ADELE ET THÉODORE, o u LETTRES SUR L'ÉDUCATION. TOME PREMIER.   ADELE ET THÉODORE, O u LETTRES SUR L'ÉDUCATION. CöNTENANT tous les principes relatifs aux trois différents plans d'Education, des Princes , des' jeumes Per/onnes , £f des Hommes. TOME PREMIER. A MA EST RICHT, Chez J. E. Dufoür & Phil. Roux; Imprimeurs-Libraires aflbciés. M. DCC. L X X X 11 I.  AVERTISSEMENT. Ces Lettb.es renferment un efpace de douze ans ; il eji nécejfaire , pour leur intelligence, de fuppofer qu'on nra pas toutes celles qui out étc écriiespendant ce temps , fës3 qifon a fupprimé les moins int ére (James; ce qui forment fouvent, entre deux Lettres, des lacunes de plujieurs mois, mais qui n'interrompent jamais le JU des èvénemsnts*  ADELE etTHÉODORE, o u LETTRES SUR L'ÉDUCATIONV LETTRE PREMIÈRE. Le Baron cPAlmane au Ficomte de Limourt, ce 2 Février, a trois heures du matin. ltand vous recevrez ce billet, mon cher Vicomte , je ferai déja a vingt lieues de Paris. Je pars dans 1'inftant avec ma femme & mes deux enfants, & je pars pour quatre ans. Je n'ai eu, ni la force de vous détailler moi-mfime mes projets, ni celle de vous dire adieu ; & craignant les oppofitions & les inftances de votre amitié, je vous ai foigneufement caché mon lecret & mes defleins. Le parti que je prends aujourd'hui, après une longue & mure réflexion, n'eft que le réfultat de cette tendreffe fi vive que vous me connoiffézpour mes enfants. J'attentls d'eux le bonheur de Tome L A  2 Lettres ma vie, & je me confacre entiérement a leurédiication. J'aurai 1'air peut-être, aux yeux du monde, de faire un facrifice éclatant & pénible : on m'accufera auffi,fans doute, de fingularité &debifarrerie; &je ne fuis que conféquent. Je ne puis, dans cette lettre, vous développer toutes mes idéés, elles ont trop d'abondance & d'é- tendue; quand je ferai arrivé a B je vous écrirai avecle détail quevousêtesen droit d'attendre de ma confiance & de ma tendre amitié. Soyez bien für, mon cher Vicomte, que je ne perdrai point de vue le projet fi doux que nous avons formé, & qui doit reiTerrer encore les nceuds qui nous unhTent. En dérobant 1'enfance de mon fils aux exemples du vice, en^devenant ion gouverneur & fon ami, n'eft-ce pas travailler pour vous ainfi que pour moi, puifque la vertu feule peut le rendre digne du bonheur que vous lui deftinez ? Adieu, mon cher Vicomte, donnez-moi de vos nouvelles; ne vous preifez point de me jugèr, & fur-tout ne me condamnez pas avant de coniiottre toutes les raifons qui peuvent motiver ma conduite. Ma femme écrit a la vótre une longue lettre; mais comme elle connolt la Vicomtefle, elle craint fa vivacité, & vous demande en graced'en modérerlts effetsautant qu'il vous fera poflible : nous ne redoutons quelapremière réponfe; car nous fommes bien fürs que les réflexions & le temps ne peuvent que nous juitifier.  far V Edutation. 8 LETTRE II. Xa Baronne d'Almane, a la Vicomteffe de Limours, ce 7 Fèvrier. N ous fommes arrivés a B..., ma chere Amie, tous en bonne fanté; mon fils & ma fille ont parfaitement fouten 11 le voyage; a fept ans & a fix, on dort dans une voiture aufli-bien que dans fon lit : auffi font-ils beaucoup moins fatigués que je ne le fuis moi-même. Cetteterre eft charmante : je n'en connois encore ni les promenades, ni les environs; mais la vue délicieufe qu'on découvre du chAteau, fuffit pour en donner une idée. Ici tout eft ïimple; j'ai laiffé le fafte & la magnificence dans cette grande & défagréable maifoa que j'occupois a Paris, & qui me déplaifoit tant, & je me trouve enfin logée fuivant mon goüt & mes defirs. Ma petite Adele eft, ainfi que moi, charmée de ce pays&de notre habitation; elle dit qu'elle aime bien mieux des tableaux inftrudlifs que des tentures de damas, & que le fokil de Languedoc vaut beaucoup mieux que. eelui de Paris. Comme je fuppofe que ma chere amie eft un peu fdchée contre moi, toute réflexion faite, je garde mes détails & mes defcriptjons pour 1'heureux inftant du raccommodement. Ah! quand vous auïcz lu dans mon ceeur, j'ofe croire queA ij  4 Lettres loin de me condamner, vous m'approuverez fur tous les points. Songez que s'il eft permis de bouder fort amie, lorfqu'elle peut,dans 1'efpace de dix minutes, venir chercher fon pardon , on n'a plus ce droit quand on eft a deux cents lieues d'elle. D'ailleurs, quel eft mon tort? celui de vous avoir caché un fecret qui n'étoit pas abfolument le mien? M. d'Almane m'avoit pofitivement öté la liberté de vous le confier; mais fouvenez-vous du dernier foupé que nous avons fait enfemble; en vérité, vous auriez pu deviner a ma triftefle, a mon attendrhTement, ce qu'il m'étoit impoffible de vous dire. Adieu, ma chere amie; j'attends de vos nouvelles avec une impatience inexprimable ; car je ne puis être heureuie en penfant que peutêtre vous êtes mécontente de moi. J'embrafTe Flore & Paimable petite Conftance de toute mon ame,&jeprie la première de vous entretenir quelquefois de la meilleure amie que vous ayez au monde. LETTRE III. La Comtefe tfOftalis a la Baronne. L e jour même de votre départ, ma chere Tante, j'ai été, ainfi que vous me 1'aviez oidonné, chez Madame deLimours; elle m'avoit fait fermer fa portele matin, mais elle me recut le foir. Je lui trouvaiunpeu  fur PEducation. 5 d'humeur & beaucoup de chagrin ; elle pleura en me voyant, enfuite fe répandic en plaintes contre vous,& me traitaavec une froideur dont je pénétrai facilement Ie motif, & qui ne venoit en effet que d'un mouvement de jaloufie caufée par 1'idée quej'étoisdepuislong-temps dans la confidence du fecret que vous aviez été forcée de lui cacher. J'aurois pu lui dire : Ma tante, ma bienfaitrice, ma mere, celle a qui je clois mon éducatton, mon établiffement, mon exiftence ,pourroit-elle avoir quelque réferve avec fon enfant, & pouvoit-elle craindre de fa part les objections & les oppojitions qiïelle devoit redouter de la vêtre ? Mais je me fuis heureufement rappellé une de vos maximes, qui défend d'employer la raifon pour combattre 1'humeur, & j'ai pris le parti du filence. J'ai dïné hier chez elle , & je 1'ai retrouvée a-peu-près dans la même fituation ; elle avoit aflez de monde; j'ai vu plufieurs peribnnes chercher a 1'aigrir encore contre vous, ma chere Tante, en répétant avec alFeétation qu'il étoit incroyable, inconcevable que vous ne 1'eufliez pas mife dans votre confidence : de maniere que, dans eet inftant, fon amour-propre eft trop blefl'é pour que vos lettres ayent pu produire tout 1'efFet que vous en attendiez. Mais fon coeur eft fi bon, elle vous aime fi vdritablement, elle a naturellement tant de franchife, & elle eft fi légere, qu'il eft iropoffible qu'elle puiffe conferver longA üj  Lettres temps toutes ces facheufes imprerïïons* M. d'Oftalis n'ira a fon régiment quö le premier Juin : & moi je partirai le même jour pour le Languedoc. Quel fera mon bonheur, ma chere Tante, de metrouver dans vos bras, après une abfence de quatre mois & demi; de revoir mon oncle, & Paimable Théodore, & la charmante petite Adele; & qu'il me fera cruel de me féparer encore de ces objets fi chers a mon cceurl Adieu, ma chere'Tante, n'oubliea pas votre alnée,votre enfant d'adoption, qui, dans tous les inftants de fa vie, penfe £ vous & vous chérit autant qu'elle vous lefpecle & vous admire. Mes deux petites jumelles font toujours sn parfaite fanté; elles commencent a pro» jioncer quelques mots Francois & Anglois, & elles me procurent déja les plaifirs les plus doux que je puifle goüter en votre abfence. LETTRE IV. La Ficomtejè h la Baronne. Ïl ne faut pas, dites-vous, houder ton amie, lorfqu'elle eft a deux cents lieues; mais faut-il auiïl lui pardonner de manquera tous les devoirs de 1'amitié ! Si vous favez une maxime qui prefcrive cela, vous auriez bien fait de la citer; car celle-lk feule pouvoit appuyer votre raifonnemeïita  fur T'Education. 7 II s'agit bien de houder : je ne vous houdt pas; mais je fuis outrée & bleffée jufqu'an fond de 1'ame. Vous n'avez point de parente plus prés, pas même Madame d'Oftalis, puifque je fuis votre coufine germaine, & qu'elle n'eft que votreniece au millieme degré; vous n'aviez point d'amie plus tendre & plus ancienne; &, dans la ieule occafion de votre vie, oü vous pouviez me donner une véritable preuve de confiance , vous me traitez comme une étrangere!... En effet, ilya bien de quoi houder un peu, il faut en convenir. Ce n*é* toitpas entiêrement votre fecret: vous partez pour quatre ans, & c'eft le fecret d'un autre! Mais, mon Dieu, quelle efclave êtes-vous donc? M. d'Almane vous avoit. êté le droit de le confier, c'eft-a-dire, dé* fendu. Vous êtes aflurément une femme bien foumife, & lui un defpote bien impérieux. Pour moi maintenantje puis aufiï recevoir les fecrets de M. de Limours fans être feulementtentéede vous en faire part; mais dans le temps oü j'étois perfuadée que vous m'aimiez , j'aurois trahi pour vous tous les maris du monde: enfin, j'avois tort, vous me le prouvez , & je me corrigerai. Vous prétendez que j'aurois dü deviner ce que vous n'ofiez me confier, paree que vous aviez été trifte a fouper; comme je ne vous ai jamais vu une gaieté bien remarquable , & que la diftraftion vous rend affez fouvent férieufe, j'avoue que je n'ai pas été frappée de cette prétendue A iv  8 Lettres triftefle : au refte, c'étoit la veille de votre départ; ek quand j'auroispénétréquelques heures plutót un projet médité depuis deux ans, en vérité, je n'en aurois pas été plus fatisfaite de vous. Je fais que vous attachez très-peu de prixa 1'opinion publique dans les chofes qui n'intéreffent point 1'honneur, & c'eft un bonheurpour vous dans cette circonftance ; car vous êtes univerfellement blamée. On trouve qu'il eft bizarre d'aller élever fes enfants au fond du Languedoc, fur-tout quand onpoffede uneterre charmante a fix lieues de Paris, oü vous auriez pu vivre dans la retraite, fans être forcée d'abandonner vos amis, & fans être privée des Maitres qui vous manqueront oü vous êtes : les uns difent que vous n'avez préféré le parti que vous avez pris, que par amour-propre, afin d'avoir 1'air de faire un facrifice plus éclatant; d'autres affurent (& c'eft le plus grand nombre) que vous êtes ruiJiés, & que 1'arrangement feul de vos affaires vous a fait quitter Paris: on débite encore beaucoup d'au tres conjectures, mais li abfurdes qu'elles ne méritent pas d'être rapportées. Que puis-je répondre a tout cela, fi ce n'eft que le /blei/ de Languedoc eft plus beau que celui de Paris & de fes environs; car voila jufqu'ici la feule raifon que vous m'ayez donnée : fi vous en avez d'autres , je vous demande en grace de m'en inftruire; il fera toujours cruel pour moi d'être forcée a garderle filence quand  fur VEducation. p Je vous entendrai accufer d'inconfdquence & de bifarrerie. Adieu.... Ce n'eft pas adieu jufqu'a ce foir, jufqu'a demain, c'eft adieu pour quatre ans, pourmavie peutêtre! ... voila une penfée qui n'eft pas gaie !.... Comnient une feule idéé mélancolique peut-elle ainfi tout-a-coup amollir le cocur?... mes yeux fe rempliflentde larmes... je ne fuis prefque plus en colerecontre vous; mais je fuis trifte amourir. Ecrivez-moi, écrivez-moi promptement & avec détail. Vous voyez de quelle rancune je fuis capable; que je fuis foible ! Après eet aveu, je puis convenir encore que je vous aime toujours, & qu'il m'eft impofliible de vivre fans vous ledire & fans vous en voir perfuadée. LETTRE V. Rèponfe de la Baronne h la P~icomte£e, ce 22 Février. C^ue j'ai d'obligation a cette idéé noire qui m'a valu quatre lignes fi aimables & fi tendres! A préfent que vous m'avez pardonné avec tant de graces & de générofité, je me trouve moins füre de n'avoir point de torts avec vous ; mais enfin, écoutez tout ce qui peut fervir a me juftïfier. Je n'ai jamais aimé le monde : vous favez avec quelle paffion j'ai defiré des enfants, & combien toute ma vie je me A v  10 LtCift; fuis occupé de tout ce qui pouvoit avci? quelque rapport a 1'éducation. Mariée fi feize ans, & u'étant pas encore mere a vingt-un, je penfai que jenejouiroispeutêtre jamais de ce bonheur que j'avois il vivement fouhaité; & pour m'en dédoramager autant qu'il m'étoit poifible , j'adoptai, pour ainfi dire, Madame d'OÜtalis : elle avoit dix ans, un heureux naturel; je 1'élevai avec tout le foin dont j'étois capable alors. Tout le monde applaudit a cette éducation; mon éleve, a quinze ans, étoit citée comme la jeune perfonne la plus dittinguée par fes talents, fon inftruclion & fon caraétere : je fentis feule qu'avec les lumieres que j'avois acquifes , je pourrois faire encore beaucoup mieux. J. J. Rouffeau dit : ,, On voudroit que „ le Gouverneur eü.t déja fait une éducation; c'eft trop, unmême homme n'en ,, peut faire qu'une ". L'expdrience m'a prouvé queRoufleau combat une opinion très-bien fondée; l'étude la plus approfondie du cceur humain, tous les talents réunis ne pourroient tenir lieu d'un mérite qui paroit frivole,mais quicependant eft abfolument néeeffaire dans un inftituteur : celui d'avoir long-temps étudié les enfants,& de les connoltreparfaitement; & cette connoiffance ne peut s'acquérir qu'en les élévant» Je ne fis cette découverte qu'avec beaucoup de chagrin ,&el!e augmenta ledefir extrSme que j'avois toujours éprouve" d'avoir des enfants, füre  fur VEducation. u que j'étois en état de leur confacrer des ibins véritablement utiles; ie ne pouvois me conlbler d'être privée d'un bonheurfi doux : le Ciel enfin exauca mes vceux; la naiflance deThéodore, & celle d'Adele, un anaprès,merendirent la plus heureufe perfonne de la terre. J'avois déja commencé & fini quelques Ouvrages relatifs a 1'éducation. J'y travaillai de nouveau avec une ardeur qui finic par alrérer ma fanté; je fentis dès-lors que je ne pourrois fuivre mon plan dans toute fon étendue, qu'en rompant une partie des liens de fociété anxquels nous aflervit 1'ufage, & je vis enfin qu'il falloit ou quitter le monde entiérement,ou renoncer aux projets les plus chers a mon cceur. M. d'Almane penfoit comme moi; nous nous expliqudmes, & il me déclara qu'il étoit décidé a quitter Paris, lorfque Théodore auroit atteint fa feptieme année. Mais quelle retraite choifirons-nous? Voulant donner a nos enfants le goüt des plaifirs fimples, voulant les éloigner de tout ce qui peut leur infpirer celui dufafte & de lamagnificence, irons-nous habiter une terre qui n'eft qu'afix lieues de Paris ?Sera-t-iI poffible de n'y pas recevoir de fréquentes vifues ? Adele & Théodore n'y entendrontils pas, chaque jour, parler de 1'Opéra, de la piece nouvelle, & pourra-t-on les empêcher de regretter vivement un féjour oü 1'on s'amufe tant, & dont on conté de fi belles chofes ? Le réfultat de ces réA vj  j2 Lettres fl-exions & de beaucoup d'autres, fut qu'otï ne peut trouver véritablement la campagne & la liberté qu'au fond d'une Province; & c'eft ainfi que nous nous décidarnes pour la terre en Languedoc. De ce moment, M. d'AImane commenca a en faire arranger le Chateau fuivant fes vues; fi vous Êtes curieufe de favoir de quelle maniere, je vous en enverrai une dcfcription dötaillée dans ma première lettre. A préfent, ma chere amie, mettez-vous un moment a ma place ; jugez-moi, non d'après vous, faite pour la fociété, & pour vivre & plaire dans le grand monde que vous avez toujours aimé : mais repréfentez-vous bien ce que vouam'avez vue conftamment 6tre dans tous les temps,aimant 1'étude & 1'occupatioH , ne pouvant fupporter la contrainte quand elle manque d'un but raifonnable, panefleufe au dernier excès pour toutes les petites chofes, & n'ayant d'aclivité que pour celles que je crois utiles, ne coucevant pas comment on peut defirer de plaire aux gens qu'on n'aime point, déteftant les grands foupers, la parure & Je jeu : enfin, attendant de mes enfants toute la facilité de ma vie , n'ai-je pas pris le parti qui convenoit Ie mieux a mon caractere; & d'après mes goüts & ma facon de peufer, pouvez-vous irParcufer d'inconfêquence cj5 de bizarrerie? Mes enfants, ii eft vrai, comme vousle remarquez, n'auront point de maitres eaLanguedoc; mais M. d'AImane & moi  fur VEducation. 13 fommesfort en état d'yfuppléer, fur-tout dans leur première enfance : j'ai d'ailleijrs avec moi deux perfonnes remplies de talent, & qui ne me quitteront que lorfque l'éducation fera totalement finie. Dansquatre ans, j'irai paffer tous les iiyvers a Paris, & j'y donnerai a mes enfants les maitres que nous jugerons nécedaires alors pour achever de les perfectionner. A préfent, ma chere amie, convenez que fi je vous eufie communiqué ce projet il y a deux ans, vous m'auriez fu très-mauvais gré de ne vous faire part que d'un pani décidément pris; car on n'aime les eonfrdences qu'autant qu'elles ont 1'airdecrafultatiom : la réfolution de M. d'AImane étoit hiébraniable; en vous confiant notre deflein, nous nous expolions a des contradiétions & desdifcuffions qui n'auroient pu fervir qu'a nous aigrir, & peut-étre a nous refroidir mutuelicment. Voila, ma chere amie, une partie de notre juftifieation;_quand vous connoirrez le plan d'éducation que nous avons formé, vous comprendrez encore mieux combien il étoit indifpenfable de nous éloigner de Paris. Que le monde me cenfure & me blame, le témoignage de ma confcience me confolera facilement de cette injnftice, pourvu que je puifie obtenir le fuffra^e de mon amie. La perfonne qui fe facrifie a fes devoirs peut être füre que le public dénaturera les motifs qui rendent fon aftion louable, & qu'il trouvera des caufes imaginai-  14 Lettres res qui en óteront tout le mérite, cette injuftice n'eft pas toujours un calcul de Penvie, & fut lbuvent commife de bonne foi. En erfet, le commun des hommes, c'eft-a-dire, le grand nombre, ne doit pas croire a la vérité de ce qui lui paroit a peine poflible; & dans ce cas, fonincrédulité eft plus flatteufe que ne pourroit 1'être fon approbation. Enfin, ma chere amie, fi vous approuvez ma conduite, & fi vous m'aimez toujours, je ferai fatisfaite & parfaitement heureufe. LETTRE VI. Rcponfe de la Picomtejfe. Dans toutes nos difputes, vous avez toujours fini par avoir raifon, & moipar avouer mes torts; je vois que nous conferverons cette habitude : oui, ma chere amie, vous avez encore raifon, mais au fond feulement; car je trouve toujours quelque irrégulariié dans la forme: voila pour le moment tout ce que je puis vous accorder; cependant je ne répondrois pas que ce füt la mon dernier mot. Vous avez agi d'après votre caractere, d'après vos réflexions : quand votre plan ne feroit pas auffi bon que je le fuppofe, il eft certain que vous êtes conféquente; (mérite bien rare aujourd'hui) ainlï il ne m'eft plus poffible de défapprouver votre conduite.  fur VEducation. 15 Rien n'efl: plus reffemblant queleportrait que vous fakes de vous-même. En le lifant, je m'écriois a chaque mot: cela eft vrai; & puis je me difois, mais comment puis-je aimer autant une perfonne qui a fi peu de rapport avec moi! En efFet, c-xpliquez moi cela, vous qui favez tant de chofes; il faut apparemment que 1'amitié ait fes caprices comme Pamour. Tout ce que vous me dites au fujet de 1'éducation de Madame d'Oftaiis , m'a vivement frappée; je penfe bien fincérement qu'il n'y a point de mere qui ne dut Être orgueilleufe de 1'avoir pour fiüe : cependant je comprends qu'a difpofiüons égales, Adele doit la furpaifer encore; cela eft pourtant trifte pour toutes les filles ainées,puifqu'en ■ fin les cadettes feules doivent être parfaitement élevées. Comment doncremédierS eet inconvénient? II ert eftpeut-Être quelque moyen, & vous devriez bien vous occuper de le trouver; penfez-y , je vous en prie. J'ai trente-un ans aujoiird'hui, & «ne fille dans fa quinzieme année; il eft temps de renoncer a une partie des chofes frivoles qui m'ont occupée jufqu'ici, & troptard peut-être pour réparer les fautes que j'ai pucommettre dans 1'éducation de Flore : mais fa fceur n'a quecinqans; faites-moi part de votre plan pour Adele, je le fuivrai avec conftance , autant qu'il me fera poffib'.e dans ma pofition. J'ai le defir le plusfincere de la rendre digned'être un jour votre belle-fille; inftruifez-moi,  16 Lettres gnidez-moi, ma chere amie; il me fera doux de vous devoir de nouvelles vertus, & par conféquent une nouvelle fourcede bonheur. Vous m'avez vue bien légere , bien étourdie; mais je vous allure que mes défaucs viennent moins de mon caraétere, que de 1'éducation négligée que j'ai recue. Quand j'entrai dans le monde, je fortois du Couvent, & 1'on n'en fort qu'avec une feule idéé dans la tête , celle de fe livrer entiérement a tout ce qui peut amufer, & de fe dédommager d'un long & pénible efclavage. On me dit, pour toute inftruction, qu'il falloit apprendre a fe mettre avec goüt, & a bien danfer : je ne manquai pasun bal. A la fin de 1'hyver, j'eus unefiuxion de poitrine dontje penfaimourir; & le mémoire de ma marchande de modes fe montoit a quinze mille francs. Vous wyez que j'avois de la docilité, & qu'on ne pouvoit guere mieux profiter desconfeils que j'avois recus. Cependant, je puis vous aflurer, avec vérité, que la diffipation ne m'a jamais charmée qu'en fpéculation; & que j'ai toujours rapporté, des pkifirs bruyants & tumtiltueux, une laffitude & un'dégoüt qui devoient me prouver qu'ils n'étoient pas faitspour moi, du moins autant que je 1'imaginois. Mais je me laifiois entrainer de nouveau par l'habitude, nar complaifance; & c'eft ainfi que j'ai pafle ma vie a me livrer au monde fans 1'aimer, & a faire des folies de lang froid. Que me refte-t-il de tout  fur VEducation. 17 cela? Pas unfouvenirvéritablementagréable , une fanté délabrée, & des regrets fuperflus.... On park beaucoup de u;a gaieté; je crois, moi, qu'elle eft factice, malgré le naturel dont on me loue. Vous qui paroiiïez aflez férieufe, vous êtes au fond plus gaye que moi; je ne vous vis jamais une feule idéé noire; vous ne favez ce que c'eft : pour moi j'en fuis pourfuivie; tout-a-coup la penfée la plus fombre vient s'ofFrir a mon imagination , prefque toujours a propos de rien, & fouvent au moment même oü je fais une plaifanterie. Par exemple, dans eet inftant, je me trou ve fi trifte & fi mauflade , que je ne veux pas prolonger cette Lettre davantage. Adieu , ma chere amie, envoyez-moi donc & la defcription de votre Cbateau, & tous les détails que vous m'avez promis. J'ai recu hier une lettre de mon frere; il me paroit charmé de fon jeune Prince, & fe félicite tous les jours d'avoir entrepris cette éducation. II y a , fans doute , beaucoup degloire a bien élever un Prince fait pour régner; mais elle aura coftté cher a mon frere; car c'eft un cruel facrifice que celui de s'expatrier pour douze ans. II me charge de vous direquele parti que vous avez pris ajoute encore a la profonde eftime& a Pattachement que vous lui aviez infpirés, & qu'il écrira au Baron pour lui témoigner lui-même toute l'admiration dont il eft pénétré pour vous deux. II eft certain que vous donnez un grand exem-  2$ Lettres ple; maïs les plus beaux ne font pas tou* jours les plus utiles : car s'il eft difficile de ne pas vous louer, il 1'eft encore plus de vous imiter. LETTRE VII. Rèponfe de la Baronne h la Vicomteffe. Vo u s me demandez tant de chofes, qu'il n'eft pas pofïïble qu'une lettre puifle vous fatiffaire fur tout ce que vous defirez favoir; mais puifquevousaimez les détails, foyez ftire que je ne vous les épargnerai pas. II m'eft fi doux de vous rendre compte de tout ce qui m'occupe, & d'être inftruite de tout ce qui vous intérefle! Eftil fi néceifaire de fe voir, pour s'aimer& pour fe le prouver? L'amitié, ce fentiment pur & défintérelTé, fe nourrit & fe fortifie par 1'abfence, dont les privations ne peuvent fervir qu'a faire mieux connoltre fa force & fa vérité; le plaifir de s'écrire, ce commercedélicieuxdedeuxames nuies par Peftime&la confiauce, eftpeutêtre un de fes plus doux charmes. Alors n'exiftent plus toutes ces froides convenances de fociété qui rapprochent fans réunir; on n'eft plus enchainé que par le choix de 1'efprit & ducceur; cette intelligence, cette correfpondance intime de penfées, eft une jouiflance toujours auflinou-  fur rEducatiott. jff veile qu'intérefTante. D'ailleurs, on trouve encore dans 1'abfence d'autres avantsges; les défauts de caractere, Phumeur, 1'inégalité difparoiflent; 'on ne voit dans les Lettres de fon amie que fon efprit, fa tendreffe & fes vertus; mille difpute ne peut s'élever, & nulle contrariété ne peut refroidir. Mais ce n'eft pas le détail de mes fentiments que vous me demandez, c'eft celui de mon plan d'éducation. Ce ne fera ni dans une lettre, ni dans 1'efpace de trois mois, que je pourrai vous le faire connokre dans toute fon étendue ; car ce n'eft qu'en vous citantdes exemples, qu'il me fera poffible de vous développer la plupart de mes idéés; & l'hifioire d'Adele pourra feule vous inftruire parfaitement de mon fyftóme & de mes opinions. Ainfi, voyez, ma chere amie, fi vous aurez le courage de fupporter Pennui des récits minucieux qui ne vous apprendront que les acl:ions d'un enfant de fix ans, fesoccupations, fes progrès, fes fautes, fes queftions & nos converfations. Je dois d'abord vous parler des perfonnes que nous avonsamenées avec nous : jecommencerai par Miff Bridget que vous connoiffez, & dunt vous vous êtes tantmoquée, ainfi que tout le monde, quand je la fis venir d'Angleterre pour apprendre 1'Anglois a ma fille qui avoit fix mois. Je n'ai point oublié toutes les bonnes plaifanteries que vous fites alors & fur elle & fur moi, h fur la ftupidité de donner une maitrefle  ao Lettres a un enfant au maillot: j'eus beau vous répéter que cette maniere d'enfeigneraux enfants les langues vivantes., eft univerfellement établie en Europe, excepté en France; rien ne put arrèter Ie cours de vos inépuifables inoqueries fur ce fujet. II eft vrai que j'ai tort de vous le reprodier ; car aflurément vous m'en avez bien dédommagée par 1'étonnement & l'admiration profonde que vous cauferent les premiers mots Anglois prononcés par Adele & Théodore, qui enfin aujourd'hui, toujours a votre grande furprife, parient aufll facilement cette langue que le Francois. MifT Bridget reftera donc avec moi tout le terops de 1'éducation : quoique vous ne puiffiez la fouffrir, quoiqu'elle ait une taille un peu longue, & 1'habitude a quarantecinq ans de porter des corps bien baleinés , elle me fera toujours très-utile; car elle a beaucoup de bon fens, un caradtere très-für, & une parfaite connoilTance de la Littérature Angloife. Dainville, un jeune homme dont vous avez vu, je crois, quelques petirs tableaux, eft aufli avec nous ; il eft Italien, defiine parfaitement bien, & vous le trouveriez d'ailleurs plus aimable que MifTBridget; car il a réellement de 1'efprit & autant degaieté que de naturel. A 1'égard de nos domeftiques, comme le nombre que nous avions a Paris nous feroit fort incommode ici, nous avons congédié tous les nouveaux, &nous n'avons gardé que ceux dont nous étions  fur PEducation. £i fors. Vous penfez bien que Mademoifelle Blondin a voulu me fuivre; mais Lucile étoit de trop bon air pour en avoir feulement la penfée. J'ai pris a fa place une jeune perfonne qui brode a merveille, & qui fait faire d'ailleurs tous les ouvrages imaginables; car je veux qu'Adele foit adroite, & que les talents & l'infiruftion ne lui faflènt pas dédaigner un genre d'occupation fi agréable. Vous favez qu'a Paris Mifl" Bridget mangeoit dans fa chambre; mais ici , comme nous ne fommes qu'en familie, elle mange avec nous, ainfi que Dainville. Vous connoiifez fa fierté, & vous imaginez bien que cette circonftance lui fait chérir le Languedoc. Auiïi vante-t-elle fans ceffe les charmes de la campagne, & Ie bonheur qu'on trouve dans la folitude. Maintenant, ma chere amie, que vous connoiifez notre intérieur , je vais vous rendre compte, a-peu-près, de 1'emploi de mes journées. Je me leve a fept heures; ma toilette, le déjeuner, les foins du ménage, tout cela me conduit a neuf; alors je vais a la Chapelle entendre la MelTe; enfuite, fi Ie temps le permet, nous nous promenons jufqu'a onze heures ; je rentre dans ma chambre avec Adele , je la fais lire , & répéter par cceur des petits contes faits pour elle, & puis nous caufons jufqu'a midi , i'inftant oü tout le monde fe rafiemble pour diner. En fortant de table, on va dans les jardins pafier une heure, ou 1'on refte dans le  & point de fens qui faffe une plus vive imprefy, iion fur 1'efprit, & qui forme des idéés plus v nettes & plus diftinftes ". Education d'un Prince , ficonde partis , par Chantert/ne. Oa paxlera ailleur* de eet Ouvrage avee détail.  fur fEducation. 33 Nous habitons le rez-de-chaulTée: on entre d'abord dans un veftibule qui conduit ti une falie a tnanger éclairée par le plafond , &dont les peintures a frefque reprdfentent les métamorphofes d'Ovide : après cette piece, on trouve un très-beau fallon deformequarrée donnant fur le jardin; ce fallon a pour taphTerie la Chronologie de 1'HiftoireRomainepeinte a 1'huile fur degrandes toiles montdes fur des chaflis. On y voit d'abord les mddaillons des fept Rois de Rome, enfuite les plus grands hommes qui ayent illuftrd la Rdpublique, & tous les Empereurs jufqu'a Conftantin. Le cóté qui fait face a celui-ci, contient les Dames Romaines les plus cdlebres du temps des Rois & de la Rdpublique ; Lucrece, Clélie, Cornélie, Porcie, &c. & toutes les Impdratrices jufqu'a Conftantin. Les deux autres fa^ades du fallon reprdfentent quelques traits choifis de 1'Hiftoire Romaine. Le fond de la tapifferie eft peint en bleu« les médaillons le font en grifaille imitant le bas-relief;. ce qui produit a la vue reffet le plus agréable : on nevoit de chaque figure que le profil; prefque tous ont la reflemblance de 1'Empereur ou de Plmpératrice qu'ils repréfentent; car ils ont été defïinés d'après les médailles qui nous reflent d'eux. Autour de chaque profil eft écrit en grolTes lettres le nom du perfonnage, &l'annéedanslaquelleilmourut. Vous conviendrez que cette tapifle«e eft plus inftruftive que du damas, &. B v  34 Lettres j'ajouteraï avec vérité qu'elle eff cent forsplus agréable, qu'elle ne coüte pas plus cher, & qu'elle durera éternellement (i); les defius-de-porr.es repréfentent aufll des fujets tirés de 1'Hiftoire Romaine. A droite & a gauche de ce fallon fe trouvent deux ailes qui forment Fappartement de M. d'AImane & le mien; j'occupe la droite : en fortant de ce fallon, on entre dans une longue galerie, dont la tapifferie, peinte comme celle de la piece précédente, repréfente toujours, fuivant Pordre chronologique, les plus grands hommes de 1'Hiftoire des Grecs, & quelques traits choifis de la même hiftoire. Au bout de cette galerie fe trouve ma chambre a coucher;. tine partie de 1'Hiftoire fainte y eft peinte de la même maniere. La chambre de ma fille eft i cöté de la mienne; elle eft tapiffée d'un papier bleu anglois , orné de cent vingt pttits tableaux peints a la Gouache, qui repréfentent des fujets tirés de 1'Hiftoire deFrance; ces tableaux peuvent fe décrocher, & j'ai moi-même écrit,derrière, Pexplication de ce qu'ils contiennent (i). J'ai, outre tout cela, des bains, (1) Cette tapifferie, telle qu'on vient de Ia décrire, parfaitement bien exécutée & deffinée en grande partie d'après les médailles antiques,, n'a couté que neuf cents francs. (2) Quand on voudra faire faire une grande quantité de ces gouaches coloriées, on trouve ra «le* ATtiües qui, a leurt nwments perdus, les-  fur FEducation. 35 & un cabinet d'étude, dont une moitié en bibliotheque contient apeu-près quatre cents volumes; &l'autre,occupéepar des armoires, ofFre quelques minéraux, quelques madrepores, & une très-jolie collection de coquilles. Ce cabinet donnefur un petit jardin de plantes uiuelles claffées avec ordre, ayant toutes leur étiquette, & dont j'ai feule laclef. L'appartement de M. d'AImane eft abfolument diftribué comme le mien; ainfi je ne vous parlerai que de fes tapifferies. Celles de fa galerie repréfentent tous les Rois & toutes les Reines de France, & plufieurs grands hommes. Chaque Miniftre auquel la France a dü quelques années de gloire,&furtout de bonheur, eft placé dans le médaillon de fon Roi; cette afibciation honore également 1'un & Pautre. Henri IV en parolt plus grand , quand il eft a cóté de Sully; car le mérite d'avoir fu choifir un tel Miniftre, fuffiroit feul pour immortalifer un Prince. La chambre de M. d'AImane & celle de mon fils, font décorées & remplies par différents objets relatifs a 1'art militaire , des deffins de fortifications, des plans en reliëfs, &c. Un cabinet contenant des livres , des globes, exécuteront paafaitement, (fi on leurdonnedu temps , ) pour dix-huit francs piece, avec les verres & tout encadrés. Si 1'on ne defire pas qu'ils folent très-finis, il eft fort poffible de les avoir encore a meilleur marché. B VJ  36 Lettres des fpheres,. eft la rlerniere pïece de eet appartement. Quand nous voulons faire parcourir a nos enfants tous ces tableaux hiftoriques , fuivant un ordre chronologique, nous partons de ma chambre a cou> cher quirepréfente 1'Hiftoire fainte (la première de toutes, puifqu'elle commence a la création du monde); de-la nous entrons dans ma galerie,oü nous trouvons 1'Hiftoire ancienne; nous arrivons dans le fallon qui contient 1'Hiftoire Romaine, & nous finiflbns par la galerie de M. d'AImane oü vous avez vu 1'Hiftoire de France. A 1'égard de la mythologie, nous la trouvons dans la falie a manger, & elle fait ordinairement le fujet de la converfation pendant tout le diner. L'étage au-deflus de celui-ci,confifte en cinq ou fix petits appartements a donner, & au dernier étage fonc logés la plupart de nos gens. Les murs de Pefcalier qui conduit a tout cela, font entiérement recouverts de grandes cartesde géographie, ainfi que ceux des corridors; ce qui forme un atlas complet. Nous fuppofons le midi au rez-de-chauflee, & le nord au dernier étage r & nous avons pofé les cartes en conféquence :. petite attention qui ne peut que mieux placer dans la tête des enfants 1'idée des pofitions» Tous les meubles de ma maffón font en toile, toutes les fculptures fimples & en blanc de doreur, les lambris de Pefcalier & le corridor du premier étage font revêtus en marbre blanc,, & lavés tous ks  fur FEducation. 37 jours ainfi quelesmarches de Pefcalier, & toutes les cheminées qui font de marbre. Sur la porte d'entréedu veftibule ces mots font écrits :,, True happintess is of a retired nature, and art ennemy topomp and „ noife (1)". Outre toutes les tapifieries hiftoriques dont je viens de vous parler, j'ai encore dans un garde-meuble fix grands paravents peints aufll,& qui donnent une idéé de la chronologie des Hiftoires d'Angleterre, d'Efpagne, de Portugal, d'AHemagne, de Malthe & des Turcs. J'ai d'ailleurs une très-grande provifion de petits écrans de main , tous géographiques, de cartes anciennes & modernes, & fur le revers defquels j'ai fait écrire en Anglois 011 en Italien une claire & courte defcription hiftoriq,ue despays repréfentés fur la carte. APégard des jardins, ils font aufll de la plus grande fimplicité : nous avons confervé un petit bois & deux grandes allées de maronniers qui forment un majeftueux ombrage a cent pas du chateau ; & d'ailleurs toutes les charmilles ont été arrachées, entr'autres un labyrinthe qui faifoit depuis trente ans Padmiration de la Province : de grands tapis de gazon, & de jeunes plantations d'arbres étrangers , n'obtiennent pas autant d'éloges de nos voifins; mais offrent des (1) Le vrai bonheur ne fe trouve que dans la folitude \ il fuit la pompe & le bruit. Le Spie* tatenrt premier volume.  38 Leitres promenades infiniment plus agréables. Vous m'avez fouvent entendu critiquer les montagnes dans les jardins; je les trouve toujours fort défagréables k la vue, quand elles ne font pas impofantes par la prodigieufe élévation qui peut feule leur donner cette majefté qui frappe 1'imagination. Cependant j'en ai trois petites dans mon pare, non pour le plaifir de mes yeux, mais pour les faire gravir a mes enfants; car cette efpece d'exercice les amufe , les fortifie, & eft excellent pour eux. Je ne vous ai point encore parlé de mes voifins : je ne fuis liée particuliérement qu'avec Madame laComtefTe de Valmont, qui demeure a deux lieues de B...; elle n'a qu'un nis, dgé de 12ans,qu'elleaime avec une tendreffe, qui, dès le premier moment, m'a prévenue en fa faveur. Elle eft d'ailleurs belle & jeune encore, & elle a dans fon maintien & dans fa maniere de s'exprimer, une noblelTe & en meme-temps une fimplicité & une ne'g'igence qui donnent a fes moindres actions de la grace & de 1'intérêt. Elle a de 1'efprit & de l'inftruction ; elle parle peu , non par timidité, mais par indolence; & elle n'a jamais le defirde briller oude fixer 1'attention.Elle eft fceur de Madame d'Olfy, que vous avez fürement rencontréedans le monde,& qui donnoit tant de bals il y a dix ans : elle a encore une autre fceur Religieufe. Son pere, M. d'Aimery, eft un favant, a ce que dit M. d'AImane, Depuis lamortd'uji  fur PEducation. fils unique qu'il adoroit, il s'eff retiré dans cette Province; il loge chez Madame de Valmont, celle de fes fïlles qu'il aime le mieux. II eft fort trifte & fort diftrait; mais fa converfation, toujours férieufe, eft fouvent inftruétive & quelquefois trèsagréable. M. de Valmont n'a ni 1'efprit & les graces de fa femme, ni le mérite de fon beau - pere ; il joue parfairement au battoir, au billard & au volant; il tire fupérieurement, & aime la chafle avec paffion; il a une gaieté un peu bruyante : mais il a un vifage fi épanoui & fi frais, & auquel Ie rire va fi bien; il a Pair fi content de tout, il a tant de franchife, de naturel & de bonhommie, qu'il eft impoffible de le trouver importun, & de n'avoir pas pour lui de la bienveillance. Mais je m'appercois,ma chere amie, trop tard pour vouspeut-être, que je viens d'écrire un volume. Adieu; fi vous ne me faites pas une réponfe de quatre pages au moins, je n'oferai plus vous envoyer de lettres auffi démefurément longues; &fur-tout, point de ce petit papier que vous aimez tant: gardez-Ie pour vos amies de Paris j pour moi je fuis fort mécontente quand je reconnois votre écriture fur ces jolies petites enveloppes toutes faites, dont votre écritoire eft remplie. Je vous prie de me parler un peu de Madame d'OItalis: mandez-moifivous la voyez fouvent, & fi mon abfence ne lui fait pas négüger fes talents.  4'ö Lettres LETTRE X. Rêponfe de la VkomteJJe. Oh quelle pelnture vous faites de la coquetterïe! Elle me guérit de mes préteutions i eet égard. Non, je ne me vanterai plus d'avoir été coquette, & je me repentirai, toute ma vie, d'en avoir eu quelquefois Papparence. Vous m'avez réellement fait une profonde imprelTion; mais pourquoi ne me difiez-vous pas tout cela quand j'avois vingt ans? Ma converfion alors vous auroit fait beaucoup plus d'honneur, & m'eüt épargué bien des peines. Enfin, je n'étois coquette qu'a demi: vous me le dites, & je Pai toujours penfé;mais en êtes-vous bien füre? En vérité, vous avez troublé ma confeience: de grace, ne me parlez jamais de coquetterie : oh la viJaine chofe!... Si vous faviez dans quelle difpofition j'étois lorfque j'ai recu votre lettre !... Si vous faviez ce qui m'arrive!... j'étois peut-être fur le bord d'un précipice, & vous m'en avez arrachée. Je vois d'ici votre étonnement; je ne puis rien vous cacher,vousnel'ignorez pas... Mais quelle confidence!... N'importe,vous êtes fi indulgente! fupérieure aux foiblefles de votre fexe, vous favez les excufer toutes : écoutez-moi donc, & jugez, par 1'avcu que je vais vous faire,  fur rEducation. 4* •iu fervice que vous m'avez renctu. Je 11e vous parlerai point de mes principes, vous les connoifiez, & vous êtes bien füre que fi j'ai quelques étourderies a me reprocher, du moins mon cceur eft pur. J'ai fait aflez de faufles démarches pour qu'on ait pu dire quelquefois que j'avois un amant, mais jamais on ne 1'a penfé; & depuis plufieurs années il eft généralement recu que le fond de ma conduite a toujours été irréprochable : car Ie monde, juge léger & pourtant impartial, fe rétradte avec autant de bonne foi qu'il coudamne facilement. Eh bien! ma chere amie, puifqu'enfin il faut venir au fait, eh bien, je •croyois a trente-un ans n'avoir plus rien i craindre, ni de la calomnie, ni de la coquetterie, ni des hommes;jerefpirois, je me difois: j'ai confervéma réputation, cela eft bien heureux!.... J'ai pafle 1'age oü elle peut recevoir des atteintes dangereufes, & c'eft une bonne chofe a retrouver quand on n'eft plus de la première jeuneflc; me voila au port, j'en fuis charmée.... Point du tout; c'eft que M. de Merville que vous avez lailTé fi occupé de Madame de C***, M. de Merville, tout d'un coup, je ne fais comment, s'avife de devenir amoureux de moi. Je n'ai jamais pu fupporter fa tournure; mais il eft jeune, a la mode, il me facrifie une femme de vingt-trois ans.... Mon cceur refte entiérement libre; cependant je foulfre fes foins, je le recois chez moi, & je me pro-  4^ Lettres mets de mettre tout en oeuvre pour aehever de lui tourner la tête. Ce projet a peine étoit formé, Iorfque votre derniere lettre arrivé : ma furprife ne peutfepeindre ; chaque trait du tableau que vous tracez d'une coquette, fembloit fait pour moi; chaque mot me parut un reproche; cette phrafe fur-tout: troubler Punionfor* tunèe de deux cceurs tendres & paifibles, n'eft nu'une de fes moins coupables fantaifies. M. de Merville eft libre, Madame de C***. eft veuve! Je me repréfente cette derniere au défefpoir; jevois un mariage rompu, maréputation détruite... Enfin, je me trouve un monftre. Je me hais, je détefte M. de Merville, je m'attendris fur le fort de cette pauvre Madame de C***, & je n'aime plus dans le monde qu'elle & vous. II faut vous dire que M. de Merville ne m'avoit point encore ouvertement parlé de fes fentimeuts, les déclarations font patTées de mode; elles font fi inutiles, on s'entend & Pon fe répond fi bien fans cela! 11 devoit le foir même fouper chez moi, ainfi que Madame deC***; il arrivé, comme vous le croyezbien, avant tout le monde; j'étois feule, il veutfaifir cette occafïon favorable, & s'explique enfin de la maniere la plus pofitive; alors, j'afTècTre une furprife extréme: c'eft un mouvement que nous favons fi bien imiter, qu'il n'y a pas un homme qui n'en foit la dupe; & pourachever.de convaincreM. de Merville de ma bonne foi, je lui parle de fes engage-  fur VEducation. 431 ments avec Madame deC***; jefaisd'elle le pluspompeux éloge; j'ecrois même que dans mon enthoufialme je vantai lbn efpn't; il falloit pour cela bien de la bonne volonté , vous en conviendrez; mais j'avois tant a réparer! M. de Merville véritablement étonné, confondu en perdant 1'efpérance, perd au même inftant cette prétendue paflion qu'il venoit de me dépeindre fi vive : nous nous faifons beaueoup de proteftations d'eftime; quelques perfonnes arrivent & terminent heureufement un entretien qui commen^ojt a devenir aufli languifiant que froid. Raccommodée enfin avec moi-même, j'éprouvois une fatisfaétion intérieure, bien préférable atout cefol enivrement que peuvent caufer les fuccès qui ne flattent que 1'amourpropre. J'ai eu d'autant plus de mérite dans cette occafion, que jamais, je vous 1'avouerai, je n'ai eu d'accès de coquetterie aufli vif & aufli marqué que celui-ei. Expliquez-moi cela, fi vous potivez, car pour moi je ne puisleconcevoir. Ce qu'il y a de certain, c'eft que je fens trop a préfent les conféquences de ce vice affreux, pour y retomber jamais : ainfi du moins n'ayez plus d'inquiétudes pourl'avenir, & fbyez bien füre que je fuis corrigée pour toujours. La defcription de votre Chateau m'a fait grand plaifir; celle que vous faites des coquettes, m'a öté , pour long temps , cette humeur moqueufe que vous femblez  44 Lettres craindre; ainfi, pour cette fois, vousne recevrez que des éloges. D'ailleurs, en vérité, !je crois que je ne critiquerai jamais une invention fi utile, & qui épargnera a vos enfants 1'ennui mortel d'apprendre par cceur, dans des livres, une foule de dates toutes oubliées a vingt ans. Je comprends que cette méthode doit graver la chronologie dans leurs têtes d'une maniere füre; car 1'ordre dans lequel ces médaillons fontplacés, & qn'ils ont éternellement devant les yeux, ne doit jamais s'effacer de leur mémoire. Avec plus de dépenfe il feroit pofiible de perfeétionner encore cette invention, en rendant tous les meubles utiles : les fauteuils & les tapis faits aux Gobelins, pourroient repréfenter aufll des chofes infixuétives; enfin, quand une tapiflerie feroit fue par coeur, on pourroit la faire difparoltre pour quelque temps, & la remplacer par une nouvelle : il y a beaucoup de particuliers en état de faire cette dépenfe; mais cette idéedevroit être adoptée par tous les Princes , & fftrement j'enverrai votre defcription a mon frere; je fuis bien certaine qu'il en fera ufage pour fon éleve. J'ai quelques doutes a vous propofer fur Partiele de votre lettre qui concerne les femmes: il me femble que vous les jugez trop d'après vous, & que vous en exigez une réunion de qualités, d'agréments & de talents , qui ne peut jamais être le partage que d'un très-petic nombre. Vous voulez qu'une  fur TËJucation. 45 femme ait une raifon fofide , toutes les vertus eiTentielles, un efprit orné, une teinture fuperficielle, mais générale, des fciences, tous les talents agréables, qu'elle fache plufieurs langues, qu'elle n'ait ni pédanterie, ni prétentions, & qu'enfin elle conduife fa maifon comme une bonne mènagere qui n'auroit pas d'autre mérite. Je crois bien que fi votre éleve eft née avec un efprit fupérieur, vous en pourrez faire eet être accompli; mais 1'efperez-vous, (i elle n'a qu'un efprit commun & une mémoire ordinaire ? II me femble qu'un plan d'éducation ne doit être fait ni pour les prodiges, ni pour les monftres : la flupidité & 1'atrocité font aufli rares que 1'héroiTme & le génie; mais c'eft pour la médiocrité qu'il faut travailler ; car c'eft fur elle qu'il faut compter. A 1'égard des talents , n'eft-il pas nécefiaire que des difpofitions naturelles fecondent vos foins? J'ai eu des maitres dans tous les genres; j'ai appris dix ans 1'arithmétique, la géographie, 1'hiftoire, lamufique; j'aijoué du clavefïïn , j'ai deffiné ; & je n'ai jamais fu un mot de tout cela. J'avois de la difpofition pour la danfe, & fix mois de le^ons m'ont rendue une des meilleures danfeufes de la fociété. D'ailleurs , j'ai peine a croire que le temps prodigieux qu'on eft forcé de donner a cette efpece d'étude, ne nuife pasinfiniment au développement de qualités plus effentielles. Je fais bien qu'on peut vous citer comme un exen>  4# Lettres ple du contraire; mais je ne parle qu'es général: vousvoulez fur-tout cultiverl'efprit & former le cceur de votre fille ; comment le pourrez-vous fi elle apprend a broder, il defllner, a danfer, a chanter,&a jouer de plufieurs inftruments? Enfin, vous avez le projet de lui apprendre tanc de choies, que j'en fuis efFrayée pour fa fanté , & je ne puis me perfuader qu'une telle application ne foit pas très-dangereufe pour un enfant. Vous defirez que je vous parle de Madame d'Oftalis; je n'ai que du bien a vous en dire: elle fe conduit toujours avec autant de prudence que fi elle étoit fous vos yeux, & elle eft aufll diftinguée parfaréputation que parfafigure&fesagréments. Elle a une égalité & une douceur inaltérables, un naturel charmant, & unecernmeférénité qui faitpiaifiracontempler, paree qu'on fent qu'elle vient du calme parfait de fes pafllons & de la pureté de fon ame. Toutes les femmes lui pardonnent fes talents & fa beauté , en faveur de fa fimplicité & de fa modettie; & les hommes, malgré fa jeunefle, la refpeétent véritablement, paree qu'elle n'a ni pruderie, ni la moindre apparence de coquetterie. Elle pafle fa vie chez moi, fur-tout pour parler de vous * elle vous aime avec une tendrefle qui me la rendroit chere, quand elle n'auroit pas d'autre mérite. Hier nous avons foupé en familie; il y eutunegrave partie de réverfis; les joueurs étoient Ma-  fur VEducation. 47 dame d'Oftalis , fon mari, la Marquife Amélie, & ma fille. La partie , comme vous le croyez bien, a été un peu bruyante; les quinolas forcés ont caufé des cris, un train dont vous ne pouvez vous former une idée. Madame d'Oftalis, malgré fa tranquillité , a été toute aufli mauvaife joueufe que les autres, & elle a quitté le jeu avec un enrouement qui a duré toute la foirée. Elle eft gaie bien franchement, & d'une maniere bien aimable. Elle eft fort inquiete dans ce moment, on croit qu'elle elt groffe : il faudroit alors qu'elle renoncdt au voyage de Languedoc; ce qui la mettroit au déléfpoir. M. d'Oftalis qui defire paflionnément un gar^on, ne partage point du tout fon chagrin a eet égard , & cette diverfité de fentiment a déja caufé plus d'une querelle; mais vous imaginez bien que 1'aigreur ne s'y mêle jamais. Adieu, ma chere amie; j'efpere que vous ne vous plaindrez pas de mon petir papier , & que vous trouverez celui-ci fuffifaminenr grand : vous n'aurez plus de ces petites enveloppestoutes faites, qui vous déplaifent; je fais en effet oü les placer mieux. Je voulois 1'autre jour faire une réponfe a une femme dont je ne me foucie point, qui ne m'aimepas, & je n'avois k lui dire que de ces phrafes d'ufage que tout le monde fait par coeur. Par diftraétion, je cachetai une de ces enveloppes fans rien écrire dedans, &je la lui envoyai; quand j'ai fu cette étourderie, j'ai penl'é que mon  48 Lettres billet valoit au moins le fien , & j'ai defiré qu'on établit 1'ufage d'envoyer ainfi des billets blancs, comme on fe fait écrire, au-lieu de rendre foi-même la vifite. II y a tant de billets qui ne difent pas plus de chofes que le nom qu'on trouve fur fa lifte! II eft vrai qu'il exifte quelques femmes qui ont de rares talents pour ce genTe d'écrire, & qui poffedent au fuprême degré Véloquence du billet: Madame F..., par exemple, eft perfuadée que les fiens pafferont tous a la poftérité; cela feröit julte, car ils lui donnent afTez de peines pour mériter cethonneur : le fujet le plus fimple devient brillant entre fes mains. Elle m'a écrit il y a huit jours des chofes charmantes pour s'excufer de fouper chez moi, paree qu'elle étoit enrhumée; mais hier j'ai recu encore un billet d'elle, qui furpaffe tous les autres : il s'agiffoit de me demander ma loge a la comédie Italienne; ce fond ne parolt pas devoir fournir des idéés bien neuves & bien faillantes : eh bien, graces, gaieté, fentiment', délicateffe , elle avoit mis de tout cela dans un billet de huit lignesl Je me fuis fentie piquée d'une noble émulation; j'ai voulu m'effayer dans ce genre; mais, a ma confufion, j'ai eu beau méditer, beau rêver, il ne m'eft jamais venudansla tête que le fait, c'eft-a-dire : „ Que j'étois bien ftlchée d'avoir rendu ma loge, „ puifqu'elleladefiroit". Et j'ai envoyé, enfoupirant, cette plate réponle, qui m'a certainement  fur l'Education. 49 certainement perdue dans fon efprit. Adieu donc , ma chere amie ; embralTez pour moi bien tendrement la charmante petite Adele. Conftance, qui parle de vous fans ceiTe, m'a priée de votis écrire un baifer de ft part; elle devient tous les jours plus aimable & plus jolie; elle a été un peu malade, mais elle fe porte a merveille a préfent. A propos de cela, je vous demande en grace de me communiquer vos idéés fur 1'éducation phyfique des enfants. Je ne fuis pas contente de la fanté de ma lille ainée; je crois qu'elle a été élevée trop délicatement, & trop purgée dans fon.enfance : quel régimefuivez-vous pour Adele, & que penfez-vous de la méthode de J. J. Roulfeau? LETTREXL Réponfe de la Baronue, M . de Merville, vous infpirer Ie mouvement de coquetterieleplus vif que vous ayez jamais éprouvé! Cela peut en efret paroitre furprenant. Vous me demandez toujours les raifons de tous vos caprices ; c'eft me donner, ma chere amie, un peu d'occupation ; mais puifque vous 1'exigez, voici les réflexions que votre aventure m'a fait faire. Je crois qu'il y a une époque très-dangereufe pour les femmes qui ne font pas entiérement exemptes de Tomé I, C  5o Lettres coquetterie : c'eft 1'inftant oü, toujours belles, mais n'ayant plus ni 1'éclac, ni la fraicheur de la jeuneffe, elles ont cefie d'être citées pour Ia figure, & ne produifent plus d'effet marqué; enfin, le moment oü Pon dit d'une femme : elle eft encore bien jolie! eet encore gate bien Péloge. II commence a votre age, & finit il trente cinq ou trente-fix ans; car alors on n'eft plus regardée , & fouvent même ce malheur arrivé beaucoup plutót. II me paroït donc aflez naturel qu'une femme de trente ans, qui n'eft plus fuivie de la foule empreffee dont elle étoit environnée quelques années auparavant, attaché un plus grand prix aux hommages dont elle eft encore 1'objet. Jadis elle trouvoit tout fimple qu'on fut amoureux d'elle; maintenant elle en eft prefque reconnoiflante: elle fait que ce n'eft plus par air qu'elle eft recherchée; eet empire briljant que lui donnoit la mode, eft anéanti fans retour : c'eft une Reine détrónée qui n'a plus de courtifans, & qui n'eu eft que plus touchée des fentiments qu'on lui témoigne. Elle a renoncé a la gloire de tourner vingt têtes a la fois; mais il lui refte 1'efpoir d'infpirer encore une pafiion violente ; elle ne manquera pas de fuppofer cette paffion au premier homme qui s'avifera de paroltre oecupé d'elle. Quel que foit eet amant, il flattera plus fon amour-propre que tous ceux de fa jeunefie. Combien Ie rend précieux Pidée  fur fEducation. fScheufe qu'il eft peut-être le dernier qu'on enchainera! quels ménagements on lui doit! C'eft alors que la coquetterie met en oeuvre tout ce qu'elle a d'artifice & d'adrefle; c'eft alors qu'on ne fauroit s'empêcher de vouloir jouir de fon triomphe , & qu'on brüle de i'étaler a tous les yeux; & c'eft alors enfin, que eet amant, s'il n'eft pas un imbécille , peut, fans être aimé , ravir a cette femme & fa réputation & tout le repos de fa vie. Ce tableau offre a-peu-près l'hiftoire de Madame de que nous avons vue fi jolie, fi a la mode, fi dédaigneufe pour les amants qu'elle ayoit 1'art d'attirer fans paroltre s'en foucier, & qui, ayant confervé long-temps une affez bonne réputation pour une coquette, la perdit tout-a-coup a trentedeux ans, pour 1'homme du monde qui pouvoit le moins jufiifier un femblable égarement. Voila , ma chere amie, une partie de mes idéés fur ce fujet. Comme je ne parle point par expérience , je puis me tromper; jugez-en : vous êtes fi bien en état de décider fi mes conieéturesfont vraies ou fauffes, que je m'en rapporte entiérement a vous. Je ne fuis pas furprife que vous ayez éprouvé mille fois plus de fatisfaction a rendre M. de Merville a cette pauvre Madame de C*"*, que vous n'en avieztrouvé a le lui enlever. Les jouifiances de 1'amour-propre, aufii paflageres que vaines, ne fauroient laifler de profondes traces; elles ne font produitesqueparl'iC ij  52 Lettres magination, dont tout le feu s'éteint, fi Fattrait de la nouveauté ne le rallume. Les plaifirs du cceur,moins tumultueux, mais plus doux & plus durables , peuvent feuls aflurer notre félicité. Tout ce qui n'a point touché notre ame,nenouslaiffe qu'unfoible fouvenir, qui même, loinde nous charmer, fouvent nous importune. Croyez-vous qu'une vieille coquette, en fe retragant les plus brillants fuccès de fa jeunefle, n'éprouve pas plus de regrets que de plaifirs? Regrets d'autant plus amers, qu'ils font honteux & qu'il faut les dïfiïmuler , tandis que le fouvenir d'une aétion vertueufe eft a jamais pour nous une fource inépuifable de fatisfaétion! A préfent, ma chere amie, je vais tücher de répondre aux objeétions que vous me faites fur mes principes d'éducation. Vous ne pouvez concevoir comment il me fera polfible de cultiver 1'efprit de mon éleve , de former fon cceur, & en mêmetemps de lui donner tous les talents agréables. En effet, fi vous fuppofez que mon elpérance foit de voir Adele a douze ans, excellente muficienne, jouantdeplufieurs inftruments, fachant l'hiftoire, lagéographie, la mythologie, connoifiant une partie de nos meilleurs Ouvrages, &c.; fi vous imaginez cela, vos réfiexions font parfaitement juftes : mais fi tel étoit mon plan , je n'aurois fait qu'adopter celui qui eft généralement luivi, & dont le peu de fuccès a fi bien prouvé, jufqu'ici, qu'd  fur PËclucation. 53 en falloit chercher un autre. Le principal défaut de tous les inftituteurs, eft, comme 1'obferve Rouffeau, de s'attacher moins a former leurs éleves, qu'a les faire briller; de leur donner, dans cette intention, des connoiffances qui ne peuvent convenir a leur age; enfin, de furcbarger leur mémoire, non de chofes folides, mais de mots qui n'ont pour la plupart aucun fens pour eux. Adele, adouze ans, bien-loin d'être un prodige, paroütra peut-être a de certaines gens, infiniment moins inftruite que beaucoup d'autres enfants de fon age; elle ne connoltra pas un feul des Livres que toutes les jeunes perfonnesfaventpar cceur; elle n'aura jamais lu les Fables de la Fontaine, Télemaque, les Lettres de Madame de Sévigné , & les Thédtres de Corneille, deRacine/de Crébillon & de Voltaire, &c. N'eft-ilpasabfurdedemettretous ces chefs-d'ceuvres entre les mains d'un enfant qui n'y peut rien comprendre, & de le priver par-la du plaifir de leslire un jour avec fa raifon , pour la première fois ?,. Adele, a douze ans, ne fera en état, ni de bien faire un extrait, ni d'écrire une jolie lettre, ni de m'aider a faire les honneurs de ma maifon. Elle aura peu d'idées, mais n'en aura pas une fauife; elle déchiffrera bien la mufique, jouera de plufieurs inftruments, & deilinera d'une maniere furprenante pour fon age, fans fupercherie, & fans que fon maitre, en retouchantfes ouvrages, lui apprenne a menC üj  54 Lettres tir au-lieu de lui montrer a defliner. Eiïe nefaura d'hiftoire, de mythologie & de géographie, que ce qu'elle en aurapuapprendre par nos tapifleries, la converfation, & d'autres moyens encore dont je vous parleraipar lafuite; & je crois qu'a eet égard, elle fera plus inftruite que les enfants ne lefont communément. Elle aura beaucoup d'autres connoiilanees qu'on ne lui découvrira qu'en vivant avec elle, & qu'elle n'aura acquifes qu'en s'amufant. Pour que vous puiflez vous en formerune idéé, il eft néceflaire que j'entre dans quelques détails quipourronten même-temps vous donner Pintelügence de toute ma méthode. Tous les enfants, en -général, font nés avec affez de mémoire pour retenir une prodigieufe quantité de chofes utiles, fi jamais on ne Jeur en apprenoit de ftiperfiues, & fi toujours on fixoit leur attention. Je ne connois que deux moyens pour arriver a ce but, de ne leurdire que ce qu'ils peuvent comprendre, & de ne jamais négliger une occafion de leur donner un genre d'inftruétion a leur portée, quel qu'il foit. Par exemple, il eft fi facile de rendreprefqiie tous leurs jeux utiles ! L'idée de mes tapifleries m'a donné celle des lanternes magiques hiftoriques; j'ai fait faire environ quatre ou cinq cents verres qui repréfentent des fujets tirés de l'hiftoire; nous avons la récréation de la Janterne magique , quatre fois par femaine. Je me charge de la montrer, ce que je  fur l'Edtication. 55 fais prefque toujours en Anglois: jedonne ainfi, fans qu'on s'en doute, deuxlecons k la fois ; & comme les tableaux changent fouvent, je vous afiure qu'Adele & Théodore fe divertiffent infiniment davau-. tage de ma lanterne magique, que les enfants qui ne voyent jamais que M. leSokil, Madame la Lune, VEnfantprodigue, fe ruinant avec des filles , une Servante buvant le vin qu'elle a tiré, & le Mitron arrachant la queue du diable. J'ai fubftitué auifi a 1'amufement favori des enfants, celui de faire des chdteux de cartes, un jeu qui leur donne une idéé de l'architecture : j'ai fait faire en petit & en carton, deux maifons & deux palais qui fe démontent ; tous les ornements polfibles d'architeclure s'y trouvent, toutes les pieces font numérotées, & 1'on a écrit fur chacune le nom de 1'objet qu'elles repréfentent : mon fils a d'ailleurs plufieurs chateaux fortifiés; Adele même s'en amufe quelquefois, ainfi que d'un petit vailTeau charmant, dont M. d'AImane nous explique toutes les parties, au moins une fois par femaine. A la promenade, nos enfants nes'exercent encore qu'a fauter, a courir; dans un an , nous les accoutumerons , ainfi que Roufleau le confeille, a mefurer des yeux un efpace quelconque, combien telle allée peut avoir d'arbres , combien telle terralfe a de pots de fleurs, &c. C'eft aufli la qu'ils apprendrout ce que c'eft qu'us C iv  5°" Lettres pied, une toife, un arpenr, & qu'ils acquerront quelques notions d'agriculture. Mathurin , mon jardinier, fera leur pre.mier maltre; il a même déja commencé les lecons; il nous fuit prefque toujours dans nos promenades, & nous apprend tous les jours quelque chofe de nouveau. Adele & Théodore ont chacun un petit jardin , & Mathurin veut bien les former dans 1'art de les cultiver. Dès-a-préfent, nous faifons ufage pour eux des jeux de nuit recommandés parRoufieau, afin, en les accoutumant aux ténebres &al'obfcuxité, de les préferver a jamais de cesnoires idéés qui ont tant de pouvoir fur 1'imagination. Adele & Théodore, comme tous les enfants, aiment partieuliérement a jouer a la Madame : ce jeu , par mes foins, eft devenu un vrai cours demorale. J'invente les plans; & vous imaginez bien que les petits fujets que je leurdonne, ne peuvent développer que desfentiments honnêtes, & qu'une bonne action en forme toujours le dénouement. Lefils de Madame de Valmont femêle aces jeux, & très-fouvent on m'ydonnea moi-même «n róle, que je joue, je vous allure, aufll bien qu'il m'efl: pofllble. La poupée même d'Adele ne m'eft pas inutile ; Adele lui répete les legons qu'elle re^oit de moi ; j'ai toujours une oreille attentive a ces dialogues; fi Adele gronde injuftemenr, je me mêle de la converfation, & je lui prouve qu'elle a tort; cct amufement ftrt  fur PEducatioti. 57 encore a la rendre adroite. Si elle a befoin pour fa poupée d'un tablier , d'un bonnet, d'un ajuftement, Mademoifelle Victoire, une de mes femmes, arrivé avec des chiffons, & travaille avec Adele pour la poupée. De même, fi mon fits brife un chariot , un tambour, &c. on lui donne ducarton, les petits outils nécefiaires; & avec 1'aide de Brunei, un laquais de M. d'AImane, dont vous connoiffez 1'adrefle , il fait lui-même les chofes qu'il defire : ce qui le rend a la fois induftrieux & patiënt. Ainfi, vous voyez que loin de les appliquer, de les fatiguer par des lecons, je ne fuis occupée qu'a leur procurer des amufements & des joujoux. Le mot étude n'eft prefque jamais prononcé : cependant, il n'y a pas un inftant de la journée qui ne leur foit profitable, & certainement il n'exifte point d'enfants plus parfaitement heureux. Adele commence k lire la mufique, je lui ai déja pofé les mains fur une petite harpe : ces difFérentes études, avec celles de la leélure & dn deffin, lui prennent a-peu-près une heure & demie de la journée, & ne fe font jamais de fuite. J'ai une méthode pour montrer a jouer des inftruments a deux parties , que 1'expérience m'a démontrée être la plus facile & la plus füre. La perfeftion fur la harpe & le claveffin, confifte dans 1'égalité des mains; la gauche eft toujours inférieure; ce qui ne tient qu'a la maniere dont tous les maltres enfeignent. Avant de metuü C v  5% Lettres un air enfemble , il faudroit exercer lea mains féparément pendant un an, quand i eieve eft dans la première enfance , & pendant fix mois pour une jeune perfonne. ll faudroit faire exécuter a chaque mam, tour-a-tour, tous les agréments, les roulades & les paflages les "plus diffieiles qui peuvent fe rencontrer dans les pieces, en ayant fattentiond'exercer toujours davantage ia main gauche, qui, en ettet, eft naturellement plus lourde & Hioins forte que la droite. Cette première etude, fi utile, ne demande de la part de 1 enfant, qu'un fi léger degré d'attention , qu elle ne peut la fatiguer; au - lieu que d exiger d'elle qu'elle apprenne a la foisa néchifFrer la mufique , Ia pofition de la main, le doigté, & a mettre enfemble un delfus & une baife , eft une chofe aufll apphquante que difficile & ennuyeufe. D'ailleurs, elle eft arrêtée par chaque ca^ dence,, chaque agrément; elle barbouille , rompt Ia mefure , fe gate PoreiKe & le goüt, & prend bien juftement en averfion une étude fi défagréable & fi fatigante. Pas Hiimaïtre n'adoptera ma méthode, paree qu'ils ne pourroient, en le fuivant, produire, au bout de cinq ou fix mois , une écoliere jouant de routine plufieurs pieces , & qu'il faut convenir aufll, que la plupart des partnts feroient fort peu fatiffaits de voir leur fiile, pendant un an , ne répéter que des paflages; mais après eet exercice, faites apprendre des pieces k  fur PEducation. 59 cette même enfant, &, en moins de trois mois, elle furpalTera celle qui apprend depuis trois ans par la méthode ordinaire. Rien n'eft plus abfurde aufli que d'enfeigner les regies de 1'accompagnement a un enfant dedixans. Cette étude eft parellemême trés abftraite, & ne peut convenir qu'a quinze ou feize ans. Toute inftruction qu'on ne fauroit acquérir a un age raifonnable qu'avec une grande application, n'eft pas faite pour 1'enfance. C'eft une vérité fi frappante , qu'il feroit fuperflu de chercher a 1'établir par des raifonneraents; & cependant dans toutes les éducations, on la perd continuellement de vue. Tous les malheureux enfants ne fontils pas accablés, dès l'ftge de fix ans^de lecons de grammaire, de géométrie, d'aftrönomie ? &c. On prend bien de la peine pour leur enfeigner ce qu'ils ne peuvent comprendre , & 1'on ne parvient qu'a détruire leur fanté, & a leur donner un invincible dégout pour 1'étude. Peut-on rien voir de plus trifte, & en même-têmps de plus ridicule, qu'un enfant gravement affis devant un bureau, obligé de réfoudre un problême, ou d'expliquer le fyftême du monde ?.... Dans ce cas, tout ce qu'on peut defirer de mieux pour lui, c'eft 1'effet oppofé au but que 1'lnftituteur fe propofe; c'eft-a-dire, qu'il ne refte a ce pauvre enfant, de toutes ces occupations, que de 1'ignorance & de 1'ennui : car s'il comprenoit ce qu'on lui fait dire, il en C vj pk  GQ Lettres mourroit; fa foible conftitution ne pourroit réfifter k une telle application , & ce développement prématuré le conduiroit « jn, a,u tombeau- Mais revenons k mon Adele, dont ces réflexions m'ontéloignée trop long-temps. Elle apprend aufli a defüner : je defire fijr-tout qu'elle polTede iupéneurement ce talent charmant, qui convienta tous les ages, & qui offre tant de renources contrel'ennui. Rouffeau ven' qu Emile apprenne a defliner fans maltre : „ Je me garderai bien , dir-il, de lui donnerun maltre a defliner, qui ne lui don„ neroit k imiter que des imitations, & ne le feroit defliner que fur des deffins 'V Koufleau parle ici d'une chofe qu'il n'entend point ; il eft abfoiument iropoflible* d apprendre k bien defliner, non-feulement ians maltre, mais fans un maitre excellent:. car tout dépend des premiers principes : si ne fuffit même pas que le maltre en ait de bons, il faut encore qu'il ait un defïïn très-pur; car ce n'eft qu'en defllnant avec ion éieve, & non en le confeiilant, qu'il peut lui faire faire de rapides progrès. It eunécefïaire de comrnencer par copier; il eft vrai qu'il ne faut pas trop prolonger ce premier apprentiflage, ce feroit perdre ion temps; mais au bout d'un an, un bon maltre fait toujours defliner fes éleves d'après la boffe & d'après nature. Voila, ma chere amie, une partie de mes idéés fur la maniere dont on doit enfeigner les enfants. A 1'égard des difpoütions naturel-  ■ fur TEdumion. 61 les, particuliérement pour les inttruments, je crois que nous en avons tous d'égales , quand la conformation des mains n'a rien d'extraordinaire. II eft certain qu'une main très-petite & très-grafle, jouera difficilement des inftruments quidemandentdela force & de 1'extenfion, tels que la harpe, le luth & le théorbe; encore avec un peu plus d'étude, on pourroit furmonter eet obftacle. Pourquoi donc, medirez-vous, les talents font-ils fi rares? C'eft que les enfants font mal montrés; c'eft que les meres ne dirigent point les maltres, & qu'elles ne donnent aleurs filles que 1'exemple de la pareflè. Comment voulez-vous qu'une jeune perfonne prenne le goüt de 1'occupation, & defire acquérir des talents agréables, quand elle voit fa mere palier la moitié de fa vie a fa toilette & aux fpectacles, & 1'autre a parfiler, jouer, & recevoir des vifites? Vous n'avez pu apprendre, dites-vous, ni le defïïn, ni la mufique, ni la géographie, &c. Mais avezvous jamais fouhaité fincérement favoir une de ces chofes ? Non, fürement : on ne vous avoit infpiré que le defir de briller dans un bal, & vous avez fu parfaitement danfer en fix mois: qu'on eüt tourné votre amour-propre fur des objets plus folides, vous auriez réufii de même. Le réfumé de tout ce que j'ai dit, elt donc, que le grand point dans 1'éducation, eft de ne point fe prefler, de n'apprendre aux enfants que ce qu'ils peuvent comprea-  62 Lettres dre; en même-temps, de ne négüger aücune occafion de leur enfeigner tout ce qui eft a leur portée, & dene leur donner pour premières lecons demorale,que des exemples, & non des préceptes. Je ne vous ai j'ufqu'ici .parlé que de 1'enfance; ainfi vous ne connoiifez encore de mon plan d'éducation , que la partie la moins intéreiTante: mais lorfqu'Adeleaura douze ans, mes lettres, peut-être, vous paroitront moins minucieufes & moins infipides. _ II me reffe encore a répondre aux queftions que vous me faites fur 1'éducation phyfique des enfants. RoulTéau , dans tous les foins qu'il prefcrit a eet égard, n'a fait que fuivre exactement le fyftême de Locke; il eft vrai qu'il ne le cite pas, mais il le copie littéralement. Le fage Locke profcrit les maillots, recommande de ne point vêtir les enfants chaudement, de les accoutumerau grand air, & a fe laver fouvent les pieds dans Peau froide, &c. Cet ouvrage infpiré par 1'amour de 1'humanité, eil d'autant plus eftimable que PAuteur, avec un mérite fupérieur, n'y montre jamais le defir de briller, & ne parolt occupé que de celui d'être utile; ce livre, traduit dans toutes les langues, quand Emile parut, étoit entre les mains de tout le monde, & n'avoit opéré aucune révolution. La fagelfe perfuade moins que Penthoufiafme, paree qu'elle eft toujours fimple daus fes exprefllons, & qu'elle ne prend  fur VËducation. 63 prefque jamais le ton impofant de 1'autorité. Le Philofophe Anglois fembloit ne donner que des avis, perfonne en France n'adopta fa méthode; RoulTeau répéta les mêmes chofes,mais il neconfeillapoint, il ordonna, & fut obéi. Voici le régime que j'ai obfervé pour Adele, depuis le moment de fa naiflance jufqu'a 1'age de trois ans : laver de la tête aux pieds avec de 1'eau a peine tiede en hyver, & naturelle en été, en obfervant de frotter avec une éponge; coucher dans un lit afTez dur, fans rideaux, n'ayant qu'un béguin de toile, une petite camilble, une feule couverture en hyver & un drap en été; les fenêtres de la chambre prefque toujours ouvertes durant le jour, excepté dans les temps humides; un feu très-modéré pendant le jour, & lanuit entiérement éteint; continuellement au grand air; ne point fe prefier de faire marcher; attendre que les jambes foient alTez fortes pour porter le corps fans peine; une extréme attention a préferver de 1'humidité, & fur-tout a en garantir les pieds; dès 1'inftant du fevrage, de 1'eau pour toute boilTon; jamais de crème, ni de bouillie; quelquefois du lait froid, des oeufs, des légumes, de la foupegraffe, du fruit, &c. Point deconfitures , de bonbons, ni de patiflerie; point de corps baleinés jufqu'a quatre ans; a eet age, Adele a commencé a en porter de très-minces & très-larges, excepté dans 1'été; car alors elle n'a pour tout véte-  &t Lettres ment que fa chemife & une lévite de gaze ou de moulfeline, & elle ne met des bn.s & des fouliers pendant les grandes chaleurs , que pour fe promener. On a beaucoup bldmé les corps :ils font en effet pernicieux lorfqu'ils gênent; mais quand ils font bien faits, loin d'être nuifibles, 1'ufage d'en porter e(t également commode & fain. En placant bien les épaules, ils ouvrent la poitrine,foutieunentlesreins, maintiennent 1'eftomac dans une fituation qui facilite la digeftion, & rendent les chütes moins dangereufes; & ils font fi peu gênants , que tout enfant qui n'eft pas trop ferré dans fon corps, fe trouve infiniment plus a fon aife que dans un corfet. II n'y a que 1'excès du chaud qui puifle les leur rendre incommodes,&alors c'eft une vraie barbarie que de les contraindre a en porter. Adieu, ma chere amie, je ne vous parle point de mes fentiments; je crois que la longueur immodérée de mes lettres vous prouve afiëz & ma confiance & ma tendre & vive amitié. LETTRE XII. La même a la CsmteJJè iVOflalis, Je ne vous écris aujourd'hui, ma chere enfant, que pour vous gronder: j'efpere que ce début ne vous effrayera pas; vous favez que mes réprimandes font aufli don-  fur TEducatkn. . 65 ces que vos fautes font légeres. Madame de Limours m'a mandé que vous aviez foupé chez elle en familie ; & le détail qu'elle me fait d'une certaine partie de réverfis, m'a un peu déplu, je vous 1'avoue. Je ne puis me repréfenter ma charmanter/Ze tffete,naturellement fi douce, fi noble, fi fimple, fe livrant a toutes ces exagérations d'une faulfe gaieté, défigurant fon beau vifage par des rires aufll forcés que bruyants, & faifant tous les petits cris aigus de Madame de Cerny & de Mademoifelle de Limours. Pourquoi tout ce train? Etiez-vous réellement au défefpoir d'avoir un quinola-forcé? Si vous éprouviezunfemblable mouvement, il n'en eft point que vous dufliez cacher avec plus de foin; car il eft honteux & bas d'en être capable, & abfurde de le montrer : mais vous n'êtes point avare, vous ne jouiez d'ailleurs que le plus petit jeu pofiible; il vous étoit abfolument indifférent de perdre ou de gagner. Ces cris redoublés, ce dépit apparentn'étoientdonc que de 1'affeétation. II n'eft cependant guere tentant de renoncer aux charmes du naturel, pour n'y gagner que la réputation d'être mauvaife joueufe & de manquer d'efprit. Je fuis bien füre que vous n'avez eu eet inftant de mauvais goüt, que par complaifance pour les perfounes avec lefquelles vous étie'z; mais fi vous vous laifllez aller a cette foibleffe, elle vous conduiroit plus loin que vous ne pouvez  66 Lettres penfer. Quand on adopte, par facilité ou par air, des ridicules, on ne tarde guere a fe JaiiTer entrainer par des exemples plus dangereux encore, & fouvent plus féduifants. Je connois la pureté de votre cceur, votre docilité & votre confiance en moi; je fais qu'un avis de votre mere ne peut être négligé par vous, & fuis fansiriquiétude pour 1'avenir. Soyez donc, mon enfant, toujours indulgente pour les femmes qui ont toutes ces petiteüés; dans aucun moment de votre vie, n'ayez 1'air de les trouverridicuies, & de les cenfurer: mais ne les imitez jamais. J'ai encore a vous parler d'un petit tort: il me faut du courage pour vous le reprocher, puifqu'il ne vient que de votre affection pour moi. Au refte, ne favez-vous pas que mon intérêt ne rn'eft rien quand il s'agit du vótre ? Vous croyez être groiïe, & vous me paroiifez affligée, paree que eet événement vous empêcheroit de me voir cette année; mais vous n'ignorezpas a quel point votre mari defire un garcon. A quoi bon lui montrer un chanrin 'qui le défoblige? Quand la plainte eft'inutile, elle ne montre que de la foibleffe; quand elle peut nuire, elle eft abfurde. L'humeur que vous témoignez déplaït jufrement h votre mari, mécontente fa familie, ne vous empêchera pas de refter a Paris, ne peut rien ajouter a 1'idée que j'avois de votre tendreffe, & affoiblit 1'opinion que vous m'aviez donnée de votre raifon. Ainfi ,  fur PEducatlon. C? mon enfant , réparez donc cette imprudence, & n'y retombez plus. Adieu, ma chere fille, écrivez-moi toujours avec la même exaftitude & le même détail, & croyez que j'attends, avec autant d'impatience que vous pouvez en éprouver, 1'inftant qui doit nous réunir. LETTRE XIII. Rêponfe de la Vkomteffe è la Baronne. "Vo u s avez parfaiteaenc éclairci la plus grande partie de raeo doiUes; toutes vos intentions me paroiffent oscellentes , & votre manicre d'enfeigner me femble préférable a toutes les méthodes recues: mais il eft néceflaire a votre pb.n, que les meres foient en état de diriger les maltres: oü les trouverez-vous, ces meres ? Quelle eft la femme, qui, comne vous, a paffé fa vie a cultiver fes talents, a s'inftruire, afin de pouvoir être utile a fes enfants? D'ailleurs, fi toutes les meres penfoient comme vous, il n'y auroit plus de fociété; renfermées dans leurs cabinets avec des maltres, ou fuyant dans leurs terres, elles feroient perdues pour le monde, & Paris deviendroit dél'ert. Je m'intéreffe fort a votre gloire ; mais je ne vous defire pas celle de réuflir a opérer cette réforme. Plaifanterie a part, j'ai une véritable obfervation a vous faire : vous retranchez  63 Lettres de la première éducation, c'eft-a-dire, jufqu a treize ans, les Fables de la Fontaine, Telemaque, & tous les bons ouvrages : cependanr vous voulez infpirer a vos enfants le goüt de ia leéhire; quels livres leur donnerez-vous donc ? Que mettrezvous a la place de ce que voiis leur ótez ? N auront-ils jufqu'a quinze ans que des Contes de Fées & les Mille & une nuits 2 Ne leur ferez-vous rien apprendre par cceur 2 Je vous ai fouvent entendu dire qu'on ne pouvoit jamais fentir la mefure & 1'harmonie des vers, fi 1'oreille n'y étoit accoutumée dès 1'enfance. De grace, répondez-moi la-deflus, je vous écris a la Mte, car je pars dans 1'inftant pour la campagne; on m'attend, on me prefle. Adieu ma chere amie. La gro.Tefle de Madame' d Oltalis n'eft plus douttufe : j'ai vu hier fon man, qui m'a ditqu'elieprenoitenfin ion parti de la meilleure grace du monde II en eft d'autant plus fatisfait, qu'il ne* s yattendoit pas. Adieu, mon cceur, vous re faites plus de voyages, ne m'écrivez jamais une vilaine petite lettre aufll courte que celle-ci. LETTRE XIV. Rèponje de la Baronne. Je ne donnerai a mes enfants . ni des Contes de Fées, ni les Mille & une nuits;  fur FEducution. 69 les Contes même que Madame d'Aulnoy fit pour eet &ge, ne leur conviennent pas. II n'y en a prefque pas un dont le fujet foit véritablement moral; 1'amour en forme toujours tout Pintérêt; par-tout 011 y trouve une PrincelTe aimée &perfécutée, paree qu'elle eft belle ; un Prince beau comme le jour, qui meurt d'amour pour elle, & une-rivale bien laide & bien méchante, confumée d'envie & de jaloufie. D'ailleurs, quand la morale de ees petits ouvrages feroit bonne, les enfants n'ert pourroient profiter; & feulement frappés du merveilleux, ilsne garderoient le fouvenir que des jardins enchantés& des palais de diamants. Toutes ces imaginations fantaftiques ne peuvent donner a des enfants que des idéés faufiés, retarder les progrès de leur raifon, & leur infpircr du dégoüt pour des lectures véritablement inftructives. Lockefe plaint de ce qu'il n'exifte pas un feul ouvrage fait pour 1'enfance; je n'en connois pas non plus en Francois : cependant eet ouvrage feroit bien utile; car notre caractere & la tournure de notre efprit dépendent en grande partie des premières idéés & des premières impreffions que nous avons recues dans notre enfance. II faudroit donc que ce livre, écrit avec une extréme fimplicité, füt également touchant, inftruftif & varié. La formede petits contes détachéseft la feule qui me parohTe convenable; & je crois , fi les fujets étoient bien choifis, que les charmes  7<3 Lettres du naturel & de la naïveté fuffiroient pour donner a eet ouvrage un degré d'intérêr. dont vous n'avez peut-être pas d'idée. Je vousentends d'ici, ma chere amie; je fuis füre que je vous impatiente, & que vous avez répété dix fois : Mais oü eft-il eet ouvrage fi naïf, fi utile ? oü le prendre? Eh bien, je vous le donnerai quand vous voudrez; & comme il ne falloit point d'efprit pour le faire, mais feulement du naturel & de la fenfibilité, je vous diraifans déiour, que j'en fuis 1'auteur, & qu'il a pour titre : Les Feillèes du Chdteau. En voici le fujet: une bonne mere retirée dans un vieux chateau avec fes trois enfants, dont 1'atné n'a que fept ans, & qui tous les foirs, lorfqueles enfants ont été bien fages, conté une petite hiftoire : ces récits font fouvent interrompus par les quefiions des enfants qui ne laillent jamais palier un mot au-deflus de 1'intelligence de cinq ans , fans en demander 1'expfication. Vousfentez quelle clarté cette forme doit donner a 1'ouvrage , qui n'eft qu'en un volume, mais d'environ 500 pages. L'ellet qu'il a déja produit fur mes enfants, eft tel que je puis le defirer. A chaque conté ils ne manquent jamais de me demander: Cette hiftoire eft-elle arrivée? & quand j'affirme qu'elle elr vraie, je remarque un redoublement fuigulier d'attention & d'intérêt; avantage très-précieux qu'on ne pourroit retirer du Conté de Fées le plus moral. Aufli je me promets bien, fi jamais je me décide a faire  fur VEducation. ?i imprimer ce petit ouvrage, d'alTurer mes jeunes Lecteurs , dans un avertiiTement fait uniquement pour eux, que PAuteur n'a rien inventé ,& qu'il n'eft qu'un Hiftorien fcrupuleufement exact & fidele; & avec cette précaution, je fuis bien certaine que tous mes Contes feront lus avec avi» dité, & qu'ils feront une profondeimpreffion. A i'égard de la poéfie, j'ai fait un choix dans diffe'rents Auteurs , la plupart a peine connus de nom; & j'ai formé de ces divers extraits, trois volumes al'ufage de mes enfants, jufqu'a ce qu'ils ayent atteint l'&ge de quatorze ou quinze ans. Cette petite colleétion eft véritablement fort agréable, & la plus grande partie des pieces qui lacompofent eft extrêmement morale. Pour en revenir a la profe, Adele, pour toute leéture, n'aura, jufqu'a fept ans, que mes contes; enfuite je lui donnerai les Converfations d'Emilie, ouvrage charmant que vous m'avez entemlue louer tant de fois,& qui 1'occupera jufqu'a huit ans. Quand j'en ferai a cette époque, je vous ferai connoitre le refte de mon plan. Vous prétendez, ma chere amie, que fi toutes les meres fuivoient mon exemple, Paris deviendroit défert. Premiérement, je 11e 1'ai quitté qu'a trente deux ans, & je comptey retournerdans quatre. D'ailleurs, on pourroit, fans abandonner le monde un inftant, faire pour fes enfants toutce que j'ai fait de plus utile pour les miens. Quoi que vous en difiez, loin de palTer  72 Lettres ma vie dans mon cabinet, j'ai été quinze ans dansle monde, & je ferois même trèsfachée de n'y avoir pas vécu; car toute perfonne qui n'aura pas une connoifl'ance approfondiedu monde, ne pourra donnera les enfants qu'une éducation imparfaite: c'eft dans le monde que j'ai concu leplari d'éducation que je mets en exécution maintenant; c'eft dans le monde que j'ai fait tous les ouvrages qui y font relatifs; & fi ce travaileft utile, fi 1'on adopte ma méthode , j'aurai du moins épargué a tous ceux qui la fuivront, les réflexions, 1'étude & les peines qu'elle ma coütées pendant douze ans. Je ne puis terminer cette lettre fans vous conter une petite aventure aflez jolie, qui, j'en fuis füre, vous intérefiera; car Adele en eft 1'héroïne. Elle me demanda avanthier la permiflïon d'aller fe promener dans les champs avec MilT Bridget; j'y confentis , & elles partirent a huit heures du matin, avec ordre de revenir a dix. Cependant elles ne rentrerent qu'a onze heures & demie, & j'alloisgronder, lorfqu'Adele, bien rouge & bien eflbufflée, fupplia MilT Bridget de lui laiffer conter la charmante hiftoire, & me fit le récit fuivant. A une demi-lieue de B... elles rencontrerent une jeune payfanne afllfe fur 1'herbe, & tenant un petit enfant dans fes bras; frappées de la paleur & de la jolie figure de cette femme, elles s'approcherent, & en apprirent qu'elle venoit d'un village  fur t'Educatioii. 7% villsge voifm oü elle avoit été acheter quelques provifions, & que la fatigue 1'avoiE contrainte a s'arrêter. Elle ajouta, d'un sir touchant, pourfuivit Adele, que ce qui lui faifoit le plus de peine, c'eft que fa pauvre mere étoit bien malade, & feroit inquiete de fon retard; & en difant cela, la jeune femme pleura & baifa jon petit enfant qui crioit. Ade*le alors, fans héfiter, conjura MilT Bridget de faire monter dans la 'voiture qui les fuivoit, & Ia payfanne & 1'enfarrt, & de les conduire chez eux. MilT Bridget y confent, la payfanne indique le chemin, & en moins d'une demi-heure, on arrivé a la plus jolie ckatimiere, la plus jolie!... on y trouve les deux charmantespetiles filles qui fe jettent au cou de la jeune femme l... & puis une gr and'mere ft vieille, fi bonne!... Enfin , mama», il faut que vous voyez cela.... MilT Bridget ajouta encore beaucoup de détails a ce récit, tous a Ia louange de la fenfibilité d'Adele. Le foirmême, le marl de la jeune payfanne vint au chateau pour remercier Adele ; & le lendemain nous avons tous été voir ces bonnes gens, qui font véritablement intérelfants par 1'extröme union qui regne entr'eux. Ils font pauvres, maislaborieux, &paroi(Tent fatisfaits de leur fort. Après avoir pris toutes les informations polTibles fur leur familie, leur conduite, & leurs mrxurs , nous avons décidé ce matin que nous acheterions pour eux un petit champ de fix arTomé I. D  ~4 Lettres pents, voifin de leur chaumiere, & qui eft a vendre,& que nous leur donnerionsen outre des vaches, des poules, des habits s du linge & des meubles. Vous ne pouvez vous former une idéé de la joie &des tranfports d'Adele a cette décifion. J'ai fait venir ce foir deux couturieres pour faire les 'nabits de la jeune payfanne & de fes enfants; Adele veut y travailler aufll : la poupée, les joujoux, tout eft oublié; & je vois, avec une fatiffaction inexprimable , que, dans un cceur que rien n'a pu corrompre encore, le plaifir préféré a tous les autres, eft celui de faire du bien & de contribuer a une bonne action. Adieu, ma chere amie, j'efpere que votre première lettre me dédommagera de la précifwn de Ia derniere , qui , en effet, étoit bien courte. LETTRE XV. De la même h la même. Nous avons fait hier une promenade charmante; nous avons porté chez Nicole , (cette jeune payfanne dont je vous ai déja parlé) tous les meubles & tous les habits que nous lui deftinions. Adele s'étoit chargée du paquet des enfants ; & malgré un chaud excelfif, elle s'eft obfti-  fur PEducation. 75 née a le tenir toujours fur fes genoux tour. le temps que nous avons été en voiture. Elle eft arrivée en nage a la chaumiere; fon coïur battoit d'une fi étrange force, qu'on en voyoit tous les mouvements ; fes joues étoient colorées d'un rouge éclatant, &la joie la plus vive & la plus pure étinceloit dans fes yeux. Age heureux & charmant, oü chaque gefte, chaque acti-m, eft une expreflion auiïi fidelle que naïve des fentiments de 1'ame! A inefure que nous perdons de cette aimable innocence , le muet & touchant langage du regard & de la phyfionomie devient moins intelligible; mais il ne devient trompeur que lorfqu'on eft parvenu au dernier degré de la corruption : car il y a une faufleté bien plus profonde & bien plus criminelle, a tromper par les expreffions de fon vifage que par des difcours étudiés. Celui qui ne peut faire un menfonge qu'en rougiiTant, n'eft point encore menteur; & tant que nous confervons quelques traces de ce caractere d'ingénuité , nous ne fommes point encore pervertis. Mais pour revenir a mon Adele, en defcendant de voiture , elle nous quitte tous en courant, & trainant derrière elle, dans la pouffiere, fon gros paquet qu'elle n'avoit pas la force de porter. En entrant dans la chaumiere, nous la trouvons déshabillantdéja une des petites filles pour lui mettre une robe neuve; & tout en eiïayant cette robe, elle répétoit a chaque inftant : Ce ft moi gut ai Dij  76 Lettres fait eet ourlet; c'eft moi qui ai coufu ce ruhan, attaché cette agraffe, &c. Si ce petit tableau vous eftt intérelTée, vous auriez éprouvd plus de plaifir encore en voyant la fatisfadtion de la jeune fermiere & de fa familie. Je n'ai jufqu'ici trouvé que dans cette claffe obfeure, Pefpece de reconnoilTance qui feule peut honorer la nature humaine. Moins corrompus que nous ne le fommes, un bienfait les louche , mais ne les furprend point; tandis que Fextrême dtonnement que nous marquons d'une bonne aélioii, eftun aveutacite que nous ferions incapables de la faire. Adieu, ma chere amie, je vous quitte pour lire avec Adele, qui, dans ce moment, grimpe fur mon fauteuil, & me preffe de lui donner fa lecon. Ma petite Adele vient de faire une fi jolie adtion, que je ne puis m'empècher de vous la conter, & je r'ouvre ma lettre tout exprès. Après fa ltcon de lecture, nous avons été promener; & dans 1'ajuée de maronniers, nous rencontrons un petit oifeau qui commencoit a voler : nous le prenons; & Adele, tranfportde de joie, le rapporte dans ma chambre, & le met dans une cage; enfuite elle 1'en retire a chaque inftant, 1'dtouffe de careffes, & trois ou quatre fois le pleure comme mort. Ici commence notre.dialogue que voici mot pour mot. Adele. Maman, mon oifeau a fairn.  fur fEducatïon. 77 Moi, icrivam b mon bureau. Donnez-lui a manger, vous avez ce qu'il tous faut. Adele. Maman, il ne veut pas manger... Moi. C'eft qu'il eft trifte... Adele. Pourquoi donc? M o i. Paree qu'il eft malheureux... Adele. Malheureux! ó Ciel! mon charmant petit oifeau, mon doux oifeau!... Kt pourquoi donc eft-il malheureux? Moi. Paree que vous ne favez pas lui donner a manger, ni le foigner, & puis paree qu'il eft en prifon... Adele. En prifon!... M o i. Mais vraimentoui. Ecoutez-moi, Adele; fi je vous enfermois dans une petite, petite chambre, fans vous laiffer jamais la permil ■ fion d'en fortir, feriez-vous heureufe?... Adele, le cceur gros. Ah! mon pauvre petit oifeau!... Moi. Vous le rendez malheureux. Adele, avec effroi. Te le rends malheureux M o i. Mais je vous le demande ? ce petit oiD iij  7 8 Lettres feau étoit dans les cbamps dans un beau jardin en pleine liberté, & vous 1'enfermez dans une petite cage, oü il ne peut voler... Tenez, voyez comme il fe débat; s'il pouvoit pleurer, il pleureroit, fen fuis füre. Adele, le tirant de fa cage, Pauvre petit!.. . Maman, je vais lui donner la liberté, la fenêtre eft ouverte... 21'eft-ce pas?... Moi. Comme vous voudrez, ma chere enfant : pour moi,je n'ai jamais voulu avoir d'oifeaux;carje delire que tout ce qui m'entoure, tout ce qui m'approche, foit heureux... Adele. Je veux être auiïi bonne que ma chere maman.... Je vais le mettre fur le balcon.n'eft-ce pas? Moi, écrivant toujours. Comme vous voudrez, mon petit cceur» Adele. Auparavant je vais lui donner a manger. ... Ah! maman , ma chere maman , il man ge,' il mange!... Moi. J'en fuis bien-aife, puifque cela vous fait plaifir. Adele. II mange!... Je fais lui donner a manger!... Doux oifeau, charmante petite créature!... Elle le haife, qu'il eft joli!... Ah, il me baife!... Ah, que je  fur fEducation. 70 1'aime!... {Elk le remet vlte dans fa cage, puis elle rêve, elle foupire; après un grand filence , Voifeau fe débat}. Moi, regardant ï oifeau d'un wil de com ■ pajjion. Pauvre petit infortuné!... Adele, les larmes aux yeux. O! Maman!... QElle le tire de la cage) je vais Ie mettre en liberté , n'eft-ce pas, Maman ?... Moi, fans la regarder. Comme il vous plaira, Adele. Adele, s'approchant du balcon. Cher petit!... ( Elle revient en pleuranf) Maman, je ne puis!... Moi. Eh bien, mon enfant, gardez-Ie. Cet oifeau, comme tous les animaux, n'a point de raifon ; il ne réfléchit pas fur 1'efpece de cruauté que vous avez de le priver de fon bonheur, pour vous procurer un trèsmédiocre amufement: il ne vous hait pas; mais il fouffre, & il feroit heureux s'il étoit en liberté! Moi, je ne voudrois pas faire le plus léger mal au plus petit infecte, a moins qu'il ne füt malfaifanti Adele. Allons, allons, je vais le pofer fur le balcon... Moi. Vous êtes la maltreffe, ma chere amie, d'en faire tout ce que vous voudrez. Mais ne m'interrompez plus, laiflez-moi travailler. D iv  Leitres Adele, me bai/ant, & puis fe rapprechant de la cage. Cher , cher oifeau !... (Elle pleure; %S après un peu de réfexion, elle va fur le balcon, elle revient avec précipitation, très-rouge, les larmes aux yeux, & dit : Maman, c'eft fait, je lui ai rendu la liberté... Moi, la prenant dans mes bras. Ma charmante Adele, vous avez fait tine bonne aftion; je vous en aime mille fois davantage. Adele. Oh! j'en fuis donc bien récompenfée l Moi. Vous le ferez toujours, toutes les fois que vous aurez le courage de fa;re un facrifice honnête : d'ailleurs, lesfacrifices da cette efpece nefont pénibles qu'en imagïnation ; dès qu'ils font faits, ils nous rendent fi ellimables , qu'ils ne Jaiffent au fond de notre cceur que de Ia fatisfaétion & de la joie. Par exemple, vous pleuriez en prenant la réfolution de mettre votre oifeau en liberté; mais a préfent le re#rettez-vous?... Adele. Oh non, Maman; au contraire, jé fuis charmée de 1'avoir rendu heureux, & furtout d'avoir fait une bonne aclion. Moi. Eh bien , mon enfant , n'oubliez jamais cela; & quand vous aurez quelque peine a vous décider, a faire une bonne  fvr VEducatioii. 3i «dtion, fouvenez-vous de rhiftoire du petit oifeau; & dites-vous qu'il n'eft point de facrifices dont 1'eftime & la tendrelle de ce que nous airaons, ne puiiTe nous dédommager. LETTRE XVI. Le Baron au Vicomte, N on, mon cher Vicomte, je ne me repentirai point du parti que j'ai pris; je ne regretterai, dans aucun moment, ni les plaifirs de Paris , ni les intrigues de la Cour. Si vous faviez, a la diftance oü je fuis, de quel ceil on voit tout cela! Comme les chofes qui charmoient & qui occupoient vivement, confidérées de fang froid, paroilfent frivoles & minucieufes! Je fuis bien loin de penfer, cependant, que le bonheur ne puilfe fe trouver que dans une folitude : incompatible avec le crime & le vice, il eft d'ailleurs produit par diverfes caufes contraires. La fagelfe & 1'enthoufiafme le procurent également; & la raifon & la vertu auront a jamais le beau droitde le créer dans tous les lieux,dans toutes les fituations, au milieu du tumulte des Cours, au fond d'un défert & d'un cloltre. Vieillards, folitaires, hommes du monde , foyez juftes, foyez bons, & vous jouirez de ce bien fi defiré, que les intrigants & les méchants ne connoïtront D v  i~ Lettres jamais. Croyez, mon ami, que les paffions ne peuvent le donner. J'ai fenti leur ivreffe, j'ai connu toutes les illufions de1'amour; mais dans eet état tumultueux, 1'ame eftagitée au-dela de fa force; ilfemble alors qu'elle foit plus épuifée que fatiffaite par ce qu'elle éprouve. Cette félicité, ces tranfports qui nous arrachent a nous-mêmes, forment, fans doute, une fituation trop active & trop violente pour notre foibleffe ; elle devient pénible par fon excès. Quand vous ne m'auriez pas dit mille fois , mon cher Vicomte, que vous aviez' palfé votre vie a embraffer difFérentes opinions, fans jamais en adopter décidément une , votre derniere lettre auroit pu me le prouver : vous y détaillez parfaitement bien tous les avantages d'une excellente éducation ; vous démontrez a merveille qu'on n'a point encore ni affez réfléchi, ni affez médité fur eet important fujet; vous louez mon projet, mes intentionsr &c.; & puis toüt-a-coup vous finilfez par cette queftion : Mais au vrai, croyezvous que 1'éducation puijfe déraciner nos vices , nous donner des vertus & qi?enfin, elle foit réellement bonne a quelque chofe? J'ai témoigné en effet que je le croyois , par tous les facrifices que j'ai faits pour élever mes enfants : mais d'ailleurs , lifez l'hiftoire; elle vous prouvera que non-feulement 1'éducation peut perfeiftionner les vertus, mais qu'elle fait en-  fur TEducation. 83 core, fans en trouver le germe dans les cceurs, infpirer a fon gré les paiïions les plus violentes. C'eft 1'éducation qui fit, des Lacédémoniens, des hommes fi extraordinaires; c'eft elle, dont le pouvoir impérieuxparvinta déracinerde leurs ames les fentiments les plus doux, pouryfubftituer les paffions les moins naturelles ;& c'eft elle feule enfin, qui peut rendre la patrie plus chere qu'une époufe & que des enfants. Songez a la profondeur des traces que laiflent dans notre imagination les impreffions que nous recevons dans notre enfance & dans notre première jeunefle. Si la raifon & le développement entier de 1'efprit ne peuvent, par lafuite, détruire parfaitement les préjugés les plus abfurdes donnés par 1'éducation , combien feront folides des principes fondés fur la vérité, &que chaque réllexion doit affermir encore! Le point efientiel ell donc de favoir bien pofitivement quels font les premiers principes qu'il eft le plus important de graver d'abord dans la tête des enfants; & je crois qu'il faut commencer par leur infpirer un profond mépris pour toute perfonne qui n'a pas le courage d'exécuter une réfolution férieufement prife. Enfeignez-leur que non-feulement il faut être, avec les autres, religieux obfervateur de fa parole ; mais auffi, qu'il eft prefque également honteux de manquer aux engagements qu'on a pris avec foi-même. La foibleffe a mille fois plus d'inconv^D vj  &£ Leftnet rjients que Pentêtetnent. On peut efffmes1'homme opiniütre, il eft impoiïible dene pas inéprifer l'honjme foible. Si vous ne donneza votre éleve de la force, de 1'empire fur lui-même, tout ce que vous ferez d'ailleurs fera fuperflu; & les premiersfix mois qu'il pafféra loin de vous, peutêtre vous enleveront, fans retour, tout lafruit que vous attendrez de dix-huit ans de foins & de travaux. Mais, me direzvous, la. force peut elle fe donner? Oui* fans doute, & plus facilement que toute autre vertu; car elle ne tient qu'a 1'nabitude» Accoutumez votre éleve a ne jamais rien proniettre légérement, mais a tenir fcrupuleufement le moindre engagement y. prélèntezrluiquelques tentations dont peua-peu vous augmenterez 1'attrait a mefura qu'il fe perfeclionnera: s'il y fuccombe & manque a fa parole, montrez autant de furprife que d'indignation; rappellez-Jui bien que, s'il irétoitpas un enfant ,il feroit défhonoré;. faites-lui fentir tout le poids da mépris, & ajoutez toujours a ces hi>miliations des punitions que chaque recidivedoit rendre plus graves. Donnezlui 1'exempledece que vous exigez; que votre plu& légere promefïè foit inviolable & facrée^, «nfin , lorfqu'il vous prouve qu'il a réellement de 1'empire fur lui-même, louez* le , mais modérément; car rien n'eft plus dangereux que de trop exalter une aétion prefcrite par le devoir : en témoigner de Fadmiration, c'eft prefque en difpenfcr-  fur VEdueatton. 85 pour une autre occafion. Quand Théodore me montre de la f'ermeté , j'ai Pair de la plus grande fatisfaétion. Pour toutes les autres vertus qu'il annonce, je paroisl'aimer davautage; pour celle-ci feulement, j'affe&e de croire qu'il ne mérite plus d'étre regardé comme un enfant; je le récompenfe en égards, en confidération; je lui confie quelquc fecret; jel'accoutume a fentir tout ie prix de Feftinie, & je lui fais comprendre que les droits qu'elle aiTure font plus puiflants encore que ceux de Pamitié même. Théodore, eomme tous les enfants, eftnaturellement très-gourruand. Madame d'AImane donna il y a quelques jours a fa fille une bonbonniere; Théodore aufli-tót en defira une. Je lui repréfentai qu'il n'avoit pas la fobriété de fa foeur, & que je ne pouvois, par cette raifon , lui faire le même préfent, paree que tous les bonbons feroient mangés en un quart d'heure. — Mais fi je promettois, ainfi qu'Adele, de les garder plufieurs jours?.... —■ Réfléchiflez mürement avant de faire cette promeffe; & quand vous m'aflurerez, après y avoir bien penfé , que vous êtes capab!e de eet effort, je vous croirai, & je vous donnerai la bonbonniere. Le jour même de ce dialogue, Théodore , a diner, demanda la permiflion de prendre une praline, un des bonbons qu'il aime le mieux ; & au-lieu de la manger, il 1'enveloppa irès-gravement dans du papier & la mie  86 Lettres dans fa poche. Le foir, après fouper, il s'approcha de moi ; & avec un orgueil inexprimable, me préfenta fa praline, en me difant : elle eft bien entiere l Au même inftant, j'ai été chercher une jolie bonbonniere, dans laquelle j'ai mis douzepaftilles, &je 1'ai donnée a Théodore, en exigeant fa parole de n'en manger que trois par jour; ce qui a été exécuté avec la plus exafte fidélité. Ce feul exemple vous donnera une idéé de la maniere qu'on peut prendre pour mettre les enfants aux prifes avec leurs paflions, & leurapprendre a en triompher : le fuccès de ces expérieuces, fouvent répétées , eft abfolument infaülible. Vous me demandez li j'enfeignerai le Latin a mon fils; je crois cette connoiffance très-utile, mais non pas indifpenfable, comme elle 1'étoit il y a cent cinquante ans. On ne pouvoit alors avoir une ide"e du beau dans tous les genres, qu'en apprenant les langues Grecque & Latine; &aujourd'hui, celui qui fait parfaitemeut le Francois, 1'Anglois & 1'Italien, a certainement la connoilfance d'une quantité d'Ouvrages fupérieurs, au moins égale a celle que rantiquité peut offrir. Milton , le Taffe ckl'Ariofte réunis, valent peut-être Homere &Virgile. Maisförement Corneille, Racine, Voltaire, Crébillon, Shakefpear, &c. ont produit autant de chef-d'ceuvres que Sophocle ckEuripide; & Molière a furpalTé Plaute & Térence. Les  fur rEducation, Sr Fables de Phedre font-ellesmeilleures que celles de la Fontaine ? Les Poéfies de Boileau, de Jean-Baptifte Roufleau , de GreiTet, de Voltaire, de Madame Defhoulieres, de Pope, de Swift, de Prior, de Tompfon. lbnt-elles inférieures a celles d'Horace, de Tibulle, de Catulle & d'Ovide ? Les Ouvrages philofophiques de Cicéron, de Séneque, de Marc-Aurele, d'Epiétete, contiennent en général des principes d'une fublimité qu'on nefauroit trop admirer; mais les Ecrits de Fénelon , de Montefquieu, d'Adiflbn, &c. fontils moins éloquents , ont-ils moins deprofondeur? A 1'égard des Ouvrages de Sciences , la eomparaifon feroit encore plus avantageufe aux modernes. Je pourrois parler deplufieurs Auteurs vivants, aulïï illuftres que ceux que j'ai cités: mais cette differtation n'eft déja que trop longue; & pour en revenir a mon fils, mon intention eft alTurément de lui apprendre le Latin. II eft vrai que je ne commencerai a le lui enfeigner que lorfqu'il aura douze ou treize ans; d'ici-la, cette étude ne pourroit fervir qu'a 1'ennuyer; & quand la raifon fera un peu développée, il faura facilement & fans chagrin, en dix-huit mois, ce qu'on n'auroit pu lui apprendre plutót en fix ans, qu'a force de menaces & de punitions. Pour le préfent, je me borne a lui enfeigner, par 1'ufage feulement, les langues vivantes. II parle déja: pstrfaitement 1'Angiois, & fait demander  35 Lettres en Allemand toutes les chofes néceflaiies. II a un laquais Saxon qui ne lui parle jamais Francois : ainfi, il Taura de 1'Allemand tout ce qu'il en faut pour un militaire. La üttératnre Allemande n'eft véritablement intérelfante que depuis quarante ans. Les Auteursmodernes,Klopftc k, Halier, Gefner, Gellert, &c. l'ont enrichie d'Ouvragcs immortels. Mais comme elle a peu d'étendue, & qu'il n'eft guere poflible de favoir parfaitement plus de deux ou trois langues outre la fienne, i'ai donné la préférence a 1'Anglois & a 1'Italien, que mes enfants commenceront a apprendre dans fix mois; & dans cinq ans, ils pourront lire les ouvrages de ces deux langues avec autant de facilité que le Francois. Adieu, mon cher Vicomte : vous voulez que je vous rende compte de mes occupations; faites-moi part aufli de vos plaifirs & de tout ce qui vous intérefl'e, & mandez-moi fi votre brouillerie avec Madame de Gerville eft bien Jblide : vous favez que je n'en ferois pas fiché; car je ne lui pardonnerai jamais lechagriu qu'elle a caufé a votre femme.  fur VEducation. 89 LETTRE XVII. Réponfe du Fkomte. J e vous le répete, mon cher Baron, votre plan d'éducation me paroit excellent; & malgré la légéreté que vous me reprochez, je crois que je perfifterai dans cette opinion. D'après les détails que vous me faites dans vos premières Lettres, je fuis bien perfuadé que fi votre fils a de 1'efprit & du génie, vous en ferez un grand homme. Cependant, permettez-moi de vous dire, que j'ai cru remarquer quelques contrariétés dans vos principes: vous êtes convaincu que le bonheurconliftedans la paix de 1'ame, & que des paffions vives , même fatisfaites, ne peuvent y conduire j & malgré cette opinion, tous vos foins ne tendent qu'a élever 1'ame de votre difciple , qu'a 1'échaufFer, a exalter fa tête , & enflammer fon imagination. Vousvoulez attifer vous-möme ce feu qui mene a 1'héroïfme : vous y parviendrez; mais ne vaut-il pas mieux faire un homme heureux, qu'un grand homme? Seroit-ce la vanité qui vous feroit préférerpour lui des quaIités éclatantes & dangereufes, a des vertus obfcures & douces quialTureroientle repos & la félicité de fa vie ? Je ne le crois pas; &fans doute vous m'expliquerez ce que j'ai mal compris, ou ce que  oo Lettres vous ne m'avez point affez détaillé. Votre premier devoir, votre feul but doit être de travailler au bonheur de votre enfant : il a déja recu de la nature & de la fortune tous les avantages qu'elles peuvent donner; que vos foins & vos réflexions y ajoutent encore tout ce qu'il a droit d'attendre d'un pere qui s'eft facrifié pour lui. Vous voulez doncfavoirfijefuis&/e» folidement bvouillé avec Madame de Gerville; mais... je 1'efpere: cependant je n'en répondrois pas. Elle m'étoit infupportable. Depuis long temps nous ne nous aimionsni 1'un ni 1'autre, & nous avions même découvert que nous ne nous étions jamais aimés : mais fes talents pour 1'intrigue m'étoient utiles quelquefois; & comme notre rupture a produit un mau vais effet pour elle, & lui a fait perdre 1'efpece de confidération qu'elle avoit, j'imagine qu'elle defire déja une réconciliation; & dans ce cas, je fens bien que je ne pourrai me défendre de lui en accorder du moins 1'apparence. Jel'ai rencontrée il y a deux jours dans une maifon ; elle a joué Pémotion en me voyant, d'une fi parfaite maniere, que tout le monde en a été la dupe, excepté moi. Mais vous conviendrez qu'il faudra bien fe rendre a ces avances indirecïes, fi elle les réitere. Une feule chofe cependant, me fera balancer. C'efl; la certitude de caufer a Madame de Limours une peine très-vive, ii j'cn juge par la joie que lui a fait épron-  fur FEducation. 91 ver la nouvelle de cette brouillerie , qu'elle n'a fue qu'avant-hier. Au refte , pourquoi s'avife-t-elle d'être jaloufe ? en a-t-elle le droit, d'après la maniere dont nous avons toujours vécu enfemble ? Je luis, ainfi que vous, convaincu de laparfaite honnêtete de Madame de Limours; mais vousfavez avec quelle indifférence elle m'a toujours traité. Je n'ignore pas que les femmes n'ont pas befoin d'un fentiment bieirvif, pour fe livrer a la jalonfie; mais auili, u nous eft permis de ne pas leur pafler ce petit caprice. . Adieu, mon cher Baron : écnvez-moi leplus fouvent que vous pourrez ; &loyez bien für que tous les plaifirs que vous avez facrifiés, & qui me reftent, ne valent pas pour moi celui de m'entretemr avec vous, LETTRE XVIIL Rèponfe du Baron. O ui, mon ami, le bonlieur de mon fils eft mon premier devoir & mon feulbut. Cet intérêt cher & facré eft le feul qui m'amme ; je vais fatisfaire votre amitié , & je me flatte d'éclaircir vos doutes. Je fuis perfuadé qu'un homme froid ou borné n eft jamais parfaitement heureux : il n'eft pas a plaindre, puifqu'il n'a pas d'idée d un bonheur plus grand; mais il n'en eft pas moins vrai que fon état n'eft qu une ve-  92 Lettres gétation ennuyenfe, uniforme, & privee de ces jouifiances vives & multipliées, rélervées a 1'homme que fon ame & fon efprit lui rendent fupérieur. Ce font bien moins nos fenfations qui nous rendent heureux, que nos idéés & nos réflexions. Durant le fommeü, les fonges ontlepouvoir de nous affecter phyfiquement, autant & fouvent davantage que ne le pourroit faire Ia réalité; mais remarquez que c ettparticuliérement ia terreur, qui, dans les rêves, produit les plus fortes imprefiions, paree que Ia ftupiditérend fur-tout luiceptible de ce mouvement, tandis que les cliofes agréables ne l'affeétent que médiocrement. Des fonges vous ont furement repréfenté mille fois des palais enchantés, des tréfors trouvés, &c. : toutes ces chofes vous ont-elles ravi, ou vous ont-elles feulement caufé le plaifir que vous éprouvez a Ia première repréfentation d un opéra ? Non , fürement; pourquoi i c eft que, dans votre fommeil,votre imagination étoit fans aélivité, & que y?As n'zvJiz- nuvotre ei'prit'ni ia fac»i- ï. £ refll5ch'r. On dit tous les iours : Le bonheur eft dans fopinion; ainfi celui qui Je crott heureux, Peft donc en efet. Le Jauvage, réduit a vivre dans un' déferr lans fociétés, fans plaifirs, fans idéés , efl donc auffi heureux que le fage éclairé dont la vie eft enchantée par 1'amitié, la bienfaifance & 1'étude ? II feroit abfurde delecroire&dele foutenir. Le bonheur  fur l'Educatiott. y3 comme je Pai déja dit , eft offert h toute créature honnête & railbnnable; mais il n'eft réfervé , aufïï parfait qu'il peut 1'être, qu'a une trés petite claffe d'hommes: & pour cette claffe même , il eft encore difficileatrouver; c'eft qu'un feulchemin y conduit, & que la diverfité d'opinions, les préjugés & les faux fyftêmes font prefque toujours prendre la route oppofée. Sanschaleur, fans aétivité, point de bonheur ; le Philofophe dans fa retraite, détrompé, défabufé de tout, n'eft heureux que par ces deux principes : il réfléchi profondément , il eft occupé d'une maniere forte; la fageffe a tempéré fes paflions , & n'a point affoibli fa fenfibilité : mais s'il n'avoit point éprouvé ces paffions qu'il afu vaincre, ou fi fon ame eüt été privée de Pénergie qui peut en rendre fufceptible , il n'auroit qu'une connoiffance imparfaite du cceur humain; il ne goüteroit pas la plus douce de toutes les jouifiances, celle que nous offrentlapaix & le repos, après un combat glorieux & opiniatre; enfin, il ne feroit ni Philofophe , ni Sage , ni parfaitement heureux. Le voila donc , eet état de bonheur que je concois, lorfqu'après une jeuneffe impétueufe, après avoir connu tous les tranfports que peuvent infpirer la gloire, 1'ambition & 1'amour, Page & le temps modérant enfin cette ivreffe & eet enthoufial'med'un cceur neuf, ardent & (énfible, on goüte avec délices la tranquülité qai  94 Lettres fuccede a tant d'agitations. C'eft ainfi que le voyageur emporté loin de fa patrie par 1'intérêj; & la curiofité, a travers les écueils & les dangers, fe fatigue, s'amufe & s'inftruit, fordfie fon courage , & parcourt avec plaifir tant de pays nouveaux pour lui. Enfin, de retour au port, il bénit !c jour qui 1'y ramene; il trouve un charme inexprimable a conter fes Jongs voyao-es • il en garde un fouvenir agréable : mais il ne voudroit pas les recommencer. II faut une ame vertueufe pour trouver, après le calmedespaffions, cette paix fi précieufe «X li chere. Celui qui s'eft laiffé entralner a de véntables égarements, ne doit point 1'attendre ; fon ame épuifée & flétne ne connoitra que le remords : inacceflible aux émotions douces , aux tendres fentiments de 1'humanité , il gémira vainement de la perte de fes jouifiances; nen ne pourra les remplacer, il deviendra mifanthrope; fa haine & fon fiel s'étendront fur la nature entiere; & confumé de regrets , de dégoüts & de défefpoir, peut-être avancera-t il lui-même le terme de fa vie déplorable. Mais , me direzvous, vous voulez des pafïïons vives , & vous voulez qu'elles n'égarent jamais : cela eft il poffible?... Oui, fans doute; & voila Pouvrage d'une excellente éducatton , ouvrage qui confifle a favoir donner a fon éleve del'empire fur lui même, & a lui infpirer le defir de fe difiingiier, & 1 atncur de la gloire. Ces idéés, forte-  fur rEclucation. 05 ment gravées dans une tête jeune & vive , formeront la bate de toute la conduite. L'amour, loin de 1'avilir, ne pourra qu'élever encore fon ame, & ajouter a fa délicatefle; 1'ambition ne lui fera jamais faire de bafleffes. Brülant d'illuftrer fon nom, il regardera le monde entier comme fon juge; il facrifiera facilement, s'il le faut, les penchants, fes plaifirs, a ce defir dominant de mériter & d'obtenir une réputation éclatante. Peut-être ne fera-t-il d'abord vertueux que par fyfrêlüS & par vanité; mais il le deviendra dans la fuite par habitude & par inclination. On confond aujourd'hui toutes les idéés. N'avezvous pas vu, a la Cour, donner le nom d'ambitieux a des gens qui n'étoient fürement conduits que par Pintérêt le plus bas & le plus vil ? L'avarice & la cupidité, voila le mobile fecret & honteux d'une partie des Courtifans de notre fiecle. La véritable ambition fait les héros & les grands hommes : elle méprife 1'argent, & dédaigne même les honneurs, s'ils ne font pas la récompenfe des aétions & du mérite. Elle travaille pour la gloire, pour la poftérité ; & dans 1'age oü 1'on n'aime pas encore la vertu pour elle-même , elle conduit a ces facrifices étonnants, a ces actions inouies , dont l'hiftoire confacre a jamais la mémoire. Ainfi donc, fi vous voulez faire de votre éleve un homme diftingué , exaltez fa tête , échauffez fon imagination ; mais s'il elï  96 Lettres abfolument borné, ou s'il ei! né fombre, farouche, s'il annonce de la bizarrerie, de la féncité, gardez-vous bien de lüivre cette méthode; vous ne feriez qu'un extravagant ou_ qu'un monftre. Par exemple, 1'éducation du dernier Czar, qui ne tendoit qu'a lui infpirer des idéés militaires, eut pu faire un conquérant d'un Souverain né avec du courage & de Pefprit, & ne fervit qu'a rendre ce Prince plus ridicule & plus infenfé. II falloit a ce fameux Roi de Suede, Charles XII, dont la valeur a rendu les folies fi brillantes, mie tête moins ardente, ou plus de génie. S'il eüt eu moins d'enthoufiafme, fon nom ne feroit pas aufïi célebre , mais feroit beaucoup plus folidement grand. II faut donc ( fi 1'on pent parler ainfi, ) ajfortir Péducation au caraétere & a l'efprit de fon éleve; ne fonger qu'a adoucir fes rooeurs & a refroidir ia tête, s'il eft abfolument borné , & n'enflammer fon imagination qu'en proportion du mérite & des talents qu'on peut lui prévoir. Voila 1^ point délicat& difficile, & qui demande véritablement du difcernement & une obfervation continuelle. Aurefte, on peut devenirun grand homme fans être doué d'un efprit & d'un génie fupérieurs , pourvu qu'on ait du courage, de 1'élevation, un jugement fain & une tête bien organifée. Comme cette Lettre n'eft déja que trop longue , je vous expüquerai dans une autre ia maniere dont je crois qu'on doit étu- dier  fur {"Educatie*. 97 dierun enfant, & a quel age on peut cotnmencer a juger de ce qu'ii fera par la fuite. Je vois avec peine, mon cher Vicomte, que vous allez renoner avec Madame de Gerville : vous favez que votre femme fera véritablement affligée de ce raccommode» ment, &vous ne pouvez lui facrifier une liaifon déja rompue, & qui eft fi peu néceffaire au bonheur de votre viel.., Ainft 1'habitude a fur vous autant d'einpire qu'en pourroit avoir la pafiion la plus violente! Combien il eft donc important de n'en prendre que de bonnes! Adieu, mon cher Vicomte, je ne veux pas la-deflus me permettre plus de réflexion; car je fens qu'elles feroient toutes a vos dépens. LETTRE XIX. D« même au même. Vo t r e derniere Lettre détruit fi bien les craintes que je pouvois avoir de vous cnnuyer quelquefois par des détails toujours relatifs a 1'éducation , que je nc vous ferai plus d'apologie a eet égard. Je vous ai déja montré de quelle importance il étoit d'avoir une parfaite connoifiance du caractere, des inclinations , & de 1'étendue de 1'efprit de fon élève, afin de corriger les défauts qu'il ancis de la nature, «5c afin d'ètre en état de Tomé I. E  98 Lettres prévoir, au moins a-peu-pres, jufqu'a quel point de mérite il peut parvénir. A préfent je vais vous détailler les moyens par lefquels on peut acquérir cette connoilfance. II eft nécelTaire d'abord d'étudier 1'enfant aufli - tót qu'il commence a parler : s'il ne témoignoit aucun attachewent aux gens qui le foignent, s'il étoit taciturne, indolent, il offriroit bien peu de motifs d'efpérance; mais on doit beaucoup attendre d'un enfant'qui montre de Ia fenfibilité , & un goüt vif pour les amufements qu'on lui procure. Suivez-le dans fes jeux : s'il y porte de 1'ardeur, de la conftance; s'il ne s'en dégoüte pas facilement , foyez fur, fi vous vous y prenez bien, que vous lui trouverez un jour de Papplication, & que vous lui infpirerezaifémentlegoilt de 1'étude. Quand il aura cinq ans, faites-le caufer fouvent, non pour 1'inftruire, mais pour le connoitre; faites-lui des queftions; gardezvous bien qu'il puifle foupconner votre intention, car il ne vous répondroit pas naïvement; ayez 1'air de ne fonger qu'a faire la converfation; écoutez négligemïnent en apparence ce qu'il vous dira; & a travers de tout fon enfantillage, vous découvrirez fans peine s'il a quelque fuite dans les idéés, & s'il doit avoir de la juftefie dans 1'efprit; enfin, comme dit Montaigne, en parlant d'un inftituteur : „ Je ne veux pas qu'il invente & parle 3i feul j je veux qu'il écoute fon difciple  fur TEducaiïon. 99 nsfler a fon tour... II eft bon qu'il le faflë trotter devant lui, pour juger de ' fon train ". „ , Ie n'ai guere vu d'enfant né avec de 1'elprit, qui ne fe plüt a comparerles choies nouvélles qui le frappent, a celles qu fl connoiffoit déja.Quelque minucieufes que puiffent être ces cotnparaifons , fi elles font jufles, elles annoncent infailliblernent de 1'imagiuation & de 1'efprit. Prefque tous les enfants font naturellernent bavards; ce défaut, fuivant la maniere dont il fe manifefte, prouve également ou qu'ils auront de 1'efprit , au qu'ils en manqueront. Un enfant que la timidité même ne peut empêcher de parler, qui s'entretient fans choix avec tout le saonde, •& qui n'écoute jamais , fera vrsifemblablement un jour aufli médiocre qu'il eft importun; mais celui qui n'aime a parler qu'avec les perfonnes qui ont fa confiance, celui qm fe tait devant les étrangers, qui ne bavarde qu'avec fes parents & fes compagnons, & qui trouve en même-temps un grand plaifir a écouterles autres , eet enfant aura certainement beaucoup d'efprit; & enfin, je crois qu'après avoir fait toutes ces ditférentes obfervations, fi 1'on n'a jamais quitté fon éleve, & fi le développement de la raifon de 1'enfant n'a pas étéretardé par des maladies, ou par la foibleffe de fa conftitution , on peut, lorfqu'il a fix ou fept ans , commencer a porter un jugement prefque certain fur 1'efprit & le caE ij  loo Lettres raótere qu'il aura. Roulfenu a dit fort éloquemment que 1'homme nait efienriellement bon, & qu'entiérement livré a luimême , il le feroit toujours, &c. Je crois cette idéé faufle; 1'homme, livré a luimême, feroit nécefiairement vindtcatlf, & par conféquent il n'auroit ni grandeur d'ame, ni générofité. Montaigne eft d'un fentiment bien oppofé & celui de Rouffeau, lorfqu'il dit:,, Naturea,ce crains„ je, elle-même attaché a 1'homme quel„ que inltinct a l'inhumanité; nul ne prend .,, fon ébat a voir des bêtes s'entre-jouer 9, &careiTer,& nul ne faut deleprendre „ a les voir s'entre-déchirer & démem,, brer". Ce n'eft point paree que 1'homme eft cruel, c'eft au contraire paree qu'il ell pitoyable. II veuf être ému; & pour échapper a 1'ennui, il recherche des agitations violentes. Voila ce qui conduit le peuple aux exécutions publiques, & ce qui nous guide a la tragédie: fi nous étions infenfibles, nous n'irions pas. L'homme nalt avec des défauts & des vices, mais il nait fenfible; fi la nature forme rarement un cceur tendre & paffionné , du moins jamais elle n'en produit d'abfolument impitoyable. II n'y a point d'exemple qu'un enfant auquel on a donné une nouvelle nourrice, n'ait pas vivement regretté & pleuré Ja première. Ainfi, dès que ce germede fenfibilité fe trouve dans tous les hommes, celui qui, fans avoir «n vice particulier d'organilation ou Ja  fur rEclucation. 101 tête dérangée, devient dur & cruel, eet infortuné eft évidemment corrompu par 1'éducation. Enfin, une réflexion bien confolante pour les inftituteurs, c'eft que tout ce que les enfants annoncent de mauvaifes qualités peut n'être d'aucune conféquence pour 1'avenir, paree qu'une bonne éducaüon peut les rectifier, tandis qvt au contraire, par la même raifon , on doit entiérement compter fur toutes les vertus qu'ils promettent. LETTRE XX. Du même au même. Vous me demandez, mon cher Vicomte, comment je m'y prendrai pour donner a mon fils un vrai courage, quahté U néceffaire a tous les hommes, & lur-tout aun Militaire? L'habitudefamiliarifeavec les chofes les plus effrayantes & les plus dangereufes. Si 1'ufage du feu nous étoit inconnu , fi nous en voyions pour la première fois, a quel point ne fenons-nous pas épouvantés de fes qualités deftruétives, en apprenant qu'une feule étincelle fuffit pour embrafer & détruire une ville entiere ; quelles préeautions nous prendrions pour en conferver dans nos maifons! & quelle terreur nous cauferoit un tifon enflammé roulant fur un plancher, ou une bougie allumée fur une table de E iij  toz-. Lettres bois couverte de papiers! Tont cela etpendant n'infpire de frayenr a perfonne, paree que Tufage en eft trop habitnel, tandis quenous en éprouvons de très-vives pour mille autres chofes infiniment moins dangereufes. Par exemple, prefque toutes les femmes ont une hoireur invincible pour !es araignées, les crapauds, les couleuvres, &c..,& la vue de ces i nfcct.es ne fait nuKe irnpreffion fur la payfanne la plus timide, paree qu'elle eft accoutumée ales r-encontrer fouvent. Les pays oü 1'on a le moins dë peur du tonnerre , font précifément ceux. oüil caufe le plus d'accidents. Je me fouvkns qu'en allant de Rome a Naples, je couchai dans un convent oü le tonnerre tombe prefque réguliéremcnt deux ou trois fois par an. Le fok même il y eut un orage affreux, & je remarquai que tous cesMoines ne paroiffbient pasy faire plus d'attention que s'ils euiTent été totaleuient fourds. J'ai vu tous les envivons du Véfuve dépouillés de verdure & couverts de iave, traces effrayantes& mémorables du plus terrible des fléaux. Eh bien , fur eette même lave , j'ai vu une infinité de inaifons exactement au pied du Véfuve, & touchant cette montagne formidable qui porte la mort dans fon fein! Les propriétaires de ces terres foulentaux pieds les cendresdes malheureux habitants de Pompeya; ils ont fous lesyeux les triftes débris de leur ville détruite & enfevelie, & cependant ils font. encore eux-mê-  fur rEducatiefl. mes plus prés du Véfuve!... D'après Toutes ces réflexions, j'ai donc taché, autant qu'il eft poffible, de famihanfer mes enfants avec toutes les chofes qu>i peuvent naturellement infpirer du degoüt & de U frayeur. Dans leur première enfance, on les accoutumoit a voir & même a touchet. des grenouilles , des araignées & des ouris. '11 ne falloit pour cela que leur en donna- 1'exemple, auffi-tót ils voutoiw W avoir, en élever; & j'ai vu Adele pleurct la mort de fa grenouille favor.te avec-autant d'amertume que fi elle eüi perdu le plus charmant ferin du monde. Lorlqu il tonnoit, tout le monde , autour d eux., s'écrioit en regardant: les nunges & les éclairs : Ahl le beau fpeclaele '. & les enfants anoient s'affeoir oevant les fenêtres pour contempler le beau fpeclacle, & s en amufoienr. véritablement. Depuis que je fuis ici, j'ai fait placer dans un corridor, nu'Adele & Théodore traverfent fans cel e, une grande armoire vïcrée a travers laquelle on voit un fquelette & quelques pieces d'anatomie; mais je n'ai pas voulu mie mes enfants vinent eet objet fans quelques préparations que j'ai jugées nécellaires pour empScher qu'ils n'en fuffeiit frappés • car une première impreflion facheul? eft toujours difficileadétruire. Voici donc comment je m'y fuis pris : un jour a cuner i'ai dit tout haut que j'avois mis eu ordre les différentes pieces d'anatomie qu'on m'avoit envoyéesde Paris. La-del? E ïv  *°4 Lettref fus M. d'Aimeri, auquel nous avions fait ia lecon pm Ja parole pour dire que l'é~ iude de 1 anatomie étoit bien intéreiTante & bien cuneufe. II ajouta qu'il avoit eu pour cette fcience une telle paflion, que, pendant deux ans, fa chambre h coucher «voit été entiérement remplie de fqueletteu Alors les enfants demanderent ce que c'éïon: que 1 anatomie & des fquelettes. Après tme courte explication, Adele dit qu'un fquelette de voit être une bien vilainechofe. >, Pas plus laide, reprit Madame d'AIma„ ne, que mille autres; par exemple, que „ ie magot de la Chine que vous avez dans votre cabinet". Alors fans s'appefantir davantage la-defTus, on cbangea de converfation. Après le diner, on me demanda a voir mon armoire .- nous fümes dans le corridor; mes enfants y vinrent auffi d'euxHiéiues, & ne témoignereut, en vovant ie Iquelette, ni furprife, ni dégoüt. Depuis ce moment, ils paffent continuellement dans ce corridor fans imaginer feuiement qu'on puhTe avoir la moindre rrayeur d un fquelette. Très-fouvent, devant eux, je conté des hiftoires de vovageurs, pour lefquelles les enfants ont un goüt_particulier; je fais de fuperbes defGriptions de tempêtes,de maniere a exciter beaucoup plus la curiofité que la crainte; j ajoute que les naufrages mêmes ne tont jamais véritablement dangereux pour ceux qut favent nager, & Théodore dit qu il veut apprendre a nager, & qu'il fe-  fur PEéttéhtion. 105 rok bien faché, quand il fera un voyage fur mer, s'il ne voyoit pas une tempüte. II n'eft pas poffible de cacher auxentants les dangers qui environnent 1'homme prefque a chaque pas de fa carrière. Le menfonge ne peut jamais être utile; & fi votre éleve découvre que vous lui avez déguifé la vérité dans une feule occafion , vous perdrez fa confiance fans retour. Je veux donc que mon fils fache qu'on peut fe noyer fur mer, qu'on eft tué a la guerre, &c.: mais je defire du moins qu'il n envifage aucune forte de danger avec 1'exaeération que donne la crainte & uneimaSination frappée. Quand on ne voit jamais Te péril plus grand qu'il ne 1'eft en effet, on trouve en foi toutes les reffources qui peuvent en tirer. Tout homme que 1'éducation n'aura pas gaté, aura cette efpece de courage qu'il recut avec la vie, comme un inftinclnécelfaireafaconfervation. Le hkhe, qui perd la tête & la raifon dans le danger, n'eft qu'un être dégradé & corrompu : la nature donna donc a votre éleve tout le courage & toute la préfence d'efprit dont il aura befoin pour fe défendre li on Pattaque. Et bien , vous, donnez-lui de la générofité ,& il défendra fon femblable. Donnez-lui de 1'honneur, & il défendra fa patrie. Locke a dit, & Rouffeau après lui, qu'il ne faut en aucune maniere plaindre les enfants quand ils tombent ou fe bleffent. Cette méthode, fuivaut moi, n'eft bonne que jufqu'a trois E v  2c mes eonfolé Adele que j'avois véntable-  ito Lettres ment aflïïgée, les enfants demauderent k Madame d'AImane pourquoi elle s'étoit fait faigner. Paree que , répondit - elle, j'avois, depuis quinze jours, des maux de tête infupportables. — Depuis quinze jours , Maman! & vous n'en parliez pas!... -— A quoi m'eüt fervi de répéter fans eelfe, fai bien mal it He tête?. J'aurois montré une foibleffe inexcufable, emmyé tout le monde, & eette plaiute ne m'eüt pas guérie. — Mais, Maman, vous n'aviez feulement pas 1'air de fouffrir; vous m'avez donné mes leeons tout comme a 1'ordinaire. — Jamais, mon enfant, vous ne me verrez quitter, pour fi peu de cliofe, desoccupations auffi cheres. Vous voyez, mon ami, quelle excellente lecon de courage étoit renfermée dans ce péu de mots!, & celles de ce genre font fetiles véritablement profitables. Après cette converfation, Madame d'AImane en eut une avec Madame de Valmont & M. d'Aimeri, pour les prier de ne point louer Adele fur fon évanouifièment;. car en effet ces fortes de Iouanges peuvent, par le defir den obtenir encore, donner dans d'autres occafions de l'affectation & de 1'hypocrifie.. 11 faut louer les enfants, non fur des démouffrations vives & paflag£res de fenfibilité , mais fur des témoignages habituels & conftants, comme la douceur & l'öbéiilancefout-enues. Adieu, mon cher Vicomte , il ell minuit, c'tfi une heure indue dans le chiUeau de B... Je vous quilts  fur FEducnti'on. ris pour me coucher; car il faut que je fois levéavec le jour. LETTRE XXI. La Baronne a Madame d'OJlalis. Vous me faites grand plaifir, mon enfant, en me détaillant tous les foins que vous prenez de votre fanté. Dans 1'état oü vous êtes r c'eft un devoir bien indilpenfable, & qui malheüreufement n'eft plus regardé comme tel aujourd'hui. N'oubliez jamais ce que vous avez penfé d'une femme qui,. condamnée-, par fon Médecin,. a garder fa chambre quatre mois, ou a. faire une fauffe couche, déclara que de tels ménagements ne pouvoient s'accorder avec fa vivacité, & tua fon entant par cette aimablc vivacité. Vous trouvAtes alors qu'il falloit avoir un bien mauvais cceur, pour être capable d'une femblable légéreté , & bien peu d'efprit pour 1'afficher. Je fuis charmée que vous ayez confervé cette opinion, & que, malgré la mode & 1'exemple, vous ne vouhez ni veiller, ni vous fatiguer par des vifites continuelles, ni faire de longues courfes en voiture. A 1'égard du delir que vous témoignez de nourrir votre enfant , j'at quelcuies obfervations a vous foumettre qui demandent un peu de détail. Vous me parohlez très-frappée de toutes les dé-  Lettres clamations de Roufleau fur ce fujet. II dit entr'autres chofes : ,, Celle qui nourrit 1'enfant d'une autreau-lieu du iien, eft une mauvaife mere; comment ferat-elle une bonne nourrice ? " Cette phrafe vous infpire la plus grande répugnance a confier votre enfant aux foins mtéreffês d'une femme mercenaire, &c. mais cette femme ne privé fon enfant de fon lait que pour lui aflurer du pain, ou du moins 1'aifance dont il manqueroit un jour fans ce facrifice. Ainfi, loin d'être une mauvaife mere, elle a au contraire une tendrefie trèsbien entendue pour fes enfants. La natufe nous irnpofa fans doute Ia douce ohligation d'allaiter nos enfants, & nous ne pouvons nous en difpenfer que lorfque nous y fommes forcées par d'autres devoirs plus eflentiels encore. Si votre mari ne s'y oppofe pas ouvertement; fi vous pouvez, fans nuire :> fes intéréts, a fa fortune, vous renfermer dans 1'intérieur de votre familie pendant un an, dix-huit mois, & peut-être deux ans, vous ne dcvez pas balancer; vous feriez très-coupable alors de ne pas nourrir votre enfant. Mais, me direz-vous, je vois toutes les femmes qui nourriflent, aller dans le monde, a Verfaiiles, & févrér leur enfant au bont de huit ouneuf mois.J'en convieus., &j'en connois même plufieurs qui alloient aux bals d'après-dlner , & qui y danfoient; je les rencontrois fans cefie aux fpecTacles, ou faifant des vifites, bien paiées, avec  fur FEducatien. «3 des paniers , des corps, &c. Croyezvous que les enfants de ces élégantes nourrices, n'euflent pas été beaucoup plus heureux dans le fond d'une chaumiere avec une bonne payfanne aftidue a fon ménage? Vous connoiifez une de mes parentes , Madame d'Ar...; fi vous voulez. nourrir , voila le modele que vous devez fuivre. Soyez comme elle retirée, occupée de votre fanté, ne fortant que pour vous promener, ne recevant que vos parents ou vos amis intimes, & décidée a ne févrer votre enfant que lorfque 1'état de la fanté, l'avancement de fes dents & fa force pourront vous le permettre. Je me fouviens que pendant un hyver, je dinois fouvent. dans une maifon oü je r»ncontroï_s toujours une jeune femme qui nourrifloitfon enfant; elle arrivoit coëffée en cheveux, mife a peindre; & a peine étoit-elle affife, qu'elle avoit déja trouvé le fecret de parler deux 011 trois fois de fon enfant. Nous entendions les cris aigus d'un petit maillot qu'on apportoit dans une barcelonnette bien ornée; & fa mere, devant fept on huit hommes , lui donnoit a tetter. Je voyois ces hommes rire entr'eux & parler bas, & tout cela ne me paroilfoit qu'indécent & importun. En fortant de-la, j'allois quelquefois chez Madame d'Ar.... qui rempliffoit alors le mSme devoir,mais avec cette fimplicité que la vraie vertu porte toujours dans fes aétions les plus fublimes; car qn n'eft orgueilleux de fairs  314 Lettres le bien qu'a proportion des effbrts qull en coüte, & du peu de plaifir qu'on y trouve. Je voyois Madame d'Ar. ... an milieu de fa familie & de fes amis, & j'éprouvois 1'émotion la plus douce en la contemplan:, tenant fon enfant dans fes bras, eet enfant auquel elle facrifioit fans effort, eomme fans vanité, & le monde & tous les plaifirs qu'il peut ofFrir! 11 eft certaiu qu'il n'y a rien de plus refpeetable & de plus touchant, qu'une jeune & jolie perfonne qui remplit ainfi le premier devoir que la nature lui impofe : par ce qu'elle fait ddja pour un enfant qui ne peut même la connoitre, elle prouve tout ce qu'elle fera capable cle faire un jour pour lui, lorfqu'elle jouira du bonheur d'én être aimée , & elle s'aiTure un droit de plus a fa tendrefie. Mais, ma chere Alle, réfléchiifez bien a 1'étendue des obligations que vous contraélerez en vous décidant a nourrir votre enfant, & fongez qu'il vaut infiniment mieux ne pas vous impofer un tel devoir que de le rempltr imparfaitement. LETTRE XXII. La Baranne h la FicomteJJe-. N on, ma chere Amie, je ne vois point approcher 1'hyveravec triflejfe, avec effroi; tont au contraire, je me dis : Grace au Ciel, je ne ferai point obligée d'aller me  fur VEchicatlon. ïi? morfbndre fur le chemin de VerTailles ou dansles ruesde Paris; je nerecevrai point une foule de gens auffi ennuyeux que défceuvrés; je n'entendrai point déchirer alternativement Gluck & Piccini , que j'aime tant i'un & 1'autre, &c. &c. Aulieu de cela, je ne fortirai 'que pour mon plaifir & ma 'fan té; je ne porterai qu'un habit commode, & je ne vivrai qu'avec des perfonnes que j'aimc.Ah, fi vous étiez ici, qu'ypourrois-je defirer encore, & que manqueroit-il a mon bonheur! Je; vous allure que depuis huit mois que j'ai quitté Paris, je n'ai point paffé de jour lans me féliciter du patst que j'ai pris, & fans penfer, avec peine , que je ferai forcée, par le même devoir qui m'a conduite ici, a re. tournes dans trois ans dans le monde J'ai un fervice h vous demander, ma chere amie„ Je crois vous avoir dit que Madame de Valmont avoit une fceur Religieufe :• mais avant de vous expliquer ce que je defire de vous, je veux vous conter l'hiftoire de cette maïheureufe Religieufe; Madame de Valmont me laconfiahier au foir, & je fuis füre que vous partagerez le vif intérêt qu'elle a fu m'infpirer. M. d'Aimeri a eu quatre enfants; Cécile, la plus jeune, n*avoit que trois ans lorfqu'elle perdit fa mere : elle fut élevée dans un Couvent de Province, & n'en fortit qu'a treize ans pour fe trouver au mariage de ia fceur alnée, Madame d"OIcy, qui pas-  ïi6 Lettres tit auffi-tót pour Paris. Cécile refia dans la terre qu'habitoit ion pere , avec fa feconde fceur plus ftgée qu'elle de trois ans, & qui peu de temps après époufa M. de Valmont. Au bout de deux ans, elle fut obligée de fe fixer en Languedoc; elle s'étoit vivement attachée a Cécile , égalementintérefl'antepaiTon caraclere, fafigure, fon efprit , & le malheur de n'être point aimée de fon pere. La veille du départ de Madame de Valmont, les deux frcurs pafferent la nuit enfemble a s'affliger. Quand le jour parut, Cécile , baignée de pleurs , fe jetta dans les bras de fa ioeur; & la prefiant contre fou fein : ,, O ., mon unique foutien, s'écria-t-elle, ma „ feuleamie, dans une heure je vais donc „ vous perdre ! ,Que devieudrai-je fans „ vous? qui m'excufera auprès de mon 5 5 pere, qui tikhera de vaincre fon aver„ fion pour moi : Vous feule au monde „ aimiez la pauvre Cécile; ó ma fceur \ ,, ma fceur 1 vous m'abandonnez; quelle „ fera ma deftinée!..." La malheureufe Cécile n'avoit, en efll-t, que trop de railons de redouter le fort qu'on lui préparoit. A peine fa fceur fut-elle partie, que fon pere Ja renvoya dans le Couvent oü. elle avoit été élevée:elle n'avoit que feize ans lorfqu'elle y rentra, & pourn'en fortir jamais!... M. d'Aimery, uniquement occupé de PétablifTement de fon fils unique , partit pour Paris; & quelques mois après, on déclare a Cécile qu'elle n'a d'an-  fur VEducat'm. II? we parti a prendre que celui de fe faire Réligieufe. Trop douce & trop timide pour s'oppofer aux volontés d'un pere abfolu, elle obéitfans réfiftance & fans murmures. Cependant, déja fon cceur n'étoit pluslibre; elle aimbit, elle étoit aimée!.... Elle s'aveugloit encore fur 1'efpece de fentiment qu'elle éprouvoit. En renoncantau monde, elle croyoit ne regretter véritablement que fa fceur; elle penfoit n'accorder des pleurs qu'a la feule amitié, & 1'amour fur-tout les faifoit répandre. Un jeune homme, nommé le Chevalier de Murville, proche parent de M. d'Aimeri, étoit 1'objet d'un fentiment fi malheureux , & il poffédoit toures les vertus & tous les agréments qui pouvoient lejuftifier. Sa mere, retirée du monde depuis plufieurs années, vivoit dans une petite terre qui n'étoit qu'a dixlieues du Convent de Cécile. Cependant 1'année du noviciat de Cécile eft prefque écoulée, bientót le jour arrivé oü Cécile va prononcer le vceu terrible qui doit 1'engager a jamais! Ce jour meme fon pere inhumain célébroit a Paris les noces de fon fils, & fe livroit aux tranfports de la joie, tandis que fa fille infortunée confommoit, a 17 ans,fon affreux facrifice!... Enfin , c'en eft fait; Cécile n'exifte plus pour le monde, & les triftes murs qui la renferment, font déformais pour elles les limites de 1'univers !... Lefoir même de fa profeffion, un homme a cheval fit demander k lui parler, de  lil Lettres 3 a part de Madame de Murville, pour affaire de la plus grande importance. Elle futauparloir, & cette homme lui préfenta wie lettre, en lui difant qu'un laquaisde Madame de Murville étoit parti la veille, avec ordre exprès de remettre cette lettre le jour même; mais qu'a deux lieues du (Jouvent, ce domeftique avoit eu le malheur de fe cafler la jambe en tombant de cheval; qu'un long évaiiouüTement fuivit eet accident; qu'enfin des payfans 1'avoient poTtó chez le fermier qui faifoit ce récit: que le domeftique n'avoit recouvré fa tête que lelendemain dans 1'après-midi, & qu'alors il avort remis la lettre au fermier qui s'étoit chargé de 1'apporter. En achevant ces mors , le fermier donna la lettre aCécile, •&qui ,au même moment, fut s'enfermer dans fa chambre pour la lire. Elle 1'ouyrit avec une extréme émotion, mais qui devint bien plus vive encore, lorfqu'elle appercut la fignaturedu Chevalier de Murville.' Cette 'lettre que Cécile crut devoir donner a fa fceur, & que Madame de Valmont m'a permis de copier, étoit concue en ces termes; Du Chat eau de s*.... ce jj Mai. „ Quoi, demain!... c'eft demain... „ Je ne puis achever.ma bouche ne ,, peut prononcer ces mots affreux.... Cécile, il n'eft plus temps de diflimuIer. Eh quoi, n'auriez-vous jamais Ia  fur FEclucation. 119 flans mon cceur!... Hélas! dans des „ temps plus heureux, j'ofai me flatter ' quelquefois que le vötre n'étoit point ,, infenfible. J'ouvris mon ame au bar„ bare qui vous facrifie; il m'óta tout etpoir, & je me condamnai moi-même „ au filence. Ah! fi j'avois pu prévoir „ 1'horrible tyrannie qu'on devoit exercer ,, contre vous, non, Cecile, non, vous „ n'en auriez point été la viétime : mal,, gré le pere cruel qui vous profent; ,, malgré la familie qui vous abandonne: „ malgré vous-même enfin, j'aurois lu ., vous arracher au defiin qu'on vous „ préparoit... Mais, loin de vous, dans „ un pays étranger, j'ignorois ce com„ ble d'horreur, & ne pouvois le ioup„ conner... Enfin, une lettre m'annonce „ que ma mere eft dangereufement ma,, lade. fe quitte aufli-tót 1'Efpagne, ] arrivé ;*quels malheurs accablants m'at„ tendoient a mon retour! Je trouve ma „ mere a 1'extrémité, & j'apprends que „ Cécile eft A la veille de prononcer fes ,, vceux... Cet inftant feul m'a fait connoitre a quel excès je vous aime... O viétime intérefi'ante autant que chere , la nature & 1'amitié vous trahiflent; „ mais 1'amour vous refte. Seul, je vous ,, tiendrai lieu de pere, d'ami, de frere; je ferai votre défenfeur, votre hbéra- teur, 6 ma Cécile! votre époux «, Puifque vous êtes libre encore, vous ss êtes a moi; vos parents ont bnfé tous  aéato Lettres les liens qui vous uniflbient, vous n5i,, tes plus qu'a moi... Oui, je fais le „ ferment de vous confacrer ma vie... ,, ferment, n'en doutez pas, aufli facré ,, & plus agréable a 1'Etre Suprème, que le voeu iuhumain que vous prétendiez faire... Ah! plaiguez-moi de ne pou5, voir voler auprès de vous... Si vous „ faviez ce qu'il encoüteamon cceur!... 3, Mais ma mere eft expirante; fi j'étois „ capable de 1'abandonner, ferois-je en- core digne de vous? Cependant... li „ cette lettre ne pouvoit vous perfu ader, „ fi vous perfiftez dans votre afFrenx „ deffein!... je frémis, cette feule idéé ,, déchire mon ame, & trouble ma rai„ fon. Ecoutez-moi, Cécile... Je ref„ peéte encore le cruel auteur de vos „ jours : vous êtes libre , mais fi vous „ aviez la foibleffe de lui obéir, de eet „ iuftant, je ne le reconnois plus pour votre pere, jenevois plus en lui qu'un tyran déteflable... & du moins je ne ,, mourrai pas fans vengeance. Pour fon „ intérêt même, ofez donc lui réfifler; ou ,, cette main tremblante qui vous écrit, cette main f uidée par la haine & par ,, le défefpoir, ira percer le cceur du ,, monflxe qui veut vous immoler. Qu'il ,, réferve pour fon fils & fa fortune & fa tendreffe; qu'il vous déshérite ; que „ m'importe : je ne veux que Cécile, & je ferai le plus foumis, le plus recon„ noilfant, &le plus heureux de tous fes „ enfants.  fur F Educatie», iai „ enfants. Hélas ! je vous ai fuie, j'ai tenté de vous oublier, & ces vains ef,, forts n'ont fervi qu'a me faire mieux connoitre que je ne puis vivre fans „ vous. J'ofe croire que vous m'eftim'ez ,, affez pour remettre avec confiance en,, tre mes mains, le foin de votre bon„ heur & de votre réputation. Je ne vous demande que le courage de déclarer ,, que vous ne pouvez vous réfoudre a ,, prononcer vos vceux; je me charge du ,, refte, & je ne vous verrai que pour vous conduire a fautel, oü le nceud le plus faint & le plus doux nous unira „ pour jamais!... Je fuis fur de 1'homme „ que je charge de cette Lettre ; je fuis bien certain que vous la recevrez ce ,,. foir. Je ne puis croire que vous foyez infenfible a ce qu'elle contient. Cepen,, dant, un poids affreux oppreffe mon cceur , des larmes ameres wipndent „ mon vifage... O Cécile ! ma chere Cé,, cile, prcnez pitié de 1'état oü je fuis; „ ne vous préparez point des regrets éter,, nels; fongez, hélas! que vous n'avez que dix-fept ans. Ah! confervez votre liberté, dtiifiez- vous ne jamais vivre ,, pour moi!. .. J'attends votre réponfe „ comme 1'arrêt qui doit fixer ma def- tinée ". Le Chevalier de Murville. ïmaginez, s'il eft poffible , 1'état oü dut etre la malheureuie Cécile, après la Tme /, F  1 \ ï:.2 Lettres ledture de cette Lettre. Elle n'apprend qu'elle eft aimée, & d'une manierefitoucliante & fi paiïionnée; elle ne découvre fespropres fentiments, que lorfqu'elle eft irrévocablement engagée. Quelques heures plutót, cette Lettre eüt pu changer ton fort, &aflurerla félicité de favie; & maintenant elle met le comble a fes manx!.. La furprife, le faifilïement & le déféfpoir rendent Cécile immobile & ftupide; une paleuraffreufe couvre fes traits , un froid mortel femble glacer fon coeur. Privée de la faculté de réfléchir, elle fent cependant confufément toute 1'horreur de fa deftinéè; elle fent qu'elle n'a plus d'efpoir qu'en la mort. Enfin, fortant par degrés de cette elpece de létbargie , elle jette autour d'elle des regards égarés. Hélas! tout ce qui 1'environne ne peut que lui retracer fon facrifice & fon malheur : fes yeux tombent fur une table oü Pon avoit pofé fes longs cheveux, coupés le matin même (i). A cette vue, elle frérnit; un ientiment inexprimable, mêlé d'effroi, de regret & de fureur, déchire fon ame & trouble fa raifon : elle fe leve impétueufement. Eh, quoi donc, s'écr-ia -1 - elle, n'eft-il aucun moyen de fortir de 1'abyme aflreuxoü Pon m'a précipitée!... Ne puis- (i) On fait qu'une Novice, le jour de fa profcflion , fe fait couper les cheveux un jlionient üvant de prononcer fes vosux.  fur l'Education. 123 je m'échapper? ne puis-je fuir? Mais que dis-je? Grand Dieu, quel horrible tranfportl. .. O malheureure Cecile! c'eft ici que tu dois mourir! En achevant ces paj üles, elle retombe fur fa chaife en verfant un torrent de larmes. Bientót elle reprend la funelte Lettre de fon amant, & Ja relit encore : chaque mot, chaque exprelfion de eet écrit touchant, eft pour ion cceur un trait mortel. Commentpourra-t-elle triompher d'une paiïion dont la reconnoiflance la plus jufte accroït encore ia violence?... Son imagination lui repré1'ente a la fois tout ce qui peut porter au comble fes regrets & fon défefpoir ; elle voit fon amant furieux , ne refpirant que la vengeauce, & ne dellrant que la mort; elle voit fon pere tombant fous fes coups, ou lui arrachant la vie. Ces funeftes tableaux la pénetrent d'horreuy : moins aimée, elle auroit moins a craindre... Cependant, elle ne fauroit fupporter 1'idée que le Chevalier de Murville pourra fans doute fe confoler un jour!... Enfin, elle fe décide a lui répondre, & elle lui écrit un billet qui ne contenoit que ce peu de mots: „ Votre Lettre eft arrivée trop tard... Cécile déja n'exiftoit plus pour vous!... ,, oubliez-moi.... Vivez heureux... & „ refpectez mon pere". Le malheureux Chevalier de Murville recut ce billet dans le moment même oïi ia mere venoit d'éxpirer. II ne put fupporF ij  X2.j. , Lettres ter tant de msux.a la fois; une.fievrc brülante, fnivie d'un délire affreux, le mie en peu de jours au bord du tombeau. Sa maladie fut extrêmement longue; & a peine étoit-il hors de danger. qu'il s'oecupa du foin de terminer fes affaires , dans le deffein de partir inceffamment, &dequitter pour jamais la France. En paffant en Languedoc, il s'arrêta chez Madame de Valmont, qui lui avoit toujours témoigné la plus vive amitié. II demanda a la voir en particulier : on le fit entrer clans un cabinet, oü il la trouva feule. Aulli-tót qu'elle le vit, elle courut a lui, & 1'embrafla en verfant un torrent de larmes. II comprit qu'elle étoit inftruite de fes fentiments par Cécile même; il ne fe trompoit pas : il la conjura avec tant d'inftances de lui montrer fa Lettre, qu'elle ne put le refufer. Vous allez juger fi cette Lettre dut augmenter la palfion &les regrets du Chevalier de Murville. La voici. De rAbbaye d.... ce 12 Juin. ,, J'exifte encore... Mais j'ai cru tou., cher au terme de mes fouffrances. J'ai ^, vu de bien prés ce port fi defiré! Des ,, cierges funebres entouroient mon lit, un Prêtre m'exhortoit a la mort Hélas! un te! foin étoit peu néceifaire, ,, que ne m'cnfeignoit-on plutót a fup- porter la vie: ... O ma foeur! dans „ quel moment j'ai connu mon cceur!...  fur ïËducation. lï$ „ Le jour même Je frémis!... Lifez la Lettre que je vous envoye, elle „ vous inftruira de tout Cette Lettre que je remets entre vos mains, eft " le dernier facrifice qui me reftoit a fai- " re Qu'il eft cruel!... Cette écn- ,, ture chérie, je ne la reverrai plust:... „ Mais chaque mot des fentiments qu elle exprime , eft gravé pour jamais dans le ,, fond de mon ame... Si vous m'aimez, „ ma fceur, confervez toujours eet écrit; ,, puifqu'il ne m'eft pas permis de legar„ der, que du moins je puilfe penfer qu il „ exifte... Qu'il vous foit cher... Son„ gez que fa privation eft pour moi ce „ que feroit pour vous Pabfence del'objet que vous aimez le mieux.... Si '„ vous faviez combien il m'eft doulou- „ reux de m'eu détacher! Hélas i ,, maintenant tout eft crime pour votre ,, malheureufe fceur, jufqu'a Paveu des „ regrets qui la dévorent! infupportable „ contrainte, qui ne peut produire que les „ derniers excès du défefpoir! Vous avez „ conmi mon caraétere & mon ame, vous „ favez fi j'étois née pour chérir la ver, tu. Eh bien , vous friffonneriez d'hor,' reur, fi je.vous détaillois toutes les fu„ neftes idéés qui , depuis trois femaines , „ troublent & noircifient mon imagina„ tion! Le crime me pourfuit & m'en„ vironne.... Je trouve dans les objets „ les plus communs, dans les aclions les ,, plus indifféreutes , les firjets des plus Pij  I2ö" Lettres „ affreufestentations... Ala promenade „ dans nos triftes jardins, mon ceil me„ fure, enfrémilTant,lahauteur desmu,, railles; & mille fois mon efprit ofa con„ cevoir 1'infenfé , lecoupable projet d'ef3, fayer de les franchir!... Dans les pre„ miers jours de ma convalefcence, aia„ ble, pendant ce morne filence qu'on „ nous prefcrit, quelle horrible penfée a „ fouvent égaré ma raifon !... Le cou3, teau pofé prés de moi... Je ne puis „ achever... O Ciel, eft-il poffible que „ ce cceur, jadis fi pur, ait pu fe livrer „ Jt ce délire affreux!... Ah! croyez que „ le plus cruel de mes tourments eft le remords qui me déchire !... Quelque- fois baignée de pleurs, j'implore avec „ confiance la miféricorde&lefecoursde 1'Eternel. Ne pouvant lui faire le facri„ fice dufentiment qui medomine, jelui ,, offre lespeines qu'il me caufe,& jelui demande la réfignation de les fuppor,, ter fans murmure... J'éprouve alors 3, la feule confolation dont je fois fufcep„ tible. Une voix célefte femble, au fond ,, de mon cceur, prononcer ces paroles divines : Ne renonce point au bonheur: ,, les pajjions k ravijfent ou le troublent; „ la religion & la vertu peuvent feules ,, FaJJurer. Mais dans d'autres moments, „ je me trouve trop coupable pour efpé- rer le pardon de tant d'offenfes... & ,, je retombe dans toutes les angoiiTes que „ le découragement & la terreur peuvent  fur VEducation. i~~7 „ caufer. Pardonnez, ma freur, ces trif„ tes plaintes : vous n'en entendrez plus, „ je vous le promets; je refpcfterai dé„ formais le rigoureuxdevoirquimecon„ damne au filence; je ne vous entretier„ drai plus ni de mes peines, ni de 1'ob,, jet... Vous-mêrae, ma fceur, oh ja,, mais ne me parlez de lui!... Vous le „ verrez fans doute, & peut-être lever- rez-vous confolé... Cependant fa Lct,, tre eft fi paffionnée ! Penfez-vous que „ le temps, le monde & la difïipatiori „ puiilent détruire un fentiment fi pro- „ fond & fi vrai? Ah! fi vous le „ croyez, ne me le dites point, vous dé,, chireriez mon cceur fans le guérir!... „ L'efpoir d'occuperquelquefoisfoufou„ venir, eft le feul bien qui m'attache a „ la vie. .. Le plus grand de mes maux, „ vousPavouerai-je, c'eft de penfer qu'il ignore a quel èxcès je 1'aime..O uii, „ s'il connonToit mon cceur, j'enfuisfu„ re, il ne m'oublieroit jamais... Peut„ être me croit-il infenfible, ingrate... „ Ah! cachez-lui Ia pafïion qui m'éga„ re!... Mais, ma foeur, fouffrirez-vous „ qu'il m'accufe d'ingratitude?... Dieu, „ qu'enteuds-je !... La cloche m'appel„ le, & m'annonce 1'agonie d'une de nos „ compagnes Qu'elle eft heureufe! ,, elie va mourir Adieu... Je joint ,, a ce paquet les cheveux que vous m'a,, viez demandés, ces cheveux que vos ,j mains jadis ont treffés tant de fois...  Lettres „ Vous ne les verrez point fans atten- driflemenr Puifle cette trifte dé- „ pouille, en vous rappelfant mon fort „ & ma tendrc amitié, m'obtenir votre >, indulgence & votre compaffion , les ,, feuls biens qui reftent ddformais al'in5, fortunée Cécile "! Le Chevalier de Murville, après avoir Ju cette Lettre, fejettaaux pieds de Madame de Valmont, en lui demandant de lui-donner les cheveux de Cécile; &pour obtemr cette grace, il fe fervokdu même moyen qu'il avoit employé déja pour décider Madame de Valmont h luicommuniquer la Lettre. 11 protefta que fi elle lui refufoit cette derniere confolation, il ne qumeroit pas la France fans fe venger de M. d'Aimeri : fes tranfports & fes menaces effrayerent tellement Madame de Valmont, qu'elle fe décida a lui accorder ce qu'il fouhaitoit avec tant d'ardeur, & elle .vemit entre fes mains Ia caffette qui renfermoit les cheveux de fa fceur. Le Chevalier de Murville la recut a genoux; il Fouvrit en tremblant : il defiroit & craignoit également de voir cette longue & belle chevelure qu'il avoit tant de fois admirée fur Ia tête de la malheureufe Céci3e... II pAlit & treff'aillit en y jettarit les yeux; enfuite, refermant la cafTctte & Ia prenant dans fes bras : Adieu, Madame, dit-il, adieu pour toujours, je quitte fans retour une patrie quej'abhorre; vous n'entendrez parler de moi que pour recouvres  fur FEducation. . 129 le précieux tréfor que vous me confiez, & je ne m'en détacherai qu'a la mort. Quand 'je ne ferai plus, il vous fera rendu. A ces mots, il fortit précipitamment fans attendre la réponfe de Madame de Valmont. Depuis ce temps, on n'a point recu de fes nouvelles, on ignore abfolument fa deftinée. Mais comme les cheveux de Cécile n'ont point été renvoyés a Madame de Valmont, il eft vraifemblable que le Chevalier de Murville exifte encore , & vit ignoré dans quelque coin du monde. A 1'égard de M.d'Aimeri, le Ciel ne tarda point a le punir de fa barbarie. Sou fils, égaré par la palfion du jeu & le goftc de la mauvaife compagnie , en peu de temps perdit fa réputation, détruifit fa fan té , dérangea fes affaires, & mourut au bout de trois ans de mariage fans laiffer d'enfantsT M. d'Aimeri paya fcrupuleufement toutes fes dettes, & fe retira en Languedoc auprès de fa feconde fille, avec une fortune, jadis confidérable, aujourd'hui très-médiocre, & qu'il deftine, dit-on, au jeune Charles, fils de Madame de Valmont, qu'il parolt aimer paffionnément. Pour Cécile, le temps & la raifon ont infenfiblement triomphé d'une palfion fi fatale; & goütant aujourd'hui toutes les confolations fublimes quelaReligionpeut offrir, elle recueille enfin les doux fruits d'une'piété véritable, la réfignation & la paix, & elle eft devenue 1'exemple & le modele de toutes fes compagnes.' Tells F v  ^S» Lettres èft uaintepant fa fmiation ; mais Jes chagrins violents, qui fi long-temps déchirerent fon ame, ont cruellement altéré fa ianté : les auftérités de fon état acheverent de la détruire , & depuis fix mois lur-tout, on commence a craindre pour fa vie. Madame de Valmont defire vivement qu elle puiüe faire un voyage a Paris, afin d'y confulter les Médeans les P:"s c^ebres. Cette permiffion n'efl- pas ffe entrer dans fa cour. Elle s'eft avancée vers mot avec fair te plus obügeant ;_ & les premiers compliments finis, j'ai tiré de ma poche la lettre de Madame de Valmont, & je la lui ai donnée, en Ia prlant de la lire fur le champ. Vous counonfez ce fourire forcé & cette faulfe douceur que la politefle ïmprime fur le vifage : eh bien, au feul nom de fa fceur, Madame d'Olcy a quitté uib'itement cette expreffion faétiee, & la fro.ide.ur & 1'embarras ont obfcurci fa phyfionomie d'une maniere aufil prompte que marquée. Je n'ai pas fait fefnblant de prehdre garde a ce changement; & pendant qu'elle lifoit la lettre de Madame de Vahnoiit, j'ai beaucoup parlé de votre amitié pour elle , & du vif intérêt que nons preuons 1'une & 1'autre a la snalhsureufe Cécile. Madame d'Oicy m'a  134 Lettres répondu : qu'elle connoiffoh bien peu fes deux fceur s; qu'elle en avoit été fort négligée, mais qu'elle n'en confervoitpas moins le defir de pouvoir leur être utile; cependant qu'il lui paroiffoit infiniment dijffcile, dans^ fa poftion, de garder chez elle une, tleligieufe pendant deux mois; que d'ailleurs elle n'imaginoit pas oit elle pourroit tt lofer"' Ici i'ai Pris la parole. — Mais , Madame , cette maifon me parolt affez grande pour y pouvoir loger une perfonne qui, depuis dix ans, fe contente d'une celluie. — Madame, je dois loger ma foeur convenablement, ou ne point m'en charger. Elle a penfé que cette réponfe étoit fi noble & fi fpiriiuelle , qu'elle a pns, en la faifant, un air de fatisfaction qui a achevé de m'óter le peu de patience que je confervois. — En vérité, Madame, ai-je repris , la chofe du monde qui me paroltroit le moins convenable , ce feroit de laiiTer mourir Madame votre fceur faute des fecours dont elle a befoin. A ces mots, Madame d'Olcy a prodigieufeinent rougi, cependant elle a cru devoir dilfimuler fon dépit : elle s'eft radoucie, a dit deux ou trois phrafes fur fa fenfibilité naturelle , fon fentiment pour fes fceurs, & elle a fini par m'affurer que fi M. d'Olcy n'y mettoit point d'obftacles, elle euverroit chercher Cécile aufli-tór qu'elle auroit obtenu les permiflions néceffaires. Nous nous fommes quittées affez froidement. En fortant de fon cabinet, ie me  fur rEducation. 3 35 fuis avifée de demander fi M. d'Olcy étoit chïz lui; il m'arecue, &j'en ai été parfaitement contente. Je lui ai fait part de ma commiiïion, & il m'a témoigné autant de bonne volonté que fa femme m'a montré de féchereffe. Madame d'Olcy a été, jecrois, médiocremei>t fatisfaite, lorfqu'elle a fu que j'avois pris la précaution de m'aflurer du confentement de M. d'Olcy; mais enfin elle m'a écrit aujourd'hui, & me mande que Cécile pourra venir au commenccment de 1'byver habiter 1'appartement qu'on lui prépare. Elle fait bien de fe décider de bonne grace; car, moi, j'étois abfolument dé'.erminée , pour peu qu'elle dirférdt encore, a me charger de notre aimnble Cécile, & j'aurois joui du doublé plaifir d'obliger la plus intérefiantjperfonne du monde, & d'humilier 1'orgueil d'une femme aufli dure que vaine. je n'ai d'ailleurs nulle nouvelle a vous mander, finon que le Chevalier d'Herbain revient enfin de fes longs voyages. II fera fürement bien affligé de ne [Tas vous trouver a Paris; mais je ne doute pas qu'il n'aitle vous faire quelques vifites, fi vous le permettez: car deux cents lieues ne doivent paroltre qu'une promenade a un homme qui a fait deux fois le tour du monde. Adieu , ma chere amie, je vous envoye une lettre de mon frere pour le Baron. Comme fes lettres paflent par Paris pour aller en Languedoc, il trouve plus fimple de les mettre dans mon paquet que de le?  13-6 Lettres envoyer féparément; & fi vous vouJé* m'adrefler les réponfes du Baron, je m'en chargerai de même. LETTRE XXIV. Du Comte de Rofeville, frere de la Ftcomteffe, au Baron. Vo s Iettres, mon cher Baron, m'inftruifent & m'intérelTent également; vousélevez votre fils, j'éleve un Prince fait pour régner: lapafiion du bien public pouvoit feule m'engager a me charger de cette noble & pénible entreprife ; mais les réflexions d'un bon pere, & d'un homme tel que vous, me feront d'une grande utHité;car 1'amour paternel doit être le plus éclairé de tous les fentiments. Oui, mon cher Baron, j'ai lu tous les ouvrages qui traitent de 1'éducation en général, & de celle des Princes en particulier; & puifque vous voulez abfolument connoitre toutes mes opinions, je vous en ferai part avec la fincérité qui m'efi; naturelle. Roufleau doit a Séneque, a Montaigne, a Locke & a M. de Fénelon (i), tout ce qu'il y a de véritablement (i)Rouffcau a pris une foule d'idées de I'onvrage de M. de Fénelon , intitulé : Edueation de* Fillcs; entr'autres , celles-ci : » Le premier age , *> ditM, deFénelon, qu'on abandonne a des fe®-  fur F Edueation. 137 utile dans fon livre (1), a 1'exception d'uu principe bien important, & qu'il a eu la gloire de développer le premier : C'eft qua la plus grande faute qu'on puijfe commettre dans 1'éducation, eft de trop fe pref}er, & de tout facrifier au defir de faire brillcr fon éleve (2). Il eft filcheux, qu'après avoir » mes indifcretes , & quelquefois déréglées, eft » pourtant celui oü fe font les impreffions les « plus profondes , & qui, par conféquent, a un » grand rapport a tout le refte de la vie. Avant » que les enfants fachent entiérement parler, on )> peut les préparer a 1'inftruftion, &c. chap. j. » II ne faut pas preffer les enfants ; je crois » même qu'il faudroit fouvent fe fetvir d'inf» tru£lions indirefles, qui ne font point ennuyeu ■ » fes comme les lecons &lesremontrances , feu» lement pour réveiller leur attention fur les » exemples qu'on leur donneroit, &c. chap. J ". Sur les défauts naturels aux femmes, lamaniere de les en corriger , les talents qui leur conviennent, les qualités qui doivent les caractérifer, lioufleau n'a prefque fait que répéter tout ce que dit M. de Fénelon. (1) L'idée même de faire apprendre un métier a fon éleve , n'eft pas de lui : une loi de 1'Alcoran le prefcrivoit •, & Locke confeille de faire apprendre aux garcons le jardinage & le métier de charpentier. (i) C'eft-a-dire, avec détail & avec génie : car cette idéé n'étoit p- fant inftruit de cette maniere, n'eft pas plus » avance qu'un autre , paree qu'il ne fait pas » peut-etre, mieux faire une traduftion de Ia» un en francois , ou qu'il ne répete pas mieux >> une lecon de Virgüe, &c. ". Toutes ces idéés le retrouvent daas Emile.  fur FÈducatioft. 139 térêt, & offre, prefque a chaque page, les inconféquences les plus révoltantes (O. Mais on devroit, fans doute, enoublier les défauts, en faveur des beautés fupérieures qui s'y trouvent. Cependant c'eft aux femmes qu'Emile a dü fes plus grands fuccès. Toutes les femmes en géuéral ne louent Rouffeau qu'avec enthoufiafme, quoiqu'aucun Auteur ne les ait traitées avec moins de ménagements._ II a nié formellement qu'elles pulfent avoir dn génie, & même des talents fupérieurs. II les accufe toutes, fans exception, d'artifice & de coquetterie ; enfin , il ne les eftimoit pas, mais il les aimoit. Ha, mieux que perfnnne, rendu juftice a leurs agréments; il a parlé d'elles avec mépris , mais avec le ton de lapaflion : & la paffion fait tout excufer. Avant de quitterR.ouffeau_, je ne puis m'empêcher de citer un petit paragraphe d'Emile, qui m'a toujours prodigieufement choqué, même avant que j'eufie embraflé 1'état que j'ai choili. Rouf- (1) La profeflion du Vicaire Savoyard, pac exeraple, qui, après avoir expofé fes opinions , convient qu'il pourroit être dangereux de les répandre, & qu'on doittoujours refpeöer la croyance des autres , Stc. Cette profeffion , comme on fait, étoit celle de Rouffeau, & en détaillant les inconvénients qui peuvent réfulter dc Pimprudence de larendre publique, il 1'a fait imprimer : il n'eft guere poflible de pouffer plus loin 1'ificonféquence.  Mp Lettres feau nous apprend qu'un Prince lui fit propofer d'élever fon fils, & qu'il le refufa. „ Si j'avois accepté fon offre, ajou„ te-t-il, & que j'euffe erré dans ma mé,. thode,c'étoit une éducation manquée. „ Si j'avoisréuffi, c'eüt été bien pis; fon „ fils auroit renié fon titre, il n'eüt plus „ voulu être Prince ". Et pourquoi auroit-il renoncé a une condition quidonne la poffibilité de faire tant de, bien, tant d'heureux, & d'offrir de fi grands exem- ples? pour vivre libre & inutile? Quelle fauffe nhilofophie! Je ne fais fi vous connoiffez un petit ouvrage fait avant Emile, & dont Rouffeau n'a pas dédaigné de prendre quelques idéés. H eft de Moncrif, &il a pour titre: ■Efais fur la n'cejjitè <2f les moyens de plaire. Cet Ouvrage n'eft pas très-purement écrit; mais ii eft plein d'efprit, de raifon & de vérité, & Ton y trouve beaucoup d'idées neuves. „ On remarque, „ dit PAuteur, qiiedeux i ées qui n'ont „ naturellementaucune liaifonentreelles, „ deviennent cependant intimement unies quand elles ont été préfentée:- en mê,, me-temps a un enfant. Dans combien „ de gens, 1'idée d'un fantöme & 1'idée ,, des ténebres rcft^nt elles inl'éparables ? „ &c. Qu'un enfant demande, continue„ t-il , a quoi fert de l'argent; on lui ,, répondra qu'il en aura des dragées, des „ jouets & une belle robe : de-la fe pla,„ cent dans fon imagination ces idéés  fur l'Education. 141 étfoitèhient liées; Fargent eft fait pour „ me procurer ce qui me divertit & ce ,, qui me pare. En coüteroit-il davantage „ de lui dire : Fargent fert a faire du bien ,, aux autres, & a nous en faire aimc-r ,, (i)"?Moncrif dit d'excellentes chofes fur la première éducation des Princes, entr'autres celle-ci : ,, Veut-on infpirer „ aux enfants nés dansunrangfupérieur, „ les qualités qu'ils doiventapporter dans „ la fociété, on fe fert de termes qui „ réveillent leur vanité; on leur dit qu'il ,, faut Être afables, qu'ils doivent de la „ bonté, &c.'U faudroit au contraire n'employer que des termes propres a les „ rendre modeftes , leur recommander a titre de devoir l'ellime,ia vénérarion , (2; pour les hommes vertueux, leur parler d'égards, de déférence, de reconnoiffance , d'amitié, &c. J'ai été (0 Cette réponfe ne vaudroit rien, elle donneroit trop de prix a 1'argent. D'ailleurs , cette expreffion : Faire du Hen aux autres , eft trop vague, 1'enfant doit penfer d'après cela, que tout le monde peutrecevoir de 1'arge'nt avec plaifir. li eft impoflïble de renfermer dans une feule réponfe 1'explication qu'exige cette queftion; un« converfation entiere feroit a peine fufiïfante. (l) Et même le refpeS, 1'enfant düt-il être un jour le maitrede 1'univers; car , plus fon rang eftélevé, plus il eft important de l'accoutumer arefpefter les hommes véritablement diftingués par la vettu.  142 Lettres particuliérement frappé de cette retnarque , & je trouve quelquefois 1'occafion de donner une excellente lecon fur ce fujet a mon jeune Prince. Nous poffédnns ici un Miniftre qui réunit a des talents fupérieurs toutes les qualités les plus rares du cceur & de 1'efprit. On ne peut mieux louer fon génie, qu'en le comparant a fa vertu lublime. Méprifant 1'intrigue & tous les petits intéréts qui font agir les hommesordinaires, il ne voit que lagloire, & ne travaille que pour elle. Enfin, il ne dut fa place qu'a fa réputation; ilne 1'accepta que pour le bien public; il ne s'y maintient que par fes fervices, fon mérite , 1'eftime de fon Souverain, & celle de la nation. Ce foible éloge ne peut être fufpecT:; il n'eft diété ni par la reconnoiffance ni par 1'amitié. Je ne connois ce grand homme que par fes actions; & j'en parle d'autantplus librement, quejen'aurai jamais rien a lui demander. II vient rarement faire fa cour au jeune Prince, & ne parolt chez lui que des inftants. Dans les premiers jours de mon arrivée, il y vint un foir, & trouva le Prince jouant aux quilles. Ce dernier, après avoir fait un petit fourire, une petite révérence,& marmotté quelque chofe entre fes dents, fe remit a fa partie; alors je m'approchai du Miniltre, & lui dis très-haut :,, Mon- fieur, je vous fupplie d'excufer Mon„ feigneur. Quand il fera moins enfant & mieux éleve, il vous témoignera fa-  fur rEclucation. 143 „ rement le re/peói qu'il doit avoir pour „ votre perfonne ". Je ne puis vous exprimer Pétonnement que ce mot de refpect caufa a tout ce qui étuit dans la chainbre. Les uns trouverent que jemanquoiseflèntiellement au Prince; les autres crurent que , faute d'uf»ge,ou comme étranger, j'ignorois la valeur des termes , tous me jugerent incapable de foutenirla dignité de Pemploi dont j'étois honoré. Pour le Prince, la furprife lui fit tomber fa boule des mains, & je vis que je n'accoutumerois pas fans quelques peines fon oreille délicate a cette rude exprelïïbn. Lorfque nous fümes feuls, je crus qu'il m'alloit demander une explication ; mais il étoit piqué, & il s'obftina a garder le filence. Enfin, je pris la parole : Monfeïgneur, lui dis-je, ayez la bonté de me défiuir ce que c'eft que le refpecl. Cette queftion le fit rougir; & après un moment de réflexion, il répondit : Le refpect eft ce qu'on doit a mon papa. — Vous croyez donc qu'on ne doit du refpeét qu'aux Princes ? — Mais... — Apprenez, Monseigneur, qu'il eft deuxfortesde refpect: Pun ne confifte que dans des petiteschofes de convention , des manieres extérieures; par exemple, tout ce que prefcrit 1'étiquette k 1'égard des Princes : 1'autre refpect vientdu cceur, c'eft-è-dire, de Peltime, de 1'admiration qu'on éprouve naturellement pour tout homme vertueux. Ce ïefpecr,, loin d'abaifler celui qui le témoi-  i44 Lettrés gne , 1'ennoblit & 1'öleve , p srce qu ij prouve qu'on fent tout leprixdelavenu, & paree qu'enfin les grandes ames feules font fufceptibles de ce beau mouvement. Mais on doit auffi ce refpect a mon papa. — Oui, paree qu'il eft bon , qu'il aime fes peuples, & les rend heureux; fans quoi 1'on n'auroit pour lui que le refpeEt d'étiquette, le feul qu'on doive h la naiffance. Ainfi, 1'autre efpece de refpect n'étant dü qu'a la vertu, les Princes euxmêmes y font donc aflüjettis comme le refte des hommes. Et voila celui que je vous demandois pourM******, paree qu'il le mérite, & plus de vous que de tout autre, puifqu'il contribue par fes travans & fes talents a la gloire & a la profpérité de la Nation que vous devez gouverner ifh jour. Je me flatte, Monfeigneur, que vous connoïtrez par la fuite combien il eft douxd'éprouver cette efpece de fentiment, & combien il eft glorieux de 1'infpirer... — Oh déja je ne fais plus aucun cas du re,pe£t d'étiquette. — Vous avez raifon : car ilne tient qu'a votre rang, & point du tout a votre perfonne. Lorfque vous n'aviez qu'un an, vous receviez dans votre barcelonnette la plupart des honneurs qu'on vous rend aujourd'hui; les différents Ordres de 1'Etat venoient en Corps vous complimenter, vous harangucr, &c. II faudroit que vous fuffiez bien borné, pour vous enorgueillirmaintenant de toutes ces chofes qui ne font abfolument que des  fur P Educatie». 145 des formules, & qu'on vous prodiguoit au maillot; mais fi vous cultivez votre efprit, fi vous acquérez des connoiflances folides, fi vous devenez vertueux, & fi vous favez honorer & récompenfer le mérite dans les autres, tous ces hommar ges cefferont d'être de vaines & de frivoles repréfentations , & deviendront 1'expreflion fidelle des fentiments qu'on aura pour vous. Cette converfation a produit les meilleurs effets, & elle a détruit tout le charme dangereux attaché a ces démonftrations de refpeft dont les Princes font accablés dès 1'enfance. Pour revenir aux Ouvrages fur 1'éducation, je ne vous parlerai point de Télemaque, chef-d'oeuvre immortel, également au-deflus des éloges & de lacritique. Je ne vous dirai rien de Bélifaire dont nous avons parlé tant de fois, & dont nous fentons fi bien Pu 11 & 1'autre le mérite lüpérieur. Mais puifque vous ne counoiffez point PEducatie» d'un Prince, par Chanterefne (1), & Plnftitution d'un Prince, par PAbbé Duguet, je vous en citerai quelques paflages (p.) a mefure que j'en (1) On croit affez généralement que ce nom de Chanterefne eft un nom fuppofé. Quelques perfonnes attribuerent eet Ouvrage a M. Pafcal; mais la plus commune opinioa eft que M. Nicole en fut 1'auteur. (i) L'Abbé Duguet fit eet Ouvrage pour le fils ainé du Duc de Savoye, Terne L G  T4Ö Lettres trouverai 1'occafion. Ce dernier Ouvrage eut beaucoup de réputation dans le temps de fa nouveauté; & quoiqu'il foit fort eftimable, il eft maintenant tombé dans 1'oujbli, paree qu'il eft ennuyeux (i> Si queiqu'un prenoit la peine de le réduire en deux volumes, on en feroit un Livre trèsutile. L'Auteur a pris beaucoup d'idées de Télemaque; mais il en a fouvent de belles qui lui appartiennent, telles que celles-ei par exemple : „La prudence , quand elle 9, eft parfaite, connoit 1'artifice, & n'en 9, eft pas connue. Sa lumiere s'éleve au9, deflus de tout ce que la fraude médite 9, dans les ténebres, & elle découvre de „ loin le nuage oü la diflimulation fe ca„ che tellement, que de peur d'être vue, „ elle ne voit prefque rien". L'Abbé Duguet peint les courtifans avec autant de finefle que de vérité ; il parle aufli parfaitement bien fur la flatterie; „ L'unique moyen, dit-il, de s'en (i) Et paree qu'on y trouve plufieurs déclasnations ridicules. Sur les Poéfies, qui comparent les Rois Sc les Héros aux Dieux du Pagaxiifme, 1'Abbé Duguet s'écrie : » II n'y a rien » de plus froid que ces chimères , ni de plus imi) pie & de plus fcandaleux... Cependant, les » Théatres en retentiflent; la Mufique s'exerce » fur ces indignes fiiftions; les peuplcs s'infecm tent de cette efpece d'idolatrie, & les chati» ments pleuvent en foule du Ciel fur une na« iian qui s'eft £w un jeu d'un fi grand mal",  fur PEducation. 147 „ défendre, eft de fermer 1'oreille a des „ paroles agréables, que le cceur ne re„ jette jamais quand les oreilles les ont „ fouffertes; d'avoir une timidité fur ce „ point qui corrferve le courage, & de ne „ fe croire point au-deffus des tentations d'une fiatterie grofliere, fi 1'on ne re,, pouffe avec févérité celles qui font plus j, délicates & moins vifibles : caril en eft de 1'orgueil comme de toutes les paf- fions; c'eft en lui refufant tout, qu'on „ le peut vaincre; on 1'irrite par les mé- nagements, & 1'on fe met dans la né„ ceffité de lui tout accorder en préten„ dant compofer avec lui "-, Mon éleve a déja pris 1'habitude de na fouffrir aucune efpece de louange. je lui ai fi bien perfuadé qu'a huit ans 1'on ne peut avoir d'autre mérite que celui d'étre docile & appliqué, je lui fais fi bien remarquer Pexagération & le ridicule des éloges qu'on lui donne;il eft enfin fi bien convaincu qu'on ne loue les Princes qu'avec 1'intention de les féduire, que, par orgueil même, il a pour la fiatterie toute 1'horreur qu'elle 'mérite-, & qu'il fè défie du plus fimplexémoignage d'approbation, fi ce n'eft pas des perfonnesqui pofledent fa confiance, qu'il le recoit. II y a quelque temps que le Prince fon pere , fit une aétion qui montroit une juftice & une bienfaifance qu'on pouvoit affurément louer fans fiatterie. Je fus le feul. de ceux qui 1'approchent, qui ne lui dis rien fur Gij  1^8 Lettres ce fujet. Le jeune Prince en fit Ia remarque, & m'en demanda la raifon : c'étoit précifément ce que je defirois. Je n'ai point loué cette aétion, répondis-je , paree que j'ai une haute idéé du Prince votre pere, & que je le refpefte véritablement, — Comment? — Oui, tout ce qu'il fait de bien, ne peut me furprendre; c'eft pourquoi vous ne me voyez point eet air d'enthoufiafme que vous remarquez dans les autres, & qui n'eft que de PafFedtaton ou le figne d'un étonnement, au fond trés» défobligeant pour le Prince, puifque c'eft témoigner qu'ils ne s'attendoient pas a le trouver fi vertueux. D'ailleurs , quand 1'action feroit la plus éclatante qu'on eüt jamais faite , le refpect m'auroit encore empêché de la louer devant le Prince. — Pourquoi donc? — La modeftie eft une fi belle vertu, que, fans elle, la gloire la plus brillante perd une partie de fon éclat: ainfi je dois fuppofer que la perfonne que je refpecte, poffede une qualité aufll indifpenfable; & fi j'ofois la louer en face, c'eft comme fi je difois : „ Je n'ai nulle „ efpece de refpect pour vous, & je vous ,, le prouve ouvertement, paree que je „ vous crois le plus orgueilleux & Ie ,, plus vain de tous les hommes ". II eft fi vrai que la louange , quelque fondée qu'elle foit, devient une inlulte lorfqu'elle eft donnée direétement, qu'on ne diroit point fans détour a la plus charmante perfonne, qu'elle eft belle, ni au plus fage  fur VEiïucation. 149 des hommes, qu'il eft vertueux. Si 1'on s'exprimoit ainfi crüment, on choqueroit trop vifiblement la modeftie , & 1'on ne feroit que groiïier : mais puifque c'eft s'avilir que de fouffrir des louanges déclarées & fans art, on ne doit pas mieux recevoir celles qui font préfentées avec fineffe; car il n'y a de différence que dans les mots, le fond eft toujours le même. Tels font les moyens dont je me fers, non-feulement pour armer mon éleve contre la fiatterie, mais pour la lui faire trouver véritablement injurieufe. II étoit nécetTaire de commencer par-la, puifque fans cela, tout ce que j'aurois pu faire d'ailleurs eüt été fuperflu. Dans ma première Lettre, je vous dirai, comme vous le defirez, mon opinon furies idéés principales qu'un Inftituteur doit graver d'abord dans la tête d'un jeune Prince. Adieu , mon cher Baron, faites-moi part de vos réflexions avec la franchife que je fuis en droit d'attendre de votre amitié, & que je mérite par l'extrême confiance que j'ai en vous. LETTRE XXV. La Vicomteffe a la Baronne. Je ne vous apprendrai point, ma chere amie, que Madame d'Oftalis eft heureufement accouchée ce matin , 4 Janvier, G iij  ï$P Lettres d'un garcon; car je fais qu'avant dé fé remettre dans fon lit, elle a voulu vous écrire un petit billet pour vous mander cette nouvelle. Mais du moins vous faurez par moi que notre charmante Religieufe Cécile eft arrivée hier au foir; & je l'ai vue,&.j'ai pleuré, & j'ai pafte" une heure-& demie tête-a-tête avec elle. A préfent, il vous--faut-des détails réeoutez donc;, Je-recpis aujourd'hui,, en fortant de tabie, une Lettre d'une écriture inconnue,; je regarde la fignature, & je vois Cécile..Aufti-tót je fonne, jedemande mes chcvaux,,& puis je lis cette Lettre, qui ne contient que des remerciments, mais qui eft écrite avec autant de noblefle quede politefle & de fimplicité. Je me rappelle cette Lettre, fi touchante qu'elle écrivk jadis a fa. feeur dans les premiers moments de fon défefpoir. J'oublie que dix ans fe font écoulés-depuis; j'oublie qu'elle eft maintenant. raifonnable- & conlblée. Mon cceur s'émeut & fe ferre; & dans cette difpofition ,. je monte en voiture. Durant le trajet, ma tête s'échauffe tellement, que j'arrive a 1'appartement de Cécile, avec 1'émotion & 1'attendriflement que j'aurois éprouvés, fi je 1'euffe vue le iendemain de fa profeflion. J'entre précipitamment, & je la trouve feule , afllfe vis-«a-vis d'une petite taaie, & écrivant. Aufli-tót qu'elle entend prononcer mon nom , elle fe leve, vient a moi; je 1'embrafle de toute mon ame, & je fuis uo»  fur TEducation. ï$i moment fans pouvoir parler; car j'avois véritablement un faifilTement inexprimable. Je trouve que les grands malheurs attirent prefque autant le refpect & 1'admiration, que le peuvent faire les grandes vertus. Pour moi , rien ne me paroit plus auguffe qu'une perfonne perfécntée par la fortune, & qui fe foumet avec courage a fa deftinée; & je vous allure que peu de chofes dans ma vie m'ont femblé plus impofantes que la première vue de Cécile. II eft vrai que fa figure effc auffl- noble qu'intéreuante; elle eft grande , faite a peindre, & elle a des yeux qu'il eft impoffible que le Chevalier de Murville ait pu oublier. II y a dans ces beaux yeux une mélaneolte douce, mais profjü de-, de 1'efprit,-. du fentiment, de tout enfin r d'ailieurs ils-font d'un bleu foncé , & ornés des plus longues paupieres noires que j'aie jamais vues. Enfin , pour achever de me tourner la töte, elle eft d'une paleur extréme , & elle a un fon de voix charmant. Autant que j'en ai pu juger par fes difcours, qui font trés - réfervés , elle a recu de Madame Dolcy un bien froid accueil ; mais elle parle de Madame de Valmont avec une tendrelfe touchante; elle- vous aime fans vous connoitre, & elle m'a témoigné perfonnellement beaucoup plus de reconnoiffance que mes foins n'en méritent : mais tout cela avec une grace, une mefure que le feul ufage du monde ne pourroit donG iv  1S~ Lettres aier : car, fans un bon naturel, on nefera jamais polie d'une maniere véritablement obligeante & diftinguée. Vous voulez donc, ma chere amie, _*iue je vous parle de ma petite Conftance; je ne demande pas mieux, car vous n'avez pas d'idée de Ia paffion que j'ai pour cette enfant. Elle a une douceur de csraétere, qui, feule, fuffiroit pour ia faire aimer : aufli n'eft-il jamais queftion de pumthns, de pénitences, quand elle fait quelques fa 111es ; je me contente de lui dire: Fous m'affligez, vous me rendez ma* lade. Enfin , je ne cherche qu'a émouvoir ia fenfibilité, & je ne veux point excuer fa cramte. Mandez-moi ce que vous penfez de mon avis. Conftance eft adorée dans la maifon. Je n'ai pas un domeftique qui n'ait pour elle une véritable tendreflé, paree qu'elle eft accoutumée a les bien traiter tous , & que je lui répete fans cefie ce beau mot d'un ancien , que nous de rons regarder nos domefiiques comme des amis malheureux. Adieu , mon ceeur. D'après vos confeils, j'apprends férieufement 1'Anglois; il m'ennuie a la mort : cependant je commence a lire aifez joliment Ia prol'e : Farewell my dear friend.  fur rEducation. 153 LETTRE XXVI. Réponfe de la Baronne. S1 vous êtes charmée de Cécile, je vous allure qu'elle ne Telt pas moins de vous : elle a écrit a Madame de Valmont une très-longue Lettre; & Péloge de votre grace, de votre efprit, de votre rigure, y tient au moins trois pages. Je vois avec un plaifir extréme, ma chere amie, que vous continuez PAnglois , & fur-tout que vous vous occupez férieufement de 1'éducation de notre chere petite Conftance. Vous me demandez mon avis fur la maniere dont vous vous y prenez pour la corriger de fes défauts; & fans préambule, je vous répondrai avec ma franchife ordinaire. Cette maniere de prendre toujours les enfants, comme on dit,/w la fenfibilité, ne vant rien, lorfqu'on eh abufe; ou, pour mieux dire, il ne faut prefque jamais Pemployer. Én répétant toujours pour toute correction a votre fille, qu'elle vous afflige, qu'elle vous rend malade, vous la familiariiez avec une idéé qui devroit lui faire horreur , celle de vous rendre malheureufe, & elle fintra par vous entendre dire cette phrafe fans éprouver la moindre émotion. Ainfi , loin d'augmenter fa fenfibilité, vous PémoufTez & vous la détruirez fans retour, fi vous G v  J£4 Lettres nechangez-de méthode. Impofez-Iui dónc lespunitions faites pour fon age, la privation d'un joujou favori pendant quelques jours, celle des chofes qu'elle aime a manger, &c. & pour les grandes fautes, exilez-la de votre chambre, fi vous êtes bien füre que fa gouvernante ne 1'a-mufera pas dans la fienne : car fi elle fe divertit pendant cette difgrace, tout fe. roit perdu. Pour moi, quand je livre Adele a Mifi* Bridger , je fuis certaine qu'on ne lui dira pas un mot, qu'on daignera a peine lui répondre, & qu'enfin Miif Bridget aura-l'air du plus profond mépris pour elle. Au refte, Adele eft bien perfuadée que je fouffre.en Ia punifiant,: mais en même-temps elle eft convamcue que je fuistoujours capable de eet effort, paree que je le regarde comme un devoir, & que rien ne peut in'émpêcher de le remplir avec la plus exaéle juftiee. Lorfqu'elle rentre en grace , je lui montre la plus grande fatisfaction. Par-la j'excite fa reconnoifiance &5fa fenfibilité,ians diminuer cette crainte falutaire qui me donne fur elle tant d'afcendant. La crainte eft 1'eftime des enfants; s'ils ne craignent pas ceux dont ils dépendent; ils les méprifent & ne ■ les aiment point véritablement. Cette efpece de crainte ne détruit en aucune maniere Ia confiance: que votre préfence n'en ïtnpofe jamais dans les chofes indifFérentes ou innocentes; qu'elle ne puifle jetter la plus légere contrainte dans les jeux, elle  fur rEclucatiott. ne doit réprimer que le mal, & non I* gaieté; & alors foyez füre que la tendreffe de 1'enfant égalera fon refpect pour vous. Mais fi vous êtes fiteheufe, & fi vous gêncz votre fille dans fes amufements, dans fes plaifirs, vous lui cauferez Ia crainte qu'infpirent les tyrans, & celle-la ne peut produire que 1'averfion. Tout être fubordonné' par fa nature k' un autre, & qui n'a point pour lui le refpect qu'il doit avoir, non-feulement ne s'éleve pas, mais fe- rabaifle encore. Nous nefommes véritablement nobles, qu'autant que nous favons refter a notre place. L'infolence, loin de nousrendre plus grands, ne peut que nous avilir , même lorfqu'elle parolt nous réuflir le mieux. Cela eft li vrai, qu'une femme quiconduitfon mari, un fils qui gouverne fon pere, fe rendroient méprifables , s'ils ne cachoient pas avec fóin 1'empire qu'ils exercent, paree que toute ufurpation nous eft naturellement odieufe, & que 1'amour de 1'ordre & de la juftice fe trouve dans tous les cceurs qui ne font pas entiérement corrompus. Ainfi, n'anéantifiez donc point dans 1'ame de votre fille la crainte telle que je viens de vous la dépeindre; elle doit I'éprouver , vous devez 1'entretenir. Refpectons, réconnoiflbns les droits dés autres; mais n'ayons jamais la baflèfle de renoncer a cêux1, que la nature nous a donnés, puifque cette lacheté nous óteroit tout le merite de la^inodération al'égard de ceux G vj  i$f> Lettres auxquels nous fommes fubordounés, cc d'ailleurs renverferoit 1'ordre que nous devons mainteniF autant qu'il nous eft poffible. Locke veut qu'aufll-tót que les enfants avouenr une faute , quelle qu'elle foit, on les loue au-lieu de les punir; ce qui ne me parolt pas raifonnable. Lorfque Adele s'accufe elle-même d'une petite faute, elle en eft quitte pour une courte exhortation toujours accompagnée de 1'éloge de fa candeur & de fa confiance en mor. Si c'eft fimplement un aveu, c'eft a-dire, une réponfe a mes queftions, je la punis en proportion de ce qu'elle a fait; fi elle vient me confier une faute grave, elle fubit une pénitence, mais infiniment plus douce que fi j'euffe dêcouvert ce qu'elle a eu la fincérité de m'apprendre de fon propre mouvement. Nous fortons des mains de nos inftituteurs avec des idéés ll faufles, qu'il n'eft pasétonnant que nous ayons befoin de 1'ufage du monde pour nous rectifier. Si 1'éducation étoit bonne, J'expérience ne feroit que nous démontrer la vérité des principes qu'elle nousa donnés, & alors nous eonferverions ces principes , & nous en ferions la regie de notre conduite : ait-lieu de cela, en entrant dans le monde, la première chofe que nous apprenons , c'eft que tout ce qu'on nous a enfeigné reïativement a la roorale, étoit ou faux ou exagéré. Cette découverte met fort a 1'aifej 'car elle au-  fur TEducatlon. 157 torife a ne regarder tous les principes que comme des préjugés . & eile permet de fe livrer a toutes fes paffions. Lorfqu'un enfant qui vous avoue fon tort recoit plus d'éloges que s'il n'avoit point fait de fautes, il doit en eonclure très-natureilement qu'on peut impunément faire mal, pourvu qu'on ait la bonne foi d'en convenir. Ceft pourquoi nous voyons tant de perfonnes le glorifier de leurs défauts mêmes , & dire avec une ndicuk vanné : J'avoue que fat de r humeur, des caprices, de la violence, comme li ces phrafes devoient tout excufer, tout réparer. Perfuadez a votre enfant, qu'il eft bien, qu'il eft noble de favoir reconnoitre fes fautes avec franchife & avec grace; mais qu'il eft encore mille fois plus beau de n'en point commettre. Lorfqu'une jeune perfonne eft tout-a-fait fortie de 1'enfanee, quels contes ne lui fait-on pas avec Ia louabïe intention de lui infpirer 1'horreur du vice! On croit faire des merveilles en tui dïfant : ,, qu'une „ femme qui n'eft pas vertueufe, r?eft re,, gardée de perfonne, qu'elle efi hannie de ,, la compagnie, &c. "Cependant, quand on voit dans la honne compagnie tant de femmes fi peu vertueufes & fi regardées, on en conclut que les meres & les gouvernantes font menteufes, & qu'il eft tout fimple d'avoir un amant. Voila tout ce qu'on gagne a n'être pas vraie. La vertu ell fi belle, qu'il n'eft pas néceflaire d'employer 1'artifice pour la faire aimer» LaiP-  ï<£ Lettres fous le inenfonge & la difllmulation an vice, il en a befoin pour cacher fa difformité ; mais fi nous voulons inltruire r foyons vrais. Paffez-moi dans cette feule Lettre un peu depefanteur, paree qu'avant tout, ilfaut être clairl J^entends par principes, des idéés juflrés fur ce qui eft bien & fur ce qui eft mal. J.'èntends par vertu, le goüt des chofes honnêtcs, fóndé fur les principes , & fortifié par 1'habitude de bien faire. II eft évident que 1'éducation peut donner les principes, & je crois vous avoir prouvé dans mes autres Lettres, qu'elle peut donner anffi les vertus. Mais vous me direz fans doute que tout cela ne fuffit pas pour rendre véritablement vertueux, & qu'il faut encore que 1'expérience nous ait appris a conïiolt're toutes nos forces, & a (avoir les employer. Avoir de Vexpérience, c'eft fur-tout avoir éprouvé, dans un efpace de temps, a-peu-près toutes les tentations dont on eft fufceptibles ; c'eft favoir que nous ne pouvons être heureux & eftimésqu'autant que nous fommes vertueux, & que nous avons ié courage de réfifter a nos paffions; Si vous vous contentez de dire cela a votre éleve, vous ne lui donnerez- qu'une lef öff, & non de 1'expérience qui ne petit s'acquérir que par des fairs. Produifez donc des événements, olfrez-lui des tentations, multipliez les épreuves, redoublez-en 1'attrait a mefure que fa raifon fe fortifié; quand elle fuo  fur VEducation. T$p: combe, que la punition naifTe dé Ia chofe même. Par exemple , fi elle faifoit un menfpnge, fmpofez-lui une pénitence, cornme mere, pour la corriger rmais en outre ■ qu'élle fente , long-temps après le pardon, les inconvénients de ce vice;.affectez d'avoir perdu toute confiance en elle; doutez de tout ce qu'elle-vousdira, &c„ enfin, que tout foit'en atlion , en fituation : & votre fille a feize ans aura plus d'expérience que Ia plupart des femmes n'en ont communément a vingt-cinq. II faut que je vous réponde encore, ma chere amie, fur une chofe que je confidere comme fort importante. Vous dites ■ a votre fillé qu'elle doit regarder les domeftiques comme des amis malheureux. Je n'ai jamais admiré cette idéé, paree qu'elle manque de vérité. Nous ne pouvons regarder une perfonne, fans aucune éducation, comme notre amie:au refte, 1'exagération qu'il y a dans cette maxime, eft bien excufable; car elle ne vientque d'un bon cceur. Je ne connois rien de plus dangereux pour une jeune perfonne, que la familiarité avec les domeffiques. II faut lui recommander la' politefie avec eux, mais lui défendre expreffément toute^ efpece de converfation, quelque courte qu'elle puifle être; car eile ne prendroit, dans de tels entretiens , que des expreflions triviales & ridicules , des fentiments bas, & le goüt de Ia mauvaife compagnie, qui view principalement de ne pouvoir fup-  i6"o Lettres porter nulle forte de contrainfe , & de préférerla fociété des perfonnes fubalternes, a celle oü 1'on eft obligé d'avoir des déférences & des égards qui paroiffent gênants lorfqu'ou a pris 1'habitude de dominer. Adieu, ma chere amie, je crains bien que cette lettre ne vous paroiife ennuyeufe a la mort; mais fi vous voulez y réliéchir, vous fentirez qu'elle étoit néceffaire pour achever de vous faire connoitre mon plan d'éducation. LETTRE XXVII. Réponfe de la VicomteJJe. E h bien, ces idéés fur 1'Education que je croyois fi lumineufes, ne valent donc rien? IIn'y a même pas moyendele nier; car 1'expérience me Pa déja prouvé. II y avoit trois mois que je travaillois a corriger Conftance de 1'impolitefle de répondre oui, non, fans ce Monjieur ou Madame , pour lequel les enfants ont tant d'averfion. Toutes mes fouffrances & toutes mes maladies n'y faifoieht rien. Enfin , votre Lettre m'a décidée au grand parti de mettre ma pauvre petite Conftance en pénitence pour cette même caufe, & depuis quatre jours elle n'a pas manqué une feule fois de dire bien diltinétement, out, Monjieur ^Qui, Madame qui m'a perfuadée  fur FËducatiou. 161 qu'en effet, votre méthode eft préférable a la miemie. J'ai eu hier une très-vive difpute a votre fujet. C'étoit a fouper chez Madame de B.. . On a parlé de vous & de Madame d'Oftalis, & 1'on a trouvé fort mauvais que vous ne foyez pas venue aux couches d'une niece que vous prétendez aimer comme fi elle étoit votre fille. J'ai eu beau dire que Madame d'Oftalis ayant vingt-nn ans, la plus brillante fanté, & n'accouchant point pour la première fois, il étoit affez fimple que vous n'eufiiez pas abandonnez vos enfants, & fait deux cents lieues pour venir être témoin d'un événement, qui, raifonnablement, n'avoit pas dü vous caufer la plus légere inquiétude. On s'eft obftiné a foutenir que vous n'aviez point de fenfibilité, & que vous n'aimiez point Madame d'Oftalis; que vous ne 1'aviez élevée avec tant de foin, & que vous n'aviez fait tant de facrifices pour 1'établir avantageufement, que par vanité. Dans ce pays- ci, on compte pour rien tous les procédés eflentiels, & 1'on ne donne des éloges qu'anx petites chofes : c'eft qu'on loue a regret ce qu'on ne voudroit pas imiter; & par cette raifon on admire la fenfibilité, non quand elle fait de grands facrifices , mais quand elle fe manifefte par des attentions, des vifites, des petits foins, paree que toute perfonne bien minucieufe &bien défceuvrée peut en donner de femblables témoignages.  l6i Lettres* Eh biën, mon cceur, malgré vos prédictions, M. dè Limours elt plus que jamais r'engagé dans fes premiers liens! Madame de Gerville a repris tout Pempire qu'elle avoit perdu un moment. M. de Limours paffe fa vie chez elle; & ce dernier raccommodement, par 1'humeur qu'il m'a caufée , n'a fait que nous éloigner 1'un de 1'autre infiniment davantage que nous ne 1'étions avant la brouillerie. J?ai deux filles; 1'alnée fera vraifemblablement établie avant deux ans, puifqu'elle en a quinze, & j'ai la douleur de penfer que c'eft la femme la plus intrigante & la plus malhonnête qui lui choilira un mari!.... car M. de Limours, méprifant Madame de Gerville autant qu'elle le mérite, eft entiérement fubjugué par elle : il a d'ailleurs une telle infouciance & une fi grande indolence , qu'il e(t charmé' que quelqu'un ait pris la peine de le gouverner, afin de lui épargner celle de réfléchir & de fe décider. Cependant il ne manque point d'efprit;. il a naturellement de la pénétration, de Ia fineffe, & un bon cceur. Ah , li j'avois voulu !... fi j'avois fnivi vos confeils!... je ne ferois pas auffi malheureufe..Oui, malheureufe, je le fuis. Connoiifez toute mon inconféquence, toute ma bizarrerie.. J'ai paffé quatorze ans fans fonger un moment a 1'avantage qui pouvoit réfulter de trouver fon ami dans fon mari. Ce n'eft guere que depuis dix - huit mois que je me fuis avi-  fur FEducation. 163., fée d'y penfer. Touta-coup j'ai vuM.de Limours avec d'autres yeux, ou , pour mieux dire, je Fairegardé, je Fai écouté, & j'ai eonnu, avec une furprife inexprimable, que fi je ne Favois pasaiméjufqu'alors, c'étoit uniquement par diftraction, & paree que je m'étois occupée de toute autre chofe. Quand on a paffé trente ans, qu'on a renoncé a Ia coquetterie, qu'on efr fatiguée de 3a. difiipation , on n'a rien de mieux a faire que d'aimer fon mari, fi Fon peuu.Tandis que je me livrois i\ ces fages réflexions , M- de Limours fe brouille avec Madame de Gerville; j'en reffentis une joie qu'il dut facilement pénétrer;. je crus même qu'il en étoit flatté. II dinoit plus fouvent chez lui, il n'avoit plus Fair de s'y ennuyer : tout alloit au gré de mes defirs , quand tout-a-coup il revoit Madame de Gerville, fe raccomraode, &, comme. autrefois ? abandonne fa maifon; de maniere que je paffe fouvent quinze jours fans Fappercevoir. Cette conduite m'a caufé un ehagrin que j'ai d'abord témoigné naïvement; mais quand j'ai vu que M, de Limours en étoit plus embarraffé que touché , j'ai changé de maniere, & je lui ai montré le plus profond mépris : alors 1'aigreur a fuccédé aux reproches. Enfin, nous fommes mille fois plus mal enfemble que vous ne nous avez jamais vus. Combien je fens, dans eet in [tant fur-tout, laprivation d'une amie telle que vous.'... Adieu, j'ai trop de noir  Lettres pour m'entretenir davantage avec vous; je ne veux pas troubler la paix dont vous jouiffez.... Quelle différence dans nos fituations !... Vous avez époufé 1'homme du caractere le plus docile, & même le plus impérieux. II méprifoit les femmes ; il vous fit éprouver toutes les injuftices de la jaloufie la plus abfurde; en même-temps, il prit pour une autre la plus violente paflion. Vous avez trouvé le moyen de le détacher de votre rivale, d'obtenir fon eftime, fa tendrefïe & toute la confiance : & moi , 1'on m'a donné pour mari, 1'homme le plus facile a gagner , a conduire; & je n'ai jamais eu le moindre pouvoir fur fon efprit, & je ne puis parvenu* a 1'éloigner d'une femme qu'il n'aime point, & qu'il méprife. Ahl je ne le vois que trop a préfent , nous faifons nous-mêmes notre deflinée. A ma place, vous eufliez trouvé le bonheur; a la vótre, j'eufTe été la plus infortunée de toutes les créatures. Adieu, ma chere amie, du moins plaignez - moi, écrivezmoi; retracez-moi toutes les fautes que j'ai faites; montrez-moi les conféquences des étourderies qui m'ont caufé tant de chagrins : je ne fens tout cela que confufément. Je voudrois en avoir des idéés plus claires, non pour moi, mon fort eft fixé, mais afin de mieux dépeindre a mes filles de fi terribles inconvénients : que du moins la trifte expérience que j'ai acquife puifle leur être utile, & je ferai  fur PEducation. 16$ confblée des peines qu'elle me coüte. Le Chevalier d'Herbain eft enfin arrivé; il eft toujours auffi gai & auffi aimable que vous 1'avez vu. Il prétend qu'en cinq ans nous avons abfolument changé de manieres, de mceurs, d'ufages, & qu'il fe trouve auffi étranger ici qu'il pouvoit 1'être a Conftantinople. Au rede, 1'étonnement qu'il alFecte pour tout ce qu'il voit, eft fort dróle, & lui lied trés-bien. 11 m'a chargé de le mettre a vos pieds, & il compte écrire au Baron la femaine prochaine. LETTRE XXVIII. Rêponfe de la Baronne. ■Q,ue vous m'affligez, ma chere amie; par le détail de votre fituation! & vous voulez que j'aye la cruauté de remettre fous vos yeux toutes les petites fautes qui ont produit de fi grands malheurs ! Ne m'auriez vous point demandé des reproches, feulement afin de me toucher, & pour m'öter la force de vous en faire? Ce ne feroit pas la première fois que vous auriez employé, avec moi, cette petite rufe; mais, ma chere amie, ne favez-vous pas qu'il m'e.l impoffible de laifferéchapper une occafion de vous précher? D'ailleurs, je fuis très-perfuadée que vous pouvez encore, fi vous le voulez fincérement,  ■ï(16 Lettres changer votre fort, & Ie rendre parfaitement heureux; mais il faut, pour cela, de la perfévérance, & une volonté ferme & décidée. Votre premier tort fut de croire, jadis, que c'étoit un trés bon air que celui de paroltre froide & dédaigneufe pour fon mari; il avoit a-peu-prés la même idéé, & cette conformité d'opinions ne devoit pas vous rapprocher. A 1'égard des chagrins que vous caufe fa liaifon avec Madame de Gerville, il n'eft encore que trop vrai que vous ne devez vous en prendre qu'a vous-même. J'ai confervé toutes vos lettres, j'ai, ce matin, chercbe & trouvé celle que vous m'écrivites, a ce fujet, il y a douze ans; elle eft lè fur ma table , je vais la copier fidélement. La voici. „ Enfin, ma chere coufine, tous mes vceux font accomplis; je n'ai plus de „ craintes, d'inquiétudes pour 1'avenir; je fuis fCire, mnintenant, d'ötre a ja„ mais libre & pailible. M. de. Limours eft amoureux d'une femme de la fociété; on allure que c'eft une paffion véri„ table, qu'elle eft partagée, & que Pengagement, de part & d'autre , eft pris pour la vie. A préfént, fi vous voulez „ favoir le nom de Poljet, c'eft Madame „ de Gerville; & comme vous ne la con„ noilfez point , je vais vous faire fon „ portrait. Elle elt plus agée que moi de ^, quatre ans, par conféquent elle en a vingt-quatre; elle eft dunombre de ces  fur PEducation. 167 perfonnes qui ne font jolies que trois „ ou quatre heures dans la journée, c'eft„ a-dire, aux lumieres & avec de ia parure; elle a une coquetterie demauvais „ ton , toute en mines & en fauffe gayeté. „ Sa réputation eft au moins équivoque, „ car on prétend que M. de Limours „ n'eft pas fon premier engagement pour „ la vie. Au refte, elle a ce qu'on appelle „ beaucoup d'cmis; ce qui iignifie feuie„ ment qu'on recoit beaucoup de monde „ chez foi. C'eft enfin la perfonne la plus ■u agiffante, la plus vifitante & la plus „ intrigante qu'il y ait an monde. A con3, lidérer ceci politiquement, une femme ,, de ce caraétere & de cette tournure 3, peut être utile a la fortune de M. de ,, Limours: elle intriguera pourlui, & lui donnera l'aftivité qui lui manque; & s, enfin, elle m'alfure une paifaiteliberté. 3, II eft vrai que M. de Limours n'a pas été, jufqu'ici, fort gênant; mais ne pouvoit-ilpas, d'un moment a 1'autre, 3, par défceuvrement, s'avifer de s'occu3, per de moi?... Graces au Ciel, Ma3, dame de Gerville me délivre de cette a, crainte; auffi par reconnoiffance, je lui s, donne a fouper, je lui prête mes lo„ ges, & je ne laiffe pas échapper une „ occafion de louer fa figure, fa maniere de fe mettre , fa grace & fon efprit. s, Oh, elle n'a pas obligé une ingrate!.... „ Adieu, mon cceur, quitrez donc votre „ triite Cliampague, revenez bien vlte9  l68 Lettres „ car il n'eft point de joies parfaites fans „ vous ". Eh bien , ma chere amie, que dites-vous de cette lettre? quelle étonnante révolution douze ans ont fu produire dans vos idéés & dans votre cceur! Quand notre bonheur n'eft point fondé fur la raifon , qu'il eft fragile! Ce qui nous tranfporte aujourd'hui, demain peut-être fera notre tourment. Vous avez connu cette pauvre ComteiTe de L... qui fe rendit, par fa jaloufie, fi infupportable a fon mari: elle avoit tort fans doute ; mais ce tort ne pouvoit nuire a fa réputation, & n'étoit même pas fait pour lui ravir, fans retour, 1'amitié de fon mari. Au-lieu de cela, ma chere amie, en montrant tant de joie de ce qui devoit natureliement vous affliger en fecret, en accueillant, en rccherchant votre rivale, vous avez refferréles nceuds que vous voulez en vain rompre aujourd'hui. Cette conduite imprudente bleffoit toutes les bienféances, & vous favez quels prétextes elle fournit par la fuite a Madame de Gerville même , pour vous noircir & vous calomnier auprès de M. de Limours. Mais ne parions plus du pafi'é, c'eft du préfent & de 1'avenir que nous devons nous occuper. II s'agit d'obtenir de M. de Limours le facrifice d'une liaifon indigne de lui, & dans laquelle il n'a pas même trouvé, pour fa fortune,les avantages que vous en attendiez; car fon attachement pour une femme aufli intrigante &  fur i"Education. 169 & auffi dangereufe , n'a fervi qu'a lui faire faire beaucoup de faufles démarches, a le rendre fufpeél, fouvent injuftement, & enfin, a diminuer de 1'eftime qu'il étoit fait pour obtenirperfonnellement. Se peutil, ma chere amie, qu'avec le defir de le ramener, vous ayiez pris le parti de lui montrer le plus profond mépris ! On peut excufer 1'emportement, 1'humeur, 1'injuftice même; mais le dédain & le mépris ne fe pardonnent point. Laiflez-iui voir de la triftefle, du chagrin; faififfez la première occafion de vous expliquer: alors avouez Vos torts avec franchife ; c'eft le feul moyen de lui faire fentir les fiens. Vous ne le rapprocherez pas de vous en un jour; mais en perfévérant dans cette conduite, foyez fïïre qu'avant un an, il vous accordera toute fa confiance & toute fa tendreffe, puifqu'il n'a rien de véritablement effentiel a vous reprocher, & qu'au fond il vous eftirae. Adieu, ma chere amie; ne me laiffez rien ignorer de ce qui vous intéreffe, & furtout les détails relatifs a M. de Limours. LETTRE XXIX. De la même a la même. Je vous envoye, ma chere amie, une lettre d'Adele; vousferez furement contente de 1'écriture, & peut-être étonnée d'y trouver plufieurs faiites d'orthographe : mais, Tomé I. H  170 Lettres en permettant a Adele de vous écrire une fois par mois, je Fai prévenue que je ne corrigerois ni fon ftyle, ni fon orthographe. Elle vient de m'apporter fa lettre, je lui en ai fait remarquer les fautes : elle vouloit en écrire une autre, ce que je n'ai pas permis; de maniere qu'elle voit partir celle-ci avec beaucoup de chagrin, & elle attend avec impatience le 12 clu mois d'AvrUi, dans 1'efpérance de pouvoir prendre fa revanche, en vous envoyant une lettre parfaite :& c'eft juftement cetteémulation que je veux entretenir. A propos d'écriture, je veux vous dire ici la maniere dont j'ai fait enfeigner Adele, & que je vous confeille d'employer pour Conftance. J'ai remarqué que Ia plus fatigante de toutes les lecons, pour les enfants, eft celle d'écriture, paree qu'en efFet rien n'elt plus ennuyeux que de remplir une grande page , en répétant toujours une ou deux phrafes quiforment en tout deux lignes. J'ai donc fait écrire, par un excellent Ecrivain, la valeur de neuf ou dix volumes d'extraits inftructifs & amufants, pour fervir d'exemples a mes enfants; les uns en grande & cn moyenne écriture, pour la première enfance; & les autres en petit caractere, pour 1'ftge de douze, treize, quatorze & quinze ans. Tous ces exemples font fur des feuilles détachées; & lorfqu'un volume elt fini, on paffe a un autre. De cette maniere, Adele trouve fa lecon agréable, s'inftruit en écrivant; ik comme elle  fur VEducation. 171 écrit dans le même efpace de temps, une beaucoup plus grande quantité de mots différents, que les autres enfants qui ne copient qu'une feule ligne, elle apprendra certainement 1'orthographe infiniment plus promptement. Non, ma chere amie, Adele n'eft point une perfonne déja parfaite; la nature lui a même donné de trés-grands défauts, & je n'ai pu encore que les réprimer & non les détruire entiérement. Elle eft violente , étourdie, légere, & par conféquent indifcrete, inconiidérée , & peu capable d'une application fuivie. Avec les perfonnes qu'elle necraint pas, elle eft impatiente, raifonneufe, emportée : mais, comme tous les enfants, elle fait parfaitement fe foumettre a la nécefïïté; & n'ignorantpas que j'ai également le droit & la volonté de la punir quand elle fait mal , elle eft avec moi d'une extréme foumifïïon. Elle s'effc échappée deux ou trois fois avec MilT Bridget ; mais enfin ayant reconnu que Mifl Bridget eft tout auffi infiexible que je puis 1'être, elle la refpecte maintenant, & lui obéit ainfi qu'a moi. Nous la croirions parfaite en effet,li je ne 1'examinois pas attentivement, lorfqu'elle croit que je ne prends pas garde a elle. Pendant fa lecon de defiin, j'écris ou je lis, & fouvent je la furprends fe moqnant de Dainville, ou faifant des mines d'impaiience, & je vois clairement que fi je n'étois pas préfente, elle feroit ayec lui aufii impertiII ij  172 Lettres nente qu'indocile. Rien n'eft plus facile que d'en impofer a un enfant; mais quand on a fu forcer a la foumiflion un efprit naturellement impérieux, il ne faut plus 1'abaudonner a lui-même un feul inftant : ear fi vous perdez de vue 1'enfant que vous avez dompté, foyez füre qu'il fe dédommagera, a la première occafion, de la contrainte que vous lui impofez. Plus il fera foumis avec vous, plus il fera intraitable avec les autres; alors, loin de lui óter un vice, vous ne ferez que lui en donner de nouveaux. La douceur qu'il vous témoignera, ne fera que de la fouplefle, & deviendra de la faufl'eté & de fhypocrifie. Ainfi ne le quittez donc que pour le remettre en des mains aufli füres que les vótres : ayez toujours les yeux fur lui, jufqu'a ce que le temps, la raifon & 1'habitude ayent abfolument changéfon caractere. Au refte, Adele a d'excellentes qualités; elle eft d'une extréme fenfibilité, elle eft généreufe, incapable d'envie ; elle n'a jamais d'humeur,& elle aura fürement beaucoup d'efprit. II elt eïïentiel d'accoutumer les enfants a traiter tous leurs maltres, non-feuleinent avec politefle, mais avec refpect; car il faut leur perfuader qu'ils doivent de la reconnoifiance a toute perfonne qui leur donne une connoiflance utile ou un talent agréable. Ce fentiment de reconnoifiance rejaillira fur le pere & la mere qui dirigent 1'éducation 9 & les lejons en fe-  fur VEducation. 173 tont prifes avec bien plus de fruit. Adele, hier, croyant que je ne la voyois pas, arracha des mains de Dainville un crayon , qu'il ne tailloit pas affez vite a fon gré. Je 1'obligeai a lui faire des excufes, que je dicïai moi-même dans les termes les plus humbles: ce qui lui coütabeaucoup. Quand nous füraes feules, elle me dit qu'elle ne croyoit pas devoir tant de refpeft a un jeune homme, commeM. Dainville. Mais, répondis-je, il veut vous donner un talent charmant, il vous confacre fon temps & fes foins, il eft un de vos bienfaicteurs. — Bienfaiéteur!... Un maltre!... — Eh bien, ne voulez-vous pas dire qu'il eft payé pour cela, & qu'il ne fait que fon devoir? Si cette raifon vous difpenfe de la reconnoiffance, vous ferez ingrate avec tout le monde. Par exemple, moi, en vous élevant, en vous corrigeant, en vous récompenfant, je ne fais que remplirmon devoir; ainfi vous ne m'en avez donc aucune obligation... — Oh, maman, pouvez-vous comparer... — Je fais bien que vous me devez beaucoup plus qu'a M. Dainville : mais il eft différents degrés de reconnoiffance; & fi 1'on ne fent poinc du tout les petites obligations , 1'on elt. incapable de reffentir fortement les grandes. Enfin, fi vous n'avez nulle reconnoiffance pour M. Dainville, vous n'etï aurez fürement qu'une très-foible pour moi. Ce raifonnement a fait une très-vive impreflïon fur Adele, & je fuis bien eerH irj  .174 Lettns laine qu'elle fe piquera de montrer beancoup de reconnoiffance a Dainville, afm de me convaincre qu'elle en a une fans bornes pour moi. Elle a parfaitement compris que toute perfonne qui ne manque a aucun de fes devoirs relativement a nous, contribue autant qu'il eft en elle a notre félicité, & par-la mérite de nous infpirer un fentimenr de gratitude proportionné au bonheur qu'elle nous procure; & elle a même fenti que fi ces devoirs font remplis avec affection , notre affeétion feule pouvoit en être Ie prix. A préfent, ma chere amie, il faut que je vous dife un mot de nos plaifirs; nous en avons eu de très-brillants ce mois-ci. Par exemple, nous avons joué la Comédie, & mes enfants étpient nos principaux Acteurs. Je vois d'ici votre furprife. Comment! Adele a joué un role d'amoureufe! Adele fait déja ce que c'ejl que Vamour, un amant, des Jiaffions violent es l Raffurez-vous, Adele ne fait rien de tout cela; nous avons joué deux Comédies dans lefquelles il n'y a ni amour, ni pafiions violentes, ui hommes : il eft néceffaire de vous expliquer cette énigme; en voici le mot. J'ai fait un Thédtre a Pufage des enfants cji3 des jeunes perfonnes; il faut aux enfants, comme nous l'avons déja dit, des tableaux , des images vives & naturelles, qui puiffent frapper leur imagination, toucher leur cceur,&fe graver dans leur méinoire. Voila le principe qui a pro-  fur rEducation. i~5 duit eet Ouvrage. Toutes ces pedtes pieces forment un recueil de legras fur tous les points de la morale. J'ai peint des travers, des défauts, des ridicules; mais, ert généraUj'aiévité depréfenter des perTonnages véritablement odieux ; ce lont des róles dangereux a faire jouer; les enfants peuvent oublier le dénouement & la morale qu'on en tire, &les trans de malbnité reftent dans leurs têtes. Ils s approprient, pour ainfi dire, ce qu ils apprerment par cceur & ce qu'ils repréfentent. f'ai fait des pieces pour Adele & pour mon fils. Dans les premières, tous les perfonnages font des femmes, & tous ceux des fecondes font des hommes ; ce qut m'étoit facile , puifque je banniffois 1 amotir de mon Théatre : & d'ailleurs, la familiarité que les répétitions établitlenc néceffairement entre les Acteurs, ne peut s'accorder avec l'exafte décence qui convieut a de jeunes perfonnes. II m'a paru que ce nouveau genre de pieces pouvoir. être utile a 1'éducation de la jeuneffe. De cette maniere, un enfant, en s'amufant, exerceroit fa mémoire, formeroit fa prononciation; il acquerreroit de lagrace?,& perdroit 1'embarras & la niaifene de 1 enfance. Après avoir joué un róle rempli da bonté, de délicateffe, de générofité, il rougiroit d'être indocile ou infenfible, enfin , il chériroit la vertu qu'il verrolt aimable & anplaudie. Mais je le répete , il eft abfolument néceffaire que les pieces II iv  i?6 Lettres foient faites exprès pour ce deiTein; Car la meilleure de nos pieces de Théatre feroit dangereufe, & en même-temps audeflus de 1'intelligence de 1'enfant de dis ans ie plus fpirituel. Nous avons joué, Ie premier de Mars , deux Pieces; la première ayant pour titre: Les Flacons, & la feconde, La Colombe. Madame de Valmont & moi avons pris femploi de Mere & de Fée; Adele joue les grands róles, & deux jolies petites filles d'une Femme-de-chambre de Madame de Valmont forment Ie refte de notre troupe. Quatre jours après, il y eut une re» préfentation oü nous ne fümes que fpectatrices; c'étoit le tour des hommes, qui jouerent le Foyageur & le Bal cV'Enfants. Les Acteurs étoient M. d'AImane, Théodore , M. de Valmont & fon fils, Charles, qui a treize ans, & qui eft d'une figure charmante , M. d'Aimeri, Dainville', & deux Valets-de-chambre. Charles eut le plus grand fuccès dans le Voyageur, & Théodore joua fort joliment dans la feconde Piece. II y a beaucoup d'émulation entre nos deux Troupes; mais nos Aéleurs 3es plus diltingués font Charles & Adele, qui eft véritablement furprenante pour fon age. Nos Spectacles ont li bienréuiïi, que nous donnerons les mêmes repréfentations encore une fois dans Ie courant du mois. Nous avons un très-joli théatre & une falie qui contientdeux cents perfonnes,& qui eft parfaitement remplie par nos voifins,  fur VEducation. 177 nos gans, & des payfans : ce qui forme pour nous un auditoire trés - impofant, quoiqu'il nous ait traités jufqu'ici avec beaucoup d'induigence. Adieu, ma chere amie; fi vous deiirez des billets pour la première repréfentation, mandez-le-moi... Oh, que je voudrois que vous puffiez voir ce petit Spectacle! j'en jouirois doublement fi vous y étiez, & peut-être vous intérelferoit-il plus que vous ne l'imaginez; car les graces touchantes & naïves de 1'enfance prêtent un charme inconcevable a ces foibles productions. LETTRE XXX. Rèponfe de la Vicomteffe. Si je veux des billets pour aller a vos Comédies; vous tn'en enverrez ! Croyezvous que ce (bit-la une jolie plaifanterie, & qu'il foit généreux d'infulter ainfi au chagrin que j'éprouve d'être féparée de vous ? Je fuis bien füre que je préférerois vos Spectacles d'enfants a la plupart de ceux que je vois ici; par exemple, a celui auquel j'ai été hier. M. de Blefac a donné une très-jolie fête a fa maifon de campagne; ilavoitrafiëmbléenviron quinze femmes de la meilleure compagnie, &, excepté cinq Ou fix, toutesextrêmementjeunes. La fête commenca par une iliumination charmante dans le jardin , & finit par il v  J?* Lettres un Spcftacle fort différent des vótres. On joua deux pieces, dont vous avez pu entendre parler, paree qu'elles paffent pour être fort jolies dans leur genre; mais elles font ü iudécentes, que fürement, de notre temps , c'eft-a-dire , il y a dix ans, il n'exiftoit pas une feule femme de bonne compagnie qui eüt avoué les avoir lues. Eb bien, au milku de cent hommes, nous les avons vues jouer fans aucun embarras, & 1'on a même demandé aM.de Blefac une feconde repréfentation de ce Speclacle. Pour moi, je vous avoue que je n^avois pas d'idée d'un tel excès de licence, & que j'ai admiré 1'intrépidité de toutes ces jeunes perfonn.es pendant tout le temps qu'a duré Ia Comédie, elles qui d'ailleurs paroiifent li timides, & quelquefois affectent tant d'cmbarras en entrant dans une chambre. Si j'avois pu fans pruderie me difpeufer d'aller a la feconde repréfentation , ie n'aurois certaiiiement pas pris Pengagement d'y retourner; car, au vrai, je n'ai pas 1'efprit & legout affez corrompus pour préférer de ftmblables Pieces a celles de ia Comédie Francoife. Madame rf'0n imagination. Elle fait que eet être charmant eft aufii pur qu'il eft beau, qu'il détefte le menfonge, les détours, la gourmandife, la colere, & que toute bonne aftion lui plalt & Penchante. Elle craint cVaffligerfon bon Ange; & lorfqu'elle eft bien raifonnable, elle me dit avec une fatisfaétion inexprimable: „ Dieu me protégé, & mon bon Ange eft content de moi ". Je lui ai parlé auffi de 1'efprit malfaifant, perverti par 1'orgueil & par 1'ingratitude, & que la célefte Juftice précipita du ciel au fond des noirs abymes de 1'enfer, gouffre affreux, éternelle demeure des méchants & des impies, & qui recut pour premiers habitants des orgueilleux & des ingrats. Adele fait que eet efprit infernal n'eft occupé qu'a nuire, qu'il caufa la chüte du premier homme, & que c'eft lui qui, pour nous perdre, nous fuggere les criminelles tentations de manquer k nos engagements, a nos réfolutions, ou de nous enorgueilJir des dons de Ia nature que nous tenons de Dieu. Enfeignez a Conftance toutes ces diiKrentes chofes en caufant avéc elk;  fur VEducation. iSJ cette erpece d'inftruétion dolt précéder celle du Catéchifme-, que vous ne devez lui apprendre que lorfqu'elle aura fix ou fept ans. Prévenez-la bien, en lui lifant le Catéchifme, que les Myfteres qu'il explique font au-deflus de 1'intelligence humaine; que Dieu nous a fait pour Primer, &nonpourle comprendre; que d'ailleurs , nous fommes trop bornés pour ofer foutenir que tout ce que nous ne pouvons concevoir eft faux , puifque , dans la nature, tout eft prefque myftere & prociiges pour nous, & qu'enfin, comme dit Montaigne, enparlantde 1'incrédulité fur les chofes indifférentes : „ que c'eft une „ hardielfe dangereufe & de conféquen„ ce, outre 1'abfurde témérité qu'elle trai„ ne quant a foi, de méprifer ce que nous ne concevons pas". Telle eft la maniere que j'ai employée pour infpirer a Adele une véritable pitié, & lui donner, comme vous dites, de la confcience. J'ai mis en ufage auffi, pour le même objet, un autre moyen qui vous paroicra peut-être frivole, mais dont 1'efft-t eft fftr, II eft abfurde de dire aux enfants qu'un petit do/gt nous avertit de tout ce qu'ils font en fecret, paree que c'eft un menfonge & une bêtife ; mais j'ai dit a ma fille que lorfqu'elle ne me répond pas avec fincérité, je le vois clairemetit dans fes yeux & fur fa phyfionomie : & je ne la trompe point; car, lorfqu'on conuok les enfants, il eft bien facile de lire  188 Lettres fur leur vifage tout ce qu'ils penfentr ainfi elle n'a jamais la tentation de me déguifer la vérité, fftre que je la pénetre toujours. D'ailleurs, ft force de lui répéter que je fuis certaine qu'elle ne voudroit pas faire une faute grave, quand elle feroit convaincue que je ne pourrois jamais la découvrir, je le lui perfuade; & il e(ï très-vrai que depuis quelque temps elle ne commet point de fautes, fans éprouverun preffant defir de m'en inllruire : ce qui ell tout fimple, puifque, fans compter Ks raifons que je viens de vous détailier, elle croit que eet aveu fera, aux yeux de Dieu, une expiation, & aux miens une épreuve de confiance qui m'attachera davantage a elle. Enfin , ma chere amie , que la Religion foit la bafe de tout ce quê vous ferez; ou vous ne ferez rien de véritablement folide. Occupez-vousenmême-temps de donner ft votre éleve de 1'empire fur elle-mthne : vous travaillerez alors fur des fondements inébranlables ; & votre ouvrage ne fera détruit ni par les palfions, ni par les mauvais exemples. Je connoiflbis les Lettres de Mylord Chefterfield : je trouve tous les reproches que vous lui faites parfaitement fondés; mais s'il n'avoit pas dit tant de mal des femmes, vous auriez loué plufieurs chofes de fon ouvrage, dont vous n'avez point parlé. N'eft-il pas touchant, par exemple, qu'un homme, dans le mïniftere, & livré aux affaires & ft 1'ambition ,  fur rEchicatien. 1S9 écrive % fon fils , ixgé de huit ans, des iettres auffi longues & auffi détaillées qu'inftruclives , puifqu'elles contiennent des abrégés de mythologie & d'hiftoire fort bien faits, & que cette correfpondance, pendant plus de vingt ans , ait toujours été également exacte & fuivie ? Je conviens qu'il eüt été mieux encore d'élever fon (ils foj-même, & de ne pas s'en féparer fi long-temps; mais ce fils n'étoit pas légitime; ce qui ajoute beaucoup a tout ce que Mylord Chefterfield a fait pour lui. D'ailleurs, on trouve dans ces Lettres plufieurs principes excellents , une connoiffance affez approfondie du cceur humain, de 1'érudition, de 1'efprit , de la fineffe, de la raifon; enfin, il me femble qu'elles dóivent être regardées comme un ouvrage eftimable a beaucoup d'égards, & comme un monument intéreflant de la tendreffe paternelle. Comment fe peut-il, ma chere amie, que vous ayez été a la fête qu'a donnée M. de Bléfac? & comment avez-vous pu vous réfoudre a voir une feconde repréfentation d'un femblable fpeclacle, vousa_ qui j'ai toujours connu un goüt fi vrai pour la décence? Eft-il poflible que vous ayez facrifié votre inclination & vos principes a la crainte frivole & ridicule d'être accufée de pruderie par des gens dans la ■ bouche defquels ce reproche eft prefque toujours un éloge? Fbus avez trente-deux ans, & votre réputation eft faite! Prémié*  iqo Lettres remeiit, vous n'avez point paffe 1'ilge oiï 1'on peut la perdre; & d'ailleurs, ne 1'avez vous acquifé que pour vous affranchir des bienféarices qu'on doit refpecter Je plus? Croyez au contraire, qu'il faut faire, pour la co fferver, tout ce qu'on a fait pour 1'obteuir. Songez encore que les mauvais exemplcs, donnés par une perfonne eftimable, font les feuls véritablement dangereux. Si M. de Bléfac n'eütpu raifembler a cette féte que des femmes d'une réputation équivoque, on n'eütcertainement pas vu une feconde repréfentation de ce fpectacle; un cri général fe feroit élevé contre une pareille indécence, & elle eüt été trouvée ce qu'elle eft en effet. Mais quand on a fu -que quelques perfonnesirréprochables étoient a ces pieces , on a porté un jugement différent. Ainfi, vous avez contribué a un très-grand mal , celui de rendre 1'indécence moins odieufe & moins révoltante, c'eft-a-dire, dans 1'opinton générale; car il exifte encore plufieurs bons efprits qui jugent des •ictions, non par les perfonnes qui les font, mais par ce qu'elles font véritablement. Enfin , quel exemple pour votre fille, préte a entrer dans le monde! Quand vous lui recommanderez Ia circonfpection , la décence la plus exacte & Ja plus fcrupuleufe , de quel poids feront vos exhortations a eet égard?... Pardonnez-moi, ma chere amie, des reproches fi peu ménagés; j'envifage avec douleur toutes les  fur PEducation. iyi conféquences de votre étourderie, & j'en fuis trop fincérement alfectée pour fonger a mes expreffions. L'amitié trahit, quand elle flatte dans les chofes importantes, & j'aimcrois mieux rifquer de vous déplaire que de vous déguifer des vérités utiles. Maintenant, après vous avoir bien prêchée, je vais, au nom de Madame de Valmont & au mien, vous remercier de toutes vos bontés pour Cécile, & vous demander une nouvelle grace. Nous avons lu a M. d'Aimeri Partiele de votre derniere lettre, oü vous parlez de Cécile & de 1'impreffion qu'a produite fur elle ce qu'elle a pu entrevoir du monde. Ce détail a fait le plus grand plailir a M. d'Aimeri, qui, depuis la mort de fon fils, fe reproche chaque jour d'avoir faerifié la malheureufe Cécile. II eft fi cruellement puni par fes remords, qu'il eft impoffible de ne pas le plaindre prefque autant que faviélime, d'autant plus qu'il parle luimême a fes amis de cette tache ineffacable dans fa vie, avec une franchife & des regrets qui le rendent auffi intéreffant qu'on peut 1'être après une femblable faute. II eft, depuis fes malheurs , dans la plus grande dévotion; & fa piété, auffi folide que fincere, en lui faifant connoltre toute 1'atrocité de fon injuftice, aioute encore a fes remords, II n'ignore point que Cécile aimoit le Chevalier de Murville. II penfe fans cefle a elle; il fe la repréfente telle qu'elle étoit lorfqu'il la renvoya dans fon  192 Lel tres convent, dans tout 1'éclat de fa jeunelTe & de fa beauté. Cette image touchante le pourfuit, m'a-t-il dit, en tous lieux, ft toute heure, & lui infpire une compaflïon 11 tendre, qu'il m'a protefté fouvent qu'il avoit véritablement pour Cécile une affection aufli vive que cclle qu'il reffent pour Madame de Valmont. Cependant il n'a pu fe réfoudre a la voir depuis fa profeflion, quoiqu'il en ait mille fois formé le projet; mais il lui écrit, il a doublé fa penfion, & lui envoye chaque année, avec profufion, toutes les petites chofes d'agrément qu'une Religieufe peut defirer. Cécile, dont le coeur fenfible ne demande qu'a s'attacher , a pris pour lui la tendrefle la plus vraie, & la lui témoigne de la maniere la plus touchante dans des lettres qni ne peuvent qu'aggraver la douleur&le repentir de fon malheureux pere. Elle lui avoit caché, par égard, 1'altération inquiétante de fa fanté, & ne lui manda fon voyage a Paris, qu'au moment de partir. Cette nouvelle accabla de douleur M. d'Aimeri, d'abord parl'inquiétude que lui caufoit la maladie de fa fille, & par la crainte affreufe que la connoiflance fuperficielle qu'elle alloit acquérir du monde , le fpectacle de 1'opulence, de la magnificence & du bonheur de fa fceur, ne lui fiflent fentir davantage le malheur de fa fituation. Votre lettre , en détruifant toutes fes craintes, a redoublé fa tendrefle & fon eftime pour Cécile. II n'eft plus dé- chiré  fur FEducation. 103 chiré de remords depuis qu'il fait que fa fille eft enfin fatisfaite de fon fort; & maintenant il defire avec paflion de la voir. Ainfi, ma chere amie, fi vous pouvez nous obtenir encore pour Cécile cinq ou fix mois de liberté, au-lieu de retourner dans fon convent, elle viendroit ici pafier 1'été, & vous ferez le bonheur de fon pere & de Madame de Valmont. Adieu, ma chere amie, répondez-moi la-defius le plutót qu'il vous fera pofiible. Au moment •• de fermer cette Lettre, je me rappelle heureufement les queftions que vous me faites au fujet du fils de Madame de Valmont. Puifque je ne vous ai point parlé de lui avec détail, vousdeviez croire que je ne formois aucunprojet pour Vavenir: ma fille doit naturellement prétendre a un meilleur parti, rélativement a la fortune. Au refte, quoique M. de Valmont n'aille point a la Cour, il eft en état deproduire toutes les preuves qu'on exige pour les préfentarions. Sa familie manque d'illuftration, mais elle eft très-ancienne, & 1'on ne peut lui reprocher des méfalliances; mérite dont bien peu de maifons peuvent fe vanter aujourd'hui, & qui prouve dn moins que fes ancêtres penfoient noblement. Pour revenir a Charles, il elt en etfet d'une figure diftinguée, & dont jé puis vous donner une idéé; car on dit qu'il reffemble étonnamment a Cécile. II a d'ailleurs beaucoup d'efprit, une raifon au-delfus de fon ilge, une extréme feufiTome I. I  1Q4 Lettres biiité , & une tête trés-viVe, quoique fon extérieur foit froid & férieux. II a recu de ion grand-pere une très-bonne éducation ; mais il a treizeans, il aura des paffions violentes : & s'il perdoit M. duimen ayant d'entrer dans le monde, il feroit très-poffible,qu'il ne répondït a aucune des efpérances qu'on a concues de lui. Adieu,ima chere amie; occupez-vous, je vous en prie, de nous envoyer Cécile • vous m obhgerez véritablement. LETTRE XXXII. Réponfe de la Ficomteffe. Ah, ma chere amie, je fuis dans un trouble , dans une agitation, que je ne puis calmer qu'en vous écrivant. Te viens d avoir une fceue affrcufe avec M. de Limours... Je vous 1'avoisbien dit, que Mali*16 il GerviIle marieroit ma fille a fon F Ai' 71 favez-V0lIS qui 1'on me propofe ? le hls de fon amie, d'une femme encore plus méprifable qu'elle, s'il eft poflible; enfin, de Madame deValcé, déshonorée par tant d'égarements. Et voila cependant la belle-mere qu'on veut donner a ma rille.... M. de Limours a commencé par me vanter le nom de M. de Valcé, qui eft en effet trés - beau , fa fortune, fon perfonne!, &c. Enfin, j'ai pris la parole: Mais, Monfieur, fongez-vous que ma fille  fur VEducation. 19$ a cent fois entendu parler de Ia conduite abominable de Madame de Valcé ?...—■ On n'eft pas obligé de prendre fa bellemere pour modele, & fouvent même on feroit fort bien d'en choifir un autre que fa mere. — Cette réponfe impertinente m'a choquée au-dela de 1'expreffion; la converfation s'eft échauffée; j'ai déclaré que je ne donnerois jamais mon confentement, & que telle étoit mon irrévocable réfolution. A ces mots, M. de Limours s'eft levé froidement, en difant : ,, Je n'étois point décidé fur ce mariage; a préfent je vais donner ma parole. J'étois venü pour vous confulter; mais puifque vous „ avez fi parfaitement oublié que je fuis ,, le maltre de ma fille, je dois vous le „ prouver, & demain vous enferezcon,, vaincue ". A ces mots, il eft forti, & m'a laiffé dans une rage impofiible a décrire. O quel tyran qu'un homme! comme le plus foible tout-acoup peut devenir redoutable a la femme la plus impérieufe!... Enfin, après avoir fait beaucoup d'imprécations contre les hommes, après avoir pleuré, lonné toutes mes femmes, & pris un flacon d'eau de fleur d'orange, ]e me fuis décidée a écrire a M. de Limours , pour reconnoltre mon tort, & le conjurer de fe donner le temps de réfléchir a une affaire auffi importante; & il vient de me faire répondre parmonvaletde-chambre, qu'il me verr'oit demain. II faut foufirir tout cela; ilfaudra 1'attendre I ij  ï)6 Lettres demain avec patience & foumifiion, & le recevoir avec douceur!... Je fuis humiliée, confondue, & réellement hors de moi..... Mais parions d'une chofe plus agréable : j'ai fait votre commiflïon, j'ai obtenu pour Cécile une prolongation de liberté jufqu'au mois de Janvier. Elle eft tranfportée de joie, elle partira pour le Languedoc le neuf de Mai, c'eft-a-dire dans douze jours. Adieu, mon coeur, je ne fuis pas digne aujourd hui de m'entretenir plus longtemps avec vous; je vous envoye pour le Baron une lettre du Chevalier d'Herbain qu'il m'a lue hier, & que j'ai trouvée alTez dróle, quoiqu'une épigramme de douze pages me paroiffe cependant un peu longue. Au refte, on nepeut difconvenir que fa critique ne foit parfaitement fondée, & il elt du moins impoffible de lui reprocher de 1'exagération. LETTRE XXXIII. Le Chevalier (PUerbain au Baron. Me s voyagesfont enfin finis, mon cher .Baron. Après cinq ans de courfes & de fatigues, il eft doux de fe retrouvera Palis : mais je vais peut-être vous furprendre en vous difant que j'y fuis tout auffi étranger, tout aufli neuf, que je pouvois 1'êtreè StockholaiouaPétersbourg; vous en allez juger.  fur FEducation. 197 j'avois laiiTé des hommes uniquement occupés du jeu, de la chaiïe & de leurs petites maifons; j'avois laiiTé les femmes ne fongeant qu'a leur parure, a 1'arrangement de leurs foupers : & je trouve toutes les femmes favantes & beaux efprits, & tous les hommes auteurs. En cinq ans, ce changement n'eft-il pas merveilleux? Je ne m'y attendois pas , je vous 1'avoue; pour.vous donner une idéé de ma première furprife, je vais vous conter l'hiftoire du lendemain de mon arrivée. C'étoit un lundi; je cours avec e,wv preffementchez Madame de Surville, mon ancienne amie, a qui je ne vous le diffimule pas, j'avois cru, jufqu'a préfent, beaucoup plus de vertus que d'efprit. Elle me recoit fort bien, & me dit : Vous arrivez a propos, nous avons une leclureaujourd'hui... Uneleélure! reprisje; & de quoi?... — C'eft une Comédie. .. — Et de qui ? —< Du Vicomte, répond-elle froidement. Or, mon cher Baron, il faut vous dire que ce Vicomte, quand je partis pour 1'Italie, favoit a peine écrire une lettre, & qu'il avoit 40 ans. Comme je réfléchilfois profondément ladeiïus, je vis arriver fucceffivement une trentaine de femmes & autant d'hommes; alors je disenmoi-même : certainement fi le Vicomte avoit eu le malheur de faire une Comédie , il pourroit tout au plus rifquer de la lire devant cinq ou fix perfonnes de fes amis intimes; mais il n'iI iij  I98 Lettres roit pas s'expofer a la moquerie de cette nombreufe affemblée. Madame de Surville eft gaie, fürement c'eft une plaifanterie qu'elle m'a faite. On s'eft donné le mot pour m'attraper. Je vois bien aux plumes & aux habits de caraétere de ces Dames, qu'il s'agit d'un baM mais prêtons-nous au badinage, & ne faifonsfemblant de rien. Eneffet, toutes les femmes avee leurs panaches, leurs robes étrangeres & leurs longues écharpes, me conficmoient dans cette erreur. On apporte une grande tabïe fur laqueJle étoit pofé un énorme fac de taffetas vert. Bon, me dis je , en attendantles violons, on va jouer au Biribi. Point du tout, c'étoit le fac a parfiler de Madame de Surville. Bientót toutes les femmes demandent leurs facs. Voila les valets-de chambre en 1'air, & un inftant après tout le monde parfi'ant. Enfin, on annonce le Vicomte de Blemont : on fe leve, on s'empreffe, ons'agite,on 1'accsble de compliments & de carefles, on lui donne un fauteuil: il fe place auprès de la table, fur iaquelle on pofe une grande caraffe d'eau. On ferme les fenêtres, les volets; on arrête les pendules , & 1'on fait cercle autour de I'Auteur. L'intrépide Vicomte jette un coup d'ceil alfuré fur 1'affemblée; & d'un air impofant&grave, tire fon manufcrit de fa poche, & conimence. Jecroyoisrêver;mais  fur VEducatkn. 199 mon étonnement devoit augmenter encore. J'éconte avec la plus grande attention; malheureufement les bonnes places étoient prifes, & j'étois féparé du Lefteur par une demidouzaine de femmes, dont les exclamations'redoublées&les fanglots m'ötoient abfolument la poffibilité d'entendre un feul mot de 1'ouvrage. Mais je pouvois facilement juger de fon elïet prodigieux, par le murmure confas d'applaudifl'einents, & par 1'admiration qui fe peignoit fur tous les vifages. Je vis que la piece étoit du plus grand pathétique; car tout le monde fondoit en larmes , les femmes particuliérement, & fur-tout celles auprès de qui j'étois placé. Elles fe renverfoient fur leurs cbaifes, en levant les yeux & les mains au ciel ; & la plus jeune de toutes fut fi vïvement affectée au troifieme acte, qu'elle fe trouva mal tout-afait. Madame de Surville, qui étoit elle-même dans un état affreux, la fecourut, & fut obligée de la délacer. Le Vicomte, accoutumé fans doute a produire de pareils effets , ne fit qu'en fourire, & continua fa leéture. Le refte de 1'ouvrage eut le même fuccès; &moi, n'eutendant rien que les éloges qu'on y donnoit, vous imaginez aifément ce que je dus fouffrir. Au défefpoir de ne pouvoir partager les tranfports que je voyois éclater, i'éprouvois véritablement le fuppÜce deTantale. Lorfque Ia leéture fut achevée, toutes les femmes fe leverent, & entourerent le I iv  200 Lettres Vicomte. Leurs geftes paffionnés, Ie tori percant de leurs voix , la volubiliré de leurs difcours, peignoient parfaitemens l enthoufiafme dont elles étoient faifies. Four moi, qui n'avois rien a dire, puifque je n'avois rien eutendu, j'étois fort embarraue de ma contenance; & n'ofant me préienter devant le Vicomte avec un vifage froid& des yeux fecs, jem'échappai tout doucement du fallon, & j'entrai dans le cabinet de Madame de Surville aveC ]e projet d'y refter jufqu'a ce que le Vicomte fut foni. Mais j'étois deffiné, comme vous I'allez voir, a ne rencontrer, dans cette journée, que des objets inattendus & furprenants. La première chofe qui me frappa en pofant le pied dans le cabinet, ce fut un bureau couvert de papiers & de livres. Comment, dis-je , un bureau chez une iemme, & chez Madame de Surville! mais, contnniai-je , puifque voila des livres, je ne m'ennuyerai pas tant feul : lilons. A 1'inffant j'en prends un, je 1'ouvre; c'étoit un traité de Chymie. Comme je ne fuis point Chymifte, j'en choifis iin autre; c'étoit un Traité de Phyfique. Le _ trouvant encore trop abflrait pour moi, j'en prends un troifieme : hélas! ™0r? cher Baron, c'étoit un Di&ionnaire d Hiftoire naturelle. Confus & humilié, je vous 1'avoue, de ne pouvoir trouver chez une femme, & chez Madamede Surville, un feul livre qui füt a ma portéc,  fur rEdücation. 201 je me levai, & m'éloiguai du bureau avec un peu d'humeur. Mes regards Ce porterent fur un petit morceau de fculpture qui fe trouvoit a cóté de moi. C'étoit un autel élevé20 Lettres a tout le monde. J'ai partagé fon embarras, quoiqu'il ne fut pas fondé, paree que toute perfonne qui fouffre a le droit d'intéreffer un bon cceur. Par exemple, il yades gens mal élevés, & auxquels leurs parents ont laiiTé prendre des antipathies lidicules & extravagantes. J'ai connu une femme qui s'évanouiffoit en voyant un chat!... — Un chat!... — Oui, elle avoit cette foibleffe; eh bien, je la plaignois doublement, d'abord, de fouffrir, & fecondement, d'avoir eu une mauvaife éducation. Je me dilöis, fi 1'on m'efltélevée comme elle, j'aurois cette folie ou quelqu'autre femblable; & je n'avois pas la fottife de m'enorgueillir d'avoir plus de raifon : feulement je remerciois Dieu de m'avoir donnédes parents vigilants, éclai'rés & tendres, & je me fentois pour cette femme une compaffion pleine d'intérêt & une véritable indulgence. J'ai terminé eet «ntretien, que je vous abrege extrêmemenr, en déclarant a Adele qu'elle ne viendroit point avec nous chez Nicole , & que, pendant trois jours, elle dineroit & fouperoit dans fa chambre. Elle a recu cette tigoureufe punition avec une foumiffion parfaite; car elle fait bien que le plus léger murmure prolongeroit fa pénitence. Auffi, les recoit-elle avec autant de douceur que dé chagrin. Je fuis convenue avec MiffBridget, qu'elle feroit au moins fix fema'n. . fans traiter Adele comme a i'ordinaire. Elle lui dira qu'elle n'a nulle  fur 1'Education. 221 efpece de rancune; mais qu'il ne lui enpas poiïible de compter fur Taffeclion d'une perfonne dont elle a été traitée avec fi peu d'égards. Et moi je dirai a la coupable & répentante Adele : Voyez ce qu'une légéreté peut nous coüter; une plaifanteri* qui vous a médiocrement amufée une demi-heure, vous fait perdre 1'amitié d'une perfonne qui doit vous être chere, altere 1'opinion que j'avois de vous; enfin , vous rend fufpecte a toutlemonde, &vous attire une pénitence de trois jours. LETTRE XXXV. Be la même a la mime.- J'ai été bien long-temps fans vous écrire, ma chere amie; mais, depuis ma derniere Lettre, j'ai été témoin d'unefcene fi touchante , & dont les fuites cruelles m'ont fi finguliérement affectée, que, dans ces premiers moments , je n'aurois pas été en état de vous faire les détails que vous defirerez fürement, quand vous faurez qu'ils font tous relatifs a la malheureufe Cécile. Oh! c'eft maintenant qu'elle eft a plaindre!... Et vous allez juger fi jamais, dans aucun temps de fa vie, elle fut plus digne d'exciter votre compalfion. Je vous mandois, dans ma derniere Lettre , le mot échappé a Cécile au fujet de fa profefiion qui fe fit le i6deMai}(épO' K iij  222 Lettres que a préfent doublement funefle pom elle ! ) & que pour la diftraire de cette idéé , nous avions proietté une promenade jufqu'a Ja maifon de Nicole. En effet, nous partimes a cinq heures du foir, M. d'Aimeri, M. & Madame de Valmont, Cécile, M. d'AImane, Charles, Théodore & moi, tous enfemble dans la même calèche. Je crus m'appercevoir en voiture que Cécile prenoit peu de part a la couverfation; eile paroiflbit vivement occupée du plaifir d'admirer les beautés de la campagne, &les différents points de vue qui s'offroient fur notre paflage ; & de temps ca temps un foupir échappé malgré elle , fembloit dire : Heureux ceux auxquels on n'a point ravi la liberté de contempler toujours un fi beau fpectacle !... Enfin , nous approchons de 1'habitation de Nicole. N'ayant plus que cinq cents pas a faire pour y arriver, M. de Valmont nous propofa d'y aller a pied, afin, dit-il, de furprendre les bonnes gens dans 1'intérieur de Ieurménage. Nousdefcendlmes de voiture; & après avoir traverfé une grande prairie, nous entrames dans une allée de faules qui nous condui* fit a la maifon de Nicole. Cette petite cabaue couverte de chaume, eft au milieu d'un jardin affez vafle, entouré d'une haie d'épine fleurie : des fruits d'une beauté parfaite, une vue délicieufe, un air parfumé , des ruiffeaux d'une eau pure Sc tranl'parente qui fe croifcnt fous les pas  fur VEducalion. 223 en ferpentant fur un gazon parfemé de violectes & de thym; tous ces differents objets rendent cetre habitation champètre un des plus agréables féjour de 1'univers. Arrivés prés de la chaumiere, Théodore nous devance, ouvre la porte , & nous entrons tous. Nous trouvons la jeune fermiere affife entre fa mere & fon mari. Elle tenoit dans fes bras le plus jeune de fes enfants; fa fille ainée, a genoux devant elle, careflbit fon petit frere, & Ia feconde étoit debout, le vifage nonchalamment appuyé fur 1'épaule de fon pere. Nous aurions defiré pouvoir contempler quelques inllants ce tableau charmant, cette image touchante de 1'union «5: du bonheur; mais aufli-tót que les payfans nous appercümes, ils fe leverent. Nicole dit a fon mari d'ailer cueilür des fleurs: la bonne mere va chercher du lait, de la crème , & drefle une- table. Pendant ce temps-la, nous admirons l'ordre&lapropreté de la maifon , nous careflbns les enfants, & la jeune fermiere nous entretient de fon bonheur & de fa tendrefie pour fa familie. Cependant le mari revient avec une corbeille remplie de bouquets: on nous offre des fruits, des fleurs, du laitage. Et tandis que ces bonnes gens s'empreflent & s'agitent autour de nous, M. d'Aimeri s'appercoit que Cécile n'eft plus auprès de lui : il la voit a 1'autre bout de la chambre retirée dans un coiu. II s'approche d'elle; 1'infortunée détourne K iv  224 Lettres la tére... H la regarde; elk étoit piïk St tremblante, & fon vifage étoit baigné da pleurs : elk veut parler, fes fanglots la luffoquent... Sa fceur accourt; & Cécile, confufe & déléfpérée, lui dit tout bas, d'une voix entrecoupée : Arrachez-moi d'ici, je me meurs... Madame de Valmont , aufli furprife qu'affligée, veut en vain chercher un prétexte a 1'état de fa malheureufe foeur. Son pere n'avoit que trop facikment pénétré la vérité. Nepouvant fupporter eet affreux fpetftacle, touta-coup il prend le jeune Charles par Ia main, & 1'entraine avec lui ; il fort impétuenfement de la chaumiere. M. d'AImane & M. de Valmont fortent auiïi-tót, dans 1'intention de k rejoindre, & de retourner au chilteau a pied avec lui. Enfin , nous arrachons Cécile de cette maifon fi funefte pour elle, & nous remontons en voiture. Pendant tout le chemin, elle ne prononca pas une feule parole ; elk eut conftamment la tête baiffée fur fa poitrine, & les yeux prefque fermés. Pénétrée de fa fituation, je voulus une fois lui prendre la main & 1'embraffer; mais elk roidit fon bras avec un air fombre ók chagrin , & elle refta immobile fans me regarder : car un des plus funeltes effets du défefpoir, eft de delfécher 1'ame, & de rendre infenfible a la compaflion qu'on jnfpire. Cependant Cécile eft naturellement fi tendre, qu'elle ne tarda pas a fe repentir de 1'efpece de dureté qu'elle ve-  fur FEclucation. 12$ noit de me témoigner. En arrivant au chateau, elle me ferra la main, & m'embraffa avec 1'expreiïion de la plus vive reconnoiffance. Auiïi-tót que j'eus laiffé aux deux fceurs la liberté de s'entretenir fans contrainte, & qu'elles furént feules Tune & 1'autre , Cécile, prévenant la curiofité de Madame de Valmont, & fe jettant dans fes bras en verfant un torrent de larmes : ,, Apprennez, 1 ui dit-elle, tout ce qui s'eft „ paffé dans mon cceur; connoiifez ce cceur déchiré d'un trait que la mort „ feule peut arracher!... J'ai trouvé dans „ cette chaumiere 1'image d'un bonheur ,, que je n'ai pu me défendre d'envier... „ Dans eet inftant, un noir fentiment d'a„ mertume & de jaloufie a flétri mon „ ame... Je vous ai vue fourire au fpec,, tacle fi doux d'une félicité dont vous „ jouiffez. Mais ce tableau , délicieux „ pour vous, ne pouvoit que m'éclairer „ davantage fur i'horreur de mon fort, „ & m'apprendre a mieux connoltre encore toute 1'étendue du facrifice affreux „ qu'on m'a fait faire. Hélas! cette fem„ me eft au milieu de fes enfants, entre les bras d'une mere tendre& d'un époux ,, chérü... Etmoi, malheureufe,privép „ de ma mere prefqu'en naiffant, prof„ crite par mon pere, arrachée a ce que ,, j'aimois, condamnée a 1'oubli, a 1'ef„ clavage, il me faut renoncer aux plus ,, doux fentiments de la nature... O ma ,s fisur! oü m'avez-vous conduite? Doit-  22(5 Lettres „ on offrir 1'imnge féduifante du bonheur aux malheureux qui ne peuvent ni Ie „ goüter, ni même 1'efpérerjamais!... . „ Ah! que ne fuis-je née dans la claffe „ obfcure de cette femme fi heureufe!... „ Je pourrois armer!-... Ce cceur infor„ tuné feroit auffi pur qu'il eft tendre; j, le remords, 1'affreux remords lui feroit „ inconnu , & tous les fentiments oui „ le déchirent contribueroient a ma féli3, cité"! Madame de Valmont ne put répondre que par fes pleurs, a des plaintes fi juftes & fi touchantes. Cependant, lorfque Cécile lui parut un peu plus calme, ellefaifit eet inftant pour lui dire tout ce que la tendreffe & la raifon peuvent infpirer. Cécile 1'écouta avec douceur; elle témoigna la plus vive crainte d'affliger fon pere; eile promit de fe diftraire, d'écarter loin d'elle, s'il eft poffible, des réflexions défefpérautes, & de fe foumettre a fadeftinée avec ce courage & cette vertu qu'elle avoitmontréejufqu'alors. QuandM.d'Ai. meri arriva, elle fut au-devant de lui; elle eut la force de lui parler prefqu'eu plaifantant de la fcene dont il avoit été témoin , & de Pattribuer a une mauvaife difpofition de fiinté. M. d'Aimeri, que M._ d'AImane avoit ramené véritablement défefpéré , commen?a a refpirer , & a croire que, du moins, rimpreffion qu'elle avoit recue , n'auroit qu'un effët paffsger.  fur PEdacation. £27 Le foir elle le mit a table, mangea comme a 1'ordinaire , & paria continuellement; elle fut Je contraindre d'une maniere fi extraordinaire , que tout le monde y fut trompé, excepté moi. J'aurois mieux aimé la voir trifte & rêveufe , que vive & animée. J'étois bien convaincue qu'elle fe faifoit une extréme violence; & d'ailleurs le rouge éclatant qui coloroit fes joues, la vivacité de fes yeux, & une certaine précipitation finguliere que je remarquois dans tous fes mou vements,meperfuadoient qu'elle n'étoit pas fans fievre. Nous fumes nous coucher prefqu'en fortant de table ; & il y avoit a peine une heure que j'étois dans mon lit, lorfque j'entendis frapper doucement a ma porte. Je me levai précipitamment, & je trouvai Madame de Valmont fondant en larmes, qui me dit que fa fcur avoit une fievre violente & undélireaffreux. Auffi-tót j'envoyai aCarcaffonne chercher un Médecin, qui n'arriva qu'a cinq heures du matin. Alors on fut réveiller M. d'Aimeri, dont nous avions jufqu'a ce moment refpecté le repos: nous redoutions , avec raifon, le faifilfement que lui cauferoit Ia vue de fa fille; car outre le danger de fon état, la malheureufe Cécile, toujours privée de fa connoifiance, dans les accès multipliés d'un tranfport effrayant, répétoit fans ceffe lenom du Chevalier de Murville ; elle 1'appelloit en pleurant, & vouloit, difoit-elle, le voir encore une fois avant de mourir. Daas K vj  12* Lettres d'autres moments paroilTant moins égarée 5 elle demandoit a fa fceur ce qu'il étoit devenu; & n'obtenant que des pleurs pouf réponfe, elle s'écrioit avec effroi : // eft mort! il a été tuè , & fans doute par monpere 1 ...Aces mots, d'horribles convulfions agitantfon corps &défigurant fon vifage, fembloient devoir terminer fa déplorable vie!... Enfin, dans eet égarement affreux, elle nous faifoit connoltre toutes les penfées & tous les fentiments renfermés depuis dix ans dans fon ame. Jugez de 1'état de fon pere en écoutant ces cruels difcours. II étoit fifaifi &fi profondément confterné, qu'il en paroifloit infenfible. La douleur, portée au comble , le manifefte rarement par des fignes extérieurs ; elle n'agite point, elle aceable, elle oppreffe, & n'efpérant pas de confolations, elle renonce alaplainte. Cependant leMédecin déclare que Cécile^eft dans le plus éminent danger, & qu'il faut faifir le premier moment de connoifiance pour lui faire recevoir fes Sacrements. A eet arrêt, M. d'Aimeri palit, &s'écrie: Z.« connoiffance l.. . & fi elle meurt fans la repren* drel... Je ne puis vous donner une idéé de la teneur & du trouble affreux qui fe peignirent fur fon vifage lorfqu'ilprononea ces mots... L'infortuné, pénétré des vérités fublimes de la religion, fe vit dans eet inflant» & 1'auteur de la mort de fa fille, & la caufe, peut-être, de fon éteraeüe condamnation!... Eperdu, hors de  fur FEduc&tiotl. 22? lui, il envoye chercher un Prê'tre, & le fait tenir dans la chambre voifine... Enfin , fur le foir, Cécile, tout-a-coup, devient plus calme, & recouvre par degré fa parfaite connoiffance. Alors M. d'Aimeri s approche d'elle & 1'embraffe ; Cécile regaüde avec étonnement tout ce qui 1'entoure, & dit : ,, J'ai été bien mal... fuis-je hors de danger ?... Nous ne craignons point -„ pour votre vie, répondit M. d'Aimeri; „ mais pour votre propre tranquillité, j ai „ fait veniif un Prêtre. — Un Prêtre!... Ah, fuis-je en état!... Non, je ne Ie verfal point. — Comment, ma fille, fongezVous a votre fituation ? ... — Ah, mon pere , fi vous connoilfiez mon cceur !... Non... J'ai perdu tout efpoir de pardon. A ces mots, M. d'Aimeri frémit; & regardant fa fille avec des yeux qui expnmoient également 1'effroi , la furprife & la plus tendre compaffion: O ma fille, s'écria-t- il, vous me percez 1'ame!... Eh qu'avezvous a craindre?... Va, fois tranquille, Dieu pardonne toujours une foibleffe ïrtvolontaire... Non , tu n'as rien a te reprocher... Tu n'es, hélas! qu'une innocente viétime, & voici le coupable!... Oui, continua-t-il, en fe jettant a genoux , ton malheureux pere devroit feule éprouver ces horribles terreurs; c'eft lui qui fera puni pour ces murmures qui t'échappent, & pour ce défefpoir ovi ton cceur déchiré fe livre! Toutes tes fautes enfin retomberont fur fa tête criminelle!...  23° Lettres Comme il achevoit ces paroles, Cécile, prefque fuffoquée par fes pleurs, jetta fes deux bras autour du cou de fon pere; & laiffant tomber fon vifage furie fien : Oh ! terminez, lui dit-elle, un fi funefte difcours. Non, ne gémifiezplusfurmadeftinée, mon pere , mon tendre pere! vous m'aimez... vous avez tout réparé... Pardonnez un inftant d'égarement... ce cceur rendu a lui-même n'eft plus qu'a Dieu... n'eft plus qu'a vous... Ce Prêtre... oü eft-il? qu'il vienne... il metrouvera, n'en doutez point, mon pere, pleine de confiance & de réfignation... C'eft fur cette main paternelle, cette main fi chere, que je le jure... Calmez-vous donc... Si 1'on peut m'arracher a Ia mort... je puis encore aimer la vie... c'eft pour vous que je vivrai. En achevant ces mots, Cécile s'adrefiant a Madame de Valmont , demande un Confefieur, & renvoye tout le monde. Elle recut fes Sacrements le jour même; elle pafia une nuit affez tranquille : le lendemain elle étoit abfolument hors de danger; & fur Ia fin de Ia femaine, elle fe trouva en état de retourner chez Madame de Valmont. Depuis quinze jours qu'elle eft partie, j'ai été Ja voirplufieurs fois; elle eft d'une raaigreur exceffive & d|un changement effrayant: cependant elle dit qu'elle ne fouffre point. On ne remarque aucune altération dans fon humeur, elle eft entiérement rendue a la fociété. Mais je connois foij courage & 1'empire  fur VEducatiott. 23JS qu'elle a fur elle-même , & je crains bien que 1'on état actuel ne foit beaucoup plus dangereux qu'on ne l'imagine. Ce cruel événement, comme vous le croyez bienr a troublé pour long-temps nos plaifirs, & fait ceffer nos fpectacles, Le feul M. de Valmont, au milieu de la trifteffe commune , a repris toute fa gaieté depuis la couvalefcence de Cécile; non qu'il ait un mauvais ceeur, mais paree qu'il n'a pas encore compris la véritable caufe de la marad ie de fa belle-fceur, & de 1'affliftion de M. d'Aimeri. II n'a jamais attribué 1'étac oü il a vu Cécile dans la chaumiere , qu'a un violent mal d'eftomac, & il ne coneevra de fa vie que la préfence de Nicole puilfe faire pleurer & donner la fievre. Avec cette maniere fimple d'envifager les. chofes, vous hnaginez facilement qu'il y a beaucoup de circonftances oüil doit paroitre ésalement indifcret & importun. Auffi depuis quinze jours , M. d'Aimeri, M. d'AImane & moi, 1'avons-nous brufqué cent fois, fans que jamais ilen ait pa deviner la raifon. Pour Madame de Valmont, elle parort toujours ne retnarquef aucune de fes balourdifes. j'admire véritablement fa conduite i eet égard ; elle prend le feul parti que doive fuivre une femme honnête & fenfée , avec un femblable mart, celui de n'avoir jamais fair d'être embarralfée de ce qu'il fait de déplacé. La diffimulation, dans ce cas, eft eftimable, & 1'aveuglement mêmeintéref-  Ltttm feroit & mériteroit les plus grands égards. Nous avons beau être excédés de M. dé Valmont, il nous eft impoffible de le lui témoigner devant fa femme. Chacun refpecTe 1'opinion qu'elle fembie avoir de lui: ainfi elle n'a jamais le chagrin de le voir malaccueilliouridiculifé; & certainement fi elle paroifibit fouffrir de fes inepties, tout le monde feroit a 1'aife; on s'en moqueroit ouverteinent; on oferoit lui en pafIer a elle-même; elle entendroit répéter chaque jour qu'il eft infupportable : & c'eft ainfi qu'une femme óte a fon mari toute confidération, & perd elle-même une partie de la fienne. Adieu , ma chere amie, mandez-moi s'il eft encore queftion du mariage de votre fille avec M. de Valcé. D'après votre derniere lettre, ie me flatteque c'eft une affaire rompue. Car puifqueM. de Limours vous a promis d'y réfldchir & Vous accorde du temps, je ne doute pas que vous ne l'ameniez facilement a y renoncer. LETTRE XXXVI. Le Comte de Rofevtlle au Baron. J e vous remercie, mon cher Baron, des reproches obligèants que vous me faites fur mon filence. Je n'ai point été malade; je n'ai point eu d'affaires extraordinaires i siais je voulois vous écrire une lettre dé-  fur FEducatiott. 233 raillee, & je n'ai pu dilpofer de deux heures, pour mon plaifir, depuis plus ds trois mois. Je ne me repofe de mes devoirs, ni fur un Sous-Gouverneur, mfur un Pre'cepteur : je ne quitte point mon éleve. 11 eft vrai que je fuis levé deux heures avant fon réveil, & que jemecouche une heure après lui : mais je prépare la matin fes études & 1'inftruftion particuliere du jour, & le foir, j'ai la coutume d'écrire un journal trés-détaillé de tout ce qu'il a fait de mal dans la journée, & je compte dans ce nombre toutes les occafions perdues- ou négligées de faire une bonne aftion, ou de dire une chofe obltgeante. Comme la plupart de ces fautes fe font devant du monde, je 1'en reprends rarement dans le moment même; ce qui fait que très-fouvent n'ayant point été grondé dans le cours de la journée, il fe fiatte, en fe couchant, que le journalifte n'aura rien a dire. Je le laiffetoujours dans cette incertitude qui lui donne le plus grand defir d'ötre au lendemain, afin de s'éclaircir. En elfet, aufii-tót qu'il eft habillé, (& la curiofité 1'engage toujours a prefier fa toilette) il paffe dans fon cabinet , & me demande mon journal. Je le lui donne, il le lit tout haut; & j'exige que ce foit de fuite & fans commentaire: car il eft bon de 1'accoutumer a prononcer lui-même le détail de fes fautes. Enfuite je le lis une feconde fois, & alors nous nous communiquons ïnutuellemens  234 Lettres les réflexions que cette lecTtire nous infoire. Je le familiarife ainfi, non-feulementa entendre la vérité, mais a la defirer, a 1'aimer & a 1'écouter paifibleinent, dépouillée de toute efpece de fard. Pour vous faire juger de ma maniere de la lui préfenter, je vais vous tranfcrire la journée d'avant-hier : la voici. „Monfeigneur, a fon diné, a paru „ difirait, embarrafl'é avec les perfonnes „ qui lui faifoient leur cour; il s'eftcou„ tenté de faire deux ou trois queftions d'un air nonchalant, fans écouter les „ réponfes. Monfeigneur s'imagine que, „ dès qu'il a fouri, tout le monde doit „ être enchantéde lui : mais cefourisaf„ fecté^qui n'eft a préfent qu'une grimace „ & qu'une habitude, deviendra obligeant ,, èkagréable quand Monfeigneur aura vé„ ritablement Ie defir de plaire & d'être „ aimé; fans quoi cette expreffion forcée „ paroitra toujours niaife & ridicule. Mon„ feigneur a défendu au jeune Roland, le „ fils d'un de fes valets-de-chambre , de „ toucher aux livres qui font dans no„ tre cabinet ; & ce matin, en pafiant „ fur Ia terrafiè, nous avons vu Roland „ qui lifoit fort attentivement un gros „ volume relié en maroquin rouge; & ^ Monfeigneur m'a dit : Je parie queRo- land tient-la ce livre écrit de votre main , „ que vous m'avez donné hier; je le re„ connois, j'en fuis fïlr. J'ai répondu : „ Ne jugez point légérement, éclairciffez-  fur FEducation. »55 y, vousbien avant d'accufer; fongez qu'en perdant votre eftime, eet homme per„ dra fa fortune ; & par conféquent, ,, vous feriez auffi cruel qu'injufte fi vous le condamniez fur de fimples apparen„ ces. Monfeigneur ,enarrivantchez lui, ,, acherché fon livre, & ne 1'a point trou„ vé; il a fait venir Roland , & 1'aqueftionné : Roland arougi, pali, s'eft en>barralfé; cependant il a protefté qu'il ,, n'avoit point touché au livre de Monfeigneur , & que celui qu'il lifoit lui „ avoit été prêté par un de fes parents „ auquel il venoit de le rendre au mo„ ment même oü il partoit pour retour„ ner dans fa Province. Toute cette hif„ toire n'a paru a Monfeigneur qu'un „ tiffu de menfonges. Roland a été traité ,, d'impofteur, & banni de 1'appartement. J'ai fouffert cette condamnation, afinde „ mieux faire fentira Monfeigneur les con,, féquences de fa pétulance & de falégé,, reté. A préfent je dois lui dire, quele pauvre Roland, chaffé , déshonoré, défefpéré, eft entiérement innocent. Tout „ ce qu'il a dit eft dans l'exaéte vérité : ,, c'eft moi, qui ce matin ai pris le livre ,, pour y ajouter quelques notes. Ainfi ,, Monfeigneur a cruellement calomniéle ,, malheureux Roland. II eft vrai que les „ apparences étoient fortes; mais quand il s'agit de perdre un homme, doit-on juger fur des apparences? Avant de rien décider, il fallon demander le nom du  t$6 Lettres „. parent de Roland; il falloit écrire a-ce parent, & même envoyer dans fa Pro„ vince. Enfin, la raifon, 1'équité, 1'hu„ manité auroient du engager Monfei,, gneur a prendre toutes les informa- tions les plus détaillêes & les plus ap,, profondies (i)". Je vous ai promis dans ma derniere Lettre, mon cher Baron, de vous direquelles font (dans mon opinion) les premières idéés qu'on doit imprimer dans la tête d'un Prince , & les qualités principales qu'il faut s'occuper de lui donner. Je crois (i) » On doit confidérer, dit 1'Auteur de J'E» ducation d'un Prince, que le temps de la jeun neffe eft prefque Ie feul temps oü la vérité fé » préfente aux Princes avec quelque forte de li» berté; elle les fuit tout le refte de leur vie. » Tous ceux qui les environnent ne confpirent » prefque qu'a les tromper, paree qu'ils ont itt11 tétét de leur plaire, & qu'ils favent que ce » n'en eft pas le moyen que de leur dire la véii rité. Ainfi, leur vie n'eft, pour I'ordinaire, » qu'un fonge , oü ils ne voyent que des objett » faux , & des fantömes trompeurs. II faut donc » qu'une perfonne chargée de l'inftru£lion d'un " Prince , fe repréfente fouvent que eet Enfant » qui eft commisa fes foins , approche d'une nuit » oü la vérité 1'abandonnera, & qu'il fe hate » ainfi de lui dire & de lui imprimer dans 1'ef« prit tout ce qui eft Ie plus néceffaire pour fe » conduire dans ces ténebres que fa condition >• apporte avec foi par une^efpece de néceffité, si Pt l'Educatien d'un Prince , par CJianterefne,  fur FEducation. donc qu'on ne fauroit trop tót lui infpirer une piété véritable & folide, la plus tendre humanité pour le peuple (i), 1'averfion de la fiatterie, le goflt de la vérité, & qu'il eft- eflentiel de lui faire prendre de bonne heure 1'habitude de s'appliquer, & celle de ne jamais juger légérement ou avec précipitation, foit en bien , foit en mal. Hier, quand le Prince eut chaffé Roland, il me dit qu'il avoit envie de le remplacer par un autre jeune homme, nommé Juftin, & il ajouta qu'il étoit certain que celui-la étoit parfaitemeTit für, dircret & exacb. „ Eh comment, ,, répondis-je, avez-vous acquis cette cer5, titude? Avez-vous étudiéle caraclere de „ ce jeune homme? 1'avez-vous mis n 1'é„ preuve?... —Ohnon, mais... —Mais „ ne dites donc pas que vous êtes certain , ,, puifque vous n'avez aucune preuve a produire; c'eft parler comme un en„ fant. — Vous ne croyez donc pas que „ Juftin foit honnête? — Moi, je nedis „ pas cela; je n'en fais rien; je ne 1'ai 9, point obfervé; j'ignore s'il mérite de 9, la confiance, ou s'il n'eft pas digne 9, d'en infpirer : car comme je ne fuis ni (i) » Quand un Prince aime fon peuple . dit h 1'Abbé Duguet, on n'a prefque rien a lui dire •i fur fes autres devoirs : il ne faut point de prén ceptes a Tamour, il eft 1'accompliffement de • tous; il lui eft permis de faire ce qu'il voum dra , paree qu'il ne faura faite que bien , &c«  238 Lettres „ enfant, ni imbécille, je ne juge point „ les gens que je ne connois pas. — Mais „ tout le monde dit du bien de Juftin. —■ „ On doit certainement regarder un bonne réputation comme un préjugé très,, avantageux pour la perfonne qui a fu „ 1'obtenir ; il eft même bien fait de ,, commencer par prendre cette informa,, tion. Cependant il feroit abfurde de s'en tenir-la, & d'accorder fa confiance fur ce feul témoignage; & tout homme fen„ fé ne donne la fienne que d'après fes ., obfervations particulieres & fon pro„ pre examen. Ne dites donc point, Mon„ feigneur , je crois ou ie ne crois pas telle chofe , paree qu'on me 1'a dit, ou paree qu'elle elt vraifemblable. Voila „ le langage des gens fuperficiels , cré„ dules & bornés ; ne croyez qu'après „ avoir vu par vous-même bien claire„ ment, cc jamais d'après les yeux des autres II eft impoMible qu'un Prince accoutumé ainfi dès 1'enfance a tout appnfondir & a 11e rien croire légérement, n'acquierre pas en même temps un grand fond d'équité , une prudence parfaite, & eet efprit obfervateur fans lequel on ne parvient jamais a connottre parfaitement les hommes. Ainfi, vous voyez combien ce principe elt important; mais il eft vrai qu'il ne peut être d'aucun ufage a un Prince .indolent & inappliqué. La parefie produit plus de faux jugements, que la malignité  fur l'Edueatiott. 539 ou le man que de lumieres. II eft donc elfentiel de mettre tous fes foins a préferver un jeune Prince de ce défaut fi commun &fi dangereux, en 1'accoutumant de bonne heure a s'appliquer, & a tout examiner par lui-même; car il vaudroit cent fois mieux qu'il fut défiant & actif, que crédule & parefieux. Je m'attache aufli a le guérir de cette mauvaife honte & de cette timidité qui ne font que trop ordinaires dans les perfonnes de fon rang, & qu'on ne peut iurmonter que par 1'habitude de paroitre en public & d'y parler fouvent, & parun vifdefir de gagner tous les cceurs. I! recoit du monde deux fois par jour; je ne lui prefcris jamais ce qu'il doit dire: mais pendant trois quartsd'beure que dure chaque affemblée, je le regarde fixement, & je 1'examine en filence, afiu de le familiarifer avec 1'idée d'être obfervé particuliérement. S'il parle fans grace & en mauvais termes , je 1'en reprends doucement quand nous fommes feuls, ou par la voie du journal; mais s'il ne parle point, je me moque de lui devant tout le monde, & je le tourne en ridicule de la maniere la plus piquante. Ainfi , je grave dans fa tête un très-bon principe : c'eft qu'il vaut mieux faire une politeffe gauchement que de ne la point faire du tout, paree qu'au moins on fait toujours gré de 1'intention ; & j'ai remarqué que ce qui nuit le plus a 1'affabilité des perfonnes en place a eft la crainte de paroitre  340 Lettres manquer d'aifance ou de grace, & (Talmer mieux pafier pour impoli, diftrait & dédaigneux, que d'être accufé de gaucherie. Cependant , rien n'eft plus gauche que ce caicul; car fi 1'on faifoit 1'effort de furmonter, pendant fix mois , cette mauvaife honte , on acquerreroit bien facilement cette aifance a laquelle on attaché un fi grand prix. L'on auroit la réputation d'être aufll obligeant qu'aimable, & l'on plairoit univerfellement. Peu de „ Princes , dit 1'Abbé Duguet, connoif„ fent ce que peut un mot obligeant, un j, regard, un air de bonté; & peu cons, noiffent aufli les efièts de quelques 9, fignes légers de diftraction , d'indiffé- rence , tie fécherefle : mais un Prince „ habile connolt la valeur de tout, & il ne fe méprend jamais dans 1'ufage qu'il „ veut en faire. II donne au peuple des ,, marqués communes d'efFeclion & de bonté.... Mais outre ce langage com„ mun , le Prince en a un particulier, „ qu'il fait proportionner a la naiffance, „ aux emplois, aux fervices, au mérite: #, il ne jette pas au hafard des airs caref- fants qui tombent fur tout le monde; ,, il ne prodigue pas ce qui doit être une récompenfe , & il n'avilit pas ce qui 3, doit être une diftinclion ". Le même Auteur ajoute qu'il feroit bien a defirer qu'un Prince fut éloquent:,, La vertu & la vérité, continue-t-il, en ti„ reroient uu nouvel éclat; il appuyeroit „ avec  fur VEducatioti. 241 avec force un fentiment jufte, il per,, fuaderoit au-lieu de commander, il ren„ droit aimable tout ce qu'il propofe„ roit... il feroit écouté dans les Cons, feils avec admiration, &c ". Rien n'eft plus vrai: mais cependant fi votre éleve manque abfolument d'efprit, n'afpirez point a lui donner de 1'éloquence; car vous ne le rendriez que pédant, bavard & ridicule. Pour lemien, qui montre autant de jugement qu'on en peut avoir a dix ans, je 1'exerce déja a parler de fuite & fans préparacion. Tous les jours, après fon diner, toutes les perfonnes attachées a fon éducation fe raflemblent dans fon cabinet, & la chacun eft obligé de conter deux hiftoires, 1'une d'invention, & 1'autre tirée de l'hiftoire ancienne ou moderne. Chaque faute de langage oudeprononciation coüte un gage ,& entraine des pénitences qui rendent ce jeu fort amufant pour le Prince, d'autant mieux que le SousGouverneur & moi ne nous épargnons pas ; nous ne nous paffbns rien. S'il m'échappe un mot impropre, ou bien une réflexion qui ne foit pas parfaitement jufte , 1'impitoyable Sous-Gouverneur m'interrompt aufii-tót,&, avec beaucoup de politeffe, me fait remarquer ma faute. Quelquefois je ne me rends pas au premier mot; je me défends doucement, je donne des raifons, des éclaircilfements. Le Prince écoute attentivement cette difpute, très-intéreflante pour lui, puifqu'il Tom I. L  242 Leitres s'agit de favoir fi j'aurai une pdnitence ou non; & cependant il profite de la difcuffion, & voit en même- temps un parfait modele de la maniere dont on peut fe permettre de difputer : car nous confervons toujours ün fang froid admirable, une politefle charmante; enfin, nous foutenons notre opinion tant que nous la croyons bonne; & aufiï-tót que nous fommes periüadés qu'elle ne vaut rien, nousyrenoncons avec une douceur & une franchife qui charme tous les fpectateurs. Le Prince , depuis trois mois, préfere cette récréation a route autre, & il enretire tout le fruit que nous en pouvions attendre. II s'exprime avec beaucoup plusdefacilité, & il conté fouvent fes deux hiftoires d'une maniere véritablement dtonnante pour fon Sge. Al'dgard de 1'efpece d'inftruction qui convient k un Prince, je penfe qu'il doit avoir une connoifiance géndrale de l'hiftoire , & qu'il eft nécefiaire qu'il fache parfaitement celle de fon pays. II faut qu'il ait une idéé claire & diftinéte de la conftitution de 1'Etat qu'il doit gouverner; qu'il connoifle 1'étendue des droitsquilui feront donnés, afin de s'y maintenir, & tle n'en point ufurper d'autres. Je defirerois aufii qu'il ne füt abfolument étranger ;\ aucun genre d'adminiftratiot-i; que fon dducation linie , il füt de 1'art mi'itaire tout ce que les Livres & les iMaitres en peuvent apprendre; qu'il eüt plus que des notkes fuperficklles fur la navigation &  fur PEducation. 243 ia guerre de mer; & qu'enfin, il connüc, avec détail, les reffources, les befoins, les richeifes & les forces de fon Royaume. C'eft exiger bien des chofes, me direz-vous;je ne trouve pourtant rien de fuperflu dans tout cela : mais il eft vrai que li l'on joint a ces différentes études, celles de la mufique, du deflin , & dix ans de Latin, ce que je propofe deviendra impoflible. J'adopte pour lui, par rapport aux langues, la méthode que vous fuivez pour votre fils ; il n'apprend les langues vivantes que par 1'ufage, & on ne lui enfeignera le Latin qu'a douze 011 treize ans, jufqu'a quinze ou feize : il n'apprendra du deffin & de la géométrie que ce qu'il en faut pour les fortifications, & pour être en état de lever un plan; & jamais il ne faura une note de mufique. je veux qu'il ne foit pas fans littérature; car il doit un jour aimer & protéger les Lettres : mais les livres d'hiftoire & de morale formeront, comme vous le croyez bien, nos principales leétures, & deviendront notre plus férieufe étude. Je fens comme vous, mon cher Baron, combien il eft important d'inl'pirer aux Princes des fentiments de bienraifance & de compafiion pour les malheureux. Tout ce que vous dites a ce fujet, eft auffi vrai que touchant; mais, comme vous le remarquez, on n'apprend point a fon éleve a être humain ,par des lef ons & des phrafes; c'eft a eet égard fur-tout qu'il ne faut L ij  244 Lettres parler que par des tableaux & par 1'exemple. Mon jeune Prince n'a point un mauvais cceur; maisil n'eft pas naturellemeut très-fenfible. D'ailleurs, les mots depaurreté, de malheureux, n'ont prefque aucun fens pour lui, paree qu'il eft trop léger & trop enfant pour fe repréfenter vivement & pour concevoir fortement des chofes fi trifles, & qu'il n'a jamais vues: mais il a de 1'efprit, de 1'amour-propre, nn bon naturel & de Pimagination. II ne s'agit que de tourner fa vanité fur des obiets dignes de Ia fatisfaire ? & de lui faire connoltre la pitié, qui lui eft étrangere, uniquement paree qu'on n'a jamais cher» ché a la développer dans fon cceur, en lui préfentant les tableaux touchants qui pouvoient 1'exciter. Je lui prépare, depuis long-temps, une fcene auffi nouvelle pour lui qu'intéretfante, & qui, j'en fuis für, ne s'effacera jamais de fon fouvenir. Vous aurez ce détail dans ma première lettre; «ar je veux vous réferver a vous-même le plaifir de la furprife. Adieu , mon chef Baron : je n'avois point ce foir de journal a écrire, mon jeune Prince a été prefque irréprochable toute la journée; & je jouis doublement de la fatisfaétion qu'il me donne, puifqu'elle m'a procuré encore Ie plaifir •le m'entretenir avec vous.  fur fEducatitti. >5 LETTRE XXXVII. La Baronne a la Vicomtefje. Il eft vrai, ma chere amie, comme vous 1'avez prévu, que votre lettre m'a caufé quelque furprife. Le manage de votre fille avec M. de Valcé n'eft pas renoué; mais il fe fera, je vous le prédis, & le vois clairement. M. de Valcé vient d'être ti* tré.... Et vous confentez a le recevoir chez vous, & vous voulez le connoitre, quoique vous fachiez déja qu'il elt joueur & fat; ce qui me paroltroit a moi une connoiflance fufflfante. Enfin, vous voila prefque raccomrnodée avec Madame de Gerville, qui, dites-vous,s'eft bien conduite dans cette occafion, en engageant M.de Limours a vous témoigner des égards & de la déféreuce... Mais ne voyez-vous pas que tous ces prétendus ménagements ne tiennent qu'au defir & a la certitude de vous gagner? Ce mariage fera défapprouvé, paree que votre fille, avec le nom qu'elle porte & Ia fortune qu'elle aura 3 ne doit pas être éblouie d'un titre, & qu'il eft affreux de la donner au fils d'une femme déshonorée, qui n'eft d'ailleurs luimême qu'un très-médiocre fujet. Je fais bien que M. de Limours eft le maitre; mais avec de la fageflé & de la fermeté , vous auriez pu le faire changer de defiein: L i$  246* Lettres ou fi du moins il eüt perfifté dans cette réfolution, en cédant avec répugnance & chagrin , vous rendiez le róle de Madame de Gerville véritablement odieux; vous acquériez le droit de ne jamais Ia recevoir; vous la démafquiez aux yeux du public, & l'on n'eüt pu vous reprocher d'avoir facrifié votre fille par foibleffe & par vanité. Quoique vous me mandiez que depuis quelque temps vous êtes infiniment plus contente de Flore, je ne puis vous diflimuler que la peinture que vous me faites de fon caractere m'afflige beaucoup. Vous convenez que fon éducation pouvoit être meilleure; mais ce qui vous raffure, eft précifément ce qui me fait le plus de peine. Elle n'annonce pas de grandes qualités, mais elle n'a pas de grands défauts, excepté celui d'une extréme vanité; & vous êtes bien füre que fes pafiions ne feront jamais vives. Eh, combien il eft facile & commun de s'égarer fans pafiions violentes! & c'eft lans doute lamanierequiavilit le plus. Croyez qu'en général, la vanité des petites ames caufe feule prefque tous les excès & les défordres qu'on attribuecommunément aux grandes pafiions. CJne femme, prévenue de la ridicule idéé que le bonheur de la vie confifte afurpaffer toutes les autres en agréments & en beauté, facrifie rout h cette chimère extravagante, d'abord les bienféances , & hientot 1'honneur. Vous lui verrez toutes les fureurs de la jaloufie, les emportement*  fur FEducation. 247 de la haine; enfin, vous pourrez croire qu'elle eft agitée d'une violente paiïion. Mais ce font de grands événements produits par de petites caufes : il n'y a rien dans fon coeur;toutle mal vient uniqucment de cette penfée qui 1'occupe fans rclache : la félicité d'une femme eft d'être belle & préférée. On retrouve fouvent 'e même principe. Vous connoiffez Ie Comte d'Orgeval; il paffe dans le monde pour avoir des paffions fougueufes & emportées, que 1'éducation & fa raifon n'ontpn vaincre ni modérer : on le croit encore méchaut, dangereux & athée. II n'eft rien de tout cela. ïl a fort peu d'efprit, quoiqu'il fache s'exprimer avec affez de grace & d'ail'ance. II a paffé fa jeunefle dans Ia mauvaife compagnie, entouré de vils flatteurs dont 1'intérêt étoit de le cörrompre. On le loua fur fa prétendue facilité a dire des bons mots ; le voila méchant: on vanta fes bonnes foftunes & fon penchaiit A la galanterie; le voila fat & débauché :_on admira la force de fon efprit; le voila impie déclaré. Le vrai, c'eft qu'il n'eft que vain, foible & borné, & que le defir de la célébrité 1'a perdu. Ce defir n'eft dangereux que pour lesfots & les ames communes ; mais heureux le génie, heureux le cceur noble & fenfible qu'il peutenflammer! il change alors de nom comme de motif; ce n'eft plus amour propre ni vanité, c'eft paffion, enthoufiafme pour la gloire; c'eft cependant toujours le même L iv  24^ Lttlres principe; maïs Pun ne produit qoe des vices, & 1'autre que de 1'héroïfme & desr vertus. Flore touche afafeizieme année, & fi jeune, fi peu formée, vous allez la marier, & lui donner, pour vous rernplacer, une femme que vous méprifez avec tant de raifon 1... Ah, ma chere amie, du m uns balancez encore; fongez bien que les vertus , le bonheur & la deftinée de votre fille dépendentduchoixquevous allez faire. Quel jour terrible & touchanta la fois, que celui qui conduit une mere a Pantel pour y remettre fa fille entre les mains d'un étranger, & pour lui donner un maltre, qui peut-être ne connoltra fes droits que pour en abufer! Enfin, s'il devient un tyran, au-lieti d'un protecteur» d'un ami; ou bien fi négligeant entiérement 1'autorité douce & fainte qu'un pere , qu'une mere lui ont cédée, il dédaigne, il abandonne z elle-même celle qu'il devoit conduire , confeiller & gouverner, les parents f'euls alors font refponfables des malheurs & des égarements qui peuvent réfulter de cette union mal aflbrtie. Mais, direz-vous, avec de femblables craintes, on balanceroit éternellement, on n'établiroit jamais fa fille : ah! ne la mariez ni pour vous en défaire, ni par intérêt, ni par ambition, & foyez fftre que le choix que vous ferez afiurera fon bonheur.  fur F Educatie». -49 LETTRE XXXVIII. Réponfe de la Vkomtejfe. o T r e Lettre m'a vivement frappde; je fens toute la force d'une partie de vos raifons. Je retarderai autant qu'il me fera poffible 1'établhTement de Flore, & je me flatte que le cboix que je ferai la rendra heureufe. Mais je vous avoue que la maniere dont vous peignez le mariage, ne me préfente pour une femme qu'une chaine cruelle & pefante. Je craindrois de 1'offrir a ma fille fous des traits fi févères; je craindrois même de la tromper, en lui tracant ces devoirs rigoureux d'ob;:flance qui n'exiftent pas. Pour vous accorder quelque chofe, je veux bien qu'elle n'afpire pas a gouverner; mais du moins établiflbns 1'égalité. L'amour, qui fait rapprocher tous les états & toutes les conditions, n'admet point ces difFérences injurieufes dont vous parlez, & qui le détruiroient. Je defire que 1'époux de Flore foit aufli fon amant, & alors elle n'éprouvera aucun des chagrins qui ont troublé ma vie; elle n'aura point de maltre a redouter : je veux enfin que ce mari foit aimable, puifqu'il faut qu'il foit aimé, & que ma fille fuive fon devoir en n'écoutant que fon cceur. J'ai depuis deux mois furtout de longues converlations avec elle j L v  -5° Lettres & tels font les tableaux que je lui orïïe d une uruon qui dnit être auffi délicieufe que tacrée: Ton iraagination.s'y arrêre avec eompla.fance & je lui répete lans celfe que la teliciré la plus pure eft de trouver aans fon mari fobjet de fon aniour & de toUtes les aft a„ns de fl)n ame> Je , . parle auffi du monde, de fes dangers; ce a eft que fi.r des écueils qu'on- y rencontre , que ie me permets queiqüefois un peu d .-xagération , afin qu'en y enrrant, elle fiche.f, défier d'elle-même, & qu| eet effroi falutaire lui donne cette heureufe timidité fi utile a une jeune per^ tonne pour la préferver de 1'imprudence r rder, demandez-Ja viveJnent, & jouiffez du noble plaifir de 1'obtenir pour eux. Voila. ma chere fille, l'art frapéneural'intrigue, Fan ignoré des ames communes , qui pourra vous venger de vos ennemis les plus dangereux, & vous  fur PEducntlon. i7£ faire triompher de 1'envie. Adieu, mon enfant; je vous envoye tout ce que vous defirez, & j'attends avec impatience ies miniatures que vous m'avez promifes. On me mande que, depuis mon départ, vous avez encore fait des progrès étonnants, & qu'a préfent vous peignez véritablement en maitre. Adieu, cultivez toujours vos talents, & fongez que vos fuccès, dans tous les genres , font la gloire & le bonheur de ma vie. LETTRE XLV. Le Baronne a la Vicomteffe. Enfin, ma chere amie, il n'y a plus d'efpoir pour notre aimable Cécile : elle touche au terme de fes lougues fouffrances; & dans quelques jours peut-être, elle n'exiftera plus. II y a plus de deux mois qu'elle connolt fon état, & qu'elle a forcé M. Lainbert (le Médecin de Carcaffonne,) de lui parler fans détour, en lui défendant exprelfément d'éclairer fa familie fur le danger preffant de fa fituation. Hier matin, je recus un billet écrit de fa main , par lequel elle me prioit de 1'aller voir, s'il m'étoit polfible, fur lechamp. Je partis au moment même. M. d'Aimeri & Madame de Valmont étoient allés faire une vifite dans le voifinage, & je trouvai Cécile feule dans le cMteau. Elle étoit.  27S Lettres dans un fauteuil; car elle n'a pas encore gardé le lit un feul jour. Je fus frappée de Ion abattement & de fa paleur. Cependant elle parut fe ranimer a ma vue'; & me faifant alfeoir a cóté d'elle : je connois , me dit-elle, votre fenfibilité; ainfi, Madame, foufFrez qu'avant de m'expliquer, je vous alfure qu'il eft impoflible d'être plus parfaitement heureufe que je le fuis a préfent... Ce début ne me prépara que trop a ce qu'elle vouloit m'annoncer. Elï quoi! m'écriai-je, M. Lambert vous auroit-il dit... —Je 1'ai vu ce matin... — Eh bien!... — Eh bien, Madame, je dois vous dire un éternel adieu... A ces mots , quelques pleurs mouillerent fes paupieres. Pour moi, je fondois en larmes. .. Nous fümes un moment fans parler. .. Enfin , Cécile reprenant la parole : Eh quoi! Madame, me dit-elle, mon bonheur vous afflige!... Ah! Cécile, interrompis-je , vous nous trompiez donc quand vous nous affuriez que vous pourriez aimer la vie ?... Non, répondit-elleT je ne vous trompois pas; fi Dieu vouloit prolonger mon, exil,je me foumettrois a> fa volonté, non-feulementfans murmure,. mais fans chagrin. Depuis ma derniere maladie, il a changé mon ceeur; ce cceur jadis fi foible!... C'eft dans la cabane de Nicole, que j'ai recu le coup qui me privé de la vie... Ce que je fouffris alors ne peut s'exprimer, ni fe concevoir!... , J'abhorrois mon exifteace& cependant  fur TEducatian. 279 Je n'envifageai la mort qu'avec effroi, qu'avec horreur; & j'éprouvai que dans ces terribles moments , fans 1'innocence & la pureté de 1'ame, il n'eft point de vrai courage. Enfin, lorfqu'on me crut hors de danger, je fentis bien que je n'étois arrachée du tombeau que pour quelques inftants. Je profitai du délai qui m'étoit accordé; je reconnus mes fautes, & la coupable illufion de toutes les pafiions humaines. J'ofai m'adrefier avec confiance a Dieu ril exauca mes prieres; il me rendit la paix & la'tranquillité; il éleva mon ame jufqu'a lui, & devint feul 1'objet de toutes mes affeétions & de mes plus cheres efpérances. A mefure que Cécile parloit, je voyois fa paleur fe difiiper, fes yeuxs'animer, & fa phyfionomie s'embellir par i'expreflion la plus touchante & la plus noble. Le ton ferme de fa voix, la douceur de fes regards, Paugufte férénité répandue fur fon vifage, me faifoient paffer infenfiblement de 1'attendriffement a 1'admiration. Je croyois voir, je croyois entendre un Ange ; je la regardois avec avidité, je 1'éeoutois avec refpect; & lorfqu'elle eut ceffé de parler, je la comtemplois toujours avec raviflement, & j'étois affeétée d'une maniere trop extraordinaire pour pouvoir rompre le filence. Enfin, elle m'expliqua les raifons qui lui avoient fait fouhaiter de me voir en particulier. Elle defiroit que je préparafle doucement fon pere & fa foeur a rèvène-  ai?o Lettres ment, afouta-t-clle , qu'elle fentoit devoir être infiniment prochain.... Vous jugez avec quelle repugnance je me chargeai d'une femblable commiffion, & avec quel chagrin je m'en acquittai. M. d'Aimeri & Madame de Valmont ne voyoient dans la fituation de Cécile , que cette langueur peu dangereufe qui fuit fouvent les grandes maladies. Ils étoient raffurés par fa jeunefie & fon air de fécurité, & ilsignoroient abfolument les fymptömes & les accidents qui rendoient fon état mortel. Cependant, comme un vif intérêt nous fait aifément palfer en un moment d'une extrêmité a 1'autre, M. d'Aimeri, dès les premiers mots que je prononcai, prelfentit fon malheur : mais , comme s'il eüt voulunourrir encore un foible rayon d'efpoir, il cefla tout-a-coup de me queftionner : & un inflajit après, il me quitta, & fut s'enfermer dans fa chambre. Pour Madame de Valmont , elle eut tant de peine a me comprendre, qu'elle me forca de lui répéter prefque tout ce que m'avoit dit Cécile. Je reftai avec elle jufqu'au foir. II y a trois jours que je ne 1'ai vue : elle m'écrit que fa fceur eft toujours dans le même état; que M. d'Aimeri eft accablé de la plus profonde douleur; mais que cependant la parfaite réfignation & 1'angélique piété de Cécile lui procurent les ieules confolations qu'il foit fufceptible de recevoir. Adieu, ma chere amie; tout ceci m'a tellement trouWée & touchée, i  fur FEducation. 2S1 que j'en ai été malade. J'irai après demain pafler la journée chez Madame de Valmont, & je vous écrirai le foir même avant de me coucher. LETTRE XLVI. De la même h la même. Hélas-.. . elle n'eft plus !... ó de quel fpeétacle j'ai été témoin!.... Cet infortuné M. d'Aimeri, c'eft;lui feul qu'il faut plaindre maintenant!... Ah! fi pour une laute, irréparable a la vérité, mais expiée par dix ans de repentir, le Ciel le punit avec autant de févérité, que doivent donc craindre les peres dénaturés qui cherchent a s'aveugler fur 1'atrocité de leur injuftice!... J'ai Pimagination fi remplie de tout ce que j'ai vu aujourd'hui, mon cceur en eft fi aftecté, que je nepuis parler d'autre chofe. Ecoutez donc ce trifte récit; il fera fidele & vrai, & il me femblequeje fuis tropvivement frappée pour ne pas vous communiquer une partie des profondes impreflions que j'ai recues.J'arrivai ce matin chez Madame de Valmont; a 1'heure du diner, je trouvai toute la maifon confternée , & l'on me dit que Cécile avoit été fi mal dans la nuit, qu'on avoit envoyé chercherle Médecin; qu'elle avoit recji tous fes Sacrements; mais que cependant elle étoit mieux, & que même  a8a Lettres elle venoit de fe lever. J'entrai dans fa chambre; elle étoit couchée fur une chaife longue : fon pere & fa fceur étoient affis a fes córés, & le Médecin lui faifoit boire une potion. Auffi-tót que je parus, Madame de Valmont vint a moi, & me dit avec un air de fatisfaftion qui me confondit : „ Elle a eu une crife affreufe; mais elle eft bien, elle eft étonnamment bien „ a préfent ". A ces mots, je jettai les yeux fur Je Médecin, comme pour 1'interroger; & il me répondit par un regard qui me fit frémir. Je me fentis un telbattement de cceur, que je fus contrainte de m'affenir Dans ce moment , M. de Valmont prenant la parole : Certaine- ment, dit-il, dès qu'elle a eu la force „ de fuppnrter la crife de cette nuit, on „ a tout lieu de croire qu'elle eft ahiblu„ ment hors d'affaire". En effet, ajouta Madame de Valmont , en regardanr le Médecin, il faut voir bien en noir pour penfer autrement... Ah ! ma fceur, ma fceur, interrompit Cécile, que vous avez peu de raifon!... M. d'Aimeri, qui jufqu'alors avoit gardé Ie plus profond iilence, leva dans eet inftant, fur Cécile, des yeux remph's de larmes; & faifilfant une de fes mains : Ph pourquoi, lui dit - il d'une voix étouffée, pourquoi vouloir nous ravir l'efpérance!... Pour toute réponfe, Cécile jetta fes deux bras autour du cou de fon pere, & le tint embraffé quelque temps fans parler. Enfuite, s'a-  fur I'Education. 283 dreffant h Madame de Valmont, elle demanda oü étoit le jeune Charles, & parut defirer de le voir. On fut le chercher; il vint. Cécile le fit afteoirfur le pied de fa chaife longue, & remarquant qu'il avoit les yeux rouges : Charles, lui dit-efe en fouriant, vous avez donc aufli pleuré? Charles, a ces mots, lui baifa la main, & refta la tête appuyée fur les genoux de fa tante, n'ofant plus montrer fon vifage , paree qu'il pleuroit encore. Cécile , lèn« tant fa main mouillée de larmes: Charles, ajouta-t-elie, fi vous étiez moins jeune, vous comprendriez que , lorfqu'on a bien vécu, le moment oü vous me voyez eft le plus beau de la vie, même la plus heureufe.... Mon corps eft bien foible & bien languiffant; mais mon ame eft caljne & fatisfaite... J'emporte de fi donces idéés! Je fuis füre, Charles, que vous ferez toujours le bonheur de mon pere, & que vous l'aimez autant que je 1'aime.... Comme elle achevoit ces paroles, Charles, baigné de pleurs, fe leva impétueufement, & fut fe ietter dans les bras de fon grand - pere.... Je ne puis vous exprimer le fentiment & Ia grace qu'il mit en cette aétion. VI. d'Aimeri le preffa contre fon fein avec la tendrefle Ia plus paffio'inée, & le prenant par la main , il forti 'it avec lui de la chambre de fa fille , pour aller fans doute, fe livrer fans contrainte a tout l'attendriflement dont il étoit pénétré. Un moment après, Cécile nous  üS4 Leitres conjura tous d'aller nous mettre a table. Vous jugez bien que le diner ne fut pas long. Madame de Valmont s'obftinoit toujours a conferver de Pefpérance. Pour moi, je n'en avois aucune; car le Médecin iri'avoit dit pofitivement que Cécile n'avoit pas vingt-quatre heures a vivre. En fortant de table, nous retournames chez elle : nous la trouvaraes très-calme; & le Curé, qui ne 1'avoit point quittée, nous dit qu'elle lui paroifloit beaucoup mieux que la veille. Nous nous alfimes autour de fa chaife longue; & au bout d'un moment , Cécile dit qu'elle avoit envie d'elfayer fi elle pourroit marcher. Son pere & le Médecin Paiderent a fe lever, & la foutinrent fous les bras : mais a peine avoit-elle fait cinq ou fix pas que s'arrêtant brufquement, elle s'écria : O mon pere!... A ce cri plaintif & déchirant, M. d'Aimeri hors de lui, la prit dans fes bras, elle s'y pencha doucement, les yeux a moitié fermés... Le Médecin lui faifit fa main; & après lui avoir taté le pouls, fit un figne au Curé, qui, au moment même, prit un Crucifix, s'approcha de Cécile, & lui dit d'une voix forte, ces terribles paroles : Recommandez votre ame hDieuï Aces mots, Cécile r'ouvrant les yeux, les éleva vers le Ciel, en prefiant le Crucifix contre fa poitrine ; & dans cette attitude, fon vifage & toute fa perfonne avoient une expreffion & une nobleife qui donnoient a fa beauté quelque  fur VEdw.ation. 285 chofe de véritablement célefte. Après avgir fait fa priere, tout-a-coup elle fe jette a genoux, en difant : Mon pere, donnezmoi votre bénédiction. M. d'Aimeri fe précipitea cóté d'elle; fes bras tremblants s'ouvrent encore une fois pour recevoir cette fille chérie... Cécile tombe fur le fein de fon malheureux pere... & c'en eft fait... elle expire !... Après ce trifte récit, vous n'attendez pas de moi d'autres détails; il vous fuffira de favoir que la douleur de M. d'Aimeri eft au-defius de tout ce que peuveut imaginer ceux qui n'ont jamais eu d'enfants... je 1'ai forcé de venir avec moi a B... le ïoir même'avec Madame de Valmont & le jeune Charles; & quand il fera en état de recevoir les confeils de 1'amitié, nous 1'engagerons a voyager avec fon petit-fils: car cette efpece de diftraction eft la feule qu'on puifie fupporter dans fa fituation. Adieu, ma chere amie; écrivez-moi : je fuis bien trifte : vous favez que je ne m'afFeéle pas foiblement; vous favez a quel point me deviennent chers mes amis , lorfque je les vois fouffrants & malheureux : ainfi jugez combien je fuis pénétrée, & combien vos lettres, me font né> ceflaires.  Lettres LETTRE XLVII. Le Comte de Rofeville au Baron. Je vous ai promis, mon cher Baron , de vous don er le détail d'une fcene réelleaieut intéreffhnte que je préparois a mon éleve. Je n'ai pu fatisraire plutöt votre curiofité a eet égard, paree que je voulois un tableau atiquel rien ne manquat, & il m'a fallu fix mois de recherches pour le trouver cel que je le defirois. Je vous ai déja dit que mon jeune Prince annonce des qualités brillantes : il a de 1'efprit,de 1'imagination, un bon naturel; mais ie remarqnois en lui une certainefécherefle qui m'affligeok , quoique je ne 1'artribuaflé cependant qu'a fon peu d'expérience. Si l'on n'a jamais été malheureux, ou 15 l'on n'a 'amais vu de prèï. le fpecbacle terrible de 1'i.nfortune & de la mifere, il n'eft pas pofiible d'être véritablement compatifiant. Ce ne font pas des récits qui peuvent graver au fond du cceur des fentiments qui feront combattus par toutes les pafiions factices, mais contagieufes,quelacorruption enfartte. IIfaut, pour ce grand ouvrage, non des paroles, mais des exemplrs, &fur-toutdevivesimages, qui latflent a jamais dans mon ame flexible, neuve & pure encore, un fouvenir neffacable. Pénécré de ces idéés, je me  fur VEducatien. h.8? décidai donc a chercher dans Ia ville même & aux environs , une malheureufe familie prête a fuccomber fous le poids affreux de la mifere. Pour être plus fürement éclairé dans cette recherche, je m'adrelfai a un homme bienfaifant, qui confacre aux infortunés plus des trois quarts d'une fortuneconfidérable acquifè par fes trava jx & des entreprifes de commerce. Cet homme eft étranger, s'appelle M. d'Anglures, & l'on ignore quelle eft fa naiffance & fa patrie. II parle également bien plufieurs langues. 11 y a environ dix ans qu'il vint s'établir ici dans une petite maifon fur les bords du Lac ***. I.a fingularité de fon genre de vie piqua la curiofité du Prince, qui voulut le voir. Oa fuppofe que M. d'Anglures lui conta une hiftoire dignede 1'intérelfer; car le Prince, de ce moment, lui témoigna une eftime particuliere ; peu de temps après 1'employa dans differentes négociations , & par la fuite 1'honora de fa confiance, & le combla de bienfaits. Depuis deux ans, M. d'Anglures s'eft retiré de la Cour, & vit pailible & folitaire fur les bords du Lac **% dans fa première habitation, qu'il a rendue une des plus charmantes maifons des environs de cette Capitale. J'ai été le trouver il y a plus de trois mois, pour lui faire part de mon projet. II me donna tous lesrenfeignements que jepouvois defirer; mais j'étois trop difficile furie choix, pour me décider légérement. Je fentois que tout  n88 ' Lettres étoit perdu, fi je ne produifois qu'une foible impreflion; & lorfque j'eus enfin trouvé ce que je cherchois, je penfai qu'il étoit encore néceflaire d'employer toutes les préparations dont vous allez voir le détail. Le jeune Prince, comme tous les enfants, elt excefllvement curieux. J'affeétai plufieurs fois devant lui de parler bas avec un grand air de rnyftere a M. de Sulback, fon Sous Gouverneur. Le Prince ne manqua pas de me queftionner; je lui répondis que j'étois occupé d'une atTaire qui in'intéreflbit au-dela de 1'expreffion, & j'ajoutai : ,, Si vous aviez quelques années de plus, je vous la „ confierois ; mais vous êtes trop en- „ fant " A ces mots, je fus prelfé , comme vous pouvez 1'imagiuer ; je tins bon, & le Prince ne put arracher de moi que des réponfes vagues qui ne flrent qu'augmenter & enflammer fa curiofité. Le foir il fut encore bien plus mécontent, lorfqu'il apprit que le fils de M. de Sulback étoit dans notre fecret. II m'en fit des plaintes ameres; je me contentai de lui répondre fimplement: Le jeune Sulback n'eft plus un enfant; il a treize ans; d'ailleurs , il eft finguliércment raifonnable pour fon age: & je parlai d'autre chofe. Le Prince prit de 1'humeur & me bouda : je lui fis obferver que ce n'étoit pas le moyen d'obtenir une confideuce. Ce n'elt point par méfiance, ajoutai- je, que j'ai refufé de vous faire le détail de 1'affaire qui nous  fur FEducatioH. nous occupe, c'étoit uniquement paree que je vous croyois trop enfant pour y prendre part : cependant il feroit trèspoiïible qu'a dix ans & demi vous fufliez en état de comprendre & de fentir des chofes fi touchantes par elles-mêmes... J'ai yu plufieurs exemples d'enfants de votre age, affez avancés pour Cela. Si vous ne m'eufliez pas montré une curiofité fi indifcrete, tant d'humeur, & fi peu d'empire fur vous-même, j'aurois certainement fini par vous dire ce que vous defirez favoir; mais a préfent il vous fera bien difficile d'obtenir cette grace, & je vous préviens que fi vous ne réparez pas votre tort par une douceur extréme & une conduite prudente & réfervée, & fi enfin vous faites encore 3a plus légere queftion, vous n'aurez jamais ma confiance. Lorfqu'on prometpour récompenfe a un enfant la chofe précifément qu'il defire avec ardeur, on peut exiger de lui tout ce qu'on veut. Le Prince , dans le moment même , dérida fon vifage, vint a moi d'un air timide & carefl'ant, &me promit qu'il me prouveroit qu'il avoit de Tentpin fur lui-même ; & en effet, ilme tintparole. Le lendemain, après le diner, nous étions enfemble dans fon cabinet, lorfque M. de Sulback & fon fils entrerent tout-a-coup avec précipitation; & le premier venantamoi: Enfin , s'écria-t-il, je Vai trouvé... A ces mots , j'afFectai la plus grande joie, & je dis: Allons-y fur le champ. Quoi,medeTome I. N  soo Lettres manda le Prince, d'un air également inquiet & curieux, vous allez ïbrtir? Oui, répondis-je, pourdeux ou trois heures. Emmenerons-nous mon fils, reprit M. de. Sulback? Ah! je vous en conjure, interrompit le jeune homme; je ferois inconfolable, fi vous me priviez de ce bonheur. Pendant tout ce dialogue, le Prince nous regardoit tour-a-tour, & fe faifoit une extréme violence pour cacher 1'excès de fon dépit & de fon chagrin. Je prends mon chapeau , mon épée; je m'apprete a ïbrtir : le Prince s'avance vers moi; j'envoie chercher les perfonnes qui doivent refter avec lui dans mon abfence, & je 1'embraffe, & lui dis adieu. Alors il n'y peut plus tenir; & n'ofant parler, il fond en larmes... Je parois ému, touché : je le queflionne; il m'avoue qu'il eft au défefpoir. M.de Sulback meprefle de lui conter Fint ére ([ante hiftoire... Le Prince m'en conjure..'. j'héfite encore; enfin je me rends. Je prends le Prince fur mes genoux: tout le monde s'afiied; & m'adreflant au Prince, dont j'étois bien fur alors de fixer 1'attention : M. de Sulback & moi, lui dis-je, nous fommes dans 1'ufage de mettre tous les mois a part une portion de notre revenu pour le foulagement des infortunés que la mifere accable, & nous, faifons 1'un & 1'autre beaucoup de recherches, afin de bien placer eet argent, & de ne le donner qu'a des gens auffi honuêtes que malheureux. II y a fix femaines  fur VEducation. 29 r que nous mirnes enfemble a Ia lorerïe, & nous gagnames trente mille francs : nous formamès auffi-tót le projet de faire, avec la moitié de cette fomme, le bonheur d'une familie entiere. En conféquence, nous achetames a trois lieues d'ici une jolie petite ferme pourvue avec abondance de toutce qui eft nécelfaire a la vie, & nous la fïmes meubler avec une extréme propreté. Pendant ce temps, nous cherchions une familie bien pauvre & bien vertueufe; enfin nous 1'avons trouvée : elle exifte dans un des fauxbourgs de cette vüle, & nous voulons Palier chercher & la conduire a la charmante petite ferme. Ici, NI. de Sulback prenant la parole : Quelle fera votre joie, me dit-il. en voyant ce malheureux Alexis Stezen & fa familie , en rendant Ja vie & donnant le bonheur a quatre jolis enfants, unpere, une mere & un vieilJard , tout cela prêt a expirer de faim , lorfque notre meüager eft arrivé chez eux ce matin! A ces mots, le jeune Prince, faififfant une de mes mains, & jettanrfon autre_ bras autour de mon cou : Ah! mon ami, s'écria-t-il, emmenez-moi avec vous, que je voye cela!... & en difant ces paroles , il avoit les larmes aux yeux. Je PembTafTai tendrement, & je lui dis : Puifque vous êtes fenfible , jene vous regarde plus comme un enfant vous viendrez chez Alexis Stezen : oui, vous êtes digne en effet de voir un tel fpectacle. Les tranfports & la joie du Prince, a ce difcours, N ij  2p2 Leitres furent inexprimables: il m'accabloit de remerciements , de carefl'es ; il nous embraffoit tous; il preflbit notre départ; & en attendant, il fe promenoit dans la chambre avec le jeune Sulback qu'il tenoit affecf ueufement fous le bras. Son air triomphant fembloit dire : Si je n'ai pas treize arts, que m'importe? on ne me traite plus en enfant. Enfin, nous fortons par des efcaliers dérobés ,nous montonsdans une voiture de louage; & fuivis feulement de deux valets-de-pied, vêtus d'habits gris, nous partons , le Prince , M. de Sulback, fon fils & moi. 11 n'étoit que cinq heures après midi; mais comme nous fommes dans le cceur de 1'hyver, le jour étoit abfolument fini, & le froid excelfif nous faifoit d'autant plus fouffrir, que notre voiture fermoit très-mal, & que nous n'avions ni peaux d'ours, nitapis. Le Prince, fansfe plaindre , le remarqua. Jugez, Monfeigneur, dit M. de Sulback, par cette légere épreuve, du mal que peut caufer le froid; jugez des foufFrances que doit avoir endurées cette malheureufe familie que nous allons fecourir: car elle a paifé tout 1'hyver dans un grenier, fanspoële, fans habits!... &vous, Monfeigneur, couvert d'un habit chaud, d'une longue pelifle de fourrure, & d'un gros manchon, vous trouvez le froid Infupportable!... Le jeune Prince, pour toute réponfe, fit Un profond foupir plein d'exprefiion & de fenti»  fur VEducat'wn. 293 ment, fon cceur enfin s'ouvroit a 1'humanité. Je jouifï'oïs délicieufement de mon ouvrage, & j'éprouvois une émotion li douce & fi vive, qu'il m'étoit impoflible de proférer une feule parole. Cependant, au bout d'une demi-heure , nous entrons dans une petite rue bien étroite, & notre voiture s'arrete. Le Prince s'écrie : „C'eft ,, ici , fans doute ; nous fommes arri,, vés. .. " & dans fon emprefiement, il fe précipitoit pour ouvrir la portiere & pour dcfcendre. Je le retins, &je lui dis :" Je parie que le cceur vöus bat?... Oui, répondit-il, & bien fort!... On apporte un flambeau : nous entrons dans une maifon délabrée , nous montons cent vingt marches ; enfuite nous grimpons, avec beaucoup de peine, une mauvaife échelle de bois qui nous conduit au grenier habité par 1'infortunée familie... Nous trouvons dans un galetas, éclairé par une trifte lampe, un homme de trente & quelques années, couché fur de la paille; il étoit évanoui. Une femme jeune, belle & baignée de larmes, Ie foutenoit dans fes bras , tandis qu'un vieillard vénérable lui faifoit refpirer un peu de vinaigre. Trois petits garcons étoient a fes pieds; & une jeune fille, d'une figure ravifiante, agée de neuf ou dix ans, ayant pour tout vêtement une chemife déchirée, étoit i genoux devant lui, &prioit Dieu en verfant un déluge de pleurs!.. Ce fpectacle, auquel je ne m'attendois pas, me furprit & N iij  294 Lettres me toucha également. Mais au même moment, le malade reprit fa connoilfance, & nous apprimes que eet accident n'ayoit été caufé que par la nourriture que nous lui avions envoyée, & qu'il avoit prife dan» la journée pour la première fois depuis trois jours : car eet infortuné , afin de laiffer un peu plus de pain a fon pere, k fa femme & a fes enfants, s'étoit obftiné a ne vouloïr pas manger... Jeluifisboire un peu d'eau de Carmes, & il fe trouva parfaitement foulagé : alors nous lui dounames une bourfe qui contenoit cinquante louis. A cette vue, il s'écria : Omes enfants , remerciez ces généreux inconnus ; & vous, ma femme, mon pere, tombez a leurs pieds!... Toute la familie nous entoure, en nous prodiguant les plus touchants témoignages de laplusvive reconnoiffance, excepté la jeune fille, qui, honteufe de paroitrea nos yeux, prefque nue, fe tenoit retirée dans un coin, & n'ofoit approcber... Au milieu de toute cette fcene, vous croyez bien que rien ne pouvoit me diftraire de mon éleve : il confidéroit ce tableau, fi nouveau pour lui, avec autant de curiofité que d'attendriffément; il écoutoit & regardoit avec une fi profonde attention , qu'il pleuroit, pour ainfi dire, fans s'en appercevoir. Pendu a mon bras, refpirant a peine, obfervant avidement tout ce qui fepalfoit, il remarqua, Ie premier, 1'embarras naïf & modefte de la charmante petite fille. Aufij tCt il quitte mon bras,  fut FÈducation. 295 il s'avance vers elle, il détache fa peliflé, la jette fur les épaules de la jeune fille, en difant, .d'une voix entrecoupée : Je vous donne cela, venez aprèfent... Comment vous exprimerai-je la furprife & la joie délicieufe que me caufa cette action ?... Je m'élance vers le Prince; & le prenant dans mes bras : O cher enfant, m'écriaije, me voila payé de ma tendreffe & de mes foins !... Je n'en pus dire davantage, mes pleurs me couperent la parole...„ Dans eet infiant, un de nos jens entra avec un gros paquet qui contenoit plufieurs peliffes de fourrures communes que j'avois fait faire pour la malheureufe familie. Le Prince ayant donné la fienue, il s'en trouva une de trop. Je la lui préfentai: Gardezla toujours, lui dis-je: elle eft moins chaude & moins bclle que celle que vous avez donné; mais avec quel plaifir vouslaporterez, nuifqu'elle vous rappellera le doux fouvenir d'une action qui vous renddigne d'être aimé !.-.. Le Prince s'en revêtit au moment même, & jamais laplus briljante parure n'infpira plus de fatistaétion & de joie qu'il en éprouva en fe voyant enveloppé de cette lourde & groftiere peliffe. Cependant nous faifons tranfporter Alexis Stezen au premier étage de la même maifon , dans une chambre commode. Son pere, fa femme & fes enfants Pyfuivent; & quand nous les eümes établis dans ce nouveau domicile , nous les quirtames , en leur difant, qu'auffi-tót que le malade N iv  20Ó Lettres feroit en état de fe lever, nous les conduirions a la ferme que nous leur deflinions. Nous ne rentrames au palais qu'a huit heures palfées; nous retrouvames du feu avec un plaifir qui nous fit mieux fentir encore le bonheur que nous avions procuré aux infortunés dont nousvenions de changer le fort. Nous veillames ce foir1a beaucoup plus tard qu'a 1'ordinaire; le Prince ne fe fentoit nulle envie de dormir; 51 fe plaifoit a fe rappeller jufqu'aux plus minucieufes circonftances d'une journée fi intérelfante , & je fuis bien certain que le fouvenir de ce tableau frappant des miferes humaines, ne s'effacera jamais de fon cceur. Cependant je n'approuverois pas «jue des fcenes femblables fufl'ent renouvellées trop fouvent : le plus grand de tous les dangers feroit d'accoutumer a ces objets pathétiques& terribles; i! s'agitde frapoer 1'imagination , de lui laiffer un point de vue fur lequel a jamais elle puiife fe fixer. II faut développer la fenfibilité; mais fur tout craindre de 1'affoiblir & de 1'épuifer par trop d'épreuves : & c'eft ainfi , mon cher Baron , que fécueil eft fans ceffe h cóté du bien ! Quel eft 1'efprit affez délicat pour s'arrêter toufours au point jufte qu'il eft dangereuxdefranchir! Voila du moins ce qu'il elt utile de favoir, pour n'agir qu'avec précaution & prudence. Mais revenons a mon éleve. Le foir, avant de nous coucher, nous le pridmes, M. de Sulback & moi, de ne parler de notre  fur PEducation. 297 .aventure a perfonne, paree que mus ne voulions pas avoir Vair de nousglorifier d'un acle d'humanité auffi fimple, & auquel d'ailleurs la vanité n'avoit eu nulle part. Le jeune Prince convint qu'il n'en parleroit qu'au Prince fon pere , qui, vous le croyez bien, étoit déja dans notre confidence, & nous avoit fourni les moyens de donner une lecon de bienfaifance fi magnifique; car elle a coüté plus de vingt mille francs : mais c'eft de l'argent bien placé , & qu'un grand Souverain & un bon pere ne regrettera fürement jamais. Le lendemain, le jeune Prince, qui brüloit de voir Alexis Stezen établi dans fa ferme, envoya de bonne heure favoir de fes nouvelles, & nous apprimes avec une extréme fatisfadtion qu'il étoit levé, & en parfaite fanté. Auiïi-tót il fut décidé que nous leur enverrions une voiture le jour même pour les conduire a la ferme, &que nous nous y rendrions de notre cóté. En elfet, nous parttmes après le diner, & nous arrivames a leur habitation un peu avant eux. Le Prince, de lui-même, leur avoit porté plufieurs préfents, & les attendoit avec une impatience inexprimable. Lorfqu'il entendit le bruit de leur voiture, il courut précipitamment au-devant d'eux, enfuite les fuivit par-tout, jouiflant de leur furprife, de leur bonheur, avec une joie qui alloit jufqu'au tranfport. Avant de partir, le Prince s'approcha de moi; & rne fautant au cou : ,, O, mon ami! N v  ±9$ Lettres s'écria t-il , que je vous remercie der ,, m'avoir fait voir cela!... & que vous ,, deyez être heureux en contemplant la ,, fatisfaction de ces honnêtes gens"!... O ui , je le fuis en effet, répondis-je, & nu-dela de 1'expreffion : voila le vrai bonheur, je vous i'ai fait connoltre; & quand je vous en verrai jouir, rien ne manquera plus a ma félicité. Huit jours après , un matin que nous étions feuls avec le Prince , M. de Sulback & moi* l'on vint me dire qu'un Artille fort diftingué par fes talents, & que nous connoiffions de 'réputation , demandoit a me parler. Je fortis & jerentrai un moment après, en tenant nn grand deffin fait a la mine de plomb, & fuperbement encadré. Ah! m'écriai-jede la porte, notre fecret eft divulgué ; nous voila tousrepréfentés chez Alexis Stezen...Regardez... Aces mots, Ie Prince furpris confidere le tableau , & ne voit pas lans éuiotion qü'on a jultement choifi le moment oü il avoit jetté fa pelilfe fur les épaüles de ja jeune fille... Il rotigit, & me dit s Je vous afïure que 1'indifcrétion ne vietit pas de moi.. . Je n'en doute pas, repris-je, & je fuis certain auffi qu'aucun dé nous n'a parlé de cette hiftoire; mais je ne fuis cependant point étonné qu'elle ait é:è fue.. .-—Pourquoi donc? —Paree qué Vous étiez avec nous. — Eh bien !"— Eh bien ^ les démarches des Princes ne pcuvertt jamais être cachées; trop de gens !es éclairent & les épient. Je ne puis être  fur FEdacation. »pj faché que le fecret foit découvert; vous avez fait une bonne action : mais foyez: für que fi vous en eufliez fait une mauvaife , on le fauroit de même. Ce difcours a paru le frapper. Du refte, ]e vis facilement qu'il étoit au fond très-flatté que Ie peintre eüt choifi lapeliffe donnée pour Ie fujet principal du tableau. II le regardoic avec une extréme complaifance, & il me fut fort bon gré de Ie defliner au Prince fon pere, certain alors que toute la Cour le verroit. Je lui pardonnai d'autant plus volontiers cette petite vanité , que, depuis 1'aventure d'Alexis Stezen, c'étoit a eet égard le premier mouvement d'orgueil que je remarquois en lui. Voila, mon cher Baron , l'hiftoire que je vous avois promife. Je ne vous fais point d'apologie pour la longueur démefurée de cette lettre ; car ce que vous faites pour vos enfants, doit me convaincre que tout ce qui a rapport a 1'éducation eft fait pour vous intéreifer. J'ai appris avec un fenfible chagrin Ie manage de maniece. Quelle belle-mere ou lui donne !... Vous favez fi je la connois, & vous jugez combien je dois être affligé en me rappellant tout ce qui Ja rend fi dangereufe & fi méprifable!... Mais j'ofe me flatter, mon cher Baron, que ma fceur jouira du bonheur de marier du moins fa feconde fille fuivant fon cceur, & que je ne retournerai dans ma patrie que pour me trouver aux noces de Théodore & de Conftance. Ah! fi je puis voir cette union N vj  joo Lettres fi defirée, &fimon jeune Prince confirme les efpérances que je concois de lui, quel mortel fur la terre pourra comparer fa félicité a la mienne ! LETTRE XLVIIL Le Baron au Vicomte. , mon cher Vicomte, vous ne reconnoitriez pas Théodore; il n'a plus en efTet ce teint blanc & délicat des enfants élevés a Paris: il eft grandi de la tête, & fortifié a proportion; & cette métamorphofe eft due, non-feulement a l'air pur qu'il refpire ici, mais auffi a la vie aétive qu'il y mene. II eft également accoutumé a fupporter, fans en être incommodé, le ehaud, le froid, le foleil & la pluie. Je ne lui ai fait prendre ces différentes habitudes que peu-a-peu, fans précipitation comme fansexcès; car, pour fortifier fon corps , je n'ai pas eu la cruauté de Je faire fouffrir, ou 1'imprudeiice d'expofer fa vie. Rouffeau veut qu'on ne prenne aucune précaution pour les enfants , qu'on les laiffe tomber, fe blefier, qu'on les expofe fans ceflé aux plus grandes rigueurs des faifons : en prefcrivant toutes ces chofes, il tombe dans 1'inconvénient qu'il recommande tant d'éviter, celui de rendre les enfants malheureux; enfuite il dit: „Que }, faut-il donc penter de cette éducation  fur VEducatief], 301 ,„ barbare qui facrifie Ie préfent a unave„ nir incertain?... &c. "Et dans Ie même volume, il dit auffi : ,, Armons tou„ jours 1'homme contre les accidentsim„ prévus; qu'Emile coure les matins a „ pieds nuds , en toute faifon, par Ia „ chambre , par 1'efcalier, par le jardin; „ loin de 1'eu gronder, je 1'imiterai, &c." Cette imitation n'eft pas fi facile. Pour moi, j'avoue que je n'imiterai point Théodore , fi , au mois de Janvier, il fe promene dans mon pare fans bas & fans fouliers. Rouffeau, toujours pour armer fon Eleve contre les accidents imprévus, trouble fon repos, interrompt fon fommeil, Ie réveille brufquement, & le fait lever au milieu de la nuit. Enfin , je ne vois point d'enfant plus tourmenté & plus malheureux que ce pauvre Emile. Une autre idéé de Rouffeau me paroit encore plus dangereufe : „ Accoutumez 1'EIeve, dit-il, a „ ne compter ni fur Ia naiffance, ni fur „ la fanté, nifurlesricheffes; ébranlez , „ effrayez fon imagination, des périls „ dont tout homme eft fans ceife envi- ronné; qu'il voyeautour de lui tous ces „ abymes, & qu'a vous les entendredé- crire, il fe preffe contre vous de peur „ d'y tomber". Tout cela afin de rendre 1'enfant compatiffant! mais pour eet objet, prenons une autre méthode; car celle-la ne le rendroit que poltron. En lui apprenant a ne compter ni fur la fanté, ni fur les richef-  302 Lettres fes, montrez-lui toutes iesreflburcesqui» dans les plus alffeux revers, reftent tou- J"ours a riionirae courageux & vertueux. 'eignez-le , eet homme noble, patiënt, fupérieura fadellinée; il n'en fera que plus intéreffant, votre Eleve ne 1'en plaindra que davantage : mais cette compaflion , loin d'amollir fon ame, ne fera que lui donner plus d'élévation & de grandeur : la pitié devient fublime, quand elle eft unie a 1'admiration. Enfin, de cette maniere, 1'enfant fera profondément touché de la fituation de votre héros; mais il ne fera point épouvanté de fon fort, & il fe promettra de fupporter une femblabïe deftinée avec la même vertu, fi jamais elle doit être fon partage. Adieu , mon cher Vicomte; je vous affure que, malgré tout le bonheur dont je jouis ici, je penfe avec un grand plaifir que j'en partirai dans un an, puifque eet inftant doit nous réunir. • M. d'Aimeri eft parti hier avec fon petit-fils. II commence fes voyages par Ie Nord , qu'il ne connolt point, & va directement en *****, Je lui ai donné une Lettre pour le Comte de Rofeville, quifürement prendra de 1'amitié pour lui; car ces deux hommes ont trop de mérite pour ne pas fe convenir mutuellement,  fur l'Education. 3*3 LETTRE XLIX. La Éaronne a la FicomteJfe\ Adele & Théodore, depuis quinze jours, ont été mis a de rudes épreuves, maïs enfin ils s'en font tirés a ma fatisfactiorn Ils fentent depuis long-temps 1'un & 1'autre combien il eft important d'avoir de Pempire fur foi-même,&combien l'on eft méprifable quand on eft capable de manquera fa parole. Comme Adele a neuf ans, & fon frere dix, nous avons penfé qu'après beaucoup de petites épreuves, qui prefque toutes ontréufti, nous en pouvions rifquer une véritablement féduifante, & qu'il étoit temps (pour me fervir de 1'expreffion de M. d'AImane) de leur faire commencer férïeufement leur cours de vertu expérinientale. II faut vous dire d'abord que depuis deux ou trois mois, 1'ei'pece d'antipathie qui exiftoit entre Miff Bridget & Dainville , paroit fort diminuée. Dainville a fait les premières avances ; Miff Bridget les a recues avec dignité, mais fans humeur, & les anciennes querelles font prefque entiérement oubliées. Enfin, Dainville dithautement que Miff Bridget eft une perfonne d'un vrai mérite , & Miff Bridget convient que M, Dainville eft au fond un très-bon garcon» C'eft d'après toutes ces circonftauces} que  3©4 Lettres nous avons förmé notre plan. Vous n'avez point oublié qu'Adele, il ya environ dix-huit mois, fe inoqua cruellement de Miff Bridget, en placant dans fa chambre ce fatal profil de 1'Empereur Vefpafien, & que ce procédé diminua beaucoup en apparence la tendreffe de MiffBridget pour Adele, & fur-tout fa confiance. Enfin, il faut que vous fachiez encore que mon fils , de fon cóté, donna vers le même temps plufieurs fujets de plaintes a Dainville : reffouvenez-vous de tout cela; maintenant je commence mon récit. Adele remarque un matin que MiffBridget eft exceflivement rêveufe & diftraite; elle lui en demandela raifon. MiffBridget foupire, rougit, palit, fe confond ,&garde le filence: les quellions redoublent d'un cóté, le trouble augmente de 1'autre. Alors Adele éprouve le mouvement de curiofité le plus vif qu'elle ait jamais rellend; elle preffe, prie, conjure. MiffBridget héfite, & lui dit : Ah, fi je pouvois comp. ter fur votre amitié , fur votre difcrétion!... —r Eh quoi , vous doutez de moi!... Je fuis bien jeune ; mais j'aimerois mieux mourir que de trahir un fecret. Ma chere Miff Bridget, me croyezvous donc un monftre? —- Eh bien , je vous dirai tout ce foir, fi nous nous promenons feules... — Pourquoi pas a préfent? — Je ne le puis; ce que j'ai a vous confier eft d'un trop long détail. — O Ciel! accendre jufqu'a ce foir... — II  fur VEducathn. 305 le faut : & je vous préviens même que fi, d'ici la, vous faites la plus légere indifcrétion , c'eft-a-dire, fi vous paroilfez defirer yivement de vous trouver feule avec moi; fi vous me faites le moindre figne d'intelligence, je ne vous dirai rien... — Un feul mot; Maman fait-elle ?... —Non, perfonne au monde. Mon projet eft bien de le déclarer un jour a Madame votre mere; mais ce ne fera que dans quelques mois. Ainfi, vous voyez que vous ne pourrez même pas lui en parler. Vous favez qu'elle vous a dit cent fois que vous ne devez pas lui dire Ie fecret d'un autre. II eft vrai qu'elle vous a bien répété que toute confidence qu'on ne veut pas lui faire, doit vous être fufpecte, &... — Mais de vous, qu'elle eftime tant!... — II eft certain que c'eft un cas différent. D'ailleurs, je vous jure qu'elle le faura un jour... — De tout autre, je refuferois d'apprendre un fecret qu'on me défendroit de lui dire ; mais... — Vous acceptez le mien , n'eftce pas?... — Je crois que je le puis fans fcrupule. — Eh bien, vous me donnez donc votre parole d'honneur de le garder fidélement ?... — Je vous Ia donne. — H fuffit... Dans ce moment, la converfation fut interrompue, au grand regret de la curieufe Adele. Un domeftique lui vhit dire que je la demandois, & elle quitta Miff Bridget avec une émotion qui paroiflbjt encore fur fon vifage, lorfqu'elle entra dans ma chambre. Pendant ce temps, Dainville  jofj Lettres avoit avec mon fils exaclement Ie même cntretien, & en reent la même promeffe. Vous jugez bien qu'Adele & Théodore attendirent impatiemment 1'heure de la pro • menade; mais ils furent trompés dans leur elpérance : nous ne les quittames pas un inftant, & l'on fut fe coucher fans favoir le fecret. Adele , en fe déshabillant, pria MUe. Victoire d'aller chercher Milf Bridget pour un moment feulement. MiffBridget fit répondre qu'elle ne pouvoit venir, & la pauvre Adele fe coucha fort triftement. Le lendemain, Miff Bridget 1'accabla de reproches : „ Vous avez fait, lui „ dit-elle, dix tndifcrétions: vous m'avez ,, fait demander hier au foir; vous qui „ paroiffezordinairementfi contente lorf,, que vous êtes avec Madame votre me„ re, vous aviez 1'air diftrait, inquiet; „ vous me regardiez fixement; vous n'étiez occupée que de moi .-enfin, tout ,, le monde a remarqué que vous n'étiez ,, point dans votre état ordinaire ; & d'a„ prés cela, je fuis décidée a vous éprou„ ver encore avant de vous confier mon „ fecret:ainfi, vous nelefaurez que d'au" i0,l,.rd'nui e« huit: fi, a.cette époque, je ,, n'ai rien a vous reprocher ". Vous jugez combien eet arrêt parut cruel; mais il fallut s'y foumettre : & Théodore, de fon cóté, fubit la même loi. Enfin , au bout de ces huit mortels jours, Adele & Théodore recoivent le prix de leur patience & de leur parfaite difcrétion : le grand  fur rEducatic-H. 307 fecret leur eft révdlé , & ils appreiinent que MilT Bridget & Dainville font mariés fecretement depuis deux mois. Vousconcevez fans peine a quel excès cette nouvelle dut paroitre furprenante. On ne fentit d'abord que la joie que devoit infpirer 1'honneur d'être jugé digne d'une confidence fi importante. Mais on connutbientót qu'un fecret peut quelquefoisêtrepefant & difficile a garder. Le foir même, me trouvant feule avec Adele : Je veux, lui dis-je, vous faire part d'une chofe qui vous intéreffera; c'eft que je m'occupe d'un établiffement avantageux pour Dainville , d'un mariage qui feroit fa fortune. .. A ce mot de mariage,. Adele changea de vifage. Je feignis de ne pas remarquer fon trouble, & pourfuivant mon difcours: Je veux, ajoiitai-je, le marier a uneveuve fort riche, qui demeure a Carcalfonne. Je fuis füre de fon confentement; & pour lui réferver le plaifir de la furprife, je ne I'inftruirai de cette affaire que lorfqu'elle fera tout-a-fait arfangée. Ainfi je vous défends d'en parler a qui que ce foit, pas même a MiffBridget... Pourquoi rougiffez-vous, Adele ?... — Moi:, Maman ?... — Oui, vous avez rougi quand j'ai prononcé Ie nom de MiffBridget... — C'eft que... — Vous imaginez peut-être que Miff Bridget a toujours Ia mêmeaverfion pour Dainville... — Oh non, Maman, au contraire....— Comment, au contraire, que vouJez-vous dire ?'... — Rien, Maman... —  3°8 Lettres Sauriez-vous quelque chofe de particulier Ja-deflus ?... — Mais... — Pour moi, je luis perruadée que MiffBridget, en effet, conferve encore quelque rancune contre Dainville. Quoi qu'il en foit, je vous lerépete; je vous défends abfolument de lui dire un mot de ce mariage projetté. Après ces mots, je changeai d'entretien. Adele tomba dans la plus profonde rêverie , &, fous je ne fais quel prétexte, je 1'envoyai a Miff Bridget. Elle ne lui paria point de notre converfation; mais elle la conjura avec inftance de me tout avouer, & s'offiit même ame préparer h cette nouvelle : ce que MiffBridget refufa pofitivement. Le lendemain, feub a la promenade avec Adele, je lui témoignai del'inqujétude fur fafanté. Vous êtes trifte, mon enfant, qu'avez-vous? — Rien, Maman... —- Vous paroiffezrêveufe, préoccupée; a quoi penfez-vous ?... — Maman !... — Comment, cette queftion vous embarraffe ? Vous m'avez affuré fi tendrement^, il n'y a pas encore quinze jours , (& c'étoit dans ce même jardin) que dans aucun moment vous n'héfiteriez a me dire votre plus fecrete penfée, quelle qu'elle füt, fi je vous lademandois.., Sans une parfaite confïance, il n'eft point de tendreffe véritable Aufii, Maman, je vous dirai toujours tous mes fecrets. — Eh bien, a quoi penfiez-vous tout-a- 1'heure?... Répondez donc? Mais que vois-je! vous pleurez!....— C'eft  fur FEducatlon. 300 de ne pouvoir vous dire... Pourtant... Te ne vous mentirai fürement pas... Qu'avez-vous donc? — Maman, dois-jevous dire Ie fecret d'une autre quand vous me le demandez?. .. — Le fecret d'une autre ! vous favez un fecret que j'ignore ? — Oui, Maman, & un bien grand fe?,m- ~ Apparemment que le hafard vous 1 a fait découvrir? — Non, Maman, on me 1'a confié, & l'on m'a fait donner ma parole d'honneur que je ne vous Ie dirois pas. — Et vous avez pu prendre unfemblable engagement!... Vous n'avez pas fenti que vous vous expofiez, ou % manquer a votre parole, ou a me tromper en ne répondant point a mes queftions avec vérité? Voyez combien la curiofité peut être dangereufe!... — Maman, j'efpérois que vous neme quettionneriez pas. — Au moins falloit-il, avec ce defir, avoir plus d'empire fur vous-même, & ne pas paroitre fi difiraite & fi préoccupée. Mais quand vous auriez eu a eet égard toute la prudence imaginable, pouviez-vous échapper a cette queftion fi fimple que je vous fais fi fouvent? Adele, a quoi penfez-vous? II eüt toujours fallu alors me mentir, (mentir a votre mere , a votre feule, votre véritable amie) ou manquer a votre parole, & découvrir Ie fecret. — J'ai penfé, Maman, que j'en ferois quitte pour avouer que je favois un fecret, & que lorfque vous fauriez que j'avois promis delegarder, vous ne m'ordonneriez point  310 Lettres de vous le dire. — Mais feulement avouer qu'on fait un fecret, c'eft toujours le trahir a moitié, & fouvent le découvrir touta-fait. Par exemple ,dans votre fituation, de qui pouvez-vous tenir un fecret important? De votre pere? II n.'en a point pour moi. D'une femme-de-chambre? Je vous ai défendu toute efpece de converfation avec elles. II n'eft pas polfible que ce fok d'un homme. II elt donc faciie de deviner que ce fecret n'a pu vous être confié que par MiffBridget; & c'eft en favoir affez, pour pénétrer le refte avant la fin du jour. Ainfi, vous n'avez pas tenu 1'engagement que vous avkz pris de n'avoir jamais rien de eaché pour moi; vous avez donnez légérement votre parole d'honneur; vous avez fait depuis quelques jours centindifcrétions indireétes, & vous découvrez enfin le fecret dont vous étkz dépofitaire. Voyez combien de torts réunis! tout cela faute de réfkxion, & pour n'avoir pu réfifler aux mouvements d'une curiofité frivole. Cette exhortation finit par 1'ordre pofitif de ne point parler a MiffBridget de ce dernier entretkn. Je la laiffai pendant huit jours dans une incertitude cruelk pour un caractere auffi impatient & aufli curieüx que le fien. Elle ignoroit fi je m'étois expliquée avec Milf Bridget, fi cette derniere étoit inftruite de 1'aveu que j'avois arraché, & fi moi-même je 1'étois, ou non, du mariage fecret. N'ofant faire de queftions, ne pouvant rien pénétrer par notre conduite ,  fur FEducation. <$u elle étoit dans un doute qui ne fut pas pour elle Pépreuve laplus facile a iupporter. Mais inftruite déja par 1'expérience de fes premières fautes, elle eut affez de pouvoir fur elle-même pour fe taire conftamment, & pour montrer un vifage ferein & tranquille. L'inftant fixé pour le dénouement étant arrivé , Milf Bridget m'amene un matin Adele , & lui dit en 1'embraffant : Le fecret que je vous ai < confié n'en eft plus un, & maintenant je vais vous apprendre la vérité. Comme vous m'aviez donné lieu dedouterde votre amitié pour moi, f ai voulu vous éprouver avant de vous rendre toute la mienne. En conféquence, je vous ai confié un iecret imaginaire: vous Pavez gardé affez Udélement a certains égards ; vous n'en ayez point parlé a M. votre frere; vous n avez point laifféfoupconner a M. Dainville que vous le fufiiez; vous avez évité 1 occafion de le révéler a Madame votre mere; en même-temps vous m'avez foigneufement caché ce qu'elle vous avoit défendu de me dire, & vous avez témoigné que vous preniez.un intérêt véritable a mon fort. Tout cela, fans doute, eft beaucoup pour votre age, puifque vous n'avez que -neuf ans & demi. Je vois que vous avez un bon cceur, & que vous lerez difcrete quand vous ferez moins dominéé par la curiofité, & que vous aurez plus de force & plus de pouvoir fur vous-même. Quoi! s'écrie Adele, vous  3i s Lettres n'étes point mariée a M. Dainville?... . Maispouviez-vous penfer, répondit Miff Bridget, que fi la chofe eüt été véritable, je vous 1'aurois confiée de préférence a Madame votre mere?... Je vous 1'avois dit, Adele, ajoutai je, que vous deviez regarder comme fufpecle toute confidence qu'on vous recommanderoit de me cacher; & avec un peu plus de raifon, n'auriez-vous pas dü deviner que Miff Bridget ne vouloit que vous éprouver, & qu'elle connoit trop combien vos devoirs envers moi font facrés, pour vous propofer férieufement de vous y faire manquer? Ces réflexions fi fimples ne fe font point préfentées a votre efprit. Pourquoi? Paree que vous n'étiez occupée que du defir de favoir ce fecret important, paree que vous vous laiffez maitrifer par une ardente curiofité, & que toute paffion, lorfqu'on s'y livre, óte lejugement, & rend aveugle. J'efpere, ma chere amie, que vous me pardonnerez ce détail fi long & fi minucieux en apparence; mais qui ne vous fera pas inutile, fi vous voulez réellement adopter ma méthode. Cette maniere de donner des lecons eft la feule profitable, & c'eft ainfi que je ferai paffer mon éleve par toutes les épreuves qui pourront former fon caraétere, & fortifier fes principes. Quand elle débutera dans le monde, elle connoitra parfaitement, par fa propre expérience, & fans que ce foit aux dépens de fa réputation &  fur TEducstioit. 313 & de fon bonheur, tous les inconvénients de la légéreté , de la précipitation , de 1'indifcrétion, de la curiofité, de la foiblelfe, &c.; elle faura enfin combattre fes pafiions & en triompher. Théodore recevra Ja même éducation. II a fupporté 1'épreuve que je viens de vous détailier mieux encore qu'Adele; car il a été irréprochable dans fon maintien , & n'a pas fait une mine qui put donner lieu de foupconner qu'il füt dépofitaire d'un grand fecret : mais il eft plus agé que fa fceur, d'un an; & quand 1'éducation eft véritablement bonne , une annéè de plus eft beaucoup. LETTRE L. Madame d'Oftalis a la Baronne. J'ai aujourd'hui vingt-trois ans, ma chere. tante, & je ne puis mieux célébrerlejour de ma naiffance, qu'en m'entretenant avec vous; mais quand je penfe qu'il y a trois mortelles années que je fuis féparée de vous , & que je ferai encore privée du bonheur de vous voir au moins un an , mon cceur eft bien trifte... Du moins j'éprouve une grande confolation; c'eft de m'être conduite loin de vos yeux, comme j'aurois pu le faire fi vous euffiez toujours daigné me fervir de guide; d'avoir enfin fuivi avec la plus fcrupuleufe exac» Tome I. O  ji4 Lettres titude le plan que vous m'aviez tracé, & tous les confeils que vous m'avez donnés dans vos Lettres, ces Lettres fi précieufes, oü je trouve avec tant de détail tout ce qui peut me dédommager de 1'éloignement qui nous fépare. On ne vous dira fürement point a votre retour, que votre fille a de la coguetterie ; ce vice odieux pour lequel vous m'avez infpiré une fi jufte & fi profonde avcrfion. Aufii n'ai-je tourné la tête de perfonne,& je puis même me vanter qu'il n'a jamais été poffib'e de dire qu'aucun homme fflt amouTeux de moi. II eft vrai, comme vous me 1'aviez recommandé , que j'ai confervé ce maintien fimple, naturel & tranquille que vous m'aviez donné; que je ne fais point de mines; que je ne vas feule, c'eft-a-dire, fans ma belle-mere, que, depuis deux ans, & prefque toujours avec M. d'Oftalis ; que je ne recois du monde chez moi que de 1'année' paffée; que ma ibciété n'eft compofée que de gens raifonnables ; que je ne vas point au bal de 1'Opéra; que je ne monte point a cheval; & qu'ainfi il n'eft pas étonnant que j'aie eu le bonheur d'obtenir une réputation fans tache. Je jouis bien de ce bonheur; & j'en fens trop tout le prix pour ne pas le conferver. Je n'ai toujours rien de fatisfaifant a vous dire de Madame de Valcé. Madams de Limours, aveuglée fur elle a tous ésards, eft perfuadée qu'elle aime fon mari  fur VEducatioH. 315 avec paffion ; mais je n'en crois rien. Elle a déja une exceffive coquetterie; & quand elle n'eft pas fous les yeux de fa mere, elle s'en vante; & elle a affez peu d'efprit & d'élévation pour penfer que eet aveu a beaucoup de graces, & qu'il montre une franchife très-aimable. J'imagine, ma chere tante , que vous ne trouverez pas cette efpece d'ingémiité de bien bon goüt. Pour moi, elle me parolt auffi ridicule qu'indécente. Au refte, elle s'eft bien corrigée de eet air empefé qu'elle avoit dans les commencements de fon manage. Vous n'avez jamais rien vu de plus fémillant: elle eft toujours en Fair, & fa tête fur-tout eft dans un mouvement perpétueï. II me femble que fi j'étois coquette, je chercherois a plaire par ma converfation & par mes talents autant que par ma figure. Mais Madame de Valcé prend des moyens tout-a-fait différents. Pour vous en donner une idéé, je vais vous rend re compte d'un déjeuner qu'il y eut hier chez Madame de Limours. II n'y avoit en femmes que Madame de Limours, Madame de Valcé, & Madame la Comtefle de Germeuil , jeune perfonne de mon Sge, mariée depuis quatre ans, qui n'eft ni jolie , ni aimable, mais qui a de 1'élégance, affez bonne grace, & beaucoup d'étourderie & d'affecfation, & avec laquelle Madame de Valcé eft intimement liée depuis fix mois. Le déjeüner étoit inédiocrement gai, lorfque Madame de O ij  316 Lettres Limours reent une Lettre qui Pobligeoit de Ïbrtir dans l'inftant même. Elle nous quitta, en me difant qu'elle me chargeoit d'être le chaperon de fa fille. Un moment après fon départ, on annonca le Chevalier de Creni & le Marquis de L... On dit que le premier eft amoureux de Madame de Valcé, & que- le fecond a les mêmes fentiments pour Madame de Germeuil. J'étois placée entre ces deux Dames; &, dans le moment, je remarquai dans leur maintien, & (comme elles difent) dans leur maniere d'être, un changement furprenant. Madame de Valcé devint tout acoup d'une tendreffe extréme pour moi. Elle m'embralfoit, fe penchoit fans cefle a mon oreille, pour me dire en fecret la chofe la plus commune; & puis enfuite elle faifoit des éclats de rire auffi forcés qu'immodérés : tout cela accompagné de tournoyemenrs de têtes impofïibles a dépeindre, mais. dont je fouffrois extrêmement; car, a toute minute, je me trouvois fes plumes & fes nattes fur le vifage. Enfin, voyant que j'étois très-froide, & que je Iafecondois mal, elle feleva, ainfi que Madame de Germeuil, & toutes deux fe promenerent dans la chambre : elles fe tenoient de maniere que leurs bras étoient entrelacés autour de leurs tailles. Et après avoir marché ainfi nonchafamment un demi -quart d'heure, elles furent enfemble s'afleoir fur un canapé, s'y placerent en attitude, & n'y refterent que le tempsaé*  fur VEducation. 317 ceffaire pour nous laifïér remarquer qu'elles fornioient dans cette pofition le plus joli tableau du monde. Enfin , je revins chez moi fans pouvoir comprendre qu'on foit affez ftupide pour avoir le projet & 1'efpérance de tourner les.têtes avec de femblables moyens. J'aime bien mieux 1'efpece de coquetterie d'une Angloife que le Chevalier d'Herbain a connucdans fes voyages. Elle étoit fort belle; mais par un caprice affez nouveau, elle dédaignoit une conquête qui n'étoit due qu'aux charmes de fa figure. Lorfqu'elle vouloit taurner Ia tête, elle renoncoit a toute parure, cachoit fes beaux cheveux & la moitié de fon vifage fous un grand chapeau; & enveloppée d'un manteau, elle déroboit aux yeux la plus élégante taille du monde : mais elle déployoit tous les agrémentsde fon efprit; & par les graces féduifantes d'une converfation aulii piquante qu'intérefTante , elle l'emportoit toujours fur fes rivales les plus jolies, les mieux coëffées & les mieux mifes. Auffi, avec de tels moyens, cette dangereufe coquette , ajoute le Chevalier d'Herbain, n'a point fait naitre de fantaifies, & n'a jamais infpiré que de grandes paffions. Adieu, ma chere tante, je pars dans l'inftant pour Verfailles :j'en reviendrai après demain , & je vous écrirai encore en vous envoyant la petite caiffe de mufique que vous m'avez demandée... On m'envoye chercher, on in'attend. Adieu, votre fille O iij  3.i8 Lettrts vous embraffe auifi tendrement qu'elle vous aime. LETTRE LI. La Vicomtejfe è la Baronne. Je fuis tous les jours plus contente de ma fituation , ma chere amie ; c'elt-èdire, de ma fille: car mon bonheur dépend de fa conduite & de fa tendrelfe pour moi, je vous ai fait part de tous les petits fujets de mdcontentement qu'elle m'a donnés dans les commencements de fon manage; mais enfin ces légers nuages fe diffipent, & je eommence k croire q'u'en doutant de fa fenfibilité, la mienne me rend fouvent injufte : elle aime fon mari avec paffion. Engénéral, tous les mouvements de fon ame font violents; & quoiqu'il y ait plus de dangers pour de tels caracberes que pour les autres, vous conviendrez cependant que ce font les feuls attachants. Je dois bien m'applaudir de lui avoir donné robjet qu'elle avoit choifi. Impétueufe, tranche & fenfible comme elle 1'elt, comment auroit-elle fupporté un engagement contraire a fon inclination, elle qui ne peut fouffrir 1'ombredela contrariété dans les chofes qui lui font les plus indifférentes?EIle a de grands défauts , je 1'avoue; mais ils tiennent prefque tous k fa vivacité, & au peu de diffimulation dont elle  fur VEducatioit, 319 eft capable. Vous m'avez vue la foupeonner de faufteté en quelques occafions : cette idéé m'affligeoit mortellement. Grace au Ciel, j'en fuis bien défabufée. Comme elle le dit elle-même, ce qu'on feroit tenté d'attribuer a 1'artifice, n'eft que de 1'inconféquence & de 1'étourderie ; & voila fes deux défauts dominants. D'ailleurs, fon ame eft fufceptible de tous les fentiments honnêtes, & veuï s'y livrer. Elk a fait choix d'une amie, & elle 1'aime avec excès : c'eft une jeune perfonne plus agée qu'elle de quelques années, mariée depuis quatre ans, & également diftinguée par fa naiftance, fa conduite, & 1'exiftence agréable qu'elle a dans la fociété; & je vois avec plailir ma fille fe livrer a ces tranfports, a eet enthouftafme qu'infpirenr, a la jeunefle vive & iénfible les charme? d'une première amitié. Parions a préfent d'un objet plus intéreffant pour vous, puifque vous devez 1'adopter un jour. Conftance n'annonce aucuns des agréments piquants de fa fceur; mais fa beauté réguliere & touchante, fa douceur, fon ingénuité, la parfaite égalité de fon caractere, attirent déja tous les cceurs vers elle: fa raifon eft fort au-deffus de 1'agedefept ans. Senfible, mais timide & peu démonftrative , toujours la même, toujours férieufe, craintive & foumife, malgré les charmes de fa figure, elle paroït plus faite pour être aimée que pour plaire. Je crois que fon caractere & le genre de fon efprit Oiv  3 2(5 Lettres vous conviendront également, & que vous irouverez en elle une femme fimple, raifonnable & réfléchie : ce qui me paroit étré j objet de tous nos vceux. Puiffe-t-elle iaire le bonheur de notre aimable Théodore, de eet enfant fi précieux & fi cher! o; puiffionsnous alors, réunies 1'une & jl]tre' nous aPPïaudir & jouir enfemble de leur félicité commune ! Oh ! ma chere amie , que ces temps heureux font encore éloignés.'... En attendanr, quels facrifices vous faites! Je les admire, mais jen gémis chaque jour davantage, & je n ai, pour les fupporter, ni votre courage, ni votre enthoufiafme, ni votre philofophie. Adieu, pardonnez-moi cette foiblefle, en fongeant au fentiment fi tendrfi qui la produit. LETTRE LIL Réponfe de la Baronne. Je vous félicïte, ma chere amie, du bonheur dont vous j'ouiflez a pré'ent. Süre du cceur de votre fille, je penfe comme vous, que vous devez en effet fupporter & tolérer fes défauts. Qu'elle vous aime, c eftaflez. L'age& le temps, n'en doutez pas , réformeront infenfiblement fon caracbere. Vous me dites que déja elle a fait choix d'une amie; permettez moi de vous  fur VEJucutthm. jourdes reproches; elleleperfuade a fes amis, & m'en paroit elle-même convaincue; mais je vousprotefte que rien n'eft plus faux. Je fais ce que je peux pour lui óter cette idéé; elle a liberté entiere de recevoir toutes les perfonnes qui lui plaifent; je ne 1'obferve ni ne la fuis jamais, & je n'ai d'humeur que lorfqu'elle s'obltine a m'accufer d'un tort queje n'ai  fur PEducatioti. 34^ dans aucun moment de ma vie. Cependant, ai-je repris, elle n'a point été hier au bal, dans la crainte de vous déplaire; & c'eft un grand facrifice pour elle. Oui, m'a-t-il répondu; & (i j'étois jaloux comme elle le prétend, je n'en ferois pas plus tranquille : car elle a palfé la nuit au bal de 1'Opéra , oü j'étois mafqué, & oü le hafard me 1'a fait recontrer & reconnoltre. Mais, ajouta M. de Valcé, en voyant, a ces mots, 1'étonnement peint fur mon vifage, je ne la défapprouve nullement : elle eft jeune, elle a trouvé plus amufant d'aller au bal de 1'Opéra avec fon amie, que de fuivre a un bal paré ma mere qui 1'ennuie. Cela,me parolt tout fimple; & vous ne devez pas être plus févere que moi. Mettez-vous un moment a ma place, ma chere amie, & repréfentez-vous, s'il lé peut, la douleur que dut me caufer cette cxplication, qui me prouvoit la fincérité & 1'indulgence de M. de Valcé, & qui me découvroit dans la conduite de fa femme un tilfu de fauffeté, d'artifices & d'intrigues. Au défefpoir, & furieufe, j'ai été la trouver, & nous avons eu enfemble la fcene la plus vive & la plus violente. Elle a beaucoup pleuré, m'a protefté que lorfqu'elle m'avoit vue le foir, elle ne fongeoit point au bal de 1'Opéra; que cette idéé étoit venue depuis A Madame de Germeuil, quil'avoitperfécutée pour y aller, & qu'enfin elle avoit eu la foibleffe de céder 3 fes inftances. Elle m'a toujours foutenu  35° . 'Lettres que fon mari étoit jaloux, & que Ia vanité feule 1'empêchoit d'en convenir, en luiinfpirant la crainte de fe donner un ridicule. J'ai tracé a ma fille un plan de conduite, qu'elle m'a promis de iuivre avec exactitude ; enfuite elle m'a fait des proteftations fi touchantes de tendreffe & de confiance, elle eft convenue de fes tortsavec tant d'ingénuité & de regrets, que, foit juftice, foit peut-être foibleffe, elle a fini par me calmer : mais j'ai remarqué avec chagrin qu'elle avoit peine a fe défendre d'une humeur qui percoit, malgré elle, contre fon man*. Cependant, depuis deux jours, elle parolt être entiérement diffipée , & Ia bonne intelligence elt rétablie entr'eux. Ce qui me fiche, c'eft que cette hiftoire a fait du bruit, qu'on la conté d'une maniere fort infidelle, & toute au défavantage de M. de Valcé, qu'on prétend injnfte , jaloux & tyrannique. On croit ma fille fort malheureufe ; on la plaint, on s'attendrit fur fon fort; & je ne puis me diffimuler que ces idéés fauffes, répandues dans le monde , viennent direclement d'elle & de Ia fociété. Tout cela, ma chere amie , m'afflige au dernier point. Je me flatte encore que ma fille s'abufe elle-même, & qu'elle connoit mal fon mari; ce qui cependant paroit incroyable, avec 1'efprit qu'elle a : mais fi ella n'étoit pas de bonne foi, fi c'étoit une comédie, afin de fe rendre intéreffante, & pour fourniï une prétexte en apparence  fhr t'Education. 251 Kgitime de cefler d'aimer celui qu'elle a choifï de préférence a tous... Cette idéé m accable, elle eft affreufe, & remplitmon ame c1 amertume. Ellefuppoferoit une combinaifon, un faug froid, un artifice dont une jeune perfonne de dix-neuf ans ne peut fitre capaWe. Adieu, ma chere amie;j'ai grand befoin de vos réflexions, de votre iageue, de votre amitié; confeillez-moi, éclairez- moi, voila ce que j'attends de vous feule. Adieu , répondez-moi Ie plus promptement qu'il vous fera poftible LETTRE LVI. La Baronm a Madame d'Oftalis. Je me flatte, ma chere fille, que vous receyrez cette lettre avec plaifir, puif. qu elle vous annoncera que votre mere aura enfin Ie bonheur de vous embrafler dans quelques jours. Je pars vendredi prochain; & malgré toute votre tendrefle pour mot, fouffrez que je vous dife qu'il n elt pas poffible que vous puifliez vous former une jufte idéé de 1'excès de joie que j éprouveraien vous revoyant. Non mon enfant, nul fentiment humain ne peut fe comparer aux fentiments d'une mere tendre. Si Ia nature ne vous a pas lait naïtre ma fille, n'étes-vous pas 1'entant de mon choix? & croyez-vous que je puilie jamais aimer davantage ceuxqne  352 Lettres le hafard m'a donnés? Enfin, je vais donc recevoir Ie prix du courage & de la raifon qui m'ont fait réfi (ter pendant fi longtemps aux inftances que vous me renouvelliez tous les trois mois de vous permettre de venir en Languedoc. II étoit trop nécefTaire aux intéréts de votre mari & a votre bonheur pour la fuite de votre vie, que vous reftafliez a Paris , pour que j"e cédaffe au defir paffionné que j'avois de vous voir. C'eft: ainfi, ma chere fille, qu'il faut airaer. Enfin, je puis vous direapréfent, que, depuis un an fur-tout,jebrCtlois de retourner a Paris , & qu'il m'a fallu de la force pour confentir de bonne grace a refter ici fix mois de plus que les quatre ans convenus. Mais M. d'AImane apenfé, avec beaucoup de raifon, qu'il falloit ne quitter la campagne qu'au mois d'Aoüt,temps des vendanges,& d'un grand amufement pour mes enfants, afin de leur donner un fujet de plus de regretter la vie fimple & champêtre, & le féjour oü ils doivent être élevés. Adieu, ma chere fille; voila, depuis notre féparation, le premier adieu que je vous dis fans peine : vous me trouverez fans doute, [comme le prétend la Vicomtefle, bien vieille & bien brülée de notre beau foleil de Languedoc , pour lequel elle a tant d'averfion. Pour vous, mon enfant, je fuis bien füre que quatre ans & demi n'auront fait qu'ajouter aux charmes de cette figure fi no» ble fcfiintéreflante que j'aime tant. Adieu,  fur rEducatïon. 353 ma chere enfant; mon cceur palpite, en fongeant que dans quinze jours je ferai dans vos bras. LETTRE LVIL La Baronm a Madame de Valmont. De Paris.' J e fuis arrivée, Madame , hier a midi. Je trouvai fur le grand chemin, a vingtcinq lieues de Paris, Madame d'Oftalis & Madame de Limours. Ainfi, vous croirez facilement, que, malgré ma laffitude & mon averfionpourla voiture, les vingtcinq lieues qui me reftoient a faire m'ont paru bien courtes. En arrivant a Paris A>Aa entrant dails ma maifon, Madame cl Oftalis m'a conduite dans un petit cabinet que j'aimois particuliéreinent. J'ai vu avec furprife qu'il étoit orné d'une maniere toute différente, f'ai voulu vous prouver, me dit Madame d'Oftalis, quejen'ai pas été oifive en votre abfence; tout cela eft mon ouvrage. ['ai brodé ce meuble, .11 ai deffiné ces payfages , & j'ai peint ces Heurs, ces fruits, ces oifeaux & ces miniatures. Cette attention fi charmante a d autant plus de prix, que Madame d'Oftalis cuftive encore beaucoup d'autres talents , qu'elle s'occupe infiniment de fes enfants, & remplit, avec la plusfcrupu-  354 Lettres leute exactitude , tous Jes devoirs de ft place. Mais on n'a pas d'idée de tout cè qu'on peut faire quand on a le goüt de 1 occupation, & qu'on ne perd jamais un moment. Au refte, elle eft belle comme le jour; Ion ame eft auffi paifible que pure; elle ne veille point, n'intriguepoint:elle ne prentt ni thé, ni café a la crème; ainfi elleconferveralong-temps fa brillante fanté , fa beauté & fa fraicheur. Adele & Théodore ont déja regretté Ie Languedoc; ils ont été fe promener aujourd'hui au Palais-Royal, & m'ont fait de grandes plaintes de la pouffiere & de la foule. Ils me trouvent auffi bien malheureufe de n'avoir a Paris qu'un petit jar- »i"/rdont on fait le t0lir en dix miuutes. MiffBridget les entretiendra parfaitement dans ces dégoüts; car Ie chagrin de manger feule dans fa chambre, lui rend leféjour de^Paris extrömement défagréable. M. d'AImane vient de recevoir une lettre de M. d'Aimeri, qui lui mande qu'il compte refter en**** jufqu'au mois de Novembre; qu'alors il ira en Ruffie, & viendra au mois de Juin a Paris. II y paffera trois mois, & de-la conduira Charles a fa garnifon. Adieu, Madame; donnezmoi de vos nouvelles : vous deveziuger, par mon empreflement a vous écrire, du prix infiai que j'attacnerai a votre exactitude.  fur PEducatien. 35-5 Billet de la Vicomtefje a la Baronne. Ah! ma chere amie, fivouspouvezdifpofer d'un moment, venez me voir... venez. . . je fuis affligée... bien cruellement afHïgée... 1'aventure du jardin n'ell que trop vraie... elle fe perd!... Venez, de grace, il faut abfolument que je vous parle. Billet de la Marguife de Valei a la Comteffe de Germeuil. Notre promenade nocturne n'eft plu* «n fecret... & vous imn^mei le train , les cris, les fermonsqu'ilfaudraelluyer.., Je ne puis fortir; mais allez fur le champ conter notre défallre a Madame de Gerville : dites-lui bien qu'on veut donner le tour le plus noir a ce qui n'eft au fond qu'une étourderie... elle intriguera pour nous... Adieu... car je crains une furprife. LETTRE LVIII. La Baronne a Madame d'Oftalis. Je ne fais , ma chere enfant, fi l'on parle, a Fontainebleau, de 1'aventure de Madame de Valcé. La voici dans l'exnéte vérité. Lundi dernier, 20 Oétobre,Ma-  35<5 Lettrés dame de Valcé dit a fa mere qu'elle iroit fouper au Palais-Royal. En effet, le foir elle fortit a neuf heures & demie, avec la Comtefle de Germeuil qui lavintprendre, & elle ne rentra qu'a trois heures & demie après minuit. Le lendemain, elle dit a la mere qu'elle avoit foupé en effet auPalais-Royal; qu'a minuit on avoit entendu, du fallon, une mufique charmante; que Madame de Germeuil 1'ayant per* fécutée pour 1'engager i defcendre un moment dans le jardin, elle y avoit confenti, « qu au bout d'un quart d'heure, elle avoit reconduit Madame de Germeuil chez elle; -s'y étoit déshabillée, pouryprendre du tbj tête-a tête avec elle; & qu'enfin elle s y étoit oubliés jufqu'a trois heures. h6j ' le Cneva$7 pok auffi au Palais-Royal, & prétenrl avoit entendu Madame de Valcé donner rendez-vous a M. de Creny. M. de B ***. eft defcendu dans le jardin avec deux dé les amis; & la, ils ont vu M. de Crény & M. de L* * *. attendre une demi-heure, rejoindre enfuite Madame de Valcé & Madame de Germeuil, &fe promeueravec elle le temps que je vous ai dit. M. de B * * *., pour fe veneer de la coquertene de Madame de Valcé, & des fauffes efpérances qu'elle lui a données, a été lui-même affez malhounête pourdivulguer toute cette hiltoire ; & malheureulèment avec des circonftances qui ne permettent pas d'en douter. Madame de valcé a fupporté les reproches de fa mere, & voit fa douleur avec un fang-froid & une indifférence qui m'ótent tout efpoir de Ia ramener de fes égarements. Ce qu'ilya de plus extraordinaire, c'eft que Ion pere lui donne prefque raifon, & traite toutceci d'enfamillages. II a méme eu, a ce lujet, une fcene très-vive avec Madame de Limours. Malheureufe mere!.. qUe je la plains.., Elle eft défabufée ; elle connolt enfin fa fille; elle voit qu'il n'y a paS^r ïeflPurces; «"e eft véritablement au défefpoir... Si l'on vous parle de cette cruelle aventure, niez tout avec affurance; loutenez que vous êtes certaine que Madame de Valcé n'a pas même mis le pied au Palais-Royal, qu'elle étoit rentrée celoir-la avant minuit... II n'y a pas d'au-  358 Let Ir es tre moyen de défendre une mauvaife caufé; car fi l'on convient d'une circonftance, c'eft comme fi l'on avouoit tout le refte. Adieu , chere enfant; revenez le plus promptement que vous pourrez. Je r'ouvre ma Lettre pour vous dire que j'apprends dans l'inftant que M. de Crény & M. de B * * *. fe font battus ce matin. Le dernier fe porte a merveille, & le premier en eft quitte pour une égratignure a la main. Au refte, fi leréfultat du combat n'eft pas tragique, les détails en font fuperbes, & les témoins en racontent les plus belles chofes du monde... Générofité, préfence d'efprit, délicatelfe, de tout enfin, excepté des coups d'épée donnés, & du fang répandu. En un mot, les deuxrivaux, charmés de leur bravoure mutuelle, fe font embralfés, raccommodés; & ce qui me parolt encore plus für que le rapport des témoins, c'eft que voili cette pauvre Madame de Valcé plus affligée que jamais. Billet de Madame de Valcé h M. de Crény. Ne fongez plus a venir chez moi; cela eft impolfible. Mais puifque Madame de Gerville a envoyé favoir de vos nouvelles, faififlez ce prétexte; allez la voir; liez-vous avec elle & avec ma belle mere , a quelque prix que ce puije être :  fur FEducation. c'eft le feul moyen qui nous refte pour nous voirauffi fouventqu'autrefois. Louez Madame de Gerville fur fes agrements. fon air de jeuneffe, & parlez-lui de Ver! tailles. Jouez au quinze avec ma bellemere & tout ira bien. Je ne vous parle point de mon fentiment, vous ne le connoillez que trop; que du moins le vótre me dedommage de tout ce que j'ai facrine pour vous convaincre de fa vérité. LETTRE LIX. Madame de Valcé a Madame de Germeuil. Réellement,di3 chere amie, vous n avez pas le fens commun. Vous êtes au déjejpoir; vous ne vous confolerez jamais d un égarement qui n'eft excufé par nen : / tllujion efl détruite, &c. &c.. ünhn, tous les grands mots!... QueUes expreffions ! quel ftyIeromanefque!& tout cela pour dire qne vous avez un amant & que vous n'éprouvez pas pour lui ces lentiments exagérés ou chimériques qui n exiftent que dans 1'imagination! Vuus le préferezrvciul'aimez mieux qu'un autre. ün bien, voila l'amour, non pas tel que nous 1'admirionsjadis dans Cléveland ou dans Zaïde , mais tel qu'il eft véritablement. .Eh! comptez-vous pour rien ie charme d'être aimée, d'être obéie, de  360 Lettres commander ?... Vous ferez toujours malheureufe , paree que vous avez une excelfive délxateife, & une tête froide. C'ell ce qu'il y a de pis : l'on n'eft jamais contente, & l'on n'a pas larelfource de pouvoir s'abufer. Pour moi, je pofféde aflez l'art heureux de monter ma tête a mon gré, du moins pour quelque temps; & lorfqu'une illufion fe diffipe, j'en réparela perte par une autre. C'eft ainfi qu'on me voit tour-a-tour indifférente, fenfible , coquette, paffionnée, & jamais faufle; car je me pénetre de mon róle : mon imagination s'échauffe; je crois agir naturellement ; voila tout mon artifice. Vous conviendrez qu'il eft excufable, puifqu'avanc d'abufer les autres, je commence par me tromper moi-même. Je penfe bien, comme vous, que fi l'on pouvoit lire dans 1'avenir, on n'auroit jamais d'amant; fi l'on favoit que ce trouble, ces émotions fi vives qu'on éprouve avant t'aveu fatal, font les plus grands charmes de l'amour, & que 1'inftant ou, l'on s'égare, détruit fans retour unfi doux enchantement. J'étois mille fois plusheurcufe, il y a fix mois , que je ne le fuis a préfent, remords & préjugés a part. Un moment d'entretien, un mot dita ladérobée, un regard , une rencontre dans la rue ou a 1'Opéra, tout celam'enchantoit. L'habitude & la certitude d'être aimée, m'ont infiuiment blaféefur ces petits détails. Mon imagination n'a plus rien a faire; elle eft oifive  fur PEducation. ^t olfive & fröidë; je refte avec mon cceur & je vous avouerai naïvement que Ja va*ruté 1'occupe beaucoup plus que l'amour ^""fViV 0ui' c'eft elle fetlle qui regie la deftinée d'une femme. Sans une petite nvalité, caufée paria jaloufie Ia plus rnvole, jen'auroispointd'amant, ouj'auroisfait peut-être un autre choix. Une Colaque décida de mon fort. Madame de **** danfa mieux que moi; mais on me trouva plus jolie qu'elle. Cette nuit célebre nous rendit ennemies: vous favez comme je me fuis yengée depuis. Elle pleure 1'amant que je lui ai enlevé , & moi je regrette la Tranquillité que j'ai perdue. Voyez un peu 1 influence d'une Cofaque fur la deftinée de trois perfonnes ! Mais puifque la vanité nous égare, du moins qu'elle ferve h nous confoler. Ne cherchons point a lire dans 1'avenir, il eft trop incertain pour être effrayant. Plaire, réuffir , être a la rnode,s'amufer, voila ce qui doitétouifer de vains remords & de triftes préjugés. Vous medemandez des confeils, ma chere amie, &je vous donne ceJui de renoncer a la folie de prétendre cacher un fecret qui n'en peut être un, lorfqu'on eft répandu dans Ie grand monde. l'afficher ieroit indécent ; mais en convenir avec quelques perfonnes füres, eft un des plus grands moyens de s'attacher des amis & de fe rendre intérelfante. Vous me paroiflezregretteramérementceque vous appellez votre ancknne réputation. On vous ci. lome /. q  362 Lettres toit, dites-vous, pour n'avoir jamais eu d'amant; cela elt vrai. Si vous aviez trente ans , je trouverois ce regret aiTez fimple; mais enfin l'on ne vous accordoit point une réputation parfaitement établie, & l'on difoit feulement: elle n'a point encore cVamant. D'ailleurs , on peut vous citer a préfent pour n'en avoir eu qu'un : cette gloirela n'eft pas fi brillante que 1'autre; cependant elle eft aufli rare; & au fond, je n'en fuis pas furprife; car un premier amant , c'eft prefque un mari. Communément on le prend fi jeune, que c'eft moins un choix du cceur qu'un engagement formé par Ia vanité & 1'étourderie, & le moyen que cela dure?... Adieu; revenez donc de la campagne, j'ai befoin de vous voir & de caufer avec vous. Votre lettre, vos complaintes, vos délicatefles , tout cela me trouble malgré moi , & me donne de 1'humeur. Juftemen: je foupe ce foir avec une femme qui aime fon mari, qui n'a jamais eu d'amant, qui eft belle, & qui a plus de trente ans. Vous favez bien de qui je veux parler. En vérité , dans Ia difpofition oü je fuis, fa pré» fence me déplaira plus que jamais. A propos de femmes a grande réputation, je dois vous dire que j'ai fort a me louer de Madame d'Oftalis. Elle m'a défendue dans Je monde avec une extreme chaleur, comme vous favez. Depuis, elle a réufli a me racommoder entiérement avec ma mere, & tou.-a-l'heure elle a encore eu plufieura  fiir rEducation. 36"$ procédés très-honnétes pour moi: je vous ferai ce détail quand je vous verrai. En vérité, je me reproche beaucoup a préTent toute 1'averfion que j'ai eue pour elle. Adieu, revenez promptement, vous ra'êtcs plus nécelfaire que jamais : je vousattends lundi a fouper. LETTRE LX. La Baronne a Madame de Valmont. V o u s defiriez favoir, Madame , 1'impreffion que produiroit fur Adele un bal d apres-midi, & je puis a préfent fatisfaire votre curiofité. Je 1'ai menée hier au bal avec Ion frere pour la première fois. Vous lavez que je lui ai donné un maltre a danier en arnvant ici; & fix mois de lecons i ont mife en état d'aller au bal , & d'y danfer comme toutes les jeunes perfonnes de ion age, d'autant plus facilement, qu'elle a fur elles 1'avantage de courir & de fouter a merveille; ce qui la rend infiniment plus légere. Adele, prévenue par Ja petite Comédie de la Colombe (1), n'avoit qu'une médiocre envie d'aller au bal; & la toque, Ja coëffure haute, la con/ïdéra. tion, & 1'habit garni de fleurs, lui parurent en ellet un attirail fort incommode (1) Petite Piece du Théatre d'Education, Q Ü  3ö*4 Lettres pour danfer. Quand elle fut habillée, je ]a menai dans un fallon, oü nous trouv&mes Madame d'Oftalis & quelques perfonnes qui avoient dlné chez moi. Chacun loua fon habit, mais fans dire un mot de fa figure; & Madame d'Oftalis prenant la parole : Adele eft, dit-elle, ce qu'on appe\te trés-bien mife; mais ne trouvez-vous pas que le lévite blanc qu'elle porte tous les jours, lui fied mille fois mieux que toute cette parure ? Tout le monde fut de eet avis , & convint qu'une élégante fimplicité eft toujours ce qui a le plus de grace. Cette differtation rendit Adele encore plus mécontente de fon habillemenr. Elle ajouta que les fils d'archal de fes guirlandes de fleurs lui écorchoient les bras , qu'elle ne pouvoit fe remuer avec fon panier , & que fa coëffure lui donnoit un mal de tête affreux. Au milieu de toutes ces complaintes, cinq heures fonnerent , & nous partimes. En traverfant 1'antichambre, Brunei nous arrêta un moment, paree qu'il s'approcha pour voir Adele dans fa parure. Mais a peine eüt-il jetté les yeux fur elle, qu'il fe retourna en éclatant de rire. Adele, un peu déconcertée, lui demanda raifon de cette incartade. Excufez-moi, Mademoifelle, reprit Brunei; mais c'eft que ce rouge & tout eet équipage-la donnent a Mademoifelle une fi dróle de figure... A ces mots', les rires «ie Brunei recommencerent : alors nous coiitinuam.es notre chemin, affez attriftées  fur VEdueatibn. 365 par "'impertinente gaieté de Brunei, & nous montimes en voiture en fort mauvaife difpofition pour aller au bal. Quand nous fiïmes arrivées dans la falie, a peine Adele étoit pofée fur fa banquette, qu'elle me pria de lui óter une petite fourmi qui couroit fur fa j'oue. Vous devez fouffrir cela, dis-je en riant, fans quoi vous barbouillerez tout votre rouge, & vous ferez hideufe. Adele murmura fort contre le rouge; & un moment après, ne pouyant réfifler a la démangeaifon, elle paifa fa main fur Ion vifage deux ou trois fois, fe defïina plulieurs raies fur la joue, & fe couvrit de rouge & les yeux & Ie nez. Je 1 engageai a fe retourner vers une glacé • elle s'y regarda, & ne s'y vit pas avec fatisfaétion. Cependant, prenant fon parti d affez bonne grace : Je ne crois pas , me dit-elle, qu'en eet état j'aie ici beaucoup de fuccès, & qu'aucun danfeur veuille fe charger d'une femblable figure. Eh bien, repris-je, fi vous ne danfez pas , nous pourrons caufer. Par exemple, dites-moi ce que vous penfez de cette petite De- moifelle qui danfe la avec Théodore? Ah, il y a déja long-temps que je la remarque. — Eh bien, comment la trouvez-vous ? — Mais elle a l'air d'tine folie, regardez donc, mamr.n, dans les repos de Ia contredanfe, comme elle s'agite, avec quel airfamilier elle parle a tous ces jeunes gens , quelles mines elle fait.... Kéellement c'eft nne girouette que fa têQ »j  Lettres tête... Ah, elle danfe a préfenf... Mor» Dieu, comme elle faute & comme elle tourne! cela eft fort dróle, mais cela elt fort laid; n'eft-ce pas, maman? — Oui, elle a la prétention d'être exeeffivement Jefte, & elle ignore appareminent qu'il faut, avant tont, qu'une jeune perfonne ait Pair noble & modefte. D'ailleurs, on peut danfer très-légérement, & (ürement avec beaucoup plus de grace, fans faire toutes ces contorlions & tous ces fauts ïidicules.— Mais, maman, je m'ap. percois que ce genre de danfe eft très-a la mode : voyez-vous ces deux jeunes perfonnes, Pune en couleur de rofe, & 1'au<*re eu blanc... C'eft la même chofe... — Oui, en effet, c'eft le goüt dominant: & cela eft fort fimple; tout ce qui eft bien , eft toujours rare. Le nombre des gens raifonnables & de bon goüt eft très-borné, & c'eft ce qui fait auffi que chaque perfonne de cette petite claffe eft fi admirée. Car fi la vertu, 1'efprit, les talents & les graces étoient des avantages trés - communs, une perfonne honnête & aimable trouveroit fürement dans la fociété infiniment plus d'agrément & de bonheur : mais confondue dans la foule , elle ne pourroit s'y diftinguer , & n'auroit que bien peu de moyens d'y acquérir de la gloire , & de s'y faire admirer. — Oui, j'entends cela , maman ; tout ce qui eft bien eft toujours rare : & voili pourquoi il y a un fi grand nombre de coquettes,  fur FEducatio». 367 de perfonnes oifives, pareffeufes , ignorantes, étourdies, & de petites Demoifelles qui ont des airs évaporés, & quL font tant de pirouettes & de bonds pour fe donner 1'air lefte. II faut pourtant être bien böte pour aller fe placer dans cette foule-la , au-lieu de choifir la petite claffe qui eft fi charmante,... oïi l'on fera diftinguée , admirée!... Adele en étoit-la de fon difcours, lorfqu'enfin un jeune homme vint la prier a danfer. Elle quittoit une converfation qui 1'amufoit; elle favoit qu'elle étoit mife,a fon défavantage. D'ailleurs, n'ayant jamais été parée, elle étoit fort gênée & par fa coëffure & par fon habit; de maniere qu'elle danfa mal, & vit bien qu'on la critiquoit, & qu'on ne la trouvoit point du tout jolie, Aurii revint-elle fur fa banquette, avec le ferme projet de ne plus danfer. De temps en temps , on paflbit devant nous de grandes corbeilles remplies de rafralchiffements & de tartelettes, qui tentoient beaucoup Adele. Accoutumée a ne manger que du pain ou du fruit a fon goüter, elle ne touchoit a rien ; mais je m'appercus que les corbeilles lui arrachoient quelques foupirs, & la faifoient tomber dans Ia rêverie. Adele, lui dis-je, vous commencez a n'être plus enfant, vous avez onze ans; ainfi, mangez, fi vous avezfaim, & de tout ce que vous voudrez, pourvu que ce foit fans excès. Au refte, je m'en rapporte a vous, & je vous aflure que je n'y Q iv  3*58 Lettres regarderai même pas. Adele profita da cette permifiion avec grand plaifir; & moi, toutes les fois que je voyois arriver les corbeilles , je tournois la tête d'un autre cóté , je parlois a mes voifins; & croyant que je ne 1'obfervois pas le moins du monde, Adele mangeoit toutes les'tartelettes qu'on lui préfentoit. J'allois quitter le bal, Jorfque Théodore, fort ému , accourut a ma banquette, & me dit tout bas : „ II vientde m'arriverun malheur enjouant ., tout feul dans un petit cabinet; j'ai caffé une belle glacé, & je vous prie, ., maman, d'en inftruire la ma'trefle de ., la maifon, afin que perfonne n'en foit „ foupconné injuftement". Vous concevez, Madame, Ie plaifir que me caufa cette candeur& cette délicatefle. J'embraflai Théodore; & après avoir fait 1'aveu de fa faute a la maitreife de la maifon, je 1'emmenai avec fa fceur, & nous partlmes. Adele étoit trifte & filencieufe; je lui en demandai la raifon. Elle merépondit qu'elle avoit un peu mal a la tête. C'eft, repris-je, paree que vous avez une indigeftion. —■ Moi, maman ? — Oui, vous avez mangé dix tartelettes, fix meringues, & pris deux tafles de glacés a la crème; ainfi il n'eft pas étonnant que vous foyez malade. — Je ne croyois pas avoir autant mangé. — Ni que je vous eufie fi bien obfervée. Ceci doit vous apprendre deux chofes : premiérement , que, la fobriété eft une vertu aufli utile qu'elle eft  fur tEducation. 369 eftimable; & recondeinent, que rien nepeut me diftraire de vous , & que même , en ne paroiffant pas vous regarder, je vous vois parfaitement. D'ailleurs, Adele, quand on a de la générofité, on n'abufe jamais de la confiance que les autres nous témoi- gnent — Oh, maman! je fens mon tort, je le réparerai. — Je Peipere; mais faut-il, mon enfant, que vous ayez toujours befoin d'une facheufe expérience pour vous perfuader de ce que vous pourriez apprendre parfaitement, fi vous ajoutiez plus de foi a mes difcours?... —■ Ah, maman , je crois tout ce que vous dites... — Pourquoi donc ne me le prouvez-vous pas dans 1'occafion? Par exemple, (fans parler des tartelettes )pour votre habit de bal, je vous avois confeillé d'en préférer un bien fiinple. Ma petite Comédie de la Colombe avoit paru vous infpirer même de 1'averfion pour une parure fi recherchée; & cependant, quand vous avez vu, chez Mademoifelle Hubert, un habit garni de fleurs , vous avez defiré d'en avoir un femblable; vous voyez le fuccès qu'il vous a procuré, ainfi que 1'énorme quantité de rouge que vous avez mis... — Oh, c'en eft fait, je n'aurai jamais d'habit garni de fleurs, '& je ne mettrai jamais de rouge. — Ne foyez extréme en rien; il faut fuivre les modes, mais toujours avec modération. Je defire feulement que vous ayez affez bon go fit pour préférer en général une noble" fimplicité, a la Q v  5fo Lettre? fois modefte , élégante & commode, a Ja vaine affectation d'une parure éclatante & furchargée d'orneinents. Comme j'achevois ces mots, Ia voiture s'arrêta. La pauvre Adele, ne pouvant fe foutenir, defcendit avec beaucoup de peine. Arrivée dans fa chambre, elle fe trouva mal, vomit prodigieufement , & n'ëprouva pas même la confolation d'infpirer Ia plus légere compaffiou h tout ce qui 1'entouroir» Au contraire, elle entendoit chacun s'étonner qu'elle eüt eu fi peu de fobriété, & témoigner un extréme dégoüt pourl'efpece de mal' qm la faifoit fotvffrir; & enfin, ne prononcer le vaotindigefiion qu'avec un grand air de mépris : excepté moi cependant; car je me taifois, & feule 'e foignois Adele avec l'air de 1'intérêt & de la pitié. Aufli me témoignoit-elle une reconnoiffance, une tendreil'e & un repentirqui me touchoient véritablement, & qui m'afiuroient qu'elle n'auroit jamais d'indigeftion par fa faute; Tout ceci m'a fait faire une réflexionr qui prouve bien la bonté de notre plan d'éducation : c'eft que 1'enfant le mieux né ne fupportera jamais parfaitement une épreuve abfolument nouvelle. Par exemple, vous aves. vu Adele dans une chambre remplie de bonbons & de confiture; & fe croyant feule, fans être tentée d'y tojreiter, paree qu'elle avoit donné fa parole de n'en point manger. Votss avez vu auffi combien il afaiiu depunitions & d'é-  fur FEclucation: 37* preuves pour 1'amener a ce point de probité : elie y eft parvenue. Mais comme jufqu'ici elle n'avoit été fobre que par obéiffance & par un fentiment d'honneur, auffi-iót qu'elle a été livrée a elle-même a eet égard , elle a oublié tous les éloges qu'elle a entendu faire de Ia tempérance, & elle a mangé avec excès. Mais fi l'on eubhe facilement des difcours, on fe fouvient éternellement des faits, fur-tout lorfqu'ils ont été accompagnés de circonffances facheufes. II eft done néceffaire, ilefl donc indifpenfable d'inftruire les enfants fur tous les points, non par des raifonnements, mais par 1'expérience même. Je n'exclus affurément pas le raifonnementmais il faut toujours, je le répete, que 1 expénence en démontre la folidité. Pour revenir a Adele, elle avoit encore mal a Ja tête ce matin, & elle étoit très-fatiguée. Madame d'Oftalis 1'a beaucoup fermonnée. Enfin, a-t-elle ajouté, vous me trouvez de belles dents&de la fraïchenr. Madame de Germeuil ne vous parolt pas jolie, paree qu'elle n'a plus ces avantages; elle eft cependant plus jeune que moi de deux ans... — Mais jamais elle n'a eu votre teint & vos dents?.... — Pardonnez-moi ; quand elle s'eft mariée , el!e étoit d une fralcheur parfaite ; mais elle elt gourmande; elle mange beaucoup de tartelettes ; elle a fouvent des- Jndigeftions : & vous voyez: comme elle eft couperolée. Adele a para très-frappéè de ce  372 Lettres difcours; & deux jours entiers d'une diete bien auftere , donneront encore plus de profondeur aux réflexions qu'elle pourra faire fur ce fujet. Adieu, Madame : vous voyez avec quelle exacfitude je vous obéis; & il faut en elfet que je compte bien fur votre bonté particuliere, & même fur votre prévention pour Adele, pour ofer me livrer avec tant de confiance au plaifir de vous parler d'elle. LETTRE LXI. La Baronne a Madame d'Oftalis. Je congois bien, ma chere fille, que vous ayez eu un peu d'humeur d'être obügée de refter deux jours de plus a Verfailles, uniquement pour des affaires fort ennuyeufes. Mais votre mari eft abfent, & vous devez fur-tout alors vous occuper de fes intéréts. D'ailleurs,fouvenez-vous de eet excellent confeil de Madame de Lambert (i). „ Pendant que vous êtes jeune, formez „ votre réputation, augmentez votre cré„ dit, arrangez vos affaires; dans un au,, tre age , vous aurez plus de peine. s, Dans la jeunefie , tout vous aide , tout s'offre a vous; les jeunes perfon- (i) Avis d'une mere a fon fils.  fw V Education. 373 nes dominent fans y penfer. Dans un age plus avancé, vous n'êtes fecourue de rien; vous n'avez plus en vous ce charme féduifant qui fe répand fur tout; vous n'avez plus pour vous que iarai„ fon & la vérité, qui ordinairement ne ,, gouvernent pas le monde ". J'ai palfé hier une délicieufe foirée chez Madame de Limours. L'Ambaffadeurde... que je ne connoiffois pas, y eft arrivé, &, prefque en entrant,a demandé fi vous étiez revenue de Verfailles. Alors vous êtes devenue le fujet de la converfation générale : chacun a vanté avec enthoufiafme votre conduite, vos talents, votre figure, votre douceur, & cette gaieté franche & naturelle qui vous fied fi bien & vous rend ii aimable. O qu'il elt doux pour le cceur, & fatisfaifant pour 1'amour-propre, d'entendre louer fa fille, fon ouvrage, celle qui vous doit fes principes, fes vertus, lés agréments & fa réputation! Et l'on n'eft pas obligé de diflimuler cette efpece d'orgueil: au contraire, on peut 1'avouer, & même fe glorifierouvertement d'en êtrs fufceptible. De tous les éloges qu'on vous a donnés, il n'en eft point qui m'ayent autant flatté que ceux de 1'Ambaffadeur de... paree qu'il ne me connoiflbit pas, & ne pouvoit foupconner 1'intérêt extréme que je prenois a cette converfation. Oui, ma chere fille, je vois arriver avec un grand plaifir le moment de retourner en Languedoc. Que pourrois-je regr^tter  $74 Lettres a Paris, puifque pour cette fois je vous emmene avec moi ?... Je crois que nous n'irons pas dire éten] ent a B... Notre projet eft d'aller d'abord paflèr un mois en Bretagne; je vous dirai pourquoi : c'eft une longue hiftoire, & qui füremenc vous intérefl'era. Adieu , ma chere enfant, je compte fur vous pour famedi. LETTRE LX1I. Madame de Falcè a M. de Creni. V ous me demandez une e.xplieatïon, vous voyez bien que je fuis mécontente; en vain vous en cherchez le ft/jet. Puifque vous n'êtes ni affez pénétrant, ni affez délicat pour Ie deviner, je vais donc vous .'apprendre. Vous m'dmez, je n'en doute pas; mais c'eft d'une maniere qui ne me convient nultement. Incapable de feindre , déteftant Part & la contrainte, je n'ai pu déguifer ni cacher Ie penchant qui m'entralnoit vers vous. Perfonne ne 1'ignore: vous devriez du moins, par votre conduite, t;lcher de juftifier lapréférence que vous avez obtenue; mais vous fuivez une route abfolument oppofée. Quand nous fommes feuls, vous ne me parlez que de votre amour, de 1'excès de votre paffion: ce qui forme un entretien fort peu varié, & qui, au bout d'un an, pourroit conduke a 1'ennuila femme Ia plus fenfible.  ^ fur rEducathn. .375 Sftre de votre cceur, toutes ces proteflations font inutiles , leur monotonie m'importune. Le fentiment vous porte a la trifteffe. Quand vous me peignez votre bonheur, c'eft avec un ton fi lamentable, que véritablement, a votre air & aux inflexions de votre voix, onvous croiroit défefpéré. De grace, variez-vous davantage; car je n'y puis plus tenir. Mais en revanche, quand nous fommes dans le monde, vous prenez de petites manieres dégagées qui me font encore plus infupportables : a peine me regardez-vous. Alors tout vous occupe, tout paroit vous plaire, excepté moi. Dans les converfations générales, felon vous, l'amour n'eft qu'uneillufion, qu'une folie, vous en parlez avec une légéreté qui doit convaincre que vous n'y croyez pas; & vous appellez cette ridicule affeétation, de la difcrétion, de la prudence: & moi je la trouve iutolérable. On fait que je vous aime; & l'o;i (é perluade , d'après vos difcours, que je n'ai cédé qu'a, une fantaifie. Ainfi, vous m'ótez la feule excufe que je puis avoir, celle de partager une paffion violente & véritable. Je vous déclare que je nepuis fupporter cette opinion ; mon cceur & mon orgueil en font également bleffés. Je veux qu'a tous les yeux vous ayez 1'air de m'aimer, de me préférer a tout; en même-temps , je vous défends a jamais tout ce qui peut porter 1'empreinte de 1'aifance ou de la familiarité, & ces petits foins qui n'appartiennent  376 Lettres qu'a la galanterie , & dont je dédaigne d'être i'objet. Soyez occupé de moi, refpecteux, & réfervé, voila votre róle en public : tête-a-tête, foyez, fi vous pouvez, léger, inconféquent, & fur-tout un peu plus gai; vous ne m'allarmerez point, & vous m'en conviendrez beaucoup mieux. Adieu : je vous fais connokre mes fentiments & mon caractere. D'après cela, vous voyez qu'il faut fuivre exaétement le plan que je vous tracé, fi vous voulez me conferver. LETTRE LXIIL La Baronne h Madame de Valmont. Ii^eft vrai, Madame, que nous fommes décidés a aller en Bretagne avant de retourner en Languedoc; & ce qui nous y détermine , eft le defir de voir deux perfonnes auffi intéreflantes qu'extraordinaires, M. & Madame de Lagarayé. Voici leur hiftoire. M. le Marquis de Lagarayé (i) paffoit pour 1'homme le plus heureux de la Bretagne. Chéri d'une femme aimable, (O Cette Hiftoire eft très-vraie, & 1'Auteur en tient les détails d'une perfonne qui a eu Ie bonheur de connoitre particuliérement M. & Madame de Lagarayé , qui ne font morts que vers 17 J2,  fur FEducatiofi, 377 confidéré dans fa Province par fon mérite perfonne', fa naifl'ance «Si fa fortune, il raffembloit dans fon cbateau toute la bonne compagnie des environs. On y jouoit la comédie, Ón y donnoit des bals, & chaque jour amenoit une fête nouvelle. Madame de Lagarayé partageoit les goüts de fon mari; & tous les deux croyoient avoirfixéle bonheur, quand tout-a-coup, au milieu d'une fête, la mort fubiteêk extraordinaire de la fille unique (1) de M. & de Madame de Lagarayé, produifit dans le cceur du malheureux pere une révolutiou aufll finguliere qu'imprévue. Le dégoüt du monde , le détachement de fes biens frivoles le conduifirent bientót a la dévotion la plus fublime, & en mêmetemps lui infpirerent un deflein qui n'a peut-être jamais eu d'exemple. M. de Lagarayé communiqué ;\ fa femme & fes idéés & fes projets, & rien n'en retarde 1'exécution. Ils partent pour Montpellier; ils y paflént deux ans. Uniquement occupés a s'inflruire de tout ce qui peut avoir rapport a la Chirurgie, ils font plufieurs cours d'Anatomie, de Chymie (2), apprennent (1) Toutes ces circonftances font vraies, è 1'exception que cette perfonne , qui mourut fubitement, n'étoit que parente de M. de La-, garaye, qui n'a jamais eu d'enfant. (2) M. de Lagarayé a même fait fur la Chymie quelques Ouvrages très-eftimés, & plufieurs découvertes utiles, C'eft lui qui a découvert les  3?S Lettres a faigner, a panter des plaies; & rémuffant, pour ce genre d'étude, toute 1'application que peuvent donner de grands motifs & un véritable enthouiïafme , ils font 1'un & 1'autre les plus étonnants progrès. Pendant ce temps, on travaille par leur ordre au cbateau de Lagarayé, qu'on transforme en un vafte hópital, contenant deux corps de logis, 1'un pour les hommes, & 1'autre pour les femmes: & ce féjour oü régnoient jadis les plaifirs, le fade & la molleffe, eft devenu le temple le plus augufte de la Religion & de 1'humanité. Cependant, M. & Madame de Lagarayé partent de Montpellier, & arrivent dans leur Terre. M. de Lagarayé, ftgé alors de quarante-cinq ans, fe met k la tête de 1'hópital des hommes, & confacre fa vie & fa fortune ,ï fervir les pauvres dont fa maifon eft 1'afyle. Madame de Lagarayé, plus jeune que fon mari de dix ans, s'impofe les mêmes devoirs dans 1'hópital des femmes. Belle & jeune encore , elle quitte avec tranfport les riches parures de lavanité, pourprendre le modefte vêtement d'une humble hofpitaliere. Cet établiffement, eet exemple de toutes les vertus, au-defiüs peut-être de toutce qu'on a jamais vu de digne d'être admiré, propriétés, & donné fon nom au fel de Lagarayé , improprement nommé Sel; car ce n'eft que Vextrait fee de Quinquina.  fur VEducation. 379 fubfiffe encore & dure depuis dix ans. Voila, Madame, ce que nous voulons voir. Adele & Théodore doivent faire leur première communion dans fix mois & je ne puis les y préparer mieux qu'en leur faifant faire le voyage de Lagarayé. 11 elt li doux d'admirer de prés la vertu! L hommage qu'on lui rend, eft un premier pas vers elle. Madame d'Oftalis part avec nous pour la bretagne, & viendra même en Languedoc pafier trois mois. Ainfi , Je ne Jailierai a Paris que Madame de Limours que j y puiffe regretter. Vous me demandez quelques détails iur 1 aimable enfant qui doit être un jour ma belle-fille, (li fon cceur n'y met point dobftacle). Elle eft en effet charmante par la figure & fon caractere. Théodore ja trouve biendouce & bien jolie, & Adele laime paffionnément. Conftance n'aura pas autant de talent qu'Adele; mais elle elt raifonnable , fenfible , égale & obligeante. Madame de Limoursï'éleve bien, & ne lui a donné que d'excellents principe8; CePendant, cette enfant a un excès de fenfibilité & une difpofition a la mélancohe , qui, par la fuite , fi l'on n'y prend garde, pourroient faire fon malrieur. Adieu, Madame, nous partons demain pour Lagarayé , nous y refterons trois femaines; enfuke nous reviendrons palier quelques jours a Paris. Ainfi, dans lix fetnames a-peu - prés, j'aurai ie bon-  380 Lettres fur VEducation. heur de vous revoir, & je me flatte que vous ne dotitez pas de 1'impatience avec laquelle j'attends 1'inftant qui doit nous réunir. Fin du Tomé premier.