L E RÓDEUR. T O M E PREMIER.   L E RÖDEUR. TRADUIT DE VANGL01S (du Rambler.) Nullius addiStus jurarc in verba magiftri, Qub me cunque rapit tempeftas, deferor hofpes. H o e a c £, TOME PREMIER, A MA E S T R I C ff T, Chez j. E. Dufour & Phii. Roux, Imprimeurs-Libraires, affociés. M. DCC. LXX XV L   L E R Ó D E U R. N«. L Londres, le Mardi 20 Mars 1750. Cur tarnen hoe libeat potius dccumre campo , Per quem nïagnus equos Aurunctz flex'u alumnus. Si racal, & placidi rationem admittitis , edam. JUYEKAt. '„ Avez-yous un moment de loifir ? Ecoutez"„ moi, Voici les raifons qui m'engagent a cou- rir une carrière ou le grand Lucilius eft entrc 11 le premier ". EN ne prouve davantage Ia difficulté de donner cours a un Quvrage, que les différentes formules de compliinents qu'on a établies dans toutes les langues, pour captiver 1'attenTomt I, A  i 'Li Rêdeur. lion & la bienveillance du Publici L'embarras que 1'on trouve k fe déterminer fur le choix, lorfqu'on n'a aucun motif de donner la préférence a 1'un plutöt qu'a 1'autre , a fait ima* giner une méthode aifée , qui, au défaut de la nouveauté, a pour elle le fuffrage du temps. Peu d'Auteurs fe font préfentés devant le Public fans defirer que cette méthode cérémonieufe de fe produire eüt été établie avant eux. II en eft peutctre davantage qui, pour fe mettre k couvert des dangers auxquelss'expofent ceux qui cherchent a plaire, fe font difpenfés de recourir a ces vains expédients qu'on employé pour appaifer les critiques par de fades apologies, & pour réveiller 1'attention par la maniere pompeufe dont on s'annonce. ^ Les Poëtes épiques ont jugé lespréfaces fi effentielles a leurs Ouvrages , qu'ils ont prefque tous unanimement adopté les premiers vers d'Homere ; de forte qu'il fuffit que le Lefteur foit inftruit du fujet, pour favoir la maniere dont le poëme doit comjnencer. , ^ Ce début folemnel elï ce qux a dilt.  Le Ródeur. 3 tjngué jufqu'ici la Poéfie héroïque. Les littérateurs vulgaires ne Pont adopté que par abus. Ce ft un privilege héréditaire qui n'appartient qu'a ceux qui ont autant de génie qu'Homere. Les regies que l'abus de ce privilege a fuggérées k Horace, doivent lervir de lecon k ceux qui n'afpirent point a une li haute réputation. Ils doivent fe fouvenir de repaïtre leurs lefleurs de promeffes qu'iis font hors d'état de tenir, & qu'on aime mieux voir Ia fumée précéder Ia flamme, que de voir celle-ci s'évanouir en fumée. ' O a. adopté depuis long - temps ce principe, tant par égard pour 1'autorité d'Horace , que pour fe conformer k 1'opinion recue. On a cependant vu des Auteurs qui ont cru pou* voir louer leurs produ&ions, fans bleffer Ia modeftie , & qui, prévenus de leur mérite, fe font écartés de la regie générale, &ont afpiré a un rang qu'on accorde rarement au commun des hommes. Ils ne fe font point bornés, comme Thucydide, a leur léguer xny.» es- usi, un bien a perpétiiité; ils ont cru. devoir encore les inftruire de fon prix, A ij  4. Le Ródeur. II y a des occalions oü la trop grande rnodeftie eft anffi nuifible que 1'orgueil. L'audace & 1'intrépidité en impofent, & onleur cede fouvent,dans la croyance qu'il eft impoffible de leur réïifter. Plutarque faifant 1'énumération des différents cas dans lefquels un homme peut fe louer fans blefler la rnodeftie, a omis celui d'un Auteur qui entre dans le monde , a moins qu'il n'ait fous-entendu qu'un homme peut légitimement fe louer foi-même des qualités qu'on ne peut connoitre que de fa propre bouche , lorfqu'il fe irouve chez des étrangers , & qu'il tnanque d'occafions de faire valoir fes talents. On ne fauroit dire qu'un Auteur fe trouve jamais dans ce cas, paree qu'il découvre néceffairement le degré de fon mérite k fes juges , lorfqu'il comparoit devant leur tribunal: mais il doit fe fouvenir qu'a moins qu'ilsj ne foient prévenus en fa faveur, il aura de la peine a obtenir 1'audience qu'il demande. On tient pour maxime en amour, que le moyen le plus für de captiver le cceur de la perfonne qu'on aime,  ï.e Ródeur. j eft de ne point lui déclarer trop ouvertement la paffion qu'on a concue pour elle. Celui qui manifefte trop promptement fon amour, fuicite des obftacles a fes propres defirs; & de-la vient que ceux qui ont del'expérience, s'efïbrcent de cacher leur paffion jufqu'au moment oü leurs maitrelTes témoignent avoir envie de la connoitre. Si les Auteurs pouvoient obferver cette méthode, ils ne fe plaindroient ni de la dureté du fiecle, ni des caprices des critiques. Si un homme pouvoit captiver impercepriblement la faveur du Public, & ne déclarer fes prétentions aux honneurs littéraires, que lorfqu'il eft affuré de les obtenir, il commenceroit fa carrière avet plus de confiance; &fi on ne lui donnoit point les éloges auxquels il s'attend, on ne ïe blameroit point des fautes qu'il peut avoir commifes. Mais comme le Public eft perfuadé que tout homme qui écrit s'attend h des applaudiffements, de même que les femmes prennent pour une déclaration d'amour les politefles qu'on leur Fait, on s'attache k relever fes fautes pour le punir de fa témerité & de fa A iij  4 Le Ródeuf. préfomption. Les artifices de ceux qui fe mettent dans eet état hafardeux, font proportionnés a leurs craintes & a leur ambition; & 1'on doit les leur pardonner d'autant plus volontiers, qu'ils ont pour caufe deux des plus grands mobiles du coe.ur humain, favoir le defir du bien , & la crainïe du mal. II n'eft pas étonnant qu'étant attirés d'une part, & efïrayés de 1'autre , quelquesuns s'efforcent de féduire leurs juges par une apparence de refpecT: qu'ils n'ont point, d'exciter la compaffion en avouant une foibleffe dont ils ne font pas convaincus, de fe faire eftimer «n affeclant de la franchife & de Ia grandeur d'ame, en prönant ouvertement leur mérite, & en demandant hautement les honneurs & les récompenfes qu'ils croyent leur être dues. Cette vaine parade de leur mérite eft le refuge ordinaire des journaliftes; & 1'on peut dire, pour juftifier leur conduite,qu'ils fuppléent par leur fincérité ala prudence qui leur manque; & que s'ils leurrent le Public en 1'enr gageant a lire leurs écrits , il n'eft pas long - temps Ia dupe de fa créjduïité.  Le Ródeur. >j — OjAd tnim? Concurritur — korx, Memtnto cita mors venit, aut vicloria lata. » Car enfin on livre le combat, & dans un V moment vous voila mom ou viftorieux f'. La queftion touchant le mérite du jour eft bientöt décidée, & 1'on n'eft pas condamné k Ia peine de parcourir la moitié d'un in-folio, pour fe convaincre que 1'Auteur a fauffé fa promelTe. Je me propofe de proctirer k mes compatriotes un amufement au moyen d'un effai fuccint que j'ai deflein de leur donner les mardis Bc ksfamedis de chaquefemaine; & une des raifons qui m'y engagent, eft 1'efpoir de ne point ennuyer ceux k qui je n'aurai pas le bonheur de plaire. Si mon Ouvrage n'eft pas recommandable pour fa beauté, on me le pardonnera au moins pour fa brieveté: il importe peu que 1'on fache fi mon attente eft fondée fur fes éloges ou fur fon indulgence; car ayant mürement pefé les raifons qui peuvent m'infpirer de 1'orgueil ou de 1'humilité, elles m'ont paru fi égales de part & d'autre, que Pimpatience dans laquelle je fuis d'effayer 1'effet que A iv  8 Le Ródeur. produira mon premier Ouvrage, ne me permet pas de m'arrêter plus longtemps a la trépidation de la balance , pour voir de quel cöté elle penchera. Cette maniere de publier un Ouvrage a plufieurs avantages capables de flatter un Auteur, foit qu'il foit préfomptueux ou timide. Un homme a qui 1'étendue de fes connoiffances, ou la vivacité de fon imagination, ont déja allure les applaudiffements du Public , faifit avidement la voie de déployer fes talents qui le met le plutot en état d'ouir la voix de la renommee; il s'anime par la réflexion que fon Ouvrage fera lu dans plufieurs endroits depuis le matin jufqu'au foïr; il fe plait a réfléchir fur la crainte qu'a 1'Auteur d'un long Traité, que le Public ne perde fon objet de vue avant qu'il Pait achevé. Celui qui fe borne è un fujet unique , peut fe conformer au goüt national, quelque varié qu'il foit, & goüter 1'applaudiffement du Public, Sc le vent frais de la faveur , de quelque cöté qu'il foufïïe. La fin quil fe propofe a pareillement 1'avantage Je diffiper fes doutes, s'il efi timide, & fes erreurs, en cas  Le Rodeiir. 9 qu'il foit craintif. La briéveté de fon ouvrage eft pour lui un nouveau motif qui fert è 1'encourager. Celui qui ne fe fent point aflez de talents pour fuiyre un plan d'un bout a 1'autre, qui.craint de fe perdre fous un fyftême compliqué, ne défefpere point de pouvoir fournir un petit nömbre de pages fans mettre fon efprit è la torture; & s'il trouve en fouillant dans les réfervoirs de fa mémoire, que fa colledHon foit trop petite pour former un volume, il peut avoir aflez de matiere pour fournir a un effai. Celui qui craint d'employer trop de temps a une expérience dont il ignore le fuccès, fe perfuade que quelques jours lui montreront ce qu'il doit attendre de fon jugement & de fon génie. S'il s'appercoit que fon jugement n'eft pas aflez éclairé, il peut vérifier fes^opinions, en confultant les remarques que 1'on a faites fur fes écrits. Si, faute de méditation, il s'embrouille en traitant un fujet qui lui eft étranger, il peut 1'abandonner fans avouer fon ignorance, & en choifir un autre moins dangereux & plus aifé a manier. S'il s'appercoit enfin que malgré fon inA v  «xo Le duftrie & fes artifices , il ne pourra obtenir les éloges qu'il s'eft promis, il eft le maitre d'abandonner fon fujet; & fans nuire ni k foi-même, ni a autrui, fe procurer des amufements plus agréables, ou s'attacher k. des études dans lefquelles il voit. plus d'apparence de réuffir. N<\ II. Londres, le Samedi 24 Mars 1750. State loco nefcit , ptttmnt vefligia mille Ante fugam , abfentemquefirit gravis ungula campiim* s.TATIUS. » Le Courfier-impatient de Ia contrainte dans 5. laquelle on le tient, bat des flancs , trépigne , 5> regrette les pas qu'il perd , & parcourt desj, yeux la plaine qu'il voit devant lui", C^/n a toujours cbfervé que 1'homme n'eft jamais fatisfait des objets préfents, qu'il perd de vue le moment dont il jouit, & forme mille projets qu'il' croit devoir contribuer k fa féficité future; qu'il négligé de profiter du temps dont il eft le maitre dedifpofer j pour s'occuper de celui dont  Le Ródeur. 11 il ne jouira peurêtre jamais. Comme cette conduite fournit un fujet de fatyre commode aux perfonnes gaies, 6c de déclamation aux perfonnes graves & férieufes, on s'eft plu a la tourner en ridicule, & k 1'exagérer avec routes les amplifications de la rhétorique. On a recueilli avec foin tous les cas dans lefquels fon abfurdité eft la plus palpable, & 1'on a employé pour la déiigner toutes les épithetes de mépris, tous les tropes & toutes les figures qui peuvent en faire connoitre le ridicule. On fe livre avec plaifir k la fatyre, paree qu'elle fuppofe toujours un degré de fupériorité. Les hommes aiment a s'imaginer qu'ils ont pouffé leurs recherches plus loin que les autres, ék découvert des fables &c des folies qui ont échappé aux obfervations vulgaires. Le plaifir de s'égayer fur les objets communs , a quelque chofe de fi attrayant, qu'un Auteur a de la peine k ƒ en priver. Une fuite de fentiments généralement re9us, Ie met en état de briller k peu de fraix, & de eonfondre fes adverfaires, 11 eft aifé de fe moquer de la folie d'un homme A vj  iz Le Ródeur. qui ne vit qu'en idee , qui préfere des plaifirs incertains a des plaifirs actuels & folides, & qui, au-lieu de jouir des commodités de la vie, ne s'occupe que de celles qu'il pourra le procurer dans la luite. On trouve tant de plaifir k prouver par des exemples l'incertitude des affaires humaines, a tirer les hommes de 1'affoupiffement dans lequel ils font piongés, a leur rappeller la rapidité avec laquelle le temps s'écoule, qu'il y a tout lieu de croire que les Auteurs aiment mieux tranfmettrequ'examinerun principe fi avantageux, & fuivre la route battue, que confidérer attentivement fi elle conduit ou non k la vérité. Cette qualité de porter fa vue dans ï'avenir, paroït être la condition inévitable d'un être, dont les mouvements font graduels, & la vie progreffive. Comme fes facultés font limitées, il eft obligé d'employer les moyens néceffaires pour arriver au but qu'il fe propofe, & fe propofer pour premier objet celui qui doit être Ie dernier k 1'occuper. Comme, a mefure qu'il avance en age, Phorifon de fes vues varie continuellement, il do^  Le Ródenr. 13 toujours découvrir de nouveatix motifs d'agir , de nouveaux fujets de crainte, & de nouveaux attraits dans les plaifirs. On trouvera que I'objer. qui nous occupe, Iorfqu'on 1'a une fois obtenu , n'eft qu'un des moyens que nous employons pour obtenir quelque tin plus elojgnée. Le propre de Pefprit humain n'eft point de voler de plaifir en -plaifir, mais d'efpérance en efpérance. Celui qui dirige fes pas vers un but, tourne fouvent les yeux vers Pendroit oii il fe propofe d'arriver. Celui qui entreprend un travail laborieux & pémble , fe délafie de la fatigue qu'il effuye par Pefpoir de la récompenfe quil fe promet. Dans Pagriculture, qui eft une des occupations les plus fimples & les plus néceflaires, un laboureur ne cultive fon champ que dans Pefpoir de la récolte , quoique la bruine, une inondation , puifie Ia faire périr, & que la mort ou un malheur imprévu puifie 1'empêcher de la recueillir. Comme on n'a adopté & retenu certaines maximes étrangeres, qu'a caufe qu'elles paroiffent confonnes a Ia vé-  "*4 Le RSdeur. rité & k la nature , il faut convenir que le confeil qu'on nous donne, de ne pas trop nous occuper de quelques avantages éloignés, n'eft point inutile, quoiqu'on puilTe 1'avoir donné avec trop de légéreté , & appuyé avec trop peu de diftinétion: car pour ne rien dire ici de ce defir véhément qui nous porte k le fatisfaire k quelque prix que ce foit, ni de cette inquiétude, qui ne provient que de la méfiance que nous avons du ciel, ( fujets trop intéreflants pour ne point m'en occuper ) ; il arrivé fouvent, que nous livrant a la joie qu'infpire le fuccès, nous négligeons les mefures néceflaires pour nous 1'affurer , & que nous repaiffons notre imagination de la jouiffance de quelque bien poffible , jufqu'a ce que le teraps de 1'obtenir fe foit échappé. On feroit peu d'entreprifes, on ne fe chargeroit d'aucun travail, on ne s'expoferoit k aucun danger, fi nous n'avions Ia faculté de groffir les avantages que nous nous flattons d'en retirer. Lorfque le Chevalier de la Manche raconte gravement k fon Ecuyer ïes aventures dans lefquelles il dok  Le JRSdeur. i$ fe fignaler, au point qn'on Fappellera pour défendre les Empires, qu'on le preffera d'époufer 1'héritiere de la couronne qu'il lui a confervée; qu'il aura des honneurs & des richeffes a diftribuer, & une ifle a donner k fon Ecuyer fidele, il y a peu de ledeurs qui ne conviennent qu'ils fe font plus d'une fois repus de pareilles yifions, quoiqu'ils n'ayent point attendu des événements aufli étranges, ni employé des moyens aufïï difproportionnés. Lorfque nous le plaignons, nous réfléchiffons fur les contre-temps que nous avons éprouvés; & lorfque nous nous moquons de lui, notre coaur nous dit qu'il n'eft pas plus ridicule que nous, & qu'il n'a fait que dire ce qui nous eft fouvent venu dans 1'idée. L'efprit d\in homme naturellement fanguin peut aifément fe gater en fe repaiffant de trop grandes efpérances, bien qu'on ne puifle fans elles rien produire de grand & d'excellent. ï! reflemble k eet égard aux plantes qui étant trop expofées k 1'ardeur du fo-leil, périffent au-lieu de frudifier. II n'y a pem-être point d'hommes qui doivent fe tenir plus en garde con»  tS Le Ródeur. tre le défaut dont je parle, que ceux quï afpirent au nom d'Auteurs. Un homme qui a 1'imagination vive, & qui (e fent quelque talent pour écrire, fe hate de mettre un Ouvrage fous preffe, porte fes vues dans Pavenir, & fe repaït des honneurs qu'on lui rendra lorfque 1'envie fera éteinte, que les faftions ne fubfiiteront plus , & que ceux qui cherchent a l'éc'.ipfer auront renoncé a des bagatelles d'une durée auffi courte qu'eux-mêmes. II eft rare que ceux qui ont appellé au jugement de la pofterité, fe guériffent jamais de leur infatuation ; mais ils doivent employer tous leurs efForts pour prévenir une maladie contre laquelle on ne trouve aucun remede dans lejardin de la philofophie, lorfqu'elle eft arrivée afon dernier période, quoiqu'elle fe vante de remédier aux maux de 1'ame, 8c de guérir les hommes de leurs vices & de leurs paffions. Je tacherai donc pendant que je ne fuis que légérement afFeélé de la maladie a laquelle les Ecrivains font fujets, de me garantir de la contagion, &j'efpereque les préfervatifs que j'employe pourront être utiles a ceux que  Le Ródeur. ij leur e'tat expofe au même danger que moi. Laudis amort tumts? Sunt certa piacula, qua te Ter pure leclo poterunt recreare libello. » Etes-vous trop avide de gloire ? ayez re>) cours a la morale; elle vous fourr.ira eer» tams remedes, certains enchantements dont » vous n'aurez pas fi - tot récité trois fois la »> formule , que vous vous trouverez guéri ". On ne peut rien voir de plus fage que le confeil que nous donne Epiftete, de réfléchir fouvent Air ce qu'il y a de plus terrible & de plus affreux, afin de ne point üefirer avec trop d'ardeur un bien apparent, & de ne point nous laiffer abattre lorfqu'il nous arrivé un malheur réel. II n'y a rien qu'un Auteur craigne davantage que Ie mépris. II 1'emporte fur les reproches, la haine, 1'oppoiition; & ce qu'il y a de plus facheux, eft qifon s'y expole toutes les fois qu'on fe mêle d'écrire. I nunc, & vtrfus tecum mtdltate canons'. » Vas maintenant, & efforce-toi de compofee t> des vers harmonieus & fonores ". II convient que celui qui fait fon entrée dans le monde littéraire, fe  i8 Le Ródeur. méfie a/ïez de fes talents Sc de fa capa*cité pour croire qu'on le méprifera ; qu'il fe perfuade que la nature ne lui a point donné les qualités nécelTaires pour étendre Sc embellir les connoiffances, ni affez de fupériorité fur les autres hommes pour diriger leur conduite , Sc leur fervir de guide ; que quand même on fuppoferoit que le monde eft encore dans 1'ignorance, il n'eft ni deltiné a diffiper le nuage qui 1'offufque, ni k Péclairer. II n'y a point de catalogue de Libraire qui ne fournilTe matiere k ce foupcon. II y trouvera les noms de plufieurs hommes qu'on a entiérement oubliés, quoiqu'ils ayent été auffi hardis Sc auffi entreprenants que lui, auffi amoureux de leurs produ&ions, également chéris Sc flattés par leurs proteöeurs Sc leurs amis. II peut arriver, quelque excellent que foit un Auteur, que le Public ne faffe aucune attention u fon mérite, k caufe de la variété d'affaires qui 1'occupent. Celui qui vife a fe faire une réputation par fes écrits, ambitionne 1'applaudiffement d'une multitude piongée dans les plaifirs, dans le tracas  Le Ródeuf. i. VI. Samedi, 7 Avril 1750. Strenua nos exercet inertla , navibus ataut Quadrigis petimus bene vivere : quod petis, hlc efi; £fi Ulubris, animus ft tc non deficit stquus. Hok; » Que de mouvements & de peïnes qui ne V» nous produifent rien ! Nous cherchons par „ mer & par terre a être heureux, & il ne „ tient qu'a nous de 1'être fans fortir du lieu ,, oü nous fommes. Oui, foyez toujours égal; „ & vous êtes , même dans la plus chétive bi« „ coque, le plus heureux du monde ". u N des premiers préceptesde laPhilofophie ftoïcienne, eft que 1'homme ne doit point faire dépendre fon bonheur des circonftances extérieures; préeepte que cette fe&e orgueilleufe a pouffé plus Ioin que ne le permet Ia cgndition de la nature humaine, &  48 Le Ródeur. dans lequel quelques -uns d'entr'eux femblent avoir compris la privation de tous les plaifirs & de toutes les peines corporelles, qu'ils ont régardées comme indignes d'un homme fage. II ne faut ni argument ni autorité pour réfuter une philofophie auffi extravagante , fapitntiam infanienfcm , ainfi qu'Horace le dit de celle d'une autre feöe. L'expérience journaliere la détruit, & les facultés de la nature s'élevent contre elle. II convient cependant d'examiner jufqu'a quel point nous pouvons approcher de eet état de perfeöion, nous fouftraireauxinfluences extérieures, & nous aflurer un état tranquille; car bien qu'il y ait de Ia vanitéèaffeclerune indépendance abfolue, & qu'on ne puiffe jamais 1'acquérir, il eft cependant honteux k un efprit, qui, malgré fa dépravation & fes foiblefies, prétend être d'une origine célefte, & efpere d'être uni pour jamais a un Etre fouverainement bon & heureux , de céder lachement a la première impulfion & au premier accident qui lui arrivé. Ni vitiis pejora fovtns Proprium deftrat orfumï Nous  Le Ródeur. 49 Nous ne fentons jamais mieux Ia néceflité de nous élever a quelque degré de dignité intellectuelle , & de nous réierver des reffources de plaifir qui ne foient point entiérement a la merci des accidents, que lorfque nous examinons ceux que la fortune a livrés a leur propre conduite, qui n'étant point affujettis par leur état a employer leurs heures de loifir, font obligés de fe procurer des divertiffements, & qui n'ayant rien qui les occupe, mettent tout en ufage pour tuer le temps. Les expédientsqu'employent ces fortes d'hommes pour alléger le fardeau de la vie, ne font ni moins heureux, ni peut-être moins dignes de pitié que ceux qu'employe un marchand qui efl a la veille de faire banqueroute. J'ai vu une familie entiere plongée dans la mélancolie, pour n'avoir pu faire une partie de quadrille. S'étant enfin foumife après mille expédients & une infinité de meflages, a pafler une foirée dans une converfation familiere, une vifite a laquelle elle ne s'attendoit point, (telles font les révolutions qui arrivent dans le monde,) la tira de fon inaction, tk lui procura le même fouTomt I, C  Le Ródeuri lagement qu'auroit procuré un convoi de vivres a une ville qui meurt de raim. Le remede général qu'employent ceux qui ignorent la caufe de leur ennui, eft de changer de place. Ils s'imaginent que leur inquiétude eft 1'efFet de quelque inconvénient local, & ils s'efforcent de.Ie fuir avec autant d'empreflement que les enfants fuyent leur ombre; efpérant que chaque nouvelle fcene leur procurera quelque plaifir , & ils s'en retournent toujours chez eux en fe plaignant de n'avoir pu 1'obtenir. Qui peut réfléchir fur cette efpece d'infatuation, fans fe rappeller ceux qui font attaqués de ces fymptömes de la rage, auquel les Médecins donnent le nom d'Hydrophobie ? Ces malheureux ne pouvant b. ire, malgréla foif qui les dévore, font mille mouvements & mille contorfions, prennent différentes attitudes, efpérant de boire dans une pofture la liqueur qui fuit uc icurs levres aans une autre. Cette folie n'eft point particuliere aux ignorants qui ne font aucun ufage de leur-efprit. Elle s'empare quelquefois de ceux que 1'on croiroit devoir,  Le Rèdeur. yt en être exempts, k caufe de la variété de leurs talents, de leur pénétration & de leur bon fens. Rien ne mortifie plus un Savant, que de voir que fes talents & fes connoiffances ne peuvent le garantir des erreurs dans lefquelles tombent les ames les plus vulgaires. Ces réflexions me viennent dans 1'efprit a 1'occafion d'un paffage de la préface que Couley a mife a la tête d& fes Poéfies. Cet homme, qui joignoit k beaucoup d'efprit un fonds inépuifable de connoiffances, nous fait part d'un projet de bonheur, qu'une fille qui auroit perdu un amant chéri, n'auroit peut-être jamais imaginé. 11 s'y livra jufqu'au moment qu'il en connut toute 1'abfurdité; & il 1'auroit probablement exécuté , fi fa raifon feule ne 1'en avoit défabufé. » J'ai defiré, dit-il, il y a quelques »> années, fans avoir pu executer mon » deffein, & je defire encore afluelle»> ment de pouvoir me retirer dans » quelques-unes de nos Colonies de PA*> mérique, non point pour y chercher » de 1'or, ni pour m'enrichir par le » trafic, ce qui eft 1'objet de la pluy> part de ceux qui s'y tranfportent; C ij  52 Le Ródsur. » mais dans Pinrention de renoncer »> pour jamais au monde, a fes vanirés » & a fes embarras, Sc de m'enfevelir » dans quelque retraite obfcure pour » cultiver la philofophie Sc les let» tres ". Tel eft le projet chimérique que Covley avoit formé dans fon efprit pour paffer tranquillement le refte de ies jours, Sc qu'il paroit recommander a la poftérité, puifqu'il n'allegue point d'autre raifon que celle qu'on vient de voir. En vérité, on ne peut voir une plus forte preuve de la perfuafion dans laquelle un homme eft, que le contentement eft affecté a certaines régions , & qU'im homme qui s'embarque avec un bon vent, laiffe chez lui les foucis, les embarras & les malheurs qu'il y a eus. ^ S'il ne vouloit aller fi loin que pour fenjévelir dans quelque retraite obfcure, i\ y en avoit affez dans fon pays pour cacher Ie génie de Cowley. Quelle que fut 1'opinion qu'il avoit des embarras auxquels il s'expofoit en rentrant dans le monde, 1'expérience devoit le convaincre que la privation eft plus aifée que 1'acquifition, Sc qu'il  Le Ródeur. 53 lui falioit très-peu de temps pour fe garantir des embarras qu'il craignoit. Les hommes font affezorgueilleux pour éviter de fe lier avec un homme dont ils font fürs d'être méprifés, malgfé 1'envie que la réputation qu'il a acquife, fes connoiffances & fa vertu, leur infpirent de le connoïtre. Un homme, qui aime la retraite, a donc tort de craindre que les étrangers Pimportunent par leurs vifites. Ceux même qui le connoiffent, fupportent paliemment fon abfence, après qu'ils ont effayé de fe paffer quelque temps de lui, & qu'ils ont trouvé d'employer agréablement les moments qu'ils paffoient dans fa compagnie. Peut-être la Providence a t-elle voulu, pour empêcher que nous nous tyrannifaffions les uns les autres, qu'aucun individu ne fut affez important, pour occafionner par fa retraite ou fa mort, un vuide dans le monde. II falioit que Cowley connüt bien peu les hommes pour ignorer qu'on ne tarde pas a oublier un ami, un camarade, une maitreffe , lorfqu'on Pa une fois perdue de vue, & qu'elle fait bientót place k de nouveaux objets. C iij  J4 Le Rödeur, On n'auroit fürement pas vioïé fan hermitage, quand il 1'auroit choifi dans les limites de fon pays natal; il y auroit trouvé des préfervatifs contre les vamtés & les vexations du monde, auffi efficaces que ceux que les bois & les champs de 1'Amérique pouvoient lui procurer; mais le dégout qu'il avoit concu étoit tel, qu'il crut ne pouvoir trop s'eloigner de ce qui 1'avoit occafionné, & il partit avec la promptitude d'un poltron, qui n'ofant regarder derrière lui, s'imagine que 1'ennemi eft toujours a fes trouffes. Se voyant interrompu par les vifites, fe trouvant fatigué par les affaires , il concut une fi haute idéé du bonheur qu'il efpéroit de goüter dans fa retraite, qu'il fe propofa d'en jouir dorénavant fans interruption, & de bannir pour toujours de fon efprit tout ce qui pouvoit le priver du plaifir qu'il fe promettoit. II oublia dans Ja véhémence de fon defir, que la fohtude & le repos font redevables de leurs plaifirs aux miferes qu'il s'efforcoit d'éviter : car telles font les viciffitudes du monde dans toutes fes parties , que le jour &c la nuit, le tra-  Le Ródeur. 55 vail & le repos, la diflipation & la folitude, fe fervent réciproquement d'affaifonnement. Ce font-la les changements qui tiennent 1'efprit en aftion. Nous defirons, nous cherchons, nous trouvons, nousfommes fatisfaits; nous defirons quelque autre chofe, & nous lravaillons de nouveau a nous la procurer. ■ . ,., S'il eüt exécuté fon projet, & quil eüt fixé fa demeure clans le canton le plus délicieux du nouveau-Monde, je doute que 1'éloignement oii il étoit des tracafTeries du monde, 1'en eüt entiérement garanti. II eft naturel a un homme qui a de la peine, de s'imaginer qu'il fera plus heureux ailleurs. Cowley, qui connoiffoit les peines& les perplexités inféparables d'une condition privée, fe perfuada qu'il ne pouvoit éprouver rien de pire, & que le changement de lieu en apporteroit un a fon état. II ne foup5onna jamais que la caufe de fon malheur étoit en lui-même, qu'il n'avoit pas foin de régler fes paflions, & que 1'impatience qui lui étoit naturelle, le fuivroit k travers les mers, Sc fe frayeroit un paffage dans les champs ElyC iv  5* Le Ródeur. fées qu'il efpéroit de trouver dans 1'Amenque. S'il y eut été, il fe fut bien«ot convaincu que la fource du contenrement eft dans 1'ame; & que celui qui connoit aflez peu la nature numaine pour chercher le bonheur autre part que dans le changement de fes propres difpofitions, paffe fa vie dans des efforts mutiles, & multiplie les cnagrms dont il cherche a fe délivrer.  Le Ródeur. 57 N°. VII. Mardi 10 Avril 1750; O qui perpetua mumdum ratione guternas Terrarum cctlique fator ! ——— Disjice terrtnx nelulas & pondera molis , Atque tuo fplendore mica ! Tu namque ferenum J Tu requies tranquilla piis. Te cernere , finis, Principium, vector, dux, femita, terminus, idem. BOXTHIUS. ;J O toi qui gouvernes ce monde par ta fageffe éternclle , Créateur du ciel & de Ia 4, terre; Diffipe les nuages qui offi.f- „ quent la foible raifon humaine , allege le „ poids qui la prefie. Que fes yeux puiffent te „ voir briller de ta propre fplendeur! Car c'eft ,, toi qui fait le repos & Ia paix imperturbable ,, des cceurs droits & religieux. Jouir de ta vi„ fion , eft notre premier principe & notre „ derniere fin. C'eft le terme de notre féli,, cité •, & tu as tout-a-la-fois & Ie but auquel „ nous tendons, & le guide & la voie qui nous „ y mene. Ijes hemmes qui fe font le plus diftingués dans tous les fiecles par 1'élévation de leur génie & 1'étendue de leurs connoiffances, ont toujours foupiré après la retraite. Ceux qui jouifC v  5 8' Le Rodeur. foient de toutes les chofes que 1'on croit devoir rendre heureux, ont été forcés de chercher leur bonheur dans le fein. de la vie privée. Quoiqu'ils poffédaffent des dignités & des richefies, qu'ilsfuflent entourés de gens qui fe faifoient "n AdclV?ir & trouvoient leur intérêt a éloigner d'eux toutce qui pouvoit les chagriner, ou interrompre leurs plaifirs, ils n'ont pas tardé a fentir les langueurs de la fatiété, & ils. n'ont pu continuer Ie même genre de vie, fans foupirer plus d'une fois après la folitude. II ne faut pour produire une pa^eijle difpofition, que beaucoup de fenfibilité & une imagination vive; car. fans être vertueux ni favant, un homme, que fes facultés mettent en état de comparer le préfent avec le paffé, voit: renaïtre fi conflamment les plaifirs; les. chagrins, les mêmes efpérances & les mêmes contre-temps, qu'il eft bienaife de pafier une heure dans la retra-te, pour donner carrière a fes penffés ^Si chercher dans fes idéés la variété qu'il ne trouve point dans les objets des fens. M la grandeur, ni 1'abondance ne  Le Ródeur. ?9 fexemptent point des importunités de ce defir, paree qu'étant né pour penfer, il ne peut s'empêcher de faire mille recherches & mille fpéculations dans lefquelles il eft obligé de faire ufage de fa raifon, & dont il n'y a que la fplendeur de fa condition qui puiffe le détourner. Ceux qui font les plus indépendants & le plus a 1'abri de la cenfure publique, font cependant condamnés k facrifier une grande partie de leur temps k la coutume , au cérémonial, & a captiver 1'approbation du vulgaire; de forte que, fuivant le proverbe Grec, il n'y a pas d'homme plus efclave dans fa maifon que celui a qui elle appartient, Un Roi, ayant demandé a, Euclide s'il ne pouvoit pas lui expliquer fon art d'une maniere plus courte & plus fuccinfte; il lui répondit qu'il n'y avoit point de chemin royal qui conduifit k Ia connoiftance de la Geometrie. II y a des chofes qu'on peut acquérir a force de crédit & d'argent; mais oa ne devient favant que par 1'étude, & ï'on ne peut vaquer a 1'étude que dans la folitude. Ce font la quelques-uns des motiJ& C v 'i  6° Le ESdeur, pii ont engagé des Rois & des Héros a fe féqueflrer de Ia foule de ceux qui leur prodiguoient les louanges & les flatteries; mais ils n'agiflent pour 1'ordmaire que fur les ames grandes &z élévées , & produifent peu d'effet fur les hommes vulgaires, qui font incapables de lier leurs idéés, & qui ne portent pas leurs vues au-dela des plaifirs & des peines qui réveillent leur attention en agiffant fur leurs fens. Mais il y a une raifon générale qui nous oblige è donner quelques moments u la retraite, que les inftitutións de l Eghfe me rappellent, & dont je «e pius me difpenfer de faire mention ïci j raifon qui s'étend auffi lom que la morale & les efpérances de la faveur divine dans rautre vie; raifon qm doit faire impreffion fur tous les ctats & fur tous les efprits, puifque perfonne ne peut fe difpenfer de cette ©bhgation , è moins que de braver fon Createur, en s'opiniatrant dans fa méchanceté, ou de compter Air fon approbation en méprifant fes ordonnances, & négligeant tous les moyens qui peuyent contribuer a nous rendre plus farfaus. r  Le Ródeur. 61 La grande tache de celui qui regie fa vie par les préceptes de la religion, eft de préférer 1'avenir au préfent, de fe convaincre de 1'importance dont il eft d'obéir a la loi divine, de connoïtre le prix des récompenfes qu'elle promet a la vertu, & 1 etendue des chatiments qu'elle dénonce contre les crimes ; de lurmonter toutes les tentations que les craintes & les efpérances temporelles peuvent exciter dans fon efprit, de braver le plaifir & la peine, de renoncer aux attraits de 1'ambition, & de fe roidir contre les malheurs & les menaces. Ce n'eft point fans raifon que 1'Apötre compare notre vie a celle d'un foldat; car nous fommes dans un état oh prefque tout ce qui nous environne confpire contre notre principal intérêt. Nous avons a craindre de tout ce qui s'empare de nos penfées r tout ce qui nous caufe de la peine ou du plaifir, tend a nous barrer le chemin qui conduit au bonheur, a nous en écarter, ou k retarder nos progrès. Nos lens, nos appétits, nos pafnons font nos guides fideles & légitimes dans prefque toutes les chofes qui ne con-  6* Le RÖdeur. cement que cette vie; &'la néceffité dans laquelle nous fommes de les confulter a chaque ïnftant, fait que nous nous foumettons aveuglément a tout ce qu'elles nous dicïent. Chaque acle d'obéiflance nous conduit a un fecond; chaque nouveau pas que nous faifons vers le vice, nous coüte moins que Ie fecond; & nous nous plongeons avec une rapidité extraordinaire dans la vie purement fenfuelle. Les fens ont non-feulement eet avan» tage fur la confeience, que les chofes néceffaires doivent toujours avoir fur celles de choix; mais ils ont encore une efpece de prefcription en leur faveur. Nous craignons la douleur longtemps avant que nous craignions le crime; & les fenfations du plaifir nous plaifent avant que nous foyons en état de goüter les charmes de la beauté & de la reöitude. Cette autorité étant une fois établie, augmente tous les jours, & il n'y a prefque point d'homme qui n'ait contribué a 1'affermir dans quelque période de fa vie, en s'y foumettant volontairement, ou par mégarde : car quel eft celui qui n'a pas excité fes appétits en les fecondant, 6c en  Lt R6deur. 63 l'eur permettant d'étendre leur domaine, & de multiplier leurs demandes en reftant neutre ? La néceffité dans laquelle on eft de dépouiiler les facultés fenfitives de 1'influence qu'elles doivent naturellement acquérir fur 1'ame, occafionne ce conflict entre les defirs oppofés qu'éprouvent ceux qui embraflent 1'état religieux; conflicl: que quelques-uns ont décrit avec beaucoup d'eHthoufiafme & que d'autres ont tcurné en ridicule mais que 1'on éprouve jufqu'a un certain point, malgré les variations que peuvent y apporter une infinité de circonftances, telles que la fanté, le genre de vie, le plus ou moins de ferveur & les occafions plus ou moins fréquentes de rechüte. La néceffité dans laquelle nous fonimes de confulter fans cefle les fonctions animales pour fubvenir a nos befoins, nous empêche de réfifter k leurs impulfions, dans les cas même oü nous ne devrions point y avoir égard. Le fentimenteft inftantané, les objets nous frappent a 1'improvifte, nous fommes habitués a.fuivre fes diredtions; ce qui fait que nous nous foumettons a leur  $4 Le RMeur. fentence, fans examiner fi Ie juge eft en droit de la prononcer. On voit donc, en appréciant les chofes philofophiquement, qu'en fuppofant que 1'efprit dans certains cas balance entre les plaifirs de cette vie & les efpérances de 1'avenir , que les objets préfents tombant plus fouvent dans la balance, Ia font enfin pencher, & que notre attention pour un état invifible diminue de jour en jour, au point de perdre fon aftivité, tk de ne plus produire d'effer. Pour prévenir ce malheur , on a mis Ia balance entre nos mains, avec la liberté de tranfporter le poids dans Ie baffin qu'il nous plaït. Les motifs qui nous portent a bien vivre, font infinis; il ne s'agit de rien moins que de la faveur ou de Ia colere du ToutPuiffant, d'une éternité de bonheur ou de malheur. Ces motifs n'influent fur notre conduite qu'autant qu'ils fïxent notre attention ; mais malheureufement elle eft diftraite par les foins & les divertiffements mondains. Le vrai moyen de mener une vie pieufe, le but auquel tendent tous les «ts que la Religion a établis, eft de  Le RSdeur. 65 nous rappeller fans ceffe les motifs qui nous portent a la vertu, de nous engager k réfléchir fur fon excellence &C fur fa nécelïité. Ces motifs s'inculquant enfin dans 1'efprit, acquierent une influence durable & permanente , & deviennent enfin les idéés régnantes, les principes fixes de nos actions, & la pierre de touche par laquelle nous approuvons ou rejettons ce qu'on nous propofe. Pour faciliter ce changement dans nos affeclions, il eft néceffaire d'affoiblir les tentations auxquelles le monde nous expofe, en 1'abandonnant de temps en temps. La raifon en eft que fon influence n'étant que 1'effet de fa préfence , elle diminue peu-k-peu lorfquon le perd de vue. Une réfidence affidue parmi le tracas & les plaifirs du monde, efface peu-a-peu les fentiments de piété que 1'on peut avoir; & une fréquente abftraclion de nousmêmes dans un état ou cette vie, de même que la future , n'operent que fur la raifon, rétablit la religion dans toute fon autorité, même fans ces irradiations fupérieures de l'efpoir defquelles je n'ai point intention de fruftrer  66 Le Ródeur. les perfonnes finceres & diligente?; C'eft la cette conquête du monde & de nous-mcmes, qu'on a toujours regardée comme la perfeöion de la nature humaine ; mais on ne 1'obtient que par des prieres ferventes, une réfolution fixe, en renoncant aux folies & aux vanités du monde, a 1'avarice, aux fuggeftions de la flatterie, & aux appas féducleurs d'une méchanceté heureufe. N°. VIII. Samedi, 14 Avril 1750. 11 Patitur pxnas peccandi fola voluntat; Nam fielus intro, ft tacitum qui cogitat ullum , TaHi crimen habct. Juv. „ Voila comme eft punie Ia feule volonté de „ mal faire! Oui, quiconque médite un crime , „ eft auffi coupable que s'il 1'avoic déja com„ mis ". p I 1'homme Ie plus aöif & le plus ingénieux pouvoit a Ia fin de fa vie fe rappeller diftinclement tous fes moments paffes, & les ranger par ordre  Le Ródeur. 67 fconformement a 1'ufage qu'il en a fait, il y en auroit peu qui fuflent marqués dans Ion efprit par les effets folides & permanents qu'ils ont produits. Les aftions imaginaires 1'emporteroient de beaucoup fur les réelles, & il trouveroit quantité de vuide dans la vie qu'il a menée; quantité d'efpaces qu'il n'a pas remplis, malgré tous les mouvements & toutes les peines qu'il s'eft données pour réulïïr dans fes projets. Les philofophes modernes difent que non-feulement les gros globes de matiere font clair-femés dans 1'Univers ; mais que les corps les plus durs &c les plus compaftes font fi poreux,que fi 1'on comprimoit toute la matiere autant qu'elle peut 1'être, elle ne formeroit qu'un cube de quelques pieds. Si 1'on raffembloit de même toutes les occupations de la vie & le temps qu'on a employé utilement, il fe réduiroit a un petit nombre de femaines, de jours & d'heures. Telle eft 1'inégalité de nos facultés corporelles & intelleftuelles, que nous réduifons en minutes ce que nous mettons des années entieres a exécuter; & que 1'arne eft fouvent une fpettatrice oiüve du.  68 Li Rêdeur. travail des mains, & du mouvement des pieds. C'eft Ia raifon pour laquelle les anciens Généraux trouvoient fouvent Ie loifir de cultiver la philofophie au milieu du tumulte d'un camp, & qlie Lucain, fans bleffer Ia vérité hiftonque , nous repréfente Céfar, qui, au mdieu des préparatifs pour la bataille qu il devoit donner , s'occupe a obferver le cours & les révolutions des aftres. Media inttr prglia Jemper Siderihs, caliqu$ pUgis, fuperifque vaeavi. II eft très-probable que 1'ame exerce toujours fes facultés awc plus ou moins de force , quoique les occafions ordinaires de notre condition aduelle ne nous obligent pas toujours a faire ufage de la faculté que nous avons de penfer. La ftru&ure naturelle de notre corps, & la combinaifon générale de 1'Univers nous condamnent fi fouvent al'inaöion, que nouspaffons une grande partie de notre temps fans penfer quoique nous croyions le faire. Pour ne pas employer inutilement une faculté aüfïï inquiete, ou d'une mamere qui nous nuife, & ne pas laif-  Le Ródeur. 69 Ier perdre les fuperfluités de 1'intelleft, il convient d'examiner comment nous devons gouverner nos penfées, arrêter leurs mouvements irréguliers, & empêcher qu'elles ne s'évaporent en des fpéculations inutiles. Plufieurs Savants ont indiqué la ma-' niere dont il falloit regler fon entendement pour parvenir a la connoiffance des fciences, comment on devoit s'y prendre pour hater fes progrès, pour le corriger de fes défauts , & PaccouJ turner a de nouvelles études. Je ne veux adopter ni cenfurer leurs obfervations; je me propofe feulement de confidérer la difcipline morale de 1'ame, & de contribueraux progrès de la verttu, plutöt qu'a ceux de 1'érudition. On a négligé eet examen , faute de confidérer que toutes les attions ont leur principe dans 1'ame, & que la corruption des penfées eft le poifon de la morale. Les defirs déréglés produifent des attions licentieufes. Les hommes croyent promptement ce qu'ils defirent, & fe hatent d'exécuter ce qu'ils ont congu. Dela vient que les Cafuiftes de 1'Eglife Romaine, que la confeflion au-  7<3 Le Ródeur. riculaire met plus en état que tout autre de connoïtre a fond la nature humaine, ont décidé qu'il y a autantde crime a avoir une mauvaife penfée qu'a effecluer ce qu'elle difte. A force de réfléchir fur lafacilité, 1'impunité & 1'avantage d'une mauvaife aftion, la conftance fe relache, 1'horreur qu'on en avoit diminue, 1'efpoir du fuccès nous fait oublier 1'atrocité du crime, & Pon en vient enfin a commettredes crimes auxquels on n'avoit d'abord fait que penfer, & on fe les déguife au point qu'on fe les permet, quoique rien ne nous y porte. Aucun homme n'a j'amais été induit au crime par Pamour, la jaloufie, 1'envie ou la haine, qu'il ne foit a même de nous dire Ia facilité avec laquelle il a d'abord repouffé la tentation; qu'il auroit aifémentpu s'occuper d'un autre objet; que fa paffion étoit d'abord foible, & qu'elle ne s'eft fortifiée qu'après qu'il lui a donné entrée dans fon cceur, & qu'il a ranimé les forces de Ia vipere, en Péchauffant dans fon fein. On ne fauroit croire Pimportance dont il eft de foumettre fon imagination k Ia raifon. Lorfqu'on négligé  Le jRódeur. 71 de Ie faire, on n'eft point afluré de conferver long-temps fa vertu, & nous pouvons corrompre nos cceurs dans la folitude la plus retirée par des appétits & des defirs plus pernicieux & plus tyranniques que ceux que le commerce du monde auroit pu nous infpirer. Les crimes nous choquent de prime-abord a caufe de leur noirceur; mais notre méchanceté augmentant infenfiblement, fe trouvant fortifiée par 1'intérêt, & palliée par tous les artifices de 1'amour - propre , elle nous donne le temps de former des diftractions en notre faveur, & la raifon fe foumet par degrés a Pabfurdité, de même que les yeux s'accoutument peu-a-peu a 1'obfcurité. Comme il eft de la derniere importance de remédier de bonne heure a cette maladie de 1'ame, je vais tacher d'indiquer les penfées que 1'on doit rejetter ou recfifier felon qu'elles ont pour objet le pafte, le préfent ou le futur, efpérant que je réveillerai Pattention & la vigilance de quelquesuns qui fe prêtent peut-être h des fonges d'autant plus dangereux, qu'ils les regardent comme innocents, parr  72 Le Ródeur. ce que ce ne font que des fonges. Le fouvenir du paffe eft utile, en ce qu'il fert a nous rendre plus circonfpecls pour Pavenir : c'eft pourquoi en examinant tous les cas qui concernent la Religion, il convient qu'un homme s'arrête aux premières penfées qu'il a eues, pour voir ce qui les lui a fuggérées, & pourquoi il ne les chaffe point. S'il fe rappelle avec plaifir une fraude qui lui a réuffi, une nuit paffée dans la débauche ou dans une intrigue criminelle, qu'il les banniffe de fon fouvenir; & malgré le plaifir qu'il y trouve, qu'il en renvoyel'examen aune heure oii il pourra la faire avec plus de füreté. Cette heure viendra infailliblement; car les impreffions des plaifirs paffés s'affoibliffent fans ceffe : mais le fentiment du crime, par rapport a 1'avenir, eft toujours le même. Cet examen férieux & impartial de notre conduite paffée, eft néceffaire pour nous affermir dans Ie chemin de la vertu, ou pour nous y faire rentrer lorfque nous 1'avons abandonné; & de-la vient que les Théologiens le recommandent fous le nom d'examen de  Le Ródmr. 73 defoi-même, comme un premier ac~te qui conduit au repentir. II eft d'un fi. grand ufage, que, fans lui, nous commencerons toujours a vivre, nous ferons féduits par les mêmes plaifirs, & trompés par les mêmes menfonges. Mais pour ne pas perdre le fruit de notre expérience , nous devons tacher de voir chaque chofe dans fa propre forme, Sc" exciter en nous ces fentiments que le grand Auteur de la nature a deftinés a être 1'effet des bonnes ou des mauvaifes aöions. » Ne permets jamais, dit Pythagore, w au fommeil de fermer tes paupieres, » que tu n'ayes examiné trois fois les » aöions que tu as faites pendant la » journée. En quoi me fuis-je écarté » de labonne foi? Qu'ai-jefait? Qu'ai» je négligé de faire? Commence ainfi » par le premier aöe, & continue » de même jufqu'au dernier. Tu fe» ras marri du mal que tu auras com» mis, & tu te réjouiras du bien que » tu as fait ". Les penfées que nous avons fur les chofes préfentes , étant déterminées par les objets que nous voyons , n'entrent point dans 1'examen dont il sa- Tome I. D  ƒ4 Le Ródeur. git ici : mais je ne puis m'empêchef de précautionner les ames pieufes & fenfibles dont 1'imagination eft troublée par de mauvaifes penfées, contre 1'abattement & les craintes dans lefquelles elles tombent; car les penfées ne font criminelles que lorfqu'on s'en occupe volontairement. » L'idée du mal, comme dit Mil» ton , peut venir dans 1'efprit de » Dieu, de même que dans celui de » l'homme; mais elle en fort comme » elle y eft entrée, & n'y laifie au» cune tache ". C'eft principalement dans 1'avenir que font cachés les pieges dans lefquels 1'imagination tombe. L'avenir eft le vrai féjour de 1'efpérance & de la crainte, des appréhenfions & des defirs qui les accompagnent. C'eft dans l'avenir que flottent les événements & ■les accidents, fans aucune connexion apparente avec leurs caufes, & nous prenons la liberté de choifir celui qui nous plait le plus. Choifir entre tous les avantages pofiibles, eft, comme dit le Droit Civil, in vacuüm venire, prendre ce qui n'appartient a perfonne; mais ce choix a cela de mauvais,  Le Ródeur. que nous avons de Ia peine a nous défaifir de ce que nous avons pris , quoique nous trouvions celui a qui la chofe appartient. Nous ne devons rien defirer de ce qui appartient a autrui, fi nous voulons vivre tranquilles &c. conferver notre innocence. Lorfqu'un homme fe trouve entraïné, quoiqu'avec des fentiments honnêtes, a convoiter une chofe fur laquelle il n'a aucun droit, il doit s'ên éloigner comme d'un piege couvert de fleurs. Celui qui s'imagine pouvoir rendre plus de fervice au public dans un pofte éminent qu'un autre occupe, fe perfuaclera bientöt que c'eft un acte de vertu de le fupplanter; & comme 1'oppofition dégénéré bientöt en haine, eet empreflement a faire ce bien auquel il n'eft pas appellé, le conduit è des crimes auxquels il n'avoit jamais penfé. Celui donc qui veut gouverner fes aöions par les loix de la vertu, doit régler fes penfées conformement a celles de la raifon; il doit bannir le crime de fon coeur, & fe fouvenir que les plaifirs de 1'imagination , & les émotions du defir, font d'autant plus D ij  76 Le Ródeur. dangereux, qu'ils font cachés, puifqu'ils échappent a nos obfervations, & operent également dans toutes les fituations oü nous nous trouvons fans le concours d'aucune circonftance étrangere. ——————,„—„., N°. IX. Mardi, 17 Avril 1750. Qiiod fis effe velis, nihüque malis. m.ÜTIA t. » Soyez contents de votre état, & n'en arasi bitionnez point d'autre ". Hor ace remarque fort fagement, que quoiqu'un homme fe plaigne de la dureté de fon état, il eft rare qu'il veuille en changer pour un autre, a moins qu'il n'y trouve fon avantage: car foit que ceIa vienne de ce que celui qui exerce une profeflion , 1'ait choifie, paree qu'elle s'accordoit avec fon inclination,ou que, lorfque le hafard ou la volonté d'autrui 1'ont placé dans un pofte, il s'habituè infenfiblement a 1'envifager du bon cöté; foit enfin que chacun trouve la  Le RSJciir. 77 elafte a laquelle il appartient, plus noble que les autres, paree qu'il Pa honorée de fon nom, ileft certain, quelle qu'en foit la raifon , que la plupart des hommes ont un préjugé trés-fort & très-aöif en faveur de leur état, qui opere fur leur efprit, & influe fur toute leur conduite. Cette partialité eft vifible dans tous les états; mais elle n'agit jamais plus fréquemment & avec plus de force, que parmi ceux qui n'ont point appris a cacher leurs fentiments pour des raifons politiques, ou aconformer leurs expreflions aux loix de la politefie ; &c de-la vient que toutes les difputes qui s'élevent entre les artifans & les gens de métier, ne proviennent que des efforts qu'ils font pour faire valoir leurs profeftions aux dépens de celles d'autrui. C'eft du même principe que naiffent les confolations qui allegent les inconvénients auxquels chaque état eft expofé. Un forgeron fe confoloit derniérement fur fon enclume, en réfléchiffant que quoique fa profeflion fut fale, laborieufe & nuilible è la fanté, a caufe de la chaleur qu'il effuyoit, D iii  7$ Le Ródeur. il avoit ec-pendant 1'honneur de vivre de fon marteau, de gagner fon pain en honnête homme; & que s'il arrivoit un jour que fonfils fit fortune, & prït un carrofle, perfonne ne pourroitlui reprocher que fon pere avoit été tailleur. Un homme vraiment zélé pour fon corps, n'eft jamais plus flatté que lorfqu'on parle avec mépris d'un autre qui eft fon rival. C'eft en conféquence de ce principe, qu'un marchand de toiles fe féliciroit d'avoir acquis un chaland, fur la probité duquel il pouvoit comp. ter, paree qu'on favoit, a n'en point douter, qu'il foilicitoit des lettres a la Chancellerie, pour éluder le payement de_ quelques habits qu'il portoit depuis fept ans, & qu'il lui avoit luimême eptendu dire dans un caffé, qu'il regardoit tous les marchands de draps en général comme des bélitres, qu'un Gentilhomme ne devoit point payer. On a obfervé que les Médecins & Jurifconfultes n'ont pas beaucoup de refped pour la Religion, & 1'on a formé diverfes conjeétures pour découvrir la raifon d'une pareille combinaifon entre des gens qui ne font d'ac»  Le Ródeur. 79 cord fur aucune autre chofe , & fur la profeffion defquels les opinions religieufes ont moins d'influence que fur les autres parties de la communauté. Le fait eft, qu'il y en a peu parmi eux qui ayent de la religion; mais' ils ont vu un Curé habillé différemment qu'eux , & cela a fuffi pour leur déclarer la guerre. Un jeune étudiant en Droit qui a fouvent attaqué le Curé de la paroiffe de fon pere , avec les arguments que fes amis lui ont fournis, fans pouvoir le confondre, a réfolu de le perdre; &en cas qu'il ne fe rende point a fon fyllogifme , il a une botte de réferve a laquelle ni la logique, ni la métaphyfique ne fauroient réfifter. On a fouvent éprouvé aux dépens de 1'Etat, la jaloufie qui regne entre les foldats de terre & les marins, & il n'y a peut-être pas d'autres claffes d'hommes dont la rancune & la haine foit plus invétérée. Le Gouvernement ayant fait derniérement quelques réglements pour fixer les rangs des Officiers de la Marine, un Capitaine d'infanterie obferva avec beaucoup d'efprit, que rien n'étoit plus abfurde que d'accorder des honoraires ïk des réD iv  ?o Le Ródeur. eompenfes au gens de mer. » On n'ao » quiert, dit-il, de 1'honneur que par »» la bravoure, & perfonne n'ignore » qu'on ne court aucun danger dans n les combats de mer, & que le cou» rage eft par conféquent inutile ? Maïs quoique ce defir général dé s'aggrandir en vantant fa profeffion, induife les hommes è plufieurs a'öes méchants & ridicules, a fe diffamer &c a fe fupplanter les uns les autres, cependant comme prefque toutes les paffions ont leurs bons & leurs mauvais effets? il réveille 1'induftrie, & excite une émulation honnête & utile parmï !es hommes. On peut obferver en général , qu'aucun commerce n'auroit atteint au degré de perfeöion auquel on 1'a porté de nos jours, fi ceux qui le profefient Favoient regarde avec indifférence. II doit fes progrès a des hommes qui tiroient vanité de leur efprit& de leurs talents, &qui n'avoient pas d'autre moyen d'acquérir de la réputation. Rien n'eft fi agréable que de voir un art fe perfeétionner par les travaux fucceffifs d'une multitude d'efprits; de confidérer un tronc de chêne creux s  Le Ródtur. Si dans leqüel un berger n'auroit ofé fe hafarder de traverfer un ruiffeau groffi par les pluies, converti en un vaiffeau de guerre qui attaque les forterefTes, répand Peffroi chez les nations, qui brave les vents Sc les flots, Sc qui viiite les contrées les plus éloignées du globe. Rien n'eft plus propre k nous faire eftimer le travail d'autrui, que de voir les foibles commencements qu'ont eu les arts les plus utiles k la vie. Qui eft celui qui voyant du fable ou de la cendre convertie par la chaleur du feu, en une maffe métallique remplie d'excroiffances Sc d'impuretés, fe feroit imaginé que cette mafte informe renfermoit tant d'avantages utiles , Sc contribueroit dans Ia fuite au bonheur des hommes? C'eft cependant par cette liquéfaclion fortuite y qu'on a obtenu un corps folide Sc trafparent, qui donne paffage k la lumiere, qui empêche le vent de pénétrer dans un appartement, qui découvre aux Philofophc-s de nouveaux êtres , Sc Lui montre tantöt 1'étendue ülimitée de la création matérielle, & tantöt la fubordination infinie. de la vie animale ; Sc ce qui eft encore plus important ? qui D v  Le Ródeur. fupplée a la foibleffe de la nature , & fournit aux vieillards une lumiere empruntée. Le premier ouvrier qui travailla en verre, ignoroittous ces avantages. II facilitoit & prolongeoit la /ouiffance de la vue, il étudioit les limites des fciences, & procuroit aux hommes les plaifirs les plus fublimes & les plus durables. II mettoit le Savant en état de contempler la nature, & la beauté de s'admirer elle-même. II faut régler cette paffion pour 1'honneur de fa profeffion , de même que celle pour la grandeur de fa patrie , & ne pas 1'éteindre. Chaque homme, depuis le premier rang jufqu'au dernier , doit s'animer, & redoubler fes efTorts dans la vue de fe rendre utile au public; & accélérant les 'progrès de Part qu'il exerce, il doit pour eet effet confidérer toute 1'étendue de fonapplication, & tout le poids de fonimporrance; mais qu'il ne s'imagine pas follement qu'un autre employé ma* fon temps, paree qu'il ignore Putilité de Part qu'il exerce. II doit tacher de fe diftinguer, non point en déprimant les autres,mais en faifant mieux qu'eux, fans trouhler leur félicité. Le Philofo-  Le Ródeur. s3 phe a droit de fe glorifier de 1'étendue de fes connoiffances, & un Artifte de fon adreffe tk de fa dextérité; mais que 1'on fe fouvienne que, fans les arts, les fpéculations les plus fublimes ne font que des fonges creux, & que les arts fans la théorie & la plus grande dextérité , ne font qu'un inftincl: brute. N°. X. Samedi, 21 Avril 1750. Pofthabui tarnen illorum mea feria ludo. Vl lt G. >» J'ai préféré de vains amufements a des »> affaires férieufes ". Ij e nombre de mes correfpondants qui augmente tous les jours, meprouve que 1'on diftingue mes écrits de ceux qui fortent de deffous la preffe. Une autre preuvede leur bonté, eft que j'ai plus d'ennemis que d'amis, & je regarde chaque lettre qu'on m'écrit, foit qu'elle contienne des éloges ou des réproches, comme une preuve inconteftable que d vj  84 Le Ródeur. ma réputation augmente. La feule chofe que je crainsdans macorrefpondance, eft de déplaire a ceux dont je négligé les lettres. Je profite donc de cette occafion pour leur rappeller, que lorfque je défapprouve leurs tentatives, je ne fais que les traiter comme on me traite fouvent. U y a d'ailleurs mille motifs particuliers qui engagent un Auteur a écrire, qui ne fontconnus que de lui & de fes amis. On doit par conféquent conclure de-li qu'on ne rébute pas toutes les lettres auxquelles on differe de répondre , & qu'on ne critique point celles qu'on laifTe fans réponfe. Après m'être ainfï délivré de la crainte qui me pefoit fur le coeur, je me félicite de la candeur de Bénevole, qui m'exhorte a continuer, & je me ris de la colere de Flirtille, qui me reproche d'être vieux & hideux,& d'avoir auffi peu d'aclivité de corps que d'efprit; qui amufe fon finge avec mes écrits, & qui me jure qu'elle ne fe réconciliera avec moi, qu'après que j'aurai pris la défenfe des mafcarades» Mais pour qu'elle ne s'imagine pas que je raanque d'appui x & que je n'ai d'au-  Le Miear. §t| tre reflburce que mon courage, je vai,s publier ici quelques Lettres que j'ai revues de plufieurs hommes auffi bien vêtus & auffi galants que fon favori, & de certaines Dames que jecrois auffi jeunes, auffi riches, auffi gaies, auffi. aiinables & auffi chéries qu'elle. » Une troupe de Le£teurs finceres » aflurent le Ródeur de leiirs refpeös, » 6c le félicitent d'avoir fi bien com» mencé un Ouvrage auffi utile au Pu» blic* Mais quelque fupérieur que foit » fon génie aux impertinences d'un » fiecle frivole, ils le prient de VQU* » loir fe prêter a la foibleffe de cer» tains efprits amollis par des amufe» ments continuels, & d'inférer dans » fes écrits , a 1'exemple de fes prc» décefTeurs, quelques traits plaifants >> & facétieux. Le champ qu'il a de» vant les yeux eft vafte, & lui offte » une moifTon abondante de folies. Que » 1'airaable Thalie prenne fafaulx, &c » fe mette a 1'ouvrage, en chantant & •» parant fa tête de rofes & de bluets » Une Dame fait fes coropliments » au Ródeur, 6c le prie de lui mar-  %6 Le Ródeur. » quer fous quel autre nom elle peut » lui adrefler fes Iettres; quels font » fes amis & fes amufements, fa fa» con de penfer par rapport aux hom» mes & a leur facon de vivre; en » un mot, s'il vit encore, & s'il efl » en ville. En cas qu'il foit encore » yivant, elle aura Phonneur de lui » écrire fouvent, dans 1'efpoir de fe » corriger & de profiter de fes avis, » du moins des réflexions qu'il fait fur » fes voifins. S'il fe borne è de fim» pies effais, & qu'il ne s'occupe point » desmoeurs du fiecle,elle eft fachée » de lui dire que fes écrits ne trouve» ront pas beaucoup de letteurs, füt-il » aufli fpirituel & auffi correct qu'Ad» diflbn". II n'y a point d'homme, fi détaché qu'il foit du monde, qui n'aime a fe voir louer par une femme. Ceux qui m'ont écrit les premiers billets, ne doivent donc pas trouver mauvais que, dans 1'emprefTement que j'ai eu de répondre a une Belle, j'aye oublié ce qu'ils m'ont écrit, & que je remette a leur répondre a un autre temps, pour faire a celle qui me demande mon  Le Ródeur. %j nöm, Ia réponfe que fit un Philofophe a un homme qui, Payant rencontré dans la rue, lui demanda ce qu'il portoit (bus fon manteau : Je le porie de la forte, lui dit-il, pour que vous ne fachie^ point ce que cefl. J'ofe 1'affurer qu'elle verra fouvent mon vifage, quoiqu'elle ignore mon nom; car je penfe qu'un Journalifte doit examiner le monde, & que celui qui négligé fes contemporains , mérite d'en être négligé. » Lady Racket fait fes compliments » au Ródeur, & lui donne avis qu'elle » tiendra jeu ouvert chez elle tous les » Dimanches pendant le refte de la » faifon, & qu'il y trouvera la meil» leure compagnie de la ville : ce qui » le mettra en état d'inférer dans fes » papiers plufieurs caracleres vivants. » Elle defire de voir briller le flam» beau de la Vérité dans une aflem» blée, & d'admirer le jour qu'il ré» pandra fur les bijoux, le teint & m la conduite de ceux qui doivent la » compofer". Je me fuis fait une loi de répondre aux politeffes que 1'on me fait; & de-  88 Le Ródeur. la vient que, quoique 'faye Heu de croire que Lady Racket me foupeonne de ne point fréquenter les affemblées de jeux les Dimanches, je n'infiflerai point fur une exception auffi frivole que celle-ci. Je me fuis toujours attaché, autant que 1'occafion me 1'a permis, a examiner les hommes fous différents jours; mais j'ai regardé les vifites que j'ai faites dans les cotteries comme perdues, paree que je n'ai pu voir que les habits & les vifages de ceux qui les compofoient. J'ai vu au commencement de chaque partie de jeu 1'inquiétude peinte fur leurs vifages; j'ai vu fuccéder tour-a-tour la joie, 1'abattement, la rage Sc le défefpoir. Quelle que füt ma difpofition enentrant dans ces lorres d'affemblées, je me fuis auffi-töt retiré; les trouvant trop futiles, lorfque j'étois férieux, & trop graves, lorfque j'étois de bonne humeur. Je fuis néanmoins très-flatté de 1'attention d'une Dame qui ofe s'expofer a la lumiere du flambeau de la Vérité. Je lui confeille cependant de confulter plutöt fa prudence que fa curiofité; &c de fe fouvenir du fort de Sémélé ?  Le Ródeur. qui auroit pu jouir long-temps des faveurs de Jupiter , fi elle n'avoit pas afpiré a le voir dans tout 1'appareil de fa majefté, accompagné de la foudre & du tonnerre. Une beauté mortelle, & une vertu terreftre, rifquent beaucoup a être vues a un trop grand jour. Le flambeau de la Vérité montre des chofes que nous ne pouvons voir, & d'autres dont nous ne pouvons fupporter la vue. ïl a fouvent fait appercevoir fur un vifage riant, des marqués de méchanceté & d'envie, & découvert fous les bijoux & le brocard, les figures hideufes de la pauvreté & de la détreffe. Une belle main au jeu s'eft fouvent convertie en fa préfence en un millier de fpeflres de maladie, de mifere & de vexation, & en une fomme immenfe d'argent qui s'efl évanouie, pendant que celui qui 1'avoit gagnée, la comptoit avec des tranfportsde joie inexprimables. Si donc la Dame qui m'écrit a deffein de continuer fon affemblée, je lui confeille d'éviter.des expériences auffi dangereufes , de s'en tenir aux apparences communes, & d'éclairer fes appartements plutot avec dn myr-  S° Le Ródeur. the, qu'avec le flambeau de Ia Vérité.' » Un jeune homme modefle offre » fes fervices a 1'Auteur du Ródeur, » & 1'auroit volontiers fecondé dans » fon entreprife, s'il n'en avoit été » dérourné par le mépris qu'on a té» moigné pour fon premier eflai: mal» keur qu'il a éprouvé toutes les fois » qu'il a fait les mêmes offres a ceux *> qui publient de nouveaux écrits. Ce » qui le confole eft, que les Mufes ont » garanti le fien de Poubli dans lequel »> les autres font tombés, & 1'ont con» fervé pour le faire paroitre avec » éclat dans le Ródeur ". Je fuis aufli hardi que modefte, Sc je tiendrai a honneur d'entretenir correfpondance avec un jeune homme qui polfede ces deux qualités a un degré fi éminent. C'eft principalement dans Ia jeunefle que ces qualités doivent fe trouver. La rnodeftie fied a un jeune homme qui n'a point d'expérience ; mais la fanté & les forces doivent fuffire pour le rendre hardi & entreprenant, & pour 1'engager a porter fes vues au loin. Un de mes prédécefleurs  Le RSdeur. 91 a obfervé avec raifon que quoique la. rnodeftie gagne les cceurs, 6c" foit une vertu louable en elle-même, elle ne doit pas nous empêcher d'agir, ni nous óter le courage. Mon correfpondant paroit avoir atteint k ce point de perfeélion, tout délicat qu'il eft. Son aveu prouve qu'il eft modefte; 6c" un obfervateur qui a de la pénétration, peut aifément découvrir dans fa lettre la réfolution cachée qu'il a prife. Je lui confeille donc, puifqu'il eft ft digne de mes préceptes, de ne pcint fe décourager, au cas que le Ródeur fe montre envieux 6c" de mauvais goüt. S'il rerufe fon écrit , il y a aflez de prefles en Angleterre, & il n'a qu'a fonder le jugement du public. Si, comme il arrivé quelquefois dans les complets que 1'on forme contre le mérite , il ne peut engager le public k acheter fes Ouvrages, il peut en faire préfent a fes amis; 6c" fi ces derniers , attaqués, de Pinfatuation générale, ne lui trouvent point de génie , ou refufent de le reeonnoitre, qu'il renvoie fa caufe k la poftérité, 6c" qu'il réferve fes travaux pour un fiecle plus fage 6c" plus fenfé.  91 Le Ródeur. J'ai répondu a mes correfpondanrs; felon ma coutume, dans les termes & avec la politeffe que je leur devois. Mais que dirai-je a 1'aimable Flirtiller Dans 1'impoffibilité oii je fuis d'obéir a fes ordres, & de 1'inftruire toutes les femaines des modes de Paris, ni des intrigues de la Cour de Madrid , je ne veux pas m'expofer davantage a fon courroux, & je ferai bien-aife de garantir mes écrits des dents de fon finge k des conditions raifonnables. Mais quel moyen employer pour expier ma gravité paffee, & pour ouvrir fans trembler les lettres que cette perfécutrice aimable & fpirituelle fe propofe de m'écrire? II n'eft pas auffi aifé qu'on le penfe de faire 1'apologie des mafcarades; mais il n'y a rien que je ne doive tenter pour mériter une approbation auffi importante. Ayant confulté la-deffus un homme du monde, qui joint a plufieurs talents une connoifiance profonde de Ia philofophie , il s'écria tout tranfporte, après avoir lu cinq fois fa lettre: » Pouvez-vous, M. le Ródeur, ré» fffier^a_ une créature auffi charman» te ? Faites-lui fayoir du moins que  Le Ródeur. $>j » Nigrinus confacre des ce moment » fa vie & fon travail k fon fervice. » Y a-t-il un préjugé d'éducation af» fez fort pour te faire éviter le plus » aimable des hommes ? Vois Flir» tille a tes pieds, un homme qui a » vieilli dans 1'étude des beaux-arts » qui confondent le vrai & le faux, » le bien & le mal, qui aveuglent la » raifon lorfque nous voulons nous » foufiraire a fon infpeftion, & fui» vre ce que nos caprices & nos ap» pétits nous diftent. Un pareil ca» i'uifte peut fürement entreprendre » avec fuccès 1'apologie d'un diver» tifTement, qui, dans un inftant, inf» pire de Ia confiance a la perfonne » la plus timide, & enflamme le cceur » de la créature la plus froide; d'un » divertiffement qui trompe fouvent » Ia violence des jaloux, & qui dif» penfe une jeune fille de la nécef» fité de languir en filence ; qui dé» truit k 1'inftant tous les ouvrages » extérieurs de la chafteté , oii le » cceur fe manifefte par la rougeur » du vifage, oh la pudeur peut fur» vivre k la vertu , après même qu'on » 1'a foulée aux pieds. Un crédit moin-  94 Le Ré deur. » dre que celui de Flirtille, tróuve» roit unapologifte de ces fortes d'a» mufements. Pompée difoit, qu'au » cas qu'on attaquat la République , » il n'avoit qu'a frapper du pied con» tre terre pour en faire fortir une » armée. Si jamais on veut envahir » les droits du plaifir, Flirtille n'a » qu'a faire claquer fon éventail; elle » ne manquera ni de plumes, ni d'é» pees pour la défendre ; 1'homme de » lettres & le foldat obéiront a fes » ordres, & ni la loi ni la raifon ne » pourront nous réfifter ".  Le Ródeur. 95 N°. XI. Mardi, 24 Avril 1750. Non Dindymene, non adytls quatit Mentent facerdotum incola Pylhius , Non Liber ttque, non acuta Sic geminant Corybantes ara, Trijies ut ira, — H O R. » Non , Cybele, Apollon ni Bacchus ne cau» fent point tant d'agitation, lorfque dans le » lieu le plus facré du Temple , leurs Prêtres » font une fois poffédés de leur efprit; ni les »• Corybantes, frappant a coups redoublés leurs i) cymbales, ne font point tant de fracas que »> la trifte colere ". L A maxime que Périandre de Corinthe, un des fept Sages de la Grece , a laiflee comme un monument de fon favoir & de fa bienveillance, eft: Réprime ta colere. II regardoit la colere comme le grand perturbateur de la vie humaine, comme le principal ennemi du bonheur & de la tranquillité publique & privée, & il a cru ne pouvoir laiffer a la poftérité une plus grande obligation de refpecler fa mé-  9 c'eft ce qui fait qu'on ne les traite pas toujours avec la févérité que mériteroit le mépris qu'ils témoignent pour ceux avec lefquels ils fe trouvenr. Ils ont obtenu une efpece de prefcription pour leur folie, & leurs camarades les regardeni comme foumis a une influence, qui ne les laifle les maitres ni de leur conduite, ni de leurs difcours, qui agiffent fans favoir ce qu'ils font,& qui fe piongent tête baiffée dans Ie mal avec les yeux bandés. On les plaint plus qu'on ne les blame, & on regarde leurs faillies comme les coups involontaires d'un homme qui eft dans des mouvements convulfifs. On ne peut voir fans indignation que des homntes ayent 1'efprit aflez bas pour être fatisfaits de ce traitement. Ce font des malheureux qui s'enorgueilliflent de jouir du même privilege que les foux, & qui, fans honte & fans regret, fe foumettent a recevoir k toute heure le pardon de leurs camarades, 6e k leur donner des fréquentes occa<  Le Ródeur. $f fions d'exercer leur patience , & de faire parade de leur clémence. II n'eft pas douteux que la colere eft I'effet de Porgueil; mais 1'orgueil a cela de commun avec toutes les autres paflions, que lorfqu'il franchit les hornes de la raifon, il fe nuit a lui-snême. Un homme paflionné, qui ferend compte des aclions de la journée, n'a pas fujet de s'enorgueillir , lorfqu'il réfléchit fur les caufes qui ont occafionne fes outrages, pourquoi on les a foufferts, & a quoi ils doivent aboutir. Ce font pour 1'ordinaire des iujets légers qui donnent lieu a ces violents accès de colere; car la vie, telle qu'elle eft , n'eft pas fujette. a tant de maux qu'un homme paflionné fe 1'imagine, La première réflexion qu'il fait fur fa violence, doit donc lui montrer qu'il y a de la baffefle a lortir de fon affiette au moindre accident qui lui arrivé , qu'il eft 1'efclave du hafard, & que fa raifon' & fa vertu font au gré du vent. Ces emportements extravagants ont quelquefois un motif qu'un homme a foin de cacher a d'autres, & qu'il ne E ij  ïoo Le Ródeur. découvre pas toujours a foi-même. Celui qui connoït les bornes étroites de fes connoiffances 6c la foibleffe de fes arguments , & qui voit qu'on méprife fes fuffrages, fe flatte quelquefois d'obtenir par fes clameurs 1'approbation qu'on lui refufe, öc fe rappelle avec plaifir qu'il s'eft du moins fait entendre, qu'il a eu le pouvoir d'interrompre ceux qu'il n'a pu réfuter, 6c de fufpendre la décifion qu'il n'a pu obtenir. Ceft-la 1'efpece de colere a laquelle plufieurs hommes fe livrent avec leurs lerviteurs 6c leurs domeftiques.Ils connoiffent leur ignorance 6c leur infuffifance, 6c ils s'efforcent en s'emportant de fe garantir du mépris qu'ils méritent; 6c ils fe croyent plus maitres que jamais lorfqu'on acquiefce a leur folie , a moins qu'un refus ou un délai ne les oblige a en commettre une plus grande. On ne fauroit difconvenir que ces tentations n'ayent quelque force. II eft ü difgracieux a un homme de fe voir confondu parmi la tourbe, qu'on ne doit pas lui favoir mauvais gré d'employer quelques expédients pour aug-  Le Ródeur. 101 menter fa dignité, & pour fuppléer par la violence de fon cara&ere, aux qualités qui lui manquent; mais 1'expérience prouve que cette conduite efl plus défavantageufe qu'utile. En effet, on ne voit pas qu'un homme vienne jamais k bout par fes criailleries 6c fes emportements, de changer la facon de penfer d'autrui, & de lui faire adopter la fienne, k moins qu'il n'ait k faire k des gens dont la fortune dépend de lui, & qui lui font fubordonnés. II peut par fa férocité effrayer fes enfants, harafTer fes domeftiques; mais le refte du monde fe moque de lui, 6c" il s'appercoit k la fin qu'il ne vit que pour fe faire haïr 6c" méprifer : k quoi un homme fage 8c" vertueux évite autant qu'il peut de donner occafion. Tout ce qu'il obtient efl de fe faire craindre dc ceux dont il devroit chercher k fe faïre aimer, 6c" de triompher de ceux qui étoient hors d'état de lui réfifler. II doit s'appercevoir que la frayeur que fa préfence infpire, ne vient point du refpecl: qu'on a pour fa vertu, mais de la crainte de fa brutalité; & qu'il a renoncé au bonheur d'être aimé, fans obtenir 1'honneur de fe faire refpecler. E iij  iQi Le Ródeur. Ce n'eft pas la le feul effet funefte que produit cette paflion bruyante, lorfqu'on s'y livre trop fouvent. Elle prévient a la fin Ia réflexion , & fe gliffe dans le cceur avec une violence irréfiftible, fans qu'on s'appercoive de fon approche. On s'enflamme a la plus légere provocation ; on ne peut réprimer fonreffentiment, qu'aprèsqu'on connoït la nature de PofFenfe. On proportionne alors fa colere a la caufe, &C on la regie fuivant ce que diclent la prudence & le devoir. Lorfqu'un homme laifte vicier fon efprit au point que je viens de le dire, il devient Ia «réature la plus haïffable & la plus malfaeureufe du monde. II ne peut s'affurer de ne point fe brouiller avec fes meilleurs amis, & de ne point Iaiffer échapper quelque propos mordant qu'on ne lui pardonnera jamais: Celui qui le fréquente vit dans la même follicitude qu'un homme qui joue avec un tygre privé ; toujours attentif a épier Ie moment ou eet animal fauvage commence a gronden Prior rapporte dans fon Eloge du Duc de Dor/li, que fes domeftiques fe préfentoient toujours fur fon paf-  Le Ródeur. 103 fage lorfqu'il étoit en colere, perfuadés qu'il les dédommageroit des mauvaifes paroles qu'il leur auroit dites. C'eft la" précifément ce qui arrivé a un homme colérique & emporté. II contracle des dettes , que fa vertu , s'il en a, 1'oblige a acquitter, lorfque fa raifon a repris le deflus. II pafte fon temps a commettre des outrages, & a les réparer. Que s'il fe trouve un homme aflez endurci pour juftifier le mal paree qu'il Pa commis, fon infenfibilité lui fait plus de tort qu'elle ne contribue a fon bonheur, II ajoute une folie délibérée a une folie précipitée; il aggrave fa pétulance par fon opiniitreté, & détruit la feule raifon qu'il puifle alléguer pour enga* ger les hommes a le plaindre &C k le fupporter patiemmenï. On doit cependant fe confenter de plaindre ce degré de dépravation, paree qu'elle porte fon chatiment avec elle. Rien n'eft fi malheureux ni fi mépri* ! fable que la vieillefle d'un homme paflionné. AfFoibli par Page, las des amufements qui faifoient autrefois fes délices, fa fureur dégénéré en une pufillanimité, qui, faute de variété & E iv  104 Le Ródeur. de nouveauté, devient habltuelle; le monde Pabandonne, & il fe trouve rédnit, comme dit Homere, a dévo- rer fon cceur dans la folitude & le mépris»  Le Ródeur. 105 N<\ X11. Samedi, 28 Avril 1750. -J» Miferum parva ftipe focilat, ut pudibundos Exercere fales inter convivia pojfit. ■ Tu mitis, & acri Afperitate carcns , pojitoque per omnia faftu, lnter ut atquales unus numeraris amicos, Cbjequiumque doces, & amorcm quaris amanda. LVCAHVS ad PlSOKEM. » On devroit réferver fes égards les plus » délicats, pour ceux dont la naiffance efl: Ia » moins relevée, afin de ne point bannir 1'ai» mable plaifanterie de la gaieté des feftins. » C'eft 1'exemple que vous donnez, vous dont »> la douceur fait le cara&ere , & qui ennemi « du fafte & du ton cauftique , mettez tout le »> monde a fon aife & a votre niveau. Jaloux » feulement d'être aimé, toutes vos manieres » refpirent la complaifance, & vous êtes bien. » fur d'infpirer le fentiment affechieux dont » vous êtes pénétré vous-même ", AU RO D E U Ri 1VÏ ONSIEUR, Comme vous paroiffez avoir conlacré vos travaux a la vertu, je ne E v  ioé Le RMtur. puis me difpenfer de vous parler d'une efpece de cruauté, qu'un homme de Lettres a rarement occafion de connoïtre, & qui ne procurant d'autre avantage a celui qui 1'exerce, que celui de fatisfaire pour un moment une vanité infenfée, pourra devenir moins commune, lorfqu'on 1'aura repréfentée fous fes différentes formes, Sc dans toute fa grandeur. Je fuis fille d'un Gentilhomme de campagne qui a une familie nombreufe, Sc dont le bien, qui n'étoit déja pas fuffifant pour notre entretien, a tellement diminue k 1'occafion d'un malheureux procés , que tous les cadets fe tronvent obligés de profïter de 1'éducation qu'ils ont recue , pour pourvoir k leur fubfiflance. Le malheur & Ia curiofité m'ayant conduite k Londres, j'ai été recue par une parente avec la troideur k laquelle It malheur nous expof;. Je vécus une fcmaine, & elle me parut fort longue , avec ma coufine , avant que de pouyoir trouverune place. J'étois alors flvs difpofée a fupporter toutes les peïnes & toutes les humiliations de Ia ferritudè. Les deux premiers jours-,  Le Ródeur. 107 elle le contenta de me plaindre , 6c me fit entendre qu'elle auroit fonhaité que j'eulTe été moins bien élevée , mais q^e je devois me prêter aux circonftances dans lefquelles je me trouvois. Sa douceur fut bientöt épuifée, 6c elle ne m'entretint pendant tout le refle de la femaine que de 1'orgueil de ma familie, de 1'opiniatreté de mon pere, 6c de plufieurs perfonnes, qui éiant d'aulïi bonne maifonque moi, étoient réd uites a fervir en qualité de domeftiques. Elle me dit enfin, le famedi a midi , la joie peinte dans fes yeux, qu'une riche marchande merciere, nommée Mifs Bombafine, avoit befoin d'une fervante , Sc que je ne pouvois trou» ver une meilleure place, Que je n'aurois autre chofe k faire qu'a balayer fa chambre, repalTer fon linge, habiller fe£ filles, lui fervir du thé le matin, foigner une petite fille qu'elle venoit de retirer de nourrice, 6c travailler le refle du jour k la couture. Elle me prévint que Madame étoit une femme d'efprit, qui n'aimoit pas qu'on la contredit, 6c que je prifTe garde k moi, paree que les bonnes places étoient extrêmement rares. E vj  io8 Le Ródeur. L'ayant remerciée de fes bons con« feils, je me rendis chez Madame Bombafine, dont Ia vue ne me plut point du tout. Elle avoit deux verges de circonférence, Ia voix rude & glapiffante, & le vifage de ia pleine lune, Eft-ce vous, me dit-elle, la jeune fille dont on m'a parlé? II eft étonnant de voir la facilité avec laquelle les gens fiches trouvent des domeftiques; on ne tarde pas a m'en adreffer, paree qu'on fait qu'on fait bonne chere chez moi. Je ne reffemble point a ceux qui font a 1'autre extrêmité de la ville, & je dïne toujours a une heure précife. Mais je ne prends jamais perfonne fans la connoïtre. Qui êtes-vous ? Je lui dis que mon pere étoit Gentilhomme, & qu'il avoit eu beaucoup de malheurs. — C'eft en effet un grand malheur, reprit-elle, que d'entrer chez moi, pour y faire trois bons repas par jour. — De forte que votre pere eft Gentilhomme, & vous une fille de Gentilhomme, de ces filles.... — Madame, lui dis-je, je ne prétends point tirer vanité de ma naiffance; je ne faits que répondre a ce que vous me demandez. — De Gemilhommes I lis  Le Rêdeur. 109 feroientbeaucoup mieux d'élever leurs enfants dans le commerce , au-lieu de les garder chez eux. — Allez, je vous prie, ma fille, a 1'autre extrêmité de la ville; vous y trouverez nombre de femmes de condition; il ieroit feulement a fouhaiter qu'elles payaffent leurs dettes. J'ai aflez perdu avec elles. En pronongant ces mots , fon vifage s'enfla de joie. Je craignis qu'elle ne me retïnt pour avoir le plaifir de m'infulter plus long-temps ; mais heureufement, fes derniers mots furent: Je vous prie, Mademoifelle, de gagner 1'efcalier; & vous pouvez bien croire que je lui obéis. Je retournai chez ma coufine ; elle me regut beaucoup mieux que je ne m'y étois attendue. Elle avoit appris pendant mon abfence, que Mifs Shandy, dont le mari, qui n'étoit que iimple commis , venoit d'être nommé Commiffaire de 1'accife, cherchoit une fille-de-chambre. Je me rendis donc chez elle; & après m'avoir fait attendre fix heures, elle me regut enfin, au haut de 1'efcalier, avec deux de fes amies. Elles fentoient toutes les trois le punch. —•  110 Le Ródeur. Vous cherchez donc une place , ma mie, me dit-elle; d'oü venez-vous? De la Province, Madame. — Toutes viennent de la Province. Et ou'apportez-vous enville? UnbStardfans doute? Oh logez-vous? -« Aux fept Cadrans. — Quoi ! vous ne connoiffez point les enfants-trouvés ? A ces mots toutes les trois éclaterent de rire Sc je me retirai. ^ On m'indiqua une place chez une vieille Dame. Elle jouoit lorfque j'arrivai , & 1'on me dit que je ne pouvois lui parler qu'au bout de deux heures. Elle me demanda fi j'étois en etat de drefler un compte, Sc m'ordonna de prendre la plume. J'écrivis deux lignes fur un Jivre qui étoit devant elle. Elle parut furprife que j'écnvifle fi mal. Je crois, Mifs Flirt, me dit-elle, que vous ne caufez pas mieux que vous n'écrivez. Vous pouvez vous retirer. Ma maifon n'eft pas faite pour y écrire des billets d'amour aux jeunes gens qui paffent dans la rue. Je me rendis deux jours après chez Lady Lofty, qui venoit d'obtenir une place a la Cour, un peu mieux habillée que je n'avois coutume de 1'être. Elle  Le Ródeur. in ne me vit pas plutöt, que fe tournant vers Ia femme qui me préfentoit: Eftce la, lui dit-elle, la Dame qui cherche une place ? Quelle place , ma fille, demandez-vous ? -— De fille d'honneur, Madame. —- On n'a jamais tant vu de fervantes. — On m'a dit, Madame, que vous aviez befoin. — De quoi ? -— D'une femme mieux mife que moi. —Voila ma foi une plaifante fervante ! — Je n'oferois lui parler. —- II me paroït, Mifs Mina , que vos mains font trop belles & trop délicates pour pouvoir blartchir le linge. — Une fervante ! retirez - vous. Je ne veux d'autre maïtreffe que moi dans ma maifon. Vous êtes aflez parée pour qu'on vous ouvre les portes de toutes les tavernes. Je me rendis chez une autre Dame ayec une robe de toile blanche, fort propre, & j'ouis Ie valet qui dit a fa maïtreffe, qu'une jeune fille demandoit a lui parler, mais que je n'étois point fon fait. On me fit cependant entrer. Efice vous,falope, me dit-elle, qui chercheza entrer chea moi ? Ou avezvous lavé cette belle robe ? Venez-vons par hafard pour m'en dérober une autre? Madame, lui répondis je, j'enai  ïii Le Ródeur. une meilleure; mais comme je fuis obligée d'aller k pied. — Comment avezvous ofé vous préfenter chez moi auffi mal habillée ? — Permettez-moi, Madame, de venir vous voir, lorfque j'en aurai pris un autre, — Vous, me voir , falope que vous êtes. Vous pouvez venir; mais je vous jure que vous ne m'approcherez point. — Hola ! vous, 1'avez-vous touchée ? fi cela eft, ayez foin de laver vos mains avant de m'habiller. — Quelles falopes! Retirez-vous, Quoi! vous vous plaignez ? retirezvous au plus vïte. Je me retirai en fondant en Iarmes car ma coufine avoit perdu patience. Elle me dit cependant, qu'elle vouloit bien par égard pour mes parents, ne point me laiffer fur le pavé, & me garder chez elle encore une femaine. Je fus dans deux maifons au commencement de la femaine. On me demanda dans 1'une oh j'avois fervi; & fur la réponfe que je fis, la maïtreffe me dit qu'elle ne vouloit que des filles qui fuffent au fait du ménage, & qu'elle n'étoit pas d'humeur de les accompagner au marché. On me traita dans 1'autre de petite égrillarde, tk la Dame  Le Ródeur. 113 me dit qu'il me feroir aifé de gagner de 1'argent avec le minois doucereux que j'avois; mais qu'elle s'étoit fait une loi^ de ne jamais prendre k fon fervice de fille plus jolie qu'elle. Je pafTai les trois jours fuivants at la porte de Lady BlufT, 011 j'attendis tous les jours, pendant fix heures, pour avoir Ie plaifir de voir les domeftiques me regarder en face, & rire en me tournant le dos. — On me dit les deux premiers jours après le coucher du foleil, que Madame me verroit le lendemain matin, & le troifieme, qu'elle gardoit la fille qu'elle avoit. La femaine étoit paffée, & je n'avois aucune efpérance de trouver une place. Ma coufine qui me rendoit toujours refponfabte des contre-femps qua j'éprouvois, me dit que je devois apprendre a m'humilier, & que toutes les femmes de condition avoient leur facon de penfer; que fi je ne changeois de conduite, je ne trouverois perfonne qui me voulüt, & que plufieurs filles, pour avoir refufé des places, avoient été réduites k vendre leurs nipes, & k mendier leur pain dans les rues. J'eus beau lui dire que ce n'étoit  *T4 Le Ródeur. point ma faure. Elle étoit trop intéreffée & trop fiupide, pour goüter mes raifons. Je me confolai dans 1'efpérance que ma feconde tentative feroit plus heureufe , & me rendis chez Mifs Courtly, jeune Dame qui tenoit redoute chez elle, 8c qui voyoit la meilleure compagnie de la ville. On me fit entrer au bout de deux heures, 8c je trouvai M. Courtly 8c fa femme qui jouoient au piquet, 8c de très-bonne humeur. Cela me parut d'un bon augure, 8c je me tins au bout de la chambre, en attendant qu'on me queftionnaf. Approchez-vous, me du M. Courtly, après avoir chuchotté a 1'oreille de fa femme, afin que 1'on vous voye. Je changeai de place en rougiffant. Ils me regarderent plufieurs fois en riant&chuchotterentenfemble, comme fi j'avois eu quelque chofe de rifible fur ma phyfionomie. A la fin M. Courtly s'écria : Sont-ce Ik vos couleurs, ma fille? Oui, dit fa femme, fi elle ne les avoit pas volées au coeur de la cheminée. Cette pointe leur parut fi fpirituelle, que les éclats de rire redoublerent, 8c qu'ils quitterent les cartes pour mieux fe divertir. Sa femme  Le Ródeur. 115 me dit d'approcher, & me demanda d'un air grave ce que je favois faire ? Maistournez vous, ajouta-t-elle, pour qu'on voye votre taille. Voila qui eft bien , Mifs Mina; mais que favez vous faire ? Non, non, dit M. Courtly, elle me paroit une bonne fille ; mais je crains qu'elle ne foit la dupe de quelque jeune égrillard. —- Approchez, ma fille, levez la vue. Pourquoi rougir ? vous n'avez rien volé. — Cela eft vrai, dit la femme; mais elle efpere de voIer bientöt votre cceur. — Ces mots furent fuivis d'un ris de triomphe, que la confufion dans laquelle j'étois ne fit que prolonger. La femme, après un moment de filence I Voler ? non ; mais fi elle entroit chez moi, j'épierois fa conduite, — car eet air matois. — Pourquoi ne nous regardezvous pas en face ? Voler ? dit Ie mari, — elle n'eft tout au plus capable que de voler quelques aunes de ruban, avant que fa maïtreffe les ait quittés. — Monfieur, lui dis-je, pourquoi m'infultez-vous ainfi fans fujet ? Infulter, reprit la femme; il fied bien a une falope de fervante de fe plaindre qu'on 1'infulte. Que deviendroit le monde,  u6 Le Ródeur. s'il n'étoit pas permis aux gens de conr dition de badiner avec une fervante ? Et quelle fervante! Retirez-vous, ma nlle, & cherchez quelqu'un qui vous faffe I'honneur de vous infulter. Infulter une fervante! Quel fiecle ! — Infulter ! Retirez-vous, falope , ou je donnerai ordre a un de mes valets de vous infulter. Le dernier jour de Ia femaine approchoit, & ma coufine parloit déja de me renvoyer fur un fourgon, pour eviter que je ne donnaffe dans la débauche. Elle vint me dire le leudemain matin, qu'elle vouloit faire une derrière tentative en ma faveur ; qu'Euphémie cherchoit une fervante, & que je ferois peut-être fon fait; qu'elle etoit obligée de baiffer la crête comme moi; qireiie s:étoit ruinée k force de fervir de camion & de prêter de 1'argent a qui lui en demandoit; qu'elle avoit renyoyé fon équipage, & qu'elle me confeüloit d'entrer è fon fervice, & que je le trouverois d'autant plus doux , qu'elle avoit beaucoup de bon fens, & qu'elle n'étoit pas difficile. 3 Je «n'y rendis auffi-töt, & trouvai a la porte une jeune fille qui me dit  Le Ródeur. ,117 qu'on 1'avoit arrêtée le matin, mais qu'elle avoit ordre de laiffer entrer celles qui fe préfenteroient. Elle me préfenta a Euphémie, qui, me voyant entrer, quitta un livre qu'elle avoit a Ia main, & me dit, qu'elle ne m'avoit point fait appeller pour fatiffaire une vaine curiofité, mais pour ne point aggraver le contre-temps que j'éprouvois par une impoliteffe. Qu'elle n'étoit point accoutumée a rien refufer ; qu'elle ne voyoit rien en moi qui ne lui fit defirer de m'avoir auprès d'elle; mais qu'un autre, dont les prétentions étoient peut-être auffibien fondées que les miennes, m'avoit prévenue. L'idée de manquer une place que j'étois k la veille d'obtenir, me pénétra au point, que je ne pus ni retenir mes lsrmes, ni répondre k fes politeffes que par des fanglots. Elle fe leva toute confttfe; & jugeant par ma douleur que j'étois malheureufe , elle me fit affeoir auprès d'elle, & me pria de lui raconter mon hiftoire; ce que je fis. Après que je 1'eus achevée, elle me fit préfent de deux guinées ; elle m'ordonna de chercher un logement dans le voifinage, & de venir  *i8 Le Ródeur. manger chez elle, en attendant que je fiuTe placée. Je fuis aéuiellement fous fa prote&ion, & je crois ne pouvoir mieux lui témoigner ma reconnoiffance , qu'en inftruifant le Ródeur des bontés qu'elle a pour moi. ZOZIMÈ. N°. XIII. Mardi, i Mai 1750. ■fommiffutnqut ttges & vino tonus & ha. HORACfi n Que le vin ni la colere ne vous faffent ^ jamais divulguer un iecret qu'on vous a „ confié ". VUinte-Curce rapporte que les Perfes méprifoient fouverainement un homme qui révéioit un fecret qu'on lui avoit confié. Ils croyoient qu'encore qu'il manquat des qualités pofitives qui confhtuent 1'honnête homme, les vertus négatives étoient en fon pouvoir; & que s'il n'avoit pas le don de parler, il avoit du moins *a liberté de fe taire,  Le Ródeur. 11$ En jugeant ainfi de la facilité qu'il y a d'être difcret, ils parohTent avoir attribué le défaut contraire plutöt au deffein de nuire qu'a la démangeaifort de parler; & avoir confidéré que 1'homme qui, fans y être excité par les raenaces ou les promeffes, mais pour le feul plaifir de babiller ouautre motif fri« vole, ouvroit fon cceur fans réflexion, étoit vraiment répréhenfible, puifqu'il ne pouvoit prouver qu'il n'eüt pas été le maïtre de garder le fecret qu'on lui avoit confié. L'éloignement du temps nous empêche de favoir jufqu'a quel point les Perfes portoient la vertu du filence; d'autant plus qu'il ne nous refte aucun mémoire de la Cour de Perfépolis, & que nous ne connoiffons ni les Secretaires, ni les Femmes-dechambre, ni les Procureurs, ni les Valets de pied qui la compofoient. Quoique Panimofité que Pon avoit anciennement pour les grands parleurs, foit encore aujourd'hui Ia même, elle paroït cependant avoir perdu fes effets fur la conduite des hommes. Ils gardent fi rarement les fecrets qu'on leur confie , qu'on peut douter, avec raifon, fi les anciens ne fe font point  iïo te Ródeur. trompés dans leur principe , fi la vertu de le taire eft aufli générale qu'on le penfe, ou ft le fecret n'eft pas d'une nature fubtile qui s'échappe au moindre jour qu'on lui donne, ou n'a pas une qualité fermentative qui le raréfie au point qu'il perce le cceur de celui qui veut le retenir. Ceux qui étudient le corps & 1'efprit de 1'homme, trouvent fouvent que Ia théorie qui les flatte le plus eft démentie par Pexpérience; & au-lieu de fatisfaire leur vanité, en déduifantles effets de leurs caufes, ils font toujours réduits k conjeöurer les caufes par les effets qu'elles produifent. Le Philofo* phe s'imagine dans fa retraite qu'il eft aifé de garder un fecret, Sc fe croit autorifé k donner fa confiance a autrui. L'homme du monde fait que la chofe eft fort rare, foit qu'elle foit difficile ou non, & s'étudie a trouver Ia raifon de ce vice univerfel, dans un des devoirs les plus importants de la fociété. La vanité que 1'on trouve a faire favoir k autrui qu'on nous a confié un fecret, eft pour 1'ordinaire le principal motif qui nous porte a le révé- ler.  Le .Ródeur. ut Ier. Quoïqu'il foit abfurde de fe glorifier d'un honneur par un afte qui prouve qu'on ne le mérite point, cependant la plupart des hommes aiment mieux avouer qu'ils ne poffedent point cette vertu, que de convenir de leur peu d'importance, & préferent plutöt de montrer leur crédit, quoiqu'aux dépens de la probité, que de fe borner au plaifir d'être fideles & finceres, paree que pendant qu'ils reflent muets, ils n'ont de Iouanges a attendre que de celui qui met leur fidélité a 1'épreuve. II y a plufieurs manieres de révéler un fecret, par lefquelles un homme fe met a couvert des reproches de fa confeience, & fatisfait fon orgueil fans qu'on puifTe 1'accufer d'avoir fait faux-bond a la vertu. II ne révele les affaires fecretes de fon protecleur, de fon ami, qu'a ceux a qui il fait part des fiennes; il les dit a ceux qui n'ont aucun intérêt a trahir fa confiance, & il les menace de la perte de fon amitié, au cas qu'ils divulguent un jour ce qu'il leur a confié. On révele fouvent un fecret dans un premier tranfport d'amitié ou d'amour, pour prouver, par un facrifice Tomé. I.  Le Ródeur. auffi important-, fa fincérité & fa ten. dreffe ; mais ce motif, tout fort qu'il eit, eft toujours melé d'un peu de vanité, paree que tout homme ambitionne feftime de ceux qu'il aime, quil frequente, avec lefquels il paffe fes heures de plaifir, & avec lefquels il cherche a fe débarraffer des foins oc des foucis qui 1'occupent. Lorfqu'il eft queftion de Ia décou- ¥a-e£Un fef.et' 11 r a tot,i°»« ailtinction k faire entre le notre & celui d'autrui ; entre celui dont nous lommes les maïtres, paree qu'il n'afrette que notre intéret, & celui qu'on nous a confié, & qui intéreffe le bonheur & les avantages de ceux que nous n avons point droit de compromettre. C eft une folie de confier notre fecret mais qui n'a rien de criminel; mais c eft une trahifon de révéler celui d'autrui , & une trahifon dont la folie eft prefque toujours inféparable. II s'eft trouvé des enthoufiaftes & des partifans zélés de 1'amitié, qui ont pretendu & peut-être cru que tout doit etre commun entre amis, & que c'eft par conféquent manquer de confiance que de cacher fon fecret k un homme  Lt RMeur. a qui 1'on eft attaché. En conféquence de ce principe, la femme d'un Miniftre d'Etat a eu Pimprudence d'apprendre au public qu'elle avoit coutume, lorfqu'elle vouloit favoir le fecret de fon Souverain, de lui rappeller ce que dit Montaigne, que ce n'eft point manquer de fidélité que de confier un fecret a un ami, paree que le nombre de perfonnes k qui 1'on fe confie n'eft point multiplié, un homme & fon ami n'étant qu'une feule & même perfonne. On auroit de la peine a croire qu'on ait pu faire adopter un principe auffi faux k 1'efprit humain, ou qu'un Auteur ait pu avancer une chofe auffi éloignée de la vérité, fi ce n'eft par forme de déclamation, & pour montrer 1'étendue de fon imagination, fi cette Dame ne nous avoit montré, par fon exemple, k quel point on peut fe jouer de la foibleffe & de 1'indolence d'une perfonne; mais puifqu'il paroit que ce fophifme, fecondé d'un defir violent, a pu faire impreflion fur 1'efprit , & corrompre les bonnes intentions d'une perfonne qui ne manquoit ni d'efprit, ni de bon lens, il convient F ij  ii4 - Le Ródeur. d'obferver ici, qu'il n'y a de chofes communes entre amis, que celles que 1'on poffede en propre, & que 1'on peut aliéner fans préjudicier a autrui, Sans cette reftri&ion, la confiance n'auroit point de hornes. Une feconde perfonne pourroit confier le fecret a une troifieme , fur ce principe qu'elle le tient de la première; & la troifieme a ime quatrieme; de forte qu'il parviendroit enfin a Ia connoiffance de ceux a qui on a intérêt de le cacher. La confiance que Caius a dans la fidélité de Titus, n'eft qu'une opinion de la vérité de laquelle il n'eft point affuré; & que Claudius, qui a le premier confié fon fecret a Caius, fait être faufle; & par conféquent , c'eftr Caius qui découvre la vérité, s'il révele ce qu'on lui a dit a un homme a qui la perfonne intéreflee avoit intention de la cacher; & quelque chofe qui arrivé, Caius a hafardé le bonheur de fon ami fans néceflité & fans fa permifïion , & a confié a la fortune un dépot qu'on n'avoit donné en garde qu'a la vertu. Tous les arguments fur lefquels un homme fe fonde lorfqu'il confie fes  Le Ródeur. 115 affaires k autrui, doivent lui paroitre incerfains pour peu qu'il réfléchiffe , puifqu'ils ne produifent aucun effet fur lui. Lorfqu'il s'imagine que Titus fera circonfpect, par égard pour fes intéréts , pour fa réputation, pour fon devoir, il doit réfléchir qu'il dément toutes ces raifons en réyélant ce que fon intérêt, fa réputation & fon devoir 1'obligent de cacher. Tout homme qui a fes intéréts k cceur, doit fentir qu'il doit fe méfier de celui qui fe croit en liberté de dire ce qu'il fait au premier venu qu'il juge digne de fa confiance. II s'enfuit donc que Caius, en révélant k Titus les chofes qu'on n'a confiées qu'a lui, viole la bonne foi, puifqu'il agit contre Fintention de Claudius, k qui il avoit promis de «garder le fecret. Les promeffes de Pamitié font, comme toutes les autres chofes, inutiles & vaines, a moins que les deux parties n'en demeurent d'accord. Je n'ignore point qu'on peut agiter plufieurs queffions relativement a Pobligation du fecret, lorfque les affaires intéreffent le public; qu'on a des raifons pour changer Papparence & ja F iij  ïi£ Le Ródeur. nature de ce qu'on nous a confié; qat la maniere dont on a confié Ie fecret, peut changer le degré de 1'obligation; & que les principes qui engagent k choifir un homme pour confident, peuvent ne pas Fobliger également. Ces fcrupules , quoique fimples, font trop étendus pour m'en occuper ici, & ont rarement lieu dans Ia vie civile. Quoique leur connoiffance puiffe avoir fon utilité dans certaines mains, par exemple, dans celles des cafuiftes, on ne doit pas les expofer indiftinöement, de crainte que plufieurs n'en ufent plutót pour endormir leur confcience, que pour la réveiller. Les fils du raifonnement, dont Ia vérité dépend , font fouvent fi déliés, que les yeux ordinaires ne peuvent les appercevoir, ni le tact commun les feritir. La doctrine & la pratique du fecret font fi embrouillées & fi dangereufes, qu'après celui qui efl obligé de conüer fon fecret, je ne connois rien de p'us malheureux que celui a qui on Ie confie. II fe trouve fouvent rongé de fcrupules, fans pouvoir les expofer è qui que ce foit; il eft fouvent induit au crime fous les apparences de  Le Ródeur. 12.7 Familie & de la probité, & fouvent expofé a des foupcons par la trahifon de ceux qui ont trempé, a fon infu, dans le projet: car celui qui croit n'avoir qu'un confident, en a généralement un plus grand nombre qu'il ne penfe; & dans le cas oü il eft trahi, il ne fait fur qui il doit jetter le crime. Voici donc les regies que j'ai è propofer touchant le fecret, & dont on ne doit jamais s'écarter qu'après une longue & müre délibération. La première , eft de ne jamais exiger un fecret, & de ne point s'en charger, lorfqu'on veut nous en faire part, fans plufieurs reftriétions. Lorfqu'on s'en eft une fois chargé, de le regarder comme une chofe facrée & de la plus grande importance pour la fociété, & de ne le jamais trahir, fous prétexte de quelque avantage accidentel, ou de quelque convenance contraire» F iy  128 Le Ródeur. N°. XIV. Samedi, 8 Mai 1750. Nihil fuit unquam. Sic difpar tibi. h O R A C E. » On ne vit jamais d'homme fi inégal, ni » fi bizarre ". Parmi Ie grand nombre de contradiöions que la folie produii, & qu'on fouffre par égard pour la foibleffe de 1'efprit humain, on a fouvent obfervé une contrariété nianifefte & frappante entre la vie d'un Auteur & fes écrits; & Milton, dans une lettre qu'il écrit a un Savant étranger, qui étoit venu le voir, fe félicite avec raifon de n'avoir point démenti fon caraftere, & d'avoir confervé, dans une entrevue particuliere & privée, la réputation que fes ouvrages lui avoient acquife. Ceux qu'une apparence de vertu, ou 1'évidence de génie , ont induits a connoïtre PAuteur dans les écrits duquel on pouyoit le trouver, ont eu  Le Ródeur. 119 fouvent raifon de fe repentir de leur curiofité. La bulle qui brilloit devant eux a difparu , & s'eft convertie en eau dès qu'ils 1'ont touchée; le phantöme de perfeclion s'eft évanoui, lorfqu'ils ont voulu le connoïtre a fond. Ils ont perdu le plaifir de connoïtre jufques oii 1'humanité pouvoit aller; & peut-être ont-ils eu moins de penchant a marcher dans le fentier de la vertu , lorfqu'ils ont obfervé que ceux qui paroiffoient le plus en état de le leur montrer , héfitoient de les fuivre , foit qu'ils fuffent effrayés de Ia grandeur de 1'entreprife , foit qu'ils doutaffent d'être récompenfés. Ca été long-temps la coutume des Monarques ürientaux, de fe tenir cachés dans leurs jardins & dans leurs palais, pour éviter le commerce des hommes, & de ne fe faire connoïtre a leurs fujets que par leurs édits. Cette politique eft auffi néceffaire k celui qui écrit, qu'a celui qui gouverne ; car les hommes n'aiment point a recevoir des lecons, ni k fe laifler gouverner par ceux qu'ils favent être fujets aux mêmes folies & aux mêmes foiblefles qu'eux. Un homme qui entre 3 1'imF v  i3° Le Ródeur. provifte dans le cabinet d'uri Auteur, court rifque d'éprouver le même degré d'indignation que eet Officier, qui ayant long-temps follicité une audience de Sardanapale, le trouva travaillant avec fes concubines, au-lieu de confulter les loix, de redreffer les griefs de fes fujets, & de faire des réglements pour fes troupes. II n'eft pas difficile de deviner les raifons pour lefquelles un homme écrit mieux qu'il ne vit; car fans entrer dans quoiqu'il n'ait pas remponé. Ja  Le Ródeur. i33 vi&oire. Un homme peut trèsbien connoïtre les avantages d'un Voyage, fans avoir ni le courage, ni 1'efprit de 1'entreprendre , 6c recommander a autrui ce qu'il négligé lui-même. L'intérêt que les hommes corrompus ont de s'oppofer aux motifs d'amendement qu'on leur propofe, les a difpofés a donner a ces contradiftions, lorfqu'elles ont pour objet la caufe de la vertu , le poids qu'ils lui refufent dans tous les autres cas. lis voyent des hommes qui agiffent contre leurs intéréts , fans fe douter qu'ils les ignorent. On ne croit point que ceux qui fe livrent a leurs paffions, 8c qui facrifient les chofes les plus importantes a de vains plaifirs, ayent changé d'opinion, & qu'ils approuvent leur conduite. Ce n'eft que dans les queftions morales & religieufes , qu'ils jugent des fentiments par les adions, & qu'ils accufent ceux qui ne vivent point conformément a ce qu'ilsécrivent, de vouloir en impofer aux hommes. lis ne font pas réflexion qu'ils fe condamnent ou agiffent enx-mêmes tous les jours d'une fagon contraire a ce qu'ils penfent 6c que la conduite des avocats de la vertu  l34 Le Ródeur. ne peut ni augmenter ni diminuer les obhgations qu'ils impofent. Ce n'eft que par des arguments qu'on réfute les arguments; & ils confervent toute leur fprce, foit qu'ils convainquent ou non Celui qui les propofe. Comme donc ce nréuiaé- tn„» aa. raifonnable qu'il eft, fubfiftera vraifemblablement toujours, il eft du devoir de tout homme d'empêcher qu'il ne s'oppofe a 1'efficacité de fes inftrucnons. S'il veut captiver la croyance d'autrui, il doit montrer qu'il croit lui-même; & lorfqu'il montre les avantages de la vertu par fes raifonnements, prouver fa poffibilité par fon exemple. C eft bien le moins qu'on exige de lui, qu'il n'agifle pas plus mal que les autres, paree qu'il écrit mieux qu'eux; & qu'il ne s'imagine pas pouvoir obtemr par Ia fupériorité de fon génie plus d'mdulgence que les autres hommes, ni qu'on lui pardonne le défaut de prudence, & ]e mépris de Ia vertu. Bacon, dans fon Hifioin des Vents après avoir fait defirer a 1'imagination que ce qu'il dit foit vrai, propofe toujours quelques avantages fubordonnés que Ion peut fe proeurer en faifant  Le Ródeur. 135 öfage de fa raifon. On doit quelquefois employer dans les ouvrages moraux , la méthode que ce Philofophe obfervé dans fes ouvrages phyfiques. Après nous avoir montré 1'excellence abfolue & pöfitive, on doit nous permettre de paffer a la derniere des vertus , pourvu que nous ne perdions point notre objetdevue, & que nous nous efforcions de conferver le terrein, quoique nous ne foyons point affurés d'y réuffir. On rapporte que M. Mathieu Hale cacha long-temps les bonnes ceuvres qu'il faifoit, & fon exaclitude k remplir les devoirs que la Religion impofe, de peur de décréditer la piété par quelque aöion mefféante. II cor> vient de même qu'un Ecrivain qui doute de pouvoir accréditer fes maximes par fon caraclere domeftique, cache fon nom, pour ne point leur faire du tort. II y a quantité de gens qui cherchent k connoïtre un Auteur qui a de la réputation , bien moins pour s'inftruire, & pour trouver des arguments contre Ie vice, ou des differtations fur la tempérance & la juftice, que  136 Le Ródeur. dans 1'efpoir d'y rencontrer des pointes , des plaifanteries, des remarques fubtiles , des diftinftions exaftes, des fentiments raifonnables, & une diftion élégante. Cette attente eft k la vérité fpécieufe & probable; mais tel eft le fort de' toutes les efpérances humaines, qu'elle eft fouvent trompée ; & que ceux qui excitent 1'adrniration par leurs écrits, dégoütent ceux qui lesfréquentent. Un homme de Lettres employé pour 1'ordinaire, dans la folitude de fon cabinet, un temps de la vie qu'il devroit employer a polir fes moeurs, & a apprendre les ufages du monde. II acquiert k la vérité des connoiffances qui Ie font refpeöer; mais il déplait, faute de favoir-vivre. Si , en entrant dans Ie monde, il eft d'un caraftere mou & timide, la connoiffance qu'il a de fes défauts le rend méfïant & honteux; fi, au contraire, il a de 1'efprit & du courage, il eft orgueilleux & infolent, paree qu'il eft prévenu de fon mérite. La plus petite compagnie lui en impofe & le trouble au point, qu'il ne peut ni fe rappeller fes leclures, ni arranger fes arguments; ou bien , il  Le Ródeur. 137 eft bouillant, emporté, décifif, opiniatre, & il le privé, par fa violence , de la viéroire qu'il fe promettoit de remporter fur fes adverfaires. Les graces d'un écrit font d'une toute autre efpece que celles de la converfation; & quoique celui qui excelle dans un genre, puifle, avec de 1'étude & de 1'application, réuflïr également dans 1'autre , cependant comme plufieurs plaifent par leur éloquence, quoique leurs difcours n'ayent ni la méthode , ni les beautés o^ue 1'on trouve dans les ouvrages étudies, il peut également arriver qu'un Savant n'ait ni la préfence d'efprit , ni cette volubilité de langue qui font briller un homme dans la converfation ordinaire. II n'a point Padrefle de faifir 1'occalion qu'elle lui offre de déployer fes talents, ou il eft tellement dépourvu de matiere fur les fujets communs, qu'un difcours qui ne roule pas fur les fciences , ne fait aucune impreftion fur lui, & qu'il ne peut mettre fes idéés au jour., II en eft d'un homme qui, après avoir lu les ouvrages d'un Auteur , lie converfation avec lui, comme de celui qui arrivé prés d'une Capitale. II s'ima-  J38 Le Ródeur. gine en voyant les clochers, les dómes dont elle eft remplie , qu'elle eft le lejour de la grandeur & de la magnificence; mais i! eft furpris, en y entrant , de n'y trouver que des rues étroites, des maifpns mal balies, de la boue & de la fumée. N°. X V. Mardi, 8 Mai 1750.' Et quando vierior vitiorum topia ? Quand» Major avariti* potuil {mus * Jlca quando Jios animas ? JUVEKAI, » Vit-on jamais un déréglement plus général ? « Jamais 1'amour des richeffes fut-il plus ex» ceflïf ? L'entêtement des jeux de hafard a-t-il » jamais été plus grand " ? T Jl L n'y a point d'abus public ou privé dont on m'ait ii Jouvent fait des plaintes, depuis que j'ai pris 1'oflïce de Cenfeur périodique, que la fureur du jeu, de cette paffion funefte pour les cartes & les dez, qui femble avoir éteint non-feulementle deur de fe diftinguer,  Le Ródeur. 139 maïs encore celui de plaïre, amorti les feux de 1'atnant 8c du patriote, 8c ;qui menace, li elle continue, de détruire toutes diftinftions de rang &Z de fexe; d'éteindre toute émulation, k 1'excepiion de celle de Ia fraude; de corrompre toutes les claffes de citoyens, k qui leurs ancêtres , par leur vertu, leur induftrie 8c leur économie, ont laiffé les moyens de vivre dans 1'extravagance, 1'oifiveté 8c le vice, 8c ne leur ont procuré en erfet d'autre connoilTance que celle des jeux 4 la mode, ni d'autre delir que celui de gagner de 1'argent. Une longue expérience m'a appris qu'il n'y a pas d'entreprife plus incertaine 8c plus douteufe, que de vouloir lutter contre les ufages recus. La raifon en eft, que les antagoniftes k qui 1'on a k faire, fe fiant fur leur nombre 8c fur leur union, regardent celui qui s'y oppofe comme un miférable,' qui, n'ayant ni efprit, ni fortune, envie un état auquel il ne peut atteindre, qui cherche k envenimer le bonheur dont Ion indigence le privé, &C qui n'a d'autre objet, dans les avis qu'il donne, que de fe venger des mor-  140 Le Ródeur. tifications qu'il efliiye, en privant ceux que leur goüt & leur naiflance mettent au-deflus de lui, de la jouiflance * de leur fupériorité, pour les réduire* au même niveau que lui. Quoique j'aye aflez fouvent efltiyé cette cenfure formidable pour en fentir toute la force, & qu'elle ne m'ait pas beaucoup affefté, je veux cependant y obvier dans cette occafion, en n'employant fous mon nom , ni argument, ni priere, vu que ceux qui fouffrent de cette infatuation générale, peuvent mieux que tout autre, nous inflruire de fes effets. Monsieur," II y a fi peu de connoiflance dans Ie monde, & une fi petite dofe de cette réflexion néceflaire pour 1'acquérir, que je doute fi je pourrai me faire entendre lorfque je me plainsque je manque d'occafion pour penfer,ou fi cette ignorance perpétuellea laquelle on femble nous condamner pour toujours , excitera de la compaflion dans vous ou dans vos leöeurs. Je vais cependant vous expofer mon cas, paree  Le Ródeur. 141 qu'il eft naturel k la plupart des hommes , de fe plaindre des maux dont ils n'ont pas fujet de rougir. Je fuis fille d'un homme fort riche; que la méfiance des hommes, & peutêtre le plaifir d'accumuler obligent de réfider dans fa terre, & de veiller luimême a 1'éducation de fes enfants. Si je n'ai pas eu des exemples bien brillants devant les yeux, j'ai du moins vécu éloignée du vice; & ne manquant ni de loifir, ni de livres , ni de la converfation d'une perfonne inftruite, je me fuis efforcée d'acquérir les connoiffances qui pouvoient me faire eftimer. Je me crois en état de foutenir une converfation fur la plupart des fujets qui conviennent a mon état &c a mon fexe. Je joins, k ce que ma maman m'a dit, aux connoiffances que j'ai, un joli minois, & une taille faite au tour. J'ai fait pendant dix-fept mois les délices du pays k douze milles a la ronde ; & je n'ai jamais été a raffemblée qu'on tient tous les mois, que je n'aye entendu les vieilles femmes qui la compofoient me fouhaiter toute forte de bonheur, & vu lsurs filles critiquer  t4* Le Ródeur. mon air j mes traits & mon habille- ment. Vous favez, Monfieur le Ródeur; que 1'ambition eft naturelle aux jeunes gens, & la curioflté a 1'efprit; & par conféquent vous ne ferez pas furpris d'apprendre que je defirai d'étendre mes vicloires fur ceux que je croyois devoir faire le plus d'honneur au conquérant; & que trouvant dans la vie de la campagne une répétition contitiuelle des mêmes plaifirs qui ne fuffifoient pas pour remplir le vuide actuel de mon efprit, ni pour me promettre un fort plus heureux a 1'avetiir, je bridai d'impatience de me tranfporter en ville, & me repus 1'imagination des découvertes que je devois faire, des vicloires que je devois remporter, & des louanges que je devois recevoir. Le temps arriva enfin. Ma tante dont le mari avoit obtenu féance au Parlement & un emploi a la Cour, ayant perdu fon fils unique , me fit venjr chez lui pour le remplacer. L'efpérance que roes parents eurent que je m'infinuerois aflez avartf dans leur faveur pour obtenir une at%aieatatioa  Le RÓdeur. 14 j de Jbrtune confidérable, les engagea a ifater mon départ. Toute tranfportée, c^ue j'étois, je ne pus voir fans indignation Pemprefiement avec lequel les gardiens de ma vertu m'engagerent dana un état qu'ils croyoient plus périlleux qu'il ne 1'étoit effeöivement, dans Pefpoir d'augmenter leur fortune. Je fus trois jours en chemin, & le quatrieme au matin, mon cceur trefr faillit de joie a la vue de Londres. Je defcendis chez ma tante, & me trouvai fur un nouveau théatre toute difpofée a agir. J'attendois de Page & de 1'èxpérience de ma tante quelques lecons prudentes; mais après les premiers compliments, elle me dit que c'étoit dommage qu'une fille aufli aimable que moi eüt refté fi long-temps enfevelie dans la Province; & que ceux qui n'étoient point accoutumés a manier les cartes dans leur jeuneffe, ne faiibient jamais grande figure au jeu. Les jeunes gens font ordinairement peu de cas des confeils & des remarques des perfonnes plus agées qu'eux. Je fouris, peut-être avec un peu trop de mépris, & fus fur le point de mi dire que je n'avois jamais employé mon  ï44 Ródeur. temps a acquérir des talents auffi frivoles; mais je reconnus bientöt qu'on devoit prifer les chofes,bien moins par leur importance effeclive , que par Pufage fréquent qu'on en fait. Ma tante me dit quelques jours après, qu'une compagnie, qu'elle travailloit a former depuis fixfemaines, devoit fe rendre Ie foir chez elle,& qu'elle feroit la plus brillante qu'on eüt vue pendant tout Phyver. Elle s'exprima dans le jargon d'une joueufe; & lorfque je lui demandai 1'explication des termes de 1'art, elle parut furprife de mon ignorance, & me demanda oü j'avois vécu. Je trouvai ma tante fi ignorante & fi peu raifonnable, que, fans égard pour fon opinion, je me parai plus que de coutume, dans Pefpoir d'étaler mes charmes parmi des rivales dont la compagnie devoit me faire honneur. La compagnie vint; & après les compliments ordinaires , qui étoient a la portée de Ia plus fpirituelle comme de la plus ftupide, on apporta des cartes, on lia les parties, & Pon pafTa toute Ia nuit au jeu. Perfonne ne daigna ni m'écouter,ni me regarderj& comme j'ignorois  Le Ródeur. 145 j'ignorois entiérement le jeu, j'embarraffai fi fort inon aflocié, que je devins bientöt le jouet de la compagnie , &c que tout le monde me regarda avec mépris. Je foupconne, Monfieur, que cette conduite odieufe eft 1'effet d'une confpiration des femmes vieiiles, laides & ignorantes, contre celles qui font jeunes , belles , fpirituelles Sc gaies, pour bannir les diftin&ions de la nature &c de Part, pour plonger le monde dans un cahos de folie, & priver celles qui cherchent a les éclipfer, des avantages du corps Sc de 1'efprit; pour priver la jeunefTe des plaifirs qui lui font naturels; pour dépouiller 1'efprit de fon inftuence & la beauté de lés charmes; pour fïxer fur Pargent, des cceurs faits pour aimer; pour plonger la vie dans une uniformité ennuyeufe, • & ne lui laiffer d'autre efpérance, ni d'autre crainte , que celle de voler ou d'être volé. . Daignez, Monfieur, confeiller aux perfonnes de mon fexe, qui ont des fentiments plus nobles & plus éleyés, & qui veulent conferver leurs plaifirs & leurs prérogatives, de vouloir fixer Tome J. G  146 Le Mdeur. le temps oïi elles fe prometrent rle ne plus jouer, & d'abandonner les cartes a celles qui n'ont ni aflez de beauté pour fe faire aimer, ni aflez d'efprit pour fe faire craindre, ni aflez de favoir pour inftruire, ni aflez de rnodeftie pour goüter les inftru&ionsd'autrui; & qui ayant pafle leur jeunefle dans le vice, fe trouvent réduites par un jufte chatiment, a pafler letir yieillefle dans la folie. Je fuis, Monfieur, &c. Él É o no re, Monsieur, Mon chagrin eft au comble, & me cauferoit infailliblement la mort, fi je le diflimulois plus long-temps. Comme yous publiez une JFeuille périodique, je vous prie de vouloir y inférer cette lettre, pour fervir d'encouragement aux femmes qui ont du goüt, de 1'efprit & de la vertu. Je veux que le public fache la maniere impérieufe dont certains fats traitent les femmes de mérite, pour leur öter 1'envie de fe maner, a moins qu'elles n'ayent la  Le Ródeur. M? patience de Grizzel. Je fuis même perfuadée que fi Grizzel avoit époufé un joueur, elle 1'auroit bientöt perdue. Comment en effet pouvoir vivre avec un malheureux qui perd fa bonne humeur &c fon humanité avec fon argent, & qui n'a pas affez de prudence pour épargner fur fes folies dépenfes, de quoi procurer è .une femme honnête les amufements néceffaires! —■ Que ne fe fert-il des confeils de fa femme pour figurer dans le Parlement, pour augmenter fa fortune, &: acquérir un titre? Cela fiéroit mieux a un chef de familie que de remuer un cornet du matin au foir, & il fe trouveroit en état de fournir aux petites dépenfes & aux plaifirs de fa femme. Eft-ce ma faute fi j'ai perdu au jeu? Pourquoi ne pas attendre que les cartes me foient plus favorables? Mais que fait-il? il me gronde, il me que» relle, il me reproche la perte de ma ■ beauté, il infulte a ma raifon; il dit que les femmes ne font propres qu'a jouer avec une poupée, qu'elles doi-vent s'occuper de chofes proportionnées a leur entendement, fe tenir au logis, &i prendre foin de leur menage. G ij  *4§ Le Ródeur. Je refte chez moi, Monfieur , St tout le monde fait que je ne fors jamais leDimanche. J'ai tenu fix aflemblées chez moi eet hyver, & employé dix paquets de cartes a des billets d'invitation. Quant au ménage, je crois qu'il ne peut me taxer d'extravagance, ni m'accufer de ne point veiller fur ma familie. Les enfants font en nourrice dans un village a auffi bon marché qu'il fe puifie, & je ne les vois jamais, paree que je fais qu'il ne s'en met point en peine. Je donne k mes domeftiques 1'argent dont ils ont befoin pour leur table; je fais venir mon diner de 1'auberge, & je n'ai pas payé un fol de dettes depuis que je fuis mariéë. Quant au jeu, je crois pouvoir m'y livrer, étant ma maïtreffe. Mon Papa m'a fait fi long-temps jouer auWisk, que j'en fuis laffe; & loin de manquer de tête , M. Hoyle, qui ne m'a donné que quarante lecons, affure que je fuis une de fes meilleures écolieres. Je me propofois, fi j'étois une fois ma maïtreffe, d'abandon"ner le jeu, & de m'adonner a la lecture des Romans. La défenfe qu'on m'a faite de les lire, m'a perfuadée que  Le Ródeur. Mi) ce devoient être des ouvrages charmants. Heureufement, pour m'empêcher de tomber dans la défobéiffance, le Brag eft devenu a la móde depuis que je fuis mariée, & il a fait depuis le plaifir de ma vie. II eft fi joli, fi charmant; il exige fi peu d'attention, qu'on ne peut s'empêcher de 1'aimer. Le perfide m'a cependant joué un fi vilain tour, que je. me propofois de le changer demain pour le Pharaon; mais hélas! je fuis obligée de partir dans quelques heures pour la Province, Le malheureux, Monfieur, m'a effrayée par fes menaces, & a eu la cruauté da m'envoyer une chaife de pofte. Je ne faurois refter plus long-temps, paree que je n'ai ni argent, ni crédit. J'engagerai mon finge a jouer avec moi au piquet fur la route; je fuis prefque füre de le gagner; & comme c'eft une dette d'honneur, je fuis perfuadée qu'il 1'acquittera. Mais qui peut me promettre de retourner, & de gagner Lady Packer! Vous pouvez vous difpenfer, Monfieur, d'inftruire le public de cedernier projet; vous le pouvez, fi vous voulez. —- Je m'égare. La chaife de pofte eft a ma porte. Publiez, Monfieur , G iij  ï] o Le RÓdeur. ce qu'il vous plaira, pourvu que ce ne foit pas fous mon nom. N°. XVI, Samedi, 12, Mai 1750. —. Multis dicendi copla torrtns, Et fua mortifera eft facundia, Jw. » Cornbien de gens ne fe font-ils pas petdus » par leur funeüe éloquence "l M ONSIEUR, Je fuis ce jeune homme modefïe que vous avez honoré de vos confeils dans votre derniere feuille ; & comme je fuis fort éloigné de foupconner que vous ayez prévu les incon* vénients innombrables que j'ai éprouvés en les fuivant, je vaisvous expofer mon état d'autant plus hardiment, que vous me paroiffez obligé de me tirer de Ia perplexité dans lequel votre, confeil, tout bien intentionné qu'il étoit, m'a plongé. Vous me marquateSj dans le deffein  Lt Ródeur; 151 de me confoler, qu'un Ecrivain pouvoit aifément fe faire connoitre au public, paree que les preffes étoient libres en Anglaerre. C'eft ce que j'ai malheureufement éprouvé; la prefle eft libre a la vérité. —— Facilis defcenfas Averni, NoSes atque dies palet atri janua Ditis, » Les portes de 1'Enfer font ouvertes nuit » & jour, & le chemin qui y conduit eft doux i) & aifé ". Les moyens de nous nuire k nousmêmes font toujours k notre portée , & nous pouvons les employer lorfqu'il nous plaït. J'envoyai donc mon manufcrit a Plmprimeur, &C le priai de tirer quelques milliers de ma feuille. Je fus prefque toujours chez lui, & j'engageai les ouvriers k fe hater, par des prieres, des promefies & des récompenfes. Je renongai dés ce jour-la k tous mes autres plaifirs, pour me procurer celui de corriger mes épreuves. Le bonheur dont je me promettois bientót de jouir, m'empêcha de fermer les yeux pendant plufieurs nuits. Le temps de la publication approcha enfin, ik je m'applaudis comme G iv  *p Le Ródeur. auteur du fuccès de mon entreprife. Je medéhoisfi pen de mes talents,que, pour braver la critique, je mis mon nom a la tête , fans confidérer que ce qui étoit une fois imprimé étoit irrévocable, & que quoiqu'on put comparer la maifon d'un Imprimeur aux régions infernales, a caufe de la facilité avec laquelle un Auteur y entre , & la difficulté qu'il trouve a en fortir, il y avoit néanmoins cette ditférence entre eux, qu'un grand génie ne peut jamais rentrer dans fon premier état, but-'iljes eaux du Léthé.. Je fuis aujourd'hui connu, M. le Ródeur, pour Auteur; & comme tel, irrévocablement condamné a toutes les miferes qu'une haute réputation entraine après elle. Le premier jour que mon ouvrage parut, mes amis s'alTemblerent chez moi; je leur préfentai, comme c'eft la coutume, un exemplaire de mon ouvrage. Ils parcoururent des yeux les premières pages; & 1'admiration qu'elles leur cauferent, les empêcha de pafter plus avant. En effet, dies font trés-bien travaillées. H s'arrêterent a quelques paffages qui leur parurent mieux frappés que les  Le Ródeur. ifj autres. Je leur montrois quelques traits délicats qui avoient échappé a leur obfervation. Je les priai de ceffer leurs compliments,& les invitaikdiner dans une taverne: c'étoit le moins que je puffe faire. Ils reprirent mon livre après le diner ; mais ma rnodeftie lbuffrit fi fort des louanges qu'ils me donnerent, que je fus obligé, pour les faire ceffer, de leur porter des fantés, & de faire apporter une autre bouteille de vin. Le lendemain matin, quelques autres de mes amis vinrent me féliciter de mon ouvrage, &C m'accablerent tellement d eloges, que je fus de nouveau obligé, pour les faire ceffer, de leur donner k diner. Le troifieme jour, j'eus encore un plus grand nombre d'approbateurs k appaifer de la même maniere. Et le quatrieme, ceux que j'avois régalés le premier jour, retournerent chez moi, pour me faire obferver plufieurs belles fentences qu'ils avoient trouvées dans mon ouvrage. Laflé enfin de leurs éloges, je leur donnai rendez-vous dans une taverne, & les priai de choifir quelque autre fujet, dont je puffe m'entretenir avec eux; mais il ne fut pas en leur pouG v  *?4 Le Rédeur. voir de détonrner leur attention de mon ouvrage. lis 1'avoient tellement imprimé dans leur efprit, que je ne pus leur faire changer de fujet. Je fus donc obligé d'interrompre avec du vin clairet, des éloges: que ma rnodeftie ni mon inquiétude ne pouvoient les empêcher de me prodiguer. Toute la femaine fe pafla ainfi dans une efpece de bacchanale littéraire; & je trouve aujourd'hui que rien n'eft fi coüteux que les grands talents, a moins qu'on n'y joigne une foif infatiable de louanges; car il m'en coüta, pour m'éviter la peine de me voir mettre au-deffus des Savants les plus eélebres qui ayent honoré la République des Lettres, deux muids de vin d'Oporto, quinze gallons d'arrack, dix douzaines de bouteilles de vin clairet, & quarante - cinq de vin de Champagne. Je me rendis le ïendemain-raatin ait café, & je trouvai que j'avois acquis trop de réputation pour être heureux, & que je ne pouvois plus goüter le plaifir de converfer d'égal a égal avec les autres hommes» Auffi-töt que j'entrai, j'appercus une partie de la eom-  Le Ródeur. 155 pagnie dévorée d'une envie qu'elle s'etforgoit de cacher, tantöt par des éclats de rire, 6c tantöt par des marqués de mépris. Mais le déguifement efl tel, qu'il m'eft aifé de découvrir la rancune qui les dévore ; & comme 1'envie fe fert de chatiment a ellemême, je me plais a les tourmenter le plus fouvent que je puis par ma préfence. Mais, quelque fatisfaöion que je goüte a mortifier mes ennemis, je ne puis voir de fang-froid les terreurs de mes amis. J'ai eu foin, depuis la publication de mon ouvrage, de n'affecter d'autres airs de fupériorité que ceux qui s'accordent avec 1'humilité la plus rigide. II peut cependant fe faire que j'aye quelquefois avancé mon opinion d'une maniere a faire connoïtre que j'étois en état de la foutenir, ou d'interrompre la converfation , lorfque je voyois a quoi elle devoit aboutir, fans permettre a 1'orateur de perdre fon temps a expliquer fes fentiments. J'ai même eu la coutume, pendant deux jours, de battre la cauTe avec mes doigts, lorfque la compagnie a commencé a« avancer des abfurdités, oi| G vj  fjS Le liodeur. a er.tamer des fujets que je favoïs qu'elle n'étoit pas capable de difcuter; mais j'ai toujours témoigné du refpeft, du moins en apparence, a ceux même dont je plaignois la fhipidifcé. Malgré cette modération exemplaire, les hommes redoutent fi fort la fupériorité des talents, & aiment fi peu a être inftruits, que tous mes amis me fuyeftt depuis quelques jours. Si je frappe a leur porte , ils ne font point chez eux ; fi j'entre dans un café, je m'y trouve 'feul. Je vis dans !a ville comme un lion dans fon défert, comme un aig'e fur fon rocher, trop grand pour 1'amitié &l la iociété, & condamné a la folitude, par 1'effet de la crainte qu'on a de mon élévation & de ma tranfcendance. Mon caraftere eft non - feulement formidable è" autrui, il eft encore a charge a moi-même. J'aime naturelIsment a parler fans réflexion, a plaifanter a tort & a travers , & a aflailönner mes penfées de remarques badines, & de peintures imaginaires; mais telle eft aujourd'hui 1'importance de mon opinion , que je n'ofe 1'avancer, de crainte qu'on ne la recoite comme  Le Ródeur. 157 tine maxime, & qu'elle ne jet te la moitié de la nation dans Terreur. On m'écoufe fi avidement lorfque jeparle, que je m'arrête fouvent pour réfléchir, fi ce que je vais dire eft digne de moi. Cela , Monfieur , eft. trés - malheureux ; mais fai encore de plus grancls malheurs - a redouter. Vous pouvez avoir lu dans Pope & dansSvift, que plufieurs Hommes de Lettres ont vu piller leurs cabinets, & forcer leurs fecretaires a 1'inftigation de quelques Libraires, qui vouloient tirer parti de leurs ouvrages; & il y a toute apparence que 1'on vend encore aujourd'hui plufieurs livres, dont on n'a connu les Auteurs qu'a 1'aide de leurs portraits , qu'on a mis a la têfe. Ces rérléxions font caufe que je me tiens fur mes gardes: &c en effet, j'ai de bonnes raifons pour agir de la forte; car j'ai vu quantité de gens qui examinoient ma phyfionomie avec une curiofité qui montroit 1'envie qu'ils avoient de fe procurer mon portrait. Je fuis aufti-tót forti du café, & la même chofe m'eft arrivée dans un autre. 1! y a des gens qu'on perfécutej  15 S Le Ródeur. mais j'ofe dire qu'on me donne Ia chaffe. J'ai de bonnes raifons pour croire que j'ai onze Peintres a mes trouffes, qui tachent d'avoir mon portrait, dans Pefpoir de faire leur fortune. Je change fouvent de perruque , je rabats mon chapeau fur mes yeux a defTein de les confondre ; car vous comprenez parfaitement qu'il ne me convient point de laiffer vendre mon portrait fans partager le profit. Je crains cependant moins pour mon vifage que pour mes papiers, que je n'ofe ni porter fur moi, ni laiffer au Iogis. J'ai pris a la vérité quelques précautions pour les mettre en füreté. Je les ai enfermés dans un coffre de fer, & mis un cadenat a mon cabinet. Je change cinq fois de logement par femaine , & je n'en fors qu'a Pentrée de la nuit. C'eft ainfi que , pour avoir donne de trop grandes preuves de la fupériorité de mon génie , je vis auffi fo!itaire qu'un hermite, avec 1'anxiété d'un avare, &c la crainte d'un profcrit; je n'ofe montrer mon vifage , de peur qu'on ne faffe mon portrait ; j'évite de parler, de peur de nuire a mon  Le Ródeur. *Ï9 cara&ere ; d'écrire a mes correfpondants, de peur qu'ils ne publient mes lettres. Je crains que mes domeftiques ne me dérobent mes écrits pour les vendre , & que mes amis ne les rendent publics. Voila ce qu'il en coüte pour vouloir s'élever au-deffus des autres hommes. Je vous indruis de mon état, pour que vous me marquiez Ia maniere dont je puis me débarrafler des lauriers qui m'accablent, & jouir du repos dont fe privé un Auteur de Ia première claflè» Mardi ,15 Mai 1750. ' ■ 1 ■ ■ Me non oracula ccrium y Sed mors ceita facit, lUCAIN. ji Ce ne font point fes oraties qui fixent m» » certitude : c'eft la mort ".. O N rapporte qu'un certain Monarque d'Orient avoit k fon fervice ui» MlSELLUS. N°. XVII.  160 Le Ródeur. Officier dont 1'emploi étoit de Ie faire fouvenir tous les matins de fa mortalité, en lui criant, a une heure marquée : Prince , fouvene^-vous que vous deve{ mourir. La contemplation de la fragilité & de 1'incertitude de la vie humaine a paru d'une fi grande importance a Solon , qu'il a cru devoir laiffer a la poftérité ce fage précepte: Ne perde^ jamais de vue votre derniere heure. Rien en effet n'eft plus propre k règler notre conduite, que de nous rappeller ce moment qui doit mettre fin k tous nos projets, & nous priver de toutes les acquifitions que nous avons faites. Un homme qui fe rappellera tous les matins qu'il efl: né pour mourir, ne fera fürement rien de déraifonnable ni d'injufte. Les plus grands perrurbateurs de notre bonheur en cette vie, font nos defirs, nos chagrins &C nos craintes; & le meilleur remede qu'on puiffe leur oppofer, eft la réflexion que nous ne fommes nés que pour mourir. Penfe fouvent, dit Epidete, k la pauvreté, au banniffement & k la mort, & tu n'auras jamais ni des defirs violents ,  Le Ródeur. 161 ni des fentiments bas &i imlignes de toi. ■ On rrouvera cette maxime d'Epictete extrêmement jufte, li 1'on réfléchit a 1'empreffement avec lequel nous couröns .après les objets que nous croyons pouvoir fatisfaire nos delirs. 'Nous nous repréfenrons un bien futur, nous nous en. occupons au point qu'il s'empare entiérement de notre imagination; nous ne concevons d'autre bonheur que celui de le pofféder , ni d'autre malheur que celui de le perdre. Tous les autres bienfaits dont la Providence nous a comblés, ne nous paroiflent rien au prix de 1'objet qui nous occupe; nous faifons tous nos efforts pour les perdre de vue, & nous les regardons comme un obflacle a notre bonheur. II n'y a point d'homme qui n'ait éprouvécombien fes delirs fe font rallentis , lorfqu'une longue maladie lui a mis la mort devant les yeux. Les idéés flatteufes qu'il s'étoit faites de la grandeur, des richeffes, des éloges de fes admirateurs, des attentions de ceux qui avoient befoin de fon crédit, ont difparu comme un fonge, lorfque fa  i<5* Le Ródeur. derniere heure eft venue. On reconnoït alors 1'abfurdité qu'il y a d'allonger continuellement le bras pour faifir te qu'on ne peut conferver; de-pafter fa vie a ajouter de nouvelles tourelles a rédifice de 1'ambition, lorfque fes fondements chancellent, & que le terrein fur lequel il eft bati, eft a la veille de s'écrouler. Notre envie eft toujours proportionnée a nos defirs. Nous nous afHigeons des fuccès d'autrui, a* proportion que nous croyons qu'ils nuifent a notre bonheur, en nous ötant ce que nous jugions nous appartenir : d'oü il fuit que tout ce qui amortit nos defirs immodérés, délivre nos'cceurs de la jaloufie, & nous exempte d'un vice qui nous rend a charge a nous-mêmes & a autrui, & qui eft la fource de mille artifices bas, & de mille projets fordides. Celui qui confidere que fa vie doit bientöt finir, ne trouvera rien de plus important que de la terminer comme il faut, & regardera avec indifférence tout ce qui ne tend point a ce but. Quiconque réfléchira fréquemment fur 1'incertitude de fon exiflence;, reconnoitra que celle des autres  Le RÓJeur. 163 n'eft pas plus permanente; & qu'une chofe qui ne peut contribuer k fon bonheur, ne fauroit améliorer la condition d'un rival, au point de le rendre fupérieur a ceux fur lefquels il a remporté le prix : prix trop méprifable pour qu'on s'obftine a le difputer. Ces mêmes penfées écarterontSc foulageront le chagrin qu'éprouvent les perfonnes tendres &C fenfibles. On y obviera , fi 1'on jouit des biens qui nous font accordés fans oublier leur incertitude; fi 1'on fe fouvient qu'ils ne nous appartiennent que pour un temps limité; & que ce court efpace de temps que nous nous promettons, pent être abrégé par une infinité d'accidents. Nous ne déplorerons point une perte dont nous ne pouvons apprécier la valeur, & que nous favons, k n'en point douter, qui ne mérite pas d'être regrettée, quand même elle feroit Ia plus grande qu'il eft poffible. Dans le cas ou une paffion s'eft emparée de notre entendement au point de ne pas nous permettre de jouir des avantages que nous poffédons avec la modération que la raifon prefcrit, il eft encore temps d'y apporter du re<  164 Le Ródeur. mede, lorfque nous nous appercevons que le chagrin commence a nous accabler , ik que nous foupirons après une chofe dont Ia perte eft irréparable. Nous devons alors réflëchir fur< 1'incertirude de notre condition, & Jafolie qu'il y a de regretter une chofe que nous devions perdre tot ou tard. A 1'égard de ce chagrin amer & cuifant que nous caufe la perte des perfonnes que nous aimons , on doit obferver que 1'amitié qui fubfifte entre les mortels , n'eft contraétée qu'aux conditions que Pun doit un jour déplorer la mort de 1'autre. Ce chagrin fournit toujours k celui qui furvit une confolation proportionnée a fon affliction, vu que fon ami eft exempt du chagrin qu'il éprouve. On doit employer le même remede contre la crainte, qui eft la paffion qui a Ie plus d'empire fur nous, & k laquelle il eft plus difficile de réfifter qu'a toute autre. La méditation fréquente de la mort, étant fondée fur Ia vanité des biens & des grandeurs humaines , nous montre pareiliement la légéreté de tous les maux que nous ayons a craindre dans ce monde. La  Le lióJeu'r. i6< calamité la plus cruelle a laquelle le malheur puiffe nous réduire, doit néceffairement fïnir bientöt. L'ame ne . fauroit refter long - temps en prifon ; elle s'envole , & abandonne un corps inanimé a la méchanceté humaine. ■ Ridetque fui ludibia trunci. La mort eft le plus grand des maux dont nous puiftions nous menacer réciproquement. Nous pouvons a la vérité 1'avancer, mais nous ne faurions la retarder; &jtin homme fage ne doit point acheter ce répit aux dépens de fa vertu, vu qu'il ignore le temps qui lui refte encore a vivre. II réfléchit que foit qu'elle foit longue ou courte, elle perdra une partie de fon prix, lorfqu'il fe rappellera celui auquel il 1'a obtenue. II fait qu'il détruit fon bonheur ; mais il n'eft pas afluré de pouvoir prolonger-fa vie. Cette réflexion fur la briéveté de la vie qui doit nous engager a modérer nos paftions, doit également fervir k donner des bornes a nos projets. Le génie le plus ardent, 1'induftrie laplus aftive, ne peuvent étendre leurs effets au-dela d'une certaine fphere. Le  i66 Le Ródeur. pro jet de conquérir 1'univers a éré Ia manie de plufieurs Princes ; & celui d'exceller dans toutes les fciences, celle des héros littéraires: mais les uns & les autres ont enfin reconnu qu'ils afpiroient a une élévation a laquelle 1'hu- • manité étoit hors d'état d'atteindre , & qu'ils avoient perdu 1'orcafion de fe rendre heureux ck utiles , par la vaine ambition d'obtenir une efpece d'honneur , qui, par les loix éternelles de la Providence, étoit hors de la portée de 1'homme. - L'Hiftoire nous inflruit du mauvais fuccès qu'ont eu les projets des Princes; mais les réflexions qu'elle fait a ce fujet, ne font d'aucune utilité au commun des hommes , paree qu'ils n'ont pas befoin qu'on les précautionne contre des erreurs qu'ils font hors d'état de commettre. Mais il eft de 1'intérêtde tout homme de Lettres, de connoïtre le danger auquel fon ambition 1'expofe; car quel eft celui qui n'a pas a le plaindre d'avoir méfufé de fes talents, pour avoir voulu s'occuper d'une trop grande quantité d'objets; d'avoir abandonné un projet utile, pour un autre dont la nouveauté le flattoit; d'a-.  Le Ródeur. 167 voir laiffé un ouvrage imparfait, pour avoir embrafle un plan trop vafte ? Rien n'eft fi flatteur que de réfléchir que notre efprit concoit plus de chofes que notre corps n'en peut exécuter; mais il eft de notre devoir, puifque nous fommes dans eet état compliqué, de régler une partie de notre compofition relativement a 1'autre. Nous ne devons point contenter nos appétits corporels par des plaifirs capables d'affoiblir notre vigueur intelleöuelle, ni former des projets que la briéveté de notre vie ne nous permet pas de pouvoir exécuter. L'incertitude de notre durée doit mettre des bornes a nos defleins, & fervir d'aiguillon a notre induftrie; & lorfque nous nous fentons inclinés ou a donner de Pétendue a nos projets, ou è rallentir nos effbrts, nous devons nous tenir en bride ou nous animer en nous rappellant ce que dit le pere de la Médecine : Que Van ejl long, & la. vit courte.  i6$- • Le Ródeur. 'N°. XVIII. Samedi, 19 Mai 1750. lllic matre carentibus Privignis muiier lemperat innocent ; 'Nee dptata regit vimm Corjux , ncc, nitido fidit adultero; Dos efl magna parentum Virtus , & metuens alterius tori, , Certo fxdere taflitas, ■ ■ Hoeace, éi La les belles-meres fans fraude & fans mart Hce, n'y attentent point a la vic des enfants i> du prcmLer lit. Les femmes fieres de leur » dot, n'y méprifent point leurs maris , & n'y » comptent point fur leurs galants. Quelle dot » pour une fille, que la vertu des parents qui » lui ont donné le jour , que fon inviolable 11 attachêment pour fon mari, 2c 1'éloignement n qu'elle a de tout autre " ! ï L n'y a pas u'obfervation que faffent plus fréquemment ceux qui s'occupent'a examiner la conduite des hommes , que celle-ci ; que le mariage, quoique diólé par la nature & les loix de la Providence, eft fouvent la fource de bien des malheurs; &c que ceux qui s'engagent dans eet état, peuvent rarement  Le Ródeur. '169 farement diffimuler leur- repentir , & s'empêcher de porter envie a ceux qui s'en font éloignés par hafard ou par choix. Ce malheur univerfel a donné lieu a plufieurs fages maximes de la part des gens fenfés, & fourni matiere a la fatyredes perfonnes enjouées. Le moralifte & le faifeur d'épigrammesfe font également exercés fur ce fujet. Les premiers ont déploré eet état; les feconds 1'ont tourné en ridicule. Mais comme le talent d'écrire eft particuliérement affeclé aux hommes, ils ont toujours reproché aux femmes de les rendre malheureux; & les perfonnes graves, de même que les b'adines , fe font crues également en droit de taxer les femmes de folie , de légérefé , d'ambition , de cruauté , d'extravagance &z de luxure. Animé par ces exemples, & par la part que je prends h 1'intérêt commun, je me hafarde quelquefois a examiner ce grief univerfel, après avoir taché de me dépouiller de toute partialité, me pla9ant comme une efpece d'être neutre entre les deux fexes, dont les clameurs éclatant de tous cötés avec Tornt J, H  tyo Le Ródeur. toute la véhémence du chagrin, & toute 1'indignation d'une vertu offenfée , paroiffent mériter les mêmes egards. II efl vrai que les hommes, par le moyen de leurs écrits, ont été a même de recueillir les exemples de plufieurs fiecles, tk de faire naïtre des préjugés en leur faveur a 1'aide des témoignages vénérables des Philofophes, des Hiftoriens & des Poëtes; mais les raifons des femmes & la paffion que les hommes ont pour elles, 1'emportent fur ce que 1'antiquité a pu avancer fur ce fujet. Si elles n'ont point de leur cöté des noms auffi refpeftables, elles ont des arguments plus forts & plus convainquants. C'eft en vain qu'on oppofe Socrate & Euripide aux foupirs de la tendreffe & aux larmes de Ia beauté. Le juge le plus rigide & le plus inexorable, eft forcé de fufpendre fon jugement; de même que Lucain eft embarraffé de décider dans la caufe qu'il examine, fi les Dieux étoient du parti de Caton, ou de celui de fon antagonifte. ^ Pour moi, qui ai long-temps étudié la philofophie la plus abftraite & la plus févere, & qui, dans 1'age mur  Le Ródeur. 171 oh je me trouve, ai acquis aflez d'empire fur mes paflions pour entendre les cris des deux fexes fans me prévenir ni pour Pun, ni pour 1'autre, j'ai trouvé, après une longue expérience, qu'un homme gronde quelquefois fa femme lorfque fa maitrefle lui a fait infidélité; & qu'une femme fe plaint de la cruauté de fon mari, lorfqu'elle n'a d'autre ennemi qu'une mauvaife main au jeu. Je ne m'en laifle plus impofer ni par les femmes, ni par les vapeurs; & peu m'importe que le mari aille a la taverne, &z que la femme s'enferme dans fon boudoir. Je fuis toujours afliiré que c'eft leur malheur qui les fait agir ainfi, & que leur but eft moins d'adoucir leur chagrin , que de s'animer davantage Pun contre 1'autre, Mais quelque peu de crédit que méritent les accufations particulieres, les plaintes qu'on entend de tous cótés , prouvent évidemment que les perfonnes mariées font rarement heureufes; & il convient par conféquent d'examiner quelle eft la fource de leurs malheurs. J'ai pour eet effet examiné la vie de ceux de mes amis qui n'ont pas été heureux dans leurs engageH ij  17* Le Ródeur. menrs, de même que les motifs quï les ont engagés a les contracter, & qui ont dirigé leur choix. Le premier de ma connoiffance qui quitta 1'état incertain & volage de garcon, fut Prudence, homme d'un efprit borné, mais qui ne manquoit ni de connoiffances, ni de jugement dans les chofes qu'il avoit le loifir d'examiner avant de fe décider. C'étoit lui qui, lorfque nous allions a la taverne, le chargeoit d'ordonner le repas, de s'aboucher avec le cuifinier, & de tenir compte du vin que nous buvions. Ce juge grave fit réflexion que 1'on gagnoit a fe marier de bonne heure, quand même la femme qu'on épouferoit n'auroit qu'une fortune médiocre, Ayant fupputé le produit des annuités, il trouva que, vu la diminution conltante du prix de la vie, & celle que 1'intérêt de 1'argent devoit probablement effuyer, il valoit mieux avoir dix mille livresfierling a 1'age de vingtdeux ans, qu'une plus grande fortune a trente. On a, difoit-il, tous les jours des occafions d'augmenter fon bien , qu'on ne retrouve plus lorfqu'on les laiffe échapper.  Le Ródeur. 173 Plein de ces réflexions, il chercha de tous cötés, non point la beauté, ni 1'élégance, ni le rang, ni 1'efprit, mais une femme qui lui apportat dix mille livres livres fterling en dot. II ne lui fut pas difficile de la trouver dans un Royaume aufli opulent que le notre. II ménagea fi bien le pere , dont 1'ambition étoit de marier fa filie a un Gentilhomme, qu'il 1'obtint, ainfi qu'il me le dit en confidence deux jours après fon mariage, avec une dot de foixante & treize livres fterling par an; ce qui étoit moins que ce a quoi il pouvoit afnirer, & qu'il n'auroit vöulu donner lui - même, s'il eüt été aflez fage pour différer le marché. Satisfait tout a la fois de la fupériorité de fes talents & de 1'augmentation de fa fortune, il conduifit Furie dans fa maifon, oü il ne jouit pas, dès ce moment, d'une heure de repos. Furie étoit une femme fans efprit, violente & emportée, braillarde, mal élevée , qui ne connoiflbit d'autre bonheur que celui de manger & de boire, & de compter de 1'argent; en un mot, Furie étoit une vraie diablefle. Tous les deux aimoient H iij  174 Le Ródeur, également Pargent, mais avec cette différence , que Prudence cherchoit a s'enrichir par le gain , Sc Furie par Pépargne. Prudence placoit fon argent a la groffe aventure ; mais Furie ob-. fervant prudemment que eet argent, tant qu'il étoit entre fes mains, étoit a elle , ne crut pas devoir le hafarder dans le commerce, 8c préféra de le placer a intérêt fous bonne caution. Prudence affura un vaifleau a des conditions très-raifonnables ; mais ayant perdu fon argent, fa femme Pimporluna fi fort par fes criailleries, qu'il n'ofa plus tenter Paventure. II gémit depuis quarante-deux ans fous la direclion de Furie, qui, depuis fon malheur , ne le nomme plus que VAffureur. Le fecond de notre fociété qui fe maria , fut Florence. II vit Zéphyrette a une courfe de chevaux; il danfa avec elle la nuit fuivante; il fe confirma dans 1'ardeur qu'il avoit concue pour elle; il fut la voir le lendemain, 8c fe déclara fon amant. Florence n'avoit pas affez de connoiffance du monde , pour diflinguer. le caquet de la coquetterie de 1'efprit, 8c il fut bien-  Le Ródeur. 175 tot convaincu que le plaifir qu'il s'étoitpromis, n'étoit que le plaifir d'un jour. Zéphyrette ayant épuifé, au bout de vingt-quatre heures, le fonds de repartie qu'elle avoit, reprit fes premiers airs , retomba dans fa première fhipidité, & ne s'attacha qua faire de nouvelles conquêtes. Mélifius étoit un homme doué de tous les talents néceflaires pour vivre heureux, & faire le bonheur de ceux qu'il fréquentoit. II avoit joui de tous les plaifirs de la vie, fans s'en laiffer maitrifer, & avec 1'indifférence d'un homme qui afpire h quelque chofe de plus noble & de plus foliHe. Etant allé paffer 1'été dans un village peu fréquenté , il logea dans la même maifon qu'Ianthe; & comme elle étoit extrêmement fpirituelle & polie, il lia bientöt connohTance avec elle. Comme ils n'avoient point d'autre compagnie, ils étoient tous les jours enfemble; & n'ayant point d'autres plaifirs que ceux qu'ils fe procuroient mutuellement, ils eurent bientöt oublié ceux qu'ils avoient goütés avant de fe connoïtre. Mélifliis, a force de fe plaire dans fa compagnie, ne put plus fupH iv  J7Ö Le Ródeur. porter fon abfence. Convaincu de fa force de fon jugement, & s'imaginant que leurs caraöeres étoient faits 1'un pour 1'autre, il lui déclara fon amour, ï'époufa au bout de quelques jours , & la conduifit Thy ver fuivant en triom-, phe a la ville. Ce fut alors que commenea leur malheur. Méliffus ne 1'avoit vue que fur un théatre oü les objets n'étoient pas aflez variés pour exciter en elle des defirs contraires; tous deux avoient aimé la folitude & la réflexion dans un endroit oii ils ne pouvoient aimer autre chofe : mais lorfqu'ils entrerent dans le grand monde, Ianthe découvrit des pafïions que le hafard , plutot que 1'hypocrifie, avoit cachées jufqu'alors. Elle étoit a la vérité capable de réflexion ; mais elle n'en fit plus ufage dés que les plaifirs fe furent emparés de fon imagination. Elle devint prodigue dans fes divertiffements, véhémente dans fes pafïions y infatiable de plaifirs, quelque dangereux qu'ils fuffent pour fa réputation, &C avide d'applaudifïements, de quelque part qu'ils lui vinffent. Profapius, après la mort de fon ca-  Le Ródeur'. 177 det, pour empêcher que fa familie ne s'éteignït, époufa fa gouvernante. II s'eft plaint depuis lors a fesamis, qu'on n'infpire que des fentiments bas a fes enfants; qu'il rougit de les admettre a fa table, & que fa maifon lui eft è charge, faute de favoir avec qui converfer. Avaro , maïtre d'un bien confidérable, époufa une femme de mauvaife réputation, a la recommandation d'un oncle fort riche, qui lui promit de le laiffer héritier de tous fes biens. Avaro eft acluellement furpris que fa fortune, celle de fa femme & de fon oncle ne puiffent lui procurer le bonheur que 1'on ne trouve qu'en époufant une femme vertueufe. Comme je me propofe de traiter ailleurs de eet article important de la vie , je ne ferai d'autres réflexions fur ces hiftoires, linon que tous ceux dont je viens de parler ne furent malheureux que pour n'avoir pas réfléchi que le manage eft le Hen le plus folide d'une amitié perpétuelle ; qu'il ne peut y avoir de 1'amitié fans confiance, ni de confiance fans probité ; & que celuila doit s'attendre a être malheureux > H v  178 Le Ródeur. qui rend a Ia beauté, aux richeffes & a 1'élégance des manieres, un hommage qu'on ne doit qu'a la piété & a la vertu. N°. XIX. Mardi, 22 Mas 1750. Dum te caufidicum, dum te modo rhetora fingis Et non decernis , Taure, quïd ejje veils, Peleos & Priami tranfit, vel Nefioris tetas, Et ferum fuerat jam tibi definere. — Eja age, rumpe moras, qua te fpeclabimus ufque ? Dum quid fis dubitas, jam potes effe nihil. M A R T I A t. J", Vous jouez, Taurus, tantöt le róle d'A„ vocat, tantót celui de Rhéteur , fans favoir „ ce que vous voulez être. Votre incertiturie „ fur le choix d'un état eft telle, qu'une vie „ auffi longue que celle de Pélée, de Priam & „ de Neftor, vous fufiiroit a peine pour vous „ décider. Déterminez-vous enfin; nous ferez„ vous encore long - temps attendre ? Songez „ qu'en doutant ainfi qui vous êtes , il peut „ fe faire que vous ne foyez rien du tout". O N ne peut jamais réfléchir fans chagrin fur la mauvaife conduite de ceux que la fublimité de leur enten-  Le Ródeur ', 179 clement & Pétendue de leurs connoiffances femblent devoir exempter des fragilités de la nature humaine Sc des malheurs ordinaires de la vie. Quoique le monde foitrempli de calamités, nous failbns peu d'attention a la maffe de malheureux qui le compofent, & nous fixons nos yeux fur Pétat d'un petit nombre de particuliers, qui fe diftinguent de la multitude par la fupériorité de leurs talents; de même qu'en lifant la relation d'une bataille, nous réfléchiffons rarement fur ceux qui périffent les armes a la main. Nous donnons toute notre attention au héros , nous le fuivons dans les différentes rencontres ou il fe trouve, fans daigner a peine jetter les yeux fur cette foule de malheureux qui meurent autour de lui. J'ai examiné de même, pendant plufieurs années, avec une vénération mêlee d'inquiétude, la vie de Polyphile, homme qui, dès le moment qu'il eft entré dans le monde , s'eft fait craindre de toutes fes connoiffances par Ia fagacité de fon difcernement Sc Ia multiplicité de fes talents, mais dont les progrès d.ans la vie, Sc Putilité H vj  ï8o Le Ródeur. pour les hommes, ont été retardes par la fuperfluité de fes connoiffances & la volubilité' de fon efprit. Polyphile, étant a 1'école, furpaffa tous fes camarades, quoiqu'il s'appliquat moins qu'eux. II fe diftingua également dans 1'Univerfité, par les progrès qu'il fit dans la littérature , Sc dans les fciences les plus abftraites Sc les plus épineufes, fans avoir d'heures fixes pour étudier, Sc fans fe priver des plaifirs naturels aux gens de fon Etant parvenu a Page dans lequel les hommes ont coutume de choifir un état, Sc d'entrer dans les charges, tous les Académiciens eurent les yeux fixés fur lui; tous furent curieux de voir a quoi ce génie univerfel fe fixeroit. Perfonne ne douta qu'il ne devanfat tous fes contemporains,. Sc qu'il ne parvint aux honneurs auxquels ü afpireroit, fans effuyer les délais Sc les retardements qu'éprouvent ceux qui ont des talents médiocres. Polyphile, quoique naturellement modefie , s'étoit accoutumé , a force de fuccès, a compter beaucoup fur fes talents. U fe repaiffoit avec fes cama-  Le RSdeur.. i8x r,ades de la furprife dont le public feroit frappé, lorfqu'il paroitroit dans le monde. 11 ne pouvoit même s'empêcher, (car quel efl 1'homme que la flatterie necorrompt point!) de lë moquer avec fes amis de ceux qui, après. avoir brillé quelque temps, & attiré fur eux les yeux du public, étoient tout-a-coup tombés dans 1'oubli. II efl: naturel a un homme de penfer avantageufement de Ia profeflion de ceux qu'il a coutume de fréquenter» Polyphile, étant allé a Londres, lia connoiflance avec des Médecins , .& fut tellement charmé de pouvoïr tirer parti de la philofophie qu'il avoit étudiée, & fi fort ébloui de la nouvelle théorie des fievres, que fe croyant en état de la foutenir contre les partifans de Pancien fyftême, il réfolut de s'appliquer a la botanique, a 1'anatomie & a la chymie, & de parcourir les regnes animal, minéral & végétal. . II lut donc tous les Auteurs qui en traitoient; il batit des fyftêmes, il fit quantité d'expériencesmais malheureufement, comme il alloit au jardim de Chelfea pour y voir une nouvelle glante en fleur r il rencontra, en tra-  i8i Le Ródeur. verfant Weftminfter, le carrqffe du Chancelier; il eut la curiofité de le fuivre au palais, ou 1'on plaidoit une caufe célebre. II remarqua une fi grande quantité d'arguments que les Avocats avoient mis de part & d'autre, & il fe crut fi capable de les faire valoir, qu'il réfolut de quitter la médecine, pour une profeflion dans laquelle il fe promettoit d'acquérir plus d'honneur & plus de richeffes, fans être obligé de renoncer a fes plaifirs, & de s'afliijettir a la mauvaife humeur de fes malades. II loua une chambre dans le Temple; il acheta un livre de lieux communs, & s'adonna pendant plufieurs mois a lire les ordonnances, les journaux, les plaidoyers, les rapports; il aflifta afliduement aux audiences, & fe mit en état d'établir une queftion avec aflez de précifion. Mais il s'appercut bientöt, en examinant la fortune des Avocats, que la pénétration d'efprit, le favoir & Péloquence, n'étoient pas toujours des moyens aflurés pour s'avaneer dans le monde. II fe lafla bientöt des abfurdités des Procureurs , des faux expofés que fes clients lui faifoient de leurs caufes, des in-  Le Ródeur. quiétudes des uns, & des importunités des autres. II fe repentit de s'être adonné a une étude auffi bornée, & il crut qu'il étoit indigne d'un honnête homme de vendre fon temps pour de 1'argent. II trouva fi peu de génie dans fes collegues, qu'il fut obligé de chercher une compagnie plus amufante que Ia leur. Ayant couru plufieurs jours de plaifirs en plaifirs, le hafard le conduifit dans une taverne, oh il trouva quelques Officiers intelligents. Comme il étoit homme de Lettres, il fut aifément ébloui de leurs manieres polies & agréables, & fe fit un plaifir de les cultiver. Voyant la facilité avec laquelle ils s'introduifoient, & la fatniliarité avec laquelle ils fe mêloient avec les citoyens de quelque rang & de quelque condition qu'ils fuffent, il commenca a afpirer aux honneurs militaires , & fe fut mauvais gré d'avoir été fi long-temps infenfible a cette ambition , qui avoit enflammé tant de cceurs dans tous les fiecles, & négligé une profeffion généralement eftimée , & qui donne a ceux qui 1'exercent un air de dignité & de franchife inconnu au refte des hommes.  184 Le Ródeur. La converfation qu'il eut avec les femmes, acheva de fortifier les impreffions favorables qu'il avoit recues. II ne put voir les égards qu'elles témoignoient pour les militaires, fans defirer d'être membre de cette heureufe fruternité, a qui le fexe paroiffoit avoir confacré fes charmes & fa tendrefïe. L'amour des fciences qui dominoit toujours dans fon cceur, fe fortifia par le récit qu'on lui fit des pays étrangers, & de diverfes aventures dont il n'avoit jamais oui parler. II conclut qu'il n'y avoit aucun état qui répondit auffi parfaitementa fes vues, que celui de foldat. II crut qu'il ne lui feroit pas difficile d'exceller dans 1'art militaire , ayant obfervé que fes nouveaux amis n'étoient pas fort verfés ni dans les principes de la taftique, ni dans ceux de la fortification. II étudia tous les Auteurs militaires, tant anciens que modernes, & fut en état de dire, au bout de quelque temps , comme on auroit dü s'y prendre pour gagner toutes les batailles fameufes qu'on avoit perdues depuis le commencement du monde. II montra fouvent a table comment on auroit pu s'oppofer aux coji;  Le Ródeur. iB^ quêtes d'Alexandre; comment Charles XII, Roi de Suede, auroit pu éviter fa défaite a Pultowa; comment on auroit pu faire repentir Marlborough de fa témérité a Blenheim. Ii retranchoit des armées fur le papier, de maniere qu'il n'y avoit aucune fupériorité de nombre qui put les forcer ; il conftruifoit, avec de la terre glaife, des fortereffes contre lefquelles les Ingénieurs les plus experts devoient échouer. Polyphile obtint dans peu de temps une commiffion; mais avant qu'il put fe défaire de la gravité qu'il avoit contraclée au college, & prendre Pair & la vivacité qui conviennent k un militaire, la guerre fe déclara, & Pon envoya des troupes dans le Continent. Polyphile s'appercut malheureufement qu'il ne fuffifoit pas d'avoir étudié pour être bon foldat. Tout accoutumé qu'il étoit a réfléchir, il ne prévit point le danger auquel il s'expofoit; & lorfqu'il fallut donner bataille, il éprouva la même terreur que fi on lui eüt prononcé fa fentence de mort. II vit que fesamis, au-lieude braver le danger, ne cherchoient qu'a Péviterj fa phi-  i86 Le Ródeur. lofophie lui en fit connoïtre toute 1 etendue, & lui forgea des fers au-lieu de fournir des armes. II fupporta néanmoins fon malheur en filence; il n'acquit aucun honneur dans cette campagne, 8c" fe trouva entiérement hors d'état d'en entreprendre une autre. II eut de nouveaux recours a fes livres, & continua de pafler d'une étude k une autre. Comme j'ai coutume d'aller le voir une fois par mois, & que j'entre chez lui fans me faire annoncer, je 1'ai trouvé il y a fix mois occupé aétudier la langue Chinoife, k compofer une farce, arecueillir les mots Anglois qui ont vieilli, k examiner ce que c'étoit que 1'airain de Corinthe, & k former un nouveau fyflême touchant la variation de la bouffole. C'eft ainfi que ce génie puiffant, qui auroit pu étendre les limites des fciences, & fe rendre utile au public dans telle profeffion qu'il eüt embraffée, fe perd dans des recherches qui ne font utiles ni a lui, ni k autrui. II fait des irruptions fubites dans les régions des fciences, & tous les obftacles s'évanouilfent devant lui; mais il ne perfévere pas aflez pour achever fa con-  Le Ródeur. x'Sy quête, pour établir des loix, & s'enrichir du butin. Telle eft fouvent la folie' des hommes, que la nature a mis en état d'acquérir des connoiffances a des conditions fi aifées, qu'ils ne connoiffent pas le prix des acquifitions qu'ils ont fakes. La rapidité de leurs progrès eft caufe qu'ils s'arrêtent en chemin , & que fe détournant pour courir après un nouvel objet, ils cedent comme Atalante le prix de Ia courfe a des compétiteurs plus lents, qui avancent toujours, & qui ne vifent qu'a un feul point. J'ai toujours regardé ceux-Ia heureux , qui ont été déterminés a un état de vie fixe du moment qu'ils ont commencé apenfer, par le choix d'un homme qui a eu affez d'autorité pour s'oppofer a leurs caprices, & leur faire adopter fon opinion. Le précepte général qu'on nous donne de confulter le génie , eft de peu d'ufage, a moins qu'on ne nous dife comment on peut le connoïtre. Si on ne peut le découvrir qu'a 1'aide de 1'expérience, on court rifque de mourir avant d'avoir pris une réfolution fixe & déterminée. Au cas qu'il y ait d'autres moyens, il  i88 Le Ródeur. eft aifé de les trouver. S'il eft vrai qu'on n'échoue dans une entreprife que faute d'avoir connu fon génie, on peut dire que les hommes fe trompent fouvent, tant par rapport a eux-mêmes, que par rapport a autrui; & par conféquent on ne doit ni fe plaindre d'a« voir fuivi le confeil de fes amis, ni fe flatter qu'on auroit été plus heureux , fi 1'on avoit fuivi fes propres idéés. On rapporte du favant Evêque Sanderfon, que lorfqu'il fe préparoit pour prêcher, il héfitoit & rejettoit fi fouvent ce qu'il avoit compofé, qu'il étoit fouvent réduit a dire, non pas ce qu'il falloit, mais ce qui lui venoit k la bouche. Tel eft précifément Pétat de tout homme, qui, lorfqu'il eft queftion d'embralTer un état, pefe les arguments pour & contre. La complication eft li grande, les objeftions fi nombreufes, il fe préfente tant d'idées k 1'imagination , il y a tant de chofes qui dépendent d'autrui , que la raifon eft obligée de refter neutre, & de s'en rapporter au hafard ;& qu'après avoir pafte une grande partie de fa y.ie dans des recherches dont on ne peut voir  Le Ródeur. ïSy la fin, on paffe 1'autre k fe repentir d'avoir ufé de trop de délais; repentir qui n'a d'autre utilité que de fervir de lecon k autrui, & de montrer que lorfqu'il s'agit de deux états compatibles avec la religion & Ia vertu celui qui fe décide le plus promptement, eft Ie plus affuré de la bonté de fon choix. N°. XX. Samedi, 26 Mai 1750. Adpopulum phaleras, ego tt intus , & In cute novi. Perse. si A d'autres , a d'autres; cela eft bon pour >» éblouir le peuple. Je vous connois a fond ", D E tous les ftratagêmes que 1'orgueil employé pour en impofer a autrui, il n'y en a aucun qui réuffiffe moins que 1'affeclation, & le foin continuel que 1'on a de cacher fon vrai caraftere fous des dehors impofants, foit que cela vienne de ce que 1'homme hait le menfonge, ou de ce  iö Le Rêdeur. que chacun eft jaloux de 1'honneur de fon entendement, & s'imagine que Ton fait tort a fon difcernement, lorfqu'on lui préfente une chofe fous une autre face empruntée. Cette averfionpourle déguifement; de quelque caufe qu'elle provienne, eft univerfellement répandue, & toujours en aöion. II n'eft pas befoin , pour me la faire détefter ou méprifer , que 1'on empiete fur mes intéréts, ou que 1'on s'oppofe a mes prétentions; il fuffit que 1'on ait 1'intention de me tromper; intention contre laquelle tout cceur fe révolte , & que toute langue fe plaït a déceler. Cette réflexion m'eft venue dans 1'efprit a 1'occafion de la coutume qu'ont mes correfpondants, de m'écrire fous des caraöeres qu'ils ne peuvent foutenir, & qui ne fervent ni a éclaircir ni a prouver ce qu'ils avancent. Comme ils n'en ufent ainfi que pour faire briller leurs talents, je leur confeille de s'épargner dorénavant un travail qui ne leur eft d'aucun avantage. C'eft prefque la coutume générale de ceux qui m'honorent de leurs avis pour le reglement de ma conduite, ou  Le Ródeur. 1^1 •; pour contribuer k perfe&ionner mon entendement, d'affeéter Ie fïyle & les noms des Dames; & je ne puis m'empêcher de témoigner ma colere, comme Sir Hughes dans lacomédie, lorfque je viens a découvrir que la femme qui m'écrit a de la barbe. Je prie donc 1'aimable Phyllis de ne point m'écnre fous le nom de Garde-a-cheval,; & la belle Belinde d'abandonner les pretentions qu'elle peut avoir en ,quahté de femme, jufqua ce qu'elle ait pane rrois lemaines lans fréquenter les politiques du café de Batfon. On me permettra d'obferver qu'il y a dans Ia produftion de Chloris quelques allufions qui prouvent que Bracfon & Plowden font fes Auteurs favoris, & qu'Euphélie n'a pas été affez de temps au Iogis pour effacer toutes les traces de Ia phraféologie qu'elle a apprife dans 1'expédition de Carthagene. t De toutes mes amies femelles, il n'y en a aucune dont j'aie eu plus de peine a déchiffrer le vrai caracfere, que Penthéfilée, dont la lettre a refté trois jours fur mon bureau avant que j'aie pu découvrir celle qui me 1'avoit écrite. J'y trouvai une confufion d'i-  191 Le Rêdeur. mages, un mélange de barbarie qui me tinrent long-temps en fufpens. Je trouvai a la fin, a force de perfévérance, que Penthéfilée efl la fille d'un riche acheteur d'aclions, qui paffe Ia matinée fous les yeux de fon pere a Change-Alley, qui va diner a la taverne k Covent-Garden, qui paffe la foirée k la comédie, &C une partie de la nuit dans une académie de jeux; & qui ayant appris les dialogues^ de ces différentes régions, les a mêlés pêlemêle dans une compofition étudiée. ^ Un Critique ayant dit un jour k Lée, qu'il étoit aifé d'écrire comme une Dame, il répondit qu'il étoit encore plus aifé d'écrire comme un jnfenfé; & j'efpere que mes Soufcripteurs me pardonneront, fi, k Pexemple de ce fameux Auteur, je les fais fouvenir qu'il eft infiniment plus aifé d'écrire comme un homme, que comme une femme. II y a quelques - uns de ceux qui s'intéreffent k moi, qui, fans renoncer k leur fexe, ont pris des noms affez extraordinaires. On m'a écrit une lettre très-piquante d'une taverne, fignée Ajax Télamonien; une autre, pour me recommander  Le Ródeur. 193 recommander un nouveau Traité fur les cartes, de la part d'un joueur, qui prend le nom de Séfoftris; & une troifieme enfin, pour perfedionner Part de Ia pêche, fous le nom de Dioclétien: mais comme ceux-ci paroifïent avoir pris leurs noms par hafard, fans avoir deffein de m'en impofer, je regarde leurs incongruités comme 1'effet d'une bévue, plutöt que comme celui de 1'afFeftation; ce qui fait que je fuis beaucoup moins indifpofé contre eux ; car ce n'eft point contre la folie, mais bien contre Porgueil, Perreur&la mauvaife foi, que le monde fe récrie, lorfqu'il éleve la voix pour confondre Paffeclation. La haine que Pon a pour la diffimulation, eft fi grande, que fi même j'ignorois la différence qu'il y a entre la fourberie & la fagefle, je ferois encore furpns que les hom mes connuffent affez peu leurs vrais intéréts,pourvouloir faire paffer un mafque pour un vifage naturel ; pour affeder un cara&ere qu'ils font hors d'état de foutenir; & pour hafarder leur repos, leur réputation Sc même leur fortune, ens'expofant aux reproches, a la malveillance &c au mé- Tornt I, I  t$4 Le Ródeur. pris qu'une pareille découverte doit nécefiairement leur attirer. II me paroït que le plaifir que la réputation procure, confifte dans la fatisfaéHon que 1'on a de voir fon opinion confirmée par le fuffrage du public ; & que la louange qu'on donne a un homme au fujet d'une quaiité qu'il n'a pas, ne le rend pas plus heureux que fi on le prenoit pour le propriétaire d'une terre fur laquelle il fe trouve par hafard. Celui qui ne fonde fon mérite qne-fur I'affeftation, n'a aucun fentiment de*délicateffe. Sembla-! ble a un commercant dont la fortune efl dclabrée, il fonde fa réputation fur la confiance que 1'on a qu'il eft plus riche qu'il ne 1'eft effeclivement, Sc jouit, jufqu'au moment fatal de la banqueroute, quoiqu'au prix de mille terreurs Sc de mille anxiétés, de 1'éclat inutile que lui procurent des ri^ cheffes empruntées. On doit toujours diftinguer 1'afFectation de 1'hypocrifie. Celle-ci confifte a afFecfer des qualités, dont nous pourrions manquer fans paffer pour moins honnêtes gens, & fans que r.otre réputation en fouffrit. Par exemple, un  Le Ródeur. ipc homme, qui, pour cacher une fraude, ou déguifer un crime qu'il a deffein de commettre, affecïe une dévotion extraordinaire & une conduite réglée, eft coupable d'hypocrifie, & fon crime eft d'autant plus grand, que la fin , en vue de laquelle il affecïe ces apparences, eft plus mauvaife. Mais celui qui, mal-adroitement, & d'un air dégoutant, fe vante des conquêtes qu'il a faites auprès des femmes, & fait 1'énumération de toutes celles dont il auroit pu jouir, s'il avoit voulu s'afiujettir au joug du mariage, n'eft coupable que d'affecïation. Lhypocrifie eft 1'effet de la coquinerie; l'affecïation , celui de la folie. La première fait le fcélérat; la feconde le fot. Le mépris eft Ie chatiment que mérite 1'affecïation; 1'exécration, celui de l'hypocrifie. Je ne dirai rien ici de 1'hypocrite, quoiqu'on puifie le convaincre de 1'excellence de la vertu , en lui montrant la néceffité ou il eft de paroitre vertueux; mais on peut corriger un homme de fon affeaation,enlui montrant le peu qu'il a a gagner par une contrainte perpétuelle & une vigüance 1 ij  196 Le Ródeur. affidue, & lui prouvant qu'il obtien» droit plus aifément 1'eflime qu'il ambitionne, en cultivant les qualités qu'il poffede, plutöt qu'en affeclant celles qu'il n'a pas. Tout homme lage doit apprécier une chofe qu'il defire, a proportion de la probabilité qu'il a de 1'obtenir, & du poids qu'elle aura après qu'il 1'aura obtenue; car puifque les pinacles de la réputation font gliffants, on doit encore moins s'affurer fur ceux qui n'ont aucun fondement. L'inconftance & la méchanceté des hommes efl telle, que le mérite le plus diftingué & Pinduftrie la plus aftive ne fauroient nous affurer leurs éloges; h plus forte raifon doit-on moins y compter, lorfque nous n'avons aucun droit d'y prétendre. Celui qui afpire a la réputation avec des droits légitimes, confie fon bonheur aux vents; mais celui qui veut en acquérir fans mérite, a non-feulement a craindre la violence des vents, mais encore les voies de fon vaiffeau. 11 peut, a la vérité, flotter quelque temps fur Peau lorfque le vent eft doux & la mer calme ; mais a la première bouffée de vent, il périt fans reffource  Le Ródeur. 197 avec cette trifte réflexion, que s'il fut refté dans fon état naturel, il auroit évité le malheur qu'il éprouve. L'affeftation peut réuflir pour un temps, & un homme naturellement gai, peut, k force d'attention , perfuader a autrui qu'il pofTede les qualités dont il fait parade; mais lorfque 1'heure d'en faire ufage eft venue, il effuye quantité de reproches au-Hen des louanges qu'il s'étoit promifes. Les applaudifTements & Padmiration ne font point des chofes néceffaires k la vie, & par conféquent on ne fauroit pardonner les voies indirecfes qu'on employé pour les obtenir. II n'y a point d'homme qui n'ait quelques qualités eftimables, qui le mettent a couvert du mépris de fes femblables. L'exemption de 1'ignominie eft peutêtre le genre de réputation le plus eftimable auquel on puiffe afpirer, & l'exemption de la douleur, le bonheur le plus parfait dont on puifie jouir dans la vie. Si Pon compare la valeur des louanges que Pon obtient par des vertus fimulées, avec cette bienveillance que la vertu procure, &z Peftime que Pon I iij  Le Ródeur. acquiert par le bon ufage que 1'on fait de fes talents, on trouvera, en dédnifant du bonheur faöicedont on jouit, les craintes & les accidents auxquels il eft expofé, qu'il n'y a rien qui équivale a la füreté que la vertu procure. On peut comparer 1'état d'un homme véritablement vertueux, a une petite maifon batie de pierres; & celui d'un homme qui affëcle des qualités qu'il n'a pas, a un palais de glacé que fit conftruire 1'Impératrice de Ruflïe. Ce dernier brilla pendant quelque temps; mais le foleil ne parut pas plutót 9 qu'il fe fondit &c lë réduifit a rien,  Le Ródeur. 199 N°. XXI. Mardi, 29 Mai 1750. Terra falutiferas herlas eaicmqut nocentcs, Nutrit i & unica proxima fape rofa eft. O v i d e. m 1=1 terre produit également des plantes fait lutaires 8c nüüïbles ; Sc 1'ortie croit quelque» fois prés de la rofe ". haque homme a afïez d'amourpropre pour s'imagint;r qu'il poffede des qualités fupérieures a celles d'autrui; & quelque défavantage apparent qu'il fouffre en fe comparant avec les autres, il a toujours quelques diftinctions en fa faveur, quelque mérite caché qu'il met dans la balance , dans 1'eipoir de la faire pencher de fon cöté. Les hommes ftudieux Sc fpéculatifs ont touiours confidéré leur corps comme oppofé aceux qui font engagés dans le tumutte des affaires publiques , Sc fe font plu, dans tous les fiecles, a, vanter le bonheur de leur état, Sc de I iv  ioo Le Ródeur. raconter la perplexité des politiques; les dangers de la grandeur, les anxiétés de 1'ambition , & les malheurs inféparables des richeffes. Parmi les nombreux articles de déclamation que leur induftrie a fournis fur ce fujet, il n'y en a aucun fur lequel ils ayent plus infifté, &c qui ait plus exercé leur raifon & leur imagination, que Pinftabilité des poftes éminents, & Pincertitude avec laquelle on poflede des profits & des honneurs que ton acquiert avec tant de rifques,de vigilance &c de travail. Ils employent eet argument contre le choix des hommes d'état & des guerriers; &c ne doutent point de remporter la vieïoire avec les armes que les Mufes leur fourniflent, perfuadés qu'elles ne peuvent s'émoulTer, & que leurs adverfaires ne peuvent ni les éluder, ni leur réfifter. L'expérience apprit aux nations qui employoient les éléphants a la guerre, que quoiqu'ils mifTent fouvent 1'ennemi en défordre par la terreur qu'imprimoit leur taille & la violence de leur choc , que le danger qu'ils couroient a s'en fervir, étoit a-peu-près équivalent aux  Le Ródeur. aoi avantages qu'ils en tiroient, & qu'il fuffifoit de réfilter a leur première furie, pour les faire retourner fur leurs pas. lis fe frayoient alors un palïage a travers les corps qui étoient derrière eux, & caufoient' autant de ravage dans leur retraite, qu'ils en avoient caufé par leur choc. Je ne fais fi ceux qui ont fi fortexagéré les inconvénients & les dangers de la vie aftive, n'ont pas employé des arguments que 1'on peut retorquer contre eux; & li le bonheur d'un candidat k la réputation littéraire , n'eft pas fujet a la même incertitude que celui d'un homme qui commande des armées, qui gouverne des Provinces, qui prélide au Sénat, & donne des loix dans fon cabinet. Tous ceux qui afpirent k Ia réputation de Savants, favent qu'on ne 1'acquiert qu'a l'aide d'un travail prefque égal k celui qu'il faut employer pour exceller dans tel autre état que ce puilTe être. Ils ne peuvent ignorer qu'on ne fait cas d'une chofe qu'a proportion de la difficulté qu'on a eue de 1'obtenir; & que ceux qui ont acquis l'eftime tk la vénération du public par I y  202 Le Ródeur. 1'étendue de leurs connoiffances & de leur génie, ne font pas exempts des follicitudes qu'on éprouve dans les poftes les plus éminents. Je ne veux d'autre preuvede ce que j'avance, que les artifices qu'ils employent pour dégrader un homme qui a plus de talents qu'eux , pour fupplanter un rival, & faire échouer les prétentions d'un anlagonifie: artifices fi bas & fi groffiers, qu'ils prouvent qu'un homme peut exceller dans les fcknces, fans être ni plus fage ni plus vertueux que ceux dont ils plaignent ck méprifent 1'ignorance. II ne refte donc au Savant, qui fe repait du plaifir d'avoir fondé fon bonheur fur une bafe plus folide que fon antagonifte, que la certitude de jouir des honneurs qu'il a acquis. Les guirlandes qu'obtiennent les héros littéraires, croiffent fur des endroits aufli efcarpés que ceux ou croiffent les couronnes civiques & triomphales. Elles excitent également 1'envie, elles exigent les mêmes foins pour les garantir des mains de ceux qui veulent les arracher. La feule efpérance qui refte, «ft que leur verdure eft de plus Ion-  Le Ródeur. 203 gue durée, & qu'elles font moins fujettes au caprice du temps Sc de la fortune. Cette efpérance, toute flatteufe qu elle eft, s'évanouit, lorfqu'on examine YHiJloire des Savants, Sc qUe 1'on reflechit fur le fort qu'éprouvent ceux de notre fiecle. Si 1'on remonte k 1'antiquité, on trouvera les noms d'une infrnité d'Auteurs qui ont fait les délices de leurs contemporains, & dont on ne faxt autre chofe, finon qu'ils ont exifté. Si 1'on confidere la diftribution de la réputation littéraire dans notre fiecle, nous trouverons que fa poffeffion eft trés-incertaine, qu'elle depend du caprice du public, qui Ia transfere fouvent aun nouveau favori fans autre raifon que celle qu'il eft nouveau; qui Ia refufe quelquefois au travail & au mérite réel & folide, Sc 1'accorde a des prétentions légeres • qu'on Ia perd quelquefois par fécuritl Sc par néghgence, Sc quelquefois par trop dardeur pour Ia conferver. Un Auteur court également rifque de> yoir diminuer fa réputation , foit qu il continue, ou qu'il ceffe d'écrire. On ne conferve 1'attention du public I vj  104 He Ródeuf, qu'a Paide d'un tribut, & il oublie le fouvenir des fervices qu'on lui a rendus, lorfqu'on négligé de le lui rappeller par quelque nouvel ouvrage. On rifque pourtant a le produire, & il y a peu d'Auteurs qui ne nuifent quelquefois a leur cara&ere, en voulant fe diftinguer. 11 y a plufieurs caufes de 1'inégalité qu'on obfervé dans les ouvrages du . même homme, dont ni les talents, ni J'induftrie ne peuvent le garantir, & qui a fi fouvent terni 1'éclat du génie, que le meilleur confeil que 1'on puiffe donner a un homme d'efprit St au conquérant, efl de ne pas fe féliciter trop tot de leur triomphe, öi d'attendre a la fin de leur vie a juger de leur bonheur. —— Vlüma femper Expeclanda dies homini, diciqut beatus Ante abitum , fupremaque funera debte. Je ne dois point oublier ici un des motifs qui engagent fouvent un Auteur a des entreprifes qui nuifent k fa réputation , &c qui efl moins 1'effet de fa folie que celui de fon malheur. II arrivé fouvent que 1'on compofe un  Le Ródeur. 105 ouvrage de fcience ou d'efprit fous la dire&ion de ceux dont on attend une récompenfe. L'Ecrivain n'eft pas toujours le maïtre de choifir fon fujet; il eft obligé de fe charger de la tache qu'on lui donne, fans avoir le loifir d'examiner s'il eft en état de la remplir, &C de s'y préparer par les études néceffaires. Ces fortes de fautes font fouvent la fuite de la connoiiTance des Grands, quoiqu'on la regarde comme un des principaux privileges de la littérature & du génie. Un homme qui eft accoutumé a tirer vanité du commerce de ceux qui n'ont d'autre avantage fur lui que la naiffance, la fortune &c le pofte, qui font rarement le fruit de 1'excellente morale , ne tarde pas k foumettre fon entendement k leur conduite. II leur permet de lui prefcrire le genre d'étude auquel il doit s'appliquer, & de Pemployer felon qu'il convient a leurs plaifirs & a leurs intéréts. Le defir de plaire k ceux dont il a eu la baffeffe de rechercher Ia faveur, ne lui permet point de réfléchir qu'il eft hors d'état de remplir k  *o<5 Le Ródeur. tache dont ils lont chargé. Sa vanité 1'oblige a cacher fon incapacité; ou la couardife, qui eft toujours le partage de ceux qui fréquentent des gens plus élevés qu'eux, lui öte Ia réfolution de recouvrer fa liberté, ik de choifir le genre qui lui convient. Quand même on fuppoferoit qu'un homme a aflez de fortune pour vivre dans 1'indépendance, ckpourfe paffer de la proteöion & de la faveur des Grands, il peut arriver que continuant d'écrire, il écrive enfin trés-mal. II y a une fuccefïion générale d'effets, dans laquelle les contraires font produits par des viciffitudes périodiques. Le foin &: le travail font récompenfés par le fuccès; Ie fuccès produit la confiance ; la confiance rallentit rindufirie, & la négligence ruine Ia réputation qu'on avoit acquife par fon exactitude. Celui que les louanges n'ont point rendu négligent, peut être animé a des entreprifes au-defi\is de fesforces,ou incité i\ fe croire capable de toutes fortes de compofitions, tk en état de contenter le goüt du public, quelque vané qu'il puifie être. Cette opinion a engagé plufieurs Auteurs qui étoient  Le Rddeut. 107 d'un age avancé, k entreprendre des ouvrages qu'ils n'ont pas eu le temps d'achever; & après quelques légers efforts, ils font morts avec le chagrin de voir leurs contemporains acquérir plus de réputation qu'eux. Les plus grands génies ne font pas exempts de ces foibleffes. Ce jugement, qui paroit fi pénétrant, lorfqu'il s'exerce fur les ouvrages d'autrui, cede fouvent k la paffion & a Pintérêt. Une infinité de préjugés nous aveuglent dans 1'examen de nos ouvrages. Ceux que nous avons compofés dans notre jeuneffe nous plaifent, paree qu'ils nous rappenent les plaifirs dont nous avons joui. Ceux que nous compofons dans notre vieilleffe nous flattent, paree que nous croyons avoir fait plus de progrès. Nous fommes charmés de ce qui fort de notre plume , paree que nous lifons avec plaifir ce qui flatte 1'opinion que nous avons de notre capacité. Nous avons de la peine k rejetter ce qui nous a caufé beaucoup de travail d'efprit, paree que nous fommes fachés d'avoir perdu notre temps & nos peines : mais le Lecteur, qui n'a point cette préyention,  io8 Le Ródeur. eft furpris que 1'Auteur foit li peu fem- blable k lui-même, fans confidérer que le même fol produit différentes plan- tes, felon la maniere dont on les cul- tive. N9. XXII. Samedi, i Juin 1750. " Ego nee fludium fine divite reni, , Nee mde quid profil video ingenium , alterius Jïc Altera po feit optm res, &• conjurat amice. Hora c e. » Pour moi je ne vois pas ce que 1'étude '» peut faire fans un heureux génie, ni ce que •» peut faire v.n efprit qui n'eft pas cultivé. 11 » faut, pour réuffir , qu'ils fe prêtent 1'un a 1'au» tre , & qu'ils foient d'accord ". L'Esprit & le Savoir font fils d'Apollon, mais de différentes meres: 1'Efprit efl fils d'Euphrofine, & lui refTemble par la gaieté & la vivacité. Le Savoir, comme fils de Sophie , efl plus férieux & plus circonfpeéh Comme leurs meres étoient rivales, ils fujrent élevés, dès leur naiffance, dans  Le Ródeur. 109 une oppofition habituelle; &c 1'on employa tant de moyens pour les engager a fe haïr & a fe méprifer mutuellement, que quoiqu'Apollon , qui prévoyoit tous les mauvais effets de leur difcorde , s'efforcat de les appaifer, & leur partageat également fes faveurs , fon impartialité & fa tendreffe ne produifirent aucun effet. L'animofité de leurs meres avoit fait corps avec leurs idéés, &C fe fortifioit de jour en jour, k caufe des fréquentes occafions qu'ils avoient de la manifefter. Ils ne furent pas plutot en age d'être admis auprès des autres divinités céleftes, que 1'Efprit commenga k amufer Vénus k fa toilette, en contrefaifant Ia gravité du Savoir; & que celui-ci raconta a Minerve les bévues de 1'Efprit & les marqués d'ignorance qu'il avoit données. Leur méchanceté s'accrut avec 1'age, par 1'encouragement que leur donnerent ceux que leurs meres avoient engagés k la fomenter. Ils ambitionnerent d'être admis a la table de Jupiter , bien moins dans la vue d'y recevoir les honneurs qui leur étoient dus, que dans 1'intention de s'oppofer aux prétentions de leur rival, & d'arrêter les progrès  aio Le Ródeur. de Pinfluence qu'ils craignoient qu'il n'obtint par fes artifices & des dehors impofants. Le jour vint enfin qu'ils furent recus tous deux, avec les cérémonies ordinaires, dans la claflë des divinités fupérieures, & qu'on permit k Kébé de leur fervir du neflar. Dés ce moment, la Concorde perdit fon autorité a la table de Jupiter. Les rivaux animés par leur nouvelle digrité, & encouragés par les applaudifiëments alternatifs de leurs collegues , furent long-temps en difpute, fans que la vicïoire penchat d'aucun cöté. On obferva qu'au commencementde chaque débat, 1'avantage fut du cöté de 1'Efprit; &c que fes premières fr.illies exciterent dans 1'aflëmblée un ris' incxtinguible, pour me fervir de Pexpreflion d'Homere. Le Savoir attendit a faire paroïtre fa force, que les premiers tranfports de joie fuffent calmés, & que la langueur, qui a coutume de les fuivre , lui promit une attention plus calme & plus fuivie. H prit alors fa défenfe ; & comparant une partië de fes objecïions avec 1'autre, il le réduifit a fe réfiuer foi-mê-;  Le Rêaear. 211 me. Connoifiant le petit nombre de queftions qu'il avoit adoptées, il prouva que fon opinion n'avoit aucun poids. L'audience commenca a revenir peua-peu de fes préjugés , & témoigna beaucoup de vénération pour le Savoir , & encore plus d'amitié pour 1'Efprit. Leur conduite, toutes les fois qu'ils voulurent fe diftinguer, fut entiérement oppofée. L'Efprit étoit hardi & préibmptueux; le Savoir prudent & circonfpecï. Le Savoir ne craignoit d'autre imputation que celie de Terreur. L'Efprit répondoit avant de comprendre ce qu'on lui difoit, de peur qu'on ne le foupconnat de manquer de pénétration. Le Savoir réfléchiflbit, lors même qu'il n'y avoit aucune difEculté, de peur qu'on ne lui tendit quelque piege. L'Eiprit embrouiüoit toutes les difp^teü par trop de vivacité. Le Savoir SafToit fes auditeurs par des diftinöions inutiles, & allongeoit la difpute en prouvant ce que perfonne ne nioit. L'Efprit, dans 1'efpoir de briller, avancoit ce qu'il n'avoit point examiné, & réufïiffoit quelquefois au-dela de fon attente, en fuivant ce que lui  212 Li Ródeur. diöoit fon imagination. Le Savoir rejettoit toutes les notions nouvelles , de peur d'être obligé d'en tirer des conférences qu'il n'avoit pas prévues, Sc négligeoit fouvent, par trop de précaution, de profïter de fes avantages, Sc de confondre fon adverfaire. Tous deux avoient des préjugés qui les empêcherent d'arriver a la perfection, Sc qui les expoferent fouvent a la cenfure. L'Efprit n'admiroit que la Nouveruté; le Savoir ne trouvoit rien de comparable è 1'Antiquité. L'Efprit fe IahToit furprendre par tout ce qui étoit nouveau; Ie Savoir refpecïoit tout ce qui étoit ancien. L'Efprit manquoit rarement de divertir ceux qu'il ne pouvoit convaincre , & c'étoit a quoi il fe bornoit. Le Savoir appuyoit fouvent fon opinion de tant de vérités collatéraies, que lors même qu'on le condamnoit, on ne pouvoit s'empêcher d'admirer fes arguments. II leur arrivoit fouvent de quitter leurs propres caracïeres, Sc d'employer les armes dont on s'étoit fervi contre eux, dans 1'efpoir de remporter Ia victoire. L'Efprit s'efforcoit fouvent de trouyer un fyllogifme, Sc le Savoir de  Lt Ródeur. déguifer fes traits par une grimace; mais Pexpérience leur coütoit toujours cher, & ils fe voyoient ou réfutés ou méprifés. La gravité du Savoir n'avoit aucune dignité, Sc la gaieté de 1'Efprit aucune vivacité. Leurs difputes, aforce de continuer, acquirent enfin de l'imp'ortance, & les Divinités fe partagerent en différents partis. La riante Vénus prit 1'Efprit fous fa proteclion , lui donna pour compagnie les ris &c le badinage , &c lui permit de danfer avec les Graces. Minerve continua de favorifer le Savoir, &c il ne fortit jamais du palais,qu'il ne fut accompagné des vertus les plus féveres, de la Chafteté, de la Tempérance, de la Force & du Travail. L'Efprit ayant époufé la Malice , en eut unfils nommé Satyre, qui 1'accompagna toujours, portant un carquois rempli de fleches empoifonnées, qu'on ne pouvoit jamais retirer hors du corps lorfqu'elles y étoient une fois entrées. II décochoit fouvent ces fleches contre le Savoir, lorfqu'il étoit le plus occupé a fes recherches utiles, ou qu'il donnoit des inftrucïions a ceux qui lui étoient attachés. Minerve envoya la  2i4 Le Ródeur. Critique a fon fecours, pour qu'elle émouffat la pointe des fleches de Satyre, pour les détourner, ou les faire retomber fur lui. Jupiter craignant enfin qu'on ne bannït la paix des régions céleftes, fe mit en colere, & renvoya ces antagoniftes turbulents fur la terre, oii ils continuerent leurs querelles parmi les mortels, & ne furent pas long-temps fans fe faire des partifans. L'Efprit captiva les jeunes gens par fa gaieté ; & le Savoir , les vieillards par fon autorité. Leur puiflance fe manifefla bientöt par les effets qu'elle produifit; on batit des théatres pour la réception de 1'Efprit, & des colleges pour fervir de réfldence au Savoir. Chaque parti s'efforca de furpaffer 1'autre en dépenfe & en magniricence , &c de faire courir le bruit qu'il falloit, en entrant dans la vie, s'engager dans 1'un des partis,c5c qu'aucun homme ne pouvoit compter fur la faveur de 1'une ni de 1'autre de ces Divinités, lorfqu'il étoit une fois entré dans le temple de la puiflance rivale. II y eut cependant une claffe de mortels qui mépriferent également 1'Efprit  Le Ródeur. at* & le Savoir. Ce furent les partifans de Plurus, le Dieu des richeffes. II ne fut jamais po/ïible a 1'Efprit de les faire rire, ni au Savoir de les rendre attentifs. Pour fe venger de leur mépris, ils rélólurent de fufciter contre eux leurs partifans; mais lestroupes qu'ils envoyerent a cette expédition , manquerent fouvent a leur devoir; & méprifant les ordres qu'elles avoient recus, elles flatrerent en public les riches qu'elles méprifoient dans le fond de leurs cceurs; & après qu'elles eurent obtenu la faveur de Plutus, elles affecïerent des airs de fupériorité fur ceux qui étoient reflés attachés au ferr vice de 1'Efprit & du Savoir. Rebutés de ces défertions, les deux rivaux prierent Jupiter de vouloir les rappeller dans leurs demeures natales. Jupiter tónna du cöté droit, & ils fe mirent en devoir d'obéir a fes ordres. L'Efprit déploya fes aües & s'envola; mais comme il avoit la vue courte, il s'égara dans' le vague de l'air. Le Savoir, qui connoiflbit le chemin, fecoua fes ailes; mais comme il manquoit de viguéur, il ne put aller fort loin; de maniere qu'après plufieurs  ai6 Le Ródeur. efforts, ils retomberent fur la tefre, & apprirent a leurs dépens combien il leur importoit d etre unis. Ils fe prirent donc par les mains, & recommencerent leur vol. Le Savoir fut foutenu par la vigueur de 1'Efprit, & 1'Efprit fe laifTa conduire par la perfpicacité du Savoir. Ils arriverent bientöt au féjour de Jupiter, &c concurent tant d'amitié Pun pour 1'autre, qu'ils ont depuis vécu en paix. L'Efprit confeilla au Savoir de fréquenter les Graces, & le Savoir «ngagea 1'Efprit a cultiver les Vertus. Ils devinrent les favoris de toutes les puiffances céleftes,& égayerent leurs canquets par leur préfence. Ils fe marierent bientöt par ordre de Jupiter, & eurent pour enfants les Arts tk. le« Sciences. N°. XXIII.  Le Ródeur. 11 j N°. XXIII. Mardi, 5 Juin 1750. Tres m'ihi convive prope diffemire videntur^ Pofccntur vario multum diverfti palato, H O R A C E. « J'ai chez moi trois conyives qui ont cha» cun leur goüt, & qui me demandent tous O trois un méts qui leur plaife ". u n des premiers préceptes de la prudence morale, eft que tout homme doit agir felon les lumieres de fa confcience, fans égard pour les opinions d'autrui. Ce précepte eft nonfeulement confirmé par le fuffrage de la raifon, qui nous dit qu'on ne doit laiffer aucun don du Ciel inutile, mais encore par la voix de 1'expérience, qui nous apprend que fi nous prenons pour regie de notre conduite les louanges ou le blame d'autrui, nous trouverons tant de contradiction dans les jugements des hommes, que nous refterons toujours en fufpens, fans favoir a quoi nous déterminer. Tome ƒ, K  aiS Le Ródeur. Je ne fais fi la même raifon ne doit pas engager un Auteur a compter aufll fur fon propre favoir, & fur la certitude qu'il a de ne s'être paséloigné dans fa compofition de la loi établie, au-lieu de foumettre fes ouvrages a de fréquents examens avant de les mettre au jour, & de ne fonder leur fuccès que fur une conformité fcrupuleufe aux avis de fes amis & a ceux des critiques. II eft aifé de voir que la déférence que 1'on a pour Pavis d'autrui, contribue trés - peu a la perfecïion d'un ouvrage; car un homme qui fe méfie affez de fa capacité pour encourager les remarques de ceux qu'il confulte, rencontre tous les jours de nouvelles difficultés , & met fon efprit a la torture , pour concilier des idéés hétérogenes, digérer des penfées qui n'ont aucun rapport entre elles, & réunir dans le même foyer les différentsrayons d'une lumiere empruntée, qui ont fouvent des direöions oppofées. Les plus malheureux de tous les Auteurs feroient ceux qui publient leurs ouvrages par feuilles détachées, s'ils vouloient s'en rapporter aux éloges & aux cenfures de leurs Lefteurs; car,  Le Ródeur. 2,19 comme leurs ouvrages ne paroiiTent point en entier, mais par parties détachées, ceux qui fe croyent en état de leur donner des inftruétions, s'imaginent qu'ils peuvent corriger les fautes qu'ils ont commifes, en confultant des juges plus éclairés, & recïifïer leur plan k 1'aide de la critique qu'on en fait. J'ai eu occafion d'obferver, quelquefois avec chagrin, & quelquefois avec mépris, la différente difpofition d'efprit avec laquelle le même homme lit un ouvrage felon qu'il eft imprimé ou manufcrit. Lorfqu'il eft une fois entre les mains du public, on le regarde comme permanent & inaltérable; & Ie Lecïeur, lorfqu'il eft exempt de préjugés, ne le lit que dans 1'intention de s'amufer ou de s'inftruire. Ilaccommode fon efprit au deffein de 1'Auteur; &z n'ayant aucun intérêt k refufer 1'amufement qu'on lui offre, il n'interrompt jamais fa tranquillité pour lui chercher de vaines chicanes, nï ne rejette la fatisfacïionque lui proeure ce qu'il y a de bon, pour examiner s'il ne pouvoit pas mieux faire; il fe contente fouyent du plaifir qu'il goute, K ij  110 Le Rêdeur. quoique 1'ouvrage ne foit point parfait. Si 1'on charge le même homme d'examiner un ouvrage manufcrit, il trouve mille objections a des paffages qu'il n'entend point; il appelle h fon fecours la critique, Sc ne parle que de goüt, de grace , de pureté, de delicateiTe, de mceurs Sc d'unité, fons qu'ont proférés ceux qui les entendirent, Sc qu'on a répétés depuis de bouche en bouche, fans favoir ce qu'ils fignifient: il fe regarde comme obligé de prouver que ce n'efl point en vain qu'on Pa confulté; il cherche par-tout des objecïions, Sc propofe des changements dont on peut fe paflër. La moindre fagacité ïuffit pour remplir cette tache: car dans tous les ouvrages d'imagination, on peut varier a 1'infini la difpofition des parties, les incidents , les décorations; Sc comme dans les chofes a - peu - prés égales, chacun trouve celle qu'il allegue la meilleure , le critique, qui propofe fans fe charger de Pexécution, ne manque jamais de fe perfuader qu'il a propofe des changements importants, Sc avancé des arguments fur lefquels il  Le Ródeur. 221 infifle par vanité, fans foupconner qu'il décide trop promptement en fa faveur, & fans examiner fi le nouveau plan qu'il préfente mérite la peine qu'on s'en occupe. Pline le jeune obfervé qu'un orateur doit moins s'attacher a choifir les plus forts arguments dont fa caufe efl fufceptible, qu'a ceux que fon imagination lui fournir; paree que dans un plaidoyer, les meilleures raifons font celles qui font le plus d'imprefïion fur les juges , & que les juges, dit-il, font plus touchés de celles qu'ils ont trouvées eux-mêmes. Tout homme que 1'on confulte fur un ouvrage, en juge par le même principe; il commence a fe prévenir, & ne voit pas de bon ceil qu'on le défabufe. II donne carrière k fon imagination, & s'étonne qu'un autre ne penfe pas comme lui. Mais quoique la regie de Pline foit jufle & fenfée, elle n'eft point applicable a un Ecrivain, paree qu'il peut appeller de la critique domeflique k un tribunal fupérieur, & que le public, qui n'eft ni corrompu, ni prévenu, prononce toujours la derniere fenr tence, K iij  , 212 Le Ródeur. J'ai connu toute la force du préjugé, lorfque j'ai commencé eet ouvrage hebdomadaire. Mes Lecïeurs , s'étant lormé, fur les ouvrages de mes prédéceffeurs, 1'idée d'un Effai dont les parties n'ont aucune liaifon entr'elles, &C s'imaginant que tous les Auteurs qui paroïtroient dans la fuite, devoient fe conformer a leur exemple, n'ont pil foufFrir que je m'écartaffe de leur fyftême, & m'ont fait diverfes remontrances, felon qu'ils ont cru que j'avois négligé ou rejetté leur fujet favori. Quelques -uns ont été fachés que Ie Ródeur ne donnat pas au public, comme le Specïateur, un détail de fa naiffance, de fes études, de fes aventures & de fa phyfionomie. D'autres ont remarqué qu'il étoit un Ecnvain grave, férieux, dogmatique, fans efprit ni vivacité, & auroient voulu un peu plus de plaifanterie & de badinage dans fes écrits. Un autre lui a chez-vous du rivage, pour profiter du vent n doux qui y regne ". IV!. LE RÓDEUR, II eft naturel a ceux qui Tont engages dans les mêmes entreprifes, de s'informer de la conduite que leurs collegues ont tenue, & du fuccès qu'elle a eu. Vous ne trouverez donc pas mauvais que je vous inftruife des différents changements qui font arrivés dans une partie d'une vie confacrée è la Iittératurc. Je fuis héritier d'une fortune médiocre, & mon pere, que je ne me Lij  ±44 I*e Ródeur* fouviens pas d'avoir connu, cónfia e» mourant le foin de mon éducation a mon oncle. N'ayant point dënfants, il me traita comme fi j'avois été fon propre fils; &c ayant trouvé en moi des qualités que les vieillards découvrent aifément dans les enfants qui onf de 1'efprit, lorfqu'ils les aiment, il déclara qu'on ne devoit pas laiffer perdre un génie comme le mien, faute d'éducation, II me mit d'abord a 1'école, d'oü il m'envoya a 1'univerfité, avec une plus forte penfion que mon patrimoine ne le permettoit, pour que je puffe fréquenter la bonne compagnie, & apprendre a foutenir ma dignité, lorfque je ferois nommé grand-Chancelier, fe plaignant fouvent de ce que fes infirmités le priveroient peut-être du plaifir d'être témoin de ma fortune. La penfion dont je jouiffois me mettant en état de faire de la dépenfe, je liai bientöt connoiffance avec ceux que la même fuperfluité de fortune avoit engagés dans la même licence & dans le meïrii luxe. Ils me difoient fouvent, que quoique leurs peres les euffent enyoyés è l'Univerfité, ils n'étoient ce-  Le Rêikur. Mï pendant point obligés d'étudier pour vivre. J'obtins aifément, parmi des gens de cette claffe, la réputation d'un grand génie, & ils me periuaderent qu'ayant autant d'imagination & de délicateffe de fentiment que j'en avois, je ne pourrois jamais m'affujettir k une occupation auffi fervile que celle de Jurifconfulte. Je m'adonnai donc k la partie la plus brillante & la plus élégante de la littérature, & je fus tellement flatté de ma fupériorité fur ceux que je fréquentois, que je n'eus pas de peine k céder au confeil qu'ils me donnerent, de choifir un plus grand théatre pour faire briller mes talents. Un de mes amis me repréfenta, que ce n'étoit point en reftant dans 1'Univerfité, que Prior étoit devenu Ambaffadeur , & Addiffon Secretaire d'Etat. Ce defir s'accrut en moi par les follicitations de mes compagnons, qui étant allés les uns après les autres è Londrès, avec la permifïion de leurs parents, ou de leurs tuteurs, ne manquerent point de m'inftruire de la beauté & de la félicité de ce nouveau monde} & de me repréfenter ce que je perL iij  246 Le Ródeur^ dois en continuant de vivre dans la retraite & dans la contrainte. Dans ces entrefaites, mon oncle m'inportuna fouvent par des lettres remplies de confeils, que je n'ouvrois quelquefois qu'au bout d'une femaine , & que je lifots ordinairement dans une taverne, en réfléchiflant que j'étois lupérieur aux avis.ck aux inftruaions que 1'on me donnoit. Je fus furpris qu'un homme confiné dans la Province, & qui ignoroit ce qui fe paflbit dans le monde, s'ingérat de vouloir donner des lecons a un jeune homme plein de génie, né pour donner des loix a fon fiecle, pour raffiner fon gout, & multiplier fes plaifirs. Le courier continua cependant de m'apporter de nouvelles remontrances; car mon oncle étoit peu touché du ridicule dont je 1'accablois, & des reproches que je lui faiiois, paree qu'il n'étoit pas a portée de les entendre. tes gens d'efprit font fufceptibles de reflentiment. II me fut impoflible de fupporter plus long-temps lés ufurpations, & je réfolus , une fois pour toutes , de le faire fervir dëxemple a ceux qui s'imaginent être fages paree  Le Ródeur. 247 qu'ils font vieux, & d'apprendre aux jeunes gens, a qui 1'on donne des confeils , la maniere dont ils doivent s'y prendre pour rabattre 1'infolence & le caquet importun des vieillards. Je pris un foir la plume; & ayant animé ma verve avec un verre de vin, je répondis généralement a tous fes préceptes avec tant de vivacité , d'élégance tk d'ironie , que toute la compagnie éclata de rire, & réveilla tous les voifins par fes cris & fes applaudifTements. Mon oncle me répondit cinq jours après, que je n'avois qu'a vivre de mon bien. Cette diminntion de flnances ne me caufa aucune peine ; car un génie comme le mien étoit a 1'abri du befoin. Je comptois fur la bourfe de mes amis, & me promettois un avancement qui ne pouvoit manquer de me réconcilier avec mon oncle, pour peu qu'il réflechït fur fa conduite. Je réfolus de lui accorder mes bonnes graces , faos exiger aucune réparation de Poffenfe qu'il m'avoit faite , lorfque la fplendeur de ma condition lui feroit defirer de me voir. Je me rendis a Londres, fans rien changer a ma fagon de L iv  *48 Le Mdeur. vivre, & fus recu par mes camara- des avec jes plus grandes démonftrations de joie. Ils m'introduifirent auprès des gens d'efprit; je me dépouillois en peu de temps de 1'air du college , & j'acquis la réputation d'un galant homme. ; Vous pouvez aifément vous imaginer que je n'avois pas grande connohTance du monde ; mais la peine qu'ont généralement tous les hommes d'avouer leur pauvreté, m'empêcha d'inftruire qui que ce fut de la réfolution de mon oncle : je vécus pendant quelque temps de Pargent que j'aVojs, & eontinuai de payer mon écot, ainfi que je 1'avois fait par le patté. Ma bourfe diminua bientöt; & je fus obligé de demander une petite fomme k mes amis. Nous nous étions rendu réciproquement ce fervice; & croyant mon befoin accidentel, ils me la preferent fans fe faire prier. Ils agirent de même la feconde fois que j'eus recours k eux; mais k Ia troifieme, ils parurent furpris qu'un vieux penard comme mon oncle eüt ofé envoyer un jeune Gentilhomme a Londres fans argent, & ils me confeille-  Te Ródeur. 14$ rent, en me prêtant ce que je leur avois demandé, de lui écrire d'être plus exact h m'en faire tenir. Ce confeil diminua un peu 1'idée que je m'étois faite de ne manquer jamais de rien; mais je fortis tout-a« fait de ma lethargie trois jours après % Car étant entré dans la taverne ou nous avions accoutumé de nous rendre tous les foirs, les domeftiques me témoignerent moins de politelTes qu'a 1'ordinaire, & me lailTerent quelque temps au bas de 1'efcalier fans m'éclairer. Je trouvai en entrant mes camarades plu$ férieux & plus taciturnes qu'a 1'ordinaire; & 1'un d'eux trouva le moyen de faire tomber la converfation fur la mauvaife conduite des jeunes gens, &L les blama hautement de fréquenter des gens riches , fans être en état de fournir a la dépenfe. Ses camarades firenf la même obfervation, & 1'appuyerenl de plufieurs exemples. II y en eut un, qui les interrompit en changeant de propos. Un homme pauvre croit aifément qu'on le foupconne de 1'être. Je fus cependant déjeuner le lendemain matin avec celui que je croyois avoir X, 1  syo Le Ródeur. ignoré le hut de la converfation qu'on avoit eue la veille; & 1'ayant ramené peu-a-peu fur le même chapitre, par djverfes queftions que je lui fis, il me dit enfin que M. Dash, dont le pere étoit un riche Procureur établi pres de lëndroit ou j'étois né, avoit été inftruit Ja veille du reflentiment de mon oncle, & en avoit pareillement inftruit fes camarades. II ne me fut plus pofïible, dés ce moment, de fréquenter mes anciens amis, fi ce n'eft fur le pied d'un conyive fubalterne , qui devoit payer fon écot par fes bons mots & fes flatteries. Je prévis que c'étoit le caraétere qui m'étoit réfervé ; mais je réfolus de ne le prendre qu'avec ceux qui ne m'avoient point connu dans mon opulence. Je changeai de logement, & je me mis a fréquenter les caffés dans un quartier oppofé de la ville. Plufieurs jeunes Gentilshommes me diftinguearent bientöt; & je commencai a comp» ter fur un emploi, mais avec moins de confiance que dans le temps que j'avoïs moins d'expérience. La première vleïoire que cette nouvelle fecne me mit.en état de rem-  Le Ródeur. ip potter fur moi-même, fut que j'avouai a une compagnie qui m'invita a diner, que mes revenus neme permettoient point de faire de Ia dépenfe. Elle ne voulut cependant point me laiffer; & je confentis, quoiqu'avec quelque répugnance, a diner avec elle. Je profitai de cette occafion pour les prier de me procurer un emploi; & ils me promirent unanimement de s'intéreffer pour moi. Me voici acfuellement dans un état de dépendance, oü j'ai a efpérer & a craindre de tous ceux que je fréquente. Si cëlï un malheur d'avoir un protecïeur, c'en eft encore un bien plus grand d'en avoir plufieurs. Je fuis obligé de me prêter a leurs caprices, a leurs folies, & d'approuver leurs erreurs. J'endure quantité de mortifications, qui font moins Peffet de la cruauté, que celui de la négligence qui fe gliffe dans les cceurs les plus humains les plus délicats, lorfqu'ils converfent avec des gens de moihdre condition qu'eux. Je n'ai ni le même courage , ni le même amour pour la liberté : je crains de déplaire a tout le monde; ma conduite fe refTent de ma L yj  if* Le Ródeur. timidité, & je ne fuis maitre ni de me* regards, ni de mes paroles, ni de mes a&ions. Le talent que j'avois de plaire, a diminue a proportion que je me fuis efforcé de me rendre agréable; & je me méfie de moi dans les occafions oii j'ai le plus befoin de hardiefTe. ^ Mes protefteurs , réfléchiffant que j'appartiens k la communauté, & que je ne fuis point k charge aux particuliere ,négligent 1'occafion de contrifcuer k mon avancement, & fe ren Mais, hélas! que la mort caufe une horreur „ extréme, 11 A qui meurt de tous trop connu , Et trop peu connu de lui-même 1 J'ai montré dans un dernier effai,^ les erreurs dans Iefquelles les hommes tombent, faute de connoïtre leurs talents, & de veiller attentivement fur leur caraétere. Mais comme j'ai borné mes obfervations aux occurences communes & è des fcenes familieres, je trouve a propos d'examiner ici jufqu'a quel point cette connoiffance de nous-mêmes nous eft nécelTaire pour nous garantir du crime &c de l'égare-  Le Ródeur. i6f ment, & combien cette étude peut contribuer a nous afliirer 1'approbation de eet Être k qui nous devons rendre compte de nos penfées & de nos actions, & dont la faveur doit mettre un jour Ie comble k notre félicité. S'il efl vrai qu'on doive juger de la difficulté d'une entreprife a proportion des contre-temps qu'on a effuyés , on aura raifon de conclure qu'il n'eft pas aifé a un homme de fe connoïtre; car de quelque cöté que nous jettions nos regards, nous trouverons que prefque tous ceux avec lefquels nous converfons & dont nous connoiffons apeu-près les fentiments, font prévenus en faveur de leur vertu, & fe félicitent d'avoir acquis un degré dëxcellence, que leurs admirateurs les plus zélés font bien éloignés de leur accorder. On confidere généralement ces repréfentations d'une vertu imaginaire comme lëffet de 1'hypocrifie, & comme un piege que 1'on tend a autrui pour nous attirer leur confiance & leurs éloges; mais je crois que ce foupcon eft fouvent injufte & mal fondé. Ceux qui fe glorifient ainfi de leur réputa?  *$4 Ródeur. tion, ne font que perpétuer une fraude dont ils font eux-mêmes les dupes : car cette même faute arrivé a des gens qui n'ont ni deffein, ni prétentions, ni concurrents; elle fe manifefte dans des occafions oü il n'y a ni honneur, ni proflt a efpérer, & dans des perfonnes dont on n'a rien a craindre, ni a efpérer. II n'eft pas aifé de dire Jufqu'a quel point 1'amour propre eft capable de nous féduire, lorfqu'on réfléchit combien la plus légere paffion peut pervertir notre jugement, & fur la facilité avec laquelle un amant s'aveugle fur les défauts de fa maïtreffe. II faudroit pour découvrir les fources de 1'erreur ' dans laquelle tombe celui qui examine fon propre caractere, connoïtre plus a fond le cceur humain qu'on ne le connoït jufqu'ici. Comme Pimpofture a différentes faces, il y a tout lieu de croire que chacun a un genre d'impofture qui lui eft propre , felon qu'il dirige fes vues, & qu'il combine fes idéés. 11 y a cependant quelques illufions plus dangereufes que d'autres, & qu'il convient peut-être de faire connoïtre, paree que leur grofliéreté peut les rendre  Le Ródeur. 2.65 dre funefles, & qu'il ne faut qu'y faire attention pour les difliper. Un fophifme que les hommes employent pour fe perfuader qu'ils poffedent les vertus qui leur manquent, eft de confondre les fimples a&es avec les hahitudes. Un avare qui a garant! un ami de la prifon , repait continuellement fon imagination de fa générofité héroïque; il eft rempli d'indignation contre ceux qui font infenfibles au mérite & au malheur d'autrui, & qui fe plaifent a jouir d'un bien qu'ils ne partagent jamais avec qui que ce foit. Dans le cas oh le public le blame, ou que fa confcience 1'accable de reproches, il en revient toujours k 1'aftion qu'il a faite, Sc que tout le monde connoit; &C quoique toute fa vie ne foit qu'une fuite confmuelle de rapines Sc d'avarice, il fe croit compatiflant Sc libéral, paree qu'il a fait un a£te de libéralité & de tendrefle. Comme il y a des verres qui groffiflent les objets lorfqu'on approche 1'ceil d'un cöté, & qui le diminüent de 1'autre, de même les vices font exténués par 1'inverfion de la même illufion qui fait paroitre les vertus plus Tome I. M  2 6 6 Le Jlèdeur, grandes qu'elles ne le font affeöivement. Nous regardons les fautes dont nous ne pouvons nous dérober Ia conrsoilTance, quelque fréquentes qu'elles foient, non point comme des corruptions habituelles & des pratiques établies , mais comme des fragilités & de faux pas camels. Un homme qui vend tous les ans fa patrie, foit pour fatiffaire fon ambition ou fon relTentiment, avoue que 1'efprit de parti fait fouvent prendre aux hommes les plus vertueux des mefures dont ils ne peuvent fe défendre. Celui qui paffe les jours & les nuits au jeu & dans la débauche Ia plus infame, convient que fes paffions lëmportent fouvent fur Ia réfolution qu'il a prife. Mais chacun fe confole par 1'idée qu'il n'eft pas le feul qui commette des fautes, & que les hommes les plus fages & les plus prudents ont fouvent fuccombé a la tentation. 11 y a des hommes qui confondent toujours les éloges qu'on donne a la Vertu, avec ceux que mérite fa pratique , & qui fe croyent doux, modérés, charitables & fideles, paree qu'üs recommandent fans ceffe la douceur,  Le Ródeur. z6j h fïclélité & les autres vertus. Cette erreur eft prefque univerfelle chez ceux qui vivent avec des gens qui dépendent d'eux, avec des gens que la crainte ou 1'intéret engagent è approuver leurs difcours, quelque enthoufiaftes qu'ils foient, & a acquiefcer a leurs propos arrogants. Comme perfonne ne les fait rentrer en eux-mêmes, ils jugent de leur bonté par celle de leurs opinions, & oublient qu'il eft plus aifé de parler de la vertu, que de la pratiquer. On trouve auffi quantité de gens qui reglent leur vie, non point fur les maximes de Ia religion, mais fur les vertus d'autrui; qui appaifent leurs remords par le fouvenir de crimes plus atroces que d'autres ont commis, &c qui croyent n'être pas méchants, paree que d'autres le font plus qu'eux. On a propofé mille expédients pour fe garantir de ces illufions & d'une infinité d'autres. Quelques-uns ont confeillé de confulter un ami intime & fincere : mais ce remede n'eft point d'un ufage général; car il fuppofe pour affurer la vertu d'un individu, plus de vertu dans deux qu'on n'en trouve pour 1'ordinaire, II fuppofe dans le M ij  268 Le Rêdeur. premier un defir de s'amender qui Ie porte a entendre fa propre condamnation de la bouche de celui qu'il eftime , & qu'il croit incapable de découvrir fes fautes; & dans le fecond, un zele & une honnêteté qui lui fait préférer 1'avantage de fon ami, k 1'amitié qu'il court rifque de perdre. On peut palfer toute fa vie fans trouver un ami fur le jugement &c la vertu duquel on puilfe compter, & dont nous puiffions regarder 1'opinion comme folide &c fincere. Un homme foible, quelque honnête qu'il foit, n'eft pas propre k fervir de juge. Un homme du monde , quelque pénétrant qu'il foit, n'eft pas toujours en état de donner un bon confeil. On choifit fouvent pour amis ceux dont les mceurs reffemblent aux nötres, & par conféquent chacun eft porté k pallier les fautes auxquelles il eft fujet lui-même. Les amis ont le cceur bon, & craignent de faire de la peine; ou bien ils font intéreiTés, & appréhendènt de fe faire des ennemis. Ces objeclions ont induit d'autres k confeiüer a celui qui veut fe connoïtre , de confulter fes ennemis, de  Le Ródeur. 269 fe fouvenir des reproches qu'ils lui ont faits, & d'écouter les cenfures qu'ils font de lui dans leur particulier. Son intérêt, difent-ils, eft de connoïtre fes fautes, & ils ne manqueront pas de les divulguer, foit par méchanceté , foit par reflentiment. Ce précepte peut être'fouvent inutile; car il arrivé rarement que nos rivaux ou nos antagoniftes connoilTent aflez notre conduite , pour que leurs reproches faffent impreffion fur nous. L'accufation d'un ennemi eft fouvent injufte , &C tellement mêlée de faufleté, qu'il nous fufHt de le trouver menteur fur un article, pour ne point croire ce qu'il dit fur les autres, & que nous n'ajoutons plus de foi a fes rapports. II paroit cependant par 1'expérience qu'on en a faite, que nous n'avons pas de meüleurs maitres que nos ennemis. On a toujours regarde Padverfité comme 1'état qui met un homme le plus a portee de fe connoïtre foi-même. Elle produit eet effet, en éloignant les flatteurs qui nous cachent nos foibletTes, & en donnant carrière aux approches de nos ennemis. En nous privant des plaifirs qui nous empêchent de réflé« M iij  17° Le Ródeur. chir fur notre conduite, elle nous dépouilie de eet orguell qui nous perfsade que nous méritons tout ce que nous poffédons. Tout homme efl en état de fe procurer une partie de ces avantages, en employant une partie de fa vie h lëxamen de 1'autre, & en fe mettant fouvent par la méditation & la retraite, dans une telle fituation, que les objets extérieurs ne falfent aucune impreffion fur lui. II peut par ce moyen fe procitrer la folitude de 1'adverfïté fans éprouver fa trifteffe, fes inftructions, fans effuyer aucun reproche, & ce qu'elle a de fenfible, fans éprouver les troubles qui en font infépa-. rables. La néceffité d'abandonner Ie monde, lorfqu'on veut s'étudier foi-même, a engagé plufieurs perfonnes en place a embrafTer 1'état religieux; & en effet, tout homme engagé dans les affaires, pour peu qu'il envifage 1'autre vie, doit avoir la conviélion, finon la réfolution de Valdeffo , a qui Charles V ayant demandé, lorfqu'il le pria de lui donner fa démiffion, fi quelque dégout 1'obligeoit a fe retirer, lui  Le Ródeur. 271 répondit qu'il ne fe démettoit de fon emploi pour aucune autre raifon, finon quun foldat devoit mettre quelque intervalle entre la vie & la mort, pour avoir le temps de rentrer en lui-même. II n'y a point d'état qui n'ait fes efpérances &c fes craintes, & dont il ne convienne de fortir de temps-en-temps, pour nous placer dans la préfence de celui qui voit les effets dans leurs caufes, & les aöions dans leurs motifs ; afin que nous puifiions , comme dit Chillingvorth , confidérer les chofes comme s'il n'y avoit que Dieu & nous dans le monde , ou, pour me fervir d'une exprefïion plus refpeclable, co«fulter notre propre cceur, & nous procu* ter h repos auquel nous afpirons. La mort, ditSeneque, fait horreur a ceux qui, pour s'être trop attachés a fe faire connoïtre aux autres , en font venus au point de fe méconnoïtre. Pontanus , un des plus célebres reffaurateurs de la Littérature, a jugé 1'étude de nous-même fi importante, qu'il Pa recommandée fur fon tombeau. Sun Joannes Jovianus Pontanus, quem amavertint bonae mulce , fufpexerunt viri probi f honejlavtrunt Keges Domini ; jam M iv  Le Ródeur. fcis qui firn, vel qui potius fuerim ; tg& vero lt,hofpes, nofcerein tcnebris nequeo, fid teipfum ut nofcas rogo. » Je fuis Pon» tanus que les Savants ont aimé, que » les honnêtes gens ont admiré, que » les Monarques ont honoré. Tu fais » maintenant qui je fuis, ou plutöt » ce que j'ai été. Quant a toi, étran» ger, je ne faurois te connoïtre, » etant dans les ténebres; mais je te » prie de te connoïtre toi-même " Jëfpere que ceux qui liront ceci, connoïtront 1'obligation dans laquelle ils font d'obferver un précepte, qui fe trouve confirmé par tout ce qu'il y a eu de gens fages & vertueux dans .tous les temps; précepte que la philofophie a dicfé, que les Poëtes ont incttlqué f & que les Saints ont pra? tiqué.  Le Ródeur. 173 N°. XXIX. Mardi, 26 Juin 175a Trudens futuri temporis exitum Caliginofa nocle premit Deus , Ridetque fi mortalis ultra Fas trepidet, —— Hor. » Jupiter, par une fageffe digne de lui, rond » l'avenir impénétrable a tous les hommes, & n fe rit des mortels qui portent leurs inquid» tudes plus loin qu'ils ne doivent ". IL n'y a rien que les Poëtes de 1'antiquité nous recommandent plus fréquemment, que de jouir du temps préfent, de bannir tous les foucis qui troublent notre repos, & qui nous empêchent, par les troubles qu'ils occafionnent, de jouir des plaifirs que notre condition acfuelle nous ofFre. Les Poëtes anciens ne font pas k la vérité des moraliftes auxquelson doive s'en rapporter aveuglémenf. On doit toujours corvfidérer leurs préceptes comme les faillies d'un génie, dont le but «ft de diyertir plutöt que d'inftruire, M v  174 Le Ródeur. qui profitent de tous les moyens de s'infinuer dans 1'efprit de leurs lecleurs, & qui, contents de gouverner les paffions, fe mettent peu en peine du fuffrage de la raifon. On peut, il eft vrai, regarder 1'obfcurité &C 1'incertitude dans lefquelles étoient les Payens k 1'égard du bonheur auquel ils afpiroient, comme une excufe en faveur du confeil qu'ils donnent de jouir des plaifirs préfents , que les moderncs qui le fuivent ne fauroient alléguer. II n'eft pas étonnant que des gens qui n'avoient point les promeffes d'un état futur , s'occupafïent de tous les objets qui fe préfentoient k eux : mais ceux qui connoiffent les craintes & les efpérances d'une «ternité , doivent brider leur imagination , & réfléchir, qu'en répétant les fons des anciennes bacchanales, & tranfmettant les maximes des anciens débauchés, ils prouvent, non-feulement qu'ils manquent d'invention, mais encore de vertu; & que s'afTujettifTant ainfi a une imitation fervile, ils ne font que copier ce que PEcrivain rougiroit de commettre, s'il vivoit de nos jours. Mais comme les erreurs & les écarts  Le Ródeur. 27 j des grands génies, portent avec eux quelques lueurs de raifon qui peuvent fervir k éclairer 1'efprit, ce que ces Auteurs difent des plaifirs, efl généralement mêlé de réilexions fur la vie, qu'on doitfoigneufement diftinguer des motifs qui y ont donné lieu, &c regarder comme les fruits d'une obfervation affidue, d'une grande fagacité, & d'une expérience confommée. Ce n'eft point fans jugement que, dans ces occafions, ils confeillent a leurs ledeurs de ne point chercher a pénétrer dans l'avenir, & de ne point s'inquiéter de certains événements dont les caufes font cachées & inaclives , & que le temps n'a point encore préfentés a la vue de la raifon. Une réfignation aveugle & indolente au hafard, qui nous empêche de lutter contre le malheur , & de chercher nos avantages, eft indigne d'un être raifonnable, au pouvoir duqtiel la Providence a confié une grande partie de fon bonheur préfent; & rien ne prouve mieux 1'ignorance de notre fphere, que de nous occuper de conjeftures touchant des chofes qui font encore k venir. Comment pouvons-nous difpoM vj  ty6 Le Ródeur. fer des événements, lorfque nous ïgnorons s'ils arriveront ou non ? Pourquoi nous inquiéter de chofes fur lefquelles nos penfées n'ont aucune influence ? C'eft une maxime généralement re511e, qu'un homme fage n'eft jamais furpris; & peut-être cette exemption de la furprife , eft-elle le fruit de la prévoyance de l'avenir,. qui nous fait envifager les malheurs qui accablent tout-èrcoup ceux qui n'ont pas eu la prudence de les prévenir &c d'y obvier. Mais la vérité eft, que les chofes fu« tures, k 1'exception de celles qui font a notre portée, font également cacnées a tous les hommes, quelque jntelliger.ee qu'ils ayent ; &C la raifon pour laquelle un homme fage n'eft point furpris des accidents inopinés qui lui arrivent, n'eft pas qu'il réftéchiffe plus que les autres, mais qu'il s'occupe moins de l'avenir. II ne regarde point les chofe.? qui n'exiftent point encore, comme dignes de fixer fon attention.. II n'a jamais réalife de fbnges , ni le néant dans fon efprit. 'II n'eft point furpris, paree qu'il n'eft point deju dans fes efperances, & qu'il n'a compté fur rieiv  Le Ródeur. 277 Cette inquiétude au fujet de l'avenir , que 1'on blame avec tant de raifon, n'eft point le réfultat des réflexions générales que 1'on fait fur 1'inftabilité de la fortune & 1'incertitude de toutes les acquiütions humaines,. que nous diéte la connoiffance quer nous avons du monde; maïs une anticipation décourageante de malheurs, qui fixe notre efprit fur des fcenes triftes & mélancoliques , & qui fait que la crainte prend le deïfus dans notre imaginationv Cette efpece d'anxïété eft a-peuprès la même chofe que la jaloufie en amour, & la méflance dans le commerce ordinaire de la vie. Cette difpofition d'efprit tient 1'homme dans une allarme continuelle, le difpofe a juger des chofes d'une maniere qui nuit a fon repos, lui fuggere mille ftratagêmes & mille moyens pour prévenir les maux dont il n'eft point ménacé r & contribue fouvent h lui en attirer. Ca été dans tous les fï'ecles la cou» tume des Moraliftes, de réprimer nos vaines efpérances,. en nous repréfentant cette foule. inomhrable d'accidents  2-7$ Le Ródeur. auxquels la vie humaine eft expofée, & en nous mettant devant les yeux mille projets politiques qui ont échoué, & Ia fubverfion des grandeurs les mieux fondées. Ils n'ont peut-être pas également obfervé que ces exemples ne font pas plus un antidote contre la crainte, que contre Pefpérance , & qu'on peut les propofer en guife de confolation aux perfonnes timides, de même que comme un frein a celles qui font trop préfomptueufes. Le mal eft auffi incertain que lé bien; & Ia même raifon qui doit nous empêcher de porter nos efpérances trop haut, doit également nous empêcher de nous laiffer abattre par la crainte. L'état du monde éprouve un changement continuel, & perfonne ne peut nous dire Peffet que doit produire le dernier. Tout ce qui flotte fur le torrent du temps, peut, lorfqu'il fera prés de nous, être repouffé par un vent accidentel, qui arrêtera le cours du torrent. Les accidents qui abattent les Grands, peuvent arriver a ceux dont nous craignons la méchanceté ; Sc la grandeur que nous craignons devoir nous opprimer, peut devenir une autre  Le Ródeur. 279 preuve des fauffes careffes de la fortune. Nos ennemis peuvent s'affoiblir, & nous nous renforcer avant qu'on en vienne aux mains; nous pouvons avancer les uns contre les autres, fans jamais nous rencontrer. II y a, a la vérité, des maux naturels auxquels nous ne pouvons efpérer de nous fouflraire : mais k 1'égard de ceux que nous craignons de la méchanceté humaine ou de 1'oppofition de nos rivaux, nous pouvons toujours en diminuer la terreur , en nous rappellant que ceux qui nous perfécutent font foibles & ignorants comme nous, & également fujets k la mort. II ne faut jamais fouffrir que les malheurs que des accidents imprévus nous attirent, troublent notre repos avant qu'ils foient arrivés ; car fi nous ouvrons une fois notre cceur a la crainte , nous ferons dans des inquiétudes continuelles, & nous ne jouirons jamais d'aucun repos. Le vieux Cornaro obfervé qu'on a tort de craindre la diffolution naturelle du corps, paree qu'elle doit néceffairement arriver , & qu'on ne peut 1'éviter, quelque moyen& quelque flra-  2.8o Le Rêdeur. tagême qu'on employé pour eet effetJe n'examinerai point fi ce fentiment eft juAe ou non : mais certainement, li 1'on a tort de craindre des événements qui doivent arriver, il efl encore plus contraire a la faine raifon d'appréhender ceux qui peuvent ne jamais arriver , & auxquels , au cas qu'ils arrivent, on ne peut réfifler. Comme nous ne devons ni céder a la crainte, ni nous repaitre de trop grandesefpérances, paree que leurs objets font également incertains, de même nous ne devons pas plus nous fier aux apparences des unes que de 1'autre, paree qu'elles font également trompeufes; car comme 1'efpêrance augmente notre bonheur, de même la crainte aggrave nos malheurs. On convient généralement qu'aucun homme n'a jamais trouvé que Ie bonheur de la jouiffance fut proportionné a Pattente qu'il s'en étoit formée, ni trouvé les maux de la vie auffi formidables que fon imaginatron les lui avoit repréfenrés. Chaque efpece de mal apporte avec lm quelque confolation , quelques moyens imprévus qui nous mettent en état de lui réfifter, ou de lëndurer. Tailo.r  Le Ródeur. 281 blame avec raifon quelques perfonnes pieufes, qui, donnant carrière a leur imagination, fe mettent en Ia place des anciens martyrs & des anciens confeffeurs, & qui doutent de Ia folidité de leur foi, paree qu'elles frémifTent a la feule idéé des flammes Sc des tortures. II fuffit, dit-il, que vous réfiftiez a la tentation que vous éprouvez; fi Dieu vous met jamais a 1'épreuye, il vous donnera la force nécelTaire pour Ia fupporter. Toute crainte eft douloureufe par «lle-même, Sc ne conduit a rien , lorfqu'elle ne contribue point a notre füreté : d'oü il fuit que les réflexions qui fervent è la bannir, ajoutent quelque chofe a notre bonheur. II eft encore bon d'obferver qu'a proportion que nous nous occupons de l'avenir nous négligeons le préfent, qui eft la feule chofe qui nous appartienne; Sc que li nous négligeons les devoirs qu'il nous prefcrit, pour faire des préparatifs contre des attaques imaginaires, nous agirons contre nos propres intéréts : car ce n'eft point les connoïtre , que de travailler a augmenter fa füreté aux dépens de fa vertu.  iëz Le PMeur. N°. XXX. Samadi, 30 Juin 1750. ■—— Vultui uhi tuus Affiilfit populo , gratior & dies , Et Jokt meliui niccnt. H O S A C )d » Si - tót que vous paroiffez a leurs yeux, »i c'eft pour eux un nouveau printemps; les » jours en font plus beaux, & le ciel en eft »» plus ferein ". LE RÓDEUR, II n'y a pas de tache plus défagréable pour les perfonnes modeftes , que celle de faire leur éloge : mais il y a des cas ou il convient qu'elles le faffent, lorfqu'il en doit réfulter quelque avantage pour le public; & un efprit généreux doit dans ces fortes d'occafions confrater fon mérite , Sc prendre la défenfe de fa réputation. Les circonflances, Monfieur, dans lefquelles je me trouve, font des plus critiques j U 1'on rendroit un grand  Le Ródeur. 183 fervice au public, fi 1'on me traitoit comme je le mérite. Je m'adrefle donc a vous, pour que vous infériez mon cas dans un ouvrage auffi généralement eftimé que le votre, afin de ne pas fouffrir plus long-temps de Pignorance & du préjugé. Mon frere ainé étoit Juif. C'étoit un homme refpeérable , mais d'un caraftere un peu auftere, généralement eftimé de fes parents & de fes amis, mais peu propre pour le grand monde , & peu en état de fréquenter les hommes. II fe retira du monde dans un age avancé, & j'y entrai dans la fleur de ma jeuneffe , me flattant qu'ayant hérité de fes dignités, je ne pouvois qu'être 1'objet de 1'amour & de 1'eftimede mes femblables. J'étois naturellement gai, de bonne humeur & bienfaifant dans mon enfance. Ce temps n'eft plus, il eft pafte depuis long-temps, & depuis fi long-temps, que 1'on me regarde aujourd hui comme un homme ridé, vieux & défagréable; mais k moins que mon miroir ne me rrompe, je n'ai perdu aucun des charmes que je poffédois autrefoisf II eft cependant certain que chacun juge de moi  284 Le Ródeur. comme il lui plaït, & ne me trouve plus lemême; & quoique j'aime natu- rellement les hommes , il n'y en a qu'un petit nombre a qui je ibis utile ou agréable. Cet état eft d'autant plus facheux, que je fuis obligo de me trouver dans •toutes fortes de lieux & de compagnies, & que je fuis perpétuellement expofé a des affronts & a des injures. Quoique j'aye une antipathie auffi naturelle pour les cartes & les dez, que quelques-uns en ont pour les chats, je fuis cependant obligé dejouer ; & bien que le repos & la tranquillité foient mon unique plaifir, des hommes & des femmes de qualité m'engagent dans des voyages qui me fatiguent a la mort, & qu'elles ne font jamais a moins que je ne fois de la partie. D'autres, au contraire, ne me recoivent qu'au lit, oii elles paiTent la moitié de leur temps, & m'obligent de leur tenir compagnie. D'autres font fi mal élevés, qu'ils affeétent de prendre médecine le jour que je dois aller chez eux. Ceux qui fe piquentdepolitefle, affeflent avec moi un air fi froid &i fi contraint, que je m'appercois aifément que je les incommode;  Le Ródeur. 285 & s'il m'arrive d'entrer dans une compagnie compofée de gens qui ont de 1'eftime pour ma perfonne, ils obferventavec moi tantdecérémonial, leurs politeffes font fi affeétées, que je n'ai pas de peine a comprendre qu'ils ont envie , comme on dit, de me voir les talons. Qu'une pareille exception eft rude a un homme né pour infpirer de la joie, de 1'admiration & de 1'amour! a un homme en état de reconnoitre 1'amitié & les fentiments qu'on lui témoigne ! J'ai été élevé avec des gens qui m'aimoient tendrement, & qui me témoignoient toute forte d'eftime & de refpedt. Je ne finirois point, fi je vous racontois les aventures qui me font arrivées, les viciffitudes que j'ai éprouvées dans différents pays. II y eut un temps oir je vécus en Angleterre, au gré de mes defirs. Dans quelque endroit que je paruflé, on tenoit, pour me recevoir, des affemblées compofées de gens de qualité, auffi parés que s'ils avoient voulu me faire leur cour & me rendre leurs devoirs. J'étois recu a bras ouverts par-tout; on me regardoit dans  2.86 Le Ródeur. tous les endroits oü je paflbis comme une efpece de lien focial entre le Seigneur , le Curé & les vafTaux. Les pauvres fe félicitoient de me voir, & fe félicitent encore de mon arrivée; ils fe parent pour me faire honneur; 1'un me préfente un pot de bierre, & quelquefois un enfant mal-adroit me jette fa balie au vifage. II y eut des perfonnes dans ces heureux jours, qui trouverent mon maintien trop férieux & trop grave; il fallut donc abfolument que j'apprifTe a danfer &c a jouer : mais ce genre d'éducation eft fi contraire k mon génie, que je ne réuflis dans aucun de ces exercices. Je tombai enfuite entre les mains d'une autre claffe de gens, qui trouverent non-feulement mes facons trop libres, mais qui condamnerent encore ma maniere de memettre, & me réduifirent k prendre un air trifte, a afiïfter tous les jours aux fermons, &c k ne pas ofer dire le moindremotbadin. Les enfants &c les jeunes gens me prirent pour un fantöme; tout le monde fe taifoit dés que je paroifTois; perfonne n'ofoit plus ni rire, ni badiner; & ne pouvantleur dire ce que  Le Ródeur. iSj je penfois, ils concurent pour moi un dégofit qu'ils ónt tranfmis a leurs enfants, & tel, que perfonne ne daigne m'écouter, quoique j'aye repris ma forme naturelle & un ton de voix agréable. S'ils daignoient feulement receyoir mes vifites , Sc écouter ce que j'ai a leur dire, je fuis perfuadé qu'ils goüteroient ma compagnie. Je m'entre* tiendrois avec chacun, de fujets agréables Sc intéreflants. Je parlerois avec les grands Sc les ambitieux, d'honneurs , d'emplois, de diftinétions, dont tout Ie monde doit être témoin, de dignités durables, & que chacun enyie ; avec les riches, de richeffes inépuifables, & des moyens de les amaffer. Je leur enfeignerois a placer leur argent de Ia maniere la plus avantageufe ; j'apprendrois a ceux qui aiment lesplaifirs, les moyens d'en jouir, Sc de les rendre plus piquants. J'enfeignerois aux Belles k conferver Ia fleur de leur jeunefle; je procurerois des confolations a cettx qui font dans l'aftliction. Vous favez que je hais également 1'oifiveté Sc le tracas. Je voudrois que 1'on me recüt k des heures commo-  2 §8 Le Ródeur. des, que Tón fur de bonne humeur, & que 1'on me fut gré de ma vifite; que 1'on me recüt avec égards dans un appartement qu'on m'auroit deftiné. Je n'aime point le fafte, & je n'exige que la propreté. Je voudroisun diner limple Sc frugal, affaifonné par la gaieté, Sc que mes voifins & les pauvres le partageaffent avec moi. Je ferois bien-aife d'avoir de temps k autre un tête-a-têtc avec mes amis, de paffer le refte de ma vifite k la promenade, de m'entretenir avec eux de fujets agréables, ou de m'occuper de la lefture de quelques livres choifis, parmi le nombre de ceux qui paiTent fous mon nom ; nom , hélas! qui, de Ia maniere dont le monde eft fait aujourd'hui, les fait rejetter, aulieu de les lire. Comme je fuppofe du choix dans ces converfations Sc dans ces livres, les avis que vous pouvez me donner la defïus, pourront fournir matiere k une nouvelle feuille, Sc tout ce que vous direz en ma faveur ne pourra qu'être extrêmement utile a Mon cher M. le Ródeur, Votre très-fidele Ami & Serviteur, S A M E D i. N°. XXX/.  Le Ródeur. 2§9 N°. XXXI. Mardi, 3 Juiliet 1750. Non ego mcndofos aufim iefendere mores, Falfaque pro vitiis arma tenere meis. o v 1 d e; » Je ne ferai jamais 1'apologie des mauvaifes >» mceurs, ni n'employerai mon efprit a pallier n mes vices ". C^u oique tout Ie monde convienne de Ia faillibilité de Ia raifon humaine, & des hornes étroites de fes connoiffances, cependant la conduite de ceux qui paroilTent les plus emprelTés a avouer la foibleffe de la nature humaine, prou ve que leur aveu n'eft point fincere,ou du moins, que la plupart font une reftricfion tacite en leur faveur ; & que quoiqu'ils donnent la préférence a leurs voifins,ils aiment qu'on les croye exempts de fautes dans leur conduite , & d'erreur dans leurs opïnions. L'oppofition que 1'on éprouve de Ia part de ceux dont on réfute les fenr Tome L N  *9Ö Le Ródeur. timents, quelque bien ronde qu'on Tolt a le faire, la peine avec laquelle ils fouffrent un reproche, Iors même qu'il efl: diclé par 1'amitié, prouvent que ceux qui fe formalifent, croyent qu'on attaque un privilege qui leur appartient; car comme un homme ne fauröit perdre ce qu'il ne poflede, ni ne croit pofléder, ni qu'on le fruflre d'une chofe a laquelle il n'a aucun droit, il eft raifonnable de croire , que ceux qui s'emportent contre ceux qui les contredifent ou qui leur font quelque reproche, & qui s'en croyent offenfés, s'imaginent que 1'on viole k leur égard quelque ancienne immunité, ou qu'on envahit quelque prérogative naturelle. Se méprendre, lorfqu'on croit pouvoir fe tromper, n'eft une chofe ni honteufe ni extraordinaire; & ils ne devroient point par conféquent recevoir avec tant d'émotion, un avis qui les inftruit de ce qu'ils favoient déja, ni s'oppofer fi ardemment k une attaque, qui ne leur öte rien de ce qui leur appartient. On rapporte qu'un ancien Philofophe, a qui 1'on apporta la nouvelle de la mort de fon fils, la recut avec cette réflexion : Je favois que mon fils étoit  Le Ródeur. 291 rtiWiel. Si celui que 1'on convainc d'une erreur, connoitToit de même fa foibleffe; au-lieu d'avoir recotirs aux artifices, il regarderoit fes fautes comme ettachées k Thumanité,& fe cönfoleroit par Ia réflexion qu'il doit avoir fouvent faite, que l'homme e# un être fujet k Terreur. S'il efl vrai, comme on le préfend J que la plupart de nos pafïions foient excitées par la nouveauté des objets, il y atout lieu de croire que Ia plupart des hommes regardent comme une chofe nouvelle, qu'on les taxe d'errer dans leurs raifonnements, & de n'a» voir que des connoiffances imparfaites; car on ne fauroit entrer dans aucune compagnie, oh iï n'y a aucune fubordination établie, qu'on ne voye les gens s'emporter & fe mettre en colere contre ceux qui ont d'autres fentiments que les leurs, quoique ceux qui difpurent n'ayent d'autre imérêt que celui de ne point céder k une opinion qui prouve qu'ils fe trompent. On m'a parlé d'un homme qui, ayant avancé quelques doctrineserronnées en matiere de philofophie, refufa de voir les expériences qui les réfutoient; &c N ij  292 Le Ródeur. 1'obfervation journaliere prouve combien de fubterfuges on employé pour éluder la force d'un argument convainquant, combien de fois on a'tere 1'état de la queftion, ou on la préfente mal, & de combien de manieres on embrouille les pofitions les plus claires, lorfqu'elles s'oppofent a nos opinions. II n'y a pas de gens plus infe&és de cette efpece de vanité , que les Ecrivains, qui n'ayant fondé leur réputation que fur leur entendement, font extrêmement fenfibles aux moindres atteintes qu'on porte a leur honneur littéraire. On ne peut s'empêcher de remarquer avec plaifir Ia follicitude avec laquelle des Auteurs connus par leurs talents, s'efforcent de pallier des abfurdités, & de concilier des contradictions, dans la feule intention d'obvier a la critique k laquelle tous les ouvrages humains font expofés, & qui ne peut leur faire du tort, que lorfqu'ils apprennent au public, par leur impalience vaine & ridicule, k Ia regarder comme importante. Dryden, que la chaleur de fon imagination & la précipitation avec Ia-  Le Ródeur. 293 cuelle il travailloit, jettoient fouvent dans des contradi&ions, s'expofa au ridicule, pour avoir dit dans une de fes tragédies : / follow fitte y whlch does tot fa/l pu-fue. » Je fuis la deftinée qui me pourfuit & me » ferre de trop prés ". II eft évident qu'un homme ne peut tout k la fois fuiyre & être fuivi; & la vérité eft, que Dryden ne commit cette bévue que par le doublé fens du mot fate, auquel il avoit attaché dans la première partie du vers 1'idée de fortune, & dans la feconde celui de mort, & dont le fens étoit: quoique la mort me pourfuive, je ne veux point mabandonner au défefpoir, mais fuivre la fortune , & endurer ce qu'elle a réfolu. L'expreffion n'étoit cependant pas claire; & Dryden, qui avoit réfofu de ne point céder k fes critiques k quelque prix que ce fut, ne voulut jamais convenir qu'il avoit été trompé par un mot ambigu; & ayant heureufement trouvé dans Virgile le portrait d'un homme qui fe meut circulairement avec cette expveflïon, & fe fequi~ N iij  2$4 Le Ródeur. turqut fugitque. » C'eft-la , dit -11, Ie » paffage,a 1'imitationduquel j'aicom» pofé le vers qu'il a plu a mes criti» ques de condamner comme péchant » contre le bon fens, non pas que je » n'écrive quelquefois des chofes qui » enmanquent, quoiqu'ils n'ayent pas » le bonheur de s'en appercevoir ". II n'y a point d'homme qui necohnoifle la folie de ces fubterfuges dont on fe fert pour cchapper a la critique; & il n'y a pas un/eul leöeur de ce Poëte qui n'eüt eu plus de vénération pour lui, s'il avoit aiTez compté fur fa fupériorité pour la braver, & pour avouer qu'il avoit été induit dans Terreur par te tumulte de fon imagination ck la multitude de fes idéés. II eft heureux qu'un pareil caraclere ne fe manifefte que dans de petites chofes, qui peuvent être vraies ou fauffes fans influer ni fur la vertu ni fur le bonheur des hommes. Peu nous nnporte qu'un homme perfifle dans un projet^ qu'il fait être impraticable ,. qu'il habite une maifon peu commode , paree qu'il Ta fait batir, ou qu'il porte un habit mal fait, dans 1'efpoir de le mettre a Ia mode, Ce font-Ia s  Le Ródeur. 295 il eft vrai, des folies , mais qui ne nuifent a perfonne, quelque ridicules qu'elles puilfent être. Mais un pareil orgueil, lorfqu'on s'y livre une fois , opere fur des objets plus importants, 8c difpofe les hommes a juffifier non-feulement leurs erreurs, mais encore leurs vices ; a perlifter dans despratiques que leurs cceurs condamnent, pour ne point paroitre fenfibles aux reproches, 8c profiter des avis d'autrui pour fe corriger; ou k chercher des fophifmes qui tendent k confondre tous les principes Sc k anéantir tous les devoirs, pour ne pas paroitre pratiquer ce qu'ils ne font pas en état de défendre. Que 1'homme dans qui 1'orgueil domine afTez pour 1'expofer au danger de fe pervertir entiérement, 8c d'arriver au dernier degré de corruption, confidere un moment les conféquences de 1'excufe qu'il allegue pour juftifier une pratique qu'il fait ne lui être point didtée par la raifon, mais par la violence de fes delirs , par 1'ardeur d'une paffion, 8c par les progrès imperceptibles du crime. Qu'il conlidere ce qu'il va faire, lorfqu'il force fa raifon a, N iv  i<)6 Le Ródeur. juftifier des appétits, qu'il eft de fon intérêt de cacher Sc de corriger. II faut fi peu d'art pour défendre Ia caufe de la vertu, le bien Sc le mal font fi aifés a diftinguer, lorfqu'on nous les a une fois montrés, que ces fortes d'apologifies trouvent rarement des partifans, Sc ne peuvent que tromper ceux dont les defirs ont aveuglé la raifon. Le mieux que peut faire un honnêre homme , eft de prouver k fes auditeurs qu'il n'y a plus rien k efpérer de celui qu'ils regardent fimplement comme vicieux; que la corruption a paffé de fes mceurs a fes principes; qu'il n'y a plus d'efpérance de Ie faire renIrer dans le bon chemin , Sc qu'il ne refte plus qu'a le fuir comme un homme contagieux, o' a 1'exterminer comme un membre pe^nicieux k la fociété. Mais fi 1'on fuppofe qu'un homme en impofe k fes auditeurs par des repréfentations partielles de conféquences, de déducf ionsembrouil!ées,de caufes éloignées, ou de combinaifonscompliquées d'idées, qui ayant différentes relations, paroiflënt différentes felon le cöté dont on les regarde: fi 1'on fuppofe, dis-je, qu'il embarraffe les  Le Ródeur. 197 perfonnes foibles & peu intelligentes, & qu'il féduife , par Padmirarion que fes talents excitent, un jeune efprit dont les notions ne font point encore bien affermies, qui n'eft ni fortifié par 1'inftruétion , ni éclairé par 1'expérience , quelle peut être la fuite d'une pareille viétoire ? Un homme ne fauroit paffer toute fa vie dans la folie : lage, la maladie, la folitude tui donnent le temps de réfléchir, & il fe fouvient alors d'avoir étendu les domaines du vice, qu'il s'eft chargé des crimes d'autrui , qu'il ne peut ni connoïtre 1'étendue de fa méchanceté, ni réparer le mal qu'il a caufé. II n'y a peut-être pas d'idée plus afHigeante que celle d'avoir perpétué la corruption, en pervertiflant les principes, &c d'avoir nonfeulement détourné les autres du fentier de la vertu , mais de leur avoir encore barré le chemin par lequel ils pouvoient y rentrer; de les avoir aveuglés fur toutes chofes, excepté fur le plaifir & la douleur, & rendus fcurds k toute autre voix qu'a celles des fyrenes qui cherchent k les faire périr. II y a encore un autre danger dans cette conduite: les hommes qui ne peuN v  ïy§: Le Ródeur. vent tromper les autres, réufiiflent fou¬vent a fe tromper eux-mêmes. Ils embroulllent leur raifon par des fophifmes, & repetent fi fouvent leurs pofitions r qu'ils en. viennent enfin a fe perfuader qu'elles font vraies. Ils s'affermiiTent dans leur caufe k force de difputer; & a force de chercher desarguments. démonftratifs, ils s'imaginent a la fin de les avoir trouvés. Ils font alors parvenus au plus haut comble de la méchanceté; & ils meurent fouvent fans avoir rallumé dans leurs efprits cette lumiere que leur orgueilr &z leur opiniatreté ont éteinte, Les hommes les moins fujets a commettre des fautes , foit relativement a leur vertu ,. foit relativement k leur capacité, font généralement les plus prompts k les avouer; car fans infifter fur des réflexions plus refpe&ables, fur 1'humüité des Confefieurs,. les Iarmes desSaints, & les frayeurs qu'ont eu ,. a 1'heure de la mort, les perfonnes les plus diftinguées par leur piété & leur. innocence, tout le monde fait que Céfar a rapporté les fautes qu'il commit dans la guerre des Gaules-, & qu'Hippocrate, dont le nom efl peut être , 4  Le RSdeur. proportion, plus grand que celui dece fameux Empereur, avertitla pofterité d'une erreur qu'il connoit. Cu aveu, dit Celfe, convient a un homme qui fait quil lui rejle affejr de mérite pour conferver la réputation qu'il a acquife. Comme toute erreur eft honteule, il convient a un homme qui eft jaloux de^fon honneur, de fe rétracler dès qu'il la connoit, & de ne craindre d'autre cenfure que celle de fa confeience. Comme la juftice exige que 1'on répare Ie tort qu'on a fait, il eft du devoir de celui qui a féduit les autres par fes mauvais exemples ou fes fauffes opinions , de faire en forte que ceux qui ont adopté fes erreurs foient inftruits de fa rétraflation; 6c que ceux qui ont appris le vice par fon exemple, s'en fervent auffi pour fe corriger & s'amender.  300 Le Ródeur. N°. XXXII. Samedi, 7 Juillet 1750. a.yavó,Klst'' 'lête-flsti la nature de 1'homme k qui il arrivé quelque calamité, que de pefter Sc de s'emporter fans examiner fi cette conduite n'ell pas impie, &. capable d'engager ceux qui- en font témoins k nous haïr Sc nous méprifer, plutöt qu'a nous afiïiler. Dans le cas ou nous.  304 Le Ródeur. nous fommes attiré Ie mal que nous fouffrons, il eft, fuivant un ancien Poëte, de notre devoir d'être patients, puifqu'on ne doit pas fe plaindre de ce qu'on a mérité. Lenitur ex merito qui quid paciare ferendum efl. Dans les cas ou nous fommes perfuadés de n'avoir point contribué a nos maux, ni par nos crimes, ni par notre parelTe, ni par notre imprudence,' la patience, foit qu'elle foit néceffaire ou non , eft plus aifée, paree que la peine que nous fouffrons n'eft point aggravée, & que nous n'avons point Pamertume du remords a ajouter a celle de notre malheur. Dans les maux que la Providence nous envoye, tels que la laideur, la privation de quelqu'un de nos fens, Ia vieilleffe, on doit toujours fe fouvenir que 1'impatience ne produit aucun effet aétuel, mais nous privé des confolations dont notre état eft fufceptible, en éloignant de nous ceux dont la converfation pourroit nous amufer & nous confoler, & qu'elle eft encore moins excufable relativement a  Le Ródeur. 305: 1'autre vie, vü que fans diminuer la douleur , elle nous privé de 1'efpoir de la récompenfe que celui qui nous a envoyé ces difgraces, a promife k ceux qui les fupporteront patiemment. On doit éviter Pimpatience dans tous les maux fufceptibles de remede, paree qu'elle nous fait perdre en plaintes inutiles un temps & une attention que nous pourrions employer a y remédier. Le Maréchal de Turenne, dont le nom ne mourra jamais, mettoit au nombre des obligations qu'il avoit k ceux qui 1'avoient inftruit dans l'art militaire, le confeil qu'ils lui avoient donné, de ne point perdre fon temps k regretter les fautes qu'il avoit commifes, mais de faire tous fes efforts pour les réparer promptement. On doit diftinguer avec foin la patience &c la réfignation de la couardife & de 1'indolence. Nous ne devons point nous régimber, mais il nous eft permis de nous défendre; car les calamités de la vie, de même que les befoins de la nature, doivent nous exciter au travail Sc k la diligence. Lorfque nous fommes dans la détreffe Sc dans la peine, nous ne devons pas nous  306 Le Ródeur. imaginer que c'eft obéir a Ia voïontédu Ciel que de la fupporter, fans chercher a nous en délivrer. Une pareille penfée feroit auffi ridicule que de nous abftenir de boire lorfque nous avons foif, dans la croyance que 1'eau nous eft' defendue. Nous ne pouvons favoir ft le malheur qui nous arrivé, & que nous croyons procéder de la main de Dieu, eft un acte de faveur ou de chatiment : mais comme on doit interpréter toutes les difpenfations ordinaires de la Providence conformément a 1'analogie générale des chofes, nous devons conclure que nous fommes en droit de nous délivrer de nos maux, de quelque nature qu'ils foient; que' nous devons feulement prendre garde de ne point acheter notre repos par un crime, & que nous répondons auy vues de notre Créateur , foit qu'il yeuille nous récompenfer ou nous pumr, en faifant ce qu'il nous a mis dans Ia neceffité de faire. II n'y a pas d'état dans lequel ce devoir foit plus mal-aifé a remplir que dans les maladies douloureufes, qui augmentent quelquefois au point qu'elles paroiftent excéder les forces de lu  Le Ródeur. 3-07 nature, & qu'elles ne permettent point a un homme d'être attentif aux précëptes & aux reproches. Dans eet état, la nature humaine demande quelque ïndulgence, & on doit tout lui pardonner, a 1'exception de 1'impiété. Mais de peur de iuccomber a Ia croyance que nos maux font fans remede , & que nous fommes hors d'état d'y réfifter, il convient de réfléchir qu'il y a des gens qui en ont fupporté de plus grands avec confiance; & que fi les douleurs de la maladie font, comme je Ie crois, quelquefois plus forfes que celles de la torture arfificielle, elles font auffi plus courtes, que la machine efl: bientöt détruite, 1'union entre 1'ame Sz le corps fufpendue pour un temps par 1'infenfibilité, & que nousceffonsde fentir nos maux,, lorfqu'ils font devenus trop violents pour pouvoir les endurer. Je ne fais fi 1'on ne peut pas admettre que Ie corps & 1'efprit font tellement proportionnés, que 1'un eft en état de fupporter tout ce qui arrivé a 1'autre ; que la vertu peut fubfifter auffi Tong-temps que la vie; & qu'une ame affermie dans fes principes, ai-  308 Le Ródeur. me mieux fe féparer du corps que de céder. Dans les maux qui operent principalement fur les pafïions, tels que la diminution de notre fortune, la perte de nos amis, le déclin de notre réputation , le principal danger de 1'impatience a lieu dans la première attaque ; & 1'on a imaginé divers expédients pour en empêcher Peffet. Le précepte le plus général, eft de ne point nous attacher aux chofes qu'il n'eft pas en notre pouvoir de conlerver. Ce confeil, lorfque nous regardons Ia jouiftance des biens temporels comme oppofée a la follicitude conftante & habituelle d'un bonheur futur, eft extrêmement fenfé, & fondé fur une autorité dont on ne peut douter; mais pris dans un autre fens, il revient au même, que fi 1'on confeilloit de ne point marcher de peur de tomber, &c de ne point nous fervir de nos yeux, de crainte de voir quelques objets qui nous faflent de la peine. II me paroit qu'il eft auffi raifonnable de jouir avec confiance des biens que nous poffédons, que de les abandonner avec foumiffion, d'efpérer fans orgueil leur  Le Ródeur. 309 continuation, fauf a nous en deflaifir fans murmurer Sc fans nous laiffer abattre. Rien n'eft plus propre a nous garantir de 1'impatience, que de réfiechir fouvent fur la fageffe Sc la bonté de Dieu & de Ia nature, qui difpofent a leur gré des richeffes Sc de la pauvreté, des honneurs & des difgraces, du plaifir & de Ia douleur, de la vie Sc de la mort. La ferme perfuafion que tout tend a notre bien , Sc que nous fommes les maïtres de faire fervir les malheurs a notre avantage, en les endurant patiemment, ne peut que nous porter d bènir U nom du Seigneur, foit quil nous donne,foit qu'il nous 6te.  3to Le Ródeur. N°. XXXIII. Mardi, 10 Juillet 1750. Quod caret alterna rctfuie durabile non eft. O v 1D E. 11 Tout ce qui le meut ne fauroit durer fans t> quelque intervalle de repos ". D ANS les premiers ages du monde, comme Ie favent ceux qui font verfés dans les anciennes traditions, dont I'innocence étoit pure, & la fimplicité fans mélange, les hommes jouifToient d'un plaifir continuel &c d'une abondance conffante fous la proteflion du Repos, Divinité bienfaifante qui n'exigeoit de fes adorateurs ni autels, ni facrihxes, & dont les rits confilloient k fe profterner fur le gazon, k 1'ombre du jafmin & du myrthe, & k danfer fur le bord des rivieres, dans le fein defquelles couloient le lait & le nectar. Les premiers hommes qui vécurent fous ce gouvernement heureux, refpiroient 1'odeur d'un printemps conti-  Le RSdeur. j i £ flüel, fe nourriflbient des fruits que la terre leur prodigUoit fans culture, dormoient fous les berceaux qu'elle avoit elle-même conftruits de fes mains; les oileaux chantoient fur leurs têtes ' les animaux fe jouoient autour deux' lis commencerent infenfiblement k dégenérer de leur première intégrité; chacun, quoiqu'il y eut pour tous plus qu il ne falloit, voulut s'en approprier une partie. De-lè naquirent la violence, la fraude, Ie vol & Ia rapine. Peu de temps après, I'orgueil & 1'envie s'introduifirent dans Ie monde, & apporterent avec elles un nouvel échannHon de richelfes; car les hommes qui jufqu'alors s'étoient crus riches' paree qu'ils n'avoient aucun befoin ' proportionnerent leurs demandes, non point aux befoins de Ia nature, mais k 1 abondance d'autrui, & commencerent k fe regarder comme pauvres, lorfqu ils virent que leurs voifins les iurpaffoient en richelfes. II ne put y avoir alors qu'un homme heureux paree qu'il n'y en avoit qu'un qui Püt avoir p!us que les autres, & celui-lè meme craignit fans celfe qu'on n'employat, pour Ie fupplanter, les mêmes  3i2 Le Ródeur. moyens dont il s'étoit fervi pour fup- planter les autres. La corruption augmenta au point, que la terre changea de face; on divifa 1'année en faifons; une partie du terrein devint inculte, &C 1'autre ne produifit que des baies, des glands &c de mauvaifes herbes. L'été & 1'automne fourniffoient k la vérité une nourriture groffiere; mais 1'hy ver ne procura aucun fecours aux hommes. La Famine, fuivie d'une infinité de maladies occafionnées par 1'intempérie de 1'air des régions fupérieures, fit un ravage affreux parmi les hommes, & menaca de les détruire avant qu'ils euflent le temps de fe corriger. Pour s'oppofer aux dévaftations de la Famine, qui jonchoit la terre de morts, le Travail defcc-ndit fur la terre. II étoit le fils de la Néceffité ; 1'Efpérance 1'avoit nourri, & 1'Art 1'avoit endocTriné.' II avoit la force de fa mere, 1'efprit de fa nourrice , & la dextérité de fon inftituteur. Le vent avoit ridé fon vifage, & le folei! noirci fon teint. II portoit d'une main les outils du labourage, avec lefquels il remuoit la terrej &ï de 1'autre, les inüruments de  Le Ródeur. 313 de 1'architeéture, pour élever des murailles & batir des villes. II cria a haute voix : » Mortels J voyez ici Ia » puilTance a laquelle vous êtes fou» mis, & de laquelle vous devez at» tendre tous vos plaifirs & toute »> votre füreté. Vous avez long-temps » langui fous la domination du Repos, » divinité impuiffarite & trompeufe , » qui ne peut ni vous protéger ni vous » fecourir, mais qui vous livre aux »> premières attaques de la Famine & » de Ia Maladie, & qui laifle envahir » & détruire fes adorateurs par le pre» mier ennemi, & le premier acciw dent. » Rendez-vous donc a 1'invitatio» » du Travail. Je vous enfeignerai a » remédier a Ia ftérilité de la terre &c » k 1'intempérie de 1'air. Je forcerai » 1'été a vous fournir des provifions » pour Phyver ; j'obligerai les eaux a » vous livrer les poiffons qu'elles con» tiennent, 1'air fes oifeaux, les forëts » leurs animaux. Je vous enfeignerai » a fouiller dans les entrailles de la » terre, k tirer des creux des monta» gnes les métaux qui donneront de Ia » force a vos mains, qui mettront vos Tomé J, O  314 . Le Ródeur. » corps en fïireté & a couvert de Patw taque des animaux féroces;qui vous » aideront a. abattre les chênes, a fen» dre les rochers, & a alTujettir toute » la nature a votre ufage & k vos i> plaifirs ". Les habitants du globe, encouragés par cette magnifique invitation, regarderent le Travail comme leur feul ami, & fe haterent d'obéir a fes ordres. II les conduifit dans les champs & fur les montagnes, &c leur enfeigna a ouvrir les mines , k applanir les collines , k deflecher les marais, & k détourner le cours des rivieres. Les chofes changerent k Pinftant de face. Les campagnes furent couvertes de villes & de villages, & les champs remplis de froment, & d'arbres fruitiers; on re vit par-tout que des monceaux de grains, des paniers remplis de fruits, des tables fplendidement fervies, &c des magafins remplis de toutes fortes de provifions. Le Travail & fes fuivants firent tous les jours de nouvelles conquêtes, & bannirent peu-a-peu la Famine de leurs domaines. Ilstriomphoient déja,lorfqu'ils virent arriver la Lafiitude. Ils  Le Ródeur. 3 i ^ Ia reconmtrent a fes yeux baiiTés, & a fon air abattu. Elle s'avanca en tremblant & en gémiifant. A chaque gégémiifement qu'elle pouffoit, tous ceux qui la virent perdirent leur courage; leurs nerfs fe relacherent, ils laifferent tomber les inftruments qu'ils avoient dans les mains. ; Erfrayés a la vue de ce fantöme horrible, ils fe répentirent d'avoir fuivi les confeils du Travail, & regretterent ces jours heureux qu'ils avoient paffes fous le regne du Repos. Ils defirerent de le revoir, & promirent de lui confacrer le reile de leurs jours. Le Repos n'avoit point quitté Ie monde ; ils le trouverent bientöt; & pour réparer Ia faute qu'ils avoient commife enl'abandonnant, ilsl'inviterent a jouir des acquifitions que le Travail leur avoit procurées. Le Repos prit donc congé des bois & des vallées qu'il avoit jufqu'alors habités, entra dans les palais, fe repofa dans les alcoves, paifa 1'hyver è dormir fur le duvet, & 1'été dans des grottes artificielles, en face defquelles étoient des jets d'eau & des cafcades. II manqua toujours quelque chofe a O ij  3 ï 6 Le Ródeur. fa félicité; il ne put jamais procurer, a ceux qui 1'avoient fuivi, cette férénité dont ils jouilToient avant qu'ils connuffent le Travail. II fut obligé de partager fon domaine avec la Luxure, quoiqu'il Feut toujours regardé comme une faulle amie, qui détruifoit fon crédit, en feignant de 1'augmenter. Les deux affociés vécurent quelque temps d'accord enfemble, jufqu'a ce qu'enfin le Luxe fe démit de fon emploi , & permït a la Maladie de s'emparer de fes partifans. Le Repos s'envola, & céda la place aux ufurpateurs, qui s'attacherent k s'affurer leurs poffeflions, & a fe foutenir mutuellement. Le Repos eut a faire k plufieurs ennemis. II échappa dans quelques endroits aux incurfions de la Maladie; mais il vit fa réfidence envahie par un intrus moins aftif & plus rufé : car fouvent, lorfqu'il fe difpofoit k dormir, qu'il n'avoit ni peine au-dedans, ni danger a appréhender au-dehors , lorfque tout étoit en fleur, & que Fair ne refpiroit que le parfum de toutes parts, la Satiété entroit avec un regard languiffant & rechigné , & fe jettoit fur le lit qu'on avoit drelfé &.orné  Le Ródeur. 317 pour le Repos. Elle n'étoit pas plutöt couchée, que la Mélancolie régnoit de toutes parts; les bois ie dépouilloient de leur verdure , les oifeaux cëflbient de chanter, les vents fe changeoient en foupirs , les fleurs fe fannoient & perdoient leur odeur. On ne voyoit de tous cötés que des gens qui erroient fans favoir oü ils alloient; on n'entendoit par-tout que des plaintes qui ne marquoient aucune douleur ; que des murmures qui n'annoncoient aucune infortune. Le Repos perdit alors toute fon autorité. Ses partifans commencerent a le regarder avec mépris; quelques-uns fe liguerent plus étroitement avec la Luxure, qui leur promit de bannir Ia Satiété. D'autres, qui étoient plus fages , & qui avoient plus de courage, furent rejoindre le Travail, qui les protégea a la vérité contre la Satiété, mais qui les livra de temps en temps è la Laffitude, & les forca a chercher le Repos. Le Repos & le Travail s'appercurent également de 1'incertitude de leurs poffeffions, & que leur empire couroit rifque d'être ufurpé par leurs enO iij  3i8 Le Ródeur. nemis communs. Ils trouverent leurs fujets infideles, & enclins a les abandonner a la première occaiion. Le Travail vit que 1'on confacroit au Repos les richeffes qu'il avoit procurées; & le Repos, que fes partifans recouroient a chaque inftant au Travail. Ils convinrent enfin, dans une entrevue qu'ils eurent enfemble, de partager le monde entr'eux, & de Ie gouverner tour-atour ; 1'un fe chargea de 1'empire du jour, 1'autre de celui de la nuit; promettant de garder réciproquement leurs frontieres, & qu'en cas d'hoftilité, Ie Travail s'oppoferoit a la Satiété, & le Repos a la Laffitude. Ce fut ainfi que leur ancienne querelle fut appaifée ; mais comme la Haine fait fouvent place a une paffion contraire, le Repos fut fécondé par le Travail, & mit au monde Ia Santé, Déeffe bienfaifante, qui affermit 1'union de fes parents, contribua aux viciffitudes régulieres de leur regne, & difpenfa fes faveurs a ceux-la feuls qui partagent leur vie dans une jufle proportion entre le Repos & le Travail.  Le Ródeur. 319 N°. XXXIV. Samadi, 14 Juület 1750. ■ Non fine vano Aursrum & filux. mctu. H O R A C E. » A qui le vent & le bniit des feuilles des « arbres infpirent la frayeur ". O N m'a blamé d'avoir dédié un ü petit nombre de mes fpéculations aux Dames; & en effet, un Moralifte qui borne fes inftrucfions a Ia moitié de 1'efpece humaine , doit avouer qu'il n'a pas affez étendu fes vues. II faut néanmoins conlidérer, que les devoirs des hommes fourniffent un plus vaffe champ aux confeils & aux obfervations, paree qu'ils font moins uniformes, & Hés avec des chofes plus fuj.ettes aux viciffitudes & aux accidents: auffi voyons-nous que dans les difcours philofophiques qui inftruifent par préceptes, & dans les narrations hiftoriques qui inftruifent par des exemples, O iv  3*° Le Ródeur. il n'eft prefque pas parlé des vertus & des vices des femmes. Peut-être a-t-on tort en cela; car notre bonheur domeftique dépend fi fort d'elles, elles ont une ft grande influence fur nos jeunes ans, qu'il eft de 1'intérêt général des hommes qu'on les inftruife de leurs devoirs. II ne convient pas qu'on abandonne a Ia direöion du hafard des qualités dont dépend une partie de nos plaifirs & de nos chagrins. Je vais donc inférer ici une lettre qui pourra être utile k celles qui bornent toute leur ambition aplaire, paree qu'elle leur apprendra qu'elles manquent leur but, par la trop grande en«. vie qu'elles ont de fe diftinguer. AU R O D E U R. Monsieur, t Je fuis un jeune Gentilhomme qui jouit d'une fortune confidérable, & maitre de ma conduite. Après avoir paffe par les formules ordinaires de 1'éducation, paffé quelques temps dans les pays étrangers, & m'être fait dif-  Le Ródeur. ju tinguer a mon retour par des manieres polies, je fuis arrivé a cette partie de la vie dans laquelle on fonge a s'établir, & a fe procurer une lignée. J'ai réfifté quelques temps aux follicitations & aux remontrances de mes oncles &c de mes tantes; mais on m'a h Ia fin perfuadé de fréquenter Anthée, jeune héritiere dont la terre eft contigue a Ia mienne, & a la beauté & a la muf. fance de laquelle on ne peut rien obje&er. Nos amis déclarerent que nous étions nés 1'un pour 1'autre; tous ceux des deux cötés qui n'avoient aucun intérèt a empêcher notre union , contribuerent a la hater, Sc s'emprefferent de nous marier, avant que nous eufiions eu 1'occafion de nous connoïtre. J'étois cependant trop agé pour qu'on put m'extorquer mon eonfentement j &C ayant adopté une maxime que mes parents ignoroient , qu'on peut être malheureux avec beaucoup de bien, je réfolus de connoïtre la perfonne avec laquelle je devois paffer le refie de mes jours. II ne me fut pas difficile de ccntinuer a lui faire ma cour; car Anthée avoit une facüité étonaante a éluder les queflions que je lui faifois O v  311 Le Ródeur. fouvent, & de retarder des approches,' que je n'avois pas beaucoup d'envie d accélérer. Nouspaffames ainfi notre temps dans des vifites & des politeffes réciproques, fans aucune proteftation formelle d'amour, ni fans aucun offre de nous maner enfemble. Je 1'accompagnai fouvent aux alTemblées, oh, comme 1'on fait, Ia conduite eft tellement réglée par la coutume, qu'on ne peut acquérir Ia moindre connoilfance du caraftere particulier des gens; de maniere qu'il me fut impofïible de découvrir fon humeur tk fon inclination. Je me hafardai enfin a lui propofer u.ne partie, & a aller voir une maifon de campagne qui étoit a quelques mdles de Ia ville. Elle y confentit; &C ayant affemblé Ie refte de Ia compagnie , je lui amenai, è 1'heure marquée, un carroffe que j'empruntai d'un de mes amis, ayant différé d'en acheter un jufqu'a ce que j'euffe occafion de favoir 1'ufage qu'elle vouloit en faire. Anthée defcendit; mais comme je lui donnai la main pour monter, elle recula avec une apparence d'horreur, & me dit qu'elle n'y entreroit jamais;  Le Ródeur. 3*3 que la doublure du carroffe reffembloit fi fort a celle de la voiture dans laquelle elle avoit aflifté, trois ans auparavant, au convoi de fa tante, qu'elle ne pouvoit jamais 1'effacer de fa mémoire. Perfuadé qu'il ne convenoit pas k un amant de difputer avec fa maitreffe, je renvoyai le carroffe, & donnai ordre qu'on en amenat un autre. Elle monta dedans; le cocher commenga k fouetter fes chevaux, & nous nous entretenions de la maifon que nous allions voir, lorfque le carroffe pencha. La-deffus, Anthée s'écria que nous allions verfer. Nous fümes obligés de fixer notre attention fur elle; Óc elle 1'entretint en renouvellant fes cris, a chaque fois qu'il falloit tourner. Elle fe plaignit de temps en temps de la rudeffe du carroffe, & m'obligea plufieurs fois k dire au cocher de ne point cahotter. Le pauvre homme alla plus doucement; mais Anthée nous fit obferver que le pas dont il alloit, nous retiendroit plus long-temps fur les cailloux, & me pria de lui dire d'aüer plus vite. II le fit; le carroffe cahotta de nouveau; fur quoi elle me dit poO vj  3*4 Le Ródeur. Hment qu'elle étoit fachée d'être de fa partie. Nous entrames dans le beau chemin; & nous croyions toutes les difficultés furmontées,lorfqu'Anthée appercut un ruiffeau devant nous, qu'elle nous dit qu'elle ne pafferoit point. Nous fümes donc obligés de mettre pied k terre, pour traverfer Ie pont; mais il étoit fi étroit, qu'Anthée n'ofa le paf» fer, óc remonta dans le carroiTe. Ce délai nous ayant obligé è doubler le pas, jedonnai en conféquence mes ordres au cocher. Anthée nous (it alors obferver que 1'ëiTieu étoit fujet a prendre feu lorfqu'on alloit trop vïte; & me pria h chaque minute d'y regarder, de peur que nous ne fuffions eonftumés. Je fus forcé d'obéir, & lui jurai de temps en temps que nous n'avions rien a craindre , 6c que nous arriverions fans perdre notre vie, ni par le feu, ni par Peau. Nous pourfuivimes notre route fur des chemins plus ou moins folides, mais toujours avec les mêmes anxiétés.. Le chemin étoit il ferme, nous cahottions; étoit-il mou, nous enfoncions. AJlions-nous vite, nous cour  Le Ródeur. rïons rifque de verfer ; allions-nous doucement, nous n'arriverions jamais. Elle appercut enfin quelque chofe qu'il lui plut de qualifier du nom de nuage; fur quoi elle nous fit obferver qu'il tonnoit fouvent dans cette faifon dé* 1'année. Comme c'étoit la fa principale crainte, elle permit au cocher d'aller auffi vïte qu'il voudroit,. difant qu'elle ne craignoit plus rien, pourvu qu'elle put arriver au gïte avant qu'il tonnat. Tout notre entretien roula fur des dangers, des foucis, des craintes & des confolations, fur des hiftoires de quelques Dames qui avoient été obligées de paffer la nuk en plein champ,qui s'étoient noyées dans des rivieres, ou qui avoient été tuées par la foudre. A peine étions-nous échappés d'un danger, que nous tombionsdans un autre. Nous arrivames enfin è 1'endroit oh nous nous étions propofés de diner ; & je propofai a Anthée de choifir les mets qui lui plairoient, lui difant que la maifon étoit aufïi-bien approvifionnée qu'on pouvoit le defirer.. Elle refufir tout ce qu'on, lui préfenta. Elle haïffoit une chofe dans un certain.temps de Tannéejelle ne pouvoit fouffi.\ lau-  Ji6 Le Ródeur. tre, depuis qu'on 1'avoit fervie gatée k Ia table de Lady Feedvell : elle étoit perfuadée qu'on nepouvoit apprêterun méts comme il faut, dans 1'endroit oü 1'on étoit; elle ne pouvoit toucher k 1'autre, a moins que la fauce ne fut k la Frangoife. Elle demanda enfin un faumon; mais malheureufement il n'y en avoit point. J'en fis chercher un: mais quand on le fervit fur la table, elle dit que la peur lui avoit öté 1'appétit; mais qu'il n'y avoit pas grande perte, paree qu'elle ne pouvoit fe perfuader qu'il y eüt de la propreté dans une auberge. Le diner fini, la compagnie propofa d'aller voir les jardins; car ce n'étoit plus a moi a faire les ouvertures. Anthée déclara qu'elle ne pouvoit concevoir le plaifir qu'il y avoit k voir quelques arbres verds , & quelques grains de gravier , & deux ou trois bafïins d'eau claire ; qu'elle craignoit la fraicheur de la foirée , qu'elle prévoyoit qu'il alloit pleuvoir,& qu'elle auroit fouhaité d'être reftée au logis. Nous fupportames patiemment ce contre-temps , & nous nous mimes a difcouur fur des fujets ordinaires. An-  Le Ródettr. 317 thee nous dit alors, que puifque nous n'étions venus que pour voir les jardins, elle ne vouloit pas nous priver de ce plaifir. Nous nous promenames quelque temps dans 1'enclos, fans autre embarras que celui d'écarter les grenouilles qui fe trouvoient fous nos pas; car Anthée nous avoit prévenus qu'elle mourroit infailliblement fi elle en voyoit une. Heureufement nous ne trouvames aucune grenouille; mais lorfque nous fümes a cent pas du jardin, Anthée appercut quelques moutons , & entendit une fonnette, qu'elle prétendit qu'on n'avoit pas mife fans deflein. Nous ne pumes 1'engager a aller plus loin. Elle nous dit qu'elle étoit fachée dedéfobliger la compagnie; mais que fa vie lui étoit trop chere pour la facrifier a une fimple politeffe. Etant retournés a Pauberge , Anthée nous fit obferver que nous n'avions point de temps a perdre , que la nuit approchoit; & que fi elle nous furprenoit en chemin, nous courions rifque d'éprouyer mille malheurs. On harnacha les chevaux, & nous partimes fans délai. Nouvelles fcenes de ter-  328 Le Ródeur. reurs. Elle prenoit tous les hommes qu'elle voyoit, pour des voleurs. Elle nous prioit tantöt de doubler le pas, de peur qu'un paflant qui venoit derrière nous, ne nous atteignït; & tantöt de rallentir, de peur d'atteindre celui qui alloit devant. Elle prioit ceux qui palToient, de lui fauver Ia vie, & elle m'attira mille querelles avec des gens qui s'étoient arrêtés pour nous ofFrir leurs fervices. Nous arrivames enfin; & elle fit le lendemain k fes compagnes un récit admirable du voyage qu'elle avoit fait» Je crois, Monfieur, qu'il efl; inutile de vous demander les conféquences qu'on peut tirer du récit que je viens de vous faire,, ni quelle félicité on doit fe promettre de la fociété d'une femme , qui confond la poltronnerie avec félégance , & qui fait confifler fa délicatefle k déplaire a ceuxqu'elle fréquente. Je fuis, &C.  Le fiótieur. 329 No, XXXV. Mardi, 17 Juillet 1750. 1 Non pronuba Juno , Non Hymcnaus adcfl, non Mi Gratia USo. OviBïi » Ni Junon , ni 1'Hymen, ni les Graces n'ont » point affifté a ce mariage ". AU R O D E U R. j\ï ONSIEUR, Comme vous avez différé jufqu'ici de tenir la promeffe que vous nous avezfaite, de parler du mariage dans une autre feuille, & que je m'imagine que vous êtes bien-aife d'avoir plus de matériaux fur ce fujet, que votre expérience & vos obfervations ne peuvent vous en fournir, je vais vous rendre compte de ce qui m'eft arrivé en entrant dans 1'état conjugal. J'avois environ vingt-huit ans, lorfque m'étant laffe des plaifirs de la ville,  33° He Ródeur. & m'étant occupé d'affaires plus férieufes a 1'occafion de Ia banqueroute que fit un Procureur a qui j'avois aveuglément confié Ia direftion de ma forfïine, je réfolus d'en prendre foin moimême, & de régler ma vie conformément aux regies les plus ftridtes de la prudence économique. En conféquence de ce' projet, je pris congé de mes camarades , qui m'accablerent de mille brocards, après avoir inutilement efTayé de me détourr ner d'un deffein fi peu convenable k un homme d'efprir, par le récit qu'ils me firent de I'ignorance & de la rufticité dans lefquelles plufieurs jeunes gens étoient tombés dans leur retraite, après avoir brillé dans les tavernes &c dans les académies de jeux, & joué un röle diftingué parmi le beau monde. Lorfque j'arrivai dans ma terre, que, par une négligence aflez ordinaire aux (jeunes héritiers , je n'avois pas vue depuis la mort de mon pere, je trouvai mes affaires dans un fi grand défordre, que j'eus toutes les peines du monde a les débrouiller. J'en vint cependant k bout a force d'application; & je m'ap* percus bientöt que le fuccès me dé-  Le Ródeur. 331 dommageroit amplemenr du temps que j'ayois employé è les régler, en les conduifant moi-même. Je vifitai mes vaffaux, je parcourus ma terre, & fit réparer un vieux chaV teau qui tomboit en ruine depuis plufieurs années. Ces preuves de fageiTe pécuniaire me firent paiTer dans 1'efprit de tous mes voifins pour un homme fenfé , judicieux & économe. Ils bp« pofoient ma conduite a celle de Thriftlefs & de Latterwit, deux jeunes étourdis qui avoient leurs terres dans Ie même canton du Royaume, mais qui n'y alloient que pour tirer leurs reve^ nus d'avance, pour débaucher une laitiere , pour donner une fête, & raconter leurs intrigues, & s'en retournoient enfuite pour dépenfer leur argent. On doura quelque temps que je perfiftaffe dans ma réfolution ; mais je diffipai tous les foupcons par ma perfévérance. J'augmentai tous les jours ma réputation par la décence de ma converfation & la régularité de ma conduite , & 1'on paria de moi aux affifes, comme d'un homme a remplir Ia place de juge de paix.  33 2 Le Ródeur. La confufion de mes affaires, Ia néceffité dans laquelle je fus de vifiter mes fermes, de renouveller des baux, de veiller aux réparations de mes batiments, Iaiffa peu de vuide dans ma vie , & ne me permit point de penfer au mariage; mais au bout de quelque temps, mes occupations diminuerent, & le bon ordre que j'avois mis dans mes affaires, me mit en état de les expédier avec plus de facilité. Je fongeai alors k employer mon temps, fans retomber dans les amufements auxquels je m'étois livré jufqu'alors, & leur fubftituai ceux de la campagne, qui étoient les feuls que je puffe partager avec les Gentilshommes du voifinage. Les inconvénients de eet état me difpoferent naturellement a chercher une compagne; la connoiffance qu'on avoit de mes biens, jointe k la réputation que je m'étois acquife par ma frugalité & ma prudence, me donnerent entrée chez toutes les families. Je m'appercus bientót qu'on n'exigeoit de moi d'autre vertu que celle d'avoir liquidé mes biens, & acquitté mes dettes. Je fus indigné de 1'empreffement  Le Ródeur. 3 3 j avec lequel les filies fe montroient partout oü j'allois, & ne pus m'empêcher de les regarder comme des proflituées, lorfqu'on leur ordonna de chanter deyant moi, & de me montrer des échantillons de leurs talents pour la mufique, pour les ouvrages de couture , & pour les affaires du ménage. Je n'étois pas plutöt afïïs a table, que 1'on prioit Ia fille de Ia maifon de me faire quelque compliment. Le pere & Ia mere ne m'entretenoient que de fes vertus & de fes bonnes qualités, declarant qu'étant a la veille de quitter Ie monde, ils ne penfoient qu'a rendre leurs enfants heureux, & a les bien établir; que celle a qui j'avois fait compliment a table, étoit Ia principale confolation de leurs vieux jours; qu'elle étoit fi douce, fi obéiffante, fi complaifante pour fa maman, fi chéne de fon papa k caufe de fa gaieté & de fa bonne humeur, qu'ils auroient toutes les peines du monde k s'en féparer ; mais que s'ils trouvoient un Gentilhomme dans Ie voifinage qui leur convïnt, ils ne feroient pas affez dénaturés pour Ia lui refufer, & qu'ils hu feroient une dot proportionnée a  334 Le Ródeur. leur tendrefTe, lorfqu'il feroit quef- tion de lui procurer un établiffement avantageux. Comme je favois que ces propofitions n'étoient point fondées fur la préférence que 1'on me donnoit fur un autre également riche, je ne pus voir fans piiié, que 1'on mit ainli les filles a 1'enchere, Sc qu'on en diminuat le prix par des éloges déplacés. En effet , comment peuvent-elles fe voir offrir Sc rejetter une centaine de fois, fans perdre une partie de cette tlévation Sc de cette dignité, qui font le principal mérite d'une femme ? Je ne vous dirai rien des ftratagêmes que 1'on employa pour aveugler ma raifon Sc féduire mon cceur. Vous les devinerez aifément, pour peu que vous ayiez fréquenté les gens de Province , Sc que vous connoiffiez leur politique rurale. Leurs rufes font a-peu-près les mêmes, Sc ne varient prefque point. L'argent efl: la feule chofe qui leur paroifle digne de leurs foins; Sc croyant que tout le monde penfe comme eux, ils ne s'étudient qu'a en impofer par de faux calculs. Je ne nierai point, que me voyant  Le Ródeur. 3 37 vanté pour mon difcernement, je commencai a bien juger de mon caractere, & que je réiolus de ne point perdre mon crédit, en me mariant par amour. Je m'attachai donc a connoïtre la fortune de celle a qui j'adrefferois mes vceux, avant de m'informer de fon efprit, de fa beauté, & de la délicateffe de fes fentiments. Je me déterminai donc pour MitiiTa , fille de Chryfophylus, dont la perfonne n'avoit aucun défaut, & dont les mceurs étoient irréprochables, ayant été élevée dans un lieu oü elle n'étoit pas a même de les corrompre. Ses parents me permirent de lui faire ma cour, & elle me renvoya a fon pere, dont elle me dit qu'elle avoit réfolu de fuivre le confeil. II ne fut plus queftion que de la dot qu'on vouloit lui faire. Le vieux Gentilhomme me fit des propofitions auxquelles je refufai de confentir. MitiiTa eut ordre d'agir. ;EIIe me dit que je ne 1'aimois point, puifque je refufois les offres de fon papa; qu'elle étoit malheureufe, & que j'étois un perfide; elle fondit en larmes,& s'évanouit plufieurs fois. Comme je n'étois pas amoureux, tout cela  336 Le Ródeur. produifit peu d'effet fur moi. Elle re^ fufa de me voir; je crus devoir lui écrire, & elle mit tout en ufage pour me faire adopter les mefures de fon pere. Je fus inflexible, il acquiefca at ma propofition, & me dit qu'il me favoit gré de mon déiintéreffement. 'J'époufai donc Mitiffa, pour éproitver le bonheur que 1'on pouvoit gouter dans un mariage auquel 1'amour n'avoit eu aucune part. Elle montra bientöt qu'elle avoit autant de prudence que moi, & qu'elle n'avoit pris un mari que pour être fa maïtreffe, & pour avoir un carroffe a fes ordres. Elle ameha avec elle une vieille femme-de-chambre, que fa mere lui avoit recommandée, qui 1'avoit inftruite dans le ménage, & dont elle fuivoit les confeils dans toutes les occafions. Elles trouverent bientöt des raifons pour fe brouiller avec mes domeftiques, qu'e,lles m'obligerent k congédier, 'ou qu'elles traiterentfi mal, qu'ils me demanderent leur congé; & ils furent remplacés par d'autres que les parents de ma femme lui avoient recommandés. Elles établirent ainfi une familie fur laquelle je n'avois aucune autorité ,  Le Ródeur. 337 torité, & qui confpiroit fans ceffe contre moi; car Mitiffa regardoit fes intéréts comme féparés des miens, Sc ne regardoit comme le fien, que ce qu'elle acquéroit a mon ihfu. Elle me préfentoit de faux comptes de dépenfe; elle fe plaignoit avec mes fermiers de la dureté du temps, & regut d'eux des préfents pour m'engager k. diminuer leurs baux. Elle fouhaite de me furvivre , pour pouvoir jouir de ce qu'elle a amaffé; ce qui fait qu'elle améliore continuellement les terres qu'elle m'a apportées en dot, & qu'elle a une fois tenté d'obtenir un ordre pour m'empêcher de vendre un bois dont 1'argent m'étoit néceffaire pour des réparations. Son pere & fa mere la fecondent dans fes pro jets; ils fe plaignent du peu d'égard que j'ai pour elle , & me reprochent de ne lui faire aucun préfent. Tel fut, Monfieur, Pétat dans lequel je vécus pendant fept ans. Je perdis enfin patience; & ayant un jour invité fon pere a diner, je lui expofai 1'état de mes affaires; je lui découvris plufieurs fraudes que ma femmaavoit conv mifes; je mis dehors mon homme d'afTomi J, P.  33§ Le ESdeur. faires; je livrai fa femme-de-chambre" au Conftable; je me chargeai de la' conduite de mes affaires, 8c lui affignai une penfion modique. Je vous inftruis de ces chofes , pour empecher ceux qui hront votre feuille, d'époufer une fille qu'ils n'ont aucune raifon d'eftimer. Je fuis, &c. N°. XXXVI. Samedi, ai JuiHet I7j0; Aft' trrovlo vo[A»se HOMESE, » Les bergers continuent leur route, en jouant * £. Chi™e™> «aindre ni 1'ennemi, „ » les embuches qu'on peut leur tendre " Il ny a pas de genre de poéfie qui flatte plus Ie Lecfeur, ni qui excite davantage la verve du Poëte, que la Paftorale. Elle plait généralement, paree qu elle préfente des fcenes familieres » prefque toutes les imaginations 8c  Le Ródeur. 339 de Ia defcription defquelles tout le monde eft en état de juger. Elle nous préfente une vie, dont la paix , Ie Ioifir & 1'innocence font inféparables; des images cjui diffipent nos chagrins nos foucis, & qui nous tranfportent dans les champs Elyfées, oh tout ne refpire que la joie, 1'abondance & le contentement, oh chaque xéphyr nous promet du plaifir, & chaque ombre du repos. Quelques perfonnes qui aiment a parler de ce qu'elles ne connoiffent point, ont prétendu que la poéfie Paftorale étoit la plus ancienne; & en effet, puifqu'il eft probable que Ia poéfie eft auffi ancienne que 1'homme, & que les premiers hommes menoient une vie champêtre, on peut conjecfurer avec raifon, qu'étant obligés d'env prunter leurs idéés des objets qui leur étoient familiers , leurs compofitions étoient principalement des réflexions que firent les premiers obfervateurs fur la création vifible, & ne furent que des hymnes paftorales pareilles a celles que Milton met dans la bouche de nos premiers parents, auxbeaux jours de leur innocence. Pij  34° Le Ródeur. La même raifon pour laquelle la poéfie Pafiorale fut le premier emploi de Pimagination humaine, fait encore qu'elle elf le premier amufement littéraire de notre efprit. Nous avons vu des champs, des prairies & des bois, au moment que nous avons ouvert les yeux; nous nous plaifions au chant des oifeaux, au murmure des ruiifeaux & des zéphyrs, long-temps avant que nous fuffions engagés dans les acfions & les palfions humaines. Nous aimons par conféquent les images champêtres, paree que nous en connoifions 1'onginal dés 1 age oh notre curiofité n'étoit point excitée par des defcriptions des cours que nous n'avions jamais vues, ni par la repréfentation des palfions que nous n'avions jamais éprouvées. Le plaifir que nous caufe cette poéfie, commence ^ non-feulement de bonneheure, mais dure encore long-temps. Nous ne le rejetttons point, a mefure que nous avancons dans le monde intelleéiue!, comme un amufement puénle; mais nous y retournons dans nos moments d'indolence & de loifir. Les images champêtres nous plaifent tou-  Le Ródeur. 341 jours, paree que les ouvrages de la nature, dont elles font empruntées, ont toujours le même ordre & la même beauté, continuent d'agir fur notre efprit , nous frappent fans que nous levoulions, font proportionnées k notre intelligence, & fournilTent toujours matiere k de nouvelles réfïexions. L'inclination que nous avons pour le repos & la tranqulllité, 1'emporte fur la connollTance que nous avons du tumulte & du tracas du monde. Dans la jeuneffe, nous tournons nos penfées fur la campagne, comme fur une région de plaifirs; nous y retournons dans la vieilleffe, comme dans un afyle de paix, & peut-être avec ce plaifir acceffoire qu'un homme éprouve en revoyant les lieux qui lui rappellent les plaifirs qu'il a goütés dans fa jeuHeffe, ce printemps de la vie, dans lequel tout le flattoit par fa nouveauté, & ne lui infpiroit que de la joie & des efpérances flatteufes. Le fentiment de ce plaifir univerfel a engagé une infinité d'Ecrivains k compofer des poéfies Paftorales, dans lefquelles ils ont généralement réufïi comme les autres imitateurs, en nous P iij  34* Le Ródeur. tranfmettant les mêmes images égale f ^ hre le titre d'un poème Dour fivoir quelle fera la hhl de la'com- m mer de ces poemes, ne trouve pas fontL?Ib°'n'S^e h P°é"e Pailorale lont a Ja verité étroites- c*r ~„~- ^ nature, aIa coiSr^SiSgS* ies effets qu elle produit fur les yeux & les oredies, font uniforme- & peu fufcep ibles d'une defcription' varfle ^ P°efïe n.e Pe«t infiftef fur les diffcn&ons mxnutxeufes qui mettent de ïa. diffewrice entre les efpeces fan! secarter de cette Pi-anrU,,,. r , ? p- • • êrandeur fimple qui iaffit hmagmation, ni difféquer les qualités cachées des chofes, ?ans p dre le pouvoir qu'elle a dé plaire \ 1'efpm enluirapSpelIantfeS idee Ce! Pedant, comme il n'y a point de fit de «e faffe des découvertes & q"e ces découvertes font peu- -pet  Le Ródeur. 343 eonnues de tout Ie mondei que 1'on trouve de nouvelles plantes, & qu'on introduit de nouvelles facons de cultiver la terre, qui deviennent peu-apeu générales; la poéfie Paftorale peut auffi recevoir de temps a autre quelques légeresaugmentations, &produire une fois dans un fiecle une fcene quelque peu variée. Mais les fujets paftoraux , de même que les autres, ont été fouvent traités par des gens qui n'ont pas fu les manier; par des gens qui connoifibient fi peu la face de la nature , qu'ils l'ont copiée d'après leur imagination, & défiguré fes traits de maniere que leurs portraits ne paroiffent que des copies ferviles de leurs prédéceffeurs. Les images de la vie champêtre , & les occafions dans lefquelles on peut les produire k propos, font en petit nombre & générales. L'état d'un homme confiné aux occupations & aux plaifirs de la campagne, eft fi peu varié, & expofé k un fi petit nombre de ces accidents qui produifent des perplexités, des terreurs & des furprifes dans les affaires plus compliquées, qu'il fe trouve rarement dans des circonftanP iv  344 Le Ródeur. ces capables d'exciter la curiofité. Som ambition eft fans politique, & fon arnour fans intrigue. II n'a d'autre plainte a faire de fon rival, finon qu'il eft plus nche que lui, ni d'autre mal. heur a fe plaindre , que de la cruauté de fa maïtreffe, ou d'une mauvaife récolte. La néceflïté de procurer quelque nouvelle fource de plaifir, engagea Sannazar è tranfporter la fcene des champs fur la mer, k fubftituer les pecheurs aux bergers, & de puifer fes ientiments dans le genre de vie qu'ils menent. Les critiques qui font venus apreshu 1 en ont blamé, fe fondant iur ce que Ia mer eft un objet de termir, peu propre è récréer 1'efprit & a calmer les pafïions. On peut le ga- rantir de cette objeflion par la maxime etablie qu'il eft permis aux poëtes de choifir leurs images, fcqu'ils nefont pas plus obhges de nous repréfenter Ja-mer dans une tempête , que Ja terre durant une inondation; mais qu'ils peuvent nous étaler tous les plaifirs & nous cacher les dangers de 1'eau' de meme que nous dépeindre un berger a lombre d'un ormeau, fans lui don-  Le Ródeur. 345 ner la fievre , ni lacher fur lui une béte féroce. Une églpgue entre deux pêcheurs efl cependant lujette a deux défauts auxquels on ne peut obvier. Quoique la mer puiffe être confidérée par ceux qui, comme Sannazar, habitent fes cötes, comme une fcene de plaifir Qc de récréation , elle a cependant moins de variétés que la terre, &ladefcription qu'on en donne efl bientöt épuifée. Quand le Poëte nous la une fois dépeinte au lever & au coucher du foleil, agitée par le vent, ik roulant fucceffivement fes vagues vers la cöte; qu'il nous a décrit les poiffons qu'elle renferme dans fon fein, il ne lui refie plus rien qui ne lui foit commun a tout autre genre de poéfie, comme les plaintes d'une nymphe dont 1'amant a péri dans les flöts,ou Pindignation d'un pêcheur qui voit que 1'on préfere les huitres de Mycon aux fiennes. Un autre obftacle a la réception de ce genre de poéfie, efl 1'ignorance des plaifirs maritimes, dans laquelle vivent la plupart des hommes. Ceux qui vivent dans l'intérieur des terres, ne connoiffent autre chofe de la mer, fïnon P v  34$ Le Ródeur. cue c'eft une efpace d'eau immenfe , que les hommes traverfent pour aller d un pays dans un autre, & fur lequel plufieurs perdent la vie. Ils ne peuvent fe repréfenter ni fes cötes, ni fes Jayes ; & le poëme qui en parle, ne fait pas plus de fenfation fur eux qu'une carte marine, ou la Géographie verfifiee de Denys. Ce qui empêcha Sannazar d'apper* cevoir cedéfaut, fut qu'il écrivit dans une langue favante, & pour les lecteurs qui connoilfoient les ouvrages de la nature. S'il eüt écrit dans une Jangue vulgaire, il auroit bientöt reconnu qu'il s'étoit inutilement efforcé de faire goüter des chofes que perlonne n'entendoit. II n'eft pas aifé de renchérir fur les Paftorales de 1'antiquité, quelque adr°£ &x?ueI(ïue ^angement qu'on V laffe. Nos defcriptions peuvent a Ia yente différer de celles de Virgile de neme qu'un été d'Angleterre differe » Je chante les mêmes airs que chantoit Amj» phion, lorfqu'il raffembloit fes troupeaux ". N 1 les Auteurs ni les critiques modernes qui fe font mêlés de compofer des poéfies Paflorales & d'en juger, n'ont pas aflez examiné les originaux que les anciens nous ont laifTés. Ils fe font embrouillés dans des difficultés inutiles, en avancant des principes, qui, n'étant point fondés fur Ia nature, doivent être bannis d'une efpece de compolition dans laquelle on doit plus regarder Ia nature que toute autre chofe, P v;  34% Le RSdeuf. II eft donc nécefiaire de fe former une idee plus nette Sc plus exacle de cette efpece de poéfie. On peut, je crois, 1'acquérir aifément dans les Paftorales de Virgile, dont on ne fauroit abandonner 1'opinion fans rifquer de fe tromper, fi 1'on confidere que tous les avantages de la nature & de ia fortune ont concouru k la perfeöion de fes poéfies. II naquit avec un jugement févere, exaö, éclairé par les connoiffances du fiecle le plus favant que 1'on connoiffe , & ernbelli par 1'élégance de la Cour de Rome. II empïoya fes talents k perfeöionner plutöt qu'a inventer, & il dut par conféquent s'efforeer de fuppléer par fon exaftitude au défaut de la nouveauté. On remarquera encore qu'ayant pris Théocrite pour modele , ii trouva la poéfie Paftorale fort prés de la perfeftion ; & qu'ayant un auffi grand rival, il dut marcher avec beaucoup de circonfpeöion. Si V on chercbe dans les écrits de Virgile la vraie définition de la poéfie Paftorale, on trouvera , que c'eft un poéme dans lequel les aiïions & les pajjïons font repréfentées par les effets qu'elles produifent fur la vie champêtre. II fuitde-  Le Ródeur. 349 Ia que tout ce qui arrive_ a la campagne felon le cours ordinaire des chofes , peut fournir un fujet k un poëte Paftoral. Ceux qui font verfés dans les écrits des critiques modemes, obferveront qu'il n'eft fait aucune mention de Page dor dans cette définition. Je ne vois pas en effet qu'il foit néceffaire de faire remonter les delcriptions de la vie champêtre dans les temps éloignés, ni qu'aucun poëte ait confervé les mceurs & les fentiments des Arcadiens, La feule raifon fur laquelle cette regie eft fondée, eft, autant que je puis m'en fouvenir, que dans le fiecle oii nous fommes , & avec les mceurs qui y regnent, il n'eft pas vraifemblable que les bergers foient capables de compofer des vers auffi harmonieux, ni d'avoir les fentiments auffi délicats ; & que par conféquent, un leef eur qui veut fe former une idéé du caraftere Paftoral, doit remonter au fiecle dans lequel le foin & la garde des troupeaux faifoient 1'occu pation des hommes les plus fage3 & les plus illuftres. Ces raifonneurs paroiffent avoir été induits dans cette hypothefe?pour n'a-  Le Ródeur. voir pas coftfidéré Ie genre paftoral en general comme un tableau de Ia vie champetre leqiIel nous inftruit par confequent des idees & des fentiments de ceux, q„els qu'ils foient, aoui Ia campagne procure du plaifir ou de 1'occupation; mais comme un dialogue ou une converfation entre des gens qu leur vie dans des travaux ferviles & pembles. Ils ont conclu de-la que puifquon etoit obligé de conferver les ca : «öeres, I falloit proportionner s fentiments a la qualité des bergers ou leur en donnet de plus noblfs & de fidinS:que ceux qu'iis °nt En conféquence de ces erreurs orig'nelles on a donné mille préceptes brouiller Ceux qui ont voulu les obfervo\t SU',qiIes"uns ont que 1'on devoit généralement conferver les mceurs «naginaires de l'age d'or , & q des ro t1"316, qüC d6S & & des r° mandez-vous "? » Etre généreux & bienfaifant, dit » Hamet, pardonnez le trouble que » votre préfence augufte me caufe. Je » vous fupplie de me donner un petit » ruifleau qui ne tariffe jamais dans » 1'été, & qui ne fe déborde jamais »> dans 1'hyver ". Je t'accorde ta demande, dit le Génie. II fendit a 1'inftant la terre avec fon fabre, il en fortit une fontaine dont 1'eau fe répandit dans la prairie. Les fleurs reprirent leur odeur, les arbres leur verdure, les troupeaux étancherent la foif qui les dév»roit.  Le Ródeur. 365 Le Génie, s'étant tourné vers Rafchid , lui demanda ce qu'il vouloit. » Je te prie, lui dit Rafchid, de dé» tourner le Gange fur mes terres, » avec tous les peuples qui 1'habitent". Hamet, frappé de la grandeur des fentiments de fon voifin, fe fut mauvais gré de n'avoir pas prévenu fa demande. » Infenfé, reprit le Génie, ne fois point » infatiable! Réfléchis que tu ne dois » faire cas que de ce dont tu peux » ufer. Tes befoins font-ils plus grands w que ceux d'Hamet" ? Rafchid perfifta dans fa demande, fe félicitant en lui-même du petit röle qu'Hamet joueroit en préfence du propriétaire du Gange. Le Génie fe retira vers la riviere, & les deux bergers attendirent 1'événement. Comme Rafchid regardoit fon voifin avec mépris, ils entendirent tout-a-coup le bruit d'un torrent, d'ou ils conclurentque le Gange avoit rompu fes digues. Le fleuve inonda les terres de Rafchid , détruifit fes plantations , entraina fes troupeanx , &c un crocodile le dévora en prélence de fon ami. Q «j  366 Le Ródeur. N°. XXXIX. Mardi, 31 Juillet 1750. hifellx -——• nuüi Une nupta marito. Adsobi. » Pauvre Didon, oü t'a réduite » De deux maris Ie trifte fort! »> L'un en mouranr caufe ta fuite, » L'autre en fuyant caufe ta mort. T J-J a condition des femmes a été fouvent Ie fujet de Ia compaffion des Médecins, paree que leur corps eft conftmié de maniere, que chaque état de la vie les expofe a des maladies particulieres. Elles font placées, comme dit Ie Proverbe, entre Scylla & Charybde, & n'ont k choifir que des dangers également formidables. Soit qu elles fe marient, foit qu'elles reftent filles, elles font également expofees, en conféquence de leur choix, a Ia maladie, k la mifere & a la' mort. II feroit k fouhaiter que ce degré  Le Ródeur. $6j d'infélicité naturelle, déja grand par lui-même, ne fut point augmenté par des miferes cafuelles & artificielles, & que des créatures dont on ne peut voir la beauté fans admiration, & contempler la délicateffe fans tendrefle, eulfent Ja liberté d'adoucir leurs chagrins k leur gré. Quoi qu'il en foit, 1'ufage paroït avoir fbrmé une efpece de confpiration contre elles, quoiqu'on ne s'en appergoive pas: elles ont même contribué a 1'établir; &c la prefcription , qui, lorfqu'elle eftétablie, dure longtemps, & dont 1'autorité efl fort grande, paroit les avoir exclues du contentement, quelque état qu'elles embraffent. Si elles refufent de fe marier, & qu'elles reftent dans le célibat, qui efl: 1'état qui les met le plus k même de contribuer a leur bonheur, elles donnent rarement, a ceux qui les fréquentent, une haute idéé des avanrages de la liberté dont elles jouiflent; car foit qu'elles foient fachées de rempreffement avec lequel d'autres femmes fe livrent tête baiffée a 1'efclavage , ou de la vanité abfurde avec laquelle les femmes mariées fe félicitent d'avoir Q iv  3** Le Ródeur, changé d'état, & condamnent les héromes qui s'efforcent de maintenir la éigmté de leur fexe; foit qu'elles {entent que, femblables aux contrées ftérdes, elles ne font libres, que paree que perfonne n'a cru qu'elles mérirafient qu'on en fit la conquête; foit qu'elles s'imaginent qu'on n'a pas toujours confiance en leur fincérité, lorfqu'elles fe vantent de méprifer les hommes, il eft certain qu'il paroïty avoir en elles une caufe continuelle d'inquié. tudes, & que plufieurs ont enfin cédé au confeil que des Rhétoriciens éloquents leur ont donné, d'elfayer du genre de vie qu'elles avoient longtemps condamné, & ont pris les ornements nuptiaux a un age ou ils ne leur convenoient point du tout. J'aurai peut-être occafion d'examiner ailleurs les caufes de 1'impatience que témoignent les filles dans 1 etat de virgimté. Ce qui prouve que fon bonheur n'eft pas a envier, c'eft la follicitude avec laquelle on I'évite, 1'opimon généralement recue parmi le fexe qu'une femme n'y perfifte qu'a caufe que perfonne ne 1'invite a 1'abandonjjer, la coutume qu'elles ont de re-  Le Ródeur. 369 garder les vieilles mariées comme le rebur du monde, & 1'empreflement avec lequel le quittent celles que 1'expérience a mifes en état d'en juger murement, & d'en décider avec connoiffance de caufe. La vie efl telle, que quelque éfat qu'on nous propofe , on trouve plus aifément des raifons pour le rejetter que pour 1'embrafTer. Le mariage, quoiqu'il mette a couvert du reproche de la folitude & d'une virginité furannée, a cependant, de la maniere dont il efl conduit, plufieurs défavantages, qui nous privent du plaifir que la fociété promet, & que 1'on gouteroit, fi les plaifirs & les peines étoient également partagés, & fi 1'on avoit nautuellement la confiance que 1'on doit avoir. Les femmes font a plaindre des maux qu'elles éprouvent de la part de leurs maris, paree que la plupart ne les époufent point par amour & par inclination, mais par autorité &C par violence, par perfuafion ou par importunité : motifs également irréfiflibles , lorfqu'ils font allégnés par ceux qu'elles font accoutumées a ref- Q v  370 Le Ródeur. pefler. II eft même rare que ceux qui difpofent ainfi de leurs enfants, enviJagent leur félicité domeftique & perfonnelle; ils fongent plutöt è les rendre nches, qu'è les rendre heureux. Un peut alléguer pour exténuer ce crime, que des parents, qu'on ne peut a d autres egards mettre au rang des voIeurs& des aifaflïns, commettent iouvent, que, dans leur eftimation, les richefles & Ie bonheur font deux termes equivalents. Ils ont paffé toute -Jeur vie fa™ autre defir que celui d'ajouter arpent fur arpent, de remplir «n fac apres 1'autre, & ils croyent avoir Juffifamment veillé aux avanta^es de ieui■ fil e, lorfqu'ils lui ont afluré une grofle dot, & donné 1'expeétative des plaifirs dont ils ont joui eux-mêmes è ion age. II y a un oracle économique recu parmi Ia partie prudente du monde qui confeille aux peres de marïer leurs filles, de peur qu'elles ne fe mariene ellesmemes Cela veut dire, felon moi, que les niles que 1'on abandonne a leur propre conduite, choififfent pour 1'ordinaire des maris qui ne peuvent contnbuer è leur bonheur. Je n'ai pu dé-  Le Ródeur. 371 couvrir jufqu'ici, ni Pauteur de cette maxime , ni 1'intentiön dans laquelle on 1'a donnée; mais je crois qu'avec quelque emphafe qu'on Ia tranfmette , &c avec quelque foumiffion qu'on Ia recoive, elle ne fauroit donner une autorité que la nature a refufée. Elle ne peut permettre a Titus d'être injufte, pour empêcher que Claudia foit imprudente, ni 1'autorifer a 1'enfermer pour toute fa vie, de crainte qu'elle n'abufe de fa liberté. Les plus zélés Avocats du fexe font contraints d'avouer que les femmes ont fouvent encouru des reproches, qui ont donné lieu a des édits qui ne leur font point du tout favorables. J'ai moimême rarement obfervé que celles que leurs parents n'ont point forcées a fe marier, & qu'ils ont laiffées les maitreffes de leur choix, ayent tiré parti de la liberté qu'ils leur avoient accordée. Elles profïtent ordinairement de leur indépendance, pour abufer de leur jeunelfe, & fe livrer a des divertiffements qui fe repetent trop fouvent pour leur laiffer le temps de réfléchir. Elles fréquentent le monde, fans acquérir de fexpérience; &i, elles reglent enfin leur Q vj  37* Le Ródeur: choix par des motifs auffi puériles que ceux d'un enfant, ou auffi mercénaires que ceux d'un avare. Mélanthie fe rendit a Londres après Ia mort de fon pere avec une grande fortune, & avec la réputation d'en avoir une plusconfidérable. Elle fut courtifée par plufieurs jeunes gens de difiinclion, dont quelques-uns ne manquoient ni d'efprit, ni de bon fens; mais comme elle aimoit éperduement les plaifirs, le pare, les jardins, le théStre, les vifites, les affemblées, les bals, ne lui laifferent point le loifir d'écouter les propofitions qu'on lui fit. Toujours avide de fe procurer de nouveaux adorateurs, elle ne fongea nullement a fe marier, s'imaginant qu'elle feroit toujours a même de s'établir. A la fin, fes admirateurs, lafles de fes folies dépenfes, de fes folies & de fon inconftance, 1'abandonnerent. Elle ouit parler de plufieurs coneerts auxquels on ne 1'invitoit point, & elle fe trouva fouvent en compagnie ians trouver qui que ce fut qui voulüt jouer avec elle. Elle étoit dans cette détrefle, lorfque le hafard lui fit connoïtre Phylotryphe, homme vain, impudent, évaporé, qui avoit mangé fon  Le Ródeur. 3.73 bien en feflins, en équipages, & a qui il ne reftoit plus pour figurer dans les cercles, qu'un habit que fon tailleur lui avoit livré a crédit. II cherchoit depuis long-temps a rétablir fa fortune par un mariage, Sc il fit fa cour k Mélanthie, qui, après quelques femaines d'infenfibilité, le vit au bal, Sc en devint amoureufe en lui voyant danfer un menuet. Ils fe marierent: mais un homme ne fauroit toujours danfer, & Phylotryphe n'avoit pas d'autre talent pour plaire. Cependant, comme ni 1'un ni 1'autre n'étoient point extrêmement vicieux, ils vivent depuis quelque temps fans autre malheur que cette vanité d'efprit &c ce dégout de la vie que caufe la fatiété des plaifirs dont on a jowi dans fa jeuneffe , Sc auxquels on ne peut fuppléer par d'autres occupations plus nobles. Comme ils connoiflent tous deux le beau monde , ils ont les mêmes notions des fujets dont ils parient; mais leur converfation tarit bientöt, faute de nouvelles idéés, & tous leurs fouhaits fe bornent aujourd'hui a moins penfer, Sc k dormir plus long-temps. Argyris, après avoir refufé mille  374 Lt ffldew. partis, a enfin confenti a époufer Cortylus, frere cadet d'un Duc, homme fans maintien , fans phyfionomie, fans efprit; qui n'a pu s'empêcher, pendant qu'il lui faifoit Ia cour, de faire plufieurs allufions relatives a fa nailfance, & de lui faire fentir qu'il achetoit k bas prix 1'honneur de fe méfallier. Sa conduite, depuis fon mariage, eft touta-fait tyrannique. II n'a d'autre égard pour elle, que celui qui nait du defir qu'il a qu'elle ne le déshonore point auprès de ceux qu'elle fréquente. II exige d'elle qu'elle foit toujours parée, & fuivie de plufieurs domeftiques; & elle n'a d'autre avantage, parmi les mortifications qu'elle effuie, que d'occuper la place qu'occupoit la fceur atnée de fon mari.  Le Ródeur. N°. XL. Samedi, 4 AoSt 175c ——■ Nee dieet y cur ego amicum. Offendim in nugis ? Hxc nugx fcria ducenc ln mala. derifum femel. HORACE, 1» II fe gardera bien de dire : A quoi bon 1» choquer mon ami pour des bagatelles ? Bam gatelles tant qu'il vous plaira ! cependant cela » lui fera un tort inconcevable; & Ie voila » ridicule pour le refte de fes jours ". O N a obfervé que les Auteurs font genus irritabile , des gens fujets a fe mettre en colere; & qu'ils manquent rarement de donner des preuves de cette irafcibilité, lorfqu'on les critique-, ou qu'on s'ingere de leur donner des avis & des confeils. Les Auteurs qui fe connoilfent les uns les autres, prétendent que ce caraclere domine prineipalement chez les Gens de Lettres ; mais s'ils avoient mieux connu le monde, ils auroient vu qu'il s etend fur toute Ja nature hu*  376 Le Ródeurl maine; qu'il fe mêle avec 1'ambition & le defir de la louange, & manifefte fes effets avtc plus ou moins de contrainte , & fous des dehors fpécieux , dans tous les lieux & dans tous les états. Les difputes des Gens de Lettres font a la vérité plus de bruit , paree que leur décifion dépend du public. Leurs ennemis font engagés a les prolonger par les applaudiffements qu'on leur donne, & par Ie plaifir que le public y prend; & lorfque Ia difpute s'éleve entre des gens diftingués par leur favoir & leur efprit, la mémoire s'en perpétue pour le même motif qui.y a donné lieu, a caufe qu'elle flatte la malignité ou la curiofité des Iecfeurs, & qu'elle fert d'amufement dans les heures de loifir que les affaires nous laiffent. C'eft ce qui fait que les difputes perfonnelles des Gens de Lettres fe tranfmettent quelquefois a la poftérité, tandis que celles des autres hommes, quoiqu'également animées, &c plus dangereufes par leurs fuites, ne font connues que de ceux qu'elles affeclent, & tombent dans 1'oubü de même que la plupart des événements ordinaires.  Le Ródmr. 377 Le reflentiment qu'excite Ia découverte d'une faute ou d'une folie, efl: toujours proportionné a notre orgueil, & eft d'autant plus aigre, que 1'orgueil eft le principe le plus immédiat qui nous fafle agir. Nous n'aimons point qu'on nous difpute notre fupériorité dans les chofes dans lefquelles nous croyons exceller, fur-tout lorfqu'on n'a d'autre récompenfe a en attendre que la réputation. Dela vient que des gens qui fupportent patiemment les reproches qu'on leur fait au fujet de leurs mceurs, s'emportent lorfqu'on leur difpute 1'efprit; & que les femmes ne pardonnent jamais celui qu'on leur fait de ne point pofleder la beauté dont elles fe piquent. Comme les hommes repaiffent fouvent leur imagination de niaiferies & de bagatelles, & fe complaifent k des chofes peu importantes, j'ai fouvent vu des gens fe facher pour des reproches auxquels ils n'auroient fait aucune attention , s'ils n'avoient point eu pour objet le foible pour lequel ils ont le plus de complaifance. Guftulus, qui fe piquoit d'avoir le goüt délicat, défhérita fon fils ainé pour lui avoir dit  37^ Le Ródeur. que le vin qu'il vantoit fi fort, étoit le même qu'il avoit trouvé déteftable la veille. Proeulus abandonna un neven qu'il avoit toujours regarde comme le plus bel-efprit de fon fiecle, pour avoir loué en fa préfence 1'adreffe avec laquelle Marius manioit un cheval. Fortunio , étant Confeiller privé, fit caffer un commis qui fe difiinguoit dans 1'exercicede fon emploi, pour lui avoir oui dire qu'il connoiiïoit un homme dans le Royaume pour lequel il parieroit contre lui au biljard. Félicie Sc Florette avoient été élevées dans la même maifon, Sc partagé les plaifirs Sc les amufements de leur enfance. Elles entrerent en même-temps dans le monde , fans rien perdre de leur amitié &de leur confiance; elles fe confultoient l'une 1'autre fur leur parure, & fur les nouveaux amants qu'elles acquéroient; elles ne goütoient d'autres divertilfements que ceux qu'elles partageoient, Sc ne ceflbient de fe louer firne 1'autre, lorfqu'elles étoient féparées. Telle étoit leur amitié & leur fidélité. Comme le jour de la naiffance de Félicie approchoit, un matin qu'elle confultoit Florette fur fa parure, celle-  Le Ródeur. $jc) ci lui confeilla de ne point danfer au bal, Sc lui dit que la maniere dont elle s'étoit acquittée 1'année précédente de eet exercice, n'avoit point répondu a 1'idée qu'on s'étoit faite de fes talents. Félicie la loua de fa fincérité, Sc la remercia de fon avis: mais elle lui dit qu'elle danfoit pour elle, qu'elle fe mettoit peu en peine de ce que les hommes difoient fur fon compte; Sc que fi fa vue lui déplaifoit, elle étoit la maïtreffe de refter chez elle. Florette 1'affura de nouveau de fa fincérité Sc de fon attachement, & elles fe féparerent également fatisfaites l'une de 1'autre. Elles continuerent de fe voir, avec cette feule différence que Félicie fut plus réfervée qu'a 1'ordinaire ; Sc lui dit plufieurs fois qu'elle faifoit grand cas de la fincérité, qu'elle aimoit ceux qui 1'avertiffoient de fes défauts, Sc qu'elle fe faifoit toujours un plaifir d'écouter leur avis , quand même elle feroit affurée qu'ils fe trompoient. Quelques mois après, Félicie dit h Florette , que quoique fa beauté donnat des charmes a tout ce qu'elle faifoit, Sc qu'elle poffédattous les talents néceffaires pour réuifir dans tout ce  3#o Le Ródeur. qu'elle enrreprendroit, cependant 1'amitié Pobligeoit de lui dire que fi elle manquoit quelquefois de jugement , c'étoit dans la faeilité avec laquelle elle cédoit a ceux qui la prioient de chanter; qu'elle avoit la voix défagréable, & que de plus, elle n'obfervoit point lamefure. II eft vrai, lui dit Florette, que je chantai trés-mal il y a trois jours chez Lady Sprightly; mais c'eft paree que j'étois enrhumée : je chante paree que cela me fait plaifir; & peu m'importe de plaire ou non a ceux qui m'écoutent. Je vous fuis cependant obligée de votre avis, & de 1'amitié que vous me témoignez. Elles ne fe virent jamais depuis lors, fans fe faire des proteftations d'amitié & de confidences mutuelles. Elles furent quelque temps après rendre vifite a des amies qui demeuroient dans la Province. A leur retour, leurs nouvelles connoiffances les engagerent a prendre des logements féparés dans des quartiers différents. Elles ne fe rencontroient jamais fans fe plaindre de leur éloignement, & de la peine qu'elles avoient de fe trouver au logis. Voila comment les amitiés les plus  Le Ródeur. jSi fermes & les plus folides font dilToutes par la franchife & Ia fincérité qui interrompent le plaifir que nous goütons k nous approuver nous-mêmes, Sc qui nous rappellent des défauts que nous aimons mieux flatter que corriger. On ne doit pas s'imaginer que celui qui prend un avis en mauvaife part, ignore fon défaut, Sc le défapprouve comme mal fondé. II ne lui déplaït, que paree qu'il fe fent coupable. Lorfque nous fommes en état de défendre notre caraöere , nous fommes aufli peu fachés d'une accufation , que nous fommes allarmés d'un ennemi que nous fommes affurés de vaincre, Sc dont les attaques nous procurent de Phonneur fans nous expofer k aucun danger: mais lorfqu'un homme fent le reproche de fon ami juftifié par fon propre cceur, il cherche k s'en venger, foit paree qu'il efpéroit que fon défaut échapperoit k la connoiffance d'autrui ; foit paree que fon ami a cherché k 1'atténuer, ou le lui a pardonné en confidération de fes autres vertus, ou 1'a regardé comme trop fage pour avoir befoin de confeil, ou trop délicat pour  381 Le Ródeur. fupporter un reproche ; foit enfin, paree que nous ne pouvons fouffrir qu'on réveille des réflexions que nous voulions aflbupir. La colere une fois enflammée , il elf naturel qu'on la décharge fur autrui, plutót que fur foimême. Le reflentiment qu'excite Ia fincérité , quelle que foit fa caufe immédiafe, eft fi certain & fi vif, que peu de gens ont aflez de grandeur d'ame pour pratiquer un devoir qui expofe ceux qui s'en acquittent a des traverfes & a des perfécutions: cependant 1'amitié fans la fincérité eft de peu de valeur , puifque Ie- principal obiet de cette liaifon, eft de conferver & d'encoitrager les vertus que nous pofledons, & de réprimer nos vices, lorfqu'ils commencent a fe manifefter par des remontrances falutaires. La Providence a voulu que nous n'acquerions rien de ce qui eft véritablement eftimable dans cette vie, fans peine & fans danger. Celui qui afpire a 1'avantage qu'on obtient par fa fincérité , doit quelquefois hafarder, par une vérité défagréable, 1'amitié qu'il eft jaloux de mériter. La principale at-  Le Ródeur. 383 tention qu'on doit avoir dans Pexercice de eet office dangereux, eft de le garantir de tout mélange d'intérêt Sc de vanité ; d'éviter les confeils & les reproches , lorfque notre confeience nous dit, qu'ils font motivés, non point par 1'efpoir de corriger des défauts , mais par le defïr de montrer notre difcernement, ou de fatisfaire notre orgueil en mortifiant les autres. On ne peut fe, flatter que la précaution Ia plus raffinée trouve toujours une occafion favorable pour engager un homme a convenir de fes fautes, ni a lui faire approuver celui qui les a découvertes; mais celui qui a en vue le bonheur de celui qu'il reprend , aura toujours Ia fatisfaflion d'obtenir ou de mériter 1'amitié a laquelle il afpire. Dans le cas oü il réuffit, il rend fervice a fon ami; & s'il échoue, il a Ia fatisfaclion de penfer qu'il ne fouffre que pour avoir voulu bien faire.  3 84 Le Ródenr. N°. XLI. Mardi, 7 Aoüt 1750. Nulla reeordanti lus eft. ingrata gravifquc , Nulla fuit cujus non meminiffe velis. Ampliat atatis fpatium fibi vir bonus, hoe eft. Vivere bis , vita poffe priore frui. M A R T I A L. » Le paffe ne fait aucune peine a celui qui f« » Ie rappelle. 11 aime a fe le repréfenter, quel»> que facheux qu'il ait été. Un honnête homme » alionge , en agiffant ainfi, fa carrière; car ii c'eft vivre deux fois, que de jouir de la vie » qu'on a paffée ". Il y a li peu d'heures dans la vie remplies d'objets proportionnés a notre efprit, nous fommes li fouvent privés des plaifirs dont nous voudrions jouir , que nous fommes obligés de recourir au paffe &c au futur pour remplir le vuide de notre exiftence , en nous rappellant les événements palTés, ou en anticipant ceux qui doivent arriver. Je regarde la nécelfité dans laquelle nous fommes de chercher de tous cötés un  Le Ródeur. 385 lïfi objet qui puifie fixer notre attention, comme une des plus fortes preuves de Ia fupériorité & de la nature célefte de 1'ame de 1'homme. Nous n'avons aucune raifon de croire que les autres créatures ayent des facultés plus nobles,ni que leurs vues s'étendent plus loin que leur propre confervation, ou celle de leur efpece. El les paroiffent également contentes, foit qu'elles agiffent, foit qu'elles reftent dans 1'inaction; elles n'éprouvent ni beaucoup de maux, ni beaucoup de plaifirs; elles n'ont point affez d'intelligence pour être fufceptibles de curiofité 011 de caprice ; elle eft proportionnée a leur corps , & elles n'ont d'autres idéés que celles que la douleur &c le plaifir excitent en elles. Les animaux n'ont qu'une petlte portion de cette mémoire, qui fait une grande partie de 1'excellence de 1'ame humaine, & qui influe fur toutes fes autres facultés. On ne voit pas que Ie cbagrin que les biches témoignent lorfqu'on leur enleve leurs faons, foit proportionné a la tendreffe avec laquelle elles les careffent, a 1'affiduité avec laquelle elles les élevent, &c k 1'ardeur Tomt I, R  386 Le RSdeur. avec laquelle elles les défendenr. Leur attention , tant qu'elles les ont devant les yeux, ne differe prefque en rien de celle qu'ont les peres & les meres pour leurs enfants; mais elles les oublient après une courte abfence, & ne les reconnoiffent plus lorfqu'on les leur préfente. Ce qui prouve encore qu'ils ne fe fouviennent point de ce qui eft hors de la portee de leurs fens, qu'ils n'ont pas la faculté de comparer le préfent avec le paffe , & de fe régler par 1'expérience qu'ils ont acquife, eft que leur intellect nait avec eux entiérement parfait. Le moineau qui eft éclos le printemps dernier, fait fon premier nid Ia faifon fuivante avec les mêmes matériaux & avec Ia même induftrie qu'il Ie fera 1'année d'après; il conduit & éleve fes petits avec une prudence qu'il n'a jamais acquife. Des gens qui fe plaifent k embrouiller les chofes k portee des intelligences les plus communes, ont demandé en quoi Ia raifon differe de 1'inftinét ? Et Prior a fait dire a Solomon affez in«ongruement, qu'z'/riappartltnt qua un ignorant & a un pédant orgueilkux d'en  Le Ródeur. 387 faire la diftinttion. II eft impoffible de répondre a une queftion dont on n'entend point les termes. Nous ignorons en quoi la raifon & 1'inftincl: confiftent, & par conféquent nous ne pouvons dire exa&ement en quoi ils different ; mais celui qui examine un vaiffeau &C le nid d'un oifeau, ne tardera pas a s'appercevoir que 1'idée de 1'un a été imprimée tout-a-coup, 5c s'eft perpétuée d'une efpece k 1'autre fans varier & fans fe perfe&ionner; & que 1'autre eft le réfultat de plufieurs expériences comparées entr'elles, de plufieurs obfervations réitérées, & le fruit de Ia connoiffance de plufieurs fiecles & de plufieurs profeffions. La mémoire eft le pourvoyeur de Ia raifon; c'eft une faculté qui préfente a 1'efprit les images fur lefquelles il doit s'exercer, &i qui réveille les réfolutions qu'il a prifes pour fervir de regie a fa conduite future, & de fondement aux conféquences qu'il tire. On peut dire en effet, que c'eft Ia faculté de la mémoire qui nous met dans la claffe des agents moraux. Si nous n'agiffions qu'en conféquence de quelque impulfion immédiate , ü nous  3 SS Le RSdeur. n'étions point dirigés par des motifs intérieurs qui nous portent a choifir une chofe préférablement a une autre, nous ferions déterminés par une fatalité aveugle , fans pouvoir confuker la raifon dans le choix que nous ferions, paree que nous ne pourrions comparer que les objets qui nous feroient immédiatement préfentés. Nous devons a la mémoire , nonfeulement 1'accroiffement de nos connoiffances & nos progrès dans 1'étude, mais encore plufieurs plaifirs intelle&uels. En effet, tout ce dont nous pouvons jouir, eft paffe ou futur. Le préfent efi dans un mouvement continuel; il nous quitte aulïï-töt qu'il arrivé, il ceffe d'être préfent avant que nous nous foyions appercus de fa préfence, & nous ne connoiffons qu'il a exifté, que par les eflets qu'il laiffe après lui. La plupart de nos idéés naiffent par conféquent du paffé & de 1'avenir, & nous fommes heureux ou malheureux felon rimpreffion que font fur nous notre vie paffée, & celle que nous devons mener k 1'avenir. A 1'égard de 1'avenir, lorfque les  Le Rödenr. 389 événements font fi éloignés, que nous ne pouvons tousles embraffer dun coup d'ceil, nous avons affez de pouvoir fur notre imagination pour la repaitre d'objefs agréables, pour nous promettre des richeffes, des honneurs, des plaifirs, fans éprouver ces foucis Sc ces anxiétés inféparables des plaifirs humains. Dans les cas oix la crainte nous preffe d'un cöté, & nous fait prévoir des dangers & des contre-temps, nous pouvons lui oppofer 1'efpérance, nous promettre des récompenfes, des victoires, de maniere que nous fommes toujours a même de pallier les maux éloignés, & nous procurer la tranquillité dont nous avons befoin , toutes les fois que quelque préfage malheureux vient la troubler. C'eft ce qui me perfuade que les hommes foütaires & penfifs s'occupent beaucoup plus de 1'avenir que du paffé : car 1'avenir eft p'iant & dudtile, & prend aifément la forme qu'on veut lui donner; au-lieu que les images que la mémoire nous préfente , font d'une nature opiniatre & revêche. Les objets dont elle s'occupe ont déja exifté , & laiffentdansl'efprit des impreffions qu'il R iij  39° Le Ródeur. n'eft pas en notre pouvoir d'efFacer> ou de changer. Comme les fatisfa£tions que procure la mémoire font moins arbitraires, elles lont auffi plus folides, & les feules que v*ious puiffions dire nous appartenir. Tcvut ce que nous avons dépofé, comme d>vf Dryden, dans les facrées archives du p^ffé, eft a 1'abri des aecidents & de la violence , & ne peut fe perdre ai par notre foibleffe, ni par la malice d'autrui. " Non tarnen irritum Quodcumque retro eft effieiet, neqttz D'ffinget, infeclumque reddet, Qzzd fueicns femel hora vexit, » II ne pourra jamais faire que ce quï eft » paffé, ne le foit pas •, il ne. lui fera point n changer de forme. Non r il rie fera jamais » que le temps qui nous échappe avec tant de » viteffe, puiffe revenir encore II n'y a certainement pas de plus grand bonheur que de pouvoir fe rappeller une vie utilement & vertueufement employée; de fuivre les progrès de fon exiftence par des traits qui ne caufent ni honte, ni répentir. La vie, pendant laquelle on n'a rien fait m fouffert qui diftingue les jours les  Le Rödeur. 39* uns des autres, eft pour celui qui 1'a paffee de même que fi elle n'avoit jamais exifté; excepté le fouvenir qui lui refte d'avoir fait un mauvais ufage du dépot que fon Créateur lui avoit confié. On le rappelle aifément une vie dont les périodes font marquées par des crimes, & diverfiflées par des actes de méchanceté; mais on ne fe la rappelle qu'avec horreur & remords. La principale réflexion qui doit influer fur 1'ufage que nous faifons du moment préfent, doit réfulter de 1'effet qu'il doit produire fur 1'avenir , felon que nous i'aurons bien ou mal employé : car quoique fon exiftence actuelle foit extremêment courte , fes effets font cependent illimités; & il n'y a pas une feule minute du temps dont les conféquences ne puiffent s'etendre pendant toute 1'éternité , foit a notre avantage, foit a notre défavantage, & nous donner lieu de nous le rappeller pour toujours, foit avec douleur, foit avec joie. Le temps de la vie dans lequel la mémoire prend le deffus fur toutes les autres facultés de 1'ame, eft la vieilleffe. Les anciens Auteurs ont obfervé R iv  391 Le Ródeur. que les vieillards fe plaifent a narrer, aiment a parler des événements paffes * &C des perfonnes qu'ils ont connues dans leur jeuneffe. Rien n'eft plus vrai que lorfque nous approchons du tornbeau; Fitafimma Imlsfpm noi vetat tnchoart Ungam. « Nous vivons trop peu pourporter loirrnos » efperances ", Nous n'avons pas Hen d'efpérer de grandes viciffitudes en notre faveur; ïes changements qui doivent arriver dans le monde, viendront trop tard pour pouvoir nous être utiles; & ceux qui n'ont aucune efpérance devant eux, & a qui leur état préfent eft a charge, doivent naturellement réfléchir fur le pafte pour voir ce qu'il peut leur procurer. II convient donc h ceux qui veuIent pafler paifiblement leurs dernieres heitres, d'amaffer une affez grande quanmé d'idées agréables, pour pouvoir rournir aux dépenfes d'un temps dans jequel ils feront obligés de vivre fur le fonds qu'ils auront acquis. tttiu hinc juvenefque fenefque *"iem animo ccrium, miferifque viatica canis.  Le Ródeur. 395 » Apprenez de-la, (je parle aux vieux bar» bons auffi - bien qu'aux jeunes gens , ) ap» prenez le but Sc la fin que vous devez vous » propofer •, faites provifion de vertus & de » bonnes qualités , qui doivent vous fervir a » paffer doucement les facheufes 5c triftes an» nées de la vieilleffe ". Quelque malheureux que nous foyons dans notre jeunefTe , nous nous repaiffons de 1'efpérance d'un meilleur fort; &c quelque vicieux que nous foyons, nous appaifons notre confcience avec les intentions de changer de conduite, & de nous répentir : mais le temps arrivé enfin oh la vie ne nous promet plus rien, & auquel nous ne pouvons trouver notre bonheur que dans le fouvenir des vertus que nous avons pratiquées. R v  394 Le Ródeur. N°. XLII. Samedi, 11 Aoüt 1750. Mihi tarda fluunt ingratapic tempora, HoKACE, » Je fouffre de me voir perdre , fans rie» 5» faire, tant de précieux monients AU li O D E U R* IVÏ ONSIEUR, Je ne fuis pas grande admirarrice des écrits férieux, & c'eft ce qui fait que je quitte fouvent vosfeuilles avant d'avoir achevé de les lire. J'avoue cependant que vous m'avez donné peu-a-peu une haute idee de vorre entendement; & que quoiqu'il puiffe fe faire que je tarde long-temps a vous aimer, je vous eftime infiniment plus que ceux ;i qui j'ai quelquefois procuré le bonheur de remplir ma théiere, ou de ramaffer *non éventail. Je vais donc vous con-  Le Ródeur'. 395 fier mes détrefles, & vous demander les moyens que je dois employer pour les furmonter ou les prévenir. Ce n'eft pas que j'attende de vous cette douceur & cette complaifance qui conftitue Ia perfe&ion d'un galant; mais ma fituation eft telle, qu'elle m'oblige a chercher la proteöion d'un marin , quoique je n'aye nullement 1'intention d'en faire mon bichon favori. Ma maman eft une femme du bon ton, qui tient chez elle des aflemblées plus fréquentes & plus nombreufes qu'aucune autre qui loge dans le même quartier de la ville. J'ai été élevée dès ma plus tendre enfance dans un tourbillon perpétuel de plaifirs, & je ne me rappelle point qu'on m'ait jamais entretenu d'autre chofe que de meffages, de vifites, de cotteries, de bals, de 1'humeur mauffade d'une femme, de la coquetterie d'une autre, de 1'agrément d'une nouvelle mode, de la difficulté d'un nouveau jeu, des incidents d'une mafcarade, & de la parure d'un jour de cérémonie. Je favois avant 1'age de dix ans la maniere dont je devois recevoir &l rendre une vifite, les politeffes que je devois è chacune de mes R vj  396 Le Ródeur. compagnes, & répondre k leurs compliment*. Je paffai bientöt pour une fille également diftinguée tant par fa beauté que par fon efprit, & 1'on me dit avant que j'euffe atteint 1'age de treize ans, tout ce qu'on peut dire a une jeune fille. Ma mere, qui étoit naturellement ■géhqreufe, fut ravie des progrès que je faifoi's dans le monde, & me permit de partager le bonheur dont elle jouiffoit, fans me 1'envier & fans m'en faire aucun reproche; quoique la plupart des femmes de fon age fuffent fachées de voir leurs filles ü avancées, & que quelques damoifeaux lui repréfentaffent Ia cruauté qu'il y avoit de forgcr de nouvelles chaïnes pour les hommes, & de les tyrannifer tout-a-la-fois par fes charmes & par ceux de fa fille. J'ai a&uellement vingt-deux ans, dont j'ai pafTé neuf mois en ville & rrois a Richmond; de maniere que j'ai employé mon temps uniformement dans la même compagnie & dans les mêmes amufements, excepté lorfque la mode a introduit de nouveaux divertifTements , & que les révolutions du beau monde ont introduit une nouvelle efpece d'efprit & de beauté. Ma  Le Rêdeur. 397 mere fait fi bien ménager les plaifirs, que je n'ai pas une heure dont je puiffe difpofer. II ne fe paffe pas de matinee qu'elle ne me propofe quelque nouvelle partie, ni de foirée qu'elle ne me mene dans plufieurs endroits. Je vais tantöt a 1'Opéra avec une Dame, tantöt je He une partie de jeu avec une autre. Lorfque le temps fut venu de former un plan de félicité pour 1'été , il fut décidé que j'irois rendre vilite a une riche tante que j'avois dans une Province éloignée. Vous favez que la converfation du déjeuner roule fur la maniere dont on paffera Ie temps jufqu'a 1'arrivée de 1'hyver. Je fourniffois au vuide qu'elle laiffoit, par le récit des plaifirs qui m'étoient deflinés. Je décrivois la maifon de campagne de mon oncle, fon pare, fes jardins, la beauté des promenades & des cafcades. Chacun envioit mon fort, & me racontoit la fatisfa&ion qu'il avoit autrefois goütée dans une fituation pareille a celle dans laquelle je me trouvois. Comme nous fommes naturellement crédules a 1'égard de cequi nous con-, cerne, & que nous imaginons tou-  3$)8 Le Rêdeur. jours quelque fatisfaétion cachée dans les chofes que nous n'avons point expérimentées, je vous avouerai franchement que je remplis mon imagination des plaifirs que devoit me procurer Ia vie champêtre, & que j'attendois avec impatiencel'heure qui devoit me délivrer du bruit & du tracas du monde, & me laiffer paifiblement a moi-même. Pour calmer Pennui que me caufoit le délai, je priai une Demoifelle de mes amies de me lire quelques poéfies paftorales. Je neparlai plus que de quitter la ville, & ne me couchai jamais, que je ne rêvafle a des bois, des prairies & des agneaux que je voyois bondir fur 1'herbe. Je fis mon cofFre, & le carroffe arriva k ma porte. Jemontai dedans toute tranfportée hors de moi - même; je grondai ma femme-de-chambre de ce qu'elle s'amufoit trop long - temps k prendre congé des domeftiques de Ia maifon, & je me réjouis de voir abréger Ie chemin qu'il y avoit entre moi & 1'objet de mes defirs. J'arrivai au bout de quelques jours dans un vieux chateau, entouré de trois cötés de collines couvertes de bois, en face du-  Le Ródeur. 399 quel étoit une petite riviere. Sa vue renouvella en moi 1'attente des plaifirs, & me fit regretter d'avoir vécu fi long-temps fans la jouiffance des feenes agréables qui s'offroient a mes yeux. Ma tante vint k ma rencontre , mais dans un habillement fi oppofé k la mode régnante, que je ne pus m'enpêcher de rire en la voyant. C'étoit peu reconnoïtre la peine qu'elle avoit prife de fe parer pour me recevoir. La foirée & la matinee fuivante fe pafferent k me faire des queftions touchant ma familie. Ma tante me fit notre généalogie, me paria de la bravoure que mon grand-pere avoit montrée durant les guerres civiles, & ce ne fut qu'au bout de trois jours que je lui perfuadai de me laiffer feule. L'économie vint enfuite. Elle m'entretint de fes affaires, & me laiffa la iiberté de me promener, & de m'affeoir auprès d'une cafcade. La nouveauté des objets me plut pendant quelque temps; mais elle ne fit plus d'imprefïion fur moi au bout de quelques jours, & je commen^ai k m'appercevoir que Ia campagne n'étoit point mon élementi que les bois, les fïeurs, les  400 Le Rórfeur. eaux , les prairies, n'avoient plus 1'art de me plaire, & que je n'avois pas en moi un fonds de contentement fuffifant, pourpourvoirauxamufementsauxquels j'étois accoutumée. J'avois malheureufement dit a ma tante, dans le premier tranfport de nos embraffements, qu'on m'avoir permis de palier dix femaines chez elle. II n'y en a que fix de paffées: comment pourrai-je vivre pendant les autres qui reftent? Je vais & je viens; je cueüle une fleur, & je la jette; jeprendsun infeéte, & après que j'ai examiné fes couleurs, je lui rends fa liberté ; je m'amufe a faire des ricochets. Lorfqu'il pleut, je me promene dans Ia grande falie, je fuis desyeux Paiguille de la pendule, ou je paffe mon temps k jouer avec les petits que la chatte k mis bas. Ma tante, qui eraint que je ne tombe dans la mélancolie, engage les Dames du voifinage a me venir voir. Elles font accourues pour voir une Demoifelle de Londres; mais nous ne favons de quoi nous entretenir : elles n'ont aucun goüt pour les comédies, les opéra, la mulique; & après qu'elles  Le Rodeur. 401 m'ont quittée, je me fouviens aufil peu de leurs querelles, de leurs alliances, & de leurs families, que fi elles ne m'en avoient jamais entretenue. Les femmes connoiffent ma figure mon habillement, & n'en veulent pas davantage. Les hommes me craignent, & me parient peu, de crainte de mal parler. Je fuis donc condamnée a la folitude. Les jours me paroiffent extrêmement longs, & je vois paroitre 1'aurore avec peine, paree qu'elle m'annonce que la nuit eft encore éloignée. J'ai eflayé de dormir auprès d'un ruiffeau; mais fon murmure n'a produit aucun effet fur moi: de maniere que je refie au lit jufqu'a midi, faute de vifites, de cartes, de plaifirs & de flatteurs. Je me promene, paree que je me laffe de refter aflife; & je m'affis, paree que la promenade me fatigue. Je n'ai aucun motif pour agir, ni aucun objet d'amour , de haine , de crainte, ni d'inclination. Je ne faurois me parer, paree que je n'ai ni admirateur ni rivale. Je ne puis danfer feule , ni être tendre ni cruelle, n'ayant perfonne que je puiffe aimer.  4°* Le RSdeur. . TelIe e#la vie queje mene, &que je compte mener le mois prochain. Je n'ai point encore maudit mon exiftence, ni prié la Parque de trancher Ie fil de mes jours; mais j'ai fermement refolu de ne point pafler un fecond été pareil, & de ne point compter trop a la hate fur mon bonheur. J'ai cependant oui parler de quelques perfonnes qui ne font jamais plus heureufes que dans la folitude; ce qui me fait foupconner que c'eft ma faute fi je me déplais è moi-meme, fans peine de corps ni d'efprit; que le temps me dure, & que je languis dans Ie calme, faute de quelque impulfion externe qui me mette en mouvement, Vous rendrez donc un très-grand iervice k mon fexe, fi vous pouvez m'enfeigner Part de vivre feule; car je fuis perfuadée que mille & mille fernmes, qui affectent de par'er avec extafe des plaifirs de Ia campagne, foupirent comme moi après 1'hyver, & defirent d'être délivrées d'elles-mêmes par la compagnie & les divertiflements. Je fuis votre, &c. EUPHELII,  Le Rêdeur. 403 N°. XLIII. Mardi, 14 Aoüt 1750. Tlumtne perpetuo torrens folet acrius ire, Sed tarnen httc Ircvis eft, 'Ma perennis aqua'. O V 1 D E. » Un torrent va beaucoüp plus vite qu'un » ruiffeau ordinaire, mais tarit plus prompte» ment ". Ceux qui ont éctit fur la conftitution du corps humain , & fur l'origine des maladies auxquelles il efl fujst, Oüt ömefvé que tous les hommes naiffent dans un état morbifique; qu'il n'y a point de tempérament, fi bien réglé qu'il foit, dans lequel quelque humeur ne prédomine; & que nous apportons, en entrant dans le monde, le germe de la maladie qui nous conduit tot ou tard au tombeau. D'autres ont étendu cette remarque fur les facultés intelleöuelles. Quelques-uns qui fe piquent de conr-oitre mieux que les autres la nature humaine, fe font efforcés de nous per-  4°4 Le Ródeur. fuader que rout homme naït avec un efprit propre k certaines études, & des defirs pour certains objets particuliers, dont aucune attention ne peut le détourner, & qui, felon le bon ou ïe mauvais ufage qu'il en fait, Pexpofent a la louange & au blame, le rendent heureux ou malheureux pour le relïe de fes jours. On n'a point encore prouvé jufqu'ici cette opinion avec une force proportionnée k 1'afTurance avec laquelle on Pa avancée, & peut-être n'acquerrat-elle pas plus de poids a mefure qu'on ïexaminera davantage. Puifque la doftrine des idéés innées eft douteufe, on ne doit point fe flatter d'établir une opinion qui fuppofe que nous naiflbns avec des idéés comphquées, & que la nature nous rend ambitieux ou avares, avant que nous foyons en éfat de connoitre les avantages de Ia puifTance & des richefles. J'ajouterai que comme chaque pas que nous faifons dans la progrefTion de notre exiftence, change notre pofition par rapport aux objets qui nous environnent, nous expofe a de nouveaux affauts, a des dangers parti-  Le Ródeur. 405 culiers, &c k des inconvénients dont nous ferions exempts dans toute autre fituation; que comme Ia vie pubüque ou privée, la jeuneffe, la vieilleffe , la richeffe, la pauvreté, ont quelque mal adherent, auquel nous ne pouvons nous fouftraire, qu'en abandonnant I'état auquel il eft attaché, &: en nous foumettant a ceux de quelqu'autre condition ; on ne fauroit nier que chaque différence dans la ftruöure de 1'efprit n'ait pareillement fes avantages & fes inconvénients , & que les foibleffes & les défauts inféparables de 1'humanité , de quelque maniere qu'on ufe de fes facultés intelleduelles, ne nous expofent a Terreur & a quelque faute. U paroit y avoir quelques ames nées pour les grandes chofes, & d'autres qui^ ne font propres qu'a s'occuper de petits objets; les unes prennent leur vol fort haut, & étendent leurs vues au-loin; les autres rampent, & bornent leurs regards a une petite fphere. Parmi ces dernieres, les unes font toujours en danger de devenir inutiles par trop de négligence, les autres, par une follicitude fcrupuleufe : les  406 Le Róileur. unes amaffent quantité d'idées, mais qu'elles confondent & ne favent pas diftinguer; les autres s'attachent a une exa&irude minutieufe qui ne leur fait aucun honneur. L'erreur générale de ceux qui ont 1'efprit grand & fublime, eft de former des projets d'une trop vafte étendue, & de fe flatter trop promptement de réuffir. Ils fentent la grandeur de leurs forces; & par Peffet de la complaifance que chacun a pour foi-même, ils les croyent encore plus confidérables. Ils tentent des entreprifes dignes de leurs talents, & s'y engagent avec peu de précaution, s'imaginant êrre en état de furmonter toutes les difficultés fans avoir pris les mefures néceffaires. Ils regardent toutes celles que la prudence difte, comme indignes d'eux; ils méprifent les füretés & les reffources que d'autres croyent devoir fe ménager, & dédaignent d'exécuter leurs defleins par les moyens établis & les gradations ordinaires. La précipitation ainli incitée par 1'orgueil qu'infpire la connoiffance de fa fupériorité, eft toujonrs funefte aux ' grands defleins. La réfolution que Yon  Le Ródeur. 407 témolgne pour Ie combat, eft rarement proportionnée a Ia violence de I'attaque. Celui qui trouve une oppofition k laquelle il ne s'attend pas, perd è 1'inftant courage. La violence de fon premier^choc, fait place a un abattement qu'il ne peut vaincre; le contretemps qu'il éprouve, Pempêche de concevoir de nouvelles efpérances; & la contemplation d'une entreprife qui ne lui a pas réidïï , lui caufe une peine inflnie. II fe repaïtnaturellement d'objets plus agréables, & d'autres plaifirs; il abandonne peu-a-peu fon premier projet, pour en adopter un autre fur Ie fuccès duquel il compte, & qu'un contre-temps de la même efpece l'o-. blige également d'abandonner. C'eft ainfi que la trop grande ardeur avec laquelle on commence une entreprife, s'oppofe k la fermeté & a la perfévérance néceflaires pour conduire un projet compliqué, dans lequel il eft queftion de ménager différents intéréts, d'ajufter différents mouvements,& de diriger fes efforts & fes facultés vers un feul & même point. Le hafard a fouvent plus de part que Ia raifon aux événements qui arrivenf;  40S Le Rêdeur. &c c'eft qui fait que, malgré les louanges que donnent a ceux qui ont conduit un projet, ceux qui ont intérêt de les craindre ou de les aimer, la poftérité les regarde plutöt comme des gens heureux, que comme des hommes prudents. Tout deflein dont il faut fuivre la connexion depuis le commencement jufqu'a la fin , doit être formé par une intrépidité calme; & exige , non - feulement un courage a l'épreuve du danger, mais une conftance fupérieure aux plus grandes fatigues, & une induftrie inépuifable. Tous les ouvrages de Part que nous admirons, font des preuves de la forceirréfifiible de la perfévérance. C'eft. elle qui convertit les carrières en obélifques, & qui joint par des canaux les contrées les plus éloignées. Si un homme comparoit Peffet d'un limple coup de hache ou de pioche avec le deffein qu'on fe propofe & Peffet qui en réfulte, il feroit furpris de la difproportion qu'il y a entre Pun & 1'autre. Cependant ces petites opérations, a force d'être continuées, furmontent les plus grandes difficultés, applanif- fent  Le Ródeur. 409 fent les monragnes, & donnent des hornes a 1'Océan. II importe donc beaucoup k ceux qui veulent s'écarter de la route battue, & acquérir une réputation fupérieure k des noms que le temps engloutit a toute heure parmi les rebuts de la renommée, d'ajouter a leur raifon & k leur courage la force de perfifter dans leur réfolution; d'acquérir l'induftrie, de fapper ce qu'ils ne peuvent abattre, &c de vaincre une réfiftance opiniatre par des attaques obflinées. LePhilofophe Defcartes,de Ia France, confeille k 1'étudiant qui veut batir fes connoiffances fur un fondement folide , &c arriver par degrés au fommet de la vérité, de commencer par douter de fa propre exiftence. De même celui qui veut réuffir dans une entreprife difficile & compliqtiée , doit, aufli-töt après que fon imagination s'efi rallentie, fe repréfenter toutes les'difficultés qui peuvent la retarder, ou la faire échouer. II doit d'abord douter de la probabiüté du fuccès, 6c tacher enfuite de détruire les objeöions qu'il a lui-même formées, II convient, di- Tome 1, S  4iö' Le RSdeur. fok le vieux Markham, d'exercer votre cheval fur le cöté le plus incommode de la carrière, afin que s'il eft obligé d'y paffer dans une courfe, il ne foit point découragé. Horace confeille de même a fon ami de regarder le jour dont il jouit comme le dernier de fa vie, pour goüter avec plus de plaifir ceux qu'il aura de furcroit. Si nous envifageons d'avance plus de difHcultés que nous n'en trouverons, nous ferons doublement animés par la facilité k laquelle nous ne nous étions pas attendus; & au cas que nos précautions & nos craintes fe trouvent fondées, il ne nous arrivera rien que nous n'ayions pré vu; nous ne ferons point ébranlés, & notre projet ne fera point déconcerté. II eft cependant k craindre que celui qui pefe trop les probabilités, & qui prévoit les obftacles de trop loin, ne refte toujours dans un état d'inaction, fans ofer tenter aucune entreprife ; maij ce découragement antérieur n'eft point le défaut de ceux pour qui eet effai eft deftiné. Ceux qu'on avertit de ne rien précipiter, n'auront ^u'autant de crainte qu'il en faut poujft  Le Rêdenr. 411 Calmer 1'efFeryefcence d'une imagination échaufFée. Comme Defcartes a montré comment un homme peut s'affurer de fon exiüence après en avoir douté, de même 1'homme hardi èc entreprenant trouvera bientöt des raifons pour atténuer les plus grandes difficultés. L'incertitude des affaires humaines eft telle, que la fécurité & le défefpoir font également des folies; comme il y a de la préfomption & de Parrogance a fe glorifier de la yiöoire avant qu'on 1'ait remportée, il y a de même de la lacheté &c de la couardife a anticiper les malheurs qui peuyent arriver. Le nombre de ceux qui ont été arrêtés dans la carrière du bonheur, fufEt pour montrer l'incertitude de la prudence humaine; mais tant de gens ont réufli contre toute efpérance, que cela fuffit pour ïuftifiet les efForts de génie les plus hardis , pourvu qu'ils foient fecondés par la perfévérance.  4* * ie Ródeur. N°. XLIV. Samedi, 18 Aoüt 1750. 'Orct/i lx. A/ój- g$-j. Homeri, « Les fonges viennent de Jupiter ". AU R O D EUR, J'ai eu derniérement un fonge remarquable, qui a fait une fi forte imprefiion fur moi, que je n'en ai pas oublié une circonftance. Je vais vous le raconter, au cas que vous n'ayiez rien de mieux a faire que de m'écouter. J'étois au milieu d'une compagnie, compofée de jeunes Dames dont la converfation me plaifoit beaucoup, lorfque je vis avancer vers moi la figure la plus horrible qu'il foit poffible d'imaginer. Elle étoit vêtue de noir; elle  Le Ródeur. 413 avoit le vifage ridé, les yeux creux, & le teint aufli pale &c auffi livide qu'un cadavre. Elle avoit le regard affreux & févere, & les mains armées de fbuets & de fcorpions. S'étant approchée de moi, elle m'ordonna d'un ton de voix qui me fit frémir, de la fiiivre. J'obéis, & elle me conduifit par des fentiers fcabreux couverts de ronces Sc d'épines: par-tout oü elle pafTa, 1'herbe fe fanoit fous fes pas; fon haleine infefla Pair de vapeurs malignes, obfcurcit 1'éclat du foleil, & répandit par-tout une triftefle univerfelle. La forêt retentit du bruit affreux que faifoient des arbres lugubres; les hiboux y répondirent; tont en un mot ne refpiroit que Phorreur & la défolation. Au milieu de cette fcene eftrayante, mon exécrable guide me paria en ces termes: » Retire - toi avec moi, ö mortel » infenfé & imprudent! de ce monde » trompeur, & apprends que le plaifir » n'eft pas fait pour Phomme. II eft » né pour la peine & le malheur. C'eft » la la condition de tout ce qui exiffe » dans ce monde fublunaire; & qui» conque s'y oppofe , réfifte a la voS iij  4'4 Le Rédeur. » lonté du Ciel. Abandonne donc les » funeftes plaifirs de Ia jeunefle, & m confacre ici tes heures aux pleurs » & aux regrets. La mifere efl le de» voir de tous les êtres fublunaires; » tous les plaifirs dont ils jouiffentfont » autant d'ofFenfes contre la Divinité » qui ne veut être honorée que par » la mortification de nos fens & de nos » plaifirs, & par 1'exercice continue! 9 «e nos larmes & de nos foupirs ". Ce tableau hideur qu'il me fit de la vie, m'affligea jufqu'au fond de 1'ame, & eteigmt en moi tout principe de PIai»r. Je me jettai fous un i\ «ffeche, a travers duquel le vent penetroit de toutes parts, le cceur faifi de crainte &de frayeur. J'attendis patiemment la mort, & la priai même de mettre fin è mes miferes. J'apper|us a coté de moi une riviere profonde bc bourbeufe, dont 1'eau pefante couloit avec un murmure fourd & lugubre. J'allois meprécipiter dedans, lorfque je me fentis arrêté par mes habits. Je tournai Ia tête, & je vis un objet tel que je n'en ai vu de ma vie de n aimable. II avoit toute la beauté & toutes les graces de la jeunefle, le  Le Ródeur. 41 j regard doux & animé, la phyfionomie tendre & compatiffante. II ne parut pas plutöt, que le fpeöre qui m'avoit tourmenté jufqu'alors, difparut; & que ma frayeur s'évanouit. Le foleil reprit fon premier éclat, les bois leur yerdure; je crus être dans un lieu de délices. Je fus tranfporté hors de moi-même a la vue d'un chang.mcnt auffi inopiné; la joie commenja a re» naitre fur mon vifage. Voici les inf» tructions que me donna ma belle libératrice. » Je m'appelle Ia Religion; » je fuis fille de la Férïü & de \'A» mour, & la mere de la Bknveillance , » de YEfpérance & de la Joie, Le monf» tre dont je viens de te délivrer, » s'appelle la Superftitlon : elle eft la » fille du Micontentement , & elle a » Ia Crainte & le Chagrin pour fui» vantes. Toutes différentes que nous » fommes, elle a fouvent 1'infolence » de prendre mon nom & mon ca» radlere, & fait croire aux malheu» reux mortels que nous fommes les » mêmes, jufqu'a ce qu'elle les ait » conduits furies confins du Difefpoir, » eet abyme affreux dans lequel tu étois » fur le point de tomber ". S iv  4^ Le Ródeur. » Confidere ces différentes beautés » du globe que le Ciel a deftiné pour » être le féjour des humains, & vois » fi un monde tel que celui-ci peut » être le domicile de la douleur & de » Ia mifere. Car a quelle fin la Provi» dence a-t-elle répandu une fi grande » variété d'objets agréables, finon pour » te faire complaire dans ton exif» tence, & te pénétrer de la plus vive » reconnoiflance envers celui qui en » efi Tauteur bienfaifant ? C'eft obéir » a fa volonté , que de jouir des biens » qu'il t'a donnés; & c^eft une igno» rance pitoyabJe & une perverfité » abfurde, que de les rejetter paree » qu'ils nous plaifent. La bonté infi» nie eft la fource de tout ce qui exifte. » La fin de tous les êtres raifonnables, » depuis le premier ordre des Séra»> phins jufqu'au dernier des hommes, » eft de s'élever continuellement du » plus bas degré du bonheur jufqu'au » plus haut. Ils ont tous des facultés » qui les rendent fufceptibles des dif» férentes efpeces de plaifirs ". >> Quoi! m'écriai-je, eft-ce la Ie » langage de la Religfon > Conduit-elle » fes partifans par des fentiers femés  Le Rédeur. 417 » de fleurs, & leur défend-elle de » mener une vie laborieüfe Sc péni» ble? Que lont devenues les obli» gations de la vertu, les mortifica» tionsdespénitents, 1'abnégation des » Saints & des héros ? » Les véritables plaifirs d'un être » ratfonnable, reprit-elle d'un ton de » yoix fort doux, ne confiftent point » a fatisfaire fes appétits déréglés dans » une indolence luxiirieufe, a conten» ter fes paffions, & a fe livrer a de » vains amufements. Les plaifirs fen» fuels corrompent 1'ame, les amufe» ments frivoles la dégradent, nous « mettent hors d'état de pratiquer le >> bien, Sc nous livrent pour toujours » a la méchanceté. Quiconque veut être » parfaitement heureux , doit faire un >> bon ufage de fes facidtés fupérieures, » adorer les perfeétions de fon Créa>> teur, aimer fes femblables, & être » jufte. II doit permettre a fes facul» tés inférieures la jouiffance des plai» firs, qui, en les délaffant, contri» buent k ranimer les premières, & k » leur donner plus de force Sc plus » d'énergie. Les régions qu'habitent les » natures angéliques, jouiffent d'une S y  4i8 Le Ródeur. » félicité pure; un torrent cle joie y » coule fans ceffe, & rien n'eft ca»> pable d'en arrêter le cours. Les êtres, » tels que les hommes, qui connoif» fent la maladie originelle de leurs » ames, doivent veiller attentivement » fur eux-mêmes, & apprendre a fe » gouverner. Quiconque s'eft livré vo» lontairement a des exces, doit fe » foumettre patiemment aux opéra» tions douloureufes de 1?. nature, ou j» aux févérités de la médecine , s'il » veut guérir. Rien ne 1'empêche, pour j+ hater fa guérifon, de jouir des com» modités que lui offre le féjour qu'il » habite. A mefure qu'elle avance, la a* connoiffance intérieure qu'il a de fon amendement, le pénetre de la joie » la plus vive & la plus pure. Le dé» fefpoir ne doit jamais s'emparer du *f coeur de 1'homme, quelque coupa# ble qu'il foit. — Frémis, pauvre » mortel, a la feule idee de 1'abyme » dans lequel tu étois a la veille de i» tomher"! w Pendant que les plus coupables » font encouragés par 1'efpoir de s'a» mender, les ames innocentes font » foutenues par le,s confolations qu'ek  Le Bódeuf. 419 » les goütent parmi les infïrmite's hu» maines auxquelles elles font fu/ettes » perfuadées qu'elles feront réeompen' » fées des efforts qu'elles font pour » les furmonter. L'abnégation de foi» même eft pour elles un nouveau » fujet d'efpérance, paree qu'en exa» minant ce qu'elles font, elles ap» prennent fous ma dire&ion a deve» nir ce qu'elles deürent d'être. Le » Chrétien & le héros font invinci» hïes^ paree que leur courage eft » fondé fur la confiance. Nuile dif» ficulté n'eft infurmontable h celui » qui eft animé par 1'efpérance de mé» nter Papprobation du Souverain de » 1'uniyers. Affuré d'obtenir tout ce » dont il a befoin, fon conflift avec » les douleurs & les épreuves les plus » féveres, n'eft tout au plus que 1'exer» cice vigoureux d'un efprit fain & » bien conftitué. Sa foumiffion a une » Providence qui a tout prévudetoute » éternité , fa réfignation eft tout a » la fois la plus excellente efpece d'ab» négation, & la fource des plaifirs » les plus purs. La fociété eft la vé» ntable fphere de la vertu humaine. » On trouve dans Ia vie fociale & acS yj  4*0 Le RMeur. » tive mille difficultés k furnionrer; »,on eft obligé de fe contraindre , & » 1'étude qu'on eft obligé de faire pour » fe conduire comme il faut, eft une » difcipline du cceur humain, utile a » autrui cV. a foi-même.. La fouffrance » ne devient un devoir, que lorfqu'elle » nous fert a éviter ie crime, &c a »> nous rendre honnêtes gens, Le plaih fir n'eft criminel, que lorfqu'il for» tifie le penchant que nous avons » pour le vice, & qu'il s'oppofe a » la généreufe aflivité de la vertu. Le » bonheur dont 1'homme jouit dans » ce monde, eft a la vérité peu de » chofe en comparaifon de celui qui » nous eft promis dans i'autre vie, » pour une éternité; mais quelle que » foit la portion que le Ciel en dé» partiffe a chaque individu, elle fert » a nous confoler & a nous foutenir »> pour le moment préfent, lorfque » nous en faifons un bon ufage^ & » qu'il ne nous fait point perdre de » vue la fin pour laquelle nous fom» mes deftiivk; iy, » Abandonne avec moi Ia mifere » continuelle a laquelle tu es livré , » pour gouter des plaifirs plus m'odé-  Le Ródeiir. 411 » rés & plus purs. Quitte ta folitude, » pour venir remplir les devoirs d'un » être relatif & dépendant. La Reli» gion n'eft confinée ni dans les cloi» tres, ni dansles cellules, nidans une » trifte retraite. Ce font-la les doflri» nes dont la Superftition fe fert pour » rompre ces Hens de bienveillance 8c >> d'affedion fociale, qui lient le bon» heur de chaque individu a celui du » tout. Souviens-toi que le plus grand » hommage que tu puüTes rendre a » 1'Auteur de ton être, eft de te con» duire de facon que 1'on connoiffe » que tu es content de fes difpenfa» tions ". Ma maïtreffe fe tut en achevant ces mots, & j'allois la remercier de fes inftruétions falutaires, lorfque les cloehes d'un village voifin, & le foleil qui percoit a travers les volets de mes fenêtres, me réveillerent» Je fuis, &c.  41* Le Ródeur. N?. XLV. Mardi, 21 Aout i7ï0. E U R I p I D E.' » Rien n'eft comparable au bonheur d'un mari t, r {Smme qui vivent mais ma" taee'fmCnt re^ie,eft a»io«rd'hui e pa - -4 C R O D E UR. M ONSIEURl Quoique les précautions que vous avez mdjquées dans vos differtations jur Ie manage pour prévenir les malheurs qm en font prefque inféparables me paroiffent extrêmement fenfées & que vous faffiez fentir la néceffité dont Jl eft de s'attacher principalement a Ia vertu, Iorfqu'il s'agit de fe déterminer *ur Ie choix de Ia perfonne avec la-  Le JRódeur. 423 quelle on veut fe lier, je necroispas cependant Ie fujet li épuifé, qu'il ne puifTe encore fournir, a ceux qui réfléchiffent, plufieurs queftions dont la difcuffion intérefTe quantité de perfonnes, & plufieurs précepies qu'on ne fauroit trop inculqucr. Vous me paroiflez admettre, avec la plupart des Ecrivains qui vous ont précédé, comme un principe inconteftable, que le manage en géniral ejl un ètat malheureux; mais je ne fais li un homme qui fait profeffion de ne penfer que pour lui, & qui conclut d'après fes propres obfervations ,ne s'écarte point de fon caradtere lorfqu'il fuit implicitement la foule, & qu'il adopte une maxime fans 1'examiner de nouveau, fur-tout lorfqu'elle embraffe un li grand période de Ia vie, & renferme une li grande quantité de circonftances. Comms je fuis auffi en droit que les autres de dire mon opinion touchant les objets qui m'environnent, & peut-être mieux fondé a décider d'un état dans Iequel je fuis engagé, que quantité d'autres qui n'ont pas la même expérience que moi, 1'autorité ne fauroit m'empêcher d'avan-  4H Le Rédeur. eer que Ie manage n'eft pas plus matheureux que les autres étafs de Ia vie & que la plupart de ceux qui fe plaignent des miferes qui y font attachées ont autant de fatisfaÉtion que leur état Ie permet, & que leur conduite pei-t leur en procurer dans une autre condition. Je fais qu'il eft naturel aux deux lexes de fe plaindre du changement de leur etat, de vanter Ie bonheur dont ils ont jouidans leur jeunefle, de blamer la folie & 1'imprudence de leur choix , & d'avertir ceux qui entrent dans le monde de ne point fuivre leur exemple : mais il eft bon d'obferver que les jours qu'ils regrettent, font non, leulement ceux du célibat, mais encore ceux de leur jeunefle, ces jours de nouveauté, d'ardeur, d'efpérance, de iante, de vigueur & de gaieté d'efpnt. La jeunefle eft le période le plus heureux de Ia vie; & je fuis perfuadé que les perfonnes mariées & non-manees trouvent la vie plus è charge a proportion qu'elles avancent en Ige t hf- r%r0(,he ciu'enes {e ^t au fu;et de lindifcretion de leur choix, n'eft point une preuve fuffifante qu'il f0it  Le Ródeur. 41 j mauvais, puifque nous voyons que le même mécontenrement regne dans tous les états de la vie que nous ne pouvons changer. Converfez avec tel homme qu'il vous plaira qui a vieilli dans fa profeffion, vous le verrez regretter de.n]en. avo*r Pas smbrafTé une autre qui étoit plus adaptée a fon génie, & dans laquelle il aüroit acquis plus de bien & de réputation. » Le marchand, » dit Horace, envie le fort du foidat, » & le foldat ne trouve perfonne auffi » heureux que Ie marchand. L'avocat » qui entend les clients frapper a fa » porte dès le point du jour,regarde » un laboureur comme le plus heu» reux homme du monde; &le labou» reur, contraint de laifler fes breufs » & fa charme pour s'en venir a la » ville, s'écrie qu'il n'y a de gens heu» reux que ceux qui y ont fixé leur >> domicile ". Chaque homme cite les inconvénients de fon état, &croitceux des autres plus légers que les fiens, paree qu'il ne les a pas éprouvés. Par exemple, celui qui efi marié vante les plaifirs & les douceurs du célibat, & Ie célibataire fe marie pour eviter 1'ennui de la folitude. On peut,  4*6 Le Rèdeur. fans fe tromper, conclure de toutes nos obfervations, que fe malheur eft Ielotdel'homme; mais on ne peut dire dansg , état ü eft plus heureux, & G tous les acceffoires extérieurs ne font pomt les caufes du bien & du mal que nous éprouvons, felon le Celui qui foufFre, efpere d'appaifer te douleur en changeant de fituation; 1 en change, & fe trouve égalemen Zrntë'5n P-^n^ealtanTde tous les expedients que nous employons pourprevemrouéluderfesmauxyauxdonne beu de croare que 1'état du ma- nage n eft pomt auffi malheureux qu'on le pretend , & qUe quantité de gens sV «gagent de nouveau après quela mort eur a rendu la hberté qu'ils regrettoient d'avoir perdue. ö If eft vrai que les femmes & fes mans ie plaignent continuellement les «ns des autresj&Pon s'imagineroit que prefque toutes les maifons font 1e %ourde laperverfité&de Ia tyrannie fi Ion ne favoit que quelquesefpnts s exhalent en plaintes & en repro-  Le Rtdeur. 417 ehes pour Ie fujet le plus léger, & que chaque animal fe venge du mal qu'il fouffre, fur ceux qui font auprès de lui, fans examiner fa caufe. Nous nous imaginons toujours devoir jouir de quelque bonheur; & Iorfq-'après des efforts réitérés nous ne pouvons y atteindre , nous nous perfuadons que c'eft le mariage qui en eft la caufe; & que s'il y avoit quelqu'autre obftacle, ce feroit notre faute fi nous ne 1'évitioris pas. Les anatomiftes ont fouvent remarqué , que quoique nos maladies foient nombreufes & douloureufes , cependant,lorfqu'on fait attention k laftructure du corps, a la délicatefle de certaines parties , k la petiteffe des autres, k la multitude de fonctions animales qui doivent concourir k 1'exercice de toutes nos facultés, nous avons plus de raifon d'être furpris que nous viyions aufli long-temps, que de nous plaindre de la briéveté de notre vie; & de ce que notre corps fubfifte un jour, une heure fans maladie, que de ce qu'il fuccombe aux accidents & k Ia longueur du temps. La même réflexion me vient dans  4^ Le Ródeur. 1'efprit, lorfque je confidere Ia maniere dont on contracle Ia plupart des mariages. Lorfque je vois des hommes avares & intéreffés admettre a leur table & a leur couche, des femmes qu'ils ont époufées far, s'informer d'autre chofe que de la dot qu'elles leur apportoient; des étourdis & des infenfés qui fe lient pour la vie k des filles qu'ils n'ont vues dans un bal qu'a la lueur des flambeaux; des peres & des meres qui marient leurs enfants fans leur confentement; d'autres qui fe marient pour faire dépit k leurs freres; d'autres qui fe jettent dans les bras de celles qu'ils n'aiment point, pour fe venger de Ia froideur qu'on leur atémoignée : lorfque je vois, dis-je , que les uns fe marient paree que leurs domeftiques les volent; les autres, paree qu'ils donnent dans la prodigalité; d'autres, pour bannir de chez eux les compagnies qui lesobfedent; d'autres, paree qu'ils font las d'eux - mêmes, je fuis moins furpris de ce que les mariages font quelquefois malheureux, que de ce qu'ils ne Ie font pas davantage. Je conclus même de-la, que la fociété doit être extrêmement agréable a Ia nature  Le Ródeur. 419 humaine 1 puifque les plaifirs qu'elle procure peuvent k peine être contrebalancés par le mauvais choix qu'on a fait. C'étoit anciennement la coutume chez les Mofcovites, de ne permettre aux hommes & aux femmes de fe voir & de fe fréquenter, qu'après que le mariage étoit tout-a-fait conclu. Je fuis perfuadé que cette méthode donnoit lieu a des mariages mal aflbrtis , & lioit enfemble des fujefs qui n'avoient point les qualités requifes pour fe plaire les uns aux autres. II peut cependant fe faire, vu le peu de délicatefle du peuple, la rareté des plaifirs, & la vie uniforme qu'rl menoit, que Pimagination ayant moins d'objettions k fe faire, Pon eüt moins a craindre le dégout & les caprices qui réfultent d'un mauvais choix; & qu'étant k 1'abri du froid & de la faim, les maris & les femmes vécuffent paifiblement, fans réfléchir fur leurs défauts mutuels. II n'en eft pa: de même chez nous. Etant plus difficiles a" contenter, & plus en état de nous fatisfaire, k caufe des connoiffances que nous pofledons, & de 1'abondance dont nous jouilTons,  430 Ródeuf. nous avons befoin d'un plus grand nom« bre de précautions pour affurer notre tranquillité. Cependant, fi nous obfervons la maniere dont fe fréquentent ceux qui ont deftein de fe marier, nous ne blamerons pas fi fort la contrainte a laquelle les Rufles étoient affujettis. Car le feul objet des deux parties , durant le temps qu'elles fe fréquentent , eft de fe cacher & de déguifer leurs carafteres & leurs defirs réels, par une imitation fimulée, une complaifance étudiée, & une affe&ation continuelle. Du moment qu'elles fe font déclaré leur amour, elles ne fe voyent plus que fous le mafque; elles ménagent la tromperie avec tant d'adreffe, & la manifeftent enfuite fi brufquement, que chacun a lieu de croire qu'il eft^ arrivé quelque métamorphofe la nuit des noces; & que par une impofture étrange, 1'une a été courtifée, &C 1'autre mariée. Je vous prie donc, Monfieur Ie Rödeur, de demander dorénavant a ceux qui yiendront vous faire des plaintes matrimoniales, Ia conduite qu'ils ont tenue pendant qu'ils fe faifoient Ia cour, & de leur dire qu'ils ne doi-  Le Ródeur'. vent ni fe plaindre ni .s'étonner qu'un contrat auquel Ia fraude a préüdl ait Gn\ Pa//e jwnper mutuellemem. Je fuis, &c. N'. XLVI. Samedi, 2j Aoüt 1750. v£t*** & pr'"'ros' & 1"* non &<'»"•» 'Pfi, f 'X ea noflra voco, tJ ' O V I D E. . mi' "Lêïes^^ Dl/e ma na!ffanCe nI de • r4„, . . etres ' mais de mes vertus & de la * reP«ation que j'ai acquife ... 5 « üe la A & R O D E U R. 1VI ONSIEUR, Puifque vous avez eu affez d'égard pour mes plaintes pour les rendre pubhques lf me fens inclinée, fok par vamte, foit par reconnoiffance, a contmuer notre correfpondance. J'aime naturellement è écrire; & je le ferois «juand menie aucun de ces motifs ne  31 Le Rêdeur. m'y engageroit. Je n'aime point a gafder ce qui me pefe fur le cceu-r, & je n'ai ici perfonne avec qui je puiffe converfer. Je diffiperai, en aguTant de la forte, 1'ennui qui m'accable, & j'aurai le plaifir , lorfque je retournerai voir ma pendule, de voir que je me fuis débarraffée d'une partie du jour. Vous comprenez que je n'ai intention d'écrire que fur ce qui me concerne; Sc comme je ne prétends point vous déguifer ce que je penfe, je vous dirai que le peu de temps que j'ai employé malgré moi a la méditation, n'a point augmenté ma vénération pour ceux qui écrivent, &£ qui prennent le nom d'Auteurs. J'ai tout lieu de foupconner, malgré la parade que vous faites de votre fagefTe & de votre refpedt pour la vérité, que vous n'êtes point fincere ; que vous écrivez ce que vous ne penfez point; que vous cherr chez a en impofer aux hommes , 6c que vous ne vous fouciez pas de penfer jufte ; que pendant que vous vous donnez pour guide , vous égarez vos partifans par un effet de votre crédulité ou de votre négligence; que vous produifez en public toutes les notions que  Le RSdeur. 433 que vous croyez pouvoir foutenir par des fophifmes, ou exprimer élégamment, fans examiner fi elles font juftes ou non; & que par un droit hereditaire, vous rapportez des menfonges^ d'après de vieux Auteurs , qui étoient peut-être auffi ignorants Sc auffi négligents que vous. ^Vous ferez peut-être furpris que je m'exprime avec tant d'aigreur fur une queftion que 1'on croit ne point intéreffer les femmes ; & peut-être me direz-vous, (car je fais que les Savants font la plupart maufTades) que je ferois beaucoup mieux de jouer avec mes petits chats, que de me mêler de critique, & de cenfurer les Auteurs. Mais vous vous trompez, fi vous croyez pouvoir m'intimider par vos mépris, ou m'impofer filence par vos reproches. Je fuis en droit de juger de ce que je lis, & de me plaindre lorfqu'on m'offenfe. Ces privileges m'ont trop coüté, pour m'endéflaifir a fi bon marché. Je vous avouerai que la lefture n'a jamais été mon occupation favorite ; mais comme les perfonnes les plus affairées ont quelquefois'des heures de Tomc /. X  434 Le R&deur. loifir, j'ai employé Ie temps que les plaifirs de la ville m'ontlahTé, a parcourir un gros recueil de Tragédies & de Romans, ou, entr'autres fentiments communs k tous les Auteurs de cette claffe , j'ai trouvé, prefque a chaque page , une defcription raviflante des plaifirs &c du bonheur de la vie champêtre; vie que tout homme en place defire de mener; vie dans laquelle toute héroïne tragique defire d'avoir été élevée, & qu'on nous repréfente comme un afyle contre la folie, 1'anxiété, les paffions & le crime. Je n'ai pu lire tant d'exclamations paflionnées, tant de defcriptions flatteufes, fans defirer un état qui me promettoit tant de bonheur; & j'ai accepté avec des tranfports de joie indicibles ,1'invitation de ma tante, dans 1'efpoir que par quelque influence inconnue j'allois voir fe diffiper l'efpérance & la crainte, la jaloufie & les rivalités, dès que je ferois arrivée dans ce féjour de l'innocence & de la tranquillité; que je dormirois fous des berceaux conftruits par les alcyons, que je me promenerois dans les champs Elylees, ou je ne trouyerois que bien-  Le Ródeur. 43 5 veillancs, candeur, fimplicité & contentement; ou je verrois Ia raifon exercer fon empire fur Ia vie, fans qu'il fut interrompu par Penvie , Tavarice, ou par 1'ambition, & ou je pafferois mes jours de maniere a mériter 1'approbation de Ia vertu la plus févere. C'eft la, M. le Rödeur, ce que j'attendois, & que cent Auteurs m'avoient promis; mais j'ai été décue de mes efpérances, & je vis ici dans une inquiétude continuelle, fans autre confolation que 1'efpoir de retourner bientot a Londres. Ayant été obligée, depuis que je vous ai écrit ma première lettre, pour me garantir d'une inaftivité abfolue, de m'inflruire des affaires des habitants du lieu , je fuis actuellement au fait des converfations & des occupations champêtres; mais je n'y trouve pas plus d'innocence & de fageffe que dans les fentiments & la conduite de celles avec lefquelles j'ai vécu jufqu'ici. On prétend que le pare & les déjeuners que 1'on fait a Londres, fourniffent une ample matiere a Ia médifance, & j'avoue que ce reproche n'eft pas fans fondement j mais je dois obT ij  Le Róleur. ferver en faveur des babillardes k la mode, qu'a moins qu'elles ne foient portées par principe a la médifance , elles ont moins d'occafions de s'y livrer que les Dames de Ia campagne. Comme nous avons un plus grand nombre d'objets a obferver & a critiquer, nous nous contentons pour 1'ordinaire de leur imputer nos fautes Sc nos folies , Sc nous ne donnons carrière k notre malveillance, que dans le cas ou nous croyons avoir recu quelque affront réel ou imaginaire; mais dans ces Provinces éloignées, oii plufieurs families vivent fous le même toit, elles fe tranfmettent d'un fiecle a 1'auire les fautes qu'elles ont commifes. J'ai appris la maniere dont plufieurs families du voifinage ont acquis les biens qu'elles pofiedent; & fi je puis ajouter foi a ce qu'on m'a dit, il n'y en a pas une qui poflede Icgitimement un feul arpent de terre. On m'a raconté des intrigues entre des amants Sc des maitrefles, qui font morts depuis trois cents ans, &l'onm'a fouvent entretenue de la vie fcandaleufe de quelques perfonnes dont on ignoreroit les noms, fi les fautes qu'elles ont commifes n'a •  Le Ródeur. 437 voient point été de nature a déshonorer leurs defcendants. II m'arriva par hafard, dans une compagnie oü je me trouvai, de louer Pair &c la dignité d'une jeune Demoifelle qui venoit de Ia quitter. La-deffus deux graves matrones fe regarderent 1'une Pautre, &c la plus agée me demanda fi j'avois vu Ie portrait d'Henri VIII. Vous comprenez bien que je n'appercus pas d'abord Ie but de cette queftion; mais on me dit enfin que Ia grand'mere de la Demoifelle avoit une aïeule qui avoit été attachée a Anne de Boulen, que Pon croyoit avoir été Ia favorite du Monarque. S'il furvient une querelle entre les principaux membres de deux families , elle fe perpétue h 1'infini; & il n'eft pas rare de voir les vieilles filles faire tomber la converfation fur quelque élecfion a laquelle leurs aïeux fe font oppofés. La fureur des guerres civiles n'eft point encore éteinte. II y a deux families clans Ie voifinage, qui ont détruit réciproquement leur chaffe depuis le temps de Philippe & de Marie. Arrive-t-il une inondation qui ravage les terres de quelque honnête T iij  438 Le Ródeur. Gentilhomme ; un des auditeurs ne manque pas de faire obferver qu'il ne doit point avoir oublié les ravages que fes ancêtres comnairent en quittant Bofworth. La méchanceté & la haine font ici béréditaires, & il faut être verfé dans l'hiftoire pour connoitre les différentes faöions qui y regnent. Vous ne fauriez vous promettre de viv~e en bonne intelligence avec des families qui ont réfolu de n'avoir rien encomixmn; ik vous êtes obligé, en choififfantvos amis, d'examiner ,quel parti vous avez defiein de favorifer dans la guerre des Barons. J'ai fouvent perdu la bonne opinion que les amies de ma tante avoient de moi, pour avoir confondu les intéréts des maifons d'Yorck & de Lancaftre; & 1'on me blama une fois d'avoir gardé Ie filence lorfqu'on donna 1'épithete de Tyran a Guillaume le Roux. J'ai enfin banni toute circonfpeöion, voyant qu'il me falloit au moins fept ans pour connoitre toutes les précautions dont il falloit ufer. II fuffit a Londres de connoitre une familie & fes parents, pour être en füreté ; mais 1'on vous foupconne ici  Le Ródeur. 439 de faire allufion aux rejettons des aïeules , & de renouveller des conteltations qui furent anciennement décidées par les Chevaliers. J'efpere donc que vous ne blamerez point mon impatience, & 1'ennui que j'éprouve dans un pays oü je ne puis rien apprendre, obligée néanmoins de prendre part a des difputes vagues, & que vous tacherez de les difliper par quelque écrit amufant & facétieux. Je fuis, Monsieur, Euphélie. T iv  44° Le BSdeur. N°. XL VII. Mardi, 28 Aoüt 1750* fhtanquam his folatüs eequiefcam, debilitor & frangdr eadem Ma humanitate qux me, ut hoe ipfum perinittcrem , induxit, non ideo tarnen velim durior peri : nee ignoro alios hujufmodi cafus nihil amplius vocare quam damnum J eoque fibi magnos homines & fipientes videri. Qui an magni fapicntefque fint, nefeio : homines non funt. Homines efi^ enim effici dolore , fentire : refijlerc tarnen , & folatia admittere; non folatiis non egore. P L ï N E. » Quoique cette conduite me foulage; Ia « même humanité qui me la fait tenir, m'abat 5) & m'accable. Je ne voudrois pas toutefois des> venir moins fenfible : non que j'ignore que » beaucoup d'autres ne traitent de pareilles dif» graces, que d'une fimple perte de biens, & >. qu'avec de tels fentiments ils fe croyent de ;> grands hommes & fort fages. Pour moi, je » ne fais s'ils font auffi grands & auffi fages » qu'ils le penfent; mais je fais bien qu'ils ne •> font point hommes. L'homme doit être ac» ceffible a la douleur, la fentir, la combattre » pourtant, être fufceptible de confolation, & i) non n'en avoir pas hefoin ". O N obfervera que les paffions auxquelles l'homme eft fujet, s'éteignent ci'elles-mêmes pour vouloir trop tót  Lt Kódeur. 441 obtenir Pobjet qu'elles fe propofenr. Par exemple , la crainte nous excite a prendre la fuite», le defir nous fait accélérer nos pas; & s'il y en a quelques-unes que 1'on fatisfafle jufqu'a ce qu'elles excedent le bien auquel nous afpirons, ainfi qu'on 1'obferve a I'égard de 1'avarice & de 1'ambition, elles fe propofent un bien réel, que 1'on eft a même d'obtenir. L'avare s'imagine toujours qu'il y a une certaine fomme capable de fatisfaire les defirs de fon cceur, au point de ne lui rien laiffer a fouhaiter; tout homme ambitieux fe propofe comme Pyrrhus, une acquifition qui doit terminer fes travaux, & fe promet de paffer le refte de fa vie dans 1'abondance, les plaifirs, le repos ou la dévotion. Le chagrin eft peut-êtrevla feule affection du cceur humain que 1'on puiffe excepter de cette regie générale; & c'eft ce qui fait qu'il mérite 1'attention oe ceux qui le lont charges de la tache épineufe de maintenir la balance de la conftitution mentale. Les autres paffions font è la vérité des maladies, mais elles nous indiquent les remedes qui peuvent les guérir, Un homme fent T v  44* Le Ródeur. tout-a-la-fois la douleur, & connoit le remede qui lui eft propre ; il 1'employe d'autant piutöt que la douleur eft plus aiguë, & fe guérit lui-même par un inftincc qui ne le trompe jamais , de même que les cerfs de Crete, a ce que dit jElien, qui ont été bleffés, recourent a des plantes vulnéraires. Le chagrin eft fouvent occafionné par des pertes irréparables, & s'occupe d'objets qui ont perdu ou changé leur exiftence. II demande ce qu'il n'efpere point d'obtenir ; que les loix de 1'univers foient revoquées, que les morts reffufcitent, ou que le paffe revienne. Le chagrin ne confifte point dans le. regret que nous caufe une négligence ou une erreur, qui peut nous engager a employer plus de foin &c plus d'aftivité, ni dans le répentir des crimes que notre Créateur a promis de nous pardonner, moyennant un répentir fincere. La douleur qui provient de ces caufes, produit des effets falutaires, & diminue a chaque inftant par la réparation des fautes qui la caufent. Le chagrin, proprement dit, eft eet ctat de 1'ame, dans lequel nos defirs font fixés fur Ie paffé, fans aucune atten-  Le Ródeur. 443 iion pour Pavenir; un fouhait contiHiiel que les chofes fuffent autres qu'erles ne font; une privation affligeante & douloureufe de quelque bien que nous avons perdu, & qu'aucun efFort ne peut nous redonner. C'eft dans ce chagrin que plufieurs font tombes a. 1'occafion d'un revers de fortune imprévu, de la perte de leur réputation, de la mort de leurs enfants ou de leurs amis. Ils ont tout-a-coup perdu la fenfibilité qu'ils avoient pour les plaifirs, & 1'efpérance de remplacerl'objet qu'ils ont perdu, par un autre; ils font tombés dans le découragement 8c le défefpoir, 8c fe font condamnés a une mifere qui ne leur eft d'aucune utilité. Cette paflion eft une fuite fi naturelle de la tendreffe 8c de 1'affeöion , que quelque douloureufe 8c inutile qu'elle foit, il eft honteux de ne point 1'éprou ver dans certaines occafions. Elle a fi conftamment prévalu de tout.temps, & fon empire eft li univerfel, que les loix de quelques nations, 8c les coutumes de quelques autres , on fixé un temps pour témoigner le chagrin que caufent la mort des parents, 8c ;ia rupture de 1'union domeftique. T vj  444 Le Ródear. Leniffrage général des hommes paroït avoir décidé que le chagrin, comme enfant de 1'amour , eft louable jufqu'a un certain point, ou du moins pardonnable, comme Peffet de notrê foibleffe; mais que loin de le laiffèr augmenter par trop d'indulgence, on doir le faire céder, après un temps limité , aux deyoirs focials & aux affaires. II eft d'abord inévitable, & par conféquent on doit Ie permet'tre, foit qu'il foit volontaire ou non; on peut enfuite Padmettre comme un témoignage décent & affeéïueux de tendreffe & d'eftime: on doit quelque chofe a la nature , & quelque chofe au public : mais tout ce qui excede le premier tranfport de la pafïion, ou 1'ufage établi, eft non-feulement inutde, mais encore criminel; car nous ne fommes point en droit de facrifier a de vains témoignages d'affeöion, un temps que la Providence ne nous a accordé que pour nous acquitter des devoirs de notre état. II arrivé cependant fouvent que le chagrin, a qui Pon a donné entrée, s'empare tellement de Pefprit, qu'on ne peut plus Pen chaffer. Les idees triftes  Le RÓJeur. 44J dont nous avons recu 1'impreffion contre norre gré, & dont nous nous fommes enfuite occupés, fïxent tellement notre attention, qu'elles dominent dans toutes nos penfées , émouffent notre gaiete , & embrouillent notre raifonnement. La triftefle s'empare de notre ame, & toutes nos facultés fe bornent a un feul objet, dont la vue nous afflige d'autant plus qu'elle fait évanouir toutes nos efpérances. t II eft très-difficile de paffer de eet etat d'abattement a la joie & a la gaieté, & ceft ce qui fait que plufieurs qui ont donne des regies pour la fanté intellectuele, trouvent les préfervatifs plus aifés que les remedes, & nous confeillent de ne point trop nous attacher aux plaifirs 6c aux biensdont nous jouiffons, mais de les regarder avec une fi grande indifférence, que leur perte ne nous caufe aucune émotion. L'exacte obfervation de cette regie peut a la vérité contribuerè notre tranquilhté, mais ne fauroit nous rendre heureux. Celui qui regarde un homme avec affez d'indifférence pour ne pas apprehender fa perte , ne connoït ni les plaifirs de la fympathie, ni ceux de la  446 Le Ródeur'. confiance, ni cette bienveillance, hi cette joie honnête que la nature a rendues inféparables de lafaculté de plaire. Comme il n'a pas droit d'exiger plus de tendreffe qu'il n'en témoigne, il fe privé de ces bons offices qui adouciffent les chagrins & les amertumes de la vie, & qui font uniquement fondés fur la bienveillance. II ne fauroit fe plaindre d'être négligé par ceux qui ont plus de tendreflé que lui; car qui peut aimer un homme dont on ne peut fe promettre aucun retour , & dont la feule grace que vous ayez a efpérer, après que vous Pavez comblé de bienfaits , eft qu'il ne cherchera point a vous nuire ? C'eft en vain qu'on fe flatte de pouvoir vivre dans un état de neutralité & d'indifférence. Une pareille tentative ne fauroit réuflir. Si 1'on pouvoit prévenir le chagrin en banniiïant la joie, cette regie mériteroit une attention férieufe; mais puifque malgré les foins que nous pouvons employer pour être moins heureux, la mifere Si la douleur trouvent mille routes pour venir jufqu'a nous, endépitdel'indirTérence que npus pouvons ayoir pour les plaifirs 9  Le Ródmr. 447 on doit s'efforcer de fe maintenir dans un temps _ au-defTus du point moyen de 1'apathie, puifque nous ferons néceftairement obligés de tomber au-deffous dans un autre. Quoique ce foit pécher contre Ia raifon de ne point travailler k fon bonheur , de craindre de le perdre , il fa ut cependant avouer que le chagrin que fa privation nous caufe, eft toujours proportionné au plaifir que fa poffeftion nous a procuré. II eft donc du devoir du Moralifte, d'examiner s'il n'y a pas quelques moyens de Padoucir. Quelques-uns ons cru que Pexpédient le plus .certain étoit de fe livrer aux plaifirs. D'autres prétendent qu'un pareil changement eft trop violent, & font d'avis que 1'on confole un malheureux, en lui peignant des maux plus grands que les fiens, & en détournant fur les calamités d'autrui Pattention qu'il donne aux fiennes. Je doute que ces remedes produifent kurs effets. On n'eft pas toujours k même de fe procurer des plaifirs; & quant a la mélancolie, elle eft un de ces remedes qui tuent le malade , daas le cas ou ils n'operent point,  448 Le Ródeur. L'antidote le plus für conrre le chagrin , eft 1'occupation. On remarque communément que les foldats Sc les marins , quelque tendres & compatiflants qu'ils foient, y font peufujets. Ils voyent mourir leurs meilleurs amis fans fe livrer a ces plaintes Sc k ces lamentations fi ordinaires parmi les perfonnes riches & oifeufes, paree qu'ils font occupés du foin de leurs perfonnes; Sc quiconqueoccupera fon efprit,fera moinsfenfible aux pertes qui pourront lui arriver. On obferve généralement que le temps difiipe Ie chagrin, Sc on peut le hater en accélérant fa fucceflion par la variété des objets dont on s'occupe. Si temport longo Lenire poterit luSus , tu fperne morari. Qui fabiet fibi tempus erit. ■■ Grotius, » Le temps diffipe le chagrin ; mais ce remede » eft long, & Ia fageffe t'en fournit un plus » prompt & plus affuré ". Le chagrin eft une efpece de rouille del'ame, qui cede a une fuite d'idées qui fe fuccedent les unes aux autres, C'eft la putréfaction d'une vie oifeufe, a laquelle on remédié par le mouvement & 1'exercice,  Le Ródeur. 449 N°. XL VIII. Samedi, i<=r. Septembre 1750 Non cfi vivers, fcll vaUre > vffai » La vie ne confirte point a vivre fimple'» ineut, mais a fe biea porter ". P i ar mi les folies innombrables que nous commettons dans notre juneffe, oc qui font fuivies de remords &c de repentir pendant le refte de nos jours, il n y en a prefque aucune contre laquelle on fe tienne móins en garde que la négligence de fa fanté. Lorfque les refforts du mouvement font élaftiques que le cceur eft'vigoufeux, & que les yeux font animés , nous avons %\?-%ne è concevoi'- que nous nous aftoibhffons a toute heure, que les nerfs dont la force nous étonne, & que les membres dont nousadmirons Paftivité. iuccomberontau temps, fe retècheront oc s engourdiront au point de ne pouVoir en faire aucun ufage. II me paroït que les Philofophes ont  45° Le Ródeur. oublié d'ajouter aux arguments qu'ils employent cöntre les plaintes que 1'on fait des miferes humaines, 1'incrédulité de ceux a qui nous racontons nos fouffrances; mais fi le but des lamentationseft d'exciter Ia pitié, c'eft inutilement que les perfonnes agées Sc débiles nous entretiennent de leurs maux: car la pitié préfuppofe la fympathie; & un peu d'attention leur montrera que ceux qui ne fentent aucun mal, lont peu fenfibles k ceux d'autrui, Sc que chaque homme efi payé de 1'infulte qu'il a commife , vu qu'il n'y en a aucun qui ne fe foit moqué des infirmités de fon prochain, des précautions qu'il a prifes, Sc de 1'impatience qu'il a temoignée. Les perfonnes valétudinaires ont rendu le foin que 1'on prend de fa fanrétournéen ridicule en lepréférant a toute autre confidération, de même que les avares ont fait méprifer la frugaÜté en bornant tous leurs defirs a amaffer de 1'argent. Leur erreur ne vient que de ce qu'ils confondent les moyens avec la fin. Les uns ne defirent la fanté que pour pouvoir jouir des plaifirs Sc des commodités de la yie; les autres, de  Le ESdeur. 451 1'argent ^qu'afin d'être riches; ils oublient qu'on ne doit faire cas des biens terreftres, qu'autant qu'ils nous procurent les moyens de pratiquer la vertu. La fanté eft fi néceffaire pour remplir les devoirs de la vie, & jouir des plaifirs qu'elle procure, que c'eft également un crime & une folie de la prodiguer. Celui qui, pour fatisfaireun plaifirpaffager, s'attire une maladie, & qui, pour quelques années paffées dans les divertiffements, fe condamne a paffer le refte de fes jours dans une chambre ou dans un lit, mérite non-feulement je reproche d'avoir prodigué fon bonheur, mais encore d'avoir voléle public. En effet, il s'eft mis hors d'état de remplir les devoirs de fa vocation, & a refufé le róle que la Providence lui avoit affigné fur le théatre de Ia vie humaine. II n'y a peut-être pas d'état plus è plaindre que celui d'un génie actif & élevé, qui gémit fans le poids d'une maladie corporelle. Un homme, dans eet état, paffe fon temps è former des projets, qu'un changement de vent 1'empêche d'exécuter; il fe repaït d'efpérances qu'il ne voit jamais, effecluer.  45* Le Ródeur. II fe couche Pefprit occupé du lendemain ; il repait fon ambition de la réputation qu'il compte acquérir, fa bienveillance, du bien qu'il efpere de faire. Le temps fe couvre la nuit, le vent change , & il fe réveille accablé de langueur, impatient & diftrait; il ne refpire qu'après le repos, & ne s'occupe plus que de fa mifere. On peut dire que la maladie commence cette égalité que la mort acheve. On s'appercoii peu des diftinflions qu'il y a entre les hommes dans la chambre d'un malade, oü 1'on ne peut efpérer de prendre part a la joie des perfonnes gaies, ni de profiter des inftructions des perfonnes fenfées; ou toute la gloire humaine s'efFace, 1'efprit s'obfcurcit, le raifonnement s'embrouille, & le héros eft fubjugué; oii 1'être le plus fublimeSc le plus renommé n'a d'autre reffource que le fentiment intérieur de fon innocence. On trouve parmi les fragments des Poëtes Grecs une petite Hymne a la fanté, dans laquelle on inculque avec tant de force le pouvoir qu'elle a d'augmenter le bonheur de Ia vie , les pré(ents de la fortune, les plaifirs de la  Le R&deur. 453 jouifTance, que tout homme qui a éprouvé les langueurs d'une maladie, ne fauroit Ia lire fans être frappé des images qu'elle préfente , fans ranimer fes fouhaits, & fans donner de nouvelles couleurs au tableau. J'ignore 1'occafion qui y a donné Iieu; mais il y a toute apparence que celui qui Fa compofée avoit été malade, & que dans les premiers tranfports qu'excita en lui Ie retour de fa fanté, il s'adrefia ala DéefTe dansles termes fuivants: 'Tykia. nrpsa-CUn MciKccpav MlTcl 0~k Vaiotf/.! To KSlTTbjASVOV QtOTCtf Su oqp.a>v Qvvoiv.ttf éfyr 'Et yó.p rit »' ttKvtk yjiptc n rsxiav , Telt evfcitpovó; r civQpèjKoii BeterihmJb? a.pyj*.t, n voêav , 'övf Kpvqiai? AtppoS'irnt cipx-vanv Snpevo/xei/, H si Tts khhet beoèev avèpoToif rtp^it, H -ubvav k^voa. ms^v1a.C Mi-ra. Cüo , (s.a.x,ap}a. 'Tyhia,, Ts&hks rraMTn. xca Kkfj-wsi ya.p\rav 'écto' « O fanté , Ia plus vénérable des puiffances .1 céleftes! daigne paffer avec moi le refte de » mes jours , & ne me refufe pas le bonheur « dont jouiffent ceux qui te pofledent. Tu es >> la jouree des plaifirs que 1'on goüte dans les u richelïes , dans une poftérité nombreufe , daas  454 Le Ródeur. « l'autorité fouveraine, dans les objets quï eh» flarament nos amoureux defirs, dans tous les » préfents que le Ciel nous a faits pour adou» cir nos fatigues & nos peines. Ta préfence » fait éclore la joie & les plaifirs, & perfonne »> ne fauroit être heureux fans toi ". Tel eft le pouvoir de la fanté, que tout languit fans elle, de même qu'une plante que le foleil refufe d'éclairer de fes rayons. Cependant on négligé ce tréfor , & 1'on en abufe pour faire une vaine parade de fes forces. Nous la laiffons dépérir faute de connoitre fon prix, ou nous la prodiguons dans la crcyance que nous en avons de refte. Nous Pabandonnons au hafard, & nous la facrifions aux plaifirs & è la débauche, pour nous procurer de vains applaudiflements. La fanté eft également négligée par les partifans des affaires, & les fectateurs des plaifirs. Les uns la ruinent par des débauches continuelles, les autres par des études immodérées; les uns par des excès, les autres par 1'inattion. II eft inutile de donner des avis aux débauchés; mais il ne faut pas grand talent pour leur prouver, que qui perd la fanté, perd les plaifirs dont il efpéroit de jomr, Leurs clameurs  Le Rèdeur. 4^5 font trop bruyantes pour céder a la voix de Ia fageffe , & leur courfe trop précipitée, pour qu'elle puiffe 1'arrêrér Leurs defirs font fi multipliés, qu'a peine daignent-ils écouter Ie confeil qu'on leur donne, de ne point trop fe hater de les fatisfaire. Cependant, comme ceux qui aiment 1'argent font ordinairement prudents Sc rafïïs, ils ne manqueront pas fürement de réfléchir qu'on ne doit pas facrifier un grand bien a un moindre. La fanté eft fans contredit plus précieufe que 1'or, puifqu'on ne peut 1'acquérir que par elle; plufieurs millions ne fauroient appaifer les douleurs de la goutte, rétablir les organes des fens, Sc ranimer une digeftion languiffante. La pauvreté eft, a la vérité , un mal que tout Ie monde fuit naturellement ; mais ne fuyons pas un ennemi pour tomber entre les mains d'un autre, Sc ne nous réfugions point dans les bras de Ia maladie. Projecert animam ! quam velltnt athere in. alt» Nunc & pauperiem , & duros tokrare labores! Ceux qui ruinent leur fanté pour augmenter leurs connoiffances par des etudes forcées, font moins excufables  456 Le Ródeur. que les autres; car ils ne peuvent ignorer que les forces du corps font bornées, & qu'elles s'épuifent lorfqu'on en abufe. Celui qui ne les ménage point, & qui fe privé du repos dont il a befoin, paye fa faute avec ufure, & fe prépare de mauvaifes heures; & pour avoir voulu gagner quelques mois, il paffe le refte de fes jours dans la peine & dans la mifere. Ceux qui travaillent k perfeótionner leur efprit, & k étendre leurs connoifTances, apprennent, tót ou tard, le danger auquel les expofent les maladies corporelles; & que les connoifTances ne tiennent pas long-temps contre les accès de la mélancolie, de 1'impatience, & la mauvaife humeur inféparable de la décrépitude. N°. XL IX.  Le Ródeur. 457 N°. XLIX. Mardi, 4 Septembre 1750. Non omnis moriar, multaque pars mei Vitabit Libkinam, ufque ego pojlera Crefcam lande recens. Horace. » Je ne mourraï pas entiérement, & la plus !> noble partie de moi-même échappera füreo ment a la Parque. Ma réputation , toujours » nouvelle , augmentera dans la fuite des v temps ". Les premiers motifs des actions humaines, font les appétits que Ia Providence a donnés a l'homme, de même qu'aux autres habitants de Ia terre. Nous ne fommes pas plutöt nés, que la faim & la foif nous portent k faifir les mammelles, & que le même inftincl nous les fait fucer comme les autres animaux. Nousne fommes pas plutöt raffaffiés, que nous témoignons par des pleurs & des cris importuns, 1'envie que nous avons de dormir, & ils ne cefTent qu'après que nous avons trouvé Tome I, V  45^ Le Ródeur. un endroit commode pour nous re- pofer. Le fecond motif qui nous tire de 1'inaction, font nos paffions. Nous ne tardons pas a être fufceptibles d'efpérance, de crainte, d'amour, de haine, de defir & d'averfion. Ces paffions, qui doivent leur origine k la faculté que nous avons de comparer & de réfléchir, augmentent & étendent leur empire, k mefure que notre raifon fe fortifie, & que nos connoifTances fe perfedtionnent. D'abord, nousn'avons aucune idee de la douleur, que lorfque nous la fentons; nous commencons enfuite k la craindre , mais ce n'eft que quand elle s'approche de nous; nous Pappercevons peu-a-peu de loin, & dans fes fuifes les plus éloignées. La crainte nous rend dans la fuite plus circonfpetts, plus vigilants & plus foigneux; nous fermons toutes les avenues par lefquelles le mal peut arriver jufqu'a nous; nous apprenons k endurer en nous-mêmes plufieurs chofes déplaifantes & incommodes, paree que 1'expérience nous apprend que nos peines feront plus que balancées par la récompenfe ; qu'elles nous procu-  Le RSdeur. 459 reront quelque bien pofitif, 011 nous garanriront d'un plus grand mal. A meuire que 1'ame exerce davan,tage fes faculrés, les appétits naturels & les paffions qui en réfultent, ne fuffifent pas pour 1'occuper. Nous cherchons auffi-töt a 'fatisfaire les befoins de la nature , nous tachons de les prévenir; & il faut quelque chofe de plus pour remplir les longs intervalles dans lefquels nous n'agiffons point, &c pour donner a ces facultés, qui ne fauroient refter oifives , quelque diredtion particuliere. Dela naiffent de nouveaux defirs & des paffions fadtices; & après n'avoir eu des defirs qu'en conféquence de nos befoins, nous commencons a fentir des befoins en conféquence de nos defirs. Nous attachons un prix a des chofes qui n'ont aucune valeur , paree que nous fommes convenus de leur en donner une, quoiqu'elles ne puifTe.nt ni appaifer la faim , ni calmer la douleur, ni nous garantir d'aucune calamité réelle, & dont, par conféquent, les nations barbares ne font aucun cas, paree qu'elles ne font occupées que des befoins de la vie. Telle eft 1'origine de 1'avarice, de V ij  4^0 Le Rédeur. 1'orgueil, de 1'ambition , & généralement de tous les defirs qui naiffent de la comparaifon de notre état avec celui d'autrui. Celui qui fe croit pauvre paree que fon voifin eft plus riche que lui; celui qui, comme Céfar , aime mieux être le premier d'un village, que le fecond de la capitale du monde, a allumé en lui des defirs que la nature ne lui a point donnés, & agit par des principes qui ne font fondés que fur 1'autorité & la coutume. Quelques-unes de ces paflions étrangeres, telles que 1'avarice & Penvie, font généralement condamnées ; d'autres , telles que 1'amitié & la curiofité , généralement eftimées : mais il y en a d'autres au fujet defquelles les fuftrages des hommes font partagés , & dont on doute li elles contribuent au bonheur, ou a augmenter les miferes de l'homme. L'amour de la réputation eft de cette efpece douteufe & ambigue. Je le définis un defir de fe faire admirer d'autrui , & de mériter, des générations futures, des éloges que nous ne pourrons entendre. Quelques-uns ont regardé ce defir comme une.manie extra-  Le Ródair. 461 v-aganre, comme uneflamme excitée par 1'orgueil, & dont la folie augmente la force; car, difent-ils, qu'y a-t-il de plus éloigné de Ia fageffe, que de diriger toutes nos acïions p?r 1'efpoir d'une chofe qui n'aura lieu que lorfque nous ferons dans Ie tombeau ? de foupirer après une chofe que nous ne pouvons pofféder, & dont la valeur qu'il nous plait d'y attacher, n'eft fondee que fur cette condition particuliere , que nous ne 1'obtiendrons point de notre vivant? Le defir de mériter Ia faveur & les éloges de nos contemporains, a eet avantage, qu'il peut fervir k nous applanir les fentiers de la vie, épouvanter nos rivaux, &c affurer notre tranquilüté; mais que nous lert d'etre les objets chéris des hommes , lorfque nous ferons hors d'état d eprouver leur faveur? II eft plus raiionnable d'ambitionner Ia réputation pendant que nous pouvons en jouir; de meme qu'Anacréon prie fes camarades de lm faire préfent du vin & des guirlandes , dont ils fe propofent d'orner ion tombeau. Les avocats de 1'amour de la réputation alleguent pour fa défenfe, que V iij  4<5i Le Ródeur. c'eft: une pafïion naturelle & unïverfelle; une flamme célefte, qui brule avec plus de force dans les ames grandes Si élevées. Que le defir d'être loué par Ia poftérité, marqué une réfolution de mériter fes éloges; Si que la folie dont on 1'accufe, n'eft qu'une générofité noble Si défintéreflee , que ceux qui font accoutumés a tout rapporter a eux-mêmes, Si dont 1'amourpropre a reflerré 1'entendement, ne fentent point, Sc ne peuvent par coniéquent comprendre, Que 1'ame de Fhomme, formée pour la vie éternelle, s'élance naturellement hors des limites de 1'exiftence corporelle , & fe réjouit de pouvoir coopérer avec les fiecles futurs, & d'étendre fa durée a 1'infini. Que le reproche que 1'on fait avec tant de légéreté, le reproche d'afpirer a ce qu'on ne peut obtenir, eft fondé fur une opinion dont on peut raifonnablement douter. Que puifqu'on fuppofe que les facultés de 1'ame augmenteront après qu'elle fera féparée du corps, on ne fauroit admettre qu'elle n'ait aucune connoiffance de ce qui fe pafTera dans le monde. Si 1'on examine eet argument avec  Le Ródeur. , 463 attention & fans partialité, on en conclura que 1'on doit régler Pamour de la renommee, plutöt que de 1'éteindre; que les hommes ne doivent point entiérement négliger leur mémoire, mais faire en forte qu'on fe fouvienne de leurs vertus, puifque c'eft la feule réputation qui puifTe nous flatter après notre mort. II eft évident que la renommée, confidérée fimplement comme 1'immortalité d'un nom, eft aufli-bien la récompenfe des bonnes actions , que celle des mauvaifes ; &c par conféquent celui qui n'a d'autre but que de faire en forte qu'on ne 1'oublie point, n'a aucun principe pourdiriger fa conduite. L'Hiftoire nous apprend que ce defir aveugle de la renommée a toujours été incertain dans fes effets, & a été dirigé par 1'occafion & le hafard a I'avantage ou a la dévaftation de 1'univers. Lorfque Thémiftocle fe plaignoit que^ les trophées de Miltiade 1'empêchoient de dormir, c'eft qu'ils 1'excitoient a rendre les mêmes fervices que lui dans la même caufe; mais lorfque Céfar pleura en voyant le portrait d'Alexandre, comme il n'avoit ' V iv  464 Le RóJeur. aucune occafion honnête pour agir, il employa fon ambition a ruiner fa pa- trie. L'amour de la réputation eft dangereux & irrégulier , lorfqu'il s'empare de 1'efprit au point de devenir indépendant & prédominant; mais on peut utilement Pemployer comme un motif inférieur &c acceffoire, & pour lors il peut fervir quelquefois a réveilier notre aftivité, lorfque nous commencons a languir & a perdre de vue cette récompenfe plus précieufe & plus eftimable, qui doit toujours être notre première & notre derniere efpérance. Mais on doit s'imprimer fortement dans 1'efprit, qu'on ne doit point regarder la vertti comme un moven pour acquérir de la réputation, mais n'accepter celle-ci que comme la feule récompenfe que les hommes puiffent accorder a la vertu; 1'accepter avec complaifance, mais ne point Ia rechercher avec trop d'empreffement. Ce n'eft point un avantage qu'on fe fouvienne de nous. C'eft un privilege que Ia fatyre & le panégyrique peuvent également conférer, & dont ïite & Conflantin ne jouiflent pas  Le Ródeur. 465 plus que Timocréon de Rhodes, dont 1'épitaphe ne nous apprend autre chofe, fïnon, qu'il mangea quantité de méts a un repas, qu'il vuida plufieurs bouteilles de vin , & infulta plufieurs de fes, conyives. no\r\«. ipayav , ko) uroKha, ils plus riches que perfonne en fraifes & en n gland; car en cela confiftoient toutes les ri'v chefies ". J'ai toujours cru qu'il étoit du devoir de ceux qui étudient les mceurs de leur liecle, de louer les vertus &c de blamer les vices de leurs contemporains, de réfuter une fauffe accufation, & d'appuyer celle qui eft fondée, non-feulement paree que c'eft le devoir d'un moniteur de conferver fa réputation fans tache, de peur que  Le RSJeur. eeux qui Pont une fois accufé de partialité, prennent de-la occafion de rie plus le croire; mais a caufe qu'il peut «rouver affez de crimes pour donner Iieü a la circonfpeftion & au repentir, fans diftraire 1'efprit par des fcrupules inutiles & de vaines follicitudes. , 11 7 a certarns reproches flxes &c etablis, qu'une partie des hommes a fan de tout temps k Paufre, qui fe tranf. mettent par fucceffion , & dont celui qui les a une fois mérités ne fe lave jamais , même après qu'il a changé d'état, &_acquis le droit d'infliger a autrui la peine qu'il a autrefois méritée. t On doit méprifer ces imputations héreditairesr dont les hommes n'apprceientja juflice, que lorfqu'il eft leur intérêt de la connoitre, paree qu'il ne paroit pas qu'elles foient fondées fur la raifon & fur Pexamen ; mais qu'on les reqoit implicitement & par une efpece de contagion, & qu'on les appuye plutöt par le phifir qu'on trouve a les croire, que par la capacité qu'on a de les proiiver. Ca toujours été la coutume de ceux qui s'imaginent être refpeclables par V vj  468 - Le Ródeur. leur vieillefle, de blamer les jeunes gens de ne point refpeöer leurs cheveux gris & leur expérience, de fe fier a leur entendement, de tirer des conclufions a la légere, de méprifer les confeils que leurs peres & leurs grands-peres leur donnent, & de fupporter impatiemment la fubordination a laquelle la nature a foumis la jeunefle , pour la garantir des malheurs que fa témérité, fes paflions & fon ignorance pourroient lui attirer. II n'y a point de vieillard qui ne fe plaigne de Ia dépravation du fiecle, de la pétulance & de 1'infolence des jeunes gens. II raconte la décence & la régularité des anciens temps, il yante * la fobriété & la difcipline de 1'age dans lequp,! il a paffé fa jeunefle; fiecle heureux qu'on ne doit plus attendre, depuis que Ia confufion s'efl gliffée dans le monde, & a franchi les bornes de la politefle & du refpeéh On ne confidere pas affez la préfomption de celui qui s'arroge le privilege de fe plaindre. Car comme tout homme croit avoir fa part des miferes de la vie, il regarde les plaintes que 1'on fait, comme une marqué  Le RSJeur. 469 d'lmpatience, plutöt que d'aftliöion , & demande: Quel mérite-a un tel, pour blamer les diftributions de la nature? quelle raifon a-t-il de fe croire exempt de Ia condition générale de l'homme ?/ Nous nous trouvons excités a fuivre ce que le caprice, plutöt que ce que la raifon nous dicte; & au - lieu de fympathifer aux peines d'autrui, nous examinons li Ia peine eft proportionnée aux lamentations, &, fuppofé que 1'affliction foit réelle, fi elle n'eft pas 1'effet du vice & de la folie, plutöt que celui du malheur. Les plaintes Sc la mauvaife humeur qui défigurent fi fouvent la derniere fcene de la vie, nous portent fouvent a faire de pareilles queftions. On s'imagine du premier coup-d'ceil, que puifqu'on méprife, infulte, Sc négligé la vieillefle, & qu'on la tourne en ridicule, le crime doit être au moins égal de part Sc d'autre. Ceux qui ont eu 1'occafion d'établir leur autorité fur des efprits fouples & pliants; qui ont été les proteöeurs des gens fans appui, Sc les inftructeurs de 1'ignorance, Sc qui retiennent encore dans leurs mains le pouvoir des richefles Sc la  47° Le RódeuK dignité du commandement, doivent avoir détruit leur crédit par leur manvaife conduite, oc méfufé de tous ces avantages, s'ils ne peuvent s'affurer une apparence de refpeét, & fe mettre a couvert du ridicule & du mépris. L'hiftoire générale du monde nous prouve qu'on réfille rarement a une autorité légitime & bien établie, lorfqu'on en fait un bon ufage.. II n'y a qu'une corruption groffiere, ou une imbécillité évidente qui puifle détruire le refpect que la plupart des hommes ont pour ceux qui les gouvernent, &c qui ont Pautorité en main -y car quoique les hommes tombent par un effet de leurs paffions dans Poubli des récompenfes & des chatiments inviiibles, ils ne laiffent pas que d'obéir a ceux qui ont la puiffance temporelle entre leurs mains, a moins que leur vénération ne foit détruite par une méchanceté & une folie qu'on ne peut ni cacher ni défendre. On peut donc foupconner avec raifon que la plupart des vieillards s'attirent eux-mêmes les infultes dont ils fe plaignent, Sc qu'on méprife rare-  Le Rudettr* 471 ment la vieilleffe, a moins qu'elle ne fe rende méprifable. Si les hommes s'imaginent que le temps rend la débauche refpe&able; que le favoir eft le fruit d'une longue vie, quelque mal qu'on 1'ait employee; que la priorité de naiffance doit fuppléer au défaut de perfévérance Sc d'honnêteté, doiton s'étonner qu'ils foient fruftrés de leurs efpérances , Sc que leur poftérité s'en rapporte plutót a fes propres yetiXjdans ce quiconcerne la conduite de la vie, qu'a des guides qui fe font égarés ? II y a, il eft vrai, quantité de vérités que Ie temps découvre, & que ceux qui les ont acquifes par expcrience, peuvent enfeigner a leurs fuccefTeurs k meilleur marché qu'ils ne les ont apprifes; mais les Iecons, quelque libéralement qu'on les donne , ne produifent généralement aucun effet, & le maitre acquiert peu de profélytes, lorfqu'il dément fes inftruöions par fa conduite. Les jeunes gens ne profitent point du confeil, paree qu'ils ne peuvent fe perfuader que ceux qui pechent dans la pratique, excellent dans la théorie. C'eft ce qui fait que  472 Le Ródeur. les connoifTances font retardées, que le monde refte dans le même état, & que chaque nouvelle génération eft obligée d'acquérir a fes dépens la prudence de ceux qui Pont précédée.' II faut abfolument que les vieillards qui veulent conferver le crédit auquel ils afpirent, & qui contribue fi fort a Pamélioration des arts de la vie, s'attachent a remplir les devoirs de leur age, & abandonnent a la jeunefle fa légéreté, fes plaifirs & fes ajuftements. C'eft en vain qu'on s'efforce de concilier les contrariétés du printemps & de 1'hyver; & rien n'eft plus injufte que de vouloir jouir des privileges de la vieillefle, lorfque 1'on conferve toutes les folies de la jeunefle. Les jeunes gens fe forment toujours une haute idéé des vieillards dans 1'éloignement, mais méprifent ceux qui ne different d'eux que par la barbe, de même que les femmes méprifent les hommes efféminés. Lorfque de vieux barbons veulent difputer avec des enfants fur des chofes dans lefquelles ils excellent toujours; qu'ils affeöent de fe parer comme eux, & que, la voix tremblante & accablés d'infinü-  Le Rêdeur. 473 tés, ils s'efforcent de perter la joie dans une compagnie, ils doivent s'attendre aux huées de ceux dont ils viennent troubler les plaifirs; & s'ifs entrent en concurrence avec les jeunes gens, aux infolences & au mépris de ceux qui 1'ont emporté fur eux. Liififti fatis, edijli fatis atque bibi/li ; Tempus abire tibi efl. » Tu as affez joué, bu & mangé : il eft » temps de te retirer ". Un autre vice qui rend les vieillards odieux, eft ce caractere dur & févere qui leur fait condamner les foibles Sc les fautes de la jeunefle, qui exige de 1'expérience des enfants, & de la conflance des jeunes gens, qui les rend abfolus dans les ordres qu'ils donnent, & inexorables a 1'égard des moindres fautes. II y a des hommes qui ne vivent que pour rendre les autres malheureux, & dont les defcendants ne peuvent dire autre chofe d'une longue vie, finon qu'elle rend les hommes foupconneux, méchants, de mauvaife humeur & perfécuteurs. Cepeudant ces tyrans fe plaignent de 1'ingraritude du fiecle , blament leurs hé- v  474 Le PMeur. ritiers de leur impatience, & s'étonnent que les jeunes gens fe déplaifent dans Ia compagnie de leurs peres. Celui qui veut pafTer fes derniers jours d'une maniere honorable & décente, doit confidérer dans fa jeuneffe qu'il fera vieux un jour, & fe fouvenir lorfqu'd fera vieux, qu'il a été jeune. II doit acquérir dans fes jeunes ans les reffources dont il prévoit qu'il aura befoin lorfque lage le mettra hors d'état d'agir, & fe garder de condamner avec trop de rigueur des fautes dont Pexpérience feule peut corriger.  Le RSdeur. 47^ N*. LI. Mardi, 10 Septembre 1750. —- Stullut lahor »fi. iaeptUrum. Martiai. « Rien n'eft plus fou que de fe donner d* » la peine pour des chofes frivolés ". A U R O D E U R, IVïoNSIEUR , Comme vous avez donné place dans vos feuilles aux lettres qu'Euphélie vous a écrites de la campagne, & que vous ne jugez aucun état indigne de votre attention, j'ai réfolu, après avoïr long-temps lutté contre la pareffe & la méfïance, de vous donner un détail de mes amufements dans cette faifon de retraite univerfelle, & de vous décrire les occupations de ceux qui regardent avec mépris les plaifirs & les amufements de la fociété, & quts'oc-  476 Le Ródeur. cupenta cenfurer Pinutilité, la vanité Sc la folie des ajuftements, des vifites & de la converfation. Etant arrivée, après un voyage ennuyeux Sc fatiguant de qiiatre jours, k la maifon oü 1'on m'invitöit depuis fept ans k venir pafTer 1'été , j'ai été furprife, après les politeffes qu'on m'a ïaites a mon arrivée, de trouver, aulieu du loifir Sc de la tranquillité que promet la vie de la campagne, & qu'elle procureroit fi elle étoit bien ménagée, une multitude de foins Sc de tracafferies, dont on appercoit l'effet fur le vifage des gens Sc dans les mouvements qu'ils fe donnent. La maitreffe de Ia maifon, qui eft parente de mon pere, fe félicita k Ia vérité de ma vilïte, Sc inlifta, pour fe conform er aux politeffes établies, que jeladédommageaffe de la longueur de mon abfence, en lui promettant de refter avec elle jufqu'a I'hyver; mais pendant qu'elle me faifoit ces careffes, elle tournoit fouvent la tête, Sc donnoit tout bas avec un air foucieux quelques ordres a fes fervantes, auxquelles elles répondoient avec une précipitation qui tenoit de 1'impoliteffe. Quelquefois  Le Ródeur. 477 fon impatience Pempêchoit de refter oü elle étoit. Elle me demandoit la permiflion de s'abfenter pour un moment : elle alibi-, revenoit, s'afieyoit de nouveau ; mais de nouveaux foucis lui paffant dans la tête, elle renvoyoit fes fervantes avec la même précipitation, Sc les fuivoit avec un ceil inquiet Sc affairé. Quoique je fuiTe allarmée de cette agitation Sc de eet empreflement, & que ma curiofité fut excitée par des préparatifs qui paroiffoient m'annoncer quelque grand événement, je ne connoiffois pas affez le Iocal pour pouvoir la fatisfaire; mais ne voyant perfonne de la maifon en deuil, je me flattai de voir une noce, plutöt qu'un enterrement. On fervit enfin a fouper, Sc 1'on me dit qu'une des Demoifelles dont j'avois cru devoir demander des nouvelles, vaquoit k une affaire qu'elle ne pouvoit abfolument négliger. Quelques moments après, ma parente commenca h m'entretenir du bon ordre de fa familie, de Pinconvénient des heuresque 1'on paffoit k Londres, Sc me dit qu'elle comptoit fe coucher plutöt qu'a lor-  47 8 Le Ródeur. dinaire, paree qu'elle devoit fe lever de grand matin pour faire des rromages. La - deffus je jugeai a propos de me retirer dans macba-v>bre; toutes les Dames m'accompagnerent, &me prierent d'excufer plufieurs tamis remplis de fleurs & de feuilles qui couvroient les deux tiers du plancher, me difant qu'elles fe propofoient de les diftiller lorfqu'elles feroient feches, & qu'elles n'avoient pas d'autre chambre qui fut mieux expofée au. foleil levant. L'odeur de ces.plantes m'empêcha de dormir, & je me levai de grand matin, pour aller reconnoitre ma nouvelle habitation. Je defcendis dans le jardin a 1'infu de mes coufines, oü je ne trouvai rien de plus élégant que ce que j'avois vu dans les potagers ordinaires. J'appris du jardinier que fa maitreffe étoit la femme du pays qui entendoit le mieux cette partie, & que j'étois venue a temps pour apprendre a faire plus de confitures & de conferves qu'on n'en trouvoitdans les autres maifons, a cent milles a la ronde. Madame ne tarda pas long-temps k me faire connoitre fon caraöere. Elle étoit trop orgueiüeufe de fes talents  Le Ródenr. 47^ pour me les laiffer ignorer, Sc elle profjta de quelques confïtures que Ion fervit a table , pour m'entretenir pendant deux heures de fyrops Sc de gelees , de la maniere dont on devoit s'y prendrepour confire & conferver toutes fortes de fruits. Elle me paria avec mépris de plufieurs Dames de Londres, établies dans le voifinage, qui confondoient fouvent ces termes, & me dit qu'elle feroit honteufe que 1'on fervit fur fa table des confïtures auffi noires que celles qu'elle avoit vues chez Lady Sprightly. En effet, fa plus grande occupation eft de veiller fur un poè'Ion qui eft fur le feu, de bien ménager le degré de chaleur, & de Ie retirer lorfqu'il eft fur le point de verfer. Elle employé fes fiües k faire fécher des feuilles de rofes, a Pombre, k enlever avec une plume les pepins des grofeilles, k cueillir le fruit fans Ie meurtrir, Sc k extraire Peau des fleurs dé feves pour blanchir Ie teint. Ce font-Ia les taches qui les occupent depuis mon arrivée, du matin jufqu'au foir, Sc auxquelles elles facrifient un temps dont la perte eft irréparable.  480 Le Ródeur. Ce feroit inutilement que Ton teuteroit de la tirer de fon erreur. Elle perfifte dans fon opinion, Sc maintient la dignité de fes occupations avec toute 1'opiniatreté d'une femme fcupide , accoutumée a la flatterie. Ses filles, qui ne connoiffer.t d'autre maifon que la leur, 8c croyent ce que leur mere leur dit de fes talents fur fa parole. Son mari n'aime que la chaffe, 8c fe plait k voir fa table toujours bien garnie; il croit avoir bien employé fon temps, lorfqu'il retourne chez lui avec une couple de lievres, que fa femme a foin d'enfermer dans un pot pour les conferver. Je lui demandai quelques jours après des livres; mais elle me dit qu'elle n'en avoit aucun de mon goüt. Qu'elle n'aimoit point que fes filles s'attachaffenta ces fortes de folies, qui ne leur apprendroient que des termes impropres. Qu'elle s'attachoit k les élever dans la connoiffance du ménage; 8c que fi ceux qui les épouferoient avoient quelque connoiffance de la cuifine, ils ne feroient pas fichés qu'elles la fuffent faire. II y a cependant dans la fcience de la  Le Ródcur. t la cuifine certaines chofes trop fublimespour de jeunes filles; des rnyfteres auxquels elles ne doivent être initiées que dans un age mür, & lorfqu'elles font mariées. Elle fait faire un boudin a la fleur d'orange, qui a excité 1 envie de toutes les femmes du Voifinage; elle a fu jufqu'icile compofer oc le faire cuire fi fecretement, qu'elles n'ont encore pu découvrir les ingrédients qui y entrent, & qui lui donnent fa laveur. II eft vrai qu'elle a conduit cette grande affaire avec toute Ia prudence poflïble. On ne fait jamais Ie jour qu'elle doit faire ce boudin. Elle prend les ingrédients dans fon cabinet; elle occupe fes filles dans differents endroits de la maifon; elle donne ordre de chauffer le four, comme fi elle avoit deflein de faire cuire un paté & y place le boudin de fes propres mains; après quoi elle ferme le four,1 & perfonne ne peut favoir ce qui efl dedans. Elle a cependant promis a Clarinde de lui en apprendre la compofition au cas_ qu'elle fe marie ; mais elle n'a jamais voulu lui enfeigner le fecret de confirëlescapres.ElIe fe 1'eft réfervé. Tome 1, X  48 i Le Ródeur. & il y a tout lieu de croire qu'il mourra avec elle, de même que celui de la tranfmutation des métaux eft mort avec les Alchymiftes. Je trouvai un jour fur fa table un recueil de recettes que je me propofai de parcourir. Je profitai du temps qu'elle defcendit dans la cave pour faire relier un tonneau de vin de grofeille qui avoit crevé. L'importance de eet accident lui fit oublier le danger auquel fes fecrets étoient expofés; mais je ne pus profiter de ces moments heureux. Ce tréfor de connoifTances héréditaires étoit tellement caché par la maniere dont fa grand'mere, fa mere & elle épelloient les lettres, que je fus hors d'état de confulter Poracle, faute d'entendre la Iangue dans laquelle il donnoit fes réponfes. Je ferai obligée, pour mériter fon eftime, d'acquérir quelques-uns de ces talents économiques; car il y a deux jours que je 1'ai pui avertir fes filles de profiter de monexemple, pour ne point négliger Ia patifferie, & Ia fcience de découper les viandes. Vous voyez, leur dit-elle, qu'avec toutes  Le Rodeur. fesprétentions, elle n'a pas fu découper une perdrix; & je fuis même perjuadee qu'elle ne fait point diftineuer la pate ferme de la feuilletée. Le motif, M. Ie Rodeur, qui m'obhge k vous inftruire du caraöere de Lady Buule, eft de favoir de vous, fi je dois imiter fa conduite ou non, &fi je dois abandonner les livres que jai cru devoir lire jufqu'ici, pour la Toüette des Dames, Ia Cuifiniere par* faite, le Culfinier de la Cour, & renoncer k la curiofité de diftinguer Ie bien du mal, pour apprendre a échauder les prunes de damas fans les faire crever, & a conferver la blancheur des champignons que 1'on fait con* fire. II eft vrai que Lady Buftle, k force des'occuper de fruits & de fleurs, a reduit fes foins a un très-petit efpace, & s'eft débarrafiee de quantité de foucis qui inquietent fes femblables. Elle ne s'embarraffe ni des événements de Ia guerre , ni du fort des héros qui Ia conduifent. Elle entend parler fans la moindre émotion des ravages du feu, des dévaftations qu'un orage a occafionnées. Peu lui importe, pen- A 1]  484 Le Ródeurl dant qu'elle preffe fon fac de gelee, que fon voifin foit riche ou pauvre, qu'il naiffe ou qu'il meure; mais je ne m'appercois point qu'elle foit plus exempte d'inquiétude que ceux dont 1'efprit embraffe un plus grand nombre d'objets. Le vent emporte quelquefois fes foucis, lorfqu'ils font en état d'être cueillis; & la pluie gatefouvënt fesfruits. Pendant que fes vins factices fermentent , elles eft dans une agitation continuelle. Ses confïtures ne font pas toujoursclaires; fesfervantesoublientfouvent la dofe de fel & de poivre nécefTaire pour faler la vénaifon. Ses conferves fe moififlent, fes vins s'aigriffent, fes faumures fe gatent; & elle a cela de commun avec le refte des hommes, qu'elle éprouve tous les jours des contre-temps auxquels elle ne s'étoit point attendue. Elle paroït une efpece d'être neutre a 1'égard de la vertu & du vice. Elle ne connoit d'autre crime que la paillardife, ni d'autre vertu que la chafteté. Tous fes defirs fe bornent a paffer pour une habile cuifiniere. Elle ne fouhaite d'autre mal a fes ennemis, finon que lorfqu'ils donneront  Le Ródeur. 4§ y un repas, leurs flans foient blanchatres, & la croüte de leurs patés mal feuilletée. Je fuis impatiente de favoir fi je dois regarder ces Dames comme des modeles a imiter , & m'bccuper toute ma yie de confïtures & de conferves; fi je mérite les reproches qu'on me fait, & fi les brafleurs de bierre & les diftillateurs de liqueurs font en droit de fe moquer de la foibleffe de CORNELJE. X iij  4$6 Le Rodeur. N°, Lil. Samedi, 15 Septembre 1750. Quoties flenti Tktftius heros Sifie modum, dixit, neque tnim fortuna querenia Sola tua eft, fimiles aliorum refpice cafus , Muius ijla feres, O V I D E. » Combien de fois le fils de Théïée n'a-t-il pas vi confeillé a celui qui s'affligeoit, de fupportcr » fes maux avec patience! Coniidere, lui a-t-ii » dit, les maux d'autrui, tu fupporteras les » tiens plus patiemment ". Par mi les différentes méthodes de confolation auxquelles les miferes inféparables de la vie humaine ont donné lieu , quelques uns, comme je l'ai déja remarqué ci-deffus, ont confeillé de rappeller a ceux qui fouffrent, des maux incomparablement plus douloureux que ceux dont ils fe plaignent. C'eft ce qu'on a confeillé & prati. qué de tout temps; Sc c'eft pour fe conformer a cette coutume, queLipfe, le grand maitre moderne de la Phi< lofophie ftoïque, dans fon fameux Trai*  Le Ródeur. 4^7 té De la fermeti d'ame, s'eft efforcé de fortifier le cceur contre les malheurs & la trop grande fenfibilité, en faifant Pénumération de ceux que le monde a éprouvés dans les premiers fiecles, tels que la dévaftation des Empires, le faccagement des villes, le maffacre des nations. La voix commune de la multitude, qui ne connoit ni les préceptes ni 1'autorité, & qui, dans les queftions qui ont rapport au cceur, eft, felon moi, plus décifive que tout le favoir de Lipfe, femble iuftjiier PefHcsciïi dé ce procédé; car le premier motif'de confolation qu'un homme propofe a un autre, eft le récit d'un pareil malheur, mais combine avec des circonftances plus affligeantes. Mais il en eft de ce remede de Pame comme de la plupart de ceux du corps ' dont on voit les effets , fans favoir Ia maniere dont ils operent; & c'eft ce qui fait que quelques perfonnes qui ne conno/ftent rien au-delTus de leur portée, ont douté qu'ils ayent réellement les vertus qu'on leur attribue , & prétendu que leur réputation n'étoit qu'un effet de 1'imagination, du préF'ge 6c de Ia crédulité. ' X iv  '488 Le RódeuK Le mot de confolation, pris dans fon fens propre, fignifïe un adouciffement de la douleur a laquelle nous ne pouvons apporter le remede convenable, & marqué plutöt une augmentation de force pour Ja fupporter, qu'une diminution de cette même douleur. Un prifonnier recoit du foulagement de celui qui lui procure fa liberté, & de la confolation de celui qui fournit les réflexions qui peuvent lui faire fupporter fon état avec patience. Celui-la remedie au chagrin que caufe h fon ami une perte qu'il a faire, en le rétabliffant dans fon premier état ; mais il le confole, lorfque par fes confeils il le rend moins fenfible ala pauvreté, en lui repréfentant, pour me fervir de 1'expreffion d'Héfiode, que Ia moitié vaut mieux que le tout. On ne voit pas d'abord que Ia connoifTance que nous avons que d'autres font plus malheureux que nous, puifle nous faire perdre le fouvenir de notre infortune, ni calmer le chagrin qu'elle nous caufe , paree qu'il peut fe faire qu'ils nous foient indifférents on inconnus, de maniere que nous ne  Le Rödeur. foyons ni envieux de leur profpérité ni rara de leur chüte. Quant aux mo' tirs de confolation, qui font fondés, comme celui dont on fe fervit pour relever le courage du prifonnier de Sefoftris, fur les viciffitudes perpétuelles de la vie, & 1'inftabilité des affaires humaines, ils peuvent éealement fervir k encourager un homme aoattu, öc a humilier un orgueilleux • mats que fert a celui qui languit dans' ie chagrin , & qm n'a aucune efpérance d en etre délivré, d'apprendre que d'autres font plusmalheureux que lui, charges dechaines plus pefantes, & dans un etat plus défefperé ? La confolation que procure une pareille reflexion, eft la plus foible de toutes, & ne peut avoir lieu que dans les cas ou il ne s'en préfente point de plus agreables & de plus efricaces. Elle ne nous met point a couvert des calamites de la vie. On fait que tous les enrants des hommes font fujets k mille maladies incurables, k mille pertes irreparab es, a mille difEcultés infurmontables. On ne peut remédier h une difformite naturelle, rendre la vie è un ami, nx réparer Ie temps de la ieuX v  49° Le Ródeur. nelfe qu'une maladie ou nos folies nous ont fait perdre. On a éprouvé que rien n'eft plus utile dans ces fortes de cas, que d'examiner ce qui fe paffe dans le monde; de contempler les différentes détrefTes auxquelles font expofés ceux qui nous environnent; de nous inftruire des terribiles vifu forrnce , des différentes efpeces de maux qui troublent la félicité humaine, qui regnent dans toutes les contrées du monde, qui font échouer nos efpérances a la veille d'une récolte, & qui ruinent nos projets jufqu'aux fondements, lorfque nous les regardons comme infaillibles. Le premier effet de cette réflexion, eft qu'elle fournit une nouvelle occupation a 1'efprit, & fixe nos paffions fur des objets plus éloignés. C'eft ainfi que les Souverains fe font quelquefois débarraffés d'un fujet trop hautain pour fe laifler gouverner, & trop puiflant pour le perdre, en lui donnant un pofte dans une Province éloignée, en attendant que fon crédit & fon orgueil euffent diminué. L'attention eft difïipée par la variété, & agit avec moins de force fur une feule partie. On peut la  Le Ródeur. 491 comparer a un torrent dont on affoiblit la force par des faignées, Sc auquel rien ne peut réfifter lorfque 1'eau ne forme qu'un corps. Cette efpece de confolation eft par conféquent inutile dans le fort de la douleur, qui fait fentir a chaque inftant a 1'efprit fa mifere, de même que dans Ie premier choc de quelque mal que ce foit; mais elle peut avoir fon utilité contre la mélancolie , & les penfe'es affligeantes qui ont dégénéré en habitude. Elle a encore cela d avantageux,qu'el. Ie nous donne lieu de faire des comparaifons en notre faveur. Nous fa vons que Ia peine Sc les plaifirs , qui n'ont point leur fiege dans les fens, ne font que relatifs; que nous fommes riches ou pauvres, grands ou petits , a proportion du nombre de ceux qui font au-deftiis, ou au-deftbus de nous; Sc par conféquent, un homme dont le chagrin eft fondé fur la réflexion qu'il fait fur un malheur qui le met au-deffbus de fes égaux, fe confole par celle qu'il y en a une infinité d'autres qui font au-deffous de lui. II y a une autre efpece de comparaifon, moins approchante du vice de X vj  492 Le Rodmr. Penvie, qui eft parfaitement éclaircie par un Poëte, dont le fyftême n'eft guere propre a fournir des motifs de confolation. » Rien, dit-il, n'eft plus w agréableque de voir unvaiffeaubattu >♦ de la tempête, qui lutte contre les » vents & les flots. Ce n'eft pas, dit» il, que nous nous plaifions dans les » peines d'autrui; mais c'eft que 1'é» tat dans lequel il fe trouve, nous » fait mieux fentir le prix du repos » dont nous jouiffons". Lors donc que nous regardons autour de nous, & que nous voyons une multitude d'hommes gémir fous des maux plus rudes que ceux que nous éprouvons, nous réfléchiffons fur notre état; & au-lieu de nous plaindre, nous nous félicitons d'en être quittes a fi bon marché. Cette réflexion que nous faifons fur les maux d'autrui, nous encourage, & donne è 1'ame une connoiffance plus étendue de fes facultés. Comme les héros qui combattent s'animent les uns les autres, de même ceux a qui la Providence a départi une plus grande portion de maux , peuvent s'animer euxmêmes, par Ie fouvenir de ceux que d'autres, auffi foibles qu'eux, ont éprou-  Le Rodeur. 493 vés & fupportés avec vigueur 8c réfblution contre leurs opprelTeurs, lorfqu'ils réfléchiffent qu'on peut en fupporter de plus grands. I! y a encore une autre raifon qui fait que le récit des maux d'autrui, peut procurer du foulagement a plufieurs efprits. Quelques-uns, qui ne font pas bien inftruits des mefures que la Providence obferve dans la diftribution des biens, ont peut-être été jettés dans Terreur par des Théologiens, qui, croyant avec Bellarmin, que la profpérité temporelle eft un des carafteres de la véritable Eglife , ont regardé les richeffes comme les compagnes inféparables de la vertu, &coumè une marqué infaillible de 1'approbation divine. Ceux qui font dans cette opinion, fe découragent dans leurs malheurs, bien moins a caufe de ce qu'ils fouffrent, que de ce qu'ils craignent; non point paree qu'ils ne peuvent fupporter leur chagrin 8c les befoins de leur condition actuelle , mais paree qu'ils les regardent comme le prélude d'autres maux plus grands & plus dtirables. C'eft donc un acte de charité de repréfenter a ces fortes d'affligés  494 Le Ródeur. non-feulement les maux que la vertu a foufferts, maïs encore encourus; de leur apprendre qu'une des plus fortes preuvesdunetatfutur, eftqSelavertu n eft pas toujours récompenfée dans ce »«n^,& de les faire Lveni^;! pres 1 autorite la plus refpeftable , des detreffes & de la pauvreté de ceux que Je monde n'étoit pas dignc de pof. n°. lui. Mardi, 18 Septembre 1750. Epigram. Vet. » Ménage ton bien ". Il n'y a point de mal dans la vie que 1 on crajgne plus généralement que llïTT*' Pü °Ub,ie aifément les autres, Iors fur-tout qu'on n'eft pas accoutume a réfléchir, paree qu'ils ne 6xent pas toujours 1'attention ; mais ileft impoflibledepafrerunjour.une heure parmi les hommes, fans ' p!  Le Rodeur. 495 percevoir combien 1'indigence eft expofée au mépris, a Ia négligence, aux infultes; & dans les conditions les plus baffes, a la faim, a la nudité, a des injures contre lefquelles toutes les paffions fe foulevent, & a des befoins auxquels la nature ne peut réfifter. Le cceur s'endurcit fouvent contre les autres maux, par une vraie ou fauffe notion qu'on s'eft faite de la dignité & de la réputation. Par exemple, on voit tous les jours des gens qui affrontent le danger, paree que la bravoure, foit que la caufe foit bonne ou mauvaife, ne manque jamais de panégyriftes & d'admirateurs : mais la pauvreté n'a rien que de trifte & de lugubre. L'efprit &c Ie corps fouffrent enfemble, & ne trouvent aucun foulagement è leurs maux. C'eft un état qui obfeurcit toutes les vertus, & dans laquelle la conduite Ia plus fage n'eft point è couvert des reproches; un état dans lequel la joie eft infenfibilité , 1'abattement mauvaife humeur, les fatigues fans honneur, & les travaux fans récompenfe. Tout le monde paroit généralement convaincu de ces calamités. On entend  49^ Le Ródeur. de tous cötés Ie tracas du commerce; on voit les rues remplies d'une foule de gens, fur le vifage defquels 1'anxiété eft peinte, qui marchent a pas précipités fans autre motif que Pefpoir du gain. Tout le monde eft mis en mouvement par la cupidité des richefles, qu'on eftime a caufe qu'elles mettent a couvert de la pauvreté ; car elles font beaucoup plus utiles pour la défenfe que pour Facquifition , & moins propres a nous procurer le bien, qu'a nous garantir du mal. On voit cependant des perfonnes auxquelles leurs paffions ou leurs folies font tenir une conduite oppofée aux maximes générales & a la pratique des hommes, qui paroiflent courir a la pauvreté avec le même emprefiement que les autres Ia fuyent; qui voyent a tous moments diminuer leurs revenus, & tomber les maifons qu'ils ont hérité de leurs ancêtres, en ruïne, fans prendre la réfolution de changer de conduite ; qui réfiftent a toutes les remontrances qu'on leur fait, & qui continuent leur carrière, bien qu'ils voyent le précipice qui eft devant eux.  Le Rédeur. 497 Mon deffein n'eft point de parler ici de ceux qui fe ruinent en batiments & en jardins , qu'ils continuent par 1'effet de la vanité qui les leur a fait commencer, choififfant, comme il arrivé dans mille autres cas, le mal éloigné préférablement k un moindre, & différant la honte du repentir jufqu'a ce qu'ils foient tombés dans les détreffes de la mifere. Ceux pour qui j'écris, font les étourdis , les négligents, les débauchés, qui, ayant été engagés dans la dépenfe par leurs inclinations vicieufes, ou 1'exemple de ceux qu'ils fréquentent, & qui s'étant livrés k des plaifirs difproportionnés k leur condition, ne peuvent plus réfifter k la coutume, évitent de réfléchir pour s'éviter le chagrin, continuent de jour en jour, & de mois en mois, d'anticiper fur leurs revenus, & s'enfoncent de plus en plus dans les gouffres de Pufure & de Pextorfion. Leur égarement eft d'autant moins pardonnable, qu'il n'eft point Peffet de la véhémence d'une paffion foudaine; & qu'on ne peut regarder le mal qui en réfulte comme Peffet d'un acte fimple, que la rage ou le defir fait exé*  49 ^ Le Rédeur, curer avant qu'on alt eu Ie temps de confulter la raifon. Ceux dont je parle fe piongent peu-a-peu dans la mifere, & fe détruifent eux-mêmes, non point par Ia violence d'un coup qu'on ne peut parer Iorfqu'il eft une fois porté, mais par un poifon lent, qu'ils renouvellent a toute heure, & dont ils continuent d'ufer par une opiniatreté inconcevable. Cette conduite paroit fi abfurde, lorfqu'on 1'examine fans partialité, qu'il n'y a que 1'expérience feule qui puiffe nous convaincre de fa poffibilite. Cependant , toute abfurde qu'elle eft, la chüte foudaine de quelques families, 1'élévation fubite de quelques autres , prouvent qu'elle eft commune; & 1'on voit tous les ans plufieurs malheureux réduits au mépris & a la mifere, pour avoir fait des facrifices coüteux, aux plaifirs & a la vanité. C'eft le fort de prefque toutes les paffions, lorfqu'elles excedent les bornes que la nature leur a prefcrites, de contrecarrer le but qu'elles fe propofent. La trop grande fureur rend le guerrier imprudent , la trop grande ardeur pour le gain ruine le crédit du  Le Rèdeur. 499 marchand, le trop grand emprefTement de plaire öte a un amant cette aifance de manieres qui plait li fort aux femmes. L'extravagance, quoique dictee par la vanité , & incitée par la volupté , eft rarement fuivie des plaifirs & des applaudiflements qu'on s'étoit promis. S'il eft vrai qu'on ne doive apprécier les éloges que proportionnellement au caractere de ceux qui les donnent, le dilïipateur ne doit pas faire grand cas de ceux auxquels il afpire. Car, qui font ceux qui raniment dans fes projets ? Des jeunes étourdis auffi abandonnés que lui, qui ignorent ce fur quoi la fageffe de toutes les nations a mis 1'empreinte de 1'excellence, & qui n'ont aucune connoiffance de la vertu ? Qui font ceux qui louent fa prodigalité ? Des malheureux qui la font fervir a leurs intéréts, des Syrenes qui cherchent a lui faire faire naufrage, des Cyclopes qui n'ont d'autre deffein que de le dévorer. Tout homme, a Popinion duquel fes connoiffances & fa vertu peuvent donner quelque poids, regarde avec mépris, ou avec pitié, (1'un & 1'au-  500 Le RSdeur. tre ne font guere capable de flattef 1'orgueil) un homme qui fe plonge dans le luxe, qui fe partage entre les différents miniftres de fa folie, & qui eft a la veille de fe voir dcchiré en pieces par des tailleurs, des maquignons, des cabaretiers, des procureurs, qui le volent & le tournent en ridicule, & triomphent en fecret de fa foiblefle, lorfqu'ils préfentent de nouveaux appas a fes appétits, & enflamment fes defirs par de vains applaudifTements. Tel eft 1'éloge que procure la prodigalité. Dans les cas même oii il n'eft point fimulé, il n'eft que 1'éloge de ceux auxquels il eft honteux de plaire, & dont la fincérité eft corrompue par leur intérêt : gens qui fubfiftent des débauches qu'ils encouragent, & qui favent que fi leur pupille devient jamais fage , ils n'auront plus de crédit. Si ces flatteries pouvoient durer, la vanité, qui, pour 1'ordinaire, n'eft pas délicate, pourroit s'en contenter; mais le temps dans lequel ce triomphe doit s'évanouir, arrivé enfin , & ceux qui lui témoignoient mille complaifances, qui 1'accabloient de  Le Ródeur. 50 ï compliments, qui admiroient fes équipages , & encourageoient fes débauches, le regardent avec infolence, & lui reprochent des vices dont ils ont été les inftigateurs. C'eft a quoi doit s'attendre un homme qui difïipe fon bien en folies dépenfes, pour fe procurer un plus grand degré de plaifirs que les autres ne peuvent en obtenir. Pour que notre bonheur foit réel, il eft néceflaire que nous croyions qu'il fera durable, paree que nous ne pouvons jouir qu'avec follicitude d'une chofe que nous craignons de perdre. Plus nous y attachons de prix, plus fa poffeflion nous caufe de 1'amertume. Comment donc peut-on envier la félicité d'un homme qui fait qu'elle ne doit pas durer, & qui s'attend de tomber dans peu de temps dans la pauvreté , laquelle lui fera d'autant plus infupportable, [qu'il s'eft livré a un plus grand nombre d'excès, qu'il a nagé dans Pabondance, & fatisfait fes appétits avec plus de profulion ? II paroit évident que la frugalité eft néceflaire, même pour compléter le plaifir de la dépenfe ; car on obfer-  joi Le Ródeur. vera en général que ceux qui dépenfent au-dela de ce que leur fortune leur permet, laiflent éclater dans le fein des plaifirs, des marqués de mécontentement & d'impatience; ou ils dépenfent leur argent avec une efpece de défefpoir & de prodigalité affedtée: en cela femblables aux criminels qui bravent le gibet qu'ils ne peuvent éviter, ils tachent de Tépargner en mêmetemps qu'ils le prodiguent; & comme ils n'ont, ni aflez de fermeté pour réfifter a leurs paffions, ni affez de courage pour les fatisfaire , ils murmurent contre les plaifirs, & les empoifonnent par la réflexion qu'ils font fur ce qu'ils leur coütent. Ces fortes de gens paroilTent fouvent joyeux; mais il s'en faut beaucoup qu'ils foient tranquilles. Ils enflamment leur imagination , & s'excitent k la joie par le moyen du vin & de Ia débauche; & leur premier foin en fe couchant, eft d'oublier ce qu'ils ont fait, & d'étourdir la raifon qui les empêche de dormir, en leur faifant envifager leur ruine com^ me prochaine. Mais cette fatisfaction eft de courte  Le Ródeur. yoj durée, & ils font obligés de 1'expier par une longue fuite de mifere &c de regrets. Le créancier fe laffe; on eft obligé de vendre jufqu'au dernier arpent de terre ; les paffions & les appétits continuent d'exercer leur tyrannie , & 1'on paffe le refte de fa viesians un repentir inutile, ou dans des defirs impuiffants. Fin du Tome premier.