendre autarat de millions d'hommes auffi heureux, que fes 20000 fujets! Le margrave de Bade, elf après les êlefleurs, & les maifonsde Wurtemberg & HefTe-Cafi'el, un des plus puilfans princes d'Allemagne. II n'eft que ceux de Baireuth & de DarmftadÉ, qui puifTent fe mefurer avec lui. Ses revenus mentent prefque a 1200000 florins, au 2600000 livre3. Les états de ce prince- s'étendent de Bale fur la rive droite du Rhin jufque-près de Philipsbourg, & de-la fe trouveHt difperfés dans une partie de 5'Alface jufqu'a la Mofelle. S'ils étaient raiTembtés, ils feraient d'un plus grand rapport. Ils abondsnt en blé , bétail bois & vin, qui-, fa*-  L E T T R E. 13 tout dans la partie qui confine avec Bale , eft du meilleur cru. On y exploite aufTi du marbre, qu'on compare bien au florentin, & carrare; en quoi cependant on fait afTürément trop d'honneur a ce compatriote. De plus, la douceur du gouvernement afïüre a fes fujets une paifible jouifTance des dons, dont Ia nature cornble leurs travaux. Les revenus borncs & la fage économie de cette cour ne leur promettant guere de reffources aux grandes richefTes, & les préfervant en même tems de rindigence , leur affure prefque a tous une heureufe médioaité. La firre pofFeffion de leurs biens & des fruits de leur travail, amant que leur débiE facüité par la navigation du Rhin, excite 5;ur induftrie. Les manufaftures s'augmentent de proche en proche, & quelques unes même comme Ia fayence de Dourlacb , excellent. On a fait enfin d'heureux effiiis avec Ia culture des vers-a-fore. Le margrave eft auffi aimable & heureux dans fa vie privée, qu'il feit comme prince. Ai-mant & eultivant avec fon époufe-, qui eft une princefle de Darmftadt, les Mufes & les Graces, la Cour eft par-la la meilleure fociété de Carlsrouhe , oü 1'on trouve acces fans beaucoup de titres. La cour eft famée dans les contrées voifines pour fon économie. II fe peut qu'elle eft en efrec pouffée trop Ioin en certains points; mais tomefois le prince n'y prend-il aueun part 1 Madame fa mere jugea cette grande économie le feul moyeri.  14 Deüxieme propre a dégager fa maifon de fes grandes & vieilles dettes. Car, lors que le prince prit en 1771 le gouvernement des états de la maifon éteinte de Bade-Bade , on trouva qu'a Raftadt les dettes égalaient la fucceffion. . . MaitrefTes, moines, veneurs & cuifiniers avaient depuis longtems travaillé a 1'envi a ruiner cette cour, & fous le dernier gouvernement on négligea même a deffein 1'économie, voiant qu'il y fuccéderait une autre maifon, & de plus proteftante. Les guerres & de forts appanages avaient auffi beaucoup contribué a obérer Tanden patrimoine du margrave. Pourqnoi donc s'étonner, fi la princefTe-mere ne voit pas d'un bon ceil que les princes cueillent des bouquets dans le jardin de la cour , avec lesquels on fait, comme avec les fruits un petit commerce. Sans la derniere économie, cette cour était perduè". Les dettes fe feraient toujours accumulées d'ellesmèmes; & maintenant elles font la plupart liquidées. D'ailleurs, en y regardant de prés je trouvai, que. ces clameurs avaient été répandué's par quelques beaux efprits , qui par ia voulaient fé venger, de ce que la cour de Carlsrouhe ne voulut pas aflouvir leur faim. Carlsrouhe eft une jolie ville, conftruite novrvellement en bois fur un plan alfez particulier, au milieu d'un grand bois, qui eft le refte de cette immenfe forêt qui du tems de Tacite couvrait toute 1'Allemagne , & dans laquelle erraient alors par bandes ces bufles & élans qui, maintenant fe font  L e t t r e, 25 retirés dans les plus épaiffes forêts de la Rufïïe. Le contrafte d'une cour & d'un peuple fi éclairé avec ces déferts ténébreux de jadis, ne lailTait pas de me plaire beaucoup. On a percé dans ce bois contre autant de vents, 32 allées, fur o desqueiles la ville eft batie en forme d'éventail; ce que tu verras cependant mieux d'un coup-d'ceil fur le plan de cette ville & environs, qui fans doute fe trouve parmi tes cartes, que je ne pourrais te le déerirè. Mais je ne dois pas oublier une anecdote fur fon fondateur. Un voyageur de condition marquant , en paffant ici il y a 40 ans environ , fon ttonnement de ce que le chateau n'était conftruit qu'en bois & du moins pas en briques; le prince lui réplïqua : je ne voulais qu'être a couvert , & non a charge a mes fujets par un palais fomptueux. Je ne pourrais guere, fans les acca* bier d'impöts,être mieux logé N'aurait-on pas, frere, dü faire les mêmes réflexions lorfqu'on batit le Louvre, Verfailles & Marli, quelque grande que foit d'ailleurs la différence entre un roi de Francs & un margrave de Cade. Adieu.  i6 Troisieme 111. Stoutgard le 14 (TAvril 178a. T /e chemln de Carlsrouhe ici, que j'ai fait a pied, traverfe un païs romanesque & en partie de3 mieux cultivés. En pafiant de la Champagne en Lorraine, on remarque déja une diférence fenfible entre 1'état d'un payfan naturel Francais, & la condition de celui des pays nouvellement conquis; quoique les derniers gouverneurs de la province ayent déja affez fgu les mettre fur le même pied que !es Francais originaires» Mais cette différence contrafte toutefois en Alface, oü le payfan eft un baron en comparaifon avec un naturel Francais; bien que je les aie pourtant aufli entendu fe plaindre dans les environs de Strasbourg, de vexations inufuées. Mais fi les Alfaciens connaifiaient la condition de leurs compatriotes dans les provinces intérieures du royaume , ils feraient les premiers a reconnafcre 1'injuitice de leurs plaintes. Dans la partie de 1'Allemagne que j'ai vu jusqu'ici,le payfan fe trouve encore beaucoup mieux qu'en Alface. Dans quelques païs , comme par exemple dans le Wurtemberg, la conftitution même  L E T T R E. du gouvernement le garantit d'un trop grand defpotifme , & quant aux plus petits états, 1'autorité impériale fait y pourvoir ; dont je te fournirai quelques exemples dans la fuite. Je ne ponvais fur mon chemin de Carlsrouhe ici affez admirer le bien-être des payfans. Je dois avant de te parlerde mes courfes dans les états voifins de la Suabe, te faire connaitre cette cour. Tu t'attens fans doute a des defcriptions de fétes fuperbes, de bals, d'illuminations, d'opéras, de ballets, de chaffes, de concerts, &c. Mais rien de tout cela ! Onnefait phis creufer de lacs fur des montagnes, qu'on faifait remplir d'eau par corvées de payfans, afin d'y chaffer un cerf. On ne fait plus illuminer des forets, du milieu desquelles fortaient de leurs grottes artificielles des troupes de faunes & fatyres, pour danfer a minuit un ballet voluptueux. On ne plante plus au milieu de 1'hiver fous des toits immenfes ces jardins floriflans, dans lesquels lespoëles doivent fuppléer a la chaleur végétale', & oü 1'on fe promenait au milieu de mille fleurs odoriférantes comme au printems. Cette fameufe maifon-d'opéra, oü Noverre fe montra dans toute fa grandeur, eft maintenant déferte. Tu t'étonnes de tant de changemens! ■ Je ne faurais mieux t'en rendre raifon qu'avec les paroles du duc mêmes. En 1778, ce prince aimable publia a 1'occafion de 1'anniverfaire de fa naiflance un manifefte, dont voici 1'extrait : „ Comme Nous fommes un „ homme, & qu'en cette qualité Nous fommes  it Troisieme „ jufqu'ici refiés bien éloignés du degré de perfec„ tion, auquel par-lè même nous ne pourrons jamais „ atteindre; il ne fe pouvait guere autrement que „ tant a raifon de la faibleffe humaine, qu'a caufe „ d'une connailTance infuffifante il devait arriver bien „ des chofes qui, fi elles n'e'taient déja faites, pren„ draient maintenant & dèforraais une autre tour„ nure. Nous 1'avouons franchement , 9a étant du devoir d'un homme de pfobité en nous „ acquittant par-la d'une obligation, qui doit être „ facrée a tout homme intègre, mais furtout & en „ tout tems aux oints de~la terre. Nous regardons „ ce jour-ci, (c'était fon 5ome anniverfaire) com- „ me une feconde époque de notre vie. Fai- „ fons promefie a nos amés fujets, que les années „ de vie qu'il plaira a Dieu de nous accorder, fe» „ ront confacrées a leur vraie profpérité. „ La félici& tin Wurtemberg fera dorénavant fon„ dée fur 1'obfervation réciproque des véritables „ devoirs d'un bon prince envers fes fujets, com„ me fur le dévouement & 1'obéiffance fincere des „ fujets envers leur oint. Un bon & fidéle fu- „ jet congevra aifément, que Ie bien public doit „ fouvent être préféré a celui d'un individu, & ne „ fe plaindra point de certaines circonftances, qui „ pourraient ne pas lui être agréables. Nous „ efperons donc, que tous nos fujets pourront en „ toute confiance regarder leur prince comme un „ pere tendre & fidéle. Oui, que Wurtemberg „ profpère a jamais! & que ce foit-la en tout tems  L E T T R E. „ déformais, Ie mot de ralliement entre feigneur, w ferviteurs & fujets." Maintenant tout philofophe, le duc fe plait a fonder des écoles & a les vifiter fouvent, s'applique a 1'économie rurale, ne dédaignant pas même de voir traire fes vaches ; protégé les arts, le commerce & les fciences; établit des fabriques, & ne vit réellement que pour re'parer les fautes qu'en tout cas il pourrait avoir commifes. Son génie impétueux i'entrafna a cette dépenfe pour le fafte & la molleffe, qui ne 1'ont rendu que trop fameux dans toute 1'Europe. Le ton qui régnait alors , 1'exemple de quelques autres cours, telles que la palatine & celle de Saxe, le gout qu'il prit dans fes voiages pour la magni.ficence italienne , la féduftion de fes courtifans, entre lesquels fe diftinguerent furtout nos compatriotes, tout cela réuni a quelques autres circonftances, ne pouvait que faire tourner fon génie du mauvais cóté. Les dettes s'accumulerent. On eut recours a de nouveaux impöts. Les états provinciaux s'y oppofaient , & arracherent enfin une commifïïon de la cour impériale. On doit avoir trouvé prés de 12 millions de florins de dettes. Les mauvais confeillers du duc en furent éloignés; entretems commence a dominer dans la plupart des cours d'AUemagne un efprit de pliilofophie & d'économie : & auffitót le génie du duc fe décide avec la même ardeur pour la bonne caufe, qu'il en avait avant pour le luxe fybarite. La comtefie  20 Troisieme de Hohenheim, dite ci-devant madame de * *, eft la feule d'entre toutes les femmes que le duc avaic appris a connaitre , qui ait pu le fixer & fympathifer avec lui; & voila comme. fe fit cette révolution, dont tous les patriotes du Wurtemberg font enchantés, & que leur poftérité la plus re- culée bénira encore. Ilonni foit, qui pourrait en plaifanter ou s'en moquer! * J'aurais beaucoup encore at'entretenir des établisfemens que le duc a fait pour 1'éducation, furtout de fa célébre académie militaire, (i je ne préfumais qu'ils te font déja connus en partie, & furtout fi j'étais moins dégoüté de cette contrainte qui regne * Dernierement encore il vient de faire graver fur une pierre fépulchrale, placée par fes ordres dans fon hermitage de Hohenheim , a 1'endroit deftiné a fa fépulture , 1'infcription fuivante ; Ami. „J'ai joui du monde, j'en ai joui'en abondance; fes „charmes m'avaient entrainé; je me ftiis lailfé emporter „aveuglémem par le torrent. Dieu! quel afpecT: Üorfque „ mes yeux fe défillerent. Des jours & des années s'é„taient écoulés,& jamais il ne fut fongë au bien. L'hy„ pocrifie & Ia faulfete déifierent les aftions les plus bas,, fes, & le voile qui les couvrait, fut comme un brouil„lard noir que les plus forts rayons du foleil bicnfaifant „ ne purent diffiper. Que me refte-t-il encore ? hdlas „ ami ! cette pierre couvre mon tombeau , elle couvre „ aulli tout le palfë. Seigneur! veilles fur mon avenir."——  Lettre. til dans nos écoles ,• mais particulierement dans cellesei. Qu'on farcifïe les jeunes gens, avant que leurs corps foient formés, de fcience, c'efr bon, excellent , néceflaire même par la forme de nos gouvernemens, je 1'avoue; mais je ne fais qu'y faire, s'il me prend des naufées, chaque fois que je vois un jeune homme de 16 a 18 ans difcourir d'un ton & d'un air de makte - és - arts. Mes garcons, fi Dieu m'en deftine, feront, comme les jeunes Co- faques , abandonnés jufqu'a eet age a la nature , Mais je remets mes idees fur 1'éducation a une autrefois. Parions maintenant un peu du Wurtemberg. La majeure partie de ce duché forme une grande vallée , enclavée a 1'eft par une chaine de montagnes nommée 1'Alp, a 1'oueft par la Forêt-noire, au nord par une partie des montagnes de 1'Odenwald & un bras de la forêt-noire, au fud par les bras contigus de I'AIp & de la Forêt-noire; & penchant dans fon enfemble vers le nord, le Necker 1'arrofe par Ie milieu. Nombre de petits bras des diverfes chaines de montagnes d'alentour venant aboutir vers fon milieu, fe croifent d'une maniere trés-variée, & forment de petits vallons arrofés par quantité de ruifTeaux. C'efi a ces petites branches de montagne qui mettent a 1'abri les vallons des vents froids, & entre lesquelles fe concentre 1'ardeur du foleil, que le païs doit fa fertilité. Les cóteaux expofés au foleil de la plupart des montagnes & collines, font, jufqu'a une eer-  22 T K. O I S I E M E tain,e hauteurplantés de vignes, & dominés pard'excellens paturages & bois ; dans les fonds fe trouve une terre légere, molle & grifatre, qui rend en grande abondance toute efpèce de grains, mais furtout 1'épautre. Généralement parlant le pays a beaucoup de reffemblance avec Ia partie moyenne de la Lorraine, fans être pourtant fi pierreux, & ayant un meilleur fol. II eft très-abondamment pourvu en tous bieus nourriciers de la terre, a 1'exception du fel, dont il tire la plus grande partie de fa confomraation de la Baviere. Quant au furplus des grains il eft exporté en Suifle, & fon vin maintenant jufqu'en Angleterre. Le pays n'occupe dans toute fon étendue qu'environ 200 milles quarrés d'Allemagne, ou 266 de France , & eet efpace contient 560000 habitans, donc 1'unportant rautre23oo ames par mille quarré d'Allemagne. Si 1'on excepte les alentours des grandes villes & quelques contrées d'Italie, peu de pays en Europe font en proportion de leur étendue fi peuplés, & pourtant rapporte-t-il autant de grains qu'il en faudrait a la fubfiftance du doublé d'habitans. Les revenus du duc doivent a peu prés fe monter a 3 millions de florins; ce qui me pafait affez vraifemblable, malgré que divers papiers publics lui affignent une beaucoup plus petite fomme. 11 n'y a guere de province d'Allemagne , oü 1'on ne puifle répartir les revenus annuels a5 florins par tête; & d'après la comparaifon que j'ai faite fur  L E T T J B. ?j «les rélation publiques, la répartition des revenus de plufieurs pays furpafTe encore les 5 florins par téte. Pourquoi donc n'en devrait-il pas être de même dans le Wurtemberg, Tune des plus fertiles contrées d'Allemagne, oü 1'on ne ménage guere davantage le fujet. Le duc eft après les élefteurs, inconteftablcment le plus riche prince d'Allemagne ; le landgrave d'Hefle Caflel n'ayant guere plus que les 2 tiers de fes fujets & revenus, quoiqu'a raifon de fes liaifons avec 1'Angleterre il figure davantage. * L'adminiftration de ce duché n'eft pa-s a beaucoup prés auffi fimple que celle des états de Bade. II foifonne ici de confeillers, fécretaires, procureurs & avocats, dont au moins la moitié eft fuperflue, mais auxquels la conftitution du gouvernement afliire la jouïffance oifive de leurs appointemens. Quelques-uns font partie du parlement, qui doit limiter 1'autorité ducale. Mais la cour même du duc eft encore, malgré les grandes réduétions, extrêmemeiit nombreufe. Ci-devant fon armée était de 14000 hommes. En modérant les autres dépenfes, & que les dettes fuffènt payées, 1'on pourrair toujours avoir le même nombre de troupes fur pied, qui ne ferait * La diférence entre ces deux maifotis, ne fera phw fi grande apres le décès du Landgrave régnantdc HeiïèCaffel, par la réunion des états de Hanau A ceux de Caffel,  34 Troisieme nullement difproportionné a la population m* au rapport du païs. Mais lors de la grande révolution mentionnée ci-delTus, elle fut réduite a 5000 hommes, qui entre les troupes allemandes , ne paraiffent pas être les meilleures. Stoutgard contient environ 20000 habitans. Depuis que le duc a repris fa réfidence ici, fa population augmente d'un an a 1'autre. Pendant fon différend avec fes états provinciaux, dans lequel Stoutgardt fe fignala furtout, il avait établi fa réfidence a Ludwigsbourg. La ville de Stoutgardt feutant bientót ce qu'elle avait perdupar-la, fe donna toutes les peines poflibles de ramenerle duc; mais tout fut envain. Enfin , aprés la réconciliation générale entre le fouverain & les états provinciaux, fes voeux s'accompürenr. La ville eft bienbatie, & habitée par une belle & forte rage. Les femmes y font grandes, fueltes , bien-tournées , & ont les plus belles couleurs. La fertilité du fol & la facilité de trouver de Temploi, foit t la cour ou dans 1'état font, qu'on vit fort bien ici. Ce qui fuffirait chez nous a 12 perfonnes, fuffit a peine ici pour 6. Auffi le Stoutgardois s'en trouve-t-il fi bien, que dans un éloignement de 6 — 8 milles, le mal du pays le prend. Quoique tout le pays foit proteftant a 1'exception du duc, qui eft catholique, il y a pourtant encore beaucoup de fuperftition & de bigotterie ici. Le clergé fait partie des états provinciaux, t  L e t t r e. 25 a fa propre jürisdictlon, & de plus eft fort a fon aife. Sachant combien il aurait a perdre a quelque changement il s'en tient ferme a 1'orthodoxie; quoique toutefois les mceurs n'y aient rien gagné. Une chofe très-remarquabie encore eft 1'amour des Wurtembergeois pour leur prince. II ne diminua même en rien dans le tems, que le plus grand talent a la cour était d'inventer de nouveaux irapt) ts. L'éxécration du peuple ne tomba que fur ceux qui la méritaient , les faifeurs de projets, qüi avaient féduit le bon duc. Depuis qu'ils en furent éloignés, fes fujets 1'idolatrcnt; & il le mérite. Adieu. B  £Ö QüATRIEME I V. Stoutgardt le 20 Mal 1780. Je n'ai pas a beaucoup prés rapporté de mes différentes courfes dans les états voifins de Ia Souabe , la riche moiffon que je m'étais promife. J'y vis une douzaine de villes impériales , dans lesquelles on cherche malgré leur conftitution républicaine , inutilemer.t une lueur de liberté & de patriotifme ; qui, foulées par leurs voifins plus puiffans , ont perdu la fenfibilité néceffaire pour apprécier l'indépendance ; dont les citoiens ont bo'rs de leurs cités, home d'avouer leur patrie, tandis qu'ils parodient chez eux dans de miférables farces la conftitution de 1'ancienne Rome, & vont iufqu'a mettre a l'inftar de ces anciens maitres du monde fur leurs édifices publics ou leurs édits de confeil: Senatus Populusque Hallenfis, Bopfingenfis, Nördlingenfis &c. Chaque fois que je voyais ce Populus , ca me rappelait ce que dit un denos compatriotes au fujet d'une certaine nation qui décrotte a Paris : Ce n'eft pas une Nation; c'eft une f... e race. Les villes impériales jouaient au quinzieme fiecle  L E T ï R E. r,f un róle bien différent. Elles avaient contraété eiitr'eiles, de même qu'avec nombre de villes des cercles de Franconie & du Rhin une aliiance, qui fouvenc fit trembler les princes voifins, embarraffa même 1'Empereur, & que pour cela-mème Charles V décruifit. Dés 1'origine de la faafife teutonique, tout 1'argent du pays a 1'entour affluant dans les villes, elles devinrent Ie fiege exclufif de 1'induftrie, qui les mit a-méme de tanter de grandes entreprifes. Leur opulence leur afiujettk en quelque forte les princes & fèigtteurs voifins, dont plufieurs vivaient alors de brigandage. Si 1'efprit mercantil qui les dominait , leur eüt permis de faire plus de cas de ia poffeflion de grands domaines , elles pourraient encore fe maintenir en partie dans leur ancienne fplendeur. Par IeurpuifTance elles auraient pu faire bien des conquétes, & de grandes acquifitions par leurs richeffes. Maintenant il n'y a plus d'efpoir, que jamais elles aquierent encore quelque importance. Depuis que les princes favent apprécier 1'induftrie en lui accordant un libre effor dans leurs états , elle eft venue peu a-peu des fombres murs de ces villes, dans lesquelles Ie fyftême des communautés de métiers, une politique mesquine, & Iajaloufie de fes concitoyens lui donnaient déja bien des entravcs, fe refugier fous leur protection. Elles en font même au point, que plufieurs d'entr'elles fe verront dans la néceffité de vendre leur petit territoire, afin de payer leurs dettes. C'eft le cas B 2  2« QUATRIEME entr'autres de la ville d'Ulm, la plus puiflante en Suabe après Augsbourg. Je n'ai donc rien a te marquer fur les villes impériales que j'ai vues, finon que Heilbronn a une fituation riante , & Halle des falines , qui rendent anuuellement un profit net de 300000 florins. Outre ces villes je parcourus encore en trés-peu de tems une douzaine de principautés, comtés, prélatures , &c. * avec les noms desquelles je ne te chicanerai point. Presque tout le pays confifte en montagnes couvertes de bois, en collines & fertiles vallons, qui font très-bien cultivés. Cette grande population dans des circonllances fi peu favorables, jointëauxexactions de ces petits feigneurs qui veulent avoir leurs maitreffes, leurs meütes, leur cuifinier francais, & de plus un cheval anglais; aux chamaillis avec leurs voifins, qui par la conftitution confufe de 1'empire traïnent a 1'infini; au peu d'avantages qui réfultent pour un habitant dans de petits états; a la diminution continuelle des efpeces, vü que le petit Sire fatisfait fon luxe la plupart avec des produftions * Je ne faurais trouver dans la partie que nótre auteur a vu jufqu'ici de la Souabe , les principautés & prélatures par douzaines : mais a un Francais il faut pardonner quelque cliofe , quoiqu'il le fok beaucoup moins que bien d'autres de fa nation; ce qu'on rcmarque ici pour unc fois &. toutes, afin d'épargner les * * • (Note ik l'Editwr.')  L E T T R E. &p ■ étrangeres; a raifon de tout cela cette population, ■ dis-je, fut pour moi une efpece de miracle. Tout ce que la reïigion, les mceurs, 1'attachement au nido paiemo, le tempérament & les alimens pourraient y contribuer, ne faurait contrebaiancer les raifons oppofées ci-deflus. Les confidérations fuivantes me donnerent enfin le mot de 1'énigme. Le droit de propriété, dont la plupart des paj'fans jouïffent dans ces contrées, n'empecherait pas a-la-longue ces états, qui ne fe foutiennent guere que par 1'agriculture, de fe ruiner; car 1'étonnante fécondité des femmesici, ne manquerait guere avec le tems d'occafionner tant de répartitions des biens, qu'enfin il ne refterait plus de place aux héritiers pour établir leurs Hts. Donc je me perfuade, qu'une médiocre émigration eft pour ces états un grand avantage. De tous- les peuples d'Allemagne les Souabes s'expatrienj Ie plus, & néanmoins ce pays refie toujours un des plus peuplés. Les émigrans font la plupart Ie rebut de ces petites hordes , de la gueufaille, qui vend a de plus économes Ie refte de fon bien pour les frais du voyage en Cocagne, oü ils efperent de continuer plus a leur aife leur vie diftolue. Le refte confifte en jeunes payfans, qui vont gagner leur pain comme artifans dans 1'étranger , & vendent , après 1'avoir trouvé, leur particule au patrinioine a bas prix a Ieurainé, ou par la mort lui cédent le tout. Paria les biens confervent toujours une certaire B 3  30 QUATRIEME étendue proportionnée, qui eft indifpenfable au maintien d'un petit gouvernement ruflique, auquel il n'eft pas moins desavantageux fi les poffeflions font trop grandes, quoique ce ne foit nullement la le cas de la partie que jufqu'ici j'ai vue de la Souabe. II en eft tout autrement de ces petites peuplades, que des grands états. Leur luxe bomé n'occafionne ici pas cette itrfinité d'occupations & de reflburces , qui favorifent dans un grand état la population a l'ii:fini. Les moyens par lesquëls 1'argent circule ici font trop fimples, & il faudrait que la nature & les circonftances y füfTent trésfavorables, pour que des manufaftures profperafïein dans quelques 'uiis de ces petits pays. La confommation au dedans eft trop peu confidérable, le débit de marchandifes étrangeres dans la plupart des grands états voifins furchargc d'impóts , & 1'induflrie trouve dans la proteflion de psinces plus puiffans , dans une plus grande confommation & la multiplicité des premiers matériaux que lui offrent ces pays plus-grands, bien plus d'avan- tages. Le véritable foutien de ces petits états eft donc 1'agriculture, dont je ne puis qu'admirer 1'état aéluel en Souabe. Je ne veux toutefois pas prouver par-la, que ce pays, tout bien peuplé qu'il eft , foit dans fon meilleur état posfible. II s'en manque , a raifon de fes richefles naturelles encore beaucoup. Je ne cberche qu'a t'expliquer , comment , malgré le peu d'en-  L E T T R £. 3« couragemens il peut encore être , ce qu'il eft, Ce qui contribue le plus a cette culture & population de ce pays, c'eft a un cetrain point, cette bonne adminiftration de juftice & police, qui furpafj'a dans les plus petits pays & villes même que je vis, mon attente. Je ibutiens malgré les clameurs contraires de ce fiècle philofophique, qu'en général ces formalités judiciaires fi décriées font plus de bien que de mal. II eft vrai, la procédure en Allemagne a au premier afpeft une forme effrayante & gothique, & eft furcbargée de tant de formalités, qu'a pcine fait-on fe faire une idéé du fond. Elles rendent fa marche lourde, lente, & fort couteufe; & en ouvrant la porte a la chicane, engraiffent une quantité d'avocats & de procureurs, qui ont intérêt de voir tout le pays en procés. Mais d'un autre cóté elles aftreignenc juges & parties a un certain ordre froid , qui laiffe moins d'accès aux féduftions de 1'éloquence, aux ufurpations , aux paffions violemes, & aux caprices du moment. Cette contrainte établic une certaine égalité entre juges & parties , qui fentent leur dépendance, & par-la ne peuvent faire valoir autant leur individu que dans notre forme judiciaire, plus fimple & plus philofophique en apparence. Qu'on nous réalife feulement ces modeles de bons juges, que ces très-fages dofteurs nous dépeignent. Qu'on nous donne par douzai. nes ces Socrates, qui tout a la fois foyent donés de tête & de coeur, de bonne volonté & d'aftivité, B 4  32 QUAT'RIEME d'expérience & d'ardeur , de modération & d'éfforts foutenus; nous leur conférerons de bon coeur les tribunaux , & abolirons toutes ces pénibles formalités. Mais fi longtems que ces demidieux feront fi rares fur la terre, fi longtems que la pliilofophie fera plutót une affaire de tête que de coeur , fi longtems que 1'amour propre fait donner a la tirannie même un vernis de philofophie, & étoudir la confcience par des fophismes, nous ne nous devrions fouhaiter d'autres juges que ceux dont le pouvoir arbitraire foit borné autant que poffible, & qui ne faffent pas les légiflateurs dans chaque cas, mais feulement les interprêtes des lois d'après des formes préfcrites. Au refte , la forme judiciaire 'en Allemagne pourrait beaucoup perdre de fon appareil effrayant, fans manquer toutefois ce but; mais je ne puis abfolument acquiefcer au fentiment de tous ceux qui veulent , que tous les différends foient terminés comme le neeud gordien. Quelques princes allemans, voulant fe diflinguer comme philofoplies, ont mis la main a la réduaion de ces formalités. Que n'eft-il plus facile de tenir un heureux milieu! On ne voit guere dans ces petits états opprimer des particuliers. On a même beaucoup d'exemples que dans leurs différends particuliers, ces petits feigneurs ont été condamnés dans toutes les formes par leur propre confeil. Le defpotifme de ces petits fouverains s'exerce donc fur 1'enfemble, &  Lettre. 3.3 le poids s'allège par la répartition. Une forte de droiture, qui fe révolte dans le cas de certains outrages trop marqués, eft bien encore d'ufage chez eux ; fi ce n'eft que quelquefois ils s'en écartent fur 1'article du droit de cbaffe, en outrageant même 1'humanité. Au refte ils fe contentent, lorfqu'eux avec leurs chevaux & chiens font bien nourris. Cette humeur franche & joviale qui les domine, met les fujets de la plupaft de ces feigneurs a 1'abri de tous ces outrages violens, exceffifs & fans hornes, qui fous un autreciel, p. e. en Italië, Efpagne, enFrance & ailleurs ne manqueraient pas fous une même forme de gouvernement de s'en fuivre. Au furplus 1'empereur aftuel cherche auffi a faire valoir davantage fes droits, que fes prédécefleurs. Les princes qui ne font pas aflez püiuans pour en braver Vfixècutian , n'ofent poufTer a bout leurs fujets. II n'y a que peu d'années qu'on envoya du fecours de Vienne aux fujets d'un certain prince en Souabe, qui allait les expulfer de leurs poffesfions, pour les abandonner a fes cerfs & fangliers. La iuftice criminelle pourrait furtout dans ces contrées fouffrir quelques changemens. L'on torture & décapite, pend & roue & empale même encore poncïueliement d'après la Carolina. Et de plus il n'y pas longtems qu'on y brüla des forcie.res; toutefois 9a n'arrive maintenant plus. Adieu. B 5  3+ ClNQUIEME V. C_^'eft pour te punir de ton impardonnable négligence a m'écrire , que je t'ai fait attendre ft longtems une de mes lettres. Mais vü le repentir que tu en témoignes dans ton billet d'hier, & la Nannette demandant pardon pour toi dans le poftfcript, je veux bien te le palTer cette fois, & en revenir a mon journal. De Stoutgardt je fis avec un jeune homme de condition mon ami, une courfe bien avant dans la Forêt-noire. Les habitans de la partie qui releve du Wurtemberg ne font pas a beaucoup-pres ü beaux, bien-faits & alertes, que ceux du Necker & des vallées voifines. Les hommes font lourds, & les femmes jannatres, mal-tournées & a trente ans ordinairement déja ridées. Ils fe distinguent auffi de leurs compatriotes par un goüt déteftable dans leur habillement, & une ma'propreté marquée. Kalb eft la meillcure ville dans cette contrée, ayant des manufaftures confidérables. Ses citoiens fe difiinguerent dans le fameux différend entre les états provinciaux & le duc, par leur Augsbourg.  L E T T R E.- 25 courage, leur amour de la liberté'& l'attachemenc & leur conftitution. Je ne pus découvrir Ia caufe de Ia laideur de ces geus. Un travail pénibie & une mauvaife nourriture peuvent y contribuer quelque chofe; mais ce n'en font pas les feules caufes; car nous trouvames dans les parties reffortiffantes au Furftenberg & a TAutriche de cette immenfe montagne , la plus belle race , quoiqu'ils aient un travail & une nourriture commune avec les Wurtembergeois. Peut-être la direftion. & fituation baffe des vallées , fair conféquemment ou 1'eau, en font-ils ia caufe. Cette courfe dans ,les montagnes eut bien desattraits pour moi. Je fus comme tranfporté dansun monde enchanté. Une vue admirable furpaffait 1'autre en variété & beauté. La fingularité' des formes & enchaJnemens des montagnes, c&Ccades , grouppes de foréts, petits 'lacs dans de profonds gouffres, précipices, en un mot tout eft dans un fi grand ftile, que je ne me hazarde* rai pas de le copier dans une lettre. Je me délaffai quelques jours chez mon ami a Stoutgardt, & m'acheminai enfuite vers le lac de Conftance, que j'avais grand defir de voir. Je paffai une autre chaine de montagnes nommée 1'Alp, qui coupe de 1'eft-nord au oueft-fud la Souabe par le milieu, & qui, s'étendant encore des frontières de la Souabe entre Ia Baviere & Ia Franconie jufqu'au Fichtelberg, eft contigue avec le» B 6  36 C I N Q U I E M E monts de la Bohème. Ce qui m'intérefïa le plus dans ce voyage fut le berceau des rois de Praffe. Qui croirait que Fréderic le Grand, qui réfifta aux forces alliées des plus grandes puiffances de 1'Europe, & qui tient 1'équilibre au Nord, eft le rejeton d'une branche cadetie de la tige de Hohenzollern, la plus petite des maifons fouveraines d'Allemagne, dont les deux branches encore fiuV' fiftantes, Hechinguen & Sigmaringuen, n'ont con- jointement pas 70000 florins de revenus! Ce que un frere cadet .d'un de nos marquis s'étant fait expliquer par un Prufïien , il répliqua avec uu claque-doigt: Voila un Cadet qui a fait fortune E Nous traverfames la principauté de Hohenzolilern , fa largeur n'étant guere que de quelques lieues. Sa longueur doit être environ de 10 lieues-,, dans 1'efpace desquelles on ne compte , la partie détachée de Sigmaringen y comprife, qus 12000' habitans. Le païs eft très-montagneux & couvert de bois, auflï fes princes pafferent-ils de tout tems pour de grands ebalTeurs. Les fei^ gneurs acluellement régnans font, a ce qu'on m'affura , de tres aimables gens, & cherchent a renouveller chez le roi de Pruffe le fouvenir de leur commune origine , un comte de Hohenzollern ayant même été nommé depuis peu, fi je ne me trompe, a 1'évêché d'Ermeland. Nous fumes voir le chateau de Hechingue, qui fitué fur fa haute montagne domine une vue im-  L e r t r e, jg* menfe fur Ie Wurtemberg & les païs voifins. Un des Taviiïöni de ce petit païs , fe trouvant avec fa faire fur la terraffe du chateau, & admirant toute cette vafte & belle contrée qui était fous fes yeux , dit enfin avec un figne de tête: ce petit Wurtemberg conviendrait vraiment affez a notre pafs. , Si même 1'anecdote n'était pas vraie,. 1'idée ne ferait du motos pas mauvaife, puifque ce petit Wurtemberg eft aumoins 30 fois II grand que le païs de Hohenzollern. Je fus effedtivement ravi a Ia vue du lac de Conflance. Je n'en hazarderai point de defcription poèv tique; ce ferait vouluir te d'elïïner le tableau le plus riche & Ie plus animé avec un barbouillage de charbon. Je ne te donnerai que mes remarques philofophiqnes & poHtfques fur cette contrée & fes habitans; car tu fais que je tuis très-peu heureux a décrire mes fenfations. Ce qui frappe d'abord le plus , c'eft qu'il n'y ait fur les bords de tout ce grand réfervoir d'eau, qui fait un grand diftrift des limites de i'AÏiem» gne & de la Suifie , aucune ville confidérable. Conftance , qui eft ia principale fur fes bords, compts a peiue 6000 habitans. * EJle n'a ni un grand commerce, ni la moindre manufaeture; tan- * Aumoins 5000, donc pourtant beaucoup plus queCoxe I'effime dans fon voyage- en Suiffe , aSn de reie-ver davantage aux dépens de cette ville queues unea du voiünage par comparaifon. B 7  si ClNQUIEME dis qu'a Schaff houfe , Saint Gall, Zurich & quelques autre villes peu éloignées, qui n'ont pas une fi avantageufe lituation, le commerce eft trés floriflant. Le Souabe eft vifibk-ment plus lefte & aétif de nature que le Suifle des contrées limitrophe; & quant au païfan, on remarque tant relarivement aux mceurs qu'a l"induftrie une différence frappante a 1'avantage du premier ; tandis que les villes fuifles ne fe diftïnguent pas moins a leur avantage des villes voifines de la Souabe. A Conftance on eft bien tenté d'attribuer a la riligion le peu d'induftrie, la négligence des avantages de la nature & la diffolution générale. Je remarquai déja en Alface & baffe-Sonabe plus d'efprit de commerce parmi les proteftans que chez les catholiq.ues. Les fêtes, la fréquentation de cette infinité de fervices publics, les pélérinages, Ie monachifme &c. y contribuent beaucoup, & plus encore le dogme outré du mépris des biens de ce monde, & de 1'attente d'une fufrentation miraculeufe de la part de Dieu; lafacilité de trouver fa fubfiftance dans les cloitres ou 1'églife, & le rétréciflement d'idées que par comparaifon avec un proteftant il faut fuppofer chez un catholique a raifon de fa croyance. Ce qui toute-fois, dans le grand nombre de païfans de ces deux nations voifines , eft affez compenfé d'autre part par la lourdeur & la rudefTe du Sui'rfe réformé (ce que je t'expliquerai en fon tems dans mes lettres fur la SuilTe}, a 1'avantage du Souabe. Mais quant aux  L E T T R E» 3^ villes, c'efl la quantité plus grande des égüfes & . cloitres de la part des eathoüques conjointementavec les raifons ci-deflus, & la grande fupériorité de lumieres de la part des Suifies refonnés qui y font quelque différence, que beaucoup d'autres caufes outre la religion augmentent encore infiniment. On voit bien en France, dans les Païs-bas Au> trichieus & quelques états d'Italie, que la religion en elle-même n'empêche point le bienêtre politique d'un peupie, & que 1'induffrie & les lumieres peuvcnt fi bien s'allier avec une forte dofe de fuperftition & de moinerie, qu'indépendamment de fa Donquichotterie le ehevalier de la Manche pouvait être un homme fenfé & utile. La religion eft donc ici moins la caufe efficiënte qu'occafionnelle, & il dépend des circonftances locales, que le catholique alleman n'eft pas fi induflrieux que p.ex. le Francais ou le Genois. C'eft a 1'éducation qu'on en doit attribuer le plus. Tu t'étonnerais en voyant la différence entre 1'éducation de ia jeunefle daas les villes proteffantes d'Allemagne, & celle dans les villes catholiques; ou même entre ces dernieres & les notres.^ Je ne te dirai rien la-deiïus, finon que les Jéfuites auxquels nous devons tant en France, & dont nos patriotes fouhaitent le retour aux écoles, étaient de francs idiots en Allemagne, ardens zélateurs de la barbarie , q-i s'cfforcaient autant a rabaiffer tont ëffor dej efprits , que les notres fe donnaient de peine a développer le génie.  C I N Q U I E M E Un autre obftacle a 1'induftrie dans ces contrées eft la fotte & ridicule vanité de la nobleflë. Tandis que dans les villes voifines de la Suifle les négocians & fabricans font des magiflrats , le chanoine a Conftance ne regarde qu'avec mépris le citoyen qui ne doit pas fon bien a fa naiffance équivoque mais a fa capacité & a fon induftrie, & fe bouffit de fes 16 quartiers, qu'il doit prouver a fon entrée au ehapitre, fans fonger qu'il eft peutêtre. fuppédité a la familie par un laquais , chaffeur ou palfrenier. Cela fait encore une mauvaife imprefïïon fur le bourgeois; qui, au lieu d'augmenter fon capital par fon afïiduité, acquiest des titres ou des terres, cherche a finger monfieur le baron, & dédaigne avec un orgueil plus pitoyable encore , fes concitoïens. De plus, la vie économe & prefque chiche d'un citadin fuiffe , contribue beaucoup aufii a 1'accroiffement de fes manufaftures. La nourriture ordinaire d'un bourgeois un peu aifé de Conftance ferait un grand régal pour celui de St. Gal!-; ce qui eft bien aufli la caufe que le Souabe eft de meilleure humeur que le Suiffe. Au refte, Conftance femble par fon grand éloi•gnement être un peu négligée de la cour de Vienne. Plufieurs SuifTes doivent s'être offerts d'y établir des fabriques. J'ignore fi c'eft 1'intolérance de la cour ou du magiftrat de la ville, qui cherche encore a conferver un peu de fon ai> cienne autorité de ville impériale, ou la vanité  L ï T T E E, 41 fus-mentionée de Ia noblefie qui a fait échouer ces projets. L'évêque qui réfide a Mörsbourg, petite ville fur la rive oppofée du lac, a environ 70000 florins de revenus, & des domaines très-confidérables en Suifle. Les autres villes a nommer fur la rive allemande font: Überlinguen & Lindaw, oü 1'on voit la franc-bourgeoifie dans tout fon kiftte. La cóte helvétienne de cette petite mer donne plus a la vue, que PaHemande. Le beau melange de collines voifines plantées en partie de vtgnes, de haineaux épars 9a & Ja, entourés de leurs arbres fruitiers, & de ces pieces de terre cultivées de tant de manieres diférentes lui donnent un air d'autant plus animé, que les villages en Souabe font batis refl'errés comme les villes, & ne dominent a 1'entour qu'un vafte champ de blé ou des prairies étendues. Généralement parlant, je crois les deux rives également bien peuplées en proportion. L'helvétienne a un terrein plus pierreux & moins léger que 1'allemande, & quoique Ia Tburgovie foit une des meilleures contrées de la SuifTe, elle eft néamnoins obügée de tirer une grande partie du premier de fes befoins, fes grains, de la Souabe, contre lesquels elle n'échange qu'un peu de vin & de fruits. On fonge bien peu en Hollande a ee qu'on doit au lac de Conftance. A peine peut-on maintenant s'y défendre de tout ce fable charié par 1'Aar  ^2 ClNQUIEME & d'autres fleuves provenans des Alpes dans ie Rhin, qui menage d'en obftruer les embouchures, & par les grands bancs qu'il forme déja beaucoup au-deffus de fon débouché, fait craindre tót ou tard de violentes révolutions pour ce bas païs. Si la majeure partie de ce fable roulé par le courant du Rhin de ce haut païs des Grifons ne fe dépofait dans eet immenfe réfervoir, toute THollande ferait maintenant enfevelie de nouveau fous ce fable, & les embouchures engorgées du Rhin auraient longtems déja changé la face de ce païs. Toutefois cette révolution s'en fuivra nécefTairement avec le 'tems. Tout confidérable que foit la profondeur de ce lac, qui eft en quelques endroits de 300 toifes, il doit enfin & d'autant plutót fe remplir, que ce fleuve creufe dés fon embouchure prés de Conftance a travers la hauteAllemagne toujours fon lit plus profond , & qu'ainfi le lac perd de fon eau a mefure qu'il gagne du fable. Mais quand on penfe ce qu'une fi vafte eirconférencequeceiie decelacpeutcontenir,& qu'on calcule fon volume , comme la- Torré celui du Véfuve, alors les Hollandais peuvent fe promettre encore bien des .générations; au refte fi le dernier jour nous eft fi proche que nous 1'annoncent.nos plus éclairés théologiens, ce calcul même encore devient abfolument fup.erflu. Te ne pouvais quitter ces contrées fans voir la fameufe catarafte du Rhin prés de Lauffen. Ce fut pour moi le plus beau fpe&acle que j'euf-  L E T T R E, 43 fe vu de ma vie. Comme je n'avais auparavant vu aucun tableau ni eftampe de cette magnifique fcéne de Ia nature, & ne la connaiffant qu'un peu de renommee, il m'arriva ce qui apparemment arrivé a tous ceux qui n'y apportent une idéé plus diftinfte : mon imagination me trompa. Je m'attendais a la conirée la plus fauvage, oü le Rhin fe précipitaiTe comme du ciel dans un abime immenfe. Ma furprife de la diférence entre la réalité & mon idee, fut d'autant plus agréable, qu'ici il en eft comme de tous les véritables grands ouvrages de la nature & de 1'art, dont la vraie grandeur & beauté ne frappe pas au premier afpect, mais doit être fentie aprés en avoir attentivement contemplé & comparé les parties. Je ne trouvai pas la chüte a beaucoup-près fi haute, mais beaucoup plus belle que je ne me 1'étais imaginée. Cet amphithéatre de collines couronnées d'arbres qui Ia domine, ces 2 rochers fur 1'un desquels eft affis le chateau de Lauffen, & un village avec un moulin audevant fur I'autre, dont la chüte même eft fianquée comme une avant-fcene de fes co.' Jonnes, la largeur de la chüte & la belle répartition de Feau fe précipitant avec tant de variations, le fuperbe bafTïn au bas, le mélange agréable & prefque artificiel de culture & de nature fauvage dans la contrée d'alentour , en un mot, tout fe trouva autrement & plus beau, que je le préfumais. La cataracle n'eft haute maintenant tout au plus.  44 ClNQUIEME que de 5© piés, y compris les petkes pentes que fait le torrent avant fa chüte totale comme pour s'y préparer, & qu'on ne peut apperpevoir que depuis la hauteur. Elle était certainement plus haute ci-devant , une partie du rocher qui barre la chüte au milieu en ayant encore de mémoired'homme été arrachée. * Je crois avoir remarqué fur le rocher qui porte le chateau de Lauffen , comme le torrent a graduellement creufé en profondeur; d'oü il s'enfuit, ce que j'ai avancé plus haut , que le lac de Conftance doit diminuer a mefure que le Rhin fe fait un lit plus prcfond. Aufïï vis-je dans mon voyage ici, prés de Lindaw décidément des attériffemens. ïl a ceia de commun avec tous les lacs élevés, & c'eft fur celui de Neuchate! que cette décrue d'eaux en Helvétie fe manifefte le plus. Je ne dois pas oublier , avant de partir de Conftance , de te rappeller un homme qui, il y a quelques années, fit bien du bruit dans les gazettes. C'eft dans ces contrées que commenca fon * On indique ici it ceux , qui, n'ayant pas occafion de voir en nature ce fpeflacle uniquc, voudraient néanmoins s'en faire une idee jufte & intuitive, les 2 riieüleures & plus ndelcs eftampcs qui en ont paru jufqu'ici, favoir: celle deflinée & cohrée d'aprcs nature par M. Trippel, peintre de Schaffhoufe; & celle gravée en 17S3 par M. Gmelin a Eiile d'après 1'excellent tableau de Schalch; Time & 1'autre larges d'environ 16 ,i 18 pouces fur 12 de hauteur. {VEiiiteur.~)  L E T T R E. 45" róie ce faraeux Gafïher, qui en peu de tems chaffa quelques millions de diables & guérit quelques centaines de croyans. L'évêque de Conftance ne fe foupiant pas trop de pareils miracles dans fon diocèfe , le prophéte fe refugia fous la proteélion du prélat de Salmansweiler , qui rachete toujours a grand prix du pape fexemtion du pouvoir epifcopal. Le prélat époufant par jaloufie contre monfieur l'évêque le parti du transfuge avec beaucoup d'ardeur, fa perfécution lui valut aufiitót fa fortune. L'économe de la prélature lui fournit quelques barils d'huile gatée & autres pareilles drogues, que Gaflher confacra pour la guérifon des gens, & auxquelles ce premier trouva bien fon compte. Je te communiqué cette anecdote, paree que je la tiens de bonne part, qu'elle eft peu connue, & pour te fournir un nouvel exemple , que Mahommed & tous les prophétes de fa trempe ne doivent leur renommée qu'a 1'ardeur de leurs perfécuteurs & patrons, qui le plus fouvent n'a pas la moindre counexion avec le prophétisme de ces acolytes. Adieu.  4 6 S I X I E M E V I. AUGSBOURG. x jLprès avoir vifké a la ronde les contrées du lac de Conftance , je partis de Lindaw pour venir ici, pafTant par quelques villes impériales délabrées, réduites a demander a 1'empire la rémiffion de leur contingent, & qui ne font plus que des villages. Memmingtien s'y diftingue cependant beaucoup parmi eux , reflemble même un peu a une ville, & a quelques manufaftures. II me tomba dans les mains un extrait de chronique de cette petite ville, dont je dois, malgré le ton de commérage qu'elle a de commun avec toutes les chroniques de petites villes, te communiquer quelques paffages, paree qu'ils caraétérifent 1'efprit de Ia nation. L'an 1448 le vin venant a manquer dans les tavernes, Ie fénat envoia une députation folemnelle vers le Necker, pour Ie fupplier de pourvoir a eet urgent befoin de fes fujets. Comme les chars de vin étaient en marche , Ia bourgeoifie s'en fut tambours battans drapeaux flottans en procefïïon a ieur rencontre, & 1'on fit des feux-de-joie. . . ,  Lettel 47 En 1449 s'éleva le jour de la St. Gall dans Péglife de St. Martin, une querelle entre les femmes au fujet des pries-dieu, qui occafionna dans Péglife même grande bataille entr'elles. Le clergé fut d'avis, qu'on refacrat de nouveau Péglife profanée; mais le fénat s'y oppofa de toute force: parceque ce tï'étatent que des femmes. . . Ces deux traits ont même maintenant encore leur mérite ; le Souabe ayant jufqu'a ce jour la même vénération pour Ie vin, & la même fupériorité fur fa femme. Je pafTai de plus une infinité de comtés & feigneuries , parmi lesquelles les domaines des comtes Trucbfefs & Fugger font les plus confidérables, & pourraient bien paffer pour des principautés , s'ils n'étaient pas répartis entre 'tant de lignes collatérales de la familie. Tout Ie diftrict depuis le lac de Conftance ici eft beaucoup moins bien cultivé , que la baffeSouabe; & c'en eft de même des mceurs. Mais cette différence eft frappante quant a la tournure des habitans , qui ont ici des manieres fi gauches & fi raboteufes que ca vous répugne; toutefois aufïï la nature, a dire vrai, les a-t-elle moins bien traités que leurs voifins. Le diftrict- entier n'eft qu'une plaine, coupée entre Lindau & Leutkirchen que par une chaine de collines couvertes de bois, & qui n'eft propre conféquemment qu'a 1'agriculture, tandis . que ce mélange de monts, collines & vallens occafionne en baffe-Souabe une culture plus variée.  43 S I X I E M E Ce qui ruine le plus encore ces contrées, c'eft qu'elles font morcelées en tant & de fi petites feigneuries, & que plufieurs des poffeffeurs, vivant aux grandes cours, tirent par-la 1'argent hors du païs. II eft fuperflu de demander fi le feigneur du lieu y réfide: les vifages de fes fujets & 1'abandon du païs ne parient que trop. Pendant que le Sire brille a la cour avec les dépouilles de fes fujets , le païs gémit fous 1'opprefïïon d'intendans avides, qui favent par leurs rapines ordinairement tant amaffer, qu'en peu d'années ils peuvent réfigner pour faire eux-mêmes les feigneurs. Si une diffipation' immodérée & cette fotte avidité de titres était moins de mode chez la haute nobleffe allemande, fi elle avait plus de goüt pour les fciences & les arts, fi elle connaiffait de plus nobles plaifirs que celui en chevaux , fuperbes voitures & nombreux domeftique, &c; fi elle favait acquerir quelque chofe de plus en France qu'une contenance roide , une attitude de piés compaffée, 1'art de perdre de bel air fa bourfe au jeu, un pitoyable jargon & certaines maladies de mode, elle ferait la plus heureufe claffe de mortels. Iudépendante comme elle eft, elle pourraic en tout fens faire le bonheur de fes fujets & en être adorée.: mais c'eft dont Ie grand nombre de barons * allemans fe foupie le moins & ne fent pas * II eft fuperflu peut-être d'obferver, que tout gentilhomrae alleman lors même qu'il eft comte, eft appelé fe*ron a Paris. Q'Ediiwr.*) le  L E T T R E. 49 k prix. La nature s'en venge. Leurs terres s'endettent par leurs folies dépenfes a la cour, ainfi les refources tariffent peu-a-peu. Cette célebre Augsbourg n'eft plus abeaucoupprès, ce qu'elle fut jadis» 11 ne s'y trouve plus de Fugger & de Welfer qui ayent des millions a prêter aux empereurs. On ne faurait trouver dans cette grande & belle ville , qui eft du premier rang entre les villes de commerce d'Allemagne, plus de 6 maifons dont le capital excédat les 200000, ni 15 qui polTédaffent 100000 florins. Le gros des négocians, dont beaucoup veulent tenir équipage , fe traine avec un petit capital de 30 a 40000 florins, fait le marchand, 1'agioteur & le commiffionnaire, & le tralie recu fait qu'il eft trop indolent pour établir des fabriques. Quelques maifons feulement font un peu de change, & la route par le Tirol & les Grifons occafionne ici quelque commerce d'échange entre 1'Italie & 1'AUemagne. Outre ces marchands & agioteurs, Ie plus grand nombre d'habitans occupés font des graveurs, fculpteurs-en-bois & peintres. Mais leurs productions font pendant avec Ia quincaillerie de Nuremberg. II y eut bien toujours quelques geus a talent parmi eux ; mais ne trouvant jamais leur compte a leurs petits effais en faveur de 1'art, ils furent obligés de s'en tenir aux ouvrages de capucins pour ne pas mourir de faim. Ils fourniffent prefque toute 1'AIIemagne catholique de petits agnus &c», C  50 S I X I E M E pour les bréviaires & rornernent des maifons tourgeoifes. Quant aux arts, ce climat leur eft trèspeu favorable. Le baron préfére de nourrir chevaux, chiens, & un tas de domeftiques dont ordinairement il eftle fol,que des artifres, & fi toutefois ia mode exige de lui quelque petit facrifice aux arts, il n'aura pas de foi au talent de fes compatriotes. Ayant rarement lui-même du goüt & des connaiffances, il fe laiffe guider dans fon choix par le faux renom d'artiftes etrangers, & gémir fous 1'indigence le merite de fes compatriotes. II n'en eft guere mieux de ce point dans d'autres contrées d'Allemagne; car on laiffa aux etrangers de mettre en réputadon les' Mengs , Winkelmann , Gluck , Hafte , Haendel & bien d'autres, avant qu'on reconnüt leur mérite en Aüemagne. II s'eft bien cottifé ici fous la proteaion du magiftrat une académie des arts , mais qui ne parait, ainfi que fes patrons, avoir un plus grand but, que de former fous le npm d'artiftes de bons artifans, & de maintenir les fabriques de la ville. Le fénat enfanta aüfïï depuis quelque tems nombre de pareils projets a 1'avancement de 1'induftrie , auxqueis, chaque vue patriotique m'intéreffant, je ne pouvais d'abord qu'applaudir. Mais, que ne fus-je indigné, de voir en partie même les chefs de la ville faire échouer ces projets! La caufe de eet infenfé procédé eft en partie la forme du gouvernement. Les patriciens, gouvernant la ville conjointement avec une élite de  Lettre, 51 ïiégocians en ariftocrates, ne peuvent le digerer, de voir prendre le deffits au plébéïen par les biens qu'il s'eft acquis par fon afiiduité. Dëpfimarft & perfécucant 1'induftrie dans fes atteliers par-une miferable jaloufie, als la prónent en Confeil par un patriotisme fimulé. Un nommé Schülin , qui a fait fa fortune par une grande fabrique de CQtton, en fournit un trifte exemple. Les millions qu'il a gagné par fon affiduké, le mettant a-même de vivre bien plus magnifiquement que les patriciens avec leurs titres vuides, il eft pour cela eu butte a la perfécution la plus infenfée. La principale caufe de cette pitoyable politique fe doit attribuer a la corruption de 1'enfemble; les neuf dixièmes des habitans étant la plus infame canaille qu'on faurait imaginer, toujours prête au moindre fignal a s'égorger par fanatisme; qui porte régulierement Ie dimanche fon gain de femaine au cabaret, & ne fe rappèle la grandeur de fes ancêtres, que lorfque la bière échauffe fa tëte. . J'aurais déja dü te dire, que le gouvernement eft compofé moitié de catholiques, & moitié de Iuthériens; quoique généralement parlant, ces premiers foient plus nombreux que les proteflans. — II eft abfolument impofïïble d'épuifer dans une fatyre tout les ridicules, que produit ici la haine ' de religion. Journellement tu peux t'attendre a quelque nouvelle fcene imprévue, qui te fait rire & jurer. On n'ótera pas une toile d'araignée d'un édifke public, que Ia religion ne s'en méle. Les C 2  52 S I X I E M E catholiques, qui naturellement ont la téfé plus chaude que les proteflans, tiennent ce qu'on nomme un controverfifte, qui a certains tems fait rire la moitié d'Augsbourg , & enrager 1'autre. Celui qui maintenant fait ce röle eft un Jé.fuite, & le meil- leur charlatan que j'aie vu de fon efpece. La gpnde indigence & diffolution du peuple le rend infenfible aux droits, qu'en vertu de fa conftitution primitive il devrait faire valoir. Le parti ariftocratique ne ferait pas fipuilTant, fi le peuple favait mieux prifer & fentir fa vraie conftitution. Mais la liberté de la plupart des bourgeois ici n'eft guere plus chere que les pugelages de leurs filles, que les chanoines de cette ville, dont les prébendes rapportent environ 2000 florins, achetent annuellement par douzaines. Le dixieme reftant des habitans confifte en quelques families patriciennes, parmi lesquelles il y a de jolies gens, & une douzaine de négocians, quelques artiftes & le clergé. Mais il regne entr'eux trop de fotte diffipation, que celui qui eft plus raifonnable n'ofe même tout-a-fait éviter, étant généralement recue, & trop de jaloufies perfonnelles, pour qu'un vrai patriotisme aétif puiffe germer chez eux. Cette ville, qui pourtant a bien 3 lieues de circuit, contient a peine 36000 habitans, dont tout le capital de rapport n'excéde guere les 15 millions de florins. Sa décaden- ce fe manifefte annuellement de plus en plus, & fi des circonftances très-favorables ne viennent a  L E T T R E. 53 Ia fecourir , elle pourrait bien au fiecle prochaia ne contenir qu'un amas de gueux, dont les chefs paraderaient avec- les haillons clinquantés qu'ils auraient volés a leurs fujets. La ville eft vraiment belle, & 1'hótél - de - ville un des plus beaux édifices que jufqu'ici j'aie vu dans mon voyage; auffi dirait-on que le Magiftrat prend d'autant plus de foin d'en embellir 1'extérieur a mefure que fes forces intrinféques diminuent. La courtifanne ufe'e trompe bien encore par des charmes empruntés 1'étranger en paffant; mais en la voyant a fa toilette L'intendance des ba- timens publia depuis peu une ordonnance érnanée du fénat, que les gouttieres, qui jaillilTant auparavant 1'eau fur le pavé le gataient, feraient pratiquées dorénavant contre les maifons. Une fociété de négocians protefta contre, difant dans fa remontrance au fe'hat: „ que les Romains n'étaient pas juflement au faire de leur grandeur, lorfqu'ils conftruifirent la voie appienne,, Je ne fais fi le concipient le fit par dérifion. Ón dit communément: toute comparaifon cloche. Mais vis-a-vis des Romains, les béquilles des Augsbourgeois font certes trop frappantes. La ville recoit la plupart de fon eau potable du Lech, qui paffe a quelque difiance de la. L'ouvrage par lequel 1'eau eft diftribuée dans la ville, eft réellement admirable. La cour de Baviere pouvant lui couper ce befoin fi indifpenfable, la met, en la meuacant de cette cataftrophe, quelquefois C 3  54 SlXIEKÏ a contribution. Elle a de plus" encore d'autres moyëns en main pour tenir toujours rilluftre Coufeil dans une cenaine dépendance. Pour fe garantir de 1'oppreffion de cette cour, la ville recherche la proteétion de celle de Vienne , & fe rend par la auffi dépendante de ce cóté-la que de 1'autre; de forte que la politique du très-fage Confeil n'eft. qu'un jouet balotté entre ces deux cours. Le rniniftre de 1'empereur au cercle de Souabe réfide ordinairement ici, & garantit ü fa cour une influence continuelle. II s'y trou- ve auffi toujours des recruteurs autrichiens & prusllens, aux premiers desquels le Magiftrat de la ville témoigne une préference marquée. Dans la guerre de 1756, la bourgeoifie était divifée pour les deux cours, en deux partis égaux. Les catholiques regardaient l'empereur, & les proteftans le roi de Prufle comme leur dieu tutélaire, & la haine de religion manqua d'allumer une fanglante guerre civile. L'évêque, qui porte le nom de cette ville, mais qui réflde a Dillingue, a environ 200.000 florins de revenus* Adieu.  L E T T R E. 55 V I I. AUGSBOURG. —— De tous les cercles de 1'empire celui de Souabe eft le plus morcelé. II ne compte que 4 principautés eccléfiaftiques'& 13 féculieres, 19 prélatures & abbayes immédiates, 26 comtés & feigneuries , & 31 villes libres,& impériales. Les princes nommés convoquans, font l'évêque de Conftance & le duc de Wurtemberg, dont le dernier feulement eft direfleur des affaires du cercle a traiter. Le mélange de toutes ces différentes formes de gouvernement, de feaes religieufes, 1'oppreffion des grands fur les petits, 1'intervemion de la cour impériale , qui en Souabe a différens domnines épars & indépendans du cercle , & qui, enfuite d'un, privilege affeélé a 1'archiduché d'Autriche, peut les étendre en différentes manieres; tout cela donne a 1'économie politique du païs & au cara&ére de fes habitans une affez fmguüere face. On voit dans plufieurs contrées en quelques ftations de pofte, contrafter la meilleure culture avec le plus grand dépériffement, un degré paffable de lumieres & de di£ C 4  56 Septieme cipline avec la plus craiTe ignorance & bigoterie, des veftiges de liberté avec ropprefïïon la plus marquée, 1'orgueil natiönal avec lé mépris ou Fïndifférence pour la patrie, & tous les rapports de fociété de la maniere la plus frappante. De fait, ce font les plus grands païs en Souabe, comme le Wurtemberg, la partie autricbienne & celle de Bade qui font les mieux cultivés. Toute la Souabe prefque 900 milles quarrés d'Allemagne d'étendue , dans lesquels on compte environ 2 millions d'habitans', dont plus que la moitié appartient a ces 3 fusdites maifons, quoiqu'elles ne poffedent pas a-beaucoup-prés la mi-part de tout le païs. Si les petits princes allemans favaient un peu fe borner, s'ils ne cherchaient pas a paraitre plus qu'ils re font', s'ils aimaient un peu plus leurs fujets, & qu'ils füffent moins infenfibles au doux fentimens de 1'humanité & aux charmes des Mufes, la petiteffe même de leurs états ferait leur bonheur. Malgré qu'un petit gouvernement ruffique doive pour différens befoins laiffer écouler bien de 1'argent, le rapport du païs pourra néanmoins en bonne partie, fi le Seigneur n'aime un luxe immodéré, a raifon du petit cercle être confervé dans une circulation beaucoup plus étroite & par-la plus avantageufe, en cas que cette petite cour entende fes intéréts propres & ceux de fes fujets qui en font inféparables, & faffe revirer la recette dans fes canaux refpeétifs. La plupart des feigneurs de  L E T T K E. 57 cette contrée étant catholiques, & leurs fils eadets pouvant facilement entrer dans les riches chapïtres du voifinage , ilsn'ont guere a fe gênerpour des appanages. Plufieurs d'entr'eux-mêmes étant eccléfiaftiques, ne peuvent donc jamais par des enfans légitimes étre a charge a leurs fujets. Mais ici oü il eft queftioü de la félicité nationale , ces feigneurs ne peuvent être mis en compte. N'ayant point de liaifons de familie, ils ne fe regardent jamais, comme on fait, comme appartenans a leur païs, mais comme des commandans, qui -font Ia pour le mettre a contribution. . . Le peu de befoin qu'on a du militaire , la faeilité d'embraffer 1'enfemble, 1'éloignement de tous ces chamaillis politiques d'états plus grands, la certitude, que ceux qui les gouvernent ne peuvent faire les conquerans, pourraient, conjointement avec quelques autres rapports encore, être de quelque avantage a ces petites peuplades ,fi leurs chefs étaient de meilleur aloi. Mais je n'ai , les cours de Steutgard & Carlsrouhe ëxceptées, trouvé a ma grande douleur auv cune autre en Souabe, qui regardat le bonheur fes fujets comme de fon devoir. Les autres paraiffent s'imaginer, que le peuple n'exifte que pour eux, & non eux pour le peuple. Les financiers de ces feigneurs , dont j'ai connu quelques - uns très-particulierement, font une différence bien-effentielle entre 1'intérêt de la cour & celui du peuple, & quoique le fujet comme je te 1'ai déja dit, foit a 1'abri d'une tirannie outréeil ne 1'eil C 5  53 Septiemb pouitant point a 1'égard des adroites efcroquerie? des financiers. L'éducation de la plupart de ces feigneurs eft trop déteflable, pour qu'il en puille être autrement. Elle eft prefque généralement abandonnéeaux prêtres, foit a des moines, dont les connaiffances n'embraffent que leur froc, foit a des jeunes abbés qui ne font que fortir de 1'école, & qui par les parens de leurs eléves cherchent a faire leur chemin. Et quelle eft donc la moraie du jeune feigneur ? Le- moine 1'habitue a tenir 1'adoration de St. Franpois, de St. Benoit ou de St. Ignace, la commiffibn'de meffes fréquentes, les fcapuiaires, les rofaires, les aumönes aux cloltres &c pour fes plus effentiels devoirs, & a croire, qu'aveccela ou peut reparer nombre d'autres fautes', -— Et 1'abbé ? C'eft ordinairement un jeune homme, qui a puifé toute fa philofophie & fa moraie a 1'école des moines, accoutumé a ramper , faifant au befoin Ie laquais, & qui, craignant de perdre ia 1'avénement du jeune fire au gouvernement fon pain efperé , ufe volontiers de connivence dans les années les plus critiques de la jeuneffe. II eft bien a croire que 1'un & 1'autre n'auront pas manqué de dire au fire adolefcent, que c'eft un péehé de tuer les hommes comme des mouches , de voler fur les grands chemins, de faire enlever de leurs lits par des chaffeurs ou hufïars, les femmes de leurs fujets pour le chateau, &c Mais quant aux fentimens moraux plus délicats,  L E T* T R E. comme les égards dus a tout ce qui tient a 1'efpece humaine, lë goüt pour des vertus plus relevées que celles qui lui font propofées pour modele dans les légendes; c'eft-ce qu'aucun de ces nieffieurs ne faurait faire naitre chez 1'éleve. Les cloitres & les écoles font-ils d'ailleurs les lieux propres a donner la connaiffance du monde, les nuances fines de nos devoirs, & fur-tout les qualités fortables a un bon prince? J'eus occafion d'aiTifter a un examen , que tint Je gouverneur avec les fiis d'un feigneur diftingué en Souabe avec beaucoup de folemnité. Les papens, fe diflinguant dumoins par leur empreffement a donner une bonne éducation a leurs enfans, de beaucoup d'autres maifons en Souabe, y prenaient une part fenfible, & y invitèrent tous leurs proches & amis. Le mentor qui était un bénédiftin, y convoqua auffi tous les prélats & prieursdu voifinage, afin de rendre fon triomphe dans 1'art de l'éducation plus brillant, qui manquerent d'autant moins de s'y rendre, qu'on pouvaita cette occafion' s'y attendre a faire ripaille. Les eléves étaient entreles 14 & 18 ans. On commenca d'abord par le' latin, & 1'ainé de ces jeunes gens lut une harangue latine, qu'on difait faite par lui-même, mais qui bienfürement était'de la facon de fcn mattra, ce que celui-ci donnait affez a entendre pendant la leéture par fes regards & fes mines. Le difcours était pétri de toutes les figures rhétoriques connues, & toutes les interrogations, exclamaC 6  6o Septieme tions, invections &e. s'adreflaient aux philofophes modernes, qui menacent la religion & la fociété en géneral de leur ruine. J'étais trés-attentif comme j'entendis par fois donner 1'aflaut a Voltairius & a RouiTeauvius, avec toute la fureurrhétorique pofïïble. Je ne pouvais concevoir quel mal p.ex. Roufïeau, dont la moraie a-tout-prendre eft excellente, furtout pour des fouverains, & qui dans ces païs pourrait opérer les plus falutaires révolutions pour 1'humanité, pouvait avoir fait a un jeune feigneur Souabe ou a fon gouverneur, qui dëcidémentne le connaiffaient perfonnellement,ni par ni fes écrits. Un de nos compatriotes, le maitre de langue de ces jeunes feigneurs , qui m'avait procuréjfc'entrée, me fit revenir de mon étonnement en me difant, que depuis nombre d'anrtées il eft de mode parmi le elergé de ces contrées, de prêter a Voltaire & Roufleau toutes les abfurdités imaginables, & d'aiguifer fur eux en chaire & toute autre occafion publique les pointes de leur efprir. . . Le difcours ayant été applaudi pertinemment, & les complimens finis de part & d'autre, on en vint a fhiftoire. La les 4 monarchies univerfelles paffêrent la revue, & les jeunes feigneurs nommèrent beaucoup de princes babyloniens , aflyriens, chaldéens, égyptiens, perfans & autres du monde primitif, fur lesquels on ne faurait dire autre chofe, finon que leur cendre eft mêlée avec la terre que nous habitons. Toutes ces monarchies tournaient autour du vieux teftament,  L E T T R E. & furent dévidées fur le teinple de Salomon. La Grece fut dépéchée avec fes 7 Sages & leurs maximes, & il ne fut queftion ici de même que dans 1'hiftoire de Romerépublicaine, ni des grandes vertus, ni del'état de culture, ni des caufes de 1'élévation & de la décadence de ces peuples. Un payen ne pouvant aux yeux d'un moine avoir aucune vertu , ce fut précifément contre les lumieres & la philofophie de ces illuftres nations, qu'e'taient de'coche's tous les traits de Ia harangue. Toutcelane paraiiïait d'ailleurs être aucunement fenti du gouverneur comme maitre d'hiftoire. On ne trouva rien a dire fur l'hiltoire des empereurs, que leurs dix ou ving.t perfécutions contre les Chrétiens. Je ne fais au jutte fi on en nomina pas même davantage, quoique je ne fois pas , comme tu fais, abfolument neuf dans l'hiltoire romaine. On notnma tous les. martyrs poffibles a nommer qui fouffiïrent fous ces empereurs. II eft bien naturel que dans rhiftoire moderne on donna le principal röle aux ancêtres de ces jeunes feigneurs: comme ils fonderent des couvens& les doterent, comme ils furent aux croifades, &c. On continua enfuite avec la géographie, & ce fut de 1'Arabie , de 1'Abyflïnie , du Monomotapa^ de Ia Nubie, dn Monoemugi & des pais les moins connus qu'on fut Ie plus dire de cho'es. Aprés que pour échantillon d'arithtnétique on eut griffoné quelques petits exemples fur une table , on paffa enfin au dogme & a la moraie. Pour le coup on paria' dans 1'expofuion du premier C 7  6'2 Septieme tant des carafleres infaillibles de Ia fcule Eglïfe qui raene au falut, que j'aurais bientöt décampé. Je me ferais d'autaut moins attendu a de fi dures expreffions dans un pats oü la religion eft mixte, que la tolérance des feétes dominantes eft une des lois fondamentales de 1'empire. L'examen de moraie fe fit de Ia forte: Gouverneur» Quelles font les vernis cardinales? Premier eleve. La foi, fefpérance & la charité Gouv. Fai- tes-moi nakrela foi, comte Charles! Comte Charles. O mon Dieu je crois tout, &c. Gouv. Comte Max, faites moi naitre fefpérance! Comte Max. O mon Dieu , j'efpére tout, &c. Gouv. Comte Augufte, faites-moi naitre Ia charité: Comte Augufie.- O mon Dieu je t'aime, &c. Cétait tout-a-fait touchant pour les bons parens, d'entendre comme leurs enfans favaient par cceur la foi, fefpérance & la charité de leur catéchis- me Gouv. Quels font les vices cardinaux ? L'envie , Ia colere , la paiilardife , 1'ivrognerie , &c. Pour ce coup, les groffes faces rubicondes des prélats ne laifferent plus de me frapper, furtout un, qui avec une mine de Faune tenait fa main fin- les genoux de madame la comteffe Gouv. Quels font les péchés mortels contre Ie faint efprit? Douter d'une verité reconnue: perfifter dans une erreur reconnue, &c. Gouv. Combien y a-t-il de bonnes ceuvres, comte Charles? Comte Charles. Sept ; prëmierement nourrir ceux qui ont faim; en fecond lieu, abreuver ceux qui  L E T T R E. 63 ont ibif; en troifieme , vêtir les dénués ; la quatrieme, délivrer les prifonniers, &c. Et ce fut la, avec les 10 commandemens de Dieu & les 5 de l'églife , tout ce qu'on avait a dire fur la moraie. Donc 7 bonnes oeuvres feulement, monfieur Ie comte! C'eft donc pour un comte de 50000 florins de rentes une oeuvre pie, 6 non un devoir, de nourrir celui quia faimi .... Monfieur Ie comte fait donc un ceuvre pie d'ou- vrir les prifons a fes filous! C'était pourtant a la lettre ainfi, frere, comme je te Ie marqué ici, fans la moindre exagération, ni diminution. II ne fut pas plus queftion des devoirs des fuperieurs envers leurs inferieurs, du doux plaifir de faire des heureux , de la coupabfe difïïpation de 1'argent baigné des larmes & de la fueur des fujets , de générofité , de douceur & autres chofes pareilles, que de connaiffances politiques & économiques dans la partie fcientifique de 1'examen. Le gouverneur eonduifit alors fes eléves en triomphe vers la multitude des fpeétateurs, qui les recurent avec un bourdonnement confus de félicitations. La proceflion pafla de la a table, oü je pus continuer mes obfervation fur l'éducation des jeunes feigneurs quant au point des bonnes manieves. Quoiqu'une certaine roideur grimaciere dans leurs mouvemens m'eüt déja frappé de prim'abo'rd; ce fut le maitre de langue, qui me fit toutefoisremarquer a tablele détail de'leursbelles manieres. Ici ils difpoferent très-méthodiquementcuii-  04 Septieme lier , fourchette & couteau de chaque coté de 1'affiette, paiTerent la fervieue tous bien également par leur plus haute boutonniere, fe tenant afïïs la bien roides, les mains fort pudemment aux cótés de fafïïette, a un empan de la table, ils favaient de plus avec le mouchoir fous la ferviette fe moucher d'une maniere fort iraperceptible. Pour les taffes ils les prenaient .avec le pouce & 1'index, étendant les autres doigts tous également & fort mignardement a 1'écart. Nul n'ofait parler, qu'en cas qu'on lui adreffat la parole. Etaient ils debout, ils devaient tenir les piés bien fermes, peu diflans 1'un de 1'autre & fur un même but, une main dans la veile, 1'autre dans la poche de 1'habit. Le maitre de langue m'apprit, que toute la familie & le gouverneur étaient intimément perfuadés, que perfonne a Paris ne fe tenait autrement a table, ne tenait autrement fa taffe ni ne fe mouchait autrement. Que fouvent il était tenté de rire au nez du bénédiftin de fes lecons dans ce genre, s'il ne lui était fubordonné. Lorfque ces jeunes feigneurs vont a 1'univerfisé ou voyager, c'efl ordinairement fous la conduite de leur gouverneur aétuel, qui leur fait envifager tout ce qu'ils voyent, avec fes vieilles lunettes monacales, & qui ente toutes les connaiffances, qu'en tout cas ils auraient recueillies, furletronc aride de fes anciens principes. Quelle préparation ne faut-ilpas, pour voyager avec fruit? Et lorfque le jeune feigneur héréditaire parvient enÊn  L e t t r e. *5 au gouvernement de fes états, iront-ils alors mieux que maintenant ? Graces au très-fage deltin, ou a la toute-bonne providence , qui n'a' que trop évidemment la main dans 1'adminiftration des Etats! En confidérant la culture de ces contrées de la Souabe, & qu'on fait combien peu fes feigneurs font pour elles, on doit néceffairement croire qu'un puiffant génie les furveille , qui chaque fois répare en partie les maux que leurs fouverains y caufent; car fans cela on n'aurait jamais dit plus vrai qu'ici: Qiiidquid delirant Reges , plectuntur Achivi. Adieu.  m 66 H U I T I E M E VIII. MUNICH. J'eus Iieu d'être affez content de ma compagnie de voyage d'Augsbourg ici. Le chariot de pofte était rempli de queiques théatins , qui , ftiivant leur regie ne vivent que de Ia providence divine * mais ne manqnent toutcfois pas d'avoir la bourfe bien garnie a tous événemens, & quelques marchands : tous gens buvant bien& bonsréjouis, les moines prouvant furtout par leurs procédés que le ciel de la Baviere leur était-très-paniculierement favorable. Sitót qu'on a paffé Ie pont du Lech il faut dire adieu au vin, & s'en tenir a 1'excellente bière bavaroife dont le pot ne coute que 3 creutzers. Les théatins favaient toujours d'avance en quelle ftation fe trouverait la mcilleure boifTon. Après avoir fait plufieurs bonnes rioles, nous entrames comme en chceur bachique, chantant & è grands ris dans la belle Munich. En arrivant de la polte a 1'auberge fe préfente devant moi une belle hoteffe, qui, me regardant affez fingulierement en face , caqueta plufieurs queftions de bricole auxqueües je ne pus répondre  L E T T E I, 67 qu'a demi , faute- de connaitre 1'accent provincial ici. Les hötes queffionneurs m'étant infupportables, je lui dis unpeu rudement, qu'elle devait me dire fans détour , fi je pouvais avoir table & logement pour quelques jours chez elle ? Enfin elle me fit entendre avec quelque timidité , qu'elle m'avait prefque pris pour un Juif, & qu'elle avait fait vceu je ne fais plus a quel faint, de n'en jamais heberger aucun. Peu s'en fallut que je n'euffe repris le chemin de Ia porte;mais je me réconciliai pourtant le lendemain que ma trop grande barbe fut rafée, formellement & folemnellement avec la belle anti-juive, & me trouve maintenant très-bien chez elle. J'eus pourtant malgré nos fortes rioles chemin faifant ici affez de tems, pour remarquer que 1'agriculture ne parait pas dans cette partie de la Baviere être en fi bon état qu'en Souabe. J'ai vu nombre de villages en Souabe, qui pourraient palier pour des villes au prix de ces manfardes, que depuis mon peu de féjour en Baviere on m'a nommées pour villes, &. parrni ces villages il y en avait plufieurs, qui furpaffaient en nombre d'hommes les 6 premiers endroits autour de Munich três-difians 1'un de 1'autre, pris enfemble. Je ne connais point encore affez la cour & Ie païs pour t'en mander quelque chofe de pofitif. Je compte de féjourner affez de tems ici, & de te communiquer mes informations par orde. En attendant je fréquente affidüment ici !e théatre  68 HuiTIEME allemand, & me trouve juftement d'humeur a t'entrenir de 1'état de Ia partie dramatique de la littérature allemande, en tant que je la connais jusqu'ici. On s'appercoit déja a Strasbourg , quand on entend la langue allemande, que 1'Allemagne eft depuis quelques années attaquée d'une forte de fureur théatrale. De tems en tems les librairies font inondées d'une immenfe quantité de nouvelles pieces de théatre, de dramaturgies, d'almanacs de théatre, de chroniques & de journaux de théatre , & les écrits dramatiques font chaque fois au moins Ie tiers des catalogues de livres nouveaux. Je tiens moi-même 1'art dramatique pour Ie plus haut degré de la poëfle, tout comme la peinture d'hiftoire pour la plus noble partie de eet art. II. nous doit repréfenter le chef-d'oeuvre de Ia création , I'homme, dans fes diférens rapports de Ia maniere Ia plus reconnaiffable & Ia plus vraie. Mais 1'efpece d'hommes qui figure maintenant dans la plupart des drames allemans, eft de la plus grande rareté dans notre monde fublunaire, & fi toutefois il s'en trouvajt un par-ci par ia de cette efpece, Ia police du lieu, s'il y en a une, ne manquerait afliïrément point d'y pourvoir, en lelogeant aux petites maifons ou dans celle de corredtion. Imagines-toi , cher frere, les carafteres favorrs du public dramatique allemand font maintenant les amans frénétiques, les parricides, les brigands , les miniftres, maitrefles & grands feigueurs, qui tous  L'ETTRE. 69 ont toutes les poches de leurs habits de deffus & deflbus toujours pleines de poignards & de poifons, les foux mélancoliques & maniaqués en tous genres, les incendiaires & les fofïbyeurs. Tu ne le crois peut-étre pas , mais c'eft pourtant bien vrai que je puis te nommer plus de 20 pieces oü des forcenés font les grands róles, & dans lesquels le poè'te a cherche fa force a peindre la de'ineiice. Mais que diras-tu fi je t'affure fur mon honneur, que le public alleman, autant que j'ai 1'honneur de le connaitre jufqu'ici, admire & applaudit le plus ces mêmes tirades oü 1'on fe démêne avec le plus de frénéfie? .... II eft des pieces, oü le héros tue fucceffivement tous les 12 ou 15 perfonnages qui font de jeu, en fmiffant cette bonne oeuvre par s'enfoncer lui - même le poignard dans le cceur. II eft de fait, que ces pieces dans les- quelles il entre le plus defrénéfie & d'aflafïïnats font les plus goütées , & plufieurs acteurs & actrices ne pouvaient affez me dire quelles peines il leur en coutait d'apprendre a mourir dans les différeus nouveaux genres. II y a des paffages, oü des perfonnes doivent avec des mots entrecoupés & en convulfion continue être en agonie pendant une demi-heure; & ce n'eft pourtant pas la une petite befogne que de foutenir comme il faut une telle mort. Je voudrais que tu vis quelquefois feulement un théatre alleman, fur lequel ily a4 a 5 perfonnes couchées a la fois par terre, dont 1'un joue fon agonie avec les piés, 1'autre  H u r T I E M E avec les bras, cehiici avec leventre, & celui la avec la tête; & le parterre d'applaudir chaque mouvement convulfif. Après les poffedés & les aflaffins , les ivrognes les foidats & les guets tiennentle fecond rang au théatre allemand. Ces perfonnages font trop analogues au caraaere national, pour ne pas être bienvenus d'un fpeaateur allemand fur les tréteaux. Mais pourquoi 1'Allemand phlegmatique , & au caraaere duquel les violentes pafïïons, les entreprifes forcenées , les grands traits tragiques font aflez étrangers , raffole tant de poignards, d'empoifonnemens & de délires au théatre; c'eft dont je n'ai d'abord fu me rendre raifon. Le manque de connaiffances plus variées de la vie civile & de commerce du monde, pourrait bien de fa part du public en être une caufe. Les différentes claffes du peuple ne fe croifent pas dans les villes allemandes de tant de facons, que dans celles de France. Tout ce qui fe compte de ia nobleffe, & quand on ,en n'aurait que le nom, & tout ce qui fe dit attaché a la cour eft inaccefïible pour le bourgeois allemand. Ses connaiffances, fes perception des fituations de fociété, font donc beaucoup plus bornées, que celles de nos citoyens. II ne fait goüter quantité de relations dans la vie commune, que 1'habitant d'une ville moyenne en France fait prifer & fentir comme il faut. Avec cette infenfibilir$ pour les qualités fociales, avec cette incapacité de fentir les euchainemens & intrigues dans  L E T T R E. ~t le commerce ordinaire de la vie, le citoyen allemand a donc naturelle.ment befoin pour s'entretenir au fpeclacle, de caricatures & fortes fecoufl'es, tandis que le Francais fe contente dans une piece de théatre d'un jeu de machine plus fin, aimant d'y voir repréfenter fon monde, parcequ'il le connait. Les pieces de théatre qu'on recoit de Saxe ne font pas fi extravagantes & monftrueufes, que celles qui fe fabriquent dans Ia partie occidentale & méridionale de 1'Allemagne, parcequ'il y regne fans doute plus de lumieres, de moralité & de fociabilifé dans les claffes bourgeoifes , & qu'on y fent conféquemment mieux les nuances des fcenes de la vie commune, qu'ici. En général, le public de ce païs tient plus de Ia populace qu'en France, & la popuiace, comme on fait, aime a-courir aux exécutions & aux enterremens. De la part du poëte , cette fureur tragique a différentes catifes. La plupart des auteurs dramatiques allemans d'aujourd'hui ont cela de commun avec le refte de la populace, qu'ils ne connaiffent aucunement les refforts & le jeu de la vie civile. Plufieurs d'entr'eux font des étudians, qui, fe - trouvant encore a 1'académie, ou en étant revenus que depuis peu, ont pris Ia fabrique des pieces de théatre pour leur métier. Puis les voilé s'enfumant derrière leur fourneau,oü fans la moindre connaiffance du monde i-'s vous rêvent la dans leurs nues de tabac un monde gigamefque, dans lequel ils puilfent agir a gré en createurs, & fans qu'ils doiveut a leurs  HuiTIEME créaturès aucun ménagement ni éducation , aucune police ni juftice. S'étonnera-t-on donc s'il s'élance de ces nues tant d'hommes fans tête, & tant de monftres a tête. Ils cberchent a profiter de 1'engoiiment tragique du public , pour gagner leur pain avec le moins de peine poffible ; car il fera toujours plus facile, même fans mettre en compte farbitraire de 1'étrange, de faire une tragédie, qu'une comédie d'égale bonté. Une autre partie de ces fnbricans dramatiques fe laiffe entrainer par le goüt dominant. Le fait eft, qu'un certain Göthe, que tu connais maintenant fur quelques traduftions, parut il y a quelques années avec une piece, qui, quoiqu'elle ait de très-grandes beautés eft toutefois la plus extravagante qu'on vit jamais dans ie monde dramatique. Pour t'en donner une idéé1 il fuffira de te dire, que la révolte des pai'fans fous 1'empereur Maximilien, avec des villages en feu, des bandes de bohémiens & d'incendiaires les torches a Ia main, y font repréfentés au plus naturel poffible. Elle a pour titre Gcetz deBerlichinguen a la main de fer, & n'a au grand regret du public, malgré les différens effais qu'on en fit, jufqu'ici pu être repréfentée au théatre , parceque les fréquens changemens de fcene-, 1'immenfe quantité de machines & de décorations demandent trop de dépenfes, & occafionnent de trop longues paufes entre les adres. Göthe n'en eft vraiment pas moins un génie. J'ai lu & vu donner quelques autres de fes pieces de théatre, qui  L E T T R E. fjj qui prouvent, qu'il fait auffi bien traiter les hommes qui , comme lui , marchent fur leurs deux jambes dans leur vie journaüere, que ceux a 1'inverfe. Je vis avec plaifir fon Er win & Elmire, très-jolie operette, & fon Clavigo, tragédie dom notre Beaumarchais, comme tu fais, lui a fourni le canevas. Elle ne manque pas non plus d'extravagances; mais, qu'eft-ce qui ne ferait pas permis a un génie ?.... Soudain le voila environné d'un effaim d'imitateurs. Son Götz de Berlichiöguen * évoqua comme une baguette magique, d'un feul coup quelques cents génies du néant. Infenfibles aux vraies beautés de 1'original ils chercherent leur célébrité a copier fidelement fes extravagances. Dans Götz de Berlichinguen Ie théatre ëhange a chaque afte: donc une bonne piece dut aumoins fucceffivemeut parcourir une'ville entiere , dés Péglife par les chambres de confeil & les cours de juftice aux places de marché, & de-Ia a 1'éehafaud. Comme Göthe prodiguait un peu les exécutions, les bourreaux foifonnerent au théatre allemand. Shakfpear, que Göthe apparemment avait pris par fant'ai- * On pourra juger en quelque forte de cette piece de théatre , de même que de Clavigo & de quelques autres alléguées dans ces Lettres , par la traduftion quevient d'en donner M. Friedel dans fon nouveau Théatre allemani, 12 volumes, 8°. Paris 1782 85; je dis en quelque forte , car on fait combien même Ia meitfcure traduftion perd. i'Editeur. D  74 il II I T I E II £ fie, ou peut-être dans Ia bonne intention de faire remarquer davantage ce grand poè'te a fes compatriotes , pour modele dans fon Götz; Sbakfpear dis-je, devint fidéle des poè'tes dramatiques allemans : non ce Shakfpear qui , comme Raphaè'1, favait failir dans 1'homme chaque accent fugace de 1'ame, chaque nuance dans les adtions, chaque exprefïïon des mufcles & des nerfs, chaque gradation dans les pafïïons, & les rendre avec toute la vérité poffible; mais ce Shakfpear, qui, faute de connaitre d'autres originaux & de culture convenabie , s'abandonnait fort négligemment a fes fantaifies, qui, s'envolant avec les ailes de fon génie par-deflus fiecles & zones, & pénetrc des objets préfens ne s'embarraffait ni d'unités, ni de bienféances. Un peintre d'hiftoire pourra être tres-fort dans I'expreffion des perfonnages ou parties détachées, & négliger 1'affemblage convenabie, ce qu'on nomme le clair-obfeur, & bien d'autres chofes; mais fi fon difciple cherche fa force dans 1'imitation de cette négligeuce, il eft vraiment bien a plaindre. Les regies ne font pot:r le genie pas des chaïnes d'efclavage. Ou il les portc en guife de guirlandes, avec légereté & grace, ou, fi méconnaiflant eet ornement il veut fe montrer dans fon état brut, il compenfera par 1'énergie démefuréé avec iaquelie il faifit fon objet, les ornemens negligés. Mais ces genies impétueux font trés-ra res, & aucunement faits pour 1'imitation des ma-  Lette. e. «iercs. L'Angleterre n'a produit ckns ie cours de tant de fiecles qu'un Shakfpear; difons mieux, PEurope entiere n'en a produit qu'un. La plupart des enfans der arts ne pourront toujours parvenir a leur grandeur qu'a force d'étude, & les regies leur font la pierre de touche de 1'étude. Ce goüt ridicule, de vouloir briller par la *iégligence des regies, & des bienféances, par des extravagance.9 affeclées, des fituations étranges, des horribles grimaces, & par des mifèrables défiguremens a depuis ce tems-la infefté toutes les parties de 1'Allemagne littéraire & artifte. II fe trouve des jeunes foi-difans génies en nombre, dont chacun dans fon métier refpeétif, comme en mufique, en peinture, & en d'autres genres de poè'fie, fe croit plus grand a mefure qu'il s'éloigne des regies & qu'il négligé 1'étude. Les anciens penfaient la-deflus bien difFéremmént, & les ouvrages qu'ils nous ont lailTé, ne tomberont affurément pas par ceux de ces prétendus génies originaux. Virgile affimilak fes produftions au part informe d'une ourfe, qui ne fe faconue qu'a force d'être léchë, & ou s'appercoit bien chez Terence & Plaute, qu'ils n'avaient pas fini une de leurs fcénes durant une pipe. Tu fais que parmi nous, Shakfpear a depuis quelque tems aufli fes partifans. Mais ca n'arrivera pourtant pas de fitor, qu'on prendra fes extravagances pour regies; & bienqu' Arnaud ait mis chez nous en fcene les monfites, ils s'y font toutefois montrés trop Da >  7 4  Ja N I U V S E M E I X. Munich. V • V raiment tu exiges trop demoi dans ta Iettre. Je conpois bien qu'il t'intéreffe particulierement de connaitre cette cour & ce païs, paree que maintenant, fans mettre en compte nos anciennes relations avec la Baviere, la maifon palatine elr la plus puiffante en Allemagne après celle d'Autriche & de Brandenbonrg, ou le devrait dumoins être a raifon de fes forces intérieures, & que par fa fituat-ion elle pourrait dans certaines circonftances fe rendre fort importante foit a notre cour foit a i'impériale. Je ferai mon poffible; qnoique le tems que je compte de paffier ici foit trop court pour te fatisfaire entierement. Cette cour eft envelopée d'un effiiim fi denfe, fi bigarré & fi reiuifant de miniftres, confeillers, intendans & commandans, qu'il eft bien difficile d'y pênétrer, & même d'y entrevoir. Je n'ai auffi pu faire encore connaiffance particuliere avec notre miniftre, qui fans doute fait fon monde. Je te Ia peindrai donc tant d'aprês les relations de quelques gens a£fez fürs, que fur quel-  L ! T T 8 I. 8 l qctes peil d'obfervations que'j'ai faites , quoique k une certaine diftance. Car n'avons-nous pas pour la taxer , en tant qu'elle a de connexiori avec le païs, fes établiffémens publics & fes ordonnances. L'élefteur eft du plus heureux tempérament. II a le caradlere doux , fociable, gai, point dé> fiant ni foupc-onneux , & fi peu fait aux coups d'autorité & aux violences, que lprfqu'ti s'agiffait une fois d'une réformation néceffaire a fa cour de Mannheim , & qu'ayant appellé le comte de Goldflein, homme réfelu, pour premier mmiftre a Dufiëkiorf, afin de mettre courageufement main a 1'ceuvre; il fit entretems un voyage en Italië , pour que ia rdforme ne fut pas empêchée par le» fuppüques & les plaiutes des congédiés , auquelles i! craignait ne pouvoir réfifter. Un malheureux hymen , dans lequel il ne put avoir des enfans, ie porca dans fa jeuneffe a quelques égaremens peu excefïïfs. II affeótïonna tant 'les enfans qu'ü eut du coté gauche, & leur mere, qu'il les fit comtes a grands frais. Son doux naturel & peut-être le fouvenir de fes écarts três-excufables, ouvrit enfuite fur 1'age le chemin de fon cceur a une forte de piété, qui en elle-même ferait falutaire au païs, fi elle ne donnait en même tems un libre accès aux prêtres & aux moines.. Quant a fes connaiffances il doit être affez verfé dai;s plufieurs fciences-, furtout dans les mathématiques, & parier Ie francais, 1'italien & 1'aa*ü 5  Sa Neovieme glais. Mais fon fort font les arts. II leur a fait de trjs-grands facrifices. Ses orcheftres & fon opéra font, avec les roufiques de Naples & de Turin ce qu'il y a de mieux en Europe dans ce genre. Ses magnifiques êollections d'eftampes , d'antiquïtés & autres chofes, font d'éternels monumens de fa familiaricé avec les mufes. Un Anglais lui doit avoir fait ce compliment a Mannheim: qu'il méritait d'ètre un particulier. On ne peut affurément rien dire de mieux fur le caraftere de ce prince. II manque abfolument de cette fermeté & réfolution, qui eft indifpenfable pour régénerer un païs auffi défolé que ia Baviere. Deftitué d'une jufte connaïiTance des hommes, fon bon coeur interpréte tout a 1'avantage de ceux qui 1'environnenr. Pour fes prêtres il les voit tous par ies yeux de fa reiigion & defa piété , avec laqueile ils n'ont pourtant dans le fond aucun rapport effentiel; voila comment il fe peut, que le plus aimable particulier ne foit pas Ie meilleur fouverain. Si .je détourne maintenant mes regards du chef, pour les fixer fur celui qui a aprês lui, donc naturellement auffi fur lui le plus d'influence , je ne marche qu'en tatonnant, & ne fais qui prendre. Ici je trouve un grand maïtre de la cour, Ia un miniflre des finances, un chancelier, quelquesconfeillers intimes, un confeffieur & quelques femmes, qui entr'eux ont partagé I'influence & paraif feut s'être garnntis réciproque ment leur quote-part.  L E T T R E. 8.3 Celui qui ponrrait confidérer Ia chofe au grand jour, & fuivre Ie fil de chaque intrigue jufqu'a fa fource, trouverait fans doute les vrais refforts de la machine de cour dans un froc & fous un cotillon, qui, moyennant les confeillers privés, le chahcelier & les autres meflieurs a croix & cordons ia font jouer a leur gré. Au refte c'eft a notre cour même que nous avons eu affez d'exemples du train que va 1'économie des prêtres & femmes, iorfqu'on leur abanbonne le gouvernement de 1'état, bien que cesdernieres n'ayent ici pas une influence iinmédiate , quoique toutefois bien forte fur le fouverain,.Mai's jamais ne poufferent ils chez nous la chofe' a ce point comme ici, malgré qu'il n'y ait iel' poist de maitreffe, qui abforbat pour une fantaifie les dépouilles de plufieurs provinces, comme' il arriva a notre cour. II fe trouva pourtant chez nous toujours des patriotes réfolus, qui , s'oppo-fant a cette mauvaife économie, réparaient fouyent en partie les maux que d'autres avaient caufés. Mais a cette cour tu chercherais envain un patriote; ou fi tu en trouves un, fon patriotisme ne pourra s'exhaler qu'en foupirs fecrets & inutiles.- Je ne faurais te marquer grand' chofe fur les principes dominans des gens de cour ici en général. L'intérêt perfonnel du moment me parait gtüder chacun d'eux; & s'ils ont des principes, ce font bien les plus fouples & accommodans du monde. Si on pouvait juger la facon de pen- D 6  H N E U V I E M E fer des (upérieurs par celle de quelques fubatternes de ma connaiffmce qui font en relation avec eux, plufieurs Grands de cette cour auraient adopté les plus monflrneufes abfurdités pour fyftéme politique: Comme p.ex. que la religion n'eft faite que pour le vulgaire , afin de le tenir en re- £le- ' Que Ie courtifan devait en fuivre les pra- tiques extérieures, mais cacher au peuple fon intérieur. Que ies hommes font naturellemem méchans, enclins a la fédition, aux changemens, au murmures continuels, & jamais a contenter; que parconféquent on devait les tenir dans une bppreffion continuelle, & leur óter le pouvoir d'a, gir. Que des grancjes iurnieres font miifib]es au peuple. — Que les Grands ont reen leurs prdrogatives immediatement de Dieu, qu'ils n'en étaient donc point comptables au peuple, & audeffus de tous devoirs envers lui; &c. Mais, comme je 1'ai dit, ce ne font point Ia des maximes,^ mais de pitoyables déraifons, que quelques politiques itafiens ont mis les premiers en pratique , parcequ'ils avaient mal entendu le Prince de Machiavel, que ce célebre auteur a pourtant lui-même fi folidement & ciairement refuté dans fes remarques Jjir Ti te Live, Juges donc toi-même fi cette cour eft guere en meilleur état que celle d'Efpagne & de Portugal. Le prince n'y peut, avec les meilleures intentions, rien opérer pour ie bien de fon peuple. Les voies, par lesquelles le fouverain doit communi-  L E T T R E. qner avec fes fujets, font fermeés. Sous le re» gne précédent le miniffre vendait publiquement les places, & maintenant elles fe donnent au jeu-. II eft nombre d'exemples, que des gens n'ónt pu obtenir la place follicitée , qu'après qu'eux ou leurs patrons avaient perdu contre certaines dames une certaine fomme au jeu. Tout eft a vendre ici. H y a 2 ans que quelques miniftres de cette cour auraient vendu a ia maifon d'Autriche Ia moitié de la Baviere, fi les cours de Pruffe & de Ruffie, & le mimftrè Hofenfels des Deuxponts n'eüffent empêcbé le marché. Tous les projets qu'on propofe au prince, n'ont qu'en petite partie la bonne caufe, mais pour Ia plupart le profit de leurs auteurs pour but. Comment ferait-il pofïïble, qu'une cour püt être affez formée a cette politique & it ces principes néceffaires au bien du peuple & qui font Ia bafe d'un bon gouvernement, ou 1'on ne parvient autrement aux premières dignités que par une naiffance illuflre, les aüiances, 1'argent, les femmes & les prétres? —— Outre Ia débonnaireté du prince fon goüt pour Ie luxe ne tend pas moins vers 1'excès. La première lui fait croire que la cour doit un riche entretien a beaucoup de gens & fur-tout a Ia nobleffe, même quand ils ne contribu'eraient rien au bien de 1'état. Tandis que beaucoup d'autres gouvernemens fé donnent toutes les peines pour réduire les prérogatives non - fondéesde la nobleffe, & la forcer a ne fe diflinguer que D 7  S6 Neüviehe par des vrais mérites; cette cour fe fait un devoir de les bien nourrir dans leur fainte oifiveté, comme les grenouilles de Latone ou les oies du capitole, aux dépens de 1'état. On s'occupe maintenant du projet d'établir en Baviere/ moyennant plufieurs millions, une nouvelle branche de 1'ordre de Malie. Ce n'eft pas le mérite, mais la nobleffe feulement qui pourra prétendre a jouir de cette riche fondation. J'ignore fi c'eft le faint defir de travailler a la deftrufïion des Sarrazins 3 ou ^quelqu'autre prédilection particuliere pour eet ordre qui a porté 1'élefteur a cette idéé: mais ce qui eft certain, c'eft que les chevaliers pourraient emploier le tems qu'üs paffent pendant leur noviciat en mer, ou plutót au jeu & feftins dans file de Malte, beaucoup plus utiiement chez eux au bien de la Baviere. Quelque petit que foi: 1'avantage réfultant de cette nouvelle branche de 1'ordre de Malte pour 1'état, auffi fur 1'exécution de ce projet eft-elle arrêtée. On délibére feulement encore d'oü en prendre les fonds. Le luxe du prince n'eft pas plus réfervé a 1'égard.des deniers de 1'état. Je pourrais pour t'édifier,' te citer ici de 1'almanac de la cour quelques cents emplois, dont toutes les fon.ftions refleraient pour to; un énigme *. Je toé borne feulement a te * Les voici néanmoins pour ra curiofité du lefteur: 431 CbmMlam. 91 Vahts-de-cbambre & Inquais de  L I T T R Ei 8/ dire, que cette cour tient pour fes 2 ou 3 bateaux de Rhin un grand-Amiral. Tout, abfolument tout eft ici pour 1'étalage. L'armée de la cour confifte environ en 30 régi- cour. 3 Nains de cour. 2 Poëtes de cour. 27 Ecuyerstrancbans. i8r Perfonnes qui doivent avoir foin de Ia ctrifine & de la table de la cour: depuis ie grand-mardchal de I» cour & les grands-queux jufqu'a la rclaveufe. 21 Trompette! de Ia cour. 178 Perfonnes ponr les Ecttries ■ depuis le grand-écuyer a la couverturiere. 20 Peiutres de Ia cour, entre lesquels il y a I titulaire payfagifte du cabinet de la cour. 131 Muficieur de la cour cffe&ifs , fans les fnbalternes ou fcrvans pour la mufique, copiftes, graveurs de mufique , &c. 52 Cbapelams de la cour. 21 Medeeins de la cour. ' 149 Cbnfeillers intimes, entre lesquels il y en a 91d'effeciif's, & 58 titulaires. 41 Secrétaires intimes; ó"p Enuoyés, Agens, &c. aux cours étrangeres. 146 Perfonnes au dicallere du confeil aulique : entre? lesquels il y a 92 confeillcrs, 54 nrchivaires, fecrétaires, chanceliftes &c. 96 Avocats, Comtes palatins & Nctaires a Munich. 246 Perfonnes dans le College de la Cbambre .des Finances de la cour: entre lesquels ie.7 Confeillers, & 139 autres. 22 Pour la Ceiifwc des livres, tant préüdent que confeillers. 60 Abbr.yes & Prémté"s, fans les Cliapïtrcs collégiatix. rEditeur. •  8# N E U V I E M E mens, qui, malgré qu'on foit a les completter ne fourniffent pourtant enfemble pas 18000 hommes. Les officiers en font aumoins le quart, entre lesquels il y a même plufieurs Cinéraliffimes. Le grand nombre de tirrês & les veftes gaJonnées des habitans ici, ne fauraient même raffttrer un étranger qu'ils ne lui mendieront point. Avant été voir avant-hier la belle églife des Jéfuites, je m'agenouillai, pour ne pas avoir Pair d'un fpeaateur desoeuvré, dans un 'prie-dieu auprès de quelques autres perfonnes. Bientót s'approche de moi un homme, qu'a fon habillement j'aurais pris pour une perfonne de diftinaion, & qui, m'offrant une prife de tabac commenca aprês quelques remarques fur Ja beauté de Péglife , a me confier en détail fes befoins & a me demander I'aumóne, La même chofe m'était déja arrivée dans une autre églife avec une dame três- bien mife. La poJice, qui prend tant de foins de PiJlumination & propreté de la ville, fe vort bravée aux portes de la ville par les voieurs & brigands, & ne fait donner ni de 1'occupation ni du pain aux innombrabJes mendians ici. Ce défaut de principes vrais , folides & conftans, cette bienveuillance apparente, cette confufion des affaires par Je trop grand nombre de ferviteurs inutiles, non-patriotiques & desceuvrés, font que les orJonnnnces de la cour font quelquefoi. contradiaoires. Quelques-uns de la cour auront peut-ctre lu en fommeillant Eeccaria, ou du-  L E T T R E. &} ffloins entendu parler de Ia diminutiofi des peine» de mort & de 1'abolition de Ia quefüon en Pruffe, Ruffie & Autriche. On affefta donc auffi ce ton philofophique ici; mais il fe trouva bien- töt en effet que ce n'était qu'affeclation. Les voleurs, affaffins & brigands augmenterent fi fort & fi fubiteinent , qu'on publia une ordonnance qui décela entierement combien la cour eft dénuée de vrais principes, & dans laquelle on difhit: „ que tout porté que foit le prince pour la clémence , & tout réfolu qu'il était d'humanifer Ia juftice a 1'exemple d'autres puiffances, il fe voyait pourtant forcé, de faire pendre, rouer, empaïer, brüler & donner la torture comme ci-devantfe- lon toute la rigueur de la Carolina." Mais pourquoi la mitigation de la juftice criminelle n'at'elle pas eu en PrulTe, Ruffie & Autriche ces fuites, qui ont renverfé ce nouveau fyftême en Baviere ? Par aucune autre raifon , que parceque ces dates puiffances fuivaient un fyftême férieux, mür & cohércnt dans leur gouvernement; tandis que chez cette cour ce fyfiême n'était que précaire , & que tout Ie refte de fon adminiflration n'était point aftorn a cette philofophie. On ne favait point ici, comme dans ces états-la, purger le païs de cette canaille vagabonde en occupant utilement les fainéans. On n'avait pas foia de détourner par une bonne éducation, en éclairant mieux les efprits, en corrigeant les mceurs, & par 1'encouragement au travail, les fujets du  po Neuvieme vol &*de la rapine. Et fi tant eft que ia cour eüffe dü facrifier quelque chofe a la populace desceuvrée pour fétablilfement des écoles & des maifons de travail publiques, ces 6 mitiions de florins, qu'on veut jetter pour 1'affhire de Malte, auraient bien mieux pu être employés a la confervation & correftion de tant de mille perfonnes. Ces fuperbes opéras, ces précieufes coileflions de raretés, ces vaftes palais & jardins, cette foule innombrable de domeftiques brillans, tout cela ne reproche-1-il pas a la cour que Ia propriété de fes fujets eft en mauvaifes mains? — Je trouverai fans doute occafion a Berlin de te rappeller quelquefois cette cour. Quant aux prétres ici, ils font aétuellement en diffention entr'eux. Ce font les mêmes partis, qui par leur animofité & leur acharnement mu. tuel firent tant de bruit en France. Les exjéfuites & leur fequelle ont un grand appui en la perfonne du confeffeur de 1'élefteur, 1'un d'entr'eux ; & a la tête des bénediains fe trouvent de très-riches prélats, qui moyennant leur argenc eherchent a fe frayer le chemin au cabinet par la vénalité des officiers & des dames de cour. Si je ne me trompe, quelques ims de ces prélats font même partie du corps des états provinciaux: mais, fous ce gouvernement qui eft fi jaloux de fon 'Tultanisme, & qui regarde les états provinciaux comme fes ennemis , ils ne font pas d'un grand poids, d'autnnt moins que la cour évite fi.  L E T T R E. 91 ïong-tems que poffible la preflation d'hommage de fes états. Néanmoins on croit qu'ils auront encore le delftis fur les Jéfuites , 1'argent étant ici tout-puiffant. J'ignore ce que 1'état pourra y perdre ou gagner. Quoique les bénedictins foient toujours auffi bien moines, toutefois dumoins ne font-ils ni fi obfiinés ni fi intolérans que leurs ennemis de Ia fociété de Jéfus *. Cette intolérance des Jéfuites qui n'a depuis longtems eu que trop d'influence fur le prince, a fait beaucoup de tort au Palatinat du Rhin. Les réformés font aumoins la moitié des habitans de ce pays, & ont pour garants plufieurs traités de paix & paétes publics. Dans chaque Etat ce font les * Qui poufTent mflme leur intolérance au-dela de la vie; ear on mande dernierement de ces contrées -ce qui (bit: L'exjéfuite Weinhart, ci-devant profelfeur en mathématiques i Infpruck, vient de préfemer une requcte ces jours derniers au gouvernement du pays. 11 demandait qu'en vertu d'un décret d'expeétance, a expédier de-fon vivant, il lui füt permis, après fa mort, de fe faire enterrcr dans Ia terre fépulchrale qui couvre les cendres des jéfuites, fes confrères, Sc non pasmi les prêtres féeuliers Sc autres prefaties de ce monde. La réponfe que lui a fait le gouvernement cadre parfaitcment avec la fingularité de cette demande: Elle porte, ,, que l'expédition préalable d'un pareil décret efexpeclance étant inufilée & fans exempïe , le fuppliant aura è comparaitre dans le tems que le dit décret pourra itre mis a exécution;" c'eft-a-dire, après fa mort. l'Edileur.  v- Netjvieme meilleurs citoyens, dont les principes de religiën s'accordent parfaitement avec la faine politique, & dont le clergé n'eft point en collifion avec Ie bras féculier: cependant ils font encore jufqu'a ce jour opprime's de toutes manieres, & la cour femble s'en faire un mérite d'extirper cette meilleuré portion de fes fujets, &, aveuglée par les fopbisraes de fes prêtres, la regarde comme 1'ivroie dans Ie jardin du Seigneur. Ces hypocrites mafquent leur efprit de perfécution de faux prétextes politiques, cherchant a perfuader au prince, que 1'unité de religion eft auffi effentielle a un état que 1'unité de fouverain. Je viens de lire un ordre du cabinet pour fupprimer une petite, jolie & trés-innocente piéce de vers contre 1'intolérance. On y dit, que 1'auteur cherche a introduire. dans la très-catholique Baviere un faimigondis de réligions très-nuifible a 1'état. Que la cour ne voit-elle, ou que n'a-t'elle des yeux pour voir les avantages qui réfultent pour 1'état de ce brouitlamini de réligions en Hollande , & quelle grande différence il y a a 1'égard politique entre 1'archi-catholique Baviere, & le pays qui compte plus de 30 feftes! C'eft par ces mêmes faux prétextes que les Jéfuites contribuerent auffi beaucoup en France a faire revoquer 1'édit de Nantes. Ils habituerent Louis quatorze dés fa jeuneffe a regarder les rcformés comme les ennemis fecrets de la couroune & de 1'état, & imputerent a ces citoyens pai-  L E T T R. É. 93 fïbles eet efprit perfécutcur dont ils étaient entachés eux-mêmes. Notre cour a maintenant appris a reconnaitre *, que les jefuites étai.nt des ennemis plus dangereux pour la France que les refprmés: mais tandis que nous déplorons fi fort * En attendant que les maifons de Bourbon mettent au jour ou ne mettent pas, les pieces judiciaires dans la fameufc affaire des Jéfuites, qui, grace au ciel! produifit leur abolition; il ne fera pas fuperflu de prouver par les preuves qui font dans mon pouvoir, que ce fut Ia ficiété la plus dangerepfe qui exiftat jamais. Cette pnblication meftrait fin fans doute, a la finefle jéfuitique avec laquelle ils attribuent leur abolition uniquement a 1'efprit de perfécution de ces dites cours. — C'eft un Jéfuite lui-même, Maycr, qui fit un extrait de quelques uns de leurs principaux crimes par tout le monde. Quelques horribles que foyent ces aftions jéfuitiques , & bienqu' on defirat pour riionneur de 1'humanité que cc ne füirent que des fiftions; il n'eft cependant que trop vrai, qu'elles ont toutes & d'autres bien plus criminelles encore , été prouvées il y a longtems , legalement & par des preuves judiciaires. Voici les miennes: L'an 1547 le jéfuite Bobadilla fut chafle de 1'Allemagne, parcequ'il avait écric contre 1'Etat. 1560 Gonzales Silveira fut pendu en Monomotapa comme efpion portugais & jéfuitique. 1578 Tous les jéfuites furent bannis d'Anvers, pour s'être oppofés aux négociations de _paix. iS3i Campian, Scefwin & Briant furent condamnês * mort, pour avoir été auteurs d'une fedition contre la reine EUfabeth d'Angleterre. On découvrit pendant  N £ U V I E M E cette faute, tandis que ies reformés peuvent efpérer de recouvrcr fous Louis feize Ie libre exer- le regne de cette reine , cinq confpirations des jéfuites contre fa vie. 1533 Ils exciterent la Ligue contre Héhri trois en ■France. 1593 Le jéfuite Varode porta Barrière a lever Ie poignard contre Ie meilleur des rois. 1 1594 Les jéfuites furent chafles de la France, pareequ'ils avaient parricipé aux entreprifes d'aflaffin- de Jean Chatcl. 1595 Le jéfuite Guignard défendit dans fes écrits 1'aflaffinac d'Henri IV; mais on 1'arrêta & le men» en 159? On tint la congregatiën de auxiliis, afin d'cxaminer leur nouvelle doctrine touchant la gracc , oü Clement VIII leur reprocha publiquement a cette occafion, qu'ils mêttaient la confufion dans toute 1'Eglife. 159S lis gagnerent un fcélérat, lui mettant dans une main le Sacrcmcnt & le poignard dans 1'autre, & 1'engagerent ainfi a affaffiner le prince Maurice de Naflau , fur-qnoi ils furent chaffés de la Hollande. .1604 Ils ne Ie dürent qu'a Ia faveur du cardinal Fréderic Boromé, qu'on les chafia feulement du college ie Brdida, & qu'on ne les condamna pas au. feu. 1605 On exécuta Oldccórn & Carnet, comme auteurs de la conoiration des poudres en Angletcrre; ils forcerent auffi 1'état de Vênife de les cUafler de tont fon territoirc comme des rebelles. 1610 RavaiUao tua Henri IV en Fitance. On fqupconna les jéfuiies de lui avoir conduit la main dans cottc fcélérateffe. Pour confirmer ce foupcon, Mariatu fit imprimer encore la même année fes principes  L ï T T li B. VS cice do religion dont on les avait privés, tandis que Necker fournit dans fon pofte éminent un fur Ia détronifation des fouverains & fon approbatiou du régicide. 1618 On chafla les jéfuites de la Bohème, pour avoir été perturbateurs du repos public , excité ie peuple i Ia fédition contre le magiftrat, infecté le monde de leur doftrine dangereufe de 1'infaillibilitc & du pouvoir abfolu du pape, Sc enfin femé de toutes facons la difcorde entre les membres de 1'état. 1619 Ils furent chaffés pour ces mCnies raifons de Ia Moravie. 1631 Ils fouleverent par leurs cabales Ie Japan, & firent couler des fiots de fang par tout eet empire. 1641 Ils exciterent la miférable difpute fur le Janfénisme, qui a couté Ie repos Sc le bonheur a tant d'honnêtes fanatiques. 1643 Ou les bannit de Malte pour leurs vices Sc leur cupidité. 1Ö46 Ils firent une tranqueroute a Seville qui réduifit plufieurs families a la mifere; Sc ils ont joué plufieurs fois de ces fortes de tours. 1709 Leur indigne jaloufie ruina Port-Royal, les morts furent déterrés, les murailles démolics. 1713 lis obtinrent a Rome cette bulle Umgenitus, qui leur fervit de prétexte pour caufer tant de maux, parmi lesquels on peut compter a bon droit les 80000 lettres de cachet, qu'ils obtinrent en France fous le plus doux gouvernement contre les plus liqnnêtes gens. — Le Jéfuite Jauvency s'avifa la même année de mettre dans un hiftoire de fon ordre les régicides au nombre des martyrs. 1723 Pietro Ie Grand ne fait trouver do meUIcure  S<$ N E U V I E M E exemple public combien notre cour eft éloignée de 1'efprit jéfuitique, on ne continue pas moins fiireté pour fa perfonne & 1c repos de fes états, que d'exiler les Jéfuites. i-=8 Berruyer changca en roman les livres de Moïfe, & fait dire les plus grandes fottifes aux patriarehes. 1730 L'infame Tournemin a Caen dit pnbliquement en chairc dans une églife chrétienne : que la bible n'était pas Ia parole de Dieu. Dans le même tems Hardouin commenca auffi a enfeigncr fon ridicule & facrilege fcepticisme. 1731 On fouftrait l'infame Jéfuite Girard par des protcdions & dc 1'argent a fa punition trop meritée. 1743 L'iudigne Benzy fonde en Italië la fccte des Mammillaires. 1745 Pion infultc le facrement de la pénitence & de la Cene, & jette aux cliiens le pain béni. 1755 Les Jéfuites engagcnt a une bataille & commandent les habitans du Paraguay contre leur legitime fouverain. 1757 Un fcélérat attente a la vie de Louis XV. Cet homme fut élevé chez les jéfuites, qui lc protégeaient & 1'cmployaient dans leurs affaires. La même année ils impriment de nouveau un de leurs auteurs qui favorifc le régicide; ainfi ils denneet la même conduite que 1'an 1610, & dans la menie occafion. 1 58 Se fit 1'aflaffinat du ïoi de Portugal, fous Ia conduite des jéfuites Malagrida, Mathes & Alexandre. i?59 lis furent tous cliaffés du Portugal. 1761 Fut 1'époque en France, oü, après que les jéfuites fe furent emparés dc tout le commerce de Ia Martinique &r eurent rendu malheurcufcs tant de per- fon-  L E T T R E. 97 \c\ d'exelure les réforme's méme des moindres emplois d'état, & de les vexer de toutes les facons poffibles. fonnes-, la grande banqueroute du prêtre la Valette & fa conduite haterent leur expirlfiou de la France. Enfin ils furent encore trouver en 1774 Un imime- aflez zelé & fcélérat en la pcrfonne du Cardinal Rezzonico, qui comme 1'abbé Benzi le fit publier dans toutes les gazettes empoifonna Clement XIV pour avoir aboli leur fociété. , Et malgré cela les Jéfuites tiennent encore les loges fuivantes ici a Munich: 1) A la falle-des-bourgeois chez 1'exjéf. Scbmidt, préfident de Ia congregation bourgeoife. 2) Dans la maifon du banquïer Nocker. 3) Chez le eurc de 1'églife du Sc. Efprit. 4) Chez le curé de la Collégiale, Scberir; Ex'éfuite. 5) Chez le chapelain de la cour Frank i Exjéfuice & Confeifeur de 1'Eledleur. 6} Chez lc curé de la garnifon. 7) Chez le comte de Salet-en, 8) Chez le chancelier des états provinciaux, oa loge I'exjéfuite PTólfinger comme bibliothécaire. 9) Dans la maifon du négociant JDufib, oü loge 1'esy jéfuite Schoenberg. 10) Dans la maifon du chancelier d'Etat baron de Kreitmayr, oü fe fait Yexequatur de tout ce qui a été forgé dans les Loges ci-dcfilis. II vient aufii de mourir a Munich une dame de qualité, aveugle depuis long tems, Sc qui tenait maifon ouverte pour tous les Jéfuites depuis leur abolition. II y en avait toujours deux ou trois logés chez clle,& fa maifon méme s'appelait a caufe des fréquentes'aUemblées E  ^3 N e u v 1 e m e La nature venge toujours fes droits violés. Les hérétiques perfécutés quittent le Palatinat & vont défricher les déferts de PAmérique feptentrionale, pendant qu'une grande partie de la Baviere refte inculte , & cette cour ne pourra avec tous fes projets de finance réparer les torts qu'elle fe fait par fon intolérance. Adieu. «les jéfuites , Ia Loge-Jéfuite. Elle avait une fortune confidérable, qu'elle legua la plupart aux dames dites anglaifes d'AItencetting, (fonddtion feloti la regie de St. Ignace). C'eft fous cc prétexte que les Jéfuites fürént efcroquer par des moyens qui leur font propres, ce bien. . . . Enfin il n'eft pas douteux que Ie changement de religion de la reine Chriftine n'ait été éffeftué par les jéfuites. Dans tous les pays les Jéfuites ont des afiliatlons fecretes: Vlmag-e primi Saeculi Sec. ji-'. publié par eux-mêmes en 1641 indique, qu'il y avait alors feulement dans la contrée d'Anvers 12000 d'ajjiliési mais c'eft fur-tout en Suede qu'ils eurent depuis leur fondation des relations fecretes. Jacques Typotius, <\\\\, comme on- le peut croire par fes Emblemata & Hagiograpba était fecretement jéfuite, fut appelé en Suede a la fin du feizieme fiecle comme confeiller dü roi. II écriVit la une Iliftoria Snecica, pour laquellc il fut condamn'é a mort. On lui fit fur des interceflïons , grace de la vie, & il entra a la cour de 1'empereur Rodolphe fecond a'Prague, qui était, comme onfait, abfoluinent entre les mains des jéfuites. Au refte je refervc pour la fin de eet ouvrage entr'autres pieces recv.eillies pour fervir a cei Lettrés, une authentique & peu connue en France, touchant la renaijfancé «ies Jéfuites 6c Fur-tout dans Ia Rufiie-Blanclie , &c. rEditeur.  L e t t r e, 99 X. Munich. — J'eus, il y a quelques jours, une bien longue & très-vive converfation avec un de ces peu de patriotes, qui déplorent ici en fecret le fort de leur patrie. Nous vinmes a parler dè 1'empereur Charles fept & de cette guerre de Baviere counue. Je düs fouveut déja me laiffer reprocher que notre cour avait alors trorapé indigneraent celle-ci, & que la guerre aurait tout autrement tourné a 1'avantage de la Baviere, fi nous en euffions ■agi plus loyalement. Cet ami m'en fut encore dire bien des chofes : comme nos armées avaient laifle attaquer a leur face les troupes bavaroifes fans fe remuer; comme les fubfides ne furent point payés; comme nos mtniftrès prolongerent la guerre au détriment de la Baviere par des grandes promelfes qu'ils n'aquittaient point; avec combien d'ufurpation ils en agirent fur le territoire de Baviere, &c. Je ne pus que lui concéder tout cela en partie; ne fachant que trop dans quel mauvais état fe trouvait notre miniftere dans ce tems!a , fur-tout lorfque les d'A...s parvinreut aii E »  103 D X X I E M E gouvernail. Je favais, que, le minifire de Pruffe d'alors ayant fait au notre a cette cour-ci ces mêrnes reproehes, & celui-ci voulant s'excufer en difant que nos miniftres étaient des fots, le premier lui répliqua: ce ne font pas des fots; ce font des Coquins. Mais anfli ne favais-je pas moins par quelquesuns de nos vieux officiers qui avaient fait cette campagne, & qui étaient três-au fait de la fituation de cette cour, que les courtifans ici étaient de bien plus'grands fots & coquins que les notres; que lYmpereur fe mettait beaucoup plus en peine de fon rofaire, de fes chiens, prêtres & maitreffes, dont il laiffa prés de 40 enfans *, que * A-propos de ceite féeondité, il me revient une anecdote qui, quoique ancienne, a affez d'intérèt pour .trouver place ici. „ lienri, fccond du nom, étant a Ratisbonne, & y faifant une partie de clmfle, invita Babon, comte d'Aremberg, a s'y trouver, mait fans aucune fuite. Celui-ci avait, de deux femmes qu'il avait époufées, huk filles vivantes, & trente-deux garcons bien-faits, & en -age dc rendre quelques fervices a eet empereur. Croyant devoir profiter de cette occafion, & ayant bien équipe ces trente-deux fils, avec un domeftique pour chacun, fort bien montés, il les mena au rendez-vous pour Ia chafle. Henri , furpris dc ces foixante-quatre cavaliers, appeila Babon, & lui uit: qu'eft-ce donc que tout ce monde, Babon ? ne vous avais-.;e pas prié de venir feul? Seigneur, c'eft A quoi je me fuis conformé, & je n'ai pris pour m'accompagner, qu'un Jfeul domeftique. —- Qui font donc ces geus dont je  L E T T R Ë. 101 des affaires de 1'état; que fes domefb'ques cherchaient plus a flatter fes paffions & fon humeur, qu'a favorifer le bien de 1'état: comme entr'autres un comte qui lui fit marché de fa propre niece, & qui par finfluence qu'il acquit par-la, fit échouer tous les bons confeils des vrais amis de Penipereur. Je favais, que nos miniftres ne trouverent ici d'abord perfonne qui eüt affez de connaiffance des archives & des affaires , pour être employé avec fuccès aux négociations; que les fubfides, arrivant d'abord de Verfailles exaaement, étaient difïïpés par des vauriens , que le nombre en compte des troupes bavaroifes n'était jamais complet, & que la plupart des officiers & les vous vois fervi? Ce font mes trente-deux fils, necempagnés de chacun un valet, & qui ne veulent vivre que pour vous fervir , ainfi qu'a fait leur pere. J'ai peu de bien pour les élever convenablemcnt a reür qualité; & j'ai cru que votre majefté pourrait leur en faire. Je puis même afiurer qu'ils font heureufement nés, dignes, en un mot, du fang & de la réputation de leurs ancêtrcs; & fi vous trouvez digne de votis le préfent que j'ofe vous en faire, vous pouvez le regarderder, a partir de eet infiant, comme le propre bien de votre majefté. Henri agréa avec plaifir 1'oiTre du bon vieillard, donna de 1'emploi a tous les freres, s'en trouva bien, & nombre d'illuftres families d'Allemagne fe font honneur aujourd'liui de tirer leur origine de ce comte Bafeon- PEditear, E 3  102 D I X I E M E tréforiers empochaient enfemble pour leur particulier la moitié de la caiffe militaire. Je favais que 1'empereur, malgré qu'il en eüt grand befoin, ne put qu'a peine être porté a mettre a contribution lés riches cloltres , encore moins a rétablir par leur fuppreffion fes finances, & a donner plus de poids a fa couronne ébranlée en fe mettant en poffeflion de quelques principautés eccléfialüques du voifinage. Mon bon ami fe vit donc obügé de m'avouer, que la Baviere fut en grande partie caufe elieïnême fi les chofes n'allaient pas a fouhait. De tout tems cette cour fe trouva fous 1'influence de quelque démon en capuchon, embrouillant fa politique , pillant fon tréfor, & placant des fots & des traitres a la- tête des affaires. Tandis qu'une des plus petites maifons d'Allemagne fut s'élever a une grandeur formidable, malgré qu'elle eüt des obftacles prefque infurmontables a combattre, cette ancienne & puiffante maifon-ci düt voir les limites de fes vaftes poffefïïons fe refferrer de plus en plus-, quoique même toutes les circonftances favorables fe réunirent a 1'élever bien haut fi elle eüt écouté la faine politique. Qui aurait dü s'y attendre, que lorfque 1'éleéteur palatin fut élu roi de Bohème , fon propre coufin , le duc de Baviere contribuerait le plus a lui öter la couronne, & a renforcer encore davantage aux dépens de fa maifon la beaucoup plus puiffante Autriche, ce dangereux voifin de la Baviere? Main-  L I T I K E, 1 '3 tenant Ia Bohème ferait reünie a Ia Baviere & au Palatinat, & Péleéteur aétuel un roi puiffant. Dans la paix de Weflphalie , les membres de la ligue prot'eftante furent, en fe mettant en poffeffion des principautés eccléfiaftiques de leur voifinage, bien s'indemnifer des grands frais de la guerre de Suede; mais la Baviere, qui avait combattu au dernier point pour le pape & la maifon d'Autriche., fe crut bien affez payée avec ia dignité éleétorale & le haut- Palatinat, qu'elle ne put pourtant acquérir qu'aux dépens d'une autre branche de fa propre maifon, & négligea la meilleure occafion de prenure poffefïïon de 1'importante principauté de Sakzbourg, avec laquelle elle a maintenant tant a démêler; de la principauté de Freytlngen , fituée au fein de fes états, & de beaucoup d'autres évêchés limitrophès; combattant ainfi, aveuglée par de faux principes de Ffeligion, toujours contre fa propre grandeur. Ces guerres, qu'elle s'etl pour ainfi dire frites a elle-mème, Ia guerre de fuccefïïon d'Efpaj ne qui fiitvit peu aprés, & ceüe de 1'emperettf Charles fept ont porté a cette maifon des plaies, dont elh aurait pu guérir, fi ces mêmes chimères de religion ne 1'eüffent aveuglée & rendu infenfiblc a fa propre condition intérieure. Mais mainteuant elles fuppurent encore , & offrent a fobfu-vateur le tableau trés-dégoutant d'un cotps public eRtierement infirme. On crut, que pendant fon long & paifible réE 4  io4 D I X I E M E gne 1'électeur précédent aurait liquidé la plus grande partie des dettes de 1'état, mais on vit a 1'avénement du prince afluel que Pon s'était bien trompé. Quelque peu des plus anciennes pré-' tentions était bien payé; mais on avait fait parcontre un trés-grand nombre de nouveaux emprunts. La prince n'ayant abfolument aucune idéé de fes finances, les abandonna a fes domeftiques intérelTés , content fi ou fuffifait a fes chaffes fomptueufes, & la cour d'aujourd/hui ne ferab!e non plus difpofée a retrancher a caufe de fes dettes rimmenfe dépenfe pour fes opéras, &c. qui doivent pourtant monter a peu prés a 25 millions de florins *. Je ne pus voir fans frémir , dans mes excurfions d'ici, les vefliges des horribles dévaffations de la guerre dans ia campagne. Dans toute cette grande Baviere, on ne trouve hors la capitale , pas une feule petite ville de quelque impotance; car tu ne croirais pas, quels méchans * On trouvera dans 1'ouvrage anthentique: Neuefie Staatskünde von Deutscbland mis outhentsfchen Qtiellea, gr. 8°, Vienne (ƒ«« Francfort') 17S4 & fuiv. , un état des finances de la Baviere pendant dix ans, favoir de '"53 a 1772, avec un tableau de la recette & de la dépenfe qui cn 1776 furpafiait la recette de 76000 florins ; enforte que pendant ce tems de paix la Baviere a contrafté pour 4,183,307 florins de dettes, tandis que les autres provinccs d'Allemagne ont fait des épargnes. V&dittur.  L E T T R E. 105 marïoirs font ce Landsberg, ce Wasferbourg, ce Landstrom & plufieurs autres qui fur la carte paradent comme des villes. Ni Ingolftadt, ni Straubing, ni aucune des plus grandes villes après Munich ne compte felon toute probabilité plus de 4000 ames; & il n'y a que 40 de ces villes de province en tout, tandis que fuivant les papiers publics la Saxe en contient prés de 220, quoiqu'elle ne foit pas plus grande que la Baviere. Par-tout on eft frappé du manque de population, & par-tout regne encore parmi le peuple cette diffolution, dont les armées en guerre infeftent ordinairement une province. Les bralTeurs de bierre, les cabaretier.- & boulangers exceptés, tu chercherais envain un bourgeois riche dans tout le pays. Tu ne trouves pas la moindre induftrie, ni parmi les bourgeois ni les payfans. La fainéantife & la mendicité paraiffent palier ici pour la plus heureufe condition de 1'homme. En déduifant ce qui ne fait pas partie du cercle, la Souabe eft environ fi grande que le duché de Baviere avec le haut-Palatinat, & 1'une & 1'autre comprennent environ 729 milles quarrés; car, ce que la Baviere a perdu par Ia paix de Tefchen , lui fut prefque compenfé par la réunion des principautés de Neubourg & de Sulzbach. Les états du cercle de Souabe comptent toutefois aumoins 1600000 ames, pendant que dans un dénombrement on n'en trouva dernierement que u 80000 en Baviere. E 5  D I X I £ M E La partie méridionale de ce païs eft trèsmontueufe , & pourtant plus propre a 1'agriculture qu'on ne le dit communément dans les géographies. Plufieurs vallées dans ce grand amas de montagnes ont le plus excellent fol , & dans un de leurs coins un cultivateur éclairé & induftrieux, le feul que j'aie trouvé de fon efpece, a recueilli 16 fois fa femaille de froment. Le diftrict depuis la capitale jufqu'au Danube & a 1'Inn a cependant d'un bout a 1'autre , le meilletir terroir labourable , qui eft entrecoupé ca & la par différentes chaines de collines couvertes de bois. Le haut-Palatinat avec la partie du duché de Baviere au-dela du Danube eft un amas prefque continu de montagnes, qui s'éléve peu-a-peu depuis le Danube jufqu'au Fichtelberg & aux monts de la Bohème , mais qui toutefois eft auffi très-fufceptible d'une grande culture. Une bonne partie de ce païs fi favorifé par la nature refte déferte depuis les guerres pafl'ées. Je vis quelques grands diftrifts, que les habitans nomment marais, mais qui ne font pas fi vafeux ni fi fangeux que les terreins a tourbes & marécages en Hollande & d'autres païs. On y voit encore fur plufieurs les anciens fillons, & on a des preuves plus qu'il n'en faut, qu'ils étaient cultivés, & qu'ils le pourraient facilement être de nouveau. Une autre partie de la Baviere eft encore couverte de fombres forêts fuperflues^ & une troifieme eft fans néceffité toujours en friche. II eft plus que vraifem-  L E T T R E. I07 blable, que le pays eft a peine a moitié bien cultivé. On divife ici les payfans en 4 claffes: en gros-ptiyfans, qui ont trente arpens de terre; en demi-payfans, qui en ont quinze; en quartenaires, qui n'ontque fept arpens & demi,& en locataires,,qui n'en ont point du tout. Les premiers Iabourenr avec § chevaux , & fe n'omïöent folitdtres', paree que leurs fermes font trés-éloignées des Villages» Plufieurs de ces ferines coinprennent une étendue d'une demi-lieue tant en longueur qu'en largeur, & fes polTefieurs ont Jouvent befoin de 12 a 15 chevaux pour leur labourage, en comptant 2 chevaux par charme, ce qui eft pourtant trop en quelques endroits, & trop peu en d'autres. On compte en tout 40000 mille de ces folitudes. Les- païfans de la feconde claffe labourent avec 4, & ceux de la troifieme avec 2 chevaux. Les locataires travaillent a la journée pour les autres, & labourent en tout cas leur peu de bien avec 1'actelage des autres. On ne peut point inférer ici la grandeur des poffefïïons du nombre des attelages. Les meilleurs champs reftent fouvent en friche pendant 4 a 6 & plus d'années, felon que 1'ufage repu la commodité ou le caprice du propriétaire le veulent, Comme on n'a aucune idéé de Ia culture des prés & de la nourriture du bétail dans les étables, on en donne Je manque d'engrais pour prétexte. — Mon bon ami avec lequel j'eus tant a difpuccr E 6  f cS D I X I E ffl- E fur la guerre de Baviere défendit auffi trés-förr en cela fes compatriotes. Car il foutint que IV griculture ne pourrait abfolument être fur un meiileur pied dans fa patrie: paree que la confomma'tion au-dedans & le prix des grains n'étaient pas affez confidérables, & que celle-la ne pottvai* guere être augmentée par des manufaétures, tousles fleuves de la Baviere coulant vers PAutriche„ cette première d'ailleurs ne pouvant jamais pour les produftions de Part entrer en concurrence avec les états héréditaires de cette maifon, & le débit par d'autres cótés étant difficile par le défaut de fleuves navigables *. Quels fophifmes pour pallier la négligence & la diflblution de fes compatriotes! Ce ferait malheureux fi les fabriques ne pouvaient profpérer fans fleuves navigables. La plupart des manufaétures de la Suiffe fe tranfportent par charroi; car, ce qu'elle débite par le Rhinne peut être comparé avec la quantité de mar.chandifes tranfportées par terre-a Francfort, Leipzig &c. dans tout le Nord, & par tous les cótés dela France & de Phalie. Mais la Baviere ne débite encore rien dans 1'étranger. Suivant les regies d'une bonne économie, on devrait premierement voir ce qu'on pourrait épargner avant de penfer aux moyens de gagner quelque chofe de * On allégue ces mêmes raffpns faibles pour colorer le raanque d'jnduftrie en Baviere dans un journal dece pais. Ü'mteur.'y  L E T T R E. iep Pétranger. L'épargne eft déja gain, & même le plus f'ür. Combien d'argent ne fort- il pas de ce païs pour des draps, dn lainage, des toiles, des huiles de lin & de naver.Ee, du tabac, du cuir & prefque une infiuké d'autres articles, pour la préparation desquels la nature lui fournit même tous les moyens? Combien n'épargnorait-on pas par-la, que de perfonnes ne pourrait-on pas occuper par ce moyen , combien n'augmenterait-on pas la confommation" intérieure des grains & 1'agriculture. Mais la cour & Ie peuple font aveuglés fur leurs véritables propres intéréts. II s'éleva depuis plufieurs années en Allemagne un grand bruit de population, de manufaétures & d'induftrie, lequel étant aufiï parvenu jufqu'a cette cour, elle fe mit donc de même a affefter la proactrice de 1'induflrie. Saus confulter la nature , fans examiner quelles produftions de 1'art feraient les plus néceflaifes & par quelles on pourrait ie plus conferver d'argent au pays, on ne chercha qu'a favorifer celles qui font le plus d'éclat & qui fur le catalogue du luxe figurent en premier. Malgré 1'extrême difette de tant de chofes de première néceffité on établit des fabriques de porcelaine, que la cour regarde comme une lotterie pour le peuple & qu'elle ne peut main tenir que par toutes fortes de rit fes. On érigea des manufaétures de tapiiTeries, d'étoffes riches & de foie, & épargna dumoitis au païs la dépenfe pour les. chafubles des prêtres; E 7  110 D I X I E SI E & les habits de gala des dames de Munich , tandis que la plupart des païfans fe doit vêtir de drap étranger. On n'a qu'a s'inftruire de 1'état des Douanes de ce pays pour fe convaincre qu'on n'entend rien ici aux vrais principes d.e 1'économie politique. Lorfque le gouvernement éclairé de 1'Autriche ent rédigé fon fyftême d'impöt felon les regies d'une fag.e économie, les financiers de ce pays-ci ftirent bien aifed'avoir trouvé dans 1'exemple de ce premier, un moyen d'accroitre confidérablement les revenus du prince. On fingea donc ce fyftême autrichien, fins favoir toutefois que les impots fiir-l'i'raportation des marchandifes étrangeres ne font autre chofe que des amendes, & que la diminution de'leur produit ne doit pas être moins agréable a un fage gouvernement, que celle des peines burfales des chambres de juftice. Le fyftême d"impöt autrichien était-lié a ce grand plan , qui tendait a toutes forces, a annulier autant que poffible par Ie moyen de fon induftrie intérieure, 1'iinportation des marchandifes étrangeres avec 1'impot même, & a diminuer par le renchériffeinent Ia confommation des objets de luxe les plus fuperflus qu'on tire de 1'étranger. Mais ici, au lieu de prendre a 1'exemple de 1'Autriche, le tarif de douane pour renfeignement comme on pourrait encourager 1'induffrie au-dedans, & 1'engager a la fabrication des artxles qui enlévent le plus d'argent au païs, ici 0:1 regarde les douanes comme une four-  L e t t r e. 113 ce abondante , dont on doit piutót aider le débóuclié que le fermer! Je ne t'aurais pas ennuyé fi long-tems avec ces points de i'A B C de féconomie politique, fi je n'avais eu a te prouver avec quelque détail qu'on ne fait pas même ce premier ici. Adieu.  I 12 O N 2 I E M E X I. M U N I C II. ï\_ien ne ferait plus intéreffant qu'un tableau de carafleres & de mceurs bavaroifes de la main de Hogarth. Quoique'les extrêmes ne foient auffi pas rares en Angleterre, les earicatures cependant, comme il s'en trouve en Baviere, furpaiTent tout ce qu'on peut voir dans ce genre. Tu fais, que je ne fuis guere peintre, & fi je te donne le propre d'un Bavarois par abftraétion , il ne pourra naturellement avoir la vie , que Hogarth lui aurait pu donner dans un groupe, ou Shakefpear dans une fcene dramatique. Pourtant j'effayerai ce que je puis. Pour procéder méthodiquement car tu ne croirais quelle maudite méthode s'eft emparée de moi en toutes chofes depuis que je refpire fair alleman — je m'en vais, avant que de paffer a la décompofition de fa fubftance intelleéluelle t'ana- tomifer le corps d'un Bavarois. Généralement parlant le Bavarois eft grand de corps , nerveux & charnu. On trouve quantité d'hommes fveltes & bien-faits, qu'a tous égards on peut dire beaux. Les joues rouges- fe voieut plus raremetu ici chez  L E T T R E. "3 les hommes qu'en Souabe , cette différence venant probablement du vin & de la bière. Mais le propre d'un Bavarois eft une tête fort ronde, le menton feulement un peu pointn, un gros ventre & le teint pale. On trouve par-fois les plus grotesques figures du monde, a pr.nfe bouffie, courtes jambes trapues & étroites épaules, fur lesquelles leur groffe ronde tête fur ün col court fait le plus fingulier effet; & voila la forme dont le Bavarois tient ordinairement, s'il doit être plus ou moins caricature. Ils font un peu lourds & pefans dans leurs mauieres, mais leurs petits yeux marquent affez de malice. Les femtnes a tout prendre , peuvent être comptées parmi les plus belles du monde. Quoiqu'elles tirent aufil le plus fouvent fur fembonpoint, leurs chairs furpaffent toutefois le plus bel incarnat qu'un peintre ait jamais fait. Le plus beau blanc de lis eft oü il faut délicatement nuance de purpurin comme par les graces. Je vis des jeunes païfannes d'un teint & de chairs fi déiicates, qu'on les aurait dit tranfparentes au foleil. Elles font d'ailleurs très-bien-faites, & ont plus d'aifance & de vivacité dans leurs mauieres que les hommes. Dans la capitale on s'habille ala francaife ou 1'on croit dumoins être mis ainfi. Les hommes rechcrchent encore trop le ctramarré & les couleurs bigarées. L'habillement des payfans eft rebutant. Le principal ornement des hommes eft un long & large portc-chauffes, fouvent très-fingulieremenr brode ,  3 14 O N Z I E Kt E auquel les cliaulTes font attachées négligemment afin de laiffer un libre jeu au ventre, comme piece principale d'un Bavarois. Les femmes fe défigurent avec leurs busques baleinés, reffemblans exaclement a un entonnoir, & qui , dépaffant beaucoup la poitrine & les épaules font coupés enhaut • de niveau , de forte qu'on ne voit rien du contour des épaules & du col. Ce busque roide eft plaqué par-devant de grandes pieces d'argent, & furchargées de grofles chaines du même métal. Les meres de familie, ou les ménageres-, portent un grand trouffeau de clés avec un couteau a une courroie. qui pend prefque jufqu'a terre. Quant au caractere & mceurs de Bavarois, les habitans de la capitale ne peuvent que différer beaucoup de ceux du plat-païs. Le caractere des Municois refterait pour moi un énigme, même fi je demeurais encore plufieurs années ici. Je crois pouvoir affurer avec fondement qu'ils n'one point de caractere. Leurs mceurs font auffi corrompues qu'elles doivent l'être dans un tourbillon de 40000 perfonnes, qui ne vivent que de la cour, & qui pour la plupart font désceuvrées a fes dépens. II y a bien parmi I3 haute nobleffe, comme par-tout, des gens formés & trcs-comme il faut; mais en général elle ne fe diftingue en rien de la populace dans toute 1'étendue du terme; fans fentimens d'honneur: a moins que les grands titres avec les croix & les cordons ne le donnent ex-  L E T T R E. 115 elufivement; fans éducation ni aótivité pour Ie bien de 1'état, fans Ie moindre patriotisme, & fans aucun fentiment de magnanimité. La plupart des maifons, dont plufieurs ont 15 a 20 & quelquesunes même 30 a 40 mille florins de revenus, ne favent employer leur argent autrement & ne connaiffent d'autres plaifirs que de manger, de boire, de facrifler a 1'amour & de jouer. Auffi le jeu a-t-il déja bien ruiné ici de bonnes maifons. Celui actuellement a la mode parmi les courtifans s'appèle zwicken, c. a d. épincer ou écorner; mais depuis que le miniftre des finances Ilombefeh. iconte fi furieufement les penfions, ils le nora- ment hombefcher. Plufieurs dames de cour ne connaiflent hors du lit d'autre oecupation que celle de jouer avec leurs perroquets, chiens & chats. Une des premières dames ici, que je connais, tient une grande falie pleine de chats, & 2 ou 3 camerieres pour les fervir. Elle converfe des demi-jours avec eux, leur fert fouvent ellemême du café & des bifcuits, & les pare tous les jours différemment felon fa fantaifie. - La petite nobleiTe & les officiers propres de Ia cour font tourmentés d'une miférable manie de titres. Avant 1'arrivée de 1'électeur régnant ici, il y foifonnait d'Excellences , de Grandeurs & de Monfeigneurs. Le ridicule de tous ces titres choqua cette cour, parcequ'ils n'étaient point d'ufage a Mannheim. II parut une ordonnance , quidétermjna diflinclément, & qui désormais on don-  1T6 O N Z I E M E nerait le titre d'Excellence, de Grandeur & de Monfeigneur. Ceux qui furent démonfeigneurifés & déexcelkntifés par cette ordonnance & particulierement leurs femmes , en furent prefque au défefpoir. Pour la première fois alors on fe plaignit ici de tirannie, dont on paraiffait avant n'avoir aucune idee, & la cour eüt öté a ces grands Seigneurs leur pain, 1'honneur & la vie fans s'attirer ce reproche. Le refte des habitans ne vit que pour la gogaille & le fervice de Cythère. Chaque foir les rues retentiffent du bourdonnement des bombances qui fe font dans cette infinité de cabarets, qui par-ci par-la eft accompagné d'un tympanon, d'une vielle ou d'une harpe. Pour peu qu'on veuille vivre en homme de maifon on doit avoir fa maitreffe; les autres. roulent les lieux ptiblics a bon prix. II n'en eft pas mieux de ce point dans la province. Quelques recrnes étant vennes joindre dans la guerre de Baviere un corps francais , qui était cantonné dans les environs d'Augsbourg, un Gafcon demanda a un de fes compapatriotes qui avait déja fait une campagne en Baviere , comme on s'y arrangeait pour un certani befoiu: oh! lui répondit celui-ci, tu trouves ren Baviere le plus grand b....l du monde. En voici a Augsbourg 1'entrée, & la a Paffau la porte de der- niere. Je tiens 1'anecdote d'un vieux officier, & quoique d'un Gafcon, ce n'eft cependant aUurément pas une gafconnade.  L E T T R E. Le campagnard eft de la plus grande mal-propreté. Quand on voit a quelques lieues de la capitale les maifons des païfans, on a peifie a croire de la plupart que ce font-la des demeures d'hommes. Plufieurs ont la mare devant les fenêtres de leurs chambres, & ne peuvent la paffer que par-deffus des planches pour entrer par leur porte. J'aime encore mieux les toits de chaume des campagnards dans quelques provinces de France, que ces méchantes cabanes des payfans Bavarois, dont les toits font chargés de groffes piefres, afin que Ie vent n'emporte les bardeaux. Quelque trifte qu'en foit afpect, quelque bon marché que les clous foient dans Ie païs, & bien que les grands orages arrachent fréquemment des demitoits, pourtant Ie payfan moyenne ne fe porterat-il même pas a faire clouer comme il faut fes bardeaux. En un mot, Ia négligence eft Ie premier trait d'un Bavarois , depuis la cour jufqu'au dernier des habitans. Une bigoterie non moins grande contrafte encore affez fingulierement avec cette extréme nonchalance & diffolution. J'entre dans un uoir cabaret de village, qui eft enveloppé de nuées de tabac, oü jé fuis prefque étourdi en entrant par le tintamarre des buveurs. Peu-a-peu mes yeux percent cette épaifle fumée & je diftingue au milieu' de 15 a 20 ivrognes le curé ou diicre du lieu, dont 1'habit noir eft auffi fale-que les fouquenilles de fes ouailles. II tient comme les au-  f t€ O N Z I E M E tres une rafflée de cartes de la main ganche, & les jette de la droite avec autant de fracas comme eux fur la table craiTeufe, en fefant trembler toute la chambre. Ils fe difent les plus grofies frijurès , & je les crois dans le plus rude combat. Mais je vois enfin par les rifées qui interrompent quelquefois ces juremens & cette pefierie, que tous ces f....s verrats & b....es de chiens &c. ne font que des bonnetades entr'eux. Chacun ayant vuidé fes 6 a % pots de bière, ils demandent encore run après 1'autre au cabaretier un coup d'eau-de-vie, pour la clóture de la panfe comme ils difent. La bonne humeur les quitte , & je vois fur tous les vifages & dans leurs geftes de plus férieux préparatifs au combat II commence. Le curé ou diacre s'efforce en-vain de les contenir. II jure & fulmine enfin fi forc que les autres. Pour le coup 1'un s'empare d'une cruche pour la jetter a la tête de fon homme, 1'autre leve Ie poing fermé, un troifieme arrache les piés d'un efcabeau pour en calfer Ia tête a fon ennemi. Tous ne refpirent que Ie carnage & la. mort. A 1'inftant voila vêpres qui fonnent. „ Ave Maria , b s de cochons*" leur crie le curé ou diacre; & tous Iaiffent tomber leurs in'flrumens meurtiers, tirent leurs bonnets, & joignent les mains pour prier leur avé. Ca merappelait cette fcene de Don Quixotte, oü, dans Ia grande bataille pour le casque de Mambrin & le bat d'ane , fe repréfentant la confufion dans Ie  L E T T R ï, I Iil même de beaucoup celui: de ces premiers. Une répartition parfaitement égale des biens & de 1'argent dans un état, fi elle était poffible, ferait une démence; mais tout fouverain fage doit pourtant, tout convaincu qu'il foit de fon abfolue impoffibilité, toujours en agir comme li elle était poffible. Les états les plus malheureux font ceux , oü les trop grandes richesfes contraftent avec la trop grande indigence des autres individus. II ne fe peut autrement que, dans quelque tems, une partie de fes habitans devienne des defpotes, & 1'autre des efclaves. Des gens véritablement libres font ou expulfés ou abforbés par un tel état, comme par une fermenta- tion violente. Un payfan extraordinairement riche engloutit peu-a-peu tous les pauvres de fon canton. II prête de 1'argent fur les biens-fonds de ceux qui font plus pauvres, profite des mauvaifes amiées pour gripper a bon compte une petite poffrffion du voifin , & s'il eft mal-honnête homme, il fe peut roettre encore par une irrfinité de rufes en poffefïlon d'une piece de terre bien fituée pour lui. Je vis avec effroi dans quelques états républicains , comme quelques riches payfans pouvaient ruiner de cette maniere toute une commune , & devenir ainfi les tirans de leurs concitoiens. Dans les états monarchiques le mal n'eft pas fi grand; mais toutefois affez confidérable pour qu'on s'y oppofe de toutes forces.  L E 7 T R E. 131 Qi-.'on c Ml lei nvantages, qu'un riche payn .•;-.. piece de terre a proportion ioercment riche ou pauvre. Le ■ le rapport le plutót posfible 8 ",'t/t a non-prix, paree que fes créanciers le preflürent. Le médiocre ne peut guere non plus long-tems emmagafiner, parcequ'il risquerait de devoir emprunter de 1'argent, & de perdre par les intéréts ce qu'il aurait peut-être pu gagner par 1'emmagafinage. Mais le riche fait fes fpéculations, & rarement lache-t-il la marchandife au prix que les autres font obligés de vendre leur fueur. II amaffe les grains des moins moyennés du quartier, ou leur a avancé de 1'argent avant Ia moiffon, & il fatit qu'ils les lui cédent au prix qu'il y met lui-mêmc, r'encbériflant ainfi b>;même" a fon avantage les blés dans fon canton. Souvent par une inondation , par la grêle, il ne refte au payfan moins moyenné pas même les femailles pour 1'année prochaine. Le champ refte en friche , mais fi le riche le pofféde , il fera cultivé avec un doublé & triple profit: c'eft ainfi que celui-ce s'enrichit toujours plus aux dépens de 1'état, jufqu'a ce qu'ayant enfin englouti au grand détriment de la population une douzaine de petits pai'fans, & que monfieur fon fils, qu'en attendant on avait fait étudier, ne voulant plus être pai'fan s'établiffe en ville, donne a ferme fon bien, & un fainéant de plus a 1'état. Le riche ne devrait-il donc pas donner, pour F 6  *32 D O U Z I E M E tous ces avantages qu'il retire d'une même'piece de terre, que fon voifin plus pauvre peut fi bien pofféder que lui, quelque chofe de plus a 1'état? Celui-ci peut-a être indifférent, fi la clalfe la plus nombreufe & la plus utile du peuple s'entre-détruit ainfi en partie elle-même , & fi par farrondiffement de fes terres un riche païtan réduit un propriétaire en journalier? Je trouve très-iufie, que, dans la répartition des tailles, on ait égard a la différence des payfans. Le pauvre ne doit pas a proportion payer autant d'une piece de terre, que le moyenne, & celuici pas autant que le riche. L'état doit chercher a faciliter ce premier a deveiiir moyenne, & eraPêcher ce dernier de s'agrandir davantage au préjadie* de !a populatfon. Je fixeiais donc dars ma répubnque, qui „ exule encore qu'en Crïaos fans forme dans 1'iinmenfité de i'efpace, environ un milieu, & ferais dans la répartition des tailles, hauffer les pour-cent a proportion que la propriéte de chaque païi'an en biens-fonds dépaiferait ce milieu, ou qu'elle en ferait au-deflbus. Un païfan moyenné dans ma république ferait per exemple, celui, qui pofféderait 30 a 50 arpens de terre, ou bref, pour 3 a 5 mille florins en biens-fonds! Celui qui pofféderait moins que 3000 florins contribuerait donc un pour-cent, celui qui aurait entre les 3 & 5 a 6 mille florins, deux paur-cent, celui qui pofféderait davantage , jrois pour-cent,' & celui qui pofféderait le doublé, quatre pour-  L E T T R E. I33 cent de ce qui dépafferait ce milieu. Le pauvre auroit alors dans 1'acquifition d'une nouvelle piece un très-jufte avantage vis-a-vis du moyenne, & celui-ci vis-a-vis du riche. II eft vrai , que ca donnerait un peu plus a calculer a mes eraploiés , & qu'il faudrait aller un affez fingulier train avec les terriërs; mais laiffes 9a a moi, quand une fois j'aurais feulement établi mon Etat en païs de fureté. Pour donc revenir.a nótre Bavière *, tu concev.ras aifément, combien peu elle eft encore, ce qu'elle pourrait être. Si les dettes étaient liquidées, félecteur pourrait facilement tenir a raifon du nombre de fes fujets & de fes revenus, 40 a 45 mille hommes fur pied, & fi cette partie de fes polfeffions était auffi bien cultivée, que fes états du Rhin, il lui ferait factie d'entretenir même une armee de 60030 hommes, & par-la fe * Tous les projets que notre auteur a fait fur la Bavière, lui donnent bien quelque droit iPappeler fienna cette Bavière réfondue par lui. Mais, telle qu'elle eft en effet. Dans 1'année quarante un Général Autricliien fe fervait auffi beaucoup de cette expreffion: nótre Bavière. Un officier Francais , qui avait a trailer de 1'écliange des prifonniers avec lui, après 1'avoir écouté long-tems, dit enfin: Monfieur, nous avons une chanfon dont le refrein eft: Quand fai bien bu, toute la tem eft a mei. Le Général aimait beaucoup le vin. Peut-etre 1'auteur était-il ici un peu plus illuminé auffi, qu'il ne devait 1'etre. Q'£dit'} F 7  ï34 Doüziem'j faire refpefter des maifons les plus pui/Tantes. Quand fon fuccelfeur parviendra au gouvernement, Ie tout fera encore confidérablement augmenté par le duché de Deux-Ponts, & peut-être alors 1'économie en deviendra-t-elle auffi meilleure. Adieu.  L e t t r e. 135 XIII. Salzbourg — CZ^eft un bien triffe chemin que celui de Munich ici. II paffe par une immenfe plaine, qui n'eft entrecoupée que ca & la par des monticules. La quantité de bois noir, le petit nombre de méchantes cabanes depaïfans, ifolées, le manque de villes, le peu de fureté a 1'égard des brigands : tout vous preffe autant que poffible de for. tir de la Bavière. On ne voit, pendant tout ce long chemin de ij lieues d'Allemagne, d'autre iieu qui méritat d'être noinmé , que ce fombre WaiTerbqurg dans fon bas-fond entre des dunes arides, oü ferpente 1'Inn, & entre lesquelles il forme une langue de terre, fur laquelle cette ville eft fife bien fingulierement. La nature devient moins maratre fur la frontiére de Salzbourg. Les vues font plus variées, les habitations des payfans plus propres & ont fair plus animé , & le pays eft mieux cultivé. A une lieue environ de cette ville s'offre une des plus belles vues, que jamais j'aie vu, Elle forme un immenfe amphithéatre; dans le fond, des  136 Treiziemk rochers nus élevent au ciel leurs fronts foürcilleux. Quelques-uns , qui font un peu a cöté, ont la forme de pyramides. Cet énorme amas de montagnes fe perd peu-a-peu en monts couverts de bois, & de cóté & d'autre en coines agréables, qui font en partie bien cultivées. Au milieu de ce fond de théatre fe trouve Ia ville, que le chateau commande de fon haut rocher. La riviere Salza donne encore plus de vie a ce payfage déja fi varié: s'élargiffant ca & la par-fois affez, & fes bords étant ombragés en plufieurs endroits de beaux bosquets de bois. La fituation de cette ville fe diftingue extrémement en comparaifon des alentours uniformes & déferts de Munich. Elle eft de la plus grande Cngularilé, & un jeu admhable de la nature & de 1'art. Le fleuve la partage en deux parts inégales. Dans celle a fon oueft, fur laquelle la majeure partie de la ville eft fituée , s'éleve, d'une grande plaine.un haut, rond & dur rocher eicarpé, qui porte le chateau comme en couronne. Du pied de ce rocher s'étend le long du fleuve, a peu de diftance de celui-ci, autour de cette partie de la ville, une longue montagne d'une dure pierre fablonneufe, qui tant au dedans qu'au dehors eft taillée perpendiculairetnent comme un un mur, è'e haute de quelques cents pieds. Sur ce rempart naturel, de beaucoup plus élevé que les hautes maifons de la ville, fe trouvent un grand bois & plufieurs xompagnes. On y a percé dans  L E T T R E. I37 un endroit on il a prés de 60 pas de Iargeur, une belle porte. De 1'autre cöté du fleuve eft le plus extraordinaire rocher qu'on puifle voir. II préfente en face d'une belle plaine contre le bas du fleuve une paroi nue & coupée apic comme par la nature, longue d'une demi-lieue, & qui a bien 500 pieds de haut dans le milieu, Contre le haut du fleuve, fa pente couverte de bois fe perd doucement dans une autre belle plaine. Je ne faurais te rendre mieux fa finguh'ere fituation, que fi tu te figures la ville comme le centre d'un diametre de 2 lieues de longueur, que forme la riviere , en tirant autour un demi-cercle de belles montagnes vers 1'eft, & que tu places ce rocher au milieu en guife de radius, de forte qu'il fafle la cloifon transverfale entre la ville & le cercle des montagnes, coupant ainfi la furface du demicercle en 2 parties égales. La oü le rocher eft attenant vis-a-vis de Ia majeure partie de la ville au fleuve , eft fituée 1'autre plus petite partie de la ville, dont les fortifications s'étendent en quart de cercle depuis fa paroi longue, & perpendiculaire au nord, jufqu'au fleuve. Une feule rue très-étroite paffe vers le fud entre le Zeuve & la pente du rocher. La nature a ordonné le cours de ce fleuve entre des roches détachées dans un moment d'humeur bizarre. Entre le fingulier rempart de la majeure partie de la ville & les plus proches montagnes a 1'oneft fe trouve une plaine toute unie,  13« Treizieme large & profonde de 2 lieues, quis'étend, lelong du fleuve, beaucoup jufqu'au defins de la ville. En voyant cette expofition, on dira.it qu'il aurait dü pafier par cette plaine, afin de s'élargir davantage dans fon cours impétueux. Mais, au lieu de 9a, il traverfe impétueufement les rochers environnans la ville , & qui fembient s'oppofer a fon cours. Ce n'eft que par 1'étonnante fureur & force , avec laquelle il creufe fon lit fi rapidement, qu'on fauroit expliquer ce cours bizarre. ■ Le pays d'alentour en général a un air trcsromanesque , & je vois bien que je féjourneraj ici plus long-tems, que je ne me 1'étais d'abord propofé. L'intérieur de la ville même eft auffi très-beau. Les maifons font hautes, & toutes de pierre de taille. Les murs dépaflent a 1'italienne les toits, qui font plats, de forte qu'on peut y marcher le long de grandes nies entieres. La cathédrale eft la plus belle que j'aie vu dans tout mon voyage de Paris ici, & conftruite d'après le modèle réduit & fimplifié de Péglife de St. Pierre a Rome, en grandes pierres de taille. Le portail eft de marbre, & le tout couvert de cuivre. Devant le portail fe trouvre une grande place quarrée, entourée d'arcades & de galleries, a laquelle eft attenante la réfidence du prince & l'abbaye de St. Pierre. Au milieu de cette place, eft une belle ftatue de plomb de Notre-Dame en grandeur fur naturelle. Des deux cótés de Péglife font de gran-  L E T T R E. I3(? des places envirouuées de beaux édifices. Au milieu de celle qui eft a gauche fe voit une des plus belles fontaiues en marbre , que j'aie jamais vu, avec d'excellentes figures de grandeur gigantesque. Sur celle, a droite, eft pratiquée de cóté une autre fontaine, qui ne peut abfoluinent être comparée a la première, & dont le Neptune fait une figure bien pitoïablé. La ville a plufieurs autres excellens édifices & ftatues encore, qui vous rappellent qu'on n'eft guere éloigné des frontières d'Italie. Autant que je connais jufqu'ici les habitans, ils me paraiffent très fociables, ingénus, gais & trèsportés pour les étrangers. En attendant que je puiffe te les faire connaitre plus particulierement, je m'en vais te rendre compte de quelques efcapades, que j'ai faites de Munich en différentes contrées de la Baviere. La réfidence épifcopale de Freyfingen n'eft, au vrai quoique pas mal batie, qu'une très-pauvre petite ville, qui n'eft habitée que par des moines, des nymphes a bon prix, quelques miférables étudians & pauvres artifans. Le chateau du prince eft fitué agréablement fur un mont détaché, d'oü il domine une vue charmante fur une grande partie de la Bavière & fur les montagnes du Tyrol & de Salzbourg. Les poffeffions de l'évêque font éparfes en Bavière & en Autriche, & toutes petïtes qu'elles foient enfemble, ii en a pourtant fait peindre tout un grand porche. Ses reve-  Treizieme nus moment environ a 130000 florins: & il a fon grand-maïtre de la cour, fon grand-veneur, fes co.ifeillers, fes gardes-du-corps, fon orcheftre & fes maitres de cuifine & de cave, qui fans doute ont le plus a faire. De Freyfingen , j'allai a Ratisbonne qui eft une fombre , lugubre & très-graude ville impériale, & , comme tu fais, le fiège de la diète de 1'Empire. Je ne faurais vraim'ent t'en dire autre chofe de bien & de bon, finon que le pont fur le Danube eft très-maffif, & conftruit par lediable, & que je fus parfaitement fervi dans 1'auberge a fagneau blanc. * L'hóte eft le plus honnête & le plus poli que j'aie rencontré, encore en Allemagne On croirait , que la quantité de députés devrait rendre la ville très-vivaute. Mais tu ne crois pas, comme tout y eft mort. ** Sans le Prince de la * Et enfin, que c'eft fur Ia place oü eft fitude 1'auberge de la croix, que fe fit ce tournoi dont il eft question dans Ie drarae héroïque A'Agnès Bernauerinn, qu'on donnera ou on ne donnera pas, ici a la comédie Italienne. ** Dont on doit toutefois excepter entr'autres la maifon du baron de Hohenthal, député de l'élecïcur de Saxe , qui certainement eft une des meilleurcs & des plus agréables qu'on puifle trouver. C'eft un homme de beaucoup de favoir & d'une noble facon de penfer, dont 1'époufe, nee comtefle Réx, eft une des plus belles & excellentes dames qu'on puiiTe voir. Elle posférie entr'autres parfaitement la mufique, & a une voix admiraWe. Peu de chanteufes chantent avec autant de fenüment & d'onction. , 1 i'Editetir.  L E T T R E. i+r Tour & Taxis, premier commiiTaire impérial & grand-maitre des poftes impériales, on ne ('aurait pas que la diète de 1'Empire fiège dans cette ville. Mais ce feigneur, qui a environ 400000 florins de revenus donne desopéras, des comédies, des chalTes, des bals & des feux d'artifice. C'eft un excellent homme, qui, par fes nobles procédés & fa générofité fait beaucoup d'honneur a fon rang, a fon Souverain & a fa patrie. II fait, a proprement parler les honneurs de la diéte; car les autres députés des états de 1'Empire font obligés de vivre très-retirés, a raifon de leurs petits appointemens. Plufieurs ne fe fervent que de fiacres, & les marchands bourgeois fe p'aignent beaucoup de ce qu'ils leur enlevent leur gagne-pain. Tout ce qui eft adrefle aux députés étant franc de péage, plufieurs d'entr'eux, ou dumoins leurs domefiiques font les commiflionnaires & les marchands, & il pourrait même être vrai ce que m'a dit un notable bourgeois, que la diète portait plus de préjudice que d'avantage a Ratisbonne. Même les envoyés des grandes maifons, dont quelques-nns ont beaucoup de bien, vivent trés retirés. * Les minitlres * C'eft-ce qui peut fe dire de la bourgeoifie; mais pas fi généralement des députés & des gens de qualité , qui vivent ici avec Ja même liberté & fociabiiité qri'a Vienne & Munich, autant que le permet la politique. L'hiver il y a redoute; & la charmante contrée du Danube, oü il y a beaucoup de vignobles & de raai-  142 Treizieme étrangers fe règlent fur ceux-ci, enforte qu'on peut demeurer bien des femaines dans cette ville, fons de campagne, occafionnent en été de petits voyages & féjours dans le pays d'alentour. Les dames font le meilleur ornement de ces charmantes parties de campagne ; & les faintes chanoineffes de Nieder & Obermünfter, qui ne font reiigieufes qu'avant midi, & féculières après midi, y prennent également part. Souvent dans les belles foirées d'été ces divertiffemens durent a Ia face de la peine lune jufques fort avant dans Ia nuit dans ces agréables contrées. Tune £? campus & aretc Lcnesque fub no&em füfurri Cempojita repetuntur hora $ Tune 6? latentis proditor intim* Gratus puella rifus ab angulo , Pignusque dereptum lacertis Aut digito male pertinaci. En général on peut divifcr les habitans de Ratisbonne a 1'égard de la fociété en 3 cercles: 1) celui de la diète, dont la cour de Ia Tour & Taxis fait partie ; 2) celui du clergé, qui comprend Ie prince-évêque avec fa cour, le chapïtre, & généralement toutes les maifons féculières & régulières avec leurs employés & fubalternes; & 3) celui de la ville. Dans chacun de ces principaux cercles fe forment enfuite fuivant leurs rélations; leur rang & qualité d'autres cercles plus petits, & exclufifs en partie, dont prefque chacun a fon ton de vis ebfolnment a lui. Voiïa pourquoi un étranger peut être très-content de fon' féjour a Ratisbonne ou aufli trés-  L E T T R E. 143 fans rien appercevoir de 1'affemblée de Ia diète de 1'Empire. Entre les etrangers ici fe diftingue beaucoup notre envoyé par fes connaiffances. Nonfeulement lui, mais fur-tout auffi notre fecrétaire d'ambaffade , M. Hériffant , fils d'un libraire de Paris, font très-au-fait non-feulement de la conftitution de I'Allemagne , mais auffi de fa littérature. Les affaires de la diète de 1'Empire vont trèslentement. Les partis qui fe forment lors des cas importans , & la rivalité des grandes maifons au fujet de leur influence réciproque en font principalement la caufe : car la forme de la diète même eft affez fimple. Elle confifte en trois colléges, 1'éleétant, celui des princes, & celui des villes. Les deux premiers fe nomment les fupérieurs, quoiqu'ils n'aient aucune prérogative effentielle dans les affaires communes a la diete fur ces derniers. Tous les trois colleges s'affemblent dans une falie pour entendre la propofition impériale, & fe répartiffent enfuite en ces 3 chambres, dans chacune desquelles on recueillit les voix d'après 1'ordre établi. La pluralité décide auffi bien dans les trois colléges féparément, que pour'leurs réfultats. Toutes les trois chambres font-elles d'ac- mécontent , fuivant que fa qualité, fon rang ou fes adrclfes lui auront donné acces dans 1'un ou 1'autre de ces cercles & que le ton dominant s'y fcra juflement trouve de fon goüt. VEditeur.  *44 Treizieme cord , on dreffe Parrét de la diète , & on le remet comme décrêt de T Empire a 1'Empereur ou a fon premier commilTaire. ün collége eft-il en oppofition aux 2 autres, 1'on joint fa réfolution a 1'arrêt des 2 autres dans la rélation a 1'Empereur. Les arrêts font éxécutés auffitót, & on les 'met dans le recès de 1'Empire. Le collége électoral a, vü le petit nombre de voix dont il eft compofé, & qui équivalent a chacun des deux autres colléges beaucoup plus nombreux, mais fur-tout par-la une grande préponderance, que fes 5 membres féculiërs ont auffi prés de 20 voix dans le collége des princes. II ne confifte depuis la mort du dernier élecleur de Bavière qu'en 8 voix , entre lesquelles 1'électeur archevéque de Mayence a la direction comme premier état de 1'Empire. II n'eft pas décidé qui, en cas d'égalité de voix, aura la dirimante, & ce cas pouvant cependant arriver fouvent a raifon de leur petit nombre, on efpére de voir bien tót revivre en la maifon de Wurtemberg ou de HeffeCalfel le neuvieme éleétorat. Ce n'eft que la jaloufie de quelques maifons éleétorales , que 1'autriche ne propofat un candidat , qui lui fut dévoué inféparablement, qui s'oppofe a ce projet. La chambre des princes compte en tout 100 voix , dont 33 eccléfiafh'ques , 61 féculiêres & 6 voix colleélives. Celles-ci font compofées des 2 bancs des prélats de 1'Empire & des abbeifes, favoir de celui de Souabe & celui du Rhin, & des  L E T T R I, 14$ c'es 4 colléges des comtes de Pempire, favoir celui de Wetteravie, de Souabe, de Weftphalie & de Franconie. Chaque college de comtes & chaque banc de prélats équivaut a une voix de prince. La voix de prélat du banc de Souabe eft répartie entre 20 , & celle du banc du Rhin entfe 19 membres. Le college des comtes de la Wetteravie compte effeftivement 10, celui de Souabe 20, celui de Franconie 16, & celui de Weftphalie 34 membres. Beaucoup de comtes & feigneurs, qui ne font pas compris dans ce nombre, fe font féparés de leurs colleges , ayant été élevés a la dignité de prince, fans cependant encore, avoir féance a la diete de f empire. D'autres ont été exclus , & d'autres voix de comtes encore vaquent, paree que les états auxquels elles font affecties , ont pafte a de plus grandes maifons, auxquelles il n'eft pas la peine de tenir une voix de comte, qui au fond eft auffi de très-peu de poids. Le college des princes a cela de particulier, qu'une maifon peut avoir plufieurs voix; comme 1'électeur palatin & de Baviere actuel, qui en a 7, & fon fucceffeur le duc de Deuxponts qui en aura 8; le roi de Pruffe en a 5, & après le décès du prince régnant d'Anfpach & Bayreuth 7, de même que 1'élefteur de Brunswick qui a 5 voix auffi: la principauté n'étsnt pas affectée a Ia perfonne mais au païs, & une perfonne pouvant être en poffefïïon de plufieurs païs, a chacun des quels la principauté peut être adhérente. L'Autriche &z G  146" Treizieme Salzbourg fe relevent journeliement dans Ie college des princes dans la préféance. L'archevêque de Befancon & le roi de Sardaigne, comme duc de Savoie, ne députent plus depuis long-tems a la diète de 1'empire; donc le college des princes ne conlïfte plus effeétivement qu'en 98 voix. Le college des villes impériales ne comprend que 51 voix, étant divifé en 2 bancs , favoir celui du Rhin & de Souabe, dont le premier a 14 & celui-ci 37 membres. La ville oü fe tient la diete, en a la direction. La cour impériale a une trés-grande influence fur tous les 3 colleges. Dans la chambre électorale elle a prefque toujours de fon cöté les 3 eccléüaftiques, paree que ce font ordinairement dans nos tems fes créatures. II n'épargne niargent, n menaces , ni promeffes pour infpirer lors de 1'élecTion d'un nouveau archevêque les chanoines de Mayence, Trêves & Cologne, au Iieu du faint efprit qu'ils invoquent formellement. Notre cour fut jadis par ces mêmes moyens fe procurer une grande inüuence fur 1'empire d'Allemagne; mais ces voies lui font . maintenant fermées pour touours par la Vigilance & 1'aétivité de la cour de Vienne. El Ie u'a pas moins de préponderan- ce dans le college des princes. Prjfque tous les princes eccléfiaftfqües font fes fils véritaMes. Le chapitre de Liege eft le feul qui aitrefiftéréelletrient de nos tems dans 1'éleftion d'un prince a 1'influence impériale. Cette cour a de plus depuis long-  L E T T R E. u? tems pour maxime, d'élever fes vaifaux dans fes païs héréditaires, s'ils pofledent le moindre petit Etat immédiat de 1'Empire, a la principauté, & de leur faire avoir voix & féance a la diete. C'eft ainfi que les de Lobkowitz, Dietrichftein, Schwartzenberg, Lichtenftein, Auersperg & de la Tour & Taxis parvinrent au confeil des princes de 1'empire malgré toutes les proteftations des anciens princes, uniquement afin d'augmenterl'influence de la maifon d'Autriche. Bien que les ducs d'Aremberg foient comptés parmi les princes anciens ; la beaucoup plus grande partie de leurs terres eft toutefois aufli fituée dans les états héréditaires de 1'Autriche, & ils dépendent prefque abfolument de la cour de Vienne. Plufieurs autres maifons anciennes font obligées de tenir toujours pour 1'Autiïche a raifon de la fituation de leurs états; de 'forte qu'on peut prefque dans chaque cas comptcr d'avance , que la moitié de tous les princes fera toujours prête a confentir a la propofition impériale. Quant au coilege des villes impériales, 1'empereur y prédomine prefque abfolument. Elles font a-peu-près toutes foulées par les états voifins plus puilfans, & ont par-!a befoin de la protection particuliere de la cour de Vienne pour ne pas être tout-a-fait écrafées. Quelque fupérieure donc que puiffe être par ces circonftances rinfluence de la cour impériale, les états de 1'empire furent toute-fois lui oppofer une digue, contre laquelle fon torrent fe brife très-fouG 2  I4'8 Treizieme vent. Mably a remarqué avec raifon dans fes obfervatiom fur Tkifloire de France, qu'en confidér'ant les états de 1'empire d'Allemagne comme puiffances indépendantes, on ne faurait trouver de plus fages mefures que celles qu'elles ont prifes, pour gatantir leur liberté de toute prédomination au-dedans. La définition de la conftitution de.'1'Empire: „ que c'eft une confufion confervée par la „ toute-puiifance de Dieu " * ne vaut qu'entant qu'on pi-end faulfement f Empire pour un feul état fubftantiel; mais fi on le confidere fous fon vrai point de vue comme un affemblage d'un grand nombre d'états libres , qui fe font réunis en un fiftême , on y volt beaucoup d'ordre au-!ieu de confufion, & beaucoup de fageife & deprévoyan- ce au-lieu de 1'hazard. La digue, dont je t'ai parlé, & que les états de 1'Empire ont oppofée au puiffant parti de la cour impériale , eft cette loi, ,, que la pluralité des voix ne décidera pas dans les colleges de 1'Empire, lorfqu'il s'agira de la religion ou de chofes a 1'égard desquclles les états ne peuvent être confidérés comme un feul corps , ou dans lesquelles 1'opinion des catholiques différerait de celle des proteffans". ... Les colleges fe répartiffent dans ces cas-la, & quelque inférieur en nombre que foit un parti, fa réfolution équivaut néanmoins a celle du plus nombreux parti. Quoique la religion feule ait fait naitre *.£ft Cenfnjio dimutim cinfcfmta.  L E T T E E. I40 cette loi, la politique n'en a cependant pas moins fu profiter; mêtne les catholiques, qui par devoir tenaient pour la cour impériale , trouvérent leur avantage a ce que le nombre inférieur des proteftans pilt. s'oppofer efficacement a 1'empereur. Depuis que Ie pouvoir du roi de Pruffe s'eft accru fi extraordinaïrement, c'eft lui qui eft a la tête du parti protefiant , quoique Ia Saxe en ait proprement la direétion ; & fouvent il protefte trés-efficacement contre des chofes, qui n'ont pas toujours la plus étroite connexion avec la religion. De Munich je fis aufll un tour a Infpruck, & même un peu plus loin dans 1'intérieur du Tyrol; mais je remets a te faire part de mes obfervations, jufqu'a ce que je puiffe les mettre mieux en liaifon avec celles fur les païs autrichiens; cette lettre ayant d'ailleurs, comme jevois, déja fa bonne mefure. Adieu donc. O 3  350 QuATORZIEM XIV. Salzbourg — Je luis tout enchanté des courfes que je fais dans ce charmant païs, qui a beaucoup de reffemblance avec la partie montagneufe de la Suiife. Tantót je ftiis fur d'immenfes hautes cimes, d'oü je contemple, comme le maitre de la nature, ces legions de nuées autour moi, & a mes piés des plaines a perte de vue, d'innombrables lacs, fleuves & rivieres, de terribles profondes valides & les fronts chauves des dnormes rochers de granit, avec ce fentiment qui eft particulier a ces rdgions céleftes. Tantót je me campe fur le flanc dlevé d'une montagne dans le chalet d'une vachère, qui, avec fon troupeau habite tout 1'été cette haute contrée déficieufe, & n'eft vifitée de perfonne, que par-fois de fon amant, lequel doit fouvent grimper 4 a 6 lieues de haut, d'un chaffeur de chamois, ou en tout cas d'un chevalier errant de ma forte; & la je vis en patriarch? du premier tems, avec du lait &dufromage, comptant le troupeau, qui fe laffemble le foir fur le coup de fifflet de cette fille autour du chalet, & qui eft dans ce  L E T T R E. 151 moment comme s'il m'appartenait; repofant mieux fur ma botte de foin, que tol fur tes plumes hypochondriaques , & jouüTant enfuite du fpeclacle du foleil levant avec une volupté , que tu cherches en-vain a 1'opéra, a la comédie, au bal & dans tous ces lieux de plaifir publics. Tantót je vifite un lac au fein de hautes montagnes, & n'en fuis que plus aife , fi a la pointe du jour je le trouve couvert d'un brouillard. Je vois alors avec un vrai raviffement le foleil levant le comprimer & de refferrer dans le vaillon, deforte que les cimes brillant.es des montagnes le dépaffent beaucoup ; le vent en de'couvrir peu-a-peu le miroir, & le brouillard fe cacher en fantöme nocturne a travers les crans des montagnes dans les caverncs voifines. Puis je m'y promene dans un a.-bre creux, qui dans ce païs tient ordinairement liea de bateau , & déjeune de f excellent beurre avec du miel d'une cabane voifiue, me riant hautement de toi, fi je penfe, que tu te trouves juftement dans ta dofte robe-de-chambre & ton bonnet-denuit critique a prendre le thé, avalant une tout auffi infipide & fade brochure du jour avec le thé, & que tout ca te donne des vapeurs, qn'en-vain tu cherches enfuite a chaffer avec de la rhubarbe & toutes ces droguêries médicales de ta cafieue vitrée. Une de mes places favorites elt PUntersberg ou le mont-d'en-bas, qui 11'eff qu'a 2 lieues d'ici II préfente contre la ville une énorme pyramide; -G 4. -  - '52 QUATORZIEME mais fon dos nu & fcabreux s'éterid derrière bien en 2 lieues de Iongueur, & il faut 6 a 7 lieues pour faire Ie tour de fon pié. On peut le monter par le chemin ordinaire en 5 lieues depuis fon pié; mais un chaffeür de chamois expert, grimpant comme un chat, le fait en moins de 3 heitres. On jouit d'une vue immenfe fur la plat-païs de Ia Bavière. Sa cirae fe voit fur les tours de Munich, éloignéede 17 lieues, t-ès-diftinftément. On 3' compte dans 1'horizon d'alentour prés de o iacs. La plus belle partie de cette vue fait la principauté de Berchtoldsgaden , fituée au fud de cette montagne & qui confifle en un vallon couvert de bois, enclavé par les plus fingulieres cimes de granit. Entre celles-ci fe diflingue beaucovp le Wazmann par fa forme parfaitement conique. A travers ces fombres forêts brillent au milieu quelques lacs, qui font le plus bel eifet inexprimabte. La vue fur quelques vallons de Salzbourg voifins n'eft pas moins belle. Et cette montagne encore parait appuyer le fiftème de montagnes de Buffon. C'eft une maffe de granit enrafinée dans Ja matiere primitive de la terre, fur les pentes inférieures & embrafures de laquelle fe trouve 9a & la du fable & des pier- res calcaires comme par alluvion. Son bas eft couvert de bois, & a quelques belles carrières de marbre rougeatre & blanc. On a fur les décotnbres d'une de ces carrières une vue admirable fur la ville. A quelque diftance de-la fe trouve dans  Lettel i;3 tin antre fauvage de la montagne öne catarafte remarquable. Un grand ruiffeau, qui eependant doit être plus grand encore lors de la fonte des neiges au printems qu'il n'eft maintenant, fort d'une fente de rocher , dans 1'embouchure de laquelle on peut entrer au moyen d'un efcalier taillé artifkiellement. On entend dans cette fente, oü 1'on frilfonne de froid, un bruit fourd de 1'intérieur de la montagne comme celui du tonnerre très-éloigné. La montagne ren ferme probablement dans fes entrailles un lac, dans leonel pénétre du debors 1'eau de neige & de pluie, & dont la chüte occafionne ce bruit. Sans doute que ces eaux intérfeures feront avec Ie tems pernicieufes a la montagne. Le peuple de cette contrée fe raconte , que 1'empereur Charlemagne doit être renfermé avec toute fon armée dans cette montagne jufqu'au dernier jour, & qu'il fefait en attendant eet horrible tapage pour pafler fon tems. Certain jour de i'année on ie voit a minuit accompagné de fa fuite de ministres & généraux aller en proceffion dans la cathédrale de Salzbourg. Je te pourrais raconter beaucoup-de ca: comme de forciers, dont les barbes blanches ont cru par la Iongueur du tems 10 & 20 fois autour des tables oü ils donnent attablés dans Ia montagne; d'éremites millénaires, qui ont eondüit des chaffeurs de chamois égarés dans 1'intérieur de la montagne, & leur ont montré des palais de fées en or & pierres précieufes; fi tu ne favais déja les inervèilles qu'on trouve dans la Siërra Morena a G 5  «54 quatorzieme la fource du Quadiana. Je pourrais te communiquer un rnanuferit, dans lequel toutes ces hiftoires font juridiquement documentées & attefiées. Le ruiffeau fe pre'cipite de cette fente, oü Pon entend Charlemagne faire le revenant, avec un grand bruit & en cafcades les plus variées dans un gouffre profond & étroit, qu'il femble s'être taillé luimême dans ce marbre dur. Ca & la il s'eft crcufé dans fa chüte des baffins de marbre, que 1'art ne faurait mieux poiir & arrondir. Un amateur d'antiquités du voifinage a même été tenté d'en prendre qüelques-uns pour des anciens bains romains. La catarafte olfre tout au bas de la montagne derrière un moulin , un coup-d'ceil très-sgréable. Quoique la chüte ne foit ici pas fi hame, elle eft cependant très-remarquable, paree que 1'eau fe partage en filets innombrables , qui Ce croifent è travers des roches chariées de tant de manieres diverfes & bizarres , qu'aucune fantaifie n'aurait mieux fu ordonuer' la cafcade. Sur les roches détachées fe trouvent ca & la de petits pins, qui relevent encore infiniment le pittoresque de cette fcene naturelle. L'eau de ce ruiffeau eft fi fröide , que tu ne pourrais y tenir ta main' plus de 10 fecondes, & tu en peux cependant boire dans la plus grande fueur autant que tu veux fans le moindre risque. Elle fe digere & s'évapore auffi facilement que de 1'air. Je ne faurais dans la plus grande fatigue ün meiileur reffaurant que cette eau. Vous autres pauvres gens de Paris,  L E I T 11 Ei 155 avec vos diarrhées & vos obftructions, que vous donne tour-a-tour 1'eau limonneufe de la Seine! Que votre toute-puiffatite police 11e vous peutelle procurer cette eau, qui fe perd ici fans üfage dans le fleuve Salza! . . . Quoique la partie de la principauté de Salzbourg, fltuée au nord de la capitale contienne bien des montagnes, elle a cependant affez de blé pour la fubfiflance de fes habitans. Mais a 6 lieues de la ville coramence vers le fud une longue & étroite vallée, qui s'étend d'abord pendant quelques lieues vers le fud, & tournant enfuite vers 1'oueft, eft enclavée par d'énormes montagnes, traverfée par la Salza, & qui, quoique faifant la majeure partie de la principauté, ne donne a peine que la troifieme partie du blé néceffaire. L'entrée dans ce val eft le défilé qu'on nomme Loueg ou Louehk, ce qui veut dire en bas-allemand & en anglais voir, & fignifie la même chofe qu'un béfroi dans difFérens diftricts de villes impériales. Ce défilé eft un profond & étroit ravin entre des rochers nus de granit, qui coupés a pie , s'élevent au-deffus des nues, & que la Salza traverfe avec fureur. Audeïïus du fleuve fe trouve un chemin taillé dans le roe, paflant par une porte, qui a peine eft affez large pour un char, & que couvre une batterie, de forte qu'tine poignée d'homnTes peut arrêter ici une grande armée. Les autres avenues de cette vallée ne font pas moins bien gardées, la nature ne 1'ayant pas moins bien fortifiée que le Valais» G 6  i5 Qartor'zieme Cette principauté a encore, oiure cette grande vallée, quelques autres plus petites & contigués qui lui appartiennent. Elles lont toutes conftituees quant au phyfique comme cette première , & les habitans vivent principalement du trafic avec leur bétail. On trouve en plufieurs endroits de trèsnches païfans, qui poflédent 60 a 80 pieces de gros bétail. On exporte quelque peu de fromage & de beurre, mais beaucoup moins qu'on ne le pourrait, fi les habitans étaientaufli indufirieux, économes & propres au commerce que les païfans Suiffes-. Lesharas ne font outre 1'entretien &le commerce en bétail pas moins confidérables ici. Ces chevaux font de laplus forte race, & s'expovtent au loin comme grands chevaux de fomme & de trait, quoiqu'ils ne foient pas d'une belle forme. Ils ont la tête trop groffe & le train de der-. riere trop haut; mais je me rappelle d'avoir vti dans quelques villes du Rhin des chevaux de Salzbourg, dont un tiraÏE fur une groffe cbarrette a 2 roues prés de 40 quintaux depuis le bateau jufques par ia ville. Les païfans s'en fervent déja pour leurs grands travaux dés leur troilieme année; c'eft potirquoi ils deviennent fi tót recrus, & qu'ils ne peuvent guere fervir comme carrosfiers. L'empereur en achete pour fon artillerie a 120 florins la piece Les pofleffions du prince en Carinthie reflemblent, quant a leur conftitution naturelle affez au refte du païs, & ce qu'ils poffede en Autriche eft trop peu cpnfidérable poüx  L E T T R E. 157 être mis en compte ici. Ce païs a tout prendre, doit tirer prefque la moiré de fes grains néceffaires de Ia Bavière. Le païfan ici ne fait pas comme le montagnard fuifle, fe contenter de fromage & de pommes de terre. II lui faut abfolument du bon pain, de la bierre & du brandcvin en abondance avec fa viande, dont il trempe encore a fon repas, toute grasfe qu'elle foit, les morceaux dans de la graiffe fondue. Cette maniere de vivre trop coüteufe pour fa fituation naturelle ferait de ce païs le plus pauvre de I'Europe, s'il ne favait compenfer cette dépenfe par une fage & admirable économie dans les autres parties de fon ménage. II fe vètit fui-même depuis la tête aux piés. Chaque familie fabrïque de fa propre laine préparée par elle-même une efpece de gros drap-minime, dont elteméme fe fait aufïï les principales pieces de fon habiüement nécefiaire. Toile, fouliers & bas, le païfan fe fait tout ca lui-méme. Et avec cela il eft, proprement, fimplement, commodement & bien vëtu. Mais féquilibre entre la recette & la dépenfe du païs fe foutient furtout par le revenu "des mines. Les falines de Hallein font entre celles-la fins comparaifon les principales. L'intérieiir de cette montagne , éloignée environ de 4 lieues d'ici, confrlle d'une maffe de criflaux de fel, qui font cependant entre-mèlés de beaucoup de terre. Pour f épurer, on y taille d'énormes chambres qu'on G 7  158 QuATORZIEME remplit d'eau, qui, en attirant le fel dépofe au fond les parties terreufes. L'eau imprégnée eft conduite enfuite dans Ia chaudière , & faunée. Ces chambres fe rempliflent d'elles-mêmes de nouveau par la Iongueur du tems de fel, & le tréfor eft intariflable. Une telle chambre offre, lorf- qu'elle eft illuminée, le plus beau coup-d'ceil du monde. Figures-toi une falie d'environ 100 piés d'équarriifage , dont les parois & les planchers font compofés de criflaux de toutes les couleurs imaginables, & dont le brillant joue a la lunrlere tranfparente fi admirablement, que tu te crois abfolument tranfporté dans un palais de fées. Le bois nécefiaire a ce grand ouvrage y eft flotté fur la Salza & fur les fleuves & rivieres qui s'y rendent, aufli loin que ce fleuve principal domine la grande vallée. Les bois s'éclairciflent depuis quelque tems confidérablement, & leur trop grande diminution pourrait avec le tems arrêter 1'ouvrage. La malheurcufe fituation du païs eft caufe, qu'il ne peut profiter tout feul de ce tréfor, & qu'il eft obligé d'en abandonner Ia majeure partie a des etrangers, étant entouré de païs autrichiens & bavarois. Les premiers ont affez de fel pour leur ufage, & toute importation de fel étranger y eft févérement défendüe ; de 1'autre cöté les falines bavaroifes dc Reichenhall font fi abondantcs, qu'elle peut non-feutement en föurnir fuffilarament ces païs , mais même en céder encore .une quantité confidérable aux etrangers. Les archevêques da  L E T T R E. 159 Salzbourg fe yirent donc obligés, de faire un contract avec les ducs de Bavière, moyennant lequel ceux-ci fe chargent annuellement d'une certaine quamité de fel a un prix extraordinairement bas, & en fourniffent une partie de la Suiffe & de la Souabe. C'eft ainfi que la Bavière eft proprement en poffeffion du commerce des fels gagnés ici, & auquel elle gagne bien 3 fois autant que les princes de Salzbourg. La valeur du fel, que la Bavière doit prendre annuellement, monte a 168000 florins, & ce qui fe confomme dans ce païs-même avec le peu qui fe débite par contrebande dans les païs autrichiens du voifinage, fait que tout le prodnit peut être évalué environ 330000 florins, dont le profk net peut aller tout au plus a 200000 florins. Les mines cl'or & d'argent de cette principauté figurent beaucoup dans les géographies d'Allemagne , mais ne mentent pas d'ëtre nommées vis-avis des fiilines de Salzbourg. J'ai vu fexfrait des régiftres du rapport de toutes les minières d'or, d'argent, de fer, de cuivre & autres, & le produit net du prince de toutes ces mines n'a été pendant les 10 dernieres années, 1'une portant 1'autre , que de 65000 florins annuellement. II les fait prefque toutes exploiter pour fon propre compte , & perd déja depuis nombre d'années fur 1'exploitation d'une mine d'or dans la contrée de Gastein annuellement plus de 20000 florins, dans fefpérance illufoire , qu'elle readra avec Ie tems un  tóo Q ü A T O R z r E M E d'autant plus grand profit, & pour que le va! oü elle. eft fituée, & dont les habitans fubfiftent imiquèment de eet ouvrage ne devienne un défert. Le fer devient iei toujours plus aigre & moins recherché des étrangers. Le prince a encore pour fon compte un fabrique de laiton; mais la calamine néceffaire devient de plus en plus rare dans le pays. Monfieur Bufching dit dans fa defcription de fAllemagne, qu'il tient de bonne part, que les revenus annuels de 1'archevêque montaient a 4 mi-I«ions de florins. Si le prince ine voulait faire fon fermier-genéral, j'oferais a peine lui offrir 1200000 florins pour tous fes revenus. Je fais avec aflez de fureté, que les tailles, domaines, péages &e. ne rendent guere plus de 600000 florins, & fi j'y ajoute le produit des mines, il faudra que je trouve encore fur les accifes, douanes & le refte du rapport de la capitale avec celui de quelques brafferies de bierre du prince 435000 florins, avant que de pouvoir gagner avec ma ferme. L'étendue du païs eft eftimée a 240 milles quarrés d'Ailemague. II ti'a cue ~ ou 8 villes , dont quelques-unes ne peuvent être comparées avec un grand village de Souabe. On compte le nombre de tous les habitans a 250000, dont il y a environ 14000 dans la capitale. Le pays eft deftitué de toutes manufactures,'a 1'exception des fabriques moins confidérables de bas de coton & de bonnetterie a Hallei!]. La ville de Salzbourg fait, depus  L e t t r e. icii que le chemin de Trente a été cönftruit fi fupén'curement , un grand ■ commerce en épiceries & drogueries, dont elle fournit une grande partie de la Bavière. Les chemins dans ce pays de montagnes font généralement trés-bons, quoiqtiülspasfent par-fois par-defltis des charpentes fur d'affreux précipices, ou qu'ils foient même fufpendus en chaïnes aux hauts rochers. Les plus lourdes voies n'ont rien a rifquer, finon que d'être renverfées peut-être par un grand coup de vent, ou enveloppées au printens dans une avalanche. Je vis dans mon voyage aux bains de Gaftein, une des contrées les" plus fauvages du pays, comme on a fait tout ce qui eft poffible pour rendre praticables les plur horribles précipices & les rochers les plus efcarpés. Je vis encore dans ce voyage une des cafcades les plus remarquables , que j'aie jamais vu. Un grand ruifTeau fe précipite comme des nues fur un rocher qui eft déflbus, & qui s'avance de plus de 100 piés par-deffus le chemin, d'oü il rébondit fi fort en are, qu'on r'en eft aucunement mouillé dans le chemin qui paffe au-deffous de.eet are. On ne peut voir cette belle chüte par devant, le ravin étant trop étroit & le rocher vis-a-vis trop efcarpé; mais vüe de cóté elle offre a quelque difiance le plus fingulier coup-d'oeil. Adieu.  i6n quinziem'e Je tiens pour les pays de montagnes. Je ne fuis cependant pas de ceux, dont les fens ne peuvent être éfflus que par l'extraordinaire; qui aiment les fortes commotions, paree qu'ils font ordinairement trop émoufles pour les fenfations plus douccs, & qui cherchentleur plaifir fur des rochers inhabitables & fur d'affreufes plaines de glacé & de neige, paree que par les jouiflaiices immodérées ils ont pris du dégout pour les plaifirs, qu'ofTrent des contrées plus douces. La plaine la plus uniforme a pour moi affez de variété, pour maintenir mon coeur dans ce degré de ch'aleur, & mes fens dans cette tenfion que demande une jouiifance continue de la nature. J'embraffe 1'arbre qui, dans mes promenades par des campagnes chauves ik plattes me donne de 1'ombre pour un moment; la mouffe d'tme lande a fes attraits pour moi, & j'aime le ruiffeau qui fe tra'ne par une plaine a pene de vue, même fans le bruit d'une cafcade. Mais j'ai en même tems affez d'équité pour rendre juftice aux montagnes, leur accorder pour la beauté la pré- XV. Salzbourg.  Leitje, it'3 férance fur Ie plat-païs. Le pouls de la tmnre bat ici plus fort, tout y décéle plus de vie & de force végétative , tout y annonce plus haut & plus fort factivité perpétuelle de la toute puifffance. Le ruiffeau , qui , inde'cis quel chemin il prendra erre lentement par la plaine, fe hate dans la montage brusquement & avec impétuofité vers fon but. La marche des nues, les révolutior.s de fair, le réfonnement du tonnerre: tout eft ici plus vif & plus fort. Les vallons font parfumés dans la belle faifon d'une odeur de fleurs & d'herbes beaucoup plus fpiritueufe, que les plaines , dont le fol n'eft pas fi propre a la préparation des fucs plus fubtils des plantes , & oü leurs exhalaifons fe perdent dans fair. La nature eft ici plus variée & infiniment plus pittotesque. Elle eft nuancée d'une maniere, dont 1'habitant du plat-païs ne fait fe faire aucune idee, & tous fes traits, méme les plus petits font plus faillans & plus attrayans dans cette teinte. Ici la nature offre les propriétés de toutes les faifons & des plus differens climats tout a la fois. Pendant qu'on éprouve en été dans le bas du vallon les chaleurs de 1'Afrique, on jouit a Ia mi-hauteur des montagnes de fair tempéré duprïntéms, & gêle fur lenrs fommets d'un froid de Sibérie. Et qqelle variété n'y a-t-il pas dans les formes, 1'enchainement & fentaflèment de tous ces monts & collines! L'homme eft comme la terre qu'il habite, fil'e*-  164 Q UINZIEME ducation & les Hens de Ia fociété ne Ie changenr. Le payfan dans 1'intérieur du païs porte entierement 1'empreinte de la nature qui 1'environne. Sou allure eft rapide, comme le cours de fon torrent; ils eft impétueux dans fes paffions, comme Fair qu'il refpire; fort, comme le chêne qui 1'ombrage, & droit, fidéle & ferme comme le rocher qui porte fa cabane. La vivacité & variété des fcenes que lui offre la nature, enrichiflént fa tête d'idées & échauffent fon coeur, plus qu'il ne Ie ferait fi, habitant une plaine uniforme il y était, comme ici , abandonné uniquement a Ia nature. L'éloignement des grandes villes & la fituation ifolée des habitations, lui étant bien des occafions de mauvaifes débauches, confervent Ia pureté de fes mceurs, & le rendent plus réflécbi & plus attentif a fon ménage. II fe diftingue du païfan bavarois par fa figure, fa phyfionomie, fes manieres. & fa converfation fort a fon avantage. Je regrette infinimeut, de ne pouvoir, faute de connaitre le dialede provincial ici, commercer avec ces montagnards comme je le voudrais. Leur candeur ineffable, & les traits de bienveuillance, de bonne humeur & d'efpn't naïf qu'on lit dans leur phyfionomie , les font d'abord chérir d'un ami des hommes. Beaucoup d'entr'eux portent encore des barbes Iongues, & ceux des cantons éloignés tutoyent tout le monde, même leur prince. Quoique les goitres ne foient pas "rares parmi eux, toutefois ne font-ils pas fi fréquens qu'il  L E T T R E» 16*5 plait a-quelques voyageurs de le dire. Générale-» ment parlant ils font une trés-belle race d'hommes. La Isrêche, qu'a fait il y a 50 ans , 1'émigration connue des proteflans ü la population & 4 la culture de ce pays, n'eft pas encore a beaucoup prés réparée. Elle fut le chef-d'ceuvre d'un mauvais gouvernement, oü la faiblefie du prince & la méchanceté intérefiee d'un miniftre fe montrêrent dans leur plus grand jour, J'ni Ju entierement a ma grande édification les acles de eet événement remarquable. On fe trompe en attribuant la caufe de cette fcene finguliere abfolument aux principes de religion, qui du tems de la réformation s'introduifirent dans ces montagnes. On voit par les actes, que trés-peu avaient une idéé diftinéte de Ia confeflion de foi d'Augsbourg ou de 1'helvétique. Ces principes peuvent bien y avoir contribué quelque chofe; mais la plupart de ces nouveaux proteftans le font devenus par leur propre méditacion & par les converfations entr'eux , dont ils puifaient même Ia matiêre dans des fermonnaires & des livres de dévotion catholiques. Si cn leur eüt accordé une liberté de religion abfolue, ils eülfent afftirément formé une nouvelle fecte, qui aurait eu peu de rapport avec Ia calviuifte & la luthérienne. La plupart de ceux qui furent interrogés en juftice, répondirent aux deux queftions ,, s'ils voulaient profeflèr la religion lu„ thérienne ou calvinifte?" franchement: „Non; 5, aucune des deux. Seulement ne croyons-nous  160 Q ü I N Z I E M E „ pas, ce que croyent nos concitoiens, mais nous „ nous en tenons uniquement a f Ecriture." Ce fut une révolution de 1'efprit humain occafionnée par différentes circonftances, a laquelle les réformateurs du iöme fiecle avaient peu de part. Payfans & artifans faifaient les prédicateurs dans leurs maifons, ou fous quelque arbre dans un lieu écarté. En un mot, il faut Iaiffer a ces gens 1'honneur d'avoir été prefque feuls leurs propres inflïtuteurs. Ce ne fut que lorfqu'ils fe virent obligés par les vexations de leur fouverain de chercher une proteftion étrangere, & qu'ils étaient en négociation avec Ie roi de Pruffe, qu'ils fe déclarerent d'une des fectes privilegiées par la paix de Weftphalie dans 1'empire d'Allemagne, ne pouvant fe garantir d'aucune autre facon d'une oppreffion totale. L'archevêque d'alors était un bon homme, qui aimait effectivement fes fujets, & qui faifait tout le poffible pour les ramener, a ce qu'il croiait, fur le vrai chemin du faljlt. II envoya des capucins comme miffionnaires dans les montagnes, dont les capuchons & les barbes ne purent cependant tenir contre les explofions de la raifon éveillée. II pria Iui-même fans ceffe pour la converfion de fes ouailles égarées, & n'épargna ni argent ni bonnes paroles pour les regagner au ciel. La perte de tant d'ames lui était iofiniment plus douloureufe que le départ de tant de b'-as pour la culture du paysi & la diminution de fes revenus qui s'enfuivait. Mais fon chancelier voyait 1'affaire fous  L E I T li E. Ió7 un jour bien different. II avait calculé combien 1'émigration de tant de mille habitans, & la vente de tant de biens pouvait lui rapporter pour fa perfonne, & profka de la faibleffe de fon maitre pour faire a cette occafion fa main. II lui repréfeuta combien il ferait dangereux pour le falut de fame de fes autres fujets encore croyanS, de laiffer habiter parmi eux les hérétiques. Quand des voifins de ia vieille foi avaient a force d'injures & de menaces pouffé a bout un partifan de la nouvelle doctrine, & qu'il difait enfin en fureur : „ Attendez feulement que les 60000 hommes du roi de Pruffe arrivent; & nous vous cafferons les têtes a tous. C'eft la un autre monarque que 1'archevêque, & il eft déja en marche vers nous, &c:'ï puis le chancelier patriotique trouvait crimes de lefe-Majefté & haute trahilbn dans ces propos , qui n'étaient qu'un éclat d'humeur 1110mentanée & inconfidérée , & qu'on avait pouffée a bout. En un mot, c'eft lui qui fut proprement le mobile du départ d'environ 25000 hommes , auquel il gagna prés de 50000 florins, & oü fon maitre en perdit prés de 100000 de re^ venus aiinuels. Le roi de Pruffe envoya ici 2 commiffaires, pour avoir foin des biens de ceux qui s'étaient rendus dans fes états , lesquels emporterent la meilleure partie de 1'argent produit par la vente des maifons , terres & effets des émigrés, hors du pays. II fe trouve encore par-tout dans les montagnes ici beaucoup de partifans de  158 Q U I N Z I E k E cette nouvelle doctrine. Je fis la ctfnn&ifiance d'un d'eux, qui, a tous égards eft trop remarqua- ble pour je ne te le faffe pas connaitre auffi . II y a quelques jours que je fus voir en compagnie d'un monfieur d'ici, le préfet ou comme on 1'appele ici, le Pflèger de Werfen, un très-joli homme qui a beaucoup de lumieres: y ayant même dans les parties les plus éloignées de ces montagnes beaucoup de gens qui font infiniment plus éclairés que je ne préfumais. Cette promenade me fit bien du plaifir. Le chemin paffe depuis le défilé de Loueg, oü la grande vallée commence, pendant 4 heures jufqu'a Werfen par un profond ravin entre des rochers pelés, qui quelquefois le bordent des deux cótés pendant de longs efpaces comme des mnrs élevés jufqu'au ciel. Les bouquets de bois épars au pié de ces chaines de montagnes, le cours varié de la Salza, les différentes encrênures, formes & couleurs des rochers, leurs décombres, les veftiges de 1'ancien cours du fleuve a beaucoup de toifes au-deffus de fon lit aétueï, la finguliere fituation du petit nombre d'habitations, & la frappante teinte de 1'enfemble donnent encore a ce payfage autrement défert, affez d'attraits pour entretenir le voyageur. Le chateau de Werfen eft-fitué prés du bourg de ce nom, oü le vallon commence a s'élargir confidérablement, fur un rocher conique détaché, qui s'éleve du milieu de eet étroit ravin. D'un cóté, a peine le chemin a-t-il a fon pié, & apeiuela Salza de  L E T T R E. ï6 ans , qui a mis par malice plufieurs fois le feu a la maifon de fon pere & depuis quelques années eft ici dans les fers,fans lui rien comiminiquer de fes idéés de religion. II les tient maintenant fi fecrettes , que malgré mon empreffement & mes inffances amicales, & malgré toutes mes promeffes je h'en pus rien tirer de lui. II ne me répondit autre chofe que: „ Je ne crois pas ce que croient lescapucins, & nedéfire pour vivre content qu'une bible." II y a quelques années qu'on permit a fa femme plufieurs fois de venir chez lui; mais il 1'éconduifit fans témoigner le moindre envie d'en jouir, avec quelques bonnes & cordiales exhortations falutaires. Une bible, qu'il défire fi ardemment, lui fera difficilement accordée , pour ne pas alimenter d'avantage fon ïnthoujlafme. Tous les meffieurs & dames Salzbourgoifes, en compagnie desquelles j'eus 1'honneur de voir eet homme, témoignèrent une forte d'eftime pour lui; mais tous convinrent auffi, que ce n'était pas agir bien politiquement , que de devenir martyr pour une telle bagatelle comme on demandait de eet homme. * * J'appris qu'il yient de m'ourir depuis que ceci eft; 1'EJit,  L E T T R E. 175 Le payfan eft ici d'une vivacité & gatté peu peu commune. Les filles dans ces recoins de notre terre-ferme, toutes, fraiches comme des rofes & alertes comme des chevreuils, entendent auffi bien Part de la coqueterie que nos Parifiennes; mais les charmes, avec lesquels elles cherchent a faire des conquêtes, font plus naturels que chez celles-la. Leur fein arrondi , dont ils cherchent frès-foigneuTement a faire remarquer les contours au deflus & aux cotés du tatez-y , n'eft point Peffet d'un mouchoir trompeur ou d'un corps bateiné qui eft vuide. Elles fayent parfaitement tirer parti de leur habillement avantageux. Lorfqu'elles veulent rendre heureux un amant, elles ne redoutetri ni la honte d'avoir un enfant iilégitime, ni la crainte d'ètre obligé de le nourrir. Les ufages les mettent au deflus de la première , & Ia facilité d'entreteuir un enfant au deffus de 1'autre. L'amendé qu'elles doivent donner pour une faute de cette nature, ne vaut prefque pas la peine d'être nommée. L'infanticide eft par-Iit extrêmement rare dans ce pays. On s'y abandonne fans aucune gêne & fans aucune retenue a Pinftinft de la nature. Les filles recoivent ouvertement & tout haut dans Péglife le falut & le touchemain de leurs amans. Mais le galant a dans la vifite de miit a fubir une rude épreuve. Quel tems qu'il faffe , on ne lui ouvre pourtant la porte ou !a fenètre avant qu'un certain fignal foit dotiné , qui confifte ordinaireDtent en de longues rimes, dans lerquclles in donH 4  T?6 Qu inzie me hg a connaitre fes peines & fa paffion dans m langage myftérieux, auxquelles Ia filie répond en rimes ou couplets. Cet ufage eft fort ancien, & inviolable dans les parties plus éloignées des montagnes. Quelque long tems que ie commerce & la jouiffance des deux amans puiffe avoir dure , ils n'ofent pourtant fe mectreau delftis de cet ufage. II eft très-rare qu'un jeune payfan abandönne fa fille, ne düt-il même pouvoir 1'époufer qu'après 2 ou 3 couches. Les habitans de ces montagnes font fi contents de leur condition qu'ils croyent leur pays une efpecê de paradis. La habitans de ce qui s'appcle le val Dinten, goufre effroyable entre des rochers nus, que traverfe la riviere Dinten, otu le proverbe: Que fi quelcun tombait du ciel il ne tornberait dans le val Dinten ; voulant dire par-la, que ce vafon eft le fecond ciel. Longtems je ne pus découvrir pourquoi ces bonnes gens avaient une fi hatue idéé d'un goufre , que les neiges bouchent fouvent fi bien pendant plufieurs femaïnes, que perfonne ne peut en fortir ni entrer, & qui contrafte fi fort avec quelques contrées voifines beaucoup plus belles. Je le pris d'abord pour ironie; mais j'appris enfin qu'on 1'entendait trèsférieufement,*& que c'étaitla liberté illimitée dont les habitans de ce fingulier paradis jouifient, qui leur en a infpiré cette haute opinion. Ils confifient cn quelques patres, ouvriers aux mines & aux fonderies de fer, qui font prefque exempts-  L E T T R E. KT de tous impóts, & dont le magiltrat ne s'embarrafl'e qu; peu, a raifun du petit rapport & de ljéloignemew de cette contrée. Les impóts des paylans ici font généralement trés-modiques, & Pexetnption de ces extorfions fous k-squelles les autres peuples de 1'Allemagne gémiflïmt, contribue peut-èrre le plus a cette bonne humeur qui regne dans toute cette région montagneufe. Les princes s'en remirent julqu'ici a la taxe des terres , faite depuis quelques fiecles , & qui par conféquent n'eft que peu proportionnée au prix'actuel des chofes. Le prince régnant a excité par le projet de lever des nouveaux terriërs & de haufler les taxes, quelques murmures dans le pays. En effet il eft a proportion de 1'étendue & de la richeflè de fon païs, fort er. arriére en comparaifon des autres princes d'Allemagne pour les revenus r & on pourrait a cet éga'rd fort bien lui pard^mner cc projet. Mais les mauvaifes fuites de fon amour pour la chaffe , qui fans doute ne font pourtant que I'ouvrage de fes ferviteurs, fembleraient plutöt tenir du defpotifme , (fi toute-fois eiles ne font point éxagérées comme je m'en doute * que le * On peut maintenant aflureur Ie Ieéteur avec certfuide, que ces plaintes font peu fondées, & que ce n'elï qu'a raifon des 20 & quelques cerfs de pitance, & dus gibicr , que le grand-département des chaffes redoit aftueliement a la- cour & a la ville , qu'on skeft refervéH §  !/8 Qu INZIE ME rehauffcment des taxes , qui pourtant du moins refient flxées fous garantie des états provinciaux pour quelque tems, fans être comme ces premières , l'effet d'une paffion perfonnelle , ni fujettes aux extenfions arbitraires & momentanées. On a défendu dans quelques contrées aux païfans, de mener paitre leurs moutons fur de certains gagnages qui avoifinent de grande bois, afin de ne pas enlever aux bêtes do varenne la pature. Je t'ai dit, que le payfan fe faifaït ici pour la plupart fon drap & lainage lui-même de fa tonte. Des fortes de défenfes ne peuvent donc qu'avoir une trésmauvaife influence fur bien des ménages. Le payfan ici elf fort fenfible envers toute innovation. II y eut même des fcénes, oü ces montagnards dirent tout haut, qu'ils voulaient fe mettre fur le même pié que les Süiffes. Mais fi un prince s'en tient aux anciens, ils lui font alors infihimentdévoués . Que les princes ne favent-ils prifer 1'amour de leurs fujets, leur prochain! Plufieurs des payfans portent encore ici des longues barbes, & dans chaque faifon le col & la poitrine ouverte laquelle eft rembrunie par fair & le foleil, & ordinairement fort velue. Ils font a quelque difiance un air terrible; mais leur regard gracieux & qui porte l'empreiae de leur Jin petit diftricT: de 5 lieues de long & de 2 a 3 lieues de large feulement, linie entre 1'Untersberg, le Gaisberg tc ie Havmsberg. 'ZAiuur.  L e t t r e. K9 camïeur les rend bien-venus de prés. Etant courageux & forts, ils ne taifleraient pas d'être formidablës pour la défenfe de leur pays lors d'une attaque; quoiqu'ils ne feraient pas de 1'aveu même des plus experts officiers d'ici , de bons foldats hors de leur pays. Ils prennent comme tous les montagnards facilement le mal du pays, & le propre de leur genre de vie accoutumé des leur jeunefTe , dont i!s doivent fe.paffer dans 1'étranger, les rend fouvent inutiles dans une campagne. Heurëufement que leur fouverain n'a guère a faire avec ie maiotien de 1'équilibre entre les puiffances de 1'Europe. Au refte ils font plus ferviables & pas ft intéreffés que les payfans dans la plupart des contrées de la Suiffe , qui, tout ennemis qu'ils foient des impöts, ne laiffent pourtant pas de mettre les étrangers a chaque occafion fortement a contribution. J'ai nombre de preuves, que des payfans ici m'ont accompagne jufqu'a de grandes diftances pour me montrer le chemin, & rendus d'autres petits fervices encore , fans vouloir rien prendre pour cola. Adieu. H 6  XVI. Salzbourg. Je me rappèle d'avoir Iu dans les voyages de lJüati en différens pays de 1'Europe une anecdote, qui doit caraclérifer 1'intolérance des Salzbourgeois. Vrai eft-il , qu'on crie indiftinflement a tont Ie monde fur ia rue, de fe mettre a genoux devant Ie faint facrement, lorfqtfou le porte en proceffion chez un malade, & la groffiéreté propre du facriftain aftuël rend la chofe un peu trop frappante. Auffi entendis-je dire a quelques Mes obligeantes d'un ton de compaffion intirae de quelques proteftans de mes amis , qui font ici pour peu de tems: Dommage qu'ils font Luthériens! je ne faurais, a la génuflexion prés devant le fa, crement, que chacun peut faciiement éviter, puisque de très-loin on entend fonner le facriftain; ce qu'un proltant pourrait avoir a rifquer ici. On y trouve parmi la nobleffe, le chergé & les négocians d'excellentes compagnies, oü 1'on eft trèsbien recu fans diftinftion de religion. Dans plufieurs auberges on peut pour de 1'argent & des bonnes paroles faire gras les jours ffiaigres, & Ie  L E T T R E.- 18 I peuple, qui prend fur-tout facilement dans les petites réfidences le ton de la cour, a perdu fous ce gouvernement' beaucoup de cette fainte brutalité,. a laquelle la bigoterie du précédent 1'avait accou.tumé. II y a parmi la nobleffe, fur-tout les cbanoines, non-feulement de trés-bonnes fociétés, mais aufll des gens qui fe diftinguent beaucoup par leurs connoiffances étendues. Le prévót aftuel du chapitre, qui eft un frere du eéjébre"com.te.de Firmian , vice-gouverneur de Milan, poft'ede trèsbien les meilleurs auteurs italiens, francais, allemans & angiais. La collection de ces derniers eft prefque tout-a-fait compiette dans fa bibliothéque clioifie. C'eft un feigneur très-aimable , qui fait faire le meilleur ufage de ces 20000 florins que lus rapporte fa prébende. Le grand-maitre de la cour du prince , un fecond frere du céit'Üre vice-gouverneur, eft un grand amateur & connaiffeur de tableaux. Sa riche col!eertion de portraits d'artiftes, peints pour la plupart par cux-mêmes, eft unique après celle de Florence, & ne le lui céde que peu.. * L'affliélion que lui caufe un des plus * Elle confifte en 248 portraits. Comme je fais qus tu es un amateur, & que cette collection eft aufii rare que precieufe; tu m'en fauras peut-être gré fi t'cn communiqué ici le catalogue: Trois feulement manquent de nom. ij Joan Albacli. %, Franc. Albani. 3, Jofeph AJ-  132 S E 1 Z I E t4 E grands malheurs qui puilTe arriver a un pere, a beaucoup affaibli les facultés de fon ame, & cou- berti. 4 Jean Aug. Albrecht. 5 Martin Altoraonte 6 7 Jae. Amiconi. Si Arigoni Veneto. 9 Jofeph d'Arpino. ioJeanAmad. Auerpach. n Hcnri van Balen. 12 Antoine Baleftra. 13 Jean Franc. 14 Gafp. Ant. Baroni. 15 Uominique Pafignano. 16 Gennaro Bafili. 17 Baflano. 18 Pomp. Battoni. 19 Gafp. Bayer. 20 Franc. Ant. Beich. 21 Innoc Bcllavita. 22 Bellnca. 23 Adr. van der Werf. 24 Jean-Ant. Bergmuller. 25 Ant. Dan. Bertolli. 26 Franc. Bibiena. 27 Jean-Cbarles Bibiena. 28 Alex. Charles Bibiena. 29 Jean-Marie Bibiena. 30 Ferd. Galli Bibiena.. ^31 Bico (Bicbio?) 32 Mutto Bolognefe. 33 Bonetti Veroncfe. 34 Anna Borini. 35 Aiitonio Borini. 36 Jofeph Botani. 37 Louis de Boulogne. 3S Brentana. 39 Pierre Breughels. 40 Adrien Brouwer. 41 Le Brun. 42 Erufaferro. 43 Brufaforci. 44 Michael Angelo Buonarotta. 45 Giulo Campi. 46 Canaletto, (doublé). 47 JeauBapt. Canziani. 48 Annibal Caracci. 49 Louis Caracci. 50 Auguft. Caracci, 51 Rofalba Carrier»., 52 Nic. Caftana. 53 Carlo Ciguani. 54 Jean-Bnpt. Cimaroli, 55 Laurent Commendu. 56 Sebaft. Conca. 57 Cavaliêr Franc. Conti.. 58 Jcan' Kupczky. 59 Aug. Corti. 60 Pierre de Cortona. 61 Adam Cofter. 62 Gafp. de Krayer. 63 Jean Mart. Crefpi. 64 Donat. Crc'ti. 65 " Galp. della Croce. 66 Jean-Jof. Dalfolf. 67 Pierre Danzica. 68 Dalban. 69 Tjepolo. 70 Dominichino. 71 Louis Drogni. 72 Alb. Durer. 73 Franc. Ant. Ebncr. 74 Ant. Enzingcr. 75 Picrre-Kercule F.iva. 76 JeanDomin. Fabrctti. 77 Franc. Ferrari. 78 J. C. Fiedler. Fwn;. FïcJ. Franck, 80 M. A. Franzcfchini. 81  L E T T R E. IS3 verc comme d'un nuage léger la bonté inexprimable & prefque enfantine qu'annoncent les traits de Franf. Frcsck. 82 Jof. Funch. 83 Dominique Cabbiano. 84 Cavalier Gaburi. 85 Laftance Gambara. 86 Joach. de Gambruzzi. 87 Artemifia Gentilefca. 88. Corn. van der Geft. 80 Lucas Giordano. 90 Henri Goltzius. 91 Hercule Graziano. 92 Jean-G. Groffinayer. 93 ComtclTe Guarienti Gazola. 94 Rofa Hagenauer née Barducq. 05 Jofeph Kiptz. 96 Jcrome -Konthorft. 97 Max. Hanoi. 91 Jof. Kauzinger. 99 Hespele. 100 Felicité de Korfmann. 101. Jean Kolbei'n. 102 Ignace Hugford. 103 Jsman Venigiano. 104 Alamarco Cotti Ifolani. 105 Mantin Kneller. 106 Chcvalier Knellcr, 107 Kranzinger. 10S Kunttner. 109 Domin LampfeHius. 110 George Lazarini. 111 Louis Leoni. 112 Herc. Lelli. 113 Luc de Leyden. 114 Ottav. Leoni. 115 Charles Lodi. nrt Pierre Lcngi. 117 Fr. Lorenzo. 118 Charles Lot. 119 Silv. Manaïgo. 120 Ant. Maran. 121 Maratti. 122 George de Marées*. 123 V, Mafthoueber. 124 Son Fiere. 125 Mar.in de Meidenr. 116 Mengs. 127 Quint. Meffis. 128 Jean-Jac. Mettenleiter. 129 Vinc. Meucci. 130 Ifab. Milancfe. 131 Mingozzi. 132 Bernh. Minozzi. 133 Charles Moar. 134 Marie-Anne Muller. 135 Murrari. 13Ö Nic. Nannetti. 137 Barth. Nozari. 138 Violante Siries Nege-• rotti. 139 Franc, van Neve. 140 Jof. Nogari. 141 Dionyfius fjogarina. 142 Adrian de Noort. 143 P Norbcrto a Vicnna. 144 Jof. Oegaro. 145 Mich. Octerpercher. 14Ö JoC Oriënt: 147 Etienne Orlandi. 14c Jof. Orfoni. 149 Öswald. 150 Paglia, 1'ainü. 151 le cadet. 132 Franc. Paico. 153 fiq. Païma. 154 Paul Pmel. 155 Parocccl. 135 Domin. Pcclüo. 157 Prcf^,  184 S E I Z I E EI E fa phyfionomie. Le premier de fes fils, un feignear qui domiait les plus grandes efpérances, était cha- Peiïi. 158 Mam An. Piattoli. 159 Ca.ictan Biattoli. 160 Jcan Bapt. Piazetta. 161 Caval. Pietro Liberi. 162 Giulo Pipi, dit Jules Romain. 163 Jean Bapt. Pittoni. 164 Poccheti Veronefe. 165 Mart. Theod. Poiack. 1Ó6 P. Pozzi. 167 Chretien Brand. 168 Prandcl. 169 JeanJufte Preisier. 170 Jean Anto pucci. 171 Paul Pultcro. 172 Erasmus Quellinus. 173 Augufle Querfurt, 174 Raphaël d'Urbino; (triplo). 173 Rembrandt. 176 And. Renfi. 177 Jean Rcnfi. .178 Guido Rlienie. 179 Sebaft. Ricci. 180 David Richter. 181 Jean Elic Ri«iinger. 182 Chret. Roncalli. 183 Ant. Roffi. 184 Jean Bapt. Rottmeyer. 185 Phüipp Rugendas. 18Ö P. P. Rubens; (doublé'). 187 And. Sachi. 188 Saluzzi de Fivoli. 189 Joach. de Sandrart. 1.90 Suf. de Sandrart. 191 Jean Sanfon. 192 Lucrece Santini. 193 Santino Bolognefe. f94 Jof. Schamant. 195 Marr. Sehmit. 196 Charles Screta. 197 Gilio Senefa. 198 Seyboldt. 199 Barth. Signorini. 200 Franc. Simonini. 201 Franc. Snyders. 202 Snelinx. 203 Maur. Soderini. 204 Jcan Soenfeld. 205 Anne Marie dale Sole. 206 Adrien StaJbcnt. 207 Caval. Stcudel. 208 Anna Surmana. 209 Jufte Suttermanns. 210 Tofca cle Viterbo. 211 Pietro Tefta. 212 Tintorctto. »r3 Jean Henri Tischbein ; (doublé). 214 Titien Vecelli. 213 Fel. Terell. 216 Lucie Terelli. 217 Marïetta Trattoratta. 218 Angiolo Trevifano, (deuble). 219 Paul Trogcr. 220 G. Unftatt. 221 Vaïni. 222 Ant. Varotti. 223 Ant. Vafilafchi. 224 Domi. Vello. 225 Paul Veronefe. 22Ö Ant. Vicentini. 227 Nic. Cani Vitale. 228 Nic. Vleughel. 229 Guill . dc Vos, 230 And. Yoltolino. 231 Frcd. de Waders, '  L E T T E-t, lS'5 noine a Paflau, & la familie pouvaft s'attcndre a le voir évêque , ou même arcbevêque de Salzbourg. Le bon pere Pétaöt venu voir, fit une partie de chafle avec lui. Comme ils allaient au bois fur un trafneau, voila le fufil du pere qui part. & la bale fatale perce le cceur au fils; & auffitót de-fauter comme un enragé dans les brousfaüles voifines, de s'arracher les cheveux & de fe rouler dans Ia neige : deforte que les veneurs dürent 1'emmener de-la forcément. Un comte Wolfegg, chanoine, a fait un voyage en France, pour étudier nos manufaétures & nos arts. II connait tous nos artiftes célebres , & fon goüt favori eft l'architeéture , dans laquelle il excelle effeftivement. Le grand-écuyer, comte de Küeubourg, eft une tête a comiaiffances très-étendues, d'un ""commerce très-agréable , fpirituel & engageant. Sa jolie bibliothéque contient tous nos bons auteurs, & on n'a confulté aucun Index librorum prohibitorum en la formant. L'évêque de Chiemfée, comte de Zeil, & plufieurs autres goat. 232 Midi. Waldmann. 235 Weiffkirclmer. 234 Jean Wimp. 235 Anus Wolfart. Ï36 Zanchi d'Efte. 237 Jean Pierre Zanotti. 238 Jaq. Zannfi. 239 Jeau Balth. Zignaroli. 240 Jof. Zoclii. Le propriétaire s'eft auffi deffiné lui meme. Cette betIe coliedion fe trouve dans une grande falie au trés beau cliateau de plaifance Léopoldskron, oii il y a ailffi un cabinet de 470 oifeaux tant du pays qu'étrangers»  186 S e i z i e ai e encore de la haute nobleffe font des gens refpeélables par leurs connaiffances & leur favoirvivre. La haute nobleffe ici confifte pour la plupart en families autrichiennes, & fe diflingue par fon affabilité, fa connaiffance du monde & fes mceurs du grand nombre des barons bavarois & de Souabe avec leur fotte morgue, d'une maniere frappante. Mais la petite nobleffe ici, la foule de petits courtifans, fe rend ridicule par fa pitoyable manie de titres & fa petite vanité. Tu trouves ici prés de loo Monfieigiienrs, qui avec 3 a 400 florins vivent des graces de la cour, & que tu ne faurais offen'er plus griéveraent , qu'en les appelant: monfieur, ou leur femme: madame. II faut s'accoututner ici de dire toujours eii troificme mot, votre feigneurie, on ne peut paffer pour un homme fans ufage du monde. On trouve a raifon de 1'extréme iadigence de cette claffe d'habitans qtiantité de dames & demoifelles très-nobles, qui fervent comme gouvernantes, & filles a deux mains. Tous fe plaignent, que la cour ne. leur donne pas des appointemens fuffifans , pour pouvoir vivre cohvenabkment a leur état. Mais je n'ai pu découvrir , ce qu'était proprement leur état. Presque tous n'ont ni'terres ni capitaux, & comme iis fe croient fort deshonorés en faifant des artifans, fabricans artiffes ou commercans de leurs enfans, la cour fe voit donc obligée de faire leurs appointemens aufïï petits que poffible, afin de donner a  L E T T R E. I§7 cene quantité dc monfeigneufs & de nobles, dont les 2 tiers font de trop pour fon fervice , jultcment autant qu'il leur faut pour ne pas inourir de faim. Leur état n'eft donc autre chofe que la bonne volonté de la cour d'entretenir un grand nombre de domeftiques inutiles, & leur confiance préfotnptueufe en cette bonne volonté. En leur donnant au refte la titulature convenabie ils font les créatures les plus agréables, les plus fociables & les plus officieufes du monde. Beaucoup d'entr'eux s'occupent auffi a la leéture des poè'tes allemans & francais, fur-tout de ceux qui ont écrit pour le théatre. La manie du théatre ne regne pas moins ici, qu'a Munich , & on y languit après 1'arrivée d'une troupe d'hiftrions ambulante, comme aux extrêmités de la Sibérie après le retour du printems. Un ingenieur francais au fervice du prince, leur a conftruit un joli petit théatre, avec quelques ftatues & colonnes affez propres, mais qui n'ont a porter qu'une mince planche devant la toile, avec les armes du prince. Je crois avoir remarqué, qu'a tout prendre, il y a plus de lumieres ici qu'a Munich. Quoique le fouverain foit un eccléfiaftique, il n'y a pourtant a proportion de la grandeur de ces deux pays pas a beaucoup prés autant de cloitres qu'en Bavière, & le clergé d'ici fe diftingue beaucoup par une bonne difcipline, fa modeftie, fon application aux devoirs de fa vocation & d'autres vertus, de celui de Bavière. On entend d'ailleurs  iSo Seizieme infiniment mieux la fcience du gouvernement, ici qu'a Munich: Auffi ne peut-on affez dire du bien du prince acluel quant a fes lumieres, mais fon cceur.. . je ne le connais pas. Une partie des états provinciaux , favoir prefque tout ce chapitre, lui a intenté a Vienne au confeil aulique de fempereur un proces, oü il demande fur-tout Ie droit, d'expédier conjointement avec lui les billets de reconnaiffance pour cet argent qu'il a puifé dans leur caiffe pour differens befoins d'état. Cependant il s'eft non-fenlement défendu avec beaucoup d'efprit & de prudence, mais Ie chapitre a recu en date du 31 d'aoüt 1779 un rcscrit du confeil aulique de fempereur, peu favorable a fa demande. Sur efl-il d'aiileurs, que quelques chanoines lui en vouloient dès Ie commencement de fon regne; parcequ'ils s'étaient flattés de 1'archiépifcopat, que la cour de Vienne deftrnait cependant au prince actuel. Tout ce qu'il deftine au pays, il 1'einploie dumoins avec beaucoup de fageffe pour le "bien de 1'état , & ordiïiairement a des établiffemens d'éducation. II n'épargne point fon clergé, & a pris aux Auguftins ici 100000 florins a la fois, dont 60000 ont fervi a relev'er le grand höpital dit de St. jean, & 40000 a foulager la maifon des orphelins. 11 eft en tout, même dans fa feule paffion, la chaffe, trés-économe; d'aiileurs il peut avec un bataillon de braves foldats , un des plus beaux que j'aie jamais vus, dont les officiers lui font trés-atra-  L E T T R E. Ib'i) chés & qui eft tour. monté fur le pié autrichien, fe mettre au deffus de tous murmures. Tout refpire ici le plaifir & la joie. On fait gogaille, on danfe, on fait de la mufique, on fait famour & on joue a la fureur, & je n'ai encore vu d'endroit oii fon puiffe avec fi peu d'argent jouir de tant de plaifirs fenfuels. Le mal vé- nérien doit avoir gagné beaucoup depuis quelque tams. Mais le grand nombre de vifages fleuris des filles nubiies, qui prefque toutes font franches de ceinture, me-fait croire que ce n'eft que la nouveauté qui fait le mal fi grand. On parle ici de fujets. religieux & politiques avec une liberté qui fait honneur au gouvernement, & on peut trouver dansles librairies dumoins tous les livres allemans prefque fans referve. Un des princi- paux rendez-vous des plaifirs publics eft llellbronn , qui eft un jardin du prince a une lieue d'ici, oü 1'on vend de la bière & du vin. Ce qu'on y voit de plus remarquable quelques excellen- tes ftatues de marbre exceptées ■ eft un grand pare, au milieu duquel s'é'leve une montagne couverte de bois. D'un cöté elle préfente un front de rocher efcarpé, qui fei t de retraite naturelle li un troupeau de bouqueteins, qu'on veut entretenir ici, paree qu'ils deviennent de plus en plus rares dans ce pays. Cette montagne contient du cöté oppofé dans une cavité , un théatre taillé dans le roe naturel , au devant duquel fe trouve un petit chateau a 1'ombrc de chênes & hêtres  UjO S E I Z I E M E antiques, qui a une vue délicieufe fur une partie du pare, fur le jardin & la contrée d'alentour jufqu'auX cimes de granit vis-a-vis. Une horde innombrable de dahns pature au pié de la montagne , & on y garde d'autres bêtes fauvages dans divers compartimens. Une belle faifanderie, des étangs pour des caftors, & differens réfervoirs de bêtes curieufes, avoifinent le jardin de 1'autre cöté. Tout eft ouvert pour un chacun. L'univerfité ici fe foutient par la congrégation des cloitres bénédietins, qui la fourniffent de profelTeurs. C'efi une recoramendation pour les fujets étudians de ces prélats immédiats de 1'empire en Souabe qui font de la même congrégation , que d'avoir fini leürs études a Salzbourg, & on trouve a ceux-la & quelques natifs prés, peu d'étudians ici, quoique las chaires foient oceupées en bonne partie par des hommes très-capables. Les fonds de l'univerfité font trop petits, pour que toutes ces branches qu'embraffe de nos jours la république des lettres, puiffent être traitées comme il faut. Elle n'a guere plus de 50000 florins de revenus en tout. Je ne fais que dire de 1'orgueil national qui regne parmi ce petit peuple.^ Je refpefte en quelque forte tout ce qui contribue au bonheur de 1'humanité quelque petit ck peu confidérable que ca puiffe être. Que ne ferions-nous pas malheureux, fi on nous ótait tous les jeux & les iliufions de de notre imagination? Les habitans de cette ville  L E T T R E. ipi s'en formalifent beaucoup lorfqu'on les appele Bavarois. Je penfais que puifque leur pays eft fitué dans le cercle de ce nom, qu'ils étaient tout auffi bien Bavarois que les Wurtembergeois font Souabes. Mais on me fit voir très-particulierement, que cette comparaifon avec la Souabe ne pou,vait avoir lieu, puis qu'aucune de fes parties ne fe nommait exclufivement Souabe, que le cercle de Baviere prenait fon nom du duché paree que celui-ci en fefait la majeure partie, mais qu'on pouvait dans le fond auffi bien 1'appeler le cercle falzbourgeois. On ne vent rien avoir de commun ici avec les Bavarois, & on les met fort au deffous de foi. ïl eft yraj qu'on ne peut refufer aux Salzbourgeois un peu plus de goüt, de favoir-vivre , & d'avoir moins de bigoterie que les Bavarois; mais de vouloir établir une fi grande différence , & de mettre les Bavarois même au deffous des brutes, c'eft ce qu'il faut pardonner encore a ia puiffante fée Frantaifie. Les meffieurs & dames ici devraient du moins confidérer, que, s'il fait maintenant un peu plus clair dans leur pays que fous le ciel de la Bavière, ils n'en font redevables qu'au prince aétuel, qui avec fa crofle facrée chaffe de fon territoire les vapeurS magiques de la fuperftition. Une révolution tout auffi fubite, peut dans peu de tems élever la Bavière fort au-deffus de fa condition préfeiite. On 11e manque ici pas de monumens des ténébres qui couyraient il y a 15 & 30 ans ce pays. Dans la  i9- S f. i -z 1 e ji- geole du clêrgé fe trouve encore ici un eccléfiaf tique, qui, pour irifpirér a fon auditoire une iorte averfton: pour le pêché & une grande peur pour PEnfer, habilla en diable fon maitre d'école , le cacha fous la chaire, & en le provoquant au milieu du fermon le ft paraitre a cöté de lui, pour être témoin de la vérité. Ce pays ferait très-intéréffant pour un miuéralogue & un bötanifte; mais il a le malheur d'être peu connu, fi toute-fois fc'clat eft fi neceffaire au bonheur des hommes. Ce tréfor eft refervé aux tems a venir, loriqu'une fois le pays produira un génie qui tourne fon attention fur ces objets, ou que PeiTaim des voyageurs oififs, qui tour-a-tour couvre les Alpes, les Apennins, fAtna, lés Pirenées, <5:c. comme des fauterelles, vienne une fois enfin auffi a prendre fon vol dans ces montagnes, & que par fon bruit il excite quelque génie étranger a les examiner *. Le val Zifter eft fur-tout * C'eft - ce qui vient de fe réalifer depuis peu par trois différens obfervateurs ü-la-fois pour ceux qui enfendent 1'AIlemand, dans le voyage phyfico-politique de M. Hacquetj profeffcur en miriéralögie a Vienne: Pby-, Jtcalifcb-politifcbe Rcize am den Dinarifchen durch die Jülifcbên , Carnifcben , Rbeüfcbeu in die Nerifcben Alpen , ' im Jebre 1781 and 83 unternommen. Zwei Tbeile mie KttpfeH] gr. 8. Leipzig J785 ; & dans les Lettres de MM. Schrank & de Mol fur l'hiltoire naturelle de 1'Autrichc, Salzbourg, Paffiui & Berchtoldsgaden; en allemand: PJaturbiftorifcbe Btïefe Ster Oefierreicb, &e. &i. 'Zviei San de mit K«£f. gr, 8, Slixkirg J785. l'Editem: riche  L E T T R E. 193 TÏche en différentes efpeces de pierre, & on trouve dans plufieurs contrées de ces montagnes des plus rares plantes européennes. On pourait filer ici les plus belles hypothèfes fur la formation des montagnes, fur les effets & productions des eaux fur elles , & fur les révolutions qu'on en peut attendre. Je te dois encore donner counaiffance d'une principauté du faint - empire - romain , dont 1'exiftence eft dirlicilement connue d'ancun des géographes chez nous. C'eft la principauté, de Berchtoldsgaden , que je t'ai déja montrée fur la pointe de 1'Untersberg qui la borne au nord, dans un coupd'ceil rapide. Elle confifte en un petit étroit vallon, qui eft tout autour comme muré de rochers les plus efcarpés , contenant a peine 3000 habitans. Quelques lacs occupent le pas du vallon, & une immenfe forêt couvre les pentes inférieures des montagnes. II y a quelques jours que nous fitnes, fur une ile du plus grand de ces lacs un charmant repas avec du poiffon de ce lac, quelques viandes délicates & de 1'excellent vin de Tyrol. On ne manque pas de bons cuiïlniers ici dans ces profonds gouffres & recoins. " La nature de ce pays ne favorife ni Fagriculture ni un entretien avantageux du bétail. Les habitans eurent donc recours a 1'induftrie, qui ne laifie les hommes dans aucun coin du monde dans 1'indigence, & qui eft affez ingéiiieufe & puiffante pour faire du pain de tout, même des pierres les 1  •94 Seizieme plus dures. C'eft dans ce val inconnu, frere, que fe fabrique la plus grande partie de cette' quincaillerie, avec laquelle Nurnberg & Augsbourg font un fi grand commerce. Les dadas , crécelles, coucous, poupées en hommes & femmes , rats , fouris & tous ces jouets de petits .enfans; les petits crucifix, les fiches d'os dans ces joiies boites de paille, les boites a poudre & a pommade, & tous ces joujoux pour les grands enfans , en un mot la plupart de ces articles que nous comprenons. fous le titre de marchandife allemande, vient de cet antre inconnu. C'eft un fpeftacle agréable de voir dans une étroite enbane 2 a 3 families occupées depuis les plus petits enfans prefque jufqu'aux vieillards avec ces fingulier'es productions, & de voir faire aux plus lourdes mains de payfans les plus petits ouvrages. Quoiqu'ils ne puiflent a caufe de 1'extrême bas prix de leurs marchandifes amafier des richeffes; tous fubfiftent pourtant honnêtement de leur travail, & ont aifez. Ces bonnes gens ne favent pas que leurs productions font portées jusques chez nous, de même qu'avec grand pront par les Efpagnols en Amérique & par les Anglais aux Indes orientales. Un petit nombre d'entre'eux s'occupe a fauner; mais ne pouvant exporter cet article qu'en Bavière, & ce pays en étant fi abondammeriii pourvu, ils font obligés de le donner a non-prix. Us reffentent de plus 1'opprelïïon d'un voilin plus puifiant du cóte de Salzbourg,  L E T T R E. 105 qui doit déja avoir étendu fes falines au del& des frontieres de BerchtölciSgaden, fans qu'on faife attention aux pleintes de cette petite principauté vexée. Eilea out're cette vallée, qui compofe les états imtnédiats d'empire & de cercle de la prévóté princiere, encore quelques autres poflefllons en Autriche & Bavière, & tous fes revenus peuvent monter environ a doooo florins. La prodigalité de quelques précédens prévöts 1'a chargée de dettes onéreufes.  ■ ^6 ÖUaïïlEME XVII. P A S S A V. De Salzbourg je yirjs fur la Salza & 1'Inn en bateau ici Les voyages par eau om, a raifon de la nombreufe compagnie qu'on y trouve fouvent, pour moi infiniment d'atrrait. Le bateau éta.t rempli outre mefure jufqu'a Bourghaufen La moitié de mes compagnons de voyage defcendit la, pour faire leur pélérinage a Oettinguen, qui en eft peu éloigné. Elle confiftait en une troupe d- jeunes gens de 1'un & de 1'autre fexe , qui Faifaient voir bien clairement, qu'ils ne fe propofaient dans cette fainte expédition rien moins que 1 exp.ation de leurs anciens péchés. Si le premier fédufteur de ces filles doit être caufe, comme le difent nos moraliftes, de tous les péchés qu'eltes commettent enfuite; c'eft aifürément lui donner par vengeance 1'enfer bien chaud. Nous pafTames encore la nuit dans 1'auberge de Bourghaufen enfemble, oü j'eus mainte occafion de .voir que mes pelerins voulaient recueillit ample matiere pour leur confeffion prochaine. ïl me refla encore aGez de compagnie pour mon  L E T T R t. V)7 entreuen, quoique je ne pus goüter un recruteur nutrichien avec fes recrues, & quelques étudians qui allaient aux vacances. II s'attacha a moi une demoifelle de qualité de Salzbourg, qui allait k Vienne pour y fervir comme cuifiniere ou fille-de^ ebambre , fon état ne lui permettant pas de gagner ainfi fa vie dans fa ville natale. La bonne enfant me gagna en effet par fes mauieres obligeantes, fon bon cceur, fon goüt & fes connaiffances affez variées. Elle dut me promettre de demander après moi a Vienne & de me dire, a quoi je pourrais lui être bon en tout cas. Une jeune dame ne peut au commencement de fon féjour dans une grande ville étrangere , qtfêtre extrêmement embarraffee. Nous allions fur la ligne de démarcation entre 1'Autriclie & la Baviere. La petite portion de Baviere, que 1'Autriche a dernierement prife eti poffefïïon, & qui était a nótre droite, ne comprend que 38 milles quarrés d'Allemagne, & contient a peine óoooo habitans. Les revenus en montent environ a 180000 écus d'empire, & a peine vaut-elle la huitieme partie des frats que fa conquête a coüté a 1'Autriche. Mais le plan de cette maifon dans cette entreprife portait bien plus loin qu'on ne penfait a Verfailles, oü 1'on regardait toute cette affaire comme une difpute pour une écale. Ce n'était pas la première fois, que la cour de Pruffe a dü faire fentir a notre très-fage miniftere les conféquences qui s'en fuivent des procédés de certaines cours, & que fans cet avis I 3  'P8 DlXSEPTIEME il n'eüt jamais prévues. Le roi de PrufTe combattant les préténtions de 1'Autriche auffi efficacement par écrit qu'avec 1'épée, & Ia cour de Vienne fe voyant de plus par la de'claration de la Ruffie tout-a-fait forcée d'entrer dans des négociations pacifiques; elle propofa lTnn jufqu'au deffous de WaiTerbourg pour limites entre Ia Baviere & fes états, en les tirant de-la par 1'Ifer, Ie Danube & le haut-Paiatinat jufques vers la Bohème ; & offrant en échange de céder a la cour de Munich quelques unes de fes porT'effions en Souabe. Notre miniitre, M. de Breteuil, doit avoir été très-difpofé a acquiefcer a cette propofition; mais la connaiffance exacte qu'avait Ia cour de Berlin de 1'état & de la fituation de ces diftricts, la mirent en état, d'ouvrir les yeux a nos miniltres & a ceux de la Ruffie. Elle leer fit voir, que Ia Souabe autrichienne ne pouvait aucunement être un équivalent de cette grande partie de la Baviere, puifque les revenus , que 1'Autriche voulait prendre pour échelle d'eftimation dans 1'échange , étaient évalués au plus haut dans la première, & le foi de Baviere pouvant, vü fon état de moindre culture jufqu'ici, être porté dans peu de tems a un bien plus grand rapport. Elle leur fit voir, que 1'Autriche gagnerait beaucoup plus par cette convention , que la valeur de ce dont elle avait déja pris poffeffion en Baviere, puifque les falines de Reichenhill & le commerce des fels de Salzbourg lui échoiraient par li, & qu'elle mettrait ainfi al'égard  L E T T R E. *99 d'un des premiers befoins fous fa dépendance nonfetrlement le refte de la Baviere , mais auffi la majeure partie de la Souabe & de la Suifle ; que Salzbourg & PaiTau feraient autant qu'aflbjettis a la cour de Vienne, que les poflëffions de !a maifon palatine - bavaroife n'auraient , vu la fituatioii éparfe de la Souabe autrichienne, enfin plus de confiftence d'aucun cöté, & que le pouvoir de cette maifon ferait autant qu'anéanti quant a fon ufage au dehors. Ces repréfentations furent fi eificaces, que fempereur dut reraettre V arrondijfenknt de fes états allemans a un tems plus favoraWe. je crois, que tót ou tard les Bavarois devront pourtant fe foumettre au fceptre autrichien, quelque prévenus qu'ils foient contre. Pour moi comme eofmopolite & ami des hommes , qui ■ lors- qu'i! s'agit de la fucceffion de grands pays, confulte plus le bien-étre de mon prochain que la rigueur du dröit, je foutraite, que cette révolutïon arrivé bientót. Un beaucoup meilleur gouvernement que n'eft le préfent, ne pourrait même procurer aux Bavarois les avantages-, qu'ils peuvent attendre feulement de la réunion de leur pays a 1'Autriche. Une paix raifermie, un débit plus facile de leurs productions & un approvifionnement plus commode des befoins que la nature leur a refufé mais dont elle a partngé les pays autrichiens , fout des fuites naturelles de cette révo'ution. Si on y ajöute les bonnes qualités perfonaelles de la maifon impériale d'aujourd'hui quant a. I 4  200 DlXSEPTIEME Vm de Sonverner, on ne pourra qu'en fclieiter les Bavarais, fi 1'Autriche un jour fait valoir plus efficacement fts prétentions fur leur pays. - PafTau eft une pauvre ville • maf-batie, excepté la partie autour de Ia réfidence du prince, & celle fituée vers Ie Danube. Elle ne vit que de fa petne cour, dont les revenus doivent aller environ a 220000 florins, & des chanoines, dont les prébendes font comptées parmi les plus groflcs en Allemagne. On en évalue une un peu plus qu'a 3000 florins, tandis qu'uue de Salzbourg ne vaut guere pjus que 2600 florins. Mais presque tous les chanoines ont2, 3 jufqu'è 4 prébendes i ]a lois, & font de plus membres des chapitres de vSalzbourg, Augsbourg, Ratisbonne & autres encore, & voila pourquoi il y a peu de chanoines en Allemagne dont les revenus ne paflent 5000 florins. Les habitans des réfidences eccléfiaftiques fe reffemblent tous. La ripaille & Ie fervice de la déeffe de Paphos font leur occupations principales, & leur indigence avec la bonne humeur, qui ne quitte guere les amateurs de ces occupations, les rend très-agréables complaifans & fouples La cathédrale de cette ville eft un batimen't d'architeéture arabique * remarquable. Le diocèfe de Fauffement appclee jufqu'ici GMiaae : les Goths n ayant point élevé d'édifices, excepté quelques uns en ttalic , fans doute fous la direflion d'architeéles italiens  L E T I R E. £01 fêvêque , qui immédiatement ne releve que du pape, s'étend presque jufqu'a Vienne. Mais fon pouvoir eccléfiaftique eft très-borné dans la portion autrichienne. Son diocèfe pourrait bien lui être refferré avec le tems iufques devant les portes de ia réfidence; car Ia cour impériale a fait voir affez fur les froutieres de 1'état de Venife & en d'autreslieux encore, qu'elle prétendait rendre fon territoire indépendant de toute jurisdiftion eccléfiaftique étrangere autant que poffible. On trouve dans ce petit pays d'exeellente terre a porcelaine & a potier. La première s'exporte jufque vers ie Rhin. Quelques perfonnes qui ont écrit fur l'Helvétie, lui veulent attribuer par force 1'honneur, & non a ta Souabe , d'être proprement la fource du Danube. Leur principale raifon eft, que-1'Jnn a ici vers fon embouchure dans le Danube, une plus grande maffe d'eau que ce dernier fleuve. . La chofe n'eft au fond qu'une difpute de mots; car qui difputera au public le droit, de nommer a fon gré les fleuves. Le fleuve Bréguêtz en Forêtnoire, qui vers fa réunion avec le Danube propre , eft beaucoup plus grand que ce dernier, doic auffi s'accommoder p. ex. a facrifier fon nom au Voici mon autorité, qui vaut bien celle d'un in-folio r. Almanac de Goettingue pour 1785 , P- 19', par M. l£ profcsfeur Lichtenberg. VEditeur, I 5  202 DlXSEPTIEME caprice du public. Mais Ia preuve, que les partifans de la Suiffe veulent faire valoir pour 1'lnn , n'eft non plus fondée que fur une raifon plaufible. On ne peut guere prendre une trés petite partie dcterminée d'un fleuve, pour mefure de fa grandeur entiere. Ici, oü 1'lnn fe réunit au Danube, ceiutci coule a grands.flots entre des montagnes & arrête ce premier, qui lui venant a fa traverfe, fe peut vers fon embouchure étendre davantage fur nn terrein plus uni & plus meuble. Le Danube fournit certainement dans le même efpace de tems dans fon courant ici beaucoup plus d'eau que 1'nn qu'il arrête , & eft déja beaucoup au defTüs de Ratisbonne, & longtems avant de recevoir les fortes rivieres Altmuh!, Raab, Regen &Ilér, un bien plus grand fleuve que 1'lnn entre Wafferbourg & Infpruck, qui a tout prendre n'eft guere beaucoup augmenté par 1'affluent de la Salza trés incoiiflante. La Souabe a donc fans contredit 1'honneur, d'être mere dupuiffant Danube, avec lequel aucun fleuve de 1'Europe ne peut fe mefurer que le Volga. Si on jette un coup d'oeil fur 1'enfemble du diftrift des 2 .fleuves qui fe réuniffent ici, jufque vers leur confluent, celui de 1'lnn fera bien un peu plus long & raifon de fon détour, mais bien plus étroit que le large diftrift du Danube. L'Inn coule dans une très-étroite vallée jufqu'au deffous de Kuffftein , pendant que le Danube occupe la haute-Souabe & la Baviere dans toute fa largeur.  L E T T R E. 203 LTller & le Lech font vers leur embouchure dans le Danube déja devenus auffi confidérables pendant leur grand cours, que 1'eft 1'lnn prés d'Infpruck. Ce fleuve ne recoit dans une très-étroite vallée d'autre accroiffement , que des eaux de montagnes & de glaciers de peu de Iongueur, tandis que le Danube abforbe toutes celles d'un des pays les plus arrofés, qui eft loug de 30 & quelques milles, & large de 20. J'ai maintenant paffé dans mon voyage en Allemagne jufqu'ici par 3 grandes vatlées, arrofées tout leur long par le Rhin , le Necker & le Danube. Les Vosges & la Forêt-noire, qui s'étendent du fud au nord en parallèles , forment la première. La forêt-Noire la couvre contre les vents froids de feit , & les différens bras de ces chaines de montagnes parallèles, la mettent auffi a 1'abri des violens coups du vent de bife. Elle jouit d'un climat agréable & tempéré , qui laifle raürir le raifln parfaitement. Le val du Neker eft d'une conftitution femblable ; mais 1'énorme vallée du Danube eft expofée a la fureur de tous les vents rudes. Sa majeure partie penche vers le nord & le "nord-eft , comme on le voit par le cours des fleuves Iller, Lecq, Ifer, &c. Mais rien ne garantit ici le tendre pere Bachus de la rudefle de Boréas & de l'Aquilon. Quoiqu'on ait fait des eflais avec la culture de la vigne vers 1'Ifer & le Danube au deffous de Ratisbonne ; on n'en recueille jufqu'ici toutefois que du vinaigre. Je I 6  204 DlXSEPTIEME crois que toute cette contrée eft encore trop remplie de bois & d'eaux , pour que le raifia puiffe mürir dans ce citaat Qu'étaient la Souabe & le pays du Rhin du tems de Tacite ? Combien ce Romain n'était-il pas éloigné de croire, que la vigne profpérerait fur le fol de 1'Allemagne-. II defefpere même qu'il y croitrait des fruits. Et la Souabe cependant produit maintenant d'excellens vins, qui ne le cedent ni au Falerne ni a aucun de tous ces vins célebres de Rome, & la Baviere plus fauvage encore, des bons- fruits en abondance. L'air d'un pays fe cbange avec fa culture. Le déffechement du terrein le rend plus chaud , & qui fait , combien les évaporations d'une grande population peuvent influer fur l'air? Avec le tems on pourra faire auffi fans doute eii Baviere de plus heureux effais avec la culture de la vigne. Les pentes des montagnes fur la rive gauche du Danube, offrent entre Ratisbonne & ici un fol affez favorable a la vigne, étant a couvert des vents les plus apres ; & le vin"qu'on gagne dans les environs de Paflau, mérite ce nom effeéüyemeBt. Ce grand val du Danube, enclavé ici a la gauche du fleuve par un bras des montagnes de ia Bohème , & a droité par une branche de celles de la Stirie, a au refte, le terrein le plus propre k Fagricültüre. II pourrait nourrir trés-facilement le doublé des habitans qu'il contient aétueUement. Le prix des grains eft quelquefois fi bas en  L E T T R E. 205 I Baviere, qu'a peine le payfan eft payé de fon travail. 170 livres de feigle fe vendein fouvent pour 2 florins.. La navigation n'eft pas a beaucoup pres fi con* fidérable dans cette contrée du Danube, que fur le liaut-Rhin. On ne fait pas encore remonter commodément le fleuve. La plupart des bateaux, qui paffent ici, viennent de Ratisbonne & Ulm, font fans mats & point goudronnés , feulement conffruits de planches de (apin, & fe vendent a Vienne ou ailleurs. L'empereur a promis aux bateliers, qui conrtruiraient leurs bateaux a Ia fiicon de ceux du Rhin , des récompenfes confidérables ; mais il en eft ici comme par tout. II eft dificile de dètotirner la partie mcchanique du public de fon ancienne routine. Les bateliers que j'ai parlé , ne veulent rien entendre de mats & de voiles. Ils difent , que le mat affaiffe le devant du bateau qu'on tire. Euvain leur explique-t-on , qu'en affujettiffant a la corde, qui paffe de la pointe du mat vers le rivage , une autre de biais, qui foit attachée au bec de Iaproueèk fufpendue dans une poulie a cette première grande corde; le bateau ne pourra de Ia forte pas être afFaiffé, puisqu'alors la direétion du train était horizontale. 11 eft infoutenable de voir remonter un bateau le Danube. La corde eft attachée a la proue, & trainée fur ie bord du fleuve par 15 a it des plus forts chevaux. Elle rafe toutes les brouflaflles qu'elle rencontre, &. fi 1'obftacle eft un reu trop grand, a I 7  20ö D i x s e t t i e m E ou 3 hommes doivent la ibulever avec des leviers. Le bateau eft arrêté a tous momens dans fa marche de tortue, & les chevaux doivent fouvent être dételés plufieurs fois dans un intervalle de quelques cents -piés. Le frottement de la corde de trait contre Ia terre en augmente le poids du moins d'autant qu'un cheval peur tirer; & par le voile on épargnerait fouvent plufieurs chevaux. Les batimens non-goudronnés prennent dans 1'eau douce & par 1'ardeur du foleil bientót eau. La uavigation a mont le fleuve n'étant encore fort ufitée, les chevaux de Iouage manquerït de ftation en ftation, & les bateliers fe trouvent obligés, d'amener avec eux des chevaux pour tout le voyage, bien qu'ils pourraient en bien des endroits fe palier de plufieurs. Le batelier du Rhin jouit de la cómmodité , de pouvoir aller tantót avec 2, tantót avec 6 , chevaux , felon que la fituation locale du fleuve ou le vent Ie favorifent, ce dont il n'eft redevable qu'a la fréquente navigation fur ce fleuve , qui met les payfans habitans de fes bords, en état de tenir pour les bateliers des chevaux de louage pour des petites ftations. Tous ces obftacles ne peuvent maintenant encore être levés fi faciiement , & quelques uns düparaitront d'eux-mêmes, auffitöt que Ie commerce des pays du Danube fera plus confidérablë. La plus grande barque qui aille dans cette contrée fur le Danube jufqu'a Vienne, charge fouvent 2500 quintaux, cé qui fait environ la cargaifon d'un navire a deux mats. Adieu.  L E T T R E. XVIII. LlNTZ, J'attendis a Paffau le coche d'eau femainier de Rausbonne , comptant d'aller dirëéïetnent avec a Vienne. Mais les bateliers firent malgré le plus grand cahne , fous prétexte d'une prochaine attente de quelques vents contraires fi fouvent halte, que la patience me manqua. Je vis bien , qu'ils n'avaient en vue que de fe défaire avec facon dans les petits lieux de leur contrebande. Ma compagnie de voyage avait auffi trop peu d'attraits pour moi. C'était une foule de garcons de métiers , qui payaient en ramant- leur pafiage & une multitude de villageoifes, qui allaient chercher du fervice a Vienne. Quelques-unes étaient vifiblement enceintes , & paraiffaient avoir quitté leur pays, pour venir accoucher avec moins de honte dans 1'hópital de Vienne aux dépens de 1'empereur. L'Autriche doit continuellement re9evoir de ce cöté des renforts de population de cette efpece. Je ne pus abfolument goüter toute cette tourbe & ces bateliers grofiiers, & la ville de Lintz avec la contrée d'aléntour me parut trop riante, pour ne pas  so8 DlX-HUITIEME pas débarquer & faire connaiffance avec elle pour quelques jours. Nous furaes vifités a Engelliartszell. Tout fe paffa dans le meilleur ordre & avec affez d'indulgence. On eut a faire tout un jour avec le plombage des marchandifes de notre bateau. Ce me fut un énigme indéchiffrable, comme les bateliers pouvaieut faire palfer leur Contrebande, de 1'exiftence de la quelle j'étais perfuadé; car les gommis du péage ne me paraiffaient guere difpofés a fe laiiTer gagner. Meffieurs les vifiteurs firent trésparticulierement attention a mes iivres. On me confisqua la traduction des nuits de Young, que j'avais achetée par compafïïon d'un pauvre étudiant a Salzbourg, comme un livre défendu, & on laiffa palfer les ceuvres de Gibbon. Le premier eft chrétien jufqu'a 1'enthoufiafme, & la feule petite fortie , qu'il fait au fujet de la fépulture de fe fille non contre les catholiques en général, mais la ville feulement, qui refufa la fépulture a fon enfant, Pa mis a cófé des Machiavels, Spinozas , Boli-ngbrokes & autres au facré carcan. Combien VIndex ne devient-il pas ridicule, lorsqu'on voit clairement, que ce n'eft fouvent uniquement que le titre d'un ouvrage qui le fait flétrir, & qu'on confidere, qu'il n'eft aucun college ! de cenfure , qui puiffe dans le moment fi- bien connaitre cette énorme quantité de livres nouveaux qui paraliTent dans toutes les iangues cultivés de notre teais pour envoyer auflitöt a leur rencontre  L E T T R E. -20p Tites lettres d'arrét fur les frontieres, & leur erflpêcher 1'entrée dans le pays. Gibbon eft un ennemi déclaré de la religion, & a pourtant pu percer en Autriche. J'apprens cependant, que les livres inconnus aux cenfeurs, ne font délivre's a Vienne, que lorfqu'on les a lus entieretnent; mais je faurai épargner cette peine a ces meffieurs. Peutêtre e(l-ce la le feul cóté faible du gouvernement impérial. C'eft agir fort contre 1'éconoinie. La prohibition des livres ne fait qu'en hauffer les prix dans le pays. J'appris en Suiffe, a Infpruck, a Salzbourg cc ailleurs, qu'il entre annuellement une immenfe quantité de livres défendus dans les pays autrichiens par ce cóté. Des officiers du premier rang, des préfidens & confeillers font intérélfés dans ce commerce de contrebande , & la prohibition n'a d'autre effet, que de faire payer p. ex. pour le Diftionnaire de Bayle qui coüte autrement 5 Louisd'or, 100 écus a Vienne, oü 1'on peut pour ce prix favoir en nombre. Sans doute que cette contrebande ne fe fait pas moins fur la frontiere de Saxe & dc la Silene. Auffitót qu'on a mis pied en Autriche, on feut vivement, que le pays eft animé d'un tout autre efprit de gouvernement. Les habitations des payfans, leur habillement, leurs traits, la culture de leurs biens, tout les diftingue a leur avantage des Bavarois d'une maniere frappante. Je vis hier ici aller a la foire en calèche a un cheval, quelques païfans, qui avaient tout fair des fermiers aifés de  210 D I X - M U I T I E M E 1'Angleterre ou des payfans de la nord-IIollande. Leur face rebondie, leur chevaux bieii-npurris, & la bonté de 1'arürail annoncaiént une aifanee , que leur longue & brune , mais pourtant trés-propre cafaque de laine , leur lourds fouliers fans boucles, & leurs grands chapeaux détrouffés ne parraiilaient pas dénoter. On appelle ici ces payfans moyennes , Landler , & leur grand nombre fait beaucoup d'honneur au gouvernement. Par-tout on appercoït des marqués du bien-être , & c'eft plus par coutume, que par grande indigence, que les campagnards vous demandent quelquefois 1'aumóne a titre de dót pour une époufe ou un époux. Ces grands chapeaux de feutre gris ou noirs détrouffés, vont très-bien aux payfannes ici, comme tout le refte de leur habilleraent. La haute-autriche eft fermée par des grandes montagnes contre les vents fertïlifans de 1'oueft & du fud , & les moHts de la Bohème ne laiffent auffi aux vents purifians du nord qu'un difiïcile aecès. Le feul vent d'eft y a en partie un courant libre. Ce pays très-arrofé ne peut donc qu'ètre très-humide. Son fol couvert de bois & montagneux n'eft pas trop favorable a Pagricuïture, & fes richefl'es 'confiflent principalement dans 1'entretien, & le commerce du bétail , en fel & en . fruits , dont le mout remplace le vin qui leur manque. Lintz, la capitale'de ce pays, a une fit^nicn excellente. On domine fur la montagne-du-chate-  L E T T R E. 21 I teau, qui eft a 1'ouefi de la ville, une vue fuperbe, a 1q droite du Danube fur une plaine immenfe, terminée au fud par les monts de la Stirie s'élevaut jufqu'au ciel, & dont les cimes dépaffent fouvent les nues. En dela du Danube, & vis-avis la ville fe préfente un amphithéatre d'une grande beauté. Le demi-cercle des belles & hautes montagnes qui le forment, aboutit au Danube. Son profond & vatte fond eft couvert de quantité de ,villages & cenfes, & quelques chateaux figurent au mieux fur les penres de montagnes couvertes de bois. Le majeftueux Danube rend encore ce riant payfage plus beau, plus vif & plus varié. La ville eft trés-belle, & prefque toute batie en pierres. II regne tant d'induftrie , de fociabilité & d'aifance parmi les 12000 habitans qu'elle contient environ, que le fouvenir des villes bavaroifes dans leur contrafte avec celle-ci me repugne. II y a ici quelques manufaétures fort confidérables, & le commerce de la ville eft trèsétendu. L'affez grand nombre de nobleffe bien élevée, les officiers des troupes qui font ici en garnifon & quelques profeffeurs offrent les meilleures fociétés. La ville eft tout-a-fait ouverte, & le champêtre y eft a mon goüt fi bien réuni aux agrémens de la ville, que j'établirais ici ma demeure pour toujours, fi mon efprit de chevalier errant me laiffait du repos. Quoique la nobleffe ici ne confifte qu'en ces families, dont les revenus font trop bornés pour vivre convenabie-  212 D I X - H U I T I E M E inent a Vienne; on eft pourtant par-la a 1'abri de ce ton impofant, par lequel Ia riche nobleffe Allemande rend fon commerce fi rebutant. Le fexe ici a beaucoup plus de bonnes manieres, de leéture & de connaiflance des fituations de Société , que celui de la Baviere & de la Souabe, qui cependant compenfe en chair ce qui lui manque d'efprit. On 1'attribue a 1'eau & a 1'humidité de fair , que les beaux taints font fi rares ici , oü les traits parlans & prévenans du fexe font encore plus remarquer a 1'étranger Ie fané de leurs corps; mais je crois, que la fource principale du mal tient a d'autres caufes. Une forte garnifon eft rarement favorable a la fanté du fexe. L'habillement des femmes du commun, eft: le plus joli que j'aie jamais vu. Elles paraiffent être d'un très-fenfible tempérament, ce qui gate 1'alteration de leurs corps. La facon, dont on agit avec les étrangerj qui arrivent ici, ne répond guere au ton de douceur & d'humanité, que prend d'aiileurs le gouvernement autrichien. On nous efcorta depuis le bateau jufqu'a la grand' garde comme dés prifonniers , & je dus refter une demi-heure dans la chambre puante , jufqu'a ce que 1'officier avec une mine d'inquifiteur eüt vifité les certificats des garcoiis de métier, & qu'il lui pltlt enfin de voir mon paffe-port. II cherchait plutót a faire une recrue , qu'a donner par fes bonnes facons une bonne opinion de lui & de fes fupérieurs aux  L E T T R E. 213 étrangers. J'avais oublié ma boite dans le bateau, & fachant qu'il devait s'arrèter a Ens , a quelques lieues d'ici , pour débarquer quelques marchandifes , je fis par ce riant payfage une promenade jufques la. J'arrivai juftement lorfque quelques bas-officiers" vinrent brusquement & avec groffiereté a bord, pour vifiter encore unefois les garcons de métier , qui fe croiaient avoir fuffii'aminent légitimés a Lintz. Ils s'emparerent parforce de 2 Bohémes, a titre de ce qu'il était défendu aux fujets natifs de quitter leur province pour fe rendre quelque part fans permiffion particuliere. Le bateau partit entretems; les Bohémes fe légitimerent par leurs papiers, & dürent enfuite courir quelques milles a pied pour regagner le bateau. L'intention de ces foldats était , d'embarrafl'er par ce retard ces bonnes gens, afin de les rendre plus difpofés a prendre fervice. Le voyageur de la derniere condition n'a point a craindre ces fortes de violences en France. Si fon pafleport & fon coffre font vifités , on ne 1'arrêtera plus nulle part. J'étais aujourd'hui fur le bord du Danube, pour voir débarquer d'un bateau d'Ulm les gens, en compagnie desquels je compte de continuer mon voyage demain. II y avait parmi eux 2 de nos compatriotes; dont fun était un homme agé, qui allait a Vienne pour chercher fon pain comme maitre de langue, & 1'autre un perruquier. Un né-Bohéme exigea, la bayonette au bout du fufil, les pafle-ports & certificats, & les  2 14 DlX-HUITIEME arracha des mams a plufieurs avec une certaine brusquerie groftiere , que je ne lui pris point en mauvaife part, paree qu'elle lui était naturelle. Le maitre de langue foupgonna de cette maniere brusque, que ga pourrait bien ne pas aller en regie avec les pafTe-ports, & que 1'un ou 1'autre pourrait être retenu au proprietaire, afin de trouver des prétentions fur fa perfonne. Ce n'était pas pour lui-mème , mais pour le jeune perruquier bien-fait, qui devait donner en vue aux foldats, qu'il était en peine. II fe remit tout fon peu d'Allemand , pour expliquer au foldat fon fcrupule. Mais celui-ci en franc-Bohéme n'en comprit pas un mot , & s'irrita des répréfentations continuelles du maitre de langue au point, qu'il lui aurait bientót donné la crofle du fufil dans les cötes. Le Frangais témoigna aux fpeélateurs affïftans, qu'on ne traitait pas ainfi les etrangers dans fa patrie, lorsqu'un naturel du pays s'en mêla en lui difant au nez, que fi cette fagon ne 1'agréait pas, il n'avait qu'a refter chez lui. Un étran- ger, qui n'a pas directement accès aux Sociétés meilleures, eft généralement fort mal recommandé dans ce pays. Les répréfentations ne font pas de faifon ici. Par-tout on eft prêt a répondre avec le toutpuiffant baton & par-tout on fent, qu'on eft entré dans un état militaire, qui exerce une fubordination rigoüreufe. Des perfonnes de condition ne fe reffentent point de cette opprtfiion, mais je  L e t t r e. 215 eroïs, qu'on doit de I'équitö & de Ia charité a. a tout le monde fans exception. Chez nous le dernier foldat recoit une repréfentation, & y répond de fon mieux. Tout s'cmprelTe a faire voir a un étranger, qu'on prend part a fon fort, qu'on eft bien aife de le voir chez foi, & flatté de pouvoir lui rendre fon féjour agréable. On nous traita vifiblement a la douane d'Engelhartszell avec un peu plus de douceur , paree qu'on n'y peut guere mettre garnifon a caufe qu'on en craint la défertion, & que les officiers de 1'état civil font déja obligés par-14 de prendre plutót en bonne part un mot de repréfentation. Mais iet, oü fair neretentit que des élans des batons des caporaux, il faut recevoir chaque regard d'un bas-officier comme une Ioi Frere! nous pouvons pourtant encore toujours avec raifon nous glorifier des bonnes manieres & de Ia véritable humanité qui regnent chez nous. Ce n'eft point un préjugé. Le favoir-vivre ne réfide prefque chez les autres nations que dans Ia plus petite, la haute claffe; mais il faut laiffer cet honneur a notre populace, qu'elle 1'eft beaucoup moins, que celle dans d'autres pays, & la prétendue franchife de quelquesuns de nos voifins, n'eft fouvent qu'une groffiéreté reeue par une mauvaife éducation & par le relachement des mceurs. Adieu.  216 DlX-neuvieme XIX. Vienne. Aucune grande ville n'eft certainement, Londres excepté, cher frere, fi mal pourvue d'auberges qtie Vienne. Je n'ai presque dü que jurer, le peu d'heures que je fuis maintenant ici. On nfadreffa la dans une des auberges les plus renommées, dont je ne faurais articuler le nom , quelque accoutumée que foit ma langue au hennifiement de 1'idiome allemand. Autant que je fais, . on 1'appeliait Hof, ce qui veut dire cour. La on brülait dans ce qui s'appellait Ia falle-a-manger, & qui reflemblait a une voute fouterreine, la chaiidelle en plein midi. Le fale fommelier me difant que toutes les chambres étaient occupées par une troupe de comédieus , je m'en allai au bceuf, comme ia plus grande auberge de cette capitale. Je düs y monter comme fur une haute.tour, dans un petit reduit noir, oü je n'avais d'air & de vue que fur des toits. Je demandai le prix de ce tandis, & ou en voulut avoir 56 creutzer par jour. Je defcendis en courant tant que. je pus de cette tour de Babel, & m'informai de quelqu'autre auberge  L E T T R l SI7 berge renommee. On me conduific au fauvage, qui peut encore toujours paffer pour une des 4 ou 5 premières auberges du chef-lieu impérial, Vienne, & Ik j'ai donc pris pofleffion' d'une efpèce de prifon, oü je ne vois de ma fenêtre que des inurailles noires , & dans laqualie il ne fe trouve abfolument qu'un mauvais lit, avec une table & une chaife de planches de fapin, oü je ne puis me rendre qu'en montant 4 a 5 efcaliers , & que je paye cependant tous les jours 42 creutzers ou presque 2 livres de notre argent. Lorfqu'il fut queftion de manger, il nefe trouva ni table d'höte, ni rien qui lui relfemblat dans la maifon. Le fommelier fe planta droit devant moi, en me nommant 20 a 30 méts, d'une haleine & d'une viteffe, a n'en pouvoir comprendre un mor. Je fus obligé de m'en remettre a fon entiere discretion pour le choix des méts. Et lui enfuite de demander, pour combien de creutzers de foupe, pour combien de légumes, pour combien de roti , &c. je voulais avoir. . . . Comme fi dans ie premier moment on pouvait favoir Ie prix des chofes dans une grande ville. Je lui dis feulement, de me nourrir comme bon il le trouverait, & que je lui payerai bien tout enfuite. Je m'informai pour mon bon ufage a 1'avenir du prix de chaque plat, comme ils me furent fervis, & je dois avouer, que tout était a trés-bon compte. Pour 20 a 24 creutzer on peut avoir ici un affez bon diné, avec une demi.bouteille de vin. Mais la maniere de K  2I'8 DlX-NEUVIEME manger eft trifte. Chacun fe met a part dans un coin remue quelque tems les deux machoires & les mains, paye fon écot, & s'en va fans avoir dit mot. On n'entend dans la chambre-a-manger que le raclement des cuilliers &le bruit dumacher. Je ne fuis, comme tu fais, raffaflié , qu'a moitié, fi je dois me lever de table fans avoir jafé mon compte. On croirait ici, qu'il y a un impot fur la parole. Quelie différence de Paris ! Comme touteft-la aniiné dansles falles-a-raanger! avec quel air de connaiffance les étrangers & les natifs n'en agiflent-ils pas la enfemble du premier moment qu'ils fe voient! A la porte de la chambre-amanger eft affiche un papier, fur lequel eft Imprimé en grandes lettres , „ que 1'hóte forfaira une amende de 10 écus, s'il donnait gras un vendredi, a un catholique connu pour tel." J'eus de la viande affez , quoique nous tenions aujourd'hui vendredi. Le fommelier ne fe donna pas la peine, de s'informer de ma religion, & c'eft enquoial fit bien. Je me mis après diner a la fenêtre de la fa!Ie:amanger, d'oü je dominais une grande partie d'une des rues les plus paffageres de cette viile, favoir de celle dite Karntherft/ajfe, ou rue carinthienne. La foule n'eft guerre moins grande , qu'elf eft dans les environs du pont-neuf a Paris ; & beaucoup plus bigarée ici. Turcs, Raïtzes, Polonais, Hongrais, Croates & je crois même Pandours, Colaques & Calmocs fe croifent ici d'une maniere trés-  L E T T R E. 219 frappante avec Ia foule e'pailfe des naturels, qui file ici les rues avec une tranquilité extraordinaire. On 011 ne fait que dire ici, ou on craint de parler haut. Si deux connailfances vont enfemble, ils fe chuchottent de cóté, & fi les carrofles ne fefaient un peu de bruit, on ne s'appergevraitmême en rien dans cette rue principale, fenêtres clofes, qu'on eft dans une grande ville. Quelle diférence de Paris, Londres & Naples! Je trouverai fans doute ici encore affez de disfémblancesi pour pouvoir t'entretenir longtems & te donner une idee de ia capitale de toute 1'Allemagne & de tous les états autrichiens. En attendant que j'aie trouvé un meilleur point de vue, que ma haute caverne dans cette auberge je m'en vais te rendre compte de mon voyage de Lintz ici. Notre bateau était conftruit fur le plan de 1'arche de Noé , faas fenêtres, couvert par-tout, & hommes , marchandifes, beftiaux &, vermine y étaient emballés pêle-mêle & indürinctement. Ce qui devait repréfenter une efpece de cahute , était la proue. Une haute pile de caiffes a fucre formait la paroi de derrière, & d'un cóté était pratiqué une petite ouvertiere , qu'on appellaitune fenêtre, par laquelle on pouvait cependant a peine appercevoir qu'il fefait jour. Au milieu de la Iongueur du bateau , était pratiquée de cóté fur le tillac une autre ouverture, mais point pour lacher une colombe après une branche d'ötivier. On devait des- K 1  2.20 DlX-NEUVIEME cendre par deffus le tillac, qui était affez penchant & fort gliflant Iors d'une pluie, au rifqiie de fa vie dans cette ouverture, pour faire fes néceffités. Comme ce cloaque u'avait point de débouché, & qu'il n'y avait non plus de mouffe qui le vuidai, tu te repréfenteras facilement, que tout le bateau était toujours rempli d'exhalaifons balfamiques, fur-tout étant extraordinairement rempli de monde. J'étais couché la plupart du tems de mon long fur le toit de 1'arche, en obfervanr toutefois la précaution, de me tenir fortement a fa pointe, pour ne pas être flanquédans 1'eau a la moindrefecoulfe, que le bateau pouvait regevoir d'un trait de rames ou en touchant le rivage. II ne s'y trouve pas la moindre chofe, qui puiffe y rafurer les piés. Les vues charmantes, dont je jouilfais, me rendirent en quelque forte Ie voyage fupportable. Les bords du Danube font montueux depuis Paffau ici, & les chaines de montagnes qui forment la vallée d'autriche ne font qu'on puiffe appele'r 1'intervalle, une plaine. En plufieurs endroits ils penchent comme des murs étrongonnes fur le fleuve. Ces rives font néanmoins fort peuplées & parfaitement cultivées. On n'y découvre cependant depuis Lintz ici, ce qui fait 28 milles d'Allemagne, aucune ville confidérable, mais un grand nombre de petites villes, de bourgs bien-batis & de villages, qui tous amiQHcent le grand bien-être des habitans. ., Ce qu'il y avait de plus attrayant ponr moi,  L E T T R E. 221 étaient les détours du fleuve. Quelquefois nous defeendions une étroite longue vallée les pentes de montagnes étaient cependant aflez- douces,, potir être par degrés cultivées de toutes fagons jufqu'aux fommets. Au fond de cette belle perfpeétive paraiffiit au pié d'une montagne efcarpée quelque petite ville bien ordonnée ou un gros bourg, dont la blancheur contraftait beaucoup avec les fombres forêts de la montagne penchante en avant. Puis peu-a-peu notre vaiffeau s'avance vers 1'endroir, qui termine toute cette vue & qui femble na; er fur 1'eau. Nous n'en fommes plus étoignés que de quelques cents pas, fans pouvoir deviner, de cöté le fleuve fortira du vallon. Bientót nous coions toucher les raurs de la petite ville, ou entrer dans les rues de la boürgade, lorfque tout-acoup a notre droite une perfpeftive d'utie tout autre nature s'ouvre. Le fleuve fort ici, en tournant dans un angle rectilighè, du val ferein dans un ravin étroit & fauvage, dont il occupe toute la ftrrface. C'eft comme fi on était tout-a-coup tranfporté du plein midi dans les ténêbres de la nuit. Les très-hautesparois de rochers & de montagnes perpendiculaires des deux cótés, n'ylaifRnt guere pénétrer le jour. Une nuit fombre en couvre le fond, qui k peine laiffe diflinguer les contours des cimcs de montagnes fur le ciel azurin. Le devant s'entrevoit dans un clair obfcur, qui p-ête beaucoup au coloris & aux for-tnes desmonts & rochers. Nul bruit n'interrompt le filence qui K 3  2Ü2 D I- X - » E U V 1- E M E regne dans ce vallon f&litaire, que peut-être 1'écho des coups d'nn buchcron dans le bois voifin, ou le chanc de quelque oifeau. Dans peu nous fommes au bout de cette perfpeftive effrayante, &nous nous attetfdons a en fortir par quelque gouffre fouterrein pour revoir Ie jour. La fcene fe rembrunit & fe rétrécit de plus en plus , & notre fort en devient plus équivoque. Nos regards avides cherchent dans les rochers, qui nousmurent, 'tout autour une ouverture. Un payfage riant s'ouvre comme par un coup de baguette magique a cóté de nous, & nous 1'enfilons par une gorge étroite. Maintenant nos yeux étonnés fe promenent fur les belles collines, les bois variés, le3 bourgs fans nombre, les chateaux & métairies, les vignobles & jardins, qui fe réfléchifient pendant un grand .diftrift dans le fleuve. C'eft ainfi que les vues variaient toujours, avec une contrafie, qui a chaque changement promettait davantage, & rendait toujours plus, qu'il n'avait fait efpérer. Je fubis dans ce trajet deux avantures, cjue je n'aurais, lorfque je ne les connaiffais que par renominéa, pas données pour celles du chevalier de la Manche dans la caverne de Montéfinos. Mais la fcene, lorfqu'on en vint au fait, fe développa comme celle avec les moulins a foulon, de forte que j'ai prefque honte de t'en donner connaifTance. J'avais tant entendu pariera Ulm, Munich, Ratisbonne, Paffhu 6'c Lintz d'un tournant & d'un tourbillon dans le Danube, qu'on ne pafiait qu'avec  L E T T R' E. 2:3 bien dn danger, que je penfai , de donner une belle peur a toi & a la nannette par la defcription de ces périls que j'allai rlfquer. Mais foyez tranquiiles, chers enfans, duffe-je encore repaffer cent fois cette Scylla & Charybde. Le tournant eft un endroit du Danube, oü , refferré entre des hauteS montagnes , il paffe avec grand bruit fur un murde rochers, .qui s'oppofe transverfalement a fon cours. Le torrent a déja a la droite prés du rivage démoli ft profondémeut ce mur, que maintenant, oü 1'eau eft plus baffe que jamais, les plus grand bateaux peuvent en toute fureté paffer pardeffus. 11 peut y avoir eü quelque danger il y a plu^eurs fiecles , par lequels ce liea eft deventt fi fameux dans toute 1'Allemagne méridionale, comme dans plufieurs livres de voyage & de géographie. Maintenant ce n'eft réellemant qu'un beau bruit pour rien, & la force du fleuve cffacera avec le tems même Ie nom de cé lieu fi decrié. Lacontrée du tournant eft fauvage & romanefque. Un rocher détaché fe trouve a une vingtaine de pas du rivage , comme une tour quarrée dans le fleuve impétueux. Entre ce rocher & le rivage proche, eft le pafi'age ordinaire. On a planté fur c tte tour naturelle une croix, qui doit préferver les voyageurs , & qui fait avec les brouflailles fauvages qui 1'entourent, un effet fort pittorefqne. J'étais plus occupé des beautés de la contrée que du danger, lorfque nous y paflames. Kous laiffamcs a droite a la diftance de 12 a 15 K 4  a24 D I X - N E U V I £ M E pas, Ie tourbillon, qui parait un peu au deflbos du tournant. Si un batelier vient a le paffer, ce n'eft que pour donner une peur inutile a fes pas%ers. II ne peut, lors méme que fes eaux font dans leur plus grand point , étant aiors dans fa plus grande force, faire tournoyer un médiocre bateau; mais il peut être dangereux pour des nacelles, qui s'y rifquent par pétulance. Lorfque je Ie vis, il n'avait furement guere plus de 20 piés de diametre Ces paflages ne font ni fun ni 1'autre fi dangereux, que Ie font quelquesendroits delaMofelle, de la Meute, du Rhöne, de-la Loire, du Rhin & d'autres fleuves de 1'Europè, qui néanmoins font très-fréquentés. Plufieurs ciconftances contribuent encore amaintenir ces deux endroits dans leur renom d'effroi. Bien des garpons de métier fe vantent volontiers,' d'en avoir fubi j'avanture, & en exagérent a desfein le danger. D'autres font affez fimples, pour y croire effectiveinent, & 1'effrayant du local & le bruiffement de 1'eau, concourent encore avecle préjugé , a les faire trembler dans les places décriées & a leur obfeurcir les yeux. Puis ne voyant tout que par Ie microfcope de leur peur imaginaire , ils exagérent enfuite leur defcription fans le vouloir. Mais les bateliers en font pourtant prncipalement caufe. Ils nuttent le danger en compte avec le prix du paflage , & Ie pilote , après qu'on a paffé les endroits famés, faitlechapeau a la ir.ain, Ie tour du bateau, en collectant  L E T T R E. 225 un pour-boire des paffagers, pour les avoir heureufement fait paffer le danger. Ils ont donc intérêt a conferver au tournant & au tourbillon leur crédit. Le maitre du bateau voiant, que je necroiais guere en ce fantóme , m'avoua en confidence, qu'il ne fe rappelait pendant les 20 ans qu'il avait navigé fur le Danubé, pas d'un feul malheur arrivé dans ces places décriées. II y a bien plus de danger a 1'égard de cette quantité de ponts de bois, que les bateaux doivent palier. 'Les arches font ordinairement fi prés les uues des autres, qu'il y a J peine affez de place entre deux pour un grand bateau. On ne rifque toutefois pas beaucoup fur une barque ordinaire , qui a des marchandifes de prix & des voyageurs 'st bord; car le bord de ces bateaux; dépaffe tant 1'eau , qu'ils ne peuvent de fitöt prendre eau en fe choquant, & les bateliers, devant répondre des marchandifes, font affez prudens a prévenir leur dommage. Mais nous vimes a Stein, oü nous nous réeréames a confidérer depuis 1'auberge la vue délicieufe vers le monaflere de Mölk & les alentours , fe brifer de fuite contrée pont trois bateaux a bois. Le peu de bateliers'qui les conduifaient, fauterent dans une nacelie, cherchant a raccrocher de 1'immenfe quantité de bois qui couvrait tout le Danube, le plus qu'ils pouvaienj. Le bord de ces bateaux dépaffe 1'eau a peine de quelques pouces, & ils prennent tant d'eau tout-a-coup au momdre choc, qu'ils ne peuvent [que fubmerger. K s  ii6 DlX-NEU. VIEME Les bateliers des tranrports debois font de pauvres gens, fur lesquels les marchands ne peuvent fe dédommage'r. Leur chetif bateau n'a point de valeur , & ils fe peuvent toujours , en cas qu'iis échoeunt, facilement fauver furune nacelle, qu'ils prennént avec-eux principaleraent a cet effet. On ne doit attribuer la plupart des malheurs qu'a leut nonchalance. Nous fumes fervis dans les auberges pendant tout le voyage très-bien & a bon compte. On ne connait point de fommeliers dans ce pays; mais leur fervice fe fait par des jeunes jolies filles, qui paraiflent aflez difpofées a ne pas fervir les t'tran- gers encore feulement a table. Par-touil regne une propreté ma'rquée & un grand bien-être. Paris ne fe pïéfenre d'aucun cóté fi bien fi la vue, que la capitale de PAUemagne, lorfqu'on s'en approche fur le fleuve. On découvre d'abord a la dillance de quelques lieues la haute tour de St. Etienne par un étroit vallon, par lequel le fleuve ferpente. Les dëtoürs du vallon le fouftraifent encore aux yeux des voyageur, qui maintenant fixe fes regards fur cet cöté, oü la pyramide difparue lui-a annoncé la proximité du chef-lieu impérial. Des vignobles élevés ferment ce vallon, & une immenfe plaine fe découvre a gauche, fur laquelle parait peu-a-peu une partie de la ville. Les monts couverts en partie de bois, & en partie de vignes, bordent encore toujours a droite le riva. ge , & le monafïere royal de Neubourg ajoute er>.  L E T T R E. 227 core a la beauté de 'cette contrée admirable. Enfin on arrivé vers un rocher efcarpë, qui incliné fur le fleuve, menage ruine. Son fomme: porte un monaffere, & a fon pié eft fitué le beau village de Nusdorf, qu'on prendrait pour un fauxbourg de Vienne. Sitót qu'on a paffe ce rocher, cette capitalle occupe tout 1'horizon que 1'étranger étonné a devant les yeux. Ses parties fe développent d'autant plus diftinctement a la vue , qu'ils font pa & la aflez diflantes les unes des autres, & que plufieurs d'elles fout fituées fur des élevations confidérabks. La maffe a perte de vue des édifices, Ie bruit qui vient en réfonner contre vous, enfin ia vue profonde qu'on a dans 1'immenfité des tas de maifons, lorfqu'en fuite on fe trouve effeétivemeut dans les fauxbourgs , me firent battre Ie cceur, quelque parti fan que je fois de la maxime: N// admirari. Mon cof're fut vifité encore une fois fur Ie rivage, lorfque nous defcendimes. Ce fut pourrant fans aucune circonftance incommode, & 1'on ne fe donna pas la peine, de jetter les yeux fur mes poches, que j'avais toutes remplies de livres conffscables. Tout le voyage de Lintz ici fut de 6 jours, quoiqu'on le puiffe faire fort commodément en 2 jours. Les- bateliers prétexterent encore les vents contraires; mais je favais bien que leur contrebande en était proprernent la caufe. Avec 2 ducats on peut faire le voyage de Ratis- _ bonne ici. L'un paye le pafiage,- & 1'autre EenK 6  228 D i x ■ n e c v i e m e tretien des bateliers, qui confifte en poiffuns frals>; & en viande falée avec un péu de légumes. Dans la bonne faifon on peut mérae dormir fans incom- modité dans le bateau. A quelque bon prix que foit fur ce pié ce voyage de 5fi milles d'Aileaiagn.r , je n'y trouvai toutefois pas mon compte. Le délai fréquent & long dn bateau m'engageair. trop fouvent a le quitter, pour chercher du pas- fe-tems dans les auberges Si on a le bonheur de trouver une compagnie a Ulm ou Raiisbonne, elle ne pourra mieux faire, que d'acheter pour elle une petite barque couverte, qu'on peut toujours avoir pour 60 a 70 florins, & qui eft fpatieufe affez pour 12 a 16 perfonnes. La barque peut fe revendre trés-facilement & quelquefois avec profit a Vienne, & 1'on fait alors le trajet d'Ulm ici en 4, 5 ou tout au plus 6 jours, au quel un bateau ordinaire met fouvent 14 a 18 jours. Trois a 4 moufles, qu'on prend avec pour ramer, fecroyent bien payés, fi on leur céde a Vienne le bateau,, & qu'on les défraye en chemin. Adieu.  L E T T R E. 320 XX. Vie n n e. C^uelle peine, frere, jufqu'a ce que j'eus tronvé une chambrè! Trois jours entiers j'ai courupar la ville avec mon domeftique de louage , avant que d'avoir tronvé a me loger. Ce n'eft point ici comme a Paris, 011 chaque quartier a un comptoir, quiindique a 1'enquéreur, quelles maifons, chambres & chambrettes, & a quel prix elles font a louer. Chaque propriétaire affiche ici un écriteau ft la porte de fa maifon, fur lequel on lit trés endétail, quelles chambres il a a louer. Dans plufieurs maifons chacun des 5 a 6 étages a fon propriétaire particulier, ou il fe trouve que 1'un ayant pris en louage tout un corps de logis, peut fe paffer d'un poéle ou d'une chambre. Puis chacun en affiche fon avis particulier a la porte, qui fouw vent eft moitié couverte de ces papiers. La vous pouvez lire une grande demi-heure , avant que d'ètre au net. La première chambre que jefus voir, était haute de 4 efealiers & ne me déplaifait pas; mais fitöt que j'eutencüs, que le bon homme, qui voulaii K 7  230 V i n 'g t i e m e me la donner a louage, était un Monseigneur, je dis en francais a mon laquais de louage: a d'autres ! je ne veux rien avoir a faire avec un monfeigncur, qui donne en louage la moitié de la maifon qu'il a lui-méme en louage. Après ce fut a monter 6 efcaliers dans uue autre maifon fuivant 1'affiche. Comme je reprenais haleine fur le dernier efcalier, fort d'une porte baffe un petit homme en robe-de-chambre Ia plume a 1'oreille, auquel Ia fervante, qui le fuivait fur le pié, donnait le titre de gcflrenger Herr, ce qui répond a feigneur baron. Paffe encore pour baron! penfais-je en moi-même. J'éxaminai la chambre, & j'allai, a raifon de fair pur que je devais refpircr dans cette haute region, faire mon accord, lorsque je penfai a ouvrir une fenêtre, pour voirquel!e vue j'aurais. Je ne découvris que quelques toits & cheminées vis-a-vis; car le hangar fous ma fenêtre me couvrait toute la vue. Continuons! dis-je; & nous vimes aumoins encore ce jour-la 6 chambres , dont aucune cependant ne me convenait. Nous recontrames entr'autres auffi une Excellence, ou, (j'aurai le choix>ine magnificence; car Ia titulaturé fonnait a-peu-près ainfi, qui, bien plus déroeurait fur Ie parterre d'un arriero-corps, & avec laquelle je n'avais point envie de panager, fair putride qu'elle refpirait. Le lendemain nous députames dans la grand' ceuvre d'une chambre a louer ches une Dame de haute quatttè, qui vouiut tant occuper Mademoifelle (foit comteffe ou  Lr E T T R £. 231 baronne) fa fille , avec mol, que je ne pus abfolument le permettre. ,, Voycz , me difait fa Grandefle, ma fille voudra bien vous apporter tous les matins elle-même le café. Soubaitez-vous le thé le foir , ma fille vous le fervira elle-même. Voulez-vous quelquefois nous accompagner a la comédie , notre cuifine froide efta vos ordres , s'ilvous fait trop tard pour aller chez Ie traiteur," &c. Tu fauras, qu'il n'en eft pas en Allemagne' comme chez nous, oiï ce ferait affronter une dame, honete, fi un homme, avec lequel elle n'a point de liaifons particulieres, lui voulait payer l'entre;e au fpectacle. C'eft dans ce païs un devoir, de deifrjayer les dames qu'on accompagne quelque part. Je m'appercus bien, que les fervices de la belle demoifellc étaient déja comptés dans le prix de ta chambre, & qu'on attendait de moi d'autres re- venans-bons encore: Donc a d'autres. Après m'être laffé ce jour-Ia, je me perfuadai, que jene trouverai guere ma convenance dans la ville même. Les maifons commodes, qui jouiflent un peu d'un air & d'une vue libres, font beaucoup plus cheres ici qu'a Paris. 11 ne fe peut guere autrement; car prés le tiers des habitans de Vienne a tout prendre, demeure dans la ville propre, qui n'occupe pourtant a peine que la fixieme partie de fon étendue totale. Les fauxbourgs font éloignés de 600 pas de la ville-même , & leur éloignement auffi-bienque leur étendue font caufe, que le monde fe reüéïre fi extraordinairement entre les rem;-  23-2 VlNGTIEME parts de 1'ancienne ville , comme le centre du commerce & de tout le mouvement de la machine énorme. La plupart des fauxbourgs de Paris ne font guere moins habités, que la ville même : mais ici plufieurs reflemblent déja a des villages. Une autre caufe du grand prix des habitations meilleures eft, que le fecoud étage de chaque maifon appartient a la cour, qui le donne a fes domeftiques. On demandait d'une chambres un peu meilleure dans une rue paffagere 6 a 8 florins parmois, ou environ 16 a 20 livres, & pour la moindre fous le toit, 3 florins. Je trouvai pour 3 florins par mois dans le fauxbourg MërïahMf, 1'uri des plus falubres quartiers de la ville , après quelques enquêtes le troifime jour enfin une chambre rrès-commode , bien airée , qui a fa très-belle vue, & que je ne changerais contre aucune de celles que j'ai vues en ville. II eft vrai que je ne puis guere venir en ville fans grande incommodité. Tandis qu'on brafle éternellement la boue a Paris, on étQutTe prefque toujours ici de poufliere. Vienne eft expofee aux vents fecs de 1'eft & du nord, & couverte par les monts voifins contre les vents du fud & de Foueft tandis que Paris eft trop humeêté par ces derniers. Lorfqu'il a plü toute une nuit ici, tout eft déja refleché quelques heures après le lever du foleil, & des nueés de poufliere 1'élevent déja vers le midi de nouveau. S'il pleutpendant le jour, alors il fait une boue horrible , a caufe de la grande  L E T T R E. poufliere pendant ce tems. Je dois enfuite,. fi je veux aller en ville, traverfer une vaffe & déferte plaine, qui la fépare de fes fauxbourgs , oü les piétons font ordinairement obligés de fe boucher le ncz & la bouche avec un mouchoir, pour ne pas être étouffés par la poufliere. On va ici par-tout, même avec les fiacres, au plus grand trot ou galop , & comme le chemin de Schoenbrouhn paffe deffous ma fenêtre, il faut beaucoup de prudence & même un peu de bonheur pour traverfer la bouche bouchée les nuées de poufliere, fans être renverfé , ou heurter avec la tête contre quelque autre piétpn. L'efpace entre Ia ville & les fauxbourgs donne en cas de fiege un jeu libre a la place; mais il n'eft point vraifemblable , que jamais ce cas revienne. Les Turcs étaient les feuls dans les tems modernes , qui purent pourfuivre leurs viftoires jufques devant les portes de cette capitale, & Ie roi de Pruffe ne put même aprés les plus heureufes batailles beaucoup avancer vers elles. Les forces de fempereur font main;tenant fi fupérieures a celle de la porte ottomanné,. que je crois, que cette eonrne maindent les förtifications * que dans * Ce qu'elles ont de mieux fe doit au fiege de 1ÓS3. II eft très-certain, que ce ne fut que la clipidité du Vilir commandant qui fauva Vienne. II craignait que fa portion au butin ne devint trop petite, s'i! abaudonnait la ville au pillage des troupes. Elle était perdue cent fois avant que le genereus Sobiesky  234 VlNGTIÉME le deflein, de tenir en regie Ia vüle même. Auffi ne pourraieuB-elles être rafées, fans ruïner quantité de families; puisque le prix des maifons en ville vint, fi on avait donné le fignal pour I'aflaut. Ce Vitlr efpérait de la ('oreer a une capïtul'ation , qui devait amener la plus grande partie des richefTes qui s'y tronvaient, dans fa caffettc, fans que 1'armée s'en appercüt. C'ell la raifon pourquoi les Tartares fe féparerent quelques jours avant 1'arrivée de -Sobiesky de 1'armée, ce qui donna la vi&o:te aux Aüiés. On s'étonne , quand on lit chez les hiftoriens de ce giand evenement, la vanité ridicule que la cour aflêcta après cette victoire. On délibérait dans le miftere impérial, fi fempereur recevrait Sobiesky & fes héros qui venaient i la rencontre de fa Majefté, affis ou debout, ou a cheval, & a téte couverte o u a tête nue. Le roi, qyi, comme fouverain europeen était d'un rang égal a fempereur, qui venait avec une nation libre d'un pays etrangcr pour fauver 1'Empire, & conferver a la maifon d'Autriche dans fa plus grande détreffe une couronne ébranlée; en un mot, qui verfa fon fang & celui des fiens tandis qu'on était aux piés de I'autel 4 Lintz a dire les litanies; fut chicané 'pendant deux jours avec les protocoles de rétiquette. derla chancellevie impériale. A peine croirait-on qu'il fut poffible , qu'on put revenir de ces préjugés, quand on confidere cette mCme cour fous le gouvernement préfent. Je me fis montxer rendroit jufqu'oü les Infldeles dcvaient avoir pouffé leurs mines. Ou fapqele au Meidenfebujf, c. a d. au trait d'infide. Un joli petit Turc a cheval tient au coin d'une maifon, & tire fes fleches fur les verdurieres qui revendent dans ces cnvirons.  L £ I T R l, baiflerait au moins de Ia moitié , ii on batiffait dans 1'efpace vuide qui eft devant les remparts. Car il y a beaucoup de maifons de 2 a 300000 florins de valeur, qui font tout le capital de leurs propriétaires, & celui qui polfede dans la ville même une maifon qui ne doiverien , eft un homme riche. La maifon du libraire de Trattner rapporte annuellement prés de 3000 florins ou prefque Soooo livres d'intcrèts. Les avantages , qui refulteraient pour la fanté & la commodité des habitans en général , fi on étendait la ville jufqu'aux fauxbourgs, & qu'on éclairgit la foule ferrée des habitans, ne font pas fi confidérables, pour qu'ils püflent compenfer Ie dommage, que porterait ce changement aux propriétaires. J'ai parcouru depuis quelques jours a ma facon en long & en travers, la ville pour me faire une idee de fes parties principales & de fa grandeur. J'eus prefque 2 heures a marcher, depuis 1'extrémité du fauxbourg Widen jufqu'au bout de celui dit Léopoldjladt, qui n'eft féparé de la ville,même que par un bras étroit du Danube, & qui eft plus grand que cette derniere. II me fallut prefque une heure & detnie depuis le fauxbourg Rnffau jufqu'a 1'extrémité de celui dit Landflrajje. L'étendu de Vienne eft donc de beaucoup plns grande que celle de Paris. Les fauxbourgs font. au nombre de trente & quelques uns, mais plufieurs quartiers y foiit déferts , & quelques cents jardins, parmi lesquels il n'y a a peine que 3 a 4  S3<5 VlNGTIEME qui méritient d'être vus, occupent prefque Ia troifieme partie de leur étendue. Les fauxbourgs les plus peupiés font Ia Rgufau, la Jofepkfladt, St. Ulrich, Mariachilf, & une partie des Wtden & de la Lèopoldfladt. Le plus de grand de tous après la Lèopoldfladt eft la PFiden, & les habitans d'une de fes parties ont beaucoup de rapport avec ceux de St. Marcel a Paris. On compte dans la ville environ So rues. Leurs noms fuffifent pour faire enrager 1'homme le plus patiënt. Un gentilhomme de ma connaiflance qui ne fe trouvait encore ici que depuis peu, recut par la petitepofte une lettre d'un de fes amis ; Pour remettre d Monfieur de Gony, dans la rue des Jean-f... res. II fe formalifa fi fort au premier afpeét de cette addreffe, qu'il demanda 1'autre qui était gentilhomme, en duel. Mais celui-ci porta Ie cartel au bureau de la police, en la priant de mettre au fait fon ami. On corivainquit donc ce premier 'par les protocoles de la ville, que fon parti adverfe avait bien raifon de mettre ainfi 1'addreffe, puisque la rué oü il demeurait portait effeftivement ce nom: circonftance qui ne lui laiffa d'autre parti, que de déloger. II y a a peine 8 édifices en ville, qu'on puiffe dire beaux ou fuperbes. Entre ceux-la fe diftinguent beaucoup le palais Lichtenftein, la bibliothéque impériale & Ia chanchelierie dé 1'empire. Le palais impérial eft un vieux batiment noir, qui n'eft ni beau magnifique. Tout le refte eft une maffe de  L E T T R E. 137 pierres fans goüt, creufée jufqu'au fommet, 5, 6 a 7 étages de haut, afin de contenir Ie plus d'habitans poffible. A peine trouve-t-on ici 3 places, qui figurent un peu. Ce fent Ie Hof, le Graben & le Neumarkt, ou le marché-neuf. La plus grande foule eft depuis le palais hnpérial jufques fur- le Kohluiarkt, Ie Graben , la place Stockameifen & la carinthienne. L'affluence de monde dans ces quartiers, & fur-tout fur 1'étroite & irréguliere place Stockameifen, eft auffi grande, & il y a la autant de mouvement que dans quelque quartier de Londres ou de Paris que ce foit. Le courant de cette foule s'étend encore jufqu'a la porte Lé- opold & dans la grand' rue de la Lèopoldfladt. Le nombre des batimeus remarquables dans les fauxbourgs n'eft guere non plus de 8 , & 1'ordonnance des édifices & celle de la plupart desjardins annoncent en général bien peu de goüt. Le nombre total des habitans de Vienne monte ftiivant la tradition commune, & même confirmée par des gens auxquels on croirait une plus exacte connaiffance de leur ville natale, au moins a un rnillion. Mais le célebre monfieur Büfching veut a peine accorder a cette ville dans fa gêographie, 200,000 ames. Le public ici & ce grand géographe font presque également éloignés de la véritê. Le nombre des morts 1'année paffée, oü la mortalité ici n'était pas extraordinaire, était un peu plus que de 10,000, ce qui fait environ la moitié de ceux qui meurenc annuellement a Paris. Si on y  23 S VlNGTIEME ajoute 1'immenfe quantité des étrangers allans & venans,on ne peut mettre qu'une três-petite partie . de Ia mortalité fur le compte géneral, il faudra qu'on mnltiplie par trente & quelques uns Ia fomme des morts, pour trouver environ le véritable nombre des perfonnes réellement exiftantes ici. Un homme dediüïnétien, quile 'peut favoir exaétement, me dit, qu'on avait dernierement trouvé dans un dénombrement ici 385,000 ames. Ce nombre devient très-probable, fi on confidére, que fair & 1'eau font beaucoup meilleurs ici qu'a Paris, oü 1'on compte plus de 700, 000 ames, dont il meurt annuellement énviron 21,000. Vienne eft donc a-peu-près fi peuplée que Naples, & ces 2 villes font après Conlfantinople , Londres & Paris fans comparaifon les plus peuplées de 1'Europe. Pour peu qu'on connaiffa feulement d'autres grandes villes encore, on fera déja perfuadé a la première vue, que cette ville doit plus contenirque 200,000 habitans. * * II faut que notre géographe malgré Ia jufteffe de fes reflexions en tant d'autres occafions, ait étémalinforméici, en donnant 385000 amesa cette ville. J'ai fait a ce fujet les recherches les plus exaftes qu'il m'était poffible pour approcher de la vérité. D'abord il eft prouvé par des Iiftes des nés iSt des'morts qui font authentiques & faites par ordre du gouvernement, que depuis 1710 jufqu'a 1782, le nombre des morts y paffe cc-nftammsnt celui des naiffances & même de beaucoup, de forte qu'il meurt ici ün de 19 '■ . . Mortalité étonnante , extraordi-  L E T T R E. Je connais encore trop peu le caractere, les mceurs, ufages, plaifirs, &c. des habitans ici, pour t'en pouvoir dire quelque chofe de pofitif. Je n'ai jufqu'ici pu en faifir que quelques traits extérieurs , qui marquent un amour extraordinaire du luxe chez les Grands. On me montra le prince de Lichtenftein, qui montait un cheval fuperbe. Sa fuite était aumoins de S perfonnes, parmi lesquelles fe trouvaient auffi quelques hufars , joliment mis, qui apparemment font une efpece de gardesdu-corps a lui. II doit avoir dans fes mauieres, fes gefires & fes traits quelque reffemblance avec fempereur, & 1'on croit que 1'un copie 1'autre naire ! puifqu'elle furpaflè celle de Paris & de Londres, oü , malgré que les maux des 'grandes villes fe réunisfent doublement, il ne meurt néanmois que le 25meou tout au plus le 24me. Enfuite quant a la popnlation, il s'eft fait le i d'Aoüt 1783 un dénombrèment exaéi, qui n'a douné que la fomme de 205,780 ames a Vienne. Entre ceux-la fe trouvaienj 192,453 habitans propre: avec leurs domeftiques : dont 46011 families chrétiennes comprenant 191935 ames, & 75 families juivcs fefant 518 ames. ir fe trouva de plus en étrangers des deux fexes: 7401 étrangers des autres pays hétéditaires de 1'autriche, & 5519 étrangers de tout-a-fait autres pays, enfemble 12920 etrangers. Si on ajoute maintenant même quelques perfonnes qu'il y aurait en hiver de plus en ville, on ne pourra pourtant tout au plus donner que 206,000 habitans avec fureté a cette ville , enfuite de ce dénombrement authentique & exact du 1 d'Aoüt 1783. VEiiieur.  240 VlSGTIEMï dans 1'extétïeur. Je ne pus trouver cette reflerablance dans le coup-d'ceil paflager, que j'us occafion de jetter fur les deux. Dumoins fempereur fe diftingue-t-il en cela du prince, qu'il n'aime pas dans ces promenades une fi grande fuite. Je le vis aller a TAugarten dans un cabriolet, accompagné d'un feul domeftique. II alme la fimplicité & la popularité prefque a 1'excès, & diffère en cela beaucoup des Grands de fa cour, qui avaient bien befoin de cet exemple fi frappant. Je crois dans ce peu de tems avoir vu ici plus d'e'quipages &de chevaux fuperbes. Les poupées y arrivent de Paris périodiquement, & fervent aux.dames de eftte ville de modele pour leur habillement & leur coé'ffure. Même les élégans font veHir de tems en tems des deffeins de Paris, & les donnent a étudier a leurs tailleurs & coê'ffeurs. Hier dans la comédie j'entendis uné dame annoncer a une autre d'un ton avec fair de la plus grande importauce, qu'il n'y avait que 4 femaines que la reine de France était coëffée a rauetté de la même fapon, qu'elle 1'étai.t ce foir. Toutes les dames que je vis font, comme! celles de Paris, très-fardées , & le rouge va jufqu'aux oreilles & dans les coins des yeux. Les connaiffeurs difent, que ce rouge donne aux yeux un certain feu, qui animait les regards extraordinairement. Je crois déja t'avoir dit comme a la Nannette, que je ferais affez barbare, pour en lever des joues aux dames tout le fard avec un torchou de paille & du gros fable, düf- fent  Leitje. ferrt même les yeux en perdre tout leur jeu. Le rouge plaque femble cependant être devenu d'une nécelïïté indifpenfable aux dames ici pour couvrir leur teint jaune, qu'anx notres. Je vis quelques unes , qui avaient tout lieu de prier: La vérole mon Dieu m'a rongé jufqu'aux os. L  £4^ VlNGT-unieme XXI. J^^os philofophes modemes font tous prévenus contre les grandes fociétés. Pour moi, j'aime è prendre les chofes telles qu'elles font, & me contente de tout mon cceur de chaque arrangement, en cas que le changement en foit impolnble ou dangereux. II eft vrai, 1'humanité ne peut confidérer les grandes vieilles fous leur cóté noir, qu'a vee efrroi. Mais qu'un de ces meflleurs, qui ont tant a faire avec le meilleur monde idéal, fe mette pourtant|feulement une fois a nous déchiffrer le probleme, comme on pourrait rendre plus petits Paris, Londres & Vienne , fans ébranler tout 1'état, & fans rendre malheureux une grande partie des habitans effeétifs de ces villes. Ces fociétés nombreufes ne fubfiftent que par leurs défauts, par le luxe déméfuré, qui les rend pauvres au fein de 1'abondancc, par le vil efclavage d'une partie , & 1'arrogance & 1'orgueil de 1'autre, par le facrifice de la fan té & la vie de tant de milliers d'hommes, dont notre philofophe plaint le fort, en ce qu'ils ne veulent pas habiter a la maniere ifolée Vienne. ——  L E T T R E. 143 des Ecoffais montagnards, ou des Helvétiens des Alpes, ou même comme les Illinois & les Iroquois dans les forêts de 1'Amérique feptentrionale ou les Africains dans leurs déferts fablonneux. La oü il y a grande maffe de luwiere, il y a beaucoup d'ombre auffi. L'homme pris généralemeur eft par-tout plutót bon que méchant, & fi du mauvais cóté l'homme pris abftraitement eft plus vifible dans les grandes villes, ce n'eft uniquement que parceque les difpofitions, naturelles de 1'animal bipède fans' plumes y out plus d'occafion de -fe développer, & qu'on peut y contempler a la fois 1'amas puni du mal de tant d'hommes-; ce qui n'a point lieu chez ceux qui demeurent ifolés; paree que la police eft plus portée a punir lemal, qu'a recompenfer le bien', celui-la étant donc plus notoire que ce dernier, parceque nos philofophes qui déclament la-deffus ont plus de fpken que de bonne humeur , & qu'ils aiment mieux voir en noir qu'en blanc, & parceque ces déclamations font fi peu férieufes chez la plupart, que le trèsférieux monfieur Jean-Jacques de Geneve préférait de demeurer a Paris, plutót que chez les Savoyards & Valaifans, dont il était le panégyrifte. On dit de Londres, qu'on y voit cufemble le ciel & I'enfer. C'eft qu'on peut dire de chaque grande ville, la petite modincation du bien & du mal exceptée, avec laquelle le caractere fort du Breton nuance toutes fes actions. Qu'un de ces meffieurs les penfeurs du fixieme étage n'a-t-il 1'idée, L 2  VlNGT-UNIEME de recueillir dans rhiftoire journnliere des grandes villes ces traits de vertus héroiques, dont le demifauvage ne peut avoir d'idée, & de les apprêter, puisqu'il Ciut pourtant écrire pour le pain quotidien, avec un affaifonnement convenabie pour le public. Le bien chez l'homme fe développe dans les fociétés entaffées auffi facilement que le mal, & a aux yeux d'un véritable ami des-hommes infinement plus de prix, que la bonté du demi-fauvage, parcequ'il n'eft pas comme chez ce'dernier, 1'effet d'un infiïnét fans fenfibilité, mais accompagné de plus dc participation intelleéhielle & d'un fentimeiK plus vifi Le tableau de ce manoeuvre en Sr. Marcel a Paris, qu'un moine vonlait confoler au lit de mort, en lui difant qu'il ailait bientót être déüvré de ce monde, oü il n'ava'it eu que despeines, poiu aller au paradis, mais dont il recut Ia réponfe inattendue: ., mon bon pere! aucnn mal n'inquicte ma confcience. Mesjours s'écoulérunt doucement ce dans un contentement non-intérrompu , & le monde n'était pas pour moi une vie miférable. Je me foumets volontiers a mon fort, & ie rncurs fans régrets; mais fi Dieu me rend Ia fènté , je continuerai de me procurer avec cette fcie & ma hache des jours contents! . . . . Le tableau du jeune homme, qui fe laiffa faigner tant de fois pour de 1'argent, en fervant d'étude a un chirurgien commenpant , afin de fournir par fon. fiing quelque tems a la fubfiftance de fa familie La fille en St. Jaques a Paris qui, fourde a toutes  L E T T R E. 24$ les féductions de la volupté refufait des grandes richeffes, qui devaient être le prix de fon deshonneur., préférant d'entretenir par le travail le plus dur & le plus dégoutant & qui ruinait fa beauté & fa fanté,fa mere & fes fceurs & freres en bas age; & mille autres exemples de cette nature, que fournit fhiftoire de Paris , prouvent affez, que f homme peut être dans le même degré bon comme méchant dans les fociétés nombreufes , & que 1'état de nature de l'homme avec fes avantages de vertil & de bonheur, n'eft ordinairement qu'un beau fonge de penfeurs oififs. Pour moi, frere, j'ai trouvé l'homme auffi méchant & auffi portéaux violences fur de rochers déferts, quand il en avait 1'occafion , que lecitadin. Le penchant a 1'opresfion de fes femblables ne fe peut développer fi faciletnent chez le premier, par la raifon qu'il ne fe trouve pas fi fouvent & fi fort en collifion, que ce dernier; mais fi celui-ci eft bon, il le fera afiürément dans un plus haut degré, que le demi-fauvage. II eft vrai, qu'une certaine maniere d'éducatiorr, cer.tains ufages, & un gouvernement dépravé peuvent plutót avilir l'homme au deflbus de fa nature dans la fociété nombreufe, que la oü il vit plus ifolé. Mais tous les demi-fauvages que nous connaiflons, ne font pas moins expofés a cette influence éventuelle de l'éducation, des ufages & du gouvernement, & nous ne pourrons guëre connaitre les tout-a-fait fauvages, oules hommes dam L 3  2^6 . VlNGT-UNJEME leur étai primitif, que lorfqu'on aura découvert les pays au-dela de la lime. L'homme dans les grandes fociétés eftparcontre auffi plus fouple, &, en cas qu'il foit dépravé, plus facile a corrigerque le demi-fauvage, qui met fon genre de vie a la place de fes ufages & de fes mceurs. Les partifans de la Suiffe les plus enthoufiaftes, ne purent même trouver le modèle de 1'innocence, que dans quelques petit vallous du Valais, dont les traits ne feront peut-être plus reconnaiffables dans la prochaine génération, & ils font obligés d'avouer, que la dépravation, qui regne parmi les habitans folitaires des montagnes des Grifons & de quelques cantons démocratiques, furpaffe toutes les idéés qu'on s'en peut faire hors de montagnes, & que le mal eft ici abfolument incurable, pendant que les Parifiens, Londrois, Viennois & autres pourront être rendus meilleurs dans quelques générations. J'ai cru ce préambule nécefiaire, pour t'expliquer en quelque forte, que les Viennois, malgré que je n'en puiffe dire autant de bien que ie voudrais, ne m'en font pourtant pas moins de cheres gens, & que je ne voudrais pas pour cela leur confeiller, .de s'aller difperfer & vivre derrière les buiffons comme les Bohémiens , pour améliorer leur condition & fe r'approeher davantage de 1'état de la nature. Je trouve l'homme qui me peut rechauffer le cceur, par-tout, fans avoir befoin de parcourir avec nos chevaliers modernes, les vals  L E T T R E. «47 du Piémont, de la Savoye & de la Suifle, pour ihercher des hommes. J'ignore fi ces mefiieurs y trouvent ces hommes , qu'ils y cherchent; maisce qui eft connu, c'eft qu'ils en reviennent tous au plutöt. Le public ici fe diftingue de celui de Paris par une certaiue groffiéreté, une préfomption ou hauteur extraordinaire , une certaine lourderie & ftupidité & par un penchant exceffifponr la goinfrerie, d'une maniere furprenante. Cette hofpitalité, par laquelle il s'eft acquis un fi grand nom chez plufieurs voyageurs, n'eft communéraent que le véhicule de fa vanité. A peine ai-je pu, depuis les 4 femaines que \z fuis ici, manger 3 0114 fois a mon aife chez un traiteur. II eft d'ufage, lorsqu'on eft introduit dans une maifon , de fixer un jour, pour y être convive chaque femaine. Je trouvai dans la maifon , dans laquelle je fus introduit pour la première fois, de très-jolies gens , dont je pouvais prendre Phofpitalité pour une véritable poiiteffe. Mais j'y rencontrai tant de connaiflances & de pareus a table, qui m'invitèrent a leur tour, & on me fit enfuite chez ceux-ci tant d'invitations, que je n'en viendrai, même en refufant les nouvelles, guère a bont les 4 premières, femaines. On pouvait lire dans les yeux de la plupart C-tte queftion a moi: ,,n'eft-ce pas; nous fommes des autre-s gens que les Parifiens?" Auffi quelques uns ne pouvaient-ils s'empêcher, de s'émanciper par quelques mauvaifes & plattes plaiL 4  248 VlNGT-UNIEME fanteries fur notre compte. II eft vrai, on man ge & on boit beaucoup mieux ici qu'a Paris. La table journaliere des gens du moyen ordre, des officiers moindres de'la cour, des marchands, artiftes & des premiers artifans confifte en 6, 8 & 10 méts, avec lesquels on fert 2,3, jufqu'a 4 fortes de vin. .prdinairement on refte 2 heures a table, & on trouva impoli de ma part, de ce que je refufaiplufieurs méts, afin de m'épargner les indigeftions, d-ont je fus quelquefois indifpofé au commencement. Mais, quelque foin qu'on ait ici de vous bien nourrir de corps, toutefois votre efprit n'en eft-il pas moins affamé des diners & foupers amicals de Paris, plus faits la communication des fentimens & obfcrvations réciproques, que pour donner des indigeftions & des vapeurs. De» plaifanteries plattes & des moqneries font prefque la feule chofe avec laquelle les convines cherchent a s'entretenir a table. Ceux qui tiennent le premier rang dans 1'ordre mitoyen, ont ordinairement un moine ou même fouvent un comédien a table, dont 1'efprit trés-different amufe la compagnie. On place le réverend entre les dames, qu'il doit railler fans ceffe, & 1'autre comédien prend ces raüleries pour matiere des fiennes. Et la plaifanterie dc tourner toute fur des équivoques, qui donnent de la commotion a toutes les panfes & poumons. La converfation prend-elle une tournure plus férieufe , elle 'tombe ordinairement-furle théatre, qui fait toute la fphère de Ia  L e t t r r. 249 eririque & de 1'efprit d'obfervation d'ici. Les comédiens ici ne paraifï'ent pas, comme les notres, être de la meilleure compagnie. Ce qui me frappa, ce fut, que ceux que j'ai appris a-connaitre jufqu'ici, ne favaient pas feulement bien parler leur langue maternelle. On ne le pardonnerait pas a un acteur a Paris, fi dans une compagnie il parlait le patois des poifardes, comme les meflleurs du théatre ici, que je connais , & fi, comme ceux-ci, il ne fe diltinguait pas feulement dans fes manières , fes réflexions & fon efpric de la plus balfe populace. En général, on ne trouve.rien ici dans le commerce journalier de cette gaieté , de ces plaifirs fipirituels, de cette complaifance fans bornes , de cette curiofité vive & néceffaire a 1'intérêt de la converfation, qui animentmême jufqu'aux fociétés du dernier rang a Paris. Perfonne ici ne fait des remarques fur les gens de la cour. Perfonne ne' fournit ici le public d'anecdotes & de nouvelles du jour. Tu trouves des gens fans nombre du moyen état, qui ne favent pas dire un mot de leurs miniftres, généraux & gens-de-lettres, & qui a peine en connaiffent le nom. Tout ne tient ici qu'a la fenfualité. On déjeune jufqu'au diner,, puis on dine jufqu'au fouper, & cet enchalnemerrr de repas eft a peine interrompu par une indolentepromenade , d'oü 1'on rend au fpeftacle. Si pendant le jour tu entres dans un café, dont il y a prés de 70 ici, ou dans une maifon a bière, qui L 5  250 VlNGT-UNIEME parmi les maifons publiques font les plus proprfrs & les plus magnifiques j'en vis une tapiflea en damas rouge, avec des lambris dorés, des pendules , miroirs a la grecque, & avec des confoles de marbre tu n'y revois encore que 1'éternelle maugerie, boire & jouer. Tu es für, que perfonne ne te fondera , & ne te fera a charge par des queftions. Perfonne ne parle la , qu'avec fes connaiffances & ordinairement a 1'oreille. On croirait, que c'eft ici comme è Venife, oü les gens dans les maifons publiques fe prennent tous pour des efpions. Je m'arretai plufieurs fois vers midi fur le Gr.aIcn, la foule étant alors des plus nombreufes, afin d'étudier les Viennois. dans leurs phyfionomies. Leur face difiingue en cela, qu'ils ont, géneralement parlant, les os au deffous des yeux un peu faillans , & le menton venant en plat le long des joues & fe teminant en pointe. Je ne pus rien lire dans ces phyfionomies que quelques traits de vanité groiiiere. Ou le premier axiome de la phyfionomie eft abfolument faux., favoir que 1'ame s'exprime dans les traits exterieurs du corps, ou les Viennois n'ont guere d'ame. Nos numerus Jutmis & frtiges conjuncte nati \ voüa tout ce qu'on y peut Hre. Je nVt vu jufq.u'ici qu'extraordinairement peu de pb'yfionomies figniöcentes, fpiritueiles. Je me borne dans mes obfèrvations abfolument a fordre mitoyen,.qui fait le grand nombre, ou»  L E T T R I. 351 dms le véritable fens du terme, le peuple. La haute nobleffe en Europe fa reffemble de nos tems a quelque nuances prés prefque par-tout, & toute la derniere clalfe de Ia populace tient a peine a la fociété. La variété & la différence des nations ne fe doit donc chercher que dans la fphére de 1'état mitoien. ,. Si un étranger a le bonheur, comme fa peut être arrivé a 1'Anglais Moore, d'avoir entrée ici dans certaines grandes maifons, il y trouve fang doute quelques fociétés qui furpaffent les meilleures de Paris & de Londres. II y a ici parmi les dames du premier rang des Afpn.'jes hors du fit, s'entend qui fout honneur a leurs modè- tes grecs, dont les cercles font compofés des rneilleures têtes, des plus grands héros & hommesd'état & fréquentés même par un des plus grands, des meilleurs & plus fages monarques avec une affabilité fr comaumicative, qu'on fe croirait dans ce orde tranfporté a la cour d'Augufte. Mais ce n'eft pas ici que 1'on trouve a fprmer des tableaus des mceurs du peuple £?' de caracleres nationanx, que monfieur Moore fur le titre de fon ouvrage promet de nous donner. La fociabilité, ie goüt & les bonnes facons, qui rcndent la plus grande partie de la haute nobleffe ici maintenant fi aimable, font une fuite de 1'exemple entramant & raviffant de fempereur actueL M-onfieur fon pere rabaiffa déja un peu fe ton fultauique de cette cour; mais Jofeph eft le L têe, qui s'occupent de la véritahle coupe d'un froc, a calculer, combien d'efprits auraient place pouv daufer fur la pointe d'une aiguitie, a la recherche , comment les êtres fimples peuvent fe multiplier & de reelief fe limplifier, &c. II y a quelques jours qu'il me tomba par hazard dans les faicnt dans le cabinet. La fürprifé des Turcs fe fk fan* qne le confeil .de guerre a la. cour en ftt la momdrechofe ; & ce fut nne CHtreprife li hardie que jamais te rainiftere ne 1'aurait pio'ettée. Aufli fait - on que te prince fut obtigd , malgré1 1'heureux fuccès , dte fê jnffifier, & neffe.- Ce manque de tendreffe conjugale & domeftique eft une des caufes principales fans doute, ■que les habitans de cette ville ont fi peu de fenti» ment moral. II eft vrai, chaque chofe a fon "bon & fon mafi» vais cóté. Si 1'efprit national ici manque d'énergie & d'effor, fes vices font tout auffi petits & faibles, que fes verrus. Oh n'entend rien ici de M  m 2$6 V I N G T - D E U X I E J! E ces fcenes tragiques, qüi font fi fréqoentes aLondres, Naples & même a Paris. Des filoux, fripons, banqueroutiers, voleurs, difïïpateurs, maquereaux & maquerelfes font prefque les feules efpeces de prifonniers que fon trouvé ici! L'autrichien n'eft: pas même aflez fort pour un vol de grand chemin, car je ne 1'attribue pars abfolument aux années nombreufés de fempereur, que cette efpece de délinquants eft fi rare ici. Un Saxon, que je conuais, cc, qui voyage déja depuis plufieurs années dans les pays autrichiens , ne peut fe rappeler, d'y avoir jamais entendu parler d'un duel. Je vis hier une fcene, qui caraciérife également fort les habitans & la police de cette ville. Un monfieur, qu'a fon exterieur on aurait dit de confidération prit en pleine me querelle avec un fiacre. Des 600 fuppóts de police, qui font répartis par la ville, le plus prés accourut aufïïtöt. Le monfieur commenca a injurier trés-fort : Le fiacre ne manqua pas de rendre chaque injure avec forte ufure. 11 y ent la fcene la plus ridicule , que j'aie jamais vu. Chacun voulait au milljeu des injures perfuader la grande multitude des fpeciateurs-, qu'il avait raifon. Leurs mains toüfriaient donc continuellement dans leurs expofitions de 1'un a 1'autre autour de leurs nez, ma-is chacun üfant d'une précaution extraordinaire & impoflible a un 'Francais, Anglais ou Itaiien, a ne point toucher la pointe du nez de fon adverfaire , car c'eft ,celui qui donne Ie premier coup, qui füivant la  Lettre 26"- 'löi eft puni fans rémiflion, quelque tujet que f autre lui puiffe y avoir donné. Le fupp'ót de ja police était-la fans mot dire, & fuivait fixément des yeux les divers mouvemens des mai.ns des éhampions. Soit que firn n'eüt touché que la pointe du chapeau de 1'autre, c'aurait été un coup, & la garde aurait arrêté le batteur. La fcene dura p'alTé fin quart d'heure, & finit par la rifée des rpeclatêurs. On en vient ici très-rarement plus loin qu'aux injures entre des partis querellans, & pour les injures chacun y eft muni au mieux. La cour n'a gaere a craindre de fèdition dans fa capitale. L'hiftoire de Vienne connait généralement fort peu de ces fortes de fcenes. Les proteftans occafionnerent bien vers le commencemenï du dernier fiecle r.ne petite fermentation, mais maintenant on n'a pas a craindre la moïndrë chofe, qui réffétnblat a un tumulte public. Le Viennois eft trop énervé pour cela. Parcontre il. ne connait non plus ce vif fentimcnt patriotique, qui fnfpire tous les Londrois & Parifiens, lorfque l'hon< neur de la nation & de la couronne eft tntéreffé dans quelque événement. Les étais des provinces francaifes & la ville de Paris ont fouvent donné gratuitement en tems de guerre plufieurs millions' ala couronne, & il s'eft feit dans nos cafés plus d'une föis des collectes, qui fuffifaient a la conflruction & ii 1'équipement d'un vaiifeau. de Kgae. Les états autrichiens ne fournifi'ent que, peu d'exemples infignifians de cette efpcce. M 2  I ïtf8 V I N G T - D E V X I E SI E La fubordination elt ici fe feul resfort de rétat je n'ai pn encore découvrir ici le moindre veftige de cet -amour de liberté des Anglais., ou de ce point d'faonneur, qui dillingue nos compatriotes. La fierté, qui regne dans'l'armêe autrichiênne, eft trop iudividueile, pour qu'elle puiffe être un fentiment avantageux a 1'étar. C'eft a cet ardent orgueil national, qui Ibrfile plutöt pour tout 1'étar que pour leur honneur perfonnel dans le fein de nos compatriotes, que nous en fommes redevables, de ce que même nos voluptueux demi-épuifés favent s'arracber du fein de leurs amies, pour fe préfenter devant le canon des ennemis avec une bravoure, que ceux ei même ne pnrent s'empêcher d'admirer chaque fois. Nos foldats deviennentpar cette inTpinuion des poëtes patriotiques, & les chants, qu'entonent même en tems pe paix entr'eux une troupe de camerades, expriment pour ia plupart des fentimens de courage, d'honneur & de fierté nationale, & les éloges de leurs chefs, j'entendis les foldats généralemeut peu chanter dans ce pays, & ce qu'ils chantaient, n'étaient que de-s poliftbneries grofiïeres. Je ne doute cependant pas, que malgré ce ehant une arméê autrichiènne ne battlt de nos tems une frarcu'è; mais je te parlerai de ca a Berlin, oa le lieu y eft plus convenabie. • Un état, qui ne fubfifte que par ia fubordination, fuppofe de la faibleffe dans les membres en particulier. La grande fubordination n'infirmak  L E I T 5 t 2.6$ point Ie caractere cks Spartans, parceqn'elle n'était pronremcnt pas 1'ame de 1'état, mats feulement un moyen de défendre la liberté & 1'honneur de la nation, pour laquelle les cceurs lacédémoniens brfilaient. Les loix de la Grande-Bretagne font féve^ res, 6c il y a parmi fa marine une fubordination , qui ne le céde point en exaétitude a la pruffienne. Mais la ponctuaiité & cette foumifiïon n'étouffe-rent point les grands feminiens du Breton, paree qu'elles ne font pas les principaux resforts de fon gouvernement. Aucun peuple n'a limité avec plus de fang-froid le pouvoir de fes rois que le brittannique, & il n'y a pourtant aucune nation qui foürniiTe de tels excmples d'amour filial & de facrifiees pour les perfonnes de plufieurs d'entr'eux, comme on en trouve beaucoup dans l'hiftoira d'Angleterre. Le fentiment du Breton pour la liberté n'eft pas moins vit pour la perfonne du roi, fi celui-ci ne touche point a fct confticution , & qu'il témoigne pour elle de 1'attachement. Tandis quê le fujet d'un état, qui n'eft gouverné abfolument que par la fubordination , prend un caractere énervé, le Breton conferve fa force auffi iong-teins que dure fa conftitution. Les Grands, il eft vrai, ne paivent, fi l'envia de régner eft leur pafïïon dominante, regarder 1» force de caractere chez leurs fujets que comme le plus grand obftacle a leur efprit impérieux, & ne 1'envifager conféquemment que comme leur ennesie naturelle, lis doivent y être intéreffés, a faireM 3  270 V I- N G T- - D E U X I E M B de leur Etat dans le fens propre du terme une machine, qui n'a pour arae que leur libre vonloir, & d'öter toute 1'ènergie aux resforts fubordonnésde cette machine. Le machina/, auquel l'art de la guerre s'eft de nos jours élevé ou dégradé, exdut toute la bravoure perfonnelle , & rend fuperflu ie courage des individus d'une armee. La remarque d'un de nos plus grands écrivains eft même vraie en quelque forte, qu'une pareille machine d'c!tat ait, fi toutes les jointures y corrcfpondent comme il faut, d'autant plus durable & d'un.. plus grand ufage , que chacune de fes parties en particulier fera plus fatble au moral; mais je n'aime point- faire partie de cette machine. Le gouvernement ici parait compenfer en quelque forte cette diverfe contrainte par une adminiftration impartiale de la juftice,' par une fureté générale & en favorifant les plaifirs de fenfualité publics; ceux de 1'amour exceprés. Le moindre dómeflique peutêtre fur, qu'on lui fera jtifice vis-a-vis de fon maitre , celui ci füt-il même un des premiers de Ia cour. La police eft fi furveülante & aétive, que les plus fubtiles filouteries même ne lui echappent fouvent point en ce qu'elle fait recouvrir au propriétaire fes effets. Prefque tous les chateaux & jardins impériaux font ouverts aux plaifirs du public. La cour a fait du Prater & de \'Augavtcn les plus belles promenades publiques des grandes villes de 1'Europe. Les fpectacks jooMeot de ta proteélijn particuliere de la  L E T T R E Ï71 cour, qui par tout fait voir, que la contrainte dans laquelle elle tient fes fujets,-eft plus une fui' te de principes erronés que d'un penchant a foppreflton. Mais je préfére , malgré cette quantité _ de divertiffemens, malgré ce bel ördre & cette fureté qui y regnent, d'être peutêtre ca te parait il paradoxe ■ ■ parmi les Anglais a Lon- dres, quoique je n'y fois pas fi für comme ici, de ne pas être attaqué de nuit en rue. J'aime toujours mieux un Vauxball, düifent mème les verres brifés me voler autour de la tête, que ces paifibles goinfrades , poculations & jeux dans le Prater, oü chacun fans doute eft fur, qu'on ne lui tordra pns un cheveu. Les combats de taureaux des Efpagnols, les batteries des Trafteverini a Rome, les querellc-s de nos gentilshomm.es Sc officiers , le boxen des Bretons font fans doute des defordres politiques, dont on ne voit rien de pareil ici; mais des defordres, je crois, qui font inféparables d'un caraftere national plus fort, que ne 1'eft celui de ce pays. Je feu dirai davantage par le premier coucieri M 4  m m V i n g t - t r o i s i e m r ^\mlitót que Jofeph fera feu! a Ja tête du gouvernement, il fe fera ici une révolution , qui ren* dra les habitans aftuels dé]a méconaaifTables dansJa prochaine gênératfon. II eft philofophe dans le ▼éritabfe fens du tenue, malgré qu'il ne fe mcttepas comme fempereur llodoiphe fecond, a obferver avec un Tycho Brahé les adres. II aime les hommes, & fait les- apprécier. Je ne connaispoint de monument public, qui fafle plus d'honnetir a un prince, que 1'infcriptiön fur Ia porte de 1'Augarten: Lieu de plaifir voi é d tous les hommespor leur ami.. I! eft le plus grand ami de tout cé qui s'appelle vertu civile, & fes principes de gouvernement font inimiment plus républicains, que ceux de la plupart des ètats d'aujourd'hui, qui fe difent républiques. Mais les fentimens de madame fa mere font trop peu aflbrtis a fa philofophie. Le beau cóté de cette princeïïe eft fans doute fi brillant, qu'a peine on en peut remarquer le fsible. Ces défauts lynt dans Ie caraftere da- XXIII. Vienne.  L Ë T' T R Er 273- meftique de trés peu de conféquence & même af. mables en partie; mais c'eft un malheur pour' 1'humanitè , que même les moindres faiblefles des fouxferains puiffenr influer fur le bonheur de leurs états, & que les plus petits défauts perfonnels foient fouvent les plus grands viees politiques. On le voit encore chez cette célebre impératrice, qu'elle était une beauté. Son corps a depuis plufieurs années a combattre' quelques infirmités; mais tous fes traits annoncent encore une forte conftitution & un tempéram'ment violent. Je la vis pour In, première fois dans 1'églife des Auguftins, oü elle célebrait une viaoire, & la reconnus aufïïtöt, .,on tant a caufe de la reffemblance avec les portraits, qüe j'ai vü d'elle , & qui a raifon de fon age avancé ont perdu beaucoup de leur vérité , que plulót' par le regard majeftueux , qui doit frspper tous ceux, qui ont 1'honneur de fapprocher. Elle a les paffions les plus fortes, &'jamais pourtant celles jüftement, auxqueiles la nature donna le plus d'empire & auxqueiles fou tempérament parait le plus être fujet, n'ont elles pu la féduire au moindre exces. Elle eft peut-être le' feul & plus grand exeinple d'une fouveraine, fur laquelle 'la raifon & la religion aient eu plus depouvoir, que rhiftinét naturel d'un fort tempérament & les féduftions du pouvoir abfolu. II eft probable que 1'amour eut beaucoup de part auchoix de fon époux. C'était un des plus aimables cavaliers de fou tcrns,& parfaitement partagé deM 5  n V I N O T - T R O I S I S M E Ja nature, pour gagner la faveur d'une dame. Elle le porta exaflement a faire fon devoir de chevaher-, mais elle ne fe permit aucune vue équivoque fur un autre objet, que celui que la religion lui diftit d'aimer: C'eft inutilemetit que la chronique . fcandaleufe cherche des anecdotes dans le cabinet de cette grande princelfe. Elle fut 1'époufe Ia plus fidéle entre mille & cent-mille. Dix enfans bien, & robuftes, encore vivans, dépofent, que fon époux lui rendaitpleinementfon amour. Après i mort elle renonca avec une fermeté héroïque a toute jouiffance de 1'amour, & fit vceu, de lepleurer éternellement, ce qu'elle tient inviolablement. Elle eft eneore toujours en deuil fans bijoux ni ernemens. Qui ne s'étonne pas, lorfqu'ii 'connait fcs hiftoires des Elifabeths, ,C. . . . & de tant d'autres fouveraines ? Mais ce même ardent amour caufa pourtant bien des heures inquietes a fon époux; la jaloufie ne peut que s'emparer d'un cceur, dont les mouvemens violens ne font limités que par la religion. On ignore, quelles occaCons fon époux lui peut avoir donné; mais on connait quelques dames, qui furent obligées de s'éloigner de la ville, unique^ ment par ce que fempereur Franpois , qui était trés poli envers tout le monde , & envers les da-, mes fur-tout, leur avait fait quelques complimens famiiiers, & très-innocens apparemment. Sa bienfaifance , a laquelle la religion a beaueoup de part, va prefijue jufqu'a la prodigaiité.  LtTIEE Elle ne refufe a aucune arae , qui fouffre, fon fecours, & le dernier de fes fujets peut aller lui plaindre fes peines. Le tréforier de fa maifon n'a prefque autre que des comptes de charités a lui communiquer. Elle eft particulierement généreufe envers les veuves , fur-tout celles de la nobleffe. Elle donne une immenfe quantité de penfions de 6000 florins, ce qui fait prefque 16000 livres de notre argent, & il y a parmi celles, qui jouiflent de ces penfions confidérables, plufieurs veuves de colonels, confeillers de cour, &c. Comme elle fait cas de la nobleffe, elle veut, que chacun vive convenablement a fa naiflance & a fon état. Elle fe montre vraiment impératrice a f égard des fondations publiques. La bibliothéque, les höpitaux pour les pauvres & les malades luicoütent des fommes immenfes. On me dit, que les dettes, qu'elle avait fnit°s par fa liberalité, paffaient beaucoup les 520 millions de florins, & une de mes connaiffances veut avoir trouvé par un calcul affez exact, qutelle pourrait réduire prés de 3 millions de .penfions amnieiles, fans retrancher le nécefiaire i qui que ce foit. Et qui croirait , que le mérite refte fouvent pourtant dans 1'indigence fous cette princeffe généreufe , tandis que tant d'indignes jouiflent de fes bienfaits? Qui croirait, que la religion pourrait triompher fur fa générofité naturelle au point, qu'elle ne voulut avancer un officier, qui fut eflropié a fon fervice, avant qu'il eüt embraifê 3a M 6  ~~6 Vin g t - t r o' i s i e m' s religion eatholiqiie ? Après avoir renvoyé plufieurs" fois les prétres, & voyant, qu'il fallait, qu'il devint coquin par force pour être avancé, il quittaVienne & mourut comme général hollandais a laEIaye.Depuis que fempereur afluel a quelque ihfluence, on n'a plus rièn a craindre de cette facon d'opprimer le mérite; mais il a néanmoins bcfoin de toute fon autorité, pour préveuir de ferablabfes feenes, qui fout toujours plut-ót 1'ouvrage des moines que de la fouveraine même. Son vif tempérament femporte quelquefóis a i:r colere, a la févérité & la rend inexorable; maiY fitót que ces vivacités font paflees, elle cherche S reparerfur le-champ, letort, qu'en tout cas elle a iait dans la chaleur de femportement. On me niconta une fcene, qui, ne fïït-cile même pas vraie, répond pourtant parfaitement a fon caractere. Un officier fe fit inferire pour une demande, qu'il avait a folliciter, fur la lifte d'aüdience. Ce fut long tems avant que fón tour v'm, lequel s'obferve avec toute rigueur. Enfin on le fait paraïtre. A peine eut-il fait la génuflexion efpagnole devant la fouveraine, qui elr d'étiquette chez elle, qu'elle éclata en reproches, injures & menaces envers lui, a le faire füccomber. Sa vivatité lui faifait rouler des yeux de feu, & le mouvement de fes bras était avec celafi vif, qu'il craignit erfectivement, qu'elle ne lui fit de fes propres augufies mains une petite exécution. Deux & trois fois il «Qulut prendre laparolé; mais lê torrent/ d'impré-  LtTTRE S.7J cations de la fouveraine le rendit fotird & muer. II fut reellement obligé d'attendre , qu'elle fut hors d'haleinc. Enfin il fe rernit tout ce qu'il avait de courage, en difant, que fa Majeflé apparemment Ie méconnaiffait; qu'il était N. N. Sitót qu'elie entendit, qu'elle s'était trorapée de perfonne, elle lui demanda pardon formellement, & fon zele a toutréparer, alla maintenant fi loin, qu'elle lui fit une penfion aflez confidérable. Elle ïfeft point infenfible a la-glo're, & eile efi: jalöufe de fa dignité & de la grandeur de fa maifon. Eile préure des larmes de joie, lorfqu'elle apprend comme fes enfans, fur-tout fempereur & notre reine font adorés de [tout le monde. Cette fierté de familie & fa grande fenfibilitê, fout généralement caufe , qu'elle croir fes ennemis perfounèls tous les princes, qui lui ont fait Ia guerre; & qu'elle ne fa pu oublier a aucuu. La derniere femme de fempereur, une princefle de Baviere, aeft s'en reflentir encore de ce que fon pere s'étoit avifé jadis, de lui öter fa Bohème, la haute-Autriche & la couronne impériale. Eile lui fit fentir les prérogatives de la maifon d'Autriehe fur celle de Baviere; mais les fables , qu'on a faitcs a ce 'Cd; jet, ne méritent pas qu'on les refu:e. Jamais cette grande princeffe n'a fait une injuftice a deflein. Elle eft femme, & elle 1'eft plu's que beaucoup d'autres dans les bonnes qualitès de cet aimable fexe. Elle ne le prit même pas mauvais, qu'un proche parent d'une autre grande fouM.7  HJo V I N G T - T R O I S I E M E veraine, auquel elle avait fait nn compliment fur f honneur de fon parentage. lui répliqua: „ votre majefté; ma fceur n'eft pourtant qu'une femme." Toutes les teintes dans le caractere deThéréfe font des nuances d'un caraaere féminin três-vif. Elle eft la plus fidele: mais auffi la plus jaloufe époufe la mere la plus tendre, mais auffi la plus févére, la belle-mere la plus amicale , mais auffi la plus mipérieufe. Son cataftere s'éleve très-fouvent audeffiis de la force de celui d'un homme. La fermetc , avec laquelle elie défendit après la mort de fon pere fon héritage contre tant de prétentions puiffimtes, étonna toute 1'Europe. "Son amour de la juftice eft fi impartial; qu'elle renoncerait certainement a fes prétentions, fitót qu'on pourrait la perfuader, qu'elle a tort, düflent même fon ayantage & fon honneur en fouffrir. Le roi de Pruffe, bien qu'il faclie, qu'elle lui garde un peu rancune'jnfqu'è fa mort, a pourtant toujours fi bien compté fur Ia délicatefle de confcience de cette fouvereine, qu'il n'eüt rien de plus a cceur dans chaque négociation , que de pénétrer par les miniftres de cette cour, & de mettre fes raifons fous les yeux mémés de cette fouveraine. Toute la nobleffe de Génes , comme me [le raconta un Officier hollandais du premier raDg, qui eüt beaucoup de part a la révolution connue de Gènes de 1746, criait unanimément fous la tyrannie de l'infame Botta; „Oh que nous n'eft il poffible, de porter nos'plaintes  L E T T R E Sg$ devant 1'impératrice méme; nous ferions aidés fürement!" Le cri de ces républicains dans un tems, oü ils furent fi mal.ménés par les armes autrichiennes, eft Ie plus grand éloge, que Théréfe put jamais entendre; mais eile ne fentendit point. Avec toutes les connaiffances qu'elle a, il lui manque celle, qui eft la plus nécefiaire pour gouveruer, favoir la vraie connaiffance des hommes. Elle fut élevée fuivant 1'ancien ufage de fa. maifon, dans la fphere de la Grandeur, c'eft pourquoi ces regards ne purent jamais pénétrer dans les relations de Ia vie civile, dans les affaires des claffes inférieures du peuple & les véritables intéréts de la nation. Toute fon éducation ne tendait, qu'a la livrer aux fauffes idéés dés adulateurs, aux tromperies des prêtres & aux préjugés, qui font des nobles & des bourgeois, des prêtres & des laïcs, des races d'hommes effentiellement différentes. Des adulateurs & des prêtres la féduislrent Èt des violences, que fon cceur abhorrerait , fi elle les voyait dans leur vrai jour. Lors du foulevement peu conféquent des payfans dans quelques cercles de Ia Bohème il y a quelques années ,1' empOTur y voulut ufer de la voie de bonté. II conHaiffait la véritable pofition de ces pauvres' efclaves, qui ne favaient eux-mêmes, ce qu'ils vou-, laient, & n'étaient pouffés que par la faim. On ne pónvait guere leur reprocher autre chofe, que d'avoir chafl'é de leurs lits quelques barons. Les femmes des tioblcs bohémes porterent par quelques  28b VlNGT-TROISI E'M'E" föintes larmes 1'impératrice, a faire avancer des foldats contre les prétendus rebelles, & a faire pendre plufieurs comme coupables de haute trahrfon, qui n'étaient dans le fond que victimes de •leur faim. Ce fut dans le tems de ces années M~liles, qu'on fait, oü il fe répandit par toute 1'Europe une cherté, qui avait furtout occafiouné une terrible famine dans la Bohème fi abondante en bied. L'empereur favait, que 1'avarice des propriétaifes de domaihes, fur-tout des prêtres, était la principale caufe de cette famine. II infifta, pour alleger le fort de fes Bohémes, fur 1'abolftion de la fervitude perfonnelle, fi préjudiciable a uu état; L'attachement de fa mere pour la nobleffe s'oppofa a un projet, qui aurait fait de cette Bohème fi favorifée par la nature en peu de tems 1'un des plus florillans royaumes. L'impératrice crut agir contre fa confcience, fi par 1'éxécution de ce projet une petite partie dê fes fujets eüt perdu la moindre chofe de fes revenus, fans cönfidérer, que la nobleffe, & les moines dilnpent dans leur fainéamife le prix de fueur & du fang de tant de milliers de fes fujets. Uu fouvejain abfolu, qui n'a pas aflez de connaiffance des hommes, pour pénétrer les gens qui 1'environnent, eft l'homme le plus dépendant dans fon état. La bonne fouveraine ne faurait, malgré' toutes fes connaiffances en différentes chofes, malgré tout fon pouvoir fuprème, fe douter, qu'elle' eft rrompée prefque par tout ie monde. Elle crolc  L E~ T T R E 28'E prévenir par fes régiemens de chafteté tous les pé» chés, & elle ne fènt pas, qu'elle .fait de tant da femmes, auxqueiles elle fuppofe autant d'abftinence qu'& elle même des adultères par fes régiemens, Elle ne penfe pas, que , tandis- qu'elle met une partie des derooifelles ici en fureté contre les attaques des hommes, 1'efprit malin tournera fes armes avec une fureur rédoublée contre les femmes mariées, qui ont des portes de derrière a 1'infini & qu'on ne faurait découvrir, lefquelles font a touts heur-e ouvertes a 1'ennemi, devant lequel elles font eü public la croix. Elle fe defefpérerait, fi elle yoyait feulement cette partie des eornes, que lesmaris de cette ville portent fous leurs peruques & frifures. On afura , que la fouveraine avait trouvé très-iudécente , une certaine facon de fe lier ks cheveux chez les jeunes gens, fur-tout chez lee écoliers du Thèréfianum, & je tiens pourtant d'un comte, qui était ci devant dans cet établilfement, que, malgré les nouvelles queues de commande plus chaftes, il était abfolument iflfeclé de certains. péchés hontéux a nommer, & l'éff peutêtre encore , qui font beaucoup plus abominables & nuffibles, que les péchés fur lefquels la commiffion de chafteté doit faire chaffe. Je connais une femme , qui, pour procurer a elle & a fi belle fille un titre de fubfiflance, la rnit fijr un petit théatre, d'oü elle retire cependant a peine de quoi payer» fis épingles. Le théatre a Paris fert auffi plutót r de titre que d'entretien-même aux danfeufes-, c-han--  üSa Ving t- trois ie. me teuts & actrices; mais le propre ici c'eft, Que \x mere conduit fa fille, qui eft a prix, en fortant de la répetition direétement du théatre a Péglife, oü elles prient toutes deux, les yeux baisfés & de la niiue la plus dévote fur delongs rpfaires réfonnans, pour fe mettre en odeur de fainteté auprès de la police. Beaucoup de courtifans, qui jaloufent Ia faveur de la fouveraine, ne connaiffent demeilleur" moyen pour parvenir a leur but, que de fréquenter affidüment Péglife de la cour. Je connais w foi-difant favant ici, qui traduifit du francais un livre de prières & le dédia a la fouveraine, afin d'avoir outre une gratification, la furvivance d'une place a la cour. II réuffit. L'impératrice le crut homme de piété, & il fut aflez impudent, pour fe moquer dans le cercle de fes intimes de la bonne fouveraine. II en eft de même avec la cenfure des livres. La fouveraine tomberait d'effroi, fi elle ne voyait qu'une feule des mille bibliothéques particulieres ici, dans lefquelles on trouve tous les principaux anteurs hérétiques & fcandaleux, qu'elle croit avoir baimis par fon college de cenfure & fon index, plus volumineux que celui de Rome, éternellement de fes états. C'eft ainfi que par fes propres réglémens, dont finéfficacité démontre affez, qu'ils font contre nature, elle eft trompce par tout 1c monde, & qu'elle dépend abfolument de 1'extérieur hypocrite, de fes fujets. Le pis eft, qu'une grande partie d'entr'eux eft forcée a fin.»-, pocrilie.  L e t t r e. 283 XXIV. Vienne —- Pour fe faire unejuffe idee de ce gouvernement; dans fon état préfent, il faut fe figurer trois partis, différent trés-fort 1'un de 1'autre. Le premier & le plus fort eft celui de l'impératrice. II comprend outre ia perfonne principale, le cardinal Migazzi,, archevêque de cette ville, quelques moines, furtout capucins, & quelques vieilles dames dêvotes, qui flattent la fouveraine en 1'imitant même jusque dans fes habits de deuil. Ce parti médite toujours commiffions de chafteté, prohibitions de livres,expulfion de dofteurs & prédicateurs dangereux, a* vancement des hypocrites, maintien de la monarchie papale & perfécution des foi-difans nouveaux philofophes. Une grande partie de 1'ancienne nobleffe , dont les prérogatives font effeftivement liêes a celles des prêtres , fert d'arriere-garde a ce parti. Le fecond parti eft celui de fempereur. Celuici eft fans celfe en guerre avec le premier. II s'occupe de la réforme de la législation, de 1'encouragement a 1'agriculture, du commerce & de 1'indutirie en général, a miner le pouvoir de f ignorance.  £§4 V I N G T ■ QÜATRI.EMï' & de les fuppóts, a propager Ia philofophie & fèv bon gOHC, a rerrancher des prérogatives non-ion.■ cées de Ia nobleffe, a proteger les petits contre roppreffion des grands, & avec tout ce qui eft dans le pouvoir des dieux de la terre. Un des plus forts appuis de ce parti eft le maréchal-générai' La&cy, dont la maniere de faire la guerre aux moines & a' leurfequelle eft juftement la même que celle, dont il fe fcr-vit il y a quelques années pour tenir tête en Bohème au roi de Pruffe; c'eft a-dire, Ia maniere défenfive de faire la guerre, que le comte de Saxe connaiflait bien auffi. II propofe_a fempereur des plans de camps retranchés, de marches en Zigzag; & de retraites avantageufes, ck le général Migazzi avec fes troupes bnmes, noires, blanches, mi noires & mi brunes dut fouvent déja qüjtter le champ & fe mettre en quartier d'hiver, fans pouvoir fe battre. Ces deux partis, qui font ennemis déclarés, font fans ceflc par 1'entremife du troifiême en nêgociation enfemble. A la tête du dernier eft, Ie prince de Kaunitz > I'un des plus grands homraes-d'état de notre tems, qui par fes mérites qu'il a de la maifon impériale s'eft acquis Ia cohffance de l'impératrice & de fon fils, & qui eft digne d'ètre ie médiateur ent'r'eux deux. Dzp.s le cceur il peut étre plus attaché au pnrti de fempereur, qu'aux principes de madame ft niere; mais ce parti y eft interene" lufmême, a' avoir en lui un médiateur qui ait affez d'autorité' auprès de la fouveraine, pour donner chez elle *  LcTIJI 285 'Isiirs opérations philofophiques cette teinte de religion , fans laquelle il n'arriveraic jamais a leur btit. II mafque les marehes de fempereur & dê fon grand feldmaré.chal , & quelque vigilant que fok même le cardinal avec tous fes excellens efpions, il a cependant dü capituler fouvent, avant qu'il fut même, que 1'ennemi t'tait en marche. Le prince de Kaunitz a toutefois un trait dans fon caractere, qui fait croire tous ceux qui le connaiffent, qu'il eft réellement un peu le partifan de l'impératrice ,quelque peu qu'il foit d'aiileurs porté pour fes autres principes. II n'eft pas queftion ici de cet attachement que chaque miniftre doit a fa cour. Je ne confidere ici que Ie perfonne!. Ce trait eft fon grand amour pour le luxe & Ia grande dépenfe, qui contrafte fi fort avec .la grande économie de fempereur. Cboifeul , Ie frere de cceur du prince de Kaunitz, ne tient guere table plus magnifique a Paris, oü i! eft pourtant fi renommé en ce point, que le miniftre ici. Tous deux ont une politique & un genre de vie qui leur font communs. II fait jour chez le prince de Kaunitz; vers les 11 heures ou midi le diner commence a 4 ou 5 heures, & dure jufques vers les 7 ou 8 heures & même plus longtems, s'il ne va au fpeéïacle, & tu trouves a minuit aux foupers outre les miniftres étrangers, les voyageurs de qualité & courtifans d'ici , fouvent ce qu'il y a de plus choifi en artiftes, hommes-de-lettres, acteurs & actrices, II eft en quelque forte obligé a cette  So6 VlNGT-QUATRÏ E M E dépenfe, car il fait les honneurs de la cour, pour lefqnelles l'impératrice lui doit avoir accordé outre fa penfion 50000 florins annuellement. Mais ces honneurs font trop coüteufes a fempereur. Le Prince, auquel il efl impofïïble, comme a un homme d'age qui aime fes commodités ,de changer fon genre de vie , ne peut donc non plus tout-a fait fe brouiller avec 1'impëratriCe & le banquier de la cour; & bien qu'il foit afluré, que l'einpereur eftitne trop fes mérites, pour qu'il eüt a rifquer Ia moindre chofe, de perdre en cas d'une réforme, quelque chofe de fes appointemens confidérables, il peut toutefois venir des cas extraordinaires, oü une amie libérale du clergé peut tenir la baiqn.ee a un phüofophe économe , qui fympathife avec fon fiftêthe. Les réduetions des cloitres, les nouveaux régiemens pour les écoles, la quantité de"livres qui p.iraiflent, & les promotions aux dignitês eccléfiafliques & féculieres donnent de 1'ouvrage abondamment a tous les trois partis. Le dernier articie fur tout occafionne bien des débats & des médïations. A peine une place eft-elle vacante, que voi a l'impératrice fur-!e-champ affiegée de recommandaiions & fuppliques par fes dames & fes prêtres , & fempereur, qui ne choifit toujours fon homme que d'après le mérite, vient ordinairement trop tard avec fon candidat. C'eft. au malheureux choix de fimpératrice fur des recomnundations & fuppliques, qu'on doit fur-tout cette inactivité, qui  L E , T T R 'E 2^7 tegiie ici dans prefque tous les dicafteres. Grand nombre de conieillers & affeffeurs ne travaillent abfolument point. C'eft ici fort de mode, de gager pour peu d'argent un fubalterne, qui fafle'vos affaires, Beaucoup de ferviteurs de 1'état ne peuvent même travaiüer , parcequ'ils n'-ont jamais c'nerché a fe rendre capables aux affaires dont ils ont le titre. Et il y a pourtant ici quantité de confeillers de cour, qui dient 6 a 8 mille florins. Quelques-uns qui veulent travaiüer beaucoup, vont encore fort au-dela. On m'en nomma un , qui fait annuellement fes .18000 florins, mais qui les mérite auffi. par. fon afïïduité infutigable , mais trésrare ici. II regue parmi cette claflè de ferviteurs de la cdur un luxe incroyable. 11 faut que monfeigneür (car tous les confeillers font monfeigneurs) ait fon valet-.de-chambre, & trés-fouvent madame a auffi le fien. Ce n'eft ici pas comme chez nous, Oü le valet-de chambre eft prefque comptè lemoindre des laquais. Ici il fuit immédiatement le maitre-d'hötel, & tient trés fouvent lieu d'un fecretaire, auquel il difpute auffi toujours leTabg. Pour peu qu'il foit poffible, il faut'que monfeigneur, dont les affaires fignifient auffi peu que le titre, ait fon équipage. II n'eft peut-être , celle deTurquie exceptée , aucune cour en Europe , qni paye mieux , pour ce qui regarde les places du fecoud rang, fes employés,'& qui en foit fi mal fervie, que celle ci. L'empéreur aura avec le tems un  *88 V I N G T - q U A T R I E St £ 'travail d'HercuIe, pour nettoyer les étables de fes dicafleres. L'impératrice a remis depuis prufieufs, années a fon fils fadminiftration abfoiue du militaire. Le militaire eft donc le feul état, dont les membres . dépendem abfolument de fempereur, & on voit au premier afbeet, que cet état eft pouffé a une perfeétion, qui contrafte bien fort avec le défordre de 1'état civil &1 eccléfiaftique. C'eft connu depuis longtems, que les fujets de la maifon d'Autriche font naturelleinent d'excellens foldats. I! ne ■ manquait a 1'armée que des commandans éclairés & patriotiques , une meilleure difcipline & un payement exact. Les finances de la cour étaient jufques fous Ie gouvernement de fempereur précédent dans Ia plus grande confufion, & les Anglais '& Hollandais dürent toujours le plus contribuer a 1'entretien des troupes impériales. L'empereur Francois pofa par le rétabliffement des finances le fondement de cette grandeur formidable, a laquelle cette maifon s'eft élevée, & qui devient encore toujours plus formidable. Cette cour n'a maintenant plus befoin jnême pour les plus grandes entreprifes de fubfides étrangers. II ne manqua donc plus pour former 1'armée qn'un homme, qui entendit Ia direétion économique, aufii bien que la bonne difcipline & la théorie des grandes opérations. L'empereur trouva cet homme en la perfonne du général Lafcy,. qui eft fans doute un des  L E T T R E 289 plus grands génies de notre fiecle. Que beaucoup de ces grands efprits fi vantés font petits a cóté d'un homme, qui embraife d'un même coup d'ceil philofophique Ie gouvernement, 1'économie politique, la relation de 1'état aux autres puiffances enropéennes , & puis une armée d'environ 250,000 hommes au point, d'avoir foin pour les plus petites parties de 1'équipage des foldats: qui avec la même attention & avec le même heureux jugement fait projetter dans une heure des plans de marches & de campemens, & propofer dans 1'autre des patrons de velles meilleures aux tailleurs , & aux cordonniers une meilleure coupe pour les fouliers des foldats; s'occuper avec 1'empèreur dans une troifieme de la réforme de Ia ju ftice & de la vafle adminiflration de 1'état, chercher a fimpüfier dans une quatrieme les plus petits tours du maniement des armes, vifiter dans une cinquieme les magaains & les mettre en meilleur ordre, & puis focratifer 1'heure fuivante par délaffement fur Ie premier fujet de la philofophie qui fe préfente. II eft certain, que fi la quantité des idéés diftiiietes conftitue le jugement d'un homme, il y en a peu qui puiflent être comparés en cela au feldmaréchal. Qui fait ce qu'une connaiffance exacte de 1'artillerie, de la cavalerie & de 1'infanterie, & la combinaifon de ces diférentes maffes avec leurs mouvemens demande, ne comprenJra pas, comme une tête, qui embraffe tout cela, fe peut encore occuper des 'ooutons de culottes des N  200 VlNGT-QUATRIEME foldats. Et tout cela cependant ne fait encore qu'une partie de fes idéés diftinctes. Ses connsifiances géographiques, politiques, financieres. économico rurales & tant d'autres encore s'étendent avec la même précifïon jurqu'au plus petit détail. Et j'ai quafi honte de le dire, ce grand homme eft malgré tous fes mérites prefque généralement lïaï du grand nombre comme de 1'armée, dont il eft pourtant le véritable pere. II perdit 1'amitié des officiers, paree qu'il leur óta le pouvoir de tromper leur fouverain. Les capitaines livreien? ci-devant ce que leurs compagnies avaient befoin , & ils étaient tous accoutumés, de faire fur 'le drap , les chapeaux , fouliers, &C. aumoins deux fois autant, que leurs appointemens valaient. 'Les hauts officiers fe concertaienr ordinairemeut avec les tréforiers, pour empocher avec eux pour leur particulier une partie de la caiffe militaire. Tout cela ceffe maintenant. D'immenfes magazins livrent au foldat aux frais de l'empereur, tout ce dont il a befoin. II recoit fa paye exaéteinent fur 1'heure , eft mieux équipé qu'aucun foldat en Europe, eft tenu a un ménage, très-avantageux a fa fanté & aux forces de fon corps. La récompenfe du feldmaréchal pour cet excellent arrangement, n'eft que moquerie & dérifion. Les prêtres, fachant qu'il n'eft pas leur ami, achevent de le décrier, mais il eft homme a méprifer toute la foule de ces miférables, &ö goüter Je plaifm, de faire du bien même a des ingrats.  L E T T R E 291 L'état noir, a la tête duquel eft le cardinal Migazzi, eft en divifion lui-même. La majeure partie penfe fans doute comme fon chef, c'eft-a-dire, en bons Bellarminiens, & par-tout ou il eft poffible de placet un exjéfuite, jamais le cardinal n'y manque; mais dans cet état on diffimule trèsfacilement, & Migazzi ne faurait empêcher, qu'il ne fe gliffat fouvent un loup fous une peau de brebis dans le troupeau. II y a déja même la quelques évêques, dont le cardinal n'attend guere autre chofe, finon qu'ils prêteront eux mêmes avec le tems main a la deftruélion de fon hiërarchie, & qui n'attendent fürement qu'un figne de l'empereur a cet effet. En attendant il fait tout fon poffible , pour conferver a la doarine publique fa pureté dans les êcoles & les chaires. Son zêle apoftolique devient fouvent témêrité. II y a quelques années qu'un moinc ici, je crois un jacobin, s'avifa de prêcher publiquerhent en chaire : ,, que les ecciéfiaöiques devaient au fouverain comme fes autres fujets, de la foumiffion. Que, puifqu'ils jouiffaient comme eux de la tnème proteaion & des mêmes avantages dans l'état, ils étaient obligès, de porter auffi les impóts du pays. Q-ue Péglife était dégénerée en monftre dans les fiecles de tenêbres par leur arrogance & par la faiblefle des fouverains, au point que les premiers chrétiens ne la reconnaitraient plus. Que tout fouverain était en devoir de réformer les affaires eccléfiaftiques {WW qae 1'cxigeait-le bien de fon N 2 -  292 VlNGT-qUATRlEME Etat," &c. Le cardinal, auquel il n'échappe fürement aucun fermon, tomba comme de coutume fur le moine patriotique. L'empereur fit mine de prendre efficacement fon parti. Le rufê archevêque retira la main, mais feulement, pour attraper fa proie avec plus de fureté. L'empereur partit, & on donna au bon moine fon inquifition. II fut mené prifbnnier dans un clokre de la haute-Autriche, oü il fe trouve encore. L'empereur ne put rien faire a fon retour, que de mettre ce tour du cardinal avec tant d'autres de cette efpece dans fon fouvenir. C'eft dans Ia cenfure des livres que le parti archiépifcopal triomphe le plus. On ne doit pas mettre toutes les abfurdités, que continet ce college , fur le compte méme des cenfeurs. Je conrtais plufieurs- de ces meflieurs comme des têtes très-éclairèes & philofophiques. Ils font beaucoup plus z plaindre h 1'égard de chaque ouvrage, qui leur vient en main, que 1'ouvrage même. Tout ce qui fe peut écrire, n'eft pas choquant par foimême, mais feulement relativement; & il efi de toute impofïïbiüté , de donner aux cenfeurs une inftruétion fi exacte , qu'il ne refhit rien , dont quelque partie du public ne puiffe fe fcandaïifer. Puis les voila fuant après les manufcrits qu'on leur fonmet, a faire pitié. Je vis quelques manufcrits, que les cenfeurs, pour en óter tout le fcandaleux, avaient entierement métamorphofés en de nouveaux ouvrages. Ils croyaient avoir fait au mieux  L E T T R E 2p3 leur affaire. Enfin le livre pirall, & voila une vieille dame , ou quelqu'un qui eft jaloux de 1'auteur , ou quelque moine a têce fêlée ou enfin quelqu'autre fou ou coquin, qui y prouve des chofes fcandaleufes, la oü jamais homme raifonnable & honnête n'en aurait trouve. On fait, que quelqu'un fe fcandalifa mèrae une fois des mots: „ Pere * notre," au lit de mort. Et le cenfeur la-defftis recoit a coup für fa rude réprimande. Celui po.tr la partie dramatique fut déja fouvent bien tancé pour avoir laiffé paffer les mots de „ diable , garce , adultcre , parbleu (jamais on lui pardonnerait faccrbleti), maudit, pape"&c; Un grand trouve fouvent une perfonalité dans un onvrage, a laquelle le cenfeur n'aurait jamais pU penfer: & voila encore le pauvre cenfeur qui doit efluyer toute la peine du caprice des grands. Un grand fujet de fcandale pour les cenfeurs font les livres , qui traitent des états autriehiens mêmes. La cour, favoir celle de l'impératrice, pr-.rait avoir adopté pour principe de fon jugeme'.it a 1'êgard de ces ècrits-la, que tout ce qui eft Autriche , devait être loué. Du moins fupprime & défend-on la plupart des ouvrages, oü 1'on critique quelque chofe d'autrichien. Nous n'en fommes pourtant, frere, pas encore venus a ce point chez * C'eft-a-dire , a caufe de la tranfpojitien de ces deux mots de 1'oraifon dominicale chez les Lutbériens dans FAUemavd. FEdit. N 3  2P4 VlNGT-QUATRIEME nous. Nous avons quantité de livres imprfmés avec privilege du roi, oü Kon blame les abus de notre gouvernement. La partie théologique eft pour les cenfeurs la plus déterminée. La ils n'ont qu'a rayer tout ce qui contredit Bellarmin, Suarez, Sanchez, Molina , Baronius & confors, & voila 1'affaire faite. C'eft a te marquer dans quel état fe trouve ici la républiqüe des lettres dans ces circonftances, que je defline ma premiere lettte.  L e t t r e. 295 XXV. Vienne > J.L en eft des facultés de 1'ame comme des forces du corps. Les exerciees varic's, d'aifance & de force, la nage, l'tferiine, la lutte, la danfe, la courfe ,' &c. donnent au corps de 1'arrondiffement, de 1'affurance & de la force; Dans. une molle oifiveté, qui Ie conrraint a des mouvemens uniforme* & gênés, il s'Suaibiira kientot, pretv dra des formes obliques & deviendra valétudhiaire. Si les faeuitês de 1'ame fe doivent dévelcpper chez un peuple, il eft nécefiaire de laifler auffi a 1'efprit fes jeux gymniques. Les mouvemens libris ont le même effet fur le corps, qoe la liberté de penfer a fur 1'ame, & une contrainre dénaturée roidit également & rend obliques le corps & 1'ame. De tous les peuples que 1'hiftoire connait, les Grecs & les Romains furent ceux, clie?. lesquels la pbilofophie avait le moins de liaifon avec la religion. Peut-être eft-ce-la la principale caufe, de ce que leur efprit a pris cet eïïbr inconnu aux Egvptiens, Babyloniens & Chaldéens, parceque N 4  SPÖ V I N G T - C I N Q »t) I E M E la philofophie & tout ce qui s'appellait fciencé, était chez ces peuples une propriété exclufive des p-'êtres, dont 1'intérét voulait, que !e peuple infouciant fe Iailfat conduite par eux, & que leur favoir reflat fous le voile des hieroglyph.es. Tout ce que quelques Grecs recueillirent dans leurs voyages littéraires au Nil & Euphrat, n'étaient point des productions d'un bien fécond génie, mais feulement des recherches pénibles, qui déclarent la marche lourde des études monacales dans fes efforts progreffifs vers un but déterminé. Leur prétendue philofophie ne pouvait guere devenir bienfaifante pour ie peuple , ni épurer fes fentimens & fon goüt, non-plus qu'éclairer & ranimer Ia Iégiilation & les rapports de Ia vie civile, paree ptuDie n . grgejgsst sucimeraent, qu'en tant qu'on lui préfcrivait le réfultat de ces études monacales fans-autre comme une loi, dont il ne pénetrait point le fens. Lorfqu'on fit le beau fonge dans Ia Rome moderne, de fe rendre maitre de toute Ia terre, en fe mettant en polfeffion des opinions humaines, on dut natureilement fonier a fomrettre tout 1'empirc des lettres au fceptre de la religion. La forme de la terre, les taches du foleil, & méme jufqu'a nos jours Ie fifiême de Copernic, furent jugés par les moines d'après 1'Ecriture, les peres de féglife, les conciles cc les bulles papales. Tout fe rapportait a Ia religion; & fi on n'eüt pasvou'u y rapporter auffi par force les coffres-forts des fou  Lettsi verains, nous nous trouverions probablement encore dans 1'infouciante flupiuité de 1'onzieme fiecle. La coutume de ne tout voir que par !cs yeux de la religion, refta encore aflez longtems après la réformation. Les prêtres ne purent longtems fe palfer de leur vieille habitude, d'être les maitres de tout le moral. Quoiqu'ils minerent leur propre pouvoir par leur fchifme ; ce ne fut pourtant que peu a peu, & fans le favoir. Malgré que LutheT abandonnat aux fouverains les biens eccléfiafiiques, on voit pourtant aflez par fes écrits, qu'il fe croiait dans fa penfée, comme réformateur de Péglife, fort au-deflus de toute puifiance féculieré & au deflus de toutes les déeifions des facultés. L'arrogance de Calvin & fon efprit d'oppreffion en fait d'opinions , font connus. Leur, fuccef» feurs maintinrent encore longtems leur fouveraineté imaginaire fur le pouvoir féculier & 1'empire des lettres. Ils en font encore en poffeffion réelle .dans plufieurs pays. Rendons juftice a notre .fiecle, & avouons, que depuis les tems des Romains & des Grees , ce n'a feulement été que dans celui d que la liberté de penfer & la vétitable philofophie bienfaifante ont fait des progrè* confidérables. Les Anglais ont fans centredit a cet égard bien des avantages fur les autres nations européennes de ce fiecle. La forme du gouvernement y conttibue beaucoup; mais bien plus peur-être cncqre la N 5  Ï9S V I N G T - C I N Q U I E M E tolérance conftitutionelie des Epifcopaux, Presfeytériens, Indépendans & de tant d'autres feftes, . ^qui a caufe dé ieur fchisme & diffemblance ne pouvaient faire un plan commun, pour tyranniter les opinions du peuple. II était naturel, que les Bretons, k caufe de la diverfité de leurs feétes réligieufes, qui toutes jouilfent prefque des mêuies droits dans 1'Etat , s'accoutumaffent peu a peu k regarder les fciences, Ia puilfance légiflative & Ia vie civile comme indépendentes de la reüuon, tandis que Ie clcrgé en Suede,- Danemarc , plufieurs principautés ds fAllemagne, & même dans quelques républiques protcfhintcs s'ofait encore toujours arroger certaines contraintes de confcience & d'opinion, paree qu'il formait une feule églife dominante. L'efprit des Anglais, ne connaiifanc point de contrainte, prit donc ce vol élevé, par lequel il s'eft eflbré au deffus des nations de fon fiecle. Leurs philofophes fe pafferent leurs fpéculations fouvent trés contradiétoires. Ils avaient leurs Cyniques , Pythagoriens, Platoniciens , Epictiréens, &c. mais tous étaient, comme les anciens , d'accord fur les devoirs effentiels de l'homme & du citoyen, & la diverfité de leurs fpéculations ne fit que répandre plus de lumieres fur ces objets. Ils montrerent même dans les fciences de pure fpéculation cette force de leur eprit, qu'il s'était rendu propre par Ie libre exercice dans les différentes branches des fciences. On en vint bien auflï a des radoteries, des hypothefes  LüTTRE 259 ridicules & aux plus fingulieres extravagances; mais ces excès font auffi inféparables de ia liberté de penfer que certains vices de la liberté civile, & on ne peut prévenir tous les abus d'une chofe, fans en empêcher en même tems le bon ufage. Je n'ai pas befoin de te dire autre chofe de notre nation, finon que la liberté de penfer eft bien moins gênée chez nous, que dans plufieurs états qui fe difent libres, & moins auffi par la religion , que dans plufieurs pays proteflans. Maintenant il faut que je revienne a mes Viennois, vers lefquels j'ai fait un affez grand détour. J'entendis tant parler depuis Ie Rhin jufqu'ici des excellens établiifemens d'école en Autriche', des grandes dépenfes de l'impératrice pour l'éducation de fes fujets & pour les fiences & les arts, que je me repréfentais dans tout mon voyage Vienne comme 1'Athénes de 1'Allemagne. Mais peut-être que mon idèe exagerée était principalement caufe, de ce que je ne trouvai pas, beaucoup s'en faut, ce que je m'étais attendu. Les écoles pour la première jenneife font encore de tous ces établiifemens publics ce qu'il y a de mieux, quoiqu'on y contraigne les enfans apprendre bien des chofes entr'autres, qui de leur vie ne pourront leur être d'aucun ufage, & qui ne fervent qn'& en faire des jeunes pédants ou des charletans ; quoiqu'on leur apprenne encore le dogme & la moraie fi abfurdement, qu'ils ne peu^ vent ni leur éclairer la tête ni leur échanffer le N 6  300 VlNGT-CINQUIEME coeur, & quoiqu'on ne veille point encore affez fur leurs mceurs. Ces fautes font rep'arées en quelque forte par les diverfes nations qu'on cherche a leur donner peu-a peu de 1'induftrie civile , du commerce, de 1'agriculture, &c; & les écoles ici font de toutes les catholiques que j'ai vues jufqu'ici en Allemagne, les feules, oü 1'on cherche plutót a rendre les enfans bons citoyens, que moines. Toutefois les deux grands refforts dé cet Etat: la fubordination aveugk & la croyance monacale font déja les prédominans dans ces petites écoles. Mais comme elles ont pourtant leur trésbon cóté , pourquoi permet-on donc encore 4 tant de families l'éducation particuliere de leurs enfans par des Francaifes, qui font ordinairement des garces errantes, ou des filles de-chambre préfomptueufes, qui préferent de fe dire ici gouvernantes, que de faire les chambres & les lits en France? . . . Pourquoi donc fouffrir encore auprês des jeunes meffieurs cette foule d'abbés francais & italiens, qui fouvent font bien plus dangereux que ces drólefTes? En général on s'appercoit jufques dans ces établiifemens même, qu'ils font encore bien nouveaux & aucunement le réfultat d'un filtême mür & folide. Le caprice & la vanité des projetteurs, auxquels ils font trop expofé occafionnent fouvent des changemens coutradiéïoires. Elles n'eurent non-plus d'aiileurs encore bien de 1'influénce fur le public en général. Ce n'eft que la génération future qui fe ref-  Ljttre 301 fentira de ce qu'elles pourraient avoir de bon. Je vifitai auffi les colleges aeadémiques publics: II eft vrai qu'il faut que les dépenfe de l'impératrice pour cet objet foit énorme. Ces colleges aeadémiques ordinaires ne font non-feulement abfolument gratuits , mais on enfeigne encore ici publiquement & gratuitement des chofes , qu'on ne peut apprendrc chez nous que dans des heures privées & de plus encore a un prix fort cher p. ex. plufieurs langues vivantes, les fciences politiques, &c. Mais il y regne prefque encore généralement une barbarie, qui fait regretter a tout ami des hommes les grands frais de la fouveraine. L'auteur des Voyages en dijferens pays de rEurope {depuis 1774 è 76) dit, avoir entendu dèfendre publiquement dans une univerfité autrichienne la thefe: Que tous les biens & la propriété des fujets appartenait en propre au fouverain. Je ne fais li cela eft vrai; mais ce que je fais, c'eft qu'aucun profefleur du droit naturel n'oferait avancer ici: que le fouverain n'a pas moins fes obligations envers fes fujets , que ceux-ci les leurs envers lui. On me dit, que le jus naturce d'un bénédiftin falzbourgeois , qui contenait cette propofition, avait trés-fort choqué quelques cenfeurs ici, Sc qu'on avait confeillé en ami a un certain monfieur , qui 1'avait apporté ici avec lui, de s'en défaire hors du pays. Le droit romain avec toutes fes idèes fi difparates de notre conftitution & de nos ufages fe maindent encore dans cette univerfité  £02 VlNGT-CINQUIEME fi 'célebre, & fera encore toujours des afpirans aux tribünaux, des pédans & des fophiftes. Celui qui a entendu traiter h Strasbourg ie droit public de 1'Allemagne, puis enfuite par un profelfeur ici, ne pourra croire, qu'il eft queftion d'un feul & méme Etat. La on repréfente 1'empire d'Allemagne comme une république, dans laquelle fempereur a ft peu-prés 1'autorité qu'avait un conful ou dictateur romain, & ici on en fait la monarchie la plus abfolue. Notre théologie eft namrellement barbare ; mais croirais ;u, que j'ai entendu traiter ici pendant une heure entiere de Unma, culata conceptione Maria? Une autre fois j'entendis un de ces doéteurs fubtils difcuter très-féfieufement la queftion, fi les gens, qui en tout cas pourraieiit avoir exifté avant Adam, étaient entachés du pêché originel. La moraie évangélique fe traite encore d'après Bufenbaum, Voït & leurs confors. J'eniendis dans 1'école publique des peintures d'obfcénités, qui auraient néceffairement rélegué un livre profane dans Vlndex des livres prohibés. Mais il eft vrai, Bufenbaum dit dans fa mora'e de bordel, qu'il était permis de traiter publiquement la moraie lors même que les disciples éprouveraient certains defirs déréglés, même s'iis 'étaient fuivis de certains épanchemens criminels, paree qu'il s'agilfait dit-il, du bien plus grand que les difeiples feroient alors dans les confefïionnaux. Dans 1'auditoirë métaphyfique je trouvai Ia quinteifence de la pédanterie & de la charlatanerie. Ce  L E T T R E n'eft pas que je fus juftement trés-frappé de ce que monfieur le profeffeur prouvait trés en détail, que deux êtres fimp'es ne fe pouvaient embraffer & fe baifer, & qu'il était impoffible qu'une feule & même chofe püt dans un feul & mêmé moment exifïer en plufieurs endroits differens. Mais je ne pus feulement d'abord pas comprendre , a quel fujet on fe fait ici cette demiere difcuffion, que je ne me rappeliais pas avoir jamais lue dans un ouvrage quelconque de métaphyfique. Enfin il me vint dans 1'efprit, que monfieur le profeffeur , étant un eccléfiafïique, pourrait bien le faire pour rendre concevable la coè'xiftence de Chrift dans le Sacrement fur tous cés aute's depuis Canton jufqu'a Lisboa a fes auditeurs; car on rapporte tout ici a la religion , & il y eut dans les petites écoles une trés fèrieufe difpute, s'il valak mieux commencer pour apprendre a épeler aux enfans par 1'oraifoti dominicale que par 1'avé maria; comme s'il y avait entre f A B C & ces prières un rapport effentiel & néceffaire. Ce .que j'admirai le plus chez mon métaphyficien, c'était fon érudition inépuifable en apparence. Aucun métaphyficien , depuis JeanJacques de Geneve jufqu'aux Troglodites Ethiopiens, ne femblait lui être échappé. F ï N.