-.■V -V  GrS.fl. zu Lynar'sche BdeikommiB Bibiiothek  C É C I L I A, O V MÉMOIRES jy U N E HÉRITIERE. TOME PREMIER.   C É C I L I A, O U MÉMOIRES D'UNE HÉRITIERE. Par t Auteur z>' Er el in a. Traduits de 1'Anglois. TOME PREMIER. A MAESTRICHT, Chez Jean-Edme Dufour & Phil. Roux, Imprimeurs-Libraires, a(Tociés. M. DCC. L XXXIV.   C E C I L I A, o u MÉMOIRES £>' V K E HÉRITIERE. L I V R E L CHAPITRE PREMIER. Un voyage. „ Pu i s s e n t !es manes cliéries de mes parents repofer en paix, leurs cendres être refpe&ê'es, & la mémoire de leurs vertus éternifée 1 Que letemps, en rédnifant en poudre les refles fragiles de leur dépouille terreftre, tranfmette a la poftérité le fouvenir de leur probité; & que 1'orpheline qivi leur furvit, fe faifant un devoir de faivre leur exemple pendant Pefpace que le ciel daigneia la conferver, aitdu moins en mourant la confolation de laiirer après elle unerJputationdont ilsn'ayentpointè rougir!" Tomé l. A  co Tels étoktrt les vceux que fonnoit en fecret 1'uniquehéritiere de la familie Beverley,au moment oü quittant les üeux oü elle avoit été élevée, &la réfidence de fes ancêtres, lespleurs qu'elle verfoit en abondance 1'empêchoient de jetter un dernier regard fur fa ville natale, qu'elle quittoit a regret. Cécile, cette belle voyageufe, avoit atteïnt depuis peu fa vingt-unieme année. Ses ancêtres avoient été d'opulents fermiers de la Province de Suffolck. Cette vocation peu conforme aux idéés ambkieufes de fon pere, ne lui avoit pas paru digne de lui; 1'appStdes richeffes avoit eu moins de force fur fon efprit, que le deflr de vivre d'une maniere plus brillante; Ta vie avoit été celle d'ungentilhommedeProvince; & fans avoir cherché a augmenter fa fortune, il s'étoit contenté des revenus que les travaux de fes prédéceffeurs iui avoient procurés. A fa mort elle étoit encore au berceau; fa mere avoit fuivi fon mari de trés-prés. Ils lui avoient laiffé dix mille livres flerling, &Pa« voient confiée au Doyen ***, fon oncle, nommé fon tuteur. C'eft chez eet eccléfiaftique, dont la fortune augmentée par plufieurs circonftances heureufes, étoit devenue afTez confidérable, que Cécile venoit de paffer quatre années, & il n'étoit décédé que depuis fix femaines. Sa mort, en la privant de fon dernier parent, 1'avoit laiflee hiritiere de tousfes biens,  C 3 ) dont le revenu fe montoit a 3000 liv. fterling; a cette feule condition, que le mari en faveur duquel elle difpoferoit de fa main & de fa fortune, prendroit fon nom en Pépoufanr. Traitée auiïi favorabletnent du cóté des richeffes, elle 1'avoit été encore plus de celui de la nature: fa figure étoit agréable, fon coeur noble & bienfaifant; fon abord prévenoit en fa faveur, & annoncoit Pelbrit dont elle étoit douée : la inoindre émotion de fon ame fe peignoitfurfon vifage; & fes yeux, interpretes de fes penfées, laifllbient voir tour-a-tour fon difcerneraent & fa fenfibilité. Le Doyen avoit confié pendant Ie court efpace qui devoit s'écouler jufqu'a la rnnjorité de fon héiïtiere, fa perfonne & fa fortune £ trois tuteurs, s'en remettant a fon choix, & lui permettant d'habiter chez celui d'entre eux qui luiconviendroit le mieux. Celle-ci, affligée de la perte de tous fes parents, ne trouvok de véritable confolation que dans !a tranquillité de la vie champ5tre,&dans le fein maternel d'une amierefpectable, qui la connoiffoit depuis fon enfance, & que fes années & fon expérience lui avoient rendu prefqu'auffi chere que fa propre mere. Obligée de quitter la maifon du Doyen, pour faire place a fon fucceffeur qui, attendant depuis long-temps la vacance de ce bénéfice, defiroit ardemment d'en prendrepoffeüïon, celle de Mad. Charton, cetteamiefinA ij  (4) cere & refpeclable, fe tronva prête a Ia recevoir; Ia tendrelTe confoiante de la propriétaire & les charmes de fa converfation lui firent de. firer de n'en jamais changer. Elle y étoit établie depuis Ie moment oü elle avoit rendu les derniers devoirs au Doyen; & peutêtre fi elle n'avoit fuivi que fon inclination, y feroit-elle reftée jufqu'a celui oü elle auroit pu aller habiter la fienne; mais fes tuteurs delirerent qu'elle changeat de demeure. Elle obéit a regret, quitta fes premières compagnes, 1'amie la plus chérie & la plus refpectabl", ainfi que le lieu qui renfermoit les reftes des feules perfonnes qu'elle avoit été jufqu'alors dans le cas de pleurer. Accompagnée d'un de fes tuteurs, & fuivie de deux domeftiques, elle commencafon voyage de Burya Londres. Ce tuteur étoit M. Harrel; quoiqu'encore a la fleur de fon age, galant, poli, enjoué, & homme du grand monde, il avoit éténommé par fon oncle un de fes trois tuteurs,dans la vue de faire plaifir a laniece, dont il avoit époufé la plus intime amie. Ce fur cette unique raiCon qui lui fit penfer qu'elle préféreroit la maifon a toute autre. M, Harrel ne manqua pas de mertre en teuvre, pour diffiper fa mélancolie, tous les moyens que fon efprit & fa politeffe lui fuggérerent; & Cécile, chez qui la douceur étoit afiaifonnée de dignité, & la délicateffe defer-  C 5 ) meté, fe comporta de maniere a lui perfuader que fes foins n'étoient point inutiles. Toutes les fois que quelque hauteur lui préfentoit encore la moindre partie de la ville de fa naiifance, elle lui jettoit des baifers, & tachoit decacher le chagrin qu'elle éprouvoit en penfant qu'elle alloit bientót la perdre tout-a-fait de vue. Elle rappelloit fon courage, en fe formant un nouveau plan de vie dont elle fe promettoit de la fatisfaclion ; elle penfoit au plaifir qu'elle auroit en retrouvant fa jeune amie; & 1'air de complaifance avec lequel elle recevoic les confolations de fon tuteur, faifoitqu'ils'eftimoit amplement récompenf'é de fa peine. La fermeté de Cécile avoit cependant encore une épreuve a foutenir; il lui reftoit un ami, duquel elle ne pouvoit fe difpenfer de prendre congé. A la dillance de fept milles de Bury , réfidoit M. Monckton, le particulier le plusrichs & le plus accrédité de tout le voifinage; il avoit invité Cécile & fon tuteur a déjeuner chez lui a fon paffage. M. Monckton étoit le cadet d'une familie diftinguée, un homme a ta!ents,fort inftruit, & qui avnit de la fineffe. II joignoit a une force d'efprit naturelle, un grand ufage du monde, & a 1'art de diftinguer avec la plus grande facilité le caraétere de ceux avec qui il avoit a traiter, celui de déguifer parfaitement le fien. A iij  (6) Pefirant ardetnnient d'acquérir une fortune,& d'obtenir la confidération,fuite de 1'opulence, il s'étoit marié de très-bonne heure avec une riche douairière de condition , dont 1'age avancé , puifqu'eüe comptoit déjafoixante-feptans, n'étoit cependant qu'une de fes qualités les moins défagréables, fon humeur étant encore plus repouffante que fes rides. Une fi grande difproportion lui avoit fait efpérer que les richeffes qu'il s'étoit ainfi procurées, feroient bientót allégées du poids dont elles étoient aftuellement grevées; mais fon attente fut tout auffi vaine qu'intérelTée : fa femme n'étoit pas plus la dupe de fes proteftations, qu'il nel'étoit lui-même de fes efpérances. Ils étoient mariés depuis dix ans; la fanté de celle-ci alloit a merveüle, & elle confervoit toutes fes facultés. II avoit attendu impatiemment le moment de fa mort, & cette impatience n'avoit été préjudiciable qu'a lui feul. Son empreffement,néanmoins, pour 1'heureux moment qui devoit lui rendre la liberté, ne lui óta ni le courage, ni 1'inclination de fe procurer la jouilfance immédiate des plaifirs de fon goftt; il connoüToit tropbienlemonde, pour s'expofer a fa critique, en nialtraitant la femme a laquelle il devoit le rang qu'il yoccupoit. II eft vrai qu'il ne la voyoit que rarement; mais foit qu'il 1'évitJt, ou qu'il la renconmlt, il favoit trop ce qu'il fe dtvoit a lui même,  <7 ) pour manquer aux loix que !a décence & la poüteffe impofent en pareil cas aux honnêtes gens. Ayant ainfi facrifié a fon ambition tout efpoir de bonheur dans fa vie privée , il tourna fes vues du cöté oü il efpéroit trouverles plaifirs qu'il avoit aclieté fi cher la faculté de fe procurer. Cette reffource pour les perfonnes opulentes ne fauroit leur être ravie, & il n'y a que la fatiété qui puiffe les forcer a y renonceer , après les avoir engagées a y recourir. M. Monckton n'avoit point encore éprouvé ce fentiment, & il avoit prudemment partagé fon temps entre les amufements difpendieux de la capitale, & les plaifirs les plus bruyants de ia Province. Le peu de connoiffance que Cécile avoit acquife des ufages du monde & des différents caracteres de ceux qui le compofent, étoit dü aux obfervations qu'elle avoit eu occafion de faire chez ce gentilhomrne , avec lequel le Doyen, fon oncle, avoit été particuliérement lié; car ayant le plus grand foin d'affecter en public les mêmes dehors & la même décence dont il fe piquoit avec fa femme, il étoit le bien venu par-tout; & n'étant que fuperficiellement connu, il fe voyoit très-confidéré. Le monde, ordinairement crédule & facile, récompenfoit fon attention fcrupuleufe a fes loix & a fes ufages, parfon approbation ;&impofant filence a la médifance, fe faifoit nn deA iv  (8) ▼oir de le défendre, & de le mettre a Pahride tout reproche. II avoit conmi Cécile depuis fa plus tendre jeuneffe; elle avoit été careffée chez lui comme un enfant charmant; & 1'on y deliroit actuellement fa préfence avec la même ardeur qu'on defire celle d'une aimableconnoiffance. II eft vrai que fes vilites y avoient été peu fréquentes ; la mauvaife humeur de Milady Monckion les lui rendoit pénibles : cependant les occafions qu'elles lui avoient procurées de vivre avec des gens du monde, avoient fervi a la préparer au nouveau théfttre fur lequel elle devoit faire fon entrée. M. Monckton avoit toujours été bien recu chez le Doyen : fa converfation étoit pour Cécile une fource inépuifable d'inftruclion; Ion grand ufage du monde & des mceurs le mettoit a même de traiter les fujets dont elle avoit le moins d'idée; & fon efprit capable de faifir, & aflez intelligent pour comprendre ce qu'il lui enfeignoit, recevoit avidement ces nouvelles lumieres. 1 Le plaifir qu'on procure a la fociété, femblable a 1'argent qu'on prête a gros intérêt, rentre avec proiit au prêteur; il en étoit de même des difcours de M. Monckton: 1'attention avec laquelle Cécile les écoutoit, lerécompenfoit de fa peine avec ufure. Le maitre & I'écoliere étant également contents, ils fe rencontroienï  (9) toujotirs avec «ne fatisfaétion mutuelle, & fe féparoient ordinairement a regret. Cette alternative de plaifir avoit produit cependant différents effets fur leurs efprits; les idéés de Cécile s'étoient étendues, tandis que les réflexions de M. Monckton n'avoient fervi qu'a aigrir le fien. II voyoit devant hii un objet qui, a tous les avantages de cette opulence qu'il avoit u* fort prifée, joignoit encore la beauté, la jeunefTe & 1'efprit. Quoique beaucoup plus agé qu'elle, il ne 1'étoit cependant point encore affez pour que fon inclination eüt rien de ridicule; & la fatisfaétion que fa converfation paro;ffoit caufera Cécile, lui donnoic lieu de fe flatter que 1'opinion avantageufe qu'elle avoit conc^ie de fon mérite, pourroit iiifenfiblementfechanger en arTeclion. II fe reprochoit la rapacité vénale qui 1'avoit porté a fe 'facrifier en époufant une femme qu'il abhorroit; & les vreux qu'il formoit pour en être débarraffé , devenoient tous les jours plus fervents. II favoit que les liaifons de Cécile ne s'étendoient pas au dela d'un cercle particulier dont il faifoit lui-même le principal ornement; qu'elle avoit rejetté tous les partis qui s'étoient préfentés jufqu'alors; & comme il l'avoit foigneufement obfervée depuis fes premières années, il avoit fujet de penfer que fon cceur s'étoit refufé a toute impreffion dangereufe. Sa Ctuation étant telle, il s'étoit accouturaé deA v  puis Iong-temps a la confidérercomme un bien qui ne pouvoit jamais lui échapper; en conféquence, quoiqu'ii n'eöt pas apporté une plus grande attention a approfondir fa fa^on de penfer qu'a empêcher qu'elle ne parvint a découvrir la fienne, il avoit difpofé d'avance de fa fortune, & 1'avoit en lui même appropriée aux différents ufages qui répondoient le mieux a fes goilts. La mort du Doyen, oncle de Cécile , avoit réellement allarmé M. Monckton; il la voyoit a regret abandonner la Province de Suffo!k, oüil fe regardoit comme 1'homme le plus confidérable, tant par fon mérite que par fon crédit; & il redoutoit le féjour de Londres, ofi il prévoyoit que nombre de rivaux, fes égaux par leurs talents & leurs richeffes, ne tarderoient pas a fe préfenter, & a lui pro.liguer des foins. Ces rivaux plus jeunes & auffi confiants que lui, n'étant pas reftreints par les mêmes liens, feroient tous leurs efforts pour 1'engager a ne pas différer leur félicité. La be2uté & findépendance, qui fe trouvent fi rarement e ifemble dans un même individu, ne manquent prefque jamais de lui attirer une foule d'adorateurs aufli dangereux que conftants; d'ail» leurs, la maifon de M. Harrel étoit renommée pour fon élégance & les agréments dont on y jóüiffci'. Malgré toutes ces corifidérations , bravaat le dacger, & fe coiïfiarit a fon afceii-  C ii ) dant, il réfolut de ne point renoncer a fon projet; fur que fa perfévérance & fon adreffe ne pouvoient manquer d'en affurer Ie fuccès. CHAPITRE II. Un argument. eur Monckton avoit alors cliez lui quelques amis qui étoient venus y paffer les fêtes de Noël. II attendoit impatiemment 1'arrivée de Cécile, & courut pour l'aider a defcendre de la voiture avant que M. Harrel eüt pu mettre pied a terrë. II remarqua fon air rnélancolique, & fut charmé de voir que !e voyage de Londres étoit fi peu de fon goftt. II Ia conduifit a Ia falie a manger, oü Milady Marguerite & fes amis 1'attendoient. Celle-ci la rec,ut avec une froideur qui reffembloit affez a de 1'impoliteffe. Naturellement colere, & jaloufe par fa pofition, 1'apparence de la beauté PaHarmoit, & celle de Penjouement lui déplaifoit. Elle regardoit avec défiance toutes les perfonnes auxquelles fon mari témoignoit la moindre attention; & ayant précédemment remarqué fes fréquentes vifites chez le Doyen, elle avoit con^u pour Cécile une haine toute particuliere; tandis que cette derniere, inftruite de cette averfion, quoiqu'en ignorant Ia caufe, avoit pris foin d'éviter d'aA vj'  C m ) voir avec elle d'autres liaiTons que celles què labienféance & le voifinage exigeoieat, fe contentant de plaindre en lecret le trifte fort de fon ami. La compagnie alors prérente étoit compofe'e d'une femme & de plufieurs hommes. La femme, Mlle. Bennet, étoit, dans toute • 1'étendue du terme, 1'humble compagne de Milady Marguerite. D'une naiirance obfcure, mal élevée, 1'ame baffe, aulTi peu fenfible au mérite naturel qn'aux talents acquis, elle avoit cependant fait de grands progrès dans Part de flatter, & en connoiffoit toutes les petites rtifes. N'ayant d'autre but que celui de fe procurer fans travail une forte d'aifance dans le monde, elle étoit devenue peu-a-peu Pefclave de la malrreife de la tnaifon, recevant des affronts fans fe plaindre, & fe foumetrant au mépris comme a la chofe du monde la moins extraordinaire. Parmi les hommes qui compofoient cette compagnie , le plus remarquable , rela ivement a fa parure, étoit M. Aresby, Capitaine de milice, jeune homme qui, ayant. fouvent ouï prononcer les mots d'habic rouge & de galanterie, comme des termes fynonymes, s'étoit imaginé que cetre affociation étoit nonfeulement ordinaire , mais même honorable : en conféquence, fans chercher en aucune facon a fe rendre utile a fa patrie, il regardoic  ( 13 ) une cocarde comme une preuve incontefiable de mérite , & ne 1'avoit arborée que pour témoigner fon dévouement au beau-fexe, qu'il fe croyoit fait pour conquérir, & obügé d'adorer. Celui qui veiioit enfuite, étoit M. Morrice, qui, par les attentions les plus recher* chées , tftchoit de fe faire dïflinguer, Ct jeune homme fuivoit depuis quelque temps le barreau, 011, quoiqu'il commenc^t a être connu , il ne devoit pourtant fes fuccès ni a une habileté plus qu'ordinaire, ni a 1'expérience qui en tient fouvent lieu. Au refpeft le plus profond pour le rang & la fortune, il joignoit une confiance en lui-même, qu'aucune fupérioriié n'étoit capable d'humilier. Ses prétentions étoient foutenues d'un enjouement que nulle mortification ne pouvoit diminuer ; & tandis que la foupltffe de fon caractere le garantiflbit d'avoir des ennemis, fon empreffement a obliger lui acquéroit des amis auxquels il trouvoit toujours le moyen d'être utile. II s'y rencontroit encore quelques autres gentilshommes du voifinage, ainfi qü'un vieillard qui, fans paroltre faire la m*>indrt attention au refte de la compagnie , Ie ttnoit a 1'écart avec un air de mauvaiTe humeur. Mais la principale figure de ce tableau étoit M. Relfiekl, grard jeune homme , d'une taille fine & déliée, dont tous les traits annoncoient une grande activité j fes yeux étoient on ne  ( H ) peut pas plus vifs & plus fpirituels. Deftiné d'abord par fon pere au commerce, ii y renonca bientót, paree que fon inclination 1'élevoit beaucoup au-deffus de ce genre d'occupation. II commenca par rourmurer, paffa enfuite a Ia réfiftance, & en vint enfin a la révolte. II quitta la deraeure de fes parents, & trouva rnoyen d'entrer au fervice : mais, paffionné pour les fyeaux-arts , & empreffé d'acquérir de nouvelles connoiirances, il ne tarda pas a s'appercevoir que ce métier n'étoit guere plus de fon goüt que celui auquel il s'étoit fouftrait. II s'en dégoüta bientót, fe raccommoda avec fon pere, & s'adonna a 1'étude des loix. Trop léger pour une application férieufe, & trop diffipé pour une o:capation pénible, il fit très-peu de progrès dans cette carrière. Et cette même pénétration, ainfi que cette force d'imaginaiion, qui, fi elles avoient été accompagnées de prudence, ou jointes a une bonne judiciaire, auroient pu 1'élever a la première dignité de fa profeffion, étant malheureufement affociées avec un grand fond d'inconftance & de caprice, ne fervirent qu'a retarder fa marebe, & a s'oppofer a fon avancement. N'ayant alors que peu d'occupation, & s'en acquittant même avec affez de nonchalance, fa fortune, trésmédiocre, diminuant tous les jours, il ne lui lefta que la ftdtüe admiration des geus a la  C 15 ) mode, laquelle fe bornant a de fimples politeifes, ne lui laifla qu'une exiflence précaire & peu profitable. Caretfé géuéralement & recherché avec empreffement, il négligea fes propres intéréts , ne s'embarraffa guere de 1'avenir, confacra tout fon temps a la fociété, fes revenus au plaifir, & fon efprit auxmufes. Je vous préfente, dit M. de Monckton en conduifant Cécile dans la falie, un objet d'affliclion dans cette jeune Demoifelle, qui n'a jamais caufé d'autre regret a fes amis que celui qu'ils'éprouvent de fon départ. Si 1'affliér.ion , s'écria M. Belfield, en fixant fur elle un regard pénétrant, fe montre dans la partie du monde que vous habitez fous un afpeél pareil, qui voudroit jamais Péchanger contre le féjour le plus délicieux? Elle efl: divinement belle, rien de plus für, ajouta le Capitaine, feignant que cette exclamatton lui échappoit malgré lui. Cécile cependant, s'étant placée auprès de la maltreiTe de la maifon, commenca tranquillement a déjtüner; M. Morrice, Ie jeune jurifconfulte, fe mit fans facon a fes cótés 9 tandis que M. Monckton, occupé ailleurs, placoit Ie refte de fes convives de maniere è pouvoir s'y placer enfuite lui-même. M. Morrice crut devoir adreffer la parole tout de fuite a fa belie voifine; il lui paria de fon Voyagé & des fuiies ngtfables qu'elle avoit  (16) lieu de s'en promettre. S'appercevant qu'elle y paroiflbit peu fenfible, il changea de batterie, & s'étendit fur les charmes du lieu qu'elle quittoit. Jaloux de mériter qu'elle fit quelque attention a lui, & indifférent fur les moyens d'y parvenir, par fois il exaltoit les plaifirs de la ville, & faifoit, un moment après, la defcription la plus empoulée de ceux de la campagne. Un mot, un regard de cette belle lufhToient pour lui indiquer ce qu'elle approuvoit ou ce qu'elle blamoit; & il n'en étoit pas plutót inltruit, qu'il fe rangeoit de fon avis avec autant de foupleffe & de fatisfaftion que fi fa faijon de penfer eüt été exaclement la même que la fienne. M. Monckton, tout piqué qu'il étoit, attendit quelque temps pour donner a ce jeune homme celui de s'appercevoir qu'il étoit debout , ne doutant pas qu'il ne lui offrit fa chaife. II n'y fit cependant aticune attention t ne penfa pas même a lui en faire le compliment. Le Capitaine regardant a fon tour cette Demoifelle comme une propriété qu'on lui raviffoit, vit avec indignation la perfonne qui ofon le fupplanter; tandis que le refie de Ia compagnie en général parut furpris que la place que leurs égards pourle maltre de la maifon leur avoient empêché d'occuper, le füi fi familiérement par celui d'entr'eux auquel fon age & fon état y dounoient le moins de droits.  C i?) Cependant M. Monckton, convaincu que les convenances & la politeffe étoient fans force fur l'eiprit de ce jeune homme, penfa qu'il pouvoit fort bien imiter fon exemple & s'en affranchir a fon egard; en conféquence, déguiiant fon mécontenteroent fous un air de plaifanterie, il s'écria : Allons, Morrice, vous qui aimez le jeux de Noël, que penfez vous de celui des quatre coins, oü Pon change tous de place ? C'eft celui que je préfere, répondit Morrice; & fe levant tout-a-coup, il fut prendre une autre chaife. Je penferois de même, repartit M. Monckton, en s'affiyant tout de fuite fur celle qu'il venoit de quitter, dans le cas oü il s'agiroit d'abandonner une autre place que celle-ci. Quoique Morrice vit bien qu'il étoit pris pour dupe, il fut le premier a rire de ce tour, & parut ai fli fatisfait de eet échange que M. Monck.on pouvoit 1'être lui-même. Ce dernier, s'adreffant alors è Cécile, lui dit: Nous allons vous perdre, &vous paroiffez fa* chée de nous quitter; cependant je crains qu'avant peu vous n'ayez oublié Buiy, fes habitants & fes environs. Si vous le penftz, répondit Cécile, je crois que Bury, fes habïtants & fes environs ne tarderont pas a m'oublier. Sans doute, fans doute, & tant mieux,  C 18 ) dit Milady Marguerite, murmurant entre fes dents, tant mieux. Je fuis fachée que vous penfiez ainfi, Madame, repartit Cécile rougiffant de cette incartade. Vous verrez, dit M. Monckton, affeétant de ne pas entendre ce qu'elle vouloit infinuer par-la, & de ne pas mieux faifir fon idéé que Cécile, a mefure que vous vous répandrez davantage, que Milady Marguerite n'a fait qu'exprimer ce que penfe le plus grand nombre, qu'on a raifon de négliger les anciens amis, & de chercher de nouvelles connoifiances : maxime qui, quoiqu'elle n'ait pas encore été donnée ouvertement comme un précepte , eft cependant fi généralement confirmée par 1'expérience, que ceux qui agiffent différemment s'expofent a Ia critique du public, & a pafier pour fiiiguliers. II eft donc heureux pour moi, repartit Cécile, que ma perfonne & mes aclions foient affez peu connues de lui, pour ne pas arrêter fon attention. Vous vous propofez donc, Madame, dit M. Belfield, au mépris de ces maximes, de n'avoir d'autre guide de votre conduite, que les lumieres de votre raifon? Tel eft ordinairement, repliqua M. Monckton , 1'intention de tous ceux qui débutent dans le monde. Tout individu raifonnant de fens  ( 19 ) rafïïs dans fon cabinet, a toujours des fentiments épurés, & la plus grande confiance dans fes propres forces; mais il n'eft pas plutöt fivré au tourbillon, que réfléchiffant moins, & agiffant davantage , il reconnoit la néceffité de fe conformer aux ufages recus, &defuivrebonnement le chemin battu. Pardonnez-moi, s'écria M. Belfield; pour peu qu'il ait de courage , i! s'en gardera bien, Ie chemin battu fera furement le dernier qu'un être raifonnable choifira. On ne verra jamais que des gens ordinaires Dirigés & conduits par les regies vulgaires. Maxime pernicieufe, très-pernicieufe, s'écria le vieillard, qui étoit affis d'un air refrogné dans un des coins de ia falie. Cetécart des principes rec/us, ditM. Monckton , fans faire Ia moindre attention aux propos du vieillard, eft non-feulement excurable, mais Iouable; & vous avez, Belfield un droit tout particulier a foutenir cette thefe. Cependant, vu le peu de gens qui vous reflemblent, on eft rarement dans ie cas de fe prévaloir de eet exemple! Et pourquoi rarement, ajouta Belfield ? Uniquement paree que vos regies générales, vos coutumes recues, vosfbrmes de convenance, font autant d'arrangements abfurdes pour re♦arder, non-feulement les progrès du génie,  ( 20 ) mais 1'ufage mSrae du difcernement. Si 1'homine olbit agir par lui-même , fi l'intérêt, les préjugés dont on Pa imbu, les préceptes éternels & les exemples n'offul'quoient pas Ta raifon, & n'influoient pas fur fa conduite, qu'il feroit excellent & admirable! Combien infini par fes facultés! Combien femblable a Dieu par fon ejprit (ö) .' Tout ce que vous dites-la, repliqua M. Monckton, n'efl: que le réfultat d'une imagination exaltée, a laquelle les impofïibilités ne paroiffent que des difficultés, & celles-ci des encouragements a tout entreprendre , tandis que 1'expérience nous démontre abfolument le contraire. Elle nous enfeigne que 1'oppofition d'un individu a 1'opinion générale eft toujours dangereulè dans la pratique , & que 1'événement en eft rarement heureux; peut-êtremême ne 1'eft-il jamais fans un concours fingulier de circonftances favorables, jointes a beaucoup d'habileté. Je voudrois que tous les hommes , repliqua Be'field, philofophes ou idiots, agiffent par eux-mömes. Alors chacun Te montreroit tel qu'il.eft; les tentatives plus fréquentes réufüroient, & la fureur d'imiter diminueroit; le génie fentiroit fa fupériorité, & la Fottife fon néant. Alors, & alors feulement nous cefferions d'ê- ( quoique fort fimple, lui feyoit a merveille : fon air noble & décent, les graces de fa fiB iv  C 3* ) gure, ce que Pon favoit de fon état & de fa fortune, tout prévenoit en fa faveur, & lui attira les regards de Paffemblée. Les hommes louerent tout bas fa beauté naïve , les femmes lui pardonnerent d'être belle a caufè de fa modeftie & de fon air un peu provincia!. Quoiqu'elle vit la capitale pour la première fois, notre héroïne n'en ignoroit pourtant pas entiérement les ufages ; elle avoit paffé fa vie dans la retraite & non dans la folitude, & depuis plufieurs années elle étoit chargée de faire les honneurs de Ia table de fon oncle qui recevoit les perfonnes les plus diftinguées de la Province. Les repas étoient fréquents, les convives peu nombreux, mais choifis. On y parloit fouvent de Londres & de ce qui s'y paffoit d'intéreffant; & c'étoit dans cette compagnie que Cécile avoit acquis des idéés fur le monde & la fociété, & perdu un peu de cette extréme timidité qui eft le partage des jeunes perfonnes élevées fe la campagne. En conféquence, elle regardoit tour-a-tour les deux jeunes Demoifelles entre lefquelles elle fe trouvoit placée, avec Ie defir d'entrer en converfation avec elles. Mais Ia plus 4gée, Mlle. Larolles, s'entretenoit férieufement avec fon voifin ; & la plus jeune, Mlle. Leefon, déconcerta toutes fes avances  C 33 ) par Pair froid & férieux avec Iequel elle la fixa chaque fois qu'elle cherchoit a lui adretïer la parole. N'étant donc interrompue que par quelques paroles que M. & Mad. Harrel lui difoient par politeffe, Cécile qui aimoic a obferver, réfléchiffoit en filence, lorfque la perfonne qui parloit a Mlle. Larolles étant fortie de la falie, celle-ci, fe tourna tout-a-coup de fon cóté , & lui dit : II faut avouer que M. Meadows eft on ne peut pas plus fingulier; croiriez-vous qu'il foutient que fa fanté ne lui permettra pas de fe trouver a Paffemblée de Milady Nyland? Quelle ridiculité! Cécile, furprife d'une attaque aufïi imprévue, fe contenta de Pécouter en filence. Vous y viendrez fans doute, ajouta-t-elle? Non , Mademoifelle; je n'ai point Phonneur d'être connue de Milady. Oh, cela n'y fait rien, repliqua-t-elle; car Mad. Harrel Pinflruira que vous êtes a Londres, & vous pouvez être fCtre qu'elle vous enverra un billet : alors rien ne vous empêchera d'y aller. Un billet , répéta Cécile ; n'eft-on admïs chez Milady Nyland que par billet? Jufte ciel ! s'écria Mlle. Larolles, en riant de toutes fes forces, ne comprenez-vous pas ce que je veux dire? Ce qu'on appelle ici un billet, eft une carte de vifite, avec le nom de B v  ( 34 ) la perfonne; & nous donnons le même nom a toutes celles d'invitation. Cécile la remercia de cette explication : après quoi Mlle. Larolles lui demanda combien de milles elle avoit faits depuis le matin. Soixante & treize , répondit Cécile; & j'efpere qu'une auffi longue courfe fervira a faire excufer mon habillement. Oh! vous êtes au mieux, dit 1'autre; pour moi je ne fais jamais attention a la parure. Imaginez ce qui m'arriva 1'année paffée. Savez-vous que je vins a Londres le vingtieme de Mars? Cela n'étoit-il pas défefpérant? Cela peut être , repartit Cécile ; mais ce qu'il y a de certain, c'eft que je ne faurois dire pourquoi. Vousnefauriez dire pourquoi ? répétaMHe. Larolles. Comment, ne favez-vous pas que ce jour-la fut celui du grand bal mafqué de MyIordDariens?Je n'auroispas voulu lemanquer pour toute chofe au monde. Je n'ai jamais eu autant d'impatience que dans ce malheureux voyage. Nous n'arrivatries a Londres qu'exceflïvement tard, & vous faurez qu'alors je n'avois ni billet, ni habit. Concevez quel devoit être mon embarras! Eh bien, j'envoyai chez toutes mes connoiffances pour tdcher de me procurer un billet; toutes répondirent qu'il étoit impoflible d'en avoir. Je crus que je deviendrois foile. Environ dix a onze heu-  . ( 35) res, une jeune Demoifelle, mon intime amie, parle plus grand bonheur du monde, fe trouva tout-a-coup affez mal; de forte que ne pouvant faire ufage du fien, elle me Penvoya. Cela n'étoit-i! pas charmant? Pour elle, extrémement! repartit Cécile en riant. Eh bien, continua-t-elle, j'étois fi joyeufe que je favois a peine ce que je faifois; je me tournai de tant de cotés, que je me procurai un des plus jolis habits de bal que vous ayez jamais vu; fi vous vous donnez la peine de paffer chez moi une matinée, je vous le montrerai. Cécile, peu préparée a une invitation auffi brufque, fit une inclination de tête fans rien dire, & Mlle. Larolles, trop heureufe de parler fans être interrompue, loin de s'offenfer de fon filence, continua fon récit. Nous en fommes acluellement au plus ficheux de Paventure. Penfez donc que tout étant prêt, je ne pus jamais avoir mon perruquier. Je le fis chercher par toute la ville; on ne le trouva nulle part; je crus que je mourrois de chagrin ; je vous affure que je pleurai tant, que fi je n'avois pas eu un mafque, je n'aurois jamais ofé me montrer. Enfin, après avoir effuyé cette monftrueufe fatigue, je fus réduite a me faire ccëlTer par ma femme-dewbambre , de la maniere du monde laplus hm B vj  ( 3<5) ple, & de facon a ne point être remarquée. Pouvoit-il jamais m'arriver rien de plus mortifiant ? Certainement, répondit Cécile, il me parolt que cela 1'étoit affez pour vous rappeller avec chagrin la maladie de la jeune Demoifelle qui vous avoit envoyé fon billet. Ici, leur converfation fut interrompue par Mad. Harrel, qui s'avanea vers Cécile, fuivie d'un jeune homme d'une figure férieufe & d'un extérieur modefte. Pardon li je vous dérange , lui dit-elle; mais mon frere vient de me reprocher d'avoir préfenté toute la compagnie a Mifs Beverley fans avoir penfé a lui. Je ne faurois me flatter, dit M. Arnott, d'avoir confervé quelque part dans le fouvenir de Mifs Beverley. Pour moi, quoique j'aie quitté depuis long-temps la Province de Suffolck, je fuis cependant bien convaincu qu'aprés eet efpace de temps, grandie & formée comme elle Pelt, je 1'aurois tout de fuite reconnue. Je me rappelle bien, dit Cécile, que lorfque vous quitt^tes la Province, je crus avoir perdu 1'un de mes meilleurs amis. Cela feroit-il poffible ! reprit M. Arnott, de Pair du monde le plus enchanté. Pouvez-vous en douter, & n'avois-je pas raifon? N'étiez-vous pas toujours mon dé-  (37) fenfeur, mon camarade d'amufements, mon fupport dans toutes les occafions? Madame, s'écria d'un ton railleur un homme entre deux ages qui lesécoutoit, fi vous 1'aimiez paree qu'il étoit votre défenfeur, votre camarade & votre fupport, je vous prie de m'aimer auffi : je vous promets de vous en fervir. Vous Êtes trop bon, répondit Cécile, actuellement je n'ai plus befoin de défenfeur. C'eft dommage; car M. Arnott me parolt très-difpofé a s'acquitter encore de eet emploi : il n'auroit befoin que de rétrograder de quelques années pour revenir a celle de 1'enfance. Ah, plüt au ciel! dit M. Arnott. Ces jours ont été les plus fortunés de ma vie. Ici, Mlle. Larolles , pour qui toute converfation oü il n'étoit pas queftion d'elle devenoit ennuyeufe , fe leva ; & M. Gofport ayant pris fa place, continua fur le même ton. J'ai fouvent defiré, dit-il, que dans les affemblées nombreufes telles que celle-ci, après la première demi-heure deftinée aux compliments , il füt permis de propofer quelque jeu d'exercice, auquel chacun prendroit part. Cela vaudroit bien les cartes, la médifance, les modes, 1'hiftoire du jour, & toutes les fottifes dont nous faifons notre amufement dans la Capitale. Cécile, quoique furprife d'une telle fortic  C 38 ) contre la fociété de fes amis, & de Ia part d'un homme qui en faifoit partie, n'ent rien a répondre a fa critique. L'alTemblée fe fepara un moment après, & le refte de la foirée fut confacré a 1'amitié, aux tendres careffes & aux doux fouvenirs. Les deux amies s'entretinrent long-temps de leurs premières années, & ne fe féparerent qu'a regret. CH API TR E IV. Une efquijfe du bon ton. EisiPRESSÉEde reprendreune converfation qui lui avoit fait tant de plaifir, Cécile, oubliant la fatigue de fon voyage & le peu qu'elle avoit dormi, fe leva avec le jour; &dès qu'elle fut habillée, elle fe rendit fans perdre de temps a la falie a manger. Elle n'avoit pas eu plus d'impatience d'y entrer qu'elle n'en eut bientót d'en fortir; car, quoique peu furprife d'y avoir précédé fon amie, ledefir d'yattendre fon arrivée fut bientót refroidi, en trouvant que Ie feu étoit a peine allumé, & que la chambre en défordre n'étoit point encore rechauffée. A dix heures elle fit une nouvelle tentative : Ia falie étoit rangée, mais il n'y avoit perfonne. Elle fe retiroit pour la feconde fois, lorfque 1'arrivée de M. Ar* nou 1'engagea a refier.  C 39 ) II lui témoigna fa furprife de ce qu'elle s'étoit levée fi matin, de maniere a prouver le plaifir qu'il avoit de la voir; enfuite reprenant Ia converfation de la veille, il paria avec fenfibilité, avec chaleur, du bonheur des jours de fon enfance , rappella les moindres circonftances des amufements qu'ils avoient partagés, & s'arrêta avec complaifance fur les incidents qui en avoient été Ia fuite ; tout cela d'un ton a prouver combien ce fujet lui étoit agréable. Ils ne cefferent de s'en entretenir qu'a 1'arrivée de Mad. Harrel, & alors la converfation devint plus animée & plus générale. Pendant le déjeüné , 1'on annonca a Cécile la vifite de Mlle. Larolles. Celle-ci s'approcha de la première de I'air dont elle auroit abordé une ancienne amie ; elle lui prit la main, & l'affura qu'elle n'avoit pu différerplus long-temps de fe procurerl'honneurdela voir. Cécile, étonnée de eet excès de politeffe de la part d'une perfonne qu'elle connoiffoit a peine, ree,ut fon compliment avec un peu de froideur; mais Mlle. Larolles, fans s'embarraffer de fon air, continua de lui exprimer le defir ardent qu'elle avoit depuis long-temps de laconnokre, lui témoigna qu'elle efpéroit la voirfréquemment; affurant que rien au monde ne lui feroit plus de plaifir, & la pria de permettre qu'elle lui recoinmandat fa marchande de modes.  (40) Je vous afTure, continua-t-elle, qu'elle a tout Paris a fa difpofition : vous y verrez les plus charmants bonnets, les plus magnifiques garnitures; fes rubans font tout-a-fait divins. Rien au monde de fi dangereux que fa boutique : je n'entre jamais chez elle que je ne fois fère d'en fortir ruinée. Je vous y menerai ce matin, fi vous voulez. Je vous remercie, dit Cécille; fi fa connoiffance eft fi redoutable, je ferai mieux de n'y pas aller. Cela eft impoflible, on nefauroit vivre fans elle. II elt vrai qu'elle eft horriblement chere, je ne faurois le nier; mais doit-on s'en étontier? Elle fait de fi jolies chofes qu'on ne peut les trop payer. Mad. Harrel ayant joint fa recommandation a la fienne, Ia partie fut arrangée, & les Dames , accompsgnées de M. Arnott, fe rendirent chez Ia marchande de modes. Ce fut Ia oü Mlle. Larolles recommenca fes louanges & fes extafes : elle examina avec un plaifir inexprimable les ajuftements qu'on étala, demanda Ie nom des perfonnes auxquelles'ils étoient deftinés, les entendit nommer avec envie, & foupira avec toute 1'amertume de 1'humiliation , de ce quelle n'étoit pas affez riche pour acheter prefque tout ce qu'elle vit. Leurs emplettes finies, ils vifiterent encore plufieurs manufaclures de ce genre, & Mlle.  (41) Larolles prodigua par-tout les mêmes éloges & les mêmes defirs de tout acquérir, Après 1'avoir ramenée chez elle, Madame Harrel & fon amie rentrerent pour le diner, celle-ci fe féücitant de palier la foirée tête-a-tête avec elle. Mais non, dit Madame Harrel, pas abfolument, car j'attends du monde ce foir. Encore du monde ce foir? Oui : ne vous épouvantez pas; la compagnie fera peu nombreufe, tout au plus quifize a vingt perfonnes. Regardez - vous quinze a vingt perfonnes comme une compagnie peu nombreufe ? repartit Cécile en fouriant. II n'y a pas bien longtemps que vous & moi 1'aurions trouvée toute autrement. Oh! vous parlez du temps oü je vivois en Province, repartit Madame Harrel; quelle idéé pouvois-je alors me former de la compagnie ou des fociétés? Peu ou point, repliqua Cécile, & c'eft ce que prouve mon ignorance aftuelle. La compagnie étoit, comme la veille, compofée de gens inconnus a Cécile a 1'exception de Mlle. Leefon, qui fe trouva placée a cóté d'elle, & dont 1'afpecl: froid Pobligea de nouveau a obferver le filence. Elle fut cependant furprife qu'une Demoifelle qui paroilfoit décidée a n'être amufée, & a n'amufer perfonne, eüt quelqu'envie de fe montrer deux fois de  ( 4* ) fuite dans une affemblée oü rien ne fembloit 1'intérefier. M. Arnott ayant trouvé moyen d'occuper la chaife qui étoit a fon autre cöté, vint Ia dédommager du filence de fa voifine : il Tentretint encore des amufements de leur enfance, dont le fouvenir lui étoit cher; & quoiqu'elle effayat de changer de fujet, il y revint toujours avec emprefi'ement. Lorfque la compagnie fe fut retirée, M. Arnott étant refié feul avec les Dames, Cécile, iurprife de ne point voir M. Harrel, demanda de fes nouvelles, &obferva qu'il n'avoit point paru toute la journée. Oh! s'écria fa femme, il ne faut pas que vous vous en étonniez, puifque cela arrivé continuellemenr. II dlne ordinairement au logis; fans cela je ne le yerrois jamais. Réellement ? Et a quoi emploie-t-il le temps? C'eft ce que je ne faurois vous dire, car il ne me confulte jamais la-deffus; cependant j'iniagine qu'il Pemploie a-peu-près de même que fes pareils. Ah! Prifcilla, s'écria Cécile d'un ton fé. rieux, je ne m'attendois guere a vous trouver auffi changée, & que vous euffiez adopté en fi peu de temps les maximes des femmes du bon ton. Des femmes du bon ton, répéta Mad. Harrel j eh bien, ma chere, je fins 1'ufage établi  (43 ) parini les perfonnes de mon état. On ne fau> roit,je penfe, trouver rien a redireamon genre de vie. Mifs Beverley, dit tout bas M. Arnott, vous donnerez, j'efpere, 1'exemple aux autres, & vous ne le prendrez jamais d'eux. Un moment de filence fuivit cette converfation , & bientót ils fe retirerent chacun dans la chambre. Le lendemain matin , Cécile ne manqua pas d'employer fon temps d'une maniere plus profitable que la veille; & fans s'amufer a parcourir la maifon pour chercher une compagne qu'elle étoit füre de n'y pas trouver, elle ramaffa fes livres, les arrangea, & s'affura pour la fuite d'une occupation de fon goüt pour fes moments de loifir, qu'elle deftina a la lecture, dont elle fe promettoit un fonds inépuifable d'inftrucYion & d'amufement. Ils recurent, pendant qu'ils étoient encore a déjeüner, une nouvelle vifite de Mlle. Larolles. Je fuis venue, s'écria-t-ellevivement, pour courir avec vous a TauSlion (a) de Mylord Belgrade; tout 1'univers y fera, & nous en* trerons au moyen de nos billets. Vous ne fauriez vous figurer la foule qu'il y aura. Qu'eft-ce qu'on y vendra ? demanda Cécile. Oh! tout ce qu'on peut imaginer; des mai= fons, des écuries, de la porcelaine, des den- Co) Veine de meubles.  (44 ) telles, des chevaux, des bonnets, toutes fbrtes de chofes. Et vous propofez-vous d'y faire quelque emplete ? Mon Dieu, non; mais on eft bien-aife de voir tout cela. Cécile la pria de vouloir bien 1'excufer fi elle fe difpenfoit de l^ccompagner. Non, je ne fauroisy confentir,s'écria Mlle. Larolles, il faut que vous y veniez; je vous affure qu'il y aura Ia plus terrible foule que vous ayez jamais vue de votre vie. Je fuis certaine que nous y ferons è moitié étouffées a force d'être preffées. Cette expedative, dit Cécile, eft peu flatteufe , & ne fauroit avoir beaucoup de poids fur une pauvre provinciale nouvellement débarquée : il faudroit, pour en fentir tout le prix, que j'eufle paffé plus de temps dans la Capitale. Oh, venez! car ce fera förement Fau&ion la plus fameufe qu'il y ait de toute cette faifon. Je ne faurois imaginer, Mad. Harrel, le parti que prendra la malheureufe Milady Belgrade; j'apprends que les créanciers ont faifi tout ce qui reftoir. Ces gens-la font a mon .gré Ia plus cruelle engeance qu'il y ait au monde; ils lui ont faifi jufqu'a ces belles boucles de fouliers que nous lui connoiffions. Pauvre femme. Je vous déclare que j'aurai le coeur déchiré  ( 45 ) en les voyant expofées en vente : fur ma parole, rien de plus révoltant; je m'étonne qui les achetera. Je n'en ai encore point vu d'aulTi bien travaillées; mais allons , il eft tard. Si nous ne partons pas fur-le-champ, nous ne pourrons jamais entrer. Cécile Ia pria de nouveau de 1'excufer, & de la difpenfer de Paccompagner , ajoutant qu'elle étoit décidée a refter au logis. Au logis, ma chere ? repartit Mad. Harrel; cela ne fe peut pas ; il y a plus d'un mois que nous avons promis a Mad. Mears, & elle m'a prié de vous engager a être de la partie. J'attends a tout inftant qu'elle vienne ellemême, ou qu'elle vous envoie un billet d'invitation. II eft bien malheureux pour moi, dit Cécile , que vous ayez dans ce moment un fi grand nombre d'engagements ; je me flatte du moins que vous n'en aurez point pour demain. Pardonnez-moi: demain nous ferons chez Mad. Elton. Encore demain ? Et combien cela durera-t-il ? Dieu le fait! Je vous montrerai ma lifte. Alors elle tira de fa poche un petit livre qui contenok les noms des différentes perfonnes auxquelles elle avoit promis. II y en avoit au moins pour trois femaines. Je les efface, dit-elle, a mefure que ces promefles s'acquit-  (46) tent, & j'y fubftitue les nouvelles : cela nous menera , je crois , jufqu'au jour de la naiffance du Roi. Cette lifle ayant été examinée.& comrnentée par Mlle. Larolles, &parcourue avec étonnement par Cécile, on la remit a fa place, & les deux Dames s'en furent a VauBion , permettant cependant pour cette fois a Cécile de ne pas les fuivre. Elle retourna a fon appartement tout aufll peu fatisfaite de la conduite de fon amie que de fa pofition. L'éducation qu'elle avoit regue lui ayant infpiré de bonne heure Ie plus grand refpect pour les préceptes falutaires de la religion & les regies fondamentales de la plus exacte probité, lui avoit en même-temps fait envifager une continuelle diffipation comme un acheminement au vice, & Ia prodigalité comme un avant-coureur de 1'injuftice. Accoutumée depuis long-temps a voir Mad. Harrel dans la folitude qu'elles avoient habitée enfemble, lorfque les livres faifoient leurprincipal amufement, & leur fociété mutuelle leur plus grand bonheur, le changement qu'elle remarquoit dans fa fa?on de penfer & d'agir Ja furprenoit autant qu'il raffligeoit. Elle Ia voyoit devenue infenfible a 1'amitié, indifférente pour fon mari, & ne s'occupant jamais de foins domeftiques; la parure,lacompagnie, les parties de plaifir & les fpeétacles paroiflbient  (47 ) non-feulement prendre tout fon temps, maïs être encore 1'objet de tous fes defirs. Cécile, dont le cara&ere noble & généreux ne refpiroit ■ que Ia bienveillance& le goüt fincere de toutes les vertus, fut cruellement mortifiée de cette méiamorphofe. Elle eut cependant affez de raifon pour s'abfïenir de lui en faire des repro» ches; convaincue que 1'unique efFet qu'ils puiffent produire fur un cceur infenfible, c'eft de métamorphofer FindifFérence en averfion. Dans le fond, celui de Mad. Harrel étoit pur, quoique fa vie fut très-diffipée. Mariée fort jeune, elle avoit paffé tout d'un coup de la tranquillité d'une petite ville de Province au tumulte de la capitale, & s'étoit trouvée mal» treffe d'une des maifons les plus élégantes de la place de Portman, jouilfant d'une fortune confidérable , & femme d'un homme dont la conduite lui prouva bientót le peu de cas qu'il faifoit du bonheur domefiique. Engagée dans un cercle continueldefociété&d'amufements, fon efprit qui n'étoit pas des plus folides, fe laiffa bientót éblouir par 1'éclat de fa fituation; elle adopta facilement les maximes générales des gens du monde , & n'eut bientót plus d'autre defir que de furpaffer fes égales par fa parure & fa dépenfe. Le Doyen de *.*», en choififfant M. Harrel pour 1'un des tuteurs de fa niece, avoit fimplement cherché a fatisfaire le penchant qu'il  (4«) fuppofoit qu'elle auroit a vivre fous le même tolt que fon amie: il connoiflbit très-peu fon mari, qu'il avoit oui fouvent nommer, & avec la familie duquel il avoit des liaifons; ce qui, fanschercher a en favoir davantage, lui parut fuffifant pour préfumer que ce tuteur conviendroit aufïi bien qu'un autre a Mifs Beverley. II avoit été plus circonfpeét dans le choix des deux autres. Le premier, M. Delvile, étoit un homme de très-grande naiffance, & d'une probité reconnue; le fecond, M. Briggs, avoit paffé fa vie dans Ie commerce, oü il avoit défa amaffé une fortune immenfe; il n'avoit pas de plus grand plaifir que celui de 1'augmenter. II fe promettoit en conféquence des fentiments nobles & généreux du premier, que fa niece feroit protégée, & a 1'abri de route impofition; & vu 1'expérience de M. Briggs en matiere d'intérê*, & fon habileté dans les affaires, il at■tendoit de fes foins que fa fortune, tant qu'elle refteroit entre fes mains, ne manqueroit pas de profpérer. De cette maniefe, Ü fe fiattoit d'avoir également pourvu a fes plaïfirs, a fa füreté, & a la confervation de fon bien. Lorfque Cécile defcendit pour diner, M. Harrel lui préfenta le Chevalier Robert Floyer comme fon plus intime ami. C'étoit un homme d'environtrenteans, ni beau, ni laid; tout -ce qui le diftinguoit, c'étoit une aflurance a ioute épreuve, des manieres libres, un air hautain,  C 49 ) hautain, un ton dédaigneux & brufque; il montroit tous les vices des hommes a la mode, fans en avoir les graces ni la politeffe. Au moment oü Mifs Beverley parut, elle devint 1'objet de fon attention. II ne la fixoit cependant point avec cette admiration qu'on doit ü la beauté, ni même avec l'air de curiofité que s'attire ordinairement la nouveauté; mais avec Ie regard d'un obfervateur exact, tel que celui d'un homme qui, fur Ie point de conclure un marché, confidere & cherche a découvrir les défauts de la chofe qu'il fe propofe d'acquérir. Cécile, peu accoutumée a un tel examen, tougit, & chercha a éviter les yeux d'un homme dont les difcours lui plurent encore moins que les regards; il ne paria que de courfes de chevaux , des pertes qu'il avoit faites au jeu, & des dil'putes qu'elles avoient occafionnées ; objets qui l'amuferent d'autant moins, qu'ilg lui étoient abfolument nouveaux. D'ailleurs, il les entremêla d'épifodes qui avoient trait a quelques beautés célebres du jour, a des bruits fourds de banqueroutes prochaines, & plaifanta fur des divorces récents; chofes qui furent encore plus défagréables pour elle, paree qu'elles lui étoient encore moins intelügibles. Fatiguée a la fin de ces anecdotes peu intéreirantes, & révoltée des fujets qu'il choififlbit pour le but de fes railleries, elle attendoit avec impatience le moment oü elle pourroit fe retirer i Tqme I, C  ( 5o ) mais Madame Harrel, moins impatientée, paree qu'elle s'amufoit, n'étoit point d'humeur a, quitter fi-tót la partie; elle fut obligée de refter jufqu'au moment oü. il fallut partir pour remplir leur engagement avec Madame Mears. En ferendant au logis de cette Dame, dans le vis-a vis de Madame Harrel, perfuadée que fon amie penfoit comme elle fur le compte du Chevalier Baronnet, elle témoigna hautement & fans préambule combien elle défapprouvoit tout ce qu'il avoit dit. Madame Harrel, loin de répondre a fon attentes lui repliqua froidement : Je fuis fachée que vous ne le goütiez pas, caril vient prefque tous les jours au logis. Seroit il poflïble que vous le goütafliez? Extrêmement; il eft très-amufant, fort ai- ; mable, & connoit Ie monde. Qne vous I* louez avec difcernement! s'écria Cécile» II vous faudroit bien du temps pour imaginer une nouvelle louange propre a groITir fon panégyrique. Madame Harrel, contente d'en avoir parlé fi avantageufement, ne chercha point a. entreprendre fon'apologie, & changea de converfation. Cécile, quoiqu'affligée deceque le mari de fon au?'" avo't ö ma' P'ac^ & confiance, fe flatta pourtuï-t que 1'indulgence de fa femme ne venoit que de .''envie qu'elle avoit d'excuferune intimité qu'elie S'obit défapprouver.  C 5i ) CHAPITRE V. Uns affemblèe. M adams Mears, dont le caraclere n'avoit )i rien de fingulier ni de remarquable, les recut i avec les formalités d'ufage en pareüle occafion. \ Madame Harrel ne tarda pas a fe mettre au ttu; & Cécile, qui refufa de fuivre fon exem- p!e, fut fe placer a cóté de Mlle. Leefbn, qui | fe leva pour lui rendre la révérence qu'elle lui I avoit faite en 1'abordant; après quoi elle ne i daigna pas feulement la regarder. Quoique Cécile aimat beaucoup Ia converI faiion, & füt née pour la fociété, elle étoit ij cependant trop réfetvée pour fe hafarder a par. iijer a une perfonne qui répondoit fi mal a fes | avances; en conféquence, elles garderpjnt toutes I les deux le plus profond filence jufqu'au moi menton Ie Chevalier Robert Ftoyer, M. Haritrel & M. Arnott entrerent enfemble dans 1'apiparteraent, & s'avancerent tout de fuite vers | Cécile. Se peut-il, s'écria M. Harrel, Mifs Be^ iverley , que vous ayez refufé de faire une £ partie? Jefouhaiterorsfort,ajouta M. Arnott, pou: voir penfer que Mifs Beverley n'aimat pas Ie jjeu; puifqu'en pareil casj'aurois du moins 1'se C ij  ( 5») vuntage d'avoir quelque chofe de cornmun avec elle. Je ne joue que bien rarement, répondit Cécile, & par conféquent trés-mal. Oh ! il faut que vous preniez quelques le-: cons, dit M. Harrel; je Tuis lür que le Che- J valier Floyer fe fera un honneur de vous en i donner. Le Chevalier , qui s'étoit placé vis-a-vis d'elle pour la fixer plus è fon aife, fit une Iégere inclination de tête, & répondit: Certaine* ment. Je ferois une bien mauvaife écoliere, répon- [ dit Cécile; car outre i'application, je manque- I rois encore de volonté. Oh ! cela changera, dit M. Harrel, vous li n'avez sncore été que rrois jours avec nous, | Je vous attends au bout de trois mois, & alors li nous verrons la différence. Je ne le fouhaite pas, s'écria M. Arnott; I; j'efpere au contraire qu'il n'y en aura aucune. [ M. Harrel ayant été joindre d'autres perronnes, & M. Arnott trouvant tous les fieges voifinsde celui de Cécile occupés, fit le tur,& i fut fe placer derrière elle, oü il refta patiem- i ment pendant tout Ie refte de la fbirée. Le j I Chevalier, de fon cóté, conferva fon pofte; óï i fansfe donner la peine d'articuler un feu! mot, 11 «e ciffa de tenir les yeux attachés fur elle. Cécile, pïquée de fon impudence, tourna i«| !  C 53 ) vue de tous cötés pour fe dérober a fes regards„ Son embarras , prêtant un nouvel éclat a fa beauté, ne fervit qu'a redoubler une attention Oui,fans cela, auroitpufelaffer. Elle fut prefque tentée de tourner fa chaife, & de fe met* tre vis a-vis de M. Arnott. Cependant, quelqu'envie qu'elle eüt de témoigner fon mécontentement au Chevalier, elle n'ola Ie faire; elle ne favoit pas encore qu'il füt permis de s'ectretenir en particulier avec quelqu'un, fous les yeux d'une nombreufe affemblée. Placée aufTi défagréablement, elle trouva peu de reffources dans le voifinage de M. Arnott, le defir qu'il avoit de s'entretenir avec elle étant abfolument réprimé par une impulfion invo* lontaire & inquiétante, qui le for?oit a obferver attentivement les regards & les mouvements du Chevalier. A la fin, ennuyée de refter toujours dans cette pofition fflcheufe , & de fervir de but £ fes ceillades, elle prit le parti de chercher a lier converfation avec Mlle. Leefon. La diffkulté étoit de favoir comment s'y prendre; elle ne connoiffoit aucune des liailbns de cette Demoifelle ou de fes amies , n'étoit point inltruite de fa facon de penfer; le fon de fa voix même lui étoit étranger, & fon air froid la glacoit. Comine il ne lui refioit pourtant que cette feule reffource, elle réfolut de Ia tenter, aimant mieux s'expofer a fes regards peu engageants , que d'êcre contiC üj  C 54 ) «uéllement déconcertée par ceux du Chevalier. Après une müre délibération fur le fujet qu'elle choifiroit, elle fe rappella que Mlle. Larolles avoit été préfente a leur première entrevue , & il lui parut affez vraifemblable qu'el* les fe connufient. En conféquence, fe penchant en-avant, elle hafarda de lui demander fi elle avoit vu depuis peu cette jeune Demoifelle. Mlle. Leefon , d'une voix qui n'annoncoit ni fatisfaftion ni mécontenter jnt, lui répondit tranquilleraent: Non, Maderaoifelle. Cécile, découragée par le laconifme de cette réponfe, garda quelque temps le filence; mais la conftance du Chevalier a la fixer excita la fienne a dcher d'éviter fes yeux; elle s'évertua au point d'ajouter : Madame Mears at* tend-elleici ce foir Mlle. Larolles? Mlle. Leefon lui repliqua gravement fans lever la tête : Je ne fais pas, Mademoifelle. Elle fe trouvoit apxès cela abfolument au bout de fon róle, & ne favoit plus de quoj lui parler; car elle n'imagina plus aucune autre queftion a pouvoir lui faire, relativement a Mlle. Larolles. Cécile avoit peu d'expérience du monde; mais ce qu'elle en avoit appris , elle le favoit bien, & fes obfervations 1'avoient convaincue que , pour les gens du monde, les fpectacles & les lieux d'allemblée étoient une  ( 55 ) fource intariflable de converration. Elleefpéra doncqu'entraitant un pareil fujet, elle réufilroit mieux qu'elle n'avoit fait jufqu'alors; & comme ceux qui ont paffé plus de temps dans la Province qu'a Londres ne trouvent rien d'auffi intéreffant que le théfttre , elle fai'fit avec avidité cette idéé, & lui demanda fi Fon avoit donné depuis peu quelque nouveauté. Mlle. Leefon lui répondit avec autant de féchereffe que la première fois : Je ne faurois vous le dire. II fe fit ici une autre paufe; le courage de Cécile fe trouva confidérablemect ralenti; uais venant par hafard & fe rappeller le noa d'Alinack, elle prit de nouvelles forces, & fe félicitant en elle-même de poi.voirluiparler d'une maifon trop fréquentée de la bonne compagnie pour qu'on püt ne pas la connoltre, elle lui demanda, d'un ton un peu plus affuré, fi elle n'étoit pas du norabre des abonnés» Oui, Mademoifelle. Y allez-vous réguliérement? Non, Mademoifelle. Après quoi elles obferverent le plus profond filence. Rebutée du mauvais fuccès de fes différentes queftions particulieres, elle imagina qu'une autre plus générale obtiendroit une réponfe moins laconique ; elle lui demanda donc quel étoit pour la faifon FamuC ir  C 56 ) femem Ie plus k la mode, & Ie ipechcle Ie plus fréquenté. Cette queftion cependant fut toute aufïï facile a répondre pour Mlle. Leefon, qu'aucune de celles qui Pavoient précédée ; car elle repliqua fimplement : En vérké, je gnore. Cécile commenca a défefpérer de fes tentatives , & pendant qnelques minutes h y renoncer comme inutiles; enfuite , réfléchiffant fur la frivulité des queftions qu'elle lui avoit faites , elle en eut plus de penchant a excufer fes réponfes , & elle flnit par fe perfuader qu'elle s'étoit trompée en prenant pour ftupidité ce qui n'étoit que mépris, & a être moins fachée contrt Mie. Leefon, que confufe de ia propre eircur. Cette fuppofriori I'engagea a faire encore uneépreuve de fes talents : s'étant donc armée d'un nouveau courage , elle la pria d'excufer la liberté qu'elle ofoit prendre, & de vouloir permettre qu'elle lui demandik s'il paroiffoir aftuellement quelque-produ&ion littéraire de fon goüt, qu'elle jugeat valoir la peine d'être lue. Alors, Mlle. Leefon leva les yeux , & la regarda d'un air qui annoneoit qu'elle doutoit fi elle avoit bien entendu; & lorfque la contenance attentive de Cécile lui prouva qu'elle ne s'étoit pas trompée , fon infenfibilité fit  ( 57 ) place pour quelques inltants a la furprife, & avec un peu plus de vivacité qu'elle n'en avoit encore montré, elle repartit : En vérité, je ne me mêle point du tout de cela. Cécile tout-a-fait déconcertée, prefque ftchée contre elle-même , & très-irritée contre fa filencieufe voifine, fe promit bien que rien ne feroit plus capable a 1'avenir de 1'engager a renouveller une pareille épreuve auprèsd'un fujet qui répondoit fi mal. Heureufement , elle fut alors délivrée de rinquifition du Chevalier , qui , fatisfaic de 1'avoir fi long-temps confidérée, s'éloignant pour fortir , fut arrêté par M. Gofport qui 1'attendoit. Ce dernier étoit un homme d'efprit, un peu fatyrique, bon obfervateur, & qui manioit adroitement 1'ironie. Quoi, Chevalier! s'écria-1-il, vous ne jouez pas? Oü, ici! Non, je m'en vais chez Brooke. Que dites-vous de la pupille de Harrel? II me paroit que vous 1'avez examinée tout a votre aife. Ma foi, ienefaistropqu'en dire;pas grandchofe, je crois; elle eft diablement jolie,mais elle na ni efprit, ni vie. L'avez-vous fondée? lui avez-vous parlé ? Pas du tout. Continent pouvez-vous donc en juger? C v  r 58) Oh! ma foi, j'en ai bien affez. Qui diabte penfe a parler aux femmes pour lesconnoïtre? Quelle eft donc Ia méthode que vous fuivez a eet égard? Aucune. Aucune? Et comment faites-vous donc? C'eft elles qui nous parient; & préfent ce font les femmes qui font toutes les avances. Dites moi,je vous prie, depuis quandavezvous commencé a vouloir vous donner pour fade macaroni? (a) Ce róle ne vous étoit pas encore famiiier, &j'ignorois que vous reuffiez adopté. Oh, morbleu , ce n'eft point par air; non, ce n'eft que pareffe de ma part. Qui diable feroit affez fot pour faire le pied de grue auprès des femmes, tandis qu'en les négligeant un peu, on eft fór qu'elles Ie feront avec nous? En fim'ffaut, il s'approcha de M. Harrel, Je prit par le bras, & ils fortirent enfemble. M. Gofport vint alors aborder Cécile, & lui parlant de facon a ne pouvoir être entendu de Mile. Leefon, il lui dit : II y a déja quelque temps que je defirois de vousjoindre; mais la crainte que j'avois que vous ne fulïïez déja trop étourdie du babi! de votre belle Le macaroni eft une efpece de petif-maii*e plus connu en Angkterre qu'aUleurs.  ( 59 ) vöifine, m'a empêché d'entrer en converfation. Vous voulez , repartit Cécile, vous moquer de ma démangeaifon de parler; & vous avez raifon, car je conviens que le peu de fuccès de mes tentatives les rend affez ridicules. Ne favez-vous donc pas encore, ajouta-t il, qu'il exifte de certaines jeunes Demoifelles qui fe font prefcrit la loi de ne jamais parler qu'a, leurs intimes amies? Mlle. Leefon eft de ce nombre; & jufqu'a ce que vous foyez initiée dans fa coterie, vous ne fauriez efpérer de lui entendre prononcer un feul mot compofé de plus de deux fyllabes. Les Demoifelles qu'on nomme du bon ton, dont la ville eft aétuellement infeftée, font divifées en deux claffes, qui font, celles qui afeElent la gravité, & celles qui fe piquent de voluhilité. Les premières , du nombre defquelies eft Mlle. Leefon, font filencieufes, méprifantes, froides, affecties , fe font un devoir de ne converfer qu'avec leurs femblables. Les autres, telles que Mlle. Larolles, font étourdies, communicatives, turbulentes, & entrent fur-le-champ en converfation avec le premier venu, pour peu qu'il attire leur attention. Voici cependant ce que ces deux claffes ont de commun : 1'ttne & 1'autre ne penfent, quand elles font au logis , qu'a leur parure; dans le monde, qu'a être admirées, & par-tout elles ont le plus grand mépris pour tout ce qui n'eft pas elles. C vj  C 60 ) Probablement, dit Cécile, j'ai paffé ce foir pour être de Ia claffe de celles qui fe piquent de volubilité. II eft vrai que 1'avantage a été tout entier du coté de celles qui affeétent le férieux; car j'ai été abfolument repouffée. Etes-vous bien füre, cependant, de ne vous être pas exprimée trop favamment pour elle ? Un enfant de cinq ans, qui ne fe feroit pas mieux exprimé, auroit mérité le fouet. Lorfque vous parlez avec des DemoiTelIes du bon ton, ce n'eft pas leur capacité feule que vous devez confulter; car fi 1'on ne faifoit attention qu'a leur jugement, rien ne feroit fi facile que de fe procurer accès auprès d'elles. Pour rendre donc leur commeree un peu plus pénible, il fuffit qu'elles fe laiffent aller a leur humeur, qui eft toujours plus variée & plus extraordinaire, a proportion que leurefprit eft plus foible & moins cultivé. Je poffede pourtant une recette que j'ai toujours trouvée infaillible pour s'attirer 1'attention des jeunes Demoifelles, quels que puiffent être leur caractere ou leurs dénominations. Si cela eft ainfi, s'écria Cécile, daignez,je vous prie, m'en faire part; puifqu'il fepréfenite ici la plus belle occafion d'en faire ufage, & d'éprouver fon efficacité. Je vous la donnerai, répondit-il, ainfi que les inftruétions pour vous en fervir. Lorfque vous rencontrerez une jeune Demoifelie qui  C 61 ) paroitra bien décidée a garder le filence, 011 qui, fe trouvant forcée par une quefiion qui lui fera direftement adreffée, de re'pondre , fe contentera d'articuler une brieve affirmative, ou froidement une laconique négative.... Comme dans le cas préfent, interrompk Cécile. Eh bien, en pareille circonftance, continua-t-il, le remede que j'ai a vous propofer confifte en trois fujets de difcours. Quels font-ils, je vous prie ? La parure, les lieux publics d'affemblées, & 1'amour. Cécile, furprife autant qu'empreffée d'entendre la fin, attendit qu'il s'expliquat plus clairement, & fe garda bien de l'interrompre une feconde fois. Ces trois fujets, ajouta-t-il, doivent fatiffaire è. trois fins, puifqu'il n'y a pas moins de trois caufes qui puiffent occafionner le filence des jeunes Demoifelles ; le chagrin, 3'affeaation, & Ia ftupidité. N'accordez-vous donc rien, s'écria Cécile, è la modtftie? Au contraire,repartit-il; confidérée comme fervant d'excufe, & même comme une efpece d'équivalent pour le manque d'efprit, je lui accorde beaucoup : mais quant a ce filence ftupide qui réfifte a toutes les avances, elle n'efi qu'un fimple prétexte, & point une caufe.  ( & ) I! faut cependant, fi vous voulez que je profite de vos infiruétions, que vous preniez la peine de vous expiiquer plus clairemenr. Eh bien, donc répondit-il, je vais vous faire une courte énumération de ces trois caufes, avec les inftructions néceffaires pour les trois méthodes propres a les guérir. Pour commencer par le chagrin : la taciturnité qui en réfulte eft ordinairement fuivie d'une diftraction incurable, & d'une infouciance totale de toute obfervation : alors les lieux d'alTemblées publiques peuvent être vainement fréquentés, & la parure même être fans effet; mais 1'amour! Etes vous für donc,dit Cécile en riant,que le chagrin n'ait pas d'autre fource? Nullement, répondit-il; car il peut arriver que le papa ait eu de 1'humeur, que maman ait grondé, que la marcbande de modes ait envoyé un pompon pourun autre; que celle fous les aufpices de qui elle devoit altera 1'affemblée, foit torabée fubitement malade. Voilé , en vérité , des fujets bien graves d'affl'ction! font-ce les feuls que vous nous affignez? Oui, fans doute, je n'entends parler que des jeunes Mifs du bon ton; & que peut-il jamais leur arriver de plus férieux? Ainfi donc, fi le chagrin de la belle patiënte procédé de papa, de maman, ou de la gouvernante, alors la moindre raention des lkux publiés d'afl'em-  Bi C «3 ) blées, ces caufes éternelles de diflention entre les vieilles & les jeunes gens, attirent leurs plaintes, & les plaintes portent avec elles leur propre remede; car ceux qui fe plaignent fe confolent facilement. Si lamarchandedemodes a occafionné ia détreffe, les détails de la parure produiront le même elïet; & dans le cas ou ces deux remedes viendroient a manquer, 1'amour, ainfi que je Pai déja dit, fe trouvera être une reffource infaillible; ca? alors on aura épuifé tous les fujets de chagrin dont une jeune Demoifelle du monde foit jamais fufceptible. II faut avouer qu'elles vous ont de grandes obligations, reprit Cécile, en lui faifant une profonde inclinaiion , de leur accorder des objets de chagrin auffi honorables; & je vous en remercie au nom de mon fexe. Vous, Mademoifelle, ajouta t-il en lui rendant fon falut, êtes fnrement une heureufe exception a la regie générale. Vousne paroiffez pas fufceptible de chagrins de cette efpece. Je paffe a préfent au filence aiïeété qui fe manifefte d'abord par des regards & Paventure au. tour de foi pour voir fi Pon eft apper^ue, par une attention fcrupuleufe a s'abftenir du moindre fourire, & par une variété d'attitudes qui toutes exprinient le mécontentement d'être fi peu remarquée. Ln parure & les fptétacles devietment alors une reffource infuffi'ante : il y  C 64 ) faut parler de galanterie, d'aventures oü 1'amour ait eu part; alors la ftatue s'anime, vous écoute peu-a-peu; un fourire que 1'on cherche vainement a déguifer, décompofe entiérement les traits du vifage, & 1'affaire fe trouve touta coup terminée; car la jeune Demoifelle foutient un fyftême, ou argumente contre quelque propofition , avant qu'elle s'appercoive qu'on eft parvenu a lui faire rompre fon trifte filence. En voila affez, dit Cécile, relativement au chagrin & a l'afrectation. II eft temps d'en venir a la ftupidité , qui eft vraifemblablement Ia plus connue des trois caufes, & que je ferai le plus fouvent dans le cas de rencontrer. Celle-ci ne fera pas aufii facile è définir que les autres, repartit-il. En ce cas, on peut parler d'amour fans exciter la moindre émotion, ou fans s'attirer aucune réponfe , & differter fur Ia parure, fans produire d'autre effet que celui d'une furprife momentanée; tandisqu'en parlant des lieux d'affemblées, on eft parfaiternent für de réuffir. Les perfonnes d'un caractere froid & pefant, que 1'efprit ou la raifon n'ont point le pouvoir d'émouvoir, paree qu'ils font incapables d'en fentir le prix, qui font defiitués intérieurement de toute efpece de facultés de s'amufer, ont befoin d'être aiguillonnés par le brillant, Ie bruit &le fracas; fans quoi 1'on ne fauroit ni les intéreffer, ni les drer(de leur léthargie. Emreteuez-les de  (-55) pareils fujets, & ils vous adoreront; il eftégal que ce que vous leur raconterez foit propre a infpirer la joie ou Ph orreur : pourvu que la fenfarion foit forte, ils feront fatisfait. Le récit d'un combat leur eft auffi agréable que celui de la cérémonie d'un couronnement ; & une pompe funebre les amufe tout autant qu'un mariage. Je vous fnis très-redevable, ajouta Cécile en fouriant, de vos inftruétions; j'avoue que je ne laurois trop comment en faire ufage dans cette conjoncture. J'ai déja parlé des lieux d'aiTembiées, & eet effai ne m'a pas réufïï; je n'ofe pas faire mention de la parure, dont je ne poffede point encore les termes techniques. Ayez bon courage, & ne vous défefpérez pas; vous pouvez encore effayer le troifiema fujet. Oh! pour celui-la, repartit-elle en riant, je vous le laiffe. Pardonnez-moi. Pour les perfonnes de votre fexe , l'amour n'eft une fource intariffable de difcours qu'entr'elles. Lorfque des hommes traitent cette queftion , les jeunes Demoil'elles fe contentent fiinplement d'écouter. J'avoue •qu'ellesdeviennent alors de gracieufes écouteufes. Mais cette matiere ne fera difcutéeafond qu'en notre abfence. Ils furent alors interrompus par 1'arrivée de Mlle. Larolles, qui, s'approchant en fau-  C 66 ) tant de Cécile, s'écria : Bon Dieu! que je fuis enchantée de vous voir ! Vous n'avez donc pas voulu venir a raucïion P Vous avez prodigieufement perdu , je vous affure. Toute la garde-robe & tous les bijoux de Milady B-Mgrade ont été vendus. Je n'ai vu de ma vie autant de belles chofes raffemblées. J'étois prête a-pleurer de ne pouvoir en acheter au moins la moitié : j'ai paffé toute la matinée dans 1'état le plus affreux ; je ne voudrois pas pour rien au monde ne m'y être pas rencontrée. Pauvre Milady Belgradg! Vous ne fauriez imaginer combien j'ai été affligée pour elle. Tout ce qu'elle avoit de plus beau, adjugé prefque pour rien! ïl eft füx que fi vous aviez vule peu qu'on en donnoit, vous auriezperdu patience. II eft bien maihenreux que vous ne vous y foyez pas trouvéei Je n'en ai aucun regret, repartit Cécile; perdre patience, voir une multitude de bijoux, de chofes charmantes patTer devant moi fans pouvoir les pofféder, c'eüt été une mortification que je fuis charmée d'avoir évitée. Vous avez raifon, dit M. Gofport; mais quand vous aurez vécu quelque temps dans cette ville cominercante, vous trouverez que"° 1'échange de la patience pour de la mortification eft le trafic le plus ordinaire & le plus conftant de fes habitants. Je vous prie, y a-t-il long-temps que vous  (67 ) ctes ici ? s'écria Mlle. Larolles. J'ai parcouru plus de vingt endroits, fort étonnée de ne vous avoir pas plutót rencontrée. Mais oü Mad. Mears peut-elle s'être fourrée? Oh! la voila, je commence a Pappercevoir; il eft impoffible de la méconnoitre; cette vieille robe couleur de pêche 1'annonce de plus d'un demi-mille. Avez-vous jamais rien vu d'aufii épouvantable ? Jamais elle ne la quitte. Je crois qu'elle couche avec. Je fuis certaine qu'elle n'a pas porté autre chofe de tout 1'hyver; mes yeux en font fatigués, perfonne ne fe met plus mal qu'elle. A propos, favez-vous qu'il m'eft arrivé cette foirée la chofe du monde la plus provoquante? J'en fuis tout-a-fak malade! Je n'ai jamais de ma vie été fi en colere. Vous ne fauriez concevoir rien de pareil. De pareil a quoi? s'écria Cécile en éclatant d'e rire; a votre colere, ou a votre provocation? Je vais vous dire ce dont i! s'agit, & vous jugerez vous-même fi cela peut fe löuffrir. Vous faurez que j'avois chargé une de mes intimes amies , Mifs Moffat, de m'acheter, lors de fon voyage a Paris, une garniture de robe; eh bien il y a environ un mois qu'elle me 1'en» Toya par M. Meadows. C'eft certainement tout ce qu'on peut voir au monde de plus joli. Je n'ai pas voulu encore m'en fervir, paree qu'il n'y avoit prefque perfonne a Londres', je comp-  C 63 ) tois donc la faire paroltre au bout de huit jours, & qu'elle feroit la feule & la première de fon efpece; vous favez que jufqu'aNoël tout paffe. Eh bien , ce foir, a Paffemblée de Milady Jeanne Dranet, le croiriez-vous ? j'ai rencontré Mifs Moffat en perfonne; il y avoit déja quelques jours qu'elle étoit arrivée, & elle avoit eu tant d'affaires,qu'ilnem'avoit pas été poffibledela trouver chez elle. J'ai été enchantée de la voir,car vous faurez que je 1'aime prodigieufement; j'ai donc couru pour Pembraffer. Croiriezvous bien que Ia première chofe qui m'a frappé Ia vue a été une garniture précilément la même que la miemie, fur une vilaine & odieufe robe prefque fale! Peut on rien imaginer de plus chagrinant ? J'aurois pleuré de bon coeur. Pourquoi cela? dit Cécile. Si fa garniture eft fale, la vótre en aura plus d'éclat. Oh, ciel! tout le monde Ia croira paffée de mode. La moitié de la ville en aura de pareilles; & je me fuis prefque ruinée pour la payer. •Je ne crois pas qu'il foit jamais rien arrivé d'auffi mortifiant. J'en ai été fi fort affeclée, qu'è peine ai-je eu la force de lui parler. Si elle avoit féjourné un mois oU deux de plus a Paris, cela ne m'auroit rien fait; mais il eft bien cruel qu'elle arrivé précifément dans ce moment. Je voudrois qu'on eüt retenu fes hardes a Ia douane jufqu'a 1'été prochain.  C 69 ) Ces vceux font bien flattews dit Cécile» de la part d'une intime amie. Mad. Mears ayant fini fa partie, Mlle. Larolles s'empreffa de Talier faluer. Avec celle-ci, du moins dit Cécile, il eft inutile de recourir aux remedes pour la guérir du trop de filence. Je voudrois que Müe. Larolles ne quitté jamais Mlle. Leefon : elles s'accorderoient parfaitement enlèmble, puifque la filencieufe parolt décidée a ne pas ouvrir la bouche, & que la communicative 1'eft a ne jamais fe taire. Si chacune d'elles empruntoit quelque chofe de fa compagne, elles n'en feroient que mieux toutes deux. Ce compofé feroit tou)'ours affez fikheux, repliqua M. Gofport; je les crois l'une & 1'autre également ignorantes & peu fenfées. La feule dilférence qu'il y ait, c'eft que fi l'une manque de tête, elle ne laiffe pas d'être vive &fémillante; & 1'autre, quoique circonfpecte, eft fotte & ftupide. Après une courte fréquentation, eet engourdiffement, qui fait qu'ön laifle porter aux autres tout Ie poids de la converfation & le loin de trouver le fecret d'amufer la compagnie, eft le plus infupportable; mais après une longue expérience, il devient cependant moins lacheux & moins choquant que cette démangeaifon de parler, qui em« pêche qu'on n'écoute perfonne que foi. Mad, Harrel s'étant levée pour prendre con-  C 70 ) gé, Cécile, aufli fatiguée du commencement tie Ia foirée qu'amufée de la fin, accepta Ia main de M. Arnott, qui 1'aida a monter eu carrofle. CHAPITRE VI. Un déjeünê. Le Iendemain matin a déjeöné, un domeftique vint dire a Mifs Beverley qu'un étranger defiroit avoir 1'honneur de la voir. Elle pria qu'on lui permït de le faire entrer, & Mad. Harrel demanda en riant fi elle fortiroit pour les laifler en liberté; tandis que M. Arnott, encore plus férjeux qu'a 1'ordinaire, avoit les yeux fixes fur la porte pour voir la perfonne qui alloit paroitre. Aucun d'eux cependant ne fut fatisfait lorfqu'elle s'ouvrir; car 1'homme qui fe préfenta leur étoit abfolumcnt inconnu. Mais 1'émotion de Cécile fut bien moindre que fa furprife, lorfqu'elle reconnut M. Morrice. II s'avanca de 1'air du monde le plus refpectueux pour toute Ia compagnie en général; & s'approchant humblement de Cécile, il s'informa avec Ie plus vif intérêt comment elle s'étoit trouvés après Ie voyage qu'elle venoit de faire, & lui témoigna combien il feroit charmé d'apprendre que les nouvelles qu'elle avoit rs-  C 7" ) cues de fes amis de province fuffent telles qu'elle pouvoit le defirer. Mad. Harrel fuppofant naturellement par fa vifite & fa conduite, qu'il étoit quelque chofe de plus qu'une connoiffance ordinaire, lui offrit poliment un fiege, & a déjeuner; il accepta 1'un & 1'autre fans fe faire prefier. M. Arnott, qui éprouvoit déja toute Pagitation d'une pafiion naiffante , trop refpeclueufe pour être confiante , le regardoit d'un air inquiet, & attendoit fon départ avec impatiérrce. Cécile commenca a croire que M. Monckton 1'avoit chargé de quelque commiffion pour elle : car il ne lui étoit point entré dans 1'efprit, qu'ayant paffé fitnplemenc & par hafard une heure ou deux dans un même appartement qu'elle, cela put Pautorifer a lui faire une vifite, & a fe donner avec elle un air de familiarité. M. Morrice avoit cependant la plus heureufe facilité pour ajufter fes prétentions a fes inclinations, & elle reconnut bientót que le motif qu'elle avoit foupconné n'exiltoit pas, & qu'il n'avoit pas cru en avoir befoin, Pour le mettre fur le fujet doni elle attendoit qu'il fe prévaudroit pour s'excufer, elle lui demanda depuis quand il svc:: quitté la Province de SuiTolck. Ah! feulement depuis hier après dttié, repliqua-t-il; fans quoi je n'aurois certainement  pas tardé fi long-temps a vous rendre mes hommages. Cécile, qui s'étoit tourmentée a chercher le fujet qui avoit pu Pengager a venir chez elle, leregarda alors férieufement, & d'un air de furprife qui auroit déconcerté tout autre homme moins hardi que Ivf. Morrice- mais il avoit un fonds inépuifable de prétentions dont il connoiffuit cependant Ie peu de valeur, &une conftance admirable a les foutenir. Rien ne le rebutoit quand il appercevoit quelque efpoir de réuflir; les refus, les affronts même ne faifoient que glifler fur fon efprit fouple & ram-; pant. II fe pouvoit que dans tout cela il yeftt quelque chofe a gagner pour lui, & il connoiffoit trop bien qu'il étoit impoffible qu'il pür jamais y avoir rien a perdre. J'ai eu la fatisfaction, continua-t-il, de Iaiffer tous nos amis en bonne fanté, a Pexception de Ia pauvre Milady Marguerite, qui a eu une nouvelle attaque de fon afthme pour Jaquelle elle n'a point voulu qu'on appellat de médecin. M. Monctkon a cependant fait tout fon poffible pour qu'elle y confentit. Je crois que la vieille Dame fait fort bien a quoi s'en tenir k eet égard. En finiflant ces mots, il regarda Cécile d'un air malin : mais s'étant apper9u qu'une pareille infinuation lui déplaifoit, il changea tout-a-coup de ton, & ajouta: Pvien de fi étonnant que Ia maniere dont ils vivenc enfemble,  ( 73 ) enfemble, a voir leur union, on n'irflagineroit jamais la grande dilproportion d'&ge qui fe trouve entr'eux. Pauvre vieille Milady ! fa mort fera une terrible pene pour M. Monckton. Une terrible peite! répéta Mad. Harrel. Je la connois pour la femme la plus hautaine, la plus acari&tre qui exifte. Lorfque je demeurois a Bury, je ne pouvois jamais 1'envifagec fans frayeur. Réellement, Madame , repliqua Morrice, j'avoue que 1'extérieur n'eft pas en fa faveur: j'avois moi-même, a Ia première vue, beaucoup d'averfion pour elle; mais fa maifon eft amufante, très-amufante; j'aime de temps en temps a y paffer quelques jours. Mlle. Bennet eft auffi une perfonne fort agréable, &... Mlle. Bennet agréable! s'écria Mad. Harrel; c'eft, felon moi, la plus abominahle créature quej'aie jamais connue, une vieille fille mauffade & envieufe. Mais, oui, Madame, comme vous dites, répondit Morrice. Elle n'eft pas bien jeune; & quant a fon humeur, j'avoue que je ia connois fort peu; & il eft affez vraifemb!ab!e que M. Monckton contribue fouvent a Paigrir,car il eft quelquefois affez dur. M. Monckton, (s'écria Cécile très-piquée de 1'entendre cenfurer par un homme auquel il lui paroiffoit qu'il faifoit beaucnup d'honneur en lui permettant de 1'approcher) toutes Tome I. D  ( 74 ) Jes fois que j'ai été invitée chez lui, n'a mérité de ma part que des louanges & de la reconnoiflance. Oh! répondit avec feu M. Morrice, je ne connois pas au monde un plus digne homme. II a tant d'efprit, tant de politelTe !Je ne vois nulle part perfonne d'aufïi charmant que mon ami Monckton. Cécile s'appercevant que les fentiments de fa nouvelle connoiffance étoient auffi fouples que fes jarrets , prit le parti de ne plus faire attention a ce qu'il diroit, & fe flatta qu'engardant le filence, elle 1'obligeroit enfin a déclarer 1'objet de fa vifite, au cas qu'elle en eüt un; ou fi, comme elle commencoit alors è le foupconner, elle n'en avoit aucun, de 1'impa. tienter affez pour qu'il prit le parti de la retraiteCe plan, tout prudent qu'il étoit dans le cas oü elle auroit eu affaire avec quelqu'un qui penfót comme elle, n'eut aucun fuccès avec M. Morrice, qui joignoit a une provifion confidérable de complaifance qui le portoit a obliger conftamment les autres, une portion égale d'infenfibilité qui l'endurciffoit contre les affronts. S'appercevant donc que Cécile, a qui il avoit deftiné fa vifite, paroifibit déja plus que fatisfaite de fa longueur, il s'abftint prudemment de Pennuyer plus long-temps; mais remarquant que la maltreflè du logis étoit plus acceffible, il porta fur-le-champ toute fon at»  C 75 ) tention de fon cóté , & lui adrefla la parole avec le même empreffement que fi elle avoit été Ia feule qu'il füt venu voir, avec tout autant de familiarité que s'il 1'avoit connue toute fa vie. Avec Mad. Harrel, une pareille conduite étoit affez judicieufe; elle fut flattée de fon attention, amufée de fes faillies, & paffablement contente de fon efprit. En conféquence, leur converfation fut également fatisfaifante pour tous deux; & ils n'en étoient point encore laffés, quandilsfurent interrompus par M. Harrel, qui entra dans la chambre pour demander s'ils avoient vu ou entendu parler du Chevalier Robert Floyer. Non, répondit Mad. Harrel, nous n'en avons eu aucune nouvelle. Je voudrois qu'il füt pendu, repliqua-t-il; il y a plus d'une heure qu'il me fait attendre. II m'a fait promettre de ne partir qu'avec lui, & a préfent, ilne viendrapeut-êtrepas de toute la matinée. Monfieur, dit Morrice fe levant tout-a-coup, indiquez-moi, je vous prie, fa demeure. II demeure a Ia place de Cavendish, répondit M. Harrel, en Ie fixant d'un air étonné. Morrice fortit fans rien repliquer. Dites-moi, je vous prie, qui eft ce Iutin, s'écria M. Harrel; & pourquoi paroit-il fi empreffé? D'honneur, je ne le connois pas, répondit D ij  ( 76 ) Mad. Harrel; c'eft une connoiflance de Mifs Beverley, qu'il eft venu voir. Je pourrois , ajouta Cécile , en dire a-peuprès de même; car quoiquejel'ai vu une (èule fois en ma vie, il ne m'a jamais été nommé. Elle leur apprit alors comment elle 1'avoit rencontré chez M. Monckton ; & elle avoic a peine fini fa narration , qu'il parut de nouveau tout eflbufflé. Le Chevalier Robert Floyer , Monfieur, dit-il, a M. Harrel, fera ici dans deux minutes. Je me flatte , Monfieur, répartit M. Harrel , que vous ne vous êtes pas donné la peine d'aller jufque chez lui. Monfieur, loin de me donner de la peine, ce n'a été pour rooi qu'un vrai plaifir; rien ne convient mieux a ma fanté dans cette faifon, qu'une courfe de cette nature. Monfieur, vous êtes trop poli, dit M. Harrel; je fuis faché que, pour m'obliger, vous ayez tant fait de chemin. II Ie pria alors de s'affeoir, de fe repofer, & de prendre quelque rafrakhifiement; & celui-ci profitq fans (crnpule de fes offres. Mifi B verley, dirM. Harrel en fe tournant tout-a ■ 'efonróté, vous ne meditespoint ce gui vous penfez de mon ami, De quel ami, Monfieur? Mais, du Chevalier Robert Floyer; j'ai re-  ( 77 ) marqué qu'il ne vous avoit pas quittée un feu! moment pendant tout le temps qu'il a refté chez Mad. Mears. II n'y a pas cependant demeuré affez pour qu'il m'eüt été poflibte d'en concevoir une opinion favorable & avantageufe. Peut-être, s'écria Morrice, 1'avez-vousaffez vu pour en concevoir une défavorable. Cécile ne put s'empêcher de rire en lui entendant prononcer par hafard une pareille vérité. M. Harrel, au contraire, parut peu fatiffait, & dit : je fuis für que vous ne fauriez lui trouver de défauts. C'eft un des hommes les plus a la mode que je connoiffe. En ce cas, les défauts que je pourrois lui trouver, répondit Cécile, ne ferviroient qu'& prouver un fait qui ne me parolt déja qüe trop évident; c'eft que je fuis encore trés - novice dans 1'art d'admirer. M. Arnott, ranimé par ces demiers mots, fe glilfa derrière fa chaife, & lui dit : J'étois für que vous ne pouviez Paimer. II fuffifoit pour cela de connoltre votre facon de penfer ; je le préfumois même a 1'air de votre vifage. Peu après, Ie Chevalier entra. Vous êtes réellement bien fingulier, s'écria M. Harrel, de m'avoir fait attendre fi longtemps. II ma été impoffible de venir un moment D üj  O* ) plutót : je n'efpérois même jamais de pouvoir me rendre ici; car mon cheval eft fi rétif, que j'ai eu toutes les peines du monde a le faire avancer. Chevalier, parcourez-vous les rues a cheval ? lui demanda Mad. Harrel. Quelquefois, quand je fuis las. ..Je nefaurois concevoir ce que ce diable de cheval peut avoir; il a fait des écarts a chaque pas. Je foupconne quelqu'un de m'avoir joué un tour. Eft-iiala porte, Monfieur? s'écria Morrice. Oui, répondit le Chevalier. En ce cas, je vous dirai bientót d'ou cela vienr. Et Morrice fe mit a courir de nouveau. A quelle heure vous êtes-vous retiré cette nuit, Harrel ? demanda le Chevalier. Affez tard ; vous étiez trop occupé pour vous en appercevoir. A propos , dit-il en baiffant la voix , combien croiriez-vous que j'aie perdu? Je ne le fa is pas; mais je fais bien ce que j'ai gagné : je n'ai pas eu autant de bonheur de tout Phyver. Alors ils s'approcherent d'une fenêtre, pour n'être pas entendus & s'entretenir plus & leur aife. Aces mots, combien croyez-vous que j'aie perdu? Cécile, émue, fixa les yeux avec inquiétude fur Mad. Harrel, fur le vifage de laquelle elle ne remarqua pas la moindre alté-  . C 79 ) ration. M. Arnott paroiffoit cependant tout auffi peu fatisfait qu'elle, & regarda a fon tour, & pour la même raifon, fa fceur triftement. Morrice , rentrant dans cè moment, s'écria : Je Vous affure que j'ai fait une chüte. Le diable Temporee, dit le Chevalier! Que ferai-je? II me coüte horriblement, & il n'y a pas une année qu'il me fert. Harrel, pouvez-vous me prêter un autre cheval pour la matinée? Non, je n'en ai aucun qui vous convienne. Envoyez chez Aftley. Qui pourrois-je envoyer? II faut que Jean y aille. J'irai, Monfieur, s'écria Morrice, fi vous le fouhaitez, & que vous me chargiez de la commiffion. Point du tout, Monfieur, répondit le Chevalier ; je me garderai bien de vous en donner une pareille. Rien ne fauroit m'être plus agréable, répartit-il; je me connois en chevaux, & j'aime mieux aller chez Aftley qu'en tout autre endroit. L'afFaire s'étant arrangée au bout de quelques minutes, & Morrice ayant recu fes inftructions & une invitation a diner, s'en fut en fautant, le cceur encore plus léger que les jambes. D iv  C So ) En vérité, MifT Beverley, dit M. Harre?, vous avez la 1'ami ie plus obligeanr que j'ate encore rencontré; je n'ai pu me difpenfer de ï'inviter a diner. _ Souvenez-vous, je vous prie, repliqua Cécile, en riant involontairement du fuccès que les empreffernents officie ux de fa nouvelle connoifTance avoient eus, que fi vous le priez par la fuite, ce fera fon feul mérite auquel il en fera redevable, & que je n'y entrerai pour rien. A diné , Morrice qui avoit accepté avec empreffement 1'invitation de M. Harrel, fut le plus enjoué & le plus content de toute la compagnie : il eft vrai que fes efforts pour fe faire admettrepar Cécile, comme fa connoifTance, n'avoient pas été fort heureux ; mais comme , en faifant cette épreuve, il favoit que la chance étoit contre lui , la fatisfaftion qu'il reflentoit de pouvoir fe flatter qu'on Ie fouffriroit dans une maifon telle que celle de M. Harrel , fuffifoit non-feulement è réparer ce qu'il regardoit a peine comme un contre-temps, mais elle lui fourniffoit encore un fujet réel de confolation, en réflécbifTant a 1'utilité qui pourroit réfulter pour lui d'une pareille liailon; & il s'applaudiffoit en fecret de fa dextérité & de la facon dont il s'y étoit pris pour fe procurer eet avantage. Le foir, les Dames allerent a une afiem-  (8i ) btée, on M. Arnott les accompagna comme a 1'ordinaire. Les antres hommes, qui avoient diné avec elles, fe trouverentengagés ailleurs. C II A P I T R E VII. Un projet» Plusieürs jours fe pafferent a-peu-près de la même maniere; les matinées a caufer, a courir les boutiques & a fe parer; & les foirées, réguliérement employées a fréquenter les fpe&acles , ou en nombreufes compagnies. Dans ces entrefaites , M. Arnott ne bougeoit prefque pas de la maifon de fa foeur. H eft vrai qu'il couchoit chez lui; mais il mangecit conftamment chez fon beau-frere, oh il reltoit toute la journée , & il n'en fortoit que pour accompagner Cécile & Mad. Harrel dans leurs vifites & dans leurs courfés. M. Arnott étoit un jeune homme d'un excellent caractere; fon efprit étoit jufte & folide , fon humeur douce & égale , fon cceur fenfible & bienfaifant. Ses principes & fa conduite fage & prudente lui avoient mérité 1'eftime générale. Mais fes manieres un peu compaffées , fon abord froid & férieux, le filence qu'il gardoit folivent, enfin un air d'auftérité répandu fur toute fa perfonne, étoient caufe D v  C 8a ) que 1'on fe faifoit moins un plaifir qu'un devoir de fa fociété. Son cceur fut tout-a-coup atteint vivement & profondément des charmes de Cécile, au point qu'il ne lui étoit pas poffible de la quitter , & qu'il n'exifioit qu'aux lieux oü elle étoit. Les fentiments qu'elle excitoit en lui, tenoient plus de Padoration que de Pamour: plus il la contemploit, plus fa beauté lui paroiflbit participer de celle de la divinité; il ne pouvoit prêter Poreille a d'autres accents qu'a ceux de fa voix; il croyoit les entendre encore, quoiqu'elle'eüt ceffé de parler. II avoit fi peu d'efpérance d'en être favorifé , qu'il n'ofa jamais laiffer entrevoir fes fentiments a fa fceur. Heureux d'avoir accès auprès d'elle, il fe contentoit de la voir, de 1'entendre, & d'obferver tous fes mouvements; fes vues ne s'étendoient pas plus loin, & h peine formoitil de fimples vceux. Le Chevalier Robert Floyer fréquentoit aufïï réguliérement Ia maifon de M. Harrel, oü il dinoit prefque tous les jours. Cécile auroit fort defiré qu'il y vlnt plus rarement. Elle étoit choquée de fe voir continuellement 1'objet de fes regards & de fon affeétation indifcrete a remarquer toutes fes actions : elle fut cependant encore plus peinée pour Mad. Harrel , lorfqu'elle découvrit que Ie compagnon inféparable, Ie plus intime de fon man', étoit  C *3 ) cn prodigue fans principes, & un joueur d£terminé. Elle frémit en réfléchiffant a 1'influence que fon exemple & fes confeils pourroient avoir fur la conduite de ce dernier. Elle vit encore avec une furprife qui augmentoit tous les jours, combien une vie trop diilipée expofoit a la fatigue, & a une illufion continuelle. M. Harrel paroiffoit ne regarder fa maifon que comme un fimple hótel garni, oü il lui étoit licite a toutes les heures de la nuit de troubler le repos des habitants, en y rentrant avec grand fracas, oü les lettres & les billets qu'on lui adreffoitfe dépofoient, oü jl dinoit lorfqu'il n'étoit pas invité ailleurs, & oü 'il donnoit fes audiences, & affignoit certaines heures a ceux avec lefquels il avoit quelque affaire. Sa femme, quoique plus fouvent au logis, n'enredoutoit pas moins la folitude: elle avoit un grand nombre de iiaifons, toutes coüteufes; tous les moments qu'elle nepaffoit pas en compagnie, étoient uniquement dévoués a des arrangements pour former de nouvelles parties. Au bout de quelque temps, Cécile, qui s'attendoit chaque jour que celui qui le fuivroit lui donneroit plus de fatisfadtion, trouvant néanmoins que le |our préfent ne valoit pas mieux que le précédent, commenija a fe laffer de faire toujours la même chofe, & a s'ennuyer de la rénétition fatigante d'une difli» D vj  C §4 ) pstïon continuelle. Dans Ie tourbillon oö elle vivoit, elle n'avoit encore trouvé perfonne dont la fociété lui convint, aucun individu dont le caraclere & le langage fyropathhat avec le fien. C'étoient des gens aimables, a la vérité; mais elle favoit que leur amabilité, ainfi que leur parure, n'étoit qu'un dehors briljant & trompeur. Douce, fenfible, elle chercboit a s'attacher, & ne trouvoit que des cceurs froids & arides fous la chaleur des protefiations & Papparence du fentiment. Plus d'une fois, féduite par Paccueil qu'elle recevoit, elle prit la politeffe pour de la fmcériré : elle crut que Pintérêt qu'elle paroiflbit faire nattre pourroit enfuite fe changer en affection; mais bientót détrompée, elle s'apper^ut avec regret qu'elle n'avoit excité que la curio. fité, qui, une fois fatisfaite, devenoit de Findifférence. Enfin, elle vit par-tout Pennui prendre Ia place du plaifir, qu'on cherchoit avec tant d'avidité. Elle vit tous ceux qui compofoient Ia fociété on on Pavoit initiée, auffi fatigués qu'elle du genre de vie qu'ils fuivoient, & continuer leurs infipides amufements, uniquement paree qu'ils n'avoient pas la force d'en changer. Elle commenca alors 3 regretter fincéremerr* le féjour de la Province; elle fentit la pertedu voifinage & de Ja coaverfaüon de M. Monck-  ( 85 ) ton, & encore plus celle de ia fociété & des bontés de fa refpectable amie, Mad. Charlton, chez qui elle avoit paffé des jours heureux & tranquilles. Ce bonheur des premières années. de fa jeuneffe étoit difparu fans retour ;l'efpoir de renouveller fes anciennes liaifons avec Mad. Harrel s'étoit évanoui; elle fentoit même que ce qu'elle avoit pris pour de 1'amitié n'étoit qu'une intimité enfantine, caufée par les circonftances, & elle ne penfoit a la perte d'un fentiment qui lui fut fi cher, qu'avec un attendriffement douloureux. En quoi confifte donc, s'écrioit-elle, cette félicité humaine ? Qui eft-ce qui 1'a éprouvée? Oü exifte t-elle ? puifque moi, que 1'on croiroit devoir être privilégiée, favorifée de la fortune, careffée de tout le monde, liée avec les gens du premier rang, & entourée de toute la pompe imaginable, je Ia cherche vainement, & en la perdant, a peine fais-je comment elle m'eft échappéeJ Honteufe après cela d'imaginer qu'elle püt être envifagée par les autres comme un objet digne d'envie, tandis qu'elle-mêine étoit mécontente & murmuroit de fon fort, elle prit Ie parti de ne pas fe montrer pitis long-temps infenfible è des jouiffances d'un autre genre, qu'il étoit en fon pouvoir de fe procurer, mais de former & d'adoprer un plan de conduite Plus conforme a fes inclinations que 1'infipidité  C 86 ) frivole de la vie qu'elle menoit; de faire a la fois un ufage plus noble & plus digne de 1'opulence, de la liberté, & des facultés dont elle jouiflbit. II s'en préfenta bientót un a fon efprit auffi raifonnable que méritoire. Elle fentit que, pour le mettre en pratique, il falloit qu'elle devlnt abfolument maltreffe de fon temps, & qu'elle devoit, pour y parvenir, renoncer a toutes efpeces de liaifons inutiles & frivoles, qui n'étant ni avantageufes , ni agréables, lui déroboient une partie précieufe de fon exiftence : qu'alors elle feroit a même de manifeffer fon difcemement parle choix qu'elle feroit de fes amis; & elle réfolut de n'admettre pour tels que des gens dont la piété fincere lui éleveroit 1'ame, dont la fcience perfeétionneroit fon jugement, ou dont les talents & les manieres mériteroient fa confidération. En fe conformant réguliérement a la Ioi qu'elle s'impofoit, elle fentit qu'elle fe verroit bientót débarraffée de ce grand nombre de vifites fatigantes, & qu'elle jouiroit de tout le loifir dont elle avoit befoin pour s'adonner librement aux occupations de fon goüt, qui étoient Pétude, la mufique & Ia Ieélure. Ayant ainfi, d'après les idéés qu'elle s'étoit formées de la perfection dont la créature eft fufceptible, choifi tout ce qu'il y avoit au monde de plus noble pour fa fociété; paflion-  C 87 ) néé d'une vie fédentaire, elle difiribua les différentes heures de loifir que lui laifferoit fa folitude, & fut très-fatisfaite de la portion de félicité qu'elle fe promettoit de 1'exécution de fon plan, envifagé de tous les cótés, & furtout relativement a ce que le monde étoit en droit d'attendre & d'exiger d'elle. Ce nefut pas néanmoins fans trembler,que portant les yeux fur 1'avenir, elle vit les obligations que les revenus confidérables qu'elle pofféderoit bientót alloient lui impofer. Une jufte idéé de ce qu'on nomme ^«lo/r, uudefir fincere de bien faire, étoient les carafteres diftinclifs de fon ame : en conféquence, elle envifageoit fon opulence comme une dette contractie envers les pauvres; & fon indépendance, comme une hypotheque fur fa libéralité, dont elle étoit tenue d'acquitterlecapital & les intéréts. Que d'incidents différents & nombreux fon imaginationn'enfantoit.ellepas! Combien fon efprit n'étoit-il pas fatisfait, & k quel point fa fenfibilité n'en étoit-elle pas affeclée! Tantót elle fecouroit un orphelin, une autre fois elle confoloitune veuve, ou elle arrachoit a 1'injuftice le foible menacé de 1'indigence, & déroboit a 1'infamie le pauvre honteux qui luttoit contre 1'infortune. Cette perfpeélive, en relevant fes efpérances, charmoit en même-temps fon coeur: elle fe confidéroitfous  C 83 ) Pafpeét d'un agent de la Divinité, & jouiflbk d'avance en idéé des récompenfes deftiöées a celui qui s'acquitteroit exaétement & fidéle» ment d'un fi digne emploi. C'eft ainfi que les projets d'une charité gratuite & défintéreffée élevent le courage; & telle eft la pureté des biens que procure une philanthropie éclairée. II lui fut cependant impoflible de réalifer tout defuite fes vues; fa fociété qu'elle fe propofoit de former, ne pouvoir pas être rafferablée dans une maifon étrangere, oü, quoique rien ne s'oppofat a ce qu'elle marquat un peu de préférence a certains individus, elle n'en pouvoit cependant exclure aucun; elle n'étoit pas même en état de fatisfaire entiérement, & autant qu'elle i'auroit defiré, aux libéralités que ion excefïive générofiré projettoir. II auroit fallu pour cela, qu'elle eüt été chez elle, & qu'elle eüt eu fa fortune a fa difpofition. L'un & 1'autre étoit impoflible avant ra majorité. Cette époque, il eft vrai, n'étoit encore éloignée que de huit mois, & elle fe confoloit de ce retard par 1'efpérance de perfeéfionner fon plan pendant eet efpace, & de préparer tout ce qui feroit nécefiaire è fon exécution. Mais, quoique femblable en cela au refte des mortels, qui, fansjouir du préfent, nes'occupent que de 1'avenir, & qu'elle attendit du temps ce bonheur que lé moment aétuel lui  C §9 ) refufbit, elle avoit cependant 1'efprit & le bon fens de ne rien négliger pour rendre, s'il étoit poffible, fon genre de vie actuel plus utile & plus lüpportable qu'il ne 1'avoit été jufqu'alors. D'après cette réfolution, le premier vceu que forma la bienfaifante héritiere , fut celui de quitter la maifon de M. Harrel, oü elle trouvoit aulli peu d'agrément que d'infirudtion, & oü elle étoit continuellement humiliée a la vue de Pindilférence marquée de 1'amie dont la fociété 1'avoit le plus flattée, & de l'affeétion de laquelle elle avoit cru pouvoir fe promettre beaucoup de fatisfaflion. Quoique le teftament de fon oncle exigeüt que, pendant fa minorité, elle vécüt chez l'un de fes tuteurs, il lui lailfoit cependant la liberté du choix, & de quitter'Pun pour aller habiter chez 1'autre toute les fois que cela lui conviendroit. Elle réfolut donc de fe rendre elle même chez eux, & dans Ia vifite qu'elle leur feroit, d'obf'erver leurs manieres & leur facon de vivre; d'après ce qu'elle auroit vu & examiné , de décider celui qui lui conviendroit le mieux, & chez lequel elle croiroit être mieux placée; fe gardant cependant bien de leur laiffer pénétrer fon deffein, jufqu'au moment oü elle feroit prête a 1'exécuter; & alors d'avouer franchement les raifons de fon changement de demeure.  C9o ) Le lendemain de fon arrivée a Londres, elle avoit eu foin de les en prévenir 1'un & 1'autre. Ils lui étoient a-peu-près inconnus, n'ayant pas vu M. Briggs depuis fa neuvieme année, ni M. Delville d'aufli loin qu'elle pouvoit fe fouvenir. La même matinée dans laquelle elle avoit arrangédans fa tête les démarches qu'elle croyoit indifpenfables pour 1'exécution de fon projet, elle fe propofoit de prier M. Harrel de lui prêter fon carroffe, & de faire fans délai les vifites qui devoient préparer fon changement de demeure. Mais en entrant dans la falie oü on 1'avoit avertie que ie déjeüné 1'attendoit, fon empreffement de quitter la maifon céda pour le moment au plaifir qu'elle éprouva a Ia vue de M. Monckton, qui arrivoit tout récemment de Ia Province de Suffolk. Elle lui témoigna dans les termes les plus expreflifs fa fatisfaclion, & ne fe fit même aucune peine de 1'affurer, qu'a 1'exception du moment oü elle avoit embraffé Madame Harrel , elle n'en avoit pas éprouvé de plus vive depuis qu'elle étoit a Londres. M. Monckton, dont le contentement furpaflpit de beaucoup le fien, & dont la joie qu'il avoit de la revoir étoit encore redoublée par la ' nwniere franche & amicale dont elle l'accueilloit, étouffa les mouvements de joie excités par fa préfence; & fe refufant la confolation  (91 ) ie lui manifefter fes fentiments, il s'efforca de ilui paroitre moins charmé qu'elle de leur enitrevue, ne laiffapas échapperle moindre mot, ;ou un fimple coup d'ceil, qui püt le trahir, & fe contint exaftement dans les bornes que la politeife & 1'amitié autorifoient. 3 II s'empreffa de renouveller connoifTance •A avec Madame Harrel, qu'il avoit eu occafioa ; de voir avant qu'elle füt mariée, & a laquelle il n'avoit plus penfé dès que Téloignement de icécile, relativement b laquelle elle lui avoit jparu mériter quelqu'attention de fa part, Ia Hui eüt rendue abfolument inutile. Cette Dajme lui préfenta fon frere, & il s'enfuivit une I converfation très-intéreflante pour les deux | Dames, puifqu'elle roula fur différentes famillles, avec lefquelles elles avoient eu des liaitfons, ainfi que fur le canton en général qu'eli les avoient précédemment habité. M. Arnott prit fort peu de part a ces éclairSi chTements & ik ces queftions. L'accueil graicieux que Cécile avoit fait & M. Monckton, ïj lui avoit caufé un fentiment de jaloufie auffi i involontairc que pénible; il ne fe doutoit cej\ pendant nullement des vues fecretes de ce ders nier. Aucune raifon valable ne 1'autorifoit ï \ les foupfonner, & fa pénétration n'alloit pasj au-dela des apparences. II favoit très-bien qu'il : étoit marié; par conféquent il n'avoit nul fu- jet d'en être aüarmé. Cependant elle lui avoit  ( 9* ) fouri : & il fentoit que, pour fe procurer un pareil fourire, il auroit facrifié de bon cceur tout ce qu'il poffedoit de plus précieux. M. Monckton, de fon cöté, avec une attention bien plus fcrupwleufe, avoit auffi fait fes obfcrvations. L'agitation de 1'efprit de M. Arnoit étoit manifeffe , & la vigilance inquiete de fes regards en démontroit clairernent Tobjet. Une pofition qui procuroii un accès libre & fréquent auprès d'une perfonne telle que Cécile, devoit néceffhirement produire un pareil effet, & il en conduoit qu'il étoit impoffible de la voir fans 1'admirer. Tout ce qui lui reftoit a découvrir, étoit la maniere dont elle recevoit fon hommage. II nè fut pas longtemps a s'en éclaircir; car il reconnut bientót que, libre elle-même de toute paffion, elle s'étoit fi peu appercue de fes alfiduités, qu'elle ne foupconnoit pas lui en avoir infpiré. Cependant, quoique fatranquillité, èenjtiger par 1'extérieur, ne parüt nullement troublée, elle ne 1'étoit pas moins intérieurement que celle de fon rival; & quoiqu'il ne le crüt pas bien formidable, il redoutoit pourtant fa trop grande intimité avec Mifs Beverley; & qu'accoutumée infenfiblement a fes attentions, elle ne finit par en être touchée. II craignoit encore Je crédit de fa fceur, & celui de M. Harrel. Perfuadé que toutes les offres qu'il pourröit faire aéttiellement feroient fftrement rejet-  ( 93 ) tées, il connoiflbit trop bien les effets d'une longue perfévérance, pour voir les avantages de la pofition de M. Arnott lans envie & fans ) inquiétude. II étoit déja tard lorfqu'il prit congé ; & penjdant tout le temps qu'il refta, il ne trouva pas I un inftant a pouvoir parler en particulier a Cé! cile, malgré 1'envie qu'il avoit de 1'inftruire de l Pétat de fon cceur, & de s'alTurer fi 1'on voyaI ge de Londres n'auroit point apporté de nouè velles diilicultés au fuccès du projet qu'il méli ditoir depuis long-temps. Mais comme Madai me Harrel 1'invitoit a diner, il fe flatta que : 1'après-rllné lui feroit plus propice. Cécile étoit auffi très-empreiTée de lui comi muniquer fon plan favori , & de lui deman: der fes confeils fur les mefures a fuivre pour pfon exécution. Accoutumée depuis long-temps a les recevoir , elle defiroit plus que jamais i dans cette circonffance qu'il ne 1'en laiffar pas ;i manquer ; paree qu'elle le regardoit comme > Ie feul homme a Londres qui prit véritablei ment intérêt a elle, M. Monckton fe rendit exnftement a 1'heure a du diné, & rien ne lui annonce plus de fuc» \ cès que le matin; car non-feulemenr M. ArI nou étoit déja arrivé, mais il y trouva encore I le Chevalier Robert Fioyer; & Cécile fut fi c fort 1'objet des attentions de 1'un & de 1'autre, qu'il eut encore moins qu'auparavant 1'occa-  (94) fion de lui parler lans être entendu de la compagnie. II ne fut cependant pas oifif; la vue du Che» valier occupa affez férieufement toute fa pénétration : il chercha a deviner quelies pouvoient être fes vues. Sa fagacité fe trouva pourtant en défaut ; car, quoique la direclion conf. tante de fes regards tournés fans ceffe vers Cécile, prouvaffent au moins qu'il étoit frappé de fa beauté, il montroit affez d'infouciance fur 1'effet de fon obftination a la lixer; fon peu d'empreffement è s'eniretenir avec elle, la confiance foutenue & 1'aifance de fa conduite fembloient indiquer combien il étoit indifférent fur les fentiments qu'il lui infpiroit : incurie tout-a-fait incompatible avec une véritable paffion. II ne voyoit d'ailleurs rien dans Cécile, que ce que la connoiffance qu'il avoit de fon cara&ere lui avoit donné lieu d'en attendre; c'efta dire, une confufion qui prouvoit autant fa modeftie que fon indignation de la hardielïe avec laquelle on ofoit la regarder. II retira donc très-peu de fatisfaélion de cette vifite; car, après le dfné, les Dames pafferent dans une autre falie : & comme elles étoient engagées pour la foirée, elles n'inviterent point les hommes a prendre le thé. II trouva cependant moyen, avant qu'elles quittaffent 1'appartement, de lier une partie, pour fe trou-  ( 95 ) t ver Ie Iendemain matin a Ia répétition d'un opéra nouveau, & il promit de les venirprendre. II ne refta après leur départ qu'autant que jla décence Fexigeoit; la fituation préfente de fon efprit ne lui perrnettoit guere de prendre part a une converfation qui, depuis la fortie de Cécile, ne pouvoit plus avoir rien (Pin- i téreffant pour lui. CHAPITRE VIII. Une répétition cTopéra. ILe Iendemain entre onze heures &midi,M. 1 Monckton retourna chez M. Harrel: il trouva ten entrant, ainfi qu'il s'y attendoit, les deux iDames, & M. Arnott, comme il le craignoit, prêt a les fuivre. II eut cependant a peine le temps de s'affliger de ce contre-temps; car il s'en préfenta bientót un nouveau, puifqu'au (bout de quelques minutes ils furent joints par jle Chevalier Floyer, qui déclara qu'il étoit réIfolu de les accompagner au théatre de Haysmarket. M. Monckton, pour déguifer fon chagrin, ] prétendit qu'il falloit partir tout de fuite, afin ' d'arriver avant 1'ouverture. Ils étoient donc iprêts k fortir, lorfqu'ils furent arrêtés par Parrivée de Morrice. L'étonnement que fa vue caufaa M. Monck.  C 96 ) ton fut extréme. II ignoroit que ce praticien füt connu de M. Harrel; car il fe rappelloit que, lorfqu'ils fe renconrrerent derniérement chez lui. c'étoit la première fois qu'ils s'étoient vus. II en conclut donc naturellement que Cécile étoit 1'objet de fa vifite; mais il étoit en peine d'imagmer le prétexte qu'il auroit pu inventer pour la rendre plaufible. Le ton de familiarité fur lequel il paroilToit être avec toute la maifon, ne contribua pas a diminuer la furprife; car lorfque Mad. Harrel lui témoigna le regret qu'elle avoit d'être obligée de fortir, il la pria d'un air dégagé, de ne pas fe gêner pour lui, affurant qu'il lui auroit été impoffible de s'arrêter plus de deux minutes, & promettant, fans qu'on 1'en priïu, de revenir Ie Iendemain. Et lorfqu'elle ajouta : nous ne ferions pas fi preffées de fortir, fi nous n'allions a 1'opéra afiifter a une répétition, il s'écria fur-lechamp : Une répétion? Quoi, réellement, vous allez a la répétition? Eh bien, j'ai envie d'y aller auffi. Alors appercevant M. Monckton, il lui fit une profonde révérence, & lui demanda refpeétneufement comment il avoit laiffé Milady Marguerite, qu'il comptoit parfaitement rétablie de fa derniere indifpofition; ajoutant différentes queftions fur fes arrangements pour 1'liyver. Ces propos étoient peu propres a rendre fa préfence  (97 ) préfence fupportable a M. Monckton, qui lui répondit afi'ez féchement, & continua a preffer les Dames de partir. Oh, s'écria Morrice, il eft bien inutile de tant fe preffer: la répétition ne commence qu'a une beu re. Vous vous trompez, Monfieur, repartit M. Monckton : elle doit commencer a midi. Ah! oui, vous avez raifon, reprit Morrice. J'avois oublié le ballet, & j'imagine qu'on le répéterale premier. Permettez, Mifs Beverley, que je vous demande fi vous avez jamais vu la répétition d'un baliet? Non, Monfieur. En ce cas, je vous affure qu'elle vous fera le plus grand plaifir. Uien au monde n'eft fi comique que de voir ces fignors & ces jtgnonzsfaifant descabrioles lematin. Oh, lesj%aranti ne fauroient manquer de vous amufer beaucoup. Vous n'avez certainement jamais vu de votre viè un pareil affemblage de gredins : ce qu'il y a de plus finguiier, c'elt de voir leurs vifages; car pendant tout le temps qu'ils fautent, & font des entrechats fur le théatre comme s'ils étoient hors d'eux-mêmes & ne pouvoient contenir leur gaieté, ils ont 1'air auffi grave & auffi lugubre que des enterreurs. Gardez-vous bien de rien dire au détriment de la danfe , s'écria 4e Chevalier; c'eft elle Tome I. E  ( 9S ) feule qui foutient 1'opéra, & je fuis für qua c'eft 1'unique chofe a laquelle on faife attention. Les Dames entrerent alors dans le vis-4-vis de Mad. Harrel. Les hommes , après leur avoir donné la main pour y monter, furent joints par M. Morice, qui les fuivit fans fe le faire dire, & fe rendit avec eux 4 Hay- martcet. La répétition n'étoit pas encore commencée; Madame Harrel & Cécile s'affurerent d'une loge fur le thé&tre, d'oü les hommes de leur compagnie eurent foin de ne pas trop s'éloigner. M. Gofport les ayant appercues, vint 4 elles, & ne tarda pas 4 lier converfation avec Cécile. Mlle. Larolles, avec quelques autres Demoifelles vint un moment après occuper la loge voifine, regarda, fit un figne de tête, & falua , avec fa pétulance ordinaire, Mad. Harrel, fans faire attention 4 Cécile, qui lui avoit pourtant fait la révérence la première. Qu'eft-il donc arrivé? s'écria M. Gofport; auricz-vous ojfenfé votre petite amie la babillareie? Pas que je fache, repartit Cécile; peut-être ne me reconnoit-elle pas. Précifément au même inffant, Mlle. Larolles frappa 4 la porte de la loge, & yentra pour s'entretenir avec Mad. Harrel, caufa & rit  ( 99 ) -queiques minutesavec elle, fans paroltre s'appercevoir que Cécile y füt. Qu'avez-vous donc fait heette pauvre fille, lui dit M. Gofport a 1'oreille, la derniere fois que vous 1'avez vue ? Auriez-vous parlé plus qu'elle? Cela auroit-il été pofiible ? lui répondit Cé. cile; je perfide a croire qu'elle ne me recon* nolt pas. Alors elle fe leva : ce qui fit, que Mlle. Larolles , fans le vouloir, fe tourna de fon cóté. Elle la falua de nouveau; mais a peine cette jeune Demoifelle daigna lui rendre fa politeffe, & d'un air piqué, elle fe tourna fubitemenc d'un autre cóté; enfuite, faifant un figne de ■tête gracieux a Mad. Harrel, elle fut promptement rejoindre fa compagnie. Cécile, très-étonnée, dit a M. Gofport : Vous voyez & préfent quelle a été notre préfomption en fuppofant que la langue de cette jeune Demoifelle étoit toujours a notre difpofition. Ah, Mademoifelle, s'écria-t-il, en riant,il n'y a plus ni conftance ni confiflance dans ce bas monde, non pas même dans la langue des perfonnes qui ont le plus de volubilité! Et fi elles viennent a enmanquer, fur qui pourronsnous compter? Sérieufement, répartitCécile, jefuisfachée *3e 1'avoir offenfée , d'autant plus que j'ignore E ij  ( ioo ) comment & en quoi; en forte que je ne fais quelle excufe lui faire. Vou!ez-vous me choifir pour votre ambaffadeur? Lui demanderai-je la raifon de ces hoftiiités? Elle Ie remercia, & il fuivit Mlle.Larolles, qui parloit alors très-férieufement a M. Meadows, Ie même avec lequel elle s'eiuretenoit le jour que Cécile la vit pour la première fois chez Mad. Harrel. II s'arrêta un moment pour lui laiffer finir fon difcours, qu'elle conclut avec affez de vivacité par ces mots : Je n'ai jamais rien vu de pareil de ma vie; mais je me garderai bien de fouffrir des airs de cette efpece; elle peut bien y compter. M. Meadows fe contenta pour toute réponfe, d'étendre les bras avec un fourire languiffant, & de bailler. Alors M. Gofport profitant de eet inftant de filence, lui dit & demivoix : Mademoifelle, on m'a dit quelque chofe de fort extraordinaire fur votre compte. lléellement? repliqua-t-elle vivement. Ditesmoi, je vous prie, de quoi i! s'agit. Quelque chofe fans doute de monftrueufement impertinent. Cependant je crois pouvoir vous affurer d'avance que rien n'eft plus faux, Votre alfurance, s'écria-t-il, port-e conviction , car ce rapport affure que vous avez ceffé de parler, Oh! n'eft-ce que cela? repliqua-t-elle toute  C 101 ) déconcertée. Je croyois qu'il étoit queftion de M. Sawyer; on m'a fi fort- tourmentée a fon fujet, que je ne peux plus 1'entendre nommer. Quant a moi, je n'en ai jamais oui parler, ainfi ne craignez rien de ma part relativement a lui. Bon Dieu, M. Gofport! comment pouvezvous parler ainfi? Je fuis füre que vous avez fu ce feftin de nuit; toute la ville en fut inf • truite au moment même. Quel feftin? En.! vous Ie favez bien; mais vous faites ainfi pour que je vous le dife. Je n'ignore pas que 1'on n'a parlé d'autre chofe pendant un mois. Vous êtes furieufement courageufe ce matin! A peine y a-t-il deux minutes que je vous ai vu défier Mifs Beverley; & vous voila déja prête a combattre un nouvel antagonifte. Oh! quant 4 Mifs Beverley, je dois vous prier de ne m'en jamais parler. Elle s'eft conduite d'une manierefi impertinente a mon égard, que je fuis bietfréfolue a ne lui jamais adreffer la parole. Eh, quoi? que vous a-t-elle donc fait? Oh ! vous ne fauriez vous figurer a quel point elle m'a manqué. Vous faurez que le jour de fon arrivée a Londres, je la vis chez Mad. Harrel; & dès le Iendemain matin, j'ailai moi même en perfonne lui faire viliie; car E üj  ( 102. ) je ne voulus pas lui envoyer urie csrte, paree que mon intention étoit réellement d'être polie a fon égard. Eh bien, le jour d'après, elle n'approcha pas du logis, quoique je retournaffe encore chez elle. Je n'y fis cependant aueune attention; mais le troifieme jour étant paffé fans qu'elle eüt feulement daigné m'envoyer fon billet, ce procédé me parut de la plus grande impoliteffe; aéluellement il s'eft écoulé plus d'une femaine, & je n'ai pas entendu parler d'elle : ainfi je fuppofe qu'elle ne fe foucie pas de moi, j'en ai pris mon parti, & je renonce a fa connoifTance. M. Gofporr, fatisfait de favoir la raifon de fa colere , retourna joindre Cécile, & lïn. fbrma de Taccufation grave qu'on formoit ifa charge. Je fuis du moins fatisfaite de connofrre mon crime, dit-elle; fans cela j'aurois continué a pécher par ignorance; car je vous avoue que je n'aurois jamais penfé a lui rendre fes vifites : dans le cas même oü j'y aurois penfé, je n'aurois pas foupfonné avoir différé trop longtemps. Je ne fuis pas en cela de votre avis, dit Mad. Harrel en 1'interrompant : une première vifite doit fans faute être rendue dans 1'efpace de trois jours. Alors, répondit Cécile, j'ai uneexcufe contre laquelle on ne fauroit rien all éguer; car je »e  ( io3 ) rappelle que letroifieme jour je la vis chez vous." 'Oh! cela ne fait rien a la chofe; vous deviez aller chez elle, ou lui envoyer votre billet : c'eft tout comme fi vous ne 1'aviez pas vue. L'ouverture commenc, ant dans ce moment, la converfation en refta 14. Cet opéra étoit le premier que Cécile eüt entendu ; elle avoit pourtant quelque connoilfance de la mufique Jtalienne, 4 1'étude de laquelle elle s'étoit appliquée avec foin; le goüt naturel qu'elle avoit pour cet art, 1'avoit engagée 4 fréquenter afllduement les concerts de Bury & de fes environs, & elle recevoit réguliérement de Londres les produclions des plus grands maitres. Cependant, le peu d'expérience qu'elle avoit acquife dans ce genre de mufique imitative, fervit plutót 4 augmenter qu'4 diminuer la furprife avec laquelle elle affifta 4 ce chef-d'ceuvre; furprife dont la découverte de fon igno» rance ne fit pas la partie la moins confidérable. Incapable de juger, par le peu qu'elle avoit appris, de ce qui lui reftoit encore 4 apprendre, elle vit avec étonnement combien la mufique écrite eft peu propre 4 donner une jufte idéé de Pexécution: ainfi, n'ayant précifément que ce qu'il falloit de connoilfance pour entrevoir les difficultés, & fentir une grande partie du mérite, elle prêta a 1'opéra une attention prefque pénible, par 1'application fcrupuleufe qu'elle y apporta. E iv  C 104 ) Mais que le plaifir & 1'admiration que lui caura 1'exécution générale furent foibles en comparaifon de 1'émotion vive que lui fit éprouver 1'incomparabie Paccbirotti J Combien elle le trouva fupérieur è 1'idée qu'elle s'en étoit formée!. Toute eatiere a 1'impreffion que les fons de cet excellent chanteur faifoient fur fon ame, elle fentoit ce qu'elle ne pouvoit exptiquer, elle jouiflbit de ce qu'elle ne pouvoit comprendre. L'opéra qu'on répétoit étoit Artaxerxh. Cécile 1'écoutoit avec d'autant plus de charme, qu'efle avoit !u d'avance les paroles de ce drame intéreffant; & comme le genre fimple eil toujours le plus agréable, rien ne lui plut davantage que la naïveté avec laquelle Pacchirotti chantoit ces touchantes paroles : Sono innocente. Sa voix toujours rendre & paflionnée les rendoit d'un ton de douceur, de perfuafion & de fenftbilité, qui lui caufa uneémotion auffi nouvelle que délicieufe. Mais quoiqu'elle füt peut être Ia perfonne de toute la falie la plus étonnée, elle n'étoit cependant pas la feule que le plaifir tranfportat; & quoique trop occupée elle-même pour faire attention au refle des fpeclateurs en général, elle ne put s'empêcher de remarquer ♦ju'un vieillard, placé auprès d'une des décorations, appuyoit fa tête de maniere 4 fe cacher le vifage & a ne rien voir qui pfit détour-  ( io5 ) ner fon attention ; & tandis que Pacchirotti chanta, il foupira fi profondément, que Cécile , frappée de fon extréme fenfibilité aux charmes de la mufique, 1'oblérva attentiv.ment toutes les fois que fon ame fe trouva affez libre pour pouvoir s'occuper de toute autre émotion que de la fienne. Auffi-tót que la répétition fut finie, les hommes de la compagnie de Madame Harrel s'emprefferent d'entourer fa loge; & Cécile reconnut alors que la perfonne dont l'en-houfiafme avoit excité fa curiofité, étoit le même vieillard dont la conduite extraordinaire i'avoit fi fort furprife chez M. Monck.on. Le delïr qu'elle avoit d'abord eu de fe procurer quelque information a fon fujet, s'étant renouvellé, elle fe préparoit a de nouvelles queftions, lorfqu'elle en fut empêchée par 1'arrivée du Capitaine Aresby. Celui-ci 1'aborda avec un fourire qui annoncoit combien il étoit fatisfait de lui-même; & après lui avoir dit a voix bniïe, qu'il e'péroit qu'au moment oü il avoit 1'honneur de la voir elle étoit en parfaite fanté, il s'écria : que la ville eft horriblement déferte 1 Cette folitude eft pétrifiante! J'imagine que vous nevous trouvez pas a préfent obfédée war !e trop de monde. A préfent ! repli-uia M. Gofport; je croirois volontiers le contraire. Réeüemein? repliqua ie Capitaine fans s'aFE v  C icfi ) percevoir de 1'épigramme. Je vous jure qu'A peine ai-je vu un être vivanr. Avez vous déja effayé du Panthéon, Mademoifelle ? Non, Monfieur. Ni moi non plus; je ne fais pas s'il y va quelqu'un cette année. Ce fpeSfacle n'eft pas mon fpeclacle favori; rien de plus ennuyeux que de fe tenir la long-temps affis pour écouter de la mufique. Avez-vous déja fait 1'honneur au feftino de vous y arrêter un inffant ? Non, Monfieur. Permettez-moi donc de vous fupplier de vouloir en effayer. Oui, vous avez raifon, s'écria Madame Harrel , j'ai réellement tort a cet égard : j'aurois dü vous engager a foufcrire; mais, bon Dieu !. je n'ai encore rien fait pour vous, & vous ne me le rappellez pas! Nous avons l'ancienne mufique & le concert d'Abel. Quant k 1'opéra, nous pourrons prendre une loge pour nous deux. II ne faut pourtant pas oublier d'effayer du concert des Dames. Nous avons encore cinquante autres endroits dont nous devons nous occuper. O jour de folie & de difïïpation ! s'écria une voix peu éloignée. O vous, partifans de 1'oifiveté & du luxe! qu'inventerez vous encore pour perdre Ie temps ? Jufqu'ou poufTerezvous vos efiörts pour 1'anéantifTement de toute Vertu?  ( 107 ) Tout le monde parut étonnê. Madame Harrel fe contenta de dire froidement: Ma chere, ce n'eft que le mifanthrope. Le mifanthrope ! répéta Cécile, qui vit que ces exclamations procédoient de celui qui avoit été précédemment 1'objet de fa curiofité. Eftce la lenom fous lequel cet homme eftconnu? II e(t connu fous plus de cinquante noms, ajouta M. Monckton; fes amis lui donnent celui de moralifte, les jeunes Demoifelles Pappellent la téte fitte; les maccaronis, Yours; enfin, il eft défigné fous toutes fortes de noms, le fien feul excepté. Je vous affure, Madame, que c'eft un malheureux tout-a-fait pêtrifiant, dit le Capitajne; il m'obfede par-tout. Si j'avois fu qu'il fut fi prés, je me ferois bien gardé de rien dire. C'eft ce dont vous vous Êtes acquitté tout «jffi bien , s'écria M. Gofport, que fi vous en aviez été initruit d'avance; & alors il vous auroit été impoffible de mieux faire. Le Capitaine qui n'avoit point entendu ce propos, plutót dirigé contre lui qu'adreffé k fa perfonne , continua de parler a Cécile. Oferois-je efp'rer que vous daignerez nous honorer de votre préfence k notre bal mafqué du Panthéon? On ne difiribuera que cinq cents billets, & la foufcription ne fera que de trois guinées & demie. O dignes objets de charité & de munificenE vj  C 108 ) ce! s'écria de nouveau Pinconnu. O vous, êtres malheureux, mourant de faim & de mifere, approc'iez, écoutez ces difcours infenfés de 1'opulence ! Approchez, vous qui êtes nuds & qui manquez de pain, &vous ('aurez 1'ufage auquel on deftine cet argent qui auroit iuffi a vous procurer les vêrements & la nourrture dont vous avez befoin. Cet érrange fou, dit le Capitaine, devroit réellement être renfermé. II m'a fi fouvent dégoüté, que je le crois tout-a fait dangereux. Je me fuis fait une loi , toutes les fois que je 1'appercois , de ne jamais ouvrir la bouche, Oü 1'avez-vous donc fi fouvent rencontré ? lui demanda Cécile. Mais , répondit le Capitaine, par-tout; il n'y a pas d'ours plus fauvage dans toute la ville. Mais Ia circonltance oü il me parut Ie plus pétrifiant, fut celle oü j'eus 1'honneur de danfer avec une très-jeune Demoifelle qui ne faifoit que de fortir de fa penfion, & dont les parenrs avoient jetté les yeux fur moi pour 1'introduire dans Ie monde. Tandis que je faifois mon poffïble pour ramufer, il s'avanca, & avec fes manieres extraordi;.aires. lui dit que toutes mes paroles n'avoient pas le moindre fens. J'avoue que je n'ai jamais été aufii renté d'étre enragé contre quelqu'un de cet nge-la, que dans cette oceafion. M. Arnott ayant averti les Dames que leiar  ( io9 ) carroffe les attendoit, elles fortirent de leivr loge; mais comme Cécile n'avoit encore jamais vu 1'intérieur d'un théatre, M. Monckton , elpérant que tandis qu'elle s'amul'eroit a le regarder, il trouveroit l'occafiot] de lui glifler quelques mots , demanda a Morrice pourquoi il ne faifoit pas voir les décorations. Celui-ci, n'étant jamais plus content que lorfqu'on 1'employoit, affura que c'étoit la chofe du monde qu'il a'moit le mieux, & demanda la pe-miflion d'en faire les honneurs a Mad. Harrel, qui, cherchant toujours avec empreffement tout ce qui lui promettoit quelque diftraétion , accepta fon olfre. lis fe rendirent tous fur le théatre ; leur compagnie étoit la feule qui ne fe füt pas retirée. Nous allons faire ici une entrée triomphante, s'écria le Chevalier; toutes les fois que je monte fur les planches, j'ai prefque envie de devenir Comédien. II feroit bien lingulier a votre flge , s'écria Jyl. Gofport, que vous euffiez attendu jufqu'a préfent a prendre ce parti. A mon age! répéta-t-il : qu'entendez-vous par-la? Me prenez-vous pour un vieillard? Non, Monfieur; mais je vous prends pour quelqu'un qui a paifé 1'age de 1'enfance, & conféquemment qui a fini fon appretitilfage avec les acteurs auxqueis il a eu a faire lui  C i» ) lè grand tfiéfttne du monde, & commencénir moins depuis quelques années a voler de fespropres alles. Allons , s'écria M. Morrice; voulez-vous que nous déciamions quelque morceau pathétique? Cela nous réchauffera. Volontiers, die le Chevalier, pourvu que ce foit pour un objet effeétif qui en vaille la peine : par exemple, fi Mifs Beverley vou-~ loit fe charger du róle de Juliette, elle n'ati-roit qu'a dire un mot, je ferois a fes ordres & prêt a m'acquitter de celui de PvOtnéo. Dans ce moment, 1'inconnu quittant le coin oü il s'étoit confiné , s'avanca tout-a-coup, & fe placant devant eux, il fan?a fur Cécile un regard de pitié. Pauvre innocente, s'écriat-il , combien de perfécuteurs s'attachent a tes pas ! Se peut-il que tu ne t'appercoives pas encore de leurs vues perfides? Ils t'ont marquée pour leur viftime , & ils te regardent déja comme une proie qui ne fauroit leur échapper. Cécile, extrêmement frappée d'une pareille apoffrophe, s'arréta tout court, & parut fort émue. Le vieillard ne s'en appergut pas plutót, qu'il ajouta : Que ce foit le danger, & non 1'avertilfement qui t'affecte! Chaffe loin de toi les flaneurs & les importeurs qui t'affiegent ; recherche Ia fociété des gens vertueux, foulage le pauvre, & fouftrais-toi a la  C i " )' deftruclion dont 1'opulence, fourde aux plaiiites du miférable eft menacée. Aprös avoir proféré ces derniers mots avec beaucoup de force & d'énergie, il paffa gravement au milieu-d'eux, & difparut. Cécile, trop étonnée pour Être en état de parler, relta quelque temps immobile; formant en elle-même différentes conjeftures tor le fena d'une exhortation auffi pathétique & auffi extraordinaire. Le refte de Ia compagnie n'étoit guere moius troublé qu'elle. Le Chevalier, M. Monckton & M. Arnott , tous occupés de leurs vues particulieres, s'imaginerent que cet avis y avoit quelque rapport. M. Gofport, de fon cóté, étoit f&Ché de fe voir confondu avec eux, & qu'on lui eüt auffi donné les épithetes de flatteur & d'impoffeur. Mad. Harrel ne pouvoit pardonner d'avoir été arrêtée dans fa promenade ; & Ie Capitaine Aresby, paliflant è Ia vue de ce vieillard , fe retira a 1'inftant qu'il parut. Au nom du Ciel, s'écria Cécile , après qu'elle fut un peu remife de fa confternation , quel eft cet homme, & que peut-il prétendre? II eft impoffible que vous , M. Monckton , n'en fachiez quelque chofe ; car c'eft chez vous que je Fai vu pour la première fois. Je vous affure, répondit celui-ci, qu'alors je ne le connoiffois pas, & que je n'en fais  ■ C 112 ) gnere davantage k prérent. Belfield 1'avoit ramaïTé quelque part, & me demanda la permillion de Tamener au logis : il 1'annonca fous le nom d'A/bano. Sou caraclere me parut tout-a-fait lingulier; & Belfield , paffionné de tout ce qui a Papparence d'originalité, en étoit très-entêté. Ce vieillard a diablement d'humeur, s'écria le Chevalier; & s'il continue toujours fur le même ton, il conrt grand rifque d'avoir les oreilles coupées. Je n'ai encore rencontré perfonne dont la conduite füt auffi extraordinaire que celle de cet homme, dit M. Gofport; il a fair de déterter le genre humain, '& cependant il n'eft jamais un moment feul, il fe fourre clans toutes les compagnies fens jamais lè lier avec perfonne : il joue ordinairement le róle d'obfervateur févere & filencieux; ou s'il lui arrivé de parler, ce n'eft que pour débiter quelque fentence, quelque moralité, oudes cenfures ameres & piquantes. On vint de nouveau annoncer que Ie car» roffe étoit prêt. M. Monckton fnifit la main de Cécile, & M. Morrice s'empara de celles de Madame Harrel. Le Chevalier & M. Gofport faluerent & partirent. Quoiqu'ils euffent quitté Ie théatre, & qu'ils fuffent arrivés au haut d'un pe;it efcalier qui leur redoit a delcendre, M. Monckton, fe voyant débarrafifé de tous  C "3 ) Jcs itnportuns, fi 1'cxcepiion de M. Arnott qu'il efpéroic écarter aufli, ne put réfifter au defir de faire une nouvelle tentative, pour fe procurer une converfation de quelques rainutes avec Cécile. Pour cet effet, s'adreflant encore a M. Morrice , il s'écria : Je ne crois pas que vous ayez encore fait voir a ces Dames aucune des machines" du derrière des couliffes? Je l'avoue, repartit Morrice; je ne leuren ai montré aucune. Ne conviendroit-il pas que nous retournaffions fur nos pas? J'en ferois enchantée, dit Mad. Harrel. Et ils retournerent. M. Monckton profita habilement de 1'occafion qui fe préfentoit, pour dire a Cécile : Mademoifelle , ce que j'avois prévu n'a pas manqué d'arriver. Vous êtes environnée de gens rufés & mal jntentionnés, intéreü'és, faux & hypocrites, qui n'ont d'autre but que des'enr parer de votre fortune, & dont les vues mercenaires, fi vous n'y prenez garde... Un cri percant de Mad. Harrel 1'empêcha de continuer.'Cécile, fort allarmée, le quitta pour en apprendre la caufe. M. Monckton ne put s'empêcher de la lüivre , & fut mortifié outre mefure, en voyant cette Dsme nre de toutes fes forces, & que cette joie immodérée étoit caufée par le trop grand empreffcment de M. Morrice, qui, en faifant les honneurs du  C m ) rttèatrej s'étoit' accroché a une couliffe qui lui' étoit tombée fur la tête. II fut impoffible de s'arrêter plus longtemps; & M. Monckton, en conduifant les Dames a leur carrolfe , eut befoin de toute fa patience & de toute fa raifon pour s'empêcher de reprocher a Morrice fon étourderie & fa mal-adreffe. La toilette, le diné en nombreufe compagnie a Ia maifon, enfuite Paffemblée au-dehors, remplirent, comme a 1'ordinaire, le reftede la journée. chapitre ix. Une bumble pricrc. Ij e Iendemain Cécile, d'après les remontran» ces plufieurs fois réitérées de Mad. Harrel r fe détermina enfin a faire a Mlle. Larolles Ia vifite que Pufage exigeoit. Elle vit combien il lui feroit difficile, dans fa pofition préfente, d'exécuter les changements qu'elle avoit projettés dans fa maniere de viwe, & elleconclut qu'il convenoit de ne rien faire qui püt lui donner un air de fingularité jufqu'a 1'époque de fa majorité, oü elle feroit libre d'agir felon fa volonté. Cependant, depuis qu'elle avoit ouï les inftruftions emphatiques & falutaires du mentor inconnu qu'elle avoit rencontré 4  C "5 ) l*opéra T elle étoit plus réfolue que jamais t difpofer de fon temps & de fes richeffes d'une facon plus analogue a fes goüts, & plus conforme aux lumieres de fa confcience. Mad. Harrel s'excufa de 1'accompagner, paree qu'elle avoit donné rendez-vous a un-: i architefte qui devoit lui apporter un plan que ii fon mari & elle vouloientexaminer.Ils'agiffoit 3i de conftruire un petit batiment du moment, a Violet-Bank , oü ils fe propofoient après Paques , de repréfenter quelques pieces de théatre. Mifs Beverley defcendue a Ia porte de Iat rue pour monter dans le carroffe qui fatten-i{ doit , fut frappée de 1'afpecl d'une femme | de m'oyen dge , qui fe tenoit k quelque diftanï ce, & paroiffoit faifie de froid. Au moment , oü' elle parut, elle remarqua qu'elle joignoit ? les mains d'un air fuppliant, & s'approchoit de la voiture. Cécile s'arrêta pour la confidérer. Son hari billement, quoiqu'extrêmement fitnple, étoit 5 cependant plus propre que ne 1'eft ordinaireI ment celui des mendiants. Elle réfléchit queljj que temps k ce qu'elle pourroit lui préfenter1 La pauvre femme continuoit cependant a s'aI vancer, mais avec une lenteur qui indiquoit r une exceffive foibleffe. Lorfqu'elle fut plus proche, & qu'elle eut levé la tête, ellepréfenta Bünage la plus complete de la douleur; elle  C nö ) étoit fi défaite , fi pale, que Cécile en fut effrayée. Les mains toujours jointes, & d'une voix dont elle paroiffoit elle - même redouter les accents, elle s'écria : O Madame, daignez avoir la complaifance de m'écouter! Vous écouter ? repartit Cécüe, en mettant fur-le-champ Ia main dans fa poche pour en tirer fa bourfe. Très-certainement; dites-moi ce que je peux faire pour vous. Le Ciel, Madame , vous récompenfe de votre bonté! s'écria la femme d'un ton plus affuré; je craignois de vous fitcher : mais j'ai vu le carroffe devant la porte, & j'ai voulu faire une tentative : quel qu'en foit le fuccès, je ne faurois en être plus mal; Ia mifere,Madame, donne de Ia hardieffe. Me facher! repartit Cécile, en tirant un écu de fa bourfe. Non, affurément. Qui pourroit contempler votre indigence, & éprouver d'autre fentiment que celui de la pitié? Ah! Madame, repliqua -1 - elle ; je pleurerois prefque en vous entendant parler ainfi, quoique j'euffe cru de ne plus répandr'e de larmes depuis que j'ai ceffé d'en verier pour mon pauvre Guillaume. Avez vous donc perdu un fils ? Oui, Madame; mais il éroit trop b-n pour refter plus long - temps fur cette rerre : aulïï ai je tout-a-fait ceffé de le regretter.  ( "7 ) Entrez, ma bonne femme , dit Cécile; il fait trop fraid pour refter ainfi a Pair; vous paroiffez déja toute tranfie : entrez, pour que I je puiffe m'entretenir avec vous. Elle ordonna alors au cocher de faire le tour de la place, & de Pattendre, dif'ant enJ fuite a cette femme de la fuivre. A.peine^fu:t rent-elles entrées dans une falie baffe, qu'elle i jui demanda ce qu'elle pouvoit faire pour fon fervice, ajoutant, tandis qu'elle parloit, par un mouvement de compaiïion , un fecond J écu a celui qu'elle tenoit déja dans la main. Vous pouvez tout, Madame, répondit la (j pauvre femme, il ne s'agit que de plaider noJ tre caufe auprès de Monfieur : il ne connoit il guere notre profonde mifere, paree que fa J fuuaiion eft bien différente de la nótre. Je me tl garderois bien de Pimportuner fi fouvent, fi la I néceffité ne m'y contraignoit. Cécile, frappée de ces mots, // ne connoit \ guere notre profonde mifere, paree que fa \ fttuation eft bien différente de la nótre, eut ü de nouveau honte de Ia modicité du préfent 1 qu'elle fe propofoit de lui faire; & tirant une J autre demi-guinée de fa bourfe, elle lui dit : ] Ceci pourra-Ml vous être de quelque fecours ? ] Une guinée fnffira-t-elle pour vous procurer ] ee qui vous efl: nécelfaire? Je vous remercie très-humblement, MaJamo, dit la femme en faifaut une profonde ré-  ( "8 ) ' Vérence; voulez-vous que je vous en donne un recu? Un recu ? s'écria Cécile avec vivaeité, de quoi? Hélas, nos comptc-s ne font point encore foldés, & je me propofe bien de faire quelque chofe de mieux pour vous, dès que je me ferai convaincue que vous en êtes aufli digne que votre extérieur me 1'annnonce. Vous.êtes trop bonne, Madame; je vous offrois un rec,u deTargent que vous venez de ;me donner; que je croyois être un &-comp:e. Un a-compte! de quoi ? Je ne vous comprends pas. Votre mari ne vous auroit-il jamais parlé, Madame, de ce qu'il nous doit? De ce qu'il vous doit? Oui, Madame, de nos comptes pour 1'ouvrage fait au nouveau temple de fa campagne de Violet-Bank; c'eft Ie dernier un peu conlidérable que mon pauvre mari ait été capable de faire, & c'eft en y travaillant qu'il a gagné fa maladie. Quel ouvrage? quelle maladie? s'écria Cécile. Qu'eft-ce que votre mari avoit è faire a Violet-Barik ? II eft charpentier de fa profefllon, Madame. J'imaginois que vous auriez pu vous rappeller Ie pauvre Hill , & que vous 1'aurieE peut-être appercu. Non, je n'y ai jamais mis le pied ; fans  C 1X9 ) doute vous me prenez pour Madame 'Harre!- Sürement, Madame, j'ai cru jufqu'a préfent que vous 1'étiez. Vous vous trompez; mais dites-moi ce que c'eft que ce compte. C'eft un mémoire, Madame, pour un ouvrage très-pénible, un ouvrage, Madame, qui coütera fürement la vie a mon mari; & quoique je n'aie ceffé jour & nuit de folliciter M. Harrel pour en obtenir le payement, que je lui aie adreffé plufieurs lettres pour expofer notre mifere, & le fupplier d'y avoir égard, U m'a été impoflible d'en arracher un fenl fchelling. Aftuellement les domeftiques , loin de me laiffer la liberté de lui parler, me refufent même la porte. Ah! Madame, vous qui paroiffez fi fenfrb'.e, daignez intercéder en notre faveur! Affurez-le que mon pauvre mari ne fauroit plus vivre; dites-lui que mes pauvres enfants meurent de faim ; ajoutez que mon pauvre Guillaume, qui nous aidoit a fubfifter, eft mort; que toutes mes peines & le travail que mes forces me permettent de faire ne fuffifent pas a nous nourrir. Grand Dieu ! s'écria Cécile très-émue, quoi! ce que vous follicitez avec tant d'humilité, eft un argent qui vous appartient fi légitimement? Oui, Madame, c'eft un argent gagné honnêtement, légiümement, &a la fueur de no-  ( I*>) tre front. M. Harrel ne le fait que trop, & il vous Ie dira lui-même. Cela eft impoflible, repartit Cécile; il 1'ignore fans doute , & je m'engage a 1'en informer au plutót. A combien fe monte ce compte ? A vingt-deux livres flerling, Madame. Comment, il ne fe monte qu'a cela? Ah! Madame , vous autres gens riches , vous n'imaginez guere ce qu'eft une pareille fomme pour des pauvres comme nous. Une malheureufe familie, telle que lamienne,vivant de fon travail, s'entretient long-temps" avec cet argent, & en le poffédant, fe croit prefque en paradis. Pauvre digne femme ! ajouta Cécile , le j cceur gros, & retenant a peine fes larmes , li vingt-deux livres vous procurent une fi grande fatisfaétion, il feroit réellement bien cruel qu'on vous fit attendre plus long-temps une fomme fi modique, & que vous réclamez a fi jutte titre, fur-tout votre débiteur étant en état de vous payer fans s'incommoder. Attendez-moi ici un moment, & je vous apporterai tout de fuite votre argent. Elle la quitta fur-le-champ, & revint a Ia falie a manger, oü elle ne trouva que M. Arnott, qui lui dit que M. Harrel étoit a la bibliotheque avec fa foeur, & quelques amis. 1 Cécile lui dit en peu de mots de quoi il s'a- giffoit,  ( Wi ) i jpffoit, & Ie piia d'avertir M. Harrel qu'elle ; fouhaiteroit lui parler. M. Arnott fecoua la tête, & obéit. Les deux beaux-freres revinrent enfemble; ]& M. Harrel lui adreffant la parole d'un air l fatisfait : Mifs Beverley , lui dit-il, je fuis jcharmé que vous ne foyez pas encore partie: j nous avons grand befoin de vos confeils; vouidriez vous bien prendre la peine de monter? Tout-a-l'heure, répondit-elle; il faut aupat ravant que je vous entretienne au fujet d'une | pauvre femme a laquelle j'ai parlé par hafard, | & qui m'a fuppliée de vous engager è acquitter une petite dette qu'elle imagine que vous avez oubliée, & dont vraifemblablement vous i n'avez jamais eu aucune connoilfance. Une dette? s'écria-t-i' en changeant fubite* 3ment de ton: qui eft. cette femme? T„ „„„fa f \ii cIIq la n/lmmo l-h I "Pit « : femme du charpentier que vous avez employé a la conftruétion d'un nouveau temple a Vio; let-Bank. Comment, quoi, cette femme ?... Eh bienl lEh bien, je penferai a la faire payer. Allons, ine perdons pas de temps, venez avec moi & la bibliotheque. Qui, moi! après avoir fi mal réuffi dans | ma commiffion ? J'ai promis d'intercéder pour lelie, & de faire enforte qu'elle eüt tout de fuite fon argent. Tomé I.  (I") Bon, il n'y a rien de fi preflé : je chercherai fon compte : je ne fais ce que j'en ai fait. Je cours la rejoindre, & lui en demander Un fecond, Je ne le permettrai jamais; elle pourra m'en e:ivoyer un autre dans quelques jours. Elle mériteroit que je la flfle attendre encore une année, pour la punir de 1'impertinence qu'elle a eu de vous rompre la tête de cette sffaire, Elle ne m'en a parlé que par un pur hafard, j; lui ai promis de faire euforie qu'elle füt payée. C'eft a vous maintenant a me faciliter les moyens de m'acquitter de ma proroefle. II doit vous être a-peu-près égal de lui remettre aujourd'hui ces vingt-deux livres, ou de ne les lui donner que dans un mois. Mais cette différence pour cette pauvre malheureufe eft fi confidérable, qu'il y va pour elle de Ja vie ou de la mort; car elt'e m'a afïurée que fon mari étoit fur le bord de fa fofie, que fes enfants mouroient prefque de faim; & quoique fon extérieur annonce la plus grande mifere, ils n'ont cependant qu'elle pour fupport. Oh ! s'écria M. Harrel en riant, il faut avouer qu'elle vient de vous conter une hiftoire bien lamentable! Elle s'eft fans doute appercue que vous arriviez tout nouvellement de Province. Si vous ajoutez foi a tous les contes de cette efpece, vous ne lérez pas un  ( "3 ) mftant tranquille, & il ne vous reftera jamais un Tol dans votre bourfe. Cette femme, répondit Cécile, ne fauroit i chercher a m'tn impofer, fon vifage porte des marqués trop évidentes & trop effrayanr.es des peines qu'elle éprouve. | Bon, bon! ajouta-t-il; lorfque la ville vous : fera mieux connue, il fera plus difficile de vous i tromper; vous verrtz qu'il n'eft rien de fi comi mun que de trouver des femmes de cette ef4 pece , qui , pour vous émouvoir , parient i d'un mari malade & de cinq petits enfants rj mourants de faim. Ce font des moyens ufés, ij qui ne produifent plus aucun effet, & dont I on fe moque. I Je ne me moquerai jamais des malheureux; S' -&lescceurs durs qui verront leurs peines avec •indifférence, n'auront rien de commun avec i moi. Cette pauvre femme, dont j'ai ofé enij treprendre la caufe, n'eüt-elle point d'enfants, J feroit encore elle-même un objet de pitié. Elle i eft fi foible, qu'a peine peut-elle fe trainer; & I fi pale, qu'elle parolt prefque mourante. Impofture que tout cela ; rien n'eft plus certain. A peine vous aura-t-elle quittée, ij ..qu'elle ceffera de fe lamenter. Non, Monfieur , lui repliqua Cécile nn | peu impatientée; rien ne m'engage a foupconner qu'elle ait la moindre envie de me • tromper; puifqu'elle ne vient point ici comme F ij  C "4 ) mendiante, quoique ia pauvreté 1'y autorifat; elle y vient pour folliciter le payement d'un ouvrage que Ton mari a fait; & fi elle en impofe a cet égard, rien de fi facile que de découvrir la fraude. A ces mots, M. Harrel fe mordit les levres & parut pendant quelques moments affez déconcerté; mais s'étant bientót remis, il dit d'un air aifé : Comment a-t-elle fait pour parvenir jufqu'a vous? Je 1'ai trouvée a Ia porte de Ia rue. Ditesmoi, je vous prie', auriez-vous quelqu'objection contre ce mémoire? Je ne faurois encore en former aucune; je n'ai pas eu Ie temps de Pexaminer. Vous favez cependant qui eft cette femme, & que fon mari a travaillé pour vous; par conféquent il eft vraifemblable que 1'argent qu'elle demande eft bien légitimement dó. Cela elf il vrai, ou non ? Oui, oui, j'avoue que je connois cette femme ; elle a bien pris foin de me le rappeller. Voila neuf mois qu'elle ne ceffe de me tourmenter. Cette réponfe ferma la bouche a Cécile ; elle avoit fuppofé jufqu'alors, que Ia vie diffipée de M. Harrel 1'avoit empêché de s'appercevoir de 1'injuftice de fon procédé; mais lorfqu'elle reconnut qu'il en étoit fi bien informé, & qu'il avoit pu foulfrir avec indifférence,  C 1*5 ) qu'une pauvre femme 1'eüt tous les jours pendant neuf mois follicité vainement pour obtenir le payement d'une dette auffi légitime, elle en fut auffi furprife que révoltée. Ils garderent 1'un & Pautre pendant quelques moments le plus profond filence. Enfuite, M. Harrel bail* la, étendit les bras, & demanda nonchalamment: Mais pourquoi le mari ne vient-il pas lui-même? , Ne vous ai-je pas déja dit, répartit Cécile qui s'attendoit peu a une pareilie queftion, qu'il étoit très-malade, & hors d'état de travailler? Eh bien, dès qu'il fera mieux, ajouta-t-il en s'avancant vers la porte, il n'a qu'avenir, , & je lui parlerai. Cécile, accablée de cet excès d'infeniibiui té, fe tourna machinalement du cóté de M. ; Arnott, d'un air qui fembloit implorer fon affiftance. Celui ci baifla la tête ; & craignant I de rencontrer fes yeux , fortit brufquement. M. Harrel , fe tournant alors a moitié, [ quoique fans envifager Cécile , lui dit famii liérement : Eh bien , ne voulez • vous pas I venir? Non, Monfieur, répondit-elle froidement. II continua fon chemin, & remonta a la i bibliotheque, la laiffant auffi furprife que mé] contente de la converfation qu'ils venoient d'avoir enfemble. Grand Dieu , s'écria t elle, F iij  ( •jueHe étrange infènfibilité ! LaifTer pêtit de faitn une malheureufe familie , uniquement par opinidrreté, & pour prouver que fa ntu fere n'eft pas telle qu'on la dépeint! Ajourer 4. fa calamité , en rerenant le falaire qui lui eft du, & qu'on fera è la fin forcé de lui donner, quoique PinJolence, 1'oubli ou 1'injuftice s'obltineue a le lui refufer! Que mon oncle connoilfoit peu, qu'il étoit loin de foupconner Ie caraétere du- tuteur auqueLil m'a confiée.' Avant qu'elle füt fortie de la falie, un des öomeüiques vint lui dire que fon maitre la prioit de fe rendre a la bibüotheque. Peut-être fe-repent-il, dit elle en elle mêroe; & flattée de cette idéé, elle fe h&a de Palier joindre», II étoit avec fa femme , le Chevalier Robert Floyer & deux autres perfonnes , differiant tout a leur aife autour d'une grande table couverte de plans & de modeles en petit. M. Harrel lui adreffa tout de fuite la parole, & lui dit : Vous m'avez fait un grand plaifir de venir ici; nous ne fairions rien conclure avant de vous avoir confultée : ayez la bonté de jetter la vue fur ces différents modeles , <5c dites-moi celui que vous trouvez le plus de votre goür. Cécile, fans avancer d'un feul pas, refta immobile a la vue de ces plans pour la confftruélion de nouveaux éd.fices, tandis que les. ouvriers qui avoient conftruit les anciens u'é-  ( 1^7 ) toïent point encore payés. La cruelle fott.fe L'ü y avoit a vouloir élever de nouveau* trophées au luxe, lorfque ceux qu'on venoit a peine de finir avoient occafionné la ruïne des malheureux qui y avoient travaillé, excua en elle une indignation qu'elle crut inuti ede chercher a déguifer. L'aifance & Pair dégagé de l'autenr de ces injuftices lui infpirerent autant d'averfion que de répugnance, & fe rappel ant la lecon que lui avoit donnée 1'étranger a la répétition de 1'opéra, elle réfolut de changer de demeure le plutót qu'elle pourro.t répétant en elle-même : Oui, j'aurai [om de me Couflraire a la diftraStion dont l'opulence fourde aux plaintes du mifèrable eft mcnacte. Madame Harrel, étonnée de fon filence & de fon air férieux, lui demanda fi elle étoit malade, & pourquoi elle avoit différé la vifite a Mlle. Larolles. Le Chevalier Floyer, fe tournant alors tout-a-coup de fon cóté pour la confidérer plus a fon aife, lui du : Commenceriez-vous déja a vous relfentir des mfluences de fair de Londres? Cécile tacha de recouvrer fa tranquilhté & de répondre de fon ton ordinaire a ces différentes quefiions; elle perfifta néanmoins a refufer de donner aucun avis relativement aux plans; & après y avoir jetté un coup-cl oeil en palfant, elle fe retira. M. Harrel, qui, dans le fond de 1 ame, F iv  C 128 ) connoifïbit mieux que perfonne Ja raifon d'une parulte conduite, fe garda bien d'en donner 1 explication; & voyant avec peine qu'elle étoit plus aftdtée qu'il ne l'auroit cru d'une affaire qui, a fes yeux, étoit fi peu importante, il chercha a 1'appaifer. En conféquence, il la fmvit, & lui dit: Mifs Beverley, fera-ce aflez tó; demain de s'occuper de votre protégée ? Oui, fans doute, repliqua-t-elle, agréablement furprife d'une pareille queflion. En ce cas, ayez la complaifance de la faire avertir de venir me trouver demain matin. Charmée d'une commifïion auffi inattendue, elle Ie remercia par un gracieux fourire de 1 en avoir chargée; & en fe prefTant de dtfcendre pour porter cette bonne nouvelle a celle qui 1'attendoit, elle inventoit mille excufes pour jüftifier les délais qu'elle avoit efluyés jufqu'alors, fe perfuadant facilement que M. Harrel, qui commengoit a reconnoltre 1'inj'uftice de fa conduite, fe propofoit d'en changer par Ia fuite. Elle fut recue par Ia pauvre femme qu'elle avoit une fi grande envie d'obliger, d'un air fi fatisfait, qu'elle imagina que M. Harrel avoit déja trouvé le moyen de 1'informer de ce qu'il 1'avoit chargée de lui annoncer. Elle s'appergat bientót de fon erreur; car aufïï-tót qu'elle 1 eut informée de fa réponfe, elle branla Ia tête,  C W ) & dit : Ah, Madame, c'eft toujours le même langage! il me remet continuellement au Iendemain. Mais je fuis aétuellement en état de fupporter de nouveaux délais; ainfi je me garderai bien de me plaindre de ce contre-temps; 1'indulgence que je viens d'éprouver de votre part, fuffiroic pour me faire tout oublier. S'il m'étoit poffible de cefler de penfer au pauvre Guillaume, tout Ie refte feroit peu de chofe; mais, Madame, toutes les fois que mes autres foucis commencent a fe difliper, alors ce fouvenir me tourmentent plus fortement que jamais. Je voudrois encore, s'il étoit poffible, répondit Cécile, alléger en cela votre douleur; malheureufement cela n'eft pas en mon pouvoir : tdchez d'y moins penfer, & occupezvous uniquement de votre mari & des autres enfants qui vous reftent : demain vous toucherez votre argent, & j'efpere que cela vous infpirera un nouveau courage. Ayez foin, je vous prie , de confulter un Médecin fur la maniere dont votre mari doit être médicamenté & nourri. Je vais vous donner de quoi payer fa première vifite; & s'il eft néceflaire qu'il en falie d'autres par la fuite, ne craignez pas de me le faire connoitre. En parlant ainfi , la compatiflante Cécile ouvroit de nouveau fa bourfe; mais Mad. Hill lui faififfant la main, s'écria :Non, Madam», F v  C 130 ) non, je ne fuis point venue ici pour abufer de vos bontés. Bénie foit 1'heure 011 j'y fuis arrivée! Ah! fi mon pauvre Guillaume vivoit encore, il fe joindroit a moi, & m'aideroit a vous exprimer toute 1'étendue de ma reconnoiffance. Elle lui dit alors , qu'elle fe trouvoit acluetlement pourvue pour long-temps, & que pendant fon abfence , un Monfieur étoit entré dans la chambre oü elle étoit, & lui avoit donné cinq guinées. Cécile ne douta pas, d'après Ia defcription qu'elle lui en fit, que cette perfonne ne füt M. Arnott. Cette libéralité de fa part, fi analogue a fa fagon de penfer, lui donna la meilleure opinion poffible de fon caractere, & affermit encore 1'eftime que ce vertueux jeune homme lui avoit infpirée. Elle remit donc a une autre occafion le fecours qu'elle defiinoit a la femme Hill; & en lui recommandant de la faire demander Ie Iendemain lorfqu'elle viendroit recevoir fon paiement, elle la renvoya auprès de fon mari. Contente du bien qu'elle avoit fait, & de celui qu'elle efpéroit faire encore , Mifs Beverley monta gaitment eu carroffe, & fe rendit chez Mde. Larolles, qu'elle ne trouva point au logis, & pour qui eile laiffa , felon 1'ufage, une carte avec fon nom & le fujet de fa vifre» Enfuite elle revint chez elle, fans lbnger pous  C 131 ) Ic moment a voir fes deux autres tuteur?. Les promeffes de M. Harrel lui avoient infpiré une confiance entiere j & pour lui en marquer fon contentement, elle eut pour lui, pendant toute la journée , des égards plus marqués qu'a 1'ordinaire. M. Arnott, de fon cóté, enchanté d'avoir obtenu une approbation dont il faifoit tant de cas, & qu'il lifort dans les beaux yeux de Cécile, fe trouvoit amplement récompenfé de fes cinq guinées, & auroit volontiers donné a ce prix tout ce qu'il poffédoit au monde. CHAPITPvE X. Une provocation. Le Iendemain, après qu'on eut déjefiné, Cécile attendit impatiemment des nouvelles de la pauvre femme du charpentier. Mais, quoique M. Harrel, qui déjeünoit ordinairement dans la chambre, entrüt chez fa femme a 1'heure qu'il avoit coutume de s'y rendre pour voir ce qui s'y paffoit, il n'en fit pas Ia moindre mention. Eu conféquence, elle defcendit ellemême dans la falie, pour deraander aux domeftiques s'ils n'avoient point vu Madame Hit!. Oui, lui répondirent-ils, elle a parlé a Monfieur , & s'en eft retournée. F vj  ( 132 ) Elle rentra alors chez Madame Harrel, on. le defir qu'elle avoit de s'inftruire de ce qui s'étoit paffé la retint , quoique 1'arrivée du Chevalier Floyer lui eüt fait fouhaiter de fe retirer. Elle ne favoit fi elle devoit imputer a un défaut de mémoire, ou audeffein formel d'éluder l'effet de fa promeffe, le filence que M. Harrel afiècloit de garder a cet égard. Ils eurent au bout de quelques minutes Ia vifite de M. Morrice, qui venoit, leur dit-il, pour prévenir les Dames qu'il y auroit le Iendemain matin a 1'opéra , une grande répétition d'un nouveau ballet, oü, quoiqu'on eüt affez de peine d'être admis, il rêcheroit, pour peu que cela leur fit plaifir, de leur procurer 1'entrée. Madame Harrel fe trouvant engagée ailleurs, refufa fon offre. Alors, s'adrefiant a Cécile, il lui dit : Y a-t-il long-temps, Mademoifelle, que vous n'avez vu notre ami Monckton? Je ne I'ai pas vu, Monfieur, depuis le jour de la répétition. C'eft un très-galant homme, continua-t-il; & fa maifon de campagne eft charmante: on y eft tout auffi bien que chez foi. N'y avezvous jamais été, Chevalier? Jamais, repliqua celui-ci. Quelle raifon auroit pu m'y engager? Auroit-ce été pour y voir une vieille femme, a qui il ne refte pas une feule dent dans Ia bouche, affife au haut de fa table, & contrariant fans cefle fon mari? Par  ( 133 ) dieu! j'aimerois mieux être condamné 4 faire cent milles par jour pendant un mois entier, que de m'expofer a un pareil fpeftacle. Oh mais, fi vous faviez comme elle fait les honneurs de la maifon , repliqua Morrice ! Quant a moi, j'ai toujours le plus grand fom de 1'éviter, & de ne me trouver avec elle que précifément a 1'heure des repas. Je voudrois bien favoir, dit M. Harrel, quand elle fe propofe de mourir. Ellea eu affez de temps pour y penfer, s'écria le Chevalier : mais ces vieilles Mégeres vivent éternellement. Nouscrümes tous, lorfque Monckton 1'époufa, qu'elle n'avoü plus qu'un moment a vivre; & cependant, s'il ne s'étoit pas conduit comme un nigaud avec elle, il y a plus de dix ans qu'elle feroit morte de chagrin. Je fouhaiterois de tout mon cceur que cela füt, ajouta Madame Harrel; car c'eft une odieufe créature, que je n'ai jamais pu envifager fans frayeur. Une femme de cette efpece, répondit le Chevalier, eft un être qui a foulé aux pieds toute efpece de décence. Si une fois elle a pris du goüt pour la vie, le diable même ne fauroit la faire déguerpir. J'ofe affurer, s'écria Morrice, qu'elle ne la fera plus longue, & qu'elle fuccombera au premier accès d'afihme. II lui arrivé fouvent d'ê>  ( 134) tre fi fort oppreffée, qu'on 1'entend fouffler a plus d'un mille de diftance. Elle n'en mourra pas plus vlte pour tout cela, reprit le Chevalier; car j ai encore une vieille tante qui, d'auffi loin qu'il me fouvienne, n'a ceffé de fouffler & de haleter comme fi elle alloit rendre le dernier foupir; & malgré cela, pas plus loin qu'hier, lorfque je demanda'i a fon médecin quand elle rendroit 1'ame, il me répondit qu'elle pourroit encore fort bien vivre une douzaine d'années. Cette indécente converfation , qui faifoit fouffrir Cécile, fut, heureufement pour elle, interrompue par un domeftique qui lui apportoit une lettre. Elle alloit fe retirer dans fa chambre pour la lire; mais, a la priere de M. Monckton qui entra au même infiant, elle fe contenta de s'approcher d'une fenêtre. Voici ce qu'elle contenoit. „ A Mademoifelle.... Trés honorée Demoifelle, Celle-ci fera pour vous préfenter mon huns ble refpeft. M. Harrel ne m'a rien donné. Je n'ai pas voulu me rendre importune, ayant de quoi pouvoir attendre, ainfi je finis: Très-honorée Demoifelle, Votre très-humble fervante a vos ordres jufqu'è la mort, M. Hill ". Le déplaifir que lui caufa cette lecture fut wmarqué de toute la compagnie; & tandis que  C 135) M. Arnott la regardoit d'un air qui témoignoit une curiofité qu'il cherchoit vainement a déguiler, M. Monckton, fous 1'apparence de ne prendre aucune part a ce qui fe paffoit, cachoit Ie plus vif intérêt. Morrice eut ieul Ia hardieffe de 1'interroger; & s'avancant effrontément, illui dit: Celui qui a tracé ceslignes eft un mortel fortuné; car il a trouvé Ie fecret de vous affeaer, & fa lettre ne vous eft pas indifférente. Je pente bien différemment, repliqua M. Arnott, & je ne m'eftimerois pas tel, fi je l'tvois écrite; car il me femble qu'elle a produit du mécontentement & de f'inquiétude. Je vous affure , répondit Cécile, qu'elle eft d'une perfonne de mon fexe. Je vous prie, Mifs Beverley, s'écria le Chevalier en s'avancant vers elle, de me dire fi vo-. tre fanté eft meüleure aujourd'hui. Non, Monfieur, elle eft toujours la même, car je n'ai point été malade. Je vous ai cru hier un peu de vapeurs; vous avez peut-être befoin d'exercice. Je voudrois que ces Dames, s'écria Morrice, me permiffent d'avoir 1'honneur de les accompagner & de faire le tour du pare avec elles. J'en fuis perfuadé , Monfieur, repliqua M. Monckton en lui lar^ant un regard plein de mépris j fi le refpecT: poux elles nous le permet-  C 136 ) toit, il n'eft aucun de nous qui ne fbrmit Ie même fouhait. Je pourrois propofer quelque chofe de plus convenableencore, dit Ie Chevalier; parexemple, pourquoi n'irions-nous pas, en nous promenant, jufqu'a la rue d'Harley? Vous auriez la complaifance de me donner vos avis fur une maifon que j'y fais Mtir. Qu'en dites-vous, Madame Harrel? Oh! j'y confens avec plaifir. C'eft une affaire conclue, s'écria M. Harrel , cette idéé eft excellente. Allons donc, ajouta le Chevalier, partons furIe-champ. Mifs Beverley, votre manteau efl-il affez chaud? Excufez-moi, Monfieur; je ne faurois aller avec vous, & je vous prie de m'en difpenfer. M. Monckton, qui avoit oui cette propofition avec peine, & redouté qu'elle ne füt acceptée, revint de fa frayeur, & parut enchanté de. Ia fermeté avec laquelle Cécile refufa d'y adhérer. M. & Mad. Harrel Ia tourmenterent vainement pour Pengager a les accompagner : mais le fier Baronnet, plus offenfé qu'affligé de fon refus, n'infifta pas davantage avec elle ni avec Ie refte de la compagnie; de forte que ce projet en refta Ia, & il n'en fut plus queftion. M. Monckton ne manqua pas de reniarquer cette particularité, qui fervit a confirmer fes foupeons; &il ne fentit que trop que cette  ( 137 ) propofition, qui paroiffoit faite uniquement par hafard, 1'avoit été dans la vue d'avoir 1'avis de Cécile, relativement è fa maifon. Allarraé d'abord d'une pareille hardieffe, la fierté du Chevalier, fes manieres hautaines , & la confiance qu'il avoit en fon mérite, le furprirent encore davantage; & quoique ce qu'il vit dans la conduite de Cécile n'annoncat qu'un éloignement très-décidé pour fa perfonne, il n'en craignit pas moins que, s'il avoit des vues férieufes fur elle, fes vceux ne fuflent écoutés, & qu'elle ne püt lui échapper. Cette conjedure, quelque peu fondée qu'elle parüt, 1'occupoit cependant, &lui caufoit une telle inquiétude, qu'il réfolut de mettre tout en urage pour fe procurer le jour même une explication tête-a-tête avec Mifs Beverley fur ce fujet. Au bout d'un demi-heure, le Chevalier & M. Harrel fortirent enfemble. M. Monckton, perfiftant dans fa réfolution, s'efforca, quoiqu'avec peine, de foutenir la converfation; mais ce qui excita a la fois fon étonnement & fon indignation, ce fut 1'affurance de Morrice, qui paroiffoit non-feulement décidé a refter aulfi long-temps que lui, mais encore è babiller tout a fon aife, & a conferver fon pofte jufqu'a la fin. II vint fur ces entrefaites un domeftique avertir Mad. Harrel qu'un étranger, qui attendoit  ( 138 ) dans la chambre du maitre-d'hótel, fouhaitoit lui parler pour une affaire preffante. Oh ! je fais ce que c'eft, s'écria-t-elle; ce fera cet odieux Jean Groot. Je vous prie, monfrere, d'effayer de m'en débarrafier; car il vient me tourmenter pour le payement de fon mémoiré, & je ne fais réellement que lui dire. M. Arnott fortit tout de fuite, & M. Monckton eut peine a ne pas le lüivre pour prier ce Jean Groot de ne point fe relacher de fa prétention , &de ne fe retirer qu'après avoir parlé & Mad. Harrel même : il n'eut cependant pas befoin de cette exhortation, car le domeltique rentra bientót pour prier fa maitreffe de ne pas perfifter a lui refufer 1'entretien qu'il defiroir. M. Monckton fe voyoit prefque au comble de fes vceux; rien ne les traverfoit que la préfence de Morrice, dont il avoit déja tenté de fe débarrafier, & qui s'obftinoit a refter. Le dépit qu'il reffentoit de fe voir fruffré de fes efpérances par un jeune homme pour lequel il avoit le plus profond mépris, la penfée que fon impudence feule lui avoit ouvert 1'entrée de cette maifon; qu'il n'avoit d'autre encouragement pour y refter que fa vanité : toutes ces réflexions firent une fi forte impreflion fur fon efprit, qu'il eut peine a s'abftenir de le maltraiter. II n'auroit pas même héfné un inftaut a lui dire de s'en aller, s'il n'avoit été dé-  ( 139 ) cidé 4 évirer tout ce qui pourroit donner lieu de föupeoaaer fa paffion pour Mifs Bever'ey. II fe leva cependant, & fit un mouvement pour s'avancer vers elle, dans 1'intention d'aller occuper une place du fopha fur lequel elle étoit aflife, qui fe trouvoit vuide, lorfque touta-coup Morrice, appuyé auparavant fur le doffier, fit un faut qui ébranla tout 1'appartement, & fe trouva 4 cóté d'elle, s'écriant en mêmetemps : Allons, allons, vous autres gens mariés, vous n'avez que faire auprès des jeunes Demoifelles. Ce pofte me convient beaucoup mieux, & je m'en empare. La fureur de M. Monckton, a Ia vue d'une pareille infolence, augmentée encore par les mots de gens mariès, fut 4 fon comble : il s'arrêta tout-a-coup; &le fixant avec une indignation qui démentoit fa réfolution, il étoit fur le point de lui dire : vous êtes un impudent dróle! Mais fe retenant amoitié chemin, il finit par ces mots, unplaifantperfonnage.' M.Morrice, qui étoit bien éloigné de chercher a délbbliger M. Monckton, & dont la conduite n'étoit que la feite de fon étourderie & de fon manque d'éducation, ne s'appercut pas plutót de fon mécontentement, que fe relevant avec plus d'agilité encore qu'il ne s'étoit affis, il reprit 1'air humble & refpeftueux qu'un moment de gaieté lui avoit fait oublie ; & ne foupconnant d'autre motif de la colere  C Ho ) qu'il venoitd'exciter, que le dérangement qu'il avoit occafionnée, il fit une profonde révérence aM. Monckton &une feconde aCécile, leur demanda humblement excufe a tous deux de s'être oublié, proteftant qu'il n'auroit jamais cru , en fautant, faire tant de bruir. Mad. Harrel & M. Arnott, rentrant avee précipitation, demanderent ce qui pouvoitcaufer un pareil tintamare. Morrice, honteux & déconcerté par les regards féveres de M. Monckton, chercha a s'excufer le plus humblement & le moins mal qu'il lui fut poffible, & fe hata de fortir. M. Monckton, de fon cóté, voyant que fes erpérances étoient vaines, ne tarda pas a 1'imiter; rongé d'un déplaifir qu'il n'ofoit faire paroitre, & impatient de s'en venger fur Morrice d'une maniere afiez fenfible pour qu'il ne 1'oublilt pas fitót. CHAPITRE XI. Un rèc'tt. s que Cécile fut en liberté, elle envoya fon propre domeftique chez le charpentier, pour favoir au vrai fa fituation & celle de fa familie, & fit dire a la femme de venir lui parler Ie plutót qu'il lui feroit poffible. Le rapport qu'il lui fit, augmenta 1'intérêt qu'elle prenoit déja a ces pauvres gens, & elle réfo-  ( 141 ) lut de ne rien épargner pour les foulager. Elle apprit que ces malheureux occupoient un petit logement au fecond étage; qu'ils avoient cinq filles, que les trois ainées travailloient fans relftche avec leur mere a empailler des chaifes; que la quatrieme, quoique très-jeune, avoit foin de laderniere; tandis que Ie pauvre mari étoit retenu au lit, des fuites d'une chüte de deffus une échelle en travaillant a Violet-Bank; qu'il fe trouvoit couvert de plaies & de contufions; enfin, qu'il étoitdevenu un véritable objet de pitié. Auffi-tót que Cécile eut appris 1'arrivée de Mad. Hiil, elle la fit monter dans fon appartement , oü elle la recut avec toute la bonté poffible, & la pria de lui dire le temps auquel M. Harrel avoit promis de la payer. Demain, Madame , répondit-elle en branlant la tête : c'eft toujours la même chanfon; j'attendrai cependant auffi long-temps que je le pourrai. A Ia fin, pourtant, quoique je n'aie pas ofé le lui dire, s'il perfifte a refufer de me fatisfaire, je ferai forcée a le traduireenjuftice. Vous propoferiez-vous donc de le faire afI figner? Je ne devrois pas vous 1'avouer, Madame. II eft vrai que nous y avons penfé plufieurs fois. Tant qu'il nous a été poffible de nous paffer de cet argent, nous avons cru devoir prendre patience, & éviter de nous faire des  C ) ennemis. Mais, Madame, M. Harrel m'a traitée li durement ce matin, que li je ne craignois de vous lacher,j'aurois bien de ia peine 4 ne pas en témoigner tout mon reffemiraent; car lorfque je lui ai dit que je 11'avois plus au- | cun foutien depuis la mort de mon pauvre q Guillaume, il a eu la cruauïé de me répon- \ dre, tant mieux; c'eft toujours un gueux de moins. Comment 1 s'écria Cécile extrêmement choquée d'une réponfe auffi barbare, eft-ce la la raifon qu'il vous a donnée pour juftifier fes fréquents renvois & fon manque de parole ? 11 m'a aflhré, Madame, & cela eft réellement vrai, qu'aucun des autres ouvriers n'avoit encore été payé : mais ils font plus en état d'attendre que nous ; car nous fommes les plus pauvres, Madame, & nous avons toujours été maiheureux. M. Harrel ne s'eft fervi de nous, que paree qu'il devoit une fomme fi confidérable a fon arehitecte, que celui ci avoit . refufé de rien entreprendre pour lui, qu'après qu'il auroit été payé de ce qu'il avoit déja fair. II nous avoit bien prévenus que nous nerecevrious jamais d'argent; mais nous nous flatlions qu'il en feroit autrement. Nous étions fans ouvrage, on nous perfécutoit; jamais on . ne nous avoit offert d'entreprife auffi avantageufe; nous avionsun grand nombre d'enfants a nourrir, bien des pertes a réparer, & des  ( 143 ) maladies fréqnentes... Ah, Madame, fi vous faviez tout ce que le pauvre fouffre! Ce difcours préfenta une foule d'idées toutes nouvelles a 1'efprit de Cécile; elle avoit peine a concevoir qu'un homme püt conrerver cet extérieur ferein & avamageux, qui annoncoit le bonheur, & Te rendre en même-ternps coupable d'une parerlle injuftice &de tantd'inhumanité; & qu'il eüt le front de lirer vanité d'ouvrages dont la main-d'ceuvre n'éioit point encore payée, & qu'il n'avoit aucun droit d'appeller fiens. Elle voyoit avec étonnement, qu'il continuoit toujours a vivre avec le même fafte; & que quoique fon crédit commencat a tomber, il ne diminuoit en rien fa dépenfe. Cette conduite lui paroiffoit fi extraordinaire, qu'elle avoit peine è croire, malgré ce qu'elle voyoit, qu'une telle inconféquence n'eüt pas un motif qu'elle ignoroit encore, Elle demanda alors a Mad. Hill, fi elle avoit eu foin de procurer un médecin a fon mari. Oui, Madame ; recevez mes humbles remerciem nts , pour m'en avoir fourni les moyeus. II eft vrai que je n'en fuis pas plus pauvre pour cela; car cet honnête docteur a refufé de recevoir mon argent. Et vous donne-t-il quelque efpérance? Que vous a-t-il dit? II m'a dit, Madame, qu'il ne pouvoit en  ( 144 h réchapper; & c'eft, ce que je ne favois déja que trop. Pauvre femme! quand vous 1'aurez perdu, que ferez-vous? Ce que j'ai fait, Madame, après !a mort de mon pauvre Guillaume; je travaillerai encore plus afliduement. Grand Dieu ! quel trifte fort! Mais quelle raifon avez-vous pour montrer plus d'attachement a votre pauvre Guillaume, que vous ne paroiffez en avoir pour tout le refte de votre familie? C'étoit, Madame, notre feul fils, & c'eft fur lui qu'étoient fondées toutes nos efpérances. II avoit dix-fept ans, il étoit grand, bien fait, d'un fi bon naturel... Je voyois en lui Ie foutien & le pere de fes cinq fceurs, quand elles n'auroient plus leurs parents; jamais il ne m'a coüté d'autres larmes que celles que j'ai verfées a fa mort. Ici, la pauvre mere s'abandonna a fa douleur ; & Cécile , pénétrée de fa fïtuation , mêla fes larmes aux fiennes. Enfuite, par de tendres exhortations, elle s'efforca de la confoler. Souvenez- vous, lui difoit-elle, qu'il a quitté un monde oü tout eft corrompu, pour aller babiter le féjourde lafélicité. Elle lui proroit enfuite fes follicitations auprès de M. Harrel , & 1'affura qu'elle toucheroit bientót 1'argent qui lui étoit dü. O  C 145 ) O Madame! s'écria cette pauvre femme; vous n'imaginez pas combien je fuis attendrie d'entendre une Dame de votre condition me parler avec tant de douceur, tandis que je n'ai éprouvé que des duretés de la part de MHarrel. Ce que je redoute le plus, Madame, c'eft que lorfque j'aurai perdu mon mari,ilne me foit encore plus difficile de lui faire entendre raifon. Une pauvre veuve, Madame, a bien de la peine a fe faire rendre juftice : d'ailleurs, je n'efpere pas lui furvivre longtemps ; la maladie & le chagrin abregent nos jours. Et quand nous ferons morts, mon mari & moi, qui aura foin de nos pauvres enfants? Ce fera moi, répartit la généreufe héritiere; j'en ai la faculté & la volonté. Vous verrez que tous les gens riches ne font pas impitoyables : je tacherai de réparer en quelque facoH les torts que vous avez effuyés. Cette pauvre femme, étonnée & horsd'ellemême, 4 1'ouie d'une promeffe auffi imprévue, fe mit de nouveau a fondre en larmes, & exprima en fanglottant fa gratitude avec tant de vivacité, que Cécile n'en fut pas moins etfrayée que pénétrie. Elle tdcha, par desaffurances réitérées de ne jamais 1'abandonner , de la calmer; elle lui promit folemnellement , qu'elle feroit payée le famedi fuivant, c'eftè-dire, au bout de trois jours. Lorfque Mad. Hill fut un peu remife de fo» Terne I. Q  C146 ) émotion,elIe effuya fes yeux; &priant humblement Cécile de lui pardonner un tranlport dont elle n'avoit pas été la roaltreffe, elle lui rendit graces de 1'engagement qu'elle avoit daigné prendre; 1'afJurant qu'elle fe garderoit bien d'abufer de fes bontés, & de Ping portuner qu'a la demiere néceflïté. J'ofe même efpérer, continua-t-elle, que pourvu que M. Harrel me fatisfaffe a-peu-près au moment de la mort de mon pauvre mari , ce que j'ai nous fuffira jufqu'alors. Hélas! lorfque nous perdïmes mon pauvre Guillaume, nous fümes réellement très-embarraffés ; nous voulümes abfolument qu'il fut enterré décemment: c'étoit le moins que nous pullions faire pour lui; nous nous paffames tous, a Pexception de la plus petite de mes filles, de diner cejour-lè. II eft vrai que cette privation ne nous coüta guere; aucun de nous n'avoit d'appétit. C'en eft trop, s'écria Cécile, je ne veux plus que vous meparliez de votre Guillaume ; allez-vous-en au logis, confolez-vous, & faites votre poffible pour foulager votre mari. Je le ferai, Madame, répondit-elle, & fes dernieres paroles feront des bénédicYions&des vceux en votre faveur. Tous mes enfants vous béniront; ils nelé coucheront jamais fans prier pour vous. Et elle partit. Cécile réfolut de faire un nouvel effort auprès de M. Harrel pour Pengager a payer cette  C 147 ) dette; & dans !e cas oü elle ne réufïïroit pas a 1'y déterminer dans deux jours, de 1'acquitter elle-même, & de s'en rapporter pour fon rembourfement il 1'effet que la honte de fon procédé devoit néceffairement produire fur M. Harrel. Piquée cependant des refus qu'elle avoit déja effuyés de fa part, & découragée par tout ce qu'elle avoit oüi dire de fa nonchalance & de fon peu d'ordre, elle ne favoit trop comment s'y prendre, & eut recours une feconde fois a M. Arnott, qui avoit déja connoiffance de 1'affaire. Et elle le pria de 1'aider & de la confeiller. Celui-ci , quoiqu'enchanté de ce qu'elle daignoit le confulter, lui répondit d'un air a lui faire entrevoir qu'il défefpéroit de réuffir. II promit néanmoins de parler a M. Harrel it ce fujet; mais il ne fit cette promeiTe que pour 1'obliger, lui donnant fort bien a entendre que fes follicitations feroient infructueufes. Mad. Hill revint dès le Iendemain matin, & fut encore renvoyée fans argent. Alors M. Arnott , it la priere de Cécile, fuivit M. Harrel dans fon appartement pour lui demander la raifon qui 1'avoit porté a manquer a fa promeffe. Ils relterent quelque temps enremble; & lorfqu'il rejoignit Cécile, il lui apprit que fon beau-frere l'avoit affuré qu'il chargeroit fon homme d'affaires Davifon de la payer le jour fuivant. G ij  C 148 ) Le plaifir que lui caufoit une pareille information fut fort diminué par Pair froid & réfervé avec lequel il lui en fit part. Elle attendit donc avec plus d'impatience que de confiance le réfultat de cette nouvelle promeffe. II en fut cependant de même le Iendemain que les autres jours. Mad. Hill vint , vit Davifon, & ne fut point payée. Cécile, a qui elle fit part de fes griefs, alla fur-Ie-champ trouver M. Arnott, & le pria de s'informer de Davifon, pourquoi il avoit encore renvoyé cette femme fans la fatisfaire. Celui-ci obéit, & lui rapporta que Davifon n'avoit rec,u aucun ordre a cet égard de fon maltre. Je vous prie donc , s'écria-t-elle avec autant de vivacité que de chagrin, de vouloir bien retourner pour la derniere fois auprès de M. Harrel. Je fuis mortifiée de vous charger d'un emploi auffi défagréable; mais je fuis füre que vous prenez quelqu'intérêt a ces pauvres gens, & que vous ne refuferez pas dans ce moment de les fervir de votre crédit, comme vous 1'avez fait auparavant de votre bourfe. Je voudrois feulement favoir s'il n'y a point cu d'erreur, ou fi ces délais ne tendent qu'a me laffer & m'empêcher de folliciter davantage. M. Arnott, avec une répugnance qu'il eut autant de peine a déguifer que fon admiration pour celle qui daignoit avoir recours a lui, fit  C 149 ) encore un effbrt, & fut chez M. Harrel. ï\ ne tarda pas a revenir; & Cécile vit bien, lorfqu'il rentra, qu'il étoit choqué & décoiv certé. Dès qu'ils fe trouverent feuls, elle le pria de lui communiquer ce qui s'étoit paffé entr'eux. Rien, répondit-il, qui puiffe vous fatisfaire. Lorfque j'ai prié mon beau-frere d'entrer en matiere avec moi, il m'a affuré que fon intention étoit de fatisfaire tous fes ouvriers a la fois, paree que s'il en payoit un feul de préférence , tous les autres feroient mécontents. Eh! pourquoi, repliqua Cécile, nelespayet-il pas tous a la fois? Certainement, le droit qu'ils ont de 1'exiger eft bien fupérieur a celui qu'il prétend avoir de garder leur argent? Mais, Mademoifelle , aucun des comptes de la maifon même ne font encore réglés; & . il prétend qu'a 1'inftant qu'on faura qu'il en aura payé un feul de ceux du temple, les clameurs que cette nouvelle excitera de la part des autres ouvriers qui ont travaillé au premier bfttiment, ne lui laifferont plus aucun repos. Cela me parolt bien fingulier, s'écria Cécile; ne veut-il donc payer perfonne? II promet qu'il les payera tous è la fin du quartier, mais qu'il ne fauroit dans ce moment fe deffaifir de fon argent. Cécile n'ora pas dire tout ce qu'elle penfoit d'un pareil aveu; elle fe contenta de le G üj  ( i5o ) remercier de Ia 'peine qu'il s'étoit donnée, & réfolut, fans faire d'autres démarches, de prier Ie Iendemain matin M. Harrel de lui avancer vingt-deux Jivres fterling , & de payer ellemême avec cet argent le charpentier, malgré le rifque qu'elle couroit de n'en être point rembourfée. En conféquence, dès le taatiö du famedi, jour qu'elle avoit fixé a Mad. Hill pour reccvoir ce qui lui étoit dü, elle fit demander audience a M. Harrel, qui la lui accorda fur-lechamp; mais avant qu'elle eut eu le temps de lui expofer le fujet de fa vifite, il lui dit, du ton du monde le plus dégagé & le plus fatiffait : Eh bien, Mifs Beverley, donnez-moi des nouvelles de votre protégée; je me flatte a Ia fin qu'elle doit être contente. Je vous prie de lui enjoindre de ne dire a perfonne qu'on 1'a payée; car autrement elle me mettroit dans un embarras dont je n'aurois nulle raifon de la remercier. L'auriez-vous donc payée ? s'écria Cécile toute étonnée. Oui; vous favez que je vous 1'avois promis. Cette nouvelle Ia charma autant qu'elle la furprit; elle le remercia plufieurs fois de 1'égard qu'il avoit eu a fa priere ; & très-empreffée de faire part a M. Arnott de cet heureux fuccès, elle courut promptement le chercher. Elle s'écria, auffi tót qu'elle I'apper^ut:  ( i5i ) A préfent, Monfieur, je ne vous tourmenterai plus par mes commiffions facheufes, la familie Hill eft a la fin fatisfaite. De votre part, Madame, aucune commiffion ne fauroit m'être défagréable. Mais, lui répliqua Cécile un peu déconcertée, vous paroiffez apprendre cet événement avec beaucoup d'indifférence. Point du tout, répartit-il avec un fourire forcé; je fuis encbanté de vous voir contente. Comment la chofe s'ett-elle paffée ? M. Harrel a-t-il reconnu de lui-même 1'injuftice de fon procédé ? ou avez-vous été dans le cas de lui en parler? II héfita un inftant avant de lui répondre, & cette circonftance ne lui permit plus de douter qu'il n'y eüt quelque myftere la-deffous. Elle commenca a craindre qu'on ne 1'éfit aburée; & fortant tout de fuite de 1'appartement, elle envoya chercher Madame Hill. Cette pauvre femme parut a peine, qu'elle fut convaincue du contraire; car ne fe poffédant plus, & pouvant difficilement contenir fa joie & fa reconnoiffance, elle fe précipita aux pieds de fa bienfaictrice pour lui rendre graces de la juflice qu'elle venoit d'obtenir par fon moven. Cécile lui donna alors quelques confeils, promit de lui continuer fon amitié, & offrit de s'intéreffer en faveur de fon mari pour Ie G iv  C iff* ) faire recêvoir dans un des hópitaux de Ia ville; mais elle lui dit qu'il avoit déja demeuré plufieurs mois dans l'une de ces maifons, oü 1'on avoit décidé que fa maladie étoit incurable, & qu'il avoit fouhaité paffer fes derniers moments au fein de fa familie. Eh bien , repliqua Cécile, rendez-les-lui auffi fupportables que vous le pourrez, & revenez mg trouver la femaine prochaine; je tacherai de vous mettre a même de gagner votre vie d'une maniere moins pénible que vous ne le faites a préfent. Elle s'empreifa enfuite de rejoindre M. Arnott ; & après plufieurs conjeclures , & quelques qutffions qu'elle lui fit, elle 1'amena enfin au point de lui avouer qu'il avoit prêté a fon beau-frere Pargent avec lequel il avoit payé Malame Hill. Frappée de ce trait de générofité, elle Pen remercia , & Pen loua avec cette chaleur que donne aux ames fenfibles la vue d'une belle aétion. Et lui, ravi de recevoir des louanges de cette belle bouche , il fit dans fon cceur le vceu folemnel de confacrer a la vertu, fès biens, fon temps & toutes fes facultés. Fin du Lii re premier.  ( 153 ) L I V R E II. CHAPITRE PREMIER, Un bomme opulent. L'effronterie avec laquelleM. Harrel s'étoit attribué une adion qu'il devoit a Ia géuérofité de M. Arnott, ainfi que la haffelle qu'il avoit témoignée en acceptant Ton argent, augmenterent le dégoüt que Cécile fentoit depuis long temps pour lui, & fervirent a la confirmer dans la réfolution qu'elle avoit prife de quitter Ta maifon. Sans attendre plus longtemps les avis de M. Monckton, elle réfolut de fe rendre tout de fuite chez fes autres tuteurs, & de voir fi elle trouveroit auprès d'eux plus de douceur & plus de tranquillité. En conréquence , elle emprunta un des carroffes de Ia maifon, & fe fit conduire dans la Cité, au logis de M. Briggs. Elle fe nomina ; & un petit poliffon tout déguenillé, qui étoit fur la porte, la fit entrer dans une falie baffe, oü elle attendit avec affez de patience pendant une demi-heure. Alors , craignant que le petit domeflique n\üt oublié d'avertir fon maltre qu'elle étoit G v  ( 154 ) la , elle crut convenable de s'en informer. Après avoir long-temps cherché fans trouver aucune ('onnette, elle s'avanca dans 1'allée; & comme elle s'approchoit du haut de 1'efcalier de la cuifine , elle fut épouvantée par la voix d'un homme qui crioit d'un tonde colere, de 1'étage au-deffus : Je fuis für que vous 1'aurez efcamotté pour en faire un torchon.. Cela ne 1'empêcha pourtant pas de demander a haute voix : N'y a-t-il aucun des gens de M. Briggs la-bas? On y va, répondit le petit garcon, en paroiffant au pied de 1'efcalier, un couteau dans une main, & dans 1'autre un vieux foulier, fur la femelle duquel il 1'aiguifoit. Qui eft-ce qui appelle? C'eft moi , répondit Cécile , & j'appelle paree qu'il m'a été impoffible de trouver la fonnette. Oh! nons n'en avons point, répartit le petit garcon : mon maltre , quand il veut m'appeller, fe fert de fon Mton. Je crains que M. Briggs n'ait pas Ie temps de me recevoir aujourd'hui. S'il eft occupé actuellement, je reviendrai une autre fois. Non, Madame répondit-il; mon maitre reconnoit fon linge, que Ia blanchifeufe vient de lui rapporter. Voulez-vous donc bien 1'avertir que je 1'sttends ?  C 155 ) Je Pai déja averti, Madame ; mais mon maitre ne trouve pas le linge dont il fe fert pour effuyer fon rafoir; & il dit qu'il ne bougeroitpas avant de 1'avoir, füt-ce même pour le grand-Mogol. Et il cominua d'aiguifer fon couteau. Cette petite circonffance fut plus que fuffifante pour convaincre Cécile que, fi elle fe fixoit chez M. Briggs , elle ne courroit ar. cun rifque d'êïre féduite par des exemples de prodigalité ou de diflipation. Elle retourna dans Ia falie; & après avoir encore attendu une autre demi-heure, M. Briggs parut. C'étoit un petit homme , gros & vigou. reux, ayant de petits yeux noirs & percants, un vifage quarré , un teint olivatre , & un nez tant foit peu recourbé. Sa parure ordinaire, tant Phyver que Pété, étoit un habit complet couleur de tabac, des bas de laine tricottés, mêlangés de bleu & deblanc, une chemife fans manchettes , & une perruque ronde : il étoit rarement fans un Mton a Ia main, fur 1'extrêmité duquel, toutes les fois qu'il ne parloit pas, il pofoit conftamment fon front. 11 entra, au grand étonnement de Cécile, en tenant fa perruque fur les doigts de la main gauche, tandis qu'avec la droite il en arrangeoit ks boucles; & malgré Ia rigueur de Ia G vj  C i5 cMt prefque d'être entendu, il lui répartit: je vous remercie de 1'avis, Monfieur, je m'étois oublié; jedemande excufe a toute ia compagnie. Enfuite s'approchant du Chevalier Floyer, il lui remit une carte, fur laquelle étoit fon noni & fa demeure , en lui difant : Quant 4 vous, Monfieur, je ferai toujours enchanté d'apprendre 1'efpece d'excufe dont il conviendra de faire ufage a votre premier moment de loifir. Et il fe retira le plus vite qu'il lui fut pofiible. Le Chevalier, répondant a haute voix qu'il ne tarderoit pas a lui faire connoitre la perfonne avec laquelle il avoit été fi impertinent, fe mit en devoir de le fuivre. Cécile, toujours effrayée & hors d'elle-même, s'écria : Oh, arrêtez-lei Bon Dieu l perfonne ne veut-il 1'arrêter? La promptitude avec laquelle cette fcene s'étoit paflée, 1'avoit tout-a-fait étourdie; & le reffentiment du Baronnet, de ce qu'elle avoit refufé fes fervices, lui perfuada qu'elle étoit 1'unique & la véritable caufe de leur querelle. L'air dont il fe préparoit a fuivre M. Belfield, lui- fit redouter Ia trilte cataftrophe qui devoit vraifemblablement arriver. Et cette crainte plus forte que tout autre fentiment, lui avoit arraché cette exclamation avant qu'elle etu le temps de réfiéchir a ce qu'elle difoir.  ( *39 ) A peine lui eut-elle échappé, que Ie jeune homme qui avoit déja interpofé fes bons offices accourut de nouveau; & faififfant le bras du Chevilier, lui remontra vivement la violence de fa conduite. Quelques perfonnes qui étoient préfentes s'étant jointes a lui pour le retenir, il parvint a le perfuader, & lefit prefque repentir de fon procédé. Enfuite s'empreffant de joindre Cécile, il lui dit : Ne foyez plus allarmée, Madame, tout eft fini; 1'un & 1'autre de ces Meffieurs font fains & faufs. Cécile, fe voyant ainfi interpellée par un homme qui lui parloit pour la première fois, fut extrêmement honteufe d'avoir témoigné fi ouvertement 1'intérêt qu'elle prenoit a cette querelle. Elle lui fit la révérence d'un air confus.; & prenant le bras de Madame Harrel, elle la preffa de rentrer avec elle au parquet , afin de fe dérober a la foule qui s'étoit raffemblée dans cet endroit, & qui avoit les yeux fixés fur elle. La curiofité devenant générale, fa retraite ne fervit qu'a 1'augmenter. Plufieurs femmes & la plus grande partie des hommes retournerent fous divers prétextes au parquet, uniquement pour la confidérer. Et quelques moments après, le bruit fe répandit que la jeune Dame qui avoit été le fujet de la querelle, fe mouroit d'amour pour le Chevalier Floyer.  ( 240 ) Monckton, qui étoitrefié auprès d'ellependant toute cette affaire, fut atterré del'émotion qu'elle avoit témoignée. M. Arnott, qui ne i'avoit pas non plus quittée un feul inftant, fe feroit volontiers expofé au même rifque que le Chevalier, pour lui infpirer un auffi vif intérêt. Ils étoient cependant 1'un & 1'autre trop dupes de leurs craintes & de leur jaloufie, pour s'appercevoir que ce qu'ils imputoient a un goüt décidé, n'étoit que le feul efFet de fon humanité, jointe a la perfuafion oü elle étoit d'avoirinnocemmentdonnélieua cette difpute. Le jeune étranger qui avoit fait Poffice de inédiateur auprès des deux antagoniftes, vint au bout de quelques moments avec un verre d'eau fraïche qu'il avoit été chercher au café; il la pria de le boire & de fe tranquillifer. Quoique Cécile refuf&t de profiter de fa politeffe, d'un air plus fdché que reconnoiffant, elle s'appercut, en Ievant les yeux pour le remercier, que ce nou vel ami étoit un jeune homme d'une figure agréable, & qui s'énongoit d'une maniere peu commune. Mlle. Larolles rentra peu après au parquet avec fa compagnie , & courut a Cécile en criant: Oh! ma chere amie, quelle monftrueufe aventure! Vous ne fauriez vous former une idéé de mon effroi. Savez vous que je me trouvois a 1'extrêmité la plus éloignée du café lorfqu'elle a commencé, & il m'a fallu des iiecles  ( 24i ) fiecles avant que de pouvoir me débarrafier de la foule, & avancer affez pour favoir de quoi il s'agilfoit. Penfez quelle a dü être ma fituation. Votre effroi auroit-il donc été moindre, repliqua Cécile, fi vous aviez été plus voifme du danger? Mon Dieu! non; car lorfque je me fuis trouvée a portée de voir, j'ai été beaucoup plus troublée. J'ai pouffé un cri fi percant, que M. Méadows en a • Tailli. Je fuis füre qu'il s'en fouviendra plus d'un fiecle. Je vous jure que lorrqueje leur ai vu tirer 1'épée, j'ai cru que j'en mourrois. J'ai été fi fort émue, que je fuis demeurée fans connoiffance. Ici, elle fut interrompue par la préfence de 1'officieux étranger qui, s'approchant de nouveau de Cécile, lui dit: Je 'oute fi les efforts que j'ai faits pour vous être de quelque fecours ont fu vous plaire, ou s'ils m'ont attiré votre indignation; mais quoique vous ayez refufé le cordial que j'ai ofé vous préfenter, peut-être verrez-vous d'un ceil plus favorable celui dont je fuis le précurreur. Cécile regardant alors autour d'elle , vit qu'il étoit fuivi du Chevalier Floyer. Piquée de la maniere dont on venoit de 1'annoncer, & de ce qu'il ofoit encore fe montrer , elle fe tourna promptement du cóté de M. Arnott , & le pria de s'informer fi le carrofië étoit prêr. Tomé l.  C 2-P ) Le Chevalier la regardant d'un airavanrageux, tel que celui d'un homme dont la vanité vient d'être gratifiée, lui dit d'un ton beaucoup plus honnête que celui dont il lui avoit parlé jufqu'alors : Auriez-vous eupeur? Tout le monde,je crois, a eu peur, répondit Cécile d'un air de dignité qu'elle affeéla pour mortifier fon amourpropre. J'avoue que je n'en concois pas la raifon, ajouta-t-il; le dróle ignoroit ft qui il parloit. Voila tout. Mon Dieu, Chevalier! s'écria Mlle. Larolles, comment avez-vous pu être affez étourdi pour tirer 1'épée? Vous ne fauriez croire combien ce fpectacle étoit horrible. Mais, répondit-il, je n'ai point tiré 1'épée. J'ai fimplement porté la main fur la garde. Réellement, vous ne l'auriez pas tirée? Cependant tont le monde le prétend, & je peux vous affurer qu'il m'a femblé d'en voir a la fois vingt-cinq nues. Je craignois è chaque inftant qu'un de vous deux ne tombat mort fur la place. Cette fituation étoit horriblement défagréable, je vous affure. Quelqu'un ayant alors emmené le Chevalier, M. Monckton qui defiroit ardemment de connoitre les vrais fentiments de Cécile , lui dit d'un air d'intérêt : A préfent toute cette affaire n'eft plus que ridicule : fürement ils ne feront pas affez imprudents pour qu'une  C 243 ) bagatelle de cette efpece ait des fuites plus Cérieufes. Je crois, ajouta 1'étrnnger, que celui qui a lebonheur de vouscaufer del'inquiétude, fent trop le prix de fa vie pour 1'expofer encore. Ne pourriez-vous pas, M. Monckton , continua Cécile trop allarmée pour s'occuper de cette réflexion, parler a M. Belfield ? Vous Je connoiffez, je le fais. II feroit poffible que vous le joigniiïiez. Je ferai avec plaifir tout ce que vous fouhaitez : cependant, fi le Chevalier Floyer... Gh! quant au Chevalier, je fuis füre que M. Harrel fe chargera de ce foin; je tacherai de le voir ce foir même, & je le prierai de faire ufage de tout le pouvoir qu'il a fur lui. Ah! Madame, s'écria Pétranger malicieufement, & baiffant la voix : je m'appereois que ces grains de cbapelet Frangois & ces pierres de Briflol n'ont pas brillé en vain. A ces mots, Cécile reconnut le domino blanc du bal. Elle s'étoit bien d'abord rappellé fa voix; mais elle étoit trop agitée pour obferver le lieu ou le moment oü elle 1'avoit eniendu. Si M. Briggs, pourfuivit-il, n'arrive pas bien vite avec fon riche parti, avant que le brillant des épées & des lances fe foit joint a celui des joyaux, 1'éclat en fera fi vif, qu'il n'ofera jamais s'expofer aux effets de leurs L ij  ( 244 ) rayons. Peut-être auffi penfera-t-i! que plus leur lumiere aura de force, plus elle lui fera utile pour compter fes guinées; puifque, En dix mille guinées, Dix mille qualitès fe trouvent concentrées. En cent mille, ces qualités peuvent avoir une fi grande vertu, qu'elles feroient capables de réfifter aux efforts réunis du clinquant & de la chevalerie errante , qui tenteroient en vain de vous fouftraire aux charmes de 1'or. Ici le Capitaine aborda Cécile , en lui difant: Je vous ai vainement cherchée par-tout; mais la foule étoit fi accablante, que j'ai été prefque réduit au défefpoir. Permettez-moi de me flatter que vous êtes achiellement parfaitement remife de rborreur de ce petit fracas. M. Arnott vint alors avertir que le carroffe 1'attendoit. Cécile, impatiente de partir, ne perdit pas un inftant pour 1'aller joindre; & tandis que M. Monckton 1'y conduifoit, elle Je pria férieufement de s'employer pour prévenir, s'il étoit poffible, les fuites funeftes que cette querelle paroiffoit devoir entrainer.  ( 245 ) CHAPITRE V. Un ami du bon ton. s qu'elles furent rentrées, Cécile pria Mad. Harrel dene pas perdreun moment pour tfcher de trouver fon mari & lui faire part de ce qui venoit de fe paffer; mais cette Dame, trop indolente pour entrer dans la fituation de fon amie, lui répondit froidement qu'elle ne favoit oü il étoit, & n'imaginoit pas en quel endroit on pourroit le trouver. Alors Cécile fonna pour qu'on lui fit parler au valet-de-chambre de M. Harrel. IIvint; & après 1'avoir queftionné, elle fut que fon maltre étoit au café de Brooke, rue Saint-James. Elle pria Mad. Harrel de vouloir lui écrire. Que voulez-vous que jelui dife?reprit celle-ci. Sans lui répondre, Cécile, auffi prompte i exécuter qu'a former un projet, écrivit ellemême , & le pria de chercher tout de fuite fon ami le Chevalier Floyer, & de tècher d'effectuer une réconciliation entre lui&M. Belfield , avec lequel il s'étoit querellé a Popéra. Le valet-de-chambre revint bientót, & lui rapporta la réponfe verbale de M. Harrel, qui 1'affuroit qu'il ne manqueroit pas d'exécuter fes ordres. Elle prit Ie parti de ne fe coucher qu'après L iij  ( 246 ) tu'il feroit rentré, voulant fa voir, avant de s'endormir, ce que fa négociation avoit produit. Elle fe regardoit comme la caufe immédiate de la difpute, & cependant elle ne pouvoit comprendre comment elle avoit eu tort. La conduite du Chevalier a fon égard lui avoit toujours fouverainement déplu; elle abhorroit fes manieres & fon impudence. Enfin, elle avoit déja accepté le bras de M. Belfield avant qu'il lui eüt offert fes fervices. Le quitter pour le Chevalier, c'auroit été marquer a celui-ci une préférence dont elle étoit bien éloignée. Tout ce qu'elle croyoit juftement pouvoir fe reprocher, c'étoit de n'avoirpasen alTez de préfence d'efprit pour refufer les ofFres de tous deux. Mad. Harrel, quoique touchée de la tournure que prenoit cette affaire, la regardoit cependant comme lui étant étrangere ; elle fe Jaffa bientót d'entendre tout ce que 1'inquiétude faifoit dire a Mifs Beverley; & après 1'avoir exhortée a fe tranquillifer, lui fouhaita le bon foir & fe retira. Cécile, attendant a chaque inftant le retour de M. Harrel, refta feule jufquesa quatre heures du matin, qu'il rentra. Eh bien, Monfieur, s'écria-t-elle auflkót qu'il parut, je crains, en vous voyant revenir fi tard au logis , que vous n'ayez eu beaucoup de peine; mais je me fiatte que vos  ( 247 ) démarches n'ont pas été infruéhieufes , & qu'elles ont réuffi. Qu'on fe repréfente quelle dut être fa mortification , lorfqu'il lui répondit qu'il n'avoit pas encore vu le Chevalier, ayant été lui-même fi fort occupé, qu'il lui avoit été impoffible de quitter la compagnie avec laquelle il fe trouvoit engagé avant troisbeures; qu'au même inftant il s'étoit rendu chez le Baronnet, oü on lui avoit dit qu'il n'étoit point encore rentré. Cécile, quoique très-piquée d'une preuve auffi complete d'infenfibilité envers un homme qu'il appelloit fon ami, renouvella fes inftances, & ne le quitta qu'après lui avoir fait promettre de fe lever dèsque le jour paroltroit, pour t&cher de regagner le temps perdu. Elle cefla alors de s'étonner des dettes contraclées par M. Harrel, & de fes befoinspreffants d'argent en certaines occafions. Elle voyoit bien qu'il paffoit la moitié des nuits a jouer; & les conféquences de fa conduite s'offrirent & fon efprit de maniere a la faire trembler. Celle du Chevalier n'étoit pasmeilleure, mais elle n'y prenoit aucun intérêt; feulement elle étoit afSigée d'être la caufe que la vie d'un homme eüt été en péril. Son fommeil fut agité; elle fe leva a fix heures du matin, & s'habilla a la clarté des bougies. Une heure après elle envoya favoir s'il L iv  C 248) étoit jour chez M. Harrel; & apprenant qu'il dormoit encore, elie ordonna qu'on alldt 1'éveiller. II ne fe leva pourtant qu'a huit heures, & toutes fes remontrances ne purent 1'engager a fortir avant neuf. A peine étoit-il parti, qu'elle vit paroitre M. Monckton, qui eut alors pour la première fois la fatisfaétion de la trouver feule. Vous êtes bien bon d'être venu fi matin, s'écria-t-elle. Avez-vous vu M.Belfield?Vous êtes-vous entretenu avec lui? Allarmé del'impatience qu'elle manifeftoit, & encore plus affeété de voir it fon air abattu, qu'elle avoit palfé la nuit fans dormir, il fut quelque temps fans lui répondre; & lorfqu'elle lui eut répété avec plus de vivacité la même queftion, il fe contenta de lui dire : De. puis que Belfield a eu Phonneur de vous voir chez moi, vous a-t-il jamais fait vifite? Non, jamais. L'avez-vous vu fouvent en public ? Non. Je ne fache pas 1'avoir vu du tout, excepté le jour que Mad. Harre! a recu des mafques chez elle, & hier a 1'opéra. En ce cas, votre inquiétude ne fauroit avoir d'autre objet que le Chevalier Floyer. Tous deux la caufent également. Le fujet de leur querelle eft de fi peu d'importance, que je ne faurois fupporter 1'idée que les fut* tes en puifient être férieufes.  ( 249 ) Mais ne vous intéreffez-vous pas plus pour 1'un que pour 1'autre? Sans doute, 1'équité 1'exige; du refte, ils me font également indifférents. Le Chevalier eft, fans contredit, 1'agreffeur ; & M. Belfield , quoique trop vif d'abord , ne^méritoit certainement pas le traitement qu'il a effuyé. La candeur & la fimpücité de cette réponfe difliperent les craintes de M. Monckton ; & obfervant attentivement fes mouvements pendant qu'elle parloit, il vit qu'en effet fon cceur étoit tranquille. II lui apprit alors qu'en fortantde l'opéra,il s'étoit rendu au logement de Belfield; qu'après avoir effuyé plufieurs refus, il étoit enfin entré de force dans fon appartement, oü il 1'avoit trouvé feul extrêmement agité; qu'il s'étoit entretenu avec lui pendant plus d'une heure au fujet de fa querelle; qu'il lui avoit paru fi fort irrité de 1'infulte que le Chevalier lui avoit faite, que toutes fes remontrances avoient été inutiles, & qu'il n'avoit jamais pu Pengager a re défifter de la fatisfaftion qu'il étoit fermement réfolu de demander. Avant de le quitter, n'avez-vqus pu le porter a fe prêter a quelqu'accommodement? s'écria Cécile. Non; car avant mon arrivée chez lui, le défi avoit été envoyé. L v  C 250 ) Le dén*, jufte ciel! Et favez-vous cruelfe en 3 été l'iffue? Je fuis retourné ce tnatin chez lui; il n'étoit pas encore rentré. NVt-il pas été poffible de le fuivre? N'avoit-on nul moven de découvrir oü il avoit été? Aucun. Pour éluder toute pourfijire, i! eft forti avant que perfonne de la maifon füt levé, & s'eft fait fuivre par fon domeffjque. Avez-vous enfuite été chez le Chevalier Floyer? J'ai été a fon hotel, oü il m'a paru qu'il n'étoit point rentré de toute la nuit. Je 1'ai fuivi, d'après ce que j'ai pu tirer de fes domcftiques, de 1'Opéra è une maifon de jeu, oü J ai appris qu'il avoit joué jufqu'a ce matin. L mquiétude de Cécile ne faifant qu'augmenter, & M. Monckton voyant qu'il ne lui reftoit qu'un moyen de la fatisfaire, lui offrit de retourner a la recherche de 1'un & de 1'autre , pour tacher de lui procurer des nouvtlles plus certaines. Elle accepta la propofition avec reconnoiffance, & il pattit. Elle fut jointe enfuite par M. Arnott, qui quoique tourmenté intérieurement par la ja! loufie & par Ie dépfaifir que lui caufoit la terreur qu'elle manifeftoit, defiroit cependant fincérement de la dilïiper; de forte que, fans prétendre même s'en faire un mérite auprès  *5« ) d'elle , ii s'en fut prefque au même inftant pour s'occuper des recherches auxqueiles M. Monckton avoit promis de s'employer; bien décidé a ne faire connoicre fon intention qu'aprés avoir réuffi a lui procurer des informations fatisfaifantes. A peine étoit-il forti qu'on vint lui annoncer M. Delville. Etonnée de fa complaifance, elle ordonna qu'on Ie fit tout de fuite entrer. Mais quelle ne fut pas fa furprife, lorfqu'aulieu de voir fon orgueilleux tuteur, elle reconnut fon ami du bal, Ie domino blanc l II la fupplia de pardonner une hardieffe que ni d'anciennes liaifons, ni aucune affaire importante n'autorifoient, quoique les liens qui 1'attachoient de trés-prés a un homme affez privilégié pour avoir droit de s'intéreffer a tout ce qui la concernoit, puffent fervir en quelque fa?on a 1'excufer. Enfuite , palfant au motif qui occafionnoit fa vifite : Lorfque j'eus 1'honneur, ajouta-t-il, de vous voir hier a 1'Opéra, la fcene qui venoit de fe paffer entre deux perfonnes de votre connoiffance me parut vous caufer beaucoup d'inquiétude; & comme perfonne n'y a pris autant de part que moi, j'efpere que vous pardonnerez mon empreffement a vous informer que cette affaire vient de fe terminer, & qu'il n'y a pas d'apparence qu'elle ait des fuites. Monfieur, répondit Cécile, vous me foites L v]  C ) beaucoup d'honneur, & vous me tirez d'une firuation très-défagréable. J'imagine que cet accommodement s'eft fait dans la matinée ? Je m'appeicois, ajouta-t-il en fouriant, que vous exigez beaucoup pour le moment. II eft vrai que 1'efpérance n'eft jamais plus vive, que lorfqu'elle renait après que la crainte a ceffé. De quoi s'agit-il donc? Sont-ils au moins fains & faufs? On ne le fauroitl'être davantage; cependant j'aurois tort de vous dire qu'ils n'ont couru aucun danger. Pourvu qu'ils en foient aduellement délf. vrés, c'eft tout ce que je demande. Vous m'obügerez, Monfieur, fi vous daignez m'informer de ce qui s'eft paffé. Je fuis extrêmement fhtté, Madame, qu'il vous plaife m'honorer de vos ordres. La vivacité de la querelle, continua-t-il , donnoit lieu d'appréhender un éclat violent; & ce n'eft qu'après m'étre afluré qu'elle étoit accidentele , que j'ai tenté d'employer ma médiation. J'ai efpéré que de fimples excufes de la part du Chevalier Floyer, comme 1'aggrefieur... _ Ah, Monfieur! s'écria Cécile, c'eft ]& précifément ce que je crains que vous n'ayez pu obtenir. J'avoue, Madame, que j'aurois tort de m'en glonfierj cependant, fans m'arrêter aux diffi-  C a$3 cultés que je devois rencontrer, je me misnafardé a propofer des voies d'accommodement^ je n'ai" quitté TOpéra qu'après avoir employé auprès du Chevalier tous les raifonnements les plus propres a lui prouver que les excufes que j'exigeois de lui, ne fauroient nuire a fa réputation, ni laiffer le moindre doute fur fon courage. Lui, de fon cóté, a prétendu qu'il en avoit trop pour confentir a une pareille humiliation. Trop de courage ! reprit Cécile ; le beau prétexte ! Quel parti a donc pris le pauvre M. Belfield? II ne lui a fallu que peu de moments pour fe décider. J'avois découvert le lieu de fa demeure; je m'y fuis rendu fur-le-champ, dans Pintention de lui offrir mes fervices pour mettre 1'affaire en arbitrage; car puifque vous Ie qualifiez de pauvre M. Belfield , j'imagine que vous voudrez bien me permettre , fans chercher pourtant a offenfer fon antagonifte, d'avouer que fa conduite, quoiqu'un peu trop viye , m'avoit abfolument prévenu en fa faveur. Je me flatte que vous ne croyez pas, répondit Cécile, qu'une offenfe faite è fon antagonifte düt en être une pour moi? Quelle qu'ait été mon idéé , repliqua-t-il en la fixant d'un air d'étonnemenr, je n'ai certainement jamais defiré qu'une fympathie mutuel-  C 254 ) Ie fut décidérnent étabüe entre vous. JSTayan. pu parvenir hier au foir a voir M. Belfield, mon inquiétude m'a empêché de fermer 1'ceil de toute la nuit; & dès que le jour a paru, je fuis retourné chez lui. ^ Que vous êtes bon! s'écria Cécile, vos foins n'ont point été infruétueux? Un Don Quichotte auffi valeureux, repliqua t-il en riant, méritoit certainement un fidele écuyer. Le fien étoit pourtant forti, & perfonne ne favoit oü étoit lemaitre. Au bout d'une demi-heure j'ai été chez lui pour la troiiieme fois, & 1'ai trouvé enfin au moment oü il rentroit. Eh bien, Monfieur? Je 1'ai vu, tout étoit fini; & il fera dans peu en état, fi vous daignez lui accorder cette grace, de venir vous remercier de 1'intérêt que vous prenez a lui. II eft donc bleffé ? II 1'eft légérement. Quant au Chevalier, il fe porre parfaitement bien. Belfield a tiré le premier & a manqué fon coup. Le Baronnet a été plus heureux. J'en fuis réellement frkhée. Et oü eft fa blfcffure? La balie a percé Ie cóté droit; & au moment qu'il 1'a fentie, il a tiré fon fecond piftolec en 1'air. C'eft du moins ce que m'a dit fon domeftique. On 1'a rapporté avec beau-  C *55 ) coup de précaution chez lui. On a été fur-ïechamp chercher un chirurgien habile. Je n'ai voulu me retirer qu'après qu'il a eu mis le premier appareil, & qu'il a pu me dire ce qu'il penfoit de cette blefiiire. II m'a affuré qu'il avoit extrait la balie, & que M. Belfield étoit hors de tout danger. La perplexité oa je vous avois vue hier, Madame, m'a fait prendre la liberté de venir chez vous, perfuadé que vous n'auriez pu encore vous procurer des nouvelles certaines; & j'ai cru qu'il convenoit de prévenir, par uu récit fimple & véritable des faits, les bruits exagérés qu'on ne manquera pas de répandre a cette occafion. Cécile le remercia de fon attention; & Madame Harrel , étant entrée dans la falie , il fe leva, difant ; Si mon pere avoit prévu que j'euffe 1'honneur de voir ce matin Mifs Beverley, je fuis für qu'il n'auroit pas manqué de me charger de compliments pour elle; une pareille commiffion de fa part auroit peut-être contribué a faire excufer la hardieffe de ma vifite. J'avoue que j'ai craint que le temps que j'aurois employé a obtenir ce pafle-port, ne m'eüt fait perdre le fruit de mon ambaffade, & que d'autres moins fcrupuleux que moi n'euffent anticipé le moment de mon audience, & rendu mes dépêches inutiles. Après quoi il prit congé. Enfin donc, dit Cécile, je fais a préfent que  C 256 ) ce domino blanc eft le fils de M. Delville; & je ne fuis plus étonnée qu'il füt fi bien au fait de ce qui me conceme... Ce fils ne refiemble guere a fon pere! Très-peu, ajouta Madame Harrel, & moins encore a fa mere; car je vous affure qu'elle eft, s'il eft poffible, plus hautaine & plus fiere qje fon mari. Je hais jufqu'a fa préfence; car fa figure eft fi impofante, qu'fi peine ofe-t-on fouffler devant elle. Pour le fils, c'eft un charmant jeune homme, généralement goüté. Je ne 1'ai cependant jamais vu qu'en public; car nous ne fommes en liaifon avec perfonne de cette maifon. M. Monckton ne tarda pas ft revenir; il fut affez furpris de voir que 1'on étoit déja informé des nouvelles qu'il croyoit être le premier è apporter, & encore moins fatisfait en apprenant que le domino blanc, qui commencoit a lui infpirer de la défiance, s'étoit emprelfé de le prévenir. M. Arnott, qui entra auffi un infiant après lui, avoit été fi peu content du réfultat de fes recherches, que craignant d'augmenter finquiétude de Cécile, il prit le parti de ne poin» dire oü il avoit été; il s'appercut bientót que fa difcrétion ne fervoit de rien, puifqu'elle étoit déja informée du duel & de fes fuites. Cependant le defir conftant qu'il avoit de 1'obliger, 1'engagea a retourner deux fois dans la jour-  ( *57 ) née chez M. Belfield, pour pouvoir, quoiqu'elle fe füt bien gardée de 1'exiger, lui en donner de nouvelles füres. Avant la fin du déjeüné, Mlle. Larolles, toute effoufflée, & très-empreffée en allant a 1'églife , car c'étoit le dimanche matin, entra pour leur faire part de la nouvelle du duel; & peu après Madame Mears, fuivie de quelques autres Dames, vint auffi pour leur parler de cette affaire. Toutes adrefferent la parolei Cécile, d'un air d'intérêt qui la con vainquit, a fon grand regret, qu'on la regardoit généralement comme la principale caufb de cet événement. M. Harre! ne rentra que tard, & parut extrêmement gai. Mifs Beverley,-s'écria-t-il, je vous apporte des nouvelles qui vous feront oublier vos frayeurs; Ié Chevalier Floyer eft non-feulement fain & fauf, il eft encore forti vainqueur du combat. Je fuis très-fóchée, Monfieur, répondit Cécile piquée d'un pareil compliment, que quelqu'un foit vainqueur, ©u que quelqu'un ait été vaincu. II n'y a dans tout cela, répartit M. Harrel, aucun fujet de ficherie; tout au contraire, car il n'a pas tué fon homme; ainfi la viétoïrej ne 1'obligera ni S fuir ni a fe foumettre ns relarivement a Ia querelle de 1'Opéra. Elle lui apprit qu'elle avoit craint de 1'avoir occalionnée pour avoir accepté les oifres de M. Belfield, au même moment oü elle avoit témoigné fon éloignement pour celles du Cheva!ier. Sa confiance alla même encore plus loin; car elle lui fit part de la converfation qu'elle venoit d'avoir avec M. Harrel , & le pria de lui dire comment elle devojt s'y prendre pour fe débarrafier paria fuite, de fes importunités. M. Monckton eut alors ua nouveau fuj'et  ( 2§5 ) de fpéculation. Tout avoit concouru a lui coufirmer que M. Arnott avoit concu une violente pallion pour Cécile, & il en avoit naturellement conclu que fon beau-frere & fa fceur employeroient tout leur crédit en fa faveur. Voyant alors que M. Arnott étoit facrifié au Chevalier, il ré (blut d'obferver foigneufement les démarches du Baronnet & celles du jeune tuteur, pour tacher de s'inftruire des particularités de leur projet, & de la nature de leur liaifon. Convaincu cependant, par 1'éloignement fincere qu'elle avoit marqué pour la propofition qu'on venoit de lui faire, qu'elle ne couroit pour le moment aucun rifque de devenir la vicYime de leur complot, il fe contenta de lui confeiller de perfifter è oppofer une répugnance froide & tranquille a leurs follicitations : ce qui ne pouvoit manquer de les décourager bientót 1'un & 1'autre. Mais, Monfieur, s'écria Cécile, je crains a préfent cet homme autant que je le hais, & je tremble a chaque inliant de lui laiffer voir 1'averfion qu'il me caufe. B faut abfolument que je quitte la maifon de M. Harrel, oü il a toute liberté, & oü il peut venir quand il lui plalt. Vous ne fauriez rien defirer de plus raifonnable; en ce cas, voudriez-vous revenir en Province? Cela ne dépend pas encore de moi; je fuis  C 2S6 j obligée de demeurer chez 1'un de mes tuteurs jufqu'au temps oü je ferai majeure. Aujourd'Iuii j'ai vu Mad. Delville, &... Mad. Delville' reprit M. Monckton en 1'interrompaut d'un ton de furprife ; fürement vous ne penfez pas a aller habiter avec cette familie? Que pourrois-je faire de mieux? Mad. Delville eft une femme charmante , & fa converfation d'un feul jour me procureroic plus d'agrément & plus d'inftruétion que je n'en aurois pendant une année entiere dans cette maifon. Parlez-vous férieufement ? & penfez-vous réellement a prendre ce parti ? II eft certain que je le defire ; je ne fais cependant encore s'il eft praticable. Je dine jeudi chez elle; & alors, fi cela m'eft poffible , je lui en toucherai un mot. Eft-il croyable que Mifs Beverley puifle defirer d'habiter une pareille maifon? M. Delville n'eft-il pas le plus vain, le plus haut, le plus fuffifant de tous les hommes ? Et fa femme n'eft-elle.pas la plus orgueilleufe de toutes les perfonnes de fon fexe ? Cette familie n'eft-elle pas odieufe a tout 1'univers? Vous m'étonnez, repliqua Cécile; certai* nement on vous Ta peinte d'une facon exagérée. J'avoue que M. Delville mérite qu'on tourne en ridicule fon affiétation de fupério-  { ^7 ) rité; mais fa femme ne doit pas êtreconfoudue avec lui & partager un pareil reproche. Nous avons paffé toute la matinée enfemble; & quoique très-prevenue contre elle , je ne me fuis point appercue que fa fierté füt déplacée ; il m'a femblé au contraire qu'elle n'avoit que celle qu'autorifent fa lïtuation & fa naiffance. Avez-vous été fouvent chez elle, & connoltriez-vous auffi Ie fils? Je 1'ai vu trois ou quatre fois. Et qu'en penfez-vous? Je ne le connois pas affez pour pouvoir en bien juger. Mais, d'après fon extérieur, que vous en femble-t-il ? ne découvrez-vous pas déja en lui 1'arrogance & 1'infolence altiere de fon pere ? Oh! non certainement. Bien loin de-Ia,fon ame paroft noble & généreufe ; le mérite a pour lui les plus grands attraits, & il nemanque jamais de 1'accueillir & de le protéger. Que vous êtes crédule , ma chere Mifs! Vous venez de faire votre portrait en croyant faire le fien. Je vous confeille d'éviter foigneufement toute cette familie ; vos liaifons avec elle ne fauroient être que pénibles & ennuyeufes. Tel Ie pere fe montre au premier moment, tels au bout de quelques entrevues la mere & le fils vous paroitront. Ils fortent de la même fouche, & ont hérité du même  C 238 ) amour-propre. M. Delville a époufé fa coufine, & ils n'ont pas manqué de s'encourager mutuellemenc a penfer que toute diftinction de rang & de naiffance feroit abfolument finie dans ce monde , s'il ne reftoit pas a leur augufle maifon 1'efpoir d'être foutenue par leur digne héritier, le refpeétable Mortimer. Craigntz , fi vous allez vous établir chez eux , d'être en bute a leur infolence réunie, & d'éprouver plus de chagiins que vous n'en avez ici. Cécile prit de nouveau vivementleur parti, & effaya de les défendre; mais les affertions de M. Monckton furent fi pofitives, & il perfifta avec tant de conftance dans fes infinuations a leur délavantage, qu'il lui perfuada a la fin qu'elle en avoit jugé avec trop de précipitation; & après 1'avoir rtmercié de fon confeil, elle lui promit qu'elle ne prendroit aucune mefure relative a fon changement d'habitation , qu'après 1'avoir confulté. C'étoit précifément ce qu'il fouhaitoit; rafiuré par la certitude qu'il venoit d'acquérir, que le crédit qu'il avoit eu précédemment fur fon efprit n'avoit fouffert aucune diminution , & que fon cceur étoit encore libre, il mit fin a fes exhortations, & fit tomber la converfation fur des fujets plus gais & plus généraux ; obfervant judicieufement de ne point la dégoüter par des préceptes ennuyeux,  C ) ennuyeux, ni de 1'allarmer par des craintes & des foucis pénibles. 11 ne la quitta que lorrque la foirée fut fort avancée , & revint chez lui amplement dédommagé des inquiétudes & des chagrins qu'il avoit éprouvés par les confolations que cette longue & iatisfaifante converfation lui avoit procurées; tandis que Cécile, de fon cóté, charmée d'avoir paffé la matinée avec fa nouvelle connoilfance, & la foirée avec fon ancien ami, fut fe coucher plus contente de la maniere dont fon temps avoit été employé ce jour-la qu'elle ne 1'avoit encore été depuis fon amvée de la Province de Suffolk. CHAPITRE VIII. Un tête-a-téte. Les deux jours fuivants s'écoulerent fans qu'il lui arrivat rien d'extraordinaire, a 1'exception d'un peu de mécontentement que lui occafionna la conduite du Chevalier, quiconfervoit fon air avantageux, & paroiffoit plus affuré que jamais de 1'heureuferéuiTitedefes foins. Elle ne pouvoit attribuer cette préfomptioft qu'aux encouragements officieux de M. Harrel; en conféquence, elle prit le parti de chercher plutót que d'éviter une explication avec lui. Elle eut dans ces entretiens la fatiifaction Ttme I. N  C 290 ) d'apprendre de M. Arnott, toujours empreffé a 1'obliger, que la fanté de M. Belfield étoit parfaitement rétablie. Le jeudi, pour s'acquitter de fa promeffe, Cécile retourna chea fon tuteur. On ia fit en« trer, en attendant le diné dans le fallon , ou ellene trouva que le jeune Delville, qui, après 1'avoir faluée, lui demanda fi elle avoit eu depuis peu des nouvelles de M. Belfield. Pas plus loin que ce matin, répondit-elle, on m'a appris qu'il étoit parfaitement rétabli. Seriez-vous retourné chez lui, Monfieur? Oui, Mademoifelle, deux fois. Et vous a-t-il paru bien? J'ai cru, repliqua-t-il en héfitantun inftant, & je crois encore que 1'intérêt que vous pre« nez a fa fanté feroit feul capable d'opérer fa guérifon. Oh! s'écria Cécile, je me flatte que les remedes dont il fait ufage ont bien plus de vertu; mais j'appréhende qu'on ne m'ait mal informée , car il me paroit que vous ne Ie jugez pas guéri. Vous ne devez pas, répliqua-t-il, bldmer ceux qui vous ont fait ce rapport : ils n'ont eu d'autre but par cette feinte, que votre fatisfaétion & votre tranquillité; & je me garderois bien a mon tour, de contrarier leurs vues, fi je ne redoutois que la convalefcence de M. Belfield ne füt retardée par Terreur  C 291 ) dans laquelle je m'obftinerois a vous laifier, Quelle erreur, Monfieur? Je ne faurois vous comprendre. Comment fa convalefcence pourroit-elle être retardée? Ah! Madame, reprit» il en fouriant, quel eft le rifque auquel 011 ne s'expoferoit pas de bon cceur, fi Ton étoit füc de faire naitre une pareille inquiétude? M. Belfield cependant n'en court aucun dont un fimple commandement de votre part ne füt capable de le délivrer. En ce cas, il faudroit que j'euffe le cceur bien dur pour m'y refufer. Si vous croyez cependant que mescommandementspuiffentopérer un pareil miracle, c'eft a vous è m'enfeigner Ia maniere dont je dois m'y prendre. l\ faut que vous lui ordonniez de renoncer, pour le préfent, a fon projet d'aller a la campagne, oü il n'auroit aucun fecours, & oü fa bleffure ne feroit panfée que par un domeftique, &de refter tranquillement 4 Londres jufqu'a ce que fon chirurgien décide qu'il peut fans danger entreprendre le voyage. Seroit-il réellement affez imprudent pour penfer a quitter la ville fans fon confentement? fi ne falloit pas moins que la certitude que j'en ai, pour me déterminer a vous détromper fur fa convalefcence. J'avoue que je ne faurois fouffnrcesmenfonges officieux, qui, pour un contentement paflager qu'ils procurent, font N ij  ( *92 ) fuivis des chagrins les plus cuifants. Je crois donc devoir vous inftruire de la vérité, afin qu'employant a temps votre crédit, vous puiffiez empêcher de plus grands maux. 1 J'ignore, Monfieur, répliqua Cécile extrémement furprife, ce qui peut vous faire fuppofer que j'aie un pareil crédit; & j'ai peine même a imaginer qu'on ait cherché a me tromper. II eft poffible, ajouta-t-il, que je me fois trop allarmé; cependant en pareil cas, il me femble que le feul rapport fur lequel on puifi'e compter, eft celui du chirurgien. II fe pourroit, Madame, que vous fuffiez ce qu'il en penfe, & que vous 1'euffiez déja confulté. Moi! Non, certainement. Je n'ai jamais vu fon chirurgien; j'ignore même jufqu'a fon nom. Je me propofe d'aller chez lui demain matin ; Mifs Beverley voudra-t-elle bien permettre que j'aie 1'honneur de lui communiquer ce qu'il ra'aura appris? Je vous remercie, Monfieur, lui réponditelle en rougiflant beaucoup; cependant mon impatience n'eft pas affez grande pour que j'exige que vous preniez cette peine. Delville remarquant fon émotion, Ia fupplia inceffamment d'excufer la propofition qu'il avoit ofé faire; elle ne lui eut pas plutót accordé fon pardon, qu'il lui dit malicieufe-  C m ) ment: Dans le fond, vous n'avez réellement pas trop raifon de vous facher, puifque c'eft votre franchife qui a occafionnë la mienne. Ainfi, vous voyez qu'en cette occafion je fuis difpofé a rejetter l'olTenfe fur la perfonne offenfée. Je me fens pourtant un penchant irréfiftibleaobligerM. Belfield. Seroit-ce vous irriter au point de ne pouvoir efpérer ma grace, que de vous rendre compte de 1'état dans lequel je 1'ai trouvé ce matin ? Non, certainement; fi vous le voulez & que cela vous falfe plaifir, je ne faurois m'y oppofer. Je 1'ai trouvé donc environné de plufieurs jeunes gens enjoués & bruyants, qui dans dée de le diftraire, le faifoient continuellement rire & parler. II m'a lui-même affuré qu'il fe trouvoit parfaitement bien, & comptoit monter a cheval demain matin. Cependant, en lui touchant la main pour prendre congé, j'ai été allarmé, en reconnoiffant, par la cbaleur brülante de fa peau, que loin de renvoyer fon chirurgien, il auroit plutót befoin de confulter un médecin. Je fuis a&Tgée d'apprendre ce que vous me dites, répondit Cécile; mais je ne comprends pas trop ce que vous voulez faire entendre , en parlant de ce qui pourroit s'enfuivre de ma part. C'eft ce que je ne prétends point décider,  C *94 ) répartit-il avec une gravité affeftée. En expo. fant le fait, je me fuis aquitté de ce que ma confcience exigeoit; & fi après m'avoir enten-: du, vous daignez me pardonner la liberté qua j'ai prife, je refpecterai tout autant la franchife de votre caraftere que j'admire préfentement les charmes de votre perfonne. Cécile s'apperc. ut alors, a fon grand étonnement, qu'elle fe trouvoit, par rapport a M. Belfield , dans Ia même pofition oü elle avoic été trois jours auparavant a 1'égard du Chevalier. Elle alloit commencer un éclairciflemeni, lorfque Pentrée de Mad. Delville mit fin a leur converfation. Cette Dame Paccueillit avec la politeffe la plus flatteufe, lui demanda excufe d'avoir tardé fi long-temps a lui rendre fa vifite, & 1'aflura que, fi elle n'avoit pas été indifpofée, elle n'y auroit fürement pas manqué. On vint peu après les avertir qu'on avoit fervi, & Cécile ne fut pas fiïchée d'apprendre que M. Delville ne dinoit pas au logis. Elle paffa Ia journée fort agréablement; les vifites ne les importunerent point, & il ne fut pas queftion entr'elles de difcuffions pénib!es. On ne dit pas un feul mot du duel ni des deux antagoniftes; elle ne fut point tourmentée par des éloges affeclés, ni fatiguée par une affabilité humiliante; la converfation vive & fenfée, quoique générale, n'en fut pas moins  ( *95 ) intéreffante par 1'intérêt mutuel & Taffeétion dont les deux partjes ne manquerent pas de Taffaifonner. Cette longue vifite confirma Cécile dans Ia bonne opinion qu'elle avoit con^ue de Ia mere & du fils. Elle trouvoit chez Tun & 1'autre le mérite & les talents réunis a 1'agrément qua donne 1'ufage du monde. Enchantée de leur caractere, elle regrettoit que les préjugés de M. Monckton & 1'engagement qu'elle avoit pris de Ie confulter, Pempêchaffent d'effayer fur-!e-champ fi fon delir d'habiter dans cette maifon pourroit s'exécuter. II étoit onze heures lorfque ces Dames fe féparerent. Mad. Delville , en remerciant fa jeune amie de la journée agréable qu'elle lui avoit fait paffer, 1'affura qu'elle lui rendroit bientót fa vifite, & qu'elle efpéroit, par un commerce réciproque, acquérir affez de droits h fa confiance pour s'acquitter de la commiffion dont fon tuteur 1'avoit chargée. Cécile fentit toute la délicatefie de fon procédé. Au fond cependant, n'ayant rien a celer ni a révéler, elle fut plutót mortifiée que fatisfaite du délai que M. Delville paroiffoit lui accorder; & voyant que toute la familie étoit dans Terreur relativement a fa facon de penfer, elle auroit mieux aimé que cette explication n'eüt pas été différée fi long-temps. Fin du Tomé premier.