GALERIE D E 'L'ANGIENNE COUR. TOME PREMIER.   264 K-8 GALERIE D E L'ANCIENNE COUR, O u MÉMOIRES ANECDOTES P O U R SER VI R A UHISTOIRE DES REGNES DE LOUIS XIV ET DE LOUIS XV, TOME PREMIER. M. DCC. L X X X V 11. A MAESTRICHT, Chez J. E. Düfour & Phil Roux, Imprimeurs-Libraires affociés.   C v) PRÉ FA C E. L e s falts que préfente rHiftoire ne font vraiment dignes des regards du Philofophe, qu'autant qu'ils fervent a développer les replis du coeur humain; & pour intéreffer, même le commun des Lecleurs, ces faits doiventpeindre 1'homme fans flatterie, fans méprifes, fans exagération. La plupart de noshiftoires ne manquent de eet attrait quï prévient les dégoüts & 1'ennui, que paree qu'on n'y retrouve pointl'homme tel qu'il eft, qu'on ne fe reconnoït point foi-même dans les perfonnages qu'elles font agir fous nos yeux. Pour 1'ordinaire, ce font des êtres fantaftlques , des figures coloffales fans proportions & fans enfemble, dont 1'imagination du Peintre a créé les formes démefu« rées. Leurs vertus gigantefques ne peuvent être un objet d'émulation; on ell ébloui de leur faux éclat; on défefa iij  v] P R £ F A C E. pere de s'élever a tant de hauteur ; ee.3 yertus imaginaires humilient, & n'encouragent point. Leurs vices , non jnoins exagérés, n'infpirent point cette terreur falutaire , Fun des grands fruits de 1'Hiftoire, quand les forfaits qu'elle dénonce k la poftérifé font 1'image des crimes, dont nos Sociétés offrent chaque jour d'effrayantes répétitions rlesatrocités qu'on prête aux fiecles pafles nous rafïurenf Kir les défordres réels du fiecle préfent; & peu s'en faut qu'on ne fe croie vertueux, paree qu'on ne réalife pas des monftres, enfants de 1'enthoufiafme, de 1'ignorance ou de la mauvaife foir Les facultés de 1'homme font feornées, tant pour Ie vice que pour la vertu; & 1'Hiftorien , dont la fauffe éloquence ne reconnöit pas ces limites, eft non-feulement un Moralifte dangereux, mais un mauvais Ecrivain. Rien n'eft plus beau que le vrai, le vrai feul eft airaable» Cet axionie de goüt efi fur-tout ap» plicable a la quefüon préfente. Des  P R Ê F A C E'. Vlj érreurs de dates, des faits fuppofés, des anachronifmes décréditent une hiftoire dans 1'efprit des Savants, fans en rendre la ledhire ennuyeufe & pénible* Avec ces défauts, elle peut du moins eonferver 1'intérêt d'un Roman bien concu, bien exécuté, bien vraifemblable, &, comme FHiftoire la plus véridique, furprendre la confiance des perfonnes peu inltruites. Mais Ie gigantefque & le merveilleux dans le tableau des mceurs & des aétions qui peignent le coeur humain, n'ont pas même 1'avantage de tromper les ignorants. Tout homme bien organifé a , pour ainfi dire, dans fa faifon, & fur-tout dans fon coeur, la mefure des paffions & de Ieurs effets; & il n'eft pas au pouvoir du Charlatan le plus adroit de nouS égarer en ce genre au-dela des poflibles : la nature répugne a cette forte de féduétion, & 1'ennui nous fauve, en pareil cas, des pieges d'une éloquence menfongere. Le défaut d'intérêt qu'on reproche a tant d'Hiftoires bien écrites d'ailleurs, eft un fecret pourl'homme ordinaire, qui en éprouve les effets fansen foup§onner la caufe. Le Philofophe' a iv  VÜj P R È F A C Z> anftruit & réfléchi la découvre ou Ia fuppofe avec fondement, dans cette exagération qui, en matiere de mceurs & de paflions, de crimes & de vertus, de lfchetés & d'héroiïme , ne produit que des charges fouvent ridicules, & toujours faftidieufes.. Cette exagération, fource féconde d'erreurs, de fatigue & d'ennui, peut flaïtre quelquefois d'une fimple omifüonjd'une fuppofition mal-adroite^ du mauvais choix des circonftances oii Fon place Ie fait exagéré. Telle aftion héroïque feroit vraie ou pourroit Pêtre dans telle hypothefe; mais 1'Hiftorien qui tranfmet cette aöion, prête k foa auteur des motifs, des intéréts, un earaöere qui n'ont jamais enfanté 1'héroïfme ; & dès-lors Ie fait en queftion devient plus que fufpecl d'altération &c d'enflure. Que de monftruofités dont FHiftoire a fouillé fes tableaux, & qui préfentent au Philofophe habüe k faifir les rapports des paflions & de leurs effets, un contrafte revoltant avec les vertus, & quelquefois avee les vices des coupables, dont elle prétend faire juftice! En général, que d'invrailem-  P R É F A C E. ÏX blances dans plufieurs traits que 1'Hiftoire Romaine a confacrés, & qu'on révoqueroit en doute, fi 1'on avoit autant de connoiflance du cceur humain, que de vénération pour les Hiftorieas de Rome, ou plutöt, ü 1'on écoutoit davantage le défaveu de fa raifon & le témoignage de fon propre cceur ! S'il faut en croire ces Hiftorieas, Horatius Coclès défendit feul un pont contre une armee courageufe; PEmpereur Caügula. fit fon cheval Conful; Néron, pour fe défennuyer, ordonna 1'incendie d'un quartier de Rome, oü quarante mil'e habitants périrentdans lesflammes. Je luis bien élóigné de ranger ces faits dans la clafle des menfonges imprimés ; mais ce brave Codes qui réfifte a tant d'autres braves, a plus 1'air d'un Roland que d'un Chevalier Romain; mais le trait de Caligu/a, s'il ne fut pas une plaifanterie, fut un a#e de démence incompatible même avec 1'exercice du pouvoir defpotique; mais le feu de joie de Nèron eft d'une atrocité abfurde, dont les cónféquences ne pouvoient échapper a la prévoyance de ce tyran pluscruel qu'imbécille. Ou ces faits & a v  X P R Ê F A C E. plufieurs autres que je pourrois chef \ nous font parvenus dépouiilés des acceffoires qui les rendoient vraifemblables; ou la prévention & le fanatifme des Hiftoriens leur ont fait négliger, dans ces détails , le feul moyen décifif de gagner la confïance du lecleur, cette fidélitéqui confifte a donner aux a£tions des hommes un objet & des motifs que la nature avoue. Je ne puis trop le fedire , cëttë véracité dans le tableau des paflions qui animent PHiftoire ^ eft la principale fource dë ce grand intérêt, dont elle eft fufceptible; & cela eft vrai fur-tout des Hiftoires anciennes & étrangeres,dont les événements diverfement éloignés , ne peuvent guere avoir fur notre deftinée qu'une influence indirefte & peu fenflble. II n'en eft pas ainfi de 1'Hiftoire moderne Sc nationale : en fuivant la chaine des événements qu'elle retrace, on peut aifément remonter aux fources de notre bonheur ou de nos infortunes. Les profpérités de la Nation dont nous faifons partie, fa gloire ou fes calamités que nous partageons, font les effets dis réyolutions que décrit cette Hil-  P R Ê F A C Et X} toire; notre exiftence individuelle peut être un de leurs réfultats. II eft donc vrai de dire qu'indépendamment de 1'inftrucHon morale & de la fcience du coeur humain ^ qui eft le but des études hiftoriques en général f & qui en doi£ être le fruit Ie plus précieux, 1'Hiftoire nationale, & fur-tout la moderne, offre encore l'intérêt des faits; & que plus elle eft moderne , plus eet intérêt eft vif & preffanté II fuitde cetteobfervation, que pour des Francois nos contemporains, une Hiftoire des fiecles de Louis XIV &c de Louis XV feroit en même-temps la plus inftrucHve & la plus intéreffante, puifqu'a 1'avantage commun a toutes les Hiftoires, de mettre la morale en action, de fönder les profondeurs du cceur humain , d'en faire jouer les différents reflbrts, elle joindroitle mérite d'attacher par les faits, en montrant dans leur fucceftion un acheminemënt, & quelquefois un obftacle au bonheur de la génération préfente. Mais nous n'avons que des eflais plus ou moins heureux fur le fiecle de Louis XIV, Se des ébauches trop imparfaites du fiecle  Xij P R k F A C E. de Louis XV. II nous faut une hifloire de ces deux regnes ; & tout bon Fran$ois la defire avec impatience. En attendant qu'un citoyen homme de génie fafle ce beau préfent a la Nation, j'ai cru bien mériter d'elle, en recueillant avec exaöitude un grand nombre de traits deftinés a figurer dans cette hiftoire. Ce ne font pas les matérïaux de ce grand Ouvrage que je préfente au Public; mais de fimples textes qui, bien développés, en feront la partje morale & philofophique, y porteront Pintérêt qui réfulte de la vérité dans le tableau des mceurs &c des paflions des hommes. Et quant aux faits que j'ai cru pouvoir effleurer, s'ils n'ont pas toujours ce caraclere de grandeur qui impofe, ou de fingularité qui piqué & réveille le Leöeur, ils ont ordinairement des réfultats importants, qui, fans être énoncés dans ces volumes, n'en feront pas moins appe^us par des yeux exercés a voir de grands effets dans de petites caufes. Ce njérite juftifie bien le choix qu'on a fait de quelques anecdotes peu faillantes au premier coup d'ceil, & qui, mieux examinées, indiquent fou-  P R Ê F A € E. xiij vent le germe d'une révolution dans la Morale, la Politique , la Littérature ou les Arts. Onacrudevoir les préférer a certains faits plus décififs en ap» parerice , Sc qui, dans la réalité, ne produifent rien. J'ai eu le plus grand ioin d'écarter tous ceux qui n'offrant qu'un intérêt de vaine curiofiré, n'ont point trait au caradtere du fiecle qu'on prétend efquiffer. Mais, en cherchant k faire penfer 1'homme attentif & réflechi, on n*a pas perdu de vue une autre claffe de Lecteurs; c'eft pour me conformer h leur légéreté, que j'ai pris le parti d'ifoler chaque anecdote, & de iupprimer les tranfitions qui pouvoient donaer k eet Ouvrage un air d'importance Sc de gravité, & par-la même efFrayer les amateurs d'hiftoriettes. Avec un peu de réflexion Sc de logique , des Lecteurs plus inftruits rétabliront aifément ces liaifons que j'ai facrifiées au goüt des frivolités. Pour leur faciliter ce travail t il m'a fallu quelquefois renoncer k 1'ordre chronologique , Sc dans 1'arrangement de certains faits, avoir moins égard k Ieurs dates, qu'a leur analo-  XiV P R i F A C Z. gie. II faut s'attendre qu'au premier coup d'ceil on appercevra de 1'incohérence & quelques difparates entre plu* fieurs traits ainli rapprochés ; mais encore une fois, o» fe repofe fur la fagacité des Lefteurs du foin de les faire difparoitre. Pour peu qu'ils réfléchiffent fur les inconféquences des paffions , ils n'auront pas de peine k concilier les prétendues contradiélions qui femblent déparer ce Recueil. Au refte, on ne craint pas de Ie répéter, ces contradiöions, apparentes ou réelles, ne font point dans eet Ouvrage , mais dans le coeur humain, dont il préfente une efquiffe fidelle & non flattée. l: Le grand objet & lé premier mé* rite de toute produöion relative k PHiftoire , eft de peindre 1'homme tel qu'il eft, & non tel qu'on voudroit qu'il fut. Pour arriyer plus fürement a ce but moral &c philofophique, je me fuis interdit les portraits qui nous ont été tranfmis par des Contemporains, dont 1'impartialité , la philofophie, & 1'efprit d'obfervation ne font pas fuffifamment conftatés. Le petitnombre de seux qu'on a cru pouvoir adopter, fe  P R Ê F A C E. Xf montrent toujours empreints de cette fidélité qui diftingue un tableau tracé d'après nature. Dans la crainte d'en altérer quelques traits, on ne s'eft pas même permis de retoucher les originaux les plus foiblement coloriés. Jé me fuis impofé la même réferve è 1'égard de quelques anecdotes, dont la naï» veté fait le caraöere. En les rajeuniffant, on eüt couru Ie rifque d'en afFoi» blir Fintérêf, & j'ai pris fur moi d'en refpeöer jufqu'aux incorrecKons. Quoiqu'en général ee foit par des faits qu'on a efquifle les deux fiecles de Louis XIV & de Louis XV, on n'a pas toujours écarté ces traits, appelles bons mots dans les autres Recueils d'Anecdotes, & qui,j'ofeledire,fontordinairement, dans celui-ei ,ou desfaillies de génie, ou les élans d'une grande ame, ou 1'explofion d'un fentiment profond & fublime, Quand ce ne font que des traits délicats ou ingénieux, ils ont du moins le mérite d'affigner avec précifion la trempe d'efprit de ceux qu'on n'a pu faire connoïtre fousd'autres rapports, & dont le cara&ere n'ofïre d'ailïeurs aucune prife a 1'obfervation.  XVj P R £ F A C E, Parmi les hommes célebres quiont ïlluftré ces deux fiecles, il en eft quelques-uns, dont PHiftoire ne fournit pas une feule anecdote a notre ufage, & plufieurs qui n'en fourniflent que deux ou trois. Et fi 1'on y prend garde , ces derniers font quelquefois les mieux reprélentés dans eet Ouvrage. On s'eft donc reftreinta ce petit nombre de faits, toutes les fois qu'ils ont paru fuffire a notre objet, qui, pour me fervir de ce terme , eft de faire jaillir les caracteres par des traits faillants & bien pro« noncés. Mais il n'eft pas toujours poffible d'y réuflir k fi peu de fraix , & Pon eft bien forcé de s'étendre davantage , lorfque , pour bien cara&érifer un grand homme, il faut 1'oppofer k lui-même, & le confidérer tour - atour dans fa vie publique & dans fa vie privée , dans fes écrits & dans fa conduite , dans fes principes & dans fes aftions, fous les rapports de la morale & des paflions, de la religion & de 1'humanité. Vu dans tous ces afpecls, 1'homme préfente mille contraftes qu'on prend fouventpour des contradi&ions 't qui en font peut-être dans 1'homme,  P R Ê F A C E. XVÏj maïs qui n'en font point dans mes tableaux. Je nem'étendrai pas fur Ia forme que j'ai cru Ia plus convenable a ce Choix d'Anecdotes. II eft aifé de juger, au premier coup d'ceil, qu'en général j'y luis 1'ordre chronologique; mais que je ne m'y aftreins pas tellement, que je n'y déroge quelquefois, pour les raifons énoncées plus haut. Un aflez long article fur Louis XIV ouvre le premier volume. C'eft-la qu'on a raflemblé les traits caraöériftiques de ce Prince, & qui appartiennent effentiellement a; 1'homme plutöt qu'au Monarque. Les articles fuivants préfentent fous la même forme, une fuite de tableaux, oir les grands perfonnages qui ont eu quelque part è la célébrité de fon regne , font placés fuivant 1'ordre de leur naiffance, de leurs dignités, de leurs talents & de leurs fervice6. Un long article a part termine cette vafte Galerie ; il eft confacré aux hommes célebres du même fiecle, dont PHiftoire n'a pufour* nir pour chacun , la matiere d'un article féparé : on a pris foin d'y recueillir aufti les traits généraux qui, fans carac-  XVÜj P R £ f A C £, térifer perfonne en particulier, n'e« font pasmoins faits pour concourir a la perfeöion du tableau général. Ce même ordre eft obfervé fcrupuleufement dans la diftribution Sc 1'arrangement des articles qui compofent le ftecle de Louis XV. Du parallele de ces deux fiecles, il réfulte un grand intérêt pour des obfervateurs philofophes , celui qui naït du contrafte des moeurs, des principes Sc des talents. Mais encore une fois, pour bien faifir ce contrafte, il faut porter dans cette IecTure, fi frivole en apparence, un peu d'inftruftion préliminaire, & quelque habitude de réfléchir & de comparer. Les perlbnnes touta-fait ignorantes n'y trouveront que de 1'amufement, Sc le pétit avantage de meubler leur mémoire d'une foule de traits curieux Sc piquants, mais dont le véritable prix eft dans les rapports fecrets qui les lient entre eux, Sc qui, d'un Ouvrage découfu au premier coup d'ceil, forment un bel enfemble dont toutes les parties fe correfpondent Sc s'enchaïnent. Je le répete, le commun des Le&eurs ne cherchent que la difTi-  F R Ê F A C E. Xijf pation dans un Livre; & pour mafquer a leurs yeux , la morale & la philofo*phie de celui-ci, il a bien fallu les revêtir des livrées de la frivolité, J'ofe donc répondre a ceux qui veulent fe borner a 1'amufement, qu'ils trouveront dans ce Recueil d'Anecdotes tout 1'intérêt d'un Ouvrage purement agréable, & que, s'ils doivent en tirer quelque autre fruit, on s'eft arrangé, pour que ce ne foit point aux dépens de leur plaifir.  MÉMOIRES  MÉMOIRES ANECDOTES POUR SERV1R A L'HISTOIRE DES REGNES DE LOUIS XIV ET DE LOUIS XV. LOUIS XIV (i). M ADEMoisELLEdelaFayette, laflê. de Ia Cour & du vain titre de Favorite auprès de Louis XIII, s'étoic retirée au Couvent des Filles de Sainte-Marie prés la porte Saint-Antoine. Le Roi qui 1'aimoic toujours, s'étant dérobé pour 1'aller voir, vint fecretement de Grosbois h Paris, & eut une converfation de quatre heures avec elle. Vittorio Sin prétend que lorfque ces deux amants fe fépare- (0 Né en 163S, mart en 171 j. Tome l. A  2 Memoires anecdotet rent, Ie temps fe trouva fi mauvais, que le Roi ne pouvant retoumer a Grosbois, alla coucher au Louvre, oü il partagea le lit de la Reine, & que cecte nuic heureufe fut 1'époque de la conception de Louis XIV qui naquic neuf mois après, jour pour jour. II eft naturel de fuppoler que ce long entretien de Louis XIII & de Mademoifelle de Ia Fayette 'avoit été concerté entre Anne d'Autriche & cette Demoifelle, & que la réunion momentanée des deux auguftes époux fut 1'heureux fruit des conièils de cette belle pénitente. Je penfe donc qu'on peut regarder, fans hafarder de conjefture trop hardie, Mademoifelle de la Fayette comme la principale caufe du voyage de Louis XIII i Paris, &parunejufte conféquence, de la naiflance de Louis XIV. Environ trois femaines avant que de mourir, Louis XIII fit bapufer le Dauphin dans fa Chapelle, par 1'Evêque de Meaux, fon premier Aumónier. Le jeune Prince eut pour parrain le Cardinal Mazarin, & pour marraine la Princeflè de Condé; il fut nommé Louis. Au fortir de la Chapelle, onle menadans la chambre du Roi, qui lui demanda quel nom il avoit recu. II répondit: Lonis XIV. Sur  de Louis XIV & de Louis XV. 3 quoi le Roi répliqua : Pas encore, pas encore. La première éducation de Louis XIV fuc tellement abandonnée, que perfonne n'ofoicl'approcherdans fon enfance. Souvent il parloit de ces temps avec amertume. La folitude oü on le laidbit vivre étoit telle, qu'il racontoic qu'on le trouva un foir tombé dans le baflin du jardin du Palais-Royal oü la Cour demeuroic alors. A peine lui apprit-on a lire & a écrire, & il demeura tellement ignorant, que les événements les plus limples de 1'hiftoire lui furent toujours inconnus. II tomba par ce défaut, & quelquefois en public, dans les abfurdités les plus groffieres. M. de la Feuillade plaignoit un jour devant lui le Marquis de Refnely de ce qu'il n'avoit pas été fait Chevalier de 1'Ordre en 16Ó1 : le Roi lui dit d'un air mécontenr, qu'il falloit auffi ferendre juffice. Le Marquis de Refnel étoit Clermont, Gallerande ou SAmboife; & le Roi qui n'étoit rien moins qu'inftruic ladeflus, le croyoit un homme de fortune. II _y eut une occafion, oü ceux qui favent juger de loin, prévirenc ce que Louis XIV devoit êcre:ce fut lorfqu'en 1655, A ij  4 Mémoires anecdoüs après l'extinérion des guerres civiles , après Ia première campagne & le Sacre du Roi, le Parlement voulut encore s'affembler au fujet de quelques édits. Ce Prince, qui n'avoit pas dix-fept ans, partit de Vincennes en habit de chafle, fuivi de toute fa Cour, entra au Parlement en groflès bottes & le fouet a la main, & prononca ces propres mots : „ On fait les malheurs qu'ont produit vos aflèm„ blées; j'ordonne qu'on ceffè celles qui „ font commencées fur mes édits. Mon- fieur le Premier-Préfident, je vous „ défends de foufFrir des aflèmblées, & „ a pas un de vous de les demander ". Pendant Ie fiege de Cotidé, le Cotnte de Bujfi-Rabutin fut commandé pour aller au fourrage avec huk efcadrons. S'étant avancé dans la plaine, il vit fur une hauteur trois efcadrons Elpngnols; il marcha droit a eux pour les combattre : ces trois efcadrons fe recirerent en efcarmouchant. Bufïï les pourfuivit quelque temps; mais en ayant appercu quatorze autres qui s'avancoient, il com* manda la retraite. Les trois efcadrons qui fuyoient, fe voyant foutenus, tournerent bride, & chargerent les huk qui fe retiroienc, Le Co.mte de Buffi fe dif-  de Louis XI V& de Louis XV. y pofokales bien recevoir; mais lafrayeur s'étoit emparée de fes foldats, & nos huk efcadrons furent bauus par les trok ennemis. Le Régiment du Roi, Cavalerie, perdic dans cette affaire beaucoup de fes étendards donc on fit un .grand trophée daqs le camp des Efpagnpls. Le Prince de Condé quj les commandok, fe reflbuvint a la vue de ces étendards lèmés de fleurs de lis, qu'il étoit Prince du Sang de France; il fe les fit tous apporter, & les renvoya a Montpefat, Meftre-de-camp du Régiment du Roi, a qui il écrivit de les préfenter a Sa Majefté. Montpefat montra la lettre au Roi, qui lui ordonna de renvoyer les étendards au Prince de Condé, & de lui mander que c'étoit une chofe fi rare de voir les Efpagnols battre les Francois, qu'il ne falloit pas leur envier le plaifif d'en garder ces foibles marqués. Sur la fin de cette année (1656) mourut a Paris la Dame Mancini, foeur du Cardinal Mazarin. A Toccafion de cette mort, Ie Roi alla voir le fecond fi!s de cette Dame qui étoit en penfion au College des Jéfuites. Cette démarche furprit toute la Cour, & 1'on en fit un crime au Cardinal, qu'on accufoit de 1'avoir A iij  6 Mémoires anetdotes confeillée. Elle augmenta la haine qu'on avoit contra lui. Louis XIV avoit fenti les premières impreflions de 1'amour pour CatherineEenrielte Bellier, femme de Pierre de Beauyais, Seigneur de Gentilly, & première femme-de-chambre de la Reinemere. Le jeune Monarque n'avoit alors que quinze ans, & la Dame de Beauvais en avoit au moins quarante-cinq. Ce qu'il y a d'étonnant, c'eft que cette liaifon fut durable. En 1661, le Roijettoit encore quelques regards fur 1'autel oü il avoit fait fes premiers facrifices. Voyez Mémoires de Choify. Mademoifelle d'Jrgencour, fllle d'honneur de la Reine-mere, voulut plaire a Louis XIV, & y réuffit; mais feulement quelques femaines, paree qu'elle plut en même-tempsa Chamarante, premier valet-de-chambre. Ce Chamarante étoit cn des plus beaux hommes de la Cour. Mademoifelle d'Argencour , flattée de voir fon Maitre a fes pieds, affermifïoit fon empire par fes rigueurs. Elle permettoit des foupirs, & exigeoic des refpefts. Elle gagnoit 1'amitié de la Reinemere par fa conduite extérieure : en fe-  de Louis XIV& de Louis XV. 7 cret, elle fe dédömmageoic d'une vertu fi pénible, avec fon amant. Louis XIV fe douta dequelque paffion cachée, mais fans s'imaginer que Mademoifelle d'Argencour fe plüt a réuriir les deux extrêmes par des contraftes fi injurieux. II fit éclairer las pas de la maitreflè, & découvrit qu'elle lui étoit infidelle. Au fortir de la mefie, la nourrice du Roi trouva dans la grand'-falle de Fontainebleau, une lettre qu'elle porta a la Reine-mere. Le Roi la lut; c'étoit un billet fort tendre, & il n'étoic pas pour lui. II ne connoiflbit pas encore fon rival; la Reinemere lui envia cette confolation. Qu'il fut furpris & humiiié, quand elle lui prouva que ce rival heureux étoit un de lés valets! Mademoifelle d'Argencour fut oubliée: Chamarante ne fut puni que d'un coup d'ceil. Mémoires de Saint-Simon. Louis XIV avoit été amoureux de Marie de Mancini, niecede Mazarin, & 1'auroit époufée, fi le Cardinal avoit ofé faire ce mariage. II eut enfuite beaucoup d'inclination pour Mademoifelle de la Mothe-Houdancourt, 1'une des filles de la Reine. Elie fut trahie par Chamarante, fon confident& émifiaire du Cardinal , qui, fachant tout ce que le Roi A iv  8 Mémoires anetdoiis difoic a cette Demoifelle, le lui répétoit Mn moment après, en lui faifanc comprendre qu'il falloit qu'elle eut un autre amant. Voyant que le Roi s'éloignoic d'elle, Mademoifelle de la Mothe-Houdancourt fe prit d'une violente paflion pour le Marquis de Richelieu, & cette paffion la conduifit enfin dans le Couvent des Filles de Sainte-Marie de Chaillot, oü elle a pafte fa vie fans êcre Religieufe. Le Roi eut enfuite un grand commerce avec Olympe de Mancini , Comteflè de Soiftbns, qu'il alloit voir tous les jours, même depuis qu'il fut amoureux de Mademoifelle de la ValJiere. Ce commerce ne cefla que lorfque Ja Comteflè de Soiftbns- fut chaffèe de la Cour pour fes intrigues. Le Roi danfa dans les ballets jufqu'en 1670; il avoit alors trente-deux ans. On joua devant lui a Saint - Germain, Ia. Tragédie de Britannicus: il fut frappé de ces vers: Pour mérite premier , pour vertu lïnguliere , II excelle a trainer un char dans la carrière, A difputer des prix indignes de fes mains, A fe donner lui-même en fpeftacle aux Romains. Dès-lors il ne danfa plus en public, & Ie Poëte réforma le Monarque.  de Louis XIV'&de Lo s XV. 9 Un Prédïcateur moins difcret que le Poëte, défigna un jour Louis XIV dans un de fes Sermons. Le Roi fe contentav de lui dire : „ JVlon Pere, j'aime bien „ a prendre ma part d'un Sermon; mais „ je n'aime pas qu'on me la faflè". Le Duc de Mazarin, que fa dévotion avoic rendu vifionnaire , vint un jouc trouver le Roi, pour 1'informer que 1'Ange Gabriel lui étoit apparu, & 1 avoic chargé de dire a Sa Majefté de ren* voyer Madame de la Valliere. 11 tria aujjiapparu, répondit ce Prince, ö? triaaffüré que vous étiez un fou. Louis XIV affiftoit h un Motet oü le Muficien faifoit répéter plufieurs fois le mot ny&icorax, oifeau de nuit. II demanda au Prélat qui étoit le plus1 de lui ,'ce que c'étoit que ce ny&ku. Le Prélat qui 1'ignoroic auffi-bien que le Roi, ne voulut pas demeurer court, & lui répondit: Sire, c'étoit un des 0/ficier de David. Louis mettoit entre fa femme & fes maitrelTes une différence, dont il eut rougi le premier, fi la paffion n'eüc aveuglé le Prince le plus fidele aux bienA v  io Mêmoiris amcdotes féances. La Reine perdit un jour mille écus.,, Calculons combien c'eft par an, „ lui dit le Roi ". II ne calculoit point avec Madame de Montefpan. Les Efpagnols qui cherchoient une occalion de rompre avec la France, envoyerent ordre au Baron de Vatteville, leur Ambafiadeuren Angleterre, d'y précéder le cótre, de quelque maniere que ce püt être, defirant même que cela fe fit avec éclat. L'entrée d'un Ambaffadeur a Londres leur fournit bientöt Foccafion qu'ils cherchoient. Comme c'efl: la coutume que les Miniftres envoient leurs carroflès a ces fortes de cérémonies, le Baron de Vatteville gagna plus de deux mille Anglois, pour intértflèr la Nation dans fa querelle. Ils fe joignirent a tous fes gens qui êtoient bien armés. Quand le carroffè du Comte d'Eftrades, Ambafiadeur de France, arnva , les Efpagnols & les Anglois fe jetterent fur les chevaux, couperent leurs guides, pour les empêcher d'avancer, & donnef le temps a celui du Baron de Vatteville de précéder les gens du Comte, qui ne s'attendant point a cette attaque indécente, n'eurent dans le moment d'autre reflburce pour repoufïèr  de Louis XIV & de Louis XV. tt la violence de ces furieux , que d'effayer, a leur tour, de rompre les rênes des chevaux du carrofle de rAmbalTadeur d'Efpagne. Mais leurs adverfaires mieux préparés, avoient imaginé le ftratagême fingulier de faire fabriquer des rênes d'un fer délié couvert de cuir, qui réfifta fans peine a tous les efforts. On fe porta des coups de part & d'autre ; mais comme les Anglois étoient fupérieurs en nombre, les gens de 1'AmbaiTadeur de France furent fort maltraités , & il en refta plufieurs fur la place. Louis XIV, inftruit de eet attencat, commenca par envoyer un courier a 1'Archevêque d'Embrun , fon Ambafladeur a Madrid , avec ordre de favoir promptement li Sa Majefié Catholique vouloit défavouer le Baron de Vatteville. Le Roi d'Efpagne fit long-temps attendre fa réponfe; enfin, après bien des lenteurs , il répondit en termes généraux, que n'aimant point les violences, il dé» fapprouvoit celles du Baron de Vatteville , & le révoqueroit inceflamment. Cette réponfe ne fatisfit point 1'Ambafladeur, qui la trouva captieufe, s'en plaignit, & menaca de fe retirer. La Reine-mere fe chargea de tirer du Roi fon frere, une explication plus précife; A vj  l% Mémoires anecdoter & lui manda par un courier exprès, que le Roi fon nis exigeoit une autre fatisfaclion, ou qu'il étoit réfolu a récommeneer la guerre. II fut décidé dans le Confeil d'Efpagne que Sa Majefié Catholique s'expliqueroit encore d'une maniere équivoque, & répondroit a la Reine fa fceur, qu'elle alloic envoyer en France le Marquis de las-Fuemes, en qualité d'Ambaflhdeur extraordinaire, & lui donneroit ordre de temmer cette affaire au gré de Sa Majefié Très-Chrétienne. Le Roi trouva cette réponfe aufli captieufe que la précédente, & fe détermina a rappeller fon AmbafTadeur de Madrid, & a reprendre les armes. II y étoit d'autant plus porté , qu'il n'ignoroit ancune des trames que les Efpagnols ourdiffbient contre lui dans Jes différentes Cours de 1'Europe; mais comme il favoit en même-temps leur peu de fuccès , il ne put refufer aux mftantes prieres que lui firent la Reine fa mere & la jeune Reine qui venoit de lui donner Monfeigneur le Dauphin , d'attendre 1'arrivée du Marquis de las-Fuentes, dont le départfut différé par une indifpofition fimnlée. Enfin, le Roi d'Efpagne ayant eu avis, que celui d'Anglecerre qui aimoit perfonneiiemenc  ck Louis XIV & de Louis XV. 13 Louis XIV, ne vouloit entendre a aucune rupcure avec la France, & que les autres Puifïances étoient difpoféesh lui laifier vuider fa querelle tout feul, il eut recours a la médiation du Pape, pour rendre les conditions de fon accommodernent le moins dures qu'il feroit poflible. La négociation n'eut pas un prompt fuccèsicar leRoi naturellement fier & jaloux de fa gloire, vouloit que le Roi d'Efpagne renoncSt formellement & par écrit a la préféance : mais il fe relacha d'une partie de fes prétentions, & rAmbafiadeur Efpagnol fut admis a une audience publique a Jaquelle les Princes du Sang, les Officiers de la Couronne, & les quatre Secretaires d'Etat eurent ordre de fe trouver. Les Minifniftres étrangers furent auffi priés de s'y rendre : les Princes du Sang fe placerent a la droite du Tróne, oü étoit le Roi; les Miniftres étrangers a la gauche \ les quatre Secretaires d'Etat avoient chacun devant eux un bureau, pour dreffer un procés-verbal de la déclaration de rAmbafiadeur; déclaration concertée auparavant mot pour mot, & con^ue en ces termes : „ Que le Roi fon „ maitre avoit eu bien du déplaifir, en n aPprenantl'attentat commisk Londres  14 Mémoires anecdotés „ par le Baron de Vatteville fon Am„ baiïadeur; qu'il ne fouhaitoit rien tant „ que d'entretenir la bonne intelligence „ entre les deux Couronnes; que comme „ cette action y étoit formellement op„ pofée, il avoit non-feulement révoqué „ fon Ambafiadeur, mais lui avoit même „ donné ordre de retourner a Madrid, „ pour y rendre compte de fa conduite; „ que cependant il avoit commandé a „ tous fes autres Ambafladeurs dans „ quelques Cours qu'ils puiflent être, „ de ne point fe trouver dans les céré„ monies oü rAmbafiadeur de France „ affifteroit, de crainte qu'il ne furvint „ de nouveaux débats fur lerang". Toutes ces paroles fignifioient beaucoup, a les prendre dans le fensoüelles étoienc entendues. On crut en France la préféance cédée par Sa Majefté Catholique, qui, cependant, ne 1'accordant pas en termes formels, n'imagina point que cette condefcendance püt compromettre fa gloire. Le Pape , qui s'étoit entremis dans cette affaire, eut a fon tour befoin d'un médiateur pour 1'infuhe faite a Rome au Duc de Créqm , Ambaffadeur de France. Akxandre Vil étoit alors aflis  de Louis XIV & de Louis XV. i5 fur la Chaire de Sainc-Pierre. C'étoit une ancienne coutume a Rome que les Ambafladeurs des Têtes couronnées rendiffenc la première vifite aux parents du Pape, & a fon premier Miniftre: le Duc de Créqui, dont la fierté naturelle écoit encore augmentée par la q»alité d'Ambaffadeur d'un grand Monarque, loin de fuivre eet ufage , 1'avoit hautement eondamné, ajoutant qu'il ne convenoic poinc a un homme comme lui. Cetce déclaration déplut au Pape & a fes parents, qui en marquerent leur reflèntiment de la maniere la plus violente. Le Duc de Créqui logé au palais Farnefe, foutenoit avec éclat fa dignité, fans fe départir d'aucune de fes prérogarives. Comme les franchifes en étoient une, il avoit recommandé a fes gens d'empê» cher que les Sbires ne mifient les pieds dans-fon quartier. Un jour qu'il étoit forti, ainfi que 1'AmbaiTadrice fon époufe, un débiteur, véritable ou fuppofé, s'en fut du cöté du palais Farnefe, criant de toutes fes forces & appellant du fecours. Les gens du Duc extrêmement alertes fur pareilles aventures, n'en eurent pas plutöt connoiffance, qu'ils firent une vive fortie fur les Sbires qui étoient accourus. Ceux-ci fu*  i6 Memohts anecdotes rent foutenus par quelques Corfes de la Garde du Pape, qui fe trouverent ia fi a propos, qu'on eut lieu de croire que la rencontre étoit prémédicée. Les gens de rAmbafiadeur furent bientót forcés de fe retirer vers les écuries d'oü ils étoient fortis. Le Duc de Créqui qui rentroit alors dans fon palais, n'eut que le temps de s'y enfermer. Les Corfes 1'inveftirent de toute part. II voulut fe montrer fur un balcon, d'ou il menaca ces fëditieux de les faire pendre : ils firent une décharge fur lui, & ce fut par une efpece de miracle qu'ils ne le tuerent point. Un moment après, la Duchefie fa femme arriva; on tira fur elle dans fon carrofie plufieurs coups de moufquet, dont un de fes pages & un de fes valets de pied furent tués fur le champ. Tous les Francois qui fe trouverent alors dans les rues coururent le même danger. Ce fut un défordre afreux dans toute la ville. Les parents du Pape ayant ainfiaflbuvi leur vengeance, firent difliper le tumulre, & feignirentde n'y avoir aucune part. L'AmbalTadeur en demanda juftice au Pape & au Gouverneur de Rome, qui ne balancerent pas a la lui promettre j mais 1'évafion des Sbires leur épar-  de Louis XIV& de Louis XV. if gna le foin d'acquitter leur parole. Le Duc de Créqui en étant informé, ne fortit plus de chez lui que bien accompagné , avec tous fes gens armés, & une garde confidérable a pied & a cheval autour de fon carroflè. Ce cortege déplut au Gouverneur & aux parents du Pape, qui s'imaginerent que le Duc les vouloit braver en forte que pour lui rendre bravade pour bravade , ils envoyerent toute la garde du Pape autour de fon palais, & lui firent dire, que par ces précautions, ils vouloient pourvoir a fa füreté, s'étant rendu fi odieux au peuple de Rome, que, s'il fortoit, ils ne lui répondoient pas de fa vie. La prédiélion ne tarda pas a s'accomplir; car il futafliégéunefecondefois, fatis favoir que penfer des fuices de ce nouveau blocus. Le Roi, averti de ce qui fe pafibit a Rome, ordonna au Duc de Créqui d'en fortir inceflamment, & de fe retirer dans les Etats du Grand-Duc. II fit dire au Nonce de quitter Paris en deux fois vingt - quatre heures. Cette retraite indiquoit afiez ce qui devoit arriver dan9 la fuite. En effet, le Roi s'empara SAvignon, & envoya du cöté de 1'Italie fous le commandement du Marquis de Bellefonds , un corps de troupes qui devoii  i8 Mémoires anecdotes être fuivi d'une armée plus confidérab'e fons les ordres du Maréchal du Pkjfu. LePape, de fon cóté, chercha a fe précautionner contre 1'orage qui le menacoit. II vouluc faire une ligue avec les Princes d'Icalie, 1'Efpagne, 1'Angleterre & la Hollande , mais tout ce projet s'évanouit, & Alexand. e VII propofa un accommodement par 1'entremife des Vénitiens. Le Roi eut d'abord que'que peine a s'y réfoudre ; mais a la fin il confentit qu'on s'afiemblat h Pife , oü 1'on convint que le Cardinal Chigi viendroit incefiamment en France en qualité de Légat a latere, & y protefteroit a Sa Majefté, que ni lui ni aucun de fa Maifon n'avoient euparca rattencatcommis contre le Duc de Créqui; que Dont Augufiin Chigi, frtre du Pape & Gouverneur de Rome, feroit la même proteftation par écrit, & cependant fortiroic de la ville, jufqu'a ce que le Légat eut eu audience du Roi,, & qu'il eüc obtenu fon pardon ; que le Cardinal Imperiali viendroit aufii en perfonne fe juftifier & fe mettre entre les mains du Roi, pour être puni s'il étoit jugé coupable; enfin , que, par un Dccretfolemnel du Pape, toute la nation Corfe feroit déclarée a jamais incapable de fervir dans  'de Louis XIV & de Louis XV. 19 1'Etat de 1'Eglife, & que pour conferver la mémoire de la réparation faite a Sa Majefté, on éleveroic a Rome une pyramide vis - a - vis de leur corps - degarde, fur laquelle ce Décret feroit jgravé. Tous ces ardcles furent ponctuellemenc exécutés. Quand le Légat & le Cardinal Imperiali arriverent, le Roi les recut 'en Prince qui n'a de reflentiment qu'autant que fa gloire 1'y oblige. Les troupes revinrent; Avignon fut rendu au Pape, & toute cette affaire fut aflbupie. Quoique Ie Roi eut pardonné lesfautes du grand Condé, il ne les avoit pas oubliées. A une campagne deFIandres, il ne put s'empêcher de dire au Prince: „ Sans vous, tout ce pays feroit a moi Ah! Sire, répondit le grand Condé, vous m'aviez promis de ne m'en jamais parler! Le Roi s'étoit flatté de marier la Princefle de Conti au Prince dOrange : il la lui fit propofer dans un temps oü fes profpérités lui perfuadoient que cette offre feroit recue comme le plus grand honneur. II fe trompia : le Prince d'O-' range étoit fils d'une rille du Roi d'An-  20 Mémoires anecdotes gleterre Charles & fa grand'mer* étoit fille de l'Elecleur de Brandebourg. II s'en fouvint avec tant de hauteur, qu'il répondit netternent que les Princes d'Orange étoient accoutumés a époufer des fiiles légitimes de grands Rois, & non pas leurs batardes. Ce mot entra fi profondément dans le cceur du Roi, qu'il ne 1'oublia jamais. I! prit a tiche, & fouvent contre fon intérêt, de montrer combien 1'indignation qu'il en avoit concue étoit aétive & durable. II n'y eut rien d'omis de la part du Prince d'Orange pour 1'effacer. Refpefts, foumiffions, offices, patience dans les injures & les traverfes perfonneües, redoublement d'effbrts; tout fut rejetté avec mépris. Les Miniftres du Roi en Hollande , eurent toujours un ordre exprès de traverfer ce Prince, non-feulement dans les affaires d'Etat', mais dans fes affaires particulieres, de foulever contre lui le plus de gens qu'il feroit poffible; de répandre de 1'argent pour faire élire aux magiftratures les perfonnes qui lui étoient le plus oppofées; de protéger ouvertement ceux qui étoient déclarés contre lui; de ne le point voir; en un mot, de lui faire tout le mal & toutes les malhonnêtetés dont ils pour-  de Louis XIV'& de Louis XV. 21 roient s'avifer. Julqu'a la guerre, jamais le Prince ne cefla de vouloir appaifer le reflèntiment de Louis; & jamais le Roi ne fe rel&cha de fa colere: enfin, défefpérant de rentrer dans les bonnes graces du Monarque, il dit tout haut qu'il avoit inutilement efiayé toute fa vie d'obtenir les bontés du Roi; mais qu'il efpéroit d'être plus heureux a mériter fon eftime. II s'occupoit alors de fa prochaine invafionen Angleterre, & de 1'eflèt de cette formidable ligue qu'il avoit formée contre la France. On peut juger quel triomphe ce fut pour lui de forcer Ie Monarque a le reconnoitre Roi d'Angleterre, & tout ce que cette reconnoiffance duc coüter au Roi. A Ia mort de la Princefle d'Orange , le Roi Jacques d'Angleterre pria Louis XIV, qu'on n'en prït pas le deuil; & on le défendic a MM. de Bouillon & de Duras, & a tous ceux qui étoient parents du Prince d'Orange. On obéit, & on fe tut; mais on trouva cette forte de vengeance petite & indigne d'un Roi de France. Félix, premier Chirurgien, fut chargé de faire au Roi 1'opération de lafiftulej  22 Mémoires anecdotes mais au moment de porcer les mains fur Louis XIV, il fe repréfenta 11 vivement les divers accidents qui pouvoienc arriver, & il fe fit en lui une telle révolution d'humeurs, qu'il fut faifi d'un tremblement, qui ne le quitta plus le refte de fes jours : le lendemain qu'il eut fauvé la vie au Roi, il efixopia dans une faignée fon meilleur ami, le fieur de Niert, premier valet-de-chambre. Un jour le Roi paria fi durement k M. de Louvois, que le Miniftre jettanc fur la table quelques papiers, dit: „ L'on „ ne faurok vous fervir ". Louis fe leva, & prit les pincettes, dont il eut frappé fon Miniftre, s'il n'eüt été retenu par Madame de Maintenon. Louvois irrita encore fon Maitre, & le contredit un jour fi brufquemencque le Roi quittant fon bureau, s'avanca vers la cheminée, & prit fa canne. Louvois fe retire, la férénité fur le front, & la rage dans le cceur. Arrivé chez lui, ils'écrie-: Je fuis per du, & décharge le fentimenc de fes peines fur quelques malheureux a qui il envoie des lettres de cachet. Madame de Maintenon lui écrivit qu'il pouvoit revenir au Confeil, & que l'orsge étoit paffe. II revk le Roi, & le  de Louis XIV & de Louis XV. 23 revit prévenu fans retour. Au fortir du Confeil, il entre dans fon appartemenr, & boit un verre d'eau avec précipitation; le chagrin 1'avoic déja confumé : il fe jette dans un fauteuil, dit quelques mots mal articulés, & expire. Mémoires de Saint-Simon. Le Roi, peu avant Ie jugement de M. Fouquet, avoit dit a la Reine, dans fon oratoire, qu'il vouloit qu'elle lui promit que, fi Fouquet étoit condamné, elle ne demanderoit point fa grace. Le jour de 1'arrêt, il dit chez Madamede la Valliere : S'il eüt été condamné a morty je Vaurois laijfé mourir. Pendant Ia campagne du Maréchal de Villeroi contre le Prince de Vaudetnont, le Roi avoit foin de fe faire lire toutes les gazettes de Hollande. Dans la première qui parut, il lut que M. Ie Duc du Maine avoit été emporté fur un brancard, & que fes bleflures avoient arrêté le fuccès & fauvé M. de Vaudemont. Cette raiüerie piqua Ie Roi; mais il le fut bien davantage de la gazette fuivante, qui fe rétraclanc, ajouta que le Duc du Maine n'avoit pas même été bleflë. Tout cela joint au  24 Mémoires anecdotes filence qui régnoic depuis cette journée, & au compte fuccinct que le Maréchal de Villeroy lui en avoit rendu , lui donna des foupcons qui 1'agiterent. La Vienne, Baigneur a Paris, fort a Ia mode, étoic devenu celui du Roi, & ce chemin 1'avoit conduit a une des quatre premières charges de Valet-de-chambre. C'étoit un fort honnête homme, mais * ruftre, brutal, & quelquefois trop franc. Cette franchife avoit accoutumé le Roi a lui demander ce qu'il n'efpéroit pas tirer d'ailleurs, quand c'étoient des chofes qui ne paffoient pas fa portée. Le Roi queftionna donc La Vienne, & celui-ci montra fon embarras, paree que, dans fa furprife, il n'eut pas Ia préfence d'efprit de Ie cacher. Cet embarras redoubla la curiofité du Roi, & La Vienne n'ofa pouffèr plus loin la réfiflance. II apprit au Roi ce qu'il eut voulu ignorer toute fa vie, & ce qui le mit au défefpoir. II fentit pour ce cher fils tout le poids du fpeclacle de fon année, & des railleries qu'en faifoient les étrangers. Son dépit en fut inconcevabie. Ce Prince, fi maitre de fes mouvements,ne put fe contenir en cette occafion : fortant de table a Marly avec toutes les Dames, & en préfence de tous les Cour- tifaus,  de Louis XIV'& de Louis XV. z$ tifans, il appercuc un valet du Serdeau qui , en deflêrvanc les fruits , mit un bifcuit dans fa poche. A 1'inftanc même il oublie toute fa dignité, & ia canne k la main, court fur ce valec qui ne s'attendoit a rien, 1'injurie, le frappe, & lui caffe la canne fur le corps. De-la, le troncon a la main & avec 1'air d'un homme qui ne fe pofTede plus, il paffe chez Madame de Maintenon oü il refle une heure, comme il faifoit ordinairement. En fortanc, il rencontre le Pere de la Chaife. Dès qu'il 1'appercokparmi les Courtifans: „ Mon Pere, lui dit-il, „ j'ai bien battu un coquin, & lui ai calTé „ ma canne fur le dos; mais je necrois „ pas avoir ofFenfé Dieu ". Tous ceux qui étoient la trembloient encore de ce qu'ils avoienc vu ou entendu. Les plus familiers bourdonnerent contre ce valet, & le pauvre Pere fit femblant d'approuver entre fes dents. Tout le monde ignoroit la caufe d'un tel emportement; mais on fe doutoit que celle qui avoit paru ne pouvoit être la véritable. Enfin , tout fe découvrit; & 1'on fut que La Vienne, forcé par le Roi, avoit donné lieu a une aventure fi finguiiere & fi indécente. Mémoires de ^SaintSimon. Tomé I. B  J2Ó Mémoires anecdotes Le Roi avoit accordé a fes enfants naturels une prérogative que n'avoienc pas les Princes du Sang, celle de faire entrer dans les carroffes leurs principaux Officiers , de les mener a Marly, de les faire mangera table, &c. M.leDuc, quoique gendre du Roi, n'avoit pu obtenir ce droit pour les Hens. II arriva, depuis fon mariage, que Monfeigneur revenant de courir le loup qui 1'avoit mené fort loin , manqua fon carrofle, & s'en revenoit avec Sainte-Maure & Durfé; en chemin il trouva un carrofle de M. le Duc dans lequel étoit Saintrailles, qui étoit a lui, & le Chevalier de Sillery, qui étoit a M. le Prince da Conty. Ils s'étoient mis dans la voiture qu'ils avoient rencontrée , & y attendoient fi M. le Duc ou M. le Prince de Conty ne viendroienc point. Monfeigneur monta dans le carrofle , pour achever la traite qui étoit encore longue jufqu'a Verfailles, fit monter avec lui SainteMaure & Durfé, laiffa Saintrailles & Sillery a terre, quoiqu'il y eut place de refle pour eux, & ne leur offrit point de monter. Cela ne laiffa pas de lui faire quelque peine; & le foir, pour fonder ce que le Roi penferoit, il lui conta fon nventure, & ajouta qu'il n'avoic ofé  de Louis XIV & de Louis XV. 2f faire monter ces Meflieurs avec lui. „ Je „ le crois bien, répondit le Roi d'un ton „ élevé, un carrofle ou vous êtes de„ vienc le vótre; & ce n'eft pas a des „ domeftiques de Princes du Sang a y „ entrer ". Madame de Langeron en fut un exemple fingulier. Elle avoit été d'abord a Madame la Princeflè ; & tant qu'elle y fut, elle n'entra point dans les carrofles, & ne mangea point a table. Elle pafla a Madame de Guife, petitefille de France ; & dès ce moment, elle mangea avec le Roi, Madame la Dauphine & Madame, & entra dans les carrofles fans difficulté. La même Dame de Langeron quitta Madame de Guife, & rentra a Madame la Princeflè; & dèslors il ne fut plus queftion pour elle de mangeravec leRoi,&de monter dans les carrofles. Cette exclufion dura le reffe de fa longue vie; car elle mourut chez Madame la Princeflè. Une vieille décrépite fe préfenta un jour au diner du Roi : elle faifoit peur. Monfieur la r poufia en lui demandant ce qu'elle vouloit: Hélas!Monfieur, lui ditelle, c'efl que je voudrou bien prier le Roi de me faire parler a M. de Louvois. Le Roi lui dit : Tenez, voila B ij  28 Mémoires anecdotes M. de Rheims qui y a plus de pou- voir que moi, Cela réjouit fort tout Ie monde. Lorfque La Fontaine donna lesAmours tle Pfyché & de Cupidon, fes amis lui firenc remarquer un endroit qui pouvoit regarder le Roi, & dont ce Prince auroit pu être offenfé, fi quelqu'un fe füc avifé de le lui rapporter. L'Auteur s'adrefia au Duc de Saint-Aignan, qui étoit alors dans Ia confldence étroite du Monarque. „ II eft vrai, lui dit le Duc , „ 1'endroit eft délicat; mais voulez-vous. 3> que je vous donne un moyen d'em?, pêcher qu'on n'en parle? Le Roi ne 9, lit point, préfentez-lui votre ouvrage ,, au plutót. Je vous introduirai; les „ courtifans vous verront : foyez fur, „ après cela, que perfonne n'ofera en ,, dire du mal Après les troubles de la Fronde, oi& de Fargues, avoit joué un róle contre la Cour, il s'étoit retiré dans fa terre de Cour fon, oü il vivoit tranquille,aimé & eftimé de tous fes voifins. Le Comte de Guiche, le Marquis, depuis Duc du* Lude, Var des & Lauzun, s'étant égarés ia nuit a un retour de. chaJTe , & cher-  de Louis XIV & de Louis XV. 20 chant un afyle, appercurent de loin une foible lumiere vers laquelle ils dirigerent leurs pas; elle partoic du chareau de Courfoit, oü ils demanderent retraite jufqu'au lendetnain matin. De Fargues les recuc avec joie, leur fit fervir un bon fouper, & les combla de politeffes. Rendus a la Cour, ils conterent au Roi leur aventure, & fe louerent beaucoup de de Fargues. A ce nom qui réveilla dans le cceur de Louis le reflentiment de la Fronde : „ Cornment, dic„ il, ce coupable-la eft dans le Royaume, „ & fi prés de' moi?..." II manda le Premier-Préfident de Lamoignon, & lui ordonna de faire des recherches fur la. vie de de Fargues. Malheureufément il fe trouva coupable d'un meurtre, & Ie. Procureur-général eut ordre de pourfuivre 1'accufé, qui fut arrêté, condamné* & décapicé, malgré 1'amniftie qui fembloit avoir effacé tout ce qui étoit arrivé auparavant. WAblancourt (1) avoit d'abord été choifi par Colbert pour écrire Phiftoire du Roi; il obtint en conféquence une (1) Né en 1606, mart en 1664. B iij  30 Mémoires anecdotes penfion de mille écus : mais Louis XIV ayant appris que d'Ablancourc étoit Proteftant , tout fut rompu. „ Je ne „ veux point, dit ce Monarque, d'un „ Hiftorien qui foit d'une autre Reli„ gion que moi. Quant a fa penfion, „ puifque eet Ecrivain a du mérite „ d'ailleurs, j'entends qu'elle lui fok » payée ". On vit en 1692 paroitre a Verfailles un Maréchal de la petite ville de Salon enProvence, qui s'adrefTa a M. de Briffac, Major des Gardes-du-corps, pour être conduit au Roi a qui il vouloit parler en particulier. II ne fe déconeerta point des rebuffades qu'il eut a efluyer, & fit tant que le Roi en fut informé, & lui fit dire qu'il ne parloit point ainfi a rout le monde. Le Maréchal infifla, en proteftant que s'il voyoic le Roi, il lui diroit des cbofes fi fecretes, que Sa Majefté ne douteroit pas qu'il n'eüt miffion pour lui parler; en attendant, il demandok a être renvoyé a un des Mtniftres^ d'Etat. Lk-defius le Roi lui fit dire d'aller trouver Barbezieux, a qui il avoit donné ordre de 1'entendre. Ce qui furprit beaucoup, c'efl que le Maréchal , qui n'écok jamais forti de fon  de Louis XIV& de Louis XV. 31 pays, ne voulut point de Barbezieux, & répondit tout de fuite , qu'il avoit demandé a être envoyé a un Miniftre d'Etat; que M. de Barbezieux ne 1'étoit point, & qu'il ne parleroit qu'a un Miniftre. Sur cela, le Roi nomma Pomponne, & le Maréchal 1'alla trouver fans difficulté. Voici ce qu'on fut de fon hif-, toire. . s Cet homme fe rendant un foir a la maifon, fe trouva invefti d'une grande lumiere auprès d'un arbre affez voifin de Salon. Une perfonne vêtue de blanc & a la royale, belle , blonde & lort éclatante, 1'appella par fon nom, lui dit de la bien écouter, lui paria plus d'une demi-heure, lui apprit qu'elle étoit la Refne qui avoit été 1'époufe du Roi, lui ordonna de 1'aller trouver, & de lui dire les chofes qu'elle lui avoit communiquées ; que Dieu 1'aideroit dans fon voyage, & qu'a une chofe fecrete qu'il diroit au Roi, & qui ne pouvoic être fue que de lui, il reconnoitroit la vérité de tout ce qu'il avoit a lui apprendre; que fi d'abord il ne pouvoic parler a Sa Majefté, il demandat a parler a un de fes Miniftres, & que fur-tout fi ne conflat a perfonne ce qui ne devoit être fu que du Roi; qu'il partit prompteB iv  3* Memoires anecdotes ment, qu'il exécurêt ce qui lui étoft erdonné, fans réferve & fans craintemais qu'il fe perfuadac bien qu'il feroit puni de more, s'il négligeoit de s'acquitter de cette commiffion. Le Maréchal promit tout^ & auffi-töc la Reine dilparut. II fe trouva dans 1'obfcuricé au pied da fon arbre; il s'ycoucha, ne lacnant sil rêvoir, ou s'il étoit éveillé; . enfin, il fe retira bien perfuadé que c'éïoit une illufion & une folie, dont il ne fe varna h perfonne. A deux jours de-la, pafianc au même endroit, il eut encore ja même vifion, & les mêmes propos !m furent adrefles; il y eut de plus des reproches fur fon doute, & des menaces réitérées. Pour cette fois, Ie Maréchal demeura convaincu; mais flottant entre la crainte des menaces & les difficukés de 1'exécution , il ne fut a quoi fe réfoudre. II demeura huit jours dans cette perplexité, & fans doute qu'il auroit fini par ne point entreprendre ce voyage, fi, repaflant dans Ie même endroit , il n'eüc vu & entendu la même chofe , & des menaces fi effrayantes, qu il ne fongea plus qu'a partir. II alla trouver a Aix 1'Intendant de la Province, qui Iexhortaa fuivrefon voyage, & lui donna de quoi le faire dans une voicure  de Louis XIV & de Louis XV. 33 publique. Arrivé a Verfailles, il entretinc trois fois M. de Pomponne, & fuc chaque fois plus de deux heures avec lui. Ce Miniftre rendit compte au Roi de fa converfation avec le Maréchal; & 1'on délibéra, dans un jConfeil d'Etat, fur ce qu'il y avoit a faire-dans cette conjefture. Le réfultat fut que Sa Majefté entretiendroit le Maréchal. Le Roi le vit en effet dans fes cabinets oü il monta par le petit efcalier qui eft fur la cour de marbre; il le revit quelques jours après, & fut a chaque fois plus d'une heure avec lui. M. de Duras, qui étoit fur le pied de dire tout ce qui lui paflbit par la tête, s'avifa de parler avec mépris de ce Maréchal, & de lui appliquer ce mauvais proverbe: Si eet homme, n'ejl pas fou, le Roi tiefl pas noble. „ Je ne luis donc pas noble, lui ré„ pondic le Roi, car je Pai entretenu „ long-temps, & je vous aflure qu'il ,■, s'en faut bien qu'il foit fou ". Ces derniers mots furent prononcés avec une gravité appuyée qui furprit fort les afüftants. Le Roi ajouta que eet homme lui avoit dit une chofe qui lui étoit arrivée il y a plus de vingt ans, & que lui feul favoit; il s'expliqua en plufieurs autres occafioris, on ne peut plus favoraD v  34 Memoires anecdotes blemenc, fur le compce du Maréch3i? l qui il fit donner de 1'argent, & qu'il recommanda a l'Intendanc de Provence, avec ordre de le protéger, & de veiller a ce qu il ne manquat de rien jufqu'a la fin de fes jours. Ce qu'il y a eu de plus marqué ^ c'eft qu'aucun des Miniftres d'alors n'a jamais vouiu parler la-deflus; leurs amis le? plus intimes les ont queftionnés a diverles reprifes fans pouvoir en arracher un feul mor. Le Maréchal ne fut pas moins difcret. De retour a Salon, il y reprit fon métier, & vécut a fon ordinaire, fans laiffer échapper la moindre parole de jaéhnce fur fa miffion, qui parut furnaturelle aux moins crédules. Louis XIV étoit le plus difcret des hommes; & lorfqu'on lui avoit confié un iëcret, il n'y avoit maitreftè, Miniftre ni favori qui put y donner atteinte, quand bien même ce fecret les auroit regardés. II avoit fi bien cette réputation, qu'une femme de nom éloignée de fon mari depuis un an, & qui fe trouvant grofle, étoit fur le point de le voir arriver de 1'armée, fit demander au Roi une audience fecrete pour lWaire du monde la plus importante.  de Louis XIV & de Louis XV. 3 S Elle fe confia a Louis XIV, & lui die que c'écoit comme au plus honnêce homme de fon Royaume. Le Roi lui confeilla de profiter d'une 11 grande perplexité, en vivanc plus fagement a 1'avenir, & lui promit de retenir fon mari fur la frontiere , fous prétexce de fon fervice, tant & fi long-temps qu'il ne put avoir aucun foupcon. En effet, il en donna le jour même 1'ordre a Louvois , & lui défendit non - feulement tout congé pour eet Officier, mais de fouffrir qu'il s'abfentat un feul jour du pofte qu'il lui affignoit pour tout 1'hyver. L'Officier & Louvois lui - même furent extrêmement furpris de eet ordre, qu'il fallut exécuter. Le Roi n'en fit 1'hirtoire que bien des années après, & lorfqu'il fut fur qu'on ne pouvoit plus foupconner les perfonnes que cela regardoit. Parmi les différentes harangues que Louis XIV fut obligé d'entendre dans fes voyages, on diftingua celle d'un Maire de Rheims, qui lui ayant préfencé des bouteilles de vin & des poires de rouffèkt, lui dit: „ Sire, nous ap„ portons h Votre Majefté notre vin, „ nos poires & nos cceurs; c'eft tout B vj  3b Mémoires anecdotes „ ce que nous avons de meilleur dans » notre ville ". Le Roi lui frappa fur lépaule, en lui difant : Voila comms j aime les harangues. Un bon mot qui n'eft que piquanc dans la bouche d'un particulier, eft fouvent mortel dans Ia bouche d'un Souveram. Louis XIV s'obfervoit a cec égard avec ie plus grand fcrupule : on en jugera par ce trair. II contoic une hiftonette a quelques-uns de fes Courtifans; il avoit promis qu'elle feroit plaifante • elle ne le fut point, & on ne rit pas, quoique le conté fut du Roi. Le Prince Armagnac , qu'on appelloit M. Is Grand, a caufe de fa charge de Grand- Ecuyer de France , fortic alors de Ia chambre, & le Roi dit h ceux qui reftoient: „ Vous avez trouvé mon conté „ fort infipide, & vous avez eu raifon; „ mais je me fuis appercu qu'il y avoit ,, un trait qui regarde indireétement M. le Grand, & qui auroic pu 1'embar- „ raffer; j'ai mieux aimé le fupprimer que de chagriner quelqu'un : a pré- » fent que M. le Grand eft forti, voici „ mon conté ". II i'acheva, & 1'on rit. Paria conquête de Ia Franche-Comté,  de Louis XIV'& de Louis XV. 37 le Grand-Condé avoit regagné tout-afait les bonnes graces de Louis XIV. Un jour Ie Roi parlant au Duc d'Anguien, lui dit qü'il avoit toujours efiimé fon pere fans Faimer; mais que préfentement ü Vefiimoit & l'aimoit avec confiance. Lorfqu'en 1684, Damfreville, Capitaine de vaiflèau, vinc délivrer dans Alger tousIesefcfavesChrétiens au nom du Roi de France : il fe trouva parmi eux beaucoup d'Anglois, qui, écant déja a^ bord, foutinrent a Damfreville que c'étoit en confidération du Roi d'Angleterre qu'ils étoient mis en liberté. Alors le Capitaine Francois fit appelier les Algériens; & remettant les Anglois a terre: » Ces gens-ci, dit-iï, prétendent n'être „ délivrés qu'au nom de leur Roi; Ie „ mien ne prend pas la liberté de leur „ offrir fa proteétion; je vous les re„ mets; c'eit a vous k montrer ce que „ vous devez au Roi d'Angleterre ". Tous les Anglois furent remis aux fers. La fierté Angloife, la foibleffe du gouvernement de Charles II, & le refpeét des nations pour Louis XIV, fe font connoitre par ce trait. Le Roi, en 1685, ayant exigé que le  38 Memoires anecdotes Doge de Gênes & quatre principaux Sénateurs vinflènt implorer fa clémence dans fon palais de Verfailles, il voulue que ce Doge fut continué dans fa Principaucé , malgré la loi perpétuelle de Gênes, qui óte cette dignité a tout Doge abfent un rnomenc de la ville. Celui-ci étoit un homme de beaucoup d'efprit; & comme le Roi le recut avec autant de bonté que de fafte, & qu'au contraire, les Miniftres Louvois, Croijfl & Seignelai ne lui firent fentir que beaucoup de fierté, il difoit: „ Le Roi öte „ a nos ceeurs la liberté, par la maniere „ dont il nous recoit; mais fes Minif„ tres nous la rendent". Tout le monde fait que le Marquis de Seignelai lui ayant demandé ce qu'il trouvoit de plus fingulier a Verfailles, le Doge répondit i „ C'efl: de m'y voir ". Les Miflionnaires Jéfuites Francoïs s'étoient procuré un établiflèment dans le Royame de Siam, par le fecours du Sieur Conftance, Grec d'origine & de religion, & qui, par des moyens qu'on a toujours ignorés, étoit devenu premier Miniftre de eet Empire. Dans leurs entretiens avec le Roi de Siam , qu'ils avoient Ia permiflion de venir voir quel-  de Louis XIV & de Louis XV. 39 quefois, ils avoienc foin de lui apprendre toutes les grandes aétions de leur maïtre; de lui vanter fa piété, fa puiffance, & combien il étoit révéré dans toute 1'Europe. Quand ils crurent avoir fait toute 1'impreflïon qu'ils fouhaitoient, ils fe flatterent que le Roi de Siam & toute fa Cour fe détermineroient a fe convercir, fi 1'on pouvoit engager le Roi de France a lui envoyer un Ambafladeur avec une lettre par laquelle il inviteroit ce Prince a embraflèr la Religion Catholique. Ainfi, après avoir mürement délibéré, ils firent partir lePere Tachard, qui, étant arrivé en France, expliqua au Roi fa mifllon, par 1'entremife du Pere la Chaife. La chofe fut repréfentée com= me étant d'une exécution fi facile, que le Roi fe détermina a faire partir le Chevalier de Chaumont, avec le titre de fon Ambafladeur. II fut recu a la Cour de Siam avec de grands honneurs; & après y avoir demeuré cinq a fix mois fans pouvoir gagner le Roi de Siam a la Religion Catholique, il revint en France en 1685, aècompagné de plufieurs Ambafladeurs qui avoienc ordre d'achever avec nos Miniltres un Traité de commerce que le Chevalier de Chaumont avoit ébauché. Louis XIV les recuc affis  4® Mémoires anecdotes fur un tröne d'argenc, élevé fur une grande eftrade, dreffée exprès au fond de la grande galerie. Les Princes du Sang étoient fur cette eftrade a droite & a gauche du tróne, les grands Seigneurs & les Miniftres au bas de 1'eftrade, & tous les Courcifansen haie le long de la galerie & des appartements. Le Roi parut fous des habits tout couverts de pierreries. Cette magnifique décoration jointe a la majefté de fa perfonne & a la pompe de cette cérémonie, offrok le fpectacle le plus beau & le plus riche qu'il füt poflible de voir. Les Ambafiadeurs furent conduits dans les appartements au milieu de Ia haie des Courtifans; & quand ils arriverent a 1'entrée de la galerie, d'oü ils étoient a portée de voir le Roi, ils firent de profondes inclinations, qu'ils recommencerent étant au milieu, & en abordant le pied de 1'eftrade. Le premier d'entre eux préfenta la lettre de fon maïtre au bout d'une épée a lame d'or, & fit a Sa Majefté un compliment qui ne fe reflentoic en rien de la barbarie du pays de celui qui 1'adrefibit. Le Roi y répondit d'une maniere fort honnête. Les Ambafiadeurs fe retirerent a reculons, jufou'a ce qu'ils fuflent au bout de la galerie, & qu'ils euflent perdu le Roi de  de Louis XIV &de Louis XV. 41 vue. Ils avoienc apporté a Sa Majefté, de la pare de leur Maïtre & du Sieur Conftance, des préfents de tout ce que leur nation peuc offrir de plus rare. Ils en diftribuerenc aufll aux Princes & Princeflès du Sang. Les Miniftres acheverenc avec eux le traité commencé a Siam par le Chevalier de Chaumont : il porcoic que la Religion Catholique feroit publiquemenc enfeignée & protégée dans tout le Royaume de Siam; que les Francois, a 1'exclufion des autresEuropéens, y feroient tout le commerce, & y feroient maintenus & protégés par la puiffance royale; & enfin , qu'on leur remettroic quatre places, oü ils feroient leurs établifiëments, & qui feroient gardées par des troupes que ie Roi y enverroit. Le traité ainfi conclu, les Arabafladeurs allerent vifiter les conquêtes du Roi, & furenc recus par-couc avec la diftinétion qui leur étoic due : ils partirent peu de temps après leur retour de Flandres. Le Roi fit embarquer avec eux trois mille hommes, fous les ordres de M. de Farges, qu'il nomma Maréchalde-camp. Quand il fut a Siam, on lui livra poncluellemenc les quacre Places, donc on étoit convenu. Mais environ un an après, il furvint une révolution dans  42 Mémoires anecdotes ce Royaume, dont le Sieur Conftance fut la première viétime : le Roi de Siam étant venu a mourir, celui qui lui fuccéda fit périr tous les Francois. On ignore s'il en échappa quelqu'un; ce qu'il y a de bien für, c'efr qu'il n'en revint aucun en France, pas même M. de Farges; & on perdit ce nouvel établiflemenr. II n'y eut fous I'admininration de Louis XIV, qu'une feule conjuration en 1674, imaginée par Truaumont, Gentilhomme Normand, perdu de débauches & de dettes, & embrafiëe par un Prince de la Maifon de Rohan, réduic par la même conduite a la même indigence. II n'entra dans ce complot qu'un Chevalier de Préaux , neveu de la Truaumont, qui féduic par fon oncle, féduifit fa raaitreflè, Madame de Villiers. Leur but & leurs efpérances n'étoient pas & ne pouvoient être de fe faire un parti dans le Royaume. Ils prétendoient feulement vendre & livrer Quillebeuf aux Hollandois, & introduire les ennemis en Normandie. Ce fut plutót une l&che trahifon mal ourdie, qu'une confpiration. Le fupplice de tous les coupables fut le feul événement que produifit ce crime infenfé, dont a peine on fe fouvienc aujour-  de Louis XIV & de Louis XV. 43 d'hui. Le Roi envoya BriiTac, Major de fes Gardes, a Rouen pour fe faifir de la Truaumont. Celui-ci, fans s'émouvoir, dit a Briflac fon ancien ami : „ Je m'en „ vais te' fuivre, laifie-moi feulemenc „ entrer dans mon cabinet pour quelquè „ nécefficé ". Briflac le laifla faire, & fut bien étonné de Fen voir fortir avec deux piftolets. La Truaumont en déchargea un fur le Major; mais il le manqua, & la balie al la bleflèr un Garde-du-corps qui n'étoit pas éloigné. Le Major, dans le temps qu'on le miroit, cria , tire, pour faire voir qu'il n'avoit pas peur. A ce mot, un des Gardes, croyant que fon Officier lui donnoic ordre de tirer, lacha fon moufqueton dans le corps de la Truaumont, qui mourut le lendemain, avant que le Premier-Préfident eut pu lui faire donner la queftion, & par con« féquenc fans rien avouer. Cet incident auroit pu dans la fuite fauver la vie au Chevalier de Rohan, fi après avoir tout nié a fes autres Juges, il n'avoit pas tout avoué a M. de Beffbns, Confeiller d'Etat, qui lui arracha fon fecret en lui promettant fa grace. II fut condamné a avoir ia tête tranchée, & montra beaucoup de réfignation dans fes derniers moments. II s'étoic flatté d'ètre exécucé fecretement  44 Mémoires anecdotes a la Baftille; & après la kélure de fon arrêt, il demanda fi 1'on n'y avoic pas drefle un échafaud. Le Pere Bourdaloue qui 1'afliftoic a la mort, lui ayant die qu'il falloit fe réfoudre a mourir publiquement dans la rue, il répondit : Tant mieux, nous en aurons plus d'bumiliation. Le bourreau étant entré dans fa chambre, 1'aborda en lui difant: Monfeigneur, vous plait-il que je fajfe ma charge, & le Chevalier lui ayanc répondu que oui, il lui mit la corde au cou, & lui demanda s'il vouloit qu'on lui liat les mains avec un ruban de foie. Le Chevalier répliqua que Notre-Seigneura''ayant été lié qu'avee des cordes , il ne méritoit pas de porter d"autres Hens. II demanda pardon a tous ceux qu'il avoit offenfés, & marcha courageufemenc au fupplice. On lit, dans les Mémoires du Marquis de la Farre, que perfonne ne demandant a Louis XIV la grace du Chevalier de Rohan, ce Monarque fut tentc de lui-même de 1'accorder. Le Marquis de la Farre pouvoit ajouter, que ce fut au fortir d'une repréfentation de Cinna, oü la clémence d'Augufte eft fi bien repréfentée, que Ie Roi fe fentit difpofé a tout pardonner a ce Seigneur qui s'étoit rendu coupable d'un crime d'Ecat.  de Louis XIV & de Louis XP*. 4 5 Ce traic eft un bel éloge de la Tragédie de Corneille. Malgré ces mers de réfervoirs qui avoient couté tant de tnillions, 1'eau manquoit a Verfailles. On étoit en paix, & Louvois imagina d'employer les troupes a détourner la riviere d'Eure entre Chartres & Maintenon, & de la faire venir toute entiere a Verfailles. On ne fauroic dire Por & les hommes que cette tentative coüta pendant plufieurs années. Dans le camp qu'on y avoit établi & qu'on y tint fort long-temps, il fut défendu fous les plus grandes peines, d'y parler des malades, & fur-tout des morts que le travail, & plus encore les exhalaifons des terres remuées, enlevoient tous les jours ; cependant, non - feulement les Officiers particuliers, mais les Colonels, les Brigadiers & ce qu'on y employa d'Officiers généraux, n'avoient pas la liberté de s'abfenter un quart-d'heure. % Enfin, la guerre interrompit ces travaux en 1688 , fans qu'ils aient été repris dans la fuite. II n'en eft refté que d'informes monuments qui éterniferonc cette folie. Le Roi, laffe de la magnincence des  46 Mémoires anecdotes grands édifices, fe perfuada qu'il lui fal. loic une folkude agréable p.ir fa fimplicité. II chercha autour de Verfailles de quoi fatisfaire ce nouveau goüt. II vifita plufieurs endroits; il parcourut les cöteaux qui découvrent Sainc-Germain, & cette vafte plaine oü la Seine ferpente en quittanc Paris. On le prefia de s'arrêter a Lucienne, dont la vue eft enchantée; mais il répondit que cette heureufe fituation le ruinerok, & qu'il en vouloit une qui ne lui permit pas de fonger a rien de confidérable. II trouva derrière Lucienne un vallon étroic & profond, inaccefllble par fes marécages, fans aucune vue, enfermé de collines, avec un méchant village appellé Marly. Cette clöture fans vue, & fans moyen d'en avoir, fit tout fon mérite. Ce fut un grand travail que de deiTécher ce cloaque, & d'y tranfporter des terres. Enfin, 1'hermitage fe trouva fait, & ce n'étoit d'a. bord que pour y coucher deux ou trois fois 1'année avec une douzaine au plus de courtifans. Peu-a-peu on y fit des augmentations; & d'accroifiements en accroifièments, on en vint a couper des collines, a les aplanir pour fe ménager une échappée de vue. Enfin, en batiments, en jardins, en eaux, en aque-  de Louis XIV & de Louis XV. 47 ducs, en machines hidrauliques, en parcs, en forêts, en ftatues, en peimures, en meu • bles précieux, Marly eft devenu ce qu'on Je voit encore, touc dépouillé qu'il eft depuis la mort de Louis XIV. C'efl: peu de dire que Verfailles n'a pas coüté Marly. Telle fut la fortune d'un repaire de ferpens & de crapauds, choifi dans 1'unique vue de n'y pouvoir dépenfer; tel fut le mauvais goüt de Louis XIV, & ce plaifir fuperbe de forcer la nature, que ni la guerre la plus ruineufe, ni la dévotion la plus fincere ne purent émoufler. Mém. de Saint-Simon. Quand on remic a Louis XIV 1'état des fommes que le chateau & les jardins de Verfailles avoient coütés; après avoir vu le définitif du compte , il le jetta au feu. L'article du plomb pour ie chateau & les conduits d'eau, étoit de trente-deux millions. Après la retraite des Impériaux & des Alliés en 1675 , M. de Turenne vint a Saint-Germain, oüil recut une efpece de triomphe. Pour 1'accueilür avec plus d'honneur, le Roi avoit envoyé au- devant de lui la plus grande partie de fa Cour. Lorfqu'il fut prés de Sa Majefté, elle le  4^ Mémoires anecdotes recut elle-même avec les plus grands té» moignages d'eitime & d'affeclion. Elle fitjouer pour lui un nouvel Opéra, en lui difant qu'après en avoir fait lui-même de fi confidérables en Allemagne pour le foutien de la Couronne, il étoit bien jufte que, pour le délafler de tant de fatigues & de périls, on lui en fit voir un de pur divertifièmenc en France, oü il ne couroit aucun danger. Le lendemain , pour combler ce Général de marquesd'honneur, & pour lui prouver encore mieux fa bienveillance, Sa Majefté lui envoya a fon'lever cent mille écus en louis d'or. C'eft être vraiment Roi, que de favoir ainfi récompenfer le mérite. Après le mariage de Monfieur Ie Duc avec Mademoifelle de Nantes, Ie Roi étala une magnificence finguliere, dont le Cardinal Mazarin avoit donné la première idéé en 1656. On établit dans le iallon de Marly, quatre bcutiques, remplies de ce que 1'induftrie des ouvriers de Paris avoit produic de plus riche & de plus recherché. Ces quatre boutiques étoient autanc de décorations fuperbes, qui repréfentoient les quatre faifons de 1'année. Madame de Montefpan en te- noic  de Louis XIV & de Louis XV. 4$ noit une avec Monfeigneur. Madame de Maintenon en tenoit une autre avec le Duc du Maine. Les deux nouveaux mariés avoient chacun la leur : Monfieur le Duc avec Madame de Thiange ; & Madame la Duchefie a qui la bienféance ne permettoit pas d'en tenir une avec un homme a caufe de fa grande jeunefle , étoit avec la Duchefle de Chevreufe. Les Dames & les hommes nommés du voyage tiroient au fort les bijoux dont ces boutiques étoient garnies. Ainfi le Roi fit des préfents a toute la Cour d'une maniere digne de lui. Ces loteries avoienc été mifes en ufage autrefois par les Empereurs Romains; mais aucun d'eux n'en releva la magnificence par tant de galanterie. Le Maréchal de Bellefond ayant fait demander au Roi la permifllon de vendre fa charge de premier Maitre-d'hótel , Sa Majefté le fit appeller dans fon cabinet, & lui dit : Monfieur le Maréchal, je veux favoir pour quoi vous me voulez quitter. Eft-ce dévotion ? ejl-ce env'ie de vous retirer? efl ce Vaccablement de vos dettes ? Si c'efl le dernier, j'y veux donner ordre, & entrer dans ie détail de vos affaires. Le Maréchal Tome l. C  50 Mémoires anecdotes fut fenfiblement touché de cette bonté: Sire, dit-il, ce font mes dettes; je ne puis voir fouffrir quelques-uns de mes amis qui montafjiflé, & que je ne puis fatisfaire. Hé bien, dit le Roi, il faut ajfurer leur dette, je vous donne cent mille francs de votre maifon de Verfailles un brevet de retenue de quatre cents mille francs, qui fervira d'ajfurance, fi vous veniez a mourir. Vous payerez les arrérages avec les cent mille francs; cela étant, vous demeurerez a mon fervice. Le Maréchal ne put réfilïer a tant de bonté. II fut remis i fa place, & comblé de nouveaux bienfaits. Le Roi fe préparant a cette campagne fi fameufe par le pafiage du Rhin, fit venir le Maréchal de Bellefond, & lui dit qu'il vouloit qu'il obéit a M. de Turenne, fans tirer i conféquence. Le Maréchal répondit qu'il ne feroit pas digne de 1'honneur que lui avoit fait Sa Majefté, s'il fe déshonoroit par une obéiffance fans exemple. Le Roi le pria avec bonté de fonger a ce qu'il difoit, qu'il fouhaitoit cette preuve de fon amitié, qu'il y alloit de fa difgrace. Le Maréchal lui répondit qu'il voyoit bien qu'il perdroic les bonnes graces de Sa  de Louis XIV& de Louis XV. 51 Majefté; mais qu'il s'y réfolvoit plutöt que de perdre fon eftime, qu'il ne pouvoic obéir a M. de Turenne fans dégrader fa dignité. Le Roi lui dit: Monfieur le Maréchal, ilfaut donc feféparer. Le Maréchal lui fit une profbnde révérence, & partit. Louvois qui ne 1'aimoic pas, lui expédia aufli-tót un ordre d'aller k Tours. II fuc rayé de deflus 1'état de la Maifon du Roi. II fe retira avec cinquante mille écus de dettes au-dela de fon bien. II étoit abymé, & 1'on ne doutoit pas qu'il n'allac a la Trappe. Le Maréchal de Créquy écoic alors abfent; il vint en pofte, & eut avec le Roi une converfacion d'une heure. II étoit défefpéré. II conjura Sa Majefté de lui öter le bScon, & de le lailfer fervir cette campagne couime fimple Marquis de Créquy. „ Peut-être, ajouta-c-il, que je „ mériterai de le reprendre a la fin de la „ guerre ". Le Roi fur touché de 1'état oü il le voyoit; mais il tint bon, & ce Maréchal fuc exilé dans une de fes cerres. Le Maréchal d'Humieres qui avoit fait le même refus d'obéir a Turenne, fut puni comme les deux autres, & recuc ordre de fe retirer k Angers. Le Maréchal Duplejfis, qui n'avoit C ij  52 Mémoires anecdotts pu faire la campagne de 1672 a caufe de fon grand age, fembloit porter envie a fes enfants qui avoient le bonheur de fervir Sa Majefté. „ Pour moi, ajoutoic„ il devant Louis XIV, je ne fuis plus „ propre a rien ". Monfteur le Maréchal, lui répondit le Roi en 1'embraffant, on ne travaille que pour approcher de la réputation que vous avez acquife. II eft agréable de fe repofer après tant de vicloires. Lorfque 1'Abbé de Pompone eut perdu fon pere, Simon Arnaud, Secretaire d'Etat & Miniftre des affaires étrangeres, le Roi lui dit pour le confoler: 3, Vous pleurez un pere que vous re,, trouverez en moi, & je perds un ami „ que je ne retrouverai plus". Le Duc d'Antin , Surintendant des batiments , avoit obtenu la permiffion de placer dans fa galerie quelques tableaux du Louvre. Le Duc leur fit faire des bordures magnifiques. Un jour qu'il répétoit au Roi que ces bordures ne coütoient rien a Sa Majefté, & que c'étoit lui qui en avoit fait la dépenfe: D'Antin, lui répondk. Loyis en fourianc, il tfy a  de Louis XIV& de Louis XV. 53 que vous & moi qui croirons ce que vous me dites-la. Un des Muficiens de la Cour avoit tenu des propos déplacés contre un Prélat qui étoit alors Maitre de la Chapelle. Le Prélat offenfé, fe trouvant un jour dans la tribune du Roi, voulut, après que ce Muficien eut chanté, faire obferver a Sa Majefté qu'il perdoit fa voix, & ne chantoit plus auffi-bien qu il faifoit. Le Roi, prévenu des rootifs qui indifpofoient le Prélat, répondit: Dites qu'il chante bien, mais qu'il park mal. M. de Lauzun , enivré de fa faveur, fe plaignoit hautement des défenfes que le Roi lui avoit fakes d'époufer Mademoifelle de Montpenfier. Un jour qu il ofoit reprocher a Louis XIV de ne pas tenir fa parole, le Roi s'approcha d'une fenêtre, y jette fa canne, & dit: A Dieu ne plaife que je m'en ferve pour frapper un Gentilhomme! Cette modération a quelque chofe de fublime. Le Régiment du Marquis de Nangis n'étoit pas complet; le Roi lui en fit des reproches : „ Sire, répondit ce Colo„ nel, on n'en viendrajamais a bout, li C üj  54 Mémoires anecdotet „ 1'on ne caffe la têce aux déferteurs" Le Roi répliqua : Eh ! Nangis, ce font des hommes! Le Marquis, depuis Maréchal iïUxel* les, venoit de rendre au Prince Charles de Lorraine, la ville de Mayence qu'il avoit défendue pendant cinquante jours de tranchée ouverte. II alla rendre compte de fa conduite au Roi , dont il era'gnoit les reproches, & fe jetta a fes Ple«? : » Relevez-vous , Monlieur le „ Marquis, lui dit ce Prince, vousavez „ défendu votre place en homme de „ cceur, & vous avez capiculé en hom„ me d'efprit". Un grand Seigneur dont la jeuneffe avoit été fort irréguliere, fit au ilege de Mons tout ce qu'il fallut pour regagner l'eiiime du Roi, & y réuflit. „ Mon„ fieur, lui dit Louis XIV, vousn'étiez „ pas contenc de moi; je n'étois pas con„ tent de vous : oublions Ie paffé, & „ dorénavant, datons de Mons". Le Ducd'Efirées, qui, en 1687, étoit Ambafladeur du Roi a Rome, venoit de mourir. A peine eut-il rendu les derniers foupirs, que le Pape Innocent XI  de Louis XIV & de LouisXV. 55 envoya des Officiers de Juftice & des Sbires prendre un criminel qui s y étoit réfugié, fans avoir égard que le Cardinal d'Eftrées,frere du feu Ambafladeur, logeoit dans le même palais & que, même du vivant de foti. frere, il étoit chargé des principales affaires. Le Cardinal fe plaignit de eet attentat contre la majefté de fon Maitre, & Ia potfeffion immémoriale des franchifes. Le Pape répondit qu'étant le maitre dans Rome, il iugeoit a propos de les iup- Rome, & dépêcha un .courier a la Cour de France, pour 1'informer de ce qui fe paflbit. On prit cette affaire * Verfailles avec la hauteur ordinaire, & 1 on fienifia au Cardinal Rannuci, qui étoit Nonce en France, qu'on alloit envoyer un nouvel Ambafladeur a Rome, qui feroit fi bien accompagné, qu il rentreroit fans peine en poffeflion de ces franchifes. Sa Majefté choific pour fon Ambafladeur le Marquis de Lavardtn, homme riche & faftueux. Quand le Pape fuc que ce Seigneur approchoit de Rome a main armée, il 1'excommunia dans touces les formes; ce qui ne 1'empecha pas de pourfuivre fon chemin. II tit Ion encrée avec un pompeux équipage et - C iv  56 M/moiret anecdotes quatre ou cinq cents hommes armés • ce nouveau fpeclacle avoit plus l'ak t ffj momPhe alités d éclat n'étoient point comparables aux dons fecrets qu'obtenoit la Religion. Outre les aumónes qui étoient adreffées «ux Curés, pour être répanaues dars les  de Louis XIV & de Louis XV. p Paroifles, on diftribuok a tous les pau,vres, dans chaque quartier, une efpece de bouillie groffiere, qui du moins les empêchoit de mourir de faim. Ce froid figoureux fut fuivi d'un dégel fubit & de neiges abondantes, ce qui occafionpa tin débordement de toutes les rivieres, & les plus trifles ravages dans les pays qui les avoifinent. On entroit en batelet dans le Louvre; les rues formoient des rivieres; & les bourgeois, en certains qüartiers, avoient trois pieds d'eau dans leur foyer. Cependant, dès qu'on n'eut plus a combattreque la difette,on parut refpirer : il fe préfema plus de foldats qu'on n'en vouloit. Les jeunes gens efpéroient trouver au fervice, du Roi le pain dont ils manquoient dans leur familie. En effët, on diftribua réguliérement la ration aux troupes; mais on ne pouvoic ni leur donner leur paye, ni les habiller. Le Maréchal de Berwick, manquant de tout dans fon armée, s'empara d'une voiture d'argent que 1'on conduifoit au Tréfor royal. Le Contröleur-général lui écrivit, pour fe plaindre d'une conduite fi irréguliere. Berwick répondit qu'il feroit bien plus irrégulier de laüTer périr de mifere des hommes qui garan* «iflbient les frowieres de FEtati & .le  Jte Mémoires anecdofes Roi ne s'offenfa ni de l'aöion, ni de Ia réponfe. Defmarets ayant imagïné d'établir, en fus des autres impóts, cette dixme royale que le Maréchal de Vauban avoit autrefois propofée comme une taxe uniqne . Ie Roi fut effrayé de Ia rigueur de 1'Edit qui fut dreüê a ce fujec. Depuis lonj;temps, il n'entendoit parler que de la fhifere des peuples, & Ce terrible impót I attrifta d une maniere fenfible. Maréchal, fon premier Chirurgien, ofa lui demander d'oü pouroit naitre cette trif!- Aq»ui rin<5"iétoit pour la fancé de Ion Maitre. Le Roi lui avoua qu'il reflèntoit despeinesinfinies, & les reietta vaguement for la fituation des affaires. Huit ït dix jours après, le Roi ayant repris Ion calme ordinaire, fit appeller Maréchal , lui dit qu'il fe fentoic foulagé, & qu'il vouloit bien lui apprendre ce qui 1'avoic fi vivement affeété. II lui confia que le mauvais état des iffaires I ayant déja forcé d'impofer fes Sujet* % des taxes exorbitantes, il étoit dans Ia néceflïté de les augmenter confidérablemenc; que fon humanité avoit eu beaucoup a fouffrir de ce furcroït d'imjpofitions; qu'enfin, il s'en étok ouveti  de Louis XIV & de Louis XV- &3 k un Cafuifte, qui, lui ayant demandé quelques jours pour y penfer, étoit revenu avec une confultation des plus habiles Doéteurs, qui décidoient nettemenc qu'un Roi étoit le propriétaire du bien de fes Sujets, & qu'en difpofant a fon gré de leur fortune , il ne faifoit rien contre la juftice. II ajouca que cette décifion 1'avoit mis fort k 1'aife, en difllpant fes fcrupules, & lui avoit rendu fa première tranquillité. Maréchal fut (i étourdi de ce récit, qu'il ne put proférer une feule parole. Heureufement pour lui, que le Roi n'exigea pas de réponfe, & qu'une affaire qui lui furvint dans ce moment, tira Maréchal de 1'embarras de s'expliquer fur une pareille décifion. Mémoires de Saint-Simon. Un des Miniftres de Louis XIV eut la hardiefle de lui propofer un jour la démolition de la Place de Vendöme, a peine achevée, pour en conftruire une autre d'un gout différent: „ En vérité, „ dit le Roi fort en col ere , a-t-on „ jamais rien propoféde fi impertinent! „ ces Meffieurs les Miniftres veulent tous faire parler d'eux pendant leur roiniftere; & ils font parvenus a me D vj  S4 * Mémoires anecdotes r faire pafier, dans toutei'Europe,poör „ un Pnoce qui donne aveuglémenrdans „ IJ Me des baciments. Qu'on prenne » garde de me propofer jamais rien de » Par.ei11 Je ferai toujours affez bien en „ batimems quand mon peuple fera bien. A nourn . Le Maréchal de Villars avoit prié Madame de Maintenon de remonSr au Roi combien peu il reconnoifioit les ftrvices quil avoit rendus al'Etat. Louis £ m?Ï "?J0Ur avec bonté: Monfieur ie Marécnal, vous ét es peiné : dowezmoi du temp, & vous ferez content. „ Sire, hi répondit Villars, je fois peiné » de voir que je n'ai ici d'autre occupation que de faire une partie de piqué t".' Monfieur le Maréchal, vous êtesPeiné\ tf jelefuts auffi. Encore une fois, don- ^oidutemps^vousferezcontem. Le Maréchal lui répliqua qu'il ne fou. W^tëiï fÜ k trouv3c des oc«fions auffi pénlleufes que celles oü il s'étoit uouvé ótil fortit. Le Roi foivit, attegnit, & embrafla Villars qui ne put re«enir fes larmes, Par ce train de bonté linguhere Louis XIV n'efi-il pas comparable a Henri IV embrafiant Sully, Sc lui pardonuant? "  de Louis XIV & de Louis XV. % 5 Le Pere Soanen de POratoire, qui fuc depuisEvêque de Senez, rempliffoit une fecondè ltation a la Cour, lorfque fon Sermon contre les Speftacles mit Pallaraie chez les courtifans. Un d'eux en paria au Roi, comrae d'un Sermon outré; mais Louis XlVquijugeoit toujours bien quand c'étoit d'après fes propres lumi:res, fit taire le counifaiïen luidifam: Monfieur, le Prédicateur a fait fon devoir, tdchons de faire le notre. Quelque temps avant 1'affaire de Denain qui fauva la France, le Roi avoic mandé le Maréchal de Villars , & lui avoit dit : ,, Vous voyez oü nous en „ fommes : Vaincre ou périr; il faut „ finir par un coup d'éclat. Cherchez „ 1'ennemi, & livrez-lui bataille. Mais, „ Sire, lui die Villars, c'eft votre der„ niere armée. N'importe, reprend fe „ Roi. Je n'exige pas que vous b'attiez „ 1'ennemi ; mais je veux que vous Pat» „ taquiéz. Si la bataille eff perdue,voU5 „ me 1'écrirez, & a moi feul. Je mon? „ terai a cheval, ajouta le Roi, je tra„ verferai Paris, votre lettre a la main; ,, je connois les Francois; je vous me„ nerai quatre cents mille hommes, &■ n je m'enfévelirai avec eux fous les dé-  86 Mémoires anecÉotet „ bris de la Monarchie ". Ces parolfesoü fe peignoir, toute 1'ame de Louis, pénétrerent d'adrniration le Maréchal de Villars, qui fe plaifoit h les répéter, & qui les rappella dans fon difcours de réception a 1'Académie Francoife. La bataille de Malplaquetjuftifiaropinionque Louis XIV avoit du zele & de 1'héroïfme de fes Sujet?. Mademoifelle de ChauJJeraye avoit plu autrefois & Louis XIV; le Roi & elle s'écriveienc fouvent, & il la faifoit venir a Verfailles fans que perfonne s'en doutat, ni qu'on fut ce qu'elle y faifoit. Le prétexte étoit de venir voir la Duehefle de Vemadour. Blom étoit celui par qui paflbient les lettres & les menages, & qui 1'introduifoitfecretement chez le Roi qui fe plaifoit fort avec elle, paree qu'elle étoit amufante quand elle vouloit 1'être, qu'elle avoit 1'art de lui cacher fon efprit, qu'elle jouoit bien 1'ingénue & Findifférente, & qu'elle paroiflbit ne prendre parti pour perfonne. Par eet artifice, elle avoit accoutumé le Roi k ne fe point défier d'elle, a fe mettre a fon aife, a lui parler de tout avec confiance, a goüter même fes confeils. Les ordres qu'il donna fouvenc en fa  de Louis XIV & de Louis XV, 87 faveur aux Contróleurs-généraux, & qui renrichirent excrêmement , donnerenc bien a penfer quelque chofe dans 1'intérieur du Miniftere, mais non pas de toute 1'étendue de fa faveur, qui dura autant que la vie du Roi. Elle étoit amie du Cardinal de Noailles, & les perfécutions qu'on lui fufcitoit la révoltoient en fecret. Elle avoit la force d'y paroitre indifférente, afin de les pouvoir mieux détourner. Le Prince de Rohan & le Cardinal fon frere ne bougeoient pas de chez la DuchefTe de Ventadour; & comme on ne pouvoit avoir moins de fens & d'efprit qu'elle en avoic, & que tout fe réduifoit en elle a 1'air, k 1'habitude, au langage & aux manieres du grand monde & de la Cour, dont elle étoit efclave , elle entra dans tous leurs projets fur les affaires de la Conftitution, qui étoit alors la fuprême affaire. Les Rohan accoutumés & 1'intimité qui régnoit entre Madame de Ventadour & Mademoifelle de Chaufleraye, & qui recevoient d'elle toutes fortes de flatteries, ne s'en défioient pas le moins du monde. Ils eurent 1'imprudence de s'ouvrir devant elle du projet de faire enlever Ie Cardinal de Noailles par ordre du Roi, & de 1'envoyer a Rome  88 Mémoires anetiïotes oü le Pape n'attendoit que cela pour !e dépofer de fon Siege & Ie priver de la Pourpre; mais qui autremenc n'ofoitentreprendre ni 1'un ni 1'autre, quelque chofe qu'on püc faire pour Py décerminer. Mademoifelle de Chaufferaye vïc le Roi Ie Iendemain. I! étoit trifte & róveur. Elle afF.ch de lui trouver mauvais vifage & de lui montrer de l'inquiétude fur fa fanté. Le Roi, fans lui parler de 1'enlevemenc propofé du Cardinal de Noailles, lui dit qu'il fe trouvoit extrêmement tracaffé des affaires de la ConfHtution; qu'on lui propofoic des chofes auxquelles il avoit peine a fe réfoudre; qu'il avoit difputé tout le matin la-deffiis, & qu'on ne lui laifToic pas un moment de repos. L'adroite Chaufferaye faifitle moment, répondit au Roi qu'il étoit bien bon de fe laiflèr tourmenter de laforte; que ces Meffieurs ne fe foucioient que de leurs affaires, & point du tout de fa lanté, aux dépens de laquelle ils vouloienc. 1'amsner a tout ce qu'ils deQroient; qu'a fa place , content de ce qu'il avoit fait , elle ne fongeroic qu'a vivre en repos , les laifferoit battre tant que bon leur fembleroit, fans s'en mêler davantage ; que pour elle, el!e n'cmendoir rien a toutes ces queftibus  de Louis XIV & de Louis XV. 89 d'école, qu'elle ne fe foucioic pfts plas d'un parti que de 1'autre; mais qu'elle étoic couchée de Paltérarion qui fe voyoit fur le vifage du Roi , &Jqu'il étoit a craindre que fa fanté ne fuccombac enfin 3 coutes ces tracafièries. Elle en dit tant, & d'un air fi fimple & fi naïï, qu'elle perfuada Louis XIV. II lui promic de fuivre fon confeil, & de défendre a ces Meflieurs dé lui parler davantage d'un point fur lequel fis revenoient fans ceffè , ck qu'il étoit réfolu de ne pas leur accorder. Mademoifelle de Chaufferaye qui entendoit mieux de quoi il étoit queftion que le Roi ne pouvoit fe 1'imaginer, hui fit • donner une parole pofitive d'txécucer !e fendemain ce qu'ilvenoit de projetter. Elle avoit averti le Cardinal de Noailles du danger qu'il couroit, & lui avöit recommahdé de né point fortir de Paris oü il étoit adoré, & oü on n'auroit ofé centerde Penlever. Elle ne lui avoit pas caché qu'elle étoit inftruite de Ia bouche même du? Cardinal de Rohan & de la Duchefiè de Ventadour. Au fortir de chez le Roi, elle alla pafier la foirée chez cette Duchefiè ; elle y trouva la joie peïnte fur fon vifage , & fur celui de Meflieurs de Rohan : elle foupa, joua, & fe retiia  Qo Mémoires anecdotes le plutöt qu'elle pur. Le lendemain elle monta en chaife a quatre heures du matin , defcendic a quelque diftance de 1'Eglife. de Notre-Dame, gagna la cour de 1'Archevêcbé, y fit defcendre le Cardinal de Noailles par un efcalier dérobé; & s'étant retirés 1'un & 1'autre dans un recoïn oü ils ne pouvoient être vus, elle lui conta fa converfation de la veille, 6c 1'afiura qu'il n'avoit plus de violence Ü craindre. Elle ne fut guere plus d'un quart-d'heure avec lui, regagna fa chaife de pofte & Verfailles, d'oü il ne parut pas qu'elle fut fortie. Elle alla diner chez la Ducheffè de Ventadour, &y refia jufqu'au foir pour tacher dedécouvrir fi le Roi lui avoit tenu parole : elle n'euc fatisfaétion que fort tard. Le Prince de Rohan reparut avec un air trifte & déconcerté qu'il communiqua k fa belle -mere, en 1'inftruifant de tout ce qui s'étoit paffe. 11 ne joua point, 65c refta feul a rêver dans un coin de la chambre. Chauflèraye quijouoit & qui remarquoic tout avec fa Iorgnette, quitta le jeu, alla trouver le Prince , & s'afiic auprès de lui, en difant qu'elle venoit lui tenir compagnie. Peu-a-peu elle conduifit la converfation fur fa fanté, les vapeurs, & les triftefies involontaires, afin dé pouvoir lui parler  de Louis XIV & de Louis XV. 91 de celie oü elle le trouvoit. I! lui répondit que ce n'étoit pas fans fujet qu'il étoit trifte; & enfuite, de déclamer contre la foibielTe du Roi, qui, au moment de confentir a 1'enlevement du Cardinal de Noailles, venoit de fignifierau Cardinal de Rohan, que non-feulement il ne confentoit pas a eet enlevement, mais qu'il luidéfendoit d'y plus fonger, &fur-touc de lui en parler jamais. Chauflèraye fit l'étonnée, & n'oublia rien pour tirer du Prince de Rohan , les expédients qu'ils alloient tenter pour ramener le Roi k fes premières difpofitions; mais elle comprit qu'effrayés du ton abfolu qu'il avoit pris, ils étoient enfin découragés; & ce ne fut pas fans un plaifir extréme qu'elle jouit de ce triomphe. Le Cardinal (FEftrées, devenu trésinfirme, & cherchant un adouciflèment h fon état dans 1'afliduhé aux affèmblées de 1'Académie, demanda qu'il lui fut permis de faire apporter un fiege plus commode que les chaifes qui étoient alorsen ufage ; car il n'y avoit qu'un fauteuil pour le Directeur. On en rendit compte au Roi, qui, prévoyant les conféquences d'une pareille diltinclion , ordonna a 1'Intendant du garde-meuble, de faire  02 Mémoires anecdotêt porter quarante fauteuils a 1'Académie; & par-la , confirma pour toujours i'égalité académique. Le Dixieme fut établi pour ia première fois en 171 o, c'eft-i-dire après dix ans^ d'une guerre défaftreufe , oü Louis XIV avoit lutté contre 1'Europe entiére, & après le cruel hyver de 1709, fléau dont 1'hiftoire de la Monarchie n'ofFre pas d'exemple. Ce Monarque fi abfolu, indigné lui-même de ce terrible fubfide , s'écria, loffqa'on lui en fit la propofitton : Je riai pas ce droti ! Le 'Chsncelier Voiftn ayant appris qu'un fcélérat avoic eu afiez de procec-' tion pour obtenir des lettres de grace, vint trouver Louis XIV dans fon cabinet. „ Sire, lui dic-il en parlant du n coupable, Votre Majefté ne'peut pas „ accorder des lettres de grace dans „ un cas pareil. Je les ai promifes, die „ le Roi qui n'aimoit pas a être con„ tredit: allez me chercher les fceaux. „ Mais Sire... Fakes ce que je veux ". Le Chancelier apporte les fceaux. Le Roi fcelle les lettres de grace, & rend fes fceaux-au ChancelierT Ik font pol*  de Louis XIV& de Louis XV. 93 luês , die celui - ci en les repoufïïmc fur la table , je ne Fes reprends plus. Le Roi s'écrie : „ Quel homme"! & jetce les lettres de grace au feu. Je reprends les fceaux, die aiors le Chancelier, le feu purifie tout. Lorfque Maftllon CO ent préché fon premier Avent a Verfailles, Louis XIV lui dit ces paroles remarquables: „ Mon „ Pere , j'ai encendu plufièurs grands „ Oraeeurs dans ma Chapelle : j'en ai été „ forc content. Pour vous, toutes les „ fois que je vous ai entendu, j'ai été „ très-mécontent de moi-même ". Eloge délicat & füblime qui honore autanc le Monarque que le Prédicaceur. Les jambes de Louis' XIV s'enflerent coniïdérablement dans la derniere année de fa vie; cependanc comme il aima la repréfentation jufqu'au dernier moment, il continua de manger en public; mais pour cacher fon état aux fpectateurs, il avoit la précaution de ne laiffer entrer perfonne qu'il ne fe fuc mis (t) Né en 1663, mort en 1743.  94 Memoires anecdotet a cable, & de ne fe lever qu'après que tout le monde étoit forti. Le Comce de Stairs, Ambaffadeur d'Angleterre, qui avoit parié que le Roi ne paflèroic pas le mois de Septembre; & qui, peutêtre, avoic des ordres de fa Cour de 1'informer de la lituation aétuelle de Si Majefté, ofa, pour s'en affurer , lever un des coins de la nappe & mettre ainii les jambes de Louis XIV a découvert; ce qu'il ne fit pas fi adroitement que le Roi ne s'en appercut. II fut fi piqué de la curioficé de rAmbafiadeur, que, fur le champ, il fit donner ordre a tout le monde de fe retirer; & oncques depuis, perfonne ne fut admis a le voir diner. Perfonne n'ignore avec quelle grandeur d'ame Louis XIV vit approcher Ia mort. 11 die a Madame de Maintenon dans ces derniers moments : J'avois cru qu'il étoit plus difficile de mourir; & h fes domeftiques: Pourquoipleurez-vous? tri avez -vous cru immortel? II donna tnnquillemenc fes ordres fur beaucoup de chofes, & même fur fa pompe funebre. Le courage avec lequel il vit approcher fa fin, fut dépouillé de cette ofieneation répandue fur toute fa vie ; Qe  de Louis XIV & de Louis XV. 9 5 courage alla jufques a avouer fes fautes. Son fuccefleur a toujours confervé, écrites au chevet de fon lic , les paroles remarquables que ce Monarque lui dir, en le tenant entre fes bras. Les voici fidellement ccpiées : „ Vous allez être „ bientót Roi d'un grand Royaume. Ce „ que je vous recommande plus forte„ ment, eft de n'oublier jamais les obli„ gations que vous avez a Dieu. Sou„ venez-vous que vous lui devez tout ce que vous êtes. Tachez de conferver la paix avec vos voifins , j'ai „ trop aimé la guerre : ne m'imitez pas „ en cela, non plus que dansles trop „ grandes dépenfes que j'ai faites. Pre„ nez confeil en toutes chofes, & cher„ chez a connoitre le meilleur, pour „ le fuivre toujours. Sbulagez vos peu„ pies le plutót que vous le pourrez, „ & faites ce que j'ai eu le malheur de „ ne pouvoir faire moi-même". Peu de temps avant la mort de ce Prince, Prior, Envoyé d'Angleterre a la Cour de France, lui préfenta un écric de la part de fon Maitre pour la démolition du canal de Mardick. Louis XIV, indigné, répondit a ce Miniftre : „ J'ai if toujours été maitre chez moi, quel-  qós Mémoires anecdotes „ quefois chez les autres; nem'en faites „ pas fouvenir". A la mort de Lous XIV, on fut forc étonné de voir draper le Premier-PréfiJent de Mefmes. On avoit déja trouvé ridicule, que trois ou quatre Mag'ibats •du Confeii, eufient porté des pleuren.' ■fes a la mort de Monfeigneur. Après la mort de Louis XIV, les •F-rancois , toujours amis des nouveautés , fe prévalurent du peu de refpecl que le Gouvernement témoigna dès-lors pour les volontés, les principes & ia mémoire du Roi défunt. On infulta fes •ftatues'par de fanglantes affiches, on fe rpermit publiquement les fatyres les plus violentes, & fón convoi retentit moins des prieres des Prêtres, que de chan» fons groflieres d'une populace effrénée. C'étott le triomphe de Ia Nation, plutót que la pompe funebre du Monarque. 00 ' 31( ' "' i ' "'! 't £fl I . ! '. D ü 3 En 1768 , il parut un Recueil d'opufcules lictéraires, dont le premier article eft un difcours de Louis XIV a Monfeigneur le Dauphin, T)acde Bourgogne. Ce difcours dont le manufcrit eft dépofé a Ia Bibliotheque du Roi, offre plufieurs traits curieus ?  de Louis XIV& de Louis XV. 7 curieux, & entre autres, celui-ci,qu'on a jugé a propos cTomettre dans 1'imprimé. „ II me femble, mon fils, que „ ceux qui vouloient employer des re„ medcs extrêmes & violents, ne con,, noiffoient pas la nature de ce mal (le „ Proteftantifme ) caufé en partie par Ia „ chaleur des efprits, qu'il faut laifier „ paffèr & s'éteindre infenfiblement, plu„ tót que de !e rallumer de nouveau par „ une forte conr.radic~r.ion, fur-tout quand Ia corruption n'elt pas bornée a un „ petit nombre connu, mais répandue „ dans toutes les parties de 1'Etac... Le „ meilleur moyen pour réduire peu-a„ peu les Huguenots de mon Royaume, „ étoit de ne les point prefler du tout „ par aucune rigueur nouvelle contre „ eux". Ce pafiage qu'il falloit conferver dans le difcours imprimé, prouve fuffifamment que Louis XIV finit par défapprouver les violences exercées contre les Protefiants. Tome I. E  98 Mémoires anecdotes ANNE D'AUTRICHE (i). D a n s les premiers jours de fa Régence, Anne d'Autriche, fe trouvanc k Ruel, & regardant un portrait du Cardinal de Richelieu, die a ceux qui étoient auprès d'elle : „ Si eet homme eut vécu „ jufqu'a cette heure, il auroit été plus „ puiffant que jamais ". Ce difcours fuppoié que, malgré fes démêlés avec le Cardinal, elle (ë fentoit le courage de facrifier fes reffentiments au bien de 1'Etat. Après la chüte de Concini & de fa femme, la jeune Reine laiffa échapper un trait de caractere qui fit mal augurer de fon cceur. Ces infortunés laifToient un fils, dont la figure aimable & les manieres honnêtes annoncoient les plus heureufes inclinations: Je fuis né pour porter la peine de Vorgueil de mon pere , difoic ce pauvre enfant b ceux qui 1'exhortoient h fouffrir patiemmenc fon affreux étar. Accablé de défefpoir, tO Nse en xöoi, morte en 1666,  de Louis XIV& de Louis XV. 09 il ne vouloit ni boire ni manger. Le Comte de Fiefque en eut pitié, & le conduific dans fon appartement. La jeune Reine, ayant appris qu'il étoit au Louvre, lui envoya des confitures, & ordonna qu'on le lui amenac. On lui avoit dit que le petit Concini danfoit avec beaucoup de grace : elle exigea qu'il danflfc en fa préfence; ce qu'il fit en pleurant. Le fang de fon pere couloit encore, & 1'on allumoit, pour ainfi dire, le bücher qui devoit confumer fa mere. II y a dans cette action de la Reine Anne d'Autriche, un oubli de 1'humanicé qu'on ne fauroic excufer. Peu de jours avant la mort de Louis XIII, M. de Chavigny vint le trouver de la part de la Reine pour lui demander pardon de tout ce qui lui avoit déplu dans fa conduite, le fuppliant particuliérement de ne point croire qu'elle eut eu aucune part dans 1'afFaire de Chalais , ni qu'elle eüt formé le deflein d'époufer Monfieur, après que Chalais auroit fait mourir le Roi. II répondic fur cela, "ï M. de Chavigny, fans s'émouvoir: En Vétat oh je fuis, je dois lui p ar donner 1 mais je ne la dois pas croire. E ij  ïoo Mémoires anecdotes Après la mort de Louis XIII, M. 1'Evêque de Beauvaisfji"), prit quelques rnoments la figure de Premier Miniftre; & il demanda dès le premier jour aux Ilollandois qu'ils fe convertifient a la Religion Cathoüque, s'ils vouloient demeurer dans 1'alliance de la France. La Reine euc honte de cette momerie du Miniftre, & ce fut la principale caufe de fa difgrace. Elle fe mit entre.les. inains du Cardinal Mazarin qui étoit meilleur politique. Le Marquis de J'erzai, le même qui eut la charge de Capitaine des Garde-duCorps, a la place du Comte de Charoft, s'étoit mis dans la tête qu'il n'étoit pas mal avec la Reine; que s'il vouloit lui faire une cour aflidue, il en feroit bien recu, & qu'il fe rendroit fi confidérable , qu'étant appuyé du Prince de de Condé, il pourroit fupplanter le Cardinal Mazarin. Dans cette vifion, il affecla de ne paroïtre devant elle qu'avec des habits fort galants, & n'oublia rien pour mettre dans fes intéréts Madame (i) Auguflin Potier, oncle de Rent Polier, Sieur de Blammènil, Préfidcnt au Parlement,  de Louis XIV & de Louis XV. ioi Je Beauvais fa première femme-de-chambre, & qui il fit confidence de fon deffein; Cette Dame göüta fa propofition; & comme elle n'étoic pas novice dans ces fortes d'intrigues , elle confentit a lui prêter fon miniftere. Cependant Jerzay h'ofoit fe déclarer a la Reine; il s'avifa donc , un jour qu'il étoit allé pafier quelque temps a Armanmlliers^ chez 'Beringen, premier Ecuyer du Roi, d'écrire a fa confidente , que, quoiqu'il füt dans un très-beau lieu, & dans la meilleure compagnie, il s'ennuyoit pourtant beaucoup , paree qu'il étoit éloigné de ce qu'il aimoit. II conjuroic cette Dame de lui rendre les bons offices auprès de la Reine, qu'il defignoit a ne pouvoir s'y tromper. Madame de Beauvais montra la lettre a Sa Majefté, & lui dit tout ce qu'il falloit pour fervir fon ami felon fon inclination. La Reine recur ce compliment avec beaucoup de froideur; mais quand Jerzai fuc de retour , & qu'il fe préfenta devant elle au fortir de la mefle, elle lui dit devant tout le monde, qu'elle 1'avoit toujours regardé comme une mauvaife cê* te, mais qu'elle ne 1'avoit pas cru foü Jt lier; qu'elle voyoit bien qu'il cenoit de fon grand-pere, le Maréchal de JUE iij  102 Mémoires anecdotes yardin, qui avoit été chafTé de la Cour pour avoir voulu faire le galant auprès ée la Reine Mark fa belle-mere. Elle ajouta, qu'elle Je irouvoit bien infolent de fe préfenter devant elle, après 1'audace qu'il avoit eue; qu'il étoit un bel homme, pour ofer la regarderen face! qu'il eut a fortir du Palais - Royal, oü" elle lui défendoit de remettre le pied. Jerzay fortit tout confus, & alla trouver le Prince de Condé, a qui il conta Faffront 'qu'il venoit de recevoir. Ce Prince lui promit de le rétsblir a la barbe de Mazarin. En effet, il 1'entreprit hautement; mais le Cardinal dit qu'il ne pouvoit fe mêler d'une affaire de cette nature. La Reine tint ferme jufqu'au bout, & Madame de Beauvais partagea Ja difgrace de Jerzay. Elle eut ordre de fe retirer en fa maifonde Gentilly, d'oü après une année d'exil, elle fut rappellée auprès de Sa Majefté. Voyez artkk du Grand Condé, pag. 139. Madame de Carignan difoit un jour devant la Reine que le Cardinal de Reiz étoit fort laid; & c'étoit peut-être 1'unique fois de fa vie qu'elle n'eüt point menci. La Reine lui répondit: „ II a les » dents fort belles, & un hornrae^n'efl  de Louis XIV & de Louis XV. 103 „ jamais laid avec cela ". Madame de Chevreufe ayant fa ce difcours par Madame de Lefdiguieres, fe reffouvint de ce qu'elle avoit oui dire a la Reine, en beaucoup d'occafions, que les dents étoient la feule beauté des hommes, paree que c'étoit 1'unique qui fut utile. „ Effayons, ( dit-elle au Coadjuteur, un foir qu'ils fe promenoient enlèmble dans le iardin de 1'hótel de Chevreufe) : ,, Si vous voulez bien jouer votre perfonnage, je ne défefpere de rien; faites " feulement le rêveur quand vous ferez U auprès de la Reine. Regardez fes mains; peftez contre le Cardinal Ma" Zarin, & lailTez-moi faire le refte . Le Coadjuteur demanda trois ou quatre audiences de fuite a la Reine :il n'y fournit k la converfation que ce qui etoit bon pour 1'obliger ï chercher le fujec pour lequel il les lui avoit demandées. II fuivit de point en point les avis de Madame de Chevreufe; il poulTa 1'inquiétude & 1'emportement contre le Cardinal Mazarin jufqu'a 1'extravagance. La Reine qui étoit naturellement tres-coquette, entendit ces airs; elle en pariaa Madame de Chevreufe, qui fit 1'étonnee, mais qui ne la fic qu'autant qu'il falluc pour mieux jouer fon jeu. Elle fit femE iv  J04 Mémoires anecdotes Hm. de revenir de loin, & de faire ï ce lujet des réflexions auxqueiles elle n'auroit jamais penfé fans cela. „ II eft vrai, » gadame, dit-eJle a la Reine : Votre „ Majefté me fait reftouvenir de certai„ nes circonftances qui fe rapporcenc k „ ce que vous dites. Le Coadjuteur me ,> pirioit des journées de la vie paiTée „ de Votre Majefté avec une curiofitê „ qui me furprenoit, paree qu'il entroic „ dans le détail de mille chofes qui n'a,, voient aucun rapport au temps pré„ fent. Ces converfations étoient les plus „ douces du monde, tant qu'il ne s'a» g'fjoit que de vous. II n'étoit plus le „ même homme, s'il arrivoit, par ha„ fard, que 1'on nomméc M, le Cardi„ nal. Ce qui m'a toujours empêehée» de réfléchir fur mille chofes de cette pature qui me frappenc les yeux au„ jourd'hni, c'eft 1'attachement qu'il a „ pour ma fille. Ce n'eft pas que eet „ attachement foit aufli grand qu'on Ie „ croit; je voudroisque Ja pauvre créa» ture n'en eüt pas plus pour lui qu'il » en a pour elle. D'un autre cöté, je » ne puis m'imaginerquele Coadjuteur » foit aflèz fou pour fe mettre cette vi0 fion dans la fantaifie ". Voila une dis converfations de Ma«  ie Louis XIV & de Louis XV. JP5 dame de Chevreufe avec la Reine. II y en eut trente de cette nature, dans lefquelles il fe trouva a la fin que la Reine fut la première a déclarer que le Coadjuteur étoit amoureux d'elle. Madame de Chevreufe lui perfuada qu'il 1'étok 'beaucoup plus qu'elle ne pouvoic le croire. Le Coadjuteur ne s'oublia pas de fon cöté; il joua bien fon róle, & paffa dans fes converfations avec la Reine de la revêrie h 1'égarement; il n'en fortoic que par des réflexions oü, fans manquer au refpect dü a Sa Majefté, il exhaloit fon chagrin & fon indignation contre le Cardinal. On ne fait pas jufqu'oü, eut pu aller cette efpece d'intrigue, li 'Mademoifelle de Chevreufe, a qui fii mere eut 1'indifcrétion d'en faire part, ne fe fut mis en tête de la rompre \ ce a quoi elle réuffic par la plus fignalée de loutes les imprudences. L'amour du Roi pour Marie Mansinitxs étoit venu au point, que Ia Reinemere craignit qu'il ne 1'époufac. Elle confulta le vieux Comte de Brienne fur Jes expédients qu'il y avoit h prendre pour parer ce coup. Brienne dit s» la Reine : „ Qu'ayant été fi long-temps Régenté, 5, U ne penfoic pas que le Roi, avant E v  ioc» Mlmoirts anccdottt „ 1'age de vingt-cinq ans, put fe marier „ fans fon confentement; qu'en tout cas, „ il lui confeilloit de faire une protef„ tation en bonne forme, & que ce fe„ rolt un titre pour faire carter le maria„ ge , quand le Roi feroit revenu de „ fon aveuglemenc". La proteftation fut dreffée & toute prête a être fignifiée, li les chofes euflènt été plus loin. Le Roi ouvrit enfin les yeux, & 1'on peut dire & fa louange, que ce furent des conödérations d'Etat, qui le rendirent capable de remporter fur lui-même cette pénible vicloire. Hiftoire de Louis XIF, de Reboulet. La Reine-mere avoit prié la Reine d'Angleterre de venir voir danfer le Roi dans un bal particulier, oü elle n'appella que fes Filles d'honneur, & quelques jeunes DuchefTes, femmes des Officiers de la Couronne. Le principal objet de cette allèmblée étoit d'amufer la Princeflè d'Angleterre, qui commencoit a fortir de 1'enfance, & a montrer qu'elle alloit devenir aimable. Le Roi, trop accoutumé a rendre tous les honneurs aux nieces du Cardinal Mazarin, quand il fallut ou* vrir le bal, alla prendre Madame de Merc«ur» La Reine s'en étant appe^ue, fe  de Louis XIV& de Louis XV. 107 lëva brufquement, vim lui arracher Madame de Mercceur, & lui die touc bas d'aller prendre la Princeflè d'Angleterre. La Reine fa mere demanda en grace qu'on ne genat point le Roi, & dit que fa rille avoit mal au pied & qu'elle ne pouvoit danfer. Anne d'Autriche infifta ; & pour ne point troubler la fête, la Reine d'Angleterre lailfa danfer la jeune Princeflè ; mais dans fon ame, elle n'en fuc pas moins piquée de la diltraction du jeune Prince. Quand tout le monde fut retiré, la Reine-mere ne manqua pas de rappeller au Roi la faute qu'il avoit faite; il lui répondit qu'i/ ttaimoit point les petites filles. La Princeflè d'Angleterre avoit alors onze ans, Sc le Roi n'en avoic güere plus de feize; de forte qu'il n'y avoit point entre eux une grande difproportion d'Ége. Devant le monde, la Reine vivoit avec fon fils d'une maniere tendre & refpectueufe; mais quand il faifoit quelque faute, elle en ufoit en mere dans le particulier. Anne d'Autriche n'avoit jamais été fort intelligente dans les matieres du Gouvernement & depuis 1650, elle n'y eut qu'une part très-indirecte. Elle cn abandonnoic fans humeur le foin aux E vj  io8 Mémoires anecdotes Miniftres en qui le Roi fon fils avoit mis fa confiance. Cependant, n'ayant point été admife au premier Confeil que le Roi tint après la mort de Mazarin, & qui dura trois jours, elle en parut outrée de dépit, & dit aflèz haut : Je me doufois bien qu'il feroit ingrat & youdroit faire le capable; mais fur les remontrances de Madame de Beauvais fa première femme-de-chambre, & convaincue par la conduite du Roi que les plaintes feroient inutiles, elle prit le parti de vjvre tranquillement fous le regne de de fon fils, fans prétendre partager fon autorité. La veille de fa mort, après avoir reen le viatique, cette Princeffe fit appelier le Roi & la Reine, & les encretint chacun en particulier, puis tous les deux enfemble. Elle paria aufli au Dac d'Orléans, & leur donna h tous des confeils propres a maintenir la paix dans la Maifon Royale. Après leur avoir donné fa bénédiétion, elle s'adrefia au Roi, & lui dit d'un ton ferme : Faites ce que je vous ai dit; je vous le répete, le Saint Sacrement fur mes levres. Que lui avoit-elle dit? C'eft ce qu'on n'a jamais bien pu favoir. Sans doute qu'il s'agiflbk d'un projet impor;  de Louis XIV tfde Louis XV. 109 tant, & eu égard aux circonftances, ce projet pouvoir regarder la Religion. On a conje&uré qu'il concernoit la révocation de l'Edit de Nantes, auquel leClergé, la Cour de Rome & tous les zeles afpiroient depuis long-temps. Anne d'Autriche fe piquoit d'un grand amour pour la vérité. Un Libraire de Paris avoit delTein de publier un Recueil de pieces, & de les joindre a l'hiftoire du Cardinal de Pvicbelieu par Aubrt; mais il craignoit que quelques-un.es de ces pieces ne donnalfent lieu a des mécontentements, & a la vengeance de quelques particuliers qu'elles démafquoienr. II s'adreiïa a cette PrincelTe, pour etre autorifé a 1'impreiTion de ce Recueil, Faites imprimer, lui dit -elle, & ne craignez rien. Je protégerai toujours la vérité. Faites tant de honte au vtce, qu'il ne refle que de la vertu en France* La Reine-mere étoit fenfible aux beautés de la Poéfie,& croyoit devoir encourager ceux qui s'y diftinguoient. On prétend qu'elle fit donner dix mille écus au Poëte Mayret pour un Sonnet fur la Paix des Pyrénées, qu'il avoic eu Vhonneur de lui préfenter.  .Ho Mémoires'anecdotes Une obfervacion finguliëre qu'on a feite fur le goüt de cetce Princeflè, c'efl: qu'elle avoit tant d'antipathie pour les rofes, qu'elle ne pouvoit en fupporter la vue, même en peinture, quoiqu'elle aimdc paflionnément toutes les autres fleurs. On a dit la même chofe du Chevalier de Guife. Par une antipathie bien plus finguliëre, Jean II, Czar de Mofcovie, s'évanouiflbic a la vue d'une femme. MARIE-THÉRESE D'AUTRICHE (i), Reine de France. c Vlette Princeflè avoit autant d'innocence dans les mceurs, que de hauteur dans les fentiments; & rien ne le prouve mieux que la réponfe qu'elle fit a une Carmélite qu'elle avoit prié de 1'aider a fon examen de confcience pour une Confeflïon générale qu'elle avoit deflèin de faire. Cette Religieufe lui demanda fi en Efpagne, dans fa jeunefle, avant d'être mariée, elle n'avoit point eu envie (') Née en i6}8, mons en i68j.  de Louis XIV & de Louis XV. 11 1 de plaire a quelques-utrs des jeunes gens de la Cour du Roi fon pere: „ Oh non, „ ma Mere, dit-elle, il n'y avoit poinc „ de Roi "! . Quelques jours avant le mariage du Roi avec 1'Infante Marie ■ Thérefe, le Roi d'Efpagne fe rendic a Saint - Sébafüen avec la~ Princeflè fa fille; & fur les quatre heures du Jeudi S7 Mai 1660, jour de Ia Fete-Dieu, M*** apporta une lettre de Louis XIV a 1'Infante; elle lui fit beaucoup de compliments pour la Reine-mere-, & comme M*** lui demanda fi elle n'avoit rien a lui dire pour le Roi, la PrincefTe lui répondit : Hé, mon Dieu ! vous avez grand tort! ne vous ai-je pas dit trois fois que vous difitzala Reine ma tante, que je meurt d'envie de la voir? Allez, dites cela feulement. Toute la Cour trouva ce compliment fi fprirituel & fi fin, qu'on eut foupconné (quelque efprit qu'eüt Pinfante) tout autre que M*** de lui avoir prêté cette réponfe. „ Mais pour M***, „ ajoute 1'Auteur qui rapporto cette anec„ dote, on fait qu'il eft trop homme „ d'honneur; on le connoit, & il n'eft „ point capable d'avoir inventé ce corn,* 0 plituenc ".  112 Mémoires anecdotes vinc a Fontarabie avec 1'Infante. Le ieuf1' "oiüeme Juin, étoit marqué pour a cérémonie du manage, qui fuc céléor*. par Je Patriarche des Indes, grandAumonier d'Efpagne. Bom Louis de Ltaro, époufa 1'Infante pour le Roi de riZUn' C°mme fondé de fa Procuranon On remarque qu'il avanca fa main vers celle de 1'Infante , qui avanca aulïï la fienne vers celle de Dom Louis', mais que leurs mains ne fe toucherent pöint; « que d mi même mouvement elle mie fa mam dans ceile du Roi d'Efpagne fon je™. Cela feitje Roi óta fon cha peau a l Infante, & lui fic une révérence, non P-us comme a fa fille, mais comme a la Reine de France. Le vendredi, 4 Juin, il envoya fon préfent a la Reine. C'étoit une caflètte remplie de diamants & de pierrenes. Elle fut préfentée par le Duc de Créquy. La Reine n'ouvrit point la cafTette; elle la donna a fa Dame d'honneur' &Aen mit les deux clefs dans fa poene. A deux heures après midi du merne jour, la Reine-mere arriva a 1'lfle de Ia Conférence avec Monfieur, frere du Roi. Le Roi d'Efpagne & la jeune Keme y arriveren t un peu après. PhiJippe IV pencha Ia têce vers les chevajj»  de Louis XIV & de Louis XV. i13 de la Reine-mere fa fceur. Quoiqu'ils ne fe fuflènt pas vus depuis vingc-cinq ans, ils ne s'embraffèrent point, paree que la coutume d'Efpagne s'y oppofe. La jeune Reine fe jetta aux pieds de la Reine fa tante, qui Pembrafla deux ou trois fois. Monfieur falua 1'Infante, & ne l'embrafTa point durant toute la conférence qui fut d'une heure & demie. Comme elle étoir prêre a finir, on vir arriver le Roi de France, qui étoit venu au galop lui vingcieme. II avoit öté fou Ordre, de peur d etre connu du Roi d'Efpagne. II demeura h la porte de la Conférence ; & paflant fa tê?e entre les épaules de Dom Louis de Haro & du Cardinal Mazarin, il'regarda 1'Infante un bon qoart-d'heure. Le Ditnmche e» Juin, fut le jour de 1'eatrevue des deux Rois. Phiiippe arriva une demi-heure avant Louis XIV. Le Roi de France falua le Roi d'Efpagne & 1'Infante; mais il ne Pembrafla point, quoiqu'elle fuc déja fa femme. Après quelques compliments, ils jurerent la paix, & la fignerent. Le lundi 7 Juin, toute la Cour de France alla querir 1'Infante a la Con» férence. Philippe s'y étoit rendu avec elle. Après deux heuresde converfation, ü fallut fe dire adieu. L'Infjmte fejetta  ii/f Mémoires anecdotes aux pieds du Roi fon pere, & répandie beaucoup de larmes. Le Roi de France s'excufant au Roi d'Efpagne de la peine que ce mariage lui avoic donnée, en le faifanc venir de Madrid, le Roi d'Efpagne lui fic cette réponfe : Je ferois venu a pied, s'il eüt été nécejfaire. Toute la Cour retourna a Saint-Jeande-Luz. L'entrée qu'y firent Leurs Majeftés fut magnifique; le feul carrofle du Roi coütoit foixante quinze mille livres. Enfin, le mercredi 9 Juin, le Roi & l'Infante furent époufés en perfonne a Saint-Jean-de-Luz. lts n'eurent dans 1'Eglife qu'une même eftrade & qu'un même carreau, & la Reine-mere en eut un pour elle feule. Pendant toute la cérémonie , la Reine eut une couronne d'or fur la tête : elle fut foutenue, a caufe de fa pefanteur, par Madame de Noailles, fa Dame d'atour. L'Evêquede Bayonne, en habitpontificaux, recut Leurs Majef tés a la porte de 1'Eglife, & après avoir dit la meflè, il bénit de nouveau le mariage. Le Roi ne voulut ni comédie ni bal, & alla fe coucher dans le lit de la Reine, qui s'étoit retirée un peu auparavant dans une chambre qui joignoit celle du Roi. II ordonna , pour le retour de Saint-Jean-de-Luz a Vincennes, oü  de Louis XIV & de Louis XV. 115 la Cour alla d'abord , qu'on le logeat toujours en même logis avec la Reine, quelque étroit que put être ce logis, futce dans un yillage. II partit le lundi 14 Juin, & la Cour refta ï Vincennes jufqu'au 26 Aoüt, pour donner aux Parifiens le cemps de llgnaler leur zele a Pentrée du Roi & de la jeune Reine. L'amour de Louis XIV pour Madame de Montefpan inquiéta prefque également trois perfonnes: la Reine, dont le cceur étoit extrêmement fenfible, & qui y avou un intérêt légitime; la Valiere, qui n'y étoit pas moins intéreflee que la Reine, quoiqu'elle n'eüt aucun autre droit que celui que la foiblefTe du Roi lui avoit donné; & le Marquis de Montefpan, dont Phonneur étoit pubüquement offenfé. La Valliere céda a fon heureufe rivale; le Marquis fut contraint d'abandonner Verfailles; & la Reine fuc réduite k la trifte néceflité de s'interdire iufqu'aux plaintes. On chercha d'abord a lui en impofer fur le commerce du Roi avec Madame de Montefpan. Mais ce myftere lafla enfin Louis XIV; il fic venir a la Cour Mademoifelle de Blois, & le Comte de Touloufe, les deux derniers enfants qu'il avoit eus de cette Dame.  n6 Memoires anecdotes La Reine is qui ils furent préfemés, die en les can fiant & le coeur pénétré de doüleur : Madame de Rkhelieu me di- fou toujnurs qu'elle répohdoit de tout ce qui fepaffbit. Voila les fruits de ce cau- tionnement! La Reine avoit trente-neuf ans, & portoit encore des rubans de couleur, paree que les Dames en portent toute leur vie en Efpagne. Le Roi lui dit que, fans fe faire moquer d'elles, les femmes en France n'en portoient plus quand elles avoient trente-cinq ans paffés. „ Je „ croyois, lui dit-elie, que j'en pou„ vois porrer encore cinq ou fix ans. „ Et moi, Madame , lui répondit-il, „ je croyois, qu'il y a cinq ou fix ans „ que vous deviez les avoir quittés ". La Reine ne porta plus de rubans de couleur depuis ce jour-la, & même ne fe mie plus de rouge. La Reine fuccomba au poids de fes chagrins, & a 1'efforr qu'elle fit toute fa vie pour les diflimuler. Après une maladie qui ne dura que trois jours, elle mourut dans fa quarante-cinquieme année. Le Roi fut cémoin de fa'more, & ne put être infenfible a une ten>  de Louis XIV & de Louis XV. 117 dreflè fi mal récompenfée. Quelques marqués d'amitié qu'il lui donna, en lui parlant Efpagnol dans fes derniers mo, ments, parurenc la rappeller a la vie. Je meurs fans regres, dit-elle au Roi, s'il eft vrai que vous nïaimiez encore. On a dit que la Reine en mouranc, mie fa bague au doigc de Madame de Maintenon. C'éroit indiquer au Roi le choix qu'il devóit faire : ce choix étoit déja fait dans le cceur du Monarque. LE GRAND DAUPHIN (1). A-u-LiEudemaitreffesen titre, Monfeigneur n'eut guere que des fantaifies du moment, dont les principaux Miniftres furent un cercain Dumont, & Francinnes, gendre de Lulli, qui eurent fi longtemps enfemble 1'Opéra. Je ne puis m'erapêcher de rapporter un trait qui prouve de quelle délicatefïe il fe pinuoic dans Un commerce qui femble n'en admettre aucune. Monfeigneur avoit pris du goüt (1) Né en 16Ö1, mort en 17»»  ii3 Mémoires Snecdotes pour une de ces jolies créatures, dont Ie métier eft de vendre leurs charmes en détail au premier venu. A jour nommé, elle fut introduite a Verfailles dans un premier cabinet avec une autre fille trèslaide qui 1'accompagnoit. Le Dauphin, averti qu'elies étoient la, ouvre Ia porte, & prenant celle qui fe trouve fous fa main, 1'attire avec lui dans fon appartement. C'étoit la laide, qui, voyant bien que Monfeigneur fe méprenoit, voulut d'abord fe défendre; lui, au contraire, croyanc qu'elle faifoic des facons, la poufle dedans, & ferme la porte. Cependant 1'autre rioit de la méprife, s'attendoit a être appellée, & jounToit peutêtre de 1'afFront qu'alloit avoir fa compagne. Peu de remps après, Dumonc entre dans le cabinet, & fort étonné d'y trouver encore la jolie courtifanne, lui demande ce qu'elle fait la, & ce qu'eft devenue fon amie? Elle lui conté 1'aventure : & Dumont, de frapper h la porte, & de crier: „ Ce n'eft pas celle-la ; „ vous vous méprenez, Monfeigneur". Point de réponfe. Dumont redouble encore fans fuccès. Enfin, Monfeigneur ouvre fa porte, & renvoye cette créature. Dumont s'y préfente avec 1'autre, & Monfeigneur la repouflè en difanc  de Louis XIV& de Louis XV. 119 qu'il étoit fort content de la première, & qu'il verroit fa compagne une autre fois. Son dépit fut contenu, dit-on, par la crainte de mortifier une fille que le fentiment & la honte de fa laideur punilfoient alTez de cette méprife. II eft facheux pour la mémoire du Grand Dauphin , qu'on fok obligé de recourir a de pareilles aventures, pour déterrer des exemples de fa délicateflè. Mémoires de Saint-Simon. Au mois de Janvier 16B5, on chafla une femme-de-chambre de Madame la Dauphine, paree qu'elle étoit grofie du fait de Monfeigneur. II fut très-chagrin de la difgrace de fes amours, & fort peu fenfible aux reproches & aux larmes de Madame la Dauphine. Le Roi lui fit si ce fujet les réprimandes les plus touchantes ; mais Monfeigneur cherchoit de tout cöté deux mille piftoles pour la femme-de-chambre; & 1'unique chofe qui parut l'affeéter, ce fut de ne les pas trouver. M. le Dauphin revint enfin de fes égarements : une paffion violente 1'avoit arraché a toutes fes autres paflions; Mademoifelle de Choin fe 1'étoic foumis,  120 Mémoires anecdotes & ne le favoit pas. C'étoic une des Filles d'honneur de Madame la Princeflè de Conti, qui, difoit-on, 1'avoit choifie a caufe de ia laideur, & par dépit contre la beauté, qui, dans quelques-unes de fes Filles d'honneur, lui avoit enlevé quelques-uns de les amants. C'étoit une taille démefurée, un embonpoint exceflif, un teint fort brun, une démarche finguliëre; mais de fort beaux yeux, de la dignité dans 1'ame, une belle main, de la douceur, des agréments infinis dans la converfation; en un mot, tout ce qui choque, tout ce qui fait aimer. On s'accoutumoit difficilement a fa phyfionomie; mais malheur a quiconque s'y accoutumoit une fois! elle ne plaifoit pas, elle charmoic. Les afliduités de M. le Dauphin chez fa foeur le firent foup' tonner d'en être amoureux; elle fupplia Monfeigneur de la difpenfer de recevoir fes vifites du matin. Le Prince, qui ne peut voir Mademoifelle de Choin qu'a fa toilette, & a qui le plaifir de la voir fuffit encore, continue de fe rendre a midi chez fa fceur. La, fans ouvrir la bouche, fans détourner les yeux, fans diftraction & faris ennui, il contemple celle qu'il aime. Cet hommage muet n'eft encendu ni de la Princeflè, ni de la  de Louis XIV& de Louis XV. 121 la Fiile d'honneur. Enfin, un billet inftruit Mademoifelle de Choin, qui le refufe avec refpeél:. D'autres billets furtivement donnés font rejettés avec la même rigueur. La Princeflè de Conti, fatiguée des foins de fon frere, confie a Mademoifelle de Choin fes foupcons fur un penchant inceftueux. Celle-ci lui répond que M. le Dauphin n'en eft point capable, & que fes afliduités ont un autre objet. De queftions en queftions, d'aveux en aveux, elle lui dit tout, & s'accufe elle-même. La Princeflè s'emporte violemment contre Mademoifelle de Choin, & 1'accable de reproches fur fon orgueilleufe crédulité. La Fille d'honneur protefte qu'elle n'a pas même lu les billets, ne perfuade point la Princeflè de Conty, & la prie de lui permettre de fe retirer. On lui défend de fortir du palais, de fe plaindre, d'aimer, d'être aimée, & de plaire. Mademoifelle de Choin accourt chez Madame d'Epinoy qui la protégeoit , & qui 1'avoit admife & fes exercices de piété. Elle lui dit les affreux foupcons de fa Maitreflè, fon imprudence a les difliper par refpect pour M. le Dauphin, fon indifférence pour- lui, fon projet de quitter Tomé I. F  122 Mémoires anecdotes la Cour, par honneur, par reflentiment, par vertil. Madame d'Epinoy la détourne de ce projet, & lui confeille de s'attacher uniquement au fervice de Madame la Princeflè de Conti. M. le Dauphin, qui ne fait pas eet accident, fe rend a 1'heure accoutumée chez la Princeflè, ne voit plus Mademoifelle de Choin, n'ofe demander oü elle eft, craint d'avoir été pénétré, & n'en doute plus après trois ou quatre jours d'abfence. II fe venge des cruelles précautions de fa foeur, en 1'excluant de fes parties de plaifir. La Princeflè, que Verfailles ennuye & que Meudon amufe, eft défolée de perdre 1'empire qu'elle a dans la Cour de fon frere. Elle devine bientót la caufe de fes froideurs; & prévoyant qu'après avoir réfiilé, elle finira par fe rendre, elle feinc d'accorderlibrement au mérite de Mademoifelle de Choin, ce que tót ou tard elle accordera forcément a la dignité de Monfeigneur. Cependant, Mademoifelle de Choin conjure la Princeflè de lui donner fon congé, & fe retire aux Hofpitalieres. Madame de Conti protefte qu'elle ne le lui a point accordé , & la prie de revenir. Elle eft refufée. M. le Dauphin  de Louis XIV & de Louis XV. 123 joint fes inftances a celles de la Princeflè. Raifon de plus, de ne rien écouter. Madame d'Epinoy lui eft envoyée, & Mademoifelle de Choin fe foumet enfin, furprife & peut-être charmée de trouver tant de complaifance dans une femme fi fainte. Compagne affidue de la Princeflè, elle recoit tous les jours les hommages de M. le Dauphin, fans s'y prêter, mais aufli fans s'y dérober. Contente de ce qu'elle étoit,elle annoncoit fon indifférence pour ce qu'elle pouvoit devenir, & la fuite prouva que ces fcntiments n'étoient pas feints. Malgré toute la prudence de Monfeigneur & les rigueurs de fa maitreflè, leurs amours furent bientót divulgués. Les courdfans ajouterent au peu qu'ils avoient vu, tout ce qu'ils imaginoient, & même ce qu'ils ne croyoient pas. Ils n'épargnoient pas Madame la Princeflè de Conti. „ Elle ne dégénéré point, di„ foient - ils ; & il eft naturel que la , fille de la Valliere donne des maitref" fes au fils du Roi ". Outrée de ces bruits, la Princeflè veut les détruire en renvoyant Mademoifelle de Choin, qui fe retire chez Madame d'Epinoy. La, M. le Dauphin la vit avec moins de gêne , & avec aufli peu de fuccès. II ne  124 Mémoires antcdotes put en arracher ni un foupir, ni une parole : il la trouvoit toujours attentive & muette , toujours complaifante & infenfible. L'amour agiflbit fans doute en elle : car peut-on être fi tendrement aimée fans aimer? Mais eet amour étoit fi foible, & fi foumis a la gloire, qu'il laifloic a fon ame tout Pempire que 1'indifférence a fur la paffion. Madame d'Epinoy craignit que les vifites fréquentes de Monfeigneur ne terniflènt fa réputation, & n'irritaflentle Roi. Ne pouvant s'en affranchir, elle facrifia fa protégée a fa tranquillité, & lui défendit avec toute Phonnêteté poffible de rentrer dans fon hotel. Mademoifelle de Choin alla a Paris, loua un petic appartement, changea de nom, & crue être h 1'abri des recherches du pere & des importunités du fils. M. lp Dauphin ne doute point qu'un ordre du Roi ne 1'ait enfermée dans un Couvent. II n'oubiie rien pour découvrir fa retraite; fes perquifitions furent long-temps inutiles. Enfin, il apprit qu'ellelogeoit au Fauxbourg Saint-Jacques. Monfeigneur 1'alla voir dans un déguifement qui ne trompa point fes efpions. Mademoifelle de Choin ouvrant la porte, Ie reconnut, & la ferma fur le champ. Le  de Louis XIV & de Louis XV. 125 Prince attendic une partie de la nuit avec le Marquis dAntin fon favori, qui, en le confolanc, maudiffoit tout bas, & fon maitre & la maitrefle, & la pruderie & 1'amour. Mademoifelle de Choin changea de retraite; on la fuivic pas a pas : elle fuc toujours inacceffible. M. le Dauphin devenoit plus ardent, \ mefure qu'elle étoit plus inexorable. Le Roi qui fembloic prévoir les fuices de cette paffion, réfoluc de rompre par aucoricé un engagement qu'il fe reprochoic de n'avoir pas combactu dès fa naiffance. II délibéra s'il relégueroit Mademoifelle de Choin dans un Couvent de Province. II alloit donner eet ordre injofte & cruel, lorfqu'on lui repréfenta que Mademoifelle de Choinn'avoic d'autre crime que d'être aimable, aimée & vertueufe ; que fi elle avoit cédé , elle auroit été fous la proteclion de Monfeigneur; qu'aynnt réfifté, elle devoit être fous la fienne; qu-il falloit tout attendre de 1'inflexibilité d'une fille, qui n'avoit aucun des goürs qui portent les femmes a fe rendre aux paflions des Princes, & a feindre d'en avoir pour eux, Le Roi revint k cec avis, & laiffa Monfeigneur pourfuivre fa maitrefle dans touces fes refuites, 6c fe défoler de F üj  J2Ó Mémoires anecdotes n'en pouvoir obtenir un moment d'entretien. Mademoifelle de Choin recevoit tous fes billets, & n'en ouvroiê pas un. Enfin, la curioficé 1'emporta fur cette rigide déiicateffe. Elle y vit les fentiments les plus tendres; elle fut affligée de tant de courments fi bien décrits: fon cceur fe donna par pitié. Cepen* dant elle n'ofoit le voir, c'eüt été lui per» mettre_ d'efpérer; & 1'efpérance donna le droic d'entreprendre. M. le Dauphin perce enfin jnfque dans fon cabinet, par la trahifon d'une de fes femmes. II fe jette a fes pieds; il la conjure de Pécouter un moment. Mademoifelle de Choin voyant 1'héritier du Tröne a fes genoux, fans être pénétrée de honte pour lui, ni d'une joie immodérée pour elle-même, ne lui dit que ces paroles! „ Monfeigneur, s'il eft vrai „ que vous m'aimiez, vous n'avezqu'un „ mot a me dire, & je n'en ai qu'un a „ entendre : mais ce mot, je ne puis „ 1'entendre, vous ne pouvez le dire, „ que nous n'en ayons Pun & 1'autre „ la permiflion du Roi ". Puis elle le pria de fortir, du ton dont elle le lui auroit ordonné. Le Prince crut que Ia vertu n'avoit pas d'autre langage ; & plus il penfoit a cette réponfe, moins  de Louis XIF & de Louis XV. 127 il étoit furpris qu'elle afpirac a ce qu'il eut déja fait, s'il avoit été libre, ce qu'il alloit lui propofer, quoiqu'il ne le fut pas. Mais comment obtenir le confentement du Roi, fi nettement exio-é ? Le demander, c'étoic une imprudence; ne le pas demander, c'étoit un crime. II dit a Mademoifelle de Choin , qu'il lui avoit été accordé. Tout fut aplani \ elle le crut, ou feignic de le croire. Ou la blama depuis de ne s'en être pas aflurée; mais la certitude d'être protégée contre tous les événements par Monfeigneur, jufiïfioic fa crédulité ou fa difilmuladon. Le mariage fut béni, felon les uns,a Meudon, felon les autres, a Livry. Madame d'Epinoy lefut, & offrit fa maifon a Mademoifelle de Choin, qui parut une héroïne tant qu'elle ne fuc pas unie & Monfeigneur, & une femme ordinaire depuis qu'elle le fut. M. le Dauphin devinc bienfaifanc, frugal & dévoc jufqu'au fcrupule. Le Roi bénifioic le Ciel de ce changemenc inefpéré, 1'attribuoit h Mademoifelle de Choin, & ne pouvoic croire la liaifon de fon fils avec elle, ni criminelle, ni légitime. Après que les deux époux 1'eurent difpofé a tolérer leur union, ils réfolurenc de fe F iv  128 Mémoires anecdotes délivrer des inquiétudes qui troubloiénr leurs plaifirs, en lui difant ce qu'ils pouvoienc lui avouer fans honte , & ce qu'ils ne pouvoient lui taire fans danger. Cependant Monfeigneur n'ofa lui faire une confidence enriere. Par prudence ou par timidité, il aima mieux lui demander fon confentemenc a une affaire qui n'étoit pas encore faite, que le pardon de 1'avoir fait fans fon aveu. „ Mon fils, lui dit le Roi, penfez-y bien ? „ & ne m'en parlez plus ". Paroles pleines d mdulgence & de fageflè, qui ne 1'empêcboient pas de caflèr ce mariage, fi Je bien de 1'Etat ou 1'honneur de la Familie Royale fe demandoit, & qui fans commettre fon autorité, permettoienc a Monfeigneur de conclure , en rui ötanc toute efpérance de rendre ce mariage public. M. le Dauphin pafioit fes journées chez Madame d'Epinoy; & Mademoifelle de Choin, les mois entiers a Meu4on. Le Roi y alla toutes les années, & Madame de Maintenon y eut un appartement; Mademoifelle de Choin re paroiflbic pas, mais préparoit toutes les fêtes & tous les plaifirs. Elle étoit infenfible aux honneurs; elle ne defiroic pas d'avoir un rang, fa propre eflime lui  de Louis XIV & de LouisXV. 129 fuffifoit. On 1'a vue dans fa viéilleiïè fans biens-fonds, avec unmobilier modique, être la viftime de 1'économie qu'elle avoir.. infpirée a Monfeigneur; employer en ceuvres de charité une penfion de douze mille livres, & ne conferver de fa faveur, que fes amis, & cette fiertédecaraclere , qui ne veut rien devoir, même a 1'amitié. Monfeigneur, fur le pointd'allercommander 1'armée de Flandres, dans la campagne d'après celle de Lille, ou pourtant il n'alla pas, fit un teftamenc, & dans ce teftament un legs confidérable a Mademoifelle de Choin; il le lui dit, & lui montra une lettre cachetée qui en faifoit inention, & qui devoit lui être rendue, en cas d'événement. Elle fut extrêmement fenfible a cette marqué d'une prévoyance fi afFeclueu'ë; mais elle n'euc point de repos qu'elle n'tüt fait jetter au feu le teftament & la lettre. El'eprotefta que fi êlle avoit le maiheur de lui furvivre , mille écus de rente qu'elle avoit amaffés, feroient encore trop pour elle. Mademoifelle de Choin avoit une chienne dont el'e étoit folie, a qui le Maréchal d'Huxelles envoyoit tous les jours des têtes de lapins röries. Le lenF v  13° Mémoires anecaoies dernain de la mort de Monfeigneur, 1'envoi des têtes de lapins ceffa, & depuis Mademoifelle de Choin ne le vit plus, & n'en entendit plus parler. Lorfqu'elle fuc revenue aelle-même, elle s'appercutde la négligenccdu Maréchal, & s'en plaïgnit comme d'un homme fur lequel elle avoit eu droit de compter, & qu'elle avoit fort avancé dans l'eftime & la confiance de Monfeigneur. Le Maréchal d'Huxelles le fut & n'y fut'poinc fenfible. II répondit froidement qu'il ne favoit ce qu'elle vouloic dire, qu'il ne la connoilToit que foiblement, & qu'il avoit eu peu de rapports avec Monfeigneur. Ce Maréchal n'aimoit pas a fe charger d'une reconnoiflance inutile. Néanmoins cela fut fu dans le monde, & ne lui fit pas honneur. On difoit un jour a M. Ie Dauphin, qu'il y avoit un homme a Paris qui avoit fait pour chef-d'oeuvre un petit chariot qui étoit trainé par des puces. II ditaM. le Prince de Conti: Mon coupn qui eftce qui a fait les harnois ? Quelque araignée du voifinage, répondit le Prince.  de Louis XIV & de Louis XV. r$i LE GRAND CONDÉ (i> C e Prince fut d'abord lié au parti des Importants; mais unemaliceimprudente de la DuchelTe de Montbazon, dont il étoit amoureux, le refroidit, & le jetta dans le parti oppofé. II arriva un jour qu'on trouva fur les pas de la Duchefle de Longueville, fceur du Ducd'Enguien, des lettres galantes qui furent commentées d'une maniere très-défagréable pour Pabfente. On foupconnoit qu'elle entretenoitun commerce fecret avec Coligny, depuis Duc de Chdiillon; & Madame de Montbazon prononca, fans héfiter, que ces lettres étoic d'elle & de lui. En moins d'un jour,. cette aventure, malicieufement répandue, devint le fujet des converfations de la Cour & de la ville. La Princeflè de Condé, indignée de 1'imputation , & encore plus de la publicité qu'on lui avoit donnée, en demanda juftice a la Reine, comme d'un affront fais a la Familie Royale. Cette tracafTerie (\) Né en ióii, mort en 1686. F vj  I32 Mémoires anecdotes qu'on auroic dü rnéprifer, devint une affaire férieufe. Le Duc de Beaufort fe déclara le champion de Madame de Montbazon, pour laquelle il étoit paffionné. Le Duc d'Enguien eut bientöc oublié fes amours, & fe mit a défier dédaigneufementlesdétracteurs de fa fceur. Les courtifans, felon leurs inclinations ou leurs intéréts, vinrent offrir leur épée aux rivaux, & on fe vit a la veille d'un eombat fanglant. La Régente, après avoir employé inutilement la perfuafion, prit le ton d'autorité, & condamna la Dueheflè de Montbazon a< faire une répararion. Mazarin en régla la forme, le lieu, le cérémonial : il y renconcra autant de difficultés, que s'il avoit été queftion d'un Traité qui auroit décidé du fort de deux Empires. Pour 1'exécution, Ia Princeflè de Condé convoqua chez elle une grande afiemblée : la Ducheffe de Montbazon y comparut; elk lut, d'un air moqueur, quelques lignes d'excufes & de compliments, qui avoient été concertées. La Princeflè y répondit par quelques mots doux, prononcés d'un ton aigre; & elies fe féparerent aufli brouillées qu'auparavant. Telle fuc ce que M. de la Chatre appelle tarnende honvrakk de Madame de Montbazon.  de Louis XIF & de Louis XV. 13 3 Dans une aflèmblée que le Duc d'Orléans donnoit au Luxembourg, le Duc d'Enguien, fe fentant preflë par un Exen:pc des Gardes de Son Altefie Royale qui ne le voyoit pas dans la foule, lui fauta au collet, lui arracha le baton de commandement qu'il avoicentre les mains, le caffa en deux, & jetta les morceaux, en difant qu'ils ne lui feroient jamais de mal. Ceux qui commandoient les Gardes de Monfieur, furent tencés de chatier fur 1'heure cette hardielTe; mais le refpeft les retint. La Reine & le Prince de Condé, pere du jeune Prince, appaiferent Son Altefie Royale, qui fe contenta de quelques excufes que lui fit le Duc d'Enguien. Ce Prince (1) croyant avoir rendu Ie Cardinal Mazarin tout-a-fait méprifable, voulut aufli rendre la Reine ridicule; & pour y réuflir, il perfuada au Marquis de Jerzay qu'elle avoit de la bonne volonté pour lui, & qu'il devoit poufler fa bonne fortune. II lui en dit tant, qu'il 1'engagea a parler d'amour a cette Prin- (1) Cette anecdote déja rapportce a la pageios, fe retrouve ici avec des circonftances qui juö*> £gnt ce-tte efpece de répétition.  134 Mémoires anecdotts cefle dans une lettre que, de concert avec Madame de Beauvais, il fit mettre f ir la toiiette de la Reine. On ne peut concevoir comment un homme d'efprit & de mérite, tel que Jerzay, put fe porter a cette témérité; mais il avoit un foible extréme pour les volontés de M. le Prince, dont il fe fit gratuitement la victime, &dont il ne foupconna jamais 1'nrtifice. La Reine, en recevant la lettre de Jerzay, crut que cette extravagance ne venoit que de lui, & jugea qu'il falloit 1'éloigner, fans bruit, fous un autre prétexte : mais lorfqu'elle fut que cela venoit de M. le Prince, & qu'il en fai* foit des plaifanteries, dont il égayoit fes compagnons de plaifirs, elle fut fi peu maitrefle d'elle-même, qu'elle fit défendre publiquement a Jerzay de fe préfsnter jamais devant elle. M. le Prince, dont la hauteur ne favoit rien rabattre avec qui que ce fut, vint trouver le Cardinal, & lui dit qu'il vouloit que la Reine vit Jerzay le jour même. Le Cardinal euc beau lui repréfenter qu'après une telle impudence du Marquis, il n'y avoit point de femme qu'on put obliger a le voir. II ne répondit autre chofe, finon qu'il le falioit bien , puifqu'il le vouloit ainfi. La Reine fe trouva donc forcée de voir  de Louis XIV & de Louis XV. 135 Jerzay; mais i'audace du Prince ne fervic qu'a hater 1'inftant de fa détention; la Cour en ayant été plus irritée que de tout ce qu'il avoit ofé faire jufques-la. Rocroi étoit affiégé, & il n'y avoit qu'un aclion générale qui put faire lever ce fiege; mais Parmée Francoife étoit inférieure a celle des Efpagnols; d'ailleurs, un revers expofoic 1'Etat au fort le plus funefte. Tous les Officiers généraux ne ceffoient de Ie répéter au jeune Duc d'Enguien. Après qu'on eüt épuilé toutes les objeétions. pour le détourner de hafarder cette aétion générale, 1'intrépide & vaillant GaJJion lui dit: „ Ma's „ fi nous perdons la bataille, que de„ viendrons-nous "? Je ne nien mets point en peine, répondit Son Altefie , paree que je ferai mort auparavant. Cependant, lors de cette affaire, le Duc d'Enguien, jeune & fans expérience, fe laiffa guider par M. de Gaffion, a. qui il dut le gain de la bataille, & qu'il récompenfa, en-lui faifant avoir le baton de Maréchal de France. Les deux campagnes fuivantes, ils fervirent féparément, & ne fe retrouverent enfembie qu'en 1646. Les viétoires que ce jeune Prince avoit ïemportées en Allemagne, avoienc  136 Mémoires anecdotes confidérablement augmenté fa confiance & fa réputation; & lorfqu'il vinc coramander en FJandres, il ne vit plus dans Gaflion que fon Lieutenant & fa créacure. Le Maréchal fe croyoit toujours fon maïtre dans 1'art de faire la guerre. Un jour que le Prince lui envoya un ordre , celui - ci fe permit d'y changer quelque chofe. Le Duc d'Enguien piqué au vif le gourmanda rudemenc a la tête des troupes; & fur ce que le Maréchal vouloit s'excufer, il 1'interrompit, en lui difant que fon devoir étoit d'obéir aveuglément aux ordres de fon Général qui en favoit plus que lui, & qui lui apprendroit l'obéifiance comme au dernier goujat de 1'armée. Le Maréchal ne put endurer paciemment cette apoftrophe li dure ; il ofa répondre que dans fon malheur il avoit la confolation de croire que perfonne ne lui conteftoit la gloire du gain de la bataille de Rocroi. Le Duc d'Enguien avoit donné tant de preuves d'une valeur intrépide, qu'on ne pouvoit le foupconner d'aucune foibleflè a eer égard. Cependant un jour qu'il avoit fait rappeller a une attaque le Maréchal de Gaflion , dont il vouloit prendre les avis, ce Maréchal le quitta brufquement au milieu de la converfa-  de Louis XIV& de Louis XV. 137 tion , & monta au haut de la tranchée, fous prétexte de quelque nouvelle obfervation ; mais en effet pour faire of* tentation de fon courage, & pour éproüver celui du Prince. Le Duc d'Enguien pénétra fon intention : Monfieur de „ Gaflion, (lui dit-il, en le rappellant „ d'un ton févere, mais tranquille;) „ vous croyez fans doute avoir fait une „ action d'une grande valeur : croyez„ vous que, dans 1'occafion & le be„ foin, j'ofaflè moins que vous"? Gaffion, honteux & déconcerté, eut recours aux excufes. II répondit qu'il n'avoit jamais fongé a tenter le courage d'un Prince qui avoit rempli 1'univers de la gloire de fon nom. Mais il n'en étoit pas moins vrai qu'il avoit voulu (ë venger des hauteurs d'un maitre qu'il regardoit toujours comme fon éleve. On fait, que lors des troubles de Ia Fronde, le Grand Condé favorifa d'abord Mazarin. Un des motifs qui 1'avoient déterminé a fe déclarer contre le Parlement, fut qu'un jour ayant été aux Chambres affémblées pour appaifer les troubles naiflants, & ayant accompagné fon difcours d'un de ces gefies d'un Général viétorieux qu'on* pouvoit prendre  138 Mémoires anecdotes pour une menace, le Confeiller Quatre-fous lui dit que c'étoit un fort vilain gefte, dont il devoic fe défaire. Les murmures de 1'afiemblée, que le Cardinal de Retz appelle fouvent la cohue des Enquêtes, exciterent la colere du Prince. II fallut que fes amis 1'excufaffent auprès de Quatre-fous; mais a ce mouvement de colere s'étoit joint un motif plus noble, celui de fecourir 1'enfance du Roi opprimée , & la Reine Régente outragée. Mémoires de la Duehejfe de Nemours. M. le Prince, M. le Prince de Conti fon frere, & M. le Duc de Longueville furent menés au chateau de Vincennes avec une efcorte de cinquante chevaux, tant Gendarmes que Gardes de la Reine , commandés par le Sieur de Comminges & M. de Miojfens, depuis Maréchal d'Albret. Ils arriveren t fort tard a Vincennes, le carrolTe s'étant rompu en chemin: ce qui donna occafion a M. le Prince de propofer a Mioflèns de le fauver. Celui-ci répondit a Son Alteffe, que la fidélité qu'il devoitau Roi ne Ie lui permettoit pas ; & le Sieur de Comminges ayant entendu la propofuion , & remarqué que Son Alcefle jettoic les yeux  de Louis XIV & de Louis XV. 139 de toutes parts pour voir s'il ne lui venoit pas de fecours, lui dit qu'il étoit fon très-humble ferviteur; mais que lorfqu'il étoit queftion du fervice du Roi, il n'écoutoit que fon devoir ; & que s'il venoit du monde pour le fauver, il les poignarderoit plutöt que de les laiffer fortir d'entre fes mains. Leur tranflation au Havre déconcerta Ie projet formé depuis long-temps pour les fauver. Le Comte d'Harcours qui fut chargé de les conduite, s'attira le blame de tous les honnêtes gens, qui trouverent cette aétion indigne de lui & de la belle réputation qu'il s'étoit faite dans le monde ; ce qui donna lieu a cette chanfon que M. le Prince fit dans fon carrofle pendant qu'on le transfé« roit. Cet homme gros & court, Si connu dans l'Hiftoire, Ce grand Comte d'Harcourt Tout couronné de gloire, Qui fecourut Cazal & qui reprit Turin, Eft maintenant , eft maintenanc Recors de Jules Mazarin. Quand M. le Prince fut transféré au Havre, plufieurs perfonnes eurent la curiofué de voir le donjon que ce hé-  140 Mémoires anecdofes ros avoit habité au chateau de Vin- cennes. Mademoifelle de Scudery fut du nombre des curieux, & ce fut alors qu'elle grava ces vers fur une pierre oü M. le Prince avoit fait planter des ceillets qu'il arrofoic tous les jours. En voyant cesoeillets qu'un illuftre guerrier Arrofa d'une main qui gagna des batailles , Souvienstoi qu'Apollonbatiffoit des murailles, Et ne t'étonne pas de voir Mars Jardinier. M. Ie Prince ayant fu que le Prince de Conti fon frere vouloit époufer, fans fa participation, Mademoifelle de Chevreufe, a qui 1'on donnoit pour amants le Coadjuteur & Meflieurs de Noirmouftier & de Caumartin, vint le trouver , & lui dit, pour le détourner de ce mariage, tout ce qui peut dégoüter un amant ou un mari. II ajouta aflez plaifammant, qrfétant d'aujfi belle taille qu'il étoit, il avoit raifon de chercher encore de nouveaux agréments, & que fon mariage alloit orner fa tête de mitres, dépées & de bonnets a cornes, & mettre dans fon parti 1'Eglife, la Noblejfe, <£? le tier s~ Et at. Quand on öta les fceaux a Chdteauneufpom les donner au Préfidenc Molé^  de Louis XIV & de Louis XV. 141 le Coadjuteur, enneroi particulier de ce Magiftrat, vinc apprendre cette nouvelle a M. le Duc d'Orléans & aM. le Prince qui étoient enfemble au Luxembourg: on tint, fur le champ, un Confeil, oü fe trouverent plufieurs perfonnes de qualité, pour délibérer fi 1'on iroit a l'inftant même au palais arracher les fceaux au PremierPréfident, & fi 1'on exciteroit le peuple a foutenir cette violence. M. le Prince fut d'un avis tout-a-faic contraire; il y mêla même quelques railleries, difanc qu'il n'étoit pas aflez brave, pour s'expofer a une guerre qui fe feroit a coups de pierres & de pots de chambre. Les Frondeurs furent piqués de cette réponfe, & ne la pardonnerent pas au Prince de Condé. Le peuple avoit demandé a 1'Hötelde-ville que la cMflè de Sainte-Genevieve fuc defcendue, & portée en proceffion, pour obtenir du Ciel qu'il délivrat le Royaume, du Cardinal Mazarin. Pendant cette pieufe cérémonie, M. le Prince, qui avoit quitté Ie parti de la Cour, affeéta de fe tenir confondu parmi la foule; & quand la chaife vint a paflèr, après s'être mis & genoux dans la rue, il couruc fe jetter entre les Prêtres,baifa  142 Mémoires anecdotes cent fois cette fainte chafle, y fit toucher fon chapelet, & fe retira avec Papplau* diflèment de toute la populace. On entendoit crier de tous cötés: Ah! le bon Prince! & qu'il,eft dévot! M. le Prince avoit aflbcié le Duc de Beaufort a cette feinte dévotion, dont il fut aifé de pénétrerlemotif. Ils recurent l'un&l'aütre de grandes bénédiélions. Un homme qui avoit été a Madame la Princeflè, en qualité de valer,-de.pied , & auquel elle faifoit une penfion qu'elle ne payoit pas exactement, la lui demanda infolemment devant un jeune homme de qualité du nom de BuJJy, qui avoit été Page de M. le Prince. Celui - ci trouva le procédé du valet - de - pied fort mauvais, & le lui témoigna. L'autre lui répondit a ce fujec une impertinence, & ils mirenc 1'épée a la main. Madame la Princeflè, voulant les féparer, fut bleflee en deux endroits; & la-deflus on voulut que ces deux hommes fuflènt bien avec elle, & que ce fut-la le fujet de leur querelle. On tourna la chofeon ne peut plusdéfavantageufement pour Madame la Princeflè , & M. le Prince la fit partir pour Chiteau-Roux.' M. le Duc fit vainement  de Louis XIV'& de Louis XV. 143 tout ce qu'il put pour rompre ce voyage. Ce qui irrita le Prince de Condé plus que tout le refte, c'efl: que Mademoifelle , qui le haïfloit a caufe de 1'affaire du Duc de Lauzun, en fit de cruelles railleries avec le Roi. La colere de M. le Prince étoit fi grande, que, fans M. le Duc, Madame la Princeflè s'en alloit fans équipage. Perfonne ne la vit a fon départ, qu'un petit nombre de fes proehes. Le Cardinal de Richelieu avoit chargé PAbbé d'Aubignac, Auteur de la Pratique du Théatre, de 1'éducation du Duc de Fronfac. Le Précepteur fut fi bien gagner les bonnes graces de fon éleve, que, dès qu'il fut majeur, il lui fit une penfion viagere de quatre mille livres a prendre fur tous fes biens. Après la mort prématurée de ce jeune Seigneur, PAbbé d'Aubignac fut obligé, pour être payé de fa penfion, de plaider contre le Prince de Condé , feul héritier du Duc, qui refufoit de la lui continuer. Ce procés fut terminé par une favante requête que PAbbé d'Aubignac adrefla \ M.le Prince, & par laquelle il le faifoit juge de leur conteftation. Cette aftion excita la généroficé du Prince,  144 Mémoires anecdotes qui, après avoir lu Ia requêce, ordonna que Ie procés demeureroit fini, & fe condamna lui-même a payer la penfion. Jamais piece ,n'ennuya plus méchodiquement que la Zénobie de 1'Abbé d'Aubignac. Cependant, comme il fe vantoic d'avoir feul , entre tous nos Auteurs , exactement fuivi les regies d'Ariftote : „ Je fais bon gré & 1'Abbé „ d'Aubignac, difoit le Grand Condé, „ d'avoir fuivi les regies ; mais je ne „ pardonne pas aux regies, d'avoir fait „ faire & eet Abbé une mauvaife Tra„ gédie ". Huit jours après que la Comédie du Tartufe eüc été défendue , on repréfenta a" ia Cour une Piece intitulée : Scaramouche Hermite , farce trés - licencieufe. Le Roi, en fortant, dit au Grand Condé : „ Je voudrois bien favoir pour„ quoi les gens qui fe fcandalifent fi „ fort de la Comédie de Molière, ne „ difent rien de celle de Scaramouche ". Les Comédiens Italiens, répondit le Prince de Condé , riont offenfé que Dieu; mais les Frangois om offenfé (es dévots. Tout  de Louis XIV & de Louis XV. r45 Touc grand qu'étoit ce Prince , il avoit la foiblefle de plaifanter fur le ridicule des autres , & n'en étoit luimême que plus fenfible a la raillerie. Un jour que Saint - Evremont & le Comte de Miojfens fortoienc d'une converfation oü il s'étoic un peu trop livré \ fon humeur cauftique, il échappa 4 Saint-Evremont, de demander au Comte , s'il croyoit que Son Alteffe , qui aimoit fi fort & découvrir les ridicules des autres, n'eüt pas elle-même le fien. Ils avouerent que cette manie lui en donnoit un d'une efpece alTez nouvelle; & ils ne purent réfifter a la tentation de s'en divertir avec leurs amis. Le Prince en fut informé, & leur donna bientót des marqués de fon reflèntiment. II éloigna le Comte de Mioflens, & óta k Saint-Evremont la Lieutenance de fes Gardes. Le Cardinal de Retz, tantót 1'ami & tahtóc 1'ennemi du Prince de Condé, avoir publié un écrit intitulé : Le vrai & le faux du Prince de Condé, & du Cardinal de Retz. Ce livre oü 1'Aureuc n'avoit point affez ménagé fes expreffions, étoit fait pour piquer M. le Prince; cependant il le Iuc fans aucune émoüon. Tome L G  146 Mémoires anecdotes Un de fes Courcifans s'appercevant un jour qu'il lifoit avec une atcention extraordinaire, prit la liberté de lui dire, fans favoir que c'étoit 1'écrit du Coadjuteur, qu'il falloit que ce fut un bon ouvrage , puifqu'il y prenoit tant de plaifir : „ II eft vrai, lui répondit le „ Prince, que cette lecfure m'intérefle „ infiniment, car elle me fait connoïtre „ mes fautes que perfonne n'ofe me „ dire ". Ce Prince avoit 1'ame aflèz grande pour prendre en main la défenfe d'un rival malheureux. Le Comte d'Harcourt avoit été défait devant Lérida en 1647; c'étoit peut-être le feul défaftre qu'il eut eftuyé depuis qu'il commandoit les armées : cependant chacun s'élevoit contre lui. Le Prince de Condé, qui n'avoit pas lieu de fe louer de la conduite du Comte & fon égard, füc néanmoins le feul qui lui accorda fa proteétion dans cette circonftance : il répéta plufieurs fois en plein Confeil, que quelque grand &heureux que fut un Général, on ne devoit pas s'attendre a le voir invincible. M. le Prince étoit fort fujet a fe met-  de Louis XIV & de Louis XV. 147 tre en colere; mais il ne tardoic pas k s'en repentir. Un jour qu'il s'étoit emporté contre le Comte de Palluau, qui fuc depuis le Maréchal de Clerembauh, il faific a l'inftant même 1'occafion de réparer fon corc; & comme il écoic prés de monter a cheval, & qu'on venoit de lui apporter fon manteau, il s'approcha de eet Officier, & lui dit: „ Jete prie „ de me boutonner ma cafaque ". M. de Palluau lui répondit: „ Je vois bien que „ vous avez envie de vous raccommo„ der avec moi; j'y confens, foyons „ bons amis ". M. le Prince fe mie a rire, & témoignala plus grande fatisfaction de ce que Ie Comte avoit fi bien pris la chofe. Le Pere Bourdaloue prêchoic le Carême a Saint-Sulpice : un jour qu'il fe fit accendre, couc Ie monde fe mie acatt* fer dans 1'Eglife; & comme 1'aflemblée étoit fort nombreufe, Ie bruit étoit aufli fort grand. Dès que le Prince de Condé, qui étoit du nombre des auditeurs, appercuc le Pere Bourdaloue, il s'écria : Siknee, Mefieurs, voki iennemi. Le Duc de Candale, qui afpiroit au titre de Prince a caufe de fa mere qui G ij  148 Mémoires anecdoüs étoit fille naturelle de Henri IV, parlanc un jour de fes parents, devant le Grand Condé, difoit : Monfieur mon pere, Madame ma mere, &c. M. le Prince, que ce ridicule ennuyoit, fe mie a crier auffi-töt: Monfieur mon Ecuyer, allez dire a Monfieur mon Cocher qu'il mette Mejfieurs mes chevaux a mon carrojfe. Le parquet eft 1'efpace compris entre 1'enceinte qu'occupent les opinants au Parlement dans un Lit de Juftice. II eft toujours vuide; & perfonne, pour aller & fa place, ne pouvoic autrefois le traverfer diagonalement, il falloic faire le tour. Le Grand Condé ayanc peiné h marcher a caufe de fa goucte, pour abréger, dérogea a Pufage. Les autres Princes du Sang 1'imiterenc bientót, & c'efl: pafle en droic a leur égard feulement. Notre armée pafia PEfcaut le 14 d'Aout 1655 > malgré les effores du Prince de Condé qui fervoit alors pour PEfpagne, & qui vouloit difputer ce paffage. Les Efpagnols furent obligés de fe retirer, & le Maréchal de Turenne n'eut rien de plus preflë que d'écrire au Cardinal Mazarin tout Ie détail de cette ac-  de Louis XIV & de Louis XV 140 £ion, &de celles qui 1'avoient précédée. Mais le cavalier qui fut chargé de fes lettres étant tombé dans un parti ennemi, le paquet fut faifi & remis au Prince de Condé qui Pouvrit fur le champ. H y vu cue le Maréchai contoit cette aftion torc a1 fon avantage , & fe vantoic de 1 avoir pouflè fi vivement, qu'il 1'avóit contrainc de fe retirer au galop & dans le plus grand défordre. Piqué de cette jaftance, le l rrace envoya un Trompette dans 1 armée Francoife avec trois lettres , dont deux étoient adreffées aux Maréchaux de lurenne & de la Ferté, & la troifieme au Marquis deCaftelnau. La première etoic fort piquante; il mandoit a Turenne qu on voyoic bien par fa relation au Cardinal Mazarin, qu'il n'étoit pas i la tete de Pavant-garde qui 1'avoit repouöè, lorsdu pafiage de 1'Efcaut, paree qu il fe feroit appercu qu'il n'avoit pas fui ; qu u nen parloit que d'après fon imagination, n eïant point accoutumé ajuger par fes yeux de pareils événements, tant il prenou foin de la confervation de fa perionne. Dans fa lettre au Maréchal de la Ferté, il s en rapportoit a lui, qui prenant moins de précautions pour ne pas s'expofer, avoit été plus a portee de bien apprécier la retraite des Efp?gno!s. U éerivoit au G üj  *5° Mémoires anecdotes Marqufs de Cafrelnau, qu'il le croyoit trop homme d'honneur pour ne pas convenir que s'il avoit été bien attaqué, il s'étoit bien défendu, & ne s'é'toit retiré qu'au srot, fans défordre & fans aucune perte; qu'il 1'en croiroit d'autant plus volontiers qu'il avoit toujours été a la tête des troupes Francoifes; bien différent en ce point de M. de Turenne qui ne s'étoit montré nulle part. Ce dernier ne fit point de réponfe au Prince de Condé. Le*s deux autres lui répondirent qu'ils ne pouvoient trop louer fa belle retraite; mais ils mêJerent a fon éloge celui du Maréchal de Turenne. Le Grand Condé pafiant par Sens qui étoit de fon Gouvernement de Bourgogne, fut complimenté par les différentes Compagnies de la Ville. L'Abbé BoiIcau, alors Doyen de la Cathédrale, fut chargé de porter la parole a la tête du Chapitre. Le Grand Condé qui fe plaifoit a voir les Orateurs déconcertés en fa préfence, affe&a de regarder le Doyen en face , & d'avancer la tête de fon cöté, comme pour le mieux entendre, mais en effet dans 1'intention de le troubler. L'Abbé Boileau qui comprit le defièin du Prince, feignit d'être éconné  de Louis XIV G? de Louis XV. I 5* & interdic, & commenca ainfi fon compliment avec une crainte affeftée : „ Monfeigneur , Votre Altefie ne doit pas être " furprife de me voir trembler en pa" roiffant devant Elle h la tête d'une Compagnie d'Eccléfiaftiques; car fi j'étois " { la tête d'une armée de trente mille " hommes, je tremblerois bien davan" tage ". M. le Prince charmé dc ce débuc embrafTa 1'oratéür, fans le iaiflèr achever. II demanda fon nom; & quand on lui dit que c'étoit le frere de Defpréaux, il redoubla fes carefiès, & le retint a diner. Le Maréchal de Créauy venoit de perdre la bataille de Cotifarbrück; on difoit de lui auparavant, qu'il ne lui manquoit, pour être un Général du premier ordre, que d'avoir été battu. Quoique Ie Prince de Condé ne 1'aimat point, 1) avoit fi bien adopté ce fentiment, qu'apresl affaire de Confarbruck, il dit a Louis XIV: „ Sire, Votre Majefté vient d'acquenc " le plus grand homme de guerre qu'elle „ ait eu ". II y avoit cinq ans que Ie Roi n'étoit allé a Chantilly; il y vint enfin, & M. le Prince lui donna une fête qui coucaG iv  15* Mémoires anecdotes cinquante mille écus. Sa Majefté arriva un Jeudi au foir. Après la promenade, on'fervic une magnifique collation dans des bofquets tapiffés de jonquilles; mais au fouper, il y eut quelques tables oü le rót manqua, a caufe de plufienrs diners auxquels on ne s'étoit point attendu. Cela mortifia tellement Vatel, ancien Maitre-d'hótel de Fouquet, &qui 1'étoit alors de M. le Prince, qu'il dit a Gourville : „ Je fuis perdu d'honneur; „ voici un affront que je ne fupporterai „ pas. La tête me tourne, ajouta-t-il, „ il y a douze nuits que je n'ai dormi ". Gourville le foulagea de fon mieux; mais ce rot qui avoit manqué a plufieurs tables, lui revenoit fans cefTe a 1'efprir. M. le Prince, inftruic du trouble de fon Maitre - d'hótel, va le trouver dans fa chambre , & lui dit : „ Va cel, „ tout va bien; & rien n'étoit plus beau j, que le fouper du Roi. II répond: Mon„ feigneur, votre bonté m'acheve , je „ fais que le rót a manqué a deux tables. „ Poinc du couc, lui die M. le Prince, „ ne vous croublez pas, couc va bien ". La nuic vinc, le feu d'artifice ne réuflic pas, il fuc couvert d'un nuage; il coütoit pourtanc feize mille francs. Aquatre heures du matin, Vatel fe leve, fans  de Louis XIV & de LouisXV. 153 avoir pu fermer Poeil; il trouve tout endormi : il rencontre un petic Pourvoyeur qui lui apportoit feulenient deux charges de marée. 11 lui demande fi ceft-lu tout? Celui-ci répond que oui; il ne favoit pas que Vatel avoit envoyé S tous les Ports de mer. Vatel aitend quelque temps; les autres Pourvoyeurs ne vinrent point. Sa tête s'échaufFoit, il crut qu'il n'auroit point d'autre marée. II trouva Gourville , il lui dit: Mön„ fieur, je ne furvivrai pas a eet affront". Gourville fe moque de lui. Vatel monte h fa chambre, met fon épée contre la porte, & fe la paffe au travers du corps; mais ce ne fut qu'au troitieme coup, car il s'en donna deux qui n'étoient point mortels. Cependant la marée arrivé de tous cötés; on cherche Vatel pour la diftribuer; on va a fa chambre, on heurte, on enfonce fa porte, on le trouve noyé dans fon fans : on court a M. le Prince qui fut au déSefpoir. II conta tout au Roi fort triftement. On dit que Vatel s'étoit tué, paree qu'il avoit beaucoup ■d'honneur a fa maniere : on loua & Pon Wama fon courage. Le R.oi dit qu'il n'avoit tant différé a venir aChantiüy, que paree qu'il comprenoit 1'èxcès de eet embarras. II dit a M. le Prince qu'il ne deG v  154 Mémoires antcdotes voit avoir que deus tables; &nepoint fe charger de tout; il jura qu'il ne fouffriroic plus qu'il en ufat ainfi; mais c'é* toic trop tard pour le pauvre Vatel. Cependant on dina très-bien; on fic eollation, on foupa, on fe proroena, on joua, on fut a la chafle, tout étoit parfemé de jonquilles, tout étoit enchanté. Xe Samedi au foir le Roi alla a Liancourt, oü il paffa toute la journée du lendemain, Quand Turenne fut tué, M. le Prince alla prendre le commandement de 1'armée. Ce fut alors qu'il dit cette belle parole qui marqué fi bien la noblefiè de fon caraclere. „ Que ne puis-je con„ verfer un quart-d'heure avec 1'Ombre „ de M. de Turenne "! Ce grand Prince pafia les dernieres années de fa vie dans fa belle retraite de Chantilly. II y rafTembloic fouvent les gens de Lettres, & fe plaifoit a s'entretenir avec eux de leurs ouvrages, dont il étoit bon juge. Lorfque dans ces conver(ations littéraires il foutenoit une bonne caufe, il parloit avec beaucoup de grace & de douceur; mais quand il en foutenoit une mauvaife} il ne falioic pas le  de Louis XIV & de Louis XV. I $$ contredire; il s'efnporcoit alors, & rien n'étoit plus dangereux que de lui difputer la viétoire. Dans une converfation de cette nature, le feu de fes yeux effraya tellement Boileau, qu'il céda par prudence, & dit tout bas b fon voifin: „ Do„ rénavant, je ferai toujours de 1'avis de „ Monfieur le Prince, quand il aura tort". Lorfque le fils du grand Condé vou!ut faire peindre 1'hiftoire de fon pere dans la galerie de Chantilly, il fe trouva une difficulté dans 1'exécution, h caufe des exploits éclatants du héros contre fon Roi & fa patrie. Pour n'être point forcé de taire ces événements, Ie Prince Jules fit defiiner la Mufe de 1'Hifloire tenant un livre, fur le dos duquel étoit écrit : Vie du Prince de Condé. Cette Mufe arracboit des feuilles du livre, qu'elle jettoit par terre, & on lifoit fur ces feuillets: Secours de Cambrai; fecours de Valenciennes; retraite de devant Arras; enfin, toutes les belles actions de Condé durant. fon féjour dans les Pays-Bas; aftions dont tout étoit louable, fi le héros qui les exécuta, eut porti une autre écharpe. Q vj  i$6 Mémoires anecdotes LE DUC DE BEAUFORT (i> •Ce fut par lemoyen du novaméFaugrimaut,Vnn de fes Gardes, que ce Prince fe iauva du cMceau deVincennes, dont le Sieur de la Ramêe étoit alors Gouverneur. Cette évafion avoit été prédite au Cardinal Mazarin par PAbbé de Marivaux, & par PAvocat Goïfet, qui fe mcloienc d'Aftrologie. La chofe fut traitée de bagatelle; cependant PAbbé de Manvaux étoic fi perfuadé de la certitude de fa prédiétion, qu'il 1'avoit pubhée avec toutes fes circonfiances. Quelques-uns de fes amis Payanc rencontré au Cours le jour qu'elle eut fon eflet, & lui • ayant dit tout haut que M. de Beaufort étoit encore a Vincennes, il leur répondit froidement qu'il n'étoit pas encore quatre heures, & qu'il falloit qu'ellea fuflent paffées avant qu'on eut le droit dele plaifanter. Enfin, les avis réitérésqui furent donnés au Cardinal , firent impreffion fur fon efpric, & fi dépêcha f0 Né en 1616, mort en 1669.  de Louis XIV & de Louis XV. 15T un exprès au Sieur de Ia Ramée pour 1'avertir de furveiller fon prifonnier; mais la Ramée n'avoic garde de foupconner Vaugrimauc, qui étoit fon homme de confiance. Meflieurs de Candale, de Boutevitte, de Souvré, de Saint-Mefgrin, de Jerzai & autres partifans du Cardinal Mazarin, s'écoient vantés a Saint-Germain, que les Frondeurs ne leur faifoient point quitter le haut du pavé dans les Tuileries; & «n eflet, ils affeétoient depuis quelque temps de faire de grands foupers fur la terraflè du jardin (i) de Renard, d'y (i) Ce Renard avoit été laquais de 1'Evêque de Beauvais, 8c enfuite fon valet-de-chambre. Comme il entroit au Louvre par le moyen de fon maitre, il avoit coutume de préfenter tous les matins un bouquet a la Reine , qui aimoit les fleurs. Ces petits préfents étant bien recus, Renard obtint de Sa Majefté quelques récompenfes , fc entre autres , la jouiffance d'une partie du jardin des Tuileries. II y batit une jnaifon , & 1'embellit fi bien, que ce lieu devint un réduit pour les perfonne» de la plus haute qualité. On s'y divertifloit, on y jouoit, & fouvent même on y tenoit des conférences fur les affaires du temps, Renard s'étoit fait peindre en jeune garcon qui préfentoit des fleurs a la Fortune , pour tirer quelques préfents de Ia Déeffe. La Fortune tendoit la mai»  158 Mémoires anecdotes mener des violons, & de boire publiquement a la fancé de Son Éminence. Cette forfanterie déplut beaucoup au Duc de Beaufort qui réfolut de troubler la première orgie de ces Meflieurs. II s'y rendic accompagné d'un grand nombre de fes amis; & s'adreflanc au Duc de Candaie, il lui dit qu'il venoit fe réjouir familiéremenc avec lui, & profiter de la liberté qui régnoic fur le pavé de Paris. La raillerie ne pluc pas; on y répondit avec aigreur, & le Duc de Beaufort qui n'attendoit que cela, prit un bout de la nappe & renverfa tout ce qui étoit fur la table. On coëfta d'un potage M. de Vineville, qui fe trouvoit par hafard. Le Commandeur de Jars eut le même fort. On cafla les inftruments fur la tête des violons. Ménil qui étoit avec M. de Beaufort, donna trois ou quatre coups d'épée a Jerzai. Le Duc voulut mettre 1'épée a la main ; mais il en fut empêché par fes amis, qui virent bien que la partie n'étoit pas égale; il fortit de Paris le lendemain matin dans le deflèin de faire pour recevoir le bouquet, & faifoit, en fouriant, tomber une plute d'or dans le fein $\i jeuoe garcort,  de Louis XIV li de Louis XV. 159 appelier le Duc de Beaufort. La Cour empêcha que les chofes n'allaflènt plus lom. Le Duc de Beaufort allok tous Jes foirs chez Madame de Montbazon, d'oü il ne fortoit ordinairement qu'a deux oü trois heures après mlnuit. Un foir qu il ne la trouva pas, il dit tout haut au Portier, qu'il s'en alloica 1'hötel de Vendóme, & qu'il reviendroic a onze heure?. On prétend que deux inconnus qui s étoient avancés auprès du carrolTe 1'entendirent. Quoi qu'il en foit, il fut a peme \ la Croix duTrahoir, qu'il changea davis, & préféra d'aller fouper & 1 höteUe Nemours. II renvoya fa voiture h 1'hötel de Vendöme, avec ordre a fon Ecuyer de la lui ramener fur les onze heures chez Madame de Montbazon. Comme il n'alloit jamais fans être accompagné de gens bien armés, deux Gentilshommes & deux Valets-de chambre s'écoienc mis dans le carrolTe qui revinc le chercher. Chacun d'eux avoit un moufqueton & des piftolets. Ils étoient a la Croix du Trahoir, lorfque vingc hommes a cheval environnerent le carrolTe, & ordonnerent au cocher d'arrêter. Un des deux Gentilshommes tira fon moufqueton, & blefla un des voleurs. Au même inftanc un de  iöo Mémoires anrcJotef ceux qui attaquoienr. s'élanca dans Ia voltiire, & donna un coup de poignard k 1'autre Gentilhomme, & ce coup de poignard fuc fuivi de plufieurs coups de piftolets, dont un acheva de cuer Ie Gentilhomme déja bleffé. Cela fait, les voleurs fe retirerenc & emporterent leur compagnon bleffé. Le carrolTe arriva k 1'hótel de Montbazon, & 1'on tira le corps du malheureux Gentilhomme, qui fuc éxpofé aux yeux du peuple jufqu'au lendemain après - midi. M. de Beauforc fic pafTer la chofe pour un affaffinac; & les Frondeurs publierent que c'étoit le Cardinal Mazarin qui 1'avoit faitcommectre. D'autres prétendirent que c'étoient les amis deM. le Prince. Quoi qu'il en fok, on pendic, la nuit fuivante, un porcraic du Cardinal k un poteau qui étoit auprès du Pont-Neuf, avec un arrêt écric au-deflbus qui le qualifioic d'afTaffin du Duc de Beaufort; mais Ie jour parut k peine, que le Lieutehant-Criminel en perfonne vinc faire dépendre le tableau, & informer contre les auteurs de cette exécution. A quelques jours de-la, trois des voleurs qui avoienc cué Ie Gentilhomme de M. le Duc de Beauforc furent rompus, & perfifterent fur la roue a déclarer qu'ils n'avoient jamais eu d'aütfe  de Louis XIV & de Louis XV. 161 deflèin que de voler ■, & que ihns Ia réfiftance de ceux qui étoient dans le carrofle , il n'y auroit eu perfonne de tué. Ce prétendu aflaflinat ne fut donc pas prouvé; ce qui fêcha beaucoup les Frondeurs, & en particulier le Duc de Beaufort. Ce fut a 1'endroit oü commence la rue d'Antin, du cöté de la rue Neuve des Petits-Champs, derrière lesmurs du jardin de 1'hötel de Vendöme, que les Ducs de Beaufort & de Nemours fe battirent en duel, cinq contre cinq, le 30 Juillec 1652 , vers les fept heures du foir. M. de Beaufort avoit pour feconds, Buri, de Ris, Brillet & d'Héricourt. Le Marquis de Villars, pere du Maréchal , le Chevalier de la Chaife , Campan Scd'Uzerches, étoient les feconds du Duc de Nemours, qui avoit lui-même chargé les piftolets, & les avoit apportés avec des épées. Lorfqu'ils furent en préfence: Eh! beau-frere, quelle honte ! oublions le pajfé, & foyons bons amis, lui dit M. de Beaufort. Ah! coquin, il faut que je te tue, ou que tu me tues, répondit M. de Nemours. II tira le premier, apparemment comme Poffenfé, & voulut enfuite fondre 1'épée a la main  i6s Mémoires anecdotes fur M. de Beaufort, qu'il avoit manqué, & qui le tua roide de trois balles dans I'eltomac. D'Héricourt fut tué par ie Marquis de Villars, & de Ris par d'Uzerches; les autres ne fe bleffèrent pas dangereufement. L'Archevêque de Paris défendit qu'on fit pour le Duc de Nemours desPrieresï Saint-André-des Arcs, fa ParoifTe, ou on 1'avoit porté; & cec Arohevêque étoit le fameux Cardinal de Retz, qui portoit ordinairement un poignard dans fa poche, au-lieu de Bréviaire. HENRIETTE D'ANGLETERRE (i). Le Cardinal de Retz rapporte dans fes Mémoires, qu'étant alié voirauLouvre la Reine d'Angleterre, il la trouva dans la chambre de fa fille, & qu'elle lui dit : Fous voyez , je viens tenir compagnie a Henriette; la pauvre enfant na pu fe lever aujourd" hui faute de feu. ,, II eft trés-vrai, ajoute-t-il, qu'il y „ avoit fix mois que le Cardinal Maza„ rin ne la faifoit point payer de fa pen- (0 Nse en 1644, morte en 1670,  de Louis XIV & de Louis XV. 163 „ fion; les Marchands ne vouloienc plus „ lui rien fournir, & il n'y avoit pasun „ morceau de bois chez elle : le Parle„ ment lui envoya quarante mille francs ". Mademoifelle ie la Valiere étoit Fille d'honneur de Madame, & cette Princeflè ambitieufe & coquette avoit cru d'abord que c'étoic pour elle-même que le Roi lui faifoit de fréquentes vifites. Quand elle s'appercut qu'elle fervoit, pourainfi dire, de prétexte a la Valiere, elle corcut le plus grand dépit; & pour fe confo'ier, elle écouta favorablemenc le Comte de Guiche, fis ainé du Maréchal Comte de Grammont, jeune homme très-bien fait, qui a beaucoup d'efprit & de courage, joignoit encore plus d'audace. Dansle même temps, la Comteflè de Soiflbns fe rendit a 1'amour du Marquis de Vardes, qui n'étoit plus dans fa première jeunefle^mais qui avoit encore une trés-belle figure, & dont Pefpric & les manieres lui gagnoient tous les coeurs. On a cru que ce fut par ordre du Roi qu'il s'attacha h la Comteflè, & que Louis XIV fut Ion confident. Ce qu'il y a de certain, c'efl que i'ambitiorj entra pour beaucoup dans ce commerce, & qu'il ne vit pas fans chagrin la Valiere  •164 Mémoires anecdotes fouveraine maitrefle du coeur de Sa Majefté. Quoi qu'il en foit, Madame, le Comte de Guiche, la Comteflè de Soiffons & de Fardés fe liguerent pour perdre la favorite. II s'imaginerent que, fi, par quelque moyen, la jeune Reine pouvoic favoir le commerce du Roi avec la Valiere, elle éclateroit & feroit éclacer la Reine-mere. Ils écrivirenc donc une lettre, comme de la part du Roi d'Efpagne a fa fille, qui Pavertiflbic des amours du Roi. Cette lettre compofée p3r Ie Marquis de Vardes, & traduite en Efpagnol par le Comte de Guiche, arriva a bon port, & fans que perfonne fedoutat d'oü elle venoit. La jeune Reine qui aimoit fon mari paflionnément, fut pénétrée de douleur. La Reine-mere pric fon parti; & cela donna beaucoup de chagrin & d'inquiétude au Roi, mais ne lui fit pas quicter fa maitrefle. Loin de fe douter d'oü partoit ce coup, il appella de Vardes pour qui il avoic une inclinacion finguliëre, & confulta avec lui, qui ce pouvoit être qui avoit ofé 1'offenfer. 'Vardes détourna méchamment le foupcon fur Madame de Navailles, Dame d'honneur de la Reine, dont 1'humeur auftere avoit déplu au Roi, lorfqu'elle avoit fait griller les avenues qui coiïdui-  de Louis XIV & de LouisXV. 16.5 foient chuz Mademoifelle de la MotheHoudancourt pour qui il avoit eu quelque fantaifie. Madame de Navailles & Ion mari furent chaflés, fans qu'on dit pourquoi, & Madame de Montaufier fut faite Dame d'honneur. II fe paffa quelques mois fans que le Roi püt découvrir d'oü étoient venus a la Reine les avis qu'on lui avoit donnés. Pendant ce tempsla, Vardes étoit toujours 1'homme de Ia Cour le mieux venu du Roi, & celui dont il cherchoitle plusl'approbacion. II arriva, pour fon malheur, que le Comte de Guiche ayant été chaffé h caufe de Madame, cette Princeffe forma quelque deffein fur Vardes, & voulut lui faire abandonner la Comteue de Soiffons. Celle-ci fuc retenir fon amant; & fiere de ce fuccès, fe permit, a un Ballet, des difcours qui outrerent Madame. Cette querelle s'étant échauffée, Vardes, pour plaire h la Comteflè, fit une imprudence ïmpardonnable dans un homme de fon age. Ayant trouvé le Chevalier de Lorraine, favori de Monfieur, auprès de Mademoifelle de Fiennes, Fille d'honneur de Madame, il lui dit d'un ton railleur: Comment, Monfieur, un Prince fait comme vous s'amufe-t-ilaux Soubrettes? Le^ Maitreffes ne font pas trop bonnes  «66 Mémoires anecdotes pour vous. Ce difcours que !e Chevalier de Lorraine rendic a fon amile Marquis de Villeroy, parvnit biencöt jufqu'a Madame. Elle s'en plaignic au Roi, & Vardes futenvoyé a la Baftille. On crue que ce feroit pour quelques jours; mais fes ennemis ayant aigri 1'efprit de Madame, elle découvrit le fecret de la lettre Efpagnole qu'ils avoient concertée enfemble. Le Roi fut d'autant plus irrité, qu'il fe voyoit trahi par ceux qu'il avoit Ie plus aimés, la Comteffe de Soiflbns & le Marquis de Vardes. II fit enfermer celui-ci dans la Citadelle de Montpellier, & exila la Comteflè dans le Gouvernement de Champagne qu'avoit fon mari. II y avoit eu entte Madame & le Comte de Guiche un commerce de galanterie qui, fans être criminel, les avoit portés 1'un & 1'autre a de grandes imprudences. Montalais, une des Filles d'honneur de Madame, étoit laconfidenie du Comte. lis fe mirent dans Ia têtequ'il falloit qu'il vit la Princeffe en particulier. Madame qui avoit de la timidité, pour parler férieufement, n'en avoit point pour ces fortes de chofès. Elle n'en voyoit pas les conféquences; elle y trouvoit de Ia plaifanterie de roman. Montalais four-  de Louis XIV& de Louis XV. 167 nifloit des rnoyens qui ne pouvoient être imaginés par une autre. Le Comte de Guiche qui étoit jeune & hardi, mettoic de Ia gloire a tout hafarder; & Madame & lui, fans avoir de véritable paffion 1'un pour 1'autre, s'expofoient au plus grand danger oü 1'on fe foïc jamais expofé. Madame étoit malade & entourée de toutes fes Femmes, fans fe fier a pas une. Elle faifoit entrer le Comte de Guiche, quelquefois en plein jour, déguifé en femme qui dit la bonne aventure; il la difoic même aux Femmes de la PrincelTe, qui le voyoient tous les jours, & qui ne le reconnoiffoienc pas; d'autres fois, par d'autres inventions. II bravok le même danger, fans en tirer d'autre fruit que des entrevues qui fe palfoienc ordinairement h fe moquer de Monfieur, & a faire des plaifanteries fort éloignées de la violente paffion qui fembloit les faire entreprendre. Le 30 Juin 1570, Madame étant a Saint-Cloud en parfaite fanté , but un verre d'eau de chicorée. Elle fentit auffitót des douleurs aiguës dans 1'eftomac; les convulfions fuivirent, & fix heures après elle étoit morte. II eut été difficile de ne pas foupeonner de poifon  ió8 Memoires amcdotes une mort fi prompte & li caracïérifée. Le Roi, frappé de cette mort , & des circonflances qui 1'avoient précédée, fic venir devant lui Morel, Controleur de la bouche de Madame. I! fut introduit fecretement, la nuit même qui fuivit la mon de-cette Princeflè, dans le cabinet du Roi, qui n'avoit avec lui que deux domeftiques de confiance, & 1'Officier des Gardes-du-corps qui amenoit Morel. „ Regardez-moi, lui dit Louis XIV, Sc* „ fongez a ct que vous allez dire !... „ Soyez fur de la vie fi c'efl, la vérité... „ Mais fi ♦ous ofez me mentir, votre „ fupplice eft pret... Je fais que Ma„ dame eft. morte empoifonnée; mais je „ veux favoir les circonftances du crime. „ — Sire, répondit Morel, fans fe dé„ concerter, Votre Majefté me regarde „ avec juftice comme un fcélérat: mais „ après fa parole facrée, je ferois un „ imbécille fi j'ofois lui mentir. Ma„ dame a été empoifonnée. Le Cheva„ lier de L***a envoyé de Rome le „ poifon au Marquis d'E***, & nous „ 1'avons mis dans 1'eau que Madame s, a bue Mbn frere, reprit le Roi, le „ favoit-il? — Monfieur! dit Morel, „ nous le connoiflbns trop pour lui avoir „ confié notre feeree"! Alors le Roi ref- pirant:  de Louis XIV & de Louis XV. 169pirant: Me voila foulagé, s'écria-t-il,... Sortez. Manufcrits de Colbert. LE DUC DE BOURGOGNE, Pere de Louis XV (1). T j A joie fut extreme a la naiffance de m. le Duc de Bourgogne; chacun fe donnoit la liberté d'einbraffer le Roi. La foule le porta depuis la Surintendance oü Madame la Dauphine étoit accouchée, jufqu'a fes appartements. II fe laiiïöit embraffer par qui vouloit. Le bas peuple paroifibit hors de fens. On faifoit des feux de joie dans les cours du chateau; on y jetca les lambris & les parquets deftinés pour la grande galerie de Verfailles. Bontems, fort en colere, vint le dire au Roi, qui fe mit a rire, & dit : „ Qu'on les laifle fe réjouir, „ nous aurons d'autres parquets ". La joie parut auffi vive a Paris, & fut de, bien plus longue durée. Les boutiques (1) Né en i66l i mort en 171S1. Tomé I. ii  Ï7° Mémoires anecdotes furent fermées pendant trois jours. Toutes les rues étoient pleines de tables, les paflants étoient invités a boire fans payer; & tel artifan mangea, en moins de trois jours, cent écus qu'il ne gagnoit pas dans une année. Ce fuc a cette occafion , que Louis XIV fit ouvrir au Public fes appartements a certains jours de la femaine. On y donnoit a jouer, on y fervoic des rafraïchifiements de toute efpece; & le Monarque venoic goüter, dans ces aflèmblées, le plaifir d'être aimé de fes Sujets : elles furent incerrompues a la more de la Reine , & les abus qui s'y étoienc introduits empêcherent qu'on n'en rétablit 1'ufage. Dans une occafïon oü Fénêlon lui parloit avec fermeté : „ Non , non , „ Monfieur, lui répondit le Duc de „ Bourgogne, je ne me laiflè point „ commander; je fais ce que je fuis „ & ce que vous êtes ". Le fage Maïtre n'inflfia pas pour le moment, & crut devoir préparer par le filence & 1'air de trifteflè, 1'effet de la lecon qu'il vouloit faire a fon éleve. „ Je ne fais, Mon„ (ieur, lui dit-il le lendemain, fi vous „ vous rappellez ce que vous avez dit „ hier: que vous faviez ce que vous  de Louis XIV'& de Louis XV. 171 êtes & ce que je fuis? II eft de mon " de voir de vous apprendre que vous „ ignorez 1'un & 1'autre. Vous vous „ imaginez donc, Monfieur, être plus „ que moi : quelques valets fans doute „ vous 1'auront dit;& moi, je ne crains „ pas de vous dire, puifque vous m'y „ forcez, que je fuis plus que vous. „ Vous comprenez aflez qu'il n'eft poinc „ ici queftion de la naiflance; vous re„ garderiez comme un infenfé, celui qui „ prétendroit fe faire un mérite de ce „ que la pluie du ciel a fertilifé fa moif„ fon fans arrofer celle de fon voifin: „ vous ne feriez pas plus rage, fi vous „ tiriez vanité de votre naiflance, qui „ n'ajoute rien a votre mérite perfon„ nel. Vous ne fauriez douter que je „ ne fois au-deflus de vous par les lu„ mieres & les connoifiances : vous ne „ favez que ce que je vous ai appris , „ & ce que je vous ai appris n'eft rien, „ comparé a ce qui me refteroit a vous „ apprendre. Quant h 1'autorité, vous l, n'en avez aucune fur moi, & je 1'ai „ moi-même, au contraire, pleine & „ entiere fur vous : le Roi & Monfei„ gneur vous 1'ont dit aflez fouvent. j, Vous croyez peut-être que je m'efti„ me fort heureux d'être pourvu de H ij  Mémoires anecdotes „ 1'emploi que j'exerce auprès de vous j „ défabufez-vous encore, Monfieur, je „■ ne m'en fuis chargé que pour obéir „ au Roi, & faire plaifir a Monfeigneur, „ & nullement pour le pénible avantage „ d'être votre Précepteur; & afin que „ vous n'en doutiez pas, je vais vous „ conduire chez Sa Majefté, pour la „ fupplier de vous en nommer un au„ tre , dont je fouhaite que les foins „ foienc plus heureux que les rniens. „ Ah! Monfieur, reprit le jeune Prince, „ vous pourriez me rappeller bien d'au„ tres torts que j'ai eus a votre égard : „ il eft vrai que ce qui s'eft paflë hier „ y a mis le comble; mais j'en fuis dé„ fefpéré. Si vous parlez au Roi, vous „ me ferez perdre fon amitié; & fi vous „ abandonnez mon éducation, qu'eft-ce „ qu'on penfera de moi dans le public? „ Au nom de Dieu, ayez picié de moi: „ je vous promets de vous fatisfaire k „ 1'avenir". C'étoit Je point oü Fénélon vouloic amener fon éleve; mais, pour tirer de la circonftance tout 1'avantage qu'il pouvoic s'en promettre, il le laifla u,n jour entier dans 1'inquiétude, & ne parut céder qu'a la fincérité de fon repentir, & aux inftances de Madame deMaintenon.  de Louis XIV & de Louis XV. i73 Ce Prince n'avoit guere que fept ans, quand, a 1'occafion cTune Table Généalogique des Rois de France, M. le Duc de Montaufier lui demandanc lequel il choifiroit de. tous les titres de ces Rois? il répondit : Celui de Pere du peuple. En 1689, le Duc de Bourgogne fut faic Moufquetaire, en prit 1'habit, fe trouva aux revues , & apprit a faire 1'exercice. Le Roi lui avoit demandé s'il' vouloit être Moufquetaire noir ou p-vis? II répondit qu'il vouloit être tous les deux, & que pour cela, Sa Majefté n'avoit qu'a lui donner un de fes chevaux pies. Le défaut capital du Duc de Bourgogne étoit la colere : il s'y livroit quelquefois jufqu'a 1'emportement. Ce fut la religion qui 1'en corrigea; mais on peut dire que la douceur infinuante de Fénelon, fes foins aflidus, & les innocents artifices qu'il employa, préparerent merveilleufement le triomphe de la religion. Un jour que le jeune Prince s'arrêtoit a confidérer les outils d'un mènuifier qui travailloic dans fon appartement, 1'ouvrier, a qui Fénelon avoit H üj  374 Mémoires anecdotes fait fa lecon, lui die du ton le plus abfolu, de pafier fon chemin. Le Prince, peu accoutumé a de pareilles brufqueries, fe facha; mais 1'ouvrier haufiant encore le ton, & comme hors de luimême, lui cria : „ Retirez-vous, mon „ Prince; car quand je fuis en fureur, „ je caffe bras & jambes a tous ceux „ qui fe rencontrent fur mes pas ". Le Duc de Bourgogne courut touc effrayé avertir fon Précepteur qui étoit dans la chambre voifine, qu'on avoit introduit chez lui le plus méchant homme de la terre. „ C'eft un bien bon ouvrier, lui 3, dit Fénelon; fon unique défaut eft de „ fe livrer aux emportements de la co„ Jere ". Le Prince néanmoins opina qu'il falloit le renvoyer au plutör. „ Pour „ moi, Monfieur, reprit Fénelon, je le „ crois bien plus digne de pitié que de „ cbaciments. Vous 1'appellez le plus „ méchant des hommes paree qu'il a „ fait une menace, lorfqu'on le dif„ trayoit de fon travail : quel nom don„ neriez-vous donc a un Prince qui „ battroic fon valet-de-chambre dans le „ temps même que celui-ci lui rendroit „ des lèrvices " ? Dans une autre occafion, oü le Duc  i, Louis XIV-&de Louis XV. 175 de Bourgogne s'écok mus fés Officiers & fes domeitiques eu °eUnc ïïdre de lui demande,v« .b£ danr s'il n'écoic pas malade? II le pet fiÏÏa qu'ü Pétoir. Le Médecin> tagm fucappellé, lui rit» le pouls,.fit fe» vL'l réfiéchir la nature & es aufes de fa maladie, & fiott par lui dire . Avouez-moi lavérké, Monteur " ne vous feriez-vous pas hvré a quel" nue emportement ? Vous 1'avez deS viné, s'écria le Duc de Bourgogne; "eft-ce donc que cela peut rendre malade "2 Le Dofteur alors fit une fondue énumération des tragique* effets de la colere , qui alloient quelouefo s •uVu'at mo'nfubite. II lui f*g>g un répime pour quelques jours, & d l«» SBta pour préièrvadf, dans les occar te oü il reffeStiroit les premières emodonTe Ia colere, de rete tgnqudie fans parler, fans gefticuler, & de dé- ému. L'avis fit impreffion fur Ie jeune Prince, qui avoit d'ailleurs un defir fincere de fe corriger de fes défauts. On lui avoit fouvent dit, qu'il foUoit qu'un Prince s'accoutumat a foufihr avec cqonftance&fausfeplaindre: que pk»  3 7° Mémoires anecdotes rer fur-tout étoit une marqué de foibleflê qu. ne convenoit qua 1'enfance : ii forraa la refoJmion de ne plus pleurer. Un de la Dauphine fa mere, il fe JaifTa torn» ber fousratab!e:on OTC bad]. on le releva : Ja violence qu'il s'étoi te pourétoufferfadouleur, le foffij quou : ,| verfa un torrent de larmes quand on lui dit que celles qu'il s'efibr«ou de contenir, loin d'avoir rien d'hu«nihant, faifoiem 1'éloge de fon boa «Geur» Un de fes Gentilshommes de la Manche s étant appercu qu'il avoit de 1'éloignemem pour un jeune Seigneur de fort %e quil etoit dans le cas de voir habituellement lui en demanda la raifon. •Le Duc de Bourgogne avoua qu'il n'en avoit aucune; mais que toute la perfonne de ce jeune homme lui déplaifoit fans W pourquoi. I! ne fut pas difficile de Ju, fa,re fent.r 1'injufiice de ces ancipathies, & les conféquences qu'elles peuvent avoir pour un grand Prince. La Jecon lu, fit faire des efforcs de vemi Le jeune Seigneur dans la fuite fut toujours accueilli avec difiinéiion; & ce qui fembloic devoir 1'éloigner de ia fource  ét Louis XIV & de Louis XV. 177 des graces, devinc le principe de fa for* tune : le Duc de Bourgogne le combi» de bienfaits. La confiance de ce Prince pour Fénelon n'avoit point de bornes : on en jun-era par eet aveu qui devoic humilier fon amour-propre. „ J'ai bien honte de mon cceur, lui difoit-il un jour; • il m'étoit venu en penfée de ne plus " rien apprendre. afin que le Roi^ vous regardac comme un mauvais maitre On a dit que le Duc de Bourgogne étoit né avec un naturel extrêmement fougueux : en effet, il étoit emporté, jufqu'a vouloir brifer fes pendules lorfqu'elles fonno.ient 1'heUre qui 1'appelloit oü il ne vouloit pas aller, & jufqu'a vouloir s'indigner contre la pluie, quand elle faifoit obftacle a fes promenades. La réfiftance le mettoit en fureur. D'ailleurs, un goüc ardenc lui faifoit trouver de 1'attrait dans tout ce qui étoit défendu. Sa raillerie étoit d'autant plus cruelle , qu'elle étoit ingénieufe, & qu'il faififlbit les ridicules avec la plus grande juftefle. Tout cela étoit accompagné d'une vivacité de corps & d'efprit qui alloic jufqu'a 1'impétuofiH v  i?3 Mémoires anecdotes té, & qui ne lui permic jamais de rien apprendre, fans faire deux chofes & Ja fois. Touc ce qui étoit plaifir, il 1'aimoit avec paffion. Dangereux dans fon difcernement même, il fe plaifoit hmontrerle foible du raifonnement de fes Maicres, & triomphoir avec oftentation des avantages que lui donnoit fur eux la profondeur de fa logique naturelle. Tel étoit ce Prince avant que la dévotion en eut fait un prodige de modération, de fageffe, de boncé & de modeftïe. Sa piété fut extréme, & lerendit quelquefois trop auftere. Elle lui donnoit un air de cenfeur qui par fois dépitoit jufqu'au Roi lui-même. J'en citerai un trait qui révolta toute la Cour. Un jour des Rois qu'il y avoit Bal a Marly, le Duc de Bourgogne non - feulement n'y voulut point paroicre, mais ofa condamner un plaifir que le Roi partageoit avec fes eourtifans. Cette franchife refpeclable, quoique indifcrete, lui attira d'abord quelques plaifanteries de la part du Roi, & enfuite des réprimandes. Madame la DuchefTe de Bourgogne & le pieux Beauvilliers lui-même, efiayerent en vain de 1'attirer a ce Bal, dont il nepouvoit s'ab(enter avec tant d'affècfation, fans faire la cenfure de fon grand-pere. Leurs re-  de Louis XIV & de Lom XV. }J9 préfentations ne purent le vaincre : il le ïenferma k dire que leRoiétoKle^ tre, qu'il ne prenoitpas la liberté de blameJ la conduite; mais que rEpiphame étoit une trop grande fête ,pourqu il ofac la profaner, en affiftant a un fpeaacle tou t au plus fupportable un jour ordinaire On eut beau lui repréfenter qu ayant donné ia matinée & 1'après - dmee aux Offices de 1'Eglife, & d'autres heures encore a la Priere dans fon cabinet, il en pouvoit & devoit donner la foirée au refpeft & a la complaifance de fujet cc de fils. Toutes les inftances furent ïnutiles, &, hors le temps du fouper, u fut renfermé tout le foir dans fon appartement. Ce ieune Prince étoit paflionnément amoureus de Madame la DucheÜè de Bourgogne; cependant il s'impofoitavec elle de fréquentes privations, & ne le Hvroit k fon amour qu'en époux chafte & refpe&ueux. La févérité defesnweurs n'avoit pourtant point détruit en lm la gaieté , & on le voyoit fou vent foiirer de bonne grace avec les jeunes Dames qui compofoient la Cour de Madame la Ducheflê de Bourgogne. Ce fut le 4 Décembre 1700 que lfi  ï8o Mémoires anecdotes Duc d'Anjou, nouveau Roi d'Efpa™» ET/* V"?68' P°ur »«" prend* pofleffion de fa Couronne. Le Roi, Monfeigneur, & route la Cour I'accompagnerent jufqu'a Seaux, d'oü il parnt apres diner avec le Duc de Bourgogne. A peine ces deux Princes furentils en route, qu'il s'éleva entre eux une conteftation fur la préféance. Le Duc de Bourgogne die a fon frere que, puifquil étoit Roi, il convenoit qu'il tint Ja première place tant dans la voiture que_ lorfqu ils paroitroient en public Le jeune Roi protelh qu'il n'en feroit rien, donnant pour raifon que, s'il devoit être plus que Je Duc de Bourgogne en Efpagne, il étoit moins que lui en France, & que d'ailleurs il étoit fon cadet. Le Duc de Beauvilliers étoit dans la meme voiture. „ Je fus obligé, „ écrivoit-il, de m'établir 1'arbitre dè „ ce? difFérend , qui me toucboit juf- " 3U dX-,ai^e,s; &j"aiJV en faveur M du Koi d Efpagne ". Au combat ÜEchtet, oü le Duc de Bourgogne avoit en tête le fameux Malborough, les deux armées fe canonnerent long-temps, fans jamais s'approener. La foif & la faim avoient obJigé  de Louis XI'V & de Louis XV. 18* le Prince de defcendre de cheval; fes Officiers fe difpofoient a lui fervir un repas. „ Non , dit le Duc de Bourgogne, „ ce n'eft pas ici ni le temps, ni Ie lieu „ de tenir table ". Ec fe contentant d'un léger rafraichiffement, il reprit fes armes. Au même inftant un boulet de canon renverfe la table qu'il quittoit, brife fon fiege, emporte la tête d'un valet-de-chambre ; & ce premier coup eft fuivi d'un fecond qui tue un de fes Gardes a fes cótés. Le Maréchal^ Turenneavouoïtqu'il avoit fouvent rencontré de vieux Soldats qui pénétroient fes delTeins les plus fecrets, & qui lui trac,oient un plan de campagne raifonné, peu différent de celui qu'il fe propofoit de fuivre. „ Je „ me rappellerai toujours, dit a ce fujet „ M. le Duc de Bourgogne, que fur un „ rapport avantageux que me fit M. de „ Vendóme, j'ordonnai qu'on gratifiat „ de dix louis un Sergent de Navarre. „ Cet homme ne voulut en recevoir „ qu'un feul, en difant: Je le confer„ ver ai toute ma vie, & me fouviendrei „ que je le tiens de mon Général. Deus „ moisaprès, le même foldat fitdenou„ veau parler de lui. Je fis alors faire des  183 Mémoires anecdotes „ informations fur fa conduite, qui avoit été conframment la même pendant „ trente-deux ans qu'il avoit fervi. De „ Sergent qu'il étoit, je le fis Capitaine. „ II eut encore la délicatefTe de deroan„ der a remplir ce grade dans un autre „ Régiment; paree que, difoit-il, ilnu„ roic honte de fe voir 1'égal de ccuk s, qu'il avoit refpeclésjufqu'alors comme „ fes fupérieurs. Mais tous les Officiers „ de fon Régiment voulurent qu'il ref„ tat parmi eux, & il y refla. On ne „ fauroitimaginer, ajoute M. le Duc da ,, Bourgogne, le bon effet que cela prom duifitdansle Régiment, & même dans „ toute 1'armée ". Les maximes du Duc de Bourgogne étoient: Que les Rois font faits pour les peuples, & non les peuples pour les Rois : qu'üs doivent punir avec juftice, paree qu'ils font les gardiens & les manutenteurs des loix; donner des récompenfes, paree que ce font des dettes; jamais de penfions, paree que n'ayant rien \ eux, ce ne peut être qu'aux dépens des peuples. Et il avoit le courage de débiter ces maximes au milieu du failon de Marly. i Ljjrfqu'on découvric Ia ftatue équef-  de Louis XIV& de-Louis XV. 183 tre de Louis-le Grand fur la place de Vendöme, le Roi ne put s'empêcher de blamer les dépenfes exceflives que la Ville faifoit a loccafion de cette cérémonie, dans un temps oü le peuple étoit dans la mifere. Le Duc de Bourgogne entrant dans ces fentiments, refufa d'aflliler a la fête, & il répondit a fon époufe, qui le preffoit de 1'y conduire : „ Je fuisaffeété „ & eet égard, comme le Roi : com„ ment fe réjouir quand le peuple „ fouffre "? Un jour qu'on préfentoit au Roi trois plans différents pour la réconftruétion du chateau de Madrid; après que les courtifans eurent donné leur avis, fans qu'aucun fe fut fouvenu du peuple : „ Voi„ ci, dit M. le Duc de Bourgogne en „ défignant le plus magnifique de ces trois, „ plans, celui dont 1'exécution me plai,, roit davantage, li notre armée n'avoit „ pas befoin d'argent. Meflieurs, répon„ dit le Roi en fe tournant vers fes cour„ tifans, cela s'appelle dire fon avis bien „ fenfément ". Comme on parloit, en préfence du même Prince, des richefles immenfes qu'avoitlaiflees le Cardinal Mazarin, le Duc  "■184 Mémoires anecdotes de Beauvilliers dit qu'il avoit trouvé fecret de calmer fes inquiétudes au lic de la mort, en difpofant leRoi a luien faire une donation générale. „ I! eut encore „ fallu, dit M. le Duc de Bourgogne, „ qu'il eut fait ratifier cette donation ,, par le pauvre peuple qui réclamoit fa ,j dépouille ". Les Gens de Lettres qui étoient dans Ie befoin pouvoient s'adrelTer au Prince, furs de trouver en lui un protecleur généreux, pourvu qu'ils joigniffent la vertu au mérite littéraire. La Fontaine, qui ne favoit mettre aucun ordre dans fes affaires, avoit toujours vécu aux dépens de fes amis , & fes ouvrages licencieux lui en avoient fait un grand nombre. II les perdit par 1'éclat de fa converfion; ce fut alors que le Dauphin vint a fon fecours. Informé que le Poëte étoit malade & dans le befoin, il le fit vifiter par un de fes Gentilshommes, qui lui porta cinquante louis, avec un brevet de penfion fur la caflètte du Prince. Fénelon avoit appris de bonne heure h fon éleve a garder un fecret. Ce Prince étoit d'une difcrétion a 1'épreuve de Ia cu* riofité la plus artificieufe. Le premier fe»  de Louis XIF & de Louis XV. 18 5 cret important que le Roi lui confia, fut celui du proiet de fon mariage avec la Princeflè de Savoie, & il le garda fi bien que, lorfque la nouvelle s'en répandit a la Cour, il parut 1'apprendre avec les autres. Admis depuis dans tous les Confeils, jamais il ne lui échappa le moindre mot qui püc laiflèr foupconner fon fecret. Ii avoit fur-tout a fe défendre, a eet égard, des careflès infinuances de laDuchefièfon époufe, qu'il aimoit aflez pour ne pas vouloir la contrifter, mais qu'il connoifibit aufli trop bien pour eonfier a fa légéreté le feeree de 1'Etat. Dans une occafion oü elle redoubloit fes inftan-ces pour le pénétrer, il répondit a fa curiofité, en lui chantant ces vers: Jamais mon coeur n'eft qu'a ma femme, Paree qu'il eft toujours a moi ; Elle a le fecret de mon arae, Quand il n'eft pas fecret du Roi. Le Duc de Bourgogne, pendant Ia campagne en 1709, devoit commander une armée fur le Rhin. Ses équipages étoient préparés; mais au moment de fon départ, le Controleur - général repréfenta dans le Confeil qu'il n'avoit point d'argent h lui donner, & qu'il prévoyoit que fon armée manqueroit  286 Mémoires anecdotes fouvent du néceflaire dans le courant de cette campagne. Le Duc de Bourgogne combattit ces raifons, & foutint que c'étoit dans ces circonftances fa> cheufes qu'il falloit Te roidir contre les obftacles, par la fermeté & la conftance. „ Puifque Pargent nousmanque, „ ajouta-t-ii, j'irai fans fuite; je vjvrai „ en fimple Officier : je mangerai, s'il „ le faut, le pain du Si'.dat; & per„ fonne ne fe plaindra de manquer des „ commodités de Ia vie, quand on verra „ que j'aurai a peine le néceflaire ". Le Duc de Beauvilliers, qui connoilToit en fon éleve alfez de caraétere pour foutenir ce qu'il promertoit , appuya fon fentimenr; mais le Roi, qui ne s'étoit jamais trouvé en pareiüe extrêmité, ne put confentir a ce que fon petit-fils s'expofika en éprouverlesrïgueurs. Le Comte, depuis Maréchal du Bourg, prit le commandement de 1'armée deltinée au Duc de Bourgogne. II avoit pour principe de ne condamner perfonne fans avoir approfondi les torts qu'on lui imputoit; & cette fage précaution ne lui paroifibit nulle part auffi nécefTaire qu'a la Cour. Les envieux du Maréchal de Villars, pour la  de Louis XIV & de Louis XV. 187 perdre dans 1'efpric de ce Prince alors Dauphin, avoient perfuadé a la Dauphine que ce Seigneur avoit appeilé le Duc de Savoie en duel. La Princeflè demanda jufiice a fon mari de Pinfulte faite a fon pere. Le Dauphin lui promit qu'il examineroic PafFaire; & le fait éclairci par Madame de Maintenon , fe réduifit a une calomnie qui, a la vérité , n'étoit pas deftituée de vraifemblance. Le Duc de Savoie qui commandoit fes troupes en perfonne, étoit monté Tur une éminence pour reconnoitre 1'armée Francoife ; & le Maréchal de Villars, fur une autre aflez voifine, pour obferver 1'armée du Duc. Villars ayant fait figne a un de fes Officiers qui le précédpient de ne pas avancer plus loin , le Duc de Savoie crut que ce gefte s'adreflbit a lui; & fe tournant vers les Officiers de fa fuite: „ Je ne comprends rien, leur dit-il, ,, aux geftes que fait le Maréchal de „ Villars : feroit-il aflez fou pour vou„ loir fe battre avec moi"? Ces paroles revinrent quelques jours aprè* au Maréchal, qui répondit : „ Je fais „ trop le refpeét que je dois a M. le „ Duc de Savoie, pour lui faire une „ pareille propofition; mais s'il me la  i88 Mémoires anecdotes „ faifoit, je ne fuis pas homme a m'y ,. refufer .". Villars , au retour de la campagne, étant venu faire fa cour au Dauphin : „ Monfieur le Maréchal, lui „ die ce Prince*, vous avez fu qu'on „ avoit voulu nous brouiller ; mais „ comptez que, de ma part, vous ne „ ferez jamais brouillé qu'avec nos en„ nemis". Le Dauphin n'étoit pas infenfible aux plaifirs; mais il n'en vouloit que d'innocents. II fe permettoit ceux d'un jeu modéré, de la chafle, de la promenade, & même de la table. Lorfqu'il étoit encore Duc de Bourgogne, il faifoit quelquefois 1'honneur a certains Seigneurs de la Cour de manger chez eux. Et, dans ces occafions, il étoit toujours le premier a égayer les convives; mais le refpeét qu'infpiroit fa perfonne, ne permettoit jamais d'abufer de la permiffion qu'il donnoit d'oublier fon rang. Un jour qu'il mangeoit chez le Maréchal deBouffiers, ce Seigneur, preffé d'une douleur de goutte, s'abfenta dès le premier fervice, & ne reparut qu'a la fin du repas. Comme il commencoit a accufer fa goutte, quelqu'un 1'interrompit, pour luidemander de quelle goutte il s'agilïök? Et  de Louis XIV & de Louis XV. 180 le Prince, failiffanc la plaifanterie, die que cela s'encendoic aflez, & que c'étoit une délicatefle mal-entendue, d'avoir voulu cacher les effets de fon mal a ceux qui avoient écé les témoins & les complices de la caufe. Ec pour appuyer ce qu'il difoit, il lui chanca eet impromptu: Dans Ie Tempte du Dieu Ripaille , N'eft-on pas tous de même taille? Que chez Louis, chez le Dauphin, L'on craigne les vapeurs du vin; Mais prés d'un Dieu de la Bourgogne , Profane qui n'eft point ivrogne. Connoiffeur en Poéfie comme en Mufique, il fe fentoit le plus grand goüt pour les Spectacles, & il lui en coüta beaucoup pour y renoncer; ily renonca cependant, & par raifon & par principes de confeience. „ Le Speftacle d'un Dau„ phin, difoit-il , c'eft Pétat des Pro„ vinces ". Louis XIV lui reprochoit un jour qu'il avoit paru s'ennuyer a la Comédie : „ Sire, lui répondit le Prin„ ce, j'y ai eu le plaifir d'être auprès de „ Votre Majefté ". Le Roi lui dit qu'il lui laiflbit la plus entiere liberté h eet égard. Le Dauphin Pen remercia , & jamais , depuis ce jour, il ne parut aa Speftacle.  iqo Mémoires anecdoies Dans fa derniere maladie, le Dauphin témoigna un grand defir de voir le Duc de Bretagne fon fils ainé; mais faifant réflexion que cecte maladie étoit du nombre de celles qui fe comuniquent: „ II „ faut, dit-il, le laifier a Meudon : je le „ reverraibientót". Un valet-de-chambre, fur ce propos, courut plein de joie annoncer a Madame de Maintenon que le malade concevoit enfin 1'efpérance de fa guérifon, & il lui raconta ce qu'il avoit entendu. „* Vous ne voyez pas, lui ,, répondit cette Dame, que c'eft dans „ 1'éternité qu'il compte revoir fon fils? „ II dit bientót, paree qu'aux yeux de „ fa foi, la plus longue vie n'eft qu'un „ fonge ". En effet, s'étant rendue auprès du malade, elle reconnut par ellemême qu'elle avoit pénétré fa penfée, lorfqu'il lui dit : qu'il n'avoit aucune inquiétude fur fes enfants, paree qu'il favoit aflez que le Roi & elle ne négligeroient rien pour leur aflurer la meilleure éducation. L'on rappella comme une prédiclion ce qu'avoit dit le Dauphin, lorfque, quinze jours après fa mort, le Duc de Bretagne le fuivit dans le tombeau. L'efpece de rnaladie du Dauphin, ce  de Louis XIV & de Louis XV. ioï qu'il en avoic cru lui-même, le foin qu'il euc de faire recommander au Roi les précautions pour la confervation de fa perfonne, enfin la prompcitude & la fingularité de fa more combierent la défolation, & firent ordonner 1'ouverture de fon corps. Elle fut faite dans 1'appartement du Dauphin a Verfailles, & tout le monde en fut épouvanté. Ses parties nobles fe trouverent en bouillie ; fon coeur préfenté au Duc d'Aumont pour le mettre dans le vafe, n'avoit plus de confiftance; fon fang étoit abfolument difibus; une odeur intolérable fe répandit dans tout ce vafte appartement. Le Roi & Madame de Maintenon attendoient le rapport de cette ouverture avec impatience : il leur fut fait le foir même &fansaucundéguifement. Fagon, Boudin & plufieurs autres y déclarerent 1'effetd'un poifon très-violent & très-fubtil, qui comme un feu dévorant avoit confumé tout 1'intérieur du corps. Maréchal qui avoit fait 1'ouverture , s'opiniatra contre Fagon & les autres : il foutint qu'il n'y avoit aucune marqué précife de poifon; qu'il avoit vu des corps ouverts a-peu-près dans le même état, & qui n'avoient jamais donné lieu au foupcon. Fagon & Boudin répliquerent avec ai-  iqj Mémoires antcdotes greur; Maréchal s'échauffa a fon tour, & maintinc forcement fon avis. II le concluc par dire au Roi & a Madame de Maintenon, que c'étoit ia vérité comme il 1'avoit vue & connue, & comme il la penfoit; que parler autrement, c'étoit vouloir deviner, & plonger le Roi dans un abyme de douleur & de méfiance, 1'empoifonner effeétivement. II finit par s'emporter contre les Médecins, qui, difoit-il, s'efForcoient d'infpirer a Sa Majefté les plus faulTes & les plus terribles idéés. II étoit moins décifif dans Ie particulier. II difoit alors que 'cette mort pouvoit être naturelle; mais qu'il en doutoit, & qu'il n'avoit tant infifté, que par la compalïïon que lui infpiroit la fituation de cceur & d'efprit oü les idéés de poifon alloient jetter le Roi, & par indignation contre une cabale qu'il voyoit fe former pour accabler M. le Duc d'Orléans. On ne fut pas long-temps h apprendre d'ailleurs ce qui commencoit a percer contre ce Prince. Ce bruit fourd n'en demeura pas long-temps dans ces termes. II remplit bientót, comme tout le monde fait, Ia Cour, Paris, les Provinces , les folitudes les moins acceflibles, & jufqu'aux pays étrangers. Mais tous ces foupcons odieux n'avoient de fondement  de Louis XIV & de Louis XV. 193 dement que dans la haine & la calomnie. Rien ne fut comparable aux brillantes fêtes de Verfailles lors du manage de M. le Duc de Bourgogne, jamais on n'avoit déployé tant de magnificence dans le paiais de Louis XIV: les précieux habits des Princes & des Seigneurs étoient effacés par les habits plus précieux encore des Dames de la Cour. La Ducheffe de Bourgogne portoit un petit tablier du prix de mille piftoles. La galerie du chateau fut éclairée de quatre mille bougies, pour un Bal oü les Dames parurent toutes en velours noir, étincelantes de pierredes. Les hommes étoient également chargés de diamants. Le Bal fuc fuivi d'une collation aufli fomptueufe qu'élégante. Elle offroit en plein hyver, tous les agréments du printemps.réunis aux richefles de 1'automne. Une infinité de tables, ambulantes prêfentoient a Paffemblée des parterres verdoyants, émaillés de fleurs. On y voyoit différents arbnfleaux, & des orangers fur-touc couverts des plus beaux fruits. Ce premier fervice étonna tous les convives: le Roi & les jeunes époux en firent les honneurs. Suivoient quatre cents corbeilles de confitures, des eaux de toutes les Tomé I. I  194 Mémoires anecdotes couleurs, des glacés & des pÉces de toute efpece. Des filous trouverent le moyen dë fe gliflèr parmi cette riche affemblée: ils y volerent beaucoup de pierreries, ils allerent jufqu'a couper un morceau de la robe de la Ducheffe de Bourgogne, pour enlever une agrafe de diamants. Le Chevalier de Sully furprit fur le fait un de ces voleurs: c'étoit un homme de la première qualité. On jugea qu'il avoic voulu fe procurer de quoi payer fon ha* bit, & le Roi lui fit grace. LE DUC DE BERRY (i). M . le Duc de Berry étoit d'une hauteur affez ordinaire, aflèz gros, d'un beau blond; fon vifage toujours frais annoncoit une brülante fanté. II étoit fait pour la fociété & pour les plaifirs, qu'il ai' moir beaucoup. C'étoit le meilleur homme du monde, le plus doux, le plus compatifiant, le plus acceflible. II avoic de la dignité fans orgueil; fon efprit étoic médiocre, fes vues bornées, fon imagi- (i) Né en 1686, HiOrt en 1714,  de Louis XIV & de Louis XV. 195 «ation nulle; mais il avoic le fens droit & capable d'écouter & de prendre toujours le bon parti. II aimoic Ia vérité, Ia juftice, la raifon; tout ce qui étoit contraire a la Religion le peinoit a 1'excès. II n'étoit pas fans fermeté, & haïflbit la contrainte : ce qui fit craindre qu'il ne fut pas aflez fouple pour un troifieme fils de France, qui nepouvoit fe perfuader, dans fa première jeunefle, qu'il y eüc quelque différence entre fon ainé & lui, & dont les querelles d'enfants avoienc fouvent donné de 1'inquiécude. C'étoit le plus beau & le plus affable des trois freres , & par cette raifon Ie plus aime. II étoit naturellement ouvert, libre, gai; on ne parloit dans fa jeunefle que de fes reparties heureufes. II fe moquoit des Précepteurs & des Maitres, fouvent des punitions; aufli ne fut-it jamais que lire & écrire, & n'apprit-il rien depuis qu'il fut délivré de la néceflité d'apprendre. Son éducation laborieufe ne (ërvit qu'k lui émoufler 1'efprit, a lui abattre le courage, a le rendre timide & contraint dès qu'il falloit parler & fe monrrer devanc les perfonnes qu'il ne connoiflbic pa?. Cette extréme défiance de lui même lui nuifoit infiniment : il s'en appercevoit, & fe plaignoit fouvent de fes premiers  i.f/6 Mémoires anecdotes Maïtres. II craignoit tellement le Roi, qu'il n'ofoic en approcher, & ne foutenoit qu'en tremblant la préfence d'une telle Majefté. II avoic commencé avec Madame la DuchefTe de Berry, comme tous ceux qu'on marie forc jeunes; il 1'avoit aimée éperdumenc, & elle ne tarda pas a abufer de fa douceur & de fa complaifance. Il s'en appercut bientót; mais 1'amour fuc plus fort que lui. II trouva une femme alciere , emportée , qui le mcprifoic, & le lui faifoit fentir. Elle fe piquoit de n'avoir pas de religion, & railloit beaucoup M. le Duc de Berry de ce qu'il en avoit. Tant de défauts lui devinrent enfin infupportables; & fes tentatives pour Ie brouiller avec M. Ie Duc de Bourgogne acheverent de 1'outrer. Ses galanteries Ie révolterent k la fin; il y eutentre eux des fcenes violentes & redoublées. La derniere qui fe paffa a Rambouillet, attira un coup depied a Madame la Ducheflè de Berry & la menace de 1'enfermer dans un Couvent pour le relle de fa vie. II prit fur lui de fe plaindre au Roi, & lui demanda, en tournant fon chapeau comme un enfant, de le délivrer de Madame la Ducheflè de Berry. Les détails fur les déportements de cette Princeflè feroient dégoutants & fcanda-  de Louis XIV & de Louis XV. 197 leux. Il fuffira de favoir qu'elle mit tout en oeuvre pour fe faire enlever au milieu de la Cour, par la Haye, Ecuyer de M. le Duc de Berry, qu'elle avoit fait fon Chambellan. On furprit des lettres paffionnées oü ce beau projet étoit détaillé. On peut juger de la tête qui IV voic enfanté, & qui ne ceflbit d'en preffer 1'exécution. Le Duc d'Anjou difoit, en s'entretenant avec fes deux freres, avant fon départ pour fes Etats : „ Me voila Roi „ d'Efpagne; mon frere de Bourgogne ,, fera Roi de France : il n'y a que toi, „ mon pauvre Berry , qui ne feras rien. n —Je luis content de mon fort, répon„ dit ce Prince, j'aurai moins d'embar„ ras, & plus de plaifirs que vous. J'au„ rai droit de chafle en France & en Ef„ pagne; je courrai le loup depuis Ver„ failles jufqu'k Madrid". La bienfaifance de ce Prince fe fignala des fes plus tendr'es années. 11 n'avoi: pas encore quatorze ans, lorfque fe promenant dans le pare de Verfailles, il rencontra un Officier réformé, dont 'tout 1'extérieur annoncoit une grande mifere. II apprit de lui 1'extrême détrefie I iij  ic;8 Mémoires anecdotes dans laquelle il languiffoit. Attendri fuf le fort de eet infortuné, le jeune Prince lui témoigna le regrec qu'il avoit de ne pouvoir 1'afïifter pour le moment; mais il le remit au lendemain, jour auquel il devoic toucher fon mois, & lui dit de venir le trouver a la chaffe. L'Officier n'y manqua pas, & le Duc de Berry lui fïc préfent d'une bourfe de trente Jouis qui étoic tout ce qu'il avoit recu. Le foir , les Princes firent une partie 'de lanfquenet. Le Duc de Berry refufa de jouer, alléguant plufieurs raifons, dont on ne fe paya pas. II fut obligé de dire la véritable. On lui demanda ce qu'il avoic fait de fon argent; & il avoua qu'il 1'avoit donné a un pauvre Officier ruiné par la paix, & qu'il avoit mieux aimé fe priver de fes plaifirs, que de laiffer mourir de faim un homme qui avoit bien fervi le Roi.  de Louis XIV & de Louis XV. 199 M. LE PRINCE, Fils du Grand Condé (i). I l avoit été autrefois amoureux de pluiieurs femmes de la Cour; alors rien ne lui coütoic : c'étoit les graces , la magnificence, la galanterie même, un Jupiter métamorphofé en pluie dor. Tantöc il fe transformoit en taquais, & tantöt en revendeufe h la toilette; c étoit 1'homme du monde le plus ingénieux. Une fois il donna une fête magnifique au Roi, uniquement pour retarder le voyage en Italië d'une Dame qu'il aimoit, & dont il amufa Ie mari k faire des vers. II perca tout un cöté de rue par les maifons qu'il loua toutes, & qu'il meubla pour mieux cacher fes rendez-vous. Cruellemenf, jaloux de fes maitpeffes, il eut entr'autres Madame laMaréchale de Richelieu, dont il étoit éperdument amoureux. II dépenfoit des millions pour elle , & pour s'inftruire de fes infidélités. II fut que le Comte (i) Né en 1643 ■ mort ^ I709' I iv  ^oo Mémoires anecdotes de Roucy parcageoit fes faveurs, & c'eft elle & qui eet ingénieux Seigneur confeilloit bien ferieufement, de "faire mettre du fumier k fa porte, pour la garantir du bruit des cloches, dont elle fe plaignoic. M. le Prince reprocha M. le Comte de Roucy a la Maréchale, qui s'en défendit de fon mieux. Cela dura quelque temps; enfin, outré d'amour & de dépit , il redoubla fes reproches , & les prouva fi bien, qu'elle n'eut rien a répondre ; mais la crainte de perdre un amant fi riche & fi prodigue, lui fournic iur le champ un excellent moyen de lui mettre 1 efprit en repos; elle lui propofa de donner au Comte de Roucy un rendez-vous chez elle, oü M. le Prince auroit des gens apoftés pour s'en défaire. Au-heu du fuccès qu'elle fe promettoit dune propofition fi inhumaine, M. le Prince en fut tellement indigné, qu'il T"? ,enFomte de Roucy> & ne revit plus la Maréchale. Ce qu'on ne peut concevoir, c'eft quavec beaucoup d'efprit, d'aftivité, de valeur & d'envie d'imiter le Grand Condé, jamais M. le Prince neput comprendre les premiers éléments de la guerre. II en fit long-temps fon étude  de Louis XIV& de Louis XV. aoi principale, mêmea la tête des armées oü Monfieur fon pere lui expliquoic tous les fecrets de ce grand art.Cetce maniere de 1'inftruire ne réuflit pas mieux que les autres ; & le Grand Condé défefpéra d'un fils doué des plus grands talents, mais a qui la nature avoic refufé le feul que fon pere eüc ambitionné pour lui. Madame la Prihcefiê eut beaucoup k fouffrir avec fon mari; il en étoit jaloux jufqu'a la fureur, quoiqu'elle fut très-vertueufe, très-laide, & même un peu boflue. Sa piété, fa douceur & fa foumifïïon ne purent la garantir ni des injures, ni même des voies de fait les plus indignes d'un Prince. II la faifoit partir a l'inftant que la fantaifie lui en prenoit, pour aller d'un lieu a un autre. Souvent, montée encarrofiè, il la faifoit defcendre, & revenir du bout de la rue, puis recommencoit 1'après-dinée ou le lendemain. Une fois, cela dura quinze jours de fuite pour un voyage de Fontainebleau\ d'autres fois, il 1'envoyoic chercher k 1'Eglife, & lui faifoit quitter la Grand'Meflè ; il n'étoit pas rare qu'il la mandat au moment qu'elle alloit communier; il fallöic reven'r a 1 v  202 Mémoires anecdotes l'inftant, & remettre fa commünion k un autre jour. Ce n'étoit pas qu'il eut befoin d'elle , ni qu'elle ofac faire la moindre démarche, pas même celle-la, fans fa permiffion ; mais fes fantaifies étoient continuelles, & 1'indécilion & le caprice étoient le fond de fon caractere. II changeoit vingc fois d'avis fur les moindres chofes, & n'étoit jamais fur du lieu ou il devoit prendre fon diner. De - Ik vienc qu'il en avoit toujours quatre tout prêts, un a Paris, un a Ecouen, un k Chantilly, & un oü Ia Cour étoit; mais la dépenfe n'en étoit pas conlidérable : c'étoit un potage, & la moitié d'une poule rötie fur une croüre de pain, dont 1'autre moitié fervoit pour le lendemain. Pendant fon féjour a Utrecht oü les reflburces de fociété font prefque nulles, ce Prince k qui il falloit de 1'amufement, fit connoifiance, pour fe défennuyer, avec une jeune bourgeoife fort jolie, fort honnête, mais on ne peut plus fimple. Comme il prenoit avec elle des familiarirés un peu trop grandes, elle lui dit : Pour Dieu, Monfeigneur, Votre Alteffe a la bonté d être trop infolente.  de Louis XIV & de Louis XV. 203 Dans les quinze ou vingc dernieres années de fa vie, M. le Prince fuc fujec a des égarements qui ne fe renfermoient pas toujours dans Pincérieur de fa maifon. En entrant un matin chez la Maréchale de Noailles, comme on faifoit fon lit, & qu'il n'y avoit plus que la courtepoince a y mettre, il s'arrêca un moment a la porte, en s'écriant avec tranfport : Ah! le bon lit! le bon lit! pric fa courfe , fauta , fe roula delïïis fept ou huit tours , en tous les fens, puis defcendit, & fit des excufes a la Maréchale, en lui difant que fon lit étoic fi propre & fi bien fait, qu'il n'avoic pu s'empêcher de le défaire. Ses gens demeurerent ftupéfaits, & la Maréchale bien autant qu'eux; elle ne favoit comment prendre la chofe, elle fortit adroitemenc d'embarras par un éclat de rire. On difoit tout bas, qu'il y avoit des temps oü il fe croyoit chien ou quelque autre béte , dont il imitoit les manieres; on prétendoic 1'avoir vu aucoucher du Roi, pendant la priere, jetter plufieurs fois la tête en Pair, & ouvrir la bouche comme un chien qui aboie, mais fans faire de bruit. Ce qu'il y a de certain, c'efl qu'on étoit des temps 1 n  ac-4 Mémoires anecdotes confidérables fans le voir , même fes plus familiers domeftiques, hors un feul vieux valec-de-chambre qui avoic pris de 1 empire fur lui. Dans les dernieres années de fa vie, il n'entra ni ne fortic rien de fon corps qu'il ne le vïc pefer lui-même, d'oü il réfulcoic des differtations qui défoloient fes Médecins. La fievre & la goutte 1'attaquerenc a diverfes repnfes ; il augmenta fon mal par un régime trop aufrere, par une folitude oü il ne vouloit voir perfonne, par une inquiétnde qui le jettoit dans des tranfports de fureur. Finot, fon Médecin, ne (avoit que devenir avec lui. Ce qui 1'embarraffa ie plus, fut que M. le Prince ne voulut plus rien prendre, difcnt qu'il étoit mort, & que les mons ne mangeoient pas. Jamais on ne put lui perluader qu'il vivoit, & que par conféquent il falloic qu'il mangeac. Fü not & un autre Médecin qui le voyoic ordmairemenc avec lui, s'aviferenc enfin de convenir qu'il étoit mort, mais de lui foutenir qu'il y avoit des morts qui mangeoienc; ils offrirent de lui en produire; &, en effet, ils lui amenerent quelques gens fürs & bien drefTés, qui firent les morts tout comme lui, & qui mangeoienc. Cette adreffe le décermina;  de Louis XIV & de Louis XV. 205 mais il ne vouloit manger qu'avec eux, & avec Finot, qui mouroit de rire lorfqu'il racontoic les propos de 1'autre monde qui fe tenoient a ces repas. Cette fantaifie de M. le Prince dura prefque jufqu'h fa mort. LE CARDINAL MAZARIN (1). Ij a première aclion qui fit connoicre Mazarin en France, dut lui donner du reliëf dans 1'efpric desFrancois. LePape 1'avoit envoyé négocier lapaix en Italië, entre eux & les Efpagnols. Les efforts du Gentilhomme Romain, (ainfi Pappelle 1'Hiftorien leFafor,) furent long-temps inutiles. Les armées avancoient toujours 1'une contre 1'autre; enfin, elles le rencontrerent fous les murs de Cafal, que les Efpagnols afliégeoient: déja le canon tiroit, les deux armées étoient prêtes a fe mêler. Mazarin fort des retranchements Efpagnols, & court a bride abattue vers les Francois, faifant voltiger un papier blanc. En vain les Sol- (1) Né en i6oz, mort en i66r.  2o6 Mémoires anecdotes dats Francois s'écrient: Point de paix, point de Mazarin. II efliiie une décharge, parvient auxGénéraux, les abouche avec les Efpagnols entre les deux armées, & arrache a ceux-ci les conditions les plus avantageufes \ la France. Quelques jours après, un Général Efpagnol reprocheaumédiateur ce Traité, comme une furprife faite h la bonne foi. .Mazarin mef Fépée a la main contre lui, & en obtient une réparation authentique. II conferva toujours de fon ancien état 1'air aifé & galant; & le Lord Montaigu femble 1'avoir bien dépeint, lorfqu'aux différenres queftions de la Reine, fur le caraétere dePItalien, il lui répondit : Ceft tout Voppofé du Cardinal de Richelieu. Lors des troubles de la Fronde, la ville de Paris fit diftribuer des jettons qui, d'un cöté, repréfentoient la hache & les verges armoriales du Cardinal, avec cette légende autour : Qjjod fvit honos, cr1minis est vindex; c'eft-a-dire : Ce qui a été autrefois une marqué d'honneur & de puijjance , eft maintenant un inftrument de vengeance contre les crimes de Mazarin: & au revers , un ticou , avec cec hémiftiche :  de Louis XIV & de Louis XV. 207 SüNT CBRTA HMC FATA TIRANNI s : Telle eft la deflinée des tyrans. On prétend qu'en parlant du Roi, dont la timidité & les inclinations ne paroiffoient pas annoncer un grand Monarque, Mazarin avoit dit qü il tromperoit bien du monde, & quil y avoit dans Louis XIV de quoi faire quatre Rois & un honnête homme. Dans la crainte que Ia capacité du Monarque ne fe développat, le Miniftre ambitieux avoit écarté loin de lui toute occafion de s'inftruire. Louis XIV ne favoic que danfer, tirer des armes, & monter a cheval. II haïffoit la Icéture, & h peine favoit-il écrire. II y a des lettres écrites de fa main, toutes uès-courtes, mal orthographiées, & d'un caraétere de femme, on ne peut plus mal formé. On jouoit fort gros jeu chez Ie Cardinal: le Chevalier de Rohan, celui qui eut la tête tranchée, après avoir beaucoup perdu, fe trouva devoir au Roi une fomme très-confidérable. On étoit convenu qu'on ne payeroit qu'en louis d'or; & après en avoir compté au Roi fept ou huit cents, il lui compta deux cents piftoles d'Efpagne ou euviron. Le  2o8 Memoires ctnecdotes Roi ne voulut pas les recevoir, & die qu'il lui falloit des louis. Alors ie Chevalier de Rohan pric brufquement les deux cents piftoles d'Efpagne, & les jetta paria fenêtre, en difant: „ Puifque „ Votre Majefté ne les veut pas, elles „ nefont bonnes a rien ". Le Roi piqué fe plaignit au Cardinal de cette infolence; & le Cardinal, comme fon Gouverneur, lui dit: Sire, le Chevalier de Rohan ajoué en Roi, & vous en Chevalier de Rohan. Fontrailles, qui avoit été exilé du temps du feu Roi, étoit revenu a la Cour par le crédit de Chavigni, dont il étoit fort protégé. Depuis fon retour, il avoit déplu au Cardinal, en répondant a une réprimande qu'il lui fic un jour fur certaines débauches, que s'il avoit failli, c'étoit au Parlement d lui faire fon procés. Le Miniftre vit une menace dans cette réponfe, & Fontrailles fut exilé de nouveau. Comme il étoit fpirituel, aimable & généreux, il avoit beaucoup d'amis a Ia Cour. De ce nombre étoit le Duc de Mortemar ,quivint trouver le Cardinal, pour demander le rappel de Fontrailles. Le Miniftre répondit qu'il le vouloit bien, mais que  de Louis XIV& de Louis XV. 209 Monfieur ne le defiroit pas. Le Duc de Mortemar fe tranfporte fur le champ au Luxembourg, & fait a Monfieur quelque reproche de ce qu'il s'oppofe au retour de eet aimable exilé. Le Duc d'Orléans qui, en effec, ne vouloitaucun mal a Fontrailles, protefh qu'il ne demanderoit pas mieux que de le revoir & la Cour; mais que Ie Cardinal n'étoit pas de eet avis. Le Duc de Mortemar, fans en parler davantage au Miniftre, mande Fontrailles & le lui préfente avec confiance. Le Cardinal étonné d'un retour fi brufque, en demande le pour' quoi, & le Duc lui répond froidement, que Son Éminence 1'ayant affuré qu'elle vouloit bien que Fontrailles revint, pourvu que Monfieur le voulut, & Monfieur y ayant confenti , il 1'avoit mandé. Quoique dans 1'ame le Cardinal fut trés - piqué, il n'en fit pas femblant; mais, a la première occafion, il n'oublia pas Fontrailles, qui , lorfque Chavigni fut mis au donjon de Vincennes, n'évita le fort de fon protecteur, qu'en faifant mettre dans fon lit un de fes gens, dont la bonne contenance amufa les Gardes qui avoient ordre d'emmener fon Maitre. En fe procurant ainfi la liberté, il fe miten étatde  210 Mémoires anecdotes travailler a quelque autre intrigue pour s'y maintenir. Quand le Cardinal avoit mis un impót, il demandoit a fes créatures ce qu'on difoit de lui dans Paris. On répand , lui répondoit-on, des couplets atroces contre Votre Éminence. Tant mieux, reprenoit le Cardinal; fils cantent la canfonnette, ils pagaront. Les Grands cherchoienc a fe confoler de la profonde foumiflion oü le Cardinal les tenoit, par les farcafmes qu'ils Ian§oienc contre lui. Le Cardinal de Retz étoit a Rome lorfque le pere de Mazarin y mourut; il fit mettre dans la Gazette de Rome : Nous apprenons par les avis venus de Paris que le Seigneur Piet re Mazarin eft mort en cette ville. Meflieurs de Mortemar & de Liancourt ne rendoient aucune forte de devoirs au Cardinal, dont ils étoient fort mécontents, Cependant a la mort de Pietre Mazarin, M. de Liancourt propofa a M. de Mortemar d'aller rendre une vifite au Premier Miniftre. II ejl fort affligè de la mort de fon pere, lui  de Louis XIV & de Louis XV. m difoic-il : „ II a raifon, reprit Morte„ mar; c'eft peut-être le feul homme „ qui pouvoit mourir fans qu'il en hé„ ritac ". Dans fon Poëme intitulé Callip®dia , ou VArt de faire de beaux enfants, 1'Abbé Quillet avoit lancé plufieurs traits contre le Cardinal Mazarin ; & pour échapper h fa vengeance, s'étoit déguifé fous le nom de Calvidius Lcetus. Le Miniftre offenfé découvric enfin le véritable Auteur de eet Ouvrage. II manda Quillet, qui, fe croyant a 1'abri de tout foupcon, n'héfita pas k fe préfenter. Le Cardinal lui fit d'abord des compliments fur la beauté de fon Poëme, qu'il avoic lu. II fe plaignit enfuite avec douceur de ce qu'il 1'avoit fi cruellement déchiré. „ Vous favez, ajouta-t-il, qu'il yalong„ temps que je vous eftime. Si je ne vous „ ai point encore fait de bien, c'efl que des importuns m'obfedent & m'arra,, chent les graces ". Le Poëte confus de tant de bontés, fe jetta a fes genoux. L'adroit Miniftre le releva , & demanda h Ondedei, Evêque de Fréjus, qui avoic la Feuille des Bénéfices, s'il n'y avoit pas quelque Abbaye vacante. Le Prélat ayant répondu qu'il y en avoit une de  2i2 Mémoires anecdotes quatre mille livres : „Je vous Ia donne, „ Monfieur Quillet, dit le Cardinal ; „ apprenez a ménager davantage vos ,, amis ". Cet Abbé, plein de reconnoiffance, fe Mta de défavouer la première édition de fon Poëme, de le corriger,& de fubftituer Péloge k la fatyre. II fopplia même le Miniftre de vouloir bien permettre qu'il lui en fit laDédicace; ce qui lui fut accordé. L'Abbé Fouquet étoit 1'efpion en titre de Mazarin. II fit mettre beaucoup de monde a la Baftille. Un homme qu'on y amenoic un jour, y vit un gros chien : Qu'a fait, dit-il, cetanimal, pour être enfermé? Un prifonnier goguenard, que PAbbé Fouquet y avoit fait mettre, répondit : Ceft pour avoir mor du k chien de VAbbè Fouquet. Le Roi étoit fi éperdument amoureux de Marie Mancini, que la Reine-mere craignic qu'il ne voulüc 1'époufer , & que le Cardinal Mazarin aveuglé par fa grandeur, n'eüt 1'infolence de favorifer cette intrigue. Elle lui en dit fon fentiment, & ne lui diflimula pas qu'il étoit perdu fans refiburces, fi une telle indignicé fe confommoit. Le. Cardinal  de Louis XIV & de Louis XV. 213 lui promit de s'y oppofer; & un matin, il fit partir toutes fes nieces pour la Roebelle , dont il avoit le Gouvernement. II ne les fit revenir que pourmarier ceile qu'aimoit le Roi au Connétable Colonne. Quand elle fuc au moment de partir pour aller a Rome trouver fon mari, Sa Majefté lui fit les plus tendres adieux, & lui témoigna tout le regret qu'il avoic de fe féparer d'elle. Marie Mancini, non moins affligée de quitter la France, ne put s'empêcher de faire fentir au Roi qu'il ne connoiflbit pas fes forces, & lui dit en pleurant: fous êtes fdché de mon départ, & moi de même ; vous êtes Roi, Ö? cependant je pars. Au commencement du regne de Louis XIV, ceux qui auroient dü s'oppofer aux progrès du jeu en favorifoient tous les excès. Le Cardinal Miniftre, qui en infecta la Cour & laVille, étoit joueur plus que fufpeét. II ne fe gênoit point, & on le. laiiToic faire : il eft vrai qu'on pouvoit le tromper impunément, pourvu que ce fut avec adrefie. Entre plufieurs tours que lui joua le Comte de G*** il fe plaifoit a raconcer celui - ei : „ Le „ Comte & moi nous promenant tous „ deux en voiture, nous pariames 1'un  2'i4 Mémoires anecdotes „ pour fa droite, 1'autre pour fa gau„, che, a chaque troupeau que nous ren„ concrerions dans la campagne. Je per„ dis en allant & en revenanc : mon ,, homme avoic pris fes précautions , „ pour avoir toujours les troupeaux de „ fon cöcé ". Lors de Ia maladie du Roi en 1658, lé Cardinal qui n'ofoic rien efpérer de Monfieur , fic enlever fes rréfors & les meubles de fa maifon de Paris, pour les faire porcer au bois de Vincennes. I! prit d'ailleurs fes mefures le mieux qu'il puc, avec le Maréchal du Pieffis, Gouverneur de Monfieur : il lui fit de grandes promelTes, & alla vifiter cous ceux qui étoient dans les bonnes graces de ce jeune Prince, &particuliérement leComce de Guiche, a qui il fic des avances qui toutes avoient un grand caraétere de bafleffe & de pufillanimité. La raifon pour laquelle le Cardinal Mazarin differoic tant a accorder les graces qu'il avoit promifes, c'eft qu'il étoit perfuadé que 1'efpérance eft bien plus capable de retenir les hommes dans le devoir que la reconnoifiance. V'mario Siri dit que les fecrets de ce Cardinal  de Louis XIV & de Louis XV. 215 étoient fouvent trahis & révélés aux ennemis par des domeftiques infideles & intéreflès. II fermoit les yeux pour ne pas voir leur fripponnerie, & c'étoit la fa maniere de récompenfer leurs infidélités en ne leur payant point leurs gages. II ne donna rien au Courier qui lui apporta la nouvelle de la Paix de Munfler, & ne lui fit pas même payer fon voyage ; au-lieu que 1'Empereur donna un niche préfent, & mille écus de penfion a celui qui la lui apporta. Siri dit que ce Cardinal étoit maitre de toutes fes paffions, excepté de 1'avarice; & il ajoute qu'il avoit Fartifice de trouver toujours quelques défauts aux plus belles aétions des Généraux d'armée, non pas tant pour les rendre plus vigilants a 1'avenir, que pour diminuer leurs fervices, & délivrer le Roi de la nécefiité de les récompenfer. Après que Cromwell fe fut affermi dans fon ufurpation , la Reine d'Angleterre voulant tirer quelque avantage de fes propres malheurs, pria le Cardinal Mazarin d'écrire de la part du Roi a Cromwell , qu'on appelloit MylordProtecleur, pour lui demander la jouiiTance de fon t douaire. Quoiqu'elle fut aflez bien payée  .3ió Mémoires anecdotes de ce que le Roi lui donnoit, elle regardoit eet état comme une dépendance facheufe, dont elle auroit bien voulu pouvoir s'affranchir. Le Cardinal écrivit, moins pour lui plaire , que pour foulager les coffres du Roi de cette dépenfe ; car fa grande économie faifoit qu'il étoit toujours taché d'en voir fortir de 1'argent pourd'autre que pour lui. Au bout de quelque temps, le Cardinal venant voir la Reine d'Angleterre, lui apporta la réponfe de Cromwell, & lui dit que le Lord Proteéteur lui avoit mandé infolemment qu'il ne lui donneroit point ce qu'elle demandoit, paree qu'elle n'avoit jamais été reconnue comme Reine en Angleterre. Cette inique & monfirueufe réponfe caufa d'abord une extréme douleur a la Reine; mais elle fe remic bientót après, & dit au Miniftre que ce n'étoit point k elle a s'offenfer de eet outrage, mais au Roi, qui ne devoit pas fouffrir qu'une Fille de France füt traitée de concubine; & que 1'affront qu'elle recevoit étoit moins injurieux pour elle que pour la France. Le Cardinal Mazarin s'étoit rendu dansPIfle des Faifants, pour y conclure la Paix avec PEfpagne, fur 1'alTurance qui  de Louis XIV & de Louis XV. 217 qui lui avoic écé donnée que le Prince de Condé ne feroit poinc compris dans le Traicé. Cependant, a Pouvercure des conférences, Dom Louis de Haro ne laifla pas d'infifter fur Pentier rétabliffemenc de ce Prince. Le Cardinal s'obftina de fon cöté a le refufer; mais Dom Louis ayanc déclaré que dans ce cas le Roi fon Maitre donneroit au Prince, pour le récompenfer de fes fervices, deux 011 trois villes froncieres des Pays - Bas, Mazarin a qui ce parti convenoic encore moins, aima mieux confentir que le Prince fuc rétabli. Après la conclufion de cette Paix, le Parlement fit une députation au Cardinal pour le remercier des fervices importants qu'il venoit de rendre a la nation. Cette démarche étoit prefque fans exemple. Pour qu'elle ne tirat point a conféquence , le Préfident de Lamoignon repréfenca qu'il falloit avoir 1'agréroent du Roi, comme un témoignage indubitable qu'en accordant eet honneur aü Premier Miniftre , la Compagnie n'avoit pas cru fe conformer a Pufage. Le Cardinal avoit fait venir en France deux de fes fceurs, Madame Martinozzi Terne I. K  2i8 Mémoires anecdotes & Madame Mancini. La première rerourna en Italië après le mariage de fes deux filles, les Princeffes de Conti & de Modem. Madame Mancini refta auprès de la Reine-mere qui Feftimoit beaucoup, pour fa douceur & fa vertu. Cette Dame étoit encore jeune lorfqu'elle mourut le 19 Décembre 1656. En mouranc elle recommanda fon fils & fes filles au Cardinal ,'& lui dit de mettre en religion Marie Mancini , paree que fon mari, qui étoit un grand altrologue, lui avoit dit' que, fi elle refloit dans le monde, elle ycauferoitde grands maux. II avoit aufli prédit fa propre mort, celle de fon fils tué k la journée de Saint-Denys, & enfin celle de fa femme dans Ia quarante-deuxieme année de fon age. Trois jours avant que de tomber malade, elle dit k fes femmes, qu'elle commencoit k efpérer qu'elle ne mourroit point, paree qu'elle fe portoit bien, & que dans peu de jours elle auroit pafle le cerme qui la menncoir. Aufli-tót qu'elle fut morte, le Cardinal dit qu'il falloit faire comme David, qui pria & pleura pendant la maladie de fon fils, & qui joua de la harpe après fa mort, louant Dieu des arrêrs de fa Providence. II parut ehfuite aufli tranquille, que s'il n'eüt  dg Louis XIV'&de Louis XV. 219 point eu d'affliction, & travailla tout le jour k faire fes dépêches. La mort de Madame de Merceeur qu'il perdit peu de temps après, lui caufa une douleur plus durable; il en parut long-temps accablé. On prétendit que fon abattement venoit des prophéties qu'on avoit faites contre lui, & Pon débitoic de tous cötés que Madame fa fceur lui avoit annoncé, en mourant, des arrêcs funeftes contre fa propre vie, & qu'ils avoienc été prononcés par fon mari, k qui on faifoit dire tout ce qu'on vouloit. Peu de jours avant la mort du Cardinal, la charge de Premier-Préfident de Bretagne vint k vaquer : la Reine-mere la demanda pour ifArgouges, Intendant de fa maifon; & le Cardinal la lui promit. D'Argouges étant allé chez lui pour le remercier, Son Éminence lui die qu'il étoit vrai qu'il avoit promis cette Charge; mais qu'il ne pouvoit la lui donner, s'il ne lui comptoit cent mille écus. Le protégé de la Reine répondit qu'il n'étoit pas en état; & on lui répÜqua qu'il n'auroic donc pas la charge. D'Argouges alla rendre compte k Sa Majefté de ce qui venoit de fe paffer; elle ne put s'empêcher de s'écrier: K ij  220 Mémoires antcdotes Ne fe lajfera-t-il jamais de cette fordide, avarice? ferat-il toujours infatiable? & ne ferat-il jamais faoul d'or & (Targent? Ce difcours fuc rendu fur Ie champ au Cardinal par des gens de chez la Reine, qui lui écoienc affidés; & Sa Majefté étant bientót après montée dans fa chamhre pour le voir, il la recut en lui difant: „ De quoi vous avifez - vous, „ Madame, de venir voir un infatiable, „ un homme entiché d'une avarice forj, dide, & qui ne fera jamais faoultforfk d'argent "? La Reine fe trouva fort embarraffée, & s'excufa le mieux qu'elle put. Le Cardinal n'en parut pas plus honteux; il finit par déclarer a Sa Majefté, que ion homme n'auroit point Ia charge, s'il ne lui donnoit les cent mille écus. D'Argouges n'en voulut point a ce prix; mais le Cardinal étant mort la femaine d'après, il eut la charge fans rien donner. Le Cardinal étoit du fentimenc de ceux qui penfenc qu'a la Cour les abfents & les malades ont toujours tort. Pour mieux en impofer fur fa ficuation, il fit bonne contenance jufqu'a fon dernier moment ; il donnoit audience a cout le monde. On prétend même que, la veille de fa mort, il fe fic mettre un peu de rouge  de Louis XIV■& de Louis XV. 221 fur le vifage, afin de perfuaderqu'il alloic beaucoup mieux. Le Comte de Fuenfaldagne, Ambafladeur d'Efpagne, 1'ayatw vu dans eet état, fe tourna vers M. le Prince, & lui dit d'un air grave : Voila un portrait qui reffemble ajfez d M. te Cardinal. Le Cardinal Mazarin dit a M. de Villeroy, quatre jours avant fa mort: Om fait bien des chofes en eet état, qu'on ne fait pas fe portant bien. Le lende main, il'vit M. le Prince, paria longtemps, & fort afRftueufement : M. le Prince reconnut après, qu'il ne lui avoit pas dit un mot de vérité. Les ricbefiès que le Cardinal Mazarin avoit amaflees alloient a plus de cent millions. II eut de grands fcrupules a ce fujet; & il couroic rifque de mounr fans abfol'ution, fi Sa Majefté ne lui eüc fait don de tout ce qu'il lui avoit volé. En • eftet, Louis XIV lui fit expédier, leódu mois de Mars 1661, un brevet par lequel il lui donnoit tout ce qu'il avoit acquis pendant fon miniftere. Mais a bien pefer les chofes, on trouveraque le fcrupule du Cardinal regardoit le temps plu* tót que 1'éternité. II penfoit moins au K iij  222 Mémoires anecdotes compte qu'il avoit a rendre a Dieu, qui celui que le Roi pourroit demander a fa familie, lorfqu'il feroit mort. L'exemole de ce qui étoit arrivé k la mort du Maréchal d'Ancre 1'allarmoit fans doute : le Maréchal d'Ancre étoit mort infiniment moms riche que le Cardinal Mazarin, En reconnoifTance de ce que le Roi lui avoit laiflë l'entiere difpofiuon de fes grands biens, le Cardinal donna par teftament dix-huit gros diamants a la Couronne. On les nomme les dix-buit Mazarins. La Reine-mere eut le gros diamant appellé la Rofe d'Angleterre, un diamant brut pefant quatorze carats, & le rubis cabochon. II légua a la Reine, femme de Louis XIV, un bouquet de cinquante diamants, & trente-une émeraudes a M. le Duc d'Anjou, Lorfque fa maladie fut déclarée incurable, il fit venir a Vincennes M.Joly, Curé de Saint - Nicolas - des - Champs. Après s'êcre confefie , il lui dit qu'il voudroit bien fentir une contrition plus forte que celle qu'il reflentoit. Je fuis, ajouta-t-il, un grand criminel, je n'at efpérance qu'en la miférkorde divine. Le lendemain, on lui adminiftra 1'Ex-  de Louis XIV &de Louis XV 223 trême-Onétion. Le Cardinal priaM.Joly de vouloir bien lui marquer les eftecs de ce dernier Sacrement, & les difpofnions qu'il falloit avoir pour le bien recevoir. II le pria en même-temps de lui parler de Dieu jufqu'a Ia fin, Finterrorapanc de moment ii autre pour faire connoitre aux affiftants a quoi le réduifoient enfin les profpérités & les grandeurs humames. II récita plufieurs fois le Miferere, la tête nue & les bras étendus. Son Confeflèur exigea de lui qu'il fit amende - honorable pour les fcandales qu'il avoit donnés. II s'y fou•mic volontiers, & fit cette fatisfaéhon tête nue & un cierge a la main. Sur le foir du même jour, étant prés d'entrer en agonie, il envoya un Gentilhomme au Premier-Préfident de Lamoignon, pour 1'aflurer qu'il mouroic le très-humble ferviteur du Parlement. Se fentanc fort prés de fa fin, il s'écria : Je vais bientót mourir; mon jugement fe trouble; j'efpere en Jefus-Chrifi. II rendit le dernier foupir, quelques moment* après. Le Cardinal Mazarin avoit eu des facteurs pendant fa vie, il en fut entouré menie a fon dernier moment. Ils crurent K iv  224 Mémoires anecdolti qu'il falloit honorer fon agonie d'un prodige, & ils lui direnc qu'il paroiffoic une grande coraete qui leur faifoit peur. II eut la force de fe moquer d'eux, & leur répondit, que la comeie lui faifoit trop d honneur. JEAN-FRANCOIS-PAUL DE GONDI, Cardinal ds Retz (i\ TT ■ \J n ;cur de Pdques que 1'Archevêque étoit abfent, M. le Duc d'Orléans, oncle du Roi, vint a Vêpres a Notre-Dame; & un Officier de fes Gardes ayant trouvé, avanc qu'il y fut arrivé, Ie drap de pied du Coadjuteur a fa place ordinaire, qui étoit iramédiatement au-deffous de la chaire de M. 1'Archevêque, 1'öta, & y mit celui de Monfieur. Le Coadjuteur en fut auffi-töc averti; mais comme Ia moindre ombre de compétence avec un Fils de France a un grand air de ridicule, il répondit aflez aigrement a ceux du Chapitre qui voulurent lui faire des obfervations a ce fujer. Le Théologal, (i) Né en i6ij , mort en 1679,  de Louis XIV& de Louis XV. 223 qui étoit homme de doctrine & de fens, le tira a pan; & lui fit voir la conféquence qu'il y avoic a féparer, pour quelque caufe que ce put être, le Coadjuteur de 1'Archevêque. II lui fit fentir la néceffité d'attendre M. le Duc d'Orléans a la porte de 1'Eglife, & de lui repréfenter ce qu'il venoit d'apprendre. Monfieur le re^ut fort bien : il fit öter fon drap de pied, & confentit a ne rece> voir 1'encens qu'après le Coadjuteur, qui lui dit, lorfque les Vêpres furent finies : Je ferois honteux, Monfieur , de ce qui vient de fe paffer, fi ton ne tn'avoit ajfuré que le dernier Frere des Carmes, qui adora avant-hier la Croix ctvant Votre Alteffe Royale, le fit fans etucune peine. II favoit que Monfieur avoic été aux Carmes h 1'Office du Vendredi-Saint, & il n'ignoroit pas que tous ceux du Clergé vont a TAdoration les premiers. Le moe plut a Monfieur, & il le redit le foir comme une politefTe du Prélat. II alla le lendemain a PetitBourg, oü 1'Abbé de la Riviere, qui avoit un grand empire fur fon efpric, lui perfuada que le Coadjuteur lui avoit fait un outrage public; de forte que le jour même qu'il en revint, il demanda touc hauc a M. le Maréchal dEtrêes, qui avoit K v  226 Mémoires anetdoüs paffe les Fêtes k Cosuvres, fi fon Curf lui avoit difputé la préféance. LesCourtifans commencerent par fe ridicule, & Monfieur finit par un ferment d'obliger le Coadjuteur d'aller a Notre-Dame prendre fa place, & recevoir 1'encens après lui. M. de Rohan-Chabot qui fe trouvoit a ce difcours, alla le rendre au Prélat; & une demi-heure après, un Aumónier de Ia Reine vint lui commander de fa part de 1'aller trouve?. Elle lui dit d'abord que Monfieur étoit dans'une colere terrible, qu'elle en étoit très-fachée, mais qu'enfin c'étoit Monfieur , & qu'elle ne pouvoit fe difpenfer d'entrer dans fes fentiments; qu'elle vouloit abfolument qu'il eut fatisfaétion, & que le Dimanche fuivant le Coadjuteur lui fit une réparation dans Notre-Dame. Sur fa réponfe, elle le renvoya a M. le Cardinal, qui témoigna d'abord qu'il prenoit une part trés fenfible ï la peine dans laquelle il le voyoit, qui blama 1'Abbé de la Riviere; & qui, par cette voie douce & obügeante en apparence, n'oublia rien pour amener le Coadjuteur k la foumiflion. Mais comme il vit qu'il ne donnoit pas dans le panneau, il voulut 1'y pouflèr, & prit un ton d'aucorité. II lui dit qu'il avoit d'a-  de Louis XIV & de Louis XV. 227 bord parlé comme ami, mais qu'on Ie forcoit de parler en Miniftre.. II mêla des menaces indirecles dans fes réflexions; & la converfation s'échauffant, il ajouta que lorfqu'on affecloir de faire des aétions de Saint Ambroife , il en falloit faire la vie. „ J'effayerai, Mon„ fieur, lui répondit le Coadjuteur, de „ proficer de 1'avis que Votre Emi,, nence me donne; mais je voos dirai „ qu'en attendant, je fais état d'imiter „ Saint Ambroife dans 1'occafion dont „ il s'agit, afin qu'il obtienne pour moi „ la grace de le pouvoir imker dans„ toutes les autres".. Cependant le Coadjuteur craignant que Monfieur n'en vint aux voies dö fait, & n'employat Ia violence pour le faire mettre au-deflbus de lui a NotreDame, fe tint aflez ridiculement fur la défenfive; & cette conduite qu'on ne fauroit juftifier en aucun fens contre un Fils de France, ne laifla pas de lui réuflir. Son audace plut h M. le Duc d'Enguien (le Grand Condé)de qui il avoit 1'honneur d'être parent, & qui hoïflbit 1'Abbé de la Riviere, paree que eet Abbé avoit eu 1'infolence de trouver mauvais qu'on lui eüc préféré M. le Prince de Conti pour la nomiK vj  225 Mémoires anecdoles nation au Cardinalat. II die a Mazarin que le Coadjuteur étoit fon parent & fon ferviteur, qu'il ne fouffriroit point qu'on ufat de violence a fon égard, & qu'il ne partiroit pour 1'armée, que lorfqu'il auroic vu cette affaire finie. La Cour ne craignoit rien tant qu'une rupture entre Monfieur & M. le Duc , d'Enguien : M. le Prince 1'appréhendoic encore davantage. Ii vint tout courant chez le Coadjuteur , & y trouva foixante ou quatre-vingts Gentilshommes:• il crut qu'il y avoic une partie liée avec lui & M. le Duc. II jura, il menaca, ïl pria. Le Coadjuteur 1'affura qu'if fe foumettroit k tout, plutöc que de fouffrir que la Maifon Royale fe brouiltèc a fon occalion. M. le Prince qui 1'avoic trouvé jufques-lè inébranlable,. fut fi touché de voir qu'il fe radoucifibit a la confidération de M. fon fils, qu'il changea auffi de fon cöté ; & au-lieu qu'il ne trouvoit point d'abord de fatisfaction affez grande pour Monfieur, il décida nettemenc en faveur de celle que Ie Coadjuteur avoit toujours oïFerce, qui étoit d'aller lui dire en préfence de toute la Cour, qu'il n'avoit jamais précendu manquer au refpetf: qu'il lui devoit, & gue Pordre de 1'Eglife étoit le vrai motif  de Louis XIV& de Louis XV. de Ia conduire qu'il avoit tenue a NotreDame. La chofe fut ainfi exécutée, quoique M. le Cardinal & 1'Abbé de la Riviere en enrageaffent de tout leur cceur. Mais M. le Prince lui fic une telle frayeur de M. le Duc, qu'il falluc plier. Toute la Cour s'étoit rendue parcuriofité chez Monfieur, qui trouva les raifons du Coadjuteur admirables, & le raena voir fes médailles. Ainfi finir cette hiftoire, dont le fond étoic trés-bon, mais qu?il ne tint pas au Coadjuteur de gacer par fes manieres. M. le Prince (le Grand Condé) & !e Coadjuteur s'étant brouillés, comme tout le monde fait, ne paroiffoienc au Parlement qu'accompagnés d'un grand nombre de leurs amis, qui tous armés rendoient ces afiemblées on ne peut plus tumultueufes. Un jour que le Coadjuteur montoit en carrofle pour fe rendre au Palais, vint s'offrir a lui ce Marquis ds Rouillac, fi fameux par fon extravagance, qui étoic accompagnée de beaucoup de valeur. Dans le même momenc arriva le Marquis de Canillac homme de même caraétere. Celui-ci appercevant Rouillac , fait au Coadjuteur une grande révé> rense; & lui dit en reculant: „Je ve-  23° Mémoires aneectotet „ nois, Monfieur, pour vous offrir mes „ fervices; mais il n'tft pas juuequeles „ deux plus grands fous du Royaume „ foienc du même parti t je m'en vais k „ 1'hötel de Condé ". E.t il eft bon de remarquer qu'il y alla. Gourville , étant venu a Paris vers Ja fin du mois d'Oétobre , y affembla quarante ou cinquante perfonnes de la dépendance de M. le Prince, avec quelques Officiers & Cavaliers de la Garnifon de Damvilliers , que le Major, nommé Roche-Corbon ,. avoit amenés avec lui. Une partie de ces gens furent poftés un foir dans la rue Saint-Tbomasdu-Louvre, & 1'autre fous Parcaded'üa petit pont qui étoit fur le bord de Ia riviere, au bout de la rue des Poulies, k deffein d'atcaquer le Coadjuteur dans fou carrolTe au retour de 1'hötel de Chevreufe , d'oü il revenok ordinairement tous les foirs par le quai des Galeries du Louvre. L'entreprife étoit fort bien concertée, & il étoit difficile qu'elle manqu&t, le carrolTe devant être attaqué dans un lieu éloigné de tout fecours; mais il arriva que, ce même foir, ilfurvintune groffe pluie , qui ayant empêché les geus de Madame de Rkodes/de laveniï  de Louis XIV & de Louis XV. 231 prendre avec fon carrolTe qui étoic drapé, elle pria le Coadjuteur delaramener chez elle : ce qu'il fic, prenant ainfi, contre fon ordinaire, le chemin de la rue Saint-Honoré, pour remettre cette Dame & 1'hötel de Briflac ou elle demeuroit, au coin de la rue d'Orléans; ce qui fut trés - heureux pour le Coadjuteur. Mais un coup plus furprenant encore le fauva le lendemain. Un des Cavaliers, ayant ouï dire a quelques - uns de la troupe, qu'on en vouloic au Coadjuteur, & s'étant imaginé que ce Prélat pouvoic être un des amis de M. Talon, Intendant des Places frontieres, avec lequel il avoit quelques habitudes, il alla le trouver pour lui dévoiler ce complot, & les noms de ceux qui conduifoient 1'entreprife. M. Talon, qui croyoit le Coadjuteur fort bien a la Cour, a caufe de fa nomination toute récente au Cardinalat, vint lui donner avis de ce qui fe tramoic contre lui. Comme il ne fortit point ce jour-la, paree qu'il avoit pris médecine, il eut le temps de s'informer fous main des circonftances qui lui avoient été rapportées par le fieur Talon; ce qui ne 1'empêcha pas le lendemain d'aller chez Madame la Préfidente de Pommefeuil) fon ancienne amie. Heft vrai qu'a-  232 Mémoires anecdotes vant de fortir, il promit a Joly de revenir avant la nuk; mais fon plaifir Pavane fait refter plus qu'il ne devoic, peu s'en fallut qu'il ne fut rencontré ce foir-lk par les gens de Gourville & de laRocheCorbon. Le Cavalier qui avoit donné le premier avis , die qu'on les avoit fait monter a cheval ce même jour, pour aller^ dans la vieille rue du 'Pemple, oü ils n'avoient manqué leur coup que d'un petit quarc - d'heure. Cette nouvelle cireonftance frappa le Coadjuteur, & le foin qu'on avoit d'obferver toutes fes démarches , 1'obligea de penfer un peu plus a fa confervation : c'eft pourquoi il fe fit bien accompagner toutes les nuits en allant a 1'hötel de Chevreufe, d'oü il ne retournoit chez lui que paria rue Saint-Honoré, Ce changement fit juger a Gourville qu'ils étoient découverts. Le Cavalier donna encore avis de tout ce détail, & dit qu'ils avoient ordre de retourner a leur garnifon. Gourville avoit déja pris le chemin de Bordeaux, & la Roche-Corbon fe difpofoit a partir incefiamment. Le Coadjuteur fe hata donc de demander un ordre au Premier-Préfident, pour faire arrêter Gourville & la Roche-Corbon , comme gens de M. le Prince qui étoient a Paris pour lever des troupes-  de Louis XIV'& de Louis XV. 233 malgréla déienfe du Parlement. II écrivic aufli a M. de Chdteauneuf, pour le prier de faire anêter Gourville a Poitiers par oü il devoit paffer en retournant a Bordeaux. On mit aufli des efpions autour du logis de la Roche-Corbon, par le moyen del'quels on apprit qu'il étoit parti k la pointe du jour, & qu'il avoic pris Ie chemin du Bourg-la-Reine. Sur eet avis, La Forêt, Lieutenant du Prévöt de 1'Ifle, monta aufli-tót a cheval, & 1'atteignit a Chanres oü il avoit couché , d'oü il fuc ramené a la Baftille avec deux de fes gens. II fut aufli - tot interrogé par le Lieutenant-Cfiminel, auquel il nia touc d'abord; mais un de fes valets ayanc parlé autrement, & lui ayanc été confronté, il avoua que Gourville 1'avoic engagé d'enlever le Coadjuteur, pour tenir lieu de repréfailles, & aflurer la perfonne de 1'Abbé de Sillery, que la Cour avoit fait arrêter a Lyon. Peu de jours après, Gourville fuc aufli arrêté k Poitiers par les foins de M. de Chateauneuf, qui en avertit aufli-töt le Coadjuteur; mais il lui fic favoir en même-temps que la Reine 1'avoit fait élargir fur-lechamp. A 1'cgard de la Roche-Corbon, quoiqu'il y eut des preuves fuffifantes contre lui, il en fuc quitte pour cinq a fix  ?34 Mémoires anecrfates rnois de prifon, d'oü il trouva le moyen de fe fauver. Un jour que le Prince de Condé & le Coadjuteur s'étoient rendus au Parlement , chacun accompagné d'une nombreufe troupe de gens de leur parti, on vint avertir le Premier-Préfident, que la grand'fallc du Palais étoit reraplie de gens armés, & qu'il arriveroit quelque malheur, li 1'cn n'y apportoit un prompt remede. Alors le Premier-Préfident dit & Monfieur le Prince que la Compagnie lui feroit obligée , s'il lui plaifoit de faire retirer ceux qui Pavoient fuivi; qu'on étoit affemblé pour remédier aux défordres de 1'Etat, & non pour les augmenter; & que perfonne ne croiroic que la liberté d'opiner fut aufli entiere qu'elle devoit Pêtre, tant qu'on verroit le Palais fervir de place d'armes a tout ce qui étoit capable d'exciter le turaulte & la fédition. M. le Prince offrit, fans héfiter, de faire retirer fes amis, & pria le Duc de la Rochefoucault de les faire fortir fans défordre. Le Coadjuteur fe leva, & dit qu'il alloit aufli renvoyer les fiens, & en effet il fortit de la Grand'Chambre, pour leur aller parler. A la vue du Prélat, tous ceux de fon parti  de Louis XIV & de Louis XV. 235 mirent Fépée a la main, & les amis de M- le Prince firent la même chofe, fans pourtant en venir aux voies de fair. Voyant que fa préfence ne faifoit qu'irriter les uns & les autres, le Coadjuteur crut devoir fe retirer, & voulut rentrer dans la Grand'Cbambre; mais en arrivant a Ia porte qui va de la falie au parquet des Huifiiers, il trouva que le Duc de la Rochefoucault s'en étoic rendu maitre, II effaya de 1'ouvrir avec effort; mais le Duc la referma dans Ie temps que le Coadjuteur rentroit & qu'il avoit la tête paffee du cö,té du parquet & le corps dans la falie. Vu Finimitié qui régnoit entre eux, cette occafion pouvoic tenter le Duc de la Rochefoucault, & les gens de M. le Prince qui fe trouvoienc la. L'un craignic de faire une aétion trop cruelle, & les autres ignoroient jufqu'a quel point un pareil crime pouvoic courner au profic de leur Maicre; ils donnerent donc le temps & M. de Champlatreux, fils du Premier-Préfident, d'arriver avec ordre de dégager le Coadjuteur & de le tirer du plus grand péril oü il fe foit jamais trouvé. II fe plaignit beaucoup de la violence du Duc de ia Rochefbucaulr, qu'il accufa d'avoir voulu 1'aflaffiner. Le Duc répondit qu'ayanc eu  336 Mhnoires antcdoüs aflez long-temps fa vie entre fes mains, il n'avoit pas eu deffein de le tuer, puifqu'il ne 1'avoit pas fait. On reprochoic un jour au Coadjuteur qu'il faifoit trop de dépenfe ; ce qui n'étoit que trop vrai, car il la faifoit excefiive. II répondit étourdiment: J'ai bien fupputé; Céfar, a mon dge, devoit fix fois plus que moi. Ces paroles, très-imprudentes en tous fens, furent rapportées au Cardinal Mazarin qui s'en moqua, & il avoic raifon; mais il les remarqua, & il n'avoit pas tort. Le Coadjuteur avoit levé a fes fraix un Régiment, qu'on nomma le Régiment de Corinthe, paree que ce Prélat étoit Archevêque titulaire de Corinthe. Ce Régiment ayant été batcu par un petit détachement de 1'armée Royale, on appella eet échec, la première aux Corinthiens. Un jour qu'il vint prendre féance au Parlement avec un poignard dans fa poche, quelqu'un en appercut la poignée, & s'écria : Voild le bréviaire de notre Archevêque.  de Louis XIV & de Louis XV. 23? Le Maréchal de la Meilleraie étoic venu annoncer a une troupe de faétieux que le Confeiiler Broujfel leur 1'eroic rendu. II eut l'imprudence de mettre 1'épée a la main, & ce gefte fit crier aux armes a toute cecte cohue. Ce Maréchal alloit être cccablé, lorfque le Coadjuteur , qui avoit tout pouvoir fur l'efpric du peuple, vint pour arrêter le tumulte. Les têtes étoient fi échauffées qu'on ne le reconnut pas d'abord. Un de fes Pages fut bieflè, & lui-même fut renverfé d'un coup de pierre. II ne fut pas plutöc relevé, qu'un Bourgeois lui appuya un moufqueton fur la tête. Le Coadjuteur, avec une préfence d'efprit admirable, s'écrie auffi-töt, comme s'il connoifibic ce Bourgeois : Ah! malheur eux, ft ton pere te voyoit! Cet homme croyant que c'eft véritablemenc un ami de fon pere, fufpendle coup, & revenu a lui-même, commence a regarder plus attentivemenc celui qu'il a voulu tuer. L'habit du Prélat le frappe; il lui demande s'il eft le Coadjuteur. Tout le monde fait le même cri; on courc au Prélat, on 1'entoure, on 1'écoute, & le Maréchal de la Meilleraie fe retire avec liberté. Ce Maréchal a fouvent avoué qu'il devoit la vie au. Coadjuteur.  238 Mèmoirtf anecdotts Le Cardinal de Retz faifoit prefque tous les jours des parties de promenade aux environs de Paris, oü il n'étoit ordinairement fuivi que de deux domeftiques. L'Abbé Fouquet qui s'étoit chargé de le faire prendre mort ou vif, ayant été informé de ces parties, concerta des mefures pour l'exécution de fon defTein. Ce deflein alloit a le faire périr fecretement par unaflaffinat; mais il en fut détourné par deux raifons. La première fut un refte de répugnance dans l'efprit de la Reine pour une acfion 11 étrange. Sa Majefté queftionnant eet Abbé pour favoir comment il s'y prendroit pour dérober au public la connoiffance de ce crime, il lui répondit, qu'elle s'en repoftt fur lui, qu'il feroit expédier le Cardinal de maniere que rien ne feroit découvert, & qu'après cela ii feroit faler fon cadavre. La feconde raifon qui empêcha la Reine de prefler 1'exécution de cette entreprife , vint des négociations de Servien, qui donnerenc lieu d'efpérer que le Cardinal fe lailferoit perfuader d'aller au Louvre oü il feroit aifé de s'aifurer de fa perfonne, fans en venir a ces fêcheufes extrémirés. On réuflic enfin 3t 1'y déterminer. Le Jeudi 18 Décembre 1652, fur les neuf heures du matin, il  de Louis XIV & de LouisXV. 239 fe rendit au Louvreaccompagné de quelques amis. Ils monterenc d'abord a 1'appartement du Maréchal deVilleroy ,d'oü. 1'on envoya favoir ce que le Roi faifoit; & comme on rapporta que Sa Majefté fortoit de fa chambre pour aller chez la Reine, le Cardinal fe mie en devoir de 1'y fuivre, & chemin faifant, le rencontra au bas de Pefcalier. Le Roi lui dit: Ah t vous voilct donc, Monfieur le Cardinal, je vous fouhaite le bon jour. II entra enfuite dans la chambre de la Reine, qui voyant paroitre le Cardinal de Retz, lui dit brufquement: Monfieur le Cardinal , on ma dit que vous aviez été malade; mais on voit d votre vifage que le mal n'a pas été grand. La converfation Unit la, fans que Sa Majefté lui dit un feul mot. Cet air d'indifférence 1'obligea de fortir un peu plutöt qu'il n'avoit deflein de faire ; mais h peine étoit il hors de Ia porte, qu'il fut joint par M. de Fillequier, qui 1'ayant tiré vers une fenêtre de 1'autre chambre, lui dit qu'il 1'arrêtoic de la part du Roi; & marchant a fon cóté, il lui fit prendre Ie chemin de fa chambre. Etant prés d'y entrer, le Cardinal fe tourna vers ceux qui 1'avoient fuivi, & leur dit qu'ils n'avoient qu'a fe retirer, & qu'il étoit ar-  340 Mêmoïrts anecdates rêcé. Cela fe paffa fur les onze heurês du macin, & il fuc conduit au Chateau de Vincennes fur les trois heures après midi. Cette nouvelle s'étant répandue dans le Louvre, la Reine dit : Qjielle louoit Dieu de ce qu'il n'y avoit point eu de fang répandu. Peu de gens s'intéreflerent a Iaprifon du Cardinal de Retz, & il y en eut beaucoup qui s'en réjouirent , même parmi les Frondeurs. On difoit hautemenc : II n'a que ce qu'il mérite, pour avoir abandonné M. le Prince, & s'étre employé, comme il a fait, au retour du Roi. La Préfidente de Pommereuil ne fut pas de ce nombre; cette Dame en ufa même fi généreufement en cette rencontre, qu'elle engagea fes bijoux & fes pierreries pour le fervice du Cardinal, tandis que fes parents refufoient de faire le moindre facrifice pour lui procurer quelque foulagemenr. La Ducheflè de Lefdiguieres fit aufli, a bonne intention, une chofe qui pouvoic lui être utüe, mais qui faillit le perdre. Elle s'étoit imaginée qu'il pourroit avoir befoin de contre-poifon, & elle en donna deux petitès boites au Marquis de Villequier, pour les lui faire tenir  de Louis XIV & de Louis XV. 241 tenir. Mais le Marquis les ayant auditor remifes entre les mains de la Reine, Sa Majefté propofa Ia chofe au Confeil, oü Servien fuc d*avis d'en öcer Ie contre-poifon, & d'y mectre du poifon véritable. Mais Ie Sieur le Tellier opina au contraire, & dit qu'il n'y avoic qua jetter les boïtes, & n'en plus parler. La Reine fuivic eet avis, fort irritée contre la Ducheflè, de ce qu'elle 1'avoic prife pour une empoifonneufe. Tandis que le Coadjuteur, devenu Archevêque de Paris par la mort de fon oncle, erroit en Efpagne, en Flandres, a Rome, en Allemagne, un Curé de la Magdelaine, nommé ChaJJèbras, qu'il avoit fait fon Grand-Vicaire, foutenoit fes intéréts, avec une intrépidité & une intelligence finguliëre. II donnoic des Mandements au nom du Cardinal, interdifoic les Grands-Vicaires nommés par le Chapitre, lancoit des Monitoires contre les perfécuteurs de fon Archevêque , & les menacoit d'excommunication. Malgré la vigilance des efpions, ces pieces parvenoient toujours entre les mains de ceux dont elles devoient être connues, & fe trouvoient affichées partout oü il étoit befoin, fans que les re- Toms I. L  24a Mémoires anecdotes cherches & les menaces du Miniftere intimidaffènt le Grand - Vicaire & fes Coopérateurs qui fe cachoient, mais qui agiffoienc toujours. Comme ces ouvrages étoient bien écrits, ils faifoienr, impreffion; le Clergé redemandoit fou Archevêque, le peuple murmuroit; & fi Gondi tut fecondé le zele de fes partifans, peut-être auroit-il forcé la Cour a lui laifièr fon Archevêché; mais il fe lalfa de fouftrir. D'ailleurs, il avoit con-. traété dans fes voyages le gout d'une vie libre, exempte de devoirs, d'affujettifièment, & même de bienféance; vie qu'il defira de pouvoir continuer. S'il faut en croire Joly, confident du Cardinal de Retz, & qui lui reprochoit quelquefois fa vie licencieufe, voici dans quels termes Ie Prélat coupoit court k fes remontrances. „ Mon pauyre ami, „ tu perds ton temps h me prêcher. Je „ fais bien que je ne fuis qu'un coquin ; „ mais, malgré toi & tout le monde, je „ le veux être , paree que j'y trouve , du plaifir. Je fais que vous êtes trois " ou quatre qui me connoiflez & me " méprifez dans Ie coeur; mais je m'en „ confole pour la fatisfaction que j'ai d'en ^, impofer a tout Ie refte du monde. Par  de Louis XIV'& de Louis XV. ?4§ „ votre moyen même, on y eft fi bien „ trompé, & ma réputation fi bien éta„ blie, que quand vous voudriez défa„ bufer les gens, vous n'en feriez pas „ crus; ce qui me ïuffit, pour êtrecon„ tent de vivre k ma mode ". Ce ne fut qu'après la mort du Cardinal Mazarin que le Cardinal de Retz obtint la liberté de rentrer dans le Royaume, encore fallur-il qu'il donnat la démiflion de fon Archevêché. Cette grace lui ayant été accordée, il vint fe jetter aux pieds de Louis XIV: „ Monfieur le Cardinal, lui dit le Roi „ en le relevant, vous avez bien des „ cheveux blancs ". Sire, lui répondit le Cardinal de Retz, on blanchit ai~ fément lorfqu'on a le malheur dêtre dam la difgrace de Votre Majefté, Dans les dernieres années de fa vie, il parut li dégoüté du monde & de fes vanités, qu'il voulut remettre au Pape fon chapeau de Cardinal. Sa Sainteté le refufa. On ne fait pas les raifons de ce refus. Un des premiers foins du Cardinal fut L ij  244 Mémoires anecdotes de fe réconcilier avec le Grand Condé, qui vivoic retiré a Chancilly. Ce Prince avoit accordé, dans un coin de fon pare, un petit hermitage k un bon Moine appellé Dom Lopin. La principale occupation de ce Religieux étoit de cultiver de trés-belles fleurs qui faifoient les délices de fa retraite. Un jour que le Cardinal de Retz étoit allé a Chantilly, M. le Prince le conduific vers 1'habitation de Dom Lopin ; & pour éprouver la patience de ce bon-homme , ils marcherent, comme par diftraétion, fur les fleurs de Phermitage. Dom Lopin étoit inconfolable de voir fouler aux pieds des fleurs qu'il avoit cultivées avec tant de foin. 11 fut plulieurs fois tenté de s'en plaindre; mais le refpeét le retenoit toujours. A la fin, la patience lui échappa. „ Eh! Meflèi„ gneurs, s'écria-t-il, eft-ce le moment d'être d'accord entre vous, quand „ il s'agit de faire de la peine a un ,, pauvre Moine? II falloit 1'être autre„ fois pour le bien de la France & pour „ le votre ". Cette lecon du bon Religieux fit faire de profondes réflexions au Prince & au Cardinal, qui fe rappellerent avec amertume le fouvenir des troubles paffes.  de Louïs XIV & de Louis XV. 245 Ce fut dans fa retraite de Commercy que le Cardinal de . Retz .compofa fes Mémoires. II avoit eu la foiblefle ou 1'indifcrétion d'y parler de fes aventures galantes. Quelques Religieufes k qui il. confia fon manufcric, retrancherent, en lecopiant, tous les traits qui déshonoroient les mceurs de ce Cardinal , & c'eft fur une de ces copies que fut faite la première édition des Mémoires, ou 1'on trouve en effet plufieurs lacunes. Jamais homme ne fit tant de dépenfes, n'emprunta tant , & ne rendit fi bien que le Cardinal de Retz. Peu de jours avant fon dernier voyage de Rome, il fic affembler fes créanciers, examina leurs comptes, & leur témoigna le regret qu'il avoit de ne pouvoir s'acquitter entiérement avec eux. Tous fe récrierent la-defius, & lui dirent qu'ils ne venoient point pour lui demander de 1'argent, & qu'ils en avoient encore k fon fervice. Une Dame entr'autres fe leva en lui offrant cinquante mille écus qu'elle le prioit d'accepter pour les befoins de fon voyage. Le Cardinal, confus de tant de générofité, en témoigna de fon mieux fa reconnoifiance; & fe toumant vers un marchand qui étoit lk i L iij  246 Mémoires anecdotes • 11 y a, dit-il, ce pauvre Chapelier & qui je dois beaucoup; je rougis de ne pouvoir le fatisfaire comme je le voudrois & comme il le mérite. „ Moi, ,, Monfeigneur, répondit le Chapelier; „ il eft vrai que je fuis pauvre, mais „ je n'ai pas moins de coeur que les „ autres, ni moins d'attachemenc pour „ votre perfonne; je ne vous demande „ rien, & voilk encore trois chapeaux „ rouges que je prie Votre Éminence „ d'emporter avec elle ". Tout le monde fut furpris d'une bonté d'ame fi finguliëre dans un Artifan, & le Cardinal ne put retenir fes larmes : il remercia Dieu qui tournoic fi favorablement pour lui les coeurs de tant de perfonnes difféïentes. Le Cardinal vint k bom, par fon économie, de payer toutes fes dettes. II pafla les dernieres années de fa vie a Paris, dans un petic cercle d'amis choifis, dont fa converfation faifoit 1'agrément. C'étoit un autre homme : tranquille, modéré, exact a fon devoir, il fut regretté de fes amis, de fes domeftiques & des pauvres. Le Cardinal de Retz & les Frondeurs,  de Louis XIV & de Louis XV. H7 cherchant a exciter une nouvelle fédition dans Paris, imaginerent qu'il falloit perfuader que la Cour avoic voulu faire alTafliner Joly, un des Syndics pour les rentes fur la Ville, Confeiller au Ctrêtelec, & homme forc acci;édité parmi le peuple. „ On pla$a fon pourpoinc „ & fon manteau fur un morceau de „ bois dans une certaine attitude. D'Ef„ taimille tira un coup de piftolet avec „ tanc de jufteflè fur une des manches „ qu'on avoic reraplies de foin , qu'il la „ perca précifémenc oü il falloit J après „ quoi il fut arrêté entre lui & Joly, „ que le véritable coup ferqit tiréle len„ demain matin fur les fept heures &de„ mie dans la rue des Bernardins... La „ chofe fut faite comme on Pavoic pro„ jettée : d'Eflainville s'approcha du „ carrofle, Joly fe baifla, le coup pafla „ par-deflus la tête, & fut fi bien ajufté „ qu'il fe rapportoit parfaitement k la „ fituation oü il devoit être dans le car„ roffe. Joly fut conduitchezunChirur„ gien, vis-a-visSaint-Nicolas-du-Char„ donnet, oü ayanc été déshabijlé, on „ lui trouva au bras gauche, k 1'endroic ., oü les balles devoient avoir paffe, une „ efpece de piaie qu'il s'étoit faite lui„ même la nuic avec des pierres a fufil; L iv  5 4 8 Mimoim anecdotes „ de forte que le Chirurgien ne dour'a „ pas que ce ne fut 1'effec du coup, & ,4 y mie un appareil dans les formes, „ tandis que d"Argemeuil difoit & fai„ foic tout ce qu'il pouvoit pour infi. „ nuer que cette entreprife n'avoit pu „ venir que de la part de Ia Cour, qui „ vouloit fe défaire de celui des Syn„ dies qui paroiflbit le plus ferme & „ & le plus affeétionné au bien pu» „ blic ". LE MARÉCHAL DE TURENNE (i), Uehri de la Tour, Vicomte de Turenne, étoic un homme entre deux tailles, larges d'épaules, & qu'il hauffoit de temps en temps : il avoic les fourcils gros & affemblés; ce qui, avec le refle de fes traits, lui donnoit une phyfionomie malheureufe : il n'avoit point 1'air grand, quoiqu'il eüt 1'ame grande. A 1'entendre parler dans un Confeil, il paroiffoic 1'homme du monde le plus irréfolu; cependant lorfqu'il lui falloit prendre un par- ,(0 Né en ï6u, mort en 1675,  de Louis XIV & de Louis XV. 249 ri, perfonne ne le prenoic ni mieux ni piusvite. Son véritable talent a la guerre, étoit de bien foutenir une affaire en mauvais état. Quand il étoit le plusfoibleen préfence de 1'ennemi, il n'y avoit point de terrein, d'oü par un ruifleau, pat un ravin, par un bois, ou par une éminence , il ne fut tirer quelque avantage. Jufqu'aux huit dernieres années de fa vie, il avoic été plus fage qu'entreprenanc : mais voyant que la téméricé étoit k la mode, il ne fe ménagea plus tant; cependant, comme il prenoit encore mieux fes mefures que les autres, il gagna autant de combats qu'il en donna. Sa prudence venoit de fön tempérament , & [fa hardiefle de fon expérience. II avoit une grande étendue d'efprit; il étoic capable de gouverner un Etat aufli-bien qu'une armée. II n'étoit pas ignorant des Belles-Lettres; il favoit quelque chofe des Poëtes Latins, & mille beaux endroits des Poëtes Francois; il aimoit les bons mots, & s'y connoiflbit. II écoic modefte en habits, & le paroiflbit même en expreflions; mais quand on y prenoic garde , on y démêloic un grand fonds d'amour - propre. Quand il vouloit parler de lui, il commencoit ordinairement par ces paroL v  2$ó Mémoires anecdotet les : Je ne fais fi foferois vous dire; & il continuoit par en dire des merveilles; & pour öter a cette jacbnce ce qu'elle avoit de trop direcf, il fe traitoit ordinairement a la troifieme perfonne, & difoit, par exemple : „ Je vous >, affure que lorfqu'on étoit jeune, on „ faifoit fort bien telle & telle chofe". Au refte, il parloit peu & écrivoit mal. Une de fes grandes qualités étoit le mépris de la fortune. II avoit commandé rarmée de France en Allemagne trois ou quatre ans; il auroit pu y amaflèr des millions, & il ne 1'avoit pas fait. Cedéfintéreflement lui donna le plus grand crédit chez les Allemands. II aimoit les femmes fans attachement, & les plaifirs de la table fans débauche. II avoit natufellement de la gaieté; mais il en montroit peu , dans la crainte que ceux avec qui il étoit, ne fe rendiffenc trop familiers. II ne donnoit guere d'ordres qu'ils ne fuflènt obfcurs; & bien des gens croyoient que c'étoit pour eacher fes defTeins a ceux même dont il fe fervoit pour les faire réuflir, ou pour fe ménager le droit d'expliquer fon ordre.I fa fantaifie, &, en cas de mauvais fuccès, pour fe décharger du blame furl'Officier commandé. Une grande parde de fa vie,  de Louis 'XIV& de Louis XV, '251 ii avoic écé envieux, non-feulemenc de fes égaux , mais encore de tous ceux qui commencoient & s'élever; mais fa gloire le mit enfin fi fort au-deflus de touc le monde, que celle des autres ne lui fic plus d'ombrage; & dès-lors il devint honnête & bienfaifant, & fut en mêmetemps 1'amour & 1'admiration de toute i'Europe. Bien des gens ont cru qu'il n'avoit aucune religion. 11 fic long-temps profeffion de celle de Calvin, dans la penfée , dit-on, que ce parti n'ayanc point de Chef en France, il pourroic un jour le devenir. On ajoute que voyant le Roi maicre abfolu de fon Etac, les Huguenots défunis, abattus, fans argént & fans places, il n'attendit plus que 1'occafion de pouvoir tirer quelque mérite de fon changemenc. Enfin , au retour de la campagne de Flandres en 1667, fe voyant tout-at'ait tombé a la Cour par les mauvais offices des Courtifans, foit convi&ion ou politique, M. de Turenne changea de religion, & la promotion de fon neveu d'Albret au Cardinalat fut une des conditions fecretes de fon changement. On a du plaifir a croire que 1'abjuration de ce grand homme futfinceré; il n'étoit pas capable d'une ISche difllmu* L vj  *52 Mémoires aiiecdotes lation dans eet acfe le plus important de fon illuftre vie, Turenne montra, dès fon enfance,un penchant décidé pour la guerre; cependant la foibleffe de fon tempérament fembloit s'oppofer a ce qu'il embraffac ce parti, & on ne s'en'cachoit pas en fa préfence. Pour faire ceffer ce difcours, le jeune Turenne, a peine agé de dix ans , prit une réfolution alfez étrange ; il s'échappa le foir pendant «ne faifon rigoureufe y & courut fur le rempart de Sedan, dans le deflein d'y palfer la nuit. On s'appereut bientót de fon abfence, & on le chereba dans les prineipales maifons de la Ville; mais ce fut inutilement, Son Gouverneur défefpérant de Ie rencontrer , s'en retourne par le rempart, & pafle a travers les batteries. Quelle fut fa furprife d'y, trouver le Vicomte couché fur l'affüt d'un canon,. & profondément endormi! Ce ne fut pas fans beaucoup de peine qu'on le détermina a venir au cbateau; ii vouloit abfolument palfer la nuit fur eet afïïk. La crainte qu'on eut qu'il ne fe livrat a quelques autres tentatives imprudentes, fit qu'on ne lui paria plus de la délicacefie de fa coraplexion,  de Louis XIV& de Louis XV. 2& Le Cardinal de Richelieu qui feconnoifloic en hommes, & qui prévoyoit ce que feroit un jour le Vicomte de Turenne, lui offrit en mariage une de fes plus proches parentes; mais le Vicomte appréhendant que la différence de religion ne fut un obftacle a la bonne intelligence qui doit régner entre deux époux, s'en expliqua de bonne foi avec le Cardinal, qui goüta fes raifons. II trouva même dans ce procédé, un caraétere d'honnête-homme qui le prévint en faveur de Turenne; & bien loin de s'offenfèr de fon refus, il 1'en eftima davantage, & continua a lui marquer fa cor> fiance , en 1'employant aux affaires les plus difficiles» Louis XIV voulant rêcompenfer Turenne des fervices qu'il lui avoit rerdus dans la guerre d'Efpagne & dans celle de la Fronde, lui donna la charge de Maréchal-général de fes Camps & armées; le Cardinal Mazarin lui fit même entendre qu'il ne tenoic qu'a lui d'êireélevéa une plus haute dignité, & que le Roi n'étoit pas éloigné de rétablir, en fa faveur, la charge de Connétable, fi lui-même n'y mettok obftacle par la religion qu'il profefibit; mais le Vicomte  154 Mémoires anecdotet de Turenne n'étoit pas d'un caraétere & fe laiiTer tencer par 1'attrait des honneurs, quand il s'agiflbit de religion. L'offre de la première Charge de la Couronne ne fut point capable de lui faire quitter la religion Calvinifte, tant qu'il la crut la meilleure; comme nulle confidérationne put 1'y retenir, quand il fut perluadé du contraire. Un des gens du Vicomte de Turenne étant allé demander de fa part, quoiqu'a fon infu, un emploi a M. Colbert; ce Miniftre, ravi de trouver une occalion d'obliger ce grand homme , alla fur Ie champ lui porter la commiflion. Le Vicomte de Turenne, qui ne favoic rien de Ia chofe , fut aflez furpris du compliment de Colbert ; cependant il Ie remercia comme ü cette commiflion lui eut été demandée par fon ordre, & en même-temps il fit appeller le domeftique en faveur duquel elle étoit ex* pédiée. Cet homme ayant fu ce qui venoit de fe palfer, fe crut perdu, & fe jetta aux pieds de fon maitre, en lui demandant miféricorde; mais le Vicomte de Turenne le faifant relever aufli -töc, & lui remettant la commiflion entre les mains: Si vous meujjhz parlé de cette  de Louis XIV & de Louis XV. 255 e faire, lui dit-il, je vous y aurois fervi, comme vous Vauriez pu fouhai~ ter; & tout ce qui me fdche en cela, c'efl que vous ne me difiez point ce qui vous oblige d me quitter. Le domeftique, confus & néanmoins raffuré, lui ayanc die qu'il n'avoit recherché cec emploi, que paree qu'il avoic beaucoup d'enfancs, le Vicomte lui fic payer ce qu'il lui devoit de fes gages, & lui donna encore une fomme confidérable pour 1'aider a faire fubfifter fa familie. Depuis la mort de Madame la Dauphine, Monfeigneur avoit ufé de toute la liberté du veovage. II étoit éperdument amoureux de Madame du Roure, qui, difoit-on, avoit autant de defirs qu'elle voyoit d'hommes, & autant d'amants qu'elle avoit de defirs. A un de ces foupers de Meudon, oü d'abord \*è* tiquette gênante fut chalfée par la liberté; enfuite la liberté honnête par la volupcé; enfin, la volupté par la débauche «ffrénée, il prit au Prince de Turenne un éclat de rire extravagant. Monfeigneuf lui en demande le fujet. „ C'eft, ditM. jy de Turenne, après s'êtredéfendu long,, temps, c'eft que je trouve fort plaifant „ que, de neuf que nous fomraes ici,  056 Mémoires anecdotes ,, du Roure foit le feul qui n'ait pas cou- „ ché avec Madame ". Le Roi fit, pour convertir M. de Turenne, des efforts qui engagerent celui-ci a écouter des difpuces. II fuc convaihcu long-temps avanc que d'abjurer; il craignoit qu'on ne l'accu!&c de trop de complaifance pour le Roi. II futtémoin du miracle qui arriva au Louvre. Le feu avoic pris dans la galerie, & un vent impétueux menacoic du plus cruel ineendie; on apporta le Saint-Sacrement, le feu & le vent celferent. M. de Turenne ne put s'empêcher de dire : Je Vai vu, & je tien puis douter. II fut pourtaut encore quelque temps fans fe déclarer. En 1648 , lors des brouilleries de Paris, quatre ou cinq Maifons de Gentilshommes crurent ce temps propre a faire valoir leurs prétentions a la Principauté; celle de la Tour en fut une : mais leurs vifions n'ayant pas été fuivies pour lors d'un heureus fuccès, celle du Maréchal de Turenne fe réveilla en 1651. Le Duc de Bouillon fon frere, étroitemenc uni dans le Confeil avec le Cardinal Mazarin , & le Maréchal k la tête de la principale armée, fe trouverent en  de Louis XIV & de Louis XV. *57 état d'obtenir un brevet de Prince. Ce fut alors que le baton de Maréchal, que Henri de la Tour avoit autrefois fouhaité comme le terme de fon ambition , lui parut au-deflbus de fa naiflance; il en témoigna un fi grand mépris, qu'on 1'appelloit M. le Maréchal, quand on lui vouloit dire une injure. Le fondement de fes prétentions étoic que fes ancêtres avoient été Souverains de Boulogne & Comtes d'Auvergne, & que la Principauté de Sedan appartenoit a fa mere.... Cependant le rang qu'il avoic obtemi n'étoit pas établi de maniere qu'il en jouic fans contrainte. Comme il n'ofoit pas voir fortir de fa chambre, fans les recotiduire, la plupart des gens de qualité qui lui rendoient vifite, il leur extorquoic cette civilité, en prétextant quelque affaire dans fon cabinet un peu avant qu'ils s'en allaflent, & il n'en fortoit que lorfqu'ils étoient parti?. Jamais on ne poufla plus loin 1'efclavage de fa grandeur. L'Eleéleur Palatin fut fi outré des excès que les troupes Frangoifes commettoient dans fon pays, que fon premier mouvemenc fut de s'en prendre a M. de Turenne, & de lui envoyer par un Trompette , un cartel de défi ; il lui reprochoic  «58 Mémoires anecdotes fon changement de religion, & 1'afyle que le feu Eleéteur avoit donné dans fes Ecats au Duc de Bouillon fon pere; il s'élevoit contre la monftrueufe ingratitude du fils armé pour êcre te dcfhucteur & 1'incendiaire de ces mêmes Etats; il finilfoit en lui en demandant fatisfaclion dans un combat particulier, & le laiifoic le maitre de déterminer, li ce feroit & pied ou k cheval. M. de Turenne ne répondit point aux deux premiers articles; 11'égard du troifieme, il s'efforca de perfuader a 1'Elecleur, que fes própres Sujets s'étoient attirés ce malheur, par les cruautés inouies qu'ils avoient exercées contre les troupes du Roi; qu'il ne falloit pas être furpris que de pareils traitements eulfent rempli les foldats de cette fureur, dont il déploroit lui-même les excès : qu'a 1'égard du combat particulier qu'il lui propofoit, il ne lui étoit pas Iibre de 1'accepter, n'étant pas en pouvoir de difpofer de fa perfonne; mais qu'il fe préfenteroit a la tête de 1'armée qu'il commandoit, contre celle qu'il voudroit lui oppofer. Turenne fe promenant au quartier gé» néral, entendit deux Soldats parler de lui dans une tente oü ils buvoient. L'un  de Louis XIV'& de Louis XV. 259 difoit que le Vicomte eut été un parfait Général, s'il avoit autant de bravoure que de prudence. Turenne fit obferver le Soldat, & fe 1'étant fait montrer, il attendit Poccafion de le punir de fon indifcrétion. Un jour qu'il falloit recon«oitre une place, il le fit appelier; & fans lui dire autre chofe, finon qu'il eut k Paccompagner , il le mena jüfqu'au bord du fofie de la place afliégée. Le Soldat avoit la peur peinte fur le vifage; & le Vicomte, en Ie congédiant, lui dit: Retourne boire avec tes camarades; mais n'y parle pas mal dun homme aujji brave que toi, M. de Turenne retira fon armée du Palatinat, repafla Ie Rbina Philipsbourg, & alla camper prés de Neuftadt. A fon arrivée, il regut un courier de la Cour, qui faillit k déconcerter fes mefures. Ses ordres portoient de quitter 1'Alface, & d'entrer en Lorraine, pour être a portée d'arrêter une irruption qu'on appréhendoic fur les frontieres de Champagne. Ce Général qui prévoyoit en maitre les événements, ne put fe réfoudre a foufcrire a eet ordre qui lui parut fufpect, lui venant par le canal de M. de Louvois , dont il avoit a fe plaindre depuis*  s6o Mémoires anecdotes quelque temps. II prit le parti d'expofet dans une lettre adrelTée immédiatemenc au Roi, les raifons pour lefquelles il ne croyoic pas qu'il fuc du bien du fervice de Sa Majefté d'obéir en cetce occallon; il ajoutoic qu'après qu'elle auroit eu la bonté d'examiner ce qu'il avoit 1'honneur de lui repréfenter, il obéiroit fans replique; mais qu'il la fupplioit très-humblement de lui intimer fes ordres par M. le Cardinal de Bouillon fon neveu, pour des raifons qu'il efpéroit un jour expliquer & faire approuver a Sa Majefté: qu'elle confentit qu'il fe fervic du même moyen pour lui rendre compte de fes aécions & de tout ce qui fe pafteroic en Allemagne. Cette lettre choqua tellement M. de Louvois, qu'il ne tint pas a lui que le Roi ne fic arrêrer M. de Turenne comme coupable de défobéhTance; mais Sa Majefté pénétrant les incentions du Miniftre, & fachant que Ie Général ne propofoit rien qui ne tendic au bien de fon fervice, lui permic de faire tout ce qu'il jugeroic a propos, s'en repofant entiéremenc fur fa prudence. Les Courcifans, dans le deftein de plaire au Miniftre, bMmoienc fouvent M. de Turenne, & il en fut fi piqué, qu'ayanc  de Louis XIV & de Louis XV. 261 trouvé M. le Prince aflez mécontent de la conduite de Louvois, ils réfolurent tous deux d'actaquer ce Miniftre, & de dire au Roi ce qu'ils penfoient vérkablement de lui; c'eft a-dire, qu'il étoit capable par fon application & fon acTtivité , de fervir h 1'exécution des deflèins de Sa Majefté, mais non pas de gouverner les armées de loin, comme il le prétendoit faire : qu'il n'avoit ni aflez de vues, ni affez d'expérience pour cela, & qu'il étoit d'une férocité, d'un orgueil, d'une témérité capables de tout gater. M. de Turenne pourfuivit fon deftein, & paria effecYivement au Roi fur le chapitre de fon Miniftre, de la maniere que je viens de dire : il fit plus, il dit a Louvois lui-même tout ce qu'il venoit de dire au Roi, & le traita comme un éco'.ier indigne de fon pofte. Pour M. le Prince, il n'eut pas la force de feconder le Maréchal de Turenne; ce qui fut caufe que cette remontrance n'eut point d'efFet. L'oftentacion même avec laquelle M. de Turenne, amateur de la faveur populaire, inftruifit le public de la'converfation qu'il avoit eu'e avec le Roi, & du peu de ménagement qu'il a"oit pour fon Miniftre, déplurent a Sa Majefté, a qui Ie vieux le Tellier, pendant qu'il faifoit des  202 Mémoires anecdotes foumiffions a M. de Turenne, ne manqua pas de faire obferver tout ce qu'il y avoit de répréhenfible dans ce procédé. Le Prince de Turenne avoit fu fe conferver dans 1'Alface, malgré Louvois: il y vint a bout de contraindre les ennemis, non-feulement h abandonner cette Pro» vince^mais encore a repalTer le Rhin, quoique leur armée de foixante & dix mille hommes fut quatre fois plus forte que celle des Francois. Cinq Princes Souverains des plus conGdérables de 1'Empire, commandoient cette multitude d'Allemands; ce qui fit dire plaifamment au Duc de Lorraine, que cinq Princes par la grace de Dieu, avoient fui devant un Prince par la grace du Roi. Des Députés d'une Ville d'AUemagne vinrent trouver ce grand Capitaine, & lui offrirent une fomme de cent mille écus, pour 1'engager feulement a ne pas faire paflèr fon armée fur leurs terres. Si les intéréts de mon Prince, leur dit-il, mobligeoient a prendre ce chemin, je ne me laiffèrois pas corrompre par la fomme que vous moffrez; mais je la refufe-  de Louis XIV & de Louis XV. i6j en ce moment, paree que je ne puis l'ac • eepter en confeience , riayant pint detfein de prendre cette route. Lors de la Campagne de 1673, un Officier-général lui propofa, dans le Comté de la Mark, un gain de quatre cents mille livres, 1'aöuranc que la Cour ne pouvoic en être inftruice: „ Je vous fuis „ fort obligé , lui répondit Turenne; „ mais comme j'ai fouvent trouvé de ces „ occafions fans en profiter, je ne crois „ pas devoir changer de conduite a mon » &ge "• Les fuccès glorieux de cette campagne procurerent au Général un accueil des plusflatteurs a Verfailles. Louis XIV lui prodigua les louanges, & lui dit que le Marquis de Saint-Abre ne ferviroit plus fous lui, paree que dans une lettre au Miniftre, il avoic blamé quelques-unes de fes opérations. „ Pourquoi ne m'a„ t-il point parlé ? répondit le Vicomte „ de Turenne; je 1'aurois écouté avec „ plaifir, & j'aurois profké de fes con„ feils ". II excufa enfuite Saint-Abre, en fit 1'éloge, lui obtint des récompenfes , & fe fic promettre qu'on ne le privetoit point d'un Officier de ce mérite.  364 Mémoire-t antcdotts Les fatigues de 1674 avoient cauféde grandes maladies dans 1'armée Francoife. On vit par-tout le Général tenir aux Soldats des difcours paternels, & toujours la bourfe a la main. Lorfque fon argent étoit épuifé, il empruntoit du premier Officier qu'il rencontroit, ètlerenvoyoit h fon Intendant pour être. payé. Celuici, foupconnant qu'on exigeoit quelquefois plus qu'on n'avoit prêté a fon maitre, lui infinua de donner a 1'avenir des billets de ce qu'il empruntoit. „ Non, „ non, dit Turenne, donnez tout ce „ qu'on vous demandera; il n'eft pas „ poffible qu'un Officier aille vous re„ demander une fomme qu'il n'a point „ prêtée, a moins qu'il ne foit dans un „ extréme befoin; & dans ce cas il eft .„ jufte de 1'affifter ". On a beaucoup loué la continénce de Scipion rAfricain,* Turenne n'ayant que vingt-fix ans donna le même exemple de vertu a fon armée, mais avec une modeftie qui relevoit encore la générofité de cette adlion. Après la prife du Fort de Solré dans le Hainaut, les premiers Soldats qyi entrerent dans la place, y ayant trouvé une trés belle perfonne, la lui amenerenc comme la plus précieufe portion  de Louis XIV & de Louis XV. 16$ porcion du butin. Turenne, feignanc de croire qu'ils n'avoient cherché qu'a la dérober a la brutalicé de leurs compagnons, les loua beaucoup d'une conduite fi honnête. II fit enfuite chercher le mari de cette belle perfonne, & lui dit publiquement : Vous devez d la retenue de lües Soldats Vhonneur de votre femme. Turenne avoic la réputation de probité la mieux établie , même chez les ÏSations étrangeres. Une armée Frangoife s'étoic approchée du Lac de Conflance, fous précexte de mettre a contribution quelques terres de Ja Maifon d'Autriche ; les Suilfes, auxquels 1'ambition de Louis XIV étoic fufpeéte, craignirenc une invafion rapide & imprévue. Ils envoyerenc a 1'inftanc des dépucés a Turenne, pour lui dire, qu'avec d'autres ils croiroient n'avoir jamais pris aflez de précautions pour leur füreté; mais qu'avec lui, il leur fuffifoic de fa parole, qu'il n'encreprendroic rien contre eux. L'armée de France faifoit une pénible retraite, pendant laquelle Turenne étoit jour & nuit en aétion pour mettre les troupes a couvert des infultes det Tome I. M  %bb Mémoires anecdotes Impérianx. Dans cette marche, le Vicomte étant retourné fur fes pas, pour voir fi tout étoit en ordre, appercut un foldac qui, n'ayant plus la force de fe foutenir, s'étoit jetté au pied d'un arbre pour y attendre la fin de fes maux. Turenne aufli-tót defcend de cheval, aide a ce foldat a fe relever, lui donne fa monture, & 1'accompagne a pied jufqu'aux chariots, oü il le fait placer. Ce font de pareils traits qui ont mérité h ce Général le titre glorieux de Pere des Soldat s. Un jour qu'il vifitoit fon camp, quelques Officiers, qui le précédoient, demanderent a des foldats, dont 1'embarras les avoit frappés, ce qu'ils faifoient la ? „ Nous cachons, répondirent-ils , „ jufqu'a ce que le Général fok pafle, „ des vaches que nous avons déro„ bées ". Turenne, qui étoit aflèz prés pour les entendre, ajouta,tout de fuite: „ II pourra palfer bientót; mais une „ autre fois, pour n'être pas pendus, „ je vous confeille de vous mieux ca,-, cher ". II s'appercut un jour, en fe retouraam, que des boulets qui venoient d'une  ie Louis XIV & de Louis XV. 167 éminence faifoient baiffer la tête a plufieurs Cavaliers, qui fe redreflërent aufïïtöc dans la crainte d'être réprimandés. Non, non, leur dit-il, il n'y a pas de mal; cela mérite bien une révérence. Un jour qu'épuifé de veilles & de fa* tigues, Turenne s'étoit couché derrière . un buiffon, des Fantaffins qui voyoient, en palTant, que la neige comboit fur lui, couperent des branches d'arbre pour lui faire une hutte.. Des Cavaliers arriverent qui le couvrirenc de leurs manteaux. Le Général s'éveille dans eet inftant, & demande a quoi on s'amufe, au-lieu de marcher. „ Nous voulons, „ répondirent les foldats, conferver no„ tre pere; fi nous venions k le per„ dre, qui nous rameneroit dans notre „ pays " ? Dans Ia campagne de 1674, on traca un camp aflez prés de Strasbourg. Toute Farmée, convaincue qu'on y attendoic les Allemands, travailloit avec beaucoup d'ardeur. Un feul Fantaffin fe repofoir. Turenne lui demanda pourquoi i! ne travaiiloic pas comme les autres? Cefl, mon Général, lui répondit le foldat en fouriant, que vous ne demeurerez pas M ij  268 Mémoires anecdotes long-temps ici. Turenne , charmé de 1'intelligence de eet homme, lui donna de 1'argent, lui recommanda le fecret, & le fit Lieutenant. Un Militaire fort modefte , avouoit franchement a tout le monde qu'il avoit peur quand il alloit au feu ; mais il ajoutóic que ce mouvement machinal ne 1'empêchoit pas de faire fon devoir. Get homme vrai fuc commandé pour attaquer un pofte, & laifia entrevoir dans le chemin quelque inquiétude : un fanfaron qu'on lui avoit donné pour camarade, vint trouver le Maréchal de Turenne, & le pria de lui donner un compagnon qui put le feconder dans le coup de main qu'il s'agifToit d'exécuter. Celui qui eft envoyê avec moi, difoic51, eft homme d Idcher le pied dam ïatlion , & même il avoue ingénue' •ment fon peu de courage. „ Eh ! Mon„ lleur ", répond auffi-töc Turenne, qui connoiffbit 1'Officier pour un homme d'honneur, „ 11 vous n'aviez pas „ plus peur que lui, vous ne feriez pas „ ici. Recournez promptement oü je „ vous ai envoyé; vous courez rifque „ de ne pas vous y trouver a temps. „ Votre poltron pourroit bien vous óter  de Louis XIV & de Louis XV. 260 „ la gloire de 1'aétion ". Ce qui fe trouva vrai. Madame fut du voyage de Flandres, &, comme on fait, chargée feule de 1'union des deux Rois Louis XIV, & Charles II, Roi d'Angleterre. Elles'embarqua a Dunkerque a 1'infu die Monfieur, alla voir fon frere h Cantorberi, & revint avec la gloire du fuccès. Elle en jouiflbit, lorfqu'une mort fubite & douloureufe, 1'enleva h 1'rlge de vingtfix ans, le 30 Juin 1670. Cette Princeflè s'étoit crue empoifonnée, & on prétendit que le Chevalier de Lorraine, favori Monfieur, pour fe venger d'un exil & d'une prifon que fa conduite coupable auprès de Madame lui avoit attirés, s'étoit porté a cette horrible vengeance. On ne fait pas attention que le Chevalier de Lorraine étoit alors h Rome , & qu'il eft bien difficile a un Chevalier de Malthe de vingt ans, qui eft a Rome, d'acheter k Paris la more d'une grande Princeflè. II n'eft que trop vrai , qu'une foibieflè & une indifcrétion du Vicomte de Turenne avoient é;é la première caufe de toutes ces ruméurs odieufes, qu'on fe plait encore a réveiller. 11 étoit a foixante ans Famanp M üj  570 Mém oh'es antcdotts de Madame de Coatquen & fa dupe» comme il 1'avoit été de Madame de Longueville. II révéla k cette Dame le fecret de 1'Etat, qu'on cachoit au frere du Roi. Madame de Coatquen, qui aimoic le Chevalier de Lorraine, le dit k fon amant : celui-ci en avertic Monfieur. ■ L'intérieur de la maifon de ce Prince fut en proie k tout ce qu'ont dé plus amer les reproches & les jaloufies. Ces troubles éclaterent avec le voyage de Madame. L'amertume redoubla a fon retour. Les emportements de Monfieur, les querelles de fes favoris avec les amis de Madame, remplirent la maifon de confufion &dedouleur. Madame, quelque temps avant fa mort, reprochoit avec des plaintes douces & attendrifiantes ii la Marquife de Coatquen , les malheurs dont elle étoit caufe. Cette Dame, a genoux auprès de fon lit, & arrofant fes mains de larmes, ne lui répondit que par ces vers de Venceflas: J'allois... J'étois.,, L'amour a fur moi tant d'erapire; Je m'égare, Madame , & ne puis que vous dire..i Le Chevalier de Lorraine, auteur de ces diflèncions, fut d'abord envoyé par le Roi a Pierre-en-Cife : le Comte de  de Louis XIV& de Louis XV. 2*1 Marfan, de la Maifon de Lorraine & le Marquis depuis Maréchal de ViUeroy, furent exilés. Enfin, on regarda comme la fuite coupable de ces demelés , la mort naturelle de cette malheureulo Princeffe. . - „, c La confufipn de M. de Turenne fut extréme , lorfque le Roi lui reprcchjl* foibleiïè qu'il avoic eue pour Madame de Coatquen; & il en fut G honteux tout le refte de fa vie, que le Chevalier de Lorraine avec qui il s étoit raccommodé , ayant voulu lui parler de cette aventure,M. de Turenne lui répondit fort plaifamment : Nous en parierons quand il vous platra , Mo» fieur, pourvu que nous êmgmons le» bougies. Le Traité des Pyrénées ayant rais fin a la guerre fanglante, qui duroic depuis fi long-temps entre la trance (X 1'Efpaene, les deux Rois de ces grande» Monarchies fe virent dans Mie des Faifants & fepréfenterentmutuellementies Seieneurs les plus recommandables de leur Cour. Comme Turenne ne le montroit pas, & qu'il étoit confondu dans la foule, Philippe demanda a le voir. II le regarda avec attention; & le to.us° M iv  272 Mémoires anecdoier mm vers Anne d'Autriche, fa fceur* rotla* lm dit-ïl, nn homme qui m'a> fiïr paffer Men de mauvaifes nuits. Les traits fuivants font le plus grand bonneur a la modération de ce héros» Son carrolTe fe trouvoie arrêté dans les rues de Paris ; nn jeune étourdi qui nè fe connoifToit pas, & dont la voituré étoit derrière la Genne, defcend toué boaillant de colere, & vient, la canné haute, pour faire avancer le cocher dij Maréchal de Turenne. 11 jure, il tem* pere. Le Maréchal regardoit tranquillement cette fcene, lorfqu'un marchand lort de fa boutique, & fe met a crier k Comment! on maltraité ainfi les gen* de M. de Turenne. A ce nom, le jeune homme fe croit perdu, & vient h Ia portiere du carrofle de M. de Turenne lui demander pardon. II le croyoit fort en colere; mais Je Maréchal s'étant mis a fourire : „ Effeétivement, Monfieur, » mi *W1» vous entendez fort bien k » cMrier mes gens : quand ils feront „ des fottifes, ce qui leur arrivé fou„ vent, }e vous les enverrai ". Un jour d'été qu'il faifoit fort chaud, Ie Vicomte de Turenne, en petite veile  ie Louis XIVde Louis XV. 273 hlanche & en bonnet, fe tenoic a la fenê're de fon antichambre. Un de (es gens furvienc, & trompé par 1'habillement, le prend pour 1'aide de cuifine. II s'approche doucement, & d'une main qui n'étoit pas légere, lui applique un grand coup fur les felTes. L'homme frappé fe retourne a 1'inltant. Le valet reconnoit en frémiflant le vifage de fon maitre; il fe jette a genoux, & s'écrie: Ah ! Monfeigneur, fai cru que c étoit Georges. „ Quand c'euc été Georges, „ lui répondTurenne, il ne falloit pas „ frapper fi fort ". Un jour qu'il étoit venu au fpeclacle, & qu'il s'étoit placé fur le devant, d'une première loge, deux jeunes gens du prétendu bon ton y entrerenc un moment après lui; & s'imaginanc que la figure du Vicomte ne pouvoic que déparer le fpeclacle, ils lui propoferenc de leur céder le premier banc. Turenne, ne jugeanc pas a propos de pouflèr la complaifance aufli loin, refla tranquillelement a fa place. L'un d'eux, pour fe vénger de ce refus, eut 1'infolence de jetter fur le théatre le chapeau & les gants que Turenne avoit pofés fur ie bord de la loge. Cette impertinepce M v  274 Mémoires anecdotes excita dans le parterre des clameurs d'indignation, auxquelles ces jeunes étourdis ne comprirenc rien d'abord; mais un jeune homme de qualité qui étoit fur le théfore , ayant ramaffé le chapeau & les gants, les remir a Turenne de Pair le plus refpeéteux. Confus alors de leur fottife, nos étourdis voulurent fe fauver; mais le Vicomte les retint, & leur dit avec beaucoup de douceur: Reflez, reftez; en nous arrangeant, il y aura ajfez de place pour nous tous. Une autre fois fe promenant feul fur les boulevards de Paris , fans aucune marqué de diftinétion, il paffa piés d'une compagnie d'Artifans qui s'amufoient \ jouer a la boule. Une conteftation s'étant élevée entre eux au fujet d'un coup douteux, ils prierent IVL de Turenne de le décider. Le Vicomte, que ces forces de méprifes divertiffoient, n'eut garde de fe faire connoïtre : il prit fa canne, mefura les diiïances, & prononca en faveur de 1'un d'eux. Celui qu'il avoit condamné fe fêcha, & lui dit même quelques injures. Turenne, fans faire paroitre Ia moindre émotion, & craignant de s'être trompé, fe met-  de Louis XIV & de Louis XV. 27$ tok bonnement en devoir de mefurer une feconde fois , lorfqu'il fut abordé par quelques Officiers qui le cherchoienr. Le titre de- Monfeigneur qu'ils lui donnerent, ouvrk les yeux aux joueurs; 1'Artifan qui 1'avoit injurié , fe' jetta k fes genoux pour lui demander pardon. Turenne fe contenta de lui dire : Mon nmi, vous avez eu tort de croire que je voulujje vous tromper. M. de Turenne voulant obliger un Officier d'une naiflance diftinguée, mais pauvre & 1'un des plus mal montés de fon armée , 1'invita k diner , & après •le repas, lui dit : „ J'ai, Monfieur, une „ priere k vous faire : vous la trouve„ rez peut-être Un peu hardie; maisj'ef„ pere que vous ne voudrez pas refufer votre Général. Je fuis vieux, conti„ nua-t-il, & même un peu incom„ modé; les chevaux vifs me fatiguent, „ & je vous en ai vu un fur lequel je „ crois que je ferois fort k mon aife. Si „ je ne craignois de vous demander un „ trop grand facrifice, je vous propo„ ferois de me 1'échanger ". L'Officier ne répond que par une profonde révérence , & va dans 1'inftanc prendre fon «beval qu'il mene lui - même dans 1'éM vj.  2? 6 Mémoires antcdotis curiedeM.de Turenne, qui, le lendemain, lm en envoie un des plus beau:* cc des meilleurs de 1'armée. Un homme indifcret & borné, rappels hmk Turenne la journée de Rhetd ovY il s'étoit lauTé battre par le Maréchal du Pieffis-Praflin, lui demandoit comment il avoir perdu cette bataille; Turenne lui répondit fimplement : Je 1'ai perdue par ma faute. _ Turenne & Montecuculi étoient prés d'en venir aux mains, & de commettre leur répucation au fort d'une bataille auprès du village de Saltzbach, lorfque Turenne, en allant choifir une place pour drefler une batterie, fut tué d'un coup de canon. II n'y a perfonne qui ne fache les circonftances de cette mort; mais on ne peut trop redire que le même boulet qui le tua, ayant emportéle bras de Saint-Hilaire, Lieutenant-général de l'Artillerie, fon fils fe jettanc,,en larmes auprès de lui: Ce n'eft pas moi, lui dit Saint- Hüaire, c'efl ce grand homme qu'il faut pleurer : paroles comparables k tout ce que 1'hiftoire a confacré de plus héroïque, & le plys digne éloge de Turenne.  de Lom XIV & de Lom XV. %n Montecuculi apprenant que le Général Francois vient d'être emporté par un boulet'de canon, s'écrie en répar> dant des larmes : „ Je regrette, & ne „ faurois trop regretter un homme au„ deflus de 1'homme, un homme qui „ faifoit honneur k la nature humaine". Par le même courier qui apporta 1» nouvelle de la mort de M. de Turenne, le Roi en recut une lettre qu'il lu> avoit écrite quatre heures avant que d'être tué , par laquelle il lui mandoit qu'il alloit attaquer les ennemis, quoiqu'ils fuffent plus forts que lui; mais qu'il efpéroit de les battre, & qu'il avoit fait expofer le Saint-Sacrement, &ordonnéles Prieres de Quarante-heures dans une vüle du voifinage. Après la mort de M. du Turenne-, le Roi , pour réparer cette perte, fit fept Maréchaux de France; favoir, le Duc de Navailles, le Comte deSchom* berg, ie Duc de Duras, le Duc de Fivonne, le Duc de la Feuillade, le Duc de Luxembourg, & le Marquis de Roehefort. Madame Cornuel, femme d'efprit, agée de quatre-vingcs ans, & qui avoit toujours été en poffèffion de dire  6? 8 Mémoires anecdotes de bons mots, dit a ce fujet : Le Rei vient de changer fon louis kor en huis de cinq fois. Ce trifte événement répandit la terreur dans toutê la France, & particuliérement en Champagne. Le PremierPréfident de Ia Cóur des Aides avoit une terre dans cette Province; fon Fermier vint lui fignirler de la rabaiffer confidérablement, ou de rompre le bail qui avoit été fait depuis deux ans. On lui demanda pourquoi? en lui fnifant obferver que ce n'étoit point la coutume. II répondit que du temps de M. de Turenne, ,on pouvoit recueillir avec füreté, & compter fur les terres de ce pays - Ih; mais que depuis fa mort, toutle monde quittoit, croyant que les ennemis y alloient entrer. Ce trait fait autant d'honneur a la mémoire de Turenne, que les Oraifons funebres de Mafcaron & de Fléchier.  de Louis XIV'8'de Louis XV. fl?9 COLBERT (i). olbert s'étoit d'abord attaché au Cardinal Mazarin, dont il mérita toute la confiance. Lorfque le Cardinal fentit fa fin s'approcher, il le recommanca a Louis XIV, & termina fon éloge en difant : „ Je vous dois tout, Sire; mais „ ie crois m'acquitter en quelque forte „ avec Votre Majefté, en vousdonnant '„ M. Colbert". Le Poëce Henauït venoit de faire un [onnet fatyrique contre Colbert. Les flatteurs de ce Miniftre le preflbient de tirer vengeance de cette infulte. Colbert ne voulut même pas lire le fonnet, & fe contenta de demander fi la perfonne du Roi y étoit attaquée.Dès qu'on 1'eut affuré que non, il répondit tranquillement: Hé bien, laifez ï'Auteur en repos. Colbert, perfuadé que le Roi étoit {i) Né en 1619, mort en i6Sj.  28o Mémoires anecdotet mairre abfolu de la vie & de tous les biens de fes Sujets, le fit aller un jour au Parfcment pour fe déclarer le premier créancicr de tous ceux qui lui devoiem. Le Parlement n'eut pas Ia liberté d'examiner les Edits. II fut die que déformais il commertceroit par vérifier ceux que le Roi lui enverroit, & qU'a. prés il pourroic faire fes remontrances; ce qui dans la fuice lui fut encore retranché. Colbert mouroit d'en vie d'ècre Chancelier; mais comme i! n'avoit pas faic d études, & que fon ignorance étoit un obftacle au fuccès de fon ambition, malgre 1'importance & la multiplicicé de fes affaires, il fe mit a étudier le Latin, fic fonDroit, & vinc fe faire recevoirAvoeat è Orléans. vJl afoit fuPPriraé quelques rentes fur JHotel-de-vilIe, acquifes a vil prix depuis U556. Les Rentiers, plus fenfibles a leur mtérêc particulier, qu'a 1'utilité de tous les établiffèments qu'il procuroit a la France, cherchoient a décrier fon miniftere. Ils oferent même Ie menacer; « foit qu'il entrat ou qu'il fortit , le mimffre étoit affiégé a toute heure pas  de Louis XIV & de Louis XV. afet ces gens qu'il dépouilloit. Un jour que Colbert fe trouvoic chez le Chancelier Séguier, plufieurs d'entre eux fe préfenterent a lui; & après les plaintes, quelques-uns oferenc en venir aux menaces. Le Miniftre les écouta avec un grand fang-froid, & beaucoup de tranquillité; il parut même encrer dans leur peine. Enfuite il leur demanda leurs ooms qu'ils eurent 1'indifcrétion de lu! dire, fe fl.atr.ant de 1'avoir touché. Colbert ne les oublia pas : il rendit compte au Roi de leur conduite; & ce Prince, qui vouloit être d'autant plus obéi que, roslgré les cris des intéreflès, il étoit perfuadé de la juftice de cette fuppreflion, fit arrêter les plus coupables, que Pon mit en prifon. Cet exemple, loin d'effrayer les efprits, acheva de les irriter. Les rentiers crierent fi haut, que lesCommis de Colbert moins intrépides que leur maitre, & craignant que Porage ne crevat enfin fur leur tête, le preflèrent, pour la füreté de fa perfonne, d'abandonner une entreprife fi dangereufe. Mais ni les inftances de cesCommis,ni lesclameurs des Rentiers, ne furent point capables . de le faire changer de réfolution; ce qui mit tous fes amis & toute fa maifon en allarmes. Picon, fon premier Commis,  382 Mémoires anecdotes homme habile dans les "affaires, maïs fivré au vin, s'étant couché demi-ivre, & ayant dans Ia tête les menaces des Rentiers, s'éveilla en furfaut, s'imaginant que ces gens-la le tenoient a la gorge. II fit un bruin épouvantable , & réveilla toute la maifon. Colbert fe leva comme les autres, fans témoigner aucune crainte; informé de la caule de ce grand bruit, il fe retira, & le lendemain Picon fut renvoyé. Un Savant Suédois ayant donné au public un Ouvrage qui fit du bruit en France, Colbert s'informa de fon nom; & 1'ayant appris, obtint pour lui une penfion de mille écus. Le Roi fit donner ordre en même-temps k fon Ambaffadeur d'avertir Ie Savant du bienfait que Sa Majefté lui accbrdoit h Ia recommandation de Colbert. L'Ambaffadeur le chercha d'abord a Stockholm ; on n'y connoiffbit pas même fon nom. Les ordres du Roi étoient précis, & I'Ambaffadeur continua fes recherches; il déterra enfin ce Savant dans une petite ville de Suede, oü il étoit prefque ignoréde fes concitoyens. II étoit mal accommodé des biens de Ia forrune , & ne s'attendoit guere qu'elle accourüt, pour le favori:  ie Louis XIV & de Louis XV. 2S3. fer, d'un ciimat aufli éloigné que la France. On lui vim annoncer un Genrilhomme de Ia pare de notre Ambafladeur, & celui-ci ne fe fit connoitre qu'en lui remettanc la moitié de fa penfion, échue pendant le temps qu'on s'étoit occupé a le chercher. Après la Paix de Nimegue en 1678 , les fraix de Ia derniere guerre avoienc nonfeulement épuifé le Tréfor-royal, mais avoient encore tari la fource des finances de 1'Etat. Cependant les Courtifans de Louis XIV, qui connoifibient le goüc de ce Prince pour Téclat & la magnificence, lui perluaderent de donner une fête fuperbe. Ils difoienc que cette dépenfe feroit croire aux Étrangers que les rcflburces de la France étoient inépuifables, & ne feroit qu'ajouter a 1'idée qu'on avoic déja de la puiffance du Monarque. lis firenc en même-temps une efpece de plan de cette fête. Sa Majefté faific d'abord ce projec, & en défira l'exécution. Mais comment parler a Colbert d'une fête aufli difpendieufe, dans le temps qu'il fe plaignoic plus que jamais de 1'épuifement des finances? Les ennemis de ce Miniftre fe flaccoient déja que, man quant des fonds néceflaires, il fe verroic  •84 Mémoires aneedotes obligé ou de faire crier le peuple, ou de mécontenrer le Roi, en s'oppofant au Carroufel projetté; mais Colbert bien informé de tout, & feignanc de ne rien favoir, prenoic fecretemenc fes inefures pour fatisfaire le Roi au-dela même de fes efpérances. Les jaloux -de fa gloire interprécerenc défavancageufemenc fon filence ; ils triomphoient, & atcendoienc avec une joie maligne qu'il ouvrit la bouche pour avouer fon impuifiance. Colbert les laiflbit jouir du plaifir qu'il fe promettoit de leur ravir bientót; loin d'éprouver la moindre inquiétude, il trouvoit que fes ennemis le fervoient fuivant fes idéés, qui, dans cette circonftance, étoient de n'épargner aucune dépenfe, bien perfuadé que le Roi ne pouvoic qu'y gagner. Enfin, Sa Majefté voyanc que le Miniftre s'obftinoic a fe taire, elle s'ouvrit elle-même fur fon deflèin, mais avec des reftrictions, & comme fi elle eut été dilpofée a facrifier fon projet au moindre inconvénient. Colbert foutinc si merveille le róle d'homme furpris. Au feul mot de dépenfe, il fronea le fourcil, & donna une nuance de plus a fon air naturellement froid & févere. Le Roi fe trouva lui-même dans une efpece d'embarras. II prévinc de fon mieux toutes:  de Louis XIV& de Louis XV. 28$ les objeébons du Miniftre: il die que fon deffein n'étoit point de s'engager dans une grande dépenfe ; qu'il vouloit au contraire choifir de tous les plans qu'on lui avoic préfentés a ce fujet, celui qui pourroit être rempli a moins de fraix. Toutes ces paroles étoient uneforte d'excufe a Colbert; Sa Majefté fembloic vouloir fe juftifier d'avoir accepté trop légérement un projet aufli coüteux. Mais le Monarque fut bien étonné, lorfque Colbert, après lui avoir repréfenté que fes finances étoient fort dérangées, lui dit que, puifqu'il étoit queftion de donner une fête, il falloit la rendre dignedu plus grand Roi du monde, & ne rien oublier de ce qui pouvoit en augmenter la magniiicence. II prit en même temps les plans que 1'on avoit donnés a Sa Majefté pour le Carroufel, & quitta le Roi fous prétexte de lesexaminer en particulier. Arrivé chez lui, Colbert, qui avoit déja formé tous fes arrangements, fit venir les Fermiers-généraux: il leur dit que 1'intention du Roi étoit de compter avec eux de clerc a maïtre; & que pour les dédoromager de h pene que ce dérangemenc leur cauferoit, Sa Majefté leur accordoit un miliion de gratification. On étoit fort atcentif ala Cpur fur toutes les démarches de Col-  'Mémoires anecdotes bert; & les plus pérsétrants ne pouvoient en prévoir la fin. Le Roi n'étoit pas moins impatient que les autres, & il defiroit de favoir au plutót la réponfe de fon Miniftre : elle fut que la dépenfe du Carroufel monteroit a dix-huit cents mille francs. Sa Majefté fe récria : & quel moyen en effet de trouver cette fomme prodigieufe dans un Royaume épuifé par des guerres, & de la prodiguera des amufements frivoles! Le Roi, unpeu chagrin, dit qu'il n'y auroit point de fête ; fon intention n'étant pas de ruiner fon peuple pour divertir les Courtifans. S'il y eut eu des témoins de cette converfation de Colbert avec fon maitre, ils fe feroient imagmés fans doute que le Miniftre , en faifant monter fi haut la dépenfe du Carroufel, cherchoic k fe tirer du mauvais pas oü fes ennemis 1'avoient engagé: peut-être le Roi eut-il un inftant certe idéé; mais Colbert la lui óta bientót, en infiftant fur 1'exécution de la fête. II repréfenta a Sa Majefté que 1'ayant annoncée a toute fa Cour, fon honneur étoit engagé il la donner; que dans cette occafion il falloit enchérir fur cette magnificence qui lui étoit naturelle; que les étrangers s'y attendoient, & que rien ne feroit plus  de Louis XIV & de Louis XV. m capable de faire connoitre la mauvaife ficuation des finances , que de laiflèr fans exécution un projet répandu par toute 1'Europe. Enfin , Colbert promic au Roi de raflembler les fonds néceflaires, & il fe retira. Aufli-töt ce Miniftre fic mettre dans tous les papiers pubiics, que le Roi étoit dans 1'intention de donner a fa Cour un Carroufel qui furpafie* roit en magnificence tous ceux qu'on avoit vus jufques-la; & en mêrne-temps il fic travailler aux préparatifs. Cette nouvelle circula dans toute l'Europe;& la paix étant générale dans cetce parcie du monde, on vic accourir de tous cótés une mulcitude d'étrangers a Paris. Pour faire honneur a leur rvation , ils affe&oienc le plus grand faite; & leur nombre augmentanc chaque jour, il fe fic dans la capitale & dans les environs une confommation prodigieufe. Colbert avoit exprès indiqué la fête a quelques mois de-la; les ouvriers, arrivant en foule des Provinces & des pays voifins, étoient aufli-tót employés; leur concours ck le genre de leur travail étoient d'avance un -aflez beau fpectacle. La Noblefle du Royaume, qui d'ordinaire paroiflbit le moins a la Cour, quitta cette 'fois fes retraites, & crut devoir prodi-  288 Mémoires antcdotes guer en cette occafion les fruits de fon économie. A peine la foule innombrable des marchands, des ouvriers & des artifans de toute efpece purent-ils fuffire aux différents befoins des cicoyens & des itrangers, qui tous vouloient paroitre avec éclat, fuivanc leur condition. Les préparatifs s'avancoient; & le jour indiqué pour la fête alloit arriver. Colberc fut alors trouver le Roi, & lui dit d'un air mécontent, que les ouvriers n'avoient pu acbever leurouvrage, & qu'il falloic abfolument reculer la fête de quinze jours. Le Roi montra d'abord quelque dépit, & demanda a Colbert commenc on feroit pour fatisfaire cette foule d'étrangers qui attendoient avec impatienc» le jour oü ils pourroient s'en retourner chez eux. Le Miniftre propofa de donner un bal aux Tuileries, ce qui fut du goüt du Roi; mais il craignoit de multiplier ia dépenfe, & il étoit déja fort iaquiec fur celle du Carroufel; enfin, croyant que ce que Colbert propofoit par poh'uque, étoit une néceflité, il y confentit par ce même principe qui fait vouloir tout ce qui flatte, & qui nous aveugle toujours fur les inconvénients. Le bal fut donné; les Courtifans & les étrangers y parurent avec leg habits fu- perbes  de Louis XIV & de Louis XV. 289 perbes qu'ils avoient fait faire pour le Carroufel. II en fallut ordonner de nouveaux ; & par ce moyen, Colbert augmenta la dépenfe, & donna un mouvement plus rapide a la circnlation de 1'argent; enfin, le Carroufel s'exécuta. Jamais on n'avoit vu de fpeétacle ni fi brillant, ni fi bien ordonné. Les étrangers ne pouvoient concevoir commentleRoi & fa Cour avoient pu rafiembler tant de richefles. Tout le monde fe récria fur la beauté de la fête; & comme ce quï pafiè une certaine valeur eft toujours eftimé bien au-dela de fon prix, on faifoit monter les dépenfes a des fommes exorbitantes. Le Roi, après avoir loué hautement la beauté de la fête, reflèntit cette inquiétude qui fuic ordinairemenc 1'exécution des projets téméraires. II étoit en peine du compte que Colbert alloit lui rendre des fraix du Carroufel ; & lorfque ce Miniftre fe préfenta k Sa Majefté, elle voulut prévenir les détails de ce compte, en demandant avec emprefièment le total. Quel fut fon étonnement & fa joie, lorfque Colbert lui montra que tous les fraix fe bornoient h douze cents mille francs, &que le produit des fermes avoit augmenté de pl "Ss de deux millions; en forte que tout Tome I. N  290 Mémoires anecdotes payé, il en reftoic un dans les coffrcs du Roi. Le Marquis de Seignelay ayanc acheté un filec de perles que le Roi marchandoic, Sa Majefté demanda a Colberc ce qu'il devoic faire a un de fes fujets qui alloic fur fon msrché. Le Miniftre répondic ce qu'on peuc imaginer; mais il fuc pret ï fe trouver mal, quand le Roi lui eut nommé fon fils, & ce ne fut pas fans raifon, car le Roi avoit bien 1'air de vouloir donner des fuites a cette affaire ? Le Roi, ayant appris Ia maladie de Colbert, voulut donner, en cette occafjon, une marqué fignalée de fon eftimé & de fon amitié pour ce Miniftre; Sa Majefté lui fit 1'honneur de 1'aller voir en fon hotel. Le Monarque étoit parti' de Verfailles avec un cortege nombreux;: mais, dans la crainte d'incommoder le malade, il ne voulut point que fes Courtifans & fes Gardes l'accompagnaffent dans les appartements. II traverfa feul & fans fuite la cour de 1'hótel Colbert. L'Abbé Gallois, qui ne quittoit jamais le Miniftre, fut le premier qui s'offric a Sa Majefté. La furprife de eet Abbé ne  de Louis XIV& de Louis XV. 2f>t lui permic pas d'abord de répondre aux queftions du Roi fur 1'étac préfent du malade. Celui-ci fut attendri jufqu'aux larmes, lorfqu'il entendic fon Maicre lui répéter plufieurs fois qu'il le prioit de fe conferver, & qu'il avoit plus befoin que jamais de fes fervices. II n'avoit jamais iènti fi vivement fa maladie, que dans eet inftant, oü il ne pouvoic répondre eux befoins preffants du Roi, dont la démarche le pénécroic de reconnoifTance. Enfin, Sa Majefté fe retira, & laiffa ï Colberc la liberté de s'occuper uniquemenc du foin de fon falut. .La femme de Colbert lui parlant d'affaires jufqu'au dernier momenc, il répondic: „ On ne me laiffera donc pas même „ le temps de mourir "1 Le Roi lui écrivit une lettre , telle que le méritoient fes longs fervices. Le mourant la mit fous fon chevet fans 1'ouvrir, & dit qu'on étoit peu fenfible a ces attentions , quand on étoit prés de rendre compte au Roi des Rois: fentiment qui prouve que les occupacions du Miniftere n'avoienc pas éceinc en lui les lumieres de la foi. Le Curé de SaincEuftache étoit venu lui dire qu'il avertiroic fes ParohTiens de prior Dieu pour N ij  292 Mémoires anecdotes fa fanté : Non pas cela, dit Colbert"; qu'ils prient Dieu de me faire miféfkor de. Ce fut le 6 Septembre 1683, que ce Controleur, ou plutöt ce maïtre ablölu des Finances, mourut agé de foixantetrois ans. II n'avoit été que buit jours malade d'une colique néphtétique. On lui trouva fept pierres dans les reins, qui, h ce qu'on difoit, ne furprirent pas tant que de ne lui en point tronver dans le cceur. Le lendemain, M. Pelletier, Confeiller d'Etat, fut mis h fa place; & le même jour le Roi obligea Ormoy, fecond fils de Colbert, de fe défaire, entre les mains de Louvois, de Ia charge de Surintendant des Batiments, pour le prix de cinq cents mille livres. Sa Majefté fe trouva plus prefTée de 1'incapacité d'Ormoy, que de 1'amidé pour la mémoire de fon pere.  de Louis XIV & de Louis XV.. 293 LOUVOIS (i> C> e Miniftre penfoit qu'il falloit faire bonne guerre, fi 1'on vouloic évicer les repréfailles; mais que le feul moyen de faire ceflèr les incendies & les cruaulés, étoit d'enchérir fur celui qui commencoic. Aufli écrivoit-il au Maréchal de Boufflers : „ Si rennend brüle un „ village de votre Gouvernement, bra„ lez-en dix du fien ". Le Marquis de Saint-Andrè follicitoic un petit Gouvernement: Louvois, qui avoit recu quelques plaintes contre lui, le lui refufa 1 „ Si je recommencois „ a fervir, je fais bien ceque je ferois", répartic eet Officier. Et que feriez-vnus 9 lui demanda le Miniftre d'un ton brufque. „ Je réglerois fi bien ma conduite, „ répliqua Saint -André, que vous n'y „ trouveriez rien k redire ". Louvois fut fi agréablement furpris de cette faillie, a laquelle il ne s'attendoit pas , (1) Né en 1641, mort en 1691. N Hj  394 Mémoires anecdotts qu'il accorda ce que Ie Marquis, lui de- mandoir. Le Marquis de Louvois étoit connu de tous les Seigneurs de la Cour pour un Miniftre impénétrable. Au moment de partir pour un grand voyage, il feignit de dire qu'il alloit en tel endroir. » Monfieur, lui dit le Comte de Gram„ mont, ne nous dites point oü vous „ allez, auffi-bien ne vous en croirions„ nous pas ". Ayant Louvois, les Secretaires d'Etat étoient dans 1'ufhge d'écrire Monfeigneur aux Ducs & aux grands Officiers de la Couronne. II fuc le premier qui fupprima ce prorocole. II fit plus : il exigea le Monfeigneur pour lui de tous ceux a qui il ne le donnoit pas précédemment. Le Marquis cfJmbre, Lieutenant-général, fe vit forcé de renoncer au fervice, pour n'avoir pas voulu fe foumettre a cette nouvelle loi. A Ia mort de Colbert, Louvois avoic eu Ia Surintendance des Dadments. Le petit Trianon de porcelaine, fait autrefois pour Madame de Montefpan, ennuyoit le Roi, qui vouloit par-tout des  de Louis XIV & de Louis XV. 205 palais. Le nouveau chateau ne faifoit qué fortir de terre, lorfque le Roi s'appergut d'un défaut ii une croifée qu'on achevoit de former dans la longueur du rezde-chauffée. Louvois qui étoit gdcé jufqu'a fouffrir impatiemment d'être repris par fon Maitre, difputa fort & ferme , & foutint que la croifée étoit bien. Le Roi tourna le dos, & s'alla promener dans le batiment. Le lendemain il trouva Lenotre, & lui demanda s'il avoit été a Trianon? Celui-ci répondit qu'il n'y étoic point allé depuis quelques jours. Le Roi lui expliqua ce qui 1'avoit choqué, & lui dit d'y aller. Le lendemain , même queftion, & même réponfe; le jour d'après, ce fut la même chofe. Le Roi vit bien que Lenotre n'ofoic s'expofet \ prononcer entre lui & le Miniftre. Louis XIV fe facha, & lui ordonna do fe trouver le lendemain a Trianon oü il iroit , & oü il feroit aller Louvois. II n'y eut plus moyen de reculer. Le Roi les trouva tous deux k Trianon: il y fut d'abord queftion de la fenêtre. Louvois difputa. Lenotre ne difoit mor. Enfin, le Roi lui ordonna d'aligner, de mefurer, & de dire après ce qu'il auroic obfervé. Tandis qu'il y travailloit, Louvois furieux de cette vérifïcation, gronN iv  2i)ó Mémoires anecdotes dok tout haut, & foutenoit avec aigreur que cette fenêtre étoic , en tout, pareille aux autres. Le Roi fe taifoic & attendoit; quand tout fut bien examiné, il demanda a Lenotre ce qui en écoit, & Lenotre a balbucier. Le Roi fe mie en colere, & lui ordonna de parler net. Alors Lenotre avoua que Sa Majefté avoit raifon, & qu'il y avoit un défaut & la fênetre. Aulfi-töt Ie Roi fe tourriant vers Louvois, lui dit qu'on ne pouvoic tenir a fes opiniatretés, que fans la fienne a lui on auroit baci tout de travers, & qu'il auroit failu tout abattre; en un mot, il lui lava fortement la tête. Louvois outré de la fortie, & de ce que, courtifans, 'ouvriers, & valecs en avoienc écé témoins, arrivé chez lui furieux. II y trouva le Chevalier de Nogem, les deux Tiüadets & quelques autres amis, qui furent allarmés de le voir en eet état. „ C'en eft fait, leur dit-il; „ je vois, h la maniere donc il viene de „ me traiter pour une fenêtre, que je „ fuis perdu dans 1'efprit du Roi. Je „ n'ai de reftources que dans une guerre „ qui le détourne de fes batiments, & „ qui me rende néceftaire; & par... il „ 1'aura, j'en réponds". En effec, quelques mois après, il tinc parole; & telle  de Louis XIV& de Louis XV. 20? fut fétrange origine de la guerre de 1688,. qui ruina la France au-dedans, qui ne fétendic poinc au-dehors, malgré la profpéricé de nos armes, & qui produ'fu des événements honteux pour Louis XIV. L'Europe entiere fut embraiée, paree qu'une fenêtre s'étoit trouvée trop large ou trop étroite. La guerre que Louvois avoit allumée pour fe rendre néceflaire ne lui fuffitpas, il la voulut contre toute 1'Europe. L'Efpagne inféparable de 1'Empereur, & même des Hollandois k caufe de la FlandreEfpagnole,s'étoit déclarée. Ce fuc un prétexte pour des proiets fur la Lombardie, & ces projets lervirent a faire déclarer le Duc de Savoie. Ce Prince ne defiroit que laneutralité, &, comme le plus foible, confentoit a laiffer palfer, fi on eut voulu, une armée par fon pays, pourvu toutefois que ce fut cn payauc, a petites troupes, & avec ordre & mefure. Rien n'étoit plus raifonnable. Aufli Catinat, déja fur la frontiere avec les troupes deftinées a ce paffage, eut-il ordre d'entrer en négociacion; mais a mefure qu'elle avancoit, Louvois demandoit davantage, & envoyoit, d'un couïier a Vautre, des ordres fi contradicfoiN v  208 Mémo'ms ayecdoter res, que le Duc de Savoie, & même M. de Catinat, n'y comprenoient rien. Le Duc de Savoie pric le parti d'écrire au Roi pour lui demander fes volontés & pour s'y conformer. Ce n'étoit pas le compte de Louvois qur vouloir forcerce Prince h la guerre. II ofa fupprirner la lettre, & faire a 1'infu du Roi des demandes fi exorbitantes, que les accorder, & livrer tous fes Etats a la difcrédon de la France, étoit ia même chofe. Le Duc de Savoie fe récria : Louvois en pric occafion de le traiter avec infolence, & de le forcer par mille ofironts k plu* que de fimpics plaintes. La-delfos il fit agir hoilüement Catinat qui ne comprenoit rien au procédé du Miniftre. Ce Prince fe ligua donc par force & de dépit, avec 1'Empereur, le Prince d'Orange & lesHoilandoi.s & devint par fa jirutation 1'ennemi le plus redoutable de la France. Louis XIV avoit ordonné de grand* travaux a Maintenon; Louvois en fa qualité de Sur-Intendant des Batiments, y employa une armée entiere. La maladie fe mit parmi les troupes, & emportoic des milliers de foldats. Ce fpeétacle ne fit nulle impreftion fur le Miniftre t  de Louis XIV'& de Louis XV. 299 », Qu'ils meurent, difoit-il, en remuanc „ la terre devanc une place ennemie, ou „ en la remuant dans les plaines de „ Beaufle, qu'importe! c'eft toujours „ pour le fervice du Roi "? Heinfius, qui fut depuis grand Penfionnaire de Hollande, avoit été envoyé en France par le Roi Guillaume pour difcuter fes droits fur la Principauté d'Orange. II s'étoit adrefle ï Louvois , Secretaire d'Etat ayant le département du Dauphiné oü cette Principauté étoic ficuée. Le Miniftre de Guillaume paria avec zele, non-feulement pour fonMaitre, mais encore pour les Proteftants d'Orange. Croiroit-on que Louvois lui répondit, quHl le feroit mettre d la Baf. tille ? La PtincefTe Mar ie Cafimir de la Grange, femme de Sobieski, Roi de Pologne, avoit formé le projet de venir faire quelque féjour en France ; mais avanc que de fe déterminer a cette démarche , elle voulut favoir quels honneurs on lui accorderoit, & demanda fi on ne lui feroic pas le même traitement qu'a la Reine douairière d'Angleterre. Le Marquis de Louvois répondit avec N vj  300 Memoires anecdotes dureté, qu'il y avoic bien de la diffirence entre une Reine hérédicaire, & une Reine éleótive. Louvois euc tellement la confiance du Roi, qu'il fut dans le feeree de fon mariage avec Madame de Maintenon, & aflifla a la célébration de ce mariage. On doit dire, a fa louange, qu'il avoit eu le courage & 1'adreiTe de tirer du Roi fa parole qu'il ne le déclarerpic en aucun temps de fa vie , & de faire donner en fa préfence la même parole & M. de Harlay, Archevêque de Paris. Plufieurs' années après, Louvois fut inftruit des maneges de Madame de Maintenon pour fe faire déclarer; il fut que le Roi avoit eu ia foibleflè de le lui promettre, & que la chofe alloit éclater. II mande a Verfailles 1'Archevêque de Paris , & au fortir de diner, prend des papiers, & s'en va chez le Roi. Louis XIV, voyant Louvois a 1'heure qu'il ne 1'attendoit pas,lui demandece qui 1'amene.,, Quel„ que chofe d'important ", lui répond Louvois d'un air trifte, Le Roi fort furpris lui dit de commander h tout ce qui étoit la de valets intérieurs de fortir. Ce Monarque dillimuloit fouvent; furpris d'être découvert, il s'entortilla d'abord  de Louis XIV & de LouisXV. 3°* de foibles détours ; & preiïé par fon Miniftre, fe mit a marcher pour gagner un cabinet oü il y avoit du monde: mais Louvois qui pénérra fon delTein de lui échapper, fe jette a fes genoux & 1'arrête, tire de fon cóté une perite épée, en préfente la garde au Rui, & le prie de le tuer fur le champ s'il veut perfifter a déclarer fon mariage, lui manquer de parole, & fe couvrir de honte aux yeux de toute 1'Europe. Le Roi trépigne, pétille, & dit a Louvois de le laiffer. Louvois le ferre de plus en plus, dans la crainte qu'il ne lui échappe, lui repréfente le contrafte de fa gloire actuelle, avec 1'ignominie qui le fera mourir un jour de regret & de confufion; en un mot, il fait tant qu'il tire une feeonde fois parole du Roi qu'il ne déclarera jamais ce mariage. L'Archevêque de Paris arrivé le foir même, & Louvois lui conté ce qu'il a fait. Le Prélat courtifan n'en auroit pas été capable; mais comme il n'avoit qu'a confïrmer le Roi dans la réfolution de tenir une parole qui venoit d'être réitérée a ce Miniftre, il n'ofa lui refufer une démarche fi honorable. II paria donc le lendemain au Roi, & il en tira aifément le renouveilement de cette parole. Celle du Roi  302 Mémoires amcdotesa Madame de Maintenon n'avoit point de délai. Elle s'attencioit a tout moment h être déclarée. Au bout de quelques jours, inquiece de ce que le Roi ne lui parloit de rien, elle fe hafarda de lui en coucher quelque chofe. L'embarras ou elle le mit, la troubla; elle voulut en favoir davantage, & le Roi finit par la prier de ne plus fonger a être déclarée. Après le premier (aififlèment que lui caufa la perte d'une telle efpérance, fon premier foin fut de rechercher a qui elle étoic redevable de ce mauvais office. Elle apprit tout ce qui s'étoit pafte, & dès ce moment elle jura la perte de Louvois. Mais le temps n'y étoit pas propre : il falloit laifter vieillir 1'affaire avec un Roi auffi foupconneux que Louis XIV, & fe donnant le loifir des conjonétures, pour ruiner peu-a-peu un ennemi qui avoit toute la conffance de fon Maitre , & que la guerre rendoic alors fi nécefiaire. Mais elle ne manqua aucune occalion de préparer les voies, pour s'en délivrer. Les incendies du Palatinat lui furent pour cela d'un merveilleux ufage. Elle n'oublia pas d'en peindre au Roi toute la cruauté. Elle s'aida de la haine qui en retomboit fur le Roi bien plus que fur le Miniftre, &  de Louis XIV'&'de Louis XV. 303 des dangereix effets qu'elle pouvoic produire. Enfin , elle vint a bout de 1'aliéner contre Louvois. Celui - ci noncontent des terribles exécucions du Palatinat, voulut encore brüler Treves. La difpute s'échauffi la-deffus fans que Ie Roi püc ou voulüt être perfuadé. A quelques jours de-la, Louvois qui avoic le défaut de Popiniatreté , vint a fon ordinaire travailler avec le Roi chez Madame de Maintenon. A la fin du travail, il lui dit qu'il avoit bien fenti que le fcrupule étoit la feule raifon qui Pempêchoit de confentir a Pincendie de Treves, & que pour cette raifon, 'il avoit tout pris fur lui, & dépêché a. 1'infu de Si Majefté un courier avec ordre de brüler cette ville a fon arrivée. Le Roi fut, a 1'inftant & contre fon naturel, tranfporté d'une telle colere, qu'il fe jetta fur les pincettes de Ia cheminée, & alloit charger Louvois, fi Madame de Maintenon ne fe fut mife entre eux d'eux, en s'écriant : „ Ah! „ Sire, qu'allez - voüs faire "? Louvois o;agna la pórte, & Ie Roi lui cria dedépêcher a rinftanc un courier avec un contre - ordre : „ Qu'il arrivé k temp?, „ ajouta-t il, & fachez que votre tête „ en répond". Louvois s'étoit bien gardé  3°4 Mémoires anecdotes de lalflèr pardr le premier courier. Ii lui avoic donné fes dépêches , & lui avoit ordonné de l'actendre couc botté; il n'eut que la peine de les reprendre: mais Ie Roi crue toujours qu'un fecond courier écoic arrivé aflez a cemps pour empêcher 1'exécution. Après une aufli étrange aventure, Madame de Maintenon euc beau jeu concre le Miniftre. Un aucre événement acheva de perdre Louvois dans 1'efpric du Roi. Au fiege de Mons, que Louis XIV fic en perfonne , Louvois s'avifa de déplacer une garde de Cavalerie que le Roi avoit placée de telle maniere ; & comme il fe piquoic d'être mieux inftruit que perfonne dans les moindres détails de la guerre, il ne pardonna jamais la préfomption de fon Miniftre; & long-temps après la mort de Louvois, il la rappelloit a M. de Pomponne. Au retour de Mons, leloignemenc du Roi ne fic qu'augmenter, & a tel point, que le Miniftre commenca a tout appréhender. La Maréchale de Rochefort, qui étoit allée le voir a Meudon dans ces circonftances avec Madame de Blanzac fa fille, a fouvent raconté, qu'étant & la promenade avec lui dans une petite calèche qu'il menoic, clles l'entendirent fe par-  de Louis XIV & de Louis XV. 305 Ier a lui-même & fe dire h diverfes reptifes: Le feroit-il? le lui feroit-on faire ? Non... cependant... il n'oferoit. Pendant ce monologue, il alloit toujours , & la mere & la falie fe taifoient, quand tout-a-coup la Maréchale vit les chevaux fur le dernier rebord d'une piece d'eau, & n'eut que le temps de fe jetter furies rênes en criant qu'il alloit les noyer.^ A ce cri, Louvois fe réveilla comme d'un profond fommeil, recula quelques pas, & convint qu'il rêvoit & ne penfoic pas a la voiture. Dans cette perplexité, il fe mita prendre des eauxa Trianon.Peu de jours après, on fut qu'il s'étoit trouvé mal chez Madame de Maintenon, que le Roi 1'avoit forcé de s'en aller, que Ie mal avoit augmenté fubitement, qu'on s'étoit haté de lui donner un lavement qu'il avoit rendu auffi-töt, & qu'il étoit mort en le rendant. On peut juger de. la furprife de toute la Cour. Tout le monde obferva la contenance du Roi : elle parut lefte & plus aifée que de coutume ; on remarqua que ce jour - la même, il fe promena long-temps fous la baluftrade de l'Oi angerie, d'oü il voyoit le logement de la Sur-intendance oü Louvois venoit de mourir; qu'il ni dit pas un mot de cette mort li loudaine;  3o6 Mémoires amcdot'es qu'un Officier du Roi d'Angleterre érahe venu de Saint-Germainlui faire un compliment fur cette perte, il lui répondit d'un ton fort dégagé : Faites mes remer ciements au Roi &a/a Reine tFAn gleterre , cf? dites-leur de ma part que leurs affaires & les miennes nen iront pas moins bien. L'Officier fit une révérence, & feretira 1'étonnementpeint fur le vifage. Quand Louvois mourut,il étoit perdu au point qu'il devoit être arrêré le lendemain, & conduit \ la Baftille. Le fait de cette réfolution prife & arrêtée par le Roi eft certain. Louis XIV 1'avoua a Chamillart, qui en convenoic avec fes amis intimes. La mort de Louvois fit tenirbien des difcours , fur-tout quand, après 1'ouverture de fon corps, on crut qu'il étoic mort empoifonné. II étoit grand buveur d'eau, & en avoit toujours fur Ia cheminée de fon cabinet. On fut qu'entre fa fortie de diner & fon entrée dans ce cabinet pour prendre les papiers qu'il vouloit porter k fon travail avec le Roi, un Frotteur y étoit entré feul, & y étoit refté quelques moments. On arrêta ce Frotteur, & on le mit enprifon; mais la procédure a peine commencée, il fut élargi  de Louis XIV & de Louis XV. 307 par ordre fupérieur. La familie de Louvois arrêta tous ces bruits de maniere h ne laifier aucua doute qu'un ordre précis n'en eut été dormé. Ce fut avec le même foin qu'on effaya d'étouffer une autre hiftoire, dont Ie premier cri ne put s'effacer. Eile eft trop fingulie-re pour ne pas trouver place ici. Seron, Médecin domeftique de ce Miniftre , & qui 1'étoic demeuré de M. de Barbe/ieux, s'avifa de fe barricadcr dans fa chambre quatre ou cinq mois après Ia mort de Louvois. Aux cris qu'il faifoit on étoit accouru a fa porte, qu'il ne voulut jamais ouvrir. Ces cris durerenc prefque toute une journée, fans qu'il fut poffible de lui porter aucun fecours temporel ni fpirituel. Sur la fin, on Fentendie s'écrier qu'il étoit un miférable indigne de pitié , & qu'il n'avoit que ce qu'il méritoit, après ce qu'il avoit fait a fon maitre. II mourut de la forte en défefpéré au bout de huit a dix heures, fans avoir prononcé le nom de qui que ce foit. Qui fit faire Ie coup? c'eft ce qui eft demeuré dans les plus épaifiès ténebres. Les amis de Louvois onc cru 1'honorer en foupconnant des Puiflances étrangeres; mais elies auroient attendu bien tard h s'en défairc. Ce qu'il y a de eer-  308 Mênioirts anecdotet tain, c'eft que le Roi en étoit incapable, & qu'il n'eft entré dans 1'efprit de perfonne de 1'en foupgonner. Mémoires dê Saint Simon. LE SUR-INTENDANT FOUQUET (i). Xje Sur-Intendant avoit fait fortifierla ville de Belle-lik , terre de fon domaine, pour lui fervir de retraite, ft jamais il fe voyoit contraint de quicter la Cour: il y tenoic un Gouverneur & une garnifon qui dépendoient de lui. Ainfi on pouvoic craindre , que , s'il avoit connoifiance qu'on fongeat a s'afiurer de fa perfunne, il ne fe retirat dans cette ville , & n'appellat les Anglois a fon fecours. Pareil ioupgon pouvoitégalcment tomber fur le Gouverneur, fi Fouquet étoit arrêté avanc que le Roi put fe rendre maitre de la place. Ce Prince avoit löin de redoubler fes artentions, pour écarter tout foupgon de 1'efprit du Sur-Intendant, qui fe flattoit de devenir Premier Miniftre; préfomption qui s'augmenta par la condef- (i) Né en 1615, mort en 16S0.  de Louis XIV & de Louis XV. 3°9 cendance qu'eut le Roi d'aller a fa maifon de Vaux, dont Fouquet étoit 15 jaloux d'étaler la magnincence : elle brilla fur-tout dans la fête fomptueufe qu'il ofa donner a fon Maitre. Ce fut la que le Roi déclara qu'il vouloit vïfitêf Ia Bretagne , & y faire travailler a un nouveau port de mer, dont on lui avoit effeétivemenrenvoyé le projet. Quelques troupes filerent en cette Province, fous prétexce d'aller commencer les travaux, & Sa Majefté partit pour s'y rendre. Arrivé a Nantes, Fouquet fur arrêté en fortant du Confeil, & conduit fous bonne garde au Chateau d'Angers, d'oü peu de temps après il fut transféré a Vincennes. Le Roi s'afTura de Belle-Ifle, changea le Gouverneur & la garnifon, revint \ Paris , après avoir fait mettre Fouquet a la Baftille. " Lorfque le Sur-Intendant Fouquet donna k Louis XIV cetre fête fi fuperbe dans le chateau de Viux, il porta Pat* tention jufqu'a faire mettre dans la chambre de chaque Courtifan de la fuite du Roi, une bourfe remplie d'or, pour fournir au jeu de ceux qui pouvoient être fans argent, ou n'en avoir pas aflez. Aucun ne s'en trouva offenfé, & tous ad-  310 Mémoires anecdotes mirërent la magnificence de ce procédé. Ils tacherent peut-être de fe perfuader que c'étoit au nom du Roi, ou du moins a fes dépens, & ils ne fe trompoient pas fur ce dernier article.... Le Sur-Intendant de Bullion avoic déja donné un exemple de ce magnifique fcandale. Ayanc fait frapper en 1640 les premiers louis qui aient paru en France, il imagina de donner un diaer a cinq Seigneurs de fes courtifans, fic fervir au deflerc trois bafilns pleins des nouvelles efpeces, & leur dit d'en prendre autant qu'ils voudroient. Chacun fe jetta avidement fur ce fruit nouveau, en remplit fes poches, & s'entuit avec fa proie fans attendre fon carrofle ; de forte que le Sur-Intendant rioit beaucoup de la peine qu'ils avoient a marcher. Le payement de quelques dettes de 1'Etat eüt également pu donner cours a ces premières efpeces; mais ce moyen n'eüc pas été fi noble, au jugemenc de Bullion & de fes convives. La perce de Fouquec avoic, dit-on, •été réfolue par le Cardinal Mazarin , qui voyant que le Sur-Intendant fe faifoit des créatures par fon argent qu'il répandoit avec profufion, en avoit concu de Tombrage, & fongeoit a le perdre, lorfqu'il  de Louis XIV & de Louis XV. 311 mourut. Fouquet, dans 1'appréhenfion qu'il avoit eue du Cardinal, s'étoit voulu mettre en état de lui réfifter, en fe faifant des amis; & comme il étoit naturellement vifionnaire, il crut en avoir un bien plus grand nombre qu'il n'en avoit réellement. II en fit unelifte, & la moitié de la Cour fe trouva fur fes papiers. On fait qu'il fut lachement abandonné de preique toutes fes créatures dans le temps de fa difgrace. Le procés de Fouquet commenca par les accufations de péculat & de crime d'Etat. On ne produific pas un troifieme grief, qui fans doute tenoit plus au cceur du Roi que les deux premiers : c'étoit d'avoir voulu débaucher la Valliere. Cette favorite, enorgueillie de la conquête du Monarque qu'elle aimoic d'ailleurs de bonne foi, fe plaignit d'un fujet aflez infolent pour avoir voulu chaffer fur les plaifirs de fon Maitre, & le Maitre jaloux n'en pardonna jamais le défir. Lorfqu'on eut arrêté Fouquet, la nouvelle de fa détention fut aufli-tót portée de toutes parts a fa familie; un valet-decliimbre fuc chargé de 1'annoncer a fa  313 Mémoires anecdotes mere. Cette Dame d'une piécé exemplaire, aimoic fon fils avec tendrefle : on craignoic de lui porter le coup mortel ; mais, ayant entendu le difcours du domeftique, elle fe jetta k genoux, & s'écria : Ceft mainienant, 6 mon Dieu ! que fe/pere du jalut de mon fils! De rous les amis da Sur-Intendant, Gourville s'étoit montré Ie plus généreux dans le temps de fa difgrace. Noncon:ent d'avoir prêté a Madame Fouquet plus de cent mille iivres pour fa fubfiftance, il fit don de cette fomme a M. de Vaux fon fils. Cette grace lui avoic été demandée par Fouquet lui-même, qui venoit de recouvrer fa liberté. Le Préfident de Maupeou fon parent, furie porteur de la lettre oü eet infortuné defcendoic a cette humiliante priere. Madame  de Louis XIV& de Louis XV. 315 MADAME DE LA VALLIERE Qi). Ei lle portoit dans fon fein des preuves de fa première foibleiïè. Heureufement fon terme vint a minuir. Le lendemain le bruit fe répand a la Cour que 'Ia Valliere eft accouchée. Aimant mieux: mourir que de laifler foupconner fa fragilité, elle fe leve, s'habille & recoic la Reine qui, pour aller a la mefle, étoit obligée de paflèr par fon appartement. Ce fecret étoit fon unique confolation. Madame de Soiflbns la lui ravic Elle avoit chez elle la fille d'un Avocac, jeune & jolie, dont elle faifoit fes délices, & qu'elle deftinoic au Roi. Mademoifelle de la Valliere ayant un jour pafle devant cette fille, fans la faluer, la Comteflè dit aflez haut a Madame de Ventadour: je favois bien que la Valliere étoit „ boiteufe; mais je ne favois pas qu'elle „ fuc aveugle La Valliere s'en plaignit au Roi, qui défendit le Louvre a Madame de Soiflonso Pour «'en venger9 (0 Morre en 1710, Tome I. O'  314 Mémoires anecdotes celle-ci écrivic, de concert avec Ie Marquis de Vardes fon amant, & le Comte de Guiche , amant de Madame, une lettre fuppofée, par laquelle le Roi d'Efpagne inftruifoit fa fille de ce qu'elle devoit touiours ignorer. On la glifïa dans le lit de" la Reine. La Molina, une de fes femmes, la trouva & la remit au Roi. Cette lettre troubla la paix de la Familie Royale (j). Avant fa faveur, Mademoifelle de la Valliere avoit été aimée éperdument d'un Lieutenant aux Gardes Francoifes. A fon retour del'armée, eet Officier va chez Madame, courc a 1'appartement de fa maitrefle, voit des vifages importants 6c nouveaux, eftrefufé poficivement, fort, la rage dans le cceur. Un ami luiapprend qu'elle aime le Roi, lui fait le détail de cette affreufe nouvelle, & Penivre du poifon de la jaloufie avec toute la franchife d'une indifcrete amitié. Ce malheu • reux amant s'écrie : „ Tout eft perdu „ pour moi "! & fe perce de fon épée. Mademoifelle de la Valliere donna des larmes a eet infortuné. (1) Voyez 1'article , Hcnriette d'Angietcrrc.  de Louis XIV & de Louis XV. 3 is Environ fix mois après la naiflance de Mademoifelle de Blois (i), Ie Roi devenu plus galant & plus amoureux, fit ériger les Terres de Vaujour & de Sainc« Chriltopheen Duché-Pairie, fous le nom de la Valliere, en faveur de la mere & de la fille qui fut légitimée par les mêmes Lettres. Elles furent données a SaintGermain-en-Laie, au mois de Mai 1667; & regifirées au Parlement le 13 du même mois. Louis XIV y parle én amant & (1) Cette Princeflè, mariée Ie 16 Janvier 16S3 a Louis-Armand de Bourbon, Prince de Conti, fut très-célebre par fon efprit & fa beauté. On a publié que Multey Ifmaëï, Roi de Maroc, de vint amoureux d'elle fur fon portrait; ce qui donna üeu a ces vers de Rouffeau : Votre beauté, grande Princeflè , Porte les traits dont elle bleffe Jufques aux plus fauvages lieux, L'Afrique avec vous capitule , Et les conquêtes de vos yeux Vont plus loin que celles d'Hercule.' Ce même portrait, trouvé dans les Indes au bras d'un Armateur Fran9ois, par Dom Jofeph Valeio Caftillan , fils de Dom Alphonfe, mort Vice-Roi de Lima, lui infpira une paffion violente . & qui a long-temps diverti la Cour & Paris. 11 exifte un petit Livre imprimé en 1698 , fous Ie titre de la Déejfs Monas, ou Hiftoire du Portrait de Madame la Princeflè de Conti, O ij  316 Mémoires anecdotes en Roi, fans que ces deux qualités s*entre-choquenc duns ce monument digne de la plume de Peliflbn. „ Les bienfaits „ que les Rois exercent dans leurs Etats"., eft-il dit dans le préambule de ces Lettres-Patentes, „ étant la marqué exté' „ rieure du mérite de ceux qui les re„ goivent, & le plus glorieux éloge des „ Sujets qui en font honorés. Nous avons s, cru ne pouvoir mieux exprimer dans „ le public 1'eftime toute particuliere que 5, nous faifons de la perfonne de notre 4, très-chere, bien-amée & de la voix. Madame de Montefpan poufie de grands cris : on accoürt, on la trouve noyée dans fes pleurs. La Reine, Mademoifelle , toute ia Cour crient contre un époux fi féroce. Le Roi, irriré qu'on traite fi mal une Dame de laquelle il n'a eu encore que des efpérances, ordonne a Montefpan de la refpecler déformais, & lui défend de lemmener en Province. Quand le Roi fut devenu amoureux de Mademoifelle de Fontanges, Madame de Montefpan en penfa crever de dépit, &, femblabte a Médée, elle meO vj  324 Mémoires anecdotes naca le Monarque de déchirer fes enfants a fes yeux. Et comme Ie Pere de la Chaife lui fic moins de fcrupule de 1'amour de Mademoifelle de Fonranges, que du doublé adultere , cette Dame difoic fort plaifammenc, que ce Pere de la Chaife étoit une chaife de commoditê. Madame dë Montefpan, retirée a ïa Communauté de Saint-Jofeph qu'elle avoit rétablie, fut long-temps b s'y accoutumer: elle promena fon loifir & fes inquiétudes a Bourbon, a Fontevranlt, aux Terres d'Aubin, & fut des années fans pouvoir fe rendre a elle-même. A Ja fin Dku Ia toucha^fon pêché n'avoit * jamais été accompagné de 1'oubli de la Religion; elle quittoit fouvent le Roi pour aller prier Dieu dans un cabinet; lien- n'eut été capable de lui faire rom pre un jeune d'Eglife; elle fit tous les Carêmes, & même avec auftérité; elle étoit fort- aumöniere, &' dans le temps même de fes plus grands défordres, elle re laiffa jamais rien échapper qui approchac du doute & de 1'impiété : mais elle étoic impérieufe ,- altiere , dominante, moqueufe, & tout ce qu'eft ordinairement une femme, quand elle joint la  de Louis XIV & de Louis XV. 3*5* beauté a la coute-puiflance. Réfolue de mettre enfin a profit la retraite forcée qui 1'éloignoit de la Cour, elle chercha quelqu'un de fage & d'éclairé, & fe mie entre les mains du Père de la Tour, ce Général de 1'Oratoire fi connu par fes talents pour la dire&ion. Sa converfion ne fe démentit point jufqu'a fa mort. II fallut d'abord renoncer a 1'attachement fecret qui étoic demeuré pour la Cour, & aux efpérances qui, toutes chimériquesqu'elles étoient, la flatterent jufqu'au tombeau. Le Pere de la Tour obtint d'elle la plus rude pénitence qu'il put lui impofer; ce fut de demander pardon a fon mari, & de fe remettre entre fes mains. Elle lui écrivic dans les termes les plus foumis, & lui offrit de retourner avec lui s'ildaignoit la recevoir. M. de Montefpan lui fit dire qu'il ne vouloit ni la recevoir, ni en entendre parler de fa vie; \l fa mort elle en prit le deuil, comme une veuve ordinaire, Peu a-peu elle en vint a donner tout ce qu'elle avoit aux pauvres; elle travailloit pour eux. & plufieurs heures par jour, aux ouvrages les plus grofiiers, & y faifoit travailler tout ce qui 1'environnoit. Sa table qu'elle avoit aimée a 1'excès, devinr plus que frugale i fesjeunes fe mulciplierenc, & a  326 Mémoires antcdotes toutes les heures du jour elle quittoic tout pour aller prier dans fon oratoire. Ses macérations étoient continuelles: fes chemifes & fes draps étoient de toile jaune la plus dure & la plus groffiere, mais cachés fous des draps & des chemifes ordinaires. Elle portoic toujours des braffelets, des jarretieres & une ceinture armées de pointes de fer qui la bleffoient quelquefois jufqu'au fang. Elle avoit une telle frayeur de la mort, que pour fe rafftrer, elle payoit plufieurs femmes, dont 1'emploi unique étoit de la veiller pendant la nuit. Elle couchoit, fes rideaux ouverts, avec beaucoup de bougies dans fa chambre; elle vouloit trouver fes Veilleufes caufant & jouant entre elles, toutes les fois qu'elle fe réveilloir. Malgré tout cela, elle ne put jamais dépouiller 1'extérieur de Reine qu'elle avoit ufurpé dans le temps de fa faveur, & qui 1'avoic fuivie dans fa retraite. On y étoit fi bien accoutumé, qu'elle en conferva 1'habitude fans faire murmurer perfonne. II n'y avoit qu'un fauteuil dans fon appartement, & ce fauteuil n'étoit que pour elle, pas même pour fes enfants naturels. Monfieur & la grande Mademoifelle 1'avoient toujours aimée, & I'alloienc voir aifez fouvent. A ceux-  de Louis XIV & de Louis XV. $3f la on apportoit des fauteuils ainfi qu'a Madame la Princeflè; mais dans ce casla même, jamais elle ne quittoit le tien. Madame n'y alloit que rarement, öt ne pouvoic approuver cetce conduue. Mais toutes les Dames de la Cour fe faifoient un devoir de la vifiter, quoiqu'elle ne rendk jamais les vifites, pas meme au palais d'Orléans & a 1'hötel de Conde. Elle fuc belle jufqu'au dernier moment de fa vie, fans être malade & croyant toujours 1'êcre. Cette inquiétude 1 entretenoit dans le goüc de voyager; & dans fes voyages, elle menoic toujours lept * buit perfonnes de compagnie dont elle étoit les déliees, tant fes graces, qui faifoient paflér fes hauteurs, leur étoient bien adaptées. 11 n'étoit pas poffible davoir plus d'efprit & de fine politeffe. Des expreflions fingulieres, une juftefie naturelle, un tour d'éloquence particulier \ fa familie lui faifoient comme un langage a part, & donnoienc a fa converfation un intérêt qui faifoit paflêr fur tous les inconvénients de fon commerce. On la recherchoic par befoin, même lans en excepter les femmes. La dévotion de Madame de Montefpan étGK de maner les pauvres filles,«  328 Mémoires anecdotes c'étoient fouvent la faim & la foif qu'elle affocioit. Depuis la lorrie de 'la Cour, jamais elle ne s'abaiffa a rien demander pour elle ni pour les autres. La derniere fois qu'elle alla a Bourbon, & fans befoin comme h 1'ordinaire, elle paya deux ans d'avance de toutes les penfions qu'elle faifoit a de pauvre Nobleffe, & quoiqu'en pleine fanté, elle doubla aufli fes autres aumönes. Elle difoit que ne devant point revenir de ce voyage,, ces pauvres gens auroient avec ces avances le temps de chercher ailleurs des moyens de fubfifter. Elle avoit toujours la mort préfente, elle en parloit continuellement; & avec toutes fes frayeurs, iès Veilleufes, & une préparation foutenue , elle n'avoit jamais de Médecin. Comment concilier cette conduite avec les idéés éloignées de pouvoir fuccéder a Madame de Maintenon, quand le Roi, par fa mort, feroit libre de difpofer de lui ? Madame de Montefpan eft un des phénomenes du fiecle de Louis XIV.. On avoit formé fur la mort de Mademoifelle de Fontanges de grands foupcons de poifon, qu'on fit reromber fur Madame de Montefpan, quoiqu'avec peu dejuftice. Cette Dame étoit vive, empor-  de Louis XIV & de Louis XV. 319 tée, mais incapable de la diflimulatiori que fuppofe une telle vengeance. On lui' avoit entendu dire a Madame de Maintenon, qu'elle devoit redouter autant 65 plus que Mademoifelle de Fontanges: Montons enfemble en carrojfe, nous y cauferons, & nous ne nous en aimerons pas mieux. Avec tant de fincérité, on n'eil pas capable d'une noirceur réfléchie. Madame de Montefpan- alloit toutes' les années aux bains de Bourbon : elle y cherchoit Ia fanté, & y trouva la mort. S'étant fait faigner" mal-a-propos, elle fut attaquée d'un tranfport au cerveau, qui joint a d'autres accidents, öta toute efpérance aux Médecins. Sur-lechamp on dépêche un courier au Marquis tFAntin. II arrivé en pofte; & fans defcendre de fa chaife, fans s'informer comment fa mere fe porte, U rj^nnde fa cafTette. On lui dit que Madame de Montefpan n'en confie la clef a perfonne, & la porte toujours fur elle. II monte dans fon appartement, cherche la clef dans le fein de fa mere agonifante, vuide Ia caffecre, la referme, & part fans don» ner aucun ordre, fans témoigner ni curiofité, ni furprife, ni regret, ni pitié. Quelques heures après, Madame deMonteipan expira..  33° 'Mémoires anecdotes MADAME DE MAINTENON (i> Francoise d'Aubignè, ficonnuedepuis fous le nom de la Marquife deMaintenon, naquic dans les prifons delaConciergerie de Niort. Madame deFilette, foeur de M. d'Aubigné, vint rendre vifite a 1'accouchée. Elle vit toutes les horreurs de 1'indigencc; fon frere aliéné par fon défefpoir, exténué par le manque d'alimenrs; un enfant couvert de haillons, déja fenfible a la mifere, un autre encore au berceau; une fille de deux jours, dont les vagiflèments fembloient appeller la mort; une mere éplorée qui préfentoic fon fein tantöt a fon mari, tantöc k fa fille, fans efpoir de fauver ni 1'un ni 1'autre. La mifere & la faim lui avoient fait perdreifon lait, & elle n'avoic pu payer une nourrice. Madame de Vilette fuc artendrie. Elle emmena ces crois enfants au cMteau de Murcan, & en pric foin pendanc quelque temps. La tendreffe maternelle ne permic pas a Madame d'Au- (i) Née en 163 j, morte en 1719,  de Louis XIV & de Louis XV. 33* bigné de laifler long-temps fa fille en des mains étrangeres. Elle 1'emmena au chateau Trompette, oü d'Aubigné fut reconduit fur ces entrefaites. La fut élevée cette enfant, qui, après avoir éprouvé toutes les rigueurs de la fortune, devoit en goüter toutes les faveurs. Dans fon premier voyage cTAmérique, Francoife d'Aubigné encore au berceau, fut a* une telle extrémité, qu'elle ne donnoit plus aucun figne de vie. Sa mere la prend entre fes bras, pleure, gémit, & la réchauffe dans fon fein. Facigué de ces cris, le Baron d'Aubigné veut lui arracher 1'enfant, dont la mort & la préfence caufent & irritenc fon défefpoir. Un matelot va la jetter dans la mer , le canon eft pret a tirer. Madame d'Aubigné demande qu'un dernier baifer lui foic du moins permis, porte la main fur le cceur de fa fille, & foutient qu'elle n'eft point morte. Depuis, Madame de Maintenon racontant ce trait a Marly, 1'Evêque deMetz, qui étoit préfent, lui dit : „ Madame, on ne revjent pas de fi „ loin pour peu de chofe ". Madame d'Aubigné contoit ï fa fille I* exploits de fon grand-pere (Agrippa  33* Mémoires anecdottS d'Aubigné), & la faveur oü il avoit étfr' auprès de Henri IV. „ Et moi, dit Pen» „ fant, ne ferai-je rien"?£/ que veux* tu être, reprit la mere? „ Reine de Na„ varre ", répliqua la petite-fille. Lorfque la Reine Chriftme vint h Paris , elle defira de voir Scarron; Menage le lui préfenta : „ Je vous permets, „ lui dit cette Princeflè, d'être amoureux „ de moi; la Reine de France vous a fait „ fon malade,. moi je vous crée mon „ Roland ". Vóut faites Men, Madame, lui dit le Poëte, de me dotiner ce titre, fuifqu autrement je rauroispris. Chriftine, en voyant Madame Scarron, dont la beauté étoit alors dans tout fon éclat, dit a une des Dames qui 1'accompagnoient :: „ Nè Ie favois-je pas, qu'il „ ne falloit pas moins qu'une Reine de „ Suede pour rendre un homme infidele ,, a cette femme-Pi " ! Elle ordonna au mari de lui écrire, &lui dit qu'elie n'étoit pas furprife qu'avec la plus aimable femme de Paris, il fut, malgré fesmaux, 1'homme de Paris le plus gai. Quand on drefla le contrat de mariage avec Mademoiièlie d'Aubigné, il dit qu'il reconnoiflbic a Paccordée qua-  de Louis XIV' &de Louis XV. 333 tre louis de rente, deux grands yeux fort mutins , un trés-beau corfage , une paire de belles mains , & beaucoup d'efpric Le .Notaire demanda quel douaire il lui offroit? „ L'immortalité, „ répondit Scarron. Le nom des fem„ mes des Rois meurt avec elles. Celui „ de la femme de Scarron vivra éter„ nellemenc ". L'efprit & 1'enjouement de Scarron attiroient chez lui tout ce qu'il y avoic d'aimables voluptueux a Paris. On y faifoit des efpeces de piqué-nique oü chacun fourniffoit fon plat, & fes bons mots. Le ton en étoic extrêmemenc libre. Madame Scarron y ramena te décence. On vouloit lui plaire , & c'étoit une raifon de 1'imiter. Cependant elle ne fe refufoit point a la doucé joie de la converfation. Elle contoit, & tout le monde prenoic le plus grand plaifir a 1'entendre. Un jour, un de fes domefb'ques s'approchant de fon oreille, lorfqu'on étoit a table, iui dit : „ Ma„ dame, une hiftoire h ces Meflieurs, „ car le röc nous manque aujourd'hui"» Après la more de fon marï, elle fit long-temps foüiciter auprès du Roi une  334 Mémoires anecdotts penfion de quinze cents Jivres, dont Scarron avoit joui. La mulcicude de placets que 1'on préfenta a cec elTet, fit dire au Roi d'un ton d'humeur :.£«tendraije toujours parler de la veuve Scarron? Et ces mots introduifirent a la Cour cere maniere de parler proverbiale : II eft aujji importun que la veuve Scarron. Un mscon, nom mé Barbé, fe mêloit d'aftrologie : il avoit été fouvent chez Scarron. Frappé de la phyfionomie & de la taille noble de fa femme, il dit un jour : „ C'eft la femme d'un eftropié; „ mais je m'y connois bien : elle ell „ née pour être Reine ". II le répéta fi fouvent, qu'il crut lire dans les aftres tout ce qu'une imaginarion prévenuelui infpiroit. Travaillant a 1'hötel dAlbret, il entra dans Pappartement que Madame Scarron y avoit accepté, & lui dit d'un air & d'un ton d'oracle : „ Après bien „ des chagrins & des peines, enfin vous „ monterez oü vous ne croirez pas mon„ ter: un Roi vous aimera, & vous ré„ gnerez; mais vous n'aurez jamais grand „ bien ". A cette prophétie, il ajouta des détails finguliers qui la divertirenc ék Pétonnerent. Toute fa raifon, & la con-  de Louis XIV'& de Louis XV. 335 noiflance qu'elle avoir des travers de 1'Aftrologue, ne purent la défendre d'un peu d'émotion qui fut remarquée par fes amies qui 1'en raillerenc beaucoup :„ Eh 1 Mef„ dames, dit le macon, vous feriez bien „ mieux de lui baifer la robe, que de „ vous raoquer d'elle ". Dès que cette prédiótion fut accomplie, elle fit chercher Barbé. II étoit mort, elle fit du bien a fes enfants. La prédiftion de fa haute fortune fut répétée a Madame Scarron, dans une autre circonftance. Madame de Montefpan , dont 1'efprit crédule faififibit tous les moyens qu'on lui indiquoit d'interroger 1'avenir, fe rendit un jour chez la plus fameufe forciere de Paris, avec Madame dAudicourt & Madame Scarron, habillées en femmes-de-chambre. Après les grimaces accoutumées, la devinereffe reculant de furprife & d'effroi : „ Que vois-je, dit-elle, en „ moncranc Madame Scarron? Encore „ un peu de temps , & votre femme„ de-chambre fera plus grande Dame „ que vous ". Madame de Montefpan fut vivement frappée de ces paroles, & ne put plus envifager Madame Scarron lans remarquer qu'en' effèt elle avoic  33Ó Memoires anecdoies dans les yeux quelque chofe qui annoncoit qu'elle feroic un jour au-deüus d'elle. Le Duc du Maine venoit denaicre, c'étoit un fecret. On chercha une perfonne capable de le garder, & qui put répondre aux foins qu'exigeoit cette éducation. On fe refTouvint de Madame Scarron ; elle répondit conftamment: „ Si 1'enfant efl: au Roi, je le veux bien ; i, car je ne me chargerois pas fans fcru„ pule de ceux de Madame de MonteP„ pan : ainfi il faut que le Roi me Tor- donne. Voila mon dernier moe". Le Duc du Maine étoit né avec un pied difforme. Le premier Médecin dAquin, qui étoit dans la confidence, jugea qu'il falloit envoyer 1'enfant aux eaux de Barege. On chercha une perfonne de confiance qui put fe charger de ce dépot. Le Roi fe fouvint de Madame Scarron. M. de Louvois alla fecretement lui propofer ce voyage. Elle eut foin depuis ce temps- la de 1'éducation du Duc du Maine; nommée è eet emploi par le Roi, & non point par Madame de Montefpan, comme on Fa dit. Elle écrivoit direéiement au Roi: fes  de Louis XIV'&'deLouis XV. 33^ fes lettres plurent beaucoup. Voila l'órigine de fa fortune : fon mérite fit tout le refle. Le Roi jouant un jour avec le Duc du Maine, dont Madame de Maintenon étoit Gouvernante , & content de Ia maniere dont ce jeune Prince répondoit a fes queftions, lui dit qu'il étoit bien raifonnable : „ II faut bien que je le „ fois, répondit 1'enfanc; j'ai une Dame „ auprès de moi qui eft la raifon même. „ Allez lui dire, reprit le Roi, que vous „ lui donnerez ce foir cent mille francs „ pour vos dragees". L'enfanc Ie lui dit, & tint parole. La gorge de Madame de Maintenon étoic fi belle, ou fi foupconnée del'être, qu'une troupe de mafques pafiant en même-temps qu'elle par une porte, un d'eux ne put s'empêcher de permettre a fes mains des témérités: „ Ah! s'écria„ t-elle , c'eft Monfeigneur: lui feul ea France eft aflez hardi pour cela ": 6c c'étoit lui (1). (t) La fagefie de Madame de Maintenon étoit li bien établie, qu'un Courtifan difoit : « Je ferois plutöt une propofition impertinente » a la Reine qu'a cette femme-la ", Tomé I. p  333 Memoires anecdote? II parut un jour dans fon antichambre un homme qui fendit Ia foule, & qui, Pabordant avec une refpeétueufe hardieffe, lui dit: „ II y a quarante ans, „ Madame, que je vous ai vue, & vous ,, ne fauriez me reconnoitre ; mais vous „ ne pouvez m'avoir entiérement oublié. „ Vous fouvient-il qu'a votre retour des „ Ifbs, vous vous rendiez tous les jeudis „ a la porte des Jéfuites de la Rochelle, s, oü, fuivant Pufage de la plupart des Communautés, les jeunes Peres diftria, buoientde la foupeauxpauvres?Em„ ployé a mon tour & cette diftribution, „ je vous diftingüai dans la foule des „ mendiants. Je vous rappelle fans crainte „ un fait que vous écoutez fans rougir. ?, Je fus frappé de Ia nobleffe de votre „ phyfionomie; vous ne me parüces point „ faite pour un étatfl vil: j'obfervai vos, tre embarras h vous préfenter pour „ avoir part a Paumöne, & j'en eus „ pitié. — C'eft donc vous, Monfieur, „ lui dit Madame de Maintenon , qui, „ pour m'épargner Ia honte d'être con„ fondue avec ces miférables, fites ap„ porter la foupe chez moi, en me té„ moignant mille regrets d'être borné k „ un (ï médiocre fecours! Vous me fau„ vates doublement la vie, & en mtf  de Louis XIV & de Louis XV. 33$ „ donnant cette nourriture, & en cora„ patifTant h tout ce que je fouffrois „ d'être obligée de mendier publique„ ment ". Elle lui demanda ce qu'elle pourroit faire pour lui, & le pria d'entrer dans fon cabinet, comme pour lui épargner a fon tour 1'humiliation d'expofer tout haut fes befoins. La , le vieillard lui dit, que, quelques années après, il avoit quitté les Jéfuites ; qu'il étoic aétuellement maitre d'école dans un village; qu'il bornoit toute fon ambition & une Cure, & qu'après touc ce que Ia renommée lui avoit dit d'elle, il efpéroit 1'obtenir par fa proteétion, & peucêtre de fa reconnoiüance. Madame de Maintenon le remercia d'une confiance fi flatteufe pour elle, & lui dit qu'elle ne fe mêloit point de Ia nomination des bénéfices; qu'elle ne favoit s'il étoit propre a êtreCuré, mais qu'elle favoit bien qu'il étoit charitable : qu'elle Ie prioit donc de fe contenter pour Ie préfent, d'une bourfe de cent pifbles qu'elle lui donna, en lui promettant de la remplir, toutes les années, de cette fomme modique. Madame deRichelieu, Dame d'honneur de Ia Dauphine , écant venue k P ij  §4° Mémoires anecdotes mourir, toutes les Dames de la Cour briguerent cette charge. Louis XIV s'en remic a la décifion de Madame la Dauphine , & lui dit qu'il ne vouloit point la gêner. La PrinceiTe lui répondit qu'elle n'avoit d'autre goüc que le fien. „ Si „ cela eft, lui dit le Monarque, votre „ choix fera bientót fait ". Et fur Ie champ la Dauphine nomma Madame de Maintenon. Le Roi, charmé de mettre, pour ainfi dire, a la tête de la Cour la femme qui régnoic dans fon cceur, voulut être le premier témoin des tranfports de joie que lui cauferoit cette nouvelle. Elle la recut avec la plus refpeclueufe indifférence; elle repréfenta au Roi que cette charge ne feroit qu'exciter 1'envie, qu'il falloit défarmer par la modération. „ Quant a 1'honneur, ajou„ ta-t-elle, que me feroic cette place, ne le trouvé -je pas tout entier dans 1'offre que me fait Votre Majefté "? Louis infifta, Madame de Maintenon perfévéra dans fon refus. „ Puifque vous „*ne voulez pas, lui dit enfin le Roi, '„ jouir de mes graces, il faut du „ moins, Madame, que vous jouif„ fiez de vos refus ". Elle le fupplia de garder le filence \ mais le Roi ne put s'empêcher de raconter ce rare  de Louis XIV & de Louis XV. 34* exempie de modératiön, du moins apparente. Après 1'éclipfe totale de Madame d« Montefpan, Madame de Maintenon victorieufe, infpira a Louis XIV tant de tendreffe & de fcrupule, que le Roi, par le confeil du Pere de la Chaife, 1'époufa fecretement en 1686, dans une petite Chapelle qui étoit au bout de 1'appartement occupé depuis par le Duc de Bourgogne. II n'y eut aucun contrat, aucune ftipulation. L'Archevêque de Paris, Harlai de Chamvalon, leur donna la bénédiftion : le Confeflèur y affifta ; Montchevreuil, & Bontems, premier valet-de-chambre , y furent comme témoins. Louis XIV étoit alors dans fa quarante-huitieme année, & la perfonne qu'il époufoit , dans fa cinquante -deuxierae. Ce Prince, comblé de gloire, vouloit mêler aux fatigues du gouvernement, les douceurs inno* centes d'une vie privée. Ce mariage ne Pengageoic h rien d'indigne de fon rang. II fut toujours problématique a la Cour, fi Madame de Maintenon étoit mariée. On refpecloit en elle le choix du Roi, fans la traicer en Reine. P üj  342 Memoires ttnecdotes Madame de Maintenon, qui pourrant n'avoit d'autre ctogrin que 1'uniformité de fa vie auprès d'un fi grand Roi, difoit un jour au Comte d'Aubigné fon frere : „ Je n'y peux plus tenir; je „ voudrois être morte". On fait quelle réponfe il lui fit: Fous avez donc parole d'époufér Dieu le Pers. Madame de Maintenon ayant demandé un bénéfice pour un Abbé qu elle protégeoit, ie Pere de la Chaife lui promit de le nommer a propos au Roi. II le mit a la tête de la lifte. Le Roi 1'effaca. Le Confefleur, d'un ton chagrin afièété ou réel, dit que eet Eccléliaftique lui avoit été recommandé par Madame de Maintenon. „ C'efl juflement a caufe de „ cela que je 1'eflace : je ne veux pas „ qu'elle s'en mêle. — Mais, Sire, dit 3, le Jéfuite, fes difpoficions pour moi „ en deviendront moins favorables; & ?, j'ai cru que le fuffrage d'une Dame „ aufli pieufe devoit être coropté. — „ Ah! répondit le Roi, c'eft une raifon: „ mais fi elle eft bonne pour vous, elle „ n'eft rien pour moi ". On voit, par ce trait, quelle habileté il falloit a Madame de Maintenon pour gouverner un Prince du caraétere de Louis XIV. Quoi  it Louis XIV & de Louis XV. 343 qu'il en foir,, elle fuc offenfée de 1'aftectation du Pere de la Chaife a mettre Ie nom de fon protégé k la tête de la feuille. Elle regarda cette marqué apparente de confidération, comme un artifice, pour engager le Roi k lui défendre de gêner déformais le Confeffeur par fes recommandations; & cette bagatelle fut, dic-on, 1'origine de. la mcljncelligence qui régna depuis entre Madome de Maintenon & Ie Pere de la Chaife. Elle inftruifoit a fes heures perdues un petit Negre, que le Marquis de Villetce lui avoic donné. Elle fe plaifoit h écudier dans eet enfanc naïf, Ia nature altérée en nous par nos préjugés. Un jour qu'elle Pexhortoit k divertir la Reine d'Angleterre:,, Je ne puis, répondit-il» ,, toutes ces Reines - Ik m'ennuienc '\ Trouvant un jour Madame de Maintenon fort trifte, il s'élanca fur fes genoux, & lui dit k Poreille : „ Tu ne fais donc ., pas combien il eft facile d'amufer un „ Roi" ? Elle fut fi frappée de ce mot» qu'elle fe leva brufquement, & le répéca a M. Joly de Fleury qui étoit préfent. La Princeffe de S.,. ayant écrit a M»». P i?  344 Mémoires anecdotes dame de Maintenon, & figné avec reffecl; la Marquife termina fa réponfe par cette phrafe: A Végard du refpecK, qu'il n'en fois point quejtion entre nous: vous n'en pourriez devoir qu'a mon dge, & je vous crois trop polie pour me le raprocher. En fe rappelranc les diverfes particu,,3arités de fa jeunefle, de ce temps périible oü elle n'avoit que des tapiffèries d'emprunt, oü elle alloit porter chez 1'Imprimeur les épreuves des Ouvrages de Scarron, Madame de Maintenon fe ref. fouvint qu'un jour qu'elle devoit recevoir chez elle des femmes de qualité , une Bianchiflèufe lui avoit loué quelques meubles, & avoit refufé le payement du loyer; honteufe de s'en fouvenir fi card, elle ordonna a fes gens de chercher cette femme. Après bien des perquifitions, on la trouva dans uh galecas, accablée de vieilleffe & d'infirmités , prête a vendre fa derniere chaife pour avoir encore un morceau de pain. Madame de Maintenon va la voir, lui rappelle le prêt des meubles, & lui aflure, pour le refle de fes jours, une petite penfion, dont elle lui paye le premier quarüer.  de Louis XIV8 de Louis XV. 345 Madame la Marquife de *** n'écoit point aimée de Madame de Maintenon, en écoit füre , & voulut pourtant pafier pour fa favorite. Eile avoit projetté le mariage d'une de fes filles avec le Duc de ***; mais point de dot; & le Duc infiftoit fur ce point. II falloit donc l'éblouir par 1'efpérance d'une faveur qui en tiendroit lieu. Mais comment approcher Madame de Maintenon, auffi fourde pour 1'importunité, qu'acceffible a 1'indigence? Depuis long-temps elle fouhaitoit d'être admife k fa table ; diftinction extrêmement rare. Elle brigue encore eet honneur : fes emprefièments font inutiles. Puifqu'elle ne peut diner avec elle, il faut paroitre du moins y avoir diné. Elle va la voir immédiatement après le repas, au hafard d'être froidement re?ue. L'appartement de Madame de Maintenon a Verfailles, avoit un balcon qui donnoit fur la cour de marbre : Madame de*** appercoit de loin 1'équipage du Duc; elle feint de fe trouver mal, demande del'eau, une ferviette, fe lave les mains, la bouche, fait toutes les grimaces de propreté qu'on fait en fortanc de table. Le foir même le mariage eft conclu; le Duc de *** fe groit trop heureux de prendre fans bien P r  34^ Mémoires antcdotes une rille, dont Ia mere a diné avec Madame de Maintenon. • Dans ce prodige incroyable d'élévation, Madame de Maintenon ne laiffoie pas d'avoir fes peines , & les incartades continuelles de fon frere n'étotent pas une des moindres. II n'avoit jamais été que Capitaine d'Infanterie, & parloic toujours de fes vieilles guerres, comme un homme qui méritoit tout, & a qui on faifoit le plus grand tort du monde de ne 1'avoir pas fait Maréchal de France. Quelquefois il difoit afTez plaifammenc qu'il avoic pris fon Mton en argent. Ii ■couroit les petices filles aux Tuileries & ailleurs; en entretenoit toujours queiquesHnes, & vivoitle plus fouvent avec elles & leur familie. C'étoit un fou a lier, mais plaifanc, avec de 1'efprit & des faillies. Malgré tout, bon homme, honnête iaomme, poli, & fans rien de ce que la •vanité de la fituation de fa feeur auroic pu donner d'impertinence. Quelquefois il fe donnoit carrière fur les temps antérieurs, & c'étoit un plaifir de 1'entendre .caufer de Scarron & de 1'hötel d'Albret. Sur-tout il ne fe pouvoit contenir fur les avsntures de fa fosur, & en faifoit le paralk!e avec fa dévocion aétuelle. II n'étoit pas  Be Lcuis XIV & de Louis XV 347 trop prudent de provoquer ces propos qu'on n'arrêtoit pas quand on vouloit, & qu'il ne tenoit pas devant deux ou trois amis,- mais a table, devant tout le monde ; furun banc des Tuileries, & quelquefois dans la galerie de Verfailles oü il ne fe contraignoit pas plus qu'ailleurs, de prendre un ton gogueöard, & dire le beau-frere, lor fqu'iï vouloit parler du Roi. Enfin, Ma* dame de Maintenon ne fachant que faire d'un frere fi extravagant, mit tout SaintSulpice en mouvement pour lui infpirer des fentiments de dévotion, avec promeffe que s'il renoncoit k fes débauches, il ne manqueroit plus d'argent; qu'on fourniroit abondammenc b fa dépenfe, & qu'il auroit toujours de quoi fatisfaire fes fan? raifies, pourvu toute-fois qu'elles fuflenc honnêtes. Pour cela, il fallut que M. d'Aubigné fe recirat dans une Communauté qu'un M. d'Orfen avoit établie pour des Gentilshommes qui vivoicnt dans une efpece de retraite, fous la direclion de quelques Prêtres de SaiccSulpice. Pour avoir la paix , Madame d'Aubigné s'étoit confioée dans un Couvent, & difoic tout bash fes commeres, que cela étoit bic-n dur. Pour d'Aubigné, il ne laiflbit ignorer a perfonne que fa feeur fe moquoic de lui de vouloir lui P vj  348 Mémoires antcétotts perlüader qu'il étoit dévot. II ne tint pas long-temps fans revenir aux filles , aux Tuileries & a fes anciennes parties de plaifir. Mais on le rattrapa , & on lui donna pour gardien un des Prêtres de Saint-Sulpice qui le fuivoit par-tout, & qui dut rembourfer bien des fottifes. II étoic payé pour cela, & 1'on doic convenir qu'avec un pareil pupille il gagnoit bien fon argenr. Racine étoit fujet a de grandes diftraétions. II arriva qu'un foir Madame de Maintenon 1'ayant envoyé chercher pour amufer le Roi, la converfation tomba fur les Théatres de Paris. Après avoir épuifé 1'Opéra, on paria de la Comédie. Le Roi s'informa des Pieces & des Acteurs , & demanda a Racine pourquoi 3a Comédie étoit moins fuivie qu'autrefois. Racine lui en donna plufieurs raifons, &conclut par celle qui, a fon avis, y avoit le plus de pare, qui étoit que, faute d'Acleurs & de bonnes Pieces nouvelles, les Comédiens n'en donnoient que d'anciennes; entre autres, des Pieces de Scarron qui ne valoient rien, & qui rebutoient tout le monde. A ce mor, la pauvre veuve rougir, non pas de la réputation du cul-de-jatte attaquée, mais  de Louis XIV & de Louis XV. 349 cVentendre prononcer fon nom devanc fon fucceffeur. Le Roi s'embarraffi; le ftlence qui fe fic couc d'un coup réveilla le malheureux Racine qui fentic dans quel abyme fa funefte diftraétion venoit de le plonger. II demeura le plus confondu des trois, fans plus ofer lever les yeux, ni ouvrir la bouche. Ce filence ne laiffa pas de durer quelques moments. Le réfulcac fut que le Roirenvoya Racine, en difanc qu'il alioic travailler. II forcic cout éperdu, & ce fut la véritable époque de fa difgrace. De long-temps le Roi c\ Madame de Maintenon ne daignerent plus lui parler ni le regarder. II en concut un chagrin fi profond, qu'il tomba dans une efpece de langueur qui ne le quifta plus. Dans une autre occafion , Madame de Maintenon ne fut pas plus courageufe pour protéger Racine contre un léger refientiment du Roi. Touchée de 1'éloquence avec laquelle il lui avoit parlé de la mifere du peuple en 1(198, elle en* gagea fon ami a faire un Mémoire qui montrat le mal & le remede. Le Roi lut ce Mémoire, & en ayanc montré du chagrin , elle eut la foibleflè d'en nommer j'Auteur, & celle de ne le p:.s défendre.  35° Mémoires anecdotes Racine, plus foible encore, fut pétidtré d'une douleur qui acheva de le conduire au tombeau. Voyez Vartick Racine. Malgré fa piété, Madame de Maintenon ne pardonna jamais a Louvois touc ce qu'il avoit fait pour empêcher d'abord fon mariage fecret avec Louis XIV, & dans la fuite la déclaration de ce mariage. Le Roi ayant faic un jour confidence a fon Miniftre des vues qu'il avoit fur Madame de Maintenon , mais comme d'une chofe qui n'étoit point encore réfolue, & fur laquelle il lui demandoic fon avis, Louvois qui n'en avoit jamais eu la moindre idéé, s'écria : Ah ! Sire, Votre Majefté fonge-t -elle bien d ce qu'elle me dit ? Le plus grand Roi da monde cou vert de gloire, époufer la veuve Scarron! Voulez-vous vous déshonorer? II fe jetta aufli-töc anx pieds du Roi, fondant en larmes: Pardonnez-moi, Sire , la liberté que je prends; Stez moi toutes mes charges; mettez-mo't dans une prifon, & je ne verrai point une pareilk indignité. Le Roi lui dit : Levez-vous; êtes-vous fou? II fe leva, & fortit du cabinet fans favoir fi fes remontrances avoienc opéré. Mais le lendemain  de Louis XIV & de Louis XV. 3 51 il crue voir a Fair embarraffe & cérémo nieux de Madame de Maintenon, que !e Roi avoic eu la foiblefTe de lui concer touc. Ce craic eft un de ceux qui font le plus d'honneur a la mémoire de Louvois. Voyez Partiele Louvois. Le Maréchal de Villeroy languiflbic & Paris, & fouvenc k Villeroy, dans la plus profonde difgrace. Depuis fon dernier retour de Flandres, il ne paroiffois que de loin a loin a Verfailles, toujours fans y coucher; a Fontainebleau il couchoic une fois ou deux tout au plus. II n'étoit plus queilion pour lui de Marly» La féchereffe, le filence & 1'air ennuyé du Roi en le voyant étoient toujours les mêmes; mais il tenoic toujours a Madame de Maintenon. Sa haine pour Cha-r millart qui leur étoit commune, avoit ranimé leurancienne familiarité. La compaffion 1'engageoit a le voir toutes les fois qu'il alloic a Verfailles ou a Fontainebleau; ils s'écrivoienc fouvenc, & elle ne faifoic rien qu'elle ne lui communi-. quac. Ces myfteres étoient pour la foule , & n'échappoient point aux plus attentifs; le Roi ne les ignoroic pas. Madame de Mainceuon n'auroic ofé lui cacher ene conduite d'habitude qu'il auroit pu  35^ Mémoires ante dot es découvrir. Elle efpéra trouver des occafions de rapprocher le Maréchal, &de temps en temps elle montroit de fes Mémoires qu'elle failbic appuyer par Voifin. Jufqu'alors rien n'avoit pourtant rénffi. La trifte conjoncture de !a mort de M. le Duc & de Madame la Ducheflè de Bourgogne fit redoubler d'eftbrts a Madame de Maintenon. Louis XIV étoic difficile a amufer; elle étoit fi touchée, fi abattue, qu'elle ne trouvoit aucune refiburce en elle-même. Celle du tra vail des Miniftres chiz elle y laifioit de grands intervalles par la longueur des foirées d'hyver, & des journées entieres quand il faifoit trop mauvais pour fortir. Le Roi paroifioic alors chez elle toujours avant trois heures, & n'en fortoic qu'a dix pour fouper. Elle mukiplioit bien le plus qu'elle pouvoic les voyages a Marly & a Trianon pour Ia commodicé de la promenade; mais elle ne trouvoit point dans les premiers Gentilshommes de la Chambre, & dans les autres grands Officiers qui pouvoient fuivre, de quoi amufer le Roi. Le Duc de Noailles n'étoit plus en cette fituation depuis fon rappel d'Efpagne. Le Maréchal de Villeroy lui parut le feul homme fur qui elle put jetter Les yeux.  de Louis XIV&de Louis XV. 353 II avoit été élevé auprès de Louis XIV; il n'avoit quitté la Cour que pour aller a 1'armée; il avoic été galant de profeflion, & le vouloic être encore. Toujours dans la familiarité du Roi, il favoit cent contes de leur jeunefle , dont le Monarque s'amufoit beaucoup. D'ailleurs, le Maréchal étoit paffionné po:r lamufique; il parloit chafiè &chevaux; toutes les anciennes intrigues de la Cour & de la Ville lui étoient préfentes. Ce qui lui plaifoit fur-tout, c'efl: qu'elle n'avoit rien \ craindre de lui. Quelque crédit qu'il put prendre, elle étoit biem lïïre qu'il ne feroit jamais que ce qu'elle voudroit. Ces confidérations la déterminerent h tout tenter pour le raccommoder. Elle commenga donc par vanter au Roi les ferviteurs de jeunefle & de toute la vie; enfuite 1'attachement de toute celle du Maréchal de Villeroy pour lui, fa douleur de lui avoir déplu, la longueur de fa pénitence, fa défolation denepcuvoir être auprès du Roi dans ces moments de trifteflè, la douceur de fe réunir k ceux avec qui on avoir toujours vécu, & dont on étoit fur que le cceur n'avoit point de part aux fautes; en un mot, elle fut fi bien dire &preflèr, que tout ce qui étoit Marly penfa tomber d'é-  354 Mémoires anetdotes tonnement d'y voir paroicre le Maréchal de Villeroy, & de 1'y voir accueilli avec toutes les démonftrations d'amitié que la fuuation du Rol put lui permettre. De ce moment, il ne quitta plus la Cour, & fut traité mieux que jamais. II redevint le plus intime ami du Roi, & le premier favori de Madame de Maintenon. On fait que les Tragédies ÜEflher & SAthaüe furent compofées h la priere de 1'illuftre Fondatrice deSaint-Cyr, qui les fit jouer avec Papplaudiflèment de toute la Cour. M. Hébert, célebre Curé de Verfailles, traverfa autant qu'il fut en lui ces plaifirs innocents. A une afiemblée des Dames de charité, ou Madame de Maintenon afliftoit très-réguliérement, le difcours avant la conférence, tomba fur Ia Tragédie iïEfther. La flatterie renchériffoit fur tous les éloges qu'accordoit la vérité. Le Curé attendoic, en gémiflant, le moment de parler. Madame de Maintenon rapporca d'un air fatisfaic, les noms de tous les Religieux qui avoient été fpeétateurs, ou qui demandoient a 1'être. „ li n'y a plus que „ vous, Monfieur, dit-elleauCuré,qui „ n'avez pas vu cette Piece ; ce vous y „ verrons nous pas bientót "? M. Mé-  'de Louis XIV & de Louis XV. 355 bert répondit par une profonde révérence. „ Je voudrois bien, ajouta-t-elle,en „ le regardant, y aller aujourd'hui en „ auffi bonne compagnie. — Je vous „ fupplie de m'en difpenfer ", repartic le Curé, en commencant fon exhortation. Dès qu'elle fut achevée, Mefèamesde Chevreufe & de Beauvilliers, gronderent le Curé de ce refus public, i, Vous avez, lui dirent-elies, mprtifie „ Madame de Maintenon. VoiiEfther, „ eft une faveur follicitée; elle vous y f, invite, & vous refufez du ton Ie plus M défapprobateur. On n'aura plus la „ même confiance en vous; on vous „ croira outré fur la morale; vous fe„ rez redouté comme le cenfeur des „ Evêques; vous perdrez un crédit utile „ a votre zele. —' Mes raifons, inter„ rompit M. Héberc, ne font pas de „ vains fcrupules ; je vous en rendrai „ compte, & j'en ferai juge Madame „ de Maintenon elle-même. Si elle me „ condamné, je me rendrai volontiers ". L'ayant vue le foir même, il lui dit: „ Vous connoilïèz, Madame, mon ref„ peét pour vous; mais vous favez aufli „ combien je déclame en chaire contre ,, les Speclacles. Efther n'eft pointcom„ prife dans cette profcription. m Four-  356 Mémoires anecdotes „ quoidonc, interrompit-elle, refüfèz„ vous de 1 'entendre ? — Le peuple, „ reprit le Curé, ne fait pas la diffé„ rence qu'il y a entre cette Tragédie „ & une autre. J'irai; il croira plutót a „ mes aclions qu'a mes paroles. La ré„ putation d'un Miniftre de 1'Evangile „ eft trop délicate pour la facrifier a la ,, complaifance ou è la curiofité. Eh! penfez-vous qu'il foit décent h des „ Prêtres d'aflifter K des jeux exécutés ,, par de jeunes fiiles bien faites , aima„ bles, fixées pendant deux heures en„ tieres? C'eft s'expofer k des tenta„ tions. Des courtifans m'ont avoué que ,, leurs paflions étoient plus vivement ,, excitées par la vue de ces enfants, que „ par celle des Comédiennes : 1'inno„ cence des vierges eft un attraic plus „ dangereux, que Ie libertinage des prof„ ticuées. Le vice profane tout. — Mais „ du moins, lui dit Madame de Mtin.e,, non, vous ne condamnez pas ces di„ vertiflements fi utiles k la jeunefle f — „ Je crois, répondit-il, qu'ils doivent „ être profcrits de toute bonne éduca„ tion. Votre grand objet , Madame, „ eft de porter vos éleves h une grande „ pureté de mceurs. N'eft-ce pas dév truire cette pureté, que de les expofer  ie Louis XIV&de Louis XV. 357 , fur un Thé&tre aux regards avides de toute la Cour? C'efl: leur öcer cette ,' honte modefte, qui les retient dans le devoir. Une fille redoutera-t-elle ,', un tête-a-tête avec un homme, après „ avoir paru hardiment devant plu,', fieurs? Les applaudiflèments que les ., fpectateurs prodiguenc \ la beauté, aux talents de ces jeunes perfonnes, „ leur infpirent de 1'orgueil. Je nepuis, „ en exercant un miniftere qui combat ", toutes les paflions, me délendre de la '„ vaine gloire de prêcher devanc mon ', Souverain ; comment des enfants fe " préferveroienc - ils d'une vanité fi naturelle? — Cependant, dit Madame " de Maintenon, ces exercices font aa„ torifés, de tout temps, dansles Colieges. —-Onnepeuc, répliqua leCuré, en rien conclure pour les Colleges de filles. Les garcons font deftinés „ a des emplois qui les obligent de par, Ier en public. Un homme de Robe, *', un homme d'Eglife , un homme d'E„ pée, ont également befoin de 1'exer' cice de la déclamation. Les filles font " deftinées a la retraite, & leur vertu „ eft d'être timides, leur gloire d'être modeftes. Je ne parle point du temps „ au'eroportent les röles qu'il fauc ap£  35$ Mémoires anecdotet „ prendre; des diftraclions que donne „ le charme des vers; de 1'orgueil de „ celles qui jouent; de la jaloufie de „ celles qui ne jouenc pas; des airs de „ hauteur qu'on prend au Théacre, & „ qu'on ne quitte pas dans la fociété; de „ mille chofes contraires a votre écablifie„ ment. Je ne dis plus qu'un mot : tous „ les Couvents onc les yeux attachés fur „ Saint-Cyr; par-tout on fuivra 1'exem„ pleque Saint-Cyr aura donné. On fe „ leflèra des Pieces de piété, on en joue„ ra de profanes. On invitera des Laïques „ a ces Speétacles. Dans toutes les Mai„ fons reiigieufes, au-lieu de former „ des Novices, on formera des Comé„ diennes. — J'entre dans tout cela, dit „ Madame de Maintenon; mais Saint „ Francois de Sales eft moins rigide que „ vous, il permet a fes filles de repréfenter des Pieces de dévotion. — II „ eft vraï, reprit M. Hébert; mais ce „ grand Evéque ne le permet qu'entre „ elles, rarement, & dans 1'intérieur du „ Monaftere. A Ia Vifitation, c'eft un „ amufement privé; a Saint-Cyr, c'eft „ un fixétacle public". Le Pere deNeuvilk, Jéfuite, 1'ayant priée, fans Ja connoicre, de lui obceair,  ie Louis XIV & de Louis XV. 359 une audience de Madame de Maintenon. „ Et que lui voulez-vous, lui dit? elle ? — J'en veux, répondit le Jé" fuite, un emploi pour un de mes fre? res. — Vous vous adreffez mal; elle demande quelquefois au Roi des au'' mönes, mais jamais des graces. — Elle a tant de crédit, répliqua le Pere. — , Pas tant que vous croyez. — Ah! die ', le Pere de Neuville, c'eft a Madame de Maintenon que j'ai Phonneur de „ parler; elle feule peut lè défier de fo» „ crédit". Pendant la vie du Roi, la feule diftinétion publique qui faifoit fentir 1'élévation fecrete de Madame de Maintenon, étoit, qu'a la Melfe, elle occupoit une des petites tribunes ou lanternes dorées qui ne font faites que pour le Roi ou la Reine. On a aulfi rapporté que Mignard pelgnzni Madame de Maintenon en Sainte Frangoife Romaine, demanda au Roi, en fouriant, fi, pour orner le portrait, il ne pourroitpasl'habiller d'un manteau d'hermine. Oui, dit le Roi, Sainte Frangoife le mérite bien. Ce portrait palfe pour le plus beau qu'on ait de cette Dame.  3$o Mémoires antcdotis, &c. Cet Empereur Mofcovite, qui cherchoic par-tout des hommes, & qui étoic lui-même un grand homme, le Czar Pierre voulut voir la femme que Louis XIV avoit aimée. Madame de Maintenon lui fit demander la permiflion de le recevoir fur fon lit. La Communauté, en habic de cérémonie, Ie regut a la porte de ciöture. II alla droit k Pappartement de Madame de Maintenon, fuivi de quelques Seigneurs Francois, & de fapetite Cour. II lui adrefla la parole. L'interprête en dit moins que n'en difoic le vifage du Prince. Ii tira lui-même le^rideau du lit, & fit figne qu'on 1'ouvrïc au pied. II la confidéra attentivement: elle rougit, & les Dames de SaincCyr qui la virent en ce moment, aflurerenc qu'elle lui parut encore belle. Le Czar dit quelques mots d'étonnemenc, avec une aétion enrore plus énergique. De-lk il alla dans toutes les ClafTes, paruc furpris de trouver fi peu de beauté parmi tant de filles raffèmbiées, s'amufa de tous leurs jeux, & fit tirer le plan de la Maifon de Saint-Cyr. Fin du premier Volume. Table  C 3