LETTRES MUCHATELOISES, ROMAN, AMSTERDAM, M. DCC. LXXXIV,   C 3 ) LETTRES NEU CH A T E L O ISES. PREMIÈRE LETTRE. Juliane C. a fa Tante d F.oudcvillien. Ma chere Tante , T «J 'Ai bien recu votre diere lettre ^ par laquelle vous me marquez que yous & Ie cher oncle êtes toujours bien , de quoi Dieu foit loué ! & pour ce qui eft de la coufine Jeanne Marie , elle fera , qu'on dit, bientót e'poufe avec Ie coufin Abram, & j'en fuis , je vous afTure, fort aife , 1 ayant toiijours aime'e • & ü ca ne le fait qu'au printems , nous pournons bien nous deux ]a coufine Jeanne Aimée alier danfer k fes nóces: ce A jj  C 4 ) que je ferois de bien bon cceur. Et a préfent , ma chere tante , il faut que je vous raconte ce qui m'arriva avant-hier. Nous avions bien travaillé tout le jour autour de la robe de Mlle. de la Prife , de facon que nous avons éte prétes de bonne heure, & mes maitrefTes m'ont envoyé la reporter ; & moi , comme je defcendois en-bas le Neubonrg , iJ y avoit beaucoup de décombres , & il paflbit auffi un Monfieur , qui avoit Pair bien genti , qui avoit un joli habit. J'avois avec la robe encore un paquet fous mon bras , & en me retournant j'ai tout 9a laiffé tomber, & je fuis auffi tombée ; il avoit plu & 4e chemin étoit glifTant ; je ne me fuis rien faite de mal : mais la robe a été un petit peu falie : je n'ofois pas retourner k la maifon , & je pleurois ; car je n'oIbis pas non plus aller vers la demoifelle avec fa robe falie, & j'avois bien fouci de mes maitrefTés qui font déja fouvent affez gringss , & il y avoit la des petites bouëbes qui ne faifoient cjne fe moqner de moi, Mais j'e.us  ( 5 ) . éncore de la cïtance : car Ie Monteur , quaiid il m'eut aidé a ramaffei1 toures les briques, vdulut venir avec fhoi poiir dire a mes maitrefies que ce n'ttoit pas ma foute. J'e'tois bien un peu honteufe ; mais j'avois pourfant moins fouci que fi j'e'tois allee foute feule. Et le Monfieur a bien dit a mes maitrefies que ce n'e'toit pas ma faure ; en s'en allant il m'a dpnné tin petit écu , pour me confoler^, qü'il a dit; & mes maitrefles ont êté tout e'tonne'es qu'iin fi beau Monfieur ent pris la peine de venir avec moi , & elles n'ont rien dit d'autre coat le foir. Et hier elles ont été bien plus fiirprifes 5 car Je Monfieur eft revenu ie foir pour demander fi ón a bien pu nettoyer la robe : je lui ai dit qu oui , & qa.'auffi je n'avois pas tant craint Ia demoifelle, qui eft «ne fort bonne demoifelle & une des plus genties de Neuchatel: voila , ma chere tante , ce que je voiilois vous raconter. C'eft encore un bonheur avec un malheur ,■ car Ie Monfieur eft bien gentï: mais je ne fais pas fon nom , 'ni s'il A iij  ( 6 ) demeure a Neuchatel , ne Fayant jamais vu; & il fe peut bien que je ne le revoie jamais. Adieu ma chere tante. Safuez bien mon oncle & la coufine Jeanne Marie & le coufin Abram. La coufine Jeanne Aimée fe porte bien ; elle va toujours i fes journees ; elle vous falue bien. Julianne C * * *. SECONDE LETTRE. Monfieur Henri Meijer a Monfieur Gode* froy Dorvillc a Hambourg, Neuchatel ce Oftobre i?8.» «IE fuis arrivé ici , il y a trois jours mon cher ami , a travers un pays tout couvert de vignobles, & par un afTez vilain chemin fort étroit & fort embarafle par des vendangeurs & tout Xattirail des vendanges. On dit que eela eft fort gai; & je 1'aurois troiive"  ( 7 ) ainfi moi-même peut-être , fi le têmS n'avoit été couvert, humide , & froid : de forte que je n'ai vu que des vendangeufes aflez fales & a demi gele'es. Je n'aime pas trop a voir des femmes travailler a la campagne, fi ce n'eft tout au plus aux foins. II m'en fache des jolies & des jeunes : je fuis fiché pour celles qui ne font ni 1'un ni 1'autre , de forte que le fentiment que j'éprouve, n'eft jamais agréable. Et 1'autre jour dans mon caroffe je me trouvois 1'air d'un fot & d'un infolent , en paffant au milieu de ces pauvres vendangeufei. Les raifins verfés & preffés dans des tonneaux ouverts, qu'on appelle gerles, & cahottés fur de petites voitures ;t quatre roues qu'on appelle chars , n'ofFrent pas non plus un afpect bien ragoutant. II faut avouer auffi que je n'étois pas de. bien bonne humeur ; je quittois des études qui m'amufoient, des camaradesquej'aimois , pour venir au milieu de geus inconnus me vouer a une occupation toute nouvelle pour moi , pour laquelle j'aurai peut-être un talent fort médiocre. Si je t'avois A iv  C 8 ) ïaifle derrière moi , c'eut été bien pis; mais depuis que tu nous as quitte', je ne me fentois plus d'attache bienforte. Je n'avois donc pas un vifregret, ni aucune grande crainte pour 1'avenir; car Fami de mon pere ne pouvoitr pas me mal recevoir : mais feulement un peu de mauvaife humeur & de Trifteiïe. - Je m'arrête a te peindre la difpofition ou j'étois , paree qu'elle eft encor'e Ia meme. Monfieur N. m'a bien recu : je fuis afTez bien loge': les apprentifs & les commis mes camarades ne me plaifent, ni ne me déplaifent: nous mangeons tous enfemble, excepté quand on m'invite chez mon patron , ce qui eft arrivé deux fois en quatre jours: tu vois que cela eft fort honnête ; mais je m'y amufe auffi peu que je m'y ennuie. La ville me paroitra , je crois , afTez belle , quand elle fera moins embaraffée , & les nies moins files. II y a quelques belles maifons fur-tout dans le fauxbourg ; & quand les brouillards permettent au foleil de luire , le lac & les alpes déja toutes blanches de  C 9 ) neige , offrent une belle vne fort impofante ; ce n'eft pourtant pas comme a Geneve , a Laufanne , on a. Vevay. J'ai pris un maitre de violon , qui vient tous les jours de deux a trois : car on me permet de ne retourner au comptoir qu'a trois heures ; c'eft bien afTez d'ètre affis de kuit heures a midi & de trois a fept ; les jours de grand courier nous y reftons même plus longtemps. Les autres jours je prendrai quelques lecons , foit de mufique , foit de deffin ; car je fais afTez danfer : & après foupé je me propofe de lire> car je voudrois bien ne pas perdre le fruit de 1'éducation qu'on m'a donnée : je voudrois même entretenir un peu mon iatin. On a beau dire que ce'a eft fort inutile pour un négociant: il me femble que hors de fon comptoir un négociant eft comme un autre homme y & qu'on met une grande différence entre mon pere& Monfieur**. On eft fort content de mon écriture & de ma facilité a chiffrer. II me femble qu'on eft fort difpofé i tenir parole a mon oncle , pour le foin A v  ( io ) de me faire avancer autant que pofdans la connoifTance du métier que j'apprends. II y a une grande différence entre moi & les autres apprentifs quant aux chofes auxquelles on nous emploie : fans être bien vain , j'ofe dire auffi qu'il y en a afTez quant a la maniere dont on nous a élevés eux & moi. II n'y en a qu'un dont il me paroifïè que c'eft dommage de le voir occupé de chofes pour lefquelles il ne faut aucune intelligence & qui n'apprennent rien; il feroit fort naturel qu'il devint jaloux de moi: mais' je tacherai de faire enforte par toutes fortes de prévenances qu'il foit bien aife de m'avoir ici : cela me fera bien aifé. Les autres ne font que des poliffons. Une chofe dont je fais fort bon gré a mon oncle , c'eft la maniere dont je fuis arrangé pour la dépenfe & pour mon argent. On paye pour moi trente louis de penfion , & demi-louis par mois de blanchifTage ; on m'a donné dix louis pour mes menus plaifirs} dont on veut que je ne renden  C ii > aucun compte , avec promefle de m'en donner autant tous les quatre mois. Et quant a mes lecons & mes habits , mon oncle a promis de payer cette Première anne'e tous les comptes que je lui enverrai, fans trouver a redire a quoi que ce foit. II m'a écrit que d'après eet arrangement je pourrois me croire bien riche , & qu'il n'en étoit rien cependant ; mais qu'il n'avoit pas voulu que je fufle gêné , ni que je courufïè rifque de faire des dettes ou d'emprunter , ou de faire un myftere de mes dépenfes, & qu'ainfi j.e n'avois qu'a aller mon chemin & ne me refufer rien de ce qui me feroit plaifir, après que j'y aurois un peu penfé.' Si ma mere & mes autres tuteurs trouvent a redire a mes dépenfes , mon o-ncle les payera , dit-il , de 1'argent deftiné a fes menus plaifirs a lui, & ne trouvera pas ce plaifir la des plus menus qu'il puilTe fe donner. Me voila grand Seigneur, mon amij dix louis dans ma poche , ma penfion largement payée , & une grande liberté pour les dépenfes dont je vou» A vj  ( II ) drai bien qu'on foit inftruit. Adieu cher Godefroy. Je t'écrirai dans une quinzaine de jours. Aime ton ami comme il t'aime. H. Meyer. T R O I S I E M E LETTRE. Menri Meyer d Godefroy Dorvilh. k Neuchatel ce Nov. 178 . , T JE commence a trouver Neuchatel un peu plus joli. II a gele': les mes font feches : les MefTieurs , je veux dire , les gens qu'on falue refpeclueuIbment dans les rues , & que j'entens nommer en pafTant M. le Confeiller, M. le Maire , M. Ie ** * , n'ont plus Tair auffi foucieux & font un peu mieux habille's que pendant les vendanges. Je ne fais pourquoi celame fait plaifir; car dans le fond rien m'eft fi égal.  . ( '3 ) Tai vu de jolies fervantes ou ouvrieres dans les mes , & de petites demoifelles fort bien mifes & fort leftes • il me femble que prefque tout le monde & Neuchatel a de la grace & de la légérete'; je n'y vois pas d'auffi belles perfonnes qn'a mais on y eft joli; les petites filles font un peu maigres & un peu brunes pour la plupart. On m'a dit que je verrois bien autre chofe au concert. Il doit commencer le premier lundi de de'cembre : je foufcrirai certainement: j'y verrai peutêtre jouer la come'die par des Dames ; ce qui me paroitra d'abord bien extraordinaire. II y auffi des bals tous les quinze jours ; mais ils font compofés de quelques focie'te's rafTemblées , & on ne recoit pas les commis & les apprentifs des comptoirs dans les fociéte's : en quoi on a bien raifon , a ce qu'il me femble ; car ce feroit une cohuë de poliflbns. S'il y a quelques exceptions , cela n'empêche pas que la regie ne foit bonne ; & fi Fon ne fait aucune diftindion , perfonne n'a droit de fe plaindre; c'eft ce que je  ( H ) dis a quelques-uns de mes camarades qui trouvent très-mauvais qu'on les exclue , quoiqn'en vérité ils ne foienc point propres du tout a étre recus en bonne compagnie. Pour moi , cela m'eft afTez égal > mais j'efpere qu'on me laiflera jouer au concert; & il eft déja arrangé entre mon camarade * * * qui joue de la bafie , M. Neüfs & moi , que nous ferons un petit concert les dimanches : mon maitre de violon en fera , il nous dirigera , & jouera de 1'Alte; & il ne demande , dit-il, pour fon payement qu'une bouteille de vin rouge; il aime un peu a. boire & fait bien lui - même qu'il vaut mieux boire une bouteille chez fon écolier que rifquer d'en boire plufieurs au cabaret, de s'y enivrer & de retourner en eet état chez fa femme. Ces mnficiens dégouteroient prefque de la mufique ; mais il faut tacher de ne prendre d'eux que leur art & n'avoir aucune fociéte' avec eux. Je lis fort bien la mufique , & je tire afTez de fon de mon violon ; mais je ne ferai jamais fort pour les grandes difficultés ni les grandes déiicateües,  Une chofe m'a frappé ici. II y a deux ou trois noms que j'entends prononcer fans cefTe. Mon cordonnier, mon perruquier , un petit garcon qui fait mes commiffions , un gros marchand , portent tous le même nom ; c'eft auffi celui de deux tailleurs, avec qui le hafard m'a fait faire connoiffance , d'un officier fort élégant qui demeure vis-a-vis de mon patron , & d'un miniftre que j'ai entendu prêcher ce matin ; hier je rencontrai une belle Dame bien parée,je demandaifon nom, c'étoit encore ie même. II y a un autre nom qui eft commun a un maeon , a un tonnelier , a un Confeiller d'Etat. J'ai demandé a mon patron fi tous ces gens-la étoient parens; il m'a répondu qu'oui en qnelque forte : cela m'a faic plaifir. II eft fürement agréable de travailler pour fes parens , quand on eft pauvre , & de donner a travailler a fes parens , quand on eft riche. II ne doit point y avoir entre ces gens-la la même hauteur , ni Ja même trifte humüité que j'ai va ailleurs. II y a bien quelques fiimilles qui  c tè y ne font pas fi notnbreufes ; mais quand on me nommoit les gens de ces families-la , on me difoit prefque toujours: » c'eft Madame une telle , fille » de Monfieur un tel" (d'une de ces nombreufes families : ) ou » c'eft Monj> fieur un tel , beau-frere d'un tel" ( auffi d'une des nombreufes families : ) de forte qu'il me femble que tous les Neucliatelois font parens ; & il n'eft pas bien étonnant qu'ils ne faffent pas de grandes facons les uns avec les autres , & s'habillent comme je les ai vus dans le tems des vendanges , lorfque leurs gros fouliers , leurs bas de laine & leurs mouchoirs de foie autour du cou , m'ont fi 'fort frappé. J'ai pourtant entendu parler de nobleflè : mais mon patron m'a dit un jour a propos de la fierté de notie nobJefie allemande , qu'il n'en étoit pas plus fier xdepuis deux ans qu'il avoit fes lettres , & que quoiqu'ii mit de devant 'bn nom , il riy attachoit rien , ( c'eft fon exprefiion que je n'ai pas bien entendue) & qu'il n'avoit pris le parti de changer fa fignature  ( H7 ) que pour faire plaifir a fa femme & a" fes fireurs. Adieu , mon cher Godefroy , voila mon camarade favori qui vient me demander du thé : je cours 'chercher mon maitre & M. Neufs: nous ferons de Ja mufique. Je comptois que nous ne commencerions que dimanche prochain , & je fuis fort aife de commencer dès ce foir. Adieu, je t'embrafTe : écris - moi, je t'en prie. II. Meyer. Lundi foir k 8 heures. P. S. Si ces Meiïieurs n'étoient pas venus hier , je t'aurois parlé de Ja foire & des Armoureins: je voudrois que cette cérémonie fignifiat quelque chofe ; car eüe a une foJemnité qui m'a plu. Mais on n'a pas fu me dire jufqu'ici fon origine , ni ce qu'eUe dok fignifier. J'ai bien travaillé ce foir: je tache de reconnoltre, en montrant toute Ia bonne voJonté po/7ib!e, les bontés que I'on a pour moi.  ( i8 ) quatrieme lettre. Henri Meyer a Godefroy Dorvilk. £ Neuchatel ce De'c. 178 . • Je te remercie , mon cher ami, de ta longue lettre ; elle m'a fait le plus grand plaifir ; oui, je crois que c'eft le plus grand ; & fürement c'eft celui dont j'ai été ■ le plus content après coup , que j'aie eu depuis que je fuis ici. Tu dois trouver ces phrafes uni peu embrouille'es; il eft naturel qu'elles 1 le foient , car mes penfe'es le font., II y a des chofes que je trouverois; ridicule , & prefque mal, de te dire j: mais d'un autre coté je ne voudrois pas qn'il y eut la moindre faufleté, ni même la moindre exagération dans. ce que je te dis. Si une fois Potr commence z manquer de fincérité , & cela fans une grande néceffité , on ne fait plus , a ce qu'il me femble i  (< *9 J ou Ton s'arrêtera; car il faut qu'il en ait peu couté pour mentir, & cliaque jour 1'habitude rendra cela plus facile. Et alors que deviendra 1'honneur, la confiance que Pon veut infpirer ; en un mot , tout ce que nous eftimons? Voila prefque un fermon. Quand on n'eft pas trop content de foi a certains e'gards , on veut du moins Pêtre a d'autres. Pour en revenir a ta lettre , je tronve que tu menes une vie fort agréable. Excepté les caprices de ta belle-fceur , je n'y vois rien que je voulufie changer. II faudra bien te garder de faire la cour a cette petite fille, toute riche qu'elle eft. Puifqu'elle reflemble a fa focur pour la figure & le fon de voix , elle lui refTemblera , je penfe , en toutes chofes , quand elle ofera fe montrer comme elle eft; & tu ne ferois peut-étre pas auffi endurant que ton frere. J'ai été lundi dernier au concert , & grace a M ... on m'a permis de jouer; j'étois fi attentif a jouer ma partie , que je n'ai rien vu de tout ce qui  ( io ) étok dans la fale jufqü'ü ce que j'ai entendu nommer Mlle. Marianne d& la Prife , dont par le plus grand hafard du monde, j'avois entendu faire 1'éloge peu de jours après mon arrivée a Neuchatel. Ce nom m'a fait je ne fais quelle efpece de plaifir , & je regardois de tous cótés pour voir a quel propos on 1'avoit prononcé , quand j'ai vu monter a 1 orcheftre une jeune perfonne afTez grande , fon: mince , trés-bien mife , quoique fort fimplement. J'ai reconnu fa robe pour être Ia même que j'avois releve'e un jour de deffiis un pavé boueux le plus de'licatement qu'il m'avoit e'té poffible. C'eft une longue hifioire que je te raconterai peut-être quelque jour , fi elle a des fuites ; ce qui , j'efpere , n'arrivera pas: fur-tout a pre'fent je 1'efpere. Mais pour revenir a Mlle. de la Prife qui mon te a l'orcheftre , quoiqu'il fut trè^-fimple qu'elle portat fon nom & qu'elle eut mis la robe que je favois lui appartenir , je trouvois quelque chofe de fi fingulier a ce qu'elle vint c-hamer tout k cóte' de moi, & que  ( 21 ) je duffe 1'accompagner , que je la regardois marcher & s'arréter , prendre fa mufique ; je la regardois , dis-je, avec un air fi extraordinaire , i ce que 1'on m'a dit depuis , que je ne doute pas que ce ne fut cela qui la fit rougir ; car je la vis rougir jufqu'aux yeux : elle laiffa tomber fa mufique, lans que j'eufTe 1'efprit de la relever; & quand il fut queftion de prendre mon violon , il fallut que mon voifin me tirat par la manche : jamais je n'ai été fi fot, rii fi fiché* de I'avoir été: je rougis toutes les fois que j'y penfe & je t'aurois écrit le foir même mon chagrin , s'il n'eut mieux valu employer une heure qui me refia entre le concert & Ie départ du courier , i aider a nos Meflieurs a expédier nps lettres. Mlle. de Ia Prife chante três-joliment: mais elle a peu de voix , & je fuis fur qu'on ne 1'auroit point entendue k 1'autre bout de la fale , quand même on y auroit Fait moins de bruit. J'étois choqué qu'on ne I'écoutat pas; maisprefque bien-aife de penfer qu'on  C w ) fentendit fi peu. J'aurois bien voula. ofer lui donner Ia main pour la reconduire a fa place , & furement je 1'aurois fait fans la confufion ou j'étois de ma diftraction & de ma maladreffe. Je craignois de faire encore quelque fottife. Peut-étre aurois-je fait un faux pas en defcendant le petit efcalier & I'aurois-je fait tomber: je frémis quand j'y penfe. Certainement je fis trèsbien de refter a ma place. Les fimphonies que nous jouames , me remirent un peu ; mais je n'e'coutois plus aucune chanteufe. II me femble pourtant qu'il y en avoit une qui avoit la voix bien plus forte & bien plus belle que Mlle. de la Prife ; mais jei ne fais pas qui elle eft, & ne 1'ai pas regardée. Adieu , mon ami, voila mon maitre de violon , & .ce foin c'eft un grand courier ; de forte que je n'ajouterai plus rien a cette lettre. Puifqu'on me permet d'aller au concert Ie lundi , il faut bien travailler le: jeudi : mais je m'arrangerai quelque: re'création pour le vendredi , qui eft le feul jour de la femaine , ou il n'ar-  C 13 ) ïrrve ni ne paree aucun courier. Je fuis déja tout accoutumé a Neuchatel & a la vie que j'y mene. H. Meyer. C1NQUIEME LETTRE, Julianne 0 .. d fa tante d Boudcvilliers. Ma chere Tante, "\f OïïS allez être un peu furprife; mais je vous afïiire que ce n'eft pas ma faute : & je fuis füre que fans la Marie BefTbn, qui a méchante langue , quo-iqu'elle put bien fe taire, car fa fceur & elle ont toujours eu une petite conduite , tout cela ne feroit pas arrivé. Vous favez bien ce que je vous ai écrit de Ia robe de Mlle. Marianne de la Prife, qui tomba dans la bouë , &  ( H ) comment un Monfieur m'aida a la ramafler & voulut venir avec moi vers mes maitreffes.: & je vous ai dit auffi qu'il m'avoit donné un petit écu , dont la Marie Beflbn a bien eu tant a dire; & je vous ai auffi dit que le lendemain il vint demander fi on avoit bien pu nettoyer la robe , & on avoit fort bien pu la nettoyer , & mêmement mes maitreffes avoient fait un pli, ou ca avoit été fali , que Mlle. de la Prife avoit trouvé qui alloit fort bien: car je lui avois raconté toute 1'hiftoire , & elle n'avoit fait qu'en rire ,| & m'avoit demandé le nom du Mon-! fieur ; mais je ne le favois pas. EtJ quand j'eus tout cela raconté au Mon-j fieur, & comment Mlle. de la Prife] étoit une bien bonne demoifelle , il 1 me demanda d'ou j'étois , & combiea je gagnois-, & fi j'aimois ma profef-f fion. Et quand enfuite il voulut s'en] . aller , je fortis pour lui ouvrir la porteJ & en pafiant il mit un gros éci^dansl ma main ; je crois bien qu'il me ferra j la main , ou qu'il m'embrafTa. Et auandi je rentrai dans ia chambre, 1'une êm mssl  ( *1 ) mes maitrefTes & la Marie Befïbn fe mirent a me regarder , & je dis a la Marie : quave^-vous donc tant a me regarder? & ma maitrefle me dit; & toi , pourquoi deviens - tu fi rouge ? & quel mal te fait-on en te regardant ? & moi je dis ; hé bien , a la garde ! & je me mis a travailler , a möitié aife & a moitié fichée. Et le Jendemain , comme nous e'tions en journée , je courus a fiére aube chez Ia Jeanne Aimée pour tout ca lui dire , & nous jaublames enfemble que j'acheterois de mes trois petits écus un mouchoir de gaze , & un pierrot de gaze avec un grand fond , & un ruban rouge pour mettre avec. Et le dimanche en allant a 1'églife , je rencqntrat le Monfieur , qui ne me reconnut prefque pas , k caufe de ma coëfFe & de mon mouchoir ; c'eft qu'il ne m'avoit vue que des jours fur femaine. Et plufieurs jeunes Meffieurs du comptoir de Monfieur .. . dirent que j'étois bien jolie , & ne dirent rien de la Marie Beflbn , qui étoit déja bien gringe , & que cela engringea encorc B  ( ) plus ; & tout le jour elle ne vouluC plus me tutoyer , & ne m'appella plus que Mile. Mais c'a été bien pire le jeudi ; car on m'avoit laifle'e toute feule a Ia maifon pour finir de 1'ouvrage : & a midi j'allai donner un tour fur Ia foire , & je m'arrêtai devant ime boutique , oü le Monfieur étoit entré un moment avant; & la Jeanne Aimée & moi , nous mimes a regarder des croix d'or que nous trouvions bien belles ; & Ie Monfieur qui vit ca , nous en donna a chacune une : c'étoit a caufe de moi qu'il en donnoit une a la Jeanne Aimée; car il aie la connoifToit pas ; & la mienne étoit aufli un peu plus belle. Et je Tetournai vite a la maifon , paree que je vis de loin une des demoifelles chez qui mes maitrefTes étoient en journée , & je laifTai ma croix a la Jeanne Aimée pour y mettre un ruban, & elle me la rapporta le foir. Et comme je refTayois a mon cou , ne voila-t-il pas que mes maitrefTes reviennent plutot que je ne croyois. Elles me tinrent un train terrible:  ( *7 ) elles dirent que j'e'tois une coureVile & que je quittois mon ouvrage pour courir chez les Meflleurs , puifque j'attrapois de li beaux pre'fens. Et la Marie Beflbn , k la place d'y mettre le bien , y mit le mal tant qu'elle put: & une de mes maitrefTes me dit 'tant qu'il ne lui convenoit pas d'avoir une coureufe chez elle , qu'a la fin je lui dis que je m'en irois donc tout-de-fuite; & je fis mon paquet, & je m'en allois coucher avec la Jeanne Aimée. Et le lendemain j'ai loué une petite chambre chez un cordonnier , qui eft le coufin de la tante de la Jeanne Aimée , & je fais mon ménage. Je fais afTez travailler , Dieu merci , pour gagner ma vie ; & j'ai déja k faire deux jupes & trois mantelets pour les fervantes d'une des pratiques de mes maitrefTes, qui difent que ce n'eft pas tant grand chofe que de recevoir des préfens d'un Monfieur ; & je connois auffi les filles de boiitique d'une marchande de mode qui auront furement des deshabillés & des peguêches k faire ; car elles font B ij  ( z8- ) bien jolies , & je fuis mre que les Mefïieurs leur font de bien beaux pre'fens ; & fi je manquois d'argent pour acheter du bois & m'acheter un peu de chandelles , de beurre cuit , & d'autres chofes ainfi , je rencontrerai bien encore une fois le Monfieur qui ne me laifTera pas manquer, Comme c'eft a caufe de lui qu'il m'a fallu fortir de chez mes maitrefTes , ïl pourroit bien. auffi me venir voir ïci ; car il n'eft pas fier. Adieu ma chere tante : je vous falue bien ; fa» luez tout le monde chez vous de ma part. 7. C... S1XIEME LETTRE, Julianne 6 .. a Henri Meyer. Monsieur, "1 . Espere que Monfieur excufera .la liberté que je prcuds'de lui eenre  f %9 ) ces mots, puifque je n'ai pas pa Ie rencontrer dans les mes pour lui parler , quand je fuis fortie pour cela , comme j'en avois Pintention; & puis je penfe auffi que Monfieur ne feroic peut-être pas bien-aife fi je prenois la hardiefTe de lui parler le jour devant tout le monde; & le foir il ne conviendroit pas a une brave filie de courir toute feule par les mes. Mais faurok dit a Monfieur , comme quoi je fuis fortie de chez mes maitreffes , qui m'ont appellce une coureufe , & cela rien que pour la croix que Monfieur m'avoit donnée : ce n'eft pas que je demande rien a Monfieur , car je ne fuis pas dans la mifere ; mais le bois eft bien cher , & Phiver fera encore bien long , & les fenétres de ma chambre font fi mauvaifes que je ne puis prefque pas travailler dit froid que j'ai aux mains. Le cordonnier chez qui je fuis , demeure tont au bas de la rue des chevaux. J'ai 1'honneur d'être,Monfieur,votre trés Juunble & trés affectionnée fervan te , Julianne C * *'* B iij  ( 3° .) SEPTIEM E LETTRE. Benri Meyer d Julianne C... Mademoiseile , _f\ PrèS ce qui s'eft paffe" hier ; dont vous êtes fürement encore plus fachée que moi, il eft bien clair qu'il ne vous convient pas de recevoir mes vifites : je vous confeille de tacher de vous remettre bien avec vos maitreffes , vous pouvez les affurer qu'elles n'entendront plus parler de moi. J'oubliai hier de vous donner le louis que je vous apportois pour acheter du bois, & vous mieux arranger dans votre Ghambre , fuppofé que vous y reftiez ; mais je croïs que vous n'y devez pas refter. J'ajoute un louis a celui que je vous deftinois , en vous priant inftamment pour 1'amour de vou5-même , de commencer par  (3/ ) payer le mois entier de votre logement , & de retourner enfuite chez vos maitrefTes, on bien chez vos parens dans votre village. Je fuis, Mademoiselle , Votre tres hurnble Serviteur , H. Meyer. HUITIEME LETTRE. Hcnri Meyer d Julianne C... Mademoiselle , Jf E crains qu'on ne vous ai vu fortir de chez moi , & j'én luis trés faché pour 1'amour de vous , & auffi pour Tamour de moi-méme. II n'eft pas bien étonnant que je me fois laiffe toucher par vos larmes : cependant je me reproche beaucoup ma foïB iv  < 37- ) bleffe; & en bien repenfant a votre conduite , je n'y vois pas des preuves d'une préférence fi grande qu'elle m'excufe a mes propres yeux. Je vous prie de ne plus venir ici: j'ai dit au domeflique qui vous a vu fortir que fi vous reveniez , il ne falloit pas vous recevoir. Je fuis trés réfolu auffi k n'aller plus chez vous , de forte que vous pouvez regarder notre connoik fance" comme töut-a-fait finie. H. Meyer. ÏÏEUVIEME LETTRE. Henri Meyer a Godefroy Dorville. ï Neuchatel ce i Janv. 17$ . Je me fuis bien ennuié aujourd'hui, mon cher ami. Mon patron a eu la bonté de me faire inviter k un grand diné ; ou 1'on a plus mangé que je  ( 33 ) n'ai vu manger de ma vie , ou I'on a gouré & bu de vingt fortes de vins. Bien des gens Te font a demi grifés, &z n'en c'toient pas plus gais : trois ou quatre jeunes demoifelïes chuchotoient entr'elles d'un air malin , trouvoient fort e'trange que je leur parlaffe , & ne me répondoient prefque pas : toute leur bonne volonté e'toit féferve'e pour deux jeunes officiers ; les fourires & les éclats de rire , étoient tous relatifs a quelque chofe qui s'e'toit dit auparavant , & dont je n'avois pas la clef: je doutai méme qnelquefois que ces iolies rieufes s'entendifient elles - mémes ; car elles avoient plutot i'air de rire pour la bonne grace que par gaiete'. II me femble qu'on ne rit guère ici; & je doute qu'on y pleure , fi ce n'eft auffi pour la bonne.grace. Tu veis que je fuis de fort mauvaife humeur ; mais c'eft que re'elk-ment je fuis excédé de toutes les minaudciies que j'ai vues & de tout le vin de Ne . . . qui a pafié devant moi. C'eft une terrible chofe que cevin ! Pendant fix femaines B v  C( 34 ) je n'ai pas vu deux perfonnes enfëmble qui ne parlaffent de la vente ; il feroit trop long de t'expliquer ce que c'eft , & je t'ennuierois autant que 1'on m'a ennuié. II fuflit de te dire que la moitié du pays trouve trop haut ce que 1'autre trouve trop bas, felön I'inté'rèt que chacun peut y avoir; & aujourd'hui on a difcuté la chofe a n@uf, quoiqu'elle foit décidée depuis trois femaines. Pour moi , fi je fais mon métier de gagnerde 1'argent , je tacherai de n'entretenir perfonne du vsf defir que j'aurois d'y réuffir ; car c'eft un dégoutant entretien. Un feu! moment du diner a été intérefTant pour moi ; mais d'une maniere pénible. Une des jeunes demoifelies a parlé de Miie. de la Prife. Elle ne comprenoit pas , difoit - elle , comment avec ü peu de voix, on ppuvoit s'avifer de chanter au concert. Sa jolie figure , a dit un des jeunes hommes , compenfe tout. Jolie figure! a dit une des petites fiiles; comme ca ! ... Mais a propos , il f'aut bien qu'elle foit jolie j car elle  ( 35 ) donne , dit-on , d'étranges diftraccions.' Tu comprens combien j'étois a mon aife ! Depuis ce momeht je n'ai plus ouvert la bouche. Quand mes voifins, dans leur défx£uvremenf,m'ont adreffé quelques queftions , je leur ai répondu par le 6'uï & le non le plus fee ; & au moment oh on s'eft leve' de table , j ai couru chez'moi pour exhaler avec toi ma manvaife humeur. Puiffent les autres jours de cette année , ne refbler en rien a ce premier ! puiffent tous les tiens pendant cette année être doux , agréables , innocens ! Ce jour-ci a pour moi une folemnité lugubre. Je me fuis demandé ce que j'avois foit de 1'année qui finit : je me fuis comparé a ce que j'étois il y a un an , & il s'en fout bien que mes réflexions m'aient égayé. Je pleure ; je fuis in-* quiet; une nouvelle époque de ma vie a commencé : je ne fois comment je m en tirerai , ni comment elle finira. Adieu , mon ami. H. Meyer. J3 vj  ( 3* ) D1X1EME LETTRE. Eenri Meyer d Godefroy Borville. a Neuchatel ce ïo jauv. 178 . ? ,T'Aï bien des chofes a te dire , mon cher Godefroy ; & il y a un étrange cahos dans ma tére. Dabord il faut te dire qu'on m'apporta , il y a trois jours , deux billets pour le bal t 1'nn me fut donne' le matin , & 1'autre le foir , fans que je fufle a qui j'en ayois obligation. Au moment que 1'on m'apf,orta le fecond , j'étois avec celui de raes camarades , qui eft vraimentmon camarade & le feul qai le foit. Ah! je 'fuis bien-aife , m'écriai-je; j'en m 'déja un > je vous donnerai celui-ci ; & en même tems je le lui donnai. Cela ne fut pas plutöt fait que je fentis que c'étoit une étourderie , ces billets m'étoient deflinés a moi; & ü étoit douteux que j'euffe Ie droit d'en dif-  C 37 ) pofer. Mais comment revenir en arriere ? comment dire a mon camarade tranfporté d'aife , qu'il falloit me rendre le billet jufqu'a ce que j'euffe pris des informations ? jamais je ne 1'aurois pu ; & après tout, quel grand mal pouvoit-il réluiter de mon imprudence ? Mon camarade eft un joli garcon , fort honnéte & bien meilleur danfeur que moi. Je re'folus donc de prendre fur moi tous les inconvéniens de 1'afFaire & de les foutenir courageufement. La-deffus je fis deux ou trois entrechatz , & je fortis de la maifon , de peur que mes doutes ne me reprifTent , & que mon ami ne s'en appercut. Hier vendredi fut le jour attendu , fedouté , defiré ; & nous nous acheminons vers la fale , lui fort content & moi un peu mal a mon aife. L'affaire du billet n'e'toit pas la feule chofe qui me tint 1'efprit en fufpens i je penfois bien que Mlle. de ia Prife feroit au bal , & je me demandois s'il fa!:oit_ la faluer & de quel air , ü je devois lui parler; Ci je, pouvois  C 38 ) la ptier de danfer avec moi; le coenr' me battoit; j'avois fa figure & fa robe devant les yeux , & quand en efFet en entrant dans la fale } je la vis affife fur un banc prés de la porte , a peine la vis-je plus diftinctement que je n'avois vu fon image. Mais je n'héfitai plus, & fans réfléchir , fans rien craindre , j'aüai droit a elle , lui parlai du concert, de fon ariette , d'autre chofe encore ; & fans m'embarrafïer des grands yeux curieux & étonnés d'une de fes compagnes , je la priai de me faire 1'honneur de danfer avec moi la première contredanfe. Elle me dit qu'elle étoit engagée : hé bien ! la feconde. — Je fuis engagée : la troijleme ? — Je fuis engagée. La quatrieme ? la cinquieme ? Je ne me laf. ferai point , lui dis-je en riant. Cela feroit bien éloigné, me répondit-elle, efi déja tard, on va bientot commencer. Si le Ccmte Max , avec qui je dois danfer la première, m vient pas ayant qu'un com/nence , je la danferai avec vous , fi vous le voule\. Je la remerciai ■> &c dans le méme moment une?  ( 39 ) Dame vient a moi , & me dit: ha } M. Meyer,vous ave\ recu mon billet !~, O ui, Madame , lui dis-je ; fai bien des remerciemens d vous faire , j'ai même recu deux billets 3 & fen ai donne' un d M. Monin. — Comment ? dit la Dame , un billet envoye' pour vous ! ... ce ne'toit pas ïintention , & cela n'efi pas dans l'ordre. — J'ai bien craint, après coup , Madame ? que je ncuffe eu tort, lui répondis-je ; metis il e'toit trop tard , & j'aurois mieux aimé a ne point venir ici y quelque envie~q~uè~J'en euj/e y que de reprendre le billet & de venir fans mon ami. Pour lui , il ne scft point doute' du tout que i'eulTe commis une faute , & il eft venu avec moi dans. la plus grande f 'curité.—, Oh bien > dit la Dame, il ny a point de mal pour une fois. — O ui , ajoutai-je , Madame ! Si on eft me'content de nous y on ne nous invitera plus mais fi on veut bien encore que l'unt de nous revienne , je me fiatle que ce. ne fera pas fans Cauire. La - defïus elle m'a quitté ? en jettant de kun for  ( 4° ) mon camarade un regard d'examen & de proteclion. Je tdcherai de danfer une contredanfe avec votre ami } m'a dit Mile. de la Prife , d'un air qui m'a enchanté. Et puis voila que 1'on s'arrange pour la contredanfe , & que le Comte Max n'e'toit pas encore arrivé. Elle m'a préfenté fa main avec une grace charmante, & nous avons pris notre place. Nous étions arrivés au haut de la contredanfe , & nows allions commencer , quand Mlle. de la Prife s'eft écriée : ha , voila le Comte ! c'étoit lui en effet, & il s'eft approché de nous d'un air chagrin & mortiné. Je fuis allé a lui. Je lui ai dit: M. le Comte ! Mlle. ne m'a prie' de danfer avec elle qua votre de'faut'., EUc trouvera bon > j'en fuis fiïr , que je vous rende votre place ; & peutêtre aura-t-elle la bonte' de me dé~ dommager. — Non Monfieur ? a dit le Comte , vous êtes trop honnête , & cela n'efi pas jufle : je fuis impavdonnable de m^étre fait attendre. Je fuis bien puni ; mais je ï ai merité. Mlle. de ia Prife a paru égalerceat  < 4* ) contente du Comte & de moi 5 elle lui a pro mis la quatrieme contredanfe , & a moi, la cinquieme pour mon ami, & la fixieme pour moi - même. J'étois bien content: jamais je n'ai danfé avec tant de plaifir. La danfe étoit pour moi dans ce moment une chofe toute nouvelle ; je lui trouvai un meaning ^ un efprit , que je ne lui avois jamais trouvé: j'aurois voiontiers rendu grace a fon inventeur : je penfois qu'il devoit avoir eu de 1'ame & une demoifelle de la Prife avec qui danfer. C'e'toient fans doute de jeunes fi;:es comme ceJJe-ci qui ont donné lidee des Mufes. Mlle. de la Prife danfe gaiement,' legérement , & décemment. J'ai vu Jci d'autres jeunes fiiles danfer avec encore plus de grace, & quelques-unes avec encore plus d'habileté , mais point qui, a tout piendre, danfe auffi agréablement. On en peut dire autant de fa figure^, il y en a de plus belles , de plus e'clatantes , mais aucune qui plaife comme la fienne ; ;il me femble , ^ voir comme on la regarde t que  ( 4* ) tous les hommes font de mon avis» Ce qui me furprend , c'eft 1'efpece de confiance & même de gaieté qu'elle m'infpire. II me fembloit qüelquefoïs a ce bal que nous étións d'anciennes connoifTances : je me demandois quelquefois fi nous ne nous éuons point vus étant enfans; il me fembloit qu'elle penfoit la même chofe que moi , & je m'attendois a ce qu'elle alloit diré. Tant que je ferois content de moi , je voudrois avoir Mlle. de la Prife pour témoin de toutes mes actions': mais quand j'en ferois mécontent , ma honte & mon chagrin feroit doublé , fi elle étoit au-fait de ce que je me reproche. II y a certaines chofes dans ma conduite qui me dépiaifoient affez avant le bal , mais qui me déplaifent bien plus , depuis que je fouhaite qu'elle les ignore. Je fouhaite fnr - tout que fon idee ne me quitte plus & me préferve de rechute. Ce feroit un joli ange tutélaire , für-tout fi on pouvoit Firttt'refTer. J'ai fait connoiffance avec le Comte Max. II eft Alfaden , Proteftant',  ( 43 ) d'une des plus anciennes families du pays. II eft ici avec fon frere, qui eft fon ainé , & qui fera fort riche. lis ont un précepteur que je n'ai point encore vu. Tous deux font au Service , & déja fort avancés.* Ils font venus ici pour finir leur éducation. Mais le Comte Effar , comme on Tappeile , m'a dit qu'il n'avoit point trouvé pour la littérature ni les beaux - arts, les fecours qu'on lui avoit fait efpérer, Mais , Monfieur le Comte , a dit un homme qui étoit affis a cóté de nous & qui n'avoit pas paru nous écouter ; comment a-t - on pu vous envoyer a Neuchatel pour les chofes que vous ayie^ envie dapprendre ? Nous avons des talens 5" mais pas les moindres lumieres : nosfemmes jouent joliment la come'die ; mais elles ntoèt jamais lu que celles qu'elles vouloient jouer : perfonne de nous ne fait fortographe : nos fermons font barbares : nos avocats parient patois : nos edifices publics nont pas le fens commun : nos campagnes font abfurdes.... Naye^-vqus pas vu da  ^ ( 44 ) petits bajfins d'eau d cóté du lac ? Nous fbmmes encore plus legers , plus frivoles , plus ignorans que ... . Dans ce moment Mlle. de la Prife eft venue avertir le Comte que fa contredanfe alloit commencer : je me fuis leve' pour le fuivre ; nous avons tous les deux falui notre cauftique informateur ; fon fiel & fes exagtfrations m'ont Fait rire. Pendant que le Comte & Mlle. de la Prife danfoient leur contredanfe , la Dame qui m'avoit d'abord parle" s'eft approchée de moi , ma demandé d'ou j'e'tois, & qui j'étois. J'ai répondu que j'étois le fils d'un Marchand de Strasbourg. D'un Négociant ? m'at-elle dit.— Non Madame ! ai - je repris , ( & j'ai fenti que je rougiffois: ) d'un Marckand./je fais Hen la différente. Mon oriclè , frere de ma mere eft un riche Négociant. La Dame vouloit apparemment étre polie; mais afTurément ce n'étoit pas 1'érre que de montrer affez de mépris pour ce qu'étoit mon pere , pour fe ao.:re obligée de le fuppofer ce qu'il n'étoit  i « ) pas. Elle m'a demandé ou j'avois appris le Francois. Jelui ai dit que c'étok en France. Elle m'a demandé des détails fur la penfion de R .... ; & fur ce que je lui ai dit que j'avois paffé quelques tems a Genêve chez un miniftre , ami de mes parens , pour me faire inftruire & recevoir X Ia Communion , elle m'a parlé des Repréfentans & des Négatifs. La fin de la contredanfe nous a de nouveau interrcmpus , & j'en ai été bien aife : comment patier dJune chofe ou Fon n'entend rien .? Après avoir danfe avec Mlle. de Ia Prife Ia fixiemc contredanfe'avec encore plus de plaifir que Ia première, paree que je ne prenois la place de perfonne , j'ai voulu m'en aller. J'étois content ; & il s'étoit pafFé bien afiez de chofes dans ma tête pour un feul jour. Je me fuis pourtant arrêté pour faluer Ia Dame qui m'avoit parlé. Elle parloit avec d'autres afFez vivement: j'ai entendu mon nom, Ie mot è'énergie , le mot ó'amitié. Enfin elle eft venue a moi avec une  ( 4* ) autreDame , qui avoit 1'air fort grave & fort doux ; & elles m'ont dit que je ferois recu au bal auffi bien que mon ami. Je le fuis allé chercher anfFi-töt. Nous avons beaucoup remercié ces Dames , & nous nous fommes retirés. Ml'e. de la Prife danfoit alors avec le frere ainé dii Comte Max. Adieu mon ami. Quand j'appelle Monin mon ami, le mot ami fignifie route autre chofe que quand je dis mon ami Godefroy Dorville. Monin eft un joli garcon que j'oblige , qui me rend la vie agréable , & qui mérite d'être diftingué de fes mauflades compagnons qui mettent tout leur plaifir a fe faire de petites niches, & cherchent bien moins a fe procurer des fcenes pour eux-mêmes que des mortifications pour autrui. Dans leurs maulfades combats de fineffe , Pattrappé me paroit toujours un peu moins fot que 1'attrappeur. H. Meyer.  ( 47. ) ONZiEME LETTRE. Mlle. de la Prife a Mlle. de Ville. a Neuchatel ce \J V Oici, ma chere Eugénie , 1'hiver jui recommence , un fecond hiver ie diffipation , d'étourdirTement, que e pafTerai fans amie , & vraifembla•lement fans plaifir. Il y a un an que i e te regrettois bien autant qu'aujour! bui. Mais Ie monde que je ne conoiffois pas encore , me promettoit es compenfations , & il ne me les a as données : je croyois entrcvoir en li des charmes qui fe font évanouis ès que j'en ai fait partie moi-même. 'aurois pourtant befoin de m'amufer. Ion pere n'a pu fe remettre de fa ermere attaque de goutte : ma mere ft mécontente de notre logement ,. s nos domeffiques , de tout ce qui ïnvironne • elle s'eft brouillée avsc  ( 48 ) la fceur de mon pere , avec mes coufins de part & d'autre : les petits toi ts s'accumulent tous les jours , & femblent devenir plus graves chaque fois qu'on les répéte. C'eft la plus trifte chofe du monde ! II a fallu vendre une petite campagne que nous avions au Val de Travers ; & nos vignes d'Auvernier n'ont prefque rien produit , faute d'engrais & de culture. Mon pere prend fon parti fur tout cela avec un courage admirable ; il m'a obligée a foufcrire 'au bal, a me faire deux robes neuves , & a reprendre mes maitres : il m'ordonne prefque auffi de me divertir & d'être gaie, & je lui obe'irai du mieux qu'il me fera poffible. La tendrefte de mon pere & la liberté dont il veut que je jouiffie , font arTurément les feules chofes qui rendent ma fituation fupportable. Mais mon pere eft fi foible! fes jambes font toujours enflées; tu ne Ie reconnoitrois prefque pas. Et toi , que fais-tu ? pafléras - tu ton hiver k Marfeille ou k la campagne ? fonge-t-on k te marier ? as-tu appris  c 49 \. a'ppris a te pafTer de moi ? Pour mol> je ne fais que faire de mon cosur. Quand il m'arrive d'exprimer ce que je fens , ce que j'exige de moi , ou des autres , ce que je defire , ce que je penfe , perfonne ne m'entend > je n'inte'reffe perfonne. Avec toi tout avoit vie ; & fans toi tout me femble mort. II faut que les autres n'aient pas le mê-me befoin que moi : car fi 1'on cherche un cceur , on trouveroit le mien. Ne crois pas cependant que j'aie toujours autant de trifïeffe & aufli peu de courage que dans eet inftant. Ma mere a renvoyé ce matin urie ancienne fervante qui nous fervoit de-puis dix ans : j'ai voulu. t'écrire pour me diftraire ; mais je n'aurai réufli qu'a- t'attrifter. Le concert ne commence que dans un mois , & les aflembltes ne commenceront qu'après le nouvel an. Nous avons deux Comtes-Allemands qu'on dit être fort aimables. En attendant que nos fociétés commencent , je paffe mes foirées a ourler des ferviettes & a jouer au piqnet avec mpfl C  < ï° ) pere. II veut que je criante au concert: cela ne fera de mal ni de bien a perfonne ; car on ne m'entendra pas., Mais j'ai achevé de devenir eet été une fort paflable muficienne , & j'accompagne de la harpe aufli bien que du clavecin; mais je ne fais aufli qu'accompagner : quant aux pieces , jamais je ne ferai afTez habile pour me fatisfaire. Mlle. **** fe marie dans quinze jours : tu as vu commencer fes amours ; elles ont été tiedes & conftantes : je crois que ce mariage ira afTez bien ; ils s'aimeront faute de rien aimer d'autre. Je vois quelfuefois 1'ainée de mes coufines malgré la brouillerie ; c'eft une bonne fille, gaie & fenfée ; mais fa fceur eft un petit efprit. Adieu , mon Eugénie ! je t'écrirai quelque jour une moins platte & moins trifte lettre. Marianm de la Prife,  ( 5i ) DOUZIEME LETTRE. Mlle. de la Prife a Mlle. de Ville. i Neuchatel ce janv. 178 . 2 r f ""u as pleurc , mon Eugénie , en liiant ma trifte lettre 'i j'ai pleuré en lifant la tienne de reconnohTance & d'attendriuement. C'eft une douce chofe que la fympathie de deux cceurs qui femblent faits 1'un pour 1'autre. Si nous vivions enfemble , nous n'aurions peut-être befoin de rien de plus pour être heureufes: je t'avoue qu'alors je ferois fache'e de te voir marier. A préfent il y auroit aufti trop d'égoïfme a vouloir que tu me reftaffes toute entiere. Pour moi , il y a peu d'apparence que je t'échappe de cette facon - la. Tu fais combien notre fortune eft C ij  ( P 5 «ïélabrée. Malgré toute fon infouciance pour lui-méme , mon pere s'inquiete quelquefois fur mon fort : il m'a ré—j pété plufieurs fois qu'après fa mort J qui, dit - il , ne peut être éloignée J la penfion qui nous fait vivre venant' a cefTer , je n'aurai prefque rien. Pour} ma mere , la rente que mon oncle ai mife fur fa tête , fuffira a fon entretien , fur-tout fi elle veut aller vivre dans fon pays. Mais en voila afTez. Je me flatte que mon pere fe trompe fur fon état : je n'ai aucune inquiéi tude fur ce qui me regarde. Je vouïois feulement te dire que dans ces circonftances & avec cette fortune, il eft rare qu'on fe marie. Les concerts ont commencé: j'ai chanté au premier ; je crois qu'on s'eft un peu moqué de moi a 1'occafiori d'un peu d'embarras & de trouble que j'eus , je ne fais trop pourquoi ! c'eft un aflemblage de fi petites chon fes que je ne faurois comment te le raconter. Chacune d'elles eft un rien-, ou ne doit paroitre qu'un rien , quand msaie elle feroit quelque chofe. Adieu,  ( 53 ) ftta chere Eugénie , je t'ecrirai nn© plus longue lettre une autrefois. Marianne de la Prife. T REI ZIE ME LETTRE. [Mlle, de la Prife d Mlle. de Vitte. a Neuchatel ce Janv. i?S.? Jl me femble que j'ai quelque chofe ó te dire ; & quand je veux commencer , je ne veis plus rien qui vaille la peine d'étre dit. Tous ces jours je me fuis arrangée pour t'écrire ; j'ai te nu ma plume pendant longtems , & elle n'a pas tracé le moindre mot. Tous les faits font li petits que le recit m'en fera ennuieux a moi-même , & 1'impreffion eft quelquefois fi forte que je ne faurois la rendre : elle eft trop confufe auffi pour la bien rendre. Quelquefois il me femble qu'il ne m'eft rien arrivé; que je n'ai rien a te dire "? C iij  ( ?4 ) que rien n'a changé pour moi ; que eet hiver a commencé comme 1'autre; qu'il y a , comme a ".'ordinaire l quelques jeunes étrangers a Neuchaèèl que je ne connois pas , dont je fais a peine le nom , avec qui je n'ai rien de commun. En effet je fuis alle'e au concert , j'ai laifTé tomber un papier de: mufique ; j'ai affez mal chanté; j'ai été a la première affemblée ; j'y ai danfé avec tout le monde , entre au-< tres deux Comtes Alfaciens & deux: jeunes apprentifs de comptoir : qu'y a-t-il dans tout cela d'extraordinaire,, ou dont je pufte te faire une hiftoire : détaillée ? D'autrefois il me femble: qu'il m'eft arrivé mille chofes ; que fi tu avois la patience de m'écouter,, j'aurois une immenfe hiftoire a te fai- . re : il me femble que je fuis chan- . gée , que le monde eft changé , que j'ai d'autres efpérances & d'autres craintes , qui, excepté toi & mon pere, me rendent indifférente fur tout ce qui m'a intéreffé jufqu'ici, & qui en revanche m'ont rendue intéreffantes des chofes que je ne regardois point  { ?ï ) &u que je faifois machinalement. J entrevois des gens qui me protcgent ,T fautres qui me nuifent; c'eft un cahos sn un mot que ma téte & mon cceur; Permets,ma chere Eugénie,que je n'en life pas davantage juïqu'a ce qu'il fe foit un peu débrouillé & que je fois rentree dans mon^e'tat ordinaire , fuppofé que j'y puifte rentrer. Ne te rien dire eut c'ié trop péhible ; t'en dire davantage , quand moi-même je n'en fais pas davantage , ne feroit pas poflible. Adieu donc ; je t'embrafte tendrement. Tout ce que je faurai de moi-même , tu le fauras. Aucune de'fiance au moins ne me feras m'en taire : la crainte de te paroitre puérile , ou de te donner quelqu'autr'e impreffion facheufe de moi, ne pourra m'empêcher de parler ; la peur de t'ennuier eft la feule que je puifte avoir. Adieu. M. de la Prife. C iv  ( ) QUATORZIEME LETTRE. Mik. de la Prife d Mlle. de Ville. a Neuchalel ce Janv. 178 ." Hf JL V Je veux abfblument ? hé bien a la bonne lieure , tu le fauras ! Je t'écrivis une lettre , qui après cela me ] parut folie; j'en écrivis une autrepour l excufer celle-la : il fe trouve qu'elle li'étoit pas partie ; elle étoit caclietée ; I j'avois oublié de 1'envoyer k h- pofte : dans ce tems-la je ne favois ce que je fSifóis: je te 1'envoie fans I'ouvrir , je ne veux pas la relire , je ne m'en fouviens prefque pas , tu verras ce que j'en ai penfé; Tous tes détails k toi , font charmans : tu n'aimeras , tu n'aimeras jamail 1'homme qu'on te deftine , c'efti-dire, tu ne 1'aimera jamais beau-' Soup. Si tu ne 1'époufe pas, tu pourras  C 57 ) en époufer un autre. Si'tu 1'e'poufes J vous ai mais je ne matige prefque jamais hors de che% moi , depuis que je connois parfaitement les vins de tous vos quartiers & le fromage de toutes vos montagnes. Enfuite il s'eft ^approché ds quelques jeunes gens , parmi lefquels j'étois , & leur a demandé de quoi ils parloient avant qu'il entrat? De quelques jeunes demoifelles , a répondu 1'un d'eux ; nous parlions des plus jolies , & nous nous difputions. — Encore ? a-t-i! interrompu , lefquelles avie^-vous nomme'es ? La-deflus ils en ont nommé plufieurs. Bon ! a-t-il dit brufquement; je m'y attendois. Vous ave\ commence' de pre'fe'rence par les poupe'es , les marionettes & les per- roquets. II y en a une J'étois prés de la porte ; je tenois mon chapeau ; je fuis fom : Refte{ , m'at-il crié ; je ne la nommerai pas. Je n'ai pas fait femblant de 1'entendre, & je fuis defcendu 1'efcalier le plus vice que j'ai pu.  C 7* ) Le vendredi fuivant , je m'étois arrangé pour palier la foirée tout feul i lire & a écrire k mon oncle. Mais Ie Comte Max m'eft venu voir , fachant , m'a-t-il dit, que les vendredis étoient mes jours de loifir. II eft refté avec moi jufqu'a fix heures. U eft aimable & inftruit: fon langage récre'e mon oreille qui eft écorchée tous les jours par TafFreux allemand de Berne , de Bale & de Mulhoufe. J ai un peu oublié ma langue : Ie Comte m'en a fait des reproches ; il me prétera des livres allemands: il a pafte dix-huit mois k Leiplick. J'admire mon fens froid de parler fi longtems du vendredi; c'eft le dimanche qui fut intéreftant ! Peut - étre m'arrêtai - je expres au vendredi par 4ine certaine appréhenfion du dimanche. Ce fut un fi fingulier mélange •d'heureufes & malheureufes rencontres , de peines & de plaifirs ! je crois jque je me conduifis bien , c'eft-a-dire, que je ne pouvois me conduire autrement. Tu crois que ce fera quelque grande hiftoire ? non ; tout cela fe  ( 7> ) paffa dans un quart-d'heure. Mais ce qui avoit précédé les circonflances...» pour que tu faches ce que c'eft , il faut enfin te le raconter. Peut-être devineras-tu ce que je ne te dirai pas j & fi tu ne devines qu'a moitié t 11 n'y aura pas grand mal. II avoit beaucoup plu au commenmencement de la femaine ; les deruiers jours il avoit beaucoup gele : le dimanche matin il étoit tombé de la neige , &- le tems s'étoit un peu radouci : mais Paprès-diné , le froid; étant revenu, l'eau qu'il y avoit eu dans les rues & la neige du matin , étoit devenue un verglas , tel que je n'en ai jamais vu , & qui deverioit a chaque inftant plus dangereux, ai mefure que 1'air du foir fe refroi-i difloit. Nous revenions , Monin &| moi , du Cret 011 nous étions allés] faire un tour pour profiter d'un inftan'tS -de foieil qui nous avoit féduit au fort-in de 1'églife. II nous falloit toute notre attentiön pour ne nous pas laifler! tomber. Juge de 1'embarras & du danger de Mlle. de la Prife & de deux! autresj  C 73 ) autres demoifelles que nous trouvames prés de la porte de la ville , allant le mème chemin que nous. Je m'arrétai devant elles; je crois que je voulois les empëcher d'avancer , croyant voir déja Mlle. de la Prife fur le pavé, blefTee , meurtrie, quelque chofe de pis peut-étre. Je ne fais ce que je leur dis pour les engager a accepter notre fecours: mais les deux qui m'étoient étrangeres , commencoient a me refafer , quand Mlle. de la Prife a dit vivement: Mais ! vous êtes folies ; nous fommes trop heureufes ! En méme tems elle a pris Monin fous le bras , & m'a prié d'avoir foin de fes compagnes. Nous marchions fans rien dire, ne penfant qu'a ne pas tomber : nous avions fait cent pas peut-étre , lorfque j'ai vu une jeune lille que j'ai connue par hazard , a qui de petits garcons jetoient des boules de neige pour la faire tomber. Elle m'a reconnu. Son air exprimoit toutes fortes d'embarras. C'étoit le vifage cle . la détrelfe j & réellement ne fachant ce D  t 74- ) .qt'elle faifoit , entre Ja colere & Ja confufion ; elle e'toit dans un vérifca.ble danger ; elle auroit pu tomber contre une borne , contre le coin d'une maifon. C'eft la première fille a qui j'ai parlé a Neuchatel; & je lui avois donné du fecours dans une occafion beaucoup moins grave. Je ne connoiftbis pas alors Mlle. de la Prife. Falloit-il a préfent la dédaigner & Ia méconnoitre ? J'ai prié d'un ton abfolu les deux filles que je foutenois & que j'ai appuyées contre Monin de ne pas bouger de leur place , & allant aux deux petits garcons , j'ai donné a chacun d'eux un vigoureux foufflet ; & voyant prés de la un homme de bonne facon , je 1'ai prié le plus hon«êtement que j'ai pu, de conduire la fille ou elle vouloit aller. Après cela je fuis retourné a mes deux demoifelles , & nous avons repris notre marche. Après quelques inftans de filence, 1'une des deux m'a dit : Vous connoiJ]\ dom cette fille , Monfieur ? —  ( 7? ) Oui Ma demoifelle , ai-je répondu ; peu de jours après mon arrive'e d Neuchatel.... Je n'ai pas continué ; je ne pon vois conter mon hiftoire jufqu'au bout : le commencement me faifoit plus d'honneur que la fin ; c'eut été un menfonge. Une autre chofe m'a arrêté. En commencant de répondre , j'avois regardé Mlle. de la Prife , antant que le verglas avoit pu me le permettre , & j'avois cru voir fon vifiige très-rouge &: fa phifionomie aleérée. De te dire tout ce qui fe paffa alors en moi , toute la peine , le regret , 1'efpoir , le plaifir , cela n'eft pas poftible. Si je m'étois permis de m'en occuper dans eet inftant, les deux jeunes filles auroient bien mieux fait de marcher toutes feules. J'impofai filence i mon cceur; je renvoyai , pour ainfi dire , a un autre tems , a le fentir , a le queftionner , a jouir de ce qui s'y paffoit car le plaifir furpaftbit la peine. Perfonne de nous n'ouvrit plus Ia bouche. D ij  ( 7* ) Quand nous fumes devant la maifon 011 étoit leur fociété, je faluai , fans parler , mes deux Dames: elles me remercierent. Mlle. de Ia Prife ne paria pas , & fe contenta de faire une grande révérence a Monin. Il faifoit déja obfcur fous cette porte ; mais je m'imaginai qu'elle avoit 1'air ému. Dans le même moment arriva le Comte Max qui lui préfenta la I main ; il me reconnut comme je m'en allois. Ou alle\ - vous ? me cria-t-il. Che\ moi , lui dis - je. —- Et quy \ ferei - vous che% vous ? De la mufique. — Vous êtes laconique, me dit-il en riant ; mais cela ne fait rien. Je retournai donc chez moi : j'aurois voulu être feul , du moins une heure ou deux , mais cela ne fe pouvoit pas. Neufs & mon maitre arrivoient, Monin fit les honneurs de ma chaml>re , & après le gouté nous nous mimes k faire de la mufique. Une demi-heure après le Comte entra , en nous priant de lui permettre de nous écouter. II n'aime pas le jeu.  ( 77 ) Une autre fois il apportera fa flnce. A neuf heures il m'obligea a aller fouper avec lui: je le voultis bien ; Ja troupe de mes camarades m'e'toit infupportable. Le pre'cepreur me paroit un homme de fens ; mais il ne parle prefque pas Francois. Le frere ainé ne rentra qu'a onze heures ; il eft d'une figure brillante & extrêmement honnéte. Voici une prodigieufe lettre. J'ai été lundi au concert; Mlle. de la Prife n'y étoit pas. Mardi, je ne fuis forti que pour alier au comptoir , & je t'écris aujourd'hid mecredi pour demain. H. Meyer. DIX-NEUV1EME LETTRE. Henri Meyer a Godefroy Dorville. a Neuchatel ce Janv. 178 . IER après diné , le Comte Max vint me prendie pour me mener pro» D iij  ( 78 ) mener. II faifoit nn tems fort doux. II n'y a pas beaucoup de choix ici. Nous aüames du coté du Cret , & jufqu'au mail. Nous y trouvames Mlle. de la Prife avec une de fes coufines. Nous leur demandames la permiffion de nous prornener avec elles, elle nous fut accordée. Après nous ètre un peu promenés , nous reprimes le chemin de la villes On paria nonchalamment de toutes fortes de chofes. Le Comte fut fort aimable. Mlle. de Ia Prife étoit gaie. Sa coufine & moi nous ne dimes prefque rien. Mais j'étois content: j'écoutois avec plaifir j j'étois afTez paifible ; je fouhaitois qu'il ne nous arrivat rien d'extraordinaire cette fois-la. Et en effet nous ne rencontrames perfonne , on ne nous aborda point. Mais comme nous approchions de la maifon de Mlle. de Ia Prife , il furvint une petite pluie qui augmenta a mefure que nous alfions , de forte qu'il pleuvoit afTez fort quand nous fumes chez elle. Elle nous pria fort honnêtement d'entrer , nous  ( 79 ï lïRirant que fon pere & fa mere nous recevroient avec plaifir. Nous montames : il n'y avoit pas grand' chofe a faire au comptoir ce jour - la , & j'avois travaillé la veille tout le foir fans aller au concert, paree que nos Meffieurs ctoient furchargés d'ouvrage. Je crus donc pouvoir refter fi on nous.en prioit. . M. de la Prife eft un Officier retiré du Service de France , vieilli par la goutte , plus que par les annêes. II a Fair d'avoir aimé tous les plaifirs , & d'aimer encore la fociété; mais fur-tout d'aimer fa fille plus que toute chofe au monde. Elle lui reffemble. II a Fair ouvert , franc ; un peu libre dans fes propos ; il eft aimable & poli dans fes manieres. On' m'a dit que fa familie étoit une des' plus anciennes du pays , & qu'il étoit né avec de la fortune; mais qu'il avoit tout dépenfé. En le voyant on croie tout cela vrai. Je ne dirai rien de la mere. Elle n'a pas Fair d'étre la femme de fon D iv  ( 8o 3 marl, ni Ia mere de fa fille. Elle eft. Franc©ifej& de je ne fais quelle province. Ellea été três-belle,& 1'eft encore. A fa maniere elie nous a bien recus. On nous a donné du thé , des raiiins , de petits gateaux. Ce petit repas, qui jufqu'ici m'avoit paru aflez mal entendu , m'a paru hier fort agréable. Je croyois étre en familie avec M. de la Prife & Mlle. Marianne. Elle ne m'offroit rien que je n'acceptafle. Elle choififfbit des grappes pour le Comte Max & pour moi. Pour Ia première fois je n'étois plus un ótranger a Neuchatel. La pluie ayant cefte & le goöté étant fira , nous avons paru vouloir nous retirer; mais le pere nous a propofé de faire un peu de mufique avec fa fille. Auffi - tut j'ai dit au Comte que j'irois prendre fa flüte & mon violon , & que je verrois au comptoir fi on pouvoit fe paffer de moi ; ce dont je ne doutois prefque pas. II a trouvé tout cela fort bon. Je fuis allé &• revenu.  ( 8i ) Ce petit concert a été Ie plus agréable du monde. Mlle. de la Prife accompagne trés - bien ; elle eft vraiment bonne muficienne ; & on ne peut pas avoir une meilleure embouchure que n'a le Comte Max. La flüte eft un inftrument touchant , & qui va au cosur plus qu'aucun autre. La foirée a été bien vite pafle'e. Neuf heures approchoient. Mme. de la Prife nous en avertit par une certaine inquiétude & Ie foin de tout ranger autour de nou5. Son mari I'a priée demons Iaifler jouer ; & puis, regardant la pendule , il nous a dit: MeJJieurs , quand j'étois ricke , je ne favois pas laijjer les gens me quitter d neuf heures y je iie l ai pas même appris depuis que je ne le fuis plus ; & fi vous voule^ fouper avec nous , vous me ferez plaifir. Mme. de la Prife a dit : -Encore fi vous vous éüe\ avifé de cela de meilleure heure ! Et en même ■tems elle eft fortie de la chambre. Son mari appuié fur fa canne I'a fuivie, 6c lui a crié de la porte : Ne vous D v  ( ft ) inquïete\ de rien , ma femme ! & ne nous faites pas fouper trop tard j ils mangeront une omelette. Pour nous, nous n'avions accepté ni refufé ; mais il étoit clair que nous reftions , & nous continuions notre mufique. Mlle. de la Prife étoit , je crois , bien aife que nous ne paruffions pas écouter trop exaéternent fa mere. Un quart-d'heure après on eft venu nous avertir , & nous fommes allés | nous mettre a table. Le foupé étoit j propre & fimple. Il faut avouer que Mme. de la Prife n'en faifóit pas trop mauffadement les honneurs. Sa fille étoit très-gaie : fon pere paroiflbk enchanté d'elle ; & farement fes convives ne 1'étoient pas moins. A dix heures , un parent & fa femme lont venus veiller. On a parlé de nouvelles , & on a raconté entr'autres le mariage d\ine jeune perfonne du Paysde-Vaud , qui époufe un homme riche tres- mauffade , tandis qu'elle eft paftionnément aimée d'un étranger fans ' iortune j mais plein de mérite-& d'e.f~ \  C 83 > prtt. Et V'aime -1 - elle ? a dit qnelqu'un. On a dit qu'oui, autant qu'elleen étoit aimée. En ce cas-ld , elle a grand tort , a dit M. de la Prife. , Mais c'eft un fort bon parti pour, elle 9 a dit Madame y cette fille n'a rien ; que pouvoit - elle faire de mieux ? Mendier avec 1'autre ! a dit moitié entre fes dents Mlle. de la Prife , qui ne s'étoit point mêlée de toute cette convet fation. Mendier avec Vautre ! a répété fa mere. Voila un beau propos pour une jeune fille' ! Je crois en yérite' que tu es folie /-Non , non ; elle n'efi pas .folje : elle a raifon"} a dit le pere. J'aimc cela} moi ! c'eft ce que j'avois dans le ctxur quand je t'epoufai. — Oh bien ! nous fimes la. une belle affaire ! -— Pas abfolument mauvaife , dit le pere , puifque cette fille en eft nee. ' Alors Mlle. de la Prife , qui depuis un moment avoit la téte penchée-fpr fon affiette & fes deux mains devant fes yeux , s'eft glifTee le long d un tabouret , qui étoit a moitié fous la D vj *  C 84 ) table entr'elle & fon pere , & fur lequel il avoit les deux jambes , & s'eft trouvée a genoux auprès de lui , les mains de fon pere dans les liennes , fon vifage collé deftus , fes yeux les mouillant de larmes , & fa bouche les marquant de baifers : nous 1'entendions fanglotter doucement. C'eft: un tableau impoftible a rendre. M. de la Prife , fans rien dire a fa fille , I'a relevée , & 1'a aftife fur le tabouret devant lui, de maniere qu'elle tournoit le dos a la table : il tenoit une de fes mains ; de 1'autre elle efluyoit fes yeux: Perfonne ne parloit. Au bout de quelques momèns elle eft allee vers la porte fans fe retourner , & elle eft fortie. Je me fuis leve' pour fermer la porte qUellë avoit laifTé ouverte. Tout le ïnörtde s'eft levé. Le Comte Max a mis fon chapeau , & moi le mien. Au moment que nous nous appro» u:iöns de Mme. de la Prife pour Ja t , fa fille eft rentrée. Elle avoit repris un air ferein. Tu devrois prier 'as'Mejfmirs d'être difcrets 3 lui a dit  C 8* ) fa mere. Que penfera -t-on de toi dans le monde , fi on apprend ton propos ? Eh 1 ma chere Maman l a dit fa fille ; fi nous n'en parions plus , nous pouvons efpérer qu'il fera oublié. Ne vous en flatte\ pas , Mademoifelle , a dit le Comte : je crains de ne l'oublier de long-tems. Nous fommes fortis. Nous avons marché quelque tems fans parler. A la fin le Comte a dit : Si j'étois plus riche ! Mais c'eft prefqu'impof- fible ; il n'y faut plus penfer : je tdcherai de n'y plus penfer un feul inftant. Mais vous ? ... a-t-il repris en me prenant la main. J'ai ferré la fienne ; je 1'ai embraffe'; & nous nous fommes fe'pare's. Bon foir , Godefroy ï je n'ai pas ferme" 1'ceil la nuit derniere ; je vais me coucher. H. Meyer.  ( U ) VINGTIEME LETTRE. Au même. Dimanche pour Lundi. a Neuchatel ce Févr. 178 . . Je t'écrivis mecredi, & je t'envoyai jeudi ma lettre fans y rien ajouter. Nous travaillames beaucoup , & fort tard. Vendredi j'eus un li grand mal de tête que je ne fortis point. Monin me tint compagnie ; il me lut , & .nous fimes de ïa mufique. C'eft un tresbon garcon.. . . A propos , il faut que je te dife quelque chofe qu'il me raconta ce. foir la. La vei!!e , comme il entroit a la fale d'armes pour parler a quelqu'un , il entendit prononcer mon nom a quelques jeunes gens. XI n'entendit  C 87 ) poïnt ce qu'ils difoient ; maïs il vit le Comte Max quitter fon maitre avec qui il faifoit des armes, & venir a eux. Je trouve très-mauvais , Mejfieurs, leur dit-il , que vous parlie^ de ce ton d'un jeune homme ejiimable ; & trèsmauvais aujfi que vous ojie^ en parler mal devant moi , que vous favc^ être fon ami. Quand Monin m'eut raconté cela , je fentis pour la première fois qu'il pouvoit y avoir du plaifir a ëtre grand feigneur. Je voudrois , Godefroy , qu'il me convint de prendre un pareil ton , & d'en impofer comme le Comte , quand il s'agiroit de prendre fon parti , celui de Mlle. de la Prife & Ie tien. Mais aucun des trois n'aurez befoin que je vous défende. Qui eft - ce qui pourroit dire du mal de vous 'i Samedi , c'e'toit hier , le Comte vint me prendre pour faire vifite a M. & Mme. de la Prife ; cela comvenoit après le foupé que nous avions fait chez eux. Mais Monin m'avoit fait 'promettre de ne pas fortit toute la  ( 88 ) journée , ni encore aujourd'hui : je fuis fort ehrhumé , & il prétend que les rhumes négligés font longs & facheux cette année. Cet excellent garcon a travaillé hier deux heures de plus que de coutume pour faire ma befogne au comptoir. Le Comte eft donc allé feul faire fa vifite , & il m'en a rendu compte pendant la foirée qu'il eft venu pafler auprès de mon feu. II avoit trouvé M. de la Prife , qui , après quelques difcours d'ufage , lui a parlé de fa fille , & lui a dit , que malheureufement il n'étoit pas impoflible qu'après fa mort elle n'eut befoin de quelque proteöion comme la fienne pour être placée a quelque Cour Allemande. Tai été long-tems jeune , lui a-t-il dit : fai beaucoup dépenfé d'argent: mais Ia nature a fi bien dédommagé ma fille des folies que fai faites quant a fa fortune , que dans le fond fon lot eft meilleur que celui de bien d"autres , & je ne la plains pas, Je n'ai du moins pas d me reprocher  ( 8o ) de l'avoïr ne'gligée un inflant depuis 'qu'elle eft au monde. Cela n'eft pas 3 d la vérité, bien e'tonnent: quel pere négligeroit une pareille fille ? Mais , M. le Comte, pour en reyemir a ce que je vous difiois d'abord, je puis vous afturer qu'elle eft affe\ bien nee pour ne trouver aucune difficulté quant d cela , d fe placer en quelque qualite' que ce puifte é'tre , auprès de la plus grande princejfe de l'Europe. Mes ancêtres font venus dans ce pays avec Philibert de Chdlons , qui èn étoit fouverain : nous nous appellions * * * * La branche cadette pour fe diftinguer, s'eft appellée de la Prife : l'ainée , qui pojfédoit de grands biens en Bourgogne , s'eft éteinte. fai des preuves de tout cela plus claires que le jour. Je ne vous dis pas cela pour me vanter , mais pour que vous vous en fouvenie^ , fi quelque jour ma fille avoit befoin que vous la fiffiei connoitre. Alors vous pourriei vous inftruire par vos yeux de ce que j'ai eu l'honneur de  ( 90 ) vous dire. Ma fille eft affe\ aimable pour qu'on dut trouver du plaifir d lui être utlle .... mais la voila. qui rentre , & comme ce difcours n'efi pas bien gai , vous voudre\ bien que nous parlions d'autres chofes. Le Comte a la mémoire bonne , & je ne 1'ai pas mauvaife ; de forte que tu peux compter que tu as mot pour mot le difcours de M. de la Prife. II m'a donné a penfer ; & li notre foirée a été douce, paree que le Comte eft vraiment aimable , & qu'il a de I'amitïé pour moi , elle n'a point été gaie. Demain je ferois aflez bien pour aller au concert. Mlle. Marianne y chantera pour obéir a fon pere : mais je me mettrai bien prés d'elle pour la mieux entendre & la rrrieux accompagner. Adieu, mon trés-dier Godefroy. H. Meyer.  ( 9' ) VINGT-UNIEME LETTKE. Au même. a Nenchftel ee Févr. 178 . CjOmment te raconter tout ce que j'ai a te dire ? Me blameras-tu ? Me plaindras - tu ? ou bien Mlle. de Ia Prife frappera-t-elle feule ton imagi.nation, & efFacera-t-eüe ton ami de devant tes yeux? Mais pourquoi occuper ma téte de vaines conje&ures, quand k peine mes facultés fuffifent a ma fituation & au foin de t'en inftruire ? Ah , Godefroi ! que de chofes me font arrive'es ! que de chofes j'ai fenties ! Pourrai-je te faire mon re'cit avec quelqu'ordre ? Hier k trois heures je ne favois encore rien , & j'allois gaiement i I'aflemblée. J'entre. J'y cherche des  ( 9* ) yeux Mlle. de la Prife. Elle n'e'toïe pas encore dans ia fale. Mais elle y vint un inftant après. J'allois a elle. Je la trouvai pale. Elle avoit un air grave, & une certaine folemnité que je ne lui avois point encore vue. Je fentis en la faluant que je paliffois , & je fus quelques infrans fans pöuvoir parler. Je me remis pourtant, & lui demandai quelle feroit la contredanfe qu'elle me feroit la grace de danfer avec moi .? Elle me répondit qu'elle comptoit ne pas danfer ; & cherchant des yeux le Comte Max , elle lui dit, quand il fe fut approché : Monfieur le Comte ! j'ai d parler d Monfieur Meyer: cela fera peut - être un peu long ; & l'on pourroit trouver e'trange que j'eujfe tant de chofes d lui dire d lui feul. Vous êtes fon ami ; vous me paroijfii honncte & difcret : je ne penfe pas. que vous foye\ tenté de vous moqzter d'une jeune fille, qui, par pitie' pour une autre } entretient un homme fur un chapitre qui deyroit lui être e'tranger ; je fuis bien  ( 93 ) fure que vous ne vous moquere\ pas de moi. Voule^-vous bien renoncer comme moi d la danfe pour ce foir? Dans quelques momens t nous nous ajfeyerons tous trois fur ce banc ; vous v&us mettreq entre M. Meyer & moi ; de cette facon } j'aurai Vair de parler d tous deux. Nous ferotis Jouvent interrompus : il ne faudra pas avoir Vair d'en être fdchés ; il faudra nous quitter quelquefois } quitter la converfation , & puis la reprendre. Je vous demandé pardon de ce préambule. II dok me donner un étrange air de pédanterie. J'avoue que je fuis émue , il me paroit que fai une grande affaire d exécuter. Au refie , il n'efi pas bien étonnant qua mon dge. . . . mais laiffe\~ moi parler quelques momens d mes anucs. Je viendrai vous rejoindre quand on aura commencé d danfer. J'avois befoin qu'elle s'interrompit ; j'avois grand befoin de m'afTeoir : mes jambes trembloient fous moi: j'e'tois plus mort que vif. Elle ne m'avoit pas  ( !H ) regardé ; elle avoit même détourné fes yeux de derfus moi tout le tems qu'elle avoit parlé. Je m'appuyai fur 5e Comte. Nous fumes nous affeoir. Mais , me dit - il , devine^-vous ce qu elle a d vous dire ? Pas précifément ; lui répondis - je. Par pitié pour une autre? reprit-il. Je me tus. Mlle. de la Prife revint s'affeoir a cóté de lui. Mais , Monfieur , lui dit-elle , je n'ai pas attendu votre reponfe; voule^-vous bien fiacrifzer une partie de votre fbire'e , qui devoit être gaie ■& amuj'ante , d une hiftoire ajfe\ ■irifte qui ne vous regarde pas ? Le Comte 1'affura qu'il feroit en tout ■tems a fes ordres. Et vous , me ditelie, Monfieur} je ne vous ai point demandé' fi vous trouvie^ bon que je me mêlajfe de vos affaires ? Je fis une inclination pour route réponfe. Et confente\-vous auffi que le Comte foit infiruit de tout ce qui a pu vous arriver depuis que vous êtes d Neuchatel ? J'aurois dit vous le demander plu-iot. Je confens d tout ce qu'il vous plaira}  ( 95 ) Mademoifelle. — Eh bien , dit-eüe , je vous dirai donc que deux maitreffes tailleufes , travaillant hier che\ ma mere avec une jeune ouvriere qu elles avoient amenc'e ; celle - ci } que j'avois vue tout le jour pdle, trifie & tremblante, me pria de ne pas fortir le foir , comme j'en avois le dejfein y & de permettre qu'elle put me parler feule fous prétexte de m'efjaier des habits dans ma cham- bre Ici nous fumes interrompus par plufieurs femmes. Mlle. de la Prife en fit affeoir une entr'elle & Ie Comte. Imagine,fi tu Ie peux , 1'état ou j'étois. On nous quitta enfin; & Mlle. de Ia Prife , imaginant bien que nous n'avions pas perdu le fil de fes phrafes, reprit auffitót : j'y ai confenti ; & , quand nous avons ete' feules , ■elle m'a raconté , Monfieur , comment elle vous avoit rencontré, comment vous l'avieifecourue ,par quelle fatalité la connoijfance avoit conti•nué'i & enfin , elle m'a dit, en ver-  ( 0 ) fant un torrent de larmes,quelle étoit grofie , quelle ne favoit que deyenir , ou. aller , comment pourvoir d fa fubfijiance , & d celle de fon enfant. Mlle. de Ia Prife s'eft tue. J'ai été löng-tems fans pouvoir ouvrir la bouche : plufieurs fois j'ai efTayé , j'ai même comrnencé : a la fin j ai pu me faire entendre. Vous a - t - elle dit, Mademoifelle! que je Veuffe féduite ? — Non, Monfieur. .. Vous at-elle dit , Mademoifelle , quand & comment j'ai ceffé de la yoir ? Oui , Monfieur ! elle me Va dit : elle a même eu la bonne foi de me montrer vos lettres. Eh bien ! Mademoifelle ! elle ne fera pas abandonnét \ dans ce moment de mifère , de honte \ & de malheur ; & fon enfant ne fera i jamais abandonné , fi j'en fuis le: pere , fi j'ai lieu de le croire : il fera foigné , élevé; j'aurai foin de fon fort tout le tems de ma vie. Mais a prefent permette^-moi que je refpire. Je ne fuis pas même en état de vous. remercier. Je yais prendre Vair ; jt' revieh-  ( 97 ) reyiendrai dans un quart-d'heure. Ceci eft fi nouveau ! je /kis fi jeune! il y a fi peu de tems que les femmes m'e'toient étrangeres / . . .. rendne ce foin. C'eft une forte dei Hen y mais qu'ofai-je dire ? c'eft du < moins une obligation e'ternelle que: vous m'aure\ impofe'e ; & vous ne: pourre^ jamais repoufter ma recon- ■ noijfance y mon refpecl , mes fervi- ■ ces, mon de'vouement. Je ne les repoujferaipas 3 m'a-t-elle dit avec des; accens enchanteurs ; mais c'eft bien •. plus que je ne mérite. Je lui ai en- ■ core dit : Vous aure\ donc encore: ce foin ? vous me le promette^ ?' Cette fille ne fouffrira^pas? elle riau-> ra pas befoin de travailler plus quil\ ne lui convieni ? elle n'aura point: d'infultc3 ni de reproche d fiuppor*-  ( 99 ) ter.? — *Soye% tranquille , m'a-r-elle dit : je vous rendrai compte chaque fois que je vous verrai de ce que j'aurai fait; & je me ferai remercier de mes foins & payer de mes avances. Eile fourioit ea difant ces dernieres paroles. // ne fera donc pas nécejfaire qu'il la revoie ? a dit le Comte. Point nécejfaire du tout ! a-t-elle dit avec quelque précipitation. Je 1'ai regardée : elle I'a vu ; elle a rougi. J'e'tois affis a. cóté d'elle : je me fuis baifie jnfqu'a terre. Qu'aveivous laiffé tomber? ma-t-el!e dit; que cherche\ vous ? Rien. J'ai baifé votre robe. Vous êtes un ange, une divinité! Alors je me fuis levé, & me fuis tenu debout a quelque diftance vis-a-vis d'eux. Mes larmes couloient; mais je ne m'en embarrafToit pas y & i! n'y avoit qu'eux .qui me yifïènr. Le Comte Max attendri & Mlle. de la Prife émue , ont parlé quelque tems de moi avec bienveiilance. Cette hiftoire finiffbit bien, difoient-ils : la fille étoit a phïindre , mais pas abfoE ij  ( ioo ) lument malheureufe. Ils cónvinrent enfin de Patier trouver fur 1'heure même chez Mlle. de la Prife , 011 elle; travailloit encore. On m'ordonna de refter pour ne donner aucun foupcon , de danfer même , fi je Ie pouvois., Je donnai ma bourfe au Comte , &j je les vis partir. Ainfi finit cettei etrange foirée. Samedi au foir. J'ai rencontré dans Ia rue le Cauftique. II m'a arrêté d'un air de bienveillance : M. l'e'tranger! m'a-t-il dit; nous ne fommes pas me'chans ; mais. nous fommes fins , & nous nous erf:, piquons : chacun fe hdte de foupcon-] ner & de déviner de peur d'être pre'~ venu par quelqu autre. Or comme\ nous ne connoijfons prefque pas les, pajfions , nous ne faurions dans eertains cas foupconner qu'une intrigue..., Soye\ fur vos gardes. C'ejï Ji peux votre intention de faire foupconner Une intrigue entre vous & la plus.  ( iói 3 aimable fille de Neuchatel''que je vous prie de ne pas m'en afiurer. . .. Et il a paflë fon chemin. Je t'envoie la copie de ma lettre a mon oncle. Le Comte a trouvé le moyen de la faire lire a Mlle. de la i Prife , qui I'a cachete'e elle-même ; & lui-méme I'a portee a la pofte. VINGT-DEUXIEME LETTRE. A Monfieur .... a Francfort. a Neuchatel ce Févr. 17$ . , Mon cher Oncle , X-jNe jeune ouvriere , que je n'ai pas féduite , ditêtre grofte , & que je fuis le pere de eet enfant : plufieurs circonftances , & fur-tout la perfonne qu'elle a choifie pour cette confidence, me perfuadent qu'elle dit la ve'E iij  ( lol ) thé , j'ai dequoi fnbvenir dans ce moment a fes befoirï's ; & quant a I'enfant , quelle que foit ma fortune , il ne manquera pas plus de pain que moi même , tant que je vivrai. Mais fi je meurs avant d'être en age de faire un teftament, je vous prie, mon clier oncle ! de regarder 1'enfant de Juliane C. , dont Mlle Marianne de la Prife vous dira qu'il eft Ie mien, comme étant effectivement 1'enfant de votre neven : je ne vous le recommande point ; cela feroit fuperflu. J'ai I'honneur d'être , Mon chee. Oncle , Votre tres liumble & trés obe'iffant Serviteur , H. Meyer.  ( i«3 > VINGT-TR01SIEME LETTRE. A Monfieur Henri Meyer, Francfort ce Févr. 178 ., JT Aites partir la fille. Ne négligez rien pour qu'elle faffe le voyage füfcement: j'en payerai les frais. Je veux qu'elle accouche ici. J'aurai foin d'elle. Mais le tout a condition qu'elle reparte d'abord après fes couches , & me laifTe 1'enfant. Je ferai même quelque chofe pour elle , fi je fuis content de fa conduite. Je fais qu'a Neuchatel la maniere dont on batife un enfant conftate fon état : je ne veux pas que le vötre foit élevé dans cette trifte connoifTanee > s'il 1'acquiert quelque jour, ce fera lorfqu'il aura lieu d'être afTez content de fon exiftence pour ne vous la pas reprocher , & E iv  ( ) ïorfque vous vous ferez rendu afTez recommandatie pour qu'il pre'fere fa naiflance , malgre' la tache qui 1'accompagne, a toute autre naiflance, & qu'il vous choifit pour pere , s'il pouvoit choifir. II ne tient qu'a vous, Henri ! d'óter a force de vertu 1'opprobre de defTus votre fils. Demandez-vous a vous-même fi vous y êtes. ©bligé. Charles D. Ci-joint uiie lettre de change de 50 louis. VINGT-QÜATRIEME LETTRE. A Monfieur Charles B ... d Franfort. a Neuchatel ce Févr. 173.. Mon trés cher Oncle , JL)A fille eft partie. Que puïs-je vous dire ? ce ne font pas des remercie-  ( ros ) «mens que j'ai a vous faire. Veuille le jciel vous bénir! puiffe mon enfant ! .... lil m'eft impoffible d'en dire d'avan- tase- H. Meyer. VINGT -CINQU1EME LETTRE. Henri Meyer a Godefroy Dorville. a Neuchatel ce Mars 178 . -f- ,1 E t'envoie la réponfe de mon oncle. La fille eft partie : je ne 1'ai pas vue ; Mlle. de la Prife , le Comte, & une ancienne fervante de Mlle. de la Prife, ont eu foin de tout. E y  ( 10* ) VINST-SiXIEME LETTRE' Au même. k Neuchatel ee Mars 17S • J[j> 'Après la remarque de mon. cauftique protecleur , ( je 1'appellerai déformais par fon nom Z * * * ) le Comte Max a demandé a Mlle. de la Prife , comment elle vouloit que je me conduififlè g Comme auparavant , at-elle répondu : ( Auparavant! c'efl: elle qui I'a dit: ) il fa ut qu'il vienne d 1'aJJemblée , au concert : peut-être fera-t-il invité au premier jour che\ une de mes parentes ; il verra bien alors lui-même ce quil y a d faire > ou plutót d éviter. ! Avant-hier , le Comte & moi nous étions auprès de mon feu. Nous penfïons a trop de chofes pour en dire,  ( ) aucune. Nous avions befoin de nous diftraire. Je lui ai propoie d'aller avec moi chez M. Z * * * : je lui devois cette attention pour la marqué d'intérêt qu'il m'avoit donnée : intérêt bien fenfible ! car il avoit pour obiet, Mlle. de la Prife , & 1'honnêteté de ma conduite : il n'y alloit de rien moins que de lui e'pargner d'e'ternels chagrins , & a moi d'e'ternels remords. Depuis ce jour-la , je ne paffe plus devant fa porte : je ne me promene plus : j'e'vite au comptoir tout air de rêverie : j'y fais mon devoir plus attentivement que jamais ; j'en fuis a ia uyerité re'compenfé par mes erfbrts même : faire fon devoir avec attention produit un certain zeie qui eft la meilleure des diftractions poflibles. Mais revenons a notre vifite. Je dis au Comte que M. Z * * * nous donneroit vraifemblablement , pêïe-mêle avec des critiques un peu ameres , des notions curieufes & intéreftantes fur le pays , fon commerce, fon gouvernement & fes mceurs. L§ E vj  ( io8 } Comte m'en crnt , & nous allames,; Nous fumes en effet fort contens de toutes les informations que nous recumes. Un grain de caufticite' rendoit les defcriptions piquantes & les récits intéreffans ; & , quant a moi du moins , il falloit bien eet affaifonuement pour me rendre attentif. Je ne fuis pas afTez tranquille pour te xapporter ce que j'ai appris : mais je tacherai de te le garder dans ma mémoire. Je te dirai feulement ce que j'ai pu comprendre du caractere des habitans du pays. Sociables, officieux , charitables ; inge'nieux a demi; pleins de talens pour les , ns d induftrie , & n'en ayant aucun pour les arts de ge'nie ; le grand & le fimple leur font fi étrangers en toutes chofes , qu'ils ne le comprennent & ne le fentent méme pas. Ne viendras-tu point me voir , fi tu viens. a Strasbourg ? tes affaires a Francfort font - elles fi preflëes ? ton tems eft-il fi précieux ? Adieu , mon cher Godefroy , aime toujours ton yéritable ami, H. Meyer.  ( i«9 ) [VINGT - SEPTIEME LETTRE. Au même. a Neuchatel ce Mars 178 . • J 'Al été en effet invité chez Ia parente de Mlle. de la Prife. Toute la bonne compagnie de Neuchatel y étoit.Mlle. de la Prife faifoit les honneurs & 1'ornement de 1'aflemblée. Sa contenance & fes manieres me paroiffent changées : elle n'eft pas moins naturelle ; mais elle n'eft plus fi gaie : je la trouve impofante ; il y a dans fon maintien une noble aflurance : quelquefois je crois voir de la trifteffe dans fes yeux ; mais elle eft tranquille , elle eft pofée: fes mouvemens font plus graves , comme fon air. Iï femble que 1'innocence & la vivacité ait fait place a un fentiment doux & férieux de fon mérite & de fon im-  ( H* ) portance . . . ah ! je fouhaire de me tromper. II eft bien jnfte , ce fentiment ! qu'elle en jouifte ! . .. qu'elle en jouifte ! . . . qu'il foit fa récompenfe ! . . . . Elle a préfervé une femme de 1'afFreufe mifere du vice , peut-être de la mort ; & un enfant de 1'opprobre , & peut-être auffi de la mort , ou d'une longue mifere; & un jeune homme , qui fe croyoit honnéte , que rien encore n'avoit dü corrompre , elle 1'a préfervée d'avoir fait les mêmes maux qu'un fcelerat. Je n'ai pas joué avec Mlle. de Ia Prife : elle n'a pas joué non plus ce foir-la avec le Comte Max. Lundi il n'y a pas eu de concert; on a joué la comédie. Je ne t'en dirai rien , finon qu'on a ici autant de talens pour le chant que pour la danfe , & que la grace y eft , je crois, plus commune que par - tout ailleurs. Au refte , la comédie & la maniere dont on la joue , m'ont expliqué le ton des femmes dans le monde. Toura-tour marquifes , foubrettes , villa-  ( "I ) a geoifes ; tour-a-tour railleufes , ïngénieufes , emphatiques; il n'eft pas étonnant qu'elles changent de ton vingt fois dans une heure. Hier k 1'aflemblée elle a danfe avec tout le monde ; & moi avec toutes les femmes qui ont bien voulu danfer avec moi. J'ai pourtant danfé une contredanfe avec elle. J'avois le cceur tantót ferré , tantót palpitant: quelle difference avec la première fois que je danfai avec elle dans cette même fale ! cependant mon cceur alors la diftinguoit déja. M. Z*** m'a falué au milieu de la foirée avec un air d'approbation ; & en fortant il a paffe* devant moi , & m'a ferré la main. Les gens cauftiques ne font donc pas néceffairement méchans ! ou du moins ils ne font pas méchans en tout. Mais qui pourroit être méchant en tout, li ce n'eft: le diable ? & encore le diable ? Quel bavardage ! Godefroy , j'attends impatiemment que tu nVecrives 11 tu pourras venir  ( m ) me voir. Tu verrois Mlle. de la Prife; tu verrois le Comte Max , & ton meilleur ami te ferreroit dans fes bras. Adieu. H. Meyer. vingt-huitieme lettre. Mlle, de la Prife d Mlle. de Vitte. a Neuchatel ce Mars 178.* Je ne me trompois pas ; il m'aime , cela eft bien fur , il m'aime. Il ne me Fa pas dit: mais il me 1'auroit dit mille fois que je ne le faurois pas mieux. Cela n'a pas toujours été fi gai , mon Eugénie , que les premiers jours. j'ai eu du chagrin , de Pembarras , quelque chofe qui refiernbloit a de Ia jaloufie; j'ai du moirs fenti ce que ce feroit que la jaloiae.... Ah , Dieu ! puifTai-je en être toujours préferve'e! j'aimerois encore mieux ne  C "3 ) pïus ruimer que d'avoir eet affreus fentiment a craindre ! Heureufement je ne 1'ai pas éprouvé : car je n'ai point eu de doutes ; feulement j'aurois encore mieux aimé .. . Mais je ne veux point du tout me rappeller tout cela. Je fuis heureufe a préfent : je fuis bien-aife même du chagrin que j'ai eu i j'aurois payé encore plus cher le contentement que j'ai, la place que j'occupe. Car je fuis a préfent comme un ami, & comme le plus cher amï que Pon puifTe avoir ; je fuis au fait de fes affaires ; j'agis pour lui: je faia fa penfée , &■ nous nous entendons fans nous parler. Nous faurions bien au milieu de mille étrangers , que c'eft moi qui fuis quelque chofe pour lui, & lui quelque chofe pour moi : c'eft 1'un a 1'autre que nous demanderions des confeils ou des fecours; donner, recevoir , feroit également agréable; rhais ce qui le feroit encore plus , ce feroit d'avoir tout en commnn , peines , plaifirs , befoins , tout ! Nous étions certainement nés 1'un pour  (. ) 1'autre : non pas peut-être pour vivre enfemble , c'eft ce que je ne puis favoir ; mais pour nous aimer. Tu trouveras peut-être cette lettre encore plus folie que celle que je n'ofai t'envoyer : mais tu te tromperas-. Elle n'eft point folie , & je fais bien ce que je dis. Adieu , chere Eugénie ? je ne te le céderois plus. M. de la Prife. VINGT - NEUV1EME LETTRE. Henri Meyer aMlle. de la Prife. a Neuchatel ce Mars 178.. Mademoiselle , (ySerai-je vous écrire ? eft-ce a vous que je vais eenre ? fera-ce pour vous que j'aurai écrit? & n'aurai-je fait qu'e'pancher & foalager mors  ( iiy ) cceur? Vous m'aimez ! n'eft - il pas vrai que vous m'aimez ? fi vous ne m'aimez pas , j'accuferai le ciel de cruauté & même d'injuftiee. Je ferois donc le jouet d'un fentiment trompeur : les rapports que je fens r la fimpathie qui m'attache , qui m'a donné a vous du premier inftant que je vous ai entrevue ne feroit donc pas réelle ! & cependant , je les fens , ils m'ont óté a moi-même pour me donner a vous pour toujours. Et vous y s'ils font réels , vous les fentez auffi l Peut-étre votre rougeur , votre embarras au concert, quand vous vintes chanter pres de moi , fignifloit que vous les fentiez ! II me femble que je le mérite , que vous ne devez pas être le prix d'une longue perfévérance & que votre cceur devoit fe donner pour prix du mien , comme le mien fe donnoit.... Ah ! fi vous ne m'aimez pas , ne me le dites pas ! trompez moi , je vous en conjure ! & pour vous-même ; car vous vous reprocheriez mon défefpoir! Pardon*  ( ni ) nez , Mlle., ce déiire. Si vous me trouvez préfomptieux , votre cceur ne m'entend donc pas, il ne m'entendra jamais ! & le mien eft perdu. Je ne pourrai jamais le donner k perfonne , & je ne demanderai celui de perfonne. Si jeune encore , j'aurai perdu même 1'efpe'rance dit bonheur ! Encore une fois n'en prononcez pas 1'arrêt ! Que vous importe que je fois trompé .? de grace ne me de'trompez pas ! Je n'aurois peut - être jamais parle' , fi je n'eufle du m'éloigner de vous. Content de vous voir , ou d'efpéïer de vous voir ; d'imaginer chaque jour que cela e'toit poffible, peut-être le refpect, la crainte de vous de'plaire , fur-tout la crainte que votre re'ponfe ne fit fucce'der le de'fefpoir a 1'incertitude , m'auroit empêche' toujours , long-tems du moins, de rien demander , de rien dire. Mais je ne puis partir fans vous dire que je vous aime. Vous en douteriez peut-être ; & ne feroit - il pas pofïïble que ce  ( "7 ) doute yous tourmentat ? Mon ami Dorville , le plus ancien de mes amis, mon ami d'enfance & de jeunefte , eft malade , & eft venu aStrasbourg , il m'a demandé avec inftance. On m'a écrit. L'exprès vient d'arriver. Je pars demain avant le jour. Pourraije vous envoyer cette lettre ? feroit-il poftible d'avoir une réponfe ? le Comte Max m'avoit promis de venir ce foir : mais il eft tard. S'il pouvoit encore venir ! mais voudroitil ? .... Ah ! le voici ! je 1'entends : qu'il life ces caracteres a peine lifïhles! qu'il vous les porte ! qu'il trouve le moyen de vous les faire lire! ou bien qu'il fe taife ! ce fera me refufer. Je ne tenterai aucune autre voie: je me regarderai comme un infenfé , comme un téméraire. Mais qu'il s'éloigne de moi & me laifle en proie a ma triftefle! ff. Meyer.  C m8 ) TRENTIEME LETTRE. Le Comte Max d Henri Meyer. J E fuis allé chez *** ou je favois qu'elle étoit. On quittoit le jeu ; elle étoit encore afiife. Je 1'ai prié tout haut de lire la lettre d'un de mes amis. Elle a lu. Je me fuis rapproché ; & elle a pris une carte , & m'a demandé un craïon : on I'a regardoit; elle a d'abord deffiné une fleur. Enfuite elle a écrit. Eifez la carte ! mais vous 1'avez déja lue. Heureux Meyer ! que fakes - vous pour nous attacher ? ou plutöt, par quel charme nous féduifez-vous ? Je vais a un foupé pour lequel je me fuis engagé , il y a long-tems. En fortant de table j'irai vous rejoindre , & je refterai avec vous jufqu'a ce que vous partiez : fi je ponvois, je partirois gvec vous : je ferois bien peut étre.  ( n9 ) Rcponfe de Mlle. de la Prife. I vous vous étiez trompé , Monfieur ! je ferois fort embarraffée : mais pourtant je vous détromperois. F I N. Nota. L'Editeur de ces Lettres ne fait ni fi elles ont une fuite , ni, au cas qu'elles en aient une, s'ii pourra fe la procurer.