L E ROD E UR. T O M E S E C O N D.   I E RÓDEUR. TRADUIT DE VANGL01S (du Rambler.) Nullius addïElus jurare in verba magijlri, Qub me cunque rapit tempejias, deferor hofpes. H o r a c £. TOME SECOND. M. DCC. L XX XVI. A MA E ST R I C HTt Chez J. E. Dufour & Phil. Roux, Imprimeurs-Libraires , affociés.   L E R Ó D E U R. N°. LIV. Samedi, 22 Septembre 1750. Trudkut dies die, Novttque pergunt inutirt luna ; Tu fecanda marmora Locas fub ipfurn funas , & fepuhhri Immemor ftruis domos, HoB, '»> U11 jour fuit 1'autre , & prend fa place. Les » nouvelles lunes finiffent comme celles qui les » ont précédées. Vous allez mourir, & vous »i employez fans cefle des ouvriers pour tailler » des marbres ; vous batiffez des maifons ftiper- >< bes; vous n'y fongez pas, c'eft un tombeau »> qu'il faudroit batir ". AU R O D E U R. 3V1 ONSIEÜR, Je me fuis fouftrait dernïérement a «ne vie partagée entre les affaires 6c Tomé II. A  i Le RSdeur. les plaifirs, pour affifter a 1'agonie d'un ancien ami, & recevoir fes derniers foupirs. Si eet office ne m'a point attrifté, il m'a du moins fourni des réflexions férieufes; il a tourné mes penfées fur des fujets de la derniere importance, & d'une certitude indubitable , mais auxquels la joie inféparable d'une bonne fanté, le tracas des affaires , 1'attachement pour Pétude & les fciences fpéculatives, nous empêchent de penfer auffi férieufernent que nous le devrions. II eft vrai qu'ils fourniflent quelquefois matiere è la converfation; mais loin de faire impreffion fur le coeur, ils ne donnent lieu qu'a des raifonnements fubtils, & è. des déclamations, qu'on écoute attenlivement, auxquelles on applaudit, Sc qu'on oublie un moment apres, II n'efï pas difficile de concevoir comment un homme accoutumé a fuivre un long enchaïnement de caufes & d'efFets, a remonter a 1'origine des chofes, 8c a comparer les moyens avec les fins, peut découvrir la vanité des projets humains, les illuflons dont les hommes fe repaiffent, montrer que ni les richeffes, ni les honneurs, ni 1'au»,  Le Rédeur. 5 torïté ne fauroient fuffire pour nous rendre parfaitement heureux , & donner fur la vanité de la vie des lecons qui flattent également fa complaifance & 1'attention de fes auditeurs. Mais quoique le fpéculatif connoifle & montre la folie des efpérances, des craintes & des defirs humains, il fait •voir h toute heure qu'il n'eft nullement convaincu de ce qu'il avance. Suivezle, vous Ie verrez agir par les mêmes principes que le vulgaire ignorant; fe facher & fe complaire comme lui aux mêmes objets; fuivre les mêmes projets avec Ia même ardeur; faifir avec tranfport des richefTes qu'il fait ne pouvoir conferver, Sc s'enorgueillir des applaudiffements qu'il s'eft attirés en prouvant qu'on ne devoit en faire aucun cas. On ne trouve la convlftion qiü agit fur 1'ame, qui öte k nos appétits &C a nos paffions le pouvoir de lui réfifter, que dans 1'endroit oü je 1'ai recue: je veux dire, au chevet d'un ami mourant. Les Géometres ne font pas les feuls qui ayent le privilege d'entrer dans cette école de fageffe. Les préceptes les plus fublimes & les plus imA ij  4 Le Ródeur. portants n'exigent ni des occafions extraordinaires, ni des préparations laborieufes. Ils fe paffent du fecours de 1'éloquence , & on peut les comprendre fans le fecours de 1'analyfe. Toute langue peut les proférer, & ils font a la portee de tous les entendements. Celui qui defire fincérement de conno2tre fon état & le monde, peut s'inftruire par-tout. Celui qui veut entrer derrière la fcene, que 1'art a pris foin de décorer & que les paffions s'efforcent d'éclairer, qui veut voir la vie dépouillée de tous les ornements qui lui donnent fon éclat, dans fa baffeffe, dans fon impuifïance & dans fa nudité naturelle, connoitra toute fon illunon dans la chambre d'un malade. II y verra la vanité dépouillée de fes atours, de fon fceptre, & 1'hypocrifie fans mafque. L'ami que j'ai perdu , étoit un homme diftingué par fon génie, & jaloux, comme tous ceux de fa clafTe, d'éloges &C d'applaudiffements. Etant bien accueilli de ceux qui difpofoient des richeffes & des emplois, il s'imagina être fur Ia route direcïe de la fortune, & la flamme de 1'ambition s'empara  Le Rêdeurl 5 de lui, a mefure qu'il approchoit de fon objet. II étoit dans Ie fort de fes efpérances, de fes projets &c de fa joie, lorfqu'il fut attaqué d'une maladie de langueur, dont il prévit qu'il ne guériroit point. Toufes fes illufions de grandeur & de bonheur s'évanouirent; du moment que fa fanté déclina, tous les plaifirs qu'il avoit goutés autrefois, lui devinrent infipides. Ses amis crurent le flatter en lui parlant de la réputation qu'il avoit acquife; ces forles de récits tui avoient autrefois plu: mais i!s s'appercurent bientöt qu'il n'étoit point touché de leurs eomplimenrs, & qu'ils s'efforcoient en vain de 1'égayer par des flateries, & de diminuer la craime que lui caufoit 1'approche de la mort. Quiconque auroit voulu favoir combien la piété & la vertu furpaffent tous les biens temporels, eüt vu pefer enfemble dans la même balance & s'évanouir en pouffiere, tout ce qui anime Phomme aftif, qui enorgueillit les gens diftingués par leurs talents, tout ce qui brille aux yeux de 1'efpérance, & palpite dans le fein du foupson. Les richeffes, 1'autorité, les éloges perdent toute leur influence, A iij  6 Le RSdeur. lorfqu'on ïes confidere cpmme des rleheffes qui pafferont le lendemain dans les mains d'autrui, comme une autorité qui doit expirer dès la nuit même, comme des louanges dont on n'entendra plus parler au bout de quelques moments, quoiqu'elles foient finceres,^ & qu'on les ait méritées. Dans ces beures de réflexion & de fageffe, rien ne parut ranimer fes efprits, & réjouir fon cceur, que le fouvenir de aöes de bonté qu'il avoit faits, ni exciter fon attention que les occafions qu'il avoit eues de s'acquitter des devoirs que la religion prefcrit. U regarda avec froideur & indifFérence tout ce qui fe termine en-de$a du tombeau, plutöt par un efFet de 1'habitude qu'il s'étoit faite d'y attacher un prix, que par celui de Popinion dans laquelle il étoit de fa réalité. Toutes les cho> fes de ce bas monde ne firent pas plus d'impreffion fur lui qu'une bulle d'eau qui creve, on qu'un fonge qui s'évanouit a notre réveil. Toutes fes faculiés n'étoient occupées que de 1'idée d'un état futur; il dédaignoit tout entretien qui ne tendoit point k le dégager des affaires humaines, & k  Le Ródeurl 7 lui faire porter fes vues dans 1'avenir. II n'eft plus k 1'heure que j'écris. Nous lui avons fermé les yeux; nous lui avons entendu rendre Ie dernier foupir. J'ai éprouvé k la vue de ce dernier conflict, une fenfation que je n'avois jamais connue ; une confufion de paffions, un chagrin morne & filencieux, une' terreur fombre dont je ne puis dire Ie nom. Les penfées qui me vinrent dans 1'efprit étoient trop fortes pour être fufceptibles de diverfion , & trop afHigeantes pour que je puffe les endurer. Mais comme tout ce qui ell violent ne fauroit durer, l'orage s'appaifa dans un moment; je pleu» rai, je me retirai, & le calme revint dans mon ame. J'ai réfléchi depuis lors fur les effets que la vue de la mort produit fur ceux qui ne font point tout-è-fait incapables de réflexion; car la plupart des hommes ne s'en occupent point. Ils voyent également mourir leurs amis & leurs ennemis fans la plus légere émotion, & fans fe fouvenir qu'ils font eux-mêmes fur le bord du précipice, & qu'ils doivent bientöt fe plonger, dans le gouffre de 1'éternité. A iv  * Le Eódeur. On obfervera que la mort augmente rjotre vénération pour les gens de bien, & diminue notre haine pour les méchants. Les vertus auxquelles, fuivant 3'obfervation d'Horace, nous portions envie , paree qu'elles éclipfoient les notres, ne peuvent plus nuire a notre réputation , & nous n'avons par conféquent aucun intérêt a fupprimer les éioges qu'elles mentent. La méchanceté que nous craignions a caufe de fa malignité, eft aöuellemem impuifi'ante ; 6c celui dont le nom nous allarmoit, §£ nous rempliffoit de rage & d'indignation, n'excite plus que notre pitié Sc notre mépris. Notre ami n'eft pas plutöt enféveli, que nous excufons fes foibleffes & pallions fes défauts. Nous nous rappellons mille talents qui n'avoient fait aucune impreffion fur nous, mille bienfaits que nous n'avons point reconnus, mille devoirs que nous avons négligé de remplir, & nous fouhaiterions qu'il revint au monde, bien moins pour notre intérêt, que dans la vue de con-. tribuer a fon bonheur, Sc de reconnoïtre des bontés dont nous n'avons pas connu le prix.  Le Ródeur. 9 Rien n'eft peut-être plus douloureux k une ame bien née, que la mort d'un homme qu'on a offenfé fans avoir pu lui en faire réparation. Notre crime nous paroit irrémiffible; il eft fans ceffe préfent a nos yeux, & porte avec lui 1'empreinte de la fatalité. Nous nous rappellons avec chagrin la peine que nous lui avons caufée; que nous ne pouvons alléger les pertes que nous lui avons occafionnées, & que nous fommes hors d'état de réparer. On peut mettre de ce nombre les émotions que caufe la mort d'un émule ou d'un compétiteur. Le même homine dont les qualités allarment notre jaloufie, a fouvent des vertus qui excitent notre tendreffe; & quelque force qu'ayent 1'émulation & 1'intérêt, perfonne n'a furvécu k fon ennemi, qui n'ait défiré de s'en être fait un ami. Ceux qui font verfés dans rhiftoire littéraire , n'ignorent point que le vieux Scaliger étoit Pantagonille de Cardan & d'Erafme. Sa baine fe rallentit cependant a la mort de ces fameux rivaux, & il fe plaignit de les avoir perdus avant d'avoir pu fe réconcilier avec eux. A y  io Le Ródeur. Tii ne etiam moreris ? Ah ! quid me lingiut, Erafint 3 Ante meus quam fit confilialut amor ? Tels font les fentiments avec Iefquels nous confidérons les effets de nos paf» lions; mais malheureufement nous renvoyons eet examen a un temps oii nous ne fommes plus en état de réparer nos fautes. Hatons-nous donc de faire ce que nous voudrions avoir fait a notre derniere heure. Répondons auxcareffes de nos amis, & efforcons-nous mutuellement d'afFermir cette tendreffe qui eft Ie baume de Ia vie. Hatons-nous de réparer les injures que nous faifons pendant que le répentir a lieu. Réconnoiffons les vertus de nos rivaux, & rendons-Ieur de bonne heure & voIontairement les honneurs que la juftice exige que nous léür rendions k leur mort.  Le Ródeur. n N°. LV. Mardi, 25 Septembre 1750. Maturo propior dejtne funtri Inter ludere virgines, Et ftelüs maculam fpargere candidïs I Non fiquid Pholoen fatis Et te y Chlori , dtcet. > * , • HOKACEi » A quoi penfez-vous a votre age , & étanfc }► aufll prés du tombeau , de vouloir tenir votre » rang parmi les jeunes filles ï Votre préfence »> les défigure autant qu'une tache défigure les si étoiles. Souvenez-vous que ce qui fied a la n jeune Phloë, ne convient point du tout a 1» !> vieille Chloris 'r. AU R O D E U R. M ONSIEUR» II y a peu de temps que je fréquente le monde; mais j'ai eu plufieurs fois occafion d'obferver le peu d'efFet que produifent les remontrances & les plaintes, foit qu'elles foient extorquées par Poppreflion, foit qu'elles foient A vj  32, Le jRSdeur, appuyées de la raifon. Une parrie du monde les détefte comme une rébellion, 1'autre les regarde comme un effet de la mauvaife humeur. Quelques-uns les écoutent en apparence avec compalïïon, pour réprimer les faillies auxquelles la paffion & le reffentiment donnent lieu, lorfqu'on les encourage; d'autres les méprifent comme des chofes auxquelles ils ne prennent aucun intérêt, crainte, en les examinant, de ie faire tort a eux-mêmes. Cependant comme il eft aufTinaturel è eeux qui fe croyent ofFenfés de fe plaindre, qu'il 1'eft aux autres de négliger leurs plaintes, je vais vous expofer mon cas, dans 1'efpérance que vous appuyerez mon opinion, fi vous Ia trouvez julre, ou que vous la rectifierez, au cas que je me trompe. Je me flatte du moins que vous 1'examinerez fans partialité; & que fans égard ni pour votre age, ni pour le xang que vous tenez dans le monde, vous ne me traiterez point, a 1'exemple des vieilles radoteufes, d'ignorante, de folie, de méchante, de réfraöaire, a caufe que vous vous appercevez que je fuis jeune.  Le RSdeur. 13 Mon pere mourut que je n'avois que dix ans, & me laifTa avec un frere qui avoit deux ans moins que moi, fous la tutelle d'une mere, dont 1'éducation répondoit a la naiffance, & dont il connoiffoit la vertu & la prudence. Elle éprouva pendant quelque temps le chagrin que caufe la féparation finale de deux perfonnes qui s'aiment; mais comme il étoit trop violent pour être durable, il dégénéra en tendreffe pour moi & pour mon frere. La première année de fon veuvage fe pafTa en careffes, en confolations, en inftruöions, a célébrer les vertus de mon pere, en proteftations qu'elle ne 1'oublieroit jamais, & a me donner des preuves de tendreffe, dont la reconnoiffance m'empêchera de perdre le fouvenir. Lorfque le terme de cette félicité lugubre fut expiré, & que ma mere reparut fans les enfeignes du chagrin, fes amies lui dirent, je ne fais pour quel motif, qu'il étoit temps qu'elle vécüt comme le refte du monde : argument fi puiffant, qu'il manque rarement de produire fon effet fur une femme. Lady Giddy ne cefTa de 1'en-  14 Le Ródeur. tretenir de ce qui fe pafïbit en ville. Mifs Gravely lui dit confidemment & avec de grands témoignages de tendrefle, que le public commencoit a remarquer qu'elle outroit fon röle, & que la plupart de fes amies la foupconnoient de n'affefter ces dehors de dévotion & de tendreffe, que dans 1'efpoir de fe procurer un autre époux. L'amitié & la folie agirent de concert pour lui faire cbanger de conduite. Tantöt on la cenfura , tantöt on 1'accabla d'éloges. On lui paria de quelques bals que fes amies ne fréquentoient qu'a caufe qu'elle étoit abfente; de nouvelles comédies oü tout le monde couroit en foule, & de plufieurs ironies ingénieufes qu'on employoit pour rendre méprifables les foins qu'elle prenoit de fon mé* nage. II eft difficile a la vertu de réfifter tout-è-la-fois a la crainte & au plaïfir; lors, fur-tout, qu'on ne propofe aucun crime aftuel, & que la prudence elle-même fournit plufieurs raifons de relachement & d'indulgence. Ma maman confentit enfin a accompagner Mifs Giddy a la comédie. Elle  Le Ródeur. 15 fut fecue avec une profufion illimitée de compliments; plufieurs Gentilshom» mes fe fïrent un honneur de la reconduire chez elle. Mifs Gravely eut moins de peine le lendemain a la mener au fpeclacle , & elle en fortit fort gaie & de très-bonne humeur. Les égards qu'on lui avoit témoignés avoient réveille fa vanité; & heureufement pour elle, fes principes au fujet de la frugalité n'interrompirent pas les plaifirs qu'elle avoit goutés. Elle fit alors fa fe« conde entrée dans le monde, & fesamies ne négligerent rien pour empêcher qu'elle ne reprit fon premier train de vie. Elle recut tous les matins des billets d'invitation; elle paffoit les foirées dans des affemblées, dont elle témoigna plufieurs fois d etre dégoütée. Elle commenca au bout de quelque-temps a goüter le plaifir d'être fa maïtreffe, & de n'être comptable a qui que ce fut de fes heures, de fa dépenfe & de fa compagnie. Elle apprit infenfiblement a lacher des exprefïions de pitié & de mépris au nom de quelques Dames dont on foupconnoit les maris de gêner les plaifirs & les jeux, 6c elle avoua qu'elle  'i6 Le Ródeur. trouvoit rien de plus agréable que d'a- gir comme il lui plairoit. Elle continua de me favorifer de quelques préceptes dérachés & de quelques carefles paffageres, & elle me baifoit de temps-en-temps, a caufe, difoit-elle, que j'avois le inême fouris que mon papa : mais elle paffoit une partie de la matinee a comparer les opiriions des marchandes de mode, a imaginer quelque nouvelle parure, a courir les boutiques, a envoyer des compliments; & le refte de la jourriée ne lui fuffifoit pas pour les vifites, les cartes, les comédies & les concerts. Elle commenca alors a s'appercevoir qu'il lui étoit impoffible d'élever fes enfants chez elle. Les parents, difoitelle , ne peuvent pas les avoir toujours fous leurs yeux ; la fréquentalion des domefliques eft contagieufe; la compagnie leur donne de la hardiefTe &d leur aigüife Pefprit; 1'émulation excite 1'indufbrie, & une grande école eft naturellement le premier pas que 1'on doit faire dans le grand monde. Elle allégua mille autres raifons suiflï futiles les unes que les autres 5  Le RSdeur. 17 ifiais quï érant fecondées par le plaifir , la vanité & 1'oifïveté, étoufFerent enfin tous les principes de tendreffe & de religion, fi-bien qu'elle m'envoya avec mon frere k une école oü Pon prenoit des penfionnaires. Je ne faurois vous dire la maniere 'dont ma maman paffa fon temps après qu'elle fe fut débarraffée de nous; mais j'ai tout lieu de croire que les plaifirs & les amufements s'emparerent enfin tout-a-fait de fon coeur. Elle vint me voir au commencement; elle fe contenta dans la fuite de m'écrire; mais au bout de quelque-temps, elle renonca a fes vifites & a fes lettres, & fe contenta de payer ma penfion. Lorfque j'allois la voir pendant les vacances, elle me recevoit froidement, avec cette obfervation que j'avois aöuellement le maintien d'une femme faite. Elle me renvovoit enfuite k 1'école, & je lui entendis dire une fois comme je m'en allois, je commence k renaitre. Etant retournée chez elle fix mois après, je courus pour 1'embraffer avec cette joie qui eft naturelle a la jeuneffe; mais elle m'arrêta tout court en  i8 Le Ródeur. fe récrlant fur la promptitude avec laquelle j'avois grandi, difant qu'elle n'avoit jamais vu aucune fille de mon age aufli grande que moi; qu'elle étoit füre qu'il n'y avoit pas une fille de ma taille, & qu'elle n'aimoit pas que les fiennes reffemblaffent a des femmes avant le temps. Ce difcours me déconcerta, & je me retirai fans lui entendre dire autre chofe, finon :» Sicela » vous déplait, Madame Steeple, vous » pouvez vous en retourner ". Lorfqu'on en vient une fois a violer les formalités que la politeffe exige, on ne doit plus compter, ni fur 1'amitié, ni fur la bienféance. Cette appa» rence de reffentiment fut pour ma maman une raifon pour perfifter dans fa méchanceté, & elle ne parloit jamais de la pauvre Mifs Maypole, ( c etoit le nom qu'elle me donnoit) fans accompagner ce qu'elle difoit de quelques termes de colere & de dédain. Elle continua de m'habiller comme un enfant; &Z je ne fais quand j'aurois quitté mes habits, li une fceur de mon pere, qui étoit encore fille, & qui fe laffa de voir les femmes avec des manches pendantes, ne m'eut fait  Le Rèdeurl 19 préfent d'une piece de brocard pour m'en faire une robe-de-chambre. Je lui en aurois eu la plus grande obligation, li elle ne m'eüt dit, en me feifant ce préfent, que ma maman devoit réfléchir fur fon age, & me donner despendants d'oreilles qu'elle avoit dé/a affez montrés en public. J'ai aftuellement quitté 1'école, & je vis avec ma maman, laquelle me regarde comme une ufurpatrice qui s'empare des droits d'une femme avant qu'ils jn'appartiennent, & qui accélere fa vieillefTe, pour pouvoir vivre dans 1'indépendance. Vous comprenez parfaitement que me regardant avec jaloufie & foupcon, il m'eft difEcile de lui plaire. Mes paroles èc mes regards 1'ofFenfent. Je ne parle jamais, que je ne m'arroge des qualités & des talents qu'on ne peut pofféder fans crime. Si je fuis gaie, elle me traite de coquette; fi je fuis férieufe, elle hait la pruderie. Vais-je dans une compagnie , c'eft dans 1'intention de trouver un mari. Me retiré-je dans ma chambre, elle me taxe d'aimer la contemplation. Elle rrouve toujours quelque prétexte pour m'exclure des af-  io Le Ródeur. femblées qu'elle tient, & ne me permet jamais d'aller dans les lieux ou elle fe trouve. Tout le monde eft furpris qu'elle ne me produife pas davantage dans le monde; & lorfque les vapeurs la prennent en rentrant chez elle, je fuis affurée qu'elle a entendu parler de ma beauté & de mon efprit, & ne m'attends pendant la femaine fuivante qu'a des brocards, des menaces, des contradiclions & des reproches. # Je vis donc dans un état de perfécution continuelle pour être née dix ans trop tot; pour n'avoir pu arrêter le cours de la nature & du temps, & paree que j'ai le malheur d'être femme avant que ma mere veuille ceffer d'être fille. Je fuis perfuadée que vous contribueriez au bonheur d'un grand nombre de families, fi vous pouviez faire fentir aux meres, que rien ne les déshonore plus que la rivalité qu'elles témoignent^a 1'égard des leurs filles; que quoiqu'elles évitent d'être fenfées, elles ne fauroient s'empêcher de vieilür, & que les vrais plaifirs de leurs vieux jours, ne font ni Ia mufique , ni les compliments, mais la fagefle & la dévotion; que celles qui ont tant  Le Rödeur. ai de répugnance a quitter Ie monde, ne tardent pas a en être chaflees, & qu'il eü par conféquent de leur intérêt de fe retirer pendant qu'il leur refte encore quelques heures a donner a des occupations plus nobles. N°. LVI. Samedi, 29 Septembre 1750. —— Valtat res ludkra , fi me , Palma negata macrum, donata redueie opinum. HOKACIi •t Si c'eft Ie deftin des Auteurs d'avoir de » 1'embonpoint , lorfque leurs pieces réuflïf» fent, & d'amaigrir lorfqu'on les fifile, pour » moi je renonce au métier ". R i e n n'efl plus défagréable que de fe voir offenfé fans 1'avoir mérité, & de faire de Ia peine a des gens qui n'ont jamais eu deflein de nous nuire. Comme la bienveillance mutuelle efr. te plus fort lien de la fociété, un honnêre homme eft toujours faché d'agir d'une maniere oppofée a cette fin ; &  2,2 Le Ródeur. la raifon en eft, que quoique fa confcience ne lui faffe aucun reproche , il peut rarement s'affurer de n'avoir pas pêché par négligence ou par pareffe, & de n'avoir pas négligé Pintérêt comnuin , par trop d'égard pour le fien propre, ou par trop d'indifférence pour le bonheur d'autrui. II ne faut être ni bien généreux, ni bien bienfaifant pour éprouver une pareine inquiétude; car la prudence mondaine & cette fenfibilité que nous avons pour nos intéréts perfonnels, nous dietent que nous devons éviter de nous faire des ennemis de propos délibéré, paree qu'il n'y a point d'homme qui ne puilïe nous fervir ou nous nuire, lorlque nous no«s y attendons le moins, C'eft ce qui fait que j'ai fouvent regardé avec furprife, & quelquefois avec pitié, Pégarement de ceux qui fe brouillent avec des gens avec lefquels le hafard, Pintérêt ou Pinclination les avoient liés. Lorfque nous voyons un homme travailler a fon intérêt, fans égard pour 1'opinion du public, nous le regardons comme un fujet pervers Sc dangereux; mais nous ne cherchons  Le Ródeur, ij pas k découvrir le motif qui le fait agir. Nous le verrions agité par des paffions auxquelles il eft difficüe de réfifter, on féduit par des apparences capables d'en impofer k des yeux plus clairyoyants que les fiens. Mais la plupart de ceux qui provoquent a toute heure leurs femblables, & qui ne vivent que pour groflir Ie nombre de leurs ennemis, ne fauroient fe flatter d'arriver au but qu'ils fe propofent, en foulant les autres fous leurs pieds. Us renoncent a toutes les douceurs de 1'amitié, pour donner carrière k leur pétulance ou a leur mauvaife humeur, & fe brouillent avec tour Ie monde, faure d'obferver ces formules de politeffe que 1'ufage a établies dans les converfations &c dans le commerce de la vie. II n'y a perfonne qui n'ait connu; pendant le cours de fa vie, des hommes que tout le monde cenfure, fans qu'on puiffe leur reprocher aucun crime , & qu'on ne peut fe réfoudre d'aimer, fans qu'on puiffe rendre raifon de la haine qu'on a pour eux. S'il arrivé quelquefois qu'on fe trouve forcé de louer leurs bonnes qualités, on con-  24 Le Ródeur. clut totijours leur panégyrique , par dire d'un ton dédaigneux : » Je con» viens que c'eft un honnête homme, » mais je ne faurois 1'aimer". Envérité, ces fortes de gens ont vendu 1'eftime du public a trop bas prix, puifqu'ils fe font fruftrés d'une des récompenfes de la vertu, fans tirer aucun profit de leur méchanceté. Cette mauvaife économie de fa réputation eft quelquefois 1'effet de la ftupidité. Ceux qui ont 1'efprit lourd & pefant, qui ne regrettent rien tant que la perte de leur argent, & qui ne font fenfibles qu'aux coups , font quelquefois en peine de deviner pourquoi ils ont un fi grand nombre d'ennemis, quoiqu'ils négligent les moyens de fe faire des amis. Ils fe confolent en difant qu'ils ont vécu d'une maniere irréprochable, qu'ils n'ont attenté ni a la vie ni au bien d'autrui, & ils concluent de-Ia que leur fouffrance eft 1'effet d'une fatalité invincible; ils imputent la malice de leurs femblables k 1'ignorance ou a 1'envie. Ils s'enveloppent dans leur innocence, & fe repaiffent des congratulations de leurs propres cceurs, fans fe douter qu'ils s'at- tirent  Le Ródtur. a$ tïrent tous les jours des ennemis, en refufant a ceux qu'ils fréquentent, ces égards ou ces dehors de politefle que chaeun eft en droit d'exiger en vertu de 1'ufage établi dans le monde. II y a plufieurs injures auxquelles prefque tout le monde eft fenfible, quoiqu'on ne s'en plaigne point, mais qui font une impreflion ineffacable fur ceux k qui la vertu, 1'ufage du monde ou la vanité infpirent des fentiments de délicateffe. Ii y a de même plufieurs moyens de captiver Pamitié de fes . égaux, qui ne content rien , & de s'attacher des gens qui n'ont jamais recu de nous aucun bienfait. On ne peut mieux faire que de s'en inftruire, lorfqu'ils n'ont rien de bas & de criminel; car pourquoi fe priver d'un amour qu'on peut obtenir a fi peu de fraix, & fe faire haïr, fans qu'il en réfulte aucun profit? II y a , k la vérité, des gens qu'on ne peut juftifier fous prétexte d'ignorance ou de négligence, paree qu'il eft évident que non-feulement ils ne fe foucient point de plaire, mais qu'ils s'ctudient a offenfer tout le monde, qu'ils éloignent tous ceux qui les ap- Tornt II. B  iS Le Ródeur. prochent, & qu'ils croyent fe donher des airs de grandeur, en leur faifant perdre le temps en des vifites inutiles, ou les mortifiant par des airs de mépris , & les déchirant par des afFronts. On trouve pour 1'ordinaire ces Cortes de gens parmi ceux qui n'ont pas fréquenté le grand monde , qui ont paffé leur vie parmi des clients, des flatteurs & des parafites,& qui, a force d'avoir fuivi leur inclination, ont oublié que les autres ont droit d'exiger la même déférence. Une pareille tyrannie eft un excès d'orgueil, qu'on ne foufFre que dans ceux qui peuvent nous dédommagerde la patience avec laquelle on Pendure. L'infolence n'eft en général environnée que de ceux qui ont 1'ame affez bafle pour s'imaginer qu'on doit fupporter tout ce qui rapporte du profit, & pour fupporter les infultes, les brocards d'un homme qui les admet a fa table, & qui leur ouvre fa bourfe. Comme on doit éviter avec foin toutes les provocations injuftes & les hauteurs qui tiennent du mépris, on doit auffi prendre garde de ne point donner dans une complaifance timide  Le RSdeur. 27 6c dans une réfignation fervile, II eft ordinaire aux efprits foibles,& craintifs , de fe foumettre implicitement a la direöion des gens hardis, hautains & turbulents; de ceux qu'ils ne croyent ni plus fages, ni meilleurs qu'eux; de fe défifter des entreprifes les plusjuftes, crainte de trouver de 1'oppofition, 6c de s'écarter de la vertu, de peur d'être cenfurés. II faut de la fermere 6c de la réfolution pour s'acquitter de fesdevoirs; mais il eft malheureux d'avoir a lutter contre des adverfaires; car perfonne n'eft vaincu 5 qu'il n'en conferve du reffentiment, foit qu'il ait raifon ou tort. Quandmême les difputes n'auroientaucune fuite facheufe, un honnête homme fouffre toujours a faire de la peine a autrui; 6c d'ailleurs il eft a craindre que le meilleur caraftere ne fe corrompe è force de fe faire une habitude de difputer. Je crains que plufieurs de mes correfpondants, dont j'ai négligé les contributions, ne m'accufent d'infenlibilité: & a dire vrai, lorfque je fuis afïïs devant uh tas de papiers, dont chacun eft le fruit d'une étude laborieufe, 6c B ij  i% Le RSdeur. 1'enfant d'un pere tendre &pafflonné; comme je connois les paffions d'un Auteur, je ne puis me rappeller le temps qu'ils ont refté dans mes cartons, fans me repréfenter le chagrin, 1'impatience & le reffentiment que les Ecrivains doivent avoir éprouvé dans eet ennuyeux intervalle. Je fais principalement ces réflexions, lorfque, lifant ces papiers, je trouve quelques Auteurs qui me prient d'inférer leurs pieces dans ma feuille prochaine , 5i que je ne 1'ai point encore fait; d'autres qui m'écrivent d'un ton impertinent Sc hautain, comme s'ils étoient afTurés de ma déférence, Sc k 1'abri de la critique; d'autres qui m'offrentleur foible fecours, avec une douceur Sc une foumiffion a laquelle ils croyent qu'il m'eft impoffible de réfifter. Quelques-uns m'envoyent leurs compofitions, menc^ant de leur courroux celui qui ofera les réfuter; quelques autres employent la follicitation des Libraires; en un mot, chacun s'efforce, k fa maniere , d'afTurer la publication de fon ouvrage. Ma fituation a cela d'incommode, que je me trouve force de réprimer la confiance,  Le Ródeur. 29 qui eft fi agréable par elle-même, de répondre a des politeffes par des négligences apparentes, &c fouvent d'ofïenfer ceux qui ne m'ont jamais offenfé. Je fais la peine qu'a un Auteur épris des beautés de fes nouvelles compofitions, de cacher fes tranfports, & le penchant qu'il a de communiquer k fes amis les efpérances flatteufes dont il fe repait. Je n'ignore pas non plus 1'avidité avec laquelle un homme faifit un papier qu'il croit être rempli de fes produöions, de même que le chagrin qu'il éprouve, lorfque, voulant en faire la lecl:ure> k fes camarades, il fe trouve fruftré de fon attente. Ses efpérances ne 1'abandonneront cependant point, & il fe flatte de briller le lendemain. Le lendemain arrivé, & fon attente continue; & après avoir rêvé de lauriers & du Parnaffe, il trouve Ia page vuide, & fon illufion fe diffipe. Gommentréparerune pareille cruauté? Commentremédier aun pareil malheur? Je ne trouve d'autre reffource que de le prévenir dorénavant. Je prie donc mon correfpondant, quel qu'il B iij  30 Le Ródeur* puiffe être, de vouloir obfervef ïa précaution de Swift ,. d'écrire fecretement dans fa chambre , fans communiquer fon deffein au plus inrime de fes amis; car il ne manqueroit pas d'en rire ; de porter kü-même fa lettre a la pofte, & d'attendre patiemment 1'événement. Au cas qu'on le publie & qu'on 1'approuve, il pourra alors s'en déclarer 1'auteur, ou fe plaindre racitement fi on le fupprime. Suppofé qu'on le critique, il lui eft permis de fe plain» dre, & de déplorer la ftupidité de& ïcrivains modernes»  Le Rèdeur, 31 N«. LVII. Mardi, 2 Oftobre 1750. Non intelligunt homines quam magnum veüigal fit parfimonia. Tul t. , Les hommes ne connoiffent point encore „ les richeffes que procure la frugalité ". AU R O D E U R. 3VI ONSIEUR) J'aime a voir la littérature s'occuper de fujets utiles, & les Savants defcendrede cetteélévation, qui,lesmettant au-deffus du vulgaire, les empêche de voir la conduite des hommes autrement qu'a travers un nuage de trouble & de confufion. Ayant vécu dans les affaires, & remarqué Ie peu d'occafion qu'ont les hommes de faire ufage des talents fupérieurs qu'ils poffedent, j'ai fenti la ncceffité dans laquelle j'étois de m'occuper de petites B iv  3 2 Le Ródeiir. chofes; & quoique je ne prétende point donner des loix aux légiflateurs du genre humain, ni limiter la courfe de ces efprits fublimes qui portent la lumiere 6c la ehaleur dans toutes les régions du favoir, j'ai penfé depuis longtemps que la plupart de ceux qui s'adcnnent k 1'étude, fans devenir plus fages, pourroient avec plus d'avantage, foit pour le public, foit pour eux,s'appliquer aux arts domeftiques, 6c enrichir leurs efprits d'axiömes de prudence Sc d'économie privée* Ce que vous avez écrit derniéremenf fur la frugalité, m'a beaucoup plu; mais je ne le trouve pas affez a portee du cotnmun des lefteurs, qui ne s'attachent ni k la cadence des périodes, ni a la Haifon des mots, ni aux ornements de rhéiorique, mais qui demandentdesle^ons fimples, qu'ils puiffent aifément retenir, 6c qui faffent impreffion fur eux. La frugalité eft fi nécefTaire au bonheur du genre humain, fi avantageufe fous quelque forme qu'on 1'envifage k tous les états, depuis le plus grand Potentat de la terre, jufqu'au dernier des lahoureurs 6c des artifans; 6c les  Le R6deur. 33 maux que caufe fa négligence, fi grands 6c fi nombreux, qu'on doit la recommander de toutes les manieres poffibles, pour les mettre a la portee des efprits les plus bornés. Peu m'importe que ceux qui regardent la morale comme une fcience, mettent ou non la frugalité au nombre des vertus. Quant a moi, dont les opinions font fondées fur la connoiffance que j'ai du monde, je fuis perfuadé, 6c cela fuffit pour la pratique, que fi elle n'efl pas une vertu , elle eft du moins une qualité qui peut rarement exifter fans quelques vertus ^ & fans laquelle ces dernieres ne peuvent avoir lieu. On peut appeller la Frugalité la fille de la Prudence, la fceur de la Tempérance, 6c la mere de la Liberté. Celui qui eft extravagant, ne tarde pas k s'appauvrir; la pauvreté le jette dans la dépendance , 6c Pinvite a la corruption. Elle nous rend complaifants pour les vices d'autrui; 6c il y a peu d'hommes qui n'apprennent peu • a - peu k commettre les crimes qu'ils ceffent de blamer. Si quelques-uns ne regardent point Ia pauvreté comme dangereufe pour la B v  34 Le Ró'Jeur. vertu, tous les hommes 1'abhorrent una> nimement comme la ruine du bonheur» Tous ceux donc qui la craignent par quelque principe que ce puiffe être , doivent pratiquer les fages maximes économiques de nos ancêtres, & apprendre d'eux 1'art falutaire de diminuer leur dépenfe; car perfonne ne peut être riche fans la frugalité, &i 1'on trouve peu de pauvres parmi ceux qui la poffedent.. La plupart des autres aöes vertueux préfuppofent un concours de plufieurs circonftances, quelques connoiffances antérieures , quelques dons extraordinaires de la nature, quelque occalion produite par une combinaifon extraordinaire : mais chacun eft a même de «onferver ce qu'il poffede; & li 1'exemple de Bacon prouve que les perfonnes intelligentes ne peuvent la négliger fans danger,. mille autres nous convainquent que les efprits les plus hornes peuvent pratiquer avec iuccès les regies qu'elle prefcrir.. Les richeffes ne font point a la portee d'ungrzndnombre cPhommes, paree qu'être riche , c'eft pofféder plus de bien que n'en poffede communément  Le Rödenr. 3 ^ un feul individu. Si plufieurspouvoient acquérir la fomme qui fait la richefle d'unhomme, ilfaudroit, pour que les autres fuffent riches, qu'ils poffédaffent une fomme beaucoup au-deffus de la fienne. J'ignore s'il n'eft pas également impoffible d'exempter les plus baffes clafTes d'hommes de la oauvreté. La raifon en eft, que quelque grande que foit Ia richeffe de la eommunauté, il y en aura toujours quelqu'un qui aura moins que les autres, & qui fera par conféquent pauvre en comparaifon de lui. Je ne vois cependant pas la néceffité que plufieurs perfonnes manquent de la fubfiftance nécefTaire; & je fuis perfuadé qu'en mettant a part quelques calamités accidentelles, on pourroit avec un peu de prudence prévenir le befoin univerfel, & que celui qui auroit le moins, auroit cependant affez pour vivre. Mais fans entrer ici dans des fpéculations dans Iefquelles je ne me rappelle point qu'aucun calculateur politique foit entré, & dans lefquelles Ie raifonneur le plus fubtil peut aifément s'égarer, il eft évident que ceux a qui la Providence n'a laiffé d'autre fob B vj  $6 Le Rudeur. que celui de leur fortune & de fet» vertu, ce qui compofe la plus grande partie des hommes, ont des motifs. fuffifants pour les porter a la frugalité , puifque nous favons avec certitude , quelque puiffe être fon effet général fur les Provinces ou les nations, qu'il n'y a pas un individu au mondequi ne puiffe, a 1'aide de fon économie, fe procurer de quoi paffer paifiblement les deraieres. années defa vieilleffe, La pauvreté dans la vieilleffe eft quelque chofe de fi hideux & de fi effrayant,. qu'il n'y a point d'homme, pour peu de prudence qu'il ait, qui ne doive s'efforcer de s'en garantir. On la previent au moyen de 1'économie ;. car , quoique 1'on voye dans tous les fiecles des hommes qui s'enrichiffent par des entreprifes hardies , ou des accidents favorables, il eft cependant dangereux de faire fond fur de pareils exemples. La plupart des hommes ne doivent les richeffesdont ils jouiffent qu'a de petits profits graduels, fur lefquels ils font obligés de régler leur dépenfe. Vous. ne devez point me regarder. comme un homme qui déshonore la  Le Rodeur. 37 dïgnité de philofophe praticien, fi je prefcris a mes lecteurs, depuis le Miniftre d'Etat jufqu'au dernier apprentif, une regie mercantile fort lage, quun Jol cFépargnè vaut deux fols. On peut 1'appliquer a toutes les conditions, en obfervant non-feulement que ceux qui exercent une profefïïon lucrative ménagent le temps en évitant la dépenfe , & qu'ils peuvent employer ce temps a le\ir avantage; mais que ceux qui dédaignent ces fortes de confidérations, a chaque vicfoire qu'ils remportent fur leurs appetits & leurs paffions, acquierent plus de force d'efprit, fe refufent aiLx follicitations dont la jeuneffe vive & pétulante eft fans cefTe afTaillie, & fe mettent avec le temps au-deflus. de. 1'extravaganc.e & de Ia folie.. Ceux qui aiment plutot a difputer qu'a s'inftruire, me demanderont peutêtre quelle eft la jufte mefure de la frugalité,. & dans quelle occafion une dépenfe inutile dégénéré en prodigalité ? Je ne faurois répondre a ces queftions générales, vu que Ia liberté dedépenfer oc la nécefïité d'épargner dépendent de mille circonftances qui va»  36" Le RóJeur. rient a 1'infïni. On peut cependant établir pour regie infaillible, & donton ne doit jamais s'écarter, que la Jèpenfe volontaire £un homme ne doit jamais excéder fon revenu. Cette maxime eft li évidente &c fi inconteftable , que la loi civile met les prodigues au rang des fbux , & leur öte également la régie de leurs biens & la conduite de leurs affaires. Voici un fecond précepte qui eft compris dans le premier, mais qu'on doit fans ceffe inculquer aux gens bardis & entreprenants. C'eft de ne jamais compter fur un profit a venir, & de ne point dépenfer fur de vaines efpérances; de faire ufage de fes talents, de ne point lacher la bride a fes defirs, & de ne point s'en rapporter ni a la fortune, ni a fa vertu. A ces maximes, qui font adoptées, du moins par les gens fages, j'en ajouterai une autre, qui eft, de ne point dépenfer contre fon inclination. On s'imaginera peut-être qu'il eft aifé de pratiquer ce précepte : mais fi 1'on examinoit ceux que leurs prodigalités ont conduits dans les prifons , ou fait condamner au banniffement, on verrolt qu'il y en a peu qui fe foient rui-  Le RSJeur. £ nés volontairement, ou qui ayent acheté les plaifirs au dépens de leurs biens; mais qu'ils fe font laifTés entrainer par ceux qu'ils fréquentoient, & qu'ils fe font piongés malgré eux dans mille folies dépenfes, foit pour faire parade de leurs richefies ou de leur efprit, foit pour éviter Ie ridicule; pour mériter les éloges de la folie, & évites? les moqueries de fes fedateurs» • -Je fuis, Monsieur, Votre très-humble Serviteiir, SOPHRON»  4ö Le Rêdeur. N°. LVIII. Samedi, 6 Oftobre 1750. Improhx Vrefcunt aivitix , tarnen Curta nefcio quid femper abefi rei. h O R A C E. 'M Ils ont beau multiplier leurs richeffes par'y, d'infignes fripponneries, ils trouvent qu'il „ leur manque toujours quelque chofe ". C]> o m m e Pamour de 1'argent a été dans tous les fiecles une des paffions qui onttrmiblélatranquillité publique, il n'y a point de fujet que les anciens Moraliftes ayent traité plus au long, que la folie d'attacher fon cceur k accumuler des richeffes. Ceux qui connoiffent ces Auteurs, fa vent le mépris avec lequel ils en parient, les exemples qu'ils alleguent pour prouver les dangers qui les accompagnent, les arguments & les raifons qu'ils employent pour extirper un defir qui paroit avoir jetté des racines trop profondes dans le cceur humain pour pouvoir Per*  Le Róileur* 4ï arracher, & qui peut-être n'a pas perdu fa force fur ceux qui déclament contre elles , & qui auroit produit fon effet fur le Philofophe & le Poëte, s'il avoit été excité par 1'occafion, Sc fortifié par la proximité de fon objet. Leurs arguments ont cependant eu fi peu de fuceès , que, malgré 1'efprit Sc les raifonnemenfs qu'ils ont employés pour foutenir cette caufe favorite, ils n'ont jamais pu faire un feul profélyte. On n'a jamais vu un homme réfufer les richeffes lorfqu'elles fe font préfentées , par la conviction du bonheur attaché a une fortune médiocre, ni qui les ait abandonnées, lorfqu'il aéprouvé les inquiétudes qu'elles caufent, pour jouir_ de la paix, du loifir Sc de la fécurité que 1'on goüte dans un état médiocre, Sc auquel perfonne ne porte envie. On a vu a la vérité plufieurs perfonnes qui ont négligé les óccafions d'acquérir des richeffes & des dignités, Sc rejetté les ofFres de la fortune ; mais malgré 1'emphafe avec laquelle elles vantent leur modération , malgré Tadmiration qu'elle caufe a ceux qui la voyent dans 1'éloignement, elles  4* Le Ródeur. n'ont peut-être pas moins eftimé les richeffes que les autres ; elles ont feulement plus craint le travail & le danger. Elles n'ont pu fe réfoudre a agir , a lutter contre des compétireurs. Elles ont voulu s'épargner la peine degrimper; mais auroient voulu fe voir au haut, & jouir paifiblement de ce qu'elles n'avoient pas le courage de faifir. D'autres ont abandonné des poftes éminents , & fe font volontairement condamnés a 1'obfcurité d'une vie privée: mais ceux-ci même ne fourniffent pas beaucoup de fit jets de triom» pbe au Philofophe ; car ils ont communément quitté ce qu'ils ne fe fentoient pas capables de conferver, ou ils ont été induits a tenter de nouvelles mefures, par 1'efFet de cette inconftance qui attaché un bonheur a la nouveauté , ou par une difpofition fantafque & bizarre qui fe dégoüte également de tous les états & ne fe plaït que dans le changement. Ces fortes de gens éprouvent que les poftes, de quelque nature qu'ils foient, ne fauroient fatisfaire les defirs d'un efprit malade, & ne peuvent fe mettre a 1'abri, dans la retraite la plus obfcure, des contre-  Le RSdeur. 43 temps t des fbucis & de la mifere. Cependant, quoique ces confeüs ayent été négligés par ceux qui poffedent des richeffes, ou qui font hors d'état de s'en procurer, ils ne laiffent pas d'avoir leur utilité, & il y auroit de 1'imprudence a le nier; car puifque la plupart des hommes font confinés è des condilions baffes en comparaifon des autres, & placés dans des fituations d'oii ils regardent naturellement d'un ceil d'envie ceux qui font élevés au-deffus d'eux , on ne fauroit blaV mer les Ecrivains qui enfeignent des remedespour ce mécontentement prefque univerfel, & qui nous prouvent que nous devons renoncer a ce que nous ne pouvons obtenir; que cette inégalité de biens contre laquelle nous murmurons, eft moins grande que nous ne le croyons; & que la grandeur que nous admirons dans Péloignement, a moins d'avantages &t moins de fplendeur qu'elle ne paroit en avoir , lorfque nous en fommes prés. Le devoir des Moralifies eft de découvrir les fraudes de la fortune, & de montrer qu'elle en impofe aux gens peu clairvoyants par une fuccefiïon ra-  44 Le Fódeur. pide d'ombres qui s'évanouifFent lorfqu'on veut les faifir; qu'elle déguife la vie fous des ornements extérieurs, qui ne fervent que pour la montre, &c que 1'on quitte dans les heures de folitude & de plaifir; & que lorfque la grandeur afpire ou au bonheur ou a la fageffe, elle bannit ces diftinctions qui éblouiflent le vulgaire &C en impofent au fuppliant. On remarquera que ceux qui, par leur état, ne peuvent profiter de la lumiere, ni de la moraie , ni de la religion , qui ne doivent leurs idees qu'a eux-mêmes , & qui les digerent par leur propre entendement, paroiiïent régarcler les grands comme des êtres d'une efpece fupérieure a la leur. Comme ils ne connoiffent d'autre mal que le befoin & Findigence , ils ne peuvent fe figurer que les gens riches ayent des chagrins, ni que ceux qui font élevés en dignité , & qui nagent dans 1'abondance, foient fujets aux mêmes peines & aux mêmes loucis qu'eux. II eft vrai que ce préjugé n'a lieu que chez le vulgaire groffier &c ignorant ; mais s'il n'a pas fait plus de progrès, c'eft qu'on a montré aux autres  Le Rödtur. 45 fa folie & fa fauffeié, que 1'hiftoire 6c la philofophie les ont arrêtés, & ont employé des préfervatifs efficaces pour empêcher que la contagion ne fe répandit. _ Quoique la doftrine du mépris des richelfes n'ait éteint nil'avarice ni 1'ambition , ni la répugnance avec laquelle un homme paffe fes jours dans un état d'infériorité, elle a du moins rendu les conditions baffes plus fupportables, & contribué a la füreté de la vie, en prévenant la fraude, la violence, la rapine que n'auroit pas manqué d'occalionner la foif infatiable des richeffes, fi les hommes avoient été intimement perfuadés qu'on ne pouvoit être heure ux fans elles. ? Tout homme qui fe fent incité par 1'impulfion de fes paffions a ambitionner les richeffes comme 1'unique but auquel il doit afpirer, doit être fürement allarmé par les admonitions fucceflives de ceux que leur expérience & leur fagacité lui font regarder comme les guides du genre humain ; confidérer fU'entreprife dans laquelle il eft fur le point de s'engager, le dédommagera de fes peines, 6c examiner, avant  4<5 Le K&deur. d'amaffer des richeffes k tort & a travers , les avantages qu'il en retirera» Un pareil examen ne manquera prefque jamais de railentir fa cupidité. Les richeffes ne font rien en ellesmêmes. L'argent n'eft utile qu'autant qu'il fort de nos mains, &C qu'il fert k nous procurer les chofes dont nous avons abfolument befoin; & en luppofant que ceux qui en ont en faffent un bon ufage, il ne mérite fürement ni le defir ni 1'envie d'un homme fenfé. II eft certain, quant aux avantages corporels, que l'argent n'ouvre ni°la porte k de nouveaux plaifirs, ni ne ferme les avenues du chagrin. Les maladies & les infirmités confinuent de tourmenter & d'affoiblir les riches, la luxure les aSgrit, & la molleffe les prolonge. A 1'égard de 1'efpnt, on s'eft rarement appercu que les richeffes contribuent k aiguifer le difcernement, a étendre la capacité, ou a élever 1'imagination; mais elles peuvent; en prenant la flatterie k gages, ou^en endormant la vigilance, conflrmer Terreur, & augmenter la ffupidité. Les richeffes ne fauroient conférer la grandeur; car rien ne fauroi: en  Le Ródeur. 47 donner a ce qui eft petit de fa nature. On a beau placer un buiffon fur une couche chaude, il ne deviendra jamais chêne. La royauté même ne peut donner de la dignité a qui n'en a point. Elleopprime les efprits foibles, quoiqu'elle puiffe élever les ames nobles & généreufes. Le monde a été gouverné au nom de plufieurs Rois, dont 1'exiftence a été a peine connue par des effets réels, au-dela des limites de leurs palais. Lors donc que le defir des richeffes s'empare de nos cceurs, regardons autour de nous, & voyons 1'effetqu'elles produifent fur ceux a qui leur induftrie ou la fortune les a procurées. Lorfque nous les verrons accablés de leurpropre abondance, luxurieux fans goüter aucun plaifir, oifïfs fans goüter du repos, impatients & de mauvaife humeur dans le fond de leurs ames, mépriiés ou haïs du refte des hommes, nous ferons bientöt convaincus que, pourvu que nous puifTions fatisfaire aux befoins réels de notre état, il nous refte peu de chofe è defirer.  4? Le Rêdeur. N°. LIX. Mardi, 9 O&obre 1750. Eft aliquid fatale malam per verba levare, Hoe querulant Halcyonenque Prognen facit i Hoe erat in folo quare Pxantias antro Vox faiigaret Lemr.ia faxa fua. Strangulat inclufus dolor atque exafluat intus , Coguur & vires multiplicare fuas. O V I D E. C'eft un adoueifïefflent a fes pe'ines, que „ de pouvoir en parler. Ce fut la confolation „ d'Alcyone & de Progné. Et le même befoin portoit Philoclete, feul dans fon antre, a „ faire rétentir de fes plaintes les rochers de ' Tifle de Lemnos. La douleur concentrée fuf" foaue , & nous oblige a multiplier nos farces pour la fupporter ". On a coutume de difiinguerles hommes par les noms des animaux auxquels on fuppofe qu'ils reffemblent. Par exemple , on appelle fouvent un héros, un lion; un miniftre d'Etat, un renard; un concuffionnaire , un vautour; & un fat, un finge. II y a de même parmi les différents cara&eres irréguliers que 1'on voit dans le monde ,  Le Rêdeuf. 49 de, une efpece d'êtres qui ont une ngure humaine, & que 1'on peut proprement regarder comme les Chouettes de 1'humanité. Ces Chouettes paroiffent être dans I'opinion que le principa! foin de la vie eft de fe plaindre; qu'elles ne font nées que pour trouhler le bonheur d'autrui, pour afFoiblir les petites confolations, & abréger les plaifirs paffagers de notre condition, par le fouvenir douloureux du paffe, ou des prognoftics funeftes fur 1'avenir; pour étouffer nos efpérances, amortir nos tranfports, & mêlanger les heures de gaieté que nous avons, avec la lie ©dieufe du chagrin & du foupcon. II eft malheureux pour ceux que ïa foibleffe de leur efprit & la timidité de leur tempérament rendent fufceptibles des impreflions d'autrui, ou qui font difpofés è foufFrir par fympathie, & a prendre Ia contagion de la mifere, d'être a portée d'entendre la voix de ces Chouettes; car elle frappe fouvent leurs oreilles Iorfqu'ils fontabattus, & leurinfpire des craintes qu'ils n'auroient jamais eues; elle atfrifte par des chagrins imaginaires Tornt ƒ/, C  5 o Le Ródeur. des jours qu'ils auróient pu paffer dans les amufements ou dans les affaires ; elle accable le cceur de mécontentements inutiles, & affoiblit pour un temps eet amour de la vie qui eft néceffaire pour nous animer dans nos entreprifes. Quoique j'aie mes foibles comme les autres hommes, jamais ni mes amis ni mes ennemis ne m'ont accufé de fuperftition. Je ne compte jamais 1c nombre de ceux qui compofent la compagnie que je fréquente; la nouvelle lune ne fait aucune impreffion fur moi. J'ai fouvent, comme la plupart des autres philofophes, entendu chanter le coucou fans un fol dans ma poche; on m'a quelquefois taxé de témérité pour n'avoir pas baiffé les yeux lorfqu'un corbeau a volé fur ma tête ; je ne rentre jamais chez moi, paree qu'un ferpent a croifé mon chemin; je ne crains point les années climatériques : & j'avoue cependant, que, malgré le mépris que j'ai pour les vieilles femmes & les contes qu'elles débltent, je regarde ma journée comme malheureufe,lorfque la Chouette Sufpirius vient me fouhaiter le bon jour.  Le Ródeuf. 5 e II y a cinquante-huit ans & quatre mois que je fréquente Sufpirius, & je n'ai jamais pafte une heure avec lui qu'il n'ait empiété fur mon repos. La première fois que je liai connoiffance avec lui, fon grand fujet d'entretien fut la mifere des jeunes gens qui n'ont point de fortune; & je ne me promenai jamais avec lui, qu'il ne me fit une longue énumération des plaifirs qui, n'étant point proportionnés k ma fortune, étoient hors de Ia portée de mes denrs, & que je n'aurois jamais regardés comme dignes d'un fouhait, s'il ne les avoit mis affez mal-a-propos devant mes yeux. Vn autre de fes arguments eft le mépris qu'on fait du mérite, & dont il ne manque jamais d'entretenir ceux qu'il fait n etre point fortunés. S'il rencontre un jeune Officier, il lui parle d'un homme d'un courage éprouvé, & digne par fes talents de commander une armée, & qui, .malgré tout fon mérite, a cependant vieilli dans les emplois fubalternes. II dit au Jurifconfulte que plufieurs hommes ftudieux & remplis de talents, n'ont jamais eu 1'occafion de plaider une feule caufe. RoncontreC ij  Le Ródeur. t-il le Médecin Serenus:» Ah! Do&eur J » lui dit-il, vous voila k pied, tan» dis que tant de lourdauds vont en » carroffe ? Je vous dis, il y a fept » ans, que vous ne trouveriez jamais « de Pencouragement, & vous netrou»> verez pas mauvais que je vous dife » aujourd'hui, que votre Grec , vos » foins & votre probité, ne vous met» tront jamais en état de vivre aufli » commodément que eet apothicaire » qui s'enrichit avec fes drogues, &C » fe moque des médecins". Sufpirius a empêché quinze Auteurs de travailler pour le théatre; détourné trente marchands du commerce, crainte de banqueroute; rompu cent treize mariages en pronoftiquant du malheur, & caufé la mort a dix-neuf Dames qui craignoient la petite-vérole, en les allarmant continuellement fur la perte de leur beauté. Toutes les fois que ma mauvaife étoile me le fait rencontrer, il ne manque jamais de me repréfenter la folie de mes projets; que nous fommes plus agés que nous ne 1'étions lorfque nous fiames connoiffance enfemble; que la décrépitude & les infir-  Le Rêdeuf. mités s'avancent k grands pas; que je ne jouirai pas long-temps de ce que j'ai acquis; que la réputation importe peu a un homme qui eft fur le bord de fa fofTe, & que je dois penfer k toute autre chofe qu'è un bon diner &6 k une voiture commode. II continue ainfi a me repréfenter les maux préfents, & a m'en anoncer de plus grands, /««T/xofag a.hi ^ctvetrn & qui fe plaifent aux fauffes louanges qu'oa leur donne AU RÓDEUR* 3VI O N SI EUR, n eft extrêmement facheux pour 11» homme curieux, d'être éloigné de la fource oü il peut s'inftruire, de na recevoir les nouvelles qu'après que la nation en eft raffafiée, & de les trouver corrompues par le mélange des matieres qu'elles ont rencontrées dans le canal par lequel elles ont pafte. Un des plus grands plaifirs de ma vie eft d'apprendre ce qui fe paffe dans  66 Le Ródeur. le monde, de connoitre les projets des politiques , les prétentions des gens d'affaires, & les efpérances des ambitieux; les changements que 1'on fe propofe de faire dans le gouvernement; quelles font les parties qui doivent avoir du defTous; qui eft celui qui monte au faite de la grandeur, ou qui eft k la veille de tomber dans la difgrace. Mais comme nous fommes naturellement portés k defirer ce que nous ne pouvons obtenir , j'ai laiffé croitre eet appétit pour les nouvelles, beaucoup plus loin que ma fituation adfuelle ne me permet de le fatisfaire. La raifon en eft qu'étant établi dans une Province éloignée, je me trouve condamné a confondre 1'avenir avec le paffé, k former des pronoftics fur des événements dont perfonne ne doute plus, & a examiner des projets qu'on a déja exécutés. Je fuis dans la même perplexité qu'un homme qui obferve un aftre avec un télefcope, & qui, avant que la lumiere foit parvenue k fes yeux, oublie 1'endroit oü il eft placé. La mortificatipn que j'ai d'ignorer tout ce que le monde fait, eft encore  Le Ródeur. 67 attgmentée par la pétulance de ceux qui viennent ici de Londres pour leur fanlé, leurs affaires ou leurs plaifirs. Car fans égard pour les défavantages infurmontables de ma condition, &c 1'ignorance inévitable que 1'abfence doit produire, ils me traitent fouvent avec le dernier mépris, paree que j'ignore ce que la fagacité humaine ne fauroit découvrir, & me regardent comme un miférable indigne de converfer avec eux, lorfque je viens a parler de la fortune d'un banqueroutier, de Ia fanté d'un homme qui eft mort, que je prédis des malheurs qui font déja arrivés, & que j'indique des mefures qu'on a prifes depuis long-temps. Ils paroifTent attribuer a la fupériorité de leur in- Jgence, ce qu'ils ne doivent qu'au hafard de leur condition, & croyent pouvoir prendre des airs infolents & hautains, lorfqu'un homme ignore des faits qu'ils fuppofent que tout le monde doit favoir, paree qu'ils font connus dans toutes les rues de Londres. Ce qui contribue a les rendre fi hautains, eft le refpeét qu'on leur témoigne , paree qu'ils viennent de Londres. Un de ces nouvelliftes n'eft pas plutót  6B Le Ródeur. arrivé dans Ie pays, que tout Ie monde 1'entoure , & lui fait mille queftions; ce qui acheve de le perfuader de fon importance. II fe voitobfédé d'une multitude de gens qui lui expofent leurs doutes, & qui renvoyent leurs difputes a fa décifion, comme li c'étoit un être defcendu du Ciel; aufli prend-il le ton d'oracle, il réfout toutes leurs difficultés, & réfute toutes leurs objecfions. J'ai tout lieu de croire qu'ils profïtent quelquefois du refpeft qu'on leur témoigne, pour en impofer a des efprits rufliques par une vaine montre d'une connoiffance univerfelle; car j'ai obfervé qu'ils affeclent de ne rien ignorer, & qu'ils ne renvoyent jamais ceux qui les interrogent, fans leur donner une réponfe formelle & polïtive. Ils connoiflent également la Cour, la Cité, le Pare & la Bourfe; & ils peuvent vous dire a quelle heure les aöions doivent augmenter, &c que le Miniftere doit changer. Quelques mois de réfidence a Londres donnent a un homme du favoir, de 1'efprit, de la politeffe, & le droit d'impofer des loix a la multitude ignc-  Le Ródeur. 6y rante qu'il daigne vifiter tous les deux ans. Je ne fais cependant quel motif m'a porté k m'infcrire en faux contre cette prefcription, & k douter s'il ne conviendroit pas dans cerraines occafions de fufpendre cette vénération jufqu'a ce qu'on fut plus convaincu du mérite de celui qui 1'exige. On fe fouvient ici qu'il y a environ fept ans, un nommé Frolick, jeune homme de haute taille & a cheveux plats, dont tout le talent fe réduifoit a dérober des ceufs & k les gober, fortit de 1'école de cette paroifTe pour aller étudier le droit a Londres. Comme il n'avoit jamais donné des preuves d'un génie extraordinaire, on Peut bientót oublié. On ne paria ni de fes vertus, ni de fes vices, ni de fa bonne ni de fa mauvaife fortune, que lorfqu'on nous apprit, Pété dernier, que M. Frolick étoit arrivé dans la première chaife de pofte qu'on eüt vue dans le village, & avoit fait tant de diligence , qu'un de fes poflillons s'étoit caffé la jambe, & un autre avoit couru rifque d'être fuffoqué dans un fable mouvant; mais que M. Frolick n'y faifoit aucune attention, étant accou-  70 Le Ródeur. tumé a voir de pareils accidents a Londres. M. Frolick vint nous joindre le lendemain matin au Boulingrin; & 1'on vit alors les effets de 1'éducation qu'il avoit recue k Londres. Son habülement, fon langage , fes idees étoient nouvelles. II ne diffimula point le mépris qu'il avoit pour les opinions & les ufages contraires a ceux du beau monde. II nous montra la difformité de nos chemifes & de nos manches; il nous apprit oü 1'on vendoit les chapeaux a la mode, & nous recommanda de réformer mille abus qui s'étoient gliffés dans notre habillement, notre cuifine & notre converfation. Lorfque quelqu'une de fes phrafes étoit inintelligible, il ne pouvoit diffimuler la joie que lui caufoit fa fupérioriré; & il tardoit fouvent de 1'expliquer, pour jouir plus long-temps du triomphe qu'il venoit de remporter fur notre barbarie. S'il lui arrivé de nous conter une hifioire , il ne manque jamais d'y inférer les noms de quantité de rues, de places , d'hótels que nous ne connoiffons point, Sa conyerfation favonte  Le Ródeur. 71 route toujours fur les ivrognes , & fur les tours que les portiers &c les garcons qui éclairent lespafTants pendant Ia nuit,ont joués aux provinciaux. Lorfqu'il fe trouve avec des Dames, il les entretient de quantité de plaifirs qu'il eft en état de procurer; mais il les prévient qu'elles feront neuves en arrivant a Londres, faute de connoitre 1e monde. II ne nous a pas encore dit ce que éejl que la ville , quoiqu'il n'y ait pas de mot plus fréquent dans fa bouche , & qu'il n'y ait, felon lui, aucune connoiffance plus utile & plus difficile a acquérir. Mais rien n'a plus excité ma curiofité, que Ie récit qu'il nous a fait de fes exploits & de fes aventures. J'ai oui parler de 1'union de plufieurs caracteres dans le même individu; mais je n'ai jamais vu tant de grandes qualités reünies dans un même homme. Tout ce qui diftingue le héros, tout ce qui éleve 1'ame, tout ce qui fait chérir un amant, fe trouve concentré dans M. Frolick. Sa vie n'a été, pendant fept ans, qu'un amas d'intrigues, de dangers, d'efpiégleries, qui 1'ont fait toutMa-fois ontéchappé,que celuici en a couru fur la Tamife, oü il a penfé périr mille fois; tantot par les folies craintes des femmes qui étoient avec lui; tantöt par 1'imprudence qu'il a eue de traverfer la riviere pendant la nuit, & tantöt en paffant ibus le pont a travers des vagues aufli hautes qu'une montagne, & des cataraöes affreufes. Les dangers qu'il a courus fur terre, ont également répondu a fa témérité. II efl monté jufqu'au haut des montagnes; il a traverfé des rues remplies de voitures; il a été affailli par plufieurs voleurs; il a lié des parties a la comédie; fes rivaux 1'ont pourfuivi pendant tout un hyver; il a paffé la nuit fur 1'établi d'une boutique; dupé des cochers; délivré fes amis des mains des Baillifs; battu le Conftable, mis la juftice en défaut, & fait quantité d'autres exploits que tout le monde a admirés. La réputation qu'il a acquife par fon efprit, 1'emporte de beaucoup fur celle que  Le Ródeur, 71 que fa bravoure lui a procurée. II nous a appris qu'il étoit a Londre* Parbitre de tous les points d'honneur, & le juge décifif de tous les ouvrages d'efprit; qu'on ne faifoit cas d'une piece de mufique, qu'autant que M. Frolick 1'avoit approuvée; que Ie parterre ne fe décidoit au fujet d'une piece, qu'après qu'il avoit claqué des mains; que Iesfêtes qu'on avoit données, n'avoient réuffi ou échoué qu'autant qu'il les avoit conduites; que tous les joueurs s'en rapportoient a fa décifion dans les cas douteux; que c'étoit lui qui régloit le cérénionial dans les affemblées, & tout ce qui concernoit les plaifirs ëc les modes. II connoïtintimement tous ceux dont les noms font infcrits dans la Gazette; il n'y a pas de pofte dans le gouvernement & dans le militaire, a la nomination duquel il n'ait plus ou moins de part. On 1'a fouvent confulté au fujet de la guerre & de la paix, & le temps eft enfin venu que la nation connoitra ce qu'elle doit au génie de M. Frolick. Cependant, malgré toutes ces déclarations, je n'ai pu me perfuader jufTome IL D  74 Le Ródeur. qu'ici que M. Frolick ait plus d'efprit^ de favoir & de courage que les autres hommes, ni que fes facultés fe foient perfeöionnées pendant fon abfence; car lorfqu'il traite des fujets que nous connoiffons, il n'a d'autre avantage fur nous que celui de nous interrompre, de nous faire des queftions, & de nous méprifer. Si donc il a rempli le monde de fon nom, & obtenu une place dans les premiers rangs de 1'humanité, je conclus de-la, ou qu'il faut peu d'efprit pour briller a Londres, ou que M. Frolick nous croit indignes de connoitre fes talents, ou que fes facultés ont été émouffées par la ftupidité rurale, de même que 1'aiguille aimantée perd fon mouvement fousles pöles. Je ne veux cependant point, comme font quelques Philofophes, chercher la caufe avant que d'être affuré de fon effet. Je vous prie donc de me marquer li vous avez oui parler du grand M. Frolick. Au cas qu'il foit célébré par d'autres langues que la fienne, je ne manquerai pas de publier fes louanges; mais s'il ne jouit d'autres honneurs que ceux qu'il s'eft lui - même  Le Ródeur. 75 afrogés, je le traiterai avec une fimplicité ruftique, & le chafferai comme un impofteur de cette partie du Royaume, lui Iaiffant la Iiberté d'aller conter fes fornettes dans Mn pays plus ere* dule. Je fuis, ckc RURICOÏ.A, D '11  76 Le Ródeur. N°. LXII. Samedi, ao O&obre 1750: Nurtc ego Triptolemi cuperem confcendere currus \ Mlfit in ignotum qui rude femen hitmum : Nunc ego Medex vellem frxnare dracones , Quos habuit fugiens arva , Corinthe , tua } Nunc ego jaHandas optaram fumere pennas, Sive tuas, Perfeu ; Dxdale , five tuas. o V I D E. ,. Tantöt je voudrois monter fur le char de , Triptoleme , qui enfeigna 1'art de 1'agricul„ ture; tantöt je voudrois dompter les dragons „ attelés au char qui enleva Médée de deffus „ les plaines de Corinthe. Une autre fois j'am„ bitionne de m'élever dans les airs fur des „ alles brillantes, füt-ce fur celles de Perfée „ ou fur celles d'Icare ". AU li O D E U R. M onsieur : Je fuis une jeune fille fort riche, & a laquelle mes parents auroient pu procurer un rang diflingué parmi les perfonnes de mon fexe, s'ils avoient  Le Ródeur ï 77 pu fe réfoudre k fe conformer aux ufages recus chez les gens qui fe piquent de politeffe : mais malheureufement pour moi, ils fe font conduits a mon égard de facon, que j'ai atteint Page de vingt ans, fans avoir jamais danfé ailleurs que dans 1'afTemblée qui fe tient chez nous tous les mois; fans avoir eu d'autres amants que quelques Gentilshommes du voifinage , ni fréquente aucune compagnie dans Ia-; quelle je puffe me diftinguer. Mon pere ayant diminué fon patrimoine, en follicitant une place a la Cour, devint enfin affez fage pour y renoncer, &époufa, pour rétablirfes affaires ,une femme beaucoup plus agée que lui, laquelle fréquenta le grand monde jufqu'au moment qu'elle s'appercut qu'elle lui étoit a charge; & qui, autant qu'il m'en fouvient, fe retira des affemblées affez k temps, pour éviter la mortification de fe voir généralement négligée. Elle étoit riche, fans être encore ridée. Mon pere fe trouvoit dans un trop grand embarras, pour s'occuper d'autre chofe que des moyens de s'en tirer; & quoiqu'il ne manquat point de cette D iij  yS Le Ródeur. politeffe que 1'on acquiert en fréquentant le monde , il fe contenta d'un mariage oü il étoit a 1'abri des inconvénients qui auroient pu le priver des plaifirs de 1'imagination, &dela douceur que 1'on trouve dans le commerce d'une perfonne douce 6z aimable, Comme tous deux étoient dégoütés du monde, Sc mariés, ils jugerent a propos, pour fe mettre a couvert des caprices de la mode % de fe retirer dans la Province , ou ils s'adonnerent entiérement aux occupations Sc auxdivertiffements de la campagne» Ils n'eurent pas lieu de fe plaindre d'avoir changé d'état; car leur vanité y qui avoit fi long-temps fouifert du peu d'égard qu'on avoit eu pour eux , fut amplement dédomtnagée par les déférences qu'ön leur témoigna. La connoiffance qu'ils avoient du monde, les rendit les oracles de tous ceux qui vouloient apprendre la politeffe. Mon pere formoit les politiques, ma mere prefcrivoit les modes que 1'on devoit fuivre ; & il fuffifoit, pour procurer de la confidération a une familie , qu'elle fréquentat la maifon de Mifs Courtly. Ce qui contribua a augmenter le bon»  Le Ródeur. 79 heur de leur état, fut, pour me fervir du ftyle des Nouvelliftes, la naiffance de votre correfpondante. Mes parents n'avoient point d'autre enfant que moi, & je n'eus par conféquent rien a démêler, ni avec un frere mauffade, ni avec une foule de cohéritiers, dont les fortunes étant égales, auroient paffe pour avoir le même mérite que moi. Comme ma mere étoit alors agée, ma raifon & ma perfonne eurent beau jeu ; elle ne s'oppofa point a ma curiofité; elle me permit de lui faire des queftions &i ds dire mon fentiment, & je m'accoutumai de bonne heure a entendre mes éloges. Ces avantages accidentels ne tsrderent point a me faire diftinguer parmi les jeunes Demoifelles que ie fréquentois, & elles me témoignerent beaucoup de déférenee. II n'y en eut aucune qui ne reconnüt ma fupériorité, &a laquelle je n'en impofaffe. Mon pere aimoit k me voir parée; & comme ma mere netoit point vaine, & n'avoit aucune dépenfe a faire, elle fe prêta k fon inclination. C'eft ainfi, Monfieur, que je vivois, fans porter mes delirs plus loin que le D iv  8o Le Rêdeur". cercle de nos vifites; 8c j'aurois corfc tinué de partager tranquillement mon temps entre mes livres, mon aiguille 8c ma compagnie, fi ma curiofité n'avoit été excitée a tout moment par Ia converfation de mes parents, qui, toutes les fois qu'ils étoient enfemble, ne manquoient jamais de fe tranfporter k Londres, 8c de rapporter les aventures qui étoient arrivées dans un fiacre , dans un bal, au pare ; la querelle qui étoit furvenue dans une aflemblée, de vanter la magnificence d'un jour de gala, de raconter les conquêtes qu'avoient faites les filles d'honneur, 6c de faire le récit des fêtes, des fpefta-* cles 6c des divertiffements que je ne connoiffois que de nom. Je fuis tellement verfée dans 1'hiftoire du beau monde, que je fuis en état de raconter avec pon&ualité les vies de nos beaux efprits 8c de nos beautés modernes; de citer, fans manquer k l'exacfitudéchronologique, tous les chanteurs, tous les muficiens, tous les acfeurs tragiques 8c comiques, 8c tous les arlequins que nous avons eus; de dire toutes les modes qui ont eu cours depuis vingt ans,Iescoëffures,les  Le Ródeur. %t danfes & les opéra qui ont été en vogue. Vous comprenez aifément, Mon-. fleur, que je ne pus entendre ces récits pendant feize ans confécutifs, fans éprouver quelque impreflion, & fans fouhaiter d'être plus prés d'un lieu oü chaque heure amene de nouveaux plaifirs , & oh la vie elf. variée par une fuccefïion inépuifable de félicité. J'ai fouvent demandé k ma mere pourquoi elle avoit quitté un endroit qu'elle fe rappelloit avec tant de plaifir, & pourquoi elle n'alloit pas a Londres une foisl'année, comme quelques autres Dames, pour m'introduire dans le monde, & me montrer fes amufements, fa grandeur & fa variété. Elle m'a répondu que les jours qu'elle avoit vus ne reviendroient jamais; que tous les plaifirs avoient dégénéré ; que les converfations modernes étoient infipides, les modes ridicules, les coutumes abfurdes, &c les mceurs corrompues; qu'il ne reftoit pas le moindre rayon du génie qui éclairoit le temps qu'elle fe rappelloit; qu'une perfonne qui avoit vu & entendu les anciens mufkiens, ne pouvoit fouffrir ceux D v  8i Le Ródeur. de ce fiecle méprifable, & qu'il n'y avoit plus ni politeffe, ni plaifir, ni vertu dans le monde. Elle m'affure qu'elle veille a mon bonheur , en me gardant chez elle; que je n'éprouveroislè que vexations&que dégout; qu'elle rougiroit de me voir adopter les modes frivoles qui ont cours de notre temps, & la fagon de penter des jeunes gens. Cette réponfe me tranquillifa pendant plufieurs années, & je crus qu'il n'y avoit pas un grand inconvénient a vivre a la campagne. J'ai perfifté dans cette idéé jufqu'a 1'été dernier^, qu'un jeune homme ck fa fceur font. venus paffer quelques mois chez un dè nos voifins. Quoiqu'ils paroiffent faire peu de cas des Dames, de Province, ils n'ont pas laiffé de me témoigner beaucoup de complaifance. A mefure que notre liaifon a augmenté, ils m'ont fait un détail fi flatteur de 1'élégance, de la fplendeur, des plaifirs, du bonheur dont on jouit en ville , que j'ai réfolu de ne pas languir plus long-temps dans 1'ignorance &t 1'obfcurité& de partager; avec les autres beaux. efprits Ia joié d'être admirée& avec les autres beautés. Témpire du monde,.  Le Ródeur. 83 Je ne trouve point, Monfieur, après la comparaifon réfléchie &c impartiale que j'ai faite, que Belinde ait plus de beauté , d'efprit, de jugement &c de connoiffance que moi. Elle n'a de furplus qu'une efpece de familiarité vive & enjouée , qui fait qu'elle converfe auffi familiérement avec les étrangers , qu'ayec les perfonnes qu'elle connoit depuis long-temps ; ce qui la met k même de développer fes talents fans crainte & fans héfiter. Elle me raconte plufieurs politeffes qu'elle a recues en public; elle me parle des amants qu'elle a eus, des lettres qu'on lui a écrites, & qui ne font remplies que d'éloges & de proteftations d'amitié. Elle me dit qu'un Duc lui a donné Ia main pour 1'aider a monter dans fa voiture; qu'elle a occaflonné quantité de querelles; qu'elle a fait vingt vifites 'dans une après-dïnée; qu'elle a été invitée a fix bals, & qu'enfin elle a été obligée de fe retirer a la campagne pour fe fouftraire aux importunités de fes amis , & a la lafïïtude des plaifirs. Je le répete, Monfieurr jeneveux pas refter plus long-temps icf. J'ai enfin engagé ma mere a m'envoyer khoaD vj  §4 Le Ródeur. dres, & je compte m'y rendre dans trois femaines, le plus promptement que je pourrai. Je me propofe de fréquenter le grand monde, & de me procurer pendant 1'hyver tous les plaifirs qu'on peut acheter avec de l'argent , & de jouir de tous les honneurs que la beauté peut obtenir. Mais comment fupporterai-je ce délaiennuyeux? Ne pouvez-vous pas en adoucir 1'amertume, par quelque defcription agréable des plaifirs de la ville ? Je ne parle, ni ne penfe a autre chofe; & fi vous ne calmez mon ïmpatience, fi vous n'élevez mes idéés, & fi vous n'animez mes efpérances, vous pourrez écrire pour ceux qui ont plus de loifir que moi; mais ne vous attendez pas a llionneur d'être lu par des yeux qui n'afpirent qu'a conquérir & a détruire» Rhodoclie.  Le Ródeur. N°. LX III. Mardi, 22 Oflobre 1750. " Habebat fit pc ducentos, Stepe decem fiervos : modo reges alquc tctrarchas, Omniamagnaloquens:modo,fitmihimcnfa tripts, & Concha falis puri, & toga , qua: defendcrc frigues, Quamvis crajfa, queat, HOÏACE. ,, II avoit quelquefois deux cents efclaves," „ 5: quelquefois il n'en avoit pas dix. Tantöt n il faifoit 1'homme important, & ne parlott „ que de Princes & de grands Seigneurs : il „ s'avifoit enfuite de prendre un ton plus mo„ defte. Hélas! difoit-il, une petite table a trois „ pieds, un peu de fel dans une coquille, un „ habit de gros drap pour mon hyver, cn voila ,, autant qu'il m'en faut ". T^o u s ceux qui nous ont laifTé leurs obfervations fur la vie, ont peut-être remarqué qu'aucun homme n'eft content de fon état, foit, comme dit Horace , qu'il 1'ait choifi lui-même, ou que le hafard 1'y ait engagé. II y a toujours dans notre fituation quelque circonftance qui nous en dégoüte, & nous nous imaginons que celie des au-  86 Le Ródeur, tres eft plus heureufe, & fujette a moins de calamités. On a toujours blamé ce mécontentement univerfel comme déraifonnable , paree que deux perfonnes qui s'envient également Tune & Tautre , ne font pas plus heureufes, & comme tendant a nous attrifter, en détournant notre efprit de la contemplation du bonheur dont nous jouiflbns, & fixant notre attention fur des objets extérieurs, que nous ne conlidérons que pour nous déprimer, & augmenter notre mifere par des comparaifons injurieufes. Lorfque cette opïnïon de Ia félicité d'autrui prédomine dans le cceur, au point d'exciter en nous la réfolution d'obtenir, a quelque prix que ce foit, la condition a laquelle nous fuppofons que ces privileges tranfeendants font annexés ; lorfqu'elle paffe en a£te , 8c qu'elle produit Ia fraude , la violence & Tinjuftice, elle mérite un chatiment exemplaire. Lorfqu'elle n'opere que fur la penfée, elle ne nuit qu'a celui quiTadmet; & quoiqu'èlle puiffe interrompre fon contentement, comme elle n'attaque ni la piété, ni la vertu y  Le Ródeur. #7 elle me paroït moins criminelle que ridicule ; elle mérite quelque pitié,. & 1'on doit en quelque ïorte 1'excufer. Perfonne n'eft affez enthoufiafte pour foutenir que tous les hommes font également heureux ou malheuren:;, a caufe que , quoique nous ne puiffions juger de la condition d autrui, chacun a éprouvé affez de viciffitudes dans. fon état , & doit être par conféquent convaincu que la vie eft fufceptible de plus ou moins de fëlicité- Qui eft-ce donc qui nous empêchera de changer ce que nous croyons pouvoir être mieux , & d'afpirer a augmenter un bien que nous favons être fufceptible d'augmentation > en changeant de fituation } Si celui qui fe trouve mal a fon aife, eft en droit de faire quelques efforts pour fe procurer un état plus heureux, on ne doit point être furpris que tous les hommes agiffënt de même, & ils ne pechent qu'en ce qu'ils, concluent témérairement en faveur, d'une chofe qu'ils n'ont point expérimentée, & qu'ils croyent trop aifément que le malheur que nos paffions & nos ap* pétits nous ont attiré, eft 1'effet de  Le Ródeur. caufes accidentelles & d'agents extérieurs. Nousreconnoiffons fouvent que nous nous plaignons trop a la hate de certains maux que nous fouffrons, & que nous nous imaginons mal-a-propos être diflingués par des embarras dans lefquels les autres hommes fe trouvent comme nous. Nous échangeons fouvent un mal léger pour un plus grand, & nous fouhaitons de rentrer dans 1'état dont nous fouhaitions d'être délivrés. Cette connoiffance ne s'acquiert qu'a la faveur de 1'expérience, & 1'on ne fauroit reprocher une erreur a laquelle la raifon ne peut obvier, & que la prudence ne peut prévenir. II n'eft point au pouvoir de 1'intelligence humaine, d'embraffer d'un coup d'ceil toute 1'étendue de la vie humaine , fes différentes combinaifons & fes différentes connexions. Nous n'avons qu'une idéé fuperficielle de 1'état que nous n'avons point encore éprouvé; nous appercevons un point, tk ce font nos paffions & notre imagination qui reglent le refte. Chaque préjugé favori, chaque defir inné concourt a nous tromper dans cette recherche. Nous fom-  Le Ródeur. 89 mes malheureux, ou du moins moins heureux que notre nature femble 1'admettre. Nous defirons néceffairement 1'amélioration de notre lot; Ia raifon nous dit de ehercher a nous procurer ce que nous defirons, & nous croyons naturellement 1'avoir trouve. Notre corifiance eft fouvent décue, mais notre raifon n'eft point convaincue; & il n'y a point d'homme qui n'efpere d'obtenir quelque chofe qui lui manque, encore qu'il n'agiffe point, a caufe des difficultés qu'il envifage. Pas un de ceux qui étudient la philofophie hermctique, ne s'eft défiffé du projet de Ia tranfmutation desmétaux,par une convief ion intime de fon impoffibilité, mais bien par 1'ennui du travail, par la longueur du délai, par défaut de fanté ou de moyens. L'irréfolution & 1'inconftance font fouvent les défauts de ceux qui ont des vues yaftes & 1'imagination forte, paree qu'ils ne peuvent confiner leurs penfées dans les bornes de ce qu'ils entreprennent, qu'ils embraflent toutes les fcenes de 1'exiflence humaine, Sc qu'ils s'imaginent avoir découvert de nouvelles régions de plaifirs, & de  90 Le Ródeur. nouvelles poffibilités d'être heureux. Ils forment continuellement des projets, & paffent leur vie dans la joie & le chagrin , faute de eet acquiefcement calme & immuable a leur condition , qui attaché les hommes qui ont 1'efprit borné a un point fixe, tk leur fait prendre le chemin que leurs aïeuls & leurs bifaïeuls ont fuivi avant eux. De deux conditions également invitantes, 1'une aura toujours le défavanlage que nous avons déja éprouvé; paree que nous ne faunons exténuer les maux que nous avons fentis; car quoique la nature nous ait peut-être donné la faculté d'aggrayer le malheur que nous craignons, Sz d'exagérer la bien que nous attendons, cependant les réflexions que nous faifons volontairement font telles, que nous fixons toujours nos regards fur les images qui nous plaifent le plus, & que nous laiffons a 1'efpérance le foin de difpofer des jours a la faveur defquels nous envifageons 1'avenir. Les biens tk les maux des différents états font quelquefois fi contrebalancés, qu'il ne s'eft peut-être jamais trouvé un homme qui fe foit décidé fur  Le jRSdeur, 91 fon choix d'après une convidtion intime, & une connoiffance parfaite de lerat qu'il embraffoit. L'irréfolution n'eft donc pas plus étonnante, lorfqu'il eft queftion de fe déterminer, que ne le font les ofcillations d'une balance dont les baflins font également chargés. L'efprit ne fe décide pas plutöt a la vue de quelque avantage prédominant , qu'il appercoit de Fautre cóté un inconvénient de même poids; & qu'après les avoir mürement pefés, il fe répent de fes réfolutions aufti fouvent qu'il les a prifes. Eumenes, jeune homme rempli de talents, hérita des biens ccnfidérables d'un pere qui s'étoit long-temps diftingué dans les emplois. Son pere laffe des brigues & du traeas des affaires,. lui fit un portrait fi avanrageux de la vie privée, qu'Eumenes réfifta pendant quelques années a 1'ambition; mais provoqué par des oppreffions auxquelles il ne pouvoit remédier, il crut qu'il étoit du devote d'un honnête homme de protégé? ceux qu'on opprimoit, & ambitionna peu-a-peu une élévation qu'il fe propofoit de faire fervir a 1'avantage de fa patrie. Sa  92. Le Ródeur. fortune le placa dans le Sénat: fon éloquence lui procura de 1'avancement k la Cour, & il jouit enfin du crédit & de 1'autorité qu'il avoit réfolu d'employer pour rendre les hommes heureux. II connut alors la grandeur, & il fe convainquit en. peu de temps qu'a proportion que le pouvoir de faire le bien augmentoit, plus on étoit tenté de mal faire. II fe vit a tout moment expofé k s'écarter des devoirs qu'il s'étoit prefcrits. II falloit tantöt contenter un ami, tantöt perdre un rival, par des moyens que fa confcience ne lui permettoit pas d'employer. II fe vit quelquefois forcé de fe prêter aux préjugés du public, & quelquefois aux vues du Minifire. II fe laffa enfin des efforts qu'il étoit obligé de faire pour concilier la politique avec la vertu, &il retourna dans fa retraite, comme dans 1'afyle de 1'innocence, perfuadé qu'il ne pouvoit fe rendre utile aux hommes que par une conduite irréprochable, & par de bons exemples. 11 paffa quelques années dans eet état, dans des acf es de bienveillance; mais voyant que la corruption augmentoit,  Le Ródeur. ^ & que les fauffes opinions prévaloient de jour en jour dans le gouvernement il entra de nouveau dansles emplois, üc les abandonna, ne fe fentant point enr»taId? leS exercer comme il faut. C eft ainfi que les hommes peuvent devemr inconftants par la vertu & le vice, par trop ou trop peu de réflexion. On doit cependant éviter 1'inconftance, quelqu'honorables que foient fes motifs, è caufe que la vie eft trop courte pour 1'employer a des recherches, a des expériences, Sc que celui qui s'étudie è exceller dans quelque emploi que ce foit, fe rend plus utile au genre humain, que celui qui attend h choifir un röle, jufqu'a ce qu'on Ie charge de Ie remplir. Un voyageur qui fuk un chemin tortueux & fcabreux, arrivé plutót au gite que celui qui en change a tout moment, & qui perd fa journée a chercher une route plus unie & plus courte.  94 Le Ródeur. N°. LXIV. Samedi, 27 Odobre 175e. Idem veilt, & idem nolle, i* dttsutm firma amicitla efl. Saivste. „ La confortnité de volonté eft le Hen le „ plus ferme de 1'amitié ". S O C R AT E ayanï fait batir une maifon è Athenes, un citoyen qui obierva la petiteffe des appartements, lui temoigna la furprife oü il étoit qu un auffi grand perfonnage que lui put fe contenter d'un édifice auffi fimple ö£ auffi modiqua. Elle me plairoit te e qu'elle eft, lui dit Socrate, fi elle pouvoit être pleine de vrais arms. Voila ce que penfoit ce grand maitre de la vie humaine, de la rareté de cette union d'efprit & de volonté, qui mérite le nom d'amitié. Quoique la réputation qu'il avoit acquife attirat tous les jours chez lui une foule de monde, il ne jugeoit pas qu'il fallut des appartements bien fpacieux pour  Le Ródeur. * nous levons dans le matin de la jeu» nelfe, pleins de vigueur & d'efpé» rance; nous marchons joyeufement » & a grands pas dans le chemin étroit » de la piété qui conduit au bonheur. » Notre férveur fe rallentit au bout » de quelque temps; nous oublions » nos devoirs, & nous cherchons des » moyens plus aifés pour arriver au» même but. Les crimes que nous » voyons dans 1'éloignement, ne nous m effrayent plus; nous comptons fur» notre fermeté, & nous approchon» » des objets que nous fommes réfo» lus de ne point toucher. Nous en» trons dans le berceau de 1'indolence,, » &C nous nous repofons a 1'ombre de » la fécurité. Le coeur s'amollit , & »> la vigilance s'éndort. Nous exami»■ nons fi nous ne pouvons pas fair©  Le RSdeur. to$ » quelques pas de plus, & tourner du » moins nos yeux vers le jardin des » plaifirs. Nous en approchons en hé» »■ fitant,nousy entrons en tremblant, » & nous nous flattons de pouvoir le » traverfer fans perdre la route de Ia » vertu, qui nous eft toujourspréfente, » & dans laquelle nous nous propo» fons de retourner; mais les tenta» tions fe fuccedent, & nousy fuccom» bons; nous perdons, avecle temps, » notre innocence, & nous nous plon» geons dans les plaifirs fenfuels pour » calmer nos inquiétudes. Nous per» dons peu-a-peu notre premier de£ » fein de vue, & le feul objet qui foit » digne d'un être raifonnable. Nous » nous plongeonsdans les affaires, dans» le luxe, nous nous. égarons dans le » labyrinthe de 1'inconftance, jufqu'au, »► moment que Tobfcurité de la vieil» leffe nous furprend , & que les ma» ladies & les chagrins nous barrent le » chemin. Nous nous rappellons alors » notre vie paffee, avec horreur, cha» grin & repentir, & nous fouhaitef» rions, mais fouvent trop tard , de n'a» voir point abandonné le chemin de la » vertu. Heureux ceux, mon fils, qui  iio Le Ródeur. » apprendront, par votre exempïe, a ne » point défefpérer, & qui fe fouvien» drontque, quoique le jour foitpaffé, » 8c que leurs forces foient épuifées, » il leur refte encore un eftbrt a faire! » Cette réformation n'eft jamais in» fructueufe; & nos efforts, lorfqu'ils » font finceres, font toujoursfecondés. » Souvenez - vous que celui qui s'eft » égaré, peut enfin revenir de fes er» reurs; 8c que celui qui implore Ie » fecours du Ciel, ne trouve aucun » obftacle qu'il ne puiffe furmonter. » Allez-vous repofer, mon fiis. Con» fiez-vous au Tout-Puiffant; 8c lorf» que le jour fera venu , reprenez vo» tre voyage, & tenez une toute au» tre conduite que celle que vous avea v tenue jufqu'ici".  Le RSdeur* III N°. L X VI. Samedi, 3 Novembre 1750. Pauci dignofcere poffunt Vera pona , atqui Mis multum diverfa , remote £rroris nebula, JUVENAl, ,, Peu de gens favent difcerner Ie vrai bien n d'avec le vrai mal ". Ui A folie des fouhaits & des pourfuitesdes hommes, a toujours été un fujet de raillerie & de déclamation. On s'en elf plaint, &c on 1'a tournée de tout temps en ridicule ; de maniere que 1'on peut mettre, avec raifon, Ia répétition inutile de ces plaintes & de ces cenfures au nombre des fujets qui méritent les unes & les autres. Quelques r uns de ces maitres du genre humain ne fe font point conlentés de réprimer 1'excès des paffions & des delirs, mais fe font efforcés de détruire la racine &c les branches. Ils ont voulu non-feulement contenir 1'efprit dans de juftes hornes, mais lui pro  i ï 2 Li RSdeur. curer un calme parfait & abfolu. Ils ont employé leur raifon & leur éloquence pour nous perfuader que rien n'eft digne des fouhaits d'un homme fage. Ils nous ont repréfenté tous les biens & tous les maux terreftres comme des ehofes indifférentes , & mis au nombre des erreurs vulgaires la crainte de la doulenr & 1'amour de la vie. C'eft prefque toujours Ie malheur de celui qui fort vicforieux d'une difpute, de ruiner fon autorité pour vouloir tirer un trop grand nombre de conféquences, & donner trop d'étendue a fa propofition. Lorfque nous nous fommes échauffés en défendant une caufe, & que le fuccès a répondu k notre confiance, nous fommes naturellementportés a fuivre le même train de raifonnement , a établir quelque vérité collaterale, k lever quelque difficulté adjacente, &c a tout ramener a notre fyftême. Nous agiffons k eet egard comme un Prince, qui, briïlant dudefïr d'acquérir, affure fa première eonquête par une feconde , entalfe fortereffe fur fortereffe, viUe fur ville, jufqu a ce qu'enfin le défefpoir & 1'oc* «afipn lui fufcitent des ennemis, quï  Le RMeür. 113 lui enlevent dans un moment ce qui avoit illuftré fon regne. Les Philofophes ayant remporté la. viétoire fur les defirs que nous formons en nous-mêmes, & qui ont pour objet un état de bonheur inconnu Sc qu'on ne peut obtenir, ont continué leurs incurfions fur Ie cceur, Sc attaqué nos fens & nos inftincts. Ils ont employé contre la nature, des armes dont on ne doit fe fervir que contre Ia folie; ce qui fait qu'ils ont perdu les trophées qu'ils avoient acquis dans leurs premiers combats, aufïï-bien que le refpect & la vénération que 1'on avoit pour eux. On ne peut cependant nier qu'ils n'ayent donné' des canfeils utiles, & des preuves de leur bon fens^ de leur pénétrarion & de leur attention pour les affaires de la vie. Nous n'avons donc autre chofe k faire que de reetifier ce que leur imagination leur 3 fait avancer de trop outré, Sc d'en faire un ufage judicieux. Ils nous ont montré que la plupart des conditions qui excitent 1'envie des gens timides, Sc enflamment 1'ambition des gens hardis Sc entreprenants, ne font heureufes  ii4 Le Ródeur. qu'en apparence, & nous déplaifent lórfque nous nous fommes familiarifés avec elles; que ceux dont nous admirons le bonheur & 1'élévation, ont trés-peu d'avantages fur la fortune la plus baffe Sc la plus obfcure, lorfque 1'on compare les dangers Sc les foucis auxquels ils font expofés, avec leurs equipages, leurs banquets Sc leurs palais. II eft naturel è un homme qui n'eft point inftruit,de murmurer contre fa condition, paree qu'il fent fa propre mifere, Sl qu'il ignore qu'elle eft commune a tous ceux de fon efpece ; Sl de-la vient que , quoiqu'on n'allege point fa peine en lui difant que les autres font auffi malheureux que lui, on 1'exempte du moins de la tentation d'eflayer, par des changements continuels , è chercher un bien-être qui ne fe trouve mille part; & que quoique fa maladie continue, il ne s'expofe point a 1'aigrir par des remedes. Les plaifirs que procurent les richeffes , 1'autorité Sc Ia réputation, fe bornent de leur nature a un petit nombre de perfonnes; de maniere que la vie de la plus grande partie des hom-i mes fe pafferoit dans des fouhaits ina-  Le Ródeur. uf tlies & des comparaifons douloureufes % li Ie baume de la philofophie n'adouciffoit le mécontentement que leur caufe la diftribution inégale des biens. Les Moraliftes ont peut-être cru qu'il n'étoit pas de leur dignité d'entrer dans Ie détail de la vie privée, & de précautionner les hommes contre cette légere ambition k laquelle nous donnons le nom de vanité. Cette entreprife n'étoit cependant pas indigne d'eux; car quoique les paffions des efprits bornés & des hommes vulgaires n'occafionnent pas des événe..;ents bien remarquables dans Ie monde, elles ne laiffent pas de tourmenter le cceur de ceux dont elles s'emparent, d'infecfer ceux qui les approchent, de détruire le repos & les vertus des particuliers, Sc de miner infenfiblement Ie bonheur di*. monde. Le defïr d'exceller eft loi(able; mais il efl fouvent mal dirigé. Le hafard nous lie avec une certaine clafTe d'hommes; & fans confulter ni la nature, ni la fageffe, nous nous efforcons de captiver leur attention par les, qualités que nous favons qu'ils eftiment. J'ai eonnu autrefois un homme qui avoit la  ii 6 Le Ródeur. vue extrêmement baffe, & qui, a force de fréquenter des Gentilshommes de campagne, afpira a fe faire un nom parmi eux. Sa principale ambition étoit de tirer au vol. II palfoit toute la journée k la chaffe : mais il approchoit li prés du gibier, qu'il s'enfuyoit ; de maniere qu'il s'en retournoit toujours les mains vuides. Lorfque le defir fe borne k des objets qui n'occafionnent point de concurrence, il eft en quelque forte excufable , paree que, quelqu'abfurde tk infructueux qu'il foit, il n'influe point fur les mceurs : mais nous ne faifons cas des chofes qu'autant qu'elle nous appartiennent en propre ; & lorfque nous y attachons un trop grand prix j nous donnons occafion aux ftratagêmes de fa malignité, & nous attirons des compétiteurs qui nous haïffent & nous diffament. La conteftation de deux beautés champêtres pour la préférence & la diflinction , eft quelquefois affez vive & affez animée, pour excher toutes les paffions que 1'on croit ne régner ordinairement que dans les Sénats, les Cours & les armées. Les danfeurs rivaux d'une affemblée obfeure ont leurs  Le Ródeur. 117 partifans & leurs fauteurs, dont 1'animofité ne le cede en rien a celle des Agents qui ftipulent les intéréts de deux Monarques rivaux. Nous regardons ordinairement ceux qui tirent vanité des talents médiocres, comme refponfables de toutes les conféquences de leur folie, & comme les auteurs de leur propre malheur; mais peut-être ceux que nous méprifons de la forte, méritent plus d'indulgence qu'on ne penfe. Avant de blamer leurs fautes & leurs erreurs, nous devons confidérer que nous y avons nous-mêmes contribué. Nous voyons quantité de gens amaffer des richeffes aux dépens de leur fageffe & de leur vertu; mais nous voyons auffi les autres hommes approuver leur conduite, & exciter leur cupidité par des égards & des déférences qui ne font dues qu'4 la fageffe & a la vertu. Nous voyons que les femmes font généralement jaloufes de leur beauté, & nous regardons fouvent avec mépris les foins qu'elles prennent de leur teint, de leur parure, & de leur coëffure, & de fe garantir du hale. Nous les exhortons k cultiver leur efprit, qui eft la partie la plus  ï 18 Le Ródeur. noble d'elles-mêmes ; nous leur repréfentons que 1'art &c 1'artifïce nefauroient ■y rien ajouter. Mais quand a-t-on vu le favoir & les bonnes mceurs procurer a urie femme ces complaifances, & infpirer cette ardeürque la beauté excite par-tout oii elle paroït ? Comment peut-on efpérer de perfuader aux femmes que le temps qu'elles paffent a leurs toilettes eft un temps mal employé , lorfqu'elles font tous les jours convaincues qu'elles parviennent plus aifément a leur but a 1'aide d'un ruban bien placé, que par 1'action héroïque la plus brillante ? Le blame que mérite Ia vanité, s'étend fur plus de perfonnes qu'on ne penfe. On doit regarder tous ceux qui exaltent des bagatelles par des éloges immodérés qui excitent mal-a-propos 1'émulation, comme des pervertiffeurs de la raifon, & des corrupteurs du genre humain; & puifque tout homme eft obligé de contribuer a rendre les hommes heureux & vertueux, on doit éviter d'induire en erreur les efprits fans experience , en attachaht un trop haut prixa des chofes qui n'ont aucune excellence réelle.  Le Ródeur. IK) N°. LXVII. Mardi, 6 Novembre 1750. Ai donner de la réputation; mais le courage , la diligence , la patience , dénuées de ces vains dehors, ne font aucune impreflion fur les hommes; & quoiqu'elles s'exercent tk agiffent avec la même vigueur tk la même conftance, elles n'excitent ni pitié, ni n'attirent aucun éloge. On peut appliquer cette remarque a tous les états de la vie. On ne doit point juger d'une chofe par Peffet qu'elle produit fur les yeux & les oreilles vulgaires. Un millier de miferes fe frayent un paffage invifible, & le cceur éprouvé mille agitations qui ne fe manifeftent point au-dehors. La plupart de nos plaifirs font également cachés. Ils dépendent de quelque fatisfaaion particuliere, de quelque connoiffance intérieure, de quelque efpérance cachée, de quelque vue particuliere qu'on ignore, tk qui ne font connues que de celui qui les goüte. . La plus grande partie de Ia vie eft compofée de petits accidents & de circonftances légeres ; de fouhaits, pour des objets peu éloignés; de chagnns, pour des contre-temps qui n'ont aueune fuite facheufe; de vexations, qui F v  tjo Le Ródeur. nous bourrellent &c qui difparoiffenr; d'impertinences qui bourdonnent a nos oreilles, & dont nous n'entendons plus parler; de plaifirs paffagers, qui nous frappent & s'évanouiffent; de compliments,qui ne font pas plus d'impreffion fur 1'ame que la mufique, & qu'öublient également celui qui les fait & celui qui les recoit.. C'eft-Ia la maffe générale oü chacun va puifer fa condition : car comme les Chymiftes nous difent que tous les corps peuvent fe réfoudre dans les mêmes principes, & que leur variété ne provient que de la différente portion d'un petit nombre d'ingrédients; de même toute la vie humaine n'eft compofée que d'un petit nombre de peines & de plaifirs, dont une partie nous eft affignée par la Providence, &l'autre dépend de notre raifon & de notre choix. L'homme eft heureux ou malheureux felon qu'il en fait un bon ou un mauvais ufage. Car peu de gens font enveloppésdans les grands événements, ou ont le fil de leur vie tiffu avec la chaïne des caufes a laquelle les armées & les nations font fufpendues; &c ceux  Le Ródeur. 131 même qui font entiérement engagés dans les affaires publiques, & que leur rang difpenfe des foins qui occupent le vulgaire, paffent la plus grande partie de leur temps dans le fein de leurs families, & y rentrent après avoir rempli les devoirs de leur état, pour y jouir de la récompenfe que méritent leurs peines. * Le principal objet d'un homme prudent , doit être d'égayer les heures qu'il ne paffe ni dans la fplendeur ni parmi les applaudiffements, & ces intervalles de relache, dans lefquels un homme reprend fes dimenfions naturelles, fe dépouille de ces ornements faftueux dont il fent tout le poids lorfqu'il eft feul, & qui perdent tout leur effet a force de devenir familiers. Le but de toute notre ambition, doit être de yivre heureufement dans notre domeftique. C'eft a quoi doivent tendre toutes nos entreprifes, tous nos travaux, & tous nos defirs. C'eft dans 1'intérieur de fon domeftique qu'on doit voir un homme, pour pouvoir juger de fa vertu ou de fon bonheur ; car les ris & la broderie ne font que des chofes accidentelles, & F rj  Ï31 Le Ródeur. 1'on auroit tort de juger par-la de fes fentiments & de fa bienveillance. II n'y a perfonne qui n'ait connu des gens dont toute la vie n'eft hors de chez eux qu'une fuite continuelle d'hypocrifie; qui cachent fous de beaux dehors des mauvaifes qualités; qui , toutes les fois qu'ils fe croyent a 1'abri de la cenfure, éclatent avec Ia même fureur que les vents qui ont été long-temps enfermés dans leurs cavernes, Sc qui fe font aimer de tout Ie monde, fi ce n'eft de ceux dont un homme fage doit être foigneux de captiver l'amitié. II y en a d'autres , qui, fans aucune bonté apparente, Sc fans aucun de ces dehors par lefquels on ie rend populaire , font recus dans leurs families comme des fources de bonheur , Sc regardés comme des mairres, des gardiens Sc des bienfaiteurs. Les témoins les plus authentiques du saracfere d'un homme , font ceux qui Ie connoiffent dans fa propre familie, & le voyent fans aucune contrainte, & fans autre regie de conduite, que eelle qu'il veut s'impofer lui-même. Lorfqu'un homme conferve fa vertu dans fes appartements fecrets, Sc ne  Le Ródeur. tïre aucun avantage ni de fon autorité, ni de la difcrétion de ceux qui 1'environnent; que fon caractere eft toujours uniforme & régulier , en faifant abftraftion des fragilités dont aucun mortel n'eft exempt, nous avons toute 1'évidence de fa fincérité quun homme peut avoir a 1'égard d'un autre: & en effet , comme lTiypocrifie ne porte point farécompenfe avec elle, on peut hardiment décider qu'il a le cceur pur & net. II fuit de-la que le plus grand éloge que la vertu privée puiffe recevoir, eft celui des domeftiques; car quoique la vanité & I'infolence regardent avec mépris le fuffrage de ceux qui ne font ni avantagés des biens de la fortune, ni éclairés par I'éducation, il arrivé rarement que leur éloge & leur blame ne foient point fondés, On diftingue aifément la vertu du vice. L'oppreffion,fuivant 1'aphorifme d'Harrington, fe fait fentir a ceux qui ne peuvent la voir; & peut-être arrïve-t-il fouvent dans les queftions morales, que les Philofophes en robe longue & ceux en habit de livrée different moins par leurs fentiments que par leur langage , &C  134 Le Ródeur. difcernent également la vérité, quoiqu'ils ne puiffent point la montrer aux autres avec la même adreffe. II y a peu de fautes que 1'on puiffe commettre dans la folitude, fans quelques agents, affociés, confédérés, ou témoins; & c'eft ce qui fait que les domeftiques favent communément les fecrets de leurs maitres. Les fautes purement perlbnnelles font ft fouvent divulguées par 1'effet de cette fécurité que 1'orgueil Sc la folie infpirent, 8c font épluchées li fcrupuleufement par le defir d'annuller 1'inégalité de condition , que les gens du commun fupportent toujours avec peine, qu'il eft rare que le témoignage d'un domeftique ne foit pas fondé; 8c quoiqu'on puiffe fe méfier quelquefois de fon impartialité, il eft du moins auffi croyable que celui des égaux de fon maïtre, qui peuvent cenfurer fes fautes ou les pallier, par un effet de leur rivalité ou de leur amitié. On doit regarder le danger de montrer notre foibleffe a nos domeftiques, & 1'impoffibilité de la leur cacher, conv me un motif pour mener une vie réguliere Sc irréprochable; car il n'y a pas  Le Ródeur. 135 de c*ondition plus haïffable & plus méprifable que celle d'un homme qui s'eft livré au pouvoir de fon domeftique, de celui peut-être qu'il a corrompu le premier, en le faifant fervir k fes vices, & de la fidélité duquel il ne peut par conféquent s'afïurer par aucun précepte honnête Sc raifonnable. II eft rare que 1'on poffede fans infolence une autorité qu'on a acquife de la forte ; ou que le maïtre ne foit forcé d'avouer par fa foumiffon Sc fa tolérance, qu'il s'eft lui-même rendu efclave par quelque folie confidence. II elf également puni de fon crime, quelque parti qu'il prenne, & de quelque cöté qu'il fe décide. II eft expofé, depuis le moment fatal qu'il a facrifïé fon honneur a fes paffions, ou a 1'infolence, ou a la diffamation ; a avoir un cenfeur chez lui, ou un accufateur au-dehors. II fe trouve condamné k acheter par des préfents continuels, un fecret dont on ne s'affure jamais par ce moyen, & qu'après une longue fuite de foumiffion y de promeffes Sc d'anxiété, il court rifque de voir divulguer dans un accès de rage ou dans une taverne. Une des grandesprérogatives de 1'in-  136 Le Ródeur. nocence, eft de ne craindre aucun cell, & de ne fe métier d'aucune langue. Ce privilege n'eft accordé qu'a une vertu conftante & invariable. Le crime eft toujours accompagné de crainte & de follicitude; & ce qui doit le rendre encore plus odieux & plus déteftable , il eft fouvent condamné a craindre ceux qui ne connoiffent autre cbofe que le pouvoir qu'ils ont de le révéler.  Le Ródeur. 137 N°. LXIX. Mardi, 13 Novembre 1750. TUt quoque, ut in fpeculo rugas adfiptxit anilcs , Tyndaris ; Sr ftcum , cur fit bis rapta , requirit. Tempus edax return, tuque ïnvidiofia vctuftas t Omnia deftruitis : vitiataque dentibus avi Paulatim lento, confiumitis omnia morte, O VI D E. Hélene gëmït en voyant dans un miroir 5 les rides que Ia vieilleffe a fillonnées fur fon „ front, & ne fauroit comprendre qu'elle ait a, été ravie deux fois. Temps deftruüeur! Sc toi, vieilleffe envieufe, s'écrie-t-elle , rien ,, ne peut réfifter a votre rage, & vous con„ fumez toutes chofes par une mort lente " t u N ancien épigrammatifle Grec, voulant montrer les maux attachés a Ia vieilleffe, fouhaite a ceux qui font affez infenfés pour defirer de vivre long-temps, le malheur de vieillir de cent ans en cent ans. II étoit perfuadé qu'il ne falloit aucune peine étrangere pour les rendre malheureux; que la décrépitude étoit un abrégé de ce qu'il y a de plus affreux, & que la plus gran»  138 Le Ródeur. de imprêcation que 1'on put faire contre la vieilleffe, étoit qu'elle fut prolongée au-dela de fes limites naturelles. Le fpecfateur le plus indifférent & le plus négligent ne peut voir fans gémir les dernieres fcenes de la tragédie de la vie, dans lefquelles il trouve ceux qui, dans les premières parties du drame, fe diftinguoient par 1'oppolition de conduite, la contrariété de deffeins & la différence de qualités perfonnelles, enveloppés dans la détreffe commune, & luttant contre une affliction qu'ils n'ont aucune efpérance de furmonter. On peut bien éviter par fa fageffe, ou furmonter par fon courage les autres maux de la vie; fe fouftraire, avec un peu de prévoyance & de circonfpecf ion, a ce qui peut nuire; fe frayer un paffage par fon courage Sc fa vigueur, Sc fe dédommager de 1'ennui de la difpute, par les plaifirs de la vicfoire. Mais il arrivé un temps oü notre politique & notre bravoure nous font également inutiles, oü nous tombons dans 1'ennui & la trifteffe, fans recevoir aucun foulagement des plai-  Le Ródeur. 139 firs qui nous flattoient autrefois, tk fans efpoir de rentrer dans la poffeffion des biens que nous avons perdus. Les hommes fe font efforcés de fournir des confolations tk des relfources pour ces heures d'abattement tk de mélancolie , tk de diffiper les ténebres qui les environnent par une lumiere artificielle. Le foutien le plus ordinaire de la vieilleffe, font les richeffes. Celui qui a dec biens confidérables & fes coffres pleins, s'imagi» gine être a couvert de 1'invafion de fon autorité. Dans les cas oii il perd les rênes du gouvernement, que fes forces tk fa raifon 1'abandonnent, il peut du moins changer fon teftament, fe faire craindre, tk impofer des loix a ceux qui afpirent a fa fucceffion & qui confultent leurs intéréts. C'eft-la, en effet, la citadelle des vieillards, le dernier fort oii ils fe retranchent, pour fe défendre contre ceux qui s'emparent de leurs domaines, qui s'oppofent a leurs ordres, tk contrecarrent leur volonté. Ils font, a la vérité, én füreté : mais ils ne jouiffent d'aucun plaifir; tk ce qui leur refte,  M° Le Rèdeur. ne fert qu'a leur rappeller ce qu'ils ont perdu. Les anciens paroiffent n'avoir rien tant appréhendé que le défaut d'enfants; & en effet, le monde, tout peuplé qu'il efl, efl un défert pour celui qui furvit aux compagnons de fa jeunefTe, k ceux qui ont partagé fes plaifirs & fes foins, qui ont été intérefTés aux mêmes événements, & qui ont eu les mêmes idéés. II fe voit délaiffé & abandonné, négligé ou infulté par une foule de gens animés par des efpérances qu'il ne peut partager, engagés dans des affaires qu'il n'eft plus en état d'avancer ni de retarder; il ne trouve perfonne qui s'intéreffe k fa vie & a fa mort, a moins qu'il ne fe foit affuré quelques plaifirs domeftiques, quelque occupation agréable, & qu'il ne fe foit attaché quelqu'un par les liens de 1'intérêt & de la reconnoiffance. Les couleurs de la vie varient fi fort felon qu'on envifage 1'avenir ou le paffé, & les opinions & les fentiments que produit cette contrariété apparente font fi différents, que la converfation des vieillards &z des jeunes gens fe termine généralement de part  Le Ródeur. 141 & d'autre par la pitié. Rien ne déplait plus k un jeune homme qui entre dans le monde, plein d'efpérance &l'efprit rempli de projets, que la circonfpection, la timidité, la méfiance que 1'expérience & les contre-temps infpirent naturellement. Les vieillards s'étonnent de leur cöté que le monde ne devienne pas plus fage, & que ni les préceptes ni les autorités ne guériffent pas les jeunes gens de leur crédulité & de leur préfomption, & qu'on ne puiffe les convaincre qu'on leur tend des pieges dans lefquels ils feront pris tot ou tard. C'eft ainfi qu'une génération eft toujours le mépris & la furprife de 1'autre, & que les notions des vieillards & des jeunes gens, font comme des liqueurs de différente gravité & de différente contexture qui ne peuvent fe mêler enfemble. Les efprits des jeunes gens fublimés par la fanté, & volatilifés par la paffion, dépofent bientöt le fédiment phlegmatique de la prudence & de la réflexion, & dégénerent en témérité & en entrepritès. II faut par conféquent une tendreffe naturelle, & une bienveiilance habituelle,  142. Le Ródeur. pour concilier une pareille oppofition ; 8c il faut qu'un vieiüard foit pere, pour fupporter avec patience les folies 8c les abfurdités qu'il s'imagine continuellement appercevoir dans les projets 8c les expecfatives, les plaifirs 8c les chagrins de ceux qui n'ont point encore été endurcis par le temps, ni refroidis par les contre - temps qu'ils ont éprouvés. Je ne fais cependant li le plaifir qu'on a de voir croïtre fes enfants, n'eft pas contrebalancé par le chagrin qu'on a de les perdre; 8c fi celui qui étend fes foins au-dela de lui-même, ne multiplie pas plutöt fes peines que fes plaifirs, 8c ne fe fatigue pas inutilement pour veiller fur ce qu'il ne fauroit régler. Mais quoique la vieilleffe foit redoutable a tous les hommes de quelque rang 8c de quelque condition qu'ils foyent, elle 1'eft fur-tout pour ces femmes qui ne font occupées jour 8c nuit que de leur parure, de leurs plaifirs, des éloges de leurs flatteurs, 8c qui n'étant ni inftruites, ni occupées, empruntent toutes leurs idéés de la converfation du jour, 8c font con-  Le Ródeur. 145' fitter tout leur bonheur dans les compllments & les louanges. La vieilleffe commence de bonne heure chez ces fortes de femmes, & dure fouvent long-temps. Elle commence du moment que leur beauté fe ternit, qu'elles perdent leur gaieté, leur vivacité & leur enjouement. Tout ce qui leur caufoit du plaifir, s'évanouit; elles entendent donner a d'autres des louanges qui les enorgueilliffoient. Elles continuent de fréquenter les lieux qui leur procuroient autrefois des plaifirs ; mais on ne les goüte qu'autant que 1'on croit en procurer aux autres. Le mépris & la pétulance leur apprennent bientöt qu'elles ont perdu leur prix; & que leur refte-t-il alors, finon une uniformité de vie ennuieufe, fans aucun mouvement du cceur, tk fans aucun exercice de la raifon? Quelque effrayante que nous paroiffe la vieilleffe dans 1'éloignement, elle nous atteindra fürement fans que nous nous en appercevions : tk c'eft pourquoi il convient de voir les reffources que nous pouvons nous procurer contre ce temps de détreffe; comment nous pouvons nous précautionner con-  144 Le Ródeur. tre Phyver de la vie, & paffer nos dernieres heitres pailiblement 6c avec joie. L'expérience nous convainc que les meilleures faifons de la vie ne peuvent nous procurer des plaifirs, a moins que nous n'anticipions fur des félicités incertaines. On ne peut certainement fuppofer que la vieilleffe, épuifée par Ie travail, bourrelée par les foucis, 6c tourmentée par les maladies, ait quelque plaifir en propre, 6c recoive quelque fatisfa&ion de Ia contemplation du préfent. Elle ne peut emprunter fa confolation que du palfé 8c de Pavenir. Le paffé eft bientöt épuifé; on fe rappelle promptement les événements 6c les acfions qui font plaifir. L'avenir git au-dela du tombeau, 6c 1'on n'en jouit qu'avec le fecours de ia piété. La piété eft la feule chofe qui puiffe procurer de la confolation a un vieillard. Celui qui vieillit fans aucune efpérance religieufe, a mefure que fon corps 6c fon efprit s'affoibliffent, que fes maux 6c fes chagrins augmentent,' tombe dans un abyme fans'fond de mifere, dans lequel chaque réflexion qu'il  Le Ródeur. 145 qu'il fait le plonge de plus en plus, öc ou il ne trouve qu'une nouvelle augmentation d'angoifles, ou des précïpices effroyabies. N°. LXX. Samed!, 17 Novembre 1750. —— Argentea proles , Aura deterior, julyo pretiojtor en. O VIDE. „ Les fiecles fuivants vlrent un age d'argent, beaucoup meilleur que celui d'airain, „ mais fort inférieur a celui d'or "« H é s 1 o d e, dans la célebre diftribution qu'il fait des hommes, les divife en trois clalfes , rélativement a 1'intelletf. » La première , dit-il, efl: » ceux qui diftinguent d'eux-mêmes » le bien du mal, & qui pénetrent » les motifs les plus éloignés d'une » acfion. Je mets dans la feconde ceux » qui aiment a être inftruits, & quï >> diflinguent le bien du mal lorfqu'on » les leur montre. Celui qui n'a ni Tomt II. G  146 Le Ródeur. » pénétration, ni docilité, qui ne peut » trouver lui-même le chemin, & qui » ne veut pas qu'on le lui montre, efl: » un miférable qui n'eft bon a rien " Si 1'on fe donne la peine d'examiner le monde moral, on trouvera que 1'on peut faire la même divifion des hommes rélativement a leur vertu. II y en a quelques-uns qui font fi affermisdans leurs principes, & tellement eonvaincus de leur vérité, qui font fi jaloux de mériter 1'approbation de Dieu, & le bonheur qu'il a promis a ceux qui lui obéiront & qui perfévéreront dans la vertu, qu'ils foulent aux pieds tous les égards & toutes les confidérations humaines, & s'étudient a conformer leur conduite & leurs defirs aux ordres qu'il leur a donnés. II y en a d'autres qui balancent entre le bien & le mal : incités d'un cöté par les richeffes & les plaifirs, & par le penchant qu'ils ont a fatisfaire leurs paflions & leurs appétits fenfuels; retenus de 1'autre, par des loix dont ils connoiffent 1'obligation, & par des récompenfes dont ils croyent la réalité, que 1'addition du plus petit poids les fait pencher d'un cöté  Le Ródtur. 147 ou de 1'autre. La troifieme claffe comprend ceux qui font piongés dans les plaifirs , ou abandonnés a leurs paflions, qui n'ont aucun dtfir pour le bien, & dont toutes les penfées fe bornent k fatisfaire ce qui flatte leurs appétits fenfuels. La feconde claffe eft fi nombreufe; qu'on peut dire qu'elle comprend généralement tous les hommes. Ceux de la derniere claffe ne font pas fort nombreux, & ceux de la première fe réduifent k un très-petit nombre. Ces derniers n'ont rien a faire avec le Moralifte, dont les préceptes ont pour objet ceux qui s'efforcent de faire des progrès dans la vertu, plutöt que ceux qui ont atteint au fommet de la perfection, ou qui ont réfolu de refter pour toujours dans leur fituation ac-' tuelle. Un homme qui connoit le monde, mais qui eft accoutumé k ne juger des chofes que par des raifonnements fpéculatifs, a de la peine a fe perfuader qu'il puiffe fe trouver des hommes affez indifférents & affez irréfolus, pour fuivre le premier chemin qu'on leur montre, fans examiner s'il eft bon ou mau> g ij  i4§ Le Ródeur. vais. Il faut de deux chofes Tune; ou qu'un homme croye que la vertu peut ie rendre heureux , & qu'il prenne par eonféquent la réfolution de 1'être, ou qu'il s'imagine qu'il peut 1'être fans fon fecours, & qu'il négligé tout autre foin que celui de fon intérêt préfent. II paroit impoffible que 1'on agiffe contre fa propre convicfion , & que celui qui connoit le bon chemin, ferme volontairement les yeux, pour pouvoir 1'abandonner avec plus de tranquillité. On voit cependant a toute heure ces fortes d'abfurdités. Les hommes les plus fages & les plus vertueux s'éloignent des devoirs dont ils connoiffent 1'obligation, par inadvertence ou par furprife. La plupart ne font vertueux que lorfqu'ils font exempts de tentation, que leurs paffions font affoupies, & qu'ils n'ont aucun motif pour agir autrement qu'ils ne font. On peut mettre au nombre des fentiments dont prefque tous les hommes changent a mefure qu'ils avancent en age, 1'expecfative de 1'uniformité de caracfere. Celui qui ignorant la force des defirs & de la détreffe, la complication des affaires, & la force de la  Le Ródeur. 149 partialité, eft intimement convaincu de 1'excellence de Ia vertu, Sc qui n'ayant jamais été k même d'éprouver fa réfolution dans les cas oü 1'efprit eft partagé entre 1'efpérance & la crainte, croit que 1'on peut rélifter aux obftacles qui fe préfentent, s'emportera fans celfe contre la faute la plus légere, exigera Ia ponctualité Ia plus exacte dans 1'accompliffement de fes devoirs, Sc regardera celui qui s'écarte Ie moins du monde de ce que la juftice exige, comme un homme fans confcience ni mérite, indigne qu'on ait de l'amitié a de Ia compaffion Sc des égards pour lui, comme un ennemi qu'on doit bannir de Ia fociété, comme une pefte qu'on doit fuir, & comme une plante venimeufe qu'on doit fouler aux pieds. Ce n'eft que 1'expérience qui nous apprend que 1'on peut conferver quelques vertus, renoncer aux autres, Sc être bon ou mauvais jufqu'a un certain point. II eft aifé k un homme qui raifonne en fon particulier, de prouver que les mêmes arguments qui fortifient 1'amecontre un crime, font également forts contre tous , Sc de conclure de-la, que celui fur lequel ils ne font G iij  jjo Le Ródeur. point impreflion, ou ne les a point examinés, ou s'eft fait illufion a lui-même pour infirmer leur validité, & que lorfqu'un homme s'eft rendu coupable d'un crime, on n'a pas befoin d'autre preuve de fa méchanceté & de fa corruption. Telle eft cependant la nature de la vertu morale, qu'elle eft toujours incertaine & variable; qu'elle embrafie quelquefois tout ie cercle des devoirs, ou fe borne aun petit nombre ; qu'elle ferme quelques avenues du coeur , & laiffe les autres ouvertes aux incurfions de 1'appétit & de la méchanceté, Rien n'eft donc plus injufte que de juger d'un homme par la légere connoiffance qu'on en a: car il arrivé fouvent que celui qui paroit le plus diftipé 8c le plus étourdi, a en lui un mérite caché, qui ne demande qu'a être cultivé pour éclore; que 1'étincelle célefte, quoiqu'obfcurcie, n'eft point entiérement éteinte, mais peut, a 1'aide du confeil 8c de 1'exhortation, jetter une flamme très-pure. S'imaginer que tout homme qui n'eft pas abfolument bon, eft perdu fans relfource, c'eft fiippofer que tous les  Le Ródeur. i51 hommes font fufceptibles du même degré d'excellence; c'eft exiger de tous une perfection k laquelle aucun individu ne peut atteindre. Comme la vertu la plus pure n'exclut point abfolument Ie vice, & que celle du plus grand nombre eft toujours contrebalancée par des qualités contraires, ne concluons pas a la hate qu'il n'y en a plus du tout, paree qu'elle eft obfeurcie pendant quelque temps. La plupart des efprits font efclaves des circonftances extérieures, cedent a la main qui entreprend de les faconner , fuivent le torrent de Ia coutume , Sc cedent aux importunités qui leur font a charge. On obfervera par rapport aux femmes en particulier, qu'elles font pour la plupart bonnes ou mauvaifes, felon qu'elles fréquentent des perfonnes vertueufes ou vicieufes, Sc que ni la raifon ni 1'éducation ne fauroient les garantir de 1'influence de 1'exemple. Soit qu'elles n'ayent pas affez de courage pour rélifter k ceux qui s'oppofent a leur volonté, foit que le defir d'être admirées leur faffe facrifier leurs principes au vain plaifir que leur procurentdes élogesinfrucfueux, il eft eerG iv  tjï Le Ródenr. tain, quellequ'en foit la caufe, que la vertu d'une femme tient rarement bon contre le plaifir, la flatterie ou Ia mode. C'eft ce qui fait que chacun doit fe regarder comme chargé , non-feulement de fa propre conduite, mais encore de ceïle d'autrui; & comme refponfable, non-feulement des devoirs qu'il négligé de remplir , & des crimes qu'il commet, mais encore de la négligence & de 1'irrégularité qu'il en. courage ou qu'il infpire a autrui. Tout homme, quelque foit fon état, a o» s'efforce d'avoir des partifans, des admirateurs & des imitateurs, & doit par conféquent veiller fur 1'exemple qu'il donne. II doit non-feulement éviter le crime, mais encore jufqu'aux apparences du crime; & pratiquer nonfeulement la vertu, mais encore 1'applaudir & la protéger : car il peut arriver, faute d'attention, que nous infpirions a autrui des défauts dont nous fommes exempts, & que pour avoir honteufement abandonné la caufe que nous foutenions , nous pervertiffions ceux qui ont les yeux fixés fur nous, & qui n'ayant aucun guide pour diriger leur conduite, s'écartent du droit che-  Le Rêdeitr. 153 min , pour avoir voulu fe conformer a notre exemple. N°. LXXI. Mardi, 20 Novembre 1750,' Vivere quod propero pauper, nee inutilis annis Da veniam, properat vivere nemo fatis. Martui. „ J'avoue, Monfieur, que je me hate de vi„ vre; mais j'efpere que vous voudrez bien „ me Ie pardonner. Car, dites-moi, qui eft „ celui qui fe hate affez de vivre " i O n entend une fi grande quantité de mots & de fentences dans la bouehe des hommes, qu'un homme qui ne réfiechit point eft tenté de croire qu'elles renferment quelque principe effentiel, quelque regie de conduite qu'on ne doit jamais perdre de vue, & a laquelle on doit fe conformer. Cependant , fi 1'on confidere la conduite de ces Philofophes fententieux , on trouvera fouvent qu'ils repetent ces aphorifmes, uniquement k caufe qu'ils G v  154 Le Ródeur. les ont entendus, qu'ils n'ont rien de mieux a dire, ou qu'ils croyent fe faire refpecfer par ces dehors de fageffe ; que les mots qu'ils employent ne fignifient rien, & que , fuivant Terreur des fecfateurs d'Ariftote, leurs ames ne font que des tuyaux Sc des organes qui tranfmettent les fons , fans y rien comprendre. On peut mettre de ce nombre cette maxime connue Sc bien atteftée, que la vie ejl courte, que Ton entend répéter mille fois par jour , fans qu'elle faffe la moindre impreflion fur Tefprit. Si mes lecfeurs veulent fe rappeller les amis qu'ils ont, ou qu'ils ont eus, ils auront peut-être de la peine a en citer un qui ait connu la briéveté de la vie, fi ce n'eft au moment qu'il s'eft vu fur le point de la perdre. On obfervera qu'Horace , dans ïe portrait qu'il fait des caracf eresdes hommes, Si qu'il prétend varier felon les différentes circonftances des temps, remarque que les vieillards font lents Sc timides dans tout ce qu'ils font, dilator, fpe longus; qu'ils different fans ceffe, portent loin leurs efpérances, Sc font pareffeux. Nous penfons li peu k ce  Le Ródeur. 155 que nous difons de la brléveté de la vie, que dans le temps qu'elle eft le plus abrégée, nous formons des projets que nous différons d'exécuter; nous nous livrons a des efpérances qui ne peuvent être fatisfaitesqu'a 1'aide d'une longue fuite d'événements, & que nous cédons a des paffions qui ne font excufables que dans le fort de la jeuneffe. Ces réflexions me vinrent derniérement dans l'efprit, dans une converfation que j'eus le foir avec mon ami Profpero , qui, a 1'age de cinquantecinq ans, a acheté une terre, & fe difpofe k la cultiver avec tout le foin poffible. Son grand plaifir eft de fe promener parmi fes arbres , & de fe repofer a leur ombre. II examine de fang froid la maniere dont il difpofera fes allées & fes bofquets. II a fait venir des plantes d'Italie, qu'il remet a planter Ie printemps prochain. C'eft ainfi que 1'on paffe fa vie k des préparatifs qu'on n'exécute jamais , lorfqu'on attend pour agir qu'on ait raffemblé tous les moyens que 1'imagination peut fournir. La méprife eft peu confidérable lorfque nous n'avons defG vj  156 Le Ródeur. fein que de nous fatisfaire, paree que 1'attente du plaifir Pemporte fouvent fur celui que nous procure fa jouiffance, & que prefque tous nos defirs aboutiffent a des contre-temps : mais lorfque d'autres font intéreffés dans une entreprife, que 1'on forme un deffein dont dépendent Ie bonheur & la füreté du genre humain, rien n'eft plus indigne d'un homme fage & bienfaifant y que de la renvoyer d'un jour k 1'autre; d'oublier que chaque jour que nous laiffons écouler, nous öte de notre pouvoir, & que le repentir eft toujours la fuite de notre négligence» Les Auteurs Payens nous exhortenÉ fouvent a profiter de 1'heure préfente , a jouir des plaifirs qui s'offrent a nous, & k nous fouvenir que 1'avenir n'eft point en notre pouvoir. To piJbv cXy.pct%ei @ciibv yjióvov, riv , tTs ZhtSv kvpwets l póJhv, o\\hh (&>.tov. k La rofe ne tartte pas a fe fanner; & Iorf>t qu'on diffiere de la cueillir, on ne trouve n qu'une ronce au-lieu d'une fleur ". On peut appliquer cette obfervation a d'autres ufages, On peut du moins  Le Ródeur. ijj inculquer que 1'on doit faire moins de cas des plaifirs que de la vertu, & qu'on perd infiniment plus en laiffant échapper une occafion de faire une bonne oeuvre, qu'en perdant une heure de plaifir & d'amufemenf.. Baxter ayant perdu mille livres fterlings qu'il avoit deftinées a fonder une école, citoit fouvent ce malheur pour inciter ceux de fa connoiffance a faire des ceuvres de charité pendant que Dieu leur donnoit le moyen de le faire; & fe regardoit comme coupable, pour avoir laiffé une bonne attion entre les mains du hafard, & perdu le bon effet de fa bienveillance, faute de fe hater de 1'effectuer, Héarne, le fameux Antïquaire d'OxJ ford, fe plaint de ce que eet oubli général de la fragilité de la vie a infecfé ceux qui étudient les monuments de 1'antiquité. Leur emploi, dit-il, confifle a recueillir, & enfuite k rédiger ce que les livres leur fourniffent; mais ils ne doivent pas plus amaffer qu'ils ne peuvent rédiger. Lorfqu'ils ont entrepris un ouvrage, ils cherchent de nouveaux matériaux, quoiqu'ils foient déja furchargés, 6c ne 1'achevent point,.  ij8 Le Ródeur. Le devolr, dit-il, d'un bon Antiquairs de méme que celui a*un honnête homme, tfl d'avoir toujours la mort préfente devant fes yeux. C'eft ainfi que 1'on oublie la briéveté de la vie, en la paffant dans 1'indolence, ou en faifant un mauvais emploi de fes talents & de fon induftrie. Quelques-uns paffent leurs heures dans 1'oifiveté, s'imaginant qu'ils auront affez de temps pour réparer leur négligence; d'autres fe préparent des occupations pour le refte de leurs jours: & il arrivé fouvent que facfif & le pareffeux font également furpris par la derniere heure, & ne périffent pas différemment que 1'oifeau qui a été tué en volant, ou celui qui a recu Ie coup dans un buiffon. On peut mettre au rang des progrès que les derniers fiecles ont faits dans les connoiffances humaines, le calcul exact de la durée de la vie; mais quel que puiffe être fon ufage dans le trafic, on ne voit pas que la morale en ait beaucoup profité. On 1'a employé jufqu'ici plutöt a amaffer de l'argent, qu'a acquérir de la fageffe. Le calculatewr n'applique jamais fa fupputation  Le Ródeur. 159 a fon état, mais perfifte, au mépris de la probabilité, a fe promettre une longue vie, Sc fe croit deftiné a excéder les bornes de 1'exiftence humaine, & k voir mourir des milliers de perfonnes avant lui. Cette illufion eft fi profondément enracinée dans le cceur humain , Sc tellement défendue par I'efpérance Sc la crainte contre 1'approche de la raifon, que ni le favoir ni 1'expérience ne peuvent 1'en chaffer, Sc que nous agiflons comms fi notre vie ne devoit jamais finir, quoique nous convenionS de fon incertitude & de fa briéveté. Les Théologiens montrent, avec autant de force que d'ardeur, 1'abfurdité qu'il y a de renvoyer a un temps a venir la réformation de fes mceurs Sc le répentir de fes fautes paffées. On pêche également k remettre a un autre temps, une affaire qui exige acSluellement nos foins 6c notre attention. Nous nous expofons inutilement a des dangers auxqi>els nousaurions pu obvier par notre diligence; nous nous occupons de mille vaines précautions , Sc nous faifons des préparatifs pour 1'exécution d'un deffein que nous ne  i6o Le Ródeur. pourrons plus effectuer, lorfque nous aurons laiffé échapper l'occanon de Ie faire. Comme la plus longue vie eft toitjours courte, confidérée en elle-même, on doit tenir pour certain qu'on n'a aucun temps a perdre. Les devoirs de la vie font proportionnés a fa durée; Sc chaque jour a une tache, qui, lorfqu'on Ia négligé, doublé le lendemain.' Celui qui a perdu les mois Sc les années qu'il auroit dü employer, doit fe fouvenir qu'il ne lui relte qu'une petite portion d'un temps extrêmement court; Sc que puifque les derniers moments qui lui reftent font le dernier préfent que le Ciel ait a lui faire» il ne doit en perdre aucun.  Le Ródeur. i6j N°. LXXII. Samedi, 24 Novembre 1750. Omnis Arijlippum decuit flatus, & color ,& res 4 SeSantem majora fere; prefentibus tequum. H o a a c £, h Ariftippe prenolt toutes fortes de caracle» » res , & fe faifoit a tout; il tachoit de fe pro» duire & de s'avancer; s'il ne réuffiflbit pas4 » ü fe contentoit de ce qu'il avoit ", AU R O D E U R. JVI ONSIEÜR, Ceux qui s'exaltent clans Ia chaire d'inftruttion, fans examiner fi quelqu'un voudra fe foumettre ou non k leur autorité, n'ont pas affez confidéré qu'une grande partie de Ia vie fe paffe dans de petits incidents, dans des converfations paffageres, des affaires peu importantes, & des amufements cafuels. De-la vient qu'ils fe bornent k inculquer les vertus les plus refpe&a-  i6t Le Ródeur. bles, fanss'attacher a mille petites qualités qui n'ont d'importance que paree qu'elles font fréquentes; & qui, quoiqu'elles ne produifent aucun adte héroïque , & ne nous furprennent point par les grands événements qu'elles occafionnent, exercent cependant a tout moment leur influence fur nous , & nous rendent la vie douce ou amere par des voies imperceptibles. Elles operent fans que nous nous en appercevions, de même que le changement d'air nous rend fains ou malades, quoique nous le refpirions fans y faire attention, & que nous ne connoiffions les particules dont il eft impregné, que par leurs bons ou leurs mauvais effets. Vous me paroiffez connoitre le prix de ces qualités fubalternes; mais vous n'avez rien dit de la bonne humeur, quoiqu'un peu de réflexion eüt dü vous montrer qu'elle eft le beaume dc la vie, une qualité a laquelle tout ce qui orne ou éleve 1'efprit, eft redevable de 1'art de plaire. Sans elle, le favoir & la bravoure ne donnent que cette fupériorité qui enfle le cceur du lion dans le défert, oü il rugit fans que perfonne lui réponde', & exerce  Le Ródeur'. 163 fes ravages fans que perfonne lui réfifte. Sans la gaieté, la vertu peut imprimer du refpedt par fon autorité , & éblouir par fon éclat; mais elle demande toujours a être vue dans 1'éloignement, & a peine fe fait-elle un ami, ou un imitateur. On peut définir la bonne humeur par une habitude de fe rendre agréable, une aménité conftante de mceurs, qui rend notre abord facile , & une difpofition douce, telle que celle que chacun éprouvé en lui-même, après que les premiers tranfports qu'a excité un bonheur imprévu fe lont calmés, & que fes penfées ne continuent d'agir que par des impulfions douces qui fe fuccedent. La bonne humeur elf un état qui tient le milieu entre la gaieté & 1'indifférence, un acte ou une émanation de Fefprit qui a le kuur de s'occuper des plaifirs d'autrui. Bien des gens s'imaginent qu'on ne peut plaire fans être gai, & fans manifefter la joie de fon ame par des plaifanteries &deséclats derire; mais quoiqu'on les écoute pendant quelque temps avec plaifir & avec admiration, on s'en laffe bientöt. Nous les goutons  164 Le Ródeur. un moment, après quoi nous reVenons a la bonne humeur; de même que nous contemplons quelque temps les collines que le foleil éclaire, après quoi nous retournons a la verdure & aux fleurs. La gaieté eft a la bonne humeur ce que les parfums animaux font k ceux des végétaux. Les premiers énervent les efprits foibles, les feconds les ranirnent. La gaieté caufe toujours quelque peine. Ceux qui en font témoins, font obligés de faire un effort fur euxmêmes pour s'y prêter, & fe retirent pénétrés d'envie ck de défefpoir. La bonne humeur ne fe vante d'aucune faculté fupérieure a celle des autres, tk plaït principalement k caufe qu'elle n'a rien qui offenfe. Tout le monde fait que la voie la plus füre de plaire k quelqu'un, eft de lui perfuader que nous nous plaifons dans fa compagnie, de 1'encourager a agir avec nous librement & avec conflance, & d'éviter eet air de fupériorité qui peut lui en impofer. Nous voyons plufieurs perfonnes, qui, fans autre art que celui-ei, font fêtées & carelfées de tout le monde, & qui,  Le Ródeur. 165 fans aucune qualité extraordinaire, font bien venues auprès de 1'un & de 1'autre fexe, & fe font des amis par-rout oü elles fe trouvent. On aime généralement ceux qui n'excitent ni crainte ni jaloulie, qui n'afpirent a aucun degré éminent de réputation, qui fe contentent de pofféder les talents ordinaires, & qui cherchent a fe faire aimer plutöt qu'a fe faire admirer. Vous verrez ordinairement dans les compagnies un particulier que chacun fe fait un plaifir de recevoir, & d'accabler de politeffes. Si vous le fuivez, après les premiers compliments, vous verrez qu'il n'a pas plus de mérite que les autres, & qu'il n'eft bien accueilli qu'a caufe que 1'on peut converfer librement avec lui, qu'il entend le badinage, qu'il n'interrompt point la converfation, qu'il rit avec ceux qui rient, & cede a ceux qui difputent avec lui. II )r a des gens qui, par un efprit de vanité , s'affocient toujours avec ceux dont ils n'ont a craindre aucune mortification. II y a des temps dans lef» quels les fages & les favants font bienaife de recevoir des louanges fans avoir la peine de les mériter, dans lefquels  i66 Le Ródeur. les efprits les plus élevés aiment a s'abaiffer, & les plus aftifs a ne point agir. Lesuns&Ies autres aiment, foit dans un temps , foit dans un autre, a fe lier avec des gens avec lefquels ils puiflents'entretenir librement,qui diffipent 1'ennui de leur foiitude , fans être obligés d'ufer de précaution & de vigilance. Nous aimons naturellement ceux dont nous n'avons rien è craindre , & nous ne tardons pas de préférer ceux qui nous encouragent a nous complaire a nous-mêmes, a ceux qui Femportent fur nous par le favoir, & dont Pefprit fixant toute notre attention,nousöte le peu de mérite que nous pouvons avoir. Lorfque le Prince Henri vit Faltafs étendu par terre , il avoua qu'il auroit mieux fait d'épargner un plus honnête homme que lui. II n'ignoroit, ni les vices , ni les folies de celui qu'il regrettoit; mais quoique fa conviaion le forcat a rendre juftice a des qualités fupérieures aux fiennes, fa tendreffe fe réveilla au fouvenir de Faltafs, avec lequel il avoit paffe de fi heureux moments, qui le divertiffoit par fes plaifanteries, &  Le Ródeur. iSj dont la compagnie lui plaifoit, quoiqu'il le méprifat dans le fond de fon ame. Vous croirez peut-être que ce que je dis ici de ceux qui fe diftinguent par leur bonne humeur, ne s'accorde point avec les louanges que je lui ai données; mais rien ne prouve plus manifeftement le prix de cette qualité, que de voir qu'elle fait eftimer ceux qui n'en ont point d'autres, qu'elle procure des égards a des gens de néant, de l'amitié a ceux qui n'en méritent point, & de 1'affecfion aux.ftupides & aux fots. f II eft vrai que Ia bonne humeur eft genéralemtnt avilie par les caracferes de ceux dans qui elle fe trouve. La raifon en eft, qu'étant confidérée comme une qualité vulgaire, nous Ia voyons fouvent négligée par ceux qui ayant des tajents plus brillants, s'imaginent peut-être pouvoir fe divertir aux dépens d'autrui, & exiger une complaifance qu'ils n'ont pas pour les autres. C'eft malheureufement par 1'effet de quelque erreur, que ceux qui on droit d'exiger de 1'amour ou de 1'eftime, font trop valoir leurs prétentions fans  i68 Le Ródeur. égard pour autrui. Mon intérêt & mon zele pour le bonheur de 1'humanité, m'engagent a faire quelque effort pour la recfiner. J'ai un ami fi prévenu de fa fidélité & de fon utilité, qu'il a toujours dédaigné de fe lier avec qui que ce foit. J'ai une femme qui m'a féduit par fa beauté, & dont 1'efprit a affuré fa conquête, mais qui ne fe fert de fa beauté que pour me tyrannifer, & de fon efprit que pour juftifïer fa méchanceté. Rien xfeft certainement plus déraifonnable, que de perdre la volonté de plaire, lorfqu'on a le pouvoir de le faire, ni ne marqué plus de cruauté, que de préferer tout autre moyen de fe faire eftimer que celui de la douceur. Celui qui a le bien d'autrui a cceur, doit fe rendre acceffible, pour qu'on puiffe aimer fa vertu & 1'imiter. Celui qui connoit les befoins d'autrui, doit plutót fe lier avec ceux qui 1'aiment, qu'avec ceux qui admirent fes lalents, ou qui briguent fa faveur : car 1'admiration ceffe, dès qu'elle n'eft plus nouvelle; & 1'intérêt qui a obtenu fon but, feretire.Un homme dont les quali' tés manquent des charmes extérieurs qui les  Le Ródeur. 169 les font aimer, reffemble k une montagne pelée, qui renferme des mines d'or dans fon fein, & qu'on abandonne après qu'elles font épuifées. Je fuis, 8cc. Philomides: No. LXXIII. Mardi, 27 Novembre 1750. Stuhc quid heu votis fruflra puerilibus optas Qutt non uUa tulit, fertve, feretve dies. o VI D E, „ Pourquoi, infenfé ! efpérer ce qui n'eft „ point, ce qui n'a jamais été, & ne fera ja» „ mais !' i AU R O D E U R. j\l o n s i e u r , Si vouséprouvez une partiede cette compaffionque vous recommandez aux autres, vous ne dédaignerez point un eas que je crois être commun, a en juger par 1'obfervatjion que j'ai faite, 6c que Tornt II. H  170 . Le Ródeur. je faispar expérience être extrêmement déplorable.Quoiqu'on n'aime point ordinairement les gens qui fe plaignent, j'efpere n'avoir pas la mortification d'éprouver que mes lamentations impatientent, & excitent la colere plutot que la pitié. Je ne vous écris point fimplement pour foulager mon cceur, mais pour apprendre comment je puis recouvrer ma tranquillité. Je tacherai d'abréger mon récit le plus qu'il me fera poflible, paree que je fais que les plaintes ennuyent, quelque juftes & élégantes qu'elles foient. Je fuis né dans un Comté éloigné , d'une familie qui fe vante d'être alliée avec les plus grands noms que 1'on con« noiffe dans YHifloire d'Angleterre , & même avec les Maifons des Tudors & des Plantagenets. Mes ancêtres ayant diffipé peu-a-peu leur patrimoine, mort pere fut réduit pour foutenir fa familie, a cultiver fa terre, après avoir payé a trois fceurs la dot que mon grand-pere leur avoit aflignée, quoiqu'on le foupconnat d'avoir fait fon teftament dans un temps oii fa raifon n'y éioit plus, & d'avoir enrichi fes filles aux dépens de fon Bs, Mes tan<*  Le Rèdeur. 171 tes, ne s'étant trouvées a Ia mort de leur pere, ni jeunes, ni belles, ni d'un caractere prévenant, perfonne ne les rechercha en mariage; elles s'attacherent a économifer, 8c devinrent de jour en jour plus riches Sc plus orgueilleufes. Mon pere prévit avec plaifir que leurs biens rentreroient tot ou tard dans la familie , Sc réfolut, pour qu'elle ne dérogeat point, de m'interdire toute profeffion lucrative. Toutes les fois que je parlois d'améliorer ma condition , ma mere me faifoit fouvenir de ma naüTance, 8c me recommandoit de ne rien faire qui démentit mon origine, lorfque j'aurois hérité du bien de mes tantes, Pour nous dédommager des inquïétudes que nous caufoit le défaut d'argent, nous batiflions nos efpérances fur 1'avenir. Si quelqu'un de nos voifins faifoit plus de figure que nous, nous efpérions a la mort de mes tantes de faire faire un équipage qui 1'emporteroit fur le fien. Un riche orgueilleux nous manquoit-il de refpedf, nous remettions a nous venger que notre fortune füt rétablie. Nous tenions un compte exact des politeffes Sc des grofH ij  ijl Le Ródeur. fiéretés qu'on nous faifoit, des plats qu'on nous fervoit dans un repas; nous examinions tous les meubles des maifonsoü nous allions, afin de pouvoir, lorfque nous ferions plus riches, éclipfer tous nos voifins, & les furpaffer en fplendeur & en magnificence. _ Les jours & les années fe paffoient ainfi dans de vains projets. Nous méditions des plantations fur un terrein qui ne nous appartenoit pas encore; nous délibérions fi nous rebatirions un chateau, ou fi nous nous bornerions a le réparer. C'étoient-Ia les amufements de notre loifir, & le délaffement de nos foins. Nous ne nous affemblions que pour conférer fur 1'emploi que nous devions faire de la fortune qui devoit nous écheoir : c'étoit par-la que fe terminoient toutes nos converfations, quelque fut le fujet qui y avoit donné lieu. Nous n'avions aucun de ces intéréts collatéraux qui diverfifient la vie des autres hommes ; nous ne vifions qu'a un événement que nous ne pouvions ni hater ni retarder; nous n'avions d'autre objet que la bonne ou la mauvaife fanté de mes tantes, dont nous ne manquions  Le Ródeur. 173 pas de nous informer exacfement tous les ans. Cette opulence chimérique flatta pendant queque temps notre imagination; mais elle enflamma dans la fuite nos defirs, tk aigrit nos befoins, au point que mon pere difoit fouvent, qu'il n'y avoit pas de crèature qui eüt la vie aujji dure quun chat & une vieille fille. Ma fceur ayant guéri d'une fievre qu'elle avoit prife, pour avoir épargné le feu, perdit 1'appétit, & mourut au bout de quelques mois. Ma mere, qui 1'aimoit tendrement, la fuivit peu de temps après, de maniere que je me trouvai héritier de leurs terres, de leurs projets & de leurs defirs. Comme je n'ayois augmenté mes connoiffances ni par la ledfure, ni par la converfation, je ne différois de mon pere que par la fraicheur de mon teint, & Ia vivacité de ma marche, & ne fongeai comme lui qu'a jouir des biens que mes tantes avoient amaffés. L'ainée tomba enfin malade. J'eus pour elle toutes les attentions tk toutes les afïiduités que fon état exigeoit de moi. Je ne rêvai toute la nuit qua |des écuffons tk des gants blancs, tk H iij  174 Li Rodeur. ne manqüai pas de m'informef foüs les matins, fi ma chere tante étoit morte ou vivante. Un meffager vint enfin me dire de me rendre chez elle fans tarder un moment. J'arrivai affez a temps pour recevoir le dernier confeil qu'elle avoit a me donner; je trouvai , Iorfqu'on eut ouvert fon teftament, qu'elle laiffoit tout fon bien a fa cadette. Je baiffai la tête. La cadette témoigna avoir envie de fe marier; & dès ce moment, on ne vit que trouble & mécontentement dans la maifon. Je me vis a la veille de perdre fans reffource un tiers de mes efpérances, & condamné a attendre patiemment 1'autre. Une partie de ma crainte fe diffipa bientöt; car le jeune homme qui devoit époufer ma tante a la lollicitation de fes parents, n'eut pas plutöt figné le contrat, qu'il s'enfuit avec la fille du palefrenier de fon pere ; ce qui dégoüta tellement ma tante du mariage, qu'elle j renonca pour toujours. Je paffai dix autres années dans 1'attente , fupputant chaque jour le bien que je devois avoir le lendemain. Ma  Le Bêdeur. Ï75 feconde tante mourut enfin , après une courte maladie, qui lui donna cependant le temps de difpofer de fon bien en faveur de fa fceur, après la mort de laquelle il devoit me revenir. Je fus alors foulagé d'une partie de ma mifere. La fortune dont j'efpérois de jouir, étoit füre &t inaliénable. II n'y avoit pas a craindre que je fuffe fruftré de mes efpérances par un accès de radoterie, par les flatteries d'une femme-de-chambre, par les confeils d'un conteur de fornettes, ou par les cajolleries d'une garde. Mais mon bien n'étoit que réverfible; je ne pouvois jouir de ma grandeur & de mes plaifirs , qu'après la mort de ma tante; & il y avoit, fuivant 1'obfervation de mon pere, neuf vies entre moi & le bonheur que j'efpérois. Je vécus cependant fans me plaindre & fans témoigner aucun mécontentement, & me confolai par la réflexion crue tous les hommes font mortels, & que, dépériffant tous les jours, il falloit enfin qu'ils fubiffent leur deftinée. Que perfonne ne faffe jamais dépendre fon bonheur de la mort d'une tante, & qu'on profite de mon exemH iv  176 Le Ródeur. ple. La bonne femme menoit une vie très-réguliere, 6c n'étoit uniquement occupée que de la confervation de fa fanté. Elle n'étoit fujette a d'autre maladie , qu'a 1'affection hypocondriaque, 6c elle augmentoit mon malheur fans le favoir; car elle fe mettoit au lit toutes les fois que le temps étoit couvert, 6c m'envoyoit dire que fa derniere heure étoit venue. Je me rendois chez elle k la hate; elle me recommandoit fa femme-de-chambre , 8c régloit tous ce qui concernoit fes funérailles : mais s'il arrivoit que le foleil parut avant que j'arrivaffe, je la trouvois fur fa porte , ou dans fon jardin, ou elle fe promenoit k grands pas, avec tous les fignes qui préfagent une longue vie. Elle eut cependant quelques maladies, dans leïquelles le médecin 1'abandonna trois fois; mais elle trouva moyen d'échapper aux griffes de la mort; & après m'avoir fait paflér trois mois entre 1'efpérance 6c la crainte, elle en fut quitte pour perdre une partie de fon embonpoint, qu'elle recouvra au bout de quelques femaines, a 1'aide des bouillons 6c des gelees,  Le Ródeur. 177 Comme bien de gens ont la fagacité de deviner les fouhaits d'un héritier, je fus conftamment courtifé par ceux qui afpiroient k ma fucceffion lorfque je ferois devenu riche. Ils eurent foin de me réprefenter que ma tante commengoit a tomber , qu'elle avoit paffé une mauvaife nuit, qu'elle avoit une toux feche , qu'elle ne verroit point le mois de Mai, ou qu'elle mourroit a la chüte des feuilles. C'eft ainfi qu'ils me flattoient en hy ver des vents percants du mois de Mars, Sc en été des brouillards de Pautomme; mais elle brava le chaud Sc le froid, & je ne 1'enterrai qu'au bout de prés d'un demi-liecle le 14 de Juin paffé , a 1'age de quatrevingt-treizeans, cinq mois Sc lix jours. Je me trouvai riche pendant les deux premiers mois qui fuivirent fa mort, & je fus extrêmement flatté des égards & des complaifances que tout le monde me témoigna; mais ma joie efl: actuellement paffee, Sc je me trouve de nouveau réduit aux fouhaits. Etant accoutumé k laiffer prendre a 1'avenir un empire fur mon efprit, Sc k dédaigner les plaifirs préfents dans la vue de ceux dont j'efpere de jouir, je me livre k H v  178 Le Ródeur. la tyrannie de tous les defirs que mon imagination me fuggere , & foupire après quantité de chofes que je fuis hors d'état de me procurer. L'argent a moins de pouvoir que ne lui en attribuent ceux qui en manquent. J'ai formé des pro jets que je ne puis exécuter, fuppofé des événements qui n'arriveront jamais, & je pafferai le refte de ma vie dans une follicitude accablante , a moins que vous ne trouviez. quelque remede pour un efprit corrompu par la longue habitude qu'il s'eft faite de defirer, & qui n'eft occupé que de befoins, auxquels la raifon m^ dit que je ne puis fatisfaire. Je fuis, &c. CUPIDÜ S..  Le Ródeur. 179 N°. LXXIV. Samedi, i«. Décembre 1750. Rixatur de lana fape caprina. Hoeace. ,, Un autre, qui ne fait pas le monde, dif~ » putera fouvent fur un rien ". Les hommes plaifent rarement fit cïi ils fe déplaifent: il faut donc s'étudier a acquérir une gaiété & une bonne humeur naturelle, afin que dans quelque^ état que la Providence nous ait placés , foit qu'elle nous ait deftinés a conférer ou a recevoir des bienfaits, è accorder notre protection ou implorer celle d'autrui, nous puiffions nous faire aimer de ceux avec lefquels nous avons h faire. Car quoiqu'on croye généralement que celui qui accordeune faveur, n'a pas befoin de veiller fur fa conduite, & que 1'utilité dont il efl lui procurera toujours des arms, on a cependant éprouvé qu'il y a un art «Taccorder une demande, qui eft tresH vj.  1S0 Le Ródeur. difficile a acquérir; que Phumeur officieufe & la libéralité peuvent être de nature a perdre une partie de leur effet; que la complaifance peut provoquer, le fecours fatiguer, & la libéralité réduire è la mifere. II n'y a pas de maladie qui mette plus 1'efprit hors d'état d'exercer cette bienveillance que doivent avoir les êtres formés pour la fociété, que la mauvaife humeur; car quoiqu'elle ne dégénéré point en outrages, en clameurs, elle mine infeniiblement le bonheur par une corrofion lente, & de petites injures fouvent repétées. On peut la regarder comme le cancer de la vie, qui détruit fa vigueur, qui retarde fes progrès , qui fait a toute heure des ravages , & infecie & vicie ce qu'il ne peut confumer. La mauvaife humeur, lorfqu'elle en vient au point de Pemporter fur les mouvements de la volonté, & de fe manifefter fans provocation , eft une efpece de dépravation extrêmement odieufe & offenfante, paree que ni la droiture d'intention , ni Ia politeffe de notre demande, ne peuvent nous mettre a couvert d'un affront tk d'une  Le Ródeur. 181 indignité. Lorfque nous courtïfons la faveur d'un homme chagrin & bourru, & que nous 1'accablons de politelfes, il ne faut qu'une parole rude pour nous choquer & nous indifpofer contre lui; & dans le moment que nous nous félicitons d'avoir acquis un ami, nous voyons tous nos efforts frultrés, & toute notre affiduité oubliée, dans le tumulte cafuel de quelque irritation légere. L'impatience n'eft quelquefois que le fymptöme d'une maladie plus férieufe. Celui qui s'emporte fans ofer ma» nifefter fon reffentiment, qui eft chagrin fans ofer dire le fujet qu'il a de 1'être, n'eft que trop fouvent enclin a donner cours a la fermentation de fon efprit a la première occafion, & a exhaler fes paffions fur ceux que le hafard amene fur fes pas. Une maladie longue & dangereufe nous tient dans des allarmes continuelles, & nous caufe une inquiétude qui réfifte a tous les foins, & qui ne ceffe qu'après que la maladie eft guérie, & qu'on a détruit la douleur qui la caufoit. Rien n'approche plus de cette foibleffe, que 1'humeur capricieufe de la  * 8* Le Ródeur. vieilleffe. Lorfque nos forces font affoibhes, que nos fens font émouffés, & que les plaifirs nous font devenus infipides a force de les répéter, nous aimons mieux attribuer notre inquiétude k des caufes qui dépendent de nous, & nous perfuader que nos fouffrances font 1'effet de la négligence, du défaut d'attention, ou de quelque autre caufe fufceptible de remede, plutot que celui d'un dépériffement de Ia nature que nous ne pouvons prévenir. De-la vient que nous nous vengeons de nos maux fur ceux que nous croyons en être les auteurs, & que nous éloignons de nous les hommes dans le temps que nous avons le plus de befoin de leur fecours. Mais quoique Ia mauvaife humeur merite quelquefois notre compaffion, confidérée comme une fuite de la mifere , il arrivé cependant fouvent que nen ne peut la juftifier ni 1'excufer. Elle eft fouvent une fuite de la profpérité , un moyen que les hommes infolents employent pour obtenir des hommages , & les tyrans pour fe faire craindre de ceux qui dépendent d'eux. Elle eft Ia £Ue de 1'oiïiveté & de 1'orgueil 5  Le Ródeur. i8'$ d*une oifiveté, qui s'occupe de bagatelles; d'un orgueil, qui ne peut fouffrir que 1'on s'oppofe le moins du monde a fes defirs. Ceux qui ont longtemps vécu dans la folitude, contractent cette qualité infociable, paree que n'ayant eu qu'a plaire a eux-mêmes,. ils ont de la peine a fe défaire de leurs inclinations. Leurs fingularités ne font que blamables, paree qu'ils ont eu 1'imprudence de fe féqueifrer du monde; mais il y en a d'autres qui, fans aucune néceflité, ont nourri cette habitude dans leurs cceurs, en n'accordant leurs faveurs qu'a une foumiflion implicite, & en ne laiffant approcher d'eux que ceux qui ne parient que pour leur applaudir, & qui n'agiffent que pour leur obéir. Celui qui s'accoutume a fuivre fes caprices, & ne converfe qu'avec ceux qu'il foudoye, pour 1'affermir dans fon autorité, pour 1'adoucir par leurs complaifances, & le leurrer par leurs flatteries, devient en peu de temps trop pareffeuxpour fupporter letravail de la difpute, trop fufceptible pour endurer 1'aigreur de la contraditHon r & trop délicat pour goüter une vérité toute  '184 Le Ródeur. nue. La moindre réliftance 1'offenfe, la moindre contrainte 1'irrite, la plus petire difficulté 1'embarralTe. Etant accoutumé a voir que tout cede a fon humeur, il oublie bientöt fa petiteffe, & s'attend a voir tout le monde fe conformer a fa volonté, pour avoir le bonheur de lui plaire. Tétrica hérita d'une tante , d'une fortune confidérable, qui la rendit indépendante de bonne heure, & la mit dans un état fort au-deffus de celui de fes égales. Comme elle n'avoit pas beaucoup d'efprit, elle ne tarda pas a être enivrée des flatteries de fa femme-dechambre, laquelle lui dit que les femmes de fa forte étoient les maitreffes de fuivre leur goüt; 6c que n'attendant rien des autres, elle devoit fe mettre peu en peine de leur facon de penfer; que l'argent faifoit tout, 8c que celles qui fe croyoient offenfées, devoient apprendre a leurs égales a les refpe&er davantage. Pleine de ces généreux fentiments, Tétrica entra dans le monde, öcs'efforca de fe faire refpecter par fes airs hautains 6c fes tons infolents; mais comme elle n'avoit ni connoiffance,  Le Ródeur. i8$ ni efprit, ni beauté, elle éprouva tant de mortifications de la part de ceux qui fe croyoient autorifés a répondre a fes infultes, que fon humeur turbulente dégénéra en une froide malignité, qu'elle continua d'exercer envers ceux qu'elle efpéra de tyrannifer fans réfiftance. Elle n'a ceffé depuis 1'age de vingt ans jufqu'è celui de cinquante-cinq, de tourmenter tous fes inférieurs , au point qu'elle s'eft faite abhorrer de tout le monde , & qu'elle ne goüte aucun repos, quelque part qu'elle. aille. Si elle fort pour prendre l'air, le froid, le chaud , le grand jour, 1'obfcurité des nuages 1'offenfent. Fait-elle une vifite; 1'appartement dans lequel on la regoit eft trop ou trop peu éclairé, les meubles lui bleffent les yeux. Son thé n'eft jamais bon, les figures chinoifes lui déplaifent. Va-t-elle dans un endroit oü il y a des enfants, elle ne peut fupporter leurs criailleries; n'y en a-t-il point, rien ne lui plait tant que le bruit des hochets. S'il y a plufieurs domeftiques dans une maifon, ellene manque jamais d'obferver que le Lord Lavish s'eft ruiné pour en  i86 Le Ródeur. avoir un trop grand nombre; s'il y en a peu , elle parle d'un avare, chez qui la compagnie eft obligée de fe fervir elle-même. Elle s'eft brouillée avec une familie, paree que la maifon n'avoit pas une belle vue; avec une autre, paree qu'un écureuil s'eft élancé a huit pas d'elle ; avec une troifieme, paree qu'elle n'a pu fupporter les cris d'un perroquet. Elle ne cefTe de tourmenter les marchandes de modes & les faifeufes de manteaux. Elle les oblige k changer leurs ouvrages, k les refaire, & k leur donner une autre tournure. Elle change enfuite d'avis; elle les aime mieux comme ils étoient d'abord, au moyen de quelque changement qu'elle y fait. Elle lestourmente ainfi fans aucun profit , de maniere qu'elles laiflent les étoffes chez elle, & qu'aucune ne veut la fervir. Sa femme-de-chambre eft la feule qui puiflé endurer fa tyrannie; elle fe prête k fes caprices, & la laifle parler. Telle eft la conféquence de la mauvaife humeur : on ne la fupporle qu'autant qu'on la méprife. II arrivé quelquefois qu'une attentïon trop fcrupuleufe pour des minu-  Le Ródeur. 187 ties, par 1'habitude rigoureufe qu'on s'eft faite de vouloir que tout foit parfait, corrompt le caraftere fans améliorer 1'entendement, &L enfeigne al'efprit a découvrir des fautes avec une pénétration malheureufe. II eft également ordinaire a ceux qui ont 1'imagination vive, de trop compter fur 1'avenir, & de fe facher a 1'occafion de certains contre-temps auxquels ils auroient dü s'attendre, Le favoir & le génie nuifent fouvent a notre repos» en nous fuggérant des idéés d'une perfecfion a laquelle ni les hommes ni leurs ouvrages ne peuvent atteindre: mais que 1'homme ne s'imagine jamais que le peu de goüt qu'il a pour les louanges, eft une preuve de fon efprit, è moins que fa fupériorité ne foit conftatée par des preuves inconteftables ; car quoique la mauvaife humeur puiffe quelquefois fe vanter a jufte titre, de devoir fon origine a 1'efprit & a 1'émdition, elle eft le plus fouvent de bafle extratlion, la fille de la Vanité, & la mere-nourriciere de 1'Ignorance*  188 Le Ródeur. N°. LXXV. Mardi, 4 Décembre 1750. Diligilur nemo , nifi tui Fortuna fecunia efl, Qua , fimul intonuit, prexima quaque fugat. O V I D E. On n'aime que ceux k qui la fortune eft ,, favorable. Elle ne les abandonne pas plutöt, ,) que leurs meilleurs amis les fuyent". AU RÓDEUR. IVtoNSIEUR , Le foin avec lequel vous vous efforcez de cultiver la connoiffance de la nature , des mceurs & de la vie , vous engagera peut-être a avoir quelque égard pour les obfervations d'une perfonne qui a appris a connoitre le monde du mauvais cöté, & dont les opinions font le réfultat, non point de conjeöures folitaires, mais de la pratique & de 1'expérience. Je fuis née avec une fortune confi-  Le Ródeur. 189 dérable, & j'ai été élevée dans Ia connoiffance des arts que 1'on croit perfectionner 1'efprit & orner la perfonne d'une femme. J'ai ajouté a ces connoiffances que la coutume & 1'éducation me for9oient d'acquérir, quelques acquilitions volontaires par 1'ufage des livres, & la converfation de cette efpece d'hommes dont les femmes parient généralement avec terreur & avec averfion, fous lenom de favants, mais que j'ai trouvé être des gens fimples & fans malice, dont la fageffe ne 1'emporte pas fi fort fur la notre , qu'ils ne puiffent s'infiruire en même-temps qu'ils inftruifent les autres, & qui font plus portés k dégrader leur favoir par une foumiffion pufillanime, qu'a accabler les autres par leur érudition & leur efprit. Loriqu'on fait par des manieres douces & polies engager ces hommes a parler, on peut apprendre d'eux des chofes,-. qui étant exprimées avec élégance & adoucies paria modeftie, ne manquent jamais d'ajouter de la dignité & du prix k la converfation d'une femme. J'ai appris d'eux plufieurs principes judicieux & plufieurs maximes  ipo Le Ródeur. prudentes, qui m'ont fait eftimer tk. confidérer dans toutes les compagnies oü je me fuis trouvée. Tout le monde fe conforme a mon opinion; nies remarques font recueillies par ceux qui veulent acquérir quelque réputation; on étudie mon maintien, on imite ma parure, on fe communiqué mes lettres , & on les copie. On fe tient honoré de mes vifites ; &c quantité de gens qui ne connoiffent Méliffe que par hafard, &c dont la familiarité fe borne a des compliments & a des politeffes d'ufage, fe vantent d'être intimement Hés avec elle. Je vous avouerai franchement, que j'ai été flattée de cette vénération univerfelle, paree que j'ai cru que c'étoit un hommage que 1'on rendoit a mon mérite & a mesqualités intrinfeques; & je me fuis aifément perfnadée que je ne devois point ma fupériorité a la fortune. Lorfque je me fuis regardée dans le miroir, je me fuis trouvée une beauté & un air de jeuneffe , dont la fanté dont je jouis m'a promis la continuation. Lorfque j'ai examiné mon efprit, j'ai trouvé en moi une force de jugement & une fertilité d'ima-  Le Ródeuf. t$t, gination qui m'ont furprife ; & 1'on m'a dit que la bonne grace régnoit dans toute mes aclions, & que la perfuafion couloit de mes levres. J'ai ainli paffe ma vie dans une efpece de triomphe continuel, parmi les acclamations & 1'envie, les fleurettes & les careffes. Tout le monde afpiroit a plaire a Méliffe, & il n'y a point de ftratagême de flatterie qu'on n'ait employé pour captiver mon cceur. Nous aimons a être flattés , lors même que nous connoiffons la fauffeté des louanges qu'on nous donne. La raifon en efl, qu'elles prouvent notre autorité & qu'on fait cas de notre faveur, puifqu'on 1'achete par la baffeffe & le menfonge. Mais il efl difficile de découvrir Ie flatteur, paree qu'un cceur honnête ne connoït point la méfiance, & qu'on ne fait pas grand ufage de fon difcernement, lorfque 1'amour-propre nous aveugle. Le nombre d'adorateurs que j'avois^ & la diftraétion continuelle dans laquelle me tenoient les plaifirs que 1'on me procuroit, m'empêcherent d'écouter ceux qui s'ingerent de donner des confeils aux filles, & de me marier ,  i'92 Le RSdeur. quoique j'eulTe vingt-fept ans. Pendant que je m'enorgueillilTois ainfi de ma fupériorité, de ma beauté & de mon efprit, la banqueroute d'un homme, chez qui j'avois placé mon argent, me réduifit a un revenu modique, qui ne me fuffifoit tout au plus que pour conferver mon indépendance. Je fupportai la diminution de mon bien fans chagrin & fans abattement. J'ignorois, il eft vrai, Pétendue de la perte que je venois de faire , paree qu'ayant toujours plus compté fur ma beauté & fur mon efprit que fur ma fortune, il ne me vint jamais dans 1'efprit que Méliffe put .décheoir de fon rang , tant qu'elle conferveroit 1'une & 1'autre; qu'elle put celfer d'exciter de 1'admiration , a moins qu'elle ceffat de la mériter, ni effuyer d'autre coup, que celui de la main du temps. J'aurois pu cacher la perte que j'avois faite, & me marier, en confervant la même apparence qu'auparavant ; mais je ne me méfeftimai pas affez pour vouloir commettre une fraude , & pour ambitionner d'autre recommandation que celle de la vertu. Je renvoyai donc mon équipage, je me  Le Rèdeur. 195 ïïie défïs des bijoux & des hardes qui ne convenoient plus a mon état, &c je parus, parmi ceux que j'avois coutume de fréquenter, avec moins d'éclat, mais avec le même courage. Je fus recue dans toutes les compagnies oii j'allai, avec un chagrin fort au-deffus de celui que nous caufent ïes calamités auxquelles nous n'avons aucune part; 1'on me fit tant de complimentsde condoléance, on s'empreffa fi fort de me confoler, que je compris que mes amies fongeoient bien moins a appaifer mon chagrin qu'è flatter leur orgueil. Quelques-unes refuferent depuis ce temps-la de me fréquenter, &c ne me rendirent point les vilites que je leur avois faites; d'autres ne vinrent me voir que long-temps après. II n'y eut pas une femme de ma connoiffance qui ne fit tomber la converfation fur mon malheur, qui ne compank mon état actuel avec mon état paffé, qui ne me dit combien je devois être tachée de me voir privée d'une fplendeur qui me feyoit ft bien, &, en me rappellant les plaifirs dont j'avois joui, me retrouver au niveau de celles qui, frappées alors de ma fupériorité. ne: Tornt IJ, l  194 Le Ródeur. m'approchc ient qu'avec un refpect & une foumiffion que je ne devois plus me promettre. De pareilles obfervations ne font pour 1'ordinaire que des infultes couvertes, auxquelles 1'orgueil donne lieu. Elles font auffi quelquefois 1'efFet de la bienveillance; mais elles ne laifTent pas que de faire de la peine. J'établis donc pour une regie de politeffe, que perfonne ne doit rappeller a qui que ce foit un malheur dont il ne fe plaint point, lorfqu'on n'a pas Ie deffein d'y remédier. On n'eft point en droit de réveiller des idees qui affiigent, & qu 'on n'auroit peut-être point, fi on n'y dönnoit lieu par une compaffion abfurde & hors de faifon. Mes amants m'abandonnerent fans que cela fit aucune impreffion fur moi. La plupart m'avoient courtifée, comme on dit, fur le marché, s'étoient informés de mon bien, & m'avoient offert de m'époufer. Ces derniers pouvoient fe retirer fans que je puffe m'en plaindre, paree qu'ils regardoient l'argent comme néceffaire h leur bonheur, quoiqu'ils n'en euffent peut-être pas befoin, J'ai toujours blamé les femmes  Lt RSdeur. 195 ajtii fe croyent offenfées, paree que les hommes qui les courtifoient a caufe de leur fortune, les quittent lorfqu'ils viennent a découvrir qu'elle eft moindre qu'ils ne la eroyoient. Je n'ai pas connu une femme qui n'ait regardé ion. bien comme un titre pour exiger quelque ftipulation en fa faveur; & felon moi, lorlqu'on fonde fa prétention fur l'argent que 1'on a, on n'a plus droit de la faire valoir, après qu'on 1'a perdu. Celle qui demande un établiffement, convient elle-même de 1'importance de la fortune; & lorfqu'elle n'a aucun mérite pécuniaire, elle ne doit pas être furprife que celui qui la marchandoit la laiffe. Tous mes amants ne fe bornerent point a une fimple défertion. Quelquesuns fe vengerent du mépris que je leur avois témoigné, & s'efforcerent de me mortifier en accablant de politeffes des femmes qui m'étoient autrefois entiérement dévouées: mais comme j'ai toujours eu pourmaxime de traiterles gens proportionnellement a leur intelligence, je n'ai jamais tenu aucun homme d'efprit en fufpens , ni fouffert qu'il perdit a me faire la cour, un temps  196 Le Ródeur. qu'il pouvoit mieux employer, & je n'ai pour ennemis que des fats dont je méprife également le relfentiment & le refpeft. La feule peine que m'ait caufé ma chüte , a été la perte du crédit que j'ai toujours employé en faveur de la vertu, de 1'innocence & de la vérité. Je vois mes opinions méprifées , mes fentiments critiqués , mes arguments réfutés par ceux qui n'ofoienf me répliquer, & qui paroiffoient les premiers convaincus de ce que j'avancois. Les femmes ont entiérement rejetté mon autorité ; & dans les cas oit je m'en rappcrre aux favants qui font préfents, ces miférables me facrifient moi & mon fyftême a une plus belle robe-de-chambre que la mienne, & je me vois a tout moment contredire par des laches, qui n'avoient pu fe perfuader que Méliffe put fe tromper. II n'y a que deux perfonnes que je ne puis accufer d'avoir changé de conduite a mon égard depuis que ma fortune a changé. La première efl: un vieux Curé, qui a paffé fa vie dans lesdevoirs de fa profeffion , & qui s'eft également diftingué par fon favoir & par fa piété;  Le RSdeut. 197 f autre eft un Lieutenant de Dragons. Le Curé ne craignit point, dans le fort de mon élévation , de tancer mon orgueil, & de relever mes bévues; & le feul changement que je trouve en lui, eft qu'il eft aujourd'hui plus timide, de crainte que je ne traite fa franchife de groffiéretJ. L'Officier ne m'a jamais adreffé directement fes vceux , mais ne s'eft jamais écarté des regies de la politeffe. II les obferve aujourd'hui au point qu'il me préfente toujours la première taffedethé, fans fe mettre en peine fi le refte de la compagnie .s'en formaüfe ou non. C'eft-la, Monfieur. ce qui s'appelle connoitre le monde. II eft impoffible a ceux qui ont toujours , écu dans 1'aifance & la profpéri'é, de juger fainement d'eux & d'autrui. Les hommes riches & puiffants vivent dans une mafcarade continuelle, & ne font enrourés que de caracteres empruntés ; & nous ne connoiffons le cas qu'on fait de notre perfonne, que lorfqu'on n'a plus rien a craindre ni a efpérer de nous. Je fuis, &c. Mélisse. 1»)  198 Le Ródeur. N*. LXXVI. Samedi, 8 Décembre 1750. ■ ■ Silvis uil pajfim Palanus error ccrto de tramile pellit'. llle finiflrorfum , hic dextrorfum alit, unus utriqji* Error, fed variis illudit panibus. UOKACIi ,i Des gens qui fe trouvent dans un boÏ3,* & qui ne favent oü ils vont, s'écartent de,, leur route , les uns a droite, les autres a gauche. Hé bien, ces Meffieurs-la s'égarenr „ tous également du droit chemin, quoique haqüe homme trouve ailement quelque raifon pour s'eflimer, quel que foit le jugement que les autres portent de lui; & de-lè vient que ni la cenfure, ni le mépris, ni la conviction des crimes qu'il a commis, ne lui font que rarement perdre Peftime qu'il a concue pour fa perfonne. Ceux, a Ia vérité, qui s'en rapportent aux fairs extérieurs, peuvent le regarder avee horreur; mais Iorfqu'il en appelle ü ;fon propre tribunal, il trouve les fau-  Le Rêdeur. 199 tes qu'il a coramifes, finon entiérement effacées, du moins tellement palliées par la bonté de fon intention, & 1'exigence du motif, qu'il n'y trouve rien de criminel. Lorfqu'il examine fon caractere en gros, il découvre en foi tant de bonnes qualités cachées, tant de vertus qui ne demandent que 1'occafion d'agir, tant de fouhaits bienfaifants pour le bonheur d'autrui, qu'il trouve que c'eft a tort qu'on le blame d'une fimple faute, pendant qu'on ne fait aucune attention au caracfere général de fon efprit. II eft aifé de former de bonnes réfolutions, lorfqu'on n'offre a 1'efprit que des idéés abftraites de vertu, &c que des paflions particulieres ne nous écartent point du droit chemin. L'homme eft tellement porté a fe flatter, qu'il oublie fouvent la différence qu'il y a entre approuver les loix & leur obéir. Celui qui connoit les obligations de la morale, & qui flatte fa vanité en s'efforfant de les inculquer aux autres, fe croit zélé pour la caufe de la vertu, quoiqu'il n'obferve fes préceptes qu'autant qu'ils s'accordent avec fes defirs; & fe regarde comme un de fes plus I iv  aoo Le Ródeur. grands adorateurs, paree qu'il lone 'fa beauté, quoiqu'il livre fon cceur k la première de fes rivales qui fe pré- fente. II y a néanmoins quantité de perfonnes, qui, fans recourir a des raffinements fpéculatifs, vivent en paix avec elles-mêmes, par des moyens qui exigent moins d'efprit & d'attention. Lorfque leur cceur eft furchargé de la conviction d'un crime, au-lieu de chercher quelque remede en eux-mêmes, ils cherchent, parmi les autres ■hommes, quelqu'un qui foit entaché du même crime. Ils fe félicitent des imitateurs qu'ils ont, fe flattant que, quoiqu'on les chaffe de la fociété des honnêtes gens, ils ne feront point condamnés a refter feuls. On peut obferver, peut-être fans aucune exception, qu'il n'y a pas de gens plus prompts a découvrir Ia méchanceté d'autrui, ni plus ardents a 1'imputer, que ceux dont les crimes font vifibles & avérés. Ils veulent jouir d'une réputation fans tache, & ils envient ce qu'ils cherchent k détruire, I's ne peuvent fe regarder, ni comme moindres, ni comme plus corrompus  Le Ródeur. 201 que les autres; & de-la vient qu'ils abaiffent ceux avec Iefquels ils ne peuvent aller de pair. Aucun homme n'a jamais été méchant, fans éprouver quelque mécontentement fecret; & felon les différents degrés de vertu & de raifon qui lui reftent, ou il tache de fe corriger, ou k corrompre les autres, ou a regagner le pofte qu'il a abandonné, ou k engager les autres a imiter fa défedtion. On a toujours regardé la fouffrance d'autrui comme un allégement de la fienne, lors même que 1'union & la fociété ne contribuent ni k y réfifter ni k la prévenir. Cette raifon, & je n'en connois point d'autre, engage les méchants a chercher des complices: car a mefure que le crime devient commun , la honte diminue; & parmi un nombre d'hommes également déteftables, chaque individu eft k couvert de la honte , quoiqu'il ne foit point a i'abri des reproches de fa confcience. Un autre lénitif contre les remords, eft la contemplation, non point du même crime, mais de différents autres. Celui qui ne peut fe juftifier par fa reffemblance avec autrui, cherche I v  202 Le Ródeur. ♦quelqu'autre expediënt, & examiné 1'avantage qu'il peut tirer de la différence qu'il y a entre fes crimes & ceux des autres. II trouve aifément dans chaque homme, quelque défaut qu'il compare avec les flens; & comme il tient la balance dans fa main» il y ajoute ou en retranche fes circonftances qui Ie rendent plus grave ou plus léger. II triomphe alors de la comparaifon qu'il vient de faire, & jouit d'un calme parfait , non point a caufe qu'il peut nier les crimes qu'on lut reproche, mais paree qu'il peut également cenfurer fes accufateurs, & qu'il croit n'avoir plus è craindre les traits de la cenfurer paree qu'il a rempli Ie magafin de fa méchanceté de traits aufli aigus & auffi empoifonnés. Gette conduite, quoiqu'injufte, efï cependant adroite & fpécieufe, lorfque la cenfure a pour objet un écart vers 1'extrême oppofé. Un homme qu'on accufe de lacheté, peut, avec quelque apparence de raifon, rétorquer 1'argument contre le mépris flupide de la vie, & la témérité. Tout ce qui s'écarte de celle-ci , approche èe la poltronneriej & quoiqu'il foit vrai  Le Ródeur. 203 de dire que Ia bravoure , de même que les autres vertus, git entre des défauts oppofés, on peut cependant douter en quoi confifie le jufte milieu. Elle peut quelquefois en impofer a un efprit inattentif, en détournant fon atttention de lui-même, & la fixant fur le défaut oppofé; & en montrant les maux qu'il a évités par fa conduite, il peut cacher pour un temps ceux qu'il a occafionnés. Le vice n'eft pas roujours a même de trouver de pareils fubterfuges. Les hommes n'exténuent fouvent leurs propres crimes, que par des accufations vagues & générales qu'ils intentent aux autres, & s'efforcent de fe mettre en repos , en indiquant quelqu'autre proie a la cenfure. Ceux qui ont intérêt que les yeux & Ia voix du public s'occupent plus des autres que d'eux, ont foin de divulguer les bruits déshonorants qui courent, de confirmer tous les foupcons, de publier les fautes qu'on a commifes. Tous ces artifices, & un millier d'autres également vains & méprifables , font 1'effet de la conviétion qu'on a de Ia difformité du vice, dont perI vj  Le Ródeur. fonne ne peut fe dépouiller J & da defir abfurde de féparer Ia caufe de fes effets , & de jouir du profit du crime fans en encourir la honte. Leshommes cherchent Ie moyen de concilier le crime avec Ie repos; & lorfque la raifon s'oppofe k leurs defirs , ils mettent leurs pafïïons en jeu , dans 1'efpoir de l'étouffer. Les hommes dépravés ne cherchent pas tant k en impofer au public qu'a eux-mêmes: car lorfqu'aucune circonftance particuliere ne les rend dépendants d'autrui, 1'infamie nelc-s trouble qu'autant qu'elle réveille leurs remords, & que leur cceur leur fait entendre fa \'oix. La fentence qu'ils redoutent Ie plus, efl celle de la raifon & de la confcience, qu'ils voudroient attirer dans leur parti a tout autre prix que raccompliffement de leurs devoirs & 1'amertume du repentir. Ils employent pour eet effet mille ftratagêmes, ils comptent toujours fur quelque nouvelle expérience; & la mort les furprend enfin pendant que leurs facultés font occupées a réfifter a la raifon , & k étouffer les fentiments qu'ils ont du défaveu de Ia Divinité,  Le Ródeur. ■aoj N9. LXXVIL Mardi, n Décembre 1750. Os dignum aterno nitidum quod fulgeat Auro, Si mallet laudare Deum , cui fordida Monfira Prxtulit, & liquidam temeravit Crimine voccm. Prvdence. „ II mériteroït une flattie rl'or fi fa verve eür „ été animée par 1'amour de Dieu & de la vertu ; „ mais hélas! il a loué des fujets indignes, & „ fouillé fa langue par mille obfcénités". C^t A été de tout temps la coutume de ceux qui efperent d'acquérir de la diltinction 8c des richeffes par leur favoir 8c leur efprit, de fe plaindre de 1'ingratitude des hommes envers ceux qui les inftruifent, 8c du découragement que les Gens de Lettres éprouvent de la part de 1'avarice , de 1'ignorance, du mauvais goüt 8c de la barbarie de leurs contemporains. Rien n'affecte plus les hommes, que les maux qu'ils fouffrent, ou dont ils font témoins ; & comme ils n'ont jamais été généralement heureux, &. que  'io6 Le Ródeur. plufieurs n'ont point été récompenfés comme ils croyoient le mériter , quelques Ecrivains qui fe trouvoient dans le cas, & qui fe voyoient fruftrés de leur attente, ont déclamé contre leur fiecle & leur nation. II n'y en a aucun qui n'ait vécu dans un fiecle moins favorable aux fciences qu'aucun des précédents, & qui n'ait fouhaité d'être né dans un temps plus heureux , oh 1'on ne méprifat plus le mérite littéraire, & oü 1'on dédommageat les gens d'étude de leurs travaux par des égards & des récompenfés. On doit regarder la plupart de ces clameurs, comme 1'efFet d'un orgueil qui n'eft jamais fatisfait, comme le jargon d'un homme qui fe plaint de maux qu'il ne fent point, & comme les iieux communs d'une vanité qui cherche a fe diftinguer par le brillant des fentences & la fubtilité des remarquesOn ne peut cependant nier que ces plaintes ne foient fondées; & quoiqu'il foit évident qu'un fiecle & une nation ne mérite pas plus qu'une autre le reproche d'avoir méprifé les fciences & 1'érudition, il faut cependant convenir que le favoir doit avoir  Le Ródeur, 2öj rencontré de tout temps des obftacles,. & eiTuyé du mcpris & des perfécutions» II faut cependant bien fe garder de fe joindre immédiatement au cri public , ni de taxer les hommes de fe complairedansl'ignorance, &de déprimer Ia fupériorité des talents. Les Savants. nous ontinftruits eux-mêmes de leurs maux; & comme ils ne font point exempts de cette partialité avec Iaquel» Ie les hommes regardent leurs attions & leurs fouffrances, on doit conclure de-la qu'ils ont expofé leur caufe avee les couleurs les plus vives qu'ils ont pu employer. Le Logicien a mis en ufage toutes les fubtilités de fon art pour défendre la fïenne; le Rhétoricien a employé contre fon adverfaire tout ce que la haine & 1'indignation ont pu lui fuggérer. C'eft. une regie conflante & perpétuellede la juftice diflributive, de ne point croire un homme dans fa propre caufe. Puis donc'que dans la controverfe entre les Savants &c leurs ennemis, nous ne connoiffons que les raifons d'une partie , & de la partie la plus en état d'en impofer a notre raifon & k nos paflions, nous ne devons,  ioÊ Le Ró.ieur. nous décider que fur des faits incoh- teftables & des preuves abfolument évi- dentes. Je ne fais fi en agiffant de la forte, les Savants auront gain de caufe, ou fi on les plaindra plus qu'on n'a fait jufqu'ici. Examinons leur conduite fans partialité; ne permettons plus qu'ils dirigent notre attention k leur gré , ni qu'ils nous en impofent par leur favoir & les graces de leur éloquence. On trouvera peut-être alors qu'ils ne mentent pas un meilleur traitement, qu'ils s'attirent fouvent les malheurs dont ils fe plaignent, &c qu'ils ne manquent d'amis, que paree qu'ils manquent de vertu. II faut avouer de bonne foi qu'il y a peu de Savants qui vivént conformément aux préceptes qu'ils dorinént. On ne doit donc pas être furpris que 1'on méprife des gens qui régligent des devoirs dont ils connoiffenf 1'obügation. Comme on n'eft pas auffi maitre de fa facon de penfer que de fes acfions, je ne fais fi le fpéculatif n'encourt pas quelquefois des cenfures tropféveres; & fi ceux qui jugent de fa conduite par fes ouvrages, ne le croyent pas pire  Le Rêdeur. icvj que les autres, uniquementacaufe qu'ils s'attendoient a le trouver meilleur qu'il n'eft. Celui qui rectifie Ie cceur par fes écrits, qui réprime les defirs £c dompte les paflions, ne lailTe pas que d'être utile au genre humain, quoique ia conduite ne réponde pas toujours aux préceptes qu'il donne. Ses inftructions peuvent répandre leur influence dans des régions oü 1'on fe met peu en peine de favoir fi 1'auteur eft blanc ou noir, bon ou méchant, dans des temps oü fes fautes feront oubliées & confondues parmi des chofes dont on fe met peu en peine; & il peut allumer dans plufieurs milliers de perfonnes, une flamme qui ne brille que foiblement chez lui a travers la fumée de fes paflions & les vapeurs de fa pufillanimité. On peutregarder Ie moralifte vicieux comme un flambeau qui nous éclaire dans le labyrinthe tortueux de nos paflions, dont la lumiere s'étend plus foin que fa chaleur , qui éclaire tous ceux qui le voyent, Sz ne brüle que ceux qui en approchent trop prés. Cependant comme nous dévenons vertueux ou vicieux felon les gens qus>  aio Le Ródeur. nous fréquentons, celui dont les vicêS 1'emportent fur fes vertus, dans tout, 1'efpace ou les premiers peuvent s'étendre, n'a pas lieu de fe plaindre dó n'éprouver ni affect ion ni vénération, lorfque ceux avec lefquels il vit font plus corrompus par fa conduite qu'ils ne font éclairés par fes idees. L'aclmiration commence la oii la connoiffance ceffe; fes amis s'éloignent, mais fes ennemis fuivent de prés. Plufieurs ont ofé fe plaindre de ce qu'on négligeoit le mérite, Sc ont taxé leur fiecle de cruauté & de folie, quoiqu'ils n'ayent travaillé è augmenter ni la fagéffe ni la vertu de leurs lecteurs. ïls ont été tout-a-la-fois débordés dans leur conduite, & licentie*»* dans leurs écrits; ils ont non-feulement abandonné le chemin de la vertu, mais ils ont encore engagé les autres a fuivre leur exemple. Ils ont applani la route de la perdition, couvert de fleurs les épines du crime, Sc rendu la tentation plus féduifante Sc plus dangereufe. Quelques Auteurs qui tiennent un rang diflingué dans la république des Lettres, paroiffent n'avoir eu d'autre feut que de mettre le vice a la mode.  Le ESdeur. Ils ont affocié la débauche & le libertinage avec des qualités propres k éblouir la raifon & a captiver 1'affedtion, & allié 1'innocence & la bonté avec des foiblefTes qui ne peuvent que les expofer au mépris & a la dérifion. Ces fortes d'Auteurs trouvant naturellement des amis parmi les libertins, les étourdis & les débauchés, patTent leur vie dans les plaifirs , & fe repaiffent des promeffes de quelques miférables a qui leurs préceptes ont appris è méprifer la vérité; mais leurs protecteurs fe laffent enfin d'eux, fe rétirent peu-a-peu, 6c ils font furpris de fe voir abandonnés. Ils reftent également fans fecours, foit que leurs compagnons perfiflent dans leurs vices, foit qu'ils rentrent dans le chemin de la vertu ; car la débauche eft intéreffée 8c négligente, & ce n'eft que de la vertu que 1'homme vertueux doit attendre des égards. Florus dit en parlant de Catilina qui mourut au milieu des ennemis qu'il avoit tués de fa main, que fa mart tauroit illufré, s'il eüt péri en combattant pour fa patrie. On peut dire de même de la plupart des gens d'efprit qui ont lan-  *i* Le Ródeur. gui dans la pauvreté , tk vécu dans une incertitudecontinuelle, careffésou rejettés, flattés ouméprifes, felon qu'ils ont été plus ou mc:ns ütilës a leurs prétendus proteéteurs, que leurs malheurs mériteroient plus de compaftion, s'ils fe les étoient attirés par leur probité & leur piété. _ La méchanceté d'un Ecrivain libertin ou impie eft infiniment plus atroce que celle d'un débauche déclaré tk d'un raviffeur, non-feulement a caufe qu'elle étend fes effets plus loin, de même que la pefte qui infedfe 1'air eft plus deftruöive qu'un poifon fimple, mais è caufe qu'elle eft volontaire tk réfléchie. Unhonnête homme peut être quelquefois furpris par la violence d'un defir avant d'avoir eu le temps de réfléchir; lorfque 1'influence des appétits s'eft fortifiée par 1'habitude , il eft difficile d'y réfifter: mais comment juftifier la fcélérateffe & 1'impiété d'un Ecrivain qui cherche a corrompre les autres de propos délibéré ? Quel chatiment peut être proportionné au crime d'un homme qui employé la folitude de fon cabinet, a raffiner furladébauche; qui met fon efprit & fa mémoire  Le Ródeur. 213 a !a torture, pour laiffer lemonde moins vertueux qu'il ne Pa trouve; pour intercepter les efpérances de la génération naifTante, & tendre des pieges aux ames avec plus de dextérité ? Ce feroit avilir fa raifon, que d'examiner les motifs qui les font agir, & les excufes qu'ils peuvent alléguer. Si, faute de diftinguer le bien du mal, ils n'ont pas prévu les maux qu'ils caufoient, ils méritent d'être chaffés de la fociété,  Le Ródeur. 217 faires privées: ils 1'ont regardéecomme 1'effet de certaines qualités fupérieures auxquelles les gens du commun ne peuvent atteindre. Cependant je n'ai encore trouvé aucun acte de politique qui exige un effort extraordinaire , tk qu'on ne puiffe effectuer par Ie menfonge tk 1'impudence, fans le fecours d'aucune autre faculté. Parler contre fa penfée, promettre ce qu'on ne peut effectuer, flatter 1'ambition par des efpérances d'avancement, tk la mifere par des offres de fecours, appaifer 1'orgueil par une foumiflion apparente, & Finimitié par des careffes & des préfents , tout cela, dis-je, ne prouve rien de plus qu'une ame entiérement dévouée a fes intéréts, un vifage qui ne rougit de rien, tk un cceur fans fentiments. Ces moyens font fi bas & fi ignoMes, que celui qui ne fe fent aucun penchant a les employer, ne peut croire aifément que les autres les regardent avec moins dTiorreur que lui. II s'endort dans une fauffe fécurité, Si devient la proie de tous ceux qui fe glorifient de leur fubtilité , paree qu'ils favent profiter de fon fommeil, fe K vj  -u8 Le Ródeur. vantantd'un fuccès qu'ils n'auroient pas eu, s'ils n'avoient pas eu k faire a un homme plus honnête qu'eux, & qui n'a pu obvier a leurs ftratagêmes, bien moins par un effet de fa folie, que par celui de fon innocence. La méfiance eft un caradtere fi facheux & fi inquiet, qiTon la regarde, avec raifon, comme la compagne du crime. On prétend qu'on ne peut infiiger un fupplice plus cruel k un homme, que de Pempêcher de dormir. II n'y a point d'état qui reflemble plus a celui-la, que celui d'un homme dont ïa yigilance & la circonfpedtion font toujours en aöion, qui fe regarde comme environné d'ennemis cachés, qui n'ofe confier a fes enfants & k fes amis le fecret qui lui bourrelle le cceur & rinquiétude qui paroït fur fon vifage. Eviter k ce prix les maux auxquels la franchife & l'amitié pouvoient 1'expofer, c'eft acheter fa füreté trop cher, &, pour me fervir de re;;preflion du Satyrifte Romain, conferver fa vie par la perte de la feule chofe qui en fait le prix.. Camérarhis rapporte que les Prinses de 1'Empire vantant un jour da»s  Le Ródeur. n$ une diere leur félicité & les avantages de leurs domaines,un d'entr'eux, dont les Etats n'étoient remarquables ni par leur étendue, ni par leur fertilité, fe leva pour parler, tk que les autres 1'écouterent partagés entre la Gompaffion tk le mépris, jufqu'au moment qu'il déclara en faveur de fon territoire , qu'il pouvoit le traverfer fans gardes, & dormir, lorfqu'il étoit fatigué , fur les genoux du premier homme qu'il rencontroit. ïl auroit eu tort d'échanger un pareil avantage contre des palais , des patürages tk des ruilTeaux. La méfiance n'eft pas moins ennemie de la vertu que du bonheur. Celui qui eft déja corrompu , eft naturellement foupconneux; tk celui qui devient foupconneux, ne tarde pas a fe corrompre. Nous apprenons bientöt les fraudes dont nous avons fouffert. Ceux qui font une fois perfuadés qu'on a deffein de les tromper, fe croyent en droit de tromper les autres. Ceux même dont la vertu eft trop affermie pour fe buffer entrainer è 1'exemple tk pour employer le menfcmge , perdent une partie de 1'aifection tk de 1'eftime qu'ils  Le RSdeür. a voient pour les hommes, & de viennent moins zélés pour le bonheur de ceux a qui ils fuppofent le deflein de diminuer Ie leur. C'eft la raifon pour laquelle les vieillards , que leur long commerce avec les hommes a rendus foupconneux, font inflexibles & fëveres, peu touchés des foumiftions qu'on leur témoigne , infenfibles aux plaintes & aux fupplications. L'expérience fréquente qu'ils ont faite de quantité de miferes fimulées & de vertus affeflées, détruit avec le temps cette difpofition a la tendreffe &c a la fympathie, qui eft fi forte dansles jeunes gens. Celui qui implore la compaftïon & 1'afliftance d'un vieillard , s'expofe k Ianguir long-temps,. & a porter Ia peine des crimes qu'ont mérité avant lui des gens ingrats & indignes d'aucun bienfait. Les Hiftoriens ont certainement fort dë rapporter, fans aucune cenfure, les rufes de guerre qu'on a employées pour détruire un ennemi vertueux. La tempête, le défaut des vivres obligent un vaiffeau k relacher dans un port. L'équipage demande la permiftion de réparer fes dommages, d'acheter des vi«  'Le RSd'eur. vres, & d'enterrer fes morts. Les habitants ont affez d'humanité pour acquiefcer k fa priere. Ces étrangers entrent dans la ville avec des armes cachées fous leurs habits , tombent k Pimprovifle fur leurs bienfaiteurs, les mafiacrent fans aucune réliftance, & fèr rendent maitres de Ia place. Ils s'en retournent chez eux chargés de butin; & Ton rapporte leur fuccès, pour encourager les auires k imiter leur exem» ple. II efl: cependant certain que la guerre a fes loix, & qu'on doit la faire avec quelqu'égard pour Pintérêt univerfel' des hommes. On doit regarder comme les ennemis du genre humain, ceux qui, pour exercer leurs hoffilités, violent les loix inaltérables de la juftice & qui fe procurent quelqu'avantags par des moyens qui, s'ils étoient une fois adoptés, détruiroient toute bienveillance , priveroient les hommes des fecours qu'ils ont droit d'exiger les uns des autres, & rempliroient le monde de foupcon & de malveillance. On efl: obligé de rendre ce qu'on a acquis de la forte ; & ceux qui ont fait des conquêtes a la faveur de pareilles trahi-  132 Le Ródeur. fons, méritent d'être exclus delapro- teétion de leur pays natal. Celui qui commet une fraude, eft coupable non-feulement de 1'injure qu'il fait a celui qu'il trompe , mais encore de la diminution de eette confiance qui affure tout enfemble & le repos & 1'exiftence même de la fociété. Celui qui fouffre de Pimpofture, perd fouvent plus du cöté de fa vertu , que de celui de fa fortune; mais comme on ne doit point encourager le vol par fa négligence , il eft auffi de notre devoir de ne point éteindre Ia bienveillance par trop de méfïance. II vaut mieux fouffrir du mal que d'en faire a autrui, & être quelquefois trompé, que de ne fe fier a perfonne.  Le Ródeur. *33 N°. LXXX. Samedi, 12. Décembre 1750. Vides ut aha ftet Nive candidum SoraHe, nee jam fulftineant Onus Sihat laborantes. 1 HOKACE, i, Vous voyez que Ie mont Sora£le eft cou,, vert de neige & que les forêts n'en peuvent „ qu'a peine fupporter le poids ". ommeIaProvïdenceacréé I'ame humaine un être actif, toujours avide de Ia nouveauté, & de quelque nouvelle jouiflance, elle a pareillement adapté le monde a cette difpofition. II eft formé pour entretenir fes efpérances par des viciffitudes continuelles, & pour prévenir fa fatiété par un changement perpétuel. De quelque cöté que nous nous tournions, nous trouvons quelque chofe qui excite notre curiofité, & engage notre attention. Nous épions peu dans le crépufcule du matin le lever du  *34 Le Ródeur. ioleil, nous voyons le jour diverfifié par des nuages, & nous offrir de nouvelles fcenes a mefure qu'il augmente. Quelques heures après, nous voyons les ombres s'allonger, le jour décliner, & faire enfin place a une multitude de globes, qui different les uns des autres par leur grandeur & leur éclar. La terre change d'apparence a mefure que nous Ia parcourons; les bois nous offrent leur ombre, & les champs leurs moiffons; les montagnes nous offrent une perfpective charmante; les vallées nous invitent par leur fraicheur & par la variété des fleurs dont elles font remplies. f Les Poë'tes ont mis au nombre des félicités de 1'age d'or, 1'exemption du changement des faifons, & un printemps continuel; mais je doute que,' dans eet état de bonheur imaginaire , ïls ayent fuffifamment pourvu a ce defir infatiable de nouveaux plaifirs , qui paroït caraéférifer la nature de I'homme. Le fentiment que nous avons du plaifir, eft en grande partie comparatif, & réfulte tout-a-la-fois de Ia fenfation que nous éprouvons, & de celle dont nous confervons Ie fouve-  Le Ródeur. 235 nir. Par exemple, le repos qui fuccede a la fatigue, nous plait pendant quelque temps; nous fentons avec plaiiir le corps reprendre fa chaleur naturelle après un froid rigoureux , mais notre plaifir ceffe dès que le froid eft paffe. Nous fommes obligés de perdre notre bien-être pour le gouter, 6c de nous procurer un nouveau bonheur par des peines volontaires. II y a tout lieu de croire, quoique 1'imagination fe repaiffe de la defcription de régions oü il ne regne d'autres vents que les zéphyrs, oü 1'on ne voit que des prairies émaillées de fleurs, des arbres couverts d'une verdure perpétuelle, que nous nous lafferions bientöt de cette uniformité , que nous tomberions dans 1'ennui, faute de nouveaux objets, que nous prierions le Ciel de varier les faifons, & que nous nous croirions amplement dédommagés des inconvénients de Pété 6c de Phyver, par les nouvelles perceptions du calme 6c de la douceur des variations intermédiaires. Chaque faifon a un pouvoir particulier de frapper 1'efprit. La nudilé 6c la rudelfe de la terre pendant 1'hy-  236 Le Ródeur, ver, nous remplit d'étonnement, nous rend penfifs 6c rêveurs; Ia grandeur de la fcene augmente, a mefure que la variété diminue; 6c 1'efprit eft plein tout-a-la-fois des idéés mixtes du préfent 6c du pafte, des beautés qui ont difparu de devant fes yeux, & du dégat & de la défolation dont il eft témoin. Milton obferve que celui qui négligé de vifiter Ia campagne dans le printemps, & fe privé des plaifirs qui font alors dans leur première fraïcheur, eft coupabk de mauvaife humeur contre la ïiature. En fuppofant que les différentes faifons exigeni de nous différents devoirs, on peut également taxer de défobéiffance envers la nature, celui qui regarde avec indifférence les glacés qui couvrent les montagnes & la nudité des forêts. Le printemps eft Ia faifon de Ia gaiété, & 1'hyver celle de la terreur. Dans Ie printemps, le cceur s'épanouit a la vue du bonheur 6c de 1'abondance qui regnent; dans 1'hyver, il compatit a Ia calamité univerfelle, &C répand des Iarmes de tendreffe , en fe repréfentant le befoin 6c les cris de tant de malheureufes créatures qui fouffrent,  Le Ródeur. 237 Peu de gens (ont enclins k fe livrer volontairement au chagrin, Sc je n'exïge pas d'eux qu'ils s'y livrent au-delè du degré néceffaire pour maintenir dans fa vigueur cette fympathie Sc cette tendrefie habituelle, qui, dans un monde auflï malheureux que celui-ci, font nécelfaires pour nous porter a remplirnosdevoirsles plus importants. On regarde généralement 1'hyver comme la faifon des plaifirs Sc des divertiffements domeftiques. Les amateurs des plaifirs nous invitent rarement a fortir, que nous ne rentrions chez nous avec encoreplusde fatisfacfion; Sc après que nous avons oui les hurlements de la tempête, & fenti la rigueur du froid, ils fe félicitent les uns les autres de fe trouver dans une chambre bien clofe, anprès d'un bon feu, Sc k une bonne table. L'hy ver nous porte naturellement k Ia joie & a la converfation. On ne bannit jamais plus les diftincfions, que lorfqu'on eft menacé en commun de quelque calamité. Tout le monde fe ligue contre un ennemi que 1'on craint. La rigueur de 1'hyver attire généralement auprès du feu ceux a qui 1'op-  238 Le Ródeur. pontion d'ïnclinations & la différence d'emplois ont fait prendre des directions contraires durant les autres faifons de 1'année. Lorfqu'ils font affemblés , & qu'ils trouvent leur intérêt mutuel a refter enfemble , ils tachent de fe plaire les uns aux autres par des complaifances réciproques , & ibuhaitent la continuité de cette faifon fociale, malgré tout ce qu'elle a de dur & de défagréable. L'hyver eft pour les gens d'étude le temps le plus propre au travail. L'obfcurité & le filence recueillent 1'efprit, & concentrent les idéés; & Ia privation des plaifirs extérieurs nous engage naturellement a nous procurer quelque amufement domeftique. C'eft le temps dans lequel ceux qui favent s'amufer, font plus convaincus que jamais de leur bonheur. Pendant que les cléments les condamnent a la retraite, & les privent des divertiffements auxquels on fe livre pour hater la fuite du temps, ils trouvent de nouveaux fujets d'occupation, & fe garantiffent de 1'ennui inféparable de 1'oifivété. On ne peut exiger que tous les hommes foient Poëtes &: Philofophes. II  Le Ródeur. 139 faut néceffairement que la plus grande partie vaque aux petites affaires de la vie, & qui font en effet petites, non point rélativement a leur influence fur notre bonheur, mais eu égard aux talents néceffaires pour les ménager. Ces derniers ont plus befoin que les autres de moyens pour paffer agréablement les heures que leurs occupations leur laiffent, ou que la nature les oblige de confacrer au repos. Je voudrois qu'ils connuffent affez le prix du temps, pour trouver des amufements plus utiles & plus nobles que les jeux ordinaires, qui non-feulement fatiguent Tefprit fans 1'améliorer, mais qui fortifient les paffions , telles que 1'envie Sc 1'avarice, & conduifent fouvent a. la fraude, a la prodigalité, a la corruption tk a Ia perdition. II efl indigne d'un être raifonnable d'employer Ia plus petite portion du temps qui nous efl affignée, fans qu'elle tende diredlement ou indireclement au but de notre exiflence. Je fais qu'on ne peut pas employer tout fon temps a acquérir des connoiffances, & a pratiquer les devoirs que la morale & la religion nous impofent; mais je prétends qu'on ne doit point Tem-  240 Le Ródeur. ployer d'une maniere incompatible avec la fagefle & Ia vertu , & fans fe rendre capable de faire un meilleur eraploi de 1'avenir. II n'eft prefque pas poftible de paffer une heure dans une converfation honnête, fans fe féliciter, lorfqu'on en fort, d'en avoir tiré quelque avantage; mais un homme peut remuer les cartes & les dez du matin au foir , fans qu'il puiffe retracer aucune idéé dans fon efprit, ni fe rappeller fa journée autrement que par un coup heureux ou malheureux qu'il a fait, & un fouvenir confus de paflions agitées & d'altercations bruyantes. Comme 1'expérience a infiniment plus de poids que les préceptes, je prie ceux de mes leéteurs qui cherchent a paffer paifiblement leur hyver, d'examiner quels font ceux de leurs amufements paffés qui leur ont procuré Ie plus de fatisfaéfion, & de revenir k ceux qui peuvent donner le plaifir le plus durable. N°. LXXXI.  Le Rèdeur. 241 N°. LXXXI. Mardi, 25 Décembre 1750. Difciu juftitiam moniti. —— VlRGHÏ, Apprenez a n'étre point injuftes O N peut mettré au nombre des queftions qu'on a agitées fans les décider, la préféance ou la fupériorité d'une vertu fur une autre, qui a long-temps fourni un fujet de difpute a ceux a qui leur loifir a fait chercher de Poccupation dans le monde intellectuel èc qui fe font peut-être quelquefois écartés de la pratique de leur devoir favori, par leur zele k hater fes progrès & leur attention k le célébrer. On peut regarder 1'infolubilité de cette difpute, comme une preuve de la tendreffe de la providence pour les hommes. Elle paroit en ce qu'elle leur a facilité 1'acquifition des chofes, a proponion qu'elles leur font plus néceffaires. On s'appercoit fans difficulté que Tornt II. L  242 Le liódeur. 1'on doit pratiquer tous les devoirs moraux, a caufe que leur ignorance & leur incertitude plongeroit immédiatement le monde dans la confufion & la détreffe ; mais on peut continuer de difcuter, fans aucun inconvénient, quel efl: le devoir le plus effentiel pour pouvoir le remplir dans le befoin. Le bonheur des hommes ne dépend point de Popinion , mais de la pratique ; & les difputes purement fpéculatives font peu importantes en elles-mêmes, quoiqu'elles ayent quelquefois échauffé un difputant, ou procuré une fa&ion. On ne peut lire les hiftoires évangéliques du divin Auteur de notre religion, fans obferver combien peu il favorifoit la vanité des recherches fpéculatives; qu'il s'eft moins attaché a contenter la curiofité, qu'a foulager la détreffe, & qu'il a mieux aimé que fes Difciples fe diftinguaffent par leur bonté que par leur érudition. Ses préceptes tendent immédiatement a 1'obfervation des principes moraux, & a la direftion de la conduite journaliere, fans oftentation fans art, ils font tout-èla-fois fimples &inconteftables, telsque 1'homme le plus fimple peut les con-  Le Ródeur. 243 cevoir, èc tels qu'on ne pent s'empêcher d'en comprendre le lens, a moins qu'on n'ait pas la volonté de Ie découvrir. La regie de Ia juftice que nous devons obferver envers autrui, eft trésclaire & très-intelligib!e. Agijfe^ avec autrui, comme vous voule^ qiüon agijjï avec vous. On peut par cette loi ajufter routes les prétentions qui intéreftent la confcience. Chaque homme en trouve Pexpücation dans Ion propre cceur, & peut toujours 1'obferver fans autres qualifications que 1'honnêteté d'intention & la pureté de volonté» II a cependant plu a quelques Sophiftes, de répandre fur cette loi un brouillard qui leur a offufqué la vue, Pour embrouiller ce principe univerfel, ils ont examiné fi un homme qui connoït 1'injuftice de fon deur, eft obligé de le fatisfaire dans autrui : mais il n'eft pas befoin de délibérer long-temps pour conclure que nous ne devons approuver que les defirs qui s'accordent avec 1'équité; que nous ne devons avoir aucun égard pour ceux que nous condamnons en nous-mêmes, & auxquels nous favons qu'il eft de notre L ij  244 Le Ródeur. devoir de réfifter, quelqu'imprefiion qu'ils produifent fur notre iniagina- tion. Un des cas les plus fameux qu'on aitallégués, & qui demande quelques lumieres de la part de Ia confcience, pour le concilier avec la regie dont je viens de parler, eft celui d'un criminel qui implore de la part de fes juges une clémence qu'il fait qu'ils fouhaiteroient d'éprouver, s'ilsfe trouvoient dans la même fituation que lui. La difficulté de ce fophifme s'évanouira, fi 1'on fe rappelle que le criminel fe trouve entre deux parties, favoir celles qu'il a offenfées, & la communauté , dont le Magiftrat n'eft que Ie miniftre, & qui lui a confié la fureté publique. Le Magiftrat qui fait grace è un homme indigne de pardon, trahit Ia confiance qu'on a mife en lui, donne ce qui ne lui appartient point, &C fait a autrui ce qu'il ne voudroit pas qu'on lui fit. La communauté même, qui eft encore plus en droit d'accorder ces graces arbitraires , eft liée par les loix qui intéreffent la Répüblique , &c ne fauroit approuver une tolérance capable d'encourager la mé-  Le Ródeur. 145 chanceté, 8c d'affoiblir la confïance Sc la févérité générale, a laquelle tout le monde eft également intéreffé, Sc qu'il eft par conféquent obligé de maintenir. II s'enfuit donc que 1'Ëtat n'eft pas en droit de procurer un afyle général a tous les fugitifs , ni d'accorder fa protection a ceux qui ont mérité la mort pour des crimes contre les loix de Ia morale, que toutes les nations adoptent, paree qu'aucun peuple nepeut, fans enfreindre la ligue univerfelle des êtres fociables, encourager sparl'efpoir de 1'impunité Sc de la füreté, les hommes a commettre dans un autre domaine des crimes qu'ils puniroient dans le leur. Ceux qui ont commenté Sc étendu cette regie fondamentale , ne font tombés dans cette incertitude 8c cette irréfolution, que pour avoir confondu ce que les cafuiftes les plus exacts ont foin de diftinguer, je veux dire les devoirs de jujlice , & les devoirs de charité. La principale intention de ce précepte, eft d'établir une regie de juftice; 8c je défie au plus grand Sophifte d'alléguer une feule difficulté qui puiffe en empêcher 1'application, lorfqu'on L iij  246 Le Ródeur. 1'exprime de la forte : Que tout homme: reconnoiffe dans autrui k droit qu'il réyendiqueroit'■, s'il fe trouvoie dans les mêmes circonjlances. Les devoirs de charitê dont nous fommes tenus, non point fimplement paree que la juftice les exige, mais a caufe qu'ils font diclés par la bienyeillance, admettent par leur nature une plus grande complication de circonftances, & une plus grande liberté de choix. La juftice eft d'une néceffité univerfelle & indifpenfable; tk ce qui eft néceftaire,. doittoujours être lianité, uniforme Sl diftinct : mais 1'inclination a faire du bien,. quoiqu'elle nous foit généralement recommandée par la religion & qu'elle foit également néceftaire pour nous concilier la faveurdivine, eft, pour la plus grande partie, quant k fes fimples actes, volontaire & dépendante de notre choix. Nous pouvons certainement, fans faire du torta notre prochain, accorder, dans la diftribution de nos bienfaits, quelque chofe k nos affeöions, & varier la mefure de notre libéralité felon nos opinions, nos vues, nos efpérances & nos craintes. Cette regie n'eft cependant  Le Ródeur. 147 point déterminée Sc abfolue quant aux offices de bienveillance & aux afles de libéralité , paree que la libéralité Sc la bienveillance changeroient de nature, fi elles étoient déterminées ; car comment pourroit-on dire que nous fommes compatiffants Sc charitables, paree que nous donnons ce qu'il nous eft défendu de refufer? Nous ne faurions cependant régler notre bienveillance que par ce précepte; car nous ne pouvons fentir les befoins Sc les foulfrances d'autrui, qu'en nous mettant dans Ie même cas qu'eux, ni proportionner notre fecours par d'autre r^gle que celle qui nous enjoint de faire a autrui ce que nous voulons qu'on nous falfe.il arrivé néanmoins affez généralement que celui qui donne Sc celui qui recoit, n'ont pas la même opinion de la générofité; la même partialité pour nos intéréts porte 1'un a exiger plus qu'il ne doit, Sc 1'autre a ménager fes largeffes. L'infirmité de la nature humaine ne permet point qu'on laiffe languir un homme dans le befoin, pour juger de la tendreffe de fes amis , Sc s'ils ont fait pour lui ce qu'ils devoient, jufqu'ace qu'il foit L iv  *4^ Le Ródeur. délivré de fes peines. Nous fommes' obligés de lui accorder, non point ce que nous defirerions, mais ce que nous exigerions nous - mêmes, paree que, quoique nous puiflions aifément connoitre nosprétentions, il nous eft impoftible de fixer 1'étendue de nos efpérances., Dans toutes les queftions que Ton fait toiichant la pratique des vertus volontaires & occafionnelles, leparti le plus fur que puiflent prendre ceux qui ne font point retenus par des craintes. fuperflues, eft de fe déterminer contre leur propre inclination , tk de faire plus qu'ils ne fe croyent être obligés de faire a Ia rigueur. Tout homme doit tenir pour certain, que s'il changeoit d'état avec celui qui a befoin de luj . il exigeroit beaucoup plus qu'il n'a actuellement intention d'accorder; & que lorfque Ia raifon n'a point de regie fixe, & que nos paftions cherchent 3 nous féduire, le mieux qn'un hommefage puiffe faire, eft de prendre le parti le plus für.  Le Ródeur. 149 N°. LXXXIL Samedi, 29 Décembre 1750. Omnia Cafior emit-, fic fiet- ut omnia vendat. Martiai, » Celui qui achete fans difcernement , eft. » bientöt obligé de revendre ". AU R O D E U R. IVf ONS I E U R Je crois pouvoir me difpenfer d'un long préambule pour mériter votre attention, lorfque vous faurez que je fuis le Vïrtuofo Ie plus zélé & le plus laborieux que ce fiecle ait produit 7 & que je me fuis attiré mille incom vénients par Pardeur, la curiofité & la perfévéranee avec laquelle j'ai cherehé a amafïer toutes les praduétions de la nature & de 1'art. On s'appercut du moment que j'entrai dans le monde, qu'il j. avoit quebL v  2 5° Le Ródeur.. que chofe d'extraordinaire dans ma difpofiaon ; on fut étonné de la fupériorité de mon génie. Je fus toujours ennemi des bagatelles; je brifois k 1'inftant toutes lespoupées que ma mere me donnoit, pour pouvoir découvrir leur ftrucrure Sc. les caufes de leurs mouvements. Je n'aimois que mon hochet de corail; & je ne fus pas plutot en état de parler,que je fis, comme Peirefc, mille queftions k ma gouvernante , qu'elle ne put réfoudre. A rnefure que j'avancai en age, je devins plus férieux Sc plus penfif; Sc au-lieu de m'amufer k des bagatelles comme les autres enfants,.je m'occupai k ramaflér quantité de raretés naturelles, & ne rentrai jamais chez moi fans apporter quelques pierres d'une forme particuliere, ou quelques infeöes d'une efpece extraordinaire. Je n'entrai jamais dans une vieille mailon, fans arracher les carreaux peints que je trouvois, & je regrettai mille fois de n'être\ pas né dans ce fiecle heureux, oii le gouvernement ordonna de démolir les couvents 8c les monafteres, 8c de brifer leurs fenêtres.. Etant né avec du goüt pour les con-  Le "Ródeur. 251 noiffances folides, je paflai ma jeuneffe fanséprouver ce trouble que nous caufent nos paflions & nos defirs; 6c n'ayant aucun goüt pour Ia compagnie des jeunes garcons 6c des jeunes filles qui ne s'entretiennent que de jeux, de modes ou d'amour, je pouffai mes recherches avec une diligence incroyable, 6c j'amaffai plus de pierres, de mouffes 6c de coquillages qu'on n'en trouve dans les colledions les pius célebres r dans un age oü la plupart des jeunes gens font encore en tutelle, 6c ne cherchent a fe faire diftinguer que par leur parure 6c leur air évaporé.. J'héritai è I'age de vingr-deux ans, de mon pere, d'une petite terre, 8c d'une groflé fomme d'argent qu'il avoit placée dans les fonds publics. Je vous avouerai que je ne le regrettai pas beaucoup, paree que c'étoit un homme fans génie, qui s'étoit plus attaché a s'enrichlr qu'a s'inftruire. II régretta une fois dix fchelings que j'avois donnés pour i'aiguiüon d'un frêlon, quoique 1'été fut très-humide, 6c que ces- infeóïes fuflent extrêmement Fares» II me recommanda fouvent d'éL v|  M.v Le Ródeur. tudier la médecine, difant qu'elle me procurercit tout a-la fois le moyen de contenter le goüt que j'avois pour 1'Hiftoire naturelle, & celui d'augmenter ma fortune en faifant du bien aux hommes. Je 1'écoutai, Monfieur, avec pitié ; & voyant, qu'il m'étoit impoffible d'infpirer, de félévation a un efprit né pour ramper, je le Iaiffai fe leurrer lui-même de 1'efpérance que je fuivrois un jour fon confeil : car vous favez qu'il y a des gens avec lefquels il efl inutile de difputer, lorfqu'ils fe font une fois mis une. idéé dans la têfe. Me trouvant le maitre de fuivre mon inclination , je donnai plus d'étendue a ma curiofité, & ne me bornai plus a ces curiofiiés qui n'exigent que du jugement &c de 1'induftrie, paree que je m'appercus qu'on pouvoit les avoir pour rien. Je tournai toutes mes penfées du cöté des Exotiquts & des Anüques; tk comme je paffois pour protéger les gens d'efprit, quantité de gens fe rendoient a mon lever, les uns pour voir- mon cabinet, les autres pour 1'enrichir ,.. en-- me vendam ce qu'ils avoient- apporté des pays étrangers,.  Le Ródeur. i^y J'avois toujours rnéprifé ces efprits bornés qui fe contentent de cultiver une feule fcience. Je les embraffai toutes, faché qu'elles n'euffent pas plus d'étendue;. mais comme nos facultés ne font pas toujours proportionnées a notre volonté, je fus obligé d'allerpasa pas, tk de me contenter de ce que le hafard ou la générofité de mes amis me procuroit. Je me propofai cependant un but, & n'imitai point Pimprudence de ceux qui commencent mille collections , & qui n'en achevent aucune. Gom me j'aimois la géographie , je commencai par recueillir toutes les cartes qu'on avoit drefTées dans les fiecles d'ignorance & de barbarie, fans Ie fecours de la planimétrie tk des obfervations. Je fuis venu k bout d'en former a grands fraix un gros. volume, dans lequel il n'y a peut-être pas un feul pays placé dans fa vraie fituation, mais qui peut être utile k ceux qui veulent connoitre. les erreurs des anciens Géographes.. Mais ma, paffion dominante efl le patriotifme.. Mon.principal foin a été de me procurer les prodüöions de mon pays-j.Sc comme le Roi Alfred receyo.it;  25-4 Le Ródeun le tribut des Gallois en têtes de loups,, j'ai permis a mes vaffaux de me payer leurs eens en papillons. Ayant épuifé la tribu papilionnacée, je me tournai vers les autres animaux, & j'ai amaffé par ce moyen aifé la plupart des vermifieaux & des infeeïes, que la terre, Peau & Pair fourniffenf.. J'ai trois efpeces de vers de terre que les Naturaliftes ne connoiffent point, un nouvel éphémere, & quatre guêpes, qu'on a prifes dans leurs quartiers d'hy ver. J'ai trouve fur mon terrein la plus grofle touffe de gazon qu'on ait jamais vue, & j'ai une fois accepté, pour une demi - année du revenu que me rapportoit un champ de froment, un épi qui contenoit plus de grains que n'en contient ordinairement une tige entiere.. Un de mes tenanciers a négligé fes intéréts au point de ne me procurer , pendant un été entier, que deux taons de la plus petite efpece. J'étois a la veille de le faire exécuter pour les arrérages, lorfqu'il trouva, par bonheur, une taupe blanche qu'il m'apporta, de maniere que je le tins quitte, & le récompenfai encore généreufement».  Le Ródeur. 255, Ces acquifitions m'ont fi peu coüté, que je rougirois d'être mis a fi bon marché au rang des Virtuofi.. Rien de ce qui efl' digne d'un homme fage, n'a échappé è ma connoiffance. J'ai mis a contribution Tanden & le nouveau monde: & j'ai été également attentif aux iiecles paffes & au notre. Je puis montrer, pour 1'éclairciffement de Thiftoire ancienne, un marbre, dont Tinfcription n'efrpaslifible, mais qui ,a en juger par quelques lettres qui reftent, paroït être Tofcane , &c avoir été gravée avant la fondation de Rome. J'ai deux morceaux de porphire qu'on a trouvés parmi les ruines d'Ephefe , tk trois lettres qu'un favant voyageur a détachées des monuments de Perfépolis; une pierre du pavé de TAréopage d'Athenes , une plaque fans figures ni caraöeres, que Ton a trouvée a Corinthe, & que je crois par conféquent être de ce métal que Ton prifoit anciennement plus que Tor. J'ai du fable du Granique; quelques. pieces du mortier qui cimentoit Taquecluc de Tarqui.n; un ftr de cheval qui; fe caffa fur Ia voie deFlaminiüs, & une motte aveccinq marguerites de la plaine de Pharfale..  Le Ródeur. Je ferois faché d'exciter 1'enviè de quelque curieux moins heureux que moi, par un étalage trop pompeux de mon tréfor fcientifique; mais je nepuis m'empêcher d'obferver qu'il y a peu de régions du globe qui ne foit honorée dans mon cabinet par quelque mémorial. On dit que les Rois de Perfe, pour montrer 1'étendue de leur Empire , faifoient fervir a leurs tables des vins du Gange & du Danube : je puis montrer une phiole, dont 1'eau a été autrefois un glacon du Caucafe ; une autre, de la neige fondue fur le fommet du mont Atlas; une troifieme, qui contient Ie fuc d'un ananas du jardin d'Hif pahan; & une quatrieme, de 1'eau de 1'Océan Pacifique. Je crois écrire a un homme qui s'intéreffe a 1'honneur que mes travaux ont proeuré a ma patrie, & je vous dirai par conféquent que Ia Grande-Bretagne peut fe vanter de pofféder un colimagon pris fur la granda muraille de Ia Chine; d'une forte d'oifeau murmurant, qu'une Princeffe Américaine portoit pendu a fon oreille; de la dent d'un éléphant qui fervoit de monture a la Reine de Siam; de ia peau d'un linge qui appartenoit au;  Le Rodeur. z^j grand-Mogol; d'un ruban que portoit une fuivante de 1'lmpératrice de Tui quie , & du cimeterre d'un foldatd'Abas le Grand. Dans le choix des antiquités de chaque pays que j'ai recueillies, j'ai eu plus d'égard a leur utilité & a leur valeur intrinfeque , qu'a 1'opinion d'autrui. J'ai, par exemple, une bouclé de cheveu de Cromwell, enfermée dans une boite faite d'un morcean du chêne royal; de la fciure du certueil du Roi Richard, & une commilïïon fignée-par Henri VII. J'ai Ja même vénératiou pour la fraife d'Elifabeth, & la pantoufle de Marie d'Ecoffe; & je perdrois lans le moindre regret une pipe de Ralleigh, & un étrier du Roi Jacque?. J'attache Ie même prix a un gant de Louis, a un dez k coudre de la Reine Marie, au bonnet fourré du Czar, & a la botte de Charles de Suede. Vous devez aifément comprendre que je n'ai point fait ces acquifitions lans dimimfer ma fórtune. Comme on favoit que je nevregardois point a Ia dépenfe, on me faifoit toujours payer leschofes Ie doublé de ce qu'elles valoient. Ma curiofité trafiquant avec  258 Le Ródeur. 1'avarice, les richeffes de Pinde n'auroient pas fuffi pour la fatisfaire. J'employai peu-a-peu les fonds que j'avois, a enrichir mon cabinef. Je me propofois d'en demeurer la, & de vivre paifiblement dans ma terre ; mais Ia vente de la collection Harleienne ébranla ma réfolution. J'engageai ma terre, & j'achetai trente médailles que je ne connoiffois point. J'ai tant acheté, que je ne puis plus rien acheter, Sc que mes créanciers dnt enfin faifi. mon cabinet. Me voila donc condamné k difperfer ce qu'on ne pourroit raffembler dans 1'efpace d'un fiecle. Je me foumets k ce que je ne puis empêcher, & j'anoncerai dans peu une vente. J'ai trouve moyen de fauver un caillou que Tavernier a amaffé fur le bord du Gange. Je vous Penvoye, &c n'exige de vous d'autre récompenfe, finon de recommander mon catalogue au public. Quisquilius.  Le Ródeur. 259 N°. L XX XII I. Mardi, i". Janvier 175 r. Hifi utilt eft quoi facias ftulta eft gloria. PhjïDRUS. » Ie favoir n'eft eftimable , qu'autant qu'ii » conduit a quelque chofe d'utile ". L A lettre que j'ai publiée dans ma derniere feuille , me conduit naturellement a des rcflexions fur cette ardeur pour les curiofités que 1'on méprife 8c que Ton tourne fouvent en ridicule, 8c qui peut-être n'eft blamable que paree qu'elle eft dénuée des circonftances qui donnent du luftre aux vertus morales, 8c qui font abfolument nécefTaires pour donner de la grace 8c de la beauté aux actions indifférentes. Le favoir donne tant de fupériorité a ceux qui le pofledent, qu'il auroit probablement échappé a la cenfure, s'ils avoient été d'accord entre eux : mais comme Tenvie 8c la rivalité ont divifé la république des Lettres en fac-  2 Tome IJ, M  266 Le Ródeur. encourager a nous promettre la même réputation, fi nous pratiquons les mêmes vertus. On ne peut donc pas dire que le Virtuofa foit un homme tout-a-fait inutile ; mais peut-être a-t-il quelquefois tort de s'occuper de chofes au-delfous de fon génie, tk de perdre dans des fpéculations inutiles un temps qui , s'il Teut employé a des études plus nobles, auroit pu répandre une nouvelle lumiere fur le monde intellectuel. Ce n'eft jamais fans chagrin que je vois un homme raifonnable & inventif s'enrölerdans cette claffe fecondaire de Savants : car lorfqu'il a une fois découvert un moyen de fatisfaire le defir qu'il a de fe faire un nom plutöt a force d'argent que de travail, tk qu'il a goüté tout enfemble les douceurs d'une vie tranquille tk oifeufe, & de la réputation que procure le favoir, il ne s'alfujettit pas aifément au travail de penfer, tk a abandonner fes colifichets pour des arguments tk des principes; pour des arguments qui exigent de la circonfpecfion & de la vigilance, &£ des principes qu'on ne peut acquérir que par une profonde méditation. II  Le Ródeur. 16f s'enferme pour toujours avec fes coquillages & fes médailles, en cela femblable aux compagnons d'Ulyffe, qui ayant goüté le fruit du Lotos, ne voulurent plus s'expofer aux dangers de la mer, quoiqu'on leur promït qu'ils reverroient leur patrie. 'AKK' etvTil #a\ÖJ»7a pC6T' kvi'pclS't A&>T5<&yoia-i, "Acotov kpeTl'op.eifoi ftscsjttój', votx ts Kater* Seu, Ces fortes de colleétions font utiles aux Savants, comme les monceauxde pierres & les piles de charpente le font k un Architefte. II ne faut pour fouiller une carrière & creufer un champ, d'autres qualités que Ie travail & la perfévérance ; & qiroique le génie puiffe fouvent refter clans 1'inaction fans ce foible fecours, on ne doit cependant pas en faire grand cas, paree que tout homme eft en état de le procurer. Un efprit borné fe contente d'être au rang des Savants du fecond ordre: eet honneur lui fuffit; mais les différents talents exigent des taches difféM ij  a68 Le RSdeur. rentes. II eüt été indigne de Palladio de tailler une pierre; & il n'auroit pas convenu a. la fagacité de Newton, de s'amufer a des fleurs & des coquil- lages.  Le Ródeur. 269 N°. LXXXIV. Samedi,8 Janvier 1751., Cunarum futras motor, Charideme, mtarum. Et pueri cujlos, afiduufque comes. Jam mihi nigrefeunt tonfa fudaria barba, —— Sed tibi non crevi : te nojler villicus horret: Te difpenfator, te domnus ipfa pavet. Corripis , obfervas , qucreris, fufpiria duels. Et vix a ferulis abjlinet ira manum. Martul, it Vous m'avez bercé , Charideme, dans mon w enfance vous avez été mon gardien & mon •1 compagnon dans ma jeunefle. J'ai grandi , n comme ma barbe en fait foi. Mon fermier 11 vous craint, mon économe & toute ma maf« 11 fon vous redoutent. Vous reprenez , vous ob»i fervez tout; vous vous plaignez , Sc pouflez n de profonds foupirs; & peu s'en faut, lorf11 que la colere vous tranfporte , que vous ne » me donniez des férules ". AU RÓDEUR. Monsieur, Vous me paroiflez dans tous vos papiers , ennnemi de la tyrannie, & regarder les hommes fans partialité. Je M iij  *7° Le Ródeur. vais donc vous expofer mon cas, & ï efpere, a la faveur de votre décifion, etre déhvrée de la contrainte injufte que je fouffre, tk être en état de me ïuftifier des accufations que le dépit & la mauvaife humeur m'ont intentées. Je perdis ma mere a lage de cinq ans; & mon pere» qui n'avoit point ies quahtés requifes pour veiller a 1'éducatxon d'une fille , me confia aux foins de fa fceur, laquelle m'inirruifit avec 1'autorité, tk j'bfe même dire avec toute 1'affecfion d'une parente. Elle n'avoit ni de grands fentiments, ni des vues fort étendues ; mais fes principes étoient bons, tk fes intentions pures; tk quoique quelques femmes puiffent avoir plus de vertus qu'elle , il y en a peu qui ayent moins de defauts. J'appris Ibus cette bonne Dame les regies ordinaires de la décence, & les maximes conftantes de la prudence domeftique, tk j'aurois pu m'éleyer par degrés au rang d'une femme de condition provinciale, fans qu'il me fut venu dans 1'idée de primer fur mes voifines, fi Flavie ne fut venue 1'été dernier vifiter fes parentes qui demeurent  Le RSdeun 271 dans un village voifin. J'allai la voir, & je fus d'abord furprife de 1'indifférence qu'elle témoigna pour Ia curiofité d'une compagnie qu'elle n'avoit jamais vue , de la froideur avec laquelle elle recut les compliments qu'on lui fit, & de la briéveté avec laquelle elle y répondit. J'appercus en elle un je ne fais quoi qui me manquoit, Sc je fouhaitai de lui reffembler ; je veux dire, d'être auffi polie , auffi officieufe, auffi attentive Sc auffi peu affurée qu'elle. Je retournai chez moi; & pendant quatre jours confécutifs, je ne m'occupai Sc ne m'entretins que de Flavie, quoique ma tante me dit que c'étoit une fille avantageufe, qui fe croyoit plus fage qu'elle ne 1'étoit. Elle me rendit peu de temps après ma vifite, & je ne pus m'empêcher de 1'aimer Sc de Padmirer encore plus que je n'avois fait. Je Ia vis de nouveau, & trouvai de nouveaux charmes dans fon air, dans fa converfation Sc dans fa compagnie. Vous qui connoiffez peutêtre le monde, vous pouvez avoir obfervé que le cérémonial ceffe bientöt entre des jeunes perfonnes. J'ignore comment les autres font affectés dans M iv  Le RÓdenr. de pareilles occafions: mais Flavie cap^tiva ma confiance & mon amitié paffes manieres aifées Sc affables ; de maniere que je devins, au bout de quefques femaines, fa favorite, & qu'elle paffa avec^ moi tout Ie temps qu'elle pouyoit dérober aux vifites de cérémonie. Comme elle venoit fouvent me voir, elle paffoit néceffairement quelques heures avec ma tante, a qui elle témoignoit beaucoup de refpecr, par des révérences profondes, des foumiffions Sc des complaifances: mais a mefure que je me familiarifai davantage avec fes manieres, je m'appercus qu'elle faifoit les mêmes politeffes è tout le monde ; qu'elle déféroit aux circonfiances Sc aux apparences; qu'elle méprifoit dans le fond du cceur, ceux pour qui elle témoignoit Ie plus d'humilité ; qu'une partie de ceux qu'elle fréquentoit, perdoient leur crédit auprès d'elle dès qu'elle ne les voyoit plus, & qu'elle oublioit quelquefois les noms de ceux que fes politeffes habituelles avoient accoutumés a fe regarder comme des perfonnes importantes. Je ne tardai pas a m'appercevoir  Le Ródeur. 2.73 que Flavie ne faifoit pas grand cas des opinionsde ma tante, Iorfqu'il s'agiffoit de prendre un parti; qu'elle la regardoit comme une femme qui avoit des fentiments bornés, & qui ne connoiffoit ni les livres ni le monde. J'avois jufqu'alors regarde ma tante comme digne du plus grand refpect, a caufe de fa fageffe & de fon expérience, & je fus furprife qu'une jeune perfonne ofat la taxer d'erreur & d'ignorance: mais ma furprife ne me caufa aucune inquiétude ; &c comme j'étois accoutumée k donner toujours raifon a Flavie , j'appris bientöt d'elle a ne confulter que ma raifon, &c a me perfuader que les vieilles gens pouvoient fe tromper comme les autres. Flavie avoit beaucoup lu, & faifoit fi fouvent tomber la converfation fur des fujets de littérature, que tous les Gentilshommes du pays Pévitoient, paree qu'elle les mettoit tous en défaut. II n'y en eut qu'un qui avoua fe plaire dans fa compagnie, paree qu'elle lui donnoit occafion de fe rappeller les études de fa jeuneife, & qui, aforce d'entendre citer 1'Hi.ftoire ancienne, fe mit k relire Homere, qui étoit enfeM v  274 Lt Ródeur. veli depuis long-temps dans la poufliere de fon cabinet. J'appris avec Flavie le nom de ce fameux Poëte, 6c mille autres que j'ignorois: mais comparant fes connoiffances avec les miennes, je commencai a me plaindre de 1'éducation que j'avois resue, & a fouhaiter d'avoir été moins de temps dans la compagnie de ceux qui n'avoient autre chofe a m'apprendre que la fcience du ménage. Je lus quelques livres que Flavie m'avoit indiqués, 8c écoutai ce qu'elle me dit de leurs beautés & de leurs défauts. J'appris de nouveaux mots, & fais ravie de me procurer un 2mufement varié. Ma tante s'étant appercue qu'un écran que j'avois entrepris d'orner d'une broderie a laTurque, n'avancoit point, 8c que je n'avois fais depuis deux mois que trois fleurs a un tablier, prit 1'allarme; 8c emportée par le zele d'une colere refpectable, vomit mille invectives contre ma nouvelle connoiffance, qui m'avoit infpiré de fauffes notions, 8c tourné la tête avec fes livres: mais elle avoit perdu fon autorité; car je commencai a découvrir quantité d'erreurs dans fes opinions, 6c de  Le Ródeur. 27^ fautes dans fon langage, & ne me crus plus obligée de déférer aux avis d'une perfonne qui ne connoifloit que fon aiguille tk fa laiterie, tk qui croyoit qu'une femme devoit fe borner è tenir fa maifon propre, & a fïxer 1'heure a laquelle {es fervantes devoient fe coucher tk fe lever. Elle s'eft imaginée que Flavie me gatoit 1'efprit, qu'elle perdroit fon crédit dès que je ne la verrois plus, tk que je rentrerois fous fon obéiftance» Elle a donc commencé a me donner des confeils indirects, qu'elle entremêle d'hiftöires de plufieurs perfonnes que leur efprit tk leur orgueil ont égarées; mais s'étant appercue que v quoique Flavie foit partie, je continue de perfifter dans mon nouveau fyftême, elle a enfin perdu patience. Elle m'arrache les livres des mains, elle déchire ce que jrécris, elle brüle devant mes yeux les lettres de Flavie lorfqu'elle peut les attraper, tk me menace de m'enfermer, tk d'inftruire mon pere de ma perverfité. Si les femmes, dit-elle , connoiftoient leurs devoirs tk leurs intéréts, elles fe metM vj  276 Le Rödtur* iroient au fait du ménage, & épargnè>» roient bien des fois; au-lieu que, pendant qu'elles s'amufenta lireók aécrire, les fervantes font bonne chere, & le linge dépérit. Elle me conduit dans fes appartements, &c me dit que les tapiifcries Sc les chaifes a petit point que je vois, n'ont point été faites avec une plume & un livre. J'avoue que je ne puis quelquefois m'empêcher de rire & de gémir; mais elle a fi peu de délicatelfe, qu'elle feroit auffi peu fenfible a ma bonne qu'a ma mauvaife humeur, fi elle ne croyoit que les intéréts de ma familie peuvent fe relfentir du changement de mes mceurs. Elle avoit jetté, depuis quelques années, les yeux fur un nommé M. Surly, qui a une paffion décidée pour les coqs de combat, & elle me ie propofa comme un parti avantageux. Elle fut ravie de fon affiduité auprès de moi; maïs malheureufement pour lui, j'avois appris avec Flavie a converfer fur des matieres qu'il n'entendoit point. C'eft-la, dit-elle ,. la conféquence des études auxquelles les femmes s'adonnent. Les filles deviennent  Le Ródeur. 277 trop fages pour acquiefcer aux confeils qu'on leur donne, & trop opiniatres pour vouloir fe lailTer gouverner. Elle a réfolu de plier mon caractere, & de me rappetifler Tefprit. Ces menaces, Monfieur , me mettent quelquefois de trés-mauvaife humeur, paree que j'ai feize ans paffes, & que je crois pouvoir me paffer d'une gouvernante qui n'a pas plus de bon ïens & de connoiffances que moi. J'ai réfolu, étant auffi grande & auffi fage que les autres femmes, de ne plus me laiffer mener comme une petite fille. Flavie m'a dit plufieurs fois que les filles de mon age.vont aux affemblées fans leurs meres & leurs tantes; & j'ai réfolu de ne plus recevoir des avis de qui que ce foit, ni de rendre compte a perfonne de ma conduite. Je vous prie de vouloir me marquer le temps auquel les jeunes Demoifelles font en état de fe conduire elles-mêmes. Je fuis perfuadée que c'eft a Tage de feize ans; & au cas que vous prolongiez le terme, je ne déférerai point a votre opinion. Ma tante me parle fouvent des avarr  Le Ródeur. tages^de 1'expérience, & des égards que 1'on doit aux vieilles gens. Elle & fes amies ne m'entretiennent que de I'obéiffance qu'elles avoient pour leurs parents, de 1'attention avec laquelle elles écoutoient leurs préceptes , de la crainte que leur infpiroit leur colere, & des foumifïions qu'elles employoient pour 1'appaifer. Cette vanterie me paroit trop générale pour que la chofe foit vraie, & je fuis perfuadée que_ les vieilles & les jeunes gens n'ont jamais été d'accord enfemble. J'ai cependant promis a ma tante de corriger ce qu'elle trouveroit a reprendre dans mes mceurs; mais elle m'a répondu qu'elle ne connoït d'autres raifons que les liennes, & qu'elle efl fachée de vivre dans un fiecle oü les filles exigent des preuves de ce qu'on leur dit. Je vous prie encore une fois, Monteur, de me dire fi je ne fuis pas auffi fage que ma tante, & fi, lorfqu'elle me traite comme une enfant, je ne fuis pas en droit de rabattre fon orgueil, & de répondre a fes mauvais propos. Je n'en viendrai a ces extrêmités qu'a-  Le Ródeur. 279. prés que j'aurai recu votre avis, & je ï'attendrai avec impatience.. Je fuis, Sec. M yrtille. N. B. Souvenezvous que j'ai feize ans paffes. Mardi,. 8 Janvier 1751» Qtia fi tollas ptriere Cupidinis arcus Conttmptaque jacsnt, & fint lucc faces. OviDÏ. « l'amour n'a de 1'empirc que fur les efprits i> oififs •, & quiconque fait s'eccuper, méprifeL * également fes traits & fon flambeau ". Plusieurs Médecins célebres ont traité des maladies auxquelles les différentes profeflions font fujettes, & ont donné des Traités excellents fur celles qui attaquent les foldars, les marins, & ceux qui travaillent aux mines. 11 y auroit peu de profeflions qui, a en croire les Anatomifles & les Mé- No. LXXXV.  i§o Le Ródeur. decins, ne fuffent nuifibles a la fanté, & qu'on ne dut éviter comme telles, fi 1'expérience ne nous apprenoit que toute occupation, quelque formidable qu'elle paroiffe, eft plus heureufe tk moins dangereufe que Poifiveté. La néceffité d'agir eft non - feulement démontrable par Ia ftrucfure du corps humain, mais encore évidente par 1'obfervation de la conduite générale des hommes, parmi lefquels ceux que leur rang ou leurs richeffes exemptent de Ia néceffité de travailler , ont inventé des jeux & des divertiffements, qui, quoique moins utiles que les arts méchaniques, fatiguent également ceux qui s'y adonnent, tk ne different des occupations du laboureur tk du fabricant, qu'en ce que ce font des aöes volontaires & de choix. Un chaffeur fe leve dés le point du jour, trayerfe des rivieres, franchit des précipices pour attraper le gibier, & s'en retourne chez lui auffi fatigué que le foldat, après avoir quelquefois couru les mêmes dangers que lui pour fa vie & pour fa fanté. Cependant aucun motif n'excite fcn ardeur. 11 n'eft point foumis aux ordres d'un Général, tk  Le Ródeur. z%i ne craint aucun chatiment en cas de défobéiffance. II n'a ni profit ni honneur a attendre des périls qu'il court, & des conquêtes qu'il fait ; il n'attend ni couronne civique ni murale, & il eft obligé de fe contenter des éloges de fes vaffaux & de fes camarades. Mais telle eft Ia conftitution de Phomme, que 1'on peut regarder le travail comme fa propre récompenfe. II n'auroit pas befoin qu'on 1'y incitat, s'il connoiflbit le bonheur qu'il lui procure, & de combien de maux le garantit 1'agitation violente & fréquente du corps. Le repos eft tout ce qu'on peut attendre d'une vie fédentaire & oifive : c'eft un état moyen entre Ia douleur & le plaifir. La circulation des efprits animaux, la vigueur du corps, la hardieffe, le mépris de la fatigue, font réfervés pour celui qui fortifie fes nerfs, qui endurcit fes fibres, qui entretient Ja flexibilité de fes membres par 1'exercice, & qui, en s'expofant fouvent k 1'air , fe garantit des accidents ordinaires du chaud & du froid. Plufieurs fe contenteroient du repos,  iSi Le Ródeur. s'ils pouvoient fe promettre d'en jouir toujours; mais rien n'eft ftable dans ce monde. Le repos, dans le cas oü il n'eft accompagné d'aucun plaifir, dégénéré bientöt en douleur; tk quoique les fpéculatifs fe flattent de pouvoir obferver une exacte proportion entre Ie travail tk Ia nourriture , tk d'entretenir le corps en fanté , en réparant les pertes qu'il fait, perfonne n'ignore que les facultés n'étant point excitées par le mouvement, languiffent; qu'a mefure que leur vigueur dirmnUe,, il fe forme des obftruétions, d'oü procedent les maladic-s qui nous minent par des douïeurs périodiques, tk qui, fans abréger quelquefois la vie, la rendent inutile, nous obligent è garder le lit, &z nous font defirer la mort cent fois par jour. L'exercice ne peut nous garantir de la diffolution a laquelle nous fommes affujettis; mais pendant que 1'ame tk le corps continuent d'être unis, il rend leur affociation agréable, Sc donne lieu d'efpérer que leur féparation n'aura rien de douloureux ni de pénible. Les anciens avoient pour principe, que les maladies aiguës viennent du Ciel, tk  Le Rêdeur. i8y les ehroniques de nous-mêmes. II eft vrai que le dard de la mort vient du, Ciel; mais nous 1'empoifonnons par notre mauvaife conduite. La deftinée de 1'homme eft de mourir ; mais ce n'eft que fa folie qui Ie fait périr a la fuite d'une maladie de langueur. II eft néceftaire pour arriver a cette perfedfion dont notre état actuel eft fufceptible , que 1'efprit tk le corps foient toujours en adtion; d'empêcher que les facultés de 1'un tk de 1'autre ne fe relachent tk ne s'engourdiffent, faute de les employer; qu'on n'achete point la fanté par une foumiflion volontaire k 1'ignorance, tk qiTon ne cultive point fes connoiffances aux dépens d'une fanté qui procure du plaifir k celui qui en jouit, tk le met en état d'être utile k autrui. Ce n'eft que trop fouvent 1'orgueil des gens d'étude, de méprifer les amufements & les récréations qui foxtifient les autres hommes & leur rendent 1'efprit gai tk content. Je conviens k la vérité que la méditation & la folitude font incompatibles avec la dextérité qu'exigent les exercices du corps, tk qui feule les rend agréables; tk que perfonne a'  i$4 Le Ródeur. moins qu'il n'y foit obligé, n'aime a faire une chofe dont il s'acquitte de mauvaife grace, de peur de fe rendre ridicule. Ludere qui nefiit, campeflribus ahjlinll armisi IndoHufque Pila , Difcive , Trochive quiefcit , ATe fpiffa rifum tollent impune Corona. » Qui n'a point de talent pour les exercicps )» du champ de Mars, ne s'avife pas de s'y en(i gager. Qui ne fait pas jouer au difque, a » la paulme , ni au cerceau de fer, ne s'en « mêle point; autrement tout le monde fif!> fleroit ". C'eft ainfi que 1'Homme de Lettres eft fouvent condamné, prefque de fon confentement, a la langueur & a la douleur; & que pendant qu'il éprouvé dans le cours de fes études la Iaftitude du travail, il s'affujettit par le genre de vie qu'il mene aux maladies inféparables de 1'oifiveté. C'eft peut-être d'après 1'obfervation de cette omiffion nuifible dans ceux qui s'occcupent d'objets intelleöuels, que M.Locke, dans fon Traité dcCE~ ducation des Enfants, a infifté fur la néceffité du travail pour les hommes de tout rang & de toute condition , afin que lorfque 1'efprit eft fatigué de  Le Rêdeur. la rSche dont il s'occupe , il puiffe fe délaffer par une légere attention a quelque opération méchanique; & que pendant que les fonótions vitales font réveillées par des mouvements vigoureux, 1'efprit ne tombe point dans !a diffipation qui fuccede a une contention pénible, k moins qu'on ne lui préfente quelque chofe qui fixe fon attention fans le fatiguer. • II y a fi peu d'apparence que 1'on fe conforme au précepte de Locke , qu'on peut fe difpenfer d'examiner fi la pratique des arts méchaniques ne peut pas donner lieu a 1'émulation, &C dégénérer en ambition, & fi, au cas que nos Théologiens & nos Médecins appriffent a manier la lime & le cifeau, ils ne s'occuperoient pas plus de leurs outils que de leurs livres, de même que Néron négligea le foin de fon Empire, pour conduire fon chariot & jouer de la lyre. II efl: certainement dangereux de trop fe complaire a de petites chofes; mais y en a-t-il une dont on ne puiffe pas faire un mauvais ufage ? Rappellons - nous qu'on pourroit plus mal employer les heitres qu'un travail manuel nous dé-  2#ö Le Ródeur, robe. Comparons le gain avec la perte; 8c lorfque nous réfléchiffons combien de fois un homme d'efprit efl: détourné de fes études, conildérons pareillement que les mêmes occupations peuvent le détourner quelquefois de la débauche , 8c le garantir de la malice, de 1'ambition, de 1'envie 8c de 1'impudicitë. J'ai toujours admiré la fageffe de ceux qui ont donné des plans d'éducation pour nos femmes. Ils ont été d'avis qu'on leur apprit quelque travail manuel, pour pouvoir remplir le vuide que leurs occupations domeftiques leur laiffent. Ce travail leur eft d'autant plus néceftaire, que la foibleffe de leur fexe, 8c la vie qu'elles menent, les exemptent de plufieurs occupations, qui, diverfifiant la vie des hommes, les empêchent d'être confumés par la rouille de leurs propres penfées. Je fuis perfuadé qu'un pareil réglement contribueroit également au bonheur 8c a la vertu du genre humain. On ne fauroit s'imaginer la confufion & le mal que peuvent occafionner dans le monde tant d'yeux pergants & d'efprits fins, dont toute 1'occupa-  Le Ródeur. 2,87 tlon fe borne a fomenter des intrigues, k brouiller les hommes, & k leur nuire. Quant a mol, je ne me trouve jamais dans une compagnie de jeunes Demoifelles qui s'occupent, que je ne la regarde comme une école de vertu. Je ne me connois ni a la couture, ni a la broderie; mais j'examine leurs ouvrages avec autant de plaifir que leurs gouvernantes, paree que je regarde leur occupation comme un préfervatif contre les plus dangereux féducfeurs de 1'ame, paree qu'elle les garantit de 1'oifiveté, des paffions, des idees, des chimères, des craintes, des chagrins & des defirs qui en font inféparables. Ovide & Cervantes leur apprendront que 1'amour n'a de pouvoir que fur celles qu'il trouve oifives; & de-la vient qu'Heöor, dans 1'lliade, voyant Andromaque en proie k fes frayeurs, la renvoye pour la tranquillifer k fa quenouille & k fon fufeau. II eft certain qu'une perfonne n'a de defirs extravagants & de folies idees, que lorfqu'elle eft oifive. On peut appliquer le principe des Péripatéticiens, que la nature abhorre le ruide, k 1'in-  i'SS Le Ródeur. tellett quï embraffe toutes chofes, quelque abfurdes & criminelles qu'elles foient, plutöt que de n'avoir point d'objet h"xe. II n'y a peut-être point d'homme qui ne puiffe dater la prédominance des defirs qui troublent fa vie & mettent fa confcience en danger, depuis 1'heure malheureufe que Poifïveté 1'a expofé a leurs incurfions; car quel eft celui qui ayant fait la moindre réflexion fur lui-même 6c fur autrui, ignore qu'êtreoifif 6c vicieux, font une feule êc même chofe ? *ï°. LXXXVI.  Le Ródeur, 289 N°. L XX XVI. Samedi, ia Janvier 1751. Legittmumquc fonum Digitis calltmus & Aure. H O R A C E. Nous favons nous connoitre au nombre & a la jufte meiure d'un vers ". u N Ancien a obfervé que Ie fardeau du gouvernement augmente pour un Prince, a proportion des vertus de fon prédéceffeur. II eft, en effet, toujours dangereux d'être placé dans un état de comparaifon avec un homme de mérite ; & le danger eft encore plus grand, lorfque Ie mérite de celui avec lequel on nous compare, eft confacré par la mort, lorfque 1'envie & Pintérêt ceflent d'agir contre lui, & que les paflions qui nous engageoient a le déprifer & ale contrecarrer^ prennent fa défenfe, & tournent leur véhémence vers une émulation honnête. Celui qui fuccede h un Ecrivain fa-, meux, a les mêmes difficultés k fur- Tome IL N  ïyo Le Ródeur. monter. II eft obfcurci par le mérite de fon prédéceffeur, & il ne peut s elever a fa hauteur naturelle, paree que les rayons qui pourroient Tammer & le fortifier , ne peuvent parvenir jufqu'a lui. II exige une attention qui eft déja engagée ailleurs, & qui ne veut pas être privée de la fatisfaction dont elle jouit; ou peut-être même une attention déja fatiguée, & qui ne veut pas revenir au même objet. Un ancien Poëte fe félicite d'avoir pris fur le Parnaffe une route qui n'étoit point frayée, & d'avoir cueilli fes lauriers dans un jardin oii aucun Ecrivain n'étoit entré avant lui. L'imitateur fuit un chemin battu; & quelque diligence qu'il faffe, il ne peut tout au plus cueillir que quelques fleurs ou quelques branches, que fon prédéceffeur a dédaigné de cueillir, ou ne s'eft pas donné la peine de chercher. Un Courtifan ayant invité Alexandre a aller entendre un homme qui imitoit parfaitement le chant du roftignol : J'ai entendu le roftignol même, reprit - il. Tout homme qui n'a d'autre mérite que celui de Timitation, doit s'attendre a la même réponfe.  Le Ródeur. 291 Cependant, quelque décourageantes que foient ces réflexions, je vais offrir k mes Lecteurs quelques obfervations fur le Paradis perdu, efpérant que, quand même elles ne feroient pas dignes de celui qui a donné li long-temps des loix a la République des Lettres, elles ne laifferont pas d'avoir leur utilité. II n'y a point de fiecle oü 1'on ne trouve quelques erreurs k reótifier, & certains préjugés k combattre. Le faux goüt eft toujours enclin k féduire ceux qui entrent, pour la première fois, dans les régions du Savoir; & un voyageur qui ne connoït point le chemin , & que la nuit furprend, efl bienaife de voir paroitre fur 1'horifon quelque aflre qui difTipe 1'obfcurité dans laquelle il fe trouve, quoique fa lumiere foit foible & empruntée. Addiffon,qui a examiné ce poëme felon les regies générales de la critique, n'a parlé qu'en paffant de la verfification. Ce n'eft pas qu'il ait jugé* 1'art du nombre indigne de fon attention; car il n'ignoroit point celle avec laquelle les anciens critiques confidéroient la difpofition des fyllabes. II avoit même promis quelques obfervaN ij  291 Le Ródeur. tions métriques fur le fameux Poëte Romain; mais érant le premier qui eüt entrepris de découvrir les beautés & les défauts de Milton, & ayant plufieurs objets devant les yeux, il négligea ceux qui ne fourniflbient aucune idéé, & qui demandoient plus de travail que de génie. La verfification ou 1'art de cadencer les mots, eft abfolument néceftaire a un Poëte. On peut employer en profe tous les autres moyens d'éclairer Tefprit & de flatter Timagination; mais le Poëte a eet avantage particulier, qu'il peut, indépendamment de toutes les qualités que les autres compofitions exigent pour être parfaites, joindre Tharmonie a la raifon , & agir tout-a-la-fois fur les fens & fur les paflions. Je fuis perfuadé qu'il y a peu de gens qui ne foient flattés de la mélodie poétique, & qui n'avouent qu'ils font plus ou moins touchés des mêmes penfées, felon qu'elles font exprimées par différents fons, & plus affedtés des mêmes mots felon Tarrangement qu'on leur donne. L'harmonie ne fait pas, a la vérité, la même impreflion fur tous les hommes; mais  Le Ródeur. 293 il n'y a perfonne qui ne la fente, & qui ne goüte une fuite de fons bien ménagés. Comme j'ai deffein, en parlant de la verlification de Milton, de me faire entendre de tout le monde, j'éviterai avecfoin ledialecte des Grammairiens, quoiqu'il foit toujours difficile & quelquefois même prefque impoflible d'enfeigner les préceptes d'un art fans fe fervir des termes qui expriment les idéés particulieres qui lui font propres, & qu'on n'a point inventés a caufe que la langue dont on ufoit étoit infuftifante pour eet effef. Si je fuis quelquefois obfeur, on ne doit 1'imputer qu'a cette interdiction volontaire, & au deiir que j'ai de ne point me fervir de termes inulités. On peut confidérer la mefure héroïque de la langue Angloife comme fimple ou mixte. Elle eft fimple, lorfque 1'accent fe trouve fur la feconde fyllabe dans le vers entier. Courage uncertain dangets may abate But who can bcar the approach of certain fate ? Drïdes. Here love hls golden shafts employs; here lights JiU conjlant lamp , and waves his purple wings, N iij  i?>4 Le Ródeur, Reigns here, and reveb} not in the hought fmile Of harlots , lovelefs , joylefs , unendear'd. MllTOK, On peut obferver que 1'accent tombe fur chaque feconde fyllabe, dans le fecond vers de Dryden, & dans le fecond 8c le quatrieme de Milton. La répétition de ce fon ou fa pereuffion dans des temps égaux, eft 1'harmonie Ia plus complete dont un vers foit fufceptible; 8c 1'on doit par conféquent Fobferver dans les diftiques , & généralement dans la derniere ligne d'un paragraphe , pour que 1'oreille puiffe fe repofer fans aucun fentiment d'imperfection. _ Mais il eft non-feulement très-difftcile, mais encore très-ennuyant de ne point tranfpofer les fons dans une longue compofition, paree qu'on fe laffe bientöt de Ia répétition de la même cadence. La néceffité a donc fait inventer la mefure mixte, dans laquelle on permet de varier quelque peu 1'accent. Quoique cela rende 1'harmonie du vers dure, confidérée en elle-même, on eft cependant dédommagé de ce défaut, en ce qu'il nous exempte de la tyrannie du même fon, 8c nous fait  Le Ródeur. 295 mieux fentir Pharmonie de la mefure limple. Les Poëtes nous fourniflent mille exemples de ces nombres mixtes; & il efl: rare que Milton ait deux vers iimples de fuite, ainfi qu'on s'en appercevra fi on lit quelqu'un de fes paragraphes avec attention , fimplement, rélativement a Tharmonie. Thus at their shady lodge arrivd, both /lood, Both turn'd, and undtr open sky ador'd The God that made both sky, air, earth, and heav'n , Whieh they beheld ; the moon's refplendent globe , And ftarry pole : thou alfo mad'ft the night, Maker omnipotent! and thou the day, Which we in our appointed work employ d Have finish!d , happy in our mutual help, And mutual love, the crown of all our blifs Ordain'd by thee; and this delicious place, For us too large ; where they abundance -wants Partakers, and uncrop'd fialls to the ground , But thou haft promis'd from us two a race To fill the earth, who shall with us extol Thy goodnefis infinite, both when we wake. And when we fieek, as now, thy gift offieep, On obfervera d'abord que tous les vers de ce paflage ne font pas également hannonieux; & 1'on trouyera, en 1'examinant de plus prés, qu'il n'y a que le cinquieme & le neuvieme vers qui foient réguliers, & que les N iv  Le Ródeur. autres font plus ou moins licencieux, quant k .'accent. Dans quelques-uns 1 accent eft également fur deux fyllabes enfemble, & extrêmement fort. Tius at their shady lodge arriv'd both ftood , iioth turn'd, and under open sky ador'd The God that made both sky, air, earth, and htav'n. Dans d'autres, 1'accent fe trouve également fur deux fyllabes, mais trèsioïble. •j» j»i » ——■»————— a race jo fill the earth , who shall with us extol Thy goodnefs infinite, both -when vie wake. And when we /eek, as now , thy gift of/leep* Dans les deux premières fyllabes, 1'accent peut s'ccarter de la rigueur de 1 exaftitude , fans que 1'harmonie en fouffre, ainfi qu'on peut 1'obferver dans les vers que je viens de citer, & plus particuhérement dans ce paffage : ■—- Thou alfa mad'Jl the night , Maker omnipotent! and thou the day. Mais k 1'exception des deux premières fyllabes, que 1'on peut regarder comme arbitraires, un Poëte, qui n'a ni 1'inyention ni ie favoir de Milton,  Le Ródeur. 297 & qui a par conféquent plus befoiu de flatter fes Lecteurs par Pharmonie des cadences, ne doit s'écarter qu'une fois de la regie dans chaque vers. II y a dans ce paffage deux vers 'qui ne font point du tout harmonieux. 1 This delicious place , Tor us too large; where thy abundance wants Partakers, and uncrop'd falls to the ground. Dans ce paflage-ci, la troifieme paire de fyllabes dans le premier, & la quatrieme paire dans le fecond , ont leurs accents retrogrades ou renverfés, Ia première fyllabe étant forte ou aiguë, & Ia feconde foible. Le détriment que la mefure fouffre par cette inverfion, eft quelquefois moins fenfible, lorfque les vers fe confondent; mais elle eft frappante dans eet endroit, oü le vers vicieux termine la période. II eft encore plus remarquable dans la poéfie, lorfqu'on fait attention a chaque vers. C'eft de quoi 1'on s'appercevra en lifant un couplet, dans lequel Dryden, qui ne s'attachoit point affez a 1'har-; monie, a commis la même faute. ■ ■ His harmiefs life Does with fubflantial bleffednefs aboimi, And the foft wings of peace cover h\m rourj. N v _  Le Ródeur. Le Poëte a groffiérement violé dans ce paffage les loix de la mefure, en mêlant des fons direétement oppofés I'un a 1'autre, ainfi que Milton s'exprime dans Ion fonnet, en employant des fyllabes longues & breves; de maniere qu'une partie de la mefure ne s'accorde point avec 1'autre. Les anciens , dont la langue étoit plus variée que la notre, avoient deux fortes de vers, 1'ïambique, lequel étoit alternativement compofé d'une fyllabe breve & de deux longues, d'ou notre vers. héroïque elldérivé; & le trochaïque, ïequel confiftoit dans une alternative de longues & de breves.Ces vers étoient regardés comme oppofés , pree qu'ils préfentent deux images contraires , la légéreté & la lenteur; & c'eft s'éloigner de la pratique établie, que de les confondre comme on 1'a fait dans les vers ci-deffus. Mais la oü lesfens font juges y 1'autorité efl inutile; Foreille fuffit pour appercevoir la diffonnance , & je n'aurois point-cherché des auxiliaires dans cette occafion contre tout vuitre nom que celui de Milton,,  Le Ródeur. 2.99 N°. LXXXVII. Mardi, 15 Janvier 1751. Invidus, iracundus , iners , vinofus, amator 't Nemo adco ferus eft, ut non mitefcere pojfit, Si modo cultuTit palientem commodet aurem. H O R A C E. On peut avec le temps fe défaire de 1'envie, „ de la colere , de la pareffe , de la débauche , des folies amours. 11 n'y a perfonne , fi em,, porté qu'il foit, qui ne devienne traitable & „ docile , pour peu qu'il entende raifon ". O N obferve généralement qu'il n'y a rien que 1'on prodigue avec plus de libéralité, & dont on faffe moins de cas, que d'un bon confeil. On a avancé plufieurs opinions pour rendre raifon de cette plainte ,& propofé divers moyens pour la faire celfer. Cette recherche eft en effet trés-importante; & rien ne manqueroit au bonheur de la vie, fi chacun vouloit fe rendre a la raifon , lorfqu'on la lui montre. On impute ordinairement cette négligence perverfe des préceptes les plus N vj  300 Le Ródeur. falutaires & cette réfiftance opiniatre aux exhortations les plus pathétiques , a celui que 1'on confeille, bc on la cite fouvent comme un figne de dépravation incurable, puifque le meilleur confeil ne produit aucune réformation de mceurs. D'autres qui croyent avoir plus de fagacité & de pénétration, prétendent que 1'inefficacité du confeil eft ordinairement la faute de celui qui le donne, & ont propofé des regies pour s'acquitter avec fuccès de ce devoir important. On nous indique les fignes auxquels on peut connoitre le moment dans lequel le cceur eft difpofé è écouter la voix de la vérité & de la raifon, radreftè avec laquelle on doit donner un confeil , & le véhicule avec lequel on doit déguifer le cathartique de Pame. Mais malgré cetexpédient fpécieux, nous voyons que Ie monde refte toujours dans le même état» On continue de donner des avis , & de les écouter avec chagrin ; & Ton ne voit pas que le remede ait perdu quelque chofe de fon amertume, ni que les différentes méthodes qu'on employé pour Ie  Le Ródeur. 301 préparer, lui donnent plus de vertu. Si 1'on confidere la maniere dont eeux qui fe chargent de diriger la conduite des autres s'acquittent de cette tache, on ne fera point furpris que leurs travaux, tout zélés & affectueux qu'ils font, ne produifent fouvent aucun effet. Car en quoi confilïe 1'avis que 1'on donne ordinairement? Dans un petit nombre de maximes générales, fur lefquelles on infifte avec force, & que 1'on inculque avecimportunité; mais qui ne produifent aucun effet, paree qu'elles ne font point applicables au cas préfent. II elf rare que 1'on connoiffe un homme aufli intimement qu'il le faut, pour pouvoir lui donner des inftructions dont il puiffe profiter. Nous ignorons quelquefois nous-mêmes les motifs qui nous font agir; & lorfque nous les connoiffons, notre premier foin elf de les cacher a autrui, principalement a ceux que leur autorité ou leur efprit met en droit de veiller fur notre conduite. II y a donc tout lieu de croire que celui qui fe charge de guérir nos maladies intellectuelles, en ignore la caufe , & que fes ordonnances ne pro-  304 Le Ródeur. mais paree que 1'obligation leur eft a charge. Le nombre de ceux que I'amourpiopre a ainfi corrompus, n'eft peutêtre pas grand : mais il y a peu de gens affez exempts de vanité pour ne pas faire fentir a ceux auxquels ils donnent des inftructions, les obligations qu'ils leur ont ; & peu auffi qui ne les recoivent avec peine, de quelque douceur & de quelque circonfpection qu'on les accompagne, & qui ne veuilïent fe tirer de tutelle, en niant les propofitions qu'on leur fait. Le Roi Alphonfe d'Arragon difoit que les confeillers mores étoient les plus fürs. La mort met fin a la flatterie &c a 1'artifice; & les inftructions que les Livres nous donnent, font exemptes d'intérêt , de craintes & d'ambition. C'eft ce qui fait que les confeillers morts font ies plus inftrudtifs, paree qu'on les écoute avec patience & avec refpeét. Nous n'héfitons pas a recort-' noitre pour plus fages que nous, ceux des talents defquels nous pouvons profiter, fans craindre ni la rivalité ni 1'oppofition, & qui nous communiquent Ia lumiere de leur expérience,  Le Ródeur. 305 fans blelTer nos yeux par 1'éclat de leur fupériorité. En confultant les livres des Auteurs, foit morts foit vivants, on évite ce penchant pour la pétulance & la contradittion qu'on a dans les entretiens ordinaires. Un Auteur ne peut donner fon avis que lorfqu'on le lui demande , & on ne peut le foupconner de vouloir infulter fes leef eurs par une vaine parade de fon érudition &c de fon efprit : cependant nous fommes tellement habitués a nous comparer avec les autres, tant qu'ils font a la portée de nos paflions, qu'il eft rare qu'on life un Ouvrage avec une impartialité complete, quoique la diftance dans laquelle 1'Ecrivain eft placé, relativement a nous rende fa vie oc fa mort également indifférentes. On voit que 1'on peut lire des volumes entiers avec toute 1'attention poflible, fans qu'ils produifent aucun effet, & enraffer dans fa mémoire des maximes de prudence & des principes de vertu, fans tenir pour cela une meilleure conduite. Peu de gens lifent dans 1'intention de devenir plus fages & plus honnêtes gens, pour fe corriger de leurs  306 Le Ródeur. vices, Sc pour régler leurs moeurs conformément aux principes que la juftice leur dicte. Ils lifent ou pour tuer le temps, ou pour fe procurer ce refpecl que Térudition infpire, ou pour acquérir des connoifTances, qui, femblables a un tréfor enfoui, ne font utiles ni k eux ni aux autres. » Le Prédicateur, dit un Auteur » Francois , peut parler une heure en» tiere, Sc infilter fur un précepte de » religion , fans que ce qu'il dit falie » la moindre impreffion fur lui, paree » qu'il n'a d'autre defTein que celui » d'employer fon heure ". Un homme d'étude peut de même paffer fa vie a comparer les Théologiens & les Moraliftes, fans pratiquer ni les devoirs de la morale, ni ceux de la religion ; il peut apprendre a raifonner , & non point k vivre; il peut ne s'attacher qu'a 1'élégance du ffyle, a la folidité des arguments, a 1'exadf itude de la méthode , fe mettre en état de critiquer avec jugement Sc de difputer d'une rnaniere fubtile, Sc oublier le principal objet de 1'ouvrage, fans être touché de ce qu'il lit, ni fans' réformer fes mceurs. Mais quoique 1'orgueil, 1'opiniatreté  Le Ródeur. -307 & la folie s'oppofent fouvent aux effets de la vertu & de la vérité, il ne nous eft cependant pas permis de les abandonner; car quiconque peut leur fournir des armes nouvelles, peut les mettre en état de conquérir plufieurs cceurs qui ont réfifté k leur attaque. Chaque homme d'efprit a un art particulier de fe faire écouter, qui, étant bien employé, peut être utile au genre humain. Si les raifonsdontonfe fertpour nous porter a bien vivre ne produifent point leur effet, ce n'eft point paree qu'on les a examinées & réfutées,mais paree qu'on n'y a pas fait attention. On peut ajouter a ce que dit Cicéron, qu'on ne pourroit s'empêcher d'aimer la vertu, fi on la voyoit; qu'on ne manqueroit pas d'obéir a la vérité, ft 1'on pouvoit entend re fa voix.  3 o 8 Le Ródeur. N*. LXXXVIII. Samedi, 19 Janvier 1751. Cum Tabulis animum cenforis fumet honefli Audebit quxcunque minus fplendoris habebunt , Aut fine pondere erunt, fr honore indigna ferentur Verba movere loco quamvis invita recedant Et verfentur adhuc intra penegralia Vefict. H o r a c e. ï, I! faut bien fe garder de prendre Ia plume , „ quon ne prenne en mème-temps 1 'efprit d'un „ cenfeur judicieux & équitable : il faut re„ trancher, fans héfiter, les mots peu brillants, „ qui n ont m force ni grace; & quelque ré„ pugnance qu'on ait, il faut les arracher d» „ leur place , fuffent-ils , pour ainfi dire, au „ pted de 1'autel de Vefia , oü les criminels ii lont en lurete » On nepeut, dit Qiiintüien, ac- » quenr la réputation d'homme d'ef- » prit, en écrivant fur des chofes qui, m quoique néceffaires, n'ont nibrillant » ni éclat. La hauteur d'un édihce at- » tire les regards des paflants, mais » ils ne font aucune attention aux fon- » dements. Cependant, comme on n'ar- » rive au faïte des fciences qu'après  Le Ródeur. 309 » avoir paffé par les degrés les plus » bas, je tiens qu'il n'y a rien d'in» compatible avec 1'éloquence, & que » celui qui 1'ignore ne peut-être Ora» teur ". Fortifïé & encouragé par eet illuftre iuffrage, je vais continuer mes réflexions fur Ia verfincation de Milton , paree que , quelque futile que paroiffe 1'emplor d'analyfer les fyllabes d'un vers, & de pefer les accents & les paufes , il eft certain qu'on ne peut être Poëte fans cette connoiffance, & que c'eft de 1'arrangement des mots que réfulte cette harmonie qui ajoute des forces a la raifon, & donne de Ia grace a la fublimité, qui réveille 1'attention, & gouverne les paflions. Pour que le vers foit mélodieux & plaife a 1'oreille, il faut non-feulement que les mots foient arrangés de facon que 1'accent foit placé dans 1'endroit ou il doit être; mais encore que les fyllabes foient de nature a couler légérement les unes dans les autres. C'eft ce que 1'on effectue par un mélange proportionné de voyelles & de confonnes , & en adouciffant les confonnes muettes par de liquides tk de fémt-  3io Lt Ródeur. voyelles. Les Grammairiens Hébreux ont obfervé qu'il eft impoflible de prononcer deux confonnes de fuite fans 1'intervention d'une voyelle, & fans prendre fon haleine entre 1'une & 1'autre. Ce repos eft plus long & plus fenftble, a proportion que la liaifon des confonnes eft moins harmonieufe, & que le vers eft plu's long-temps interrompu. Dryden prétend qu'un vers compofé de monofyllabes eft prefque toujours dur. Cela eft exacfement vrai par rapport a notre langue, non point a caufe que les monofyllabes ne peuvent compofer avec harmonie , mais paree que les nötres étant originairement Teutoniques, ou formées par contract ion, elles commencent & finiffent communément par des confonnes, comme —Every lower faculty Of fenfe, whereby they hear , fee, fmell i touch, tafte. On fe convaincra de la différence d'harmonie qui réfulte principalement de 1'emploi des voyelles & des confonnes par les paffages fuivants. Immortal Amarant — there grows And flow'rs doft, shading te frount oflifet  Le Ródeur. 31 r Jnd where the river of büfs throught midft of heav'n Rolls o'er Elyfian flowers her amber flream : With thefe that neverfade, the fphits elett Bind iheir refplendent locks inwreath'd with beams. On peut répéter la comparaifon que je fais du quatrieme avec le fixieme vers de ce paffage, a 1'égard des derniers vers des fuivants. Under foot the violet Crocus, and hyacinth , -with riek in-lay Broider'd the ground, more colour'd than with ftone Of cojlliejl emblem. Here in clofe recefs, With flow'rs, garlands, andfweetfmelling herh] Efpoufed Eve firfi dech'd her nuptial bed: And heav'nly choirs the hymenean fung. Milton, dont 1'oreille étoit accoutumée, non-feulement a 1'harmonie des langues anciennes, qui, quoique corrompues par notre prononciation, 1'emportent fur les modernes, mais encore a la douceur de 1'Italienne, qui eft Ia plus propre pour la poéfie, paroit être pleinement convaincu de 1'impropriété de la notre pour Ia verfification douce, &c fe plait par conféquent a em«  3ia Le Ródeur. ployer des mots plus doux. Ceft-lè la raifon, & je n'en connois point d'autre, pour laquelle ilemploie quelquefois de fuite plufieurs noms propres, & les introduits dans les endroits oü il veut donner de .'harmonie a fon poëme. »»- The richtr feat Of Atahalipa , and yet unfpoil'd Guiana , whofe great city Gerions fons Call El Dorado, The moon. — The Tufcan artiff views At evening from the top of Fefole Or in Valdarno, to defcry new lands. II a été, a Ia vérité, plus attentif k fes fyllabes qu'a fes accents, & ne pêche pas fouvent par la collifion des confonnes, ou 1'hiatus des voyelles , du moins pas plus fouvent que les autres Poëtes qui ont traité des fujets moins importants & moins compliqués, pour ne pas s'affujettir k la cadence de leurs vers. Ce que la verfification de Milton a de particulier, comparée avec celle de nos Poëtes, eft 1'élifion d'une voyelle qui en précede une autre , ou la fupprefiion de laderniere fyllabe d'un mot qui  Le Ródeur. 313 qui finit par une voyelle, lorfque le mot fuivant commence par une voyelle, comme Knowledge — Opprefles elfe with furfeit, and foon turns fVifdom to filly as nourishment to wind. Cette licence , quoiqu'on n'en ufe plus aujourd'hui dans Ia poéiïe Angloiïe, a été pratiquée par nos anciens Auteurs , & on la permet dans plufieurs autres langues tant anciennes que modernes; Sc de-la vient que les Critiques, qui ont fait des remarques fur le Paradis perdu, ont loué Milton d'en avoir ufé. Nous avons déja employé Sc rejetté 1'hexametre des anciens, Ia doublé clofe des Italiens, Sc le vers Alexandrin des Francois; & 1'élilïon des voyelles, quelque agréable qu'elle paroiffe aux autres nations, ne convient point au génie de la langue Angloife. II y a lieu de croire que nous avons perdu par négligence une partie de nos voyelles, Sc que Ye muet que nos ancêtres ajoutoient a la plupart de nos monofyllabes, tenoit autrefois lieu de voyelle. Ce retranchement des fylla* Tome II. O  3*4 Le Ródeur. bes eft caufe que notre langue eft chargée de confonnes inutiles, & que nous fommes obligés d'ajouter des voyelles au commencemenr des mots plutöt que de les retrancher & la fin. II paroït par-la que Milton n'a pas connu la nature de notre langue, dont le principal défaut eft la rudefte, puifqu'il a rendu nos cadences plus dures qu'elles ne 1'étoient. Ses élifions ne mentent pas la même cenfure; on peut les permettre dans quelques fyllabes mais feulement dans un petit nombre. Le retranchement d'une voyelle eft vicieux, lorfqu'elle a un fon fort, tk qu'elle forme avec la cenfure qui fuit une fyllabe que 1'oreille difcerne. . ■ What he glves Spiritual, may to purefl fpirits be found, No irigratefulfood, and food alike thefi pure intelligential fubjlances require. Fruits , Hefperian fables true , lf true, here only , and of delïcïous tajle. Evenlng now approach'd, For we have alfo our evening and our morn.. °fgueJ?s hc jnakes thcm flaves, Mofpuably , andkills their infant maks.  Le Ródeur. 3• j And vitalvirtue infusd, and vital warmth Throughout the fluid mafs. ■ God made thee of choke hls own , and of hit own To ferve hint. Jefuisperfuadéque tous mes lecteurs conviendront que dans tous ces pafTages, quoique non pas également dans tous, 1'harmonie eft bleflee, & dans quelques-uns le fens obfcurci. II y a d'autres vers dans lefquels la voyelle eft retranchée : mais on la prononce ft foiblement dans le difcours ordinaire, qu'on ne s'appercoit prefque pas de fa perte dans la poéfie; de forte qu'on peut le permettre en faveur de Ia mefure. Nature breeds Perverfe, all monflrous , all prodigious things, Abominable , inutterab\e ; and worfe Than fabks yet have feign'd ■ . ————- From the short. They view d the vaft immenfurable abyfs. Ifnpenstrable , impaïd with ciïcling fire. To none communicabh in earth or heaVtli Cependant ces cöntraéKons augmentent la rudefle d'une langue qui ne I'eft O ij  3l6 Le Ródeur. déja que trop; & quoiqu'on puiffe quelquefois les tolérer dans un long poè'me, ce n'eft jamais un défaut de s'en abftenir. Milton employé fouvent dans fes Poëmes Ie vers hypermétrique de onze fyllabes. , . —• Thus is shall befall Uim who to worth in woman over-truflïnz Lus her mll rule. 1 alfo end in over-much adrninng. On trouve de ces vers prefqu'è chaque page; mais quoiqu'ils ne déplaifent point , & qu'ils foient fonores, on ne doit point les employer dans Ia poéfte héroïque, paree que les hornes étroites de notre langue n'admettent d'autre diftinöion entre les mefures épique & tragique, que celle qui réfulte de la liberté que nous avons de varier a notre gré la terminaifon des vers dramatiques, & de les rapprocher le plus que nous pouvons de la profe, en nous difpenfant de la rigueur métrique.  Le Ródeur. 3'7 N°. LXXXIX. Mardi , ai Janvier 1751. Dulct eft difipcrc in loco. HO R A Cl. „ II convient quelquefois de faire treve avec la Sageffe ". X_j ocke, qu'on ne peutfoupconner de favorifer 1'oifiveté & Ie libertinage, prétend qu'un homme qui veut employer utilement une portion de fon temps, & en tirer tout le parti qu'il peut, doit donner quelque relache k fon efprit, Sc employer 1'autre k des amufements qui le délaffent. II n'eft pas au pouvoir de 1'humanité, de paffer toute la vie dans des études profondes & des méditations pénibles; Sc ceux qui connoilfent le plus le prix de 1'application Sc du travail, ont des heures réglées d'amufement. II eft certain que foit que nous le voulions ou non, une partie des moments qui nous font aflignés, s'écouO iij  3,S te Ródeur. Jent imperceptiblement, & qiie ver temnc " "e faur0lt réfifter W. temps a une attention conirante & ful vie. Un homme qui s'enferme dam fpn cabtnet, & $ s'occupe Tom entier de 1'examen d'une queitio„ ab? ff& r&nhfibl er1 i s orces' & fe hvre fans y venfee A une occupation phIS agréabTe.Tlui vient de nouvelles idéés dont I ionglne,&iI revientafon pS r objet comme s'il fortoit d^nfon' ians fe fouvenir nuanrl ^ ^ • g * V ft abandonnf &depUlS^Uand fes ;eUkS ne Iom Pa* '°u;ours 'Z pll S/avrant«. On naura pas de pemea découvrir que cette différence * Progres peut provenir de celle des «vres, o> de la commodité qu'on a ment 1nT*.? qUe, Ceux 9* s'enL £IT 16 Plus dans ]e^s cabinets, ne font pas ceux qui fuivént Ieurs j£ des avec le plus d'ardeur. PJufieurs en tmpofent au public ,& pIu£sl  Le Ródeur. 319 eux-mêmes par les déhors d'une diligence févere & exemplaire, lorfqu'ils fe livrent aux caprices de leur imagination, qu'ils s'occupent a régler le paffe, ou k former des projets pour 1'avenir; qu'ils fe placent eux-mêmes dans des iituations variées de bonheur , & employent leurs jours k des vifions volontaires. Dans le voyage de Ia vie, les uns reftent derrière, paree qu'ils font naturellement foibles ou pareffeux; les autres, paree qu'ils s'égarent; & plufieurs, paree qu'ils abandonnent volontairement le chemin qu'ils ont pris, & qu'au-lieu d'avancer d'un pas reglé, ils s'écartent pour cueillir une fleur , ou pour fe repofer a 1'ombre d'un arbre. Rien n'eft plus funefte k un homme dont 1'occupation eft de penfer, que d'avoir appris 1'art de repaitre fon efprit de ces fortes de plaifirs. On fe guérit de fes autres vices & de fes autres défauts par la crainte, par des reproches, ou 1'on s'en délivre par la comparaifon que 1'on fait de fa conduite avec celle des autres; mais cette débauche invifible d'efprit, cette prodigalité fecrete d'exifter, eft a 1'abri O iv  3 20 Le Ródeur. de tout reproche. Un rêveur s'enferme dans fon appartement, bannit tout foua,feféqueflre de la' compagnie des hommes, & s'abandonne toufen' mondes fe forment k fes yeux les «nages fe fuccedent, il nage aU m «u des plaifirs. La nature 11 ?llfZ lerappellent enfin k la vie,& i en! fadp f??",d.e fa courfe auffi maufles connotfiances d'un homme fdëS, faux progrès de genees favontes. L'infatuation aug«entepar degrés; & femblable k ïl pmm, elle enerve fes ficaltes fans ^/ama%-téfemanifefteau dehors ii arrivé cependant que 1'on démafque enfin ces hypocrL, & qu'ils fe convamquent par Jes difgr7ce?& esmconvénients qVilséprotfvent d^ « difterence qu',1 y a entre penfer & perdre fon temps; mais ils £ font ne font plus k même de réparer le  Le Ródeur. 3 j 1 temps perdu. II peut cependant arriver mille accidents qui leur faffent fentir le danger qu'ils courent, & la honte dont ils font menacés : mais ceux qui font convaincus de la néceffité de fortir de cette léthargie, y retombent fouvent en dépit de leur réfolution; car ces idéés fédudtrices ne les quittent point, & continuent d'agir fans égard ni au temps, ni au lieu. Elles s'emparent de 1'ame a 1'improvilte , & ïiirmontent fouvent notre réfiftance, avant que 1'on fe doute de leur approche. Tout homme qui veut devenir fage & fe rendre utile è la fociété, mériter 1'eflime de fes femblahles, &c fe rappeller dans un age avancé les années de fa jeuneffe, doit néceffairement fortir de cette captivité. II doit, pour recouvrer fa liberté, fe fuir foimême, fixer , malgré le précepte des Stoïciens, fes defirs a des objets extérieurs, prendre part aux plaifirs & aux peines de fes femblables, & faire fentir a fon efprit le befoin qu'il a des plaifirs focials & du commerce des hommes. On peut guérir cette maladie menP v  31* Le Ródeur. tale, par une applicationaffidue aquelque nouvelle étude, qui donne de nouvelles idees, & qui tienne la curioJite en haleine. Mais 1'étude demande la iohtude, & Ia folitude eft un état dangereux pour ceux qui font tropconcentrés en eux-mêmes. Une occupation aöive, un divertilfement public , font généralement partie de ce regime mtelleauel, fans lequel la cure nelt jamais parfaite. C'eft-Ia une maladie formidable & opmiatre de Tintelleer; & lorfqu'elle eft une fois enracinée , Ia raifon & Ja vertu ont toutes les peines du monde J y remedler. II faut donc s'oppofer a qu'ils entremêloient d'éloges de la Proteöion & de l'Orgueil,qui les écoutoient tout-a-lafois avec plaifir & avec mépris. Quelques uns étoient admis par le Caprice dans le temps qu'ils s'y attendoient le moins, Sc comblés par la Proteftion des préfents de la Fortune; mais ils étoient, dés ce moment, enchainés a fon marche-pied , & condamnés a régler leur vie fur fa volonté. Ils fembloient tirer vanité de leurs fers, fe complaire dans leur état, tout fervile qu'il étoit, & être infenfibles aux affronts; mais, malgré leur  Le Ródeur. 343 obéifiance, le Caprice les faififtbit fouvent tout-è-coup, les dépouilloit de leurs ornements, & les renvoyoit dans la falie de l'Expe&ative. La ils fe mêloient de nouveau avec la foule; & tous, a 1'exception d'un petit nombre a qui 1'expérience avoit appris a chercher leur bonheur dans les régions de la liberté, continuoient a courtifer le Caprice par le moyen de la Flatterie, pendant des heures , des jours & des années entieres, jufqu'au moment que, preflés par la foule, ils étoient obligés de fe retirer dans les habitations de la Maladie , de Ia Honte, de Ia Pauvreté & du Défefpoir, ou ils paflbient le refte de leur vie a raconter les promefles, les manques de paroles, les plaifirs les peines qu'ils avoient eues, les efpérances dont ils s'étoient repus, & les contretemps qu'ils avoient éprouvés. Les Sciences, laffées des indignités qu'elles avoient effuyées, abandonnerent enfin le palais de la Protettion ; & après avoir erré long-temps dans le monde, accablées de chagrin 8c de détrefle, elles fe réfugierent chez 1'Indépendance, la fille de Ia Force, 011 P iv  344 Le Ródeur. elles apprfrent de la Prudence & de 1 Economie , è vlvre tranquillemerj£ Q une mamere digne d'elles. N°. XCII. Samedi, a Févner t7?t, iam nunc minaci murmure cornuum rafrugi* aurcs,jam luui f^pt. HORACI, SA"? fembIe que j^entends retentlr iv, O ~ ouTlV °^e7é,dePl»'s long-temps que hdee de Ia beauté eft vague &c «defiiue différente dansles différent eTpnts & qu'elle varie felon les emp & ies heux. On s'eft fervi jufqu'ici de ceterme pour fignifier un j? m fS pouvons faire goüter è autrui par d'au^e argument que celui de 1'exemple autorité .Elle eft fi peu founSfe a Iexamen de Ia raifon, qUe Pafchal %pofe qu'elle ftnit Ia o'ü Ia démonf'  Le Ródeur. 34 j tratian commence; Sc foutient qu'on ne peut, fans incongruité Sc fans abfurdité, parler de la beauté géométrique. . II faudroit une vie prefque auffi longue que celle d'Ariftote ou de Platen, pour cxaminer toutes les fources de ce plaifir varié que procure la beauté, Sc pour débrouiller toutes les perceptions comprifes dans cette idée. II paroit cependant dans plufieurs cas, que cette qualité efi purement relative Sc comparative , Sc que nous appellons les chofes belles, paree qu'elles ont un je ne fais quoi que nous fommes convenus de qualifier du nom de beauté , dans un plus grand degré que nous ne fommes accoutumés d'en trouver dans les autres chofes de même efpecejck qu'a mefure que nos connoilfances augraentent, nous donnons cette épithete aux chofes qui font encore plus parfaites , lorfque nous venons a les rencontier. Une grande partie de la beauté des ouvrages d'efprit,eit de cette efpece. Boileau obferve, avec raifon, que les écrits qui ont été a 1'épreuve du temps, Sc que 1'on continue d'admirer, malgré tous les changements que 1'efprit de f homme a foufferts parmi les différeaP y  34& Le Ródeur. tes révolutions que les SciencesN>nt éprouvées, & malgré 1'empire des coutumes contraires, valent mieux qu'aucun des modernes, paree qu'une réputation auffi long-temps foutenue, prouve qu'ils font proportionnés a nos facultés, &C conformes a la nature. II n'y a rien dans la poéfie qui dépende plus de l'imagination,que 1'art d'accommoder le fon des mots au fens qu'ils renferment, & que de repréfenter les images particulieres par les vers qui les expriment. Chaque homme d etude rencontre une infinité de paffages, dans lefquels il eft peut-être le feul qui appercoive cette reffemblance; & comme 1'attention de ceux qui lifent aujourd'hui les Poëtes, paroït fixée k cette efpece d'élégance, je vais examiner le nombre de ces conformités que les Poëtes ont obfervées, ou que les Critiquesontindiquées,autant qu'elles font conformes a la nature & a la raifon, & dans quelles occafions Milton les a pratiquées. Homere, dont les ouvrages renferment toutes les beautés poétiques, paffe dans 1'efprit de Denys d'Halycarnaffe pour celui de tous les poëtes qui a  Le Ródeur. 347 employé la plus grande variété de fons: car il y a , dit-il, une infinité de paffages dans lefquels la longueur du temps, le volume du corps, 1'excès de la paffion & le calme du repos; ou dans lefquels, au contraire, la briéveté, la légéreté & 1'emprefTement, font évidemment exprimés par le fon des fyllabes. Par exemple, on apper^oit 1'angoifTe & la lenteur avec laquelle le Cyclope Polypheme fortit de fa caverne en fe trainant fur fes mains , dans la cadence des vers qui en donnent la defcription. Kvxm>4 eevii %av ts na.) cofhav hbiinvi, » Cependant le Cyclope , enragé de la blefsi fure qu'il a recue, allonge fes bras, & cher» che autour de fa caverne ". Le Critique continue de montrer qu'on peut appercevoir les efforts d'Achille qui lutte tout armé contre le cours d'une riviere, qui, tantót lui cede, & tantöt lui réfifte, dans 1'élilion des fyllabes, la fucceffion lente des pieds, & la force des confonnes, P vj  34^ Le Ródeur. X.VfJ.0. , "Cftet l'év 0-Ii.kh (Akp^tlt, uiS O-KVKetKdt VOTÏ ya.iv Kfar sk r eynéycthot x«f"t- Tf, Denys rapporte plufieurs autres exem-' pies ; mais ceux-ci prouvent, ou qu'il fe livroit a fon imagination, ou que nous avons perdu la véritable prononciation : car je ne vois pas qu'on découvre de pareilles fimilitudes dans ces paffages. XI y a tout lieu de croire  Le Ródeur. 349 que le refpedt avec lequel on lifoit Homere, a fait fuppofer des beautés qui n'y font point : car quoiqu'il foit certain que le fon de plufieurs de fes vers correfpond exactement avec les chofes qu'ils expriment;. cependant fi 1'on confidere la force de fon imagination, qui lui rendoit tous les objets préfents, la flexibilité de fa langue, dont on peut raccourcir & allonger les fyllabes comme on veut, on efl étonné que cette conformité ne foit pas plus fréquente, quand même fon intention n'auroit pas été qu'elle le fut. II n'eft pourtant pas douteux que Virgile, qui écrivoit au milieu de la Iumiere de la critique, & qui dut une partie de fon fuccès a 1'art & au travail, ne fe foitefforcé d'employer cette fimilitude; & il n'a pas été moins heureux en cela, que dans les autres beautés de la verfification. Vida, qui vivoit lors du rétabliffement des Lettres , fait fentir avec beaucoup d'élégance la beauté de fes nombres dans fon Art Poétique. Haud fatis eft iü'is utcunque claudere verfum ,•—> Omnia fed numeris vocum concordibus optant,  3)0 Le Ródeur. Atque fona qutecunque canunt imhantur', & apta Verborum facis, & quczfito carnimis ore. Nam dïverfa opus eft voluti dore verfibus ora, — Hic meiier motuque pedum, & pernicibus alis, Molle viam tacito lap/u per levia radit: lüe autem membris, ac mole ignavius ingens Incedit tardo molimine fubfidendo. Ecce aliquis fubit egregio pulcherrimus ore , Cui leetum membris Venus omnibus affiat honorem. Contra alius rudis, informes oftendit & anus, Hirfutumque fupercilium , ac caudam finuofam , lngratu ; vifu, fonitu illcetabilis ipfo — Ergo ubi jam nautoz fpumas falis are ruentes Incubuere mari, videas fpumare reduElis Convulfum remis , roftrifque ftridentibus czquor. Tune longe fale faxa fonant, tune &freta ventis Jnvipiunt agitata tume/cere: littore fluclus lllidunt rauco , at que refraEla remurmurat unda Ad fcopulos, cumulo infequitw prceruptus aquat mons. — Cum vero ex alto fpeculatus cczrula Nereus Eeniit in morem ftagni, placidazque paludis, Labitur unéla vadis abies, natat unila carina. Verba etiam res exiguas angufta fequuntur, Jngentefque juvant ingentia : cuntla gigantem Vcfta decent, vultus immanes, peclora lata , Et magni membrorum anus, magna qffd lacertique. Atquo adeo, fiquid geritur molimine magno, Adde moram, iS*pariter tecum quoque verba laborent Segnia : feu quando vi multa gleba coatlis ■JEtetnumfrangenda bidentibus, ctquore feu cum, Cornua velatarum obertimus antennarum At mora Ji fuerit damno, properare jubebo,  Le Ródeur. 351 Si feforte cava extulerit mala vipera terra, Tolie mor as, cape faxa manu cape robora, paflor: Ferte citiflammas, date tela, repellite pellem lpfe etiam ver fus ruat,in pracepfque feratur, lmmenfo cum prcecipitans ruit Oceano nox , Aut cum perculfus graviter procumbit humi bos ', Cumque etiam requies rebus datur, ipfa quoque ultro Carmina paulipfer curfu ceffare videbis ln medio interrupta : quierunt eum freta pond, Poflquam aurtz pofuere, quiefcere protinus ipfum Cernere erit, me diifque incctptis fifterc verfum. Quid decam, fenior cum telum imbelle fine iélu lnvalidus jacit, & defeilis viribus ager? Nam quoque turn ver fus fegni pariter pede languet: Sanguis hebet, frigent effcete in corpore vires. Fortem autem juvenem deceatprorumpere in arces, Evertijfe domos, prafraElaque quadrupedantum Peclora pctïoribus perrumpere, flernere turres Ingentes, totoque, ferum dart funera campo. Pope paroit avoir tranfplanté cette fleur des jardins d'Italie, de ce climat heureux, dans un fol moins comvenable k fa nature, & moins favorable a fon accroiffement. Soft is the flrain , when ^ephyr gently blows And the fmoothflream in fmoothernumbresflows' But when loud billows lash the founding shore, The hoarfe rough verfe should like the torrent roar, When Ajax ftrives fome roch's vafl ■weight to; throw ,  3Ï1 Le Ródeur. The line too lalours,and the words move flow " Nos fo when fwift Carnilla [cours the plain, ' Flus o'erth' unbending corn, and skims along the main* On peut juger par ces vers, qui lont travaillés avec beaucoup d'attention , & qu'nn rival a célébrés, de ce qu'on doit attendre des efforts qu'ort fait pour repréfenter les images par des fons. On m'avouera que le vers dans lequel il veut repréfenter le gazouillement du zéphyr , n'eft ni doux ni coulant; & le ruiffeau coule avec une oppofitionperpétuelle de confonnes qui fe choquent. Le bruit du torrent eft bien exprimé, paree qu'il ne faut pas beaucoup de talent pour rendre no>tre langue rude; mais dans les vers qui expriment les efforts d'Ajax, il n'y ,a ni pefanteur, ni obftacle , ni délaK La légéreté de Camille préfente plutot un contrafte qu'une image. Je ne vois pas qu'il faille allonger le vers pour exprimer la légéreté. Dans les dadtyles que les anciens employoient pour eet effet, on prononcoit fi rapidement deux fyllabes breves , qu'elles n'égaloient qu'une longue ; ce qui fait qu'elles expriment Ia longueur du che-  Le Ródeur. 35:3' min que 1'on parcourt dans un petit efpace de temps : mais 1'Alexandrin , dont la paufe eft dans le milieu, eft une mefure Ientë & tardive ; & le mot unbending, qui eft un des plus longs qu'il y ait dans notre langue, n'eft guere propre a accélérer fon mouvement. Ces regies &c ces exemples ont engagé nos Critiques a examiner avec foin la nature des fons & des cadences. II convient donc de voir la conduite qu'ils ont tenue, les découvertes qu'ils ont faites, & ft 1'on peut établir des regies qui puiffent nous guider dans ces fortes de recherches.  3 54 Le Ródeur. No. XCIII. Mardi, 5 Février 1751. " Experiar quid concedatur in Mos Quorum flaminia tegitur cinis at que Latino*. JüVÏNAt, » Eh bien , puifqu'i! eft fi dangereux d'artan quer les vivants, je m'en vais remuer les een» dres des morts; nous verrons ce que 1'on *> pourra dire d'eux ". T J. L y a peu de üvres a la leef ure defquels les jeunes étudianrs employent plus de temps, que ceux qui nous dépeignent les caraöeres des Auteurs; qui trompent plus fouvent 1'attente du Lecfeur, ni qui rempliffent fon efprit d'une plus grande quantité d'opinions, que les progrès qu'il fait dans fes études, & les connoiffances qu'il acquiert, 1'obligent d'abandonner dans la fuite. Baillet, dans 1'introduclion de fes jugements des Savants , fait 1'énumération des préjugés qui féduifent le critique, & font que fes paffions 1'emportent fur fon jugement, Son catar  Le Rèdeur. 355 logue, quoique long, eft imparfait; & qui peut efpérer de le compléter ? On a obfervé que les beautés d'un ouvrage font fouvent d'une telle nature, qu'on ne peut les conftater d'une maniere évidente , ni les démontrer dans 1'état oii font actuellement les connoiffances humaines. Elles dépendent entiérement de 1'imagination, & ne font aucun effet fur un efprit prévenu, imbu d'un faux principe, ou opiniatre. II eft très-diftkile de convaincre un homme malgré lui; mais Dryden a dit qu'il étoit au-deffus du pouvoir humain de lui plaire, lorfqu'il ne veut pas qu'on lui plaife. L'intérêt &c la paffion tiennent long-temps contre les fyllogifmes; mais 1'une & 1'autre font imprenables par les images & le fentiment, & bravent tous les efforts d'Homere & de Virgile, quoiqu'ils puiffent céder avec le temps aux batteries d'Euclide & d'Archimede. Lors donc qu'on s'en rapporte au jugementd'un critique, on a non-feulement a craindre la vanité qui porte fouvent un Ecrivain a enfeigner ce qu'il n'a jamais appris , la négligence qui 1'emporte fouvent fur fattention la plus  3 5<5 Le Ródeur. vigilante; Ia faillibilité k laquelle la nature a affujetti Tefprit humain; mais encore mille caufes extérieures & accidentelles; en un mot, tout ce qui inf. pire Ia tendrefTe, la malveillance, Ia veneration ou le mépris. On peut foupconner avec raifon pluiieurs de ceux qui ont décidé avec le plus de hardieffe des différents deerés -de merite littéraire, d'avoir prononcé dit de^cSusr' ^ SénCqUe IC Una tantum Parte audita, Sxpe & nulla. fans connoitre la caufe dont ils étoient charges. Car on ne peut aifément fe perfuader que Langbane, Borricius & Kapin ayent lu tous les livres qu'ils louent ou qu'ils cenfurent, & que quand même la nature, & le favoir les auroient mis en état d'en juger, ils les ayent lus avec affez d'attention pour qu on puiffe s'en rapporter k leur décihon. Ces fortes d'ouvrages ont cependant leur utilité; ils fervent communement d'échos k la Renommée, & tranfmettent les fuffrages des hommes, lorfque leurs auteurs n'ont au-  Le Ródeur. 3^7 cun motif particulier pour les fupprimer. Les Critiques, de même que les autres hommes, font fouvent féduits par •hntérêt. On a généralement remarqué la vénération fuperftitieufe avec laquelle les éditeurs regardent les Auteurs qu'ils fe chargent d'expliquer & de corriger. On fait que Dryden n'a écrit la plupart de fes differtations critiques , que pour faire valoir 1'ouvrage dont il s'étoit chargé. On foupconne Addiffon d'avoir récufé le tribunal de la juflice poétique, paree que fon Caton y avoit été condamné iniuflement. II y a des préjugés auxquels des Auteurs, qui n'étoient d'aiileurs ni foibles, ni corrompus, fe font livrés fans aucun fcrupule ; & il y en a quelques-uns qui font tellement compliques avec nos affections naturelles, qu'on a toutes les peines du monde a s'en défaire. II y a peu d'hommes capables d'écouter fans partialité la comparaifon que 1'on fait des Ecrivains de fa nation avec ceux d'une autre; & quoiqu'on ne puiffe, je penfe, accufer toutes les nations d'être aveu-  358 Le Ródeur. glées par ce patriotifme littéraire, il n'y en a cependant aucune qui ne regarde les Auteurs qu'elle a produits avec complaifance, &qui ne les eftime autant pour le lieu de-leur naiffance , qu'a caufe de leur favoir tk de leur efprit. Les Italiens ne purent fe perfuader pendant long-temps qu'il put y avoir de 1'érudition au-dela des Alpes; tk les Francois paroifTent généralement perfuadés qu'il n'y a de 1'efprit tk du raifonnement que chez eux. J'ai de la peine a croire que fi Scaliger ne fe fut pas regardé comme allié de Virgile , pour être du même pays que lui, il eüt mis fes poëmes au-deffus de ceux d'Homere , tk foutenu cette controverfe avec autant de zele, de véhémence & d'aigreur. II y a un préjugé, tk c'eft le feul que je connoiffe, dont on puiffe quelquefois être la dupe fans fe déshonorer. La critique a li fouvent donné occafton aux gens envieux tk mal-intentionnés d'exercer leur malignité, que quelques-uns ont jugé a propos de recommander la vertu de la candeur, fans aucune reftricHon, & d'öter dorénavant toute liberté a la cenfure. Les  Le Ródeur. 359 Ecrivains imbus de cette oplnion, recommandent généralement Ia politeffe & Ia décence aux critiques, tk les exhortent a fe méfier d'eux-mêmes, & a inculquer la vénération pour les noms célebres. Je ne crois cependant pas que ces ennemis déclarés de 1'arrogance &c de la févérité, ayent plus de bienveillance tk de modeftie que les autres hommes, ni qu'ils ayent d'autre intention que celle de fe diftinguer par leur aménité tk leur délicateffe. Les uns font modeftes, paree qu'ils font craintifs ; & les autres, prodigues de louanges, paree qu'ils efperent d'être payés de retour. On doit avoir quelque ménagement pour les Auteurs vivants, lorfqu'ils n'attaquent aucune des vérités qui importent au bonheur des hommes, tk qu'ils ne commettent d'autre crime que celui de montrer leur ignorance tk leur ftupidité. Je croirois commettre une cruauté fi j'écrafois un infecle, paree qu'il m'importune par fon bourdonnement; & je ferois faché d'interrompre les rêves d'une ftupidité innocente, ik cette bonne humeur dans laquelle  360 Le Ródeur. un Auteur fe complait. Je ne crois pas cependant que 1'on doive avoir cette tendrefTe généralement pour tout Ie monde. On doit regarder celui qui écrit, comme un aggreffeur public, que chacun eft en droit d'attaquer, paree qu'il quitte fon état, qu'il veut fe tirer du pair avec fes égaux, 8c qu'il fait .le public juge de fon mérite. Se déelarer auteur, c'eft afpirer aux louanges, & s'expofer par conféquenta quelque difgrace. Le jugementque 1'on porte des Auteurs contemporains eft d'autant plus fufpecf, qu'il peut avoir été diöé par 1'orgueil 8c 1'envie; mais il n'en eft pas de même de celui qui n'a pour objet que des Auteurs, dont il ne nous refte plus que les noms 8c les écrits. Un Critique peut librement s'exercer fur ces derniers, paree qu'il ne court rifque que pour fa réputation, & que femblable a Enée, qui tire fon épée dans les régions infernales , il ne rencontre que des fantömes qu'il ne fauroit bleffer. II peut, a la vérité, avoir quelque égard pour une réputation établie; mais il fe peut auffi qu'il ne confulte que fa propre füreté, vu que les  Le Ródeur. 361 les autres motifs ne fubfiftent plus» Les fautes d'un Ecrivain célebre font d'autant plus dangereufes, que 1'influence de fon exemple s'étend plus loin. II eft donc de 1'intérêt des fciences qu'on les faflë remarquer, avant que le temps leur ait conféré fa fanclion, & qu'elles ayent acquis 1'autorité qu'il a coutume de leur donner. Addifibn prétend qu'un des principaux caracleres d'un bon Critique, eft derelever les beautés d'un Auteur, pkttöt que fes défauts; mais il eft plus naturel a un homme de favoir & de génie, de s'adonner a 1'étude des Auteurs qui ont plus de beautés que de défauts. Le devoir d'un Critique eft de ne point déprifer ni exalter un ouvrage par des repréfentations partiales, mais de fe fervir du flambeau de la raifon pour découvrir la vérité, & de faire part au public des jugements qu'elle a prononcés. Tome IL Q  Le Rèdeur. N°. XCIV. Samedi, 9 Février 1751. ——• Bonus atquefidus Juiex —— per obftantes cacerras Explicuit fua viclor arma. Horace, « On faura que vous avez exercé plus d'une »> année le Confulat, & que vous 1'avez mérité a autant de fois; qu'en juge plein de droiture ». & de probité , vous avez facrifié 1'intérêt au •i deyoir; que vous avez rejetté avec dédain les » préfents que vous offroit le crime; & qUe 0 malgré la brigue & les troupes des fcélérats' m vous avez fu déployer les étendards de Thé' » mis, & la rendre viflorieufe ". O N peut confidérer la reffemblance des nombres poétiques comme générale ou particuliere, comme confiftant dans la liaifbn & la conftruction de tout un paffage pris enfemble, ou comme comprife dans le fon de quelques mots emphatiques, ou dans la cadence & 1'harmonie des vers pris féparément. On trouve la reffemblance générale dw fon avec le fens, dans toutes les  Le RSdeur. 363 langues propres a la poéfie, dans tous les Auteurs que la force de leur imagination met en état de fe repréfenter vivement les objets, & k qui le choix & la variété de leurs langues fourniffent des images juftes. II efl: naturel k un pareil Ecrivain de changer de mefure a chaque fois qu'il change de fujet, fans qu'il ait befoin d'un grand eftbrt de génie & de jugement. La gaieté & Ia bonne humeur infpirent naturellement a un Poëte des tons de même nature; comme au contraire les réflexions qu'il fait fur des fituations facheufes & des événements funeftes, appefantiflent fes membres, en mêmetemps qu'elles attriflent fon cceur. Mais dans ces fortes de paflages, il n'y a que la reffemblance d'un plaifir avec un plaifir, d'un chagrin avec un autre , fans aucune application immédiate a des images particulieres. La même verfification gaie eft propre pour célébrer les réjouiflances d'une noce & d'un triomphe; de même que la langueur de la mélodie convient aux plaintes d'un amant abfent, & d'un Roi qui eft tombé dans 1'efclavage. \[ n'eft prefque pas douteux que Q Ü  3^4 Le Ródeur, dans plufieurs occafions, nous compofons nous-mêmes la mufique que nous croyons entendre; que nous donnons au poëme Je ton qui s'accorde avec notre difpofition, & que nous attribuons aux nombres les effets du fens. On peut obferver dans Ia vie, qu'il n'eft pas aifé d'anoncer une bonne nouvelle d'un ton défagréable, & que nous affocions promptement la beauté & la laideur avec ceux que nous aimons ou haïftbns. Ce feroit cependant poufier la hardieffe trop loin, que de dire que toutes les célebres adaptations de^l'harmonie font chimériques, & qu'Homere n'a pas donné une attention extraordinaire a la mélodie de fes vers, lorfqu'il décrit les réjouiffances d une noce. trofji.sva.G)!/, Hyivs'ov kvk clsv , nohlt fouris ". Si toutes ces obfervations font juftes, il doit y avoir quelque conformité remarquable entre la nicceffion fubite de Ia nuit au jour, la chüte d'un boeuf fous le coup de maffue, tk la naiffance d'une fouris d'une montagne, puilqu'on dit que toutes ces images font exprimées par la forme tk la terminaifon même du vers. On peut cependant admettre, fans être enthoufiafte, qu'on peut produire quelques beautés de cette efpece. La chüte fubite d'une fyllabe qu'on n'a pas coutume d'employer, peut exprimer la celfation d'une aftion, ou Ia paufe d'un difcours; & Milton a heureufement imité les répétitions d'un écho. 1 fled, and cried out Death : Heil trembled at the hideous name, andfigh'd From all her caves, and back refounded Deatfri On doit varier la mefure ou le temps que 1'on met a prononcer une fyllabe , de maniere qu'il exprime non- Q v  3 7° Le Ródeur. feulement les modes du mouvement extérieur, mais encore la fucceffion lente ou rapide des idéés, & par conféquent les paflions de 1'ame. C etoitla 1'effet de 1'harmonie des dadfyles & des fpondées; mais notre langue ne fauroit beaucoup varier fes fons. Nous pouvons quelquefois a Ia vérité, en allongeant Ie vers& 1'appefantiflant, exprimer la difficulté avec laquelle on avance, &, par de fréquentes interruptions, la lenteur & la pefanteur du mouvement. C'eft ainfi que Milton nous dépeint la difficulté avec laquelle Satan traverfe le chaos. So he with diffcnlty and labour hard Mov'd on ; with difficulty and labour he. »m Et qu'il nous dépeint le Léviathan ou Ja Baleine. Wzllowing unwieldy, enormous in their gait. Mais il a négligé dans d'autres temps ces fortes d'images, ainfi qu'on peut 1'obferver dans la volubilité & la légéreté de ces vers, qui expriment un mouvement lent & pénible. Defcent and fall To us is adverfe. Who hut feit of late ,  Le Ródeur. 371 ■When the fierce foe hung on our brohen rear lnfuliing, and purfud us thro' the deep , With what confufion and laborious flight We funk thus low ? Th' afcent is eafy then. II décrit dans un autre endroit Ie bruit d'une eau légérement agitée, dans un vers extrêmement rude. Tripping ebb; that flole With foft foot tow'rds the deep who now had flopp'd His Jluices. On ne doit pas a la vérité s'attendre que Ie fon réponde toujours au fens, mais il ne doit jamais en préfenter un contraire ; & par conféquent Milton a commis la même faute qu'un joueur , qui bailfoit les yeux lorfqu'il imploroit le fecours du ciel, & qui les levoit lorfqu'il s'adreffoit k Ia terre. Ceux qui ont réfolu de trouver dans Milton un affemblage de toutes les beautés qui diflinguent les autres Poëtes, trouveront peut-être mauvaisque je ne vante pas davantage fa verfifica-, tion; car il y a des letfeurs qui trouvent que dans ce paffage So ftretch'd out huge in length the arch-fiend layt Q vj  372 Lê Ródeur. fa longueur du corps eft exprimée par celle du vers : mais le fait eft qu'elle n'eft repréfentée que par la lenteur; ce qui revient au même que fi 1'on comparoit le temps a 1'efpace, 8c une heure & un mois. On peut, avec Ia mêmetournure d'et prit, trouver des beautés admirables dans cette defcription de 1'Arche. Then front the mountalns hewlng timier tall, Segan to build a vejfel of huge bulk ; Meafurdby cubit flength ,breadth, andheighth,. Le defleindu Poëte eft de fixer 1'attention fur le volume; mais c'eft ce qu'il fait par 1'énumération plutöt que par la mefure: car quelle analogie peutil y avoir entre les modulations du fon, & les dimenfions corporelles ? Milton paroit n'avoir regardé ces fortes d'embelliflements, que comme une chofe qu'on ne devoit point rejetter lorfqu'elle fe préfentoit d'elle-même; ce qui devoit fouvent arriver a un efprit vigoureux, qui s'exer^oit fur un fujet auffi varié 6c aufïï étendu. II avoit quelque chofe de plus grand & de plus noble a faire. Un feul fentiment moral ou religieux, une feule  Le RSdeur. 373 image puifée dans la vie ou dans Ia nature, auroit été perdue a bon marché, s'il 1'eüt facrifiée a la cadence de fens; & on auroit accufé avec raifon celui qui avoit entrepris de jufllfier Us voies de Dieu aux yeux des hommes, d'avoir négligé fa caufe , pour s'attacher k des fyllabes & a des fons.  374 Le Ródeur. N°. XCV. Mardi, 12 Février 1751. Pareus Deorum cuhor, & infrequens,' Infanicntis dum fapientix Confulius erro; nunc retrorfum Vda dare, atque iterare curfus Cogor reliclos. H O a A C E. » Tandis que j'ai fuiyi les égarements d'une » extravagante fageffe, j'ai trop négligé le culte » des Dieux. Je fuis a préfent forcé de retourner » fur mes pas, & de reprendre la première route » que j'avois quittée ". AU R O D E U R. IVloNSIEUR, II y a plufieurs maladies du corps & de I ame qu'il eft plus aifé de prévemr que de guérir; & j'efpere que vous ne regarderez point mon emploi comme inutile au favoir & a la vertu, fi ie vous décris les fymptömes d'une maladie intelleftueUe, qui n'aftëfte d'a-  Le Ródeur. 375 bord que les paflions, mais qui, lorfqu'on tarde d'y remédier, infecfe Ia raifon, détruit les bourgeons du favoir , tk finit enfin par détruire fa ra«; cine. Je naquis dans une maifon de difcorde. Mon pere Sc ma mere étoient d'un age difproportionné, d'un caractere oppofé, & d'une religion différente , & empioyerent par conféquent Tefprit & la pénétration qu'ils avoient recue de la nature, a des difputes continuelles, dans lefquelles ils n'avoient pour but que de fe convaincre mutuellementde leurs torts. Je fus donc élevé dans le fein de la difpute , initié dans tous les arts du fophifme domeflique, & dans mille ftratagêmes bas; je m'accoutumai a ufer de mille faux-fuyants, &C a déguifer mes penfées; en un mot, je pofledai a fond 1'art de 1'attaque & de la défenfe. Comme il étoit de mon intérêt de ménager les deux controverfiftes, je contracf ai 1'habitude de fufpendre mon jugement, d'éeouter leurs arguments avec indifférence, de pencher felon 1'occafion d'un cöté ou de 1'autre, &£ refler indécis jufqu'a ce que je con-  376 Le Ródeur. nuffe 1'opinion pour laquelle il me con- venoit de me déclarer. Ce fut ainfi , Monfieur, que j'appris de bonne heure 1'art de la difpute ; & comme nous aimons naturellement les arts dans lefquels nous croyons exceller, je ne voulus point laifïer mes talents inutiles, ni perdre ma dextérité faute de la mettre en pratique. Je cherchai continuellement difpute k mes camarades d'école; les coups étoient les feuls arguments qui me convainquiffent, & c'étoit ordinairement paria que nos difputes fe terminoient: car j'avois cela de commun avec 1'Orateur Romain , que je me diftinguois beaucoup plus par mon éloquente que par mon courage. Etant arrivé k 1'Univerfité, mon ambition prédominante fe trouva pleinement fatisfaite par 1'étude de la Logique. Je remplis ma mémoire de mille axiömes, de dix mille diftincfions; je pratiquai toutes les formes de fyllo» gifme, je paffai tous mes jours dans les écoles oü 1'on difputoit, & ne me eouchai jamais fans mettre Smigleciiw fous mon oreiller. 11 efl vrai que je n'acquis ma répu-  Le Ródeur. 377 fÊtion qu'aux dépens de mon temps tk de mes études. Je n'ouvrois jamais la bouche que pour contredire; je ne foutenois que les opinions dont tout lë monde connoiflbit la fauffeté; je les ornois de toutes les fauffes couleurs que je pouvois trouver, & les appuyois de tous les arguments qu'une fauffe fubtilité me fuggéroit. Mon pere qui n'avoit d'autre ambition que celle de me voir plus riche que lui, jngea par ma conduite que je me diftinguerois dans le barreau. Je n'eus pas plutot pris mon premier degré, qu'il m'envoya au Temple, tk me donna le confeil paternel de ne rougir de rien, ajoutant qu'il n'y avoit que la modeftie qui put retarder ma fortune. Tout vicieux, ignorant & opiniatre que j'étois, je refpectois encore la vertu, & je ne pus écouter ces lecons fans horreur. Je me fus cependant gré de la profeflion que j'avois embraffée, paree qu'elle me mettoit fur le chemin qui, au fortir de la contrainte, de la difcipline &c de 1'éducation , devoit me conduire dans les champs de Ia liberté tk du choix.  3-78 Le Ródeur. J'étois dans un endroit ou tout Ie monde fe refTent de Ia contagion de la vanité, & je ne tardai pas a me diftinguer par mes fophifmes Sc mes paradoxes. Je déclarai la guerre a toutes les opinions recues Sc è toutes les regies établies, Sc drefTai mes batteries contre ces principes univerfels qui ont réfifté a toutes les viciffitudes de Ia littérature, Sc que 1'on regarde comme les temples inviolables de la vérité , Sc comme les boulevards inexpugnables de la fcience. Je m'appliquai principalement a ces parties de Férudition qui ont rempli le monde de doute Sc de perplexité , Sc je me trouvai bientöt en état de produire tous les arguments relatifs a la matiere Sc au mouvement, au temps & è 1'efpace, a 1'identité Sc è 1'infini. ^ J'étois également en état, Sc dans 1'intention , de foutenir Ie fyftême de Newton & de Defcartes, Sc de favorifer felon 1'occafion 1'hypothefe de Prolémée&deCopernic. Jedonnai tantöt du fentiment auxvégétaux, Sc dégradai quelquefois les animaux jufqu'a les regarder comme de fimples machines,  Le Ródeur. 379 Je n'étois pas moins enclin a affoiblir le crédit de 1'hiftoire, & a embrouiller les principes de la politique. J'étois toujours du parti que la compagnie condamnoit. Si je me trouvois parmi des perfonnes zélées pour la liberté, je difcourois fort au long fur les avantages de la monarchie abfolue, fur le fecret de fes confeils &C la célérité de fes mefures, & vantois fouvent les bons effets qu'avoit produits 1'extinction des partis & des débats. Me trouvois-je parmi les partifans de 1'autorité royale, je ne manquois jamais de déclamer , avec tout le zele d'un républicain, contre la charte originale de la liberté univerfelle, la corruption des cours, &c la folie qu'il y avoit a fe foumettre volontairement a ceux que la nature avoit mis au même niveau que nous. Je connoiffois le défaut de tous les fyftêmes de gouvernement & les inconvénients de toutes les loix. Je montrois quelquefois que 1'on amélioreroit la condition des hommes, fi 1'on partageoit Ie monde en plufieurs fouverainetés; je vantois quelquefois le bon-  ■3*o Le M ieut. heur & la paix que Ia monarchie unf- verielle procureroit k la terre. Je trouvois mille objeétions contre les faits les plus conftarés; car j'avois pour maxime de ne juger de 1'hiïfoire que fur des probabilités, & de ne m'en rapporter jamais aux rémoignages. J'ai plus d'une fois révoqué en doute 1'exiftence d'Alexandre-le-Grand; & ayant demontré la folie qu'il y avoit d'élever des édifices tels que les pyramides d Egypte, je foupconnai fouvent que le monde étoit depuis long-temps dans terreur, & qu'elles n'exiftoient que dans les relations des voyageurs. II eüt été heureux pour moi d'avoir borné mon fcepticifme aux controveru-t 1l,ftori<ïues & aux difquifitions philofophiques; mais ayant violé ma raifon, & m'étant accoutuméa ne chercher d'autres preuves que des objections, je confondis la vérité avec le menfonge, au point que mes idéés devinrent confufes, que mon jugement s embrouilla, & que mon intellect prit une fauffe tournure. L'habitude cue je m'étois faite de regarder toutes ks propofitions comme incertaines , ne me Iaiffa plus aucune regie fure 'poiur  Le Ródeur. 381 en juger. Elles me paroiffoient toutes également évidentes; & les fophifmes dont j'étois imbu, commencerent a opérer fur mon efprit dans des recherches plus importantes. Le dernier effort de ma vanité fut d'affoiblir 1'obligation des devoirs moraux, & d'effacer les diflincfions entre le bien & le mal. J'éteignis enfin en moi tout fentiment de convicfion , & abandonnai mon cceur au doute & a 1'irréfolution, fans ancre & fans bouffole, fans fatisfaire ma curiofité, ni mettre ma confcience en repos ; fans principes pour raifonner, & fans motifs pour agir. Voila le rifque qu'on court lorfqu'on éteint les premières lueurs de Ia vérité , qu'on tombe volontairement dans les pieges du fophifme , & qu'on raifonne contre fes propres lumieres. On sTiabitue peu-a-peu a 1'abfurdité , de même qu'on s'accoutume a la Iaideur d'une maitreffe; & le menfonge , par un long ufage, s'affimile a Tefprit , de même que le poifon s'affimile au corps. J'eus bientöt la mortification de ne voir rechercher ma converfation que  ' %9i Le R6dtur. par des gens ignorants ou corrotnpus, par des jeunes gens avides de la nouveauté , & par des miférables , qui, ayant long-temps défobéi a la vertu & a la raifon, avoient befoin de mon fecours pour les détröner. J'eiis horreur de ma corruption ; tk ce même orgueil qui m'avoit féduit, me fit rentrer dans mon devoir. Je me laffai de mon irréfolution , tk je rougis de me voir favorifé par des gens que le refte du monde méprifoit tk évitoit. # J'abandonnai les difputes; je prefcrivis un nouveau régime a mon entendement, & je réfolus, au-lieu deréjetter toutes les opinions recues, de tolérer toutes celles que je ne pouvois réfuter. Je ceflai d'échauffer mon imagination par des controverfes fans fin, de difcuter des queftions incertaines, & de foutenir le menfonge. En obfervant cette méthode, je fuis enfin forti de mon délire, & je me trouve dans Fétat d'un homme qui eft délivré des accès d'une fievre chaude. Je me félicite de lapoffeftion de 1'évidence & de la réalité, &c des progrès  Le Ródeur. 383 que je fais d'un jour a 1'autre dans la connoiffance de la vérité. Je fuis, Monfieur, &c. N°. XCVI. Samedi, 16 Février 1751. Quod fi Platonis mufia perfionat verum , Quod quifique difcit, intmemor recordatur. B O E T I U S. ,, La vérité nous plait, lorfque Plafon nous „ la montre revêtue des ornements de fon élo„ quence-, mais nous la perdons aufli-töt de ,, vue ". X-Jn ancien Auteur nous dit que le fommaire de 1'éducation que les Perfans donnoient a leurs enfants, fe réduifoit k bien monter a cheval, d lancer le javelot avec adrejje, & d dire la vérité. Je comprends qu'on pouvoit aifément leur montrer a manier un cheval & k fe fervir de 1'arc; mais j'au-; Pertinax.  3 &4 Le RMeur* rois voulu qu'on nous eüt inftruits des moyens qu'ils employoient pour infpirer aux jeunes gens 1'amour de la vérité , & les préfervatifs dont ils fe fervoient pour les garantir de Ia tentation de la trahir par un menfonge. Les hommes, dans 1'état de corruptson oii ils fe trouvent, font induits par plufieurs motifs a abanclonner Ia vérité. Ils fe trouvent fi fouvent dans J'occafion de pallier leurs fautes, d'en impofer a 1'ignorance & a Ia crédulité d'autrui; ils ont tant de maux préfents k éviter, tant de plaifirs è fatisfaire, qu'il y en a peu , du moins parmi ceux qui font engagés dans les affaires de la vie, qui ayent affez de courage & de conffance pour ne jamais s'écarter de la vérité. II faudroit, pour que les hommes appriffent è dire la vérité, qu'ils appriffent pareillement a 1'entendre ; car il n'y a pas d'efpece de menfonge plus fréquente que la flatterie. Le poltron s'y rend par crainte ; celui qui dépend , par intérêt; & 1'ami, par 1'effet de fa tendreflé. Ceux qui n'ont ni 1'ame timide ni fervile, font bien-aifes de plaire k ceux qu'ils fréquentent; & auffi  Le Ródeur. 385 Kuflï long-temps qu'on fera affez injufle pour vouloir exiger des éloges, il fe trouvera toujours des gens que 1'efpérance, la crainte ou l'amitié engageront a en donner. Le crime du menfonge eft plus commun qu'on ne penfe; &c plufieurs perfonnes, a qui leur confcience ne fauroit le reprocher, ont corrompu les mceurs d'autrui par leur vanité, & encouragé le vice qu'ils croyent abhorrer. La vérité efl rarement bien recue comme telle. Elle déplait généralement, paree qu'elle contrarie nos defirs, &, qu'elle s'oppofe a notre conduite; & comme nous fommes naturellement attentifs è nos intéréts, nous avons de la peine a écouter ce que nous appréhendons de connoitre , & nous oublions promptement ce que nous n'avons pas deffein d'imprimer dans notre mémoire. G'efl la raifon pour laquelle on a inventé plufieurs moyens d'inflrutlion pour vaincre cette répugnance qu'on a pour la vérité ; & comme on donne les médicaments aux enfants dans des confeftions, pour les leur déguifer, on a de même caché les préceptes fous Tornt IL R  385 Le Ródeur. mille apparences, afin que 1'appat du plaifir empêchat les hommes de courir & leur perte. Pendant que le monde étoit encore dans 1'enfance, Ia Vérité defcendit du Ciel, & 1'Impofture fortit de la terre. La Vérité étoit la fille de Jupiter Sc de la Sageffe, Sc 1'Impofture, celle de la Folie Sc du Vent. Elles fe préfenterent avec la même confiance pour dominer fur Ia nouvelle création ; Sc comme les Dieux connoiffoient leur pouvoir & leur inimitié, tous furent attentifs a leur difpute, pour voir quelle en feroit 1'iffue. ^ La Vérité, qui connoiffoit Ia ftipériorité de fes forces Sc la juftice de fes prétentions, fe préfenta toute feule d'un air grave Sc majeftueux. II eft vrai que Ia Raifon 1'accompagnoit; mais elle paroiffoit fa fuivante, plutöt que fa compagne. Elle avoit la démarche ferme Sc majeftueufe; elle avancoir pas è pas; mais après qu'elle avoit une fois pofé le pied dans un endroit, ni les Dieux ni les hommes n'auroient pu le lui faire quitter. L'impofture copioit fon maintien & fes attitudes, Sc réufliffoit parfaitement.  Le Ródeur. 387 Elle étoit entourée, animée & foutenuepar des légions innombrables dedeürs & de paflions; mais fa foibleffe étoit telle, qu'elle étoit fouvent obligée de recevoir la loi de fes alliés. Ses mouvements étoient fubits, irréguliers & violents; elle n'avoit ni fermeté, ni conftance. Elle faifoit fouvent des conquêtes par des incurfions foudaines, qu'elle n'efpéroit jamais de conferver par fes propres forces; mais elle les maintenoit avec le fecours des paflions, qui joignoient a beaucoup de courage une fidélité a toute épreuve. Les deux antagonifles en venoient fouvent aux prifes. Dans ces fortes d'occafions, 1'Impofture s'enveloppoit toujours la tête d'un nuage, & donnoit ordre k la Fraude de dreffer une embufcade a cöté d'elle. Elle portoit dans la main gauche le bouclier de 1'Impudence , &c le carquois de la fauffe Subtilité fur fes épaules. Toutes les Paflions accouroient k fes ordres. La Vanité la précédoit en battant des ail & 1'Opiniatreté la fuivoit. Elle s' coit quelquefois vers la Vérité, 6 quefois elle 1'évitoit : mais élle efcarmouchoit toujours de loi-1;  Le Ródeur. doit continuellement du terrein, & décochoit fes fleches dans différentes directions; car les forces lui manquoient toutes les fois que la Vérité la fixoit. _ La Vérité avoit un afpect qui infpiroit la crainte; & lorfque la difpute duroit affez de temps pour qu'elles s'approchaffent 1'une de 1'autre, 1'Impoflure laiffoit tomher les armes de la fauffe Subtilité , faififfoit des deux mains Ie houclier de 1'Impudence, & alloit fe cacher parmi les Paffions. La Vérité étoit fouvent bleffée, mais guénffoit toujours en peu de temps; au-lieu que 1'Impoff ure ne recevoit jamais la moindre bleffure , qu'elle ne s'envenimat ; elle gagnoit les parties voifines, & fe r'ouvroit lorfqu'on Ja croyoit guérie. L'Impofture reconnut bientöt, par expérience, que fa fupériorité ne confiftoit que dans la célérité de fa marche & Ie changement de fon attitude. Elle ordonna donc au Soupcon de battre l'effrade, & elle évita avec foin de croifer Ie chemin de la Vérité, qui, marchant toujours fur la même ligne, échappoit aifément aux mouvements obliques, variés & retrogrades que  Le Ródeur. 389 l'Impoflure pratiquoit, lorfqu'elle craignoit 1'approche de fon ennemie. L'Impoflure, en fe conduifant de la forte, empiéta d'une heure a 1'autre fur Ie monde, & étendit fon empire fur toutes les régions & dans tous les climats. Par-tout oh elle remportoit la vief oire, elle confioit fon autorité aux Paflions; & celles-ci obéirent avec tant d'empreffement a fes ordres, qu'elles s'oppoferent a Ia Vérité, toutes les fois qu'elle voulut s'emparer de leurs poftes , & retarderent fes progrès, quoiqu'elles ne puffent les arrêter. Elles furent a la fin obligées de céder malgré elles; quoiqu'elles fe ralliaffent fpuvent, &c feignirent de fe foumettre ; mais elles ne manquerent jamais de fe révolter, toutes les fois que la Vérité ceffa, de les contenir par fa préfence. La Vérité, qui, la première fois qu'elle defcendit du Ciel, s'étoit attendue a être recue avec des acclamations univerfelles, a être chérie, obéie,' & a étendre fon influence dans toutes les Provinces, fut furprife de voir qu'elle étoit obligée de s'ouvrir Ie paffage par force par-tout oü elle fe préfentoit; de trouver tous les entendeR iij  39° Le Ródeur. ments bouchés par le Préjugé, & tous les cceurs préoccupés par Ia Paffion. Elle avan^a, il eft vrai; mais elle avanga Ientement, & perdit fouvent les conquêtes qu'elle avoit faites, paree que les appétits fe révolterent, & fe fouftrayant a fon obéiffance , furent fe ranger fous les drapeaux de fon ennemie. Ce combatn'affoiblit cependant point fes forces, paree que fa vigueur étoit infurmontable; mais elle fut outrée de {e vo\r ainfi jouée par une ennemie qu'elle méprifoit, & qui n'avoit d'autre avantage fur elle, que celui qu'elle devoit a fon inconftance, a fa foiblelfe & a fa rufe. Tranfportée de colere, elle pria Jupiter fon pere de la rappeller dans le ciel, & d'abandonner les hommes au défordre & aux maux qu'ils méritoient, pour s'être foumis volontairement a 1'ufurpation de 1'Impofture. Jupiter avoit trop de compafïïon pour eux, pour acquiefcer è fa demande ; mais il confentit a alléger fes travaux & fes peines. II lui ordonna d'aller confulter les Mufes, & de s'informer des moyens qu'elle devoit employer  Le Rödeur. 391 pour que les hommes la recuffent, &i qu'elle put régner paifiblement. Les Mufes lui dirent qu'elle nuifoit ellemême a les progrès par la rudefle de fon afpecf & Tauftérité de les legons, & que les hommes ne 1'admettroient jamais tant qu'elle fe feroit craindre, paree qu'en fe livrant a 1'Impofture , ils facrihbient rarement leurs commodités Sc leurs plaifirs; qu'elle prenoit la figure la plus engageante, & qu'elle permettoit au defir de la peindre & de la parer comme il lui plaifoit. Les Mufes fabriquerent, fur le métier de Palias, une robe de couleur changeante, pareille h celle dont 1'Impofture fe fervoit pour captiver fes admirateurs; elles en revêtirent la Vérité, & lui donnerent le nom de Fiction. Elle recommenga dès-lors fes conquêtes avec plus de fuccès; car lorfqu'elle fe préfentoit pour entrer, les Paftions, qui la prenoient pour 1'Impofture, lui ouvroient la porte , & lui réfignoient leur emploi. Elle n'en avoit pas plutot pris poffeflion, que la Raifon lui ótoit fa robe, & qu'elle reparoiffoit fous fa forme naturelle , avec tout 1'éclat Sc ladignité qui en font inféparables. R iv  39* Le Ródeur. n°. xcvir. Marii, 19 Février 1751. Ftcunda culpx fecula nuptias Primum inquinavere , & genus , & domos, Hoe fonte derivata clades ln Patriam Populumque fluxiu HOSACI, » Ces derniers fiecles , fé"conds en crime* » ont dabord fouiilé par d'infames adulteres » nos plus illuftres Maifons; & de cette fouree » infeflee, ont coulé les malheurs qui ont inondé » Rome & 1'Empire ". -Lie LeÖeur efl redevable de la Piece fuiyante a un Auteur dont notre fiecle a recu les plus grandes faveurs, qui a étendu la connoiffance de la nature humaine, & appris aux paflions a obéir aux ordres de la vertu. AU RÓDEUR. Monsieur, Lorfqu'on publia le Spe&aeeur par feuilles détachées, je pris tant de plaifir  Le Ródeur. 393 a fa leöure, que je m'en fais encore un aujourd'hui de me la rappeller. Toutes les fois que je réfléchis fur les foibles du fiecle, dont il efl; parlé dans eet Ouvrage utile, & que je les compare avec les vices qui regnent parmi nous, je ne puis m'empêcher de fouhaiter que vous preniez plus fouvent connoiffance des mceurs de plus de la moitié de 1'efpece humaine, afin que fi vos préceptes & vos obfervations paffent a la poftérité, les Specfateurs puiffent montrer k la génération naif-, fante quelles étoient les folies régnantes parmi leurs aïeules, les vices de leurs meres, & qu'elle profïte de leur exemple pour s'en corriger. Lorfque je lis les Specfateurs qui ont öbfervé la mauvaife conduite que tiennent les jeunes filles dans 1'églife, dans le deffein de fe procurer des admirateurs, j'ai coutume de les défigner par Ie nom de Chercheufes, pour les diflinguer, par cette note d'infamie, de celles qui ont affez de pudeur & de décence pour attendre patiemment qu'on les cherche. Les mceurs des femmes font tellement changées aujourd'hui, que je leur R v  394 Le Ródeur. ferois votontiers gtaee de ce nom,' fi elles n'en méntoieat point un pire, puifqu'elles négligent généralement leurs affaires domeftiques, pour fe livrer a de vains amufements, k des méchants propos, fans autre vue fixe que celle de tuer le temps. Dans le fiecle du Speftateur, les jeunes femmes, a fexception des moments qu'elles pïiffoient dans une compagnie, a faire une partie, ou une Tifite chez quelqu'une de leurs parentes, s'occupoient chez e'les k remplir leurs devoirs domeftiques. Elles ne connoiffoient ni les redoutes, ni les bals, ni les affemblées, ni tels autres femblables marchés oü les femmes fe vendent. La modeftie, Ia méfiance, la douceur, 1'affabilité étoient regardées comme les vertus propres & les graces caracfériftiques du iexe; & fi quelque femme cherchoit avec trop d'empreffement k fe faire remarquer, elle devenoit, & avec jufte raifon, 1'objet de la latyre publique. Les églifes étoient prefque les feuls endroitsoü les étrangerspouvoient voir les femmes. Les hommes s'y rendoient  Le Rêdeur. 395 dans 1'efpérance de les voir, Sc peutêtre plus fouvent qu'ils n'auroient '11 le faire, eu égard au motif qui ies y conduifoit. Mais quelque impropre que fut le motif, il en réfultoit fouvent quelque bien. Les deux fexes étoient fur la voie de leurs devoirs. II n'y a qu'un homme abandonné, qui n'aime point la vertu dans autrui. Les jeunes gens de ce tempsIa n'avoient point auffi totalement perdu 1'idée du bien, qu'ils 1'ont fait depuis par un effet de leur orgueil Sc de leur préfomption. Lors donc qu'ils voyoient une belle dont Ia conduite décente & Ia dévotion gaie Sc aimable leur étoient garants de fon exactitude a remplir fes premiers devoirs, ils en concluoient qu'elle feroit auffi attentive a s'acquitter des feconds. Combien de fois m'eft-il arrivé d'attendre avec impatience qu'une belle qui étoit a genoux, fe levat, Sc d'admirer les charmes que la dévotion ajoutoit a ceux qu'elle avoit recus de la nature! Les hommes devenoient fouvent meilleurs par le commerce des perfonnes qu'ils fréquentoient. On fait que R vj  39s Le RSdeur: Saul prophétifa parmi les Prophetes qu'il avoit deffein de faire mourir. La Religion paroiffoit beaucoup plus aimable a un homme a qui la vue d'un objet agréable avoit infpiré de la bonne humeur. Les chercheurs de femmes, du temps du Speéiateur, aimoient les lieux faints a caufe des objets qu'ils voyoient, & les objets a caufe de la bonne conduite qu'ils y tenoient. Leur amour étoit refpeöueux, & ils étoient perfuadés qu'une fille qui avoit d'auffi bons principes, méritoit de n'être recherchée que par un homme qui affecloit au moins d'en avoir de pareils, quelque put être fintérieur de fon cceur. < La conduite des filles pendant le fervice divin étoit telle, qu'elle ne diminuoit point le refpecf qu'on avoit con^u pour elles. Les femmes ne font jamais plus obfervées que dans le temps qu'elles ne croyent pas 1'être. Un amant refpeétueux aime mieux voir baiffer les yeux a 1'objet qu'il aime, que d'être obligé de les baiffer lui-même. Lorfqu'un jeune Gentilhomme avoit trouve un objet digne de fon affec>  Le Ródeur. , 397 tion, il fuivoit fon penchant naturel. II auroit cru commettre un crime s'il 1'eut caché, & tous fes fouhaits fe bornoient a obtenir une femme. II craignoit un refus & un engagement antérieur. II étoit perfuadé que tout le monde devoit admirer la femme qu'il aimoit; fes craintes, fes incertitudes ne fervoient qu'a augmenter fon amour. Les perquifitions qu'il faifoit au fujet des qualités perfonnelles de la Demoifelle, & qu'un homme fage ne doit point négliger lorfqu'il s'agit de prendre une femme, le confïrmoient dans fon choix. II ouvroit fon cceur k un ami commun, & l'inftruifoit de 1'état de fa fortune. Ce dernier s'adreffoit aux parents de la Demoifelle , qui, dans le cas oü ils approuvoient fes propofitions, en parloient a leur fille. Elle n'ignoroit quelquefois pas la paflion de fon amant. Ses regards, fes afliduités , 1'attention qu'il avoit de fe trouver dans 1'églife au moment qu'elle y alloit, & mille autre circonftances pareilles, 1'avoient déja prévenue en fa faveur. On aura de la peine k croire qu'une ïeune fille & un jeune homme foient  39$ Le Ródeur. amoureux 1'un de 1'autre, & que ce dernier n'ofe point lui déclarer fa paf' fion. Une pareille conduite paroit également contraire è la prudence & è la politique : mais confidérée dans ce fens, elle n'eft qu'une ftmple réfignation a la volonté des parents; une réfignation a laquelle 1'inclination ne s'oppofe point. Ses parents la louent d'avoir fait fon devoir. Les amis s'affemblent; on convient des articles. La crainte, 1'efpérance, quelques Iarmes répandues de part & d'autre, rempliffent eet inrervalle ennuyeux; on convient d'une entrevue; car la jeune Demoifelle ne s'eft jamais montrée en public. Le temps de 1'entrevue arrivé enfin. Beaucoup de modeftie, & point de hardieffe. Elle déclare fon inclination. La connoiftance que 1'amant a de fon mérite, ne lui permet point de douter de fa fihcérité, d'autant plus qu'il connoit les fentiments de fes parents. Elle le remercie de la bonne opinion qu'il a d'elle. Ce que fes amis lui ont dit de fon caracfere, lui font fentir le cas qu'elle doit en faire. Elle recoit fes vifites; il a foin de  Le Ródeur. 399 les renouveller; ils fe confirment dans la bonne opinion qu'ils ont congue 1'un pour 1'autre; 6c lorfqu'il la prt-ffe de lui donner fa main, elle lui déclare qu'elle eft préte a fe rendre a Ion devoir, 6c lui avoue 1'eftime qu'elle a concue pour lui. II la demande en'mariage a fes parents , 6c les remercie de la maniere gracieufe 6c affecfueufe dont ils ont re$u fa demande. On célebre Ie mariage. Les parents, les amis, les freres, les fceurs y aftiftent , 8c les deux families n'en forment plus qu'une. Le nouveau couple ne trouve dit plaifir que dans la maifon oii il a fixé fa réfidence, 6c n'en fort jamais, que le plaifir qu'il a d'y retourner n'augmente a proportion de 1'abfence qu'il a faite. O Monfieur! pardonnez Ie babil d'un vieül-ird. Les chofes alloient ainfi lorfque j'époufai ma chere Lserina; mais elles ont aujourd'hui changé de face. Les temmes ne peuvent plus fe foilffrir chez elles, & n'aiment que let endroits publiés. Les lieux oii 1'ön déjeüne 6c oü 1'on dine, les redoutes.  4°o le Mdmr. les concerts, les bals, les académies de jeux, les opéra, des mafcarades qui durenr toute la nuit, & les ventes pubhques que 1'on fait tous les jours des effets des marchands qui ont fait banqueroute, & que la diffolution générale des mceurs a rendues plus fréquentes que jamais, font d'un grand lecours a ces tueufes mordernes du temps. II y a tous les étés des alfemblées dans chaque Province; a Tunbridge, a Bath, a Cheltenham, a Scarborough. Quelle dépenfe en habits & en équipages ne font pas obligées de faire les femmes qui les fréquentent! L'exemple eft fi contagieux, que les gens du commun trouvent des places a fix fois, & des tables de jeu pour un fol. Les domeftiques fripponnent leurs maitres, & commettent mille infamies pour fubvenir a leurs folies dépenfes. Quant aux femmes qui fréquentent ces endroits publics, elle ne font point honteufes de fe meier avec les hommes & de gager qui rira plus haut dans les promenades publiques. Les hommes qui auroient pu être ■  Le Ródeur. 401 de bons maris, tk qui fréquentent ces endroits, craignent de fe marier, & prennent le parti de vivre garcons, a moins qu'on ne les achete a haut prix. Ils peuvent être fpecfateurs de ce qui fe palfe; &, s'ils veulc-nt, plus que fpecfateurs aux dépens d'autrui. II y a cependant bien de la différence entre le compagnon d'une foirée, tk un compagnon pour la vie. Deux mille livres flerlings dans le dernier fiecle, avec une femme économe , valoient plus que dix mille dans celui-ci. On exige une conftitution de dot, laquelle eft fouvent inutile, furtout a un marchand; tant d'argent pour les épingles, ce qui rend une femme indépendante , tk détruit 1'amour, en ce qu'elle la difpenfe d'avoir aucune obligation a ion mari, & par conféquent de toute reconnoiffance. Si 1'on ajoute a celale jeu, quel eft 1'homme prudent qui olera fe rnarier? Les honnêtes gens ne trouvant point de femmes, que refte-t-il a celles-ci, finon des fats, des étourdis, des libertinS qu'elles ont contribué a rendre tels ? tk ces miférables même ont-ils befoin  40i Le Ródeur. de fe maner, pour jouir de la converfation de celles qui vendent leur compagnie a fi bon marché ? . Après tout, quel avantage la coquette tire-t elle de fes adorateurs? Comme elle efl également acceffible a tous ceux qui ont de Ia complaifance, chaque fat agit de pair & compagnon avec elle, regarde fes ceillades comme autant d'invitations, tk n'attend que Ie moment d'en tirer parti. Elle a des adorateurs, il efl vrai, mais aucun amant; car 1 amour efl refpecfueux & timide : tk oü trouvera-t-elle un mari ? • Daignez, Monfieur, repréfenter aux jeunes filles éventées & étourdies le mépris & Ie danger auxquek elles s'expofent. Celles qui font encore capables de réflexion, feront convaincues tot ou tard de la juftice de votre cenfure, tk de Ia charité de vos lecons. Suppofé que vos remontrances & vos reproches n? produifent aucun effet fur celles qui font engagées trop avant dans les folies k fa mode pour en pronter, elles ponrront les répéter a leurs meces; car il n'y a pas apparence qu'elles ayent des filles, lorfque d autres  Le Ródeur. 403 flatteurs les obligeront a quitter le théatre de la vanité : car les femmes qu'on admire le plus, ne fauroient toujours briller a Bath & a Tunbridge. Les vifages que 1'on voit tous les jours font moins d'imprelfion que les nouveaux, ck c'eft-la le chatiment qui eft réfervé aux filles qui fe rendent trop fami« lieres,  4°4 Le Ródeur. ^■—n———| No. XCVIII. Samedi, 23 Février 1751. 0_tt« nee Sarmentus iniquas Cxfaris ad men/as, nee vilU Gabba tulijfet. i V V E N A L. » Vous pouvez y foutenir les outrages qu'un » Sarmante, un Gabba, tout méprifables qu'ils » étoient, n'eufient pu fupporter eux-mémes a » la table de Céfar " ? AU RÓDEUR, 3V1 ONSIEUR, Vous vous êtes fouvent efforcé d'inculquer a vos lecfeurs une obfervation beaucoup plus véritable que nouvelle, qu'une partie de la vie fe paffe dans des occupations inutiles; que les heures s'écoulent parmi de vains amufemenfs, & qu'on trouve rarement 1'occafion de faire ufage des vertus & des connoiffances qu'on a acquifes. II arrivé communément que la fpé-  Le Ródeur. 405 culation n'a aucune infïuence fur Ia conduite. Les conclufions judicieufes les arguments qui font Ie fruit d'une étude laborieufe & d'une recherche foigneufe,^ reftent fouvent enferme's dans la mémoire, de même que 1'or dans le coffre d'un avare, & qui Ie rend auffi inutile pour lui que pour autrui. Vous avez parfaitement décrit 1'état des êtres humains; mais onpeut douter fi vos préceptes s'accordent avec votre defcription; fi vous n'avez pas généralement confidéré vos Iecfeurs comme foumis a 1'influence des paffions tragiques, & n'étant fufceptibles de peine & de plaifir, que lorfque des agents puif. fants & de grands éyénements les occafionnent. Un Auteur qui écrit, non point firnplement pour perfeétionner un art, ou pour établir une doctrine douteufe, mais pour fe rendre utile généralement a tous les hommes, ne doit rien négliger de ce qui peut angmenter le plaifir de Ia converfation, & prévenir 1'interruption & le dégout qu'on n'éprouve que trop fouvent dans le conv merce de la vie.  406 y Le Ródeur. Vous auriez donc pu, fans nuire k votre réputation, parler quelquefois de ces petits devoirs dont les hommes font tenus les uns envers les autres, & recommander 1'obfervation de ces petites civilités & de ces facons d'agir délicates, qui, quelque peu confidérables qu'elles paroiffent k un Savant, contribuent cependant k entretenir le bon ordre dans le monde, en facilitant le commerce de la vie, & pour lefquelles les Francois ont fuffifamment témoigné leur eftime, en donnant le nom de favoir-vivrt a la connoiffance qu'on en a, & k 1'ufage qu'on en fait. La politeffe eft un de ces avantages dons nous ne connoiffons le prix que par les inconvénients qui réfultent de fon abfence. Son influence fur les mceurs eft conftante & uniforme, de maniere qu'on ne s'en appercoit pas plus que d'un mouvement égal. Les circonftances de chaque aéfion font tellement adaptéesles unes aux autres, que nous ne voyons point en quoi elles pechent, & que nous nous attachons plutót a fa convenance, qu'a fon exactitude.  Le Ródeur. 407 Mais comme nous ne connoiffons le prix de la fanté qu'après que nous 1'avons perdue, de même il ne faut que fréquenter tant foit peu ceux qui ne fe font jamais attachés a plaire aux autres, & qui ne fuivent dans leur conduite d'autre regie que leur volonté , pour fe convaincre qu'on ne peut mener une vie heureufe & paifible qu'au moyen de certaines formalités recues. La fageffe & Ia vertu ne font point des moyens fuffifants, fi on n'obferve les loix de la politeffe , pour empêcher la famiiiarité de dégénérer en grotfiéreté , & 1'eftime de foi - même en infolence. On peut commettre mille impoliteffes, & négiiger un millierde bons offices fans que ni Ia confcience ni Ia raifon nous en faffent aucun reproche. Le vrai effet de la politeffe naturelle, paroit être de mettre les gens k leur aife, plutöt que de plaire. Le talent de plaire eft un don de Ia nature, qu'on ne peut acquérir, ni par des préceptes , ni par imitation; mais quoiqu'il ne foit donné qu'a un petit nombre de gens de ravir & de charmer,  408 Le Ródeur. chacun peut efpérer avec un peu de précaution , & en obfervant certaines regies établies, de ne faire de la peine a perfonne; Sc s'il elf bien élevé, de jouir de l'amitié des hommes , fans afpirer k une plus haute diftincfion. L'axiöme univerfel fur lequel toute la politeffe efl: fondée, Sc dont émanent toutes les formalités que 1'ufage a établies chez les nations civilifées, eft qu'on ne doit point fe préférer aux autres. Cette regie eft fi générale Sc fi certaine, qu'on ne peut voir commettre une impoliteffe, fans fuppofer qu'on 1'a violée. II y a dans tous les endroits quelques modes particuliers de politeffe arbitraires Sc accidentels , qu'on ne peut apprendre qu'avec le fecours de 1'habitude Sc de Ia converfation. On peut mettre de ce nombre les manieres de faluer, de faire la révérence, les places de diftindf ion. On peut fouvent violer ces chofes fans qu'on s'en formalife, pourvu que 1'orgueil ni la malice n'y ayent aucune part; mais on peut auffi les obferver a la rigueur, & pourtant fe rendre haïffable par fon infolence,  Le Ródeur. 409 ïence, fa pétulance & fes airs de mépris. Je n'ai jamais trouvé nulle part plus de politeffe que chez ceux qui paffent leur temps a faire & a recevoir des vifites, qui fréquentent les bonnes compagnies, qui étudient les regies ducérémonial, & obfervent toutes les variations de la politeffe recue. Ils favent 1'heure qu'il faut aller voir un ami, 1'endroit oü ils doivent 1'attendre, 1'intervalle qu'on doit mettre entre deux vifites; mais ils ne s'attachent qu'aux parties extérieures de la politeffe qui font les moins effentielles, & fe mettent peu en peine d'être a charge a autrui, pourvu qu'ils contentent leur vanité. v Trypherus efl un homme qui fe diftingue par fon falfe & fa magnificence , & qui fe trouvant par fa fortune 6c fon rang dans la première claffe de la communauté, a acquis eet air de dignité & ces manieres polies que 1'on contradfe fans peine a la cour, aux bals & aux petits levers. Mais Trypherus, fans aucune malice préméditée, partie par 1'ignorance dans laqueUe il efl: de 1'humanité, 6c par- Tome II, S  4i o Le Ródeur. tie par l'habitude qu'il a prife de con- templer avec beaucoup de fatisfaction fa grandeur & fes richeffes, donne a toute heure des dégoüts a ceux que le hafard ou 1'intérêt affujettiffent a fa vanité. S'il fe trouve chet un homme que fa fortune réduit k n'habiter qu'une petite maifon, il vante le plaifir qu'il y a d'avoir des grands appartements, & de pouvoir en changer felon les faifons. II lui dit qu'il n'aime point a être logé k letroit; & que fi fa chambre étoit aufïï petite, il fe regarderoit comme dans une prifon. II montre k Eucratès , qui eft d'une auffi bonne maifon, mais qui a moins de fortune que lui, fa vaiffelle plate; il lui dit qu'elle lui coüte beaucoup, mais qu'un gentilhomme ne peut ab> folument s'en paffer; que s'il avoit moins de bien , il travailleroit a 1'augmenter, & qu'il mettroit fonfils aïné dans le commerce. II a, a 1'imitation de quelques obfervateurs plus fpirituels que lui, imaginé plufieurs moyens pour cacher fa pauvreté, & ne manque jamais, lorfqu'il fe trouve avec des femmes dont  Lt Rêdeur. 411 la fortune eft bornée, de faire tomber la converfation fur 1'avantage que Ton trouve n acheter des robes a !a fripperie , a n'employei- que des étoffes légeres, & a être toujours en noir. II m'a montré mille fois un catalogue de fes tableaux, de fes bijpux & de fes raretés; & quoiqu'il fache que je fuis meublé très-fimplement, il ne manque jamais de terminer fon difcours par une déclaration, qu'il ne voit jamais une maifon mal meublée, fans méprifer & fans plaindre celui a qui elle appartient. Telle eft, Monfieur, la conduite de Trypherus; conduite qui le rend la terreur de tous ceux qui font moins riches que lui, & qui lui a attiré une infinité d'ennemis. Quoique tous les hommes ne foient pas aufti conpables que Trypherus , il eft cependant prefque impoftible de n'en pas trouver quelqu'un qui ne flatte fon orgueil par la comparaifon qu'il fait des autres avec lui, lorfqu'il fait qu'elle lui eft avantageufe, fans confidérer que c'eft une efpece d'oppreffion de donner mal-a-propos des idéés S ij  41* Le JRódeur. défagréables a qui que ce foit, & qu'il y a prefque autant de crime a priver quelqu'un d'un avantage réel, que d'inrerrompre eet oubli de fon abfence, qui elf, après la poffeflion aöuelle, ce qu'on peut fouhaiter de plus heureux. Je fuis, &c. EUTROPIE,  Le Ródeur. 413 N°. XCIX. Mardi, 26 Février 1751: Scilicet ingenüs aliqua efl concordia junclis, Et fctvat ftudii feedera quifquc fui : Kuflicus agricolam, miles fera bella gerentem , ReHorem dubix navita puppis amat. O vio e.' » La conformité d'inclination eft le lien le » plus fort de l'amitié; & chacun aime natu» rellement celui qui exerce la même profefi) fion que lui. Le laboureur fe plsït avec la .. laboureur, le foldat avec le foldat, & 1« ma» telot avec le matelot ". Xj A Providence a voulu, pour rnaintenir un ordre parmi cette variété imrnenfe qui regne dans la nature, & faciliter la propagation des différentes claffes de créatures qui peuplent les" élements, que chacune s'attachat par» une elpece d'attraélion fecrete è celle de fort efpece; & que non-feulement les animaux domeftiques, qui vont en troupes ou par couples, continuaffent de perpétuer leurs efpeces; mais même S iij  414 Le Ródeur. que ceux qui font fauvages & féroces, & qui, fuivant la remarque d'Ariftote , ne vont jamais enfemble, couruffent les mortagnés & les déferts, & s'accouplalfent enfemble, pour empêchei" que la terre ne fe trouvat remplie de monftres. Comme la propagation & la diftinction des animaux exigent qu'ils s'alüent avec leurs femblables par quelque motif de choix uniforme, ou quelque inftinct particuber, il eft pareillement néceftaire que 1'homme, qui a un plus grand nombre de plaifirs & de befoins a fatisfaire, &c quantité de facultés qu'il ne fauroit employer tout feul, cherche quelquer compagnons dont fhumeur &c le caraclere s'accordent avecle fien; qu'il choififfe parmi ceux de fon efpece, quelqu'un avec lequel il s'attache par un fentiment d'amitié & de tendrefie, & qu'il améliore fa condition, en ajoutant de furcroit l'amitié a 1'humanité, & 1'amour des individus a celui de 1'efpece. Les autres animaux font formés de maniere qu'ils paroiffent contribuer très-peu au bonheur les uns des autres , & qu'ils ne connoiffent, ni la  Ze Ródeur. 415 joie , ni le chagrin, ni 1'amour, ni la haine, qu'autant qu'ils y font portés par quelque defir qui a pour objet la confervation de leur vie, ou la propagation de leur efpece. C'eft ce qui fait qu'ils ont rarement égard a ces petites différences qui diflinguent les créatures de la même efpece les unes des autres. Si 1'affecf ion de 1'homme n'étoit fondée que fur ce penchant naturel & inné qu'on a pour ceux de fon efpece, Londres & Babylone, malgré la multitude d'habitans qu'elles renferment, lui paroitroient un défert affreux. Ses affections n'étant point concentrées, s'évaporeroient comme le feu élémentaire ; il languiroit dans une infenfibihté perpétuelle; & quoiqu il put dans la première vigueur de fa jeuneffe, fe procurer divers amufements, fa curiofité ne feroit pas plutöt fatisfaite, fa joie ne feroit pas plutöt rallentie , qu'il s'abandonneroit k 1'incertitude du hafard, fans efpérer aucun fecours dans fes malheurs , & fans faire aucun fouhait pour le bonheur de fes femblables. Nous fommes obligés d'aimer tous les hommes; je veux dire, d'avoir pour S iv  4* 6 Le Ródeür. eux de la bienveillance, & de leur rendre dans 1'occafion tous les fervices qui dépendent de nous : mais il elf impoffible de lesaimer tous également; du moins impoffible, fans éteindre les paffions qui caufent toutes nos peiries & tous nos plaüirs, fans ceffer de faire ufage de quelques-unes de nos facultés, fans renoncer è toute crainte 6c a toute efpérance, 6c fans vivre dans une apathie 6c une indifférence abfolue. Les befoins auxquels nous fommes fujets, exigent mille offices de tendreffe que le fimple égard pour 1'efpece ne diöera jamais. Chaque homme a des fujets de chagrin , auxquels il n'y a qu'un ami qui puiffe remédier, & qui refleroient confondus parmi cette foule de maux qui accablent 1'humanité, s'ils n'étoient appercus que par les yeux de cette bienveillance générale qui s'étend indifiincfement fur tous les hommes. II convenoitdonc que la grande communauté humaine fut divifée en pluiieurs petites fociétés indépendantes. Ces dernieres forment des intéréts féparés, fouvent oppofés les uns aux au-  Ze Ródeur. 417 tres, & que ceux qui lont foumis k des gouvernemens particuliers, s'imaginent fauffement devoir favorifer , quoiqu'ils nuifent au bonheur du refte du monde. Ces iortes d'unions fe divifent de même en différentes claffes , & la vie fociale en d'autres petites fubdivifions,. dont les branches fe terminent par les ramifications de l'amitié particuliere. J'ai déja obfervé ailleurs qu'il n'y avoit d'amitié folide & durable qu'entre ceux qui ont les mêmes inclinations. Nul homme ne fauroit aimer celui qu'il fait n'avoir aucune eftimepour lui, & rien ne prouve davantage 1'eftime que 1'imitation. J'ai encore dit que la bienveillance la plus forte eft celle qui provient de la participation des mêmes plaifirs; paree que nous aimons naturellement k nous rappeller ceux dont 1'idée eft liée avec celle des plaifirs que nous avons goütés. ■ C'eft donc en vain qu'on s'efforce de captiver l'amitié de ceux dont on nepeut partagerni les amufements, ni les plaifirs. On a vu des gens qui ont acquis du crédit & de la fortune, firnS y  4*8 Le EÓJeur. plement pour avoir excellé dans les jeux que leurs protecfeurs aimoient, pour avoir eu le même goüt pour les mêmes curiofités, pour les mêmes vins, & pour les mêmes méts. On peut également s'attacher par cette conformité de mceurs & d'inclinations, ceux mêmes qui ont affez de vertu & de fageffe pour méprifer cette forte de mérite. La conformité de goüt pour les mêmes plaifirs, pour les mêmes connoiffances, pour les mêmes opinions, préfuppofe toujours la même difpofition pour les mêmes études, &c Ie même plaifir pour les mêmes dceouvertes. Quel avantage auroit un politique a propofer le pian qu'il a formé pour reftifierles loix & ïes différentes formes de gouvernement, a un chymilfe qui n'a 1'efprit occupé que de fon foufre & fon falpêtre? Comment un Afirouoroe pourroit il, en expliquant fes calculs & fes conjeétures, endurer la froideur d'un Grammairien, qui perdroit de vue Jupiter & fes fatellites, pour lui donner 1'étymo'ogie d'un mot obfcur, ou 1'explication d'un vers, fur Ie fens duquel on n'eft point d'accord ?  Le Ródeur. ^icy Tout homme aime la même efpece de mérite que le lien, lorfqu'il ne craint point qu'il nuife a fa fortune & k fa réputation. La raifon en eft, qu'il connoït non-feulement mieux le prix des qualités qu'il cultive lui-même, ou 1'utiüté de 1'art dans lequel il excelle, -mais qu'il aime encore a voir donner a un autre des louanges qu'il fait lui appartenir également. II ne faut pas beaucoup d'efprit pour s'appercevoir que les hommes en général doivent choifir pour camarades ceux dont 1'état efl analogue au leur, paree qu'il n'y a pas beaucoup de gens avec lefquels on puiffe converfer, &c qui foient en état de nous amufer par leur efprit & Ia variété des connoiffances qu'ils ont acquifes. Le marin, 1'académicien, Ie jurifconfulte, 1'artifan, le courtifan , ont tous un jargon approprié k leur état, font occupés des mêmes événements, des mêmes affaires , & employent des allufions & des éclairciffements que perfonne autre qu'eux n'entend. J'avoue que rien n'eft fi méprirable que de ne connoitre que le jargon d'une profeffion particuliere, & le langage S vj  4io Le Ródeur. d'une feule claffe de mortels ; mais comme il convient de mettre des limites aux excurfions de l'efprit humain, il eft bon que chacun s'attache a une étude particuliere , a quelque fujet favori, & 1'on fera toujours cas de celui qui le poffede, 8c qui peut en parler le plus pertinemment. On ne doit point éviter cette efpece de partialité; & elle n'eft blamable,, que lorfqu'elle prédomine au point de nous infpirer de l'averfion pour les autres profeflions, & nous faire méprifer les vertus qui ne reffemblent point aux nötres. II convient donc que ceux qui font Hés par la même profeflion, fe conforment a finclination de leurs cotlegues, & foient animés du même defir & du même efprit de curiofité.. On a obfervé avec jufte raifon que ia difcorde ne regne jamais plus que dans les petites chofes. Rien ne 1'enflamme davantage que la contrariété de goüt, & fiir-tout celle des principes; On doit doncTéviterpar une innocente conformité , qui, fi elle n'eft pas d'abord le premier motif, doit toujours étre 1'effet d'une union indiffoluble.  Le Ródeur. 421 N°. C. Samedi, 2 Mars 1751. ömnt vafcr vhium ridenti Floecus amico Tangit, 6- admiffus cireum prxcordia ludit. Perse, » Horace , 1'ïngénieux Harace découvre fi n plaifamment a fes amis leurs propres dé» fauts , qu'ils en rienr eux - mêmes : il pé» netre , en badinant, jufqu'aa fond de leur » coeur ". AU R O D E U R. IVIo NSIEUE, Comme plufieurs perfonnes bien in> tentionnées, ont, par la néceffité inévitable de leurs affaires, le malheur d'être totalement enfévelies dans la Province, & ignorent ce qui fe paffe dans Ie beau monde, je crois que vous nè fauriez mieux faire, en qualité d'Ecrivain public, que d'examiner le casde ces malheureux objets qui méritent votre compaffion k tous égards.  4" Lt RÓJeur. Je trouverois a propos que vous leur donniez un détail des occupations des gens du monde, affez circonftancié pour les engager h les imiter, afin que li le changement de leur fortune les tranfporte tout-a-coup fur la fcene du plaifir & de la gaieté, ils fachent, après qu'ils feront revenus de leur première furprife, la maniere dont ils doivent fe comporter. Vous ne fauriez croire le bien que vous procureriez aux villes de Province , fi vous aviez la charité de leur infpirer de 1'émulation pour les mceurs & les coutumes des gens du beau monde. Vous devez pour eet effet leur donner une defcription daire & exacfe des talents agréables, une hifloire complette des formalités établies , des modes , des caprices, des redoutes, des danfes, óes bals, des mafcarades, des affemblées, des encans, des comédies, des opéra, des marionnettes, des endroits- oü les dogues fe battent avec les ours, en un mot de tous les plaifirs qui fixent 1'attention de nos beauxefprits; plaifirs qu'ils ont portés a une fi haute perfedion, qu'ils ont trouve  Le Ródeur. '413 Ie fecret admirable de paffer les jours, les femaines & les années, fans le fecours fatiguant de ce qui plait aux formaliftes de qualifier du nom de chofes utiles & néceffaires. En leur apprenant la route qu'ils doivent tenir pour parvenir a ce haut degré d'excellence humaine , vous devez employer des arguments affez forts pour convaincre ceux qui, dans d'autres occafions, ne paroiffent pas manquer de bon fens, de Terreur dans laquelle ils tombent, lorfqu'ils croyent n'être venus au monde que pour fe tremouffer, jouer & briller. En effet , rien n'eft plus clair que cette fuite continuelle de plaifirs & de divertiflements , qui font d'autant plus précieux qu'ils nous occupent davantage , eft la fin la plus importante que 1'on puiffe fe propofer dans la vie. II eft certainement étonnant, vu les connciffmces que le monde a acquifes de nos jours, qu'il y ait encore des gens affez ignorants & affez ftupides pours'imaginer que 1'on doive employer fon temps & fon efprit a toute autre chofe que celle de fuivre fa fan-  4M Le Rédeur. taifie; car fans cela, feroit-ce Ia peine de vivre r II elf affez temps de penfer aux chofes lorfqu'elles arrivent. Quant aux vieilles notions du devoir, il n'en efl pas dit un mot dans les Nouvelhs kiftoriques, & dans les autres Livres que 1'on publie tous les jours en France, & qui font entre les mains de tout le monde. Elles font prefque toutes piiifées dans des Auteurs qui vivoient il y a plufieurs fiecles, & qui n'ayant aucune idéé des qualités qui caracférifent aujourd'hui les gens de difiinction, font entiérement tombés dans le mépris. Je défie è leurs plus zélés admirateurs , (car chaque Auteur a de* partifans qui Jui refïëmblent) de prouver qu'ils fe foient jamais troüvés k une redoute. Ils ne difent pas un mot de 1'article important des divertiffements, des vifites de cérémonie, du plaifir raviffant que procurent ces liaifons auxquelles l'amitié n'a aucune part, de ces politeffes qui ne fignifient rien. La vérité toute crue, fhonnêteté, un habillement fimple, Ia réfidence au logis > En travail pénible, peu de paroies, ai-  Le Ródeur, 415 guifées par Ia cenfure ou par une doublé-entente , font tout ce qu'ils recommandent comme les ornements & les plaifirs de Ia vie. lis paroitTent avoir ignoré cespetits ferments, cette difïi::on polie , ces médifances que 1'on avance en prenant du thé, ce brillant des habits 8c des équipages , le triomphe de la préféance, les encljantements dc la flatterie; 8c je népuis m'empêcher de rire, lorfque je me reprefente la contenance qu'ils auroient tenue dans un cabinet de toilette 8c a une table de jeu. Ces malheumix abhorroient ce zele patriotique qui ueciaigne 1'autorité, & qui foule les loix aux pieds. N'oubliez pas fur-tout, Monfieur l 1'avantage dont il efl de jouer aux cartes le dimanche : coutume dont 1'utilité s'étend fi loin, qu'il ya lieu d'efpérer qu'on 1'introduira dans toutes les Provinces du Royaume. Les perfonnes du beau monde en eonnoiffent tout 1'avantage. II n'y a ce jour-la ni comédie, ni mafcarade, ni charlatan , ni autre chofe qui vaille la peine d'être vue ; de maniere que, fans le wiiift Sc Ie bragg , les femmes cef-  4* tous les convives garderent un profond ftlence, s'attendant fans doute que j'allois faire quelque chofe d'extraordinaire. Mon ami s'efforca de les tirer de leur affoupiffement, en leur portant Tij  43 6 Le Ródeur. des fantés, & leur faifant mille quef- tions auxquelles ils répondirent en Eeu de mots, après quoi ils retomerent dans leur première taciturnité. J'attendois toujours le moment favorable pour les faire rire; mais je ne trouvai aucun paffage ouvert a la moindre faillie d'efprit: car comment pouvoir être joyeux, lorfqu'on n'a devant foi aucun objet propre a infpirer la joie ? Après quelque vains efforts , qui ne produifirent ni applaudiffement ni contradicfion, je me contentai de me mêler avec la maffe , de porter des fantés en filence, &de m'oecuper de mes propres réflexions. Mon ami regardoit les convives les uns après les autres; ils fe regardoient pareillement tour-a-tour; & fi de temps a autre on proféroit quelques fyllabes, il n'y en avoit pas un qui fut en état de repliquer.Toutes nos facultés étoient glacées, & chaque minute retranchoit quelque chofe de la capacité que nous avions de plaire, & de la difpofition que nous avions a ce qu'on nous plüt. Ce fut ainli que fe pafferent ces heures dans lefquelles on s'étoit promis tant de plaifir; ces heures qu'on avoit af-  Le Ródeur. 437 fignées, par une efpece de proclamation, a Tefprit, a la gaieté & a Hilarius. La nuit vint enfin, & Ia néceffité de nous féparer nous délivra des perfécutions que nous éprouvions les uns les autres. Comme ils traverfoient la cour, je les entendis fe plaindre d'avoir fi mal employé leur journée, & fe demander les uns les autres s'ils retourneroient dans une maifon obfédée par un efprit. Démocharès, qui a infiniment plus de bonté que d'efprit, qui s'étoit répu de Thonneur que devoient lui procurer mon efprit & mes manieres élégantes & polies, & qui efpéroit de voir affaifonner fon feftin par la gaieté, ne put difïïmuler fon chagrin & fon ref* lentiment, ni fe perfuader que je n'avois point facrifïé fes intéréts a mon caprice & a ma mauvaife humeur, dégoüté fes convives de deffein prémédité, & réprimé la faculté que j'avois de plaire, par mon filence opiniatre. J'ai appris que les Gentilshommes imputent k mon ami &C a moi, la mauvaife réception qu'on leur a faite. Les uns font perfuadés que mon ami efl T iij  43 8 Le Ródeur. Ia dupe d'un importeur, qui, bien qu'il ait le talent de plaire, n'ofe ouvrir la bouche devant des gens qui ont plus d'efprit que lui; les autres concluent que je regarde Londres comme le feul théatre digne de mes talents, & que je dédaigne de les exercer devant des provinciaux & des ruftres, dont je méprife les éloges. Je fuis perfuadé, Monfieur, qu'il eft quelquefois arrivé a des gens qui ont le bonheur ou le malheur de paffer pour avoir de Tefprit , d'éprouver les mêmes reproches dans de femblables occafions. J'efpere donc que vous me garantirez de celui qu'on pourroit me faire d'en avoir impofé, en faifant obferver è ceux qui liront votre feuille, que Tinvention n'eft pas tout-a-fait au commandement de celui qui la poffede ; que le defir que nous avons de plaire, eft fouvent caufe que nous manquons notre but; que Tattente diminue la furprife, fans laquelle il n'y a point de plaifir; & que ceux qui veulent en goüter, doivent y contribuer de leur cöté , paree que Tefprit n'agit qu'autant qu'on Texcite, & que cette effervefcence de Timagina-  Le Ródeur. 439 tion ~, dont les élans fürprennent fi fort, ne peut être provoquée que par des idéés oppofées. N°. CII. Samedi, 9 Mars 1751. Ipfa quoque ajfiduo labuntur tempora motu Non fecus ac flumen : neque enim confiflere fliimen , Nee levis hora poteft; fed ut unda impellitur unda , Vrgcturque prior yenientt, urgetque priorem , Tempora fa fugiunt pariter, pariterque fequuntur, OviDIi >» Le temps, femblable a un fleuve , s'écoule * continuellement, & 1'on ne peut pas plus m arrêter les heures, que 1'eau d'une rivier» » qui a pris fon cours. Comme une vague pouffe » celle qui la devance, & eft pouffée par celle » qui la fuit, de même les minutes font place » a celles qui leur fuccedent ". » Ui A vie , dit Séneque , eft un » voyage , dans le progrès duquel » nous changons continuellement de » fcenes : nous laiflbns d'abord 1'en» fance derrière nous, enfuite la jeu» nelfe, après celle-ci, 1'age viril, & » enfuite la meilleure & la plus agréaT iv  440 Le Ródeur. » ble partie de la vieilleffe La lècture de ce paffage m'ayant jetté dans des réflexions fur 1'état de 1'homme, 1'irréfolution de fes defirs, le changement graduel de fa difpolition a 1'égard de tous les objets extérieurs, 6c 1'indifférence avec laquelle il voit couler le torrent du temps, je m'endormis au milieu de ces réflexions, & j'entendis tout-a-coup le bruit du travail, les éclats de rire de la joie, les cris de la frayeur, le fifflement des vents, & le choc des vagues. L'étonnement dans lequel je fus, fufpendit pendant quelque temps ma curiofité; mais après que je fus revenu a moi-même, je demandai oii nous allions, èc d'oü provenoient les cris & le tumulte que j'entendois. On me dit que nous entrions dans Y O clan de la vie; que nous avions déja paffé les détroits de 1'enfance, dans lefquels des milliers d'hommes avoient péri a caufe de la foibleffe & de la fragilité de leurs vaiffeaux, & un plus grand nombre encore par la folie, la méchanceté , ou la négligence de ceux qui s'étoient chargés de les conduire; que nous nous trouvions en pleine mer,  Le Ródeur. 441, a la merci des vents & des Hots, fans autre fureté que 1'attention du pilote , que nous étions toujours les maitres de choifir parmi le nombre de ceux qui fe préfentoient pour nous conduire. Je regardois alors autour de moi avec une curiofité mêlée d'inquiétude, & j'appercus derrière moi une riviere qui ferpentoit entre plufieurs ifles couvertes de fleurs & de verdure, que tous les paffagers paroiffoient prendre plaifir a conlidérer; mais ils n'étoient pas plutöt abordés, que le courant, quoiqu'affez doux & paifible, les emportoit fans qu'ils puffent lui réfifter. II régnoit une fi grande obfcurité au-dela de ces ifles, qu'aucun paffager ne pouvoit reconnoitre 1'endroit oü il s'étoit embarqué. Devant, & a chaque cöté de moi, erroit une mer extrêmement agitée, & couverte d'un brouillard fi épais, qu'on ne pouvoit en diftinguer qu'une petite partie. Elle me parut remplie d'écueils & de tournants; car plufieurs étoient engloutis pendant qu'ils cingloient a pleines voiles, & infultoient ceux qui n'alloient pas auffi vite qu'eux. Les danT v  . 442 Le Ródeur. gers étoient fi fréquents, & 1'obfcurité fi grande, qu'on n'étoit point en fureté, quelque précaution que 1'on prit. II y en avoit plufieurs qui, par le moven des faux avis qu'ils donnoient a leurs compagnons de voyage , les attiroient dans des gouffres, ou les pouffoient contre les écueils, lorfqu'ils les rencontroient fur leur chemin. Le courant étoit invariable & infurmontable; mais malgré qu'on ne put Jeremonter, ni retourner dans 1'endroit qu'on avoit une fois quitté, il n'étoit cependant pas fi violent qu'on ne put faire ufage de fa dextérité & de fon courage; car quoiqu'on ne put reculer a la vue du danger , on pouvoit fouvent 1'éviter, en prenant une direcfion oblique. II étoit affez rare que 1'on fe conduifit avec le foin & la prudence néceffaires; car par une efpece de vertige & de folie générale, chaque paffager fe croyoit en fureté, quoiqu'il vit & tout moment périr fes camarades a fes yeux. La mer ne les avoit pas plutöt engloulis, qu'ils oublioient leur fort & leur mauvaife conduite, & qu'ils conti-  Le RSdeur '. mioient leur voyage avec la même joie & la meme confiance qu'auparavanf. Chacun fe fehcitoit de Ia bonté de fon vaiifeau, & fe croyoit en état de furmonter le tournant qui avoit englouti fon ami, ou de franchir les ecueils contre lefquels il s'étoit brifé Un ne voyoit pas fouvent que la vue' d un naufrage lui fit changer de route. Au cas qu'il le fit pour un moment, il abandonnoit auffi-tot Ie gouver- fard IiVr°k k h merci du ha" Cette négligence ne provenoitnid'indifference, ni du dégout qu'ils avoient concu pour leur état afluel; car aucun de ceux qui couroit ainfi >d fc perte, ne manquoit jamais, lorfqu'il fevoyoit èla veille d'être englouti, de demander è fes camarades un fe' cours qu ils étoient hors d'état de lui procurer. La plupart empJoyoient leurs dermers moments a précautionner les autres contre la folie qui les faifoit penr au milieu de leur courfe. IK Ies remeraoient quelquefois de leurs bons confetb, & d'autres fois ils les méf pnfoient. ies vaiffeaux fur lefquels ils s'éT vj  444 Le Rèdtuf. toient embarqués, n'étant pas altez forts pour réfifter au torrent de la vie, dépériffoient k vue d'ceil dans le cours du voyage; de maniere que chaque paffager, quelle que fut fon attention ou fa vigilance, périffoit a la fin infailliblement. On auroit cru que cette néceffité de périr auroit dii attrifler les perfonnes gaies, tk intimider les entreprenantes, ou du moins plonger les méïancoliquesöi les timides dans des crainles continuelles, & les empêcher de goiïter les plaifirs qu'on leur offroit pour les délafïer de leurs travaux; mais aucun ne paroiffoit moins affedté de fa defïruction, que ceux qui la craignoient le plus. Ils avoient tous 1'art de fe caeher le danger qu'ils couroient; tk ceux qui connoiffoient 1'incapacité dans laquelle ils étoient d'en fupporter la vue, ne regnrdoient jamais devant eux, trouvoient quelque amufement pour le moment préient, & fe repaiffoient généralement de VEfpèrance, qui les accompagnoit conftamment dans le voyage de Ia vie. Cependant tout ce que YEfpiranct promettoit a ceux qu'elle favorifoit le  Le Ródeur. 445 plus, étoit , non pas d'échapper au naufrage, mais de périr les derniers; & ils étoient fi contents de cette promeffe, qu'ils fe moquoient de ceux qui croyoient qu'elles les regardoit. VEfpérance fe moquoit en effet de la crédulité de ceux qui y ajoutoient foi; car elleredoubloit les affurancesqu'elle leur donnoit, qu'ils ne couroient aucun rifque, a proportion que leurs vaiffeaux dépériffoient. Perfonne n'étoit plus empreffé a faire de provilions pour un long voyage, que ceux que tout le monde, a Texception d'euxmêmes, prévoyoit devoir périr immanquablement. Au milieu du courant de Ia vie étoit Ie Gouffre de tlntempèrance, gouffre affreux bordé de rochers, dont les brifants étoient cachés fous 1'eau, & les fommets couverts d'un gazon, fur lequel Ylndolence & le Plaifir invitoient les paffants a venir fe repofer. II efl vrai que la Raifon étoit toujours aux aguets pour montrer aux paffagers un iffue étroite par laquelle ils pouvoient fe fauver; mais peu confentoient a lui confier le gouvernail, fans flipuler qu'elle les conduiroit affez prés des  44 mufe point, me dit-elle, a regarder » les autres, pendant que tu estoi-mê» me en danger ". Je regardai devant moi; & ayant appergu le 'Gouffre de tImempérance, je treffaillis de peur, & me réveillai.  Le RSJeur. 449 N°. CIII. Mardi, 12 Mars 1751. Seire volant fecreta domus, atque inde timeri. J U VE N A L. n Ils cherchent a pénétrer ce qui fe paffe dans les maifons, pour pouvoir fe faire craindre ". JL A curiofité eft une des marqués caracf ériftiques, certaines & permanentesd'un entendement vigoureux. A mefure que nos connoiffances augmentent, nos vues s'étendent auffi, & tout nous invite a faire de nouveaux progrès. Toutes les acquilitions que nous pouvons faire, ne fauroient fatisfaire nos defirs. Les conquêtes ne fervent qu'a enflammer notre ambition , chaque découverte que nous faifons nous excite a en faire d'autres. Un defir n'eft pas plutöt fatisfait, qu'il en nait un autre ; & après beaucoup de travail, d'étude & de recherches, nous nous trouvons auffi éloignés de notre but que nous 1'étions;  lt Ródeur. nous formons quelque nouveau deur, & nous ne fommes en repos qu'après 1'avoir fatisfait» Le defir de connoïtre, quoique fouvent excité par des motifs extérieurs tk accidentels,paroit opérer dans plufieurs occafions indépendamment de tout autre principe. Nous fommes avides de voir tk d'enrendre, fans aucune intention de poufler nosobfervations plus loin; nous grimpons une montagne pour découvrir une plaine; nous courons fur Ie rivage durant une tempête, pour voir 1'agitation des vagues; nous vifitons plufieurs villes, quoique nous n'entendions ni 1'architeöure ni les fortifications; nous traverfonslesmers, pour voir la nature dans fa nudité, ou fa magnificence dans les ruines; nous fommes amorcés par la nouveauté de quelque efpece qu'elle foit, par un défert, un palais, une cataraéte, une ruine, par tout ce qui eft brut ou travaillé , par le grand comme par Ie petit; nous ne pouvons voir un bofquet, fans être tentés d'y entrer, ni voir voler un infecte devant nous, que nous n'ayions envie de 1'attraper. ' Cette pafiion augmente a propor-  Le Ródeur. 45:1 tlon de la force & de 1'étendue de nos facultés intellectuelles; de-la vient que Lucain fait parler Céfar avec une dignité convenable a la grandeur de fes deffeins & a 1'étendue de fa capacité, lorfqu'il déclare au grand -Prêtre d'Egypte, qu'il n'a pas de plus grand defir que de connoitre la fource du Nil, &c qu'il renonceroit de bon cceur a tous les projets de la guerre civile pour la découvrir. LesSyrenes, dans Homere, voulant tenter Ulyffe, lui difent qu'aücun homme n'eft jamais forti de chez elles, fans être plus favant qu'il ne Fétoit. , II n'y a, en effet, aucune connoiffance dont on ne puiffe faire ufage, & qui ne donne quelque fupériorité a celui qui la poffede; maisquiconque confidé» rera ce qui fe paffe en lui-même, s'appercevra qu'il n'appercoit pas plutöt un nou vel objet, qu'on ne lui propofe pas plutöt une nouvelle queftion r qu'il cherche auffi-töt a les examiner, fans aucun motif d'intérêt ni de rivalité; que fon defir prend aufïi-töt 1'effor malgré qu'il en ait, quoiqu'il puiffe être animé par les réflexions qu'il fait dans la fuite. En fatisfaifant notre curiofité9.  451 Le Ródeur. nous cherehons bien moins a nous procurer du plaifir, qu'è nous délivrer de notre inquiétude. L'ignorance nous fait infiniment plus de peine, que 1'inftruclion ne nous caufe de plaifir. La curiofité eft la foif de 1'ame; elle nous échauffe tk noustourmente ,& nous fait faifir avec joie tout ce qui peut 1'éteindre, quelque infipide qu'il foit d'ailieurs. II eft évident que les premiers hommes qui s'adonnerent aux fciences, ne fe propoferent d'autre récompenfe que Ie favoir, & que la fcience , quoiqne peut-être la nourriciere de l'intérêt, fut la fille de la cvriofité. En effet, comment peut-on fe perfuader que les premiers qui ont obfervé le cours des aftres, ayent prévu que leurs découvertes contribueroient un jour a faciliter le commerce tk a régler le temps ? Ils furent frappés de leur éclat, ils obferverent qu'ils changeoient de place; ils furent curieux de connoitre ce qu'ils admiroient, &marquerentdansla fuite leurs révolutions. II y a cependant des êtres fous une forme humaine, qui paroiffent fatiffajts de leurs poffeffions intellecfuelles,  Le R&deuf. 45 3* & qiii lemblent vivre fans aucun defir d'étendre leurs connoifTances; qui ne connoiffent pas le monde, & qui font auffi peu touchés des ouvrages de la nature, que de ceux de Tart. Cette négligence n'eft quelquefois que 1'effet momentané d'une paflion prédominante. Un amant ne cherche k connoitre d'autre chemin , que celui qui conduit au logis de fa maitreffe; un commergant fait peu d'attention aux accidents communs, lorfque fa fortune eft en danger. Elle eft fouvent 1'effet d'une immerfion totale dans la fenfualité. On peut fe livrer aux plaifirs corporels, au point de ne connoitre d'autre bonheur que celui de les fatiffaire. L'efprit a de la peine a fortir de la léthargie & de 1'indolence k laquelle il eft habitué; la réflexion le fatigue; & s'il arrivé que de nouvelles idéés interrompent fon repos, il ne tarde pas a retomber dans fon ignorance & dans fon premier état. II faut cependant convenir qu'a 1'exception de ceux que la néceffité de pourvoir aux befoins de la vie empêche de fortir de leur ignorance, il y a peu de gens qui ne cherchent a acquérir  4H Ze Ródeur. quelque connoiffance , quoiqu'ils fe bornent k des amufements frivoles, &c qu'ils employent leur temps a des recherches peu importantes. II n'y a pas de piege plus dangereux pour les efprits qui aiment a s'occuper 6c k augmenter leurs connoiffances , que ces petites recherches qui les engagent dans des occupations triviales, & dans des études minutieufes qui les retiennent dans un éfat moyen entre 1'ennui d'une aöivité totale, 6c la fatigue d'un travail laborieux & pénible; qui les enchantent tout-a-la-fois par le plaifir de la nouveauté, & les corrompent par le trop de favoir. La néceffité de s'occuper, & la erainte de trop entreprendre, font que 1'Hiftorien fe borne a être généalogifte, le Philofophe k tenir regiflre des variations du temps, & le Mathématicien k conftruire des cadrans folaires. On eft heureux lorfque ceux qui ne peuvent refter oififs, ni fe réfoudre a faire ufage de leur induftrie, n'employent point leur efprit k nuire a autrui; mais il eft rare que nous puiffions refter long-temps dans un état neutre, & que nous ne tombions point  Le Ródeur. 45 j clans le vice, lorfque nous ne travaillons point a faire des progrès dans la vertu. Nugaculus fe diftingua dans fa jeuneffe par la vivacité de fon imagination, par fa fagacité & 1'étendue de fes connoilfances. II s'attacha , en entrant dans le monde, a examiner les différents motifs des acfionshumaines, 1'influence compliquée des affecfions mixtes, les différentes modifications de 1'intérêt & de 1'ambition, & les diffé-. rentes caufes des contre-temps qu'on éprouvé, ou des fuccès qu'on obtient dans les affaires publiques & dans les affaires privées. Quoique fes amis ignoraffent le but de ces obfervations, & comment Nugaculus deviendroit plus vertueux & plus riche, en obfervant conframment les changements des vifages, les traits d'imprudence, les faillies des paflions, & les autres accidents cafuels par lefquels il avoit coutume de juger du caraöere des hommes, ils ne purent cependant fe difpenfer de convenir qua 1'étude de la nature humaine étoit digne d\m homme fage. Ils flatterent fa vanité, ils applaudirent k fes découver-  455 Le Ródeur. tes, & écouterent avec beaucoup dé foumiffion & de modeftie ce qu'il leur difoit de 1'incertitude de nos inclinations, de la foibleffe de nos réfolutions , des différents motifs qui font agir les hommes , & de cette paffion dominante dont'parient lesmodernes, & dont il nioit 1'exiflence. Ce fut-la ce qui engagea Nugaculus a examiner de plus prés la conduite des hommes. II n'eut d'abord aucun intérêt en vue, ni par conféquent aucun deffein de fupplanter qui que ce fut. Comme il n'étoit pas méchant, il ne divulguoit jamais les fautes dont il avoit connoiffance; mais a force de fixer fon attention fur autrui, il s'eft tellement oublié lui-même, qu'il a négligé d'améliorer un petit bien qu'il poffede, pour mieux étudier le caraftere de ceux qu'il fréquente. 11 eft venu h bout, è force d'application ,de favoir tout ce qui fe paffe. II peut vous rendre compte des intrigues , des mariages cachés , des rivalités & des rufes qu'on a employées depuis un demi-fiecle. II connoit tous les biens hypothequés, 1'intérêt auquel un avare place fon argent, la fortune réelle  Xe RÓdtur. 457 réelle ou fuppofée de toutes les femmes, la dot qu'elles ont eue, & les expecfatives de toutes les families. II peut vous rendre un compte exact de tout ce qui fe paffe dans 1'intérieur des maifons, la quantité de vin qu'un fommelier vole a fon maitre, ce qu'un Seigneur perd fur une terre que fon Intendant a aifermée au-deffous de fon prix, moyennant un pot de vin; il vous dira les maifons feigneuriales qui tombent en ruine malgré les fommes qu'on donne tous les ans pour les réparations, & les endroits oh les vaffaux vendent le bois de leurs Seigneurs a leur infu. Pour acquérir ces connoiffances, il s'eft rendu coupable, fans y penfer,de mille aétes de trahifon. II queftionne tous les domeftiques, il interroge les enfants, il épie continuellement ce qui fe paffe chez fes voifins, & il connoit au premier coup-d'ceil la phyfipnomie d'un créancier, d'un emprunteifr, d'un amant, d'une entremetteufe. Nugaculus n'eft point méchant, & c'eft ce qui fait que fon induftrie n'a point nui jufqu'a préfent, ni a lui ni a autrui; mais comme il ne fau- Tome II. V  4^8 Le Ródeur. roit jouir de fes connoiffances qu'err les employant, quand même il n'auroit aucun motif pour parler , il eft obligé, comme les Chymiftes, d'acheter un fecret en vendant le fien. On le hait de jour en jour, a mefure qu'on le connoit davantage. La raifon en eft, que chacun le confidere comme Tarbitre de fa réputation & de fon bonheur , & qu'on ne fauroit aimer un homme que 1'on craint. Ceft ainfi qu'une intention innocente dans fon principe, fans être louable, je veux dire le plan de régler fa conduite fur 1'expérience d'autrui, a tellement dégénéré en une étude de mille minuties, qu'elle afait perdre follement & vicieufément a Nugaculus un' temps qu'il auroit pu employer a fe rendre utile au public , & a pratiquer mille vertus privées. II a oublié fa première intention, en occupant fon efprit de chofes qui le rempliffent, mais qui ne faitroient le perfectionner.  Le Ródeur. 459 N°. CIV. Samedi, 16 Mars 1751. ■« Nihil eft quod credere de fe Non pojpt. JüTESAt, »> Tout le monde aime les louanges, quel:> qu'hyperboliques qu'elles foient". L'impuissan ce dans laquelle nous fommes de contribuer nous mêmes a notre bonheur & a notre fureté, nous engagenaturellement ürechercher ïe fecours d'autrui. Les efforts réunis qu'exigent les grandes entreprifes, la variété de facultés répandues parmi 1'efpecehumaine,la proportion qui regne entre les défauts & les vertus des différents individus, demandent des fecours réciproques, une communication de connoiffances,& un échange mutuel de bons offices, qui entretiennent 1'union 8c l'amitié parmi les hommes. S'il eft vrai qu'il y ait eu un temps dans lequel les habitants d'un pays V ij  460 Le Ródeur. étoient égaux entr'eux, fans diflinction de rangs ni de biens, il y a tout lieu de croire que chacun étoit aimé k proportion qu'il contribuoit par fa force ou fon induflrie a procurer a fes femblables les chofes néceffaires a la vie. On ne devoit y connoitre ni le mépris, ni le caprice. L'affection cordiale étoit plutót fondée fur 1'eftime que fur la tendreffe, & 1'on n'étoit aimé qu'autant que 1'on étoit bienfaifant. Mais après qu'on eut introduit la propriété & la fupériorité par force ou par rufe, par fageffe ou par hafard, & que quantité de perfonnes furent condamnées k travailler pour fournir aux befoins d'un petit nombre d'autres , ceux qui avoient plus de bien qu'il ne leur en falloit pour y fuppléer, dürent naturellement employer leur fuperflu a fe procurer des plaifirs ;& ceux qui ne pouvoient captiver leur amitié par des offices néceffaires, s'efforcerent d'y contribuer, & les engagerent par eet effet a multiplier leurs befoins. Les defirs des hommes font trop nombreux pour qu'ils puiffent les fatisfaire tous, & leur imaginafion n'eft jamais  Le Ródeur. 461 fatisfaite de ce qu'ils poffedent. Quantité de gens font par conféquent mécontents du lot qui leur eft échu ; & celui qui efpere d'améliorer fa condition par le crédit d'un autre, qui ne trouve aucune occaiion d'employer fes talents, & qui fe voit fupplanté par des rivaux, cherche d'autres expédients pour fe rendre agréable, & s'habitue infenfiblement a mettre tart de plaire. au nombre des études les plus utiles auxquelles il puiffe s'appliquer. On cultive eet art, de même que les autres, a proportion de fon utilité, & il fleurit toujours la oü il eft le plus récompenfé. C'eft la raifon pour laquelle on le cultive avec beaucoup d'afftduité dans les gouvernements defpotiques, oüles honneurs & les richeffes font entre les mains d'un feul homme, dont tout le monde s'efforce de captiver les bonnes graces, & qui s'accoutume fi fort aux foumiffions & aux flatteries, qu'il n'en fait plus de cas, paree qu'elles n'ont point cette nouveauté qui en fait tout le mérite. II ne faut pas beaucoup d'expérience pour fe convaincre qu'un homme ne fe plait point avec un compagnon qui V üj  4/61 Le M&deur. ne contribue point a augmenter en quelque forte Ia bonne opinion qu'il a de Iui-même. Celui donc qui veut faire fortune par Ie crédit d'autrui , plutöt que par fon travail 8c fon mérite , doit plus s'attacher a faire valoir les bonnes qualités de fon protec* teur que les fiennes propres ; ne jamais 1'approcher que pour repaïtre fon imagination d'idées agréables, & diffiper. fon ennui 8c fon dégout par une iuccefuon perpétuelle d'images agréables. C'eft ce qu'on peut faire quelquefois en tournant fon attention fur des avantages qu'il poffede rqellement, ou qu'il peut acquérir; car celui qui veut être courtifé ou qui mérite de 1'être , a pour 1'ordinaire recu de la nature ou de la fortune des dons qu'il contemple avec fatisfadion, & dont il eft bien-aife qu'on le laffe reflbuvenir. Mais ceux qui ont dégradé leur raifon en ne 1'employantqua flatter leurs paffions, ou qui ont appris a fonder leurs efpérances fur toute autre chofe que leur favoir 8c leur vertu, confervent rarement affez d'honneur 8c de grandeur d'ame , pour ne pas fuccom-  Le Ródeur. 46$ her au menfonge. Celui qui cherche avec trop d'ardeur a fe faire aimer, ne tarde pas a devenrr flatteur; Sc lorfqu'il a épuifé les louanges Sc les politeffes compatibles avec la vérité , "il cherche d'autres fujets de panégyriques , Sc exhalte des vertus & des qualités qui ne doivent leur exiftence qu'a lui-même. La baffefTe de la dépendance feroit beaucoup aggravée par 1'incertitude du fuccès, fi 1'on n'avoit quelque indulgence pour la flatterie. Celui qui n'entretient fon protecteur que des louanges qu'il mérite, eft bientót obligé de céder fa place a d'autres, qui le régalent d'une mufique plus agréable. La plus grande vertu humaine n'égale jamais la vanité humaine. Nous nous eroyons toujours meilleurs que nous ne le fommes, Sc nous fommes généralement bien-aife que les autres nous croyent encore meilleurs. Nous louer pour des acfions ou des vertus dignesd'éloges, ce n'eft pas nous louer, mais nous payer un tribut qui nous eft dü. Nous afpirons toujours a une réputation que nous favons dans notre ceeur être douteufe,-& nous aimons V iv  464 Le Ródeur. a la voir confirmée par de nouveau'* fuffrages. Nous croyons toujours nos efpérances mal fondées, & nous fommes bien-aifes de favoir li nous fommes dans Terreur ou non. II conviendroit qu'on ne fit fes pre» mieres approches que fous la conduite de la vérité, & d'affurer le crédit des louanges qu'on a deffein de donner, par d'autres que la confcience put ratifier ; mais Tefprit une fois accoutumé aux louanges, s'en laffe, & en cherche de nouvelles qui le flattent davantage. On ne fauroit croire k quel point la raifon peut être aveuglée par le brouillard de Torgueil, &c la fageffe infatuée par la flaterie; eombien Tefprit peut fe dégrader a force de s'aceoutumer a la fervitude, & la rapidité avec laquelle il peut tomber dans le précipice du menfonge. On ne peut voir fans indignation les perfonnages tant anciens que modernes auxquels on a prodigué les louanges, non plus que les mains qui les ont données. II n'y a point de tyran , d'affaflin, de brigand, de fcélérat, qui n'ait obtenu les éloges auxquels il afpiroit; point  Le RSJeur. 465 de folie ni de méchanceté, qui n'ait trouvé des flatteurs, fi cé n'eft dans les cas oü elles ont été aftbciées avec 1'avarice ou la pauvreté, & qu'elles n'ont en ni Ia volonté ni 1'adreffe de prendre un panégyrifte a gages. Comme il n'y a point de caraóf ere , fi affreux qu'il foit, qui puiffe éloigner les flatteurs, il n'y a auffi point d'éloges que 1'orgueil ait refufés. Les Empereurs Romains permirent de leur vivant qu'on leur érigeat des autels, Sc qu'on leur fit des facrifices; Sc dans un fiecle plus éclairé que Ie leur, on a appliqué les termes confacrés a louer 1'Etre fuprême, a des malheureux qu'on devroit rougir de mettre au rang des hommes, Sc que rien, que leurs richeffes Sc leur puiffance, n'a empêché ceux; qui les ont déifiés, de livrer entre Ie« mains de la juftice, comme des perturbateurs du repos public. II y a plufieurs Poëtes qui mentent d'être voués fans naiféricorde a 1'infamie, pour avoir abandonné la caufe de la vertu pour de I'argenr. Ils ont commis, contre leur confcience, le crime d'effacer toute diftinftion entre le kien Sc le mal, puifqu'au lieu de s'opV v  4<5  Le Ródeur. 469 ▼oir oü j'allois, & je m'arrêtai quelque temps comme fimple fpecfateur, obfervant de faire place a ceux qui paroiffoient plus empreffés que moi. Honteux de mon ignorance, &C craignant d'interroger des gens que je ne eonnoiffois point, je vis paffer une femme que je reconnus a la vivacité de fes yeux, a la viteffe de fa marche, & è un mélange de légéreté & d'impatience, être mon aimable protectriee, la Curiofité. » Grande Déeffe, » lui dis-je,m'eft-il permis d'implorer » ta faveur? Tu fais que je t'ai prife » pour guide dès le moment que j'ai » commencé a faire ufage de ma rai» fon; que je t'ai fuivie avec une » fidélité inébranlable; que j'ai quitté, » au premier ordre que tu m'as donné, » les chofes auxquelles j'étois attaché , » pour vaquer a d'autres; que j'ai ré» iiflé aux invitations de la fortune, » & que je n'ai jamais-* oublié ton » autorité dans le fein même des plai» lirs. Dis-moi oü le hafard m'a con» duit. » Tu es ici, me répondit • elle en » fouriant, en préfence de la Juftice » & de la Vérité, que le pere des  47° Le Ródeur. » Dieux & des hommes a envoyées» fur la terre pour enregiftrer les dem mandes & les prétentions des mor» tels,afia de rétablir 1'ordre dans le » monde; que perfonne ne puiffe fe » plaindre dorénavant d'être condam» né a une tache qu'il eft hors d'état » deremplir, de pofféder des talents » qu'il ne peut employer, des vertus » qu'il ne peut exercer & que tout » le monde ignore, d'être accablé d'un » fuperflu dont il ne fait que faire , » & de formsr des defirs qu'il ne peut •» contenter. La Juftice examine leurs » fouhaits, & la Vérité en tient comp» » te. Approchons-nous, & voyons les » progrès de eet événement impor» tant Elle fit quelque pas en-avant; & Ia Vérité, qui la regardoit comme de fes plus fidelles ftiivantes, lui fitfigne d'avancer : fur quoi nous nous placames prés du tröne de Ia Juftice. Le premier qui parut, s'avanfa lentemenr, & d'un air fort grave, tenant une bourfe a la main, & pria Ia Vérité de I'enregiftrer comme le Mécene du fiecle, le protecteur des Gens de Lettres, a qui ceux-ci devoient s'adreffer dans Ie  Le liftdeur. 47t befoin, avec la confïance de recevoir du fecours. La- Juftice lui demanda d'un ton fort doux, s'il avoit calculé la dépenfe a laquelle 1'engageoit fa déclaration ; s'il favoit le nombre des demandeurs qui auroient recours h lui; s'il étoit en état de diftinguer la pareffe & la négligence du malheur, i'oftentation du favoir, & la vivacité de Tefprit ? II ne fut que répondre a ces queftions, & réitéra la demande qu'il avoit faite d'être infcrit comme yrote&eur des Gens de Lettres. La Jut tice y confentit , a condkion qu'il n'écouteroit point les flatteurs; qu'il ne refuferoit point audience lorfqu'if étoit oiüf, & qu'il récompenferoit tous ceux qui s'attacheroient a lui. Ces condiïions lui parurent trop dures pour les accepter ; car, dit - il, quel eft le but de Ia proteftion qu'on accorde, ftnon le plaifir de lire des épitres dédicatoires, de tenir les Gens de Lettres en fufpens, de jouir de leurs efpérances, de leurs craintes & de leürs anxiétés, de les engager a nous faire la cour, &c de les congédier lorfqu'on eft las d'eux? Sur eet aveu, la Juftice ordonna d'écrire fon nom fur la porte  47* Le Ródeur. parmi ceux des femrbes, des voleurs, & de ces peftes pubüques, qu'il convient que tout le monde connoiffe pour less füir. Un autre demanda d'être infcrit, comme ayant découvert 1'art d'enfeigner les arts & les fciences a tous ceux qui fe préfenteroient, quelles que fuffent leur capacité & leurs inclinations, fans crainte d'aucune punition, ni de perdre eet air de gaieté que donne 1'ignorance, & fans qu'on fut obligé de renoncer è fa parure, a la danfe & au jeu. La Juftice & la Vérité ne firent pas beaucoup de queftions a eet adepte; mais ayant trouvé fa demande impertinente, & fon langage barbare, elles ordonnerent de 1'enregiftrer fous le nom d'un idiot qui cherchoit de Poccupation, & a qui 1'on pouvoit donner un pofte qui n'exigeoit point que 1'on fut lire & écrire. Un homme d'une phyfionomie grave, & qui paroiftbit être un philofophe, fignifia le deffein qu'il avoit de faire un voyage fur mer, & de prendre des paffagers pour la moitié du prix que 1'on prenoit ordinairement.  Le Rêdeur. 473 On lui accorda fa demande, & il fe retira, efpérant de remplir bienlöt fon vaiffeau, & de s'enrichir en peu de temps a la faveur de la fureté & de 1'expédition d'un voyage dont perfonne n'auroit connoiffance. Un autre avertiffoit les curieux qu'il avoit inventé, pour hater les progrès des fciences, un inftrument d'optique, par le moyen duquel ceux qui tenoient regiftre des variations des vents, pouvoient obferver la direction des girouettes qui font placées au-deffous de notre globe. Un autre fe donna pour l'auteur d'une invention, a 1'aide de laquelle on pouvoit chauffer en hyver les vüles & les Royaumes avec un feul feu, une chaudiere 8c un tuyau. Un autre propofa une machine avec laquelle un homme pouvoit braver les inondations, & flotter fur les eaux jufqu'a ce qu'elles euffent baiffé. La Juftice réfléchit que ces inventions n'avoient rien d'important, ftnon pour les Auteurs , & ne daigna prefque pas les examiner : fur quoi la Vérité refufa de les enregiftrer. Vingt différents poftulants fe pré-  474 Le RMenr. fenterent dans 1'efpace d'une heure,' pour propofer un remede univerfel, qui prévenoit & guériffoit toutes les maladies, tk prolongeoit la vie audelè de 1'age de Neltor. La Juftice leur dit qu'on n'avoit befoin que d'un feul remede univerfel, tk qu'elle remettroit è les inferire jufqu'a ce qu'elle fut qui étoit celui qui avoit vécu le plus long-temps. On examina mille autres prétentions femblables. j'obfervai parmi cette foule de gens qui fe préfenterent, que plufieurs fecroyoient plus d'efpritqu'il n'en falloit, tk que peu penfoient en manquer; qu'il y avoit pour les arts mille maitres pour un écolier;que pas un ne croyoit avoir affez d'argent, de dignités tk d'emplois, tk qu'il y en avoit plufieurs milliers qui s'imaginoientêtre en droit d'en exiger davantage. II arrivoit fouvent que des vieux avares tk des femmes décrépites donnoient avis au public qu'elles n'avoient point d'enfants, & que ceux qui en avoient beaucoup leur en offriffent pour les adopter; mais il étoit rare que le marché fe conclüt : les premiers changeoient, d'ayis, tk pro-  Le Ródeur. 475 pofoient divers établiffements charitables, qu'ils renvoyoient fi loin, que la mort les fiirprenoit avant qu'ils fe fulfent décidés. Pendant que j'étois attentif a cette fcene de confufion, la Vérité me demanda pourquoi j'étois venu? Cette queflion imprévue me ftfrprit tellement, que les efforts que je fis pour y répondre, me réveillerent. Fin du Tornt fecond.