L E RÓDEUR. TO ME TRO IS IE ME.   L E RODEUR. TRADUIT DE ÜJNGL01S (du Rambler.) Nullius addiSlus jurare in verba magiflri, Qub me cunque rapit tempeflas, deferor hofpes. H o r a c e. T O M E TROISIEME. A MA ESTRICHT, Chez J. E. Dufour & Phil. Roux, Imprimeurs-Libraires aflbciés. M. DCC. L XX X V L   L E RÓDEUR. N?. CVI. Samedi 13 Mars 1751. Opinionum commenta deht dies.natura judicia confirmat. Cicero n, « Le temps détruit les fiétions des hommes , ;j & confirme les décifions de la nature A L faut, pour que la flatterie réuffiffe, qu'elle foit analogue aux circonftances &c aux carafteres, ik qu'elle entre dans le coeur par la porte que les paffions luiouvrent. Une femme ii'eft flattée que des louanges relatives a fa beauté. Un marchand aimequ'on 1'entretienne du crédit qu'il a k la banque, du cas qu'on fait de lui a la bourfe, & Tornt 111. A  1 Le Ródeur. de Pétendue de fon commerce. Un Au> leur ne goüte que les plaintes que Pon fait au fujet du mépris que Pon témoigne pour les fciences,desconfpirations que Pon forme contre le génie , du peu de progrès que fait le mérite. II ie plait aux éloges qu'on donne a ceux qui ont affez de grandeur d'ame pour braver la pauvreté & le mépris, plutot que d'abandonner la caufe du favoir, & qui s'en remettent pour la récompenfe de leurs travaux au jugement & è la reconnoiflance de Ia poftérité. J Une formule de compliment rectia parmi les Ecrivains qui vivent en bonne intelligence, eft de fe promettre réciproquement des lauriers qui ne fe flétriront jamais, & une réputation immortelle. Les Gens de Lettres fe font toujours promis d'élever des monumtnts plus durabks que l'airam & le bronst, & plus fuperbes que les pyramidis Chaque fiecle a produit de ces fortes de bulles de réputation.artificielle: 1'haleine de la faöion les mainiient pendant quelque temps ; mais elles crevent tout-a-coup, & difparoiffent. Les Savants regrettent fouvent la perte de plufieurs Auteurs anciens dont il ne nousrefte que les noms; mais fi nous retrouvions leurs ouvrages , peut-être. ne trouverions - nous que des Granvilles, des Montagues, des Stepneys & des Sheffields, & nous ferionsfurpris de 1'infatuation & du caprice auquel ils ont du leur réputation. , II faut cependant avouer que plufieurs qui font tombés dans Poubli, méritoient un rrieilleur fort. Chaque. genre de littérature paroit deftiné a une réputation plus ou moins durahle. L'un fait des progrès rapides, & fe flétrit tout-a-coup : les progrès de 1'autre font plus lents, mais ils durent plus long-temps. Le ParnafTe a des ileurs dont 1'odeur n'eft que momentanée, auffi-bien que des chênes qui élevent leurs fommets jufqu'auxnues, & des lauriers dont la verdure eft étern-elle. On peut mettre au rang des Auteurs A iij  * Le Ródeur. dont Ia réputation fuccombe en peu de temps fous fon propre poids , ceux qui profitent des incidents ou des caraöeres qui intéreflent fortement les paffions, & qui fïxent 1'attention du public. U n'eft pas difficile de fe procurer des lefteurs, lorfqu'on difcute une queftion que tout le monde eft bien-aife d'entendre, qu'on agitedans toute&les affemblées, & qui divife la nation; ou qu'on expofe les vertus ou les vices d'un homme qui s'efl attiré,parfa conduite publique,la haine ou 1 amilié de tous les hommes. Tous les motifs d'intérêl ou de vanité con«ourent a hater Ie débit de ces fortes d'ouvrages. Celui qui aime la difpute augmente fes connoiffances, le zélateur donne carrière k fes paflions, & chacun cherche a fe mettre au fait d'une affaire que I'on agite avec tant de paffion , & que^'on repréfente fous tant de faces différentes. On ne fauroit s'imaginer combien d'intérêts fubordonnés contribuent k répandre la paffion d'un parti, & combien d'efprits font affeftés par les fatyres ou les panégyriques d'un homme en place. Celui qui eft habitué k  Le Ródeur. 7 Ie Iouer ou a le blamer , qui aime ou qui hait quelqu'un de fes adherents, & qui defire voir confirmer fon opinion & renforcer fon parti, lit avidement tous les papiers dans lefquels il efpere de trouver des fentiments conformes aux fiens. Un objet, quelque petit qu'il foit, lorfqu'on 1'approche trop prés .de Fceil, intercepte tous les rayons lumineux; & un événement trivial nous paroit de la derniere importance, lortqu'il fixe immédiatement notre attention. Celui qui lira les feuilles périodiques de quelqu'un des regnes paffes, fera également furpris de Favidité avec Iaquelle on les a lue, & des éloges qu'on en a faits. Plufieurs écrits qui ont enflammé des fa&ions, & rempli un Royaume de confufion , produifent aujourd'hui peu d'effet fur un critique froid; & il viendra un temps 011 ceux de notre fiecle feront également méprifés. Ceux qui écrivent fur des fujets momentanés,éprouventune chüte proportionnée a Félévation qu'ils ort eue, & qu'ils ne méritoient point; & Fhomme le plus fenfé & le plus éloquent ne fauroit compter fur Feftime de ceux dont 1'attention n'eft A iv  ^ Lê Rèdeur. «citée ni par 1'orgueil, ni par Iactf nolite. te fort des Controverfiftes, foit ^uil sagnTe d'une vérité philofophique ou morale, eft de tomber bientöt dans loubli. Car, ou la queftion eft -deadee & l'on n'en doute plus : ou ion defefpere de 1'entendre; & dans ce cas, les hommes ne s'en mêlent plus, fe repofent dans leur ignorante , & ne veulent plus fe donner une peme dont ils défefperent d'être dédommagés par de nouvelles connoïfiances. ; Les Auteurs dont les ouvrages con«ïennent de nouvelles découvertes, doiVent efpérer d'être mis au rang de ceux dont les écrits pafferont a la poftérité. II arrivé néanmoins fouvent que la réception générale d'une doftrine obfcurcit les livres dans lefquels elle eft contenue. Lorfqu'une opinion eftgéneralement recue & adoptée comme un principe inconteftable, nous exammonsrarement les arguments fur lefquels elle eft fondée; nous avons de la peme a fupporter 1'ennui de ces deduöions, & de cette multitude de preuves que 1'Auteur s'eft efforcé de  Le RêJatr. 9 concilier avec fes préjugés, pour la fortifier dans la foibleffe de la nouveauté , contre Fentêtement & Penyie. Toiit le monde fait qu'une grande partie de notre philofophie eft fondée fur la découverte que Boyle a faite des propriétés de 1'air : cependant il y a peu de gens parmi ceux qui ont adopté ou étendu fa théorie , qui ayent lu le détail de fes expériences. On refpefté k la vérité fon nom , mais on négligé fes ouvrages. Nous nous contentons de favoir qu'il a eu Ie deffus fur fes antagoniftes, fans nous ififormer ni des objections qu'on lui fit, ni de la maniere dont il les réfuta. Quelques Ecrivains s'adonnent a des études inépuifables & dont on ne peut voir Ia fin, telles que les expériences & la phyfique. Leurs ouvrages reftent confondus parmi les compilations que Ton fait a mefure qu'on acquiert de nouvelles connoiffances, 5f que les premières obfervationsdeviennent plus familieres. D'autres employent leur yie a des remarques fur la langue , ou a expliquer des antiquités, &l ne fourniffent que des matériaux aux iexicographes Sc aux commentateurs,  io Le Ródew. qui font a leur tour furchargés par d'autres compilateurs, qui détruifent également la mémoire de leurs prédéceffeiirs par des amplifications, des tranfpofitions ou des abréviations. Chaque nouveau fyftême donne naiffance è uneffaim d'interprêtes, dont Temploi eft de 1'éclaircir & de 1'expliquer, & qui n'exiftent qu'autant de temps que le fondateur de leur fecte conferve fa réputation. II y a peu d'ouvrages dont un Auteur, qnelque favant & fpirituel qu'il foit, puifle fe promettre une réputation durable. Celui qui a étudié avec foin la nature humaine, & qui peut la décrire exaöement, a plus droit que tout autre de 1'efpérer. Bacon fonde fes prétentions aux égards de la poftérité, fur fon Ejfai fur CHomme, qui Aibfiftera, k ce qu'il dit, tant qu'il y aura des Livres. Rien n'eft plus flatteur en efFet, pour un homme vertueux, bienfaifant, que de fe rendre utile, quand même il n'acquerroit point la réputation qu'il mérite. Quelque récompenfe qu'il fepropofe, il doitbien moins vifer k s'attirer les éloges des hommes, qu'a remplir la tache que la Providence lui a aflignée.  Le Róileur. ii NQ. CVII. Mardi, 26 Mars 1751. AlttTtiis ïptur contendere verfibus ambo Caperc : alternor Muf* meminijfe volebant. VlRG ILE. « Les deux Bergers commencerent donc a .» chanter tour-a-tour : les Mufes fe plaifent a » cette forte de combats. Parmi les différent es cenfures que la comparaifon inévitable de mes Ouvrages , avec ceux de mes prédéceffeurs, a produites, il n'y en a point de plus générale que celle de 1'uniformité. La plupart de mes Lefteurs n'y trouvent, ni cette variété de couleurs, dont la nouveauté fixoit leur attention , nx ce mélange de fujets, ni ce contrafte de carafteres , que les autres Ecrivains employent pour délaiter leurs Lecteurs, & les tenir en haleine. J'ai évité, il eft vrai, jufqu'ici la coutume de mêler des fujets badins & férieux dans la même feuille, paree qu'il m'a paru abfurde de fe contrediA vj  Lt Ró kur. fe, de pefer également fur les deux baffins de la balance intelleöueüe, ou de donner des remedes qui, comme le doublé poifon de Dryden, détruifent réciproquement leur effet. J'ai taché, tantöt de récréer 1'efprit, & tantöt de 1'élever; mais je n'ai pas cru devoir troubler la gaieté de mes Le&eurs par des réflexions férieufes, ni interrompre celles-ci par des fujets badins & fblatres. Je vais aujourd'hui publier deux Lettres, dont 1'objet eft différent, & qui ont cela de commtin avec laTragi-Comédie, qu'elles. plairont k ceux même qui ne les approuveront point; AU RO D E U R. Monsieur, Quoique ma Maman me dife que je fuis trop jeune pour parler atable , je tae plais cependant beaucoup dans la converfation des Savants,lors fur-tout qu'ils parient de chofes que je n'enlends point; & de-la vient que j'ai pris derniérement beaucoup de pfaifir a plufieurs difputes au fujet de l*Mè>  Le RSdéur. 13 ratlon 'du fïyle, qu'on prétend être faite par un afte du Parlement. Un jour que ma Maman étoit abfente, je demandai a un Savant dü premier ordre, ce que c'étoit que le ftyle ? II me répondit qu'il craignoit que je ne 1'entendiffe point, s'il me difoit que c'étoit une méthode fixe & établie de fupputer le temps. II n'y avoit pas eq effet apparence que je \e compriffe; car je n'ai jamais apprisderna vie a fupputer le temps, & je ne vois même pas que 1'on fe doivemettre cn peine de compter ce qu'on ne peui conferver. II ne me dit point fi c'étoit le temps paffe , ou le temps a venir que 1'on devoit compter; mais j'ai moi-même confidéré 1'un & 1'autre , & je crois qu'il y a autant de folie a compter le temps paffe, qua fupputer Pargent qu'on adépenfé. Quant au temps a venir, on ne fauroit en tenir eompte;. & de-la vient que lorfqu'on me prömet quelque plaifir, je penfe le moins que je puis au temps. J'ai écouté depuis avec beaucoup d'attention tous. ceux qui s'entretenotent fur ce fujet, & il m'a paru que la plupart ne Pentendoient pas rnieux  14 Le Rodtur. que moï; car quoiqu'ils ayent fouvent dit que la raifon s'eft lourdement trompée, & qu'ils fe foient félicités de ce que nous étions plus fages que nos ancêtres, ils n'ont jamais pu me dire que quelcju'im foit mort plutöt, ou fe foit marie trop tard, pour avoir mal calculé le temps. Je commence donc k croire que 1'on fait beaucoup de bruit pour peu de chofe. Enfin, deux amis de mon Papa, M. Cycle & M. Starlight, qui me paroiflent tous deux très-favants, & en état de faire un Almanach, fe font entretenus derniérement fur le nouveau ttyle.M. Starlight (je fuis perfuadée que j'aimerai fon nom tant que je vivrai) dit a M. Cycle en le regardant fiérement, que nous ferions toujours dans Terreur, k moins que nous n'euflions une annèt de. confufion. Avezvous jamais, Monfieur, entendu quelque chofe d'aufli charmant ? une année de confufion ! Toutes les fois qu'il y a eu des redoutes chez les Mamans, une nuit de confufion m'a paru préférable k mille nuits de repos; & fi je puis voir une année de confufion, une autre employee a jouer aux cartes dans  Le Ródeur. 15 une chambre, k la danfe dans une autre, une fête ici, une mafcarade la, descomédies, des carroffes, des meffages, des marchandes de modes, des rapts, des vifites , des petits-maïtres , & de nouveaux ajuftements, je me mettrai peu en peine comment on employé le refte du temps, & fi 1'on doit fe fervir du vieux ftyle ou du nouveau : car j'ai réfolu de fortir de tutelle, & de jouer mon róle parmi le beau monde; & ce fera une chofe bien étrange, li je ne trouve point un mari & un carroffe dans 1'année de confufion. Cycle, qui n'eft ni fi jeune, ni fi aimable que Starlight, foutint gravetnent, qu'on éviteroit tout embarras, en retranchant onze jours de 1'année; & fi jamais pn le fait, je regarderai le nouveau ftyle comme une chofe délicieufe. Ma Maman m'a promis de me mener k la Cour, lorfque j'aurai feize ans; & fi 1'on peut retrancher fouvent onze jours, les mois de contrainte feront bientöt écoulés. II eft étonnant, vu les complets qu'on a fermés contre le temps, qu'on n'ait pu encore le tuer par un acïe du Parlement. Mon  i(S Le RSdeur. cher Monfieur , fi jamais vous y entrez, faites en forte qu'on retranche onze mois de 1'année, & pour lors je ferai auffi Agée que quelques femmes mariées ; ne le faites cependant qu'au cas que 1'on n'adopte point le fyftême de M. Starlight; car je n'aime rien tant qu'une année de confufion. La raifon en eft, que n'étant point clouée, tantót k ma plume, & tantöt a mon aiguille, ni obligée d'attendre ni mon Maitre de mufique, ni mon Maitre de danfe, je courrai de bal en bal, & de redoute en redoute. J'employerai mon temps fans èn rendre compte; j'irai ou il me plaira, & rehtrerai au logis fans m'aftreindre k 1'heure , ni aux regies qu'on a obfervées jufqu'ici dans ma familie. Je fuis , Monsieur, Votr'e très-humble fervante, Properaktia, Monsieur, Je fins tombée ce matin dans une rêverie profonde; & fechant que la  Le Ródeur. 17 le&ure ne fert qu'a 1'augmenter, j'ai été me promener dans les champs, dans 1'efpérance que la vivacité de Pair & Péclat du foleil la diffiperoient. Comme je marchois abforbée dans mes réflexions, j'ai appercu 1'höpital qu'on a bati pour les Enfants-trouvés, & Pai confidéré avec' beaucoup de plaifir. Un fentiment naturel m'a conduit a réfléchir fur le fort des meres qui leur ont donné Ie jour. Oü fe réfugieront-elles, me fuis-je dit a moi-même , fi ce n'eft dans les bras du traitre qui refufera peut-être de les recevoir, & qui, après avoir féduit leur vertu, les obligera par fon infame conduite, k fe plonger fans reffource dans le crime ? L'angoiffe que cette réflexion m'a caufée ne me laiffera point de repos, jufqu'a ce que j'aie intéreffé, par votre moyen, le public, en faveur de ces créatures égarées, (je veux parler des femmes de la ville ) dont la m'tfere fuffit pour appaifer le cenfeur le plus rigide, & qu'un fentiment naturel doit nous engager k garantir des chatiments éternels. Si ces femmes n'étoient point jadis vertueufes, elles étoient du moins in-  tS Le Ródeur. nocentes, & elles feroient reftées dans eet état, fans fes artifices & les infinuations de ceux k qui leur rang, leur fortune & leur éducation ont procuré les moyens de les féduire. Que le libertin réfléchiffe un moment fur la fituation d'une femme, qui, ayant été délaiffée par fon fédufteur, eft réduite k fe proftituer pour vivre, & qu'il juge de Pénormité de fon crime par les maux qui en font la fuite. II n'eft pas douteux que quantité de femmes rougiffent & ont horreur du genre de vie qu'elles ont embraffé ; mais ou peuvent - elles fe réfu» gier ? Elles n'ont pour amis ni le monde , ni les loix qu'il a faites. Leurs tyrans leur font un crime de leurs foupirs, de leurs larmes & de leurs gémiiTements; ils les menacent de la mifere, de la prifon, dans les cas oü el'es témoignent la moindre envie de fe fouftraire k la fervitude fous laquel'e elles gémilTent. II n'eft pas au pouvoir des hommes d'efluyer les larmes de tous ceux qui gémilTent; mais il y en a peu qui ne puilTent foulager les malheurs de leur prochain. On négligé cependant tou5  Le Rédeur. 19 les jours, au mépris du bon ordre & de la probité, de foulager les plus malheureufes des créatures. II y a , il eft vrai, des endroits f)\i on les recoit lorfqu'elles font attaquées des maladies qui font le fruit de leur incontinence; mais la cure finie, k quoi font-elles réduites? k retomber dans leur premier crime, avec le peu de beauté qui leur refte, ou a mourir de faim dans les rues. Combien de fois n'eft-il pas arrivé a des libertins, dans leurs débauches nofturnes , de rencontrer de ces malheureufes femmes, couvertes de haillons, & luttant contre la faim & le froid, & qui, fans les plaindre de leur malheur, & fans réfléchir fur la cruauté de ceux qui les ont les premiers féduites par leurs careffes, leur ma^nificence & leurs promeffes, ont éte en réduire d'autres au même état, par les mêmes moyens! II eft fans contredit de la derniere importance, d'empêcher que le nombre de ces malheureufes n'augmente. Le principal objet du Gouvernement doit être de prévenir le mal; ce qu'on ne peut faire qu'en ufanttout-a-la-fois  ^° Le Rédeur. de vigilance & de févérité; mais il n eft pas douteux que celles que la paffion ou rintérêt ont déja corrompues, ont droit d'exiger quelque compafiion de ceux qui font fujets aux mêmes foibleffes qu'elles. Elles ne gémiroient pas long-temps dans leurs afflictions, fi pc-rfonne ne leur refufoit du fecours, excepté ceux que leur fagefie & leur vertu ont garantis du même malheur. Je fuis, &c. Ami,  Le Rédeur. 11 No. CVIII. Samedi, 30 Mars 1751. Sapere aude, Incipe. Vivendi recie qui prorogat horam,' Rufiicus cxpe&at dum defluat amnis ." at iïït Labuur, & labuur in omne rolubilis avum. Hor. » Faites un effort pour ètre honnête homme; » commencez du moins a vouloir 1'être. Differer » a bien vivre, c'eft faire comme un payfan qui »> trouvant un fleuve fur fon chemin , attendroit » fottement qu'il fut écoulé pour pafler au-dela, » Hé ! ne voyez-vous pas , mon ami, qu'il cou» « lera jufqu'a la fin du monde ? u N ancien Poë^té , mécontent de 1'état aöuel des chofes, que fon fyftême 1'a obligé de repréfenter du cöté le plus affreux, obferve , » que la plus » grande partie de la terre eft cou» verte par 1'Océan; qu'une partie du » refte eft occupée par des montagnes » ftériles, ou des déferts fablonneux; » qu'il y a des endroits brülés par la » chaleur , d'autres péirifiés par le » froid; de maniere qu'il n'y a que  li Le Rédeur. h quelques régions qui produifent des »» fruils, des paturages pour les bef»> tiaux, & les chofes néceffaires a » 1'entretien des hommes " On peut appliquer la même obfervation au temps qui nous eft affigné dans notre état actuel, Si nous en déduifons celui que nous employons au fommeil, & a fatisfaire aux befoins indifpenfables de la nature, ou que la tyrannie de la coutume nous enleventj celui que nous perdons è régler les décorations fuperflcielles de la vie, ou que nous paflbns a nous acquitter des devoirs réciproques que la fociété exige de nous ; celui que les maladiss nous dérobent, ou que nous laiffons écouler imperceptiblement par laffitude ou par ennui, nous trouverons qu'il n'y a qu'une très-petite partie de notre durée dont nous foyons proprement les maïtres, & dont nous puiffions difpofer a notre choix. Pluiieurs de nos heures fe perdent dans un tourbillon de mille petits foins, dans un retour conftant des mêmes occupations. Nous épuifons journellement ce que nous amaffons pour fubfifter, & une grande partie de notre  Le Rédeur. 13 exiftence ne fert qu'a nous affurer 1'autre. Les moments dont nous fommes les maitres de difpofer, font en fi petit nombre, qu'on s'imagineroit naturellement que nous les ménageons, & que nous n'en laiflbns écouler aucun lans quelque équivalent. On trouveroit peut-être aufli , que , comme la terre , quoique retrécie par les eaux & les rochers , produit cependant plus de chofes que tous fes habitants n'en peuvent confommer, de même notre vie , quoique raccourcie par mille diftra&ions accidentelies, nous laiffe un champ fuffifant pour exercer notre raifon & notre vertu ; que c'eft moins le temps que la diligence qui nous manque, & que nous prodiguons celui qui nous eft accordé , lors même que nous le trouvons trop court. Cette diminution naturelle & néceffaire de notre vie, eft peut-être la caufede cette indifférence avec laquelle nous la voyons s'écouler. Nous ne croyons jamais avoir affez de temps pour exécuter un grand deffein, &C de-la vient que nous nous livrons a des amufements fortuits. Nous ne croyons  24 Le Rédeur. pas devoir tenir compte de- quelques moments furnuméraires , qui, quand même nous les employerions bien, nous procureroient peu d'avantage, d'autant plus que mille accidents imprévus peuvent les interrompre. On obfervera que, foit par nature, foit par habitude, nos facultés font proportionnées k des images d'une eertaine étendue , auxquelles nous adaptons les grandes chofes par divifion, & les petites par addition. Nous connoiffons 1'étendue des grandes furfaces dont les parties font liées; mais nous ne pouvons appercevoir les atömes que lorfqu'ils forment une maffe. C'efi: ainfi que nous divifons les vaftes périodes de temps en fiecles & en années; & lorfque nous voulons connoitre le nombre des moments, nous fommes obligés d'en former des jours & des femaines. Nos ancêtres, dont on doit regarder les maximes comme des oracles, nous ont dit, que 1'on ruïne fa fortune par de petites dépenfes, en prodiguant de petites fommes , qui, prifes féparément,nousparoiflent indignes denotre attention, & que nous ne nous don- nons.  Le Rédeur. . 25 nons pas la peine de raffembler. On peut en dire autant de Ia prodigalité de la vie. Celui qui veut fe rappeller avec plaifir fes années paffées, doit s'étudier a connoïtre la valeur de chaque minute , & ne perdre aucune partie de fon temps , quelque petite qu'elle foit. La coutume ordinaire de ceux a qui 1'on confeille d'acquérir quelque nouvelle connoiffance, eft de changer de conduite, de renoncer aux affaires , de s'interdire les plaifirs, & de paffer les jours & les nuits k 1'étude; mais on peut acquérir les degrés ordinaires de connoiffances k bien meilleur marché Celui qui deftinera affiduement & conftamment a 1'étude d'une fcience ou d'une langue ces moments d'intervalle que laiffent les p'aifus & les occupations les plus férieufes & les plus importantes , verra augmenter fes Iumieres de jour en jour, & fe convaincra que Phabitude & la perfévérance 1'emportent-fur les efforts les plus violents, & fur les defirs les plus ardents; fur des efforts qui fe rallentiffent lorfqu'on rencontre la moindre difficulté, & fur des defirs, qui, lorf- Tornt lil. B  *S Le Rédeur. qu'on les fatisfait trop fouvent, ébranlent 1'autorité de Ia raifon, & voltigent fans ceffe d'objet en objet. Le penchant que 1'on a a renvoyer les deffeins les plus importants a un temps oü 1'on aura plus de loifir, & qu'on fera le maïtre de mener une conduite plus uniforme, provientgénéralement du peu de connoiflance qu'on a de ce dont 1'homme eft capable. A 1'exception de ces génies gigantefques^Sc prodigieux, qui faififfent un fyftême du premier coup d'oeil, & qui volent d'une fuite de conféquences a une autre, fans paffer par des propofitions intermédiaires ,Ies étudiants les plus heureux n'avancent que par degrés, entre chacun defquels 1'efprirale temps de fe repofer. Chaque pas qu'ils font demande peu de temps , & il ne s'agit que de le bien employer. Peu d'efprits font capables d'une méditation fuivie & laborieufe. Un étudiant n'a pas plutöt acquis une connoiffance , qu'il s'amufe a contempler fa conquête, & ne paffe a une autre , qu'après que la nouvelle vérité qu'il a acquife lui eft devenue familiere, & que fa curiofité 1'incite a en cher-  ■ Le Rédeur. 2,7 cher d'autres. Soit que 1'on paffe le reftedu temps qu'on a, dans une compagnie, ou dans la folitude, dans des occupationsindifpenfables, ou dans des divertiffements volontaires , 1'efprit perd également de vue 1'objet qui 1'occupoit; mais lorfque les occupations lui déplaifent, il retourne a 1'étude avec plus d'ardeur, que lorfqu'il eft fixé par des plaifirs idéals, ou laffe par une application outrée. Celui qui ne veut point fe laiffer décourager par desimpoffibilités chimériques,doit donner de temps en temps quelque relache a fes facultés; elles reprendront des forces , en cela femblables 11 un torrent dont on refferre le lit. C'eft probablement quelqu'une de ces caufes qui a fait que parmi ceux qui ont contribué aux progrès des fciences, plufieurs ont acquis de la célébrité malgré tous les obïtacles que des circonftances extérieures leur ont oppofés, malgré le tracas des affaires, la détrefle de la pauvreté, & les diffipations d'une vie errante. Une partie de la vie d'Erafme n'a été qu'un voyage continuel. Mal partagé des kiens de la fortune, errant de ville B ij  *3 Le Rédeur. en ville, & de Royaume en Royau> me, dans 1'efpoir de trouver des proteöeurs & de 1'emploi, fans pouvoir en obtenir, il trouva cependant le moyen, par fa conftance inébranlable , & en mettant k profit fes heures de loifir,d'écrire plus delivres qu'un autre n'auroit pu en lire, s'il fe fut trouvé dans la même fituation que lui. Contraint par le befoin a folliciter fans ceffe & a faire affiduement fa cour, & tellement verfé dans les affaires de Ia vie, qu'il nous a laiffé un tableau parfait des moeurs de fon fiecle, il joignoit k la connonTance du monde une fi grande application a 1'étude, qu'il tiendra pour toujours le premier rang parmi les héros de la littérature. II nous apprend la maniere dont il acquit fes connoiffances, en nous difant, qu'il compofa fon Eloge de la Folie, qui eft un de fes meilleurs ouvrages, fur la route d'Italie, ne totum Mud tempus quo equo fuit infidendum , illiteratusfabulis teneretur, pour ne pasperdre inutilement dans des entretiens frivoles, le temps qu'il étoit obligé de refter k cheval. ün Philofophe Italien prit pour  Le Rédeur l 19 devife, le temps ejl ma terre, C'eiT en effet uneierre qui ne produit rien fans culture, mais qui dédommage amplement des peines qu'on s'eft données, & qui fatisfait les defirs les plus vaftes , lorfqu'on n'en négligé aucune partie, qu'on n'y laiiTe point croitre de plantes inutiles, & qu'on 1'entretient pour en tirer du revenu , plutot que pour en faire parade. B iij  Le Ró.ieur* N°. CIX, Mardi> a Avril 17jij Cwtew «j?, juod putna ei*tm , populoqm dedifii, Ai facis ut patri* fit idoneus, utilis agris, Vtihs & bcllorum & pacis „bus agendis. flunmum cnim iattrerit, quibus artibus, & „uibus kunc tu 3 Uoribus infiitums. JVVEK AL. » On vous eft obligé" d'avoir donné un ci» toyen a la patrie , poutvu que par vos foins » il fon unie a la République dans Iaguerre & » dans la pa.x , & propre è faire vak)ir nQS »t terres; car 1'educacion que vous donnerez a s> votre hls, n'eft pas d'une petite importance. ". AU R O D E U R. Monsieur, uoiqtje vous paroifliezconnoïtre a fond les miferes de la vie, èc que vous ayez employé la plupart' de vos fpéculations fur des fujets triftes, vous n'avez cependant point encore epuifé Ie fonds de 1'infélicité humaine. II y a une efpece de malheur qui a  Le Rodeur. 31 échappé a vos obfervations, & qui auroit pu vous fournir plufieurs fages remirques , & bien des confeils falulaires. Je ne doute point que votre attention ne fe réveille a ce préambule. Je vous vois, Monfieur, dans eet inftant, moucher votre chandelle , frotter vos lunettes , attifer votre feu , vous étendre dans votre fauteuil, pour écouter plus a votre aife le récit que je vais vous faire. Car foit qu'une longue fuite de maladies ou de malheurs vous ait rendu indifférent pour tout le refle; foit que vous vous imaginiez être feul capable de découvrir ce que tous les habitants du monde voyent & éprouvent tous les jours ; foit que vous regardiez vos écrits comme un antidote contre cette légéreté & cette gaieté dont vos rivaux font ufage pour captiver Fapprobation du public; foit enfin que vous poffédiez 1'art de donner un ton élégant & énergique a vos foupirs & a vos plaintes, il eft du moins certain que quelque fujet que vous traitiez, vos raifonnements ne refpirent que la mélancolie, que votre gaieté difparoit, B iv  3* Lt, Ródeur. & que vos lefteurs fe'retirent tou: jours Ie coeur navré de douleur. Afin donc d'imiter votre ton Iugutre, je vous dirai que j'ai été condamne par 1'influence de quelque aftre rnalfaifant è naïtre fils unique, avec i expeöative d'une fortune confidérable, & que j'ai été donné è mes parems dans ce temps de la vie oü la iatiete des plaifirs permet a 1'efprit de lL1Vv V°ut entier aux deyoirs que diüe 1 affe&on paternelle. Leurs vafiaux celebreren! ma naiffance par des fetes & des danfes au fon de la cornemufe; on envoya féliciter ma familie de dix müles a la ronde, & mes parents découvrirent dans mes cris en*antms tant de marqués de vertu & d mtelligence, qu'ils réfolurent de confacrer les reftes de leurs jours a mon bonheur & è 1'augmentation de Ia lortune qui m'étoit deftinée. Mon pere & ma mere avoient apeu-pres les mêmes talents & Ia ineme capacité, &l'éducafion ne leur donnoit aucun avantage 1'un fur Tautre. Ils avoient tous deux hanté la 5nnerCOmpagnie' entreten» un équipage , frequenté les fpeftacles, les bals  Le RSdeurl 3 J qu'on donne a la Cour , & tous deux excelloient dans les jeux qu'on introduifit de leur temps pour empêcher les hommes de trop réfléchir. Lorfqu'il fe trouve une pareille conformité de cara&ere entre deux perfonnes liées pour la vie, 1'abattement de coeur que caufe le défaut de fupériorité a un mari qui n'eft point entiérement ftupide, dégénéré bientot en foumiffion. Ma maman gouvernoit donc la familie k fon gré; & k 1'exception que mon pere conferyoit encore quelque autorité fur fes écuries , & caffoit de temps k autre, lorfqu'il avoit bu une bouteille de plus, un miroir, ou une taffe , pour montrer fa fouveraineté, on ne faifoit rien dans la maifon que par fes ordres. C'étoit elle qui renvoyoit les domeftiques, qui continuoit ou annulloit les baux. Elle fe crut donc en droit de veiller a 1'éducation de fon fils ; & mon pere lui ayant un jour propofé, k 1'inftigation du Curé, de m'envoyer a 1'école, elle lui dit nettement qu'elle ne fouffriroit jamais que 1'on ruinat un fi bel enfant : qu'elle n'avoit jamais B v  34 Le Ródeur. vu un écolier qui ne rougjf en entrant dans un appartement, & qui ne ie mit a table d'un airgauche; qu'ils couro.ent rifque de fe tuer en jouant eniemble , ou de fe corrompre dans la mauvaife compagnie ; qu'elle aimeroit mieux me voir conduire au tombeau , que de me voir revenir chez elle mes hab.ts déchirés , la tête balie , mes fcas (ahs , mes doigts pleins d'encre , mes cneveux mal peignés, & moa cnapeau rabattu.. Mon pere, qui ne lui avoit fait cette propontion que dans la vue de la convaincre de fa fageiTe & de 1'élévation de fes. fentiments, fe rendk a fes remontrances, difant que je n'avois pas befoin d'étudier pour vivre , & qu'il avoit peu vu d'écoliers qui n eiment 1'air gauche. Ils convinrent done de me donner un gouverneur» Ils jetterent les yeux fur un homme dont les fentiments étoient auffi hornes que 1'efprit , & ils jugerent d amant plus en éfat de m'innVuire, qu il avoit fait toutes fes clalTes. II fe tont honoré d'être admis. a la même table que fon pupille, & n'eut d'au. tee vue que celle de perpétuer fe bon-  Le Mdtur. 3 5 heur dont il jouiffoit, en fe foumettant aveuglément a toutes les opinions & a tous les caprices de ma mere. II m'arrachoit fouvent les livres des mains, de peur que je ne m'appliquafle trop; il ne me faifoit jamais écnre que je n'euffe relevé mes manchettes, & ne me renvoyoit jamais fans broffer mon habit. t Je ne pouvois me plaindre qu on m'occupat trop; car ma mere , qui s'appercut que je n'acquérois pas beaucoup de politeffe dans fa compagnie, ne me laiiïoit avec lui qu'autant de temps qu'il en falloit pour prendre ma lecon. Elle me confeilla plus d'une fois de ne point prendre les manieres de mon gouverneur, dont elle me faifoit fentir le ridicule; par exemple, de ne point m etendre fur ma chai'fe, de ne point croifer mes jambes, ni gefticuler comme lui. Elle fut un jour fur le point de le renvoyer, a caufe, dit-elle, que j'ótois mon chapeau comme lui, que je prenois la même tournure d'épaule & la meme facon de marcher. Elle me garantit de tous ces defauts & prit tant de foin de ma conB vj  3 6 Le Rodeur. duite, qu*a 1'age de douze ans je perdis la timidité naturelle aux enfants. On ne parloit par-tout que de la hardieffe de mes remarques & de la vivacité de mes réparties. J'ai confondu des écoliers plus agés que moi de cinq ans, par la fïerté de ma contenance; je leur ai impofé filence par mes réparties, & excité leur envie par 1'adreffe avec laquelle je ramaffois un eventail, je préfentois une prife de iabac, & acceptois une taffe de thé. _ A 1 age de quatorze ans , je fits entierement au fait de tout ce qui concerne 1'ajuftement. Je connoiffois toutes les étoftes, je difiinguois du premier coup-d'ceil, celles de France de celles des autres pays, & 1'on ne pouvoit s'écarter tant foit peu de la mode régnante, que je ne m'en appercuffe auiTi-töt, quelque nombreufe que füt la compagnie. Je poflédois a fonds toutes les modes , de même que les changements qu'elles éprouvoient; & comme chacun, dit-on, a un talent particulier dans lequel il excelle, le mien étoit de connoitre les dentel» les de Bruxelles. On me chargea 1'année fuivanie de  Le RSdeur. %j régler le cérémonial d'une affemblée. C'étoit de ma main que ceux qui la compofoient recevoient leurs parures, & c'étoit a moi que les étrangers s'adreffoient pour s'inftruire de la conduite qu'ils devoient tenir. Comme je n'étois point d'humeur de prendre plus long - temps des lecons d'un pédagogue , on le renvoya avec une penfion , & il me laiffa , du moins a ce que je crus, en état de me gouverner moimême. Je me rendis peu de temps après a Londres; &c comme mon pere étoit connu de toutes les perfonnes de qualité, je fus bientöt admis aux affemblées les plus brillantes, & a toutes les tables de jeux. Tout le monde me eareffa & m'applaudit. Les Dames louerent h 1'envi 1'élégance de mes habits, la beauté de ma taille, & la douceur de ma voix. Toutes s'efforcerent de lier connoiflance avec moi. Plufieurs m'inviterent par divers metTages a les accompagner k la Comédie & au Pare. Rien n'égaloit mon bonheur : je paffois les matinées ^ ma toilette, les après-midis a faire des yifites, & les foirées dans des affemblées, d'oü les  j8 Le RÓJeur. foucïs & les réflexions étoient bannies. Ces plaifirs me devinrent familiers au bout de quelques années, & je commencai k réfléchir férieufement fur moi-même. Je reconnus alors que mes flatteurs n'étoient point en état de me délivrer de la langueur de la fatiété, ni de diffiper mon ennui en variant mes amufements. Je tachai donc d'étendre la fphere de mes plaifirs, & de voir quelle fatisfaftion je pourrois trouver dans la compagnie des hommes. Je ne nierai point que je fus trèsmortifié, lorfque je m'appercus que tous ceux dont j'avois oui prononcer les noms avec refpeö, me recurent avec une efpece de tendrefTe qui approchoit de la compaffion, & que ceux dont la réputation n'étoit pas bien établie, me témoignoient du mépris, afin de faire honneur a leur intelligence. Un de ces derniers leva Ia crête, & me demanda en plein caffé, combien valoient les mouches? Un autre dit qu'il s'étonnoit que Mifs Frisk ne m'eüt pas retenti cette après-dinée, pour garder fon écureuil. Me voyant ainfi banni de toutes les aflemblées d'hommes, par ceux mê»  Le RSdeur. 39 me qui y étoient fimplement admis,, je fus retrouver les Dames, dans la réfolution de confacrer ma vie a. leur fervice & a leurs plaifirs; mais je trouvai que j'avois perdu mes charmes. Les unes s'étoient mariées; d'autres s'étoient retirées du monde ; d'autres avoient tellement changé de fentiment, qu'elles ne faifoient aucune attention a une politeffe, lorfqu'il y avoit quelque autre homme dans la compagnie. Le nouvel eflaim de beautés auquel je me fuis adrefTé , me permet de les régaler, & m'envoye jouer avec les enfants. Je ne fuis bien recu que de quelques matrones, qui, ignorant ce qui fait les agréments de la vie r fe bornent a partager leur temps entre leur lit & les cartes, fans être eftimées des vieillards, ni refpettées des jeunes gens. Je crois, Monfieur , être en droit de me plaindre; car il me paroit que les femmes doivent quelques égards h I age d'un homme qui, pendant toute fa jeuneffe, s'eft efforcé de leur plaire. II ne leur convient point de punir dans un homme fait, les folies qu'elles ont encouragées pendant qu'il étoit jeune.  40 Le Ródeur. Je m'appercois cependant que, quoiqu'elles aiment paffionnément le babil & la gaieté, elles s'attachent bientöt a d'autres qualités, & qu'elles ont 1'ingratitude d'abandonner leurs adorateurs , qui fe trouvent par-la réduits a paffer leurs dernieres années dans la fiupidité & dans le mépris.  Le Ródeur. 41 N°. CX. Samedi, 5 Avril 1751.' At nobis vittt Dominant quctrentibus unum Lux her eft, & clara dies, & gratia fimplex. Spem fequimur, gradimwque fide , fruimurque futurist Ad qua non veniunt pra/entis gaudia vittt , Dfec currunt pariter capta, & eapienda voluptas. Prudence. n Mais pour nous qui reconnoiflons un feut » Dieu , maitre de notre vie, notre route eft » tracée, notre marche füre , & jours font » fereins. L'efpoir nous guide, la fo< nous fou» tient, & nous avons 1'avant gotit de ld béa» titude future, dont n'approchent point les » joies de la vie préfente •, il n'y a point de » comparaifon entre les voluptes que celle-ci » nous offre, & les délices dont nous avons » 1'efpérance de jouir dans 1'autre ". C!>'eft une vérité conftante & généralement reconnue, &c dont il eft aifé dedonner la preuve, qu'il eft de 1'intérêt de tous les êtres créés & dépendants, de fe rendre agréables au Maitre & au Pere de Punivers; & comme tous les agents raifonnables font intérieurement perfuadés d'avoir négligé  4* Le Ródeur. ou tranfgrefïe les devoirs qu'il leur a prefcrits, la crainte d'être rejetté & puni de Dieu, a fait de tout temps Ie tourment de 1'efprit humain. De-ia vient que i'expiation des crimes, & l'efpoir de recouvrer Ia faveur divine qu'on avoit perdue, conftituent une grande partie de toutes les Religions. Quelque déshonorants que foient pour 1'humanité la plupart des moyens que la crainte ou la folie ont diclés, & quel'artifice ou 1'intérêt ont tolérés dans plufieurs parties du monde , pour expier les crimes, & fe rendre Dieu propice, ils prouvent du moins que les hommes ont cru de tout temps qu'on pouvoit appaifer la Divinité. On peut en effet établir comme une vérité fondamentale de la Religion, que Dieu a la volonté de pardonner aux hommes; car quoique Ia connoiffance de fon exirtence foit Porigine de la philofophie, elle influeroit cependant trés peu fur notre conduite morale, fans la croyance de fa miféricorde. On ne fauroit fe promettre Ia proteöion & la faveur d'un Etre que les plus légers écarts de la juftice rendroientinexorable pour toujours; & 1'on ne s'occuperoit  le Ródeur. 43 plus d'un Créateur auquel il eft rlifficile de plaire, quelque pur que 1'on foit, & qui eft trop févere pour fe laiffer fléchir. On le regarderoit comme un ennemi infiniment fage & ïnfiniment puiiTant, qu'on ne peut furprendre, & auquel il eft également impoffible d'échapper & de réfifter. On ne s'efforce point d'obtenir ce qu'on n'efpere point. L'hommene fauroit être toujours obéiffant; une pareille vertu eft au-deffus de fes forces. Tout le cours de fa vie n'auroit donc été qvi'une fuite de négHgence, de défefpoir & de crimes, fi la perfuafion générale dans laquelle on eft d'en obtenir le pardon, n'eüt rappellé dans le chemin de la vertu , ceux que leurs pafiions en avoient détournés, & affermi dans la perfévérance ceux que les difficultés auroient découragés , ou qui étoient tombés dans la négligence. Ca toujours été une opinion généralement recue chez des peuples que leur éloignement mettoit hors d'étar 'de fe communiquer leurs fentiments par la voie du commerce ou de la tradition, que 1'on pouvoit appaifer Dieu par des aufiérités corporelles,  44 Le Ródmri prévenir fa vengeance par des prieres volontaires, & appaifer fa juftice en ie foumettant è un chatiment léger, dans les cas oü 1'on en méritoit un plus rigoureux. Des efprits unis a un corps, ont toujours quelque penchant pour des aftes extérieurs & pour certains rits. Les idéés qui ne font point repréfentées par des objets fenfibles, s'évanouiffent bientöt. Nous ne pouvons juger du degré de conviflion qui a opéré fur nous dans un temps particulier , qu'autant que nous le rappellons par quelque effet certain & dénni. Si un homme qui paffe fa vie en revue, pour déterminer s'il eft agréable a Dieu ou non, pouvoit une fois établir la proportion qu'il y a entre fes crimes & fes fouffrances, il pourroit s'affurer de les avoir expiés; mais comme il ne peut s'affurer de fa pureté mentale, il craint toujours de fe décider trop tot en fa faveur, de n'avoir point la contrition requife , de confondre la fatiété avec la déteftation, & de s'imaginer que fes paffions font fubjuguées pendant qu'elles ne font qu'aflbupies.  Le RSdeur. 45 Cette défiance naturelle & raifonnable, produit dans un homme pieux & timide, une difpofition a confondre la pénitence avec le repentir, k s'en rapporter k des décifions humaines, & a recevoir de quelque fentence juridique Paffignation de la peine qui peut le réconcilier avec Dieu. Nous aimons k nous procurer des reflburces. Nous cherchons dans les connoiffances d'autrui un fecours contre notre ignorance; & nous nous en rapportons volontiers k la direttion d'autrui , lorfque nous nous défions de nous-mêmes. Ce defir de s'affurer par quelques marqués extérieures de 1'état de Pame , cette volonté de calmer la confcience par quelque méthode fixe , ont produit, felon que leurs effets ont été diverlifïés par différents carafteres & par différents principes, la plupart des queftions & des regies, des doutes & des folutions qui ont embrouiilé la do&rine du repentir, & rempli les efprits délicats & flexibles de mille fcrupules touchant le degré de chagrin & de repentir que Pon doit avoir. Ces regies corrompues par la fraude, ou  46 Le Rédeur. svilies par Ia crédulité, en ont,parl'effet du penchant qu'a I'efprit de paffer d'un extrêmité a 1'autre , incité d'autres a méprifer ouvertement toutes les ordonnances fubfidiaires, toutes les regies de prudence, & toute la dif~ cipline d'une piété bien réglée. ^ On comprendra aifément ce que e'eft que le repentir, quelque difficile qu'il foit de 1'avoir, fi on 1'explique fans avoir recours a la fuperftition. Je le définis un abandon d'une. pratique, par la conviilion que ton a qu'elle dèplait a Dieu. La trifteiTe, la crainte, 1'anxiété ne font que les acceffoires du repentir, & n'en font point partie. Leur connexion eft cependant telle, qu'il efi: difficile de les féparer. Elles prouvent non-feulement fa fmcérité, mais elles le rendent encore plus efficace. Perfonne ne commet un afte de négligence ou d'opiniatreté, capable de nuire a fa füreté ou a fon bonheur dans ce monde, fans éprouver du remords. Celui qui eft pleinement convaincu de fouffrir par fa faute, ne peut s'empêcher de remonter a la fource de fes égarements, de fe propofer  Le Rédeur '. 47 une conduite oppofée, & de former des rélolutions involontaires contre la même faute, lors même qu'il fait qu'il n'aura jamais le pouvoir de la commettre. Un danger que 1'on regarde comme imminent, produit naturellement des mouvements d'impatience, qui nous font défefpérer d'en échapper. Celui qui a une fois pris 1'allarme , & que la terreur domine, éprouve a tout moment de nouvelles anxiétés , ne croit jamais prendre trop de füreté, eft fans celTe agité de doutes, &£ cherche continuellement de nouveaux expédients. Si donc un homme que fes crimes ont privé de la faveur de Dieu, peut réfléchir fans trouble fur fa conduite, & bannir toute réflexion; fi celui qui ofe fe voir fufpendre fur 1'abyme de la perditlon éternelle, par un filet de vie que chaque minute peut couper, peut envifager fon état fans frémir d'horreur, que peut-on juger de lui ? finon qu'il n'eft point encore pleinement convaincu, puifqu'il craint plus la perte de toute autre chofe que celle de la faveur de Dieu , & tout autre danger que celui de fa damnation éternelle.  48 Le Rédeur. On a fouvent recommandé Ia retraite & 1'abftinence des plaifirs, commes néceffaire au repentir : il eft du moins évident que chacun fe retire du monde, lorfqu'il veut raifonner & réfléchir a fon aife ; & il n'eft pas douteux qu'un homme qui veut examiner fa vie paffee, découvrir ce qui fe paffe dans fon coeur, fe défaire de fes appétits & de fes defirs, doit fe féqueftrer pour quelque temps du commerce des hommes. II faut abfolument que celui qui délibere fur 1'éternité, qui veut former un plan dans lequel les fautes font irréparables, & examiner la feule queftion dans laquelle on ne peut fe tromper impunément, mette un intervalle entre les affaires, les peines & les plaifirs temporels qui 1'occupent. ,Les aufténtés & les mortifications reveillent 1'efprit, & lui donnent de la vigueur, fufpendent les attraits des plaifirs, & rompent les chaïnes de Ia fenfuahté. Un Pere de i'Eglife a ob, ierve, que celui qui s'abfiient volontaiTement des chofes permifes, n'empiete Jamais fur celles qui font dèfendues. L'abftinence, ne füt-elierien deplus, eft au moins  Le Rodeur. 49 moins une privation des chofes que 1'on peut fe permettre, & procure cette füreté que ne peut fe promettre celui qui envifage de fang froid le précipice de deftruöion, & qui fe complait dans des plaifirs qu'il fait devoir lui être funeftes. L'auftérité eft le vrai antidote de 1'indulgence. Les maladies de 1'ame, de même que celles du corps, fe guériffent par des contraires, & c'eft aux contraires que 1'on doit récourir, lorfqu'on craint autant le crime que la douleur. Le fommaire & la perfeöion du repentir, eft le changement de vie. Tout chagrin qui ne nous rend,pas circonfpect, toute crainte qui ne nous fait point doubler le pas, toute auftérité qui ne re£tifie point nos affeótions, eft vaine & inutile. Le chagrin & la terreur doivent naturellement opérer la réformation; car autrement, a quoi ferviroit-elle ? Celui donc qui fe fent aïlarmé par fa confcience, qui vife a fe procurer un état plus heureux, & qui eft attrifté par le fouvenir de fes fautes paffées, a tout lieu de conclure que le grand ouvrage du repentir eft entamé, & d'efpérer que par la retraite Tornt IJL C  5° Le Rédeur. & la priere, qui font les moyens naturels & religieux de s'afFermir dans fa conviaion , il imprimera dans fon efprit un fi grand fentiment de Ia préfence divine, qu'il furmonte les attraits des plaifirs du fiecle, & le mette en état de pafler d'un degré de faihteté k 1'autre, en attendant que la mort raffranchifTe du doute & de Ia difpute, de la mifere & de la tentation. NQ. CXI. Mardi, 9 Avril 1751; SOPHOCLE. i> II n'eft pas fi avantageux d'avoir 1'efprit » trop précoce ". \J N E longue expérience nous a appris que 1'année n'eft jamais plus abondante, que lorfque le printemps eft tardif. On eftamplement dédommagé du retard des fleurs, de la verdure & des zéphyrs, par la fécondité de la faifon fuivante. Les fleurs qui refrent ca-  Le Ródeur. 51 chées jufqu'a ce que 1'année foit avancée, & que le foleil fe foit rapproché de notre zénifh, fe trouvent k couvert de ces froids piquants, de ces frimats nocturnes qui les détruifent fouvent, lorfqu'elles éclofent trop tot, qui ternilTent la beauté du printemps, détruifent les foibles principes de la vie végétative , interceptent le fruit dans le bouton , & font tomber les fleurs qui ne font pas épanouies. Je crains de ne pouvoir perfuader aux jeunes gens qui liront mon ouvrage, 6c dont le printemps me rappelle Ie fouvenir , d'apprendre de ce procédé de la nature, la différence qu'il y a entre la diligence & 1'emprelTement, la bate & la précipitation; de fuivre leurs projets de fang froid , d'attendre 1'occafion, & de faifir le moment favorable qui fe préfente. La jeuneffe eft lafaifondes entreprifes §: des efpérances. N'ayant point encore eu occafion de comparer nos forces avec celles qu'on peut nous oppofer, nous formons naturellement des préfomptions en notre faveur, & nous nous imaginons que tous les obftacles doivent difparoitre devant nous. Les C ij  52 Le RóJeur. premiers contre-temps que nous éprouvons enflamment notre pérujance , aulieu de nous rendre pius prudents. Un efprit brave & généreux ne fe doute point de fa foibleffe , & s'affujettit difficilement a employer la fappe, la oii il croit que 1'alTaut doit lui réuflir. Avant que les contre-temps ayentrenforcé les lecons de la philofophie, nous croyons pouvoir raccourcir 1'intervalle qu'il y a entre la première caufe & le dernier effet. Nous rions des délais de 1'induftrie timide , & nous nous imaginons en augmentant le feu, de pouvoir accélérer la projeöion. A notre entrée dans le monde, pendant que la fanté & Ia vigueur dont nous jouiffons, nous promettent un temps fuffifant pour laiffer mürir nos projets, & une longue jouitTance de nos acquifitions , nous faifilTons avidement le moment préfent & tout ce qui nous flatte, fans lui donner le temps de mürir : nous voulons jouir de tous les plaifirs a la fois. Mais 1'age nous fait ordinairement changer de conduite ; nous négligeons le temps a proportion que nous nous fommes hatés d'en jouir, & nous paffons la derniere  Le Rédeur. 53 partie de notre vie a faire des préparatifs pour des entreprifes futures, pour nous procurer des avantages éloignés , a nous repaitre d'efpérances, & a délibérer. Cela provient de ce que les vieillards, ayant goüté les plaifirs, & en ayant connu l'illufion, font rnoins emprelTés a fe les procurer; ou de ce que les contre-temps qu'ils ont éprouvés , les ont jettés dans le défefpoir, & ont rallenti leur aftivité ; ou de ce que la mort les effraie davantage ,' a proportion qu'elle eft moins éloignée , qu'ils craignent de réfléchir fur leur décadence, & de découvrir a leurs cceurs que le temps du plaifir eft paffe. Un conflia perpétuel avec nos defirs naturels, paroit être le lot de notre condition aauelle. Dans la jeunefTe, nous deiirons une partie de la lenteur & de la froideur de la yieilleffe; & lorfque nous fommes vieux, nous devons nous efForcer de rappeller en nous le feu de 1'impétuofité de la jeuneffe. Nous devons apprendre dans la jeuneffe a attendre, & dans la yieilleffe a jouir. II eft vrai que le tourment de 1'attente n'eft pas aifé a. fupporter dans C iij  54 Le Rédeur. un temps ou Fideé des plaifirs enflamme le fang, & irrite 1'imagination; lorfque le cceur eft fufceptible de chaque nouveau plaifir, & qu'aucun engagement antérieur ne s'oppofe point a fes defirs. Mais comme la crainte de perdre ce que nous recherchons, eft proportionnée a 1'attente du bonheur que nous croyons qu'il doit nous procurer, on doit tacher de modérer les paftions, en réfléchiffant fouvent fur les dangers de la témérité, & fur le rifque qu'on court de perdre ce dont on veut jouir avant le temps. * Ce,lV qui afoire trop tot aux dignites, doit fe réfoudre a furmonter nonfeulement 1'oppofition de 1'intérêt mais encore la malignité de 1'envie! Celui qui veut s'enrichir trop prompt tement, metordinairement fa fbrtune en danger, en fe livrant è des projets mcerrains , & quelquefois chimériques. Celui qui veut acquérir trop tot de Ia réputation , 1'acquiert fouvent par des artifices & des impoftures, s'enduit de couleurs qui ne tardent pas a fe ternir,ou fe revêt de plumes qui tombent au premier accident qui ari-ive , ou que des compétiteurs lui arrachent.  Le Rédeur. 5 5 Quelques-uns ont étendu le danger d'une éminence précoce aux dons meines de la nature ; & 1'on eft depuis long-temps dans 1'opinion que la fertilité d'invention, 1'exaftitude du jugement, Fétendue des connoiffances, lorfqu'elles font prématurées , prefagent une vie fort courte. Ceux même qui font le moins enclins a tirer des conféquences générales de quelques exemples qui, par leur nature, doivent être fort rares, ont jugé par les premières faillies d'un enfant, qu'il ne feroit pas grand progrès dans les fciences. Ils ont même obferyé qu'après quelques efforts momentanés, ces fortes d'efprits fe rallentiffent, & fe laiffent dévaneer par des génies plus. tardifs, qui ont plus de conftance & de perfévérance. II arrivé fouvent que les applaudiffements rallentiffent la diligence. Un homme qui a fait plus qu'on n'attendoit de lui, ne cherche pas a faire davantage , & fe borne a jouir k ion aife du furplus d'honneur qu'il a acquis. Celui k qui fes fuccès ont ïnfpiré de la confiance pour fes talents, réclame bientöt le privilege d'être néC iv  56 Le RÓdeur. ghgenr, & regarde avec mépris les progrès fucceflïfs d'un rival, qu'il efpere de vaincre toutes les fois qu'il uva ics Hen¬ nes. Une longue fuire de plaifirs diffipe lattention, & affoiblit la conftanCei,& 11 n'eft Pas aifé k celui qui a paffe de la diligence a 1'oifiveté, de xaffembfer fes notions, de réveiller fa cunofité, & de reprendre fes études avec lamême ardeur qu'auparavant. L'amitié même qui eft la récompenfe genie» contribue fouvent è l'énerver. Le plaifirde fe voir careffé, diftingué, admiré, engage aifément un etudiant a abandonner fa folitude littéraire; il obéit aifément a Ia voix qui 1'invite a venir entendre fes propres eloges; éloges qui flattent tout-a-lafois Ie goüt qu'il a pour les plaifirs, & Pefpérance qu'il a de fe procurer des patrons : plaifirs qu'il croit inépuifables , & efpérances dont il n'a pas encore appris a fe méfier. On ne doit cependant point imputer ces maux k Ia nature, ni les regarder comme inféparables des talents qui fe manifeftent de bonne heure. On peut s'en garantir avec un peu de prudence  Le R&üur. 57 & de réfolution, & on doit les regarder plutöt comme une confblation pour ceux qui ne font point fi libéralement partagés, que comme des motifs de découragement pour ceux qui font nés avec des qualités extraordinaires. On fait que la beauté eft expofée aux perfécutions de 1'impertinence, aux artifices de I'envie, & fujette è exciter les flammes d'un amour illicite. Cependant quelle eft la femme modefte & prudente qui s'eft jamais plainte des inconvénients de fa beauté, ou qui ait voulu acheter fa füreté aux dépens de fes charmes ? ' On ne doit regarder la beauté & l'efpritque comme des dons & des moyens que Dieu nous a mis en mains pour travailler a notre bonheur; mais on peut perdre les avantages qu'ils procurent, par trop d'empreffement a les obtenir. Mille beautés font tombées dans l'infamie, pour s'être imprudemment expofées au grand jour; & des hommes qui auroient pu foumettre de nouvelles régions k 1'empire des Cciencesr ont été incités par les louanges qu'on a données a leurs premières produftions ,a abandonner leurs études, 8c C v  5 8 Le Ródeur. ont paffe leurs jours dans le vice & dans la dépendance. La vierge qui afpire trop tot a faire des conquêtes, eft la viftime de fa vanité puérile, de fon incrédulité ignorante, & de fon indifcrétion criminelle. Le génie qui afpire aux lauriers & aux honneurs avant le temps, décoit les efpérances qu'il avoit fait naitre , & perd les années qu'il auroit pu employer uttlement, les années de jeuneffe, d'efprit 6 de vivacité. L'orgueil a ce défaut entre mille autres, que nous ne fommes jamais moins diipofés a nous laiffer conduire que dans ce période de la vie oü nous avons le plus befoin de confeil. Nous nous hatons d'aller au-devant de plufieurs ennemis que nous fommes hors d'état de vaincre, & d'entreprendre des taches dont nous ne pouvons nons acquitter; & comme celui qui échoue dans une entreprife, ne perfuade pas aifément k autrui de lui en confier une feconde, de même celui qui n'obtient point la réputation k laquelle il afpiroit, tombe fouvent dans robfcurité.  Le Ródeur. 59 No. CXII. Samedi, 13 Avril 1751. In mea vefanas habui difpendia vires , Et valui pcenas forüs in ipfe mcas. o VIDE. » Je me glorifie d'une force qui m'eft nui» fible ; & les talents que j'avois recus m'ont s) été préjudiciables ". Ojelse nous dit que le moyen le plus affuré de conferver fa fanté, eft de ne point s'aiTujettir a un régime fixe, & de s'écarter quelquefois des loix de la médecine; de varier fa nourriture & fes exercices, de facon que le travail & le repos fe fuccedent toura-tour. La plus petite irrégularité dans le régime, dérange un corps habitué a; une vie uniforme; & comme nous ne pouvons régler la quantité de nourriture que nous prenons, fur la balance ou le baromêtre, il convient de nous écarter quelquefois du régime que nous obfervons, pour vaqtter a nos affaires, C vj  ob Le Ródeur» ou fuivre les penchants qui nous do- minent. Celui qui eft trop foigneux de fa fanté, s'affoiblit infenfiblement, & n'eft pas long-temps exempt de ma- ladie. Cette même irrégularité de régime eft également néceffaire a ceux qui veulent conferver la fanté intellectuelle, & gouter les plaifirs que le hafard leur préfente. L'habitude qu'on fe fait de fréquenter une compagnie avec laquelle Ia conformité de goüt nous a liés, retrécit nos facultés, & fait que mille chofes indifférentes en elles-mêmesnotis déplaifent. Un homme accoutumé a n'entendre que 1'écho de fes fentiments, fe ferme la porte aux plaifirs, & ne prend aucune part a ceux que goütent les autres hommes. II eft dangereux d'être trop rigide dans les chofes qui ne concernent ni Ia morale, ni la religion. La fenfibilité peut, lorfqu'on s'attache trop fcrupuïeufement a l'élégance & a la convenance, dégénérer en une délicateffe incompatible avec la condition de 1'humanité; en une délicateiTe que Ia moindre rudeffe irrite, & que le plus lé» ger attachement bleffe. Celui qui fe  Le Rédeur. 61 cornplait trop a une exaaitude minutieufe, & qui ne veut rien que de parfait dans fes meubles, dans fes équipages , Si dans fes habits ,éprouve, en entrant dans le monde, mUle chagnns, que ceux qui ont des fenfations moins délieates que tes fiennes n'eprouvent point. Sa molleffe exotique fe fane a la vue de la félicité vulgaire, comme une plante que Pontranfplante du midi au nord. II y aura toujours un grand ïntervalle entre l'exceltence pratique & rexcellence idéale; & par conféquent fi nous ne fommes fatïsfaits des chofes qu'autant qu'elles n'ont aucun défaut, nous devons renvoyer notre bonheur k quelqurautre période de notre exiftence. On fait que le corps le plus liffe & le plus poli, lorfqu'on I'examine avec le microfcope , paroit rempli de creux & d'éminences, & un bouton de rofe. d'ëxcroiffances & de taches. Nous pouvons perfeaionner nos percéptions de même que nos fens, au point qu'ils nous deviennent a charge. Nous pouvons de même, a förce de nous habïtuer a concevoir du dégout pour les chofes r acquénr une  6i Le Róleur. délicatelTe faflice qui remplira notre imagination de fantömes de laideur, nous montrera toutes les voluptés en fquelette, & qui ne nous préfenfera que les peines du plaifir, & la difformité de la beauté. L'humeur chagrine ne troubleroit peut-être pas beaucoup Ie bonheur du genre humain, fi elle étoit toujours 1'effet d'un exces de délicateffe; car il n'y a qu'une réflexion profonde & une imagination vive , qui ayent Ie privilege de nous rendre malheureux par art & par raffinement: mais a force de s'habituer a une humeur particuliere, & de jouir d'une fupériorité que perfonne ne nous difpute , Ie lourdaut & Ie ftupide peuvent pareillement acquérir la faculté de fe tourmenter eux & les autres, & fe faire haïr & méprifer de ceux qui obfervent leur conduite, & qui ont a faire è eux. Ceux qui ont toujours vécu feiils, & qui ont vieilli dans eet état, font généralement chagrins, de mauvaife humeur, & critiques, extrêmement attachés a leurs ufages & a leurs maximes , prompts a s'offenfer de la plus  Le Ródeur. ('3 légere contradicYions & de la moindre négligence, &ne fe lient qu'avec ceux qui fe foumettent implicitement a leur autorité. Ceft-la ce qui arrivé a ceux qui ont toujours vécu fans confulter d'autre inclination que la leur. L'humeur colérique de cette claffe de tyrans fe manifefte généralement pour des fujets qui ne devroient faire impreffion que fur des efprits qui ne different prefque point de l'inftin£t des brutes; mais malheureufement celui qui fixe fon attention fur des objets qui font toujours préfents a\ fes yeux, n'eft pas long-temps fans fe mettre en colere. II y a plufieurs hommes piongés dans le luxe, auxquels chaque nouvelle lune caufe un paroxyfme de colere & de fureur. lis ne fe mettent jamais a table fans s'emporter contre les méts & les fauces. Leurs tranfports font tels, qu'ils ne mettent aucune diftihaion entre le crime & 1'innocence,& qu'ils exhalentleur reffentiment fur tous ceux que le hafard expofe k 1,oraSe* . . , i II n'y a pas de condition plus mal- heureufe que celle de dépendre d'un homme chagrin & bourru. Dans les  °4 Le Rédeur. autres états inférieurs, la certirudede plaire eft continuellement augmenlée par la connoiffance qu'on a de fes devoirs; 1'amitié & Ia confiance font fortifïées par chaque nouvel aöe de confiance & chaque nouvelle preuve de fidélité : mais 1'homme chagrin facnfie k une ofFenfe momentanée les fervices de la moitié d'une vie ; & plus on fait pour lui, & plus il exige. Chryfalus s'enrichit dans Ie commerce, & fe retira dans la Province. Son frereétoit furchargé d'enfants, & il eut la générofité d'en adapter un. Son pere lui donna en partant les confeils les plus fages & les plus prudents. U lui repréfenta 1'impofJibilité dans laquelle il étoit de 1'entretenir felon fon rang ; il Jui confeilla de ne point s'oppofer aux fentiments & aux préceptes de fon oncle, & Tenconragea a perfévérer dans I'obéiffance qu'il lui devoit, par l'efpoir de foutenir I'honneur de fa familie, & d'être plus riche que fon frereainé. Comme il avoit 1 efpnt fonple & pliant, 6c les fentiments peu élevés, il fe fit bientöt k tous fes caprices, II ftipporta patiem-  Le Rodeur. 65 ment les reproches qu'il lui fit, & les faulTes accufations qu'on lui intenta : il lui fit mille queftions fur la décadence du commerce, il admira la force d'efprit de ceux qui reglent & fixent le prix des marchandifes, & fe conduifit avec tant de prudence &c de circonfpeftion , que fon oncle le déclara fon héritier au bout de fix ans. Environ un mois après, il oubliamalheureufement en fortant de chez fon oncle , de fermer la porte de fa chambre : fur quoi celui-ci déchira fon teflament; & n'ayant pas eu Ie temps de fe confulter, il laiffa fon bien a une compagnie de marchands. Lorfque 1'efprit des femmes eft aigri par 1'age & lafolitude, leur mauvaife humeur aboutit généralement k une infpeöion rigoureufe des meubles & des uftenfiles qui compofent leur ménage. Eriphife a employé pendant vingt ans fon éloquence fur la corruption des domeftiques, la mal-propreté de fa maifon, la perte de fes meubles , la difficulté qu'il y a de garantir les tapifleries des tignes, & la négligence de celles qui font chargées de les battre & de les fecouer. Elle  66 Le Ródair. a foin tous les matins de vinter les appartements, dans 1'efpérance de trouver une chaife découverte, une fenêtre ouverte contre fes ordres, une tache fur 1'atre , une plume fur le plancher, afin d'avoir occafion de crier & de tempêter tout le refte de Ia journée. Elle ne vit que pour veiller k la propreté de fa maifon & de fon jardin, & tous fes plaifirs fe bornent a épierrer fes gazons, & a épouffeter fes lambris. Elle a trois nieces fort aimables. Elle s'eft brouillée avec 1'une, paree qu'elle a caffé une tulipe ; avec la feconde, a caufe qu'elle a répandu du café fur le tapis; & avec la troifieme, pour avoir laiffé entrer un chien mouillé dans la falie. Elle ne recoit plus de vifites, de peur qu'on ne faliffe fa maifon , & elle a réfolu de fe féquefter du monde, pour mieux vaquer a fes affaires. La mauvaife humeur eft généralement le vice des efprits bornés,&, k 1'exception des cas 011 elle eft 1'effet d'une maladie qui abat le courage 6c affoiblit 1'efprit, 1'effet de la perfuafion dérailonnable dans laquelle on eft de 1'importance des chofes de néant.  Le liddeur. 67 Le moyen de s'en garantir , eft de réfléchir fur la dignité de la nature humaine, Sc combien il eft honteux de fe troubler Sc de s'inquiéter pour des chofes qui ne méritent pas notre attention. Celui qui facrifie fon repos a des accidents fortuits, Sc qui foufFre que le cours de fa vie foit interrompu par des inadvertances & des offenfes fortuites, fe livre lui-même a la merci des vents, & perd cette conftance & cette égalité d'ame qui conftituent la vraie fageffe. Le reffort de la prudence git entre les grandes chofes & les petites. Les unes excedent nos facultés par leur groffeur, les autres échappent a notre connoiffance par leur nombre Sc leur fréquence. Les affaires indifpenfables de la vie fourniffent affez d'exercices a tous les efprits; & nos facultés font tellement limitées , que 1'attention que nous donnons a\ des bagatelles, nous fait négliger des chofes de la derniere importance. Lorfque nous examinons un ciron avec le microfcope , nous ne voyons autre chofe qu'un ciron. II n'eft pas befoin de preuve pour  68 Le Rédeur. nous convaincre que chaque homme eft intéreffé a ce qu'on lui plaife; & 1'expérience nous apprend qu'il eft également de fon intérêt de plaire aux autres. Son bonheur & fa vertu exigent donc qu'il fe guériffe des paffions qui le rendentincommodealui-même, & odieux aux autres , qui enchaïnent fon intelligence , & retardent fes progrès. N?. CXIII. Mardi, 16 Avril 1751. 1 Vxorem , Pofihume ducis ? Die, qua Tifiphone, quibus exagitare colubris. 3 U V E N A l. » Eft-il bien vrai que vous preniez une fem» me è Quelle furie, quel démon vous poffede i AU RODE U R, M O N S I E U H , Je ne fais fi le mépris qu'on témoigne pour la cenfure, eft toujours une  Le Rédeur. <$9 preuve d'innocence. Nous devons affez refpeöer la fageffe des hommes, pour fouhaiter que 1'opinion que nous avons de notre mérite foit confirmée par les fuffrages d'autrui; & comme le crime & 1'infamie produifent le même efFet fur les efprits qui s'en tiennent aux apparences extérieures, &C qui fe reglent plutöt fur les exemples que fur les préceptes, nous fommes obligés de réfuter une fauffe accu fation , pour ne point paroitre autorifer le crime que nous n'avons point commis. Un homme endurci dans le crime, peut aufïi bien méprifer une accufation que 1'homme le plus innocent. Le triple mur d'airain qu'Horace éleve autour d'une confcience pure, peut être quelquefois 1'ouvrage de 1'impudence & de 1'autorité; & nous devons toujours tacher de maintenir la vertu dans fa dignité, en 1'ornant des graces incompatibles avec le yice. C'efl ce qui fait que j'ai réfolu de ne plus endurer un reproche, qui me paroit injufte, & de vous expofer mon cas, afin que vous Sc vos lefteurs puifïiez le décider. Je doute, Monfieur, malgré la ve-  * jo Le Ródeur. nération que vous croyez vous être due è caufe de votre age, de votre favoir & de votre vertu , que vous conferviez 1'impartialtf'é dont vous vous vantez , lorfque vous faurez que la inoitié des femmes me regardent comme leur ennemi. La beauté , Monfieur, a fouvent furmonté lesréfolutions des hommes les plus fermes,les raifonnements des philofophes , réveillé la fenfibilité des coeurs les plus froids, & adcuci les ames les plus dures. .Je fuis un de ces êtres malheureux fur lefquelsplufieurs femmes ont jetté les yeux pour en faire leurs maris, & qui ont héfité mille fois de s'engager fous le lien conjugal. J'ai fi fouvent difcuté les prélim'.-^ires du manage , que je fuis en éiat de dire les formalités qu'on obferve, le douaire qu'on doit afïigner a une femme, &c.; mais je me trouve condamné d'un confentement général, a une foiitude perpétuelle ; je fuis exclu par un décret irrévocable de la félicité conjugale. Toutes les meres me regardent comme un homme dont on ne peut recevoir les vifites fans fe déshono-  Le Rédeur. ji rer; qui ne fait des promeffes que pour manquer a fa parole, & qui ne fait des ofFres aux filles, que pour leur faire perdre inutilement cette partie de leur vie dans laquelle elles pourroient fe marier avantageufement, & devenir meres & maïtrefTes. Vous penferez, j'efpere, Monfieur, qu'on devroit me faire grace d'une partie de cette févérité pénale, lorfque je vous dirai que je n'ai jamais fait 1'amour a une femme que dans 1'intention fincere de 1'époufer; que fi j'ai continué de la fréquenter après avoir changé d'inclination , c'a été pour garantir celle que je quittois de 1'ignotninie du mépris; que j'ai toujours taché de fournir aux femmes une occafion de me congédier, & que je n'ai jamais abandonné une maitreffe paree qu'elle étoit moins riche ou moins belle qu'une autre; mais a caufe que j'aidécouvert quelqueirrégularité dans fa conduite, & quelque défaut dans fon efprit, non point a caufe qu'une autre me plaifoit, mais paree qu'elle m'avoit oftenfé. J'étois las depuis Iong-temps de cette fucceffion de plaifirs qui difiipent Ia  71 Le Ródmr. plupart des jeunes gens, & les empêchent de réfléchir; & je ne fus pas plutöt maitre de mon patrimoine, qui étoit confidérable, que je foupirai après le calme du bonheur domeftique. Les jeunes gens aiment natureüement 1'efprit & la vivacité, & j'adreffai mes premiers vceux a 1'aimable, la fémillante & la vive Férocule. Je me promis une fourceperpétuelle de bonheur avec une perfonne qui avoit un fonds d'efprit inépuifable , & un courage a 1 epreuve des accidents les plus rudes. J'admiraila fertilitéde fes expédients, le mépris qu'elle témoignoit pour les difficultés, laforce de fes demandes, & la vivacité de fes réparties. Je la regardai comme exempte par quelque prérogative naturelle des foibleffes & de la timidité de fon fexe; & je me félicitai d'avoir une compagne fupérieure a tous les embarras & k tous les obftacles. Je fus a la vérité un peu choqué de 1'opiniatreté inflexible avec laquelle elle infifta fur fon douaire; mais j'aurois cependant confenti k Tépoufer, li ma curiofité ne m'eüt conduit dans une foule que j'appercus dans la rue, parmi laquelle je trouvai Férocule  Le Ródeur. 73Férocule qui difputoit pour fix fois avec un porteur de chaife. Elle me parut avoir fi peu befoin de mon fecours, que je ne jugeai pas a propos de me mêler de fa querelle, & que je me retirai, pour m'épargner la honte de la connoïtre. J'oubliai quelque point du cérémonial, lorfque je la revis; ce qui rirritafi fort, qu'elle me défendit de remettre le pied chez elle. Je jettai enfuite les yeux fur une jeune Demoifelle diftinguéeparfon favoir, oc par fes connoiflances philofophiques. J'avois fouvent remarqué la ftérilité des converfations qui roulent fur le mariage , & je crus qu'il étoit de ma prudence & de mon difcernement de choifir parmi une multitude de beautés opulentes que je connoiffois, Ia favante Mifothée, qui s'étoit déclarée 1'ennemie inexorable de 1'ignorance Sc de la frivolité , & qui ne s'abaiffoit a faire du thé que pour le maitre de langue, le géometre , 1'aftronome & le poëte. La reine des Amazones ne voulut donner fon coeur qu'au héros qui la vaincroit dans un combat iingulier ; Sc Mifothée avoit réfolu de ne donner le fien qu'a celui qui Pem- Tome III. D  74 Le Rédeur. porteroit fur elle dans une difpute. Au milieu des tranfports que je lui témoignois, elle me demandoit la définition des termes dont je me fervois, & méprifoit tous les arguments que je ne pouvois réduire en fyllogifme régulier. Vous comprenez aifément que je me laflai bientöt de cette facon de lui faire ma cour; mais lorfque je la priai d'abréger mon tourment, & de fixer le jour qu'elle devoit me rendre heureux , Mifothée entama avec moi une longue converfation, dans laquelle elle s'efForca de me prouver que nous n'étions point les maïtres de notre choix. II ne me fut pas difficile de découvrir le danger que je courois en me livrant pour la vie k une perfonnequi pouvoit regarder en tout temps ce que fes paffions & fes appetits lui di&oient comme un décret de la deftinée, & confidérer le cocuage comme néceffaire au fyftême général, de même qu'un chainon Pelt a la chaïne perpétuelle des caufes fucceflives. Je lui dis donc que la deftinée ordonnoit que nous rompiflions tout commerce enfemble, & que je me féparafle d'elle pour toujours.  Le Rodeur. 75 Je follicitai enfuite les égards de Ia douce, de la prudente & de 1'économe Sophronie , qui regardoit 1'efprit comme dangereux , &c le favoir comme inutile; qui croyoit qu'une femme qui tient fa maifon propre, qui tient compte de ce qu'elle paye & de ce qu'elle recoit, qui connoït les facultés de fes fermiers, & le prix des denrées, & qui les achete a plus bas prix que les autres, avoit toutes les qualités néceffaires pour rendre un mariheureux. Elle difcourut avec mol fort au long des foins & de la vigilance qu exige une familie; elle me nomma plufieurs perfonnes qui s'étoient ruinées pour s'être fiées a leurs domeftiques; elle me dit qu'elle ne comptoit que fur la probité d'un coffre fort, & qu'elle ne connoiffoit pas de meilleure femme de charge qu'une maitreffe. Elle prononca plufieurs autres apophtegmes de générofité, & perfectionna de jour è. autre les plans qu'elle avoit formés touchant la conduite de fes domeftiques, & 1'emploi de fon temps. Je compris que quelque chofe que j'euffe a fouffrir de Sophronie , je ferois du moins a 1'abri de la pauvreté, Si nous D ij  76 Le RSdtur. nous mlmes a regler les articles de notre contrat pas d pas, pour me fervir de fon exprefllon. Sa femme-de-chambre vint me trouverun matin en fondant en larmes, pour me prier de la réconcilier avec fa maitrefïe , qui 1'avoit mife a la porte, pour avoir caffé fix dents d'un peigne d'écaille. Elle 1'avoit amenée de province ; & comme elle n'avoit pas refté affez longtemps avec elle pour mettre quelque argent de cöté, elle fe voyoit expofée, quoiqu'elle fut de bonne familie , a mourir de faim dans les rues,ou a fe proftituer pour vivre. Je lui promis de faire fa paix ; mais lorfque j'en parlai a Sophronie, elle me répondit, d'un ton qui paroifToit attendre mon approbation, que ü elle négligeoit fes propres affaires, elle craindroit que je la foupconnafïe de n'avoir point foin des miennes; que le peigne lui avoit coüté trois demi-couronnes, & qu'aucun domeftique ne lui feroit tort deux fois : quelle avoit profité de cette occafion de renvoyer Phyllida, paree qu'elle étoit d'un mauvais tempérament, &C qu'elle craignoit qu'elle ne tombat malade. Je n'ai pas befoin de vous inf-  Le Rédeur. jy truire du réfultat de notre conférence , & j'efpere que vous me difpenferez de vous en faire part. Je me dégageai de plufieurs autres femmes, paree que je découvrisqu'elles entretenoient mes rivaux, pour favoir qui d'eux ou de moi lui feroit le parti le plus avantageux. Je crus être autorifé è me féparer d'une autre , paree qu'elle avoit cherché a corrompre mon procureur; d'une troifieme, paree que je ne pus captiver fa tendreffe, qu'après que je lui eus dit que la plupart de mes freres étoient morts fort jeunes; d'une quatrieme , paree qu'elle me dit, pour exagérer fa fortune, que fa foeur fe mouroit de confomption. Je vous ferai part dans une feconde lettre, de 1'autre partie de mon hiftoire. Je croirois faire tort a la vertu des femmes , li je n'efpérois d'en trouver de meilleures que celles dont je viens de vous parler. Je fuis, &c. Hymenée. D iij  7% Le Ródeur. N°. CXI V. Samedi, ao Avril 17$!. ' Audi , JV«//a unquam de mone hominis cnnclauo lunga eft, ÏVVEHAI, » Un Juge ne fauroit délibérer trop long» temps, lorfqu'il s'agit de la mort d'un homme "; La puiflance & Ia fupériorité ont quelque chofe de fi flatteur & de fi attrayant, mais font fi expofées a la tentation & au danger, qu'il n'y a point d'homme, quelque vertueux & quelque prudent qu'il foit, qui puiffe fe flatter de les éluder. Ceux même qui témoignent le plus de refpeér. pour les loix, fe font un plaifir de montrer que c'eft bien moins la crainte que Ie choix qui regie leur conduite. Nous perdons de vue les bornes que nous n'avons pas deffein de paffer; & comme le Satyrifte Romain le remarque fort bien , celui qui n'a point deffein d'attenter fur la vie d'autrui, eft cepen-  Le Rodeur. 79 dant ravi de pouvoir en difpofer. Du même principe mal entendu, nait le defir de donner un air de terreur a Pautorité légitime, °ouverner par la voie de la force, plutöt que par celle de la perfuafion. L'orgueil ne connoit d'autre raifon que fa volonté, & aime mieux foutenir fes prétentions par la violence &C les chatiments, que de s'abaiffer k difputer, & k prier. II y a tout lieu de croire que eet orgueil politique s'eft quelquefois gliffée dans les affemblées politiques, &C dans les délibérations qui concernent la propriété & la vie. Pour peu qu'on examine les loix qui reglent les degrés de la juftice vindicrive & coërcitive , on appercevra de fi grandes difproportions entre les crimes & les» chatiments, tant de diftincYions capricieufes de crime , & tant d'occafions 011 Pon a mitigé la févérité des loix, qu'on aura de la peine a fe perfuader qu'elles ayent été diétées par une fagefTe zélée pour le bonheur. public. Le favant, le judicieux & le piéux Boerhaave rapporte qu'il n'a jamais D iv  8o Le Ródeur. vu conduire un criminel au fupplice; fans fe dire k lui-même : qui fait li eet homme n'eft pas plus innocent que moi } Que tous ceux qui affiftent a 1'exécution des criminels fe faffent la même queftion k eux-mêmes; & je fuis affuré qu'il y aura peu de fpeéïateur, parmi cette foule depeuple qui eft témoin de ce maffacre légal, &qui regarde peut-être avec indifférence le comble de la mifere humaine, qui ne s'en retourne chez lui rempli d'horreur & de triftefle. En effët, quel eft J'homme qui peut fe flatter de n'avoir pas plus nuit au repos & a la profpérité de fon prochaic , qu'un brigand ne lui auroit nuit en lui volant une fomme d'argent r Ca toujours été la coutume , lorfqu'une efpece particuliere de vol devient trop fréquente, del'arrêter par des peines capitales. On détruit par-lè une génération de malfaiaeurs, & 1'on engage ceux qui leur fuccedent k imaginer d'autres expédients. L'art de voler fe perfeftionue; on varie les fraudes , on ufe de plus de dextérité, & 1'on employé des moyens plus occultes pour fe dérober aux pourfuites de  Le Ródeur. 81 Ia juftice. Les loix renouvellent leur pourfuite avec une nouvelle févérité , & puniffent les coupables de mort. Par cette conduite, les inflictions capitales fe multiplient; & des crimes, tout-afait différents par leurs degrés d'énormité, font également afiujettis è la punition la plus févere que Phomme puiffe exercer fur fon femblable. II eft fans contredit permis au légiflateur d'apprécier la malignité d'une offenfe , non point fimplement par la perte ou le mal qu'un fimple acte peut occafionner, mais par 1'allarme & 1'anxiété générale qui réfultent de la crainte du mal & du danger de la poffefïion. II exerce donc le droit qu'on fuppofe que les fociétés ont fur la vie de ceux qui les compofent, non point fimplement pour punir une tranfgreffion, mais pour maintenir le bon ordre &C le repos public. II donne plus de févérité aux loix qui font les plus fujettes a être violées, de même que le Commandant d'une garnifon doublé la garde dans 1'endroit que 1'ennemi menace d'attaquer. On a employé long - temps cette méthode, mais avec fi peu de fuccès, D y  I* Le Ródeur. que la rapine 6c la violence augmentent de jour k autre. Cependant peu de gens paroiffent douter de fon efficacité ; 6c parmi ceux qui s'occupent de la corruption actuelle des hommes, les uns propofent 1'introduclion d'un chatiment plus horrible & plus long; les autres , d'accélérer les exécutions ; les autres, de n'accorder aucun pardon; & tous femblent croire que la douceur a encouragé la méchanceté, Sc qu on ne peut fe garantir des voleurs que par une rigueur inflexible 6c une jufhce fanguinaire. ^Mais comme on doute du droit qu ont les hommes d'attacher un prix incertain 6c arbitraire k la vie de leurs femblables, 6c que 1'expérience des iiecles pafTés ne nous permet pas d'efpérer d'effeöuer une réformation par un maffacre périodique de noségaux, il ne fera peut-être pas inutile d'examiner 1'effet qui peut réfulter de la mitigation des loix, 6c d'une proportion plus raifonnable 6c plus jufte entre la peine 6c 1'cffenfe. La mort, comme un ancien I'obferve fort bien, eft de toutes les chofes redoutables laplus reJoutable » tq w  Le Rédeur. 83 yatspiïv (poC»pa>ra,ioy, le plus grand mal que puiffe infliger une puiffance fublunaire, 6c qu'on ah a craindre de 1'inimitié & de la vengeance humaine. On devroit donc regarder cette terreur comme le dernier reflbrt de 1'autorité , comme la plus forte 6c la plus efficace de toutes les fanttions prohibitoires, & lui donner en garde le tréfor de la vie, pour empêcher qu'on, n'enleve ce qu'on ne fauroit reftituer. Mettre le vol au même rang que le meurtre, c'eft engager a le commettre; c'eft confondre dans les efprits vulgaires les degrés d'iniquité; 6c ineiter les hommes a commettre un grand crime , pour empêcher la découverte d'un moindre. Si 1'on ne puniffoit de mort que le meurtre, peu de voleurs tremperoient leurs mains dans le fang; mais lorfque le dernier a&e de cruauté n'expofe a aucun nouveau danger, 6c qu'on fe procure une plus grande füreté, pour quel motif s'en abftiendra-t-on? - On m'obje&era que Ton mitige fouvent la fentence, lorfqu'il n'eft queftion que d'un fimple vol; mais c'eft en cela même 9 felon moi, que nos loix D vj  84 Le Ródeur. font déraifonnables: & en effet on obfervera que tous les voleurs, è 1'exception des meurtriers , excitent a leur derniere heure la pitié de tous ceux qui font témoins de leur fupplice. Cette conviftion dans laquelle on eft que le chatiment n'eft point proportionné a 1'offenfe, eft caufe que 1'on follicite fouvent leur pardon. Ceux qui font bien-aifes que 1'on puniffe un voleur, n'aiment point qu'on lui öte la vie. Son crime paroit petit en comparaifon du mal qu'il fouffre, & la févérité perd fon effet k caufe de la pitié qu'elle excite. Je conviens que le gibet met ceux qui meurent hors d'état d'infefter la communauté; mais leur mort ne conIribue pas plus a la réformation de leurs complices, que les autres genres de féparation. Un voleur réfléchit rarement fur le lort qui Pattend; il paffe du vol a la débauche, & de la débauche au vol; & fon complice n'eft pas plutöt mort, qu'il en cherche auffi-töt un autre. La multifude des peines capitales n'empêche point qu'on ne commette un crime , mais fait naturellement qu'on a de la peine a Ie découvrir; &  Le Rédeur. S; c'eft la raifon pour laquelle on doit 1'éviter. Malgré tout ce qu'alleguent les cafuiftes & les politiques, la plupart des hommes ne peuvent fe perfuader qu'il y ait autant de crime a voler un homme qu'a lui percer le coeur, ni qu'on doive condamner a la même peine deux malfaicteursdont les crimes fout fi différents. La néceftité de foumettre fa confcience aux loix humaines, n'eft pas fi généralement conftatée , que ceux qui ont de la piété, de la tendreffe & de la compaffion, ne fe faffent un (crupule de concourir avec la communauté k un a&e qu'ils n'approuvent point intérieurement. II faut peu connoitre le monde pour ignorer que 1'impunité eft fouvent 1'effet des loix trop rigoureufes, & que 1'on paffe plufieurs crimes fous filence , pour ne pas réduire le coupable a un état dans lequel le repentir n'a plus lieu ; & quelque épithete de reproche ou de mépris que donnent a cette compaffion ceux qui confondent la cruauté avec la fermeté, il n'y a point d'homme fage qui ne fut bien-aife qu'on la portat plus loin qu'on ne fait,  8(5 Le RAdatr. 5 SI ceux que nos loix condamnent a la mort, avoient été découverts lorfqu'ils ont commencé a voler, on auroit pu, a 1'aide d'une difcipline convenable & d'un travail utüe, les guérir de leurs mauvaifes habitudes. Ils auroient pu réfifter a la tentation de commettre d'autres crimes, & pafler leurs jours a les réparer & s'en repentir. On auroit pu les découvrir, fi leurs accufateurs avoient été aflurés qu'on leur confervat la vie. Je fuis perfuadé que tout voleur avouera qu'on 1'a arrêté & renvoyé plus d'une fois; 6c qu'il n'a cortfmis des crimes capitaux, que paree qu'il favoit que ceux qu'il avoit offenfés aimeroient mieux lui faciliter les moyens de fe fauver, que de fe charger de fa mort. • Toutes les loix qu'on a faites pour obvier a la méchanceté des hommes, font inutiles, a moins que les uns ne déferent les coupables, & que d'autres ne les pourfuivent ; mais tant qu'on ne mitigera point les peines portées contre la fimple violation de propriété, on ne trouvera perfonne qui veuille dénoncer & pourdiivre. La feule idéé de punir de mort une  Le RSdeur. 87 offenfe légere, fait frémir un honnête homme d'horreur; lors fur-tout qu'il réfléchit que le voleur auroit pu fe fauver par un autre crime, dont il ne s'eft abftenu que par un refte de vertu. L'obligation dans laquelle on eft de feconder 1'adminiftration de la juftice publique , eft a la vérité trés - forte ; mais elle cédera toujours a 1'amour de la vie. On découvrira rarement des crimes que 1'on punit avec une févérité contraire aux idéés que nous avons de la juftice diftributive; & .plufieurs milliers d'hommes pafferont d'un crime a 1'autre, jufqu'a ce qu'ils ayent mérité la mort, paree que , fi on les avoit pourfuivis plutöt, ils auroient fouffert la mort avant de 1'avoir méritée. Le projet que je donne icï pour donner de la vigueur aux loix en les mitigeant, 8c pour extirper le vice par la douceur, eft fi oppofé a la pratique établie, que je n'aurois ofé le propofer au public, s'il n^étoit appuyé que de mes propres obfervations. Je tacherai donc, en Pattribuant a Thomas Morus, de lui procurer 1'attention que  88 Le Ródeur. mérite un homme aufïi jufte, auffi prudent & auflï humain que lui. N°. CXV. Mardi, 23 Avril 1751.' Quitdam parva quidsm , fid non toleranda maritls, JU VEN Al. •» II eft vrai que parmi ces défauts, il y en »J a qui ne feront, fi vous voulez , que des ba» gatelles ; mais enfin un mari ne fauroit s'y » faire ". AU R O D E U R. JMoN SIEUR, Je m'acquitte de la promefle que je vous ai faite, de vous raconterl'autre partie des aventures qui me font arrivées depuis que je cours après la félicité conjugale. Je n'ai point été encore alTez heureux pour 1'obtenir; mais j'ai taché de la mériter par mes foins infatigables, fans que les contre-temps  Le Ródeur. 89 que j'ai éproüvés ayent rallenti mes efpérances & mon aclivité. Vous pouvez avoir connu dans Ie monde une efpece de mortels qui s'employent a ménager des mariages, & qui, fans aucun motif vifible d'intérêt ni de vanité, de méchanceté ni de bienveillance, mais par (imple défceuvrement, font continuellement occupés a procurer des époufes & des maris. Ils n'entretiennent les hommes & les femmes que de mariage, & ils ne font pas plutöt inftruits de votre age & de votre fortune, qu'ils vous ofFrent un compagnon ou une compagne pour Ia vie, avec le même empreffement & la même indifFérence qu'un frippier, qui a pris la mefure de votre taille k vue d'oeil, vous ofFre un habit. On croiroit que le reffentiment & le mépris devroient bientöt les dégoüter de ce métier officieux, & que chaque homme devroit fe décider fur un choix dont une grande partie de fon bonheur dépend, par fon propre '/ugement & fes propres obfervations; mais comme ces ïbrtes de propofitions font généralement accompagnées de témoignages de tendreffe, il eft rare qu'on fe fache,  $ó Le Rédeur. on les écoute avec patience, & on les oublie aufli-töt. Les efprits foibles les goütent, paree que la plupart efperent de trouver dans le nouvel objet qu'on leur propofe, toutes les qualités dont on leur fait le détail. Elles excitent la curiofité des autres, & le hafard affortit quelquefois des perfonnes dont les cara&eres fe refTemblent. On favoit que je jouifTois d'une fortune confidérable, & que je n'avois point de femme; & de-la vient que j'étois continuellement accompagné de ces folliciteurs, dont les importunités me donnoient tantöt occafion de rire, & tantöt de me facher. I!s fe difputoient ma perfonne, de même que les vautours fe difputent un cadavre. Chacun employoit fon éloquence & fes rufes pour faire réuffir fon projet, quoiqu'il ne s'en promit d'autre avantage que de faire échouer celui de fes confrères , dont il connoifToit Pardeur & 1'induftrie. Un fouper que me donna un de ces amis officieux, me fit lier par balard connoiifance avec Camille , a laquelle on fe figuroit que je ne pourrois réfifter. La Demoifelle, que le même  Le Ródeur. 91 penchant avoit enrölé fous le drapeau de 1'amour, me jugea digne de porter fes fers, Sc employa le pouvoir de fon efprit Sc de fes yeux avec tant d'adrefle , que , malgré la réfolution que j'avois prife de ne point me rendre k une première entrevue, je ne pus m'empêcher de Padmirer , Sc de defirer fa main. Je la fréquentai de plus prés, mais je m'appercus bientöt qu'une union avec Camille n'étoit point une chofe que 1'on dut ambitionner. Canaille témoigna un mépris décidé pour la folie, la légéreté, 1'ignorance & 1'impertinence de fon fexe, & s'étonna fouvent que des hommes qui avoient du favoir Sc de 1'expérience, pufTent fe réfoudre k pafler leur vie avec des êtres incapables de penfer. Se trouvoit-elle dans des compagnies mixtes; elle fe lioit toujours avec les hommes, & ne paroiffoit jamais plus contente que lorfque les femmes fe retiroienr. Propofoit-on quelque partie de plailir; elle infifioit que les femmes en fuffent exclues, k caufe, difoit-elle,qu'elles perdroient leur temps en des compliments fades Sc de vaines cérémonies. Pour montrer la grandeur de fon ef-  91 Li Ródeur. prit & 1'étendue de fes connoiffances, elle ne s'affujettiffoit jamais a Ja mode; elle confondoit les étoffes, le tabis avec le damas, & donnoit aux rubans des noms impropres. Elle mépnfoit les vifites réglées, difant que c etoient des farces dont on ne retiroit aucune ïnftruftion; elle fe félicitoit de n'avoir jamais envoyé de meffage k qu» que ce fut. Elle applaudiffoit a Platon, pour avoir dit qu'il remercioit les Dieux de 1'avoir fait naïtre homme plutöt que femme. Elle goütoit furtout 1'opinion de Swift, que les femmes ne font qu'une efpece de finges dune nature un peu plus relevée que les autres, & difoit que lorfqu'elle réfléchiffoit fur leur conduite & leur converfation, elle pardonnoit aux Turcs de leur refufer une ame. Camille n'étoit jamais plus contente ni plus orgueilleufe, que lorfqu'elle venoit a bout de provoquer par fon infolence toute la rage de la haine & toute la perfécution de la calomnie. Elle ne connoiflbit jamais mieux fa fupenonté, que loriqu'elle parloitdela colere & des rufes des per (onnes de Ion fexe. II eft heureux, difoit-elle,  Le Rédeur. 9} que la nature leur ait donné la folie & PimpuifTance, comme des antidotes contre leur méchanceté & leur cruauté. Camille croyoit fans doute gagner d'un cöté ce qu'elle perdoit de l'autre, & s'imaginoit qu'il n'y avoit point d'homme qui ne dut livrer fon cceur a une femme qui avoit des fentiments auffi nobles & aufïï généreux : mais les hommes, les hommes ingrats, loinde lui faire des avances, évitoient celles qu'elle faifoit. Les femmes la perfécutoient comme une défertrice, & les hommes ne la recevoient tout au plus que comme une fugitive. Je m'amufai quelque temps de fes fottifes; mais je finis par la détefter : car on nepeut fupporter long temps ce qui s'écarte de 1'ordre ordinaire de la nature. Je ne pus me réfoudre a aimer une femme qui avoit la rudeffe d'un homme, fans en avoir la force; & 1'ignorance d'une femme, fans en avoir la douceur. Je ne crus devoir confier mon honneur & mon repos k une vertu qui pouffoit 1'audace juiqu'a chercher le danger, & provoquer 1'attaque. Ma feconde maitreffe fut Nitelle qui joignoit a un maintien décent, un  94 Le Ródeur. ton de voix extrêmement doux; qui n'ouvroit Ia bouche que pour approuyer ce qu'on difoit, & qui étoit toujours diipofée a fuivre les confeils de ceux que le hafard lui faifoit connoïtre. Je crus avoir trouvé dans Nitelle une amie facile & complaifante, avec laquelle je pourrois paffer ma vie fans embarras & fans altercation. Je réfolus donc de lui adreffer mes vceux; mais je changeai d'avis lorfque je m'appercus de la propreté outrée qui régnoit dans fes appartements, & qu'elle m'eut dit qu'elle ne recevoit jamais de vifite, a moins qu'on ne Pavertit d'avance. II y a une efpece de propreté étudiée que j'ai toujours regardée comme la marqué carattériftique d'une femme mauffade, qui fe fentant coupable, met tout en ufage pour diffiper les foupcons que 1'on peut avoir fur fon compte; comme un effort violent contre Thabitude, qui étant incité par des motifs extérieurs, ne peut garder un jufte milieu. Nitelle mettoit plus d'afTecterie que délégance dans fes ajuftements, & avoit un air gêné &c contraint, qui marquoitque ni le gout, nil'imagina.  Le Rödeur. 95 tlon ne préfidoient a fa parure: d'oii je conclus que ne s'habillant que par occafion ou par vanité, eet état ne lui étoit point familier. Tant de femmes fe difputent la prééminence en fait de propreté, qu'il eft aifé de diftinguer fi elle eft naturelle ou fimulée. Je fus bientöt que Nitelle paffoit fon temps entre la propreté & la faloperie; & qu'a moins qu'elle ne fut obligée de fortir, elle étoit toujours en pantoufles ou en coëffe de nuit. Ma mauvaife deftinée me fit enfuite connoïtre Charybde, qui ne laiffoit jamais échapper la nouvelle proie qu'elle trouvoit fous fa main. Elle me permit de Paccompagner dans les endroits publiés, & je me félicitai de Pen vie que j'allois allumer dans mille cceurs, lorfqu'on me verroit le favori de Charibde. Elle me témoigna bientöt le deffein qu'elle avoit d'aller faire une tournée dans une contrée du Royaume que je ne connoiffois point. Je follicitai le bonheur de Paccompagner, 6c elle me le promit après une légere réfiftance. Le feul motif qui 1'engagea a entreprendre ce voyage, étoit de faire de la dépenfe, 6c je ne faurois dirc  $>6 Le Ródeur. ce qu'il m'en coüta en fimples frian- difes. A notre retour , comme nous étions plus familiers, je ne la rencontrai jamais qu'elle ne me propofat quelque nouveau divertiffement. C'étoit tantöt une compagnie, tantöt un déjeuner, tantöt un nouvelair qu'on devoit chanter a 1'Opéra, tantöt un nouveau Mulïcien qu'elle étoit bien-aife d'entendre. Elle étoit tellement inftruite de ce qui fe paffoit, qu'on ne repréfentoit jamais une nouvelle piece, que je ne fuffe invité a la feconde repréfentation ; & comme elle haïffoit la cohue, j'étoisobligé de 1'aller joindre a 1'heure marquée, & de payer une loge entiere. Nous n'allions jamais dans les rues, qu'elle ne convoitat tout ce qu'elle voyoit dans les boutiques. Elle fe borna d'abord a des babioles; mais elle en vint bientöt aux boites d'or & aux diamants. Je trouvai les faveurs de Charibde trop cheres pour ma bourfe, & je fus le quarante-feptieme amant dont elle épuifa, par fa rapacité, la fortune & la patience. Impéria prit poffeffion de mon coeur, & ne le garda pas long-temps. Elle avoit  Le Rédeur, 97 avoit hérité de bonne rieure d'un bien confidérable; & ayant paffe fa jeuneffe a Ia le£ture des Romans, elle entra dans le monde avec tout Porgueil d'une Cléopatre. Elle n'attendoit rien moins que des voeux, des autels & des facrifices; &c elle fe feroit crue déshonorée, fi 1'on fe fut oppofé a fes ordres & a fes fentiments. II eft vrai que le temps peut guérir cette efpece d'orgueil, lorfqu'-une femme a de 1'efprit; mais fes opérations font très-lentes: & c'eft ce qui fit que je voulus lui donner le loifir de devenir fage, 011 de perfifter dans fon erreur a fes dépens. C'eft ainfi que, malgré moi, j'ai paffé jufqu'ici ma vie dans un froid célibat. Mes amis me difent fouvent que je porte mes efpérances trop haut, & que c'eft inutilement que j'efpere trouver dans le monde, une beauté aufll parfaite que je me la fuis figurée; mais je fuis perfuadé, Monfieur, que ce n'eft point une folie a moi d'efpérer de trouver quelque beauté terreftre, exempte des défauts dont je viens de parler. Je continuerai de la chercher: car loin de méprifer le mariage, je le Tornt III. E  98 Le Rédeur. regarde au contraire comme 1'état Ie plus heureux auquel on puifle afpirer; & fi je trouve jamais une femme qui réponde a mon attente, je ne manquerai pas de vous en donner avis. Je fuis, &c. H YME NÉ E. N». CXVI. Samedi, 27 Avril 1751. Qput tphippi» los pigtri optat arart- cahtdlut'. Hor. » Le cheval voudroic labourer, & le bceuf » vouaroit être fellé & bridé. AU R O D E ZT R. ]V1 ONSI1UR, Je fuis le Als cadet d'un Gentilhomi me de campagne, & de Ia fille d'un riehe bourgeois de Londres. Mon pere ayant liquide fes biens, & payé h fes  Le Rodeiir. 99 : foeurs la légitime qui leur revenoir, ne fongea plus qu'a paffer fa vie dans le fein des plaifirs champêtres, & ne négligea rien de ce qu'il crut pouvoir j contribuer a fon bonheur. II acheta ! les meilleurs fufils & les meilleurs chej vaux qu'il put trouver dans le Royaume; il donna de forts falaires a fon * chaffeur, & excita 1 'envie de fes voifins, par 1'adreffe avec laquelle il difI: ciplina fes chiens. 11 dreffa fi bien fes chiens d'arrêt & fes chiens couchants, qu'il n'y eut ni perdrix , ni coq de ; jmiyere qui fut enfüreté, & qu'il ne paroiflbit aucun gibier autour du chateau qui échappat au fufil ou au filet. Mon frere aïné s'adonna de bonne I heure k la chafle, & au point qu'a 1 age : oü les autres enfants fe traïnent mal; gré eux k 1'école comme des colima1 xons, il favoit donner du cor, battre I les caiffons, & paffer les rivieres k la I nage. Le chaffeur s'étant un jour caffé \ une jambe, il remplit fa place avec i beaucoup de diftinöion, & s'en re1 tourna au logis, une queue a fon chaj peau, parmi les acclamations de tout j le village. Comme j'étois plus délicat, I plus timide, moins ambitieux & moins E ij  TOO Le RóJeitr. avide des honneurs champetres que lui, je devins le mignon de ma mere, paree que je prenois foin de mes habits, de mon teint; & qu'a Pexemple de mon frere , je n'étois, ni crotté , ni halé, & ne portois ni de 1 'avoine aux chevaux dans mon chapeau, ni de la vilaine curée dans la falie a manger. Ma mere, qui n'avoit aucune lecture, & qui méprifoit 1'ignorance & la barbarie des femmes de Province, dédaigna de les fréquenter, & n'ajouta rien aux notions qu'elle avoit apportées de Cornhill. Elle paffa donc fon temps k m'entretenir de la beauté de Londres, de la fucceffion des Maires, de la magnifïcence des banquets de Guildhall, des politefles que lui avoient fait dans les afTemblées publiques , des hommes qui étoient a£hiel!ement Echevins, qui avoient financé pour être Sheriffs, & dont les plus pauvres avoient au moins quarante mille fterlings de bien. Elle me paria fouvent de la richeffe de fon pere, des lettres de charige qu'il avoit payées k vue, du crédit qu'il avoit k la bourfe, des monceaux d'or qu'il remuoit tous les dimanches avec  Le Rédeur. 101 la pelle, de la grandeur fe fon magafin, & de la folidité de fes portes. Elle me décrivit les meubles de fa maifon de campagne; elle me répéta les faillies d'efprit de fes commis & de fes portiers. Ces récits me donnerent la plus haute idéé de la fplendeur de Londres , & des avantages du commerce. Je me réiblus donc de me vouer a cette profeffion, & je répus mon imagination des privileges des bourgeois, de Pautorité des Communes, de la dignité des marchands en gros, de la grandeur de la Mairie, a laquelle ma mere m'affura que plufieurs perfonnes étoient parvenues , quoiqu'elles euffent commencé avec moins de bien que moi. Je brülai d'im patience d'entrer dans une carrière qui conduifoit a tant d'honneur & de félicité : mais je fus obligé pendant quelque temps de modérer mon ardeur; car mon grandpere avoit pour maxime, qu'un jeune homme fait rarement fortune , lorfqu'il entre dans le commerce avant Page de vingt-deux ans. Mes parents crurent donc de voir me garder chez E iij  iox Le RÓJeur. eux jufqu'a ce que j'eufïe atteint eet age. J'employai eet intervalle a apprendre a tenir les livres de compte, & tout ce qui concernoit le commerce ; & après que ces jours enriuyeux furent écoulés, on m'envoya a Londres, oii 1'on me mit en apprentiflage chez un mercier. Mon maitre, qui ne connoiffoit d'autre vertu, d'autre mérite, ni d'auïre dignité que les richeffes, avoit toutes les qualités requifes pour en amaffer. Le defir d'amaffer du bien, étoit chezlui fi bien combiné avec ledefir d'en faire parade, qu'il étoit généralement efiiméde touslesmarchands,& refpedré par les feuls hommes dont il ambitionnoit Papprobation; je veux dire ceux qui paflbient pour être plus Tiches que lui. II m'apprit au bout de quelques femaines a manier adroitement une aulrie, a plier un ruban, a ménager le papier & la ficelle, h tenir la balance, a remettre une boite en place. Comme je ne vifois pas plus haut que ma profefTion, & que je m'y donnois entiérement, je connus bientöt toutes les merceries; j'imaginai mille fïgu»  Le RóJeur. ioj res difïérentes , divers melanges de couleurs, & des Rubaniers me confulterent fouvent fur celles qui pouvoient être a la mode le printemps fuiyant. Au bout de quatre ans, que j'eus acquis tous ces talents, je fus voir mes amis que j'avois dans la Province, m'attendant d'être recu comme un ornement de la familie, & confulté par les Gentilshommes du voifinage comme un maitre en connoiffance pécuniaire, & par les Dames , comme 1'oracle des modes; mais malheureufement pour moi, je trouvai & la première table a laquelle je fus invité, un étudiant du Temple, & un Officier aux Gardes, qui nieregarderent avec un air de mépris qui fit évanouir toutes les efpérances que j'avois de me diftinguer. Je n'ofai plus lever les yeux, de peur d'être témoin de la fupériorité qu'ils avoient fur moi. Je n'eus pas même occafion d'étaler mes connoiffances; car le Jurilte entretint la compagnie pendant le refte de la journée, de plufieurs hiftoires, & des obfervations politiques qu'il avoit faites. Le Colonel raconta enfuite les aventures qui étoient arrivées E iv  J°4 Le Rédeur. a la Cour, détailla les préfentions des cournfans, & donna une defcription des affemblées, des promenades & des diveruffements qu'on y prenoit. J'effayai une fois de rempür une paufe qu ils firent dans une difpute qu'ils eurent au fnjet du Parlement, par deux mots que je lachai fur le commerce & les Efpagnols; je voulus même une fois relever une erreur groffiere dans laquelle ils tomberent, au fuiet des laiffe-tout-faire : mais aucun de mes antagonifies ne daigna me répondre. Ils reprirent leur difcours avec émotion, & fixerent 1'attention de toute la compagnie. Pas une Dame ne me confulta fur fa parure, & ne smforma depuis quel temps les rubans rouges rayés de blanc étoient a la mode a Londres. Comme je favois que ni 1'un ni 1 autre de ces Meiïieurs n'ét«it auffi riche que moi, je ne pus comprendre pourquoi ils m'en avoient impofe, ni pourquoi on leur témoignoit plus de refpeft qu'a moi. Je réfolus donc de ranimer mon courage Ia première fois que je me trouverois avec eux, & de me faire connoitre. Je me  Le Rédeur. 105 rendis le lendemain matin de bonne heure a 1'affemblée, & j'entretenois un petit cercle de 1'entrée du Lord Maire, lorfque le Colonel entra, s'affit fans cérémonie dans un coin de la chambre, ou ma compagnie fut le joindre, fans que j'euffe le courage de la fuivre. Le Jurifte arriva un moment après, non point a la vérité avec un air aufli affuré , mais avec plus de talent pour fe faire écouter; & tous deux furent fi bien amufer la compagnie, qu'elle m'oublia entiérement, & que je ne pus donner d'autre preuve de mon exiftence, finon de porter des fantés a la ronde, & d'accepter celles qu'on me porta. Ma mere me dit pour me confoler, que ces hableurs n'avoient peut-être pas de quoi payer leur écot, qu'un homme qui avoit le gouffet garni, devoit fe mettre peu en peine de ce qu'on difoit de lui; & que fi je m'appliquois k mon commerce , il viendroit un temps oü le Jurifte & le foldat feroient obligés d'avoir recours a moi; que rien n'étoit fi flatteur pour un homme, que de pouvoir mettre fes deux poings fur fes cötés, & dire qu'il £ v  ïOfS Le Rédeur. a tant de milliers de livres fterlings ar dépenfer par an. Ces raifons & mille autres que ma mere m'allégua , ne calmerent cependant point mon inquiétude ; car ayant appris que les Dames de Province Ia regardoient comme une bourgeoife, je n'eus plus d'égard pour fes opinions, & je la regardai comme une femme dont Pignorance & les préjugés m'avoient plongé dans un état de bafTeffe & d'ignomïnie, qui ne me permettoit plus d'afpirer au rang que mes ancêtres avoient tenu. Je retournai cepéndant chez mon maitre, & m'occupai de mes fils, de mes foies & de mes dentelles, mais avec moins d'ardeur que je ne 1'avois fait auparavanr. Je ne pris plus Ie même plaifir a confidérer ma frifure, mes manchettes, ma chauffure, ni aux compliments que les Dames me faifoient ïiir mon adreffe k plier un papier, & a calculer un compte. Le terme de jeune homme, dont elles m'honoroient quelquefois, lorfque je leur portois un paquet dans leur carroffe, me bourrela 1'imagination au-point, que je menégligai, 6c devins mauffade & bour-  Le Rédeur. 107 ru. Jeconfondois fouvent les demandes des acheteurs, j'écoutois leurs objeftions avec mépris , & les renvoyois fans leur dire mot. Mon maitre craignit que ce changement de conduite ne nuifit k fon commerce ; & après m'avoir fait quelques reproches, il me garda a vue de peur que je ne le quittaffe. Je languifTois depuis fix ans dans la fervitude, lorfque mon frere , ayant pris un renard qui avoit mis en défaut tous leschaffeurs de la Province, mourut d*un tranfport de joie que cette capture lui caufa. J'héritai de fa fortune; & mon maitre me laiffa partir, pour que je jouiffe a mon aife de mon état de Gentilhomme. Je vousinftruirai dans une autre lettre, des aventures dans lefquelles ce nouveau caraftere m'engagea. Je fuis, &c. Misocapelus» E vj  10S Le Ródeur, N°. CXVII. Mardi, 30 Avril 1751. *Offfuv in? Oihv^Tu [Aiy.a.o'ejt.v Srs/xsi' civ-rkp inr' "Oorn UltlKiov éïvoa-iojyhhov , iV' ipcivoc ciy.Sa.r\e «», HOMERE, n Ils défierent les Dieux; & pour efcalader m plus aifément le ciel, ils mirent le mont OlTa » fur 1'Olympe , 8c le mont Pélion fur le mont » Ofla , avec tous les bois & les vignobles dont » il eft couvert ". AU R O D E U R* 3Vi ONSIEUR, Rien n'a plus retardé les progrès des belles-lettres, que le penchant qu'ont les efprits vulgaires de tourner en ridicule ce qu'ils ne peuvent compren* dre. Ce n'eft que 1'efpérance qui anime Pinduftrie; & comme Phomme d'étude ne fe propofe fouvent d'autre récompenfe que les éloges, rien ne le  Le Ródeur. 109 décourage plus que le mépris Sc 1'infulte. Celui qui apporte dans une foule bruyante la timidité qu'il a contractée dans fon cabinet, qui n'eft ni verfé dans le monde, ni accoutumé aux accidents Sc aux viciflitudes de la vie , aux triomphes Si aux défaites qu'on éprouve dans le commerce des hommes , eft tout-a-fait furpris de leur pé» tulance Si de leur incrédulité, Sc abandonne au premier éclat de rire, la fortereffe de la démonftration dans laquelle il fe croyoit en füreté. Le méchanicien n'ofe afTurer devant des antagoniftes ópiniatres, la poffibilité qu'il y a de renverfër un boulevard avec un fil de foie; 1'aftronome n'ofe parler de Ia rapidité de la lumiere , de la diftance des étoiles fixes , 8c de la hauteur des montagnes qui font dans la lune. Si j'avois pu me garantir de cette timidité, je ne me ferois point caché fous un nom emprunté, ni adreffé k vous pour communiquer au public la théorie d'un grenier ; ce qui eft un fujet, qui, k 1'exception de quelques mots qu'on en a dits en paffant, a été négligé jufqu'ici par ceux qui étcienS  no Le Rédeur. Ie plus en état de le traiter; foit pour n'avoir pas eu le loilir de faire les recherches que demande une pareille difcuffion, foit paree qu'elle exige une variété de corrnoiffances, & une étendue de curiofité qu'on trouve rarement dans un même fujet. Peut-être d'autres onr-ils craint le tumulte qu'ils exciteroient contre eux ; ils ont réfervé leurs connoiffances pour eux-mêmes, & abandonné le préjugé & la folie a la direótion du hafard. On a obfervé depuis un temps immémorial que les Profeffeurs en littérature fe logent pour 1'ordinaire dans un grenier. Les Anciens, dont nous admirons encore Ia fagefle, ont connu les avantages que procure a 1'efprit une fituation élevée. Si cela n'étoit pas, pourquoi auroient-ils placé les Mufes fur 1'Olympe & fur le Parnaffe, au-lieu de leur élever des berceaux dans la vallée de Tempé, & des autels parmi les finuofités du Méandre ? Pourquoi Jupiter lui-même fut-il nourri fur une montagne } & pourquoi la caufe des Déeffes qui fe difputoient. le prix de la beauté, fut-elle jugée fur Ie formnet du mont Ida ? Telles-.  Le RSdeur. 1t1 font les rT&ions que les grands maïtres des premiers fiecles ont employees pour faire fentir a la poftérité 1'importance d'un grenier. Elles furent long-temps obfeurcies par la négligence 6c 1'ignorance des fiecles fuivants; mais elles ont été remifes en vigueur par le fameux fymbole de Py« thagore, ecvs^Sv wsivTav rnv H^a tooo-kv-- ni.; » Lorfque le vent fouffle, adore » 1'écho ". Ses difciples n'ont pu regarder ce fymbole que corame un ordre inviolable de loger dans un grenier, puifqu'il n'y a pas d'endroit plus fouvent vifité par 1'écho & le vent. Cette tradition n'étoit point entiérementoubliéedu temps d'Augufte; car Tibulle fe félicite de fon grenier, par alluüon au précepte de Pythagore. Quanim juvat tmmitcs rentes audire eubamem • ri dut, geitdas hybemus aquas cum fuderit aufier , Securum fomnos , imbre juyante , fequi! II eft impoffible de ne pas appercevoir 1'amour de Lucrece pour un grenier, dans la defcription qu'il donne des tours dans lefquels le favoir a fixé fon domicile, & des plaifirs que  ui Le Ródeur. le fage goute , en voyant 1'agitatioa & les mouvements que fe donnent les fbibles mortels. Sed nil dnlcius eft, bene quam mnnita tenerc Edita doclrina fapientum templa ferena ; Defpieere unde queas alios, pajjimque videre Errarc , atque viam palanteis qunerere vittt. Cette inftitution a fubfiflé jufqu'a nos jours; & le grenier eft encpre 1'afyle du philofophe & du poëte. Mais cette coutume, de même que plufieurs autres, ne s'eft perpétuée que par une imitation accidentelle , fans qu'on fache la raifon pour laquelle on 1'a établie. . Ctufa latet; rcs eft nottjjlmtt. On ignore la caufe , mais on connott 1'efFet. On a avancé diverfes conjedtures touchant ces habitations de la littérature, qui n'ont point fatisfait les perfonnes At bon fens. Les uns fe font imaginés que les gens de Lettres choififfoient les greniers préférablement k tout autre appartement, paree qu'ils coutent moins de loyer, & ont conchi de-la, qu'ils ne fe plaifoient dans leur doraiciie aérien, que le jour qu ij  Le RÓdcur. uj falloit Ie payer. D'autres foupconnenï qu'un grenier a cela de commode , qu'il eft plus éloigné qu'aucune autre partie de la maifon de Ia porte d'entrée , qui eft fouvent infeftée de vifiteurs qui ne parient que de boiflbn, delinge, d'habits, Sc qui repetent les mêmes fons tous les matins , Sc quelquefois même tous les après-midi, fans autre variation , finon qu'ils deviennent tous les jours plus importuns Sc plus braillards^ Cette monotonie éternelle ne peut que déplaire a un homme qui ne trouve d'autre plaifir que celui d'étendre fes connoiffances , Sc de varier fes idéés. D'autres prétendent qu'un grenier a eet avantage, qu'ony eft plus recueilli, paree qu'on eft éloigné du bruit, des affaires , Sc des amufements qui diftraient les autres hommes. D'autres enfin plus vifionnaires, difent que les facultés augmentent, Sc que 1'imagination eft beaucoup plus libre lorfqu'on habite un endroit oü rien ne borne Ia vue. II peut fe faire qu'on trouve tous ces avantages dans un grenier bien dos 6c bien fermé j mais ils ne fons  ïi4 Le RSdeur. pas affez importants pour avoir opéré d'une maniere aufïï invariable dans divers climats & dans differents temps, & chez des nations éloignées. II eft a préfumer qu'une coutume auflï univerfelle doit avoir une caufe; & peut-être le fort m'a-t-il choifi pour la trouver, afin de me procurer une réputation dans le monde, lorfqu'on faura par votre canal que je fuis 1'auteur de cette découverte. Tout le monde fait que Tétat de 1'efprit fe reffent de celui du corps,& que la bonne ou la mauvaife difpofition de celui - ci dépend en grande partie de la différente comprefïion de 1'élément qui 1'environne. On a connu dès le temps d'Hippocrate, que 1'air contribuoit k la produélion, & a la guérifon des maladies corporelles; mais on n'a pas fuffifamment confidéré combien il influe fur les opérations de 1'efprit, quoiqu'on ait tous les jours des exemples de gens qui n'ont de 1'efprit, du génie & du raifonnement que dans un endroit fixe, & qui deviennent fots & ftupides lorfqu'on les tranfplante dans un autre. Une longue obfervation m'a appris que rien ne  Le RóJeur. itf nuit d'avantage a 1'invention & a 1'élocution que des vapeurs fades & épaifes, & qu'un air léger & pur, lel que celui qui eft k quelque diftance de la furface de la terre, anime Pimagination, & met en liberté les facultés intellectuelles que la preflion d'un athmofphere groflier & épais retenoit pour ainfi dire en captivité. J'ai éprouvé que la ftupidité acquiert du fentiment dans un air léger, de même que Peau tiede bout dans un récipient a moitié vuide , & que des cerveaux vuides en apparence , ont acquis touta-coup des notions fur une éminence, de même qu'une veflie k moitié vuide fe gonfle lorfqu'on la tranfporte fur le haut d'une montagne. C'eft ce qui fait que je n'ai jamais ofé décider définitivement des facultés d'un homme que je n'ai connu que dans un degré d'élévation; & que j'ai cherché Poccafion de le fuivre depuis la cave jufqu'au grenier, pour connoitre les différents degrés de raréfaction & de condenfation, de tenfion &c de laxité que ce changement produi* roit en lui. Lorfqu'il n'eft ni vif enhaut, ni férieux en-bas, je le regarde  Hó Le Rédeur. comme un homme dont il n'y a rien a attendre; mais comme il arrivé rarement que je ne découvre point la température de Pair qui convient a fon cerveau, j'ai adopté un tube rempli de mercure, fur lequel je marqué le point le plus favorable a fon intellect, fuivant les regies que j'ai longtemps étudiées, & que je publierai peut-être un jour dans un Traité complet de pneumatologie barométrique. Une autre caufe de la gaieté & de la vivacité d'efprit qu'on remarque dans ceux qui habitent les greniers, eft probablement le mouvement qu'ils éprouvent pendant la révolution journaliere de la terre. On fait 1'effet que 1'agitation produit fur 1'efprit; il n'y a point d'homme qui ne fente fon coeur s'épanouir & fe dilater lorfqu'il monte a cheval ou dans une voiture; & il eft évident que celui qui loge au cinquieme étage d'une maifon, fait un tour beaucoup plus grand que celui qui loge au plein-pied. On fait que les peuples qui habitent entre les tropiques, font féroces , inconftanrs, inventifs & pleins d'imagination , paree qu'étant fitués dans 1'endroit oü le  Le Ródeur. 117 diamêtre de la terre eft le plus grand, ils font emportés avec plus de rapidité que ceux que la nature a placés plus prés des pöles ; & comme il convient a un homme fage de lutter contre les inconvénients de fon pays, nous devons, dans les cas oü nous avons befoin d'une plus grande portion d'efprit & de vivacité, nous efforcer de fortir de notre langueur , en faifant plufieurs tours autour du centre du grenier oii nous fommes logés. Au cas que vous croyez que j'attribue a 1'air & au mouvement des efFets qu'ils ne peuvent produire, je vous prie de confulter votre mémoire, & de vous rappeller fi vous avez jamais connu un homme qui ayant acquis de la réputation dans fon grenier , 1'ait confervée après que la fortune ou un patron Pont placé au premier étage, & dont 1'efprit ait repris fa première vigueur , a moins qu'on ne 1'ait remis dans fa première fituation. Je fuis fort éloigné de croire qu'un grenier puiffe donner de 1'efprit k un homme qui n'en a point. J'en connois quelques - uns qui continueroient d'être lbts, quand on les tranf-  .ii 8 Le Rédeur. porteroit fur le fommet des Andes ou du Pic de Téneriffe; mais on ne doit jamais défefpérer d'un homme jtifqu'a ce qu'on ait effayé le remede que je propofe : car il peut fe faire qu'il foit deftiné a ne hailler que dans tin grenier, de même que le menuifier d'Arétée n'avoit du bon fens que dans fa boutique. Je juge les différents éloignements du centre fi néceffaires pour apprécier au jufte les facultés intellectuelles, & d'un fi grand ufage dans 1'éducation, que fi j'étois perfuadé que le public voulüt en faire la dépenfe , je propoferois de creufer une caverne , & de batir une tour pareille a celle du palais de Salomon, dont Bacon nous a donné ladefcription, pour pouvoirdilater & concentrer 1'efprit, felon les différents emplois auxquels les hommes fe deftinent. Quelques - uns peutêtre qui s'épuifent a méditer fur le temps & 1'efpace dans une tour, compoferoient, logés plus bas, des tables d'intérêt; & tel qui languit fur la terre dans le fdence, ou qui fe borne a des narrations fïériles, pourroit, a la hauteur d'un demi-mille, acquérir de la  Le Ródtur. 119 gaieté, briller par fes réparties, & fe diftinguer par fon éloquence. Addyffon obferve que plufieurs vers des Géorgiques de Virgile fe reffentent de la chaleur du climat dans lequel il vivoit. Je connois de même, en lifant 1'ouvrage d'un Auteur, 1'endroit oü il habite. On dit communement d'un ouvrage trop travaillé &z trop étudié, qu'il fent Phuile de Ia lampe , & je crois ne pouvoir mieux faire 1'éloge d'une penfée fublime , d'une faillie fpirituelle, & d'une figure hardie, qu'en difant qu'elle fort d'un grenier. Cette exprefiion m'échapperoit lorfque je lis vos feuilles, fi je ne croyois que vous quittez quelquefois le grenier pour monter au galetas*  iio Le Rödeur. NQ. CXVIII. Samedi , 4 Mai 1751. Omnes iilacrymabilis XJrgtntur , ignotiquc longa No$e. Hoeace. r< lis font enfevelis dans les ténebres d'une in éternelle nuit > on ne les regrette point ". Cicero n, avec Pélégance & la magnificence de ftyle qui lui eft ordinaire, s'eft efforcé, dans fon fonge de Scipion, de dépriler les honneurs qu'il ambitionnoit, en lui montrant les limites étroites de la célébrité, & de la réputation que 1'homme peut le promettre de fes femblables. » Vous voyez, dit 1'Africain , en » abaiffant fes regards des régions céw leftes verslaterre, la demeure des » mortels; fi elle vous paroït petite , » commeeffectivementellel'eft,quelle »> gloire .digne de remplir vos defirs » pouvez-vous acquérir parmi les homw mes ) Vous voyez que cette terre » n'eft  Le Rédeur. in » n'eft habitée que de loin a Ioin, » dans quelques lieux étroits, qui fcnt » comme des taches répandues au » milieu de vaftes folitudes ; que les » peuples ainfi ifolés ne peuvent fe » communiquer ; qu'étant difperfés » fans ordre & dans tous les fens, » vous n'en pouvez attendre aucune » renommee. Lès peuples de la Zone » auftrale font pour vous comme s'ils »> n'exiftoient pas. A 1'égard de la Zóne » feptentrionale oü vousêtes, confi» dérez combien peu vous en occu« pez ; car toute cette portion que » vous habitez, refferrée du cöté du » pöle, plus étendue de 1'orient a ?> 1'occident, eft comme une petite » ifle, entourée de la mer Atlantique , » de la grande mer. Voici le Caucafe , » & voila le Gange; or , qui de nous .» a pu , des lieux habités & connus , »> porter fa gloire au-dela de ces bar» rieres ? Votre nom fera-t-il jamais t» proféré dans les autres parties plus » reculées de 1'orient ou du couchant, » du feptentrion ou du midi ? Ces » parties retranchées , vous voyez de » vos propres yeux combien eft pe»> tit le théatre de votre gloire; ceux Tomé UI. F  i" Le Rédeur. » même qui parient de vous, com- » bien de temps en parleront-ils "? 11 lui donne enfuite les raifons pour lefquelles la réputation eft fi bornée, & dure fi peu. II lui fait obferverqué 1'on mefure autrement le temps dans e ciel que fur la terre; & que fuivant la chronologie célefte, elle ne peut durer une année entiere. Telles font les objeöions que Cicéron employé pour montrer le peu de cas qu'il fait de la réputation ; objections qui prouvent combien il chériffoit fon fantöme favori. Homere voyant que Ie plan de fon poëme exigeoit qu'il fit mourir Patrocle, lui fait terminer fes jours par une mort honorable. II fufcite contre lui la divinité qui protégé Troye, & laiffe a Heöor la tache de porter le dernier coup k un ennemi que la main divine avoit mis hors d'état de Jui réfifter. C'eft ainfi que Cicéron ennoblit la réputation qu'il feint de dégrader, en 1'oppofant au bonheur dont on jouit dans le Ciel; il ne limite fon étendue que par les bornes de la nature , & n'abrege fa durée qu'en montrant Ie peu de cas qu'en font les êtres fupérieurs. II  Le RóJeur. tij Convient qu'elle eft le plus noble &c le plus fublime de tous les objets terreftres, & n'allegue autre chofe contre elle, finon qu'elle eft limitée. J'ignore 1'effet que purent produire ces obfervations de Cicéron fur 1'efprit des Romains ; mais je ne crois pas que la plupart de ceux qui liront ma verfion , en profitent pour borner leurs efpérances &c leurs defirs ; ni que ceux qui cultivent les Lettres , ou qui afpirent aux honneurs & aux dignités, fe mettent en peine de favoir ce qu'on penfe d'eux fur les rives du Gange, ni d'étendre leur réputation audela du Caucafe. Les efpérances des efprits modernes font plus bornées; une feule nation , un petit nombre d'années fuffifent pour remplir notre imagination. ■ Un peu de réflexion devroit cependant nous convaincre que la réputation a d'autres limites que les montagnes & les mers; & que celui qui fait confifter fon bonheur a entendre fouvent répéter fon nom, peitf employer fa vie a la répandre , fans avoir befoin de fouhaiter de nouveaux mondes, ni de paffer 1'Océan Atlantique. F ij  H4 Le Rédeur. Le nombre de ceux qui peuvent tirer parti de leur eforit, de leur induftrie, & de la proteclion des grands , eft peu confidérable ; & dans les cas ou le bien ni Ie mal n'influent point fur nous, le feul motif qui nous fait defirer qu'on parle de nous, eft la cu-; riofité , paffion qui, quoique généralement alliée avec la raifon , eft bornée, bc aifément divertie de 1'objct particulier qui 1'avoit excitée. Les gens du commun n'afpirent en général a d'autres connoiffances que celles qui peuvent les foulager dans leurs befoins, ou leur procurer quelque nouvel avantage. On dit que les Turcs ne peuvent comprendre qu'un homme puiffe aller & revenir fur fes pas dans 1'intention de fe promener, & fe fatiguer fans aucun but. De même ceux qui font reftreints par leur état a ne s'occuper que des befoins de Ia vie, & qui ne portent pas leurs vues fort loin , ne peuvent concevoir comment on peut paffer les jours 6c les nuits a des études fans fin , qui, fuivant 1'obfervation de Malherbe, ne diminuent point le prix du pain. Le marchand & le fabricant ne' concoi.  Le Rodeur. 115 vent pas non plus le plaifir qu'on peut prendre k connoitre des actions quife font paffées dans des régions éloignées & dans des temps reculés, ni qu'on. doive s'occuper de chofes qu'on ne fait que par oui clire, & qui n'influent en rien fur notre vie. Le fait eft , que peu de gens, par Ia fituation de leurs affaires, ont le loifir d'étudier 1'hiftoire & les caraöeres des hommes; & que parmi ceux que leur fortune a mis en état de vivre a leur fantaifie, les uns font occupés de leur ambition , de leurs defirs ou de quelque paffion dominante. Celui dont les defirs fe bornent k amaffer de 1'argent, n'eft occupé qu'a le faire valoir, & a le placer avantageufement. Un amant dédaigne tout autre nom que celui de Corinne , & le courtifanreearde com¬ me perdu le temps qu'il n'employe point a s'avancer k la Cour. Les exploits héroïques , les découvertes les plus fameufes font peu d'impreffion fur des hommes qui n'ont 1'efprit occupé que de leurs amufements chéris, & qui n'aiment point k les voir interrompre. Indépendamment des occupations F ii;  7 Le Mdtnr. qui amortiffent la curiofité par des apparences de dignité, & le bonheur qu'on y attaché , elle peut être encore détruite par des ennemis moins formidables , je veux dire, la frivoüté & 1'indolence. Le chaffeur & Ie petit-maitre dont la tête eft remplie d'une chaffe au renard, d'une courfe de chevaux , d'un plumet & d'un bal, vivent auffi contents dans leur ignorance qu'un avare qui entaffe écu fur écu, que celui qui follicite un emploi, qui laboure un champ, ou qui bat 1'enclume. D'autres , dont 1'efprit eft encore plus borné, paffent leur vie fans piaifir, fans chagrin , fansaucune occupation, & ne fortent jamais de leur léthargie pour écouter & pour penfer. La plupart même de ceux qui s'adonnent a 1'étude, bornent leur curiofité a un petit nombre d'objets, Sc n'afpirent a d'autre réputation que celle qu'ils fe promettent de leurs recherches. Le Naruralifte fe met peu en peine de connoitre les opinions & les conjectures du Philofophe. Le Botamfte regarde PAftronome comme indigne de fon atteution. Le Jurifcon-  Le RÓJeur. 117 fulte rnéprife le Médecin ; & celui qui fait confifter fon bonheur a élé&rifer un globe de verre, ne peut concevoir qu'on puiffe s'entretenir de guerre & de paix. Que fi celui qui croit remplir le monde du bruit de fes a&ions & de fa renommée, retranche du nombre de fes panégyriftes tous ceux qui ne connohTent d'autre voix que celle de la néceffité; tous ceux qui fe croyent trop importants pour 1'eftimer , 6c qui croyent perdre leur temps en faifant mention de lui; tous ceux qui font trop ou trop peu contents d'eux-mêmes, pour s'occuper de ce qui les entoure; tous ceux qui ont 1'efprit occupés de leurs plaifirs & de leurs peines; tous ceux que leurs occupations empêchent de prendre parta fon triomphe; tous ceux qui vivent dans Poifiveté & dans une négligence générale de toutes chofes; il trouvera fa réputation encore plus refferrée que par les rochers du Caucafe , & qu'il ne fauroit fe faire craindre & refpeöer que par un petit nombre de les femblables. Pour ne pas languir plus long-temps F iy  Ji8 Le R6deur. dans les efforts que nous faifons pour atteindre è la perfedion, il convient, ainfi que 1'Africain Ie confeille a fon defcendant, » d'élever nos regards » vers la patrie éternelle, de mépri» fer les louanges du vulgaire, & de » ne point compter fur des récom» pentes qu'il eft hors d'état de nous j> donner ". n?. cxix. Mardi, 7 Mai 1751. liiaces uitra muros gtccatur, & extra^ H OR ACE. ». Les féduclions, tous les artifices, le crime, » la colere & la débauche, régaent au-dedallS » & au- dehojs d'Ilion ". ^ z7 RO D E U R, IVJ ONSIEUR, Comme malgré tout ce que Pefprit & la méchanceté , 1'orgueil & la prudence peuvent fuggérer, les hommes  Le Rêiieur. 119 & les femmes font deftinés a yivre enfemble , je n'ai jamais regardé comme amis du genre humain les écrivains qui s'efforcent d'infpirer aux deux fexes du mépris ou du foupcon 1'un pour 1'autre. Perfuader k ceux qui entrent dans le monde, & qui cherchent un compagnon ou une compagne qui leur conviennent, que les deux fexes font également vicieux ou ridicules,& que ceux qui ont de la confiance font toujours les dupes de leur crédulité, ce n'eft point éclairer le jugement, mais enflammer la témérité. On ne fauroit être circonfpect, lorfqu'on n'efpere rien. Ceux qui n'ont aucun motif de préférence, ne douteront ni ne délibéront jamais; ils concluront qu'étant condamnés a être malheureux, il leur importe peu de troubler leur repos par de vaines inquiétudes; ils fe jetteront tête baiffée dans la foule, & faifiront la première main qui fe préfentera. On ne peut nier que le monde ne foit rempli de vices; mais le vice, tout prédominant qu'il eft, n'a point un empire illimité. On ne fauroit trouF v  130 Le PMeur. ver ici-bas un bien pur & fans mêlange ; mais nous pouvons généralement éviter un grand mal, en nous foumettanta un petit : & c'eft pourquoi ceux qui font chargés d'initier les jeunes gens & les ignorants dans la connoifiance du monde, doivent leur perfuader qu'il dépend d'eux d'être vertueux & heureux, & les encourager par l'efpoir du fuccès. Vousnefoupconnerez peut-être pas que ce foient-la les fentiments d'une perfonne qui a été aflujettie pendant plufieurs années a tous les maux & a toutes les peines inféparables d'une virginité furannée, a la froideur & au mépris d'une jeuneffe pétulante & railIcufe, qu'on a mortifiée dans des afiemblées publiques par des queftions* fur des modes qui n'étoient plus en ufage, fur des jeux qu'on avoit oubliés , fur des efprits & des beautés qui avoient fait autrefois du bruit; qu'on a malicieufement invitée a de fecondes noces; que deux générations de coquettes ont infultée par des chuchottements qu'elles vouloient qu'on entendit, & que les jeunes gens ont regardée comme trop refpeftable pour  Le Rédeur. 131 vouloir fe familiarifer avec elle, Sc comme trop fage pour partager leurs plaifirs. Les injures provoquent naturellement la colere, Sc aigriffent le caraftere, lorfqu'elles font fouvent réitérées. Cependant, j'ai été jufqu'a préfent fi fort en garde contre mon orgueil Sc mon reffentiment, que je n'ai point démenti mon cara&ere , Sc qu'on n'a aucun reproche k me faire fur ce fujet. Je ne me fuis jamais occupée a recueillir des fentences contre le mariage; je n'ai jamais cherché k diminuer le nombre d'amies que le temps m'a laiffées , en les privant d'un bonheur que je ne pouvois partager, ni exhalé mon reffentiment Sc des ceijlures contre Pempreffement Sc 1'indifcrétion desfilles, 1'inconftance, lepeu de goüt Sc la perfidie des hommes. II n'eft pas k la vérité difficiie de fupporter un état auquel la néceflité ne nous a point condamnés , mais que nous avons choifi nous-mêmes; Sc de-la vient peut-être que je n'ai jamais fenti toute la rancune que le reproche accompagné de Pépithete de vieille fille , infpire k Ia plupart de celles k qui on le fait. Je n'ai point été conF vj  Le Rédeur, damnée dans ma jeuneffe a Ia folitude , ni par mon indigence, ni par ma laideur ; j'ai eu des flatteurs & des adorateurs; jai joui des plaifirs au milieu des murmures de 1'envie , & des applaudiffements qu'on me donnoit; les grands, les gens d'efprit, les petitsmaitres ont follicité mon amitié; & li j'ignore encore le bonheur qu'on goüte dans le manage, je ne dois men prendre qu'a moi-même, & je pourrois vous nommer plufieurs amants dont j'ai rejetté les déclarations fans chagrin & fans aucune mauvaife intention. La première fois qu'on grava mon nom fur des verres , je fus recherchée ?ar Ie fémillant Venuffulus, jeune homme , qui étant le fils unique d'une familie opulente, avoit été élevé dans le luxe & la molleffe inféparable des richeffes. II étoit bien fait de fa perfonne,maniéré& poli, & il eütbientöt captivé mon cceur dans un age oü i'on n'eff point en état d'écouter la raifon. II n'étoit point amufant ni hrillant dans la converfation, mais il fuppléoit a ce défaut par des repas & des divertiffements, & fon grand art  Le Rédeur. 133 étoit de remplir 1'efprit de fa maitreffe de parties, de promenades, de mufique & de fpectacles. Nous allions fouvent nous promener dans la campagne & dans les jardins publics, & je fus pendant un temps ftattée du foin qu'avoit Venuftulus de me garantir de la plus légere apparence de danger. II ne manquoit jamais de recommander a fon cocber d'être prudent, 6c de promettre une récompenfe au batelier s'il arrivoit a bon port. II me ramenoit toujours chez moi a Pentrée de la nuit, de crainte des voleurs. Je regardai pendant quelque temps cette follicitude comme .1'effet de fa tendreffe; mais la crainte eft trop forte, pour qu'elle puiffe long - temps fe cacher. Je découvris bientöt que Venuftulus étoit aufli poltron & auffi mignard qu'une femme. II étoit dans des craintes continuelles, & le moindre accident lui faifoit jetter les hauts cris. II n'ofoit entrer dans un appartement oü il y avoit une fouris,nitraverfer unchamp oü des bceufs paiffoient. Le plus léger zéphyr étoit pour lui un orage; il n'entendoit pas un cri dans lesrues, qu'il ne craignit un incendie. Je le vis  i34 Le RSJeur. une foispalir, paree que mon écureuil avoit caffé fa chaine; & je fus obligée de lui jetter de 1'eau au vifage , k 1'occafion d'un chat noir qui entra dans ma chambre. J'eus une fois affez de compaffion pour chaffer avec mon éventail une abeille qui Pimportunoir, & un chien qui aboyoit après lui, &z auquel il m'auroit volontiers livrée pour avoir le temps de fe fauver. Les femmes attendent natureliement du fecours & de la prote&ion de leurs amants & de leurs maris, & j'efpere que vous ne me blamerez pas d'avoir refufë un miférable qui m'auroit caufe mille crainte inutiles , & qui auroit exigé de moi un fecours qu'il étoit de fon devoir de m'accorder. Mon fecond amant fut Fungofa, fils d'un acheteur d'aöions, dont mesamies m'engagerent,a force d'importunités, k recevoir les vifites. II n'étoit point d'un caraftere a me plaire, paree qu'ayant été élevé dansun comptoir, il parloit une langue que je n'entendois point. II n'afpiroit k d'autre réputation que celle tle prédire les changements que devoient éprouver lesaftions; il ne m'entretenoit que des dupes que fon pere  Le Ródeur. 135 avoit faites. II étoit d'ailleurs très-fobre & très-prudent, & il me promit plus d'une fois d'augmenter la fortune de ma maifon. Je n'étois pas trop empreffée de Pépoufer; mais je n'ofois le renvoyer de peur de déplaire h mes parents, &£ peut-être aurois-je été condamnée pour toujours a vivre avec un colporteur & un ufurier, fans une fraude qu'on découvrit dans Ie contrat, qui me délivra de fa perfécution. On m'oublia pendant fix mois, au bout defquels je devins 1'idole du brillant Flofculus , que tous les petits-maitres confultoient fur la broderie de leurs habits, qui varioit a fon gré le retrouffis des chapeaux , & les manchettes de tous ceux qui fréquentoient la bonne compagnie. Flofculus fit d'abord quelque impreffion fur mon coeur, a la faveur d\in compliment que peu de femmes écoutent fans émotion. I! loua ma parure, Padreffe avec laquelle j'affortiffois les couleurs, & arrangeois les ornements; mais Flofculus étoit trop occupé de fa parure pour fe fouvenir des devoirs d'un amant, & pour me plaire par des louanges variées & conformes a mon goüt. II attendoit que  Le Rédeur. je le payafle de la même monnoie, & il fut trois jours fans me voir, paree que je ne lui avois point fait compliment fur un habit neuf. Je reconnus auffi-tót que ce Flofculus étoit un rival plutót qu'un admirateur, & que felon toutes les apparences, nous pafferions nos jours dans des difputes fur nos ajuftements, & a imaginer qui de nous deux feroit le mieux mis. J'eus enfuite 1'honneur, a un repas ou je me trouvai, d'attirer les regards de Dentatus, un de ces êtres humains, qui font confifter leur bonheur dans la bonne chere. Dentatus m'entretint de mille méts étrangers, des mefures qu'il avoit prifes pour avoir les meilleurs cuifiniers Francois, & des ragouts qu'il avoit inventés. II faut avouer qu'il n'y a pas beaucoup a compter fur le bonheur humain. Je perdis fes bonnes graces pour lui avoir dit trop librement-mon fentiment au fujet d'un paté qu'il avoit commandé, & je profitai de fa froideur ik de fa négligence pour le congédier. J'ai eu 1'honneur de triompher pendant quelque temps de mes autres amants, ou foi-difant tels; mais j'en  Le RSJeur. 137 ai renvoyé deux, paree qu'ils n'avoienl aucun goüt pour la mufique; trois autres, paree qu'ils étoient enclins a 1'ivrognerie; deux, paree qu'ils faifoient leur cour a d'autres Demoifelles, & autres, paree qu'ils avoient voulu corrompre ma femme de-chambre. J'en renvoyai deux a caufe de quelques allufions obcenes qu'ils firent dans la feconde vilite qu'ils me rendirent, & cinq, a caufe de leurs propos impies. Dans la derniere répartie de mon regne, j'en condamnai deux a un exil perpétue!, pour avoir voulu fruftrer les enfants qu'ils avoient de ce qui leur appartenoit; quatre, pour m'avoir donné un faux état de leurs biens; trois, pour m'avoir caché leurs dettes, & un, pour avoir augmenté la redevance d'un vieux fermier. Je vous envoie cette narration, pour que les Dames puiffent 1'oppofer a celle d'Hyménée. Mon deiTein n'eft point de déprifer le fexe qui a produit des Poëtes , des Philofophes , des héros & des martyrs ; mais je ne veux point que nos beautés naiflantes foient les victimes de la fatyre de quelques particuliers, ni qu'elles s'i-  »38 Le Ródeur. maginent que ceux qui les cenfurent font moins vicieux qu'elles. Je fuis fort éloignée de croire qu'on ne peut pas être heureux dans le mariage, quoique je n'aie pas encore trouve d'homme avec lequel j'aie ofé me lier pour la vie. Ilconvient d'expofer les vices, pour qu'on _ connoiffe leur laideur; mais on doit borner le reproche au crime, & ne point condamner les deux fexes, paree qu'il y a des femmes & des hommes qui n'ont ni honneur, ni fentiment, ni délicatere.  Le RóJeur. 139 N°. CXX. Samedi, n Mai 175 U Redditum Cyri folio Phraaten, DiJJldons plebi , numero beatorum Eximit virtus : populumqut falfis Dedocet uti Vocibut. Hor ace, » Quoique Phraates ait remonte fur le tróne v de Cyrus, la vertu , dont les fentiments font » fouvent oppofés a ceux du vulgaire , ne le » place pas au nombre des heureux. EUe ap» prend au peuple a parler jufte ". Sous le regne de Gengis-Kan, conquérant de 1'Orient, il y avoit dans 3a ville de Samarcand, un marchand appellé Nouradin, renommé dans toutes les régions de l'Inde, pour 1'étendue de fon commerce, & 1'intégrité de fes procédés. On trouvoit dans fes magafins toutes les marchandifes des nations les plus éloignées, tout ce qu'il y a de rare dans la nature, toutes les curiofités de l'art, en un mot, toutes les chofes utiles a la vie. Les  14^ Le Rédeur. rues étoient remplies de fes chariots, fesyaifTeatix couvroient la mer, 1'Oxus voituroit fans cefle de fes marchandifes , & les vents mêmes contribuoient a enrichir Nouradin. Nouradin tomba a Ia fin dans une maladie de Iangueur , a laquelle il tacba d'abord de remédier, en s'appliquant aux ^affaires, & enfuite en fe livrant a 1'oifiveté. Mais voyant que fes forces diminuoient tous les jours, il ent recours aux Médecins, qui rempHrent fes appartements d'alexipharmaques , de reftauratifs & d'eflence. On fit difioudre les perles de 1'Orient; on diftilla les aromates de 1'Arabie; on employa toutes les produftions de la nature , pour donner de la force a fes nerfs, & du baume k fon fang. Nouradin compta pendant quelque temps fur leurs promeffes; il prit des cordiaux & des anodins : mais la maladie gagna les parties vitales, & il cornprit qu'il ne pouvoit acheter la fanté. II s'enferma dans fa chambre; les Médecins 1'abandonnerent, fes amis ne furent le voir que de loin a loin : mais la répugnance qu'il avoit a mourir, entretint pendant quelque temps 1'ef-  Le Rédeur. 141 pérance qu'il avoit de prolonger fa vie. S'étant trouve la nuit plus mal qu'a Pordinaire, il fit appeller Almamoulin, fon fïls unique; & ayant renvoyé fes domeftiques: » Mon fils, lui dit-il, » tu vois en moi un exemple de la foi» bleffe & de la fragilité de 1'homme. » II fut un temps que ton pere fut » heureux , frais comme la rofe du » printemps, fort comme le cedre des » montagnes. Les nations Afiatiques » s'abreuvoient de fa rofée, Part & le » commerce fe repofoient fous fon » ombre. La malveillance me voyoit, » tk foupiroit. Sa racine, s'écrioit elle, » eft profonde; il eft arrofé par les eaux » de 1'Oxus; il étend fes branches au » loin , il brave les vents. La prudence » étaye fon tronc, & la profpérité a » établi fon domicile fur fon fommet. » Je me fane & je dépéris, Almamou. » lin. J'ai trafiqué, & tout a réuffi au » gré de mes defirs. J'ai nagé dans le » gain; ma maifon eft fplendide, mes » domeftiques font nombreux; mais >i je n'ai étalé qu'une partie de mes ri, » cheffes. Je n'ai point voulu jouir du » refte, de peur d'exciter 1'envie Si  Le Rédeur. » de tenter 1'avarice. Je 1'ai amoncelé » dans des tours, enfoui dans des ca» vernes, que ce rouleau t'indiquera. » Je comptois employer encore dix » mois au commerce, me retirer avec 5> mon bien dans un pays plus fur, » me Iivrer encore quelques années » aux plaifirs, & paffer enfuite le refte » de mes jours dans la retraite & le re» pentir; mais la mort appefantit fa » main fur moi, le froid s'empare de » mes veines. Je te laiffe le fruit de » mon travail , & c'eft a toi a en » faire un bon ufage ". L'idée de laiffer fon bien, caufa tant de chagrin a Nouradin, qu'il tomba dans des mouvements convulfifs, & dans un délire qui termina fes jours. Almamoulin , qui aimoit tendrement fon pere , fut tellement affligé de fa mort, qu'il paffa deux heures dans une rêverie profonde, fans fonger a lire le papier qu'il lui avoit laiffé. II fe retira enfuite dans fa chambre, pour parcourir 1'inventaire de fes nouvelles poffeflïons, & la joie le tranfporta fi fort, qu'il oublia fon pere de même que s'il n'eüt jamais exiflé. II fe pofféda affez pour lui faire faire des ob-  Le Ródeur. 143 feques proportionnées a fa profeflion & a fes richelTes. II employa les deux nuits fuivantes k vlfiter la tour & les cavernes que fon pere lui avoit indiquées, & il y trouva des richefTes beaucoup au-deflus de ce qu'il s'étoit imaginé. Almamoulin avoit été élevé dans la frugalité, & avoit regardé d'un oeil d'envie les plaifirs dont jouiflbient fes camarades. II crut qu'il étoit en fon pouvoir d'être heureux, puifqu'il pouvoit fe procurer tout ce qu'il avoit auparavant defiré. II réfoUit donc de donner carrière k fes defirs, & de fe procurer tout ce qui pouvoit les fatisfaire. II fe fit faire aufü-töt un fuperbe équipage; il donna une livrée couverte de broderie a fes domeftiques, & fit faire des caparacons brodés en or pour fes chevaux. II diftribua de 1'argent au peuple, & pouffa 1'infolence jufqu'ó fouffrir fes acclamations. Les grands en furent jaloux , les Miniftres confpirerent contre lui, les Généraux jurerent fa perte. Almamoulin fut inftruit du danger qui le menacoif. II prit un habit de deuil, en préfence  144 Le RSJeur. de fes ennemis, & les appaifa avec de 1'argent, des bijoux & des prieres. II chercha enfuite a fe fortifier par une alliance avec les Princes Tartares, & cffrit la valeur de plufieurs Royaumes pour obtenir une époufe dont la naiffance relevat la fienne. Ils rejetterent fa demande , & refuferent fes préfents; mais une Princeffe d'Aftracan confentit a lui donner audience. Elle le reent aflïfe fur fon tröne, revêtue de fes habits royaux, &couverte des bijoux de Golconde. Almamoulin 1'aborda en tremblant. Elle vit fa confufion , & elle le méprifa. Lache que vous êtes, lui dit-elle, comment voulez-vous qu'une femme, dont les regards vous intimident, puiffe fe réfoudre a vous obéir ? Retirez-vous, & allez faire ailleurs une vaine parade de vos richefles. Vous êtes né pour être opulent, mais non pour être grand. Almamoulin , honteux de ce refus fe borna aux plaifirs domeftiques. II fit batir des palais, planter des jardins, Sc changea la face de la terre; il tranfplanta les forêts, applanit les montagnes, fit percer des avenues, conftruire des réfervoirs, & détourna les rivieres. Ces  ■ Le KóJeur. 145 Ces arnufements lui plurent pendant quelque temps; mais ils lui devinrent a la fin infipides. Ses bofquets perdirent leur odeur, il ne fut plus fenfible au murmure des eaux. II acheta des terres confidérables dans des Provinces éloignées; il y fit batir des maifons de plaifance. Le changement de lieu diffipa d'abord fon ennui; mais la nouveauté perdit a la fin tous fes charmes. Rien ne put remplir le vuide de fon cosur, ni fatisfaire fes defirs. II retourna a Samarcand, & ouvrit fa porte a tous les gens oififs & avides de plaifirs. Sa table étoit toujours délicatement fervie; on y buvoit les meilleurs vins, les lampes exhaloient un parfum délicieux. Le fon du- luth & la voix des chanteurs, banniffoient Fennui; ce n'étoit que fêtes & danfes depuis le matin jufqu'au foir. J'ai enfin trouvé , s'écria Almamoulin , le vrai ufage des richeffes ; je fuis entouré d'amis qui voyent ma grandeur fans envie, & je jouis tout-a-la-fois des charmes de la popularité &c de la fureté d'un état privé. Quel chagrin peut avoir un homme a qui tout le monde s'efforce deplaire? Quel danger a-t-il Tornt III, G  146 Le Róieur. a craindre au milieu de fes amis ? Telles étoientles penfées dont s'occupoit Almamoulin, pendant qu'il obfervoit la joie de fes convives du haut d'une galerie; mais au milieu de ce foliloque, un Officier vint fommer Almamoulin de fe rendre chez 1'Empereur. Les convives fe regarderent quelque temps fans dire mot; ils fe retirerent enfuite les uns après les autres, & il n'y en eut pas un qui ofat refter pour prendre fa défenfe. Un d'entre eux , fur lequel il comptoit le plus, Faccufa de trahifon , clans l'efpoir d'avoir part a la confifcation de fes biens; mais ayant conftaté fon innocence, il fut abfous, renvoyé chez lui avec hon» neur, & fon accufateur envoyé en prifon. Almamoulin reconnut alors combien il avoit eu tort de compter fur la juftice &c la fidéüté de ceux qui ne vivent que pour fatisfaire leurs appetits fenfuels. Las enfin de faire des nouvelles expériences, & de courir inutilement après le bonheur, il fut trouver un fage, qui ayant employé fa jeuneffe a voyager & a" faire des obfervations , s'étoit retiré fur les bords  Le Jiödmr. S47 de 1'öxus, oü il ne voyoit que ceux qui venoient le confulter. » Frere, » lui dit le Philofophe, tu t'es laiffé fé» duire par des efpérances vaines & de » faufies apparences. L'ambition que tu » as eue pour les richeffes , t'a porté k » en faire plus de cas qu'elles neméri» tent, & a attendre d'elles ce qu'elles » ne te peuvent donner. Tu dois t'être » convaincu qu'elles ne donnent point » la fageffe, fi tu réfléchis qu'en en» trant dans le monde, elles t'oat por» té a acheter le fon vuide des accla» mations du vulgaire ; qu'elles ne » donnent ni le courage, ni la gran» deur d'ame, puifque tu as tremblé » k Aftracan devant un homme com» me toi; que les plaifirs qu'elles pro» curent ne font point inépuifables,' » puifque tu t'es laffé de fles palais » & detes jardins. Tu dois avoir re» connu qu'elles ne procurent point » d'amis, puifque perfomie n'a pris » ta défenfe, lorfque FEmpereur t'a » fait citer. Tu aurois cependant tort » de les regarder comme inutiles; il » y a mille occafions oü un homme » fage peut en faire un bon ufage. H » peut les employer a fecourir les G ij  148 Le Rédeur. » malheureux , k protéger 1'innocen» ce; & en agiflant de la fbrte, elles » te procureront le feul bonheur au» quel on doive afpirer en cette vie, » je veux dire , la confiance en Dieu , » & 1'efpérance des récompenfes éter«. nelles ". No. CXXI. Mardi, 14 Mai 1751. O imitatorcs , fervum pecus ! Horace. n Loind'ici, imitateurs Jachcs & ferviles!'' u N membre de 1'Univerfité m'a écrit, que parmi les jeunes gens dont le nouvel effaim de raifonneurs fe deftine a apprendre la philofophie, & k juger de la beauté d'une elégie & d'un fonnet, il y en a plufieurs qui, au-lieu de former leurs opinions par 1'étude & la méditation, fe contentent des connoiffances acceffoires qu'ils puifent dans un caffé, & qui  Le RSJeur, 149 adbptent fans examen 8c fans diftinction , les critiques & les remarques de ceux k qui leur mérite ou leur bonne fortune ont procuré de la réputation 8c de 1'autoritc. Mon correfpondant donne k ceux qui vendent ainfi les connoilTances en détail, le nom tfEchos, 8c me prie de leur faire fentir la baffelfe de leur foumifïion, 8c de les engager k faire de nouvelles découvertes , 8c k acquérir des fentiments qui leur foient propres. II eft naturel aux jeunes gens d'être pétulants , aigres 8c féveres; car comme ils comprennent rarement toutes les conféquences d'une propofition, & qu'ils n'appercoivent point les difficultés qui retiennent ceux qui ont plus d'expérience qu'eux, ils fe harent de tirer des conféquences, fans examiner fi elles font juftes ou non. Ne voyant rien qui embrouille & qui obfcurciffe la queftion, ils croyent que tout le monde doit adopter leur opinion, 8c ils attribuent les doutes qu'on leur témoigne, a un défaut d'honnêteté, plutöt que de connoiffance. Je crains que mon correfpondant ne me fache G iij  55° Le RóJeur. mauvais gré du peu d'inclination quë j'ai de pourfuivre ces collecleurs de connoiffances fortuites avec la févéi?ité qu'ils méritent; mais comme je fuis trop vieux pour craindre une cenfure précipitée, je prendrai fous ma prote&ion ceux que je crois avoir été eondamnés fans une connoiffance fuffriante de leur caufe. Celui qui adoptele fentiment d'un autre qu'il a raifon de croire plus fav.ant que lui, n'eft blamable que lorfqu'il s'atfribue 1'honneur qui n'appartient qu'a 1'auteur y & qu'il chercbe a s'attirer les louanges & la vénération du public. Le devoir de la jeuneffe efl de s'inflruire; & foit que nous augmentions nos connoiflances par la lecture ou la converfation, nous en fommes également redevables au fecours d'autrui» La plupart des étudiants ne font point en état de former des fyftêmes, ni de perfectionner les fciences. Tout ce a quoi ils peuvent afpirer , eft de profifer des lecons qu'on leur donne dans les écoles, de comprendre les découvertes que d'autres font, & de fe fouvenir de ce qu'on leur a enfeigncu.  Le Rédeur. 151 Ceux même k qui la Providence a donné plus d'efprit & plus d'intelligence , ne fauroient efpérer de perfectionner une feule fcience. Ils font obhgés dans les fciences en général, d'adopter des opinions qu'ils ne font point en état d'examiner; & aPégard de celle dont ils font leur étude, ils ne peuvent tout au plus qu'ajouter quelque petite particule de connoilTance au fonds héréditaire que les anciens leur ont laiffé, & au travail de plufieurs milliers d'efprits'. Nous fommes ïndifpenfablement obligés de fuivre les traces de nos prédéceffeurs, dans une fcience fixe & bornée , qui n'admet d'autre va¬ riété que celle qui relulte a une nouvelle diftribution, & des nouveaux éclairciffements qu'on lui donnej mais je ne vois pas que 1'imagination doive s'affujettir a la même contrainte. Je concois que ceux qui abandonnent le3 fentiers étroits de la vérité, doivent prendre chacun une route différente, paree qu'il n'y a qu'un chemin qui y conduife , & mille autres qui en écartent. Le chemin qui conduit k la fcience- , eft étroit j & il eft impoffible que G iy  15* Le Ródeur. ceux qui Ie fuiyent ne fe rencontrent 1'un 1'autre; mais dans les régions immenfes de la poffibilité, que la fïaion a choifie pour fon domaine, il y a mille routes qu'on ne connoit point, des milliers de fleurs qu'on n'a point cueillies, mille fources qu'on n'a point épuifées, mille combinaifons, mille jmages qu'on n'a point obfervées, mille races d'habitants idéals, dont on n'a point encore donné Ja defcriprion. On a beau fe flatter-, on ne fauroit fe vanter d'avoir beaucoup ajouté k 1'ancienne fable. La guerre de Troye, & les travaux d'Uiyfie, ont fourni a prefque tous les Poëtes qui font venus depuis, des incidents, des cara&eres & des fentiments- Tout le monde convient que nos Romanciers n'ont fait qu'employer dans leur langue les inventions des Grecs. Leurs ouvrages font remplis de tant d'allufions aux contes de 1'age fabuleux, qu'ils n'ont point les graces de la nouveauté; & on ne fera point furpris qu'ils excellent dans la diftion , fi 1'on fait attention qu'ils employent rarement de nou-; velles penfées. Les plus grands admirateurs du Poëte  Le Mdeur. 153 Mantuan , ne peuvent le louer d'autre chofe, finon d'avoir réuni dans un feul ouvrage les beautés de 1'lliade & del'Odyffée, en nous repréfentaut tout- h- la -fois fon héros, comme voyageur & comme guerrier. L'envie qu'il avoit de profiter des richefTes d'Homere, a cependant quelquefois ébloui fon jugement; & la peur d« perdre Ie moindre de fès ornements, le lui a fait inférer dans des endroits ou il n'a point la même beauté. UlyfTe, ayant été vinter les régions infernales, trouva parmi les héros qui étoient morts a Troye, Ajax , fon compétiteur, qui fe tua de fa propre main, en dépit de ce qu'on lui avoit adjugé les armes d'Achille. UlyfTe s'efforce de 1'appaifer par des louanges & des acles de foumifïion ; mais Ajax fe retire fans daigner lui répondre. On a toujours admiré la beauté de ce paffage, & en effet le filence que le Poëte lui fait garder a beaucoup plus de force que les arguments qu'il auroit pu employer en fa faveur, paree qu'il n'étoit pas affez éloquent pour les faire valoir, & qu'étant naturellement courageux & hautain , il n'en connoiffoit G v  *H Le Bódeur.. point d'autre que ion épée. Ce fxlence dédaigneux qu'il affefta devant un homme qui 1'avoit vaincu par la volubilité de fa langue, eft infiniment plus piquant que les raifons qu'il auroit pu alléguer, outre qu'il empêcha par-la. fon ennemi de faire briller, fon éloquence.. Virgile feint qu'Enée rencontre dans les enfers Didon, Reine de Carthage, que fa perfidie avoit conduite au tombeau. II tache de s'excufer auprès d'elle, & de fléchir fon courroux par des témoignages de tendreffe; la Reine,. k 1'exemple d'Ajax, garde un profond filence; mais il s'en faut beaucoup qu'il ait la même dignité, ni qu'il foitauffi. expreffif que celui du héros Grec. Elle auroit pu, fans bleffer la bienféance , exhaler fon reffentiment en plaintes & en reproches ; mais "Virgile, qui avoitTimagination pleine d'Ajax, n'a pu gagner fur lui d'enfeigner a Didon une autre facon de le lui témoigner. Puifque Virgile s'eft ainff laiffé féduire par L'imitation, il n'eft pas étonnant que les efprits vulgaires tomhent dans le même défaut. Auffi voyons?  Le Róieur. 155 nous qu'indépendamment de la coutume qu'on a eue de tout temps, d'imiter les anciens , chaque fiecle a eu du goüt pour une efpece de ficfion particuliere; tantöt pour les allégories, tantöt pour les apparitions, tantöt pour la vie paftorale, tantöt pour la peinture. Ie comprends aifément qu'on peut adopter un ufage qui favorife la pareffe & 1'ignorance; mais je ne puis approuver qu'un homme d'efprit s'applaudiffe d'ennuyer fes Letteurs par un conté qui a été répété mille fois, & qui ne peut faire honneur qu'a celui qui la inventé. II y a deux genres d'écrire en ufage de notre temps. L'un de donner un fens a toutes les rimes que notre langue fournit a quelques mots qui fe trouvent dans une Stance; & on ne fauroit le cenfurer, paree qu'il n'a lieu que dans les poéfies burlefques amoureufes; L'autre eft 1'imitation de Spenfer, qui, par le crédit de quelques hommes d'efprit, paroit devoir fe perpétuer, & qui mérite par conféquent une attention particuliere. On ne fauroit blamer un Poëte, G vj  Le Rédeur. d'imiter les fröions & les fentiments de Spenfer, paree que 1'allégorie eft le rnoyen le plus agréable d'inftruire; mais il s'en faut beaucoup que j'aie le même refpeft pour la diftion de la Stance. II fut accufé de fon temps, d'ayoir un ftyle vicieux, chargé de mots inufités, &c d'expreffions impropres, & fi éloignées de Pufage recu, que Johnfon a dit qu'il n'avoit écrit en aucune langue. La Stance eft tout-A-lafois difficile & défagréable, minucieufe a 1'oreille, a caufe de fon uniformité; & nuit a 1'attention , a caufe de fa longueur. Spenfer voulut imiter les Poé'tes Italiens, & ne fit point attention au génie de notre langue. Les Italiens, dont les terminaifons ne font point variées, furent forcés d'imaginer une efpece de Stance qui put admettre plufieurs rimes femblables; mais la terminaifon de nos mots varie fi fort, qu'il convient rarement d'en employer plus de deux qui ayent le même fon. Milton obferve avec raifon que la rijme obiige les Poëtes a exprimer leurs penfées par des mots impropres; & par conféquent ces mots doivent fe multiplier a mefure que la difHcuhé  Le R6deur, 157 de la rime augmente par la quantité de mots dont ils font ufage. Les imitateurs de Spenfer ne font pas alTez rigides pour eux-mêmes. Ils croyent, lorfqu'ils ont défiguré leurs vers par quelques mots inufités , avoir rempli leur deffein, fans confidérer qu'ils doivent non-feulement admettre les vieux mots, mais ne point employer les nouveaux. Les loix de 1'imitation font violées par chaque mot qu'on a introduit depuis Spenfer , de même qu'on viole le cara&ere d'Hector, en citant Ariofte dans une piece de théihre. Je conviens qu'il eft. difficile de bannir d'un long poëme, toutes les exprefiions modernes, quoiqu'il foit aifé d'en introduire d'anciennes. Peut-être viendra-t-on a bout un jour d'imiter le ftyle de Spenfer; mais la vie nous a été donnée pour une fin plus noble & plus relevée que celle de recueillir ce que nos ancêtres ont rejetté, & d'apprendre ce qui n'eft d'aucun ufage, fimplement a caufe qu'on Pa oublié.  *5§ Le RÓJeifr. NQ. CXXII. Samedi, 18 Mai iyri. Ne/ch qua natale folum didcedine cuniïos. O V I D E. » Notre patrie a pour nous des charmes fev crets dont j'ignore la caufe ". On n eft jamais plus fujet a fe trom., per , que lorfqu'on juge d'avance de la facihté ou de la difficulté d'une entrepnfe, foit que 1'on fe regie fur la conduite d'autrui,, foit qu'on en juge par foi-même. On croit pouvoir exécuter aifément ce en quoi d'autres ont réufïi , & 1'on perd bientöt de vue ce que 1'art a de difhcile. Rien nrexcite plus notre émulation que ceux qui ont atteint Ie plus haut degre de perfeöion, & que nous ne pouvons par conféquent efpérer «legaler. 1 " Nous courons également rifque de hous tromper, lorfque nous jugeons  Le Ródeur.. 159 de la probabilité du fuccès par la connoiffance que nous avons de 1'entreprife. 11 n'eft fouvent ni aifé ni poflïble de comprendre dans la fpéculation , les fuites, les circonftances d'un procédé , les incidents 6c les variations dont il eft fufceptible. L'expérience nous convainc. bientöt qu'il eft difficile d'atteindre a la perfection. II furvient mille difficultés qui nous arrêtent 8c répriment notre confiance; & lorfque nous croyons être k la fin de ros travaux , nous fommes obligés de former de nouveaux plans, 6c de prendre des mefures differentes. Nous voyons tous les jours plufieurs chofes que d'autres paroiflent être incapables d'exécuter, 6c dans lefquelles nous n'avons pu réuflir nous-mêmes, 6c qui cependant ne nous paroiffent pas difficiles. Nous fommes furpris d'avoir échoué, 6c nous efpérons de mieux réuffir k Pavenir; mais lorfque nous mettons la main k 1'ceuvre , nous trouvons les mêmes difficultés „. nous nous fentons la même incapacité qu'aupaEavant, 6c nous. échouons denouveau.. La narration fimple efï de t©us les  i6o Le RêJeur. genres de parler & d'écrire, celui qui paroit le plus aifé, & qui exige le moins d'art. C'eft aufli celui qui eft: le plus néceffaire, & qui procure le plusdeplaifir. En effet, qui peutmieux parler d'une affaire que celui qui la poffede a fond ? Cependant on voit tous les jours des gens qui veulenf nous inftruire par leurs récits , embrouillerles faits qu'ils veulent éclaircir, & fe perdre eux & leurs auditeurs dans des digreflions confufes & inutiles. Après nous être félicités de Poccafion que nous avons de nous inftruire & d'acquérir de nouvelles connoiffances, il arrivé fouvent que celui qui nous fait un récit, quoiqu'il n'ait point deffein de nous en impofer & de nous cacher les faits, remplit nos oreilles de fons vuides, laffe notre attention , nous impatiente, & nous brouille l imagination par une foule d'événements qui n'ont aucune fwite. On croiroit par le même principe, qu'il n'y a point d'Ecrivain dont la tache foit plus aifée que celle de 1'Hiftorien. Celle du Philofophe eft d'examiner les ouvrages du Tout-puiflant; Ce qui 1'engage dans des recherches  Le RSdeur. \di dont peu d'efprits (ont capables. Le Poëte fe fie fur fon génie inventif, Sc eft non-feulement expofé aux inconféquences dans lefquelles on eft fujet a tomber, lorfqu'on s'écarte de Ia vérité ; mais court encore rifque d'être cenfuré , tant pour le défaut de la matiere, que pour n'avoir pas fu 1'eraployer Sc Pembellir comme il faut. L'Hiftorien n'a d'autre peine que celle de raffembler ce que la tradition Sc fes prédéceffeurs lui ont tranfmis. II n'eft obligé que de rapporter les actions Sc les deffehis de fes femblables, de copier les cara&eres; & par con« féquent on ne Ie rend refponfable ni 'des bévues du Miniftre d'Etat, ni de rinjuftice des tyrans, ni de la lacheté desGénéraux. II n'a point Ia peine de concilier des contradictions, d'allier Ia probabilité avec la furprife. Les moeurs Sc les actions de fes perfonnages font connues ; il a fes matériaux en main , Sc le temps Sc la facultéde les employer a fon gré. Cependant, malgré tous ces avantages , les bons Hifloriens font extrêmement rares , Sc peu de gens ont acquis de la réputation dans ce genre  i62 Le Rédeur. d'écrire.Parmi cette foule innombrable d'Auteurs qui ont travaillé fur 1'Hiftoire, & qui nous ont tranfmis les événements qui font arrivés de leur temps, la plupart, après que la mode & la nouveauté ont ceffé de les faire elïimer, ne fervent que de mémoires chronologiques , que Ton confulte quelquefois, mais donton fe dégoüte bientöt, paree qu'ils n'ont rien qui excite la curiolité, ni qui flatte la délicatetTe. On a obfervé que notre nation, quï a produit tant d'Auteurs excellents dans prefque tous les autres genres de littérature, n'a pas encore eu'unbon Hiftorien ; & ce défaut, loin de nous faire tort > a fait croire que les Anglois avoient Pefpri't trop fublime & trop élevé pour s'affujettir a un ftyle médiocre, & a cette même régularité d'imagination qu'exige la narration. Ceux qui croyent que la nature a été auffi capricieufe dans Ia diftribution du génie, ne méritent pas qu'on prenne Ia peine de les réfuter férieufement. Les habitants du même pays ont eu des caracleres oppofés en différents temps; Ie goüt ou le mépris  Le Roideur. s6j d'une étude particuliere ne peut procéder que de 1'influence accidentelle de quelque caufe paffagere; & fi nous n'avons point réuffi dans 1'hiftoire , c'eft paree que nous n'avons point encore cultivé ce genre d'écrire. Mais quelles preuves a -1 - on que nous n'ayons point d'Hiftoriens qu'on puiffe mettre en parallele avec ceux de nos voifins? On |oue avec raifon Raleigh pour fes recherches, & 1'élégance de fon fiyle ; mais il s'efè plus attaché a faire pareïtre fon jugement que fon efprit, a choifir les faits plutöt qu'a les embellir. ïl a donné une ditTertation hiftorique, mais qui ne fe refTent en rien de la majefié de 1'hiftoire. Les ouvrages de Clarendon méritent plus d'attention. II eft vrai que fa diction n'eft ni exacte, ni telle que 1'hiftoire 1'exige. Elle eft 1'épanchement d'un efprit rempli d'idées, & qui s'empreffe de les communiquer; ce qui eft caufe qu'il entaffe mot fur mot, & confond les fentences : mais il y a dans fa négligence une majefté ftmple, qui, fans le fecours de 1'élégance , fatisfait & remplit 1'efprit. Sa narration n'eft peut-être pas affez ra-  i<$4 Le RóJeur. pide, étant fouvent arrêtée par des particularités qui ont pu frapper 1'Auteur, qui étoit témoin des événements qu'il rapporte, mais qui ne fauroient flxer 1'attention de la poftérité. Le défaut de fon ftyle eft amplement compenfé par la connoiffance qu'il a de la nature & de la politique; par la fageffe de fes maximes , la jufteffe de fes raifonnements , la variété, la diftinflion, & la force de fes caracteres. II n'y a, felon moi, aucun de nos Ecrivains qui puiffe difputer la fupériorité a Knolles,qui, dans fon Hiftoire des Turcs, a étalé toutes les beautés dont Ia narration eft fufceptible. Son ftyle, quoiqu'obfcur & vicié par un faux efprit, eft pur, nerveux, élevé & clair. I! arrange avec tant d'art une multitude étonnante d'événements, & les explique fi diftinaement, que la connoiffance de 1'un conduit & celle du fecond. Lorfqu'il introduit un nouveau perfonnage , le lecteur connoït par fon caractere les a&ions qu'il doit faire. Si une nation eft attaquée, ff une yille eft affiégée, il connoït fon hiftoire & fa fituation; il voit d'un coup d'oeil une grande partie du mon-  Le Rédeur. 165 de. Les defcriptions de eet Auteur ne font point minutieufes ; il ne fait aucune parade de fes digreflions. Les événements collatéraux font tellement corps avec le fonds de 1'hiftoire, qu'on ne peut les en féparer fans la tronquer. II n'y a rien d'enflé dans fa dignité , ni de fuperflu dans fon abondance. Les difcours qu'il feint (h 1'exemple des anciens Hiftoriens) avoir été prononcés dans des occafions remarquables, font eunuyeux & languiffants; mais comme ils ne font qu'un jeu de 1'imagination , ils prouvent que les Ecrivains les plus inftruits & les plus judicieux peuvent fe tromper, faute de connoitre leurs forces. II n'y a que 1'éloignement & la barbarie du peuple dont il donne 1'hiftoire , qui ait pu faire tomber eet Auteur dans 1'obfcurité. II eft rare que toutes les circonftances concourent a la réputation d'un Ecrivain. La nation qui a produit ce grand Hiftorien , a le chagrin de voir qu'il a employé fon génie fur un fujet étranger & peu intéreflant; & eet Hiftorien , qui auroit pu s'afiurer un renom immortel par une hiftoire de fon pays , s'eft expofé  i66 Le Rédeur. au danger de l'oirbli, pour avoir rapporté des entreprifes & des Tevolutions dont perfonne ne fe foucie d'être inflruit. N°. CXXHL Mardi, 21 Mai 1751. Quo femel eft imbuta reeens , fervabh odorem Tcjia diu. Horace, ,, Un vafe neuf conferve long-temps l'o* *> deur de la liqueur qu'on y a mil'e ". AU R O D E U R, M ONSIEURj J'ai été fi fouvent la dupe des pro jets d'honneur & de diftinöion que j'avois formés, que j'ai plufieurs fois réfolu d'y renoncer. Ils reprennent cependant leur empire par force ou par firatagême ; & pour peu que mavigilance s'endorme, mon cceur fe -repaït de nouyelks efpérances 6c  Le Ró'deur. ï6y des plaifirs qui en -font infe'parables. ■ Dans le temps même que je me difpofe a écrire 1'hiftoire des contre-temps que j'ai éprouvés, je ne puis m'empêcher de croire que vous & vos lecteurs 1'attendez avec impatience, & que plufieurs ont été mécontents de vos feuilles , lorfqu'ils ont vu que Mifocapelus ne continuoit point fa narration. Le defir de répondre a votre attente , n'eft pas le feul motif de cette relation. Je vous 1'ai promife , & je ne puis me difpenfer de tenir ma parole. Quoique j'aie entiérement renonce au commerce, j'efpere être affez fage pour conferver ma probité , pour méprifer la pareffe, & détefter le menlonge. Après que la mort de mon frere m'eut difpenfé des devoirs auxquels j'étois affujetti dans une boutique, je me regardai comme rétabli dans les droits de ma naiflance , & dans le rang que mes ancêtres avoient tenu. Je trouvai cependant mille difficultés en entrant dans le monde : Pempreflement que j'avois d'être gentilhomme, me fit prendre mille faufles mefures;  i6S Le Ródetir. & tous les accidents qui me rappelle- rent mon premier état, me parurent être tout autant d'obftacles a mon bonheur. Je ne pus voir fans chagrin & fans indignation que mes anciens amis me fuyoient; que les compagnons &C les apprentifs me tiroient par la manche dans les rues, fans craindre mon épée, qui étoit d'une longueur énorme; m'invitoient h boire bouteille, & m'entretenoient des grifettes du voifinage. Mes dentelles & ma broderie les avoient contenus dans le refpect tant que je n'avois été que fimple garcon de boutique, & je crus que le vrai moven de bannir ces fortes de familiarités, étoit de me donner un ton qui marquat le rang que je tenois dans le monde. J'envoyai donc chercher mon tailleur, & lui commandai un habit a doublés galons; & pour empêcher que la confiance de mes perfécuteurs n'augmentat, je reftaiaulogis jufqu'a ce qu'il fut fait. J'employai cette femaine de prifon a prendre un air impofant, un fouris de proteöion, a faluer enpaffant,5£ a quitter brufquement ceux avec qui j'étois.  Le Ródeur. 169 j'étois. Je fus en état au bout rle quatre jours, depirouetter fur mon talon avec tant de légéreté & de gentilleffe ,que je ne doutai point de décourager toutes les tentatives que 1'on feroit en public fur mon autorité. Je fortis avec mon nouvel habit, dans la réfolution d'écarter tous ceux qui fe familiarifoient avec moi; je me repréfentaï avec plaifir la crainte & le reipecl: que j'infpirerois a ceux dont la familiarité m'avoit importuné jufqu'alors : mais, quelle qu'en fut la caufe, ils ne me témoignerent pas plus d'égards qu'auparavant. Ceux que j'avois deffein d'écarter de ma perfonne, m'aborderent a Pordinaire ; & ceux avec lefquels je cherchai a lier connoiffance , prirent un air plus férieux & plus réfervé. Je commencai a regretter une dépenfe qui ne me procuroit aucun avantage, & a foupconner qu'un habit galonné , de même qu'une groffe épée , n'avoient aucune force en eux-mêmes, & ne devoient leur effet qu'a celui qui les portoit. Je ne faurois vous dire les mortifications que j'eus a effuyer dans mon nouvel état. Les politeffes de mes ca- Tornt III. H  170 Le Rudeur. marades m'étoient fi fort a charge^ que je ne paiïois jamais dans Ia Cité , fans tirer les rideaux de ma chaife a porteurs , & que je fus enfin obügé de quitter mon logement, & d'en prendre un autre. Je me donnai pour un gentilhomme qui venoit d'acheverfon tour d'Europe, & je fis croire è mon höte que j'avois plufieurs créanciers dont je craignois les importunités; mais mon projet fut bientöt démenti par une députation en forme que les merciers me firent pour m'offrir la franchife dont ils jouiffoient. Voyant que j'étois découvert, je pris un autre appartement, & changeaidedomeftiques: je vécuspaifiblement pendant trois mois dans eet endroit, & j'eus fouvent Ie plaifir d'entendre la familie vanter la grandeur & le bonheur dont 1'écuyer jouifToit; mais la converfation finiffoit rarement fans quelque plainte fur ma cupidité , & fans quelque remarque fur mon langage & ma facon de me mettre. Je me hafardai d'aller dans les promenades publiques, pour cónnoïtre les vifages des gentilshommes & des beautés ; mais je fus furpris d'entendre par-  Le Ródeurl '171 Ier d'un tailleur toutes les fois que je paffoisa leurs cötés. J'aurois voulu me mêler dans leur converfation, & je m'ennuyaide ne trouver aucun camarade. Je rencontrai enfin une Dame, a qui j'offris ma main pour 1'aider k monter dans fon carrofle. Elle me remercia de ma politeffe, & me dit qu'elle étoit fi touchée de ma conduite modefte & refpeclueufe, qu'au cas que je m'établiffe jamais,elle medonneroit fa pratique, Ce fut-la a quoiaboutirentmes projets ambulatoires. Je retournai aux promenades ; mais je fus toujours découvert par cette femme deflruétive, qui fe faifoit un plaifir de me recommander k fes amies. Me voyant obligé de porter mon caradfere pofhche fur un autre théatre, je fréquentai un caffé oü fe rendoient les beaux-efprits, & j'appris d'eux en peu de temps le jargon de la critique. Je parlois fi haut & avec une fi grande volubilité de langue, de la nature, des mceurs, des fentiments, de la didion, des reffemblances, des contraftes & de la prononciation, que 1'on me pria fouvent de baiffer Ia voix, & que je me fis haïr des joueurs 6c H ij  171 . Le RSdeur. des Poe'tes. II m'arriva plus d'une fois de fiffler des palfages que je n'entendois point, & de pouffer des profonds foupirs, en voyant pleurer les Dames qui étoient dans les loges. A la fin, un maudit Auteur , dont j'avois critiqué la piece neuf jours de fuite, compofa une épigramme contre moi,qui me bannit pour toujours du parterre. Le defir que j'avois de paffer pour gentilhomme,continua toujours. Après avoir délibéré en moi-même, je liai connoiffance avec des joueurs, dont les politeffes me flatterent pendant quelque temps. Je fus a la vérité obligé de jouer; mais comme j'étois naturellement timide & vigilant, je ne perdis jamais de groffes fommes. Je ne pus favoir quelles auroient pu être les fuites de mon commerce avec ces filoux ; car les Conffables vinrent nous arrêter un foir, & je fus obligé de rentrer dans mon premier état, & d'envoyer chercher mon ancien maitre pour attefter mon caractere. Pendant que je délibérois fur les nouvelles qualités auxquelles je devois afpirer , la mort de mon pere me rappella dans la Province. J'efpérai alors  Le Róifour. 173 de me diftinguer, & de ioutenir 1'honneur de ma familie. J'achetai des chevaux & des fufils, & augmentai les appointements des chaffeurs, contre 1'attente de mes vaffaux; mais ils s'appercurent bientöt que je n'acquerrois pas beaucoup d'honneur a la chalTe. Je craignois les piquants des buiffons & la boue des marais; je paliffois fur les bords d'une riviere, que les chaffeurs paffoient k la nage ; le bruit du fouet me faifoit trembler. J'étois également déconcerté après que la chalTe etoit linie, & fi efféminé, fans être délicat, que je ne pouvois mêler ma voix k leurs cnants de triomphe. Une cöte que je me caffai dans une chüte, me rappella aux plaifirs domeftiques , & je m'attachai k captiver 1'amitié des Dames du voifinage : mais je n'allai jamais dans aucun endroit, qu'on ne fit tomber la converfation fur les rubans, le fi!, les épingies; ce qui faifoit évanouir le fonds de compliments que j'avois dans la mémoire , & me jettoit dans une confufion inexprimable. C'eft ainfi que j'ai paffe les dix années qui fe fontécoulées depuis la mort H iij  «74 Le ÏÏSdeur. de mon frere. J'ai appris pendant ce temps-la a réprimer une ambition que je ne puis fatisfaire ; & au-lieu d'employer mon temps è obtenir des talents qu'on ne peut acquérir que dans la jeuneffe, je me bornerai a ceux qu'il eft au pouvoir de tout homme d'acquérir; & fi je ne puis me faire aimer par mes manieres élégantes & polies , je m'efforcerai de me faire ef.timer par mon honnêteté & ma prohhé. Je fuis, &c Mis ocapelvs.  Le Rédeur. 177 N». CXXIV. Samedi, 25 Mal 1751. . Tacitum fylvas inter reptare falubres, Curantem quicquid dignum fapiente bonoque eji. HoEJLCI. » Je paffe le temps a me promener feul dans ii les bois, & am'appliquer a tout ce qui mcsi rite les foins d'un homme lage 8c vertueux ", N OUS voici dans la faifon de 1'année oii les jeux & les fpe&acles font fermés, les régions du luxe; vont être dépeuplées pendantquelque temps, & les plaifirs vont conduire leurs dévots dans les bofquets Sc les jardins, pour y goüter des amufements plus paifibles. Ceux qui ont palTé plufieurs mois dans un tumulte continuel de divertiffements, qui n'ont jamais ouvert les yeux le matin que pour quelque nouveau rendez-vous, ni dormï la nuit fans rêver a la danfe, a la mufique, k 1'amour, Sc k d'humbles fupplications, vont fe retirer dans la H iy  *7& Le Rêdtur. Province, oü 1'on entend rarement la voix de la flatterie, oü la beauté brille ians louanges & fans envie , & oü les faillies d'efprit ne font répétées que par 1'écho. Perfuadé que le devoir le plus important de la bienveillance fociale, eft d'avertir des maux dont on eft ménacé pour qu'on puiffe les prévenir k temps, ou prendre des mefures pour les fupporter plus aifément, je ne puis Jentir augmenter la chaleur, & voir croitre les jours, fans réfléchir fur la condition de mes belles leftrices, qui ie difpofent a quitter tout ce qui remplifToit leurs heures de loifir, toutce dont elles fe promettoient du plaifir, & qui, jufqu'a ce que 1'ufage leur pro.! eure Ja liberté de retourner dans Je féjour de la joie & de 1'élégance , vont être obligées d'endurer le groffier ecuyer, la femme de ménage, le chaffeur bruyant, le Curé formalifte, fans autre afyle que Phorreur de Ja folitude, oü elles trouveront deplusgrands mconvénients, a moins qu'on ne leur apprenne k fe fuffire k elles-mêmes. En hyver, la vie desgens du monde coule comme un torrent rapide; ils  Le Rodeur. 177 volent de plaifir en plaifir fans fe donrter la peine de régler leur mouvement , & fe laiflent entrainer au torrent, fans s'embarraffer oii il les mene: mais les mois d'été reffemblent a une eau dormante dans un temps caime, qu'ils font forcés defendre eux-même-s pour fe frayer un paffage, a moins qu'ils ne veuillent s'embourber & refter fur la plage. II y a quelques femmes k qui cette diflblution univerfelle de fociétés fournit 1'occafion de quitter fans chagrin un pofte danslequel elles ne pouvoient fe maintenir, & qui feignentde fe rendre k la voix de la nature , qui les invite a quitter les affemblées, oü elles ont été fupplantées après un court triomphe de fupériorité, par d'autres plus fpirituelles & plus élégantes qu'elles. Les dernieres, défefpérant de reraporter la viftoire , mais honteufes néanmoins d'avouer leur défaite, regardent 1'été comme un temps qui les délivre de la fatigue d'étaler leurs charmes, qui les met en état de gouter des plaifirs plus folides , & de régner avec plus de füreté. Elles fe répaiflent du crédit dont elles jouiront ? H v  i78 Lt Ródeur. lorfqu'elles n'auront plus de rivales; elles fe félicitent de Péclat qu'elles répandront, lorfqu'il n'y aura plus rien qui puifle les effacer. Pendant qu'elles font les préparatifs pour leur voyage, elles fe repréfentent 1'admiration avec laquelle les gens de la campagne les recevront; elles font des loix pour les nouvelles atlemblées qu'elles comptent de former ; elles fe propofent d'en impofer aux provinciaux par des modes qu'elles ont elles -mêmes inventées. Leur imagination eft remplie des plaifirs qu'elles fe promettent; chaque femaine doit être pour elles une femaine remplie de diftindtions, dlionneur Sc d'autorité. Mais d'autres qui ne font que d'enrrer dans le monde, Sc qui ne connoiffent point fon inconftance Sc fon peu de fincérité, font privées par cette cruelle interruption de la jouiffance de leurs prérogatives, & condamnées % paffer plufieurs mois dans Pinadtion «C dans Pobfcurité. Le chagrin Sc Ie defir arrachent a celles qui fe voyent ainfi^ exilées d'une ville oü elles tyyannifoient les cceurs , mille plaintes conjrg le fpjeil qui continue fa car-  Le RóJeur. 179 fiere fans égard ni pour 1'amour, ni pour la beauté , & qui vilite les tropiques dans un temps fixe, foit qu'on 1'évite ou qu'on le cherche , qu'on le prie de s'éloigner ou qu'on Pimplore. Un triomphe champêtre ne procure rien d'équivalent a celles qui quittent les affemblées publiques dans le fort de leur réputation , ni qui les dédommage de 1'admiration qu'on avoit pour elles, des politefles & des applaudiffements qu'elles recevoient. Les louanges de 1'ignorance & les foumiffions de la foibleffe font peu d'imprefTion fur des beautés accoutuméesa des conquêtes plus importantes , & a des panégyriques plus éloquents, Comment des beautés qui ont fait tant de ravage aux fpedf acles, & terraffé tant de rivales a la Cour, pourront-ellss s'abaiffer a difputer le prix de la beauté avec une héritiere fimplement vêtue & avec une gardeufe de vache ? Comment donc paffer quatre moïs entiers fans bals, fans fpeöacles,fans redoutes? Quatre meis pendant lefquels les vifites dépendent du temps, Be les affemblées du quantieme de la lune ? ïjes Platoniciens prétendent que ceux H vj  i8o Lz Kêdtur. qui, dans cette vie, ont afinjetti leifr' raifon aux fens, & qui ont préféré les plaifirs charnels a ceux que procurent la vertu Sc la méditation , tomberont par un effet de ces mêmes appétits dans un état qui ne leur fournira aucun moyen de les fatisfaire. Je croirois prefque qu'ils ont eu en vue ce mois dans lequel le foleil brille d'un nouvel éclat, Sc fair ne refpire que le parfum; ce mois dans lequel la terre eft couverte de fleurs & de verdure, qui préfenre a 1'homme tant d'images différentes , & au naturalifte de nouveaux fujets d'obfervafion; qui afTujettit tant de gens & la pénitence Platonique de former des defirs qu'ils ne peuvent fatisfaire, & qui les fait paffer des plaifirs dont ils ont joui, dans un état d'inadtion, oh la vanité Sc 1'ayarice n'ont aucun moyen de fe fatisfaire. Je voudrois volontiers garantir de eet état mélancolique ceux qui y tomeent faute d'expérience ; qui ayant du penchant pour la fageffe & la vertu , ont été féduirs par Fexemple, & qui n'afpirent qu'a fe procurer un bonheur conforme a la raifon, quand mê-  Le Rédeur. i&i me ïls feroient obligés de vaincre 1'habitude qu'ils ont contractée , &c de renoncer aux ufages recus. J'indiquerai donc a ceux-ci plufieurs moyens d'employer leur temps fans ennui ni repentir. Un homme qui réfléchit, ne peut fe perfuader qu'un être raifonnable ne fache point a quoi employer fon temps. II fe trouve placé dans un monde dont la variété ne peut qu'exciter fa curiofité, & le garantïr de 1'ennui dans lequel tombent les efprits inattentifs. La nouveauté eft a la vérité néceffaire pour tenir 1'efprit en haleine ; mais 1'art & la nature ont des tréfors inépuifables pour 1'intelligence humaine, & il n'y a point de moment qui ne produife quelque chofe de nouveau, & capable d'exciter 1'attention d'un obfervateur diligent. J'indiquerai peut-être dans un autre effai les études qui conviennent k ceux qui paffent l'éte k la campagne; mais quand même on ne feroit point difpofé a admettre de nouvelles idéés, ni k fuivre de ;nouveaux confeils, ce ne feroit pas-la une raifon pour ne point s'appliquer. II y a une occupa-  i§* Le Ródmr. tion plus noble proportionnée k tous les efprits. Les devoirs de la Religion, lorfqu'on s'en acquitte réguliérement, fuffifent pour donner de 1'élévation aux intelligences les plus bornées. L'efprit n'eft jamais oifif, lorfque fes devoirs & les réflexions qu'il fait fur fon intérêt éternel, le rappellent fouvent a. lui - même ; & on ne fauroit trouver les heures longues, lorfqu'on les employé a acquérir de nouvelles vertus qui nous rendent dignes du bonheur célefte.  Le Ródeur. i%i N°. CXXV. Mardi, 28 Mai 1751. Defcrlptas fervarc vlees, optrumque coloies', Cur ego , fi nequeo ignoroque poeta falutor ? HOSACE, » S'il faut differente* efpeces de vers, fui'» vant les différents genres de poéfie, 8c que » chacune ait Ces beautés particulieres que doit » favoir tout homme qui fe piqué d'être Poëte , » pourquoi, par un dédain ridicule, aimer mieux » les ignorer , que de les apprendre J ". Oest une maxime de la loi civile, que les difinitions font hafardeu~ fes, &c en effet on ne fauroit défigner par une expreflïon fixe & invariable, des chofes modifiées par Pentendement humain, fujettes a plufieurs complications, & qui changent a mefure que nos connoiffances augmentent, paree que leur état fouffre toujours quelque altération. La déflnition n'eft point du reffort del'homme. Tout ce qui exifte, eft au-deffus ou au-deffous de fes facultés. Les ouvrages & les opérations  i§4 Le Ródeur. de la nature ont trop d'étendue & trop de rapports, & ceux de 1'art font trop inconftants & trop incertains, pour en donner une idéé déterminée. II eft impoffible de nous repréfenter au jufte un objet qui excede la portee de notre vue , qui change fans celTe, & qui s'échappe pendant que nous cherchons a le connoitre. Les définitions font auffi difficiles & auffi incertaines dans la critique que dans la jurifprudence. L'imagination, qui eft une faculté licencieufe, vagabonde, illimitée, Sc ennemie de la contrainte, s'eft toujours jouée de l'origine, des diftinftions, Sc de la régularité. II n'y a prefque pas un genre d'écrit dont on connoiffe 1'effence Sc les parties conftituantes. Chaque nouveau génie introduit quelque innovation , qui, lorfqu'elle eft une fois approuvée, renverfe les regies que les anciens Auteurs ont établies. La Comédie n'a pas été favorable a ceux qui fe mêlent de définir. Ils 1'ont définie, une repréfentation dramatique de la vie humaine, qui excite a rire ; mais ils ont embrouillé leur définition, en nous indiquant les moyens  Le Ródeur. iSj que 1'Ecrivain comique doit employer pour parvenir a fon but, fans confidérer que les différents moyens de faire rire un auditoire, étant limités par la nature, on ne peut les comprendre dans un précepte. Les uns définiffent la Comédie, un tableau du vulgaire ; d'autres, des hommes diffamés par leurs mceurs; les uns prétendent que fon effence confifte dans le peu d'importance & d'autres dans la fiftion de Faótion qu'elle repréfente: mais pour peu que 1'on réfléchiffe, on concevra que tout ce qui eft comique doit faire rire; & qu'il n'eft pas nécefTaire pour cela que les perfonnages foient bas ou corrompus, ni que Paction foit triviale ou fïctive. Si Pon n'avoit défini les deux genres de poéfie dramatique , que par f effet qu'ils produifent fur 1'efprit, on auroit évité quelques abfurdités qui défïgurent les compoütions de nos meilleurs Poètes, lefquels, faute d'idées fixes, & de diftinclions exaöes, ont malheureufement confondu les fentiments tragiques avec les comiques. Ils ont cru que puifque la bafTeffe des perfonnages conftituoit la comédie, leur  186 Le Ródeur. grandeur fuffiibit pour former une tragédie; & qu'il fuffifoit de remplir la fcene de Monarques, de Généraux, de Gardes, & les faire parler de rempsen-temps de la chüte des Royaumes, & de la déroute d'une armée. Ils n'ont pas réfléchi que des penfées, ou des incidents ridicules par eux-mêmes, deviennent encore plus grotefques par la grandeur de ces fortes de caradteres; que la nature & la raifon lont uniformes & inflexibles; & que ce qui eft méprifable & abfurde , ne fauroit devenir grand & raifonnable, quelque titre qu'on lui donne; que les affaires les plus importantes peuvent devenir méprifables , faute d'être bien conduites, & qu'un manteau royal ne peut donner de la dignité a la fottife & a la folie. La comédie, dit Horace, éleve quelquefois la voix, & fe fert d'expreffions fortes & véhémentes; & la tragédie peut auffi, dans quelques occafions, fe départir de fa dignité : mais comme les perfonnages comiques ne peuvent s'éearter de leur flyle familier que lorfqu'ils font agités de quelque paffion violente, de même les  Le Ródeur. 187 Rois & les Reines ne doivent s'entretenir de bagatelles, que lorfqu'elles n'ont rien a craindre. Cependant, dans la tragédie de Don Sébaftien, le Roi de Portugal, qui eft entre les mains de fon ennemi, qui 1'a condamné a mourir, fe glorifie que fa cendre va prendre poffeffion de 1'Afrique. Voici le Dialogue entre le captif & le vainqueur. Muhy Moluch. Comment m'y prendrai-je pour te vaincre ? Seb. Tu ne le faurois. M. Mol. Je te montrerai comme un monftre dans r»es Etats. Seb. Tu ne peux me inontrer que comme iin homme : L/Afrique na contient que des monftres; 1'homma eft un prodiga que tes fujets n'ont jamais vu. Af. Mol. Tu parles comme fi tu étois a la tête d'une armée. Seb. Tu te trompes. Si j'y étois, je ne parlerois point, j'agirois. Le Miniftre Btnducar. Je fuis allure qu'il dormiroit. Cette converfation, ni la remarque futile du Miniftre, n'ont rien de comique , paree qu'elles n'ont rien de vraifemblable, &C qu'elles dégénerent en bouffonnerie & en farce.  «88 Le Ródeur. ■ On trouve dans la même piece une reponfe vive du Général a 1'Empereur, qui, en lui ordonnant de faire mounr Don Sébaftien, exhale fon impatience en ces termes: «u~ repliques pIus' fais ce je *e dis, A quoi Dorax répond: CelTe de me menacer : Je puis dire Ou, auffi haut que toi. ' Je pourrois citer mille exemples de ces fortes d'incongruités, fi une fcene dAureng-Zeb ne fuffifoit pas pour prouver ce que j'avance. Aureng-Zeb, etant devenu amoureux de la Reine Indamore, fa captive, celle-ci charge Anmant qui la gardoit, & qui 1'aimoit auffi , de porter une lettre a fon nval. Arimant, tenant une lettre a U main: 1nda mora. • w?"' £°mw? * oftz-vous me charger d'un pare,! melTage? Vous exercez un empire tyrann.que. Pouvez-vons me donner un ordre plus cruel & plus j„jufte que „lui dg t ,  Le Ródeur. igo mon rïval, & de trahir Ia confiance qu'il a mife en moi? Ind. Vous 1'avez trahie dès le moment que vous m'avez aimée. Pourquoi ne chercheroisje pas mon avantage ? Voos pouvez gagner mon amitié en fecondant mon amour ; c'eft la feule chofe a laquelle vous puifliez afpirer, & toutes vos autres prétentions font mal fondées. Ayez cette complaifance : vous êtes trop bon & trop généreux pour me refufer ce fervice. Arim. Je vais remettre au Roi la commiflïon qu'il m'a donnée. Ind. Vous pouvez le faire; mais vous n'aurez jamais ma main. Le Ciel ne vous a inf» pire de 1'amour pour moi, que dans 1'intention que vous fuffiez mon confident & mon ami. En cette qualité, je n'ai aucun fecret a vous cacher, & je vais vous montrer la lettre que je lui écris. Lifez-la, dites-moi ce que vous en penfez, & fi elle eft auffi tendre que je le fouhaite. Arim. Je ne prie le Ciel de me rendre ma libertê, ( 11 Ut. ) que pour 1'amour de vous. ~— Non , Je n'en lirai pas davantage. II faut cependant que je la life. i ■ Je fuis infiniment plus fenfible a votre chagrin qu'au mien. . . ( 11 continue de lire.) Une autre ligne comme celle-ci me rendroit fou. — Ciel! elle me quitte ! — Ayez plus de bonté pour moi. ( Feignant de lire.) Chaque mot eft pour moi un coup de poignard. Vene^ me voir cette nuit. — Remercie^ la fortune de vous avoir donnê un ami auffi fidele. Arimant vous fervira de guide, Quoi! me faire  190 Le Ródeur. fervir d'inftrument a de pareilles amours, fans mon confentement! Ind. C'eft ce qui augmente votre mérite auprès de moi. Arim. Perfonne n'agit fans quelque motif d'intérêt. J'aime mieux déchirer cette lettre, que d'entendre, comme Bellérophon, ma fentence de mort. Ind. Vous le pouvez; mais ce n'eft pas ce que vous pouvez faire de mieux. J'en ferai quitte pou>- la recopier. Vous favez qu'il faut que vous m'obéiffiez tót ou tard , & c'eft en vain que vous luttez contre votre deftinée. Arim. O Ciel ! que tes décrets font impénétrables! Pourquoi, ayant des fentiments auffi généreux , m'as-tu condamné a 1'efclavage ! Fais que tes ordres foient plus raifonnables, ou transforme-moi en bete. — ( Elle fronce les fourcils.) Vou s me paroiffez fachée, ]e vais vous obéir j avant que vous prononciez cette funefte fentence, je ne veux plus vous voir. II n'y a pas une circonftance dans cette fcene, qui ne concoure a faire une farce de cette tragédie. L'abfurdité de 1'expédient, la baffe foumiffion de 1'amant, 1'obligation qu'on lui impofe de lire une lettre qu'on devoit lui cacher, les interruptions fréquentes d'une impatience amoureufe, les foibles prie* res d'une efclave volontaire, Ia fierté impérieufe d'une femme fans autorité,  Le Ródeur. 191 la réflexion que fait le rebelle fur fa defïinée, le fouhait qu'il fait de perdre fa raifon, lorfqu'il fe voit a la veille de faire ce qu'elle défapprouve, fuffifent pour faire rire 1'homme le plus férieux, II n'y a prefque pas une tragédie du dernier fiecle, dans laquelle les incidents les plus importants' ne foient avilis, Sc les dialogues les plus férieux, défigurés par des bouffonneries; mais quoiqu'on ne puiiTe pas dire que notre fiecle ait donné plus de force au drame, il a du moins évité plufieurs fautes dans lefquelles on étoit tombé par ignorance, ou auxquelles on n'avoit pas fait attention. Les tragédies modernes ont des défauts d'une autre efpece, qui, quoique moins expofésè la critique, nous privent du plaifir qu'on fe promet. Les termes ampoulés dont les perfonnages fe fervent pour exprimer leur penfée, le défaut d'incidents , la monotonie du dialogue , font que nos Poëtes modernes n'exercent plus fur nos paffions le même empire que leurs prédéceffeurs. Ils ont cependant 1'avantage de ne plus commettre de fautes grofïieres ; & s'ils  jt)z Le Ródeur. n'excitent ni la terreur, ni la pitié, ils évitent du moins de faire rire leurs auditeurs. N?. CXXVI. S^medi, i de Juin 1751. Nihil eft aliud magnum quam multa minuta* Vet. A ü c t. „ Les momtagnes font compofées de grains ., de fable, & les années de minutes ". AU RO D E U R. M ONSIEUR, Entre autres fujets de converfation que vos feuillesfourniffent, elles m'ont derniérement engagé dans une difculfion fur le caraöere de Venuftulus, 1'amant de Tranquille, que bien des gens, malgré la févérité de fa maitreffe , ne regardent pas comme auffi lache & auffi poltron qu'elle vous le dépeint.  Le Ródeur. 195 Un homme de notre compagnie nous fit obferver qu'on ne de voir point confondre la prudence avec la crainte; & que fi Venuftulus craignoit les aventures nodïurnes, on ne pouvoit le blamer, lorfqu'on réfléchiffoit fur la quantité de voleurs qui infeftent nos rues. Car a quoi bon, dit-il, rifquerfavie, lorfqu'on n'a ni honneur ni profit k attendre? Un autre fut d'avis que 1'homme le plus brave devoit craindre de traverfer une riviere, quelque beau temps qu'il fit, & dit qu'auflï long - temps qu'il trouveroit un carroffe fur un pont, il ne s'expoferoit jamais fur un bateau, que le moindre coup de vent ou le moindre accident pouvoit renverfer. II ajoiita qu'il avoit pour maxime de marcher de jour, & d'aller par terre, & que c'étoit le moyen de ne point fe noyer & de ne point s'égarer, Un troifieme dit, que fi Tranquille avoit entendu comme lui mügir les bceufs & les vaches dans une prairie, pendant les chaleurs de la canicule, elle n'auroit pas blamé fon amant d'en avoir peur. Celui qui étoit auprès de lui, avoua qu'il ne pouvoit voir un Tornt 111, I  i94 ^e R^eur. rat mort' ] fans éprouver des palpitations de cceur; qu'il avoit quitté fix fois fon logement a caufe des rats & des fouris , Sc qu'il ^faifoit toujours coucher un domeftique dans fa chambre pour les chaffer. Un autre s'étonna de ce qu'on blamoit un homme de fuir un chien qui le pourfuivoit, puifqu'il pouvoit fe faire qu'il fut enragé , & dit que quand même on ne courroit rifque que d'être mordu, il valoit mieux fe fauver que 1'attendre. Un autre, que ces aveux avoient encouragé, avoua que s'il avoit eu 1'honneur de faire fa cour h Tranquille, il auroit fürement encouru le même reproche que fon amant, paree qu'il n'y avoit point d'animal qu'il craignit autant qu'une abeille. Quoiqu'on définilTe généralement la couardife une attention trop fcrupuleufe pour notre füreté perfonnelle, vous voyez, Monfieur, que la crainte , qnelque exceffive qu'eHe foit, (te. quelque déraifonnable que foit fon objet, n'eft point un titre pour traiter un homme de poltron. La crainte eft une paffion li dominante dans le cceur de 1'homme, qu'il n'aime point a la  Le Rédeur. 195 voir blamer avec trop de févérité; & s'il faut dire vrai, le même motifqui empêche un homme de blamer la fraude lorfqu'il fe trouve avec des gens qui en font paitris, fait qu'il n'ofe la condamner dans fes femblables. Cependant, puifque le courage eft une vertu qui nous eft néceffaire dans toutes les rencontres de la vie, je crois que vous ne pouvez mieux faire que de guérir les hommes de ces terreurs paniques & puériles. La crainte nous a été donnée pour nous garantir du mal; mais fon devoir , de même que celui des autres paffions , eft d'aider la raifon, & ne point Péteindre. On ne doit point fouffrir qu'elle tyrannife notre imagination, ni qu'elle nous épouvante par de vains fantómes. Ce n'eft pas jouir de Ia vie, que de craindre continuellement de la perdre. Celui qui fe livre une fois a fes frayeurs, n'eft jamais en repos. Dans 1'état oii raöus fommes, nous ne jouiffons que d'une fécurité négative. Nous devons nous croire a couvert du danger tant que nous ne le voyons point, & nous perfuader que nous ferons toujours en état de nous y oppofer. La  196 Le RêJeur. mort nous talonne continuellement; mais nous ne Pappercevons que par un exces de curiofité. II y a un point auque! la précaution, quelque inquiete qu'elle foit, doit borner fes préfervatifs, paree qu'une terreur n'eft jamais fans une autre qui lui eft oppofée. J'ai autrefois connu un de ces poltrons fpéculatifs, qui ne craignoit rien tant que les voleurs. II employa neuf années a imaginer les moyens d'affurer ia porte & fes fenêtres, è délibérer s'il employeroit un verrou ou une ferrure. II imagina enfin une porte qu'il étoit impoffible de forcer. Elle étoit conftruite de facon qu'il ne favoit fouvent comment Pouvrir. On lui demanda un jour comment il fe fauveroit en cas d'incendie; & il comprit alors qu'il n'avoit travaillé qu'a fa propre deftruclion. II la changea k 1'inftant, & ne ferme aujourd'hui fa porte qu'a un tour, pour ne pas être expofé a périr dans les flammes. II y a une efpece de terreur, que ceux qui ne veulent pas paffer pour poltrons, diftinguent par le nom antipathie. Un homme qui affëcte de bra-  Le Ródeur, 197 ver les bêtes les plus féroces dont il eft éloigné, ne craint point d'avouer qu'il a de 1'antipathie pour une taupe, une belette, une grenouille. Ce n'eft pas qu'il craigne un infecte ni un ver ; mais fon antipathie eft telle, qu'il palit lorfqu'il en voit un. II pourroit fe rendre chez fes voifins par eau auffi fürement que par terre ; mais il ne peut vaincre 1'antipathie qu'il a pour eet élément. II multipüe tous les jours fes antipathies, au point de fe rendre méprifable a autrui, & a charge k foimême» II eft cependant certain qu'il y a des objets, qui, quoique peu formidables par eux-mêmes, peuvent nous infpirer la crainte de la mort; mais lorfqu'on s'appercoit qu'elle eft mal fondée, onpeut généralement la bannir," de même que les fauffes opinions &z les antipathies , pour peu qu'on veuille faire d'effort fur foi-même. Si celui qui palit a la vue d'une fouris, peut une fois fe réfoudre k en prendre une, il connoitra fa fupériorité, & fes crain-, tes s'évanouiront. Je fuis, Monfieur, &c. Thraso n„. tüj  Ï98 Le Ródeur, Monsieur, Comme vous vous occupez également des fciences, & de ce qui concerne la décence, je ne puis m'empêcher de vous inftruire d'une nouvelle efpece de perfécution, qui m'a banni des maifbns de mes amis , &C relégné dans les caffés & dans les tayernes. C'eft une coutume généralemqnt établie parmi les Dames qui font faire un nouveau meuble, ou qui donnent un repas, de demander aux convives comment ils trouvent la fculpture des lambris, les figures des tapifïeries, la porcelaine, la vailTelle plate qu'on fert è table. Mélanie a tiré neuf fois fa montre, pour me la faire admïrcr. Califte a un art de laiffer tomber fa tabatiere, en tirant fon mouchoir, pour que je la ramaffe, & que j'en faffe 1'éloge. Fulgentie m'a conduit, comme par mégarde, dans une chambre détournée, pour me faire voir un nouveau cadre qu'elle a fait faire k foij portrait.  Le Ródeur. 199 J'efpere , Monfieur que vous leur apprendrez qu'on ne doit refufer k perïonne le privilege de fe taire, ni le forcer a trahir fon fentiment; & quoique les Dames ayent droit d'exiger qu'on ait du refpect pour elles, elles ne doivent point exiger des politeffes forcées. Rien n'eft fi louable que de chercher a plaire; mais exiger des applaudiffements par force , fans examiner s'ils font finceres ou non , c'eft une efpece de tyrannie, contraire k la modeftie & k la fincérité dont tout honnête homme doit fe piquer. II y a la même différence entre le tribut d'admiration qu'on extorque de la forte par fon impudence & fes importunités, & le refpecf filencieux qu'on a pour le mérite,qu'entre les vols d'un pirate, & le gain d'un honnête marchand. Je fuis, &c. MlSOCOLAX. Monsieur, Le Speciateur, votre illuftre prédéceffeur, s'eft efforcé d'infpirer aux I iv  200 Le Rédeur. femmes 1'amour des fciences; & malgré le peu d'attenlion que vous témoignez pour elles, je ne faurois vous accufer de vouloir les en détourner: mais vous avez ignoré Pun & 1'autre la maniere dont on peut exciter notre euriofité. Le monde paroit avoir formé une confpiration générale contre notre efprit. On croit que nos queftions ne méritent aucune réponfe; 1'on réfute nos arguments par une plaifanterie, & 1'on nous regarde comme des êtres qui tranfgreffent les limites de notre nature , lorfque nous cherchons a nous inflruire & a acquérir des connoiffances folides. Je demandai avant-hier h un Gentilhomme, verfé dans PAftronomie, pourquoi les jours étoient plus longs en été qu'en hyver. H me répondit que la nature prolongeoit les jours en été, pour que les Dames euffent plus de temps pour fe promener dans Ie pare, & les nuits, en hyver, pour qu'elles employaffent plus de temps au jeu. Vous devez croire que je méprifai une pareille réponfe. Je vous prie de faire favoir a ce grand maitre, que je  Le Ródeur. zot favois, auflï-bien que lui, ce que je lui demanclois, & que je ne lui fis cette queftion que dans le deffein de lui faire rompre le filence, & de l'obliger k prendre part a une converfation, dont il ne pouvoit fe tirer avec honneur, qu'en la faifant tomber fur le feul fujet dont il pouvoit parler pertinemmenf. Je fuis, &c. G É N É R E U S %.  ïoi. Le Rédeur. N°. CXXVIL Mardi , 4 Juin 1751. C&plfti tnilius quant de/mis : ultima prima C'edunt ; dijjïmilts hic vir, & Mc puer. o V I D E. „ Vous démentez dans vos dernieres années Ia réputation que vous avez acquife. Vous étiez au comraencement un homme, &vous „ n'êtes maintenant qu'un enfant ". L orsque Politien , dont le notiï tient un rang diftingué parmi les reftaurateurs de la Littérature , publia un recueil de fes Epigrammes, il eut foin de metrre a plufieurs Pannée dans laquelle il les avoit compofées , foit pour faire connoitre la maturité de fon génie, foit pour engager le public a avoir de Findulgence pour fes ouvrages. Quelleque fut fon intention, Scaliger obferve qu'il acquit peu de réputation, paree qu'il dénientit les efpérances que fes premières productions avoient fait naitre, & que celles  Le Rbdeur. 203 qu'il donna dans fes vieux jours, n'égaloient point celles qu'il avoit publiées dans fa jeuneffe. II eft affez ordinaire a ceux qui en entrant dans le monde fe diftinguent par leur efprit oc par leurs talents , de démentir les efpérances qu'on a concues d'eux, & de finir dans le mépris & 1'obfcurité, une vie qu'ils avoient commencée avec beaucoup d'honneur & de célébrité. On peut ajouter au long catalogue que les Ecrivains moraux & fatyriques ont donné des inconvénients de la vieilleffe, la perte de la réputation. On peut comparer les progrès de 1'efprit humain clans les fciences, a ceux d'un corps mis en mouvement par un coup qu'on lui a donné. 11 fe meut d'abord avec beaucoup de vïtefle, mais elle diminue infenfiblement; & quand même il ne rencontreroit aucun obftacle, la réfiftance du milieu qu'il traverfe , jointe a 1'inégalité de la furface qu'il parcourt, 1'arrête enfin tout-a-coup. On trouve des obftacles a chaque pas qu'on fait dans la vie; mais celui qui ne voit une chofe que de loin, n'appercoit 1 vj  204 Le Rédeur. pas ce qni eft entre deux, & avance hardiment Sc avec confiance, fans prévoir mille obftacles qu'il rencontre dans la fuite fur fa route. Quelques-uns font a Ia vérité arrêtés dans leur carrière par un malheur fubit, ou détournés de leur chemin par Pimpulfion de quelque paffion violente; mais la plupart déchoient peu-a-peu , ne s'écartent au commencement que d'une maniere imperceptible, & appercoivent a peine le temps dans lequel leur ardeur les a abandonnés , Sc on ils ont perdu de vue leur premier deffein. La laffitude & la pareffe, jorntes a différentes caufes, empietent infenfiblement fur nous, & 1'on ne s'en appercoit que lorfqu'il n'eft plus poffible de s'y oppofer. Le travail exige néceffairement du repos & du relache r Sc le repos a tant de charmes pour nous, que nous avons de la peine a nous remettre au travail. Dans Ie cas oü nous nous y remettons, les amufements nous engagent bientöt a le quitter ; car lorfque Ia pareffe s'eft une fois emparée de 1'ëfprit, ilfaut, pour Pen chaffer, des efforts dont peu de gens font capables»  Le Ródeur. 105 Le fort de Pinduftrie eft d'avoir également a craindre des contre-temps& des fuccès, de la confiance & du découragement. Celui qui s'engage dans une grande entreprife , paree qu'il compte fur fa facilité ou fur fes forces, perd aifément courage au premier obftacle qu'il rencontre, paree qu'il s'étoit promis d'avancer fans en trouver. II fe trouve dans le cas d'un homme, qui étant allé fe baigner dans la mer , eft tout-a-coup furpris par une tempête. II eft affez ordinaire de trouver la difficulté d'une entreprife plus grande , & le profit moindre qu'on ne Pavoit efpéré. Les jeunes gens entrent dans le monde, prévenus en leur faveur. I!s s'imaginent non-feulement de réuffir dans tout ce qu'ils entreprennent, mais encore d'obtenir les récompenfes que méritent leurs talents. On ne peut aifément leur perfuader que Popiniatreté & Pavarice peuvent s'oppofer a leur mérite, & Penvie 8i la malignité obfcurcir leur réputation. Ils ignorent qu'ils peuvent être fruftrés de leurs prétentions, quelque fondées qu'elles puiffent être, par la  ïoö Le Ródeur. malice & 1'indolence, par des artifices & des faux bruits; que parmi le nombre d'hommes avec lefquels ils ont a faire, plufieurs n'ont d'autre motif pour être leurs ennemis, finon qu'ils ont plus de talent qu'eux ; que d'autres ne font plus curie ux, & regardent tous ceux qui font du bruit dans le monde , comme des intrus & des perturbateurs de leur repos; que quelques-unsont des intéréts pour lefquels ils craignent; que plufieurs ajoutent foi aveuglément a tous les bruits que la haine ou la folie répandent , & que quiconque afpire a fe faire connoitre, a prefque dans chaque homme un ennemi ou uh rival; qu'il fera obligé de lutter contre des gens hardis & entreprenants, d'éluder les artifices de ceux qui font timides & craintifs, d'aiguillonner les pareffeux, d'adoucir les opiniatres, de corriger les méchants, d'inftruire les ignorants. • II n'eft pas étonnant que le zele diminue , lorfqu'on n'attend plus de récompenfes ; & en effet, quel eft Phomme qui continue de cultiver un terrein qu'il fait être naturellemen!  Le Ródeur. 107 ftérile ? Celui qui s'eft attendtt k des louanges, & a trouver par-tout des protefteurs & des amis, ne tarde pas è fe rallentir , lorfqu'il réfléchit qu'il n'a aattendredeceux qui font profeffion de 1'admirer, que de froides politeffes, & que plufieurs lui refufent des talents, pour ne pas être obligés de les récompenfer. Un homme qui ne voït plus aucune efpérance d'arriver dans le port vers lequel il dirigeoit fa courfe , s'abandonne fouvent au hafard & aux.vents, fe laiffe entrainer au courant de la vie, fans faire aucun nouvel effort „ & eft enfin englouti dans le gouffre de la mortalité. D'autres font induits k s'abandonner eux-mêmes par une illufion contraire. On a dit d'Annibal, qu'il ne manquoit autre chofe k fes vertusguerrieres, finon de fa voir profiter des avantages qu'il remportoit fur fes ennemis. La folie d'abandonner trop tót un travail utile, & Pemprefiement de /ouir des avantages qu'on s'eft promis avant de fe les être affurés, font fouvent funeftes aux efprits ardent* Sc préfomptueux,qui ayant funnonté tous  io$ Le Ródeur. les obftacles , & laiffé derrière eux leurs compétiteurs, croyent avoir atteint la perfeérion, & fe propofent de jouir paifiblement le refte de leurs jours des acquifitions qu'ils ont faites, & des louanges qu'on leur donnera, pendant que ceux qui leur font inférieurs continueront de travailler 6c de fe donner de la peine. On ne confidere pas affez dans ces moments de joie & de triomphe , qu'un homme n'eft grand qu'en comparaifon d'un autre, qu'on ne juge du travail qu'un homme a fait, qu'en le comparant avec celui d'autrui , & rélativement au temps & aux occafions dont il a été le maitre de difpofer, & que celui qui fe borne a exceller dans un point, perd tous les jours une partie de Peftime qu'on avoit pour lui, paree que fon travail n'eft pas proportionné a la durée de fa vie : mais comme aucun homme ne fe défait aifément des opinions qui lui font favorables & qui le flattent, ceux qu'on a une fois célébrés croyent devoir toujours 1'être, & ne s'appercoivent du déclin de leur réputation, que lorfqu'ils ne font plus a temps de  Le Ródeur. 209 la recouvrer. II ne leur refte plus que des murmures & des remords; & fi le prodigue fe rappelle avec chagrin le bien qu'il a diffipé mal-a-propos, combien a plus forte raifon celui qui paffe fa vie dans Pobfcurité, doit-il regretter le temps dans lequet fa réputation étoit k fon combler Toutes ces erreurs proviennent de ce qu'on ignore les vrais motifs qui doivent nous faire agir. Celui qui fe borne aux louanges & aux récompenfes des hommes, ne peut qu'êtreabattu par le mépris & Ten vie , ou infatué des honneurs & des applaudiflements. S'il eüt fait réflexion que Ia vie ne lui avoit été dormée que cotnme un dépot qu'il devoit employer conformément aux ordres d'un maitre, qui recompenferoit fes efforts plutot que fes fuccès , il ne fe feroit ni enorgueilli ni découragé, & auroit continué fa tache avec joie & avec confiance, fans fe laiffer amollir par les louanges, ni intimider par la cenfure.  201 Le Ródeur. N<\ CX XVIII. Samedi, 8 Juin 1751. Owc êyèviT, «V 'Aieutifcf. -rap* Unteï Ovts irkp dvTl&éa KaS'y.a héyovrui ys phïv (Ip'ww "O^Êoc iirrépTciTov Si ?KS7V. PlNO. » Aucun homme, quelque brave, quelque » fage & quelque puiffant qu'il foit, n'eft ja» mais parfaitement heureux. Pelée, petit-fils » des Dieux, & Cadmus , quoique protégés par » les PuiiTances céleftes, n'ont pu fe fouftrairc » aux maux attachés a 1'humanité ". L e s Ecrivains qui ont entrepris de réconcilier les hommes avec leur condition aöuelle, & d'appaifer le mécontentement que leur caufe la difhibution inégale des bien rerreftres, nous difent fouvent que nous jugeons trop a la hate du bien & du mal ; que nous ne voyons que la fuperficie de la vie, que nous jugeons du tout par une petite partie, & qu'il arrivé fouvent que le chagrin & 1'anxiété font  Le Ródeur. 2.x x eachés fous la robe dorée de la profpérité, & le chagrin inféparable de la calamité adouci par des confolations & des efpérances fecretes. II n'y a que ceux qui ont appris Tart de foumettre leurs fens & leur raifon k des fyftêmes hypothétiques, k qui le plus habile rhétoricien puiffe perfuader que tous les lots de la vie font égaux. On ne peut cependant nier que chaque homme n'ait des plaifirs & des peines qui lui font propres ; que les accidents extérieurs operent diverfement fur les différents efprits, & que perfonne ne peut juger par fes propres fenfations, de ce qu'un autre ïentiroit dans les mêmes circonfiances. Si 1'on jugeoit de la difpofition générale des chofes par lc portrait que chacun fait de fon état, le monde ne feroit qu'un féjour de chagrin & de mifere ; car il y a peu de gens qui ne fe plaignent des leurs. A ne juger du monde que par le portrait que chacun fait du bonheur d'autrui, on conclurroit que nous fommes tous placés dans un féjour oü le plaifir &c 1'abondance regnent de toutes parts, puifqu'on ne profere aucune plainte qu'elle  2iz Le Rédeur. ne foit auffi-töt cenfiirée par ceux qui 1'entendeut, & que chacun paffe pour avoir obtenu un lot au moins proportionné k fa vertu & a fon efprit, & même pour pofféder plus qu'il ne mérite, ou que ce dont il a befoin. Nous naiflbns avec des carafteres & des inclinations fi différentes, nous recevons un fi grand nombre de nos idéés & de nos opinions de 1'état que nous avons embraffé, que les chagrins & les peines d'une partie des hommes, paroiffent k autrui une hypocrifie , une folie , ou une affettation. Chaque claffe de fociété a un ton de lamentation, qui n'eft entendu que de ceux qui la compofent; & chaque état de la vie a des peines auxquelles ceux qui en font exempts ne font point fenfibles. Un événement qui effraye la moitié du monde négociant, qui oblige les compagnies commercantes k s'affembler pour confulter enfemble, qui ébranle les nerfs de mille actionnaires, ne fait aucune impreflion fur le Seigneur ni fur le fermier. Une intrigue amoureufe qui tient les jeunes gens dans une alternative d'efpérance & de crainte, qui les privé de jour en  Le Rédeur. 173 jour de tout autre plaifir & de toute autre occupation, paffe dans 1'efprit de ceux dortt les paffions font éteintes, comme un fimple amufement, qui ne peut caufer ni plaifir ni chagrin , &i qui, bien que propre a remplir des moments d'oifiveté, doit toujours céder a la prudence & a 1'intérêr. Celui qui n'a d'autre defir que de remplir fes coffres , & d'augmenter fes domaines , qui n'eft chagrin que d'avoir mal placé fon argent, ou d'être entré dans une compagnie qui lui a fait effuyer des pertes confidérables, eft tout furpris que des hommes polis & bien élevés s'entretiennent des gens d'efprits & des favants. Quel plaifir peut-il trouver a entendre parler de gens qui n'afpirent qu'a dire des chofes qu'on n'a jamais dites avant eux; qui , lorfqu'ils viennent a avoir un héritage, employent leur bienarégaler ceux qui veulent les écouter; qui étant pauvres, négligent 1'occafion d'améliorer leur fortune , pour avoir le plaifir de faire rire les autres? Comment peut-il croire qu'il y ait des gens qui aiment mieux perdre un legs , que la réputation d'un diftique; qui croyent  2i4 Le Ródeur. que c'eft un moindre malheur de marlquer d'argent, que de refter court dans une converfation ; qu'une raillerie erapêche fouvent de dormir ; qui font moins fichés de perdre un marché avantageux, qu'une répartie fpirituelle ? II ne peut concevoir que eet enfant de 1'oifiveté & de, la folie entre auffi tremblant dans une aflemblée, qu'un plaideur qui attend la décifion de fon procés; qu'il s'occupe des applaudiiTements qu'il attend, comme un confpirateur dont le fuccès dépend de la nuit fuivante ; que dans fes heures de retraite, il porte chez lui fous un air apparent de gaieté, un cceur déchiré par 1'envie, ou abattu par un contretemps; qu'il s'enferme dans fon cabinet pour examiner ce qu'il a fait pendant la journée , pour calculer le gain ou la perte de réputation qu'il a faite, & découvrir les caufes qui I'ont fait réuffir ou échouer ? On peut encore moins concevoir ce qui peut troubler le repos & le bonheur des femmes. Un Philofophe folitaire croiroit qu'étant nées exemptes de-chagrins & de foucis, elles devroient mener la vie la plus heureiue  Le Rédeur. 115 du monde. En effet, qu'eft ■ ce qui peut interrompre le contentement de celles a qui tous les fiecles fe font efforcés d'accorder des honneurs & des immunités; qu'on ne fauroit infulter fans paffer pour un lache ; dont les yeux commandent aux braves, & dont le fouris adoucit les cceurs les plus rudes; celles que les marins s'efforcent d'orner, les foldats de défendre, & les Poëtes de célébrer; qui exigent un tribut des arts & des fciences, & dont tous ceux qui les approchent tachent de multiplier les plaifirs, fans exiger d'autre récompenfe que celle de leur piaire ? II eft certain que le bonheur devroit avoir fixé fa réfidence chez ces favorites de la nature, qui ne connoiffent ni le trayail ni le danger. Elles ne devroient s'occuper qu'a varier leurs plaifirs , & a danfer au fon de la lyre, ne s'affembler que pour fe divertir, & ne rentrer chez elles que pour jouir d'un repos parfait. C'eft-tè ce que penferoit un homme qui eft féqueftré du monde, & qui ne le connoït que par fpéculation öf par conjeclure; mais 1'expérience  116 Le Ródeur. ie convaincroit bientöt qu'il n'y a pas de perfonnes plus malheureufes que celles dont Pabondance & Pindulgence ont amolli le cceur. II connoitroit bientöt les dangers auxquels la puiffance eft expofée, lorfqu'elle n'a d'autre garde que la jeuneffe & la beauté, qu'on ne jouit pas long-temps d'une tranquillité qui n'eft fondée que fur la flatterie. II eft impofïible de fuppléer aux befoins auffi promptement que 1'imagination les fait n3Ïtre, & de prévenir tous les inconvénients , dont Pé3égance,aiguifée par 1'impatience, peut s'offenfer. II n'y a pas de gens auxquels il foit plus difficile de plaire, que ceux que la fatiété des plaifirs a rendu las d'eux-mêmes, ni qu'il foit plus aifé d'offenfer, que ceux a qui tout le monde s'eft efforcé de faire des politeffes. II eft néanmoins certains coups de la deltinée que la jaloufie dirige inceffamment contre les belles. II y a plufieurs fiecles que la maitreffedeCatullepleura la mort de fon moineau , & bien des femmes pleurent de nos jours celle de leurs bichons. Le plus beau brocard eft fujet a fe tacher; une blanchiffeufe peut  Le Ródeur. 2.17 peut déchirer le plus beau point de Eruxelles; un portrait peut fe détacher d'une montre ; un deuil de Cour peut empêcher qu'on ne mette une robe-de-chambre qu'on a fait faire. Tel eft 1'état de tous les fiecles, de tous les fexes & de toutes les conditions. Tous ont des foucis qui font 1'effet ou de la nature ou de la folie; par conféquent, quiconquefe fent difpofé a porter envie a autrui, doit fe fouvenir qu'il ignore la condition réelle qu'il ambitionne, & que, flattant une paffion vicieufe, il court rifque de diminuer un bonheur qui ne lui paroit pas affez grand. lome. III. K  ii 8 Ze Ródeur. N«. CXXIX. Mardi, n Juin 1751. —ilfi 1 ■ Nunc , O nunc. Dadale, dixit, Matenam , qua fis ingeniofus , habes, Pojjidet en terras , & pojpdet aquora Minos : Nee tellus noftrace , nee patet unda fugx. Re/lat iter ccelo : ccelo tentabimus ire. Da veniam capto, Jupiter alte, meo. OviDE, ,, Voici, dit Dédale, une occafion propre f, a fignaler ton génie. Minos eft maitre de la mer 5c de la terre, & ces deux routes me „ font fermées. II ne refte que le Ciel qui puiffe favorifer ma fuite; & c'eft la route ,, que je vais prendre. Je te prie, grand Ju- piter, de me pardonner mon audace , 5c de ,, favorifer mon entreprife ". I_iF.s Moraliftes, de même que les autres Ecrivains, au-lieu d'examiner le monde vivant, & de nous donner des maximes qu'on puiffe pratiquer, & des nouvelles idees théoriques, fe bornent k des connoiffances acceflbires, & croyent qu'on doit les refpec* ter, a caufe qu'ils ont donné un nou-  Le Rédeur. 119 veï arrangement a un ancien fyftême, ou éclairci des principes recus. On nous tranfmet les fages préceptes des premiers maitresdu genre humain, tels a-peu-près qu'ils les ont laiffés ; on les répete comme 1'écho ; mais ils perdent une partie de leur rorce a chaque répercuilion. ^ Je ne fais fi cette froide imitation n'eft pas la caufe de cette partialité conftante & uniforme qui a garantï jufqu'ici certains vices de la cenfure , & privé quelques vertus des éloges qu'elles méritent. Je ne faurois découvrir fans cela pourquoi on nous a fair connoitre une partie de nos ennemis , & caché 1'autre; pourquoi on a fortifié un cóté de notre cceur d'un doublé mur, & laiffé 1'autre ouvert aux incurfions de Terreur & aux ravages du vice. On peut mettre au nombre des fujets favoris des déclamations morales, les contre-temps auxquels on eft expofé lorfqu'on tente des entreprifes qui excedent nos forces. On trouve a chaque page des ouvrages philofophiques, les exemples d'une témérité qui a fuccombé fous le fardeau qu'elle Kij,  iao Ze Ródeur. s'étoit impofé, ck qui a défié des en- nemis dont elle a été la viöime. Leurs remarques font trop juftes pour pouvoir les difputer, & trop falutaires pour les rejetter : mais il eft a craindre auffi qu'on ne nous inculque une prudence timide & capable d'émouffer le courage , & que 1'efprit ne fe refroidiffe & ne refte dans une inaction perpétuelle par la fatale influence d'une froide fagefle. II eft certain que tout homme doit exaöement comparer fes forces avec fon entreprife; car quoique nous ne devions pas vivre fimplement pour nous-mêmes, ni éviter la fatigue 6f ^e danger paree qu'il peut nous attirer des malheurs & des difgraces, on peut cependant exiger de nous que nous ne hafardions point imprudemment dans des entreprifes au - deflïis de nos forces, une vie que nous aurions pu rendre utile a la fociété, fi nous les avions mieux connues. II y a un mépris déraifonnable du danger, qui approche de la folie, fi tant eft qu'il ne tienne point du crime du fuicide; il y a une perfévérance ridicule dans des projets impraticables,  Le Ródeur. 221 qui mérite d'être punie par 1'ignominie & le blame : mais dans la vatte région de la probabilité, qui eft celle de la prudence & du choix, on peut s'écarter de la rectitude, fans tomber dans Pabfurdité; & felon les inclinations naturelles & les impreffions du précepte, 1'homme hardi & 1'homme prudent peuvent prendre desdirecïions différentes, fans encourir le nom de téméraire & de lache. On convient unanimement qu'il y a un chemin mitoyen dont un homme ne doit jamais s'écarter : mais on avoueen même-temps qu'il eft fi étroit, qu'on ne peut aifément le découvrir, &C fi peu frayé, qu'on a de la peine a le fuivre. Le foin de tous ceux qui fe font chargés de conduire les autres, a toujours été de remettre fur la voie ceux qui s'en écartent. ^ II n'eft pas étonnant que 1'on blame généralement latémérité; car c'eft un vicedont peu d'individus font entichés, & que quantité de gens font par conféquent toujours prêts a condamner. C'eft le vice des ames nobles & gé-, néreufes, une furabondance de magnanimité, & 1'ébiijljtion du génie. On K üj .  22i Le R/uleur. ne 1'aime point, paree qu'elle n'a pas cette apparence de douceur & de foibleffe néceffaire pour infpirer de la compaffion. Si 1'on eüt employé la même attention a trouver des arguments contre la folie de préfuppofer des impoffibilités, & d'anticiper les contre - temps, je fuis perfuadé que quantité de gens, qui, pour avoir confondu la prudence avec la timidité , n'ont jamais rien ofé entreprendre de crainte d'échouer, fe feroient rendus utiles au public. II eft néceffaire de diftinguer notre intérêt de celui d'autrui ; & cette diftinction nous mettra peut-être en état de fixer au jufte les limites entre la prudence & la témérité. Lorfqu'il s'agit d'une entreprife dont dépendent le bonheur & le falut d'un grand nombre de perfonnes, nousne devons rien rifquer que du confentement de ceux qui partagent le danger : mais nous ne fommes pas reftreints dans des limites auffi étroites, lorfqu'il n'y a que no.us qui ayons a fouffrir du contre-temps que nous éprouvons; & 1'on ne peut nous accufer d'être téméraires, lorfque plufieurs profitent de notre fuc-  Le Ródeur. 12.3 cès, & qu'il n'y a que nous qui fouffrions dans le cas oü nous venons a échouer. Les hommes aiment généralement les préceptes qui flattent leur indolence; & comme ce qu'on dit de la folie humaine, n'excite aucun reffentiment dans ceux même qui font les plus jaloux de leur réputation, nous avouons fans répugnance qu'un homme vain ne connoït point fa foibleffe , & entreprend fouvent des chofes qu'il ne peut exécuter. Mais on obfervera de même que 1'homme ignore auffi fes forces, 6c qu'il pourroit exécuter mille entreprit'es, s'il n'étoit pas retenu par fa poltronnerie. Pythagore obferve dans fes vers dorés, que lapuijfance nejljamais lom de la nécejjité. La vigueur de 1'efprit humain fe manifefte bientöt dans les Cas oü 1'on n'a pas le temps de douter ni d'héiiter, lorfque la défiance eft al> forbée par le fentiment du danger, ou furmontée par quelque paffion violente, Nous ne tardons pas alors a nous appercevoir que la difficulté eft, pour la plus grande partie, la fïlle de la pareffe ; que les obftacles que nous K iv  2.2i4 Le Ródeur-, croyons voir fur notre chemin, ne font que des fantömes, qui ne nous ont paru réels que paree que nous ne les avons pas examinés; & nous apprenons qu'il eft impoffible , fans le fecours de Pexpérience, de favoir de quoi la conltance & la perfévérance font capables. Mais quelque plaifir qu'on trouve k fe rappeller les dangers qu'on afurmontés par fon adrelTe & par fon courage , peu de gens aiment a être convaincus de leurs foress par le befoin ou la terreur, & a fortir de leurinaclion. II convient donc que touthomsne s'anime par raifon & par réflexion , & qu'il prenne la réfolution d'employer la force cachée que la nature peut avoir mife en lui, avant que Foccafion d'en faire ufage fe préiente. II eft indigne d'un être raifonnable de devoir a la néceffité une force qui doit être 1'effet. de fon choix, & d'agir pour tout autre motif que celui de faire fon devoir. Les réflexions qui peuvent bannir le défefpoir, ne manqueront jamais a celui qui confidérera la différence qu'il y a entre lefat ciyilifé , §c celui, de  Le Ródeur, ai* fimple nature. Tout ce qu'on a imaginé d'utile & de commode, paroifioit impoffible avant qu'on 1'eut découvert, & ne Fauroit jamais été, s'il ne fe fut trouvé des gens affez eourageux & affez hardis pour braver les préjugés & la cenfure. On n'a pas lieu de douter que les mêmes efforts ne foient récompenfés du même fuccès. Les productions de la nature poffedent mille qualités, &les arts mille fecrets, qu'on n'a point encore découverts. II eft du devoir de tout homme d'ajouter par fon induftrie quelque chofe au fonds de connoiffances que nos ancêtres nous ont laiffé. Pen , a la vérité, font en état d'y ajouter beaucoup;. mais chacun peut efpérer de 1'augmenter , & s'affurer que fes efforts feront récompenfés, quand même il ne réut ixoit point-. K v  S2 Le Ródeur. N°. CXXX. Samedi, 15 Juin 1751. Non fic prata novo vete decentia sEflatis calidx difpoliat vapor, Sxvit folftitio cum medius dies; —«■«■■ Ut fulgor teneris qui radiat genis Momento rapitur, nullaque non dies- Formofi fpolium corporis abftulit. Res eft forma fugax, Quis 'fapiens lona Confidal fragili ? Seneque. » La beauté fe fanne auffi promptement que* la verdure des prairies pendant les chaleurs » de 1'été. Elle eft une fleur paffagere , qui perd >, tous les jours une partie de fcn éclat. Com« ment^donc une femme fage ofe-t-elle comp» ter fur un bien auflï fragile"? AU RÓDEUR. 3MoN SIEUR, Vous avez obfervé derniérement ? dans les différentes fubdiviiicns que vous avez faites du monde, que chaque état a des peines & des plaifirs qui lui font propres. Les unes tk les autres  Le Ródeur. xiy font reffet de certains événements auxquels nous ne faifons pas attention; mais nous ne fommes pas plus en état de communiquer nos perceptions è des efprits préoccupés de différents objets, que de faire voir la beauté des couleurs &goüter I'harmonie desfons a des gens fourds & aveugles. . Je fuis tellement convaincue de Ia /uftefle de cette remarque, & je me fuis appercue dans tant d'occafions du peu d'attention que donnent les perfonnes orgueilleufes aux maux dont elles font exemptes, & de 1'indifférence avec laquelle elles écoutent les plaintes qu'on leur fait, lorfqu'elles n'ont pas fujet d'en faire de femblables, que je doute que vous daigniez lire le récit que je vais vous faire des événements de ma vie , ni que vous puiffiez m'entendre fans Ie fecours de quelque fpéculateur femelie. Je^ fuis née d'une beauté parfaite. Je n'ai pas plutöt commencé a faire ufage de ma raifon, que je me fuis entiérement occupée de moi-même, & je ne puis me rappeller aucun temps oü je ne me fois louée & admirée. Ma mere, que fonheureufe étoile avoit K vj  %i$ Le Ró'diur. élevéeaune condition au deflus de fa naiffance , ne connoiiToit pas de plus grand mal que la laideur. Elle n'imaginoit rien au-delTous d'un teint bafané, & de mauvais traits. Elle me regardoit comme un affemblage de tout ce qui pouvoit exciter Tenvie & faire naitre des defirs , & elle me prédit avec un air de triomphe 1'étendue de mes conquêtes & le nombre de mes efclaves. Elle neme citoitjamais quelqu'flne de mes amies, que pour me faire remarquer combien il s'en falloit qu'elle fut auffi parfaite que moi. L'une avoit un beau vifage, mais les yeux fans vivacité-; une antre piaifoit étant vue de loin, mais elle n'avoit nide beaux cheveux , ni de belles dents. Une autre étoit bien faite, mais avoit le teint trop brun. Une autre avoit les doigts trop courts, & des- taches mal placées.. Comme elle ne connoifToit rien audeflusde la beauté, elle la jugeoit feule digne de fes foins. Sa tendrelTe maternelle étoit uniquement occupée k me garantir de tout ce qui pouvoit me gater. le teint,. Elle ne me croyoit ja~  Le RS'Jeuri 229 mais affez k couvert du folei! & du feu. Safévérité & fon indulgence n'ayoient d'autre objet que la confervation de ma beauté. Elle me difpenfoit de travailler, de peur que je ne me eourbaffe, &c que 1'aiguille ne me fit venir des durillons au doigt. Elle m'empêchoit de lire , paree qu'une Demoifelle du voifinage s'étoit gaté les yeux en lifant a lachandelie; elle me retranchoit la nourriture, de peur que ma taille ne groffït; elle mem* pêehoit de promener, de crainte que je ne me donnaffeune entorfe. Elle me vjfitoit la nuit depuis la tête jufqu'aux pieds, de peur que je n'euffe perdu une partie de mes charmes pendant le jour-. Elle ne me laiffoit dormir qu'après m'avoir affujettie a. une difcipline cofmétique, laquelle confiftoit dans une luftration avec de Peau de fleur de feve, ou de la rofée de Mai; k me parfumer les cheveux avec différents onguents, dont les uns fervoient k les faire croitre> les autres a. les faire frifer. Elle me faifoit mettre desganta préparé», pour conferver la douceur de mes mains; elle mefrottoitla poitrine avec une pommade, qui.avoit la.vertu  2.30 Le Ródeur. de diffiper les taches & les rougeurs, Elle me faifoit lever de bonne heufe, a caufe, difoit-elle, que l'air du matin rendoit le teint frais; mais elle tiroit toujours le rideau lorfque j'étois dans fa chambre, de peur que le foleil levant ne me halat le col. Elle m'habilloit enfuite avec mille précautions ; j'entendois de nouveau mes propres éloges, & les compliments & les heureux prognoftics de tous ceux qui m'approchoient. Ma mere n'étoit pas affez prévenue en faveur des qualités dont la nature m'avoit douée, pour croire qu'elles n'avoient pas befoin de quelque culture. Elle eut foin de me procurer tous les talents qui conviennent aux filles , & que 1'on regarde comme néceffaires dans le beau monde. Je paffai a neuf ans pour la meilleure danfeufe du pays; & M. Ariette, maitre de harpe , me citoit a fes écolieres comme un prodige. Je jouai a douze ans aux cartes avec autant de ^race que de jugement. Le temps vint enfin oü ma mere me crut affez parfaite dans mes exercices, pour pouvoir étaler en public  Le Rédeur. %yi des talents qui n'avoient jufqu'alors brillé que dans des affemblées domeftiques & privées. Je fus invitée k un bal; & comme elle regardoir cette nuit comme le plus important & le plus critique infiant de ma vie , elle ne négligea rien pour m'y faire paroitre avec éclat. Elle ne laiffa rien au hafard. Elle donna toute 1'attention poffible a ma parure ; elle confulta fes amies fur les coureurs qui me convenoient; elle ne laiffa aucun repos aux faifeufes de manteaux. ■ La nuit dont je devois dater ma vie future, vint enfin. Je me parai, & me mis en campagne, auffi tranfportée de joie que Dom Quichotte, lorfqu'il fit fa première fortie. Des favants m'ont dit qu'une Dame Spartiate, après avoir armé fon fils T lui dit de revenir avec ou deffus fon bouclier. Ma vénérable mere me dit en partant, de ne point oubiier que j'étois fa fille, de me montrer pour telle, & de ne point m'en retourner fans un amant. Je fus re?ue dans Paffemblée avec tous les applaudiffements que la nouveauté excite de prime-abord, Tom  uil- Le RSdeur. les jeunes gens qui comptoient fur leu? figure & leur parure, s'affemblerent autour de moi, & difputerent a 1'envi k qui fixeroit mes- regards. On me fit mille politeffes, qui me flat-terent d'autant plus,qu'elles exciterent Penvie de celles que ma préfence effacoit; & je m'en retournaï avee un galant tel que je pouvois le defirer, tant pour la naiffance que pour la fortune. Je paffai depuis ce moment pour la première beauté du pays; tout le monde avoit les yeux fur moi au mail; je fus célébrée dans les papiers du jour ; toutes les jeunes femmes s'efforcerent de m'imiter, & je ne fus cenfurée que par celles qui étoient plus agées ou moins fortunées que moi. Ma mere, qui efpéroit d'être-bientöt témoin de mon élévation,. ne négligea rien de tout ce qui concernoit ma parure; & lorfque je lui repréfentai que Pon pourroit me croire une fortune proportionnée a mon apparence, elle me dit qu'elle mépriferoit le reptile qui oferoit s'informer de la fortune d'une fille telle que moi, Elle me confeilla de pouffer mes conquêtes^ &. que le temps m'ameneroit infail-  Le Ródeur. 2,33 liblement un capiif, digne de porter mes chaines pour toujours. Mes amants étoient en effet fi nombreux, que je n'étois qu'en peine de iavoir auquel je devois donner la prcference; mais ma mere m'ayant inftruite a garantir mon cceur de toute impreffion qui ne s'accordoit pas avec mes intéréts, je fus d'autant moins embarraffée, que mon choix étoit réglé par des principes plus clairs & plus certains que ceux du caprice. Après avoir choifi celui qui me parut le plus digne d'encouragement, je me conduifis felon les regies de Part; mais apres que 1'ardeur des premières vifites fut paffee, je vis infenfiblement dtminuer mon crédit: je compris alors Ie befoin de varier les amufements, d ammer la converfation, & je ne pus pas m'imaginer que mon efprit dut démentir les promeffes que faifoit mon vifage. Je fus bientöt a quoi m'en tenir fur cette opinion , par un de mes amants , qui époufa Lavinie, avec moins de beauté & de fortune que moi, paree qu'il crut qu'une femme devoit avoit des qualités qui la ren-  234 Le Ródeur. diffent aimable , après que la fleur de fa beauté feroit paffée. Ma mere ne put concevoir que 1'on put trouver quelque défaut dans une fille qu'elle avoit pris loin d'inftruire, & a qui rien ne manquoit pour être parfaite. Elle me dit que rien ne nuiioit plus a Pavancement des femmes que la littérature & 1'efprit,qui effrayoient généralement ceux qui ne cherchoient que la fortune, & n'attiroientqu'une troupe oifeufe de Poëtes & de Philofophes, qui rempliffoient leurs têtes de notions étranges, de contentement, de méditation, & d'une obfcurité vertueufe. Elle me confeilla de prendre un maitre de danfe Francois, pour me perfettionner dans le menuet, & d'attendre 1'événement de la nuit fuivante. J'avois alors prés de dix-neuf ans, Si mes charmes avoient perdu quelques - uns de leurs attraits, j'y fuppléois par un air de dignité ; fi je n'avois pas la même innocence, j'en étois dédommagée par l'adrefleavec laquelle je favois captiver le coeur des hommes. Je me préparois avec la plus grande confiance pour une nouvelle atta-  Le Ródeur. 2.^ «pue, lorfqu'au milieu de mes efpérances & de mes projets, je fus attaquée de cette affreufe maladie, qui a fi fouvent mis fin a la tyrannie de la beauté. Je guéris; mais lorfque je vis ce vifage dont j'avois été idolatre , tout ce que j'avois prifé & taché d'embellir, qui m'avoit procuré tant d'honneurs & d'éloges, détruit fans reflburce, je tombai tout-a-la-fois dans la mélancolie & le découragemenf. Ce qui augmenta ma peine, fut que ma mere me dit qu'elle étoit fachéeque je n'euffe pas perdu la vie en mêrne-temps que ma beauté; qu'il ne rertoit rien a une jeune femme lorfqu'elle avoit perdu fes charmes, qui put engager ceux qui 1'avoient aimée, a lagarantir du tombeau. _ J'ai continué mon récit jufqu'au période oii ma vie prit une nouvelle face. Je Pacheyerai clans une autre lettre, fivous témoignez, par la publication de celle-ci, que vous avez quelque égard pour la correfpondance de VlCTOlRE.  i36 Le Ródeur. N°. CXXXI. Mardi, 28 Juin 175 r. —Fatis accede deifqne , Et cols felices ; miferos fuge. Sldera ccdo Ut diftantt it flamma mari, fic utile recto '. Lvcaix, » Suivez le chemin que la deftinée vous in» dique. Cultivez les gens heureux , & fuyez >t les malheureux. Vous verrez plutöt les élé» ments s'unir, malgré la difcorde qui regne » entre eux , que vous ne verrez la vérité s'ac>► corder avec le gain, & 1'intcrêt avec Ia bonne » foi ". ï L n'y a rien fur quoi les hommes foient plus d'accord , malgré les différentes inclinations que la nature ou Ie hafard leur ont donnée , que fur le defir des richeffes. Ce defir eft fi dominant, qu'on peut le regarder comme univerfel. II comprend tous les autres; & les différents motifs qui font agir les hommes, n'en font proprement que des efpeces fubordonnées, & des modifications difFérentes.  Le Ródeur. 2.37 Les richeffes font 1'objet de I'inciination des hommes, & pour lequel tous les efprits ont un penchant invariable, qui prend enfuite différentes directions. Ledernier but qu'ils fe propofent, eft de s'enrichir; & ils ne croyent pouvoir jouir des plaifirs auxquels ils afpirent, qu'avec le fecours de 1'argent. Tous conviennent unanimement du prix des richeffes, & ne different que par rapport a 1'ufage qu'on en doit faire. On ne peut former aucun defir qu'on ne fatisfaffe avec le fecours des richeffes. Celui qui fait confifter fon bonheur dans un riche équipage & dans im domeftique nombreux, dans les louanges & les acclamations populaires, a fe procurer tout ce que les arts oc le luxe ont inventés, doit être riche par fa naiffance ou par fes acquifitions. On peut regarder les richeffes comme le principe élémentaire des plaifirs, que 1'on peut varier de cent manieres différentes; comme la fubftance effêntielle & néceffaire, 2 laquelle il ne s'agit que de donner la forme que 1'on veut. Les richeffes étant auffi néceffaires  238 Le Rédeur. que je viens de le dire, il n'eft pas étonnant que prefque tous les hommes tachent d'en acquérir; qu'une infinité de gens s'efforcent d'-xctUer dans les arts qui procurent les commodités de ïa vie, & dont ils efperent par conféquent de tirer du profit. On feroit heureux, fi ce defir prédominant n'opéroit que conjointement avec la vertu, s'il n'influoit que fur ceux qui font jaloux de mériter ce qu'ils tachent d'acquérir , & qui ne travaillent a augrnenter leur fortune que pour contribuer au bonheur d'autrui. Etre riche & avoir du mérite, feroient alors deux mots fynonymes ; & 1'on pourroit regarder la fortune comme un garant de celui que 1'on a. Mais on ne voit pas que les defirs des hommes foient proportionnés aux moyens qu'ils employent pour les fatisfaire. Plufieurs ambitionnent des richeffes, qu'ils favent ne pouvoir obtenir par des voies légitimes & honnêtes. ils en employent d'autres pour acquérir ce dont les gens les plus indignes & les plus incapables ne peuvent abfolument fe paffer. On s'appercevra, pour peu qu'on  Le Ródeur. 2.39 réfléchiffe, qu'il y a des moyens plus prompts pour s'enrichir que le travail & 1'induftrie. Ce que la vertu peut a peine obtenir a Ia fin d'une longue vie, comme la récompenfe de fon travail, devient celle dïin fcélérat qui a pris une voie plus courte & plus facile. La crédulité eft une fource affurée de richeffes pour 1'impofture; & les poffeflions de 1'ignorance & de la foibleffe deviennent bientöt la proie de Partifice & de Ia violence. 11 n'eft pas difficile non plus de s'apJ percevoir que les richeffes fe protegent elles -mêmes, qu'elles fafcinent les yeux de la curiofité, retardent la célérité de la pourfuite, & appaifent Ia férocité de la vengeance. Lorfqu'un homme paffe pour être extrêmement ri« che, on s'informe rarement des moyens qu'il a employés pour le devenir. Les hommes n'exhalent leur reffentiment que contre les efforts d'une corruption foible ik timide; mais après qu'elle a furmonté les premiers obftacles, ils Ia protegent & 1'animent par des applaudiffements. L'efpoir d'obtenir promptement ce que Pon defire, &c Ia certitude d'aug-  2.40 Le Mdeur. menter fa füreté par chaque avantage qu'on fe procure, om fi forr prévalu fur lés paffions des hammes , que le repos de la vie eft iroublé par lessefforts continuels que 1'on fait pour acquérir des richeffes. Un ancien Epigrammatifte dit, au fujet de 1'or, qu'il eaufe des inquiètudes d celui qui en a, & du chagrin d celui qui en manque. II n'y a point de condition qui ne foit occupée k gagner de 1'argent, ou a conferver celui qu'elle a gagné ; & 1'on peut divifer la race des hommes, a en juger politiquement , en deux claffes, 1'une de ceux qui employent la fraude , 1'autre de ceux qui travaillent k s'en garantir. Si 1'on confidere 1'état aétuel du monde, on yerra qu'il n'y a plus de confiance parmi les hommes, & que perfonne ne s'en rapporte a la bonne foi d'autrui lorfqu'il s'agit d'argent. On ne peut voir les formules d'un contrat, les fceaux &c les atteftations dont il eft revêtu , qu'on ne foit furpris de la dépravation des êtres de la promeffe defquels on eff obligé de s'affurer par des témoignages formels & publics , oc de prévenir les fubterfuges & les équivoques  Le Rédeur. 24{ équivoques par de pareiïles minuties. Un contract eft la plus forte fatyre qu'on puiffe faire contre la corruption ck la mauvaife foi des hommes. La plupart des moyens qu'on employé pour acquérir des richeffes, font incompatibles avec les loix de la vertu. Quelques-uns font manifeftement criminels, & contraires a la juftice & h la bonne foi; les autres fontfidouteux, & expofent ceux qui les employent a un fi grand nombre de tentations, que ceux même qui ne font point encore pervertis, ont de la peine a conferver leur innocence, & ne peuvent alléguer d'autre excufe pour obtenir leur pardon , finon qu'ils fe font moins écartés que lés autres du chemin de^ la juftice, & y font rentrés le plutöt qu'ils ont pu. Un des principaux caradtériftiques de 1'age d'or, de eet age dans lequel les hommes n'étoient expofés a aucun foin , ni a aucun dangèr , eft la communauté des biens. Ils ne connoiffoient ni la violence ni la fraude; 1'abondance & 1'égalité tenoient les paffions dans un calme parfait. Tels étoient ces temps heureuxj mais il ne faut pas Tornt III. L  Le Ródeur. efpérer qu'ils reviennent jamais. La communauté de biens renferme la fpontanéité de productions ; car ce qu'on acquiert par fon travail, appartient dedroit a ceux qui fe le font procuré h la fueur de leur front. Tant qu'on fera obligé de fe procurer des plaifirs & des richeffes par fon induftrie ou par des voies hafardeufes, il y aura toujours quantité de gens que leur lacheté ou leur impatience portera a employer des méthodes plus füres & plus expéditives, qui tacheront de cueillir le fruit fans fe donner la peine de cultiver 1'arbre, & de jouir des avantages de la vi£toire fans partager les rifques du combat. La conviclion du danger auquel la vertu de ceux qui fouhaitent des richeffes eft expofée, a engagé dans les derniers fiecles quantité de perfonnes a faire vceu d'une pauvreté perpétuelle. lis ont étouffé le defir en s'ötant tous les moyens de le fatisfaire, & affuré leur repos, en détruifant 1'ennemi qu'ils défefpéroient de pouvoir vaincre; mais en fe garantiffant du mal, ils fe font privés des moyens de  Le Ródeur. 243 faire du bien. Ils fe font ren dus inutiles a la fociété; & quoiqu'ils s'abftiennent de lui nuire, ils n'ont contribué en rien a fon bonheur. Tant qu'on regarde les richeffes comme abfolument néceffaires au bonheur, & qu'on peut les acquérir plus aifément par Ie crime que par la vertu, rien ne peut garantir 1'ame de Ia cupiditéque la confidérationdesmotifs eternels. L'or emporte toujours la balance, lorfqu'on ne le pefe qu'avec la réputation; mais il perd fon poids, lorfqu'on met dans 1'autre baffin la juihce, la vérité & la piété. L ij  244 Le RóJeur. N?. CXXXII. Samedi, aa Juin 1751. Dociles imitaniis Turpibus ac ptflvis omnes fumus. ■ ' J U V E N A I." „ Nous apprenons aifément le mal, & nous „ ne fommes que trop dociles aux le^ons qu'on „ nous en donne". AU R O D E U R. ]VI ONSIEUR, Je fus élevé dans les Lettres; 5c ayant fini mes études, obligé d'employer pour fubfifter les connoiffances dont 1'acquifition avoit prefque épuifé ma petite fortune, je me fentis du penchant pour les profeffions lueratives : chacune m'offrit des idéés qui exciterent ma curiofité , & m'impolerent des devoirs qui m'effraye-; rent. Rien n'eft plus nuifible a 1'intérêt  Le Ródeur. 245 qu'une application volage, & une recherche illimitée, qui tient nos defirs dans un équilibre perpétuel, & notre efprit fi flottant, qu'il ne fait a quoi fe déterminer. J'avois différentes fortes de livres, entre lefquels je partageois mon temps , felon que le caprice ou le hafard me dirigeoir. Je paffai fouvent une partie du jour a examiner a quel genre d'étude j'employerois 1'autre. Je pofois mon livre fur la table, & me rendois au caffé pour me délivrer de 1'anxiété de 1'irrefolution, & de 1'ennui de la folitude. Ce fut ainfi que j epuifai infenfiblement mon patrimoine, jufqu'au moment que je fus tiré de ma léthargie littéraire parun créancier, dont 1'importunité m'obligea k 1'appaifer avec une fi groffe fomme, que ce qui me refta n'étoit pas fuffifant pour me faire fubfifter plus de huit mois. J'efpere que vous ne m'accuferez ni d'avarice ni de poltronnerie, lorfque je vous dirai que craignant de me trouver dans Ia détreffe , je cherchai les moyens de m'en garantir. II y a eu plufieurs héros littéraires L iij  246 Le Rédeur. affez négligents pour mettre le prix d'une acre de terre dans un tiroir,& qui, fans interrompre leur tranquillité, ni diminuer leur dépenfe, en ont tiré 1'argent un écu 1'un après 1'autre, jufqu'è ce qu'il ne leur reffat pas un fol. Comme je n'étois ni auffi imprudent, ni auffi indifférent pour les befoins de li vie, je priai mes amis de me procurer un petit emploi qui put me mettre a couvert de la pauvreté, & me donner le loifir de former un plan qui put m'être avantageux. Mes amis furent touchés de mon honnête follicitude , & me promirent d'employer tous leurs efforts pour la faire ceffer. Ils ne donnerent point a leur amitié le temps de languir, & ils s'employerent avec tant de fuccès, que dans moins d'un mois , ils me firent plufieurs offres fur lefquelles je fus embarraffé de me déterminer. Comme le temps ne me permettoït point de délibérer , je me chargeai de 1'éducation d'un jeune gentilhomme qui vivoit avec fon pere. Je me rendis a la maifon de campagne ou il logeoit; il me recut très-poliment, & m'invita a entrer en charge. Les con-  Le Ródeur. 247 ditions qu'il m'offrit furent telles, que je les aurois acceptées, quand même ma fortune m'auroit laitté la liberté de choifir. Le refpect qu'on me témoigna , flatta ma vanité ; & peutêtre même la magnificence des appartements, Sc la délicateffe de fa table eurent-elles auffi leur influence. J'acceptai donc fes propofitions, Sc me chargeai de mon pupille. Comme je ne voulois pas gagner plus que je ne méritois, je donnai tant de foin a fon édueation , que j'eus la fatisfaction de découvrir dans mon éleve un caractere pliant Sc docile , beaucoup de pénétration, Sc une mémoire prodigieufe. Je ne doutai point de donner avec le temps a 1'Eiat un confeiller prudent Sc utile, quoique mes travaux fulTent fouvent retardés faute d'autorité, Sc par la néceffité dans laquelle j'étois de me prêter k fa négligence, Sc d'attendre patiemment le moment oii il vouloit étudier. II étoit difficile k un homme qui avoit 1'imaginationremplie de la dignité des fciences, Sc k qui i'étude faifoit regarder tout autre amufement comme bas Sc méprifable, de cacher fon indignaL iv  *4§ Le Ródeur. tion , lorfqu'il voyoit fon pupille interrompre fa lecon , pour attraper un infeöe , ou apprendre quelque nouveau jeu. Ces vexations auroient été moins fréquentes, fi fa maman, en me priant tantót de le difpenfer de fa tache pour le récompenfer de 1'obéilTance qu'il avoit pour elle, & tantöt en le faifant appelier, pour que la compagnie fut témoin-de la vivacité de fon efprit, ne lui etit fait connoïtre qu'il y avoit quelque chofe plus agréable & plus importante que le favoir, qu'on devoit endurer Pétude plutöt que la choi£r, & n'y avoir recours que lorfqu'on n'avoit rien de mieux a faire. Je me plaignis de ce qu'on 1'interrompoit fi fouvent ; mais elle me répondit que fon rang & fa fortune exigeoient quelque indulgence; que fi mon éleve ne faifoit point plus de progrès , on ne s'en prendroit ni a ma négligence ni a mon incapacité, & que je devois être fatisfait de ceux qu'il avoit faits, puifque tout le monde en étoit content. J'avois rempli mon devoir; & fans faire d'autres resnontrances, je continuai d'inculquer  Le Ródeur. 249 a mon pupille les préceptes qu'il fut d'humeur d'écouter; j'acquis de jour a autre plus de crédit fur fon efprit, & vins enfin a bout d'exciter ia curiofité, & de lui infpirer de 1'amour pour 1'étude. On me propofa d'aller paffèr urt hyver a Londres. La mere aimoif trop fon fils pour pouvoir fe paffer de lui pendant cinq mois , mais avoit trop bonne opinion de fes talents pour lui refufer le plaifir de les étaler en public. Je lui repréfentai le danger qu'il y avoit de Ie produire fitöt dans Ie grand monde, & qu'il étoit a craindre que le jeu & Ia mauvaife compagnie ne le corrompiffent : mais elle me traita dlgnorant & de pédant, & me dit qu'il y avoit affez long-temps qu'il vivoit dans lafolitude, & qu'il convenóit qu'il vit le monde ; qu'elle ne connoiffoit rien de fi honteux que la timidité , & qu'un jeune homme ne pouvoit fe former & acquérir des manieres élégantes & polies t qu'en fréquentant les étrangers & la bonne compagnie ; qu'elle s'étoit appercue plus d'une fois qu'il n'étoit plus ni hardi ni fi pétiilant que par le pafféj L v  M° Le Rédeur. qu'il fe taifoit lorfqu'il n'avoit rien de bon a dire; qu'il rougiffoit lorfqu'il fe méprenoit; qu'il étoit honteux lorfqu'il fe trouvoit avec des femmes, & qu'on ne remarquoit en lui ni cette vivacité dans les réparties, ni ces airs complaifants qui diftinguoient un jeune homme qui avoit eté élevé k Londres. Voyant que mes remontrances étoient inutiles , j'obéis fans repliquer davantage. Nous montames en carroffe, & nous nous trouvames au bout de_quatre jours dans le quartier le plus gai & le plus brillant de la ville. Mon pupille, qui ne connoiffoit que la province, fut furpris de tout ce qu'il voyoit. II reput fon imagination de tous les plaifirs dont il étoit témoin ; il me fut impoilible de le tirer de la fenêtre; le bruit des carroffes le rendit fourd a tous les propos que je lui tins. Son attention commencoit a fe réveiller au bout de trois jours, lorfque le tailleur lui apporta un habit neuf qu'il ne put voir fans s'extafier. La familie eft enfin arrivée , & il ne fe paffe point de jour qu'il ne vienne au logis quelque nouvelle compa-  Le Ródeur. 151 gnre. On introduit mon éleve dans toutes, pour qu'il s'accoutume au changement de vifages, & qu'il fe défaffe de fa timidité ruftique. II a bientöt repris les premières qualités qui plaifent fi fort a fa mere. II ne foupire plus qu'après les affemblées & les bals; il a pris tout d'un coup 1'air contagieux du monde; il ne juge des principes & des adtions, que par la qualité de ceux qu'il fréquente. II commence a me regarder avec un air de fupériorité, & il ne prend plus qu'une lecon par femaine; & encore la regarde-t-il comme une punition, plutöt que comme un acte d'obéiffance. II eft perfuadé qu'on ne peut être bon gouverneur, a moins qu'on ne fache parler francois, La gouvernante de fa foeur lui a appris quelques phrafes de cette langue, & il prie tous les jours fa mere de lui donner un domeflique francois, pour pouvoir fe perfectionner dans fa converfation. II ne m'a point encore infulté; mais je m'attends tous les jours a lui devenir inutile, paree qu'il n'a plus de temps a donner aux fciences & a la vertu. Sa mere m'a dit hier, qu'il prenoit tant L vj  Le Ródeur. de goüt pour les compagnies , qu'elle craignoit qu'il ne lui reitat pas une heure par jour, pour prendre fes le on s'appcrcut bientöt de mon ignorance & de la baffeffe de mes fentiments; & ceux qui avoient été autrefois ravis de la facilité & de la vivacité de ma converfation, trouverent que mon efprit avoit autant fouffert que mon vifage, & que je n'étois plus propre qu'a tenir ma place dans une partie de jeu. On ne fauroit s'imaginer la promptitude avec laquelle notre efprit s'accommode a notre état. J'avois autrefois regardé tous ceux qui m'approchoient, comme des vaffaux condam-  158 Le Rédeur. nés a conrribuer a mes plaifirs & a mes amufements, & je fus réduiteau bout de trois femaines a accepter une babiole, a rechercher un compliment, & a répondre aux moindres politeffes qu'on me faifoit. Je fupportai plus aifément le mépris des hommes, que 1'infolence desperfonnes de mon fexe. Pendant les dix premiers mois qui fuivirent ma maladie , je n'entrai dans aucune maifon, qu'on ne me rappellat ma difgrace. On me félicita dans une de ma guérifon; on me vanta dans une autre 1'utilité de Pinoculation. Quelques-uns me dirent en termes formels , que je n'avois pas entiérement perdu mes charmes. Eft-ce la, difoient d'autres, cette beauté que 1'on a tant vantée ? L'une m'indiqua une eau pour adoucir la peau ; une autre m'offrit fa place pour que je ne fuffe pas expofée au foleil. Quelques-uns obferverent que perfonne n'étoit k 1'abri de 1'accident qui m'étoit arrivé; d'autres me firent mille compliments de condoléance. II n'y eut point de ftratagême que la malignité ne mit en ufage pour me  Le Ródeur. 259 tourmenter; mais comme 1'infolence m'étoit plus fupportable que la folitude, je continuai de fréquenter mes connoiffances, fans leur témoigner aucun reffentiment. J'efpérai que le temps rallentiroit leur triomphe , que la joie que leur caufoit leur fupériorité, finiroit avec fa nouveauté, & qu'on me laifferoit, telle que j'étois , couler ma vie parmi la multitude de celles que la nature n'a point deftinces è exciter ni 1'envie, ni Padmiration, ni k flatter les yeux, ni k enflammer les cceurs. C'étoit-la ce que j'attendois, & que j'éprouvai bientöt; mais lorfque je ne fus plus agitée par les foins continuels de la réfiftance & de la perfévérance, je fentis plus que jamais la privation des plaifirs dont j'avois fait autrefois mon unique étude. Je me levois fans aucun engagement; je me couchois fans avoir affifté a aucun concert & a aucun bal. Perfonne ne cherchoit a me procurer des amufements , & j'étois hors d'état de m'en procurer moi-même. L'oifiveté dans laquelle je vivois, me jetta dans la mélancolie, & la vie commenca k me devenir infipide.  i6o Le Ródeur. La honte & le malheur fe touchent de prés. Ce ne fut qu'après avoir longtemps combattu avec moi-même, que j'expofai mon état a. Euphémie, la feule de mes amies qui n'avoit jamais cherché k me plaindre ni a me confoler. Je lui repréfentai mes malheurs, plutot pour décharger mon coeur, que pour en recevoir du fecours. » Vous » devez, ma chere Vi&oire, medit» elle, diftinguer les maux que la Pro» vidence nous envoie, de ceux aux» quels nous donnons le pouvoir de » nous nuire. Les uns font un chati» ment du Ciel; les autres ne font » que 1'efFet de notre mauvaife hu» meur. Vous avez perdu ce qui con» tribue quelquefois a notre bonheur, » mais a quoi le bonheur n'eft pas in» féparablement attaché. Vous avez » perdu ce que le plus grand nombre » des femmes n'a jamais poffédé, ou » ce que la plupart ont pofledé en » vain, & vous vous êtes trouvée » vous-même dans le cas de n'en pou» voir faire ufage. Vous avez per» du de bonne heure ce que vous ne » pouviez conferver long-temps fe» Ion les loix de Ia nature, & dans  Le Ródeur. 2.61 » le temps que votre efprit étant » encore flexible, vous pouvez ac» quérir des qualités plus précieufes » & plus durables. Confidérez, ma » chere Vicfoire, que vous êtes née »> pour connoïtre, pour raifonner & » pour agir; fortez donc de votre mé»> lancolie, & confacrez-vous toute » entiere a Ia fagelfe & a la piété. » Vons trouverez qu'il y a d'autres » charmes que ceux de la beauté, & » d'autres plaifirs que ceux que vous » procurent les fades éloges des in» fenfés ". Je fuis, Monfieur, &c. VlCTOIEE.  ifÓ2 Lt Ródeur. N». CXXXIV. Samedi, 29 Juin 1751. Qjüs feit, adjiciant hodiernx craftina fumtrnt ii Nous vivons aujourd'hui; & ce jour eft ua ft prcfent que nous font les Dieux; qui fait » s'ils y ajouteront le jour de demain! " C^omme j'examinoïs hier matin plufieurs fujets qui m'occupent, je délibérai quelque temps fur le choix de celui dont il convenoit de traiter le lendemain. Après avoir médité quelque temps la-deffus, fans me déterminer, mon irréfolution augmenta; je perdis mon premier deffein de vue , & je ne favois comment me décider, lorfque mon Imprimeur m'envoya demander de la copie. Le temps preffoit, & je fus obligé d'écrire. Quoiqu'il foit aifé a un Ecrivain dont le plan eft affez étendu pour lui fournir, fur les différentes fcenes que Tempora Di fuperi! HOSACE,  Le Ródeur. 2,63 la nature & la vie humaine lui offrent les moyens de remplir fa tache , je me fus pourtant mauvais gré d'avoir négligé ce que j'étois nécelTairement obligé de faire, d'autant plus que le délai en augmentoit la difficulté. Je réfléchis cependant avec plaifir qu'ayant négligé d'agir jufqu'au moment que Ia diligence étoit néceffaire, je pouvois me féliciter de 1'emporter fur une multitude de gens qui tardent a agir jufqu'au moment que leur difgrace efl inutile; qui ne peuvent plus recouvrer, quelque aftifs qu'ils foient, les occafions qu'ils ont laiffé échapper, ni réparer leur négligence. La folie de remettre a un temps éloigné ee que nous ne pouvons nous difpenfer de faire, eft une des plus générales que je connoiffe. Elle prévaut plus ou moins dans tous les hommes , malgré les remontrances de la raifon , & les lecons des moraliftes. Ceux même qui s'efforcent le plus de s'engarantir, éprouventque fi elle n'eft pas la paffion la plus violente, elle eft du moins la plus opiniatre ; qu'elle recommence fans ceffe fes attaques, & qu'on ne vient jamais a bout de Ia dé-  if?4 Le Ródeur. truire , quoiqu'on 1'ait vaincue plufieurs fois. 11 eft naturel d'avoir égard au temps préfent, & de nous occuper decequi fait le plus d'impreffion fur nousk caufe de fa proximité. Lorfque nous fouffrons quelque douleur violente, on que nous nous f rouvons expofés a quelque danger preffant, nous ne pouvons nous garantir entiérement de la féduction de notre imagination. Nous efpérons que le lendemain nous fera plus favorable, & nous nous perfuadons aifément que le moment de la néceflité que nous craignons de voir arriver, eft encore loin de nous. Nous palTons ainfi notre vie dans Finquiétude, & a prendre des réfolutions que le lendemain détruit, k former des projets que nous n'avons pas efpérance d'exécuter, & k nous réconcilier avec notre lacheté par des excufes dont nous connoiffons Pabfurdité dans le temps même que nous les employons. La réflexion continuelle que nous faifons fur notre malheur, énerve notre courage; la crainte acquiert infenfiblement plus d'empire fur nous ; nous perdons le temps que nous de- vrion s  Le Ródeur, 265 yrions employer a fupporter 6c k furinonter le mal que nous craignons; 6c dans le cas oü notre irréfolution n'augmente point les difficultés que nous éprouvons, la crainte fait que nous avons plus de peine è les furmonter. Lorfque le mal eft inévitable, nous ne devons pas nous y attendre de trop loin ; nous devons aller au-devant de lui, 8c le fupporter avec fermeté. II eft plus aifé d'agir que de fouffrir : cependant nous voyons tous les jours que les progrès de Ia vie font retardés par la force d'inertie, par la limple répugnance a agir, 6c que quantité de gens fe plaignent de Ia privation de plufieurs chofes, dont leur feule pareffe les empêche de jouir. Tantale étoit a plaindre, paree que les fruits qui pendoient fur fa tête fe retiroient, lorfqu'il vouloit les cueillir; mais peut-on plaindre des gens, qui fe trouvant dans le cas de Tantale , ne fe donnent pas le moindre mouvement pour fe procurer du foulagement ? Rien n'eft plus commun parmi les hommes parefleux, que les murmures 6c les plaintes. Ils murmurent contre Tornt lil. M  266 Le Rêdtur. un état dont ils ne fentent les inconvénients que par un effet de leur inaction & de leur méfiance; ils fe plaignent de maux qu'il dépend d'eux de faire ceffer. La timidité eft inféparable de la pareffe. La crainte nous empêched'agir, en nous faifant défefpérer de réuffir. Les contre-temps que nous avons éprouvés, & le defir conftant d'éviter le travail, nous infpirent peu-a-peu de fauffes terreurs. Lorfque la crainte, foit qu'elle, foit naturelle ou acquife, s'eft une fois emparée de 1'imagination, elle ne manque jamais de la remplir de vifions chimériques,qui, lorfqu'on tarde a les diffiper par une occupation utile, nous caufent mille frayeurs, & nous expofent non-feulement a toutes les miferes qui nous font communes avec les autres hommes, mais encore k d'autres qui n'exiftent point, & dont il n'y a qu'un poltron qui s'apper5oive. De tous ceux qui facrifient un avantage futur k leur inclination acluelle, il n'y en a aucun qui profite moins de fon indolence que le parefleux. D'autres font corrompus par la jouiffance de quelques plaifirs qui flattent plus  Le Ródeur. 267 ou moins leurs paffions; mais c'eft fuccomber k une tentation bien foible, que de négliger fes devoirs fimplement pour éviter la peine de les remplir, quoiqu'on foit afTuré d'en être ponctuellement récompenfé. La pareffe ne peut jamais contribuer k notre tranquillité. La voix de la raifon & de la confcience perce a travers les murailles de la chambre du pareffeux; & ff elle n'a pas la force de le tirer de fon duvet, elle Pempêche du moins de dormir. II fe voit enlever des moments qu'il négligé de rendre utiles, en fe confacrant k la grande affaire pour laquelle il a été créé; les remords s'emparent de fa confcience, & 1'empêchent de jouir de ce qu'il defire avec tant d'ardeur. II jr a d'autres caufes d'indolence, qui agiffent fur les efprits les plus vigilants & les plus tranfcendants. Celui qui embraffe plufieurs objets a la fois, hélite fouvent entre différents defirs' jufqu'au moment qu'un rival le dévance, ou qu'il forme d'autres plans qui lui font prendre une nouvelle route dans laquelle il recule au-lieu d'avancer, Celui qui voit plufieurs chemins M ij  263 Le Rédeur. qui conduifent a la même fin, a moins qu'il ne veille avec foin fur fa conduite , s'occupe a comparer les probabilités & a concilier les expédients qu'il a deffein d'employer, & refte indécis fur le choix jufqu'a ce qu'un incident interrompe fon voyage. Celui dont la pénétration s etend fur les conféquences les plus éloignées, & qui, a chaque nouveau deffein qu'il forme, entrevoit de nouveaux avantages , ne peut aifément fe perfuader qu'il foit temps d'exécuter fon projet; il entaffe expédients fur expédients; il s'efforce d'embraffer plufieurs projets dans une feule opération; il s'attache a mille minuties , de maniere qu'il fc'embrouille dans fon fyftême , & ne fait plus de quel cöté fe tourner. Celui qui veut réunir toutes les beautés de la fituation dans une acquifition qu'il a faite, doit fe réfoudre a paffer fon temps a errer de Province en Province. Celui qui fe propofe de trouver dans une maifon toutes les commpdités poffibles, peut bien lever des plans ; & étudier Palladio; mais ne batira jamais. Celui qui entreprend un Traité fur quelque fujet important, qui  Le Ródeur. 2,69 amaffe des matériaux, qui confulte les Aiiteurs, & étudie toutes les parties des fciences qui y ont rapport, ne fe croira jamais en état d'écrire. Celui qui fait en quoi la perfeétion confifte, ne fera jamais content qu'il ne 1'ait trouvée; & comme il eft impoffible d'y atteindre, il perdra 1'occafion de bien faire, dans 1'efpérance d'y parvenir. La certitude que la vie eft courte, & la probabilité qu'elle le fera encore plus que la nature ne le permet, doivent engager tous les hommes a mettre la main k Poeuvre, & a exercer fans délai ce qu'ils ont projetté. II eft vrai qu'on ne peut s'aflurer du fuccès, quelque diligence gu'on emploie. La mort peut nous arreter au milieu, de notre carrière; mais celui qu'elle empêche d'exécuter une entreprife honorable, a du moins 1'honneur de périr dans fon pofte, &c d'avoir eu part au combat, quoiqu'il n'ait pas remporté la viftoire. ,ti .J ij; M iij  %-jo Le Ródeur. No. CXXXV. Mardi, 2 Juillet 175 1. Cshim, mn animum mutant. HOSACl, » Le changement de cliiaat n'en apporic au». cun au cara£tcre ". 11 eft impoffible de regarder autour de foi, & d'obferver les différentes clafles qui forment la grande communauté du monde, fans s'appercevoir de 1'influence de 1'exemple, & fans fe eonvaincre de la vérité de ce qu'a dit Ariftote, que 1'homme eft un animal imitatif. La plupart, & ce nombre eft le plus grand, fuivent le chemin que d'autres leur ont frayé, fans que la curiofité les excite a faire de nouvelles découvertes, & fans que 1'ambition les engage a s'en rapporter a eux-mêmes. Plufieurs de ceux qui quittent leur rang, & qui troublent 1'uniformité de la marche, retournent fur leurs pas au bout de quelque temps»  Le Ródeur'. 271. & aiment mieux vivre en repos, que de tenter de nouvelles aventures. II eft naturel de s'en rapporter k 1'autorité d'autrui, lorfqu'il s'agit de queftions difficiles Sc dangereufes, Sc lorfque la crainte prédomine fur 1'opinion de ceux que nous ne croyons pas plus fages que nous. Peu de gens ont affez de talents pour découvrir une vérité abftraite Sc cachée, ni affez de loifir & de réfolution pour le faire. Mais il n'eft pas aifé de rendre raifon de la foumiflion univerfelle qu'on a pour ceux qui nous ont précédés , lorfcm'on peut juger des chofes par foi-meme, lans rien craindre, Sc fans encourir aucune perte confidérable. On croiroit que la vanité devroit opérer, lorfqu'elle n'eft point contrebalancée par les paffions, Sc que le plaifir de ne reconnoitre aucun fupérieur, ou d'acquérir un nouveau degré de bonheur, devroit nous inciter k nous diffinguer par quelque nouvelle découverte. S'il y a un cas ou 1'on doive fecouer le joug de la prefcription, & donner carrière k fon imagination , c'eft lorfqu'il s'agit de choifir un plaifir licite, uri plaifir dont le choix conftitue 1'ef M iv  iji Le Ródeur. fence, que le fentiment fépare de tout ce que la nature y a attaché, & qui doit non - feulement fa vigueur mais encore fon exiftence aux charmes de la liberté. Nous voyons cependant que les fens, de même que la raifon, n'ont d'autre regie que la crédulité, &c que la plupart des hommes goütent ou prétendent goüter les plaifirs que d'autres leur ont promis. Dans ce temps d'émigration univerfelle, oii tous ceux qui font affez confidérables pour fixer notre attention , fe retirent ou fe difpofent a fe retirer dans la Province, avec le même empreffement que s'il s'agiffoit de fe fouftraire k quelque détreffe; que tout le monde efpere de partir, & fe plaint du délai, j'ai été fouvent tenté d'examiner 1'avantage qu'on obtient, & le mal qu'on évite, en abandonnant ainfi la ville dans un temps marqué. Parmi les oifeaux de paffage , les uns fuivent 1'été, & d'autres 1'hyver, paree qu'ils ne fubfiftent que de ce que ces deux faifons leur procurent; mais je ne fauroit affigner la raifon de ce départ annuel de ces oifeaux humains, vu qu'ils ne paroiffent chercher ni trouver que  Le Ródeur. ce que Ia ville & Ia campagne peuvent également leur fournir. Je crois que plufieurs de ces fugitifs ont oui parler de certaines gens qui foupirent continuellement après Ie calme de la retraite, qui épient 1'occafion de fe fouftraire aux regards d'auirui, de fe féparerde la foule, & de chercher la fociété au milieu de la folitude. En effet, il n'y a pas un Ecrivain qui n'ait célébré le bonheur de la vie champêtre, & qui n'ait charmé des Lecleurs, par la mélodie des. oifeaux, Ie murmure des ruiffeaux; point d'homme diftingué par 1'étendue de fes connoiffances, ou Ia grandeur de fes exploits, qui n'ait aimé la folitude. Mais prefque toute 1'abfurdité de notre conduite provient de 1'imitation de ceux auxquels nous ne pouvons reffembler. Ceux qui s'ennuyoient ainfi du tumulte & du tracas de la ville, & qui fe retiroient a la campagne, étoient, ou des hommes accablés d'affaires, & las des importunitésde ceux qui avoient a faire a eux; ou des hommes fpéculatifs, qui ne fe propofant d^'autre but que celui de s'inftruire & d'initruire les autres, ne vouloient M v  ij4 Le Ródeur.. point être interrompus dans lenfs études. II étoit naturel que ces fortes de gens cherchaffent a la campagne un repos &c un loifir qu'ils ne pouvoient trouver dans la ville. Le Miniftre d'Etat, qui confacroit une partie de fon temps au public, étoit bien - aife de difpofer de 1'autre. Le Général, las des dangers, des fatigues, & des acclamations populaires, cherchoit a fe délaffer dans la retraite 8i dans le filence. Le Naturalifte fe croyoit malheureux, lorfqu'il perdoit de vue les ouvrages de la Providence. Le Philofophe ne pouvoit concilier fes fyftê•mes, qu'en s'éloignant de teut ce qui pouvoit troubler fes fpéculations. II y a peu de gens parmi ceux qui abandonnent aujourd'hui la ville, qui ayent de pareilles raifons k alléguer , puifqu'ils ne peuvent dire qu'ils loient las du travail, ni qu'ils cherchent k s'inftruire & k acquérir de nouvelles connoiflances. Ils ne fe propofent autre chofe que de changer une fcene d'oifiveté pour une autre , 8c de dormir en fecret, après avoir folatré en public. Le plus qu'ils puiiTent efpérer de gagner, eft de conferyer leur ridi^  Le Ródeur. ij* cule dans Pobfcurité, & d'avoir un moindre nombre de témoins de leur folie. Celui qui n'eft pas affez important pour qu'on interrompe fes projets, qui eft le maitre de difpofer de fon temps, & qui a plus d'heures a lui que fon efprit ne peut en employer, n'a befoin ni des bois ni des vallées : fon inutilité lui fert toujours d'ombre! II eft vrai que la campagne a des plaifirs dont d'autres que les Philofophes & les héros peuvent également jouir. La fraïcheur de Pair, Ia verdure des arbres , 1'émail des prairies t la variété inépuifable que 1'été répand fur la terre, fuffifent pour plaire au fpectateur le plus ignorant. II n'eft pas néceffaire que celui qui contemple la beauté d'une fleur,. étudie les principes de Ia végétation , ni qu'il compare le fyftême de Copernic avec celui de Ptolomée, pour jouir d'une belle journée. La nouveauté feule eft une fource de plaifirs; tk Milton obferve que Ia campagne ne préfente a celui qui n'eft jamais forti de la ville, aucun objet qui ne flatte & ne ranime fes fens.. Cependant la plupart de ceux qui paffent leur été a la campagne, ne M vj  r-;6 Le R6Mf. jouilïent d'aucun de ces plaifirs. Si urt homme pouvoit les fuivre dans leur retraite, il en trouveroit peu qui écoutent Ie chant du roflignol, qui s'amufent a cueillir des marguerites, qui fe plaifent a jouir de la fraïcheur de la matinee & de la foirée. II verroit les uns cloués a une fenêtre , 6c treffaillir de joie lorfqu'un tourbillon de pouffiëre leur annonce 1'arrivée d'une compagnie qui doit fournir k la converfation, & remplir le vuide de leur temps. II verroit les autres placés dans des villages, oü ils ne voyent d'autres objets que les maifons qui les compotent; ce qui eft un changement qu'ils auroient pu fe procurer a Londres, en changeant de rue. Les compagnies font toujours les mêmes, & la vie n'eft diverfifiée que par la différence de lieu. Ils recoivent & rendent les vifites a I'ordinaire; ils vont fe promener le matin, ils font une partie lle foir, ils danfent toujours avec les mêmes perfonnes; & Iorfqu'ils retournent chez eux, ils ne peuvent fe féliciter d'aucun autre avantage, finon d'avoir paiTé leur temps comme les autres, & de parler du bonheur & de  Le Ródeur. 277 ïa beauté de la campagne, quoiqu'ils ne connoiffent ni 1'un ni 1'autre. II n'eft pas donné a tous les hommes de favoir s'amufer eux-mêmes, tk de vivre fur leurs propres fonds. II y a, a la vérité, des efprits fi vaftes & fi fertiles , qu'ils trouvent toujours matiere pour de nouvellesréflexions, fans avoir befoin d'amufements étrangers. Ils reffemblent aux villes qui ont dans leur enceinte des enclos fuffifants pour fournir a 1'entretien de fes habitants durant un fiege; mais d'autres ne vivent qu'au jour la journée , & ont befoin de fecours étrangers pour ne pas s'ennuyer. On ne fauroit blamer ces derniers d'aimer les plaifirs qui font a leur portee, de même qu'on ne peut blamer un animal de ne point quitter fon élement natal, fi leurs facultés n'étoient point refferrées par leur propre faute. Mais que ceux qui ne vont a la campagne qu'a caufe qu'ils ne peuvent refter feuls au logis, ne fe vantent point d'aimer la nature & la folitude; ni que les Dryades leur infpirent tout-a-coup la fageffe, ni qu'ils foient en état, après qu'ils ont laiffé le bruit &c la fumée derrière eux.  i'7# Le Rfideur, d'agir, Je penfer & de raifonner par eux-mêmes. N°. CXXXVL Samedi, 6 Juillet 175r. E^flV yup poi nsTvor lp.a,; afefcto TVK^fiV , Of x' £Tep°v t&v Kevtei. ên cppea-h , ühKe ft /3at>- H O M E R E. w Jé hals comme les portes de 1'énfer, celui » qui penfe une chofe & qui en dit une autre ". T J-J E s egards qu'ont les hommes pour ceux qui employent leur efprit k des ouvrages d'imagination, font en grande partie 1'effet de 1'influence qu'ils ont fur 1'avenir. Les Princes peuvent conférer des honneurs & des dignités, & 1'on peut s'enrichir par 1'avarice &c le brigandage ; mais il n'y a que les enfants de la fcience qui puiffent immortalifer un nom & le tranfmettre k la poflérité la plus reculée. Auffi Iongtemps donc que le defir de ne point Somber dans 1'oubli, fera un des carae-  Le Ródeur. 179 tériftiques de Ia nature raifonnable, on eiïimera les Auteurs, a moins qu'ils ne fe rendent méprifables par leur propre faute. Un homme qui fe regarde comme le juge de la réputation d'autrui, & comme chargé de récompenfer le mérite , doit être extrêmement integre , & s'acquitter de fon emploi avec la dignité , la vigilance & la juftice Ia plus fcrupuleufe. Ce n'eft point une petite entreprife que celle de tranfmettre des exemples a la poftérité, & de régler 1'opinion des fiecles futurs ; & 1'on ne fauroit commettre une plus grande trahifon contre la fociété, que de lui en impofer par fes mémoires & par fes décrets. Employer indiftinftement la louange & le blame, fans égard pour la juftice , c'eft anéantir la diftincfion entre le bien & le mal,. Les hommes n'ont d'autre regie pour juger des actions , que 1'opinion générale ; & ont leur réputation fi fort a cceur, qu'ils font fouvent retenus par la crainte du blame, ou excités par l'efpoir d'acquérir de 1'honneur, lors même que les autres principes ont perdu toute  180 Le Ródeur. leur force. II n'y a pas de conduife plus capable de contribuer a la dépravation générale, que celle qui détruit la force de la louange, en montrant qu'on peut 1'acquérir fans la mériter, & qui, mettant 1'homme aftif & ambitieux a couvert de la crainte de 1'infamie, lache Ia bride a la rapacité de la puilTance , & afïbiblit la feule autorité qui la tient en refpecf. La louange, de même que 1'or & le diamant, ne doit fon prix qu'a fa rareté. Elle perd de fa valeur, lorfqu'elle devient commune ; elle ne flatte plus les hommes, & ne fauroit les porter a aucune entreprife louable. II convient donc , non-ïeulement de blamer le vice, Jors même qu'il y a du danger a le faire, mais encore de ne louer la vertu qu'a proportion qu'elle le mérite; & de ne pas fouffrir que les guirlandes qui font dues aux bienfaiteurs du genre humain, parent le front de celui qui n'a que de petits fervices &c des vertus médiocres a alléguer. Si ces maximes avoient été généralement adopties, la tache des épitres dédicatoires, qui exerce iï fort 1'ef-  Le Ródeur. iSi prit des Ecrivains modernes, feroit plus difficile a remplir, Sc peu de gens s'en chargeroient. On en verroit très-peu a la tête des livres, fi 1'Auteur étoit obligé de trouver d'abord un homme vertueux, de diftinguer enfuite le degré de mérite qu'il a , & de ne lui donner que les éloges qui lui font légitimement dus. Mais il eft beaucoup plus aifé de favoir le nom d'un cuiftre que le hafard a mis en place, d'obtenir par Fentremife d'un cuifinier ou d'un valet-de-chambre le privilege de lui dédier un ouvrage, Sc même de le lui ofFrir fans Favoir prévenu, lorfqu'on fait qu'il aime la flatterie; Sc après avoir entaffé fur fa tête toutes les vertus auxquelles la philofophie a affigné un nom , de lui apprendre qu'on lui en attribueroit encore davantage, fi 1'on ne craignoit debleffer fa modeftie. Rien n'a plus avili la littérature," que eet ufage indiftindt Sc indécent des épitres dédicatoires. En effet, quel cas peut - on faire d'un homme qui fait profeffion de louer Ia vanité pour un vil intérêt, & qui, fans honte Sc fans fcrupule, exhalte le fcélérat, Ie  af?2 Le Ródeur. débauche, le tyran, & leur prodigüe des éloges qui ne font dus qu'a Ia vertu & k 1'innocence ? Toute autre efpece de frelaterie, quelque honteufe & préjudiciable qu'elle foit, eft moins déteftable que le crime defalfifier les cara&eres, & d'oppofer le fceau de la fanclion littéraire au rebut & a la lie du genre humain. II feroit cependant injufte de charger les Auteurs de toute 1'infamie, & peut-être leurs patrons la partagent-ils avec eux. Si celui qui loue un affaffin, fe rend ccupable du crime qu'il commet, pourquoi celui qui prend unflatteur k fes gages, feroit-il exempt du reproche d'impofture ? Le malheureux Auteur qui dédie un livre, a fouvent des motifs qui genent la liberté de fon choix. II eft ou accablé de malheurs dont il efpere de fe délivrer, ou enflammé par une ambition qu'il compte pouvoir fatisfaire. Le patron n'a pas des motifs aufti preffants; il ne peut fe procurer qu'une fatisfaction palTagere , dont fa ftupidité feule peut fe contenter. II n'y a de fatisfaöion réelle que la voix de la confcience, laquelle nous dit que nous méritons  Le Ródeur. 283. effedtivement les louanges que nous ambitionnons. Tout autre éloge eft pour un efprit intelligent une fatyre Sc un reproche. L'éloge des vertus dont nous fommes dénués, ne fert qu'a nous faire fentir nos défauts,& que nous n'avons point encore répondu k 1'attente du public , puifqu'on eft obligé de feindre un caractere qui nous eft abfolument étranger, II peut cependant fe faire que Ie patron mérite quelque indulgence; car il arrivé fouvent qu'il n'a point mendié les éloges du panégyrifte. II y a plufieurs Auteursinfortunés, qui, lorfque leurs ouvrages Sc leurs épïtres dédicatoires font k la veille d'être mis fous la prefTe, font long-temps a trouver quelqu'un qui veuille payer le prix de leur proftitution , Sc fe prêter a des éloges deftinés k garantir fon nom du caprice du temps. Ils fe plaignent de^ la décadence des fciences , Sc du mépris qu'on a pour le génie, lorfqu'on rejette leurs fauffes louanges, foit par prudence , foit par économie , foit par 1'effet de la haine qu'on a pour le menfonge. Que fi après bien des recherches Sc des contre-temps, ils  2.84 Le Ródeur. trouvent enfin un Grand, curïeux de connoïtre leur éloquence & leur goüt; un Miniflre d'Etat, qui veuille favoir la maniere dont un Hiftorien qu'il protégé repréfentera fa conduite ; une femme jaloufe de faire connoïtre fon efprit & fa beauté, on ne fauroit regarder cette foibleffe comme une preuve de leur dépravation. Les hommes les plus fages ont des moments de foibleffe , & 1'on ne fauroit les blamer d'employer des muficiens & des flatteurs pour diffiper 1'ennui qui les dévore. Ce feroit une marqué d'envie plutot que de juftice, de blamer toutes les épïtres dédicatoires,comme ne contenant que des baffeffes & des laches adulations. La louange eft un tribut que 1'on doit au mérite ; & celui qui fe diftingue par quelque action utile au public, a droit de prétendre a tous les honneurs qu'il eft en état d'accorder. 11 n'eft pas néceffaire que le livre & 1'Auteur ayent une relation particuliere avec des hommes qui fe diftinguent de leurs femblables ; il fuffit que le patron foit connu pour un homme refpe&able, pour juftifier celui qui le  Le Ródeur. igj Ioue; Des fimples particuliers dont les yertus font moins de bnüt dans Ie monde , peuvent quelquefois prétendre aux mémes éloges. Un Auteur peut fort bien dédier fon livre k un homme qui 1'a engagé k 1'entreprendre, & dont les libéralités 1'ont mis en etatde 1'achever. Rien n'eft plus flatteurpourun homme, que de tirer le mérite de 1'obfcurité. Acribus cxemplis videor te chdcre : ml/ie Ergo aliquid nofiris de moribus. . Un épitre dédicatoire n'a rien de blamable, lorfqu'elle eft diaée par 1'efperance & Ia reconnoiffance ; mais un Ecnvain qui n'a d'autre motif que celui de fe rendre la puiffance favorable , & de fixer Pattention de la grandeur , ne fauroit trop ménager fes éloges. Nous fommes naturellement plus occupes de 1'avenir que du paffé; & lorfque nous fommes dans Pattente, nous fommes aifément tentés d'acheter ce que nous defirons beaucoup plus cher qu'il ne vaut. Maïs il n'y a ni vue particuliere, m egard perfonnel, qui puiffe difpen-  i86 Le Ródeur. fer un homme de ce qu'il doit a Ia vertu & k la vérité. II peut arriver dans les différentes circonflances de la vie , qu'un honnête homme recoive un bienfait de quelqu'un, qui, malgré fa bénéficence accidentelle, ne peut être propofépour modele aux autres, 6ü qu'il peut récompenfer de toute autre maniere que par des éloges publiés. Je faisque Pamour-proprea plufieurs moyens de nous féduire ; mais il ne doit jamais nous porter k exalter un individu au-defïus du corps colledif des autres hommes, ni nous perfuader que le fervice qu'il nous a rendu foit équivalent k toutes les autres vertus. II y a cependant plufieurs Auteurs , qui, par un faux principe de reconnoiffance, ont loué des malheureux que tout le monde méprifoit comme les rebuts de 1'humanité , bz qu'ils auroient méprifés eux-mêmes fi 1'intérêt ne les avoit point aveuglés. Le devoir des Savants eft d'encourager le mérite par des éloges; mais Ces derniers perdent leur prix, lorfqu'ils font injuftes ou mal appliqués. C'eft méfufer de fon efprit que de les employer de la forte, & accorder au  Le Ródeur. 2^7 vice une récompenfe qui n'eft due qu'a Ia vertu. N°. cxxxvir. Mardi, 9 Juillet 1751. Dum vitMtfluhi vitia , in contratia cununt. H o a a c e. » Les foux, en voulant éviter un extréme » tombent dans 1'autre '*, V/n a fouvent obfervé que 1'admiration eft 1'effet de 1'ignorance. L'attention qu'excite un effet imprévu, ceffe du moment que 1'on connoit fa caufe. L'admiration eft une paufe de la raifon, une ceffation foudaine du progrès mental, qui ne dure qu'autant que 1'efprit eft occupé d'une feule idéé , & qui ceffe dès qu'il a recouvré affez de force pour divifer 1'objet en fes différentes parties, & pour obferver les gradations intermédiaires qu'il y a entre 1'agent & fon effet. On peut pareillement obferver que i'jgnorance eft fouvent 1'effet de 1'ad-  288 Le Ródeur. miratiorh II, eft ordinaire a ceux qui ne font point accoutumés a faire ufage de leur efprit, Sc dont la confiance n'a point augmenté par les difficultés qu'ils ont furmontées, de refter dans Pinaótion que la furprife leur caufe, Sc de ne faire aucun effort pour diffiper 1'obfcurité dans laquelle ils fe trouvent. Ils regardent ce qu'ils ne peuvent concevoir, comme au-deffus de leur portée; ils fe contentent d'effleurer, fans ofer entreprendre ce qu'ils n'efperent pas d'exécuter, Sc abandonne le plaifir de méditer, k une étude plus opiniatre, St a\ des efprits plus actifs que le leur. II y a plufieurs ouvrages de Part, dont la forme differe fi fort des matieres qu'on a employées , & dont les parties font fi nombreufes & tellement combinées, qu'on ne fauroit les voir fans étonnement;^mais lorfqu'on entre dans la boutique d'un ouvrier, qu'on examine les différents outils qui facilitent les opérations, & les différentes mains par lefquelles un ouvrage paffe avant d'avoir acquis faperfection , on voit auffi-töt que chaque ouvrier a une tache aifée a remplir, Sc que les extréme s ,  Le MJeur. trêmes, quoiqu'éloignés de Ia rudeffc naturelle & de 1'élégance artificielle, font lies enfemble par un enchainement régulier d'efFets , dont chacim dépend de celui qui le précede, & produit celui qui le fuit. II en eft des ouvrages de 1'efprit comme de ceux de l'arr. Une longue fuite de calculs, des figures compliquées, effrayent du premier coup d'oeil les perfonnes timides & fans expérience; mais lorfqu'on a affez d'efprit pour les réduire a leurs principes, & pour en faire Panalyfe, cette crainte s'évanouit auffi-tot. Divide& impera, eft un principe auffi vrai dans les fciences que dans la politique. La complication eft une efpece de confédération, qui, tant qu'elle fubfifte , brave 1'entendement le plus actif & le plus vigoureux; mais dont chaque membre, pris féparément, eftfoible, & qu'il eft par conféquent aifé de vaincre, après qu'on Pa défunie. La vraie méthode d'étudier, ainiï ■que Locke Pa obfervé, eft d'entreprendre peu a la fois. L'efprit va fort loin, lorfqu'il prend fon effor è différentes reprifesi & la plupart des fcien- Tomt HU N  2-9° Le Ródeur. ces ne font formées que de fimples propoiitions. II arrivé fouvent je ne fais pourquoi, que Ia laffitude du travail & la crainte de ne pas réuffir, s'emparent de ceux qui ont le plus de pénétration d'efprit; & que ceux qui font les plus fondés a fe promettre la vicloire, évitent Ie combat le plus qu'ils peuvent. Cette méfiance, lorfque 1'attenlion n'eft point endormie par la pareffe , ni diftraite par les plaifirs, ne peut provenir que de ce qu'on n'a que des vues générales & confufes des chofes, ou des contre-temps qu'on ja éprouvés, faute d'avoir fondé fes forces. Efpérer de furmonter les difficultés que les fciences préfentent , & d'arriver au faite de Ia renommée fans fe donner de la peine, c'eft afpirer a un privilege dont aucun homme ne jouit; mais fuppofer qu'on ne peut parvenir a 1'un & a 1'autre a force de conftance & de perfévérance, c'eft fe foumettre honteufement a la tyrannie de 1'imagination , & donner volontairement des fers a fon efprit. ^ L-'ambition des héros littéraires eft d'étendre les limites des fciences, de  Le Ródeur. xoi découvrir & de conquérir de nouvelles régions dans le monde intellectuel. II faut, pour réuffir dans une pareille entreprife , un degré de bonheur fortuit, qu'aucun homme ne peut ni fe promettre, ni fe procurer. On ne peut donc blamer Ie doute & 1'irréfolution d'un homme qui fe hafarde dans Ie labyrinthe de la vérité , que perfonne n'a reconnu avant lui, & qui tente de fe frayer un chemin a travers les irréfolutions de 1'incertitude & les confliös de Ia contradiction. Mais lorfqu'il ne s'agit que de fuivre un chemin battu , & de fouler aux pieds les obftacles que d'autres ont démolis , pourquoi fe méfier de fon intelligence au point de ne pas tenter 1'aventure ? II feroit a fouhaiter que ceux qui confacrent leur vie a 1'étude, ne trouvaffent rien au-deffus de la portée de leur intelligence, ni rien d'indigne de leur attention ; qu'ils s'occupaffent des fciences & des affaires de la vie, & qu'ils joigniffent a la connoiffance des fiecles & des événements paffes, celle du fiecle dans lequel nous vivons. Rien n'a plus expofé les gens de Lettres au mépris & au ridicule, que N ij  *9* Le Rédeur. 1'ignorance dans laquelle ils font de ce que tout le monde fait. Ceux k qui 1'on a perfuadé que 1'éducation des colleges perfeclionne les talents qu'on a recus de la nature, font furpris de voir que ceux qui ont vieilli parmi les livres , ignorent les affaires les plus ordinaires de la vie, & méprifent bientöt un favoir qui ne donne aucune fupérionte fur le refte des hommes. Les hvres, dit Bacon , n'enfeignent point l ufage des livres. Ce n'eft qu'en fréquentant le monde, que 1'homme d'étude peut apprendre a faire ufage de ïes fpeculations, & a fe fervir de fes connoiffances dans les différentes circonftances oü il fe trouve. C'eft 1'ordinaire de ceux qui ont embraffe la profeftion des Lettres & paffe une partie de leur temps dansles academies , de méprifer toutes les autres profeffions, & de s'imaginer que tout le monde doit refpecter leur favoir, & les regarder comme fes maïtres. Ils fortent de leurs cabinets avec eet air de préfomption 8c d'autorité que l amour-propre leur infpire, & regardent avec mépris une race d'hommes qui leur eft inconnue, & qui ne  Le Ródeur. 293 les connoït pas non plus, & dont ils font cependant obligés de prendre les manieres & d'adopter les opinions , s'ils veulent vivre avec eux. Les gens de Lettres fe déferont bientöt du mépris qu'ils témoignent pour les affaires ordinaires de la vie, & de la répugnance qu'ils ont a s'inftruire de tout ce qui ne fe trouve point dansun fyftême de philofophie, s'ils font réflexion que quoiqu'on admire les recherches abftraites & les découvertes rares, on ne peut cependant plaire aux autres, ni captiver leur affection , que par des qualités & des connoiffances qu'on puiffe communiquer a ceux que 1'on fréquente. Celui qui ne peut converfer que fur des queftions auxquelles peu de gens s'intéreflent, eft obligé de paffer fa vie dans la folitude. Celui qui ne peut être utile que dans les grandes occafions , court rifque de mourir fans avoir exercé fes talents, & d'éprouver mille vexations capables de trou-. bier fon bonheur, & dont il lui auroit été aifé de fe délivrer s'il avoit eu un peu plus de dextérité. II n'v a point de connoiffance qui N iij  2 9 4 Le Ródeur. mette un homme a 1'abri du befoin, & en état de fe palier du fecours d'autrui, ni qui puiffe le rendre infenfible aux plaifirs de la fociété; 6c 1'on doit par conféquent étudier tous les moyens qui peuvent nous concilier 1'amitié de nos femblables. On ne peut 1'obtenir ni Ia conferver que par un échange mutuel de bons offices : mais a quoi fervent des bienfaits que les autres ne font pas en éiat de recevoir, 6c des plaifirs dont ils ne peuvent jouir ? On ne fauroit fe déshonorer en s'abaiffant de la forte. Les complaifances du favoir font toujours payées de reconnoiffance. Un génie élevé qui s'employe a de petites chofes, reffemble, pour me fervir de la comparaifon de Longin , au foleil couchant, dont Péclat diminue, a la vérité, mais qui conferve fa grandeur, 6c plaït d'auT tant plus, qu'il fatigue moins la vue»  Le Ródeur. 29) N°. C XXX VIII. Samedi, 13 Juillet 1751. ■ Tccum libeat mlhi fordila rura Atqui humiks habitatt cafus , {? jigere cervos, Virgile. » Daigne feulement habiter avec moi ces )> campagnes, & loger fous d'humbles toits. » Viens armé de javelots pourfuivre des cerfs ". AU RODE U R. JVl ONSIEUR, Quoique robfervation journaliere jultifie le mépris que vous témoignez pour 1'émigration annuelle de nos citoyens, vu que la plupart de ceux qui quittent la ville ne varient ni leurs amufements , ni n'augmentent leurs connoiffances, je crois cependant que vous n'avez pas deffein de blamer eet ufage , ni de prétendre qu'il n'eft pas permis a ceux qui font les maitres de N iv  *96 Le Ródeur. difpofer cle leur temps, de-Ie partager entre Ia ville & la campagne. Ö Perfonne ne fauroit nier que la campagne n'étale toutes les variétés de la nature, & ne fourniffe aux Philofophes plufieurs fujets de méditation; maïs m la couleur d'une fleur, ni 1'anatomie d'un infetfe, ni la ftruclure dun nid, ne fauroient exciter ma cunofite. Je m'occupe fans ceffe des moeurs des hommes, & j'employe mon loifir a faire des remarques fur ceux que ,e connois. Si les Ecrivains vititoient plus fouvent ces régions de négbgence & de liberté, ils pourroient varier leurs tableaux , & multiplier leurs images; car cefl dans la Provmce qu'on trouve des caraaeres originaux. Dans les villes, & fur-tout dans les Cours, les petites différences qui les diftinguent difparoiffent; les particulantés du caracïere & des opimons s'effacent infenfiblement dans Ie commerce du monde, de même que les corps angulaires & les furfaces rabotteufes perdent leurs pointes & leur rudeffe par le frottement, &s'arrondiffent infenfiblement. L'empire de Ia mode, 1'influence de 1'exemple , le  Le Ródeur. 107 defir des louanges, & la crainte de la cenfure, lont autant d'obftacles aux penchants de 1'efprit, arrêtent les premiers effëts de 1'imagination, & Tempêchent de fe livrer è fes caprices. II y a peu d'inclinations affez fortes pour dégénérer en habitude , lorfqu'elles ont a lutter continuellement contre les ufages & les coutumes recues. A la campagne, chaque homme eft un être féparé & indépendant: la folitude flatte fes irrégularités de 1'efpérance du fecret; & les richeffes éloignées de la mortification de la comparaifon, & du refpeft qu'infpirel egalité, donnent une confiance dédaigneufe, qui brave également le mépris & le blame. La nature n'étant point contrainte , le caradere fe montre fous fa véritable forme, fans employer ni le mafque de 1'hypocrifie, ni les décorations de l'élégance. Chacun s'en tient au choix qu'il a fait, parle & agit comme il lui plait, fans s'informer s'il s'écarte ou non de la pratique générale, & fans rendre compte a perfonne de fes fentiments & de fes aclions. S'il batit & s'il démolk, s'il ouvre ou ferme, s'il inonde pu s'il deffeche, peu lui importe ce N v  * 9& * Le Ródeur. que penfent de lui ceux qui font verfes dans la perfpeöive & dans 1'arclutedture. II lui fuffit que perfonne ne le controle, ni ne s'informe k quoi il employé fes revenus. Tous ces fujets fournilTent une fi ample matiere ala converfation,qu'il eft rare qu'elle tariffe. Chacun fait tous les jours quelque chofe qui fait nre, furprend, ou fache fes voifins. Cette exemption totale de la contrainte JailTe a chaque quaïité animale la liherte d'opérer dans toute fon étendue, &c permet au caraftere de fe montrer tel qu'il eft dans tous les périodes de la vie. L'orgueil, qui, fous les yeux du public, ne fe feroit manifefti que parmi des domeftiques, devient dans un Baronnet campagnard Ie tourment de la Province; &au-lieu de fe bomer k caffer des miroirs & de Ia porcelaine, il ruine les vaffaux , dépouille les chaumieres, &harraffe les villages. II arrivé même fouvent, fans des paflions violentes, & fans une corruption énorme, que la liberté dont on jouit k la campagne, fourniffe quantité de remarques fur ia conduite & les  Le Ródeur. 299 moeurs. Nous avons dans la Province oü je me trouve adfuellement, une Dame qui porte toujours une robede-chambre de la même couleur; une autre qui fecoue les mains de tous ceux qui viennent la voir; une troiiieme qui ne veut chez elle ni thé ni café. » Mais de tous les carafteres féminins que ce canton fournit, aucun ne m'a paru plus digne d'attention que celui de Mifs Bufy , veuve qui a perdu fon man a 1'age de trente ans, & qui depuis ce temps-la paffe fon temps chez elle a élever fes enfants, & a régir fes affaires. Mifs Bufy fe maria k 1'age de dixhuit ans au fortir d'une école publique, ou, comme les autres Demoifelles, elle avoit paffé fon temps a coudre, k lire & a danfer. Après qu'elle fut mariée, elle paffa un hyver a Londres avec fon époux, oü n'ayant aucune idéé de la converfation audela des formalités d'une vifite, elle ne trouva rien qui put engager fes paffions. Ayant paffé une foirée a la Cour, deux a 1'opéra ; vu le monument 3 les mauiblées & la tour elle N vj  30o Le Ródeur. conclut qu'il n'y avoit rien de plus k voir a Londres, & parut furprife qu une femme qui avoit une fois vu le monde, ne put refter au logis. Elle ie retira dans fa maifon de campagne , ï»U fimplex duntaxat & unum. Horace. ", " tUt 1ue„vot.rf! fu5« fo^t extrêmement ftfc. » ple, c< que 1'unne y regne par-touc ». a ;—■ ■TlR1S t o t E pretend qu'une Tragedie , pour être parfaite, doit avoir un commencement, un milieu & une tin; & la même regie a lieu par rapport a toutes les autres compofitions reguheres. » Le commencement, dit» il, eft ce qui n'a rien qui le pré» cede, mais dontce qui fait eft une » conféquence naturelle. La fin, au » contraire, eft ce qui, par néceffité, » ou du moins fuivant le cours ordi» naire , faccede a quelque chofe, » mais ne fuppofè aucune füife. Le » milieu eft lié d'un cöté a ce qui préf* cede, & de 1'autre a ce qui fuit Telle eft, fuivant ce fameux critique, la regie qu'on doit ©bferver dans  Le Ródeur. 305 Sa difpofftion des différentes parties d'une fable bien conftituée. Elle doit commencer de maniere qu'on puiffe 1'entendre, fans avoir befoin d'introduction, & finir de facon que 1'efprit fe repofe & n'attende rien de plus. Lespaffages intermédiairesdoivent lier le dernier effet a la première caufe , par un enchainement régulier &c non interrompu. On ne doit rien y inférer qui ne réfulte manifeftement de ce qui précede, & qui ne conduife a ce qui fuit. Ce précepte ne doit être obfervé a la rigueur que par rapport aux événements importants ou effentiels, & non a 1'égard des circonftances peu intéreffantes & des ornements arbitraires^, qui valentcependantd'autantplus, qu'ds contribuent davantage au principal deffein; car rien ne prouve davantage 1'efprit & la prudence d'un Auteur, que d'exécuter différents projets par un feul & même acte, & de favoir employer un ornement a propos, quoiqu'il ne paroiffe point néceffaire. Celui, dit Milton , qui veut batir le fompiueux édifice de la rime, doit etudier les regies de 1'architeclure poé-  306 Le Rédeur. tique, & faire en forte que la beauté & la folidité fe trouvent réunies; que toutes les parties forment un enfemble parfait, de maniere qu'on ne puiffe en détacher aucune fans le gater; en un mot, qu'elles fervent d'appui les unes aux autres depuis les fondements jufqu'au faïte. Les Auteurs vulgaires négligent fouvent cette diltribution, quoiquelle foit de laplus grande conféquence; mais on peut négliger les fautes de ceux dont 1'exemple ne peut fervir de regie, & il eft inutile de faire revivre des noms obfcurs & enfevelis dans 1'oubli, fimplement pour être témoin de leur home. On ne fauroit examiner trop rigoureufement les ouvrages d'un Auteur qui a le fecret d'embelhr les chofes les plus abfurdes, & dont Pautorité peut rendre Terreur refpedrable. Relever les fautes d'un ouvrage oü il n'y a point de beauté, c'eft imiteren Chymifte qui affine une mine qui ne confient aucun métal précieux qui puiffe le dédommager de fon travail. On a regardé la Tragédie de Sam* fon mourani, comme le fecond ou-  Le Rédeur. 307 vrage du célebre Auteur du Paradis perdu, & on 1'a comparé avec la confiance du triomphe avec les ouvrages dramatiques des autres nations. Elle contient en effet des fentiments juftes, des maximes fages & pieufes, & plufieurs paflages dans le goüt des anciens chceurs, dans lefquels on trouve un mélange judicieux de la déclamation morale de Séneque, & de Penthoufiafme des Auteurs Grecs. II convient donc d'examiner fi un ouvrage éclairé par le génie, èi enrichi par 1'érudition , eft conforme aux regie ; d'Ariftote, & s'il a un commencement, un milieu & une fin, comme ce fameux critique 1'exige. Le commencement eft fans contre* dit très-beau, fans aucun préambule, &C précede naturellement un récit trifte de quelques faits qu'il importe de connoïtre, SamsON. A lltth onward lend my gulding hand To thefe dark fteps, a litde farther on ; tor yonier bank hath choke of fun and shade ; There 1 am wont to fit when any chance Relieves me from my task of fervile toil, Daily in the eommon prifon elfe enjoind me, —  Le Ródeur. — O whercfore was my birth front heavn fa- retold. J Twice ly an angel? -J Why was my breedïng order'd and prefcrib'd, ■As of a perfon feparate to God, Defign'd for great exploits ; if 1 mufl die ,?Z ' ,caPtlv'd> and h°th my eyesput out? TZrl ,™ ,fV,e 110 comPl"'m ofbut myfelf? Whoths hghgift ofjlrength, committed to me, ln whatpart lodg'd, how cafdy bereft me, Under the feat offilence could not keep, But weakly to a woman mufl reveal it. Sa m son. n Conduis-moi un peu plus » avantyers eet endroit obfeur, oü j'ai cou» tume de me repofer, lorfque j'ai achevé » la tache a aquelle je fuis afTujetti dans la » prifon publique. Hélas ! a quoi me fert » qu un Ange ait annoncé deux fois ma naif» iance , qu'il ait prefcrit la maniere dont on » devoit me nourrir & m'élever, comme u» » homme confacré a Dieu, deftiné pour les » plus grands exploits, puifque je fuis con" dam.ne0 a.la "O" , a 1'efclavage , a être » trahi & a perdre les yeux? Mais de qui » dors-je me plaindre, fi ce n'eft de moi-me» me i de moi, qui ai eu 1'imprudence de »> reyeler a une femme la force qui m'avoit » ete donnee fous le fceau du fecret, & 1'en» droit de mon corps oü elle réfidoit"? Ce follloque eft interrompu par un choeur d'hommes de fa tribu, qui déplorem fes malheurs, publient fa fau-  Le Ródeur. 309 te, tk prennent la défenfe de la juftice divine. Le premier afte finit fans qu'on fache le deffein du Poëte, ni les événements qui doivent arriver. Dans le fecond acte, Manoah, le pere de Samfon, vient chercher fon fils. Le choeur lui montre 1'endroit oi*i il eft. II déplore fon malheur, il compare fon état préfent avec fon état paffé ; il lui repréfente l'ignominie k laquelle . fa religion eft expofée; il lui parle de Ia fête que les idolatres célebrent en 1'honneur de Dagon, k qui ils attribueot fa défaite. ■ Thcu hea/ft, Enough, 'and mere, the burthen of thatfault t Bitterly haft thou paid, and ftill art paying That rigid fcore. A worfe thing yet remains, This day the Philiflines a pop'lar feaft fiere celebrate in Ga^a ; and proclaim Great pomp and facrifi.ee, and praifes loud To Dagon , astheiróod, who hath delivered Thee, Samfon, bound and blind inio their hands, Them out ofthine, who flew'ft them many aftain. » Tu portes déja affez la peine da ta faute; » mais le fort qui t'attend eft encore plus » dépiorable. Les Philiftins doivent célébrer »> aujourd'hui une fête dans Gaza, accomj> pagnée d'un facrifice pompeux & de cantin ques en ^honfle.ur d.e, Dagonx qui t'alivié  310 Le Rédeur. » entre leurs mains enchainé & aveugle; » & qui les a délivrés dss tiennes, qui en jj avoient maflacré plufieurs". Samfon, touché de ce reproche, y répond d'une maniere qui marqué touta-la-fois fa piété & fon repentir, & que fon pere regarde comme 1'effufion d'une confiance prophétique, samson. God be fure, IVill not connive or Vinger thus provok'd But will arife and his great name offert: Dagon muft ftoop, and shall ere long receive Such a difcomfit as shall quite defpoil him Of all thefe boafled trophies won on me. Sam son. » Dieu qu'ils ont provoquéi » ne connivera pas plus long-temps a, leurs » crimes , & prendra la défenfe de fon nom. » Dagon périra, & fa déconfiture fera telle , » qu'il fera dépouillé des trophées qu'il a remv portés fur moi". Manoah. Wuh caufe this hope relieves thee , and thefe words, 1 as a prophecy receive; for God, Nothing more certain, will not long defer To vindicate the glory of his name. Manoah. » C'eft. avec jufte raifon que n cette efpérance te confole, & je regarde « ce que tu me dis comme une prophétie. » Non, affurément,'Dieu ne différera pas  Le Ródeur. 5 t , » plus Iong-temps de venger la gloire de fon » nom Comme cette partie du Dialogue tend a animer & a aigrir Samfon, on ne peut la critiquer comme fuperflue; maïs la difpute fuivante, dans laquelle Samfon veut abfolument mourir, & que fon pere interrompt pour 1'engager k folliciter fon élargiffement, n'eft eftimable qu'a caufe des beautés qu'elle contient, & n'a aucun rapport avec ce qui (uit. Le fecond incident du Drame eft 1 arnvée de Daülah, que le Poëte nous reprefente parée de tous fes charmes. Cela donne lieu a un Dialogue également élégant & inftrudif; elle fe retire, après avoir épuifé toutce qu'elle avoit k dire, & 1'on n'entend plus parler d'elle. Sa vifite n'a d'autre effet que de donner plus d'éclat au caratfere de Samfon. Harapha, le géant de Gath, arrivé dans le quatrieme Aüe. II n'en a point encore été queftion jufqu'ici, & il ne vient pour aucun autre motif que celui de voir un homme qui s'eft rendu celebre par fa force & par fes exploits.  3ii Le Rédeur. Harapha. Much 1 have heard Ofthy prodigious might, and feats performd, lncredible to me ; in this difpleas'd That 1 was never prefent in the place Ofthofe encounters, where we might have triei Each others force in camp or lijled fields : Andnow am come to fee of whom fuch noife Hath walh'd about, and each Umb to furvey , Jf thy appearance anfwer loud report. Ha ra pha. » J'ai entendu parler de ta 5) force prodigieufe & de tes exploits. Ils » m'ont paru incroyables, ■ & j'ai été faché » de ne m'être pas trouvé fur les lieux pour « mefurer mes forces avec les tiennes , ou » en rafe campagne, ou en champ clos. Je j» viens maintenant pour voir celui qui fait j> tant de bruit, & fi ta mine répond a la réw putation que tu as acquife ". Samfon Ie defïe au combat; & après quantité de reproches, accompagnées d'un cöté de bravades, & de 1'autre d'infultes & de marqués de mépris , Harapha fe retire. Samfon & Ie choeur conviennent qu'il ne peut réfulter m bien ni mal de cette entrevue. Chorus. He will dileËly to the lords, I fear } And with malicious counfel ftir them up Some way or other fanher to affiiB thee. S a m s o n. He mufl alledge fome caufe , and offer d fight ' Will  Le Ródeur. 313 Will not dare mention, lefl a queflion rife, Wheiher he durft accept the offer or not; And that he durft not, plain enough appear'd. Le Chcbur. » II va iurement trouver » les grands, & les engager a t'affliger da» vantage ". Sa m s on. n 11 alléguera lans doute quel» qu>ï prétexte ; mais il ne dira rien du com5) bat que je lui ai propofé , de crainte qu'on n ne doute s'il 1'a accepté ou refufé. Vous » avez vu vous-mêmes qu'il n'a point ofé fe « mefuter avec moi". Les Grands qui le font afTembléspour célébrer la fête de Dagon, envoyent, dans le cinquieme Acte, tm meffager k Samfon, pour lui ordonner de venir leur donner quelque preuve de fa force. Samfon, après avoir proféré quelques plaintes en paffant, refufe d'obéir; mais après avoir juftifïé fa conduite, 6c que le mefTager eft parti, il déclare qu'une impulfion dont il ignore la caufe, 1'invite a fe rendre k 1'affemblée, & prédit obfcurément un grand événement que Dieu doit opérer par fon entremife, Samson. Be of good courage; 1 begin se ■ ;:.fiel ■ Some roufing moiions in me, which difpofe Tome ƒ/ƒ, O  314 Le Ródeur. To fometking extraodinary my thoughtsl 1 with this meffenger will go along, Nothing to do, be/ure, that may dishonottt Our law, or flain my vow of Nas^arite. lf there be ought of prefage in the mind, This day wil be remarhable in my life By fome great aÜ, or of my days the lajl. Sa mson. s> Prends courage. Je fens en i> moi quelque chofe d'extraordinaire dans » mes penfées. Je vais fuivre le meffager ; i> mais je ne ferai rien qui puiffe déshonorer ») ma religion, ni le nom de Nazaréen que je » porte. Si je m'en rapporte h ce que mon ef» prit me préfage, ce jour-ci va être le plus i) glorieux ou le dernier de ma vie". Pendant que Samfon s'en va avec !e meffager, fon pere arrivé, efpérant qu'il a enfin obtenu fa liberté a 1'aide de fes follicitations. II s'entretient ladeffus avec le Choeur, jufqu'au moment que leur dialogue eft interrompu, d'abord par des cris d'allégreffe, 6c enfuite par des plaintes 6c des gémiffements. Pendant qu'ils déliberent oü ils fe retireront pour être en füreté , un homme, qui s'étoit trouve a la fête, leur apprend que Samfon, s'étant faii conduire par fon guide entre d«,ux colonnes qui foutenoient le comble de la falie, oü les Philifïins.  Le Ródeur. 3 ï 5 cioient affemblés, les avoit renverfées, 6c avoit péri avec eux fous les ruines de 1'édifice. ' Thofe two maffy pillars i fVith horrible confufion , to and fro , He tugg'd , he shook Ml down they came ~, 'and drew The whole roof aftertkem, with burft of thunder, Upon the heads of all who fat beneatk —• 1 ■ Samfon with thefe immixt, inevitably Pull'd down the fame deJlruBion on himfelf, » ïl faifit ces deus groffes colonnes, ckles j> ébranle au point qu'il vient a bout de les » renverfer, & qu'elles tombent avec le plan» cher fur ceux qui étoient dans la falie, & il » périt avec eux fous tes mêmes ruines". La cataftrophe eft jufte & réguliere , 6c par conféquent le Poëme a un commencement, un milieu 6c une fin, qu'Ariftote lui-même n'auroit pu défapprouver. Le milieu pêche, en ce qu'il ne fe paffe rien entre le premier 6c le dernier Acte, qui avance ou qui retarde la mort de Samfon. Le Drame entier, fi on en retranchoit ce qu'il y a de fuperflu , ne compoferoit pas un feul Acte ; c'eft lè cependant cette Tragédie que les ignorants ont O ij  316 Le Rédeur, admirée, & k laquelle les dévots ont applaudi. N?. CXL. Samedi, 20 Juillet 1751.' 1 Qu 'u tam Lucili fautor 'mepte eft,' Ut non hoe fateatur. h O R A C E, fi Y a-t-il quelqu'un affez fottemenr prévenu » en faveur de Lucilius , pour ne pas convenjj 3» de ce que j'avance ? " Cv' est 1'ordinaire des hommes, dit Bacon, de defirer une chofe, fans employer les moyens néceffaires pour 1'obtenir. II n'y a aucun membre de la fociété qui ne convienne de la néceffité de découvrir les crimes , cV qui ne détefte le délateur, quelque vertu & quelque réputation qu'il ait. Les Savants font convenus de tout temps de 1'utilité de la cwtique; & cependant celui qui releve les défauts d'un Ecriyain célebre, quelque modultement qu'il le faffe, doit s'attendre a irriter  Le Ródeur. 317 ceux quï 1'admirent, & a encourir Jes norns odieux d'envieux , de capricieux & de méchant. Quelque perfuadé que je fois du danger que je cours, je vais continuer d'examiner les fentiments de Ia Tragédie de Milton , qui, quoique moins fujets k Ia cenfure que la difpofition de fon plan, fouffrent cependant, comme ceux des autres Ecrivains, des exceptions, faute d'attention ou de difcernement. Les fentiments font propres ou impropres , felon qu'ils font plus ou moins conformes au caracïere & aux circonftances de celui a qui on les attribue, & d'accord avec les regies de la compofition dans laquelle ils fe trouvent, ou avec Ia nature fïxe ÖC inaltérable des chofes. C'eft 1'ordinaire des Poëtes tragïques, de mettre dans la bouche des perfonnages qu'ils introduifent fur la fcene, des allufions relatives k des opinions & a des événements dont ils ne peuvent avoir connoiffance. Les barbares d'une région éloignée , ou nouveüement découverte , font fouvent parade d? la connoiffance qu'ils ont O iij  3i§ Le Rédeur* des fciences des Européens. Tamerlan parle de 1'amour aufii familiérement qu'un Epigrammatifte Romain ; & un Ecrivain moderne a mis la doctrine d'Harvey fur la circulation du fang , dans la bouche d'un Miniftre Turc, qui vivoit prés de deux fiecles avant que les Philofophes & les Anatomiftes la connuffent. Milton, que fon éruditïon mettoit a même de connoitre les mceurs des anciens Orientaux, & dont le génie inventif n'avoit pas befoin du jargon de Ja poéfie ordinaire , n'eft point tombé dans les mêmes fautes contre la chronologie & le local; mais il fait mentiondePacier, dont fon Choeur n'avoit certainement aucune connoiffance, & défignefous le nom général d'AIpes, une montagne fituée dans une région oü ce nom ne pouvoit être connu. No med'icinal l'iquor can affuage, Nor breath of cooling air from fnowy Alp. II a appris k Samfon la fable de Circé & des Syrenes, a laquelle il fait allufion dans fon colloque avec Dalilah.  Le Ródeur. 319 1 know thy trains', Though dearly to my coft, thy gins and tailt; Thy fair enchanted cup , and warbling charms No more on me have pow'r. )> Je connoïs tes menées qui me coütent fi » cher, tes rufes, tes artifices. Ta coupe enj> chantereffe, ta voix mélodieufe, n'ont plus » aucun pouvoir fur moi". Mais la faute la plus grofllere qu'il ait commife, eft d'avoir introduit le Phénix dans la derniere fcene. Elle eft d'autant plus frappante qu'elle eft indigne du perfonnage qui 1'a commife, outre que cette fable eft fi contraire a la raifon & k la nature, qu'on ne doit jamais Pinférer dans un Poëme férieux. ' 1 Virtne giv'n for loft, Depreft'd and overthrown , as feem'd , Like thae felf-begotten bird In the Arabian woods imbofs'd That no fecond knowt nor thirdt . And lay ere while a holocauft, From om her ashy %vomb now teem'd Revives, reflourishes, then vigorous moft When moft unatlive deern d ; And though her body die, her fame furvivesi A fecular bird ages of lives. Une autre efpece d'incongruité eft O iv  3*3 Le Rédeur. Ia difconvenanee des penfées avec Ie caraftere général du Poë.ne. La majette & Ia gravité de la Tragédie rejettent les pointes, les expreffions grammaticales , les penfées alembiquées, & les idéés oppofées. La plainte de Samfon eft trop étudiée pour être naturelle. As tn the land of darknefs , yet 'ln Ihhf. To Ine a hfe halfdead, a living death , And burydi but O yet more miferable Myjelf, my Jepulchre , a movïng grave : Eury d, yet not exempt, By privilege of death and burial, From worft ofother evils, pains, and wrongs. Toutes les allufions a des objets bas, tnviaux & méprifables, ne eonviennent point a une efpece de compofition qui doit toujours avoir un caractere de dignité, quoiqu'elle ne foit pas toujours majefiueufe. La remarque du Chceur fur les bonnes & les mauvaifes nouvelles, paroït manquer delé.vation. Manoah. A üttleflay willbringfome notice hither. Chor. Of good or bad fo great, of bad the fooner; For evil news rides poft, white good news baks;  Le Ródeur. 321 Manoah. » Un moment de délai nous » apprendra quelque chofe ". Le Ca(Eur. » Bonne ou mauvaife, mais j> plutöt celle-ci que 1'autre ; car les msuvai» fes nouvelles courent la pofte, les bonnes »> font toujours tardives". La baffeffe Ia moins pardonnable^ eft celle des jeux de mots, qui ne confiftant que dans des fons, perdent leur exiftence lorfqu'on change feulement une fyllabe. De ce genre eft Ie Dialogue fuivant. Chor. But we had beft ret'tre. 1 fee 'a fform, Sams. Fair days have oft contraÜed wind and rain. Chor. But this anothcr kind of tempeft brings. Sa ms. Be lefs abftrufe, my riddling days are paft. CHOR. Look now for no inckanting voice l nor fear. The ban of honied words ; a rougher tongue Draws hitherward ; 1 know himby his ftride, The giant Harapha, i ■» Le Ch aur. » Nous ferïons mïeux de » nous retirer. Je prévois un orage Sa m s o if. n Les plus beaux jours font »> fujets au vent & a la pluie ". Le Chceur, » Cet orage-ci eft d'une i> autre efpece", P v  Le Ródeurl Sa ms 6 n. » Parlez plus clairement. Mes s» beaux jours font paffes ". Le Cholur. n N'attendez ni voix en« chantereffe , ni paroles miellées; une lan» gue plus rude s'avance. Je la connois a fa » uiarche ; c'eft le géant Harapha ". Des vers encore plus méprifables, font ceux dans lefquels le choeur louc 1'amour paternel de Manoah. 'Far.hers are wont to lay up for their fins; Thou for thy fon are bent ta lay out all. —» La plainre de Samfon ae fujet de* incommodités qu'il foufFre dans fa prifon , eft. trop quinteffenciée» —-la prlfonner chaind t fcarce freefy drai$ The air imprifon'd alfo, clofe and damp. ■n Enchalné dans ma prifon, je refpire a5» peine un air enfsrmé, épais & humide ". < Si nous paflons de Texamen des fentiments a celui du langage, nous trouverons qu'il eft comme celui des Anciens , fimple, fans épithetes ni figures; mais les métaphores ne font pas quelquefois juftes. Samfon compare fon bahil k un naufrage..  Le Ródeur. 325 How could 1 once look up , or have the head , Who, like a foolish pilot, have shipwreck'd My veflel , trujled co me from above, Glorioufly rigg'd ; and for a word , a tear , Fooi, have divulg'd the fecret gift of God To a deccitful woman ? «-» » Comment puis-je lever Ia tête, moi qui » comme un pilote infenfé , ai laifle périr le » vaiffeau que le Ciel m'avoit confié bien api> pareillé; & qui pour un mot, une larme , n ai révélé le fecret que Dieu m'avoit confié, » a une femme perfide"? Le Chceur parle de verfer de Vhuile dans le feu , au fujet d'un rapport qu'il craint. Hes gone, and -who knows how he may report Thy, words, by adding fuel to the name? n II eft parti; & qui fait fi, en rapportant » ce que tu lui as dit , il ne ver/era pas de » l'huile dans le feu " ? La verfification du dialogue eft beaucoup plus douce 6c plus harmonieufe que celle des parties afïignées au Choeur. Elle eft fouvent fi dure 6c fi diffonnante , que foit que les vers riment ou non, ils n'ont aucune régularité méthodique. Ó vj  3 *4 Le Ródeur. Or do my eyes mifreprcfent ? Can this be he , That heroic, that renown'd, 'Irrefiflible Samfon ; whom unarmd ISoftrtngth of man , or fiercefi wild beafl, could withftand ; Who tore the lion, as the lion tears the hid? 3» Mes yeux ne me trompent - ils point? ■» Eft-ce la ce brave, ce renommé Samfon , « ce _ héros a qui rien ne pouvoit réfifter, j> qui terraffoit fans armes les hommes les w plus robuftes &.les animaux les plus féro» ces ; qui déchiroit un lion avec fa même » facilité qu'un lion déchire un agneau"? Après avoir relevé les défauts de Milton , la juftice exige que je montre fes beautés. II n'eft pas aifé de les ap« percevoir dans des court?s citations, paree qu'elles confiftent dans Ia juftefie d'un raifonnement étet.du , ou dans Ia contexture & la méthode d'un dialogue fuivi, cette piece ne contenant d'ailleursaucunede cesd gloire , & la honte va être mon partage » pour tout le refte de mes jours ". La réponfe de Samfon a Dalilah contientune defcription jufte & frappante des artifices d'une femme hypocrite. ■ Thefe are thy wonted arts ', And arts of every woman falfe like theel To break all faith , all vows , deceive , betray , Then as repentant to fubmit, befeech , And reconcilement move with feign'd remorfe ■Confcfs , and promife wonders in her change, Not truly penitent, but chief to try Her kushand, how far urg'd hit patience heart, Mis virtue or Weaknefs which Way to affail: Then with more cautious and infiinfled skill Again tranfgre(fes and again fubmits.  $i6 Le Ródeur. » Ce font-la tes rufes ordinaires. Les ru» fes d'une femme auffi perfide que toi, font n de violer fa foi, fes vceux, de tromper, de » trahir, de feindre , de fe repentir, de fe jj foumettre , de fupplier, de tacher de fe ré» concilier par un remords feint, d'avouer fa n faute, & de promettre de changer. Ce n'eft j> pas qu'on fe répente, mais 1'on veut efr> fayer jufqu'oü ira la patience d'un époux ; j» 1'on veut fe prévaloir de fa vertu ou de fa i> foibleffe; & après avoir mieux pris fes » précautions, lui manquer de nouveau, » fauf a fe foumettre Samfon, après avoir refufé de fe donner en fpectacle k la fête de Dagon , tache de fe juftifier auprès du Choeur, qui Paccufe d'avoir favorifé les Philiftins. II détruit enfuite & diftingue cette excufe commune de la poltronnerie & de la baffeffe d'ame, qui confond toujours la tentation avec la contrainte» CHOR. Tu with thy Jïrength thou ferv'ft the Philiflines. Sams. Not in their idol-worship , but by labour Uonefl and lawful, to deferve my food Of thofe who have me in. Mer civil power. Chor. Where the heartjoinsnot, outward at~ls defile not. Sams. lFhere outwardforce conftrains, the féntence holds ,  Le Ródeur. 317 But who confl.ra.lns me to the temple of Dagon , Not dragging ? The Philifline lords command. Commands are 110 confiraints. If 1 obey them, I do it frcely , vent'ring to difpleafe God for the fear of man , and man prefer , Sed God behind. Le Cu cs.uk. » Tu as employé ta force »> au fervice des Ph'ïliftins. S au s o ff. n Je n'ai contribué en rien as j> leur cuke idolatre ; je n'ai travaillé que II pour obtenir. du pain de ceux dont je dé» » pendois. Le Csa&R.» Les a£Hons n'ont rien » de criminel , lorfque la volonté n'y a aur> cune part. Sa msoir. » Je fais qu'on ne peut réfif» ter a la force ; mais qui m'oblige de me s> rendre au temple de Dagon ? On ne m'y » traine point : les Philiftins me le comman» dent; mais les ordres ne nous contrai» gnent point. Si donc je leur obéis , je m'ex» pofe a déplaire a Dieu, de crainte des hom» mes, & je le perds de vue dans le mon ment La plainte que profere Samfon au commencement de la Tragédie fur Ia perte de fes yeux, s'adreffe également aux paffions & a 1'imagination, L'énumération de fes malheurs eft fuivie de quantité d'images poétiques agréables, & fe termine par des plain-  3*8 Le Ródeur. tes & des fouhaits que Ie défefpoir ne fuggere que trop fouvent. O firfl created beam, and thou great word, lief there be light, and light was over all; Why cm 1 thus bereav'd thy, prime decree ? •The [un to me is dark 'And filent as the noon , When she de/erts the night; Hid in her vacant interlunar cave. Since light fo neceffary is to life, 'And almoft life itfelf; if h be true, That light is in the foul, 'She all in ev'ry part, why was the fight To fuch a tender ball as tli eye confind , So obvious , and fo eafy to be quench'd, \And not, as feeling, thro all parts difus'd, That she may look at will thro' ev'ry pare. « O ailre qui as été créé Ie premier , & toi j> parole puiffante, que la lumiere foit, & la » lumiere fut, pourquoi fuis-je ainfi fruftré » de ton premier décret ? Le foleil eft pour s> moi auffi obfcur que la lune , lorfqu'elle fe » cache la nuit. Puifque la lumiere eft fi né« ceffaire a la vie, & qu'elle en tient lieu; » s'il eft vrai que 1'ame foit lumineufe, & j> qu'elle foit répandue dans toutes les par»> lies du corps, pourquoi reftreindre la vue »> a un globe auffi fragile que 1'ceil; pourquoi v ne pas la diftribuer comme le fentiment » dans toutes les parties du corps, pour » qu'elle püt voir a travers fes pores'_' i  Le Ródeur. 319 Ce font-la les défauts & les beautés de la Tragédie de Samfon mourant, & je ne les ai relevées que pour 1'avantage des critiques. Les lauriers de Milton n'ont point a craindre le fouffle empefté de la malignité; & cequeje viens de dire ne peut fervir qu'a fortifier leurs jets , en en retranchant ce qu'ils ont de fuperflu. N°. CXLI. Mardi, 23 Juillet 1751. Hilarifque, tarnen turn poniere virtus. STACE. » La véritable grandeur eft tout-a-Ia-foïs af» fable & févere ". AU R O D E U R. ]VI ONSIEUR, Les Politiques ont obfervé depuis long-temps que les plus grands événements font fouvent produits par de  33° te Rédeur. très-petites caufes. Une concurrênce légere , une amitié cafuelle, la prudence d'un «fclave, le babil d'une femme , ont retardé ou facilité 1'exécution d'un projet, accéléré ou retardé les révolutions d'un Empire. Quiconque paffera fa vie en revue, trouvera généralement que la teneur de fa conduite a été déterminée par quelque accident peu important, ou par une combinaifon de circonftances légeres, lefquelles ont agi pendant que fon imagination n'étoit point occupée & que fonjugement n'étoit point fixé, & que fes principes & fes aétions ont pris leur couleur de quelque infufion fecrete, qui s'eft mêlée inopinément avec le courant de fes idéés. Les defirs qui prédominent dans nos coeurs, s'y infinuent par des Communications imperceptibles , pendant que nous examinons les différentes fcenes du monde & les diverfes occupations des hommes avec la neutralité inféparable du défaut d'expérience. Nous fortons des mains de notre nourrice ou de récole, invariablement deftinés a ambitionner de grands biens ou des talents diftingués.  Le Róleur. 331 Telle a été rimpulfion qui m'a mis en mouvement dès ma plus tendre enfance. J'héritai d'un bien qui me procura de la diftinaion & des careffes, & je m'accoutumai a entendre les applaudiffements qu'on me donnoit, avant qu'ils puffent influer fur mes penfées. Le premier éloge qui me flatta, autant que je puis m'en fouvenir, fut que j'étois de bonne humeur ; & foit qu'il fut fondé ou non, je me fuis attaché depuis a le mériter, en confervant ce caraftere. On ne m'eut pas plutot envoyé k lecole, que ma gaieté & la vivacité de mon babi! me gagnerent tous les cceurs que l'artifice & 1'intérêt n'avoient point encore rendus incapables d'affeclion. On m'admit k tous les jeux & a toutes les parties de plaifirs; j'infpirois la joie k tous ceux qui me fréquentoient. J'étois tellement occupé k former de nouveaux plans de divertiffements, que je n'avois pas le temps de remplir ma tache, & que mes camarades s'en acquittoient pour moi. Mon maitre , foit qu'il ne s'appercüt pas de ma négligence, foit qu'il ne voulüt ni Ia punir ni 1'excufer, m'exa-  33^ Le Rédeur. mina en paffant, rit de mon ignorance & de mes fóttifes, & ne put s'empêcher de témoigner qu'il avoit plus de tendreiTe pour moi qu'on n'en a ordinairement pour ceux qui fe diftinguent par leur efprit & par leur favoir. Je pafTai de 1'école a 1'Univerfité, oii je fixai bientöt l'attention des jeunes étudiants, dont je partageai les plaifirs tant le matin que le foir. Je ne briliois point a la vérité par mon érudition ; mais on me regardoif comme un jeune homme qui avoit des talents, & qui ne manqueroit pas de fe diftinguer, s'ii pouvoit fe réfoudre a être plus ftudieux & plus appüqué. Mon maitre me reprocha plus d'une fois ma neghgence, & réprirna mes faillies avec une gravité préfomptueufe: mais comme il étoit natureliement gai, il ne put tenir Iong-temps contre ion caraftere; il fe relacha au bout de quelques mois, & me pardonna une efcapade que j'avois faite; & pour ne point facrifier fon devoir a 1 amitié, il deyint plus diligent a proportion que j'étois plus pareffeux. Je continuai ainfi a me défaire de  Le Ródeur. 333 eet air d'auftériié que 1'on contrafte dans les colleges, a vivre dans ioifiveté, & a diftraire mes camarades de leurs études, jufqu'au moment qu'on m'envoya k Londres. Je m'appercus auffi tót que la ville étoit le véritable féjour de la jeuneffe & de la gaieté , & je fus bientöt diftingué comme un homme d'efprit par les femmes, efpeces d'êtres qu'on ne connoït que de nom dans les Univerfités, & dont je n'eus pas plutöt le bonheur d'approcher , que je réfoms de faire tous mes efforts pour leur plair.1. Un homme d'efprit, Monfieur, dans le dialede des femmes , n'eft pas toujours celui qui, par Telfort d'une imagination vigoureufe, rapproche les idéés les pluséloignées, qui, par 1'effet d'une pénétration qui lui eft propre, découvre de la reffemblance dans les objets oü les yeux ordinaires n'en appercoivent aucune, ou qui, mêlant des notions hétérogenes, éblouit 1'atténtion par des faillies imprévues. Un homme d'efprit, chez une femme, eft un homme qui peut ia faire rire; a quoi il ne peut réuffir qu'en réuniffant en lui les talents naturels toujours viftorieux de fes ennemis,& toir» jours plein de bonté pour eux, lorfqu'ils » font foumis". II n'eft pas néceffaire de fuppofef avec un Critique moderne , que Pun a copié 1'autre, puifqn'on ne fauroit croire que Virgile & Horace ayent ignoré les devoirs communs de 1'humanité, Sc la vertu de la modération dans les fuccès. Cicéron 8c Ovide ont remarqué  35* Le Ródeur. dans différentes occaiions que fi 1'on retranchoit de 1'honneur d'une viöoire, la part que la fortune & les foldats y ont, celle du Général feroit très-petite. Pourquoi donc foupconner qu'Ovide doit k Cicéron une obfervation que tout homme eft en état de faire? Cicéron obferve que fans Homere on ignoreroit entiérement Ia valeur d'Achille. Nifi Ilias illa extitiffet, idem tumulus qui corpus ejus contexerat, nomen ejus obruijfet. n Si 1'Iliade n'avoit jamais exifté, fa ré» putation eüt été enfévelie avec lui dans le » même tombeau ". Horace nous dit avec plus d'énergie qu'il y a eu plufieurs héros avant la guerre de Troye, & que leurs noms ne font tombés dans 1'oubli, qu'a, caufe qu'aucun Poëte n'a célébré leurs exploits. Vixere fortes ante Agamemnona Multi ; fed omnes illachrymabiles Urgemur, ignotique longd Notie, carent quid vate faero. m Mille yrais héros avoient donné des  te Ródeur* 353 » marqués de leur valeur, avant qu'Aga» memnon fit parler de lui; on ne parle » point d'eox ; on ne les regrette point; ils » font enfévelis dans les ténebres d'une éterj> nclle nuit; d'oü vient ? c'eft qu'ils ont eu 5} le malheur de n'avoir point trouvé de Poëte » qui les ait chantés ". Cicéron examine dans la même Oraifon , la raifon pour laquelle, la vie étant fi courte, les hommes fe donrent tant de peine pour acquérir de la réputation. Quift ejl quod in koe tam exiguo vitte curriC'do it tam brevi, tantis nos in laboribus exer* eeamus ? Horace demande pareillemenf. Quid brevi fortes jaculamur ctv» Multa ? » Pourquoi la vie étant fi courte, former » des defleins auffi vaftes ? Mais Horace, non plus que Cicéron, n'ont pu ignorer qu'on ne peut conferver la mémoire des grandes aftions que par le moyen de 1'hiftoire, Sc qu'il n'y a point d'hiftoire plus durable qu'un Pocme. Tous deux ont p»  3 54 Le Ródeur. obferyer que la vie eft courte, & que nous 1'employons a des travaux inutiles. II y a d'autres fleurs fictives tellement éparfes, & fi aifées k cueillir," qu'on ne fauroit accufer un Poëte qui les employé de dépouiller un autre de la guirlande qui lui appartient. On peut dire que les anciens les ont plantées fur le grand chemin de la poéfie, pour 1'ufage de leurs fuccefleurs, & que chacun peut les cueillir, fans qu'elles perdent rien de leur couleur ni de leur odeur. Pope a décrit d'après Boëce la defcente d'Orphée aux enfers pour en tirer Eurydice, d'une maniere qui donneroit lieu de croire qu'il I'a imité, fi les images n'étoient pas de nature k pouvoir les trouver dans des Auteurs plus anciens. Qua. fontes agitant mem Ut trices /celerum dete jfam majlce lacrymis madent, Non Ixionium caput Velox pracipitat rota. T/ie pow'rs of vengeance while they hear, Touch'd with compaffion, drop a tear ; lxion's rapid wheel is bound, Fix'd in attention to the found. F. L E wis.  Le "Rédeur. 355 Thy flone ', O Syfiphus, Jlands Jllll, Ixion rcfls upon his wheel, And the pale fpeflres dance ! The furies fink upon their iron beds. n Les Déeffes vengereffes des crimes, na n peuvent ouir fes plaintes fans répandre » des larmes de compaffion. Ixion ceffe de 3» tourner fa roue, 8c Syfiphe de rouler fon » rocher, pour donner plus d'attention a fes » chants. Les fpeftres danfent autour de lui, n les furies reftent immobiles fur leurs lits »> de fer". Tandem, vincimur, arbiter Umbrarum , miferans , ait *mmmm> Donemus, comitern viro , Emtam carmine, conjugem. Subdud atlength , heli's pitying monarch cry'd,, The fong rewarding, Ut us yield the bride. F. Levis, He fung, and keil confented To hear the poet's pray'r ; Stern Proferpir.e ralented , And grave him back the fair. Heu , noélis porpe terminos Orpheus Eurydicen fuam Vidit, perdidit, occidit. Nor yet the golden verge of day begun, IVhen Orpheus her unhappy lord, Eurydice , tof life reftord , At once beheld, and lojl, and was undonel F. Letis.  3 56 Le Ródntr. But foon too fbon, the lover turns hls eyes • Again she falls, again she dks , V"' On ne peut convaincre pleinement un Auteur dWion, que dans L cas ou Ia reffemblance eft fi parfaite quon ne peut 1'attribuer au hafard • comme lorfque les idees n'ont aucune forte m aucune Haifon emVel, ^ que les penfées & les mots font les mêmes , & copiees mot k mot. Par exemple on ne peut prefque pas douter que Pope n'ait copié Ovide dans le premier, & Crashaw dans Ie fecond des paffages fuivants. Sape pater dUcitfludium quUinutlle tentas P Maiomdes nullas ipfi hiquit opcs ZlL ^[1^1 mT0S ^tadaptosi Et quod eonabar fcribere, verfus erL Ovide, » Pourquoi medifoltmonpere t'aoni; » quer a une étude auffi inutile? H„„ Pi » point laiffédebien ^Sfr^T^ me veno.ent naturellement dans 1'eW » & , en compofois fans le favoir toSlll * fois 1ue Jeprenois la plume'° T CLallinSfor this idle trade , JSo duty broke, no father difobey'd;  Le Ródeur. 357 While yet a child, ere yet afool tofame, 1 lifp'd in numbers , for the numbers fame. Pope. " This plainfloor, Believe me , reader, can fay more Than many a braver marble can , Here lies a truly hone(l man. c r a shat. » PaiTant! ce marbre , tout fimple qu'il " eft, peut dire avec plus de raifon que » d'autres qui font plus précieux, ci gitun » honnête homme ". This modefl flone, what few vain marbles can, May truly fay, Here lies an honeft man. P o 7 e, On a Keu de crolre que les penfées qui ne font point immédiatementproT duites par des objets fenfibles, & qui ne naiflent point de la comparaifon de fentiments ordinaires font imitées, lorfqu'on les trouve employées une feconde fois. Par exemple, Waller a du probablement a Grotius le compliment fuivant. Here lies the learned SaviPs heir , So early wife, and lajling fair, That none , except her years they told , Thought her a child, or thought her old. Vaiieu,  35§ Le Ródeur. r 9 Q ,e/a?nthéri£ierdesSavils,dont » la fageffe fut fi précoce, & ]a teaUté fi « A/Si -'?1™ ne,P?u^itdire, a moins » de favojr fon age, s'il étoit jeune ou vieux"- Vnica luxfacli, genitoris gloria, nemo Uuem puerum, nemo credidh iffe fenem. Grotius. Prior doit a 1'Hiftoire poétique d'Alleyne^Hn éclairciffement fur celle d'Henn VII. For nought but light itfelf itfelf can show, And only hngs can write what kings can dgl AlIEVKE. Tour inufic's power; your mufic mufl difclore% For what light Is Uis only light that shows. Prior. Cet Ecrivain eft encore plus blamable de s'être approprié une penfée qu u a pnfe dans une épigramme de Flaton, & d avoir voulu la faire paffer pour Ia fienne. Qvk M*»Mrhr**r,s,iftva{luh fenus, take my votive glafs , Since 1 am not what 1 was • What from this day 1 shall ie. vtnus let me rtever fee.  Le Ródeur. 359 » Reprends, Vénus, le miroïrqueje t'a» vois confacré, puifque je ne fuis plus telle » que j'étois, & ne me mets point a même » de voir ce que je dois devenir". On ne peut regarder toutes les fimilitudes comme une imitation, ni toutes les imitations comme un plagiat. On peut adopter un fentiment, une figure, a vee tant de difcernement, qu'il füpplée au défaut d'invention. Un génie inférieur peut fans fe déshonorer fuivre le chemin que les anciens ontfrayé, pourvu qu'il évitede marcher fervilement fur les traces qu'ils ont laiflees.  3&> Le Ródeur. N°, CXLIV. Samedi, 3 Aoüt 1751. Daphnidis arcum Iriglfli & calamos: au* ,u, penerfe MtnaUa, ht cum vidifli puero donata , dohbas ■ M.tfi non aliaua noculjfes, mortuus ejfeu Virgile. m Et toi, quand pres de ces vieux hêtres » tubnfasl'arc & les chalumeaux de Daphnis » jaloux qu'on en eüt fait préfent a ce jeune' » berger, ru ferois morr, méchanr Ménalqus » n tu ae lm avois fait quelque mal". Ii. eft impoftible de fe meier dans une conyerfation, fans appercevoir Ia difficulté avec laquelle un nouveau nom ie fraye un chemin dans le monde. La moindre apparence de fupérionté lui fufciteune foule d'ennemis ;il ne trouve par-tout que de Poppolï. tion ; le favant & 1'ignorant fe liguent contre lui, la fubtilité fournit des armes k Timpudence , & 1'invention conduit k la crédulité. On ne fauroit concevoir la force & 1'unanimiti  Le Rédeur. Funanimité de cette alliance. On croiroit qu'un homme ne doit s'irriter qu'a 1'occafion des injures qu'on lui fait; qu'il ne devroit contefter les prétentions d'un autre, que lorfqu'il s'agit de quelqu'un de fes droits; que des hoftilités qui ont commencé fans aucune caufe, devroient bientöt ceffer ; que les troupes que Ia malignité a affemblées devroient fe difperfer, lorfqu'elles n'ont plus d'intérêt a reifèr unies , & qu'on devroit laiffer le foin. d'attaquerun cara&ere naiffant, a Ceux qui ont quelque chofe a efpérer ou a craindre de I'événement. Ceux qui cherchent a fe diftinguer courroient moins derifques, s'ils n'avoient a faire qu'a des rivaux conrius. Leurs ennemis feroient en petit nombre; &, ce qui eft encore plus important , ils les connoitroient : mais comment pouvoir parer les coups qu'on nous porte a la dérobée ? comment pouvoir réfifter a des attaques fourdes, a des- ennemis qui fe fuccedent fans interruption ? Cependant le monde eft fait de facon, qu'un homme ne commence pas plutöt a fe tirer de la foule, 6c 4 Tome UI. Q •  §6i Le Rédeur. fixer les regards du public, qu'il fe voit en but a tous les traits de la calomnie, & recoit de loin, & fans favoir de qui, des bleffures qu'il n'eft pas toujours aifé de guérir. II eft probable que cette attaque contre ceux qui afpirent a la renommée, eft originairement Pouvrage de ceux qui croyent devoir fouffrir de leurs fuccès : mais lorfque la guerre eft une fois déclarée, quantité de volontaires viennent fe ranger fous leurs étendards; une foule de gens fuivent Ie camp, faute de favoir que faire; des efcadrons volants fe difperfent de toutes parts, & font tellement charmés de pouvoir caufer du ravage , qu'ils fe fatiguent fans aucune efpérance de gloire, & pillent fans aucun efpoir de profit. Un homme qui cherche k fe diftinguer , eft furpris de fe voir cenfuré par des gens qui ignorent fon nom , & d'éprouver toute 1'aigreur de la méchanceté de la part de gens qu'il n'a jamais offenfés. Comme 1'envie a k fon fervice des hommes de différents caraderes Sc de différents degrés d'intelügence, la ca-  Le Rédeur* 363 Somnïe fe répand par tous les moyens & de toutes les manieres imaginables. Zl n'y a rien qu'on ne mette en pratique; on n'a aucun égard aux loix de la guerre; on regarde toutes les armes comme permifes; & ceux qui n'ofent attenter ouvertement a la vie d'un homme, fe contentent de donner carrière k leur malveillance, de lui porter quelques coups en paffant, 6e de troubler fon repos. Comme on a divifé, a force d'obfervations, les affemblages les plus mélangés & les plusconfus dans les claffes qui leur conviennent, & diftribué par claffes les infe&es qui nous tourmentent pendant 1'été par leur bourdonnement &£ leurs piquures, on peut pareillement divifer les perfécuteurs du mérite en brailleurs, chuchotteurs & modérateurs. Le brailleur eft un ennemi plus terrible que dangereux. II n'a d'autrequalité pour foutenir une controverfe, qu'un front d'airain 8c une voix forte. Comme il vife moins a réfuter qu'a réduire au filence, il compte plus fur fa voix que fur fes arguments; il fe met peu en peine de concilier une Q ü  364 Le Ródeur. partie de fon accufation avec 1'autre J d'obferver de la décence dans fes propos , & de la probabilité dans fes narrations. II a toujours un fonds d'épithetes odieufes & de termes de mépris , qu'il employé dans Poccafion, & qu'il profere avec une volubilité a laquelle rien ne peut réfüter. Si 1'on parle de la richeffe d'un négociant,il dit fans héfiter qu'il eft a la veille de faire banqueroute; fi on loue la beauté & les manieres élégantes d'une femme , il paroit furpris qu'on puiffe devenir amoureux d'une perfonne auffi laide. Vante-t-on un ouvrage d'efprit ? il fait paffer 1'Auteur pour un idiot, qui ne connoit ni les livres, ni le monde, & qui n'a pas affez d'efprit pour acquérir cette connoiffance. Ses exagérations en général ne produifent aucun effet fur ceux qu'il contraint k les écouter; & quoique les gens timides s'en laiffent quelquefois impofer par fes violences & fes emportements, & le regardent comme un homme fa van t, cependant les opinions qu'il s'efforce de détruire reprennent bientöt leur première force, de même qu'un arbre que le vent a fait  Ze Ródeur. 365 pencher 't fe redreffe après qu'il a ceffé. Le chuchotteur eft plus dangereux. II captive aifément 1'attention par fes manieres polies & affables, & excite Ja curiofité par 1'air important qu'il fe donne.Comme il fait qu'il ne convient point de confier indiftinöement fon fecret a tout le monde, il choifit quelques auditeurs , dont il flatte la vanité en feignant d'avoir de Ia confiance en eux, Sc leur confie tout bas ce qu'il fait. II leur apprend qu'un marchand qui vante 1'étendue de fon commerce, Sc la richeffe de fes fonds, eft moins riche qu'on ne le croit; qu'il vient d'effuyer une perte confidérable, Sc qu'un vaifieau fur lequel il étoit intéreffé a fait naufrage. 11 ne dit rien d'une beauté, qui ne foit démenti Ie lendemain par ceux qui la voyent, paree qu'ils lui trouvent toutes les graces qu'on admire dans le pare. II dit d'un Auteur, que fon ouvrage eft a Ia vérité excellent, mais qu'il y a très-peu de part; qu'il doit la plupart des images Sc des fentiments qu'on y trouve, a un ami, & que fon ftyle n'eft auffi élégant & auffi correct, que  3 66 We Rêdmr. paree que les plus favants critiques ü\i fiecle ont pris foin de le corriger. Comme chacun eft flatté de favoir une chofe que les autres ignorent, ils ajoutent aifément foi a 1'hiftoire qu'il leur a débitée; mais on ne la croit pour 1'ordinaire que pendant Ie temps qu'on fe la dit a 1'oreille; elle tombe dès qu'elle devient publique. Le modérateur eft 1'ennemi Ie plus dangereux. Sans s'intéreffer è Iaqueftion ^ & fans autre motif qu'une curiofité honnête, eet amateur zélé & ampartial de la vérité, écoute les deux parties, toujours difpofé a interpréter leurs raifons & leurs opinions de Ia maniere la plus favorable. II a oui parler diverfement des affaires du marchand ; & après avoir pefé les raifons de part & d'autre, il conclut; qu'éfant fondées fur une bafe peu folide, elles doivent néceffairement chan» celer : mais qu'il y a bien de la diffé- rence entre retarder un payement, & faire banqueroute; & que plu fieurs marchands ont trouve Ie moyen de fe foutenir, fans faire tort a leurs créanciers, & que 1'on gagne fouvent d'un cote ce qu'on a perdu de 1'autre. II  Le Ródeur. 367 croit qu'une jeune beauté qui aime k fe faire admirer, 6c k perfeftionner ce qu'elle a d'excellent, peut augmenter fes appas par des moyens a'rtificiels; mais que la plupart de fes beautés doivent être naturelles : Sc qui fait fi elle eft eftèaivement telle qu'elle paroit? II connoit PAuteur pour un. bomme laborieux, qui n'a peut-être pas tout le feu d'Homere; mais qui a affez de jugement pour connoïtre ce qui lui manque, 8c y fuppléer avec le fecours d'autrui. La modeftie, felon lui, eft une vertu fi rare Sc fi aimable, qu'il ne fauroit manquer de prote&eurs dans quelque endroit qu'il aille , 6c Pemporter fur Porgueil 6c la pétulance. Celui qui feint de découvrir les fautes avec répugnance, Sc qui pallie celles dont tout le monde convient, met fin tout d'un coup au doute Sc a 1'apologie. Ceux qui Pécoutent fe repolent fur fa candeur 8c fur fa probité , 6c admettent 1'accufation, fans permettre a celui k qui on Pa intentée de fe juftifier. Ce font-la les artifices que les gens envieux , parefleux 6c chagrins, emQ iv  ^ Le Ródeur. Plovenrpour édipfer le mérite de ceux qu i s ne peuvent égaler; artifices bas . ,v gV chaque Auteur doit auffi avoir fes patrons; & comme il n'y a point d'homme, quelque élevé qu'il foit, qui puiffe fe flatter de n'être point renverfé par la critique ou par le caprice 9 Fintérêt de la littérature exige que fes enfants vivent en paix ; & qu'au-lieu de fe facrifier les uns les autres a la malice 8c aux mépris, ils fe mettent k couvert des perfécinicns de ceux qui ont moins d'efprit &£ de capaeité qu'eux*  37* te Ródeur. N?. CXLVL Samedi, ro Aoüt jye,t Sunt Mie duo , trefve , qui rtvolvatlt Noftrarum linias ineptiarum : Sed cum fponfio , fabulxque laff* De fcorpo fuerint & ineitato. Marti ae» » II fè trouvera peut-être deux ou trois per» tonnes qui liront mes ouvrages; mais lorf» qu'ils en feront las, ils n'y penferont pas » plus que s'ils n'avoient jamais exifté \ De tous les projets & de tous les deffeins que les hommes forment, H n'y en a aucun qui foit plus fujet a rencontrer des obftacles, & a éprouver des contre-temps, que celui d'acquérir de la réputation. On donne volontiers de Pargent a celui qui nous donne en échange quelque chofe de prix; oa paye un Avocat qui défend notre caufe, & un Médecin qui nous traite lorfque nous fommes malades : mais les louanges font libres, & nous pouvons les refufer a qui il nous plait fans  Le Rédtm. 377 encourir aucun inconvénienr. Lorfqu'un homme fait confilïer fon bonheur dans la réputation, il dépend du fujet le plus foible & le plus timide de letroubler. Ses ennemis peuvent le négliger par orgueil, & fatisfaire leur méchanceté en reftant neutres. Ceux qui ne peuvent lui nuire par des invectives, peuvent 1'anéantir en gardant le filence ; de même que les Dames Romaines menacerent la République de mettre fin a fes conquêtes & a fa domination » en s'abftenant de faire des enfants. Lorfqu'un Auteur, après bien du travail & de la peine, a mis au jour un ouvrage qull croit devoir faire du bruit dans le public, & fixer toute 1'attention des Savants , il eft rare qu'il attende patiemment qu'on en faffe Féloge. L'imagination remplie de fon importance, il fort de chez lui comme un Monarque déguifé, pour favoir ce que fes le&eurs en difent. Préparé è jouir de leur admiration , a écouter leur cenfure fans émotion, & réfolu de ne point troubler fon repos par trop de fenfibilité pour la louange ou pour le blame, & de méprifer égale-  378 Le Ródeur. ment leurs objeclions Si leurs éloges, il entre dans un caffé, il s'affit dans un coin; & pendant qu'il feint de lire les vieux journaux , il écoute la converfation que 1'on tient, & n'entend pas dire un mot de fon livre. II croit être venu trop tard, & qu'après s'en être entretenus quelque temps, ils ont entamé un autre fujet avant qu'il arrivat. Ceux qui étoient dans le caffé fe difperfent, & font remplacés par d'autres auffi ignorants & auffi indifférents. Sa curiofité le conduit dans un autre endroit, oü il éprouve le même contre-temps. Dans Pimpatience oü il eft r il parcourt les différents quartiers de la ville. II entend parler dans 1'un d'une partie de cricket; dans un autre, d'un coupeur de bourfes, d'une banqueroute, d'un repas de tortue. On 1'entretient dans un autre de 1'ours blanc, du chien qui danfe, d'une gageure qu'on a faite touchant la hauteur du monument. On 1'invite k aller voir une courfe a pied qu'on doit faire dans un village voifin; on le prie de lire une affiche, on le confulte fur les moyens qu'on doit employer pour trouver un chat qu'une Dame a perdu.  Le Ródeur. 379 Tout le monde eft occupé de chofes qu'il regarde comme indignes de 1'attention d'un être raifonnable, & qui fuffifent cependant pour Ia détourner de fes travaux êt de fon mérite. II franchit enfin les hornes de la modeftie, & demande k ceux qu'il rencontre s'ils ont lu fon livre & ce qu'ils en penfent. Tous ont une réponfe prête. L'un lui dit qu'il Pa vu annoncé , mais qu'il ne croit pas que perfonne 1'ait encore lu; un autre, qu'on lui en a fi fouvent impofé par un titre fpécieux , qu'il n'achete jamais un livre que fa réputation ne foit entiérement établie; un troifieme paroit furpris qu'on ofe écrire après ce que tant de grands hommes ont dit; un quatrieme lui dit qu'il s'eft informé de 1'Auteur, que perfonne ne Ie connoït, ce qui lui fait croire que fon nom eft fuppofé ; un cinquieme enfin le connoit comme un homme condamné par Pindigence a écrire fur des fujets qu'il n*entend pas. L'Auteur infortuné cherche dans fon efprit plufieurs raifons pour adoucir fon chagrin , & fortifier fa patience, II n'a pas affez confulté la portee des  3So Le Ródeur. Leaeu„ ordinaire*. Jl vit dans unfitf de ou 1'on préfere la frivolité aux con. noifMces folides.de maniere cX Ecnvain ne peut fe diftinguer ou'a.,gnt qu'il fan rire. II ,-app^Ke ont. d-ffame fon ]lvre d eto fous preffe, & gUe Je Librlire quil fe propofoit d'enrichir, a des nvaux qui en empêchent Ja vente Ce qm le confole eft, que les Seurl ouvrages font ceux qui percent / difficilement è caufe de 1'ignorance & des premgés qui regnent, & qu"0r! ^out^uïli^ Ce fonMA les illufions dont un hom-' ™ferepait,pourfe each er fon peu d ""Portance.Nousfommeslong temps a nous convaincre que chaq/e mT vidu eft peu de chofe eu égard au corp» colleftif du genre humafn que Pfu de gens s'intéreffent a Ja fortïïe trop occupes pour faire attention è de nouveau objetsjque Ie mér te le P " MIant.Me {^oit percer a tra! vers Je brouillard des affaires & des ^vemffements.&quenon-feukmen  Li Ródeur. 381 un Auteur , mais même le Général d'armée & le libérateur d'une nation, peuvent aifément furvivre a leur réputation. Ils peuvent k la vénté faire du bruit pendant quelque temps; mais leurs noms & leurs a&ions tombent bientöt dans 1'oubli, & ne font connus que de ceux qu'un motif de vanité engage a en faire mention. On ne réfléchit pas affez combien il eft difficile d'acquérir de la réputation dans le monde. Les hommes font continuellement occupés de leurs defirs & de leurs craintes, & leurs affaires ne leur laiffent qu'autant de temps qu'il leur en faut pour s'informer des nouvelles du jour. Obligés de chercher des expédients pour fe garantir du befoin , & de fe frayer un chemin k la fortune, ils s'occupent rarement du paffé & de 1'avenir. Les gens d'étude font les feuls qui ayent le loifir d'examiner les prétentions des anciens Sages & des anciens Héros; & des noms que 1'on croyoit devoir voler dans des Royaumes & des continents, reftent enfevelis dans la poufliere d'un cpuYent &c d'un college.  5$2 tt Ródeur. II n'eft pas même certain qu'ils reftent long-temps dans ces retraites obfcures, qui fervent d'afyle a Ja réputation. Peu de Gens de Lettres cullivent plus d'une fcience, & connoiffent d'autres Auteurs que ceux qu'ils font néceffairement obligés de lire. Ils n'aiment point a fe charger I'efprit de connoiffances qui ne font plus a la mode, & négligent les livres dont perfonne ne fait cas. Le defir de Ia renommee eft néceffairement lié avec des réflexions qui devroient rallentir notre ardeur & notre confiance. Celui qui cherche k fe faire un nom , efpere de remplir une place occupée par un autre; car il y a dans chaque claffe affez de noms pour occuper ceux qui veulent fe les rappeller. Celui qui a deffein de pouffer fes prédéceffeurs dans le gouffre de 1'obfcurité, doit par conféquent s'attendre au même fort, vü qu'il fe trouve fur le bord du même précipice. II arrivé quelquefois que 1'on commence k acquérir de la réputation lorfqu'on eft k la fin de fa carrière ; tnais la plupart de ceux qui y afpi-  Le Ródeur. 383' rent, ont düle bonaccueil qu'ils ont recu dans Ie monde, a quelque accident heureux, & font tombés dans 1'oubli après leur mort, fans que ni Ia fortune ni la proteftion ayent pu les en garantir. L'honneur que 1'on rend a la mémoire de ceux dont la réputation eft la mieux fondée, eft ordinairement proportionné a celle dont ils ont joui pendant leur vie, & diminue infenfiblement a mefure qu'on le perd de vue. Puis donc qu'il eft fi difficile d'obtenir les égards de fes contemporains, que peut-on efpérer de la poftérité ? Que peut le mérite par lui-même, puifque Part ni 1'amitié ne peuvent le faire valoirr.  '$%4 Le Rédeur. N°. CXLVII. Mardi, 13 Aoüt 1751. Tu nihil invita diets faciefve Minerva. H O R A C E. 5> Ne frites rien en dépit de votre génie ", AU ROLDEUR. M O N S I E U R, Vous favez que les petites chofes augmentent par des accroiffements imperceptibles , & j'efpere que vous ne m'accuferez point d'avilh votre caraöere par le récit d'une perfécution peu importante en apparence, mais qui, quoiqu'elle ne produife aucune fcene d'horreur & de deftruction, trouble cependant mon bonheur, a force de devenir fréquente, & me fait paffer des années deftinées aux plaifirs, dans Ie filence & dans Panxiété. Je fuis le fils ainé d'un Gentilhom■ me2  Le Mdeur* 385 nre, qui, ayant hérité de fes ancêtres d'un bien confidérable, Sc qui n'ayant aucun defir de 1'augmenter Sc de le diminuer, a réïidé dans fa terre depuis fon mariage» II a trouvé Ie moyen, en partageant fon temps entre les devoirs d'un pere, d'un maitre , d'un magiftrat, & 1'étude des Belles-Lettres, de paffer fes jours fans aucun de ces amufements auxquels ceux que je connois ont recours pour alléger le fardeau de leur exiftence. Lorfque j'eus atteint un age fufceptible d'inftruöion , mon pere engagea un homme connu depuis longtemps a Oxford par fon érudition & la pureté de fes moeurs , a fe charger de mon éducation. Les égards qu'on lui témoignoit, me firent regarder fes inftruétions comme importantes; Sc j'en profltai li bien, qu'on me cita, Sc peut-être a tort, pour exemple a d'autres jeunes gens, qui étoient moins dociles & moins avancés que moi. Je recevois mille carefles cle tous ceux qui venoient voir mon pere ; Sc comme les jeunes gens font ordinairement prévenus en leur faveur, je crus que je n'avois pas befoin de Tornt III. R  386" Le Ródeur. m'appliquer davantage , que je ne de' yois lire que pour m'amufer, & que je ferois dédommagé de mes peines par les éloges qu'on me donneroit. Pendant que je m'occupois ainii de mes propres perfeöions, & que j'afpirois en fecret a fortir de tutelle, mon oncle paternel arriva de Londres, & vint paffer 1'été dans fon pays natal. Je ne 1'avois prefque point vu depuis mon enfance, & je fus ravi de pouvoir obferver de plus prés un caraöere que je n'avois jufqu'aïors refpefté que de loin. Les vifites dont il fut accablé les premiers jours, m'empêcherent d'avoir aucune converfation particuliere avec lui; mais j'en fus amplement dédommagé par Ie plaifir que j'eus k obferver la maniere dont il fe conduifit avec tous ceux qui vinrent Ie voir. Jamais courtifan n'a fu mieux rendre k chacun ce qui -lui eft dü. Je compris aufTitöt qu'il poffédoit un fecret pour fe faire aimer & refpetter, que les livres n'enfeignoient point, & que ni moi ni^ mon pere ne connoiiTions pas; qu'il avoit Part d'obliger ceux auxquels il ne rendoit aucun fervice;  Ls R&Jeur. 3S7 que fa conduite & fes acTions avoient un certain air de délicatelTe qui captivoit les coeurs , quelque timides, quelque orgueilleux, & quelque réfervés que fulïent ceux avec lefquels il converfoit. Je rougis de la groffiéreté de mes manieres, &c de 1'inefficacité de cette bienveillance ruftique , qui ne fait fe procurer des amis que par des fervices effeétifs. Mon oncle s'appercut du refpefr, avec lequel je recueillois fes paroles & imitoit fes geftes, & du foin que j'avois d'imiter la maniere dont il faluoit ou embraffoit ceux qui venoient le voir. II fut flatté d'avoir un imitateur dont il n'avoit pas a craindre la rivalité, & il répondit k mes affiduités par des compliments & des proteftations d'amitié. II concut tant d'attachement pour moi, qu'il dit hautement qu'il ne pouvoit fe féparer d'un neveu auffi aimable & auffi accompli, & qu'il pria en partant mon pere de me laiffer quelques mois avec lui, pour qu'il put me mettre au fait des ufages du monde. Comme mon oncle craignoït la fatigue, nous voyageames k petites jourR ij  388 Le Ródeur. nées; ce qui me donna le temps de converfer plusfamiliérement avec lui: mais je m'appercus bientöt par quelques queftions que je lui fis, & auxquelles il ne put répondre, qu'il étoit las de ion compagnon de voyage. Son élément étoit une converfation mixte , ou le cérémonial & les fantés, les compliments & les lieux communs tiennent toutes les langues en haleine, fans le fecours de la mémoire & de la réflexion. Etant obligé dans la voiture de foutenir la converfation tout feul, il découvrit bientöt Ia pauvreté d'idées qu'il avoit jufqu'alors cachée fous des dehors de poiiteffe. II m'entretint le premier jour des chofes merveilleufes que je verrois a Londres, & m'avertit de me tenir en garde contre ceux qui pourroient chercher k m'en impofer , a caufe de mon inexpérience. II me répéta les mêmes chofes & les mêmes confeils le fecond jour : mais comme je Pinterrompois k tout moment pour 1'entretenir de 1'hiftoire des villes que nous traverfions, & d'autres fujets littéraires , il perdit tout-a-coup fa vivacité; il s'affubla de fon manteau, fit femblant de dormir, & ré-;  Le Ródeur. 389 ferva fa gaiété pour des auditeurs plus en état que moi d'en profiter. Nous arrivames enfin k Londres , Sc mon oncle reprit fa fupériorité. II ouvrit la bouche dès que nous fümes fur le pavé, Sc me nomma toutes les rues par lefquelles nous paffames, Sc tous les propriétaires des maifons que nous vimes. II me préfenta k ma tante qui étoit une femme diftinguée par le nombre de fes amis Sc le brillant de fes affemblées, Sc la confulta en ma préfence , foit par amitié, foit pour fe venger de moi, fur 1'habit qu'il convenoit de me faire, Sc fur fes moyens qu'on devoit employer pouc me défaire de mon air ruftique Sc villageois. Je rougis ; Sc croyant que j'étois faché, ils déployerent tour-a-tour leur éloquence pour me prouver les avantages de Féducation publique , Sc combien on étoit heureux d'avoir une contenance affurée. C'eft la feule qualiti dont ils faffent cas, Sc ils me la recommandentfans ceffe, difant qu'elle fupplée a tous les autres défauts, Sc qu'elle releve les talents que Pon a. Je ne me tais jamais dans une compagnie, lorfqu'on R iij  393 Ze Ródeur. raconte quelque hiftoire fecrete, qu'on ne m'accufe de manquer d'affurance. Si je ne réponds pas a un compliment; fi je fuis déconcerté k 1'occafion d'une raillerie k laquelle je ne m'attends point; fi je regarde une beauté; fi je n'oie parler de ce que je n'entends pas, ni décider d'un coup ; fi je tarde a ramaffer un éventail, on me plaint comme vin malheureux condamné k vivre dans 1'obfcurité, faute d'affurance. Jeconnois plufieurs jeunes gens qui font journeliement harraffés comme moi, par ceux qui n'ont d'autre mérite que 1'affurance qu'ils recommandent. Il convient donc de leur apprendre qu'on ne doit point confondre 1'ineptie avec la délicateffe; & qu'un homme que fa ftupidité a armé contre les traits du ridicule , pariera & agira toujours avec plus d'audace que celui dorrt Pardeur eft rallentie par fa fenfibilité, & qui- ne veut pas que 1'effronterie 1'emporte fur fes talents.  Le Ródeur. 391 N°. CXLVIII. Samedi, 17 Aoüt 1751: Me pater fxvis onertt eatenis Qjiod viro clemens mifero peptrci, Mt vel extremis Numidarum in oris Claffe relegct. HORiCI, » Que mon pere m'accable de mille chatnes, » pour n'avoir pas répandu le fang innocent de » mon époux ; qu'il me faffe traverfer les mers , » & me relegue dans le fond de la Numidie,". \-i E s politiques obfervent qu'il n'y a point d'oppreffion plus longue &C plus difficile a fupporter , que celle qu'occafionne 1'abus de 1'autorité légitime. On peut arrêter un voleur, & s'oppofer a un ufurpateur, punir & exterminer par Ia force ceux qui rte connoiffent d'autre droit que la violence : mais lorfque Ie pillage porte le nom d'impöt, & que le meurtre eft commis en vertu d'une fentence juridique, le courage eft intimidé, & Ia prudence confondue; la réfiftance eft R iv  39* Le Ródeur. traitée de rébellion, & le coqufn n'a plus rien a craindre fous la robe du Magiftrat. Je regarde comme également dangereufes & déteftables, les cruautés qu on exerce fouvent dans les families fous Ia fanction vénérable d'autoïite paternelle : autorité qu'on nous apprend a refpecter dès le moment que nous faifons ufage de notre raifon, qui eft a couvert de Pinfulie & de Ia violation par tout ce qui peut Jure impreffion fur I'efprit humain , « qui peut par conféquent fe livrer ampunément a la cruauté, fouler aux pieds le droit avant que le devoir & la pureté filiale ofent réclamerle leur, & fe croyent autorifés a employer d'au*res moyens que les prieres, les fupphcations &c les larmes. Les Romains crurent long - temps qu'il ne pouvoit y avoir d'enfant affez denaturé pour öter la vie a fon pere; ce qui fut caufe qu'ils ne firent aucune' loi contre tes parricides. Ils crurent auffi^qu'il n'y avoit point de pere qui put être cruel envers fon fils; & dans cette confiance, ils laifferentaux chefs de familie la liberté de difpofer k leur  Le Ródeur. 393 gré de la vie & de la mort de leurs enfants. L'expérience leur apprit bientöt qu'ils s'étoient décidés trop a la hate en faveur de la nature humaine. Ils reconnurent que 1'inftinct &l'habitude ne peuvent réfifter k 1'avarice & k la méchanceté; que 1'on peut violer les liaifons les plus facrées, & méfufer de 1'autorité, dans quelque main qu'elle fe trouve. Ils furent donc obligés de changer leurs inftitutions, de faire une nouvelle loi contre le parricide , & de transférer les peines capitales du pere au Magiftrat. II y a plufieurs maifons qu'on ne peut fréquenter fans s'appercevoir que les parents ne font point exempts de cette précaution en faveur de leur autorité ; .& que celui qui n'eft expofé qu'a ouir les remontrances de fa confcience , ne tarde pas k démentir les principes dont il eft convaincu , ók a modifier la juftice k fon gré. S'il y a quelque relation qui doive garantir le cceur de la méchanceté , s'eft certainement la paternité. En donnant volontairement 1'exiftence k un être, on s'impofe 1'cbligation de le rendre heureux. Rien n'eft plus caR v  }94 te meur. pable de réveiller la tendreffe, que de voir un enfant qui pleure & tend les bras pour marqué de fa dépendance , qm ne peut ni allarmer notre jaloufie, ni aliéner notre affection par aucun crime qu'il ait commis. La tendreffe une fois excitée, elle doit augmenter tous les jours par ia contagion naturelle du bonheur, par Ia répercuffion du plaifir que 1'on procure . & par celui que 1'on goüte k être bienfaiiant. Je fuis perfuadé qu'il n'y a point d'homme généreux & bienfaifant qui n'aime davantage un animal qui Ie careffe , qui le craint, qui a recours k lui dans Ie danger, qu'un autre qui n'a aucune connoiffance , par exemple qu'un poiffbn. Nous nous attachons naiureïlement a ceux a qui nous faifons du bien , paree que nous croyons nous concilier par-la leur afrection & leur efïime. II y a une autre moyen de fatiffaire 1'orgueil qu'infpire Ia fupériorité. Celui qui a éteint en lui tout fentiment d'humanité, & qui ne fe foucie point d'être aimé comme diftributeur du bonheur , fe plaït k fe faire craindre par le mal qu'il peut caufa. H fe  Le Ródeur. 395 dédommage de fa folitude, par Ia réflexion qu'il fait fur 1'étendue de fon pouvoir, & la force des ordres qu'il donne. II voit tous ceux qui 1'entourent former des defirs qu'ils n'ofent manifefter, & cacher , de crainte d'encourir fon courroux , le reffentiment qui le dévore. II fe plait a multiplier les délateurs, les défenfes & les chatiments, & il triomphe en Iui-même de 1'hommage forcé qu'on lui rend. L'hiftoire des Royaumes defpotiques nous apprend qu'il y a eu des Princes de ce caraclere; & puifque, comme Ariftote 1'obferve , le gouvernement cTune familie ejl naturellement monarchique, il n'eft, de même que dans les autres monarchies, que trop fouvent arbitraire. Le tyran paternel & le tyran royal ne different que par 1'étendue de leurs domaines & le nombre de leurs efclaves. Leurs paffions font les mêmes, & occafionnent les mêmes maux , excepté qu'un Prince, quelque defpotique qu'il foit, n'ofe point commettre des injuftices criantes, de peur d'indiipofer des fujets contre lui, au-lieu qu'un pere de familie -peut le faire impunément. Les R vj  Le Rédeur. ordres capricieux , les décifions partïales , les récompenfés diflrihuées, non point a proportion du mérite, mais felon le caprice &c les chatiments arbitraires, font fouvent 1'effet de 1'autorité paternelle. Un homme rougiroit d'avouer qu'il fe compiait dans le malheur d'autrui : or je demande quel efl le motif qui peut porter un pere a ufer de cruauté envers fes enfants? Un Roi peut quelquefois, al'inftigationd'un autre, öter Ia vie a un homme, k caufe que fon mérite lui fait ombrage; craindre les fuccès d'un Général, 1'éloquence d'un Orateur; confifquer les biens d'un fujet par avarice, ou le faire mourir après 1'avoir offenfé, pour fe mettre a eouvert de fa vengeance : mais quel avantage un pere peut-il fe promettre de 1'oppreffion de ceux qui font nés fous fa protecfion ? de ceux qui ne lui difputent rien , & dont les dépouilles ne peuvent Penrichir? On comprend aifément pourquoi les poltrons font cruels; mais il n'y a qu'un motif encore plus infame qui puiffe porter un homme k opprimer ceux dont il n'a rien a craindre.  Le Ródeur. 397 Ce qui aggrave encore la févérité injufte d'un pere, eft que ceux qu'il offenfe font continuellement fous fes; yeux. L'injuftice d'un Prince s'exerce fouvent fur des gens qu'il ne connoït point; la fentence de banniflement, de prifon, de mort qu'il prononce , éloigné de fes yeux ceux qu'il condamne : mais PoppreiTeur domeftique fe condamne lui-même a voir le vifage de ceux qui tremblent fous lui, & voit a tout moment les effets de fa cruauté. Un homme qui peut fe réfoudre a faire continuellement de la peine a ceux qui 1'entourent, qu'aucune foumiffion ne peut appaifer , qui voit fans émotion le vifage de ceux qui implorent fa merci, tk qui lui demandent juftice , fe corrige rarement, quelque remontrance qu'on lui faffe , & eft également fourd a la voix de la tendreffe & a celle de la raifon. Quand même on n'auroit aucun égard a la grande loi de la fociété, qui enjoint a chaque individu de contribuer au bonheur d'autrui, le pere cruel feroit moins excufable qu'un autre , paree qu'en agiffant de la forte , il fe privé de celui dont il pour-  39s Le Ródeur. roit jouir. Tout homme fe plaït a être aimé, quoiqu'il n'aime point les autres; il fe flatte de vivre long-temps, Sc de recevoir dans fa vieillefTe de ceux avec lefquels il vit, les fecours dont il aura befoin. Mais quel fecours peut attendre celui qui a aliéné le coeur de fes enfants, & dont le lit n'eft entouré dans fes dernieres heures, dans ces heures de iangueur Sc d'abattement d'impatience Sc de doufeurs, que d'étrangers k qui fa vie eft indifférente, ou d'ennemis qui deurent fa mort ? II eft vrai que Ia pitié a affez de pouvoir fur les ames bien nées pour furmonter leur reffentiment, pour leur faire oublier les injures qu'on leur a faites , Sc pour les porter k s acquitter de ces derniers devoirs avecautant de joie que de zele : mais rien n'eft ft douloureux qu'une tendreffe qu'on fait ne point mériter; Sc le plus grand chatiment qu'on puiffe fouhaiter k un homme qui conferve encore quelque bon fens, eft d'éprouver dans fa décrépitude celle de fes enfants , de recevoir leurs fervices, non point a ti-  Le Ródeur. 399 tre de tribut, mais a titre d'aumöne, & de devoir le lbulagement qu'ils lui procurent, non point a leur reconnoiiïance, mais k leur miféricorde.  4°° Le Ródeur, N°. CXLIX. Mardi, 20 Aoüt 1751. Qiiod non fit Pylades hoe temport, non fit Orefics Miraris? Pylades , Marce, bibebat idtm. Nee melior panis, turdufvt dabatur Orefii; Sed par, atque eadem cetnu duobus erat. , Tt Cadmaa Tyros , me pinguis Gallia vtfiit; Vis tt purpureum, Marce, fagatu amem ? Vt prafiem Pyladen , aliquis mihi prefiet Orefiem : Hoe nos fit verbis : Marct , ut ameris , ama. „ Vous êtes furpris, Marcus, qu'on ne trou„ ve plus aujourd'hui des amis tels que Py„ lade & Orefte. En voici la raifon. — Orefte „ n'avoit pas d'autre nourriture que celle de 1, fon ami ; il buvoit du même vin que lui. „ Vous êtes vêtu de pourpre , & je ne porte „ que des habits de laine. Si vous voulez me n choifir pour votre Pylade, fou venez-vous 1, qu'il s'agit moins de parole que de fait. Ai„ mez-moi, ü vous fouhaitez que je vous aime ", AU R O D E U R. ]V1 o N SI EU R, II n'y a point de vice que 1'on blame ü fouvent &c avec autant de raifon,  Le Rédeur. 401 que Pingratitude. En effet, on a raifon de regarder ceux qui rendent le mal pour le bien , qui payent un bienfait de négligence ou de mépris, comme des gens dont la corruption eft a fon comble. Celui qui a une fois manqué a fon bienfaiteur, mérite d 'être banni de la fociété, paree qu'il a détruit Ia confiance, intercepté la fympathie , & porté les hommes a tourner toute leur attention fur eux-mêmes. II eft toujours a craindre que Phorreur qu'on a pour un crime, ne nous enflamme avec trop de violence contre celui k qui on 1'impute. Plus un crime eftatroce, plus il convient de s'en affurer par des preuves fans replique. Tout le monde crie contre Pingratitude; il n'y a pas un homme qui ne fe plaigne d'avoir obligé des ingrats: mais fi 1'on confrontoit ces patrons &c ces protecteurs avec ceux dont ilsfe plaignent, peut - être trouveroit - on qu'ils n'ont fouvent confulté que leur plaifir ou leur vanité , & qu'ils fe font dédommagés du fervice qu'ils ont rendu, par des airs d'infolence & de mépris. j'ai malheureufement paffé une par-  4oi Le Ródeur. tie de ma vie dans la dépendance, & recu par conféquent quantité de bienfaits dans 1'opinion de ceux aux dépens defquels j'ai fubfifté. Je ne me lens cependant pas beaucoup d'amitié & de reconnoiffance pour eux ; & comme je me flatte d'être auffi vertueux que les autres hommes , je vais vous raconter 1'hiftoire de ma vie, afin que vous jugiez vous-même de ma conduite, & fi mes fentiments aótuels font conformes ou non a la raifon., Mon pere étoit Ie cadet d'une familie ancienne & nuiffante. II énnnfa une femme d'une naiffance égale a Ia fienne, dont le bien joint au fien , auroit fuffi pour faire fubfifter fes enfants avec honneur, fi fon ambition ne lui eüt fait accepter un pofte qui le mit en état de fatisfaire le goüt qu'il avoit pour le luxe & pour les plaifirs. Ma mere aimoit également le fafle & la dépenfe. Tous les deux s'efforcerent de fe perfuader pour juflifier leur prodigalité, qu'elle étoit néceffaire k leur intérêt, & fe flatterent d'en être dédommagés par le premier pofte qui vaqueroit. Mon pere mourut d'une  Le Ródeur. 403 apoplexie au milieu de ces efpérances; 8c ma mere, qui ne trouvoitdu plaifir que dans la parure, les équipages , les affemblées 8c les compliments, fachée de ne pouvoir continuer de vivre felon fon rang, tomba dans un chagrin qui lui caufa la mort au bout de deux ans. On m'envoya avec une foeur plus jeune que moi d'un an, chez le frere ainé de mon pere. Nous ignorions encore combien la fortune influe fur 1'affection ; mais nous efpérSmes d'améliorer la notre par 1'entremife de notre oncle , fur Pamitié duquel nous comptions. II nous recut froidement, 8c nous préfenta a nos jeunes coufins, qui s'efforcerent pendant le premier mois de nous confoler, fans nous témoigner aucun mépris; mais au bout de quelque temps, on réprima notre caquet, on négligea notre parure, on n'eut aucun égard pour nos careffes, 8c Pon renvoya nos placets a la femme de charge. On viola dès ce moment les regies de la décence , & 1'on nous fit tous les jours quelque nouvelle infulte. Nous fümes bientöt obligés de renoncer a  404 Le Ródeur. l'égalité que nous croyions avoir avec •iCff' & i "O» contenterd,, leurs 1- -UrS Camarades> d'adopter eurs opinions , de condefcendre k leurs defirs, & de les accompagner" vaur TTrfeS- IIfut ^hePur8euX Pour nous, d'avoir acquis dans Ja bon- nous diftmguo.t de nos coufins & TanZS3!tir°'n ]es^&le'refPea des étrangers. Ma tante, pour «aintemr a dignité de fes enfam kV u haj?> & fans ofer ouvrir la ^vfniarindifcrétion de not e fortui 2 P'aigmJ de notre Peu de fortune, temoigna être inquiete pour notre fort, & entretint Ia compagnie des moyens qu'elle comptoit empPloy " pour nous garantir deségarements & lorfaueTSfaUXqUe,S °n * «PofS lorfque Ia fortune ne feconde Point notre^orgueil. Pour prévenir cesTr- dlTPr/eSa^eantes) el'e nous dit que es beaux habits n'étoient proF- qu'a nous infpirer de 1'orguei?, *ele nous en donna en conféquence de plus conyenables a notre fortune. jeuneffe n'eft point fufceptible  Le Ródeur. 405 de niortlfication : nous fïimes auffi peu touchés de fon infolence que de fon mépris; 6C voyant que nous étions chéris de tous ceux qui n'avoient pas le même intérêt a nous humilier, nous refervames notre efprit 6c notre vivacité pour un temps oü nous pourrions en faire ufage. Nous nous latTames enfin de n'agir 6c de ne penfer que d'après autrui, & nous nousrendimes fouvent en cachette dans le jardin, pour déplorer notre condition, 6c foulager nos coeurs par le récit mutuel des caprices, des boutades 6c des affronts que nous étions obligés d'effuyer. II y a une infinité d'infultes & de marqués de mépris, dont il n'eft pas aifé de trouver les noms, qui fe réduifent a rien lorfqu'on veut les décrire, 6C qui, a force d'être répétées, fuffifent pour nous rendre malheureux, 6c pour remplir nos jours d'amertume. Les expreffions ordinaires de politeffe peuvent devenir des infultes, felon le ton de voix 6c 1'air dont on les profere. Un homme dé« licat, quoique dans la dépendance, confulte rarement ce qui lui eft avan-  '4^(5 Le "RÓdeur. tageux. Ma malheureufe vigüance découvre a chaque inftant une pétulance dans Paccent, une arrogance dans le maintien, une véhémence dans la demande, une vivacité dans la réponfe, qui me rappelle ma pauvreté; 6c qui me bleffe d'autant plus, que je ne puis faire éclater mon reffentiment. Vous ne devez cependant pas vous imaginer que je me croye quitte des devoirs que m'impofe la reconnoiffance, paree que mes parents ne conforment point leurs regards & leur voix a mes fouhaits. L'infolence de mes bienfaiteurs ne fe borne point a une rudeffe négative , ni è une infulte oblique. Ils me parient fouvent en termes formels de la mifere dont ils m'ont tiré par charité, tandis que d'autres parents envoyent les leurs a la paroifle. Ils mettent au nombre de leurs bienfaits, 1'honneur d'être admis a leur table. Ils m'y admettent a la vérité, mais dans 1'intention de me faire mieux fentir mon infériorité. Ils ne font aucune attentiona mes queffions; ils réfutent mes opinions, ils s'oppofent  Le Ródeur. 407 a mes fentiments; & comme Pinfolence fait aifément des progrès, les domeftiques me méprifent, a 1'exemple de leur maitre. Si je les appelle tout bas , ils feignent de ne point m'entendre ; fi je prends un ton plus haut, on me regarde de mauvais oeil. Je n'ofe toucher au deffert, & quelquefois on fe fert de 'quelque prétexte pour m'obliger a quitter la table. Les impoliteiTes que j'effuye ne me cauferoient aucune peine, fi elle n'étoient point aggravées par les larmes de ma foeur , que fes couiïnes perfécutent de la maniere la plus cruelle. On dit du Doge de Venife, qu'il eft fouverain dans un endroit, &c efclave dans un autre; &c 1'on peut dire également de ma foeur, qu'elle eft la fervante de fes coulines dans leurs appartements, & que ce n'eft: qu'a table qu'elle eft leur compagne. Elles font fi jaloufes de fon efprit & de fa beauté, qu'elles ne la menent jamais avec elles dans les endroits ou elles fe promettent de brilIer; & que lorfqu'elles invitent les Demoifelles du voifinage, elles Ia font appeller pour remplir une place  408 Le Ródtur. vuide, & la renvoyent a fon ouvrage, lorfqu'il arrivé quelqu'un. L'héritier, a 1'inftigation de fes fceurs, a voulu prendre derniérement quelques familiarités avec elle , & la traite d'une maniere fi grofliere, que je ne puis plus le fupporter, & que je Ten punirois, fi j'avois Ie pouvoir de le faire. Je vous prie, Monfieur, de vouloir bien me marquer le degré de reconnoiiTance que mérite une bienveillance telle que celle que je viens d'avoir 1'honneur de vous décrire; une bienveillance dont les dons font accompagnés de mépris, & qui n'eft fondée que fur Porgueil. Je voudrois favoir fi un homme n'eft pas fuffifamment récompenfé de fa libéralité, par fon infolence ; & fi celui qui nous tient dans la fervitude, a droit d'exiger que nous 1'aimions. Je fuis, Monfieur, &c. Hyperdulus. N°. CL,  Le Ródeur. 409 N°. CL. Samedi, 2.4 Aoüt 1751. O muntra nondiun Intellccla Deüm ! LUC AIN. n Que les hommes connoifient peu le biea n que les Dieux leur ont accordél Comme rexpérience journaliere nous convainc des maux attachés a 1'humanité, & dont ni le courage, ni la fuite, ni la grandeur, ni l'obfcurité re peuvent nous garantir, les Philofophes ont taché de nous réconcilier avec la condition que nous ne pouvons corriger, en nous periuadant que la plupart des maux que nous éprouvons ne nous affligent qua caufe de notre ignorance & de notre perverfilé , & que la nature a attaché k chacun quelque avantage fuffifant pour contrebalancer tous fes inconvénients. On peut comparer la conduite des Philofophes a celle des Médecins, qui Terne HL s  4*o Le Ródeur. ne pouvant calmer une douleur ,J employent ks opiats pour détruire Ia feniibilité de la partie. Les éloges qu'ils font du malheur, font infinimentplus d'honneur k leur efprit qua leurs arguments, & 1'on ne voit pas jufqu'ici que Ja déclamation la plus fleurie , ni le difcours le plus éloquent, puiffent nous rendre infenfibles a 1'oppreflion, k Ia maladie & au befoin. On remarquera cependant que celui qui tente beaucoup de chofes a la fois, en obtient toujours quelqu'une ; & que quoique les découvertes & les acquifitions des hommes ne répondent pas toujours k leur attente, elles fuffifent du moins pour animer leur induftrie. Quoique les antidotes que la philofophie employé pour adoucir les amertumes de Ia vie, ne produifent pas 1'efFet qu'on en attend, ils ne laiffent pas que de les diminuer. Le baume qu'elle verfe fur les plaies de Pame , appaife la douleur dans le cas oü il ne les guérit point. En fouffrant pa. tiemment ce que nous ne pouvons empêcher, nous nous garantilTons de 1'impatience; nous réfervons pour de meilleures occafions une force que le  Le Ródeur. 411 defefpoir nous öteroit, & nous confervons la prudence néceffaire pour nous procurer le foulagement dont nous avons befoin. On obtient aifément ce calme , en ne réfléchiffant ni fur nos maux, ni fur les biens accidentels que chacun peut fe procurer par fa prudence. Séneque a tenté, non-feulement de nous concilier avec le malheur , mais encore de nous le rendre agréable, ea nous le repréfentant comme néceffaire aux plaifirs de la vie. Celui, dit - il, qui ne connoït point Cadverjitê, ne connoït le monde qu\n pattie, & ignore la moitié des fcenes de la nature. II invite fonéleve a fe foumettre au malheur, de même que les Syrenes invitoient les paffagers a aborder fur leurs cötes, en leur promettant qu'ils s'en retourneroient itkwva sipecrh kfj.TrKa.Ktm ' ivttpièfifiTei Kpé[Aa.vTa.t tovto ƒ' a.y.nx.a.vov êvpeTr "Ot/ vvv , xa.) ev re\evt* (féprciTcv etfJpi Tvyeïr. „ l'erreur eft le lot de l'homme, & JJ se „ fauroit compter un moment fur Ie bonheur „ dont il jouir. Qui peut favoir ce que la for„ tune lui réferve, & la durée de fon état ac», tuel"? Xjes Médecins & les Phyfiologiftes ont obfervé avec beaucoup d'exaöitude Jes effets que le temps produit sur Ie corps humain , les divers pé-  Le Ródeur. 417 riodes de fa conftitution, Sc les différents progrès de la vie animale , depuis Penfance jufqu'a la décrépitude. Quoique leurs obfervations ne leur ayent point appris comment on pouvoit avancer 1'age viril, Sc retarder la vieilleffe, cependant, k ne regarder la chofe que comme un fimple amufement, elle eft aufTi utile que les conjectures fur des chofes éloignées,qu'uri catalogue des étoiles fixes & les calculs fur la grandeur des planetes. Les Philofophes moraux auroient dü pareillement obferver les années climaclériques de I'efprit; marquer le temps auquel chaque paffion commence Sc ceffe de prédominer, lesvariations régulieres des defirs, & la maniere dont un appetit fuccede a 1'autre. II n'eft pas auffi aifé de connoïtre les changements dont I'efprit eft fufceptible. Nos corps croiffent fous 1'infpeöion de la nature, &c dépendent fi peu de nos foins, qu'il faut quelque chofe de plus qu'une fimple négiigence pour déranger leur ftrufture, Sc les empêcher d'agir. II n'en eft pas de même de notre efprit. II eft d'abord confïé k la direclion d'autrui, & enS v  4iS Le Ródeur. tüïte a Ia notre. II feroit difficile de prolonger Ia foibleffe de 1'enfance audela du terme que la nature lui a affigné; mais on peut empêcher aifément les progrès de I'efprit, & faire qu'un homme qui a atteint 1'age viril, n'ait pas plus d'intelligence qu'un enfant. Cependant malgré le défordre & 1'inégalité que la variété de difcipline, d'exemple , de converfation & d'occupation produit dans les progrès intelleöuels des différents hommes, un fpeclateur vigilant appercoit une reffemblance générale & éloignée, telle qu'on peut Pattendre dans la même nature commune, afFedlée par des circonflances extérieures qui varient k 1'infini. Nous naiffons tous également ignorants, & nous contemplons tous lesmêmes objets; nos premières peines & nos premiers plaifirs, nos premières eraintes & nos premières efpérances, nos premières averfions&nospremiers defirs procedent des mêmes caufes: &: quoique , a mefure que nous avancons en age, nos vues s'étendent, & que des impulfions accidenteües nous faffent prendre des routes différentes, cependant comme I'efprit, quelque vigueur  Le Ródeur. 419 qu'il ait, eft forcé, en conféquence de ion union avecle corps, depenferdk d'agir par Pentremife du dernier, toutes nos opérations intelleftuelles fe reffentent de 1'uniformité de notre nature corporelle; & ceux que leurs talents & leurs connoiffances engagent a s'écarter du cercle de la vie, y reviennent par les loix de leur exiftence. Si nous confidérons les exercices de I'efprit, nous trouverons qu'il y a dans chaque période de la vie une faculté que nous employons préférablement aux autres. La première fois que le tréfor des fciences nous eft ouvert, pendant que la nouveauté nous rit de toutes paris, & que les chofes que nous ne connoiffons point encore, nous paroiiTent de la même valeur, I'efprit donne une pleine carrière a fa curiofité. II examine tous les objets les uns après les autres, il s'en occupe pendant quelque temps, & paffe enfuite avec la même ardeur a un autre. II fe plait a faifir les idéés détachées & qui n'ont aucune liaifon entr'elles; mais il fuit les fyftêmes compliqués qui peuvent retarder fes progrès, &c le fixer long-temps fur le même objet, S vj  4io Le RSdeur. Après qu'il a raffemblé par ces re. cherches vagues un nombre d'images diftinfles, l'imagination s'employe h les arranger. Elle en forme des lableaux, dont la reffemblance augmente a mefure qu'elle acquiert plus d'expérience, & que de nouvelles obfervations rectifient les premières. Pendant que le jugement, faute d'inftruction , eft hors d'état de comparer les copies de la fi&ion avec les originaux, nous aimons les aventures chimériques, les vertus impraticables, les caraöeres qu'on ne peut imiter; mais a mefure que nous connoiffons davantage les hommes, nous nous dégoütons bientöt des copies qui ne leur reffemblent point. Nous commencons par méprifer ce qui eft abfurde & impoffible, & nous exigeons un plus grand degré de probabilité. Nous devenons enfin froids & infenfibles aux charmes du menfonge, quelque fpécieux qu'ils foient; & négligeant les imitations de la vérité qui ne font jamais parfaites, nous donnons toute notre affeófion a la vérité même. C'eft ici que commence Ie regne du jugement & de la raifon. Nous n'ai-  Le Ródeur. 411 mons qu'a comparer les arguments, k établir des propofitions, a les éclaircir, k lever les ambiguirés, & a tirer des conféquences. Nous abandonnons les vallées éinaillées de Pimagination, & nous employons toute 1'activité de notre intelleö k pénétrer dans le labyrinthe du fophifme, & k avancer pas k pas £c avec circonfpedïion dans les fentiers étroits de la démonftration. Nous rejettons avec mépris tout ce qui peut endormir notre vigilance, &C diftraire notre attention ; nous obfervons avec foin tous les déguifements que Terreur employé pour fe cacher, jufqu'ace que nous ayionsun nombre de propofitions certaines & inconteftables, que nous réduifons en argument & en un fyftême complet. La laflitude fuccede enfin au travail ; I'efprit fe borne a contempler les connoiffances qu'il a acquifes, fans afpirer k en acquérir de nouvelles. C'eft ici Page oü Pon aime k fe rappeller &C k réciter ce qu'on a appris. Les opinions font fixes, les avenues de I'efprit font fermées k celles qui fe préfentent; on employé le temps qui luit,a inculquer lespréceptes qu'on a  4" Le Ródeur. recueillis, & è établir les principes qu'on a admis. On ne trouve rien de plus odieux que 1'oppofition, deplus infolent que le doute, & de plus dangereux que Ia nouveauté. Les paffions ufurpent de même Ie commandement des périodes fucceffifs de la vie. Nous faifons confifter Ie bonheur de nos premières années è n'être point gênés. Chacun peut fe fouvenir que fi on 1'eüt IaiiTé le maïtre de difpofer de fon temps, il n'auroit point cherché d'autre plaifir. Le monde eft pour nous un banquet qui nous procure tous les jours quelque plaifir nouveau, jufqu'a ce que laVraicheur de notre vie foit paffée. La clarté du foleil nous invite aux plaifirs, & la nuit au repos. Nous nous lafions bientöt d'une félicité négative , & nos fens & nos appetits nous incitent h chercher des plaifirs plus vifs , de même que celui qui «ft raffafié cherche des méts piquants pour réveiller fon appétit. Les amufements fimples & naturels ne nous plaifent plus, & nous avons recours a 1'art; mais avec le temps, 1'art s'épuife > de même que Ia nature & les  Le Ródeur. 413 fens ne peuvent plus fournir aux demandes de Pentendement. Le plaifir qui nous occupoit fait place a 1'intérêt, dans lequel le plaifir eft peut-être compris, excepté qu'il a plus d'étendue, Sc qu'il fait tous les jours de nouveaux progrès. On n'eft occupé que des richeffes & de 1'autorité, on n'entend d'autre voix que celle de Ia renommee; des richeffes auxquelles tous les hommes afpirent dans un temps ou dans un autre, Sc que tous brülent d'acquérir ; de la renommée dont le riche Sc le pauvre, le favant &C 1'ignorant font également jaloux. La prudence 6c la prévoyance exercent alors leur influence : on ne jouit jamais du préfent, Sc 1'on porte fans ceffe fes vues dans 1'avenir. Un deffein donne naiffance a un autre; on forme tous les jours de nouveaux fouhairs. On reconnoït enfin que Ia réputation eft incertaine, Sc Ie pouvoir dangereux. L'homme qui fent diminuer fa vivacité Sc fes forces, borne fes defirs , Sc ne s'occupe plus qu'a fe faire valoir par fes richeffes. L'avarice eft en général la derniere paffion de ceux  424 Le Ródeur. qui ont paffé la première partie de leur vie dans les plaifirs, & la feconde a fatisfaire leur ambition. Cette paffion eft la plus aifée k fatisfaire, paree qu'il ne s'agit que d'épargner & d'entaffer fon argent fol a fol dans un coffre. Je n'ai confidéré jufqu'ici 1'homme que relativement a fes defirs & a fes inclinations naturelles, fans égard pour les principes fupérieurs qui peuvent contrebalancer la force des agents extérieurs, & réprimer pour un temps les paffions qui le dominent. II eft vrai que la nature agit toujours, & que les defirs font toujours les mêmes; mais on peut réfifter a ces impulfions, & régler fes defirs. Notre vie fe paffe a lutter contre nos paffions & contra nos penchants; & nous devons 1'employer a nous préparer pour eet état qui doit nous mettre a 1'abri des viciffitudes & des contre-temps que nous éprouvons ici bas.  Le Ródeur. 415 N°. cl ii. Samedi, 31 Aoüt 1751 Triflia meeflum Valium verba decent, iratum plena minar.tm. Hora c e., ,, La triflefle demande des expreffions tou», chantes; & la joie des tours vifs & enjoués. „ La colere veut un ftyle fier & meaa^ant". » LjES Anciens, ditSéneque, ont » eu la fageffe de ne s'attacher qu'au » grand & a 1'utile ". Si 1'on applique cette regie aux ouvrages de génie, on vefra qu'il n'y a point de genre d'écrire qui mérite plus d'être cultivé que Pépiftolaire, paree qu'il eft le plus varié, & celui dont on fait le plus d'ufage. II eft cependant arrivé que, parmi la quantité d'Ecrivains que notre nation a produits, & qui égalent peutêtre, par la force &£ le génie, 1'élégance & 1'exactitude , ceux des autres nations, peu fe font diftingués par les  Le Ródeur. lettres qu'ils ont publiées, a l'exception de celles qui roulent fur les affaires publiques. Ces lettres fourniffent k la vérité des inftruótions aux Miniftres d'Etat, & des mémoires aux Hiiloriens; mais ne peuvent fervir d'exemples pour le ftyle familier, ni de modeles pour une correfpondance privée. Si les étrangers nous demandent d'oü vient qu'on trouve ce défaut dans la littérature d'un pays oü chacun k la liberté d'écrire ce qu'il penfe, ne pouvons-nous pas leur répondre fans paffer pour orgueilleux, qu'on doit 1'imputer au peu de cas que nous faifons de la frivolité, & au refpeét que nous avons pour le public? Nous ne croyons pas devoir inonder Ie monde de volumes qui n'inftruifent point, ni nous flatter que ceux qui font occupés de leurs affaires ou de leurs plaifirs, y renoncent pour lire le récit de nos affaires particulieres, pour écouter des plaintes fur une abfence , des expreffions de tendreffe , des déclarations de fidélité. On fe convaincra en lifant cette multitude innombrable de lettres que  Le R6dtur. 417 les Francois ont publiées, que les autres nations font auffi capables qu'eux d'en écrire de pareilles. En effet, il n'eft pas difficile d'aggraver des malheurs légers, d'exagérer des incidents ordinaires, de répéter des flatteries, d'entaffer hyperboles fur hyperboles, & de produire tout ce qu'on trouve dans les lettres méprifables de Voiture & de Scarron. Cependant comme une grande partie de notre vie fe paffe dans des affaires qui ne font confidérables que paree qu'elles reviennent fouvent, Sc Sc que la plupart des plaifirs dont nous jouiffons ne valent que par 1'affaifonnement que nous leur donnons, il convient d'apprendre a fe rapetiffer fans s'abaiffer , a vivre avec nos femblables, & a remplir le vuide de nos adions par des apparences agréables. II feroit a fouhaiter que ceux de nos Ecrivains qui excellent dans 1'art d'embellir des frivolités, euffent produit quelques faillies d'efprit innocentes, quelques épanchements de tendreffe honnêtes, ou des exclamations d'une colere paffagere. Les préceptes ont été poftérieur-i.  4^8 Le Ródeur. aux ouvrages. On n'a appris k compofer des ouvrages d'efprit, que par ï'exemple de ceux qui ont compofé les leurs par la force naturelle de leur imagination & la reftitude de leur jugement. Comme nous avons peu de lettres, nous avons auffi peu de critiques qui fe foient occupés du ftyle épiftolaire. Les obfervations dont Waish a rempH le vuide de fes pages, le rendentindigne du rang que Dryden lui affigne parmi les criüques. Les Lettres, ditïl, font des mode/es de converfation, dont le mérite confifle dans la gaieté & la politeffe. II étend cette remarque également eftimable par fa jufteffe, & fa nouveauté, & paroit fe féliciier de fa découverte. On fait en quoi confiftent les qualités morales d'une lettre, & on n'a jamais été en doute la-delTus. On fait que celui qui veut plaire, doit s'attacher k plaire k autrui; & que celui qui aime qu'on foit poli a fon égard, doit Pêtre avec les autres. Mais la queftion parmi ceux qui donnent des regies pour le genre épiftolaire, eft de favoir comment on doit s'y prendre pour être tout-a-la-fois gai & poli i de même que les critiques en fait  Le Ródeur. d'Hiftoire, ne font en doute que fur la didion qu'on doit employer pour embellir la vérité qui en eft 1'ame. Comme on écrit des lettres fur tous les fujets, & dans toutes fortes de fituations d'efprit, on ne fauroit donner la-deffus des regies fixes, ni les decnre par un feul caraaériftique. Pour ne point entrer dans des difcuftions cri* tiques qui ne ferviroient qu'a nous embarraiTer , il fuffit de dire qu'une lettre n'a rien qui la diftingue que ia ferme , & qu'elle admet tout ce quon peut dire fur le même fujet, fi on le traitoit d'une autre maniere. Les principales qualités d'une lettre, font que le ftyle foit fimple, coulant, & que les fentiments n'ayent rien de guindé & de forcé; mais on ne veut pas plutöt pratiquer ces regies, qu'on s'appercoit de leur imperfeaion & de leur défeauofité. On écrit des lettres aux Grands & a des gens du commun, a des favants & a des ignorants, lorfqu'on eft dans le bonheur & dans la détreffe, lorfqu'on eft occupé de quelque plaifir, ou agité de quelque paftïon. Rien n'eft moins propre qu'un ftyle gai & badin, lorf-  430 Le Ródeur. qu'il s'agit d'une affaire importante, ou qu'on écrit a un homme pour qui 1'on doit avoir du refpect. Le ftyle des lettres doit être naturel , paree qu'un ouvrage n'eft parfait qu'autant qu'il eft conforme k la nature; mais il eft naturel de s'éloigner du langage ordinaire dans des occafions extraordinaires. Tout ce qui éleve les fentiments, nous dicle des exprefiïons élevées; ce qui nous infpire de 1'efpérance ou de la crainte, produit un trouble dans les images , & quelque dérangement dans les phrafes. Lorfque nous avons deffein de plaire, nous ne nous en tenons point a nos premières penfées, nous cherchons a faire valoir notre choix par des ornements étudiés,'par l'exacfitude de la méthode Sc Félégance du ftyle. S'il eft permis, comme dit Horace, k ceux qui jouent une Comédie , d'élever la voix plus haut, Sc de fe fervir d'expreflïons fortes & véhémentes , 1'Ecrivain épiftolaire peut de même , fans encourir aucun blame, fe conformer k la variété des fujets qu'il traite. S'il eft queftion d'un événement important, il peut, comme 1'Hiftorien,  Le Ródeur. 431 femonter aux caufes, & en tirer les conféquences qui en réfultent. S'il s'agit de prouver une queftion douteufe, ou un principe éloigné, il peut détailler fes raifons, & même employer les fyllogiCmes. S'il veut fe mettre k couvert d'une menace , ou obtenir un bienfait, il peut, fans vioier les loix de la critique, appeller la rhétorique k fon fecours, & employer tous les moyens qui peuvent émouvoir la pitié , & faire imprefïion fur le coeur. Les lettres qui n'ont d'autre objet que d'amufer un correfpondant, font plus lnlceptibles des préceptes de la critique, paree que la matiere & le ftyle font également arbitraires, & que les regies font d'autant plus néceftaires, que le choix eft plus libre. Les uns prétendent que ces fortes de lettres demandent k être étudiées , les autres négligées. Les uns veulent qu'elles tiennent du fonnet, qui eft naturellement coulant; les autres, dumordant de 1'épigramme; qu'elles contiennent des pointes, & des expreffions forcées. Les uns font confifter leur excellence a être exemptes de fautes; les autres regardent le défaut d'excel-  431 Ródeur. lence comme le plus grand mérite qu'elles pulilent avoir. L'un évite la cenfure, 1'autre afpire aux louanges ; l'un court rifcue d'être infipide, 1'autre d'être affedlé. Lorfque le fujet n'a aucune dignité intrinfeque, on doit tacber de 1'embellir par tous les moyens que 1'art eft capable de fournir. Celui qui, comme Pline, envoye a fon ami une fomme d'argent pour fournir a la dot de fa fïlle, peut, fans être auffi éloquent & auffi fpirituel que lui, trouver le moyen. d'exciter fa reconnoiffance, & de lui rendre fon préfent agréable; mais celui qui n'a qu'un bouquet ou un ruban a lui envoyer, doittacher d'en réhauffer le prix par la maniere dont il 1'offre. Le but qu'on fe propofe dans les lettres qui ne roulent ni fur des nouvelles , ni fur des affaires, eft de conferver 1'amitié & Feftime des perfonnes abfentes. On fe fait aimer par les plaifirs qu'on procure, on fe fait eftimer par fes vertus & par fes talents. On procure des plaifirs & 1'on découvre fes talents , par des images, des pointes, des faillies & descompliments étudiés,  Le Rédeur. 433 étudiés. Les bagatelles exigent desornements, de même qu'un édiflce qui n'a point de folidité. Celui qui veut faire paffer un caillou pour un diamant, doit Ie polir avec foin; on doit en ufer de même a 1 egard des paroles, qui ne fignifient rien par ellesmêmes. N°. CL III. Mardi, 3 Septembre 1751. Turla Remi fiquitur fonunam, ut femper , & odit Vamnatos, JuVENAt. Le peupïe Romaln eft 1'inconftance même ; „ il s'accommorle toujours a Ia fortune : dès „ qu'un homme eft condamné, ill'a en horreur". AU R O D E U R. 3VI O N S I E ü R, II y a des occafions oii 1'apoïogJe eft une groffiéreté. II eft permis a celui Tomé UI, X  434 Le Rédeur. qui a une mauvaife nouvelle a annon» eer , d'ufer de ménagement pour préparer I'efprit de celui qu'elle intérelte, & ne pas Paccabler tout-a-coup; mais rien n'eft plus abfurde que de différer d'en annoncer une bonne, d'impatienter un homme, & de le tenir long-temps dans 1'attente d'une chofe qui doit lui être agréable. J'éviterai donc tous les moyens dont les correfpondants fe fervent pour obtenir un accueil favorable. Je me méfie fi fort de ma vanité, que je doute que vous approuviez ce que j'ai a vous dire, lorfque vous faurez que je n'ai d'autre but dans mon récit que de confirmer & d'éclaircir les obfervations que vous avez faites. Je fuis le fïls cadet d'un Gentühomme, dontlepatrimoinea été dillipé par une fuite de prodigues, au point qu'il n'a pu foutenir fes enfants, a 1'exception de celui qui doit lui fuccéder en qualité d'héritier. Me trouvant donc obligé d'employer a 1'étude, la partie de ma vie que mes ancêtres ont employee a la chalTe, je fus envoyé a 1'age de dix-huit ans è l'Univerfité, fans avoir acquis aucun honneur cham*  Le Ródeur. 43 ^ pêtre. Je n'ai jamais tué ni bécaiTe ni renard. Je continuai d'augmenter mes connoiffances , fans envier le bonheur tumultueux dont mon frere ainé jouiffoit; 8c après avoir obtenu mes degrés, je m'occupai du choix de 1'état que je devois embraffer. On ne fauroit délibérer trop mürement fur une chofe que 1'honneur 8c la coutume nous empêchent de rétraöer. II eft dangereux de pefer avec trop d'attention les avantages 8c les inconvénients de la profeftion k laquelle on fe deftine. Les motifs qui nous déterminent, font fouvent oppofés; Sc les Machiniftes ont obfervé depuis long-temps que deux mouvements oppofés 6c égaux, tiennent les corps dans un équilibre parfait. Pendant que j'étois dans cette incertitude, un vieux aventurier , qui avoit été autrefois ami avec mon pere, arriva des Indes avec des biens immenfes , mais tellement ufé par la fatigue & la maladie, qu'il n'avoit d'autre defir que celui de mourir dans fon pays natal. Mon pere i'invita a venir vivre dans notre familie; 8c comme Tij  436 Le Ródeur. il n'avoit d'autre amufement que celui de la converfation, il fe lia d'autant plus aifément d'amitié avec moi, qu'il s'appercut que j'aimois 1'étude & Ia retraite. Ravi de trouver 1'occafion d'étaler les connoiffances que j'avois acquifes , & de les augmenter, je flattai fa curiofité par mille chofes que je lui racontai touchant 1'hiftoire naturelle, & fa vanité par les queftions que je lui fis au fujet des productions des pays qu'il avoit vus, & des mceurs des peuples qu'il avoit fréquentés. Mon frere s'appercut de Pamitié que 1'étranger me témoignoit. II n'avoit point d'héritiers : & il crut naturellement qu'il fe feroit un plaifir d'enrichir la familie de fon ami; mais il ne chercha ni a me fupplanter, ni k captiver fon amitié. II étoit k la vérité peu propre k gagner celle d'un voyageur; car il n'avoit aucune éducation, & ne connoiffoit d'autre regie de conduite q«e celle que fon humeur lui dicfoit. II quittoit fouvent ce bon Gentiihomme au milieu de fon récit, dès qu'il entendoit donner du cor, & il auroit refufé non-feulement d'apprendre 1'hiftoire, mais mê-  Le Ródeur. 437 me de partager les richeffes du Mogol, plutör que de ne pas effayer un nouveau chien, & de ne pas affifter a une courfe de chevaux. Notre nouvel ami ne tarda pas k déclarer 1'intention dans laquelle il étoit de me léguer le profit de fon commerce, difant que j'étois le feul de la familie qui put en faire un bon ufage. Cette diftinction m'attira non-feulement 1'envie de mon frere, mais encore celle de mon pere. Comme aucun homme ne veut convenir de fouffrir par fa faute, ils attribuerent cette préférence k mes flatteries & k mes calomnies. Ce fut en yain que je pris mon patron k témoin de mon innocence; car on n'aime point a fe convaincre de la fauffeté de ce qu'on defire. lis obligerent k force d'infultes leur locataire a fortir du logis, & je fus moi-même contraint de le fuivre. II fixa fa réfidence dans les environs de Londres, cü le repos, la tranquillifé d'efprit & les remedes lui rendirent une partie de la fanté qu'il avoit perdue. Je m'appercus qu'il n'jjP avoit pas d appaience que'je jouiffe fttót des richeffes k Pacquifnion defT iij  43 8 Le Ródeur. quelles je n'avois point contribué, ni que celui qui m'avoit diftingué de la forte , voulüt fe priver a la fin de fa vie d'u n bien qu'il avoit acquis avec tant de danger & de peine. Je n'eus cependant pas lieu de me plaindre de fa guérifon. II me donna de l'argent, & mit a part pour ma dépenfe une fomme a laquelle je ne m'attendois point. Je puis me rendre cette juftice, que ma bonne fortune ne m'éblouit point. Je ne perdis rien de ma modeftie ni de ma prudence; je^ ne m'enorgueillis point de mon élévation, & je dépenfai mon argent fans le prodiguer. Je m'en fervis pour augmenter mes connoiffances. Je liai connoiffance avec les Savants; je fréquentai tous les endroits oü je pouvois m'inftruire, & je crus connoïtre Ie monde & les hommes a fond. Mais je compris bientöt qu'il me manquoit quelque chofe; & que, fuivant la remarque de Séneque, je ne connoiflbis enccre le monde que d'un cöté. La trop grande confiance que 'mon patron avoit fur fes forces, lui fit négliger fa fanté. 11 monta a cheval par un temps pluvieux, & prit  Le Ródeur. 439 une fievre accompagnée de délire, dont il mourut au bout de trois jours. Je le fis enterrer, Sc me mis en devoir de recueil'ir fa fucceffion ; mais je trouvai dans fon bureau un teftament qu'il avoit fait a fon arrivée, par lequel il inftituoit mon pere héritier de tous fes biens, Sc me laiffoit un legs pour me mettre en état de continuer mes études. Je n'avois pas trouvé affez de charmes dans la profpérité, pour vouloir en jouir par la fourberie Sc 1'injuftice. Je me hafai de donner avis k mon pere du bien qu'on lui avoit laiffé, non point par un motif d'amitié, mais par 1'effet de 1'indolence inféparable de la vieilieffe. Ma familie famélique accourut auffi-tot k fa proie comme un vautour, Sc inffruifit le public , par fes prétentions oi le fdfte de fon deuil, du contre-temps que je venois d'effuyer. II me fallut chercher le moyen d'y remédier. Je m'étois fait quantité d'amis diftingués par leur rang & leur naiffance , & ie crus qu'il ne s'sgiffoit que de les cultiver, Sc de profiter de la bonne volonté qu'iis m'avoient témoignée. T iv  44 Le Ródeur. Plein de ces efpérances, j'envoyai chercher une voiture, dans Pintention de les aller voir. Je trouvai fur la porte du premier, chez qui je fus deux laquais, qui me dirent, fans bouger de leur place, que leur maïtre étoit au logis, & qui me laiflerent ouvrir la porte de fon appartement. Je le trouvai qui fe promenoit; Sc 1'ayant abordé avec ma familiarité ordinaire, il me pria froidement de m'affeoir, Sc me laiffa tout feul. Je fus de-la au lever d'un Miniftre, qui me recut a.bras ouverts Sc avec les plus grandes démonftrations d'amitié, pour m'engager a inftruire les Sycophantes qui 1'entouroient, du changement de fortune que je venois d'éprouver. Après m'avoir plaint de mon malheur, il aborda un riche actionnaire, Sc me laiffa en butte aux railleries de ceux qui avoient autrefois recherché mon amitié, Sc imploré ma protection. Un autre me dit gravement, comme j'entrai chez lui, de fonger a me procurer de quoi fubfifter. Je me rendis chez un ancien ami qui fe vantoit d'être également mdifferent pour  Le RSJeur. 441 la profpérité & 1'adverfité, qui me pria de le venir voir lorfqu'il auroit plus de loifir. De foixante-fept portes que je battis pendant la première femaine de mon deuil, quarante - fix me furent fermées. II y eut quatorze maifons oü 1'on me fit attendre deux heures dans une anti-cbambre; quatre autres oü 1'on me paria de la pluie & du beau temps. IL y en eut une oü le laquais oublia de m'annoncer; &l'on me dit dans deux autres, dans le courant de la converfation, qu'un homme en place fe déshonoroit lorfqu'il fréquentjoit des gens au - deffous de lui. Ma curiofité me porta a voir 1'accueil que me feroient les Dames; mais mon patron, en mourant, m'avoit öté la faculté que j'avois de leur plaire. Elles m'avoient autrefois regardé comme un homme d'efprit; 6c n'appercevant aucune langueur dans mon imagination, j'effayai de faire reviyre cette gaieté qui eclatoit avant que j'euffe achevé de parler. Elles écouterent froidement mes remarques; & quelque jeune fille s'avifoit de riT v  441 Le Ródeur. re, & de répondre k mes propos, fa mere lui jettoit un coup-d'ceil qui lui impofoit filence. Ma maladie fe répand par-rout oii je vais. Les Dames auxquelles je propofe de fe promener, font laffes; celles que je prie de chanter, font enrhumées; celles k qui je propofe de jouer, ont mal k la tête; celles que j'invite k les conduire dans les jardins , ne peuvent fupporter la foule. Tout cela feroit fupportable; mais il y a une claffe de mortels qui s'imaginent que mon efprit a diminué avec ma fortune, qui s'ingerent de me donner des confeils, & de me prefcrire la conduite que je dois tenir. D'autres auffi impertinents & auffi méprjfabies, m'exhortent k veiller k mes intéréts, & me font des reproches lorfque je parois les négliger. Les richeffes, Monfieur, ont tant de pouvoir, qu'elles en impofent k la grandeur & è la beauté. Elles donnent de I'efprit aux fots, & de 1'autorité aux gens les plus timides. Elles ótent la vertu & 1'intelligence a ceux qu'elles abandonnent, & ils devïennent les jouets du caprice & de 1'info-  Le RóJeur. 443 lence, les efclaves de la baffeffe, & les pupifles de 1'ignorance. Je fuis, &c. N°. CLIV. Samedi, 7 Septembre 1751. . 1 Tibi res antlquc: laudis & artls Aggredior, fanctos aufus recludere fontes. Virgile. Je vais élever la voix en votre faveur , „ & vous parler des arts-qui ont immortalifé „ les Anciens ". A-RIStote confeille k ceux qui étudient la politique , d'examiner ce que les anciens ont écrit fur le gouvernement; de conlidérer enfuite ce qui fe paffe dans le monde, 6C de réfléchir fur les caufes qui contribuent a la profpérité 6c k la décadence des Etats, 6c qui font que les uns font mieux gouvernés que les autres. Celui qui veut exceller dans les autres fciences , doit obferver la même méthode. II doit d'abord co.nT Vj  444 Le Ródeur. fulter les livres, & étudier enfuite ia nature; fe mettre en poffeffion des trefors intellectuels des anciens , & s'efforcer de les augmenter. > La maladie mentale de ceux qui s'adonnent aujourd'hui a 1'étude, eft 1'impatience, Ie mépris des anciens, & la confiance qu'ils ont dans leur génie & leur fagacité. Les efprits de ces heureux temps ont découvert un chemin pour acquérir de Ia renommee, que nos ancêtres n'ont ofé fuiVre par pareffe, quoiqu'ils fuffent trèslaborieux. Ils ont tranche les nceuds de la fauffe fubtilité, qu'on ne délioit antrefois qu'au bout de plufieurs années, réfous tout-a-coup les difficultés , & compris du premier coup-d'ceil «ne longue feite d-arguments. Les hommes qui font ainfi préve» hüs en faveur de leurs talents, regardent ceux qui confultent les Hvres, fommedes êtres inférieurs, condarnnés par la nature a être toujours en tutelle, qui s'efforcent inutilement de remédier a leur ftérilité par la culture, & de fuppléer k leur foibleffe par tm fecours étranger. Ils préfutnen: que perfonne n'a plus d'induftrk  Le Rédeur. 445 qu'eux, puifqu'ils fe paffent de ces fecours; & ils en concluent que celui qui ne compte point fur fes propres forces , ne doit fa modeftie qu'a fa foibleffe. II eft cependant certain qu'on n'eft jamais plus fujet afe tromper, que lorfqu'il eft queftion de juger de la force de fon génie. II arrivé généralement qu'en entrant dans le monde, Ia reffemblance des mceurs fait que nous nous lions avec des jeunes gens vifs, fpirituels & ignorants, des talents defquels nous jugeons en les comparant avec les nötres. Lorfque nous fommes une fois convaincus de notre fupériorité, nous croyons 1'avoir également fur les autres hommes; & a moins que quelque accident ne nous faffe rentrer en nous-mêmes, nous vieilliffons & nous mourons épris d'admiration pour nous-mêmes. La vanité ainfi affermie dans fon domaine, écoute aifément la voix de la pareffe, & nous repait continuellement d'idées de grandeur & d'excellence. Un homme perfuadé de la force de fon imagination & de fa fagacité, croit pofféder tout ce qu'on  44^ Le Ródeur. peut acquérir par fon travail Sc fes recherches. II adopte les obje&ions de la folie contre les moyens ordinaires qu'on employé pour augmenter fes connoiffances; il parle du cahos d'un favoir mal digéré; il décrit les mauvais effets des fciences hétérogenes qui fermentent dans I'efprit; il rapporte les bévues de Pignorance lettrée; il exalte le mérite de ceux qui fecouent le joug de la prefcription Sc de Pautorité, Sc donne carrière k fa vanité, en déclarant qu'il ne doit rien ni aux pédants ni aux univerfités. Ces prétentions, quoiqu'audacieufes, font fouvent mal fondées. Locke obferve que les lauriers qu'un favoir fuperficiel remporte fur l'ignorance, fe fannent bientöt, lorfqu'ils ne font point foutenus par la vivacité en préfence du véritable favoir; que les faillies d'efprit ne tiennent pas long-temps contre la confiance qu'il infpire, Sc que les artifices de la fubtilité font bientöt découverts par ceux qui ayant étudié a fond la queftion, font a 1'abri de Ia furprife. Quand il feroit vrai que celui qui  Le Ródeur. 447 méprife les livres n'eft point dans Terreur, & qu'il eft né avec un génie fupérieur aux autres, ce préfent de la Providence devroit 1'engager a s'appliquer, plutöt qu'a fe négliger. Celui qui ne cultive point un terrein naturellement fertile, eft infiniment plus coupable que celui qui négligé le tien paree qu'il ne peut le dédommager de fon travail. Cicéron obferveque celui qui ignore ce qui s'eft paffé avant lui, refte toujours dans Tenfance. Si Ton ne fait point ufage des connoiffances des anciens , le monde ne fortira jamais de la fienne. Les découvertes d'un homme feront ignorées des autres, & Ton paffera fon temps k examiner des queftions qui ont déja été décidées depuis long-temps. II nous eft auffi permis d'emprunter les fciences que les manufacfures de nos aïeux. Nous ferions aufli-bien de vivre dans des cavernes en attendant que nous fachions batir des palais, que de rejetter la connoiffance de Tarchiteclure, paree que nous ne fommes pas capables de 1'inventer. Quelque efprit & quelque pénétration qu'on ait, on apprend plus ai-  44^ Le Ródeur. fément qu'on n'invente. On peut avec la plus légere attention, apprendre en peu de jours les principes de 1'Arithmétique & de la Géométrie; mais qui pourroit fe flatter de les découvrir, lorfqu'on voit tant de nations auffi fpirituelles que les Grecs & les Egyptiens, qui les ignorent ? Les fciences fe font perfecfionnées par les foins de ceux qui les ont cultivées, & par les découvertes fucceffives qu'on a faites dans différents fiecles. Les hommes ont dü quelquefois ce qu'ils ont appris, k des incidents heureux , k des idéés involontaires ; & le Phiiofophe n'a eu d'autre mérite que celui d'en connoitre le prix, óc de tranfmettre k Ia poflérité une lumiere dont il ignoroit la caufe. Aucun homme ne fauroit fe promettre ces illuminations cafuelles, paree qu'on ne peut les obtenir, quelque effort que 1'on faffe; d'oü il fuit que, quelque talent & quelque application qu'on ait, il faut s'affujettir a apprendre d'autrui ce qui auroit peut-être échappé k la pénétration humaine, fi on ne 1'eüt découvert par hafard, de même qu'un laboureur découvre fouvent un tréfor en fouillant la terre.  Le Ródtur. 44$ L'homme qui a du génie pour les grandes entreprifes, doit du moins apprendre des livres 1'état attuel des connoiffances humaiues, pour ne point s'attribuer la découverte de ce que tout le monde fait; pour ne pas fe fatiguer a faire des expériences qu'on a faites avant lui, & pour ne pas perdre dans des tentatives inftruclueufes un temps qu'il auroit pu employer a faire de nouvelles découvertes. Mais quoique 1'étude des livres foit néceffaire, elle ne fuffit pas pour excelier dans les fciences. Celui qui veut être mis au nombre des bienfaiteurs de la poftérité, doit ajouter quelque chofe aux acquifitions de fes prédéceffeurs, &garantir fon nom de 1'oubli par quelque découverte utile. C'elt ce qu'on ne peut faire qu'en parcourant les déferts du monde intellecTuel, en introduifant les fciences chez les peuples incultes & barbares, en parcourant leurs anciens domaines, & en chaffant 1'ignorance des forts oii elle le tient cachée. Toutes les fciences ont des difficultés qu'il faut furmonter avant d'établir de nouveaux fyftêmes. 11 en efl d'elles comme des pays rem-  45° Ró.imr. plis de bois & de marais : il faut les défricher, avant d'y envoyer des co- lonies. L'imitation n'a jamais formé de grands hommes. Celui qui veut fe diftingner, doit êrre en état, ou d'inventer ou d'exéeuter. II faut que 1'effet. ou Ie moyen foit nouveau; il doit découvrir des vérités inconnues, ou prouver celles qu'on a découvertes, en faciliter 1'étude, ou les éciaircir. La réputation n'eft pas de longue durée, lorfqu'elle n'eft pas fondée fur la nature, & cultivée par 1'art. Celui qui veut réfifter a la malignité & aux attaques du temps, doit avoir en luimême un principe de végétation. La réputation qu'on acquiert par Ie détail ou la tranfpofition de fentiments d'aurrui, peut bien croitre quelque temps, comme unlierre fur une vieille muraille ; mais le moindre accident, le plus léger mépris la détruif.  Le Rédeur. 45.1 N°. CLV. Mardi, 10 Septembre 1751.' ■ 1 1 Sttrilts tranfmifimus annos , Hac «yi mihi prima dies , hac iimina vitx, Stace, ,, Les années précédentes ont été pour moi i, ftériles. Que celle-ci foit la premierede ma „ vie, & la derniere de mon oifiveté"» F l n'y a point de foibleffe de I'efprit humain qu'on ait fi fouvent blamée, que 1'indifférence avec laquelle les hommes regardent leurs fautes paffées, quelque criminelles qu'elles foient, & que la facilité avec laquelle ils fe les pardonnent, quelque fréquentes qu'elles puiffent être. On croit généralement que comme 1'ceil ne peut fe voir lui-même, i'efprit n'a pas non plus la faculté de fe contempler, & que nous pouvonspar conféqüent méconnoitre notre véritable caraöere. On adopte cette opinion, de même que quantité d'autres, fans preu-  45* Le R& itur. ves, paree qu'elle fert a réfoudre plufïeurs difficultés. Elle fert a expliquer pourquoi les, plus grands talents contribuent rarement au bonheur de ceux qui les poffedent; pourquoi ceux qui diftinguent avec le plus d'exacTitude les limites de la vertu & du vice , les confondent dans leur conduite; pourquoi les gens a£tifs Sc vigilants confient le foin de leurs affaires a autrui, & pourquoi les gens prudents Sc timides voyent leur ruine de prés, fans faire un pas pour la prévenir. _ Lorfque les conféquences d'un principe font fi commodes, qui peut le croire faux ? II eft cependant certain que les déclamateurs qui ont décrit 1'empire des paffions, ont étendu fes bornes au-dela du terme que la nature a fixé. L'amour - propre eft fouvent plus orgueilleux qu'aveugle; il ne nous cache point nos défauts, mais il nous perfuade que les autres lesignorent, Sc fait que nous nous irritons contre ceux qui nous reprennent, pour ne pas en convenir. Nous fommes intimement convaincus des défauts Sc des vices que nous efpérons de pouvoir cacher aux yeux du public'; Sc  Le Ródeur. 45:3 nous nous favons gré de mille impoftures dont perfonne n'eft la dupe. On allegue pour prouver la foibleffe de notre vue intérieure, & 1'incapacité dans laquelle nous fommes de connoïtre notre vrai carafTere, le fuccès de la flatterie la plus abfurde & 1& plus incroyable, & le reffentiment que nous caufe un confeil qu'on nous donne, quelque fenfé & raifonnable qu'il foit. Quant a la flatterie, fi 1'on examine fon opération de prés, on verra qu'elle doit fon bon accueil, non point a notre ignorance, mais a la connoiffance de nos défauts, & qu'elle nous plait, plutöt paree qu'elle nous fait oublier nos befoins, qu'a caufe qu'elle nous montre ce que nous poffédons. Celui qui follicite la faveur d'un Grand en le louant des qualités qu'il lui connoit, eft bientöt fupplanté par un panégyrifte qui lui en donne qu'il n'a pas. Nous regardons 1'aveu des vertus que nous poffédons, Comme un tribut qui nous eft dü; mais nous confidérons celui des qualités que nous feignons de pofféder, ou que nous defirons d'acquérir, comme une preuve de notre fouveraineté fur des régions que nous  454 Le Ródeur. n'avons pas encore conquifes, comme une décifion en faveur d'un droit qu'on nous difpute; & il nous flatte d'autant plus, qu'il eft gratuit. Un confeil nousdéplaït, non point paree qu'il nous caufe un regret auquel nous ne nous attendions point, & qu'il nous convainc d'une faute qui a échappé k notre connoiffance, mais paree qu'il nous montre que les autres la connoiffent. On hait le confeilier officieux , non point paree que fon accufation eft fauffe, mais a caufe qu'il s'arroge une fupériorité que nous ne voulons point lui accorder, & qu'il a ofé découvrir ce que nous voulions lui cacher. C'eft ce qui fait que les meilleurs confeils font fouvent inutiles. Si ceux qui fuivent la voix de leurs defirs fans favoir oü ils vont, s'étoient écartés involontairement des fentiers de la fageffe, &i s'expofoient a des dangers qu'iis ne connoiffent point, ils écouteroient volontiers ceux qui leur montrent leur erreur, & s'allarmeroient d'un avis qui les menace de leur deftructicn ou de leur infamie. Un homme ne s'égare que paree qu'il prend  Le Ródeur. 4^ le mauvais chemin pour lebon; il le trouve plus doux & plus uni & il fuitle choix qu'il a fait, plutöt qu'il ne 1'approuve. C'eft ce qui fait qu'il ne^ le quitte point, quelque confeil qu'on lui donne, & quelque reproche qu'on lui fafle, paree qu'on ne le convainc point, & qu'on ne lui donne aucun nouveau moyen d'agir & de réfifter. Celui k qui 1'on repréfente le tort que les prodigalités font k fa fortune, eft déja convaincu de ce qu'on lui dit, & faifit la première occafion qu'il trouve de faire de la dé* penfe, paree que 1'avis qu'on lui donne n'a pas la force de furmonter fa vanité. Celui a qui 1'on dit que fon intempérance le conduira au tombeau , continue de fe plonger dans la débauche, paree que fa raifon n'eft point fortifiée que fon appétit eft toujours le même. Le mal de la flatterie confifte, non point en ce qu'elle perfuade a un homme qii'il eft ce qu'il n'eft pas, mais en ce qu'elle étouffe fon ambition, en lui perfuadant qu'il peut acquérir de l'hon> neur fans travail & fans mérite. L'utilité d'un avis ne provient point de ce  45<5 Le Ródeur. qu'il éclaire I'efprit, mais de ce qu'il nous inftruit de ce que les autres penfent de nous. Tel homme qui a réfifté aux reproches de fa confcience, craint 1'infamie, & la honte produit fon effet au défaut de la raifon. Comme nous connoiffons tous nos défauts/de même que les circonftances qui les aggravent, & que les autres ignorent, il n'y a point d'homme, quelque imprudent, quelque diflipé, quelque fourbe qu'il foit, qui ne réfléchiffe quelquefois fur fa conduite, & qui ne fe propofe de paffer le refte de fes jours conformément aux loix de la vertu. Les tentations 1'attaquent de nouveau, les plaifirs & 1'intérêt Pattirent, & il remet de jour a autre a fe corriger. Chaque délai donne au vice le loifir de fe fortifier par 1'hahitude, & il remet a corriger fes mceurs, è un temps oii fes paflions feront fatisfaites & ne 1'importuneront plus. Les délais&les obftacles s'accumulent, 1'age ébranle enfin nos réfolutions, & la mort fait échouer le projet que nous avions formé de nous amender, Telle eft fouvent la fin des réfo- lutions  Le Ródeur. 457 lutions les plus falutaires, après qu'elles ont long-temps flatté notre imagination , & calmé les remords qu'on éprouve, lorfqu'on n'eft point diftrait, ni par les affaires , ni par les plaifirs. Rien n'eft plus indigne d'un être raifonnable , que de perfifter dans un état qui eft fi oppofé au bonheur, qu'on ne peut afpirer a être vraiment heureux qu'en conféquence de la réfolution que 1'on prend d'en fortir. On voit cependant des hommes qui paffent des mois & des années entieres dans une guerre continuelle avec les principes dont ils font convaincus, & que ï'habitude & leurs paffions entrainent dans des pratiques qu'ils s'étoient promis d'éviter, & dans lefquelles ils retombent cependant au premier defir qui les prefie. L'influence de Ï'habitude eft telle, qu'il faut autant de vertu que de force pour y rélifter; & je ne connois pas , d'homme plus refpedïable que celui qui rompt les Hens d'un vice habituel. La vicloire a cependant autant de différents degrés de gloire que de difficulté. Elle eft d'autant plus héroïque, que les objets criminels qui nous flattent Tornt III. V  4]8 Le Ródeur. font plus communs, & fe préfentent plus fouvent a nous. Celui qui connoifTant la folie de Pambition , fe deniet de fes emplois, n'eft plus tenté de reparoïtre a la Cour, paree qu'il ne peut plus rentrer dans le pofte qu'il a quitté. Celui qui eft enchainé par une paffion amoureufe, peut fe dégoüter de fon tyran; &c 1'abfence, fans le fecours de la raifon, peut furmonter le defir qu'il a de le rejoindre. Mais les defirs qui trouvent par-tout leurs objets , qui n'exigent point des mefures préparatoires, font plus opiniatres; la jouiffance eft fi prés du defir, que 1'on fuccombe avant d'avoir eu le temps de réfléchir, & d'appeller la raifon a fon fecours. C'eft ce qui fait que 1'indolence eft un vice dont on a le plus de peine a fe défaire. Les autres operent fur quelque appetit qu'il eft aifé de fatisfaire, & demandent un concours de circonftances qui ne fe préfentent pas toujours : mais 1'indolence agit en tout temps; & plus on s'y livre , plus elle augmente. II eft au pouvoir de tout homme de ne rien faire, &  Le Ródeur. 45^ de négliger fes devoirs. On s'y livre imperceptiblement, paree qu'elle n'eft qu'une fimple ceffation d'aöivité; mais il eft difficiie de retourner a la diligence , paree qu'il faut paffer du repos au mouvement, de la privation a la réalité. Facilis defcenfus averni; NoSfes atque dies patel atri janua Ditis; Sed revocare gradum , fupera/que evadere ad aurss, Hoe opus, hit labor eft. Ce vice a cela de commun avec les autres , que celui qui s'y livre le connoït. Nous connoïtrions de même notre état, fi nous voulions Pexaminer; & il nous feroit aifé de nous en défaire, fi nous prenions la peine de paffer notre vie en revue. Nous négligeons plufieurs chofes néceffaires, paree que nous croyons être toujours è temps de nous en acquitter; mais nous courons rifque de ne le faire jamais, fi nous ne fixons point le temps. La corruption ne s'augmente que par la négligence, & elle ne fauroit avoir lieu dans un efprit qui eft réguliérement & fréquemment réveille par des remords périodiques. V ij  460 Le Ródeur. Celui qui divife ainfi fa vie en plufieurs parties, fentira un defir de diftinguer chaque période de fon exiftence par quelque acquifition nouvelle , & fe félicitera de Papproche du jour dans lequel il fe recueille, comme d'un temps qui doit être 1'époque de fa vertu & de fon bonheur. N°. CLVI. Samecli, 14 Septembre 1751. tfunquam aliud natura, aliud fapkntU dicit. J V V E N A L. „ La philofophie ne dit autre chofe que ce „ que didle la nature ". Xjes politiques difent que tous les gouvernements dégénerent & fe corrompent,& que le moyen d'empêcher ce mal ett de faire revivre de temps a autre les principes & la conftitution fur laquelle ils ont été fondés. Tous les corps des animaux, fuivant les Medecins méthodiftes, ont en eux quel-  Le Ródeur, 461 que qualité prédominante qui les rend fujets a la maladie & a la mort; ce qu'on peut prévenir en réduifant l'humeur peccante a 1'équilibre qui conftitue la fanté. De même toutes les études des hommes , du moins celles qui ne font point fufceptibles d'une démonftration rigoureufe , & qui dépendent del'imagination & du caprice, tendent continuellement a Terreur & a la confufion. On a embrouillé la fimplicitc des grands principes de vérité que les premiers fpéculatifs ont découverts, par des additions que Tambition a dictees; on a obfcurci leur évidence par des raifonnements peu exacfs; & a mefure que les écrivains fe les font tranfmis, ils ont perdu leur éclat au point qu'on ne les reconnoit plus. II convient donc de revoir de temps en temps les fyftêmes, delesréduire k leurs principes, & de les dépouillcr de ce que 1'opinion y a ajouté. On ne peut pas toujours, quelque attentif que Ton foit, féparer les véritables jets de conféquences qu'on a tirées d'un principe fondamental, des branches que Tart a greffées. On confond V iij  461 Le Ródeur. fouvent les prefcriptions accidentelles de la vérité avec les loix de Ia nature, 6c 1'on regarde comme aufti anciennes que la raifon, les regies dont on ne peut découvrir 1'origine. La critique a fouvent permis h 1'imagination de di&er les loix fur lefquelles elle fe doit régler, & a la faufïe fitbtilité d'embrouiller les principes qui fervent a découvrir le fophifme. La fur-intendance qu'on lui a donnée, a été caufe qu'elle s'eft négligée, 6c que pour avoir voulu, comme les anciens Scythes, pouffer fes conquêtes trop loin , elle a lailTé fon tröne a ceux de fes efclaves qui ont voulu s'en emparer. Toutes les loix dont le defir d'étendre 1'autorité, ou 1'ardeur de hater le progrès des fciences, aétabli la prefcription, ne méritent pas également notre attention. Quelques-unes font fondamentales & d'une néceflïté indifpenfable ; les autres ne font eftimables qu'a caufe qu'elles font utiles 6c convenables. Les unes font ditlées par la raifon & la néceflité; les autres ne font 1'ouvrage que d'une antiquité defpotique. Les unes font conformes a  Le Ródeur. 463 i'ordre de la nature & aux opérations de 1'entendement; les autres ne doivent leur origine qu'au hafard ou a 1'exemple, & lont par confcquent fujettes a la difpute & au changement. On ne fauroit douter qu'on n'ait avancé plufieurs regies contraires a la nature & k la raifon , lorfqu'on voit les anciens maitres nous dire qu'on ne doit admettre que trois perfonnages a la fois fur le thédtre. Cette loi eft fi dilficile k obferver, vu la variété d'intrigues qui regne dans nos pieces , qu'on peut la violer fans fcrupule & fans inconvénient, ainfi que 1'expérience Ie prouve. L'origine de ce précepte fut purement accidentelle. La Tragédie n'étoit autrefois qu'un monologue ou une chanfon en 1'honneur de Bacchus, que 1'on convertit dans la fuite en un dialogue , au moyen d'un fecond perfonnage. Les Anciens fe fouvenant qu'il n'y avoit qu'un feul acteur dans Ia Tragédie, n'oferent en admettre plus de deux; mais étant devenus plus hardis par 1'impunité, ils en vinrent jufqu'a trois, & défendirent par un édit formel qu'on outrepaflat ce nombre. V iv  4 fage._ Soit que ce bonheur dépende du tempérament ou de Ï'habitude, je ne puis m'empêcher de 1'envier k ceux qui le pofledent. J'ai été élevé dans la Province par un Savant, qui ne m'a inculqué autre chofe que 1'utilité des fciences & le prix de Ja vertu. II eft venu k bout de me perfuader que le favoir nous faifoit toujours refpecter, lorfqu'il fe trouve joint avec les bonnes mosurs. Je continuai donc mes études avec toute 1'ardeur poffible, éyitant tout ce qui me paroiflbit vicieux 011 approchant du vice; je regardai le crime & la honte comme inféparables, & une niauvaife réputation comme le plus grand des malheurs. Je confervai la même opinion dans Puniverfüé ;# &c quoique mes camara-  47® Le Ródeur. des profitaffent du relachement qui y régnoit pour fatisfaire leurs paffions, la vertu conferva chez moi fa fupériorité naturelle , & ceux qui la négligeoient n'oferent 1'infulter. L'ambition des talents fuperficiels pénetre jufques dans les univerfités d'oii elle devroit être bannie ; mais elle s'empare toujours de ceux qui négligent les fciences, ou qui nepeuvent les acquérir. Cette réflexion me confirma dans les fentiments que mon maitre m'avoit inculqués, & je n'afpirai qu'a acquérir des connoiffances utiles, ÓL a les communiquer a ceux qui en manquoient. Je me diffinguai bientöt par mon application & par ma bonne conduite; & ceux qui n'avoient aucun intérêt a m'en impofer, concurent de moi les plus hautes efpérances. Ma réputation fe répandit jufques dans ma Province, & mes parents fe féliciterent des nouveaux honneurs que j'allois procurer a leur familie. Je retournai chez moi couvert de lauriersacadémiques & également verfé dans la critique & dans !a philofophie. Mon arrivée excita la curiofité, & tout le monde s'empreffa de me connoirre,  Le Ródeur. 471 Les gens bienfaifants cherchent a plaire ; les ambitieux a fe faire admirer. Je m'attendis donc k recevoir la récompenfe de mes travaux , & k éprouver I'efficacité du favoir 6c de la vertu. _ Je dinai trois jours après mon arrivée chez un Gentilhomme qui avoit invité plufieurs de fes amis a fes noces. Je me rendis chez lui , me félicitant de Poccafion qui s'offroit d'étaler mes connoiffances devant une affemblée auffi nombreufe. Je ne commencai a connoïtre mon infuffifance, que lorfque je fus arrivé k la porte de la falie k mangen Je fus furpris du tumulte 6c de la joie qui y régnoient. J'entrai cependant fans me déconcerter. Toute la compagnie fe leva; mais je perdis contenance, lorfque je vis que tout le monde avoit les yeux fixés fur moi. Je fentis en moi un certain mouvement dont j'ignore le nom , auquel il me fut impoffible de réfifïer. Ma vue fe troubla , je rougis, mes idéés fe confondirent. Je fus embarraffé despoliteffes qu'on me fit, 8c j'y répondis d'une maniere gauche. Ma confufion augmenta au point que ma voix s'affoi-  471 Le Ródeur. blit, Sc que mes genoux tremblerent fous moi. Ceux quixcompofoient 1'affemblée reprirent leurs places, & je pris Ia mienne les yeux fixés contre terre. Je ne répondis aux différentes quefïions qu'on me fit que par des fyllabes négatives Sc des excufes, paree que les fujets fur lefquels ils converfoient, étoient de toute autre nature que ceux qu'on trouve dans les livres , Sc par conféquent au-deffus de ma portée. A la fin , un vieux Eccléfiafiique me tira d'embarras par quelques quefHons qu'il me fit fur 1'état acïuel de la phyfique m'engagea infenfiblement, par quelques obje&ions qu'il me fit, a expliquer Si k défendre la philofophie de Newton. Comme je connoiffois mes forces, Sc que ce fujet m'étoit familier, je difcourus avec autant de facilité que de volubilité: mais quelque content que je fuffe de moi-même, mes démonflrations n'amuferent pas beaucoup la compagnie; Sc mon antagonifle qui connoiffoif trop bien les loix de la converfation pour retenir plus long-temps fon attention fur un fujet qui lui dé-  Le Ródeur, 473 plaifoit, après m'avoir loué de mort efprit & de mon favoir, mit fin a Ia controverfe, & me replongea dans ma première perplexité. Aprèsle diner, les Dames qui avoient entendu parler de mon efprit, m'inviterent a prendre du thé avec elles. Je me félicitai de 1'occafion qu'elles m'offroient de quitter une compagnie dont la gaieté commencoit è m'être a charge, d'autant plus qu'on avoit laché quelques mots fur 1'inutilité des Univerfités & des fciences , & fur la groffiéreté des étudiants. Je me rendis donc auprès des Dames comme dans un afyle contre les clameurs, les infultes & les grofiiéretés; mais je fentis défaillir mon cceur comme j'approchois de leur appartement; je fus de nouveau déconcerté par les compliments d'entrée, & confondu par la né~ celfité dans laquelle je me trouvai de foutenir leurs regards. Je réfléchisen m'affeyant, qu'il faloit dire quelque chofe d'agréable aux Dames, & je réfolus de recouvrer mon crédit par quelque obfervation élégante & par quelque compliment fpirituel. Je tachai de me rappeller tout  474 Le Ródeur. ce que j'avois lu ou entendu dire en faveur de la beauté, & d'employer dans cette occalïon quelque compliment clafïique. Je tombai dans une rêverie profonde, j'analyfai les caracleres des anciennes héroïnes , j'examinai les louanges que les Poëtes leur avoient données; & après avoir emprunté, inventé, choifi & rejetté mille fentiments que perfonne n'auroit entendus fi je les avois mis au jour, je fus tiré de ma rêverie & de ma littérature galante par un domeftique qui fervit le thé. II n'y a pas de fituation plus embarraffante que celle d'un homme qui cherche 1'occafion de parler , & qui n'ofe point la faifir lorfqu'elle fe préfente, & qui voulant donner des preuves de fa capacité, remet k le faire de minute en minute. J'étois honteux de mon filence, & je ne favois que dire qui répondit k mes defirs. Les Dames, effrayées de mon érudition , n'ofoient me faire des queftions , de maniere que ce n'étoit que vexation & qu'impatience de part & d'autre. Dans ce conflicf de honte, pendant que je raffemblois mes penfées éparfes, &que je m'efforgois de produire  Le Ródeur. 475 quelque faillie fpirituelle , & un compliment flatteur, 1'attention que je donnois a mes réflexions fut-caufe que je laiffai tomber une taffe. Elle fe brifa en mille morceaux; le thé qui étoit dedans, tacha une robe de brocard, échauda un petit chien, & je mis toute la compagnie en défordre. Voyant que j'avois perdu ma réputation, je profitai du temps que les Dames fe confoloient les unes les autres, pour gagner la porte. Le malheur qui m'eft arrivé ce jourla , n'eft point encore fini. Je rougis toutes les fois que je rencontre quelqu'une de celles qui ont été témoins de ma ftupidité & du mépris qu'elle m'a attiré ; je ne puis les voir fans que mes terreurs ne fe renouvellent. Ma honte augmente fans ceffe. Je n'ofe me montrer devant celles qui ont été témoins de ma confufion ; & Ie fouvenir de la foibleffe que j'ai fait paroitre, m'empêche d'agir & de parler avec la force qui m'eft naturelle. Mon malheur , Monfieur, ne finirat-il donc jamais ? N'ai-je étudié toute ma vie, que pour être le jouet de 1'ignorance; ne me fuis-je privé des plaifirs  475 Le Ródeur. que j'aurols pu goüter dans ma jeuneffe, que pour acquérir des idéés que je n'ofe mettre au jour, & des opinions que je n'ofe divulguer? Apprenez-moi, mon cher Monfieur, le moyen de me défaire de ma timidité, de me mettre au niveau de mes égaux, de me tirer de cette fervitude involontaire , de recouvrer 1'exercice de mes facultés, & d'ajouter k celle que j'ai de raifonner, Ia liberté de parler. Je fuis, Monfieur, &c. Verecundulus. N°. CLVIII. Samedi, 28 Septembre 1751. Grammatici certant, & adhuc fub judict lis ej$. HütACE, „ Ce point eft encore indécis parmi les ,, Grammairiens ". L a critique, quoiqu'ennobüe dès les premiers fiecles par les travaux de plufiewrs hommes diltingués par leur  Le Rédeur. 477 favoir &c leur pénétration, & qui eft devenue, depuis le renouvellement des Lettres, 1'étude favorite des Savants d'Europe , n'a point encore acquis la ftabiüté & la certitude d'une fcience. Les regies qu'on a données jufqu'ici ne fontfondées fur aucun principe fïxe, & ne s'accordent point avec la conftitution naturelle & invariable des chofes. On trouve, après un mür examen, que les édits arbitraires des Légiflateurs ne font autorifés que par eux-mêmes; que parmi les différents moyens qui conduifent k la même fin, ils ont choifi ceux qui fe font préfentés a leur efprit ; &c que pai une loi que la pareffe & la cupidité ont facilement adoptée, ils ont défendu a I'efprit de faire de nouveaux effais, k 1'imagination de s'abandonner k la merci du hafard, & ccndamné les génies qui leur fuccéderoient k marcher fur les pas de Fair gïe Méonienne. On eft d'autant plus fondé a s'oppofer a cette autorité, qu'ils ne la doivent qu'a ceux qu'ils s'efforcent de critiquer. Nous devons très-peu de regies d écrire a la fagacité des Critiques, qui n'ont généralement d'autre mérite que  47$ Le Rudear. celui d'avoir lu les ouvrages des Auteurs célebres avec attention. Ils ont obfervé Farrangement de leur matiere Sc les graces de leur exprefiïon, Sc ils ont voulu qu'on leur fit honneur des préceptes qu'ils n'ont point inventés. C'eft la pratique qui a dicfé les regies; mais les regies n'ont point dirigé la pratique. Les regies que nous avons fur les divers genres d'écrire, doivent leur exiftence aux idéés de celui qui les a mifes en réputation; mais 1'on n'a pas examiné fi fes ouvrages n'étoient pas fufceptibles d'une plus grande perfeftion. On a également recommandé a Ia poftérité les beautés & les défauts des Ecrivains célebres, & 1'on a pouffé 1'admiration au point d'imiter le nombre de leurs livres. L'imagination des premiers Poëtes lyriques étoit véhémente & rapide, Sc leur favoir varié Sc fort étendu. Vivant dans un fiecle oü les fciences étoient peu cultivées, Sc oü I'efprit de leurs auditeurs, peu capables d'attention, étoit aifément ébloui par des idéés faillantes, ils s'attacherent a inflruire par des fentences courtes Sc des penfées frap-  Le Ródeur. 4-9 pantes, plutót que par des raifonnements fuivis. Voyant qu'ils excitoient dayantage 1'attention par des faillies fubites &des exclamations imprévues, que par des raifbrinements méthodiques, dont les beautés font moins fenfibles, ils donnerent carrière a leur génie ; ils pafferent d'un fentiment a un aufrf'. *ans exPrimer les idéés intermédiaires, & parcoururent le monde idéal avec tant d'agilité, qu'on a de la peine k reconnoïtre leurs traces. C'eft de ce caraöere accidentel des anciens Ecrivains , que les Critiques ont déduit les regies de la poéfie lyrique, en 1'exemptant des loix auxquelles toutes les autres compofitions font foumifes. Ils la difpenfent des tranfitions, ils lui permettent les digreffions, & de paffer fans contrainte d'une image a" 1'autre. Un Ecrivain moderne a, par Ia vivacité de fes effais, réconcilié le public avec la même licence dans des differtations fort courtes; de forte que celui qui; n'a pas affez d'efprit pour former un plan, ni pour le fuivre, n'a qu'a donner k fon ouvrage le nom d'Effai, pour acquérir le droit d'employer  4S0 Ie Ródeur. ce qu'il a recueilli pendant la moitié de fa vie, fans ordre ni fans fuite. Dans les ouvrages d'efprit, de même que dans la vie, on fupporte aifcment les défauts qui font alTociés avec des beautés frappantes, & ils peuvent même en impofer aux efprits foibles par 1'éclat que leur donne cette union; mais ceux qui veulent régler le goüt & les mceurs des hommes, doivent éviter ces combinaifons illufoires, &c diftinguer ce qui eft digne d'éloges, de ce qui n'eft fufceptible que d'excufe. Comme les vices ne peuvent contribuer au bonheur, quoiqu'ils ne le détruifent point, lorfqu'ils font contrebalancés par des vertus plus acfives & plus nombreufes, de même le défordre & Pirrégularité ne fauroient plaire, quoiqu'elles n'effacent point 1'éclat du génie Sc du favoir. L'homme a la prérogative de pouvoir paffer d'une vérité k une autre, & de lier des propofitions éloignées par les conféquences qu'il en tire. Les fentiments qui n'ont aucune liaifon, Sc qui ne laiffent , aucune impreflion, peuvent plaire pendant quelque temps par leur nouveauté; mais ils different des raifonnements en forme,  Le Ródeur. 481 formecomme un ton, de Pharmonie, & comme un éclair paffager, de la lumiere du foleil. Lorfque les regies font fondées fur 1'exemple plutöt que fur la raifon, on a non-feulement a craindre les fautes d'un Auteur, mais encore les erreurs de ceux qui critiquent fes ouvrages , paree qu'ils peuvent en impofer k leurs éleves par de fauffes repréfentations, de même que les partifans de Cicéron , qui vivoient dans le feizieme fiecle , commirentdes barbarifmes, pour avoir fuivi de mauvaifes copies de ce célebre Orateur. On tient aujourd'hui que 1'introduction d'un poëme, qui expofe le fujet général qu'il traite , doit être fimple & fans ornements. » Les premiers vers » du Paradis perdu, dit Addiffon, font » auffi fimples & auffi dénués d'or» nements qu'aucun autre du poëme : » en quoi 1'Auteur s'eft conforme è » 1'exemple d'Homere, & au précepte » d'Horace ". Cette obfervation paroit fondée fur 1'adoption de 1'opinion générale, fans égard ni pour le précepte ni pour 1'exemple. S'il eüt confulté Horace, il Tomé III. X  Le Ródeur. auroit vu qu'il ne parle que de ce qui doit être compris dans la propofition, & qu'il loue Homere, non point pour 1'élévation graduelle de ia dicfion, mais pour 1'étendue judicieufe qu'il donne a fon plan; a caufe qu'il rapporte des événements, & étale des beautés auxquelles on ne s'attendoit point. ■ Sptciofa dehinc mlracula pnmiti Antiphattn, Scyltamque, &cum Cytlopt Charyhdim, Son début eft fimple, mais il vouséblouie tS & vous etonne dans la fuite par des événe„ menrs prodigieux : il vous fait voir un An„ typhate, un Sylla , un Polyphême, une Ca„ rybde ". Si 1'on compare les premiers vers d'Homere avec le refte de fon poëme, on trouvera qu'il s'en faut beaucoup qu'ils foient fimples, & qu'il a pris foin au contraire de les orner & de les embellir. » Mufe, contez-moi les aventures » de eet homme prudent, qui, après » avoir rmné Ia facrée ville de Troye, » fut errant plufieurs années en divers » pays, vifita les villes de différents » peuples, & s'inftruifit de leurs cou*> tumes & de leurs mceurs. Ilfouffrit  Le Ródeur. 483 » des peines infinies fur Ia mer, pen» dant qu'il travailloit a fauver fa vit » & a procurer a fes compagnons un » heureux retour. Mais tous fes foins » furent inutiles. Ces malheureux pé» rirent tous par leur folie. Les in» fenfés! ils eurent 1'impiété de fe » nourrir des troupeaux de boeufs quï » étoient confacrés au Soleil, & ce » dieu irrité les punit de ce facrilege. » Déeffe , rille de Jupiter, daignez » nous apprendre auffi a nous une par» tie des aventures de ce héros"! Les premiers vers de 1'Uiade font également magnifiques , &i le fujet de 1'Enéïde fe termine avec une dignité une magnifïcence qu'on trouve ra» rement dans la poéfie de Virgile. Le but de 1'introduction eft d'exci-' ter 1'attente, & de la tenir en fufpens. II faut donc découvrir une chofe & cacher 1'autre; & le Poëte, pendant que Ia fertilité de fon invention eft encore inconnue, peut captiver fattention de fes lecleurs par la beauté de fa dicTion. Celui qui promet trop ou trop peu ; •:elui qui n'irrite jamais 1'appétit intellecluel, ou qui le raffafie trop têt. X ij  4§4 Le Ródeur. manquent également leur but. II faut pour plaire au leef eur , que les événements ne foient point anticipés; & comment peut-on réveiller fon attention, fi ce n'eft par la beauté de 1'expreffion ? N°. CL IX. Mardi, 24 Septembre 1751. Sunt veria & voces, quibus hunc lenirt dolortm FoJJit > & magnam morbi deponerc partem. Horace. ,, II y a certains avis qui valent un charme „ i, qui font comme des paroles enchantées pour „ éloigner de vous cette pefte ". La foibleffe qu'a Verecundulus de n'ofer parler & de perdre contenance, lorfqu'il fe trouve dans une affemblée nombreufe, eft ordinaire aux gens d'étude, que leur éducation éloigné dans leur jeuneffe du commerce des hommes, & qui fe trouvant tout-a-coup engagés au fortir des Univerfités dans le tumulte du monde, ne favent la con-;  Le Ródeur. 48 j duite qu'ils doivent tenir, & font étonnés de tout ce qu'ils voyent. Vous favez qu'un oifeau n'acquiert de la force & des plumes qua mefure qu'il croït, & que fes ailes n'ont toutes les leurs que lorfqu'il eft en état de voler; & peut-être la nature a-t-elle voulu ménager dans un enfant quelque intervalle entre le jugement & !e courage. La honte fupplée a fon défaut d'expérience, & Ia timidité le retient, jufqu'a ce qu'il ait appris la maniere dont il doit parler & agir. r Je fuis perfuadé que tous ceux qui réfléchiront fur leur jeuneffe, conviendront qu'ils ont eu bien des tentations auxquelles la honte les aempêchésde fuccomber, & quantité d'opinions err ronnées dans leurs principes, & dangereufes dans leurs conféquences, qu'ils n'ont oféavancer, de crainte de s'expofer k la honte & au mépris. L'alTurance eft inféparable de Ia ca« pacite, & la crainte d'échouer diminue a mefure que nous fommes plus affurés du fuccès. On ne peut donc mettre au nombre de nos malheurs Ia timidité qui prévient une difgrace, X iij  4%6 Le Ródeur. non plus que cette honte paffagere qui met a couvert des reproches. La timidité, quelque incommode qu'elle foit pour le moment, n'a jamais des fuites dangereufes. Elle nous fait rougir, elle nous glacé le coeur, elle amortit la vivacité de nos regards , elle enchaine notre langue; mais les maux qu'elle caufe font paffagers, 8t on les oublie bientöt. Elle peut bien nous priver du plaifir, mais elle nous épargne bien des chagrins & des remords; car, comme quelqu'un dit fort bien, perfonne ne s'eft jamais reptnti de s'étre tü. Le propre du courage, qui connoït fes forces, eft de contrarier & de fe faire des ennemis. Perfonne n'aime a attaquer ni a s'oppofer a un homme qui avoue fon infériorité en rougiflant en fa préfence. Tout le monde s'em» prelTe a applaudir & a appuyer des talents que 1'on craint de manifefter. La méfiance peut amortir notre réfoJution, & nous empêcher d'agir; mais on en eft dédommagé : d'ailleurs, elle nous concilie 1'orgueil, elle adoucit la févérité, & nous garantit de 1'envie Sc des reproches.  Le Ródeur. 487 II peut a Ia vérité arriver que Ia timidité , par fa qualité réfrigérative , glacé long-temps le favoir & la vertu, de même que la gelée arrête les progrès de la végétation. Un homme qui entre tard dans Ie monde ou dans les charges publiques, quelque talent qu'il ait pour lesexercer, fe fent une timidité qu'il fait être vicieufe, & eft obligé de lutter long-temps contre fon abattement & fa répugnance, avant de pouvoir Ia furmonter, & acquérir des manieres aifées. J'ignore fi 1'on peut trouver des remedes efficaces contre cette maladie de I'efprit. Confeiller a un homme qui n'eft point accoutumé aux yeux de Ia multitude, de monter hardiment fur un tribunal; dire a celui qui a vécu dans la retraite d'un cabinet, qu'il ne doit point être emba'rraffé lorfqu'il s'agit de recevoir & de répondre aux compliments d'une affemblée nombreufe, c'eft confeiller a un habitant du Bréfil ou de Sumatra de ne point grelotter en Angleterre pendant I'hy ver, ou a celui qui a toujours vécu dans Ia plaine, de regarder au fond d'un précipice fans émotion.  4§8 Le Ródeur. Celui qui fe flatte de pouvoir, S. 1'aide de la philofophie & de la réflexion, fe défaire de cette timidité qu'on éproiive la première fois qu'on entre dans le monde, fe trouvera la dupe de fa réfolution. Je doute que les préfervatifs que Socrate, a ce que dit Platon, enfeigna a Alcibiade, pour s'en fervir lorfqu'il devoit parler en public, fuffent fuffifants pour le rendre plus hardi. Cependant, comme on peut, avec Ie fecours de Part & de 1'induftrie , accélérer ou retarder les effets du temps, il convient d'examiner comment on peuts'oppofer a cetinftinct incommode lorfqu'il eft exceffif; & qu'au-lieu de léprimer la pétulance & la témérité, il impofe (ilence a Péloquence, & abat les forces; car quoiqu'on ne puiffe pas 2e détruire tout-arcoup , on peut cependant 1'affoiblir. Les paffions agiffent avec moins de violence lorfqu'on leur réfifte, que lorfqu'on les laiffe agir, ou qu'on les feconde. Rien ne nous rend plus timides, que la trop bonne opinion de nous-mêmes. Celui qui s'imagine de briller dans une affemblée, öcd'attirer toute fonatten-;  Le Ródeur. 489 tion craint de ne point répondre a fon attente, & eherche dans fon imagination quelque moyen d'alTurer fa réputation, & de prouver qu'elle eft bien fondée. II réfléchit qu'on n'oubliera ni ce qu'il fera, ni ce qu'il dira; qu'on pefera toutes les fyllabes, & qu'il ne doit rien dire ni rien faire quï ne foit approuvé. Eft-il donc étonnant que I'efprit étant ainfi agité, & s'efforcant de fe furpaffer, tombe dans la langueur & le découragement ? Les meilleurs remedes font fouvent les plus défagréables au goüt. On n'encouragera fürement point ceux qui ont leur réputation trop a cceur, en leur difant que leurs foins font inutiles; mais la vérité eft, qu'on fait dans le monde peu d'attention a un homme. Celui quï réfléchit fur le peu d'attention qu'il fait aux autres, ne fera pas furpris qu'on en faffe fi peu a lui. Lorfque nous voyons paffer devant nous une multi-, tude de gens, dont pas un n'eft peutêtre digne de notre attention, & ne nous intéreffe, nous devons nous fouvenir que nous fommes dans le même cas; que celui qui nous fïxe regarde, de même un moment après celui qui  49° Le Ródeur. nou$ luit; & que le plus que nous puiflions efpérer ou craindre, eft de fournir matiere a la converfation, & d'être oubliés un moment après. Fin du Tome iroifiemt.