LETTRES SUR L'ALLEMAGNE. h V I E N N E, MDCCLXXXVIÏ. AU LECTEUR, C'efl h une petite infidélité, faite a Un dé mes amis ici, que vous devez ces lettres. Uauteur eft le frere de eet ami, qui ine les conpa h thefUrè qifil les recevait de la pofte, mats a lire feulement. Bi en qü'il pen fat les publier, il vovlait toutefois les faire relire , corriger en cas de befoin, par fon frere , qui eft atïucllemept en Angleterre, a fon retour je profiiais donc de cette occafion, leêteur, pour vous faire avoir ces lettres, aumoins quelques ans plus tót, qiCil ne les aurait publiéés, ne voulant pas leur laiffer perdre le mérite de la nouveauté. Si vous confiderez, que je tfavass chaque lettre que peu de momens en main, que je les devais conféquemment copier fort a la hdté ; reus pardonnerez aifêment, fefpére, les néglïgeèces de ftyle ga & la, & ne pren.lrez pas tfabord pour cvr.ifilon ou interpolation ce qui ne fe trouvefait pas tout-a fait conforme a foriginal, auqitcl enaura le tems de faire bien des corrcctiöns, fi jamais iï par alt. Je crois avoir fait, tout ce que le tems £f les circonftances me permettaient. II fe pourrait mème que men édition eüt des avantages fitr foriginal; car, peut être notre voyageur francais trouvera t il fes remarques par-foi} un peu trop libres, & circoncira fes kt» * a tv AVIS AU tres ; ou peutêtre le cenfeur s'avifera-t-il de leur faire cette opération. Peut être enfin — mats continent en jager avant que Foriginal ait parui Nombre de compliment a la Nannette & d'autres perfonnes; d'aris relatifs qii'au frere de ï'auteur & fon eerdé i d'adrefes & autres chofes feviblablps, en om éé élagi.ées, paree quelles ne vouraient vous inté refter. Mais, direz-vous, qui eft donc enfin ï'auteur? — en ) é.-ifé , leüeur , je -aofe rifquer de vous le pomp ffcar par ex. il vous fouvient pcut-étre ae ce qui, naguere, doit ét re arrivé ici a l'édlteur ou imprimeur des Mémoires de Voltaire, ou de la vie privée du roi dePrufle .... ce qui me pzraiffant étre ï'argument le plus peremptoire qui fut jamais , que même les princes allemans ont les bras longs; nous mus expoferons donc ni Hun ni fautre a ur.e pareille corvée. Tout ce que je puis vous dire c'eft, que notre auteur eft un de ceux qu'on nommait ici, il y a quelques anr.êcs, Turgotiftes. C ètaient, eomme vous favez, des gens qui fe mêloient de réformes politiques, & faifaient beau bruit de la ftmplification du fyftême des finances, de population, d'ag'. iculture, cTinduftrie, de tables & calculs politiques, bref, de tout es ces chofes qui, au vrai, font depuis long-tems déja en train dans plufieurs pais allemans, mats rtont icipaffé en théorie que fous Turgot. Ces mejfieurs formaient une felle, qui pcuffa' le fanatifme auft loih qu'vn parti de L E C T E U R. v religion quelconque. Ils attaquerent toute Padmini ft rat ion du gouvernement frangais avec une fureur incongevable ; laquelle étant, eomme on fait , aujfi embrouiüés que le noeud gordien cu quelqiiautre, ils fe mirent donc comme autant d'' Alexandres ,d la tailler en pieces, pour en compofer par la faire un enfemble politique aujfi régulier, que fefl celui du roi de Pruffe. St. Cermain , qui fe propofaut de faire en même tems de Parmée frangaife une pruffienne , s'était ligué arec ces Turgotiflcs; attifa eet efprit dominant de réforme encore plus par Ja chalenr. Un bon Turgotifte devoit aufjï être Encyclopédifte. Ils n'embrafjerent donc pas feulement tout le vafte champ de la politique, tuais at Urerent encore dans leur fphere tout ce qui a quelqne rapport d Pinduftrie particuliere. Peu s'en falut, qiPils li'eüfent rcglé au cordonnier la forme pour un bon foulier, ou au tailleur le patron pour un habit comme il faut. S'il femblait donc par-fois a quelque lecleur, que notre beau fire fe méldt de chofes auxquelles il aurait dü toucher, ou quUl ne faffe qu'en ejfleurer d''autres qu'il aurait dü trailer a fond, ou qiCil déclamat a la frangaife, au lieu de citer des fait Si il aurait tort de ien formalifer pour •un Turgotifie encyclopédifte, ou un petit-maitre a té te chaude. Qa eft de plus bien cotnpenfé, ce me femble, par le grand nombre de bons & d'in tére fans morceaux, frappés au coin de la i érité. * 3 tl AVIS AU Ce Turgotijie eft (Tailleurs ft peu refervé dans fes remarques, & a, a mon modefte avis, ft peu de partialiti qu"il vérifie fouvent te proverbe: enfans & f. .s difent vrai... Vous ne fauriez encore ,'lui refufer une bonne dofe de connaiffance générale du monde, de bonhommie, de connaifances, ftnon profondes, pourtant variées £? htiles. II tfeft non plus, du grand nombre de fes compatriotes qui, dans .e foi-difant grand-monde a Paris ont établi leur grenier ou jlxième étage pour point de vue & éckelle eftimative de tout es les chofes d'ici bas, dont Monlaigne dit dans le tnéme chapitre de fes Effais d'oü le motto du titre eft tiré: Nous avonsla veuë racourcie a la longueur de noftre nez. Notre auteur paratt efeéïivement avoir rectifê fon cotip-cf ceil par des obfervations multipliées', avant qtPil ait mis pied en Allemagne, & Ton iappergoit dès les 2 premières Lettres, qiïil n"eji pas fiFranc-ais, ou. . (tranchotnfeulement le mof) .. fi fuperficiel, qu on pourrait le er oir e lui £f fes femblables. Aumoins pcut-il toujours prètendre au titre de Cpsmopolite. A Tinflant je regois de fon frere une de fes Lettres de Londres, dont je vous tranfcris d la hdie le paffage fuivant: „ Oiioique je n'aie ricn Cóntre ton dejfein de „ faire imprimer mes Lettres fur 1'AUemagne, „ tu devrais pourtant me les laiffer corriger;. ,, paiceque fy ai découvert par-ci par ld desfau„ tcs, &, ce qui plus eft, que la vérité y eft en L E C T E U R. quelques endroits trop nue; donc tl me fa ut „ aumoins lui couvrir les parttes honteufes (Tune „ feuille d'une largeur convenable, ou de quel„ qifautre chofe. Tu congois auffi aifément, que „ c?eft Hen différent d'écrire pour le public, ou „ dun frere, j'aurais,. pour quelques tiêgli* „ genees, plus d craindre la furenr des journa„ li fles allemans, qui font la plus infolente & in„ traitable rage qtfon ait jamais vu, que la critique de nos compatriotes qui dumoins font encore morigér.és. Ils traduiront fans doute bien„ tót ces Lettres; puifqu'il y a tsujours chez eux ,v quelques cents mains occupées d piller les autres ,, nations , enforte qu'on cr oir ait que PAllemagne „ ne vit que de rapines. Ils font fi impudens que „ de traduire même de leur langue en la nótre; „ & je ne puis afurément leur échapper. Quel„ que peu quon entende chez nous de leurs ab„ boyemens, faime toutefois Men éviter la ren„ contre d'un ruflre ivre, du plus kin que je „ puis, quand même je ferais für qtfil ne vint „ pas d nfarracher le ehapeau de la tête, ou. „ quWl ne me dêgorgedt point au nez en préfence „ d'honnêtes gens. L'afpeil dégoutant feul peut „ m'engager de penfe'r a tems d ma retirade.'1 — Comme notre bout d'homme s'eftramagonne! . . Lors qu'on fe corrige d'une faute par égard pour un autre, rtefl-cè pas plutót ld de Peftime & dit refpeél; fi les Jourr.alifles allemans produifent eet epfet fur les auteurs que de les rendre plus «" AVIS AU LECTEUR. circtnfpetts, toujours feront-ce des rem möL Je crois au reffe au, r„„* * • r 'cJ'e, que l auteur n a t>ai e»t,-. Pm fon voyase en P entte- Mentent fur Paris de quelque kot/je-ZZf^l T fetgneurs auprès de nétre miniftère Zue de T SÜf militaire des — i* I VE D I T E U K. Paris, Pauxbourg St. Michel, rue d'Enfers, vjS a vis d„ NoWciat des FeuilJans, dit lesAnges. Décemb. i&. 17U. LETTRE PREMIÈRE. Stoutgard le 3. d'Avril 1780. C^'eft ici, mori cher, que je fais ma première ftation en Allemagne , d'ou je difpoferai a mon aife mes excurfions dans les diffërentes parties de la Souabe, afin de prendre les informations néceflaires. Je me fuis fait la regie, de choifir dans chaque diftrift déterminé de la Germanie un centre, d'y féjourner quelque tems , & de-la vifiter a loifir fes alentours. J'étudierai même dans le fens le plus propre, a un certain degré eet empire; fans pourtant étendre cette étude au détail immenfe des trèspetits états, comtés, baronies, & foi-difantes républiques &c. qu'il contient, auxquelles on fait vraiment déja bien de 1'honneur, en difant qu'elles exiflent. Tu fais, que je fis quelque féjoura Strasbourg, dans 1'intention d'apprendre un peu a parler 1'allemand que je lifais déja a Paris, afin d'être en état d'acquerir a 1'aide de quelques livres & carA 2 Première tes une connaiflance préalable du païs., ou s'allai voyager; ils me furent même d'un plus grand fecours, que je n'avais préfumé. Aflurémeut ce n'eft pas la faute des géographes & policiques de ce pays, qu'il eft fi peu connu ailleurs. Si tu me crois donc un peu Felprit obfervateur, tu pourra te promettre de mes lettres quelque chofe de plus , que de toutes les relations, que nos voyageurs & quelques Anglais ont publiées jufqu'ici fur i'Alleniagne. Car ce font ordinairement des gens qui n'en vifitent que les cours; courant, bien renfermés dans leurs berlines, les grandes routes, comme s'ils fuyaient avec 1'ami Yorik, devant la mort, viennent nous domier leurs rêveries pour le tableau fidéle du pays qu'ils ont parcouru en pofte, ou nous rendre quelques anecdotes qu'ils auront apprifes aux portes de la ville, a 1'auberge , chez leur banquier , chez quelque fille officieufe, a 1'opéra, ou enfin a Ia cour, & desquelles ils favent admirablement nous déduire le caraftère & 1'efprit d'une nation. Le plus fouvent même n'entendent-ils mot de la langue du peuple qu'ils nous dépeignent, & n'ayant a raifon de leur idiöme étranger, pü communiquer qu'avec la plus petite partie des habitans d'une capitale, avec lesquels le hazard leur a fait lier connoiiïance, ils ne 1'ont par-la-même vü que dans un fauxjour. Un comte ou baron Allemad , s'il n'a été faconné en France , ne faurait qu'en grimaflant tiarler le fran9ais avec un de nos marquis. Chaque l L E T T R E. 3 idióme ne fied qu'aux mceurs & caradtère diftinctifs de fon pays. Pour bien connaitre une nation, il faut ne'cesfairemeut communiquer avec chacune de fes clasfes : voila précifément ce que ces meflieurs qui nous donnent la defcription de leurs voyages, ne font pas, paree que rarement ils Ie peuvent. Se bornant ordinairement au cercle étroit, dans Iequel leurs intéréts, leur humeur, leurs plaifirs, ou'leur condition enfin les aura entrainés, ils n'envifagent par-Ia chaque chofe que fous un feul point de vue. En un mot, on ne faurait fans avoir fait une étude particuliere de 1'art de voyager, pénétrer 1'efprit d'une nation. II eft d'ailleurs beaucoup plus difficile de bieti connaitre 1'Allemagne , que tout autre pays de 1'Europe. Ce n'eft ici pas comme en France & la plupart des autres païs, oïi 1'efprit de la nation eft pour ainfi dire concentré dans la capitale, n'y aiant aucune qui donne le ton a toute la nation. Elle eft répartie en une infinité de grands ou petits états, qui, différant tous infiniment en gouvernement, en culte & autres chofes, n'ont de commun que le Iangage. Au refte tu connaïs afiez ma facon de voyager: ne puis-je le faire en coche foit par eau ou par rerre, ou d'autres voitures publiques, que je préfére a raifon de la compagnie, (ne düt-elle confifter qu'en Juifs, capucins ou vieillesfemmes)hébien je vais a pied; fans compter toutefois mes efcapades fur mon pégafe. A 2 4 Première Je fuis aufïï, comme tu fais, aflez cofmopolitê pour rendre juftice a ce qu'il y aurait de beau & ede bon hors de ma patrie, & ne pas m'en formalifer, fi tout n'eft pas fi bien que chez nous; dans 1'eflentiel c'eft pourtant tout de même, la difterence ne confiftant qu'en certains rapports & modifications. Comptes donc chaque femaine au moins fur une de mes lettres, dans laquelle tu apprendras a cotiaitre un état ou peuple quelconque de 1'AUemagne. Quant au coup-d'oeil général, qui t-intérefle peut-être le plus , je dois naturellement le réferver pour la fin , après t'avoir décrit les différentes parties. Tu me pafieras bien aufil j'efpere, par-fois quelques radoteries, auxquelles nos brochures modernes t'auront, je penfe, déja bien accoutumé, & que j'aurai pourtant 1'attention de te donner a petites dofes. Adieu. L e t t r e. 5 I I. Stoutgard le 8 cfAvril 1780. J 'efpere que tu auras recu ma Iettre du 3 de ce mois. Elle devait fervir d'introduftion a la correfpondance avec laquelle je compte de t'importuner pendant quelques années. Quoique je connaïffe ton indolence a eet égard, aumoins me donneras-tu une réponfe fur 6 lettres; ou prie enfin, fi abfolument tu ne pourrais t'y réfoudre, la Nannette de Ie faire en quelques lignes. Je fais qu'elle Je fera de bon cceur; & mille fois je baiferai fa lettre. J'en viens a mon journal. Comme j'allai monter dans Ie coche devsnt 1'auberge a Strasbourg, arrivé a grand trot de qnatre M. B ..,, que tu as vu fans doute a Paris, chez Madame H fur fa demande: oü je m'en al- lais ainfi? d'un bout a 1'autre de rAUemagne, lui dis-je. Dans ce chien de pays que je viens de parcourir? parbleu fi c'en eft Ia peine ! me répliqua t il. II voulait me perfuader de retourner avec lui a N... . Je croiais d'abord qu'il en avait aumoins vu Ia majeure partie, lorfqu'en 1'éxaminanc de plus prés je trouvai, que dans fon voyage 'en Suifle, il n'avait fait qu'une efcapade dasis le platA 3 6 Deuxieme pays de la Souabe & Baviere jufqua Munich, en repalTant de-la par Augsbourg , Ulm & Fribourg, en France. Voiant par hazard appendu a la porte de la falie-a-manger une carte des poftes d'Allemagne, & prenant mon épée de deffous monbras, je cherchai en lui en décrivant avec la pointe toute 1'étendue , a lui démontrer que bien loin d'avoir voyagé en Allemagne , il n'en avait vu amant que rien. Mais , fans y faire attention, allez! me dit-il, au diantre foit le pays. J'eus pour compagnons de voyage un marchand de vin d'Ulm , a face morne, & tordant les levres comme s'il venait de goüter du vin aigre; & une vieille prêtrelTe de Vénus, fortant probablement d'un b ... I de Strasbourg, qui, felon fon dire , était appellée pour gouvernante dans une grande maifon a Vienne : deux êtres, qui m'étaient inrnpportables. J'eus donc en pafTant le grand pont du Rhin , tout le tems , de faire mes réflexions fur le fens que le grand-monde chez nous attaché au mot de Nord, que la gafconnade de M. B ... & la carte des potles m'avaient rappelé. Parcourant en idéé tout ce vafie pays, qui s'étend depuis nos confins, que je venais depaffer, jufqua la mer glaciale, je repaflai en moi-même tant de peuples puiffans qui illuftrerent ce Nord : les Cimbres, Goths, Francs , Saxons, Souabes, Germains & autres dans Tanden rige; les Suédois, Prufïïens & RufTes dans le moderne. Voilit cependant 1'immenfe pays que nous comprenons tout Leitje. 7 fous cette feule défignation, qui n'eft guere plus érendue que celle, que nous nous formons des Pays-bas : les Pays-bas & le Nord femblent dans une tète francaife n'être que des petits appendices de notre grande & route-puiflante France. Rien de mieux a ce propos que le mot de Sir Trifrram Shandy en pareille occafion: ,, les Francais ont une plaifante f89011 de traiter tout ce qui eft grand ! " Je ne pus a la vuë des débris du Fort de Kehl m'empêcher, en fouriant tout bas, de fentir toute la vérité de cette réflexion. Je penfai a notre grand Louis, comme dans fon grand projet de réunir fous le fceptre fran9ais tous • ces petits appendices de Pays-bas, du Nord, avec un peu d'Italie, 1'Efpagne &c. il avait fait conftruire ce Fort pour cle' de fes couquêtes au-dela du Rhin. Par ma foi! voila qui était affezplaifant! me dis-je, confidérant les cafernes & veftiges de ce pauvre Fort; mais, que Beaumarcbais laffe imprimer fon Voltaire dans ces cafernes, 9a I'eft bien plus. Comment diable J m'tcriai-je (ne pouvant pour le coup plus retenir les éclats de rire,) eïï-ce que ce grand royaume de Louis XIV ne peut donc plus contenir une douzaine de preffes ? A un peu de contrebande prés que Ie prétendu fort de Kehl fait avec Strasbourg, Ia France n'en aura jamais a redouter la moindre chofe. Quant au lieu même, appartenant avec quelques villages voifins au margrave de liade, il eft en tout fens A 4 5 D E U X I E M E peu confidérable; mais haute & bafle jurisdiiftion fur les fortifications difparues, s'exerce pleinement par le corps du faint-Empire-romain. J'e'prouvai fur Ia route de Carlsrouhe différentes fentations: Tranfporté d'abord d'un vif fentiment en voiantle chateau de Raftadt, d'appartenir a la nation qui, en 1714 y figna la paix avec 1'Autriche; & me rappelant tous ces héros & grands hommes-d'état qui, dans le dernier fiecle jufqu'a cette époque avaient illuflré le nom fran9ais, en élevant notre nation tant audeffus de toutes les autres je refhü quelque tems immobile d'admiration, 6 ravi par le fouvenir de tous ces grands exploits. Mais, que ne füs-je humilié , rabaifle auffitöt par 1'idée que ce fut la le terme de notre grandeur; que ma patrie n'a depuis reproduit aucun de ces grands hommes ; que dès-Iors Ia gloire de ces peuples qui nous étaient fi inférieurs a cette époque, s'eft relevée a mefure que la notre baiffait. J'aurais voulu oublier a ce moment d'être Francais; & je cherchai en cofmopolite a me confoler par Ia confidération, combien 1'Europe en gérréral a gagné depuis, même par nótre décadence : mais envain; les veftiges des horribles ravages que ces mêmes héros avaient lailTé dans ces contrées, me firent même encore rougir de m'en être tant glorifié Ie moment avant. Je me repofai quelques jours a Carlsrouhe, oü je fus alfez heureux de faire dans les premières heures de mon féjour, la connaiiï'aiice d'un excel- L E T T R E. ? lent homme, réuniffant au meilleur coeur la politeffe d'un homme-du-monde accompli, & un zêle infatigabie pour les intéréts de fon maitre a beaucoup de goüt & de connaiflarrces, tant de notre littérature , que des italienne , anglaife & allemande. La cour de Carlsrouhe fournit plufieurs' hommes de cette efpece. Je fis déja la connaisfance de quelques-uns a Strasbourg. II m'engagea a faire avec lui une promenade a Spire, oü il allait voir un parent. Notre route nous couduifit par Brouchfal, capitale de 1'évêché de Spire, a travers un pais abondant en bois, entrecoupé de petites bourgades. Le bois fait une 'bonne partie des revenus des cours de Carlsrouhe & de Brouchfal, étant flotté fur le Rbin en Hollande, oü il eft vendu fort cber. La forêt que tious venions de paffer appartenant au margrave de Bade , prouve évidemment favantage d'un gouvernement héréditaire fur celui d'un prince éleftif; n'étant employee & entretenue qu'avec le plus foigneux ménagement, paree qu'il importe au prince de conferver cette fource de revenus a fes fucceffeurs; tandis qu'a Brouchfal, oü les luccesfeurs du prince n'ont point de prétention a faire fur les bois, on femble plus confulter 1'avantage du moment, que la confervation de ce tréfor: & ii en eft des hommes comme du bois , c'eft frappant. Brouchfal eft une jotie ville, & la réfidence du • prince un édifice affez renwrquable. Le prince A 5 jo D e u x i e m e évéque aftuel gouverne, a quelques accès de mativaife humeur prés, aflez bien fon pays. II montre furtout une humeur bizarre, a 1'égard des femmes. On m'aiTura, que s'il en étaic le maitre il ferait nonnes toutes les filles, & chatrerait tous les hommes ; & quoiqu'il ne puiffe voir aucune femme fans une forte de répugnance, il doit pourtant avoir penfé très-diffcremment a eet égard dans fa jeuneffe. En général, il a fa morale a-part: car il fit déclarer hérétique un eccléfiaftique de fon diocèfe, pour avoir enfeigné que 1'amour de föimême eft le grand mobile de nos aftions; que le travail va'ut mieux que 1'oifiveté ; & prendre, mieux que donner, &c. Ses revenus annuels fe montent a-peu-près, comme on m'a dit a 300000 fiorins, foit un peu plus que 600000 livres; & pourtant n'eft-il pas un des plus riches évêques d'Allemagne. Spire eft une petite ville libre & impériale, qui était autrefois beaucoup plus confidérable qu'aujourd'hui. Ruinée vers la fin du dernier fiecle par 1'armée frangaife, elle refta longtems dans eet état, & n'eft encore rebatie qtfa moitié. Ce fut une des premières colonies romaines établies fur les bords du Rhin. On trouve dans fes alentours beaucoup de médailles romaines. Ici, mon frere , je me trouvai fur le théatre des horreurs, que répandirent dans le fiecle pafTé nos troupes le long du Rhin jufqu'a laMofelle; dü Melac, plutót en chef d'une troupe d'incen- L E T T R E. diaires qu'en général d'armée, embrafant plus de 60 villes floriflantes, réduisït en défert un des plus beaux pays du monde; oü Turenne, du plus grand roi de fon tems le plus grand général, répondit au faible éledteur Palatin , qui, voiant ravager fes états voulait facrifier fa vie pour fon peuple & 1'avait demandé en duel, par le bon mot: que depuis qu'il avait 1'honneur de fervir Ie roi de France, il ne fe battait jamais qu'a Ia téte de 20000 hommes. Que dans ce moment le grand Turenne était petit, ce me femble ! narguant ainfi comme par une froide plaifanterie le prince fenfible: vois, ce font ces 200000 hommes qui m'auiorifent a ruiner ton pais! Mon ami me conduis-it versla cathédrale, qui eft encore a raoitié en ruines. Ici je vis les tombeaux profanés des anciens empereurs, dont nos foidats avaient pillés les cercueils & difperfés les oflêmebs: & e'a été dans votre age d'or! me dit mon ami; fous Louis XIV, comme vous aviez les plus grands poè'tes, orateurs, danfeurs, philofophes &c., que vótre raffinement était a fon plus haut degré, & que nous Allemans n'étions guere a vos yeux que des Iroquais. . . . Peu s'en fallut , cher frere , que je n'eüiïe honte d'être Francais. Je trouvai, tant h Spire qu'a Bruchfal, dans les maifons, oü nous fimes nos petites vifjtes pafTage res, plus de fociabilité & de bon ton que je n'ofais attendre. Je remarquai par-la qu'on eft asA 6 12 D E U X 1 E KI E fez prévenu dans ces contrées , pour les étrangers. Je compte au nombre des plus heureux de ma vie les peu de jours, que j'ai paffe a Carlsrouhe. J'y trouvai un prince qui réellement ne vit que pour fes fujets , & ne cherche fon bonheur que dans le leur ; dont 1'efprit éclairé & aaif fait ranimer tout fon e'tat; dont 1'influence a fait de tous ceux 'qui participent an gouvernement autant de vrais patriotes; qui fans prétention a une grandeur d'éclat, ne veut être grand que pour fon peuple, & par fon aaivité fans oflentation pour fon bonheur: EtablifTemens d'éducation, édits de police, encouragemens a.l'agricukure & rinduftrie, en un -mot, tout refpire Pefprit de philofophe & d'amides-hommes. Et que n'a-t-il a rendre autarat de millions d'hommes auffi heureux, que fes 20000 fujets! Le margrave de Bade, elf après les êlefleurs, & les maifonsde Wurtemberg & HefTe-Cafi'el, un des plus puilfans princes d'Allemagne. II n'eft que ceux de Baireuth & de DarmftadÉ, qui puifTent fe mefurer avec lui. Ses revenus mentent prefque a 1200000 florins, au 2600000 livre3. Les états de ce prince- s'étendent de Bale fur la rive droite du Rhin jufque-près de Philipsbourg, & de-la fe trouveHt difperfés dans une partie de 5'Alface jufqu'a la Mofelle. S'ils étaient raiTembtés, ils feraient d'un plus grand rapport. Ils abondsnt en blé , bétail bois & vin, qui-, fa*- L E T T R E. 13 tout dans la partie qui confine avec Bale , eft du meilleur cru. On y exploite aufTi du marbre, qu'on compare bien au florentin, & carrare; en quoi cependant on fait afTürément trop d'honneur a ce compatriote. De plus, la douceur du gouvernement afïüre a fes fujets une paifible jouifTance des dons, dont Ia nature cornble leurs travaux. Les revenus borncs & la fage économie de cette cour ne leur promettant guere de reffources aux grandes richefTes, & les préfervant en même tems de rindigence , leur affure prefque a tous une heureufe médioaité. La firre pofFeffion de leurs biens & des fruits de leur travail, amant que leur débiE facüité par la navigation du Rhin, excite 5;ur induftrie. Les manufaftures s'augmentent de proche en proche, & quelques unes même comme Ia fayence de Dourlacb , excellent. On a fait enfin d'heureux effiiis avec Ia culture des vers-a-fore. Le margrave eft auffi aimable & heureux dans fa vie privée, qu'il feit comme prince. Ai-mant & eultivant avec fon époufe-, qui eft une princefle de Darmftadt, les Mufes & les Graces, la Cour eft par-la la meilleure fociété de Carlsrouhe , oü 1'on trouve acces fans beaucoup de titres. La cour eft famée dans les contrées voifines pour fon économie. II fe peut qu'elle eft en efrec pouffée trop Ioin en certains points; mais tomefois le prince n'y prend-il aueun part 1 Madame fa mere jugea cette grande économie le feul moyeri. 14 Deüxieme propre a dégager fa maifon de fes grandes & vieilles dettes. Car, lors que le prince prit en 1771 le gouvernement des états de la maifon éteinte de Bade-Bade , on trouva qu'a Raftadt les dettes égalaient la fucceffion. . . MaitrefTes, moines, veneurs & cuifiniers avaient depuis longtems travaillé a 1'envi a ruiner cette cour, & fous le dernier gouvernement on négligea même a deffein 1'économie, voiant qu'il y fuccéderait une autre maifon, & de plus proteftante. Les guerres & de forts appanages avaient auffi beaucoup contribué a obérer Tanden patrimoine du margrave. Pourqnoi donc s'étonner, fi la princefTe-mere ne voit pas d'un bon ceil que les princes cueillent des bouquets dans le jardin de la cour , avec lesquels on fait, comme avec les fruits un petit commerce. Sans la derniere économie, cette cour était perduè". Les dettes fe feraient toujours accumulées d'ellesmèmes; & maintenant elles font la plupart liquidées. D'ailleurs, en y regardant de prés je trouvai, que. ces clameurs avaient été répandué's par quelques beaux efprits , qui par ia voulaient fé venger, de ce que la cour de Carlsrouhe ne voulut pas aflouvir leur faim. Carlsrouhe eft une jolie ville, conftruite novrvellement en bois fur un plan alfez particulier, au milieu d'un grand bois, qui eft le refte de cette immenfe forêt qui du tems de Tacite couvrait toute 1'Allemagne , & dans laquelle erraient alors par bandes ces bufles & élans qui, maintenant fe font L e t t r e, 25 retirés dans les plus épaiffes forêts de la Rufïïe. Le contrafte d'une cour & d'un peuple fi éclairé avec ces déferts ténébreux de jadis, ne lailTait pas de me plaire beaucoup. On a percé dans ce bois contre autant de vents, 32 allées, fur o desqueiles la ville eft batie en forme d'éventail; ce que tu verras cependant mieux d'un coup-d'ceil fur le plan de cette ville & environs, qui fans doute fe trouve parmi tes cartes, que je ne pourrais te le déerirè. Mais je ne dois pas oublier une anecdote fur fon fondateur. Un voyageur de condition marquant , en paffant ici il y a 40 ans environ , fon ttonnement de ce que le chateau n'était conftruit qu'en bois & du moins pas en briques; le prince lui réplïqua : je ne voulais qu'être a couvert , & non a charge a mes fujets par un palais fomptueux. Je ne pourrais guere, fans les acca* bier d'impöts,être mieux logé N'aurait-on pas, frere, dü faire les mêmes réflexions lorfqu'on batit le Louvre, Verfailles & Marli, quelque grande que foit d'ailleurs la différence entre un roi de Francs & un margrave de Cade. Adieu. i6 Troisieme 111. Stoutgard le 14 (TAvril 178a. T /e chemln de Carlsrouhe ici, que j'ai fait a pied, traverfe un païs romanesque & en partie de3 mieux cultivés. En pafiant de la Champagne en Lorraine, on remarque déja une diférence fenfible entre 1'état d'un payfan naturel Francais, & la condition de celui des pays nouvellement conquis; quoique les derniers gouverneurs de la province ayent déja affez fgu les mettre fur le même pied que !es Francais originaires» Mais cette différence contrafte toutefois en Alface, oü le payfan eft un baron en comparaifon avec un naturel Francais; bien que je les aie pourtant aufli entendu fe plaindre dans les environs de Strasbourg, de vexations inufuées. Mais fi les Alfaciens connaifiaient la condition de leurs compatriotes dans les provinces intérieures du royaume , ils feraient les premiers a reconnafcre 1'injuitice de leurs plaintes. Dans la partie de 1'Allemagne que j'ai vu jusqu'ici,le payfan fe trouve encore beaucoup mieux qu'en Alface. Dans quelques païs , comme par exemple dans le Wurtemberg, la conftitution même L E T T R E. du gouvernement le garantit d'un trop grand defpotifme , & quant aux plus petits états, 1'autorité impériale fait y pourvoir ; dont je te fournirai quelques exemples dans la fuite. Je ne ponvais fur mon chemin de Carlsrouhe ici affez admirer le bien-être des payfans. Je dois avant de te parlerde mes courfes dans les états voifins de la Suabe, te faire connaitre cette cour. Tu t'attens fans doute a des defcriptions de fétes fuperbes, de bals, d'illuminations, d'opéras, de ballets, de chaffes, de concerts, &c. Mais rien de tout cela ! Onnefait phis creufer de lacs fur des montagnes, qu'on faifait remplir d'eau par corvées de payfans, afin d'y chaffer un cerf. On ne fait plus illuminer des forets, du milieu desquelles fortaient de leurs grottes artificielles des troupes de faunes & fatyres, pour danfer a minuit un ballet voluptueux. On ne plante plus au milieu de 1'hiver fous des toits immenfes ces jardins floriflans, dans lesquels lespoëles doivent fuppléer a la chaleur végétale', & oü 1'on fe promenait au milieu de mille fleurs odoriférantes comme au printems. Cette fameufe maifon-d'opéra, oü Noverre fe montra dans toute fa grandeur, eft maintenant déferte. Tu t'étonnes de tant de changemens! ■ Je ne faurais mieux t'en rendre raifon qu'avec les paroles du duc mêmes. En 1778, ce prince aimable publia a 1'occafion de 1'anniverfaire de fa naiflance un manifefte, dont voici 1'extrait : „ Comme Nous fommes un „ homme, & qu'en cette qualité Nous fommes it Troisieme „ jufqu'ici refiés bien éloignés du degré de perfec„ tion, auquel par-lè même nous ne pourrons jamais „ atteindre; il ne fe pouvait guere autrement que „ tant a raifon de la faibleffe humaine, qu'a caufe „ d'une connailTance infuffifante il devait arriver bien „ des chofes qui, fi elles n'e'taient déja faites, pren„ draient maintenant & dèforraais une autre tour„ nure. Nous 1'avouons franchement , 9a étant du devoir d'un homme de pfobité en nous „ acquittant par-la d'une obligation, qui doit être „ facrée a tout homme intègre, mais furtout & en „ tout tems aux oints de~la terre. Nous regardons „ ce jour-ci, (c'était fon 5ome anniverfaire) com- „ me une feconde époque de notre vie. Fai- „ fons promefie a nos amés fujets, que les années „ de vie qu'il plaira a Dieu de nous accorder, fe» „ ront confacrées a leur vraie profpérité. „ La félici& tin Wurtemberg fera dorénavant fon„ dée fur 1'obfervation réciproque des véritables „ devoirs d'un bon prince envers fes fujets, com„ me fur le dévouement & 1'obéiffance fincere des „ fujets envers leur oint. Un bon & fidéle fu- „ jet congevra aifément, que Ie bien public doit „ fouvent être préféré a celui d'un individu, & ne „ fe plaindra point de certaines circonftances, qui „ pourraient ne pas lui être agréables. Nous „ efperons donc, que tous nos fujets pourront en „ toute confiance regarder leur prince comme un „ pere tendre & fidéle. Oui, que Wurtemberg „ profpère a jamais! & que ce foit-la en tout tems L E T T R E. „ déformais, Ie mot de ralliement entre feigneur, w ferviteurs & fujets." Maintenant tout philofophe, le duc fe plait a fonder des écoles & a les vifiter fouvent, s'applique a 1'économie rurale, ne dédaignant pas même de voir traire fes vaches ; protégé les arts, le commerce & les fciences; établit des fabriques, & ne vit réellement que pour re'parer les fautes qu'en tout cas il pourrait avoir commifes. Son génie impétueux i'entrafna a cette dépenfe pour le fafte & la molleffe, qui ne 1'ont rendu que trop fameux dans toute 1'Europe. Le ton qui régnait alors , 1'exemple de quelques autres cours, telles que la palatine & celle de Saxe, le gout qu'il prit dans fes voiages pour la magni.ficence italienne , la féduftion de fes courtifans, entre lesquels fe diftinguerent furtout nos compatriotes, tout cela réuni a quelques autres circonftances, ne pouvait que faire tourner fon génie du mauvais cóté. Les dettes s'accumulerent. On eut recours a de nouveaux impöts. Les états provinciaux s'y oppofaient , & arracherent enfin une commifïïon de la cour impériale. On doit avoir trouvé prés de 12 millions de florins de dettes. Les mauvais confeillers du duc en furent éloignés; entretems commence a dominer dans la plupart des cours d'AUemagne un efprit de pliilofophie & d'économie : & auffitót le génie du duc fe décide avec la même ardeur pour la bonne caufe, qu'il en avait avant pour le luxe fybarite. La comtefie 20 Troisieme de Hohenheim, dite ci-devant madame de * *, eft la feule d'entre toutes les femmes que le duc avaic appris a connaitre , qui ait pu le fixer & fympathifer avec lui; & voila comme. fe fit cette révolution, dont tous les patriotes du Wurtemberg font enchantés, & que leur poftérité la plus re- culée bénira encore. Ilonni foit, qui pourrait en plaifanter ou s'en moquer! * J'aurais beaucoup encore at'entretenir des établisfemens que le duc a fait pour 1'éducation, furtout de fa célébre académie militaire, (i je ne préfumais qu'ils te font déja connus en partie, & furtout fi j'étais moins dégoüté de cette contrainte qui regne * Dernierement encore il vient de faire graver fur une pierre fépulchrale, placée par fes ordres dans fon hermitage de Hohenheim , a 1'endroit deftiné a fa fépulture , 1'infcription fuivante ; Ami. „J'ai joui du monde, j'en ai joui'en abondance; fes „charmes m'avaient entrainé; je me ftiis lailfé emporter „aveuglémem par le torrent. Dieu! quel afpecT: Üorfque „ mes yeux fe défillerent. Des jours & des années s'é„taient écoulés,& jamais il ne fut fongë au bien. L'hy„ pocrifie & Ia faulfete déifierent les aftions les plus bas,, fes, & le voile qui les couvrait, fut comme un brouil„lard noir que les plus forts rayons du foleil bicnfaifant „ ne purent diffiper. Que me refte-t-il encore ? hdlas „ ami ! cette pierre couvre mon tombeau , elle couvre „ aulli tout le palfë. Seigneur! veilles fur mon avenir."—— Lettre. til dans nos écoles ,• mais particulierement dans cellesei. Qu'on farcifïe les jeunes gens, avant que leurs corps foient formés, de fcience, c'efr bon, excellent , néceflaire même par la forme de nos gouvernemens, je 1'avoue; mais je ne fais qu'y faire, s'il me prend des naufées, chaque fois que je vois un jeune homme de 16 a 18 ans difcourir d'un ton & d'un air de makte - és - arts. Mes garcons, fi Dieu m'en deftine, feront, comme les jeunes Co- faques , abandonnés jufqu'a eet age a la nature , Mais je remets mes idees fur 1'éducation a une autrefois. Parions maintenant un peu du Wurtemberg. La majeure partie de ce duché forme une grande vallée , enclavée a 1'eft par une chaine de montagnes nommée 1'Alp, a 1'oueft par la Forêt-noire, au nord par une partie des montagnes de 1'Odenwald & un bras de la forêt-noire, au fud par les bras contigus de I'AIp & de la Forêt-noire; & penchant dans fon enfemble vers le nord, le Necker 1'arrofe par Ie milieu. Nombre de petits bras des diverfes chaines de montagnes d'alentour venant aboutir vers fon milieu, fe croifent d'une maniere trés-variée, & forment de petits vallons arrofés par quantité de ruifTeaux. C'efi a ces petites branches de montagne qui mettent a 1'abri les vallons des vents froids, & entre lesquelles fe concentre 1'ardeur du foleil, que le païs doit fa fertilité. Les cóteaux expofés au foleil de la plupart des montagnes & collines, font, jufqu'a une eer- 22 T K. O I S I E M E tain,e hauteurplantés de vignes, & dominés pard'excellens paturages & bois ; dans les fonds fe trouve une terre légere, molle & grifatre, qui rend en grande abondance toute efpèce de grains, mais furtout 1'épautre. Généralement parlant le pays a beaucoup de reffemblance avec Ia partie moyenne de la Lorraine, fans être pourtant fi pierreux, & ayant un meilleur fol. II eft très-abondamment pourvu en tous bieus nourriciers de la terre, a 1'exception du fel, dont il tire la plus grande partie de fa confomraation de la Baviere. Quant au furplus des grains il eft exporté en Suifle, & fon vin maintenant jufqu'en Angleterre. Le pays n'occupe dans toute fon étendue qu'environ 200 milles quarrés d'Allemagne, ou 266 de France , & eet efpace contient 560000 habitans, donc 1'unportant rautre23oo ames par mille quarré d'Allemagne. Si 1'on excepte les alentours des grandes villes & quelques contrées d'Italie, peu de pays en Europe font en proportion de leur étendue fi peuplés, & pourtant rapporte-t-il autant de grains qu'il en faudrait a la fubfiftance du doublé d'habitans. Les revenus du duc doivent a peu prés fe monter a 3 millions de florins; ce qui me pafait affez vraifemblable, malgré que divers papiers publics lui affignent une beaucoup plus petite fomme. 11 n'y a guere de province d'Allemagne , oü 1'on ne puifle répartir les revenus annuels a5 florins par tête; & d'après la comparaifon que j'ai faite fur L E T T J B. ?j «les rélation publiques, la répartition des revenus de plufieurs pays furpafTe encore les 5 florins par téte. Pourquoi donc n'en devrait-il pas être de même dans le Wurtemberg, Tune des plus fertiles contrées d'Allemagne, oü 1'on ne ménage guere davantage le fujet. Le duc eft après les élefteurs, inconteftablcment le plus riche prince d'Allemagne ; le landgrave d'Hefle Caflel n'ayant guere plus que les 2 tiers de fes fujets & revenus, quoiqu'a raifon de fes liaifons avec 1'Angleterre il figure davantage. * L'adminiftration de ce duché n'eft pa-s a beaucoup prés auffi fimple que celle des états de Bade. II foifonne ici de confeillers, fécretaires, procureurs & avocats, dont au moins la moitié eft fuperflue, mais auxquels la conftitution du gouvernement afliire la jouïffance oifive de leurs appointemens. Quelques-uns font partie du parlement, qui doit limiter 1'autorité ducale. Mais la cour même du duc eft encore, malgré les grandes réduétions, extrêmemeiit nombreufe. Ci-devant fon armée était de 14000 hommes. En modérant les autres dépenfes, & que les dettes fuffènt payées, 1'on pourrair toujours avoir le même nombre de troupes fur pied, qui ne ferait * La diférence entre ces deux maifotis, ne fera phw fi grande apres le décès du Landgrave régnantdc HeiïèCaffel, par la réunion des états de Hanau A ceux de Caffel, 34 Troisieme nullement difproportionné a la population m* au rapport du païs. Mais lors de la grande révolution mentionnée ci-delTus, elle fut réduite a 5000 hommes, qui entre les troupes allemandes , ne paraiffent pas être les meilleures. Stoutgard contient environ 20000 habitans. Depuis que le duc a repris fa réfidence ici, fa population augmente d'un an a 1'autre. Pendant fon différend avec fes états provinciaux, dans lequel Stoutgardt fe fignala furtout, il avait établi fa réfidence a Ludwigsbourg. La ville de Stoutgardt feutant bientót ce qu'elle avait perdupar-la, fe donna toutes les peines poflibles de ramenerle duc; mais tout fut envain. Enfin , aprés la réconciliation générale entre le fouverain & les états provinciaux, fes voeux s'accompürenr. La ville eft bienbatie, & habitée par une belle & forte rage. Les femmes y font grandes, fueltes , bien-tournées , & ont les plus belles couleurs. La fertilité du fol & la facilité de trouver de Temploi, foit t la cour ou dans 1'état font, qu'on vit fort bien ici. Ce qui fuffirait chez nous a 12 perfonnes, fuffit a peine ici pour 6. Auffi le Stoutgardois s'en trouve-t-il fi bien, que dans un éloignement de 6 — 8 milles, le mal du pays le prend. Quoique tout le pays foit proteftant a 1'exception du duc, qui eft catholique, il y a pourtant encore beaucoup de fuperftition & de bigotterie ici. Le clergé fait partie des états provinciaux, t L e t t r e. 25 a fa propre jürisdictlon, & de plus eft fort a fon aife. Sachant combien il aurait a perdre a quelque changement il s'en tient ferme a 1'orthodoxie; quoique toutefois les mceurs n'y aient rien gagné. Une chofe très-remarquabie encore eft 1'amour des Wurtembergeois pour leur prince. II ne diminua même en rien dans le tems, que le plus grand talent a la cour était d'inventer de nouveaux irapt) ts. L'éxécration du peuple ne tomba que fur ceux qui la méritaient , les faifeurs de projets, qüi avaient féduit le bon duc. Depuis qu'ils en furent éloignés, fes fujets 1'idolatrcnt; & il le mérite. Adieu. B £Ö QüATRIEME I V. Stoutgardt le 20 Mal 1780. Je n'ai pas a beaucoup prés rapporté de mes différentes courfes dans les états voifins de Ia Souabe , la riche moiffon que je m'étais promife. J'y vis une douzaine de villes impériales , dans lesquelles on cherche malgré leur conftitution républicaine , inutilemer.t une lueur de liberté & de patriotifme ; qui, foulées par leurs voifins plus puiffans , ont perdu la fenfibilité néceffaire pour apprécier l'indépendance ; dont les citoiens ont bo'rs de leurs cités, home d'avouer leur patrie, tandis qu'ils parodient chez eux dans de miférables farces la conftitution de 1'ancienne Rome, & vont iufqu'a mettre a l'inftar de ces anciens maitres du monde fur leurs édifices publics ou leurs édits de confeil: Senatus Populusque Hallenfis, Bopfingenfis, Nördlingenfis &c. Chaque fois que je voyais ce Populus , ca me rappelait ce que dit un denos compatriotes au fujet d'une certaine nation qui décrotte a Paris : Ce n'eft pas une Nation; c'eft une f... e race. Les villes impériales jouaient au quinzieme fiecle L E T ï R E. r,f un róle bien différent. Elles avaient contraété eiitr'eiles, de même qu'avec nombre de villes des cercles de Franconie & du Rhin une aliiance, qui fouvenc fit trembler les princes voifins, embarraffa même 1'Empereur, & que pour cela-mème Charles V décruifit. Dés 1'origine de la faafife teutonique, tout 1'argent du pays a 1'entour affluant dans les villes, elles devinrent Ie fiege exclufif de 1'induftrie, qui les mit a-méme de tanter de grandes entreprifes. Leur opulence leur afiujettk en quelque forte les princes & fèigtteurs voifins, dont plufieurs vivaient alors de brigandage. Si 1'efprit mercantil qui les dominait , leur eüt permis de faire plus de cas de ia poffeflion de grands domaines , elles pourraient encore fe maintenir en partie dans leur ancienne fplendeur. Par IeurpuifTance elles auraient pu faire bien des conquétes, & de grandes acquifitions par leurs richeffes. Maintenant il n'y a plus d'efpoir, que jamais elles aquierent encore quelque importance. Depuis que les princes favent apprécier 1'induftrie en lui accordant un libre effor dans leurs états , elle eft venue peu a-peu des fombres murs de ces villes, dans lesquelles Ie fyftême des communautés de métiers, une politique mesquine, & Iajaloufie de fes concitoyens lui donnaient déja bien des entravcs, fe refugier fous leur protection. Elles en font même au point, que plufieurs d'entr'elles fe verront dans la néceffité de vendre leur petit territoire, afin de payer leurs dettes. C'eft le cas B 2 2« QUATRIEME entr'autres de la ville d'Ulm, la plus puiflante en Suabe après Augsbourg. Je n'ai donc rien a te marquer fur les villes impériales que j'ai vues, finon que Heilbronn a une fituation riante , & Halle des falines , qui rendent anuuellement un profit net de 300000 florins. Outre ces villes je parcourus encore en trés-peu de tems une douzaine de principautés, comtés, prélatures , &c. * avec les noms desquelles je ne te chicanerai point. Presque tout le pays confifte en montagnes couvertes de bois, en collines & fertiles vallons, qui font très-bien cultivés. Cette grande population dans des circonllances fi peu favorables, jointëauxexactions de ces petits feigneurs qui veulent avoir leurs maitreffes, leurs meütes, leur cuifinier francais, & de plus un cheval anglais; aux chamaillis avec leurs voifins, qui par la conftitution confufe de 1'empire traïnent a 1'infini; au peu d'avantages qui réfultent pour un habitant dans de petits états; a la diminution continuelle des efpeces, vü que le petit Sire fatisfait fon luxe la plupart avec des produftions * Je ne faurais trouver dans la partie que nótre auteur a vu jufqu'ici de la Souabe , les principautés & prélatures par douzaines : mais a un Francais il faut pardonner quelque cliofe , quoiqu'il le fok beaucoup moins que bien d'autres de fa nation; ce qu'on rcmarque ici pour unc fois &. toutes, afin d'épargner les * * • (Note ik l'Editwr.') L E T T R E. &p ■ étrangeres; a raifon de tout cela cette population, ■ dis-je, fut pour moi une efpece de miracle. Tout ce que la reïigion, les mceurs, 1'attachement au nido paiemo, le tempérament & les alimens pourraient y contribuer, ne faurait contrebaiancer les raifons oppofées ci-deflus. Les confidérations fuivantes me donnerent enfin le mot de 1'énigme. Le droit de propriété, dont la plupart des paj'fans jouïffent dans ces contrées, n'empecherait pas a-la-longue ces états, qui ne fe foutiennent guere que par 1'agriculture, de fe ruiner; car 1'étonnante fécondité des femmesici, ne manquerait guere avec le tems d'occafionner tant de répartitions des biens, qu'enfin il ne refterait plus de place aux héritiers pour établir leurs Hts. Donc je me perfuade, qu'une médiocre émigration eft pour ces états un grand avantage. De tous- les peuples d'Allemagne les Souabes s'expatrienj Ie plus, & néanmoins ce pays refie toujours un des plus peuplés. Les émigrans font la plupart Ie rebut de ces petites hordes , de la gueufaille, qui vend a de plus économes Ie refte de fon bien pour les frais du voyage en Cocagne, oü ils efperent de continuer plus a leur aife leur vie diftolue. Le refte confifte en jeunes payfans, qui vont gagner leur pain comme artifans dans 1'étranger , & vendent , après 1'avoir trouvé, leur particule au patrinioine a bas prix a Ieurainé, ou par la mort lui cédent le tout. Paria les biens confervent toujours une certaire B 3 30 QUATRIEME étendue proportionnée, qui eft indifpenfable au maintien d'un petit gouvernement ruflique, auquel il n'eft pas moins desavantageux fi les poffeflions font trop grandes, quoique ce ne foit nullement la le cas de la partie que jufqu'ici j'ai vue de la Souabe. II en eft tout autrement de ces petites peuplades, que des grands états. Leur luxe bomé n'occafionne ici pas cette itrfinité d'occupations & de reflburces , qui favorifent dans un grand état la population a l'ii:fini. Les moyens par lesquëls 1'argent circule ici font trop fimples, & il faudrait que la nature & les circonftances y füfTent trésfavorables, pour que des manufaftures profperafïein dans quelques 'uiis de ces petits pays. La confommation au dedans eft trop peu confidérable, le débit de marchandifes étrangeres dans la plupart des grands états voifins furchargc d'impóts , & 1'induflrie trouve dans la proteflion de psinces plus puiffans , dans une plus grande confommation & la multiplicité des premiers matériaux que lui offrent ces pays plus-grands, bien plus d'avan- tages. Le véritable foutien de ces petits états eft donc 1'agriculture, dont je ne puis qu'admirer 1'état aéluel en Souabe. Je ne veux toutefois pas prouver par-la, que ce pays, tout bien peuplé qu'il eft , foit dans fon meilleur état posfible. II s'en manque , a raifon de fes richefles naturelles encore beaucoup. Je ne cberche qu'a t'expliquer , comment , malgré le peu d'en- L E T T R £. 3« couragemens il peut encore être , ce qu'il eft, Ce qui contribue le plus a cette culture & population de ce pays, c'eft a un cetrain point, cette bonne adminiftration de juftice & police, qui furpafj'a dans les plus petits pays & villes même que je vis, mon attente. Je ibutiens malgré les clameurs contraires de ce fiècle philofophique, qu'en général ces formalités judiciaires fi décriées font plus de bien que de mal. II eft vrai, la procédure en Allemagne a au premier afpeft une forme effrayante & gothique, & eft furcbargée de tant de formalités, qu'a pcine fait-on fe faire une idéé du fond. Elles rendent fa marche lourde, lente, & fort couteufe; & en ouvrant la porte a la chicane, engraiffent une quantité d'avocats & de procureurs, qui ont intérêt de voir tout le pays en procés. Mais d'un autre cóté elles aftreignenc juges & parties a un certain ordre froid , qui laiffe moins d'accès aux féduftions de 1'éloquence, aux ufurpations , aux paffions violemes, & aux caprices du moment. Cette contrainte établic une certaine égalité entre juges & parties , qui fentent leur dépendance, & par-la ne peuvent faire valoir autant leur individu que dans notre forme judiciaire, plus fimple & plus philofophique en apparence. Qu'on nous réalife feulement ces modeles de bons juges, que ces très-fages dofteurs nous dépeignent. Qu'on nous donne par douzai. nes ces Socrates, qui tout a la fois foyent donés de tête & de coeur, de bonne volonté & d'aftivité, B 4 32 QUAT'RIEME d'expérience & d'ardeur , de modération & d'éfforts foutenus; nous leur conférerons de bon coeur les tribunaux , & abolirons toutes ces pénibles formalités. Mais fi longtems que ces demidieux feront fi rares fur la terre, fi longtems que la pliilofophie fera plutót une affaire de tête que de coeur , fi longtems que 1'amour propre fait donner a la tirannie même un vernis de philofophie, & étoudir la confcience par des fophismes, nous ne nous devrions fouhaiter d'autres juges que ceux dont le pouvoir arbitraire foit borné autant que poffible, & qui ne faffent pas les légiflateurs dans chaque cas, mais feulement les interprêtes des lois d'après des formes préfcrites. Au refte , la forme judiciaire 'en Allemagne pourrait beaucoup perdre de fon appareil effrayant, fans manquer toutefois ce but; mais je ne puis abfolument acquiefcer au fentiment de tous ceux qui veulent , que tous les différends foient terminés comme le neeud gordien. Quelques princes allemans, voulant fe diflinguer comme philofoplies, ont mis la main a la réduaion de ces formalités. Que n'eft-il plus facile de tenir un heureux milieu! On ne voit guere dans ces petits états opprimer des particuliers. On a même beaucoup d'exemples que dans leurs différends particuliers, ces petits feigneurs ont été condamnés dans toutes les formes par leur propre confeil. Le defpotifme de ces petits fouverains s'exerce donc fur 1'enfemble, & Lettre. 3.3 le poids s'allège par la répartition. Une forte de droiture, qui fe révolte dans le cas de certains outrages trop marqués, eft bien encore d'ufage chez eux ; fi ce n'eft que quelquefois ils s'en écartent fur 1'article du droit de cbaffe, en outrageant même 1'humanité. Au refte ils fe contentent, lorfqu'eux avec leurs chevaux & chiens font bien nourris. Cette humeur franche & joviale qui les domine, met les fujets de la plupaft de ces feigneurs a 1'abri de tous ces outrages violens, exceffifs & fans hornes, qui fous un autreciel, p. e. en Italië, Efpagne, enFrance & ailleurs ne manqueraient pas fous une même forme de gouvernement de s'en fuivre. Au furplus 1'empereur aftuel cherche auffi a faire valoir davantage fes droits, que fes prédécefleurs. Les princes qui ne font pas aflez püiuans pour en braver Vfixècutian , n'ofent poufTer a bout leurs fujets. II n'y a que peu d'années qu'on envoya du fecours de Vienne aux fujets d'un certain prince en Souabe, qui allait les expulfer de leurs poffesfions, pour les abandonner a fes cerfs & fangliers. La iuftice criminelle pourrait furtout dans ces contrées fouffrir quelques changemens. L'on torture & décapite, pend & roue & empale même encore poncïueliement d'après la Carolina. Et de plus il n'y pas longtems qu'on y brüla des forcie.res; toutefois 9a n'arrive maintenant plus. Adieu. B 5 3+ ClNQUIEME V. C_^'eft pour te punir de ton impardonnable négligence a m'écrire , que je t'ai fait attendre ft longtems une de mes lettres. Mais vü le repentir que tu en témoignes dans ton billet d'hier, & la Nannette demandant pardon pour toi dans le poftfcript, je veux bien te le palTer cette fois, & en revenir a mon journal. De Stoutgardt je fis avec un jeune homme de condition mon ami, une courfe bien avant dans la Forêt-noire. Les habitans de la partie qui releve du Wurtemberg ne font pas a beaucoup-pres ü beaux, bien-faits & alertes, que ceux du Necker & des vallées voifines. Les hommes font lourds, & les femmes jannatres, mal-tournées & a trente ans ordinairement déja ridées. Ils fe distinguent auffi de leurs compatriotes par un goüt déteftable dans leur habillement, & une ma'propreté marquée. Kalb eft la meillcure ville dans cette contrée, ayant des manufaftures confidérables. Ses citoiens fe difiinguerent dans le fameux différend entre les états provinciaux & le duc, par leur Augsbourg. L E T T R E.- 25 courage, leur amour de la liberté'& l'attachemenc & leur conftitution. Je ne pus découvrir Ia caufe de Ia laideur de ces geus. Un travail pénibie & une mauvaife nourriture peuvent y contribuer quelque chofe; mais ce n'en font pas les feules caufes; car nous trouvames dans les parties reffortiffantes au Furftenberg & a TAutriche de cette immenfe montagne , la plus belle race , quoiqu'ils aient un travail & une nourriture commune avec les Wurtembergeois. Peut-être la direftion. & fituation baffe des vallées , fair conféquemment ou 1'eau, en font-ils ia caufe. Cette courfe dans ,les montagnes eut bien desattraits pour moi. Je fus comme tranfporté dansun monde enchanté. Une vue admirable furpaffait 1'autre en variété & beauté. La fingularité' des formes & enchaJnemens des montagnes, c&Ccades , grouppes de foréts, petits 'lacs dans de profonds gouffres, précipices, en un mot tout eft dans un fi grand ftile, que je ne me hazarde* rai pas de le copier dans une lettre. Je me délaffai quelques jours chez mon ami a Stoutgardt, & m'acheminai enfuite vers le lac de Conftance, que j'avais grand defir de voir. Je paffai une autre chaine de montagnes nommée 1'Alp, qui coupe de 1'eft-nord au oueft-fud la Souabe par le milieu, & qui, s'étendant encore des frontières de la Souabe entre Ia Baviere & Ia Franconie jufqu'au Fichtelberg, eft contigue avec le» B 6 36 C I N Q U I E M E monts de la Bohème. Ce qui m'intérefïa le plus dans ce voyage fut le berceau des rois de Praffe. Qui croirait que Fréderic le Grand, qui réfifta aux forces alliées des plus grandes puiffances de 1'Europe, & qui tient 1'équilibre au Nord, eft le rejeton d'une branche cadetie de la tige de Hohenzollern, la plus petite des maifons fouveraines d'Allemagne, dont les deux branches encore fiuV' fiftantes, Hechinguen & Sigmaringuen, n'ont con- jointement pas 70000 florins de revenus! Ce que un frere cadet .d'un de nos marquis s'étant fait expliquer par un Prufïien , il répliqua avec uu claque-doigt: Voila un Cadet qui a fait fortune E Nous traverfames la principauté de Hohenzolilern , fa largeur n'étant guere que de quelques lieues. Sa longueur doit être environ de 10 lieues-,, dans 1'efpace desquelles on ne compte , la partie détachée de Sigmaringen y comprife, qus 12000' habitans. Le païs eft très-montagneux & couvert de bois, auflï fes princes pafferent-ils de tout tems pour de grands ebalTeurs. Les fei^ gneurs acluellement régnans font, a ce qu'on m'affura , de tres aimables gens, & cherchent a renouveller chez le roi de Pruffe le fouvenir de leur commune origine , un comte de Hohenzollern ayant même été nommé depuis peu, fi je ne me trompe, a 1'évêché d'Ermeland. Nous fumes voir le chateau de Hechingue, qui fitué fur fa haute montagne domine une vue im- L e r t r e, jg* menfe fur Ie Wurtemberg & les païs voifins. Un des Taviiïöni de ce petit païs , fe trouvant avec fa faire fur la terraffe du chateau, & admirant toute cette vafte & belle contrée qui était fous fes yeux , dit enfin avec un figne de tête: ce petit Wurtemberg conviendrait vraiment affez a notre pafs. , Si même 1'anecdote n'était pas vraie,. 1'idée ne ferait du motos pas mauvaife, puifque ce petit Wurtemberg eft aumoins 30 fois II grand que le païs de Hohenzollern. Je fus effedtivement ravi a Ia vue du lac de Conflance. Je n'en hazarderai point de defcription poèv tique; ce ferait vouluir te d'elïïner le tableau le plus riche & Ie plus animé avec un barbouillage de charbon. Je ne te donnerai que mes remarques philofophiqnes & poHtfques fur cette contrée & fes habitans; car tu fais que je tuis très-peu heureux a décrire mes fenfations. Ce qui frappe d'abord le plus , c'eft qu'il n'y ait fur les bords de tout ce grand réfervoir d'eau, qui fait un grand diftrift des limites de i'AÏiem» gne & de la Suifie , aucune ville confidérable. Conftance , qui eft ia principale fur fes bords, compts a peiue 6000 habitans. * EJle n'a ni un grand commerce, ni la moindre manufaeture; tan- * Aumoins 5000, donc pourtant beaucoup plus queCoxe I'effime dans fon voyage- en Suiffe , aSn de reie-ver davantage aux dépens de cette ville queues unea du voiünage par comparaifon. B 7 si ClNQUIEME dis qu'a Schaff houfe , Saint Gall, Zurich & quelques autre villes peu éloignées, qui n'ont pas une fi avantageufe lituation, le commerce eft trés floriflant. Le Souabe eft vifibk-ment plus lefte & aétif de nature que le Suifle des contrées limitrophe; & quant au païfan, on remarque tant relarivement aux mceurs qu'a l"induftrie une différence frappante a 1'avantage du premier ; tandis que les villes fuifles ne fe diftïnguent pas moins a leur avantage des villes voifines de la Souabe. A Conftance on eft bien tenté d'attribuer a la riligion le peu d'induftrie, la négligence des avantages de la nature & la diffolution générale. Je remarquai déja en Alface & baffe-Sonabe plus d'efprit de commerce parmi les proteftans que chez les catholiq.ues. Les fêtes, la fréquentation de cette infinité de fervices publics, les pélérinages, Ie monachifme &c. y contribuent beaucoup, & plus encore le dogme outré du mépris des biens de ce monde, & de 1'attente d'une fufrentation miraculeufe de la part de Dieu; lafacilité de trouver fa fubfiftance dans les cloitres ou 1'églife, & le rétréciflement d'idées que par comparaifon avec un proteftant il faut fuppofer chez un catholique a raifon de fa croyance. Ce qui toute-fois, dans le grand nombre de païfans de ces deux nations voifines , eft affez compenfé d'autre part par la lourdeur & la rudefTe du Sui'rfe réformé (ce que je t'expliquerai en fon tems dans mes lettres fur la SuilTe}, a 1'avantage du Souabe. Mais quant aux L E T T R E» 3^ villes, c'efl la quantité plus grande des égüfes & . cloitres de la part des eathoüques conjointementavec les raifons ci-deflus, & la grande fupériorité de lumieres de la part des Suifies refonnés qui y font quelque différence, que beaucoup d'autres caufes outre la religion augmentent encore infiniment. On voit bien en France, dans les Païs-bas Au> trichieus & quelques états d'Italie, que la religion en elle-même n'empêche point le bienêtre politique d'un peupie, & que 1'induffrie & les lumieres peuvcnt fi bien s'allier avec une forte dofe de fuperftition & de moinerie, qu'indépendamment de fa Donquichotterie le ehevalier de la Manche pouvait être un homme fenfé & utile. La religion eft donc ici moins la caufe efficiënte qu'occafionnelle, & il dépend des circonftances locales, que le catholique alleman n'eft pas fi induflrieux que p.ex. le Francais ou le Genois. C'eft a 1'éducation qu'on en doit attribuer le plus. Tu t'étonnerais en voyant la différence entre 1'éducation de ia jeunefle daas les villes proteffantes d'Allemagne, & celle dans les villes catholiques; ou même entre ces dernieres & les notres.^ Je ne te dirai rien la-deiïus, finon que les Jéfuites auxquels nous devons tant en France, & dont nos patriotes fouhaitent le retour aux écoles, étaient de francs idiots en Allemagne, ardens zélateurs de la barbarie , q-i s'cfforcaient autant a rabaiffer tont ëffor dej efprits , que les notres fe donnaient de peine a développer le génie. C I N Q U I E M E Un autre obftacle a 1'induftrie dans ces contrées eft la fotte & ridicule vanité de la nobleflë. Tandis que dans les villes voifines de la Suifle les négocians & fabricans font des magiflrats , le chanoine a Conftance ne regarde qu'avec mépris le citoyen qui ne doit pas fon bien a fa naiffance équivoque mais a fa capacité & a fon induftrie, & fe bouffit de fes 16 quartiers, qu'il doit prouver a fon entrée au ehapitre, fans fonger qu'il eft peutêtre. fuppédité a la familie par un laquais , chaffeur ou palfrenier. Cela fait encore une mauvaife imprefïïon fur le bourgeois; qui, au lieu d'augmenter fon capital par fon afïiduité, acquiest des titres ou des terres, cherche a finger monfieur le baron, & dédaigne avec un orgueil plus pitoyable encore , fes concitoïens. De plus, la vie économe & prefque chiche d'un citadin fuiffe , contribue beaucoup aufii a 1'accroiffement de fes manufaftures. La nourriture ordinaire d'un bourgeois un peu aifé de Conftance ferait un grand régal pour celui de St. Gal!-; ce qui eft bien aufli la caufe que le Souabe eft de meilleure humeur que le Suiffe. Au refte, Conftance femble par fon grand éloi•gnement être un peu négligée de la cour de Vienne. Plufieurs SuifTes doivent s'être offerts d'y établir des fabriques. J'ignore fi c'eft 1'intolérance de la cour ou du magiftrat de la ville, qui cherche encore a conferver un peu de fon ai> cienne autorité de ville impériale, ou la vanité L ï T T E E, 41 fus-mentionée de Ia noblefie qui a fait échouer ces projets. L'évêque qui réfide a Mörsbourg, petite ville fur la rive oppofée du lac, a environ 70000 florins de revenus, & des domaines très-confidérables en Suifle. Les autres villes a nommer fur la rive allemande font: Überlinguen & Lindaw, oü 1'on voit la franc-bourgeoifie dans tout fon kiftte. La cóte helvétienne de cette petite mer donne plus a la vue, que PaHemande. Le beau melange de collines voifines plantées en partie de vtgnes, de haineaux épars 9a & Ja, entourés de leurs arbres fruitiers, & de ces pieces de terre cultivées de tant de manieres diférentes lui donnent un air d'autant plus animé, que les villages en Souabe font batis refl'errés comme les villes, & ne dominent a 1'entour qu'un vafte champ de blé ou des prairies étendues. Généralement parlant, je crois les deux rives également bien peuplées en proportion. L'helvétienne a un terrein plus pierreux & moins léger que 1'allemande, & quoique Ia Tburgovie foit une des meilleures contrées de la SuifTe, elle eft néamnoins obügée de tirer une grande partie du premier de fes befoins, fes grains, de la Souabe, contre lesquels elle n'échange qu'un peu de vin & de fruits. On fonge bien peu en Hollande a ee qu'on doit au lac de Conftance. A peine peut-on maintenant s'y défendre de tout ce fable charié par 1'Aar ^2 ClNQUIEME & d'autres fleuves provenans des Alpes dans ie Rhin, qui menage d'en obftruer les embouchures, & par les grands bancs qu'il forme déja beaucoup au-deffus de fon débouché, fait craindre tót ou tard de violentes révolutions pour ce bas païs. Si la majeure partie de ce fable roulé par le courant du Rhin de ce haut païs des Grifons ne fe dépofait dans eet immenfe réfervoir, toute THollande ferait maintenant enfevelie de nouveau fous ce fable, & les embouchures engorgées du Rhin auraient longtems déja changé la face de ce païs. Toutefois cette révolution s'en fuivra nécefTairement avec le 'tems. Tout confidérable que foit la profondeur de ce lac, qui eft en quelques endroits de 300 toifes, il doit enfin & d'autant plutót fe remplir, que ce fleuve creufe dés fon embouchure prés de Conftance a travers la hauteAllemagne toujours fon lit plus profond , & qu'ainfi le lac perd de fon eau a mefure qu'il gagne du fable. Mais quand on penfe ce qu'une fi vafte eirconférencequeceiie decelacpeutcontenir,& qu'on calcule fon volume , comme la- Torré celui du Véfuve, alors les Hollandais peuvent fe promettre encore bien des .générations; au refte fi le dernier jour nous eft fi proche que nous 1'annoncent.nos plus éclairés théologiens, ce calcul même encore devient abfolument fup.erflu. Te ne pouvais quitter ces contrées fans voir la fameufe catarafte du Rhin prés de Lauffen. Ce fut pour moi le plus beau fpe&acle que j'euf- L E T T R E, 43 fe vu de ma vie. Comme je n'avais auparavant vu aucun tableau ni eftampe de cette magnifique fcéne de Ia nature, & ne la connaiffant qu'un peu de renommee, il m'arriva ce qui apparemment arrivé a tous ceux qui n'y apportent une idéé plus diftinfte : mon imagination me trompa. Je m'attendais a la conirée la plus fauvage, oü le Rhin fe précipitaiTe comme du ciel dans un abime immenfe. Ma furprife de la diférence entre la réalité & mon idee, fut d'autant plus agréable, qu'ici il en eft comme de tous les véritables grands ouvrages de la nature & de 1'art, dont la vraie grandeur & beauté ne frappe pas au premier afpect, mais doit être fentie aprés en avoir attentivement contemplé & comparé les parties. Je ne trouvai pas la chüte a beaucoup-près fi haute, mais beaucoup plus belle que je ne me 1'étais imaginée. Cet amphithéatre de collines couronnées d'arbres qui Ia domine, ces 2 rochers fur 1'un desquels eft affis le chateau de Lauffen, & un village avec un moulin audevant fur I'autre, dont la chüte même eft fianquée comme une avant-fcene de fes co.' Jonnes, la largeur de la chüte & la belle répartition de Feau fe précipitant avec tant de variations, le fuperbe bafTïn au bas, le mélange agréable & prefque artificiel de culture & de nature fauvage dans la contrée d'alentour , en un mot, tout fe trouva autrement & plus beau, que je le préfumais. La cataracle n'eft haute maintenant tout au plus. 44 ClNQUIEME que de 5© piés, y compris les petkes pentes que fait le torrent avant fa chüte totale comme pour s'y préparer, & qu'on ne peut apperpevoir que depuis la hauteur. Elle était certainement plus haute ci-devant , une partie du rocher qui barre la chüte au milieu en ayant encore de mémoired'homme été arrachée. * Je crois avoir remarqué fur le rocher qui porte le chateau de Lauffen , comme le torrent a graduellement creufé en profondeur; d'oü il s'enfuit, ce que j'ai avancé plus haut , que le lac de Conftance doit diminuer a mefure que le Rhin fe fait un lit plus prcfond. Aufïï vis-je dans mon voyage ici, prés de Lindaw décidément des attériffemens. ïl a ceia de commun avec tous les lacs élevés, & c'eft fur celui de Neuchate! que cette décrue d'eaux en Helvétie fe manifefte le plus. Je ne dois pas oublier , avant de partir de Conftance , de te rappeller un homme qui, il y a quelques années, fit bien du bruit dans les gazettes. C'eft dans ces contrées que commenca fon * On indique ici it ceux , qui, n'ayant pas occafion de voir en nature ce fpeflacle uniquc, voudraient néanmoins s'en faire une idee jufte & intuitive, les 2 riieüleures & plus ndelcs eftampcs qui en ont paru jufqu'ici, favoir: celle deflinée & cohrée d'aprcs nature par M. Trippel, peintre de Schaffhoufe; & celle gravée en 17S3 par M. Gmelin a Eiile d'après 1'excellent tableau de Schalch; Time & 1'autre larges d'environ 16 ,i 18 pouces fur 12 de hauteur. {VEiiiteur.~) L E T T R E. 45" róie ce faraeux Gafïher, qui en peu de tems chaffa quelques millions de diables & guérit quelques centaines de croyans. L'évêque de Conftance ne fe foupiant pas trop de pareils miracles dans fon diocèfe , le prophéte fe refugia fous la proteélion du prélat de Salmansweiler , qui rachete toujours a grand prix du pape fexemtion du pouvoir epifcopal. Le prélat époufant par jaloufie contre monfieur l'évêque le parti du transfuge avec beaucoup d'ardeur, fa perfécution lui valut aufiitót fa fortune. L'économe de la prélature lui fournit quelques barils d'huile gatée & autres pareilles drogues, que Gaflher confacra pour la guérifon des gens, & auxquelles ce premier trouva bien fon compte. Je te communiqué cette anecdote, paree que je la tiens de bonne part, qu'elle eft peu connue, & pour te fournir un nouvel exemple , que Mahommed & tous les prophétes de fa trempe ne doivent leur renommée qu'a 1'ardeur de leurs perfécuteurs & patrons, qui le plus fouvent n'a pas la moindre counexion avec le prophétisme de ces acolytes. Adieu. 4 6 S I X I E M E V I. AUGSBOURG. x jLprès avoir vifké a la ronde les contrées du lac de Conftance , je partis de Lindaw pour venir ici, pafTant par quelques villes impériales délabrées, réduites a demander a 1'empire la rémiffion de leur contingent, & qui ne font plus que des villages. Memmingtien s'y diftingue cependant beaucoup parmi eux , reflemble même un peu a une ville, & a quelques manufaftures. II me tomba dans les mains un extrait de chronique de cette petite ville, dont je dois, malgré le ton de commérage qu'elle a de commun avec toutes les chroniques de petites villes, te communiquer quelques paffages, paree qu'ils caraétérifent 1'efprit de Ia nation. L'an 1448 le vin venant a manquer dans les tavernes, Ie fénat envoia une députation folemnelle vers le Necker, pour Ie fupplier de pourvoir a eet urgent befoin de fes fujets. Comme les chars de vin étaient en marche , Ia bourgeoifie s'en fut tambours battans drapeaux flottans en procefïïon a ieur rencontre, & 1'on fit des feux-de-joie. . . , Lettel 47 En 1449 s'éleva le jour de la St. Gall dans Péglife de St. Martin, une querelle entre les femmes au fujet des pries-dieu, qui occafionna dans Péglife même grande bataille entr'elles. Le clergé fut d'avis, qu'on refacrat de nouveau Péglife profanée; mais le fénat s'y oppofa de toute force: parceque ce tï'étatent que des femmes. . . Ces deux traits ont même maintenant encore leur mérite ; le Souabe ayant jufqu'a ce jour la même vénération pour Ie vin, & la même fupériorité fur fa femme. Je pafTai de plus une infinité de comtés & feigneuries , parmi lesquelles les domaines des comtes Trucbfefs & Fugger font les plus confidérables, & pourraient bien paffer pour des principautés , s'ils n'étaient pas répartis entre 'tant de lignes collatérales de la familie. Tout Ie diftrict depuis le lac de Conftance ici eft beaucoup moins bien cultivé , que la baffeSouabe; & c'en eft de même des mceurs. Mais cette différence eft frappante quant a la tournure des habitans , qui ont ici des manieres fi gauches & fi raboteufes que ca vous répugne; toutefois aufïï la nature, a dire vrai, les a-t-elle moins bien traités que leurs voifins. Le diftrict- entier n'eft qu'une plaine, coupée entre Lindau & Leutkirchen que par une chaine de collines couvertes de bois, & qui n'eft propre conféquemment qu'a 1'agriculture, tandis . que ce mélange de monts, collines & vallens occafionne en baffe-Souabe une culture plus variée. 43 S I X I E M E Ce qui ruine le plus encore ces contrées, c'eft qu'elles font morcelées en tant & de fi petites feigneuries, & que plufieurs des poffeffeurs, vivant aux grandes cours, tirent par-la 1'argent hors du païs. II eft fuperflu de demander fi le feigneur du lieu y réfide: les vifages de fes fujets & 1'abandon du païs ne parient que trop. Pendant que le Sire brille a la cour avec les dépouilles de fes fujets , le païs gémit fous 1'opprefïïon d'intendans avides, qui favent par leurs rapines ordinairement tant amaffer, qu'en peu d'années ils peuvent réfigner pour faire eux-mêmes les feigneurs. Si une diffipation' immodérée & cette fotte avidité de titres était moins de mode chez la haute nobleffe allemande, fi elle avait plus de goüt pour les fciences & les arts, fi elle connaiffait de plus nobles plaifirs que celui en chevaux , fuperbes voitures & nombreux domeftique, &c; fi elle favait acquerir quelque chofe de plus en France qu'une contenance roide , une attitude de piés compaffée, 1'art de perdre de bel air fa bourfe au jeu, un pitoyable jargon & certaines maladies de mode, elle ferait la plus heureufe claffe de mortels. Iudépendante comme elle eft, elle pourraic en tout fens faire le bonheur de fes fujets & en être adorée.: mais c'eft dont Ie grand nombre de barons * allemans fe foupie le moins & ne fent pas * II eft fuperflu peut-être d'obferver, que tout gentilhomrae alleman lors même qu'il eft comte, eft appelé fe*ron a Paris. Q'Ediiwr.*) le L E T T R E. 49 k prix. La nature s'en venge. Leurs terres s'endettent par leurs folies dépenfes a la cour, ainfi les refources tariffent peu-a-peu. Cette célebre Augsbourg n'eft plus abeaucoupprès, ce qu'elle fut jadis» 11 ne s'y trouve plus de Fugger & de Welfer qui ayent des millions a prêter aux empereurs. On ne faurait trouver dans cette grande & belle ville , qui eft du premier rang entre les villes de commerce d'Allemagne, plus de 6 maifons dont le capital excédat les 200000, ni 15 qui polTédaffent 100000 florins. Le gros des négocians, dont beaucoup veulent tenir équipage , fe traine avec un petit capital de 30 a 40000 florins, fait le marchand, 1'agioteur & le commiffionnaire, & le tralie recu fait qu'il eft trop indolent pour établir des fabriques. Quelques maifons feulement font un peu de change, & la route par le Tirol & les Grifons occafionne ici quelque commerce d'échange entre 1'Italie & 1'AUemagne. Outre ces marchands & agioteurs, Ie plus grand nombre d'habitans occupés font des graveurs, fculpteurs-en-bois & peintres. Mais leurs productions font pendant avec Ia quincaillerie de Nuremberg. II y eut bien toujours quelques geus a talent parmi eux ; mais ne trouvant jamais leur compte a leurs petits effais en faveur de 1'art, ils furent obligés de s'en tenir aux ouvrages de capucins pour ne pas mourir de faim. Ils fourniffent prefque toute 1'AIIemagne catholique de petits agnus &c», C 50 S I X I E M E pour les bréviaires & rornernent des maifons tourgeoifes. Quant aux arts, ce climat leur eft trèspeu favorable. Le baron préfére de nourrir chevaux, chiens, & un tas de domeftiques dont ordinairement il eftle fol,que des artifres, & fi toutefois ia mode exige de lui quelque petit facrifice aux arts, il n'aura pas de foi au talent de fes compatriotes. Ayant rarement lui-même du goüt & des connaiffances, il fe laiffe guider dans fon choix par le faux renom d'artiftes etrangers, & gémir fous 1'indigence le merite de fes compatriotes. II n'en eft guere mieux de ce point dans d'autres contrées d'Allemagne; car on laiffa aux etrangers de mettre en réputadon les' Mengs , Winkelmann , Gluck , Hafte , Haendel & bien d'autres, avant qu'on reconnüt leur mérite en Aüemagne. II s'eft bien cottifé ici fous la proteaion du magiftrat une académie des arts , mais qui ne parait, ainfi que fes patrons, avoir un plus grand but, que de former fous le npm d'artiftes de bons artifans, & de maintenir les fabriques de la ville. Le fénat enfanta aüfïï depuis quelque tems nombre de pareils projets a 1'avancement de 1'induftrie , auxqueis, chaque vue patriotique m'intéreffant, je ne pouvais d'abord qu'applaudir. Mais, que ne fus-je indigné, de voir en partie même les chefs de la ville faire échouer ces projets! La caufe de eet infenfé procédé eft en partie la forme du gouvernement. Les patriciens, gouvernant la ville conjointement avec une élite de Lettre, 51 ïiégocians en ariftocrates, ne peuvent le digerer, de voir prendre le deffits au plébéïen par les biens qu'il s'eft acquis par fon afiiduité. Dëpfimarft & perfécucant 1'induftrie dans fes atteliers par-une miferable jaloufie, als la prónent en Confeil par un patriotisme fimulé. Un nommé Schülin , qui a fait fa fortune par une grande fabrique de CQtton, en fournit un trifte exemple. Les millions qu'il a gagné par fon affiduké, le mettant a-même de vivre bien plus magnifiquement que les patriciens avec leurs titres vuides, il eft pour cela eu butte a la perfécution la plus infenfée. La principale caufe de cette pitoyable politique fe doit attribuer a la corruption de 1'enfemble; les neuf dixièmes des habitans étant la plus infame canaille qu'on faurait imaginer, toujours prête au moindre fignal a s'égorger par fanatisme; qui porte régulierement Ie dimanche fon gain de femaine au cabaret, & ne fe rappèle la grandeur de fes ancêtres, que lorfque la bière échauffe fa tëte. . J'aurais déja dü te dire, que le gouvernement eft compofé moitié de catholiques, & moitié de Iuthériens; quoique généralement parlant, ces premiers foient plus nombreux que les proteflans. — II eft abfolument impofïïble d'épuifer dans une fatyre tout les ridicules, que produit ici la haine ' de religion. Journellement tu peux t'attendre a quelque nouvelle fcene imprévue, qui te fait rire & jurer. On n'ótera pas une toile d'araignée d'un édifke public, que Ia religion ne s'en méle. Les C 2 52 S I X I E M E catholiques, qui naturellement ont la téfé plus chaude que les proteflans, tiennent ce qu'on nomme un controverfifte, qui a certains tems fait rire la moitié d'Augsbourg , & enrager 1'autre. Celui qui maintenant fait ce röle eft un Jé.fuite, & le meil- leur charlatan que j'aie vu de fon efpece. La gpnde indigence & diffolution du peuple le rend infenfible aux droits, qu'en vertu de fa conftitution primitive il devrait faire valoir. Le parti ariftocratique ne ferait pas fipuilTant, fi le peuple favait mieux prifer & fentir fa vraie conftitution. Mais la liberté de la plupart des bourgeois ici n'eft guere plus chere que les pugelages de leurs filles, que les chanoines de cette ville, dont les prébendes rapportent environ 2000 florins, achetent annuellement par douzaines. Le dixieme reftant des habitans confifte en quelques families patriciennes, parmi lesquelles il y a de jolies gens, & une douzaine de négocians, quelques artiftes & le clergé. Mais il regne entr'eux trop de fotte diffipation, que celui qui eft plus raifonnable n'ofe même tout-a-fait éviter, étant généralement recue, & trop de jaloufies perfonnelles, pour qu'un vrai patriotisme aétif puiffe germer chez eux. Cette ville, qui pourtant a bien 3 lieues de circuit, contient a peine 36000 habitans, dont tout le capital de rapport n'excéde guere les 15 millions de florins. Sa décaden- ce fe manifefte annuellement de plus en plus, & fi des circonftances très-favorables ne viennent a L E T T R E. 53 Ia fecourir , elle pourrait bien au fiecle prochaia ne contenir qu'un amas de gueux, dont les chefs paraderaient avec- les haillons clinquantés qu'ils auraient volés a leurs fujets. La ville eft vraiment belle, & 1'hótél - de - ville un des plus beaux édifices que jufqu'ici j'aie vu dans mon voyage; auffi dirait-on que le Magiftrat prend d'autant plus de foin d'en embellir 1'extérieur a mefure que fes forces intrinféques diminuent. La courtifanne ufe'e trompe bien encore par des charmes empruntés 1'étranger en paffant; mais en la voyant a fa toilette L'intendance des ba- timens publia depuis peu une ordonnance érnanée du fénat, que les gouttieres, qui jaillilTant auparavant 1'eau fur le pavé le gataient, feraient pratiquées dorénavant contre les maifons. Une fociété de négocians protefta contre, difant dans fa remontrance au fe'hat: „ que les Romains n'étaient pas juflement au faire de leur grandeur, lorfqu'ils conftruifirent la voie appienne,, Je ne fais fi le concipient le fit par dérifion. Ón dit communément: toute comparaifon cloche. Mais vis-a-vis des Romains, les béquilles des Augsbourgeois font certes trop frappantes. La ville recoit la plupart de fon eau potable du Lech, qui paffe a quelque difiance de la. L'ouvrage par lequel 1'eau eft diftribuée dans la ville, eft réellement admirable. La cour de Baviere pouvant lui couper ce befoin fi indifpenfable, la met, en la meuacant de cette cataftrophe, quelquefois C 3 54 SlXIEKÏ a contribution. Elle a de plus" encore d'autres moyëns en main pour tenir toujours rilluftre Coufeil dans une cenaine dépendance. Pour fe garantir de 1'oppreffion de cette cour, la ville recherche la proteétion de celle de Vienne , & fe rend par la auffi dépendante de ce cóté-la que de 1'autre; de forte que la politique du très-fage Confeil n'eft. qu'un jouet balotté entre ces deux cours. Le rniniftre de 1'empereur au cercle de Souabe réfide ordinairement ici, & garantit ü fa cour une influence continuelle. II s'y trou- ve auffi toujours des recruteurs autrichiens & prusllens, aux premiers desquels le Magiftrat de la ville témoigne une préference marquée. Dans la guerre de 1756, la bourgeoifie était divifée pour les deux cours, en deux partis égaux. Les catholiques regardaient l'empereur, & les proteftans le roi de Prufle comme leur dieu tutélaire, & la haine de religion manqua d'allumer une fanglante guerre civile. L'évêque, qui porte le nom de cette ville, mais qui réflde a Dillingue, a environ 200.000 florins de revenus* Adieu. L E T T R E. 55 V I I. AUGSBOURG. —— De tous les cercles de 1'empire celui de Souabe eft le plus morcelé. II ne compte que 4 principautés eccléfiaftiques'& 13 féculieres, 19 prélatures & abbayes immédiates, 26 comtés & feigneuries , & 31 villes libres,& impériales. Les princes nommés convoquans, font l'évêque de Conftance & le duc de Wurtemberg, dont le dernier feulement eft direfleur des affaires du cercle a traiter. Le mélange de toutes ces différentes formes de gouvernement, de feaes religieufes, 1'oppreffion des grands fur les petits, 1'intervemion de la cour impériale , qui en Souabe a différens domnines épars & indépendans du cercle , & qui, enfuite d'un, privilege affeélé a 1'archiduché d'Autriche, peut les étendre en différentes manieres; tout cela donne a 1'économie politique du païs & au cara&ére de fes habitans une affez fmguüere face. On voit dans plufieurs contrées en quelques ftations de pofte, contrafter la meilleure culture avec le plus grand dépériffement, un degré paffable de lumieres & de di£ C 4 56 Septieme cipline avec la plus craiTe ignorance & bigoterie, des veftiges de liberté avec ropprefïïon la plus marquée, 1'orgueil natiönal avec lé mépris ou Fïndifférence pour la patrie, & tous les rapports de fociété de la maniere la plus frappante. De fait, ce font les plus grands païs en Souabe, comme le Wurtemberg, la partie autricbienne & celle de Bade qui font les mieux cultivés. Toute la Souabe prefque 900 milles quarrés d'Allemagne d'étendue , dans lesquels on compte environ 2 millions d'habitans', dont plus que la moitié appartient a ces 3 fusdites maifons, quoiqu'elles ne poffedent pas a-beaucoup-prés la mi-part de tout le païs. Si les petits princes allemans favaient un peu fe borner, s'ils ne cherchaient pas a paraitre plus qu'ils re font', s'ils aimaient un peu plus leurs fujets, & qu'ils füffent moins infenfibles au doux fentimens de 1'humanité & aux charmes des Mufes, la petiteffe même de leurs états ferait leur bonheur. Malgré qu'un petit gouvernement ruffique doive pour différens befoins laiffer écouler bien de 1'argent, le rapport du païs pourra néanmoins en bonne partie, fi le Seigneur n'aime un luxe immodéré, a raifon du petit cercle être confervé dans une circulation beaucoup plus étroite & par-la plus avantageufe, en cas que cette petite cour entende fes intéréts propres & ceux de fes fujets qui en font inféparables, & faffe revirer la recette dans fes canaux refpeétifs. La plupart des feigneurs de L E T T K E. 57 cette contrée étant catholiques, & leurs fils eadets pouvant facilement entrer dans les riches chapïtres du voifinage , ilsn'ont guere a fe gênerpour des appanages. Plufieurs d'entr'eux-mêmes étant eccléfiaftiques, ne peuvent donc jamais par des enfans légitimes étre a charge a leurs fujets. Mais ici oü il eft queftioü de la félicité nationale , ces feigneurs ne peuvent être mis en compte. N'ayant point de liaifons de familie, ils ne fe regardent jamais, comme on fait, comme appartenans a leur païs, mais comme des commandans, qui -font Ia pour le mettre a contribution. . . Le peu de befoin qu'on a du militaire , la faeilité d'embraffer 1'enfemble, 1'éloignement de tous ces chamaillis politiques d'états plus grands, la certitude, que ceux qui les gouvernent ne peuvent faire les conquerans, pourraient, conjointement avec quelques autres rapports encore, être de quelque avantage a ces petites peuplades ,fi leurs chefs étaient de meilleur aloi. Mais je n'ai , les cours de Steutgard & Carlsrouhe ëxceptées, trouvé a ma grande douleur auv cune autre en Souabe, qui regardat le bonheur fes fujets comme de fon devoir. Les autres paraiffent s'imaginer, que le peuple n'exifte que pour eux, & non eux pour le peuple. Les financiers de ces feigneurs , dont j'ai connu quelques - uns très-particulierement, font une différence bien-effentielle entre 1'intérêt de la cour & celui du peuple, & quoique le fujet comme je te 1'ai déja dit, foit a 1'abri d'une tirannie outréeil ne 1'eil C 5 53 Septiemb pouitant point a 1'égard des adroites efcroquerie? des financiers. L'éducation de la plupart de ces feigneurs eft trop déteflable, pour qu'il en puille être autrement. Elle eft prefque généralement abandonnéeaux prêtres, foit a des moines, dont les connaiffances n'embraffent que leur froc, foit a des jeunes abbés qui ne font que fortir de 1'école, & qui par les parens de leurs eléves cherchent a faire leur chemin. Et quelle eft donc la moraie du jeune feigneur ? Le- moine 1'habitue a tenir 1'adoration de St. Franpois, de St. Benoit ou de St. Ignace, la commiffibn'de meffes fréquentes, les fcapuiaires, les rofaires, les aumönes aux cloltres &c pour fes plus effentiels devoirs, & a croire, qu'aveccela ou peut reparer nombre d'autres fautes', -— Et 1'abbé ? C'eft ordinairement un jeune homme, qui a puifé toute fa philofophie & fa moraie a 1'école des moines, accoutumé a ramper , faifant au befoin Ie laquais, & qui, craignant de perdre ia 1'avénement du jeune fire au gouvernement fon pain efperé , ufe volontiers de connivence dans les années les plus critiques de la jeuneffe. II eft bien a croire que 1'un & 1'autre n'auront pas manqué de dire au fire adolefcent, que c'eft un péehé de tuer les hommes comme des mouches , de voler fur les grands chemins, de faire enlever de leurs lits par des chaffeurs ou hufïars, les femmes de leurs fujets pour le chateau, &c Mais quant aux fentimens moraux plus délicats, L E T* T R E. comme les égards dus a tout ce qui tient a 1'efpece humaine, lë goüt pour des vertus plus relevées que celles qui lui font propofées pour modele dans les légendes; c'eft-ce qu'aucun de ces nieffieurs ne faurait faire naitre chez 1'éleve. Les cloitres & les écoles font-ils d'ailleurs les lieux propres a donner la connaiffance du monde, les nuances fines de nos devoirs, & fur-tout les qualités fortables a un bon prince? J'eus occafion d'aiTifter a un examen , que tint Je gouverneur avec les fiis d'un feigneur diftingué en Souabe avec beaucoup de folemnité. Les papens, fe diflinguant dumoins par leur empreffement a donner une bonne éducation a leurs enfans, de beaucoup d'autres maifons en Souabe, y prenaient une part fenfible, & y invitèrent tous leurs proches & amis. Le mentor qui était un bénédiftin, y convoqua auffi tous les prélats & prieursdu voifinage, afin de rendre fon triomphe dans 1'art de l'éducation plus brillant, qui manquerent d'autant moins de s'y rendre, qu'on pouvaita cette occafion' s'y attendre a faire ripaille. Les eléves étaient entreles 14 & 18 ans. On commenca d'abord par le' latin, & 1'ainé de ces jeunes gens lut une harangue latine, qu'on difait faite par lui-même, mais qui bienfürement était'de la facon de fcn mattra, ce que celui-ci donnait affez a entendre pendant la leéture par fes regards & fes mines. Le difcours était pétri de toutes les figures rhétoriques connues, & toutes les interrogations, exclamaC 6 6o Septieme tions, invections &e. s'adreflaient aux philofophes modernes, qui menacent la religion & la fociété en géneral de leur ruine. J'étais trés-attentif comme j'entendis par fois donner 1'aflaut a Voltairius & a RouiTeauvius, avec toute la fureurrhétorique pofïïble. Je ne pouvais concevoir quel mal p.ex. Roufïeau, dont la moraie a-tout-prendre eft excellente, furtout pour des fouverains, & qui dans ces païs pourrait opérer les plus falutaires révolutions pour 1'humanité, pouvait avoir fait a un jeune feigneur Souabe ou a fon gouverneur, qui dëcidémentne le connaiffaient perfonnellement,ni par ni fes écrits. Un de nos compatriotes, le maitre de langue de ces jeunes feigneurs , qui m'avait procuréjfc'entrée, me fit revenir de mon étonnement en me difant, que depuis nombre d'anrtées il eft de mode parmi le elergé de ces contrées, de prêter a Voltaire & Roufleau toutes les abfurdités imaginables, & d'aiguifer fur eux en chaire & toute autre occafion publique les pointes de leur efprir. . . Le difcours ayant été applaudi pertinemment, & les complimens finis de part & d'autre, on en vint a fhiftoire. La les 4 monarchies univerfelles paffêrent la revue, & les jeunes feigneurs nommèrent beaucoup de princes babyloniens , aflyriens, chaldéens, égyptiens, perfans & autres du monde primitif, fur lesquels on ne faurait dire autre chofe, finon que leur cendre eft mêlée avec la terre que nous habitons. Toutes ces monarchies tournaient autour du vieux teftament, L E T T R E. & furent dévidées fur le teinple de Salomon. La Grece fut dépéchée avec fes 7 Sages & leurs maximes, & il ne fut queftion ici de même que dans 1'hiftoire de Romerépublicaine, ni des grandes vertus, ni del'état de culture, ni des caufes de 1'élévation & de la décadence de ces peuples. Un payen ne pouvant aux yeux d'un moine avoir aucune vertu , ce fut précifément contre les lumieres & la philofophie de ces illuftres nations, qu'e'taient de'coche's tous les traits de Ia harangue. Toutcelane paraiiïait d'ailleurs être aucunement fenti du gouverneur comme maitre d'hiftoire. On ne trouva rien a dire fur l'hiltoire des empereurs, que leurs dix ou ving.t perfécutions contre les Chrétiens. Je ne fais au jutte fi on en nomina pas même davantage, quoique je ne fois pas , comme tu fais, abfolument neuf dans l'hiltoire romaine. On notnma tous les. martyrs poffibles a nommer qui fouffiïrent fous ces empereurs. II eft bien naturel que dans rhiftoire moderne on donna le principal röle aux ancêtres de ces jeunes feigneurs: comme ils fonderent des couvens& les doterent, comme ils furent aux croifades, &c. On continua enfuite avec la géographie, & ce fut de 1'Arabie , de 1'Abyflïnie , du Monomotapa^ de Ia Nubie, dn Monoemugi & des pais les moins connus qu'on fut Ie plus dire de cho'es. Aprés que pour échantillon d'arithtnétique on eut griffoné quelques petits exemples fur une table , on paffa enfin au dogme & a la moraie. Pour le coup on paria' dans 1'expofuion du premier C 7 6'2 Septieme tant des carafleres infaillibles de Ia fcule Eglïfe qui raene au falut, que j'aurais bientöt décampé. Je me ferais d'autaut moins attendu a de fi dures expreffions dans un pats oü la religion eft mixte, que la tolérance des feétes dominantes eft une des lois fondamentales de 1'empire. L'examen de moraie fe fit de Ia forte: Gouverneur» Quelles font les vernis cardinales? Premier eleve. La foi, fefpérance & la charité Gouv. Fai- tes-moi nakrela foi, comte Charles! Comte Charles. O mon Dieu je crois tout, &c. Gouv. Comte Max, faites moi naitre fefpérance! Comte Max. O mon Dieu , j'efpére tout, &c. Gouv. Comte Augufte, faites-moi naitre Ia charité: Comte Augufie.- O mon Dieu je t'aime, &c. Cétait tout-a-fait touchant pour les bons parens, d'entendre comme leurs enfans favaient par cceur la foi, fefpérance & la charité de leur catéchis- me Gouv. Quels font les vices cardinaux ? L'envie , Ia colere , la paiilardife , 1'ivrognerie , &c. Pour ce coup, les groffes faces rubicondes des prélats ne laifferent plus de me frapper, furtout un, qui avec une mine de Faune tenait fa main fin- les genoux de madame la comteffe Gouv. Quels font les péchés mortels contre Ie faint efprit? Douter d'une verité reconnue: perfifter dans une erreur reconnue, &c. Gouv. Combien y a-t-il de bonnes ceuvres, comte Charles? Comte Charles. Sept ; prëmierement nourrir ceux qui ont faim; en fecond lieu, abreuver ceux qui L E T T R E. 63 ont ibif; en troifieme , vêtir les dénués ; la quatrieme, délivrer les prifonniers, &c. Et ce fut la, avec les 10 commandemens de Dieu & les 5 de l'églife , tout ce qu'on avait a dire fur la moraie. Donc 7 bonnes oeuvres feulement, monfieur Ie comte! C'eft donc pour un comte de 50000 florins de rentes une oeuvre pie, 6 non un devoir, de nourrir celui quia faimi .... Monfieur Ie comte fait donc un ceuvre pie d'ou- vrir les prifons a fes filous! C'était pourtant a la lettre ainfi, frere, comme je te Ie marqué ici, fans la moindre exagération, ni diminution. II ne fut pas plus queftion des devoirs des fuperieurs envers leurs inferieurs, du doux plaifir de faire des heureux , de la coupabfe difïïpation de 1'argent baigné des larmes & de la fueur des fujets , de générofité , de douceur & autres chofes pareilles, que de connaiffances politiques & économiques dans la partie fcientifique de 1'examen. Le gouverneur eonduifit alors fes eléves en triomphe vers la multitude des fpeétateurs, qui les recurent avec un bourdonnement confus de félicitations. La proceflion pafla de la a table, oü je pus continuer mes obfervation fur l'éducation des jeunes feigneurs quant au point des bonnes manieves. Quoiqu'une certaine roideur grimaciere dans leurs mouvemens m'eüt déja frappé de prim'abo'rd; ce fut le maitre de langue, qui me fit toutefoisremarquer a tablele détail de'leursbelles manieres. Ici ils difpoferent très-méthodiquementcuii- 04 Septieme lier , fourchette & couteau de chaque coté de 1'affiette, paiTerent la fervieue tous bien également par leur plus haute boutonniere, fe tenant afïïs la bien roides, les mains fort pudemment aux cótés de fafïïette, a un empan de la table, ils favaient de plus avec le mouchoir fous la ferviette fe moucher d'une maniere fort iraperceptible. Pour les taffes ils les prenaient .avec le pouce & 1'index, étendant les autres doigts tous également & fort mignardement a 1'écart. Nul n'ofait parler, qu'en cas qu'on lui adreffat la parole. Etaient ils debout, ils devaient tenir les piés bien fermes, peu diflans 1'un de 1'autre & fur un même but, une main dans la veile, 1'autre dans la poche de 1'habit. Le maitre de langue m'apprit, que toute la familie & le gouverneur étaient intimément perfuadés, que perfonne a Paris ne fe tenait autrement a table, ne tenait autrement fa taffe ni ne fe mouchait autrement. Que fouvent il était tenté de rire au nez du bénédiftin de fes lecons dans ce genre, s'il ne lui était fubordonné. Lorfque ces jeunes feigneurs vont a 1'univerfisé ou voyager, c'efl ordinairement fous la conduite de leur gouverneur aétuel, qui leur fait envifager tout ce qu'ils voyent, avec fes vieilles lunettes monacales, & qui ente toutes les connaiffances, qu'en tout cas ils auraient recueillies, furletronc aride de fes anciens principes. Quelle préparation ne faut-ilpas, pour voyager avec fruit? Et lorfque le jeune feigneur héréditaire parvient enÊn L e t t r e. *5 au gouvernement de fes états, iront-ils alors mieux que maintenant ? Graces au très-fage deltin, ou a la toute-bonne providence , qui n'a' que trop évidemment la main dans 1'adminiftration des Etats! En confidérant la culture de ces contrées de la Souabe, & qu'on fait combien peu fes feigneurs font pour elles, on doit néceffairement croire qu'un puiffant génie les furveille , qui chaque fois répare en partie les maux que leurs fouverains y caufent; car fans cela on n'aurait jamais dit plus vrai qu'ici: Qiiidquid delirant Reges , plectuntur Achivi. Adieu. m 66 H U I T I E M E VIII. MUNICH. J'eus Iieu d'être affez content de ma compagnie de voyage d'Augsbourg ici. Le chariot de pofte était rempli de queiques théatins , qui , ftiivant leur regie ne vivent que de Ia providence divine * mais ne manqnent toutcfois pas d'avoir la bourfe bien garnie a tous événemens, & quelques marchands : tous gens buvant bien& bonsréjouis, les moines prouvant furtout par leurs procédés que le ciel de la Baviere leur était-très-paniculierement favorable. Sitót qu'on a paffé Ie pont du Lech il faut dire adieu au vin, & s'en tenir a 1'excellente bière bavaroife dont le pot ne coute que 3 creutzers. Les théatins favaient toujours d'avance en quelle ftation fe trouverait la mcilleure boifTon. Après avoir fait plufieurs bonnes rioles, nous entrames comme en chceur bachique, chantant & è grands ris dans la belle Munich. En arrivant de la polte a 1'auberge fe préfente devant moi une belle hoteffe, qui, me regardant affez fingulierement en face , caqueta plufieurs queftions de bricole auxqueües je ne pus répondre L E T T E I, 67 qu'a demi , faute- de connaitre 1'accent provincial ici. Les hötes queffionneurs m'étant infupportables, je lui dis unpeu rudement, qu'elle devait me dire fans détour , fi je pouvais avoir table & logement pour quelques jours chez elle ? Enfin elle me fit entendre avec quelque timidité , qu'elle m'avait prefque pris pour un Juif, & qu'elle avait fait vceu je ne fais plus a quel faint, de n'en jamais heberger aucun. Peu s'en fallut que je n'euffe repris le chemin de Ia porte;mais je me réconciliai pourtant le lendemain que ma trop grande barbe fut rafée, formellement & folemnellement avec la belle anti-juive, & me trouve maintenant très-bien chez elle. J'eus pourtant malgré nos fortes rioles chemin faifant ici affez de tems, pour remarquer que 1'agriculture ne parait pas dans cette partie de la Baviere être en fi bon état qu'en Souabe. J'ai vu nombre de villages en Souabe, qui pourraient palier pour des villes au prix de ces manfardes, que depuis mon peu de féjour en Baviere on m'a nommées pour villes, &. parrni ces villages il y en avait plufieurs, qui furpaffaient en nombre d'hommes les 6 premiers endroits autour de Munich três-difians 1'un de 1'autre, pris enfemble. Je ne connais point encore affez la cour & Ie païs pour t'en mander quelque chofe de pofitif. Je compte de féjourner affez de tems ici, & de te communiquer mes informations par orde. En attendant je fréquente affidüment ici !e théatre 68 HuiTIEME allemand, & me trouve juftement d'humeur a t'entrenir de 1'état de Ia partie dramatique de la littérature allemande, en tant que je la connais jusqu'ici. On s'appercoit déja a Strasbourg , quand on entend la langue allemande, que 1'Allemagne eft depuis quelques années attaquée d'une forte de fureur théatrale. De tems en tems les librairies font inondées d'une immenfe quantité de nouvelles pieces de théatre, de dramaturgies, d'almanacs de théatre, de chroniques & de journaux de théatre , & les écrits dramatiques font chaque fois au moins Ie tiers des catalogues de livres nouveaux. Je tiens moi-même 1'art dramatique pour Ie plus haut degré de la poëfle, tout comme la peinture d'hiftoire pour la plus noble partie de eet art. II. nous doit repréfenter le chef-d'oeuvre de Ia création , I'homme, dans fes diférens rapports de Ia maniere Ia plus reconnaiffable & Ia plus vraie. Mais 1'efpece d'hommes qui figure maintenant dans la plupart des drames allemans, eft de la plus grande rareté dans notre monde fublunaire, & fi toutefois il s'en trouvajt un par-ci par ia de cette efpece, Ia police du lieu, s'il y en a une, ne manquerait afliïrément point d'y pourvoir, en lelogeant aux petites maifons ou dans celle de corredtion. Imagines-toi , cher frere, les carafteres favorrs du public dramatique allemand font maintenant les amans frénétiques, les parricides, les brigands , les miniftres, maitrefles & grands feigueurs, qui tous L'ETTRE. 69 ont toutes les poches de leurs habits de deffus & deflbus toujours pleines de poignards & de poifons, les foux mélancoliques & maniaqués en tous genres, les incendiaires & les fofïbyeurs. Tu ne le crois peut-étre pas , mais c'eft pourtant bien vrai que je puis te nommer plus de 20 pieces oü des forcenés font les grands róles, & dans lesquels le poè'te a cherche fa force a peindre la de'ineiice. Mais que diras-tu fi je t'affure fur mon honneur, que le public alleman, autant que j'ai 1'honneur de le connaitre jufqu'ici, admire & applaudit le plus ces mêmes tirades oü 1'on fe démêne avec le plus de frénéfie? .... II eft des pieces, oü le héros tue fucceffivement tous les 12 ou 15 perfonnages qui font de jeu, en fmiffant cette bonne oeuvre par s'enfoncer lui - même le poignard dans le cceur. II eft de fait, que ces pieces dans les- quelles il entre le plus defrénéfie & d'aflafïïnats font les plus goütées , & plufieurs acteurs & actrices ne pouvaient affez me dire quelles peines il leur en coutait d'apprendre a mourir dans les différeus nouveaux genres. II y a des paffages, oü des perfonnes doivent avec des mots entrecoupés & en convulfion continue être en agonie pendant une demi-heure; & ce n'eft pourtant pas la une petite befogne que de foutenir comme il faut une telle mort. Je voudrais que tu vis quelquefois feulement un théatre alleman, fur lequel ily a4 a 5 perfonnes couchées a la fois par terre, dont 1'un joue fon agonie avec les piés, 1'autre H u r T I E M E avec les bras, cehiici avec leventre, & celui la avec la tête; & le parterre d'applaudir chaque mouvement convulfif. Après les poffedés & les aflaffins , les ivrognes les foidats & les guets tiennentle fecond rang au théatre allemand. Ces perfonnages font trop analogues au caraaere national, pour ne pas être bienvenus d'un fpeaateur allemand fur les tréteaux. Mais pourquoi 1'Allemand phlegmatique , & au caraaere duquel les violentes pafïïons, les entreprifes forcenées , les grands traits tragiques font aflez étrangers , raffole tant de poignards, d'empoifonnemens & de délires au théatre; c'eft dont je n'ai d'abord fu me rendre raifon. Le manque de connaiffances plus variées de la vie civile & de commerce du monde, pourrait bien de fa part du public en être une caufe. Les différentes claffes du peuple ne fe croifent pas dans les villes allemandes de tant de facons, que dans celles de France. Tout ce qui fe compte de ia nobleffe, & quand on ,en n'aurait que le nom, & tout ce qui fe dit attaché a la cour eft inaccefïible pour le bourgeois allemand. Ses connaiffances, fes perception des fituations de fociété, font donc beaucoup plus bornées, que celles de nos citoyens. II ne fait goüter quantité de relations dans la vie commune, que 1'habitant d'une ville moyenne en France fait prifer & fentir comme il faut. Avec cette infenfibilir$ pour les qualités fociales, avec cette incapacité de fentir les euchainemens & intrigues dans L E T T R E. ~t le commerce ordinaire de la vie, le citoyen allemand a donc naturelle.ment befoin pour s'entretenir au fpeclacle, de caricatures & fortes fecoufl'es, tandis que le Francais fe contente dans une piece de théatre d'un jeu de machine plus fin, aimant d'y voir repréfenter fon monde, parcequ'il le connait. Les pieces de théatre qu'on recoit de Saxe ne font pas fi extravagantes & monftrueufes, que celles qui fe fabriquent dans Ia partie occidentale & méridionale de 1'Allemagne, parcequ'il y regne fans doute plus de lumieres, de moralité & de fociabilifé dans les claffes bourgeoifes , & qu'on y fent conféquemment mieux les nuances des fcenes de la vie commune, qu'ici. En général, le public de ce païs tient plus de Ia populace qu'en France, & la popuiace, comme on fait, aime a-courir aux exécutions & aux enterremens. De la part du poëte , cette fureur tragique a différentes catifes. La plupart des auteurs dramatiques allemans d'aujourd'hui ont cela de commun avec le refte de la populace, qu'ils ne connaiffent aucunement les refforts & le jeu de la vie civile. Plufieurs d'entr'eux font des étudians, qui, fe - trouvant encore a 1'académie, ou en étant revenus que depuis peu, ont pris Ia fabrique des pieces de théatre pour leur métier. Puis les voilé s'enfumant derrière leur fourneau,oü fans la moindre connaiffance du monde i-'s vous rêvent la dans leurs nues de tabac un monde gigamefque, dans lequel ils puilfent agir a gré en createurs, & fans qu'ils doiveut a leurs HuiTIEME créaturès aucun ménagement ni éducation , aucune police ni juftice. S'étonnera-t-on donc s'il s'élance de ces nues tant d'hommes fans tête, & tant de monftres a tête. Ils cberchent a profiter de 1'engoiiment tragique du public , pour gagner leur pain avec le moins de peine poffible ; car il fera toujours plus facile, même fans mettre en compte farbitraire de 1'étrange, de faire une tragédie, qu'une comédie d'égale bonté. Une autre partie de ces fnbricans dramatiques fe laiffe entrainer par le goüt dominant. Le fait eft, qu'un certain Göthe, que tu connais maintenant fur quelques traduftions, parut il y a quelques années avec une piece, qui, quoiqu'elle ait de très-grandes beautés eft toutefois la plus extravagante qu'on vit jamais dans ie monde dramatique. Pour t'en donner une idéé1 il fuffira de te dire, que la révolte des pai'fans fous 1'empereur Maximilien, avec des villages en feu, des bandes de bohémiens & d'incendiaires les torches a Ia main, y font repréfentés au plus naturel poffible. Elle a pour titre Gcetz deBerlichinguen a la main de fer, & n'a au grand regret du public, malgré les différens effais qu'on en fit, jufqu'ici pu être repréfentée au théatre , parceque les fréquens changemens de fcene-, 1'immenfe quantité de machines & de décorations demandent trop de dépenfes, & occafionnent de trop longues paufes entre les adres. Göthe n'en eft vraiment pas moins un génie. J'ai lu & vu donner quelques autres de fes pieces de théatre, qui L E T T R E. fjj qui prouvent, qu'il fait auffi bien traiter les hommes qui , comme lui , marchent fur leurs deux jambes dans leur vie journaüere, que ceux a 1'inverfe. Je vis avec plaifir fon Er win & Elmire, très-jolie operette, & fon Clavigo, tragédie dom notre Beaumarchais, comme tu fais, lui a fourni le canevas. Elle ne manque pas non plus d'extravagances; mais, qu'eft-ce qui ne ferait pas permis a un génie ?.... Soudain le voila environné d'un effaim d'imitateurs. Son Götz de Berlichiöguen * évoqua comme une baguette magique, d'un feul coup quelques cents génies du néant. Infenfibles aux vraies beautés de 1'original ils chercherent leur célébrité a copier fidelement fes extravagances. Dans Götz de Berlichinguen Ie théatre ëhange a chaque afte: donc une bonne piece dut aumoins fucceffivemeut parcourir une'ville entiere , dés Péglife par les chambres de confeil & les cours de juftice aux places de marché, & de-Ia a 1'éehafaud. Comme Göthe prodiguait un peu les exécutions, les bourreaux foifonnerent au théatre allemand. Shakfpear, que Göthe apparemment avait pris par fant'ai- * On pourra juger en quelque forte de cette piece de théatre , de même que de Clavigo & de quelques autres alléguées dans ces Lettres , par la traduftion quevient d'en donner M. Friedel dans fon nouveau Théatre allemani, 12 volumes, 8°. Paris 1782 85; je dis en quelque forte , car on fait combien même Ia meitfcure traduftion perd. i'Editeur. D 74 il II I T I E II £ fie, ou peut-être dans Ia bonne intention de faire remarquer davantage ce grand poè'te a fes compatriotes , pour modele dans fon Götz; Sbakfpear dis-je, devint fidéle des poè'tes dramatiques allemans : non ce Shakfpear qui , comme Raphaè'1, favait failir dans 1'homme chaque accent fugace de 1'ame, chaque nuance dans les adtions, chaque exprefïïon des mufcles & des nerfs, chaque gradation dans les pafïïons, & les rendre avec toute la vérité poffible; mais ce Shakfpear, qui, faute de connaitre d'autres originaux & de culture convenabie , s'abandonnait fort négligemment a fes fantaifies, qui, s'envolant avec les ailes de fon génie par-deflus fiecles & zones, & pénetrc des objets préfens ne s'embarraffait ni d'unités, ni de bienféances. Un peintre d'hiftoire pourra être tres-fort dans I'expreffion des perfonnages ou parties détachées, & négliger 1'affemblage convenabie, ce qu'on nomme le clair-obfeur, & bien d'autres chofes; mais fi fon difciple cherche fa force dans 1'imitation de cette négligeuce, il eft vraiment bien a plaindre. Les regies ne font pot:r le genie pas des chaïnes d'efclavage. Ou il les portc en guife de guirlandes, avec légereté & grace, ou, fi méconnaiflant eet ornement il veut fe montrer dans fon état brut, il compenfera par 1'énergie démefuréé avec iaquelie il faifit fon objet, les ornemens negligés. Mais ces genies impétueux font trés-ra res, & aucunement faits pour 1'imitation des ma- Lette. e. «iercs. L'Angleterre n'a produit ckns ie cours de tant de fiecles qu'un Shakfpear; difons mieux, PEurope entiere n'en a produit qu'un. La plupart des enfans der arts ne pourront toujours parvenir a leur grandeur qu'a force d'étude, & les regies leur font la pierre de touche de 1'étude. Ce goüt ridicule, de vouloir briller par la *iégligence des regies, & des bienféances, par des extravagance.9 affeclées, des fituations étranges, des horribles grimaces, & par des mifèrables défiguremens a depuis ce tems-la infefté toutes les parties de 1'Allemagne littéraire & artifte. II fe trouve des jeunes foi-difans génies en nombre, dont chacun dans fon métier refpeétif, comme en mufique, en peinture, & en d'autres genres de poè'fie, fe croit plus grand a mefure qu'il s'éloigne des regies & qu'il négligé 1'étude. Les anciens penfaient la-deflus bien difFéremmént, & les ouvrages qu'ils nous ont lailTé, ne tomberont affurément pas par ceux de ces prétendus génies originaux. Virgile affimilak fes produftions au part informe d'une ourfe, qui ne fe faconue qu'a force d'être léchë, & ou s'appercoit bien chez Terence & Plaute, qu'ils n'avaient pas fini une de leurs fcénes durant une pipe. Tu fais que parmi nous, Shakfpear a depuis quelque tems aufli fes partifans. Mais ca n'arrivera pourtant pas de fitor, qu'on prendra fes extravagances pour regies; & bienqu' Arnaud ait mis chez nous en fcene les monfites, ils s'y font toutefois montrés trop Da > 7
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Ja N I U V S E M E
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Munich.
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V raiment tu exiges trop demoi dans ta Iettre. Je conpois bien qu'il t'intéreffe particulierement de connaitre cette cour & ce païs, paree que maintenant, fans mettre en compte nos anciennes relations avec la Baviere, la maifon palatine elr la plus puiffante en Allemagne après celle d'Autriche & de Brandenbonrg, ou le devrait dumoins être a raifon de fes forces intérieures, & que par fa fituat-ion elle pourrait dans certaines circonftances fe rendre fort importante foit a notre cour foit a i'impériale. Je ferai mon poffible; qnoique le tems que je compte de paffier ici foit trop court pour te fatisfaire entierement.
Cette cour eft envelopée d'un effiiim fi denfe, fi bigarré & fi reiuifant de miniftres, confeillers, intendans & commandans, qu'il eft bien difficile d'y pênétrer, & même d'y entrevoir. Je n'ai auffi pu faire encore connaiffance particuliere avec notre miniftre, qui fans doute fait fon monde. Je te Ia peindrai donc tant d'aprês les relations de quelques gens a£fez fürs, que fur quel-
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qctes peil d'obfervations que'j'ai faites , quoique k une certaine diftance. Car n'avons-nous pas pour la taxer , en tant qu'elle a de connexiori avec le païs, fes établiffémens publics & fes ordonnances.
L'élefteur eft du plus heureux tempérament. II a le caradlere doux , fociable, gai, point dé> fiant ni foupc-onneux , & fi peu fait aux coups d'autorité & aux violences, que lprfqu'ti s'agiffait une fois d'une réformation néceffaire a fa cour de Mannheim , & qu'ayant appellé le comte de Goldflein, homme réfelu, pour premier mmiftre a Dufiëkiorf, afin de mettre courageufement main a 1'ceuvre; il fit entretems un voyage en Italië , pour que ia rdforme ne fut pas empêchée par le» fuppüques & les plaiutes des congédiés , auquelles i! craignait ne pouvoir réfifter. Un malheureux hymen , dans lequel il ne put avoir des enfans, ie porca dans fa jeuneffe a quelques égaremens peu excefïïfs. II affeótïonna tant 'les enfans qu'ü eut du coté gauche, & leur mere, qu'il les fit comtes a grands frais. Son doux naturel & peut-être le fouvenir de fes écarts três-excufables, ouvrit enfuite fur 1'age le chemin de fon cceur a une forte de piété, qui en elle-même ferait falutaire au païs, fi elle ne donnait en même tems un libre accès aux prêtres & aux moines..
Quant a fes connaiffances il doit être affez verfé dai;s plufieurs fciences-, furtout dans les mathématiques, & parier Ie francais, 1'italien & 1'aa*ü 5
Sa
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glais. Mais fon fort font les arts. II leur a fait de trjs-grands facrifices. Ses orcheftres & fon opéra font, avec les roufiques de Naples & de Turin ce qu'il y a de mieux en Europe dans ce genre. Ses magnifiques êollections d'eftampes , d'antiquïtés & autres chofes, font d'éternels monumens de fa familiaricé avec les mufes.
Un Anglais lui doit avoir fait ce compliment a Mannheim: qu'il méritait d'ètre un particulier. On ne peut affurément rien dire de mieux fur le caraftere de ce prince. II manque abfolument de cette fermeté & réfolution, qui eft indifpenfable pour régénerer un païs auffi défolé que ia Baviere. Deftitué d'une jufte connaïiTance des hommes, fon bon coeur interpréte tout a 1'avantage de ceux qui 1'environnenr. Pour fes prêtres il les voit tous par ies yeux de fa reiigion & defa piété , avec laqueile ils n'ont pourtant dans le fond aucun rapport effentiel; voila comment il fe peut, que le plus aimable particulier ne foit pas Ie meilleur fouverain.
Si .je détourne maintenant mes regards du chef, pour les fixer fur celui qui a aprês lui, donc naturellement auffi fur lui le plus d'influence , je ne marche qu'en tatonnant, & ne fais qui prendre. Ici je trouve un grand maïtre de la cour, Ia un miniflre des finances, un chancelier, quelquesconfeillers intimes, un confeffieur & quelques femmes, qui entr'eux ont partagé I'influence & paraif feut s'être garnntis réciproque ment leur quote-part.
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Celui qui ponrrait confidérer Ia chofe au grand jour, & fuivre Ie fil de chaque intrigue jufqu'a fa fource, trouverait fans doute les vrais refforts de la machine de cour dans un froc & fous un cotillon, qui, moyennant les confeillers privés, le chahcelier & les autres meflieurs a croix & cordons ia font jouer a leur gré.
Au refte c'eft a notre cour même que nous avons eu affez d'exemples du train que va 1'économie des prêtres & femmes, iorfqu'on leur abanbonne le gouvernement de 1'état, bien que cesdernieres n'ayent ici pas une influence iinmédiate , quoique toutefois bien forte fur le fouverain,.Mai's jamais ne poufferent ils chez nous la chofe' a ce point comme ici, malgré qu'il n'y ait iel' poist de maitreffe, qui abforbat pour une fantaifie les dépouilles de plufieurs provinces, comme' il arriva a notre cour. II fe trouva pourtant chez nous toujours des patriotes réfolus, qui , s'oppo-fant a cette mauvaife économie, réparaient fouyent en partie les maux que d'autres avaient caufés. Mais a cette cour tu chercherais envain un patriote; ou fi tu en trouves un, fon patriotisme ne pourra s'exhaler qu'en foupirs fecrets & inutiles.-
Je ne faurais te marquer grand' chofe fur les principes dominans des gens de cour ici en général. L'intérêt perfonnel du moment me parait gtüder chacun d'eux; & s'ils ont des principes, ce font bien les plus fouples & accommodans du
monde. Si on pouvait juger la facon de pen-
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fer des (upérieurs par celle de quelques fubatternes de ma connaiffmce qui font en relation avec eux, plufieurs Grands de cette cour auraient adopté les plus monflrneufes abfurdités pour fyftéme politique: Comme p.ex. que la religion n'eft faite que pour le vulgaire , afin de le tenir en re-
£le- ' Que Ie courtifan devait en fuivre les pra-
tiques extérieures, mais cacher au peuple fon intérieur. Que ies hommes font naturellemem
méchans, enclins a la fédition, aux changemens, au murmures continuels, & jamais a contenter; que parconféquent on devait les tenir dans une bppreffion continuelle, & leur óter le pouvoir d'a,
gir. Que des grancjes iurnieres font miifib]es
au peuple. — Que les Grands ont reen leurs prdrogatives immediatement de Dieu, qu'ils n'en étaient donc point comptables au peuple, & audeffus de tous devoirs envers lui; &c. Mais, comme je 1'ai dit, ce ne font point Ia des maximes,^ mais de pitoyables déraifons, que quelques politiques itafiens ont mis les premiers en pratique , parcequ'ils avaient mal entendu le Prince de Machiavel, que ce célebre auteur a pourtant lui-même fi folidement & ciairement refuté dans fes remarques Jjir Ti te Live,
Juges donc toi-même fi cette cour eft guere en meilleur état que celle d'Efpagne & de Portugal. Le prince n'y peut, avec les meilleures intentions, rien opérer pour ie bien de fon peuple. Les voies, par lesquelles le fouverain doit communi-
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qner avec fes fujets, font fermeés. Sous le re» gne précédent le miniffre vendait publiquement les places, & maintenant elles fe donnent au jeu-. II eft nombre d'exemples, que des gens n'ónt pu obtenir la place follicitée , qu'après qu'eux ou leurs patrons avaient perdu contre certaines dames une certaine fomme au jeu. Tout eft a vendre ici. H y a 2 ans que quelques miniftres de cette cour auraient vendu a ia maifon d'Autriche Ia moitié de la Baviere, fi les cours de Pruffe & de Ruffie, & le mimftrè Hofenfels des Deuxponts n'eüffent empêcbé le marché. Tous les projets qu'on propofe au prince, n'ont qu'en petite partie la bonne caufe, mais pour Ia plupart le profit de leurs auteurs pour but.
Comment ferait-il pofïïble, qu'une cour püt être affez formée a cette politique & it ces principes néceffaires au bien du peuple & qui font Ia bafe d'un bon gouvernement, ou 1'on ne parvient autrement aux premières dignités que par une naiffance illuflre, les aüiances, 1'argent, les femmes & les prétres? —— Outre Ia débonnaireté du prince fon goüt pour Ie luxe ne tend pas moins vers 1'excès. La première lui fait croire que la cour doit un riche entretien a beaucoup de gens & fur-tout a Ia nobleffe, même quand ils ne contribu'eraient rien au bien de 1'état. Tandis que beaucoup d'autres gouvernemens fé donnent toutes les peines pour réduire les prérogatives non - fondéesde la nobleffe, & la forcer a ne fe diflinguer que D 7
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par des vrais mérites; cette cour fe fait un devoir de les bien nourrir dans leur fainte oifiveté, comme les grenouilles de Latone ou les oies du
capitole, aux dépens de 1'état. On s'occupe
maintenant du projet d'établir en Baviere/ moyennant plufieurs millions, une nouvelle branche de 1'ordre de Malie. Ce n'eft pas le mérite, mais la nobleffe feulement qui pourra prétendre a jouir de cette riche fondation. J'ignore fi c'eft le faint defir de travailler a la deftrufïion des Sarrazins 3 ou ^quelqu'autre prédilection particuliere pour eet ordre qui a porté 1'élefteur a cette idéé: mais ce qui eft certain, c'eft que les chevaliers pourraient emploier le tems qu'üs paffent pendant leur noviciat en mer, ou plutót au jeu & feftins dans file de Malte, beaucoup plus utiiement chez eux au bien de la Baviere. Quelque petit que foi: 1'avantage réfultant de cette nouvelle branche de 1'ordre de Malte pour 1'état, auffi fur 1'exécution de ce projet eft-elle arrêtée. On délibére feulement encore d'oü en prendre les fonds. Le
luxe du prince n'eft pas plus réfervé a 1'égard.des deniers de 1'état. Je pourrais pour t'édifier,' te citer ici de 1'almanac de la cour quelques cents emplois, dont toutes les fon.ftions refleraient pour to; un énigme *. Je toé borne feulement a te
* Les voici néanmoins pour ra curiofité du lefteur: 431 CbmMlam. 91 Vahts-de-cbambre & Inquais de
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dire, que cette cour tient pour fes 2 ou 3 bateaux de Rhin un grand-Amiral.
Tout, abfolument tout eft ici pour 1'étalage.
L'armée de la cour confifte environ en 30 régi-
cour. 3 Nains de cour. 2 Poëtes de cour. 27 Ecuyerstrancbans.
i8r Perfonnes qui doivent avoir foin de Ia ctrifine & de la table de la cour: depuis ie grand-mardchal de I» cour & les grands-queux jufqu'a la rclaveufe. 21 Trompette! de Ia cour.
178 Perfonnes ponr les Ecttries ■ depuis le grand-écuyer a la couverturiere.
20 Peiutres de Ia cour, entre lesquels il y a I titulaire payfagifte du cabinet de la cour. 131 Muficieur de la cour cffe&ifs , fans les fnbalternes ou fcrvans pour la mufique, copiftes, graveurs de mufique , &c.
52 Cbapelams de la cour. 21 Medeeins de la cour. ' 149 Cbnfeillers intimes, entre lesquels il y en a 91d'effeciif's, & 58 titulaires. 41 Secrétaires intimes; ó"p Enuoyés, Agens, &c. aux cours étrangeres.
146 Perfonnes au dicallere du confeil aulique : entre? lesquels il y a 92 confeillcrs, 54 nrchivaires, fecrétaires, chanceliftes &c.
96 Avocats, Comtes palatins & Nctaires a Munich.
246 Perfonnes dans le College de la Cbambre .des Finances de la cour: entre lesquels ie.7 Confeillers, & 139 autres.
22 Pour la Ceiifwc des livres, tant préüdent que confeillers.
60 Abbr.yes & Prémté"s, fans les Cliapïtrcs collégiatix.
rEditeur. •
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mens, qui, malgré qu'on foit a les completter ne fourniffent pourtant enfemble pas 18000 hommes. Les officiers en font aumoins le quart, entre lesquels il y a même plufieurs Cinéraliffimes.
Le grand nombre de tirrês & les veftes gaJonnées des habitans ici, ne fauraient même raffttrer un étranger qu'ils ne lui mendieront point. Avant été voir avant-hier la belle églife des Jéfuites, je m'agenouillai, pour ne pas avoir Pair d'un fpeaateur desoeuvré, dans un 'prie-dieu auprès de quelques autres perfonnes. Bientót s'approche de moi un homme, qu'a fon habillement j'aurais pris pour une perfonne de diftinaion, & qui, m'offrant une prife de tabac commenca aprês quelques remarques fur Ja beauté de Péglife , a me confier en détail fes befoins & a me demander I'aumóne, La même chofe m'était déja arrivée dans une autre églife avec une dame três-
bien mife. La poJice, qui prend tant de foins
de PiJlumination & propreté de la ville, fe vort bravée aux portes de la ville par les voieurs & brigands, & ne fait donner ni de 1'occupation ni du pain aux innombrabJes mendians ici.
Ce défaut de principes vrais , folides & conftans, cette bienveuillance apparente, cette confufion des affaires par Je trop grand nombre de ferviteurs inutiles, non-patriotiques & desceuvrés, font que les orJonnnnces de la cour font quelquefoi. contradiaoires. Quelques-uns de la cour auront peut-ctre lu en fommeillant Eeccaria, ou du-
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ffloins entendu parler de Ia diminutiofi des peine» de mort & de 1'abolition de Ia quefüon en Pruffe, Ruffie & Autriche. On affefta donc auffi ce
ton philofophique ici; mais il fe trouva bien-
töt en effet que ce n'était qu'affeclation. Les voleurs, affaffins & brigands augmenterent fi fort & fi fubiteinent , qu'on publia une ordonnance qui décela entierement combien la cour eft dénuée de vrais principes, & dans laquelle on difhit: „ que tout porté que foit le prince pour la clémence , & tout réfolu qu'il était d'humanifer Ia juftice a 1'exemple d'autres puiffances, il fe voyait pourtant forcé, de faire pendre, rouer, empaïer, brüler & donner la torture comme ci-devantfe-
lon toute la rigueur de la Carolina." Mais
pourquoi la mitigation de la juftice criminelle n'at'elle pas eu en PrulTe, Ruffie & Autriche ces fuites, qui ont renverfé ce nouveau fyftême en Baviere ? Par aucune autre raifon , que parceque ces dates puiffances fuivaient un fyftême férieux, mür & cohércnt dans leur gouvernement; tandis que chez cette cour ce fyfiême n'était que précaire , & que tout Ie refte de fon adminiflration n'était point aftorn a cette philofophie. On ne favait point ici, comme dans ces états-la, purger le païs de cette canaille vagabonde en occupant utilement les fainéans. On n'avait pas foia de détourner par une bonne éducation, en éclairant mieux les efprits, en corrigeant les mceurs, & par 1'encouragement au travail, les fujets du
po Neuvieme
vol &*de la rapine. Et fi tant eft que ia
cour eüffe dü facrifier quelque chofe a la populace desceuvrée pour fétablilfement des écoles & des maifons de travail publiques, ces 6 mitiions de florins, qu'on veut jetter pour 1'affhire de Malte, auraient bien mieux pu être employés a la confervation & correftion de tant de mille perfonnes. Ces fuperbes opéras, ces précieufes
coileflions de raretés, ces vaftes palais & jardins, cette foule innombrable de domeftiques brillans, tout cela ne reproche-1-il pas a la cour que Ia propriété de fes fujets eft en mauvaifes mains? — Je trouverai fans doute occafion a Berlin de te rappeller quelquefois cette cour.
Quant aux prétres ici, ils font aétuellement en diffention entr'eux. Ce font les mêmes partis, qui par leur animofité & leur acharnement mu. tuel firent tant de bruit en France. Les exjéfuites & leur fequelle ont un grand appui en la perfonne du confeffeur de 1'élefteur, 1'un d'entr'eux ; & a la tête des bénediains fe trouvent de très-riches prélats, qui moyennant leur argenc eherchent a fe frayer le chemin au cabinet par la vénalité des officiers & des dames de cour. Si je ne me trompe, quelques ims de ces prélats font même partie du corps des états provinciaux: mais, fous ce gouvernement qui eft fi jaloux de fon 'Tultanisme, & qui regarde les états provinciaux comme fes ennemis , ils ne font pas d'un grand poids, d'autnnt moins que la cour évite fi.
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ïong-tems que poffible la preflation d'hommage de fes états. Néanmoins on croit qu'ils auront encore le delftis fur les Jéfuites , 1'argent étant ici tout-puiffant. J'ignore ce que 1'état pourra y perdre ou gagner. Quoique les bénedictins foient toujours auffi bien moines, toutefois dumoins ne font-ils ni fi obfiinés ni fi intolérans que leurs ennemis de Ia fociété de Jéfus *.
Cette intolérance des Jéfuites qui n'a depuis longtems eu que trop d'influence fur le prince, a fait beaucoup de tort au Palatinat du Rhin. Les réformés font aumoins la moitié des habitans de ce pays, & ont pour garants plufieurs traités de paix & paétes publics. Dans chaque Etat ce font les
* Qui poufTent mflme leur intolérance au-dela de la vie; ear on mande dernierement de ces contrées -ce qui (bit:
L'exjéfuite Weinhart, ci-devant profelfeur en mathématiques i Infpruck, vient de préfemer une requcte ces jours derniers au gouvernement du pays. 11 demandait qu'en vertu d'un décret d'expeétance, a expédier de-fon vivant, il lui füt permis, après fa mort, de fe faire enterrcr dans Ia terre fépulchrale qui couvre les cendres des jéfuites, fes confrères, Sc non pasmi les prêtres féeuliers Sc autres prefaties de ce monde. La réponfe que lui a fait le gouvernement cadre parfaitcment avec la fingularité de cette demande: Elle porte, ,, que l'expédition préalable d'un pareil décret efexpeclance étant inufilée & fans exempïe , le fuppliant aura è comparaitre dans le tems que le dit décret pourra itre mis a exécution;" c'eft-a-dire, après fa mort.
l'Edileur.
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meilleurs citoyens, dont les principes de religiën s'accordent parfaitement avec la faine politique, & dont le clergé n'eft point en collifion avec Ie bras féculier: cependant ils font encore jufqu'a ce jour opprime's de toutes manieres, & la cour femble s'en faire un mérite d'extirper cette meilleuré portion de fes fujets, &, aveuglée par les fopbisraes de fes prêtres, la regarde comme 1'ivroie dans Ie jardin du Seigneur. Ces hypocrites mafquent leur efprit de perfécution de faux prétextes politiques, cherchant a perfuader au prince, que 1'unité de religion eft auffi effentielle a un état que 1'unité de fouverain. Je viens de lire un ordre du cabinet pour fupprimer une petite, jolie & trés-innocente piéce de vers contre 1'intolérance. On y dit, que 1'auteur cherche a introduire. dans la très-catholique Baviere un faimigondis de réligions très-nuifible a 1'état. Que la cour ne voit-elle, ou que n'a-t'elle des yeux pour voir les avantages qui réfultent pour 1'état de ce brouitlamini de réligions en Hollande , & quelle grande différence il y a a 1'égard politique entre 1'archi-catholique Baviere, & le pays qui compte plus de 30 feftes!
C'eft par ces mêmes faux prétextes que les Jéfuites contribuerent auffi beaucoup en France a faire revoquer 1'édit de Nantes. Ils habituerent Louis quatorze dés fa jeuneffe a regarder les rcformés comme les ennemis fecrets de la couroune & de 1'état, & imputerent a ces citoyens pai-
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fïbles eet efprit perfécutcur dont ils étaient entachés eux-mêmes. Notre cour a maintenant appris a reconnaitre *, que les jefuites étai.nt des ennemis plus dangereux pour la France que les refprmés: mais tandis que nous déplorons fi fort
* En attendant que les maifons de Bourbon mettent au jour ou ne mettent pas, les pieces judiciaires dans la fameufc affaire des Jéfuites, qui, grace au ciel! produifit leur abolition; il ne fera pas fuperflu de prouver par les preuves qui font dans mon pouvoir, que ce fut Ia ficiété la plus dangerepfe qui exiftat jamais. Cette pnblication meftrait fin fans doute, a la finefle jéfuitique avec laquelle ils attribuent leur abolition uniquement a 1'efprit de perfécution de ces dites cours. — C'eft un Jéfuite lui-même, Maycr, qui fit un extrait de quelques uns de leurs principaux crimes par tout le monde. Quelques horribles que foyent ces aftions jéfuitiques , & bienqu' on defirat pour riionneur de 1'humanité que cc ne füirent que des fiftions; il n'eft cependant que trop vrai, qu'elles ont toutes & d'autres bien plus criminelles encore , été prouvées il y a longtems , legalement & par des preuves judiciaires. Voici les miennes:
L'an 1547 le jéfuite Bobadilla fut chafle de 1'Allemagne, parcequ'il avait écric contre 1'Etat.
1560 Gonzales Silveira fut pendu en Monomotapa comme efpion portugais & jéfuitique.
1578 Tous les jéfuites furent bannis d'Anvers, pour s'être oppofés aux négociations de _paix.
iS3i Campian, Scefwin & Briant furent condamnês * mort, pour avoir été auteurs d'une fedition contre la reine EUfabeth d'Angleterre. On découvrit pendant
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cette faute, tandis que ies reformés peuvent efpérer de recouvrcr fous Louis feize Ie libre exer-
le regne de cette reine , cinq confpirations des jéfuites contre fa vie.
1533 Ils exciterent la Ligue contre Héhri trois en ■France.
1593 Le jéfuite Varode porta Barrière a lever Ie poignard contre Ie meilleur des rois. 1
1594 Les jéfuites furent chafles de la France, pareequ'ils avaient parricipé aux entreprifes d'aflaffin- de Jean Chatcl.
1595 Le jéfuite Guignard défendit dans fes écrits 1'aflaffinac d'Henri IV; mais on 1'arrêta & le men» en
159? On tint la congregatiën de auxiliis, afin d'cxaminer leur nouvelle doctrine touchant la gracc , oü Clement VIII leur reprocha publiquement a cette occafion, qu'ils mêttaient la confufion dans toute 1'Eglife.
159S lis gagnerent un fcélérat, lui mettant dans une main le Sacrcmcnt & le poignard dans 1'autre, & 1'engagerent ainfi a affaffiner le prince Maurice de Naflau , fur-qnoi ils furent chaffés de la Hollande.
.1604 Ils ne Ie dürent qu'a Ia faveur du cardinal Fréderic Boromé, qu'on les chafia feulement du college ie Brdida, & qu'on ne les condamna pas au. feu.
1605 On exécuta Oldccórn & Carnet, comme auteurs de la conoiration des poudres en Angletcrre; ils forcerent auffi 1'état de Vênife de les cUafler de tont fon territoirc comme des rebelles.
1610 RavaiUao tua Henri IV en Fitance. On fqupconna les jéfuiies de lui avoir conduit la main dans cottc fcélérateffe. Pour confirmer ce foupcon, Mariatu fit imprimer encore la même année fes principes
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cice do religion dont on les avait privés, tandis que Necker fournit dans fon pofte éminent un
fur Ia détronifation des fouverains & fon approbatiou du régicide.
1618 On chafla les jéfuites de la Bohème, pour avoir été perturbateurs du repos public , excité ie peuple i Ia fédition contre le magiftrat, infecté le monde de leur doftrine dangereufe de 1'infaillibilitc & du pouvoir abfolu du pape, Sc enfin femé de toutes facons la difcorde entre les membres de 1'état.
1619 Ils furent chaffés pour ces mCnies raifons de Ia Moravie.
1631 Ils fouleverent par leurs cabales Ie Japan, & firent couler des fiots de fang par tout eet empire.
1641 Ils exciterent la miférable difpute fur le Janfénisme, qui a couté Ie repos Sc le bonheur a tant d'honnêtes fanatiques.
1643 Ou les bannit de Malte pour leurs vices Sc leur cupidité.
1Ö46 Ils firent une tranqueroute a Seville qui réduifit plufieurs families a la mifere; Sc ils ont joué plufieurs fois de ces fortes de tours.
1709 Leur indigne jaloufie ruina Port-Royal, les morts furent déterrés, les murailles démolics.
1713 lis obtinrent a Rome cette bulle Umgenitus, qui leur fervit de prétexte pour caufer tant de maux, parmi lesquels on peut compter a bon droit les 80000 lettres de cachet, qu'ils obtinrent en France fous le plus doux gouvernement contre les plus liqnnêtes gens. — Le Jéfuite Jauvency s'avifa la même année de mettre dans un hiftoire de fon ordre les régicides au nombre des martyrs.
1723 Pietro Ie Grand ne fait trouver do meUIcure
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exemple public combien notre cour eft éloignée de 1'efprit jéfuitique, on ne continue pas moins
fiireté pour fa perfonne & 1c repos de fes états, que d'exiler les Jéfuites.
i-=8 Berruyer changca en roman les livres de Moïfe, & fait dire les plus grandes fottifes aux patriarehes.
1730 L'infame Tournemin a Caen dit pnbliquement en chairc dans une églife chrétienne : que la bible n'était pas Ia parole de Dieu. Dans le même tems Hardouin commenca auffi a enfeigncr fon ridicule & facrilege fcepticisme.
1731 On fouftrait l'infame Jéfuite Girard par des protcdions & dc 1'argent a fa punition trop meritée.
1743 L'iudigne Benzy fonde en Italië la fccte des Mammillaires.
1745 Pion infultc le facrement de la pénitence & de la Cene, & jette aux cliiens le pain béni.
1755 Les Jéfuites engagcnt a une bataille & commandent les habitans du Paraguay contre leur legitime fouverain.
1757 Un fcélérat attente a la vie de Louis XV. Cet homme fut élevé chez les jéfuites, qui lc protégeaient & 1'cmployaient dans leurs affaires. La même année ils impriment de nouveau un de leurs auteurs qui favorifc le régicide; ainfi ils denneet la même conduite que 1'an 1610, & dans la menie occafion.
1 58 Se fit 1'aflaffinat du ïoi de Portugal, fous Ia conduite des jéfuites Malagrida, Mathes & Alexandre.
i?59 lis furent tous cliaffés du Portugal.
1761 Fut 1'époque en France, oü, après que les jéfuites fe furent emparés dc tout le commerce de Ia Martinique &r eurent rendu malheurcufcs tant de per-
fon-
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\c\ d'exelure les réforme's méme des moindres emplois d'état, & de les vexer de toutes les facons poffibles.
fonnes-, la grande banqueroute du prêtre la Valette & fa conduite haterent leur expirlfiou de la France. Enfin ils furent encore trouver en
1774 Un imime- aflez zelé & fcélérat en la pcrfonne
du Cardinal Rezzonico, qui comme 1'abbé Benzi
le fit publier dans toutes les gazettes empoifonna
Clement XIV pour avoir aboli leur fociété. ,
Et malgré cela les Jéfuites tiennent encore les loges fuivantes ici a Munich:
1) A la falle-des-bourgeois chez 1'exjéf. Scbmidt, préfident de Ia congregation bourgeoife.
2) Dans la maifon du banquïer Nocker.
3) Chez le eurc de 1'églife du Sc. Efprit.
4) Chez le curé de la Collégiale, Scberir; Ex'éfuite.
5) Chez le chapelain de la cour Frank i Exjéfuice & Confeifeur de 1'Eledleur.
6} Chez lc curé de la garnifon.
7) Chez le comte de Salet-en,
8) Chez le chancelier des états provinciaux, oa loge I'exjéfuite PTólfinger comme bibliothécaire.
9) Dans la maifon du négociant JDufib, oü loge 1'esy jéfuite Schoenberg.
10) Dans la maifon du chancelier d'Etat baron de Kreitmayr, oü fe fait Yexequatur de tout ce qui a été forgé dans les Loges ci-dcfilis.
II vient aufii de mourir a Munich une dame de qualité, aveugle depuis long tems, Sc qui tenait maifon ouverte pour tous les Jéfuites depuis leur abolition. II y en avait toujours deux ou trois logés chez clle,& fa maifon méme s'appelait a caufe des fréquentes'aUemblées E
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La nature venge toujours fes droits violés. Les hérétiques perfécutés quittent le Palatinat & vont défricher les déferts de PAmérique feptentrionale, pendant qu'une grande partie de la Baviere refte inculte , & cette cour ne pourra avec tous fes projets de finance réparer les torts qu'elle fe fait par fon intolérance. Adieu.
«les jéfuites , Ia Loge-Jéfuite. Elle avait une fortune confidérable, qu'elle legua la plupart aux dames dites anglaifes d'AItencetting, (fonddtion feloti la regie de St. Ignace). C'eft fous cc prétexte que les Jéfuites fürént efcroquer par des moyens qui leur font propres, ce
bien. . . . Enfin il n'eft pas douteux que Ie
changement de religion de la reine Chriftine n'ait été éffeftué par les jéfuites. Dans tous les pays les Jéfuites ont des afiliatlons fecretes: Vlmag-e primi Saeculi Sec. ji-'. publié par eux-mêmes en 1641 indique, qu'il y avait alors feulement dans la contrée d'Anvers 12000 d'ajjiliési mais c'eft fur-tout en Suede qu'ils eurent depuis leur fondation des relations fecretes. Jacques Typotius, <\\\\, comme on- le peut croire par fes Emblemata & Hagiograpba était fecretement jéfuite, fut appelé en Suede a la fin du feizieme fiecle comme confeiller dü roi. II écriVit la une Iliftoria Snecica, pour laquellc il fut condamn'é a mort. On lui fit fur des interceflïons , grace de la vie, & il entra a la cour de 1'empereur Rodolphe fecond a'Prague, qui était, comme onfait, abfoluinent entre les mains des jéfuites.
Au refte je refervc pour la fin de eet ouvrage entr'autres pieces recv.eillies pour fervir a cei Lettrés, une authentique & peu connue en France, touchant la renaijfancé «ies Jéfuites 6c Fur-tout dans Ia Rufiie-Blanclie , &c.
rEditeur.
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Munich. —
J'eus, il y a quelques jours, une bien longue & très-vive converfation avec un de ces peu de patriotes, qui déplorent ici en fecret le fort de leur patrie. Nous vinmes a parler dè 1'empereur Charles fept & de cette guerre de Baviere counue. Je düs fouveut déja me laiffer reprocher que notre cour avait alors trorapé indigneraent celle-ci, & que la guerre aurait tout autrement tourné a 1'avantage de la Baviere, fi nous en euffions ■agi plus loyalement. Cet ami m'en fut encore dire bien des chofes : comme nos armées avaient laifle attaquer a leur face les troupes bavaroifes fans fe remuer; comme les fubfides ne furent point payés; comme nos mtniftrès prolongerent la guerre au détriment de la Baviere par des grandes promelfes qu'ils n'aquittaient point; avec combien d'ufurpation ils en agirent fur le territoire de Baviere, &c. Je ne pus que lui concéder tout cela en partie; ne fachant que trop dans quel mauvais état fe trouvait notre miniftere dans ce tems!a , fur-tout lorfque les d'A...s parvinreut aii E »
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gouvernail. Je favais, que, le minifire de Pruffe d'alors ayant fait au notre a cette cour-ci ces mêrnes reproehes, & celui-ci voulant s'excufer en difant que nos miniftres étaient des fots, le premier lui répliqua: ce ne font pas des fots; ce font des Coquins. Mais anfli ne favais-je pas moins par quelquesuns de nos vieux officiers qui avaient fait cette campagne, & qui étaient três-au fait de la fituation de cette cour, que les courtifans ici étaient de bien plus'grands fots & coquins que les notres; que lYmpereur fe mettait beaucoup plus en peine de fon rofaire, de fes chiens, prêtres & maitreffes, dont il laiffa prés de 40 enfans *, que
* A-propos de ceite féeondité, il me revient une anecdote qui, quoique ancienne, a affez d'intérèt pour .trouver place ici.
„ lienri, fccond du nom, étant a Ratisbonne, & y faifant une partie de clmfle, invita Babon, comte d'Aremberg, a s'y trouver, mait fans aucune fuite. Celui-ci avait, de deux femmes qu'il avait époufées, huk filles vivantes, & trente-deux garcons bien-faits, & en -age dc rendre quelques fervices a eet empereur. Croyant devoir profiter de cette occafion, & ayant bien équipe ces trente-deux fils, avec un domeftique pour chacun, fort bien montés, il les mena au rendez-vous pour Ia chafle. Henri , furpris dc ces foixante-quatre cavaliers, appeila Babon, & lui uit: qu'eft-ce donc que tout ce monde, Babon ? ne vous avais-.;e pas prié
de venir feul? Seigneur, c'eft A quoi je me fuis
conformé, & je n'ai pris pour m'accompagner, qu'un Jfeul domeftique. —- Qui font donc ces geus dont je
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des affaires de 1'état; que fes domefb'ques cherchaient plus a flatter fes paffions & fon humeur, qu'a favorifer le bien de 1'état: comme entr'autres un comte qui lui fit marché de fa propre niece, & qui par finfluence qu'il acquit par-la, fit échouer tous les bons confeils des vrais amis de Penipereur. Je favais, que nos miniftres ne trouverent ici d'abord perfonne qui eüt affez de connaiffance des archives & des affaires , pour être employé avec fuccès aux négociations; que les fubfides, arrivant d'abord de Verfailles exaaement, étaient difïïpés par des vauriens , que le nombre en compte des troupes bavaroifes n'était jamais complet, & que la plupart des officiers & les
vous vois fervi? Ce font mes trente-deux fils,
necempagnés de chacun un valet, & qui ne veulent vivre que pour vous fervir , ainfi qu'a fait leur pere. J'ai peu de bien pour les élever convenablemcnt a reür qualité; & j'ai cru que votre majefté pourrait leur en faire. Je puis même afiurer qu'ils font heureufement nés, dignes, en un mot, du fang & de la réputation de leurs ancêtrcs; & fi vous trouvez digne de votis le préfent que j'ofe vous en faire, vous pouvez le regarderder, a partir de eet infiant, comme le propre bien de votre majefté.
Henri agréa avec plaifir 1'oiTre du bon vieillard, donna de 1'emploi a tous les freres, s'en trouva bien, & nombre d'illuftres families d'Allemagne fe font honneur aujourd'liui de tirer leur origine de ce comte Bafeon- PEditear,
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tréforiers empochaient enfemble pour leur particulier la moitié de la caiffe militaire. Je favais que 1'empereur, malgré qu'il en eüt grand befoin, ne put qu'a peine être porté a mettre a contribution lés riches cloltres , encore moins a rétablir par leur fuppreffion fes finances, & a donner plus de poids a fa couronne ébranlée en fe mettant en poffeflion de quelques principautés eccléfialüques du voifinage.
Mon bon ami fe vit donc obügé de m'avouer, que la Baviere fut en grande partie caufe elieïnême fi les chofes n'allaient pas a fouhait. De tout tems cette cour fe trouva fous 1'influence de quelque démon en capuchon, embrouillant fa politique , pillant fon tréfor, & placant des fots & des traitres a la- tête des affaires. Tandis qu'une des plus petites maifons d'Allemagne fut s'élever a une grandeur formidable, malgré qu'elle eüt des obftacles prefque infurmontables a combattre, cette ancienne & puiffante maifon-ci düt voir les limites de fes vaftes poffefïïons fe refferrer de plus en plus-, quoique même toutes les circonftances favorables fe réunirent a 1'élever bien haut fi elle
eüt écouté la faine politique. Qui aurait dü
s'y attendre, que lorfque 1'éleéteur palatin fut élu roi de Bohème , fon propre coufin , le duc de Baviere contribuerait le plus a lui öter la couronne, & a renforcer encore davantage aux dépens de fa maifon la beaucoup plus puiffante Autriche, ce dangereux voifin de la Baviere? Main-
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tenant Ia Bohème ferait reünie a Ia Baviere & au
Palatinat, & Péleéteur aétuel un roi puiffant.
Dans la paix de Weflphalie , les membres de la ligue prot'eftante furent, en fe mettant en poffeffion des principautés eccléfiaftiques de leur voifinage, bien s'indemnifer des grands frais de la guerre de Suede; mais la Baviere, qui avait combattu au dernier point pour le pape & la maifon d'Autriche., fe crut bien affez payée avec ia dignité éleétorale & le haut- Palatinat, qu'elle ne put pourtant acquérir qu'aux dépens d'une autre branche de fa propre maifon, & négligea la meilleure occafion de prenure poffefïïon de 1'importante principauté de Sakzbourg, avec laquelle elle a maintenant tant a démêler; de la principauté de Freytlngen , fituée au fein de fes états, & de beaucoup d'autres évêchés limitrophès; combattant ainfi, aveuglée par de faux principes de Ffeligion, toujours contre fa propre grandeur.
Ces guerres, qu'elle s'etl pour ainfi dire frites a elle-mème, Ia guerre de fuccefïïon d'Efpaj ne qui fiitvit peu aprés, & ceüe de 1'emperettf Charles fept ont porté a cette maifon des plaies, dont elh aurait pu guérir, fi ces mêmes chimères de religion ne 1'eüffent aveuglée & rendu infenfiblc a fa propre condition intérieure. Mais mainteuant elles fuppurent encore , & offrent a fobfu-vateur le tableau trés-dégoutant d'un cotps public eRtierement infirme.
On crut, que pendant fon long & paifible réE 4
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gne 1'électeur précédent aurait liquidé la plus grande partie des dettes de 1'état, mais on vit a 1'avénement du prince afluel que Pon s'était bien trompé. Quelque peu des plus anciennes pré-' tentions était bien payé; mais on avait fait parcontre un trés-grand nombre de nouveaux emprunts. La prince n'ayant abfolument aucune idéé de fes finances, les abandonna a fes domeftiques intérelTés , content fi ou fuffifait a fes chaffes fomptueufes, & la cour d'aujourd/hui ne ferab!e non plus difpofée a retrancher a caufe de fes dettes rimmenfe dépenfe pour fes opéras, &c. qui doivent pourtant monter a peu prés a 25 millions de florins *.
Je ne pus voir fans frémir , dans mes excurfions d'ici, les vefliges des horribles dévaffations de la guerre dans ia campagne. Dans toute cette grande Baviere, on ne trouve hors la capitale , pas une feule petite ville de quelque impotance; car tu ne croirais pas, quels méchans
* On trouvera dans 1'ouvrage anthentique: Neuefie Staatskünde von Deutscbland mis outhentsfchen Qtiellea, gr. 8°, Vienne (ƒ«« Francfort') 17S4 & fuiv. , un état des finances de la Baviere pendant dix ans, favoir de '"53 a 1772, avec un tableau de la recette & de la dépenfe qui cn 1776 furpafiait la recette de 76000 florins ; enforte que pendant ce tems de paix la Baviere a contrafté pour 4,183,307 florins de dettes, tandis que les autres provinccs d'Allemagne ont fait des épargnes.
V&dittur.
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marïoirs font ce Landsberg, ce Wasferbourg, ce Landstrom & plufieurs autres qui fur la carte paradent comme des villes. Ni Ingolftadt, ni Straubing, ni aucune des plus grandes villes après Munich ne compte felon toute probabilité plus de 4000 ames; & il n'y a que 40 de ces villes de province en tout, tandis que fuivant les papiers publics la Saxe en contient prés de 220, quoiqu'elle ne foit pas plus grande que la Baviere. Par-tout on eft frappé du manque de population, & par-tout regne encore parmi le peuple cette diffolution, dont les armées en guerre infeftent ordinairement une province. Les bralTeurs de bierre, les cabaretier.- & boulangers exceptés, tu chercherais envain un bourgeois riche dans tout le pays. Tu ne trouves pas la moindre induftrie, ni parmi les bourgeois ni les payfans. La fainéantife & la mendicité paraiffent palier ici pour la plus heureufe condition de 1'homme.
En déduifant ce qui ne fait pas partie du cercle, la Souabe eft environ fi grande que le duché de Baviere avec le haut-Palatinat, & 1'une & 1'autre comprennent environ 729 milles quarrés; car, ce que la Baviere a perdu par Ia paix de Tefchen , lui fut prefque compenfé par la réunion des principautés de Neubourg & de Sulzbach. Les états du cercle de Souabe comptent toutefois aumoins 1600000 ames, pendant que dans un dénombrement on n'en trouva dernierement que u 80000 en Baviere.
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La partie méridionale de ce païs eft trèsmontueufe , & pourtant plus propre a 1'agriculture qu'on ne le dit communément dans les géographies. Plufieurs vallées dans ce grand amas de montagnes ont le plus excellent fol , & dans un de leurs coins un cultivateur éclairé & induftrieux, le feul que j'aie trouvé de fon efpece, a recueilli 16 fois fa femaille de froment. Le diftrict depuis la capitale jufqu'au Danube & a 1'Inn a cependant d'un bout a 1'autre , le meilletir terroir labourable , qui eft entrecoupé ca & la par différentes chaines de collines couvertes de bois. Le haut-Palatinat avec la partie du duché de Baviere au-dela du Danube eft un amas prefque continu de montagnes, qui s'éléve peu-a-peu depuis le Danube jufqu'au Fichtelberg & aux monts de la Bohème , mais qui toutefois eft auffi très-fufceptible d'une grande culture. Une bonne partie de ce païs fi favorifé par la nature refte déferte depuis les guerres pafl'ées. Je vis quelques grands diftrifts, que les habitans nomment marais, mais qui ne font pas fi vafeux ni fi fangeux que les terreins a tourbes & marécages en Hollande & d'autres païs. On y voit encore fur plufieurs les anciens fillons, & on a des preuves plus qu'il n'en faut, qu'ils étaient cultivés, & qu'ils le pourraient facilement être de nouveau. Une autre partie de la Baviere eft encore couverte de fombres forêts fuperflues^ & une troifieme eft fans néceffité toujours en friche. II eft plus que vraifem-
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blable, que le pays eft a peine a moitié bien cultivé.
On divife ici les payfans en 4 claffes: en gros-ptiyfans, qui ont trente arpens de terre; en demi-payfans, qui en ont quinze; en quartenaires, qui n'ontque fept arpens & demi,& en locataires,,qui n'en ont point du tout. Les premiers Iabourenr avec § chevaux , & fe n'omïöent folitdtres', paree que leurs fermes font trés-éloignées des Villages» Plufieurs de ces ferines coinprennent une étendue d'une demi-lieue tant en longueur qu'en largeur, & fes polTefieurs ont Jouvent befoin de 12 a 15 chevaux pour leur labourage, en comptant 2 chevaux par charme, ce qui eft pourtant trop en quelques endroits, & trop peu en d'autres. On compte en tout 40000 mille de ces folitudes. Les-
païfans de la feconde claffe labourent avec 4, & ceux de la troifieme avec 2 chevaux. Les locataires travaillent a la journée pour les autres, & labourent en tout cas leur peu de bien avec 1'actelage des autres.
On ne peut point inférer ici la grandeur des poffefïïons du nombre des attelages. Les meilleurs champs reftent fouvent en friche pendant 4 a 6 & plus d'années, felon que 1'ufage repu la commodité ou le caprice du propriétaire le veulent, Comme on n'a aucune idéé de Ia culture des prés & de la nourriture du bétail dans les étables, on en donne Je manque d'engrais pour prétexte. — Mon bon ami avec lequel j'eus tant a difpuccr E 6
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fur la guerre de Baviere défendit auffi trés-förr en cela fes compatriotes. Car il foutint que IV griculture ne pourrait abfolument être fur un meiileur pied dans fa patrie: paree que la confomma'tion au-dedans & le prix des grains n'étaient pas affez confidérables, & que celle-la ne pottvai* guere être augmentée par des manufaétures, tousles fleuves de la Baviere coulant vers PAutriche„ cette première d'ailleurs ne pouvant jamais pour les produftions de Part entrer en concurrence avec les états héréditaires de cette maifon, & le débit par d'autres cótés étant difficile par le défaut de fleuves navigables *. Quels fophifmes pour pallier la négligence & la diflblution de fes compatriotes! Ce ferait malheureux fi les fabriques ne pouvaient profpérer fans fleuves navigables. La plupart des manufaétures de la Suiffe fe tranfportent par charroi; car, ce qu'elle débite par le Rhinne peut être comparé avec la quantité de mar.chandifes tranfportées par terre-a Francfort, Leipzig &c. dans tout le Nord, & par tous les cótés dela France & de Phalie. Mais la Baviere ne débite encore rien dans 1'étranger. Suivant les regies d'une bonne économie, on devrait premierement voir ce qu'on pourrait épargner avant de penfer aux moyens de gagner quelque chofe de
* On allégue ces mêmes raffpns faibles pour colorer le raanque d'jnduftrie en Baviere dans un journal dece pais. Ü'mteur.'y
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Pétranger. L'épargne eft déja gain, & même le plus f'ür. Combien d'argent ne fort- il pas de ce païs pour des draps, dn lainage, des toiles, des huiles de lin & de naver.Ee, du tabac, du cuir & prefque une infiuké d'autres articles, pour la préparation desquels la nature lui fournit même tous les moyens? Combien n'épargnorait-on pas par-la, que de perfonnes ne pourrait-on pas occuper par ce moyen , combien n'augmenterait-on pas la confommation" intérieure des grains & 1'agriculture.
Mais la cour & Ie peuple font aveuglés fur leurs
véritables propres intéréts. II s'éleva depuis
plufieurs années en Allemagne un grand bruit de population, de manufaétures & d'induftrie, lequel étant aufiï parvenu jufqu'a cette cour, elle fe mit donc de même a affefter la proactrice de 1'induflrie. Saus confulter la nature , fans examiner quelles produftions de 1'art feraient les plus néceflaifes & par quelles on pourrait ie plus conferver d'argent au pays, on ne chercha qu'a favorifer celles qui font le plus d'éclat & qui fur le catalogue du luxe figurent en premier. Malgré 1'extrême difette de tant de chofes de première néceffité on établit des fabriques de porcelaine, que la cour regarde comme une lotterie pour le peuple & qu'elle ne peut main tenir que par toutes fortes de rit fes. On érigea des manufaétures de tapiiTeries, d'étoffes riches & de foie, & épargna dumoitis au païs la dépenfe pour les. chafubles des prêtres; E 7
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& les habits de gala des dames de Munich , tandis que la plupart des païfans fe doit vêtir de drap étranger.
On n'a qu'a s'inftruire de 1'état des Douanes de ce pays pour fe convaincre qu'on n'entend rien ici aux vrais principes d.e 1'économie politique. Lorfque le gouvernement éclairé de 1'Autriche ent rédigé fon fyftême d'impöt felon les regies d'une fag.e économie, les financiers de ce pays-ci ftirent bien aifed'avoir trouvé dans 1'exemple de ce premier, un moyen d'accroitre confidérablement les revenus du prince. On fingea donc ce fyftême autrichien, fins favoir toutefois que les impots fiir-l'i'raportation des marchandifes étrangeres ne font autre chofe que des amendes, & que la diminution de'leur produit ne doit pas être moins agréable a un fage gouvernement, que celle des peines burfales des chambres de juftice. Le fyftême d"impöt autrichien était-lié a ce grand plan , qui tendait a toutes forces, a annulier autant que poffible par Ie moyen de fon induftrie intérieure, 1'iinportation des marchandifes étrangeres avec 1'impot même, & a diminuer par le renchériffeinent Ia confommation des objets de luxe les plus fuperflus qu'on tire de 1'étranger. Mais ici, au lieu de prendre a 1'exemple de 1'Autriche, le tarif de douane pour renfeignement comme on pourrait encourager 1'induffrie au-dedans, & 1'engager a la fabrication des artxles qui enlévent le plus d'argent au païs, ici 0:1 regarde les douanes comme une four-
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ce abondante , dont on doit piutót aider le débóuclié que le fermer!
Je ne t'aurais pas ennuyé fi long-tems avec ces points de i'A B C de féconomie politique, fi je n'avais eu a te prouver avec quelque détail qu'on ne fait pas même ce premier ici.
Adieu.
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ï\_ien ne ferait plus intéreffant qu'un tableau de carafleres & de mceurs bavaroifes de la main de Hogarth. Quoique'les extrêmes ne foient auffi pas rares en Angleterre, les earicatures cependant, comme il s'en trouve en Baviere, furpaiTent tout ce qu'on peut voir dans ce genre. Tu fais, que je ne fuis guere peintre, & fi je te donne le propre d'un Bavarois par abftraétion , il ne pourra naturellement avoir la vie , que Hogarth lui aurait pu donner dans un groupe, ou Shakefpear dans une fcene dramatique. Pourtant j'effayerai ce que je puis.
Pour procéder méthodiquement car tu ne
croirais quelle maudite méthode s'eft emparée de moi en toutes chofes depuis que je refpire fair alleman — je m'en vais, avant que de paffer a la décompofition de fa fubftance intelleéluelle t'ana-
tomifer le corps d'un Bavarois. Généralement
parlant le Bavarois eft grand de corps , nerveux & charnu. On trouve quantité d'hommes fveltes & bien-faits, qu'a tous égards on peut dire beaux. Les joues rouges- fe voieut plus raremetu ici chez
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les hommes qu'en Souabe , cette différence venant probablement du vin & de la bière.
Mais le propre d'un Bavarois eft une tête fort ronde, le menton feulement un peu pointn, un gros ventre & le teint pale. On trouve par-fois les plus grotesques figures du monde, a pr.nfe bouffie, courtes jambes trapues & étroites épaules, fur lesquelles leur groffe ronde tête fur ün col court fait le plus fingulier effet; & voila la forme dont le Bavarois tient ordinairement, s'il doit être plus ou moins caricature. Ils font un peu lourds & pefans dans leurs mauieres, mais leurs
petits yeux marquent affez de malice. Les
femtnes a tout prendre , peuvent être comptées parmi les plus belles du monde. Quoiqu'elles tirent aufil le plus fouvent fur fembonpoint, leurs chairs furpaffent toutefois le plus bel incarnat qu'un peintre ait jamais fait. Le plus beau blanc de lis eft oü il faut délicatement nuance de purpurin comme par les graces. Je vis des jeunes païfannes d'un teint & de chairs fi déiicates, qu'on les aurait dit tranfparentes au foleil. Elles font d'ailleurs très-bien-faites, & ont plus d'aifance & de vivacité dans leurs mauieres que les hommes.
Dans la capitale on s'habille ala francaife ou 1'on croit dumoins être mis ainfi. Les hommes rechcrchent encore trop le ctramarré & les couleurs bigarées. L'habillement des payfans eft rebutant. Le principal ornement des hommes eft un long & large portc-chauffes, fouvent très-fingulieremenr brode ,
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auquel les cliaulTes font attachées négligemment afin de laiffer un libre jeu au ventre, comme piece principale d'un Bavarois. Les femmes fe défigurent avec leurs busques baleinés, reffemblans exaclement a un entonnoir, & qui , dépaffant beaucoup la poitrine & les épaules font coupés enhaut • de niveau , de forte qu'on ne voit rien du contour des épaules & du col. Ce busque roide eft plaqué par-devant de grandes pieces d'argent, & furchargées de grofles chaines du même métal. Les meres de familie, ou les ménageres-, portent un grand trouffeau de clés avec un couteau a une courroie. qui pend prefque jufqu'a terre.
Quant au caractere & mceurs de Bavarois, les habitans de la capitale ne peuvent que différer beaucoup de ceux du plat-païs. Le caractere des Municois refterait pour moi un énigme, même fi
je demeurais encore plufieurs années ici. Je
crois pouvoir affurer avec fondement qu'ils n'one
point de caractere. Leurs mceurs font auffi
corrompues qu'elles doivent l'être dans un tourbillon de 40000 perfonnes, qui ne vivent que de la cour, & qui pour la plupart font désceuvrées a fes dépens.
II y a bien parmi I3 haute nobleffe, comme par-tout, des gens formés & trcs-comme il faut; mais en général elle ne fe diftingue en rien de la populace dans toute 1'étendue du terme; fans fentimens d'honneur: a moins que les grands titres avec les croix & les cordons ne le donnent ex-
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elufivement; fans éducation ni aótivité pour Ie bien de 1'état, fans Ie moindre patriotisme, & fans aucun fentiment de magnanimité. La plupart des maifons, dont plufieurs ont 15 a 20 & quelquesunes même 30 a 40 mille florins de revenus, ne favent employer leur argent autrement & ne connaiffent d'autres plaifirs que de manger, de boire, de facrifler a 1'amour & de jouer. Auffi le jeu a-t-il déja bien ruiné ici de bonnes maifons. Celui actuellement a la mode parmi les courtifans s'appèle zwicken, c. a d. épincer ou écorner; mais depuis que le miniftre des finances Ilombefeh. iconte fi furieufement les penfions, ils le nora-
ment hombefcher. Plufieurs dames de cour
ne connaiflent hors du lit d'autre oecupation que celle de jouer avec leurs perroquets, chiens & chats. Une des premières dames ici, que je connais, tient une grande falie pleine de chats, & 2 ou 3 camerieres pour les fervir. Elle converfe des demi-jours avec eux, leur fert fouvent ellemême du café & des bifcuits, & les pare tous les jours différemment felon fa fantaifie. -
La petite nobleiTe & les officiers propres de Ia cour font tourmentés d'une miférable manie de titres. Avant 1'arrivée de 1'électeur régnant ici, il y foifonnait d'Excellences , de Grandeurs & de Monfeigneurs. Le ridicule de tous ces titres choqua cette cour, parcequ'ils n'étaient point d'ufage a Mannheim. II parut une ordonnance , quidétermjna diflinclément, & qui désormais on don-
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nerait le titre d'Excellence, de Grandeur & de Monfeigneur. Ceux qui furent démonfeigneurifés & déexcelkntifés par cette ordonnance & particulierement leurs femmes , en furent prefque au défefpoir. Pour la première fois alors on fe plaignit ici de tirannie, dont on paraiffait avant n'avoir aucune idee, & la cour eüt öté a ces grands Seigneurs leur pain, 1'honneur & la vie fans s'attirer ce reproche.
Le refte des habitans ne vit que pour la gogaille & le fervice de Cythère. Chaque foir les rues retentiffent du bourdonnement des bombances qui fe font dans cette infinité de cabarets, qui par-ci par-la eft accompagné d'un tympanon,
d'une vielle ou d'une harpe. Pour peu qu'on
veuille vivre en homme de maifon on doit avoir fa maitreffe; les autres. roulent les lieux ptiblics a bon prix. II n'en eft pas mieux de ce point dans
la province. Quelques recrnes étant vennes
joindre dans la guerre de Baviere un corps francais , qui était cantonné dans les environs d'Augsbourg, un Gafcon demanda a un de fes compapatriotes qui avait déja fait une campagne en Baviere , comme on s'y arrangeait pour un certani befoiu: oh! lui répondit celui-ci, tu trouves ren Baviere le plus grand b....l du monde. En voici a Augsbourg 1'entrée, & la a Paffau la porte de der-
niere. Je tiens 1'anecdote d'un vieux officier,
& quoique d'un Gafcon, ce n'eft cependant aUurément pas une gafconnade.
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Le campagnard eft de la plus grande mal-propreté. Quand on voit a quelques lieues de la capitale les maifons des païfans, on a peifie a croire de la plupart que ce font-la des demeures d'hommes. Plufieurs ont la mare devant les fenêtres de leurs chambres, & ne peuvent la paffer que par-deffus des planches pour entrer par leur porte. J'aime encore mieux les toits de chaume des campagnards dans quelques provinces de France, que ces méchantes cabanes des payfans Bavarois, dont les toits font chargés de groffes piefres, afin que Ie vent n'emporte les bardeaux. Quelque trifte qu'en foit afpect, quelque bon marché que les clous foient dans Ie païs, & bien que les grands orages arrachent fréquemment des demitoits, pourtant Ie payfan moyenne ne fe porterat-il même pas a faire clouer comme il faut fes
bardeaux. En un mot, Ia négligence eft Ie
premier trait d'un Bavarois , depuis la cour jufqu'au dernier des habitans.
Une bigoterie non moins grande contrafte encore affez fingulierement avec cette extréme nonchalance & diffolution. J'entre dans un uoir
cabaret de village, qui eft enveloppé de nuées de tabac, oü jé fuis prefque étourdi en entrant par le tintamarre des buveurs. Peu-a-peu mes yeux percent cette épaifle fumée & je diftingue au milieu' de 15 a 20 ivrognes le curé ou diicre du lieu, dont 1'habit noir eft auffi fale-que les fouquenilles de fes ouailles. II tient comme les au-
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tres une rafflée de cartes de la main ganche, & les jette de la droite avec autant de fracas comme eux fur la table craiTeufe, en fefant trembler toute la chambre. Ils fe difent les plus grofies frijurès , & je les crois dans le plus rude combat. Mais je vois enfin par les rifées qui interrompent quelquefois ces juremens & cette pefierie, que tous ces f....s verrats & b....es de chiens &c. ne font que des bonnetades entr'eux. Chacun ayant vuidé fes 6 a % pots de bière, ils demandent encore run après 1'autre au cabaretier un coup d'eau-de-vie, pour la clóture de la panfe comme ils difent. La bonne humeur les quitte , & je vois fur tous les vifages & dans leurs geftes de plus férieux préparatifs au combat II commence. Le curé ou diacre s'efforce en-vain de les contenir. II jure & fulmine enfin fi forc que les autres. Pour le coup 1'un s'empare d'une cruche pour la jetter a la tête de fon homme, 1'autre leve Ie poing fermé, un troifieme arrache les piés d'un efcabeau pour en calfer Ia tête a fon ennemi. Tous ne refpirent que Ie carnage & la. mort. A 1'inftant voila vêpres qui fonnent.
„ Ave Maria , b s de cochons*" leur crie le
curé ou diacre; & tous Iaiffent tomber leurs in'flrumens meurtiers, tirent leurs bonnets, & joignent les mains pour prier leur avé. Ca merappelait cette fcene de Don Quixotte, oü, dans Ia grande bataille pour le casque de Mambrin & le bat d'ane , fe repréfentant la confufion dans Ie
L E T T R ï, I I neffe.- Ce manque de tendreffe conjugale & domeftique eft une des caufes principales fans doute, ■que les habitans de cette ville ont fi peu de fenti» ment moral.
II eft vrai, chaque chofe a fon "bon & fon mafi» vais cóté. Si 1'efprit national ici manque d'énergie & d'effor, fes vices font tout auffi petits & faibles, que fes verrus. Oh n'entend rien ici de M
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ces fcenes tragiques, qüi font fi fréqoentes aLondres, Naples & même a Paris. Des filoux, fripons, banqueroutiers, voleurs, difïïpateurs, maquereaux & maquerelfes font prefque les feules efpeces de prifonniers que fon trouvé ici! L'autrichien n'eft: pas même aflez fort pour un vol de grand chemin, car je ne 1'attribue pars abfolument aux années nombreufés de fempereur, que cette efpece de délinquants eft fi rare ici. Un Saxon, que je conuais, cc, qui voyage déja depuis plufieurs années dans les pays autrichiens , ne peut fe rappeler, d'y avoir jamais entendu parler d'un duel. Je vis hier une fcene, qui caraciérife également fort les habitans & la police de cette ville. Un monfieur, qu'a fon exterieur on aurait dit de confidération prit en pleine me querelle avec un fiacre. Des 600 fuppóts de police, qui font répartis par la ville, le plus prés accourut aufïïtöt. Le monfieur commenca a injurier trés-fort : Le fiacre ne manqua pas de rendre chaque injure avec forte ufure. 11 y ent la fcene la plus ridicule , que j'aie jamais vu. Chacun voulait au milljeu des injures perfuader la grande multitude des fpeciateurs-, qu'il avait raifon. Leurs mains toüfriaient donc continuellement dans leurs expofitions de 1'un a 1'autre autour de leurs nez, ma-is chacun üfant d'une précaution extraordinaire & impoflible a un 'Francais, Anglais ou Itaiien, a ne point toucher la pointe du nez de fon adverfaire , car c'eft ,celui qui donne Ie premier coup, qui füivant la
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'löi eft puni fans rémiflion, quelque tujet que f autre lui puiffe y avoir donné. Le fupp'ót de ja police était-la fans mot dire, & fuivait fixément des yeux les divers mouvemens des mai.ns des éhampions. Soit que firn n'eüt touché que la pointe du chapeau de 1'autre, c'aurait été un coup, & la garde aurait arrêté le batteur. La fcene dura p'alTé fin quart d'heure, & finit par la rifée des rpeclatêurs. On en vient ici très-rarement plus loin qu'aux injures entre des partis querellans, & pour les injures chacun y eft muni au mieux.
La cour n'a gaere a craindre de fèdition dans fa capitale. L'hiftoire de Vienne connait généralement fort peu de ces fortes de fcenes. Les proteftans occafionnerent bien vers le commencemenï du dernier fiecle r.ne petite fermentation, mais maintenant on n'a pas a craindre la moïndrë chofe, qui réffétnblat a un tumulte public. Le Viennois eft trop énervé pour cela. Parcontre il. ne connait non plus ce vif fentimcnt patriotique, qui fnfpire tous les Londrois & Parifiens, lorfque l'hon< neur de la nation & de la couronne eft tntéreffé dans quelque événement. Les étais des provinces francaifes & la ville de Paris ont fouvent donné gratuitement en tems de guerre plufieurs millions' ala couronne, & il s'eft feit dans nos cafés plus d'une föis des collectes, qui fuffifaient a la conflruction & ii 1'équipement d'un vaiifeau. de Kgae. Les états autrichiens ne fournifi'ent que, peu d'exemples infignifians de cette efpcce.
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La fubordination elt ici fe feul resfort de rétat je n'ai pn encore découvrir ici le moindre veftige de cet -amour de liberté des Anglais., ou de ce point d'faonneur, qui dillingue nos compatriotes. La fierté, qui regne dans'l'armêe autrichiênne, eft trop iudividueile, pour qu'elle puiffe être un fentiment avantageux a 1'étar. C'eft a cet ardent orgueil national, qui Ibrfile plutöt pour tout 1'étar que pour leur honneur perfonnel dans le fein de nos compatriotes, que nous en fommes redevables, de ce que même nos voluptueux demi-épuifés favent s'arracber du fein de leurs amies, pour fe préfenter devant le canon des ennemis avec une bravoure, que ceux ei même ne pnrent s'empêcher d'admirer chaque fois. Nos foldats deviennentpar cette inTpinuion des poëtes patriotiques, & les chants, qu'entonent même en tems pe paix entr'eux une troupe de camerades, expriment pour ia plupart des fentimens de courage, d'honneur & de fierté nationale, & les éloges de leurs chefs, j'entendis les foldats généralemeut peu chanter dans ce pays, & ce qu'ils chantaient, n'étaient que de-s poliftbneries grofiïeres. Je ne doute cependant pas, que malgré ce ehant une arméê autrichiènne ne battlt de nos tems une frarcu'è; mais je te parlerai de ca a Berlin, oa le lieu y eft plus convenabie.
• Un état, qui ne fubfifte que par ia fubordination, fuppofe de la faibleffe dans les membres en particulier. La grande fubordination n'infirmak
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point Ie caractere cks Spartans, parceqn'elle n'était pronremcnt pas 1'ame de 1'état, mats feulement un moyen de défendre la liberté & 1'honneur de la nation, pour laquelle les cceurs lacédémoniens brfilaient. Les loix de la Grande-Bretagne font féve^ res, 6c il y a parmi fa marine une fubordination , qui ne le céde point en exaétitude a la pruffienne. Mais la ponctuaiité & cette foumifiïon n'étouffe-rent point les grands feminiens du Breton, paree qu'elles ne font pas les principaux resforts de fon gouvernement. Aucun peuple n'a limité avec plus de fang-froid le pouvoir de fes rois que le brittannique, & il n'y a pourtant aucune nation qui foürniiTe de tels excmples d'amour filial & de facrifiees pour les perfonnes de plufieurs d'entr'eux, comme on en trouve beaucoup dans l'hiftoira d'Angleterre. Le fentiment du Breton pour la liberté n'eft pas moins vit pour la perfonne du roi, fi celui-ci ne touche point a fct confticution , & qu'il témoigne pour elle de 1'attachement. Tandis quê le fujet d'un état, qui n'eft gouverné abfolument que par la fubordination , prend un caractere énervé, le Breton conferve fa force auffi iong-teins que dure fa conftitution.
Les Grands, il eft vrai, ne paivent, fi l'envia de régner eft leur pafïïon dominante, regarder 1» force de caractere chez leurs fujets que comme le plus grand obftacle a leur efprit impérieux, & ne 1'envifager conféquemment que comme leur ennesie naturelle, lis doivent y être intéreffés, a faireM 3
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de leur Etat dans le fens propre du terme une machine, qui n'a pour arae que leur libre vonloir, & d'öter toute 1'ènergie aux resforts fubordonnésde cette machine. Le machina/, auquel l'art de la guerre s'eft de nos jours élevé ou dégradé, exdut toute la bravoure perfonnelle , & rend fuperflu ie courage des individus d'une armee. La remarque d'un de nos plus grands écrivains eft même vraie en quelque forte, qu'une pareille machine d'c!tat ait, fi toutes les jointures y corrcfpondent comme il faut, d'autant plus durable & d'un.. plus grand ufage , que chacune de fes parties en particulier fera plus fatble au moral; mais je n'aime point- faire partie de cette machine.
Le gouvernement ici parait compenfer en quelque forte cette diverfe contrainte par une adminiftration impartiale de la juftice,' par une fureté générale & en favorifant les plaifirs de fenfualité publics; ceux de 1'amour exceprés. Le moindre dómeflique peutêtre fur, qu'on lui fera jtifice vis-a-vis de fon maitre , celui ci füt-il même un des premiers de Ia cour. La police eft fi furveülante & aétive, que les plus fubtiles filouteries même ne lui echappent fouvent point en ce qu'elle fait recouvrir au propriétaire fes effets. Prefque tous les chateaux & jardins impériaux font ouverts aux plaifirs du public. La cour a fait du Prater & de \'Augavtcn les plus belles promenades publiques des grandes villes de 1'Europe. Les fpectacks jooMeot de ta proteélijn particuliere de la
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cour, qui par tout fait voir, que la contrainte dans laquelle elle tient fes fujets,-eft plus une fui' te de principes erronés que d'un penchant a foppreflton. Mais je préfére , malgré cette quantité _ de divertiffemens, malgré ce bel ördre & cette
fureté qui y regnent, d'être peutêtre ca te
parait il paradoxe ■ ■ parmi les Anglais a Lon-
dres, quoique je n'y fois pas fi für comme ici, de ne pas être attaqué de nuit en rue. J'aime toujours mieux un Vauxball, düifent mème les verres brifés me voler autour de la tête, que ces paifibles goinfrades , poculations & jeux dans le Prater, oü chacun fans doute eft fur, qu'on ne lui tordra pns un cheveu. Les combats de taureaux des Efpagnols, les batteries des Trafteverini a Rome, les querellc-s de nos gentilshomm.es Sc officiers , le boxen des Bretons font fans doute des defordres politiques, dont on ne voit rien de pareil ici; mais des defordres, je crois, qui font inféparables d'un caraftere national plus fort, que ne 1'eft celui de ce pays. Je feu dirai davantage par le premier coucieri
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^\mlitót que Jofeph fera feu! a Ja tête du gouvernement, il fe fera ici une révolution , qui ren* dra les habitans aftuels dé]a méconaaifTables dansJa prochaine gênératfon. II eft philofophe dans le ▼éritabfe fens du tenue, malgré qu'il ne fe mcttepas comme fempereur llodoiphe fecond, a obferver avec un Tycho Brahé les adres. II aime les hommes, & fait les- apprécier. Je ne connaispoint de monument public, qui fafle plus d'honnetir a un prince, que 1'infcriptiön fur Ia porte de 1'Augarten: Lieu de plaifir voi é d tous les hommespor leur ami.. I! eft le plus grand ami de tout cé qui s'appelle vertu civile, & fes principes de gouvernement font inimiment plus républicains, que ceux de la plupart des ètats d'aujourd'hui, qui fe difent républiques. Mais les fentimens de madame fa mere font trop peu aflbrtis a fa philofophie.
Le beau cóté de cette princeïïe eft fans doute fi brillant, qu'a peine on en peut remarquer le fsible. Ces défauts lynt dans Ie caraftere da-
XXIII.
Vienne.
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meftique de trés peu de conféquence & même af. mables en partie; mais c'eft un malheur pour' 1'humanitè , que même les moindres faiblefles des fouxferains puiffenr influer fur le bonheur de leurs états, & que les plus petits défauts perfonnels foient fouvent les plus grands viees politiques.
On le voit encore chez cette célebre impératrice, qu'elle était une beauté. Son corps a depuis plufieurs années a combattre' quelques infirmités; mais tous fes traits annoncent encore une forte conftitution & un tempéram'ment violent. Je la vis pour In, première fois dans 1'églife des Auguftins, oü elle célebrait une viaoire, & la reconnus aufïïtöt, .,on tant a caufe de la reffemblance avec les portraits, qüe j'ai vü d'elle , & qui a raifon de fon age avancé ont perdu beaucoup de leur vérité , que plulót' par le regard majeftueux , qui doit frspper tous ceux, qui ont 1'honneur de fapprocher. Elle a les paffions les plus fortes, &'jamais pourtant celles jüftement, auxqueiles la nature donna le plus d'empire & auxqueiles fou tempérament parait le plus être fujet, n'ont elles pu la féduire au moindre exces. Elle eft peut-être le' feul & plus grand exeinple d'une fouveraine, fur laquelle 'la raifon & la religion aient eu plus depouvoir, que rhiftinét naturel d'un fort tempérament & les féduftions du pouvoir abfolu. II eft probable que 1'amour eut beaucoup de part auchoix de fon époux. C'était un des plus aimables cavaliers de fou tcrns,& parfaitement partagé deM 5
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Ja nature, pour gagner la faveur d'une dame. Elle le porta exaflement a faire fon devoir de chevaher-, mais elle ne fe permit aucune vue équivoque fur un autre objet, que celui que la religion lui diftit d'aimer: C'eft inutilemetit que la chronique . fcandaleufe cherche des anecdotes dans le cabinet de cette grande princelfe. Elle fut 1'époufe Ia plus fidéle entre mille & cent-mille. Dix enfans bien, & robuftes, encore vivans, dépofent, que fon époux lui rendaitpleinementfon amour. Après i mort elle renonca avec une fermeté héroïque a toute jouiffance de 1'amour, & fit vceu, de lepleurer éternellement, ce qu'elle tient inviolablement. Elle eft eneore toujours en deuil fans bijoux ni ernemens. Qui ne s'étonne pas, lorfqu'ii 'connait fcs hiftoires des Elifabeths, ,C. . . . & de tant d'autres fouveraines ?
Mais ce même ardent amour caufa pourtant bien des heures inquietes a fon époux; la jaloufie ne peut que s'emparer d'un cceur, dont les mouvemens violens ne font limités que par la religion. On ignore, quelles occaCons fon époux lui peut avoir donné; mais on connait quelques dames, qui furent obligées de s'éloigner de la ville, unique^ ment par ce que fempereur Franpois , qui était trés poli envers tout le monde , & envers les da-, mes fur-tout, leur avait fait quelques complimens famiiiers, & très-innocens apparemment.
Sa bienfaifance , a laquelle la religion a beaueoup de part, va prefijue jufqu'a la prodigaiité.
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Elle ne refufe a aucune arae , qui fouffre, fon fecours, & le dernier de fes fujets peut aller lui plaindre fes peines. Le tréforier de fa maifon n'a prefque autre que des comptes de charités a lui communiquer. Elle eft particulierement généreufe envers les veuves , fur-tout celles de la nobleffe. Elle donne une immenfe quantité de penfions de 6000 florins, ce qui fait prefque 16000 livres de notre argent, & il y a parmi celles, qui jouiflent de ces penfions confidérables, plufieurs veuves de colonels, confeillers de cour, &c. Comme elle fait cas de la nobleffe, elle veut, que chacun vive convenablement a fa naiflance & a fon état. Elle fe montre vraiment impératrice a f égard des fondations publiques. La bibliothéque, les höpitaux pour les pauvres & les malades luicoütent des fommes immenfes. On me dit, que les dettes, qu'elle avait fnit°s par fa liberalité, paffaient beaucoup les 520 millions de florins, & une de mes connaiffances veut avoir trouvé par un calcul affez exact, qutelle pourrait réduire prés de 3 millions de .penfions amnieiles, fans retrancher le nécefiaire i qui que ce foit.
Et qui croirait , que le mérite refte fouvent pourtant dans 1'indigence fous cette princeffe généreufe , tandis que tant d'indignes jouiflent de fes bienfaits? Qui croirait, que la religion pourrait triompher fur fa générofité naturelle au point, qu'elle ne voulut avancer un officier, qui fut eflropié a fon fervice, avant qu'il eüt embraifê 3a M 6
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religion eatholiqiie ? Après avoir renvoyé plufieurs" fois les prétres, & voyant, qu'il fallait, qu'il devint coquin par force pour être avancé, il quittaVienne & mourut comme général hollandais a laEIaye.Depuis que fempereur afluel a quelque ihfluence, on n'a plus rièn a craindre de cette facon d'opprimer le mérite; mais il a néanmoins bcfoin de toute fon autorité, pour préveuir de ferablabfes feenes, qui fout toujours plut-ót 1'ouvrage des moines que de la fouveraine même.
Son vif tempérament femporte quelquefóis a i:r colere, a la févérité & la rend inexorable; maiY fitót que ces vivacités font paflees, elle cherche S reparerfur le-champ, letort, qu'en tout cas elle a iait dans la chaleur de femportement. On me niconta une fcene, qui, ne fïït-cile même pas vraie, répond pourtant parfaitement a fon caractere. Un officier fe fit inferire pour une demande, qu'il avait a folliciter, fur la lifte d'aüdience. Ce fut long tems avant que fón tour v'm, lequel s'obferve avec toute rigueur. Enfin on le fait paraïtre. A peine eut-il fait la génuflexion efpagnole devant la fouveraine, qui elr d'étiquette chez elle, qu'elle éclata en reproches, injures & menaces envers lui, a le faire füccomber. Sa vivatité lui faifait rouler des yeux de feu, & le mouvement de fes bras était avec celafi vif, qu'il craignit erfectivement, qu'elle ne lui fit de fes propres augufies mains une petite exécution. Deux & trois fois il «Qulut prendre laparolé; mais lê torrent/ d'impré-
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cations de la fouveraine le rendit fotird & muer. II fut reellement obligé d'attendre , qu'elle fut hors d'haleinc. Enfin il fe rernit tout ce qu'il avait de courage, en difant, que fa Majeflé apparemment Ie méconnaiffait; qu'il était N. N. Sitót qu'elie entendit, qu'elle s'était trorapée de perfonne, elle lui demanda pardon formellement, & fon zele a toutréparer, alla maintenant fi loin, qu'elle lui fit une penfion aflez confidérable.
Elle ïfeft point infenfible a la-glo're, & eile efi: jalöufe de fa dignité & de la grandeur de fa maifon. Eile préure des larmes de joie, lorfqu'elle apprend comme fes enfans, fur-tout fempereur & notre reine font adorés de [tout le monde. Cette fierté de familie & fa grande fenfibilitê, fout généralement caufe , qu'elle croir fes ennemis perfounèls tous les princes, qui lui ont fait Ia guerre; & qu'elle ne fa pu oublier a aucuu. La derniere femme de fempereur, une princefle de Baviere, aeft s'en reflentir encore de ce que fon pere s'étoit avifé jadis, de lui öter fa Bohème, la haute-Autriche & la couronne impériale. Eile lui fit fentir les prérogatives de la maifon d'Autriehe fur celle de Baviere; mais les fables , qu'on a faitcs a ce 'Cd; jet, ne méritent pas qu'on les refu:e.
Jamais cette grande princeffe n'a fait une injuftice a deflein. Elle eft femme, & elle 1'eft plu's que beaucoup d'autres dans les bonnes qualitès de cet aimable fexe. Elle ne le prit même pas mauvais, qu'un proche parent d'une autre grande fouM.7
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veraine, auquel elle avait fait nn compliment fur f honneur de fon parentage. lui répliqua: „ votre majefté; ma fceur n'eft pourtant qu'une femme." Toutes les teintes dans le caractere deThéréfe font des nuances d'un caraaere féminin três-vif. Elle eft la plus fidele: mais auffi la plus jaloufe époufe la mere la plus tendre, mais auffi la plus févére, la belle-mere la plus amicale , mais auffi la plus mipérieufe.
Son cataftere s'éleve très-fouvent audeffiis de la force de celui d'un homme. La fermetc , avec laquelle elie défendit après la mort de fon pere fon héritage contre tant de prétentions puiffimtes, étonna toute 1'Europe. "Son amour de la juftice eft fi impartial; qu'elle renoncerait certainement a fes prétentions, fitót qu'on pourrait la perfuader, qu'elle a tort, düflent même fon ayantage & fon honneur en fouffrir. Le roi de Pruffe, bien qu'il faclie, qu'elle lui garde un peu rancune'jnfqu'è fa mort, a pourtant toujours fi bien compté fur Ia délicatefle de confcience de cette fouvereine, qu'il n'eüt rien de plus a cceur dans chaque négociation , que de pénétrer par les miniftres de cette cour, & de mettre fes raifons fous les yeux mémés de cette fouveraine. Toute la nobleffe de Génes , comme me [le raconta un Officier hollandais du premier raDg, qui eüt beaucoup de part a la révolution connue de Gènes de 1746, criait unanimément fous la tyrannie de l'infame Botta; „Oh que nous n'eft il poffible, de porter nos'plaintes
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devant 1'impératrice méme; nous ferions aidés fürement!" Le cri de ces républicains dans un tems, oü ils furent fi mal.ménés par les armes autrichiennes, eft Ie plus grand éloge, que Théréfe put jamais entendre; mais eile ne fentendit point.
Avec toutes les connaiffances qu'elle a, il lui manque celle, qui eft la plus nécefiaire pour gouveruer, favoir la vraie connaiffance des hommes. Elle fut élevée fuivant 1'ancien ufage de fa. maifon, dans la fphere de la Grandeur, c'eft pourquoi ces regards ne purent jamais pénétrer dans les relations de Ia vie civile, dans les affaires des claffes inférieures du peuple & les véritables intéréts de la nation. Toute fon éducation ne tendait, qu'a la livrer aux fauffes idéés dés adulateurs, aux tromperies des prêtres & aux préjugés, qui font des nobles & des bourgeois, des prêtres & des laïcs, des races d'hommes effentiellement différentes. Des adulateurs & des prêtres la féduislrent Èt des violences, que fon cceur abhorrerait , fi elle les voyait dans leur vrai jour. Lors du foulevement peu conféquent des payfans dans quelques cercles de Ia Bohème il y a quelques années ,1' empOTur y voulut ufer de la voie de bonté. II conHaiffait la véritable pofition de ces pauvres' efclaves, qui ne favaient eux-mêmes, ce qu'ils vou-, laient, & n'étaient pouffés que par la faim. On ne pónvait guere leur reprocher autre chofe, que d'avoir chafl'é de leurs lits quelques barons. Les femmes des tioblcs bohémes porterent par quelques
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föintes larmes 1'impératrice, a faire avancer des foldats contre les prétendus rebelles, & a faire pendre plufieurs comme coupables de haute trahrfon, qui n'étaient dans le fond que victimes de •leur faim. Ce fut dans le tems de ces années M~liles, qu'on fait, oü il fe répandit par toute 1'Europe une cherté, qui avait furtout occafiouné une terrible famine dans la Bohème fi abondante en bied. L'empereur favait, que 1'avarice des propriétaifes de domaihes, fur-tout des prêtres, était la principale caufe de cette famine. II infifta, pour alleger le fort de fes Bohémes, fur 1'abolftion de la fervitude perfonnelle, fi préjudiciable a uu état; L'attachement de fa mere pour la nobleffe s'oppofa a un projet, qui aurait fait de cette Bohème fi favorifée par la nature en peu de tems 1'un des plus florillans royaumes. L'impératrice crut agir contre fa confcience, fi par 1'éxécution de ce projet une petite partie dê fes fujets eüt perdu la moindre chofe de fes revenus, fans cönfidérer, que la nobleffe, & les moines dilnpent dans leur fainéamife le prix de fueur & du fang de tant de milliers de fes fujets.
Uu fouvejain abfolu, qui n'a pas aflez de connaiffance des hommes, pour pénétrer les gens qui 1'environnent, eft l'homme le plus dépendant dans fon état. La bonne fouveraine ne faurait, malgré' toutes fes connaiffances en différentes chofes, malgré tout fon pouvoir fuprème, fe douter, qu'elle' eft rrompée prefque par tout ie monde. Elle crolc
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prévenir par fes régiemens de chafteté tous les pé» chés, & elle ne fènt pas, qu'elle .fait de tant da femmes, auxqueiles elle fuppofe autant d'abftinence qu'& elle même des adultères par fes régiemens, Elle ne penfe pas, que , tandis- qu'elle met une partie des derooifelles ici en fureté contre les attaques des hommes, 1'efprit malin tournera fes armes avec une fureur rédoublée contre les femmes mariées, qui ont des portes de derrière a 1'infini & qu'on ne faurait découvrir, lefquelles font a touts heur-e ouvertes a 1'ennemi, devant lequel elles font eü public la croix. Elle fe defefpérerait, fi elle yoyait feulement cette partie des eornes, que lesmaris de cette ville portent fous leurs peruques & frifures. On afura , que la fouveraine avait trouvé très-iudécente , une certaine facon de fe lier ks cheveux chez les jeunes gens, fur-tout chez lee écoliers du Thèréfianum, & je tiens pourtant d'un comte, qui était ci devant dans cet établilfement, que, malgré les nouvelles queues de commande plus chaftes, il était abfolument iflfeclé de certains. péchés hontéux a nommer, & l'éff peutêtre encore , qui font beaucoup plus abominables & nuffibles, que les péchés fur lefquels la commiffion de chafteté doit faire chaffe. Je connais une femme , qui, pour procurer a elle & a fi belle fille un titre de fubfiflance, la rnit fijr un petit théatre, d'oü elle retire cependant a peine de quoi payer» fis épingles. Le théatre a Paris fert auffi plutót r de titre que d'entretien-même aux danfeufes-, c-han--
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teuts & actrices; mais le propre ici c'eft, Que \x mere conduit fa fille, qui eft a prix, en fortant de la répetition direétement du théatre a Péglife, oü elles prient toutes deux, les yeux baisfés & de la niiue la plus dévote fur delongs rpfaires réfonnans, pour fe mettre en odeur de fainteté auprès de la police. Beaucoup de courtifans, qui jaloufent Ia faveur de la fouveraine, ne connaiffent demeilleur" moyen pour parvenir a leur but, que de fréquenter affidüment Péglife de la cour. Je connais w foi-difant favant ici, qui traduifit du francais un livre de prières & le dédia a la fouveraine, afin d'avoir outre une gratification, la furvivance d'une place a la cour. II réuffit. L'impératrice le crut homme de piété, & il fut aflez impudent, pour fe moquer dans le cercle de fes intimes de la bonne fouveraine. II en eft de même avec la cenfure des livres. La fouveraine tomberait d'effroi, fi elle ne voyait qu'une feule des mille bibliothéques particulieres ici, dans lefquelles on trouve tous les principaux anteurs hérétiques & fcandaleux, qu'elle croit avoir baimis par fon college de cenfure & fon index, plus volumineux que celui de Rome, éternellement de fes états. C'eft ainfi que par fes propres réglémens, dont finéfficacité démontre affez, qu'ils font contre nature, elle eft trompce par tout 1c monde, & qu'elle dépend abfolument de 1'extérieur hypocrite, de fes fujets. Le pis eft, qu'une grande partie d'entr'eux eft forcée a fin.»-, pocrilie.
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XXIV.
Vienne —-
Pour fe faire unejuffe idee de ce gouvernement; dans fon état préfent, il faut fe figurer trois partis, différent trés-fort 1'un de 1'autre. Le premier & le plus fort eft celui de l'impératrice. II comprend outre ia perfonne principale, le cardinal Migazzi,, archevêque de cette ville, quelques moines, furtout capucins, & quelques vieilles dames dêvotes, qui flattent la fouveraine en 1'imitant même jusque dans fes habits de deuil. Ce parti médite toujours commiffions de chafteté, prohibitions de livres,expulfion de dofteurs & prédicateurs dangereux, a* vancement des hypocrites, maintien de la monarchie papale & perfécution des foi-difans nouveaux philofophes. Une grande partie de 1'ancienne nobleffe , dont les prérogatives font effeftivement liêes a celles des prêtres , fert d'arriere-garde a ce parti.
Le fecond parti eft celui de fempereur. Celuici eft fans celfe en guerre avec le premier. II s'occupe de la réforme de la législation, de 1'encouragement a 1'agriculture, du commerce & de 1'indutirie en général, a miner le pouvoir de f ignorance.
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& de les fuppóts, a propager Ia philofophie & fèv bon gOHC, a rerrancher des prérogatives non-ion.■ cées de Ia nobleffe, a proteger les petits contre roppreffion des grands, & avec tout ce qui eft dans le pouvoir des dieux de la terre. Un des plus forts appuis de ce parti eft le maréchal-générai' La&cy, dont la maniere de faire la guerre aux moines & a' leurfequelle eft juftement la même que celle, dont il fe fcr-vit il y a quelques années pour tenir tête en Bohème au roi de Pruffe; c'eft a-dire, Ia maniere défenfive de faire la guerre, que le comte de Saxe connaiflait bien auffi. II propofe_a fempereur des plans de camps retranchés, de marches en Zigzag; & de retraites avantageufes, ck le général Migazzi avec fes troupes bnmes, noires, blanches, mi noires & mi brunes dut fouvent déja qüjtter le champ & fe mettre en quartier d'hiver, fans pouvoir fe battre. Ces deux partis, qui font ennemis déclarés, font fans ceflc par 1'entremife du troifiême en nêgociation enfemble.
A la tête du dernier eft, Ie prince de Kaunitz > I'un des plus grands homraes-d'état de notre tems, qui par fes mérites qu'il a de la maifon impériale s'eft acquis Ia cohffance de l'impératrice & de fon fils, & qui eft digne d'ètre ie médiateur ent'r'eux deux. Dzp.s le cceur il peut étre plus attaché au pnrti de fempereur, qu'aux principes de madame ft niere; mais ce parti y eft interene" lufmême, a' avoir en lui un médiateur qui ait affez d'autorité' auprès de la fouveraine, pour donner chez elle *
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'Isiirs opérations philofophiques cette teinte de religion , fans laquelle il n'arriveraic jamais a leur btit. II mafque les marehes de fempereur & dê fon grand feldmaré.chal , & quelque vigilant que fok même le cardinal avec tous fes excellens efpions, il a cependant dü capituler fouvent, avant qu'il fut même, que 1'ennemi t'tait en marche. Le prince de Kaunitz a toutefois un trait dans fon caractere, qui fait croire tous ceux qui le connaiffent, qu'il eft réellement un peu le partifan de l'impératrice ,quelque peu qu'il foit d'aiileurs porté pour fes autres principes. II n'eft pas queftion ici de cet attachement que chaque miniftre doit a fa cour. Je ne confidere ici que Ie perfonne!. Ce trait eft fon grand amour pour le luxe & Ia grande dépenfe, qui contrafte fi fort avec .la grande économie de fempereur. Cboifeul , Ie frere de cceur du prince de Kaunitz, ne tient guere table plus magnifique a Paris, oü i! eft pourtant fi renommé en ce point, que le miniftre ici. Tous deux ont une politique & un genre de vie qui leur font communs. II fait jour chez le prince de Kaunitz; vers les 11 heures ou midi le diner commence a 4 ou 5 heures, & dure jufques vers les 7 ou 8 heures & même plus longtems, s'il ne va au fpeéïacle, & tu trouves a minuit aux foupers outre les miniftres étrangers, les voyageurs de qualité & courtifans d'ici , fouvent ce qu'il y a de plus choifi en artiftes, hommes-de-lettres, acteurs & actrices, II eft en quelque forte obligé a cette
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dépenfe, car il fait les honneurs de la cour, pour lefqnelles l'impératrice lui doit avoir accordé outre fa penfion 50000 florins annuellement. Mais ces honneurs font trop coüteufes a fempereur. Le Prince, auquel il efl impofïïble, comme a un homme d'age qui aime fes commodités ,de changer fon genre de vie , ne peut donc non plus tout-a fait fe brouiller avec 1'impëratriCe & le banquier de la cour; & bien qu'il foit afluré, que l'einpereur eftitne trop fes mérites, pour qu'il eüt a rifquer Ia moindre chofe, de perdre en cas d'une réforme, quelque chofe de fes appointemens confidérables, il peut toutefois venir des cas extraordinaires, oü une amie libérale du clergé peut tenir la baiqn.ee a un phüofophe économe , qui fympathife avec fon fiftêthe.
Les réduetions des cloitres, les nouveaux régiemens pour les écoles, la quantité de"livres qui p.iraiflent, & les promotions aux dignitês eccléfiafliques & féculieres donnent de 1'ouvrage abondamment a tous les trois partis. Le dernier articie fur tout occafionne bien des débats & des médïations. A peine une place eft-elle vacante, que voi a l'impératrice fur-!e-champ affiegée de recommandaiions & fuppliques par fes dames & fes prêtres , & fempereur, qui ne choifit toujours fon homme que d'après le mérite, vient ordinairement trop tard avec fon candidat. C'eft. au malheureux choix de fimpératrice fur des recomnundations & fuppliques, qu'on doit fur-tout cette inactivité, qui
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tegiie ici dans prefque tous les dicafteres. Grand nombre de conieillers & affeffeurs ne travaillent abfolument point. C'eft ici fort de mode, de gager pour peu d'argent un fubalterne, qui fafle'vos affaires, Beaucoup de ferviteurs de 1'état ne peuvent même travaiüer , parcequ'ils n'-ont jamais c'nerché a fe rendre capables aux affaires dont ils ont le titre. Et il y a pourtant ici quantité de confeillers de cour, qui dient 6 a 8 mille florins. Quelques-uns qui veulent travaiüer beaucoup, vont encore fort au-dela. On m'en nomma un , qui fait annuellement fes .18000 florins, mais qui les mérite auffi. par. fon afïïduité infutigable , mais trésrare ici. II regue parmi cette claflè de ferviteurs de la cdur un luxe incroyable. 11 faut que monfeigneür (car tous les confeillers font monfeigneurs) ait fon valet-.de-chambre, & trés-fouvent madame a auffi le fien. Ce n'eft ici pas comme chez nous, Oü le valet-de chambre eft prefque comptè lemoindre des laquais. Ici il fuit immédiatement le maitre-d'hötel, & tient trés fouvent lieu d'un fecretaire, auquel il difpute auffi toujours leTabg. Pour peu qu'il foit poffible, il faut'que monfeigneur, dont les affaires fignifient auffi peu que le titre, ait fon équipage. II n'eft peut-être , celle deTurquie exceptée , aucune cour en Europe , qni paye mieux , pour ce qui regarde les places du fecoud rang, fes employés,'& qui en foit fi mal fervie, que celle ci. L'empéreur aura avec le tems un
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'travail d'HercuIe, pour nettoyer les étables de fes dicafleres.
L'impératrice a remis depuis prufieufs, années a fon fils fadminiftration abfoiue du militaire. Le militaire eft donc le feul état, dont les membres . dépendem abfolument de fempereur, & on voit au premier afbeet, que cet état eft pouffé a une perfeétion, qui contrafte bien fort avec le défordre de 1'état civil &1 eccléfiaftique. C'eft connu depuis longtems, que les fujets de la maifon d'Autriche font naturelleinent d'excellens foldats. I! ne ■ manquait a 1'armée que des commandans éclairés & patriotiques , une meilleure difcipline & un payement exact. Les finances de la cour étaient jufques fous Ie gouvernement de fempereur précédent dans Ia plus grande confufion, & les Anglais '& Hollandais dürent toujours le plus contribuer a 1'entretien des troupes impériales. L'empereur Francois pofa par le rétabliffement des finances le fondement de cette grandeur formidable, a laquelle cette maifon s'eft élevée, & qui devient encore toujours plus formidable. Cette cour n'a maintenant plus befoin jnême pour les plus grandes entreprifes de fubfides étrangers. II ne manqua donc plus pour former 1'armée qn'un homme, qui entendit Ia direétion économique, aufii bien que la bonne difcipline & la théorie des grandes opérations. L'empereur trouva cet homme en la perfonne du général Lafcy,. qui eft fans doute un des
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plus grands génies de notre fiecle. Que beaucoup de ces grands efprits fi vantés font petits a cóté d'un homme, qui embraife d'un même coup d'ceil philofophique Ie gouvernement, 1'économie politique, la relation de 1'état aux autres puiffances enropéennes , & puis une armée d'environ 250,000 hommes au point, d'avoir foin pour les plus petites parties de 1'équipage des foldats: qui avec la même attention & avec le même heureux jugement fait projetter dans une heure des plans de marches & de campemens, & propofer dans 1'autre des patrons de velles meilleures aux tailleurs , & aux cordonniers une meilleure coupe pour les fouliers des foldats; s'occuper avec 1'empèreur dans une troifieme de la réforme de Ia ju ftice & de la vafle adminiflration de 1'état, chercher a fimpüfier dans une quatrieme les plus petits tours du maniement des armes, vifiter dans une cinquieme les magaains & les mettre en meilleur ordre, & puis focratifer 1'heure fuivante par délaffement fur Ie premier fujet de la philofophie qui fe préfente. II eft certain, que fi la quantité des idéés diftiiietes conftitue le jugement d'un homme, il y en a peu qui puiflent être comparés en cela au feldmaréchal. Qui fait ce qu'une connaiffance exacte de 1'artillerie, de la cavalerie & de 1'infanterie, & la combinaifon de ces diférentes maffes avec leurs mouvemens demande, ne comprenJra pas, comme une tête, qui embraffe tout cela, fe peut encore occuper des 'ooutons de culottes des N
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foldats. Et tout cela cependant ne fait encore qu'une partie de fes idéés diftinctes. Ses connsifiances géographiques, politiques, financieres. économico rurales & tant d'autres encore s'étendent avec la même précifïon jurqu'au plus petit détail. Et j'ai quafi honte de le dire, ce grand homme eft malgré tous fes mérites prefque généralement lïaï du grand nombre comme de 1'armée, dont il eft pourtant le véritable pere. II perdit 1'amitié des officiers, paree qu'il leur óta le pouvoir de tromper leur fouverain. Les capitaines livreien? ci-devant ce que leurs compagnies avaient befoin , & ils étaient tous accoutumés, de faire fur 'le drap , les chapeaux , fouliers, &C. aumoins deux fois autant, que leurs appointemens valaient. 'Les hauts officiers fe concertaienr ordinairemeut avec les tréforiers, pour empocher avec eux pour leur particulier une partie de la caiffe militaire. Tout cela ceffe maintenant. D'immenfes magazins livrent au foldat aux frais de l'empereur, tout ce dont il a befoin. II recoit fa paye exaéteinent fur 1'heure , eft mieux équipé qu'aucun foldat en Europe, eft tenu a un ménage, très-avantageux a fa fanté & aux forces de fon corps. La récompenfe du feldmaréchal pour cet excellent arrangement, n'eft que moquerie & dérifion. Les prêtres, fachant qu'il n'eft pas leur ami, achevent de le décrier, mais il eft homme a méprifer toute la foule de ces miférables, &ö goüter Je plaifm, de faire du bien même a des ingrats.
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L'état noir, a la tête duquel eft le cardinal Migazzi, eft en divifion lui-même. La majeure partie penfe fans doute comme fon chef, c'eft-a-dire, en bons Bellarminiens, & par-tout ou il eft poffible de placet un exjéfuite, jamais le cardinal n'y manque; mais dans cet état on diffimule trèsfacilement, & Migazzi ne faurait empêcher, qu'il ne fe gliffat fouvent un loup fous une peau de brebis dans le troupeau. II y a déja même la quelques évêques, dont le cardinal n'attend guere autre chofe, finon qu'ils prêteront eux mêmes avec le tems main a la deftruélion de fon hiërarchie, & qui n'attendent fürement qu'un figne de l'empereur a cet effet. En attendant il fait tout fon poffible , pour conferver a la doarine publique fa pureté dans les êcoles & les chaires. Son zêle apoftolique devient fouvent témêrité. II y a quelques années qu'un moinc ici, je crois un jacobin, s'avifa de prêcher publiquerhent en chaire : ,, que les ecciéfiaöiques devaient au fouverain comme fes autres fujets, de la foumiffion. Que, puifqu'ils jouiffaient comme eux de la tnème proteaion & des mêmes avantages dans l'état, ils étaient obligès, de porter auffi les impóts du pays. Q-ue Péglife était dégénerée en monftre dans les fiecles de tenêbres par leur arrogance & par la faiblefle des fouverains, au point que les premiers chrétiens ne la reconnaitraient plus. Que tout fouverain était en devoir de réformer les affaires eccléfiaftiques {WW qae 1'cxigeait-le bien de fon N 2 -
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Etat," &c. Le cardinal, auquel il n'échappe fürement aucun fermon, tomba comme de coutume fur le moine patriotique. L'empereur fit mine de prendre efficacement fon parti. Le rufê archevêque retira la main, mais feulement, pour attraper fa proie avec plus de fureté. L'empereur partit, & on donna au bon moine fon inquifition. II fut mené prifbnnier dans un clokre de la haute-Autriche, oü il fe trouve encore. L'empereur ne put rien faire a fon retour, que de mettre ce tour du cardinal avec tant d'autres de cette efpece dans fon fouvenir.
C'eft dans Ia cenfure des livres que le parti archiépifcopal triomphe le plus. On ne doit pas mettre toutes les abfurdités, que continet ce college , fur le compte méme des cenfeurs. Je conrtais plufieurs- de ces meflieurs comme des têtes très-éclairèes & philofophiques. Ils font beaucoup plus z plaindre h 1'égard de chaque ouvrage, qui leur vient en main, que 1'ouvrage même. Tout ce qui fe peut écrire, n'eft pas choquant par foimême, mais feulement relativement; & il efi de toute impofïïbiüté , de donner aux cenfeurs une inftruétion fi exacte , qu'il ne refhit rien , dont quelque partie du public ne puiffe fe fcandaïifer. Puis les voila fuant après les manufcrits qu'on leur fonmet, a faire pitié. Je vis quelques manufcrits, que les cenfeurs, pour en óter tout le fcandaleux, avaient entierement métamorphofés en de nouveaux ouvrages. Ils croyaient avoir fait au mieux
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leur affaire. Enfin le livre pirall, & voila une vieille dame , ou quelqu'un qui eft jaloux de 1'auteur , ou quelque moine a têce fêlée ou enfin quelqu'autre fou ou coquin, qui y prouve des chofes fcandaleufes, la oü jamais homme raifonnable & honnête n'en aurait trouve. On fait, que quelqu'un fe fcandalifa mèrae une fois des mots: „ Pere * notre," au lit de mort. Et le cenfeur la-defftis recoit a coup für fa rude réprimande. Celui po.tr la partie dramatique fut déja fouvent bien tancé pour avoir laiffé paffer les mots de „ diable , garce , adultcre , parbleu (jamais on lui pardonnerait faccrbleti), maudit, pape"&c; Un grand trouve fouvent une perfonalité dans un onvrage, a laquelle le cenfeur n'aurait jamais pU penfer: & voila encore le pauvre cenfeur qui doit efluyer toute la peine du caprice des grands. Un grand fujet de fcandale pour les cenfeurs font les livres , qui traitent des états autriehiens mêmes. La cour, favoir celle de l'impératrice, pr-.rait avoir adopté pour principe de fon jugeme'.it a 1'êgard de ces ècrits-la, que tout ce qui eft Autriche , devait être loué. Du moins fupprime & défend-on la plupart des ouvrages, oü 1'on critique quelque chofe d'autrichien. Nous n'en fommes pourtant, frere, pas encore venus a ce point chez
* C'eft-a-dire , a caufe de la tranfpojitien de ces deux mots de 1'oraifon dominicale chez les Lutbériens dans FAUemavd. FEdit.
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nous. Nous avons quantité de livres imprfmés avec privilege du roi, oü Kon blame les abus de
notre gouvernement. La partie théologique
eft pour les cenfeurs la plus déterminée. La ils n'ont qu'a rayer tout ce qui contredit Bellarmin, Suarez, Sanchez, Molina , Baronius & confors, & voila 1'affaire faite. C'eft a te marquer dans quel état fe trouve ici la républiqüe des lettres dans ces circonftances, que je defline ma premiere lettte.
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XXV.
Vienne >
J.L en eft des facultés de 1'ame comme des forces du corps. Les exerciees varic's, d'aifance & de force, la nage, l'tferiine, la lutte, la danfe, la courfe ,' &c. donnent au corps de 1'arrondiffement, de 1'affurance & de la force; Dans. une molle oifiveté, qui Ie conrraint a des mouvemens uniforme* & gênés, il s'Suaibiira kientot, pretv dra des formes obliques & deviendra valétudhiaire. Si les faeuitês de 1'ame fe doivent dévelcpper chez un peuple, il eft nécefiaire de laifler auffi a 1'efprit fes jeux gymniques. Les mouvemens libris ont le même effet fur le corps, qoe la liberté de penfer a fur 1'ame, & une contrainre dénaturée roidit également & rend obliques le corps & 1'ame.
De tous les peuples que 1'hiftoire connait, les Grecs & les Romains furent ceux, clie?. lesquels la pbilofophie avait le moins de liaifon avec la religion. Peut-être eft-ce-la la principale caufe, de ce que leur efprit a pris cet eïïbr inconnu aux Egvptiens, Babyloniens & Chaldéens, parceque N 4
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la philofophie & tout ce qui s'appellait fciencé, était chez ces peuples une propriété exclufive des p-'êtres, dont 1'intérét voulait, que !e peuple infouciant fe Iailfat conduite par eux, & que leur favoir reflat fous le voile des hieroglyph.es. Tout ce que quelques Grecs recueillirent dans leurs voyages littéraires au Nil & Euphrat, n'étaient point des productions d'un bien fécond génie, mais feulement des recherches pénibles, qui déclarent la marche lourde des études monacales dans fes efforts progreffifs vers un but déterminé. Leur prétendue philofophie ne pouvait guere devenir bienfaifante pour ie peuple , ni épurer fes fentimens & fon goüt, non-plus qu'éclairer & ranimer Ia Iégiilation & les rapports de Ia vie civile, paree ptuDie n . grgejgsst sucimeraent, qu'en tant qu'on lui préfcrivait le réfultat de ces études monacales fans-autre comme une loi, dont il ne pénetrait point le fens.
Lorfqu'on fit le beau fonge dans Ia Rome moderne, de fe rendre maitre de toute Ia terre, en fe mettant en polfeffion des opinions humaines, on dut natureilement fonier a fomrettre tout 1'empirc des lettres au fceptre de la religion. La forme de la terre, les taches du foleil, & méme jufqu'a nos jours Ie fifiême de Copernic, furent jugés par les moines d'après 1'Ecriture, les peres de féglife, les conciles cc les bulles papales. Tout fe rapportait a Ia religion; & fi on n'eüt pasvou'u y rapporter auffi par force les coffres-forts des fou
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verains, nous nous trouverions probablement encore dans 1'infouciante flupiuité de 1'onzieme fiecle.
La coutume de ne tout voir que par !cs yeux de la religion, refta encore aflez longtems après la réformation. Les prêtres ne purent longtems fe palfer de leur vieille habitude, d'être les maitres de tout le moral. Quoiqu'ils minerent leur propre pouvoir par leur fchifme ; ce ne fut pourtant que peu a peu, & fans le favoir. Malgré que LutheT abandonnat aux fouverains les biens eccléfiafiiques, on voit pourtant aflez par fes écrits, qu'il fe croiait dans fa penfée, comme réformateur de Péglife, fort au-deflus de toute puifiance féculieré & au deflus de toutes les déeifions des facultés. L'arrogance de Calvin & fon efprit d'oppreffion en fait d'opinions , font connus. Leur, fuccef» feurs maintinrent encore longtems leur fouveraineté imaginaire fur le pouvoir féculier & 1'empire des lettres. Ils en font encore en poffeffion réelle
.dans plufieurs pays. Rendons juftice a notre
.fiecle, & avouons, que depuis les tems des Romains & des Grees , ce n'a feulement été que dans celui d que la liberté de penfer & la vétitable philofophie bienfaifante ont fait des progrè* confidérables.
Les Anglais ont fans centredit a cet égard bien des avantages fur les autres nations européennes de ce fiecle. La forme du gouvernement y conttibue beaucoup; mais bien plus peur-être cncqre la N 5
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tolérance conftitutionelie des Epifcopaux, Presfeytériens, Indépendans & de tant d'autres feftes, . ^qui a caufe dé ieur fchisme & diffemblance ne pouvaient faire un plan commun, pour tyranniter les opinions du peuple. II était naturel, que les Bretons, k caufe de la diverfité de leurs feétes réligieufes, qui toutes jouilfent prefque des mêuies droits dans 1'Etat , s'accoutumaffent peu a peu k regarder les fciences, Ia puilfance légiflative & Ia vie civile comme indépendentes de la reüuon, tandis que Ie clcrgé en Suede,- Danemarc , plufieurs principautés ds fAllemagne, & même dans quelques républiques protcfhintcs s'ofait encore toujours arroger certaines contraintes de confcience & d'opinion, paree qu'il formait une feule églife dominante. L'efprit des Anglais, ne connaiifanc point de contrainte, prit donc ce vol élevé, par lequel il s'eft eflbré au deffus des nations de fon fiecle. Leurs philofophes fe pafferent leurs fpéculations fouvent trés contradiétoires. Ils avaient leurs Cyniques , Pythagoriens, Platoniciens , Epictiréens, &c. mais tous étaient, comme les anciens , d'accord fur les devoirs effentiels de l'homme & du citoyen, & la diverfité de leurs fpéculations ne fit que répandre plus de lumieres fur ces objets. Ils montrerent même dans les fciences de pure fpéculation cette force de leur eprit, qu'il s'était rendu propre par Ie libre exercice dans les différentes branches des fciences. On en vint bien auflï a des radoteries, des hypothefes
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ridicules & aux plus fingulieres extravagances; mais ces excès font auffi inféparables de ia liberté de penfer que certains vices de la liberté civile, & on ne peut prévenir tous les abus d'une chofe, fans en empêcher en même tems le bon ufage.
Je n'ai pas befoin de te dire autre chofe de notre nation, finon que la liberté de penfer eft bien moins gênée chez nous, que dans plufieurs états qui fe difent libres, & moins auffi par la religion , que dans plufieurs pays proteflans. Maintenant il faut que je revienne a mes Viennois, vers lefquels j'ai fait un affez grand détour.
J'entendis tant parler depuis Ie Rhin jufqu'ici des excellens établiifemens d'école en Autriche', des grandes dépenfes de l'impératrice pour l'éducation de fes fujets & pour les fiences & les arts, que je me repréfentais dans tout mon voyage Vienne comme 1'Athénes de 1'Allemagne. Mais peut-être que mon idèe exagerée était principalement caufe, de ce que je ne trouvai pas, beaucoup s'en faut, ce que je m'étais attendu. Les écoles pour la première jenneife font encore de tous ces établiifemens publics ce qu'il y a de mieux, quoiqu'on y contraigne les enfans apprendre bien des chofes entr'autres, qui de leur vie ne pourront leur être d'aucun ufage, & qui ne fervent qn'& en faire des jeunes pédants ou des charletans ; quoiqu'on leur apprenne encore le dogme & la moraie fi abfurdement, qu'ils ne peu^ vent ni leur éclairer la tête ni leur échanffer le N 6
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coeur, & quoiqu'on ne veille point encore affez fur leurs mceurs. Ces fautes font rep'arées en quelque forte par les diverfes nations qu'on cherche a leur donner peu-a peu de 1'induftrie civile , du commerce, de 1'agriculture, &c; & les écoles ici font de toutes les catholiques que j'ai vues jufqu'ici en Allemagne, les feules, oü 1'on cherche plutót a rendre les enfans bons citoyens, que moines. Toutefois les deux grands refforts dé cet Etat: la fubordination aveugk & la croyance monacale font déja les prédominans dans ces petites écoles. Mais comme elles ont pourtant leur trésbon cóté , pourquoi permet-on donc encore 4 tant de families l'éducation particuliere de leurs enfans par des Francaifes, qui font ordinairement des garces errantes, ou des filles de-chambre préfomptueufes, qui préferent de fe dire ici gouvernantes, que de faire les chambres & les lits en France? . . . Pourquoi donc fouffrir encore auprês des jeunes meffieurs cette foule d'abbés francais & italiens, qui fouvent font bien plus dangereux que ces drólefTes? En général on
s'appercoit jufques dans ces établiifemens même, qu'ils font encore bien nouveaux & aucunement le réfultat d'un filtême mür & folide. Le caprice & la vanité des projetteurs, auxquels ils font trop expofé occafionnent fouvent des changemens coutradiéïoires. Elles n'eurent non-plus d'aiileurs encore bien de 1'influénce fur le public en général. Ce n'eft que la génération future qui fe ref-
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fentira de ce qu'elles pourraient avoir de bon.
Je vifitai auffi les colleges aeadémiques publics: II eft vrai qu'il faut que les dépenfe de l'impératrice pour cet objet foit énorme. Ces colleges aeadémiques ordinaires ne font non-feulement abfolument gratuits , mais on enfeigne encore ici publiquement & gratuitement des chofes , qu'on ne peut apprendrc chez nous que dans des heures privées & de plus encore a un prix fort cher p. ex. plufieurs langues vivantes, les fciences politiques, &c. Mais il y regne prefque encore généralement une barbarie, qui fait regretter a tout ami des hommes les grands frais de la fouveraine. L'auteur des Voyages en dijferens pays de rEurope {depuis 1774 è 76) dit, avoir entendu dèfendre publiquement dans une univerfité autrichienne la thefe: Que tous les biens & la propriété des fujets appartenait en propre au fouverain. Je ne fais li cela eft vrai; mais ce que je fais, c'eft qu'aucun profefleur du droit naturel n'oferait avancer ici: que le fouverain n'a pas moins fes obligations envers fes fujets , que ceux-ci les leurs envers lui. On me dit, que le jus naturce d'un bénédiftin falzbourgeois , qui contenait cette propofition, avait trés-fort choqué quelques cenfeurs ici, Sc qu'on avait confeillé en ami a un certain monfieur , qui 1'avait apporté ici avec lui, de s'en défaire hors du pays. Le droit romain avec toutes fes idèes fi difparates de notre conftitution & de nos ufages fe maindent encore dans cette univerfité
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fi 'célebre, & fera encore toujours des afpirans aux tribünaux, des pédans & des fophiftes. Celui qui a entendu traiter h Strasbourg ie droit public de 1'Allemagne, puis enfuite par un profelfeur ici, ne pourra croire, qu'il eft queftion d'un feul & méme Etat. La on repréfente 1'empire d'Allemagne comme une république, dans laquelle fempereur a ft peu-prés 1'autorité qu'avait un conful ou dictateur romain, & ici on en fait la monarchie la plus abfolue. Notre théologie eft namrellement barbare ; mais croirais ;u, que j'ai entendu traiter ici pendant une heure entiere de Unma, culata conceptione Maria? Une autre fois j'entendis un de ces doéteurs fubtils difcuter très-féfieufement la queftion, fi les gens, qui en tout cas pourraieiit avoir exifté avant Adam, étaient entachés du pêché originel. La moraie évangélique fe traite encore d'après Bufenbaum, Voït & leurs confors. J'eniendis dans 1'école publique des peintures d'obfcénités, qui auraient néceffairement rélegué un livre profane dans Vlndex des livres prohibés. Mais il eft vrai, Bufenbaum dit dans fa mora'e de bordel, qu'il était permis de traiter publiquement la moraie lors même que les disciples éprouveraient certains defirs déréglés, même s'iis 'étaient fuivis de certains épanchemens criminels, paree qu'il s'agilfait dit-il, du bien plus grand que les difeiples feroient alors dans les confefïionnaux. Dans 1'auditoirë métaphyfique je trouvai Ia quinteifence de la pédanterie & de la charlatanerie. Ce
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n'eft pas que je fus juftement trés-frappé de ce que monfieur le profeffeur prouvait trés en détail, que deux êtres fimp'es ne fe pouvaient embraffer & fe baifer, & qu'il était impoffible qu'une feule & même chofe püt dans un feul & mêmé moment exifïer en plufieurs endroits differens. Mais je ne pus feulement d'abord pas comprendre , a quel fujet on fe fait ici cette demiere difcuffion, que je ne me rappeliais pas avoir jamais lue dans un ouvrage quelconque de métaphyfique. Enfin il me vint dans 1'efprit, que monfieur le profeffeur , étant un eccléfiafïique, pourrait bien le faire pour rendre concevable la coè'xiftence de Chrift dans le Sacrement fur tous cés aute's depuis Canton jufqu'a Lisboa a fes auditeurs; car on rapporte tout ici a la religion , & il y eut dans les petites écoles une trés fèrieufe difpute, s'il valak mieux commencer pour apprendre a épeler aux enfans par 1'oraifoti dominicale que par 1'avé maria; comme s'il y avait entre f A B C & ces prières un rapport effentiel & néceffaire. Ce .que j'admirai le plus chez mon métaphyficien, c'était fon érudition inépuifable en apparence. Aucun métaphyficien , depuis JeanJacques de Geneve jufqu'aux Troglodites Ethiopiens, ne femblait lui être échappé.
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têe, qui s'occupent de la véritahle coupe d'un froc, a calculer, combien d'efprits auraient place pouv daufer fur la pointe d'une aiguitie, a la recherche , comment les êtres fimples peuvent fe multiplier & de reelief fe limplifier, &c. II y a quelques jours qu'il me tomba par hazard dans les
faicnt dans le cabinet. La fürprifé des Turcs fe fk fan* qne le confeil .de guerre a la. cour en ftt la momdrechofe ; & ce fut nne CHtreprife li hardie que jamais te rainiftere ne 1'aurait pio'ettée. Aufli fait - on que te prince fut obtigd , malgré1 1'heureux fuccès , dte fê jnffifier, &