ADELE ET THÉODORE, o u LETTRES SUR L'ÉDUCATION, T O M E TROISIEME.   ADELEETTHÉODORE, o u LETTRES SUR L'ÉDUCATION. Contenant tous les principes relatifs aux trois différents plans d''Education > des Princes, des jeunes Per/onnes, £f des Hommes. TOME TIOISTEML A MA ES TRI CHT, Chez J. E. Dufour & Phil. Roux, Imprimeurs-Libraires affociés. M. DQ.£. L XX XI II»   ADELEetTHÉODORE, o u LETTRES SUR L'ÉDUCATION. LETTRE PREMIÈRE. La Baronne a la Vicomtejfè* De Rome. Il y a deux jours qu'étant feule dans ma chambre avec Adele, Miff Bridget entra précipitainment, en me criant de la porte , que je ferois fürement fatisfaite de la maniere dontDainville avoit fait macommiflion. Au même inftant, DainviHe arrivé en tenant par la main la plus charmante enfant <]ue j'aie jamais vue. C'étoit une petite fille de fix ans & demi, jolie com* me le jour, & qui, en m'appercevant, courut a moi en me tendant les bras. Je Ia pris fur mes genouXj en demandant & Tome UL A  a Lettres Dainvillequielleétoit. C'eft, répondit-il» une petite orpheline; eüle a perdu fon pere il y a quelques années, & fa mere vient de mourir. Ah, Maman , dit Adele, vous cn prendrez foin !... Ce fera une bonne aftion, reprit Dainville; car elle eft a la charge d'une vieille femme qui n'eft pas en état de la garder plus long-temps... Aflurément, interrompis-je, c'eltavecun extréme plaifir que je ra'en chargerai.... Mais oü la mettrons-nous, en attendant que nous ayons trouvé une maifon oü 1'on puifle la placer?... — Oh, Maman , gardons-la; elle eft fi jolie , elle a 1'air Q doux!... — Oh, la garder, cela eft impoffible!... — Mais du moins pendant quelques jours... •— Allons, j'y confens ; &je vous charge, Adele, d'avoirï'ceïi fur elle... carmoi, j'ai tam d'occupations... — Ah, de tout mon cceur!... Maman , je la ferai coucher dans ma chambre ?... — A la bonne heure.... — Oh, cette charmante petite, je ferai fa gouvernante!... II faut que je lui dife cela en Italien. En effet, comme tout ce dialogue avoit été en Francois, 1'enfant n'en avoit pas entendu un mot. Adele, 1'embraffant tendrement : Je vais être votre Maman, lui dit-elle; le voulez-vous bien?... A ce mot de Maman, la pauvre petite fe mit a pleurer amérement, en difant : je n'en ai plusAdele, fondant en lar- * mes, fe jette a fon col, & la ferrant dans fes bras : Maman fera la tienne, chere  fur rEducat'wu 3 «ftfant , s'écria-t-elle... Alors Ia petite me regardant avec des yeux remplis de pleurs : Eft-il vrai, dit-elle, refterai-je toujours avec vous?... Elle fit cette queftion avec une inge'nuité fi touchame, un air fi tendre, un fon devoix fidoux, que je me fentis émue jufqu'au fond de 1'ame... Oui, répondis-je , vous ne nous quitterez plus. Ces paroles cauferent au moins amant de joiea Adele qu'al'enfant^ d'autant mieux que j'ajeutai que je me décidois en effêt a la garder pour toujours, puilqu'elle paroiflbit être aulli fenfible qu'elle étoit jolie. Mais, Maman , dit Adele, vous m'avez promis aufïï que je ferois fa gouvernante?..,, Nous verrons cela, répondis-je, nous en cauferons ce lbir. En efFet, a huit heures & demie, lorfque 1'enfant fut couchée, j'eus a fou fujet une longue converfation avec Adele. Etoit-ce férieufement, lui dis-je , que vous me demandiez d'ëtre chargée de cette petite fille ?,.. —Oui, en vériré, Maman... J'aime les enfants a la folie, &.„ — Mais vous-même, a peine êtes-vous fortie de J'enfance! vous n'avez que treize ans & demi...— Ma chere Maman me dit quelquefois que j'ai de la raifon pour mon age... — Cela eft vrai; cependant croyezvous , Adele , que vous foyez en état de bien élever un enfant?.. . — Non, Maman , je n'ai pas cette préfomption ; •mais, avec vos confeils, il me femble qu'il n'y a rien qu'on ne puiffe faire»... A ij  4 Lettres Si j'avois une petite fceur de eet flge, furement je pourrois lui être de quelque utïlité. A mes récréations, je m'amuferois a lui enfeigner différentes chofes ; je Ia ferois lire, je lui apprendrois de petits contes , & puis je la reprendrois doucement fi elle ne s'appliquoit pas... — Par £xemple, fi elle étoit curieufe, moqueufe? —■ Ah, je fais par cceur tout ce qu'il faudroit lui dire... je lui conterois tout ce qui m'eft arrivé , {F la veiUée des quarante, & la Bambolina Francefe.... — Et tout cela ne ferviroït a rien, fi vous ne lui donniez pas d'excellents exemples... Comment lui prouverez-vous qu'on doit être appliquée, fi elle vous voit deffiner fans attention , jouer de la harpe fans regarder votre mufique?... — Maman , en général, je m'applique.... — Oui, en général, j'en conviens; mais les bons exemples ne font utiles qu'autant qu'ils font donnés conftamment... — Je fens que la crainte de gater un enfant, en lui donnant de mauvais exemples, feroit pour moi une raifon de plus de me bien conduire... — Cela peut ötre, & je vous avoue que je fuis tentée d'en faire 1'effai... — Oh , Maman , je vous en conjure!... — II eft vraifemblable que vous ferez mariée un jour, & par conféquent mere de familie. Si cela arrivé, vous vous trouveriez alors une expérience qui feroit très-utile a vos enfants : vous avez un bon cceur $ de la générofité; je fuis dpnc trés-  fur PEducation. 5 füre que, malgré votre extréme jeunefle, vous fentez parfaitement 1'importance des devoirs d'une gouvernante. Je vous le répete, ils fe réduifent tous a ce feul point, de donner toitjours Fexemple des vertus qü'on exige... — OIi, j'aurai une attention fur moi-même... — Avec raifon ; car eft-il rien de plus horrible que de gilter & de corrompre un enfant né avec un bon naturel ?... — Cette feule idéé fait frémir... — Dieu vous demanderoit compte un jour de eet enfant malheureux; il diroit : Je Vavois créé bon, & ttt Veis rendu mêchant: a la fois barbare, impie & facrilege , tu as gdtê & défiguré mon ouvrage!... // n'en:point de chdtimertt trop rigoureuxpour tot! ... — O Ciel!... Mais aufll il n'eft point de récompenfes qu'une merecomme la mienne ne fok en droit d'attendre!... En difant ces mots, Adele laifia tomber doucement fon vifage fur le mien, & je fentis fes larmescoulerfur mes joues !... Vous m'eifrayez, Maman , me dit-elle; maintenani je n'ofe plus defirer de me mêler de 1'éducation de cette charmante petite fille!... — Vous fentez trop combïen cedevoireft facré , pour ne ie pas remplir.. . — Maman! ... Vouspenfez!... Quelle joievous me caufez! — D'ailleurs , fi cette enfant vous devient chere... —, Oh, je 1'aimerai paiïionnément!... — Eh bien, rien ne vous coütera; dans 1'efpoir de la rendre parfaite, vous vous corrigerez fans effortde tous vos défauts... — Et le defir de jufti- A iij  6 Lettres fier votre confiance, & de faire votre bon» heur... — Voila qui eft dit, je veillerai fur votre conduite , je vous donnerai des avis, & je confens que vous foyez entié,rement chargée de cette enfant. .. — Entiérement! ah, Dieu!... — Oui, c'ëft-adire , elle couchera toujours dans votre cbambre; elle ne vous quittera pas; elle jouera dans le cabinet oü vous faites vos études a vos beures de récréatiön; vous lui enfeignerez les petites chofes que fon Age la rend fufceptible d'apprendre; vous lui donnerez paria fuite les maitres que vous jugerez néceffaires, &vous ferez enfin famairreffe, fa gouvernante & fa mere... — Sa mere! Pauvrepetite! ... Puis-je m'en faire appelier Maman ?... — Oui, fans doute , puifquevous lui en tiendrez lieu. — Elle m'appellera Maman!... Oh, que je voudrois être a demain , pour lui dire cela!... Maman, vous lui direz qu'elle doit m'obéir... qu'elle doit m'appeller Mamar:;. car peut-être ne me croira-t-elle pas... Je fuis filchée d'être fr petite pour mon ajge. Si vous me permettiea de porter des talons, je parie qu'elle me refpefteroit davantage. — II eft vrai que vous n'avez pas une figure bien impofante ; mais de h raifon, de 1'applicattbn & de la douceur vous feront bien autant refpefter que des talons. Après eet entretien, Adele alla fe coueher. Son premier foin, en entrant dans fa chambre , fut d'aller regarder fa filh  fur FEducation. 7 qui dormoit profondément. Au rifque de 1'dveiller, elle 1'embrafla plufieurs fois, & furement, durant la nuit, ne vit qu'elle dans fes rêves. Le lendenram, auffi-tót que je fus éveillde , Adele en tra chez moi en tenant fon enfant par la main, & en me difant qu'elle lui avoit donné un nouveau nom , ne trouvant pas le fien joli. Elle 1'appelle Hermine, paree qu'elle elt d'une blancheur éblouiffante, & qu'elle a 1'air extrêmement doux. Aurefte, Hermine eftdéja accoutiunée a fa petite Maman, & lui obéit poncTruellement. Adele, de fon cóté, ne fonge qu'h lui donner de bons exemples; elle la fait lire, elle traduit mes petits contes en Italiën pour les lui apprendre, & elle a prié Dainvilledelafaire deffiner. Ainfi, ma cbere amie, le voili ce moyen fi fimple que j'ai trouvé pour mettre Adele en état de bien diever un jour fa première rille. Elle fera fous mes yeux cet important apprentiffage qui ne la diftraira point de fes occupations, puifqu'il fe borne a garder auprès d'elle une enfant dont 1'age ne demande d'autre foin que celui de la reprendre fi elle parle mal, fi elle manque de douceur ou de docilité, &c. Hermine deffinera a cóté d'Adele, qui ne foufFrira pas qu'elle foit fansapplication , & qui fe piquera de lui en donner Texemple. Durefte, nous fommes convenues qu'Hermine n'apprendroit point la mufique; nous voulons qu'ellefache faire tous les petits ouvragesde femme; qu'elle A iv  ?! Lettres èerive & compte bien; qu'elle fache également 1'Italien & le Francois, & parfaiiement 1'Hifloire. Ainfi , ne jouant d'aucun inftrument, elle peut toujours étudier dans la chambre d'Adele fans la troubler & la diftraire. Adele, en 1'obfervant avec intérêt, apprendra a connoitre les enfants, leurs inclinations , leurs petites rufes. En préfidant a fes études, elle s'accoutumera \ la vigilance; elle deviendra plus attentive, plus pénétrante, plus patiënte. Enfin , le defir d'obtenirlaconfidération , 1'eftime & la teudrefle de fon éleve, la corrigera de plufieurs petits défauts, & hatera le développement entier de fa raifon. Non, ma chere amie, les Dames Romaines ne font en général ni jolies, ni bien mifes. Eües ne mettent point de rouge ; mais elles n'ont pas , eomme on me 1'avoit dit, du blanc & de la poudre jaune r elles craignent finguliérement les odeurs, & n'en portent jamais; & com» me elles trouvent les Francoifes exceffivement parfumées, quand elles favent qu'el-. les doivent nous rencontrer, elles ferempliflent le nez de petites feuilk-s vertes, afin de ne rien fentir. J'avoue que j'ai éié un peu furprife en voyant , pour la première fois , cette verdure fortant a moitié de tous ces nez de femmes. Adele n'a pas témoigné le moindre étonnement de eet ufage ; car depuis la vcillée des quarante, rien ne parolt plus la furprea» dre.  ' fur fEducation. 9 La grande fimffe Cc'eft ainfi qu'on appelle a~Rome une poIiteflV) confitte a faire placer en voiture une perfonne confidérable a la droite du fond. Vous feriez malheureufe ici; car il n'eft pas permis d'aller vlte en voiture. Ontrouve qu'un train uti peu lette n'a aucune dignité, & on ne s'arröte jamais dans les rues;de maniere que li I'on donne une commiffion a fon laquais, on ne 1'attend point, feulement on marche plus lentement. Lorfque les mceurs font corrompues, le ton doit néceifairement s'en reffentir. Auffi je ne pourrois vous donner une idéé ni de ce qu'on appelle ici de la galanterie, ni de la maniere générale de s'exprimer. Parexemple, 1'Iiomme le mieuxélevé, en parlant d'une femme, la défigne par fon nom toutcourt, & dit la Mare/cotti, la Palefirine, la Barberiniy &c. L'efprït eft peut-être ici plus commun qu'en France; mais dans aucuni pays policé, 1'éducation n'eft auffi négligée, & 1'ignorance auffi profonde. D'ailleurs , comme dans le refte de 1'Italie, tous ces. grands Seigneurs dont les palais font fï fomptueux, vivent comme s'ilsétoient des Bourgeois mal a 1'aife. II ell vrai qu'ils ont beaucoup d'oftentation, & que dans les grandes oecafions, ilsétalent une grande magnificence. Mais du refte , ils n'ont ni diner ni fouper, point d'éclat de maifon, & journellement ils fe trouvent fort bien éclairés avec une chandelle, & parA v  ïo Leitres faitement nourris pour un petit écu par jour (i). A Pégard de Ia jalöufie , on prétend qu'elle n'exifte plus que parmi le peuple, qui eft d'une férocité a faire frémir; car il donne ici des coups de coüteaux, comme a Paris il donne des coups depoings. On ne peut imaginer combien les meurtres font commun a Rome.. Quand un homme en afTaffine un autre=r1'affafïin eft toujours favorifé par le peuple. Toutes les boutiques , les maifons lui font ouvertes. De-la, il fe fauve dans les Eglifes, oü il trouve un afyle auffi für que facré. Eft-ce la ce peuple Romain fi célebre dans 1'Hiftoire ? Que produit le climat fur les mceurs ? C'eft la forme du gouvernement qui fait tout. Adietr, rnacnereamïè; embraffezConftance de ma part, & dites-lui que par le premier courier, je répondrai fürement i fa jolie petite Lettre.- (i) Dans toutes ies grandes maifons, on trouve aux portes des appartements , un homme ha3)illé de noir, avec une longue cravate blanehe ; c'eft une efpece de Suiffe , qu'on appelle a Rome un Decan. Les Cardinaux & les grands Seigneurs ont auffi pour faire les honneurs de leurs maifons , un homme qu'ils appellent Gen■iUhomme, & qui 1'eft en effet ordinairetnent. Le Cardinal Mazaric a été Gent'Uhommc a Rome.  fur FEducation. 11 L E T T R E II. La Vicomtejfe h la Baronne. Je vais voyager auffi. Je pars Iundi pour les eaux de Spa.- Mem Médecin vouloit m'envoyer a Plombieres; je lui ai re préfenté que je m'y ennuyerois a la mort. que je defirois aller a Spa; & non-feulement il y content, mais mel'ordonne , & j'obéis. J'emmene avec moi Madame de Valcé, dontla fanté eft véritablement dérangée depuis fa ■fauffe couche. Sans cette raifou, je n'aurois fürement pas cédé au defir extréme qu'elle a de faire ce voyage ; car fes procédés out enfin abfolument détruit le fentiment ayeugle que j'avois pour elle. Je trouverai a Spa beaucoup de geus de ma connoiffance; entr'autres, le Chevalier d'Herbain , qui eft parti hier avec Porphire qu'il y mene , & dont il ne peut plus fe féparer; Madame de Blefac & fa belle-rille, la petite Comteffe Anatolle, M. d'Oftalis, & Madame de Germeuil, revenue a Paris depuis trois mois, &qui ne va, dit-elle, aSpa, qae par fentiment pour Madame de Valcé, & pour Ia fuivre; car cette ancienne amitié s'efï renouée avec une extréme vivacité. Au refte, jamais la divine amitié n'a été plus a la mode que dans ce moment. Les femmes fe chériflent toutes'; elles nepeuvenc A vj  I* Lettres plus fe quitter. A fouper, elles fuyeiir,. elles évitent les hommes, & fe placent enfemble a cóté les unes desautres, elles fout inféparables. Si quelque importun fegliiïe iudifcreïrement parmi elles r toute la troupe entiere le maudit, fe défole, &; marqué fon chagrin par les mines les plus cxpreffives.... Cependant, malgré tout cela ,. les méchants foutiennent qu'elles s'envient & fe déchirent tout comme de notre temps; & qu'au fond, les hommes ne font pas plus effentiellement maltraités qu'ils ne 1'étoient il y a dixrhuit ans. A propos, mon eceur, favez-vous que la belle , la férieufe , 1'infipide Madame de N... a pris un amant? Vous ferez fans doute furprife de m'entendre accufer auffi pofitivement une perfonne qui jouiffoit d'ui e bonne réputation. Je n'ai jamais pu fouffrir qu'une femme fe permit d'attaquer ainfi 1'honneur d'une autre femme, niême lorfqu'elle parle a fon amie intiine; mais je puis dire fans fcrupule que Madame de N.. .. a un amant, puifqu'elle en fait gloire, & le dit elle-même a quiveut i'entendre. Cette franchife lui fait un hortneur infini, & 1'a rendue très-intéreflante. Tout le monde loue fa candeur; on répete qu'elle eft d'une vér'uè, d'une bonne foï qui doit tout faire excufer; & enfin , eet amant qui procure des éloges & des amis fans nonibre. Voila une ïudulgence qui met fort &> faife, & qui fürement établira dans la lb-  fur FEducation. 13 eiétéune franchife univerfelle. Onavoucra naïVement fes fautes , fes foibleffes; & j'efpere qu'avant peu, 1'horreur du menfonge deviendra-t elle, que les poltrons& les gens fans probité ne chercheronta caeher ni leur lacheté, ni leurs fripponneries. J'ofe même dire que tout nous promet cette heureufe révolution dans les mceurs. J'ai entendu 1'autre jour un homme que vousconnoiffezbeaucoup,fevanter avec orgueil d;avoir caponni au bil» lard deux autres hommes. II n'a pas dit; j'ai volé; mais comme caponner eft a-peuprès le fynonyme de fripponner , il y a tout lieu de eroire que les hommes égaleront bientót les femmes en fincérité. Adieu, mon cceur; ma fanté eft déja meilleure : le feul projet d'aller a Spa me ranime; jugez du bien que me feront les eaux. LETTRE III. Rêponfe de la Baronne. De Rome; A insi donc a preTent on convient firnplement qu'on a un amant; & cette effronterie paffe pour de la franchife, de labonne foi! Autrefois Ia ddcence faifoittolérer une foibleile, & maintenant 1'impudenee fait excufer le vice!...,, Pourquoi  14' Leitrc? „ dites-votis ("dit Jean-Jacques Röufleau) „ que la pudeur rendlesfemrnesfauffesV celles qui la perdent le plus, font-elles au refte plus vraies que les autres? „ Tarn s'en faut: elles font plus fauffes ,, mille fois ; on n'arrive a ce point de dépravation qu'a force de vices qu'on „ garde tous, & qui ne regnent qu'a Ia j, faveur de Fintrigue & du menfonge. „ Je fais (dit encore Rouffeau) que les femmes qui ont óuvertement pris j, leur parti fur un certain point, préten,, dent bien fe faire valoir de cette fran„ chife, & jurent qu'A cela prés, il n'y „ a rien d'eftimable qu'on ne trouve cn „ elles ; mais je fais bien auffi qu'elks „ n'ont jamais perfuadé cela qu'è des fots. ,, Le plus grand frein de leur fexe óté, „ que refte-t-il qui les retienne ? & de „ quel honneur feront-elles cas, après avoir renonce a celui qui leur eft pro„ pre ? Ayant mis une fois leurs paiïions „ a 1'aife, elles n'ont plus aucun intcrêt „ d'y réfifter ". Qui pourroit n'être pas frappé de lafolidité du raifonnement de ce beau paffage d'Emile? * ö Adele devient chaque jour plus raifonnable. Hermine contribue infiniment plus que moi a la former. L'autre jour , Adele, pour la première fois, depuis qu'Hermine eft ici, n'a pas bien deffiné, &, tout le tevnps de 1'Académie, a paru diftraite & mappliquée. Quand la lecon fut finie, je  fur VEducation. 15 lui dis tout bas r Vous vous relaehez , & vous venez de donner a votre enfant un pernicieux exemple. A-ces mots , elle leva les yeux au ciel, & tomba dans la rêverie. Un inftant après, elle vint a moi, & me dit bien haut : Maman, voici 1'heure de ma récréation; je vous fupplie de me permettre de 1'employeradeffiner.—Pourquoi donc ? vous avez deffiné vos deux heures... — Oui, machere Maman; mais j'ai eu le malheur'de manquer d'application aujourd'hui 'T je vous en demande mille pardons, & je venx réparermafaute... Entendez-vous, Hérmine, interrampis je, quel charmant exemple vous donne votre petite Maman ? Adele eft trop jeune encore pour ne pas faire des fautes quelquefois; mais vous voyez comme elle les répare, & fürement bientót elle n'en fera plus du tout. Pendant ce difcours, la joie pétilloit dans les yeux d'Adele; & au moment même elie fut chercher fon porte-feuille, & deffina une heure entiere avec une application paifaite. Jugez, ma chere amie, fi je m'applaudis d'avoir trouvéun moyen fi fimple &fi douxdelaperfectionnertd'ailleurs, je goüte encore le plaifir de faire une bonne aétion7 en tirant de la mifere une pauvre petite orpheline, dont, fans moi, la deftinée eüt été fi malheureufe! Comme elle a été choifie parmi cent autres, elle eft réellement charmante de caraétere &- de figure. Sa première éduca-  rö Lettres tion a été très-bonne; elle n'étoit même pas née pour 1'état oü je 1'ai trouvée. Différents événements ruinerent fa familie; & la mort de fa mere, qui ne fubfiftoit que d'une petite penfion viagere, mit le comble a foninfortune. J'aipréféré une enfant Italienne , afin qu'elle entretïnt Adele dans 1'habitude de parler Italien. La feule perfonne dans la maifon qui n'aime pas Hermine a la folie, eft MifT Bridget , paree qu'elle a le plus grand mépris pour la Langue Italienne , & ne concoit pas qu'on puiffe defirer de la parler, quand on a Ia gloire de favoir 1'Anglois. Auffi n'en dit-elle pas un feul mot; ce qui lui rend le voyage d'Italie peu agréable. Elle fe fAche conftamment contre toutes les fervantes, uniquement è caufe de leur baragouin ridicule. Enfin, fon averfion naturelle pour Dainville a redoublé depuis que nous parions tous Itaüen; mais il faut bien lui paffertous ces petits travers, en faveur de fes excellentes qualités & de la maniere parfaite dont elle me feconde. Adieu, ma chere amie; j'attends avec impatience de vos nouvelles de Spa. Je fuis füre que vous y retrouverez la fanté, & que vous ferez charmie de la vie qu'oa y meiie.  fttr l'Editcation. LETTRE IV. Le Baron au Ficomte. De Naples. u n e efpece de mahidie épidémique nous a chaffé de Rome un peu plutót que nous ne comptions en partir, & je pafferai ici deux mois, Aoüt & Septembre. Vous me demandez des détails fur les femmes. Je fuis étonné que vous n'ayez pas reen déja une Lettre que je vous écrivois de Rome, & dans laquelle je ne vous parlois que des Dames Romaines. On dit que les rnceurs font encore plus corrompues a Naples : cependant j'ai été hier a un bal, & j'en fuis revenu édifié de la conftance des Dames Napolitaines. Elles choififfent un danfeur pour toute 1'atinée , &, durant ce temps, ne danfent jamais avec un autre. I! eft vrai qu'on prétend qu'elles réfervent toute leur fidélité pour cette efpece d'engagement. II y a, entr'autres , ici une femme dont on conté des aventures qui paröitroient incrnyables, fi ces détails n'étoient certifiés par des geus très-dignes de foi. EHe étoit hier au bal; elle a parlé plufieurs fois a mon fils, & j'ai remarqué que Théodore ne lui répondoit pas avec une politefle bien exaele. Aujourd'Uui je le lui ai  *8 Lettres reproché. Mais, a-t-il répondu, Madame de D.... eft fi méprifable... — Et paree qu'elle eft méprifable, faut-il que vous ayez fair d'avoir recu une mauvaife éducation? D'ailleurs, entraitant Madame de D... avec autant de lége'reté, vous avez manqué d'égards pour les femmes auxquelles vous devez unvéritable refpect... — Comment?... — Sans doute; puifque Madame de D.... eft recue dans la fociété, vous ne pouvez être impoli avec elle fans 1'être auffi pour toutes les femmes qui fe trouvent dans la möme affemblée. Souvenez-vous toujours qu'un homme honnête & délicatdoit 1'apparencedu refpedt a toutes les femmes ,& qu'il n'aura jamais l'air noble & diftingué, s'il prend avec la moins eflimable des manieres familieres :- qu'ii ne recherche point celle qu'il croit digne de mépris; mais qu'il la traite toujours en public avec égards & déférence, & cette conduite lui vaudra 1'eftime & 1'intérêt de toutes celles dont il doit apprécier & defirer le fuffrage. Enfin, croyez que le plus mauvais air qu'un jeune homme puifle avoir, eft de paroitre méprifer les femmes. Par exemple, que penfez-vous de ce jeune Francois que nous avons vu a Rome, & qui nous a fuivis a Naples ?... — Le Marquis d'Hernay ? ... Oui, vous paroit-il aimable ? ... — Mais je ne voudrois pas lui refTembler. — Cependant il a de 1'efprit, de 1'infiruction, & il fe coaduit bien... —  fur PEducation. xg Mais il eft ridicule... — Infiniment,cela eft vrai, paree qu'il a toujours avec les femmes un ton léger ou méprifant. II penfe que la familiarité donne l'air de 1'aifance, & que le dédain montre la fupériorité. II s'abufe, & prouve feulement qu'il eft un fat mal élevé. — Etiladel'tfprit! Cela eft bien furprenant ?.... —• Une mauvaifeéducationg;ue 1'efprit ainfi qu'elle corrompt le ceeur...— II adu bon fens; fa converfation même eft folide. Les Artiftes a Rome nous out dit qu'il fe connoiffoit en tableaux., en fiatues-, que du moins il en raifonnoit très-bien. II parott favoir 1'Hiftoire; pourquoi donc fa fociété eft-elle fi peu agréable ?.... — C'eir, qu'il eft plein de fuffifance, & qu'il g,1te tout ce qu'il dit de plus fenfé par un ton tranchant, un air capable, qu'on nepourroit tolérer dans perfonne, & qui rendent fur-tout un jeune homme de vingt ans complétement abfurde j. impertinent & ridicule,. Vous voyez-j moncherVïcomte,combien je m'attache a donner a Théodore un véritable dégout pour lapédanterie : comme vous dites fort bien, plus une éducation eft foignée , plus cette attention eft néceffaire ; & foyez för que Théodore , a vingt ans, fera auffi modefte, auffi fimple, qu'inftruit. En général, tous nos jeunes geus aujourd'hui font d'une ignorance honteufe, ou d'une pédanterie infupportable, Beaux-efprits & Philofophes  5o Lettres ou ne fachant rien, & livrés aux plus affreux défordres. C'eft la faute des parents , qui ne leur donnent pcint de principes, ou qui leur infpirent une folie prétention a 1'efprit. J'ai vu un pere, eftimable d'ailleurs, répandre des copies d'une Lettre que fon fils , agé de dix-huit ans, lui écrivoit de fa garnifon fur un ouvrage de monde qui venoit de paroitre. Le pauvre jeune homme fut cela; &, comme deraifon , la tête lui tourna. De möme, on envoye a feize ans fon fils dans les Pays étrangers; on lui dit : Alkz-vous inftruire, allez ètuclier les hommes. II part, il revient, il dit : jfe fuis inflruit ,je connois les hommes. On le croit dans fa familie; il débite avec orgueil & confiance tous les lieux coinmuns qu'il a pu apprendre de fon Gouverneur; il atfure que les Anglois font profonds , les Jtahens ignorants & fuperflitieux, les Efpagnols dans la barharie; il vante la libertè Angloije, cF déclame contre Vlnquiption. Se.- parents 1'éCÖüteut avec étonnement; on 1'admire , on le cite, on le próne, & 1'on en fait pour la vie un for auffi ridicule qu'ennuyeux. Ne réfléchira-r-on jamai^ davantage fur réiiucation , & faut-il qu'en dépit du plus henreux naturel, elle nous donne éternellement des vices ou des travers?  fur TEducation. at LETTRE V. Le mime au même. De Naples. Th é o d o r e vient d'avoir aujourd'hui unpetit fuccès très-flatteur. Nous dinions lui & moi chez 1'AmbaffadeurdeFrance, oü fe raffemble tous les jours la meilleure compagnie de Naples. II y avoit fept ou huit perfonnes, entr'autres, trois ou quatre véritablement diftinguées par leurs connoiffances & leur efprit. De ce nombre étoient deux Anglois. J'avois a parler a l'AmbaiTadeur, qui, en fortant detable, m'a mené dans fon cabinet; & j'ai laiffé Théodore dans le fallon , environ trois quarts-d'heure. En rentrant , nous avons trouvé laconverfation fort animée: on parloit littérature; & les Anglois foutenoient, contre le Marquis d'Hernay, qui prétend favoir 1'Anglois, & contre deux Italiens qui le favent réellement, que le Paradis perdu eft le plus beau Poëme qui exifte dans aucune langue vivante. Ils nous conterent que pour appuyer leur opinion, ils avoient voulu citer plufieurs paflages, entr'autres, quelques vers du Livre premier & quatrieme; mais qu'ils n'avoient pu fe les rappeller qu'imparfaitement, & ils demandexent k 1'Ambaffadeur s'il avoit Miltoii.  Lettres Non, répondit-il, mais j'ai vu jadis M. d'AImane favoir Milton parcoeur, &peut-£tre pourra-t-il encore vous fatisfaire. Ma mémoire, repris-je, eft fort diminuée; Théodore, me fuppléera. A ces mots, 1'étonnement fut général; tous les yeux fe fixerent fur Théodore, qui jufqu'alors avoit écouté en filence la converfation, paree que perfonne ne 1'avoit interrogé. Quoi! s'écria-t-on, M. votre fils fait 1'Anglois ! Depuis fa plus tendreenfance, répondisje ; & comme les vers que vous citiez font très-remarquables, je luis für qu'ils font tous préfents a fa mémorre. Elfayez de les dire, Théodore. Alors Théodore, en rougiffant, débita de fuite environ deux cents vers fans faire unefaute, & prononcant véritablement comme un Anglois même. On donna les plus grandes éloges a fa mémoire, & fur-tout a fa modeltie; & quand nous fümes feuls , je 1'embraffai tendrement. Vous venez, lui dis-je, de me procurer un très-grand plaifir : je ne puis être flatté de vous avoir entendu dire des vers de Milton; onvous lesafaitapprendre; quand vous feriez un fot, vous'les fauriez de même : mais vous êtes réfervé , modefte; voila ce qui doit me cauferune véritable fatisfaótion. Confervez ces précieufes qualités, elles ajoutent au fuccès & défarment 1'envie. Le mérite dont on s'enorgueillit nous eft toujours contefté, tandis qu'on ne manque jamais de vanter celui qu'on nous découvre. Ainfi , par  fur VEducation. 23 amour-propre même, nous devrions triom* pher du vain defir d'étaler nos talents & notre inftruction ; bien fürs que mille occallons ne peuvent manquer de les faire connoitre, fans que nous nous en mêlions. Théodore a trouvé ce raifonnement tresjufte, & n'a point cherché a me diffimuIer combien il étoit flatté de 1'éloge que je venois de donner a fa conduite. Lamodeftie eft peut-être la feule vertu qu'on puiffe fans inconvénient louer avec excès dans un jeune homme; toute autre louange peut l'enorgueillir& lui donner del'affectation. Combien de perfonnes qui font imprudentes, brufques ou pédantes & apprötées , uniquement paree qu'on a vanté fans mefure leur franchife, leur naturel ou leur favoir& leur politeffe!... Mais la modeftie n'eft pas une qualité qu'on foit jamais tenté de pouffer trop loin. D'ailleurs , le pourroit-on, puifqu'elle eft li belle, que même, portée a 1'excès, elle ne fauroit dégénérer en vice ? Ainfi, faites-la donc aimer a votre éleve, tüchez de le rendre véritablement modefte, vous ne pouvez craindre qu'il le devienne trop. Je me fuis décidé, mon cher Vicomte, a prolonger defixmois mon féjour en Italië. Je ne retournerai point en Francecet automne ; je pafferai 1'hyver a Rome; j'en partirai fur la fin de Février; je féjournerai un mois a Florence, autant apeu-près a Turin , & je ferai en Languedoc dans le courant d'Avril. J'y refterai  £4 Lettres fept ou huit mois; fi vous le pouvez, ycnez m'y voir, & remplir enfin eet ancien engagement : linon j'irai vous cherchera Paris; car après deux ansd'abfence,jene pourrai réfifter au defir de vous revoir & de vous préi'enter Théodore, grandi, foriné, aimable autant qu'on peut Fêtre auffi jeune... ce fils fi cher !... & qui, je 1'efpere, fera le vótre un jour. LETTRE VI. La Vicomtejje a la Barmne. De Spa. Le charmant, le délicieux féjour que Spa! Oh, je ferai malade tous les ans pour y revenir!... On y trouve tout, du monde, du jeu, des fêtes, de la diflïpation, de la folitude, de la liberté.. . Que n y êtes-vous 1 rien n'y manquerok. Cependant j'ai fait une amie nouvelle; car comment revenir des eaux fans cela ? C'eft une amie que j'ai rencontrée pendant quinze ans fans me douter jamais qu'il füt poflible de 1'aimer. C'efl: enfin Madame de L***; je lui paffe toutes fes prétentions, qui au refte nefetrouvent point en rivalité avec les miennes. Elle fe plait a déconcerter les perfonnes timides ou qui débutent dans le monde; elle eft charmée d'avoir un gros fon de voix, qui véritablement eft fait  fur VEducation. 25 fait pour en impofer aux plus intrépides ; elle a pris, par goüt, des manieres brufques & un air boudeur & refrogné; elle eft comblée de joie, lorfqu'elle peut penfer qu'elle embarraffe & qu'on la craint. Moi, j'aimerois mieux plaire que de produire tous ces grands effets: ainfi je ne lui difpute aucun de fes avantages, &nous nous accordons fort bien enfemble. Au vrai, malgré des travers fi finguliers, elle a des qualités très-attachantes, une ame noble &fenfible, une extréme franchife & beaucoup d'efprit: elle repouife, lorfqu'on ne la voit qu'en paflant; mais elle retient, quand on la connoit. Nous nvons encore ici une autre Francoife, Madame de Rainville , que je ne connoiffois point du tout. Celle-la n'attire ni ne retient; elle n'eft jamais naturelle un moment; elle étoit faite pour être infipide, commune & froide; mais elle a füreinent entendu dire que les perfonnes enfiuyées font toujours ennuyeufes; & frappée de cette maxime, elle veut paroftre éterneliement amufée. En conféquence, elle aime tout avec pafion, la Mufique, la Danfe , les Spectacles, la promenade, la converfation; toutes ces chofes la tranfportent. Elle fe piqué d'être gourmande, de n'avoir pas un goütmodéré, d'avoir^a feu, de Fenthoufiafme, & de uifputeravec chaleur & véhémence. Elle parle toujours, n'écoute point, ne fent rien , fe met vainementa la torture pour perfuader qu'elle Tome UL B  2.6 Lettres zcle F énergie, de l'aftivité,& neparvient qu'a fe rendre importune , ridicule & véritablement infupportable. Elle me refroidit, me glacé, & me fait prefque prendre en averfion les chofes que j'aime le mieux. L'autre jour, nous avons été diner a la cafcade de Coo. Madame de Rainville fut dans un tel raviflement , elle loua avec tant d'einphafe 1'eau, la verdure, le payfage & même le foleil qui nous brüloit: tout cela étoit accompagné de geftes fi expreflifs, fi animés, qu'elle m'a donné uil dégoüt, qui ne me paflera peut-être jamais, pour les rivieres, les cafcades & les diners fur la peloufe. M. d'Oftalis eft arrivé a Spa la femaine derniere ; il dine prefque tous les jours chez moi, & je paffe auffi ma vie avec Madame de Blefac, la petite Comtefie Anatolle, le Chevalier d'Herbain, & Madame de L***, ma nouvelle amie. Je vaisfouvent au Wauxhall; j'y mene danfer Conftance. Nous allons nous promener fur la montagne ÜAnnette & Lubin (i) •* nous nous affligeons un peu, qu'Annette foit fi ïaide, & que Lubin vende de la bierre; ce qui nuit beaucoup aux idéés paftorales & (i) Cette montagne a pris fon nom d'un payfan & d'une payfanne, mariés il y a 15 ou 16 ans, par un Francois, qui les nomma Annette & Lubin , & leur fit katir une jolie petite ferme fur le haut d'une des montagnes qui envitonnent Spa,  fur PEducatton. 2f cbampêtres. Je rentre dans ma maifon i neuf heitres ; ma petite fociété s'yraflemble, & nous caufons jufqu'a minuit; car je n'ai pas la fimplicité de me coucher dix heitres, de me lever avec le jour pour aller boire des eaux que je veux prendre dansmon lit. Ondit qu'elles font meilleures a la fontaine ; mais il n'y a de bon pour moi que ce qui ne me contrarie pas. Je fuis moins mécontente de Madame de Valcé depuis que je fuis ici, c'eft-a-dire, de fon extérieur & de fes manieres. Pour fes fentiments..., je n'ydois plus compter... Mais cependant elle n'a que vingt. deux ans, elle eft encore bien jeune!.. . Ah! le cceur d'une mere eft toujours prêc a pardonuer! Adieu,ma chere amie; vous ferez également heureufe par Adele & par Théodore; vous le méritez!... J'envie votre félicité;mais croyez qu'en même-temps elle me confole de mes peines! Oui, je jouis de votre bonheur, autant que je m'enorgueillis de vos vertus & de votre amitié. LETTRE VII. Le Baron au Vkomte. "Vous allez être fatisfait, mon cher Baron ; je fuis enfin brouillé fans retour avec Madame de Gerville. Elle m'a joué dans une alFaire oü elle paroiffoit vouloir me B ij  a8 Lettres 1'ervir, & m'a facrifié de Ia maniere laplus noire & Ia moins adoite. Me voici un péu ifolé; car depuis fept ans fur-tout, je n'avois exactement d'autre fociété que Ia fienne. Je vous entends d'ici : Rentrez dans votre familie , rapprochez • vous de votre femme. Je fais que Madame de Limours eft très-ahnable ; mais je fuis retenu par 1'embarras de faire connoiffance avec elle. Au vrai, nous fommes devenus abfolument étrangers Pun a 1'autre; enfin, je 1'effayerai, je vous le promets. Tout Ie monde eft revenu de Spa. On prétend que M. d'Oftalis en rapporte un goüt très-vif pour la jeune Comteffe Anatolle : on ne dit point encore que cette derniere y réponde. Elle eft bien jeune pour fe décider ü promptement; elle n'a que dix-fept ans : mais on affure qu'une partie de fa fociété approuveroit fort eet arrangement; & fe charge de la difpofer a un choix qui, au refte, feroit le meilleur qu'elle püt faire dans ce genre. Elle aime fon mari; mais elle en eft traitée de maniere a ne pas conferver long-temps les fentiments qu'elle a pour lui. LeComteAnatolle dédaigne toutes les Francoifes ; il n'aime que les étrangeres, & il faut abfolnment, pour lui plaire, être Ruffe, Angloife ou Polonoife. Mon charmant petit Théodore n'aura, grace au Ciel, aucun de ces travers. Combien j'ai d'impatience de le revoir! II touche a fa quinziemeannée... Acet Age, j'étois déja amoureux,  fur VEducatlon. 29 a perdre la tête, d'une des femmes de ma mere, Mademoifelle Adrienne, que j'élevai depuis au grade de Chanteufe dans les chceurs de 1'Opéra. A quinze ans, j'avois déja efcaladé dix fois les murs du jardin de mon pere, pour aller voir une. petite Payfanne que j'aimois prefque autant que Mademoifelle Adrienne. J'avois pourtant un Gouverneur très-févere; mais heureufement il étoit fourd & diftrait: je m'échappois fans qu'il put m'entendre, & je le trompois fans qu'il yprit garde. Au refte, quelques précautions qu'il eüt employées, je fuis bien fur que j'aurois trouvé les moyens de me fouftraire a fa vigilance. Comment faites-vous donc avec Théodore , eet enfant fi éveillé, fi vif, fi fpirituel ? Comment a-t-il impunément quinze ans ? Comment enfin vous y prenez-vous pour vous rendre maltre de fon imagination, & pour ie furveiller toujours fans lui devenir importun? LETTRE VIII. Le Vkomte au Baron. De Rome. Première me nt, Madame d'Almane ji'a point de jolies femmes-de-chambre, & je ne fuis ni fourd, ni diltrait. On n'eft véritablement amoureux ni a quatorze ans B iij  50 Letti ts ik demi, ni a quinze, ni même a feize. Vous 1'étiez, dites-vous, a eet üge; mais vous aimiez également Mademoifelle Adrienne & votre petite payfanne : ainfi vous n'aviez de penchant ni pour 1'une, ni pour 1'autre. Comme 1'amour doit prefque tout fon pouvoir a 1'imagination , 1'idée que nous nous formons de cette paffion, 1'opinion que nous en avons, décident de Pempire qu'elle prendra fur •nous, & de 1'influence qu'elle aura fur notre deftinée. Si nous croyons que 1'amour n'eft qu'un égarement paffager,une forte d'enivrement, qui, même en tournant la tête, peut lailfer Ie cceur froid, nous ferons féduits par la feule beauté, nous n'aurons que des fantaifies. Telle étoitPopinion que vous aviez de 1'amour. Votre imagination s'enflamma avant que votre cceur put aimer. Cette première expérience vous perfuada que trouver une femme plus jolie qu'une autre, c'eft être 3moureux. II en eft réfulté que vous vous ëtes livré fuccefïivement a mille fantaifies paffageres , que vous avez formé beaucoup d'intrigues , & jamais un attachement véritable. Je veux au contraire que mon éleve foit perfuadé que cette palfion peut faire le charme, la félicité de la vie, quand 1'objet qui 1'infpire réunit a la fois les graces, les talents, 1'efprit & les vertus; qu'il croye qu'alors elle doit durer iou:ours, ou que du moins, fi le temps 1'afFoiblit, elle laifle dans le fond du cceur  fur VEdutation. %i une amitié fi tendre, des fouvenirs fi doux, qu'on ne peut ni regretter 1'amour, ni defirer de 1'éprouver encore. Avec cette opinion, non-feulement mon éleve n'aimera pas deux obiets a la fois , mais il n'aimera pas deux fois dans fa vie. II fera difficile & délicat fur le choix, & s'attachera pour ne jamais changer. Puifque 1'amour eft pour nous une illufion néceffaire durant notre jeuneffe, 1'inftituteur doit donc chercher a faire fervir ce fentiment au bonheur & a la gloire de fon éleve. Une fantaifie peut être affez vive pour nous égarer, nous avilir, nous perdre; une paffion peut nous porter aux grandes chofes. L'une fera faire des extravagances, desfacrificesde premier mouvement; 1'autre peut feule engager aux actions qui demandent de la perfévérance. Celle qui dit a fon amant : Soyez deux ans fans parler, & qui fut obéie, cette femme pouvoit fe flatter d'infpirer une paffion, & non une fantaifie. Et en effet, que ne doit-on pas attendre d'un fentiment dont nous ne fommes fufceptibles que dans la force de 1'age; d'un fentiment produit par une imagination exaltée, & que 1'eftime & 1'amitié doivent rendre auffi doux, aufli folide que violent? Je fais bien qu'on peut aimer pafïionnément un objet: méprifable ; mais ce malheur n'arrive qu'aux gens foibles, bornés, ou méprifables eux-mêmes , ou qui enfin s'abufent fur leur choix. II eft donc important qu'un jeune homme B iv  32 Leitres ne commencepas par une fatitaifie, qui lui raviroit a la fois & fes principes & fa délicatefie. C'eft une paffion vertueufe, qui doit Parracher a fon indifférence; mais, avant 1'ége de dix-fept ou dix-huit ans, il n'en feroit pas fufceptible. Comment donc le préferver, jufqu'a cette époque, des égarements oü le cceur n'a point de part? Soyez vigilant, attentif, confervez-lui fon innocence, occupez le fans relache, ne Ie laiffez jamais un feul inftant oifif ou défceuvré, & croyez que fon imagination ne 1'éclairera fur rien de ce que vous voulez lui cacher. Mais, me direz-vous, eft-il poffible qu'un jeune homme puiffe conferver de 1'innocence jufqu'a dix-fept ou dix-huit ans? Je n'ignore pas qu'en efFet ce n'eft pas la mode atijourd'hui; mais elle exiftoit jadis , & nous voyons encore les enfants des Princes, mieux furveillés que les nótres, fortirdes mains de leurs Gouverneurs fans connoitre 1'amour ni ce qui peut y reffembler. Vous me demandez comment je puis étre auffi vigilant fans me rendre importun a mon fils; c'eft qu'il n'eft pas plus furveillé maintenant qu'il ne 1'étoit è lix ans, du moins en apparence. II a toujours couché dans un cabinet a cóté de ma chambre , & dans ma chambre même lorfque nous voyageons , même en féiournant longtemps dans le même lieu. Cette habitude n'eft point une fujétion pour lui; au contraire , j'ai fu la lui rendre agréable. 13 eft  fur fEducation. 33 naturellement communicant"; il aime & caufer ; ii n'a de confiance fans réferve que pour moi : mais il a tant d'occupations, depuis deux ans fur-touc, que nous avons rarement dans la journée la pofïïbilité de nous entretenir un peu de fuite. J'ai donc pris le parti de lui promettre que tous les foirs nous aurions enfemble une petite converfation quand nous ferions dans nos lits. Théodore, ayant toujours mille chofe a me dire, attend ce moment avec itnpatience , d'autant mieux que fouvent, dans la jouruée , je lui annonce que j'ai quelques petits fecrets a lui dire, & je ne manque jamais d'ajouter : Ce détail efl trop long, je n'aipas le temps de vous en inflruire a préfent; mais vous le faurez ce foir. Enfin, quand le foir arrivé, Théodore eft enchanté d'alier fe coucher. Tout en fe déshabillant, il s'approche de mou oreille & me queftionne. Je refufe de 1'entendre, la prudence ne me permettant pas de parler devant mon valet-de-chambre, de chofes aufii importantes. Théodore, d'un air grave & capable, me fait figue qu'il approuve ma difcrétion : mais il me prefle de me coucher; & quand nous fommes dans nos lits, éclairés feulement par une lampe de nuit qui ne donne qu'une foible clarté, femblable a cette efpece de jour qu'on appelle entre chien & loup , c'eft alors que les confidences commencent; c'eft alors qu'emportés par le plaifir de nous entreB v  34 Lettres tenir fans contrainte, nous parions fouvent tous les deux a la foi3, ou bien que nous nous interrogeons mntuellement avec un intérêt & une curiofité réciproques. Ces converfations font d'autant plus agréables , que nous n'avons jamais la crainte d'être troubiés ou interrompus. D'ailleurs, j'aile foin de parortre toujours, a cette heure, plus gai, plus facile, plus affeftueux que dans aucun autre moment de la journée. Si Théodore a quelqu'aveu a me faire, il choifit eet inftant de préférence. Enfin, ces entretiens noclurnes ont pour lui trant de charmes, qu'ir m'a témoigné plus d'une fois le vif chagrm qu'il éprouvoit en penfant qu'a notre retour en France, ilne coucheroit plus dans ma chambre. Hier encore , il m'en paria. Je regretterai beaucoup auffi, lui dis-je, nos converfations d'après fouper; mais il faudra bien trouver le moyen de nous parler dans la journée. ... — Dans la journée; ah! papa , quelle différence!.. . — Tu ne me trouves pas de fi bonne humeur dans le jour, n'eft-ce pas ? ... — Oh! papa y j'en conviens, vous êtes toujours bien aimable; mais le foirt... & puis je crois auffi que vous m'aimez mieux ft cette heure. Par «xemple, jamais vous ne me tutoyez quand nous fommes levés — Mais fftre- ment; quand tu te eonduis bien, je t'ai» me mieux a la fin de la journée qu'au commencement ou au milieu, puifqueje te dois douze heures entieres de fatisfac-  fur VEducation. 35 tion... — Mon cher papa, laifiez-moi coucher dans votre chambre a B * * * & a. Paris... — Vous me faites-la une petite propofitiontout-a-faitdifcrete; c'eft-a-dire, qu'il faut vous prömettre de me coucher tous les foirs a votre heure... — Bon, vous avez bien fait d'autres chofes pour moi! D'ailleurs, papa, je vais avoir quinze . ans; en partant d'Italie, nous allons en Languedoc, nous y pafferons fix mois; k la campagne, ainfi qu'en voyage, vous vous êtestoujours couché en raême-temps que moi... — Fort bien; mais aParis? — Oh, quand j'arriverai a Paris, j'aurai quinze ans & demi paffés ; vous me permettrez bien de me coucher un peu plus tard — Oui , a dix heures & de- mie.... — Onze heures?.... — Et la converfation nocturne qui dure toujours au inoins une heure , & vos maitres le matin ?. .. — Ah! cela eft vrai; vous ferez obligé de vous coucher a dix heures & demie... — Comment donc , je ferai obligé !... — Oui, mon cher papa, vous ne me refuferez pas une grace qui fait mon bonheur. .. — Songe donc qu'il eft inoui de fe coucher a dix heures a Paris; il faudra donc renoncer a toute fociété... •— Vous ferez charmé d'en avoir un prétexte, vous n'aimez pas le monde... — Je ne le regrette pas quand je te le facrifie; mais je 1'aime quand je m'y trouve... 11 eft vrai que j'y rentrerai pour t'y mener, & ce temps n'eft pas fort éloigné... B vj  %G Lettres — Quand j'aurai dix-fept ans , par exemple , alors vous n'aurez pas de raifons pour m'empêcher de coucher dans votre chambre ? ... — Oh, cela, je 1'avoue!... — Eh bien, papa, vous qui êtes fi généreux, voulez-vous difputer pour dixhuit mois fur lefquels il n'y en a que fix de grace , puifque nous pafferons le refte a la campagne & au Régiment oit je vaisentrer? — Allons, allons, raifonneur, taifez vous &dormez; je vous promets de réfféchir a cela. Vous jugez-bien, mon cher Vicomte, que ce n'eft pas fans raifon que je me fais autant prier d'une chofe que je defire. Si Théodore pouvoit foupconner que je ne fouhaite 1'avoir dans ma chambre qu'afin de veiller fur fa conduite, il feroit bientót éclairé fur mes motifs fecrets; il ne regarderoit plus ma chambre que comme une prifon, & je ne ferois plus a fes yeux qu'un geolier , qu'un tyran. C'eft ainfi que les mêmes précautions, prifes inconfidérément ou avec prudence, deviennent véritablement utiles, ou ne peuvent produire que de pernicieux effets. Je ne m'abufe pas; je fais bien qifun jour Théodore fentira tout-a-coup que 1'engagement de coucher dans ma chambre peut devenir gênant. Je m'appercevrai facilement de cette révolution dans les idéés, par fa diftraclion & fon refroidifftment. J'aurai prévu ce moment, & j'aurai alors des moyens tous prêts & in-  fur J'Education. 37 faillibles pour reteuir Théodore aufii fortement que jamais : je vous les ferai connoitre quand nous ferons & cette époque. Je favois déja votre rupture avec Madame de Gerville , & vous devez avoir reen une Lettre oü je vous mandois que la trahifon de Madame de Gerville ne m'étonnoit pas; car depuis que je fuis dans le monde,je n'aijamais vu unefeuleperfonne intrigante, fur 1'amitié de laquelle on düt raifonnablement compter. LETTRE IX. Madame d'Oftalis a Ja Baronne. Rassurez-vous, ma cherc tante; M. d'Oftalis ne s'éloignera point de moi; la fantaifie qui Poccupoit, ne deviendra point une pafion.... J'ai fuivi vos con1'eils, &j'ai retrouvé tout monbonheur. Je vous mandois dans ma Lettre datée de Verfailles, que je n'avois que des foupcons; mais bientót je ne doutai plus des fentiments de M. d'Oftalis. II femble que fon attachement pour moi, li folide & fi foutenu, ait ennuyé tous ceux qui nous connoiffoient; car fon changement a paru caufer une joie univerfelle. J'ai vu cette joie maligne percer même a travers des témoignages d'intérêt que plufieurs perfonnes ont voulu me donner dans cette occafion. On vouloit paroitre me plain-  3S Lettres dre, on feignoit de s'attendrir fur rnorr fort, & Pon n'avoit au vrai d'autre motif que celui de m'inftruire d'un événement dont on croyoit peut-être que mon amourpropre feroit encore plus bleffé que mon cceur : mais les envieux & les méchants ont été trompés dans leur attente. J'ai eu l'air de ne pas comprendre les avis indirects, & de ne pas croire les avertiflements politifs. Les uns fe font moqués de ma crédulité; d'autres ont penfé que je Paffeétois par égard pour M. d'Oftalis. En général, cette conduite a été fort approuvée. Cependant je n'étois pas fans chagrin & fans inquiétude; je voyois M. d'Oftalis véritablement amoureux, & de la. plus charmante perfonne qui aitparudans le monde depuis dix ans. II eft vrai que je ne remarquois rien dans la Comteffe Anatolle, qui dut encourager la paffion qu'elle infpiroit: mais elle n'a que dix-fept ans, elle eft fort aigrie contre fon mari; elle eft naturellement trés - (enfible , & toute la fociété de fa belle-mere protégeoit vifiblement M. d'Oftalis. Madame de Blefac, auffi bornée que clairvoyante, & remplie de la plus ridicule vanité, ne croit pas poflible qu'une perfonne qui a 1'honneur d'être fa belle-fille, puhTe prendre un amant; &penfoit de très-bonne foi que M. d'Oftalis n'alloit chez elle tous les jours que pour avoir Pavantage de faire fa partie de piquet. Charmée de fon affiduité & de fa complaifance, elle faifoit a  fur rEducatïon. 39 chaque inftant fon éloge: de maniere que la Comtefle Anatolle entendoit éternellement louer un homme dont fans doute elle connoilfoit les fentiments, & qui d'ailleurs peut paroitre aimable fans que perfonne foit occupé du foin dele faire valoir. Après beaucoup de réflexions, je me décidai a ne rien changer a ma conduite. Je montrai a M. d'Oftalis la même égalité, la même douceur, lemêmedefir de lui plaire & de 1'attirer. Seulement j'allai beaucoup moins chez Madame de Blefac, & je ceffai abfolument de parler de la ComtelTe Anatolle. Comme fa belle-mere me laconfioit fouvent avant le voyage de Spa, & qu'elle venoit déjeuner chez moi deux ou trois fois par femaine, il étoit impoffible que je cefiaffe de la recevoir; mais je n'en recherchai plus les occafions, & je les éloignai même autant que je lepouvois, fans avoir l'air de 1'affectation. Du refte , quand je me trouvois avec elle, je la traitois toujours avec la même amitié rdémonftration qui ne me coütoit rien; car j'ai naturellement beaucoup de penchant pour elle. M. d'Oftalis comprit bien que j'avois lu dans fon cceur. Son embarras avec moi redoubla. II vit enfin quej'étois également déterminée a ne point le plaindre & a ne point le queftionner. II commenca a fentir vivement fes torts. Sa paffion combattoit fon repentir, & , pour un moment, étoufFa fa générofité naturelle. II crut peut-être que je m'enorgueilMffois en fecret de ma modération; il  4<3 Lettres voimit cherchera en diminuerle mérite :il ent l'air depenfer que ma douceur n'étoit que 1'effet de 1'indifférence. Alors je lui témoignai de la fenfibilité. Ce n'étoit ni ce qu'iï attendoit, ni ce qu'il defiroit. En le mettant davantage dans fon tort, j'augmentois fon dépit. Les combats qui fe paffoient dans fon ame étoient trop violents , pour ne pas caufer une extréme altération dans fon caraclere. II devint abfolument différent de lui-même; Il vit couler mes larmes fans en être attendri; il me laiffa entrevoir qu'il me foupconnoit d'artifice, de fauffeté. Je demandai enfin une explication , & il me refufa. O combien j'ai fenti vivement, dans cette fituation cruelle, le malheur d'être éloignée, privée de vous! J'ai des amis fur lefquels je puis compter; mais ce n'eft que dans le fein de ma mere, de ma bienfaitrice , que je puisdépoferde femblables chagrins! Avec quelle autre fur la terre me feroit-il permis d'avouer 1'égarement & les torts d'un objet qui m'eft "fi cher! Mes fentiments font fi bien connus a eet égard, que les perfonnes qui ont le plus d'amitié pour moi, Madame de Limours, Mefdames de S...., le Chevalier d'Herbain, n'ont ja» mais ofé me dire un feul mot de la conduite de M. d'Oftalis, bien certains que, fur ce point , ils ne pourroient obtenir ma confiance. Telle étoit ma pofition, ma chere tante , lorfque je recus votre Lettre qui me  fur VEdueathn. 41 rnnimn & m'offrit tous les confeils dont j'avois befoin. Je compris qu'il étoit également dangereux d'affecter de Pindifférence, de montrer trop de fenfibilité, ou de céder au dépit & a 1'humeur. Je pris le parti d'écrire a M. d'Oftalis un billet dont voici la copie : „ Vous me fuyez, vous paroiffez em„ barraffé avec moi; eh pourquoi? Quels ,, reproches craignez-vous d'une perfön,, ne qui vous doit dix ans de bonheur, „ & qui , pendant tout eet efpace, n'a „ ceffé d'être parfaitement heureufe que „ depuis trois mois ? II faudroit que je „ fuffe bien ingrate; pour mecroiregéné - reufe en ce moment!... Ah! je n'ai ni le droit ni 1'envie de me plaindre avec 8, amertume; c'eft une amie qui veut vous parler , vous olfrir fon cceur.... Ne „ me refufez pas cette explication : je vous promets de ne vous point quef„ tionner; je ne vous demande que de m'entendre". Ce billet, en difllpant un peu de 1'embarras de M. d'Oftalis, lui rendit une partie de fa générofité; il me fit une réponfe pleine de tendreffe , fans cependant me promettre 1'entretien que je follicitois. Le foir même, nous fonpftmes enfemble chez 1'Ambaffadeur d'Efpagne : la Comteffe Anatolle y étoit, & je remarquai que M. d'Oftalis n'ofa fe placer a table a cóté d'elle. Je m'en allai avant minuit, & je laiffai M. d'Oftalis; car depuis fon retour de  4i Lettres Spa, nous n'allions plus enferable dans Ia même voiture. M. de P*** me donna la main jufqu'au bas de 1'efcalier, & fortit en même - temps que moi. En tournant dans la rue Traverfiere, une des grandes roues de ma voiture fe brife, & la voiture verfe. La fecouffe fut fi violente, que mes deux glacés furent caffées en mille morceaux, & un des éclats me fit une écorchure affez confidérable au front. M. de P * * *, qui m'avoit fuivie jufqu'alors (car il loge dans mon quartier,) s'arrêta au moment même, defcendit précipitamment, &, avec 1'aide de fes gens & des miens, il parvint a me tirer de mon carroffe. II m'ofFrit le fien pour me conduire chez moi; je le refufai; & comme je n'étois qu'a deux pas de la maifon de Madame de S * * *, j'y fus a pied , & je me débarraflai ainfi de M. de P** *. Madame de S*** n'étoit pas rentrée , & ne trouvant chez elle ni chevaux, ni voiture, j'écrivis a M. d'Oftalis pour le prier de m'envoyer la fienne; & pour ne pas 1'inquiéter, ou lui donner licu de croire que je defirois qu'il vlnt lui-même, je lui mandaifimplement quej'en avois été quitte pour un peu de peur, & j'envoyai mon billet par un des gens de Madame de S ***, qui ne m'avoit point vue, & qui ne favoit aucun détail. Au bout d'un quart-d'heure, j'entendis une voiture entrer dans la cour, &, un inftant après, la porte du cabinetoüj'étois s'ouvrit précipitamment,  fur FEducation. 43 & je vis paroïtre M. d'Oftalis. Je me levai; mais ayant a peine la force de me foutenir fur mes jambes, je retombai dans mon fauteuil. Figurez-vous, ma chere tante, 1'étonnement, 1'elfroi de M. d'Oftalis, en me voyant couverte de fang, pale, échevelée, & une large bleffure au front. II s'élance vers moi, me ferre dans fes bras en fondant en larmes; il me fait cent queftions a la fois, n'écoute point mes réponfes, tire les cordons de toutes les fonnettes, affemble toute la maifon, & envoie chercher un Chirurgien & un Médecin. Au milieu de tout ce mouvement, Madame de S*** rentre avec un Chirurgien qu'elle m'amenoit; car un de fes gens ayant été 1'avertir de mon accident, elle avoit été au même moment me chercher le fecours dont je pouvois avoir befoin. Le Chirurgien me trouva de la fievre, & décida que la faignée étoit indifpenfable; mais qu'il falloit la différer de quelques heures. Madame de S*** me conjura vainement de refter chez elle ; je la quittai a deux heures après minuit. Quand nous fftmes en voiture, M. d'Oftalis & moi, tout-a-coup il fe mit & genoux devant moi; & faifilfant une de mes mains: Ah, s'écria t il, cette explication que vous me demandez, que n'êtes - vous .en état de la defirer encore!... — Eh quoi, interrompis-je, quand vous m'aimez toujours avec la même tendrefle, quand vous venez de me le prouver d'une maniere fi  44 Lettres touchante, penfez-vous ne m'avoir pas déja rendu tout mon bonheur? — Cependant, reprit-il d'une voix baffe, que je fuis coupable, fi j'ai pu vous affliger un moment ! Ah , du moins croyez que je fens mes torts, & que je brüle du defir de les réparer!... 11 prononca ces paroles avec une impreffion quimepénétra; je ne pouvois lui répondre!... Je penchai mon vifage fur le fien, & je 1'embrafiai; il me ferra la main, &labaifant avec tranfport: Vous pleurez, s'dcria-t-il; ces larmes ü douces & fi pures m'annoncent un pardon fans lequel je ne pourrois vivre, & qui doit m'infpirer autant de reconnoiffance que de joie ! Comme il difoit ces mots, la voiture s'arrêta. Quoique je fufle brifée & d'une foibleffe extréme, je ne voulois pas me plaindre, dans la crainte d'inquiéter M. d'Oftalis; mais il s'appercut que jefouffrois beaucoup, & , meprenantdans fes bras, il me porta dans ma chambre. Je fus faignée le lendemain a fix heures du matin. Mon accès de fievre n'eut aucune fuite; je me fentis la tête abfolument dégagée, & je n'eus pluh d'autre mal qu'une courbature qui me furca de garder mon lit vingt-quatre heures. Le foir même, j'eus enfin une longue cxplication avec M. d'Oftalis. ... Je fais bien , lui dis-je, que 1'amour n'eft pas un fentiment durable; ce n'eft point d'une paffion auffifragile que, dans aucun temps, j'ai fait dépendre la fdlicité de ma vie : il m'étoit doux fans  fur VEducatlon. 4$ doute d'occuper votre cceur unlquement; mais je n'ai compté que fur votre confiance & fur votre amitié. Je me fuis flattée que je ferois a jamais votre feule & véritable amie, & voila le bonheur que j'ai craint de perdre. En elfet, fi vous étiez parvenu a féduire une jeune perfonne innocente & fenfible, fi elle vous eüt facrifié fon repos & fa réputation, vous auriez voulu la rendre heureufe; fon ame eft naturellement honnête. Eh , quel cceur délicat peut fe contenterde 1'amour! Elle vous eüt demandé de la confiance, del'eftime même; elle vous eüt dit : ,, Vous ,, m'avez perdue; vous m'avez arrachée ,, a la vertu que j'aimois & que je regret„ te; vous avez donné a tout ce qui m'entoure, a tout ce qui me connolt , le droit affreux de me méprifer. Si vous „ ne devenez pas mon ami, que devien„ drai-je quand vous celferez d'être mon ,, amant"? Qu'auriez-vous pu répondre? continuai-je. Vous eulfiez promis toutce qu'elle exigeoit. Elle eft aimable, elle a del'efprit,elleauroit bientótobtenu ces fentiments dont je fuis fi jaloufe, & que ma tendrefie me rend digne de poiTéder fans partage I Eh bien, s'écria M. d'Oftalis, foyez donc tranquille, vousne me verrez jamais un attachement qui puifie vous allarmer!... Ce facrifice que vous me demandez, il eft déja fait, & ne me coüte rien. Oui, je m'abufois en croyant vous préférer un autre objet; je ne con-  46 Lettres ïioiffois pas mon cceur... Ah! quand c'eft vous qu'on aime,l'inconftance n'eft qu'une illufion! Vous favez , ma chere tante , fi 1 on peutcompter fur la fincérité & fur la parolede M. d'Oftalis : ainfi vous jugez bien que toutes mes inquiétudes font entiérement diffipées. Huit jours fe font écoulés depuis cette converfation. Jen'aipas voulu vous écrire plutót, afin de pouvoir vous ralfurerentiérementfurmafanté. Ma bief. fure au front eft prefque guérie , & ne laiffera aucune marqué, & je me porte mieux que jamais. Je ne vous avois écrit, depuis ma longue Lettre de Verfailles, que d'une maniere très-vague, paree qu'a la diftance oü nous fommes 1'un de 1'autre, je ne voulois pas vous affliger par de triftes détails. En vous faifant partager mes peines, au moins faut-il que je fois prés de vous pour vous en confoler! Maintenant que je fuis heureufe, je ne jouis qu'imparfaitement de mon bonheur, paree que vous 1'ignorez, & cependant ce bonheur eft votre ouvrage. Je le dois al'éducation que j'ai recue~de vous, a 1'époux que vous m'avez choili, aux confeils que vous m'avez donnés! O ma chere & tendre bienfaitrice ! dans tous les moments de ma vie, vous êtes préfente a mon fouvenir; chaqueinftantdefatisfaction que je goüte eft un de vos bienfaits, & cette idéé me rend ma félicité plus précieufe encore!... Mes larmes coulent, vous en verrez la  fur V'Educatlon. 47 tracé fur ce papier, & peut-être y mölerez-vous les vótres!... Adieu, ma chere tante ; mon cceur eft trop plein... Je ne puis écrire davantage... Adieu ;j'attends votre réponfe avec une impatience inexprimable. LETTRE X. La même a la mime. Jamais M. d'Oftalis ne s'eft conduit avec moi d'une maniere plus charmante. II ne me quitte plus ; nous fortons enfemble,nous n'avons plus qu'unemême voiture. Enfin ,nous fommes exactement comme nous étions avant le voyage de Spa, ü 1'exception que M. d'Oltalis me témoigne encore plus d'égards & d'affeclion, s'il eft polfible. J'ai oublié de vous conter une petite fcene qui fe pafla entre nous le lendemain de mon accident, & qui parut lui faire quelque impreffion. Madame de S * * * & le Chevalier d'Herbain étoientchez moi. La première conta que M. de P***, qui avoit aidé a relever ma voiture, & qui m'avoit offert la fienne, étoit dans fon lit avec la fievre. Cela eft tout fimple , dit le Chevalier d'Herbain; il eft malade de Pinquiétude que lui caufe Pétat de Madame d'Oftalis, paree qu'il eft amoureux d'elle. Ah, reprit Madame de S * * *, j'en fuis char-  4« Lettres mée; Madame d'Oftalis ne pourra plus fe vanter que jamais perfonne n'a été occupé d'elle un moment. Alors je voulus foutenir que M. deP"** nepenfoit point a moi; mais le Chevalier d'Herbain m'interrompant : II eft inutile de vous en défendre, me dit-il; M. de P*** vous aime; ce n'eft pas votre fautc; mais rien n'eft plus vrai. II fe leve en riant ;& tirant M. d'Oftalis dans une embrafure de fenêtre, ils parierent tout bas un moment , & fortirent enfemble. Un demi-quart d'heure après, ils rentrerent; ils paroiffoient attendris 1'un & Pautre. Le Chevalier d'Herbain s'approcha de mon lit, & me baifa la main avec un air de fatisfaétion qui me fit comprendre que M. d'Oftalis venoit de lui faire part de ce qui s'étoit paffé entre nous, & je ne pouvois deviner lefujet qui avoit donné lieu è cette explication. Lorfque nous fümes feuls. M. d'Oftalis & moi, il tira un papier de fa poche. Le Chevalier d'Herbain, me dit-il, qui n'étoit pas faché de me faire une petite lecon, m'a donné cette Lettre qu'il a recue ce matin de Madame de Limours. Ce billet que M. d'Oftalis me pria de lire , contenoit ce qui fuit : „ Je n'ai vu Madame d'Oftalis qu'un „ moment, ce matin ; je comptois aller „ diner avec elle; mais je ne pourrai tor- tir que ce foir h fix heures. Savez,, vous que M. de P*** eft malade? II „ a dit a quelqu'uu de ma connoiflance, „ qui  fur PEducatiott. 49 qui Ie quitte dans 1'inftant, que la „ fcene d'hier lui avoit fait un mal afj, freux, qu'il avoit craint véritablement t, pour la vie de Madame d'Oftalis, &c. ,, 11 n'a cependantavouéaucun fentiment „particulier; mais la perfonne qui m'a fait ce récit, prétend qu'il eft amou3, reux. Amoureux de Madame d'Oftalis , „ me fuis |e écriée! II eft donc bien exs, travagant!... — Oh! Madame d'Ofta,, lis a préfent tournera bien d'autres tê- tes; elle a perdu ce qui en impofe le plus aux amants... — Quoi donc?... „ — La tendreiTe d'un mari. „ Ce mot m'a frappée: faites-en I'ufa„ ge qu'il vous plaira. Quelle femme ofe3, ra fe flatter de conferver la tendrefe de 3, fon mari, s'il eft vrai que Madame 3, d'Oftalis n'ak pu y parvenir ". II m'a paru que le mot qui frappoit tant Madame de Limours, produifoit aufli quelque impreffion furM. d'Oftalis. Enfin, ma chere tante, 1'hyver s'avance; & pour cette fois, je fuis bien füre d'avoir le bonheur de vous revoir dans quatre ou cinq mois, puifque vous m'avez donné votre parole que vous ne prolongeriez plus votre féjour en Italië. M. d'Aimeri & le Chevalier de Valmont vous attendent avec une vive impatience. Le Chevalier fe conduit toujours parfaitement; vous le trouverez formé, parlant un peu davantage, mais avec cette même modeflie que vous aimiez tant. II eft moins timide, &parolttouioursaulii Tome III, C  50 Lettres réfervé. Madame de Valcé n'eft plus occupée de lui; fa coquetterie s'eft tournée vers un nouvel objet; une connoijfance faite aux eaux; un Anglois, qui paffe ici tout 1'hyver; une grande figure bien blonde, bien fade, & qui me femble réunir beaucoup de fufl'rages, quoiqu'il ait des manieres impolies & brufques, qui, je crois , réulfiroient fort mal dans un Francais. Enfin , Madame de Valcé apprend 1'Anglois , & 1'on prétend qu'elle a déja dit : J love you. Cela eft polfible; car elle n'attache pas une grande valeur a cette phrafe. Au refte , fa figure eft bien changée; elle eft d'une maigreur exceffive; fon teint fe couperofe; elle n'eft prefque plus jolie; elle n'a cependant que vingt-unans! Madame de S*** en a vingtneuf, & elle eft toujours auffi fiaiche, aufli belle qu'elle 1'étoit a dix huit. C'eft que fa vie eft innocente, & fon ame pure & tranquille. Je vois que rien ne conferve mieux la beauté, qu'unebonne conduite. Adieu, ma chere tante; j'efpere que maintenant chaque pas que vous faites, vous rapproche de nous, & que votre première Lettre fera datée de Florence.  fur rEductitton. lie de difpof'er. J'écris en conf'équence a M-Girard Dar ce même courier. Vous ne me parlez point de ma nouvelle maifon; je me flatte cependant que vous avez été la voir. Le Vicomte de Limours qui s'eft chargé, de me la faire Mtir en mon abfei-ce. fur des plans que j'ai laiffés,mema id« qu'elle eft commode &gaie, & que les appartements de mes enfants, de mon g^ndre , & de ma belle-fille, font trèsagréables. Je vous prie d'y mener le Chevalier de Valmont, & de ne pas négliger de lui faire voir le logement deftiné a mon gendre. Adieu , Monfieur;  fur VEducation. 6y ayez la bonté de m'adreffer votre réponfe a Turin. LETTRE XIV. La Baronne a Madame d'Oftalis. De Turin. Je partirai d'ici le 25, ma chere fille, & j'efpere que, lorfque vous recevrez cette Lettre , vous ferez pröte a vous mettre en route pour aller m'attendre a B***. La VieomtefTe me mande que les affaires de M. de Limours la retiendrout a Paris jufques vers la fin de Mai: ainfi, nous nous retrouverons feules a B* * * , au moins pendant fix femaines; & malgré ma vive amitié pour la Vicomteffe, je n'en puis être filchée : car, après une abfence auffi longue, j'ai tant de queftions a vous faire, tant de chofes a vous dire!... J'approuve fort le defir que témoigne M. d'Oftalis d'entrer dans les négociations. II a de la prudence, de 1'inftruction; il parle avec facilité plufieurs langues : il a d'ailleurs une figure ouverte, agréable & noble; & ce dernier avantage , quoique frivole , n'eft cependant pas inutile dans un homme en place, &fur-tout unAmbafTadeur, qui doit attirer, gagner, concilier: ce qu'on ne peut faire que bien difficile-  7o Lettres uient avec un extérieur ignoble, repoufiant, & des manieres empefées & gauclies. Je crois, ma chere fille, que vous ferez contente du préfent que vous rapporte Adele. C'eft un charmant porte-feuille de deffins, une jolie colledion d'Ariettes Italiennes, & un aflbrtiment de fouffres(i), oü vous trouverez les empreintes de tous les plus beaux antiques dont les cabinets d'Iralie foient ornés. Adele poffede une culleéiion femblable, & s'eft amufée a la ranger fuivant un ordre chronologique, de maniere qu'elle s'eft formé, en douze tiroirs, plufieurs fuites très-completes de Mythologie & d'Hiftoire Grecque & Romaine. Cet affortiment complet, mais rangé fans ordre, coüte douze ou quinze louis. II me femble qu'on devroit faire ce préfent a toutes les jeunes perfonnes qui deffment, en exigeant qu'elles claffalfent tous ces foiiffres, ainfi qu'a fait Adele. Ens'amufant , elles acquerroient un gout de deffin également pur, élégant & correét; elles prendroient une idéé jufte du coftume antique, & elles retraceroient a leur mémoire tous les traits les plus intéreffants de la Mythologie & de 1'Hiftoireai» ienne. Non, ma chere fille, je ne fuisenchantée ni des Opéra Italiens, ni des falies des fpeclacles, quej'imaginois infiniment (1) Une cornpofition faite pour prendre exactement les empreintes des pierres gravces.  fur PEducation. 71 plusbelles. Elles font fpacieufes; mais leur forme manque d'élégance. A 1'égard des décorations, il me ferable qu'en général, la perfpeclive eft mieux entendue dans les nötres. Les Italiens font un grand ufage des tranfparents. Ce genre de décorations elt éblouillant; mais il ne repréfente rien de vrai, rien qui foit dans la nature, & ne peut convenir qu'a des fujets de féeries. J'ai vu des théfttres aflez grandspour pouvoir contenir une troupe nombreufe de guerriers montés fur de véritables chevaux; mais ces pauvres chevaux marchoient avec tant de peine fur des planches, ils [ouoient fi mal leurs róles, les Cavaliers les conduifoient fi gauchement, & cesHéros paroiffoient avec une telle peur de tomber, que j'ai trouvé ce Speclacle beaucoup plus ridicule qu'étonnant. J'ai entendu plufieurs Opéra dont la mufique m'aparu excellente, quoiqu'en général la fcene foit négligée & monotone. Les Acteurs jouent mal, fans cependant jouer ridiculement. Les Princejfes font mifes comme les Nobles Génoijès; elles ont d'énormes paniers qui leur donnent beaucoup de difgraces. L'Amant ou la Maltrefle, dans la fcene la plus paflionnée, ne manquent jamais, au moment dupotnt d'orgue, de fe tourner brufquement le dos, apparemment pour n'avoir point de diftraétions, & le public fait recommencer les morceaux qui lui plaifeut : ce qui détruit toute il« lufioh.  72 Lettres Je crois qu'on peut aflurer que Ie gotkt du chant eft porté a fon plus haut degré de perfection en Italië. Toutes les voix de femmes paroiirent charmantes, paree qu'elles font toujours naturelles. On les exerce a la légéreté, & non a forcer le fon, ou a, le donner de la gorge, défaut de prefque toutes les Chanteufes Francoifes. Les ItaHennes, au contraire, ne déuaturent jamais leur voix, & elles 1'adouciffent dans les hauts; ce qui produit des fons d'une jufteire & d'une pureté ravifl'antes. J'ai vu en Italië plufieurs ballets pantomimes dans le genre noble, parfaitement compofés & bien exécutés; entr'autres celui d'Orphée, qui m'a fait le plus grand plaifir. Mais les ballets bouffons font d'une platitude & d'une indécence que nous ne trouverions pastolérables aux Speélacles de la Foire. Pour leur mufique concertante, je vous alfure qu'elle n'eft pas, dans fon exécution, fupérieure a la nótre, & que nous fommes plus délicats fur l'enfemble &/'<*plomb, que les Italiens mêmes. Adieu, ma chere fille : quand je vous verrai, je vous dirai quels font les Compoliteurs Italiens que j'aime le mieux; car un jugement de cette importance ne peut fe confier a la pofte. Adieu , mon enfant. Dans fix femaines je vous embrafierai; vous verrez Adele; je vous entendrai dire: QiCelle efl grandie! qu'elle eft j'olie! qu'elle eft aimablel... Dans fix femaines je ferai en France, a B*** avec vous!... Mais en atten- dant,  fur F Education. 73 dant, ce vilain Mont-Cenis nous fépare, & je fuis a Turin! & j'y dois refter encore un fiecle, un grand mois!... O quel bonheur de fe trouver dans fa patrie après deux ans d'abfence! voila le plus grand plaifir que les voyages puiflent procurer. LETTRE XV. La même a Ja même. J'ai lu avec un plaifir extréme, mon enfant , les détails que vous me faites fur vos filles. J'ai feulement blamé une chofe qui me paroit mériter une explication uit peu approfondie. Vous donnez a vos filles de 1'argent pour leurs menus plaifirs ; vos filles n'ont que dix ans , elles font trop jeunes pour faire de bonnes aclions. Duclos a dit : (1) „ Tout ce que les „ loix exigent, ce que les mceurs recom„ mandent, ce que laconfcience infpire, fe trouve renfermé dans eet axióme fi connu & fi peu développé : Ne fat/es „ point a autrui ce gue vous ne voudriez ,, pas qui vous füt fait. L'übfervation ,k exacte & précife de cette maxime, fait la probité. Faites a autrui ce que vous voudriez qui vous füt fait: voila la vertu. Sa nature, fon caractere diftinctif (1) Confidérations fur les Mceurs. Tarnt III. D  74 Lettres „ confifte dansw?/ effort fur foi-même, en ,, faveur des autre's. C'eft par eet effort généreux qu'on fait un facrifice de fon 5, bien-être a celui d'autrui ". On peut donner de la probité a un enfant, paree que la probité eft fondée fur une juftice qui fe trouve dans tous les cceurs, & dont Pefprit le plus borné pourra concevoir les principes, mais on ne rendra point un enfant vertueux, paree qu'il n'eft pas fait pour atteindre la perfeétion, ou même pour en approcher. .Si vous voulez qu'un enfant, a dix ans, foit un favant, un bel-efprit, qu'il fache le Grec, qu'il diflerte fur fes beautés de 1'Iliade, & qu'il fente les graces , le charme de la Fontaine, & la fublimité de Corneille , il ne fera jamais qu'un pédant & qu'un fot. De même, fi vous exigez de lui de la bienfaifance, ft vous prétendez qu'il foit un Sage, un Héros, un Saint, toutes les bonnes actions que vous lui ferez faire neluiparfcitront que pénibles. II oubliera le but & Pobjet; il ne fe rappellera que le facrifice , & il trouvera la vertu trop auftere ck trop exigeante pour pouvoir 1'aimer jamais. Un autre inconvénient de cette pernicieufe méthode, eft de donner a un enfant des idéés faufles qui lui feront confondre Ie devoir & laperfeclion, la probité, la vertu; de maniere qu'il n'aura de fa vie des principes folides & inébranlables: il fe reprochera comme des crimes des adtions iimocentes; deviendra fuperf-  fur VEducation. f$ titieux, intolérant. II fera tourmenté par les plus vains fcrupules; ou bien (ce qui eft beaucoup plus probable) rébuté de tant de pratiques qu'il regarde comme indifpenfables, il les abandonnera toutes, & tombera dans les plus grands égarements. Bornez-vous donc a donner a vos filles une exacte probité; formez, afi'urez bien leurs principes ; n'exigez d'elles que ce que les Loix & la Religion nous prefcrivent comme des devoirs indifpenfables. Celui qui fe pénétreroit véritablement de 1'efprit de 1'Evangile, feroit fans doute le plus humain & le plus parfait des hommes. Mais la bonté divine, en nous montrant la vertu dans toute fa fublimité, nous la fait aamirer & chérir, nous exhorte a la fuivre, mais'ne nous 1'ordonne pas, ne nous prefcrit point la perfeftion, & n'exige rigoureufement de nous que la foi, unie a des mceurs pures & a la probité. L'aumóne même (ce devoir facré pour tous les cceurs fenfibles) n'eft dans l'Evangila qu'un confeil, qu'une exhortation, & non un précepte pofitif. II eft cependant néceffaire que les enfants ayent une idéé de la vertu, & qu'ils foient accoutumés de bonne heure a 1'admirer. Ofirez-leur-en 1'image augufte & facrée; qu'ils en trouvent 1'empreinte & le modele dans vos actions & dans votre conduite. Prouvez-leur a la fois, & qu'elle exifte, & qu'elle rend heureux; & foyez füre qu'iis la chériront un jour. InfenfibleD ij  7 6 Leur es ment Ie defir d'obtenir Ia confidération dont vous jouiffez, les éloges qu'on vous donne, les portera a vous imiter. Bientót la pilié fe développant dans leurs ames, leur fera comprendre une partie des charmes attachés a la bienfaifance. Un enfant fenfible (comme Adeie, par exemple,) peut même éprouver ce mouvement bien long-temps avantl'age de dix ans. Adele, a fix ou lept ans, trouvoitun plaifirinexprimable a donner pour obliger, ou pour foulager Ia mifere de quelque infortuné. N'ayant point d'argent, elle donnoit avec une extréme fatisfaftion (lorfqu'on le lui permettoit) ou une de fes robes a unepetite-fille qu'elle voyoit prefque nue, ou un de fes Jjujoux a fon frere; mais ces différentes aétions n'étoient ni prefcrites, ni même confeillées. Si elles n'euffent pas été volontaires, Adele les auroit faites a regret. D'ailleurs, ces dons ne pouvoient s'appeller des facrifices: elle avoit peu de mérite a donner une vieille robe ou un joujou dont elle étoit laffe; car jamais elle n'oiïroit le plus nouveau. Ainfi , elle étoit ce qu'on peut être de mieux dans Penfance, obiigeante, mais elle n'étoit pas bienfaifaute. A dix ans, elle commencoit a. être profondément touchée des grands exemples de vertu. Cependant je crois que fi je lui eufle donné alors de 1'argent pour fes menus plaifirs, tout 1'argent eüt été employé en chiffons. Auffi n'en a-t-elleeu qu'a douze aas & demi; & a cette épo-  fur PEducatlon. 77 qne, je ne lui ai point dit : Je veux que vous foyez charitable; mais j'ai produit des fcenes, des événements qui lui ont fait fentir qu'elle 1'étoit. C'eft fon cceur & fa raifon qui 1'ont rendue bienfaifante. Enfuite elle m'a demandé, a eet égard, des confeils, & j'ai fortifié fa vertu naiffante par des raifonnements, par monapprobation & des preuves d'eftime. Attendez donc avec patience le développement du cceur & de 1'efprit de vos éleves, & fongez qu'eu vous preffant, loin de perfeétionner 1'un ou 1'autre, vous ne feriez que gdter 1'ouvrage de la nature. Le jardinier, avec beaucoup de foins & d'art, parvient bien a faire mürir quelques fruits avant la faifon qui les donne; mais ces fruits ne valent jamais rien. Adieu, ma chere fille; nous partons, graces au Ciel, dans fix jours, & nous ibmmes dans des tranfports de joie qui reflemblent a de la folie. Adieu, ma chere enfant; je vous écrirai encore famedi;embraffez pour moi Diane & Séraphine. LETTRE XVI. Du Comte de Rofevilte au Baron. Dans ma derniere Lettre, que vous avez dü recevoir a Naples, mon cher Baron , je vous mandois que le mariage de Stoline étoit arrêté avec un riche NégoD iij  78 Lettres ciant, & que mon jeune Prince, entiérement guéri d'une fantaifie qui m'a caul'é tant d'inquiétudes, avoit appris cette nouvelle avec une très-légere émotion. Mais tout a bien changé depuis, & vous allez jnger fi j'ai dft reffeiuir de vives allarmes! II y a environ quatre mots que le Comte de Stralzi eft revenu des Provinces qu'il a parcourues par ordre du Prince. Nous avons confronté fes mémoires avec ceux du Baron de Sulback, & nous avons trouvé que les deux voyageurs fe contrediloient prefque fur tous les points. Le Prince , eftimant véritablement le Baron de Sulback , penchoit beaucoup a le croire de préférence. Je penfe, lui dis-je, comme vous; j'ai la meilleure opinion du caractere cc de 1'efprit de M. de Sulback; mais je ne Pai point vu a Pépreuve : ainfi, ie puis me tromper. D'ailleurs, il eft pofïible qu'avec de bonnes intentions, il ait mal jugé. C'eft une chofe qui mérite d'être approfondie, d'antant mieux qu'il eil abfolument néceiTaire que vous connoiffiez au vrai Pétat des Provinces que vous gouvernerez peut-être un jour. — Comment donc faire pour m'éclaircir ?... — Aller vérifier vous-même le rapport qu'on vöus a fait... —Je ferois charmé de voyager... & je vois qu'en elfet uu Prince doit tout examiner par lui-même, s'il veut connoitre la vérité... — Oui,fansdoute; mais fouvenez vous auffi qu'il ne doit prendre  fur VEducatton. 79 une telle peine que pour les chofes réelleHient importantes. II eft impoffible qu'il puiffe tout éclaircir par lui-même; les petits détails ne font pas faits pour lui; il ne pourroit y entrer fans fe retrécir 1'efprit, & fans perdre de vue les grands objets dignes de 1'occuper.... 11 me femble qu'il faut fur-tout qu'un Prince connoiffe parfaitement fes Miniftres, & que s'il n'a pu trouver les occafious d'éprouver leur probité, leur intelligence, il ne les ehoifrïïe du moins que fur une réputation fans tache & folidement établie. — Affurément : &, dans ce cas, il doitnonfeulement confulter la voix publique, mais faire encore des recherches particulieres; il faut qu'il fache, ainfi que le recommande 1'Abbé Duguet : „ Comment ils fe font conduits jufques-la, de quoi ils fe font mêlés, quelles liaifons ils ont eues, com,, ment ils ont gouverné leur propre bien, „ quelle autorité ils ont dans leur familie, quelles vues ils ont fuivies dans l'éta„ bliffement de leurs enfants, quelle dé,, licateffe ils ont fait paroitre fur des ,, biens mal acquis ou doutenx, pour ne les point mêler avec les leurs par des ,, alliances; avec quelle régnlarité ils ont „ payé des dettes dont ils étoient char,, gés, mais qu'ils n'avoient point con„ traflées; avec quelle équité ils ontter,, miné des procés qu'ils n'avoient pu évi,, ter", &c. Mais, reprit le Prince, comment s'y prendre pour être informé avec D iv  tfo Lettres exaftitude de tous ces détails! II fau> charger fecretement plufieurs perfonnes de prendre ces informations, & confronter enfuire les témoignages. D'ailleurs, on peut facilemtnt acquérirries édairciflements qui ne roulent que fur des faits; il fuffit de queftionuer, & de ne croire ni les atnis ni les ennemis des gens qu'on veut connoitre, ni ceux qui pourroient avoir des prétentions a ces mêmes emplois. — C'eft alors qu'un ami peut être bien utile atl Prince qui defire & qui chercbela vérité!... — Vous mériterez d'être aimépour vousmême; vous le ferez; j'ai Porgueil de le croire, &]e fuis für auffi que vos amis feront aftez eftimables pour raériter d'être confultés par un grand Prince. Cependant gardez-vous d'accorder jamais une confiance aveugle; defirez, recherchez les confeils de 1'amitié; mais pefez-ies, & ne lesr fuivez qu'après une profonde réflexion. Songez que le plus vertueux & le plus éclairé des hommes peut fe tromper. Ainfi . ne formez point de réfolutions fans confulter; ne recevez point d'avis fans les examiner mürement ; & quel que puiffe être le mérite de votre ami, ne vous laiffez jamais décider par lui feul dans Ie choix des perfonnes, que vous voudrez employer. II eft poflible qu'il foit prévenu, mal difpofé, il eft homme, enfin... II peut être ïnjufte un moment. Quelque temps après cette converfation, le Chevalier de Murville m'apprit que M>  fur iE'ducatian. 81 randel , Ce jeune Négociant qui devoit époufer Stoline, venoit de retirer fa parede , fans vouloir expliqner les raifons d'un procédé qui nous parut très-extraordinaire, d'après la paffion que ce jeune homme avoit montrée pour Stoline. J'engageai le Chevalier de Murville a fe charger encore de chercher un autre mari. II me répondit qu'il avoit déja penfé a un homme abfent alors de***; mais qui reviendroit fftrement avant deux mois. Le furlendemain le Chevalier m'écrivit que Mirandel fe promenoit toujours aux environs dn lac * * * * & de Phabitation de Stoline, & qu'il croyoit qu'on pourroit renouer cette affaire. Je Pautorifai a faire quelques tentatives quin'eurent aucun fuccès,&nous renoncdmes entiérementa ce projet de mariage. Le 6 du mois dernier, le Prince vit leComte de Stralzi un moment Ie matin, & lui propofa de Ie fuivre h la chaffe. Le Comte s'en excufa fous je ne fais quel jarétexte, & fortit avec un air de préoccupation qui me frappa. A 1'inftant oü. nous allions partir, on viut dire au Prince qu'un vieil Officier, auquel il avoit donné rendez-vous, arrivoit & attendoit fesordres. Oh, dit le Prince , il vient trop tard; 1'heure que j'avois indiquée, eftpaffée: dltes que je pars pour la chaffe. Ce pauvre homme , repris-je, fe flattoit que vous écouteriez aujourd'hui le récit de fes infortunes; il va s'en aller défefpéré... —• Mais c'eft fa faute; pourquoi manque-t-il D v  ga Lettres 1'heure que je lui ai fait donner?... — II n'eft pas la pour vous expliquer les raifons de ce retarrl; peut-étre en a-t-il de bonnes. Eh bien, dit le Prince avec un peu d'humeur, qu'on Ie faffe entrer. Un moment après , nous vimes paroitre un vieillard vénérable, avec un vifage pdle & abattu,& un bras en écharpe. Monüeur, lui dit le Prince , M.de Suibackne vous avoit donc pas prié de ma part de vous trouver ici a dix heures ?... —Pardonnez-moi, Monfeigneur, répcmdk 1'Officier, d'un ton 'mterdit & tremblaur. Cependant, reprit le Prince, il eft prés de midi. Ces paroles prononcées d'un ton impérieux & de reproche, intimiderent tcllementce malheureux vieillard qui n'avoit jamais paru a la Cour, &qui voyoit pour la première fois le fils de fon Souverain , qu'il ne put répondre. II balbutia quelques mots entrecoupés, & baifl'a les yeux. Je vis qu'il étoit hors d'êtat de parier de fon affaire; & vculant lui donner le temps de fe remettre de fon trouble, je m'approchai de lui: Vous demeurez peut-être bien loin du palais , lui dis-je .. — Oh, ce n'eft pas cela ; j'ai été retardé... parunpetitaccident... — Quel accident, demanda le Prince d'un ton plus humain? ... — Un accident... qui ne mérite pas... C'eft... que... je me fuis caffé le bras ce matin. O Ciel! s'écria le Prince, ce matin 1 & vous Ctes venu... & vous reftez debout, pouvant a peinevons iouterux fur vos jambes!... En achevanjE  fur F Educatie». 83 cesparoles, le Prince tire précipitamment un fauteuil; & prenant affectueufement le vieillard par la main , 1'invite a s'affeoir. Qui, moi ? dit 1'Officier; fe peut-il que Monfeigneur falfe attention!... Repofezvous, interrompit le Prince, en le faifant affeoir, & lui tenant toujours la main... — Ah ! Monfeigneur, quelle bonté!... quelle bonté !... L'Officiet n'en put dire davantage; fes pleurs lui couperentla parole... Eh quoi donc, reprit le Prince, vous étonnez-vous de me trouverde 1'humanité? —Ah! Monfeigneur, vous me dédommagez dans ce moment de quarante ans de malheurs!... Ici le Prince elfuya fes yeux remplis de larmes; & après un inftant de filence : II eft impoffible, dit-il, que vous puiffiez m'expliquer votre affaire aujourd'hui, vous êtes trop fouffrant; je fuis méme au défefpoir que vous foyez venu... — Monfeigneur, je venois vous implorer pour mon fils !... — Donnezmoi votre mémoire, & comptez fur mon activité & mon plus tendre intérêt.... Alors le vieillard, trop pénétré pour pouvoir répondre, tira fon mémoire de fa po* che , le préfenta au Prince, & fe leva pour fortir. Le Prince, voyant qu'il trembloit & marchoit avec peine, le foutint fous le bras, & le conduifit ainfi jufqu'ala porte; quoiquele vieillard, auffi confus que touché de Ia bonté du Prince, n'acceptat pas fans quelque réfiftance le fecours qu'il lui offroit, & qu'il fe débatiit doucement en D vj  $4 Lettres pleurant de joie, & en témoignant fa furprife & fareconnoifiance pardesexclamations redoublées. Quand il fut parti : Eh bien, dis-je, Monfeigneur, penfez-vous qu'il fut excufable de ne pas fe trouver a 1'heure précife que vous aviez indiquée ? Vous repentez- vous maintenant d'avoir différé votre chaiï'e ?... — Ah, Dieu! ce malheureux qui venoit, malgré la fouffrance qu'il éprouve... fi j'avois refufé de 1'entendre, quelevit été ion défefpoir!... — Nebalancez donc jamais a facrifier vos plaifirs a 1'humanité; ou, pour mieux dire, qu'aucun plaifir ne vous attaché affez pour que le facrifice vous en paroiffe véritablement pénible. Vousne devez rien aimer avec paffion , que la vertu & la glotre. — Combien je me repens auffi d'avoir recu d'abord ce pauvre vieillard avec une fécherefie qui a parü lui faire tant de peine!... — En effet, vous 1'avez cruellement intimidé! Cet homme qui, pendant quarante ans, a fervi 1'Etat avec valeur, cet homme couvert d'honorables bleffures, & qui vit toujours de fang-froid le3 ennemis & le danger, ce brave & vénérable vieillard trembloit devant vous, devant un enfant de feize ans!... Dites-moi, Monfeigneur, vous enorgueilliffez-vouj» d'infpirer un femblable mouvement?... — Au contraire , j'en fuis humilié , & fur-tout affligé. Je vois que cet homme me croyoit infeufible, dur, impérieux, puifnn'il fe troubloit & fe déconcertoit fi  fur 'CRducativn. 85 facilement — II vous fuppofoit 1'or- guei! infenfé qui caractérife les tyrans. .. il n'imaginoit pas qu'un bras cafie pftt vous faire excufer fon retard. II n'ofoic même en parler, & n'appelloit ce malheur qu'un petit accident! II penfoit que vous ne confidériez les hommes d'un état obfcur, que comme des êtres d'une efpece inférieure a la vótre. II connoiffoit toute 1'abfurdité d'une femblable opinion; mais il avoit befoïn de vous, il trembloit!... 'e.aucoup de Princes font affez bornés pour s'appiaudir en fecret d'infpirer cette efpece de crainte fervile; ils ne favent pas qu'elle eft toujours accompagnée de mépris & d'averfion. La hauteur, le dédain, le caprice & 1'humeur, unies a la force, peuvent fe rendre redoutables, & faire des efclaves qui fe vengeront de leur abaiffement par la haine; mais la vertu feule imprimele refpect, &peut obtenir des hommages finceres. Souvenez-vous, Monfeigneur, de votre plus beau titre, de votre première dignité; n'oubliez point que vous êtes homme, & que vous ne pourriez avilir un autre homme fans vous dégrader vous-même. Le Prince convint de la vérité de ce raifonnement. Enfuite il paria encore du vieillard, & il ajouta: Que fon affaire réuffiffe ou non, cepanvre homme ne fera pas venu inutilement chez moi avec fon bras caffé; car il touchera demain matin le premier quartier d'une pennon que je lui aöürerai pour toute fa vie»  86 Lettres Enfuitejelui clemanderai pourquoiil avoit de moi une opinion fi étrange; car enfin je n'ai rien fait qui dut me donner Ia réputation d'être abfurde... Cela eft vrai, repris-je; mais cet homme n'eft jamais venu a la Cour que pour y folliciter des Commis , fouvent infolents, & des Minittres quelquefois remplis de morgue & d'humeur. Peut-être rebuté, maltraité des uns & des autres, il en aura conclu que le pouvoir & Pautorité rendoient durinjufte & méprifant, & que les MatRS ^ de tous ces gens-la devoient être encore bien plus intraitables & beaucoup moins humains. — II efl trifle pourtant qu'un Prince perde 1'amour d'une partie de fes fufets, paree que fes Minilires ont de 1'humeur, de la rudeffe & de la pédanterie!... — Heureufement , répondis-je , que ce mal n'efl pas fans remede.... Dans cet inftant, on vintdemander au Prince fifon intention étoit toujours d'aller a la chaffe. Quoiqu'il füt tard , il parut le defirer; &j'y confentis,enJ'aIfurantque nous y reflerions même jufqu'a la nnit, s'il en avoit envie. Le Prince proftta de Ia permiflion; car, a Ia nuit tombante, nous étions encore a fix lieues de *¥*. Je propofai alors au Prince d'aller regagner fes voitures; & au moment oü nous entrions dans un petit bois fort touffu, le cheval d'un des Ecuyers du Prince s'emporta, & s'abattit. Le Prince & moi nous mimes pied a terre; nous trouvames le  fur ÏEducation. %7 jeune homme engagé fous fon cheval. On vint nous aider a le relever, & nous vimes qu'il étoit couvert de fang & gnévement bleffé, fur-tout a la tête. Le Prince étoit d'autant plus affefté, qu'il a pour ce jeune homme des bontés particulieres. On envoya un Piqueur chercher les voitures; mais le bleffé ne pouvant fe réfoudre u faire fix Heues dans 1'état oü il étoit, fe refibuvint que le Comte de Stralzi poffédoit un chateau dont nous ne devions pas être éloignés, & il fupplia le Prince de l'y faire conduire. Un des Piqueurs dit qu'il favoit le chemin de ce chateau, qui n'étoit pas a un quart de lieue du bois oü nous étions, & il ajouta que le chateau n'étant qu'4 deux lieues de la petite ville****, le bleffé ne manqueroit ni de Médecin, ni de Chirurgien. Le Prince, parun mouvement decompaflion que j'approuvai, voulut efcorter le bleffé jufqu'au chateau, afin de !e recommander lui-même aux geus du Comte de Stralzi. Nous arriv&mes a fix heures au chateau, &la nuit étoit déja fort obfeure. Quelques gens du Comte nous dirent que leur Maitre étoit chez lui. Ce qui nous furprit; car il avoit afluré le matin que des affaires importantes le retiendroient a *** le jour entier. Cependant tout le chateau eft en rumeur: plufieurs domeftiques courent chercher leur Maitre; d'autres paroiffent embarvallés de nos queftions, & nous répondent d'une maniere équivoque. Notre nombreu-  88 Lettres fe trouperempülToit lesappartements; nousavions déja établi Ie malade dans une chambre commode, & nous le quittions pour aller regagner les voitures, nefachantpoint encore fi le Comte de Stralzi étoit abfent, ou s'il fe cachoit dans fon chateau, lorfqu'én traverfant un grand fallon, nousle vimes enfin paroitre. II s'avanca avec un air fi déconcerté, on voyoit fur fapbyfionomie quelque chofe defi fombre, & une émotion fi extraordinaire, quele Prince & moi, également furpris & frappés, nous nous regardftmes avec une efpece d'effroi. Le Comte bégaya quelques excufes que je n'entendis point. Le Prince, les yeux attachés fur lui, le regardoit fixement fans 1'écouter, & lui dit enfin enfouriant: Si je reviens jamais vous voir, je tdcherai de mieux choifir mon moment. Le Comte rougit, & voulnt en vain diffimuler 1'excès de fon embarras. Le Prince ehangea de difcours , & lui recommanda fon Ecuyer; enfuite il fit quelques pas pour fortir. Dans cet inftant, un cri percant fe fait entendre; nous treflaillons tous. Le Prince s'arröte; le Comte frémit, & s'avance éperdu vers la porte qui s'ouvre impétueufement... Un ange, une figure célefte, angélique, Stoline enfin paroit, s'élance dans la chambre ; & courant fe précipiter aux genoux du Prince, en élevant vers lui fes deux bras fortement tendus: O Monfeigneur! s'écriet elle, vous quijadis tirdtes ma familie du fein de la milere & de la mort, daigiic»  fur l'Educttiot). 89 me conferver le plus précieux de tous les biens !.. . fauvez - moi 1'honneur!... ■— Ah! raffurez-vous,in:errompit le Prince; croyez que 1'innocence & la beauté n'auront point en vain imploré mon fecours... En difantces mots, il faifit avec tranfport les deux bras de Stoline; il la releve; & la prenant par la main, comme s'il craignoit qu'elle ne voulüt s'éloigner, ou qu'on ofat la lui ravir, il fe retourne avec fureur; il cherche des yeux le Comte de Stralzi; mais il le cherche en vain; j'avois moi-même favorifé fa fuite... Je fis figne a toute la fuite qui nous entouroit,deme laifier feul avec le Prince; & quand nous fümes fans témoins : Eh bien, Monfeigneur , lui dis-je, ft quel parti vous arrêtez vous ?... Mais, reprit-il, vous le devinez fürement; je veux conduire Stoline 011 elle defirera que je la mene. II prononca ces mots avec un ton qu'il n'avoit jamais pris avec moi. Je vis qu'un pouvoir fupérieur au mien m'arrachoit dans cet inftant toute mon autorité, & que le Prince affeéloit même cet air d'indépendance, afin de m'óter 1'envie de m'oppofer a fes deffeins. J'étois fur qu'il fe révolteroit contre la force, & qu'il abuferoit de la douceur & de 1'indulgence. Je pris donc le parti de paroitre ignorer abfolument tout ce qui fe paffoit dans fon ame; & avec un air de fimplicité & debonhommie qui le confondit: Certainement, dis-je, il eft digne de vous, Monfeigneurtde conduire Stoline-  90 Lettres dans unlieu honorable & für; mais auparavant fachons d'elle fon hiftoire. A ces paroles la jeune fille rougit & répandit quelques larmes : elle nous conta : ,, Que le „ Comte de Stralzi, en revenant un jour „ du jardin du Chevalier de Murville, 1'a,, voit rencontrée avec fa mere, fe pro3, menant dans la campagne; qu'il lui ,, avoit écritplufieurs lettres, qu'ellen'a„ voit lu que la première, ayant renvoyé toutes les autres fans les ouvrir; qn'en„ fin il avoit ceffé totalement cette vainc ,, pourfuite. Ce matin , continua-t-elle, „ j'étois, comme a mon ordinaire, levée „ avec le jour. A peine fortois-je de mon ,, lit, lorfqu'une vieille fervante entra dans ma chambre, & me dit, qu'une denos ,, voifines, que j'aime particuliérement, „ venoit de m'anvoyer prier d'aller furie „ champ chez elle. Je fortis avec la fer3, vante; ce qui m'arrivoit quelquefois, ,, ma mere ayant laplus grande confiance 9, en cette malheureufe. Nous traverfames ,, un immenfe verger, & nous nous trou- vilmes dans une allée d'ormes au bout „ de laqueile j'appercus une voiture arre- tée; ce qui m'étonna; car cet endroit „ efl: fort déiert. Je voulus prendre un au-„ tre chemin; mais la fervante me dit que „ cette voiture appartenoit au Prince, ,, qui fe promenoit furies bords du lao..." (Ici Stoline s'arrêta en rougiffant a 1'excès ; il y eut un moment de filence.) Eh bien, reprit le Prince, avec une voix trem-  fur PEchtcation. blante, vous crütes donc que cette voiture étoit 4 moi? — Oui, Monfeigneur, &. .. ie ne changeai point de chemin... — Ah, Stoline!... fi j'euffe été la!... je vous aurois préfervée de 1'indigne outraee... Enfin, interrompis-je, c'étoit le Comte de Stralzi?... — „ Non, Monfieur, c'étoit fes Inches émitïaires; ils " me faifirent & me mirent dans la voiture " avec 1'infime fervante, qui m'enveloppa la tête dans un mouchoir, de maniere que je ne pouvois ni voir ni faire entendre mes cris. On m'amena dans ce " ch;\teau ; on m'enferma dans une cham' bre: & une heure a-peu-près avant 1'arrivée du Prince, je vis tout-a-coup paroïtre le Comte de Stralzi. Après avoir vainement mis en ufage pour me fédui„ re , les promeffes, les proteftations , les prieres, il alloit employer la violence, lorfqu'il entendit un graud bruit de che„ vaux &de voitures. Au même moment „ on vint frapper a la potte, & 1'avertir I, de 1'arrivée du Prince... 11 s'appercut „ fans doute de la joie que cette nouvelle „ me caulbït; fa furèur en redoubla. 3, Après beaucoup d'irréfolntions, il me quitta & m'enferma dans la chambre oü „' j'étois. A peine fiït-il parti que je m'ap„ prochai de la fenêtre; je 1'ouvris & je „ la franchis fans balancer. Jetombaifur ,, 1'herbe, & je me trouvai dans un petit „ jardin. La porte en étoit ouverte; je „ fortis, & j'entrai dans la cour du chS-  92 Lettres „ teau. Je rencontrai quelqnes Piqueurs ,, du Prince, je les priai de me conduire , „ & ils me guiderent jufqu'anx portes de „ cet appartement". Quand la dangereufe Stoline eut fini ce récit:... OCiel! m'écriai-je, a quels horribles excès les pafiions peuvent conduire!... Quel bonheiir pour vous, Monfeigneur, de pou voir fouftraire 1'innocence aux attentats du vice !... Mais il eft fept heures, ne perdons plus de temps; Stoline fans doute"brille dudefir de fe trouver dans les bras de fa mere & de fon pere... A ces mots, la jeune fille , en pleurant, joignit les mains, & fupplia le Prince de la faire conduire le foir même chez fes parents. Je vous y conduirai moi-même, reprit viv'ement le Prince. Je concois, interrompis-je, que vous foyez tenté de rendre vous - même a ces honnêtes gens une fille qui doit leur être fi chere; mais cette hiftoire va faire du bruit... on faura que Stoline a été enlevée. Le public n'eft que trop porté a dénaturer les faits & les aétions les plus fimples. Si I'on fait que vous avez vous-même reconduit Stoline chez fon pere, croyez que plus d'une perfonne, par fottife ou par malignité, confondra le libérateur avec le raviffeur. Ainfi, je vous confeille d'envoyer Stoline fous la garde du jeune Sulback. Mon air de fimplicité, de confiance & de bonhommie, en défarmant le Prince , lui avoit abfolument óté toute envie de me braver, de maniere qu'il m'écouta  fur rEducation. >jj avec douceur. II me repréfenta cependant que la maifon d'AlexisStezen n'étoit qu'a, trois lieues du chateau, & qu'en conduifant Stoline, nous ne retarderious notre arrivée a * * que d'une heure tout au plus. Je remarquai que cette circonftance ne faifoit rien a mon obfervation, &lePrince fe rendit. Enfin, nous donnames une voiture a Stoline, avec M. de Sulback pour 1'efcorter, & nous partimes, & n'arrivames a ** qu'a neuf heures & demie du foir. Je prévins le Prince que j'allois, au moment même, rendre un compte exaét au Prince, fon pere, de notre aventure. Je revins au bout d'une demi-heure. Eh bien, me dit le Prince, que penfe mon pere de la conduite du Comte de Stralzi? II étoit inftruit de tout, répondis-je : ce malheureux jeune homme, en s'évadanc du chateau, eft venu fur le champ touc avouer a fon oncle. Ce dernier a été fe jetter aux pieds du Prince,votre pere, pour implorer fa clémence... — Et qu'a répondu mon pere?... —Qu'il vous donnoit le droit, Monfeigneur, de décider de la punition du coupable... — A moi! ... — Oui, Monfeigneur; paree qu'étant mieux que perfonne informé de toutes les circonftances de cette aétion, vous étiez en état de prononcer a ce fujet un jugement équitable. Vous imaginez bien, Monfeigneur, continuai-je , que le Prince, votre pere, veut éprouver, dans cette occafion , votre raifon & votre juftice, & que fi vous pro-  94 Lettres nonciez un jugement trop févere.. . —. Cependant, le Comte de Stralzi mérite une punition... — Oui, fans doute; mais fouvenez- vous d'une maxime que vous avez tant admirée quand vous 1'avez lue : „ II y a (i) une baffeffedans la haine, ,, que la grandeur d'ame ne peut fouffrir. ,, Le Prince doit punir quelquefois quand il y eft forcé; mais il punit, comme „ les Loix, fansaigreur, fans malignité, fans fe livrer au plaifir de la vengean,, ce. II n'a d'autres intéréts que ceux du Public, & il ne laifl'e point entrer dans fon cceur d'averfion fecrete qui entrouble la tranquillité, & qui en al» „ tere la bonté & la candeur ". Enfin, Monfeigneur, continuai-je, réfléchilTez-y, & dans deux jours vous rendrez une réponfe. Ce terme expiré : J'ai penfé , dit le Prince, que la jeunefledu Comte de Stralzi devoit porter a 1'indulgence; il me femble qu'il faut, non Je perdre, mais chercher a Ie corriger. Ainfi, mon avis feroit de Pexiler feulement de la Cour pendant un an; & je defirerois que mon pere eftt la bonté de le voir, de lui prononcer lui-même cetarrêt,en ajoutant que, s'il réforme véritablement fes mceurs, le fouvenir de fa faute ne 1'empêchera de parvenir a aucun des honneurs dont fa (i) Inftitution d'un Prince, par 1'Abbé Du-. GVET,  fur VEducatim. 9o naiffance le rend fufceptible, fi fa conduite n'y met pas d'obilaclc. Croyez-vous, ajouta le Prince, en rougilfant, qu'il entre dans ce jugement de Yaigreur ou quelque efprit de vengeance ? Non, répondis-je , on pourroit même dire que vous pouffez trop loin la douceur &l'indulgence; mais le motif vous fait honneur, & prouve une délicatefle qui fürement engagera le Prince, votre pere, a ratifier ce jugement... Je pouvois avec d'autant plus de raifon louer le Prince fur fa modération, qu'il m'avoit avoué, dès le lendemain de fon aventure, qu'il étoit pailionnément amoureux. A feize ans & demi, ce fentiment devenoit inquiétaut. J'héfitois fur le parti que j'avois a prendre, lorfque j'appris que Mirandel, ce jeune uégociant qui avoit dü. époufer Stoline, renouvelloit fa demande. II convenoit que le Comte de Stralzi 1'avoit détoumé de ce deffein, en lui rendant fufpeétes les bontés du Prince pour la familie d'Alexis Stezen. L'aveuture de_ 1'enlevement, en diffuadant Mirandel, lui avoit rendu toute fa pafiion. Je voulus en profiter pour preffer le mariage, mais Stoline elle-même y mit obftacle. Malgré les prieres de fon pere, elle refufa pofitivement de pardonner a 1'amant que 1'amour & le repentir lui ramenoient. Je ne favois que penfer d'une femblable réfiftance, quand le Prince, un matin, entrant dans moncabinet,m'expliqua lui-méme ce que je foupconnois corjfufément. 11 tenoic uce  tj6 Lettres Lettre onverre; il avoit l'air ému, & la colere & 1'indignation étoient peintes i'ur Ion vifage. Je vous ai promis, me dit-il, de ne vous rien cacher; je viens de recevoir une Lettre, la voici, lifez-la. Je pris le papier; c'étoit une Lettre de Stoline , qui n'étoit que trop touchante. Elle y conjuroit le Prince, fon Prote£teur, fon Libèrateur, fon feul appui fur laterre,d& la défendre desperfécutions d'un homme aulli tyrannique que léger, qui, après favoir réfuCée, calomniée, vouloit enfin Pépoufer malgré la ju/ie averfion qu'elle avoit pour lui... Eh bien, Monfeigneur, dis-je après avoir lu cette Lettre, je vois que c'eft Stoline qu'on doit accufer de légéreté; car elle avoit confenti de fort bonne grace, il y a quelques mois, au mariage qu'elle refufe aujourd'huï...—Quoi qu'il en foit, interrompit le Prince, je ne fouffrirai point qu'on lui faffe de violence... — Eh ! qui croyez-vous capable d'ufer de violence ?... —- Mais... fes parents. — Oui, Stoline veut vous le perfuader; uiais elle vous trompe... — Elle!... tromper!... — La croiriez-vous de préférence a moi?... — Mais quelintérêt pourroit 1'engager?... Elle a vu Pimpreiïion qu'elle produilbit fur vous ; cette découverte lui a tourné la tête, & lui fait dédaigner Pamant qu'elle aimoit jadis... — Quelle folie l. .. vous croyez... —Je ne vous apprends rien de nouveau. Sa Lettre vous fait entendre affez clairement qu'elle ne peut aiiner que ton  fur FEducatlon. £7 fon Libêrateur ,fonfeulappui furlaterre,.. Ah, Monfeigneur, vous avez condamné le Comte de Stralzi a 1'exil, paree qu'il avoit voulu corrompre 1'innocence!... Quelle peine vous impoferez-vous a vousmême ?... — Comment ?... — Cette jeune Jille, vous 1'avez féduite, en lui laifTant voir le fentiment qui vous égare! Vous ' lui avez ravi & fa raifon & fa vertu... • Elle ofe vous écrire a 1'infu de fes parents!... Qi\e dis-je, afin d'avoir un prétexte pour vous implorer, elle employé le menfonge le plus criminel, elle calomnie fon pere; elle le repréfente fans fcrupule comme un tyran, afin de s'offrir a vous fous la forme intdrelfante d'une viétime!... Cette ame , autrefuis fi pure , eft maintenant remplie d'artifices; & voila votre ouvrage ! — Mais êtes vous bien für qu'on ne veuille pas en effet la contraindreaépoufer cet homme? ... — Vous pouvez bien facilement vous en convaincre vous-même. Envoyez chez Mirandel, il loge pres du palais; on vous dira qu'il eft parti cette nuit pour la France , fa patrie. De plus , AlexisStezen n'a nul intérêt a forcer dans cette occafion 1'inclination de fa fille. Avec la dot que lui donne le Prince , votre pere, il eft bien für de Ia marier honorablement. A ces mots, le Princeinterdit baifla les yeux en foupirant... Vous fentez, repris-je, les conféquences de votre égarement; mais ce n'eft point affez de connoitre fes fautes, il faut les réparer... Tomé III. E  jS Lettres Que dois-je done faire, interrompit-il avec inquiétude? — Vous guérir d'une folie avililTante?.... — Ah! j'en puis gémir, mais en guérir!... — Eft-ce vous qui parlez ? vous, le fils d'un grand Prince; vous, fait pour commander aux hommes, vous ne fauriez triompher du plus fragile de tous les fentiments!.... D'ailleurs, pouvez-vons même avoir ce qu'on appelle une paffion pour une perfonne que vous n'avez vue que deux ou trois fois dans votre vie ?... — C'en eft affez pour 1'aimer.. • & depuis 1'enfance, fon ide'e m'occupe... — Eh bien, quel eft votre efpoir? voulez-vous achever de laféduire, de la perdre?.... — Cette penfée me fait horreur!... — Cherchez donc a vous diftraire... — Je nelepuis... —Je vais vous en offrir un moyen. Nous devions voyager dans quelques mois; partons fans différer. A ces mots, le Prince rêva un moment; enfuite, metendant la main : J'y confens, me dit-il; la feule confolation que je puilfe goüter, c'eft de vous prouver que, malgré ma foibleffe, je ne fuis pas indigne de votre eltime... Ah! m'écriai-je, vous mecharmez fans me furprendre! Tout fentiment qui combattra votre devoir, ne pourra m'inquiéter ; je fuis bien für que vous faurez toujours le vaincre : mais, pourfui vis"-je, il faut que vous répondiez a Stoline pour 1'affurer de votre protection , & lui promettre que jamais, pour quelque  fur l'Education. 99 «tabliffement que ce puiffe être, on ne fera de violence a fon cceur. Le Prince, enchanté de la permiffion que je lui donnois, me ferra la main, & fe mit a écrire au moment même. J'étois bien-aife qu'il rcpondit fur le champ, paree que, dans ]a difpofition oü je le voyois, j'étois certain que fa lettre feroit telle que je pouvois la defirer. En effet, il me pria de la lire, & je la trouvai auiïi fimple que j'aurois pu la dicter. Lelendemain, le départ du Prince fut annoncé publiquement: nous partons dans deux jours; nous allons dans ces mêmes Provinces que M. de Sulback & le Comte de Stralzi ont parcourues par ordre du Prince. Nous vérifierons nous-mêmes tous les faits contenus dans les Mémoires ; nous voyagerons incognito* & avec très-peu de fuite. Le Prince compte revenir a *** dans trois mois; mais notre abfence fera beaucoup plus longue. Dans ma première Lettre, je vous expliquerai le refte de mon projet. Vous voyez, mo« cher Baron, que fi j'écris moins fouvent que vous, du moins je m'en dédommage par la longueur de mes Lettres. Vous & ma fceur êtes mesfeules correfpondances; mais il n'y a que vous au monde a qui je puiffe confier de femblables détails. Pour ma fceur , je ne lui parle prefque que du Chevalier de Murville , qu'elle aime bien davantage encore depuis que je lui ai mandé qu'il fe mouroit de con< fomption. J'ai un peu exagéré, pour faire .E '4  i oo Lettres ma cour a Ia Vicomteffe :' cependant Ie pauvre Chevalier eft réellement dans un état de langueur qui n'eft pas, je crois, lans danger. Adi eu , mon cher Baron; adreffez toujours vos Lettres a * * *, ibus 1'enveloppe deM. le Comte de Zilleiyqui me les fera parvenir. LETTRE XVII. M. d'Aimeri au Baron. "Vous n'avez pas d'idée, Monfieur,dé la joie qu'a éprouvée mon petit-fils, lorfque je lui ai montré votre lettre datée du Chateau de B... Adele efl donc enFrance! s'eft-il écrié. Ce mouvement a été d'autant plus vif, qu'avant-hier afouperchez ♦I'Intendant, nous avons vu un homme, M. D..., qui revenoit de Turin, & qui n'a parlé que de Madame d'Almane & de la charmante Adele. Charles Pa beaucoup queftionné & fait que Mademoifelle d'Almane efl la plus jolieperfonne qui exlfle , la plus aimable, la plus naturelle; qu'elle a la candeur & la naiveté de 1'enfance , toutes les graces de la jeunefje ; qu'elle chante l'ltalien & joue de la tiarpe comme un ange ; qu'elle defline fupêrieurement; qu'elle éleve une petite orpheline, & qu'elle efl la meilleure comme la plus jeune Q? la plus charmante des meres. M.D...  fur rEducation. 101 a cité mille mits de la tendrefle mutuelle d'Adele & d'Hermine! Cette fmguliere adoption a intérefl'é les gens même qui ne vous connoilfent pas. Charles en étoit attendri jufqu'aux larmes. II fait par cceur toutes les petites hiftoires quenousacontées M.D..., &ilne meparle plusd'autre chofe. O comme une imagination de vingt ans s'enflamme facilement!... II defire avec ardeur que le temps de fon fervice foit écoulé, afin de voler en Languedoc. Mais malgré toute ion impatience, il eftimpoffible que nous puilfions partir d'ici avant le 25 Juillet. Adieu, Monfieur; j'efpere qu'ayant a préfent moins d'occupations, vous m'écrirez un peu plus fouvent,&je penfe avec un grand plaifir que je ne recevrai plus de lettre de vous a 15 jours de date. LETTRE XVIIL Ls* Baron au Vïcomte. De B***. Le Chateau deB*** eftaujourd'huifort brillant, mon cher Vicomte: nous célébrons de bon cceur 1'événement qui intéreffe toute la France; & quoiqu'a deux cents lieues de Verfailles, j'ai illuminémes quatre tours & mon portail. Mes payfans boivent, mangent & daufent dans mes jarE üj  icfe Lettres dins, & j'ai, ainfi que vous , le plaifir dentendre crier : Five le Rot! Cri touchant, qu'un Francois n'emendit jamais fans émotion, fur-tout a la diftance oü je fuis de la Cour : car au fond d'une Province éloignée, ces acclamations ne peuvent venir que du cceur; elles exprimenc alors véritablement le bonheur & la reconnoiflance. Vous ne verrez point le détail de ma fête dans la Gazette; c'eft un citoyen qui la donne, & non un Courtifan. On traite aufourd'hui de préjugésles fenciments les plus vertueux , les fentiments qui, dans tous les temps, ont produit les actions les plus éclatantes. L'infenfibdité &lalicence, fous les beauxiioms de la raifon & de laphilofophie, rompeut avec audace les liens facrés, & mettent leurgloire a méprifer toutes les bienféances. On parle fur le Gouvernement avec «ne légéreté que trop fouvent la préfence des domeftiques ou des enfants ne peut réprimer. Pour moi, livré a 1'éducation des miens , ie ne puis aller que bien rarement •k Verfailles : mais je veux qtie Théodore aime fon Roi, puifqu'il efl fait pour le fervir & pour en recevoir des graces ; je veux qu'il aime fa patrie, puifque fon devoir efi: de la défendre, & de verfer fon fang pour elle. Dans ceci, comme dans tout le refte ? j'appuie le précepte par Fexemple, & je me conduis de maniere a prouver a Théodore que je m'intéreffe également au bonheur & 4 la gloire de la Fran-  fur l'Education. 103 ee & du Souverain qui nous gouverne. Enfin, achaque événement heureuxpout la patrie , je ne manque jamais de montrer ma fatisfaétion , en donnant une petite föte dans 1'intérieur de ma maifon, qui , eu amufant mes enfants, leur fait prendre une véritable part au bonheur public (1). Je fuis bien faché , mon cherVicomte, que vous ne puiffiez venir nous voir que dans fix femaines. Pareet arrangement, je ne nafferai que quinze jours avec vous, puifque mon fils entrant au fervice, m'obligera è vous quitter dans les premiers jours de Juin au plus tard. Nous ironS a Strasbourg, & nous n'en reviendrons qu'au mois de Janvier; car [e veux que Théodore commence un cours de Droit qu'il continuera l'été d'enfuite. Je vous envoie une Lettre pour Porphire; je 1'engage a venir avec vous en Languedoc ; j'ai un bien vif defir de le revoir, & d'entendre la leélure d'un cer- (1) Cette derniere idéé n'eft pas de moi, 8c j-'en fais volontiers hommage a fon auteur, qui m'eft inconnu. II y a environ deux ans que j a» Iu dans le Journal de Paris , plufieurs Lettres foie agréables , fignées Bonnare , pere, ( nom imaginaire ). Dans une de ces jolies Lettres, j'ai tro«•vé cette idéé d'un bon Citoyen, & j'en ai etc affez frappée pour m'en reffouvenir au bout d'un au , & pour en faire honneur au Baron d'Almane. E iv  I04 Lettres tam Ouvrage dont Madame d'Ofïalis fait tant-d éloges. Adieu, mon cher Vicomte mandez-moi pofitivement s'il faut renoncer a I efpérance de vous voir avant ie 20 de Mai. LETTRE XIX. La Baronne a la Vicomtefe. Arrivez donc, ma chere amie: nous vous préparons des fpeétacles, des ietes, des furprifes charmantes... un pent théatre de chambre, oü Pon ne voit les acteurs qu'a travers une gaze, imitation en grand du tableau roagique de Zémire & Azor; des pantomimes exécutées PA2i ."os enfants , Diane , Séraphine, Adele, Hermine;... d'autres fcenes oü vous yerrez paroitre Théodore, M. d'Almane & Dainvüle; un orcheftre compofé de deux harpes, Madame d'Oftalis & moi... «£ puis des bals , & puis des courfes a pied, de Bergers & de Nymphes , & puis des concerts, des trio, des quatuor Lnlin, toutes nos répétitions fontfaite<= & nous afpirons aprés le jour heureux oü doivent commencer les repréfentations. Jai eu a ce fujet 1'occafion de faire k ma inle une lecon trés-importante. Nous avons fait avant-hier une répétition devant M. & Madame de Valmont, & quelques autres perfonnes. Séraphine a mal joué; •ia mere fa grondde, & Pa tellement dé-  fur FEducalhn. 105 concertée, que la pauvre enfant, au milieu d'une fcene très-gaie, s'eft mife a fondre en'tormes, & Madame d'Oftalis 1'a renvoyée honteiifement dans fa chambre. Nous fommes tous rentrés dans le fallon. Adele, au défefpoir de cet événement, a dit a Madame de Valmont, qu'il n'étoit pas étonnant que Séraphine eüt mal jöué, & qu'elle eüt montré tant de fufceptibilité, paree qu'elle étoit fort malade, qu'elle avoit un mal de tête affreux, & même un peu de fievre. J'aientendu cela; j'ai demandé tout haut a Adele, fi Séraphine en elfet lui avoit die qu'elle füt fouffrante? Oui, Maman, 3 répondu Adele, mais d'un.ton foible & en rougiffant. Je n'ai fait femblantde rien; je fuis fortie, & je fuis rentrée au bout d'un demi-quart d'heure. Un moment après , Madame d'Oftalis arrivé d'un air très-ému. Elle me dit tout bas qu'elle veut me parler, & fait figne a ma fille qu'elle peut nous fuivre. Nous allons dans un petit cabinet, & Madame d'Oftalis nous dit : Je fuis furieufe; Séraphine vient de me faire un menfonge, & de le foutenir ' de la maniere la plus affurée. — Comment donc? — Oui, ma tante; elle m'a' nié pofitivement qu'elle eüt dit a Adele; qu'elle avoit mal a la tête... Eh quoi,, interrompit Adele, vous lui avez dit?...Oui, reprit Madame d'Oftalis; ma tante: m'a appris que vous alfuriez qu'éllé étoit; malade , que vous le teniez de fa bou*- W'  10& Lettres che; & voila ce qu'elle nie. Mais vous JE Rn- V- Je- n'héfite Pas * vous eroire, & je 1'ai traitée... O Ciel! s'écria Aciele,_ la pauyre petite a raifon. Dans lintemion de 1'excufer, j'ai cru pouvoir me pertnettre une menfonge innocent, & je n ai fait qu'une tracafferie Allez donc, dis-je a Madame d'Oftalis, lui faire reparat.on, & p0Ur la dédommager, lui pardonner tout-a-fait, & lui permittre de fouper avec nous. Quand nous fümes feules : Comment, dis-je, Adele, vous ViïnAè* «tte';i«oire> & non-feuiement a Madame de Valmont, mais a moi *... — II eft vrai Maman : vous favez fi ja kaïs le menfonge; mais j'ai penfé que Jorlquil ne faifoit tort * perfonne, & qu il pouvoit excufer quelqu'un qui nous iméreffe, il étoit permis del'employer.— II eft permis de 1'employer dans cette circonftance quand il s'agit d'excufer un tort véritable une faute grave, ou pour eacher notre fecret, ou enfin celui „ui nous eft confié : voila les feuls cas oü Ion puiffe fe permettre de mentir. La faute qu a faite Séraphine, ne pouvoit donner mauvaile opinion, ni de fon cceur ni de fon caraétere. Elle n'étoit donc pal grave; ainfi votre amitié pour elle, votre attachement pour Madame d'Oftalis, ne vous obhgeoient donc pas a mentir dans eette occafion : & toutes les fois qu'on tait un menfonge (même innocent) fans une extréme néceffité, ou un grand inté.  ■ fur PEducatief/. 107 rêt, ona toujours tort, & en même temps Ton commet une imprudenee ; car en multipliant ainfr ces petits menfonges officieux, on perd le droit d'être crue en défendant fes amis. Par exemple, tout le monde ici faura ce foir que Séraphine n'avoit point mal a la tête. Une autre fois,. quand vous voudrez 1'excufer de quelques petits torts, en difant même la vérité, votre témoignage k cet égard fera toujours fufpect; & fi vous n'étiez pas auffi jeune & auffi bien connue ici, on pourroit croire, d'après ce trait, que vous êtes naturellement menteufe, puifque voua avez menti fans y être forcée par une néceffité indifpenfable. Nous devons tout a nos amis , excepté d'expofer notre réputation pour eux. L'honneur eft un bien que nous ne pouvons jamais facrifier h quelqu'intérêt que ce puiffe être. Si vous mentez pour rendre un léger fervice a votre amie, celui qui découvre le menfonge aura le droit de vous juger menteufe : voila donc un menfonge que vous ne devez pas faire. Si vous déguifez, fi vousniez la vériié dans une chofe qui intéreffe le bonheur de votre amie, ce menfonge , s'il eft découvert, ne pourra nuire a votre réputation : il a fon excufe dans la néceffité; celui-la vous eft permis, 8 Lettres Séraphine, & je n'ai réuffi qu'a Ia faire gronder, & a m'öter pour long-remps la polïïbiiitéde ladéfendre & de1'excufer!.... Souvenez vous , repris-je , qu'il ne faut jamais s'écarter de fes principes. Le contraire pourroit mener loin. Ce n'eft point aiiez de faire une bonne aElion, il faut encore qu'elle s'accorde avec la juftice & ia probité... - Seroitil poflible qu'on. put s'écarter de la probité en faifant une bonne action ?...»- Suppofons que vous avez deux voifins; 1'un , pauvre, vertueux, & pere d'une familie nombreufe, 1'autre, jmmenfément riche, vicieux & méchant, & u'ayant acquis fa fortune que par des vols & des fripponneries reconnues. Votre pauvre voifin vient vous apprendre que fa: familie eft prête a expirer de faim ; & vous, n'ayant point d'argent, vous ne. pouvez le fecourir. 11 vous quitte défefpéré. Un moment après, le mur qui vous fépare du voiiin méchant & riche s'écroule, tombe, & vous découvre une vafte chambre entiérement remplie d'or. Vous favez que le poffeffeur de cet argent en ig-nore Ie compte, que vous en'pourriez prendre fans qu'il Ie fut, par conféquenc lans expofer votre réputation. Vous vous rappellez, vous croyez entendre encore les plaintes déchirantes du vertueux pere de familie ; vous pouvez fauver fa vie ainfi qne celle de fa femme & de fes enrantsi Cent louis feroieiu fa fortune, fon. bonheur. Cet argent, acquis parle crime  fur VEducation: 109 pafferoit des mains du vice dans celles de la vertu. Le méchant non-leulement peut s'enpafTer, mais ne s'appercevra même pas qu'il lui manque, tandis que cette fomme peut arracher a la mort une familie entiere!... OMaman ! s'écria doul'oureufemenf Adele, ne me tentez pas davantage... — Enfin, répondez; dans cette fituation , que feriez - vous? ... — Ah l cet infortuné pere de familie!.... —Vous voleriez! vous feriez un crime qui mérite la mort!.... — Un crime! ó Ciel! j'aimerois mieux mourir moi-rnême... Cependant une fi jufte compaflion ne pourroit-t-elle faire pardonner? .. . —■ La compafiion, quand i'hon'neur & la probité la combattent , n'eft plus qn'ünefoiblefl'edontil faut triompher. ~Je le fens... En effet, rien ne peut faire excufer un vol.... Mais convenez' du moins, Maman , que cette fituation feroit bien embarraffante... Oui, pour une perfonne qui fuivroït aveuglément les mouvements de fon cceur, fans confulter la juftice & la raifon. Mais pour Adele, a dix-huit ans , cette fituation ne feroit que douloureufe & non embarraffante. Quand vous aurez" cet Élge, vous comprendrez parfaitement qu'on ne peut être conftamment vertueux. qu'en agifiant toujours d'apiès fes principes &unplan fixe & arrêté. Ne faites ja' mais Ce que la Religion & les loix vous défendent. Voila !e précepte facre qui doit: vous gtlider dans toutes vos aüions, c£.  *ïö Lettres que nul prétexte, nulle fituation extraordinaire ne peuvent nous difpenfer de fuivre. S'il eft une circonfrance qui puiffe rendre Ie vol excufable a vos yeux, vous en trouverez peut-être une autre qui vous feraparoitre Ie meurtre légitime... — Le meurtre! grand Dieu!... — Oui, Ie meurtre, le parncide même!... L'Hiftoire vous le favez, fournit plus d'un exemple de ces hornbles aétions produites par les motifs qui font faire auffi les aétions vertueufes, 1'amour de la Patrie & Ie defir de la fervir. C'eft ainfi que nos inclinations les plus louables, nos fentiments les plus nobles, nos vertus même, peuvent nous égarer, fi nous renoncons a nos principes; c'eft ainfi que la pitié, 1'humanité, vous infpiroient tout-;\ 1'heure latentation de voler.. _ TJu crime eft tou|ours un crime, quelque utile qu'il puiffe être,quelque bien qu'il produife; & düt-il aflurer la félicité d'une nation entiere , celui qui le commet fe fouille , fe déshonore, &devient un fcélérat. — Allons, Maman, fe ne perdrai jamais de vue ce précepte fi facile k retenir : Ne faites jamais ce que la Religion & les Loix vous dêfendent. Je ue mentirai plus pour excufer des bagatelles puifque la Religion & la confcience dêfendent le menfonge. Je ne diffimulerai la vénté que lorfque laprudence, ladifcrétion Cï I'amitié m'en feront une indifpenfable néceffité, & ie ne volerai jamais pour faire une bonne aétion. Mais, Maman, conti-  für TEducation. \ti nua Adele, encore un mot fur le menfonge; car vous venez de me rendre véritablement fcrupuleufe a cet égard. II n'y a pas de jours oü nous ne faffions mille petits menfonges. Quand vous faites fermer votre porte , que vous reftez chez vous , &que vous dites après aux perfonnes qui font venues vous voir, que vous étiez fortie?.. . —Ceferoit une puérilité d'appeller cela un menfonge; tous ceux que la politeffefait faire, ne font quedescompliments d'ufage, d'autant plus innocents, qu'ils ne trompent perfonne. — Oui, Maman, quand vous les faites; car vous ne les affirmez point, & vous nelesappuyez point par des détails. Mais j'ai vu plufieurs perfonnes faire ces mêmes eompliments d'un air fi vrai, fi touché, que j'y aurois été attrapée, fi je n'avois découvert enfuitequ'elles avoient menti. — Ah, cela eft différent; quand on dit toutes ces chofes avec emphafe & un ton de fentiment, cela s'appelle, non de la politeffe, mais de la fauffeté. —■ Et puis, Maman, pour être polie, il n'eft pas néceffaire , je crois, de dire toujours : Je fuis bien affligée... — Oh, point du tout.Cependant autrefois , on étoit encore plus exagéré; ear on étoic «« dèfefpoir pour toutes les chofes quine font qu'affliger aujourd'hui. Au refte, dans ce genre, les exprefiions les plus fimples font toujours les meilleures; &, en général, il efl difficile d'avoir un ton nobleen fe permettant toutes ces exagérations. —  in Lettres Je me fouviens que vous m'avez interciit ces manieres de parler : Cela efl incroyable, tpvüif je fuis outrée... & puis : Cela efl raviffant,... charmant, charmant; & •puis encore : Véritablement,... infiniment, & bien d'autres encore dont j'ai fait une lifte , afin de ne jamais m'en fervir quand je ferai dans le monde. — Je neles ai pas profcrites entiérement; feulement je vous airecommaudé dene les pas répéter fans ceffe, & de ne les employer qu'a propos. Rien n'eft plus froid & plus infipide que cette éternelle exagération. En prodiguant ainfi les épithetes fortes, on s'óte la pofïïbilité d'exprimer fon étonnement, fon attendriffement, fa joie, lorfqu'on éprouve réellement ces différents mouvements. Ainfi, Pon a lesexprefiions de la paffion, quand Penthoufiafme eft ridicule; & Pon paroit froid, quand ilfaudroit avoir Pair de fentir vivement... Adele, après cette converfation, eft allée dans fa chambre pourécrire unepartie des conftils que je venois de lui donner. C'eft une habitude qu'elle a prife d'elle-mcme depuis quelque temps. Elle fait une efpece de journal de tous nos entretiens , & elle y écrit avec affez de détail les idées& les principes dont elle a été le plus frappée. J'exige feulement qu'elle tournette ce petit üuvrage a ma cenfure, afin de m'affurer qu'elle m'a bien comprife, &: pour la rectifier fi par hafard ellefetrompoit. Mais POuvrage auquel elle travaille  fur VEducation. 113 avec le plus dégout, c'eft Ie Roman en Lettres dont ie vous ai parlé- Eüe voit avec plaifir que déja fes dernieres réponfes font très-fupérieures aux premières. Elle jouit elle-même de fes progrès; elle fent 'fes idéés naitre & fe développer. Elle n'a nulle confufion dans la tête, & a Pefprit parfaitement jufte, paree qu'elle n'a jamais rien appris , rien écouté dans la converfation, rien lu qui fut au-deffns de fon intelligence. Elle a toujours le plus grand defir d'arriver au moment ou. je lui permettrai de lire lés Chef-d'ceuvres des trois Langues qu'ellë fait: 1); mais fa confiance en moi modere fon impatience : car elle eft bien iüre que je ne lui refufe ce plaifir qu'afïn de la mettre en état de le mieux goüter; &nous fommes conventies que nous ne commencerions cette intéreffante lecture que lorfqu'elle auroit écrit toutes les réponfes de mes Lettres; c'efta-dire, dans neuf ou dix mois. Adieu, ma chere amie; venez par votre préfence achever de rendre le chateau de B*** le plus délicieux féjour de 1'univers, &'mettre lecomble au bonheur de votre heureufe amie. (j) Le Francois, 1'Anglois & 1'ItaUen.  II { Lettres LETTRE XX. Madame de Falcèa Madame de Gemetstl. Du Chateau de B * * *» ous voulez donc des détails fur la vie qu'on mene ici, & fur les plaifirs piquants qui s'y trouvent. II faut vous fa« tisfaire. Nous avons ea'beaucoup de fêtes tres-brillantes, des comédies morales & fans amour , des pantomimes jouées par des enfants, des bals de payfans & de femmes-de-chambre, des promenades fur 1'eau ; & nous Coupons k neuf heures, & tout le monde efl couché k onze. Vous jugez combien tout cela me conviem. Au refte, je fuis la feule qui ne foit pas eharmée de cette vie paftorale. Ma mere eft dans un nviflement continuel; Madame d'Oftalis, toujours en admiration devant fa tante, & louant tout ce qui lui plalt; mon pere ne regrettant uil'Opéra, ni Mademoifelle Hortenfe; le Chevalier d'Herbain renoncant au perfifflage , & derenu aufii fade qu'il eft naturellement moqueur & cauftique; & enfin Porphire ne faifant plus que des Idylles & des Eglogues, dans lefquelles il dépeint & célebre les vertus de Madame d'Almane, les talents & les charmes d'Adele, & Ia félicité (ipure qu'on goiite en ces beauxlieux  fur 1'Educatloo. H5 Afin de vous rendre compte de tous les perfonnaaes, il y a encore ici le pere « Fa mere du Chevalier de Valmont. Le premier , un campagnard du plus mauvais ton, riant toujours, appellant fa femme mon cceur & mon chat; importun, bavard , & ne pouvant fe taire que lorfque Madame la Baronne d'Almane fe difpofe a parler. Madame de Valmont , quoique d'une infipidité peu commune, leroit alfez bien; elle auroit même une tournure affez noble, fi elle ne faifoit pas tant de filet, & fi elle ne portoit pas conltamment une palatine de fouci d'hanneton. Fieurez-vous toures ces perfonnes entourant Madame d'Almane, ne voyant qu elle, ne s'occupant que d'elle. Aioutez ace tableau une troupe d'enfants; Adele.,. Heimine , Théodore, Conftance, Séraphine, Diane, ennuyeufes petites créatures qui fuivent tous les pas de Madame d Almane & 1'écoutent comme un oracle. rigurez voS cette fociété raffemblée dans un vafte chateau, dont 1'ameublement leul vous donneroit des vapeurs; car on n y voit que des profils féveres, avec de granda nez a Ia Romaine, d'une tnfteffe mortelIe Repréfentez-vous toutes ces choles; & imaginez-vous , je vous pne , queue mine je dois faire dans ce pailible alyle des vertus & du bonheur'. _ Vousvoulez un fidele portrait d Adele, cette petite merveille, ce chef-d'ceuvre de la nature & de 1'éducation. Je vais con-  votre curiofité, &avec détail. Adele " f J35 grande P°ur fo" «ge , élk eft fifcfe* "lince- Elle 3 u" Petit v une mme très-enfautine. On ne remarnnp edSnTd'0^^'6 fe,s ye«. SS éSreSm, fi "f- beaUtoé fraPP*nte & d'une expieffion finguliere. Sa phyfionomie eft nature,,ement douce & £J unfonnre agréabie & fin? fon te;n't e,g * e e éclatant, eft fëlfj eïle a peu dVcouJew;. maïs elle roogit a chaque inftïSt & fes joues feulement rougiffentE Ie s'em' mieux dire, on oublie de regaX'conf gff ?Ie ^auprèsdK . C°«te petite hgure fera du bruit; & ie vnm af T r s^ïï d^^feemoê Anatol e. A ï r'6 £ C°mtefi'e vantée ■ nrAn^ ■ ? °n dducation fi ve Lux j t ^Je, ? en ,Vois Pas le ve iieux. JI me femble qu'elle ne doit- nVn «l"'a la nature. ElJe eft fi obligUnt & fi bonne enfant, qu'il eft impoffible non-feu ^ment de a prendre en averfion mai méme de n'avoir pas une forte dè rfen Bhant pour elle. Du refte, elle eft trés ?i nnde parle peu, „e dit que des chofes fimples cc communes, & elle me parot? Mi-nt « ion age- car elle joue avec Dia-  fur PEducatinn. 117 ne, Séraphine & fa petite Hermine, point du tout par complaifance, mais pour fon compte & pour fon plaifir. On dit qu'elle a de rinftruélion. La converfation roule ici Convent fur YHifioire, les Arts & la Littérature. Adele alors écoute avec une attention qui ne montre que de la curiofité ; elle n'a point cet air capable qu'on a toujours en écoutant ce qu'on fait déja, & jamais elle ne fe mêle.a ces entretiens. II faut bien que ce foit par ignorance; car comment fe perfuader qu'uhe jeune perfonne de quatorze ans fut afi'ez modefte pour fe taire ainfi toujours, quand elle pourroit furprendre & fe faire admirer en parlant ? Elle a une voix charmante. Je ne puis juger de fon talent pour Ia harpe & pour le deffin ; vous connoiffez mon peu de goftt pour la mufique & pour les Arts. Je vois qu'elle parle avec une égale facilité 1'Angtois & 1'Italien, & qu'elle a d'ailleurs une jnfinité de petits talents agréables, qu'elle ne doit qu'a ellemême. Par exemple , c'eft elle qui fable ici tous les fur touts de table pour le fruit; elle fait les plus folies découpures du monde. Elle fait auiïï des cbiffres de cheveux pour des bagues, des payfages en cheveux; & elle a appris ces difierentes chofes a fes récréations. Théodore, cet autreprodige, n'. ft pas auffi joli que fa fceur; il n'a pas, comme le Chevalier de Valmont , la figure intéreffante d'un Héros de roman. Cependant, il eft grand, fait  u 8 Lettres h peindre; il a une tournure également lefte & noble, un vifage agréable, & une pbyfionomie trés piquante. II eft auili timide qu'Adele, C53 pas plus inflruit.... je le parierois, quoiqu'il ait quinze ans & demi paiTés!... II ne manque ni de graces , ni de politeffe ; mais il ne fait encore ni louer une femme , ni la regarder... Ma mere s'entend mieux a for« mer fes éleves; car ffans parler de moi, ni me vanter,) Conftance eft déja fort avancée pour fon age. Elle aunepaffion, oui, une paffion trés - vive, & qui, fans doute, fera le deftin de fa vie.... Elle aime Théodore a la folie ; ce font des émotions... des rougeurs... des rêveries.... enfin, rien n'eft plus drole & plus vifible. A treize ans, je n'étois encore que eoquette, & Conftance eft paffionnée. La différence qui femble exifter dans ces deux éducations, n'eft qu'apparente. La coquetterie & la paffion font faire A pen-prés le même chemin. Eh, qu'importe la caufe , quand les effets font femblables 1... Adieu , mon cceur, vous avez été durant votre exil 1'objet de ma plus tendre compaflion ; maintenant vous pouvez me le rendre; je vous affure que vous n'étiez pas plusdéplacée parmi vos campagnards que je ne le fuis ici.  fur rEducation. no LETTRE XXI. La Barenne h Madame d'Oftalis. Du Chateau de B***. Ne regrettez pas tant le chateau de B***, ma chere fille : vous Pavez quitté; il n'eft plus le même, & la fociété a perdu unde fes plus grands charmes. Depuis votre départ , nous avons un chaud fi exceffif, qu'il eft impoilible, ïm-ioMb. des Dames de Pa* ris, de fortir avant huit heures du foir. La Vicomteffe a établi une petite ledture oü perfonne n'eft obligé de refter, & oü tout le monde aflifte. Cette occupation^ne dure que trois quarts d'heures , & c'eft Adele qui lit tout haut, le Théatre de la Chauffée. Comme elle joue bien laComériie, qu'elle a un joh' fon de voix, & qu'elle récite parfaitement des vers (i), elle lit (i) Apprendre aux enfants a déclamer, c'eft Jeiir donner un talent fans lequel la prononciation n'eft jamais parfaite. Quand on fait déclamer, on fent mieux la beauté des vers-, on aime la Tragédie , & 1'on trouve plus de plaifir a voir jouer Cinna ou Athalie, qu'un Drame en profe. Ce talent, fi agréable dans une jeune perfonne , peut être utile a un homme , même a un Militaire. II y a plufieurs emplois & quelques places oü 1'on eft obligé de karangutr fk de par-  i io Lettres avec un charme qui attaché jufqu'a Madame de Valcé, qui d'ailleurs fe piqué toujours d'avoir un goüt très-vif pour Adele. Ce fuffrage me prouve qu'il eft impoiïible de ne pas plaire, meme ft la perfonne la plus envieufe & la plus dénigrante, Iorfqu'on a de la fimplicité, du naturel, & de la douceur. Dans trois femaines, je meretrouverai dans la folitude; je ne refterai qu'un mois ici après le départ de la VicomteflTe: ainfi je ferai fürementa Paris au commencement de Novembre. J'attends tous les jours M. d'Aimeri & le'Chevalier de Valmont. I.e premier a eu une attaque de goutte qui a retardé fon départ de***. II a été un mois dans fon lit; mais il eft guéri , & fa derniere lettre annonce un prochain Ier en public ce qu'on fera toujours de mauvaife grace , fi 1'on n'a aucune idéé de 1'art de la déclaroation. Pour les Magidrats & les jcunes gens dcfiinés a 1'état eccléfiaftique , il eft abfolument indifpenfabie qu'ils le fachent. >< Des ji perfonnes refpe&ables, (dit M. Verdier) par 11 leurs unentions pieufes , veulent profcrire la 11 déclaniütion théatrale de 1'éducation ; cepenn dant..... C'eft hafarder de perdre un art qui •» peut Charles s'arrêta; & me montrant un grand iorbier : Vers le temps dont nous parions, dit-il, je montai fur cet arbre , & J en tombai; Adele defiroit une branche de forbier... _ Et vous fütes plus empreffé qu adroit ? Je tombai fur la Üei,je me fis "ne ble(rure affez confidérable; mais Adele pleura; elle arracha le mouchoir qui couvroit fon fein, & le mit fur mon front!... En difant ces paroles, les yeux de Charles fe remplirent delarmes, &il tomba dans la rêverie. Nous iommes entrés dans le jardin oünous avona trouvé bien d autresfouvenirs... Ici, Charles nt Ia découverte d'un nid d'oifeau qui tut offert a Adele, & recu avec une vive reconnoiilance; la, Théodore, Adele &  fur ? Education. lil Charles jouoient les foirs a différents petits ieux... C'eft dans ce bofquet de chevre-feuille, que Charles fit fes adieux a Adele, lorfque nous partimes pour aller voyager dans le Nord... Enfin, chaque objet nous retrace un fouvemr intéreilant. Charles fe rappelle avec attendnffement ce temps de bonheur & d'innocence , ce temps oü la charmante Adele témoignoit un extréme plaifir en le voyant , & lui difoit Iorfqu'il s'en alloit: Si vous revenez bientót,je vous aimerai bien. Vous pouvez juger, Monfieur, par ce détail, fi le Chevalier eft amoureuxMt a la tête abfolument tournée, & je n en fuis pas furpris ; rien ne peut être comparé a Mademoifelle d'Almane. Elle a dans la fi votre piéfeuce dans tous Jes Jieux oü „ vous paflez. Méritez ces preuve/dHJt °* " Jenient par votre fenfibilité, par votre „ reconno.fiance. Promettez-vousdereu'  fur rEducation. *ÜJ dre heureux un jour ce peuple qui vous " aime , paree qu'il efpere que vous ferez " fon bonheur. Gardez-vous de recevoir " amais avec l'air de 1'indifférence les té" Snages de fon affeftion non-feuKnt fl attend de vous fa féhcit , mais 9 il veut encore votre amour; le fien n elt " qu'a ce prix. Si vous n'êtes que jufte , " U n'aura pour vous que du refpeét; 1 " vous devra de la fidélité , fuffiez-vous " un wan Les marqués de la tendrefle " iWvent donc feules vous mettre au " rane des grands Souveraius.. Oui, en " vous chériffant, il immortalilera votre " nom ' . . . Son bonheur dépendra de V vous";'mais auffi votre reuommée , vo" tre véritable gloire , ne dépendront " que de ui feuirD'ailleurs, en gagnant " fesciurs de tous mes fu ets,.vous aug" meSez encore leur affeftion pour " moi ds jugeront de mes fentiments " pom'eus, par les foins que j'ai pr.s de " voïre éducadon. Ils me béniront en vous " vSvant digne de régner. Voyagez en" I7v fix femaines dans mes Etats; rap" nnrtez-moi des Mémoires détaillés & " ï, dans quelques Provinces " éloiguées de la Cour, le ménte & a " vertu languiffent ignorés , oppnmes ;|P1?"etreVhe..lea»robrcu^EQ: fin tandis que es foins du (jouver" Sment me Jtiennent au milieu d'une Com trompeufe, oü je ne puis entenIj dre les cris du peuple & les phuntes  H° Lettres „ des infortunés , vous, mon fds, libre encore, rempliffez le devoir facré d'un s, fujet fidele, d'un ami tendre; inftruifez,, vous pour m'éclairer. Quand vous aurez parcouru toutes „ mes Provinces, je defire que vous ac„ quériez encore une connoiflance qui „ vous fera très-utile. Voyagez pendant s, fept ou huit mois dans les Etats voi„ fins des miens. II eft bien néceffaire que vous connoiiïiez les forces & les „ refiburces de nos voifins. Examinez „ avec attention, chez les étrangers, les établiffements publics, les manufaclu„ res, &c. Allez, mon cher fils, vous „ inftruire , perfeétiomer votre raifon, & vous rendre digne de régner un jour „ fur une nation capable de tout entreprendre pour fon Souverain & pour la „ gloire ". Le jeune Prince lut cette Lettre en foupirant, & ne recut pas fans quelque peine cet ordre pofitif, dc neretourner a** que dans-dix mois. Cependant il obéit fans murmure: caril n'a pas pour le Prince , fon pere, un refpeét de forme, & feulement extérieur; mais il a 'pour lui cette vénération profonde, cet auachement paffionné , qu'infpïrent aux grandes ames' 1 admiration & la reconnoiffance. Il y a maintenant quatre mois que nous fommes dans les pays étrangers. Dans toutes les villes ou. nous féjournons, nous formons des liaifons de fociété. Le Prince  fur VEducation. i\\ eft aimable, obligeant, poli. II a de Paifance & des graces; il ne fort jamais un inftant de Yincognito qu'on nous a prefcrit. II eft toujours dans la fociété le Comte de Gemrid; de maniere qu'il n'y porte ni gêne, ni contrainte. Nous entendons parler de la Cour & du Gouvernement; nous entendons louer ou bhltner fans fard. Plus d'une fois, le Prince en fecret, choqué de la liberté des critiques, m'en a témoigné fa furprife. Cette licence , me dit-il, eft bien extraordinaire & bien imprudente... — Elle eft fans doute condamnable, mais elle n'eft point extraordinaire; car elle exifte par-tout... —Partout! Comment, vous croyez que dans les Etats de mon pere?... — II y a partout des mécontents & des frondeurs. Un Prince doit excufer tout ce que Phumeur peut faire dire contre lui. II abufe du droit qu'il a de punir, s'il s'en fert pour fe venger. — Cependant fi Pon attaque fon honneur?...-— L'honneurd'un Souverain dépend du jugement de la nation entiere , de Popinion générale , & non des difcours de quelques infenfés. Je fuppofe que vous calomniez un homme de votre Cour; vous flétriffez fa réputation, & Pinfortuné ne peut fe venger : tandis que lui, s'il étoit coupable de cette faute envers vous, il rirqueroit de fe perdre, & ne pourroit vous faire aucun tort! Dansce cas, lajuftice même vousprefcrit donc 1'indulgence! Si la méchanceté peur.  142 Lettres vous offenfer, du moins elle ne peut vous nuire : vous devez donc vous borner a la méprifer. — Mais faut - il qu'un Prince laiffe impuni 1'auteur d'un libelle qui le déchire! — Non furement, puifqu'il doit punir les fcélérats. Je ne parlois que des difcours qui fe tiennent dans la fociété. Vous trouverez peut-étre des geus affez bas pour venir vous dénoncer les perfonnes qui oferont parler de vous avec légéreté: alors, Monfeigneur, que votre indignation ne tombe que fur le délateur. — Cependant m'avertir de ce qui fe dit contre moi, n'ell-ce pas me rendre un fervice ? — C'eft felon. Si ce qu'on dit eft fondé, 1'amitié doit vous en avertir dans 1'èfpoir de vous réformer; mais elle ne doit pas vous nommer la perfonne qui vous accufe. Un honnete homme confidere les imprudences dont il eft témoin , comme des fecrets qui lui font confiés. Si Pon parle fans feinte devant moi, c'eft qu'on m'eftime alfez pour ne pas craindre mon indifcrétion. Cette confiance m'honorera davantage, fi je ne la dois point aux préventions de 1'amitié, & fi ma feule réputation Pinfpire. L'étranger, 1'inconnu, 1'ennemi même qui me la témoigne, s'affure de ma foi, & je ne pourrois le trahir fans me déshonorer. — Mais fi une perfonne, dont je me croirois aimé, difoit du mal de moi ?... — Si cette perfonne parloit dans un premier mouvement de mécontentement & d'humeur, je ne  fur VEducaüon. 143 vous en informerois point. — Si c'étoit de fang-froid, & par une méchanceté réiléchie, m'en avertiriez-vous?... — Oui, mais en fa préfence. Souvenez-vous, Monfeigneur, qu'il y a toujours dans une accufation fecrete de la noirceur ou de la Mcheté, & ne regardez jamais que comme un délateur celui qui vous découvre une perfidie, & qui craint d'être nommé. Nous partons demain , mon cher Baron , pour * * *. Le Prince laifle ici des regrets, & une réputation dont je dois être fatiffait; & il retirera de fes voyages une véritable inftruction, paree qu'il n'a nnlle envie d'étaler celle qu'il a déja. II parle peu, queftionne beaucoup, écoute avec une extréme attention, & chaque foir il écrit tout ce qu'il a vu & entendu de remarquable dans la journée. Etes-vous encore a Strasbourg , mon cher Baron , oü jouhTez-vous enfin du bonheur de vous retrouver a Paris, au milieu de vos amis & de votre charmante familie? Parlez-moi de vous,de Madame d'Almane, de vos enfants & du Chevalier de Valmont, pour lequel j'ai confervé le plus tendre intérêt.  Lettres LETTRE XXVIII. La Baronne a Madame de Falmont. De Paris. C'est bien d'elle-même, Madame, qu'Adele a voulu vous écrire le lendemain de notre arrivée. Puifqu'elle vous a fait la defcription de ma nouvelle maifon, jeue vous parlerai que de fon appartement & de celui de fon frere, paree qu'elle ne connoit ni Pun, ni 1'autre. Ceci vous furprend, fans doute; il faut vous 1'expliquer. M. d'AImane loge au rez-de-chauffée, & moi au premier. A cóté de ma chambre, eft un affez grand cabinet oü couche Adele maintenant. A 1'extrémité de ce cabinet, fe trouve une porte qui eft condamnée. Adele m'a demandé ce qu'il y avoit audela de cette porte; & j'ai répondu que c'étoient de grands galetas, que je ferois arranger par la fuite pour lui compofer un appartement 'dans le cas oü elle fe marieroit, & en fuppofant que fon mari voulüt vivre avec moi. Au vrai, ce prétendu galetas eft un charmant appartement compofé de fix pieces, & tout arrangé. On n'y voit point de dorures; il eft menblé avec une extréme fimpücité: mais il n'en ennviendra que mieux è ma fille; car elle a aflez bon goüt pour pré- férer  fut F Education. 145 férer 1'élégance & la commodité a Ia magnificence. Je n'attendrai certainement pas qu'elle foit mariée, pour lui procurer Ie plaifir li agréable d'être bien logee. Elle a quinze ans paffes. Dans un an, j'ouvn: rai la porte condamnée, & je 1'étabhrai dans fon nouvel appartement. Théodore, de fon cóté, éprouvera la même furpnfe; & nous n'annoncons point cette nouvelle , paree que M. d'AImane, defirant garder encore un an fon fils dans fa chambre, ne vent pas qu'il puiffe avoir ie defir d'occuper un autre appartement. M. d'AImane eft arrivé fur la fin de la femaine derniere; ainfi nous voila tous réunis & bien parfaitement heureux. Mes enfants ne font point encore dans le monde. Cependant comme nous foupons a neuf heures &demie, Théodore foupe a table; mais il fe couche avant onze heures: fon pere le fuit toujours. Moi, je refte avec la fociété jufqu'a minuit trois quarts. Adele foupe a huit heures, dans fa chambre, avec Milf Bridget & la petite Hermine : ainfi elle fe leve toujours deux ou trois heures avant moi; & quoique, pendant cetefpace, Milf Bridget, préfide a fes études , j'ai la précaution de les diriger de maniere qu'elle puilfe me prouver A mon réveil qu'elle a bien employé fon temps. Par exemple, je ne veux point qu'elle faffe de mufique; mais je veux qu'elle peigne, qu'elle écrive & qu'elle calcule. Elle fait è prélent tous fes extraits d'hiftoire, en Tome III. G  Ï4Ö Lettres Anglois & en Italien; ce qui 1'enrretlent dans 1'habitude d'écrire ces deuxlangues, fans être obligée d'y confacrer une étude particuliere. Elle écrit en Francois les extraits de Pieces de Théatre & les Lettres de mon ouvrage. Quaud je fuis levée, je corrige fes fautes de ftyle & de langage; enfuite je la fais chanter & jouer de la barpe jufqu'a midi; alors elle va fe promener, fi le temps le permet, ou elle lit. A une heure, nous dlnons tous enfemble. Apiès le diner, elle brode, ou fait de la tapifferie pendant une demi-heure. A trois heures, elle a deux maïtres; l'un de danfe; 1'autre , de chant : ce qui 1'occupe jufqu'a cinq, que nous nous enfermons dans mon cabinet. Nous lifons une heure. A fix, \ Académie; elle defiine a la lampe & d'après nature Jufqu'a fon fouper. Vous voyez, Madame, paree détail, qu'Adele s'occupe d'une nouvelle étude. Elle commence a peindre en miniature: elle gardera ce maltre jufqu'a dix-huit ans; & pendant cet efpace, elle deffinera toujours deux heures par jour. Accoutumée par gradationas'occuper, a ne jamais perdre un moment, cette application continuelle ne peut être fatiguante pour elle; le changement d'occupation la délafle. D'ailleurs , ayant furmonté' toutes les difficultés, 1'étude lui paroit en général beaucoup plus agréable que pénible, & 1'habitude du travail lui rendroit 1'oifiveté infupportable. Jeluiprocure, trois fois par femaine, une  fur F Education. U? récréation auffi inftruclive qu'amufante. Auffi-tót après le diner, nous montons en voiture, Adele, Théodore & moi, & nous allons voir des cabinets de tableaux, ou de pierres gravées, de médailles, ou des monumentsintéreflants, ou enfin des manufactures. Si ce font des inanufaétures, nous ne manquons jamais , avant de lortir, de lire dans 1'Encyclopédie, 1 explication de la chofe que nous allons voir r de maniere qu'après cette leéture, nous comprenons parfaitement tout ce que nous voyons faire; & nous conrinuerons cette efpece de cours jufqu'au mois de Mai. Je vous obéis, Madame; je ne vous parle que d'Adele; votre bonté pour elle vous rendra tous mes détails intérelfants, ex vous voyez avec quelleconfiance j'employe ■un moyen fi doux pour moi de vous amufer & de vous plaire. LETTRE XXIX. De la même a la même. M. d'Aimeri & le Chevalier de Valmont font arrivés hier en parfaite fanté. Ledernier, en revoyant Théodore, lui a montré une amitié dont mon fils eft touche iufqu'au fond de 1'ame. Avant mon départ pour 1'Italie, Théodore étoit trop enfant pour pouvoir être regardé & traité comme aucune ncbleil'e. Les tableaux qu'on y trouve, font d'un fini précieux; mais ils font prefque toujours petits, & toujours d'un petit genre; ils n'offrent que desobjets ignobles. En Italië, ils repréfentent des Héros, des demi-Dieux. Ici, ce font des Matelots ivres , des Vendeufes de choux, des Marcbandes de poiffon. En Italië, les hommes fontvains, artifkieux, pareffeux; en Hollande , ils font bonfr, fimplesinduftrieux, laborieux : ils méprifent le fafte & la magnifieence. Adele a fini d'écrire les réponfes des Lettres de mon ouvrage; & d'après ma promelTe, nous avons coromencé le plan  Jöb Lettres de lecture de tous les chef-tl'ceuvres rme nous defirons connoltre depuis li longtemps. Le jour oü nous nous fómmes embarqués au Mrerdik,-j'ai donné a ma fille les Lettres de Madame de Sévigné, & Clariffe en Anglois. Adele a lu dans le Yacht ces deux Ouvrages alternativement , & avec un plaifir & un intérét dont je jouiffois véritablement. Elle eft alfez formée pour fentir les graces du ftyle de Madame de Sévigné, & pour étre profondément touchée des beautés fubümes de Clarifie. Elle a été auffi très-frappée du caraétere atroce de Lovelace, & réellement épouvantée de fon artifice & de fon hypocrifie : c'eft ce que je defirois. II eft important d'apprendre de bonne heure a une jeune perfonne, a fe défierdes hommes en général. Nul livre au monde ne peut mieux que Clariffe infpirer cette utile & fage défiance. Adieu, mon enfant; nous partons demain pour Utrecht ; & dans quinze jours, au plus rard, j'aurai le plaifir de vous embrafler. Depuis que nous fommes en Hollande, Théodore a déja reen trois Lettres du Chevalier de Valmont. II me les a montrées; elles font d'une tendrefte!... fürement jamais 1''amitié ne s'eft exprimée d'une maniere auffi paflionnée.  fur l''Education. 161 LETTRE XXXIII. La Vicomtejfs a la Baronne. J'ai une nouvelle a vous mander, ma chere amie, qui m'eut autrefois caufé une peine bien feniible, mais qui ne peut m'affeélc-r aujourd'hui. Madame de Valcé prend une maifon; elle me quitte, & comme on quitte une auberge,.. Sa belle-mere vient de mourir, & lailfe une fuccelfion trèsconfidérable, puifqu'elle avoit hérité de fon frere, il y a deux ans. Cet événement, qui rend M. de Valcé immenfément riche, le rend auffi digne de toute la tendreffe de fa femme. Je crois qu'il n'attache pas un grand prix a ces démnnftrations. Cependant il eft facile, foible & borné : il n'eft pas féduit, mais il fe laiffe fubjuguer. II prend un état de maifon extravagant. M. deLimours & moi n'avons été confultés fur rien. Nous ne nous plaindrons point; car c'eft avoir un grand tort, que d'apprendre au public ceux de fa fille. Madame de Valcé eft dans un enivrement qui m'humilie, & me fait pitié. Qu'on eft a plaindre, quand 1'argent peut caufer de femblables émotions, puifqu'on eft incapable d'éprouver jamaiscelks qui viennent du cceur! Adieu , ma chere amie; je vous attends avec une extréme impatience : j'ai mille chofes ï vous dire  i6a Lettres qui me pefent cruellement, & qu'il eft impoflible d'écrire. LETTRE XXXIV. M. de Lagaraye a Porpkire. Il vient de m'arriver une petite aventure qui me paroit faite pour intéreifer un jeune Philofophe, & qui peut faire naltre des idéés utile & neuves. Vous favez qu'un de mes voifins, M. de Valincourt, éleve un de fes neveux, enfant infortuné, fourd & muet de naiflance. Vous avez pu voir chez moi ce jeune homme, qui s'appelle Hippolyte, & dont laphyfionomie pleine d'expreffion eft trèsremarquable. Cependant, comme il y a deux ans que vous n'êtes venu a Lagnraye, il eft vraifemblable que vous n'en aurez confervé qu'une idéé confufe : il n'eft pas iuutile de vous le faire connoitFe. Hippolyte n'eft point joli; mais il a un vifage fi gai, un fourire fi fin, un regard fi pénétrant, qu'il eft impofiible de n'êcre pas frappé de fa figure. Ses prunelies ont un mouvement rapide & continuel, qui rend fa phyüonomie auffi animée que fpirituelle. C'eft par les yeux qu'il écoute , qu'il entend & qu'il s'exprime. On y voit une curiofité habitue)le& conftante, & 1'on y découvre avec facilité fes idees, fes fenfations, & tous les fentiments  fur F Education. ï«3 de fon ame. II y a environ deux ans que fon oncle partant pour Paris, & comptant n'y refter que fix femaines, ne voultit point le mener avec lui. Je m'en chareeai pour cet efpace de temps ; & le jeune Hippolyte, alors agé de quatorze ans, vmt avec joie s'établir a Lagaraye. Comme il eft naturellement fenfible & bon, & que fon malheur ajoute a 1'intérêt qu'il rolpire, il eft aimé de tout ce qui Je connoit. 11 a été élevé par un oncle vertueux; il a toujours été traité avec indulgence & tendreffe. II n'a jamais re?u que d'excellents exemples, & fon cceur eft auffi tendre que pur & reconnoiffant. Huit jours après le départ de fon oncle, tout-a-coupiltomba malade d'une fievre maligne. II fut vingtneuf jours dans le plus grand danger. Je le foignai avec une véritable affeétiou ; je le veiiiai plufieurs nuits. II me prouva que la reconnoiflance n'a pas befoin, pour fe> faire entendre, du fecours de la parole. Ses yeux me parloient avec une expreffion moins trompeufe & plus touchante que les éloquents difcours. J'eus le bonheur de lui rendre fa fanté. II étoit en pleine convalefcence, lorfque je re$us une Lettre de M. deValincourt,qui me mandoit que des affaires importantes le retiendroient a Paris au moins fept ou huit mois encore ; qu'il me prioit de lui envoyer Hippolyte , & de le confier a fon homme d'affaires, prêt a partir pour 1'aller rejoindre. Hippolyte ne me quitta pQint, fans répan-  1G4 Lettres dre beaucoup depleurs. Je priai fon conduéteur de me donner de fes nouvellcs anifi-tót qu'il feroit arrivé a Paris. M. de Valmcourt m'écrivit pour me remercier & m'apnrendre que fon neveu jouiflbit d une fnmé pnrfaite; enfuite j'ai été pendant plus de dix-huit mois fans en entendre parler. Hier on m'aoporte une Lettre de la Pofte. Je I'ouvre; je vois une écriture alfez mal formée, & qui m'eft inconnue; je regarde la fignature. Quelle eft ma lurpnfe, en hfant le nom d'Hippolyte'de Valmcourt!... Alors ie lis, avec autant demotion que de curiofité, une Lettre concue en ces termes : „ O quels tranfports peuvent ésraler les „ miens !... Je fuis donc affuré mainte„ tiant que toure ma reconnoiflance vous „ fera connue! je puis douc vous remer„ cier dans votre langage... Mon pere! „ ó laifle-moi te donner ce nom , puifque „ tu m'as fauvé la vie, puifque j'ai pour „ toi les fentimenrs du fils le plus ten„ dre!... Mon pere, quel eft mon bon„ heur! un homm-.: aufl? bon, aufli bien„ failant que toi (i) me procure le plaifir (i) M.I'Abbé de 1'Epée, qu'on ne peut louer dignement qu'en expofant !e rableau de fa vie II confacre fa fortune au foulagement des pauvres ; fes Iumieres & fes talents a 1'inftruction des fourds & muets de naiffance. II arrache ces infortunés a Terreur, a 1'ignorance; il les rend a la Religion , a 1'Etat, a la Société; il leur  fur VEciucation. 165 ,, inexprimable de te parler, de t'entendre „ fi tu daignes m'écrire, de te faire lire dans mon cceur!... Je n'avois que des idéés, je penfe a préfent, je réfiéchis, „ je fens dans toute fon étendue tous les ,, charmes , toute la félicité attachée a „ 1'état de 1'homme!... Que de vérités „ fublimes mon nouveau Bienfaiteur m'a „ fait connoltre ! Avant d'être inftruit, je „ 11e doutois point de 1'exiftence d'un Etre fuprême, Créateur de 1'homme & de „ 1'Univers; mais j'ignorois fa Loi; fans ,, mon refpecfable & cher Inftituteur, je „ n'aurois jamais lu 1'Evangile... Ah ! faut-il s'étonner que 1'homme foit fi ,, bon, fi vertueux, quand il trouve dans 9, ce Livre divin la connoilfance de fes de„ voirs, &toutce qui peut lui faire ché- rir la vertu!... Mille fois au fond de „ 1'ame, je 1'avouerai, 1'excès de votre bienfaifance étonna, confondit ma foi- ble raifon. L'humanité m'étoit chere ,, fans doute, la compaflion avoit des „ droits puiflants fur mon cceur; mais je ,, ne pouvois concevoir comment on fe dés, vouoit ainfi tout entier a des foins fitrif„ tes & fipénibles! Hélas,je neconnoif- apprend, (par le moyen d'une méthode dont il eft 1'inventeur , ) a lire , a écrire , a compter. II eft 1'Auteur d'un Ouvrage auffi eftimable qu'ingénieux & utile, qui a pour titre : Inftitutien des Souris & Muets de naij[an, of twelve to fifty-two was deaf, dumb, and » blind. His chearful fubmiffion to fo deplora>! ble a misfortune, and the misfortune itfelf, » fo endeared him to the village , that to worf» hip the holy virgin, and to love and ferve »i Gonzales, were confidered as duties of the » fame importance; and to negledr. the latter n was to ofFend the forraer. » It happened one day , as he was fitting at >j l.is door , and offering up his mental prayers » to St. Jago , that he found himfelf, on a fud» den , reftored to all the privileges he had »> loft. The news ran quickly through the vil!> lage, and old and young , rich and poor , the h bufy and the idle, thronged round him with »i congratulations. ,, But as if the bleffings of this life were » only given us for affliftions, he began in a » few weeks to lofe the relish of his enjoye5> ments, and to repine at the poffeffion £>f thofe i> faculties which ferved only to difcover to him it the follies and difcorders of his neighbours n and to teach him that the intent of fpeech » was too often to deceive. » Though the inhabitants of Aronche were as ii honeft a other villagers, yet Gonzales, who » had foimed his ideas of men and things from ,, their  fur f Education. ïóp » thier natures and ufes , grew offended at » their manners. He faw the avarice of age , »> the prodigality of youth , the quarrels of bro,, thers, the treachery of friends, the frauds of .1 lovers, the infolence of the rich , the knavery » of the poor, and the depravity of all. Thefe, » as he faw and heard, he fpoke of with comh plaint, and endeavoured by the gentle'lt ad» monitions to excite men to goodnefs. ji From this place the ftojy is torn out to the » laft paragraph , which fays that he lived to a >. confortable old age , defpifed and hated by » his neighbours for pretending to be wifer and » better than themfelves , and that he breathed h out his foul in thefe memorable words, that n he who would enjoy many friends y and live happy h in the world, should be deaf, dumb , and blind » to the follies and vices of it". Votci la Tradu&ion littérale: n Au village d'Aronche, dans la Provmee ii d'Eftramadure, ( dit un ancien Auteur Efpa- gnol) vivoit Gonzales de Caftro, qui depuis n 1'age de li ans jufqu'a celui de 51, fut fourd , « muet & aveugle. Sa foumiffion a une inforj> tune fi déplorable, & Vinfortune elle-méme, le » rendit cher a tout le village , de maniere que » prier la Sainte Vierge , fervir & chérir Gon>> zalès, paroiffoient deux devoirs de la même » importance-, & dans 1'opinion générale, né•) gliger Gonzales, c'étoit offenfer la Sainte Vier» ge. Un jour qu'il étoit affis a fa porte , priant » mentalement Saint Jacques, tout-a-coup fa » langue fe délia , & il retrouva 1'ufage des fens 11 qu'il avoit perdus. La nouvelle s'en répandit » promptement; & les vieux 8c les jeunes, les Torna UU H  170 Leitres » riches & les pauvres, les gens affaires & les » pareffeux, s'affemblerent autour de lui pour » le féliciter. Mais combien trompeufes font les » hénédiclions de cette vie ! Gonzalès , bientöt » perdit le goüt de ces jouiffances , & fe plai» gnit des facultés qui ne fervoient qu'a lui dé» couvrir les folies & les défordres de fes voi» fins , 8c a lui apprendre que trop fouvent on •> abufoit du don de la parole pour tromper. >> Quoique les habitans fuffent auffi honnêtes » que d'autres Villageois, cependant Gonzalès » qui s'étoit formé des idéés fur les hommes »» ?c fur les chofes d'après leur «ature & leur » ufage, fut indigné des moeurs de fes compa»> triotes. II vit 1'avarice de la vieilleffe , la » prodigalité des jeunes gens , les querelles des » freres, les tromperies des amants, les trahi* fons des amis, 1'infolence du riche, la frip» ponnerie du pauvre , la dépravation de tous. »> II s'en plaignit; il tacha, par de fages con- feils , d'exciter les hommes a la bonte. En cet endroit, 1'hiftoire eft déchirée jufqu'au dernier paragraphe3 qui dit: „ que Gonzalès par» vint a la vieilleffe, haï & méprifé par fes » voilins, paree qu'il étoit meilleur & plus fage •i qu'eux •, & qu'en expirant, il dit ces mémcrables paroles : Que pour avoir beaucoup d'amis & pour vivre heureux dans le monde , „ U faudroit être fourd, muet & aveugle aux „ folies & aux vices dont zl eft rempli, The Wurld, terne 1.  fur r Education. 17 £ LETTRE XXXV. La Baronne a Madame de Valmont. De Paris. M. d'AImane & Théodore font partls hier pour Strasbourg; & moi, au-lieu de refter dans ma maifon, je fuis entrée ce matin avec Adele dans un petit appartement que j'ai loué dans 1'intérieur du Convent de *** , & nous y paflerons 1'été & 1'automne. Je dis a ma fille que des raifons d'économie m'ont décidée a ce parti. Mais au vrai, comme elle cofnmencera a entrer dans la fociété 1'hyver prochain, j'ai deüré que ce premier début dans le monde fut précédé de fix mois de retraite abfolue. D'ailleurs, je ne fuis pas^fachée qu'elle voye des Penjionnaires. En connoiffant 1'éducation du Couvent, elle appréciera davantage celle qu'elle a recue. Cet après-midi ,~nous nous fommes promenées dans le jardin; nous avons rencontré beaucoup de jeunes perfonnes de IMge d'Adele, qui, en nous voyant, fe font mifes a courir de toute leur force pour nous éviter, &en faifant de grandséclats de rire. Adele m'a demandé raifon de cet étrange procédé. Pourquoi donc ces fuites & ces rires, m'a-t-elle dit ? Ce font nos figures, ai-je répondu, qui excitent cette H ij  17* Lettres frayeur & cette gayeté. — Mais qu'avonsnous donc de formidable &derifible? — Rien, en effet; auffi tout fimplement on ne fait que fe moquer de nous. — S'en moquer! & pourquoi?... — La malignité faifit un ridicule & s'en moque, lafottife fe moque fans aucune raifon. — Ainfi donc toutes ces jeunes perfonnes font imbécilles? ... — Peut-être ont-elles beaucoup d'efprit naturel; mais elles ont toute la fottife que peut donner une mauvaife éducation , c'eft-a-dire, de la niaiferie, de la fauvagerie, de 1'impoliteffe, de la groffiéreté... — CnioiJ perfonne ne les reprend donc de ces défauts ? —- Abandonnées de leurs meres, elles font livrées it des gouvernantes incapables de les bien élever, & qui d'ailleurs les laiffenta ellesmêmes toute la journée, fans fe donner la peine de les oblérver & de les fuivre. — Oh, les pauvres petites, on ne doit que les plaindre; ce n'ell: pas leur faute fi elles font ridicules J... Si j'eulfe été mife dans un Couvent, fi je n'avoispas la plustendre des meres, j'aurois tous ces défauts. — Oui fans doute, ma chere Adele; & cette douce indulgence que vous montrez n'eft, au fond, que de la juftice; confervez-la précieufement : fi vous laperdiez, vous terniriez 1'éclat de toutes vos vertus êivousdeviendriez ingrate enversmoi; car vous ne pouvez vous enorgueillir des qualités & des talents que vous poffédez, fans ' oubliei que c'eft & moi que vous les devcz.  fur FEducation. *?3 Ne vous attriftez point, Madame,en vous repréfentant la petite mine d'Adele a travers une grille. Nous ne recevons point de vifites, excepté Madame d'Oftalis & Madame de Limours qui entrent dans le Couvent : ainfi, nous n'allons point au parloir, a moins quecene foit pour prendre une lecon de. peintureou dedanle; csc alors ce n'êft point a travers la grille, nous allons dans le parloir extérieur. Au reitc, nouc menons une vie charmante; la lecture fait nos délices. Nous lifons préfentement Télemaque le matin, & lesFables de la Fontaine dans 1'après-midi. A chaque page, Adele tranfportée me remercie de lui avoir refufé ces Ouvrages admirableslorfqu'elle étoit trop peu formée pour en connoitre le prix, & elle ne peut concevoir qu'on ait la folie de les faire lire i des enfants. La lefture a pour elle tant d'attrait, qu'elle nuiroit ï fes autres occupations , fi je n'y prenois garde. Enfin , eette méthode fi fimple me parolt fi bonne, qu'il me femble impoffible qu'elle ne foit pas un jour univerfeilement adoptée. ~ LETTRE XXXVL La même a la même. L a pauvre Adele vient d'éprouver plufieurs chagrins dont jevais d'abord, Madame, vous expliquer les caufes. Parau II iij  174- Lettres douze ou quinze Penfionnaires en chambre qui font ici, il y en a une qu'on appelle Mademoifelle de Céligny. Cette jeune perfonne, agée de dix-fept ans, eft d'une trés-folie figure; au refte, auffi mal élevée que les autres, mais née avec aflez d'efprit pour favoir, quand elle le veut, diffimuler fes défauts, fur-tout a des yeux de quinze ans & demi. Elle a fait plufieurs avances a ma fille, qui, naturellement reconnoiffante & fenfible, en a été très-touchée. J'ai bien vu que cette liaifon re convenoit nullementa Adele; mais j'ai voulu qu'elle lui fervit de lecon, & je la lui ai laiflé former. En conféquence, j'ai permis qu'Adele attirat Mademoifelle de Céügny, qu'elle lui donna11 a déjeuner quelquefois, & qu'elle 1'engageat a venir diner avec nous. Comme je ne quitte jamais Adele un moment, j'ai touiours été en tiers entr'elle & fa nouvelle amie. J'ai bientót remarqué que cette derniere trouvoit ma préfence infiniment gênante. Un joür, a Ja promenade, j'ai feint d'être fatiguée; je me fuis affife, & j'ai dit a ma fille de fe promener avec Mademoifelle de Céligny. Au bout d'une demi-heure, elles font revennes me trouver, & je me fuis appercue qu'Adele avoit l'air mécontent, & qu'elle traitoit Mademoifelle de Céligny avec aiTez de froideur. Je me fuis doutée de la vérité; mais je n'ai point queftionné Adele , & nous nous fomines couchées f*ns nous expliquer i cet égard. Le lende-  fur rEducation. ï?S' Bfimti pendant qu'Adele écrivoit des extraits, j'ai été faire une vifite a la Smut Sainte -Héïene, une Religieufe de mes amies, qui fait toujours la première toutes les nouvelles du Couvent. Je lui aiconfié ma curiofité, & le defir que i'éprouvois de favoir ce que Mademoifelle de Céligny avoit dit a ma fille. Alors la Sceur SainteHélene (qui déja en fecret m avoit averue de me défier du caraclere de Mademoifelle de Céligny ) m'a conté que cette jeune perfonne prétendoit qu'Adele s'étoit plainte de fefclavage oü je la tenois, en la luivant toujours comme fon omkre. Après ce récit, j'ai été rejoindre Adele, &je luiai rendu fidélement le rapport de la Sceur Sainte-Hélene. Adele m'a écoutée avec 1» tranquillité que devoit lui donner la certitude que je ne croyois pas un mot de cette hiftoire. Eft-il poflible, a-t-elledit, qu on puiffe poufler a cet excès la faufleté, la méchanceté!... A préfent, maman, je vais vous dire la vérité... Mademoifelle d» Céliffny, mécontente demafroideur, m ïmpute°tout ce qu'elle-même m'a dit hier... —Vous ne m'apprenez rien de nouveau; hier je devinai a votre air ce que vous m avouez aujourd'hui. J'étois bien füre auili que les détails de votre converfation feroient contés d'une maniere infidelle, &je n'ai queftionné la fceur Sainte-Hélene qu'afin d'être en état de démafquer k vos yeux Mademoifelle de Céligny. — Quoi, «jaman, vous faviez donc qu'elle étoit mu-  J76 Lettres chante?-Je voyois qu'elle n'a point de principes, qu'elle efttrès-bavarde, & psr conféquent je ne doutois pas qu'elle ne fut très-capable de mentir, &de faire des tracailenes.—• Eh! pourquoi, ma chere maman, na-t-elle pasdaigné m'éclairer?... —J ai defiré que 1'expérience même vous détrompat.--Maman, vous me foulagez d un grand fardeau; il m'en coütoir de vous avouer qu'eile avoit voulu me donner de pemicieux confeils. Cependant j'étois déadée a vous en parler, puifque ie létois a ne jamais Ia revoir, même avant que vous m'euffiez appris qu'eile m'a calommée... —A ne jamais la revoir! voila ce que je ne fouffrirai point... — Comment donc, Maman ! U faut éviter de le brouiller; une rupture fait du bruit, os nuit toujours k la réputation des deux Perfonnes qui fe défuniffent. On peut s'éloigner infenfiblement & pardegrés; ce qui ne produit point de fcenes, point d'hiftoires dont ie public puiffe s'amufcr. Enfin fouvenez vous qu'il eft plus prudent de déher que de rompre. — Quoi! maman nous verrons toujours Mademoifelle dè Céligny ?... — Vous ne 1'attirerez plus , mais vous la recevrez avec politeffe; vous ne lui direz plus que vous 1'aimez, mais vous lui témoignerez les mêmes égards... — II eft dur pourtant de vivre avec une perfonne qu'on méprife!... — H faut apprendre a vivre avec des gens dangereux', bavards, indifcrets, paree qu'on en ren-  fur F Education. i?7 contre dans le monde. On doit les éviter quandonle peut; mais il faut le's fupporter patiemment quand on en trouve, ou lorfqu'on a eu 1'imprudence de fe lier avec eux. — Ah! cette imprudence, je n'y _retomberai plus i Avant de former une liaifon , j'étudierai long-temps le caraétere de la perfonne pour laquelle ie me fentirai quelque penchant. — Vous ferez bien auiïi de vous informer de fa réputation, & même de celle des gens qui lui font attachés ; car on peut ordinairement juger de la délicatelTe d'une perfonne, par le choix de fes amis; ce qui eft une raifon de plus pour nous porter a n'en choifir que d'eftimabtes. D'après cet entretien , Adele s'efi décïdée a revoir Mademoifelle de Céligny, & a la traiter de la maniere que j'ai prefcrite; mais cette obéiffance lui coftte beaucoup. Dans une défiance contïnuelle de Mademoifelle de Céligny, elle ne hü parle exactement que de laptuie & du beau temps, craignant toujours, de fa part, u ne intetruption maligne ; & pour évitef qu'elle ne fafle fur elle une nouvelle hiftoire, elle a la précaution de ne lui jamais dire un mot a demi-bas, & de ne jamais fe trouver feule avec eile un moment. Cette contrainte continuelle f'accoutume a la circonfpeclion, a la prudence, &eu même-temps entretient le repentir amer qu'elle épronve d'avoir formé fi légérement une Iiaifon fi peu faite pour elle. H v  '73 Lettres Adieu, Madame; j'ai recu hier une Jet* tre de dans laquelie on me mande, que le Chevalier de Valmont n'eft niembarrafie, niébranlé par toutes les moque. nes que tous fes camarades font de fa fageffe. On ajoute que ceux même qui lui reffemblent le moins, lui pardonnent fes principes en faveur de fes graces & de fa fimplicité. Je partage bien fincérement, Madame, la joie que doivent vous caufer fes fuccès & fa conduite. LETTRE XXXVII. Le Comte de Rofeville au Baron. N o u s fommes enfin, de retour h ** mon cher Baron; j'y ai ramené mon éleve dans fa dix-neuvieme année, & heureufement affez fortifié dans fes principes, affez formé , pour être en état de réfifter aux féduéh'ons que l'amour lui préparoit. Nous avons retrouvé Stoline, encore libre , encore fur les bords du lac ***, dans la maifon de fon pere. Sous diffé' rents prétextes, & enfin fous celui d'une fan té languiffante & délabrée, elle a trouvé le fecret d'éluder & d'éloigner toutes les propofitions de manage qui lui furent faites en notre abfence. Le Jendemain de 1'arnvée du Prince, il recut un billet qui contenoit ces mots: $i Je me meurs... Hélas! avant d'ex-  fur P'Educatiotr.. f?-f „ pi'rer, ne puis-je me flatter de voir un V inftant mon bienfaiteur , mon libéra- teur!.. . Ah! s'il refufe a mes vceux " cette' grace, mes derniers momentsfe,, ront auifi douloureux, que ma vie fut „ infortunée. Stoline". Le Prince, les yeuxrempHs delarmes , m'apporta ce billet : &fans me donner le. temps de parler : II feroit inutile, me ditil de vous oppofer au deifein que j ai d aller, dans ce moment même , chez Alexis Stezen... Moi, interrompis-je, chercher a vous empêcher de faire un aéte d'humaiuté! Pouvez-vous le croire?... Ah, mon ami, s'écriale Prince en m'embralTant.avec Pexpreflion de la plus vive reconnoiflance... Je n'exige qu'une chofe, repris-je; c'eft que nous menionsavec nous unMédecin , qui vous infpirele plus de confiance. Le Prince, après un moment de reflexion , nomma le Docteur Walter. Je 1 envoyai chercher fur le champ ,&nouspartimes aula-tót qu'il fut arrivé. Nous trouv4mes Stoline dans un grand fauteuil, avec tout le coftume d'une malade, un air trés languiflant,un vifage un peu pale,mais plus touchant & plus charmant que jamais. Son émotion & fa joie a la vue du Prince, ne furent que trop vifibles.. y Elle rougit, elle palit, & fes yeux fe remplirent de larmes; elle fit un mouvement nour fe lever, & retomba dans fon fauteuil. Le Prince, au moins aufli troublé qu'elle, s'affit en balbutiant quelques mots/ H vj  ïSo Lettres que jenepusentendre. Enfuites'adreiTant a la mere de Stoline, il lui dit qu'il avok amené un Médecin, & il ordonna qu'oa le fit entrer. Pendant ee difcours, fe regardois fixement Stoline , & je remarquai que la vifite du Médecin lui dépiaifok beaucoup. Le Doéteur Walter parut; nous le laiffitmes feul avec la malade, & nous paffames, le Prince & moi, dans une autre chambre. Au bout d'un demi-quart d'heure, ie Doéteur vint nous retrouver, & nous affura pofitivement que non-feulement 1'état de Stoline n'avoit rien da dangereux, mais qu'elle feportoitfi bien, qu'il n'étoit même pas poflible qu'elle fe crüt malade. Et ma confcience m'oblige, continua k Doéteur, a déclarer qu'il y a certainement quelque artificela-deffous.Ce témoignage d'un homme auffi honuête qu'habile, & que perfonne n'avoit pu pré» venir, me parut faire une profonde impreffion fur 1'efprit du Prince. II fe promena a grands pas dans Ja chambre avec beaucoup d'agitation : enfuite , fe tournant vers moi : Partons, me dit-iJ; rien ne me retient plus. A ces mots, il fortit précipitamment; je k fuivis, charmé de fa fermeté; & de le voir s'arracher de ce dangereux féjour fans dire adieu a Stoline. A peine fut-il en voiture, qu'il fe reprocha cette aétion comme une cruauté. II ferepréfenta Stoline dans les pkurs, il excufa fes artifices en faveur du fentiment qui les produifoit :& comme s'il eüt voulufe  fur F Education. iï>ï venger de la fatisfaétion que me caufoit la viftoire qu'il avoit remportée fur lui-meme, il me laifla voir fans aucun ménagement & fes regrets & fa foibleffe. Je l écoutai fansmontrer laplus légere émotion. Ma tranquillité 1'irrita; il auroit mille iois mieux aimé des fermons que cet air de fécurité. Outre le plaifir de m'inquiéter, des reproches de ma part euflent etabh une difcufïïon en regie, & prolongé un entretien fi intéreflant pour lui; au-lieu que la converfation tomboit nécefiairement. Cependant, quand je vis que le Prince alloit réellement fe mettre en colere, ie pris enfin la parole. Vous ne réuffirez point, lui dis-je , a m'allarmer : je fais que 1'humeur peut bien quelquefois vous faire dire des extravagances; mais vous m'avez toujours prouvé que, dans toutes les occafions effentielles, vous ne confultiez jamais que 1'honneur & la raifon : que m'importent vosdifcours, quand ie ne puis avoir d'inquiétnde fur votre conduite !... Ces paroles flatterent d'autant plus le Prince, qu'ellesfurentprononcées d'un ton brufque, & comme fi la vérité feule me les eftt arrachées. Le Prince s'adoucit. Le delir de juftifier 1'eftime qu'il m'infpiroit, le rendit a lui-même : i! me ten~ dit la main; & pouifant un profond foupir: Oui, dit-il, vous me connoiflez mieux que je ne me connois moi-même!... Votre confiance me fortifie, & m'éleve trop ï mes yeux, pour ue pas me fiatter de la mériter toujours.  tSt Lettres Quelques jours après , Ie Chevalier de Murville, a ma priere, fut trouver Stc line. 11 lui paria de maniere a lui faire fentir les conféquences de fa conduite; 6; cette jeune perfonne, après quelques incertitudes, s'eft enfin décidée a combler tous les vceux du fidele Mirandel :. elle vient de 1'époufer, & de partir avec lui pour la Province de *'**. Maintenant qu'elle eft a cent lieues de la Cour , je fuis délivré d'une bien vive inquiétude. Le Prince a reen cette nouvelle avec courage. II eft trifte, mais il cherche a fe diftraire, & fe Iivre a 1'étude avec plus d'ardeur que jamais. II y a quelques jours que j'eus a fon fujet une longue converfation avec le Prince fon pere, quidefire le marier cette année; ce que j'approuve fort : mais la PrinceiTe qu'on vouloitlui donner, eft extrêmement laide, & phis agée que lui de fix ans. S'il faut, dans une circonftance femblable,confulterfurtout la politique, doit-on encore lui fa*crifier les intéréts les plus chers? D'aitleurs , il me ferable que les alliances entte les Souverains, ne font utiles que par les avantages préfents qu'elles procurent:: malheureufement on ne peut guere compter fur 1'union qu'elles cimentent. L'ambition brife bientót ces liens facrés. Ce font, non les alliances, mais la inodération du Prince, les forces de 1'Etat, la fagefle du Gouvernement, qui préviennent les guerres , & qui font fleurir h  fitr F Education. rifg paix. D'après ces réflexions, j'ai propofé une jeune Princefle d'une figure aimable, d'une éducation diftinguée, &qui, par fa douceur , fes talents & fon caraftere, fera fürenient le bonheur du Prince & l'ornement de Ia Cour. Audi tóe que j'aurai vu former une union fi bien alTortie, il ne me reftera plus qu'un defir, celui d'aiïifter aux noces de Théodore & de Conftance! II eft bien doux, après douze ans d'expatriation, de fe retrouver dans fon pays, au milieu de fa familie & de fes amis. Mais je ne quitterai point *% fans un cruel déchirement de cceur; ou, pour mieux dire , il me feroit impoflible de la quitter, fans la certitude d'y revenir. J'y laifierai 1'objet de toutes les penfées qui m'ont occupé depuis douze ans!... Vous concevrez mieux qu'un autre, mon cher Baron, tout ce que cette féparation aura de douloureux pour moi. Je recois dans 1'inftant votre Lettre, datée du 25, & je vois que ma derniere ne vous eft point encore parvenue. Soyez tranquille fur 1'affaire de M. le Comte d'Oftalis; toutes les démarches font faites ; agifiez en alfurance de votre cóté* Quel plaifir pour moi de renouveller connoifiance avec M. d'Oftalis a **! lui feul peut m'empêcher de regretter 1'AmbaiTadeur que nous perdons.  lüLt Lettres LETTRE XXXVIII. La Baronne a Madame de Valmont. O ui. Madame, le premier de Novembre fut un grand jour pour Adele & Théodore. Nous étions toujours au Couvent, lorfqu'a huit heures du matin on nous annonce que M. d'AImane & Théodore nous attendent au parloir. Adele prend Hermine par la main, & nousdefcendons avec 1'emprelTement que donne le defir de voir deux perfonnes fi cheres, après fix mois d'abfence. Nous paffons la grille; nous volons au parloir du dehors. Adele fe précipite dans les bras de fon pere. Je recois mon cher Théodore dans les miens. Adele , enpleurant, 1'embralfe a fon tour; enfuite nous fortons du Couvent, & nous montous tous en voiture. Arrivés chez moi , nous entrons dans mon appartement, oü nous trouvons Madame d'Oftalis & Madame de Limours. Adele, en mettant le pied dans ma chambre, s'appercoir auffi-tót que toutes les porcelaines qui 1'ornoient n'y font plus, ainfi que Ia garniture de cheminée & la table k thé. A cette remarque, Madame d'Oftalis, lui donnant le bras , la conduit dans mon cabinet, & lui fait voir qu'il eft prefqu'entiérement dépouillé des eftampes, des ininiaturcs j,  fur rEducation. 185 des deflïns qui couvroient la boiferie 1'hyver palTé. Adele, étonnée de ce déménagement, en demandoit en vam la railon. Tout le monde fourioit, & perlonne ne lui répondoit. Enfin, Madame de Limours, s'approchant de moi: Adele, me dit-elle , nous donnera a déjeüner ce matin , U vous le permettez; elle a du thé excellent qui nous attend dans fa chambre, venez. Alors nous fuivons Madame de Limours ; nous entrons dans le cabinet de ma fille ; nous n'y voyons rien de nouveau, finon que le lit d Adele n y elt plus. Adele, furprife , m'interrogeoit, quand tout-a-coup la porte des prétendus galetas , cette porte condamnée s ouvre brufquement, & nous découvre un appartement charmant. La petite Hermine s'y élance, en faifant un cridejoie. Adele, attendrie, fe jette a mon cou, en me difant : O maman ! je reconnois votre bonté; mais vous m'éloignez de vous; j en étois plus prés dans ce cabinet!.. - Lomme elle achevoit ces mots, Madame de Limours la prit par le bras , & la fit entrer dans une trés-belle chamore a coucher. La, ma fille, regardant de tous c6tés, voit & reconnoit une partie des chofes qu'elle a trouvées de moins dans mon appartement. Elle devine aifément quele refte eft dans les autres pieces du lien. Madame d'Oftalis ouvre une commode , & en tire un petit écrain dans lequel Adele trouve le peu de diamants & tous les bt-  186" Lettres joux que je poffédois CO- Bien-loin cTe montrer de Ja joie, Adele confidere triftement toutes fes richeffes. Ah, maman! me dit-elle, je ne puis voir avec plaifir que vous vous dépouilliez ainfi pour moi: croyez-vous qu'il me foit pofiible de jouir des chofes dont vous vous privez ? .... Raffurez-vous, ma fille, repris-je, amufez vous fans fcrupules de ces colifichets (i) Si, a propos de ce trait de Madame d'AImane , on difoit par hafard qu'il n'eft pas difficile de préfenter dans un Roman de femblables exemples , je répondrai que dans tout Ie cours de cet Ouvrage, je ne propofe rien qui n'ait été fait , & que je connois une mere qui, beaucoup plus jeune que Madame d'AImane, a fait pour fes deux filles les petits facrifices dont on vient de parler; fi 1'on peut appeller facrifice, le plaiKr de donner a fes enfants toutes ces bagatelles. Un Philofophe, difciple de Montaigne, CharoB dit: „ Les parents doivent recevoir leurs en- fants , s'ils en font capables, a la fociété &„ partage des biens, a 1'intelligence , confeil & „ traite des affaires domeftiques, & encore a Is „ communication des deffeins, opinions & pen„ fées; voir, eonfentir & contribuer a leurs hon„ nétes ébats & paffe-temps, felon que le cas ,, le requiert, réfervant toujours fon rang 8c „ autorité, 8fC De la Sagcffe, Livre 3, Ch. ,4. A propos de Charon , je 11e puis m'empêcher d obferver que Rouffeau a pris une foule d'idees de cet Auteur, particuliérement tout ce qu'il dit contre les femmes qui ne nourriffent pas leurs enfants. Voyez le Chap. fur le, dcroiü des Parents & £nfants.  fur VEducation. 18? faits pour votre age. Si j'en achetols quelquefois, s'ils m'étoient agréables , c'étoit uniquement paree que je vous les deftinois. Payez-moi donc de mon attention_, en me témoignant qu'ils vous font plaifir. A ces mots, Adele m'embraffa, & me ferra dans fes bras fans pouvoir me répondre. Madame de Limours vint nous féparer de force, pour faire voir a Adele le refte de fon appartement. Enfuite nous entrames dans fa chambre pouryprendre du thé; & après le déjeuner, nous conduifimes Théodore chez lui. II fedoutoic bien que la porte condamnéefero\touvette auffi pour lui : il n'eut pasle plaifir de la furprife ; mais il fut enchanté de fa nouvelle habitation. Quand nous nous retrouvilmes feules, Adele & moi, elle m'exprima fa reconnoiflance dans les termes les plus touchants. Vous m'avez donné, me dit-elle, a la fois, & dans un inftant , de quoi fatisfaire toutes les fantaifies d'une jeune perfonne qui n'auroitpas eu le bonheur d'être élevée par vous. Ainfi, vos dons font bien au-dela de mes defirs; ils ne font véritablement précieux a mes yeux que paree qu'ils viennent de vous. — Vous devez donc concevoir, ma chere Adele, le plaifir extréme que j'ai goüté en vous donnant tous ces chiffons ? — Ah! fürement; mais, cependant, je vois toujours avec peine vos cheminées, vos tablettes dégarnies, &eevilain petit cabaret de terre de pipe, qui, feut,  188 Lettres remplace toutes vos porcelaines. — Ecöntez-rnoi, mon enfant, & je cefferai de vous faire pnié. N'eft-il pas vrai que du café ou du thé eft auffi bon dans une taffe de terre de pipe que dans une tafle de porcelaine? - Oui; mais pour le plaifir des yeux je VOus affure que ie ne tronvois aucun plaifir a regarder mes porcelaines. hn fuppofant que cette vue puiiTe aro™r; vous conviendrez que cela n eft poffible que dans les premiers moments de la nouveauté. D'ailleurs, rien n'eft reri4Hn/rmr0de/1Ue d'avoir fa chai»bre fflldre vaf?s'de magots,de porcelaines. Cela eft fi vrai, quefil'on feréfervoit une Piece ou 1 on ne voulüt jamais laifferentrer perfonne, on n'y mettroit fürement aucun deces ornements.On n'a donc toutes ces chofes que pour Ie plaifir de les fa.re voir, c'eft-a-dire, par vanité, pour montrer qu'on a du goüt & de Patent 2 ™, •;ien,.,B1?1' J''ai une autre efPece de van té, celle de prou ver que je ne fais cas de m«nH «;J aUrai b^ucouPPi"sd'orgueiI quand on verra chez moi avec étonnement ce vilain petit cabaret de faïance ?,n A IV? y louoit Ie bon goüt demi table a thé. Je n'ai pas befoin de vous afJurer que cette maniere de penfernecontnbue en rien a ce que je fais pour vous. Elle peut bien quelquefois , je Pavoue, ajouter a larécompenfe des facrificesdont vous etes 1 objet; mais pour me détermi-  fur rEducation. i?>9 ner aux chofes qui peuvent vous être agréables, il me fuffit de confulter mon cceur. — Maman, vous pénétrez, vous élevez le mien par votre tendreffe & par vos exemples; a préfent je ne concois plus comment on peut placer fa vanité dans des chofes frivoles. II me femble qu'il nefaudroit que du bon fens & un amour-propre bien entendu, pour fe conduire toujours d'une maniere eltimable. Sepeut-il qu'une perfonne riche & vaine n'imagine rien de mieux, pour fe diftinguer, que d'avoir une belle maifon, une fuperbe argenterie , & beaucoup de diamants ? Car enfin, a chaque pas, elle trouvera des gens qui 1'égaleront en magnificence, & qui même la furpafleront; au-lieu que fi elle vouloit fe diftinguer par la modération & la bienfaifance, elle rencontreroit peu de rivaux, & les louanges qu'elle obtiendroit feroient véritablement fatisfaifantes. — Vousparlezavec beaucoup de raifon. Mais, quel que fage que foit ce calcul, un mauvais cceur ne le fera jamais. — Maman, je vous promets de détefter toujours cette ridicule oftentation... — Avoir une maifon bien diftribuée, commode, élégante dans fa fimplicité, des habits de bon goüt, mais fans recherche ni magnificence, des loges aux Speftacles qu'on aime le mieux, un excellent fouper, voila tout ce que les richeffes peuvent procurer d'agréments. Les diamants, une vaiffelle magnifique, des bijoux, de fuperbes ameublements,  J9Q teitres &c. ne font abfolument que des chofes de pureoftentation (i), toujours condamnables dans des particuliers , & véritablement indécentes & ridicules dans tous les gens, qui, par leur nahfance & leur état, r (O >. Nous ne viyons (dit Charon)que par « relation a autrui; nous ne nous foucions pas „ tant quels nous foyons en nous, & en effet „ & en yérité, comme quels nous foyons en la „ cognoiffance publique. Tellement que nous „ nous défraudons fouvent, & nous privons de „ nos commodités & biens, & nous gehennons „ pour former les apparences a 1'opinion com„ mune. Ceci eft vrai, non-feulement aux cho>, fes externes & du corps, & en la defpence il & emploitte de nos moyens , mais encore au »» bien de 1'efprit, qui nous femblent être fans i, frui£t, s'ils ne fe produifent a la vue & approbation étrangere,& fi les autres n'en jouif» fent... Finalement, la couronne & la perfec„ tion de Ia vanité de 1'homme fe monftrent en ce qu'il cherche , fe plait & met fa félicité en „ des biens vains 8c frivoles, fans lefquels il ,> peuft bien 8c commodément vivre: Sc ne fe „ foucie pas comme il faut des vrais 8c effen„ tiels... Dieua tous biens en efience, 8c les maux en intelligence; 1'homme au contraire „ poffede fes biens en fantaifie, 8c les maux ea „ effence; les bêts» ne fe contentent, ni ne i, fe paiffent d'opinions & de fantaifies, mais „ de ce qui eft ptéfent, palpable, 8c en vérii, té ; la vanité a été donnée a 1'homme en par„ tage : il court, il bruift, il meuft, il fuit, 1 „ chaffe, il prend une ombre, i! adore le vent, ,, un feftu eft le gain de fon jour. ... Dt U S"£efe, pfir Charen , i#*>« ;, Chap, j.  fur F Education. 101 font fi natnrellemcnt difpenfés de toute efpece de repréfentation. Souvenez-vous donc toujours que le fafte dérobe a 1'humanité fouffrante les fecours qui lui font dfts, & qu'on ne peut l'aimerfaus avoir une ame eommune & la vanité la plus puérile. . . Enfin, Madame, maintenant Adele jouit a-peu-près de 1'état & des privileges d'une nouvelle mariée. Elle a une femme-dechambre a elle, MiJfSara, que j'ai fait venir d'Angleterre, jeune perfonne de vingt-quatre ans, très-bien élevée, &qui ne fait pas un mot de Francois. Adele a une penlion dont une femme mariée pourroit fe contenter, & je ne fuis plus chargée que de fes Maitres & de ceux d'Hermine. J'ai expreffément exigé d'Adele qu'elle ne laiffat point faire de mémoires a fa femme-de-cbambre. Tous les foirs Milf Sara lui donne la petite note de la dépenfe du jour. Adele la paye fur le champ, & au méme moment elle écrit cet emploi d'argent fur un grand Livre confacré a cet ufage. Ce Livre me fera communiqué tous les quinze jours, afin que je puifle juger fl cette regie que j'ai prefcrite a été exactement obfervée , & fi la dépenfe faite eft raifonnable. En outre, Adele a un autre Livre, furlequel elle fait écrire toutes les quittances des Marchands qui la fourniffent. Elle eft toujours chargée de voir chaque matin le Livre de la dépenfe de ma maifon, & d'en arréter le compte. Tous  jpa Lettres ces petits foins ne lui prennent pas plus d'un quart-d'heure par jour ,& lui apprennent le prix de tous lescomeftibles, ainfi que celui de toutes les marcliandifes qu'on peut acheter. D'ailleurs, accoutumée a 1'ordre dès 1'enfance, ces foins ne lui paroiflent point aflujettiflants ; ils ne lui font même pas étrangers en grande partie: elle fe trouve feulement chargée d'un détail plus conlidérable. Mais comme elle y a été conduite infenfiblement & pardegrés, elle n'en eft point du tout embarraffée. Adele commence a paroitre dans le monde : afeize ans, il eft temps d'y débuter. Elle foupe avec nous, elle vient dans le fallon une demi-heure avant le fouper,& elle va fe coucher en fortant de table; car il faut toujours fe lever de bonne heure : ce qui durera tant qu'elle aura des Maltres, c'eft-a-dire, deux ans encore. Je compte auffi la mener, a-peu-près tous les quinze jours, faire des viiites avec moi. Mais le plaifir le plus fenfible que fon age puiffe lui procurer , c'eft celui de continuer le nouveau plan de lecture que nous avons commencé en Hollande, & d'aller affez fouvent a la Comédie Francoife voir jouer tous les chef-d'ceuvres de nos Auteurs Dramatiques. Avant-hier, elle a vu jouer Phedre qu'elle n'avoit point encore lue. II efl; impoffibie de dépeindre 1'impreffion que cette piece a faite fur elle; plaifir qui fe renouvellera fouvent & pendant bien long-temps. Imaginez, Madame, quel doit être  fur rEducation. ij>3 être le bonheur d'une perfonne inftruite, fenfible & fpirituelle , qui voit dans le cours d'un hyver, les premières repréfentations de Cinna, des Horaces, de Rodogune, d'Athalie, d'Andromaque, de Zaïre, du Mifanthrope, du Tartuffe, des Femmes favantes, &c. &c & qui peut fe dire au printemps : Ce plaifir fi vif eft lom d etre ipuifé; je verrai encore bien d'autres premières repréfentations depieces tout auffi parfaites. Pour vous rendre compte, Madame, de toutes mes occupations, nous avons commencé un cours dePhyfique; nous (bmmes environ quinze perfonnes a lefuivre; nous prenons deux lecons par femaine. Ce cours durera deux mois; nous ferons enfuite, pendant le même temps, celui de Chymie , & nous finirons par un cours d'Hiftoire naturelle, qui nous conduiraan mois de Mai. Nous recommencerons 1'hyver prochain ces trois mêmes cours. C'eft ]a feule maniere dont ils puifl'ent être profitables; car il eft impoffible d'en retirer le moindre fruit en ne les faifant chacun qu'une fois. Adele & Théodore ne font point étrangers au cours d'Hiftoire naturelle. Ils ont déja acquis, en s'amufant, quelques connoiffances fur la Minéralogie; ils connoiffent alfez bien les plantes & les coquilles; ils ont lu dans leur enfance, & favent par cceur le SpeStaclede la Nature, & une Hiftoire des InfeÜes, en deux volumes , afléz bien faite & très-curieufe; & Tome III. I  194 Lettres dans quatre mois; ils liront 1'Onvrageim-/ mortel qu'il faut ( même fans goüt pour 1'Hiftoire naturelle) relire toute fa vie. Ne- eroyez pas, je vous prie , Madame, que mon projet foit de rendre Adele favante : vous connoiffez ma maniere de penfer a cet égard, elle n'eft point changée. Je ne prétends que lui donner une connoiffance trés - fuperficielle de toutes ces chofes, qui puiffe fervir quelquefois a fon amufement, la mettre en état d'écouter fans ennui fon pere, fon frere ou fon mari, s'ils ont legoüt de ces fciences, &la préferver d'une infinité de petits préjugés que donne nécelfairement 1'ignorance. LETTRE XXXIX. Le Baron au Vicomte. Puis que vous ne reviendrez de Gand que le mois prochain, je ne puis me difpenfer, mon cher Vicomte de vous mander des nouvelles de nos enfants. Depuis quelque temps, je remarquois en Théodore un changement affez vifible; il devenoit diftrait, rêveur. Tantót fes regards fe portoientfur la Comteffe Anatolle, qui ïbupe très-fouvent ici; tantót il confidéroit avec émofion la figure fi charmante de 1'aimable Conftance. J'ai vu enfin qu'il eft temps de parler. Un jour que nous  fur PEducatioH. 195 avions diné chez Madame de Limours, & qu'il avoit entendu, pour la première fois , chanter Conftance : Je m'appercois avec plaifir, lui dis-je, de l'impreffion que votre Coufine fait fur vous. A ces mots » Théodore rougit, & la furprife & ia joie fe peignirent fur fon vifage. Oui, mon fils , repris-je, Conftance eft parfaitement élevée ; elle eft charmante a tous égards, & tous mes defirs feroient remplis fi elle devenoit un jour ma belle-fille. Je vous avoue, dit Théodore , que j'ai foupconné plus d'une fois que vous aviez formé ce deffein; mais comme vous ne m'en aviez jamais parlé , j'ai toujours rejetté cette penfée. — Vous étiez trop jeune pour être dnftruit d'un projet en l'air, & qui mainteuant même n'a rien de certain encore- Cependant les nceuds de parenté , & 1'amitié qui vous unilfent a M. de Limours. .. — Sürement ce mariage feroit fort fortable; mais il faut avant tout que vous le defiriez vivement... — Ah! vous n'en doutez pas... — H faut auffi que le cceur de Conftance n'y mette point d'obftacle, & que vous ayez mérité par votre conduire que fes parents vous choififfent de préférence a tant d'autres qui rechercheront cette alliance. Conftance n'a que quatorze ans; on ne la manera fürement point avant qu'elle ait atteint fadixfeptieme année ; & fi jufqu'a ce temps vous ne vous conduifiez pas de maniere èjuftifier les efpérances que 1'on concoit de vous, i ij  ipó Lettres ou fi vous paroiffiez prendre un autre attachement, foyez bien für que M. de Limoursne vous donneroit pas fa fille. Ah! mon pere, reprit Théodore, je ferai toujours avec vous ; je ne chercherai jamais è vous cacher mes plus fecretes penfées; je fuivrai aveuglément tous vos confeils; puis-je avoir la crainte de m'égarer un inftant ?... — Non fans doute, fi vous perfiftez dans cette maniere de penfer... — Si j'y perfifterai! ó Ciel! en douteriez-vous ? Ne m'avez-vous pas appris deux importantes vérités : que la vertu feule peut af furer le bonheur de la vie, & qu'a mon age on ne peut fe paffer d'un guide. Quand la reconnoiffance la mieux fondée & la plus vive affeétion ne m'attacheroient pas inviolablement a vous, la raifon & mon propre intérêt me feroient rechercher vos confeils, & préférer votre fociété a toute autre. Pour vous confulter & vous obdir, il me fuffiroit de connoitre votre lageffe & vos Iumieres. Jugez donc de 1'empire abiblu que vous avez fur moi, vous, en qui je retrouve a la fois un bienfaiteur, un pere auffi tendre qu'éclairé, & 1'ami le plus indulgent & le plus aimable!... Théodore prononca ces paroles avec ce ton animé, cet air fenfible & vrai, qui donnent tant de prix aux témoignages de fon amitié. Charmant enfant, comme il me récompenfe de tout ce que j'ai fait pour lui!... II m'a promis de ne jamais laiffer coi>  fur VEducation. *97 noitre & Conftance 1'efpoir qu'il a de l'époufer , & de n'en parler a perfonne, excepté a Madame d'AImane, & je fuis bien certain qu'il tiendra fidélement fa parede. Depuis cet entretien , il regarde Conftance avec un intérêt beaucoup plus vif, & il eft infiniment moins frappé des charmes de la ComteiTe Anatolle. Cette derniere ne voit plus M. de Saint Phar. Les uns difent qu'il n'y a jamais eu de vêritable engagement; les autres prétendent que M. de Saint-Phar a facrifié la Com: • telTe Anatolle a Madame de R***. Quoi qu'il en foit, la Comteffe Anatolle a perdu fa réputation; onlui fait d'autant moins de grace, qu'elle eft plus jolie & plus aimable; on la déchire cruellement, & elle eft fürement trés-a plaindre, s'il eft vrai qu'elle n'ait en etfet que de la coquetterie a fe reprocher. LETTRE XL. La Baronne a Madame de Valmont. O n a raifon de dire, Madame, qu'une mere eft bien fiere la première fois qu'on lui demande fa fille en mariage. Je viens d'éprouver cette fatisfaétion. Le Marquis d'Hernay, un jeune homme que j'ai vu en Italië, defire vivement époufer Adele. II m'a fait prejfentir a ce fujet il y a environ trois femaines. J'ai répondu très-vagueI iij  Lettres ment, & j'en ai parlé a ma fille le meme jofir. Au ftul mot ifètabhffement, avant que j'euffe nommé le Marquis d'Hernay, elle a changé de vifage. Eh quoi, Maman , s'eft-elle écrïée, fongeriez-vous déja a me marier? ... Non pas dans ce moment, répondis-je: puifque vous avez une fortune honnête & un fort affuré, rien ne pourra me décider ö vous marier que votre éducation ne foit entiérement finie; mais je pourrois dès-a-préfent, fi vous y confentiez , prendre des engagements condition- nels. Enfin, celui qui fe propofe c'eft le Marquis d'Hernay.... — M. le Marquis d'Hernay!... — Un très-bon fujet, un homme dont la fortune & la naiffance... Oh, Maman, interrompit Adele en fouriant, eut-il encore une naiffance plus diftinguée, une fortune plus confidérable... il efl: impoflible que cethommefa foit deilir.é a vous appeller Maman.., — Mais Adele, vous êtes bien dénigrante... — Je trouve qu'il me fait beaucoup d'honneur... mais j'avoue qu'il ne me paroit pas fait pour devoir prétendre a devenir votre fils... — Et votre mari, convenez-en ?... —Maman, convenez vousmême que vous penfez comme moi?... — Parions raifon. Pourquoi avez-vous tant d'éloignement pour lui?... — Maman , paree que vous le trouvez ridicule. —Je ne vous ai point dit cela. —Mais je 1'ai vu, & touiours votreopinion décidera la mienne. ■— Eh bien, quand il feroit vrai  fur P Education. 199 qu'il fut ridicule; s'il efteftimable?-Ma chere maman me trouvera un man eltrniable, & qui ne fera point ridicule... — Prenez garde, Adele, de vous tornier des chimères, & de poulTer trop lom la délicateffe... — Je ne le puis. Je vous allure que depuis que j'exifte, je n'ai jamais réfléchi a la tournure que je defirerois dans un mari. Ie fais que je n'aurois pas aflez de lumiere & d'expérience pour bien_ choilir moi-même, & que je ferois auffi infenfée qu'ingrate, fi je ne me repofois pas entiérement fur vous du foin demon bonheur... — Ainfi donc, vous accepterez avec joie le mari que je vous propoferai féneufement* — Oui, Maman, n'en doutez pas, quel qu'il foit. — Je mérite cette confiance en effet; mais combien ce choix eft important ! Si vous faviez, ma fille, combien les hommes font difficiles a connoitre!. — Des mceurs fi différentes des nótres, & puis fachant fe contrefaire quand ils veulent!... Combien Richardfon ft peint cela ! cet horrible Lovelace!... Quel hypocrite! quel monftre !... — II eft vrai quils ne font occupés qu'i nous tromper, a temdre des fentiments qu'ils n'éprouvent pas , afin de nous féduire, & de pouvoir s en vanter après... — Cela fait frémir! mais comment une femme eft-elle aflez extravagante pour facrifieraun homme fon repos & fa réputation? - Voila 1'abyme oü conduit une imagination déréglée: on le perfuade qu'on a une paffion invincible; on 1 iv  2o© Ltitres ne fait plus d'eflbrts pour y réfifter; 1'on y cede , & 1'on n'eft défabufée qu'après avoir perdu 1'bonneur. Toute perfonne ra;fonnable, quelque fenfible qu'elle puiffe être, n'aura jamais de paffion. Auffi avezvous vu que Richardfon (qui fürement, connoiffoit profondément le cceur humain) s'eft bien gardé de faire Ctenttepaftionnêe; même, durant le temps qu'elle s'abufe fur Lovelace, elle n'a pour lui qu'un trés-léger mouvement de préférence, & jamais un moment de J'amour. Elle a cependant le cceur le plus tendre; mais elle a des principes folides, une raifon fupérieure, une imagination fage, & par conféquentil eft impoiïible qu'elle foit fufceptible d'un lentiment qui ne peut remplir le cceur qu'après avoir tourné la tête, & dont Ia raifon préfervera toujours facilement une perfonne réfléchie, & qui a de 1'empirefur dle-même. D'après cette converfation, Madame, il eftinutile de vous dire quejen'ai point accepté 1'offre de M. Ie Marquis d'Hernay. II a defiré une réponfe pofitive; & depuis ce moment, il a ceffé entiérement de venir chez moi. Vous êtes curieufe defavoir, Madame , quelle impreffion le monde fait fur Adele. Comme elle le voit avec toute fa raifon, elle eft finguliérement frappée des ridicules qu'elle ydécouvre. Je 1'ai menée 1'autre jour chez Madame de B*****. II y avoit beaucoup de monde, & nous y fommes reftées affez long-temps. Elle y a fait  fur F Education. aot plufieurs remarques qu'elle m'a communiquées quand nous nous fommes retrouvées feules. Peut-on être, m'a-t elle dit, plus aimable que ne 1'eft Madame de R. * * * * * ? Non furement, ai-je répondu; & vous trouverez bien peu de perfonnes qu'on puiffe lui comparer. Elle poffede la vraie politeffe; celle qui oblige toujours & ne fatigue jamais. Elle a le mérite infiniment rare de bien parler , de s'exprimeravec élégance & pureté, fans qu'il foit poffible de 1'accufer un moment de pédanterie. On peut dire de fa converfation ce qu'on a dit de la maniere d'écrire de Madame de Sévigné: Qtfelle ri" eft jamais recherchêe, & jamais commune. Elle a tant de naturel, qu'on eft plus charmé que furpris de ce qu'on lui entend dire de plus faillant. Ce n'eft que la réflexion qui peut faire fentir toute fa fupériorité. — Avec quel feu vous faites fon éloge, maman! elle n'eft cependant pas votre amie?... — Füt-elle mon ennemie, je la louerois de même. II eft fi doux de rendre hommage a la vérité! —• Maman, comment fe nomme cette jeune perfonne qui étoit affife a cóté de Madame de Bqui avoit une eravate fi bouffante , & tant de fleurs remuantes dans la tête?... — Madame de Comment la trouvez - vous? — Point du tont jolie; & puis elle a des manieres bien défagréables, une facon de tourner la tête a droi• te, a gauchê, & a toute minute,... en I v  202 Let/rei faifant des mines!... Quel grouppe dlioiirmes elle avoit autour'd'elle !. .. — Dés qu'elle .eft dans une chambre , tous les hommes qui s'y trouvent viennent 1'entourer ainfi. — A canfe de toutes fes mines qu elle fait, je parie ? En effet, cela efl dröle a voir de prés Oui, voila ce qu on appelle de Ia coquetterie; voilü ce que mépnfent les hommes, & ce qui les attire. — Maman, avez-vous remarqué quand Madame de B****» a fait Pélo°e de Madame de e***"**, avec quelle froideur Madame de *** a répondu?... — Oui, elle n'a pu diffimuler fon'chagnn ; car 1'en vie efl; un vice que nul ar: ne fauroit cacher. Vous en voyez lapreuve, puifque vous, fi jeune, fi peu pénétrante encore, vous avez découvert dans l'inflant que Madame de*** étoit envieufe» — Et comment peut-on 1'être? comment du moins peut-on être infenfible au plaifir fi noble de paroitre équitable? Vous voyez, Madame, combien Adele trouve la coquetterie ridicule, & Penvie lévoltante. Si, depuis Page de huit ans, elle eüt vu du monde chez moi, elle feroit accoutumée a-toutes ces chofes; elle ne les remarqueroit pas , ou du moins elle n'en feroit pas choquée. Et comment m'y prendrois-je alors pour Pen préferver elle-même? Au contraire, je n'ai pas befoin de lui dire a quel point Ie vice eft haïffable; elle ouvre les yeux, le voit 4 Ie 4étefte»  fur t'Education. 203 Oui, Madame, le Chevalier de Valmont fe conduit toujours auffi parfaitementque votre tendreffe peut le defirer;fes liaifons ne font pas étendues , paree qu'il a voulu les bien choifir. 11 s'eft lié particuliérement cet hyver avec le Marquis de **% ce jeune homme li diftingué par fes vertus, fes talents & fes qualités brillantes, & dont la conduite a procuré a tous les peres de familie la fatisfacYion de pouvoir offrir a leurs fils un modele digne d'être imité. Le Chevalier de Valmont témoigne toujours a Théodore la plus vive amitié. Ils ont 1'un & 1'autre les mêmes principes , les mêmes fentiments; ils font faits pour s'aimer toute leur vie. LETTRE XLI. La Baronne a Madame d'Oflalis. E h bien, mon enfant, votre affaire avance-t-elle? M. d'Oftalis efpere-t-il réellement obtenir cette ambaffade?.... Envoyez-moi un courier pour le oui, & même pour le non : ce non vous feroit refter!... Je fouhaite, de préférence a tout, 1'avancement de votre mari, & tout ce qui peut contribuer a fa gloire & augmenier fa fortune... mais je fuis dans la fituation la plus pénible, celle oü les defirs du cceur fe trouvent en contradiction avec les voeux forniés par la raifon!... Moi, forI vj  zc-4 Lettres mer le vceu de vous voir partir pour la **!' Non, ne le croyez pas!... Ah , ma filk!... combien je me reproche maintenant mon voyage d'Italie! ces deux ans écoulés loin de vous, & que j'aurois pu pafier avec vous!... Enfin, n'en parions plus, attendons Tévénement avec réfignation, & préparons-nous k le fupporter avec courage. J'ai foupé hier chez Madame de Vake' pour la première fois de 1'hyver : la Vitomteffe 1'a fi pofitivement exigé, que je n'ai pu m'en défendre. II y avoit environ 40 perfonnes, & de Ia meilleure compagnie. Nous avons vu Madame de Valcé fort mal accueillie dans la fociété; mais aujourd'hui elle a cent mille livres de rente, & tout le monde va chez elk avec empreffement. Elle en efl d'une fierté inconeevable; elk ignore apparemment qu'elle n'en a pas plus de confidération réelle. Les gens qui ont une excellente maifon font comme des Rois;ils ne favent jamais ce qu'on dit d'eux. Un bon fouper fait faire fouvent aulant de fauffetés & debaffeffes que 1'ambition en peut produire. Au relre, Duclos dit avec beaucoup de raifon : Lés hommes (1) ne peuventJuger que fur Vextérieur. Sont-ils donc ridiculement dupm, paree que ceux qui les trompent font baffement gr" adroitement perfides ? II efl vrat aulïï qu'a moins d'être aveuglé par (0 Coniidcmion f»r hs mosurs.  fur F Education. 205 un amour-propre démefuré, il fufïït d'avoir un peu d'expérience,pourfavoir qu'on peut touiours, quand on le veut, attirer du monde chez foi, même fans donner a fouper. II n'eft pas néceffaire pour cela d'être aimable, il faut feulement le defirer, garder fa chambre , & ouvrir fa porte. Voila ce qu'il n'eft pas inutilè d'apprendre a une jeune perfonne, pour la préferver de la vanité ridiculed'attacher un grand prix a des liaifons étendues. Cette fureur d'attirer tout Paris chez foi, occafionne une pene de temps qui n'eft rachetée pnr aucun plaifir réel. Au milieu d'un femblable tourbillon, il eft impoffible de cultiver fes talents, d'orner fon efprit de nouvelles eonnoitfances, & de conferver le goüt de 1'étude & de Poccupation. Mon intention n'eft pas affurément que ma fille vive dans la folitude» Je veux bien qu'elle fe trouve quelquefois avec foixante perfonnes , pourvu qu'elle ne les raffemble pas chez elle. Je defire enfin qu'elle ne recoive que fes amis & les gens qui lui paroitront vraiment aimables ; & alors elle n'aura jamais quarante perfonnes a fouper. Au relte, Monfieur & Madame de Valcé fe ruinent; c'eft acheter bien cher lagloire d'être cité pour avoir une des meilleures maifons de Paris. Adieu, ma chere fille; je ne vous prefferai point de m'écrire; vous devez juger , par ma tendreffe pour vous, de Pimpatience avec laquel'e j'atEends de vos nouvelle?,  2o6 Lettres LETTRE XLII. La Baronne a Madame de Valmont. M. d'Oftalis eft nommé Ambaffadeur en**; il partira dans deux mois, & fa femme le fuivra. Loin d'exiger ce facrifice , il a preffé Madame d'Oftalis de relter en France; mais fans doute il étoit bien für qu'elle n'écouteroit que fon devoirl... Oui, tel eft le devoir d'une femme! Pour fuivre fon mari, il faut qu'elle abandonne, fans balancer, fes amis, fa familie , fa mere!. .. Adele peut-être un jour fera ces mêmes facrifices!... Cette cruelle idéé me ravit ma feule confolation... Madame d'Oftalis m'arrache le cceur , quand elle me dit : Adele vous refte.'... Hélas ! qui me répondra qu'elle me reftera toujours! Quel trifte été je vais paffer! M. d'AImane & Théodore partent dans fix femaines ; & moi... quinze jours après, j'irai m'établir a St. ***, cette petite terre que nous avons a fix lieues de Paris ; j'y refterai jufqu'a Ia St. Martin. Adieu, Madame; plaignez-moi... Vous favez mieux qu'une autre tout ce que je dois foutfrir en ce moment.  fur F Education. sof LETTRE XLIII. La même a la même. Ah! fans doute, Madame, 1'intérêt de ce qui nous eft cher peut nous faire fupporteravec courage les privations les plus cruelles ! N'ai je pas fait moi-même toutes les démarches qui pouvoient, dans cette occafion, être utiles a M*POftalis?... Eh, ii 1'on me prouvoit qu'Adele, a deux mille lieues de moi, düt trouver le bonheur, croyez-vous que j'héfitalfe un moment z me féparer d'elle ? Je ne lui facrifierois même pas alors toute ma félicité ; en afluraut la fienne,je ne pourrois me croire malheureufe. Oui, Madame, je ne recevrai ici que mes amis particuliers :j'ai amené avec moi un Peintre en miniature , le feul maitre dont Adele ait befoin a préfent; car je puis fuppléer tous les autres. M. Leblanc, un homme-d'affaires de M. d'AImane , paffera auffi avec nous fix mois, & il donnera a ma fille quelques connoiflances générales fur les affaires dont une femme peut fe trouver chargée, ainfi que le recommande le plus lage comme le meiïleur ïiiftituteur. „ II feroit bon , ditM.de Fénelon, „ que les jeunes perfonnes fuflent quel„ que chofe des prineipales regies de la „ Juftice : par exemple, la différence qu'il  $a3 Lettres „ y a entre un teflament & une donation, ce que c'eft qu'un contrat, \\x\t fubfli,, tution, un part age, des cohêritiers, les „ principales regies du droit ou des cou„ tumes du pays oü 1'on eft, pour rendre „ ces adres valides; ce que c'eft que pro„ pres, ce que c'eft que communauté, ce ,, que c'eft que biens meubles & immeu„ bles. Si elles fe marient, toutes leurs „ principales affaires rouleront la defius... „ Les filles qui ont une naüïance & un „ bien conficjérable, ont befoin d'êtreinf- truites des devoirs des Seigneurs dans ,, leurs terres. Dites-leur donc ce qu'on peut faire pour empêcher les abus, les violences, fes chicanes fi ordinaires a „ la campagne. Jöignez-y les moyens d'é„ tablir de petites écoles & des affemblées „ de charité pourle foulagement des pau„ vres malades... En expliquant les de„ voirs des Seigneurs, n'oubliez pas leurs „ droits; dites ce que c'eft que fiefs, „ Seigneur dominant, vajfal, hommage, „ rente, clixmes inféodées, droit de Cham„ part,lods & vent es, indemnitè, amor„ tiffèment & reconnoijfance, papiers ter* riers, & autres chofes femblables. Ces „ connoiffances font néceflaires, puifque le gouvernement des terres confifte en„ tiérement dans toutes ces chofes (i)". (l) Education des Filles, par M. de Fénelon. Les avantages infinis que les femmes retireroient de  fur F Education. acrp Nous avons tous les matins une converfation de trois quarts d'heure, avec M. Leblanc, fur cette matiere. L'après midi, Adele écrit ce qu'elle a pu retenir. Le lendemain, M. Leblanc reétifie fon extrait, & ajoute a la marge les omiffions importantes. Adele gardera ces cahiers, pour ne jamais oublier les chofes qu'ils contiennent; il fuffira qu'elle les relife feulemenl tous les trois mois. Je ne la fais point écrire a la lecon, paree qu'elle n'écouteroit pas avec autant d'attention, 11 elle n'étoit pas obligée de rendre cotnpte de Pentretien quatre ou cinq heures après; & je ne lui fais point donner des cahiers par fon maïtre, paree que 1'explication la plus claire, & qu'on n'oublie jamais, eft toujours celle qu'on fait foi-méme. Adele trouve que la campagne 011 nous fommes ne vaut pas notre habitation en Languedoc. Elle eft aulfi furprife qu'attendrie en découvrant la mifere affreufe des payfans des environs de cette petite terre. Quoi ! tant d'infortunés, me dit-elle, fi prés de Paris, fi prés de cette multitude de gens riches!... Devez vous vous en ces connoifiances, font beaucoup plus détaillés dans un excellent Ouvrage Anglois , qui mérite d'être lir par les meres de familie & les jeunes Perfonnes, & qui a pour titre : The Govcrneff and iht Ladies Librairy. La Gouvernante & Ia Ei-, bliotheque des Dames, en quatre volumes.  aio Lettres étonner, lui dis-je , quand cette mifere exifte a Paris même ? Ce n'eft pas oü regnent le fafte & 1'oftentation, que vous trouverez de la bienfaifance dans les riches, & de 1'aifance parmi le peuple. Le luxe , dit-on, foutient les manufactures, fait vivre une multitude d'ouvriers: oui, quand il eft modéré ; mais quand il eft excefïif, il mine également les particuliers & les ouvriers ; les premiers alors ne payent point, les derniers meurent de faiut, & les marchands font banqueroute. Enfin, comment voulez-vous, lorfqu'on a cinquante mille livres de rentes, & qu'on en dépenfe quatre-vingts, qu'on puiffe faire de bonnes aétions?... — Maman , moi qui ne ferai point de dettes, & qui me trouverai toujours de 1'argent de refte, je voudrois que vous euffiez la bonté de me guider dans 1'emploi de la fomme que je deftine aux pauvres... —•Et quelle eft cette fomme ?... -«Cinq cents francs par an de fixe, & mon frere donnera autant; ce qui fait mille francs; mais nous defirerions confacrer cet argent a un objet déterminé, & qui ne changent pas tous les ans. — Je vous promets d'y penfer, ai ie répondu, & même de vous feconder dans ce projet. -- Maman, reprit Adele, ne pourrions-nouspasformer une petite affociation avec quelques perfonnes?. . . — Cela efl pofïible ; mais il ne faut jamais faire des propofitions de ce genre qu'a fes amisparticulkrs. — Vous  fur rEducation. 21 i n'approuvez donc pas ces quétes que 1'on fait quelquefois dans la ibciéié?... — Nullement. Donnons antant que nous pouvons , c'eft tout ce que la Religion & 1'humanité nous prefcrivent. Elles ne nousordonnent point de demander 1'aumóne pour la faire. Pour moi, faimerois mille fois mieux vendre un de mes meubles pour foulager 1'infortuné qui m'implore , que de me réfoudre a demander de 1'argent a treute perfonnes que je ne connoltrois point, & qui me le donneroient avec autant de regret que de mauvaife grace. Moimême, je ne me fuis jamais foumife a cette contribution que par politeffe. Suis-je füre que i'objet de la cbarité foit réellement digne de ma compalïion? Je ne le connois point. J'ai mes pauvres que j'affedtionne; cet argent qu'on m'oblige a donner leur appartient: La Dame quêteufe le leur ravit, & m'öte a moi le mérite & le plailir fi doux dele donner. Elle jouira feule aulli de la petite portion de reconnoiffance qiu m'eft due; ainfi j'aurois bien le droit de lui dire (fi j'étois moins polie) -.Retulezvous une ou deux fantaifies, & vous com • pléterez la fomme que vous defirez d une maniere infiniment plus noble, & beaucoup plus méritoire. II feroit poffible que ce difcours fit peu d'impreffion; car je coucois bien qu'il eft plus facile en général d'être indifcrete & importune , que ehaiïtable & bienfaifante. — Cependant, Maman, je vous aienteudulouer fouven':  212 Lettres Madame de *** fur fa bienfaifance, & c'eft une Dame quêteufe. — Si ia bienfaifance de toutes les Dames quêteufes étoit auffi vraie & auffi univerfellement reconnue, je ne condamnerois plus cet ufage; il me paroitroit refpectable, quoique, même alors, je fuffe encore décidée a ne point 1'adopter.Je vous le répete, revenons toujours a nos premiers principes, & ne nous en écartons jamais. Avant tout, il faut être ftriElement jujle; & ce n'eft pas 1'être , que d'abufer des égards & de la politeffe des gens qu'on rencontre, pour en obtenirde 1'argent qu'ils donnent a regret. Ainfi, cette feule raifon m'infpireroit de 1'averfion ponr les quêtet de fociété. Le jour même de cette converfation, j'ai parlé a Madame de Limours & a Madame de S*** qui font ici, du projet d'Adele, & il eft décidé qu'en effet nous nous affocierons avec quelques autres perfonnes encore, pour former un petit établiffement a deux lieues de Paris, afin que chaque aflbcié puiffe y préfider tour-a-tour. Nos calculs ne font point encore faits. Nous fommes feulementdéterminés a former une école de fix jeunes filles bien pauvres , que nous choifirons d'une bonne fanté , d'une figure agréable , & toutes agées de dix ans, & auxquelles nous ferons apprendre a lire, a écrire, a compter, & a travailler en linge. Nous louerons une petite maifon pour elles, & nous les y établirons avec une bonne ouvrrere, &  fur FEilucatisn. 213 1111 homme, qui fera 11 la fois Vêconome de la maifon , & maitre d'école des jeunes filles. Nous leur dontierons en outre une cuifiniere & une fervante. Nous prévoyons que cet établiflément coütera, parimpoffible , fix mille francs par an. Notre projet eft de ne garder ces jeunes filles que lept ans; les deux dernieres années elles travailleront a leur profit ; elles auront pour pratiques les Aflbciés & les amis des Aflbciés. Ainfi elles fortiront a dix-fept ans de 1'école, avec une petite fomme d'argent, fachant bien travailler, lire, écrire, compter, &c. Un Aiïbcié fera le maitre de donner un talent deplusacelle des jeunes filles qu'il aimera le mieux, comme de lui faire apprendre a broder, a coëffer, faire de la tapiflerie, &c. Ces jeunes filles ayant recu une excellente éducation pour leur état, feront très-faciles a placer, foit a Paris , foit en Province, d'autant plus qu'elles auront pour proteéteurs tous les Affoeiés. Lejouroü elles quitteront 1'école, elles feront toutes remplacées par fix autres jeunes filles de dix ans. Celles-ci pafferont a 1'école le même temps, & feront remplacées de même le jour de leur fortie; fuc'cejfion qui durera tant que vivront les Aflbciés, qui fe lieront entre eux parades engagements refpeétifs, renouvellés tous les fept ans. Adele eft chargée de faire les réglements de 1'école, & 1'inftruétion chrétienne & morale a 1'ufage des jeunes filles. Les Affoeiés feront les Cenfeurs de cet ouvrage,  214 Lettres & y feront les corrections qu'ils jugeront néceffaires. Vous, Madame, qui trouvez tant de plaifir a faire le bien, vous imaginerez facilement combien ce projet nous occupe. Nous ne parions plus d'autre chofe, & Adele a déja fait une partie de rinftruction deftinée aux jeunes filles. Je recois fort exaftement des nouvelles du Chevalier de Valmont par mon fils, qui fent bien vivement le plaifir de fe trouver cette année dans la même garnifon; & 1'éloge du Chevalier occupe toujours une grande page de chaque Lettre que je recois de Théodore. LETTRE XLIV. La même a Ia même. De Saint ** *. j' a i fait connoiflfance, Madame, avec une perfonne que vous avez beaucoup vue autrefoisa Narbonne pendant un hyverque vous y avez paffé: c'eft M. le Comte de Retel. II me procure le plaifir de parler de vous, Madame; ce qui me fuffiroit pour 3e trouver aimabje. II a d'ailleurs autant d'efprit que d'inftruction, un peu de caufticité & de fingularité; mais une excellente réputation, & un air de franchife qui me convient beaucoup. II a une maifon charmante a trois quarts de lieues de la mien-  fur F Education. 215 ne; il nous a donné la permiflion d'aller nous promener dans fon jardin, & c'eftla que s'eft formée notre liaifon. Ilajoute peu de foi a Pinliruction &auxtalents des femmes. II a fouri en voyant dans mon cabinet le plan de mon jardin levé par Adele, ainfi que des payfages, des fleurs & des miniatures de fonouvrage. Je me fuis doutée qu'il avoit été plus d'une fois attrapé dans ce genre, & que 1'expérience l'avoit rendu incrédule. „ A Paris, le ri- che fait tout, dit Roulfeau. II n'y a „ d'ignorant que le pauvre. Cette Capi„ tale eft pleine d'amateurs, & fur-tout „ d'amatrices , qui font leurs ouvrages ,, comme M. Guillaume inventoit fes cou„ leurs. Je connois a ceci trois excep„ tions honorables parmi les hommes. II „ y en peut avoir davantage; mais je n'en „ connois aucune parmi les femmes, & „ je doute qu'il y en ait (1) ". Pour moi, je dirai au contraire que je connois a ceci deux exceptions, Madame d'Oftalis & Adele. Ainfi, je puis croire qu'il y en peut avoir davantage, quoique je n'en aie pas la certitude; car je n'ai jamais vu d'autres amatrices deffiner des vues d'après nature, & faire des portraits reffemblants & corrects. Mais enfin, M. de Retel a vu deffiner Adele dans un jardin ; il l'a vue peindre d'après nature; il (1) Emile, tome 2,  2ICj Lettres a fuivi toutes les féances, & il eft bien fur a préfent qu'il n'y a pas de fuperckerie. Cette découverte Pa fait palier fubitement d'une extrétnité a Pautre; car Adele maintenant n'a point tfadmirateur plus fincere, L autre jour nous avons joué par hafard (catcesjeux d'efprit font peu demon goüt) a ce jeu, oü chacun eft obligé d'écrireun vers tour-a-tour. La plusjolieécriture du monde a fait reconnoltre tous ceux qui étoient d'Adele. M. de Retel, après avoir loué Pécriture, aexaminé les vers avec attention. Comment donc, s'eft-il écrié, non-feulement pas une faute d'orthograpbe; mais pas une faute de verfification!... Ainfi donc, Mademoifelle, a-t-il ajouté d'un ton un peu moqueur, vous avezappris a faire des vers; & par conféquent nous pouvons nous flatter de Pefpérance de voir un jour de vos produ&ions. II eft vrai, répondit Adele, que Maman, pour me mettre en état de mieux fentir la mefure des vers,m'en a fait faire quelquefois; mais elle a fu m'apprendre en même-temps a quel point ce talent, lorfqu'il n'eft pas fupérieur, peut rendre une femme ridicule. .. Eh bien, Mademoifelle, interrompit M. de Retel, pourquoi n'auriez-vous pas Pefpoir d'égaler un jour les femmes qui fe font diftinguées dans ce genre?... Paree que Pamour-propre, reprit Adele, ne peut m'empêcher de connoïtre que tous les vers que j'ai faits ne valent rien. Le papier que je tiens, ditM. de Retel, prou- ve  fur rEducation, £17' ve que lamodeftie feule vous abufe. Voila de la galanterie, dis-je a mon tour; mais Adele fait bien qu'avec beaucoup de peine, elle ne pourroit parvenir qu'a faire des vers trés-médiocres : alors il vaut mieux écrire en profe. Le nom de Madame de Sévigné eft immortel; & très-peu de perfonnes favent que Mademoilelle Barbier ait exifté , quoiqu'elle ne" foit morte qu'en 1742, & qu'elle ait fait plufieurs Opéra & beaucoup de Tragédies quieurentdu fuccès dans le temps. Pourquoi cela? C'eft que les Tragédies de Mademoifelle Barbier font médiocres, &que les Lettres de Madame de Sévigné ont le degré de perfeétion dont ce genre d'écrire eft fufceptible. C'eft qu'enlin il y auroit plus de mérite & de gloire a faire une chanfon parfaite, qu'un mauvais Poëme épique. Quatre vers ont fait paffer a ia poftérité M. de Saint Aulaire (i>, & Chapelaiu feroit oublié depuis long-temps, fi quelques Auteurs célebres n'euffent pris la peine de le critiquer. Ainfi, puifque Adele écrit bien une Lettre, & qu'elle fait mal des vers, je lui confeille de s'en tenir toujours k la profe. Mais, dit Madame de Limours, fi, née avec de 1'efprit, & élevée avec autant de foins, elle veut par la fuite fe diftinguer, dzvzxnx Auteurt (1) Son impromptu fait pour Madame la Du» «heffe du Maine, Tome III. K  2ii3 Lettres par exemple, 1'en détourneriez-vous? — Non, paree que fi je n'ai pas encore la certitude qu'elle puiife faire un jour un excellent ouvrage, je fuis füre dü moins qu'elle n'en feroit pas un mauvais, quand fon efprit fera entiérementforrrré Mais vous dites qu'un excellent ouvrage peut feul palfer a la poftérité?... ■— Oui, un ouvrage de pur agrément; mais un ouvrage qui auroit un but moral, pourroit fe paffer de génie & de fupériorité , pourvu qu'il fut purement écrit. L'Auteurqui ne veut que briller, n'a nul droit a 1'indulgence; s'ilne piait pas, il a tort, & n'eft plus bon a rien r mais je pardonne de grands défauts & de la médiocrité a celui qui m'inftruitecm'éclaire; je ne pourrois fans ingratitude le juger avec févérité. Sou Livre, füt-il dénué de tout agrément, fut-il même ennuyeux, s'il eft utile, mérite de 1'eftime, & fera toujours Iu. C'eft ainfi que plufieurs ouvrages de Sciences, fairs fans génie, cc quelques ouvrages de Morale médiocrement écrits, font parvenusa la poftérité, uniquement paree qu'ils font utiles; & voila pourquoi je détournerai toujours une jeune perfonne de la manie des vers. On ne peut rien faire de véritablement utile dans ce genre (i), (i) Je fais bien que Molière a réformé beaucoup de ridicules , & que les Pieces de Ccrneiüe font fake s pour élever 1'ame ; mais dans tous '.es  fur ï'Education. i\% oui, par conféquent,exige néceffairement (les talents fupérieurs. Ainfi, il eft beaucoup plus fenfé de choifir celui dans lequel on eft für de fe diftinguer avec feuleinent de 1'inftruétion & du bonfens, & qui peut, fi 1'on a du génie, élever au rang glorieux de ces grands Ecrivains , égalementdignes de Padmiration des hommes par leurs talents fublimes, &parl'ufage qu'ils en ont fait. Cette diflertation a détruit la crainte qu'éprouvoit M. de Retel, qu'Adele ne fit des vers avec prétentiou. Madame de Limours eft perfuadée qu'il finira par deveniramoureuxd'Adele. Cetétablifiement feroit fort au-deffus des efpérances que je dois naturellement concevoir pour ma iille; cependant il ne me tente point. M. de Retel a cent mille livres de rentes, & Ouvrages dramatiques , (fans excepter même ceux de ce grand Homme) la morale n'eft jamais qu'un acceffoire , & non le but principal. Le véritable deur de 1'Auteur eft de plaire & d'émouvoir les paflions. Tout ce qu'on exige de lui, c'eft que fon dénouement foit 'mftructif. II peut être dangereux pendant plus de quatre aftes & demi, pourvu que la derniere fcene foit morale. M. de la Motte, en parlant du danger des 1'ieces de Théatre , relativement aux moeurs, ajoute : ,, Nous infiruifons un moment, mais „ nous avons long-temps féduitj le remede eft ,, tropfoible, & vient trop tard ". (Euvres d'Houdar it li Motte, cinjuitmc volume. K ij  Lettres un très-beau nom; mais il a trente fept ans, & un perfonnel (jui peut déplaire a une jeune perfonne. Si la laideur n'eft pas abfolument revoltante a des yeux indifférents, il feroit très-poffible qu'elle 1'empéchat d'être aimé de fa femme. Je fuis loin de defirer qu'Adele ait de la paffion pour fon mari; mais je veux qu'elle puiffe 1'aimer, & que par conféquent il n'ait rien de défagrêable. Je n'isnore pas que cette confidération n'eft eh général d'aucun poids, & qu'avec de la naiffance & de la fortune, un homme eft rarementref'ufé pour fa figure, quelque choquante qu'elle puiffe être. Moi, j'ai des principes différents; & quand le bonheur de ma fille me feroit moins cher , la religion feule m'empêcheroit encore de la facrifier a 1'ambition, & de lui donner un mari qui pourroit iufpirer du dégoftt; & même fi, de fon propre mouvement, elle faifoit un choix femblable , je m'y oppoferois (a moins qu'elle n'eüt vingt-cinq ans) : je m'y croirois obligée ; car je n'attribuerois qu'a fon innocence, cette prétendue preuve de raifon.  fur P'Education. 221 LETTRE XLV. Le Baron au Vicomte. De Strasbourg. Il faut abfolument, mon cher Vicomte, changer quelque chofe a notre plan, ou , pour mieux dire , remédier aux inconvénients caufés par 1'indifcrétion de Madame de Limours. Théodore me parle avec plaifir de Conftance ; mais il eft trop für qu'il aura le bonheur de vous appartenir, pour s'occuper vivement de cette idée. 11 y compte, c'en eft aflez pour n'y plus réöéchir. J'effayerors en vain d'affoiblrr fes efperances, les derniers adieux de Madame de Limours font trop préfents a fa penfée!... Cependant la Comtefle Anatolle vient d'arriver ici; (car vous favez que la grand'mere de fon mari habite Strasbourg). Chaque jour elle eft 1'objet d'une fête nouvelle; elle diftingue Théodore , & Théodore la retrouvera cet hyver a Paris... Tout ceci m'inquiete. Après beaucoup de réflexions la-deflus, je crois que nous n'avons d'autre parti a prendreque celui de nous brouilkr vous & moi, non pas ouvertement, car il ne faut pas négliger entiérement les vraifemblances. Ua faire de Deformeaux peut nous fervir de prétexte. Nous nous fommes trouvés & üj  22- , Lettres en concurrence de foHtcitations; je vieus de 1'emporter. Vous prenez de Phumeur; vous m'écrjvez une Lettre très-feche; je la montre a Théodore. D'un autre cóté, vous vous plaindrez de moi a la Vicomïeffe. De retour a Paris, nous retrouverons cette derniere inquiete, allarmée. Voila tout ce que je defire; je me charge du refte. Adieu, mon cher Vicomte. En attendant que nous foyons brouillés, croyez qu'il n'y a rien au monde qui put affoiblir mon amitié pour vous. LETTRE XLVI. La Baronne h Madame d'Ofalïs. De Saint O ui, ma chere fille, depuis que vous êtes a**, j'airecu deux Lettres du Comte de Rofeville; car il eft vrai que je delirois de vos nouvelles de plus d'une maniere. II répond avec détail a toutes mes queftions fur vous & vos enfants. II me mande que non-fenlement vous êtes belle comme le jour; mais que vous n'avezl'air ni trifte, ni abattu; & qu'en arrivant, vous n'étiez pas fatiguée le moins du monde de votre long voyage. Enfin, fa relation eft entiérement conforme a la vótre, & cette confirmation m'étoit bien néceflaire. Je ne doute point de votre rai-  fur 7 Education. -.'-3 fon; ïe compte fur vos promeffes; mais vous favez qu'il n'eft point d'inconfénuences & de craintcs chimériques qu une tendreffe vcritable ne doive faire ex- CUEnfin, ma chere fille, Ie Comte de Retel a iuffifié la prédiftion de Madame de Limours. Voici la copie de la Lettre que i'ai recue hier au foir: Vous favez, Madame, que pour etre 'e'n état de parler d'une affaire impor" tante, fl faut avoir toute la raifon, la " têf froide & /* cceur libre. -Je fuis en" core dans cette fituation ; mais je n ai " pas un moment * perdre fi je veux en profiter. Depuis prés de fix mois que " j'ai l'avantage de vous eonnoltre , ie " fuis devenu beaucoup moins mcrédule. " Par exemple , je ne cröyois pas quel é" ducation d'une jeune perfonne put contribuer a fon établiffement. U eft vrai " que je n'avois guere vu jufqu'ici d éducations qui méritaflent d'être comp' tées pour quelque chofe. Mais a préfent je concois qu'on puiue avoir ia " tAte tournée'par une perfonne qui reuniroit a des talents enehanteurs, alel" prit leplusorné , une figure charmante & le caraftere le plus aimable. Une " perfonne femblable pourroit féduire éga' lement les gens frivoles & les rages. En Te montrant, elle attireroit tous les ' cceurs; elle les fixeroit, enfefaifant con„ noitre. Pourquoi, lorfqu'on veutfe ffla-  tel tres " £,f! qu °- demand«oit prefque toi: „ .fours en va.n une éducationdi3inRHée" •*» Nous ne defirons point les chofef oui „ nous paro.flent chimériques; Itmlnl " L°n ne She"he ^'une femme rici e " F^f °? défefP£re d'en trouver me' » è Jafoisjohe, aimaWe,inftruite&fDU „ ans & Mademoifelle d'AImane Ccar il " f?p te?cïerlemot>'en a que'L1: „ lept. üiie eft charmante a tous égards » & je ne pourrois faire valoir en ma „ faveur que le deur que j'aurois de la „ rendre heureufe, & mon attachemeS „pour vous, Madame!... je SoÏÏ „ pas que vous ne croirez fon éducation " &ndenS-Uef'a0/q-U'elle 3Ura &*Sft ÏÏ " ïiljat!niIK tï0P vofre ouvrage, „ Madame, pour ne pasdefirervivement „ que rien ne puiffe manquer a fapeS „ tion. bi vous aviez d'autres vues, ie ,„ n aii pas le droit de vous demanderVo- M ™„*retJ ^^j^celuid'attendred'ua „ caraétere tel que le vótre , une fran- „ chife qui puiffe mepréferver du malheur „ de nournp des efpérances chimSe „ Je vous le répete, Madame, je ne% pas encore amoureux; mais fi votre ré„ Ponfenem'eftpasfavorable, dépêchez- 11 31 >1  fur VEducation. 225. fez - vous de cette nouvelle propofition, tui dis-je?— Mais, répondit Adele, j'épouferois M. de Retel fans chagrin... — Saus chagrin! ce n'eft point aflez.—Je ne penfe pas que je puiffe jamais me marier avec joie, mon état eft fi heureux!... — M. de Retel eft un honnête homme, H a de 1'efprit. En demandant votre main, il prouve qu'il vous aime , puifqifil a cent mille livres de rentes, un beau nom, & qu'il efl titré. — l'ambition & la vanité ne décideront jamais un choix fait par votre fille, votre éleve... Cependant je fentirois peut-étre mieux qu'une autre perfonne de mon age, leprix d'une fortune confidérable. Vous m'avez appris combien les richeffes peuvent ajouter au bonheur, quand on en fait faire undigneemploi; mais j'avoue que j'éprouverois une forte de répugnance am'unir a un homme pour lequel je ne ferois qu'un mauvais parti, fur-tout fi, comme M. de Retel, il étoit abfolument dépourvu de tout agrément extérieur ; car je craindrois qu'il püt me foupconner d'avoir moins confulté la raifon & 1'eftime, que 1'intérét é* l'ambition. J'entends, dis-je en fondant; vous aimeriez mieux que M, de Retel eüt une figure agréable, & quelques années de moins ï 011 peut concevoir cette délicateflè. Plaifanterie è part, reprit Adele; fi M. de Retel, tel qu'il eft, n'avoit qu'une fortune affbrtje h la mienne, & que vous m'afluralEez 5 maman, qu'il polfede en effet touK 7  2iC> Lettres tes les bonnes qualités qu'il paroit avoirje me déciderois a 1'époufer fans aucune peine, & je fuis très-füre que je ferois heureufe avec lui; car alors le motif qui me le feroit choifir, nepourroitêtredouteux. En le préférant a un jeune homme, je prouverois une raifon fupérieure a mon age, je mériterois fon affection & 1'efti- me du public J'approuve, ma chere Adele, cette maniere de penfer; elk eft entiérement conforme a la mienne, & je vais remercier M. de Retel. — J'en fuis bien-aife, Maman, je vous 1'avoue : ce. pendant, je vouslerépete, ne croyez pas que ce foit 1'age de M. de Retel qui me. donne de 1'éloignement pour lui; je fais très-bien qu'un homme n'eft point vieux & trente-fept ans. II me femble même que je ferois flattée d'avoir un mari qui eüt de l'expérience & de la confidérarion. Je ïi'ai fait encore qu'entrevoir le monde; mais j'ai déja vu combien tous les jeunes, gens rendent leurs femmes malheureufes. Le Comte Anatolle, par exempley & tant d'autres!... Je vous protefte, Maman, que j aimerois beaucoup mieux épouferun homme de trente-fept ans qui feroit aimable, qu'un jeune horome de vingt -trois, ans. A peine Adele eut-eüe prononcé ce* mots de vingt-trois ans, qu'elle rougit k 1'excès, comme fi. elle eüt nommé le Chevalier de Valmont; c'étoit en effet la même chofe ; car c'étoit bien-la fa penfée, Je fus charmée qu'elle me fournit zU%?  fur ï'Eaucatïov. 227 mêmeun prétexte naturel de lui parler da Chevalier de Valmont; je me gardaibieu d'augmenter fon embarras , en parohTant attacher de 1'importance a Ia naïveté qui venoit de lui e"chapper. En vérité, disje en riant, il y a bien la de quoi rougir; paree que vous penfez aufeul jeune homme a marier que vous connoifl'ez, pouvez-vous craindre de ma part une ridicule interprétation ? —- Ah, Maman , reprit Adele en m'embraffant avec un refte d'émotion, je ne craindrai jamais que vous lifiez au fond de mon ame. ■— J'en fuis bien certaiue, & croyez que tous vos fentiments me font parfaitement connus. — Eh bien, Maman , je me flatte que je n'en ai point que vous puilfiez défapprouver? L'air d'inquiétude d'Adele, en difantces paroles,&l'ingenuitéde la queftion même, me firent fourire. Quoi donc, repris-je, n'en êtes-vous pas fftre ?... — Mais je vous croismieux que moi- même. — Soyez donc tranquille; car vous êtes parfaitement raifonnable. —-Je le penfois en effet.. .— Le Chevalier de Valmont elt le fils d'une perfonne que vous aimez depuis votre enfance; il elt 1'ami de votre frere; il abeaucoup d'agréments; il annonce des vertus: il doit vous inlpirer plus d'intérêt qu'aucun autre jeune homme de fon age. Mais vous m'avez entendu dire fouvent que Madame d'Olcy, fa tante, avoit depuis long-temps des vues pour fon étabh'fferoent; & d'ailleurs, vous favez bien vousK vï  -2iL Lettres même que vous pouvez prétencire a un mariage infiniment plus avantageux : vous favez mieux encore qu'il ne vous eft pas permis de difpofer de votre cceur, & que nous fommes toujours maitres d'en régler tous les mouvements. — Aufll, Maman, foyez bien füre que je n'ai jamais penfé deux minutes de fuite a la perfonne dont vous parlez. I! elt vrai qu'il m'intéreffe plus qu'aucun autre jeune homme; mais quoique je 1'aie vue fouvent, il eft trop jeune pour que j'aie jamais pu m'entretenir avec lui. Je ne puis juger ni de fon efprit , ni de fon caraótere ; je connois mieux M. de Retel que lui. Ainfi, a moins que je n'enffe Ia tête abfolument tourne'e par de mauvais Romans oü 1'on voit tant d'exemples de ces prétendues pajjions ittvincibles qui naiffent fubitement a Ia première vue, comment pourrois-je feulemene me perfuader que ce que j'éprouve pour lui foit un véritable mouvement de préférence? Mon frere 1'aime beaucoup; mais il fait combien il feroit peu convenable qu'il m'entretint d'un jeune homme de cefi -age; & de fa vie il ne m'a prononcé fon nom. Je n'entends jamais parler de lui; j'ignore abfolument quelle eft au fond fa conduite. J'en ai vaguement bonne opinion, puifque mon pere fouffre fa Jiaifon avec mon frere; mais je ne puis fa voir s'il n'a pas quelque attachement particulier, ou quelque défaut effentiel dans le earactere. En un mot, je lui trouve une  fur 'CEducation.. 229figure agréable. 11 me parolt fimple, poli, réfervé; c/en eft aflez pour infpirer de la bienveillance, & non pour faire naïtre 1'amitié. Voila comme on penfera toujours, repris-je, quand on n'aura pasuneimagination exaltée; enfin; quand on poffédera la raifon, 1'efprit & la pureté de cceur de Clariffe, de Miff Biron ou $ Adele. Je vois avec plaifir que vous avez la tête trop bonne & trop froide pour vous exagérer a vous même vos propres fentiments; illufion qui a perdu tant de jeunes perfonnes. Cependant il fuffit que vousayezdémêlé au fond de votre ame cette préférence dont vous venez de parler, pour éviter avec foin 1'objet qui 1'a fait naitre , & pour écarter de votre imagination tout ce qui pourroit vous en rappeller le fouvenir. C'eft un devoir que la modeftie & la prudence voos impotent également. H eft bon de vous accoutumer déja a le remplir avec fcrupule, ce devoir, indifpenfable dès-è-préfent, & qui par la fuite, deviendra facré , quand vous ferez mariée. Par exemple, votre mari fera furement un honnête homme, puifque je vous lechoifirai; mais je m'attacherai trop aux qualités eflentielles, pour vous pouvoir répondre qu'il ait beaucoup d'agréments. Ainfi, il fera poflible que vous rencontriea quelques perfonnes plus aimables; alors le plus léger mouvement de préférence ,ne vous feroit pas permis; & aulfi-tót que vous 1'éprouveriez: il faudroit leeombat-  23® Lettres tre&Panéamir : effort qui ne fera jamais pénible pour vous. Au refte, il eft bien rare qu'une perfonue parfaitement honnête ne foit pas a i'abri de ces petites furprifes, quelque légeres & quelque paflageres qu'elles puiflent être. Ledevoir, 1'habitude, 1'eftime & la reconnoiflance forment les vrais attachements. Ainli, 1'époux que je vous donnerai vous deviendra fürement trop cher, pour que vous puiffiez feulement apprécier dans les autres les agréments qu'il n'auroit pas. Vous favez bien que le Chevalier de Valmont n'eft pas, a la rigueur, un parti fortable pour vous; cependant il eft libre,vous» u'êtes point mariée. Ainfi, cette forte de préférence qu'il vous infpire, ne m'étonne pas : mais fidemain je vous déclarois que mon choix eft fait, li je vous préfentois 1'homme qui fera votre mari, je fuis certaine que, dès eet inftant, le Chevalier de Valmont feroit abfolument banni de votre fouvenir. Oh oui, Maman, s'écria Adele, n'en doutez pas ; tout naturellement je n'y penferois plus. Au refte , je n'y penfe gneredès-a-préfent; maïs je fens combien tout ce que vous venez de dire eft jufte & raifonnable, & je vous promets da-, nèantlr entiérement ceJ>etit mouvement de bienveillance. Quand il feroit plus vif, je le pourrois encore fans peine; j'ai des occupations qui me plaifent tant!..,. des objets qui me font fi chers!... Seulement ma petite Ileruoine fuffiroit pour me dif-  fur ï1 Education. ' 23,1 traire d'un fentiment mille fois plus férieux. — Ah! je n'en doute pas. — Nous allons retourner a Paris; il va revenir de Strasbourg : quelle doit être ma conduite ? — Je le prierai a fouper plus rarement, & toujours avec beaucoup demonde. Ces jours-la j'aurai foin d'avoir Madame de Limours, qui ne fe met point a table; vous refterez avec elle dans le fallon; & quand nous y rentrerons, vous irez vous coucher. Du refte, n'y penfez jamais, & ne m'en parlez plus; car cette efpece de converfation eft déformais inutile, puifque celle-ci ne peut me laiifer la plus légere inquiétude. A ces mots ,j'embraflai Adele , & je changeai d'entretien, Vous pouvez juger par ce détail, ma chere fille, fi je dois être contente de la tête& de la raifon d'Adele. Elle eft cependant dans la fituation la plus dangereufe oü puiffe fe trouver une jeune perfonne. Elle connoit , depuis fon enfance, un jeune homme charmant, 1'ami de fon frere, & le fils d'une femme avec laquelle je fuis intimement liée. Elle fait d'ailleurs que ü elle ne faifoit pas un manage briliant en époufant le Chevalier de Valmont, du moins elle n'en feroit pas un qu'on püt blamer. Enfin, elle eft naturellement d'une extréme fenfibilité, & cependant elle n'a point de pafion ! C'eft précifément paree qu'elle eft véritablement fenfible, paree que fon cceur eft rempli des plus doux fcntiments. Le befoin d'aimer ne la tour-  Lettres mentepas, puiiqu'il eft fatisfaic Elle ne paffe point les nuits a lireZaïde, laPrincefle de Cieves, le Siege de Calais, Cleveland, &c. elle a lu ces Romans a treïze ans, & avec moi. Elle pourroit les relire a préfent fans danger, la première impreffion eft faite. Elle neverra jamais dans des Ecnts femblables, que le délire d'une imagination exaltée. Elle lit Clarife, PameIn, Grandijfon; elle y voit combien 1'amour a peu de pouvoirfurie cceur d'une femme raifonnable ; elle doit fe dire : Ces trois Ouvrages font univerfellement regardés comme ce qu'il y a deplus beau dans ce genre : ils n'ont rien perdu de leurréputation; ils offrent donc une fidelle peinture du cceur humain : car quel mérite peut exifterfans la vérité? Si les Héroïnes de Richardfon ne font pas des êtres imaginaires; fi cette angélique & fublime ClarilTe , cette vertueufe Pamela , n'oiit pas des caracteres forcés; fi elles font également touchantes & intéreflantes, cesRomans font des chef-d'ceuvres. Alors il faut méprifer tous les autresj il faut croire néceflairement que c'eft au déréglement de 1'imagination, & non a la fenfibilité de l'ame, que 1'amour doit fa plus grande force, & qu'une femme modefte, raifonnable & vertueufe fera toujours a 1'abri des emportements de cette paffion, même quand elle pourroit s'y livrer légitimement.- 13on foir, ma chere fille j le Courier n&  fur VEducation. 233 part que lundi ; Adele m'apportera de» main fa dépêche pour vous, & je vous écrirai encore dans fa Lettre. LETTRE XLVII. Madame d'OjlaV.s a la Baronne. J e puis apréfent, ma chere tante, vous donner tous les détails que vous defirez fur ce pays-ci. Tout ce qu'on vous a dit du jeune Prince, éleve du Comte de Ro feville, eft encore au-deffous des éloges qu'il méiite. 11 eft iiapoffible d'être plus poli, plus aimable, & d'avoir plus de dignité; il m'a rappellé cette définiüon de Labruyere ï „ La fauffe grandeur eft farouche & „ inaccelïïble. Comme elle fent fon foi„ ble, elle fe cache, ou du moins ne fe montre pas de front, &ne fe fait voir „ qu'autant qu'il faut pour impofer, & ne „ paroltre point ce qu'elle eft, je veux dire une vraie petiteffe. La véritable. grandeur elt libre, douce, familiere, „ populaire... Elle ne perd rien a être „ vue de prés. Plus on la connoit, plus „ on 1'admire... On 1'approche tout en„ femble avec liberté & avec retenue, ,, &c. ". Le Prince a autant d'inftruction que de graces, & il eft également fimple, bon, naturel & fpirituel. II a fans effort cette  £34 " Lettres variété de tons qui montre a la fois une excellente éducation, de 1'efprit & de Ja délicatelTe; il ne parle point a un vieillard du ton & avec l'air dont il parleroit a un jeune homme. S'il adrelfe ja parole a une femme, c'eft toujours avec cette efpece de fon de voix bas & radouci qui donne aux compliments les plus communs 1'expreffion de la déférence & du refpeét. II s'exprime d'une maniere fimple, mais correcte. Tout ce qu'il dit paroir obligeant, paree qu'il écoute les réponfes qu'on fui fait, & qu'il n'interroge jamais avec diftraétion. II a le fourire le plus aimabfe; il ne le prodigue pas; mais il a toujours l'air ouvert & ferein, & je ne connois point de regard qui exprime mieux quelefieu Ja bieuveillance & la bonté. II protégé, il encourage les Sciences, les Lettres & les Arts; mais avec difcernement. II vient de former deux prix ;■ 1'un pour les Gens de Lettres & les Savants, 1'autre pour les Peintres & les Sculpteurs. L'Académie de * * eft chargée par lui de donner tous les ans une médaille d'or h 1'Homme de Lettres ou au Savant qui a fait le meilleur ouvrage dans le cours de 1'année, fous la condïtion expreffe quele fujet nommé jouira d'une bonne réputation, & n'aura précédemment rien écrit contre la Religion, le Gouvernement & les mceurs. Le choix de 1'Académie eft ju-gé en dernier reffort par le Prince; de maniere qu'il eft doublement glorieux d'obtenir la médaille, puifqu'elle eft a la fois  fur ï'Education, 255 leprix des vernis ainfi que des talents, & legage aiïuré de l'eftime&delaprotcction particuliere du Prince. L'Académie de Peinture donne, aux mêmes conditions, une médaille d'or alternativement au Sculpteur & au Peintre leplus diftingué, pourvu, comme vous le croyez bien, qu'on ne puiffe lui reprocher d'avoir avili fon talent par une feule production indécente, Le Prince, depuis fon mariage, a formó plufieurs établiffements de bienfaifance. 11 ne s'eft pas contenté de donner de 1'argent, il a fait lui-même le choix des Adminiftrateurs, & il a donné le plan général de 1'adminiftration qu'il juge la meilleure. Enfin , il efl chéri de tout ce qui l'approche; il efl adoré du peuple & de la nation ; il fait les délices du pere le plus tendre, & lagloire & le bonheur du Gouverneur heureuxqui a fu former un tel Prince. J'ai vu la femaine paffée, pour la première fois , cet intéreffant & malheureux Chevalier de Murville. J'ai été chez lui, car il eft dans un état de langueur qui nc lui permet [plus de venir a**. II favoit, par le Comte de Rofeville, que j'ai connu Cécile : ilm'en a parlé. Le temps & la raifon , m'a-t-il dit, m'avoient rendu quelque tranquillité; mais je vous avoue que la rencontre inopinée de M. d'Aimeri, la vue de ce jeune Charles.. . la nouvelle de la mort de Cécile, les détails de cette mort... tous ces événements m'ont porté uncoup mortel. La vie m'eft deventie, finon in-  236 Lettres fupportable, du moins a charge : j'en vols approcher le tenne avec foie! En pariant ainfi, fes yeux fe rempliflbient de larmes. je le plains; il eftfenfihle,ileftfouffrant; mais je fuis bien loin de Padmirer. S'il n'etit pas pris plaifir a nourrir lui - même Ja douieur, iln'y fuccomberoit pas aujourdlim. Avec autant de fenfibiiité, mais avec une tête moins romanefque & plus de force d'ame, il auroit triomphé de la paffion dont il efl: la viétime. II a regardé fa ioiblefle comme une vertu, &fa douieur comme un devoir. II ignoroit que le premier devoir de 1'homme eft de conferver fa raifon, qui lui fut donné pour guérir les bleflures les plus profondes de fon cceur, & pour lui faire fupporter avecun noble courage tous les revers de la fortune. Adieu, ma chere tante; il m'eft permis de parler de courage quand vous êtes a Paris, & moi a**, & quand perfonne ne remarque Ia plus légere altération dans mon caraétere & dans mon humeur. LETTRE XLVIII. La Baronne a Madame d'Oftalis. De Paris. Ce matin, k peine étions-nousarrivées, qu'Adele a couru précipitamment dans fa  fur VEducation. 237 chambre; & au bout d'unquart-d'heure, die eftrevenue en tenant une grande boite que j'ai reconnue dans 1'inftant. Tenez, Maman, m'a-t-elle dit en rougiiTant, je veux écarter tout ce qui pourroit me rappeller le moindre fouvenir... Ainfi ,je vous donne cette petite colleéiion de cailloux. — Et lajolietablettede bois d'Acajou?... — Elle eftgarnie de tous les joujoux d'Hermine. A ces mots, j'ai pris la boite : en larecevant, j'ai cru entendreun léger foupir... J'ai ferré lacolleétion avec foin; car je ne la regarde que comme un depót, & je compte bien la rendre un jour. Madame de**** eft morte hier; elle n'a pu furvivre a fa fille. S'il eft une perte dont il foit permis d'être inconfolable , s'il eft une douieur que la raifon ne puiffe faire iupporter, c'eft fans doute celle qui vient de couter la vie a Madamede****. Si elle a fuccombé a fon fort, elle n'a étélavictime que du fentiment le plus pur & le plus naturel, & de la plus vertueufe de toutes les pafïïons. Eh bien, cette femme que le chagrin a conduite au tombeau; cette femme qui donnoit la moitié de fa penfion aux pauvres; cette femme enfin fi fenfible, paroiffoit froide a bien des gens. Elle nevantoit ni fa tendreflé pour fa fille, ni les charmes attachés a la bienfaifance; elle ne s'amufoit pas a differter, elleagiffoit; elle ne s'enorgueilliflbit point d'être bonne mere, d'être charitable;. elle étoit 1'une & 1'autre fans eifort, & ne penfoit  238 Lettres pas fnériter des éloges en rempliflant des devoirs qu'elle chérilToit. Quand Madame, de * * * * perdit fa fille , ou n'a cité d'elle ni mots touchants, ni fcenes d'édat. Ellene peignoit pas fon défefpoir avec éloquence. La douieur qui confume, n'e'clate pas!... Dans le même temps, Madame de Blinville devint veuve. On ne paria, pendant fix femaines, que de 1'excès de fon affliction; ou en contoit les traits les plus intérelfants, les plus paihétiques. Elle devoit renoncer a la dijjlpation, a la fociété , & confacrer le refte de fes, jours a 1'amitié , a la folitude... Aujourd'hui, c'eit;\-dire huit 'mois après, Madame de**** n'exille plus, & Madame de Blinviïle vient dereparoicre dansle monde, plus aimable, plus brillante&plus intrigante que jamais. 11 ne faut pas fe confoler fi vite, quand on a pris 1'engagement de s'afïliger toujours. Lorfque, dans un femblable malheur, c'eft la raifon qui nous foutient, on eft réfigné, & non confolé; on fupporte fes maux avec force, mais on les fent. Le temps les affoiblit, & ne fauroit les guèrir entiérement. La feule infenfibilité les peut faire oublier. Une vraie douieur laifl'e une tracé ineffacable , même après 1'avoirfu vaincre. On ne fe retrouve plus ce qu'on étoit avant de 1'avoir éprouvée. Quand on a perdu 1'objet qu'on aimoit le mieux; "fi au bout d'un an, au bout de dix ans, on a la même humeur, le mêmemaintien, la méme phyiionomie, les meines goüts qu'on avoit  fur F Education. 239 avant cette perte, on n'a jamais véritablement aimé. Madame de Limours eft au défefpoir. Ellecroit detrès-bonne-foi que le Vicomte & M. d'AImane font prefque brouillés au fujet de 1'aiïaire de Deformeaux. Le Marquis d'Hernay, qui veut abfolument fe marier, delireroit fortépoufer Conftance. II va beaucoup chez M. de Limours, qui le traite a merveille. La Vicomtefié voit tout ennoir, &, comme a fon ordinaire, regarde comme aflurétoutce qu'elle craint. 11 eft affreux pour moi d'être la confidente de fon chagrin, &denepouvoirlatirer d'erreur; mais fi je lui difois la vérité, Conftance en feroit inflruite un quart-d'heure après, toute la maifon lefauroit lejour même, & M. d'AImane ne me le pardonneroit pas. La pauvre Vicomtefié s'afliige d'un malheur imaginaire; fon amieintime n'ofe la défabufer : voila pourtant a quoi 1'indifcrétion expofe! Au refte, quand elle me parle de fes craintes , je lui répete toujours qu'elle s'allarme fans raifon; que, pour moi,au fond, je fuis parfaitement tranquille ; mais elle ne m'écoute point, & rien ne peut la raflurer. D'un autre cóté, la petite Conftance fe défole. Depuis 1'enfance, ayant 1'idée qu'elle doit" être un jour la femme de Théodore, elle a pris pour lui un fentiment qui fait fon malheur a préfent, & qui eft devenu trop vif pour qu'il puiffe jamais la rendre heureufe! Et fi réellcment M. d'AImane & le Vicomte  t-p Lettres fe brouilloient, fi i'on donnoit a Conftance un autre mari, quedeviendroit-elle?... Elle n'a que quinze ans, & déja fon cceur n'eft plus a elle! Aulïï elle eft trifte, indolente, nul plaifir ne la diltrait, nulleoccupation n'a d'attrait pour elle; 1'amitié même ne la touche que foiblement. Elle aime Adele, non comme elle en eft aimée, mais paree qu'Adele eft la fceur de Théodore. Enfin, fon imagination n'eft fixée que fur un objet; fon cceur eftrempli d'une paffion qui abforbe tous les autres fentiments. Ce n'eft point la, je vous 1'avoue , la belle-fille que j'aurois defirée! Cependant elle a d'excellentes qualités; elle eft d'une extréme douceur; elle fe doute a peine qu'elle eft belle; elle a quelques talents agréables, & ne manquepas d'inftruétion.Elle a trop de timidité & de pareffe pour paroïtre jamais bien aimable. Elle éprouvera un fentiment trop exclufif pour pouvoirs'attacher des amis tendres; mais elle intéreffera généralement, & ne fefera point d'ennemis. Adieu, ma chere fille^ j'ai répondu a toutes vos queftions , & votre derniere Lettre ne répond pas a toutes les miennes. Par exemple, vous ne me parlez point des gens avec lefquels vous vivez intimement. Je ne les connois pas , qu'importe? Sont-i'ls des étrangers pour moi, s'ils vous plaifent? s'ils deviennent vos amis? Je veux favoir leurs noms, je veux des détails fur leurs caraéteres, & même leur figure. Je veux enfin pouvoir me repréfenter  fur VEducation. 241 xepréTenter les perfonnes qui vous entourent. Adieu, ma chere enfant; je foupe ce foir chez Madame de Limours avec Madame de S * *, la Comteffe Anatolle & le Chevalier d'Herbain. Vous croyez bien que nous parierons un peu de la **; cependant la Vicomteffe eft fichée contre vous, paree que vous n'admirez pas fon Héros, le Chevalier de Murville. Elle ne vous trouve pas digne d'être têinoin du grand exemple qu'il donne. Adieu, ma chere & charmante amie, parlez-moi dav$ntage de vous & de tout ce qui vous eiwironne, ou je vous parlerai moins de moi & de Paris. LETTRE XL IX. La même a la même. De Paris. Enfin, Théodore eft réellement amoureux de Conftance; 1'inquiétude a développé fa paffion , & il aime d'autant plus vivement dans ce moment, qu'il s'appercoit qu'il eft aimé. J'ai fait une découverte que je ne puis confier qu'a vous feule; c'eft que la Comteffe Anatolle fe laijfe perfuader qu'elle a du penchant pour Théodore. Madame de Valcé n'a jamais eu de goüt plus vif que celui qu'elle affiche pour M. de Remicourt. Ce dernier eft fort peu Tomé lil. L  Lettres aimable; mais, avec l'air le plus capable & le plus difcret, il a déja perdü trois ou quatre femmes, par conféquent il eft èla mode. Voila de bonnes raifons pourattacher & même pour fixer Madame de Valcé. Jugez donc de fes craintes en voyant M. de Remicourt infiniment occupé de la Comteffe Anatolle!... Dans cette extrêmité, elle n'imagine rien de mieux que de perfuader a la Comteffe qu'elle a un fentiment fecret pour Théodore , entreprife aflez facile avec une jeune perfonne qui n'a que dix-neuf ans, & dont 1'imagination eft auffi vive. Si la Comteffe Anatolle croit aimer Théodore , elle ótera toute efpérauce aM. de Remicourt. D'ailleurs, Madame de Valcé détefte fa fceur; elle n'a que trop pénétré fes fentiments. Si Théodore pouvoit s'attacher férieufement a la Comteffe Anatolle,Conftance perdroit un amant aimé, un époux qui lui efl deftiné depuis 1'enfance : tout cela feroit bien agréable. Voila, ma chere fille, ce que j'ai pénétré & vu clajrement, après avoir paflé deux ou trois foirées avec Madame de Valcé, la Comteffe Anatolle & M. de Remicourt. Quand on a découvert de femblables deffeins, je crois qu'il n'eft pas fort difficile de les empêcher de réuffir. Oui, ma chere fille, je fuis parfaitement contente de 1'impreflion que le monde fait fur Adele. Plus elle apprend a le connoitre, &plus elle s'affermit dans les principes que je lui ai donnés. Le monde acheve  fur V Education, &4J is gdter une mauvaife tête; mais il perfecïlonne encore un efprit fain & jufte , fuivant ( comme le dit M. Dumarfais) cet axióme : Qjie tout ce qui efl regu efl regu. fuivant la difpofition & l'état de ce qui regoit : c'eft ainfi que les rayons du foleil durciffent la terreglaife, & amollifiene la cire (i). Le monde, répete-t-on toujours , eft bien dangereux pour une jeune perfonne ! C'eft votre faute; élevez bien votre fille, & le monde ne fera pour elle qu'une école très-utile. Madame de Narton eft revenue d'Angleterre; Adele 1'a vue 1'autre jour chez moi pour la première fois, & le lendemain elle a diné avec elle. Le jour même, Adele m'a fait quelques queftions fur Madame de Narton. Elle m'a demandé s'il étoit vrai qu'elle eüt été belle? Oui, ai-je répondu, il y a quinze ans qu'elle avoit encore une figure charmante. — Elle réuiiilfoit donc alors tous les agréments? —. Oh, point du tout; car, dans ce temps, elle n'étoit point du tout aimable... Elle a recu 1'éducation la plus négligée. Dans fa jeuneffe, elle étoit d'une ignorance honteufe ; Ion caraétere étoit auffi peu formé que fon efprit; elle avoit mille défauts infupportables , de 1'humeur, des caprices, de la contrariéte : on ne pouvoit vivre avec elle. Ayant réellement de (i) Logique de M, Dumarfais. L ij  244 Lettres I'efprit, elle a fini par connoitre fes pro' pres travers. Infenfiblement elle s'eft corrigée de fes défauts, elle elt devenue douce, égale, obligeante. Enfuite, rougiflant de fon ignorance, elle a prodigieufement lu. En un mot, elle s'eft élevée elle-même. — Quel dommage que fes parents n'ayent pas pris cette peine ! car, fans compter tout ce qu'elle a du fouffrir en fe réformant ainfi, elle n'a pas eu le plaifir de paroitre dans le monde avec tous fes avantages a la fois, & les plus précieux font précifément ceux qu'elle a poffédés le plus tard: au-lieu qu'avec une bonne éducation, elle eüt été en meme-temps aimable, fpirituelle, inftruite, jeune & jolie. Après cette réflexion , Adele en a fait beaucoup d'autres fur le bonheur d'avoir une mere tendre & éclairée. Elle me récompenfe de mes foins, non-feulement par fes fuccès, mais par une tendreffe & une reconnoiflance qui femblent s'accroitre chaque jour. Vous favez, ma chere fille, que M. de Réfan a époufé Mademoifelle de Sévanne; & comme il eft parent & ami de M. de Limours , la Vicomtefié a fait connoiffance avec Mefdames de Sévanne. La bellefceur de la nouvelle mariée eft une des plus ennuyeufes perfonnes que j'aie rencontrées. Elle eft jeune encore & aflez jolie; mais elle joint au malheur de n'avoir pas le fens commun, le ridicule de fe croire tout 1'efprit du monde, la folie  fur VEducation. =45 de parler toujours, & le tort encore plus grand de toujours parler d'elle. Perfonne n'a plus qu'elle Pinfipide habitude de répondre a tout ce qu'on dit : Et moi aufi... moi, je fuis comme cela... moi, cela m'eft arrivé. Ce moi, fans ceffe répété, fo'rme prefque toute fa converfation. Hier on parloit des Lettres Perfannes; la Chevalier d'Herbain cita cette charmante réflexion : Heureux celui qui a affez de vanité pour ne dire jamais de bien de lui , qui craint ceux qui l'écoutent, &necom' promet point fon mérite avec ïorgueil des autres (i).' La-deflus Madame de Sévanne fe récria fur la beauté de la penfée. Elle ajouta que les gens qui parloient toujours iVeux ètoient infupportables , & la force de 1'habitude lui fit dire au moment même : Moi, je ne parle jamais de moi... Un rire général s'éleva dans la chambre, & Madame de Sévanne demanda très-férieufement de quoi Pon rioit. Elle a beaucoup d'autres travers. La moindre chofe qui lui arrivé eft a fes yeux furprenante, merveilleufe & digne d'être contée avec détail. Elle a des antipathiesfingulieres qui font irivincibles & néts avec elle. On fa vue tomber évanouie pour avoir mangé de la gelée de grofeille, dans laquelle on avoit mis une feule framboije ! Elle n'a que des maladies extraordinaires; elle a été pen- (i) Lettres Perfannes , page 142. L üi  246 Lettres dan: deux ans dans un état auquei les plus habiles Médecins n'ont jamais pu rien comprendre, & il faut écouter le dé. tail de cet état jour par jour!... Enfin r dans aucun moment, elle ne jouit d'une fanté parfaite , & jamais on ne la voit fans l-'entendrefe plaindre a chaque inftant, oii de la migraine, ou de fes nerfs, ou du temps qu'il fait, du froid, de 1'humidité, de la chaleur de la chambre : toutes ces chofes, dit-elle, Vaffiecïantphyjtquement, & la faifant fouffrir plus que perfonne ati monde. Adele 1'écoute & la confidere avec le plus grand étonnement, & elle voit, par fa propre obfervation , k quel point le bavardage & 1'habitude de parler de foi,. peuvent rendre ennuyeufe, fatigante & ri=> dicule. Notre petite école d'éducation eft établie. Nous avons trouvé fix jeunes filles de dix ans, que nous avons tirées de la plus affreufe mifere. Elles font toutes d'une jolie figure : ce que nous defirons, paree qu'il y a plus de danger pour cel* les-la que pour les laides. -Notre économe étoit jadis maitre Ecrivaiu. II écrit & comptebien; il eft parfaitement honnête,. & il étoit dans le comble du malheur, ainfi que la femme Lingere que nous avons choifie pour apprendre a travailler aux jeunes filles. J'ai dépofé chez 1YL Browne , notre Notaire, la fomme que vous m'avez envoyée pour cet ufage. Nous femmes en tout quinze alïbciés : M..&  fur ?Education. H7 Madame de Limours, Conftance, Mefdames de S***, la Comteffe Anatolle, le Chevalier d'Herbain , Porphire, M. d'Aimeri, le Chevalier de Valmont, le Comte de Retel, M. d'AImane, mes enfants tz moi. Chacun s'eft taxé foi-meme fuivant fes facultés. Quelques-uns ne fe font engagés que pour deux cents livres par an. Perfonne ne donne au-deffus de cinq cents francs, excepté M. de Retel, qui, comme le plus riche, puifqu'il n'eft pas marié , donne vingt-cinq louis, & s'eft chargé en outre des premiers traix de 1 établiflement, du linge, des meubles , dii trouffeau des petites filles, &c.; ce qui le monte a-peu-près a cent piftoles. L'établilfement coütera en tout chaque année fix mille francs, par impoffible, & cette fomme aflure le fort de dix perfonnes, (en comptantla fervante &lacuifiniere). Comme les jeunes filles fe renouvelleront tous les fept ans, fans donner plus d'argent, le bien produit par cet établiffement ne fe bornera point a faire le bonheur de dix perfonnes feulement. Adieu, ma chere fille; je n'ai point de nouvelles a vous mander, finon que Madame de Germeuil eft féparée de fon mari, & abfolument bannie de la fociété:car le monde fi tolérant, devuis quelques années fur-tout , ne pardonne pas encore les féparations. II faut avoir des droits bien fondés a 1'eftime du public, & en niême-temps les plus fortes raifons de le L iv  248 Lettres féparerde fon mari, pour qu'un tel écM ne raviffe pas toute efpece de confidération, même celie qui n'eft qu'apparente. LETTRE L. Madame de Valcé a la Comteffe Anatolle* O. ucidonc, au milieu de 1'hyver, qiift«er tout-a-coup Paris, pour aller paflVr fix femaines avec la tante d'un mari qu'on n'aime plus!... Que fignifie ce caprice, ma chere petite!... Vous voulez me cacher votre fecret; & moi, malgré votre peu de confiance, je ne puis m'empêcher de vous éclairer & de vous donner les confeils dont vous avez befbin. Vous fuyez pour vous guérir.... Le remede eft plus douloureux que le mal; il eft donc abfurde. D'ailleurs, 1'habitude forme & fortifie 1'amitié, & détruit 1'amour. N'efpérez donc rien de 1'abfence: elle fait oublier une amie ; elle rend plus cher un amant, paree qu'alors 1'imagination le repréfente toujours plus aimable qu'il n'eft en effet. Voyez fouvent celui que vous aimez, vous finirez par 1'aimer moins. Mais vous ne me croirez pas, vous avez des idéés firomanefques!... Vous prétendez triompher d'une paffion !... Vous vous flattez d'une chimère; comptez davantage fur votre vertu, & moins fur votre raifon. Ne c.ai-  fur VEducation. 249 enez point que le fentiment que vous éprouvez vous faffe renoncer a vos principes, & n'efpérez pas que vous puiffiez 1 arracher de votre cceur. Eh quoi, ne fauroit-oil aimer paffionnément fans s'égarer, fafis s avilir!... Je n'ignore pas qu'en général 011 ne croit guerea cette efpece de fentiment (i) : mais il exifte , n'en doutez pas; il elt tait pour vous. CeiTez donc de faire votre tourment, en vous reprochant une fenfibihté moins dangereufe pour vous que pour toute autre. Je fais ce qui fe paffe au fond de votre ame... Vous croyez qu'on a fins des engagements facrés c'eft une erreur , il n'y a jamais eu de parole donjnée , os dans ce moment on vient de renoncer formellement aux projets vaguesïoxmès [adis. Vous penfez bien que je dois être inftruite, cc vous pouvez compter fur la vérité de ce détail. Je me trouverois heureufe u je pouvois parvenir a vous remettre la tête, & a vous rendre un peu de calme; car je fuis füre que vous êtes dans une cruelle agitation, & je ne puis vous exprimer a quel point je vous plaius. Si vous n'aviez qu'un fentiment ordinaire, je vous exhorterois a le combattre; mais vous avez trop d'énergie dans 1'ame pour aimer toiblement. Rappellez-vous tous vos princi- (1) Et 1'on a raifon ; mais quand on yeut corrompre v.ne jeune perfonne, il faut bien Com* meneer par lui parler ainfi. L v  *50 Lettres- pes; promettez-vous de ne vous en écarrer jamais. Cachez votre penchant a 1'ob* jet qui 1'infpire; qu'un aveu pofitif n'é' chappe jamai3 de votre bouche. Soyez affez généreufe pour n'exigtr que de 1'ami. tié , en aimant paffionnément. Voila maintenant les feuls confeils qu'on puiffe vous donner, & tout ce qu'on doit attendre d'un cceur auffi fenfible, auffi nobk-, aufü pur que le votre. Adieu ,,ma chere amie ; éerivezmoi exaaement,& foyezplusfiucere avec une perfonne que votre bonheur & votre gloire intéreffent égalemcnt. L E T T RE LI. Le Baron au Vicomte.. De Verfailles.' No tee affaire eft fure, mon cher Vicomte; nous partirons pour L*** le pre* mier Avril. Je ne-vous recommande pas ïa difcrétion, vous connoifféz toutes les raifons qui doivent me faire defirer que ce fecret foit fide'lement gardé. Je 1'ai confié 3 mon fils,& voici a quelle occafion. Lundi nous foupames chez Madame de G ***£-. nous y trouvrlmes la Comteffe Anatolle ,. que nous n'avinns pas encore vue depuis fon retour» Elle vouh.it jouer an triétrac ; & ne trouvant pour arranger fa partie qu'une femme qui fait a peine ce jeu, elle  fut F Education. a£ï pria Théodore de faire Ia chouette, & 1'emmena dans un cabinet a. cóté du fallon eu le triétrac eft établi; de maniere que je perdis de vue Théodore toute la foirée. A. fouper je remarquai qu'il étoit rêveur, & que fes yeux & ceux de la Comteffe Anatolle fe rencontroient fouvent. En fortant de table,- nous allames tous a la- petite maifon de M. de G**, dans 1'avenue de Verfailles. II y avoit un fpeétacle charmant, & Théodore s'y trouva placé a cóté de ïa Comteffe Anatolle. Pour moi, je 1'étois de maniere a pouvoir les oblérver tous les deux fans en être vu. Mon fils paribit peu ; mais il ne vyoit & u'écoutoit que la Comteffe Anatolle. Cette derniere paroiffoit ne dire a Théodore que des mots a la dérobée; fiprès de lui, elle n'ofoit le regarder. Elle fe tenoit droite a fa place, fans jamais fe retourner de fon cóté; & cependant a chaque inftant elle jettoit un regard fur lui, en levant doucement & languiffamment les yeux, & les baiffant auffi-tót avec précipitation ! regard très-connu, & qui dit bien des chofesf... La Comteffe, après- un moment de rêverie r adreffoit la parole a fa \roifine, &, pendant quelques minutes, femblnit oublier Théodore, qui durant ce temps, contemploit les deux plus longues nattes & les plus beaux cheveux du monde, & n'attendoit pas fans iinpatience que la converfation de la Com» tsffe Anatolle füt finie. . Après le fpectacle, Théodore donna I* L vj  252 Lettres main a la Comteffe, & la conduifit jufqu'a fon carrolfe. Quand nous fümes eu voiture mon fils & moi, nous ne pariames que du fpeétacle & de chofes indifférentes, & nous nous féparames pour nous coucher, fans que le nom de la Comteffe Anatolle efttété prononcé. Lelendemain, auflï-tót que je fus éveillé, Théodore entra dans ma chambre. II renvoya mes gens; & s'affeyant le dos tourné contre Ia fenctre, (afin que le jour éclairat moins ion_ vifage, ) il prit une de mes mams & Ia ferra fortement dans les Hennes. II étoit égaleme.nt ému & embarraffé, & fut un moment fans ponvoir parler. Je 1'embraffai; & le regardant en fouriant : Savezyous bien, dis-je, que vous m'icquiéteriez fi je vous connoiffois moins ! Je vois bien que le cceur de mon Théodore a befoin de s'ouvrir, & qu'il va confier quelque fecret a fon ami... mais je ne puis croire que cette coufidence foit embarraffante pour vous, & affligeante pour moi... — Grace au Ciel , je" n'ai rien encore iïeffèntiel a me reprocher... Mais je me trouve dans la fituation la plus finguliere!.— Singuliere!... point du "tout. Vous aimez une perfonne digne en elfet de vous attacher folidement ; & cependant la coquetterie d'une femme auffi légere qu'imprudente, vous flatte & vous attire.... Cette fituation n'eft pas neuve... —. Comment avez-vous pu pénétrer.... — Le manege de la Comteffe  fur VEducation. 253 Anatolle n'eft pas une chofe nouvelle pour J,oi<. . _ Mon pere, je vous avoue que ie ne la croyois pas conuette. — 1 elt plu" flaneur de croire qu'elle elt fenfible, ie le concois. Si notre amour-propre ne produitbit pas fouvent de femblables illuflons, les coquettes ne nous iéduiroient jamais. Au refte, votre défaut d'expénence rend votre erreur trés - excufable. Dailleurs la Comteffe Anatolle eft du nombre des coquettes qui s'abufent elles-mêmes; elle a véritablement une tête vive ; elle croit vous aimer — Ut comment voyez-vous qu'elle s'abufc? — Paree qu'elle a déja cru aimer M. de Saint-Phar, & paree que vous êtes trop jeune pour pouvoir infpirer une paffion a une femme qui eft dans le monde depuis quatre ans. t- Enfin, me voila foulagé, vous avez lu dans mon ame. Mais que dois-je faireé depuis de ce projet. j'ai maintenant 1'efpérance d'être employé; & fi cela eft, je vous eramenerai avec votre ami. A ces paroles^  fur PEducatton. 255: Théodore tranfporté, me fauta au coL Dans ce momenc, il ne vit que la gloire,. tous les facrificesfurent oubliés!... Hier je lui ai annoncé qu'on m'avoit accordé ma demande, & que nous partirions vers la fin de Mars. II m'a donné fa parole de cacher avec foin ce fecret a fa mere. Je connois la raifon & le courage de Madame d'AImane;. je fuis bien für qu'elle ne peut manquer d'approuver un pam qu'elle feroit capable de confeiller : mais en même-temps, je n'imagine que trop tout ce que fon cceur fouffrira ! Je ne puis me réfoudre a Paffliger fans néceffité : ainfi je 11e lui déclarerai cette nouvelle que quinze jours avant notre départ. Adieu ,.mon ami; je ferai fürement a Paris mardi au foir, & j'irai fur le champ vous trouver dans votre loge a 1'Opéra. LETTRE LIL La Baronne a Madame d'OfalifiDe Paris,- Je viens d'épronver un plaifir bien vif, ma chere fille. Ou a-joué aujourd'hui > pour la première fois-, une tragédie de Porphire. Gette Piece a eu le fuccès le plus brillant; &, ce qui vawt mieux encore, elle le méritoit, Elle ns doit rien a Pillu» Sou du théatre. & au jeu des Aéteurs. On»  256 Lettres pourra Ia lire, & conferver 1'opinion que cette première repréfentation en a donnée. Porphire, dans cette occafion, a fenti plus vivemeht que jamais combien une excellente réputation peut être utile è un Auteur. II étoit für d'avance de toute la bienveillance du public, & qu'il n'aurdit contre lui nulle efpece de cabale. II n'a fait que des ouvrages eftimables; il n'a jamais répóndu a toutes les critiques dictées par Penvie, la mauvaife foi & la méchanceté, & il ne s'eft point enorgueiili de cette modération fi rare. On fuppofe affez généralement un grand mérite aux perfonnes qui ont un grand nombre d'ennemis; c'eft pourquoi nous voyons tant de gens fe vanter d'être déteftés, & répéter fi fouvent avec emphafe : mes ennemis, ce qui au fond ïigmü.t mesenvieux. Porphire s'affligeoit trop en fecret d'exciter Iahaine, pour fe glorifier d'avoir des ennemis. II ne s'eft jamais plaint d'eux, il les a ramenés tous. Incapable d'envie & de reffentiment, il fait pardonner une injuftice , & trouve un noble plaifir a louer fes rivaux. On Pa toujours vu intimement Hé avec les Gens de Lettres les plus diltingués; il a, dans tous les temps, defiré leur amitié, profité de leurs confeils, & faifi avec empreflement toutes les occafions de les obliger. II penfe comme la Bruyere; il dit, ainfi que lui : Entrez, toutes les portes vous font ouvertes paffez jufqu'a moi fans me faire avertir:  fur VEducation. 2^7 vous nfapportez quelque chofe de plus prédeux que 1'argent & Por, ft c'eft une occafion de vous obliger. Parlez, que voulezvous quejefrfepour vous? Faut-il quitter mes livres, mes études, mon ouvrage, cette ligne qui eft commencée? Quelle interruption heureufe pour moi que celle de vous être utile! &c. (l). Avec ce cara&ere- obligeant, connoilfez-vous perfonne qui foit pius que lui iulceptible de reconnoiflance ? Sollicitez une grace pour lui: fl vous réufliffez, il en fera plus fatisfaif, fl vous échouez, il n'en fera pas moins reconnoiflant. Aufil ïleft impom* ble de réunir plus defuffrages, & d'avoir dans la fociété une exiftence plus agréable. On reconnolt avec plaifir fa fupénonté , paree qu'il ne la fait jamais fentir. Au fond, fa douceur , fa modeftie & fa fimplicité m'étonnent moins en lui qu'en tout autre. Les gens du monde ne peuvent faire connoltre leur efprit que dans la converfation: il ne faut donc pas s'étonner s'ils y portent quelquefois de laprétention & le defird y briller. Mais un homme de Lettres, dont tout le monde connoltle mérite, ne devroit pa* être fufceptible de cette ambition frivole. II a fait fes preuves; que peut-il hu en coüter d'être fimple & modefte? & il n elt pas au-deflus d'une petite vanité, il ne fent pas tout ce que vaut la gloire. D ailleurs, (i) Caraftere de la Bruyete.  ~5§ Lettres en ne s'occupant dans la fociété que da foin de faire valoir les autres, il y paroltra toujours le plus aimable. On s'y rend mfupportable quand on y veut dominer; on n'yobtientlesfuccèsles plus flaneurs, que par les égards, la douceur, la modelhe, & ledefir de plaire & d'être aimé. J'ai vu a l'occafion de cette première repréfentation de la Tragédie de Porphire , combien en général les gens du monde olent peu juger d'après euxmêmes. J'ai ioupé le foiravec cinquanre perfonnes. Porphire efl univerfellement aimé. Sa piece venoit d'avoir le plus grand fuccès; cependant on ne la loudit gWavecprècaution. Avantdeprononcer, on tachoit de recueillir les voix; on cherchoit apénétrer 1'opinion des gens qui paffent pour avoir le plus d'efpnt, & 1'on fe gardoit bien de montrer de 1 admiration ; on fe contentoit de dire; Cette piece nfa fait grand plaifir; ilyade teaux vers... il y a de belles fcenes... Car avant que Je public ait jugé en dernier reifort , on n'a pas le courage de dire : Ceft une excellente piece, un ouvrage de génie. A tout événement, on aime mieux palier pour êrre trop difficile, que pour n être point aflez délicat. Ces mêmes perfonnes , fi réfervées dans leurs jugements & leurs éloges a 1'égards des Gens de Lettres, fe dédommagent de cette prudente contrainte, en jugeant hardiment les ouvrages de fociété; elles ofent alors dénder, trancher avec affurauce; elles ne crai-  fur PEdtteatton. 259 gnent pas d'être démenties par le public. Adieu, ma chere fille; je vois approcher le printemps avec peine, depuis que Théodore eft entré au fervice. Ce moment eft toujous trifte pour moi, puifque c elf celui d'une féparation de plufieurs mois. Mon fils me montra hier, a ce fujet, une fenfibilité qui me touchajufqu au fond de 1'ame. J'étois feule avec lui & ia fceur. Théodore, lui dis-je en 1'embrafiant, vous me devenez tous les jours plus cher; aulli ie fens que je vous verrai partir cette année avec plus de peine encore que ie n en éprouvai jamaisl... A ces mots , Théodore me regarda d'une maniere qui me pénétra; enfuite il fe leva & fut h la chemmée. II me tournoit le dos;.mais Adele qui voyoit fon vifage dans la glacé, s'élanca vers hu, & fe jetta z fon col en sécriant : Cher Théodore!... O Maman, regardez-le Te me levai; Théodore, baigné de larmes , fe précipita dans mes bras.. ü ne pouvoit ni parler, ni retenir fes pleurs; & ce mouvement de fenfibilité fut fi vif&fi extraordinaire, qu'il reflembloit a de la douleur, & qu'il me caufa autant de taiiiuement que d'attendriffement. Adieu, ma chere fille; il y aura un an le vingt de ce mois, que je fuis féparée de vous. Dans un mois M. d'AImane & Théodore partiront!... Ie fuis bien trifte!... Ah ! quand; v.ous revèrrai-je ? quand ferons-nous donc tous rémns ?■  2CK> Lettres LETTRE LUI. Du Comte de Rofeville au Baron. O ui, mon cher Baron, dans un an au plus tard j'aurai le plaifir de vous revoir, & de me retrouverdans mapatrie.Jen'attends pour partir, qu'un événement qui peut mettre lc comblea la feïicité demon éleve. La grofiefl'e de la jeune Princefle eft déclarée; & dans 1'efpoir qu'elle accoucbera d'un garcon, Le Prince s'occupe déja du choix d'un Gouvernement, fe lui ai fait lire a cette occafion un Ouvrage peu connu (i) , mais qui roériteroit bien de 1'être, & danslequel on trouve, relativement au choix d'un Gouverneur, des détails très-intérefiants; entr'autres ceux-ci: „ Le Roi lui choifit (2), pour Gou„ vemeur, un Seigneur de diftinclion, nommé Polyprate; & ce ne fut ni fon „ rang, ni ia confidération de fes fervi„ ces militaires & politiques, quiledéci„ derent tlans ce thoix. Car, difoir-il, le „ Général le plus expérimenté, le Politis, quele plus éclairé& le plus laborieux, (■) V2UI a pour titre : Education des Vrinces deftinés au Tróne , par M. Bafedow, traduit de 1'Allemand, par M. de B (1) Au jeune Prince fon fils.  fur VEducation. 261 „ le Jurifconfulte le plus habiïe, peuvent „ bien ne pas avoir les qualités néceflaires pourréuflir al'éducation d'un Prince. Auffi celle du ieune Agatocrator ne füt-elle conaée a Polyprate, que paree qu'il s'étoit férieufement occupé de celle „ de fes enfants... Ses fils avoienv, acquis des lumieres & une prudence qu'on ne remarquoit point dans les autres jeunes „ gens... Trois ans avant de les reuiettre entre les mains du Gouverneur qu'il „ avoit choifi, il voulut qu'il fe préparat „ a fes fonctions, en faifant une étude des bons ouvrages fur PEducation ; en con„ fultant les perfonnes qui avoient élevé des enfants avec fuccès , en faifant, „ fur des enfants du peuple, quelques ef„ fais qui lui donnaiTent en même-temps „ 1'occafion d'exercer envers eux des ac„ tes de bienfaifance. Polyprate avoit, ou„ tre cela choifi, de bonne heure des do„ meftiques dont la compagnie ne püt pas „ étre pernicieufe a fes enfants. Le futur Gouverneur fut chargé de les pré„ parer a leurs fonétions, en les attachant a d'autres enfants, pour faire auprès „ d'eux 1'apprentifiage des principes d'a„ prés lefquels ils devoient fe conduire „ avec les iiens, &c... Sans un pareil „ Gouverneur,difoit leRoi, & en géné„ ral fans un choix auiïi fcrupuleux de ,, toutes les perfonnes qui entourent le „ Prince,il ell impoffible de 1'éleverparfaitement. II ne faut donc épargner ni  •fj2 Lettres „ peines, ni dépenfes , pour cnercher, „ füt-ce même dans les pays étrangers, „ des fujets dignes de concourir a fou ,, éducation, & pour les y préparer par „ un appreutiffage bien dirigé". Tout cela ne fuffit pas, dis-je au Prince : votre fils fera d'abord entre les mains des femmes; le choix de la Gouvernante eft beaucoup plus elfentiel que vous ne 1'imaginez. C'eft elle qui donnera les premières imprefiions; & d'ailleurs le Prince lui devra , par la fuite , de la reconnoiflance & de la rendreffe. ïl faut donc qu'elle foit eftimable autant qu'éclairée. Et fongez encore , Monfeigneur, qu en vous conduifant d'après tous ces principes , vous ne rempliriez vos devoirs_ que bien imparfaitement, fi vous ne veilliez pas vous-même k Péducation du Prince AOtre fils. Quelle plus importante affaire pourra jamais vous occuper! même quand vous régnerez! Tout ce que vous pourrez faire de plus utile, de plus gloneux, n'aura qu'un effet paffager, fi votre tucceffeur n'eft qu'un Prince médiocre. C'eft lui qui doit perfeétionner ou détruire votre ouvrage. Sans lui, vous pouvez être grand; mais vous ne pouvez, fans lui, faire paffer vos bienfaits k la génération qui va naitre. Veillez donc fur lui, fur fon Gouverneur, furtout cequil'entoure. Etudiez fon caraétere; connoiffez fes ïnclinations , fes défauts , fes vertus ; & fouvenez - vous qu'Augufte , maitre du  fur VEducation. 263 monde, trouvoit encore aiTez de temps pour préfider lui-même a 1'édueation de les petits-fils. A la fuite de cet entretien, j'ai donné au Prince la petite lifte des perfonnes que je jugeois les plus dignes de prétendre a la place de Gouverneur. Vous trouverez, lui dis-je, quatre noms dans ce papier; & c'eft beaucoup fans doute. Heureux le Prince qui peut compter fur fa Cour quatre hommes d'une mérite véritablement diftingué! Voila, fuivant mes lumieres, les perfonnes entre lefquelles vous devez choifirun Gouverneur; mais je vous confeille de les étudier, de les obferver avec foin, & de ne vous décider entr'eux que deux ou trois ans après la naiffance du Prince : car un choix fi important demande toute la prudence ik toute la réflexion dont vous êtes capable. A ces mots, le Prince ouvrit le papier; il lut les trois premiers noms fans furprife. II favoit que la voix publique les avoit déja défignés ; mais il fe récria au dernier. Quoi, dit-il, M. ***! avez-vous fongé qu'il n'eft pas fait, par fa naiffance, pour prétendre a cette place?... —• Sa naiffance, i! eft vrai, n'eft point illuftre; fa maifon peut-être n'eft pas ancienne. Mais enfin, il eft a la Cour. Qu'importe , du refte, que fon nom foit moins beau que celui d'un autre, s'il a réellement un mérite fupérieur? Dans toutes lesautres places 9 qui demandent véritablement de  Lettres grands talents, on n'a jamais eu d'égard 1 la naiffance. On ne cherche, avec raifon, que du mérite dans les gens qu'on veut éleverau miniftere. Le mérite eft-il moins néceffaire dans un Gouverneur; & ce choix eft-il moins important ?... Vous vous étonnez, Monfeigneur, de voir fur ma lifte le nom de M.***j vous eufliez donc été bien furpris, fi vous y eufliez lu celui de M. d'Elford ?... — Comment! un homme qui ne peut venir a la Cour? ... — Oui; mais un homme rempli devertus & de génie. Ce n'eft point 1'obfcurité de fa naiffance qui m'a empêché de vous le propofer; car outre les raifons que je viens de vous dire, je trouvois dans ce choix, un avantage de plus. Quellelecori pour un jeune Prince, de voir dans fon propre Gouverneur, un exemple frappant de 1'utilité dont peut être la vertu? Combien il 1'eüt refpeété davantage, ce Gouverneur, en apprenant qu'il ne devoit fa place qu'a\ fes qualités perfonnelles & a la fupériorité de fes lumieres!... — Mais je pourrai, fans choquer tous les préjugés recus , profiter des talents de M. d'Elford, enl'attachant a 1'éducationfous un autre titre... — S'il n'eft pas le maftre, s'il n'a pas le titre de Gouverneur , il ne fera rien que de médiocre. Les places fecondaires dont vous parlez, Monfeigneur, quoique très-honorables pour les perfonnes de 1'état de M. d'Elford, feront rarement acceptées par des gens de génie  fur f Education. 265 génie. Ils ne peuvent faire le bien qu'a demi : ou fi le Gouverneur adoptoit toutes leurs idéés, ils ne pourroientrecueillir le plus doux fruit de leurs vravaux, la gloire, & la reconnoiffance de la patrie... — Eh bien, croyez-vous que Ia réflexion & l'intérêt Ie plus cher ne puiffent me mettre au-deffus d'un préjugé ?... — Non, fans doute. — Pourquoi donc ne m'avez-vous pas propofé M. d'Elford?.. . —Paree qu'il n'a jamais vécu a la Cour , ni dans le grand monde , & qu'il me paroit abfolument néceffaire que le Gouverneur d'un Prince connoiffe f un & 1'autre. — Vous n'approuveriez donc pas qu'on élevrït un jeune Prince 'oin de la Cour, & qu'afm de le rendre plus digne de régner, 011 lui cachüt fa naiffance, .. — On ne fouflrait point ainfi 1'héritier d'un grand Etat; cc plan d'éducation eft abfolument chtmérique : par couféquent j'ai dü peu ïéfléchiraux avautages qu'on pourroit retircr en le fuivant. — Mais fans cacher au Prince fa naiffance, il feroit pofiible du moins de Pélever luin de la Cour?... — II n'eft point d'ajfantage qui puiffe dédommager un jeune Prince du malheur d'être élevé loin des yeux de fon pere & de fa mere. Son devoir eft de les chérir; fon bonheur d'en être aimé. II faut donc qu'il les connoiffe, & qu'il vive toujours avec eux. Cependant, j'approuverois fort qu'on fit biltir une maifon d'iducation a fept ou Torna III. M  z66 Lettres huit lieues de la Cour, & que le jeune Prince y fut pafl'er trois ou quatre mois tous les ans. A cette diftance, il pourroit jouir du bonheur de voir fouvent fon pere & fa mere pendant ces trois mois; & cette retraite, en fortifiant fa fanté, avanceroit fes progrès dans 1'étude. — Cette idee me plait beaucoup. Certainement jé ferai batir une maifon d'éducation; & je concois que ce n'eft pas un Architecte feul qui doit faire le plan de cette maifon. II faut qu'on puilié s'y inftruire, non-feulement en regardant les tapifiéries , les tapis & les meubles des appartements, mais aulïï en fe promenant dans les cours & dans les jardins. Les dorures, les glacés, la magnificence en feront bannies. Mais je veux que tout y préfente, a chaque pas , des objets d'inftruction, ou qui puiffent infpirer a 1'enfant des fentiments vertueux. Vous croyez bien , mon cher Baron, (i) Comme, par exemple, les tableaux qui rt\séfentent de belles aüions , & , dans les jardins & les cours, des ftatues & les buftes de plufieurs grands Hommes, dont 1'Hiftoire feroit écrite fur le piédefial. Sans faire de nouvelles dépenfes , un Souverain pourroit choifir dans les richefles de ce genre qu'il poffede, les rableaux , deffins , gravures, ftatues, qui retracent le fouvenir des grands Hommes & des aftions vertueufes, & placer cette précieufe colleftion fous les yeux du Prince, fon fils.  fur F Education. 267 que j'engagerai le Prince a réfléchir mürement furie plan de cette maifon, avant de la faire batir, & a confulter des perfonnes en état de lui donner de bons confeils a cet égard. Adieu, mon cher Baron. J'écris par ce courier a Madame d'AImane : ainfi je ne vous parle ni de Monfieur, ni de Madame d'Oftalis. Madame d'AImane vous communiquera fürement ma Lettre; & les détails qu'elle contient vous intérelferont d'autant plus quevoQS favez bien que je ne me permettrois pas la plus légere exagération , méme pour vous procurer un grand plaifir. LETTRE L IV. La Baronne a Madame de Valmont. De Paris, Au! Madame, vous feule pouvez concevoir l'état,oti je fuis, & la douieur qui m'accable !.... Cette douieur , dont je renferme la plus grande partie au fond de mon ame, je puis vous la laiffer voir; vous Ia partagez , vous 1'épronvez vousmöme!... Hélas! ils partent demain a la pointe du jour! ■.. Ils ont voulu nous tromper, & nous perfuader qu'ils ne partiroient que lundi ou mardi. J'ai feint de le croire; mais je fais la vérité depuis ce matin.. . Quelfouper que celui de ce foir!... M ij  o68 Lettres Le Chevalier de Valmont & M. d'Aimeri avoient diné ici; ils ne m'ont quitté qu'a cinq heures, & a lept, M. d'AImane & Théodore fontrevenus avec eux. Cet emprelTement auroit pu feul me donner des foupcons. Nous avons foupé enfemble; la maniere dont M. d'AImane nous a fait placera table, a eu quelque chofe d'affez remarquable... J'étois entreM. d'AImane & Théodore. Le premier avoit Adele afa droite, & dit au Chevaiïer de Valmont de fe placer a 1'autre cóté d'Adele. Le Chevalier s'eft fait répéter deux fois cette invitation; il craignoit d'avoir mal entendu. .. La convcrfation a été bien trifte & bien languilfante. Vous favez combien il eft diiTicile de s'empécher de pleurer en parlant; Adele & moi nousgardions le filence... Eufortant de table, j'ai fenti que j'étois fi peu mattreffe de moi-même, que j'ai pris le parti de pafFer un inftant dans mon cabinet... A onze heures, M. d'Aimeri a regardé a fa montre, & j'ai vu qu'il faifott un figne a M. d'AImane. Au bout de quelques minutes, ils fe font tous levés; M. d'AImane & mon fils fe font approchés de moi, en me difant bon foir d'une. voix mal aiTurée. En les embraffant, je n'ai pu retenir mes larmes; j'ai fenti couler celles de mon fils; mon vifage en étoit baigné... Adele éperdue, necomprenant que trop que cet embraffement étoit un adieu , eft venue fe jetter entre fon pere & on frere. .. Enfin, M. d'AImane,s'arra-  fur F Education. 2Ó9 cbant de nos bras, a fait quelques pas pour fortir. Adele, pate&tremblante , eu le voyant s'éloigner, a voulu lefuiyre; mais ne pouvant fe foutenir fur fes jambes, elle feroit tombée, fi le Chevalier de Valmont n'eüt volé vers elle; &, après avoit prévenu fa chütc , ne 1'eüt portée dans un fauteuil.. . M. d'AImane eft n venu pour affurerfa fille qu'il ne partir t point cette nuit; enfuite, remarquant que Théodore & le Chevalier de Valmont ne pouvoient plus cacher 1'excès de leur attendriflement, il les a pris 1'un & 1'autrc par la main, & il eft forti brufquement. Alors Adele s'eft précipitée dans mes bras, & nous avons donné un libre cours a nos larmes... Nous avons paffé plus de deux heures enfemblefans nous parler, ne pouvant que pleurer... D'ailleurs , rinquiétude & la douieur infpirent quelquefois des idéés li noires, qu'il feroit impoffible d'en faire part.On n'auroitpas le courage de les exprimer. Quand on craiht pour les objets qu'on aime , on éprouve une efpece de fuperftition qui nous empêche tou jours de détailier nos penfées les plus déchirantes. Dans ce cas, il y a des mots ft terrib/es, qu'on ne peut fe réfoudre a les prononcer. Je me fouviens qu'a Tage de quatre ans, Adele fe donna un coup a fa tête. Dans ce même temps , elle fut malade; elle eut de la fievre; je confultai, je parlai du coup qu'elle avoit recu; je _demandaifi fan état tfen étoit pas une fuite M iij  2?o Ltttm ii m'eüt été poffible de dire : Croyez-vous qu'elle ait un dépot dans la tête? J'y penIbis a chaque inftant du jour & de Ja nuk; inais ce mot affreux de dépot, ma bouche ne pouvoit le proférer!... Telle eft aujourd'hui ma fituation!... II feroit atv deffus de mes forces de communiquer toutes mes idéés a la perfonne qui m'infpire le plus de'confiance!... Ah! Madame, quand jepenfe (eh, dans quel inftant n'y penfé-je pas ) a quel point je fuis heureufe , je fuis effrayée de mon bonheur! Eftil poffible qu'une félicité fi parfaite puiffe durer toujours !... II eft quatre heures du matin, ils partiront dans deux beures! Je ne fais fi je pourrai réfifter au defir de les revoir encore un moment, de les embraffer!... Mon pauvre Théodore, comme ii étoit profondément attendri ! comme il eft bon , fenfible, a quel excès je 1'aime !... Et le Chevalier de Valmont!... Croyez , Madame, qu'il m'elt cher auffi... Enfin, dans huit ou dix mois, nous Jes reverrons, & ils auront fait une campagne glorieufe... Ilsfediitingueront, j'en fuis bien füre... O quelle joie, quels tranfport?, en lifant la Lettre qui nous annonce™ leur retour... quand nous les fauronsdébarqués!... Hélas ! combien de peines & de craintes mortelles il faudra fupporter avant de gotiter un femblable bonheur! Mais auffi, peut-on 1'acheter trop cher? Adieu, Madame; M. d'Aimeri veut bien venir paffer trois femaines a St. **; ea-  fut r'Education. 271 fuite il ira vous rejoindre, & vous aurez fürement la fatisfaftion de le voir vers les derniers jours d'Avril. LETTRE LV. La Baronne a Madame d'Oftalis. De Saint **. Je fuis ici depuis deux jours, ma chere fille... les deux jours les plus cruels & les plus pénibles de ma vie!... Naturellement, je pleure difficilement; mais,depuis quarantehuit heures, j'ai eu continuellement les larmes aux yeux , & J ai toujours été au moment d'éclater. Le lundi au foir, j'ai vohlu etfayer de faire de Ia mufique; j'ai joué fur la harpe des pieces que je ne fais point, afin d être torcée de m'appliquer, dans 1'efpoir de me diftraire mieux; & machinalement, tout en jouant, je pleurois au -point que mes yeux obfcurcis de larmes nepouvoient lire ma mufique... On peut bien écarter les réflexions, mais on ne peut fe fouftraire au fentiment de fes maux; un poids atfreux refte toujours au fond du cceur!... Je n'ai trouvé jufqu'ici de véritable confolation que dans la Religion , qu'en m adreffant a'Dieu, en le priant, en placant en lui feul toutes mes efpérances. C elt avec une conlïance entiere que j'ofe l m> \ M iv  2?2 Lettres ' plorer, & il a déja daigné me ranimer & me fonifier. Puiffé-je me rendre digne d'être, dans tous les événements de ma vie, ou guidée, ou foutenue, ou confolée par lui! La Vicomteffe & Conftance font ici, La derniere eft dans un état d'abattement qui prouve toute Ia vivacité de fes feniimeiHs pour Théodore. Adele a lu facilement dans fon cceur; elle la plaint, mais ne Ia conc/ok pas. Comme je ne veux pas que ma fille recoive des confidences da ce genre, j'ai le plus grand foin d'empêcher qu'elle ne fe trouve feule avec Conftance, & je lui ai défendu de lui jamais parler de Théodore. Afin de calmer les agitations de la Vicomteffe , aufiï tourmentée que Conftance, le Vicomte, quinze jours avant le départ de M. d'AImane, a refufé pofitivement le Marquis d'Hernay; &en même temps, il a dit a Madame de Limours, qu'au fond du cceur, il préféroit toujours Théodore a tout autre parti. La Vicomteffe 1'a conjuré de prendre des engagements formels avec M. d'AImane, mais elle n'a pu obtenir cette demande : ce qui lui laiffe toujours beaucoup de craintes & d'inquiétudes. Adele efl: bien aflligée; mais fon courage égale fa fenfibilité. Elle s'occupe fans rektche , & n'a rien perdu de fon adivité. Porphire, qui eft venu ici avec moi, me quitte demain. II a recu une lettre qui lui appfend que M. de Lagaraye eft.  fur F Education. 273 dangereufement malade, & il part aniïi-töt pour aller retrouver &foigner fon bienfaiteur. Adieu, ma chere fille... Ah! pourquoi faut-il que dans la circonftance la plus cruelle de ma vie, je fois encore privée de la confolation de vous confier mes peines! ... Je vous écris , mais quand lirez vous cette Lettre?... Quand recevrai-je votre réponfe?... Adieu, mon enfant; je vous ecrirai encore jeudi, & avec plus de détaiL LETTRE L VI» La Vicomteffe a la Baronne. De Pariï« J'ai beaucoup de nouvellesa vous man. der, ma chere amie. Madame de Blemur vient de fe venger d'une maniere bien éclatante de Madame de Serville. Cette derniere follicitoit, comme vous favez , une place que mille circonftances réunies lui failbient fouhaker pafiionnément. Elle fe croyoit füre de 1'obtenir, quand Madame de Blemur eft revenue des Eaux. Alorstout a changé de face. Madame de Blemur a formé une intrigue fi profondément eombinée , qu'elle eft parvenue k faire manquer 1'affaire. Enfuite elle a écrit k Madame de Serville pour fe vanter dace* M. *■  2?4 Lettres exploit. Ce billet, dont tout le monde a des copies, contenoit ces mots: „ Vous avez éprouvé jadis, Madame, „ que je favois fervir mes amis ; il eft ,, jufte que vous appreniez aujourd'hui „ que je fais me venger de 1'ingratitude & de la noirceur. J'ai fait échouer vos „ detfeins; ce n'eft pas vous rendre tout ,, le mal que vous m'avez fait; mais ce,, pendant je fuis fatisfaite de pouvoir* „ vous prouver du moins qu'on ne peut „ impunément me tromper&metrahir".. Cette maniere extraordinaire de faire parade de fa haine, & de fê* glorifier de fa vengeance, a réufli auprès de plulieurs perfonnes. On a trouvé dans ce procédé: une forte de franchife impofante. On répete a ce fujet tous les lienx communsr dangereux & faux que vous connoilfez. On dit que les gens les plus fenfshles font ceux qui favent le mieux ha'ir; & que les emirs les plus reconnoiffants font auffi les plus vindicatifs. De ftmblables maximes fontpaffées enproverbe, non paree qu'elles font vraies, mais paree qu'elles excufent bien des noirceurs. Un cceur fenfible & reconnoilfaut eft toujours noble & gé> uéreux; il doit avoir horreur de la haine r & dédaigner la vengeance. Qui fe venge, cede honteufement a une paffion fnrieufe, & facrifie 1'honneur & 1'humanité au plus alfreux.de tous les mouvements. Quoi!. s'occuper fans ceffe du noir projet de nuire,, & de rendre 1'objet de fa haine a jamais  fur ï'Education. 275 mfortuné; trouver du charme dans les détails de cet horrible tableau;... confommer ce deffein déteftabie! N'eft-ce pas las le fond de 1'ame d'une furie, a qui tout fentiment doux & tendre doit être a jamais inconnu?. .. Les partifans de Madame de Blemur difent, pour 1'excufer, qu'elle ne s'eft pas donné le temps deréfléchir a cette aétion , qu'elle ne Pa poinc préméditée , &c. : mais on ne fait pas manquer une affaire de ce genre enviugtquatre heures; & il efl très-prouvé que cette horreur eft le fruit d'une intrigue qui a duréplus de deux mois. D^ailleurs, jamais Peffet impétueux du premier mouvement & la plus ardente colere ne feront faire une atrocité a une ame noble & fenlible. Quand nous nous livrons a nos paffions, la raifon nous abandonne, nous nous ésarons; mais alors même Pinftinft d'un heureux naturel nous refte & nous guide encore! Une autre nouvelle, c'effc que M. de SOmires vient de gagner fon procés. On s'attendoit de fa part aux plus généreux procédés en faveur d'un parent chargé d'une familie nombreufe, & prefque réduite a Paumóne par cet événementDepuis trois ans que le procés dure , vous n'ignorez pas tout ce que M. de Somires> & fes amis ont dit a ce üuet. Eh bien , après tout cet étalage de fèntiments héroï-ques, M. de Somires garde tout !'.. ► II le peut, il eft dans fon droit; mais je He puis fouffrir que la conduite ne s.'ac« , M v.ji  276" Lettrescordë pas avec les difcours. Pourquoi dire : Je fuis plus noble qu'un autre, pou» prouver enfuite qu'on n'eft qu'un impofteur? Au refte, ce calcul n'eft pas trop mauvais. 0n fe rend méprifable , il elt vrai , aux yeux des gens raifonnables; mais on obtient Peftime & 1'admiration des fots, qui font toujours plus perfuadés^^ des phrafes que par des aétions. Madame d'Infelin ne parloit pas fans ceffe de nobleffe & CCèlévation; fi elle ne prononcoic pas ces deux mots avec tant d'amphafes; fi elle ne paroiflbit pas auffi révoltée de tout ce qui peut reffembler a la baffèff'e, diroit-on qu'elle a de la no* bleffé & de 1'élévation? Elle aime beaucoup 1'argent ; elle eft très-avare ; elle n'a riulle bienfoifance; elle recherche, cultive & flatte tous les gens qui peuvent lui etre utiles; elle a paffé fa vie a demander & fólficiter des graces : mais elle afl'ure qu'elle a les fentiments les plus nobles ^ & on la croit. On dit toujours que le monde eft méchant. Pour moi, plus j'y vis, & plus je vois qu'il eft également iimple & crédule. Et en vérité, pour lui en impofer, il ne faut méme pas beaucoup de finefie ou d'efprit; il-faut feulement de Pintrigue & de Paudace. Ma derniere nouvelle eft que Madame de Gerville s'eft jettie dans la dévotion.. Elle a pris pour prétexte Ja mort d'un frere qu'elle n'a jamais aimé. La caufe a renda; la couverfiöu très-intéreflante. Ainfi, la:  fur i''Education. 277 voila rèhabilite. Ce qui ne lui .contera que le facrifice de fa loge » la Coméd e Salienne; car aujourd'hui 1'affiche de la Siótion'n'eft pas auffi rigoureufe qu atrefois. On ne quitte plus le rouge & lts pompons; il fuffit de renoncer aux Speclacles, & de confier k fes amis qu'on eft dévote. Ainfi., depuis "°n retour ia , je n'entends louer que la fenfibilité de Madame de Gerville!.... Tout principe a pan , je ne puis la haïr. La perfonne qui m'a fait le plus mal, f Madame de Gerville» nar exemple,) ne m'infpire aucun mouy ment vSent'/je ferois fufceptible de pitié Si elle , fi je la voyois fouffrir, comme fe le fuis a 1'égard de tout objet qui m ift ndifférent. Quand tout lui profpere, je nVlui defirevpas de mal; ma,s,je vor* favoue, la vue de fon bonheur ne m ft pasagréable. Je ne trouve pKJufte ?u elle foit heureufe, paree que je ne 1 eftime pas; car je ne concois pas 'averfion lans Fe mépris Je ne haïrai jamais ce quej efLaai. Une perfonne fe trouvera en nïatoé avec moPi , elle obtiendra par de» moyenshonnêtes ce queje defiroi. . sil n'y a dans fa. conduite ni faulTeté, m artifice • fi ie lui connois un caraftere noble &dro'it, m'eut-elle ravi le bonheur de ma S 'ne la haïrai point Je pms auffi uès-facilement me paffer.de d.vulguer?le mal que je fais des gens qui ne to «mens poin?; & même„fi on les accufoit, imuftement devant moi, je prendrois fans ei-  27® Lettres fort leur défenfe. Mais ce qui me fait beaucoup fouffrir, j'en conviens, c'eft de les entendre louer des vertus qu'ils n'ont pas: voila ce qui me cotite le plus. Je ne nierai point que, dans ce cas, j'ai quelque peine a me contenir : cependant, le premier mouvement paffé, la réflexion me rend bièntót & ma tranquillité & mon indiffércnce. Adieu, ma chere amie; j'irai jeudi paffer trois jours avec vous : je cherche h m'étonrdir & h diftraire ma petite Conftance; mais nous fommes toujours bien triftes; & quand nous nous retrouvons feules, nous ne pouvons parler que de vous, de M. d'AImane & de Théodore. Depuis deux mois que Porphire eft parti, je n'ai reen de lui qu'une feule Lettre. 11 me paroit que M. de Lagaraye eft abfolument fans efpérance; quelle perte pour Phumanité!... Avec quel regret cet homme fi bienfaifant doit quitter la vie, en fongeant :\ tous les malheureux qu'il va laiffer fans appui ! Ses derniers moments doivent Être affreux! Quel fpeétecie pour norre ami!... Si vous avez ree, h de fes nouvelles depuis le quinze, mandes-le-moi, je vous prie„  fur VEducation. 2?i> LETTRE LVIL Porphire a ia Baronne. De Lagaraye. O ui, Madame, j'ai perdu mon bienfaiteur, mon pere, mon guide!... Sa mort fut digne de fa vie!... Ce trifte récit, en déchirant mon cceur, peut feul cependant le foulager, & luiprocurerl'uniqueconlolation dont il foit fufceptible dans cet atfreux moment!... Eh, puis-je mieux honorer fa mémoire qu'en détaillant avec hdéBté &fes aclions&fesdifcours, & qu en augmentant encore votre admiration pour lui! Je vous mandois, Madame, dans ma derniere Lettre, que je confervois encore quelque efpérance; mais deux jours après , ie la perdis entiérement. Lundi dernier, M. de Lagaraye nevoulut pas fouffrir que ie paffalfe la nuit auprès de lui, & je me couchai dans un cabinet a cóté de fa chambre. Vers les quatre heures du matin, on vint me réveifler en m'apprenant qu'il étoit beaucoup plus mal. En effet, je le trouvai fans connoiflance dans les bras deMadame de Lagaraye. Cet évanouiüement iut très-long; mais enfin M. de Lagaraye reprit 1'ufage de fes fens; fon pouls redeviut alfez bon, & 1'on crut même que cette  28s Lettres erifepourroit être falutaire. A fix heures,il nous renvoya, & neretintauprès de lui que te Curé. Nous étions tous dans fon anti-chambre, lorfqu'au bout d'une heure les deux battants de fa porte s'ouvrirent; & jugez, Madame, de notre furprife, en le* voyant dans un fauteuil porté par fes gens. II s'arrêta un moment avec nous, & nous dit qu'il alloit voir fes malades !... A ces mots, la même idéé nous frappa tous; nous ne fentlmes que trop qu'il regardoit lui-même cette vifite comme un dernier adieu... Cette penfée arracha des larmes a tout ce qui étoit dans la chambre!... M. de Lagaraye me chargea d'aller annoncer fa vifite a 1'infirmerie, afin que fa préfence ne put caufer de faififfement A ftsmalades : précaution nécefiaire en effet; car cette feule nouvelle infpira des trant portrs inexprimables! Ils crurent que M. de Lagaraye dtoit hors de tout danger. Plufieurs s'écrierent : Maintenant nous pouvons defirer de guérir!... D'autres levoient les mains au Ciel, &, par les prieres les plus touchantes, exprimoient a la fois Pexcès de leur reconnoifianee & de leur joie... Tous renouvelloient aDieulapromefied'accoroplirlesdifPe'rents voeux qu'ils avoient formés pour le rétabliffement de leur bienfaiteur... Au moment oü M. de Lagaraye parut dans la falie, tous les malades fe foutenant d'une main a leurs rideaux , fe penclierent en - avant hors de leurs lits, afin de voir entrer M. de Li-  fur F Education. a&i garaye. On entendit un murraure confus de pleurs & de fanglots... Les maux font oubliés, les Ibuffrances font fufpendues , la feyle reconnoiffance occupe & remplit tous les cceurs!... M. de Lagaraye, pond dans fon fauteuil, fit le tour de la falie; il laiffa croire a fes malades que fon état n'avoit plus rien de dangereux. En même temps il les exhorta a laréfignation, dam le cas oü Dieu difpoferoit de lui. II leur appritque, même dans cette fuppolition , ils feroient tous foignés & gardés jufqu'a leur entiere guérifon. 11 leur fit part de Partiele de fon teftament qui les concernoit. Enfuite il les prévint qu'étant encore trèsfoible, il pafferoit au moins dix ou douze. jours fans venir les voir. Après cette explication, comblé de remerciments &de bénédiétions , il fortit de la falie. Je Ie fuivois; & ie remarquai que lorfqud fut hors de 1'infirmerie , il retourna la tête du cóté de la porte, & fit un profond foupir en levant les yeux au Ciel... Quand il fut dans fon lit, il fe trouva tantd'abattement,. qu'il demanda quelques gouttes d'étlier. Après les avoir prifes , il éloigna Madame de Lagaraye, fous je ne fais quel prétexte. II me retint auprès de lui; il renvoya. fes gens, & pria Lemire, fon Chirurgien , & St. André, de fe retirer. Alors me tendant la main : Les moments nous font chers; me dit-il, n'en perdons point. Lemire vous a-t ilparlévrai? ... Comment !: iiterrompis - je , avec un trouble inexpri-  2§a Lettres inable, que voulez-vous dire?... Oui,reprit-il, fur mon état!... Ces mots me cauferent un tel battement de cceur, qu'il me fut impoffible de répondre. Jufques-li jem'étoisflatté;... mais, dans ce moment, toute efpérance m'abandonna. Je vis que M. de Lagaraye étoit condamné, & qu'il le ™™n!— Je penchai ma tête fur fa main, & il fentit que jelabaignois de larmes... I! fut un moment fans parler. Enfuite, reprenant la parole: Regrette-moi, dit-il, tu le dois!... Mais ne me plains point; fonge a ma vie, fonge aux prixquim'attend, & ne fois pas affez perfonnel pour être inconfolable de ma mort!... Non, m'écriaije, vous ne mourrez point; non , il n'eft pas pofllble!... Ceffez , interrompit - il, eellez, mon cher Porphire, rtevousabufer; je n'ai pas vingt-quatre heures a vivre. .. — Vous! grand Dieu!... — C'eft pourquoi j'ai voulu voir aujourd'hui ces malheureux qui vont me perdre; je leur devois cette derniere confolation... Vous, mon pere!... A foixante-trois ans, votre carrière feroit finie!... •— Ehbien, de quoi murmurez-vous? Si j'eufjfe vécu quinze ans de plus, j'aurois été réconpenféptustard... ~-Mais cependant cette foule d'infortunés auxquels votre exiftence eftfi néceffaire!... — Je les remets avec confianceentre les mains de celui qui m'infpira la réfolution de leur confacrer ma vie... Vous penfez peut-être que je regrettc amérement tout fe bien quej'aurois-  fur VEducation. 283 pu Faire en vivant encore dix ans ? Si je n'euflè, il eft vrai, travaülé que pour la gloire, je mourrois défefpéré. Depuis deux ans , j'avois concu denouveaux plans; j'étois au moment d'exécuter de grandes chofes; quelques années de plus, & je laiifois des établiflements qui eulfent pu me furvivre. La mort vient, &détruit toutes ces efpérances! Mais que m'importe! Dieu, qui lit au fond de mon cceur , me tiendra coinpte de mes projets, ainfi que de mes aétions. Tous mes deffeins font renverfés, mais je les ai formés, c'eft aflez pour eu obtenirla récompenfe. Va, je meurspleinement fatisfait, & vingt ans de plus n'auroient pu rendre mes derniers moments plus doux & plus tranquilles !... O triomphe admirable de la Religion, m'écriai je, ó mon pere! que vous me faites chérir cette piétéfublime! Ellefeule, eninfpirant des aétions héroïques , peut élever une grande ame au-deffus de la gloire möme ï Eh, qu'importent en effet les jugements des hommes & la vaine renommée d'un moment, quand on eft fous les yeux du Juge fupröme qui pénetre les raotifs,qui connoit les defirs, auprès duquel les intentions vertueufes ne font jamais perdues, & de qui 1'on peut attendre des récompenfes immortelles pour le bien qu'on a fait & pour le bien qu'on a voulu faire ! A ces mots, M. de Lagaraye me regardant avec des yeux qui exprimoient la plus tiouce fatibfaction : Promits-moi donc,  2.84 Lettres me dit-il, de conferver a jamais ces fentiments religieux, dans un fiecle oü tant de gens regardent 1'impiété comme une preuve de la force & de la fupériorité de 1'ef. prit. Souviens-toi, mon cher Porphire , que Corneille, Racine, Fénelon, Boileau, BolTuet & Pafcal, furent auiïi diftingués par leur éminente piété que par la fupériorité de leurs talents. .. — Votre extmnle feul me fuffit; je comparerai la vie des Détraéteurs de la Religion a Ia vótre, & je conferverai jufqu'a mon dernier foupirles principes que vous m'avez donnés. En prononcant ces paroles »je tombai a genoux devant Ie lit de mon bienfaiteur; il me ferra dans fes bras, & fut quelque temps fans pouvoir parler. Enfuite, me relevant & me faifant affeoir, il me chargea d'une pénible commiffion; celle d^értairer fur fon état Madame de Lagaraye : & en mêmetemps il m'ordonna de prendre toutes les mefures néceffaires pour cacher fa morta fes malades jufqu'a Pinftant de leur rétabliffement, s'il étoit polïïble. Ce qui fera d'autant plus facile, ajouta-t-il que j'ai eu la précaution de leur annoncer qu'ils ne me verroient que dans douze jours. 11 finit par me recommander un jeune homme de fon école qu'il aime particuliérement, & qui, vous Ie croyez bien, Madame, deviendra mon plus cher ami. Après ce cruel & touchant entretien, je fus chercher Madame de Lagaraye. Mon feul abord ne Ia prépara que trop a la funefte nou-  fur f'Education. 2S5 veile que j'étois chargé de lui annoncer. Elle me queftionnaen tremblam , & pénétra bientót toute I'étendue de fon malheur. Elle joignit les mains; & levant vers le Ciel des yeux remplis de larmes, ellerefta dans cette attitude quelques minutes, fans proférer une feuie parole... Mais 1'exprelfion fublime & touchante de fon vifagefaifoit affez connoïtre & fes penf'ées & fes fentiments!.. . Elle offroit a Dieu le facrifice du bonheur de fa vie.'... Cependant fa douieur n'avoit rien d'impétueux & de violent; elle paroiffoit plus profonde que vive ; une parfaite réfignation en modéroit 1'éclat, en adouciffoit 1'amertume; ckloiu de me caufer une pitié déchirante, je trouvois une forte de douceur a la contempler. Elle m'infpiroit autaut d'admiration que (1'attendrill'ement... Enfin , Madame de Lagaraye effuya fes pleurs, fe leva, & s'appuyant fur mon bras: Allons chez lui, me dit-elle; ne craignez point que fa vue 3joute a ma foibleffe; au contraire, elle me fortifiera. Seroit-il pofiible de manquer de réfignation & de courage en fa préfence ? ... Je conduifis Madame de Lagaraye jufqu'a la porte de la chambre de M. de Lagaraye, & je reftai dans la piece a cóté , oü je trouvai St. André, & Blanche, fa femme. Le premier étoit debout, appuyé contre une cheminée. II ne pleuroit pas; mais la douieur &laconftcrnation étoientpeintes fur fon vifage pale & défiguré. II vous a conté fon hiftoire, Madame; vnusavez  «86 Lettres dü connoltre a quel point fes paffions font naturellement violentes, & combien fon enthoufiafme pour M. de Lagaraye eft ardent & fincere... Je m'appvochai de lui, il me ferra la main; & voyantccuilermes pleurs : Vous êtes jeune, me dit-il, ce malheur étoit inévitable pour vous..., Mais moi, plus agé gue lui, devoib-je m'attendre a lui furvivrei... Moi, inutilefardeau fur la terre!... Comme St. André achevoit ces paroles, nous entendtmes un cri douloureux; c'étoit la voix de Madame de Lagaraye!... Tremblants, éperdus, nous nous précipitons vers la porte, nous entrons dans la chambre; quel fpectacle frappe nos regards!... Nous voyons M. de Lagaraye prêt a rendre ie dernier foupir; la paleur effrayante de la mort couvroit déja fon front. Sa malheureufe femme, affife fur fon lit, le foutenoitdans fes bras; & leCuré, placé dans faruelle,tenoit une de fes mains!... En nous appercevant, il nous fit figne d'approcher. Alors , tournant la tête de notre cóté , & jettant fur nous un regard plein de douceur &deférénité: Porphyre, ó mon fils! dit-il, fouviens-toi de tes promeflés!... Et vous, mon cher St. André. contiuua-t-il, ne quittez jamais ma femme; fuivez-la avec votre familie dans la retraite qu'elle choifira... & que 1'amitié... que la Religion fur-tout vous confolent!... En difant ces mots, il laiffatomber fa tête furfapoitnne; fes yeux appefantis &prelque éteints  fur rEducation. a$7 fefermerent. Le Chirurgien s'avanca pour lui tater le pouls, & fit figne qu'il refpiroit,encore... Un inftant après, ie Chirurgien dit tout haut: Son pouls feranimel... (Hélas , trom me !e cteur humain s'ouvre ai'ément a 1'efpérance!...) Ces feuls mots cauferent un tranl'port univerfcl; chacun les répétoit, chacun attendoit un miracle!... Je m'approche, je regarde fixement M. de Lagaraye; je vois en effetfapaleur fe difliper; fon vifage fe colore, fes yeux fe r'ouvrent, une expreffion furnaturelle rend encore plus augulte&plus toucbante fa figure vénérable!... Tout-a-coup il éleve fes bras vers le Ciel avec le mouvement le plus padionné... O mon Dieu! s'écrie-t-il, tu m'appelles... je volea toi!... Ce furent fes dernieres paroles. Frappés d'étonnement, faifis d'une émotion qu'un tel fpeélacle neproduifit peut-être jamais, nous tombons tous a genoux... nous regardons fans effroi ce lit funebre; nous confidérons fans terreur le touchant objet de nos regrets; nous fommes fürs qu'il eft heil re u x!... Nous n'avons point vb la mort 1'approcher & lefrapper, nousne vimes que 1 Eternel defcendant desCieux pourl'appeller & le recevoir! Cependant, après avoir entrainé Madame de Lagaraye a fon appartement, je me rappellai lesderniers ordres de M. de Lagaraye concernant fes malades : je volai z 1'infirmerie... Mais j'arrivois trop tard ; les cris des domeftiques, les pleurs, les gémiffements  Lettres des gardes-malades, n'avoient que trop divulgué la funefte nouvelle que j'étois chargé de cacher... Je ne reftai qu'un inftant dans la falie, & j'en fortis pénétré d'attendriffement& d'horreur. .'.Je devois étre témoin d'une fcene encore plus pathétique & plus terrible! Avant-hier, jour défigné pour la cérémonie du convoi, je me rendis a 1'heure indiquée dans la falie d'école oül'on avoic dépofé le cercueil; je traverfai la cour, elle étoit remplie d'une partie des habitants du village & de tous les ouvriers des manufaétures, & toute cette multitude fondoit en larmes... En entrant dans la falie d'école, je vis environ foixante jeunes enfants rangés autour du cercueil tous a genoux. St. André, vêtu d'un long habit de deuil, étoit au haut de la chambre , immobile & plongé dans la plus fombre méditation. Les yeux fixement attachés furie cercueil, il confidéroit ce lugubre objet avec un air également morne-ck finiftre. Ses trois fils étoient placés derrière lui... Nous attendions les Prétres , quand tout-a-coup nous vlmes paroitre fix hommes de Pafpecl le plus effrayant. Ils étoient pales , livides, décharnés; ils avoient pour tout vêtement un grand drap qui les enveloppoit depuis la tête jufqu'aux pieds : ils pouvoient a peine fe foutenir fur leurs jambes, & reffembloient a des fantómes, 'a des fpeélres fortant de la tombe!... Ils fe trainerent vers le cercueil; & fe profternant,  fur l' Education. 289 ternant, ils firent retentir la chambre des plus lugubres gémiffements.. .Ces infortunés, échappés de rinfirmerie, venoient rendre un dernier hommage a la mémoire de leurbienfaiteur... Abandonnés de leurs gardes pendant quelques minutes , ils a> voient profité, pour s'évader, de cet inftant de trouble & de confnfion... Deux de ces malheureux s'évauouirent en tombant prés du cercueil... Je les fis emporter, & je les reconduifis moi-même a 1'in"firmerie,, oü je leur laiffai tous les fecours dont ils pouvoient avoir befoin , & je revins dans la falie d'école au moment oü les Prêtres arrivoient : nous nous mimes auffi - tót en marche. A mefure que nous approchons de la cour, nous entendons plus diftinélement les gémiffements lamentables de la foule qui nous attend pour fuivre la pompe funebre; mais dans 1'inftant oü 1'on.voit paroitre le cercueil, un faififfenjent univerlel, un faint refpect, font ceffer les plaintes & fufpendent les pleurs!... Aux cris, aux tranfports violents du défefpoir, fuccede le filence profond de la confternation immobile & muette... Au bout d'une demi heure de marche, notre nombreux cortege arrivé a 1'Eglife... Hélas! dans mon enfance, j'ai vu M. de Lagaraye lui-même polèr la première pierre de cet édifice facré !... Cependant nous approchons de la tombe augnfte qui va renfermer les précieufes dépouilles du plüs vertueux & du lueilleur des hommes!..,, Terne HU N  290 Lettres La foffe efl entr'ou verte.... on y place le cercueil!... Mon cceur fe déchire... je détourne les yeux en frémifl'ant Dans cet inftant, j'entends un cri plaintif... Je me leve , & je vois le malheureux St. André clianceler fur le bord de la folTe; fes fils veulent en vain 1'entrainer.... Eperdu , égaré, il fe débat dans leurs bras; il s'écrie : O mon maitre! ö mon ami!... A ces mots, il tombe dans la foffe; &, noble & touchante viétime de la reconnoilfanee & de 1'amitié, il expire fur le cercueil de fon bienfaiteur! Je ne puis vous rendre compte, Madame, des fuites de cette fcene terrible; je perdis 1'nfage de mes fens; on m'emporta fur le champ. En reprenant ma connoifïance, je me trouvai dans ma chambre; on me faigna au moment même; & comme j'avois beaucoup de lievre , on me forca a garder mon lit tout le jour. Hier, me fentant un peu mieux, je me levai afin d'aller chez Madame de Lagaraye. Elle m'a fait part de tous fes arrangements; elle partira quand tous les malades feront rétablis. Elle ira fe fixer en Anjou, Province oü elle eft née. Elle y établira un hofpice de charité & une petite école de Jeunes filles, & elle confacreraa cet ufage les trente mille livres de rente qui lui reftent. Elle emmene avec elle la malheureufe familie de St. André. Ce dernicr a été enterré ce matin, & 1'on a juftement imtnortalifé fa mort & fa mémoire, en pla-  fur rEducation. 251 cant fon corps dans le propre tombeau de M. de Lagaraye. Les héritiers de M. de Lagaraye font tous ici: ils traitent Madame de Lagaraye avec les égards & le refpect qu'on ne peut refufer a fes vertus : mais on fait déja qu'on ne lailfera fubfifter aucun des établiffements de M. de Lagaraye. Pour moi , Madame, j'ignore quand je pourrai jouir du bonheur de vous voir; je refterai avec Madame de Lagaraye tant que j'aurai 1'efpoir de lui être utile. Ainfi, je neretournerai vraifemblablement a Paris que vers le commencement de 1'hyver. LETTRE LVIIL La Baronne h Madame d'Ofalit. De Saint * *J I l eft décidé, ma chere fille, que je pafferai tout 1'hyver ici; que ferois-je a Paris ? Dans la fituation oü je fuis, pourrois-je aller aux fpeétacles &dans le grand monde? Quand toute diflipation ne me feroit pas infupportable dans ce moment, la feule bienféance m'obligeroit a renoncer aux plaifirs qu'elle peur offrir. Comment une femme ofe-t elle fe montrer h 1'Opéra, au bal, lorfque fon mari ou fon fils font expofés a tous les dangers de la guerre? Madame de Limours vient me N ij  292 Lettres voir très-fouvent; mais vous favez qu'il lui faut un peu de l'aris, comme elle 1'avoue elle-même : auffi ne paffe-t-elle jamais plus de huit ou dix jours de fuite avec nous. Le Comte Anatolle eft mort hier d'une fluxion de poitrine, ou, pour mieux dire, des excès en tout genre auxquels ils s'eft livré, fur-tout depuis deux ans. II laiffe une riche & charmante veuve, & qui, je crois , ne fera pas inconfolable. 'Une chofe alTez plaifante, c'eft que la petite Conftance eft jaloufe de la Comteffe Anatolle; car elle a fort bien pénétré fes fentiments pour Théodore. Auffi ne prononce-t-elle jamais le nom de la Comteffe; & quand, par hafard elle 1'entend, louer fur fes agréments, elle rougit, & paroit fouffrir. Si jeune, éprouver déja des paffions fi vioïentes!... JVJ. de Valcé vient de vendre Ia plus bellede fes terres; on dit qu'il eft prefque entiérement ruiné. Vous ne reconnoïtriez pas fa femme ; elle eft maintenant auffi couperofée, auffi laide & auffi vieille , qu'elle étoit jeune & jolie il y a cinq ans. Elle paroit encore plus fenfible a ce malheur qu'a la ruine de fon mari. Adele devient tous les jours plus charmante; elle elt bien véritablement a préfent mon amie; fon efprit eft auffi formé que fon caractere : mille converfation ne peut m'être plus agréable que la fienne; nous ayons une telle conformité d'opinions  fur F Education. 193 & de fentiments!... Nous fommes fouvent tête a tête , & ces jours-tè paffent pour nous plus vïte encore que les autres. Nous favons nous occuper ; nous avons une égale activité, les mêmes goüts, la même maniere de fentir. Pouvons nous jamais nous laffer d'être enfemble? Quand je n'aimerois pas autant ma fille, fa franchife & fou extréme cancleur me feroient toujours préférer fa fociété a toute autre. Non-feulement elle eft incapable d'employer jamais un détour; mais 1'exagération lui eft aufli étraugere que le menfonge. Elle eft, dans tous les moments de fa vie , auffi fincere & aufli vraie que la prudence & la politeffe peuvent le permettre. Cette charmante qualité donne un prix ineflimable a tout ce qu'elle fait, a tout ce qu'elle dit : on eft fur que l'intérêt ou la flatterie ne lui dictent jamais un éloge. Ses attentions font obligeantes ; les témoignages de fon amitié touchent véritablement le cceur. On 1'écoute avec intérêt, avec attention , paree que 1. vérité même s'exprime par fa bouche. Son regard, fa gaieté, fon fourire, tout en elle eft franc, naturel & fans art. Füt-elle laide, n'eüt-elle ni talents , ni grace, elle plairoit, elle attacheroit, elle auroit encore ce charme inexprimable que donneront toujours la candeur & la fincérité. On n'a point cette précieufe vertu, fans en pofféder mille autres; on ne peut être parfaitement vrai, fans être en même-temps noble, équitable & généreux. OnrendjufN iij  294 Lettres tice a fes ennemis; on convient franchement de leurs bonnes qualités; on rejette un éloge dont on n'eft pas digne ; on avoue qu'il n'eft pas fondé: enfin, 1'on ne fera jamais intrigant ni flaneur ,puifqu'on ne fauroit être 1'un ou 1'autre, fans avoir beaucoup d'artifice & de fauffeté. Adele n'a pas encore dix-huit ans, & elle eft déja corrigée de tous les défauts naturels a fon ftxe. Depuis la veiJlée des tjuarante , elle n'a pas eu un moment la tenlation de fe moquer de perfonne, fur-tout pour des chofes abfolument indifférentes & frivoles, comme 1'habillement, lacoëffure, &c. En même-temps elle nefe fache jamais d'une plaifanterie : fut elle amere& mordante, fi elle n'attaquoit point foncaractere, elle la prendroit gaieroent, ou du moins avec douceur; car elle méprife tellement ce petit genre de méchanceté, qu'elle ne peut être ni embarraffée ni piquée d'une moquerie. Elle me fait part de toutes fes obfervations, & me confie fes jugements particuliers fur les gens que nous voyons. Mais jamais, devant le tiers le moins fufpect, elle ne fe permettroit une légere critiqueT même indirecte. Comme elle a 1'efprit folide, elle eft abfolument exempte de cette curiofité frivole qu'on reproche fi injuflement en général aux femmes , & qui n'eft produite que par le défceuvrement & la malignité. Adele n'atta« che aucune importance aux petites chofes ; elle ne concoit pas qu'on puiffe s'a-  fur FEducation. -95 giter, fe tourmenter pour une bagatelle, ou defirer d'apprendre un fecret qui n'intérelfe point. Quand elle vivra dans le monde, elle fera toujours inftruite la derniere de Phiftoire fcandaleufe du moment, & des ruptures, des raccommodements, &c. Elle fera témoin de beaucoup de tracafleries, fans jamais y prendre part, & trèsfouvent fans les remarquer. On fe moquera de fa ftupidité a cet égard; on lui dira mille fois : Mais vous ne /avez rien, d'oii venez-vous donc ?... II eft vrai qu'elle ïgnorera toutes ces chofes; mais elle faura parfaitement démêlerle fond du caraétere des gens avec lefquels elle vivra. Laméchanceté , 1'oifiveté & le comérage font découvrir toutes les petites intrigues de la fociété; mais la raifon & 1'efprit peuvent feuls donner la pénétration. Adele bien rarement fera dupe en amitié (car qui ne relt pas quelquefois avec un bon cceur); on pourra lui infpirer un intérêt peu fondé , 1'on n'obtiendra jamais fa confiance fans la mériter; voila 1'effentiel. Ne pouvantéviter de rencontrer de 1'ingratitude, du moins que la prudence nous préferve des trahifons. Adele n'a point oublié notre petite retraite au Couvent de***, & Mademoifelle de Céligny. Ellenejuge plus d'après 1'extérieur, les phrafes & les démonftrations, elle eft guérie de Fengouement. Perfonne n'a pouffé ce défaut aufli loin que Madame de Limours dans fa jeunefle. Pour être a fes yeux douce, int ér efante SufenN iv  Lettres fible, il uiffifbit d'avoir un vifage long, des cheveüx blonds & tin nez aquilin; tan» dis qu'au contraire toutes les brunes d'une jolie figure étoient vives, piquantes & /pirttuelles, & toutes les laides, acariatres & mêehantes. Cependant, comme il eft trèspolfible d'avoir des yeux noirs & de la douceur, ou bien une figure fade & un caraclere aigre, la Vicomteffe fe trompoit fouvent dans fes jugements; mais Pexpérience pouvoit feule la défabufer. Madame de Berniere, une blonde intèreffante, devint fon amie intime en huit jours, & fe brouilla avec elle au bout de trois mois, après lui avoir fait dix fcenes plus folies & plus violentes les unes que les autres. A cette liaifon, fuccéda Madamede Sémire, une brune remplie d'e/prit & de gaietè. Pour cette fois, la Vicomteffe rompit tout-a-coup, excédée de Pinfupportable ineptie de cette même perfonne qu'elle avoit jugée Ji drole & fi piquante. Elle a eu vingt hilïoires dans ce genre. On la voyoit pendant fix mois, inféparable d'une femme qu'elle appelloit mon cceur, mon amour, mon enfant, & qui, 1'hyver d'enfuite, n'étoit plus pour elle qu'une étrangere. Ce travers nuifit beaucoup a fa réputation. Toutes ces amies brouillées déchiroient fans ménagement fon caraétere, & divulguoient tous les petits fecrets confiés durant Pintimité. La grande jeuneffe de la Vicomteffe, & 1'éducation négligée qu'elle avoit recue, pouvoient feules fake excu-  fur PEducation. %<)J fer un femblable défaut, & elle avoit trop d'efprit pour ne pas s'en corriger. Non , ma chere fille, la tendrefle d'Adele pour Hermine ne s'affoiblit point; au contraire, elle devient chaque jour plus vive. Hermine a dix ans maintenant, & elle eft réellement auffi intéreffante par fon caracïere que par fa figure. Elle a déja toute la candeur de fa petite Maman : vertu qu'elle lui doit en effet; car elle avoit naturellement beaucoup de difpofition a mentir. La pauvre petite a éprouvé aujourd'hui un grand chagrin ; elle avoit un petit chat blanc qui faifoit fes délices. Ce matin, le malheureux Azolin eft tombé d'une fenêtre dans une cour pavée; & deux heures après, il eft mort fur les genoux de fa maitrefle. A cet affreuxfpeétacle, Her^ mine eft devenuepale comme la mort; enfuite elle s'eft mife h fondre en larmes, era fe jettant dans les bras d'Adele, qui ne la recut pas fans émotion!... Ce tableau m'a rappellé celui de Greuze, qui repréfente une petite fille pleurant la mort de fon ferin... Les pleurs d'Hermine, dans cette occafion, m'infpiroient je ne fais quel fentiment doux qui m'étoit agréable... Ces douleurs enfantines font plaifir a contempler, paree qu'elles prouvent 1'innocence & le bonheur de cet age. Ces larmes pures qui coulent pour la perte d'un chat, démontrent que jamais le cceur n'a fenti Fatteinte d'*ne douieur véritable. Heureui 4ge !... Adele a donné ce foir un joü pe~  Lettres tic écureuil a Hermine. S'il arrivé dans trois ou quatre ans quelque accident a Pécureuil, puiiTe-t-il être pleuré aufli fincérement qu'Azolin! - rAdf,le & moiJ nous avons veüïéce foir }?,yIu !ninuit' «niquement pour parler d Hermine, Adele, ainfi qu'une véritable mere, fe plalt a former, pour fon enfant* mille chdteaax en E/pagne. Elle fe tranfportedans Pavenir; elle fe repréfente Hermine a vingt ans ; elle voudroit être a cetteépoque. Mais fongez-vous, lui ai-je dit, que vous aurez alors vingt-huit ans, & que vous commencerez a n'être plus de fe première jeünefle ?...._ Mais Hermine ftra dans tout 1'éclat de la fienne !... — Voila le fentiment qui non-feulement confole une bonne mere de la perte de fes agréments, mais qui lui fait defirer paPfionnément que fa jeuneffe foit écoulée afin de jouir- des beaux jours deftinés & fes enfants. Elle ne peut s'affliger du changement de fa figure, en voyant fa, fille & croitre & s'embellir. Comment pourroit-elle regretter les graces & les charmes que les années lui enlevent? Le temps les Jui ravit; mais il les donne a fa fillei Adieu, ma chere enfant. J'enverrai jeudi chez votre banquier unpetit tableau peint par Adele , & qui la repréfente faifant une leélure avec Hermine. J'efpere que vous ferez aufli contente de 1'exécution que dei ïelfemblances.  fur F Education. a^o LETTRE LIX. La Baronne a Madame de Valmont. De Saint * * *i Que nous fommes heureufes, Madame!... Quelle fera votre joie, 1'excès de votre bonheur! Ah! qui peut le favoir, le fentir mieux que moi!... Nos enfants fe font également diftingués; ils fe portent bien !... Nous les reverrons dans trois mois... Je vous envoye tous les détails , & non-feulement la Lettre que vous écrit M. d'AImane, mais celle que j'en ai recue moi-même; car j'imagine qu'elle vous fera plus de plaifir encore, & maintenant!... Je n'ai plus rien de caché pour vous!... Quand ce précieux paquet m'eft arrivé , & c'eft le Chevalier d'Herbain qui me 1'apportoit , j'étois avec Madame de Limours , Conftance & ma fille... J'étois fi tremblante, fi troublée, que je ne pouvois ni décacheter le paquet, ni parler... Enfin, je trouve la Lettre de M.d'AImane... je 1'ouvre... Que devins-jeen lifant ces premiers mots qui la commencent : Gloire ö5 bonheur,, ma chere amie!.... Mes fanglofs me coupent la parole... Je me jette a genoux.... Ma chere Adele vient fe précipiter a mon col... Tous mes amis m'eiitourent; leur attendrifiemeiit^ N vj  3co Lettres leur joie ajoute a mon bonheur... Que n'étiez-vous la, Madame; qu'il m'eüt été doux de vous embrafler, 1'ur-tout dans cet inftant!... Que ne donnerois-je pas pour jouir de la fatisfaétion inexprimable de vous voir, & de vous donner moi-même les Lettres que je vous envoie!... La pauvre petite Conftance a été bien touchante dans ce premier moment. Malgré elle, le nom de Théodore eft échappé de fa bouche !... & elle verfoit un ruilfeau de larmes!... Cependant, quand j'ai lu tout haut le détail de 1'aétion, j'ai remarqué qu'Adele éprouvoit une émotion & des tranfports que fa coufine ne partageoit pas. Les ames fortes font les feules qui puiflent être véritablement fenfibles a. la gloire!... Après avoir appris que Théodore n'avoit point été bleffé , Conftance ne defiroit plus rien; tout autre détailn» pouvoit 1'intéreffer que foiblement. Adieu, Madame. Parlez de moi, ie vous fupplie, a M. d'Aimeri & a M. de Valmont. Ah! que n'êtes-vous tous ici!.. . Adele vous écrit, Madame, une fort jolie Lettre, qu'elle vient de me montrer reependant je vous affure qu'elle ne vous exr prime pas toute la part qu'eile prend X votre joie....  fur ? Education. 301 LETTRE LX. La Vicomteffe a la Baronne. J'ai mené hier, pour la première fois, Conftance a un bal paré de nuit; nous y fommes reftées jufqu'a la fin, & devinez è quelle heure nous étions dans nos lits ?... A trois heures & demie du matin!... Cependant le bal étoit fuperbe; un monde énorme, les plus jolies perfonnes de Paris , toutes mifes a peindre... Mais tout cela ne venant au bal que pour montrer des habits charmants ; arrivant a deux heures, & s'en allant.a trois!... Aufli-tót qu'on a été vu de toute la falie, que le rouge fe raye... que la coëffure fe dérange , on baille, on fe plaint du chaud, & 1'on va fe coucher. Oh! denotretemps 1'on avoit plus de gaieté que cela!... je ne trouve rien d'aulli trifte & d'aufli mauvais goüt que la coquetterie d'aujourd'hui elle confille uniquement en mines & en recherches de parure. J'ai foupé 1'autre jour avec une coquette de ce genre, Madame de Blomar. Elle eft laide; mais elle fe croit & piquante cjf charmante. Elle 3 des manieres libres, un ricanement perpétuel qu'elle donne pour de la gaieté , un ton décidé, & une converfation aufli infipide que commune. Et quand elle a de grands def'eins, on s'en appercok dans  3C2 Lettres 1'inftant, paree qu'alors elle s'agite dans Ia chambre; elle change de place; elle marche d'un pas lefte & clégagè; elle faute même; elle s'admire devant une glacé; elle trouve mille manieres qui lui procurent 1'occafion de montrer un très-joli pied; elle rit aux éclats... Voila tous les artifïces que lui infpire la coquetterie. Ils me paroiifent innocents; car ils ne doivent troubler le repos de perfonne. Ce foir-la, Conftance étoit avec moi, & tout le monde fe récria fur fa figure. En effet, je ne Pai jamais vue fi belle. Madame de Blomar n'eut pas aflez d'efprit pour fentir qu'il faut au moins difiimuler un peu fenvie;elle ne put feréfoudre a convenir que Conftance füt jolie. D'abord elle voulut 1'elfacer par fes agréments & toutes les graces que je viens de vous dépeindre. Enfuite, voyant qu'on s'obftinoit a regarder Conftance , elle tomba dans Ie découragement, & ne prit plus la peine de cacher fon mécontentement & fon humeur. A quel point une ridicule & fotte vanité peut avilir, humilier!... Je me fouviens qu'étant jeune, je craignois tellement d'être foupconnée d'un mouvement fi bas, que non-feulement jerendois juftice a toutes les jolies figures, mais que je trouvois un grand plaifir a les louer, afin de bien perfuader ceux qui m'écoutoient , que j'étois abfolument exempte du vice le plus méprifable qu'on puiffe avoir.  fur F Education. 303 Pour revenir a Madame de Blomar, ce qui a achevé de me la faire prendre en averiion, c'eft que ce même foir on paria de Madame de * * *, & qu'elle s'en moqua de la maniere la plus indécente, a mon avis, Elle vouluc tourner en ridicule la tendreffe de Madame de *** pour fon mari. Elle en conta plufieurs trans, qui ne produifirent pas 1'impreffion qu'elle defiroit. Tout le monde loua le caraétere , 1'efprit & la conduite de Madame de * * \ Madame de Blomar convint que Madame de*** étoit une perfonne parfait e (en appuyant fur ce dernier mot avec dénigremeut); mais elle ajouta que Madame de *** étoit enmiyeufe a la mort, £f romanefque d Fexcès. J'avois bien envie de répondre : On n'eft point enmiyeufe a la mort, avec de F efprit, de la douceur & de FinfituStion; & 3 aunerois mieux être romanefque aue malnonnête. Car enfin, fi Madame de"* ** affichoit pour un amant la tendreffe qu'elle montre pour fon mari, Madame de Blomar la trouveroit trés - intéreffante; elle s'attendriroit fur fa fenfibilité. Quand on na point de principes , on a beaucoup d averiion pour une perfonne parfaite, & 1 on cherche a letter du ridicule fur la vertu. Effort impuiflant, qui ne peut fervir qu'd faire connoitre & le défaut d'etprït & la dépravation du cceur. .. J'ai fait hier cent vifites avec Conffanee. Nous avons été chez Madame de **\ Conftance efl: reven ue enchamée de Ma-  304 Lettres demoifelle de ***. En effet, il eft impoffible d'être mieux élevée & pius aimable. Elle n'eft ni timide , ni embarraffée, & elle a cependant toute la réferve qui convient a fon age, & ce certain air de déférence & même de refpect pour les femmes mariées, qui lied fi bien a une jeune perfonne. Ses manieresfont douces,obligeantes , naturelles ; fa figure eft aufli agréable que fpirituelle, & je fais qu'elle a autant d'inftruétion que d'efprit & de graces. Mais avec une mere comme la iienne, pouvoit-on n'être pas charmante a tous égards? Adieu, ma chere amie. J'irai vous voir jeudi ou vendredi. II n'eft queftion ni de vous ni de moi dans les infömes couplets dont on vous a parlé : c'eft tout ce que j'en fais; car je n'ai pasvoulu les voir. De tout temps, on a rencontré des perfonnes (quelquefois eftimables d'ai leurs) curieufes deconnoltre ces abominables productions, les apprenant par cceur , & fouvent les répandant dans la fociété. Mais lire & répéter de femblables horreurs, n'eft-ce pas participer a la méchanceté atroce de 1'auteur de ces calomnies? Je ne co»cois pas comment , avec quelques principes, 011 peut fe permettre de lire un libelle; & je concois encore moins qu'on puiffe afiea méprifer les bienféances, pour. en parler & en citer des traits»  fur r Education. 3*5 LETTRE LXI. La Baronne a Madame d'Oftalis. De Saint J'ai été bien inquiete pendant deus .jours, ma diere fille. Ma pauvre Miff Bridget a été trés - férieufement malade d'une efquinancie. Avant hier matin elle fut faignée pour la troifieme fois; & le foir, Adel:, les larmes aux yeux, entra dans ma chambre, en me dilant que Milf Bridget étoit plus mal. Je vous conjure, Maman, ajouta Adele, de me permettre de la veiller cette nuit; car il eft important qu'elle prenne d'heure en heure une potion que le Médecin vient d'ordonner; & il eft impoffible de fe repofer fur les foins d'une garde ou d'une femme-dechambre... Eh bien, interrompis-je, paffez-y cette nuit; j'y confens ; demain je la veillerai a. mon tour. Adele fortit, & je reftai feule avec Madame de Limours. Quoi, me dit cette derniere, vous foüffrez qu'Adele paffe une nuit entiere!... — A fon age, toutes les jeunes perfonnes vont au bal de nuit. Ainfi... —Mais Miff Bridget a de la fievre... — Miff Bridget n a point une maladie contagieufe. D'ailleurs, pour fauver a ma fille un peu de ïatigue & même un accès de fievre,je na  3Ó6 Lettres rempêcherois pas de remplir un devoir... — Cependant , que feroit - elle de plus pour vous? — Je 1'ignore, & je me Matte qu'elle ne le fait pas elle-même : maïs plus je lui verrai de reconnoiffance & d'attachement pour fa Gouvernante, & plus jé compterai fur fa tendreffe pour moi. fj'après cette maniere depenler,] ai du être fatisfaite; car Miff Bridget a recu d'Adele les preuves de la plus touchante affection. Elle ne voulut pas fouffrir que ma fille paffat la nuit entiere auprès d elle. Adele , pour la fatisfaire , feigmt de a quitter a trois heures du matin ; mais elle fe cacha derrière fon lit, afin de veillerfur i'exacïitude de fa garde. Elle ne s affonpit pas un inftant. D'heure en heure, elle atrangeoit elle-même la potion ordormée, & elle la donnoit a la garde , qu elle hit oblisée de réveüler plufieurs fois. Quand le Médecin arriva a neuf heures du matin , Adele étoit encore dans la chambre de Miff Bridget. Elle rendit le compte le plus détaillé de la nuit. Le Médecin afïurant alors que Miff Bridget étoit abfolument hors de tout danger, elle tondit en larmes, & la joie lui fit tellement oublier fa fatigue, qu'elle ne voulut jamais confentir a s'aller coucher. blle paf a toute la journée dans la chambre de Mifl Bridget. Le foir elle étoit changée, mais point abattue ( un bon cceur donne des Lees inépuifables). Elle a dormi douze heures cette nuit; elle fe porteamerveille  fur F Education. 307 aujourd'hui; & Miff Bridget eft en pleine convalefcence. II y a eu ce foir une petite fcene entre Adele & Conftance, dont le détail vous fera fürement plaifir. Ce matin, la Vicomtefié avoit un peu d'humeurj & après le diner, elle gronda Conftance alfez injuftement. Je fuis rentrée dans ma chambre comme & mon ordinaire, a cinq heures. Adele fait fes études dans un cabinet voifin, & elle laiffe fa porte ouverte, de maniere que je Pentends chanter, parler, jouer des inftruments, comme li j'étois a cóté d'elje. Vous favez que le bruit ne m'empêche pas d'écrire , & que j'ai compofé tous mes ouvrages au fon delaharpe & du clavecin, & en m'interrompant a chaque minute pour dire : Cela efl faux, vous preffez le mouvement, &c. Je m'établis donc a mon bureau, & ma fille a fa harpe. Au bout d'une demi-heure ,on vient m'avertir que Madame de P * * *, que j'attendois en effet, arrivé dans Pinftant, & que fa voiture entre dans 1'avenue. Je dis a ma fille que je fuis forcée de defcendre, & de refter dans le fallon jufqu'au fouper. En fortant de ma chambre, je rencontre Conftance, & je lui dis la même chofe. Maisun moment après ,j'apprends qu'on s'eft trompé , & que Madame de P***n'eft point arrivée. Alors je remonte chez moi. Comme il y a un tapis dans ma chambre, j'entre fans faire le moindre bruit. J'avois laiffe une lumiere fur mon  3°8 Lettres bureau, je me remets dans mon fauteuil; je reprends ma plume ; j'entends catifer Adele & Conflance. II me paroit affez plaifant d'écrire leur eonverfation; j'écoute & j'écris a mefure le Dialogue fuivant : constance. . . . . Un quart d'heure feulement? Adele. Ah ! mon Dieu, je cauferois de tout mon cceur avec vous , fi Maman le favoit; mais elle croit que j'étudie dans cet inftant. Cette idéé me fait de la peine... II me femble que je la trompe. .. constance. A IMge que vous avez, ma tante n'exige pas que vous étudiiez fans rekkhe... Adele. ^ Elle fait combien j'aime 1'occupation; j'aurois bien mal profité de fon exemple & de fes foins, fi le défceuvrement pouyoit être un délaffement pour moi. Mais, je vous le répete, ce qui fait que j'aimerois mieux m'entretenir avec vous dans un autre moment, c'eft que j'ai dit a ma mere , quand elle eft defcendue, que j'ailois bien travailler. Constance. Eh bien ! je m'en vas... Cela eft cruel pourtant... Adele. Conftance?... Constance. Quoi?...  fur P Education. 309 Adele. Si cela vous fache, reftez... Constance. Réellement, vous ne m'aimez pas... Adele. Vous croyez *?.. . Constance. Mais... Adele. Eh bien! caufons donc... Constance. Si vous faviez combien je fuis malheureufe aujourd'hui!... Adele. Comment ?... Constance. Vous avez vu de quelle maniere Maman m'a traitée cet après diner On peut parler devant Hermine, elle ne re* pétera pas ce que nous dirons?... Hermin e. _ Oh, je lis avec tant d'attention, que je n'entendrai même pas... Constance. Eh bien, quand Maman eft rentrée dans fa chambre, je 1'ai fuivie. J'ai voulu lui parler, elle m'a recue avec une dureté... Cependant je n'avois aucun tort, vous en avez été téruoin... Adele. Aucun tort, ma chere Conftance!... Songez-vous a ce que vous dites?... Vous accufez votre mere d'injuftice!...  3io Lettres Constance. Je ne m'en plaindrois pas a toute autre... Mais quoi! ne le puis-je avec vous? Adel e. Non, car il ne vous eft méme pas permis de penfer que votre mere eft injufte. Si cette idee s'offre a votre imagination , vous devez la rejetter, vous devez croire que vous vous abufez. Diriez-vous a ma tante que vous n'avez eu aucun tort? Non fürement; au contraire, vous avez eu l'air avec elle de fentir qu'elle avoit raifon : ce murmure qui vous écbappe enfuite , vous óte tout le mérite de la douceur que vous avez montrée, & devient une efpece de trahifon.... D'ailleurs , quand il feroit vrai que ma tante eüt eu un moment d'humeur, qui 1'excufera, qui chercheraacachercepetittort, fi ce n'eft vous ? C'eft la feule preuve de reconnoiflance que vous puiffiez lui donner. Avezvous le droit d'exiger qu'elle foit parfaite?... Pardonnez ma franchife, ma chere coufine; il m'en coüte de vous affliger, mais je vous aime trop pour vous déguifer la vérité... Constance, pleurant. Cependant je me flatte que vous ne doutez pas de ma tendreffe pour Maman... A j) e l e. C'eft paree que-je connois 1'extrême bonté de votre cceur, que je vous parle avec autant de fincérité...  fur f Education, 311 Constance, pleur ant toujours. Vous avez raifon, je ]e fens... Adele. Aimable candeur!... EmbrafTez moi, ma charmante amie... Constance. •Ma chere coufine !... Ah, que je voudrois vous reffembler!... Adele. Ah! vous n'avez rien a defirer; nulle vertu ne vous manque!... Je fuis plus Agée que vous; il ne feroit pas étonnant que je fulTe fufceptible d'un peu plus de réflexion... Constance. Je fuis au défefpoir... Vous venez de me faire comprendre combien ma faute elt inexcufable... Adele. Eh bien,ma chere Conftance, réparezla, vous le pouvez... Constance. Comment ?... — Dans cet endroit de la converfation, fe me levai doucement, & je fortis. Je fus chez la Vicomteffe : je ne lui rendis pas un compte exaér. de ce que je venois d'entendre; je me contentai de lui dire que Conftance étoit au défefpoir de lui avoir déplu, & je la priai de cacher que j'eulTe enteudu la converfation. Comme nous caufions, la Vicomteffe & moi, fa porte s'ouvrit, & nous vïmes paroitre Conftance avec des yeux bien enflés & bien rouges!...  311 Lettres En m'appercevant, elle eut l'air un peu embarraffé. Je lui appris que Madame de P * * n'étoir point arrivée, & je lui laiflai croire que j'avois pa iTé tout le temps avec la Vicomteffe.... Après un moment de réflexion , Conftance s'appr"cha de fa mere en pléurant. La Vicomteffe 1'embraffa; & Conftance, fe jettan: a genoux, lui avoue franchement qu'elle s'eft plainte d'elle, & qu'Adele lui a fait fentir toute 1'étendue de cette faute. A ces mots, la Vicomtefle attendrie la releve & la loue fur fa ftncérité. Hélas ! Maman, reprit Conftance , c'eft Adele encore qui m'a confeillé de venir faire cet aveu ; je n'ai pas eu le mérite de m'y décider de moimême!... A ce dernier trait de fincérité, la Vicomteffe & moi, nous embraffames Conftance en même temps, & il nous fut impi'flible de retenir nos pleurs... O qui pourroit n'être pas touché des charmes féduifants de la candeur &del'ingénuité? Je louai cette action avec enthoufiafme, car elle eft charmante en effet ; mais la Vicouuefle prétendit que je ne 1'aurois peut-être pasfentiefi vivenu-nt,fi elle n'eüt pas autant fait valoir Adele. A propos de cette petite aventure , la Vicomtefle voulut abfolument me faire avouer le dèfaut fecret d'Adele. Je conviens, ajouta-t-elle , que je ne lui en connois point; mais fürement elle en a un au moins, quelque léger qu'il puiffe être... — Ce feroit ma faute , puifque nous fommes convenus qu'il  fur VEducation* qu'il n'eft point de défauts ni même de vices que 1'éducation ne puiffe détruire... — De bonne foi, vous ne lui connoiffez pas un feul petit défaut? — D'abord, il faut nous entendre : définiffez-moi ce que c'eft qu"avoir un -défaut?— C'eft un peuchant plus ou moins dangereux qui nous domine conftamment.,. — Qui nous domine conftamment!... Quelle terrible définition!...—Je la crois jufte. — Et moi aufli ; c'eft pourquoi j'ai toujours penfé qu'il eft impollible d'être parfaitement heureux, fi 1'on a un feul défaut. — Et vous penfez que 1'éducation peut les déraciner tous? — Si elle en corrige un, pourquoi n'en corrigeroit elle pas deux, trois , quatre ? —. Oli, paree que nous ne pouvons être parfait?. — Parfaits! non certainement. Mais fongez qu'il eft fort différent de faire une faute, ou d'avoir un défaut.' Je vous protefte qu'Adele n'a pas un feul défaut, c'efl-a-dire, une mauvaife habitude enracinée; ou bien, comme vous dites , un penchant dangereux qui domine conftamment. Cependant elle n'eft point parfaite, puifque nul mortel ne peut 1'être. Elle eft douce ; mais il eft pofïïble que de certaines circonftances puiffent lui infpirer un mouvement d'impatience & même de colere. Elle peut fe tromper j elle peut avoir un moment d'injuftice ou d'humeur: mais du moins, quand on n'a point de défauts habituels, les torts font toujours aufli légers que rares, & ne peuvent Tome III. O  3T4 Lettres jamais ni nuirq a la réputation, ni faire le malheur de la vie. — Ainfi, vous croyez donc que fi j'euffe été bien élevée, j'aurois nne par fat te égalité d'humeur?... — Je n'en doute pas. — Dans ce cas, reprit la Vicomtefle, c'eft une bonnechofe qu'une excellente éducation. Adieu , ma chere fille ; vous me demandez bien des détails & des converfations entieres. J'efpere que vous ferez contente de cette Lettre; mais elle ne me fatisferoit point fi je n'avois pas écrit en même-temps a Séraphine trois grandes pages pour ne parler que de vous. Embraffez-la de ma part, ainfi que fa fceur, a laquelle je ferai réponfe jeudi. Je r'ouvre ma Lettre pour vous apprendre une nouvelle que Madame de P** s'étoit chargée d'annoncer a la Vicomteffe. M. de Valcé vient de quitterle fervice; il eft totalement ruiné. De toute cette grande fortune, il ne lui refte que cinquant« mille livres de rentes viageres. Madame de Valcé, de fon cóté, a mangé tout fon bien; car fes dettes excedent de beaucoup la dot qu'elle a recue. Son mari eft parti la nuit derniere. II compte, dit-on, voyager deux ou trois ans. Madame de Valcé refte fans fecours, fans confeil, fans reffource, abandonnée de tous fes amis, & même de M. de Remicourt. E le eft trèsmalade, & dans fon lit. Dans cet inftant, la Vicomteffe ne voit que fon malheur, elle en oublie les caufes, & elle vient de partir pour voler a fon fecours.  fur PEducation. 3*5 LETTRE LXII. Le Baron a M. d'Aimeri. O ui, Monfieur, je ferai furement aPiris dans les premiers jours d'Avnl. Je ramene nos deux enfants plus dignes encore de notre affection & du bonheur qui les attend. Pouvoient-ils fe conduire autrement? ils font Francois 1 ïls ont raontré autant d'intelligence & d'activité que de valeur. Mais en ies louant, on ne peut dire qu'ils fe foient diflinguis; car, au milieu de tous ces jeunes Francois qui font ici , 1'on ne peut fe diftinguer par ia bravoure feulement. J'efpere, Monfieur, que je vous trouverai a Paris, ainfi que M. & Madame de Valmont. Je réferve a notre aimable Charles tout le plaifir de la furprife, II a, je crois , beaucoup d'efpérances. II voit bien que je 1'aime comme mon propre fils; mais je me plais quelquefois k le dérouter, & reté de ma mémoire : ainfi vous pouvez bien croire en effet que c'eft comme fi vous étiez cachée pour nous écouter; car vous favez exaclement tout ce que nous difons. Enfin, la feule idéé que Diane & Séraphine liront un jour toutes ces Lettres , me donneroit 1'exaéfitude minucieufe que vous me recommandez avec tant d'inftanee. Adieu , ma chere enfant. Je recomtnencerai un Journai dema'm, que je continuerai jufqu'a. la convalefcence de M. d'Aimeri. Le Comte de Rofeviiïe s'eft' chargé de vous envoyer vos étoffes par une voiefüre & prompte. II vient prefque tous les jours déjeüner avec rooi,, non-foulement pour  fur F Education. S47 me voir, mais pour parler de vous des heures entieres. Jugez combien fa fociété m'eft agréable! D'aïlleurs, il eft bien véritablement intérelfant par fon efprit, fa manierede penfer, & cette extréme fimplicité qui le caractérife. Certainement perfonne n'a jamais eu plus de mérite & d'inftruction, avec un ton moins tranchant. Notre ami la Bruiere dit avec raifon :,, Que ,, c'eft la profonde ignorance qui infpire „ le ton dogmatique. Celui qui ne fait 5, rien, croit enfeiguer aux autres ce qu'il „ vient d'apprendre lui-méme. Celui qui 5, fait beaucoup , penfe a peine que ce qu'il dit puiffe ötreignoré, & park plus indifferemment". LETTRE LXVII. La même ct la même. Ce Mercredï. M. d'Aimeri eft toujours a-peu-près dans k même état. On dit cependant qu'il a moins dé fievre; mais je k trouve encore plus abattu , plus ajfaiffé qu'il ne 1'étoit hier. II a été enfermé ce foir une heure avec.deux Notaires. Enfin, il prend toutes les précautions d'un homme qui fe croit a la derniere extrèmité. En mêmetemps, j'ai obfervé aujourd'hui en lui un changement qui m'a beaucoup frappée. II P vj  3*4? Lettres m'a femblé qu'il cherchoit iui-mêrne a fe flateer, ou, pour mieux dire, a nous en impofer fur fon état. Il m'a dit, par exemple , qu'il avoit aflez bien dormi cette nuit; ce qui n'eft pas vrai; & il a ajouté qu'il étoit moins fouffrant qu'hier. Dn refte, il ne park plus de lés funeftes pref fentiments; il n'a pas un inftant d'atrendriffement, & il montre une infenfibilité qui s'étend jufques fur fon petit-fils. Je erois que fes remords & fon imagination naturellement ardente, le iivrent dans cet inftant a des terreurs fi cruelies, a des craintes fi terribles, qu'il ne peut s'occnper que de lui-même. Rien ne rend perfonnel, comme un danger preffant... Et quel affreux danger n'envifage-t-il pas!... Son ame bourrelée eft fermée a la confiance; elk efl dans ce moment inacceflible aux doux fentiments de 1'amitié & a toute efpece de confolation. J'ai paffé trois heures chez lui, j'ai remarqué aufli qu'il ne peut, fans une peine extréme, entendre parler du teftament du Chevalier de Murville. Mais malheureufement M. de Valmont eft bien loin encore d'avoir épuifé ce fujet de converfation, & il eft abfolument impoffible de lui faire comprendre que cet entretien déplait a M. d'Aimeri. II nous répond que fürement fon beati-pere efl enchantè de voir cent mille livres de rentes aCbarles, & en conféquence il ne park d'autre chofe, & ne tarit point fur 1'éloge de ee bon Chevalier de Murville,  fur VEducation. 349 tjuyi a yujadis un pauvre Gentilhomme dt lJkardie, mais avec une figure qui méritoit de faire fortune; car il étoit beau comme un Ange. Vous connoiflez M. de Valmont. Ainfi, vous 1'entendez & vous le voyez. Si, au milieu de ce bavardage, quelqu'un, pour 1'èngager a fe taire, s'ayife de lui faire un figne, il ne manque jamais d'en demander tout haut 1'explication. Quoi donc, s'écrie-t-il, que voulez* vous dire?... Enfin, i! défole tous les gardes-malades de M. d'Aimeri, excepté cependant la Vicomteffe ; car on eft toujours für de fixer fon attention en parlant du Chevalier de Murville, & je l'ai même furprife deux ou trois fois, queftionnant tout bas M. de Valmont a ce fujet, afin de favuir pofitivement quel genre de figure le Chevalier de Murville avoit dans fa jeuneffe. Théodore fe conduit d'une maniere bien charmante. Au-lieu de venir diner & foupcr chez moi avec la Vicomtefle & Conftance , il refte avec fon ami, qu'il ne quitte qu'une demi-heure dans la journée pour venir nous voir un moment avant le diner, & lürement il ne peut faire a l'amité un plus grand facrifice. Le Chevalier de Valmont eft encore plus malheureux, car depuis avant-hier, il n'a pas appercu Adele, qui recoit tous les jours de fa part leplus beau bouquet du monde, & une charmante corbeille de fleurs pour Hermine. Ce foir, avant le fouper, nous avons  g5ö Lettres repris, Adele & moi, fuivant ma promeffe , la converfation de la veille; elle m'a queftionnée avec détail fur le caraclere du. Chevalier de Valmont. Je fuis certaine, ai-je répondu, qu'il poffede toutes les vertus elfentielles, & qu'il a d'excellents principes : cependant je ne vous affurerai pas qu'il n'ait aucun défaut. II eft naturellement porté a la mélancolie; il feroit poffible qu'il eüt quelquefois de 1'humeur. II fera certainement paflionnément amoureux de vous la première année de votre mariage. Profitez de 1'empire paffager, mais fans bornes, que 1'aroour vous donnera fur lui, pour acquérir le droit de lui parler avec franchife de fes défauts; que ce foit toujours avec le ton de 1'intérêt & de la tendre amitié. En même-temps, demandez-lui des avis. Si vous voulez qu'il recoive biea vos confeils, ayez l'air de defirer les fiens. Quel intérêt n'avez-vous pas a le corriger de. fes défauts, & a former autant qu'il vous fera poflible & fon caraétere & fon efprit! Songez que fes vertus feront votre bonheur; que la fortune , 1'établiffement de vos enfants , votre confidération, votre gloire, dépendront de fa conduite. Enfin , li vous le rendez meilleur, il vous en deviendra plus cher, & vous l'attacherez a vous par les fentiments les plus folides, 1'eftime & la reconnoiflance. Engagez - le donc a. cultiver fon efprit, a s'occuper, & fur-tout a faire un digne nfage de fa fortune; qu'il foit bien pérfuadé que cha-  fur ?Education. 351 que act'ron de bienfaifance le- rendra plus eher a vos yeux, Quel amant ne brüle pas du defir de fe diftinguer & d'acquérir de la gloire , quand fes vertus enorgueilliflent 1'obj'et qu'il aime! Mais une femme vertueufe peut feule infpirer ce noble enthoufiafme. Si vous n'êtes pas vous-même véritablement eltimable fur tous les points, votre mari n'attacbera jamais un grand prixa votre eftime. Ah! pour mériter toute la fienne, foyez toujours ce que vous êtes, inaintenant, & fur-tont confervez cette piécé fmcere qui vous diftingue. Elle affurera votre bonheur;. elle vous garantira de toutes les atteintes de la calomnie", & elle préfervera fürement votre mari des outrageants foupcons de la jaloufie. Ainfi, il faut, dés la première année de votre mariage , que votre mari connoiflé vos principes & vos vertus; il faut que vous vous occupiez du foin d'étudier fon caraétere , & que vous 1'accoutumiez doucement a\ vous entendre lui dire la vérité, — II efl bien c-fferitiel aufli que je fache obtenir fa confiance.., —Vous en aurez un moyen bien facile ; donnez-lui la vótre, il ne vous refufera pas la fienne.. Quand nous fqrnmes bien nés, nous avons au fond de 1'ame une équité naturelle , qui, fans le fecours de la réflexion, nous fait éprouver & partager tous les fentiments raifonnables que nous infpirons. Voulez-vous être aimés, laiffez-la 1'artifice; il fubjugue q.uctquefois, mais n'attache jamais. Aimez de  35a Lettres bonne foi, & vous ferez aimée. On attire, on obtient la confiance, ainfi que 1'amitié. Si vous m'avez montré de la prudence & de la difcrétion, & fi vous avez le defir de lire dans mon cceur, confiez-moi votre fecret le plus intime... le mien va m'échapper. D'ailleurs, ma chere Adele, l'inftruction que vous avez, vous donne le droit de prétendre a la confiance de votre mari fur tous les points. Quand il auroit pour vous la plus parfaite eftime, fi vous n'aviez aucune connoiffance des affaires, il ne pourroit vous parler des fiennes ; mais les converfations de M. Leblanc (i) vous ont mife en état de raifonner folidement fur toute efpece d'affaire, de quelque genre qu'elle puiffe être. Enfin, pourconferver la confiance qu'il vous accordera, ne vous vantez jamais de la pofféder fans réferve. S'il croit que vous voulez perfuader aux autres qu'il vous confulte toujours, il vous pardonnera d'autant moins cette petite va-^ nité, que foii orgueil en fera bleffé; & même , indépendamment de cette raifon, s'il fait que vous convenez qu'il n'a rien de caché pour vous, la feule prudence doit 1'engager a mettre des bornes a fa confiance. j'ai connu jadis 1'ami d'un Miniftre, que cette efpece de vanité fi puérile rendit extrêmement ridicule. 11 étoit (i) Voyez la Lettre xtiv, page 107 de ce Volume.  fur ? Education. 353 fans cefleoccupé du fuin de faire connoitre a tout le monde 1'étendue de la confiance qu'on avoit en lui. II efl impoffible que cette manie ne fafle pas faire beaucoup d'indifcrétions; aufli 1'homme dont je vous parle étoit-il le plus dangereux confident qu'un homme en place pot choifir. Un/>£tit fecret miniflèriel lui échappoit naturellement , fans qu'il s'en appereüt lui-même. Son air myflérieux & capable, ou feulement fon ïilence, eüt fuffi pour le découvrir. Je me fouviens que dans ce temps mon beau-pere folhcitoit une grace de la plus grande importance. L'ami du Miniftre, qui n'avoit aucune liaifon avec lui, ▼int le trouver & lui annoncer en fecret que cette grace étoit accordée. Cette attention , qui ne pouvoit venir de 1'amitié, n'étoit abfolument qu'une indifcrétion caufée par la vanité. On vouloit feulement prouver qu'on étoit inftruit avant tout le monde, & même avant celui que la grace intéreffoit perfonnellement; conduite trèsfaite pour compromettre le Miniftre qui placoit aufli mal fa confiance intime. Pour vous, ne fongez qu'a mériter celle de votre mari. Tout le monde fuppofera que vous la pofi'édez; & cette union ne nuira ni a fa confidération,ni a fa fortune, quand, loin d'être établie par votre indifcrétion, elle ne fera fondée que fur votre mérite & vos vertus. J'ai encore un confeil a vous donner, ma chere Adele. Vous avez une douceur  554 Lettres inaltérabie & une parfaite égalité de caraetere : cependant vous ne devez pas vous fiatter de n'avoir jamais de dilputes avec votre mari. Dans toutes les petites conteftations que vous aurez enfemble , je vous recommande d'avoir toujours l'air & le ton de la plus grande défercnce, & en même-temps de ne jamais fouffrir de fa part, fans en paroitre vivement affligée , un mot , une expreffion qui pöt bleffer votre délicateffe. Enfin , foyez certaine que dans toutes les circonflances de votre vie, plus vous lui montrerez d'égards, & plus il en aura pour vous. Après cette converfation, j'ai été chercher la caffette qui contient toutes vos Lettres , & j'ai lu a Adele celle que vous m'éerivltes, il y a quelques années, au fujet de la paffion naifiante de M. d'Oftalis pour la Comteffe Anatolle (i). Pendant cette leéture, Adele étoit dans une agitation a la fois touchante & comique. Sa colere contre M. d'Oftalis égaloit au moins Padmiration que vous lui infpiriez, & je ne fais pas même fi, malgré le dénouement, Adele n'a pas encore un peu de rancune au fond du cceurcontre.M. d'Oftalis. Mais elle a été bien vivement frappée de la fagelfe de votre conduite, & elle a dit en foupirant : Je vous promets, Maman, de (i) Voyez la Lettre X de ce volume, page 37.  fur VEducation. 355 irre conduire ainfi, quand je me trouverai dans une femblable fituation. Ce Jeudi au foir. M. d'Aimeri eft beaucoup plus mal. Je fors de chez lui, & j'en reviens pénétrée de triftefle , d'attendriflément & de compaflion. Sur les fix heures du foir, fa tête s'eft embarraffée, & infenfiblement il eft tombé dans le délire Ie plus effrayant. II prononcoit a chaque inftant le nom de Cécile; ce nom dans fa bouche me faifoic friffonner !... Dans d'autres moments, il s'écrioit avec une voix étouffée, un accent déchirant : Otez ces cheveux, ótez ces cheveux... II croyoit les voir fur fon lit; il repouffoit fon drap avec force, en détournantla tête; & la douieur & 1'effroi fe peignoient dans fes yeux de la maniere la plus frappante!... A fept heures, cette affreufe agitation parut fe calmer;il reprit fa connoiffance. II demanda fon Confeffetir, & nous fortïmes tous de Ia chambre. Au bout d'une demi-heure, il me fit demander : je Ie trouvai fiému, fi attendri, qu'il ne pouvoit parler. Je m'aflis auprès de fon lit;il efluya fes yeux remplis de pleurs; c\ après un moment de filence : Je viens, me dit-il, d'apprendre une cho!e qui me procure une grande confolation... Vous favez, Madame, què M*'*, Notaire, a chez lui vingt mille écus d'argent comptant qui app'artiennent a. moa  356 Lettres petit-fjls. Le premier jour de ma maladie, Charles s'eft fait donner dix mille francs fur cette fomme,avec lcfquels il a délivré trente prifonniers détenus au Fort 1'Evêq;ic pour dettes de mois de nourrices. Non-feulement il ne s'eft pas vanté de cette aftion , mais il a pris beaucoup de précautions pour qu'on ne fut pas qu'il en étoit 1'auteur. Cependant le hafard 1'a fait découvrir aujourd'hui a 1'Abbé Moreau, qui vient de m'en inftruire. Ce n'eft pas tout, continua M. d'Aimeri : il a chargé mon homme-d'affaires d'acheter un enclos qui touche au jardin de notre petite école de charité; il compte y faire bdtir une maifon qui pourra contenir dix jeunes filles, & il fe charge a jamais de fournir feul k tous les fraix de cette feconde école qui fera établie fur le modele de la nótre. Quelle doit être en effet votre fatisfaction ,interrompis-je; le Chevalier de Valmont efl votre ouvrage ; il doit tant de vertus k 1'éducation qu'il a recue de vous!... A ces mots, M. d'Aimeri leva les yeux au Ciel en pouffant un profond lbupir,&fe retournant vers moi : Daignez, Madame me dit-il, daignez aller chercher M. d'AImane, M. & Madame de Valmont & mon petit-fils, & revenir avec eux! Je fortis fur le champ. Quand j'entrai dans le fallon , tout le monde m'entoura , pour me demander des nouvelles de M. d'Aimeri. J'étois fi attendrie, que je ne pouvois répondre. D'aüleurs, dans cet inftant, je ne  fur V Education. 357 voyois que le Chevalier de Valmont; je courus a lui, & je l'embraiïai avec toute 1'affeéc.ion d'une véritahle mere! .. . Enfuite je m'acquittai de ma commiffion, & nous rentrames chez M. d'Aimeri. Aulfitót qu'il appercut fon petit-fils, il lui tendit les bras avec 1'expreflion la plus touchante. Le Chevalier fut s'y précipiter; M. d'Aimeri Ie ferra étroitement contre fa poitrine. O Charles! s'écria-t-il, vous avez rétabli le calme &la tranquillité dans mon ame. ... Oui, Ie Ciel me pardonnera en faveur de tes vertus!... Songe, mon fils, que chaque bonne aétion de ta vie fera une expiation de mes fautes... Le Chevalier ne put répondre a ce difcours que par des pleurs & des fanglots, & M. d'Aimeri futlui-même fi vivement'affeélé, que, fentant fes forces s'affoibür & 1'abandonner,il nous fit figne d'emmener fon petitfils dans la chambre voifine. Avant de Ie quitter, j'ai queftionné fon Médecin qui ne m'a pas paru être abfolument fans efpérance. Vous imaginez facilement a quel point tous ces détails ont dü toucher Adele; la petite école de jeunes filles fur-tout lui a caufé un plaifir inexprimable. Elle croit bien au fond de 1'ame que 1'amour a quelque part è cette bonne aéïion, & ce n'eft pas è fes yeux que ce motif en peut diminuer le mérite. Adieu , ma chere fille; puifque la pofte part demain, je vais fermer cette Lettre; mais foyez füre que le Journal fera  S5S Lettret exaétement continué jufqu'au Jour du ma- riage. LETTRE LXVIII. La même a la même. Ce Vendredi. Ce malheureux M. d'Aimeri!... Hélas! fes preffentiments ne font que trop juftifiés! Le Ciel n'a pas permis qu'il eüt le bonheur de conduire fon petit-fils a 1 autel! II eft mort a fix heures du matin , avec toute fa connoiffance , après avoir pofitivement exigé la parole d'honneur de M. de Valmont & de M. d'AImane^, que fon petit-fils fa marieroit le 18, c'eft-adire, dans quatre jours. Le Chevalier elt dans un état aifreux. II eft venu ce foir chez moi, pour la première fois, depuis la fignature desarticles. Son entrevue avec Adele a été véritablement touchante : ila joui de la plus pure de toutes les confolations; celle de voir 1'objet qu'on aime partager fa douieur. II a vu pleurer Adele, & fes larmes couloient pour lui! Suivant les dernieres volontés de M. d'Aimeri, il eft décidé que les deux raa_ riages fe célébreront mardi prochain a neuf heures du matin,fans aucune cérémonie; & qu'en fortant de 1'Eglife, nous partirons auffi-tót pour St. Mardi,  fur PEducation. 359 $8 Avril, quel jour pour moi! quelle époque dans ma vie!... Samedi 15. L a Vicomtefle a fait la découverte d'un fecret que j'ignorois entiérement, quoiqu'il regardat Théodore. Le lendemain de fon arrivée, la Comtefle Anatolle lui écrivit une Lettre qui contenoit 1'aveule plus pofitif de fes fentiments & 1'olfre de fa main. Elle ajoutoit que les fuccès & la conduite de Théodore en **, avoient achevé de dèvelopper dans fon cceur un fentiment qu'elle avoit long-temps combattu i&c. ■ II faut avoir une bien mauvaife tête & bien peu d'élévation dans 1'ame, pour faire de femblables avances a un jeune homme de dix-neuf ans & demi! II eft vrai que la Comteffe n'avoit pas calculé fur la poflïbilité d'un refus; elle ignoroit nos engagements avec Ivl. de Limours. Elle a une grande fortune, vingt-un ans, une figure charmante. Elle ne doutoit pas du fuccès de cette démarche, & elle la confiamême a une de fes amies, qui 1'a dit depuis a une autre; & d'amies en amies, ce fecret efl: arrivé a Ia Vicomtefle, qui m'a conté tout ce détail ce matin. M. d'AImane m'a dit que Théodore, lorfqu'il recut la Lettre de la Comtefle, n'avoit pas encore la certitude d'époufer Conftance. Cependant, comme vous le croyez bien, il ne balanca point; & de premier mouvement, il fit  3#o Lettres fur le champ une réponfe pleine de refpeér. & de reconnoilfance, mais dans laquelle il déclaroit, fans détour, que fon cceur n'étoit plus a lui. La Vicomteffe, dans 1'intention de faire valoir Théodore aux yeux de Conftance, a fait part a cette derniere de toute cette hiftoire : ce que j'ai fort défapprouvé. Conftance eft naturellement portée a la jaloufie. II eft impoflible qu'elle ne rencontre pas fouvent chez fes parents & dans le monde la Comteffe Anatolle, & certainement elle ne la verra jamais avec tranquillité. J'ai recu aujourd'hui une Lettre de Porphire, qui m'annonce enfin fon retour. II a paffé prés d'un an avec Madame de Lagaraye. Cette conduite ajoute encore ï 1'eftime & a 1'amitié fi tendre que ,'avois déja pour lui. II me mande qu'il revient uniquement pour/««V un mement de la vue de mon bonheur, & qu'il retournera enfuite en Anjou, auprès de la veuve de fon bienfaiétenr, dont les affaires ne font point encore totalement arrangées. Bon foir, ma chere fille... Encore deux jours jufqu'a mardi!... Ce Dimanche 16. Oüelle délicieufe matinée j'ai paffée aiqourd'hui! J'étois levée a fept heures, quoique je me fuffe couchée a deux heures après minuit. Car comment dormir un inftant la furveille du jour le plus ïntéref- fant  fur l*Education. 361 Tant de la vie!... J'ai été déjeuner chez M. d'AImane avec mes deuxenfants. Adele étoit affife entre fon pere & moi, & Théodore étoit a genoux fur un tabouret placé devant nous. II nous parloie avec autant d'attendrilfement que de feu, de 1'excès de fon bonheur & de fa reconnoiflance pour nous. Vous m'uniffez a celle que j'aime, difoit-il; après demain tous les vceux de mon cceur feront exaucés. J'aurai recu la foi de Confiance; je verrai ma fceur parfaitement heureufe ; j'appellerai du doux nom de frere, 1'ami qui m'eft fi cher!... Dans trois jours, Conftance & Charles feront au nombrede vos enfants, ils feront la!,.. Nous ne ferons plus de déjeuners fans eux... Adele & Conftance feront placées entre mon pere & ma mere; Charles & moi nous ferons a leurs pieds!... Pendant ce difcours, Adele, doucement appuyée fur mon épaule, regardoit tendrement fon frere avec des yeux remplis de larmes , & de temps en temps ferroit une de mes mains qu'elle tenoit dans les hennes... A neuf heures , Théodore eft forti pour aller chez Madame de Valmont, & Adele a été écrire quelques Lettres. Nous fommes reftés tête-a-tête M. d'AImane & moi ; & le plaifir de parler de nos enfants, nous a retenus enfemble jufqu'au diner. Non - feulement nous goütons avec tranfport notre bonheur préfent, mais nous jouiffons encore de toute lafélicité que nous découvrons dansl'aveTme UI. O  o ös Let tra nir!.. • Je vous vois de retour a Paris; vos' enfants & les miens , élevés dans les mêmes principes , ne formeront qu'une même familie , trop nombreufe & trop unie pour ne pas fe fuffire a eile-même. Leurs vertus , leur tendreffe, leur conduite , feront la gloire & le bonheur de notre vie!... De fi douces efpérances ne peuvent être chmiériques : on a Pheureux droit d'y compter, quand on a mérité de les voir fe réalifer. Vous n'avez pas d'idée de la joie qui regne dans la maifon. Adele & Théodore y font adorés, & irs recoivent dans cet inftant les plus touchants^témoignages de Paffeétion de tous les domeftiques pour eux. Mais il y a deux perfonnes qui partagent véritablement prefque tous les fentiments que j'éprouve , Dainville & Miff Bridget. Le premier a déja fait fix tableaux allégoriques fur le mariage de Théodore & fur celui d'Adele. D'ailleurs, il manifefte fa fatisfaétion par nu redoublement de gaieté qui lui donne réellement l'air de la folie. Pour Miff Bridget, elle eft affeétée beaucoup plus profondément : elle dit qu'elle efl faifie. En effet, elle n'a la pofiibilité de parler nide pleurer : elle n'a jamais été démonftrative; mais, dans ce moment, elle ne répond même pas aux compliments qu'on lui fait fur le mariage d'Adele; elle ne peut que faire un figne de tête, ou répéter qu'elle efl faifie. Théodore a donné ce matin a Dainville un contrat de quinze cents  fur rEducation. 363 livres de rentes, & Adele a fait le même préfent a fa chere Miff Bridget. Au refte, ces deux perfonnes qui ont été fi utiles a "'éducation de mes enfants, pafferontleur vie avec nous; ils refierout toujours dans les logements qu'ils occupent chez moi, & ils comptent bien 1'un & 1'autre confacrer encore leurs talents a 1'éducation de mes petits-enfants. Mes petits-enfants!... Dans un an vraifemblabJement, je ferai graiid'mere! Oh combien j'aimerai ies enfants d'Adele & ceux de Théodore! A quel point la fille d'Adele me fera chere!... moi qui nel'entends jamais , fans émotion, appelier Hermine mon enfant! Le Chevalier d'Herbain a la même. Ce Lundi, 17,' je fuis chargé,Madame, decontinuer/tf Journal; car le Comte de Roftville veut abfolument avoir le paquet ce foir avant neuf heures* Madame d'AImane entourée de quinze perfonnes qui ne la quitteront qu'a minuit, n'auroit pu vous écrire qu'après fouper. Ainfi , Madame, il faut vous contenter pour ce jour d'une relation faite par moi. Au refte (fentiment a part), vous n'y perdrez rien ; car en vérité je fuis peut-être aujourd'hui, dans cette maifon, la feule perfonne en état d'écrire une Lettre. La joie, le bonheur ont tourné toutes les têtes, L'événement du jour, q 'ï  364 Lettres c'eft la réception de la corbelüe cle mariage envoyée par le Chevalier de Valmont. 11 faut d'abord que vous fachiez , fi vous ne vous en doutez pas, que Mademoifelle*, d'AImane avoitpofitivementdéclaré qu'elle re vouloit ni diamants ni bijoux. En effet, les dons de Madame d'AImane, & les préfents de noee des oneles & tantes, auroient pu fatisfaire a cet égard les defirs d'une perfonne encore moins raifonnable & moins modérée que ne 1'eft notre charmante Adele. Acinqheures, on nous annonce que la corbeille eftarrivée : nous nous levons pour 1'aller voir; & Madame d'Olcy, qui m'honore de quelque confiance , me dit tout bas qu'elle n'a point été confultée, & qu'elle eftperfuadèe que cette ( corbeille fera aun gout affreux. Nouspaffons dans le cabinet de Mademoifelle d'AImane; nous voyons une corbeille en effet aflez mefquine. Madame d'Olcy la confidere avec un fouriremoqueur; jelui fais un petit figne d'intelligence, & j'ouvre la corbeille. Madame d'Olcy, qui a le coupd'ceiltrès-jufte, vit dans 1'inftant qu'il n'y avoit pas pour quatre mille francs de chiffons. Jugez , Madame , de fon indignation. Tandis qu'elle accabloit fa fceur & fon neveu de mauvaifes plaifanteries, Madame de Limours, achevant de vuider la corbeille, trouve au fond un très-joli portefeuille fur lequel le nom d'Hermine étoit écrit. La petite Hermine enchantée s'approche. Madame de Limours reraet le por-  fur FEducation. 365 te-feuille a Mademoifelle d'AImane. Cette derniere 1'ouvre; elle y trouve un papier, & lit ces mots : Prifetit de noce de Madame de Valmont a fa fille. Adele rougit & regarde fa mere qui déploie le papier, &ce papier renfermoit un contrat de quatre mille livres de rentes viageres en faveur de Mademoifelle Hermine. Madame d'AImane & Madame de Limours fautent au col du Chevalier de Valmont. Madame d'Olcy, d'un air froid & contrahit, dit : Cela eji charmant , charmant ; & Mademoifelle d'AImane, avec fa grace enchantereffe, prend Hermine par la main , en lui difant: Vous pouvez, mon enfant, accepter fes bien* faits; il fera demain votre pere. A ces mots, elle s'avance vers le Chevalier, & elle dit a Hermine de 1'embralTer. Le Chevalier prend Hermine dans fes bras, & laprelfe avec tranfport contre fon fein !... Pendant ce temps, Théodore, a qui nul fecret n'eft caché , & qui brüloit d'impatience que tous les tréfors de la corbeille fulTent découverts , fe rapproche de la table, leve un grand compartiment pofé fur undescótés de la corbeille, & tire un morceau decarton : Ceci, dit-il, eft le plan de 1'école de charité qui contiendra dix jeunes filles : c'eft vous, ma fceur, qui ferez la fondatrice de cet établiffement, & voila lepréfent qu'on a cru qui vous feroit le plus ngréable. Ici, Madame d'Olcy a répété, charmant, charmant, paree qu'elle eft remplie de politefle; car je fuis bien für Q "j  r,C6 Let'.rss que, tout fimplement, urne corbeille faire par MademoifedeBertin lui paroi;roit beaucoup plus defirable que celle-la. Vous confiendrez, Madame, que ces préfents de noce font encore plus d'honneur a celle qui les recoit qu'ft celui qui les donne, Pour moi,'ce que j'ai prefque autant admiré, c'eft que de foixante perfonnes qui, depuis fix heures jufqu'a huit, fontvenues fucceffivement voir Madame d'AImane, il n'y en ait pas une qui foit fortie d'ici fachant Phiftoire de la corbeille. II eft vrai que Madame de Limours étoit retournée chez elle; elle feule auroit pu la conter 5. mais M. & Madame d'AImane ne parlent jamais aux indifférents , de ce qui fe paffe dans 1'intérieur de leur familie. D'ailleurs, dans cette maifon, les aétions honnötes délicates & vertueufes ne peuvent faire événement. Elles caufent de la fatisfaction , de 1'attendriffétnent , mais jamais cette furprife extréme qui les fait regarder comme merveilleufes & dignes d'être con* tées pendant huit jours & tout ce qu'on rencontre. Par exemple, après 1'examen de la corbeille , nous fommes fortis du cabinet; nous n'étions éncore qu'en familie , & Madame d'AImane, en entrant dans lefallon, a changé de converfation ; iln'a plus été queftion de la corbeille. II y a dans cette fimplicité je ne fais quoi de fublime, qu'on ne peut fe défendre d'admirer du rond de 1'ame. Porphire eft arrivé ce matin, juftement  fur VEducation. 3^7 pour faire les deux êpithalames dont nous avons befoin. Je vous écris, Madame, dans un cabinet a cóté du fallon de Madame d'AImane, & a chaque inftant on vient me troubler & m'interrompre pour me donner mille commiflions pour vous, Entr'autres, Porphire, qui fe plaint de votre filence; Madame de Puifigny, la douairière , parente de Madame de Valmont , qui vous a beaucoup vue jadis, en Champagne, chez Madame votre bellemere. Cette Madame de Puifigny eft une des plus charmantes perfonnes que j'aie encore rencontrées. Elle eft piquante & naturelle fans être capricieufe. Elle fait difputer fans aigreur, & contredire fans déplaire. Elle a prodigieufement lu. Elle a vu beaucoup de chofes, & fa converfation eft auffi inftructive qu'amufante. Enfin, quand Madame de Puifigny auroit moins d'efprit & moins d'agréments, les qualités précieufes de fon cceur fuffiroient encore pour lui attacher des amis tendres & folides. Elle m'a chargé de Iarappeller a votre fouvenir. je penfe avec peine que vous n'aviez que dix-huit ans quand vous 1'avez connue, & que par conféquent elle eft peut-être entiérement elfacée de votre mémoire, d'autant mieux qu'elle vous en impofoit trop alors par fon age, pour qu'il vous füt poffible de 1'apprécier tout ce qu'elle vaut. Adieu , Madame; recevez avec votre bonté ordinaire 1'alfurance de cet attachement fi Q iv  368 Lettres vrai que je vous ai voué pour ma vie!... La feule perfonne au monde qui puiffe vous aimer davantage, vient dans cet inftant me demander ma plume; il faut bien la lui céder. O ma fille ! ma chere fille , c'eft demain !... c'eft dans douze heures!... Jugez de mon agitation, de mon trouble!... Je ne puis écrire, ma main eft fi tremblante... mon cceur fi rempli!... Adieu, mon enfant... Je fuis heureufe.. . & je vous aime au-dela de toute expreffion. LETTRE LXIX. La Baronne h Madame d'Oftalis. De Saint * *, mardi 18. Elle eft mariée! O Dieu! faites que ce foit pour fon bonheur!.... Ce feul efpoir m'a guidée. L'intérêt, 1'ambition ne m'ont point décidée dans mon choix. II m'eft permis d'attendre de cette union toute la félicité de ma vie. Vous croyez bien que je n'ai pas fermé 1'ceil un inftant cette nuit. Auifi-tót que j'ai appergu les premiers rayons du jour, j'ai fonné. Je me fuis levée précipitamment , & j'allois defcendre chez M. d'AImane, quand ma fille eft entrée dans ma chambre. Elle s'eft jettée dans mes bras : enfuite, baiguée de pleurs, elle  fur PEducatien. 369 tombe a mes pieds ; & ferrant étroitement mes genoux... O Maman! s'écriet-elle , vous allez me donner un nouveau maitre; mais, en lui cédantlesdroits facrés que vous avez fur votre fille, promettez-moi du moins de les conferver aufli , & de les exercer toujours dans toute leur étendue. Et moi , je vous jure la même foumiflion, la même obéiffance que vous m'avez vue jufqu'ici. Vous prendre pour modele, vous imiter, s'il eftpoflible, fuivre tous vos confeils, vous confacrer ma vie : voila les plus chers defirs de mon cceur. Tout votre bonheur, je le fais, dépend de ma conduite. Ah! je juftifierai vos efpérances!... O vous qui m'avez tenu lieu de Gouvernante , d'inflitutrice , vous , ma chere bienfaitrice, ma tendre mere, quand je chdrirois moins mes devoirs, je les fuivrois tous encore pour vous rendre heureufe!... A ces mots, Adele éleve fes deux bras vers moi, & me regarde avec ces yeux touchants qui peignent fi bien la tendreffe & la pureté de fon ame!.... Je la relevai, je Pembraflai mille fois. Je ne pouvois parler; mais elle lifoit dans mon cceur. Au bout d'une demi heure, M. d'AImane & Théodore font venus nous trouver. Théodore, déja tout habillé, nous a preffées de nous mettre a notre toilette. La mienne n'a pas été longue. Je vouloiscoëffer, habiller Adele... Quel plaifir Q v  370- Lettres j'avois a la parer, a lui pofer fur la tête ce petit bouquet de fleurs d'orange(!,)!..=. a lui pafier pa robe de noce!... Adele, qui n'eft ordinairement que jolie, étoit belle aujourd'hui. Une douce mélancolie répandue fur tous fes traits, ajoutoit encore aux charmes de la noblefle de fa figure , & rendoit fa modeftie plus touchante. Je n'effayerai point de vous dépeindre ce que j'ai fenti en la conduifant a 1'Eglife, en la voyant a Pautel!... Vous marierez votre fille un jour; vous ne faurez qu'alors tout ce qui s'eft paffé dans mon cceur... Aufli-tót après la cérémonie, nous fommestous partis pour St. »*. J'y paflerai tout 1'été & 1'automne, mon gendr.e, ou, pour mieux dire, mon fècond fils, & Théodore y refteront jufqu'au mois de Juin, temps oü commencera leur fervice.. La pauvre Vicomteffe eft obligée de nous quitter demain, pour aller retrouver & foigner Madame de Valcé , qui n'a pas huit jours 3> vivre. II eft décidé que Théodore & Conftance logeront chez M. d'AImane quatre ans feulement, & qu'au bout de ce temps , ilsiront occuper 1'appartement qui leur eft deftiné dans la maifon que le Vicomte fait batir. II eft bien jufie que ce dernier jouifle du bonheur de vivre avec la feule fille qui (i) B-oaquet béni que portent les femmes le jour de leur mariage,  fur fEducatiotr. 37X lui refte, & pour laquelle il a pris depuis deux ans la tendreffe la plus vive. Dans quatre ans, Théodore en aura vingt-quatre; ilpourra fans inconvénient quitter \% demeure paternelle. D'aiüeurs, la maifon du Vicomte fera trop voifine de la nötre, pour que cette féparation puiife nous être véritablement fenfible. Maintenan t, ma chere fille , je vais vous parler duprèfent de noce que j'ai fait ? mes enfants. Après le diner, j'ai conduit Adele & Théodore dans mon cabinet; &la, tirant d'une armoire deux exemplaires d'un Ouvrage en trois gros volumes : Voila, mes enfants, ai-je dit, tout ce qui me refte a vous donner; c'eft un Ouvrage fait pour vous. II a pour titre : Lettres fur ?Education. .. Vous y trouverez une peinture fidelle & des mceurs & du monde. Dans ce tableau de la vie humaine, j'ai voulu vous indiquer la route qui conduit au bonheur, les écueils qu'il faut éviter, les travers & les égarements dont vous devez vous préferver:. cetteentreprife demandoit du courage !... JeIefavois,'je n'ignorois pas a combien de périls on- s'expofe en frondant fans ménagement Ia: folie & le vice !... Mais j'écrivois pour vous; nulle cramte, nulle confidération n'ont pu m'arrêter. J'ai dit la vérité fans effort & même fans mérite; je voulois vouséclairer!.... C'étoit travailler pour votre bonheur & pour le mien. Je fuis aflez jeune pour pouvoir me flatter de préfider a 1'éducation dé  372 Lettres fur VEducation. vos enfants. Mais enfin, fi la mort vons enlevoit votre mere, vous trouveriez dans cet Ouvrage tous les confeils qu'elle auroit pu vous donner. Ce Livre eft fait four la jeuneffe , & non pour 1'enfance. I révele tous les fecrets de 1'éducation. Si vous adoptez ma méthode, ne le donnez donc a vos enfants que le jour de leur mariage. Au refte, vous pouvez feuls prouver aux autres, &favoir parfaitement vousmêmes, fi cette méthode que je vouspropofe mérite en effet d'être préférée. Si vous ne vous écartez jamais de vos devoirs; fi vous confervez tous vos principes; ft vous êtes toujours vertueux, indulgents ; fi votre inftruélion, vos talents vous procureut chaque jour de nouveaux plaifirs ; enfin, fi vous trouvez une fource inépuif'able de félicité dans 1'exercice conftant de la bienfaifance & dans la pratique de toutes les vertus... ma méthode eft bonne, mon fyftême n'eft point chimérique, & mon Ouvrage n'eft point un Roman. Omes chers enfants! je n'en doutepas, vous prouverez que ce Livre peut être utile. On approuvera le plan que j'ai fuivi, quand on connoltra votre caraclere& vO-s rceurs. FIN.  C 373 ) COURS DE LECTURE SUIVI PAR ADELE, Depuis Vage de fix ans jufqua vingt-deux. Adele favoitparfaitement lire a fix ans; maïs jufqu'alors, elle n'avoit lu qu'a fes lecons , & fans comprendre ce qu'elle lifoit. Cependant elle favoit déja très-bien 1'Hiftoire Sainte; elle 1'avoit apprife uniquement par le moyen de laLanterne magique (i). Elle avoit aufli quelques idéés de la géographie ; elle avoit vu mille & mille fois, dans un Ootique, Pékin, Canton, Mofcou, Kola,'t\z- Elle connoiffoit fes Capitales, fes principaux fieuves fort joliment ; elle avoit appris tout cela & beaucoup d'autres chofes encore , non dans des Livres, ou fur des Cartes, mais en s'amufant a regarder fon Optique avec Madame d'AImane, ou Milf Bridget. Elle parloit également bien PAnglois (Si le Francois. Telle étoit Adele a fix ans, Iorfqu'elle arriva en Languedoc. Quoiqu'elle eüt de 1'intelligence & qu'elle annoncat de 1'efprit, Madame d'AImane ne la trouva pas en état de lire avec fruit fes Contes (0 Voyez, de cet Ouvrage, le VolumeI,  37"4 Cours de Letture. faits pour Ja première enfance ; elle jugea a propos de la préparer pendant fix mois a cette leéture , en lui faifant lire de petits ouvrages véritablement a fa portee; ouvrages minucieux & puériles, abfoluments faits pour 1'enfance & non pour le public , qui avec raifon ne pourroit les lire. Madame d'AImane avoit eu la précaution de faire imprimer cinq ou fix exemplaires de chacun de ces petits ouvrages, & elle fe garda bien de convenir qu'elle en étoit 1'Auteur. Arrivéeen Languedoc r elle attendit 1'occafion de les produire; car elle ne vouloit les donner qu'a propos. Cependant Adele brtiloit du defir de lire toute feule. On augmente fon impatience, en différant de la fatisfaire. Enfin ,un jour qu'Adele avoit bien contrarié fon frere, un Colporteur arrivé au chateau. 11 étale tous fes livres. On permet a Adele d'en choifir un, elle ne manque pas de prendre le feul qui fü.t relié, (il eft vrai que c'étoit en maroquin rouge, avec un galon d'or.) On achete ce livre, qui contenoit VHiftoire de Céphife, une charmante petite fille, bien douce, bien obèiffante, c5? qui n'avoit de fa vie contrarié fon frere. Cette hiftoire fut lue avec avidité. Lefoir même Adele demanda pardon a Théodore, en 1'affurant qu'elle ne feroit plus ja. mais contrariante. Huit jours après, autre Colporteur & nouvelle lecon (i).... (i) Madame d'AImane employa plus d'une foi: 5  Cours de Lecïure. Enfin, au bout de fix mois, Adele fachant par cceur tous les petits Livres reliés en maroquin, Madame d'AImane lui donna, fes Contes (i); Iefture qui dura fix mois. A fept ans, la Bible, les Converfationsd Emilie & les Hochets. mor aux, par M» Monget, charmants Contes en vers, dédiés a LL. AA. SS. Mefdemoifelles d'Orleans & de Chartres. Adele, après les avoir lus, les apprit tous par cceur (2). A fept ans & demi, Drames & Dialoguespour les enfants, par Madame de la Fite; ouvrage en deux volumes, également eftimable & intéreffant, par 1'utilité dont il peut être a 1'enfance, & par l'efprit&les par Ia fuite, ce moyen indire»de donner d'utiles le?ons. Lorfqu'Adele quitta le Languedoc pour la première fois, & revint a Paris, elle avoit dix ans. Pendant 1'hyver entier, tous les, matins elle lifoit tout haut, au déjeuner de familie , le Journal de Paris; & dans le cours de cet: hyver, elle lut environ foixante Feuiiles faujfes^, c'eft-a-dire, fmprimées fecretement pour elle, & fubftituées au véritable Journal. Adele & Théodore , dans la bonne foi, lifoient toutes ces Feuilles avec un plaifir inexprimable; ils y trouvoient des Hiftoires raviffantes, des traits charmants de courage, de bienfaifance, de tendreffe filiale, &c. & d'ailleurs toutes les lecons qu'on jugeoie «éceffaires de donner pour le moment. (1) Voyez,Volume I, page 70 de cet Ouvrage. (2) Les Hochets moraux fe trouvent a Paris ; chez Lambert & Baudouin, rue de la Harpev.  $~6 Cours de LeSture. graces qu'on y trouve. A-huit ans, les fept volumes des Annales de la Vertu; La Géographie comparée , de M. Mentelle; Traité du Blafon. A cette époque , AdeJe commencoït a écrire paflablement en groiïe écriture. Au-lieu de la trifte ligned'exemple, on luidonnoit une page entierea copier, & chaque jour une page nouvelle (i). Le premier ouvrage qu'elle ait écrit de cette maniere, fut le Catéchijme Hiflorique; elle fut fix mois a 1'écrire , enfuite elle écrivit pendant fix autres mois ; l'Abrégé de la Géographie, par M. le Ragois. A neuf ans , lifant toujours les Annales de la Vertu & la Géographie comparée, elle écrivit PAbrégé de l'Hifloire Poétique & rinflruftion fur les Métamorphofes d'Ovide, par le même M. le Ragois; ce qui la conduifita dix ans. Dans cette derniere année, elle lut & joua cinq Comédies du Thédtre d'éducation : Agar dans le défert: les Flacons; la Colombe; F Enfant gdté , cif l'Aveugle de Spa. A dix ans, elle lut les ouvrages dont on vient de parler, auxquels on joignit Eléments de Poé/ie Fran* foife,2 petits vol. in-i2.,&Robinfon Crufoé. Elle écrivit (toujours en exemples a. fes lecons) un Abrégé, The Beauties of Hifory, des Beautés de 1'Hiftoire. Ainfi, elle commenca a écrire de 1'Anglois; jufqu'alors elle n'avoit fu que le parler. A (i) Voyez Volume I, page 170.  Cours de Lefture. 377 la fin de chaque lecon d'écriture, on lui faifoit lire & prononcer ce qu'elle avoit écrit. C'eft ainfi qu'elle apprit a lirel'Anglois ; de maniere qu'une feule lecon en renfermoit trois. Une d'Ecriture , une d'Hiftoire, une de Langue. — A onze ans, elle recommenca, dans 1'ordre qu'on vient de voir, tous les exemples d'écriture qu'elle avoit écrits jufqu'alors : Catèchifme Hiftorique : Abrêgè de la Géographie, par M. le Ragois; Abrégé de FHiftoire Poétique; InftruÊtion fur les Métamorphofes d'Ovide, par le même; The Beauties of Hiftory; ce qui la conduifit a treize ans. Reprenons le Cours de Leéture. A onze ans , elle favoit pour ainfi dire par cceur Jes AnnaJes de Ja Vertu, d'autant mieux que les Lanternes Magiques & les Tapifleries lui en rappelloient chaque jour les traits les plus remarquables. Elle lut alors VHiftoire ancienne de M. Rollin; Vlmitation de jfefus-Chrift; Father's Inftruclions to his Children (i),- le Thédtre de Campiftron. A douze ans, elle fit fa premièreCommunion. Elle lütles Quatre fins de F Homme. par M. Nicole, (ouvrage trés-frappant, & qui, lu dans la première jeuneffe, laiffe des idéés qui ne s'effacent iamais); FHifioire Romaine, par Laurent Echard; (1) Inftru&ion d'un pere a fes enfants, deux petits vol.  3? 8 Cours de Leclure. leThèdtre de la Grange-Chancel; Macaulay's Hiftory of England, 5 vol. (1 . A treize ans, elle reprit les Annales de la Vertu. Elle lut auffi la Princeffe de Cledes, Zaïde, Cleveland, le Doyen de Killeritte, les Anecdotes de la Cour dePhilippe-. Augufte, le Thédtre d'Education, (dont elleneconnoiuoit quecinq pieces); FOuvrage fur la Mythologie, fait par Madame d'AImane; The Travels ofCyrus, un vol. (2}. Durant cette année, elle écrivit, a fes lecons d'écriture, un recueil de vers tirés de différents Auteurs du fecond ordre, tels que Bertaut, Godeau, liacan, Pavillon , Defmahis,&c. A quatorze ans, Jnftruclions d'un Pere a fes Enfants, par Trembley; bon ouvrage, quicontientun cours d'infrruclions trés - clair fur toutes fortes d'objets; Hiftoire de Frame, par 1'Abbé de Velly & fes Continuateurs; le Thédtre de Boiffy; le Thédtre de Marivaux; le Spe&acle de la Nature, par M. Pluche; Hiftoire des Infe&es, en 2 vol. Letters of the Right honorahle Lady Montagu (3). Adele, qui déja parloit parfaitement bien PItalien, commenca a le lire dans cette année. Elle lut la Traduéb'on Italienne des Lettres Péruviennes & les Comédies deGol- (1) Hiftoire d'Angleterre , par Macaulay. (2) Les Voyages de Cyrus. (?) Lettres de Milady Montagu, deux petits volumes.  Cours de Lefture. 37^ êmi. Elle continua d'écrire, a fes tecons, les vers dont on a parlé. Elle commenca les réponfes aux Lettres de 1'Ouvrage de Madame d'AImane* i), & elle fit quelques excraits fur fes leéhires. A quinze ans, les Synonymes de 1'Abbé Girard; la Maniere de bien penfer dans les ouvrages d'efprit, un vol. Reflexions critiques fur la Poèfie & fur la Peinture , par 1'Abbé Dubos; Hi/loire Untverfelle, de M. de Voltaire; Hiftoire de Pierre-leGrand; Thédtre de Deflouches; Thédtre de la Chaufj'èe; D. Quichotte; la Poêtique de M. de Marmontel; Hiftoire d'Angleterre, par M. Hume, en Anglois; les CEuvres de Métaftafe, en Italien. Dans cette année, elle n'écrivit des exemples avec un Maitre, que deux fois par femaine. Elle acbeva fes réponfes aux Lettres de Madame d'AImane. Elle fit des extraits en Anglois & en Italien fur 1'Hiftoire Univerfelle & 1'Hifioire d'Angleterre. A feize ans, l'Enéïde, les Géorgiques de Firgile, traduélion de M. 1'Abbé de 1'Ifle; les Lettres de Madame de Sévigné ; les Fables de La Fontaine; tradukion du Thédtre des Grecs; Thédtre de Crébillon; quelques pieces détachées: Manlius, de la Foffe; Ariane le Comte d'Effex, de Thomas Corneille; la Métromanie; Inès (1) Voyez, de cet Ouvrage, le Volume III >  380 Cours de Le&ure. de Caftro; les Traduclions de Plaute&de Térence; Clarice, en Anglois; The Thomp/öti's Works (1); la Jérufalem délhrée, en Italien; fAminte &le l'aflor fido. Dans cette année , Adele cefla d'écrire des exemples; elle écrivit des extraits; elle fit des vers; & a feize ans & demi, elle recommenca fes réponfes aux Lettres de 1'Ouvrage de Madame d'AImane. Elle fit les quarante réponfes en fix mois. A dix-fept ans,. Hiftoire du Siècle de Louis XIV, par M. de Voltaire; Hiftoire de Charles XII, par le même; les Poéftes de Madame Deshoulieres; les"(Euvres de Grejjet; Thédtre du grand Corneille, Thédtre de Racine, Thédtre de Voltaire, les Sermons de Bourdaloue ; Grandiftbn, & Pamela , en Anglois; VAriofte, eri Italien. Adele fit des extraits fur 1'Hiftoire & fur les pieces de Corneille. Elle lut 1'édition de M. de Voltaire, afin de juger parellemême. Quand elle eut fini fes extraits, Madame d'AImane reclifia fes jugements, en lui faifant connoitre ceux de M. de Voltaire. En même-temps, elle lui fit remarquer que toutes les notes ne font pas également juftes (2). (1) Les OEuvres de Thompfon. (1) Entr'autres, la Critique de Ia belle imprécation de Camille dans les Horaces , & fur ce vers de Rodogune : Tomle fur moi le Ciel, poitrvu fue je me renge! cette étrange note : On  Cours de Lecture. 381 Depuis I'age de dix-huit ans jufqu'a dixhuit & demi, Adele lut le Thédtre de Molière, les (Euvres de Boi/eau, Regnard. Dufreni, les Poé/les de >. B. Roufeau (O, les Sermons de Majfillon; le SpeStateur, en Anglois; Pétrargue, en Italien. Après le mariage d'Adele, Madame d'AImane 1'engagea a continuer fon plan de lefrure. Adele, fuivant fa coutume ,lifoit ü la toilette; & comme elle ne recutper- fait bien que le Ciel ne tombe pas. Ce vers de Ro«togune eft admirable, paree qu'il eft dans Ia touche de Cléopatre , dont il peint le caraétere, & dont il motive les aclions les plus atroces. Apres avoir entendu Cléopatre s'écrier : Tombe fur moi le Ciel, pourvu que je me vengel on n'eft pas furpris de la voir s'empoifonner, dans 1'efpoir de fe venger. Otez ce feul vers de la piece ; & le dénouement de Rodogune , (le plus beau qui foit au Théatre) ce dénouement ne paroitra plus yraifemblable. L'Auteur de Zaïre devoit fentir mieux que perfonne le mérite fupérieur «le ce vers plein de génie. Orofmane dit : Je ne fuis point jaloux ; fi je l'étois jamais ! ... Cette belle réticence prépare a tout; elle annonce le caraaere d'Orofmane ; elle motive le dénouement : 6tt- ce feul vers de la Piece , I'affaffinat de Zaïre n'infpirera que de 1'étonnement & de 1'horreur. Ce dénouement ne parcitra plus vraifcmblable. (1) Le grand mérite des Poélies de Rouffeati eonfifte moins dans les idéés que dans 1'harmome. II faut avoir lu beaucoup de vers, pour fentir toute la beauté des flens. C'eft pourquoi Madame d'AImane ne fe preffa point de les donner a fa fille.  382 Cours de Leclure. fonne chez elle les deux premières années de fon mariage, elle eut le temps de lire, depuis Page de dix-huit ans & demi, jufqu'a vingt ans & demi, les l.ettres fur f Education, Emile, VOdyffée, Hiftoire Naturelle, par M. de Buffon; Telemaque, Flechier, Boffuet, Majcaron, les Caracteres de la Bruyere, les Maximes de M. de la Rochefoucault: elle lut en Anglois Loke, Pope; ce qui comprenoit Plliade d'Homere fi fupérieurement traduite par Pope; rHifïoire de F Italië, par Guiciardini, & le Dante, en Italien. Depuis vingt ans &demi jufqu'a vingtdeux, elle lut les Penfées de Pafcal, Gilbias, quelques Mémoires fur VHiftoire de France, les (Euvres tfHamilton, Traité de la Sage fe, par Charron ; les Lettres Perfannes, & VEfprit des Loix : elle lut en Anglois'Shakefpear & Milton : elle relut en Italien la Jérufalem délivrée. A vingt-deux ans, ellere?ut de Madame d'AImane, la notice des Ouvrages modernes qui méritent d'être lus, & le confeil de reprendre enfuite le plan de leclure qu'elle avoit fuivi depuis Page de feize ans jufqu'a vingt-deux ; ce qui devoit Ia conduire jufqu'a vingt-fept ou vingt huit ans, en y ajoutant même quelques Ouvrages efiimables qu'il faut connoitre, tels que les Mondes, de Fontenelle; fes Difcours académiques, & plufieurs autres. Ce plan de leclure paroltra peut -être bien étendu : cependant onn'ycomprend  Cours de Leclure. 383 point beaucoup d'Ouvrages dont les extraits fe trouvent dans les fept volumes des Ann/iles de la Vertu, tels que les Hiftoires d'Ecofe, d'/rlande, d Allemagne, de la Pologne, des Turcs, des Arabes, de la KuJJie, &c. II eft a remarquer que ce plan de leclure n'exigea, dans les premières années, qu'une demi-heure par jour, & a-peu-près une heure trois quarts depuis 1'age de 13 ans jufqu'a 22. En fuppolant même qu'on ne lire pas avec rapidité; dans tout ce plan, il n'y a que deux ou trois Ouvrages qui foient volumineux ( O, &pas une année oü 1'on ait plus de cinquante volumes a lire. II faut obferver que les Théiltres fe Hfent en beaucoup moins de temps que les autres Ouvrages, les noms des perfonnages occupant dans chaque volume une place trés - confidérable. Le plan de lecïure de Théodore étoit oeaucoup plus étendu. Quelques Ouvrages Latins dont Adele n'a jamais lu les traduéhons, s'ytrouvoient cbmpris, ainfi que plufieurs Ouvrages fur les Loix & Ia Pohtique. Cependant ce plan n'embraffii pas un efpace de temps plus confidérable. Théodore, depuis 1'age defèize ans jufqu'a, vingt-deux, lut par jour environ deux heures & demi. II n'apprit point Ia mufique, liJl? VH>fl°irt Naturelle, l'Hiftoire Jncienne. Sc i Hiftoire de France.  3S4 Cours de Le&t/re. il ne chantoit pas, il ne jouoit d'aucim inftniment, il defïïnoit moins long-temps que fa fceur. Quand le temps ne permettoit pas la promenade, Adele employoit fes heures de délatfements abroder, a faire différents petits ouvrages; & Théodore, a lire & a jouer au billard : de maniere que Théodore lut infiniment plus que fa fceur. Cependant on dit qu'Adele rencontra dans le monde peu de femmes qui euffent autant d'inftruction qu'elle , & des idéés plus juftes & plus nettes; car elle avoit compris & fenti tout ce qu'elle avoit lu. Une mere qui voudroit adopter ce plan de leéture pour fa fille ,& qui, en mêmetemps, neluiferoit apprendre ni 1'Anglois, ni 1'ltalien, n'auroit que peu de chofes'i changer a ce plan. II faudroit feulement fubltituer les tradnétions aux Ouvrages originaux , puifqu'il faut néceffairement avoir une idéé des chef d'ceuvres qui exiftent dans les langues Angloife & Italienne. Ainfi 1'on ne retrancheroit de ce plan que fept Ouvrages qu'il n'eft pas abfolument indifpenfable de connoitre , & qu'Adele lut ou écrivit en exemples depuis 1'age de dix ans jufqu'a treize. Ces Ouvrages font : Beauties of Hiftory, Fathers Inf. trucïions, Macaulafs Hiftory, The Tra* veis ofCyrui, Letters of Lady Montagu, Lettere d'una Peruviatia, & les Comédies de Goldoni. On pourroit remplacer ces fept Ouvrages parceux-ci : Mode/es militaires, 2 vol. Hiftoire générale des Voya-  Cours de Lecïurc. ges, abrégée par M. de la Harpe, ai volumes ; la Tradu&ion des Fab.es de Phedre; Avis d'une mere a fa fille, par Ma» dame de Lambert; Avis d'une met s a foit fils, par la même. Ön remplacc les volumes Anglois & Italiens , . par une plus grande quantité de volumes Francois ,paree qu'on lit tou:ours avec plus ' rapidité dans fa propre lansne. Cependant quand on fait parfaitemé t une langue étrangere, la différeuce eft a peine ieulible. Maïs quand Adele lut les Ouvrages Anglois & Italiens dont on vient de parler, elle ne lilbit pas avec facilité ces deux langues. C'eft pourquoi 1'on a fubftitué aux Ouvrages étrangers, des Ouvrages Francois plus volumineux. Terne HL f>  TABLE JOes Lettres relativts a Ütducation des Princes. TOME PREMIER. Lettre XXIV. Du Comte de Rofeville [ au Baron d'AImane. Page 136 XXXVI. 232 , XLVII. 286 TOME SEC O ND. Lettre L Page * ■ . , ■ IX. 94 XXV. 163 -N XXXVII. 216 tt XLVI. 347 TOME TROISIEME. Hote de la page. 63 Lettre XVI. 77 — XXVII, 138 XXXVII. 178 ——— XLVII. De Madame d'Oftalis. 233 LM. Du Comte de Rofeville. 2f)€> > LXV (1). 325 (1) L'Auteur n'eft pas entré dans de plus grands détails relativement a 1'éducation d'un Prince, paree qu'elle a déja fait une Comédie fur c« fujet: Wath.uk , ou le Gouverneur cfun Prince, dans le Théatre d'Education, & qu'elle n'a point voulu fe répéter ici.  APPROBATION. J'ai lu, par 1'ordre de Monfeigneur le Garde-des-Sceaux, un Mauufcrit iiuitulés Adele & Théodore, ou Lettres fur V'Education , faifant fuite aux (Euvres de Madame la Comteffe deG**\ Cet Ouvrage, d'un genre abfolument neuf, m'a paru auffi utile qu'intcreffanr, & je n'y ai rien trouvé qui ne doive tournerau profit des mceurs & de la vertu. A Paris, ee 5 Janvier 1782. Terrasson,